Spinoza
Court traité
de dieu, de l’homme et de la santé de son âme
Traduit par Charles Appuhn
Source : http ://hyperspinoza.caute.lautre.net.
La Gaya Scienza, © mars 2012
Préambule
Premièrement rédigé en langue latine par Benoît de Spinoza à l’usage
de ses disciples qui voulaient s’adonner à la pratique de la morale et de la
vraie philosophie.
Et présentement traduit en langue néerlandaise à l’usage des amis de la
vérité et de la vertu, pour fermer enfin la bouche à ceux qui tant se vantent à
ce sujet, et font recevoir et serrer dans la main par les simples leur fiente et
leur ordure comme de l’ambre gris ; pour qu’ils cessent enfin de salir ce
qu’ils ne connaissent pas encore, savoir Dieu, soi-même et l’entr’aide en
vue de la santé de l’âme ; et pour guérir enfin ceux qui sont malades en leur
entendement(*) par l’esprit de douceur et de patience, selon l’exemple du
Seigneur Christ, notre maître, le meilleur.
Première partie : de Dieu
Chapitre Premier : que Dieu est
(1) Touchant le premier point, à savoir s’il est un Dieu, nous disons que
cela peut être démontré.
I. – A priori de la façon suivante :
1° Tout ce que nous connaissons clairement et distinctement comme
appartenant à la nature(1) d’une chose, nous pouvons aussi l’affirmer avec
vérité de la chose.
Or, que l’existence appartient à la nature de Dieu, nous pouvons le
percevoir clairement et distinctement.
Donc :
(2) 2° Ou encore ainsi : les essences des choses sont de toute éternité et
resteront immuables dans toute l’éternité.
L’existence de Dieu est essence(*).
Donc :
(3) II. – A posteriori de la façon suivante :
Si l’homme a une idée de Dieu, Dieu doit(2) exister formellement.
Or l’homme a une idée de Dieu. Donc :
(4) Le premier point se démontre ainsi :
Si une idée de Dieu est donnée, la cause de cette idée doit exister
formellement et contenir en elle tout ce que l’idée contient objectivement.
Or une idée de Dieu est donnée.
Donc :
(5) Pour démontrer maintenant la première partie de cet argument nous
posons les principes suivants savoir ;
1° Que les choses connaissables sont infinies ;
2° Qu’un entendement fini ne peut concevoir l’infini ;
3° Qu’un entendement fini ne peut par lui-même rien connaître, à moins
qu’il ne soit déterminé du dehors. Pas plus en effet qu’il n’est en état de tout
connaître à la fois, il ne peut connaître ceci, par exemple, plutôt que cela ;
ou ne peut entreprendre ou commencer de connaître cela plutôt que ceci.
Puis donc qu’il ne peut ni l’un ni l’autre, il ne peut absolument rien
[connaître].
(6) La première partie(***) (ou majeure) se démontrera comme il suit :
Si le pouvoir qu’a l’homme de forger était seul cause de son idée, il lui
serait impossible de jamais concevoir quoi que ce fût.
Or il peut concevoir quelque chose.
Donc :
(7) Puisque maintenant, d’après le premier principe, les choses
connaissables sont infinies, que, d’après le second, l’entendement fini ne
peut tout concevoir et que, d’après le troisième il n’a aucun pouvoir de
connaître ceci plutôt que cela ou cela plutôt que ceci, il serait impossible,
s’il n’était déterminé par aucune cause extérieure, qu’il connût quoi que ce
fût(****)(3).
(8) De tout cela résulte la démonstration du deuxième point, à savoir
que la cause de l’idée qu’a l’homme n’est pas son pouvoir de forger, mais
quelque cause extérieure qui l’oblige à concevoir telle chose plutôt qu’une
autre, et cette cause ne consiste en rien d’autre sinon que les choses existent
formellement et sont plus proches de lui que d’autres dont l’essence
objective est dans son entendement. Si donc l’homme a l’idée de Dieu il est
clair que Dieu doit exister formellement, mais que ce n’est pas éminemment
[que l’homme a cette idée] (*******) car rien de plus réel ou de plus excellent
ne peut exister en dehors et au-dessus de Dieu.
(9) Que maintenant l’homme a l’idée de Dieu, cela suit clairement de ce
qu’il connaît ses attributs(4), lesquels attributs il ne peut produire de lui-
même parce qu’il est imparfait. Que, d’ailleurs, il connaît ces attributs, cela
se voit à ce qu’il sait que l’infini ne peut pas être composé de parties finies
distinctes ; qu’il ne peut pas y avoir deux infinis mais un seul ; que cet
infini est parfait et immuable ; car il [l’homme] sait bien qu’aucune chose
ne cherche d’elle-même son propre anéantissement et qu’il [l’être infini] ne
peut se changer(5) en quelque chose de meilleur, puisqu’il est parfait et
qu’ainsi il ne le serait plus ; il sait aussi qu’un tel être ne peut non plus être
contraint par quelque chose qui viendrait du dehors, puisqu’il est tout-
puissant, etc.
(10) De tout cela suit donc clairement que l’on peut démontrer aussi
bien a priori qu’a posteriori que Dieu est. Encore mieux a priori, car les
choses qu’on démontre de l’autre façon, on doit les démontrer par leur
cause extérieure, ce qui est une imperfection manifeste puisqu’elles ne
peuvent se faire connaître par elles-mêmes, mais seulement par des causes
extérieures. Dieu cependant, la cause première de toutes choses et aussi la
cause de soi-même, se fait connaître lui-même par lui-même. De peu de
signification est donc cette parole de Thomas d’Aquin suivant laquelle Dieu
ne peut pas être démontré a priori, et cela précisément parce, qu’il n’a pas
de cause.
Chapitre II : ce que Dieu est
(1) Après avoir démontré précédemment que Dieu est, il est temps
maintenant de faire voir ce qu’il est. Il est, disons-nous, un être duquel tout,
ou des attributs infinis sont affirmés(6), attributs dont chacun est en son
genre infiniment parfait.
(2) Pour exprimer clairement notre pensée sur ce point, nous devons
énoncer d’abord les quatre propositions suivantes :
1. Aucune substance finie n’existe, mais chaque substance doit être en
son genre infiniment parfaite, c’est-à-dire que, dans l’entendement infini de
Dieu, il ne peut y avoir de substance plus parfaite que celle qui existe déjà
dans la nature(7).
2. Il n’existe pas deux substances égales.
3. L’une [substance] ne peut produire l’autre.
4. Il n’existe dans l’entendement infini de Dieu aucune substance qui ne
soit formellement dans la Nature.
(3) Pour ce qui concerne la première proposition, à savoir qu’il n’existe
aucune substance limitée, si quelqu’un voulait soutenir le contraire, nous lui
demandons si cette substance est donc limitée par elle-même, c’est-à-dire si
elle s’est ainsi limitée et n’a pas voulu se faire plus illimitée, ou si elle est
ainsi limitée par sa cause qui, ou bien n’a pas pu, ou bien n’a pas voulu lui
donner davantage.
(4) Le premier n’est pas vrai parce qu’il n’est pas possible qu’une
substance ait voulu se limiter et particulièrement une substance qui existe
par elle-même ; je dis donc qu’elle est limitée par sa cause, qui est
nécessairement Dieu.
(5) Si maintenant elle est limitée par sa cause, ce doit être ou bien parce
que cette cause n’a pas pu donner davantage ou parce qu’elle ne l’a pas
voulu. Qu’il [Dieu] n’ait pu donner davantage, répugne à sa toute-
puissance(8) ; qu’il n’aurait pas voulu donner davantage, bien que le
pouvant, a un goût de malveillance qui ne peut être en aucune façon en
Dieu, lequel est fout bonté et plénitude.
(6) Concernant la deuxième proposition : qu’il n’existe pas deux
substances qui soient égales, nous en tirons la démonstration de ce que
chaque substance est parfaite en son genre ; car si deux substances égales
existaient, l’une devrait nécessairement limiter l’autre et ne pourrait par
suite pas être infinie, comme nous l’avons démontré auparavant.
(7) Pour ce qui concerne la troisième proposition, à savoir que l’une ne
peut produire l’autre, si quelqu’un voulait soutenir le contraire nous lui
demandons : si la cause qui devrait produire cette substance a les mêmes
attributs que la substance produite ou ne les a pas ?
(8) Le second ne peut être, car du néant ne peut sortir quelque chose.
Soit donc le premier. Nous demandons alors : si, dans la substance(***) qui
devrait être cause de celle qui est produite, il y a autant de perfection ou s’il
y en a moins ou plus que dans celle qui est produite. Il ne peut y en avoir
moins pour les raisons déjà données. Plus, pas davantage : parce qu’en ce
cas cette deuxième substance devrait être limitée, ce qui répugne à ce que
nous avons déjà démontré. Il y en aura donc autant et ainsi elles seront
égales, ce qui manifestement répugne à notre précédente démonstration.
(9) En outre, ce qui est créé n’est en aucune façon sorti du Néant, mais
doit nécessairement être créé par un être existant ; mais que de ce dernier
quelque chose ait pu sortir et qu’il ne possède pas moins ce quelque chose
après qu’il est sorti de lui, nous ne pouvons le concevoir avec notre
entendement.
(10) Enfin, si nous voulons chercher la cause de la substance qui est le
principe des choses naissant de son attribut, nous aurons alors à chercher
aussi la cause de cette cause, puis la cause de cette nouvelle cause et ainsi à
l’infini, de sorte que, si nous devons nécessairement nous arrêter quelque
part, comme nous le devons, il est nécessaire de nous arrêter à cette
substance unique(****).
(11) Pour la quatrième proposition : Il n’y a dans l’entendement divin
d’autre substance ni d’autres attributs que ceux qui existent formellement
dans la Nature, nous pouvons la démontrer et la démontrons :
1° Par la puissance infinie de Dieu, attendu qu’il n’y a et ne peut y avoir
en lui aucune cause par laquelle il pourrait être mû à créer l’un plus tôt ou
plus que l’autre ;
2° Par la simplicité de sa volonté ;
3° Par cette raison qu’il ne peut omettre de faire ce qui est bon, comme
nous le démontrerons ci-après ;
4° Parce qu’il est impossible que ce qui n’est pas actuellement puisse
venir à être, attendu qu’une substance ne peut en produire une autre. Et qui
plus est : en cas que cela eût lieu, il y aurait infiniment plus de substances
non existantes que d’existantes, ce qui serait absurde(*****).
(12) De tout cela il suit que de la Nature tout est affirmé du tout et
qu’ainsi la Nature se compose d’attributs infinis dont chacun en son genre
est parfait. Ce qui concorde parfaitement avec la définition qu’on donne de
Dieu.
(13) Contre ce que nous venons de dire, à savoir qu’aucune chose n’est
dans l’entendement infini de Dieu que comme elle est formellement dans la
nature, quelques-uns veulent argumenter de cette façon : Si Dieu a tout créé
il ne peut plus rien créer. Mais qu’il ne puisse plus rien créer répugne à sa
toute-puissance.
Donc :
(14) Pour ce qui touche le premier point, nous accordons que Dieu ne
peut plus rien créer. Et quant au second nous disons reconnaître que, si Dieu
ne pouvait pas créer tout ce qui est créable, cela répugnerait à sa toute-
puissance, mais non du tout de ne pouvoir pas créer ce qui en soi répugne,
comme il répugne de dire qu’il a tout créé et que cependant il pourrait créer
encore davantage. Certes, c’est une bien plus grande perfection en Dieu,
d’avoir créé tout ce qui était dans son entendement infini, que s’il ne l’avait
pas fait et, comme ils disent, ne dût jamais l’avoir pu faire.
(15) Mais pourquoi tant parler à ce sujet ? Ne raisonnent-ils pas eux-
mêmes ou ne doivent-ils pas raisonner ainsi ? Si Dieu est omniscient, il ne
peut rien savoir de plus, mais, que Dieu ne puisse rien savoir de plus,
répugne à sa perfection.
Donc :
Si cependant Dieu a tout dans son entendement et, à cause de son
infinie perfection, ne peut rien savoir de plus, pourquoi ne pouvons-nous
dire aussi qu’il a produit tout ce qui est dans son entendement et a fait que
cela est ou sera formellement dans la nature ?
(16) Puis donc que nous savons que tout est pareillement dans
l’entendement infini de Dieu, et qu’il n’y a aucune cause pour qu’il ait dû
créer ceci avant cela ou plus que cela, et qu’il pourrait avoir tout produit en
un instant, voyons donc si nous ne pouvons pas nous servir contre eux des
mêmes armes qu’ils emploient contre nous, savoir :
Si Dieu ne peut jamais tant créer qu’il ne puisse créer davantage il ne
peut jamais créer ce qu’il peut créer.
Mais, qu’il ne puisse pas créer ne qu’il peut créer, cela est
contradictoire.
Donc :
(17) (******) Les raisons dès lors pour lesquelles nous avons dit que tous
ces attributs qui sont dans la nature ne forment qu’un seul être et non, parce
que nous pouvons les concevoir clairement et distinctement l’un sans
l’autre, des êtres distincts, sont les suivantes.
1° Que nous avons déjà trouvé précédemment qu’il doit exister un être
infini et parfait, par quoi on ne peut entendre autre chose qu’un être duquel
tout doit être affirmé du tout. Car, à un être qui a une certaine essence, des
attributs doivent appartenir et, plus on lui reconnaît d’essence plus on doit
lui reconnaître d’attributs, et par suite, si cet être est infini, ces attributs
aussi doivent être infinis et c’est précisément là ce que nous appelons un
être parfait [B : infini].
2° L’Unité que nous voyons partout dans la nature ; or, si dans la nature
existaient des êtres distincts(9), il serait impossible que l’un s’unît à l’autre.
3° Qu’en dépit de ce qu’une substance ne peut, nous l’avons vu, en
produire une autre, et de ce qu’il est impossible à une substance qui n’est
pas, de commencer d’être, nous voyons cependant qu’en aucune substance
conçue comme existant à part (et que nous sommes certains cependant qui
existe dans la Nature), il n’y a de nécessité d’exister attendu qu’à son
essence particulière aucune existence n’appartient(10). Il suit de là
nécessairement que la Nature, qui ne provient d’aucune cause, et que nous
savons néanmoins qui existe, doit être nécessairement un être parfait auquel
appartient l’existence.
(18) De tout ce que nous avons dit jusqu’ici il appert avec évidence que
nous affirmons que l’étendue est un attribut de Dieu, ce qui cependant ne
semble en aucune façon pouvoir convenir à un être parfait, car, l’étendue
étant divisible, l’être parfait se trouverait ainsi formé de parties, ce qui ne
saurait du tout s’appliquer à Dieu, parce qu’il est un être simple. En outre,
quand l’étendue est divisée, elle pâtit, et cela aussi ne peut avoir lieu en
Dieu, car il n’est point sujet à pâtir et ne peut rien avoir à pâtir d’un autre
être, puisqu’il est de tout la première cause efficiente.
(19) Nous répondons à cela :
1° Que le tout et la partie ne sont pas des êtres réels, mais seulement des
êtres de raison et que par suite il n’y a dans la Nature(11) ni tout ni parties.
2° Qu’une chose qui est composée de différentes parties doit être telle
que ses parties prises en elles-mêmes puissent être pensées et conçues l’une
sans l’autre ; comme, par exemple, dans une horloge qui est composée de
beaucoup de rouages, cordages et autres pièces : là, dis-je, chaque rouage.
cordage, etc., peut être saisi et conçu par lui-même, sans que le tout, tel
qu’il est constitué par ces parties, soit pour cela nécessaire. De même
encore dans l’eau, qui est formée de particules oblongues et droites, chaque
partie peut être saisie et conçue, et subsister, sans le tout. Mais de l’étendue,
qui est une substance, on ne peut dire qu’elle a des parties puisqu’elle ne
peut devenir plus petite ni plus grande, et que nulles de ses parties ne
peuvent être conçues séparément, attendu que par sa nature elle doit être
infinie. Qu’elle doive être telle(********), cela découle encore de ce que, si
elle n’était pas telle, mais formée de parties, elle ne serait pas infinie de sa
nature comme il a été dit ; que d’ailleurs, dans une nature infinie des parties
puissent être conçues, cela est impossible, puisque toutes les parties sont de
leur nature finies(*********).
(20) Ajoutons que, si l’étendue se composait de parties distinctes, on
pourrait concevoir, qu’alors que quelques-unes de ses parties seraient
anéanties, elle subsistât et ne fût point anéantie par l’anéantissement de
quelques parties, ce qui est une contradiction évidente dans une chose qui,
par sa nature, est infinie et ne peut jamais être finie et limitée ni être conçue
comme telle.
(21) De plus, pour ce qui touche encore les parties qui sont dans la
Nature, nous dirons que la division (ainsi que je l’ai déjà indiqué) n’a pas
lieu dans la substance mais toujours et seulement dans les modes de la
substance. Ainsi, quand je veux diviser de l’eau, je ne divise jamais que le
mode de la substance, non la substance elle-même ; cette substance, si
diversement qu’elle soit modifiée(**********), étant toujours là même.
(22) La division donc ou le pâtir n’ont lieu que dans le mode ; ainsi,
quand nous disons que l’homme périt ou est anéanti, cela s’entend
seulement de l’homme en tant qu’il est telle combinaison déterminée et tel
mode de la substance et non de la substance même dont il dépend.
(23) D’autre part, nous avons déjà affirmé, comme nous le dirons
encore ci-après, que rien n’existe en dehors de Dieu et qu’il est une cause
immanente. Le pâtir cependant, dans lequel l’agent et le patient sont
distincts, est une imperfection palpable, car le patient doit nécessairement
dépendre de ce qui, étant extérieur à lui, a causé en lui une passion, et cela
ne peut arriver en Dieu qui est parfait.
(24) De plus, d’un agent de cette sorte qui agit en lui-même on ne peut
jamais dire qu’il a l’imperfection d’un patient, parce qu’il n’a point à pâtir
d’un autre ; ainsi l’entendement, par exemple, est, de l’avis des
Philosophes, cause de ses concepts ; mais comme il est une cause
immanente, qui oserait dire qu’il est imparfait toutes les fois qu’il pâtit de
lui-même ?
(25) Enfin la substance, parce qu’elle est le principe de tous ses modes,
peut à bien meilleur droit être appelée un agent qu’un patient. Et ainsi
estimons-nous avoir répondu suffisamment à toutes les objections.
(26) On objecte cependant encore qu’il doit y avoir nécessairement une
première cause qui meuve ce corps puisque, étant au repos, il lui est
impossible de se mouvoir lui-même ; et, comme il est évident qu’il y a dans
la nature du repos et du mouvement, ils doivent nécessairement, pense-t-on,
provenir d’une cause extérieure.
(27) Mais il nous est ici facile de répondre ; car nous concédons que si
un corps était une chose subsistant par elle-même et n’avait d’autre
propriété que d’être long, large et profond, nous concédons, disons-nous,
qu’alors, s’il était réellement au repos, il n’y aurait en lui aucune cause pour
qu’il commençât à se mouvoir lui-même : mais nous avons déjà affirmé que
la Nature est un être duquel tous les attributs sont affirmés et puisqu’il en
est ainsi, il ne peut rien lui manquer pour produire tout ce qui est à produire.
(28) Après avoir parlé jusqu’ici de ce que Dieu est, nous dirons, d’un
mot seulement, de ses attributs, que ceux qui nous sont connus consistent
dans ces deux, la Pensée et l’Étendue ; car nous ne parlons ici que
d’attributs que l’on puisse vraiment nommer des attributs de Dieu(* (11),) par
lesquels nous le puissions connaître en lui-même et non comme agissant en
dehors de lui-même.
(29) Tout ce que les hommes affirment de lui en dehors de ces deux
attributs, et qui lui convient réellement, doit donc être ou bien une
dénomination extrinsèque : ainsi quand on affirme qu’il subsiste par lui-
même, qu’il est Unique, Éternel, Immuable, etc., ou bien se rapporter à ses
actions ainsi quand on dit qu’il est : cause de toutes choses, prédétermine et
dirige toutes choses. Ce sont là les propres de Dieu mais ils ne font pas
connaître ce qu’il est.
(30) Cependant de quelle manière ces attributs peuvent avoir place en
Dieu c’est ce que nous montrerons ci-après dans les chapitres qui suivront.
Mais, pour faire mieux entendre et éclaircir davantage [B : ce que nous
voulons dire], nous avons jugé bon de joindre ici les discours suivants
consistant en un
Dialogue entre l’entendement, l’amour, la raison, et la concupiscence(*)
(1) L’Amour. – Je vois, frère, que mon être et ma perfection dépendent
entièrement de ta perfection ; et comme la perfection de l’objet que tu as
conçu est ta perfection et que de ta perfection à son tour provient la mienne,
dis-moi donc, je te prie, si tu as conçu un être qui soit souverainement
parfait, ne pouvant être limité par aucun autre, et dans lequel je sois aussi
compris.
(2) L’Entendement. – Je ne considère pour ma part la Nature pas
autrement que dans sa totalité, comme infinie et souverainement parfaite et,
si tu as quelques doutes là-dessus, interroge la Raison : elle te le dira.
(3) La Raison. – De cela la vérité n’est pas douteuse pour moi, car si
nous voulons limiter la Nature nous devons, ce qui est absurde, la limiter
par un Néant(**). A cette absurdité nous échappons en posant qu’elle est
Une, Éternelle, Infinie, par elle-même toute puissante, embrassant tout et sa
négation nous l’appelons le Néant.
(4) La Concupiscence. – En vérité cela va merveilleusement ensemble,
que l’unité ne fasse qu’un avec la diversité que je vois partout dans la
Nature. Comment ? – Je vois que la substance entendante n’a aucune
communauté avec la substance étendue, et que l’une [ne] limite [pas]
l’autre(***).
(5) Et si, outre ces deux substances, tu veux en poser une troisième, qui
soit parfaite en tout, vois, tu t’embarrasses toi-même dans des
contradictions manifestes, car si la troisième est posée en dehors des deux
premières, elle est privée alors de tous les attributs qui leur appartiennent <
ce qui certes ne peut avoir lieu dans un tout en dehors duquel n’est aucune
chose >(****).
(6) En outre, si cet être est parfait et tout-puissant, il sera donc tel parce
qu’il s’est produit lui-même et non parce qu’il a produit autre chose ; et
cependant celui-là serait plus puissant qui pourrait se produire lui-même et
pourrait produire en outre autre chose.
(7) Et enfin, si tu l’appelles omniscient, il est donc nécessaire qu’il se
connaisse lui-même ; et en même temps tu dois comprendre que la
connaissance de soi-même est moins que la connaissance de soi-même
jointe à la connaissance des autres substances.
Et ce sont là autant de contradictions manifestes. C’est pourquoi je veux
avoir conseillé à l’Amour de se tenir pour satisfait avec ce que je lui
montre, et de ne pas chercher autre chose.
(8) L’Amour. – Que m’as-tu donc montré d’autre, Infâme, que ce dont
découle incontinent ma perte. Car, si je m’étais uni à ce que tu m’as
indiqué, j’aurais été aussitôt poursuivi par les deux ennemis principaux du
genre humain : savoir la Haine et le Repentir et maintes fois aussi par
l’Oubli ; et ainsi je me tourne encore une fois vers la Raison pour qu’elle
continue et ferme la bouche à ces ennemis.
(9) La Raison. – Ce que tu dis, ô Concupiscence, qu’il y a des
substances distinctes, cela, je te le dis, est faux ; car je vois clairement qu’il
y en a une Unique, laquelle subsiste par elle-même et est le soutien de tous
les autres attributs. Et tout autant que tu veux nommer le corporel et le
pensant des substances à l’égard des modes qui en dépendent, tout autant tu
dois les nommer aussi des modes à l’égard de la substance(*****) dont ils
dépendent ; car ils ne sont pas conçus par toi comme subsistant par eux-
mêmes ; et de même que vouloir, sentir, entendre, aimer, etc., sont différents
modes de ce que tu nommes une substance pensante, modes que tu ramènes
tous à l’unité et dont tu ne fais qu’une seule chose, de même je conclus
aussi, par tes propres démonstrations, que l’étendue infinie et la pensée,
assemblées avec d’autres attributs infinis (ou dans ton langage d’autres
substances) ne sont pas autre chose que des modes de l’être Unique,
Éternel, Infini, Existant par lui-même, et de tous nous composons, comme il
a été dit, un Unique et une Unité en dehors de laquelle on ne peut se
représenter aucune chose.
(10) La Concupiscence. – Dans cette manière de parler qui est la
tienne, je vois une très grande confusion ; car tu sembles vouloir que le tout
soit quelque chose en dehors de ses parties ou sans elles, ce qui, en réalité,
est absurde ; car tous les philosophes disent unanimement que le tout est
une notion secondaire(******) et n’est dans la Nature, en dehors de la pensée
humaine, rien de réel.
(11) En outre, comme je le tire de ton exemple, tu confonds le tout avec
la cause ; car ainsi que je le dis, le tout n’a d’existence que de ses parties ou
par elles ; or voici que tu te représentes la force pensante comme une chose
dont dépendent l’Entendement, l’Amour, etc. ; et tu ne peux la nommer un
Tout mais une Cause des Effets que tu viens de nommer.
(12) La Raison. – Je vois bien comme tu rassembles tous tes amis
contre moi, ainsi ce que tu n’as pu accomplir avec tes raisons fausses, tu
tentes de l’atteindre avec l’ambiguïté des mots selon l’usage commun de
ceux qui se mettent contre la vérité. Mais tu ne réussiras pas à attirer
l’Amour de ton côté par ce moyen. Tu prétends donc que la cause, pour
autant qu’elle est productrice de ses effets, doit être en dehors de ces
derniers, et tu dis cela pour cette raison que tu connais seulement la cause
transitive et ne sais rien de l’immanente, laquelle ne produit absolument
rien en dehors d’elle-même. C’est ainsi que par exemple l’entendement est
la cause de ses idées ; c’est pourquoi je le nomme une cause en tant que ses
idées dépendent de lui(*******) et, d’autre part, un tout eu égard à ce qu’il est
composé de ses idées ; de même Dieu vis-à-vis de ses effets ou créatures
n’est pas autre chose qu’une cause immanente et il est aussi un tout eu
égard au deuxième aspect.
Second dialogue se rattachant pour une part a ce qui précède ; pour une
autre part à la deuxième partie ci-après entre Erasme et Théophile
(1) Érasme. – Je t’ai entendu dire, Théophile, que Dieu est cause de
toutes choses ; et avec cela qu’il ne peut être une cause d’autre sorte qu’une
cause Immanente. S’il est ainsi cause immanente de toutes choses comment
peux-tu donc l’appeler une cause éloignée ? car cela est impossible à une
cause immanente.
(2) Théophile. – Si je dis que Dieu est une cause éloignée, c’est
seulement en ayant égard aux choses que Dieu [n’] a [pas] (*) produites
immédiatement par sa seule existence, indépendamment de toutes
circonstances ; mais ce n’est pas du tout que je l’aie nommé une cause
éloignée an sens absolu ; ce que tu aurais pu déduire clairement de mes
paroles, car j’ai aussi dit que nous pouvions le nommer une cause éloignée
en une certaine manière.
(3) Érasme. – Je comprends maintenant suffisamment ce que tu veux
me dire ; mais je remarque aussi que tu as dit : l’effet d’une cause intérieure
reste uni de telle sorte à sa cause qu’ensemble avec cette dernière il forme
un tout ; et s’il en est ainsi Dieu, ce qu’il me semble, n’est pas une cause
immanente ; car si lui et ce qui est produit par lui forment ensemble un tout,
tu attribues à Dieu plus d’essence à un moment du temps qu’à un autre.
Ôte-moi ce doute, je te prie.
(4) Théophile. – Si tu veux, Érasme, sortir de cette confusion, fais
grande attention à une chose que je vais te dire maintenant. L’essence d’une
chose ne s’accroît pas par son union avec une autre chose, avec laquelle elle
forme un tout, mais, au contraire, la première reste alors sans changement.
(5) Je veux pour que tu me comprennes mieux te donner un exemple.
Un sculpteur a fait diverses figures de bois qui ressemblent aux parties d’un
corps humain ; il en prend une qui a la figure d’une poitrine humaine et la
joint à une autre qui a la figure d’une tête humaine et de ces deux fait un
tout qui représente la partie supérieure d’un corps humain. Diras-tu
maintenant pour cela que l’essence de la tête s’est accrue par son union
avec la poitrine ? Cela est faux, car elle est la même qu’elle était
auparavant.
(6) Pour plus de clarté je te donnerai encore un autre exemple, savoir
l’idée que j’ai d’un triangle et une autre qui se forme par le prolongement
[d’un côté] d’un des angles, en conséquence de quoi l’angle [extérieur]
ainsi formé est nécessairement égal aux deux angles intérieurs non
adjacents, etc. Ces idées, dis-je, en ont produit une troisième, à savoir que
les trois angles du triangle égalent deux droits, et cette idée est unie à la
première de telle façon qu’elle ne peut sans cette dernière exister ni être
conçue.
(7) < Et de toutes ces idées qu’a chacun nous formons un tout ou, ce qui
est la même chose, un être de raison que nous appelons Entendement(**) >.
Tu vois bien maintenant qu’en dépit de l’union de cette nouvelle idée à la
précédente, aucun changement ne survient dans l’essence de cette dernière,
mais qu’au contraire elle reste sans le moindre changement. Tu peux aussi
le voir au sujet de chaque idée qui, en elle-même, produit de l’amour ; car
cet amour n’a en aucune façon pour effet que l’essence de cette idée
s’accroisse.
(8) Mais à quoi bon accumuler tant d’exemples puisque tu peux le voir
toi-même clairement dans ce qui est figuré par les exemples et est l’objet
même de notre discours. J’ai dit distinctement que tous les attributs, qui ne
dépendent d’aucune autre cause et pour la définition desquels nul genre
n’est nécessaire, appartiennent à l’essence de Dieu, et, comme les choses
créées ne peuvent former un attribut, elles n’accroissent pas non plus
l’essence de Dieu, si étroite que soit leur union avec lui.
(9) Ajoute encore que le Tout est seulement un être de Raison et ne
diffère du général qu’en ceci seulement que le général est formé d’individus
distincts non réunis et le Tout d’individus réunis, et en ceci encore que le
général ne comprend que des parties du même genre, tandis que le tout
comprend des parties du même genre et d’un autre genre.
(10) Érasme. – Pour ce qui concerne ce point tu m’as satisfait. Mais, en
outre, tu as dit encore que l’effet d’une cause interne ne peut pas périr aussi
longtemps que dure sa cause ; ce que je vois bien qui est certainement vrai ;
mais s’il en est ainsi, comment Dieu peut-il encore être cause interne de
toutes choses alors que beaucoup d’entre elles périssent ? Je dirais bien,
selon la distinction précédemment établie, que Dieu est proprement cause
de ces effets seulement qu’il a produits immédiatement par ses seuls
attributs sans autres circonstances, et que ceux-là ne peuvent périr aussi
longtemps que dure leur cause ; qu’en revanche, tu n’appelles pas Dieu
cause interne des effets dont l’existence ne dépend pas de lui
immédiatement mais qui sont provenus d’autres choses quelconques (sauf
en tant que leurs causes n’agissent pas et ne peuvent agir sans Dieu ou en
dehors de lui) et peuvent périr précisément parce qu’elles ne sont pas
produites immédiatement par Dieu.
(11) Cela cependant ne me satisfait pas ; car je vois que tu conclus que
l’entendement humain est immortel parce qu’il est un effet que Dieu en lui-
même a produit. Il est impossible alors que, pour la production d’un tel
entendement, quelque chose de plus soit nécessaire que seulement les
attributs de Dieu ; car, pour qu’il soit un être d’une si éminente perfection, il
faut, qu’aussi bien que toutes les autres choses dépendant de Dieu
immédiatement, il soit créé de toute éternité. Et si je ne me trompe je te l’ai
entendu dire. Et cela étant ainsi, comment l’éclairciras-tu sans laisser
subsister de difficultés ?
(12) Théophile. – Il est vrai, Érasme, que les choses qui n’ont besoin de
rien d’autre pour exister que, seulement, les attributs de Dieu, sont créées de
toute éternité. Mais il est à observer que même s’il est nécessaire que, pour
l’existence d’une chose, quelque modification particulière soit requise et
[ainsi] quelque chose de plus que les attributs de Dieu, Dieu ne laisse
cependant pas pour cela de la pouvoir produire immédiatement. Car parmi
les choses qui sont requises pour faire qu’une chose soit, quelques-unes le
sont pour produire la chose et d’autres pour qu’elle puisse être produite. Je
veux, par exemple, avoir de la lumière dans une certaine chambre ; j’allume
[un flambeau] qui éclaire la chambre par lui-même ; ou bien j’ouvre une
fenêtre, et cette ouverture par elle-même ne produit pas de lumière, mais
fait que la lumière peut pénétrer dans la chambre. De même pour le
mouvement d’un corps est requis un autre corps lequel doit avoir tout le
mouvement qui passe de l’un à l’autre. Mais, pour produire en nous une
idée de Dieu(***), nulle autre chose particulière possédant ce qui est produit
en nous n’est requise ; il faut seulement qu’il y ait dans la Nature un certain
corps tel, que l’idée en étant posée, Dieu se révèle immédiatement(****). Et
tu pouvais déduire cela de mes paroles quand j’ai dit que Dieu seul est
connu par lui-même et non par quelque autre cause.
(13) Je te le dis cependant : aussi longtemps que nous n’avons pas de
Dieu une idée d’une clarté telle, et nous unissant à lui d’une façon telle,
qu’elle rende impossible que nous aimions quelque chose en dehors de lui,
nous ne pouvons pas dire que nous soyons en vérité unis à Dieu et
dépendions de lui immédiatement. Et ce que tu pourrais avoir encore à me
demander, renvoie-le à un autre moment, car la présente conjoncture
m’oblige à une autre occupation. Porte-toi bien.
(14) Érasme. – Pour le moment non, mais je m’occuperai de ce que tu
viens de me dire jusqu’à une autre occasion et te recommanderai à Dieu.
Chapitre III : que Dieu est cause de tout
(1) Nous commencerons maintenant à traiter de ces attributs que nous
avons appelés des Propres(12) et en premier lieu de ce que Dieu est cause de
tout.
Nous avons déjà dit ci-dessus comment une substance ne peut produire
l’autre et que Dieu est un être duquel tous les attributs sont affirmés. D’où
suit clairement que toutes autres choses ne peuvent en aucune façon exister
ni être conçues sans Dieu et hors de lui. C’est pourquoi nous avons toute
raison de dire que Dieu est cause de tout.
(2) Comme on a coutume d’ailleurs de diviser la cause efficiente en huit
parties, recherchons donc comment et de quelle manière Dieu est cause.
1° Nous disons donc qu’il est une cause émanative ou présentante de
ses effets et, en ayant égard à ce que l’effet a lieu, une cause active ou
efficiente ; c’est tout un, posons-nous, parce qu’il y a entre ces choses
réciprocité.
2° Il est une cause immanente et non transitive en tant qu’il agit en lui
et non hors de lui, puisque rien n’existe hors de lui.
3° Dieu est une cause libre et non une cause naturelle comme nous le
montrerons et l’exposerons très clairement quand nous traiterons la
question : si Dieu peut omettre de faire ce qu’il fait, et à ce moment aussi
nous expliquerons en quoi consiste la vraie liberté.
4° Dieu est cause par soi-même et non par accident ce qui se verra plus
clairement par l’étude de la Prédestination.
5° Dieu est une cause principale(*) de ses ouvrages qu’il a créés
immédiatement ; comme voilà le mouvement dans la matière, etc. ; la cause
moins principale ne pouvant avoir aucune part dans ces ouvrages
puisqu’elle est toujours dans les choses particulières ; comme quand il
dessèche la mer par un vent fort et pareillement dans toutes les choses
particulières qui sont dans la nature.
La cause initiale moins principale n’est pas en Dieu puisqu’il n’est rien
en dehors de lui qui pourrait le contraindre. En revanche, la cause
dominante est sa perfection même par laquelle il est cause aussi bien de lui-
même que conséquemment de toutes les autres choses.
6° Dieu est seul la cause première ou initiale comme il est évident par
la Démonstration précédente.
7° Dieu est aussi une cause générale, mais seulement en tant qu’il
produit différents ouvrages ; en un autre sens cela ne peut jamais être dit(**),
car il n’a besoin de personne pour produire des effets.
8° Dieu est la cause prochaine des choses qui sont infinies et
immuables, et de celles-là nous disons aussi qu’elles sont créées
immédiatement par lui.
Il est en revanche la cause dernière, un certain sens, de toutes les choses
particulières.
Chapitre IV : de l’action nécessaire de Dieu
(1) Que Dieu puisse ne pas faire ce qu’il fait, nous le nions, et nous
démontrerons cela aussi quand nous traiterons de la Prédestination, et nous
ferons voir alors que toutes choses dépendent nécessairement de leurs
causes.
(2) Cela d’ailleurs se démontre encore par la perfection de Dieu,
puisqu’il est vrai sans aucun doute que Dieu peut produire toute chose aussi
parfaite qu’elle est conçue dans son Idée ; et pareillement des choses
conçues par lui ne peuvent pas être conçues par lui plus parfaites qu’il ne
les conçoit ; donc toutes choses peuvent être produites par lui si parfaites
qu’elles ne puissent naître de lui plus parfaites. De plus, quand nous
décidons que Dieu ne pouvait pas ne pas faire ce qu’il a fait, nous déduisons
cela de sa perfection, parce que ce serait en Dieu une imperfection de
pouvoir omettre ce qu’il fait ; et nous ne pouvons cependant supposer en lui
une cause initiale moins principale qui l’aurait poussé à agir, car alors il ne
serait plus Dieu.
(3) Maintenant se pose de nouveau la question discutée de savoir si tout
ce que Dieu a dans son Idée et peut faire si parfait, si tout cela, dis-je, il
peut omettre de le faire ? Et si cette omission est en lui une perfection ?
Nous disons donc que tout ce qui arrive étant fait par Dieu, tout aussi doit
être nécessairement prédéterminé par lui, parce qu’autrement il serait
changeant, ce qui serait en lui une grande imperfection ; et que cette
prédétermination doit être en lui de toute éternité, dans laquelle éternité il
n’y a ni avant ni après ; d’où il suit sûrement que Dieu n’a pu prédéterminer
à l’origine les choses d’aucune autre façon qu’elles ne sont maintenant
déterminées pour l’éternité, et que, avant cette détermination ou sans elle,
Dieu n’aurait pu être.
(4) De plus, si Dieu omettait de faire quelque chose, ou bien cette
omission devrait provenir d’une cause contenue en lui, ou bien elle serait
sans cause ; [dit-on] oui ? il est alors nécessaire qu’il doive omettre ; non ?
il est nécessaire qu’il ne doive pas omettre ; cela est clair de soi. De plus
c’est une perfection dans une chose créée d’être, et d’être causée par Dieu ;
car de toutes les imperfections la plus grande est le non-être ; or le salut et
la perfection de toute chose étant la volonté de Dieu, si Dieu voulait que
telle chose ne fût pas, son salut et sa perfection consisteraient à ne pas être ;
ce qui est contradictoire en soi. Nous nions donc que Dieu puisse omettre de
faire ce qu’il fait.
(5) Quelques-uns tiennent cela poux une diffamation et une diminution
de Dieu ; mais un pareil langage vient de ce qu’on ne conçoit pas bien en
quoi la vraie liberté consiste ; car elle n’est en aucune façon ce qu’ils
s’imaginent, à savoir un pouvoir de faire ou de ne pas faire n’importe quoi
de bon ou de mauvais ; mais la vraie liberté consiste uniquement en ce que
la cause première, sans être contrainte ni nécessitée par aucune autre
chose(*), par sa perfection seulement produit toute perfection ; que, si, par
suite, Dieu pouvait omettre de le faire, il ne serait pas parfait car pouvoir
s’abstenir de bien faire ou de mettre de la perfection dans ce qu’il produit,
cela ne peut avoir place en lui que par un défaut.
Que Dieu seul donc est l’unique cause libre, cela n’est pas seulement
évident par ce que nous avons dit, mais aussi parce qu’en dehors de lui
n’existe aucune cause extérieure qui le contraigne ou le nécessite ; ce qui
n’a pas lieu dans les choses créées.
(6) On nous oppose ici une argumentation de cette sorte : le bien n’est
bon que parce que Dieu le veut. Dieu peut donc bien faire que le mal
devienne bon. Cette façon de raisonner est aussi concluante que si je disais :
parce que Dieu veut être Dieu, pour cette raison il est Dieu ; donc il est en
son pouvoir de n’être pas Dieu ; ce qui est l’absurdité même. En outre, si les
hommes font quelque chose et qu’on leur demande pourquoi ils le font, la
raison est : parce que la justice l’exige. Demande-t-on alors pourquoi la
justice, ou plutôt la cause première de tout ce qui est juste [l’exige
ainsi(**)] ? la réponse doit être : parce que la justice le veut ainsi. Mais, mon
cher, la justice pourrait bien, je pense, s’abstenir d’être juste ? En aucune
façon ; car alors elle ne pourrait pas être la justice. Pour ceux qui disent que
Dieu fait tout ce qu’il fait parce que cela est bon en soi-même, ceux-là, dis-
je, pensent peut-être qu’ils ne s’éloignent pas de nous ; pourtant il s’en faut
de beaucoup, puisqu’ils posent quelque chose qui est avant Dieu, à quoi il
serait obligé ou lié et à cause de quoi il désirerait que telle chose fût bonne
et telle autre juste(***).
(7) Maintenant se pose la question discutée de savoir si, en cas que
toutes choses eussent été créées par Dieu de toute éternité d’une autre
façon, ou eussent été ordonnées et prédéterminées par lui autrement qu’elles
ne sont, en pareil cas, dis-je, il serait également parfait. A quoi servira de
réponse que si la nature avait été créée de toute éternité d’une autre façon
qu’elle n’est actuellement, alors, selon la thèse de ceux qui attribuent à Dieu
volonté et entendement, il suivrait nécessairement que Dieu devrait avoir eu
une autre volonté et un autre entendement que ceux qu’il a eus au moment
de la création, en conséquence de quoi il aurait fait les choses autrement ; et
on est ainsi obligé d’admettre que Dieu serait actuellement autre qu’il n’eût
été et eût été autre qu’il n’est ; de sorte que si nous affirmons que Dieu est
actuellement l’être souverainement parfait, nous sommes contraints de
dire : qu’il ne l’eût pas été, alors qu’il eût tout créé autrement. Mais cela ne
peut en aucune manière s’appliquer à Dieu qui actuellement, et auparavant,
et dans toute l’éternité, a été et restera immuable.
(8) Cela découle encore suivant nous de la définition de la cause libre
que nous avons posée ; libre non en ce sens qu’elle peut faire ou ne pas
faire quelque chose, mais en ce sens qu’elle ne dépend de rien d’autre, de
sorte que tout ce que fait Dieu, il le fait et l’exécute en sa qualité de cause
souverainement libre(****). Si, donc il avait fait les choses auparavant,
autrement qu’elles ne sont actuellement, il s’ensuit qu’il eût été à un
moment imparfait, et ainsi cela est faux(*****). Car, puisque Dieu est la
cause première de toutes choses, il doit y avoir en lui quelque chose, par
quoi il fait ce qu’il fait et n’omet pas de le faire ; et puisque nous disons que
la liberté ne consiste pas à faire ou à ne pas faire quelque chose, et avons
montré en même temps que ce qui fait qu’il fait quelque chose ne peut être
rien d’autre que sa propre perfection elle-même, nous concluons que, si ce
n’était pas sa perfection qui le lui fît faire, alors les choses n’existeraient
pas ou ne seraient point entrées dans l’être, pour être ce qu’elles sont
actuellement. Ce qui revient exactement à dire : Si Dieu était imparfait les
choses seraient autres qu’elles ne sont(******).
(9) Et voilà pour la première [propriété]. Maintenant nous passerons au
second attribut que nous appelons en Dieu un propre et verrons ce qu’il y a
à en dire et ainsi jusqu’à la fin.
Chapitre V : de la providence de Dieu
(1) Le deuxième attribut que nous appelons un propre à lui appartenant
est la Providence ; laquelle n’est pas autre chose pour nous que la tendance,
que nous trouvons dans la nature entière, et dans les choses particulières,
ayant pour objet le maintien et la conservation de leur être propre. Car il est
évident qu’aucune chose ne peut par sa propre nature tendre à
l’anéantissement d’elle-même, mais qu’au contraire chaque chose a en elle-
même une tendance à se maintenir dans le même état et à s’élever à un
meilleur.
(2) De sorte que, suivant cette définition donnée par nous, nous posons
une providence universelle et une particulière. La providence universelle
est celle par laquelle chaque chose est produite et maintenue en tant qu’elle
est une partie de la nature entière. La providence particulière est la tendance
qu’a chaque chose particulière à maintenir son être propre, en tant qu’elle
n’est pas considérée comme une partie de la nature mais comme un tout.
Cela est éclairci par l’exemple suivant : tous les membres d’un homme sont
prévus et à tous il est pourvu en tant qu’ils sont des parties de l’homme, et
cela est la providence universelle ; et la providence particulière est la
tendance qu’a chaque membre particulier (pris comme un tout et non
comme, une partie de l’homme) à la conservation et au maintien de son
propre état.
Chapitre VI : de la prédestination de Dieu
(1) Le troisième attribut [propre] est, disons-nous la prédestination
divine.
1° Nous avons démontré précédemment que Dieu ne peut pas omettre
de faire ce qu’il fait ; qu’effectivement il a créé toute chose si parfaite,
qu’elle ne peut l’être davantage.
2° En outre qu’aucune chose ne peut exister ni être conçue sans lui.
(2) Il faut examiner maintenant s’il y a dans la Nature des choses
contingentes, c’est-à-dire s’il y a des choses qui peuvent être et aussi ne pas
être. D’autre part, s’il existe une chose quelconque au sujet de laquelle nous
ne puissions pas demander pourquoi elle est ?
Qu’il n’y a pas de choses contingentes nous le démontrerons ainsi.
Si quelque chose n’a point de cause de son existence il est impossible
que ce quelque chose soit ; quelque chose qui est contingent n’a point de
cause.
Donc :
La première proposition est hors de toute discussion. Nous démontrons
la seconde ainsi :
Si quelque chose qui est contingent a de son existence une cause
déterminée et assurée, ce quelque chose doit être nécessairement. Mais il est
contradictoire que quelque chose soit à la fois contingent et nécessaire.
Donc :
(3) Quelqu’un dira peut-être que quelque chose de contingent, s’il n’a
pas une cause déterminée et assurée, peut en avoir une contingente. S’il en
était ainsi, cela devrait être ou bien au sens divisé ou bien au sens composé,
savoir : ou bien la cause est contingente, en tant qu’elle existe, non en tant
qu’elle est cause ; ou bien ce qui est contingent, c’est qu’une chose, qui
elle-même peut être nécessairement dans la nature, devienne cause que
quelque chose de contingent soit produit. Mais l’un et l’autre sont faux.
Pour ce qui est du premier : si quelque chose est contingent parce que
sa cause est contingente, alors cette cause doit être elle-même contingente
parce que la cause qui l’a causée est aussi contingente, et ainsi à l’infini.
Et, puisqu’il a été démontré auparavant que tout dépend d’une cause
unique, il faudrait donc que cette cause aussi fût contingente, ce qui est
évidemment faux.
Et, pour ce qui touche le second parti : si cette cause n’était pas plus
déterminée à produire ceci ou cela, c’est-à-dire la chose supposée
contingente, qu’à s’abstenir de la produire, il serait également impossible
qu’elle la produisît et qu’elle s’abstînt de la produire ; ce qui est directement
contradictoire.
(4) Pour ce qui est maintenant de la deuxième question posée par nous
plus haut, à savoir : qu’il n’est dans la Nature aucune chose dont on ne
puisse demander pourquoi elle existe, nous avons voulu faire connaître par
là qu’il nous faut toujours rechercher par quelle cause une chose existe ; car,
si elle n’avait pas de cause, il serait impossible qu’elle fût.
Cette cause donc, nous avons à la chercher ou bien dans la chose elle-
même ou en dehors d’elle. Si cependant l’on s’enquiert de la règle pour
faire cette recherche, nous dirons qu’il semble qu’aucune ne soit nécessaire.
Car si l’existence appartient à la nature de la chose, il est certain que nous
ne devons pas chercher sa cause en dehors d’elle ; mais s’il n’en est pas
ainsi, nous devons toujours chercher la cause en dehors d’elle. Comme
maintenant le premier cas ne se rencontre qu’en Dieu, il est démontré par là
(comme nous l’avons déjà démontré plus haut) que Dieu seul est cause
première de tout.
(5) Et de là il suit encore avec évidence que telle ou telle volonté de
l’homme (car l’existence de la volonté n’appartient pas à son essence) doit
aussi avoir une cause extérieure par laquelle elle est causée nécessairement,
ce qui se voit aussi clairement par tout ce que nous avons dit dans ce
chapitre et se verra encore plus clairement quand, dans la deuxième partie,
nous aurons parlé et traité de la liberté de l’homme.
(6) D’autres objectent à tout cela : comment est-il possible que Dieu, de
qui l’on dit qu’il est souverainement parfait et qu’il est la cause unique de
tout, l’ordonnateur et le pourvoyeur universel, permette que néanmoins une
telle confusion soit visible dans la Nature et aussi pourquoi n’a-t-il pas créé
l’homme de façon qu’il ne puisse pécher ?
(7) Pour ce qui touche la première objection à savoir qu’il y a de la
confusion dans la Nature, on n’a pas le droit de l’affirmer, attendu qu’à
personne toutes les causes ne sont connues de façon à en juger. Cette
objection provient toutefois de ce défaut de connaissance consistant à
former des idées générales avec lesquelles on croit que les êtres particuliers
doivent s’accorder pour être parfaites.
Ces Idées, à ce qu’ils prétendent en outre, seraient dans l’entendement
de Dieu ; ainsi beaucoup de sectateurs de Platon ont dit que ces Idées
générales comme Raisonnable, Animal [B : Animal Raisonnable] et autres
semblables ont été créées par Dieu. Et bien que les sectateurs d’Aristote
disent que ces choses ne sont pas des êtres réels mais seulement des êtres de
Raison, elles sont souvent cependant considérées par eux comme des choses
[réelles], puisqu’ils ont dit clairement que la protection divine ne s’étendait
pas sur les êtres particuliers, mais seulement sur les espèces ; que Dieu par
exemple n’a jamais étendu sa protection sur Bucéphale, etc., mais bien sur
toute l’espèce des chevaux. Ils disent aussi que Dieu n’a pas de
connaissance des choses particulières et passagères, mais seulement des
générales qui d’après leur opinion sont immuables. Mais nous avons le droit
de considérer(*) cela en eux comme une ignorance, attendu que seules les
choses particulières ont une cause et non les générales, car ces dernières ne
sont rien.
Dieu est ainsi cause et protecteur des choses particulières. Si donc les
choses particulières devaient se conformer à une autre Nature, elles ne
pourraient alors se conformer à leur propre nature et ne pourraient par suite
être ce qu’elles sont vraiment. Par exemple si Dieu avait créé tous les
hommes tels qu’Adam avant la chute, il n’aurait cependant créé qu’Adam et
non Pierre ou Paul ; tandis qu’au contraire, la perfection de Dieu consiste en
ce qu’il donne à tous les êtres, des plus petits aux plus grands, leur essence ;
ou pour mieux dire qu’il a tout parfait en lui-même.
(8) Quant à la deuxième objection : pourquoi Dieu n’a-t-il pas créé les
hommes de façon qu’ils ne puissent pécher ? notre réponse sera que tout ce
qui est dit du péché l’est à notre point de vue, de même que quand nous
comparons deux choses l’une à l’autre, ou différents aspects de la
même(**) ; par exemple, quand quelqu’un a fait avec exactitude une montre,
pour qu’elle sonne et indique les heures, si cet ouvrage s’accorde bien avec
le dessein de l’Artisan, on dit alors qu’il est bon et s’il n’y est point
conforme, on dit alors qu’il est mauvais ; sans avoir égard à ce que, même
dans ce cas, il pourrait aussi être bon, si le dessein de l’artisan avait été de
faire la montre ainsi détraquée et ne sonnant pas à l’heure.
(9) Nous concluons en disant que Pierre doit s’accorder avec l’Idée de
Pierre comme il est nécessaire et non avec l’idée de l’Homme, et que(***)
bien et mal ou péché ne sont pas autre chose que des modes de penser et
non du tout des choses ou quoi que ce soit qui possède l’existence ; comme
peut-être nous le montrerons encore plus amplement dans ce qui suit. Car
tous les êtres et tous les ouvrages qui sont dans la Nature sont parfaits.
Chapitre VII : des attributs qui n’appartiennent pas à Dieu
(1) Nous commencerons maintenant à parler des attributs(13) qui sont
généralement attribués à Dieu et cependant ne lui appartiennent pas et aussi
de ceux par lesquels on cherche, mais vainement, à définir(*) Dieu ; et en
même temps des règles de la vraie définition.
(2) Pour faire cela, nous ne nous occuperons guère des représentations
que les hommes ont généralement de Dieu ; mais nous examinerons
seulement en bref ce que les Philosophes savent en dire. Ces derniers donc
ont défini Dieu comme étant un être qui existe par soi, cause de toutes
choses ; tout-puissant, omniscient, éternel, simple, infini, souverain bien, de
miséricorde infinie, etc. Mais avant d’entreprendre cet examen voyons
d’abord ce qu’ils nous avouent.
(3) En premier lieu, ils disent qu’aucune définition, vraie ou régulière,
de Dieu ne peut être donnée, parce que, selon leur expression, il ne peut y
avoir de définition que celle qui se fait par genre et différence ; et Dieu
n’étant espèce d’aucun genre, il ne peut être défini droitement ou
régulièrement.
(4) D’autre part, ils disent encore que Dieu ne peut être défini, parce
que la définition doit exprimer la chose absolument et aussi d’une façon
positive ; or selon leur affirmation Dieu ne peut être connu de nous de façon
positive mais seulement de façon négative, de sorte que nulle définition
régulière de Dieu ne peut être donnée.
(5) En outre, ils disent encore que Dieu ne peut jamais être démontré a
priori, parce qu’il n’a pas de cause, mais seulement être rendu probable ou
démontré par ses effets.
Puis donc qu’ils ont suffisamment reconnu par ces propositions qu’ils
ont de Dieu une connaissance très petite et modeste, nous pouvons
maintenant examiner leur définition.
(6) Premièrement, nous ne voyons pas qu’ils nous donnent ici aucuns
attributs(**) par quoi la chose (Dieu) soit connue, mais seulement certains
propres, et ces propres appartiennent bien à une chose, mais n’expliquent
jamais ce qu’elle est. Car bien que, exister par soi-même, être cause de
toutes choses, souverain bien, éternel, immuable, etc., appartiennent en
propre à Dieu seul, nous ne pouvons cependant pas savoir par ces propres
quelle est l’essence et quels sont les attributs de l’être auquel appartiennent
ces propres.
(7) Il sera temps aussi que nous considérions une fois les choses qu’ils
attribuent à Dieu et qui ne lui appartiennent pas(14) ; comme d’être
omniscient, miséricordieux, sage, etc. ; parce que ces choses ne sont que des
modes de la substance pensante et ne peuvent en aucune façon exister ni
être conçues sans la substance dont elles sont les modes ; c’est pourquoi
aussi elles ne peuvent être attribuées à Dieu qui est un être n’ayant besoin
pour exister d’aucune autre chose que lui-même.
(8) Enfin, ils l’appellent le souverain bien ; si cependant ils entendent
par là quoi que ce soit d’autre que ce qu’ils ont déjà dit, à savoir que Dieu
est immuable et cause de toutes choses, ils se sont égarés dans leur propre
concept ou n’ont pu se comprendre eux-mêmes ; et cela est venu de leur
erreur sur le bien et le mal ; ils croient en effet que l’homme lui-même, et
non Dieu, est cause de ses péchés et de son mal ; ce qui, d’après ce que
nous avons déjà démontré, ne peut pas être, sans quoi nous sommes
contraints d’affirmer que l’homme est aussi cause de lui-même. Cela
toutefois se verra encore plus clairement quand nous traiterons ci-après de
la volonté de l’homme.
(9) Il sera nécessaire maintenant que nous résolvions ces sophismes par
lesquels ils cherchent à embellir leur ignorance en ce qui touche la
connaissance de Dieu.
Ils disent donc en premier lieu qu’une définition régulière doit consister
en un genre et une différence. Mais, bien que cela soit reconnu par tous les
Logiciens, je ne sais cependant d’où ils le tiennent, car certainement s’il
faut que cela soit vrai, on ne peut rien savoir du tout ; si, en effet, nous ne
pouvons connaître une chose parfaitement que par une définition consistant
en genre et différence, nous ne pourrons jamais connaître parfaitement le
genre le plus élevé qui n’a plus aucun genre au-dessus de lui ; or, si le genre
le plus élevé, qui est cause de la connaissance de toutes les autres choses,
n’est pas connu, les autres choses, qui ne sont expliquées que par ce genre,
seront encore bien moins conçues et connues. Puisque cependant nous
sommes libres et ne croyons nullement être liés à leurs affirmations, nous
énoncerons selon la vraie logique d’autres règles de la définition et cela
conformément à la distinction que nous faisons concernant la Nature.
(10) Nous avons déjà vu que les attributs (ou, comme d’autres les
appellent, les substances) sont des choses ou, pour parler mieux et avec plus
de propriété, sont un être existant par lui-même, et par suite se font
connaître et se manifestent elles-mêmes par elles-mêmes. Des autres choses
nous voyons qu’elles sont seulement des modes des attributs sans lesquels
elles ne peuvent exister ni être conçues. Par suite, les définitions doivent
être de deux genres. ou espèces. Savoir :
1° Celles des attributs qui appartiennent à un être existant par lui-
même : lesquels ne requièrent aucun concept de genre ou quoi que ce soit
qui les fasse mieux concevoir ou les rende plus clairs, car, puisqu’ils
existent en qualité d’attributs d’un être existant par lui-même, ils sont aussi
connus par eux-mêmes.
2° Celles des autres choses qui n’existent pas par elles-mêmes, mais
seulement par les attributs dont elles sont des modes et par lesquels, ces
attributs étant comme leur genre, elles doivent être connues.
Et voilà pour ce qui touche la thèse qu’ils soutiennent touchant la
définition.
Pour ce qui est du second point, à savoir que Dieu ne peut être connu de
nous d’une connaissance adéquate, il a été suffisamment répondu à cela par
M. des Cartes dans sa réponse aux objections touchant ce point, page
18(***).
(11) Et pour ce qui est du troisième : que Dieu ne peut être démontré a
priori, nous avons déjà répondu à cela auparavant(****). Car, puisque Dieu
est cause de soi, il suffit que nous le démontrions par lui-même, et une telle
démonstration est aussi bien plus solide que la démonstration a posteriori,
qui se fait d’ordinaire seulement par le moyen de causes extérieures.
Chapitre VIII : de la nature naturante
Avant de passer à quelque autre sujet, nous diviserons maintenant
brièvement la Nature totale, savoir en Nature naturante et Nature naturée.
Par Nature naturante nous entendons un être que par lui-même, sans
avoir besoin d’aucune autre chose que lui-même (tels les attributs que nous
ayons jusqu’ici signalés), nous concevons clairement et distinctement,
lequel être est Dieu. De même aussi les Thomistes ont entendu Dieu par là ;
toutefois leur Nature naturante était un être (ainsi l’appelaient-ils) extérieur
à toutes substances.
Quant à la Nature naturée, nous la diviserons en deux, une universelle
et l’autre particulière. L’universelle se compose de tous les modes qui
dépendent immédiatement de Dieu ; nous en traiterons dans le chapitre
suivant. La particulière se compose de toutes les choses particulières qui
sont causées par les modes universels. De sorte que la Nature naturée, pour
être bien conçue, a besoin de quelque substance.
Chapitre IX : de la nature naturée
(1) Pour ce qui touche maintenant la Nature naturée universelle ou les
modes ou créatures qui dépendent immédiatement de Dieu ou sont créés
immédiatement par lui, nous n’en connaissons pas plus de deux, savoir le
mouvement dans la matière et l’entendement dans la chose pensante(15).
Desquels nous disons qu’ils ont été de toute éternité, et resteront immuables
dans toute l’éternité. Œuvre aussi grande vraiment qu’il convenait à la
grandeur de l’ouvrier.
(2) Pour ce qui concerne le Mouvement en particulier, comme il
appartient plus proprement à ceux qui traitent de la science de la Nature
qu’à nous ici d’expliquer comment il se fait qu’il a été de toute éternité et
doit demeurer immuable dans l’éternité, qu’il est infini en son genre, qu’il
ne peut exister ni être conçu par lui-même, mais seulement par le moyen de
l’étendue, de tout cela, dis-je, nous ne traiterons pas ici, mais nous en dirons
seulement qu’il est un Fils, un Ouvrage, ou un Effet immédiatement créé
par lui.
(3) Concernant l’Entendement dans la chose pensante, il est aussi bien
un Fils, un Ouvrage, ou une Créature immédiate de Dieu, créée de toute
éternité et demeurant immuable dans l’éternité.
Il a pour seule propriété de tout percevoir clairement et distinctement en
tout temps ; d’où naît une immuable jouissance infinie ou parfaite qui ne
peut omettre de faire ce qu’elle fait. Et bien que cela soit déjà assez clair par
soi-même, nous le démontrerons encore plus clairement en traitant des
affections de l’Âme, et c’est pourquoi nous n’en dirons ici pas davantage.
Chapitre X : ce qu’est le bien et le mal
(1) Pour dire une fois brièvement ce qu’est en lui-même le bien et le
mal, nous commencerons ainsi : certaines choses sont dans notre
entendement et non dans la Nature ; elles ne sont ainsi que notre œuvre
propre et ne servent qu’à concevoir distinctement les choses ; parmi elles
nous comprenons toutes les relations qui ont trait à différentes choses et
nous les appelons Êtres de Raison.
(2) La question se pose maintenant ; le bien et le mal appartiennent-ils
aux Êtres de Raison ou aux Êtres Réels ? Mais, considérant que le bien et le
mal ne sont autre chose que des relations, il est hors de doute qu’il faut les
ranger parmi les Êtres de Raison ; car jamais on ne dit qu’une chose est
bonne sinon par rapport à quelque autre qui n’est pas si bonne ou ne nous
est pas si utile qu’une autre ; ainsi on ne dit qu’un homme est mauvais que
par rapport à un [autre] qui est meilleur ; ou encore qu’une pomme est
mauvaise que par rapport à une autre qui est bonne ou meilleure.
Et il serait impossible que tout cela pût être dit si le bon ou le meilleur
n’existait pas, par comparaison avec lequel une chose est appelée
mauvaise(*).
(3) Si donc l’on dit qu’une chose est bonne, cela ne signifie rien sinon
qu’elle s’accorde avec l’Idée générale que nous avons des choses de cette
sorte. Or, comme nous l’avons déjà dit auparavant(**), les choses doivent
s’accorder avec leur Idée particulière, dont l’essence doit être une essence
parfaite(***) et non avec la générale parce qu’alors elles n’existeraient
nullement.
(4) Quant à la confirmation de ce que nous venons de dire, la chose est
claire selon nous ; néanmoins pour conclure sur ce qui précède, nous
ajouterons encore les preuves suivantes :
Tous les objets qui sont dans la Nature sont ou des choses ou des effets.
Or le bien et le mal ne sont ni des choses ni des effets. Donc aussi le bien et
le mal n’existent pas dans la Nature.
Car, si le bien et le mal sont des choses ou des effets, ils doivent avoir
leur définition. Mais le bien et le mal, comme, par exemple, la fuite de
Pierre et la malice de Judas, n’ont aucune définition en dehors de l’essence
de Pierre ou de Judas, car celle-là seule est dans la Nature, et ne peuvent pas
être définis indépendamment de l’essence de Pierre ou de Judas.
Il suit de là, comme plus haut, que le bien et le mal ne sont ni des
choses ni des effets qui soient dans la Nature.
Deuxième partie de l’homme et de ce qui lui
appartient
Préface
(1) Après avoir parlé dans la première partie de Dieu et des choses
universelles et infinies, nous passerons dans celte deuxième partie à l’étude
des choses particulières et finies ; non de toutes cependant, car elles sont
innombrables, mais nous traiterons seulement de celles qui concernent
l’homme ; et, pour commencer, nous considérerons premièrement ce qu’est
l’homme, en tant qu’il se compose de certains modes compris dans les deux
attributs que nous avons trouvés en Dieu.
(2) Je dis certains modes parce que je ne pense nullement que l’homme,
en tant qu’il est formé d’un esprit, d’une âme(16) ou d’un corps soit une
substance, attendu que nous avons montré au commencement de ce livre :
1° Qu’aucune substance ne peut commencer(** ;)
2° Qu’une substance ne peut produire l’autre et enfin :
3° Qu’il ne peut y avoir deux substances égales. Puis donc que
l’homme n’a pas été depuis l’éternité, qu’il est limité et égal à beaucoup
d’hommes, il ne peut être une substance.
(3) De sorte que, tout ce qu’il a de pensée, ce ne sont que des modes de
l’attribut pensant que nous avons reconnu à Dieu et, d’autre part, tout ce
qu’il a de figure, mouvement et autres choses, ce sont de même des modes
de l’autre attribut qui a été reconnu à Dieu par nous.
(4) Et si quelques-uns, de ce que la nature de l’homme ne peut exister ni
être conçue sans les attributs qui, de leur propre aveu, sont substance,
essaient de tirer la preuve que l’homme est une substance, c’est sans autre
fondement que de fausses suppositions ; car, puisque la nature de la matière
ou des corps était déjà avant que la forme de tel corps humain existât, cette
nature ne peut être propre au corps humain, car il est clair que, dans le
temps où l’homme n’était pas, elle ne pouvait appartenir à la nature de
l’homme.
(5) Et ce qu’ils posent en règle fondamentale : que ce sans quoi une
chose ne peut exister ni être conçue appartient à la nature de cette chose,
cela nous le nions ; car nous avons déjà démontré que sans Dieu aucune
chose ne peut exister ni être conçue ; c’est-à-dire, Dieu doit exister et être
conçu avant que les choses particulières soient et soient conçues. Nous
avons montré aussi que les genres n’appartiennent pas à la nature de la
définition, mais que des choses telles qu’elles ne puissent pas exister sans
d’autres ne peuvent pas non plus être conçues sans ces dernières(***).
Puisqu’il en est ainsi, quelle règle devons-nous donc poser d’après laquelle
on puisse savoir ce qui appartient à la nature d’une chose ? La règle est la
suivante : appartient à la nature d’une chose ce sans quoi elle ne peut exister
ni être conçue ; non pas simplement ainsi toutefois, mais de telle façon qu’il
y ait toujours possibilité de conversion, c’est-à-dire que ce qui est affirmé
ne puisse sans la chose exister ni être conçu.
Nous commencerons donc à traiter des modes dont l’homme est formé
dans le commencement du chapitre premier ci-après.
Chapitre I : de l’opinion, de la croyance et du savoir
(1) Pour commencer donc à parler des modes(17) dont l’homme est
formé nous dirons : 1° ce qu’ils sont ; 2° leurs effets ; 3° leur cause.
Quant au premier point, commençons par ceux qui nous sont les
premiers connus, savoir certains concepts ou la conscience de la
connaissance de nous-mêmes et des choses qui sont en dehors de nous(*).
(2) Nous acquérons ces concepts ou bien :
1° Par la croyance(**) seule ; laquelle croyance se forme ou par ouï-dire
ou par expérience(18), ou bien :
2° Par une croyance droite, ou bien :
3° Par une connaissance claire et distincte.
Le premier mode est communément soumis à l’erreur.
Le second et le troisième, bien qu’ils soient différents entre eux, ne
peuvent cependant pas tromper.
(3) Pour comprendre cela plus distinctement, toutefois, nous
proposerons un exemple pris de la règle de trois, à savoir :
1° Quelqu’un a entendu dire que si, selon la règle de trois on multiplie
le second nombre par le troisième et qu’on divise ensuite par le premier, on
trouve un quatrième nombre qui est avec le troisième dans le même rapport
que le second avec le premier. Et sans considérer que celui qui lui a donné
cette indication pouvait mentir, il a réglé son travail là-dessus ; et cela sans
avoir plus de connaissance de la règle de trois qu’un aveugle de la couleur ;
et il a débité ainsi tout ce qu’il a pu dire, comme fait un perroquet pour, ce
qu’on lui a appris(19).
2° Un autre qui est de conception plus rapide ne se contente pas ainsi du
oui-dire, mais il cherche une vérification dans certains calculs particuliers,
et quand il trouve que ces derniers s’accordent avec la règle, il lui accorde
créance. Mais nous avons eu raison de dire que ce mode aussi est exposé à
l’erreur ; comment, en effet, peut-il être sûr que l’expérience de quelques
cas particuliers lui puisse être une règle pour tous(20) ?
3° Un troisième qui ne se satisfait ni du ouï-dire, parce qu’il peut
tromper, ni de l’expérience de quelques cas particuliers, parce qu’elle ne
peut donner de règle universelle, consulte la Raison vraie qui n’a jamais
trompé ceux qui en ont fait bon usage. Cette raison lui dit que par la
propriété des nombres proportionnels cela est ainsi et ne pouvait pas être ni
arriver autrement(21). Toutefois :
4° Le quatrième qui a la connaissance la plus claire n’a besoin ni du
ouï-dire, ni de l’expérience, ni de l’art de conclure, parce que, par son
intuition claire, il aperçoit aussitôt la proportionnalité dans tous les
calculs(22).
Chapitre II : ce qu’est l’opinion, la croyance et la connaissance vraie
(1) Nous traiterons maintenant des effets des différentes connaissances
dont nous avons parlé dans le précédent chapitre, et nous dirons encore une
fois, comme en passant, ce qu’est l’opinion, la croyance et la connaissance
claire.
(2) Nous appelons la première Opinion, parce qu’elle est sujette à
l’erreur et n’a jamais lieu à l’égard de quelque chose dont nous sommes
certains mais à l’égard de ce que l’on dit conjecturer ou supposer.
Nous appelons la deuxième Croyance parce que les choses que nous
saisissons par la raison seulement, ne sont pas vues par nous, mais nous
sont seulement connues par la conviction qui se fait dans l’esprit que cela
doit être ainsi et non autrement.
Mais nous appelons Connaissance claire celle qui s’acquiert, non par
une conviction née de raisonnements, mais par sentiment et jouissance de la
chose elle-même et elle l’emporte de beaucoup sur les autres.
(3) Après avoir dit cela en préambule, venons-en maintenant aux effets ;
nous dirons à ce sujet que de la première sortent toutes les passions qui sont
contraires à la droite raison ; de la deuxième, les bons désirs, et de la
troisième le véritable et pur amour avec tout ce qui naît de lui.
(4) De telle sorte que nous posons comme cause prochaine de toutes les
passions(*) dans l’âme la connaissance, parce que nous regardons comme
tout à fait impossible que quelqu’un, qui ne concevrait ni ne connaîtrait,
selon les modes ci-dessus, pût être poussé à l’Amour, au Désir ou à tout
autre mode de vouloir.
Chapitre III : origine des passions ; passion naissant de l’opinion
(1) Voyons donc maintenant comment, ainsi que nous venons de le dire,
les passions naissent de l’opinion. Et pour le bien faire et intelligiblement,
nous en prendrons quelques-unes, parmi les principales, comme exemples
et nous démontrerons ce que nous dirons à leur sujet.
(2) L’étonnement sera la première qui se trouve dans celui qui connaît
les choses par le premier mode ; car, tirant de quelques observations
particulières une conclusion qui est générale, il est comme frappé de
stupeur, quand il voit quelque chose qui va contre cette conclusion(23) tirée
par lui. C’est ainsi que quelqu’un, qui n’aurait jamais vu que des moutons à
queue courte, a de l’étonnement au sujet des moutons marocains qui ont de
longues queues. Ainsi l’on raconte d’un paysan qui s’était persuadé qu’il
n’y avait pas de champs en dehors des siens, qu’une vache étant venue à
disparaître, il fut obligé de la chercher au loin et tomba dans un grand
étonnement de ce qu’en dehors de ses propres champs il s’en trouvât encore
une si grande quantité.
(3) Et certainement la même aventure arrive à beaucoup de Philosophes
qui se sont persuadé qu’en dehors de ce petit champ ou de cette petite boule
de terre sur laquelle ils sont, il n’en existait pas d’autres, parce qu’ils n’en
considéraient pas d’autres. Mais jamais il n’y aura d’étonnement dans celui
qui tire de vraies conclusions. Et telle est la première passion.
(4) La seconde sera l’Amour(*). Cette passion, naît :
1° Du ouï-dire ;
2° De l’opinion ;
3° De concepts vrais.
(5) Pour ce qui touche le premier amour, nous l’observons
communément dans les enfants à l’égard de leur père ; parce que leur père
leur dit que telle ou telle chose est bonne, ils sont portés vers elle sans en
rien savoir de plus ; de même aussi dans ceux qui par amour de la patrie
donnent leur vie ; et enfin dans tous ceux qui s’éprennent de quelque chose
pour en avoir entendu parler.
(6) Pour le second il est certain que, toutes les fois que quelqu’un voit
ou s’imagine voir quelque chose de bon, il incline toujours à s’unir à cela ;
et que, à cause du bien qu’il remarque en cet objet, il le choisit comme le
meilleur, hors duquel il ne connaît alors rien de meilleur ou de plus
agréable. S’il vient cependant, comme il arrive le plus souvent en pareil cas,
à faire connaissance avec quelque chose de meilleur que ce bien à lui
actuellement connu, il détourne à l’instant son amour du premier objet vers
le second ; toutes choses que nous exposerons plus clairement en traitant de
la liberté de l’homme.
(7) Pour ce qui touche le troisième, savoir l’amour né de concepts vrais,
nous le passerons ici sous silence parce que ce n’est pas le lieu d’en
parler(24).
(8) La Haine, maintenant, l’exact opposé de l’amour, naît de l’erreur
qui provient de l’opinion ; car si quelqu’un a conclu que quelque objet est
bon et si un autre fait quelque chose au détriment de cet objet, de la haine à
l’égard de l’auteur de cette action naît dans le premier ; haine qui ne
pourrait trouver place en lui s’il connaissait le vrai bien, comme nous le
montrerons ci-après. Car tout ce qui peut exister ou être pensé, en
comparaison avec le vrai bien, n’est que la misère même, et celui qui
s’attache ainsi à la misère n’est-il pas digne de compassion beaucoup plus
que de haine ? La haine enfin vient aussi du ouï-dire seul, comme nous le
voyons chez les Turcs contre les Juifs et les Chrétiens, chez les Juifs contre
les Turcs et les Chrétiens et chez les Chrétiens contre les Juifs et les Turcs ;
combien ignorante en effet est la masse d’entre eux en ce qui touche le culte
et les mœurs des autres !
(9) Le Désir maintenant, soit qu’il consiste seulement, comme veulent
quelques-uns, dans l’appétit ou la convoitise d’obtenir ce dont on est privé,
soit, comme le veulent d’autres(25), qu’il s’attache à conserver ce dont nous
jouissons déjà, il est certain qu’on ne le peut jamais trouver en aucune
personne qu’il ne soit venu en elle, pour ce qu’une chose a paru bonne.
(10) Il est donc clair que le désir comme aussi l’amour dont il a été
parlé auparavant, naît du premier mode de connaissance, car, si quelqu’un a
ouï dire de quelque chose que ce soit, qu’elle est bonne, il en a l’appétit et
la convoitise. Comme on le voit dans un malade qui, par cela seul qu’il
entend dire à un médecin que tel ou tel remède est bon pour son mal, est
tout aussitôt porté vers lui.
Le désir naît aussi de l’expérience comme on le voit dans la pratique
des médecins qui, ayant trouvé un certain remède bon quelquefois ont
coutume de le considérer comme une chose infaillible.
(11) Tout ce que nous avons dit de ces passions, on peut le dire aussi de
toutes les autres, comme il est clair pour chacun. Et comme nous
commencerons dans ce qui suit à rechercher lesquelles sont raisonnables
lesquelles par contre sont déraisonnables, nous laisserons cela pour le
moment, et nous avons ainsi fini avec les passions qui naissent de l’opinion.
Chapitre IV : ce qui naît de la croyance et du bien et du mal de
l’homme
(1) Après avoir montré dans le précédent chapitre comment les passions
naissent de l’erreur de l’opinion, voyons maintenant les effets des deux
autres modes de connaissance, et, pour commencer, de celui que nous avons
appelé la croyance droite(26).
(2) Ce mode de connaissance nous fait bien voir ce qu’il faut que soit la
chose mais non ce qu’elle est vraiment. Et c’est la raison pour laquelle il ne
peut jamais nous unir à la chose crue. Je dis donc qu’il nous enseigne
seulement ce qu’il faut que soit la chose et non ce qu’elle est, y ayant une
très grande différence entre les deux, comme nous l’avons vu dans notre
exemple de la règle de trois ; si quelqu’un peut trouver par la proportion un
nombre qui soit avec le troisième dans le même rapport que le second avec
le premier, il peut dire (après emploi de la multiplication et de la division)
que les quatre nombres doivent être proportionnels ; et, bien qu’il en soit
ainsi, il n’en parle pas moins comme d’une chose qui est hors de lui ; mais,
s’il arrive à avoir l’intuition de la proportionnalité comme nous l’avons
montré dans le quatrième exemple, il dit alors que la chose est ainsi
vraiment(*), attendu qu’elle n’est plus hors de lui mais en lui-même. Et voilà
pour ce qui touche le premier point.
(3) Le deuxième effet de la croyance droite est qu’elle nous porte à une
connaissance claire, par laquelle nous aimons Dieu et nous fait percevoir
intellectuellement non les choses qui sont en nous mais celles qui sont en
dehors.
(4) Le troisième effet est qu’elle nous procure la connaissance du bien
et du mal, et nous indique toutes les passions qui sont à détruire. Et, puisque
nous avons déjà dit auparavant que les passions qui naissent de l’opinion
sont sujettes à grand mal, il vaut la peine de voir une fois comment ces
passions sont passées au tamis par ce deuxième mode de connaissance, pour
découvrir ce qu’il y a en elles de bon et de mauvais(27).
Et pour cela, comme il convient, considérons-les de près de la même
façon que précédemment, pour pouvoir reconnaître lesquelles parmi elles
doivent être choisies, lesquelles rejetées par nous. Avant toutefois de passer
à cela disons d’abord brièvement ce qu’est le bien et le mal de l’homme.
(5) Nous avons déjà dit auparavant que toutes choses sont nécessaires,
et qu’il n’y a dans la Nature ni bien ni mal. Ainsi tout ce que nous voulons
de l’homme doit appartenir à son genre(***), lequel n’est pas autre chose
qu’un être de Raison. Quand donc nous avons conçu dans notre
entendement une Idée d’un homme parfait, cela peut être cause que nous
voyions (quand nous nous étudions nous-mêmes) s’il y a en nous aussi
quelque moyen de parvenir à une telle perfection.
(6) Et pour cette raison tout ce qui peut nous rapprocher de cette
perfection nous l’appellerons bon, et mauvais ce qui, au contraire, nous
empêche d’y atteindre ou ne nous en rapproche pas.
(7) Je dois donc, dis-je concevoir un homme parfait si je veux dire
n’importe quoi concernant le bien et le mal de l’homme ; cela parce que si
je traitais du bien et du mal, par exemple, dans Adam, je confondrais alors
un être réel avec un être de Raison, ce qu’un vrai Philosophe doit éviter
avec soin pour des raisons que nous exposerons par la suite ou dans d’autres
occasions.
(8) En outre, comme la destination d’Adam, ou de quelque créature
particulière que ce soit, ne nous est connue que par l’événement, il s’ensuit
que ce que nous pouvons dire de la destination de l’homme(28), ne peut se
fonder que sur le concept d’un homme parfait dans notre entendement ;
d’un tel homme nous pouvons bien connaître la destination, parce qu’il est
un être de raison, et nous pouvons connaître aussi, comme il a été dit, son
bien et son mal, car ce sont là de simples modes de penser.
(9) Pour en venir maintenant peu à peu à la question, nous avons déjà
montré auparavant comment de la représentation naissent les mouvements,
modes, affections et actions de l’âme et nous avons divisé en quatre cette
représentation, à savoir :
1° Le ouï-dire seul ; 2° l’expérience ; 3° la croyance ; 4° la
connaissance claire. Après donc que nous avons vu les effets de tous, il est
évident par là que le quatrième mode, savoir la connaissance claire est le
plus parfait de tous ; car l’opinion nous induit souvent en erreur ; et la
croyance droite n’est bonne que parce qu’elle est le chemin qui conduit à la
connaissance vraie, en nous excitant vers les choses qui sont vraiment
aimables, de sorte que la fin dernière que nous cherchons à atteindre et la
plus noble que nous connaissions est la connaissance claire.
(10) Toutefois, cette connaissance claire aussi diffère selon les objets
qui se présentent à elle et d’autant meilleur est l’objet auquel elle s’unit,
d’autant meilleure est cette connaissance ; et par suite celui-là est l’homme
le plus parfait qui s’unit à Dieu, l’être souverainement parfait et jouit ainsi
de lui.
(11) Pour découvrir donc ce qu’il y a de bon et de mauvais dans les
passions, nous les prendrons chacune à part pour les considérer ; et nous
commencerons par l’Étonnement. Cette passion, puisqu’elle naît ou de
préjugés ou de l’ignorance, est une imperfection dans l’homme sujet à cette
disposition de l’âme. Je dis une imperfection parce que l’étonnement par
lui-même ne conduit à rien de mauvais(****).
Chapitre V : de l’amour
(1) Nous diviserons l’Amour, qui n’est autre chose que la jouissance
d’une chose et l’union avec elle, suivant la nature de l’objet dont l’homme
cherche à jouir et auquel il veut s’unir.
(2) Certains objets sont en eux-mêmes périssables, d’autres
impérissables par leur cause ; un troisième est par sa propre force et sa seule
puissance éternel et impérissable.
Les choses périssables sont toutes les choses particulières qui n’ont pas
été de tout temps, mais qui ont pris commencement.
Les autres sont les modes universels(*) que nous avons dit qui étaient
causes des particuliers.
Mais le troisième est Dieu, ou ce que nous prenons pour une seule et
même chose, la Vérité.
(3) L’amour naît donc de la représentation et de la connaissance que
nous avons d’une chose et, suivant que la chose se montre plus grande et
magnifique, pitre aussi l’amour est grand en nous.
(4) Nous avons le pouvoir de nous affranchir de l’amour de deux
façons : ou bien par la connaissance d’une chose meilleure, ou par
l’expérience que la chose aimée, que nous tenions pour quelque chose de
grand et de magnifique, apporte avec elle beaucoup de suites funestes.
(5) C’est aussi un caractère de l’amour que jamais nous ne nous
efforçons d’en être délivrés (comme de l’étonnement et des autres passions)
et cela pour deux raisons : 1° parce que cela est impossible, et 2° parce qu’il
est nécessaire que nous n’en soyons pas délivrés.
Cela est impossible parce que cela ne dépend aucunement de nous, mais
seulement de ce que nous observons de bon et d’utile dans l’objet et, si nous
ne voulions pas l’aimer, il serait nécessaire d’abord que cet objet ne nous
fût pas connu, ce qui n’est pas en notre pouvoir ou ne dépend pas de nous,
attendu que, si nous ne connaissions rien, certainement nous ne serions pas.
Il est nécessaire que nous n’en soyons pas délivrés parce qu’en raison
de la faiblesse de notre nature, sans quelque chose dont nous jouissions, à
quoi nous soyons unis et par quoi nous soyons fortifiés, nous ne pourrions
exister.
(6) De ces trois sortes d’objets, lesquels avons-nous donc à élire ou à
rejeter ?
Pour les choses périssables (puisqu’il est nécessaire, avons-nous dit, à
cause de la faiblesse de notre nature que nous aimions quelque objet et que
nous nous unissions à lui pour exister), il est certain que, par l’amour des
choses périssables et notre union avec elles, nous ne serons aucunement
fortifiés dans notre nature, considérant qu’elles sont faibles elles-mêmes et
qu’un invalide ne peut pas en porter un autre. Et non seulement elles ne sont
pas salutaires, elles nous sont même nuisibles ; car nous avons dit de
l’amour qu’il est une union avec l’objet que notre entendement juge être
magnifique et bon ; et nous entendons par là une union telle que l’aimant(**)
et l’aimé deviennent une seule et même chose et forment ensemble un tout.
Il est donc certainement très misérable celui qui est uni à des choses
quelconques périssables ; car, puisqu’elles sont en dehors de son pouvoir et
sujettes à beaucoup d’accidents, il est impossible que si elles sont atteintes
de souffrances, lui-même en demeure affranchi. Et nous concluons par suite
que, si ceux qui aiment les choses périssables ayant encore un certain degré
d’essence sont misérables, quelle ne sera pas la misère de ceux qui aiment
les honneurs, les richesses et la volupté qui n’ont absolument pas
d’essence !
(7) Voilà qui suffit pour montrer comme la raison nous avertit de pour
séparer de telles choses périssables, car, par ce que nous venons de dire, est
clairement démontré le poison et le mal qui est contenu et caché dans
l’amour de ces choses. Nous le voyons cependant d’une façon
incomparablement plus claire, si nous considérons de quel bien magnifique
et excellent nous sommes privés par la jouissance de ces choses.
(8) Nous avons dit que les choses qui sont périssables sont en dehors de
notre pouvoir ; qu’on nous comprenne bien : nous ne voulons pas dire par là
que nous soyons une cause libre ne dépendant d’aucune autre chose ; quand
nous disons que certaines choses sont dans notre pouvoir et d’autres en
dehors, nous entendons par choses qui sont en notre pouvoir celles que nous
effectuons selon l’ordre [de la Nature] ou d’accord avec la Nature dont nous
sommes une partie, par choses qui ne sont pas en notre pouvoir celles qui,
étant extérieures à nous, ne sont sujettes par nous à aucun changement,
parce qu’elles sont très éloignées de notre essence véritable, telle qu’elle est
instituée par la Nature.
(9) Pour continuer, nous en venons maintenant à la deuxième espèce
d’objets qui, bien qu’éternels et immuables, ne le sont pas par leur propre
force. Si cependant nous en entreprenons quelque peu l’examen, nous
percevrons aussitôt que ce sont seulement des modes qui dépendent
immédiatement de Dieu. Et, telle étant leur nature, ces objets ne peuvent
être connus par nous, à moins que nous n’ayons en même temps un concept
de Dieu, en qui, parce qu’il est parfait, notre Amour doit nécessairement se
reposer ; et, pour le dire en un mot, il nous sera impossible, si nous usons
bien de notre entendement, de nous abstenir d’aimer Dieu.
Les raisons qui font qu’il en est ainsi sont claires.
(10) Premièrement, parce que nous éprouvons que Dieu seul a
l’existence, et que toutes autres choses ne sont pas des êtres mais des
modes ; et puisque les modes ne peuvent pas être bien conçus sans l’être
duquel ils dépendent immédiatement, et que nous avons précédemment
montré que si, alors que nous aimons quelque chose, nous venons à
connaître une chose meilleure que celle que nous aimons, nous nous
jetterons aussitôt sur elle et abandonnerons la première, il s’ensuit, sans
contredit que, si nous venons à connaître Dieu qui a en lui seul toutes les
perfections, nous devons nécessairement l’aimer.
(11) Deuxièmement. – Si nous usons bien de notre entendement dans la
connaissance des choses, nous devons les connaître dans leurs causes ; et
puisque de toutes les autres choses Dieu est la première cause, la
connaissance de Dieu va donc, selon la nature des choses, avant celle de
toutes autres choses ; car la connaissance de ces dernières découle de celle
de la première cause. Comme maintenant l’amour vrai naît toujours de la
connaissance de la magnificence et de la bonté de l’objet, que peut-il donc
suivre sinon que l’amour se porte avec plus de force, que sur personne, sur
le Seigneur notre Dieu ? puisqu’il est seul magnifique et un bien parfait.
(12) Nous voyons ainsi comment nous rendons l’amour fort et aussi
comment il doit se reposer en Dieu seul.
Ce que nous aurions encore à dire de l’amour, nous nous efforcerons de
le dire quand nous traiterons de la dernière sorte de connaissance(***).
Nous passons maintenant à la recherche promise auparavant, savoir :
quelles passions doivent être admises, quelles rejetées.
Chapitre VI : de la haine
(1) La Haine est une inclination à écarter de nous ce qui nous a causé
quelque mal.
Il est à considérer maintenant comment nous produisons nos actions de
deux façons, savoir : ou bien avec ou bien sans les passions. Avec les
passions, comme on le voit communément chez les maîtres à l’égard de
leurs serviteurs qui ont fait quelque faute, ce qui d’ordinaire ne se passe pas
sans colère ; sans les passions comme on le raconte de Socrate qui, s’il lui
fallait châtier un serviteur pour le corriger, ne le faisait pas aussi longtemps
qu’il se trouvait dans un état d’irritation contre ce serviteur.
(2) Voyant donc que nos œuvres sont accomplies par nous avec les
passions ou sans elles, il est clair, pensons-nous, que les choses qui nous
font obstacle ou nous ont fait obstacle peuvent, si cela est nécessaire, être
écartées sans excitation de l’âme. Dès lors qu’est-ce qui vaut le mieux ? que
nous fuyions les choses avec haine et aversion ou que, par la force de la
raison, nous apprenions à les supporter sans excitation (car nous le
considérons comme possible). Il est sûr d’abord que, si nous faisons les
choses que nous avons à faire sans passion, il n’en peut rien résulter de
mauvais. Et puisque entre le bon et le mauvais il n’y a pas de milieu, nous
voyons que, comme il est mauvais d’agir avec passion, il doit être bon
d’agir sans passion.
(3) Examinons cependant s’il y a quelque chose de mauvais à faire les
choses avec haine et aversion. Pour la haine, qui naît de l’opinion, il est
certain qu’elle ne doit avoir aucune place en nous, puisque nous savons
qu’une seule et même chose est à un certain moment bonne pour nous, à un
autre mauvaise, ainsi qu’on l’a toujours reconnu pour les herbes officinales.
Il s’agit en définitive de savoir si la haine se forme en nous par
l’opinion seulement ou aussi par le vrai raisonnement. Mais pour examiner
ce point il nous paraît bon d’expliquer clairement ce qu’est la haine et de la
distinguer de l’aversion.
(4) La Haine, dis-je, est une excitation de l’âme contre quelqu’un qui
nous a fait du mal sciemment et volontairement.
Mais l’Aversion est une excitation qui est en nous contre un objet à
cause du tort ou de la souffrance que nous connaissons ou supposons qui est
en lui par nature. Je dis par nature, parce que, si nous n’avons pas cette
opinion, encore bien que nous ayons éprouvé de lui quelque empêchement
ou quelque souffrance, nous ne l’avons pas pour cela en aversion, puisque
nous pouvons même en attendre quelque avantage ; c’est ainsi que
quelqu’un qui s’est endommagé avec une pierre ou un couteau ne l’a pas
pour cela en aversion.
(5) Après avoir fait cette observation, voyons brièvement les effets de
ces deux passions.
De la haine naît la tristesse et quand la haine est grande elle produit la
colère. Cette dernière ne s’efforce pas seulement, comme la haine, à
s’éloigner, par la fuite de la chose haïe, mais tend aussi à la détruire quand
cela est faisable. De cette grande haine sort aussi l’Envie. Mais de
l’aversion naît une certaine tristesse, puisque nous nous efforçons de nous
priver d’une chose qui, puisqu’elle est réelle, a aussi son essence et sa
perfection.
(6) Par ce qui vient d’être dit, on peut aisément connaître que, si nous
usons bien de notre Raison, nous ne pouvons avoir de haine ou d’aversion
contre aucune chose, parce que nous nous priverions en agissant ainsi de la
perfection qui est en chacune. Et nous connaissons aussi par la Raison que
nous ne pouvons jamais avoir de haine contre personne ; parce que tout ce
qui est dans la Nature, si nous voulons en [obtenir] quelque chose, nous
devons le changer en quelque chose de meilleur soit pour nous, soit pour la
chose elle-même.
(7) Et puisqu’un homme parfait est la chose la meilleure que nous
connaissions présentement ou ayons sous les yeux, c’est de beaucoup le
mieux pour nous et pour chacun pris à part que nous nous efforcions en tout
temps de diriger les hommes vers cette perfection ; car alors seulement ils
peuvent tirer de nous et nous d’eux le fruit le plus grand possible. Et le
moyen pour cela est de former à leur sujet des pensées telles que notre
bonne conscience même nous enseigne à le faire et nous en avertit, parce
que, jamais elle ne nous excite à notre perte mais toujours à notre salut.
(8) Nous concluons en disant que la Haine et l’Aversion ont en elles
autant d’imperfections que l’Amour, au contraire, a de perfections ; car ce
dernier produit toujours amélioration, renforcement et accroissement, ce qui
est perfection, tandis que la haine au contraire tend toujours à la
dévastation, à l’affaiblissement, à l’anéantissement, ce qui est
l’imperfection même.
Chapitre VII : De la joie et de la tristesse
(1) Ayant vu de quelle nature sont la Haine et l’Étonnement, et que,
nous pouvons le dire sûrement, jamais ces passions ne peuvent trouver
place en ceux qui usent bien de leur entendement, nous continuerons de
même et traiterons des autres passions ; et pour commencer, soient d’abord
le Désir et la Joie ; à leur sujet, attendu qu’elles proviennent des mêmes
causes d’où naît l’amour, nous n’avons rien à dire, sinon que nous devons
nous rappeler ce que nous avons dit précédemment(*) ; sur quoi nous les
laissons pour le moment.
(2) A ces passions nous joindrons la Tristesse de laquelle nous pouvons
dire qu’elle ne naît que de l’opinion et de l’erreur en provenant ; car elle a
pour cause la perte de quelque bien.
Nous avons dit auparavant que tout ce que nous faisons devait servir à
l’avancement et à l’amélioration. Or il est certain que, tant que dure notre
affliction, nous nous rendons impropres à rien faire de tel ; c’est pourquoi il
faut que nous nous dérobions à la tristesse, ce que nous pouvons faire en
pensant au moyen de recouvrer la chose perdue, autant qu’il est en notre
pouvoir ; et si nous ne le pouvons pas, [en pensant] qu’il faut néanmoins
nous délivrer de la tristesse, afin de ne pas tomber dans toutes les misères
qu’elle amène nécessairement avec elle. Et il faut que nous fassions l’un et
l’autre avec joie, car il est insensé de vouloir rétablir et réparer un bien
perdu par un mal désiré et entretenu par nous.
(3) Enfin, qui use bien de son entendement doit nécessairement
connaître Dieu, puisque Dieu est, comme nous l’avons démontré, le
souverain bien et tout bien. D’où il suit, sans contredit, que quelqu’un qui
use bien de son entendement ne peut tomber dans aucune tristesse.
Comment non ? Il repose dans le bien qui est tout bien et en quoi il y a
plénitude de toute joie et de toute satisfaction.
De l’opinion donc ou de la non-connaissance provient la tristesse
comme il a été dit(**).
Chapitre VIII : De l’estime et du mépris
(1) Pour continuer nous parlerons de l’Estime et du Mépris, de la
Noblesse(*) et de l’Humilité, et de l’Orgueil et de l’Humilité vicieuse, Pour
bien discerner dans ces passions le bien et le mal, nous les considérerons à
part dans cet ordre.
(2) L’Estime et le Mépris donc ne sont relatifs qu’à quelque chose de
grand ou de petit ; [ces passions sont en nous] quand nous jugeons telle une
chose, que ce qui est grand ou petit soit en nous ou hors de nous.
(3) La Noblesse n’a pas d’objet en dehors de nous-mêmes et il faut
entendre par là seulement que quelqu’un, sans passion et sans prendre garde
à l’estime de lui-même, connaît sa propre perfection selon sa vraie valeur.
(4) Il y a Humilité quand quelqu’un, sans prendre garde au mépris de
lui-même, connaît son imperfection ; l’humilité donc n’a pas d’objet en
dehors de l’homme humble.
(5) Il y a Orgueil quand quelqu’un s’attribue une perfection qu’on ne
peut trouver en lui,
(6) Il y a Humilité vicieuse quand quelqu’un s’attribue une imperfection
qui ne lui appartient pas. Je ne parle pas ici des hypocrites qui, pour tromper
les autres, s’abaissent sans croire [ce qu’ils disent], mais de ceux qui croient
que les imperfections qu’ils s’attribuent existent en eux.
(7) Après ces observations apparaît assez clairement ce qu’a de bon et
de mauvais chacune de ces passions. Pour ce qui touche la Noblesse et
l’Humilité, elles font connaître par elles-mêmes leur excellence. Nous
disons, en effet, que celui qui les possède connaît sa propre perfection et
son imperfection selon leur valeur vraie ; ce qui, comme l’enseigne la
Raison est le meilleur pour parvenir à notre perfection ; car, si nous
connaissons exactement notre puissance et notre perfection, nous voyons
clairement par là ce qui est à faire pour parvenir à la fin qui est bonne pour
nous ; et d’autre part, si nous connaissons notre défaut et notre impuissance,
nous voyons ce qui pour nous est à éviter.
(8) Pour l’Orgueil et l’Humilité vicieuse, leur définition fait assez
connaître qu’ils naissent sans aucun doute possible de l’opinion, puisque le
premier, disions-nous, se rencontre en celui qui s’attribue à lui-même une
perfection qui ne lui appartient pas ; et que l’humilité vicieuse lui est
précisément opposée.
(9) Il se voit avec clarté par ce qui précède qu’autant la Noblesse, la
véritable Humilité, sont bonnes et salutaires, autant l’Orgueil et l’Humilité
vicieuse sont mauvais et corrupteurs. Non seulement les premières mettent
qui les possède dans une bonne condition, mais elles sont aussi les degrés
par où nous nous élevons à notre plus haut salut ; tandis que l’orgueil et
l’humilité vicieuse non seulement nous empêchent de parvenir à notre
perfection, mais nous conduisent entièrement à notre ruine. C’est l’Humilité
vicieuse qui nous empêche de faire ce qu’autrement nous devrions faire
pour devenir parfaits ; comme nous le voyons chez les sceptiques qui, niant
que l’homme puisse posséder aucune vérité, se privent par là eux-mêmes de
la vérité. C’est l’Orgueil qui nous fait nous attacher à des choses qui
conduisent en droite ligne à notre ruine, comme on le voit chez ceux qui se
sont imaginé et s’imaginent que Dieu a pour eux des faveurs miraculeuses
et, pour cette raison, ne craignant aucun danger, prêts à tout, bravent le feu
et l’eau et périssent ainsi misérablement.
(10) Pour l’Estime et le Mépris il n’y a rien a en dire sinon qu’il faut
bien garder dans sa mémoire ce qui a été dit auparavant de l’Amour.
Chapitre IX : De l’espérance et de la crainte
(1) De l’Espérance et de la Crainte, de la Sécurité, du Désespoir et de la
Fluctuation, du Courage, de l’Audace et de l’Émulation, de la Pusillanimité
et de la Consternation [B : et enfin de la Jalousie], nous commencerons
maintenant à parler ; nous les prendrons, selon notre habitude, l’une après
l’autre et nous montrerons lesquelles [de ces passions] sont pour nous des
entraves, lesquelles des auxiliaires.
Nous pourrons faire tout cela très facilement, pourvu que nous prenions
garde aux idées que nous avons d’une chose à venir, qu’elle soit bonne ou
mauvaise.
(2) Les idées que nous avons concernant la chose elle-même sont que :
1° Ou bien la chose est considérée par nous comme contingente, c’est-
à-dire comme pouvant arriver ou ne pas arriver.
2° Ou bien elle doit arriver nécessairement.
Voilà ce qui est relatif à la chose elle-même.
A l’égard de celui qui a l’idée de la chose nous concevons que, ou bien
il doit faire quelque chose pour amener la venue de la chose ou quelque
chose pour l’empêcher.
(3) De ces idées naissent toutes ces affections de la manière suivante :
Si, d’une chose à venir, nous admettons qu’elle est bonne et qu’elle peut
arriver, l’âme reçoit en elle cette forme que l’on nomme espérance et qui
n’est pas autre chose qu’une certaine sorte de joie, mêlée cependant à
quelque tristesse.
Si, au contraire, nous jugeons que la chose qui peut arriver est
mauvaise, alors pénètre dans notre âme la forme que nous nommons
crainte.
Si cependant nous concevons la chose comme bonne et avec cela
comme devant arriver nécessairement, de cette idée naît dans l’âme ce
repos que nous nommons sécurité ; qui est une certaine sorte de joie non
mêlée de tristesse comme l’est l’espérance.
Mais, si nous concevons la chose comme mauvaise et comme devant
activer nécessairement, cela fait naître dans l’âme le désespoir ; qui n’est
pas autre chose qu’une certaine sorte de tristesse.
(4) Ayant parlé jusqu’ici des passions qui sont contenues dans ce
chapitre, en ayant donné des définitions sous forme affirmative et ayant dit
ainsi ce qu’est chacune d’elles, nous pouvons aussi inversement les définir
de façon négative : nous espérons que le mauvais ne viendra pas ; nous
craignons que le bon ne vienne pas ; nous sommes sûrs que le mauvais ne
viendra pas et nous sommes désespérés de ce que le bon ne doive pas venir.
(5) Après avoir ainsi parlé des passions qui naissent des idées se
rapportant à la chose elle-même, parlons maintenant des passions naissant
des idées qui se rapportent à celui qui conçoit la chose, savoir :
Quand il faut faire quelque chose pour produire la venue d’une chose et
que nous ne pouvons prendre de résolution à ce sujet, l’âme reçoit en elle
une forme que nous nommons fluctuation.
Mais, si l’âme résout virilement l’accomplissement d’une chose et
qu’elle puisse être produite, on appelle cela du courage.
Et, si la chose est difficile à accomplir, c’est ce qu’on appelle intrépidité
ou audace.
Si cependant quelqu’un résout l’accomplissement d’une chose, parce
qu’une autre l’a faite devant lui et que cela lui a bien réussi, on appelle cela
émulation.
Si quelqu’un sait ce qu’il doit craindre, pour amener la venue d’une
chose bonne, ou en empêcher une mauvaise et ne le fait cependant pas, c’est
ce qu’on nomme pusillanimité et, quand elle est très grande, on la nomme
consternation.
Enfin la jalousie est le souci que l’on a de pouvoir garder ce qu’on a
acquis et d’en jouir seul.
(6) Maintenant que nous savons d’où naissent ces affections, il nous
sera très facile de montrer lesquelles d’entre elles sont bonnes et lesquelles
mauvaises.
Pour l’Espérance, la Crainte, la Sécurité, le Désespoir et la Jalousie, il
est certain que ces passions naissent d’une opinion mauvaise ; car, ainsi que
nous l’avons précédemment démontré, toutes choses ont leurs causes
nécessaires et, par suite, doivent aussi arriver nécessairement comme elles
arrivent. Et, bien que la Sécurité et le Désespoir semblent se placer dans
l’ordre et la suite infrangible des causes [B : ou tenir pour établie
l’impossibilité de les modifier], il en est tout autrement quand on se rend
bien compte de ce qu’elles sont ; jamais il n’y a de Sécurité ou de Désespoir
qu’il n’y ait eu auparavant Espérance ou Crainte (et c’est de ces dernières
passions que les susnommées tiennent leur être) ; c’est ainsi que, par
exemple, si quelqu’un tient pour bon ce qu’il a encore à attendre, il reçoit
en son âme la forme que nous nommons Espérance ; et, quand il est assuré
d’atteindre au bien présumé, l’âme gagne le repos que nous appelons
Sécurité. Et il faut dire du Désespoir la même chose que nous avons dite de
la Sécurité. D’après ce que nous avons dit de l’Amour cependant, ces
passions ne peuvent trouver place dans l’homme parfait, attendu qu’elles
présupposant des choses auxquelles, en raison de leur nature soumise au
changement (comme nous l’avons observé dans la définition de l’Amour(*))
nous ne devons pas nous attacher, et pour lesquelles (comme il a été
démontré dans la définition de la Haine(**)) nous ne devons avoir aucune
aversion ; à cet attachement cependant et à cette aversion l’homme qui a ces
passions est sujet.
(7) Pour la Fluctuation, la Pusillanimité et la Consternation, elles font
connaître leur imperfection par leur propre nature ou manière d’être ; car
tout ce qu’elles font à notre avantage n’est pas un effet de leur nature, sinon
d’une façon négative ; si, en effet, quelqu’un espère quelque chose qu’il
tient pour bon et qui cependant n’est pas bon et que, par sa fluctuation ou sa
pusillanimité, il manque du courage nécessaire pour l’exécution, il n’est
affranchi du mal qu’il tenait pour un bien que négativement et par accident.
Et, par suite, ces passions non plus ne peuvent en aucune façon trouver
place dans un homme qui est conduit par la vraie Raison.
(8) Pour le Courage, l’Intrépidité et l’Émulation il n’y a rien à en dire
sinon ce que nous avons déjà dit de l’Amour et de la Haine.
Chapitre X : Du remords et du repentir
(1) Nous parlerons maintenant mais seulement en bref du remords et du
repentir. Ces passions ne naissent jamais que par surprise, car le remords a
pour seule origine que nous faisons quelque chose au sujet de quoi nous
doutons si c’est bon ou mauvais ; et le repentir provient de ce que nous
avons fait quelque chose qui est mauvais.
(2) Y ayant beaucoup d’hommes qui – usant bien de leur entendement –
parfois s’égarent (parce qu’alors l’habileté requise pour user toujours bien
de leur entendement leur fait défaut), on pourrait être tenté de penser que ce
Remords et ce Repentir peuvent rendre plus prompt leur retour au droit
chemin et conclure de là (comme le fait tout le monde) que ces passions
sont bonnes. Si cependant nous les considérons comme il faut, nous
trouvons qu’elles sont dommageables et, par suite, mauvaises. Car il est
évident que la Raison et l’Amour de la vérité nous ramènent toujours mieux
au droit chemin que le remords et le repentir. Ces derniers sont
dommageables et mauvais en tant qu’ils sont une certaine sorte de tristesse,
et nous avons démontré précédemment que ce sentiment est nuisible et que
nous devions en conséquence nous efforcer de le tenir éloigné de nous ;
pareillement nous devons donc éviter et fuir le remords et le repentir.
Chapitre XI : de la raillerie et de la plaisanterie
(1) La raillerie et la plaisanterie reposent sur une opinion fausse et font
connaître une imperfection dans le Railleur et le Plaisant.
Elles reposent sur une opinion fausse, puisqu’on s’imagine que celui de
qui l’on se moque est la cause première de ses œuvres et qu’elles ne
dépendent pas avec nécessité de Dieu (comme toutes les autres choses
existant dans la Nature). Elles font connaître une imperfection dans le
Railleur, car l’objet de la moquerie est ou n’est pas de telle nature qu’il
mérite d’être raillé ; s’il n’est pas de telle nature, le moqueur montre qu’il
est d’un mauvais naturel, en raillant ce qui n’est pas à railler ; si l’objet
mérite raillerie, le moqueur montre qu’il reconnaît quelque imperfection
dans ce qu’il raille ; imperfection qu’il est tenu de corriger non par la
moquerie, mais bien plutôt par des paroles bienveillantes.
(2) Quant au rire(*), il n’a point d’objet extérieur, mais se rapporte
seulement à l’homme qui remarque en lui-même quelque chose de bon ; et
puisque c’est une certaine sorte de joie, il n’y a rien à en dire qui n’ait été
dit précédemment de la Joie. Je parle d’un rire ayant pour cause une
certaine Idée qui excite le rire et nullement d’un rire provoqué par le
mouvement des esprits animaux. Il est tout à fait hors de notre dessein de
parler de ce dernier qui n’a aucun rapport ni au bien ni au mal.
(3) De l’Envie, de la Colère et de l’Indignation il n’y a rien d’autre à
dire que de rappeler ce que nous avons déjà dit de la Haine.
Chapitre XII : de l’honneur, de la honte et de l’impudence
(1) Nous parlerons maintenant brièvement de l’honneur, de la honte et
de l’impudence.
Le premier est une certaine sorte de joie que quelqu’un ressent en lui-
même quand il perçoit que sa façon d’agir est estimée et prisée par d’autres,
sans qu’ils aient en vue aucun autre avantage ou profit.
La Honte est une certaine sorte de tristesse qui naît en quelqu’un quand
il voit que sa façon d’agir est méprisée par d’autres, sans qu’ils aient égard
à aucun détriment ou dommage subi ou à subir.
L’Impudence n’est pas autre chose qu’un manque ou un rejet de la
honte ; dont l’origine n’est pas la Raison mais bien l’ignorance de la honte,
comme chez les enfants et les sauvages, etc., ou la grande mésestime dans
laquelle on a été tenu et qui fait qu’on passe par-dessus tout sans s’en
inquiéter.
(2) Connaissant ces affections nous examinerons en même temps la
vanité et l’imperfection qu’elles ont en elles. Car l’Honneur et la Honte,
suivant ce que nous avons observé dans leur définition, non seulement n’ont
rien de profitable mais, reposant sur l’égoïsme et sur cette opinion que
l’homme est cause première de ses œuvres et mérite blâme et louange, sont
nuisibles et dignes de rejet.
(3) Je ne veux pas dire cependant qu’on doive vivre parmi les hommes
comme on vivrait dans un monde étranger où ni l’honneur ni la honte
n’auraient place ; au contraire je reconnais que non seulement il nous est
permis d’en user quand nous les employons pour l’utilité et l’amélioration
des hommes, mais que nous pouvons même le faire en restreignant notre
propre liberté (à d’autres égards parfaite et légitime). Si par exemple
quelqu’un s’habille somptueusement pour être par là considéré, il cherche
un honneur qui naît de l’amour de soi sans avoir aucun égard à son
prochain. Mais si quelqu’un voit mépriser et fouler aux pieds sa sagesse,
par où il peut être utile à son prochain, simplement parce qu’il porte un
méchant habit, il fait bien, s’il a dessein de leur porter assistance, de se
pourvoir d’un vêtement qui ne puisse les choquer ; se rendant ainsi
semblable à son prochain pour le conquérir.
Pour L’Impudence elle se montre à nous sous un aspect tel que, pour
voir sa laideur, nous n’avons besoin que de sa définition, et cela nous
suffira.
Chapitre XIII : de la faveur, de la reconnaissance et de l’ingratitude
(1) Viennent maintenant la faveur, la reconnaissance et l’ingratitude.
Pour les deux premières, elles sont une inclination qu’a l’âme à vouloir
et à faire quelque bien au prochain. Je dis à vouloir quand il s’agit d’un bien
fait à celui qui a lui-même fait quelque bien. Je dis à faire quand nous-
mêmes avons obtenu ou reçu quelque bien.
(2) Je sais bien que, selon le jugement de la plupart des hommes, ces
affections sont bonnes ; j’ose dire néanmoins qu’elles ne peuvent trouver
place dans un homme parfait ; car un homme parfait sera mû par la
nécessité seule, sans autre cause, à aider ses prochains, et, par suite, il se
trouve obligé à aider les plus abandonnés de Dieu. D’autant plus qu’il voit
en eux un plus grand besoin et une plus grande misère.
(3) L’ingratitude est un mépris de la Reconnaissance comme
l’Impudence de la Honte, et cela sans qu’on ait égard le moins du monde à
la raison ; elle naît seulement ou de l’avidité ou d’un égoïsme excessif ;
c’est pourquoi elle ne peut trouver place dans un homme parfait.
Chapitre XIV : du regret
(1) Le regret est le dernier objet dont nous parlerons dans l’étude des
passions, que nous terminerons par lui. Le regret est donc une certaine sorte
de tristesse qui naît de la considération d’un bien que nous avons perdu, et
cela sans que nous ayons aucun espoir de le retrouver. Il nous fait connaître
son imperfection de telle façon que, si seulement nous l’envisageons, nous
le déclarons aussitôt mauvais ; car nous avons démontré précédemment
qu’il est mauvais de se lier et de s’attacher à des choses qui peuvent
aisément ou à quelque moment nous faire défaut et que nous ne pouvons
avoir comme nous voulons(*) ; et, puisque c’est une certaine sorte de
tristesse, nous devons l’éviter comme nous l’avons déjà remarqué plus haut
en traitant de la tristesse(**).
(2) Je crois ainsi avoir suffisamment montré et prouvé qu’il n’appartient
qu’à la Croyance Droite ou à la Raison de nous conduire à la connaissance
du bien et du mal. Et ainsi quand nous montrerons que la première et
principale cause de toutes ces affections est la Connaissance, il apparaîtra
clairement que, si nous usons bien de notre entendement et de notre Raison,
nous ne tomberons jamais dans une de ces passions qui doivent être rejetées
par nous. Je dis : notre entendement parce que je pense que la Raison seule
n’a pas le pouvoir de nous délivrer de toutes, ainsi que nous le
démontrerons en son lieu.
(3) Il y a cependant encore une chose excellente à remarquer concernant
les passions ; à savoir que nous voyons et trouvons que toutes celles qui
sont bonnes sont d’une nature telle que nous ne pouvons être et subsister
sans elles, et que, par suite, elles nous appartiennent essentiellement,
comme l’Amour, le Désir et tout ce qui appartient à l’Amour.
Mais il en est tout autrement de celles qui sont mauvaises et sont à
rejeter par nous, puisque non seulement nous pouvons très bien exister sans
elles, mais que nous ne sommes tels que nous devons être qu’après que
nous nous en sommes affranchis.
(4) Pour apporter encore plus de clarté dans ce sujet, remarquons en
outre que le fondement de tout bien et de tout mal est l’Amour en tant qu’il
tombe sur un certain objet ; car, si nous n’aimons pas l’objet qui, comme
nous l’avons dit précédemment, mérite seul d’être aimé, à savoir Dieu, mais
les choses qui, par leur propre caractère ou nature sont périssables, il
s’ensuit nécessairement (l’objet étant sujet à tant d’accidents et même à la
destruction) de la haine, de la tristesse, etc., après qu’un changement est
survenu dans l’objet aimé. De la Haine si quelqu’un ravit à un autre la
chose aimée ; de la Tristesse si l’on vient à la perdre ; de l’Honneur si l’on
s’appuie sur l’Égoïsme ; de la Faveur et de la Reconnaissance si l’on n’aime
pas son prochain pour l’amour de Dieu. Si, au contraire, l’homme parvient à
aimer Dieu qui est et demeure toujours immuable, alors il lui est impossible
de tomber dans ce bourbier des passions ; à cause de quoi nous posons
comme règle fixe et inébranlable que Dieu est la première et unique cause
de tout notre bien et un libérateur de tout notre mal.
(5) Il faut remarquer, enfin, que seul l’Amour, etc., est illimité, c’est-à-
dire que, plus il s’accroît, plus il devient excellent, puisqu’il tombe sur un
objet qui est infini, à cause de quoi il peut toujours s’accroître ; ce qui n’a
lieu dans aucune chose autre que celle-là. Et ce sera peut-être là la matière
d’où nous tirerons [B : dans le chapitre XXIII] la démonstration de
l’immortalité de l’âme, en même temps que nous montrerons comment et
de quelle sorte elle peut être(***).
Chapitre XV : du vrai et du faux
(1) Voyons maintenant ce qui en est du vrai et du faux que nous fait
connaître le quatrième et dernier effet de la croyance vraie.
Pour ce nous poserons d’abord la définition de la Vérité et de la
Fausseté.
La Vérité est une affirmation ou une négation relative à une chose
s’accordant avec cette même chose.
La Fausseté est une affirmation ou une négation relative à une chose ne
s’accordant pas avec cette même chose.
(2) S’il en est ainsi cependant il semble qu’entre l’idée vraie et la faussé
il n’y ait aucune différence, sinon que l’une s’accorde avec la chose et
l’autre non, et qu’alors l’une et l’autre, qu’elles affirment ou nient, étant de
véritables modes de penser, il n’y ait entre elles qu’une distinction de raison
seulement et non une distinction réelle(*). Si cela était, on pourrait
demander à bon droit quel avantage a l’un avec sa Vérité et quel dommage
a l’autre par sa Fausseté ? ou encore comment l’un peut savoir que son
concept ou son Idée s’accorde mieux avec la chose que l’idée de l’autre ? et
d’où vient enfin que l’un se trompe et l’autre non ?
(3) Ce qui sert ici en premier lien de réponse, c’est que les choses
claires par-dessus toutes ne se font pas seulement connaître elles-mêmes,
mais font aussi connaître la fausseté, de sorte que ce serait grande folie de
demander : comment on en prend conscience ? Car, puisqu’elles sont claires
par-dessus toutes, il ne peut pas y avoir d’autre clarté, par laquelle elles
puissent être rendues plus claires.
Il suit de là que la vérité se fait connaître elle-même et fait aussi
connaître la fausseté, mais que jamais la fausseté n’est reconnue et
démontrée par elle-même(**). Celui donc qui a la vérité, ne peut douter qu’il
l’a ; celui, en revanche qui est plongé dans la fausseté ou l’erreur peut bien
s’imaginer qu’il est dans la vérité ; comme quelqu’un qui rêve peut bien
penser qu’il veille, mais jamais quelqu’un qui veille ne peut penser qu’il
rêve.
Par ce qui vient d’être dit s’explique aussi en une certaine mesure ce
que nous disions : que Dieu est la vérité ou que la vérité est Dieu même.
(4) Quant à la cause pour laquelle l’un a de sa vérité une conscience
plus grande que l’autre, c’est que l’idée qui affirme [ou nie] s’accorde
entièrement [dans le premier] avec la nature de la chose et est
conséquemment plus riche en essence.
Pour mieux concevoir cela, il faut observer que le Connaître (bien que
le mot ait un autre sens) est un pur pâtir ; c’est-à-dire que notre âme est
modifiée en telle sorte qu’elle reçoive en elle d’autres modes de penser
qu’auparavant elle n’avait pas. Si donc quelqu’un reçoit en lui une forme ou
un mode de penser à la suite d’une action exercée sur lui par l’objet tout
entier, il est clair qu’il a un tout autre sentiment de la forme et de la nature
de cet objet qu’un autre n’ayant pas eu autant de causes et mû par une
action autre et plus légère à affirmer ou à nier, puisqu’il a perçu l’objet par
un petit ou moindre nombre d’attributs lui appartenant.
(6) On voit par là la perfection de celui qui est dans le Vrai, si on
l’oppose à celui qui n’y est pas ; car tandis que l’un est facilement modifié,
l’autre ne l’est pas facilement, d’où suit que l’un a en lui plus de constance
et d’essence que l’autre. De plus, ces modes de penser, qui s’accordent avec
la chose, ayant eu plus de causes ont aussi en eux plus de constance et
d’essence, et, puisqu’ils s’accordent entièrement avec la chose, il est
impossible qu’ils soient à aucun moment affectés autrement par elle, ou
subissent aucun changement ; d’autant que, comme nous l’avons vu
précédemment, l’essence d’une chose est immuable. Rien de tout cela n’a
lieu dans la fausseté. Et par ce qui vient d’être dit, il a été suffisamment
répondu à la question posée ci-dessus.
Chapitre XVI : de la volonté
(1) Sachant maintenant ce qu’est le Bien et le Mal, la Vérité et la
Fausseté, comme aussi en quoi consiste la santé d’âme d’un homme parfait,
il sera temps d’en venir à l’étude de nous-mêmes et de voir une fois si c’est
par libre volonté ou en vertu d’une nécessité que nous arrivons à un tel état
de santé.
Pour cela, il faut rechercher ce qu’est la Volonté, pour ceux qui
admettent la Volonté, et en quoi elle se distingue du Désir.
(2) Le Désir, avons-nous dit, est l’inclination qu’a l’âme pour quelque
chose qu’elle choisit comme bon ; d’où suit qu’avant que notre désir tende
extérieurement vers quelque objet, une décision a dû déjà être prise en nous,
prononçant que cet objet est bon ; cette affirmation donc, ou, pris en
général, le pouvoir d’affirmer et de nier est appelé Volonté(29).
(3) Il s’agit de voir maintenant si cette affirmation a lieu par notre libre
volonté ou par nécessité, c’est-à-dire si nous pouvons affirmer ou nier
quelque chose d’une chose sans y être contraints par aucune cause
extérieure. Comme cependant il a été précédemment démontré par nous
qu’une chose qui ne s’explique point par elle-même, ou dont l’existence
n’appartient pas à l’essence, doit avoir nécessairement une cause extérieure,
et qu’une cause qui doit produire quelque chose ne peut manquer de la
produire nécessairement, il s’ensuit aussi que vouloir particulièrement ceci
ou cela(30), affirmer ou nier particulièrement d’une chose ceci ou cela, que
ces opérations, dis-je, doivent provenir de quelque cause extérieure, comme
aussi que, d’après la définition que nous avons donnée de la cause, cette
cause ne peut être libre.
(4) Cela pourra ne pas satisfaire certains, habitués à occuper leur
Entendement plus des êtres de Raison que des choses particulières qui
existent réellement dans la Nature, ensuite de quoi ils les considèrent non
plus comme des êtres de Raison, mais comme des êtres réels. Car l’homme
ayant tantôt cette volonté-ci, tantôt celle-là, il en fait dans son âme un mode
général qu’il appelle Volonté : comme de l’idée de cet homme-ci et de
celui-là il fait une Idée de l’homme(***), et, ne distinguant pas assez les êtres
réels des êtres de Raison, il arrive qu’il considère les êtres de Raison
comme des choses qui existent vraiment dans la Nature et se prend lui-
même comme cause de certaines choses, comme il n’est point rare qu’on le
fasse dans l’étude de la question dont nous parlons. Car, si l’on demande à
quelqu’un : pourquoi l’homme veut-il ceci ou cela ? la réponse sera : parce
qu’il a une volonté. Comme cependant la Volonté, ainsi que nous l’avons
dit, n’est qu’une idée [générale] de telle ou telle volition et, par suite,
uniquement un mode de penser, un être de Raison et non un être réel, rien
ne peut aussi être causé par elle, car de rien, rien ne sort. Et je suis aussi
d’avis, puisque nous avons montré que la Volonté n’est pas une chose
existant dans la Nature, mais seulement une fiction, qu’on n’a pas besoin de
demander si elle est libre ou non.
(5) Je ne dis pas cela [seulement] de la Volonté en général que nous
avons montré qui est un mode de penser mais de chaque vouloir particulier,
lequel vouloir consiste selon quelques-uns à affirmer ou nier [librement]
ceci ou cela(****). Quiconque est attentif seulement à tout ce que nous avons
montré, le verra très clairement. Car nous avons dit que le Connaître est une
pure passion, c’est-à-dire une perception dans l’âme de l’essence et de
l’existence des choses ; de sorte que ce n’est pas nous qui affirmons ou
nions jamais quelque chose d’une chose, mais c’est elle-même qui en nous
affirme ou nie quelque chose d’elle-même.
(6) Quelques-uns n’accorderont peut-être pas cela, parce qu’il leur
semble qu’ils peuvent affirmer ou nier d’une chose autre chose que ce qu’ils
ont d’elle dans la conscience ; cela provient de ce qu’ils n’ont aucune idée
de la notion que l’âme a de la chose sans les mots ou en dehors des mots. Il
est bien vrai (quand il existe des raisons pour nous y pousser) que nous
pouvons donner à d’autres par des mots ou d’autres moyens une notion de
la chose autre que la conscience que nous avons d’elle ; mais nous ne ferons
cependant ni par des mots ni par aucun autre moyen que nous sentions à
l’égard des choses autrement que nous ne sentons ; cela est impossible,
comme il est clair pour tous ceux qui, en dehors de l’usage des mots ou
d’autres signes expressifs, ont pris garde une fois à leur Entendement seul.
(7) Quelques-uns pourront objecter cependant : si ce n’est pas nous qui
affirmons ou nions, mais la chose seule qui en nous nie ou affirme d’elle-
même, rien ne peut être affirmé ou nié que ce qui s’accorde avec la chose ;
et, par suite, il ne peut y avoir de fausseté ; car la fausseté, avons-nous dit,
consiste en ce que quelque chose est nié ou affirmé de la chose qui ne
s’accorde pas avec elle, c’est-à-dire que la chose n’affirme pas ou ne nie pas
d’elle-même. Mais j’estime qu’en étant seulement bien attentifs a ce que
nous avons dit de la Vérité et de la Fausseté, nous verrons qu’il a déjà été
suffisamment répondu à cette objection. Nous avons dit en effet que l’objet
est cause de ce qui, vrai ou faux, est affirmé ou nié de lui ; la fausseté
consistant, quand nous avons perçu quelque-chose qui venait de l’objet, à
nous imaginer (bien que nous n’en ayons perçu qu’une petite partie) que
l’objet dans sa totalité affirme ou nie de lui ce que nous en avons perçu ; et
cela a lieu surtout dans des âmes faibles qui, dès qu’elles ont subi une
action légère de l’objet, donnent très aisément accueil à un mode ou une
Idée, en dehors de quoi il n’y a plus en elles ni affirmation ni négation.
(8) On pourrait enfin nous objecter encore qu’il y a beaucoup de choses
que nous voulons et ne voulons pas, comme, par exemple, affirmer ou ne
pas affirmer quelque chose d’une chose, dire la vérité et ne pas la dire, etc..
Cela vient de ce qu’on ne distingue pas assez le Désir de la Volonté ; car la
Volonté, pour qui admettent la Volonté, est seulement l’œuvre de
l’esprit(*****) par laquelle nous affirmons ou nions quelque chose d’une
chose sans avoir égard au bien ni au mal ; le Désir, par contre, est une forme
qui a pour objet dans l’âme la poursuite ou l’accomplissement d’une chose
en ayant égard au bien et au mal qu’on voit en elle. De sorte que le Désir est
aussi en nous après que nous avons affirmé ou nié quelque chose d’une
chose, savoir : après que nous avons éprouvé ou affirmé qu’une chose est
bonne, – en quoi, selon leur dire, consiste la Volonté, – alors seulement
vient le désir ou l’inclination à poursuivre cette chose(******). Ainsi, selon
leur propre langage, la Volonté peut bien exister sans le Désir, mais non le
Désir sans la Volonté qui doit l’avoir précédé.
(9) Toutes les actions dont nous avons parlé ci-dessus, attendu qu’elles
sont accomplies pour cette raison qu’une chose paraît bonne, ou évitées
pour cette raison qu’elle paraît mauvaise, ne peuvent être comprises que
dans les inclinations qu’on nomme désirs, et non autrement que d’une façon
tout à fait impropre sous la dénomination de Volonté.
Chapitre XVII : de la différence entre la volonté et le désir
(1) Puisqu’il est manifeste donc que nous n’avons pour affirmer ou nier
aucune [B : libre] volonté, voyons maintenant une fois la différence réelle et
véritable entre la volonté et le désir, ou ce que peut être proprement la
Volonté que les Latins ont appelée Voluntas.
(2) Selon la définition d’Aristote, le Désir semble être un genre
comprenant deux espèces ; car il dit que la Volonté est l’appétit ou la
convoitise que l’on a de ce qui paraît être bon. D’après quoi il me semble
que dans son idée le Désir (ou Cupiditas), c’est toutes les inclinations,
qu’elles tendent au bien ou au mal. Quand, au contraire, l’inclination tend
seulement à ce qui est bon, ou que l’homme ayant telle inclination l’a pour
ce qui lui paraît bon, il l’appelle Voluntas ou volonté bonne ; mais quand
elle est mauvaise, c’est-à-dire que nous voyons dans autrui une inclination
pour quelque chose qui est mauvais(*), il l’appelle voluptas ou volonté
mauvaise. De sorte que l’inclination de l’âme n’a pas pour objet d’affirmer
ou de nier quelque chose, mais est seulement une inclination à acquérir
quelque chose qui a l’apparence du bien et à fuir quelque chose qui a
l’apparence du mal.
(3) Il reste donc maintenant à rechercher si ce Désir est libre ou non
libre ; après avoir dit déjà que le Désir dépend de l’idée [qu’on a] des
choses et que, pour avoir une idée une cause extérieure est nécessaire, il
n’y a plus qu’à montrer que le Désir n’est pas libre.
(4) Bien que beaucoup d’hommes voient que la connaissance que
l’homme a de différentes choses est un moyen par lequel sa convoitise ou
son appétit passe de l’une à l’autre, ils ne remarquent pas quel peut être ce
qui attire ainsi leur convoitise de l’une à l’autre.
Mais, afin de montrer que cette inclination n’est pas libre, nous allons,
pour nous mettre avec vivacité devant les yeux ce que c’est que de passer et
d’être attiré d’une chose à l’autre, supposer un enfant qui, pour la première
fois, vient à percevoir une chose : je lui présente, par exemple, une sonnette
qui produit à son oreille un son agréable et il acquiert ainsi le désir de cet
objet ; voyez maintenant s’il pouvait omettre d’acquérir cette convoitise ou
ce désir. Si vous répondez oui, je demande par quelle cause ? Ce n’est
certainement pas parce qu’il connaîtrait quelque chose de meilleur, puisque
cet objet est le seul qu’il connaisse. Ce n’est pas non plus parce qu’il lui
semble mauvais, puisqu’il n’en connaît aucun autre et que l’agrément qu’il
y prend est le plus grand qu’il ait jamais éprouvé. Peut-être aura-t-il la
liberté de mettre hors de lui-même l’appétit qu’il a ? D’où suivrait que
l’appétit peut bien commencer en nous sans liberté pour nous, mais que
nous n’en avons pas moins en même temps en nous une liberté de le mettre
hors de nous ; cette liberté toutefois ne résiste pas à l’épreuve. Qu’est-ce
donc qui pourrait détruire cet appétit ? L’appétit lui-même ? Non,
assurément ; car il n’existe rien qui cherche par sa propre nature sa propre
destruction. Qu’est-ce donc en vérité qui pourrait retirer l’enfant de cet
appétit ? Aucune chose certes, sinon que, suivant l’ordre et le cours de la
nature, il soit affecté par quelque chose qui lui soit plus agréable que le
premier objet.
(5) Et par suite, de même qu’en traitant de la Volonté nous avons
montré que la Volonté dans l’homme n’est pas autre chose que tel et tel
Vouloir, de même aussi [le Désir] en lui n’est pas autre chose que tel et tel
Désir qui est causé en lui par telle ou telle idée ; car le Désir [B : en
général] n’est pas quelque chose qui soit réellement dans la Nature, mais est
seulement abstrait de tel ou tel état particulier de désir ; et le Désir qui n’est
véritablement rien ne peut aussi être cause de rien. Quand donc nous disons
que le Désir est libre, tant vaudrait dire que tel ou tel Désir est cause de soi,
c’est-à-dire qu’avant qu’il fût il a fait qu’il fût ; ce qui est l’absurdité même
et ne peut être.
Chapitre XVIII : de l’utilité de ce qui précède
(1) Nous voyons donc que l’homme, comme étant une partie de
l’ensemble de la Nature, de laquelle il dépend et par laquelle il est aussi
gouverné, ne peut rien faire de lui-même pour son salut et la santé de son
âme. Voyons donc maintenant quelle sorte d’utilité peut provenir pour nous
de ces propositions que nous soutenons ; d’autant que, nous n’en doutons
pas, elles paraîtront fort choquantes à plusieurs.
(2) En premier lieu, il s’ensuit que nous sommes en vérité serviteurs et,
je dirai, esclaves de Dieu et que c’est notre plus grande perfection de l’être
nécessairement. Car, si nous étions réduits à nous-mêmes et ne dépendions
pas ainsi de Dieu, il y aurait bien peu de choses ou même il n’y aurait rien
que nous pussions accomplir, et nous trouverions à bon droit dans cette
impuissance une cause d’affliction ; tout au contraire de ce nous voyons
maintenant, à savoir : que nous dépendons de ce qui est le plus parfait de
telle façon que nous soyons une partie du tout, c’est-à-dire de lui-même, et
contribuons en quelque sorte à l’accomplissement d’autant d’œuvres
habilement ordonnées et parfaites qu’il en est qui dépendent de lui.
(3) En second lieu, cette connaissance fait aussi que, si nous avons
accompli quoi que ce soit d’excellent, nous ne nous enorgueillissons pas à
ce sujet (cet enorgueillissement est cause que, pensant être quelque chose de
grand et n’avoir besoin de rien de plus, nous restons au point où nous
sommes, par où nous allons précisément à l’encontre de notre perfection,
laquelle consiste à nous efforcer toujours de progresser davantage) ; mais,
au contraire, attribuons à Dieu tout ce que nous faisons, puisqu’il est la
première et unique cause de tout ce que nous accomplissons et exécutons.
(4) En troisième lieu, cette connaissance, outre l’amour véritable du
prochain qu’elle fait pénétrer en nous, nous dispose de telle sorte que nous
ne haïssions jamais et ne soyons jamais irrités contre lui, mais, au contraire,
portés à le secourir et à le mettre en meilleure situation ; et toutes ces
manières d’agir sont celles d’hommes qui ont une grande perfection ou
essence.
(5) En quatrième lieu, cette connaissance sert aussi à l’accroissement du
Bien Commun ; car par son moyen jamais un juge ne pourra avoir plus de
partialité pour l’un que pour l’autre ; et, s’il lui faut punir l’un et
récompenser l’autre, il le fera dans le dessein d’aider et d’améliorer l’un
autant que l’autre.
(6) En cinquième lieu, cette connaissance nous affranchit de la
Tristesse, du Désespoir, de l’Envie, de la Frayeur et d’autres passions
mauvaises, qui, ainsi que nous le dirons plus loin, sont elles-mêmes le
véritable enfer.
(7) En sixième lieu, cette connaissance nous conduit aussi à ne pas
craindre Dieu, comme d’autres ont peur à la pensée que le Diable, qu’ils ont
imaginé, pourrait leur faire quelque mal. Comment en effet craindrions-
nous Dieu, qui est lui-même le souverain bien et par qui toutes les choses,
qui ont quelque essence, sont ce qu’elles sont, et nous aussi qui vivons en
lui.
(8) En outre, cette connaissance nous conduit à tout rapporter à Dieu et
à l’aimer uniquement parce qu’il est souverainement magnifique et parfait,
et à faire de nous complète offrande à lui ; car c’est en quoi consiste aussi
bien le véritable service divin que notre propre salut et notre félicité. Car
l’unique perfection et la fin dernière d’un esclave et d’un instrument
consiste à accomplir comme il faut le service qui leur est imposé. Si, par
exemple, un charpentier dans l’exécution de son travail se trouve servi pour
le mieux par sa hache, cette hache est par là parvenue à sa fin et à sa
perfection ; si cependant il s’avisait de penser : cette hache m’a si bien
servi, je veux la laisser reposer maintenant et n’en plus faire usage ; alors
cette hache serait éloignée de sa fin et ne serait même plus une hache.
(9) De même l’homme, aussi longtemps qu’il est une partie de la
Nature, doit suivre les lois de la Nature, ce qui est le véritable service
divin ; et, aussi longtemps qu’il agit ainsi, il se maintient dans sa santé. Si
cependant Dieu, pour ainsi parler, voulait que l’homme ne le servît plus, ce
serait exactement la même chose que de le dépouiller de sa santé et le
détruire, car tout ce qu’il est consiste à servir Dieu.
Chapitre XIX : de notre félicité
(1) (*) Après avoir vu la multiple utilité de la Croyance Droite, nous
nous efforcerons de remplir la promesse faite antérieurement ; à savoir de
rechercher si, par la connaissance que nous avons acquise de ce qui est bon,
de ce qui est mauvais, de ce qu’est la vérité et la fausseté et de ce qu’est
d’une manière générale l’utilité de tout cela, si par là, dis-je, nous pouvons
parvenir à notre santé, c’est-à-dire à l’Amour de Dieu, en quoi consiste,
comme nous l’avons observé, notre souveraine félicité ; et aussi de quelle
façon nous pouvons nous délivrer des passions que nous avons reconnues
mauvaises.
(2) Et, pour traiter d’abord ce dernier point, la délivrance de nos
passions(31), étant supposé qu’elles n’ont pas d’autres causes que celles que
nous avons admises, je dis que, si nous faisons seulement un bon usage de
notre entendement, comme nous le pouvons très facilement(32), étant en
possession d’une mesure de la vérité et de la fausseté, nous ne tomberons
jamais dans les passions.
(3) Que ces passions n’ont pas d’autres causes, c’est ce que nous avons
à démontrer. Pour cela il faut, à ce qu’il me semble, que nous nous étudiions
tout entiers, tant quant au corps que quant à l’esprit.
Et 1° nous avons à montrer qu’il y a dans la Nature un corps par la
conformation et les effets duquel nous sommes affectés, en quoi faisant,
nous percevons ce corps. Nous le faisons voir parce que, si nous arrivons à
connaître les effets du corps et ce qu’ils peuvent produire, nous
découvrirons aussi la première et principale cause de toutes ces passions, et
en même temps ce par quoi elles peuvent être détruites ; par là, nous
pourrons voir aussi s’il est possible d’y parvenir par la Raison. Après quoi
nous parlerons de notre Amour de Dieu.
(4) Il ne peut nous être difficile de démontrer qu’il existe un corps dans
la Nature, puisque nous savons déjà que Dieu est, et ce qu’il est, l’ayant
défini un être ayant des attributs infinis, dont chacun est infini et parfait ; et,
considérant que l’étendue est un attribut que nous avons montré qui est
infini en son genre, elle doit être aussi nécessairement un attribut de l’être
infini(****) ; et, comme nous avons déjà démontré de même que cet être
infini est réel, il s’ensuit que cet attribut est aussi réel.
(5) En outre, après avoir montré qu’en dehors de la Nature qui est
infinie, il n’y a plus et ne peut y avoir aucun être, il apparaît avec évidence
que ces effets du corps, par lesquels nous percevons, ne peuvent venir que
de l’étendue elle-même et nullement de quelque autre chose possédant
l’étendue éminemment (comme le veulent quelques-uns) ; car, ainsi que
nous l’avons précédemment montré dans notre premier chapitre(*****), une
telle chose n’est pas.
(6) Il est à observer, en conséquence, que tous les effets, que nous
voyons qui dépendent nécessairement de l’étendue, doivent être rapportés à
cet attribut, ainsi le Mouvement et le Repos. Car, si le pouvoir de produire
ces effets n’était pas dans la Nature, ils ne pourraient être en aucune façon,
quand bien même il existerait dans la Nature beaucoup d’autres attributs.
Car si une chose doit produire quelque effet, il faut qu’il y ait en elle
quelque chose par quoi elle puisse plus qu’aucune autre le produire. Ce que
nous disons de l’étendue, nous le disons aussi de la pensée et de tout ce qui
est.
(7) Il faut observer, en outre, que rien ne peut être en nous, que nous
n’ayons aussi la possibilité d’en avoir conscience ; de sorte que, si nous ne
trouvons rien en nous que les effets de la chose pensante et ceux de
l’étendue, nous pouvons aussi dire avec confiance qu’il n’existe rien de plus
en nous.
Pour connaître donc clairement les effets de ces deux [attributs], nous
les prendrons d’abord l’un et l’autre séparément puis tous deux ensemble, et
nous ferons de même pour les effets tant de l’un que de l’autre.
(8) Si donc nous considérons l’étendue seule, nous ne percevrons en
elle rien d’autre que du Mouvement et du Repos, desquels nous trouvons
que sont formés tous les effets qui sortent d’elle ; et ces deux modes(33) sont
tels dans le corps qu’aucune chose autre qu’eux-mêmes ne peut y apporter
de changement ; si, par exemple, une pierre gît immobile, il est impossible
qu’elle soit mue par la force de la pensée ou de toute autre chose ; elle ne
peut l’être que par le mouvement [B : de quelque autre objet] quand, par
exemple, une autre pierre, ayant un mouvement plus grand que son repos, la
met en mouvement. Et de même la pierre qui se meut ne peut arriver au
repos que par quelque objet qui a un mouvement moindre. D’où il suit
qu’aucun mode de penser ne peut produire mouvement ni repos dans le
corps.
(9) Mais, d’après ce que nous percevons en nous, il peut bien arriver
qu’un corps ayant un mouvement dirigé d’un côté vienne à se mouvoir vers
un autre côté ; ainsi, quand j’étends le bras, je suis cause par là que les
esprits animaux, qui avaient déjà leur mouvement, autre que celui-là, aient
maintenant celui qui les porte de ce côté ; cela, cependant, n’a pas lieu
toujours, mais dépend de la disposition des esprits, comme il sera montré
plus tard. De cela la cause n’est et ne peut être autre sinon que l’âme, en
qualité d’Idée du corps, lui est unie en sorte qu’elle et ce corps ferraient de
cette façon un tout.
(10) Quant aux effets de l’autre attribut [B : ou de la pensée] le plus
important d’entre eux est une Idée des choses ; idée telle que, suivant la
façon dont les choses sont perçues, il naîtra de là de l’Amour, ou de la
Haine, etc. Cet effet, parce qu’il n’enveloppe en lui aucune étendue, ne peut
être rapporté à ce dernier attribut mais seulement à la pensée ; de sorte que,
de tous les changements qui surviennent de cette façon, la cause ne doit être
du tout cherchée dans l’étendue mais seulement dans la chose pensante,
ainsi que nous pouvons le voir dans l’Amour ; car, pour que ce dernier soit
détruit, ou excité, il faut que l’idée elle-même intervienne comme cause et
cela, comme nous l’avons déjà montré(******), se produit par suite de la
connaissance qu’on prend de quelque chose de mauvais dans l’objet ou de
quelque chose de meilleur.
(11) Si maintenant ces deux attributs agissent l’un sur l’autre, il en
résulte une passion produite dans l’un par l’autre ; ainsi, par la
détermination du mouvement que nous avons le pouvoir de dévier dans une
direction quelconque. Les effets donc, par lesquels un [attribut] éprouve par
l’autre une certaine passion, sont les suivants : l’âme peut bien, comme il a
déjà été dit, faire que, dans le corps, les esprits qui, sans elle, se mouvaient
d’un certain côté, se meuvent maintenant d’un autre ; mais comme ces
esprits sont aussi mûs par le corps, cause de leur mouvement, et peuvent
être déterminés [dans leur direction] par lui, il peut souvent arriver que,
tenant du corps un mouvement vers un lieu, et dirigés par l’âme vers un
autre, ils produisent et causent en nous une angoisse comme nous en
percevons souvent en nous sans en connaître la raison. Car, en d’autres
occasions, la raison d’un tel état nous est habituellement connue.
(12) De plus, l’âme peut bien aussi être empêchée dans le pouvoir
qu’elle a de mouvoir les esprits animaux, soit parce que le mouvement des
esprits est trop diminué, soit parce qu’il est trop augmenté. Diminué :
quand, par exemple, nous faisons, en courant beaucoup, que les esprits
abandonnent au corps, par cette course, plus que la quantité habituelle de
mouvement et, par cette perte de mouvement, soient nécessairement
affaiblis d’autant ; cela peut aussi arriver par suite de l’absorption d’une
quantité insuffisante de nourriture. Augmenté ; ainsi quand, ayant bu trop de
vin ou d’autres boissons fortes, nous devenons gais ou ivres et faisons que
l’âme n’a aucun pouvoir de diriger le corps.
(13) Ayant ainsi parlé des effets que l’âme a dans le corps, voyons
maintenant ceux que le corps a dans l’âme ; nous posons comme étant
parmi eux le principal que le corps fait que l’âme le perçoive lui-même et
par là aussi d’autres corps(*******) ; ce qui n’a d’autre cause que le
mouvement joint au repos ; n’y ayant pas dans le corps d’autres choses par
quoi il pourrait agir.
(14) De sorte que rien de ce qui arrive dans l’âme en sus de cette
perception ne peut être causé par le corps. Le premier objet dont l’âme
acquiert ainsi la connaissance étant le corps, il en résulte que l’âme a pour
lui de l’amour et est ainsi unie à lui. Mais comme, ainsi que nous l’avons
précédemment montré, la cause de l’Amour, de la Haine et de la Tristesse
ne doit pas être cherchée dans le corps, mais seulement dans l’âme, attendu
que tous les effets du corps doivent provenir uniquement du mouvement et
du repos, et comme nous voyons clairement qu’un amour est détruit par
l’idée que nous pouvons acquérir d’une autre chose meilleure, il suit de là
clairement que, si nous commençons une fois à connaître Dieu, du moins
d’une connaissance aussi claire que celle que nous avons de notre corps,
nous lui serons unis aussi plus étroitement qu’avec notre corps et serons
détachés de ce dernier. Je dis plus étroitement parce que j’ai déjà démontré
que nous ne pouvons sans Dieu exister ni être conçus, et parce que nous le
connaissons non par quelque chose d’autre (comme c’est le cas pour tout ce
qui n’est pas lui), mais par lui-même et devons le connaître ainsi, comme
nous l’avons déjà dit. On peut dire que nous le connaissons mieux que nous
ne nous connaissons nous-mêmes, puisque sans lui nous ne pouvons
aucunement nous connaître.
(15) De ce que nous avons dit jusqu’ici, il est facile de déduire quelles
sont les principales causes des passions ; car, pour ce qui touche le corps et
ses effets, le Mouvement et le Repos, ils ne peuvent avoir dans l’âme
d’autre effet que de se faire connaître eux-mêmes en tant qu’objets ; et
suivant ce qu’ils lui présentent, que ce soit du bien ou du mal(34), l’âme est
aussi diversement affectée par eux ; mais le corps n’agit pas ainsi en tant
qu’il est un corps (car il deviendrait ainsi la cause principale des passions),
mais en tant qu’il est un objet comme toutes les autres choses, lesquelles
produiraient le même effet si elles se manifestaient à l’âme de la même
façon.
(16) Je ne veux cependant pas dire par là que l’Amour, la Haine et la
Tristesse qui naissent de la considération des choses immatérielles
produisent les mêmes effets que ceux qui naissent de la considération des
choses corporelles ; car les premiers, comme nous le montrerons ci-après,
auront encore de tout autres effets, conformes à la nature de la chose par la
perception de laquelle l’Amour, la Haine et la Tristesse, etc., sont éveillée
dans l’âme qui considère les choses immatérielles.
(17) Pour revenir à ce qui a été dit précédemment, quand quelque autre
chose se montrera à l’âme plus magnifique que le corps, le corps n’aura
plus aucun pouvoir de produire ces effets comme il le fait maintenant. D’où
suit non seulement que le corps n’est pas(*********) la cause principale des
passions, mais aussi que, si même il existait en nous, outre ce que nous
avons observé, quelque autre chose pouvant produire en nous les passions
dont nous parlons, cette autre chose ne pourrait cependant produire rien
d’autre ou rien de plus dans l’âme que ce que fait le corps actuellement.
Cette autre chose en effet ne pourrait être elle aussi qu’un objet qui serait
entièrement différent de l’âme et qui par suite se montrerait à elle de telle
façon et non autrement, ainsi que nous l’avons dit du corps.
(18) Nous pouvons donc conclure avec vérité qu’Amour, Haine,
Tristesse et autres passions sont causées dans l’âme de diverses manières, et
cela selon la nature de la connaissance qu’elle a, à chaque fois, des choses ;
et par suite, si elle vient à connaître enfin l’être souverainement magnifique
il sera impossible qu’aucune de ces passions produise en elle la moindre
excitation.
Chapitre XX : confirmation du précédent
(1) Au sujet de ce que nous disions dans le chapitre précédent, on
pourrait soulever les difficultés suivantes :
1. Si le mouvement n’est pas la cause des passions, comment peut-il se
faire qu’on chasse cependant la tristesse par certains moyens, comme on le
fait souvent par le vin ?
(2) Il faut répondre ici qu’on doit distinguer entre la perception de
l’âme au moment même où elle perçoit le corps et le jugement par lequel
elle décide aussitôt s’il est bon ou mauvais pour elle(35). Quand donc l’âme
est dans une situation telle qu’il a été dit(*), nous avons démontré
auparavant qu’elle a médiatement le pouvoir de diriger où elle veut les
esprits animaux, mais que cependant ce pouvoir peut lui être ravi, à savoir
quand, pour d’autres causes, provenant du corps en général, la mesure
établie dans les esprits leur est enlevée et leur état modifié ; quand l’âme
perçoit cela, une tristesse naît en elle suivant le changement qu’éprouvent
les esprits animaux ; laquelle tristesse(36) est causée par l’amour qu’elle a du
corps et son union avec lui.
Qu’il en soit bien ainsi, c’est ce qui se déduit aisément de ce qu’il peut
être porté secours à cette tristesse des deux manières suivantes : ou bien : 1°
par le rétablissement des esprits animaux dans leur état primitif, ou bien : 2°
par la conviction due à de bonnes raisons qu’on n’a pas à s’inquiéter de ce
corps ; la première sorte de soulagement est temporaire et sujette à rechute ;
la seconde est éternelle, constante et inaltérable.
2. La deuxième objection peut-être la suivante :
(3) Puisque nous voyons que l’âme, bien que n’ayant rien de commun
avec le corps, peut être cause cependant que les esprits animaux qui se
mouvaient d’un certain côté, se meuvent maintenant d’un autre, pourquoi
ne pourrait-elle faire aussi qu’un corps, immobile dans son ensemble,
commençât à se mouvoir ? Et de même pourquoi ne pourrait-elle mouvoir
selon sa volonté, pareillement, tous les autres corps qui ont déjà leur
mouvement.
(4) Si cependant nous nous rappelons ce que nous avons déjà dit de la
chose pensante, nous pourrons sans peine écarter cette difficulté. Nous
disions alors en effet(**) que la Nature, bien qu’ayant divers attributs, n’en
est pas moins un seul Être(37) duquel tous ces attributs sont affirmés ; nous
avons ajouté que la chose pensante est unique dans la Nature et qu’elle
s’exprime en une infinité d’Idées correspondant à une infinité d’objets qui
sont dans la Nature. Car si le corps(*****) reçoit tel mode, comme, par
exemple, le corps de Pierre, puis de nouveau un autre, tel que le corps de
Paul, il suit de là qu’il y a dans la chose pensante deux idées différentes,
savoir une idée du corps de Pierre qui forme l’âme de Pierre et une idée [du
corps] de Paul qui forme l’âme de Paul. La chose pensante peut bien
mouvoir(******) le corps de Pierre par l’idée du corps de Pierre mais non par
l’idée du corps de Paul, de même l’âme de Paul peut bien mouvoir son
propre corps mais nullement le corps d’un autre, par exemple de Pierre(38).
Et voilà pourquoi elle ne peut aussi mouvoir aucune pierre qui est au repos
ou gît immobile, car la pierre fait encore une autre idée dans l’âme(********).
Et donc il est tout aussi clair qu’aucun corps, qui est entièrement au repos,
ne peut être mu par aucun mode de la pensée, pour les raisons déjà dites.
3. La troisième objection serait la suivante : Nous croyons que nous
pouvons voir clairement qu’il nous est possible cependant d’être cause d’un
entier repos dans le corps. Après, en effet, que nous avons assez longtemps
mû nos esprits animaux, nous éprouvons que nous sommes fatigués ; et cela
n’est pas autre chose que du repos que nous avons introduit dans les esprits
animaux.
(5) Nous répondons toutefois qu’il est bien vrai que l’âme est cause de
ce repos, mais seulement cause indirecte ; car elle n’introduit pas ce repos
directement dans le mouvement mais seulement par le moyen d’autres
corps qu’elle avait mûs et qui perdent nécessairement ainsi autant de repos
qu’ils en avaient communiqué aux esprits. D’où il apparaît clairement qu’il
existe dans la nature une seule et même espèce de mouvement.
Chapitre XXI : de la raison
(1) Nous avons à rechercher maintenant d’où vient que parfois, bien
que voyant qu’une chose est bonne ou mauvaise, nous ne trouvons
cependant en nous aucun pouvoir de faire le bien ou de renoncer au mal ; et
parfois, au contraire [le trouvons] bien.
(2) Nous pouvons concevoir cela aisément si nous sommes attentifs aux
causes que nous avons indiquées des opinions, elles-mêmes reconnues par
nous causes de nos affections. Ces opinions, disions-nous, naissent ou bien
par ouï-dire ou bien par expérience. Comme d’autre part tout ce que nous
éprouvons en nous-mêmes a plus de pouvoir sur nous que ce qui pénètre en
nous du dehors, il s’ensuit que la Raison peut bien être cause de la
destruction des opinions(39) que nous avons par ouï-dire seulement et cela
parce que la Raison n’est pas elle, venue en nous du dehors ; mais non du
tout de celles que nous avons par expérience.
(3) Car le pouvoir que nous donne la chose elle-même est toujours plus
grand que celui que nous tirons des conséquences d’une autre chose,
distinction déjà observée pour nous quand nous parlions du raisonnement et
de la connaissance claire(*), ayant donné comme exemple la règle de trois.
Car nous acquérons plus de pouvoir par la connaissance de la proportion(**)
elle-même que par la connaissance de la règle de la proportionnalité. Et
c’est pourquoi aussi nous avons dit si souvent qu’un amour est détruit par
un autre qui est plus grand ; par quoi nous ne voulions nullement entendre
le désir, lequel naît [B : non de la connaissance claire, comme l’Amour
mais] du raisonnement.
Chapitre XXII : de la connaissance vraie, de la régénération
(1) Puis donc que la Raison n’a pas le pouvoir de nous conduire à la
santé de l’âme, il reste à examiner si nous pouvons y parvenir par le
quatrième et dernier mode de connaissance. Nous avons dit d’ailleurs que
cette sorte de connaissance ne se tire pas d’autre chose, mais naît de ce que
l’objet lui-même se manifeste immédiatement à l’entendement et, si cet
objet est magnifique et bon, l’âme lui sera nécessairement unie comme nous
l’avons dit du corps.
(2) Il suit de là, sans contredit, que c’est la connaissance qui est cause
de l’amour, de sorte que, si nous apprenons à connaître Dieu de cette façon,
nous devons nécessairement nous unir à lui puisqu’il ne peut se manifester
et être connu de nous autrement que comme souverainement magnifique et
souverainement bon, et dans cette union seule consiste notre félicité.
Je ne dis pas que nous devions le connaître tel qu’il est [B : ou
adéquatement] ; mais il suffit, pour être unis à lui, que nous le connaissions
en quelque mesure ; de même que la connaissance que nous avons du corps
n’est pas telle que nous le connaissions tel qu’il est ou parfaitement, et
cependant quelle union ! Quel amour !
(3) Que la quatrième sorte de connaissance, qui est la connaissance de
Dieu, n’est pas une conséquence tirée d’autre chose mais est immédiate,
c’est ce qui ressort avec évidence de ce que nous avons démontré
précédemment, à savoir qu’il est la cause de toute connaissance, laquelle
cause n’est connue que par elle-même et ne l’est par aucune autre chose, et
aussi de ce que nous sommes par nature tellement unis à lui que nous ne
pouvons sans lui ni exister ni être conçus ; et par suite, puisque entre Dieu
et nous il y a une si étroite union, il est donc évident que nous ne pouvons le
connaître qu’immédiatement.
(4) Nous nous efforcerons maintenant de rendre plus claire cette union
que par nature et par amour nous avons avec Dieu.
Nous avons dit précédemment qu’il ne peut rien exister dans la Nature,
dont une idée ne soit dans l’âme de cette chose(40), et, suivant que la chose
est ou plus ou moins parfaite, l’union de cette idée avec la chose ou avec
Dieu même et son effet(*) sont aussi plus ou moins parfaits.
(5) Comme, d’autre part, la nature entière est une seule substance dont
l’essence est infinie, toutes choses sont par la Nature unies en une seule,
savoir Dieu ; et le corps, étant la première chose que perçoit notre âme
(puisque, ainsi que nous l’avons dit, il ne peut rien exister dans la Nature
dont il n’y ait une Idée dans la chose pensante, laquelle Idée est l’âme de
cette chose) doit être nécessairement la première cause de cette Idée(41).
Puisque toutefois cette idée ne peut trouver de repos dans la connaissance
du corps, sans passer à la connaissance de l’être sans lequel ni le corps ni
l’idée elle-même ne peuvent exister ni être conçus, elle sera unie à cet être
par l’amour aussitôt après qu’elle l’aura connu.
(6) Pour concevoir cette union le mieux possible et déduire ce qu’elle
doit être, il faut considérer l’effet que produit l’union avec le corps ; car là
nous voyons comment, par la connaissance des choses corporelles et les
affections qui s’y rapportent, se produisent en nous tous les effets que nous
percevons constamment dans notre corps par le mouvement des esprits
animaux ; et, si notre connaissance et notre amour viennent à tomber sur cet
être sans lequel nous ne pouvons ni exister, ni être conçus, et qui n’est
aucunement corporel, les effets aussi qu’aura en nous une telle union seront
et devront être incomparablement plus grands et plus magnifiques,
puisqu’ils doivent s’accorder toujours avec la nature des choses auxquelles
nous sommes unis.
(7) Et, quand nous percevons de tels effets, nous pouvons dire en vérité
que nous naissons encore une fois ; car notre première naissance a eu lieu
alors que nous nous sommes unis au corps, par où tels effets et mouvements
des esprits animaux se sont produits, mais cette autre et seconde naissance
aura lieu quand nous percevrons en nous de tout autres effets de l’amour,
grâce à la connaissance de cet objet immatériel ; effets qui différent des
premiers autant que diffère le corporel de l’incorporel, l’esprit de la chair.
Cela peut d’autant mieux être appelé une Régénération que de cet Amour et
de cette Union seulement peut suivre que stabilité Éternelle et inaltérable,
ainsi que nous le montrerons.
Chapitre XXIII : de l’immortalité de l’âme
(1) Si nous considérons une fois avec attention ce qu’est l’Âme et d’où
viennent son changement et sa durée, nous verrons aisément si elle est
mortelle ou immortelle. Puisque nous avons dit déjà que l’âme est une idée
qui est dans la chose pensante et qui naît de la réalité(*) d’une chose qui est
dans la Nature, il s’ensuit que tels le changement et la durée de la chose,
tels aussi doivent être le changement et la durée de l’âme ; nous avons
observé en outre que l’âme peut être unie ou bien au corps dont elle est
l’idée ou bien à Dieu sans lequel elle ne peut exister ni être conçue.
(2) On peut voir aisément par là :
1. Que si l’âme est-unie seulement au corps et que ce corps périsse, elle
doit aussi périr ; car si elle est privée du corps qui est le fondement de son
amour, elle doit aussi périr avec lui. Mais
2. Que si l’âme est unie à une autre chose qui est et reste inaltérable,
elle doit aussi demeurer inaltérable. Par quoi, en effet, serait-il alors
possible qu’elle fût anéantie ? Non par elle-même ; car, pas plus qu’elle ne
pouvait commencer d’être alors qu’elle n’était pas, elle ne peut maintenant
qu’elle est s’altérer et périr [B : d’elle-même]. De sorte que ce qui est la
seule cause de son existence(**) doit aussi, quand elle périt, être cause de sa
non existence, parce qu’il s’altère lui-même et périt(***).
Chapitre XXIV : de l’amour de dieu pour l’homme
(1) Nous croyons avoir jusqu’ici suffisamment montré ce qu’est notre
amour de Dieu, comme aussi ses effets, savoir : notre propre durée
éternelle. De sorte que nous n’estimons pas utile ici de rien dire d’autres
choses, telles que la joie en Dieu, le repos de l’âme, etc., parce qu’après ce
qui a été dit déjà, on peut voir aisément ce qui en est et ce qu’il y aurait à
dire.
(2) Mais, puisque nous avons jusqu’ici parlé de notre amour de Dieu, il
reste encore à voir s’il existe aussi un amour de Dieu pour nous, c’est-à-dire
si Dieu aime aussi les hommes, et cela quand ils l’aiment ? Or d’abord nous
avons dit qu’on ne peut attribuer à Dieu aucuns modes de penser, en dehors
de ceux qui sont dans les créatures, de sorte qu’on ne peut dire que Dieu a
de l’amour pour les hommes et encore bien moins qu’il les aime parce
qu’ils l’aiment, ou les hait parce qu’ils le haïssent ; car, si l’on faisait cela,
on devrait admettre d’abord que les hommes peuvent agir ainsi par libre
volonté, qu’ils ne dépendent pas d’une cause première, ce que nous avons
montré précédemment être faux. Cela, en outre, ne produirait en Dieu
qu’une grande altérabilité si, alors que précédemment il n’aurait ni aimé ni
haï, il devait maintenant commencer à aimer et à haïr et être déterminé à
cela par quelque chose d’extérieur à lui, ce qui est l’absurdité même.
(3) Si nous disons cependant que Dieu n’aime pas les hommes, cela ne
doit pas être compris comme s’il les abandonnait, pour ainsi dire, à eux-
mêmes, mais en ce sens que, l’homme étant en Dieu conjointement à tout ce
qui est, et Dieu étant formé de la totalité de ce qui est, il ne peut y avoir
d’amour, proprement dit de Dieu pour autre chose, puisque tout ce qui est
ne forme qu’une seule chose, à savoir Dieu lui-même.
(4) Et il suit de là que Dieu ne donne pas aux hommes des lois pour les
récompenser quand ils les accomplissent [B : et les punit quand ils les
transgressent] ; ou, pour parler plus clairement, que les lois de Dieu ne sont
pas d’une nature telle qu’elles puissent être transgressées. Car les règles que
Dieu a établies dans la Nature et suivant lesquelles toutes choses naissent et
durent – si nous voulons les appeler des lois – sont de telle sorte qu’elles ne
peuvent jamais être transgressées ; ainsi, que le plus faible doit céder au
plus fort, que nulle cause ne peut produire plus qu’elle ne contient en elle,
et autres semblables qui sont de telle sorte qu’elles ne peuvent se modifier
ni avoir de commencement, mais qu’au contraire, tout leur est soumis et
subordonné.
(5) Et pour en parler ici brièvement, toutes les lois qui ne peuvent pas
être transgressées sont des lois divines pour cette raison que tout ce qui
arrive est non contraire, mais conforme à son propre décret. Toutes les lois
qui peuvent être transgressées sont des lois humaines pour cette raison que
si, en tout ce que les hommes décrètent, ils ont en vue leur bien-être, il ne
s’ensuit pas que la Nature entière doive aussi s’en bien trouver, mais au
contraire, elles peuvent tendre la destruction de beaucoup d’autres choses.
(6) Quand les lois de la Nature sont plus puissantes, les lois des
hommes sont détruites(*).
Les lois divines n’ont, en dehors d’elles-mêmes, aucune fin, en vue de
laquelle elles existent ; elles ne sont pas subordonnées ; il n’en est pas ainsi
des humaines. Bien que, en effet, les hommes fassent des lois pour leur
propre bien-être et n’aient en vue aucune autre fin que d’améliorer par ce
moyen leur propre condition, cette fin qu’ils se proposent (étant
subordonnée à d’autres fins qu’a en vue un être supérieur aux hommes et
qui les laisse agir d’une certaine façon en tant que parties de la Nature) peut
cependant bien faire aussi que leurs lois concourent avec les lois éternelles
établies par Dieu de toute éternité et aident, avec tout le reste, à produire
l’œuvre totale. Bien que les abeilles n’aient, par exemple, d’autre fin, dans
tout leur travail et par le ferme maintien de l’ordre établi parmi elles, que de
s’assurer une provision pour l’hiver, l’homme qui leur est supérieur se
propose, en les soignant et les entretenant, une tout autre fin, qui est de se
procurer du miel pour lui-même. De même l’homme, en qualité d’être
particulier, n’a pas de but plus éloigné que ce que peut atteindre son essence
limitée ; mais, eu égard à ce qu’il est une partie et un instrument de la
nature entière, cette fin de l’homme ne peut être la fin dernière de la nature,
puisqu’elle est infinie et emploie l’homme de même que tout le reste
comme son instrument.
(7) Après avoir jusqu’ici traité des lois données par Dieu, il est à
observer maintenant que l’homme perçoit en lui-même une double loi ;
celui du moins qui use bien de son entendement et parvient à la
connaissance de Dieu ; et ces lois ont pour cause l’une la communauté qu’il
a avec Dieu, et l’autre la communauté qu’il a avec les modes de la Nature.
(8) La première de ces lois est nécessaire, mais non la seconde ; car,
pour ce qui touche la loi qui naît de la communauté avec Dieu, puisqu’il
doit être toujours et sans relâche nécessairement uni à Dieu, il a toujours et
doit toujours avoir devant les yeux les lois selon lesquelles il doit vivre pour
Dieu et avec lui. Pour ce qui touche, en revanche, la loi qui naît de sa
communauté avec les modes, en tant qu’il peut se séparer des hommes, elle
n’est pas aussi nécessaire.
(9) Puis donc que nous établissons une telle communauté entre Dieu et
l’homme, on pourrait demander avec raison comment Dieu se fait connaître
aux hommes ? et si une telle chose a lieu ou peut avoir lieu par des paroles ?
ou s’il se fait connaître immédiatement par lui-même sans employer aucune
autre chose, par laquelle il le ferait ?
(10) A quoi nous répondons : en aucun cas par des mots ; car, si cela
était, il faudrait que l’homme eût connu la signification de ces mots avant
qu’ils fussent prononcés. Par exemple, si Dieu avait dit aux Israélites : Je
suis Jéhovah votre Dieu, il aurait fallu qu’auparavant déjà, sans ces paroles,
ils eussent su que Dieu existe(**), avant de pouvoir être assurés [B : par
elles] que c’était lui [B : qui leur parlait] ; car ils savaient bien à ce moment
que la voix, le tonnerre, l’éclair n’étaient pas Dieu, bien que la voix dît
qu’elle était Dieu.
Et ce que nous disons ici des paroles, nous l’étendons à tous les signes
extérieurs. Et nous estimons ainsi impossible que Dieu se soit fait connaître
aux hommes par quelque signe extérieur que ce soit.
(11) Et nous tenons pour inutile que cela ait lieu par aucun autre moyen
que par l’essence de Dieu et l’entendement de l’homme ; puisque, en effet,
ce qui en nous doit connaître Dieu est l’Entendement, lequel lui est uni si
immédiatement que, sans lui, il ne pourrait exister ni être conçu, il apparaît
par là sans contredit qu’aucune chose ne peut être aussi étroitement unie à
l’Entendement que Dieu lui-même.
(12) Il est impossible aussi qu’on connaisse Dieu par quelque chose
d’autre :
1° Parce que la chose qui le ferait connaître devrait alors nous être
mieux connue que Dieu même, ce qui va manifestement contre tout ce que
nous avons clairement démontré jusqu’ici : que Dieu est cause de notre
connaissance et de toute essence, que les choses particulières sans exception
ne pourraient non seulement pas exister sans lui, mais ne pourraient même
pas être conçues.
2° Parce que nous ne pouvons en aucun cas parvenir à la connaissance
de Dieu par celle d’une autre chose, dont l’essence est nécessairement finie,
alors même qu’elle nous serait plus connue ; comment est-il possible en
effet que nous puissions conclure d’une chose finie [B : et limitée] une
chose infinie et illimitée.
(13) Car, si même nous observions dans la Nature quelques effets ou un
ouvrage dont la cause nous serait inconnue, il serait cependant encore
impossible pour nous de parvenir à cette conclusion que, pour produire cet
effet, une chose infinie et illimitée doit exister dans la Nature. Pour produire
cet effet, un grand nombre de causes se sont-elles réunies ou n’y en a-t-il
qu’une seule ? Comment pouvons-nous le savoir ? Qui nous le dira ?
C’est pourquoi nous concluons enfin que Dieu, pour se faire connaître
aux hommes, ne peut user ou n’a besoin ni de paroles, ni de miracles, ni
d’aucune autre chose créée, mais seulement de lui-même.
Chapitre XXV : des diables
(1) Nous dirons maintenant brièvement quelque chose au sujet des
diables, s’ils sont ou ne sont pas, et cela comme il suit :
Si le Diable est une chose entièrement et absolument contraire à Dieu et
qui n’a rien de Dieu, alors il est exactement identique au Néant, dont nous
avons déjà parlé précédemment(*).
(2) Admettons donc avec quelques-uns qu’il est un être pensant qui ne
veut ni ne fait absolument rien de bon et s’oppose ainsi en tout à Dieu ; il
est donc fort misérable ; et si les prières pouvaient y servir il y aurait lieu de
prier pour lui, pour sa conversion.
(3) Voyons, cependant si un être aussi misérable pourrait subsister un
seul instant. Nous trouverons sur le champ qu’il n’en est rien ; puisque toute
la durée d’une chose provient de sa perfection et que, plus il y a en elle
d’essence et de divinité, plus elle est subsistante, comment, pensé-je, le
Diable pourrait-il subsister, puisqu’il n’a pas la moindre perfection ?
Ajoutez que la subsistance ou la durée d’un mode dans la chose pensante
est causée uniquement par l’union qu’a ce mode avec Dieu, union produite
par l’amour ; mais dans les diables c’est absolument le contraire de cette
union qu’on suppose, et par suite il est impossible qu’ils subsistent.
(4) Mais, s’il n’y a pas la moindre nécessité d’admettre les Diables,
pourquoi les admettre ? Car il ne nous est pas nécessaire comme à d’autres
d’admettre des Diables pour trouver les causes de la Haine, de l’Envie, de la
Colère et d’autres passions de même sorte, puisque nous les avons
suffisamment trouvées sans de telles fictions.
Chapitre XXVI : de la liberté vraie
(1) Par notre proposition du chapitre précédent nous n’avons pas
seulement voulu faire savoir qu’il n’y a pas de Diables, mais aussi que les
causes (ou pour mieux dire ce que nous appelons péchés) qui nous
empêchent de parvenir à notre perfection sont en nous-mêmes.
(2) Nous avons aussi montré dans ce qui précède de quelle façon, aussi
bien par la raison(*) que par la quatrième sorte de connaissance, nous
parvenons à notre félicité, et comment nos passions doivent être détruites.
Non, comme on le dit communément, qu’elles doivent être vaincues avant
que nous puissions parvenir à la connaissance et par suite à l’amour de
Dieu, car autant vaudrait exiger que quelqu’un qui est ignorant dût déposer
son ignorance avant de pouvoir parvenir à la connaissance, tandis que seule
la connaissance est cause de la destruction de l’ignorance ; comme il se voit
clairement par ce que nous avons dit. De même on peut déduire clairement
de ce qui précède comment sans la Vertu, ou (pour mieux dire) sans la
souveraineté de l’entendement, tout s’achemine à sa perte, sans que nous
puissions jouir d’aucun repos, et nous vivons comme en dehors de notre
élément.
(3) Si bien qu’alors même que, de la force de la connaissance et de
l’amour divin, suivraient pour l’entendement non, comme nous l’avons
montré, un repos éternel, mais seulement un repos temporaire, ce serait
encore notre devoir de le rechercher, car il est tel lui aussi qu’on ne
consentirait à l’échanger, quand on en jouit, contre aucune chose au monde.
(4) Puisqu’il en est ainsi, nous pouvons à bon droit tenir pour une
grande absurdité ce que disent beaucoup d’hommes réputés cependant
grands théologiens : que, si nulle vie éternelle ne devait être la conséquence
de l’amour de Dieu, ils chercheraient alors leur propre bien ; cela est tout
aussi insensé que si un poisson, pour qui nulle vie n’est possible hors de
l’eau, disait : si nulle vie éternelle ne suit pour moi cette vie dans l’eau, je
veux sortir de l’eau pour aller sur terre ; que peuvent dire d’autre ceux qui
ne connaissent pas Dieu ?
(5) Nous voyons ainsi que, pour saisir la vérité de ce que nous
affirmons touchant notre bien et notre repos, nul autre principe n’est
nécessaire, sinon celui de rechercher ce qui nous est utile à nous-mêmes,
comme il est naturel à tous les êtres. Éprouvant maintenant qu’en nous
efforçant vers les plaisirs des sens et la volupté et les choses du monde,
nous n’y trouvons point notre salut mais notre perte, nous préférons donc la
souveraineté de notre entendement ; mais cette dernière ne pouvant faire
aucun progrès sans que nous soyons d’abord parvenus à la connaissance et
à l’amour de Dieu, il est donc au plus haut point nécessaire de chercher
Dieu ; et l’ayant, d’après les considérations et estimations précédentes,
reconnu comme le bien le meilleur de tous les biens, nous sommes ainsi
obligés de nous arrêter et de nous reposer là. Car nous avons vu que hors de
lui il n’est aucune chose qui puisse nous donner aucun salut ; et en cela
consiste notre liberté vraie que nous soyons et demeurions liés par les
chaînes aimables de l’amour de Dieu.
(6) Nous voyons enfin comment la connaissance par raisonnement n’est
nullement en nous la principale, mais est seulement comme un degré par où
nous nous élevons au but souhaité ; ou comme un bon esprit qui, sans
fausseté ni tromperie, nous apporte un message du souverain bien pour nous
exciter à le chercher, lui-même et à nous unir à lui ; laquelle union est notre
plus haut salut et notre félicité.
(7) Il ne reste plus ainsi, pour donner à cet ouvrage sa conclusion, qu’à
montrer brièvement ce qu’est la liberté humaine et en quoi elle consiste ;
pour le faire, j’userai des propositions suivantes comme choses certaines et
démontrées.
1. Plus une chose a d’essence, plus aussi elle a d’activité et moins elle a
de passivité. Car il est certain que l’agent agit par ce qu’il a et que le patient
pâtit par ce qu’il n’a pas.
2. Toute passion, qu’elle soit un passage du non-être à l’être ou de l’être
au non-être, doit avoir pour origine un agent extérieur et non un agent
intérieur. Car aucune chose considérée en elle-même n’a en elle de cause lui
rendant possible de se détruire si elle est, ou de se produire si elle n’est pas.
3. Tout ce qui n’est pas produit par des causes extérieures ne peut avoir
aussi rien de commun avec elles et conséquemment ne peut être changé ni
transformé par elles.
De la seconde et de la troisième propositions je conclus cette
quatrième :
4. Aucun des effets d’une cause intérieure ou immanente (c’est tout un
pour moi) ne peut périr ou s’altérer aussi longtemps que cette cause
demeure. Car tout ainsi qu’un tel effet ne peut être produit par des causes
extérieures, il ne peut non plus (suivant la troisième proposition) être altéré
par elles ; et, puisque aucune chose ne peut être détruite que par des causes
extérieures, il n’est donc pas possible que cet effet périsse aussi longtemps
que sa cause dure, d’après la deuxième proposition.
5. La cause la plus libre et la plus conforme à Dieu est l’immanente.
Car de cette cause l’effet produit dépend de telle sorte qu’il ne peut sans elle
exister ou être conçu et qu’il n’est soumis à aucune autre cause ; à quoi
s’ajoute qu’il lui est uni de façon à faire un tout avec elle.
(8) Voyons donc maintenant ce que nous avons à conclure de ces
propositions.
1. Puisque l’essence de Dieu est infinie il y a en lui et une activité
infinie et une négation infinie de toute passivité (d’après la première
proposition) ; et conséquemment, dans la mesure où, ayant plus d’essence,
elles sont plus étroitement unies à Dieu, les choses ont aussi plus d’activité
et moins de passivité, et sont aussi plus affranchies du changement et de la
corruption.
2. L’Entendement vrai ne peut jamais périr ; car il ne peut avoir en lui-
même, d’après la deuxième proposition, aucune cause de se détruire. Et,
puisqu’il n’est pas produit par des causes extérieures mais par Dieu, il ne
peut avoir à souffrir d’elles aucune altération, d’après la troisième
proposition, et, puisque Dieu l’a produit immédiatement et qu’il est
seulement(**) une cause intérieure, il suit de là nécessairement que
l’entendement ne peut périr aussi longtemps que cette cause demeure,
d’après la quatrième proposition. Or cette cause est éternelle ; donc lui aussi
est éternel.
3. Tous les effets de l’entendement qui sont unis à lui sont les plus
excellents de tous et doivent aussi être estimés plus haut que tous les autres.
Car, puisque ce sont des effets intérieurs, ce sont les plus excellents de tous
d’après la cinquième proposition et, en outre, ils sont nécessairement
éternels puisque leur cause est éternelle.
4. Tous les effets que nous produisons hors de nous sont d’autant plus
parfaits qu’ils sont plus capables de s’unir à nous pour former avec nous
une seule et même nature, car c’est ainsi qu’ils se rapprochent le plus des
effets intérieurs. Si, par exemple, j’enseigne à mon prochain à aimer le
plaisir, la gloire, l’avarice, je suis, que je les aime moi aussi ou ne les aime
pas, quoi qu’il en puisse être, frappé, battu, cela est clair ; mais non si ma
seule fin, que je m’efforce d’atteindre, est de pouvoir goûter l’union avec
Dieu et de produire en moi des idées vraies et de faire connaître ces choses
à mes prochains. Car nous pouvons tous avoir part également à ce salut,
comme il arrive quand il excite en eux le même désir qu’en moi et fait ainsi
que leur volonté se confonde avec la mienne, et que nous formions une
seule et même nature s’accordant toujours en tout.
(9) Par tout ce qui a été dit on peut bien aisément concevoir ce qu’est la
liberté humaine(42) ; je la définis en disant qu’elle est une solide réalité
qu’obtient notre entendement par son union immédiate avec Dieu pour
produire en lui-même des idées et tirer de lui-même des effets qui
s’accordent avec sa nature, sans que ces effets soient soumis à aucunes
causes extérieures par lesquelles ils puissent être altérés ou transformés.
L’on voit aussi clairement par ce qui a été dit ce que sont les choses qui sont
en notre pouvoir et ne sont soumises à aucune cause extérieure ; en même
temps nous avons démontré la durée éternelle et constante de notre
entendement, déjà établie d’une autre façon ; et enfin quelle sorte d’effets
nous devons estimer plus haut que tous les autres.
(10) Il ne me reste pour conduire tout ce travail à sa fin, qu’à dire aux
amis pour qui j’écris : ne vous étonnez pas de ces nouveautés car il vous est
très bien connu qu’une chose ne cesse pas d’être vraie parce qu’elle n’est
pas acceptée par beaucoup d’hommes. Et comme vous n’ignorez pas la
disposition du siècle où nous vivons, je vous prie très instamment d’être très
prudents en ce qui touche la communication à d’autres de ces choses. Je ne
veux pas dire que vous deviez les garder entièrement par devers vous, mais
seulement que si vous commencez à les communiquer à quelqu’un, nulle
autre fin et nul mobile autre que le salut de votre prochain ne doit vous
inspirer ; et qu’il vous faut être le plus certains qu’il se puisse, à son sujet,
que votre travail ne sera pas sans récompense. Enfin si, à la lecture de cet
ouvrage, vous vous trouviez arrêtés par quelque difficulté contre ce que je
pose comme certain, je vous demande de ne pas vous empresser de le
réfuter, avant de l’avoir médité assez longtemps et avec assez de réflexion ;
si vous le faites, je tiens pour assuré que vous parviendrez à la jouissance
des fruits que vous vous promettez de cet arbre.
Appendice
I.
AXIOMES
1. La substance est, en vertu de sa nature, antérieure à ses
modifications(*).
2. Les choses qui sont différentes se distinguent les unes des autres ou
bien réellement ou bien modalement(**).
3. Les choses qui se distinguent réellement ou bien ont des attributs
différents, tels que pensée et étendue, ou sont rapportées à des attributs
différents, ainsi l’entendement et le mouvement, dont le premier appartient
à la pensée et le second à l’étendue.
4. Les choses qui ont des attributs différents, comme aussi celles qui
appartiennent à des attributs différents n’ont rien en elle les unes des autres.
5. Une chose qui n’a en elle rien d’une autre, ne peut être cause de
l’existence d’une telle chose autre.
6. Ce qui est cause de soi ne peut s’être limité soi-même.
7. Ce par quoi les choses se conservent est, de sa nature, premier dans
ces choses(***).
PROPOSITION I
À aucune substance qui existe réellement ne peut être rapporté un
attribut qui est rapporté à une autre substance ; ou, ce qui revient au même,
deux substances ne peuvent exister dans la nature à moins qu’elles ne soient
réellement distinctes.
Démonstration
Ces substances sont distinctes si elles sont deux ; et par conséquent
elles se distinguent (par l’Axiome 2) ou bien réellement ou bien
modalement ; elles ne se distinguent pas modalement, car alors les modes
seraient (par l’Axiome7) (****), de leur nature, antérieurs à la substance,
contrairement à l’Axiome 1 ; donc elles se distinguent réellement. Et par
suite (par l’Axiome 4) on ne peut affirmer de l’une ce qu’on affirme de
l’autre. Ce qu’il fallait démontrer.
PROPOSITION II
Une substance ne peut être cause de l’existence d’une autre substance.
Démonstration
Une telle cause n’aurait rien en elle d’un tel effet (Proposition 1) ; car il
y a de l’une à l’autre une différence réelle ; et en conséquence (par
l’Axiome 5) l’une ne peut produire l’autre.
PROPOSITION III
Tout attribut ou substance est, par sa nature, infini et souverainement
parfait en son genre.
Démonstration
Aucune substance n’a pour cause une autre substance (Proposition 2) ;
et par suite, si elle existe, ou bien elle est un attribut de Dieu, ou elle a été,
en dehors de Dieu, cause d’elle-même. Dans le premier cas elle est
nécessairement infinie et souverainement parfaite en son genre, puisque
telle est la condition de tous les autres attributs de Dieu. Dans le second cas,
telle est aussi nécessairement sa condition, car elle n’aurait pu (Axiome 6)
se limiter elle-même.
PROPOSITION IV
Il appartient par nature à l’essence de chaque substance d’exister, à ce
point qu’il est impossible de placer dans un entendement infini l’Idée de
l’essence d’une substance qui n’existerait pas dans la Nature.
Démonstration
L’essence vraie d’un objet est quelque chose qui est différent réellement
de l’Idée de cet objet ; et ce quelque chose est (Axiome 3) ou bien
réellement existant ou bien contenu dans une autre chose qui existe
réellement et de laquelle on ne pourra le distinguer réellement, mais
seulement modalement ; de cette sorte sont toutes les essences des choses
que nous voyons qui auparavant, quand elles n’existaient pas, étaient
comprises dans l’étendue, le mouvement et le repos, et qui, devenues
réelles, ne se distinguent pas de l’étendue réellement mais bien
modalement. Il implique toutefois contradiction que l’essence d’une
substance soit ainsi contenue dans une autre chose, de laquelle cette
substance, contrairement à la proposition 1, ne pourrait donc pas se
distinguer réellement ; comme aussi qu’elle soit, contrairement à la
proposition 2, produite par le sujet qui, par hypothèse, l’eût contenue ; et
enfin elle ne pourrait pas être ainsi, de sa nature, infinie et souverainement
parfaite en son genre, contrairement à la proposition 3. Donc, puisque son
essence n’est pas contenue dans une autre chose, elle est une chose qui
existe par soi.
COROLLAIRE
La nature est connue par elle-même et non par aucune autre chose. Elle
est formée d’attributs infinis dont chacun est infini et souverainement
parfait en son genre, à l’essence desquels appartient l’existence, en sorte
qu’en dehors d’eux n’existe aucune essence ou aucun être et elle coïncide
ainsi exactement avec l’essence de Dieu, seul auguste et béni.
II. de l’âme humaine
(1) Puisque l’homme est une chose créée, finie, etc., il est nécessaire
que ce qu’il a de Pensée et que nous appelons Âme soit une
modification(*****) de l’attribut auquel nous donnons ce nom de Pensée,
sans qu’à son essence appartienne aucune autre chose que cette
modification ; et cela de telle façon que, si cette modification est anéantie,
l’âme est également anéantie, bien que l’attribut susdit demeure inaltérable.
(2) Et de même ce qu’il a d’Étendue et que nous appelons Corps, n’est
rien qu’une modification de l’autre attribut que nous appelons Étendue et de
façon aussi que, si cette modification est anéantie, le corps humain n’est
plus, bien que l’attribut de l’Étendue demeure inaltérable.
(3) Et, pour comprendre maintenant de quelle sorte est ce mode que
nous appelons âme ; et comment il a son origine du corps, comme aussi
comment son changement dépend (seulement) du corps (en quoi consiste
selon moi l’union de l’âme et du corps), il faut observer que :
1. La modification la plus immédiate de l’attribut que nous nommons
pensée, contient en soi objectivement l’essence formelle de toutes choses ;
et cela de telle façon que, si l’on posait un être formel quelconque dont
l’essence ne serait pas contenue objectivement dans l’attribut sus-désigné,
ce dernier ne serait pas infini et souverainement parfait en son genre, ce qui
va contre la démonstration donnée dans la troisième proposition.
(4) Et, comme la Nature, ou Dieu, est un être de qui des attributs infinis
sont affirmés et qui contient en lui les essences de toutes les choses créées,
il est nécessaire que de tout cela une idée soit produite dans la pensée,
laquelle idée contient en soi objectivement la nature entière, telle qu’elle est
réellement en elle-même(******).
(5) 2. Il est à observer que toutes les autres modifications, telles que
l’Amour, le Désir, la Joie, etc., tirent leur origine de cette modification
première et immédiate, de façon que, si celle-ci ne les précédait pas, il ne
pourrait y avoir d’amour, de désir ni de joie, etc.
(6) D’où se conclut clairement que l’amour naturel, qui est en chaque
chose, de conserver son corps, ne peut avoir d’autre origine que l’Idée, ou
essence objective de ce corps, qui est dans l’attribut pensant.
(7) De plus, puisque pour l’existence d’une Idée (ou d’une essence
objective) nulle autre chose n’est requise que l’attribut de la pensée et
l’objet (ou essence formelle), ce que nous avons dit est donc certain, à
savoir que l’Idée ou essence objective est la modification la plus
immédiate(43) de l’attribut de la pensée. En conséquence, dans cet attribut il
ne peut y avoir aucune autre modification appartenant à l’essence de l’âme
d’une chose quelconque, sinon l’Idée que, d’une telle chose existant
réellement, il doit y avoir nécessairement dans l’attribut pensant. Car une
telle idée apporte avec elle les autres modifications de l’Amour, du Désir,
etc. Puisque, maintenant, l’Idée naît de l’existence de l’objet, quand l’objet
s’altère ou est anéanti, son idée doit aussi, dans la même mesure, s’altérer
ou être anéantie, et, puisqu’il en est ainsi, elle est ce qui est uni à
l’objet(*******).
(8) Enfin, si nous voulons aller plus loin et rapporter à l’essence de
l’âme ce par quoi elle peut exister réellement, on ne trouvera rien d’autre
que l’attribut et l’objet dont nous venons de parler ; mais ni l’un ni l’autre
ne peuvent appartenir à l’essence de l’âme, puisque l’objet n’a rien de la
Pensée, mais est réellement distinct de l’âme, et quant à l’attribut, nous
avons déjà démontré qu’il ne peut appartenir à l’essence sus-désignée, ce
qui se voit encore plus clairement par ce que nous avons dit, puisque
l’attribut, en tant qu’attribut, n’est pas uni à l’objet, attendu qu’il n’est ni
altéré ni anéanti, alors même que l’objet est altéré ou anéanti.
(9) L’essence de l’âme consiste donc uniquement en ce qu’elle est dans
l’attribut pensant une idée ou une essence objective qui naît de l’essence
d’un objet existant réellement dans la Nature. Je dis d’un objet existant
réellement, etc., et sans particulariser davantage, afin de comprendre ici non
seulement les modifications de l’étendue, mais aussi les modifications de
tous les attributs infinis, qui ont une âme aussi bien que l’étendue.
(10) Pour concevoir toutefois un peu plus exactement cette définition,
on doit avoir égard à ce que j’ai déjà dit quand je parlais des attributs, à
savoir que ces derniers ne se distinguent pas quant à l’existence(44), car ils
sont eux-mêmes les sujets de leurs essences(*********), et aussi à ce que
l’essence de toutes les modifications est contenue dans les dits attributs, et
enfin, à ce que tous ces attributs sont les attributs d’un être infini. C’est
pourquoi aussi nous avons appelé créature immédiate de Dieu, dans le
chapitre IX de la première partie, cette idée à cause qu’elle contient en elle
objectivement l’essence formelle de toutes choses sans augmentation ni
diminution(**********). Et elle est nécessairement une, en raison de ce que
toutes les essences des attributs sont l’essence d’un seul être infini.
(11) Mais il est encore à observer que ces modes considérés en tant que
n’existant pas réellement, sont néanmoins tous compris dans leurs attributs ;
et comme il n’y a entre les attributs aucune sorte d’inégalité, non plus
qu’entre les essences des modes, il ne peut y avoir aussi dans l’Idée aucune
distinction puisqu’elle ne serait pas dans la nature. Mais, si quelques-uns de
ces modes revêtent leur existence particulière et se distinguent ainsi en
quelque manière de leurs attributs (parce que l’existence particulière qu’ils
ont dans l’attribut est alors le sujet de leur essence), alors une distinction se
produit entre les essences des modes et, par suite, aussi entre leurs essences
objectives qui sont nécessairement contenues dans l’Idée.
(12) Et telle est la cause pour laquelle nous avons dans notre définition
usé de ces mots : l’Idée naît d’un objet existant réellement dans la Nature.
Par où nous croyons avoir suffisamment expliqué quelle sorte de chose est
l’âme en général, entendant par là non seulement les Idées qui naissent des
modifications corporelles, mais aussi celles qui naissent d’une modification
déterminée des autres attributs.
(13) Comme cependant nous n’avons pas des autres attributs une
connaissance telle que de l’étendue, voyons si nous pouvons trouver
concernant les modifications de l’étendue une définition plus précise, et
plus propre à exprimer l’essence de notre âme, ce qui est notre véritable
propos.
(14) Nous commencerons par poser comme chose démontrée qu’il n’y a
dans l’étendue d’autres modifications que le mouvement et le repos et que
chaque chose corporelle n’est rien d’autre qu’une proportion déterminée de
mouvement et de repos, de sorte que, s’il n’y avait dans l’étendue que du
mouvement, ou que du repos, pas une seule chose particulière ne pourrait
s’y montrer ou exister : ainsi le corps humain n’est rien d’autre qu’une
certaine proportion de mouvement et de repos.
(15) L’essence objective, qui dans l’attribut pensant correspond à cette
proportion existante, est, dirons-nous, l’âme du corps. Si maintenant l’une
de ces modifications, soit le repos, soit le mouvement, vient à changer, étant
ou accru ou diminué, l’Idée change aussi dans la même mesure ; quand, par
exemple, il arrive que le repos s’accroît et que le mouvement diminue, cela
cause la douleur ou la tristesse que nous appelons froid. Si, au contraire, le
mouvement s’accroît, cela cause la douleur que nous nommons chaleur.
(16) Quand les degrés de mouvement et de repos ne sont pas les mêmes
dans toutes les parties de notre corps, mais que quelques-unes ont plus de
mouvement ou de repos que les autres, alors naissent divers sentiments.
(C’est ainsi que nous éprouvons, une sorte particulière de douleur quand on
nous frappe sur les yeux ou les mains avec un bâton.) Quand les causes
extérieures qui produisent ces changements sont différentes et n’ont pas
toutes le même effet, des sentiments divers naissent de là dans une seule et
même partie (ainsi nous éprouvons un sentiment différent quand on nous
frappe sur la même main avec du bois ou avec du fer). Et d’autre part si le
changement, qui s’introduit dans quelque partie, est cause que cette partie
se trouve ramenée à sa proportion primitive de mouvement et de repos, il
suit de là la joie que nous nommons repos, exercice agréable et gaieté.
(17) Enfin, après avoir expliqué ce qu’est le sentiment, nous pouvons
voir aisément comment une Idée réflexive, ou la connaissance de nous-
mêmes, l’Expérience et le Raisonnement en sortent. Et par tout cela
(comme aussi parce que notre âme est unie à Dieu et est une partie de l’Idée
infinie, naissant immédiatement de lui) on peut voir très distinctement
l’origine de la Connaissance claire et l’immortalité de l’âme. Mais nous en
avons dit assez pour le moment.
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* Ce sont ces mots qui m’ont déterminé à traduire welstand par santé ; j’ajouterai qu’ici le mot
verstand, que je traduis par entendement, rend probablement le latin mens et non intellectus (ainsi
qu’en quelques passages du traité, du reste).
1 Entendez : cette nature déterminée par quoi la chose est ce qu’elle est, et qui ne peut en être en
aucune façon séparée, sans que la chose elle-même soit aussitôt anéantie ; c’est ainsi qu’il appartient
par exemple à l’essence d’une montagne d’avoir une vallée, ou que l’essence d’une montagne
consiste en ce qu’elle a une vallée, ce qui est une vérité éternelle et immuable et doit toujours être
dans le concept d’une montagne, même si elle n’a jamais existé ni n’existe.
* Conforme au texte hollandais ; voir note explicative.
2 De la définition donnée ci-après dans le second chapitre, d’après laquelle Dieu a des attributs
infinis, nous pouvons tirer la démonstration suivante : tout ce que nous voyons clairement et
distinctement qui appartient à la nature d’une chose, nous pouvons l’affirmer avec vérité de la chose.
Or, à la nature d’un être qui a des attributs infinis appartient un attribut qui est Être.
Donc :
Dire maintenant à ce sujet : cela peut bien s’affirmer de l’idée non de la chose elle-même, est
faux, car l’idée [de la chose et] aussi de l’attribut qui appartient à cette chose n’existe pas
matériellement ; de façon que ce qui est affirmé [de l’idée] n’appartient ni à la chose elle-même, ni à
[l’attribut] qui en est affirmé ; il y a donc une grande différence entre l’idée et son objet. Et par suite,
ce qu’on affirme de la chose, on ne l’affirme pas de l’idée, et vice versa**.
**J’ai dû, pour donner un sens à ce passage, ajouter les mots mis entre crochets ; je l’ai fait en
partie d’après l’indication donnée par Freudenthal ; voir note explicative.
*** Il s’agit de la première partie de l’argument du § 4 servant à établir la majeure de
l’argument a posteriori du § 3.
**** Je substitue ici à la leçon donnée par l’édition van Vloten et Land dans le texte (qui est
celle du manuscrit A) ; celle qui se trouve en note (c’est celle du manuscrit B), parce qu’elle est plus
claire de forme, et d’ailleurs équivalente quant au sens.
3 De plus, dire que cette idée est une fiction est encore faux*****, car il est impossible de
l’avoir si elle n’existe pas, et cela est montré par ce qui est dit ci-dessus, à quoi nous ajoutons ce qui
suit.
Il est bien vrai que d’une idée qui d’abord nous est venue d’une chose et a ensuite été
généralisée par nous in abstracto, nous pouvons former dans notre esprit beaucoup d’idées de choses
particulières auxquelles nous pouvons joindre des qualités abstraites par nous d’autres choses. Mais
cela est impossible à faire si nous n’avons d’abord connu la chose d’où sont tirées ces idées
abstraites. Admettons, cependant, que cette idée [l’idée de Dieu] soit une fiction, alors toutes les
autres idées que nous avons ne sont pas moins qu’elle des fictions. S’il en est ainsi, d’où vient qu’il y
a entre elles une si grande différence ? Car nous en voyons quelques-unes qui ne peuvent avoir de
réalité : ainsi, par exemple, tous les animaux monstrueux que l’on voudrait composer par la réunion
de deux natures, comme un animal qui serait un oiseau et un cheval, et autres semblables ne pouvant
avoir place dans la nature que nous trouvons autrement ordonnée. D’autres idées sont bien possibles,
mais il n’est pas nécessaire qu’elles soient ; de celles-là, qu’elles soient ou ne soient pas, l’essence est
en tout temps nécessaire ; telle est, par exemple, l’idée du triangle ou celle de l’amour dans l’âme
sans le corps, etc. ; de façon que, si même je pensais d’abord que je les eusse forgées, je n’en serais
pas moins obligé de dire ensuite qu’elles sont cela même qu’elles sont, et le devraient être alors
même que ni moi ni aucun homme n’y aurions jamais pensé. Et c’est pourquoi elles ne sont pas
forgées par moi et doivent ainsi avoir en dehors de moi un sujet que je ne suis pas et sans lequel elles
ne pourraient pas être.
Outre ces idées, il en est encore une troisième, et celle-là est unique, elle apporte avec elle l’être
nécessaire, et non comme la précédente, l’être seulement possible ; car de ces dernières l’essence
était bien nécessaire, mais non l’existence ; tandis que de celle-là, l’existence est nécessaire comme
l’essence, et sans elle il n’est rien******. Je vois donc maintenant que la vérité, l’essence ou
l’existence d’aucune chose ne dépend de moi. Car, ainsi qu’il a été démontré au sujet de la deuxième
sorte d’idées, elles sont ce qu’elles sont sans moi, que ce soit quant à l’essence, ou à la fois quant à
l’essence et à l’existence. De même aussi et encore bien davantage, je trouve que cela est vrai
relativement à cette troisième et unique idée. Et non seulement cela : qu’elle ne dépend pas de moi,
mais que lui seul [Dieu] doit être le sujet de ce que j’affirme de lui ; de sorte que, s’il n’existait pas,
je ne pourrais absolument rien affirmer de lui, comme je fais à l’égard des autres choses, encore bien
qu’elles n’existent pas. Et je trouve aussi qu’il doit être le sujet de toutes les autres choses.
Outre qu’il suit déjà clairement de ce qui précède que l’idée d’attributs infinis, inhérents à un
être parfait, n’est pas une fiction, nous ajouterons encore ce qui suit :
Après avoir réfléchi sur la Nature, nous n’avons pu trouver en elle jusqu’ici que deux attributs
qui appartinssent à cet être souverainement parfait. Et ces attributs ne sont pas suffisants à nous
contenter : loin que nous les jugions les seuls dans lesquels doive consister cet être parfait, au
contraire, nous trouvons en nous quelque chose qui nous révèle clairement l’existence non seulement
d’un plus grand nombre, mais encore d’une infinité d’attributs parfaits devant appartenir à cet être
parfait avant qu’il puisse être dit parfait. Et d’où vient cette idée de perfection ? Ce quelque chose ne
peut venir de ces deux attributs, attendu que deux ne font que deux et non une infinité ; d’où donc
alors vient-il ? Non de moi, certainement, ou il faudrait alors que je pusse donner ce que je n’ai pas.
D’où donc enfin, sinon des attributs infinis qui nous disent qu’ils sont, sans nous dire en même temps
ce qu’ils sont ; car de deux seulement nous savons ce qu’ils sont ?
***** Les mots encore faux semblent faire suite à ce qui est dit dans la note 2. W. Meijer pour
cette raison réunit les deux notes en une seule.
****** Rien ne peut être conçu.
******* En ajoutant les mots mis entre crochets, j’essaie, d’après une indication donnée par
Freudenthal, de faire disparaître de ce passage une absurdité. Je le comprends ainsi ; en cas que
l’homme eût éminemment l’idée de Dieu, c’est-à-dire fût capable de la produire de lui-même, il y
aurait ou lui plus de perfection qu’en Dieu.
4 Ses attributs : mieux vaudrait dire : de ce qu’il connaît ce qui est propre à Dieu ; car ces
choses [telles qu’infinité, perfection, immutabilité] ne sont pas des attributs de Dieu. Sans elles, la
vérité, Dieu n’est pas un Dieu, mais il ne l’est point par elles, car elles ne font rien connaître qui
existe substantiellement mais sont seulement comme des adjectifs qui, pour être compris, exigent un
substantif.
5 La cause de ce changement devrait être ou bien extérieure à lui ou bien en lui-même. Elle ne
peut être extérieure, car aucune substance qui, comme lui, existe par soi, ne dépend de quoi que ce
soit d’extérieur, et ne peut être contrainte au changement. Elle n’est pas en lui-même, car aucune
chose, et celle-là moins qu’une autre ne veut sa propre corruption ; toute corruption vient du dehors.
6 La raison en est que, le Néant ne pouvant avoir d’attributs, le Tout doit avoir tous les
attributs ; et de même que le Néant n’a pas d’attributs parce qu’il n’est rien, le Quelque chose a des
attributs, parce qu’il est quelque chose. Donc, plus il est quelque chose, plus il doit avoir d’attributs ;
et conséquemment, Dieu étant ce quelque chose qui possède la plus haute perfection, l’infinité, la
totalité, doit avoir aussi des attributs parfaits, infinis, et la totalité des attributs.
7 Si nous pouvons démontrer qu’il ne peut y avoir aucune substance limitée, toute substance
doit alors appartenir sans limitation à l’être divin. Or, nous la prouvons ainsi : 1° ou bien la substance
doit s’être limitée elle-même, ou bien elle a été limitée par une autre. Elle ne peut s’être limitée elle-
même car, étant illimitée, elle aurait dû changer toute sa nature. Elle n’est pas non plus limitée par
une autre, car cette autre devrait être limitée ou illimitée ; le premier n’est pas, donc, c’est le second ;
donc elle* est Dieu. Dieu donc devrait l’avoir limitée, parce qu’il y avait en lui ou bien défaut de
puissance, ou bien défaut de volonté ; le premier répugne à la toute-puissance ; le second à la bonté ;
qu’il ne peut exister de substance limitée, suit clairement de ce qu’une telle substance devrait tirer
quelque chose du néant ce qui est impossible. D’où tiendrait-elle en effet ce en quoi elle diffère de
Dieu ? Elle ne le tiendrait pas de Dieu, car il n’a rien d’imparfait ni de limité, etc., d’où donc, sinon
du néant ? Donc, il n’existe de substance qu’illimitée. D’où suit qu’il ne peut exister deux substances
illimitées égales ; car, sitôt qu’on les pose, il y a nécessairement limitation. Et de là suit à son tour
que l’une ne peut produire l’autre ; comme ceci : la cause qui produirait cette substance devrait avoir
le même attribut que la substance produite et devrait avoir aussi autant de perfection, ou plus ou
moins ; le premier n’est pas, car il y aurait alors deux substances égales ; le second n’est pas, car
l’une alors serait limitée ; le troisième n’est pas, car du néant ne sort aucun quelque chose.
Autre démonstration : si de l’illimité sort une chose limitée, alors l’illimité sera aussi limité. etc.
Donc une substance ne peut produire l’autre. Et de là se conclut que toute substance doit exister
formellement**, car si elle n’est pas il n’y a aucune possibilité qu’elle puisse commencer d’être.
* Cette autre substance limitant la première.
** Formelijk dans le texte hollandais ; il me paraît que le terme latin devait être actualiter ou in
actu.
8 Dire à ce sujet que la nature de la chose exigeait cela [la limitation] et par suite ne pouvait
être autrement, c’est ne rien dire ; car la nature d’une chose ne peut rien exiger tant qu’elle n’est pas.
Dites-vous que l’on peut voir cependant ce qui appartient à la nature d’une chose qui n’est pas ? Cela
est vrai, quant à l’existence, mais non du tout quant à l’essence. Et en cela consiste la différence entre
créer et engendrer ; créer, c’est poser une chose à la fois quant à l’essence et à l’existence, tandis que
engendrer se dit quand une chose vient à être seulement quant à l’existence, et c’est pourquoi il n’y a
maintenant pas création dans la Nature, mais seulement génération. Si donc Dieu crée, il crée la
nature de la chose en même temps que la chose ; il serait ainsi malveillant si, le pouvant bien, mais ne
voulant pas il avait créé la chose de telle sorte, qu’elle ne s’accordât pas avec sa cause en essence et
en existence. Ce que nous appelons créer toutefois, on ne peut dire proprement que cela ait jamais du
lieu, et nous avons voulu plutôt montrer ce qu’on peut en dire en établissant la différence entre créer
et engendrer.
*** Au mot substance le texte hollandais substitue attribut ; selon l’exemple de W. Meijer, je
corrige en tenant compte de la note 3 où la même argumentation est reproduite.
**** Cette substance unique à laquelle appartiennent tous les attributs.
***** Cette dernière phrase paraît interpolée à Freudenthal qui est d’avis de la supprimer
purement et simplement. On ne voit pas, en effet, d’où se tire cette conclusion ; elle ne se trouve pas
d’ailleurs dans le manuscrit B.
****** Le paragraphe 17 fait suite au paragraphe 12 ; les paragraphes 13 à 16 où sont réfutées
certaines objections peuvent avoir été introduits après coup.
9 Nous voulons dire que, s’il existait des substances distinctes ne se rapportant pas à un même
être, leur union serait impossible, parce que nous voyons clairement qu’elles n’ont rien de commun
entre elles : ainsi, la pensée et l’étendue dont cependant nous sommes formés.
10 C’est-à-dire : si aucune substance ne peut exister autrement qu’en acte, et que cependant,
pour aucune, l’existence ne découle de l’essence, aussi longtemps qu’elle est conçue à part, il s’ensuit
qu’elle ne peut être une chose qui existe à part, mais doit être une chose telle qu’un attribut d’une
autre qui est l’être unique ou le tout. Ou encore : toute substance existe en acte et, de l’essence
d’aucune conçue en elle-même, aucune existence ne découle : par suite, aucune substance existant en
acte ne peut être conçue comme existant en elle-même, mais elle doit appartenir à quelque autre
chose. Autrement dit, quand nous formons dans notre entendement l’idée de la pensée et de l’étendue
substantielles, nous les concevons dans leur essence seulement, non dans leur existence ; nous ne les
concevons pas de telle sorte que leur existence découle de leur essence. En démontrant toutefois,
qu’elles sont des attributs de Dieu, nous démontrons a priori qu’elles existent et a posteriori
(touchant l’étendue seule), cette existence se déduit des modes qui doivent nécessairement l’avoir
pour sujet.
11 Dans la nature, c’est-à-dire dans l’étendue substantielle, car, si celle-ci est divisée, son
essence et sa nature sont du même coup anéanties, puisqu’elle consiste uniquement à être une
étendue infinie ou un tout, ce qui est la même chose. Mais, direz-vous, n’y a-t-il pas des parties dans
l’étendue, avant qu’il y ait des modes ? En aucune façon, dis-je. Mais, objectez-vous, s’il y a du
mouvement dans la matière, ce mouvement doit être dans une partie de la matière, non dans le tout,
puisque le tout est infini ; dans quelle direction en effet pourrait-il se mouvoir, puisque rien n’existe
en dehors de lui ? C’est donc dans une partie. Réponse : Il n’y a pas de mouvement seul, mais à la
fois du mouvement et du repos, et ce mouvement est dans le tout et doit y être, car il n’y a pas de
partie dans l’étendue. Insistez-vous ? Oui, il y en a. — Dites-moi alors : quand vous divisez l’étendue
totale, pouvez-vous détacher réellement de toutes ses parties celle que vous en détachez par la
pensée******* ? Et, cela fait, je demande : qu’y a-t-il entre la partie détachée et le reste ? Il vous faut
répondre : ou bien un vide, ou bien un autre corps ou bien quelque chose qui est de l’étendue elle-
même ; il n’y a pas de quatrième parti. Le premier n’est pas, car il n’y a pas de vide qui soit positif
sans être un corps. Le second n’est pas, car il y aurait là un mode, et cela ne peut pas être, puisque
l’étendue en tant qu’étendue, sans les modes, est avant tous les modes. C’est donc le troisième qui
est ; il n’existe donc pas de partie, mais seulement l’étendue totale [B : une et indivisible].
******* Verstand dans le texte.
******** Sans parties.
********* B : Puisque toutes les parties devraient être de leur nature infinies (Voir note expl.).
********** Leçon de B, suivie par Sigwart, donnée en note dans l’édition van Vloten et Land ;
la leçon du manuscrit A, donnée dans le texte, me parait incompréhensible.
* (11), eçon de B. A donne : qu’on puisse appeler attributs propres de Dieu (eigene
Eygenschappen Gods).
* Begeerlijkheid et non Begeerte (désir) ; Begerte correspondrait à peu près à appétit irascible ;
Begeerlijkheid à appétit concupiscible.
** Le texte hollandais, tel que le donnent toutes les éditions, sauf la plus récente (celle de W.
Meijer), après les mots met een Niet moeten bepalen (nous devons la limiter par un Néant) ajoute : en
dat onder deze volgende, eygenchappen, etc. (et cela sous les attributs suivants, savoir : qu’il est Un
Eternel, infini par lui-même ; absurdité à laquelle nous échappons en posant qu’elle est une Unité
éternelle, infinie, toute-puissante, etc., savoir la Nature et le tout compris en elle, etc.). Freudenthal a
bien montré comment le texte s’est altéré en cet endroit et quelle devait être la leçon primitive. Je
corrige d’après ses indications.
*** J’ajoute au texte une négation ; je lis dat d’een de andre niet bepaald, selon l’avis de
Freudenthal.
**** Les mots que je mets entre crochets < > ne semblent pas ici être à leur place. La
concupiscence vient de combattre le théisme (de Descartes) et, pour les théistes, Dieu n’est pas un
tout en dehors duquel rien n’existe ; si l’on voulait conserver ces mots, il faudrait les rattacher à ce
qui va suivre (et qui est dirigé contre le panthéisme), il faudrait lire comme le propose Freudenthal : à
la vérité, cela n’aurait pas lieu dans un tout en dehors duquel rien n’existerait, mais cette conception
est tout aussi peu acceptable, car si cet être est parfait, etc. Freudenthal, au reste, ne s’arrête pas à
cette supposition, et considère le dernier membre de phrase du paragraphe 5, tout le paragraphe 6 et
le paragraphe 7 jusqu’aux mots c’est pourquoi, comme interpolé.
***** Texte de B ; A des substances.
****** Secunda notio, notion dérivée on abstraite.
******* La leçon de B est ici admise dans le texte par van Vloten et Land celle de A est
inacceptable.
* La négation ajoutée entre crochets paraît nécessaire au sens.
** Cette phrase est mise entre crochets par van Vloten et Land. Elle paraît en effet interpolée.
*** Le corps, dont il va être question, ne ressemble pas au flambeau qui éclaire par lui-même,
mais à la fenêtre ouverte par où la lumière peut entrer ; au contraire, quand il s’agit d’un mouvement
à produire, le corps qui se meut n’est plus seulement condition, mais cause productrice.
**** Sans modifier ici le texte, je le traduis un peu librement pour le rendre intelligible (Voir
note explicative).
12 Les suivants sont appelés Propres parce qu’ils ne sont pas autre chose que des Adjectifs qui
ne peuvent être compris sans leurs Substantifs ; c’est-à-dire, Dieu sans eux ne serait à la vérité pas
Dieu, mais ce n’est cependant point par eux qu’il est Dieu, car ils ne font rien connaître de
substantiel, et c’est seulement par ce qu’il a de substantiel en lui que Dieu existe.
* Pour l’explication de ce mot emprunté au vocabulaire scolastique, voir note explicative.
** Dieu n’est pas cause générale en ce sens qu’une cause particulière serait en outre nécessaire.
* Je suis la leçon du manuscrit B donnée en note dans l’édition van Vloten et Land ; suivant le
texte qui reproduit le manuscrit A, la vraie liberté serait la première cause qui n’est aucunement
contrainte ou nécessitée et par sa perfection seulement. etc.
** Texte de B. Monnikhoff a ajouté les mots « l’exige ainsi » dans le manuscrit A.
*** Le texte est ici altéré dans les deux manuscrits. Je suis la leçon donnée par B en remplaçant
toutefois le mot goed par le mot god qui se trouvait primitivement dans A.
**** Leçon donnée par B (aldervrijste). A donne (à ce qu’il semble) : en qualité de cause
souverainement sage (alderwijste), qui ne saurait convenir.
***** Cette phrase est mise entre crochets dans l’édition van Vloten et Land. Elle ne se trouve
pas dans B.
****** Cette dernière phrase est mise entré crochets par van Vloten et Land. Elle ne se trouve
pas dans le manuscrit B. Voir note explicative.
* L’édition van Vloten et Land donne ici : Dog wy hebben dit met regt in haar voor een
onwetenheid aangemerkt, puis ajoute entre crochets : [B : aan te merken]. Sigwart traduit : Doch wir
haben das mit Recht an ihnen für Unwissenheit angesehen (nous avons à bon droit considéré cela en
eux comme de l’ignorance). Busse a voulu conclure de là que Spinoza renvoyait aux Pensées
Métaphysiques où il traite la question des universaux.
Il paraît beaucoup plus naturel d’adopter, comme je l’ai fait, la leçon de B.
** Je fais ici la correction au texte indiquée par Sigwart, d’après le manuscrit B.
*** Le mot que (dat) a été transposé dans le manuscrit A ; je le remets à la place qu’il a dû
occuper.
13 Pour ce qui concerne les attributs dont Dieu est formé, ils ne sont autre chose que des
substances infinies dont chacune doit être elle-même infiniment parfaite. Qu’il en doit être ainsi
nécessairement, des raisons claires et distinctes nous en persuadent ; il est vrai cependant que, de tous
ces [attributs] infinis, deux seulement jusqu’à présent nous sont connus par eux-mêmes ; et ces
attributs sont la pensée et l’étendue. Tout ce qui, en outre, est communément attribué à Dieu, ce ne
sont pas des attributs mais seulement certains modes qui peuvent lui être imputés, ou bien à l’égard
de tout, c’est-à-dire de tous ses attributs, ou bien à l’égard d’un seul attribut ; à l’égard de tous, par
exemple, qu’il est éternel, existant par lui-même, infini, cause de tout, immuable ; à l’égard d’un seul
qu’il est, par exemple, omniscient, sage, etc. (ce qui se rapporte à la pensée) ; d’autre part qu’il est
partout, remplit tout, etc. (ce qui appartient à l’étendue).
* Le texte hollandais donne ici bewijzen (démontrer) ; je fais la correction indiquée par
Freudenthal et W. Meijer qui lisent beschrijven.
** Le texte porte attributs of eigenschappen, comme plus loin propria of eigenen. Il est inutile
de chercher à rendre ces deux mots en français, et cela peut produire des confusions.
14 Il faut entendre qu’elles ne lui appartiennent pas en tant qu’on a égard à tout ce qu’il est ou à
la totalité de ses attributs ; voir §1 et sa note 1.
*** Indication conforme au texte. Schaarechmidt et Sigwart indiquent la page 21, se référant
sans doute à une édition différente de celle que Spinoza avait sous les yeux. Il s’agit d’un passage des
Réponses aux Cinquièmes Objections.
**** Voyez supra chap. I (note jld).
15 Note. Ce qui est dit ici du mouvement dans la matière n’est pas dit sérieusement, car l’auteur
se propose encore d’en trouver la cause comme il l’a déjà fait a posteriori en un certain sens ; cela
cependant peut bien demeurer ici parce que rien n’est bâti la-dessus ou n’en dépend*.
* Il est bien certain que cette note ne peut être de Spinoza. Elle est, d’ailleurs rejetée par
Monnikhof.
* Il semble qu’entre cette phrase et la suivante ait dû exister primitivement une autre phrase.
Car les idées ne se font pas parfaitement suite.
** Voyez supra chap. VI, §7 (note jld).
*** Traduction littérale du texte: Welkers wesen een volmaakte wezentheid moet zijn. Je pense
que wezen ici désigne l’essence formelle objet de l’idée (ideatum ideae) et que par volmaakte
wezentheid, il faut entendre une essence réelle ou véritable. Spinoza dit d’ailleurs : per realitatem et
perfectionem idem intelligo (Eth., II, def.6. Cf. la fin du chap. VI ci-dessus). Étant donné le
nominalisme de Spinoza, le sens n’est pas douteux : il n’y a point d’essence formelle correspondant à
une idée générale.
16 I. Notre âme est ou une substance ou un mode ; elle n’est pas une substance, car nous avons
déjà démontré qu’il ne peut y avoir dans la nature de substance limitée ; donc un mode.
II. Étant un mode elle doit être un mode ou bien de l’étendue substantielle ou bien de la pensée
substantielle ; or ce n’est pas de l’étendue parce que, etc., donc de la pensée.
III. La pensée substantielle, puisqu’elle ne peut pas être finie, est infinie, parfaite en son genre et
un attribut de Dieu.
IV. Une pensée parfaite doit avoir une connaissance, une idée, un mode de penser, de toutes les
choses existant réellement et de chacune en particulier, aussi bien des substances que des modes, sans
rien excepter.
V. Nous disons existant réellement, parce que nous ne parlons pas ici d’une connaissance, d’une
idée, etc., qui percevrait d’ensemble la nature de tous les êtres selon l’enchaînement de leurs
essences, abstraction faite de leur existence particulière, mais d’une connaissance, une idée, etc., des
choses particulières en tant que chacune vient à exister.
VI. Cette connaissance, cette idée, etc., de chaque chose particulière qui vient à exister
réellement est, disons-nous, l’âme de chacune de ces choses particulières.
VII. Chaque chose particulière qui vient à exister réellement devient telle par le mouvement et le
repos, et ainsi sont tous les modes, dans l’étendue substantielle, que nous nommons des corps.
VIII. La distinction de ces corps résulte seulement de telle ou telle autre proportion de
mouvement et de repos par laquelle celui-ci est ainsi et non autrement, ceci est ceci et non cela.
IX. De cette proportion de mouvement et de repos provient aussi l’existence de ce corps qui est
le nôtre ; duquel, aussi bien que de toutes les autres choses, une connaissance, une idée etc., doit être
dans la chose pensante : [idée qui] tout aussitôt [est] notre âme.
X. Cependant ce corps qui est le nôtre était dans une autre proportion de mouvement et de repos,
quand il était un enfant non encore né, et par la suite, après notre mort, il sera dans une autre encore ;
mais il n’y en avait pas moins dès lors, et il n’y en aura pas moins alors, aussi bien que maintenant
une idée ou connaissance etc. de notre corps dans la chose pensante ; non du tout la même cependant
parce qu’il possède maintenant une autre proportion de mouvement et de repos.
XI. Pour produire dans la pensée substantielle une idée, une connaissance, un mode de penser,
tel qu’est cette âme qui est la nôtre, est requis non un corps quelconque (dont la connaissance alors
devrait aussi être autre qu’elle n’est), mais un corps qui soit tel qu’il possède précisément telle
proportion de mouvement et de repos et non une autre ; car tel le corps, telle aussi l’âme, l’idée, la
connaissance, etc.
XII. Si donc un tel corps a et conserve cette proportion qui lui est propre, par exemple de 1 à 3,
ce corps et l’âme seront comme ils sont* actuellement ; soumis, à la vérité, à un changement constant
mais non à un si grand qu’il dépasse la limite de 1 à 3 ; mais autant il change, autant aussi à chaque
fois change l’âme.
XIII. Ce changement qui résulte en nous de ce que d’autres corps agissent sur le nôtre ne peut
avoir lieu sans que l’âme, qui change aussi constamment, le perçoive et ce changement est
proprement ce que nous appelons sensation.
XIV. Mais, si d’autres corps agissent sur le nôtre si puissamment que la proportion de 1 à 3 de
son mouvement ne puisse pas subsister, alors c’est la mort, et un anéantissement de l’âme en tant
qu’elle est seulement une idée, connaissance, etc., de tel corps possédant telle proportion de
mouvement et de repos.
XV. Toutefois, puisque l’âme, est un mode dans la substance pensante, elle a pu aussi la
connaître et l’aimer en même temps que ce [mode] de l’étendue et en s’unissent aux substances qui
demeurent toujours les mêmes, se rendre elle-même éternelle.
* Je fais ici, comme W. Meijer, une légère correction au texte.
** ; pinoza n’a dit cela expressément que dans une note du chapitre II, partie I, d’où l’on peut
conclure que cette note faisait primitivement partie du texte.
*** Ces dernières seront à l’égard des choses définies comme des genres ; Voir ci-dessus,
chapitre VII, paragraphe 10.
17 [Notes du chapitre 1, dans A (ces notes ne figurent pas dans l’édition van Vloten et Land)] :
Les modes dont l’homme est formé sont des concepts répartis en opinion, croyance droite et
connaissance claire et distincte, causée par les objets, chacun selon son espèce.
* Traduction littérale du texte ; voir note explicative.
** Le mot employé plus loin est opinion (voir note à la fin du chapitre) Le traducteur hollandais
a, dans ce passage, traduit opinio et fides par le même mot geloof (croyance).
18 Les représentations provenant d’une croyance de cette sorte sont exposées dans le chapitre
suivant et appelées mainte fois opinions comme elles sont en effet.
19 Celui-là présume ou, comme on dit d’ordinaire, croit par ouï-dire seulement.
20 Celui-là présume ou croit non par ouï-dire seulement, mais par expérience ; et ce sont les
deux façons de s’imaginer.
21 Celui-là est certain par la croyance droite qui ne peut le tromper et il est celui qui proprement
croit.
22 Mais ce dernier n’imagine ni ne croit jamais, il voit la chose même, non par quelque autre,
mais en elle-même.
* Lijdingen dans le texte ; le terme latin, devait être affectus et non passio ; voir note
explicative.
23 Il ne faut pas comprendre cela comme si l’étonnement devait toujours être précédé d’une
conclusion formelle ; il a lieu aussi sans cela, quand nous présumons que la chose est d’une certaine
façon et non autrement que nous avons coutume de la voir, de l’entendre ou de la concevoir. Ainsi
quand, par exemple, Aristote dit : Le chien est un animal aboyant, il conclut de là que tout ce qui
aboie est chien. Mais si un paysan dit : un chien, il entend tacitement précisément la même chose
qu’Aristote avec sa définition ; de sorte que si le paysan entend aboyer, il dit : c’est un chien ; si donc
ils entendaient aboyer un autre animal, ce paysan qui n’a fait aucun raisonnement serait aussi étonné
qu’Aristote qui en a fait un. De plus, quand nous percevons quelque chose à quoi nous n’avions
jamais pensé auparavant, cet objet n’est cependant pas tel que nous n’ayons jamais rien connu qui lui
ressemblât, en tout ou en partie ; seulement il n’est pas en tout disposé de même, ou encore nous
n’avons jamais été affectés par lui de la même façon.
* Je suis ici la leçon donnée par le manuscrit B (reproduite en note dans l’édition van Vloten et
Land) ; l’ordre est interverti dans le manuscrit A.
24 Il n’est pas traité ici de l’amour né de concepts vrais ou de la connaissance claire parce qu’il
ne provient point de l’opinion, mais voir à ce sujet chapitre XXII**.
** Cette note doit être évidemment attribuée au copiste ou à quelque lecteur.
25 La première définition est la meilleure, car, si l’on jouit d’une chose, le désir de cette chose
cesse et la disposition, qui est alors en nous, de la conserver, n’est pas un désir mais une crainte de la
perdre.
26 La croyance est une conviction forte, née de raisons, par laquelle je suis persuadé dans mon
entendement que la chose est vraiment telle, en dehors de mon entendement, que j’en suis persuadé
dans mon entendement. Une conviction forte, née de raisons dis-je, pour la distinguer aussi bien de
l’opinion, qui est toujours douteuse et sujette à l’erreur, que de la science qui ne consiste pas en une
conviction née de raisons, mais en une union immédiate avec la chose elle-même. Je dis encore que
la chose est vraiment et telle en dehors de mon entendement [que je la conçois] vraiment car dans ce
mode de connaissance les raisons ne peuvent me tromper sans quoi elles ne se distingueraient pas de
l’opinion. Telle car ce mode de connaissance peut m’enseigner seulement ce qu’il faut que soit la
chose, non ce qu’elle est vraiment sans quoi il ne se distinguerait pas de la science. En dehors, car il
ne nous fait pas jouir intellectuellement de ce qui est en nous, mais de ce qui est hors de nous.
* Le texte hollandais donne : il dit alors vraiment que la chose est ainsi. Je le modifie d’après
Sigwart et W. Meijer.
27 Quant au quatrième effet de cette croyance vraie, il est qu’il nous indique en quoi consiste la
vérité et la fausseté**.
** Cette note ne se trouve ni dans l’édition de van Vloten et Land ni dans Sigwart. Je l’emprunte
à l’édition de W. Meijer ; elle me parait utile d’ailleurs, vu qu’au chapitre XV, Spinoza semble y faire
allusion ; la note (2) de Sigwart se trouve ainsi devenir la note (3).
*** Ce que nous appelons bien de l’homme, c’est sa conformité à l’idée générale que nous
avons de l’homme.
28 [Par la considération] d’aucune créature particulière on ne peut avoir une idée qui soit
parfaite, car la perfection même de cette idée, c’est-à-dire [le jugement par lequel on décide] si elle
est parfaite ou non, il faut nécessairement la déduire d’une idée générale ou Être de Raison.
**** Toute la fin de ce chapitre, depuis le paragraphe 9, ne me paraît pas faire partie de la
rédaction primitive.
* Le mot algemeene (universels) manque dans A.
** Dans le texte de liefde (l’amour), je lis de lievende.
*** Chap. XIX et suiv. (note jld).
* chap. III, §9 (note jld).
** Cette dernière phrase, mise entre crochets dans l’édition van Vloten et Land, ne ce trouve
que dans le manuscrit A.
* La traduction du mot hollandais Edelmoedigheid donne lieu à une petite difficulté. D’une part,
on est tenté d’emprunter à Descartes (Traité des passions, II, 56 ; III ; 149) les termes dont il use ;
Edelmoedigheid correspond, semble-t-il, à générosité. Mais la définition donnée dans ce chapitre ne
s’accorde pas pleinement avec celle de Descartes (III, 155). Pour les autres passions étudiées dans ce
chapitre, nous suivons la terminologie de Descartes. Remarquons cependant que Verwaantheid,
traduit ici par orgueil, est plutôt la présomption.
* chap. V, §7 (note jld).
** chap. VI, §6 (note jld).
* Le rire (lachgen) dont il est ici question n’est pas autre chose que la gaieté.
* chap.V, §6 (note jld).
** chap. VII, §2 (note jld).
*** Le chapitre se termine dans les deux manuscrits par une phrase qui ne se trouve ni dans
Schaarschmidt ni dans l’édition van Vloten et Land. Je la traduis d’après Sigwart et W. Meijer :
Ayant ainsi parlé jusqu’ici de tout ce que nous enseigne la troisième sorte d’effets de la croyance
vraie, nous poursuivrons maintenant et traiterons de son quatrième et dernier effet qui n’a pas été
indiqué précédemment (chapitre IV).
On observera qu’il est fait mention de cet effet dans la note 2 du chapitre IV, laquelle ne se
trouve pas dans l’édition Sigwart.
* La phrase est très confuse dans le texte donné par van Vloten et Land d’après A. Sigwart suit
la leçon de B ; je cherche, en m’aidant de W. Meijer, à restituer au moins quant au sens le texte de A.
** Je supprime dans cette phrase les mots mis entre crochets par van Vloten et Land.
29 La volonté donc, prise comme Affirmation ou Décision, est distincte de la Croyance Droite
en ce qu’elle s’étend aussi à ce qui n’est pas vraiment bon ; et cela parce que la conviction n’est pas
de telle sorte qu’on voie clairement qu’il ne peut pas en être autrement ; comme il arrive toujours et
doit nécessairement arriver dans la croyance droite, puisque d’elle ne peut naître que le bon désir.
Elle diffère de l’Opinion en ce que parfois elle peut bien aussi être certaine et infaillible ; ce qui
n’a pas lieu dans l’Opinion qui consiste à conjecturer et à tenir pour probable.
De façon qu’on pourrait l’appeler une Croyance en tant qu’elle peut être ainsi certaine et une
opinion en tant qu’elle est sujette à l’erreur.
30 Il est certain que le vouloir particulier doit avoir une cause extérieure par laquelle il est ; car,
puisque à son essence n’appartient pas l’existence, il doit être nécessairement par l’existence de
quelque autre chose.
Il y en a qui disent : la cause efficiente d’un vouloir particulier n’est pas une Idée mais la
Volonté même dans l’homme, et l’Entendement est une cause sans laquelle la volonté ne peut rien* ;
et ainsi la Volonté prise sans détermination comme aussi l’Entendement ne sont pas des êtres de
Raison, mais des êtres réels. En ce qui me concerne, quand je les considère attentivement, ils me
semblent être des notions générales, et je ne puis leur attribuer aucune réalité. Supposons qu’il en soit
comme ils le disent ; il faut avouer alors que la Volition est un mode de la Volonté, et que les Idées
sont des modes de l’Entendement ; d’où suit nécessairement, puisque la substance, et non le mode,
est modifiée, que l’Entendement et la Volonté sont des substances différentes et réellement distinctes.
Si l’on dit alors que l’âme gouverne ces deux substances, c’est donc qu’il y a une troisième
substance ; et tout cela rend les choses si confuses qu’il est impossible de s’en faire une idée claire et
distincte. Car, puisque l’idée n’est pas dans la Volonté, mais dans l’entendement, en vertu de cette
maxime qu’un mode d’une substance ne peut passer dans un autre, il ne peut naître aucun amour dans
la Volonté : car il y a d’inextricables contradictions à ce que l’on puisse vouloir ce dont il n’existe
aucune idée dans le pouvoir qui veut.
Dira-t-on que la Volonté, à cause de son union avec l’Entendement, perçoit aussi ce que conçoit
l’Entendement et l’aime en conséquence ; [B : nous objectons qu’] une perception étant encore une
idée, c’est donc aussi un mode de l’Entendement et que ce mode ne peut, d’après ce qui précède, se
trouver dans la Volonté, quand bien même il y aurait une union telle que celle de l’âme et du corps.
Car admettons que l’âme soit unie au corps comme l’enseignent habituellement les philosophes,
encore le corps ne sent-il pas et l’âme n’est-elle pas étendue. Autrement une chimère dans laquelle
nous réunissons par la pensée deux substances pourrait devenir une chose une, ce qui est faux**. Et
si l’on dit que l’âme gouverne à la fois l’Entendement et la Volonté, cela n’est pas seulement
impossible à concevoir, mais est contradictoire puisqu’en parlant ainsi on semble nier que la Volonté
soit libre.
Et pour terminer ici, car je n’ai pas envie d’ajouter tout ce que j’ai à dire contre l’affirmation
d’une substance finie créée, je montrerai seulement en bref que la Liberté de la Volonté ne s’accorde
pas du tout avec une création continuée [B : comme celle qu’ils admettent], à savoir : qu’une même
activité est requise en Dieu pour maintenir dans l’existence que pour créer, parce qu’autrement une
chose ne pourrait pas subsister un instant ; s’il en est ainsi il ne faut parler de liberté au sujet
d’aucune chose. On doit dire que Dieu l’a créée telle qu’elle est ; car, si elle n’a aucun pouvoir de se
conserver aussi longtemps qu’elle est, encore bien moins peut-elle produire d’elle-même quelque
chose. Si l’on disait que l’âme produit la volition d’elle-même, je demanderais : par quelle force ?
non par celle qui a été, car celle-là n’est plus ; ni par celle qu’elle a maintenant, car elle n’en a
absolument aucune, par où elle puisse subsister ou durer le plus petit instant puisqu’elle est
continûment créée. N’y ayant donc aucune chose qui puisse avoir aucune force pour se conserver ou
pour produire quelque chose, aucune conclusion n’est possible, sinon que Dieu seul est et doit être
cause efficiente de toutes choses et que toutes les volitions sont déterminées par lui.
* Je traduis le texte donné par van Vloten et Land d’après le manuscrit A (laissant seulement de
côté les mots mis entre crochets qui rendent le phrase inintelligible). Je serais cependant fort tenté
d’admettre la correction de W. Meijer qui lit : het verstand een oorzaak zonder welke de Idea (au
lieu de de wil) niet en zijn (mots ajoutés) kan, en français : l’entendement est une cause sans laquelle
l’idée ne peut être. Cette correction me paraît plus satisfaisante que celle que propose Sigwart qui,
d’ailleurs, admet la possibilité d’interpréter le passage, comme le fait Meijer. Spinoza réfute ici ceux
qui font de la volonté la cause des volitions particulières et ce sont les mêmes qui font de
l’entendement la cause des idées.
** Cette phrase, mise entre crochets par van Vloten et Land, ne se trouve que dans A.
*** Toute cette partie de la phrase depuis : car l’homme, etc., mise entre crochets par van
Vloten et Land ne se trouve que dans A.
**** Je suis la leçon donnée dans le texte par van Vloten et Land (leçon du manuscrit A) ;
Sigwart la rejette et la remplace par la leçon de B : Pour saisir maintenant si, quand nous voulons
ceci ou cela, c’est-à-dire, affirmons ceci ou cela, nous sommes libres vraiment ou ne le sommes pas,
nous n’avons qu’à nous rappeler, etc. Les deux mots entre crochets dans ma traduction me paraissent
pouvoir être sous-entendus sans trop de peine.
***** Verstand dans le texte ; il paraît difficile de traduire par entendement.
****** Je suis dans ce passage la leçon donnée par van Vloten et Land dans le texte, c’est-à-
dire celle du manuscrit A. Celle du manuscrit B. assez différente, ne me parait pas s’accorder avec ce
qui précède. Toutefois, j’ai dû, pour la clarté, me permettre une légère rectification.
* Le manuscrit B donne ici simplement, quand au contraire elle est mauvaise ou tend au mal.
Tout le passage d’ailleurs, depuis voyons maintenant jusqu’à la fin du paragraphe 2, est rédigé
confusément et parait interpolé. W. Meijer assure qu’il n’est pas traduit du latin. D’après Freudenthal,
il faudrait supprimer les paragraphes 1 et 2 du chapitre, et rattacher le paragraphe 3 au précédent.
* Le contenu de chapitre répond fort peu au titre, il va être question de l’union de l’âme et du
corps ; il est fort probable que le titre de notre félicité, s’applique à toute la dernière partie du Traité,
chap. XIX-XXVI.
31 Toutes ces passions qui combattent la droite raison, comme il a été démontré précédemment,
naissent de l’Opinion et tout ce qui dans les passions est bon ou mauvais, la Croyance Droite nous le
montre**. Mais ni ces deux modes joints, ni l’un d’eux pris à part ne peuvent nous en délivrer.
Ce n’est que le troisième mode, c’est-à-dire la connaissance vraie qui peut nous en délivrer ;
sans cette connaissance il est impossible que nous en soyons jamais affranchis, comme nous le
montrerons par la suite : Ne serait-ce point là ce dont d’autres, se servant d’autres mots, parlent et
écrivent tant ? Qui ne voit combien justement par l’opinion nous pouvons entendre le péché, par la
Croyance la loi qui nous montre le pêché, et par la connaissance vraie la grâce qui nous délivre du
péché***.
**Cf. supra chap. II (note jld).
*** D’après une indication du manuscrit A, la véritable place de cette note est au
commencement du chapitre XXII.
32 Entendez : si nous avons une connaissance approfondie du bien et du mal, de la vérité et de
la fausseté ; car il est alors impossible d’être sujet à ce d’où naissent les passions ; en effet si nous
connaissons le meilleurs et en jouissons, le pire n’a aucun pouvoir sur nous.
**** Cf. supra Partie I, chap. II, §§ 18-19-20 (note jld).
***** C’est plutôt la première partie qui est visée que le premier chapitre.
33 Deux modes parce que le Repos n’est pas un pur Néant.
****** Cf. supra chap. V, §4 (note jld).
******* Ce passage est altéré dans les deux manuscrits ; je fais les suppressions indiquées par
van Vloten et Land.
34 Mais d’où vient qu’une chose est connue de nous comme bonne, l’autre comme mauvaise ?
Réponse : puisque ce sont les objets qui font que nous percevons, nous sommes affectés par l’un
autrement [B : que par l’autre] suivant la proportion de mouvement et de repos dont ils se
composent********. Ceux par lesquels nous sommes mûs de la façon la plus justement mesurée sont
pour nous les plus agréables. Et ainsi naissent toute sorte de sentiments, que nous percevons en nous
qui sont fréquemment produits par des objets agissant sur notre corps, et que nous appelons des
impulsions ; ainsi, quand on peut faire rire, égayer quelqu’un qui est dans la tristesse en le
chatouillant, lui faisant boire du vin, etc., ce que l’âme perçoit bien mais ne produit pas ; car,
lorsqu’elle agit, les égaiements sont certes d’une tout autre sorte : ce n’est plus un corps qui agit sur
un corps, mais l’âme intelligente use du corps comme d’un instrument et conséquemment, plus l’âme
agit, plus parfait aussi est le sentiment.
******** Je suis ici la leçon donnée par W. Meijer comme étant la leçon primitive de A. Elle est
plus claire que celle de l’édition van Vloten et Land.
********* Je suis ici la leçon donnée par van Vloten et Land dans le texte, en faisant observer
qu’elle n’est conforme ni à l’un ni à l’autre des deux manuscrits et qu’il y a de plus en cet endroit
dans A une annotation supprimée par l’éditeur (parce qu’il juge comme Sigwart qu’elle a été ajoutée
après coup pour aider à comprendre un passage clair dans le texte primitif et rendu obscur par une
faute du traducteur).
La leçon de A se traduirait ainsi : D’où suit non que le corps seul est la cause principale des
passions, mais, etc., et la note contient l’explication suivante :
Il ne faut pas tenir le corps seul pour cause principale des passions ; toute autre substance venant
à être, pourrait aussi le produire et ne produirait pas autre chose, ni quoi que ce soit de plus ; car elle
ne pourrait de sa nature être plus différente et c’est par suite de cette différence qu’il se produit un
changement dans l’âme), que ne l’est cette substance [le corps] qui est totalement différente [de
l’âme].
35 C’est-à-dire entre le connaître pris en général et le connaître relatif au bien et au mal.
* Le manuscrit A place ici le mot mediate remplacé dans B par onmiddelijk (immédiatement).
Sigwart a accepté la correction et traduit immédiatement auparavant, Van Vloten et Land
donnent de même immédiate. W. Meijer conserve le mot mediate en le transportant à la ligne
suivante. Je suis son exemple.
36 La tristesse est produite dans l’homme par une opinion qu’il a que quelque chose de mauvais
l’atteint, à savoir la perte de quelque bien. Lorsqu’il a une telle idée, elle produit cette conséquence
que les esprits animaux se meuvent autour du cœur et avec l’aide d’autres parties le compriment et
l’enserrent (c’est précisément le contraire dans la joie) ; l’âme perçoit à son tour cette compression et
en est tourmentée. Que fait donc ici la médecine ou le vin ? Ils font que par leur action les esprits
animaux sont écartés du cœur et de la place est gagnée ; et quand l’âme perçoit cela, elle éprouve un
soulagement consistant en ce que la représentation du mal est écartée par la proportion nouvelle de
mouvement et de repos qu’établit le vin et une autre prend place où l’entendement trouve plus de
satisfaction. Mais cela ne peut être un effet direct du vin sur l’âme ; c’est seulement un effet du vin
sur les esprits animaux.
** Cf supra Partie I, chap. II (note jld).
37 Il n’y a dès lors pas de difficulté à ce qu’un mode qui est infiniment différent d’un autre
agisse sur l’autre, car il le fait comme partie du tout, l’âme n’ayant jamais été sans le corps ni le corps
sans l’âme.
Nous établissons cela comme il suit*** :
1. Il existe un être parfait, page ;
2. Il ne peut y avoir deux substances, page ;
3. Nulle substance ne peut commencer, page ;
4. Chacune est infinie en son genre, page ;
5. Il doit y avoir aussi un attribut de la pensée, page ;
6. Il n’est aucune chose dans la nature dont il n’y ait dans la chose pensante une idée, laquelle
provient à la fois de son essence et de son existence, page ;
7. Et ensuite :
8. En tant que, sous la désignation de la chose, est conçue l’essence sans l’existence, l’idée de
l’essence ne peut être considérée comme quelque chose de particulier ; cela est possible seulement
quand l’existence est donnée avec l’essence, et cela parce qu’alors existe un objet qui auparavant
n’existait pas. Si, par exemple, la muraille est toute blanche, on ne distingue en elle ni ceci ni cela,
etc.
9. Cette Idée donc, isolée, considérée en dehors des autres Idées ne peut rien être de plus qu’une
Idée d’une certaine chose, et elle ne peut avoir une idée de cette chose ; attendu que, une Idée ainsi
considérée, n’étant qu’une partie ne peut avoir d’elle-même et de son objet aucune connaissance
claire et distincte ; cela n’est possible qu’à la chose pensante qui seule est la Nature entière, car un
fragment considéré en dehors du tout auquel il appartient ne peut, etc.
10. Entre l’Idée et son objet il doit y avoir nécessairement union parce qu’aucun des deux ne
peut exister sans l’autre ; car il n’y aucune chose dont l’Idée ne soit dans la chose pensante et aucune
Idée ne peut être sans que la chose soit aussi. De plus, l’objet ne peut éprouver de changement que
l’Idée n’en éprouve un et vice versa, de sorte qu’il n’est besoin d’aucun tiers pour produire l’union de
l’âme et du corps. Mais il est à observer que nous parlons des Idées qui naissent nécessairement en
Dieu de l’existence des choses conjointe à leur essence, et non des Idées que les choses, actuellement
existantes, font apparaître et produisent en nous ; ces dernières différent beaucoup des précédentes,
car en Dieu les Idées ne naissent pas comme en nous d’un sens ou de plusieurs [ce qui fait que par les
affections éprouvées nous avons des choses, le plus souvent, une connaissance tout à fait incomplète
et que mon idée et la vôtre diffèrent bien qu’elles soient des effets d’une seule et même chose ****]
mais de l’essence et de l’existence, en conformité avec tout ce que sont les choses.
*** Toute la suite de cette note comprenant dix propositions qui résument la métaphysique de
Spinoza, manque dans le manuscrit B. De plus, les six premières n’indiquent pas le numéro de la
page à laquelle elles renvoient, et l’ordre où elles sont rangées ne correspond pas très exactement à
l’ordre suivi dans le Court Traité. Les propositions 8, 9 et 10 (comme quelques-unes de celles que
contient la longue note jointe à la préface de la deuxième partie) sont l’ébauche d’une théorie de
l’âme et du corps, plus complète et plus précise que celle du Court Traité, et déjà très voisine de celle
de l’Éthique. Il est d’ailleurs impossible de savoir à quel moment cette note a été écrite ; et à quel
écrit elle se rapporte directement (v. Sigwart, Édition allemande du Court Traité ; Prolégomènes, XL)
**** Ce qui se trouve entre crochets ne peut être donné comme une traduction, mais comme une
tentative de restitution ; à l’exemple de W. Meijer je déplace un membre de phrase, et je supprime un
mot.
***** Il faut entendre sans doute par le corps la chose étendue.
****** Il est clair qu’on doit entendre ici diriger le mouvement du corps de Pierre, et de même,
plus loin, mouvoir est pour diriger le mouvement.
38 Il est clair que, dans l’homme, puisqu’il est un être ayant eu un commencement, on ne peut
trouver d’autres attributs que ceux qui étaient auparavant dans la Nature ; et puisqu’il se compose de
tel corps duquel une Idée doit être nécessairement dans la chose pensante, et que cette Idée elle-
même doit être nécessairement unie au corps, nous affirmons avec confiance que son âme n’est rien
que l’Idée de son corps dans la chose pensante. Puisque maintenant le corps a une certaine proportion
de mouvement et de repos qui est habituellement modifiée par les objets extérieurs et qu’il ne peut y
avoir en lui de changement qui n’ait lieu aussitôt dans l’âme, cela a pour effet que les hommes
sentent*******. Je dis toutefois : puisqu’il a une certaine proportion de mouvement et de repos,
attendu qu’aucun effet ne peut avoir lieu dans le corps sans le concours de l’un et de l’autre.
******* A ajoute ici idea reflexiva que B conserva en le traduisant en hollandais.
******** On attendrait plutôt ici dans la chose pensante.
39 Cela reviendra ici au même si nous employons le mot de opinions ou celui de passions, il est
clair en effet que si nous ne pouvons vaincre par la Raison celles qui sont en nous par l’expérience,
c’est qu’elles ne sont autre chose en nous qu’une jouissance ou une union immédiate avec quelque
chose que nous tenons pour bon ; et, bien que la Raison nous montre ce qui est bon, elle ne nous en
fait pas jouir. Or ce dont nous jouissons en nous-mêmes ne peut être vaincu par quelque chose dont
nous ne jouissons pas, qui, au contraire, est hors de nous comme l’est ce que montre la Raison. Pour
le vaincre, il est besoin de quelque chose de plus puissant ; et de telle sorte sera la jouissance de, et
l’union immédiate avec, quelque chose dont la connaissance et la jouissance valent mieux ; en pareil
cas la victoire est toujours nécessaire. Ou encore elle se produit par l’expérience faite d’un mal
reconnu plus grand que le bien dont on a joui et venant immédiatement après lui. Que, cependant ce
mal*** ne suit pas toujours nécessairement, c’est ce que nous enseigne l’expérience, car, etc.. (Voir
ci-dessus).
* Cf. supra chap. I (note jld).
** Les manuscrits donnent ici règle.
*** On serait assez tenté de remplacer ici le mot mal par victoire.
40 Par là s’explique en même temps ce que nous avons dit dans la première partie à savoir que
l’entendement infini, que nous appelions le fils de Dieu, doit être de toute éternité dans la nature ; car,
puisque Dieu a été de toute éternité, son idée aussi doit être dans la chose pensante ou en lui-même
éternellement ; laquelle idée s’accorde objectivement avec lui.
* Je traduis le texte donné par van Vloten et Land, mais il m’est difficile de ne pas le croire
altéré ; le sens du passage me semble être le suivant : il n’existe dans la nature aucune chose dont il
n’y ait une idée dans la chose pensante (ou en Dieu en tant qu’il possède l’attribut de la pensée), et
suivant que la chose est plus ou moins parfaite, l’union de cette idée avec la chose pensante et son
effet en elle sont aussi plus ou moins parfaits.
41 C’est-à-dire : notre âme, en tant qu’idée du corps tient à la vérité de lui son essence ;
toutefois, aussi bien en totalité que dans chacune de ses parties, elle n’en est qu’une représentation
dans la chose pensante**.
** Cette note qui ne se trouve pas dans l’édition van Vloten et Land parait être quelque glose
ajoutée par un lecteur.
* Les manuscrits donnent ici wezentheid, essence ; peut-être faut-il lire wezentlijkheid,
existence.
** Wezentheid, et plus bas, niet-wezentheid. Voir l’observation précédente.
*** La leçon du manuscrit B donnée en note par van Vloten et Land est encore plus obscure.
Voir note explicative.
* Cette phrase semble être la contre-partie de la précédente, peut-être devrait-on lire : quand il
en est ainsi (quand les lois humaines sont en désaccord avec les lois de la nature), les lois de la
nature étant plus puissante, celles des hommes sont détruites.
** Je suis la leçon de B — D’après A, il faudrait lire : qu’il était Dieu.
* Cf. supra Partie I, chap. II (note jld).
* Les mots aussi bien par la raison que manquent dans le manuscrit B.
** Le manuscrit A contient ici une négation niet alleen, non seulement que les éditeurs
s’accordent à supprimer.
42 L’esclavage d’une chose consiste en ce qu’elle est soumise à des causes extérieures ; la
liberté, par contre, consiste à n’y être pas soumis mais à en être affranchi.
* Le manuscrit A donne ici toevallen, accidents, et ajoute entre parenthèse (modificationes).
** Il est fort probable que Spinoza a usé ici de la terminologie de Descartes qui oppose les
choses qui se distinguent réellement (realiter) aux choses qui se distinguent modalement (modaliter).
Toutefois, le texte hollandais donne ici toevallig, accidentellement, de même que dans la
démonstration de la proposition 1. Plus loin, dans la démonstration de la proposition 4, le texte
hollandais donne wijzelijk, qui correspond à modalement.
*** Leçon de A à laquelle Sigwart substitue la leçon de B : ce par quoi les choses se conservent
est, de sa nature, antérieur à ces choses. La correction faite par Monnikhoff, et admise par Sigwart,
est sans doute acceptable, et si le texte latin primitif était : prius iis rebus, on s’explique assez bien la
faute commise par le traducteur. Toutefois, l’axiome 7 fait ainsi double emploi avec l’axiome 1 : or,
d’après W. Meijer, qui a fait une lecture attentive du manuscrit, Spinoza, dans la démonstration de la
proposition 1, renvoie à l’axiome 7 et non à l’axiome 1. D’autre part, une note (qui ne se trouve pas
dans l’édition van Vloten et Land, mais que j’ai traduite, d’après W. Meijer, et qu’on lira page 203),
contient celte indication : les choses se distinguent par ce qui est le principal dans leur nature. Peut-
être faut-il donc lire ici avec W. Meijer : onderscheiden au lieu de onderhouden : l’axiome 7
s’énoncerait alors : Ce par quoi les choses sont distinctes est, de sa nature, premier dans ces choses.
**** Voir l’observation critique ci-dessus.
***** Leçon de B — A donne eigenschap, attribut.
****** Freudenthal est d’avis qu’il y a lieu de placer ici deux phrases qui, dans le manuscrit se
trouvent plus loin. Voir infra §10, note **********.
43 J’entends par modification la plus immédiate d’un attribut un mode tel qu’il n’ait besoin
pour exister réellement d’aucun autre mode du même attribut.
******* On peut supposer avec Sigwart, que le texte primitif devait contenir quelque chose
comme ceci : et c’est en quoi consiste son union avec l’objet.
44 Car les choses se distinguent par ce qui est le principal dans leur nature ; or ici l’essence des
choses est au-dessus de leur existence, donc********...
******** Cette note ne se trouve pas dans l’édition van Vloten et Land ; je la traduis d’après le
texte donné par W. Meijer ; le sens en est évidemment que l’existence des attributs suit
nécessairement de leur existence, contraitement à ce qui a lieu pour les modes.
********* Ces derniers mots, mis entre crochets par van Vloten et Land, ne se trouvent que
dans le manuscrit A.
********** Cette phrase et la suivante, qui ne se trouve pas dans B, sont celles que
Freudenthal est d’avis de placer à la fin du paragraphe 4, et note ******.