Hannah ARENDT - Vérité Et Politique
Hannah ARENDT - Vérité Et Politique
Première partie
L'objet de ces réflexions est un lieu commun. Il n'a jamais fait de doute pour
personne que la vérité et la politique sont en assez mauvais termes, et nul, autant
que je sache, n'a jamais compté la bonne foi au nombre des vertus politiques. Les
mensonges ont toujours été considérés comme des outils nécessaires et légitimes,
non seulement du métier de politicien ou de démagogue, mais aussi de celui d'homme
d'Etat. Pourquoi en est-il ainsi ? Et qu'est-ce que cela signifie quant à la nature et à la
dignité du domaine politique d'une part, quant à la nature et à la dignité de la vérité
et de la bonne foi d'autre part ? Est-il de l'essence même de la vérité d'être
impuissante et de l'essence même du pouvoir d'être trompeur ? Et quelle espèce de
réalité la vérité possède-t-elle si elle est sans pouvoir dans le domaine public, lequel,
plus qu'aucune autre sphère de la vie humaine, garantit la réalité de l'existence aux
hommes qui naissent et meurent – c'est-à-dire, à des êtres qui savent qu'ils ont surgi
du non-être et qu'ils y retourneront après un court moment ? Finalement la vérité
impuissante n'est-elle pas aussi méprisable que le pouvoir insoucieux de la vérité? Ce
sont là des questions embarrassantes, mais que nos convictions courantes à cet égard
soulèvent nécessairement.
Ce qui rend ce lieu commun hautement plausible trouve encore à se résumer dans
le vieil adage latin : «Fiat justitia, et pereat mundus» (« Que justice soit faite le
monde dût-il en périr »). Excepté son auteur probable au XVIe siècle (Ferdinand 1 er,
successeur de Charles V), nul n'en a fait usage si ce n'est comme d'une question
rhétorique : Faut-il que justice soit faite si la survie du monde est en jeu ? Et le seul
grand penseur qui osa prendre la question à rebours fut Emmanuel Kant, qui
expliqua hardiment que la « sentence proverbiale ... signifie en langage simple : « La
justice doit prévaloir, même s'il devait en résulter que toute la canaille du monde
périsse! » » Puisque les hommes ne trouvent pas qu'il vaudrait la peine de vivre dans
un monde entièrement privé de justice, ce « droit humain doit être tenu pour sacré,
sans égard pour la quantité de sacrifice exigée des pouvoirs ... sans égard pour ce
qui pourrait en résulter de conséquences physiques 1 », Mais cette réponse n'est-
elle pas absurde ? Le souci de l'existence ne prime-t-il pas nettement tout le reste –
toute vertu et tout principe ? N'est-il pas évident qu'ils deviennent de pures chimères
si le monde, où seul ils peuvent être manifestés, est en péril ? Le XVIIe siècle n'avait-
il pas raison quand il était presque unanime à déclarer que toute communauté a le
devoir impérieux de reconnaître, selon le mot de Spinoza, « qu'il n'y a pas de loi
plus haute que sa propre sécurité 2 » ? Car assurément tout principe qui transcende
la simple existence peut être mis à la place de la justice, et, si nous y mettons la
vérité – « Fiat veritas, et pereat mundus» –, la vieille sentence nous semble encore
plus plausible. Si nous concevons l'action politique en termes de moyens et de fins,
Deuxième partie
Bien que les vérités politiquement les plus importantes soient des vérités de fait, le
conflit entre la vérité et la politique a été pour la première fois découvert et articulé
relativement à la vérité rationnelle. Le contraire d'une affirmation rationnellement
vraie est soit l'erreur et l'ignorance, comme dans les sciences, soit l'illusion et
l'opinion, comme en philosophie. La fausseté délibérée, le mensonge vulgaire jouent
leur rôle seulement dans le domaine des énoncés de fait, et il semble significatif et
plutôt bizarre que dans le long débat qui porte sur l'antagonisme de la vérité et de la
politique, de Platon à Hobbes, personne apparemment n'a jamais cru que le
mensonge organisé, tel que nous le connaissons aujourd'hui, pourrait être une arme
appropriée contre la vérité. Chez Platon, le diseur de vérité met sa vie en danger, et
chez Hobbes, où il est devenu auteur, il est menacé de voir ses livres mis au feu ; le
mensonge pur et simple n'est pas un problème. Le sophiste et l'ignorant occupent
davantage la pensée de Platon que le menteur, et quand il distingue entre l'erreur et
le mensonge – c'est-à-dire entre le « ψευδος involontaire et volontaire » – il est, de
manière caractéristique, plus dur à l'égard de ceux « qui se vautrent dans une
ignorance de pourceaux » qu'à l'égard des menteurs. Est-ce parce que le mensonge
organisé, qui domine la chose publique, à la différence du menteur privé qui tente sa
chance pour son propre compte, était encore inconnu ? Ou cela a-t-il quelque chose à
voir avec le fait frappant que, le zoroastrisme excepté, aucune des grandes religions
n'a inclus le mensonge en tant que tel, à la différence du faux témoignage, dans son
catalogue de péchés mortels ? C'est seulement avec l'apparition de la morale
puritaine, qui coïncide avec celle de la science organisée dont le progrès devait être
assuré sur le ferme terrain de la confiance en l'absolue sincérité de tous les savants,
que les mensonges furent considérés comme des infractions sérieuses.
Quoi qu'il en soit, historiquement le conflit entre la vérité et la politique surgit de
deux modes de vie diamétralement opposés – la vie du philosophe telle qu'elle fut
d'abord interprétée par Parménide et ensuite par Platon, et le mode de vie du
citoyen. Aux opinions toujours changeantes du citoyen sur les affaires humaines, qui
sont elles-mêmes dans un état de flux constant, le philosophe opposa la vérité sur les
choses qui sont dans leur nature même éternelles et d'où par conséquent l'on peut
dériver des principes pour stabiliser les affaires humaines. De là vint que le contraire
de la vérité fut la simple opinion, donnée comme l'équivalent de l'illusion, et c'est
cette dégradation de l'opinion qui donna au conflit son acuité politique ; car l'opinion,
et non la vérité, est une des bases indispensables de tout pouvoir. « Tous les
gouvernements reposent sur l'opinion », dit James Madison, et même le plus
autocratique des souverains ou des tyrans ne pourrait jamais accéder au pouvoir – la
question de la conservation du pouvoir mise à part – sans l'appui de ceux qui sont du
même avis. De plus, toute prétention dans le domaine des affaires humaines à une
vérité absolue, dont la validité ne nécessite aucun appui du côté de l'opinion, ébranle
les fondements de toute politique et de tout régime. L'antagonisme entre la vérité et
l'opinion fut prolongé par Platon (spécialement dans le Gorgias) d'un antagonisme
entre la communication sous forme de « dialogue », discours approprié à la vérité
philosophique, et sous forme de « rhétorique » par laquelle le démagogue, comme
nous dirions aujourd'hui, persuade la multitude. Des traces de ce conflit originel
peuvent encore être relevées aux premiers temps de l'époque moderne, mais plus
difficilement dans le monde où nous vivons. Chez Hobbes, par exemple, nous
trouvons encore une opposition de deux « facultés contraires », le « raisonnement
solide » et 1' « éloquence puissante », la première étant fondée sur des principes de
vérité, l'autre sur des opinions et sur les passions et les intérêts humains qui sont
différents et variables. Plus d'un siècle plus tard, à l'époque des Lumières, ces traces
ont presque disparu mais non complètement, et, quand survit l'ancien antagonisme,
l'accent est mis ailleurs. Selon la philosophie prémoderne, le magnifique Sage jeder,
was ihm Wahrheit dünkt, und die Wahrheit selbst sei Gott empfohlen (« Que chacun
dise ce que la vérité lui semble, et que la vérité elle-même soit recommandée à
Dieu ») de Lessing aurait tout bonnement voulu dire : l'homme n'est pas capable de
vérité, toutes les vérités, hélas, sont des δόξαι de simples opinions, tandis que pour
Lessing cela signifiait au contraire : Rendons grâce à Dieu de ne pas connaître la
vérité. Même là où la note d'allégresse – l'intuition que pour les hommes vivant en
communauté, l'inépuisable richesse du discours humain est infiniment plus
significative et riche de sens qu'aucune vérité unique ne sera jamais – est absente, la
conscience de la fragilité de la raison humaine a prévalu depuis le XVIIIe siècle, sans
susciter de plaintes ni de lamentations. Elle est présente dans la grandiose Critique
de la raison pure de Kant, où la raison est amenée à reconnaître ses propres limites,
comme dans les mots de Madison qui souligna plus d'une fois que « la raison de
l'homme, comme l'homme lui-même, est timide et circonspecte quand elle est
abandonnée à elle-même ; elle acquiert fermeté et confiance en proportion du
nombre auquel elle est associée ». Des considérations de cet ordre, bien plus que des
idées sur le droit de l'individu à s'exprimer, ont joué un rôle décisif dans la lutte
finalement plus ou moins couronnée de succès pour obtenir la liberté de pensée pour
la parole dite et écrite.
Ainsi Spinoza, qui croyait encore à l'infaillibilité de la raison humaine et qui est
souvent prôné à tort comme un champion de la liberté de pensée et de parole,
soutenait que « tout homme est, par droit naturel et imprescriptible, le maître de ses
propres pensées », que « chacun abonde dans son propre sens et que la différence
entre les têtes est aussi grande qu'entre les palais », d'où il concluait qu' « il vaut
mieux accorder ce qui ne peut être aboli » et que les lois prohibant la libre pensée
peuvent avoir pour seul résultat que « les hommes pensent une chose et en disent
une autre », et en outre la « corruption de la bonne foi » et 1' « encouragement à la
perfidie ». Cependant Spinoza ne demande nulle part la liberté de parole ;
l'argument selon lequel la raison humaine a besoin d'entrer en communication avec
d'autres et par conséquent doit être rendue publique dans son propre intérêt brille
par son absence. Il compte même le besoin de communication de l'homme, son
incapacité à cacher ses pensées et à rester silencieux, parmi les défauts communs
que ne partage pas le philosophe. Kant, au contraire, affirmait que « le pouvoir
extérieur qui prive l'homme de la liberté de communiquer ses pensées publiquement
le prive en même temps de sa liberté de penser » (c'est nous qui soulignons), et que
la seule garantie pour la « correction » de nos pensées tient à ce que « nous pensons,
pour ainsi dire, en communauté avec les autres, à qui nous communiquons nos
pensées comme ils nous communiquent les leurs ». La raison de l'homme étant
faillible ne peut fonctionner que s'il peut en faire un « usage public », et c'est
également vrai pour ceux qui, encore dans un état de « tutelle », sont incapables de
se servir de leur pensée « sans la direction de quelqu'un d'autre », et aussi pour le
« lettré » qui a besoin de « tous ceux qui lisent » afin d'examiner et de contrôler ses
résultats.
Dans ce contexte, la question du nombre, mentionnée par Madison, est d'une
importance particulière. Le passage de la vérité rationnelle à l'opinion implique un
passage de l'homme au singulier aux hommes au pluriel ; ce qui veut dire un passage
d'un domaine où, selon Madison, rien ne compte sinon le « solide raisonnement »
d'un esprit, à un domaine où la « force de l'opinion » est déterminée par la confiance
de l'individu dans « le nombre qui est supposé entretenir les mêmes opinions » –
nombre qui, soit dit en passant, n'est pas nécessairement limité à ses contemporains.
Madison distingue encore cette vie au pluriel, qui est la vie du citoyen, de la vie du
philosophe par qui de telles considérations « doivent être négligées », mais cette
distinction n'a pas de conséquences pratiques car une nation de philosophes est aussi
peu vraisemblable que la race philosophique des rois souhaitée par Platon. Nous
pouvons noter au passage que l'idée même d'une nation de philosophes aurait été
une contradiction dans les termes pour Platon dont toute la philosophie politique,
avec ses aspects franchement tyranniques, repose sur la conviction que la vérité ne
peut venir de la masse, ni lui être communiquée.
Dans le monde où nous vivons, les dernières traces de cet ancien antagonisme
entre la vérité du philosophe et les opinions échangées sur la place publique ont
disparu. Ni la vérité de la religion révélée, que les penseurs politiques du XVIIe
siècle traitaient encore comme un embarras majeur, ni la vérité du philosophe
dévoilée à l'homme dans la solitude n'interviennent plus dans les affaires du monde.
Pour ce qui concerne la première, la séparation de l'Eglise et de l'Etat nous a donné
la paix, et, quant à l'autre, il y a bien longtemps qu'elle a cessé de prétendre à la
domination – à moins que l'on prenne sérieusement les idéologies modernes pour des
philosophies, ce qui est vraiment difficile depuis que leurs adhérents proclament
ouvertement qu'elles sont des armes politiques et considèrent toute la question de la
vérité et de la bonne foi comme hors de propos. A penser selon la tradition, on peut
se sentir habilité à conclure de cet état de choses que le vieux conflit a finalement été
réglé, et spécialement que sa cause originelle, le conflit entre la vérité rationnelle et
l'opinion, a disparu.
Étrangement, pourtant, cela n'est pas le cas, car le conflit entre la vérité de fait et
la politique, qui se produit aujourd'hui sous nos yeux à une si vaste échelle, a – à
certains égards, du moins – des traits fort semblables. Tandis que probablement
aucune époque passée n'a toléré autant d'opinions diverses sur les questions
religieuses ou philosophiques, la vérité de fait, s'il lui arrive de s'opposer au profit et
au plaisir d'un groupe donné, est accueillie aujourd'hui avec une hostilité plus grande
qu'elle ne le fut jamais. Assurément les secrets d’État ont toujours existé ; tout
gouvernement doit classer certaines informations, les soustraire à la connaissance du
public, et celui qui révèle d'authentiques secrets a toujours été traité comme un
traître. Je ne m'occuperai pas de cela ici .
Les faits que j'ai en vue sont connus du public, et pourtant ce même public qui les
connaît peut avec succès et souvent spontanément en interdire la discussion publique
et les traiter comme s'ils étaient ce qu'ils ne sont pas – à savoir des secrets. Que leur
énoncé puisse s'avérer aussi dangereux que, par exemple, le fait autrefois de prêcher
l'athéisme ou quelque autre hérésie semble un phénomène curieux, et il gagne en
importance quand nous le rencontrons dans des pays qui sont dirigés tyranniquement
par un pouvoir idéologique. (Même dans l'Allemagne hitlérienne et la Russie
stalinienne, il était plus dangereux de parler des camps de concentration et
d'extermination, dont l'existence n'était pas un secret, que d'avoir et d'exprimer des
vues « hérétiques » sur l'antisémitisme, le racisme et le communisme.) Ce qui semble
encore plus troublant, c'est que dans la mesure où des vérités de fait malvenues sont
tolérées dans les pays libres, elles sont souvent consciemment ou inconsciemment
transformées en opinions – comme si des faits tels que le soutien de Hitler par
l'Allemagne ou l'effondrement de la France devant les armées allemandes en 1940,
ou la politique du Vatican pendant la Seconde Guerre mondiale, n'étaient pas de
l'ordre de l'histoire mais de l'ordre de l'opinion. Puisque ces vérités de fait
concernent des problèmes dont l'importance politique est immédiate, ce qui est en
jeu ici est bien plus que la tension, peut-être inévitable, entre deux modes de vie dans
le cadre d'une réalité commune et communément reconnue. Ce qui est en jeu ici,
c'est cette réalité commune et effective elle-même, et véritablement il s'agit d'un
problème politique de premier ordre. Et puisque la vérité de fait, bien qu'elle prête
beaucoup moins à discussion que la vérité philosophique et soit si manifestement le
lot de tous, semble souvent souffrir d'un destin similaire quand elle est exposée sur la
place publique – c'est-à-dire être contredite non par des mensonges et des
falsifications délibérées, mais par l'opinion – il vaut peut-être la peine de rouvrir la
question ancienne et apparemment désuète du rapport de la vérité à l'opinion.
Car, du point de vue du diseur de vérité, la tendance à transformer le fait en
opinion, à effacer la ligne de démarcation qui les sépare, n'est pas moins
embarrassante que la situation difficile et plus ancienne du diseur de vérité si
vigoureusement exprimée dans l'allégorie de la caverne, où le philosophe, au retour
de son voyage solitaire au ciel des idées éternelles, tente de communiquer sa vérité à
la multitude, avec ce résultat qu'elle disparaît dans la diversité des vues qui pour lui
sont des illusions, et quelle est rabaissée au niveau incertain de l'opinion, de telle
sorte que maintenant, de retour dans la caverne, la vérité elle-même prend le visage
du δοκεϊ μοι (« il me semble ») – de ces δοξαι mêmes que le philosophe avait espéré
abandonner une fois pour toutes. Cependant, la situation de celui qui rapporte la
vérité de fait est encore pire. Il ne rentre pas d'un voyage dans des régions situées
par-delà le domaine des affaires humaines, et il ne peut se consoler en pensant qu'il
est devenu un étranger dans ce monde. De même nous n'avons pas le droit de nous
consoler avec l'idée que sa vérité, si vérité il doit y avoir, n'est pas de ce monde. Si
les simples faits qu'il énonce ne sont pas acceptés – les vérités vues et attestées par
les yeux du corps, et non par les yeux de l'esprit – le soupçon naît qu'il est peut-être
de la nature du domaine politique de nier ou de pervertir toute espèce de vérité ,
comme si les hommes étaient incapables de s'entendre avec son inflexibilité
opiniâtre, criante, et dédaigneuse de convaincre. Si tel devait être le cas, les choses
paraîtraient encore plus désespérées que Platon ne le supposait, car la vérité de
Platon découverte dans la solitude transcende, par définition, le domaine de la
multitude et le monde des affaires humaines. (On peut comprendre que le philosophe,
dans son isolement, cède à la tentation d'utiliser la vérité comme une norme qu'il faut
imposer aux affaires humaines, c'est-à-dire d'égaler la transcendance inhérente à la
vérité philosophique à la « transcendance » d'un type tout à fait différent par laquelle
le mètre et les autres étalons de mesure sont séparés de la multitude des objets
qu'ils ont à mesurer, et on peut également bien comprendre que la multitude refusera
cette norme puisqu'elle est réellement dérivée d'une sphère étrangère au domaine
des affaires humaines et dont le lien avec elle ne peut être justifié que par une
confusion.) La vérité philosophique, quand elle apparaît sur la place du marché,
change de nature et devient opinion, parce que se produit une véritable μετάβασις
είς άλλο γένος un déplacement non seulement d'une espèce de raisonnement à une
autre, mais d'un mode d'existence humaine à un autre.
La vérité de fait, au contraire, est toujours relative à plusieurs : elle concerne des
événements et des circonstances dans lesquels beaucoup sont engagés ; elle est
établie par des témoins et repose sur des témoignages ; elle existe seulement dans la
mesure où on en parle, même si cela se passe en privé. Elle est politique par nature.
Les faits et les opinions, bien que l'on doive les distinguer, ne s'opposent pas les uns
aux autres, ils appartiennent au même domaine. Les faits sont la matière des
opinions, et les opinions, inspirées par différents intérêts et différentes passions,
peuvent différer largement et demeurer légitimes aussi longtemps qu'elles respectent
la vérité de fait. La liberté d'opinion est une farce si l'information sur les faits n'est
pas garantie et si ce ne sont pas les faits eux-mêmes qui font l'objet du débat. En
d'autres termes la vérité de fait fournit des informations à la pensée politique tout
comme la vérité rationnelle fournit les siennes à la spéculation philosophique.
Mais est-ce qu'il existe aucun fait qui soit indépendant de l'opinion et de
l'interprétation ? Des générations d'historiens et de philosophes de l'histoire n'ont-
elles pas démontré l'impossibilité de constater des faits sans les interpréter, puisque
ceux-ci doivent d'abord être extraits d'un chaos de purs événements (et les principes
du choix ne sont assurément pas des données de fait), puis être arrangés en une
histoire qui ne peut être racontée que dans une certaine perspective, qui n'a rien à
voir avec ce qui a eu lieu à l'origine ? Il ne fait pas de doute que ces difficultés, et
bien d'autres encore, inhérentes aux sciences historiques, soient réelles, mais elles
ne constituent pas une preuve contre l'existence de la matière factuelle, pas plus
qu'elles ne peuvent servir de justification à l'effacement des lignes de démarcation
entre le fait, l'opinion et l'interprétation, ni d'excuse à l'historien pour manipuler les
faits comme il lui plaît. Même si nous admettons que chaque génération ait le droit
d'écrire sa propre histoire, nous refusons d'admettre qu'elle ait le droit de remanier
les faits en harmonie avec sa perspective propre ; nous n'admettons pas le droit de
porter atteinte à la matière factuelle elle-même. Pour illustrer ce point, et nous
excuser de ne pas pousser la question plus loin : durant les années vingt,
Clemenceau, peu avant sa mort, se trouvait engagé dans une conversation amicale
avec un représentant de la République de Weimar au sujet des responsabilités quant
au déclenchement de la Première Guerre mondiale. On demanda à Clemenceau : « A
votre avis, qu'est-ce que les historiens futurs penseront de ce problème embarrassant
et controversé ? » Il répondit : « ça, je n'en sais rien, mais ce dont je suis sûr, c'est
qu'ils ne diront pas que la Belgique a envahi l'Allemagne. » Nous nous occupons ici
de données élémentaires brutales de ce genre, dont le caractère inattaquable a été
admis même par les partisans les plus convaincus et les plus sophistiqués de
l'historicisme. '
Il est vrai qu'il faudrait beaucoup plus que les caprices des historiens pour
éliminer de l'histoire le fait que, dans la nuit du 4 août 1914, les troupes allemandes
franchirent la frontière belge ; cela ne demanderait pas moins qu'un monopole du
pouvoir sur la totalité du monde civilisé. Or un tel monopole du pouvoir est loin d'être
inconcevable, et il n'est pas difficile d'imaginer quel serait le destin de la vérité de
fait si l'intérêt du pouvoir, qu'il soit national ou social, avait le dernier mot sur ces
questions. Ce qui nous ramène à notre soupçon qu'il puisse être de la nature du
domaine politique d'être en guerre avec la vérité sous toutes ses formes, et de là à la
question de savoir pourquoi une soumission, même à la vérité de fait, est ressentie
comme une attitude antipolitique.
Troisième partie
Quand je disais que la vérité de fait, à la différence de la vérité rationnelle, ne
s'oppose pas à l'opinion, j'énonçais une demi-vérité. Toutes les vérités – non
seulement les différentes sortes de vérité rationnelle mais aussi de vérité de fait –
sont opposées à l'opinion dans leur mode d'assertion de la validité. La vérité porte en
elle-même un élément de coercition, et les tendances fréquemment tyranniques si
déplorablement manifestes chez les diseurs de vérité professionnels peuvent être
dues moins à un défaut de caractère qu'à leur effort pour vivre habituellement sous
une sorte de contrainte. Des affirmations comme « La somme des angles d'un
triangle est égale à deux droits », « La terre tourne autour du soleil », « Mieux vaut
souffrir le mal que faire le mal », « En août 1914 l'Allemagne a envahi la Belgique »
sont très différentes par la manière dont elles ont été établies, mais, une fois perçues
comme vraies et déclarées telles, elles ont en commun d'être au-delà de l'accord, de
la discussion, de l'opinion, ou du consentement. Pour ceux qui les acceptent, elles ne
sont pas changées par le nombre grand ou petit de ceux qui admettent la même
proposition ; la persuasion ou la dissuasion sont inutiles car le contenu de
l'affirmation n'est pas d'une nature persuasive mais coercitive. (Ainsi Platon, dans le
Timée, trace une ligne entre les hommes capables de percevoir la vérité et ceux qui
arrivent à soutenir des opinions justes. Chez les premiers, l'organe de perception de
la vérité [νους] est éveillé grâce à l'instruction ; qui implique bien sûr l'inégalité et
dont on peut dire qu'elle est une forme douce de la coercition, tandis que les autres
ont simplement été persuadés. Les vues des premiers sont immuables, dit Platon,
tandis qu'on peut toujours persuader les autres de changer d'avis) Ce que Mercier de
la Rivière a remarqué un jour à propos de la vérité mathématique s'applique à toutes
les espèces de vérité : « Euclide est un véritable despote ; et les vérités
géométriques qu'il nous a transmises sont des lois véritablement despotiques. » Dans
un même ordre d'idées, Grotius, environ cent ans plus tôt – désirant limiter le
pouvoir du monarque absolu –, avait insisté sur le fait que « même Dieu ne peut pas
faire que deux fois deux ne fassent pas quatre ». Il invoquait la force contraignante
de la vérité en face du pouvoir politique ; la limitation de la toute-puissance divine
que cela impliquait ne l'intéressait pas. Ces deux remarques illustrent comment la
vérité apparaît dans la perspective purement politique, du point de vue du pouvoir, et
la question est de savoir si le pouvoir peut et doit être contrôlé non seulement par
une constitution, une charte, et par une multiplicité de pouvoirs, comme dans le
système de « freins et contrepoids » où, selon Montesquieu : « le pouvoir arrête le
pouvoir » – c'est-à-dire par des facteurs qui naissent du domaine propre au politique
et lui appartiennent –, mais par quelque chose qui naît de l'extérieur, qui a sa source
en dehors du domaine du politique, et est aussi indépendant des vœux et des désirs
des citoyens que la volonté du pire des tyrans.
Quand on la considère du point de vue de la politique, la vérité a un caractère
despotique. Elle est donc haïe des tyrans, qui craignent à juste titre la concurrence
d'une force coercitive qu'ils ne peuvent pas monopoliser, et elle jouit d'un statut
plutôt précaire aux yeux des gouvernements qui reposent sur le consentement et qui
abhorrent la coercition. Les faits sont au-delà de l'accord et du consentement, et
toute discussion à leur sujet – tout échange d'opinions qui se fonde sur une
information exacte – ne contribuera en rien à leur établissement. On peut discuter
une opinion importune, la rejeter ou transiger avec elle, mais les faits importuns ont
cette exaspérante ténacité que rien ne saurait ébranler, sinon de purs et simples
mensonges. L'ennuyeux est que la vérité de fait, comme toute autre vérité, exige
péremptoirement d'être reconnue et refuse la discussion alors que la discussion
constitue l'essence même de la vie politique. Les modes de pensée et de
communication qui ont affaire avec la vérité, si on les considère dans la perspective
politique,sont nécessairement tyranniques ; ils ne tiennent pas compte des opinions
d'autrui, alors que cette prise en compte est le signe de toute pensée strictement
politique.
La pensée politique est représentative. Je forme une opinion en considérant une
question donnée à différents points de vue, en me rendant présentes à l'esprit les
positions de ceux qui sont absents ; c'est-à-dire que je les représente. Ce processus
de représentation n'adopte pas aveuglément les vues réelles de ceux qui se tiennent
quelque part ailleurs d'où ils regardent le monde dans une perspective différente ; il
ne s'agit pas de sympathie comme si j'essayais d'être ou de sentir comme quelqu'un
d'autre, ni de faire le compte des voix d'une majorité et de m'y joindre, mais d'être et
de penser dans ma propre identité où je ne suis pas réellement. Plus les positions des
gens que j'ai présentes à l'esprit sont nombreuses pendant que je réfléchis sur une
question donnée, et mieux je puis imaginer comment je sentirais et penserais si
j'étais à leur place, plus forte sera ma capacité de pensée représentative et plus
valides seront mes conclusions finales, mon opinion. (C'est cette aptitude à une
« mentalité élargie » qui rend les hommes capables de juger ; comme telle, elle fut
découverte par Kant dans la première partie de sa Critique du jugement, encore qu'il
ne reconnût pas les implications politiques et morales de sa découverte.) Le véritable
processus de formation de l'opinion est déterminé par ceux à la place de qui
quelqu'un pense et use de son propre esprit, et la seule condition à cet emploi de
l'imagination est d'être désintéressé, libéré de ses intérêts privés. De ce fait, même
si je fuis toute compagnie et si je suis complètement isolé pendant que je forme une
opinion, je ne suis pas simplement tout seul avec moi-même dans la solitude de la
pensée philosophique, je reste dans ce monde d'universelle interdépendance où je
peux me faire le représentant de qui que ce soit d'autre. Je peux, bien entendu, m'y
refuser et former une opinion qui ne tienne compte que de mes propres intérêts, ou
des intérêts du groupe auquel j'appartiens ; rien n'est évidemment plus commun,
même chez des gens hautement sophistiqués, que l'obstination aveugle qui se
manifeste dans le manque d'imagination et l'incapacité à juger. Mais la qualité même
d'une opinion, aussi bien que d'un jugement, dépend de son degré d'impartialité.
Aucune opinion n'est évidente ni ne va de soi. En matière d'opinion, mais non en
matière de vérité, notre pensée est vraiment discursive, courant, pour ainsi dire, de
place en place, d'une partie du monde à une autre, passant par toutes sortes de vues
antagonistes, jusqu'à ce que finalement elle s'élève de ces particularités jusqu'à une
généralité impartiale. Comparée à ce processus, dans lequel une question
particulière est portée, de force au grand jour, afin qu'elle puisse se montrer sous
tous ses côtés, dans toutes les perspectives possibles jusqu'à ce qu'elle soit inondée
de lumière et rendue transparente par la pleine lumière de la compréhension
humaine, l'affirmation d'une vérité possède une singulière opacité. La vérité
rationnelle illumine l'entendement humain, et la vérité de fait doit servir de matière
aux opinions, mais ces vérités, bien qu'elles ne soient jamais obscures, ne sont pas
transparentes pour autant, et il est de leur nature même de se refuser à une
élucidation ultérieure, comme il est de la nature de la lumière de se refuser à la mise
en lumière.
Nulle part, en outre, cette opacité n'est plus évidente et plus irritante que là où
nous sommes confrontés avec les faits et avec la vérité de fait, car les faits n'ont
aucune raison décisive d'être ce qu'ils sont ; ils auraient toujours pu être autres, et
cette fâcheuse contingence est littéralement illimitée. C'est à cause du caractère
hasardeux des faits que la philosophie prémoderne refusa de prendre au sérieux le
domaine des affaires humaines, qui est imprégné de factualité, ou de croire
qu'aucune vérité d'importance puisse être jamais découverte dans la « désolante
contingence » (Kant) d'une suite d'événements qui constitue le cours de ce monde.
Pas davantage aucune philosophie moderne de l'histoire n'a été capable de se
réconcilier avec la ténacité intraitable et irraisonnable de la pure factualité ; les
philosophes modernes ont évoqué tous les genres de nécessité, depuis la nécessité
dialectique d'un esprit du monde ou des conditions matérielles, jusqu'aux nécessités
d'une nature humaine connue et prétendument inchangeable, dans le but de purifier
les derniers vestiges de l'apparemment arbitraire « cela aurait pu être autrement »
(qui est le prix de la liberté) du seul domaine où les hommes sont vraiment libres. Il
est vrai que rétrospectivement – c'est-à-dire dans la perspective historique – toute
succession d'événements donne à penser qu'elle n'aurait pu se produire autrement,
mais c'est une illusion d'optique, ou plutôt une illusion existentielle : rien ne pourrait
jamais arriver si la réalité, par définition, ne tuait pas les autres possibilités
originellement inhérentes à quelque situation donnée que ce soit.
En d'autres termes, la vérité de fait n'est pas plus évidente que l'opinion, et cela
est peut-être une des raisons pour lesquelles les teneurs-d'opinion trouvent
relativement facile de rejeter la vérité de fait tout comme une autre opinion.
L'évidence factuelle, en outre, est établie grâce au témoignage de témoins
oculaires – sujets à caution comme on sait – et grâce à des archives, des documents
et des monuments – qu'on peut tous soupçonner d'être des faux. En cas de
contestation, on peut seulement invoquer d'autres témoignages mais non une tierce
et plus haute instance, et la décision est en général le résultat d'une majorité ; c'est-
à-dire qu'il en va ici comme pour la solution des conflits d'opinion – procédé
totalement insatisfaisant, puisqu'il n'y a rien qui empêche une majorité de
témoignages d'être une majorité de faux témoignages. Au contraire, dans certaines
circonstances, le sentiment d'appartenir à une majorité peut même favoriser le faux
témoignage. En d'autres termes, dans la mesure où la vérité de fait est exposée à
l'hostilité des teneurs-d'opinion, elle est au moins aussi vulnérable que la vérité
philosophique rationnelle.
J'ai fait plus haut la remarque que celui qui dit la vérité de fait se trouve dans une
situation pire que le philosophe de Platon – que sa vérité n'a pas d'origine
transcendante et ne possède même pas les qualités relativement transcendantes de
principes politiques tels que la liberté, la justice, l'honneur, le courage, qui tous
peuvent inspirer l'action humaine et dès lors devenir manifestes en elle. Nous allons
voir maintenant que ce désavantage a des conséquences plus sérieuses que nous
avions pensé ; à savoir des conséquences qui concernent non seulement la personne
du diseur de vérité, mais – ce qui est plus important – les chances de survie de sa
vérité. Le fait d'inspirer l'action humaine et de se manifester en elle peut être
incapable de faire concurrence à l'évidence contraignante de la vérité, mais il peut
rivaliser comme nous le verrons, avec la force de persuasion inhérente à l'opinion.
J'ai pris la proposition socratique : « il vaut mieux subir le mal que faire le mal » pour
exemple d'une thèse philosophique qui concerne la conduite humaine et a par
conséquent des implications politiques. Ma raison était d'une part que cette phrase
est devenue le début de la pensée éthique occidentale et d'autre part que, pour
autant que je sache, elle est restée la seule proposition éthique qui puisse être
dérivée directement de l'expérience spécifiquement philosophique. (On pourrait
dépouiller l'impératif catégorique de Kant, seul rival en ce champ, de ses éléments
judéo-chrétiens, qui expliquent sa formulation comme impératif et non comme simple
proposition. Le principe qui lui est sous-jacent est l'axiome de non-contradiction – le
voleur se contredit lui-même parce qu'il veut garder comme sa propriété les biens
qu'il a volés – et cet axiome doit sa validité aux conditions de la pensée que Socrate
fut le premier à découvrir.)
Les dialogues de Platon nous disent bien souvent combien la thèse socratique
(proposition et non impératif) semblait paradoxale, combien elle se trouvait
facilement réfutée sur la place du marché où l'opinion se dressait contre l'opinion et
combien Socrate était incapable de la prouver et de la démontrer de manière à
satisfaire non seulement ses adversaires, mais aussi ses amis et ses disciples. (On
peut trouver le plus dramatique de ces passages au début de La République) Socrate,
ayant tenté en vain de convaincre son adversaire Thrasymaque que la justice vaut
mieux que l'injustice, s'entend dire par ses disciples, Glaucon et Adimante, que sa
preuve était loin de convaincre. Socrate exprime son admiration pour leurs discours :
« Il faut qu'il y ait en vous quelque chose de vraiment divin, pour que vous puissiez
plaider si éloquemment la cause de l'injustice sans être pourtant convaincus vous-
mêmes qu'elle vaut mieux que la justice. » En d'autres termes, ils étaient convaincus
avant le début de la discussion, et tout cela était dit pour montrer que la vérité de la
proposition non seulement échouait à gagner les non-convaincus, mais n'avait même
pas la force suffisante pour renforcer leur conviction. Tout ce qui peut être dit pour
sa défense, nous le trouvons dans les différents dialogues de Platon. L'argument
principal soutient que pour l'homme, dont l'être est d'être un, il vaut mieux être
brouillé avec le monde entier qu'être brouillé et en contradiction avec soi-même –
argument qui est à la vérité irrésistible pour le philosophe, dont la pensée est
caractérisée par Platon comme un dialogue silencieux avec soi-même, et dont
l'existence dépend d'un rapport constamment articulé avec soi-même, d'une scission
en deux de l'un qu'il est pourtant ; car une contradiction fondamentale entre les deux
partenaires qui poursuivent le dialogue pensant détruirait les conditions mêmes du
philosophe. En d'autres termes, puisque l'homme contient en lui-même un partenaire
dont il ne peut jamais se libérer, il a intérêt à ne pas vivre en compagnie d'un
meurtrier ou d'un menteur. Ou encore, puisque la pensée est le dialogue silencieux
poursuivi entre moi et moi-même, je dois prendre soin de préserver l'intégrité de ce
partenaire ; autrement je perdrais sûrement complètement la capacité de penser.
Pour le philosophe – ou, plutôt, pour l'homme dans la mesure où il est un être
pensant – cette proposition éthique relative au mal fait et subi n'est pas moins
contraignante que la vérité mathématique. Mais, pour l'homme, dans la mesure où il
est un citoyen, un être agissant concerné par le monde et le bien public plutôt que
par son propre bien-être – y compris, par exemple, son « âme immortelle » dont la
« santé » devrait avoir la préséance sur les besoins d'un corps périssable – la thèse
socratique n'est pas vraie du tout. Les conséquences désastreuses pour toute
communauté qui a commencé avec un sérieux total à suivre les préceptes éthiques
dérivés de l'homme au singulier – qu'ils soient socratiques, platoniciens ou chrétiens
– ont été fréquemment mises en évidence. Longtemps avant que Machiavel ne
recommande de protéger le domaine public contre le principe pur de la foi
chrétienne (ceux qui refusent de résister au mal permettent aux méchants « de faire
autant de mal qu'il leur plaît »), Aristote mettait en garde contre l'octroi de la parole
au philosophe dans les choses politiques. (Aux hommes qui pour des raisons
professionnelles doivent se soucier si peu de « ce qui est bon pour eux-mêmes » on
ne saurait confier ce qui est bon pour les autres, et moins que tout le « bien
commun », les intérêts terre à terre de la communauté).
Puisque la vérité philosophique concerne l'homme dans sa singularité, elle est non
politique par nature. Si néanmoins le philosophe souhaite voir prévaloir sa vérité sur
les opinions de la multitude, il subira une défaite, et il est susceptible de conclure de
cette défaite que la vérité est impuissante – truisme aussi plein de sens que celui du
mathématicien, incapable de réaliser la quadrature du cercle, et déplorant le fait que
le cercle n'est pas un carré. Il peut alors être tenté, comme Platon, de gagner
l'oreille de quelque tyran à tendance philosophique, et dans le cas par bonheur
hautement improbable d'un succès il pourrait instituer l'une de ces tyrannies de la
« vérité » que nous connaissons principalement grâce aux différentes utopies
politiques, et qui, bien sûr, politiquement parlant, sont aussi tyranniques que d'autres
formes de despotisme. Dans le cas légèrement moins improbable où sa vérité devrait
l'emporter sans recours à la violence, simplement parce qu'il s'est trouvé que des
hommes se sont mis d'accord pour cela, il aurait remporté une victoire à la Pyrrhus.
Car la vérité devrait alors son triomphe non à sa propre essence contraignante mais
à l'accord du nombre, qui pourrait changer d'idée le lendemain et s'accorder sur
quelque chose d'autre ; ce qui avait été vérité philosophique serait devenu simple
opinion.
Mais, puisque la vérité philosophique porte en elle-même un élément de
contrainte, elle peut tenter l'homme d'État dans certaines conditions, tout comme la
puissance de l'opinion peut tenter le philosophe. Ainsi, dans la Déclaration
d'Indépendance, Jefferson déclarait que « certaines vérités sont évidentes par elles-
mêmes » parce qu'il souhaitait mettre hors litige et hors débat l'unanimité
fondamentale des hommes de la Révolution ; comme des axiomes mathématiques,
elles devaient exprimer des « croyances des hommes » qui « ne dépendent pas de
leur volonté, mais suivent involontairement l'évidence proposée à leurs esprits ».
Mais, en disant « Nous tenons ces vérités pour évidentes », il concédait, sans s'en
rendre compte, que l'affirmation « Tous les hommes sont créés égaux » n'est pas
évidente mais exige l'accord et l'assentiment – que l'égalité, si elle doit avoir une
signification politique, est une affaire d'opinion, et non la « vérité ». Il existe, par
ailleurs, des thèses philosophiques ou religieuses qui correspondent à cette opinion –
par exemple que tous les hommes sont égaux devant Dieu, ou devant la mort, ou dans
la mesure où ils appartiennent tous à la même espèce d'animal rationale – mais
aucune d'elles ne fut jamais d'importance politique ou pratique, parce que
l'égalisateur, qu'il fût Dieu, la mort ou la nature, transcendait le domaine où prennent
place les relations humaines et restait à l'extérieur. De telles « vérités » n'ont pas lieu
entre les hommes mais au-dessus d'eux, et on ne trouve rien de cette sorte derrière
l'acquiescement moderne ou antique – en particulier grec – à l'égalité. Que tous les
hommes soient créés égaux n'est ni évident en soi ni démontrable. Nous faisons nôtre
cette opinion parce que la liberté est possible seulement parmi les égaux, et nous
croyons que les joies et les satisfactions de la libre compagnie doivent être préférées
aux plaisirs douteux de l'existence de la domination. De telles préférences sont
politiquement de la plus grande importance, et il y a peu de choses par lesquelles les
hommes se distinguent aussi profondément les uns des autres. Leur qualité humaine,
est-on enclin à dire, et certainement la qualité de toute espèce de relation avec eux,
dépend de tels choix. Cependant, il s'agit ici d'opinions et non de vérité – comme
Jefferson, bien malgré lui, l'a admis, leur validité dépend du libre accord et du libre
consentement ; elles sont le résultat d'une pensée discursive, représentative ; et elles
sont communiquées au moyen de la persuasion et de la dissuasion.
La proposition socratique « Il vaut mieux subir le mal que faire le mal » n'est pas
une opinion mais prétend être la vérité, et, quoiqu'on puisse douter qu'elle ait jamais
eu une conséquence politique directe, son impact comme précepte éthique sur la
conduite pratique est indéniable ; seuls les commandements religieux, qui sont
absolument obligatoires pour la communauté des croyants, peuvent prétendre à une
reconnaissance plus grande. Ce fait ne se tient-il pas en claire contradiction avec
l'impuissance généralement admise de la vérité philosophique ? Et depuis que nous
savons par les dialogues de Platon combien la thèse de Socrate restait peu
convaincante aussi bien pour ses amis que pour ses ennemis chaque fois qu'il tentait
de la démontrer, il nous faut nous demander comment elle a jamais pu obtenir son
haut degré de validité. Manifestement, cela a été dû à un mode plutôt inhabituel de
persuasion ; Socrate a décidé de jouer sa vie sur cette vérité, pour donner l'exemple,
non lorsqu'il a comparu devant le tribunal athénien, mais lorsqu'il a refusé
d'échapper à la sentence de mort. Et cet enseignement par l'exemple est, en fait, la
seule forme de « persuasion » dont la vérité philosophique soit capable sans
perversion ni altération ; de plus, la vérité philosophique peut devenir « pratique » et
inspirer l'action sans violer les règles du domaine politique quand elle fait en sorte de
devenir manifeste sous forme d'exemple. C'est la seule chance pour un principe
éthique d'être avéré et validé. Ainsi, pour avérer, par exemple, la notion de courage,
nous pouvons rappeler Achille, et pour avérer la notion de bonté nous sommes
enclins à penser à Jésus de Nazareth ou à saint François ; ces exemples enseignent
ou persuadent par inspiration, de sorte qu'à chaque fois que nous tentons
d'accomplir un acte de courage ou de bonté c'est comme si nous imitions quelqu'un
d'autre – imitatio Christi, par exemple. Il a souvent été remarqué que, comme dit
Jefferson, « un sens vivant et durable du devoir filial est plus efficacement imprimé à
l'esprit d'un fils ou d'une fille par la lecture du Roi Lear que par tous les volumes
arides d'éthique et de théologie qui ont jamais été écrits », et que, comme dit Kant,
« des préceptes généraux empruntés à des prêtres ou à des philosophes, ou même à
ses propres ressources, ne sont jamais aussi efficaces qu'un exemple de vertu ou de
sainteté ». La raison, comme l'explique Kant, en est que nous avons toujours besoin
d' « intuitions ... pour confirmer la réalité de nos concepts ». « Si ce sont de purs
concepts de l'entendement », tels que le concept de triangle, « les intuitions
prennent le nom de schèmes », comme le triangle idéal, perçu seulement par les
yeux de l'esprit et néanmoins indispensable à la reconnaissance de tous les triangles
réels ; si, toutefois, les concepts sont d'ordre pratique et se rapportent à la conduite,
« les intuitions sont appelées exemples ». Et, à la différence des schèmes que notre
esprit crée spontanément au moyen de l'imagination, ces exemples proviennent de
l'histoire et de la poésie, grâce auxquelles, comme Jefferson l'a souligné, un « champ
d'imagination entièrement différent est ouvert à notre usage ».
Cette transformation d'une affirmation théorique ou spéculative en une vérité
exemplaire – transformation dont seule la philosophie morale est capable – est une
expérience limite pour le philosophe : en établissant un exemple et en « persuadant »
la multitude par la seule voie qui lui soit ouverte, il a commencé d'agir. Aujourd'hui
où presque aucune affirmation philosophique, si audacieuse soit-elle, ne sera prise
assez au sérieux pour mettre en péril la vie du philosophe, même cette rare chance
de voir une vérité philosophique politiquement vérifiée a disparu. Dans notre
contexte, du moins, il est important de remarquer qu'il existe bien une telle
possibilité pour le diseur de vérité rationnelle ; car elle n'existe pas, quelles que
soient les circonstances, pour le diseur de vérité de fait qui, à cet égard, comme à
d'autres, se trouve dans une situation bien pire. Non seulement les affirmations
factuelles ne contiennent pas de principes à partir desquels les hommes pourraient
agir et qui pourraient ainsi devenir manifestes dans le monde, mais encore leur
contenu propre se refuse à ce genre de vérification. Un diseur de vérité de fait, dans
l'éventualité improbable où il voudrait risquer sa vie sur un fait particulier, ferait
seulement une espèce d'erreur. Ce qui deviendrait manifeste dans son acte serait son
courage, ou peut-être sa ténacité, mais ni la vérité de ce qu'il avait à dire, ni même sa
bonne foi. Car pourquoi un menteur ne persévérerait-il pas dans ses mensonges avec
un grand courage, surtout en politique, où il pourrait éventuellement être motivé par
le patriotisme ou quelque autre espèce de légitime partialité de groupe ?
Quatrième partie
La marque de la vérité de fait est que son contraire n'est ni l'erreur ni l'illusion,
ni l'opinion, dont aucune ne rejaillit sur la bonne foi personnelle, mais la fausseté
délibérée ou le mensonge. L'erreur, bien sûr, est possible, et même courante, à
l'égard de la vérité de fait, et dans ce cas ce type de vérité n'est en aucune manière
différent de la vérité scientifique ou rationnelle. Mais l'important c'est qu'en ce qui
concerne les faits il existe une autre possibilité, et que cette possibilité, la fausseté
délibérée, n'appartient pas à la même espèce que les propositions qui, justes ou
erronées, prétendent seulement dire ce qui est, ou comment quelque chose qui est
m'apparaît. Une affirmation factuelle – l'Allemagne a envahi la Belgique au mois
d'août 1914 – acquiert des implications politiques seulement si elle est placée dans
un contexte interprétatif. Mais la proposition contraire, que Clemenceau, encore
ignorant dans l'art de récrire l'histoire, jugeait absurde, ne nécessite aucun contexte
pour avoir une incidence politique. Elle est clairement une tentative de changer le
récit de l'histoire, et, en tant que telle, elle est une forme d'action. Il en va de même
lorsqu'un menteur, ne disposant pas du pouvoir nécessaire pour imposer ses
mensonges, ne s'appesantit pas sur le caractère évangélique de son affirmation, mais
prétend qu'il s'agit de son « opinion » pour laquelle il invoque son droit
constitutionnel. Cela est fréquemment pratiqué par des groupes subversifs, et dans
un public politiquement immature la confusion qui en résulte peut être considérable.
L'estompement de la ligne de démarcation qui sépare la vérité de fait et l'opinion
appartient aux nombreuses formes que le mensonge peut prendre, et dont toutes
sont des formes d'action.
Alors que le menteur est un homme d'action, le diseur de vérité, qu'il dise la
vérité rationnelle ou la vérité de fait, n'en est jamais un. Si le diseur de vérité de fait
veut jouer un rôle politique, et donc être persuasif, il ira, presque toujours, à de
considérables détours pour expliquer pourquoi sa vérité à lui sert au mieux les
intérêts de quelque groupe. Et, de même que le philosophe remporte une victoire à la
Pyrrhus quand sa vérité devient une opinion dominante chez les porteurs d'opinion,
le diseur de vérité de fait, quand il pénètre dans le domaine politique et s'identifie à
quelque intérêt particulier et à quelque groupe de pouvoir, compromet la seule
qualité qui aurait rendu sa vérité plausible, à savoir sa bonne foi personnelle, dont
la garantie est l'impartialité, l'intégrité et l'indépendance. Il n'y a guère de
figure politique plus susceptible d'éveiller un soupçon justifié que le diseur
professionnel de vérité qui a découvert quelque heureuse coïncidence entre la vérité
et l'intérêt. Le menteur, au contraire, n'a pas besoin de ces accommodements
douteux pour apparaître sur la scène politique ; il a le grand avantage d'être
toujours, pour ainsi dire, déjà en plein milieu. Il est acteur par nature ; il dit ce qui
n'est pas parce qu'il veut que les choses soient différentes de ce qu'elles sont – c'est-
à-dire qu'il veut changer le monde. Il tire parti de l'indéniable affinité de notre
capacité d'agir, de changer la réalité, avec cette mystérieuse faculté que nous avons,
qui nous permet de dire « Le soleil brille » quand il pleut des hallebardes. Si notre
comportement était aussi profondément conditionné que certaines philosophies ont
désiré qu'il le fût, nous ne serions jamais en mesure d'accomplir ce petit miracle. En
d'autres termes notre capacité à mentir – mais pas nécessairement notre capacité à
dire la vérité – fait partie des quelques données manifestes et démontrables qui
confirment l'existence de la liberté humaine. Que nous puissions changer les
circonstances dans lesquelles nous vivons est dû au fait que nous sommes
relativement libres par rapport à elles, et c'est cette liberté qui est mésutilisée et
dénaturée par le mensonge. Si c'est la tentation presque irrésistible de l'historien
professionnel que de tomber dans le piège de la nécessité et de nier implicitement la
liberté d'action, c'est la tentation presque autant irrésistible du politicien
professionnel que de surestimer les possibilités de cette liberté et de trouver
implicitement des excuses à la dénégation mensongère ou au travestissement de
faits.
À coup sûr, autant qu'il s'agit d'action, le mensonge organisé est un phénomène
marginal, mais la difficulté est que son opposé, la simple narration des faits, nemène
à aucune sorte d'action ; elle tend même, dans des circonstances normales, à
l'acceptation des choses telles qu'elles sont (cela, naturellement, n'est pas dit pour
nier que la révélation de faits puisse être légitimement utilisée par des organisations
politiques ou que, dans certaines circonstances, des faits portés à l'attention du
public puissent encourager ou renforcer considérablement les exigences de groupes
ethniques et sociaux). La bonne foi n'a jamais été comptée au nombre des vertus
politiques, parce qu'elle a peu en vérité pour contribuer à ce changement du monde
et des circonstances qui appartient aux activités politiques les plus légitimes. C'est
seulement là où une communauté s'est lancée dans le mensonge organisé
principiellement, et non uniquement sur des détails, que la bonne foi comme telle
peut, non soutenue qu'elle est par les forces dénaturantes du pouvoir et de l'intérêt,
devenir un facteur politique de premier ordre. Où tout le monde ment sur tout ce qui
est important, le diseur de vérité, qu'il le sache ou non, a commencé d'agir ; lui aussi
s'est engagé dans le travail politique, car, dans le cas improbable où il survit, il a fait
un premier pas vers le changement du monde.
Dans cette situation, pourtant, il se retrouvera bientôt en fâcheux désavantage. J'ai
mentionné plus haut le caractère contingent des faits, qui auraient pu toujours se
passer autrement, et qui donc ne possèdent pas eux-mêmes aucune trace d'évidence
ou de plausibilité pour l'esprit humain. Puisque le menteur est libre d'accommoder
ses « faits » au bénéfice et au plaisir, ou même aux simples espérances de son public,
il y a fort à parier qu'il sera plus convaincant que le diseur de vérité. Il aura même,
en général, la vraisemblance de son côté ; son exposé paraîtra plus logique, pour
ainsi dire, puisque l'élément de surprise – l'un des traits les plus frappants de tous les
événements – a providentiellement disparu. Ce n'est pas seulement la vérité
rationnelle qui, dans la phrase hégélienne, met le sens commun à l'envers ; très
fréquemment la réalité ne dérange pas moins la tranquillité du raisonnement de bon
sens qu'elle ne dérange l'intérêt et le plaisir.
Nous devons maintenant tourner notre attention vers le phénomène relativement
récent de la manipulation de masse du fait de l'opinion tel qu'il est devenu évident
dans la réécriture de l'histoire, dans la fabrication d'images, et dans la politique des
gouvernements. Le mensonge politique traditionnel, si manifeste dans l'histoire de la
diplomatie et de l'habileté politique, portait d'ordinaire ou bien sur des secrets
authentiques – des données qui n'avaient jamais été rendues publiques – ou bien sur
des intentions qui, de toute façon, ne possèdent pas le même degré de certitude que
des faits accomplis ; comme tout ce qui se passe uniquement à l'intérieur de nous-
mêmes, les intentions sont seulement des potentialités, et ce qui voulait être un
mensonge peut toujours se révéler vrai à la fin. A l'opposé, les mensonges politiques
modernes traitent efficacement de choses qui ne sont aucunement des secrets mais
sont connues de pratiquement tout le monde. Cela est évident dans le cas de la
réécriture de l'histoire contemporaine sous les yeux de ceux qui en ont été les
témoins, mais c'est également vrai dans la fabrication d'images de toutes sortes, où,
de nouveau, tout fait connu et établi peut être nié ou négligé s'il est susceptible de
porter atteinte à l'image ; car une image, à la différence d'un portrait à l'ancienne
mode, n'est pas censée flatter la réalité mais offrir d'elle un substitut complet. Et ce
substitut, à cause des techniques modernes et des mass media, est, bien sûr,
beaucoup plus en vue que ne le fut jamais l'original. Nous nous trouvons finalement
en présence d'hommes d'Etat hautement respectés qui, comme de Gaulle et
Adenauer, ont été capables d'édifier leurs politiques de base sur des non-faits aussi
évidents que ceux-ci : la France fait partie des vainqueurs de la dernière guerre et
est donc une des grandes puissances, et « la barbarie du national-socialisme avait
affecté seulement un pourcentage relativement faible du pays ». Tous ces
mensonges, que leurs auteurs le sachent ou non, recèlent un élément de violence ; le
mensonge organisé tend toujours à détruire tout ce qu'il a décidé de nier, bien que
seuls les gouvernements totalitaires aient consciemment adopté le mensonge comme
premier pas vers le meurtre. Quand Trotski a appris qu'il n'avait jamais joué un rôle
dans la Révolution russe, il a dû savoir que son arrêt de mort avait été signé. Il est
clair qu'il est plus aisé d'éliminer des archives de l'histoire une figure publique si elle
peut être éliminée en même temps du monde des vivants. En d'autres termes la
différence entre le mensonge traditionnel et le mensonge moderne revient le plus
souvent à la différence entre cacher et détruire.
En outre, le mensonge traditionnel ne concernait que des particuliers et ne visait
jamais à tromper littéralement tout le monde ; il s'adressait à l'ennemi et ne voulait
tromper que lui. Ces deux limitations restreignaient le préjudice infligé à la vérité
dans une mesure telle qu'à nous, rétrospectivement, il peut sembler presque anodin.
Puisque les faits se produisent toujours dans un contexte, un mensonge particulier –
c'est-à-dire une falsification qui ne s'efforce pas de changer tout le contexte – fait
pour ainsi dire un trou dans le tissu des faits. Comme tout historien le sait, on peut
repérer un mensonge en observant des incongruités, des trous, ou les jointures des
endroits rafistolés. Aussi longtemps que la texture en son tout est conservée intacte,
le mensonge se montrera par la suite comme spontanément. La seconde limitation
concerne ceux qui sont engagés dans le métier de tromperie. Ils appartenaient en
général au cercle restreint des hommes d'Etat et des diplomates qui, entre eux,
connaissaient encore et pouvaient préserver la vérité. Ils n'étaient pas disposés à
devenir victimes de leurs propres falsifications ; ils pouvaient tromper les autres sans
se tromper eux-mêmes. Ces deux circonstances atténuantes du vieil art de mentir
sont remarquablement absentes de la manipulation des faits à laquelle nous sommes
confrontés aujourd'hui.
Quelle est donc la signification de ces limitations, et pourquoi sommes-nous
justifiés à les appeler des circonstances atténuantes ? Pourquoi la tromperie de soi-
même est-elle devenue un outil indispensable dans l'entreprise de la fabrication
d'images, et pourquoi devrait-il être pire, pour le monde aussi bien que pour le
menteur lui-même, s'il est trompé par ses propres mensonges, que s'il se borne à
tromper les autres ? Quelle meilleure excuse morale pourrait offrir un menteur que
ceci que son aversion pour le mensonge était si grande qu'il a eu à se convaincre lui-
même avant de pouvoir mentir aux autres, que, comme Antonio dans La Tempête, il a
dû faire « une pécheresse de sa propre mémoire, pour croire à son propre
mensonge » ? Et, finalement, et de façon peut-être plus troublante, si les mensonges
politiques modernes sont si grands qu'ils requièrent un complet réarrangement de
toute la texture factuelle – la fabrication d'une autre réalité, pour ainsi dire, dans
laquelle ils s'emboîteront sans couture, lézarde ni fissure, exactement comme les
faits s'emboîtaient dans leur contexte original – qu'est-ce qui empêche ces histoires,
images, et non-faits nouveaux de devenir un substitut adéquat de la réalité et de la
factualité ?
Une anecdote médiévale illustre la difficulté qu'il peut y avoir à mentir aux autres
sans se mentir à soi-même. C'est l'histoire de ce qui arriva une nuit dans une ville :
sur la tour de guet, une sentinelle était postée jour et nuit pour avertir les gens de
l'approche de l'ennemi. La sentinelle était un homme enclin aux mauvaises
plaisanteries, et cette nuit-là il sonna l'alarme juste pour faire un peu peur aux gens
de la ville. Il eut un succès foudroyant : tout le monde se rua aux murs et ce fut notre
sentinelle qui s'y précipita la dernière.
Cette histoire suggère dans quelle mesure notre appréhension de la réalité dépend
de notre partage du monde avec les autres hommes, et quelle force de caractère est
requise pour s'en tenir à quelque chose, vérité ou mensonge, qui n'est pas partagé.
En d'autres termes, plus un menteur réussit, plus il est vraisemblable qu'il sera
victime de ses propres inventions. Du reste, le plaisantin pris à son propre mensonge,
qui se révèle embarqué dans le même bateau que ses victimes, paraîtra infiniment
plus digne de confiance que le menteur de sang-froid qui se permet de goûter sa
farce de l'extérieur. Seule la duperie de soi est susceptible de créer un semblant de
crédibilité, et dans un débat sur des faits le seul facteur persuasif qui ait parfois une
chance de l'emporter sur le plaisir, la peur et l'intérêt, est l'apparence personnelle.
Le préjugé moral courant tend à être plutôt sévère à l'égard du mensonge de sang-
froid, tandis que l'art souvent hautement développé de la tromperie de soi est
habituellement considéré avec beaucoup de tolérance et d'indulgence. Parmi le peu
d'exemples qu'on peut citer dans la littérature contre cette évaluation courante, il y a
la célèbre scène dans le monastère au début des Frères Karamazov. Le père, menteur
invétéré, demande au Starets : « Et que dois-je faire pour gagner le salut ? » et le
Starets réplique : « Surtout, ne vous mentez jamais à vous-même! » Dostoïevski
n'ajoute pas d'explication ni de développement. Les arguments destinés à soutenir
l'affirmation : « Il est mieux de mentir aux autres que de se tromper soi-même »
auraient à souligner que le menteur de sang-froid reste au fait de la distinction entre
le vrai et le faux, et qu'ainsi la vérité qu'il est en train de cacher aux autres n'a pas
été éliminée complètement du monde; elle a trouvé son dernier refuge dans le
menteur. L'offense faite à la réalité n'est ni complète ni définitive, et, du même coup,
l'offense faite au menteur lui-même n'est ni complète ni définitive. Il a menti, mais il
n'est cependant pas un menteur. A la fois lui-même et le monde qu'il a trompé ne
sont pas au-delà du « salut » – pour dire cela dans le langage du Starets.
La possibilité de mensonge complet et définitif, qui était inconnue aux époques
antérieures, est le danger qui naît de la manipulation moderne des faits. Même dans
le monde libre, où le gouvernement n'a pas monopolisé le pouvoir de décider ou de
dire ce qui est ou n'est pas factuellement, de gigantesques organisations d'intérêts
ont généralisé une sorte de mentalité de la raison d'état qui était auparavant limitée
au traitement des affaires étrangères et, dans ses pires excès, aux situations de
danger clair et actuel. Et la propagande à l'échelon gouvernemental a appris plus
d'un tour des usages du business et des méthodes de Madison Avenue. Des images
fabriquées pour la consommation domestique, à la différence de mensonges qui
s'adressent à un adversaire étranger, peuvent devenir une réalité pour chacun et
avant tout pour les fabricateurs d'images eux-mêmes qui, tandis qu'ils sont encore en
train de préparer leurs « produits », sont écrasés par la seule pensée du nombre de
leurs victimes possibles. Il n'y a pas de doute que ceux qui sont à l'origine de l'image
mensongère qui « inspire » les persuadeurs cachés savent encore qu'ils veulent
tromper un ennemi à l'échelon social ou national, mais le résultat est que tout un
groupe de gens, et même des nations entières, peuvent s'orienter d'après un tissu de
tromperies auxquelles leurs dirigeants souhaitaient soumettre leurs opposants.
Ce qui arrive alors suit presque automatiquement. L'effort principal à la fois du
groupe trompé et des trompeurs eux-mêmes visera à la conservation intacte de
l'image de propagande, et cette image est menacée moins par l'ennemi et les intérêts
véritablement hostiles que par ceux qui, à l'intérieur du groupe lui-même, sont
parvenus à échapper à son influence et s'obstinent à parler des faits et des
événements qui ne s'accordent pas avec l'image. L'histoire contemporaine est pleine
d'exemples où les diseurs de vérité de fait ont passé pour plus dangereux, et même
plus hostiles, que les opposants réels. Ces arguments contre la tromperie de soi ne
doivent pas être confondus avec les protestations des « idéalistes », quel que soit
leur mérite, contre le mensonge considéré comme mauvais par principe et contre
l'art sans âge de tromper l'ennemi. Politiquement, l'important est que l'art moderne
de la tromperie de soi-même est susceptible de transformer un problème extérieur en
question intérieure, de sorte qu'un conflit entre nations ou entre groupes fait retour
sur la scène de la politique intérieure. Les tromperies de soi pratiquées des deux
côtés durant la période de la guerre froide sont trop nombreuses à énumérer, mais il
est clair qu'elles sont un cas d'espèce. Les critiques conservateurs de la démocratie
de masse ont fréquemment souligné les dangers que cette forme de gouvernement
introduit dans les affaires internationales – sans, pourtant, mentionner les dangers
particuliers aux monarchies ou oligarchies. La force de leurs arguments réside dans
le fait indéniable que, dans des conditions pleinement démocratiques, la tromperie
sans tromperie de soi est presque impossible.
Dans notre système actuel de communication à l'échelle planétaire qui couvre un
grand nombre de nations indépendantes, aucun pouvoir existant n'est nulle part tout
à fait assez grand pour rendre son « image » définitivement mystifiante. Aussi les
images ont-elles une espérance de vie relativement courte ; elles sont dans le cas
d'exploser non seulement quand elles partent en morceaux et que la réalité fait sa
réapparition dans le public, mais même avant cela, car des fragments de faits
dérangent constamment et ruinent la guerre de propagande entre images adverses.
Pourtant, ce n'est pas la seule manière, ni même la manière la plus significative dont
la réalité prend sa revanche sur ceux qui osent la mettre au défi. L'espérance de vie
des images ne pourrait guère être accrue de manière significative même sous un
gouvernement mondial ou quelque autre version moderne de la Pax Romana. Cela est
le mieux illustré par les systèmes relativement fermés des gouvernements totalitaires
et des dictatures de parti unique qui sont, bien sûr, de loin les agents les plus
efficaces pour protéger les idéologies et les images de l'impact de la réalité et de la
vérité. (Et une telle correction des faits passés ne va jamais sans mal. Nous voyons
dans un mémorandum de 1935 trouvé dans les Archives de Smolensk les difficultés
sans nombre qui entourent ce genre d'entreprise. Par exemple, « que faut-il faire des
discours de Zinoviev, Kamenev, Rykov, Boukharine, et al., aux congrès du Parti, aux
plénums du Comité central, au Komintern, au Congrès des Soviets, etc.? Des
anthologies du marxisme ... écrites ou éditées conjointement par Lénine, Zinoviev, ...
et autres ? Des écrits de Lénine édités par Kamenev ? ... Que faut-il faire quand
Trotski... a écrit un article dans un numéro du Communiste International ? Faudrait-il
confisquer tout le numéro ? ». Questions assurément embarrassantes, au sujet
desquelles ces Archives ne contiennent pas de réponse.) Leur difficulté est qu'ils
doivent constamment changer les falsifications qu'ils offrent comme substituts de
l'histoire réelle ; des circonstances changeantes requièrent la substitution d'un livre
d'histoire à un autre, le remplacement de pages dans les encyclopédies et les livres
de référence, la disparition de certains noms en faveur d'autres noms inconnus ou
peu connus auparavant. Et bien que cette instabilité permanente ne donne aucune
indication de ce que la vérité pourrait être, elle est elle-même une indication, et une
indication puissante, du caractère mensonger de tous les propos publics concernant
le monde factuel. On a fréquemment remarqué que le résultat à long terme le plus
sûr du lavage de cerveau est un genre particulier de cynisme – un refus absolu de
croire en la vérité d'aucune chose, si bien établie que puisse être cette vérité. En
d'autres termes, le résultat d'une substitution cohérente et totale de mensonges à la
vérité de fait n'est pas que les mensonges seront maintenant acceptés comme vérité,
ni que la vérité sera diffamée comme mensonge, mais que le sens par lequel nous
nous orientons dans le monde réel – et la catégorie de la vérité relativement à la
fausseté compte parmi les moyens mentaux de cette fin – se trouve détruit.
Et à cette difficulté il n'est pas de remède. Elle n'est que le revers de la troublante
contingence de toute réalité factuelle. Puisque tout ce qui s'est effectivement produit
dans le domaine des affaires humaines aurait pu tout aussi bien être autrement, les
possibilités de mentir sont illimitées, et cette absence de limites va à
l'autodestruction. Seul le menteur d'occasion trouvera possible de s'en tenir à un
mensonge particulier avec une cohérence inébranlable ; ceux qui ajustent des images
et des histoires à des circonstances perpétuellement changeantes se trouveront eux-
mêmes flottants sur l'horizon grand ouvert de la potentialité, dérivant d'une
possibilité à la suivante, incapables de s'en tenir à aucune de leurs propres
inventions. Loin de réaliser un substitut adéquat de la réalité et de la factualité, ils
ont fait revenir les faits et les événements à la potentialité d'où ils sont
originellement sortis. Et le signe le plus sûr de la factualité des faits et des
événements est précisément cet être-là obstiné, dont la contingence intrinsèque défie
en fin de compte toutes les tentatives d'explication définitive. Les images, au
contraire, peuvent toujours être expliquées et rendues plausibles – ce qui leur donne
leur avantage du moment sur la vérité de fait – mais elles ne peuvent jamais rivaliser
en stabilité avec ce qui est, simplement parce qu'il se trouve qu'il est ainsi et non
autrement. C'est la raison pour laquelle le mensonge cohérent, métaphoriquement
parlant, dérobe le sol sous nos pieds sans fournir d'autre sol sur lequel se tenir.
(Dans les mots de Montaigne : « Si, comme la vérité, le mensonge n'avait qu'un
visage, nous serions en meilleurs termes. Car nous prendrions pour certain l'opposé
de ce que dirait le menteur. Mais le revers de la vérité a cent mille figures et un
champ indéfini. ») L'expérience d'un mouvement tremblant et d'un vacillement de
tout ce sur quoi nous faisons fond pour notre sens de l'orientation et de la réalité
compte au nombre des expériences les plus communes et les plus vives des hommes
sous la domination totalitaire.
Par conséquent, l'affinité indéniable du mensonge avec l'action, avec le changement
du monde – bref, avec la politique – est limitée par la nature même des choses qui
sont ouvertes à la faculté humaine de l'action. Le fabricateur d'image convaincu se
trompe quand il croit qu'il peut anticiper des changements en mentant sur des
choses factuelles que tout le monde souhaite de toute façon éliminer. L'édification de
villages de Potemkine, si chère aux politiciens et propagandistes des pays sous-
développés, ne conduit jamais à l'établissement d'une chose réelle mais seulement à
une prolifération et à une perfection du trompe-l'œil. Non le passé – et toute vérité de
fait, bien sûr, concerne le passé –, mais le futur est ouvert à l'action. Si le passé et le
présent sont traités comme des catégories du futur – c'est-à-dire ramenés à leur état
antérieur de potentialité – le domaine politique est privé non seulement de sa
principale force stabilisatrice, mais du point de départ à partir duquel changer,
commencer quelque chose de neuf. Ce qui commence alors, c'est cette constante
fuite en avant dans la complète stérilité qui est caractéristique de beaucoup de
nations nouvelles qui ont eu la malchance de naître dans une époque de propagande.
Que les faits ne soient pas en sécurité dans les mains du pouvoir, cela est évident,
mais l'important est ici que le pouvoir, par sa nature même, ne peut jamais produire
un substitut pour la stabilité assurée de la réalité factuelle, qui, parce qu'elle est
passée, a grandi jusqu'à une dimension hors de notre portée. Les faits s'affirment
eux-mêmes par leur obstination, et leur fragilité est étrangement combinée avec une
grande résistance à la torsion – cette même irréversibilité qui est le cachet de toute
action humaine. Dans leur opiniâtreté, les faits sont supérieurs au pouvoir ; ils sont
moins passagers que les formations du pouvoir, qui adviennent quand des hommes
s'assemblent pour un but, mais disparaissent dès que le but est atteint ou manqué.
Ce caractère transitoire fait du pouvoir un instrument hautement incertain pour
mener à bien une permanence d'aucune sorte, et, par conséquent, non seulement la
vérité et les faits ne sont pas en sécurité entre ses mains, mais aussi bien la non-
vérité et les non-faits. L'attitude politique envers les faits doit, en effet, emprunter le
chemin très étroit qu'il y a entre le danger de les prendre comme résultat de quelque
développement nécessaire que les hommes ne peuvent empêcher, et sur lequel ils ne
peuvent donc avoir aucune influence, et le danger de les nier, ou de tenter de les
éliminer du monde en les manipulant.
Cinquième partie
En conclusion, je reviens aux questions que j'ai soulevées au début de ces
réflexions. La vérité, quoique sans pouvoir et toujours défaite quand elle se heurte de
front avec les pouvoirs en place quels qu'ils soient, possède une force propre : quoi
que puissent combiner ceux qui sont au pouvoir, ils sont incapables d'en découvrir ou
inventer un substitut viable. La persuasion et la violence peuvent détruire la vérité,
mais ils ne peuvent la remplacer. Cela vaut pour la vérité rationnelle et religieuse,
tout comme cela vaut, d'une manière plus évidente, pour la vérité de fait. Considérer
la politique dans la perspective de la vérité, comme je l'ai fait ici, veut dire prendre
pied hors du domaine politique. Cette position est la position du diseur de vérité, qui
forfait à sa position – et, avec elle, à la validité de ce qu'il a à dire – s'il tente
d'intervenir directement dans les affaires humaines et de parler le langage de la
persuasion ou de la violence. C'est vers cette position et son importance pour le
domaine politique que nous devons maintenant tourner notre attention. La position à
l'extérieur du domaine politique – à l'extérieur de la communauté à laquelle nous
appartenons et de la compagnie de nos pairs – est clairement caractérisée comme
l'un des différents modes de l'être seul. Éminents parmi les modes existentiels du
dire-la-vérité sont la solitude du philosophe, l'isolement du savant et de l'artiste,
l'impartialité de l'historien et du juge, et l'indépendance du découvreur de fait, du
témoin et du reporter. (Cette impartialité diffère de celle de l'opinion qualifiée,
représentative, mentionnée plus haut, en cela qu'elle n'est pas acquise à l'intérieur
du domaine politique, mais est inhérente à la position d'étranger requise pour de
telles occupations.) Ces modes de l'être-seul diffèrent à beaucoup d'égards, mais ils
ont en commun qu'aussi longtemps que l'un d'eux dure aucun engagement politique,
aucune adhésion à une cause, n'est possible. Ils sont, bien sûr, communs à tous les
hommes ; ce sont des modes de l'existence humaine comme telle. Seulement quand
l'un d'eux est adopté comme mode de vie – et même alors la vie n'est jamais vécue
dans une solitude, un isolement ou une indépendance complètes – il est susceptible
d'entrer en conflit avec les exigences du politique.
Il est tout à fait naturel que nous prenions conscience de la nature non politique
et, virtuellement, antipolitique, de la vérité – Fiat veritas et pereat mundus –
seulement en cas de conflit, et jusqu'à présent j'ai mis l'accent sur cet aspect de la
question. Mais cela ne peut réellement rendre compte de toute l'histoire. Cela laisse
hors de compte certaines institutions publiques, établies et soutenues par les
pouvoirs en place, dans lesquels, contrairement à toutes les règles politiques, la
vérité et la bonne foi ont toujours constitué le plus haut critère de la parole et de
l'effort. Parmi ceux-ci nous trouvons notamment le judiciaire qui, soit comme branche
du gouvernement, soit comme administration directe de la justice, est soigneusement
protégé contre le pouvoir social et politique, aussi bien que toutes les institutions
d'enseignement supérieur, auxquelles l'Etat confie l'éducation de ses futurs citoyens.
Dans la mesure où l'Académie se souvient de ses origines antiques, elle doit savoir
qu'elle a été fondée par le plus résolu et le plus influent des opposants à la polis.
Certes, le rêve de Platon ne s'est pas réalisé : l'Académie n'est jamais devenue une
contre-société, et nulle part nous n'entendons parler d'une tentative des universités
pour prendre le pouvoir. Mais ce dont Platon n'avait jamais rêvé est devenu vrai : le
domaine politique a reconnu qu'il avait besoin d'une institution extérieure à la lutte
du pouvoir s'ajoutant à l'impartialité requise dans la dispensation de la justice ; car
que ces lieux d'enseignement supérieur soient entre des mains privées ou entre des
mains publiques est de peu d'importance ; non seulement leur intégrité mais leur
existence même dépendent de toute façon de la bonne volonté du gouvernement. Des
vérités très malvenues ont émergé des universités, et l'amphithéâtre a maintes et
maintes fois délivré de ces vérités très malvenues ; et ces institutions, comme
d'autres refuges de la vérité, sont demeurées exposées à tous les dangers qui
naissent du pouvoir social et politique. Encore les chances pour la vérité de prévaloir
en public sont-elles, bien sûr, hautement favorisées par la simple existence de tels
lieux et par l'organisation d'hommes de sciences indépendants, en principe
désintéressés, qui leur sont associés. Et on ne peut guère nier que, du moins dans les
pays gouvernés constitutionnellement, le domaine politique ait reconnu, même en cas
de conflit, qu'il a intérêt à l'existence d'hommes et d'institutions sur lesquels il n'a
pas de pouvoir. 1
Cette signification authentiquement politique de l'Académie est aujourd'hui
aisément négligée à cause de la venue au premier plan de ses écoles spécialisées et
le développement de ses divisions consacrées aux sciences de la nature, où, d'une
manière inattendue. La recherche pure a donné tant de résultats décisifs qui se sont
révélés vitaux pour tout le pays. Il n'est possible à personne de contredire l'utilité
sociale et technique des universités, mais cette importance n'est pas politique. Les
sciences historiques et les humanités, qui sont censées établir, prendre en garde et
interpréter la vérité de fait et les documents humains, sont politiquement d'une
importance plus grande. Le fait de dire la vérité de fait comprend beaucoup plus que
l'information quotidienne fournie par les journalistes, bien que sans eux nous ne nous
y retrouverions jamais dans un monde en changement perpétuel, et, au sens le plus
littéral, nous ne saurions jamais où nous sommes. Cela est, bien sûr, de la plus
immédiate importance politique ; mais si la presse devenait jamais réellement la
« quatrième branche du gouvernement », elle devrait être protégée contre le pouvoir
du gouvernement et la pression sociale encore plus soigneusement que ne l'est le
pouvoir judiciaire. Car cette fonction politique très importante qui consiste à délivrer
l'information est exercée de l'extérieur du domaine politique proprement dit ; aucune
action ni aucune décision ne sont, ou ne devraient être, impliquées.
La réalité est différente de la totalité des faits et des événements et elle est plus
que celle-ci, qui, de toute façon, ne peut être déterminée. Qui dit ce qui est – λεγειν
τα εόντα – raconte toujours une histoire, et dans cette histoire les faits particuliers
perdent leur contingence et acquièrent une signification humainement
compréhensible. Il est parfaitement vrai que « tous les chagrins peuvent être
supportés si on les transforme en histoire ou si l'on raconte une histoire sur eux »,
selon les mots de Karen Blixen, qui non seulement fut l'une des plus grandes
conteuses de notre temps mais aussi – et elle fut presque unique à cet égard – savait
ce qu'elle faisait. Elle aurait pu ajouter que la joie et la félicité, également,
deviennent supportables et significatives pour les hommes seulement quand ils
peuvent en parler et les raconter comme une histoire. Dans la mesure où celui qui dit
la vérité de fait est aussi un raconteur d'histoire, il accomplit cette « réconciliation
avec la réalité » que Hegel, le philosophe de l'histoire par excellence, comprit comme
le but ultime de toute pensée philosophique, et qui, assurément, a été le moteur
secret de toute historiographie qui transcende la pure érudition. La transformation
du matériau brut donné des simples événements que l'historien, comme le romancier
(un bon roman n'est aucunement une simple concoction ni une fiction de pure
fantaisie), doit effectuer est étroitement apparentée à la transfiguration poétique des
états d'âmes ou des mouvements du cœur – la transfiguration de la douleur en
lamentation ou de l'allégresse en célébration. Nous pouvons voir, avec Aristote, dans
la fonction politique du poète, la mise en œuvre d'une catharsis, purification ou
purgation de toutes les passions qui peuvent empêcher l'homme d'agir. La fonction
politique du raconteur d'histoire – historien ou romancier – est d'enseigner
l'acceptation des choses telles qu'elles sont. De cette acceptation, qu'on peut aussi
appeler bonne foi, surgit la faculté de jugement – que, de nouveau dans les mots de
Karen Blixen, « à la fin nous aurons le privilège de voir et de revoir cela – et c'est ce
qu'on appelle le jour du jugement ».
Il est hors de doute que toutes ces fonctions politiquement importantes sont
accomplies de l'extérieur du domaine politique. Elles requièrent le non-engagement
et l'impartialité, l'affranchissement de l'intérêt personnel dans la pensée et dans le
jugement. La poursuite désintéressée de la vérité a une longue histoire ; son origine,
d'une manière caractéristique, précède toutes nos traditions théoriques et
scientifiques, y compris notre tradition de pensée philosophique et politique. Je pense
qu'on peut la faire remonter au moment où Homère choisit de chanter les actions des
Troyens non moins que celles des Achéens, et de célébrer la gloire d'Hector,
l'adversaire et le vaincu, non moins que la gloire d'Achille, le héros de son peuple.
Cela ne s'était produit nulle part auparavant ; aucune autre civilisation, quelle que
fût sa splendeur, n'avait été capable de considérer d'un œil égal l'ami et l'ennemi, le
succès et la défaite – qui, depuis Homère, n'ont pas été reconnus comme des critères
décisifs du jugement des hommes, même s'ils sont décisifs pour les destinées
humaines. L'impartialité homérique fait écho à travers toute l'histoire grecque, et elle
a inspiré le premier grand raconteur de la vérité de fait, qui devint le père de
l'histoire : Hérodote nous raconte dans les toutes premières phrases de ses histoires
qu'il a pour objectif d' « empêcher les grandes et glorieuses actions des Grecs et des
Barbares de perdre le tribut de gloire qui leur est dû ». Cela est la racine de ce qu'on
nomme l'objectivité – cette passion curieuse, inconnue en dehors de la civilisation
occidentale, pour l'intégrité intellectuelle à tout prix. Sans elle aucune science ne
serait jamais venue à l'existence.
Puisque j'ai traité ici de la politique dans la perspective de la vérité, et par
conséquent d'un point de vue extérieur au domaine politique, j'ai omis de remarquer,
ne fût-ce qu'en passant, la grandeur et la dignité de ce qui se passe en elle. J'ai parlé
comme si le domaine politique n'était rien de plus qu'un champ de bataille pour des
intérêts partiaux et adverses, où rien ne compterait que le plaisir et le profit, l 'esprit
partisan et l'appétit de domination. Bref, j'ai traité de la politique comme si, moi
aussi, je croyais que toutes les affaires publiques étaient gouvernées par l'intérêt et
le pouvoir, qu'il n'y aurait en aucun cas de domaine politique si nous n'étions obligés
de nous soucier des nécessités de la vie. La raison de cette déformation est que la
vérité de fait entre en conflit avec la politique seulement à ce niveau le plus bas des
affaires humaines, de même que la vérité philosophique de Platon se heurta avec le
politique au niveau considérablement plus haut de l'opinion et de l'accord. Dans cette
perspective, nous restons dans l'ignorance du contenu réel de la vie politique – de la
joie et de la satisfaction qui naissent du fait d'être en compagnie de nos pareils,
d'agir ensemble et d'apparaître en public, de nous insérer dans le monde par la
parole et par l'action, et ainsi d'acquérir et de soutenir notre identité personnelle et
de commencer quelque chose d'entièrement neuf. Cependant, ce que j'entendais
montrer ici est que toute cette sphère, nonobstant sa grandeur, est limitée – qu'elle
n'enveloppe pas le tout de l'existence de l'homme et du monde. Elle est limitée par
ces choses que les hommes ne peuvent changer à volonté. Et c'est seulement en
respectant ses propres lisières que ce domaine, où nous sommes libres d'agir et de
transformer, peut demeurer intact, conserver son intégrité et tenir ses promesses.
Conceptuellement, nous pouvons appeler la vérité ce que l'on ne peut pas changer ;
métaphoriquement, elle est le sol sur lequel nous nous tenons et le ciel qui s'étend
au-dessus de nous.