ÔÉ
LIEUX DE L'ÉCRIT
collection dirigée par RégisDurand
Parus:FranzKAFKA(JeanGuerreschi/AlainFleischer);KenzaburôÔÉ(JeanLouisSchefer/Jun
Shiraoka); Julien GRACQ(Jean-Louis Poitevin/Yves Guillot); Fernando PESSÕA (Philippe
Bidaine/Jean-PhilippeReverdot).
Enpréparation: ClaudeSIMON(DidierAlexandre/ArnaudClaass) ;ThomasBERNHARD(Jean-
Michel Rabaté/Jean Daive); Gabriel GARCIA MARQUEZ (Hubert Haddad/Ignacio Gomez-
Pulido); Peter HANDKE(Fabienne Durand-Bogaert/Thierry Girard); Witold GOMBROWICZ
(BernardLamarche-Vadel/MadgiSenadji);JosephCONRAD(JacquesDarras/JorgeMolder);John
CowperPOWYS(GilJouanard/MichaelKenna);CesarePAVESE(RégisDurand/LinDelpierre);
MargueriteDURAS(DanièleBajomée/RalphGibson);Italo CALVINO(YvesHersant/Jacqueline
Salmon);Louis-FerdinandCÉLINE(JacquesHenric/PatrickBailly-Maitre-Grand).
ISBN 2-86234-071-5 © MARVAL/1990
LIEUX DE L'ÉCRIT
KENZABURÔ
ÔÉ
Jean LouisSCHEFER
TEXTE
PHOTOGRAPHIES
Jun SHIRAOKA
V
MA L
R
Les pages qui suivent sont simplement écrites au fil
d'une lecture des livres de Kenzaburô Ôé. J'y ai constaté
la présence de thèmes, d'objets, de tout le dispositif témoi-
gnant des altérations biographiques, des catastrophes sub-
jectives dont les romans sont le théâtre : ces notes prises
enlisantnesontpasl'amorcedeleuragencementsystémati-
que.
Uneœuvreest quelque chosedevivant: la part d'inter-
vention ou d'interprétation du commentateur, par nature
indiscrète, est volontairement réduite à ce minimum de
présence dulecteur dans cequ'il est entrain delire.
L'espace de la lecture est inégalement, et parfois de
façon injustifiée, occupé par quelques traits saillants de
l'œuvre. Unetelle disposition de corps, d'objets, de figures
représente très probablement une configuration réelle de
traits constitutifs de cette œuvre. Aussi probablement, ils
sont la possibilité de variation arbitraire propre à toute
lecture.
L'œuvredeKenzaburôÔé,pourcequiest actuellement
accessibleenfrançais, peutêtre caractériséeparsonobjet:
il s'agit, avant mêmel'histoire d'un personnage, de l'exis-
tencedequelqu'un. Cequelqu'un(l'auteurmême,sonpère,
surtout sonfils) est non seulement celui qui agit dans un
récit, qui en est le ressort ou l'énigme, mais tout d'abord
celuiquiestécrit. Celui-làestlatransitionmêmedutemps:
la mémoire faillible des événements de sa vie, la vie de
partiescurieusementagencéesdecequiformeunepersonne
et un corps; le héros, si l'on peut ainsi dire, résout dans
cesromansextraordinaires unproblèmeou, plus quecela,
quelque chose qui est commela caractérisation réelle de
tout être humain: il est inviable, équilibre précaire de
désirs, de souffrance et desouvenirs, monstre de solitude,
expériencevivantedecettemémoirequifondeunesingula-
rité radicale du moi, une définition de l'espèce en nous;
invention de la personne à partir de tout ce qui en fait
cette chosesanspareil, sanséquivalent, fondamentalement
sans communication (c'est-à-dire aussi, qui ne relève ni
d'une psychologie ni d'une ligne de comportement
«attendu»). Le roman chez Ôé - peut-être parce que
chacun raconte son histoire à travers son père, son fils,
lé' nigmedela personne - est l'histoire decette exception
à l'espèce qu'est l'individu; ce n'est jamais celle de son
amour, de son aventure, mais le double événement qu'est
la vie dulangage chezquelqu'un et l'espèce de contradic-
tion qu'est un corps dans le langage: c'est que chacun
tient samémoireet constitue, proprement,sonâme.
D'un roman à l'autre, une histoire de prédestinés où
chacun est marqué de signes qui l'apparentent aux êtres
légendaires duvillage familial, dela forêt, l'approchent de
la sourcedesvoixquiyfontentendreleurmusiquesecrète
(les merveiles de la forêt). Ceque fait Ôéserait donc de
rendre à l'écriture quelques corps prédestinés, marqués,
«tatoués» dans une ancienne chronique. Que peut donc
être ici une histoire?Undéveloppement de tout l'espace
intime, c'est-à-dire dusecret qui tient toute biographie, de
l'objet inassuré de la mémoire, du crime très ancien et
indevinable qui inaugure ennous la mémoire; c'est aussi
undéploiementdel'espaceintime:desesperceptions.Tout
corps, par exemple, c'est-à-dire tout personnage, y est vu
aveclemêmepointdevued'étrangetéquidéfinitlapercep-
tion du corps propre et qui caractérise aussi exactement
un«autre»auxyeuxd'unenfant.
Lejour où Il daignera Lui-même essuyer mes larmes
(dernière nouvelle de Dites-nous commentsurvivre à notre
folie) est monroman deprédilection: dispositif, espace de
torture, hôpital où le personnage se construit lui-même
commeun appareil à fiction, passe contrat avec la réalité
pour écrire son passé, ou, plus exactement, remet à une
«exécutrice testamentaire» (infirmière, épouse) l'écriture
minutieusedeseffets detempset demémoiredontlui-même
serait le sujet ; jusqu'au moment où la double vérité du
temps passé, présent, résurrection de son corps d'enfant
dansle récit dela mortdesonpère déploiel'extraordinaire
partition de ce moment revenu: un chant de consolation
fait de la traduction d'une cantate de Bach, tressée avec
une rengaine, musique guillerette qui accompagne de sa
voixfausselafondationtragiquedenotremémoire,incroya-
ble contrepoint d'une voix de fausset dans l'abîme roulant
de la musique (pages que je suis incapable de commenter,
queje n'ai pu que relire tant elles sont proches de ce qui
vit en nous, et tant elles semblent inspirées par ce que
nous avons besoin d'écrire. C'est que toute notre fiction
tient à ceci: nous avons été des choses et ces choses nous
les sommesaupassé. Lesfaire revivre c'est doncressusciter
unepartie deleur corps ennous).
- Oui.. J'ai peur de ces recoins obscurs où ce bébé
monstrueuxs'estformé. Quandje l'ai vu,avecsa têtecouverte
de pansements, j'ai pensé à Apollinaire. Çapeut paraître
ridicule, maisje mesuis dit qu'il avait été blessé à la tête,
commeApollinaire, sur un champde bataille. Cette bataille,
il l'a menéetout seul, dans un lieu obscurqueje n'aijamais
vu.. Et j'ai peur d'envoyer mon sexe sur ce champ de
bataille..
Objetsromanesques.
Il y aurait, fait de tout grand projet romanesque de
transposition de la vie, d'un travail sur la possibilité de
variation formelle des événements et des pensées intimes,
un mystère d'origine de la culpabilité et qui constitue
manifestement chez Ôéune ligne majeure, un grand récit
d'organisationdelavie(sil'onveut,etseloncequedéclare
l'auteur, unehistoire del'enfant - lui-mêmeet sonfils -,
deson corps, desonlangage et une sorte depoint devue
tournant dumondequ'il voit et qui le définit). Leprojet,
déclaré par Kenzaburô Ôé, semble avoir exactement ce
sens-là: le récit est surveillé, cautionné par une instance
devérité. L'action despersonnages sembleainsi participer
régulièrement dequelque chosequi assure leur sens et les
rattache àunegénéalogiemythique. Lesensainsi donnéà
la vie à travers l'accident biographique oubiologique est
cette«signature»miraculeuse(malformation,scarification)
quiapparentel'enfantdisgrâciéauxfondateursd'ethniesou
auxhéroslégendaires. Ensomme,écrirenonplusl'histoire
(c'est-à-dire l'accident, UneAffairepersonnelle), maiscequi
Jean Louis Schefer, écrivain, est né en 1938. Il a
publié Scénographie d'un tableau (Seuil), Ledéluge et
la peste - Paolo Uccelo (Galilée), Lh' omme ordinaire
ducinéma(Gallimard).
Jun Shiraoka, photographe, est né en 1944au Japon.
Après avoir étudié et vécu au Japon et à NewYork
il s'est installé à Paris. Son travail a fait l'objet de
très nombreuses expositions dans le monde et figure
dans des collections prestigieuses.
La collection Lieux de l'écrit, dirigée par Régis
Durand, se propose de porter un regard nouveau sur
l'espace des grands écrivains de notre temps. Qu'il
s'agisse de lieux réels ou imaginés, c'est toute une
manière d'habiter oudepenser le mondequi est ainsi
abordée, par la mise en relation de deux approches
différentes. D'une part, un texte, qui parfois prend le
parti de l'analyse, parfois au contraire se rapproche
plutôt d'une fiction, d'un acte d'imagination. D'autre
part, un essai photographique, qui plutôt que depro-
duire des documents, cherche à donner corps à un
imaginaire, àl'investir dela part deréel quecomporte
toute photographie.
Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès
par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement
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