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La gouvernance mondiale des Etats désunis

Patrick Plane

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Patrick Plane. La gouvernance mondiale des Etats désunis. 2021. �hal-03899316�

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La gouvernance mondiale des Etats désunis

Patrick Plane
CERDI-CNRS-IRD, Université Clermont Auvergne
63000, Clermont-Ferrand, France

06 septembre 2022
Résumé

La gouvernance mondiale d’après 1945 s’est structurée autour des Etats Unis. Les institutions
spécialisées comme le FMI et la Banque mondiale sont régulièrement contestées pour la nature
des programmes qu’elles instillent et pour la domination qu’y exercent les pays développés.
Cette gouvernance mondiale s’essouffle. Les puissances émergentes dont la Chine marquent
des revendications de leadership, critiquent par ailleurs le libéralisme politique et son rôle dans
le développement. Ces positions, sur lesquelles s’alignent certains pays en développement
amènent à une question de fond : jusqu’où aller dans l’altération des valeurs de la démocratie
tout en maintenant la prospérité collective dans le respect des droits individuels ?

Abstract
Post-1945 global governance was structured around the United States. The specialized
institutions such as the IMF and the World Bank, are regularly challenged for the nature of the
programs they instill, and for the domination that developed countries exert in them. This global
governance is running out of steam. Big emerging countries, including China, are making
claims to leadership and criticize the political liberalism and its role in the development process.
These critics that some developing country share raises a fundamental issue: how far can we go
in altering the values of democracy while maintaining collective prosperity in the respect of
individual rights?

Codes JEL : F5, F53, P51, E02.


La gouvernance mondiale des Etats désunis

Sous la férule des Etats-Unis, la communauté internationale s’est donnée, en 1945, une
gouvernance mondiale ayant des objectifs de paix et de prospérité assortis d’une perspective
d’émancipation des territoires colonisés. Dans la galaxie des institutions onusiennes, les
dimensions économiques et financières ont été déléguées à des organismes spécialisés et
indépendants, principalement le FMI et la Banque mondiale. L’un et l’autre demeurent sous
l’influence étroite des puissances d’après-guerre. Selon une règle tacite, contestée mais toujours
appliquée, le groupe de la Banque mondiale est géré par un président nommé par les Etats-Unis.
Le directeur général du FMI est quant à lui choisi par les européens. La gouvernance a donc ses
quartiers au Nord. Les pays en développement mobilisent quant à eux la tribune des Nations-
Unies où s’applique un critère de représentation non financier : « un pays, une voix » et la
Conférence des Nations Unies pour le Commerce et le Développement, organe subsidiaire de
l'Assemblée générale, vecteur d’intégration par le commerce mondial.
L’argentin Raul Prebsich, premier secrétaire général de la CNUCED, entre 1964 et
1969, a été une éminente figure du tiers-mondisme. Il dénonce la mainmise du centre sur la
périphérie par le système des prix qui mettrait en évidence une dégradation tendancielle des
termes de l’échange des produits primaires, spécialisation de l’économie des jeunes nations
pour reprendre un titre d’ouvrage de François Perroux (1962). L’après-guerre se dessine sur
fond de conflits-coopérations entre le Nord et le Sud, de tensions Est-Ouest qui entraînent la
non adhésion du bloc communiste à ces organisations. Sous la pression de l’URSS, la Pologne,
initialement membre des institutions de Washington, en sort en 1950 pour n’y revenir qu’en
1986.
On revisite dans cet article la gouvernance de la Banque mondiale et le FMI. On laisse
de côté le travail important accompli par d’autres institutions, notamment le GATT puis l’OMC
sur la gouvernance commerciale multilatérale. 1 Avec régularité, les deux institutions de
Washington sont sous le feu roulant de la critique. Les griefs à leur endroit sont nombreux.
Nouveauté, dans les dernières décennies, la dissonance s’est invitée jusqu’à l’intérieur de l’état-
major des organisations. La rivalité entre la présidence de la Banque mondiale et sa vice-
présidence pour l’économie et le développement, charge tenue à deux reprises par des
économistes en chef nobélisés, qui plus est américains, est symptomatique du malaise installé.
La première partie de l’article passe en revue les principales critiques de cette
gouvernance. Si le FMI est contesté, on ne peut ignorer qu’il a été conçu comme une
coopérative d’assistance mutuelle pour des pays matures en quête de rééquilibrage
macroéconomique rapide. 2 L’orthodoxie financière, qui est dans son ADN, s’est par ailleurs
infléchie avec l’élargissement de sa clientèle, même si la conditionnalité de ses programmes
s’est étendue. L’évolution de la Banque mondiale a été plus idéologique. Dès le début des
années quatre-vingt, ses Programmes d’Ajustement Structurel (PAS) font débat. Ses
interventions n’ont pas eu l’efficacité escomptée et les altermondialistes n’auront de cesse

1
L’Organisation Mondiale du Commerce, qui succède, en 1995, au General Agreement on Tariffs and Trade
(GATT), n’est pas à proprement parler une agence spécialisée des Nations unies. Mais l’institution a joué
également un rôle important dans le développement des échanges internationaux
2
Le Monde diplomatique de juillet 2022 consacrait un article au FMI sous le nom sans équivoque : « FMI, les
trois lettres les plus détestées du monde ».
ultérieurement à dénoncer la marche forcée vers un libéralisme débridé. La fronde d’une partie
de la société civile mondiale n’est probablement rien en regard des tensions qui s’annoncent du
fait de la contestation de la puissance américaine par les grands émergents à commencer par la
Chine. Prospective, la seconde partie de l’article est de portée plus géopolitique. L’union fait la
force, mais pour quoi faire ? Faute de valeurs politiques communes, la communauté
internationale se fracture au détriment du bien être mondial, de la prospérité partagée et de la
paix.

La gouvernance mondiale d’après-guerre

La gestion du monde, une affaire de pays industrialisés


La gouvernance de 1945 place les organismes internationaux sous le contrôle des pays
développés. Les revendications de représentation des pays en développement n’ont jusqu’ici
été satisfaites que de manière homéopathique. Le G7 concentre 41,2% des droits de vote au
FMI, 43,41% à la Banque mondiale. Dans cet ordre et pour chacune des deux institutions, les
Etats-Unis détiennent à eux seuls 16,47% et 15,80% des droits. Ils devancent le Japon (6,14% ;
7,89%) et l’Allemagne (5,31% ; 4,42%). Hors G7, La Chine vient en troisième position avec
respectivement 6,06% et 5,09%. Au FMI, sur les décisions prises à la majorité qualifiée de 85%,
cette répartition donne aux Etats-Unis, comme d’ailleurs à l'Union européenne, une minorité de
blocage (15%) qui équivaut à un droit de veto.
Très tôt, la pax americana est contestée, y compris par les pays développés. C’est
l’architecture du système monétaire international qui est en cause dans la mesure où ces pays
sont peu nombreux à mettre en place des programmes du FMI. 3 Le statut du dollar, supposé
aussi bon que l’or, est questionné. La formule de Jacques Rueff évoquant les « déficits sans
pleurs » conduit la France du général de Gaulle à préférer la certitude d’une relique barbare à
la promesse incertaine du billet vert. Valéry Giscard d’Estaing dénonce pour sa part le « pouvoir
exorbitant du dollar ». 4 Alors qu’en 1972 le régime de change fixe rend l’âme, un groupe des
24 pays se penche sur les réformes avec des positions relayées par le biais du comité de
développement, instance consultative commune au FMI et à la Banque mondiale. En 1990, le
Groupe des 15, puis le groupe des 20, réunion des pays du Nord et de douze pays du Sud,
reprennent l’initiative sans apporter de changements majeurs à l’édifice institutionnel. Plus
récemment, les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), au seuil de la minorité
de blocage au FMI (14,13%), réinvestissent le champ de la contestation. En 2017, le Président
Xi Jinping, revendique avec insistance l’élargissement de la place de ces pays.
Les accords de Bretton Woods n’impliquaient pas l’engagement du FMI dans le
financement du développement. Ce rôle a été dévolu au groupe de la Banque mondiale,
notamment, à partir de 1960, à l’Association Internationale de Développement (IDA). En 1944,
la mission cardinale du FMI est de faire face à des crises de paiements extérieurs dont la
correction appelle des politiques de redressement macroéconomique rapide. La thérapie est en

3
En Europe les derniers signataires accompagnent la crise des subprimes : Grèce, Irlande, Islande, Portugal…
4
En 1971, recevant une délégation européenne qui sollicitait la réduction des fluctuations du cours du billet vert,
le Secrétaire d’Etat au Trésor du président Nixon, John Connally, eut pour seule réponse : « le dollar, notre
monnaie, votre problème ».
adéquation avec des systèmes productifs développés dans un environnement plutôt stable. Les
efforts à consentir doivent demeurer en compatibilité avec le bien-être de la communauté
mondiale. Les plaies du beggar-thy-neighbor sont encore ouvertes. Dans un monde en
croissance régulière, les déséquilibres sont avant tout le produit des erreurs de gestion interne
et les accords de confirmation l’instrument d’une rédemption. Les chocs pétroliers des années
soixante-dix plantent un autre décor avec le changement marqué dans la structure des prix
relatifs des biens échangeables. Pour les importateurs de pétrole, nombreux parmi les pays en
développement, la dette publique devient insupportable. Et parce que les implications
financières des chocs s’avèrent durables, la résorption des déséquilibres est désormais
conditionnée à de l’ajustement structurel.
La mission du FMI évolue en conséquence. L’institution fait d’abord œuvre de
souplesse pour tenir compte de la nature du déficit, des caractéristiques institutionnelles et de
la situation particulière des pays en développement pour se durcir rapidement. Dans le temps
long, par la clientèle des pays membres qui le sollicite, par les programmes et la durée
d’allocation des ressources, le FMI devient une institution de financement du développement.
Il accompagne les PAS qui scellent une coopération objective avec la Banque mondiale et la
bienveillance du Trésor américain.

Les pays en développement et la tutelle de Washington


Longtemps confinée à des prêts projets à travers son guichet IDA, la Banque mondiale
concocte désormais des programmes de portée sectorielle et macroéconomique qu’elle couple
à des interventions FMI. L’objectif est de relancer de la croissance et de restaurer les grands
équilibres. Le contenu de ces programmes est en prise directe avec le système productif : prix,
taux de change et taux d’intérêt, privatisations, concurrence et libéralisation du commerce,
réforme du marché du travail. La teneur de cette politique façonne le « consensus de
Washington » (Williamson, 1989) et rend hommage aux « vertus victoriennes » des grands
équilibres de marché (Krugman, 1995). Les PAS ont été l’expression du tournant libéral, en
rupture avec la tradition interventionniste qui faisait de l’Etat le porteur institutionnel, le support
naturel des projets sectoriels de développement. La correction directe des défaillances du
marché est désormais préférée au traitement indirect impliquant l’hypothèse d’un Etat
bienveillant et informé. Le désengagement public se combine avec le renforcement des
mécanismes du marché. Parallèlement, la conditionnalité du FMI s’étend à un vecteur plus large
de variables dans une combinaison des interventions avec celle de la Banque qui sera largement
dénoncée par les pays en développement.
Au Nigéria, le président Babangida (1985-1993) organise la résistance en menant une
politique de redressement sans passer par les « fourches caudines » de Washington. Le
Cameroun du président Biya se positionne également sur cette ligne. En 1988, il écarte l’idée
de négocier un PAS, mais accepte de la Banque mondiale un prêt de réhabilitation du secteur
parapublic qui en restitue quasiment le contenu. L’Afrique renâcle et se résigne. Quel intérêt de
réfuter les concours financiers de la Banque et du FMI si une politique comparable doit être
mise en œuvre sans financements directs et indirects ? L’esprit libéral et l’ouverture sur le
monde se sont substitués au développement autocentré, à la production sous protection
commerciale. Le marché mondialisé devient le vecteur du développement. Dans sa revue de
littérature pour l’Economic Journal, Stern (1989) caractérise la fin de l’interventionnisme. Il ne
s’agit pas de ramener l’Etat à une dimension minimale, mais de lui faire assumer ses fonctions
régaliennes en le retirant de la sphère marchande chaque fois que les acteurs privés peuvent
s’avérer plus efficaces.
Entre 1980 et 2000, une abondante littérature critique a été consacrée aux PAS, au rôle
de l’Etat. L’Asie du Sud-Est a servi de repoussoir aux arguments libéraux où l’Etat a été souvent
décisif dans la dynamique de croissance des « dragons » et des « tigres ». Les incitations à
exporter ont été précoces, en lien avec l’acceptation de la concurrence qui évite l’économie
politique d’une protection devenant endogène avec l’inefficacité productive. Marché et
interventions publiques sont allées de pair comme le montre l’ouvrage de Wade (1990). Dans
Bureaucrats in Buisness, traduit en français par l’Etat chef d’entreprise, la Banque mondiale
(1996) tire les premières conséquences de ses stratégies infructueuses. Le succès dans les
réformes nécessite de prendre en compte les mécanismes de marché, mais aussi la qualité des
institutions hors marché sans lesquelles le développement est improbable. Entre 1997 et 2000,
la critique gagne l’Asie de l’Est. La crise financière conduit à faire le procès de la circulation
des capitaux qui affectent le secteur réel et le contrôle macroéconomique. C’est un point sur
lequel Stiglitz (2008) bataille avec le FMI et son principe de convertibilité la plus large comme
signal positif de discipline économique et financière. Le secteur réel demeure toutefois le centre
de polarisation des critiques.
En 1983, sous la direction de Williamson (1983) parait IMF conditionality. Le titre est
sans doute restrictif puisqu’il concerne également la Banque mondiale. L’ouvrage n’escamote
pas les critiques. Les PAS et les concours du FMI sont idéologiques. Avec la libéralisation
commerciale, le processus de « destruction créatrice » n’est pas fonctionnel. Les programmes
n’ont pas relancé la croissance et sont socialement coûteux. Un ouvrage, publié la même année
pour le compte de l’UNICEF, vient l’attester : « l’ajustement à visage humain » (Cf., Cornia et
al, 1983). Le coût social implique de prendre en compte les inégalités dans la charge du fardeau
de l’ajustement, de considérer la réduction de la pauvreté comme un objectif en soi et non
comme une conséquence de la croissance économique dans la logique du « tas de sable » et du
« ruissèlement » (Cf., Mourji, Decaluwe et Plane, 2006). Le libéralisme ne peut pas faire
l’impasse sur les questions d’équité et de répartition. Ces questions mettent en avant le rôle de
la mobilisation de la société civile dans des contextes de faiblesses institutionnelles. Des filets
de protection sont nécessaires et le dialogue social doit opérer comme un aiguillon dur pour la
construction d’un projet holistique. Le discours ambiant ne laisse pas le FMI indifférent. A sa
direction générale, Michel Camdessus (1987-2000) orchestre cette mutation autour d’un
objectif de « croissance de haute qualité ».
Il est dans la finalité d’une croissance inclusive d’apporter le progrès économique et
social, de protéger les plus vulnérables en leur donnant accès aux services de base. A
Washington, concepteur du nouveau paradigme, la Banque mondiale ne fait pas oublier que
l’UNICEF et le PNUD ont été les lanceurs d’alerte. Dans la foulée du « développement à visage
humain », la première édition du rapport sur le développement humain parait, en 1990, placée
sous l’influence de Amartya Sen. La surveillance et la stabilité du système financier mondial,
les grands équilibres internes et externes, notamment l’objectif quantitatif de croissance
économique, ne sont plus les seuls enjeux du développement. Les capacités (capabilities) chez
Sen (1999), les biens premiers chez Rawls (1971) déterminent le fonctionnement de la
personne. Désormais, on n’ignore plus les problèmes d’équité, les inégalités de répartition des
revenus et des richesses qui conditionnent le bon fonctionnement de l’économie de marché.
Le consensus de Washington augmenté a élargi les variables d’intérêt. Les années
libérales avaient laissé croire en la solution du tout marché. Les faits ont montré que ce dernier
n’était pas solidaire, et que dans un monde de « second rang », le marché n’est pas indépendant
de la qualité des institutions. Cette idée, explorée par Stiglitz (1984), revisitée par d’autres, met
en lumière, faut-il y revenir, que l’Asie du Sud-Est a construit son développement dans une
combinaison des forces du marché et de poignée de main visible de l’Etat et des organisations.
Le rôle de l’Etat a été ici éminent dans l’instauration d’une « bonne gouvernance », d’un
dialogue confiant avec le secteur privé. La région a combiné les incitations du marché
concurrentiel avec une vision de long terme de la transformation économique et sociétale.
Quel regard porter sur les décennies de gouvernance libérale ? Les insuccès ne révèlent
pas quelle aurait été la situation hors programme. Par ailleurs, disons le tout de go, le népotisme
a probablement eu davantage de responsabilités dans les contreperformances de certains pays
que les institutions de Washington. La malédiction des matières premières n’est pas une
conséquence directe des programmes, pas plus que le néo-patrimonialisme de certains
dirigeants. A partir des années quatre-vingt-dix, la volonté de transparence, de renforcement de
la démocratie libérale et de la société civile place d’ailleurs ces organismes internationaux en
butte aux critiques, en porte à faux avec bien des dirigeants nationaux.
En 1992, Fukuyama prédisait des jours apaisés dans un monde ayant définitivement
adopté les valeurs de la démocratie. Avec les derniers jours du communisme, l’universalisation
de la démocratie libérale occidentale comme forme finale de tout gouvernement humain était
annoncée. The End of History and the Last Man, a été abondamment commenté, parfois avec
stupéfaction dans l’euphorie de l’effondrement du mur de Berlin. La Banque mondiale voit
dans la fin de la bipolarisation une opportunité pour s’émanciper de sa charte fondatrice, de
cette neutralité politique qui l’obligeait jusque-là à garder ses distances envers les
considérations « non économiques » (Diarra et Plane, 2012). L’évaluation institutionnelle des
Etats, le Country Policy and Institutional Assessment, illustre ce changement de comportement.
De document à usage interne pour l’évaluation de la gestion publique, le CPIA devient un
rapport annuel accessible à tous. L’édition 1997 du Rapport sur le développement dans le
monde situe par ailleurs l’engagement contre l’arbitraire et la corruption par
l’institutionnalisation de la séparation des pouvoirs exécutifs, législatifs et judiciaires. Les
contre-pouvoirs dessinent les contours d’une société « idéale », d’un multipartisme qui ne se
limite pas au moment formel d’un scrutin électoral. Ces changements donnent lieu à la
publication des World Governance Indicators dont l’une des six composantes fait explicitement
référence au processus par lequel les gouvernants sont élus et contrôlés (Kaufmann et al, 1999).
Dans cette phase de l’histoire, il semble possible de combiner les facettes politiques et
économiques du libéralisme.

Dès le début des années quatre-vingt l’Administration Reagan s’y emploie en s’en
prenant aux idées « socialisantes » de la Banque mondiale. L’Administration américaine
l’exhorte à promouvoir l’économie de marché en utilisant davantage le levier de ses crédits (cf.
Ayres, 1983 ; Williams et Young, 1994). Entre 1986 et 1991, les injonctions répétées à l’endroit
du président de la Banque mondiale deviennent un classique auquel David Malpass, en
responsabilité dans l’organisation depuis 2019, ne déroge pas. L’idéologie et le soft power de
la puissance dominante sont-ils source d’opacité, de manque de neutralité et d’intégrité dans les
décisions ?

Tout ne va pas pour le mieux dans le meilleur des mondes. Dans La grande désillusion,
Stiglitz (2002) éreintait le FMI. Romer pointe désormais les dérives de la Banque mondiale
avant de démissionner avec fracas de son poste d’économiste en chef après quinze mois de
services. Le manque de transparence de l’organisation a été récemment dénoncé à travers
l’injustice de traitement dont aurait été victime le Chili dans le classement du « Doing
Business », publication phare des années 2003-2020. La place du Chili aurait été dégradée à la
faveur de révisions méthodologiques permettant parallèlement l’amélioration du classement de
la Chine. Les équipes de la Banque auraient été sous la pression de Kristalina Georgieva,
aujourd’hui directrice générale du FMI, et de Jim Yong Kim, président de la Banque mondiale
(2012-2019). Rendue publique en 2021, une enquête diligentée à la demande du comité
d'éthique de la Banque confirme des irrégularités. La nouveauté dans cette affaire est que les
Etats-Unis ont été en mode réaction, signe que le verrouillage des organismes internationaux se
complique, moins par la redistribution des droits de vote dont on a souligné les variations
homéopathiques, que par l’émancipation des esprits et l’entrée des nouvelles puissances sur des
postes influents.

Quel regard porter sur les programmes des institutions de Washington ? La libéralisation
des marchés avec le renforcement des situations de concurrence a satisfait les aspirations des
consommateurs. La libéralisation a élargi la variété des biens et augmenté le bien être par des
biens importés à bas prix. Revers de la médaille, les importations ont affaibli le système
productif local. Les effets de stabilisation ont souvent pris le dessus sur ceux de la relance. La
concurrence dans un contexte où des marchés restent partiellement réglementés a par ailleurs
affaibli la position compétitive des entreprises. La défaillance des institutions a ajouté aux coûts
de production directs, notamment au niveau du transport et de la logistique en Afrique (Plane
2021). Dans un contexte de ralentissement de la demande interne, ces coûts de transport
protègent les pays enclavés comme l’a montré Bairoch (1965), mais pénalisent la réallocation
des ressources productives sur les biens exportables.
Le défaut de séquençage dans les mouvements de libéralisation des marchés des biens
et des facteurs de production a été important et la responsabilité partagée. D’un côté, les Etats
ont été à l’écoute du marché politique urbain, parfois du maintien des institutions « extractives »
par les élites (Acemoglu et Robinson, 2012), de l’économie à la recherche de rentes (Krueger,
1974). D’un autre côté, les organismes internationaux ont sous-estimé les problèmes de
faisabilité des réformes, malgré l’extension et la hiérarchisation des critères de conditionnalité.
Les faiblesses d’application des PAS ont tenu à l’économie politique et tout aussi bien à la
complexité des matrices d’actions des programmes au niveau de gouvernements
insuffisamment coordonnés, d’administrations publiques en manque d’expertises et de moyens
financiers. Le nombre élevé de critères à satisfaire a fini par enlever de la crédibilité aux
sanctions tout en accréditant l’idée de la mise en tutelle.
La Banque a probablement fauté en positionnant chaque pays dans un face à face avec
le marché mondial, négligeant d’aider aux dialogues régionaux. Le dialogue sur l’intégration a
certes difficile et les expériences jusqu’ici décevantes. Ce n’est pas l’Union du Maghreb Arabe
qui distille des impressions contraires. Ce niveau géographique est pourtant indispensable.
L’Union Africaine essaie de l’articuler à travers les Communautés Economiques Régionales
(CER), instrument de l’effectivité de la Zone de Libre Echange Continentale Africaine
(ZLECAf). L’intégration de l’espace régional est un bassin de décantation, un champ
d’expression de la concurrence qui ne prendra que plus de place dans un monde de
décarbonation. Elle permet de faire émerger la diversification et les échanges de proximité, la
complémentarité régionale dans les chaînes de valeur. La globalisation n’a pas aidé la
transformation structurelle. Les émergents ont amplifié la désindustrialisation (Cadot et al,
2016). Les secteurs textiles ont été décimés avant même que l’accord multifibre (1995-2005)
soit mené à terme. Mal préparée à cette échéance, l’Afrique reçoit le coup de grâce en 2005.
Une autre erreur de la Banque a été la polarisation sur les productions traditionnelles
exportées avec pour conséquence des phénomènes d’erreur de synthèse (fallacy of
composition): promotion de la même politique dans des pays de mêmes spécialisations.
L’incitation à produire des biens primaires à faible élasticité prix et revenu de la demande
mondiale a induit une baisse des prix qui a bénéficié aux consommateurs du Nord plus qu’aux
producteurs du Sud, de quoi raviver les critiques sur les termes de l’échange.
La gouvernance mondiale, héritée de l’ordre économique d’après-guerre est à bout de
souffle en raison de la contestation du leadership américain sur lequel on va revenir et du
contenu des réformes libérales. Depuis 1944, la communauté internationale s’est enrichie de
près de cent cinquante Etats. Les règles édictées au sein d’un club étroit sont nécessairement
plus discutées. Les distances économiques, politiques et culturelles sont d’autant plus
importantes que des grandes puissances ont émergé, pas nécessairement à l’aise avec la
dimension politique du libéralisme. Elles trouvent ici l’appui d’autres pays en développement,
pas seulement ceux en délicatesse avec la démocratie pluraliste. Ces grandes puissances
s’accommodent en revanche de cette économie de marché qui valorise leurs faibles coûts de
production. Mutatis mutandis, la Chine est devenue un chantre du libéralisme économique tout
en protégeant intelligemment son marché intérieur, relais de croissance face au ralentissement
prononcé des exportations. L’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) peine à redonner
du tonus à la libéralisation des échanges sur les biens et services. En parallèle, la gouvernance
des institutions de Washington a généré de la déception sur des programmes qui n’ont induit
un processus schumpétérien de « destructions créatrices ».

Le monde multipolaire : une gouvernance introuvable ?


Le rapport de la gouvernance mondiale aux pays en développement se complique avec
la Chine. Une question de fond est de savoir s’il faut faire abstraction des valeurs politiques.
Première puissance mondiale par le PIB en parité des pouvoirs d’achat, la Chine y incite et avec
elle d’autres gouvernements souvent en délicatesse avec les principes de la démocratie.

Des divergences qui s’étalent au grand jour


Le débat sur les valeurs a probablement commencé avec la révolution iranienne. La fin
du régime autoritaire du Chah montre les limites d’acceptation de la démocratie. D’aucuns ont
vu dans la révolution chiite une simple conséquence des inégalités de répartition dans un pays
où la croissance économique était en moyenne de 10% par an. D’autres ont interprété cette
mutation comme un choc de civilisation entre le pouvoir religieux et la sphère politique non
confessionnelle. En janvier 1980, Bani Sadr, conseiller laïc et compagnon écouté de l’Ayatollah
Khomeiny, est élu à la présidence de la république avec 75 % des voix. Son opposition au
fondamentalisme religieux lui vaut rapidement la disgrâce. Il est destitué par le Parlement au
bout de dix-sept mois de mandat.
Autre forme de contestation des valeurs et de l’universalisme onusien des origines, en
août 1990, la Déclaration des droits de l’homme en islam est adoptée au Caire par les 57 Etats
de l’Organisation de la Coopération Islamique. Sur bien des points, le texte marque des
différences notables lorsqu’il n’est pas en contradiction avec la Déclaration universelle des
droits de l’homme de 1948, texte ratifié par certains Etats de l’OCI, mais sans force juridique
obligatoire. Sur les 58 Etats que comptait l’Assemblée générale des Nations-Unies, aucun
n’avait pourtant rejeté la déclaration de 1948, même si le bloc soviétique, l’Arabie saoudite et
quelques autres Etats s’étaient abstenus. Les craquements sur les valeurs culturelles et
politiques s’accentuent avec l’essor de la Chine et le retour de la Russie à l’autocratie.

En 2013, la liste confidentielle des instructions du Comité central du parti communiste


est publiée à l’insu des autorités chinoises : « De la situation dans la sphère idéologique ».
Aucune ambigüité sur les intentions du rapport également connu sous le nom de « Document
n°9 ». Beijing inventorie ce que sont les sept plaies de l’Egypte. Il y a certes le capitalisme de
connivence et le favoritisme politique (cronyism), mais il y a surtout la croisade contre les
valeurs universelles, la liberté de la presse, la société civile, les droits civiques, l’indépendance
judiciaire… A l’occasion des Forums sur la coopération sino-africaine (FOCAC), la Chine
exporte désormais un discours contre la démocratie libérale qui serait l’étalon or de
l’organisation sociale et politique. En 2006, une cinquantaine de délégations africaines sont
reçues à Beijing. L’ouvrage de Yuan Wu (2006) est distribué dont l’affirmation centrale est que
la démocratie peut constituer un « fléau » pour le développement (Beuret et Michel, 2008,
Chaponnière et al, 2013).

On est désormais quelque part entre un principe de non-ingérence et une prescription


normative destinée avant tout à justifier le régime intérieur chinois. La France et la Chine ont
longtemps reconnu les peuples sans avoir à reconnaitre les gouvernements. Pour la France,
Zorgbibe (1974) fait remonter cette pratique à mars 1948, lorsque Lamartine officiait comme
ministre des affaire étrangères du gouvernement provisoire de la seconde république.
Reconnaissance juridique et nature des relations sont toutefois deux choses distinctes. Depuis
le discours de la Baule, en 1990, l’aide publique au développement n’est pas indépendante des
réformes démocratiques réalisées selon un rythme librement choisi par les Etats, mais
cadencées par la volonté d’instaurer un système représentatif, des élections libres, le
multipartisme, la liberté de la presse, l’indépendance de la magistrature, le refus de la censure.
L’incitation par les concours financiers place la France en dehors du discours de la Chine. A
décharge de cette dernière, Yabré et Semedo (2022) rappellent que le débat sur la démocratie
n’est pas définitivement tranché.

Ce système politique peut être une source de réduction des conflits en libérant
pacifiquement l’expression intérieure ou être un vecteur de violences à travers, par exemple, la
contestation d’élections perdues (Dupas et Robinson, 2012). Les travaux économétriques ne
dégagent pas de consensus empirique. La démocratie peut-être davantage un point d’arrivée
que de départ. Les avancées économiques, le développement de la société civile et ses
revendications en termes de partage des fruits de la croissance, créent progressivement les
conditions d’émergence des valeurs démocratiques. La question de l’endogénéité entre les
variables reste donc posée. La modernisation du Japon, sous l’ère Meiji (1868-1912), s’est
réalisée sous un régime autoritaire. La démocratisation à Taïwan a été lente et pragmatique. Le
multipartisme ne date que des années quatre-vingt, après la mort de Tchang Kaï-chek (Mengin,
1997). Toutefois, si la démocratie, n’a pas été un atout maitre dans le succès du développement,
les régimes alternatifs n’ont été que rarement un facteur de stimulation du progrès économique
et social. En 1959, Khrouchtchev annonce que dans les années soixante-dix, l’Union soviétique
dépassera le PIB des Etats-Unis. Dans un périmètre géographique quelque peu différent, la
Russie d’aujourd’hui a une production 13 fois inférieure à celle des Etats-Unis, 15% supérieure
à celle de l’Espagne avec un population trois fois plus nombreuse.

Avec des moyens et des modalités très différents, la Chine comme la Russie sont
engagées dans une croisade contre la démocratie. Ces positions font recette dans des pays où le
rythme de développement a été lent ou stimulé par les seuls produits de rente, la croissance
démographique trop rapide, l’élargissement de la classe moyenne insuffisant pour sédimenter
des valeurs politiques et culturelles. Le modèle de développement « occidental » s’épuise et
avec lui la croyance en ses idées porteuses de prospérité. Le positionnement des Etats sur la
guerre en Ukraine est à cet égard révélateur. Avec un apport d’aide au développement de 0,08%
de son Revenu national brut en 2016 et des échanges commerciaux limités, bien que parfois
stratégiques (céréales, armes…), la Russie n’est pas isolée. Le 2 mars 2022, la résolution
exigeant la fin du recours à la force a été votée au Nations Unies. Sur les 193 Etats membres de
l’ONU, 141 ont certes été favorables à cette résolution, mais les gouvernements de plus de 55%
de la population mondiale se sont abstenus de condamner l’agression ou refusé de prendre part
à un vote pourtant non contraignant. Plus de 48% des 54 Etats Africains n’ont pas approuvé
cette résolution. La gouvernance mondiale peut-elle faire l’économie de jugements de valeurs
et de prescriptions politiques ? Dans quelle mesure les régimes non démocratiques sont-ils
compatibles avec une gouvernance économique qui guide l’harmonie économique du monde ?

La Chine entre revendications et contournements

Olson (1993) définissait le dictateur bienveillant par une image pastorale. Ce n’est pas
un loup, qui dévore l'élan, mais l’éleveur qui protège et apporte l’eau à son troupeau. Dans
l’histoire du monde, la combinaison de ces deux termes a rarement été de soi. Acemoglu et
Robinson (2019) ont récemment fait état du Léviathan enchaîné comme figure du
développement. L’Etat est fort et efficace, capable de faire appliquer les lois, de dompter la
violence, de résoudre les conflits et de fournir les services dont la collectivité a besoin. Mais le
monstre est enchaîné, contrôlé par une société civile mobilisée. Jusqu’où accepter un régime
hybride où l’autoritarisme, transitoirement non compatible avec le pluralisme démocratique,
fera néanmoins émerger le Léviathan enchainé ? L’Asie a montré que le décollage économique
ne passait pas nécessairement par l’installation précoce de la démocratie occidentale avec une
société civile mobilisée contre les dérives.

Indépendamment des tensions qui naissent naturellement avec l’émergence de


puissances concurrentes, escamoter la dimension politique de la gouvernance pourrait redonner
du souffle aux relations internationales, mais ce n’est pas le moyen le plus simple pour susciter
le développement dans l’harmonie du monde. Trop de concessions à des régimes autocratiques
vaudraient compromissions et susciteraient le reproche ultérieur des populations. Ce n’est pas
la manière la plus commode de promouvoir l’agenda 2030, même si les 17 objectifs du
développement durable (ODD) ont pris soin de traiter des droits de l’homme par la finalité
plutôt que par les moyens politiques (Objectif 16 : Paix justice et institutions efficaces). Le
risque est de soutenir des institutions « extractives » qui profitent aux élites plutôt que de
susciter des institutions « inclusives » qui bénéficient au grand nombre. Officiellement, la
Chine réprouve le capitalisme de connivence. Ses intérêts de puissance font qu’elle s’en
accommode dans ses relations au monde. Elle cultive la transparence et le secret, rappelle que
le yin et le yang sont deux forces opposées et complémentaires. Certes, les pays occidentaux
ont également été sur ce positionnement, mais le pécheur n’a pas été impénitent.

En 1945, les Etats-Unis façonnent une idéologie de la puissance avec les traits d’une
« République impériale » qui rejette l’impérialisme (Aron, 973). Dans la durée, la force de
l’occident aura été de promouvoir la coopération. Dans leur rapport aux pays en développement,
les preuves sont tangibles : déclaration de Paris sur l’efficacité de l’aide au développement
(2005), Initiative pour la transparence dans les industries extractives (ITIE), en 2004, Principes
directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales, plus près de nous, la
directive, en préparation au niveau de l’Union Européenne, sur le devoir de diligence des
entreprises en matière de développement durable. L’ambition de cette directive est d'ancrer des
comportements respectueux des droits de l'homme et de l’environnement dans la gouvernance
des entreprises. Peut-être parce que les nouvelles puissances sont-elles mêmes des pays en
développement, ces règles de bonne conduite sont difficiles à mettre en œuvre dans un moment
où la crise du leadership occidental s’accuse chaque jour davantage.

Dans cette géopolitique des puissances montantes, la redistribution des droits de vote au
FMI où à la Banque mondiale serait purement symbolique et d’ailleurs sans grande portée pour
la plupart des pays en développement. Sur la base de la taille économique, la redistribution
s’opérerait principalement au bénéfice de la Chine. Le contenu des programmes des institutions
de Bretton-Woods n’en serait pas forcément radicalement modifié. Faut-il rappeler qu’en dépit
d’un marché intérieur protégé, la Chine défend le libéralisme avec une économie désormais
privatisée à 70% ? Avec une plus large représentation des BRICS, la critique contre la société
civile et la liberté d’expression serait-elle au rendez-vous des aspirations des peuples ? Il n’est
par ailleurs pas sûr que cette redistribution mettrait davantage la Chine face à ses responsabilités
de grande puissance. Difficile de conjuguer la cohérence des relations bilatérales avec les
exigences du multilatéralisme. Face à l’improbabilité de redistributions significatives des droits
de vote qui affecteraient les Etats-Unis et l’Europe, il faut imaginer que la Chine contournera
le multilatéralisme tout en le défendant. Elle a déjà pris l’initiative de créer des organisations
où s’exerce son soft power, demain son smart power avec la montée de sa puissance militaire.

En 2001, l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS) a été un facteur de


structuration d’un espace régional progressivement très élargi. Successeur du traité de Shanghai
(1996), qui ne réunissait que 5 pays d’Asie centrale, l’OCS compte aujourd’hui une vingtaine
de membres dont la Russie, l’Inde, le Pakistan, soit la moitié des puissances nucléaires. Avec
la Turquie comme « membre partenaire » de dialogue, également membre de l’OTAN, l’OCS
est aux portes de l’Europe. Le statut d’« observateur » a été refusé à la fois aux Etats-Unis et au
Japon... L’OCS a également des objectifs économiques. Ses membres soutiennent les routes de
la soie et la constitution de « partenariats stratégiques » faisant contrepoids aux Etats-Unis. La
Chine structure ainsi un espace régional « très élargi ». Au plan militaire, l’OCS collabore à la
« neutralisation de la propagande radicale », à contrecarrer les menées séparatistes et à faire
pièce à l’« extrémisme dans les médias et dans l’espace de l’information » de manière à garantir
la sécurité des États Membres.

Au regard du financement du développement, la Chine a créé, en 2014, une Banque


Asiatique d'Investissement dans les Infrastructures, un des instruments de réalisation des routes
de la soie. L’AIIB, compte 87 pays membres et privilégie l’Asie comme champ d’intervention,
mais peut financer des projets en dehors de la région jusqu’à 15% de ses engagements totaux.
La Chine détient 32 % de son capital et 27 % des droits de vote. Dans la présentation qui en est
faite, l’AIIB met volontiers l’accent sur des capacités financières comparables à celles des
États-Unis à la Banque Mondiale ou du Japon à la Banque asiatique.… Le caractère ouvert du
capital de la Banque a attiré des pays asiatiques, mais aussi des pays européens, devenus
membres fondateurs contre l’avis des Etats-Unis. Avec l’effectivité de sa création, les Etats-
Unis et les institutions de Bretton Woods se sont ravisés pour entrer dans des relations plus
coopératives appliquant le principe pragmatique : si vous ne pouvez les vaincre, joignez-vous à
eux ! Difficile d’ignorer en tout cas que l’AIIB est une composante essentielle du soft power de
la Chine dans les opérations de financement. Elle se conjugue à des actions de caractère bilatéral
qui transitent principalement par le canal de l’Export-Import Bank of China.
Créée en 1994, cette Exim Bank est détenue à 100 % par l’État et propose, avec l’appui
du ministère du Commerce (MOFCOM), des prêts à des conditions préférentielles qui donnent
lieu à des contrats avec les entreprises chinoises. S’agissant de l’Afrique, les annonces
d’engagements financiers sur le continent sont régulièrement faites lors des forums sur la
coopération sino-africaine (FOCAC). La traçabilité de ces concours reste difficile. Le forum
achevé, la realpolitik reprend ses droits avec des négociations bilatérales d’Etat à Etat. On
évoquait plus haut les problèmes de coordination au sein d’un monde multipolaire. Le ré-
endettement de l’Afrique en est une expression.
En 1996, FMI et Banque mondiale lancent l’initiative d’allégement de la dette en faveur
des pays pauvres très endettés (PPTE). Avec les annulations d’échéances, les pays éligibles
s’engagent à ne pas reconstituer des dettes insoutenables. Le principe a fait long feu. Entre 2013
et 2016, la Banque Chinoise a accordé plus de prêts que la Banque Mondiale. La Chine est ainsi
devenue le principal créancier de l’Afrique. Devarajan et al (2021) notent qu’en 2018, ces
concours représentaient 15% des prêts à l’Afrique et concernaient la plupart des pays dont le
ratio de la dette publique au PIB avait le plus progressé pour côtoyer le seuil de détresse
financière. Si le degré de concessionalité des prêts chinois est mystérieux, certains travers sont
connus. Au Sri Lanka, la Chine a imposé ses conditions : le contrôle du port de Hamabantota,
vecteur des routes de la soie, contre l’abandon d’échéances de remboursement. Ailleurs, des
prêts aux infrastructures ont été payés en matières premières. Les 350 millions de dollars du
barrage d'Imboulou, au Congo Brazzaville, ont été remboursés en pétrole. Coup double, la
Chine a sécurisé l’accès aux matières premières et les remboursements de dettes par des accords
de troc. Ces derniers sont de nature à léser les créanciers officiels qui pourront être amenés à
annuler des échéances, dans la transparence du club de Paris, sans que le surendettement leur
soit imputable ! Ce scénario situe les difficultés de la Chine à combiner ses intérêts avec ceux
de la stabilité financière mondiale. Lors du dernier FOCAC de Dakar, en août 2022, Beijing a
renoncé à 23 prêts sans intérêt arrivés à échéance à fin 2021 et s’est engagée à octroyer
10 milliards de dollars de DTS au profit de l’Afrique, démarche unilatérale sans coordination
internationale.

Conclusion

La contestation de l’ordre mondial de 1944 ne permet pas encore d’imaginer ce que


pourrait être la matrice d’un multilatéralisme qui va de Charybde en Scylla. Faut-il envisager
un retour à davantage de neutralité politique, suivre l’article IV des statuts de la Banque
mondiale au pied de la lettre ? 5 Si la gouvernance mondiale peut s’accommoder d’une moindre
insistance sur les valeurs démocratiques d’un pays, en revanche, elle ne peut faire l’économie
d’une vision du monde combinant l’individu et le collectif, la weltanschauung allemande.
L’idée des années quatre-vingt-dix était de considérer que le libéralisme politique irait de pair
avec la capacité à promouvoir des réformes économiques (James, 1997). L’engagement dans
cette voix s’est télescopé avec le maintien d’un régime autoritaire en Chine, avec des tendances
démographiques insoutenables, des résultats de réformes mitigés et le pragmatisme de
nouvelles puissances qui instaurent des dialogues opaques et protecteurs d’intérêts particuliers.
L’émancipation de la société civile et des contrepouvoirs ne fait pas nécessairement leur affaire.
Après la Chine, la Russie est sur le terrain de l’opposition à la démocratie. Pour Prigojine et le
groupe Wagner, les « glorieux combattants russes sauvent le monde de la violence et de
l’injustice », protègent du « pillage des ressources minières » et ouvrent « une nouvelle ère de
décolonisation » ! (Cf Audinet et Gérard, 2022). La crispation sur les valeurs politiques pointe

5
Article IV, Section 10 : Interdiction de toute activité politique. La Banque et ses dirigeants n’interviendront pas
dans les affaires politiques d’un Etat-membre quelconque, ni ne se laisseront influencer dans leurs décisions par
l’orientation politique de l’Etat-membre (ou les Etats-membres) en cause. Leurs décisions seront fondées
exclusivement sur des considérations économiques, et ces considérations seront impartialement pesées afin
d’atteindre les objectifs énoncés à l’art I.
les difficultés à réinventer une gouvernance combinant le développement dans le respect de
l’individu. Sans doute les occidentaux doivent-ils porter le discours des valeurs avec moins
d’arrogance, mais certains pays en développement font bonne mesure en hypocrisie et
opportunisme, ce que révèle notamment l’écart entre leurs institutions formelles et réelles. Par
ailleurs, gardien du temple, le système de l’ONU n’est pas toujours là où on l’attend. 6

Les BRICS se mobilisent contre l’occident, mais avec une fragilité d’attelage qui ne
trompe pas. Pas de paradigme fédérateur entre le Brésil et la Russie, entre l’Inde et la Chine.
La plus grande démocratie du monde est si peu convaincue par cette alliance qu’en même temps
qu’elle maintient un partenariat stratégique avec la Russie, adhère aux revendications de
pouvoir, elle s’inscrit dans le Quad avec les Etats-Unis, le Japon et l'Australie, dans une alliance
implicitement dirigée contre Beijing ! Un monde multipolaire se construit avec la géométrie
variable des ensembles flous et des diplomaties de positionnement. Même les Etats-Unis
assistent à l’érosion de leur « smart power » régional. Le sommet des Amériques, en juin 2022,
en a donné la preuve avec la défection de plusieurs pays d’Amérique latine, notamment du
Mexique, qui protestaient contre l’exclusion des Etats « non fréquentables ».

Les programmes économiques et les flux financiers d’accompagnement seraient-ils plus


favorables aux pays en développement avec une refonte de la gouvernance mondiale sur une
base moins financière et plus représentative du principe : « un pays une voix » ? Le
fonctionnement de l’Assemblée générale des Nations unies ne le suggère pas tandis que les
tensions sont installées au sein du Conseil de sécurité. La revendication de pouvoir, bien sûr de
la Chine, mais aussi des pays en développement dans des organisations de Bretton Woods, est
légitime. Le statu quo deviendra intenable lorsque le pouvoir économique se conjuguera avec
la puissance financière du yuan. Actuellement, la monnaie chinoise ne compte que pour environ
3% des moyens de paiement et des réserves internationales contre 40% et 59% pour le dollar.
Pour la plupart des pays en développement, les faits seront têtus. Aucune redistribution de
pouvoir n’exonérera des exigences de stabilité macroéconomique et de réformes structurelles.
Quoi qu’il en soit, gageons que la fin de l’histoire n’est pas pour demain.

6
Michelle Bachelet, ancienne présidente du Chili et haute-commissaire de l'ONU aux droits de l'Homme (2018-
2022), a attendu 23 heures 47, le 31 août 2022, dernier jour de son mandat, pour rendre public un rapport de 48
pages évoquant des « crimes contre l'humanité », au Xinjiang contre la minorité ouïghoure. Au cours de son
mandat, la haute commissaire a fait l’objet de vives critiques de la part de la société civile pour le silence longtemps
coupable envers Beijing.
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