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Fort Alamo Fabrice Caro

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FABRICE

CARO

FORT ALAMO
ROMAN

GALLIMARD
Je m’étais absenté une minute à peine, le temps de retourner chercher les
sacs-poubelle que j’avais oubliés. Quand je suis revenu à la caisse, un type
avait fait passer son caddie devant le mien et avait commencé à déposer ses
produits sur le tapis roulant. Je me suis retrouvé derrière lui, hagard et
désemparé. Il m’a lancé un regard furtif, a replongé le nez dans ses courses,
puis m’a regardé à nouveau.
— Oh, le caddie était à vous ?
Cette phrase expéditive était censée l’excuser. Elle signifiait qu’il
n’avait pas fait attention qu’un caddie était là. Il l’avait machinalement
écarté, pour faire passer le sien, en se disant que quelqu’un l’avait
probablement oublié. À aucun moment son intention n’avait été de doubler
quiconque, tout ça n’était qu’un malentendu sans grande importance. Tel
était le message. Son caddie à lui était plein, il déposait ses courses avec
application, j’ai regardé l’heure, jamais je n’arriverais à temps pour
récupérer Aurore à la sortie du collège, mon rythme cardiaque s’est
accéléré. Après un temps interminable, la longue file sur le tapis roulant
s’est clôturée par une boîte de haricots rouges – Et en plus il aime les
haricots rouges, voilà ce qui m’a traversé. Quand il a eu terminé de ranger
ses courses dans ses sacs, alors que je le fixais dans l’espoir d’un signe,
sinon d’excuse, au moins d’empathie, il a payé, sans même un regard vers
moi, et s’est éloigné de la caisse en poussant mollement son caddie.
Quelques mètres plus loin, il s’est effondré sur le sol. Trois ou quatre
personnes ont aussitôt accouru, dont l’homme de la sécurité qui, malgré son
gabarit impressionnant, paraissait complètement perdu. La caissière devant
moi s’est mise à crier plusieurs fois de suite Stéphanie, Stéphanie,
quelqu’un sait où est Stéphanie ? Elle attendait que Stéphanie arrive avant
de commencer à scanner mes achats. Elle ne bougeait pas, elle se contentait
de regarder le corps gisant au sol en attendant Stéphanie. J’hésitais entre
compassion et irritation. Un type était en train de faire un malaise et ce
malaise creusait mon retard. Tant que ce type resterait à terre, le tapis
roulant n’avancerait pas et, sur le moment, je manquais de discernement
pour déterminer lequel de ces deux événements était le plus grave – à vrai
dire, je le savais mais n’osais me l’avouer.
Une femme a fini par arriver d’un pas rapide et déterminé, il s’agissait
probablement de Stéphanie car aussitôt la caissière s’est décidée à scanner
les produits sans toutefois détacher une seule seconde son regard de
l’homme allongé. Il était encore étendu au sol quand je me suis éloigné de
la caisse. Un groupe s’était formé autour de lui, une grappe d’individus dont
chacun disait aux autres Écartez-vous, il faut le laisser respirer. Sur le
parking, je me suis senti honteux de n’avoir fait subir aucune inflexion à ma
trajectoire, mes projets immédiats, ma vie. Si je n’avais pas dû récupérer
Aurore au collège, me serais-je impliqué un peu plus ? Me serais-je joint au
groupe actif ? Rien n’était moins sûr.
Devant le collège, Aurore m’attendait en consultant son téléphone. Elle
était là depuis vingt minutes au moins, elle est montée dans la voiture sans
rien dire, un silence qui a résonné comme le plus criant des reproches. J’ai
failli lui expliquer qu’on m’était passé devant à la caisse mais n’ai rien dit,
conscient du manque de consistance de mon alibi autant que de son
caractère puéril.

Le soir à table, j’ai demandé Si vous assistiez au spectacle d’un type qui fait
un malaise devant vous, vous feriez quoi ? Ma question a pris tout le monde
de court. Clément a été le premier à dégainer.
— Un malaise genre grave ou pas grave ?
— Ben genre on ne sait pas, le type vient de tomber, on ne sait pas trop.
Aurore est intervenue.
— Bah ça dépend si tu as ton PSC1 ou pas.
Devant mon air ahuri, elle a précisé.
— Ton brevet de secourisme, sinon bah tu sers pas à grand-chose, à part
appeler les pompiers.
Je n’avais pas mon PSC1, donc pas de regrets, je n’aurais servi à rien.
Je me suis senti délesté d’un poids : il ne s’agissait pas tant de lâcheté que
d’un manque de diplôme. Léonie s’est étonnée.
— Pourquoi tu demandes ça ? Tu as assisté à un malaise ?
J’ai laissé planer un silence avant de lâcher un Oui spectaculaire de
sobriété. Tout le monde m’a regardé, les fourchettes en suspens dans l’air
comme des colverts en pleine migration. Puis j’ai été mitraillé de questions,
Où ça ? C’était qui ? Tu as fait quoi ? À Intermarché, je ne sais pas, rien.
— Rien ? Il est tombé devant toi et tu n’as rien fait ?
— Non.
Trois paires d’yeux m’ont transpercé de part en part, des lasers froids et
accusateurs, mais je devinais dans leur regard que chacun tentait peu à peu
d’évaluer ce qu’il aurait fait lui-même en pareille situation. J’ai demandé
Vous auriez fait quoi vous ? Aurore et Clément se sont lancés dans une
surenchère de réactions héroïques faites de bouche-à-bouche et de massage
cardiaque. Léonie était plus mesurée.
— Je crois qu’instinctivement, je me serais accroupie près de lui, pour
lui parler, le garder en état de conscience en attendant que les secours
arrivent, lui poser des questions sur sa vie en lui tenant la main, tu sais, pour
le maintenir dans une forme de réalité, le rassurer.
J’ai failli lui demander : même s’il t’avait doublée à la caisse ? Mais je
me suis contenté de hocher la tête, d’un hochement qui semblait dire Oui,
voilà peut-être ce que j’aurais dû faire.
J’avais rendez-vous le lendemain avec mon frère, Laurent, pour boire un
café. Je savais très bien pour quelle raison il voulait me voir. Pour cette
même raison qui nous obligeait à nous rencontrer régulièrement depuis
environ deux mois. Il fallait vider la maison de notre mère. Il n’en
démordait pas. Il fallait s’y résoudre, je n’allais tout de même pas attendre
qu’elle tombe en ruine, si ? Pire : on n’allait tout de même pas en faire un
musée, point d’exclamation. Mon frère savait pertinemment qu’il touchait
un point sensible en employant ce terme, musée. Il teintait de ridicule ce
qu’il soupçonnait être mon vœu le plus cher, il le retournait contre moi pour
en souligner toute l’absurdité.
Bien sûr que si, j’aurais aimé en faire un musée. Pourquoi pas ? Nous
avions grandi dans ces murs, c’était la maison de notre enfance, la vider
impliquait de nous vider nous, comme des poulets avant l’étal, nous vider
de notre passé, de notre héritage, de nos premiers rires et de bonheurs
jamais égalés. Il faut tourner la page, tel était le leitmotiv de mon frère. Je
ne supportais pas cette expression. Tourner la page, qui a décrété ça ? Qui a
décidé qu’une page devait inévitablement être tournée ? Et si j’avais, moi,
envie de la lire et la relire encore cette page ? Il disait la maison de maman,
avec un timbre froid et décharné. La formule résumait tout : ça n’était plus
la sienne. Depuis longtemps. Mon argumentation était chaque fois la
même : Ben je sais pas, on a quand même beaucoup de souvenirs dans cette
maison… Il me regardait avec des yeux ronds d’incompréhension comme si
je venais de lui parler coréen. Des yeux qui disaient Souvenirs, passé, âme,
qu’entends-tu exactement par là ? Qu’est-ce que c’est que ce charabia ? Tu
sais, une maison qui n’est pas habitée et donc pas entretenue se dégrade.
Sans compter la taxe foncière… Deux mille euros par an, même divisée en
deux, ça reste une somme pour une maison laissée à l’abandon. Nous ne
parlions plus la même langue, nous étions deux frères ancestraux s’étant
perdus en cours de route, un Israélien et un Palestinien autour d’un café
allongé.
Cela faisait plusieurs mois que je repoussais l’échéance à coups
d’excuses précaires, En ce moment j’ai du boulot, laissons passer la
rentrée, je serai plus dispo ensuite. Passé la rentrée, je me réfugiais dans
des alibis de copies à corriger et d’incessantes réunions pédagogiques, Ça
ira mieux à la Toussaint, ce sera mieux à ce moment-là. Et la Toussaint était
passée, nous étions début décembre et je sentais bien que j’étais à court de
munitions. Noël approchait à grands pas et me pendait au nez. Et c’était
probablement le pire moment pour vider la maison familiale avec tout ce
que cette période charrie d’enfance et de présence maternelle.
Il était déjà attablé quand je suis arrivé, il s’est levé pour me faire la
bise. Nous nous étions tellement éloignés ces dernières années que j’avais
toujours la sensation de faire la bise à une statue d’ancien militaire oublié
sur une place de village. Embrasser un contrôleur de la SNCF pris au hasard
sur un quai de gare ne m’aurait pas mis moins à l’aise. Nos joues
s’effleuraient à peine, la distance croissante qui les séparait année après
année témoignait de la distance qui s’installait entre nous. À ce rythme,
dans dix ans, nous nous ferions la bise en maintenant nos joues à vingt
centimètres l’une de l’autre. Bise invariablement accompagnée de son
Comment va ? Je ne supportais plus non plus ce comment va, je ne
supportais plus cette tournure – comment va qui ? Comment va quoi ? –,
cette éviction du ça qui instaurait une réserve, érigeait entre nous un mur
invisible. Ce comment va me donnait l’impression d’être le client de mon
frère, il rétrogradait son interlocuteur de facto au rang de subalterne, le
renvoyait à sa condition d’interchangeable. Et la tentation était grande
chaque fois de lui répondre Ben écoute, va plutôt pas mal. Je n’avais jamais
osé. J’étais l’aîné biologique mais le cadet psychologique, je ne faisais pas
le poids, je ne l’avais jamais fait. Le sens de la repartie n’était pas dans mes
gènes, c’est lui qui en avait hérité. Ces derniers mois, le constat de notre
éloignement me rendait triste à chacun de nos rendez-vous. Il avait peut-
être toujours été là, mais atténué par la présence de notre mère entre nous.
Notre mère partie, je me retrouvais seul et démuni face à des bises froides et
des ça portés disparus.
Comme je m’y attendais, après quelques échanges sans grande
substance, il est entré dans le vif du sujet.
— Tu sais, pour la maison, ce serait bien qu’on s’y mette pas trop
tard…
Voilà, nous y étions. Je le prévoyais et pourtant j’étais pris au dépourvu
chaque fois.
Je soupçonnais sa femme, Corinne, de vouloir précipiter les choses.
Rien de concret ne venait étayer ma suspicion, elle n’avait jamais évoqué
cette question en ma présence, mais c’était tout comme. Quand il nous était
arrivé d’aborder le sujet devant elle, elle s’était aussitôt murée dans un
mutisme anormal, elle habituellement si diserte. Le calme avant la tempête,
le silence lourd du stratège qui jauge le champ de bataille avant l’assaut. Je
la sentais pressée de vider la maison pour la mettre en vente. Je défendais
une zone en péril mais Corinne était plus coriace que l’aéroport de Notre-
Dame-des-Landes. J’étais zadiste de mon passé, les pieds dans la boue,
arborant des panneaux inoffensifs face à une armée de bulldozers. Elle
travaillait en sous-main, j’en étais persuadé. Elle avait dans sa besace tout
un tas de regards en coin et de mimiques très codés que mon frère
comprenait. Lors de nos repas de famille, je ne redoutais rien tant que de
me retrouver seul avec elle dans une pièce. Cette situation rendait criant le
constat que nous n’avions aucune affinité. Dans ces cas-là, nous nous
précipitions sur notre phrase bouée, Et sinon, toi, le boulot ? La seule à
laquelle se raccrocher au milieu d’un océan glacial et infini. Et je l’attrapais
sans me faire prier. Oh ben tu sais, les conditions de travail sont de pire en
pire, ça devient de plus en plus compliqué, et je remerciais in petto le
gouvernement de torpiller l’Éducation nationale pour me fournir un sujet de
discussion avec ma belle-sœur. Corinne était de ces mères qui, à table,
donnent les cuisses de poulet en priorité à leurs garçons sans rien demander
à personne. Ça pouvait sembler anecdotique. Ça ne l’était pas. Que devient
un enfant à qui l’on offre la prévalence sans discussion possible ? Que
devient un enfant éduqué à la cuisse de poulet acquise ? Il vide la maison de
sa mère, il parle taxe foncière et humidité des murs, les souvenirs d’enfance
lui sont coréens.
— Tu sais, je me disais qu’on pourrait d’abord y passer, tous les deux,
voir un peu ce qu’on peut faire dans un premier temps, qu’est-ce que tu en
penses ? Ça te prendrait une petite heure, juste évaluer l’ampleur de la
tâche…
J’ai été pris de court. Je n’avais aucune raison valable de ne pouvoir
libérer une heure, n’importe qui peut libérer une heure au milieu d’une
semaine. J’étais fait comme un rat. Il avait donc changé de tactique. À la
charge frontale il substituait une approche plus stratégique, amadouer
progressivement son forcené. Fais pas le con, lâche cette maison et tout se
passera bien. J’ai dit D’accord, d’accord pour une heure. Il a touillé son
café avant même d’y mettre son sucre, les yeux plongés dans sa tasse, son
impassibilité affectée hurlant victoire. Il agitait sa cuillère en silence
pendant que dans sa tête des danseuses du Crazy Horse effectuaient un
numéro de french cancan, des milliers de paillettes scintillantes se
déversaient dans son café sans sucre.

Tout en faisant mon cours, j’observais du coin de l’œil le ballet que jouaient
Julien Massart et Carla Buchy. Les regards échangés, les sourires en coin,
les tentatives d’approche hésitantes. Alors que j’évoquais le Jeudi noir,
Julien Massart est intervenu pour dire Ils se sont gourés de jour pour le
Black Friday ! C’est le genre d’intervention que j’acceptais volontiers, elle
restait dans le cadre du cours et émanait d’un bon élève – argument qui, j’en
étais conscient, était pure injustice. Toute la classe a ri. Injustice
supplémentaire : si Thomas Barbier avait lancé la même remarque, il
n’aurait récolté qu’indifférence et silences gênés. Tout est déjà inscrit dans
une salle de classe de lycée comme dans les lignes de la main. Après sa
saillie héroïque, Julien Massart a jeté un bref regard vers Carla Buchy, à
peine perceptible, un quart de seconde, Carla Buchy et moi avons peut-être
été les seuls à le voir, pour jauger l’effet de sa blague. Elle avait ri, ses joues
revêtant même une légère teinte rosée. Julien Massart rayonnait de son
succès, savourant pleinement cet instant de grâce. Cette repartie, c’était
uniquement pour elle, c’était elle son public, le paon avait réussi sa roue. Ce
soir, dans son lit, il revivrait ce moment, il se le repasserait encore et
encore, Ils se sont gourés de jour pour le Black Friday, rire rosé de Carla
Buchy.
J’étais toujours attendri de voir des couples se former dans l’enceinte du
lycée, de les voir évoluer sur une année scolaire, parfois même plusieurs.
Psychodrames, passions incandescentes et cœurs en charpie, des
tectoniques affectives que l’on devinait à d’infimes détails, des coups d’œil,
des changements de place dans la classe, véritables chaises musicales au
rythme des cœurs qui battent. Les élèves pouvaient passer d’une exaltation
démesurée à une dépression tenace dans la même semaine. L’âge des
dénivelés étourdissants. Et nous, enseignants, étions les premiers
spectateurs de ces dramaturgies, comme devant les séries les plus
palpitantes.
Dans la salle des professeurs, je me suis servi un café et j’ai dit à Gilles
Je suis sûr que Julien Massart et Carla Buchy vont sortir ensemble. Il m’a
dit Pas sûr, Nasser Adda est sur le coup aussi. Quelqu’un avait ajouté une
plante dans le coin de la pièce, un ficus, je ne me souvenais pas l’avoir déjà
vu. Qui parmi nous avait envie de se sentir dans la salle des profs comme
chez lui, au point d’y apporter une plante ? J’ai dit à Gilles que j’avais vu
un type faire un malaise à Intermarché.
— Ooh, et tu as fait quoi ?
Décidément. Lui aussi s’attendait à ce que j’aie fait quelque chose. Je
commençais à croire que la réaction normale était d’intervenir et que j’étais
un lâche dépourvu de la moindre empathie. Quel genre de monstre pouvait
sortir du magasin en poussant son caddie comme si de rien n’était ? J’ai
répondu Rien. Puis Tu aurais fait quoi toi ? Il a réfléchi.
— Probablement rien non plus. Je me serais approché pour essayer
d’aider, comme tout le monde. En réalité, mon geste aurait été du même
ordre que les gens qui ralentissent en voiture quand ils passent devant un
accident sur le bord de la route.
Nous avons fini notre café en méditant là-dessus.

Quand je suis rentré, Léonie m’a tendu le quotidien régional, le doigt pointé
sur un mince entrefilet à la page des faits divers.
— Tiens, regarde…
Le titre annonçait Un homme de 58 ans décède d’un AVC dans un
supermarché. L’article au-dessous ne donnait pas plus d’informations, il ne
faisait que reprendre le titre en l’étoffant de quelques lignes. Lignes que j’ai
parcourues plusieurs fois de suite pour en saisir toute la réalité : un homme
était mort à deux mètres de moi. C’était la première fois de ma vie que
j’assistais à une mort en direct. Cet événement déjà perturbant sur l’instant
prenait soudain une tout autre dimension. Une existence de cinquante-huit
ans avait stoppé sa course en plein vol sous mes yeux. Une existence dont le
dernier geste avait été de glisser une boîte de haricots rouges dans un sac en
toile. Ce détail ajoutait à l’absurdité de la situation. Toutes les morts ne se
valaient pas. Et cette boîte de haricots rouges prenait, elle aussi, une tout
autre dimension, elle était associée à une fonction concrète. Elle ne s’était
pas trouvée là par hasard, elle s’apprêtait à avoir un rôle dans la vie de cet
homme. Peut-être avait-il prévu de faire, le soir même, un chili à sa mère
qui adorait ça. Peut-être était-il pressé lui aussi parce qu’il devait la
récupérer à la gare, peut-être sa mère avait-elle du mal à se déplacer avec sa
canne et ses jambes gonflées par des problèmes de diabète, il devait
absolument y être à l’arrivée du train. Et moi je lui en avais voulu de
m’avoir doublé. Je n’arrivais pas à détacher mon regard de ces quelques
lignes. La seule chose que je suis parvenu à articuler à Léonie a été Bon ben
tu vois, je n’aurais pas fait grand-chose de plus, phrase que j’ai regrettée à
peine prononcée.

— J’ai vu Laurent cette semaine, il continue avec son histoire, il ne lâche


rien, il est pressé de vider la maison. Je sais que ça t’aurait minée qu’on la
vende, je le sais, il a beau me dire le contraire, je crois qu’il se dupe lui-
même… Il se fait monter la tête par l’autre là aussi…
Une vieille dame est entrée dans le cimetière, elle est passée près de
moi, je me suis interrompu en pleine phrase, attendant qu’elle s’éloigne,
mais elle est allée se poster juste derrière moi, devant une autre tombe, et
s’est mise à parler à son tour. Elle demandait à son mari s’il allait bien, lui
disait que les températures avaient chuté. J’aurais pu, moi aussi, continuer à
parler à ma mère, mais j’avais besoin d’intimité. Et le spectacle de deux
personnes dos à dos monologuant m’aurait paru pour le moins perturbant. Il
m’arrivait parfois de parler à ma mère avec mon portable à l’oreille, de loin
on pouvait croire que je téléphonais à quelqu’un – même si ce geste ne
donnait pas une très bonne image d’un fils venant rendre visite à sa mère.
Ma mère me regardait en souriant, j’aimais beaucoup cette photo, c’est
mon frère qui l’avait choisie, comme il avait toujours tout choisi, mais cette
fois je lui en étais reconnaissant. De toute façon, à cette époque, je n’étais
pas en état de choisir quoi que ce soit. Je nous revoyais aux pompes
funèbres, Léonie, Corinne, Laurent et moi, les discussions interminables
pour savoir quelle plaque choisir, quelle couleur, quelle matière, comparant,
évaluant la possible usure à l’épreuve du temps en fonction du type de
gravure. Sans parler du choix de l’épitaphe. Nous avions opté pour Le
souvenir est une fleur qui ne veut pas mourir. La dame des pompes
funèbres avait dit C’est un très bon choix – et je m’étais demandé s’il lui
arrivait de dire à ses clients Mouais bof, elle est un peu nulle celle-là, je ne
vous la conseille pas. Je n’avais pas discuté, je m’étais aligné sur la
majorité. J’étais si dévasté que j’aurais validé à peu près n’importe quoi,
une recette de cuisine, une notice de montage Ikea, un extrait de chanson
paillarde.
Je venais ici deux ou trois fois par semaine, parler à ma mère, lui
raconter mon quotidien. Ce faisant, j’observais l’athée que j’avais toujours
été discuter avec un corps inerte sous un marbre froid. C’est curieux le
chagrin, ce que ça vous fait faire. J’avais besoin d’oraliser, persuadé que, si
je me contentais de la pensée, elle ne m’entendrait pas. J’essayais de venir à
des heures où le cimetière était moins fréquenté. J’ai attendu que la vieille
dame aille chercher de l’eau pour conclure.
— Bref, Laurent veut qu’on passe voir la maison, je vais pas pouvoir
tenir très longtemps… On verra, il faudra bien faire quelque chose de toute
façon…
Puis, après un silence :
— Oh, et un type est mort à deux mètres de moi à Intermarché. Il s’est
écroulé, comme ça, après la caisse, cinquante-huit ans, AVC.
Quand elle était encore là, chaque fois que je passais la voir, ma mère
m’annonçait un décès, elle précisait l’âge, suivi de la cause, c’était sa
marotte. Et derrière, elle ajoutait immanquablement Si jeune, tu te rends
compte ? quel que soit l’âge du défunt. Pour ma mère, on était de toute
façon trop jeune pour mourir.

Je m’étais engagé sur la voie de gauche pour dépasser une voiture quand
j’ai vu apparaître dans mon rétroviseur intérieur un véhicule qui se
rapprochait de moi à une vitesse hallucinante, en me canardant de ses pleins
phares. Il ne semblait pas vouloir ralentir et ne l’a fait qu’à un mètre à peine
de mon pare-chocs arrière, sans cesser ses appels de phares. Mon compteur
de vitesse indiquait cent trente-trois kilomètres heure, sur une autoroute
limitée à cent trente, je me sentais dans mon bon droit sur la voie de gauche,
il devrait attendre que j’aie fini de dépasser le véhicule à ma droite et que je
me rabatte. Mais ça ne semblait pas dans ses projets, je le sentais de plus en
plus insistant. C’était une Audi blanche, ce qui confirmait la théorie que
j’avais fini par échafauder au gré de milliers de kilomètres passés sur
l’autoroute : les propriétaires d’Audi sont des chauffards dépourvus du
moindre civisme. Sans exception. Sans nuances. Sans discussion.
L’expérience avait imprimé cette certitude en moi comme un haïku. Dès
que possible, je me suis rabattu sur la voie du milieu, bien que j’aie été un
instant tenté de rester sur celle de gauche, par défi, pour lui montrer que,
non, il ne suffit pas de coller un véhicule en le mitraillant de pleins phares
pour accéder aux pleins pouvoirs. Quand il m’a dépassé, j’ai découvert au
volant un type avec une casquette, des lunettes noires et une barbe. À ma
hauteur, il m’a envoyé un regard que j’ai deviné agressif derrière ses verres
fumés, qui étais-je pour l’empêcher de faire du cent soixante sur l’autoroute
si telle était son envie ? Tu sais qui je suis, mec ? Je suis un propriétaire
d’Audi. Sais-tu seulement la vitesse que peut atteindre une Audi ? Connais-
tu son prix ? Je lui ai renvoyé un air que je voulais belliqueux mais qu’un
réflexe de survie m’a aussitôt fait rétrograder au rang de légère irritation.
Mon regard n’a pas très longtemps soutenu le sien, suffisamment toutefois
pour que je ne me sente pas totalement humilié.
À peine m’avait-il doublé qu’il s’est inexplicablement rabattu sur la
voie du milieu au lieu de continuer sa route, puis sur celle de droite, passant
miraculeusement entre les voitures, avant d’aller s’encastrer contre la
rambarde dans un choc spectaculaire qui l’a fait rebondir comme une boule
de billard, pour finir sa course immobile au beau milieu de l’autoroute. J’ai
assisté à la fin de la scène dans mon rétroviseur, stupéfait, l’Audi blanche en
travers de la voie du milieu, créant un embouteillage instantané que j’ai vu
peu à peu disparaître à l’horizon.

J’ai raconté à Gilles, l’accident, le chauffard, l’Audi qui m’avait doublé


avant de finir contre la rambarde, il m’a répondu Audi c’est de la merde.
L’analyse était succincte, je n’attendais rien d’autre.
Alors que la salle des professeurs baignait dans un brouhaha à peine
éveillé, Jacquet est entrée précédée par le bruit de ses talons. Elle a serré
quelques mains, elle ne les serrait jamais toutes, elle opérait une sélection
rapide et aléatoire, les critères étaient flous, probablement ne serrait-elle
que les mains les plus proches, dans un rayon d’un mètre autour d’elle. La
sélection devait être drastique, son temps était compté, on ne pouvait pas
non plus serrer toutes les mains du monde. Je n’avais jamais eu droit à la
poignée de main, Gilles non plus, nous étions trop retranchés dans notre
coin, Jacquet ne s’y aventurait pas, des fois qu’elle aurait croisé des
serpents venimeux, des mygales ou des jeunes de banlieue. Bassetto, en
revanche, s’avançait toujours vers elle pour avoir droit à sa poignée de
main. Gilles me chuchotait Lui on sait ce qu’il aurait fait en 40. Puis elle
lançait dans l’air un prénom d’enseignant – là aussi de manière aléatoire –
suivi de Il faudra que je vous voie pour les emplois du temps. Elle tenait à
venir instiller son pouvoir tous les matins, semer des petites graines
d’autorité. Comme les chats, elle marquait son territoire, elle venait pisser
dans la salle des profs pour nous rappeler qui commandait ici – même si
elle n’était que proviseure adjointe. Elle a disparu comme elle était entrée,
dissipant derrière elle un bruit de talons telle la traînée blanche derrière les
avions de ligne. Le bruit des pas après Jacquet était encore du Jacquet. On
ne fait pas autant de bruit quand on est adjoint. Quand on est adjoint, on met
de la feutrine sous ses semelles.
La première heure de cours, les élèves étaient toujours apathiques, sauf
quand il était question d’Hiroshima et Nagasaki. C’est un phénomène que je
notais chaque année. Cette partie du programme les captivait. À peine
prononcés ces deux noms, leur regard s’illuminait, leur menton se relevait.
J’étais tenté, par moments, au milieu d’un cours sur la crise de 29 ou les
élargissements de la CEE, de lâcher, comme ça, sans raison, Hiroshima et
Nagasaki, pour les réveiller, les remettre à flot. Hiroshima, une ville comme
tant d’autres et sur laquelle on envoie une bombe, sur des civils,
probablement des adolescents comme eux, qui se trouvaient peut-être dans
une salle de classe au moment du drame, une bombe et plus de cent mille
morts. Cent mille morts. Alors que ce chiffre effrayant avait fini par se
fondre dans la liste des chiffres effrayants et par en perdre de fait tout
pouvoir effrayant, il m’a sauté au visage. Cent mille morts. Il revêtait
soudain la dimension concrète qu’il n’aurait jamais dû cesser d’avoir. J’en
avais vu un, moi, de mort. Sous mes yeux. À la caisse d’Intermarché. Un
mort qui m’avait secoué, un corps vivant puis, quelques secondes plus tard,
mort. Ce corps multiplié par cent mille. Cent mille corps dans les allées
d’Intermarché. Cent mille types qui me doublent à la caisse et qui tombent
quelques mètres plus loin. Hiroshima : une gigantesque galerie de grande
surface à ciel ouvert, pleine de caddies renversés, des boîtes de haricots
rouges partout, inondant les rues, des tonnes de haricots rouges, et des voix
de Japonaises hurlant de tous les côtés Stéphanie, Stéphanie, quelqu’un sait
où est Stéphanie ? Je me suis trouvé face à vingt-huit paires d’yeux braqués
sur moi. Les élèves attendaient, déconcertés, intrigués, certains amusés.
J’étais resté silencieux les yeux dans le vague plus longtemps que je ne
l’avais imaginé. J’ai repris mon cours comme si de rien n’était sans
toutefois me départir de cette image, une jonchée de corps qui tous avaient
le physique du type d’Intermarché – avec les yeux bridés.

J’ai raconté l’accident à Léonie, un type en Audi a foncé contre la


rambarde, elle était indignée.
— Les gens roulent comme des malades, je ne comprends pas comment
il n’y a pas plus d’accidents.
Puis sans transition :
— Il faudra commencer à penser aux cadeaux, tu as une idée pour tes
neveux ?
— Un lot de cuisses de poulet.
Elle m’a fait répéter, j’ai répondu Non rien. Je n’avais aucune envie de
fêter Noël. Pas cette année. Alors que j’étais habituellement excité à l’idée
de notre rituel familial du 24 au soir, toujours le même. Je mettais l’album
de Sinatra In the Wee Small Hours et je nous servais à Léonie et à moi une
coupe de champagne bon marché. Je n’ai jamais su pourquoi j’associais à
ce point la voix de Sinatra à Noël, qui plus est avec son album le plus
mélancolique, mes parents ne l’avaient jamais particulièrement écouté
quand j’étais enfant. Peut-être était-il lié à une époque, les vieilles comédies
musicales qui passaient en fond à la télé pendant les préparatifs du
réveillon. Je buvais mon champagne, fredonnant les paroles en yaourt
pendant que les enfants s’attelaient à confectionner les toasts pour le repas
du soir en buvant leur Champomy.
Mais cette année, je n’avais plus l’élan. Rien n’avait la même teinte.
Noël n’a aucun intérêt quand on n’est plus l’enfant de personne. Et mes
enfants ne croyaient plus au père Noël. J’étais coincé entre deux béances,
assis sur une branche de houx. Et voilà que je devais trouver des cadeaux
pour mes neveux. Et pour Laurent et Corinne. La tradition voulait que
Léonie s’occupe des cadeaux pour sa fratrie et moi de ceux de mon frère et
sa famille. Et tous les ans, j’étais à court d’idées et suppliais Léonie de me
venir en aide au dernier moment. Nous nous dirigions tranquillement vers le
même scénario, sauf qu’elle m’avait annoncé, cette fois, Non, je suis
désolée, cette année il faut que tu te débrouilles, je ne peux pas m’occuper
de tout le monde. C’était plus facile pour elle. Dans sa famille, tout était
codifié. Le rituel des cadeaux, du moins les cadeaux entre adultes, était régi
par une loi aussi tacite qu’étrange consistant à s’offrir les mêmes cadeaux
tous les ans tout en paraissant surpris. Et tout le monde jouait le jeu de
l’amnésie collective et complice, une règle dont personne ne parlait et que
tous respectaient à la lettre. Je redoutais le jour où l’un des enfants
découvrirait le stratagème et l’oraliserait en toute innocence : Mais… vous
vous offrez toujours les mêmes cadeaux ! Le roi serait nu, un malaise pesant
s’installerait autour du sapin. Hein ? Quoi ? Qu’est-ce que tu racontes
Pierrick, allez jouer dans la chambre, les enfants. Et la soirée reprendrait
alors son cours, mais quelque chose serait brisé, un tabou, un secret
ancestral perpétué de génération en génération, le pacte du cadeau
immuable et surprenant. Comme tous les ans, ma belle-mère allait m’offrir
le Goncourt. Je n’en avais pas lu un seul. Et tous les ans, elle me demandait
ce que j’avais pensé du précédent, et tous les ans, je répondais J’ai
beaucoup aimé, c’est traité avec beaucoup de finesse et de psychologie, et
puis ça dit beaucoup de notre société, je trouve. Et tous les ans elle
concluait J’étais sûre que ça vous plairait, ce qui me confirmait qu’elle ne
les lisait pas non plus. Ou bien elle les lisait et je faisais mouche tous les ans
avec mon analyse. J’appréhendais le jour où un sujet de Goncourt ne serait
pas traité avec beaucoup de finesse et de psychologie.
— Mon frère veut que nous allions voir la maison de ma mère une
petite heure.
— Pour ?
— Pour voir un peu l’ampleur des travaux, voir ce qu’il y a à vider.
— C’est une bonne idée. Ça te permettra de t’acclimater, ce sera
l’occasion d’y retourner en douceur.
Allons donc. Même elle, même Léonie. J’étais seul dans mon camp
retranché. Le monde entier voulait vider la maison de ma mère. Pas un à
mes côtés dans l’équipe des conservateurs du musée.

Le conseil de classe avait duré plus longtemps que prévu. En même temps,
tous les conseils de classe duraient plus longtemps que prévu, de sorte que
la prolongation était devenue norme. Mais on espérait toujours que, cette
fois, on ferait plus court. Se trouvaient immanquablement des collègues qui
tenaient à passer un temps fou sur des cas à problèmes dans un lycée sans
problèmes, s’inventaient des moulins à combattre, à croire que certains
n’avaient pas de vie en dehors de l’établissement, ou appréhendaient de
retrouver un conjoint maussade qui allait leur parler des mauvais résultats
de sa boîte toute la soirée.
Comme souvent quand je rentrais tard, j’ai été accueilli par les
aboiements du chien de nos voisins, une sorte de bâtard aux cris perçants et
agressifs. J’avais toujours bien aimé les chiens, j’en avais eu à maintes
reprises dans ma vie, mais j’avais du mal avec celui-là, je le trouvais idiot.
Les chiens idiots n’existent pas, seuls les maîtres le sont. Sauf lui. Lui était
idiot, il ne devait son idiotie qu’à lui-même, un cas unique, et c’était tombé
sur moi, sur la maison à dix mètres de la mienne. Il continuait à m’aboyer
dessus alors même qu’il m’avait reconnu, alors même qu’il me voyait tous
les jours, matin et soir, et ce depuis plusieurs années.
Je n’étais pas d’humeur ce soir à supporter ses aboiements idiots de
chien idiot. Je me suis accroupi pour ramasser deux galets dans mon allée et
lui en ai lancé un en sifflant Tais-toi entre mes dents. Le galet est allé
percuter sa cuisse et le chien s’est effondré. J’étais pétrifié. Debout derrière
la haie, l’autre galet dans la main, fixant sans comprendre le corps brun sur
le gravier blanc. Par réflexe, j’ai vérifié autour de moi que personne n’avait
assisté à la scène. Était-il possible que j’aie tué un chien simplement en lui
lançant un petit galet ? Existait-il chez cette race – mais quelle race au
juste ? Ce chien était probablement un croisement de tout ce qui se faisait
dans le quartier en matière de vie animale –, existait-il un point
ultrasensible, une zone fragile et fatale, semblable à la fontanelle chez les
nouveau-nés ? Je suis resté un instant immobile dans le silence d’un soir de
décembre sans trop savoir quoi faire. Puis j’ai fini par rentrer.
Léonie regardait un documentaire sur Malraux, assise sur le canapé, les
jambes repliées sous ses fesses. Je l’ai embrassée sur le front en décidant de
passer l’événement sous silence. Peut-être, à l’instar de certaines espèces
tels les couleuvres ou les opossums, le chien avait-il simulé la mort comme
stratégie de défense ? J’avais lu récemment un article là-dessus, la
thanatose, ou simulacre de mort, mais je ne me souvenais pas avoir vu les
chiens parmi les espèces concernées. Avant de m’endormir, j’ai tapé sur
mon téléphone thanatose chiens dans le moteur de recherche. Sans surprise,
ces deux mots n’étaient associés nulle part.

Le lendemain, le parfum de café emplissait la cuisine, j’avais dormi plus


tard qu’à mon habitude. Léonie s’était levée tôt pour faire ses exercices, elle
s’était mise depuis peu aux Cinq Tibétains, rituel auquel elle s’adonnait tous
les matins au lever. C’est Corinne qui l’avait initiée, et ça suffisait à mes
yeux à discréditer le rituel, la philosophie, voire le Tibet dans son ensemble.
Mais je me gardais d’en parler à Léonie, les exercices semblaient lui faire
du bien, c’était suffisant pour que je les cautionne, Corinne ou pas.
— Tu as su pour Milo ?
À l’évocation de ce nom, mon souffle s’est suspendu.
— Milo ?
— Florent l’a retrouvé mort ce matin en partant au travail.
Je me suis senti devenir écarlate, j’ai dû prendre sur moi pour masquer
ma panique.
— Mort ? Ah bon mais… mort de quoi ?
— Il ne sait pas, ils l’ont retrouvé étendu sur le gravier, il a dû mourir
dans la nuit. Toute la famille est abattue, j’ai croisé Marie ce matin, elle
était en larmes. Les enfants ne s’en remettent pas.
J’ai été saisi d’une culpabilité mêlée d’incrédulité : je ne pouvais pas
avoir tué ce chien d’un simple galet dans la cuisse, c’était
physiologiquement impossible. L’hypothèse la plus probable était que Milo
devait mourir de toute façon cette nuit-là, il n’était plus tout jeune, crise
cardiaque et puis voilà. Et l’action d’aboyer à pleins poumons, au vu de son
âge, avait dû précipiter la chose. Je n’avais aucune raison de culpabiliser,
c’était irrationnel. Un galet, un simple galet sur une cuisse, la partie la plus
musclée de tout mammifère quadrupède, c’était insensé. J’ai repensé au
type du supermarché, cinquante-huit ans, AVC. Deux décès en l’espace
d’une semaine, quand bien même l’un des deux était celui d’un chien. Ces
derniers temps, statistiquement, je fréquentais beaucoup la mort.

En sortant la poubelle, je suis tombé nez à nez avec Marie, situation que je
voulais à tout prix éviter, au moins durant quelque temps. Je n’allais pas
pouvoir esquiver mes voisins jusqu’à la fin de mes jours, néanmoins
j’aurais préféré que l’affaire se soit un peu tassée avant de les recroiser. Le
lendemain du drame, la blessure était encore trop béante et ma culpabilité
bien trop fraîche, je n’avais pas la force d’affronter ça. Elle avait les yeux
rougis et le teint pâle.
— Léonie t’a dit pour Milo ?
— Oui, je suis désolé, Marie…
J’ai ajouté Toutes mes condoléances, me sentant aussitôt ridicule : on
n’adressait sans doute pas ses condoléances pour un animal, du moins ne
l’avais-je jamais entendu faire, mais j’étais si dépourvu que c’est la
première phrase qui m’était venue. Elle n’a pas semblé perturbée et a
enchaîné comme si je n’avais rien dit, le regard perdu dans les méandres du
gravier à nos pieds.
— On l’avait récupéré à la SPA, c’était une petite boule de poils toute
moche à l’époque, mais le regard qu’il nous a lancé quand on est passés
devant sa cage nous a immédiatement émus, c’est lui qui nous a adoptés en
quelques secondes. Les enfants ont grandi avec lui, c’était comme un
membre de la famille tu sais… On disait souvent que c’était notre troisième
enfant…
Je ne savais pas vraiment quelle attitude adopter, j’ai failli dire Il n’a
pas souffert, phrase qu’on prononce dans ce genre de situation, en dernier
recours, mais me suis repris aussitôt : qu’en savais-je ? Étais-je présent au
moment de sa mort ? Cette phrase aurait résonné comme un aveu. Qui me
disait qu’il n’avait pas souffert ? Et si au contraire il était mort au terme
d’une atroce agonie et d’interminables contorsions ? Je n’en savais rien. En
secours, une autre formule s’est imposée à moi : Il a fait sa vie. Bien que
j’aie toujours trouvé cette phrase assez maladroite. À partir de quel moment
estime-t-on qu’une personne a fait sa vie ? Existe-t-il une asymptote
traversant la courbe de vie au-delà de laquelle on peut affirmer : c’est bon,
la vie a été suffisamment faite, voilà une existence bien amortie ?
J’avançais à tâtons, posant mes pieds sur des phrases mouvantes au milieu
d’un torrent. On cherche toujours ses mots face à la mort, on les cherche
plus encore quand la culpabilité fait enfler le torrent.
— Comment… est-ce arrivé ?
— Aucune idée, Florent l’a retrouvé dans l’allée… Crise cardiaque
j’imagine… Si c’était un empoisonnement, on aurait probablement trouvé
des traces de vomissement…
Elle a tout à coup éclaté en sanglots, le visage plongé dans ses mains, je
me suis senti désarmé. Il me semblait que, paradoxalement, j’aurais mieux
géré la situation s’il s’était agi du décès d’un humain. Concernant un chien,
je n’avais pas les codes, j’avais du mal à évaluer la dose correcte de
compassion. J’ai posé la main sur son épaule et l’ai pressée plusieurs fois,
trouvant ce faisant mon geste tout à fait impudique. Elle a essuyé ses larmes
dans une tentative de sourire qui luttait à toute force contre ses muscles
faciaux.
— On va lui faire une belle cérémonie, et puis une belle demeure, ici,
dans le jardin, ainsi il sera toujours avec nous.
J’allais avoir un cadavre à côté de chez moi, c’est la première pensée
qui m’a traversé.
— C’est une idée formidable, Marie.
Elle a répété Oui, il sera toujours avec nous, puis a éclaté à nouveau en
sanglots. Je lui ai pressé l’épaule, je ne savais plus quoi faire de cette
situation. Elle a essuyé ses larmes en essayant de sourire, puis elle a dit
C’est comme ça, c’est la vie avant de fondre en pleurs une nouvelle fois, et
je m’imaginais déjà passer la matinée avec elle alternant larmes et ébauches
d’aphorismes souriants, et moi lui pressant l’épaule pour la faire changer
d’état comme une poupée des années 80. Heureusement elle a fini par dire
qu’elle devait y aller, je lui ai souhaité beaucoup de courage avant que nous
nous séparions. Quand je suis rentré, Léonie m’a tendu une feuille Canson.
— Aurore et Clément ont proposé qu’on leur écrive un petit mot de
soutien, je trouve que c’est une bonne idée.
Léonie avait écrit On pense très fort à vous dans ces moments difficiles,
on est là si besoin, vous le savez. On vous embrasse. Aurore, pour sa part,
s’était fendue d’un petit poème, un acrostiche délicat.

Ma petite boule de poils


Irrésistible amour
Lape bien les étoiles
On t’aimera toujours !

J’ai trouvé ça bien vu – même si j’avais du mal à saisir l’image de laper


les étoiles. Quant à Clément, il avait dessiné un chien auquel il avait ajouté
des ailes d’ange. Du moins je déduisais du contexte qu’il s’agissait d’un
chien. L’encre avait un peu bavé et il avait un œil noir deux fois plus gros
que l’autre, comme s’il était affecté d’un énorme abcès. Peut-être était-il
mort d’une infection oculaire qui avait dégénéré. Heureusement il avait
écrit Milo au-dessous pour éviter toute confusion. J’ai été pris d’une bouffée
de tendresse en imaginant Clément se débattre avec ce dessin, appliqué et
concentré, sa langue sortie. J’ai pensé Quand je mourrai, évite de me
dessiner, même avec des ailes.
C’était à moi d’ajouter quelque chose et je n’avais pas la moindre idée
de ce que je pourrais écrire.
— C’est pour quand ?
Léonie m’a lancé un regard éberlué, j’ai aussitôt regretté ma phrase,
celle d’un collégien qui doit faire un devoir à la maison.
— C’est que… Je ne sais pas trop quoi écrire…
Léonie m’a souri tendrement.
— Je suis sûre que tu sauras trouver les mots justes.
J’ai pris la feuille et me suis attablé. Comment passer après Aurore et
Léonie – c’était plus facile après Clément. J’ai fait tourner plusieurs
formules hurlantes d’insincérité – Il comptait beaucoup pour nous aussi ou
Il va nous manquer ou Il était si attachant. Je n’allais tout de même pas
écrire Il était complètement idiot. J’ai fini par me décider pour Courage
dans cette épreuve. Léonie a lu mon petit mot et j’ai aperçu l’ombre de la
déception passer dans son regard, la même qui traverse le parieur qui voit le
cheval sur lequel il avait tout misé sortir tranquillement de la piste pour
aller brouter.
— Tu n’avais pas plus froid comme formule ?
— Froid ? Mon mot est froid ?
— Un peu désincarné disons.
Léonie ajoutait de la culpabilité à la culpabilité : non seulement Milo
était peut-être mort par ma faute, mais mes messages de soutien étaient
désincarnés. Dans la voiture, sur le trajet pour aller au lycée, j’ai
machinalement continué à chercher des formules, comme si ça n’était pas
trop tard, comme si je pouvais encore faire demi-tour pour rectifier le tir.
Quand j’ai raconté à Gilles ce qui s’était passé, il m’a dit que le chien
pouvait très bien avoir fait une crise cardiaque à force d’aboyer, qu’il avait
peut-être une fragilité non décelée. Une fragilité non décelée. Voilà qui me
convenait tout à fait pour atténuer mon sentiment de culpabilité. Son cœur
aurait lâché de toute façon, même sans mon galet. L’issue aurait été
similaire s’il avait aboyé à cet instant-là sur un chat errant plutôt que sur
moi. J’imaginais un accusé ayant assassiné une famille entière à la hache et
dont l’avocat plaidait une fragilité non décelée de la famille.

J’errais dans les rayons bondés et surchauffés de la Fnac. Il me semblait que


Noël arrivait de plus en plus tôt. Je butinais sans conviction d’un rayon à
l’autre, m’attardant sur des choses qui m’intéressaient moi – c’est toujours
quand je cherchais des cadeaux pour les autres que j’en trouvais pour moi.
Je me suis arrêté devant le bac de CD et en ai fait clapoter quelques-uns au
hasard. De temps à autre j’en prenais un, examinais les titres au verso,
comme s’ils pouvaient orienter mon choix, et le reposais. J’ai attrapé un CD
d’Angèle, l’ai détaillé quelques secondes en me demandant si c’était jeune
ou pas jeune ? Paralysé par la peur de mettre à côté, de paraître ringard,
d’offrir un truc de boomer – insulte suprême proférée par la génération
suivante et qui pouvait nous tomber dessus à tout moment, au moindre
geste, au moindre mot d’un autre temps. Je suis sûr que les météorites
avaient fait preuve de plus de mansuétude envers les dinosaures au moment
de les exterminer. Nous évitions les balles perdues à chaque coin de rue et
nos sciatiques nous rendaient de moins en moins lestes. J’observais l’objet,
qui écoutait encore des CD ?
Mes neveux faisaient partie de la génération dématérialisée qui rendait
les idées cadeaux de plus en plus compliquées. Cette génération qui vous
regardait avec des yeux de poisson mort dès que vous leur tendiez un objet
autre qu’un téléphone. D’ailleurs, quel âge avaient-ils au juste ? J’étais
incapable de m’en souvenir, je devais chaque fois me livrer à un calcul
laborieux par rapport à mes enfants à moi. Dix et douze, voilà. Quelles
étaient les préoccupations d’enfants de dix et douze ans ? L’âge entre deux,
la faille spatio-temporelle en matière de cadeaux de Noël. Tous les ans, je
tentais le coup de l’enveloppe. Sinon on leur fait une petite enveloppe et ils
s’achètent ce qu’ils veulent, non ? Et, tous les ans, Léonie levait les yeux au
ciel, Une enveloppe, tu as vraiment le sens de la fête toi. C’est vrai qu’un
cadeau à côté de la plaque, c’était beaucoup mieux.
Noël était un immense générateur de déception dont on devait
scrupuleusement respecter les règles. Jusqu’au dernier moment, jusqu’au
dernier Noël, ma mère nous avait demandé de faire des listes, et j’étais
toujours ému de faire une liste pour ma mère, et plus les années passaient
plus ce geste me bouleversait. C’était chaque fois l’enfant en moi qui
s’attablait pour faire sa liste. Et on allait vider sa maison. Le sens de la fête,
parlons-en. En voilà un beau cadeau. Joyeux Noël, maman.
Un type à côté de moi faisait clapoter les CD aussi, nous avons échangé
un regard bref, deux naufragés sur des îles voisines se faisant des signes de
la main, sans qu’aucun puisse sauver l’autre. Il détaillait la pochette d’un
CD de Bigflo et Oli, et son regard disait aussi C’est jeune ou c’est pas
jeune ? Tous les ans j’avais espoir d’un retournement de dernière minute et
d’un dénouement de contes de fées : ils eurent une enveloppe et furent
heureux jusqu’à la fin de leurs jours. Au milieu des clapotis, j’ai commencé
à avoir la nausée, il fallait que je sorte. J’ai remis mes achats à plus tard,
après tout il restait encore un peu de temps. Le coureur de fond doit
s’économiser avant les derniers kilomètres. Voilà ce que je me suis dit. La
question étant : à partir de quand décide-t-on qu’on est dans les derniers
kilomètres ?
En arrivant chez moi, alors que je sortais de la voiture, je les ai vus, tous
les quatre, recueillis et silencieux autour de ce que je devinais être une
tombe. Ils étaient apprêtés comme pour une cérémonie religieuse officielle.
Florent a levé la tête et nos regards se sont croisés, le sien était d’une infinie
tristesse. Marie a levé la tête à son tour et s’est forcée à sourire. Je leur ai
répondu par une expression de compassion qui signifiait Je suis avec vous,
qui signifiait Je partage votre peine, qui signifiait Ah oui quand même, elle
est proche de la haie cette sépulture non ? Je l’ai fait remarquer à Léonie en
entrant, elle m’a répondu Ils ont mis de la chaux.
— De la chaux ?
— Oui, pour éviter les odeurs de putréfaction.
Il n’était pas seulement question d’odeur. L’idée même d’un corps se
décomposant à dix mètres de ma maison me mettait mal à l’aise. Ou bien
était-ce encore la culpabilité ? Je me suis vu un instant dans un roman de
Stephen King, le cadavre du chien du voisin s’extirpant de sa tombe à la
nuit tombée pour visiter son assassin avec une voix ténébreuse, Alors
comme ça on lance des galets ?
— Mais pourquoi ils ne l’ont pas mis de l’autre côté du jardin ?
— Ils voulaient une sépulture au sud.
— Une sépulture au sud ?
— Oui, c’est Marie qui m’a dit ça, pour le soleil, elle voulait que Milo
soit plein sud.
Je l’ai regardée en souriant, je m’attendais à ce que nous riions
ensemble, mais elle est restée impassible. J’ai effacé mon sourire et pris un
air de promoteur immobilier, Oui, plein sud, c’est mieux.

Arnaud Almeria lançait des coups d’œil paniqués sur la copie d’à côté
quand nos regards se sont croisés. Il s’est mis alors à fixer le plafond, l’air
concentré et les sourcils froncés, le bout du stylo tapotant sa bouche,
cherchant la date exacte du traité de Versailles dans les nuances de blanc au-
dessus de lui. Bien sûr qu’il la connaissait, ça allait lui revenir. J’ai détourné
les yeux quelques secondes pour lui éviter tout embarras supplémentaire. À
son âge, c’étaient les équations d’oxydo-réduction que j’allais chercher au
plafond, en contrôle de chimie, quand mon regard croisait celui du
professeur. Les plafonds de salle de classe regorgeaient de trésors
insoupçonnés, ils n’avaient rien à envier à celui de la chapelle Sixtine. J’ai
annoncé d’une voix solennelle et grave Il vous reste cinq minutes, avec ce
ton du pilote qui annonce une avarie de moteur. Je prenais un plaisir
malsain à prononcer cette phrase, elle me conférait un pouvoir surhumain :
en quelques mots, je décrétais la fin du monde, je déclenchais l’Apocalypse.
Arnaud Almeria a soudain abdiqué tout souci d’apparence, le plafond ne
l’inspirait plus, il ne s’y trouvait plus rien, on l’avait passé à la javel. À ce
stade c’était panique à bord, les femmes et les enfants d’abord, tout était
bon à prendre. Il s’est mis à recopier des dates et des noms au hasard çà et
là autour de lui, se disant qu’en ratissant large on glanait du récupérable.
Plus il y avait de sable, plus il y avait de chances que s’y trouve une pépite,
les orpailleurs de la dernière chance. Je pouvais deviner les commentaires
de chacun, au mot près, une fois dans la cour. Et c’est fou comme leurs
réactions à la sortie des contrôles en disaient long sur eux et sur les adultes
qu’ils allaient devenir. Inès Grimaldi dirait Holalaa j’avais fait l’impasse, si
j’ai la moyenne j’aurai de la chance, elle aurait 18,5. Yohann Castan dirait
Boh c’était pas hyper dur j’ai trouvé, il aurait 4. Arnaud Almeria dirait Fait
chier, je vais encore me faire défoncer, il se ferait défoncer.
Quand je suis entré dans la salle des profs, Gilles discutait avec
Séverine Perrot, la professeure de SVT, et je savais que ça n’était pas de
gaieté de cœur. L’unique conversation de Séverine Perrot consistait en de
longs monologues autour de son fils, Maxence. Tous les matins, elle jetait
son dévolu sur un collègue au hasard pour lui raconter les derniers exploits
de Maxence. Quand elle apparaissait dans la pièce, elle semblait balayer
l’assemblée du regard en se disant Tiens tiens, à qui vais-je bien pouvoir
parler de Maxence aujourd’hui ? Et nous adoptions tous la posture de nos
élèves quand nous leur annonçons que nous allons en interroger un au
hasard : nous fixions ce point au centre de la Terre qui a le pouvoir de nous
rendre invisibles. J’avais encore en mémoire la fois où Maxence avait
relevé une erreur sur le tableau de la maîtresse qui avait oublié un e au
participe passé, il avait levé le doigt pour le signaler, c’était incroyable,
quelle histoire, celui-là alors, je te jure. Je suis resté volontairement en
retrait, subitement fasciné par une annonce sur le tableau de liège, l’adresse
d’une réflexologue plantaire, une certaine Isabelle Gentil – était-ce un
pseudonyme ? –, qui prodiguait des soins pour votre bien-être. On pouvait
deviner sans trop se tromper qui avait punaisé quoi sur le tableau. Chaque
annonce portait la patte de son maître. Jacquet est entrée à ce moment-là, en
trombe comme à son habitude, et s’est dirigée droit dans ma direction, sans
serrer la moindre main. Elle s’est plantée devant moi et, me regardant à
peine, comme si le fait que je sois en face d’elle était accessoire, elle a
déclaré :
— Vous irez voir sur le planning, j’ai ajouté une réunion, nous allons
faire un groupe de travail sur l’évaluation par compétences, tâchez d’y être
cette fois…
C’était comme si elle venait de me gifler, là, en public. Deux jours avant
la réunion à laquelle elle faisait allusion, Clément avait fait une urticaire
géante, quarante degrés de fièvre pendant trois jours consécutifs, notre
généraliste avait été incapable d’en définir la cause, j’étais dans tous mes
états et avais complètement oublié la réunion. Je m’en étais excusé dès le
lendemain, certificat médical à l’appui. Excuses que Jacquet avait
accueillies avec une moue dubitative. Et à présent, elle osait faire référence
à cette réunion comme si j’avais tiré au flanc. J’aurais dû réagir, lui rappeler
les faits, l’urticaire, le certificat médical, même si je ne doutais pas qu’elle
s’en souvenait. Mais je n’ai rien dit. J’étais trop paralysé par la surprise et le
sentiment d’injustice pour répondre quoi que ce soit. Mon mutisme a sonné
la fin du combat.
Sans transition, elle a fait demi-tour pour aller parler à Jean-Paul
Lazare. Je ne voyais plus que son dos, et des fesses que l’on devinait
flasques sous une jupe noire. Que peut-on avoir subi dans son enfance pour
jouir à ce point de son petit pouvoir ? Combien de fois a-t-elle dû entendre,
au collège, des insultes sur son physique de petite rondouillarde ? Combien
de fois est-elle rentrée chez elle, le soir après les cours, mutique et dévastée,
se précipitant dans sa chambre pour éviter que son malheur ne chagrine sa
mère ? Le goût du pouvoir est enfant de sanglots ravalés. Aujourd’hui tout
ça était bel et bien terminé, l’heure de la vengeance avait sonné : c’était son
tour d’humilier les autres, son tour de leur imposer des réunions dépourvues
de sens.
Lazare était en plein rire forcé quand Jacquet s’est effondrée.
Tout le monde s’est retourné vers le bruit sec. Jacquet était au sol, dans
une position improbable, son corps ramassé. Un silence a plané, aussitôt
suivi d’une agitation désordonnée. Pris de panique, Lazare s’est mis à crier
en boucle Le 15, le 15 ! Florence Gaultier s’est agenouillée près de Jacquet
en lui prenant la main, Charlotte Abbal est intervenue pour dire qu’il ne
fallait surtout pas la déplacer. Chacun s’agitait, essayait de se trouver un
rôle. Gilles et moi avons échangé un bref regard incrédule. Le proviseur est
arrivé, s’est accroupi près de son adjointe, puis il est reparti aussitôt,
téléphone collé à l’oreille, avant de revenir quelques minutes plus tard, le
visage grave. La sonnerie du collège a retenti, il nous a demandé d’aller en
cours comme si de rien n’était. La matinée s’est passée dans une ambiance
irréelle. J’avais deux heures de cours durant lesquelles j’ai tenté de paraître
le plus naturel possible mais je n’y étais pas, et les regards intrigués
qu’échangeaient les élèves ne faisaient que me le confirmer. En fin de
matinée, un peu avant la sonnerie de midi, le proviseur est entré dans la
salle des professeurs, la mine sombre.
— J’ai une triste nouvelle à vous annoncer… Mme Jacquet est décédée.
Tout le monde était sous le choc. C’étaient la stupeur et
l’incompréhension qui dominaient, pas vraiment la tristesse dans un
premier temps. Jacquet n’était pas du genre à susciter les larmes. Bassetto
semblait décomposé.
— Mais… décédée de quoi ?
— A priori il s’agirait d’un AVC.
Nous sommes tous restés sans voix. La question s’est posée d’annuler
les cours, mais il était trop tard pour renvoyer les élèves chez eux, Ça
créerait une pagaille pas possible, a dit le proviseur, il a donc été décidé de
terminer la journée en passant l’événement sous silence. J’ai fini l’après-
midi dans un état second, je crois que j’étais plus secoué que je ne voulais
l’admettre.

Quand j’ai raconté ça à Léonie, elle a posé sa main sur ma joue et a eu l’air
sincèrement peinée pour moi, comme si je venais de perdre mon meilleur
ami.
— Ça va ? Tu n’es pas trop sous le choc ?
— Ben un peu chamboulé, c’est normal.
Elle a ajouté en regardant dans le vague, la main toujours sur ma joue,
Ben dis donc, c’est la loi des séries. J’ai mis un instant à comprendre
qu’elle faisait référence au type d’Intermarché. La pensée m’avait traversé
aussi mais je crois que je l’avais refoulée. Deux AVC à une semaine
d’intervalle. Puis elle a continué, toujours comme si elle pensait à haute
voix, À mon avis c’est lié à la période, c’est une période de stress, juste
avant les fêtes, toute la tension et la fatigue accumulées dans l’année
arrivent à leur comble pile à ce moment-là, juste avant les vacances, tu dois
le sentir avec tes élèves aussi non ? J’ai répondu Oui, c’est vrai, les élèves
n’en peuvent plus non plus. En réalité, les élèves n’en pouvaient plus un peu
tout au long de l’année, mais sa théorie m’a réconforté.
Plus tard dans la soirée, une autre piste m’a effleuré l’esprit. Se pouvait-
il qu’il s’agisse d’une épidémie ? Un genre de bactérie contenue dans un
aliment qu’auraient mangé Jacquet et le type d’Intermarché. Ou bien en lien
avec la qualité de l’eau, un composant toxique dans l’eau de la ville qui
aurait pu provoquer un caillot ou que sais-je. J’ai tapé AVC qualité de l’eau
dans le moteur de recherche, mais rien n’apparaissait. J’ai ensuite cherché
des statistiques sur les AVC, naviguant au gré de forums médicaux. J’ai
commencé à me sentir mal, oppressé par le flux d’informations anxiogènes,
dont aucune ne me satisfaisait vraiment. De lien en lien, sans bien
comprendre comment, j’ai fini par tomber sur un article titré Un Vietnamien
découvre des baguettes coincées dans son cerveau, le patient pense que les
baguettes ont été introduites lors d’une bagarre alors qu’il était ivre. J’ai
décidé d’adopter la version de Léonie : le stress, c’était parfait. J’ai mis un
moment à m’endormir, l’image de Jacquet s’écroulant au sol s’imposait à
moi dès que je relâchais mes pensées.

Le lendemain, tous les collègues arboraient le masque du deuil, certains


étaient habillés en noir, je me trouvais subitement décalé avec mon pull vert
– la couleur de l’espoir. Toute discussion légère était proscrite. La salle
baignait dans une pesanteur inhabituelle. Chaque geste était mesuré, comme
si nous étions dans une représentation fidèle du malheur plutôt que dans le
malheur lui-même. Je doutais que quiconque ici ait réellement du chagrin,
au mieux ressentions-nous un mélange de choc et d’anxiété : ce qui était
arrivé à Jacquet aurait très bien pu nous arriver à nous. C’est sur l’arbitraire
de nos propres finitudes que l’on se morfondait en silence. Si l’on baissait
les yeux, c’était avant tout pour n’être pas remarqués par le destin. Charline
Moreau, ma collègue d’anglais, s’est approchée de moi, tenant à la main
une sorte de tirelire artisanale en bois, elle aussi était tout de noir vêtue.
— On a organisé une cagnotte destinée à l’achat d’une couronne pour
les funérailles…
J’ai dit que c’était une idée formidable. J’ai plongé la main dans ma
poche et fouillé quelques secondes au milieu de trousseaux de clés, sans
succès. Je me suis senti mal à l’aise. J’ai dit à Charline Moreau Je suis
désolé je n’ai pas d’espèces, je peux t’apporter ça demain ?
— Oui oui bien sûr, les obsèques ont lieu mardi, ça nous laisse un peu
de temps…
Sa réponse m’a fait réaliser que nous étions attendus aux obsèques de
Mme Jacquet. Ça semblait évident, après tout nous étions collègues, mais
c’était une éventualité que je n’avais pas envisagée.
Il avait été demandé à tous les professeurs de faire observer une minute
de silence aux élèves au début du premier cours de la journée, pour leur
donner l’occasion d’avoir une petite pensée pour Mme Jacquet, et j’aurais
été curieux de savoir quelles pensées les avaient traversés durant cette
minute. Une fois le temps écoulé, Florence Vialat a levé la main et a
demandé si on pouvait parler de ce qui s’était passé.
— C’est quand même un gros choc, je crois que ça ferait du bien à pas
mal d’entre nous de pouvoir l’oraliser…
Je me suis trouvé démuni, néanmoins j’ai accédé à sa requête. Je ne
pensais pas utile de mettre en place une cellule psychologique au lycée en
pareille circonstance, mais admettons.
C’est elle qui a ouvert le bal : Qu’est-ce qui lui est arrivé exactement ?
AVC. Mais, elle avait des antécédents ? Je ne sais pas. Les questions se
sont peu à peu muées en manifestations d’angoisse puis en débat : Tu
préfères mourir d’une longue maladie où tu te vois partir et tu souffres mais
tu as le temps de faire des adieux ou tout d’un coup d’un AVC où tu vois
rien venir et tu as pas le temps de souffrir mais tu as rien préparé ? Chacun
y allait de son argumentation et je trouvais aussi surprenant que passionnant
le spectacle d’adolescents capables d’une maturité qui leur faisait parfois
défaut par ailleurs, comme si, face à la mort, nous avions tous le même âge,
les mêmes outils, les mêmes connaissances, à savoir aucune, zéro partout la
balle au centre, l’égalité dans toute sa splendeur.
— Et vous monsieur, vous préférez quoi ?
Je suis resté à nouveau dépourvu. J’ai repensé à ma mère que j’avais
vue partir. Avait-elle préparé son départ ? Non. Soit on ne le fait pas parce
qu’on refuse d’admettre que l’on va mourir, soit on ne le fait pas parce
qu’on est trop fatigué, en bout de course, démerdez-vous, laissez-moi
tranquille maintenant, j’ai bien mérité de me reposer un peu. Le temps de
préparer, tu parles, on ne sait même pas ce qu’on doit faire avec cette
maison. Si tu nous l’avais dit, à Laurent et à moi, on n’en serait pas là. Et
plus l’heure tournait, plus je voyais Churchill, Roosevelt et Staline
s’ennuyer dans un coin de la classe. Churchill tirait sur son cigare et me
lançait des regards insistants en tapotant sur sa montre gousset du bout de
son index d’un air de reproche, le programme n’allait pas se boucler tout
seul. J’ai dit Je crois que je préférerais avoir le temps de préparer. Ma
réponse a provoqué une nouvelle vague d’échanges, Winston a levé les
yeux au ciel.

Je devais aussi trouver un cadeau pour Léonie. Tous les ans, c’était un
casse-tête. Même si elle avait des goûts simples et l’émotion facile. L’an
dernier, une écharpe Kiabi l’avait émue aux larmes. C’est l’écharpe qui te
fait pleurer ? — Non, c’est le papier cadeau, je t’imagine en train de le
plier péniblement pendant des heures pour un résultat, comment dire,
approximatif. Je prenais toujours comme excuse à mes paquets cadeaux mal
faits les ciseaux, le scotch, et de manière générale le fait que le monde n’est
pas adapté aux gauchers, façon élégante de dire que je n’étais pas adapté au
monde. Finalement, j’aurais très bien pu me contenter de lui offrir tous les
ans une boule de papier cadeau froissé pour l’émouvoir.
Je me souviens du cadeau de Laurent à Corinne l’an dernier. Il lui avait
fait une surprise et nous avait mis dans la confidence, Léonie et moi, peu de
temps avant : deux billets pour New York, un séjour d’une semaine entre
Noël et le jour de l’An, en amoureux, les enfants iraient chez les parents de
Corinne. Mais alors qu’il avait déjà acheté les billets, elle avait évoqué à
plusieurs reprises le projet d’aller voir, à cette période-là, son frère à
Briançon. Laurent ne pouvait pas prendre le risque que Corinne organise
une semaine de ski chez son frère cette semaine-là. Il avait alors eu l’idée
d’un faux cadeau : lui faire croire qu’il avait réservé des billets pour la
Laponie, destination qui lui semblait suffisamment attractive pour bloquer
la date mais assez particulière pour que, derrière, l’annonce de la vraie
destination éclate de mille feux et conserve son effet de cadeau surprise.
Quand il lui avait annoncé la nouvelle, elle était restée un instant en arrêt
puis avait éclaté en sanglots en se jetant dans ses bras, la Laponie, c’était
merveilleux, elle avait toujours rêvé d’y aller, surtout en décembre, avec
tout ce que le lieu charrie à la période de Noël, le lien étroit avec la magie
de l’enfance, le père Noël, les lutins, elle lui avait raconté tout ça entre deux
spasmes d’émotion. Laurent s’était trouvé décontenancé : le faux cadeau
devenait plus scintillant que le vrai. Il se retrouvait avec deux billets pour
New York alors que Corinne était folle de joie à l’idée d’aller en Laponie. Il
était passé nous voir un soir pour avoir notre avis, surtout celui de Léonie. Il
ne savait pas quoi faire avec cette histoire, il était complètement
déboussolé, devait-il annuler les billets et très vite en trouver de nouveaux
pour la Laponie ou bien prendre le pari que New York supplanterait la
Laponie ? Il s’en voulait d’avoir choisi la Laponie comme fausse
destination. Pourquoi n’avoir pas opté pour un lieu plus modeste, la
Bourgogne ou le Cotentin ? Pourquoi le premier nom qui l’avait traversé
avait-il été celui-là ? En même temps, qui rêve d’aller en Laponie ? Avoue,
j’ai la poisse, répétait-il. Léonie lui avait demandé Mais tu ne savais pas
qu’elle rêvait d’aller en Laponie ? Non, il ne savait pas, et cette histoire
ouvrait une porte sur un gouffre vertigineux : comment peut-on découvrir
une passion chez l’autre après vingt ans de vie commune ? Si ça se trouve,
un tas de gens rêvaient d’aller en Laponie sans que ça soit jamais formulé,
comme un rêve enfoui et lointain. C’était peut-être le non-dit le plus
répandu dans les couples. La Laponie : le royaume du malentendu. Le
cimetière des mots perdus. Finalement il avait changé les billets et n’avait
jamais parlé de New York à Corinne. Elle avait beaucoup aimé la Laponie,
même si elle ne se l’était pas imaginée ainsi. Elle avait trouvé ça très
sympa. Et j’avais senti mon frère s’affaisser de quelques centimètres quand
elle avait prononcé ces deux mots.
En me garant dans l’allée, j’ai été pris d’une appréhension en ne voyant
pas la voiture de Laurent. J’ai sonné, c’est Corinne qui m’a ouvert, elle a eu
l’air surprise.
— Laurent ne t’a pas prévenu ?
— Prévenu ?
Il avait eu un appel de dernière minute, un client à aller voir, et avait dû
partir en catastrophe. Il devait me téléphoner pour reporter la visite.
Absorbé par l’urgence, il avait oublié de le faire. J’étais partagé entre
deux sentiments : le soulagement que notre rendez-vous soit annulé et
l’effroi de me retrouver là, face à Corinne, en tête à tête. Elle non plus ne
semblait pas trop savoir quoi faire de cette situation. Elle a fini par trancher.
— Entre boire un café.
Je savais que sa proposition ne lui était dictée que par les convenances.
Nous étions aussi embarrassés l’un que l’autre. J’ai failli lui répondre par
réflexe que je ne pouvais pas car j’étais pressé mais c’était absurde : j’étais
censé aller voir la maison de ma mère avec Laurent et ce créneau venait de
se libérer sous nos yeux. Nous étions coincés. Elle m’a fait entrer, nous
nous sommes fait maladroitement la bise sur le pas de la porte. Elle m’a
demandé Comment va ? et a pendu mon manteau derrière la porte. Je
comptais sur la présence des enfants pour combler le vide et détourner
l’attention, mais j’avais oublié qu’ils étaient à l’école. J’étais rarement
venu, pour ne pas dire jamais, dans cette maison en l’absence de mon frère.
Il était acté que Noël se faisait tous les ans chez Corinne et Laurent. Les
premières années, Léonie avait proposé d’alterner, ils étaient d’accord,
avaient trouvé l’idée parfaite. Mais tous les ans, comme si de rien n’était,
Corinne finissait toujours par dire On le fait chez nous cette année, ça vous
va ? Les premières fois, Léonie, surprise, avait tenté une piqûre de rappel,
On n’avait pas dit qu’on alternait ? Mais Corinne avait toujours des
arguments aussi fallacieux qu’imparables, assénés sur un ton péremptoire,
de sorte que nous n’insistions pas. Après tout, ça n’était pas très important.
Corinne et Laurent ne jouaient pas à l’extérieur. Ils ne visitaient pas, ils
recevaient. Et puis chez eux c’était plus grand, on serait plus à l’aise, leur
sapin était plus haut, leur crèche plus vaste, leur foie plus gras, leur saumon
plus fumé, leur dinde plus grosse. Mon père, qui avant de mourir avait eu le
temps de connaître Corinne au début de sa relation avec Laurent, l’avait très
vite cernée. Il avait dit un jour Celle-là elle veut toujours tellement en
mettre plein la vue à tout le monde qu’avant de mourir elle demandera à
être enterrée dans un cercueil de dix mètres sur quinze. Je crois que Laurent
aurait parfaitement admis qu’on alterne, c’était encore Corinne qui faisait
des siennes. Je l’imaginais bien lui dire Oh non, on va pas aller chez eux,
j’étouffe là-bas, et puis c’est mal agencé, tu ne trouves pas que c’est mal
agencé ? Et surtout elle tenait à gérer le repas de Noël de A à Z, le moindre
apport extérieur pouvant à tout moment déséquilibrer les saveurs et les
textures, faire trembler la Terre sur son axe, démagnétiser les pôles. Léonie
mettait tout de même un point d’honneur à apporter un petit quelque chose,
la plupart du temps un dessert supplémentaire, pour ne pas perturber la
chronologie et l’harmonie des plats en s’immisçant au milieu. Et chaque
fois, découvrant et goûtant ce que nous avions apporté, Corinne se tournait
vers Laurent et lui disait quelque chose comme Ça me rappelle ceux qu’on
avait mangés à Aix, tu te souviens ? Invariablement, ce qu’on apportait la
ramenait à la même chose ailleurs et en mieux, elle négligeait ce qui se
trouvait devant elle, recouvrant le présent d’un passé plus rutilant.
J’y allais tous les ans à reculons mais le faisais pour ma mère, les
occasions de nous retrouver tous ensemble étant suffisamment rares pour
que je fasse un effort. Et j’étais toujours content de passer Noël avec elle,
Corinne ou pas. Autant dire que cette année, ma motivation était réduite à
zéro.
Ils avaient installé, dans un coin du salon, un sapin gigantesque, décoré
à outrance, saturé de guirlandes et de boules en tous sens. À côté du sapin
trônait une crèche immense. J’ai sauté sur l’occasion pour m’accrocher à un
sujet de discussion.
— Dis donc elle est magnifique ! Elle est plus grande que celle de l’an
dernier il me semble non ?
J’ai senti une pointe de fierté dans son sourire. J’avais fait mouche.
— Ah ça elle m’en a donné du fil à retordre, celle-là…
Elle a saisi la perche que je lui tendais pour se lancer par le menu dans
les étapes de sa conception, le papier rocher, la mousse ramassée en forêt, le
gravier fin qu’elle était allée acheter, tiens-toi bien, dans un magasin
d’aquariophilie. Oui oui, figure-toi que c’est du gravier d’aquarium que tu
vois là. Ça alors, j’étais bluffé. Debout face à la crèche, nos cafés à la main,
nous avions l’air de deux ingénieurs du génie civil faisant le tour du
chantier. Elle est passée aux santons, ceux-là venaient d’une boutique tout à
fait charmante d’Aigues-Mortes, une petite ville en Camargue qu’ils avaient
visitée l’été dernier. J’avais choisi le bon sujet, elle était intarissable, sa
fierté illuminait le salon. Comme aurait dit mon père, si elle avait pu mettre
deux Jésus dans la crèche pour faire mieux que les autres, elle l’aurait fait.
Notre échange s’est limité à la crèche. Quand nous avons estimé avoir fait
le tour de la question, elle m’a demandé Et toi le boulot ça va ? Bientôt les
vacances ? Nous avons échangé quelques mots avant de nous séparer. Je
suis sorti épuisé.
Une fois dans la rue, j’ai humé l’air froid et sec de décembre et j’ai
ressenti ce bien-être que doivent connaître les détenus qui posent le premier
pied sur le trottoir devant la lourde porte de la prison. À aucun moment
n’avait été évoquée la maison de ma mère – celle de Jésus avait occupé tout
l’espace.

J’ai considéré l’annulation de Laurent comme un signe : je devais retourner


seul dans la maison. Pour m’habituer à l’idée, pour que le choc soit moins
violent le jour où il me faudrait m’y rendre avec mon frère. Le simple fait
de glisser la clé dans la serrure m’a immédiatement plongé dans une
profonde mélancolie et j’ai vu défiler les milliers de fois où j’avais
accompli ce geste. En entrant dans la cuisine, le vide abyssal m’a aspiré, le
bruit de mes pas sur le carrelage blanc semblait résonner comme à
l’intérieur d’une grotte. Pour combler le vide, parce qu’il était insupportable
et étouffant, par réflexe, par instinct de survie, j’ai imité ma mère, j’ai pris
sa voix pour oraliser ce qu’elle disait toujours quand j’arrivais.
— Tiens, c’est toi, ça me fait plaisir, assieds-toi.
J’ai ajouté, toujours avec la même voix :
— Tiens, tu veux pas monter le chauffage en passant ? Il est à
combien ? Il fait froid non ?
J’ai souri en entendant ma mère par ma bouche. On nageait en plein
film hitchcockien. Tout en échangeant avec elle, alternant nos deux voix,
j’ai fait les cent pas dans la cuisine, tournant autour de la table, ouvrant des
tiroirs et des placards au hasard. J’ai été pris d’une profonde désolation en
découvrant des coupons de réduction de grandes surfaces, je ne sais pas
pourquoi, probablement n’y avait-il rien de plus ironique que de partir avant
d’avoir pu utiliser des coupons de réduction soigneusement accumulés. Ma
mère avait pour habitude de tout garder, le moindre tiroir servait de coffre-
fort à des babioles sans lien les unes avec les autres, hormis l’absence totale
d’utilité et de valeur. Mais chacune était chargée d’une histoire que seule
ma mère connaissait – et avait elle-même écrite. J’avais hérité d’elle la
phobie de l’abandon transféré au moindre objet passé entre mes mains plus
de deux minutes – alors l’abandon d’une maison dans laquelle j’avais vécu
mes plus belles années, n’en parlons pas.
Sur le vieux meuble en bois massif du salon, une photo de Laurent et
moi, on devait avoir cinq et sept ans. Laurent était déguisé en Zorro et moi
simplement vêtu d’un pantalon de velours marron et d’un gilet marron par-
dessus une chemise blanche. J’étais déguisé aussi. En Bernardo. Je voulais
être déguisé en Zorro, c’est même moi qui avais eu l’idée, mais Laurent
avait fait un caprice, c’était lui Zorro, et selon lui il ne pouvait y en avoir
deux, c’était impensable. Ma mère avait alors proposé que je sois Tarzan –
avec le recul, je comprends que c’était le maigre budget déguisements qui
avait dicté sa suggestion. J’avais protesté : comment voulait-elle que Zorro
et Tarzan se côtoient dans la même histoire, outre qu’ils n’appartenaient pas
à la même époque, l’un vivait en Amérique et l’autre en Afrique –
bizarrement la coexistence de deux Zorro me choquait moins. Après
plusieurs suggestions, par souci de cohérence scénaristique, j’avais fini dans
la peau de Bernardo, le muet à tout faire de Zorro. Comme un symbole
annonciateur de notre relation pour les dizaines d’années à venir : de nous
deux, désormais, ce serait moi Bernardo.
Je suis monté à l’étage, dans ma chambre. J’ai été asphyxié par la même
vague d’émotion que dans la cuisine, mais au centuple. Rien n’avait bougé
non plus. Là aussi, j’ai détaillé chaque objet, chaque morceau d’existence.
Sur le bureau, toujours à la même place, ma petite figurine Spider-Man en
plastique. Je devais avoir cinq ans, un samedi en revenant des courses, on
avait oublié ma figurine Spider-Man à la cafétéria de Mammouth, à
quarante kilomètres de chez nous. J’étais inconsolable. Environ quinze
jours plus tard, ma mère avait attendu que je sois attablé dans la cuisine
pour ouvrir ostensiblement le courrier devant moi. Mon père buvait son
café et me regardait du coin de l’œil. Au milieu de plusieurs lettres, ma
mère s’était arrêtée sur une grande enveloppe marron en disant d’un air
étonné Tiens qu’est-ce que c’est que ça ? Elle en avait d’abord tiré une
lettre qu’elle avait lue à haute voix. Bonjour, vous trouverez dans le paquet
quelque chose qui je crois vous appartient, je l’ai trouvé à la cafétéria de
Mammouth. Puis elle avait sorti du paquet une figurine Spider-Man qui
n’avait rien à voir avec celle que j’avais perdue. Alors que la mienne
possédait des membres articulés, celle-là était tout d’un bloc, en plastique
rigide, à la finition approximative, et elle était deux fois plus petite. Mon
père s’était exclamé Oooh ça alors ! Je n’avais que cinq ans, pourtant je me
souviens très bien avoir relevé que, un : l’enveloppe ne comportait pas de
timbre, deux : l’écriture de la lettre était celle de ma mère. Jamais on n’avait
vu subterfuge aussi grossier. Pourtant j’avais été infiniment attendri.
Attendri à l’idée qu’ils aient mis quinze jours à trouver une figurine qu’ils
pensaient similaire à la mienne, attendri à l’idée qu’ils se soient livrés à
toute cette mise en scène par souci de crédibilité. J’avais attrapé la figurine
et l’avais serrée contre moi, les larmes aux yeux, en m’exclamant Spider-
Man ! J’avais senti leur joie débordante, leurs efforts récompensés. À cinq
ans, c’était déjà moi qui épargnais mes parents. Les jours passant, à force de
faire semblant d’y être attaché, je m’y étais attaché pour de bon.
Dans cette chambre se côtoyaient toutes les périodes de ma vie sans
souci de cohérence, l’enfance était rangée avec l’adolescence qui elle-même
se mêlait aux prémices de l’âge adulte. Sur le mur au-dessus de Spider-Man
trônait encore mon poster de The Wall. J’ai attrapé ma vieille guitare posée
dans un angle de la pièce et me suis assis sur le lit pour égrener
maladroitement l’arpège de Hey You de Pink Floyd. La chambre appelait ce
morceau, tous deux étaient intimement liés. Puis j’ai ouvert quelques
bandes dessinées au hasard que j’ai feuilletées un temps indéterminé,
chaque case, chaque bulle me renvoyant à des images très précises –
certaines à des sensations de fièvre et de gastro, alors que j’étais cloué au lit
et passais mon temps à les lire et relire. Il semblait hors de question que je
vide un jour cette chambre, c’était inconcevable. Elle resterait là, telle
quelle. Jusqu’à la fin des temps – du moins, jusqu’à la fin des miens. J’ai
pris la figurine Spider-Man, l’ai glissée dans ma poche et suis reparti. Ma
mère m’a dit de me couvrir, surtout le cou, tu as le cou fragile tu le sais, tu
n’as pas d’écharpe ? Je l’ai rassurée, l’écharpe est dans ma voiture, et je
suis sorti.

Quand j’ai vu Charline Moreau entrer dans la salle, j’ai été pris de sueurs
froides. J’avais oublié de retirer des espèces pour la cagnotte. Ça m’était
complètement sorti de la tête. J’ai envisagé un instant de partir discrètement
pendant qu’elle saluait des collègues, mais je risquais d’être pris en flagrant
délit de fuite, c’eût été humiliant. Je me suis à nouveau focalisé sur le
tableau de liège des annonces (Marché de Noël des enfants, apportez les
jouets que vous n’utilisez plus, parce qu’il est si simple de faire naître un
sourire !). Je tenais mon gobelet de café dans la main, me souvenant d’une
étude disant qu’il fallait éviter de boire dans du plastique, les molécules de
plastique diluées dans le café pouvaient à terme se révéler cancérigènes,
privilégiez les gobelets en carton conseillait l’article, et pour vos cellules et
pour la planète. Je m’absorbais dans n’importe quel sujet qui aurait pu me
soustraire de la présence de Charline Moreau. Je l’ai sentie s’approcher
lentement de moi comme un gnou qui boit à l’étang ressent intuitivement la
menace sourde de la présence féline. Quand elle a été à ma hauteur, je ne
pouvais plus l’ignorer, j’ai levé la tête, surpris.
— Tiens, Charline, ça va ?
— Très bien. Je reviens pour la cagnotte, tu sais, pour Mme Jacquet.
J’ai pris un air dépité, me suis tapé le front, et ai lâché Oh non, je savais
bien que j’oubliais quelque chose. J’ai vu passer dans son œil l’ombre d’un
soupçon. Non, je n’avais pas oublié, je mentais, elle en était persuadée. La
vérité c’est que je ne voulais pas participer à la cagnotte, j’étais trop radin,
voilà, c’était ça la vraie raison, j’étais un sale radin. Le jour des obsèques
trônerait sur le marbre de la stèle une immense couronne de fleurs rouges et
roses barrée d’un large bandeau mauve sur lequel serait inscrit De la part de
tous ses collègues sauf Cyril Jacquemin.
— Je te donne ça demain sans faute…
— Oui, si tu peux, ce serait bien.
Ces quelques mots prononcés avec le plus d’égards et de convenance
possible avaient pourtant le tranchant d’un couteau japonais. Elle s’est
éloignée, je me suis retrouvé seul et honteux. J’avais la sensation que tout le
monde avait écouté la scène et s’était remis à parler comme si de rien
n’était. Je me sentais dans la peau de l’enfant qu’on vient de réprimander et
qui veut garder un dernier résidu de dignité en tentant de rester naturel et
détendu. En fin de matinée, Laurent m’a téléphoné pour s’excuser de
m’avoir fait faux bond, je lui ai dit que ça n’était pas grave tout en laissant
percer une pointe de culpabilisation.
— Le truc c’est que j’avais annulé un rendez-vous pour venir…
C’était faux. Mais, pour la première fois, il n’avait pas l’ascendant.
J’avais accepté sa proposition, c’était lui qui avait gâché l’occasion, il
n’était pas en position de négociation. C’était une aubaine suffisamment
rare pour que je ne la laisse pas m’échapper. D’autant que, depuis mon
passage à la maison, j’avais encore moins envie de la vider. Il s’est excusé à
nouveau et a demandé On tente la semaine prochaine ? J’ai répondu Ça va
s’accélérer, tu sais ce que c’est, les fins d’année, les conseils de classe, les
derniers dossiers à boucler – dossiers était un terme suffisamment vague et
universel pour parler à tout le monde, les dossiers de fin d’année, bien sûr,
ne m’en parle pas.
— Et puis, je suis d’enterrement…
J’ai laissé une suspension dramatique. Je suis d’enterrement. C’était une
tournure de phrase qu’utilisait ma mère, je n’ai jamais vraiment su si elle lui
était propre ou si elle était grammaticalement correcte, je la trouvais
étrange, elle revêtait presque une dimension festive, accentuée par le fait
que ma mère passait généralement des heures à s’apprêter avant de se
rendre aux enterrements.
— Oh… Qui ça ?
— Ma proviseure adjointe, AVC.
— Oh, je suis désolé.
Je m’en voulais d’avoir eu recours à l’argument ultime, le joker
imparable : le deuil. Mais en l’occurrence, c’était vrai. Je me suis abstenu
de lui dire que j’étais passé seul à la maison, il m’aurait posé à n’en pas
douter des questions que je n’avais pas envie d’entendre, des questions
logistiques et austères. Alors l’humidité sur la tapisserie ? Alors la
moisissure dans la salle de bains ? Alors les placards à vider, tu estimes ça à
combien de voyages ? On part sur quoi en termes de mètres cubes ? Il y
avait peu de chances qu’il me demande des nouvelles de Spider-Man et de
l’émotion que j’avais ressentie en le retrouvant. Peu de chances qu’il veuille
savoir ce que provoque le vide de la cuisine quand on y entre, l’attente
désespérée d’un son fossile.
— C’est embêtant, ça repousse à après les fêtes. Sinon la semaine
suivante ?
Il ne lâchait rien. Je me sentais faiblir au fur et à mesure de notre
discussion, mes mots perdaient en puissance, ma superbe s’affaissait. À
quel moment avais-je cru que j’aurais l’ascendant sur mon frère ? Que
j’allais balayer le dossier à coups de deuil ? J’avais perdu mon avantage en
deux temps trois mouvements. J’étais l’escargot qui, sur la ligne de départ,
jubilait d’avoir un mètre d’avance sur le guépard.

Quand je suis sorti de la voiture, ils étaient encore tous les quatre autour de
la sépulture. Soit je jouais de malchance, soit ils passaient ici le plus clair de
leur temps. Ils allaient finir par installer leur cuisine, puis peu à peu les
autres pièces de la maison, ici, dans le jardin, autour du petit tas de terre. Il
eût été plus pratique de mettre la sépulture directement au milieu du salon.
Florent a levé les yeux et nos regards se sont à nouveau croisés. Je ne savais
plus quelle expression lui renvoyer. J’ai essayé d’imprimer une surenchère à
mon empathie sans vraiment y parvenir. Il m’a souri tristement et a hoché la
tête, un hochement qui semblait me dire C’est comme ça, c’est la vie, il
n’est inscrit nulle part qu’on est né pour être heureux. Les trois autres
étaient absorbés dans leur recueillement, je me suis empressé de rentrer
chez moi.
— Alors ? Comment ça s’est passé ?
— Laurent a annulé.
Léonie a ouvert de grands yeux.
— Annulé ? Lui qui était si pressé d’y aller ?
— Il a reçu un appel d’un client.
J’ai dit à Léonie que les voisins étaient encore en procession.
— Oui je sais, ils ont beaucoup de mal à s’en remettre.
Elle a ajouté qu’elle les avait invités à venir prendre l’apéritif un soir
pour leur changer les idées. J’ai eu un temps d’arrêt. Les imaginer ici, l’air
maussade, Marie éclatant régulièrement en sanglots, me déprimait
d’avance. Peut-être même allaient-ils amener la sépulture de Milo avec eux,
entre deux cacahuètes ils se lèveraient et iraient silencieusement se
recueillir tous les quatre autour du tas de terre. J’ai cherché une formule qui
ne paraisse pas trop égoïste.
— Tu es sûre qu’ils ont la tête à ça ?
— Bien sûr que non, c’est pour cette raison que je les ai invités. Pour
les sortir un peu de leur enfermement. On se doit d’être présents pour eux.
S’il t’arrivait un malheur, tu aimerais qu’ils soient là aussi pour toi.
J’ai pensé Probablement pas mais j’ai acquiescé en silence. Je me suis
ouvert une bière. Léonie m’a demandé si j’avais trouvé des cadeaux pour
mes neveux. J’ai dit J’avais pensé à des CD. Elle m’a lancé un regard
perplexe.
— Plus personne n’écoute de CD, Cyril, encore moins les jeunes, je suis
sûre qu’ils ne savent même pas ce que c’est.
J’ai essayé de défendre ma position, Si si ça revient à la mode, j’ai lu un
article là-dessus, les jeunes se remettent à écouter des CD. Je n’avais
jamais lu d’article là-dessus, je tentais de sauver les apparences dans un
sursaut d’orgueil, je m’inventais des dossiers solides.
— Non, les vinyles reviennent à la mode, les cassettes à la limite, pas
les CD. C’est comme si tu leur offrais un téléphone filaire à cadran.
Je suis resté silencieux. J’ai pensé au type à côté de moi au rayon CD de
la Fnac. À cet instant précis, il devait avoir exactement la même discussion
avec son épouse. Je me suis senti moins seul. Je buvais ma bière en
imaginant un club, dans un sous-sol sombre, où se rendraient tous les
quadras désœuvrés, le Club des naufragés de Noël, tous assis en cercle, et
mon voisin de rayon prendrait la parole, Voilà, j’avais pensé à des CD
mais… Il éclaterait en sanglots, Je suis perdu, je suis perdu, mon Dieu si
vous saviez comme je suis perdu, et un type avec une voix calme et
profonde lui dirait Nous sommes là, Michel, nous sommes là, ensemble nous
allons trouver, et sa voix nous redonnerait foi en l’avenir.

À l’autre bout du couloir, j’ai aperçu Charline Moreau qui arrivait dans ma
direction, j’avais encore oublié de retirer de l’argent. Mon oubli récurrent
ressemblait à s’y méprendre à un acte manqué. Je la voyais approcher sans
pouvoir me défiler, avec cette impression d’être dans un film de zombies,
entouré de collègues, yeux révulsés et bras tendus, agitant des tirelires en
bois et tentant de m’encercler de toutes parts. J’étais résigné, je n’avais plus
la force de lutter, de fouiller mes poches les yeux au ciel en surjouant
l’agacement. Quand nous nous sommes trouvés face à face, c’est moi qui ai
pris les devants.
— Charline, je suis désolé, j’ai encore oublié…
— Ce n’est pas grave, on a suffisamment pour la couronne.
Je me suis senti partagé entre soulagement que cet épisode soit évacué
et honte de n’y avoir pas participé. J’ai bredouillé un Ah parfait que j’ai
aussitôt regretté.
J’ai retrouvé Gilles dans la salle des professeurs, il était en train de
corriger des devoirs. Je me suis assis à côté de lui. Il a jeté un regard
méfiant au café que je posais près de ses copies.
— Tu as participé à la cagnotte des obsèques, toi ?
— Oui oui, pas toi ?
Même lui. J’étais le seul à ne pas l’avoir fait. La rumeur allait circuler,
j’allais donner l’image d’un type qui revendique ça comme un acte de
résistance, une résistance minable, un type qui se venge sur les morts, qui
distribue ses coups sur un corps à terre. J’ai très vite évacué ce sujet qui me
mettait mal à l’aise.
— Tu as fini tes cadeaux de Noël ?
— Non, tous les ans c’est pareil, j’attends le dernier moment, et je me
retrouve en panique à Nature & Découvertes à me rabattre sur des trucs
ineptes.
Au moins, là-dessus, on était raccord, ça rattrapait le drame de la
cagnotte.
En classe, Clara Pétrissan a levé le doigt pour me demander si les élèves
avaient le droit d’assister à l’enterrement de Mme Jacquet. Je ne savais pas
quoi répondre, j’ai dit Je suppose que oui, les obsèques sont publiques. J’ai
entendu la voix de Nassim Benamar dans le fond de la classe qui disait Moi
tu risques pas que j’y aille. J’aurais peut-être dû intervenir pour le recadrer,
j’ai fait la sourde oreille, sorte de collaboration passive. J’ai pensé Tu as de
la chance d’avoir le choix.

J’avais réussi à braver la foule, les décorations aveuglantes et la voix


omniprésente de George Michael jaillissant de baffles à chaque coin de rue
– il semblait marcher à mes côtés, me tenant le bras et me braillant dans
l’oreille qu’il m’avait offert son cœur au Noël précédent. Je suis entré dans
le magasin pour retrouver une autre foule, plus compacte encore. Quand
Gilles m’avait parlé de Nature & Découvertes, ça m’avait semblé être une
bonne piste. Je trouverais peut-être mon bonheur ici. À présent j’en doutais.
Le magasin était bondé et irrespirable, en parfaite contradiction avec le
message de sérénité qu’il était censé véhiculer. Les parfums d’encens, les
sons cristallins de cascades et de carillons zen se perdaient dans le
brouhaha, la chaleur étouffante et le dense grouillement de doudounes The
North Face. Le temple de la sérénité se voyait envahi par une horde de
consommateurs à cran.
Je me suis mis à errer au hasard, au milieu de jouets en bois, de jeux de
société en bois, de vélos en bois, de vêtements en bois, les vendeurs étaient
probablement en bois aussi. Je me suis arrêté devant un étal de casse-tête –
en bois – assez élégants. J’ai pensé que ce serait une bonne idée de cadeau
pour Laurent. C’était une bonne idée de cadeau pour à peu près n’importe
qui. Le genre d’objet dont on ne se servait jamais mais dont on disait en le
recevant Oh c’est original. Il finirait sur un rebord de cheminée et les
invités diraient en le voyant Oh un casse-tête. Personne ne se risquerait
jamais à le démonter de peur de ne pas réussir à le remonter et de se
retrouver avec des morceaux de bois dont on ne saurait que faire.
Un grand type vêtu d’une gabardine par-dessus un complet cravate brun
est venu se placer à côté de moi pour regarder les casse-tête aussi, portable
collé à l’oreille. Visiblement il parlait à un collègue de travail dont il était le
supérieur hiérarchique. Il commençait la plupart de ses phrases par Non
non, Hervé, Hervé, écoute, écoute-moi. Il parlait clients, volume de ventes,
marges, marchés à implanter, et, tout en discutant, attrapait des casse-tête
sur les présentoirs, les faisait vaguement tourner devant ses yeux avant de
les reposer. Sa voix grave et assurée occupait tout l’espace, recouvrant tout
comme une coulée de lave. Ce qu’il avait à dire à son associé était non
seulement ouvert à tout public, mais imposé. Il faisait profiter tout le monde
de sa position sociale, distribuait des miettes de réussite professionnelle,
éparpillait sa prestance au vent.
Les boutiques s’ajoutaient à tous ces lieux publics que l’être humain
avait fini par rendre infréquentables par sa seule présence, les trains, les
salles de cinéma, les rues. Les gens se croyaient dans leur salon partout où
ils allaient. Le portable avait abattu les cloisons de l’intime, qui s’était
vulgairement déversé dans l’espace public, de sorte que tout lieu était
devenu invivable. Sartre avait en partie raison, il n’avait simplement pas pu
aller au bout de son raisonnement : l’enfer c’est les autres avec du réseau.
J’ai laissé tomber les casse-tête et me suis dirigé vers le coin Univers et
astronomie. Je me suis trouvé nez à nez avec un télescope. Voilà qui pouvait
être une bonne idée aussi. Lui non plus ne serait jamais utilisé, il serait
évoqué dans les discussions d’été en terrasse, quelqu’un dirait que le ciel
étoilé est magnifique, alors l’hôte dirait Oh mais on a un télescope, on
pourrait regarder les étoiles après le repas ! Tout le monde trouverait l’idée
formidable puis on n’en parlerait plus, chacun priant pour que les autres
aient oublié l’idée. Je l’étudiais sous différents angles et imaginais Corinne
s’exclamer, en ouvrant le cadeau, Oh, un télescope, ça me rappelle celui
qu’on avait vu dans le désert d’Atacama, au Chili, tu te souviens ? De
temps à autre je regardais autour de moi sur quoi les gens jetaient leur
dévolu, pour trouver de l’inspiration. La plupart passaient de longues
minutes à essayer des fauteuils électriques masseurs de dos hors de prix
avant de repartir avec un livre à douze euros sur les différentes façons de
chier dans les bois.
Le type en gabardine est venu se poster à nouveau à mes côtés, il était
toujours au portable et n’avait pas changé de discussion, il parlait toujours
aussi fort à Hervé, cette fois-ci en feuilletant des livres d’astronomie. Il se
trouvait à vingt centimètres de moi à peine, sans même remarquer ma
présence, en plein dans ma sphère intime, sans se soucier une seule seconde
de la pollution sonore qu’il générait, tout enfermé dans son ego boursouflé
de grand type à gabardine. J’ai pensé C’est à cause de gens comme lui que
le monde tourne mal. Tout à coup, il a formulé des syllabes sans le moindre
sens, comme mélangées, puis s’est arrêté de parler, s’est appuyé sur la pile
de livres, a titubé un instant, et s’est effondré, emportant la colonne de
bouquins avec lui dans un bruit assourdissant. Il s’est retrouvé étendu de
tout son long, ventre au sol, immobile, un livre d’astronomie ouvert sur la
nuque, Le ciel au télescope. J’ai été pris de panique, il avait son coude sur
mon pied. Le brouhaha s’est accentué, nourri de panique et d’excitation.
Deux jeunes vendeuses ont accouru, leur chapeau de père Noël sur le crâne,
et se sont accroupies près de lui en répétant des Monsieur monsieur ça va
monsieur ? Des voix bourdonnaient tout autour, chacun y allait de son
commentaire, Il a fait un malaise, C’est la chaleur, Ben oui mais tu as vu ce
monde aussi ? L’une des vendeuses a appelé Olivier à la rescousse, Olivier
est arrivé avec son bonnet de père Noël aussi, il s’est accroupi et a demandé
Monsieur monsieur ça va monsieur ? puis a dit à l’une des vendeuses Va me
chercher Nicolas. Je suis resté un instant sans oser bouger tandis que tout
s’agitait autour de moi.
Je suis ressorti du magasin, affolé et sans cadeaux. J’ai traversé les rues,
les décorations et George Michael dans un état second, et n’ai repris mes
esprits qu’une fois dans la voiture. J’ai mis le contact et la réalité m’a giflé
le visage comme une évidence : c’était moi qui avais tué tous ces gens.

Tout en conduisant, je me suis repassé le film des dernières semaines,


l’homme à la caisse du supermarché, Mme Jacquet, et maintenant le type en
gabardine. Chaque fois des individus qui, chacun à leur façon, m’avaient
irrité. Ces trois personnes avaient provoqué chez moi un rejet, une
contrariété, voire un bref sentiment de haine, et s’étaient effondrées
quelques secondes après. J’avais du mal à admettre un lien quelconque
entre ces trois événements. C’était irrationnel. Comment pouvais-je croire
un instant que j’avais fait mourir ces gens ? D’autant que rien n’indiquait
que le type de Nature & Découvertes était mort. Il avait peut-être tout
simplement fait un malaise. J’ai hésité une minute à faire demi-tour pour
aller demander des nouvelles aux vendeurs, me faisant passer pour un ami
ou un membre de la famille, mais je n’en avais pas l’énergie.
Quand je suis sorti de la voiture, je me suis trouvé face à Théo, le cadet
des voisins, debout près de la sépulture, les yeux baissés et les mains
jointes, ses lèvres remuaient mais aucun son n’en sortait. J’ai été pris d’un
vertige. Milo. Je l’avais oublié. Lui aussi était mort. J’ai repensé à la
formule de Gilles sur laquelle je m’étais précipité, une fragilité non décelée.
Et si ça n’était pas ça ? Et si Milo faisait aussi partie de mes victimes ? Je
sentais les battements de mon cœur s’accélérer. Je devais me calmer.
Qu’avait-on au final ? Deux décès avérés, un probable malaise, et un chien
fragile du cœur. J’avais beau tenter de minimiser, on commençait
tranquillement à défier les lois de la statistique. La théorie du stress de fin
d’année de Léonie ne me semblait plus vraiment tenir la route. J’ai inspiré
profondément avant d’entrer.
Aurore et Clément étaient sur le canapé en train de regarder sur leur
téléphone quelque chose qui les faisait rire aux éclats. Léonie n’était pas
encore là, elle était en réunion. Quand elle est rentrée, j’ai décidé de ne pas
lui parler de l’homme à la gabardine. La situation commençait à prendre
une tournure troublante. J’avais besoin de m’en extirper, de trouver un
refuge. Et je n’avais aucune envie d’inquiéter Léonie avec ça. J’ai évacué
ces pensées d’un revers de main.
— Pour Corinne et Laurent, j’ai pensé à un télescope, tu en dis quoi ?
Léonie m’a regardé, a répété Un télescope, sans y mettre d’intonation
particulière, ce qui rendait subitement ma proposition inappropriée, voire
gênante. Puis elle a ajouté Mais euh pour quoi faire ?
— Ben je sais pas, pour regarder le ciel.
Aurore a dit C’est un peu naze comme cadeau non ? Clément a trouvé
que c’était une super idée. S’en est suivi un débat pour savoir si chacun de
nous serait content de recevoir un télescope à Noël, débat qui a lentement
glissé vers le sujet des sites de revente en ligne qui explosent au lendemain
de Noël, puis sur le gâchis de nos sociétés de consommation, puis sur
l’obsolescence programmée, pour finir sur l’écologie – point de chute de
tous les débats avec Aurore ces derniers temps, quel que soit le thème de
départ. Cet échange avait eu pour mérite de me faire penser à autre chose
pendant un moment – faute de m’éclairer sur le choix du télescope.
Plus tard dans la soirée, Léonie m’a demandé si ça allait. Je devais
probablement afficher une expression fermée. J’avais bien conscience
d’avoir des absences plus longues que d’habitude.
— Je te sens contrarié.
J’ai dit que c’était encore cette histoire de Jacquet qui me travaillait. Je
ne mentais qu’à moitié.
— Bien sûr que ça doit être traumatisant d’assister à un événement
pareil, mais dis-toi qu’on ne peut rien y faire.
Voilà, on ne pouvait rien y faire, encore moins en être la cause.
J’ai été réveillé en pleine nuit par l’idée qu’il fallait absolument
autopsier le corps de Milo. Mon téléphone affichait 3:59. Cette pensée s’est
mise à tourner et tourner encore pour gagner en consistance comme une
boule de neige qui dévale la pente et dont aucun obstacle n’entame la
descente. Je me suis mis à chercher des arguments pour convaincre Marie et
Florent d’exhumer la dépouille afin de la faire autopsier, mais le demi-
sommeil rendait mes scénarios incohérents : j’avais lu un article à propos
d’un virus responsable de décès canins qui pouvait se transmettre, dans cinq
pour cent des cas, à l’être humain, il fallait à tout prix s’assurer que Milo ne
soit pas mort de ça, sous peine de devoir hospitaliser les enfants d’urgence.
J’ai fini par laisser tomber l’idée. J’ai mis un temps infini à me rendormir,
tentant de me rabattre sur des images positives, mais chacun des
personnages de mes scénarios, à un moment ou un autre, finissait toujours
par s’écrouler, victime d’un AVC.

Nous étions dispersés sur le parvis de l’église par petits groupes d’affinités,
la famille proche, la famille éloignée, les amis, les collègues, les vagues
connaissances, chaque groupe avait tacitement sa place attribuée, le degré
d’intimité avec le défunt étant inversement proportionnel à la distance qui
nous séparait de la porte de l’église. Nous, les collègues de travail, étions
parmi les plus éloignés de l’entrée, ne nous sentant pas la légitimité
suffisante pour nous rapprocher de la famille.
Nous avions formé une sorte de cercle grossier, échangeant des mots
sans substance simplement destinés à combler le vide. Certains parmi nous
fumaient leur cigarette, se dandinaient d’un pied sur l’autre, soufflaient dans
leurs mains, d’autres, comme Bassetto, paraissaient exagérément – presque
ostensiblement – affectés. Ils restaient silencieux, se concentraient pour
avoir les yeux rougis par le chagrin et reniflaient à vide. Le curé nous a tous
invités à entrer, Gilles et moi nous sommes placés côte à côte, sur les bancs
du milieu, Charline Moreau s’est retrouvée à ma droite. La cérémonie était
froide et impersonnelle. Le curé alternait lectures et chants, nous nous
levions et nous asseyions au rythme de ses requêtes. À quelques mètres de
lui se trouvaient quatre vieilles dames apprêtées qui chantaient avec lui,
dont une beaucoup plus fort que les autres. Elle semblait vouloir se faire
bien voir du curé – voire du Seigneur lui-même –, mettant dans son chant
une ferveur disproportionnée, allant jusqu’à couvrir les voix de ses voisines.
Un chant liturgique censé nous faire méditer et qui, par son timbre strident,
en devenait effrayant. Je me demandais s’il existait une forme de
compétition entre elles. Les autres à côté, tout en chantant, se disaient-elles
Il faut toujours qu’elle en fasse des caisses cette pute de Josiane ?
Une nièce de Mme Jacquet est venue au pupitre pour réciter un poème
très touchant qu’elle avait écrit spécialement pour elle. Ça parlait d’un coin
du Cantal, d’une vieille maison où visiblement elles avaient partagé des
moments très doux. Pendant la lecture du poème, j’ai remarqué un saint sur
le vitrail d’en face. Il était vêtu d’une toge rouge et pointait son index vers
le ciel. Il avait les yeux braqués sur moi. C’était troublant. J’ai essayé d’en
faire abstraction, focalisant toute mon attention sur le poème, mais mon
regard était inexplicablement attiré par le sien. Que signifiait cet index ?
L’index de la punition ? De l’avertissement ? L’homme semblait me dire
Comment peux-tu être ici présent aujourd’hui après ce que tu as fait ?
N’as-tu pas honte ? C’est entaché par le péché mortel que tu oses entrer
dans la maison de Dieu ? Sache qu’aucun crime ne reste impuni et que tout
finit un jour par se payer. Je me suis senti mal, Gilles s’est tourné vers moi,
a hoché la tête pour demander ce qui se passait. Je lui ai renvoyé une moue
qui signifiait que tout allait bien. Un morceau d’orgue lancinant a retenti et
j’ai vu les vieilles dames se lever pour aller prendre des petits paniers en
osier avant de s’engager dans les allées. La quête. J’avais complètement
oublié que la cérémonie se concluait par une quête, et je n’avais toujours
pas de monnaie sur moi. Je les voyais approcher et sentais la présence
pesante de Charline Moreau à mes côtés. J’ai envisagé de me plonger dans
un profond recueillement, les yeux fermés, pour justifier que je n’aie pas vu
passer les dames, mais le stratagème m’a semblé un peu gros. J’ai
discrètement demandé à Gilles s’il avait une pièce à m’avancer. Il a fouillé
ses poches, m’a donné un euro, Charline Moreau a jeté un coup d’œil vers
nous à cet instant précis, nos regards se sont croisés une fraction de
seconde, c’était finalement pire que de ne rien donner.
Après la cérémonie, nous avons suivi le corbillard sans un mot jusqu’au
cimetière. Tout en marchant, je me repassais le moment où Jacquet s’était
écroulée dans la salle des professeurs. À quoi pensais-je alors ? Avais-je
formulé un vœu particulier ? Lui avais-je souhaité du mal, même
inconsciemment ? Dans mon souvenir, j’étais simplement atterré par sa
demande et l’injustice de ses mots. Quand bien même je lui aurais voulu du
mal, depuis quand le mal se matérialisait-il dès lors qu’on l’invoquait ?
Arrivés devant la tombe ouverte, nous nous sommes disposés tout autour, le
curé a prononcé quelques mots au milieu de reniflements épars. J’ai aperçu
la couronne parmi les autres, barrée d’un bandeau De la part de ses
collègues. J’ai évité de croiser à nouveau le regard de Charline Moreau. Un
employé des pompes funèbres a appuyé sur le bouton d’un appareil que je
n’avais pas remarqué et Savoir aimer de Florent Pagny a retenti dans les
allées du cimetière, perçant le froid sec de décembre. Nous avons écouté la
chanson en regardant par terre, moi taraudé par la pensée tenace que nous
étions peut-être tous ici aujourd’hui par ma faute.
Devant le cimetière, j’ai proposé à Gilles d’aller boire un café. Bassetto
m’a entendu et a lancé Oh bonne idée, ça nous fera du bien je crois. Nous
nous sommes retrouvés sept ou huit collègues autour d’une table, les autres
avaient des impératifs. Jeanne Baron a déclaré dans un sourire un peu
pensif, les yeux perdus dans le vague, Il y avait du monde. Elle semblait
annoncer une bonne nouvelle, un bilan positif. Je me suis demandé si le
nombre de personnes présentes à nos obsèques témoignait de la qualité
humaine de notre passage sur Terre. Visiblement oui. On pouvait aussi
imaginer que les gens venaient parce qu’ils étaient contents de vous voir
partir.
Je voulais me retrouver seul avec Gilles pour tâter le terrain. Lui parler
de mes questionnements à propos de tous ces décès. À propos de mon
pouvoir – c’était la première fois que je formulais le terme et il me glaçait
les sangs. Est-ce que je lui en aurais parlé si on s’était retrouvés tous les
deux ? Aurais-je osé ? Rien n’est moins sûr. À qui peut-on dire sans risquer
de passer pour un fou Je provoque des AVC chez les gens qui m’irritent ?
— Cyril, ça va ?
Tous autour de la table me dévisageaient. Je me suis demandé quelle
expression j’affichais pour susciter pareille inquiétude.
— Oui oui, ça va.
Bassetto m’a posé la main sur l’épaule et a baissé les paupières en
hochant la tête. Il comprenait ma douleur, oui c’était dur, on était tous
bouleversés, mais il fallait tenir bon.
— Elle aurait aimé qu’on soit forts.
J’ai acquiescé. Je serais bien en peine, moi, de dire ce qu’elle aurait
aimé, hormis que je sois présent à la réunion pour un groupe de travail sur
l’évaluation par compétences. On spécule toujours sur les dernières
volontés du défunt. Ma mère aurait-elle aimé qu’on vende la maison ?
Qu’on en fasse un musée ? Une épicerie ? Un garage Citroën ? Qui peut le
dire ? Ils se sont mis à raconter des anecdotes joyeuses concernant Jacquet
en riant et en se souvenant quelle personne touchante elle avait pu être
parfois. Je me demandais d’où ils sortaient ces histoires et si on parlait bien
de la même personne. Peut-être étaient-ce des anecdotes à propos d’un
homonyme. Je regardais Gilles du coin de l’œil, lui aussi avait beaucoup de
mal à saisir de qui il était question, il tentait de raccrocher les wagons en
fronçant les sourcils. Chacun y allait de son souvenir souriant et je ne
voyais pas ce que j’aurais pu dire, à part peut-être Et la fois où elle m’a fait
chier parce que j’avais lâché les Terminale L cinq minutes avant la fin du
cours ? Halala, que de bons souvenirs.
En rentrant, Léonie m’a demandé comment les obsèques s’étaient
passées. Je lui ai raconté le moment émouvant où la nièce était venue lire un
texte à propos de leurs séjours rituels dans le Cantal. Ce faisant, je me suis
demandé ce que mes neveux pourraient bien venir raconter d’émouvant, au
pupitre, le jour de mes obsèques. Un jour il nous a acheté des CD, on savait
pas trop quoi en faire, c’était gênant.

J’avais déjà été travaillé, dans un passé récent, par la culpabilité d’avoir
donné la mort malgré moi : j’ai longtemps été persuadé d’avoir tué ma
mère. C’était à l’hôpital, elle était dans un état de semi-conscience, sous
morphine, j’avais tenu à passer la nuit à son chevet. Laurent avait dit qu’il
prendrait le relais pour la suivante. Je ne saurai jamais si, comme moi, il
avait l’intuition qu’il n’y aurait pas de nuit suivante.
Ils ont oublié de mettre du thon dans leur sandwich au thon.
Voilà les derniers mots que j’ai dits à ma mère avant son dernier soupir.
Il était minuit et demi quand j’ai réalisé que je n’avais pas encore mangé. Je
suis descendu dans le hall pour acheter un sandwich triangle au distributeur
et suis remonté. Et j’ai dit ça. Ils ont oublié de mettre du thon dans leur
sandwich au thon. Tout de suite après ma phrase, dans un dernier râle, ma
mère s’est éteinte. Et je me suis retrouvé là, avec ma maman morte et mon
sandwich sans thon. J’avais passé la soirée à lui parler de tout et de rien, de
ma vie, de choses aussi anecdotiques qu’intimes, des choses que je n’avais
jamais osé lui dire auparavant, elle aurait pu partir après une de ces
révélations. Pourquoi est-elle partie précisément après cette phrase-là, me
laissant un arrière-goût d’inaccompli, de sortie ratée, de fin en eau de
boudin – en eau de thon industriel ? Et si c’était ma phrase même qui avait
précipité son départ ? Si elle l’avait tellement affectée qu’elle l’avait vidée
subitement du peu de forces vitales qu’il lui restait ? Ma mère était de cette
génération qui avait manqué et qui était de fait soucieuse que ceux qu’elle
aime ne manquent pas. Chaque fois qu’elle me voyait, elle trouvait que
j’avais maigri, elle me répétait sans cesse Il faut manger, tu es sûr que tu
manges assez ? C’était sa hantise, que je ne mange pas assez. Et ma
dernière phrase, ma dernière revendication, était qu’il n’y avait pas assez de
thon dans mon sandwich au thon. Et sa dernière pensée à elle a dû être Oh
non, il n’a pas assez à manger et peut-être cette dernière pensée a-t-elle fait
partir ma mère. J’ai appelé l’infirmière de nuit, elle est arrivée, m’a
confirmé que c’était fini, j’ai éclaté en sanglots, mon sandwich toujours
dans la main. Je n’ai aucun souvenir de ce qu’est devenu ce sandwich
ensuite, je n’ai pas le souvenir de l’avoir jeté ni mangé. Peut-être est-il resté
dans la chambre. Avec ma tendance maladive à tout garder, j’aurais été
capable de le conserver au milieu des photos de ma mère jusqu’à la fin de
ma vie.

Dans la salle d’attente de l’orthodontiste, Clément trouvait le temps long. Il


s’agitait sur son siège, se levait, faisait le tour de la salle, se rasseyait.
L’orthodontiste avait systématiquement trente minutes de retard, je m’en
voulais presque d’être aussi ponctuel.
— Tu aurais dû prendre un livre.
Face à moi, une affiche vantant les services du cabinet, qui pouvait vous
faire des protège-dents personnalisés pour cinquante euros. Je me
demandais qui, hormis des boxeurs et des rugbymen, avait besoin de se
faire confectionner un protège-dents. La probabilité qu’un boxeur ou un
rugbyman se retrouve dans cette salle d’attente me semblait tout de même
assez faible. Clément fouillait dans la poche de mon manteau pour prendre
mon téléphone quand il a dit C’est quoi ce truc ? Il en a tiré le Spider-Man
en plastique. Je me suis senti mal à l’aise un quart de seconde, comme pris
en faute.
— Pourquoi tu te balades avec une figurine Spider-Man ?
J’ai eu un temps d’hésitation, puis lui ai raconté. Après tout, il était
assez grand. Ma chambre d’enfant, la maison qu’on devrait peut-être vider
avec tonton, j’avais retrouvé ça dans ma chambre, C’est le Spider-Man de
mon enfance – j’ai fait l’impasse sur l’histoire du vrai Spider-Man oublié à
Mammouth, elle nous aurait emmenés trop loin. Il le regardait avec de
grands yeux rieurs et une expression que j’essayais de décrypter, entre
amusé, touché, peut-être un peu moqueur, des yeux qui semblaient dire
Vous jouiez vraiment avec ça ? Un morceau de plastique même pas
articulé ? La voix de l’orthodontiste a retenti dans le haut-parleur. Clément,
tu peux monter. Il m’a rendu Spider-Man et a gagné l’étage. Je détaillais la
figurine entre mes doigts quand une phrase m’est venue à l’esprit.
Un grand pouvoir implique de grandes responsabilités.
J’ai repensé à Jacquet, au type d’Intermarché, à celui de Nature &
Découvertes, à Milo. S’il s’avérait que je possédais ce pouvoir – j’avais du
mal à prononcer ce mot –, qu’est-ce que je devais en faire ? Devais-je
d’ailleurs en faire quelque chose ? Mais s’il était incontrôlable, avais-je de
toute façon le choix de quoi que ce soit ? Ma part de libre arbitre semblait
assez réduite dans cette affaire. En ce sens, ma situation était plus proche de
celle de Hulk que de celle de Spider-Man. Le docteur Bruce Banner qui,
quand on le met hors de lui, se transforme soudain en un colosse vert
effrayant. L’analogie m’a fait frémir. Le fait de ne rien maîtriser m’a
angoissé, la même horreur que d’être sujet à une maladie chronique sur
laquelle on n’a aucune prise, qui peut se déclarer n’importe quand, ou en
tout cas dans des moments de stress, comme une crise d’épilepsie. J’étais
passé de Bernardo à Hulk, et je me demandais finalement lequel des deux
était le pire. J’en venais à regretter mon gilet brun et mon mutisme de
victime.
J’ai essayé de reprendre mes esprits. Je divaguais complètement. J’avais
du mal à croire que j’étais le plus sérieusement du monde en train de
m’attribuer un pouvoir, que j’étais en train de m’identifier à Bruce Banner,
là, dans une salle d’attente d’orthodontiste. Tout ça était complètement
loufoque. Léonie avait raison quand elle disait qu’on est tous à bout en fin
d’année, et que la tension accumulée les derniers mois rejaillit durant cette
période. J’ai inspiré profondément, je devais me calmer.
En rentrant, Clément a dit à Aurore et Léonie Papa a ramené un jouet
de chez mamie, puis à moi Papa, montre ton Spider-Man à maman ! Un peu
honteux, j’ai sorti le jouet de ma poche et l’ai tendu à Léonie. Elle l’a pris et
l’a observé avec un sourire attendri et probablement un peu moqueur aussi.
— Ah c’est bien, tu t’es décidé à vider la maison, mais au rythme d’une
figurine par semaine, tu n’as pas peur que ce soit un peu long ?
À table, Aurore racontait à Clément une scène de la série qu’elle était en
train de regarder, sur la vie du tueur Jeffrey Dahmer. Sa mère était
contrariée, Tu es vraiment obligée de raconter ça à ton frère ? À table, qui
plus est ? Et puis n’était-elle pas trop jeune pour regarder ce genre de
séries ? Aurore a balayé la question d’un revers de main, Mamaaan, tout le
monde la regarde dans ma classe. Argument massue, imparable et définitif,
contre lequel on ne peut rien : aucun parent n’a envie de marginaliser son
enfant en l’empêchant de faire ce que tous ses camarades font. Si être
socialement intégré implique de regarder une série sur un cannibale, qu’il
en soit ainsi. J’ai sauté sur l’occasion, profitant d’une vague proximité
thématique, renforçant ma transition par un tiens d’introduction.
— Tiens, question : si vous aviez le pouvoir de faire mourir en toute
impunité quelqu’un que vous n’aimez pas, est-ce que vous le feriez ?
Ma transition a dû fonctionner car personne n’a semblé surpris par ma
question. Clément a demandé la définition de en toute impunité, Aurore lui
a fait la traduction, Ça veut dire que tu ne te fais pas attraper, que personne
ne le sait jamais. Les deux ont été unanimes dans leur réponse : Carrément.
Léonie a écarquillé de grands yeux incrédules.
— Vous êtes sérieux ?
Ils ont répété Carrément. Ils avaient l’air inflexibles, comme s’ils
avaient mûri la réponse depuis des siècles.
— Et la morale, vous en faites quoi ?
Clément a de nouveau demandé ce que le terme signifiait, Aurore lui a
résumé le concept, Ben c’est qu’on a pas le droit de le faire. Clément a
affiché une expression dubitative, il ne voyait pas bien le problème, qu’est-
ce que c’était que cet argument qui ne tenait pas la route ? D’un ton badin,
j’ai demandé Vous feriez mourir qui par exemple ? Clément a dit sans la
moindre hésitation Béjard.
— Béjard ?
Béjard, Pierre de son prénom, nous a expliqué Clément, était une espèce
de grosse brute bas du front qui passait son temps à martyriser les plus
petits que lui sans la moindre raison. Il leur met des béquilles (traduction de
Clément : leur donne des coups de genou sur l’extérieur de la cuisse) en les
traitant de fils de hum hum.
Il n’osait pas prononcer le mot mais tout le monde avait bien compris de
quoi il s’agissait. J’ai déclaré solennellement OK, dans ce cas, Béjard, tu as
le droit de le faire mourir. Léonie s’est offusquée, les enfants ont ri. J’ai
demandé à Léonie Toi tu ne ferais pas mourir quelqu’un que tu détestes si
tu en avais la possibilité ?
— Bien sûr que non enfin, ça va pas ?!
Elle a ajouté Toi oui ? J’ai répondu très vite Mais non, bien sûr que non.
Elle a paru rassurée, même si elle a soutenu un instant mon regard d’un air
suspicieux pour discerner si la lueur fugace de Jeffrey Dahmer n’y passait
pas. Pendant qu’Aurore et Clément allongeaient la liste des gens qu’ils
feraient volontiers mourir – ils semblaient plutôt inspirés –, elle a dit d’un
coup, l’air pensif, Ou alors un type genre Poutine, ou Hitler en son temps,
tu vois, un geste qui serve l’humanité, là d’accord.
Clément a dit Ah tu vois.
— Clément, il y a une nuance entre Hitler et Béjard !
Il a répondu Ben non, c’est pareil. Léonie a éclaté de rire avant de se
reprendre et d’adopter un air mi-outré mi-amusé, Clément, enfin ! Je me
suis dit qu’aucun des deux n’avait tort : on avait tous nos Hitler personnels,
nos Poutine de poche. Je ne savais pas exactement pourquoi j’avais posé
cette question, quelle en était la finalité et si les réponses m’éclairaient ou
pas. Elle avait eu au moins le mérite de m’alléger un peu. Le seul argument
de Léonie qui a fait vaciller Aurore et Clément : Et puis ça veut dire que si
quelqu’un ne vous aime pas, il peut vous faire mourir aussi, il faut savoir se
placer de l’autre côté. Vous aimeriez que quelqu’un vous tue juste parce
qu’il ne vous apprécie pas ? Ils ont marqué un temps de réflexion. OK, là
d’accord, ça c’était un argument recevable, rien à voir avec l’autre qui
parlait de morale, là.
Le décès du type d’Intermarché m’avait hanté plusieurs jours et plusieurs
nuits, l’image de ce corps étendu ressurgissait dès que mon esprit laissait le
moindre espace vacant. Celui de Jacquet, sur le sol de la salle des
professeurs, m’a secoué sans pour autant perturber mes nuits. Celui du type
à la gabardine m’a plongé dans une sorte d’embarras plus qu’il ne m’a
réellement choqué. Je notais, perplexe, le déclin du traumatisme. Comme si
on s’habituait aux corps qui chutent.
Enfant, j’avais passé des heures à regarder avec mon grand-père des
westerns avec John Wayne ou Gary Cooper. J’adorais ces moments.
J’aimais observer du coin de l’œil mon papé mimer sans même s’en
apercevoir les bagarres des cow-boys, remuant les poings, esquivant les
coups. Mais, contrairement à lui, j’étais toujours secoué par tous ces corps
qui s’écroulaient après un coup de feu, ne provoquant chez leur tueur
aucune forme d’émoi. Les corps tombaient comme des feuilles mortes et
puis voilà, et puis c’était tout. Le tireur replaçait le revolver dans son
fourreau et retournait tranquillement à son tord-boyaux. Il devait voir
tomber du corps à la tonne pour être aussi blasé.
À ce rythme, j’allais bientôt me transformer en John Wayne. Ce
processus expliquait probablement aussi le sang-froid des soldats, des
tueurs à gages, des bourreaux – les bourreaux étaient-ils réveillés à 3:59 ?
J’ai repensé à ce qu’avait dit Léonie à propos de Poutine et Hitler, puis à
cette phrase qui m’était revenue, Un grand pouvoir implique de grandes
responsabilités. J’ai pris mon téléphone et j’ai cherché une vidéo d’une
déclaration de Poutine, la plus récente que je pouvais trouver. Je me suis
mis à regarder parler cet homme au visage bouffi (par la cortisone,
colportait la rumeur), aux petits yeux cruels et sans une once d’humanité.
J’essayais de m’imprégner de tout ce qu’il pouvait dégager de monstrueux
et d’abject, pour le détester de toutes mes forces. Pendant qu’il parlait, je
visualisais mentalement des scènes d’apocalypse dans des quartiers de Kiev
dévastés, des maisons entières détruites, des innocents désespérés se
retrouvant sans rien du jour au lendemain, des mères en larmes tenant dans
leurs bras des enfants mutilés, des corps jonchant les rues. J’alternais ces
visions avec des images de Poutine sur mon écran, sa diction froide et
robotique. Je serrais les dents, mimais le dégoût pour en susciter le
sentiment, glanant la haine dans les coins sombres de mon être.
— Tu regardes quoi ?
Léonie m’a surpris, je ne l’avais pas entendue arriver. J’ai répondu
machinalement Je regarde Poutine.
— Quelle drôle d’idée, pourquoi tu regardes Poutine ?
— Je voulais voir s’il y a du neuf en Ukraine, et je suis tombé sur une
vieille vidéo.
Elle a soupiré, l’air un peu triste, Ça s’enlise là-bas, c’est pas près
d’être terminé, et c’est mal barré pour les Ukrainiens.
Le lendemain, à peine réveillé, j’ai attrapé mon téléphone pour regarder
les actualités. Contre toute attente, Poutine était toujours vivant. Si pouvoir
j’avais, il ne me servait qu’à faire chuter des proviseurs adjoints et des types
qui doublent à la caisse. Ou alors, et cette hypothèse me mettait plus mal à
l’aise encore, peut-être qu’une proviseure ou un type qui double à la caisse
me révoltaient davantage que les exactions d’un dictateur sanguinaire. La
haine que je ressentais en regardant des images de conflits mondiaux était
une haine de pacotille. Elle était finalement négligeable au regard d’une
simple contrariété de proximité. Ce constat m’a déprimé. J’ai préféré croire
que mon pouvoir ne fonctionnait pas par écran interposé. Si j’avais Poutine
face à moi, ce serait pour lui une autre paire de manches. Si en plus il me
doublait à la caisse, je ne donnais pas cher de sa peau.

Dans la salle des professeurs, l’ambiance était contractuellement morose. Je


ressentais comme un besoin de paraître affecté, mais au fond planait le
soulagement que jamais plus ne débarquerait en trombe une tornade
précédée de bruits de talons, jamais plus de reproches, d’interpellations
hasardeuses. Il est des vides qui allègent. Celui de la cuisine de ma mère
était asphyxiant, ici on respirait enfin, nous avions été implantés du jour au
lendemain dans un grand parc des Vosges. Je me sentais coupable d’avoir
de telles pensées. Peut-être que je me trompais, peut-être mes collègues
étaient-ils réellement affectés, je transposais sur eux mon propre état.
En classe, face à mes élèves, j’ai été pris de sueurs froides. J’ai soudain
réalisé que, si ce pouvoir s’avérait réel, j’étais potentiellement dangereux.
Un flacon de nitroglycérine ambulant. N’importe qui, à tout moment de la
journée, s’il me contrariait d’une manière ou d’une autre, pouvait s’écrouler
sous le coup d’un AVC. Le syndrome du docteur Banner. Il était étonnant
que cette pensée ne m’ait pas effleuré avant. Peut-être était-ce le fait de les
avoir face à moi, des débuts de vie, des points de départ pleins de
promesses. Je les observais et j’étais terrifié d’imaginer que, si l’un d’eux se
mettait à me manquer de respect, sa vie pourrait très bien s’arrêter là, d’un
coup, à dix-sept ans. Cette idée m’était intolérable.
Par chance, nous étions dans un lycée plutôt calme et les élèves que
j’avais cette année étaient tous très attachants. J’ai repensé à un élève que
j’avais eu l’année précédente, Rémi Desmarais. Tous les matins je
souhaitais qu’il soit absent. Il avait l’arrogance de ceux qui savent leurs
parents de leur côté quoi qu’il advienne. Le seul de ma carrière avec qui je
sois jamais allé au clash – sans succès. Il était tabou dans le milieu
enseignant de dire d’un élève qu’il était un con. On préférait parler
d’environnement familial difficile, d’inadaptation au système scolaire,
d’erreur d’orientation. En réalité le constat était sans appel : Rémi
Desmarais était un con. Et il le resterait, hélas pour ceux qui croiseraient sa
route, toute sa vie. S’il avait été dans ma classe cette année, il n’aurait pas
tenu un mois. Cette idée était insoutenable – même concernant un con.
J’étais tombé il y a quelque temps sur ma photo de classe de terminale.
Quatre élèves étaient morts depuis la photo. Quatre sur vingt-huit. Un sur
sept. J’ai balayé la classe du regard et j’ai été submergé par une émotion
absurde. J’étais à deux doigts de leur proposer un goûter en lieu et place du
cours sur la fondation de la Société des Nations.
En arrivant chez moi, je me suis assis dans mon bureau pour corriger
mes copies. Après seulement une page, mon esprit s’est mis à divaguer. J’ai
attrapé une feuille blanche et j’ai commencé à gribouiller, instinctivement.
Je n’avais pas dessiné depuis l’enfance – elle ressurgissait de plus en plus
souvent ces derniers temps, comme si elle agitait les bras hors de l’eau pour
qu’on vienne la repêcher.
J’ai élaboré quelques croquis avec mon stylo quatre couleurs, obéissant
à une pulsion jaillie de je ne savais trop où. Après une première version, j’ai
jaugé la feuille à bout de bras pour prendre le recul nécessaire. L’idée était
là mais c’était encore balbutiant. Et surtout on était trop proche de Spider-
Man dans la composition. Je me suis remis à l’ouvrage. J’étais limité dans
les couleurs par mon stylo et retombais essai après essai sur les mêmes
archétypes vus et revus de costumes bleu et rouge. On frôlait le plagiat.
Quand j’ai été à peu près satisfait, je me suis mis à chercher un nom.
J’ai brassé quelques idées pas vraiment convaincantes. Cardiovasculor, un
peu long. Ou bien Civilitor, le redresseur de torts des incivilités du
quotidien, mais c’était un peu réducteur : que ferait Civilitor d’un assassin
qui, après avoir décimé plusieurs victimes, dirait merci et s’il vous plaît aux
commerçants et laisserait sa place aux personnes âgées dans les transports
en commun ? Je me suis finalement décidé pour AVCMan, simple, efficace
et qui appelait un logo intéressant. J’ai pris une nouvelle feuille, j’ai dessiné
une version définitive et inscrit AVCMan au-dessus du personnage, avec
des lettres en relief. Je l’ai observé un instant, fier de moi. Pile là, j’avais
huit ans. Pile là, rien ne pouvait m’arriver, ni le temps qui passe, ni les gens
qui partent.

Quand la sonnerie de l’entrée a retenti, j’ai sursauté. Jusqu’à la dernière


minute j’avais nourri l’espoir d’une annulation. Clément est allé ouvrir. Ils
étaient tous les quatre sur le perron, souriants et figés, on aurait dit une
famille venue nous présenter Jéhovah. Voilà bien longtemps que je ne les
avais pas vus sourire. Ils étaient trop bien éduqués pour honorer une
invitation l’air maussade. Léonie et moi les avons accueillis et avons
demandé à Aurore et Clément d’aller jouer dans leurs chambres avec
Octave et Théo. Aurore m’a lancé un regard blasé, le regard de
l’adolescente qui a passé l’âge de jouer avec les voisins, je lui ai renvoyé
une expression qui signifiait S’il te plaît Aurore, on est tous dans le
sacrifice, on passe sa vie à faire des sacrifices, tu crois que je fais quoi là ?
Nous nous sommes attablés, ils ne voulaient pas d’alcool, nous avons
bu un verre de jus de fruits. La discussion est partie comme si de rien n’était
sur la période de Noël, l’inflation, le budget cadeaux qui se faisait de plus
en plus conséquent, comme si le deuil de Milo était un sujet trop sensible
qu’il fallait approcher à pas feutrés, de biais, pour l’apprivoiser doucement,
au risque qu’il se craquelle, qu’il explose et que ne s’éparpillent aux quatre
coins du salon des lambeaux de chagrin. C’est Léonie qui s’est lancée.
Comme toujours en pareille circonstance, c’étaient les femmes qui allaient
au front. Les hommes, eux, restaient prudemment en deuxième ligne, bien
planqués derrière des plaisanteries de surface.
— Comment ça va ?
Elle a formulé sa question sur un ton et avec un regard qui ne laissaient
aucune place à l’ambiguïté. Elle avait trouvé la tonalité parfaite, tout le
monde avait très bien saisi de quoi il était question, trois mots avaient suffi.
C’est Marie qui a répondu. Florent, comme moi, était reclus dans la
tranchée. L’arrière-garde fixait la table.
— Écoute, ça va mieux… On a pris une décision, je ne sais pas si c’est
la bonne…
Un suicide collectif. C’est la première chose qui m’a traversé l’esprit
quand elle a dit ça. Ils avaient décidé d’en finir, on allait le lendemain matin
retrouver quatre corps inertes, étendus sur le carrelage du salon dans une
mare de sang, une dernière lettre posée sur le meuble, qui expliquerait
C’était trop dur, désolés. Enterrez-nous auprès de Milo, telle est notre
dernière volonté.
— On va prendre un autre chien.
Léonie s’est exclamée Oh c’est une idée formidable ! J’ai tenté de
mimer l’enthousiasme aussi, tout en évaluant la portée de son annonce.
Marie semblait plus réservée.
— Je ne sais pas… L’idée c’est de combler le vide, se relever de suite
après la chute, tu sais, le fameux coup de talon, mais…
Elle a laissé planer un silence.
— J’ai l’impression de le trahir, de trahir Milo…
Au moment où elle a prononcé ce nom, sa gorge s’est nouée. Florent lui
a caressé le dos et lui a dit tendrement Mais non ma chérie, ça n’est pas une
trahison, au contraire, c’est une façon de le prolonger. La sortie de Florent
m’a incité à intervenir moi aussi et, sans trop savoir pourquoi, je me suis
mis à raconter l’anecdote de mon Spider-Man.
Sur le moment, ça m’avait semblé très à propos, l’histoire d’un être cher
qu’on perd, on se croit inconsolable, et il se voit remplacé par un autre
auquel on s’attache contre toute attente. Mais au fur et à mesure de mon
anecdote, je sentais le regard gêné de Léonie, et les expressions perplexes
de Florent et Marie qui ne voyaient pas bien où je voulais en venir. J’étais
au beau milieu de mon histoire, je ne pouvais plus faire marche arrière. Je
déroulais une analogie qui, thématiquement, collait parfaitement, mais qui,
affectivement, je le voyais bien, créait un malaise : j’étais en train de mettre
au même niveau un chien qu’ils avaient aimé durant quinze ans et une
figurine de Spider-Man en plastique. Mon anecdote a été suivie d’un bref
silence, que Léonie s’est empressée de rompre.
— Moi je trouve que c’est une idée formidable. Florent a raison, c’est
une renaissance de Milo !
Florent a confirmé, Mais oui, bien sûr.
— Quoi qu’il en soit, on a décidé de ne pas en parler aux enfants pour
l’instant, on se donne quelques jours de réflexion… Si on franchit le pas, ce
sera leur cadeau de Noël.
Elle a dit ça avec un sourire un peu triste, nous avons tous adopté ce
même sourire par mimétisme. Léonie a dit que ça allait être le plus beau
Noël de leur vie. Nous avons continué à parler de ce choix, sans la moindre
allusion à ce que j’avais dit, comme si je n’étais jamais intervenu, comme
ces oncles dans les repas de famille que tout le monde fait semblant de
n’avoir pas entendus quand ils lancent une saillie grivoise d’un autre temps.
Après leur départ, Aurore nous a raconté que Théo, au beau milieu d’une
partie de 1000 bornes, s’était mis à pleurer parce qu’il repensait à Milo.
— J’étais mal, je savais pas quoi dire, alors j’ai fait Il est au ciel, ne
t’inquiète pas, il est toujours avec toi…
J’ai trouvé qu’elle avait dit ce qu’on pouvait dire de mieux – que dire
d’autre de toute façon ? C’est la seule réponse qui vaille.
— Elle est très bien ta réponse, Aurore, c’est parfait.
C’était mieux que mon intervention à moi. Les gènes de la pertinence, il
fallait aller les chercher chez sa mère.
Le soir, je m’attendais à ce que Léonie me fasse une remarque au sujet
de mon monologue mais non, rien. Le non-dit était trop lourd à porter, j’ai
décidé de lui en parler.
— C’était nul ce que j’ai sorti à propos de mon Spider-Man ?
Elle m’a souri.
— Non c’était très touchant, tu ne m’avais jamais raconté cette
histoire… Bon, ça n’était pas le moment le plus opportun cela dit…
J’ai mis un temps infini à m’endormir, ressassant le monologue. J’ai
commencé à divaguer dans un demi-sommeil : à l’instar de mes parents
pour mon Spider-Man, les voisins auraient très bien pu essayer de trouver
un chien ressemblant comme deux gouttes d’eau à Milo, faisant croire à
leurs enfants qu’il n’était pas mort. À condition qu’ils fussent plus
observateurs que mes parents. Eux auraient remplacé un rottweiler par un
chihuahua.

J’étais dans ma voiture, enfoncé dans mon siège, immobile, tiraillé par
mille interrogations. J’avais rendez-vous à quinze heures avec Laurent
devant la maison. Cette fois, nous avions décidé de nous retrouver
directement sur place. Il était hors de question que je retourne chez lui et
prenne le risque qu’il soit à nouveau absent. Nous avions, Corinne et moi,
épuisé notre réservoir de sujets de conversation. Nous nous serions trouvés
si démunis que nous aurions été capables de repartir sur la crèche en faisant
comme si c’était la première fois.
J’étais à deux doigts de faire demi-tour. Après tout, Laurent avait bien
annulé une fois. J’avais un coup d’avance sur lui, il serait mal placé pour
me le reprocher. La perspective d’entrer dans la maison avec lui me tordait
le ventre. Alors que nous y avions probablement partagé les moments les
plus doux de notre vie. Ce constat m’attristait. Pourquoi était-il si pressé de
la vider ? J’avais vu sa motivation – leur motivation, devrais-je dire, celle
de Corinne me semblait motrice – s’affirmer au fur et à mesure que nous
nous rapprochions de la fin de l’année. Je soupçonnais une raison
administrative, il y avait probablement au 1er janvier un basculement qui
m’échappait. Était-ce lié au cours de l’immobilier ? Je n’en avais pas la
moindre idée. Je souhaitais simplement ne pas être là, ici et maintenant.
J’aurais pu prétexter un imprévu, J’ai dû aller récupérer Clément, il ne se
sentait pas bien, une gastro. C’était tout à fait plausible, nous étions cernés
par les gastros en ce moment, au lycée c’était l’épidémie.
J’en étais là de mes hésitations quand je l’ai vu se garer devant moi. Il
est sorti de la voiture avec son portable à l’oreille. Il a parlé quelques
secondes près de la portière, sourcils froncés. En pleine conversation, il m’a
fait signe de deux doigts levés, sans que je comprenne s’il me faisait
patienter deux minutes ou s’il s’agissait du V de la victoire. Il a fini par
raccrocher et venir vers moi. Nous nous sommes fait une presque bise, il
m’a demandé Comment va ? et s’est à nouveau excusé pour le raté de la
dernière fois.
— Je suis sur un dossier épineux en ce moment, je cours un peu partout.
Je l’ai rassuré, Pas de souci. Quand nous sommes entrés dans la cuisine,
j’ai dû lutter contre le réflexe de nous accueillir par la voix de ma mère.
Elle aurait probablement dit quelque chose comme Tiens, ça fait plaisir,
c’est rare de vous voir venir tous les deux. Seule la voix de mon frère a
résonné dans le silence, d’un Bon bon bon de constat, une voix blanche,
dénuée de tout affect. Il a commencé à faire le tour de la cuisine et, comme
moi la dernière fois, à ouvrir et refermer des tiroirs et des placards. Mais
l’intention était différente. Ses gestes n’avaient pas la même finalité. Il ne
ressentait pas, il évaluait.
Nous avons fait le tour des pièces, les unes après les autres, il détaillait
le moindre placard à haute voix, comme si je ne le voyais pas par moi-
même, OK, là il y a tout le linge, là il y a la vaisselle, là il y a les albums
photo (albums photo que nous avons soigneusement évité d’ouvrir), puis il
a conclu par un expéditif Ça devrait aller vite. J’ai trouvé cette phrase
d’une violence incroyable. Comme si on parlait d’un sac-poubelle à
apporter au container d’à côté. Il voulait enterrer notre mère une deuxième
fois vite fait bien fait, deux trois pelletées de terre et l’affaire serait réglée.
Nous étions dans sa chambre. Elle n’avait pas bougé non plus. Au mur, un
poster de U2, l’album The Joshua Tree, Bono de profil, l’air pensif,
semblant déjà réfléchir aux problèmes du monde, l’idole absolue de Laurent
à l’époque.
— Quand on y pense, c’est dingue ce qu’elle a pu accumuler durant
toutes ces années, c’est…
Sa phrase est restée en suspens, il a éclaté en sanglots. Je me suis trouvé
complètement désarmé. Je ne savais pas comment réagir. Par effet de
contagion, les larmes me sont montées aussi, que j’ai essayé de réprimer en
regardant le plafond. Jamais je n’avais vu mon frère pleurer, du moins à
l’âge adulte. Zorro ne flanchait pas. Et s’il lui arrivait de mettre un genou à
terre, alors Bernardo se devait d’être là pour le remettre en selle. Je lui ai
posé la main sur l’épaule. Sur le moment, ce geste m’a semblé terriblement
déplacé, puis je me suis détendu et me suis habitué à ce contact comme on
s’accoutume avec peine à l’eau froide quand elle arrive aux hanches. Il s’est
repris, a essuyé ses larmes, et s’est exclamé en riant, avec une légèreté un
peu feinte, Ah ben ça c’est de la belle claque dans la gueule, hein ! Et
même si le ton était surjoué, c’était la phrase la plus sincère que je
l’entendais prononcer depuis longtemps. Nous nous sommes dit au revoir
près des voitures, il a conclu par On se tente ça après les vacances ?

Quand j’ai raconté les larmes de mon frère à Léonie, elle a paru
sincèrement touchée. On dirait que tu découvres que ton frère est sensible
aussi. À vrai dire j’avais fini par l’oublier. J’étais partagé entre émotion et
colère.
— Tu vois, ça confirme ce que j’ai toujours pensé, c’est Corinne qui lui
met la pression pour vider la maison…
— Cyril, Corinne ou pas, il faudra bien la vider un jour cette maison,
non ? Plus vous attendez, plus ce sera difficile.
Je n’ai pas répondu, je croyais fermement en la théorie opposée : le
temps jouait pour nous – pour moi. Un jour peut-être, les murs de la cuisine
auraient intégralement absorbé et digéré les voix qui la peuplaient et cette
pièce deviendrait non pas inhabitée, c’était impossible, mais baignée d’une
présence sereine et autonome, qui n’aurait plus besoin de nous comme nous
n’aurions plus besoin d’elle. Ça prendrait le temps que ça prendrait. Tout en
me parlant, Léonie cherchait un papier d’assurance. Je l’ai entendue me
demander, du bureau, C’est quoi ça ? Elle est ressortie tenant à la main le
dessin d’AVCMan. J’étais pétrifié. Je croyais l’avoir jeté, j’avais dû le
laisser traîner dans un moment d’égarement. J’ai envisagé un instant de
jouer l’étonnement. Un dessin d’AVCMan sur mon bureau ? Tiens tiens, qui
a bien pu mettre ça là ? Tu es sûre d’avoir bien fermé la porte d’entrée cette
nuit ?
— Je l’ai confisqué à un élève qui dessinait en cours.
Mon improvisation parfaite m’a surpris moi-même. J’étais plus doué
que je ne le pensais pour le mensonge. J’étais prêt pour une double vie de
super-héros. Elle l’a regardé un instant, amusée.
— Conseille-lui de s’accrocher à ses études, je ne suis pas sûre qu’il
perce dans le dessin.
Nous avons ri, moi d’un rire un peu forcé, vexé par sa remarque, à deux
doigts de défendre mon ébauche. J’aurais bien voulu l’y voir, elle, armée
uniquement d’un stylo quatre couleurs. J’ai repensé au dessin de Clément
censé représenter Milo, et ai compris soudain d’où lui venait cette absence
de prédisposition pour le dessin. Les chiens ne font pas des chats – mais ils
font mourir les autres chiens.

C’était maintenant officiel, Julien Massart et Carla Buchy étaient ensemble.


Je les apercevais arpentant la cour collés comme des siamois ou enchevêtrés
sur le banc. Ils semblaient tout droit sortis d’une publicité Levi’s,
merveilleusement accordés, comme visuellement prédestinés, un de ces
couples de teen movies, le capitaine de l’équipe de football et la reine des
pom-pom girls. Ils constituaient sans même en avoir conscience un
spectacle permanent pour les autres élèves, qui les admiraient en coin
comme on suit chaque jour une comédie romantique, projetant sur eux leurs
fantasmes les plus secrets.
Leur attitude en classe avait radicalement changé. La parade nuptiale
passée, ils faisaient comme si de rien n’était, une apparente normalité de
couple installé. Les échanges de regards avaient cessé, du moins étaient-ils
réduits au strict minimum, de temps à autre un coup d’œil pour maintenir le
fil, pour s’assurer que l’autre était toujours là et que sa pupille brillait
encore. Julien Massart avait drastiquement limité ses interventions
d’amuseur public pendant les cours, non seulement il n’en avait plus besoin,
mais cette relation semblait l’avoir fait mûrir de plusieurs années en
quelques jours. Tout dans son attitude disait désormais Quand on est, on n’a
plus besoin de paraître. Les voir évoluer ainsi en classe, dans les couloirs
du lycée et dans la cour me ramenait à mes premières amours adolescentes.
Il était dit qu’être entouré de jeunesse permettait de rester jeune, il n’était
pas dit que la mélancolie s’en trouvait décuplée.

Je me suis installé et j’ai sorti les copies de mon sac. Maud, la sœur de
Léonie, avait loué un chalet à la montagne et nous avait invités à venir les
voir, elle et son mari, Serge. Ils ne pourraient pas être présents au
traditionnel repas de Noël du 26 chez les parents de Léonie cette année, ils
devaient s’envoler pour le Canada la semaine suivante, c’était donc
l’occasion de passer une sorte de Noël anticipé ensemble. Léonie était
partie en voiture la veille avec les enfants, je n’avais pas pu me libérer pour
cause de conseil de classe, il avait donc été convenu que je les retrouve en
train après mes cours, et que nous rentrions ensuite tous les quatre en
voiture.
Les enfants aimaient beaucoup Maud et Serge, c’était un couple un peu
hors des clous, qui se laissait porter par le vent. Maud me rappelait Phoebe
dans Friends, le même entrain joyeux et déconnecté de toute réalité. Lui
était intermittent du spectacle, éclairagiste, et accompagnait pas mal de
tournées d’artistes connus, il avait toujours des anecdotes folles à raconter à
table. Je le soupçonnais d’en rajouter, mais ça n’était jamais pour se faire
mousser, plutôt pour faire briller les yeux des enfants. La dernière en date,
lors de notre précédent repas : il avait partagé un kebab avec Orelsan sur un
trottoir à quatre heures du matin après une fête mémorable. Les enfants ne
tarissaient pas de Waah d’admiration.
J’avais pris des copies à corriger pour m’avancer un peu le temps du
trajet en train, la fin d’année se précipitait, comme toute fin d’année, je
voulais me libérer de ça pour profiter pleinement de mes quinze jours de
vacances. Je m’étais attelé à mes corrections quand j’ai entendu des sons
provenant d’un téléphone, un dialogue, visiblement c’était un film.
Quelqu’un regardait un film sans écouteurs. À deux places devant moi sur
la gauche. Je ne distinguais pas la personne en question mais je l’avais vue
entrer, un grand type de forte corpulence, avec une casquette et une barbe
drue. Je n’étais pas le seul que le bruit semblait déranger. Peu à peu les gens
autour de moi se sont mis à se regarder, l’air irrité. Une dame de l’autre côté
du couloir a commencé à dodeliner en soufflant. Nous nous contentions
d’échanger des expressions exaspérées, mus par une discrète solidarité, liés
par l’agacement, sans qu’aucun de nous ose se lever pour aller faire au type
la moindre remarque. Il aurait pourtant suffi de lui demander, le plus
cordialement du monde, Excusez-moi monsieur, ça ne vous dérangerait pas
de regarder votre film avec des écouteurs ? Mais sa stature assez imposante,
qui laissait craindre, à tort ou à raison, une réaction imprévisible et
potentiellement violente, décourageait tout le monde. Je me suis dit que
nous aurions fait de beaux résistants, face aux nazis, échangeant des regards
l’air contrarié, soufflant et dodelinant de la tête.
J’ai essayé de faire abstraction du bruit, j’ai mis mes écouteurs pour
atténuer le son, sans musique – la musique aussi m’empêchait de me
concentrer. Mais les fréquences les plus aiguës de son téléphone me
parvenaient encore. Je m’étais fixé de corriger la moitié des copies pendant
le trajet et, à mesure que la destination approchait, je voyais mes ambitions
fondre comme neige au soleil. Je n’avais corrigé en tout et pour tout que
deux copies et demie.
Un homme près de moi a fini par se lever, il devait avoir soixante-dix
ans, je l’ai vu se diriger vers le type à la casquette. Il s’est penché en lui
disant Monsieur, votre téléphone gêne tout le monde. J’ai admiré son
courage et en même temps j’ai pensé, de manière un peu mesquine, Si
j’avais soixante-dix ans, j’y serais allé aussi, on ne frappe pas un homme de
soixante-dix ans. Il a répété plusieurs fois Monsieur, monsieur, monsieur, je
vous parle. Puis il s’est tourné vers l’assemblée, l’air désarmé.
— Il s’est endormi.
Un autre type l’a rejoint, d’un pas volontaire – il est plus facile d’avoir
le pas volontaire lorsque le terrain a été déblayé. Lui aussi s’est mis à
répéter des Monsieur, monsieur. Je crois qu’aucun des deux n’avait envie
d’entrer en contact physique avec l’homme en lui secouant l’épaule, on ne
savait pas ce qui pouvait arriver. Le premier type a fini par déclarer
Impossible de le réveiller, on va appeler le contrôleur et puis voilà. J’ai
commencé à me sentir mal. Non, il ne s’était pas endormi. J’ai été parcouru
de sueurs froides, j’avais l’impression que tout le monde me regardait.
J’arrivais à destination, j’ai plié mes affaires rapidement et suis sorti. Je
n’aurais pas le fin mot de l’histoire. Je n’en avais pas besoin. Je savais
exactement ce qu’il en était. L’homme était mort, je venais de le tuer.
Je me suis hâté de descendre du train et me suis éloigné sur le quai d’un
pas rapide, m’attendant à tout moment à ce qu’un contrôleur m’apostrophe.
La sueur dégoulinait dans mon dos en plein mois de décembre dans une
ville de montagne. Il fallait que je parle à Léonie, je ne pouvais plus garder
ça pour moi. Mon appréhension se confirmait : j’étais dangereux. Pour mon
entourage, pour mes proches, pour les ennemis invisibles de nos Verdun
quotidiens.
Un prénom m’a sauté au visage : Corinne. J’allais finir par la tuer elle
aussi. C’était inévitable. S’il y avait quelqu’un qui pouvait à tout moment
provoquer chez moi des réactions épidermiques, c’était bien elle. J’ignorais
par quel miracle ça n’était pas arrivé quand je m’étais trouvé seul avec elle
la dernière fois. Peut-être la crèche nous avait-elle sauvés, peut-être nous
avait-elle permis de rester cantonnés dans les limites du convenable et de la
diplomatie. Ou bien le divin enfant, flatté de trôner au centre de l’attention
durant quelques minutes, nous avait-il évité le pire.
Sur le quai m’attendaient Léonie et les enfants. Ils avaient tenu à venir
me chercher tous ensemble. Je comptais parler de tout ça à Léonie dans la
voiture sur le trajet jusqu’au chalet, mon plan tombait à l’eau et c’était peut-
être mieux ainsi : je n’allais pas gâcher notre petite échappée avec mes
histoires, j’allais laisser passer le week-end et lui parlerais dimanche au
retour à la maison. Je les ai étreints comme si nous ne nous étions pas
quittés la veille. C’était l’effet quai de gare, qui exacerbe les séparations
autant que les retrouvailles. Peut-être aussi, plus que jamais, avais-je besoin
d’un cocon protecteur. Contre toute attente, j’ai réussi à penser à autre
chose durant cette petite escapade, nous avons passé un week-end très
joyeux, alternant randonnées et soirées au coin du feu durant lesquelles
nous discutions de tout à bâtons rompus. Maud nous a raconté qu’elle allait
attaquer une formation de microkinésithérapie et le déclic qui l’avait
motivée.
— Une praticienne a guéri une copine rien qu’en lui touchant les bras.
À l’aide de micropalpations sur la peau. Elle lui a sorti une date, novembre
1986, lui disant que c’était la date de son traumatisme originel. Et ma
copine a réalisé que c’était la date du divorce de ses parents.
Entre deux verres, Serge attrapait sa guitare et nous jouait quelques
morceaux, ce qui avait toujours le don d’émerveiller les enfants. J’étais
heureux de les contempler avec leurs grands yeux et leurs larges sourires,
mais aussi un peu jaloux de n’avoir aucune prédisposition artistique
pouvant susciter chez eux pareille admiration – et ce n’était pas le dessin
d’AVCMan qui allait changer le cours des choses.

Le trajet de retour en voiture s’est déroulé selon notre rituel douillet :


chacun choisissait sa chanson, alternance démocratique qui avait le don
d’aboutir à une playlist hétéroclite au possible. Une fois franchi le seuil de
notre porte, je me suis assombri. La parenthèse était refermée, retour à la
réalité. J’ai attendu que Léonie finisse de se brosser les dents et me rejoigne
dans la chambre.
— Léonie, il y a un truc dont je voudrais te parler… Il m’arrive quelque
chose d’assez grave…
Léonie m’a lancé un regard effrayé.
— Qu’est-ce qui se passe ?
J’ai pris une grande inspiration avant de me lancer.
— Je fais mourir les gens.
Elle est passée d’inquiétude à incrédulité, elle a froncé les sourcils de
manière appuyée.
— Pardon ?
— Je fais mourir les gens, je provoque des AVC chez les gens qui
m’irritent…
Je me suis entendu prononcer cette phrase, moi-même je ne savais pas
comment j’aurais réagi si quelqu’un m’avait fait une telle confidence. Son
expression d’incrédulité s’est renforcée.
— Cyril, qu’est-ce que tu racontes ?
— Écoute, il ne faut surtout pas que nous passions le jour de Noël avec
Corinne et Laurent, je risquerais de faire mourir Corinne…
Léonie m’a regardé comme si je venais de lui parler dans une langue
étrangère. J’ai regretté ma phrase, trop abrupte, trop directe.
— Je ne comprends rien à ce que tu me racontes, je me demande si tu es
dans ton état normal… Je savais que tu rechignais tous les ans à passer Noël
avec ta belle-sœur, mais au point d’inventer n’importe quoi…
J’ai insisté, l’air tragique, Ça n’est pas n’importe quoi Léonie, je sais
que c’est difficile à croire mais, tiens, prends ton téléphone, regarde les
infos. Je lui ai demandé de taper dans le moteur de recherche décès, AVC,
train, la date d’hier, Grenoble. Elle m’a encore fixé un instant, a soupiré et
s’est exécutée en silence. Elle a rapidement consulté son téléphone puis a
levé les yeux vers moi, Oui, et donc, je suis censée voir quoi ?
— Comment, tu es censée voir quoi ? On te propose quoi ?
Elle m’a montré son téléphone. Rien. Il n’y avait rien. Le décès du type
n’était annoncé nulle part. Se pouvait-il que celui-là ne soit pas mort ? Qu’il
se soit simplement endormi sur son siège ? J’ai failli lui dire C’est moi qui
ai tué Milo, pour la ramener à un cas plus familier, mais j’ai trouvé la
phrase d’une violence inouïe. Je n’étais pas prêt à tout pour qu’elle me
croie.
— Le dessin de… d’AVCMan, que j’ai trouvé sur ton bureau, c’était
toi ? C’était le même délire ?
À l’évocation du dessin de mon super-héros, j’ai été plongé dans une
honte puérile, comme un enfant pris en flagrant délit d’acte obscène. J’ai
baissé la tête, sa question venait de tuer dans l’œuf toute tentative
d’argumentation, je me retrouvais nu, sans armes, probablement écarlate.
Nous sommes allés nous coucher, dans une ambiance un peu étrange, je
m’en voulais de lui avoir parlé de tout ça.

Le lendemain, alors que je préparais mon café, elle m’a demandé Ça va


mieux ? Comme si j’avais été pris, la veille, d’une crise de démence. J’ai dit
Ça va, puis Je suis désolé, je n’aurais jamais dû t’en parler, j’aurais dû
garder ça pour moi.
— Cyril, tu ne vas pas recommencer…
— Je suis inquiet, Léonie, c’est tout, j’ai tellement peur de faire du
mal…
Elle a paru infiniment touchée, elle s’est assise près de moi, a pris mes
mains dans les siennes.
— Cyril, écoute-moi, regarde-moi. Cyril : on ne peut pas tuer les gens
par la pensée. C’est juste… impossible en fait.
Elle a souri, puis elle a ajouté Tu n’as jamais été calé en sciences mais
crois-moi, c’est impossible. Je ne sais pas ce qui a pu se passer pour que tu
en viennes à imaginer une chose pareille, mais s’il y a eu des drames
autour de toi, sache que tu n’y es tout simplement pour rien.
J’ai pensé que la femme de Bruce Banner avait dû lui dire ça aussi. Puis
je me suis souvenu qu’elle était morte dans un accident de voiture et qu’il
n’avait pas pu la sauver. C’était à cause de son insondable chagrin qu’il
avait plongé à corps perdu dans ses recherches, qui avaient abouti par
accident au monstre qu’il était devenu. Que valait-il mieux : n’avoir plus
personne avec qui partager son drame ou avoir quelqu’un qui ne vous croit
pas ?

Plus j’y pensais, plus cette certitude s’ancrait en moi : je ne devais pas
partager le repas de Noël avec Corinne. C’était un meurtre annoncé. Je me
repassais les éditions précédentes et chaque étape de nos Noëls rituels
comportait un motif d’irritation, d’exaspération, de colère. Donc d’AVC. À
commencer par la distribution des cadeaux, cette manie qu’elle avait de
nous presser quand nos enfants déballaient les leurs avec son Allez au
suivant sec et nasillard, les suivants étant ses enfants sur lesquels elle
s’attardait interminablement, prenant mille photos sous tous les angles en
répétant Alors tu es content ? Ça te plaît ? J’avais toujours la sensation que
nous étions invités pour assister à leur fête de Noël et qu’ils nous avaient
simplement demandé de venir pour être les spectateurs de leur bonheur.
Nous nous intégrions dans le salon comme des éléments de décoration, au
même titre que le sapin ou l’âne de la crèche, ne nous manquait plus que les
guirlandes autour du cou.
Si toutefois elle parvenait à survivre au rituel des cadeaux et à l’apéritif,
ce qui me semblait déjà improbable, arriverait ce fameux moment du
partage du poulet, ou de la dinde. Elle demanderait à ses enfants
d’approcher leur assiette pour les servir et tomberait raide morte au sol, la
cuisse de poulet glissant sur le carrelage comme un bobsleigh, laissant
derrière elle une traînée de gras. Il fallait réduire les facteurs de risque. Si je
ne pouvais éviter ce repas, alors il fallait que je dise à Corinne : S’il te plaît,
pas de poulet cette année. Après tout, pourquoi on ne se ferait pas un Noël
végétarien ? J’avais entendu une émission là-dessus sur France Inter
quelques jours plus tôt dans ma voiture, de plus en plus de Français optaient
pour des Noëls végétariens. C’était parfait – encore que : Corinne aurait été
capable de donner le plus gros morceau de tofu à ses enfants. La liste des
événements proscrits s’allongeait peu à peu : ni distribution de cadeaux, ni
poulet. À ce rythme, à force de dégraissage, notre Noël se résumerait à
passer un quart d’heure à table autour d’un verre d’eau plate sans échanger
le moindre mot.
J’ai pensé à mes neveux : perdre leur mère le jour de Noël, la douleur de
la perte décuplée par la période festive et familiale entre toutes, le
cataclysme affectif ultime. Quand j’étais au lycée, Jérôme Garrido, un élève
de terminale, au beau milieu d’un échange autour de nos projets pour les
vacances à venir, avait déclaré d’un ton monocorde Je fête pas Noël. Quand
David Paulet lui avait demandé pourquoi, il avait répondu Mes parents sont
morts dans un accident de voiture le jour de Noël quand j’avais trois ans. Il
avait dit ça en tirant sur sa cigarette, sans regarder aucun d’entre nous,
comme s’il se parlait à lui-même, ses yeux perçant l’horizon à travers sa
mèche châtain. Un long silence avait suivi. Nous étions soufflés. Nous
avions trouvé sa tirade d’une classe folle. Ce drame lui conférait soudain
une aura et un charisme sans égal. En une semaine, l’information s’était
répandue comme une traînée de poudre, surtout parmi les filles qui s’étaient
mises à le trouver mignon du jour au lendemain, voire mystérieux, certaines
allant jusqu’à lui décréter un charme magnétique. Jérôme Garrido était
passé d’invisible à figure incontournable du lycée en quelques jours. Sa
timidité s’était muée en présence féline, son mutisme en souffrance rentrée.
Mieux qu’une doudoune Chevignon, des yeux gris-bleu ou une fossette au
coin de la bouche : les parents morts dans un accident de voiture le jour de
Noël. Le summum du style. À côté, nous faisions pâle figure avec nos
parents bien portants et nos cadeaux sous le sapin.
Les synapses de mon cerveau ont subitement opéré un lien qui m’a
glacé les sangs. L’accident de la route. L’Audi. L’Audi blanche qui m’avait
dépassé sur l’autoroute et avait fini contre la rambarde. Ce type détestable
qui, à ma hauteur, m’avait lancé un regard de tueur. Lui aussi. Lui aussi,
c’était moi. Il venait s’ajouter à la liste des victimes. Mes mains se sont
mises à trembler sur mon volant. Pourquoi ce type en pleine possession de
ses moyens au moment de me dépasser aurait-il tout à coup perdu le
contrôle de son véhicule ? Se pouvait-il que son accident fût lié à un
problème mécanique ? En arrivant sur le parking du lycée, j’ai cherché sur
mon téléphone des informations concernant un accident d’Audi qui auraient
pu coller avec le jour et le lieu. Je n’ai rien trouvé. Avec près de trois mille
décès par an sur les routes, les accidents n’étaient probablement pas tous
répertoriés dans la presse.

Dans la salle des professeurs, quelqu’un avait eu le mauvais goût


d’accrocher au mur un cadre avec la photo de Jacquet. Il s’agissait d’un
montage de son visage devant un coucher de soleil, entouré d’un halo
mauve parsemé de fleurs roses – des glaïeuls ? Chaque personne qui passait
devant le cadre s’arrêtait quelques secondes sans le moindre mot ni la
moindre expression, il était hors de question de manifester une réaction qui
eût pu être déplacée. On restait de marbre de peur de salir la mémoire de la
défunte ou bien de laisser échapper une moquerie envers l’artiste qui était à
l’initiative du montage photo et qui, au vu de la composition et des partis
pris esthétiques, devait avoisiner les soixante ans. J’optais pour Jacqueline
Fournier. Je pense que tout le monde ici aurait été d’accord avec cette
hypothèse. Je suis allé rejoindre Gilles au fond de la salle. Après avoir
échangé quelques banalités, je me suis lancé.
— Si tu apprenais que tu fais mourir sans le vouloir des gens qui
t’irritent, de par leur comportement ou leur incivilité, tu ferais quoi ?
C’était la seule personne à qui je pouvais poser ce type de questions
sans risquer d’être jugé. Il n’était pas du genre à se formaliser, à aller
chercher du rationnel. Il a éclaté de rire, un peu trop fort dans une salle
censée être encore en deuil, puis a dit Ah ouais, ce serait chiant. Chiant,
c’était un raccourci un peu trivial mais, oui, on pouvait le résumer ainsi. Il a
réfléchi un instant, avec un petit sourire en coin, comme s’il s’agissait d’une
énigme à résoudre.
— Ben en vrai ce serait pas mal… C’est une solution à la surpopulation
quand tu y penses, et en plus on écrème par le bas, par la lie de la société,
on élimine tous les cons, comme une forme d’autorégulation par le civisme,
c’est pas mal je trouve…
J’ai repris l’argument de Léonie face à Clément pour lui opposer une
forme de débat.
— Bah oui mais si c’était nous les cons…
— Ah oui le fameux On est tous le con d’un autre… Je supporte pas
cette théorie. C’est les vrais cons qui l’ont inventée pour se dédouaner et
pour que rien ne bouge. Le vivre-ensemble, c’est pas subjectif, c’est
factuel : si tu passes ton temps à faire des trucs de gros con qui nuisent aux
autres, tu es un gros con, point final, y a zéro relativité là-dedans.
L’incivilité est une valeur absolue, mesurable, objective, la relativiser c’est
la légitimer.
Il me donnait l’impression d’avoir déjà réfléchi à la question. Je ne
savais pas quoi penser de sa position, si ce n’est qu’elle ne m’avançait pas.
Je n’avais aucune intention d’autoréguler quoi que ce soit pour éviter la
surpopulation mondiale. La photo de Jacquet semblait me fixer comme
l’avait fait le saint du vitrail de l’église, elle semblait me dire Je ne te
lâcherai pas comme ça, crois-moi, les fleurs et le coucher de soleil
rendaient son regard doux encore plus effrayant. Une question m’est
apparue : la réunion dont elle m’avait parlé juste avant de s’écrouler devait
avoir lieu le soir même. Était-elle maintenue ? J’ai jugé mesquin de
demander, je passais déjà pour celui qui avait refusé de cotiser pour la
couronne… J’ai décrété qu’elle était annulée.

En ouvrant la portière, j’ai été accueilli par un bruit inhabituel. Des rires
mêlés à des jappements aigus. Ça venait de chez les voisins. J’ai jeté un
coup d’œil par-dessus la haie. Octave et Théo couraient dans leur jardin,
hilares, suivis par un petit chien marron qui émettait des cris stridents. À
peine entré, j’ai demandé à Léonie Qu’est-ce que c’est que ça ?
— Quoi donc ?
— Ce chien, chez les voisins…
Elle a souri comme si c’était une bonne nouvelle. Florent et Marie
n’avaient pas pu résister, ils n’avaient pas réussi à tenir jusqu’au 25 et
s’étaient dit Après tout, pourquoi attendre Noël, si on peut rendre les
enfants heureux quelques jours plus tôt, ce serait dommage de s’en priver.
De fait, les enfants avaient été fous de joie en découvrant Abeille.
— Abeille ?
— C’est le nom du chien.
Je savais qu’adopter un nouveau chien était dans leurs projets mais je
n’avais pas eu le temps de m’y préparer, je croyais avoir quelques jours
devant moi pour réfléchir à la situation. Là, j’étais pris de court.
— Mais ils vont le laisser dehors aussi ?
— Écoute, je n’en sais rien, oui, probablement de temps en temps, c’est
triste un chien enfermé.
J’allais tuer Abeille. Un soir de fatigue, un jappement plus perçant
qu’un autre, une réunion dont je rentrerais plus irritable, plus sensible, une
fréquence précise allait me transpercer le tympan sans préavis, et j’allais le
tuer. Il allait finir étendu au sol comme Milo. Et j’assisterais pendant
quelques semaines au cérémonial mortuaire, chaque fois que je me garerais
dans l’allée, je les verrais tous les quatre le visage baissé devant deux
sépultures côte à côte, et nous échangerions des regards tristes et
impuissants. Quelque temps après, ils décideraient de prendre un autre
chien pour consoler les enfants, un chien qu’ils nommeraient Titou, qui
aboierait dans le jardin et que je finirais par faire mourir aussi. Et, de mois
en mois, on verrait peu à peu fleurir dans leur jardin un potager de
sépultures, des petits tas de terre çà et là surmontés de croix de bois avec
des noms gravés, Milo, Abeille, Titou, Rony, Princesse, Fido, Flocon, Kaki,
Princesse II. Et tous les quatre auraient les traits de plus en plus creusés et
le teint de plus en plus pâle. L’avenir était bouché, je ne distinguais aucun
horizon, aucune sortie. Je n’allais tout de même pas porter un casque
antibruit. Les voisins me verraient sortir de la voiture et marcher jusqu’à ma
porte d’entrée, je les saluerais poliment comme si de rien n’était, souriant,
un casque antibruit sur les oreilles. Hors de question. J’ai dit à Léonie
Attends, ce n’est pas possible, il faut qu’ils le rentrent, ils ne peuvent pas le
laisser à l’extérieur.
— Pourquoi ?
J’ai pris une longue inspiration avant de déclarer Je vais le faire mourir,
comme j’ai fait mourir Milo, et comme j’ai fait mourir Jacquet.
— Oh non, Cyril, tu vas pas recommencer !
Je lui ai pris les mains, j’ai calmé mon débit pour rendre mes propos
plus crédibles, j’ai adopté une voix basse et posée.
— Léonie, je t’en supplie, crois-moi. Il faut qu’ils enferment le chien.
Et surtout, surtout, on ne doit pas passer le jour de Noël avec Corinne.
Une lueur de tristesse mêlée d’inquiétude, ai-je cru discerner, a traversé
ses yeux. Léonie est passée en un quart de seconde d’un embryon de colère
à une profonde peine qui m’a bouleversé. Je n’aimais pas la voir comme ça.
J’ai été envahi à mon tour d’une grande mélancolie.
— Cyril, je vais te prendre rendez-vous chez quelqu’un, je crois que tu
nous fais un burn-out ou une sorte de petite dépression. Tu as trop tiré sur la
corde ces derniers mois, c’est normal que tu sois épuisé, mais je vais
appeler quelqu’un, ça va te faire du bien.
J’étais éberlué. Elle me prenait pour un fou. Je le voyais bien. Et j’étais
prêt à tout pour que disparaisse de son visage cette expression qui me brisait
le cœur. Léonie était mon socle. Si le socle flanchait, tout s’écroulait, moi,
les enfants, l’équilibre du monde. Je préférais abdiquer que de me trouver
face à ce regard, cette douleur, cet affaissement de terrain. Si je devais
consulter quelqu’un pour apaiser Léonie, je le ferais. Colmater le friable,
c’était la priorité, le reste importait peu.
— D’accord.
Elle a paru rassurée, voilà qui était une sage décision, j’étais coopératif,
je m’agrippais au peu de raison qu’il me restait. N’empêche qu’un chien
jappait dehors et qu’il n’en avait plus pour très longtemps à vivre.

J’aimais détailler les tombes devant lesquelles je passais chaque fois que je
venais, certaines me fascinaient. Il y en avait une, en particulier, qui ne
manquait jamais d’attirer mon attention, une sépulture ornée de nombreuses
références au rugby, des plaques représentant des joueurs en gravure, une
sculpture en pierre de ballon ovale posé sur un socle, et même une écharpe
de supporter régulièrement lavée et remise à sa place. Chaque fois je me
demandais ce qui pourrait décorer ma tombe de la sorte, et j’en arrivais
toujours à la même triste conclusion : je n’avais jamais eu de passion
dévorante. Voilà probablement une définition de la vraie passion : ce qui
peut devenir sculpture sur votre tombe. Je n’avais eu que des lubies
passagères de quelques mois, comme la photo, la collection de voitures
miniatures des années 50 ou l’élevage de tortues. Imaginer une sculpture
massive de tortue sur ma tombe me donnait des sueurs froides, ou comment
un malentendu vous poursuit jusque dans l’au-delà.
Malgré la thématique générale, les textes des plaques funéraires de
l’amateur de rugby étaient de facture classique. On imaginait mal qu’il y
soit inscrit Que ton repos soit doux comme tes plaquages furent
impeccables.
J’ai donné à ma mère des nouvelles de Léonie, des enfants, je lui faisais
toujours un compte-rendu de leurs dernières notes. Quand elle était là, elle
répondait toujours Ah, c’est bien, plus ils travaillent aujourd’hui, moins ils
auront à travailler plus tard. Aurore s’était ramassé un 7,5 en français, elle
avait fait un hors-sujet. J’ai dit à ma mère qu’elle avait eu 17,5. J’ai regretté
aussitôt d’avoir menti, même si c’était pour ne pas lui faire de peine. Puis
sans transition :
— Tu sais, je crois que je fais mourir les gens.
Comment ça, tu fais mourir les gens ? m’a répondu ma mère, avec sa
voix de la cuisine.
— Je fais mourir les gens d’AVC.
Un couple de septuagénaires est passé à ce moment précis, je ne les
avais pas vus arriver. Ils m’ont dévisagé. Il m’a semblé qu’ils accéléraient
le pas en baissant la tête. J’aurais eu le même réflexe si j’avais entendu un
type aux traits tirés annoncer devant une tombe Je fais mourir les gens
d’AVC. Est-ce le genre de confession que j’aurais faite à ma mère de son
vivant ? Je m’épanchais beaucoup plus aujourd’hui qu’avant sa mort. Et si
je lui avais annoncé pareille nouvelle, quelle aurait été sa réaction ?
Probablement quelque chose comme, Ah ça, les AVC, regarde Françoise
Bardin, soixante et un ans, et jamais une cigarette ou une goutte d’alcool.

J’ai profité d’un passage en ville pour faire une autre tentative de courses de
Noël. Léonie, dans sa mansuétude, alors que je la suppliais de m’aider pour
les cadeaux, m’avait suggéré la piste des vêtements, Un tee-shirt, ça fait
toujours plaisir. J’avais trouvé son slogan un peu léger : en quoi un tee-shirt
faisait-il toujours plaisir ? Ce n’était pas forcément la première vertu que
j’attribuais à un tee-shirt.
J’errais entre les rayons sans parvenir à me concentrer sur quoi que ce
soit. Je me suis approché d’une penderie de tee-shirts et j’ai commencé à les
passer en revue, sans parvenir à évaluer ce qui, aux yeux d’un ado,
différenciait un tee-shirt cool d’un t-shirt nul. J’ai repéré à quelques mètres
le type des CD à la Fnac, celui qui semblait aussi perdu que moi dans ses
choix. Je me suis approché, j’ai fait semblant d’examiner quelques tee-
shirts, puis je lui ai souri et lui ai dit Dur dur hein ? Il m’a regardé, m’a
souri poliment, d’un sourire forcé et un peu effrayé, puis il s’est éloigné. Il
ne m’avait pas reconnu et m’avait pris pour une sorte de pervers qui va
draguer les pères de famille dans les rayons de C&A, projetant des
fantasmes d’ébats torrides dans les cabines d’essayage. Ou bien m’avait-il
reconnu et c’était pire : un psychopathe le suivait partout où il allait faire
ses courses et lui souriait de manière inquiétante. Une fille s’est approchée
de moi, son badge spécifiait qu’elle s’appelait Mélanie.
— Je peux vous aider ?
Elle était maquillée d’une manière outrancière qui contrastait avec la
timidité qu’elle semblait dégager. Mais peut-être était-ce cette timidité qui
l’exhortait à se planquer sous des couches de fond de teint. Ses sourcils
étaient peints. Pourquoi s’épiler les sourcils pour en dessiner d’autres à la
place ? Pour en avoir l’exacte maîtrise, c’est l’hypothèse que je me suis
faite. Si elle avait pu, elle aurait tout effacé et tout redessiné, le nez, les
lèvres, les yeux.
— Je cherche des tee-shirts.
— Quel genre de tee-shirts ? C’est pour qui ?
— Pour mes neveux, ils ont dix et douze ans.
— Alors c’est au rayon enfants, là vous êtes au rayon adultes.
Elle m’a demandé de la suivre, nous avons traversé la foule suffocante,
je restais focalisé sur la queue-de-cheval blonde de Mélanie comme sur le
fil d’Ariane au milieu du dédale. Mon téléphone a sonné, c’était Léonie, je
me suis excusé auprès de la jeune fille et suis sorti, je n’entendais rien au
milieu du brouhaha. Léonie voulait savoir si le créneau qu’elle avait prévu
pour que j’aille consulter la personne dont elle m’avait parlé me convenait.
J’ai confirmé, qu’importait le créneau, je m’étais engagé à y aller. J’ai
raccroché et me suis retrouvé devant C&A sans parvenir à rassembler
l’énergie d’y entrer à nouveau. Brisé dans mon élan, j’avais perdu le peu de
motivation qui m’avait permis d’y plonger une première fois. J’avais tout
donné.

Léonie avait tenu à m’accompagner, elle craignait que je ne joue pas le jeu.
Elle avait opté pour le mari psychiatre de sa collègue Catherine, il avait
accepté de me prendre entre deux rendez-vous, sinon le temps d’attente
était de plusieurs mois, m’avait précisé Léonie, comme pour souligner les
compétences et la renommée du bonhomme. Quand elle avait prononcé le
mot psychiatre, j’en étais resté pantois. Voilà qui confirmait la perception
qu’elle avait de mon état. J’avais dit Ah oui, psychiatre, carrément. Elle
avait tempéré d’une voix tendre, Cyril, psychiatre ne veut pas forcément
dire que tu es fou, c’est juste quelqu’un qui a une bonne écoute et avec qui
tu vas pouvoir discuter, il est chouette tu verras. Nous sommes entrés dans
son bureau, elle lui a fait la bise et nous a présentés, il s’appelait Georges et
ressemblait à un acteur qui joue le rôle d’un psychiatre dans une série
française. Ils ont un peu parlé de Catherine tous les deux, Comment va son
infection urinaire ? — Elle ne boit pas assez, elle boit du thé mais je me tue
à lui dire que le thé est diurétique et ne l’hydrate pas, je lui répète : eau et
jus de cranberries, mais tu connais Catherine hein, ils ont ri, oui elle
connaissait Catherine et ça avait l’air d’être drôle quand on la connaissait. Il
est passé sans transition à une expression plus grave, même sa voix a
changé, plus grave elle aussi.
— Alors qu’est-ce qui vous amène ?
J’ai regardé Léonie qui m’a encouragé d’un sourire et d’un hochement
de tête.
— En fait voilà, je… je fais mourir les gens d’AVC.
Il s’est concentré pour ne fixer que moi, je voyais bien qu’il mourait
d’envie d’aller chercher de l’aide dans les yeux de Léonie.
— C’est-à-dire ? Pouvez-vous préciser ?
— Pas tous les gens, je veux dire, pas de manière aléatoire et
hasardeuse, uniquement les gens qui provoquent chez moi un bref état
d’irritation… Ça peut être n’importe quoi… Pour vous donner un exemple,
j’ai fait mourir un type qui m’a doublé à la caisse du supermarché, il a payé
puis il est mort quelques mètres plus loin, il s’est écroulé.
Léonie fixait le bureau, je pouvais sentir son sentiment de honte
déborder jusqu’à moi. C’est pourtant elle qui avait insisté pour qu’on
vienne, elle en connaissait précisément la raison, peut-être n’avait-elle pas
mesuré la résonance de ces mots une fois sortis du cadre intime, a fortiori
prononcés devant une de ses connaissances. Moi aussi, en les prononçant,
j’avais l’impression d’oraliser une pensée qui n’avait aucun sens, j’aurais
pu dire avec le même aplomb J’ai la certitude d’être la réincarnation d’un
poulet en batterie qui a vu ses poussins être écrasés sous ses yeux et qui
revient sur Terre sous forme humaine pour se venger de l’humanité que ça
n’eût pas été moins rationnel. Cette situation nous mettait tous les trois très
mal à l’aise. Néanmoins, le fameux Georges, très professionnel, est resté
impassible, comme s’il croisait cette pathologie chaque jour dans son
cabinet, vous faites mourir les gens d’AVC, oui oui, je vois tout à fait,
classique.
— Qu’est-ce qui vous fait penser que c’est vous qui faites mourir ces
gens ?
— L’exacte répétition des mêmes circonstances. Ces personnes
m’irritent, pour une raison justifiée ou pas, c’est souvent très anecdotique,
puis elles s’écroulent, raides mortes.
Il m’a regardé un instant, Léonie aussi, pour évaluer l’éventuelle part de
provocation, est-ce que je n’étais pas en train de plaisanter ? Est-ce que je
n’allais pas éclater de rire d’une seconde à l’autre ? Non, j’avais l’air tout à
fait sérieux.
— Hormis le fait que toutes vous ont irrité, voyez-vous un lien entre ces
personnes ?
Léonie lui a lancé un regard que j’ai traduit par Tu ne vas tout de même
pas entrer dans son jeu ? J’ai répondu Non, aucun. J’ai ajouté L’échantillon
est plutôt hétéroclite, regrettant aussitôt le terme d’échantillon. Il a pris
dans son carnet quelques notes que je ne parvenais pas à discerner.
— Et au travail, comment ça se passe ? Comment vous sentez-vous ?
Vous êtes enseignant, m’a dit Léonie.
Nous y étions. Tout avait bien démarré mais nous bifurquions. C’était
fini. Je le voyais venir. Le travail : j’étais fatigué, un burn-out, une
dépression, normal que je sois dans cet état, il me fallait juste un peu de
repos et tout ça rentrerait très vite dans l’ordre. Ils s’étaient donné le mot.
Léonie avait probablement balisé le terrain avant qu’on arrive. J’ai su dès
lors que le moindre de mes arguments serait mis sur le compte d’une
extrême fatigue. J’étais en train de perdre mon temps. Je suis allé dans son
sens pour qu’on en finisse, cheval blessé qui tend le flanc face au canon.
— Pour tout vous dire, la fin d’année a été un peu rude…
Ce constat a fait retomber la tension, tout le monde soufflait. Enfin,
j’étais lucide. Mais oui, il était là le problème. Et c’est tout juste si nous
n’avons pas fait une chenille pour fêter le soulagement collectif. Nous
avons discuté un moment des conditions de plus en plus difficiles des
enseignants, le mépris du gouvernement, alors que nous exercions une
profession formidable. Il m’a prescrit quelque chose pour m’apaiser et la
consultation a été expédiée, il ne fallait pas exagérer, nous étions entre deux
rendez-vous, on n’allait pas non plus passer la journée sur un petit coup de
fatigue.

À table, comme souvent en cette période, les anecdotes sur le thème de


Noël fusaient. Léonie racontait le Noël de ses douze ans, ses parents,
d’origine très modeste, s’étaient saignés aux quatre veines pour lui offrir un
walkman – à ce stade, il a fallu expliquer à Aurore et Clément ce qu’était un
walkman. Elle était folle de joie de son cadeau. À ceci près qu’elle n’avait
aucune cassette. Ses parents ne lui en avaient pas acheté, ce serait pour une
autre occasion, le budget était étalé sur plusieurs événements. Alors Léonie
passait son temps à se balader, son casque sur les oreilles en dodelinant de
la tête, alors qu’il n’y avait aucune cassette dans l’appareil. Je renchérissais
en faisant croire aux enfants que, lorsque ses parents lui avaient offert son
premier vélo, elle avait d’abord eu le cadre puis les roues aux deux Noëls
suivants, l’une après l’autre. C’était un moment joyeux, mais j’ai bien vu du
coin de l’œil que Clément forçait sa bonne humeur, alors que pareille
anecdote en temps normal l’aurait rendu hilare. Plus tard dans la soirée j’ai
demandé discrètement à Aurore si elle savait ce qui se passait avec
Clément. Elle est restée un instant silencieuse, puis a vendu la mèche :
Béjard l’avait embêté à la récréation, rien de bien méchant mais il l’avait
insulté, Clément s’était senti humilié devant ses camarades. Il avait fait
promettre à sa sœur de ne pas nous en parler, mais c’était trop lourd à porter
pour elle, voir son petit frère habituellement si joyeux arborer ce masque
tracassé. J’ai immédiatement été pris de nausée. Réaction disproportionnée
qui m’assaillait dès lors que je sentais une menace sur mes enfants, quelle
qu’elle soit, même négligeable, même infime, réelle ou pas. J’ai respecté la
demande d’Aurore de ne pas en parler à Clément. J’ai passé une nuit agitée,
obsédé par des images de la douleur silencieuse de Clément se faisant
molester par une brute sur laquelle je n’arrivais pas à mettre de visage et
qui, par défaut, ressemblait à un boxeur balafré de dix ans avec un tablier de
boucher.

Le lendemain, je suis allé attendre Clément à la sortie de l’école. Quand il


m’a vu devant le portail, il est passé d’une expression badine à un léger
froncement de sourcils incrédule, il ne comprenait pas. Je m’en suis voulu
de l’inquiéter.
— Qu’est-ce que tu fais là ?
J’ai essayé de paraître léger, je lui ai répondu sur le ton de l’anecdote Tu
sais, l’autre jour, tu m’as parlé de ce Béjard, là, du coup j’étais curieux de
voir un peu le phénomène – je me suis forcé à rire en prononçant ce mot –,
tu peux me le montrer quand il sortira ? Clément m’a regardé, circonspect.
Je ne savais pas s’il se doutait que sa sœur avait parlé. Il m’a répondu que
Béjard était déjà sorti, le mardi il partait une heure plus tôt parce qu’il avait
orthophoniste.
— Oh, d’accord… Eh bien tu me le montreras une autre fois alors.
J’ai tenté de sourire pour masquer ma déception et mon sentiment
d’échec. Sur le trajet de retour, une idée épouvantable s’est imposée à moi :
j’étais venu pour tuer Béjard. Je ne pensais pas me l’être formulé en ces
termes une seule fois en prenant la décision d’aller chercher Clément à
l’école, mais la finalité de ma démarche ne faisait aucun doute. On était
passés à rien d’une tragédie. Si Béjard était sorti comme prévu, si nos
chemins s’étaient croisés, le simple fait de le voir m’aurait mis hors de moi
et il se serait écroulé, là, devant l’école, devant ses camarades. J’aurais tué
un enfant de dix ans, simplement parce qu’il avait molesté mon fils.
Comme j’avais tué Milo, pour un aboiement de trop. J’en avais des sueurs
froides. J’étais une grenade dégoupillée ambulante que personne ne prenait
au sérieux. J’étais livré à moi-même. Même le corps médical traitait mon
cas avec mépris. C’était à moi et à moi seul d’agir. J’étais bien trop esclave
de mes pulsions animales pour me trimballer avec un pouvoir pareil.
Je me suis souvenu de cette scène chez mon grand-père. En voyant des
sangliers sur son terrain, il était allé chercher des carottes et s’était approché
d’eux pour les leur offrir. Devant ma stupéfaction doublée d’admiration
pour cet aventurier sans peur, il avait ri et avait dit simplement Le sanglier
est l’animal le plus doux qui soit, mais prends-en-toi à un marcassin et la
laie te chargera sans préavis, sans te laisser la moindre chance. J’étais
comme la laie. Mon talon d’Achille était bien trop exposé, et moi bien trop
vulnérable. Les super-vilains l’avaient compris : le seul moyen de vaincre
les héros consistait à s’en prendre aux personnes les plus chères à leur cœur.
Vous kidnappiez Mary Jane ou Tante May et Spider-Man était cuit. Au vu
de ce que je m’apprêtais à faire, tuer un enfant de dix ans par simple
vengeance, je glissais lentement vers le côté obscur de la force, esclave
fragile de mes démons. Pierre Béjard ne devait son salut qu’à son
orthophoniste – parfois la dyslexie peut vous sauver la vie.

Georges m’avait prescrit un neuroleptique léger dont j’avais découvert, en


allant traîner sur des forums médicaux, qu’il était administré dans des cas
de dépression induisant des états paranoïaques. Une participante du forum,
Magali75, disait que ce médicament avait changé sa vie : son mari était
persuadé que des gens entraient pendant la nuit dans leur cuisine pour vider
le lave-vaisselle. Depuis le début du traitement, il allait beaucoup mieux.
J’avais été tenté de prendre un pseudonyme pour commenter que ça n’était
pas très malin, désormais ils allaient devoir vider le lave-vaisselle eux-
mêmes. D’autres intervenants, moins convaincus, mettaient en avant les
effets secondaires : Stephen.C était pris de diarrhées fréquentes et
imprévisibles. J’ai repensé à ce jeu auquel s’adonnaient parfois Aurore et
Clément, le jeu du Tu préfères, mettant en balance deux situations absurdes
entre lesquelles il fallait choisir. Préférais-je tuer des gens malgré moi ou
être pris de diarrhées fréquentes et imprévisibles ?
Il était hors de question que j’avale ce médicament pour soigner une
pathologie dont je ne souffrais pas. Tous les jours, je laissais ostensiblement
traîner la boîte sur le meuble de la cuisine pour que Léonie, si l’envie lui
prenait de me surveiller, constate que je suivais bien mon traitement. Les
pilules finissaient chaque jour dans la cuvette des toilettes. Je devais guérir,
mais pas de dépression induisant des états paranoïaques. Je devais guérir
du pouvoir de l’AVC – et la molécule active n’était probablement pas la
même. L’épisode Béjard m’avait effrayé, il m’avait fait prendre conscience
que je devais absolument m’occuper de mon problème. Il s’agissait de faire
un travail sur moi, d’apprendre à vivre avec les autres, nous étions sept
milliards et sept milliards à avoir un point commun : aucun de nous n’avait
choisi d’être là. Et une fois là, on faisait ce qu’on pouvait, on faisait au
mieux, avec les armes qu’on avait – et elles étaient bien minces –, pour
vivre en communauté. Je devais faire preuve d’empathie. Je devais dompter
la colère, comme on ramène à la raison un forcené qui pointe le canon sur la
tempe de son otage, lui dire : pose cette arme, l’humain est faillible, faillible
et infiniment poreux, nous sommes des éponges, nous absorbons de
l’hostile au mètre cube, à coups de particules fines que nous devons
recracher sous peine de nous asphyxier. Je n’avais jamais vraiment eu
conscience qu’une forme de colère m’habitait avant d’en découvrir les
conséquences. Au contraire, sur l’échelle du colérique, je m’imaginais
plutôt tout en bas. Je me suis souvenu de ce livre que je lisais à Aurore
quand elle était petite, Grosse colère, cet enfant accompagné par un monstre
rouge censé représenter la colère, et qui grossissait à chaque contrariété.
J’étais accompagné moi aussi de mon monstre rouge. Pas une grosse colère,
non, une colère ordinaire, engendrée par la cohabitation imposée, je la
nourrissais sans le savoir, à présent je devais l’apprivoiser.

Le téléphone a sonné, c’était mon frère. J’ai senti tout de suite au ton de sa
voix qu’il voulait en venir à des faits précis mais qu’il ne savait pas quel
chemin emprunter. Il prenait des nouvelles, de moi, de Léonie, des enfants.
À court de carburant, peut-être allait-il prendre des nouvelles de mes
voisins, de mes collègues de travail, des commerçants de mon quartier.
Après une inspiration de bord de plongeoir, il a fini par cracher le morceau.
— Tu sais, j’ai réfléchi, ce serait quand même mieux qu’on vide la
maison pendant les vacances. Après, on va repartir, toi et moi, dans le
tourbillon du quotidien, ça va de nouveau être compliqué. (Il a laissé passer
un temps.) J’ai pensé au 28, tu n’as rien prévu ce jour-là ?
Je suis resté sans voix. Il avait changé de cap – on l’avait fait changer de
cap. Laurent n’était qu’une marionnette manipulée par Corinne. J’assistais à
un spectacle de ventriloquie permanent, avec cette sensation que, plus le
temps passait, plus l’emprise de Corinne se renforçait. À ce rythme, elle
prendrait bientôt la mâchoire de Laurent entre ses doigts et l’ouvrirait et la
fermerait en parlant à sa place et en imitant sa voix. En rentrant de notre
visite, il avait dû annoncer à Corinne que nous avions pris la décision de
vider la maison après les vacances, et elle être saisie d’une colère noire,
Après les vacances ?! Non mais Laurent, tu as perdu la tête ? Et pourquoi
pas l’été prochain tant qu’on y est ? On ne va pas rester avec cette maison
à vider jusqu’à la fin de nos jours, le marché de l’immobilier va finir par se
casser la figure et on va en tirer des clopinettes, voilà ce que tu auras gagné
à laisser traîner ! Il avait baissé les yeux comme un chien tancé, tentant
d’articuler des justifications qui s’étaient diluées dans l’air. Comment mon
frère qui dirigeait sa boîte d’une main de fer pouvait-il s’aplatir à ce point
devant Corinne ? Pourquoi une telle servilité que je ne lui avais jamais
connue avant elle ?
Adolescent, son rapport aux filles était celui d’un animal à sang froid,
un garçon que la puberté avait embelli et qui, découvrant ce physique
inédit, avait décidé d’en tirer profit. Il enchaînait les conquêtes à un rythme
effréné. Au lycée, un rituel était alors en vogue chez les adolescents en
couple : ils s’échangeaient leurs gourmettes. Ainsi voyait-on les gourmettes
de mon frère se métamorphoser au fil des mois, son poignet était une
auberge de jeunesse où défilaient des Sandrine, des Stéphanie, des Céline,
des Sophie. À peine mes parents commençaient-ils à s’attacher à sa dernière
petite amie qu’il en ramenait une nouvelle. Ma mère lui répétait toujours Tu
sais Laurent, à force de briser les cœurs, on finit le cœur brisé. Et comme il
n’y a aucune justice, ça n’était jamais arrivé. À cet âge-là, mon frère
s’aimait trop pour avoir le cœur brisé.
Et donc c’était le 28, ils avaient même arrêté la date. Durant le silence
qu’il avait laissé planer avant de proposer le jour, j’imaginais Corinne lui
souffler entre les dents, Vas-y, le 28, propose-lui le 28, on avait dit ça,
qu’est-ce que tu attends ? J’étais pris de court, il savait que nous n’avions
rien prévu durant ces vacances, j’aurais pu improviser un impératif de
dernière minute mais rien ne m’est venu, j’étais trop abattu, usé jusqu’à la
corde par les assauts à répétition. J’ai posé un genou à terre.
— Le 28, non, je crois que je n’ai rien de prévu.
Il a sauté sur ma phrase, s’est exclamé Ah ben voilà, c’est parfait. Puis
s’est engouffré dans une litanie logistique, il s’occuperait de la location du
fourgon, nous stockerions le plus gros dans son garage en attendant de le
mettre en vente ou de le donner au Secours populaire. Ils avaient pensé à
tout, je ne l’écoutais déjà plus. Nous avons raccroché, il allait se tourner
vers Corinne, fébrile et victorieux, attendant le verdict. Elle l’adouberait
d’un sourire doux, lui caressant les cheveux. Ce soir, ma tête trônerait au-
dessus de leur cheminée. Je sentais mon hostilité envers Corinne gagner en
intensité à mesure que la date de notre repas approchait, et ce constat
m’effrayait. Je voulais bien amadouer ma colère, encore fallait-il arrêter de
la nourrir à travers les grilles comme un animal de zoo.

Marie était dans son jardin quand je suis arrivé. Elle s’est approchée de la
haie pour échanger quelques mots. Elle avait repris du poil de la bête, elle
affichait un teint moins blafard et, même si elle me parlait encore de Milo
avec le regard triste, elle n’éclatait plus en sanglots. Elle avait retrouvé sa
faconde que la période de deuil avait mise en pause et que j’avais fini par
oublier. Pendant qu’elle me parlait, le chien derrière elle ne cessait de
japper et de sautiller en tous sens, ce qui semblait l’attendrir au plus haut
point.
— Abeille a vite pris ses marques, on dirait qu’elle a toujours vécu ici.
J’ai été tenté de lui répondre Si elle avait toujours vécu ici, je m’en
serais aperçu.
Marie continuait sur sa lancée et je n’étais obnubilé que par une seule
idée : le chien allait mourir. Cette pensée m’obsédait. J’étais tétanisé à
l’idée qu’il s’effondre à tout moment sous nos yeux, là, alors que Marie
était en train d’en faire un éloge vibrant, de le présenter comme le héros de
sa renaissance. Je me concentrais de toutes mes forces sur la voix de Marie,
suspendu comme jamais à la moindre de ses syllabes pour détourner mon
attention des aboiements du chien à ses pieds. Elle me détaillait par le menu
leur Noël à venir, ils allaient le fêter comme tous les ans à Dijon chez ses
parents, ses frères seraient là aussi. La dernière fois qu’ils s’étaient tous
réunis, c’était à l’hôpital, à l’occasion de l’opération de son père.
Heureusement, tout ça était derrière eux, ils allaient enfin pouvoir se
retrouver dans un cadre plus serein. Je me focalisais sur chaque mot, chaque
phrase, m’évertuant à mettre en images tout ce qu’elle me racontait pour
imposer une occupation aiguë, précise et exclusive à mon cerveau. Je
visualisais la réunion de famille, les parents, les frères, la salle à manger, le
sapin, les plats qui ornaient la table, des huîtres, du foie gras, de la confiture
de figues, il y avait quelques taches de confiture sur la nappe. Plus je tentais
de me concentrer sur la discussion, plus j’entendais le chien, comme une
mauvaise herbe qui se développe et occupe tout l’espace – comme quand,
enfant, à l’arrière de la voiture, je me forçais à ne pas penser au mal au
cœur et que mon obsession de ne pas y penser ne faisait que précipiter la
nausée. Il fallait que cette discussion se termine au plus vite, c’était une
question de minutes. Je n’osais imaginer la réaction de Marie si le chien
s’écroulait là. Elle ne s’en remettrait pas. Florent est sorti à ce moment-là de
la maison, tout sourire lui aussi, à croire qu’on avait changé nos voisins. Il
nous a rejoints, le chien a redoublé de jappements et de petits sauts pour
l’accueillir. Je me suis à nouveau focalisé sur leur plan de table de Noël, qui
serait à côté de qui ? Comment serait habillé son frère ? Comment appelait-
il son épouse ? Chouchou ? Mimi ? Nounette ? Il lui presserait légèrement
la main sous la table en guise de réconfort car elle ne supportait pas quand
sa belle-mère leur demandait pourquoi ils n’avaient pas fait baptiser
Auguste, leur fils cadet. En ajoutant Non pas que je sois très croyante hein,
mais quand même, ça se fait, le frère accentuerait la pression de sa main
pour calmer son épouse.
— J’étais en train de raconter à Cyril ce qui nous attend pour Noël.
— Ah ça, on va encore prendre dix kilos.
Nous avons ri de manière exagérée, comme s’il venait de prononcer la
phrase la plus drôle qui soit, eux parce qu’ils retrouvaient la faculté de rire,
moi pour couvrir les aboiements. Il fallait que j’abrège cette discussion et je
ne savais pas comment faire. J’étais trop bien éduqué. Je n’avais jamais su
partir, on ne m’avait jamais appris à faire ça. Il m’était régulièrement arrivé,
dans ma vie, de rester des heures dans un lieu où je n’avais rien à faire
simplement parce que j’étais incapable de gérer les quelques minutes
nécessaires au départ. C’est finalement Florent qui m’a sauvé la vie – enfin,
celle de son chien –, il venait chercher Marie, elle avait un coup de fil de sa
mère. J’ai sauté sur l’occasion de peur de me retrouver seul avec Florent, de
toute façon je devais y aller aussi, j’avais des copies à corriger. Depuis que
j’enseignais, les copies à corriger étaient devenues mon excuse aussi
récurrente qu’imparable au moindre de mes empêchements. Les gens
devaient m’imaginer plié en deux sur un bureau à corriger des copies nuit et
jour sans discontinuer. Au moment où j’allais partir, alors que Marie se
dirigeait vers la maison, elle s’est tournée vers moi.
— Oh, au fait, pour vous remercier d’avoir été là dans cette épreuve, on
voulait vous rendre la pareille, ça vous dirait de venir prendre l’apéritif
vendredi soir pour fêter le début des vacances ?
J’ai bredouillé Avec plaisir, j’allais en parler à Léonie, je ne savais pas
si nous avions prévu quelque chose, je l’ai encore remerciée. Je suis rentré
et me suis adossé contre la porte, les yeux fermés, haletant comme si je
venais de courir un cent mètres. Je ne sais pas combien de temps je suis
resté ainsi. Quand j’ai ouvert les yeux, Léonie, Aurore et Clément me
dévisageaient, aussi ébahis qu’alarmés.
— Ça va ?
J’ai dit Oui oui, je crois que je fais un petit coup d’hypoglycémie.
Aurore a dit Mange une banane, la prof de sport nous dit toujours de
manger une banane quand on fait de l’hypoglycémie. J’avais réussi à ne pas
tuer le chien. J’étais sur la voie du progrès. J’ai annoncé à Léonie que les
voisins nous invitaient à prendre l’apéritif vendredi.
— Oh, c’est gentil de leur part, on dirait qu’ils vont mieux, ça fait
plaisir !
J’ai interprété sa réponse comme une confirmation. Je me suis demandé
si je ne préférais pas nos voisins en période de deuil et m’en suis aussitôt
voulu d’avoir une telle pensée.
À table, Aurore nous a rapporté une anecdote que leur professeur de
sciences leur avait racontée en classe. Des types avaient voulu empoisonner
Raspoutine au cyanure – je suis intervenu dans son anecdote pour préciser
Des aristocrates russes.
— Oui voilà. Mais le cyanure n’avait eu aucun effet sur Raspoutine, les
types n’en revenaient pas, ils se disaient que Raspoutine avait des pouvoirs
surnaturels ! Alors qu’en fait Raspoutine avait mangé des pâtisseries juste
avant, et des chercheurs ont découvert bien plus tard qu’une grande quantité
de sucre annule les effets du cyanure. C’est dingo non ?
Nous étions tous épatés. Si seulement le sucre avait pu avoir les mêmes
effets d’antidote contre l’AVC, je me serais promené en permanence avec
deux ou trois éclairs au chocolat dans mon sac et, à la moindre contrariété,
au moment où j’aurais senti l’irritation monter, j’aurais sorti les éclairs de
mon sac pour les offrir à ma potentielle victime, quitte à la faire manger de
force. Mangez ces trois éclairs au chocolat ou vous allez mourir. Ça aurait
été un type d’agression inédit.
Plus tard dans la soirée, Léonie m’a dit que l’hypoglycémie qui m’avait
saisi en rentrant était peut-être un des effets indésirables du traitement. Je
l’ai rassurée, non non je ne pensais pas, j’avais simplement assez peu
mangé à la cantine à midi, j’étais un peu pressé par des copies à corriger.
Elle a ouvert à nouveau son magazine, a tourné quelques pages, l’a posé sur
ses cuisses.
— Comment ça va ? Je veux dire, tes pensées…
J’ai été touché. Je sentais qu’elle avait besoin d’être apaisée. J’ai souri.
— Tout va bien, je ne sais pas ce qui m’est passé par la tête, je crois
qu’il est temps que ces vacances arrivent.
Elle a paru soulagée. Je me suis senti à la fois soutenu et seul.

Je buvais mon café en regardant vaguement le mug que mes enfants


m’avaient offert l’an dernier pour la fête des Pères, il y était inscrit Un
super papa, ça fait des super enfants. J’avais trouvé ça drôle. Existait-il des
mugs Un super papa, ça provoque des AVC ?
Tout en mangeant ma tartine de confiture, mon rêve de la nuit
précédente m’est revenu. J’étais au restaurant, un restaurant assez chic,
j’étais seul, bien habillé. Le serveur s’est approché de ma table et a déposé
devant moi un tourteau mayonnaise. Alors que je m’apprêtais à le manger,
le tourteau a commencé à remuer. Il s’est dressé sur ses pattes, est sorti de
l’assiette et a bondi de la table. Une fois au sol, il a traversé la salle en
courant pour sortir du restaurant. Je n’ai pas osé me lever pour essayer de le
rattraper, je ne savais pas s’il était dans les codes d’un lieu aussi huppé de
courir après un tourteau. En même temps, vu le prix que je l’avais payé,
j’étais un peu chafouin de le laisser s’enfuir. Les gens ne semblaient pas
plus perturbés que ça par la scène. Visiblement, c’était une mésaventure qui
leur arrivait assez fréquemment, mais eux, contrairement à moi, avaient
probablement les moyens de laisser filer leur tourteau. J’ai hélé le serveur et
lui ai annoncé, un peu mal à l’aise, que mon tourteau était parti. Je craignais
qu’il me prenne pour un de ces types qui essaient de resquiller un deuxième
tourteau après avoir dissimulé le premier dans leur sac. Il m’a répondu Je
vous en apporte un autre tout de suite. Je ne me souviens pas du
dénouement de l’histoire. Ai-je fini par manger mon tourteau ? Le second
s’est-il enfui aussi ? J’avais beaucoup de mal à analyser ce rêve, mais il
semblait évident que j’étais ces derniers temps, et pour cause, travaillé par
l’idée de la mort. Moi qui me sentais responsable de tant de décès, voilà que
je participais au processus inverse : je rendais la vie. Je rachetais mes
crimes de la réalité en redonnant la vie dans mes rêves. À un tourteau,
certes, j’étais loin d’avoir payé ma dette, mais tout de même. Maud, la sœur
de Léonie, m’aurait déballé sa théorie antispéciste selon laquelle toutes vies
se valent, celles d’un homme, d’un poulet, d’une baleine, d’une tique. D’un
tourteau. Ce rêve, qui m’était apparu comme lynchéen en diable, s’avérait
peut-être un message d’espoir. Peut-être y avait-il un lien avec le chien des
voisins ? Il avait été épargné, je lui avais laissé la vie sauve. Peut-être cet
épisode avait-il marqué la fin de la malédiction et mon rêve m’en informait-
il ? Mais pourquoi un chien serait-il symbolisé par un tourteau ? Ou alors,
avais-je tout simplement envie d’un tourteau mayonnaise ?
Alors que je tournais en rond dans la cuisine, mon mug à la main, j’ai
aperçu par la fenêtre un fourgon de gendarmerie dans la rue. Des gendarmes
sillonnaient le quartier. J’ai été pris de panique. Que faisaient des
gendarmes par ici ? Avaient-ils fait le lien entre les morts de ces dernières
semaines et moi ? Et s’ils avaient trouvé suspecte la conjonction de tous ces
AVC dans un périmètre si restreint, et mené une enquête minutieuse,
recoupant les emplois du temps de chacune des victimes, questionnant mon
entourage, mes collègues au lycée, Bassetto ayant dit, après mûre réflexion,
Mmh oui oui, maintenant que j’y pense, il se trouvait bien dans la pièce au
moment des faits, et qu’ils étaient arrivés à la conclusion imparable que
j’étais le coupable. Peut-être était-il préférable que je paie enfin pour mes
crimes, que ma conscience s’allège pour éviter qu’elle prenne perpétuité.
J’allais finir en maison d’arrêt dans une cellule minuscule avec un codétenu
ayant poignardé plusieurs personnes dans une gare, il me raconterait ça
avec un détachement glaçant (Y en a qu’un qui a clamsé, les deux autres
s’en sont tirés avec pas grand-chose), il essaierait de m’embrigader dans
une sorte de collectif moyennant une participation mensuelle, il me dirait
C’est comme Amazon, mais ici c’est Amazonzon, je me sentirais obligé
d’éclater de rire avec lui. Je n’aurais pas d’autre choix que d’adhérer à son
association, et tous les mercredis, par le biais d’un drone piloté par un
complice à l’extérieur, nous aurions droit à des cigarettes, de la nourriture,
des portables. Une fois par semaine, Léonie et les enfants viendraient me
rendre visite, je ferais bonne figure pour les rassurer, j’enchaînerais des
blagues sur les repas de la cantine, et quand je me retrouverais seul avec
Léonie, je m’écroulerais, comme dans Midnight Express.
Les gendarmes ont fini par partir. Je suis revenu à la réalité. Léonie m’a
fait remarquer que je prenais mon temps ce matin, j’allais finir par être en
retard si je ne m’activais pas.
— On voit que c’est le dernier jour, monsieur se croit déjà en
vacances…
Elle a dit ça sur un ton espiègle, puis elle a ajouté, comme si elle se
parlait à elle-même, Elles vont être bienvenues ces vacances. J’ai regardé
une dernière fois par la fenêtre pour vérifier que les gendarmes étaient
partis et suis allé me préparer.

Pour le dernier jour de cours, une sorte de café goûter avait été organisé
dans la salle des professeurs à l’initiative de Charline Moreau. En
découvrant des gâteaux posés sur la table au centre de la pièce, des gâteaux
faits maison, j’ai craint un instant qu’une consigne m’ait échappé. Charline
Moreau avait peut-être demandé à chacun d’apporter de quoi grignoter ou
boire. Elle allait passer parmi nous pour nous questionner à tour de rôle Et
toi qu’as-tu apporté pour le goûter ? Je me taperais sur le front en
m’exclamant Oh non, je savais bien que j’oubliais quelque chose. J’ai
discrètement demandé à Gilles s’il fallait participer. Non, visiblement
c’était Charline Moreau qui s’était occupée de tout, elle avait confectionné
elle-même les gâteaux. J’étais soulagé.
Je me suis imaginé la vie de Charline Moreau. Comment pouvait-on
avoir une telle passion pour l’organisation ? Comment faisait-elle pour se
rendre aussi disponible ? Elle était toujours à l’initiative d’un événement,
sur des thématiques très variées. L’année précédente, elle avait organisé un
mini-marathon pour les élèves à l’occasion d’Octobre rose contre le cancer
du sein. Je n’avais pas très bien compris, à l’époque, en quoi faire trois fois
le tour de la ville en courant ferait reculer le cancer du sein, mais je m’étais
abstenu de tout commentaire. Une telle disponibilité eût pu laisser entendre
qu’elle était célibataire sans enfants alors qu’elle était mariée et quatre fois
mère. J’éprouvais une sincère empathie pour son mari, ce devait être
exténuant de vivre avec quelqu’un qui appréhendait tout en termes
d’organisation, les vacances, les repas, les courses, leurs ébats – Prends ton
polycopié, je t’ai noté les positions tu verras, le timing est inscrit dans la
marge en rouge, ensuite nous courrons autour du lit dans le cadre de la
lutte contre le cancer du testicule et nous terminerons par un goûter.
Il se dégageait de la pièce une légèreté de vacances de Noël, ce doux
coton des dernières heures de travail avant la libération. Nous étions
soulagés et heureux que cette période laborieuse s’achève. Toutefois,
chacun se gardait de trop exprimer sa joie, il n’était pas question
d’effusions, le décès de Jacquet était encore frais, le cadre avec sa photo
accroché au mur était là pour nous rappeler à l’ordre, imposant une forme
de recueillement permanent. Aucun d’entre nous n’avait encore osé
l’enlever, la seule personne habilitée à le faire était celle qui l’avait
accrochée, Jacqueline Fournier donc, selon toute vraisemblance, même si
elle n’avait jamais revendiqué le geste. Si elle décidait que Jacquet devait
rester là, personne ne pouvait prendre le risque de s’y opposer sous peine de
passer pour un être abject et sans cœur. Jacquet et son coucher de soleil
dégradé nous accompagneraient alors d’année en année, posant sur nous
l’œil de la conscience. Il faudrait expliquer à chaque rentrée scolaire aux
nouveaux venus qui elle était et pourquoi elle était là. Et chaque fois
l’explication ferait remonter à la surface ma culpabilité.
Il y avait différentes pâtisseries. Je me suis approché de la table et j’ai
pris une part de gâteau à la pomme. Ce faisant, je me suis senti totalement
illégitime. Je n’avais pas participé à la cagnotte organisée par Charline
Moreau pour la couronne et voilà que je me permettais de me servir une
part de son gâteau. Le parasite dans toute sa splendeur. Tu sais ce qui
manque ? lui a dit Jeanne Besombes, un soupçon de fleur d’oranger. Moi je
mets toujours de la fleur d’oranger dans mes gâteaux, ça ajoute une
couleur. Charline Moreau a répondu Ah tiens c’est vrai, tu as raison,
j’aurais pu. Malgré l’apparente douceur de sa voix, je savais que, si
Charline Moreau avait eu le pouvoir d’AVC, Jeanne Besombes se serait
écroulée dans l’instant.
En classe, il m’a semblé que Julien Massart et Carla Buchy étaient plus
maussades qu’à leur habitude, alors que je les avais encore vus enlacés un
peu plus tôt dans la cour. J’en ai conclu que Noël n’était pas une bonne
nouvelle pour eux. Ils allaient être séparés par les vacances, par la distance,
par les obligations familiales. Fini les tendres pauses sur le banc, les repas
partagés à la cantine, les longs baisers en attendant le bus. Carla Buchy,
consciencieuse et appliquée, allait probablement commencer à faire des
fiches pour le bac. Julien Massart se demandait si leur amour survivrait à
une séparation de quinze jours. Il craignait plus que tout au monde qu’elle
lui annonce, le jour de la rentrée, Tu sais, j’ai réfléchi, c’est l’année du bac,
ça n’est peut-être pas le meilleur moment pour démarrer une histoire, mais
je suis sûre qu’on se retrouvera, nous deux c’est écrit.

C’est Marie qui est venue nous ouvrir, elle était rayonnante. Elle nous a
invités à entrer. Nous avons remarqué, Léonie et moi en même temps, que
Marie était en chaussettes. Florent est arrivé derrière elle pour nous
souhaiter la bienvenue à son tour, il était rayonnant et en chaussettes aussi –
aucun lien entre les deux faits ne semblait toutefois se dessiner. Léonie leur
a demandé s’ils voulaient qu’on se déchausse, Marie a répondu Non, ça
n’est pas la peine, comme vous voulez. Et ce comme vous voulez lâché en
fin de phrase était une demande cachée : oui, il était souhaité que nous nous
déchaussions. J’en voulais à Léonie d’avoir posé la question, mais
j’imagine que c’était la moindre des politesses de le faire. Nous avons
déposé nos chaussures dans l’entrée. J’étais mal à l’aise. Il y avait quelque
chose d’impudique à être en chaussettes chez des gens. Devait-on se mettre
en slip chez ceux qui nous accueillaient en slip ? – même si le cas de figure
se présentait assez rarement. J’avais du mal à me concentrer sur la
discussion, être en chaussettes m’empêchait d’être au monde.
Ils avaient préparé une multitude de toasts colorés, la table ressemblait à
une toile de Seurat. Florent a ouvert une de nos bouteilles et nous a servis.
Maman, a demandé Théo, on peut faire entrer Abeille ? J’ai senti un coup
de chaud me traverser de part en part. Ne faites pas ça, ne faites pas entrer
Abeille. Marie a répondu Non mon chéri, nous recevons Cyril et Léonie,
nous avons envie d’être avec eux et de profiter tranquillement de leur
présence. Bravo Marie, meilleure réponse du monde. Théo revenait à la
charge, Allez, s’il te plaît, s’il te plaît ! J’avais envie de lui répondre Mais
tais-toi, tu vois bien que ta mère a dit non, pourquoi tu insistes comme ça ?
Tout à coup j’ai été pris d’un mouvement de panique : si je ne me
calmais pas immédiatement, j’allais tuer Théo aussi. J’ai inspiré
profondément et essayé de faire redescendre mon rythme cardiaque. Je me
suis rappelé Théo en train de pleurer devant la tombe de Milo, à quel point
il m’avait ému dans ces moments-là, c’était un enfant sensible et doux. J’ai
imaginé son grand frère pleurer à chaudes larmes devant sa tombe – dans
ma mise en scène, la sépulture de Théo se trouvait dans leur jardin à côté de
celle de Milo.
Je me suis calmé progressivement. J’ai demandé à aller aux toilettes,
Léonie m’a lancé un regard que j’ai interprété comme un Tout va bien ? Je
l’ai rassurée d’une moue discrète. Dans la salle de bains, je me suis passé de
l’eau sur le visage. J’ai regardé mon reflet dans le miroir, guettant dans mon
œil l’humanité nécessaire à mon apaisement. Quand je suis revenu, la
discussion avait repris, les enfants n’étaient plus là et le chien était toujours
dehors. Marie n’avait pas cédé, je soufflais. Ça n’était plus une vie, je
passais mon temps à avoir peur de tuer tout le monde. Florent était en train
d’expliquer qu’ils allaient refaire les peintures du salon, ils avaient opté
pour de la cire, le problème était qu’il y avait toujours un décalage entre le
nuancier présenté par l’artisan et les couleurs réelles, nous avons tous
confirmé que, oui, en effet, c’était embêtant, moins embêtant que de tuer
des gens sans le vouloir, mais c’était embêtant.

Je suis entré dans la cuisine, ma mère m’a accueilli avec ses mots habituels.
J’avais envie d’un café. J’ai ouvert le placard, mon café soluble était
toujours là. J’étais le seul à en boire, c’était mon rituel à chaque visite.
Qu’allait devenir ce bocal de café à moitié plein ? Il allait échouer dans un
grand sac-poubelle au milieu d’autres vestiges. Cette image m’a
profondément attristé. Dans la perspective imminente de la fin, tout se
mettait à revêtir une âme, le bocal de café soluble, les couverts, la salière,
l’essoreuse à salade orange.
J’ai fait chauffer de l’eau dans la bouilloire, me suis servi et attablé, le
verre devant moi, la pleine conscience que c’était peut-être la dernière fois
de ma vie que, hormis le jour du grand déménagement, je mettais les pieds
dans cette maison. Du moins, comme elle était là. Peut-être serais-je amené
à y revenir, qui sait, mais les nouveaux propriétaires auraient entre-temps
tout chamboulé, décloisonné, agrandi, illuminé, modernisé, aseptisé, en lieu
et place des tableaux de fleurs de tissu mauve de ma mère trôneraient de
mystérieux cadres gris monochromes. En deux trois chantiers efficaces, ils
auraient fait disparaître le lieu qui avait vu vivre ma mère et sa mère avant
elle. À coups de burin et d’enduit, ils auraient effacé le passé et avec lui le
passé du passé.
J’ai revu les innombrables repas que nous avions partagés tous les
quatre autour de cette table, tous si confortablement semblables. Mon père
qui disait en goûtant le plat de ma mère Mmh c’est bon ça, et ma mère qui
répondait invariablement avec une sorte d’humilité tranquille Oh j’ai fait
avec les restes. Je l’ai toujours entendue prononcer cette phrase, à tel point
qu’il me semblait que tout ce que je mangeais dans mon enfance était des
restes. Il devait pourtant exister un repas originel à la base de tous ces
restes, un plat fondateur, dont elle n’aurait pas dit qu’il était fait avec les
restes, mais il fallait remonter si loin à rebours que je n’en avais aucun
souvenir.
J’ai longuement parlé à ma mère, je lui ai raconté mes jours, ma vie, j’ai
évoqué la nôtre passée, comme devant la tombe mais en plus libre, en plus
ample, en plus intime. Alors qu’autour de moi tombaient les corps, Fort
Alamo était en passe d’être pris. John Wayne s’était battu jusqu’à son
dernier souffle mais il était à bout de forces.
Je suis parti pour JouéClub, c’était ma dernière chance de trouver un
cadeau pour mes neveux.
Dans ma voiture, alors que je rêvassais, attendant au milieu de la file des
véhicules que le feu passe au vert, un bruit sec sur ma gauche m’a fait
sursauter. Un cycliste, tentant de slalomer entre les voitures, avait percuté
mon rétroviseur. Il avait été déséquilibré par le contact et avait failli chuter,
se rattrapant in extremis. Il s’est immobilisé devant l’aile gauche de ma
voiture et s’est retourné vers moi, furieux.
— Putain, à cause de toi j’ai failli me casser la gueule !
J’étais sidéré. Non seulement le type était en tort mais il se permettait de
me hurler dessus. Je me suis senti giflé par ses mots, crachés, vomis, pleins
d’une agressivité impossible à circonscrire. J’ai descendu ma vitre. J’ai
aussitôt vu un siège enfant à l’arrière du vélo, derrière la selle. Il avait eu
peur pour sa vie parce qu’il était papa. Sa fille l’attendait impatiemment à la
maison, dans l’excitation de la veillée de Noël. Elle s’appelait Léa, elle était
brune avec de grands yeux noirs. Il m’avait invectivé parce qu’il avait eu
peur, une peur primale, de n’être soudain plus là pour ceux qu’il aimait.
Habituellement c’était quelqu’un d’infiniment doux. Lui aussi était de la
famille des laies qui chargent quand le marcassin est menacé. J’ai affiché un
masque désolé, il a été surpris, m’a regardé en silence, le feu est passé au
vert, il m’a regardé une dernière fois puis il est reparti. Bruce Banner faisait
des progrès. Il parvenait à maîtriser le monstre vert. Au prix de quels
efforts.
Dans JouéClub, j’étais encore sous le choc, j’avais été à deux doigts de
tuer un père de famille. Mes jambes en tremblaient encore. Je déambulais
sans rien voir. Tous les rayons me semblaient uniformes à force d’être
saturés de couleurs. À tous vouloir se démarquer, les jeux et jouets se
ressemblaient. Je me laissais porter passivement par une foule de parents
dont c’était aussi la dernière chance, formant ensemble un ballet chaotique
aux antipodes de celui, harmonieux, que décrivent les bancs de poissons
qu’on voit parfois dans les documentaires animaliers. J’ai été pris d’un
vertige et me suis appuyé sur un rayon puzzles. Devant mes yeux, Harry
Potter pointait sa baguette sur moi d’un air vengeur. Lui, Hermione et Ron
me fusillaient du regard. J’ai attrapé la boîte et suis reparti avec.

J’ai glissé le CD de Sinatra dans le lecteur et les premières cordes de In the


Wee Small Hours ont empli le salon d’une mosaïque de veillées de Noël
anciennes qui s’enchevêtraient, toutes ayant en commun une douce
insouciance, pauses au milieu du chaos. Je nous ai servi un verre de
champagne, à Léonie et à moi, Aurore et Clément étaient occupés à
préparer les toasts. Aurore reprochait à Clément de mettre trop de houmous
sur le pain, il lui a répondu Sinon on sent pas le goût. J’ai pensé Tu as
raison, Clément, on ne sent pas le goût, on ne profite pas assez de la saveur
des choses que la vie nous offre. Un mélange de légère ébriété et de
mélancolie transformait toute phrase en métaphore. Sa sœur lui a répondu
Mais avec ta technique on va finir le pot en trois toasts. À qui le dis-tu ma
chérie, le temps de trois toasts et tout est terminé, tout se vide sans qu’on ait
le temps de dire ouf, la vie est un pot de houmous. Je me sentais slave, triste
et gai, pleinement conscient du caractère privilégié de cet instant en même
temps que de sa fugacité. Combien de Noëls encore ? Le champagne
commençait à faire sérieusement effet.
Léonie m’a demandé si je ne voulais pas m’occuper des noix de saint-
jacques. J’aimais l’immuabilité de nos menus annuels. Quand je les avais
achetées au supermarché, une vieille dame devant moi avait dit au
poissonnier Eh ben elles ont une sale tête vos gambas. J’avais laissé
échapper un rire réflexe. Les vieux ont perdu toute notion des codes et peu
leur importe. C’était peut-être ça la seule et unique consolation : un jour on
s’en fout. En même temps, voir cette dame avait provoqué un sentiment
assez récurrent ces derniers temps. Depuis la mort de ma mère, chaque fois
que je tombais sur des dames de son âge, je trouvais injuste qu’elles soient
là, elles, et plus ma mère. Quelques jours après ses obsèques, alors que je
marchais sur un chemin de campagne pour me changer les idées, j’avais
croisé trois vieilles femmes en train de randonner en tenues fluo, armées de
bâtons de marche, l’une d’elles portait un bandeau éponge autour du front.
Cette rencontre m’avait déprimé. J’avais détesté ces trois femmes pour la
simple raison qu’elles étaient là, vivantes, bien portantes, fluo. Le premier
mot qui m’avait traversé : la loterie. J’avais eu envie de leur dire Non mais
vous faites quoi là ? À soixante-quinze ans, on n’est pas comme ça, à
soixante-quinze ans on est recroquevillé dans un fauteuil avec une verveine
et un plaid à carreaux sur les genoux devant un jeu télévisé. On est triste et
grignoté par le temps, on ne court pas les chemins de montagne déguisé en
star de fitness des années 80.
En mettant les noix de saint-jacques dans la poêle, j’ai repensé à
Laurent qui avait obtenu gain de cause pour le 28. J’ai jeté un œil à Aurore
et Clément, ils en étaient au guacamole. Un jour eux aussi auront à vider
cette maison. Cette maison que nous aurons remplie, Léonie et moi, au fil
des ans, comme l’avait fait ma mère. À quoi sert d’accumuler tout ça ?
Nous laissons en héritage à nos enfants des tiroirs à vider et des cuisines qui
résonnent.
— Demain matin, j’emballerai les cadeaux pour Corinne, Laurent et les
enfants, tu as pris quoi ?
J’ai avalé une gorgée de champagne et j’ai dit Un puzzle. Un silence
s’est installé, le temps s’est suspendu. Aurore a éclaté de rire en répétant Un
puzzle. Pas Léonie.
— Un puzzle ?
— Un puzzle Harry Potter.
— Cyril, tu as acheté un puzzle en guise de cadeau de Noël pour toute
une famille ?
J’ai répondu C’est un 1000 pièces, comme si le nombre de pièces
changeait la donne et lui conférait soudain une valeur inestimable. J’ai eu
honte de mon argument. Léonie a semblé dépitée. Je me suis senti obligé de
renchérir pour sauver la situation, j’écopais sans relâche mais le trou dans la
coque avait le diamètre d’un cratère lunaire.
— Comme je sais qu’ils sont tous les quatre fans de Harry Potter…
J’ai laissé ma phrase en suspens, comme si c’était amplement suffisant
comme justification. Plus j’essayais de me défendre, plus je m’enfonçais
dans les sables mouvants de l’inepte. Le fait était que j’avais acheté un
simple puzzle pour mon frère et sa famille et que, oui, c’était un peu léger.
J’aurais voulu lui dire Léonie, je ne peux plus rester trop longtemps dans un
magasin, surtout en cette période, c’est devenu trop dangereux. Juste avant
d’y entrer, j’ai failli tuer le père de Léa qui était à vélo. J’aurais tellement
aimé partager ça avec elle. À cet instant précis, je me suis dit qu’elle me
manquait. À l’époque de notre rencontre, elle m’aurait cru, elle aurait
cherché des solutions irrationnelles à des problèmes irrationnels. Avec le
temps, le déraisonnable s’étiole, le pragmatisme prend ses quartiers, avec le
temps on va chez Georges le psychiatre. Elle a secoué la tête en soupirant,
de dépit, d’impuissance. Comme un constat désespérant que rien ne change
et que rien ne changera jamais. Puis elle a semblé s’adoucir.
— Je m’en suis chargée, ne t’inquiète pas. Je savais que tu n’étais pas
dans ton assiette ces derniers temps. Tu as une excuse. Mais c’est la
dernière fois hein.
Elle a souri. Je me suis senti comme libéré d’un poids de plusieurs
tonnes. Je l’ai embrassée sur la joue dans un élan de gratitude. Comme tous
les ans, je découvrirais les cadeaux que j’étais censé avoir offerts, simulant
une implication aiguë, totale, absolue. Les gens ouvriraient leurs paquets,
leurs visages s’illumineraient, ils se tourneraient vers Léonie et moi,
rayonnants, et s’exclameraient Oh mais c’est génial, comment avez-vous eu
l’idée ? J’afficherais un sourire modeste, le sourire de celui qui n’a besoin
de rien en retour, qui se repaît simplement d’offrir du bonheur. Je tournerais
la tête vers Léonie pour rediriger le regard vers elle et passer le relais,
n’ayant aucune réponse à apporter – la plupart du temps, même une fois le
cadeau ouvert et tendu à bout de bras, je ne comprends pas de quoi il s’agit.
Soulagé de ce dénouement, j’ai débouché une deuxième bouteille de
champagne et me suis servi un autre verre.
— Cyril, qu’est-ce que tu fais ? C’est la bouteille de champagne que
nous devions apporter demain chez Corinne et Laurent…
Je suis resté penaud. J’ai regardé mon verre à moitié plein d’un air
pénétré, comme si j’évaluais la possibilité de rattraper le coup en le
reversant dans la bouteille. Écoute, c’est un signe, on va être obligés
d’annuler. Je l’ai pensé mais ne l’ai pas dit, je crois qu’à cet instant Léonie
n’aurait pas apprécié la blague. Je me suis excusé, j’ai promis que j’irais en
acheter une le lendemain matin. Et décrété tacitement qu’on pouvait boire
celle-là, le mal étant fait. Nous avons ouvert les cadeaux, c’était tous les ans
un moment magique qui m’emplissait d’une émotion extraordinaire. Je les
regardais s’exclamer de joie à chaque cadeau et ne cessais de me répéter
Profite profite profite, de sorte qu’à force de me répéter Profite je ne
profitais de rien. Saoul, j’ai proposé d’ouvrir le puzzle et de le faire, Léonie
a dit Non non, ça fera un cadeau de plus pour tes neveux, mais les enfants
étaient emballés par l’idée et ont trépigné. Léonie a fini par céder et, à
genoux par terre, nous nous sommes attelés au puzzle. Tous les trois
posaient beaucoup plus de pièces que moi, mais je m’enorgueillissais
d’avoir trouvé le bout de la baguette de Harry Potter. Je répétais en boucle
Alors c’est qui le boss ? pendant que Léonie et les enfants progressaient à
grands pas.

J’avais mal à la tête. Ma gueule de bois contrastait avec l’ambiance au beau


fixe qui régnait dans l’habitacle de la voiture, Léonie et les enfants étaient
d’humeur de Noël, chantant à tue-tête des tubes qui passaient à la radio. Je
me joignais à l’euphorie générale de manière forcée pour ne pas entacher ce
moment, mais l’anxiété ne me lâchait pas. Dans moins d’une heure je serais
à côté de Corinne. L’autre jour, j’avais réussi à maîtriser tant bien que mal
mes pulsions durant un petit quart d’heure, je n’étais pas sûr de tenir le
temps des deux ou trois heures qu’allait durer le repas. Je m’apprêtais à
vivre au mieux un calvaire, au pire une tragédie.
Je me suis garé sur le parking d’Intermarché, j’ai demandé qui voulait
venir avec moi, les enfants ont répondu en chœur un lapidaire Non, flemme,
Léonie m’a dit On t’attend là. Je regrettais doublement d’avoir entamé cette
deuxième bouteille de champagne la veille au soir : j’avais la migraine et
devais maintenant me confronter à la foule pour en racheter une. Bien joué.
La faune des courses du 25 décembre matin est très spécifique, faite d’un
mélange d’euphorie et d’urgence, d’enchantement et de dernier recours. Les
couples communiquent désormais en langage militaire, des phrases courtes,
des questions simples, des réponses sans ambiguïté, l’heure n’est plus aux
tergiversations, toute hésitation est proscrite, on a eu trois cent soixante-
cinq jours pour se décider alors maintenant c’est bon, ça suffit, il faut y
aller, on est attendus à midi.
Je me suis frayé un passage au milieu de cet amas d’exaltation stressée
pour me diriger directement vers le rayon des alcools. C’était toujours la
même marque de champagne que nous apportions le 25 chez Corinne et
Laurent, Canard-Duchêne, pour la simple raison que, cinq ou six Noëls plus
tôt, nous en avions apporté une bouteille que Corinne avait adorée. Elle
s’était exclamée, surjouant la découverte extatique et la délectation, Holala
il est merveilleux, il faut absolument que vous m’apportiez ce champagne
tous les ans – injonction autoritaire déguisée en compliment, comme elle
sait si bien le faire. La messe était dite. Il s’agissait d’un petit champagne de
grande surface, assez bon marché, rien de renversant. Si ça se trouve elle
avait dit ça par politesse, histoire de dire quelque chose, une phrase de
Noël. Si ça se trouve elle trouvait ce champagne très quelconque, mais le
nom aux consonances aristocratiques lui avait fait décréter qu’il s’agissait
d’un champagne à aimer. J’ai attrapé la bouteille, traversé le magasin dans
l’autre sens et pris ma place dans la file. À l’instant même où je venais de
poser ma bouteille sur le tapis roulant, je l’ai aperçu, trois caisses plus loin,
en train de régler ses courses aussi. L’homme de l’AVC. L’homme qui, ici
même, environ un mois plus tôt, était tombé sous mes yeux. J’ai été pris
d’un vertige. Il fallait que j’aille le voir.
La queue derrière moi s’était considérablement allongée, je ne pouvais
pas laisser ma place si près du but. La dame devant moi avait des bons de
réduction, elle avait du mal à les détacher, elle mettait un temps
interminable à le faire. Je ne quittais pas l’homme des yeux, il était en train
de payer, il allait sortir alors que la dame avait toujours du mal avec ses
coupons. J’essayais de garder mon calme, il n’aurait plus manqué que je la
tue. J’ai inspiré profondément. Elle avait des bons de réduction car elle
n’avait pas de gros moyens, elle tentait de survivre avec sa maigre retraite.
Elle avait acheté du mousseux, qu’elle allait boire seule en espérant
recevoir un coup de téléphone, ses enfants et ses petits-enfants étaient partis
fêter Noël à La Réunion cette année mais ils lui avaient promis qu’ils
viendraient la voir pour le Nouvel An. Elle se raccrochait à ça. Au moment
où la caissière a passé ma bouteille devant la lumière rouge, l’homme a
franchi la porte coulissante, mon cœur s’est affolé. J’ai payé et suis sorti en
hâte du supermarché.
Sur le parking, je l’ai cherché des yeux comme un amoureux éperdu.
J’ai fini par l’apercevoir, près des caddies, en train de ranger ses courses
dans le coffre d’une Citroën grise. Je me suis approché d’un pas
suffisamment rapide pour ne pas le laisser s’échapper, mais assez posé pour
ne pas l’effrayer. Arrivé à sa hauteur, j’avais le souffle court, il a levé les
yeux sur moi. En une fraction de seconde, par une étrange connexion de
synapses, j’ai revécu la scène de sa chute. Je m’attendais à ce qu’il
s’écroule à nouveau, là, en plein parking.
— Excusez-moi, vous allez trouver ma question un peu étrange mais…
Le type attendait la suite de ma phrase, intrigué, un sac à la main en
suspens. Je me suis demandé s’il avait racheté des haricots rouges. C’était
peut-être cette question-là que j’aurais dû lui poser.
— Vous n’auriez pas fait un AVC il y a environ un mois, ici même, dans
la galerie du supermarché ?
Il a eu un air surpris, puis s’est mis à rire en remuant les épaules comme
un pantin de bois.
— Un AVC ? Comme vous y allez ! Vous voulez m’enterrer avant
l’heure !
Nous avons ri ensemble, moi plus pour l’accompagner que par réelle
conviction.
— Non non, pas d’AVC, il s’agissait d’un simple malaise vagal, rien de
grave. J’avais déjà repris connaissance quand les pompiers sont arrivés.
J’ai dit Oh, tant mieux. J’avais un peu perdu mes repères. L’homme a
voulu savoir pourquoi je lui demandais ça.
— J’étais là quand vous êtes tombé, je voulais… prendre des nouvelles.
— Oh, c’est très attentionné de votre part…
Nous nous sommes quittés en nous souhaitant un joyeux Noël. Je suis
revenu à notre voiture, Léonie m’a dit Bah dis donc tu en as mis du temps
pour une bouteille de champagne. J’ai argué que le magasin était bondé. Le
titre de l’article que Léonie m’avait montré dans le quotidien régional ne
concernait donc pas cet homme. Je ne savais pas quoi faire de cette
information. Les enfants se sont mis à chanter la chanson de Noël de
Mariah Carey en yaourt, j’étais heureux de les voir heureux.

C’est Laurent qui nous a ouvert, un grand sourire sur le visage et un bonnet
de Noël sur la tête. Nous nous sommes embrassés, il nous a fait entrer et
Corinne s’est avancée vers nous, bras écartés, un bonnet de Noël sur la tête
elle aussi. Leurs bonnets accentuaient le fait que nous n’en avions pas, que
nous n’étions pas festifs, que nous étions mornes et tristes avec nos têtes
nues, et je me sentais aussi mal à l’aise que chez mes voisins en chaussettes.
Nous avons échangé bises appuyées et accolades en tous sens. Tout était
surjoué par rapport aux autres périodes de l’année, le volume sonore était
plus élevé, les rires plus longs, les sourires plus étirés, les gestes plus
amples et plus rapides. Il était hors de question que ce jour soit un jour
comme les autres.
Léonie a tendu la bouteille de champagne à Laurent, Corinne s’est
exclamée, surprise, Oooh du Canard-Duchêne, merveilleux ! Mes neveux,
surexcités, ont commencé à scander à tue-tête Les cadeaux ! Les cadeaux !
C’est quand qu’on ouvre les cadeaux ? Corinne a proposé que l’on se serve
un petit apéritif pour accompagner le rituel des cadeaux. Comme elle l’avait
proposé l’année précédente, et celle d’avant, et celle d’encore avant. Et
comme les fois précédentes, tout le monde a trouvé que c’était une idée
formidable. C’était le principe même de Noël : la répétition minutieuse des
mêmes gestes exactement dans le même ordre, comme si nous les
exécutions pour la première fois, l’épiphanie sans cesse renouvelée. Comme
pour rallier le dernier refuge de l’enfance, le dernier rempart au temps qui
passe, et je ne parvenais pas à savoir ce qui l’emportait, dans cet immuable,
du déprimant ou du douillet. Si l’un de nous, pour une raison ou pour une
autre, à cet instant précis, avait objecté Et si nous ouvrions les cadeaux
plutôt après le repas ?, le monde se serait arrêté, le temps se serait
suspendu, nous nous serions tous regardés désemparés, perdus, impuissants.
Corinne se serait probablement mise en boule dans un coin de la pièce en
tremblant de tous ses membres.
Pendant que Laurent ouvrait la bouteille de champagne et remplissait
les flûtes, Corinne s’est accroupie pour prendre deux gros paquets rouges
sous le grand sapin et les a tendus à ses enfants avec un sourire immense.
— Tenez mes chéris, je pense que vous allez être très contents…
J’ai senti une bouffée de chaleur envahir mon visage jusqu’à mes
tempes. J’ai inspiré profondément, serré les dents, fermé les yeux. Si
Corinne avait besoin de prendre autant de place, c’est qu’elle en avait
manqué dans son enfance. Et si elle privilégiait ses enfants avant toute autre
personne, sans le moindre souci des convenances, c’est qu’elle-même avait
été mise en retrait, elle était toujours passée après sa petite sœur, Nathalie,
la petite blonde gracieuse aux grands yeux verts et au sourire craquant qui
faisait se pâmer toute la famille. Cette beauté lumineuse dont on ne savait
d’où elle venait tant elle détonnait au milieu d’une famille dans laquelle
personne ne brillait particulièrement par son physique (sa mère répétait
souvent Cette petite est un ange descendu du ciel). Cette beauté qui rendait
le moindre de ses actes exceptionnel, quand les mêmes actes effectués par
Corinne, parfois même plus brillamment, passaient totalement inaperçus.
Corinne, avec son nez déjà un peu fort et ses paupières tombantes, souffrait
en silence dans l’ombre des grands cils de biche de sa petite sœur.
Aujourd’hui, elle offrait au centuple à ses enfants ce dont on l’avait privée,
elle se rachetait un bonheur qu’on lui avait refusé. J’ai encore inspiré
longuement, ouvert les yeux. Corinne était toujours debout. C’était bon
pour cette fois.
La journée allait être longue.

Nous avons fait le tour pour vérifier que nous n’avions rien oublié. Laurent
s’évertuait à dresser l’inventaire des pièces à haute voix pour combler le
silence. Nous sommes sortis de la maison et il est allé refermer la porte
arrière du fourgon Super U que nous avions loué pour la journée. J’ai pris
mon courage à deux mains pour lui demander s’il voulait bien me laisser
arpenter la maison une dernière fois tout seul, il a très bien compris. J’ai
déambulé un moment dans les pièces aussi vides que je l’étais moi-même.
Je suis ressorti, Laurent était appuyé contre le fourgon et manipulait
vaguement son téléphone. Il a levé la tête, il avait les yeux rouges. Il a souri
et il a dit Bon ben voilà quoi. Bon ben voilà quoi, tout était dit. Que dire de
plus ? Ces quelques mots pouvaient résumer une vie.
En montant dans le fourgon, il m’a proposé de venir prendre un verre
chez lui, Corinne avait fait des crêpes. Nous venions de vider la maison
familiale, celle qui nous avait vus grandir, dans quelques semaines des âmes
inconnues viendraient investir les lieux, les souiller de leur intimité
étrangère, imprimer des rires qui n’avaient rien à faire ici, et lui me
proposait de manger des crêpes. Il a mis le contact, la radio s’est
enclenchée, The Winner Takes It All a jailli des enceintes, The winner takes
it all, the loser has to fall. C’était la chanson préférée de notre mère quand
nous étions enfants, elle avait acheté le 45 tours et l’écoutait en boucle sur
le petit tourne-disque du salon, exécutant des pas de danse dans sa jupe
marron clair tournoyante et son pull à losanges bleu, les bras écartés, un
sourire immense, remuant les lèvres au rythme des paroles qu’elle ne
connaissait pas et qu’elle comprenait encore moins. Laurent et moi avons
échangé un bref regard, puis baissé les yeux en même temps.
Dans la rue, à quelques mètres du fourgon, deux enfants jouaient au
ballon, peut-être des enfants du quartier, je ne les avais encore jamais vus.
Le ballon avait l’air tout neuf, probablement un cadeau de Noël. Ils se
démenaient dans tous les sens en mimant des dribbles sophistiqués,
envoyaient le ballon n’importe où contre le mur et se mettaient à courir en
décrivant des huit comme des abeilles, index en l’air, criant victoire. La vie
était là, la vie était partout. J’ai dit oui pour les crêpes, mon enfance était
dans un fourgon, je n’avais plus rien à perdre.
Couverture

Titre

Je m’étais absenté une minute…

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Du même auteur

Présentation

Achevé de numériser
Éditions Gallimard
5 rue Gaston-Gallimard
75328 Paris cedex 07 FRANCE
www.gallimard.fr

Collection dirigée par Thierry Laroche

© Éditions Gallimard, 2024.


DU MÊME AUTEUR

Romans
FIGUREC, Gallimard, 2006 (Folio no 6607).
LE DISCOURS, Gallimard, 2018 (Folio no 6750).
BROADWAY, Gallimard, 2020 (Folio no 7079).
SAMOURAÏ, Gallimard, 2022 (Folio no 7250).
JOURNAL D’UN SCÉNARIO, Gallimard, 2023 (Folio no 7431).

Bandes dessinées et autres (sélection)


LE STEAK HACHÉ DE DAMOCLÈS, La Cafetière, 2005.
TALIJANSKA, La Cafetière, 2006.
DROIT DANS LE MÛR, La Cafetière, 2007.
LA BREDOUTE, 6 pieds sous terre, 2007.
LIKE A STEAK MACHINE, La Cafetière, 2009.
–20 % SUR L’ESPRIT DE LA FORÊT, 6 pieds sous terre, 2011, nouvelle éd. 2022.
L’INFINIMENT MOYEN, Même pas mal, 2011.
L’ALBUM DE L’ANNÉE, La Cafetière, 2011.
CARNET DU PÉROU. SUR LA ROUTE DE CUZCO, 6 pieds sous terre, 2013.
PARAPLÉJACK, La Cafetière, 2014.
ZAÏ ZAÏ ZAÏ ZAÏ, 6 pieds sous terre, 2015.
STEAK IT EASY, La Cafetière, 2016.
PAUSE, La Cafetière, 2017.
ET SI L’AMOUR C’ÉTAIT AIMER ?, 6 pieds sous terre, 2017, nouvelle éd. 2020.
MOINS QU’HIER (PLUS QUE DEMAIN), Glénat, 2018.
EN ATTENDANT, avec Gilles Rochier, 6 pieds sous terre, 2018.
OPEN BAR, Delcourt (2 volumes, 2019, 2020).
FORMICA. UNE TRAGÉDIE EN TROIS ACTES, 6 pieds sous terre, 2019.
HEY JUNE, avec Evemarie, Delcourt, 2020.
MOON RIVER, 6 pieds sous terre, 2021.
GUACAMOLE VAUDOU, avec Éric Judor, Éditions du Seuil, 2022.
ASTÉRIX. L’IRIS BLANC, avec Didier Conrad, Les Éditions Albert René, 2023.
FABRICE CARO
FORT ALAMO

« ALORS QU’AUTOUR DE MOI TOMBAIENT LES CORPS, FORT ALAMO ÉTAIT EN


PASSE D’ÊTRE PRIS. »
Devant la caisse du supermarché, Cyril maudit en silence le type qui l’a doublé l’air de rien.
Quelques minutes plus tard, le resquilleur s’effondre sur le carrelage, foudroyé. Pour Cyril,
père de famille sans histoires, c’est le début d’une série de faits similaires qui le plongent
dans une angoisse existentielle. Ou est-ce plutôt la disparition récente de sa mère, la
nécessité de vider la maison de son enfance ? À moins que ce ne soit Noël qui approche,
les cadeaux à trouver, le repas chez la belle-sœur…
Mêlant l’humour et la mélancolie, l’acidité et la tendresse, Fabrice Caro excelle dans l’art du
gag métaphysique.

Fabrice Caro a publié près de quarante bandes dessinées, dont le fameux Zaï zaï zaï zaï,
et a signé en 2023 le nouvel album d’Astérix. Il est aussi l’auteur de romans parus aux
Éditions Gallimard, Figurec (2006), Le discours (2018), Broadway (2020), Samouraï (2022)
et Journal d’un scénario (2023).

« Fabrice Caro est probablement le mec le plus drôle du paysage littéraire français. »
Les Inrockuptibles
Cette édition électronique du livre
Fort Alamo de Fabrice Caro
a été réalisée le 4 septembre 2024
par les Éditions Gallimard.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage
(ISBN : 9782073085153 – Numéro d’édition : 642434).
Code produit : Q10309 – ISBN : 9782073085160.
Numéro d’édition : 642435.

Composition et réalisation de l’epub : IGS-CP.

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