Fort Alamo Fabrice Caro
Fort Alamo Fabrice Caro
CARO
FORT ALAMO
ROMAN
GALLIMARD
Je m’étais absenté une minute à peine, le temps de retourner chercher les
sacs-poubelle que j’avais oubliés. Quand je suis revenu à la caisse, un type
avait fait passer son caddie devant le mien et avait commencé à déposer ses
produits sur le tapis roulant. Je me suis retrouvé derrière lui, hagard et
désemparé. Il m’a lancé un regard furtif, a replongé le nez dans ses courses,
puis m’a regardé à nouveau.
— Oh, le caddie était à vous ?
Cette phrase expéditive était censée l’excuser. Elle signifiait qu’il
n’avait pas fait attention qu’un caddie était là. Il l’avait machinalement
écarté, pour faire passer le sien, en se disant que quelqu’un l’avait
probablement oublié. À aucun moment son intention n’avait été de doubler
quiconque, tout ça n’était qu’un malentendu sans grande importance. Tel
était le message. Son caddie à lui était plein, il déposait ses courses avec
application, j’ai regardé l’heure, jamais je n’arriverais à temps pour
récupérer Aurore à la sortie du collège, mon rythme cardiaque s’est
accéléré. Après un temps interminable, la longue file sur le tapis roulant
s’est clôturée par une boîte de haricots rouges – Et en plus il aime les
haricots rouges, voilà ce qui m’a traversé. Quand il a eu terminé de ranger
ses courses dans ses sacs, alors que je le fixais dans l’espoir d’un signe,
sinon d’excuse, au moins d’empathie, il a payé, sans même un regard vers
moi, et s’est éloigné de la caisse en poussant mollement son caddie.
Quelques mètres plus loin, il s’est effondré sur le sol. Trois ou quatre
personnes ont aussitôt accouru, dont l’homme de la sécurité qui, malgré son
gabarit impressionnant, paraissait complètement perdu. La caissière devant
moi s’est mise à crier plusieurs fois de suite Stéphanie, Stéphanie,
quelqu’un sait où est Stéphanie ? Elle attendait que Stéphanie arrive avant
de commencer à scanner mes achats. Elle ne bougeait pas, elle se contentait
de regarder le corps gisant au sol en attendant Stéphanie. J’hésitais entre
compassion et irritation. Un type était en train de faire un malaise et ce
malaise creusait mon retard. Tant que ce type resterait à terre, le tapis
roulant n’avancerait pas et, sur le moment, je manquais de discernement
pour déterminer lequel de ces deux événements était le plus grave – à vrai
dire, je le savais mais n’osais me l’avouer.
Une femme a fini par arriver d’un pas rapide et déterminé, il s’agissait
probablement de Stéphanie car aussitôt la caissière s’est décidée à scanner
les produits sans toutefois détacher une seule seconde son regard de
l’homme allongé. Il était encore étendu au sol quand je me suis éloigné de
la caisse. Un groupe s’était formé autour de lui, une grappe d’individus dont
chacun disait aux autres Écartez-vous, il faut le laisser respirer. Sur le
parking, je me suis senti honteux de n’avoir fait subir aucune inflexion à ma
trajectoire, mes projets immédiats, ma vie. Si je n’avais pas dû récupérer
Aurore au collège, me serais-je impliqué un peu plus ? Me serais-je joint au
groupe actif ? Rien n’était moins sûr.
Devant le collège, Aurore m’attendait en consultant son téléphone. Elle
était là depuis vingt minutes au moins, elle est montée dans la voiture sans
rien dire, un silence qui a résonné comme le plus criant des reproches. J’ai
failli lui expliquer qu’on m’était passé devant à la caisse mais n’ai rien dit,
conscient du manque de consistance de mon alibi autant que de son
caractère puéril.
Le soir à table, j’ai demandé Si vous assistiez au spectacle d’un type qui fait
un malaise devant vous, vous feriez quoi ? Ma question a pris tout le monde
de court. Clément a été le premier à dégainer.
— Un malaise genre grave ou pas grave ?
— Ben genre on ne sait pas, le type vient de tomber, on ne sait pas trop.
Aurore est intervenue.
— Bah ça dépend si tu as ton PSC1 ou pas.
Devant mon air ahuri, elle a précisé.
— Ton brevet de secourisme, sinon bah tu sers pas à grand-chose, à part
appeler les pompiers.
Je n’avais pas mon PSC1, donc pas de regrets, je n’aurais servi à rien.
Je me suis senti délesté d’un poids : il ne s’agissait pas tant de lâcheté que
d’un manque de diplôme. Léonie s’est étonnée.
— Pourquoi tu demandes ça ? Tu as assisté à un malaise ?
J’ai laissé planer un silence avant de lâcher un Oui spectaculaire de
sobriété. Tout le monde m’a regardé, les fourchettes en suspens dans l’air
comme des colverts en pleine migration. Puis j’ai été mitraillé de questions,
Où ça ? C’était qui ? Tu as fait quoi ? À Intermarché, je ne sais pas, rien.
— Rien ? Il est tombé devant toi et tu n’as rien fait ?
— Non.
Trois paires d’yeux m’ont transpercé de part en part, des lasers froids et
accusateurs, mais je devinais dans leur regard que chacun tentait peu à peu
d’évaluer ce qu’il aurait fait lui-même en pareille situation. J’ai demandé
Vous auriez fait quoi vous ? Aurore et Clément se sont lancés dans une
surenchère de réactions héroïques faites de bouche-à-bouche et de massage
cardiaque. Léonie était plus mesurée.
— Je crois qu’instinctivement, je me serais accroupie près de lui, pour
lui parler, le garder en état de conscience en attendant que les secours
arrivent, lui poser des questions sur sa vie en lui tenant la main, tu sais, pour
le maintenir dans une forme de réalité, le rassurer.
J’ai failli lui demander : même s’il t’avait doublée à la caisse ? Mais je
me suis contenté de hocher la tête, d’un hochement qui semblait dire Oui,
voilà peut-être ce que j’aurais dû faire.
J’avais rendez-vous le lendemain avec mon frère, Laurent, pour boire un
café. Je savais très bien pour quelle raison il voulait me voir. Pour cette
même raison qui nous obligeait à nous rencontrer régulièrement depuis
environ deux mois. Il fallait vider la maison de notre mère. Il n’en
démordait pas. Il fallait s’y résoudre, je n’allais tout de même pas attendre
qu’elle tombe en ruine, si ? Pire : on n’allait tout de même pas en faire un
musée, point d’exclamation. Mon frère savait pertinemment qu’il touchait
un point sensible en employant ce terme, musée. Il teintait de ridicule ce
qu’il soupçonnait être mon vœu le plus cher, il le retournait contre moi pour
en souligner toute l’absurdité.
Bien sûr que si, j’aurais aimé en faire un musée. Pourquoi pas ? Nous
avions grandi dans ces murs, c’était la maison de notre enfance, la vider
impliquait de nous vider nous, comme des poulets avant l’étal, nous vider
de notre passé, de notre héritage, de nos premiers rires et de bonheurs
jamais égalés. Il faut tourner la page, tel était le leitmotiv de mon frère. Je
ne supportais pas cette expression. Tourner la page, qui a décrété ça ? Qui a
décidé qu’une page devait inévitablement être tournée ? Et si j’avais, moi,
envie de la lire et la relire encore cette page ? Il disait la maison de maman,
avec un timbre froid et décharné. La formule résumait tout : ça n’était plus
la sienne. Depuis longtemps. Mon argumentation était chaque fois la
même : Ben je sais pas, on a quand même beaucoup de souvenirs dans cette
maison… Il me regardait avec des yeux ronds d’incompréhension comme si
je venais de lui parler coréen. Des yeux qui disaient Souvenirs, passé, âme,
qu’entends-tu exactement par là ? Qu’est-ce que c’est que ce charabia ? Tu
sais, une maison qui n’est pas habitée et donc pas entretenue se dégrade.
Sans compter la taxe foncière… Deux mille euros par an, même divisée en
deux, ça reste une somme pour une maison laissée à l’abandon. Nous ne
parlions plus la même langue, nous étions deux frères ancestraux s’étant
perdus en cours de route, un Israélien et un Palestinien autour d’un café
allongé.
Cela faisait plusieurs mois que je repoussais l’échéance à coups
d’excuses précaires, En ce moment j’ai du boulot, laissons passer la
rentrée, je serai plus dispo ensuite. Passé la rentrée, je me réfugiais dans
des alibis de copies à corriger et d’incessantes réunions pédagogiques, Ça
ira mieux à la Toussaint, ce sera mieux à ce moment-là. Et la Toussaint était
passée, nous étions début décembre et je sentais bien que j’étais à court de
munitions. Noël approchait à grands pas et me pendait au nez. Et c’était
probablement le pire moment pour vider la maison familiale avec tout ce
que cette période charrie d’enfance et de présence maternelle.
Il était déjà attablé quand je suis arrivé, il s’est levé pour me faire la
bise. Nous nous étions tellement éloignés ces dernières années que j’avais
toujours la sensation de faire la bise à une statue d’ancien militaire oublié
sur une place de village. Embrasser un contrôleur de la SNCF pris au hasard
sur un quai de gare ne m’aurait pas mis moins à l’aise. Nos joues
s’effleuraient à peine, la distance croissante qui les séparait année après
année témoignait de la distance qui s’installait entre nous. À ce rythme,
dans dix ans, nous nous ferions la bise en maintenant nos joues à vingt
centimètres l’une de l’autre. Bise invariablement accompagnée de son
Comment va ? Je ne supportais plus non plus ce comment va, je ne
supportais plus cette tournure – comment va qui ? Comment va quoi ? –,
cette éviction du ça qui instaurait une réserve, érigeait entre nous un mur
invisible. Ce comment va me donnait l’impression d’être le client de mon
frère, il rétrogradait son interlocuteur de facto au rang de subalterne, le
renvoyait à sa condition d’interchangeable. Et la tentation était grande
chaque fois de lui répondre Ben écoute, va plutôt pas mal. Je n’avais jamais
osé. J’étais l’aîné biologique mais le cadet psychologique, je ne faisais pas
le poids, je ne l’avais jamais fait. Le sens de la repartie n’était pas dans mes
gènes, c’est lui qui en avait hérité. Ces derniers mois, le constat de notre
éloignement me rendait triste à chacun de nos rendez-vous. Il avait peut-
être toujours été là, mais atténué par la présence de notre mère entre nous.
Notre mère partie, je me retrouvais seul et démuni face à des bises froides et
des ça portés disparus.
Comme je m’y attendais, après quelques échanges sans grande
substance, il est entré dans le vif du sujet.
— Tu sais, pour la maison, ce serait bien qu’on s’y mette pas trop
tard…
Voilà, nous y étions. Je le prévoyais et pourtant j’étais pris au dépourvu
chaque fois.
Je soupçonnais sa femme, Corinne, de vouloir précipiter les choses.
Rien de concret ne venait étayer ma suspicion, elle n’avait jamais évoqué
cette question en ma présence, mais c’était tout comme. Quand il nous était
arrivé d’aborder le sujet devant elle, elle s’était aussitôt murée dans un
mutisme anormal, elle habituellement si diserte. Le calme avant la tempête,
le silence lourd du stratège qui jauge le champ de bataille avant l’assaut. Je
la sentais pressée de vider la maison pour la mettre en vente. Je défendais
une zone en péril mais Corinne était plus coriace que l’aéroport de Notre-
Dame-des-Landes. J’étais zadiste de mon passé, les pieds dans la boue,
arborant des panneaux inoffensifs face à une armée de bulldozers. Elle
travaillait en sous-main, j’en étais persuadé. Elle avait dans sa besace tout
un tas de regards en coin et de mimiques très codés que mon frère
comprenait. Lors de nos repas de famille, je ne redoutais rien tant que de
me retrouver seul avec elle dans une pièce. Cette situation rendait criant le
constat que nous n’avions aucune affinité. Dans ces cas-là, nous nous
précipitions sur notre phrase bouée, Et sinon, toi, le boulot ? La seule à
laquelle se raccrocher au milieu d’un océan glacial et infini. Et je l’attrapais
sans me faire prier. Oh ben tu sais, les conditions de travail sont de pire en
pire, ça devient de plus en plus compliqué, et je remerciais in petto le
gouvernement de torpiller l’Éducation nationale pour me fournir un sujet de
discussion avec ma belle-sœur. Corinne était de ces mères qui, à table,
donnent les cuisses de poulet en priorité à leurs garçons sans rien demander
à personne. Ça pouvait sembler anecdotique. Ça ne l’était pas. Que devient
un enfant à qui l’on offre la prévalence sans discussion possible ? Que
devient un enfant éduqué à la cuisse de poulet acquise ? Il vide la maison de
sa mère, il parle taxe foncière et humidité des murs, les souvenirs d’enfance
lui sont coréens.
— Tu sais, je me disais qu’on pourrait d’abord y passer, tous les deux,
voir un peu ce qu’on peut faire dans un premier temps, qu’est-ce que tu en
penses ? Ça te prendrait une petite heure, juste évaluer l’ampleur de la
tâche…
J’ai été pris de court. Je n’avais aucune raison valable de ne pouvoir
libérer une heure, n’importe qui peut libérer une heure au milieu d’une
semaine. J’étais fait comme un rat. Il avait donc changé de tactique. À la
charge frontale il substituait une approche plus stratégique, amadouer
progressivement son forcené. Fais pas le con, lâche cette maison et tout se
passera bien. J’ai dit D’accord, d’accord pour une heure. Il a touillé son
café avant même d’y mettre son sucre, les yeux plongés dans sa tasse, son
impassibilité affectée hurlant victoire. Il agitait sa cuillère en silence
pendant que dans sa tête des danseuses du Crazy Horse effectuaient un
numéro de french cancan, des milliers de paillettes scintillantes se
déversaient dans son café sans sucre.
Tout en faisant mon cours, j’observais du coin de l’œil le ballet que jouaient
Julien Massart et Carla Buchy. Les regards échangés, les sourires en coin,
les tentatives d’approche hésitantes. Alors que j’évoquais le Jeudi noir,
Julien Massart est intervenu pour dire Ils se sont gourés de jour pour le
Black Friday ! C’est le genre d’intervention que j’acceptais volontiers, elle
restait dans le cadre du cours et émanait d’un bon élève – argument qui, j’en
étais conscient, était pure injustice. Toute la classe a ri. Injustice
supplémentaire : si Thomas Barbier avait lancé la même remarque, il
n’aurait récolté qu’indifférence et silences gênés. Tout est déjà inscrit dans
une salle de classe de lycée comme dans les lignes de la main. Après sa
saillie héroïque, Julien Massart a jeté un bref regard vers Carla Buchy, à
peine perceptible, un quart de seconde, Carla Buchy et moi avons peut-être
été les seuls à le voir, pour jauger l’effet de sa blague. Elle avait ri, ses joues
revêtant même une légère teinte rosée. Julien Massart rayonnait de son
succès, savourant pleinement cet instant de grâce. Cette repartie, c’était
uniquement pour elle, c’était elle son public, le paon avait réussi sa roue. Ce
soir, dans son lit, il revivrait ce moment, il se le repasserait encore et
encore, Ils se sont gourés de jour pour le Black Friday, rire rosé de Carla
Buchy.
J’étais toujours attendri de voir des couples se former dans l’enceinte du
lycée, de les voir évoluer sur une année scolaire, parfois même plusieurs.
Psychodrames, passions incandescentes et cœurs en charpie, des
tectoniques affectives que l’on devinait à d’infimes détails, des coups d’œil,
des changements de place dans la classe, véritables chaises musicales au
rythme des cœurs qui battent. Les élèves pouvaient passer d’une exaltation
démesurée à une dépression tenace dans la même semaine. L’âge des
dénivelés étourdissants. Et nous, enseignants, étions les premiers
spectateurs de ces dramaturgies, comme devant les séries les plus
palpitantes.
Dans la salle des professeurs, je me suis servi un café et j’ai dit à Gilles
Je suis sûr que Julien Massart et Carla Buchy vont sortir ensemble. Il m’a
dit Pas sûr, Nasser Adda est sur le coup aussi. Quelqu’un avait ajouté une
plante dans le coin de la pièce, un ficus, je ne me souvenais pas l’avoir déjà
vu. Qui parmi nous avait envie de se sentir dans la salle des profs comme
chez lui, au point d’y apporter une plante ? J’ai dit à Gilles que j’avais vu
un type faire un malaise à Intermarché.
— Ooh, et tu as fait quoi ?
Décidément. Lui aussi s’attendait à ce que j’aie fait quelque chose. Je
commençais à croire que la réaction normale était d’intervenir et que j’étais
un lâche dépourvu de la moindre empathie. Quel genre de monstre pouvait
sortir du magasin en poussant son caddie comme si de rien n’était ? J’ai
répondu Rien. Puis Tu aurais fait quoi toi ? Il a réfléchi.
— Probablement rien non plus. Je me serais approché pour essayer
d’aider, comme tout le monde. En réalité, mon geste aurait été du même
ordre que les gens qui ralentissent en voiture quand ils passent devant un
accident sur le bord de la route.
Nous avons fini notre café en méditant là-dessus.
Quand je suis rentré, Léonie m’a tendu le quotidien régional, le doigt pointé
sur un mince entrefilet à la page des faits divers.
— Tiens, regarde…
Le titre annonçait Un homme de 58 ans décède d’un AVC dans un
supermarché. L’article au-dessous ne donnait pas plus d’informations, il ne
faisait que reprendre le titre en l’étoffant de quelques lignes. Lignes que j’ai
parcourues plusieurs fois de suite pour en saisir toute la réalité : un homme
était mort à deux mètres de moi. C’était la première fois de ma vie que
j’assistais à une mort en direct. Cet événement déjà perturbant sur l’instant
prenait soudain une tout autre dimension. Une existence de cinquante-huit
ans avait stoppé sa course en plein vol sous mes yeux. Une existence dont le
dernier geste avait été de glisser une boîte de haricots rouges dans un sac en
toile. Ce détail ajoutait à l’absurdité de la situation. Toutes les morts ne se
valaient pas. Et cette boîte de haricots rouges prenait, elle aussi, une tout
autre dimension, elle était associée à une fonction concrète. Elle ne s’était
pas trouvée là par hasard, elle s’apprêtait à avoir un rôle dans la vie de cet
homme. Peut-être avait-il prévu de faire, le soir même, un chili à sa mère
qui adorait ça. Peut-être était-il pressé lui aussi parce qu’il devait la
récupérer à la gare, peut-être sa mère avait-elle du mal à se déplacer avec sa
canne et ses jambes gonflées par des problèmes de diabète, il devait
absolument y être à l’arrivée du train. Et moi je lui en avais voulu de
m’avoir doublé. Je n’arrivais pas à détacher mon regard de ces quelques
lignes. La seule chose que je suis parvenu à articuler à Léonie a été Bon ben
tu vois, je n’aurais pas fait grand-chose de plus, phrase que j’ai regrettée à
peine prononcée.
Je m’étais engagé sur la voie de gauche pour dépasser une voiture quand
j’ai vu apparaître dans mon rétroviseur intérieur un véhicule qui se
rapprochait de moi à une vitesse hallucinante, en me canardant de ses pleins
phares. Il ne semblait pas vouloir ralentir et ne l’a fait qu’à un mètre à peine
de mon pare-chocs arrière, sans cesser ses appels de phares. Mon compteur
de vitesse indiquait cent trente-trois kilomètres heure, sur une autoroute
limitée à cent trente, je me sentais dans mon bon droit sur la voie de gauche,
il devrait attendre que j’aie fini de dépasser le véhicule à ma droite et que je
me rabatte. Mais ça ne semblait pas dans ses projets, je le sentais de plus en
plus insistant. C’était une Audi blanche, ce qui confirmait la théorie que
j’avais fini par échafauder au gré de milliers de kilomètres passés sur
l’autoroute : les propriétaires d’Audi sont des chauffards dépourvus du
moindre civisme. Sans exception. Sans nuances. Sans discussion.
L’expérience avait imprimé cette certitude en moi comme un haïku. Dès
que possible, je me suis rabattu sur la voie du milieu, bien que j’aie été un
instant tenté de rester sur celle de gauche, par défi, pour lui montrer que,
non, il ne suffit pas de coller un véhicule en le mitraillant de pleins phares
pour accéder aux pleins pouvoirs. Quand il m’a dépassé, j’ai découvert au
volant un type avec une casquette, des lunettes noires et une barbe. À ma
hauteur, il m’a envoyé un regard que j’ai deviné agressif derrière ses verres
fumés, qui étais-je pour l’empêcher de faire du cent soixante sur l’autoroute
si telle était son envie ? Tu sais qui je suis, mec ? Je suis un propriétaire
d’Audi. Sais-tu seulement la vitesse que peut atteindre une Audi ? Connais-
tu son prix ? Je lui ai renvoyé un air que je voulais belliqueux mais qu’un
réflexe de survie m’a aussitôt fait rétrograder au rang de légère irritation.
Mon regard n’a pas très longtemps soutenu le sien, suffisamment toutefois
pour que je ne me sente pas totalement humilié.
À peine m’avait-il doublé qu’il s’est inexplicablement rabattu sur la
voie du milieu au lieu de continuer sa route, puis sur celle de droite, passant
miraculeusement entre les voitures, avant d’aller s’encastrer contre la
rambarde dans un choc spectaculaire qui l’a fait rebondir comme une boule
de billard, pour finir sa course immobile au beau milieu de l’autoroute. J’ai
assisté à la fin de la scène dans mon rétroviseur, stupéfait, l’Audi blanche en
travers de la voie du milieu, créant un embouteillage instantané que j’ai vu
peu à peu disparaître à l’horizon.
Le conseil de classe avait duré plus longtemps que prévu. En même temps,
tous les conseils de classe duraient plus longtemps que prévu, de sorte que
la prolongation était devenue norme. Mais on espérait toujours que, cette
fois, on ferait plus court. Se trouvaient immanquablement des collègues qui
tenaient à passer un temps fou sur des cas à problèmes dans un lycée sans
problèmes, s’inventaient des moulins à combattre, à croire que certains
n’avaient pas de vie en dehors de l’établissement, ou appréhendaient de
retrouver un conjoint maussade qui allait leur parler des mauvais résultats
de sa boîte toute la soirée.
Comme souvent quand je rentrais tard, j’ai été accueilli par les
aboiements du chien de nos voisins, une sorte de bâtard aux cris perçants et
agressifs. J’avais toujours bien aimé les chiens, j’en avais eu à maintes
reprises dans ma vie, mais j’avais du mal avec celui-là, je le trouvais idiot.
Les chiens idiots n’existent pas, seuls les maîtres le sont. Sauf lui. Lui était
idiot, il ne devait son idiotie qu’à lui-même, un cas unique, et c’était tombé
sur moi, sur la maison à dix mètres de la mienne. Il continuait à m’aboyer
dessus alors même qu’il m’avait reconnu, alors même qu’il me voyait tous
les jours, matin et soir, et ce depuis plusieurs années.
Je n’étais pas d’humeur ce soir à supporter ses aboiements idiots de
chien idiot. Je me suis accroupi pour ramasser deux galets dans mon allée et
lui en ai lancé un en sifflant Tais-toi entre mes dents. Le galet est allé
percuter sa cuisse et le chien s’est effondré. J’étais pétrifié. Debout derrière
la haie, l’autre galet dans la main, fixant sans comprendre le corps brun sur
le gravier blanc. Par réflexe, j’ai vérifié autour de moi que personne n’avait
assisté à la scène. Était-il possible que j’aie tué un chien simplement en lui
lançant un petit galet ? Existait-il chez cette race – mais quelle race au
juste ? Ce chien était probablement un croisement de tout ce qui se faisait
dans le quartier en matière de vie animale –, existait-il un point
ultrasensible, une zone fragile et fatale, semblable à la fontanelle chez les
nouveau-nés ? Je suis resté un instant immobile dans le silence d’un soir de
décembre sans trop savoir quoi faire. Puis j’ai fini par rentrer.
Léonie regardait un documentaire sur Malraux, assise sur le canapé, les
jambes repliées sous ses fesses. Je l’ai embrassée sur le front en décidant de
passer l’événement sous silence. Peut-être, à l’instar de certaines espèces
tels les couleuvres ou les opossums, le chien avait-il simulé la mort comme
stratégie de défense ? J’avais lu récemment un article là-dessus, la
thanatose, ou simulacre de mort, mais je ne me souvenais pas avoir vu les
chiens parmi les espèces concernées. Avant de m’endormir, j’ai tapé sur
mon téléphone thanatose chiens dans le moteur de recherche. Sans surprise,
ces deux mots n’étaient associés nulle part.
En sortant la poubelle, je suis tombé nez à nez avec Marie, situation que je
voulais à tout prix éviter, au moins durant quelque temps. Je n’allais pas
pouvoir esquiver mes voisins jusqu’à la fin de mes jours, néanmoins
j’aurais préféré que l’affaire se soit un peu tassée avant de les recroiser. Le
lendemain du drame, la blessure était encore trop béante et ma culpabilité
bien trop fraîche, je n’avais pas la force d’affronter ça. Elle avait les yeux
rougis et le teint pâle.
— Léonie t’a dit pour Milo ?
— Oui, je suis désolé, Marie…
J’ai ajouté Toutes mes condoléances, me sentant aussitôt ridicule : on
n’adressait sans doute pas ses condoléances pour un animal, du moins ne
l’avais-je jamais entendu faire, mais j’étais si dépourvu que c’est la
première phrase qui m’était venue. Elle n’a pas semblé perturbée et a
enchaîné comme si je n’avais rien dit, le regard perdu dans les méandres du
gravier à nos pieds.
— On l’avait récupéré à la SPA, c’était une petite boule de poils toute
moche à l’époque, mais le regard qu’il nous a lancé quand on est passés
devant sa cage nous a immédiatement émus, c’est lui qui nous a adoptés en
quelques secondes. Les enfants ont grandi avec lui, c’était comme un
membre de la famille tu sais… On disait souvent que c’était notre troisième
enfant…
Je ne savais pas vraiment quelle attitude adopter, j’ai failli dire Il n’a
pas souffert, phrase qu’on prononce dans ce genre de situation, en dernier
recours, mais me suis repris aussitôt : qu’en savais-je ? Étais-je présent au
moment de sa mort ? Cette phrase aurait résonné comme un aveu. Qui me
disait qu’il n’avait pas souffert ? Et si au contraire il était mort au terme
d’une atroce agonie et d’interminables contorsions ? Je n’en savais rien. En
secours, une autre formule s’est imposée à moi : Il a fait sa vie. Bien que
j’aie toujours trouvé cette phrase assez maladroite. À partir de quel moment
estime-t-on qu’une personne a fait sa vie ? Existe-t-il une asymptote
traversant la courbe de vie au-delà de laquelle on peut affirmer : c’est bon,
la vie a été suffisamment faite, voilà une existence bien amortie ?
J’avançais à tâtons, posant mes pieds sur des phrases mouvantes au milieu
d’un torrent. On cherche toujours ses mots face à la mort, on les cherche
plus encore quand la culpabilité fait enfler le torrent.
— Comment… est-ce arrivé ?
— Aucune idée, Florent l’a retrouvé dans l’allée… Crise cardiaque
j’imagine… Si c’était un empoisonnement, on aurait probablement trouvé
des traces de vomissement…
Elle a tout à coup éclaté en sanglots, le visage plongé dans ses mains, je
me suis senti désarmé. Il me semblait que, paradoxalement, j’aurais mieux
géré la situation s’il s’était agi du décès d’un humain. Concernant un chien,
je n’avais pas les codes, j’avais du mal à évaluer la dose correcte de
compassion. J’ai posé la main sur son épaule et l’ai pressée plusieurs fois,
trouvant ce faisant mon geste tout à fait impudique. Elle a essuyé ses larmes
dans une tentative de sourire qui luttait à toute force contre ses muscles
faciaux.
— On va lui faire une belle cérémonie, et puis une belle demeure, ici,
dans le jardin, ainsi il sera toujours avec nous.
J’allais avoir un cadavre à côté de chez moi, c’est la première pensée
qui m’a traversé.
— C’est une idée formidable, Marie.
Elle a répété Oui, il sera toujours avec nous, puis a éclaté à nouveau en
sanglots. Je lui ai pressé l’épaule, je ne savais plus quoi faire de cette
situation. Elle a essuyé ses larmes en essayant de sourire, puis elle a dit
C’est comme ça, c’est la vie avant de fondre en pleurs une nouvelle fois, et
je m’imaginais déjà passer la matinée avec elle alternant larmes et ébauches
d’aphorismes souriants, et moi lui pressant l’épaule pour la faire changer
d’état comme une poupée des années 80. Heureusement elle a fini par dire
qu’elle devait y aller, je lui ai souhaité beaucoup de courage avant que nous
nous séparions. Quand je suis rentré, Léonie m’a tendu une feuille Canson.
— Aurore et Clément ont proposé qu’on leur écrive un petit mot de
soutien, je trouve que c’est une bonne idée.
Léonie avait écrit On pense très fort à vous dans ces moments difficiles,
on est là si besoin, vous le savez. On vous embrasse. Aurore, pour sa part,
s’était fendue d’un petit poème, un acrostiche délicat.
Arnaud Almeria lançait des coups d’œil paniqués sur la copie d’à côté
quand nos regards se sont croisés. Il s’est mis alors à fixer le plafond, l’air
concentré et les sourcils froncés, le bout du stylo tapotant sa bouche,
cherchant la date exacte du traité de Versailles dans les nuances de blanc au-
dessus de lui. Bien sûr qu’il la connaissait, ça allait lui revenir. J’ai détourné
les yeux quelques secondes pour lui éviter tout embarras supplémentaire. À
son âge, c’étaient les équations d’oxydo-réduction que j’allais chercher au
plafond, en contrôle de chimie, quand mon regard croisait celui du
professeur. Les plafonds de salle de classe regorgeaient de trésors
insoupçonnés, ils n’avaient rien à envier à celui de la chapelle Sixtine. J’ai
annoncé d’une voix solennelle et grave Il vous reste cinq minutes, avec ce
ton du pilote qui annonce une avarie de moteur. Je prenais un plaisir
malsain à prononcer cette phrase, elle me conférait un pouvoir surhumain :
en quelques mots, je décrétais la fin du monde, je déclenchais l’Apocalypse.
Arnaud Almeria a soudain abdiqué tout souci d’apparence, le plafond ne
l’inspirait plus, il ne s’y trouvait plus rien, on l’avait passé à la javel. À ce
stade c’était panique à bord, les femmes et les enfants d’abord, tout était
bon à prendre. Il s’est mis à recopier des dates et des noms au hasard çà et
là autour de lui, se disant qu’en ratissant large on glanait du récupérable.
Plus il y avait de sable, plus il y avait de chances que s’y trouve une pépite,
les orpailleurs de la dernière chance. Je pouvais deviner les commentaires
de chacun, au mot près, une fois dans la cour. Et c’est fou comme leurs
réactions à la sortie des contrôles en disaient long sur eux et sur les adultes
qu’ils allaient devenir. Inès Grimaldi dirait Holalaa j’avais fait l’impasse, si
j’ai la moyenne j’aurai de la chance, elle aurait 18,5. Yohann Castan dirait
Boh c’était pas hyper dur j’ai trouvé, il aurait 4. Arnaud Almeria dirait Fait
chier, je vais encore me faire défoncer, il se ferait défoncer.
Quand je suis entré dans la salle des profs, Gilles discutait avec
Séverine Perrot, la professeure de SVT, et je savais que ça n’était pas de
gaieté de cœur. L’unique conversation de Séverine Perrot consistait en de
longs monologues autour de son fils, Maxence. Tous les matins, elle jetait
son dévolu sur un collègue au hasard pour lui raconter les derniers exploits
de Maxence. Quand elle apparaissait dans la pièce, elle semblait balayer
l’assemblée du regard en se disant Tiens tiens, à qui vais-je bien pouvoir
parler de Maxence aujourd’hui ? Et nous adoptions tous la posture de nos
élèves quand nous leur annonçons que nous allons en interroger un au
hasard : nous fixions ce point au centre de la Terre qui a le pouvoir de nous
rendre invisibles. J’avais encore en mémoire la fois où Maxence avait
relevé une erreur sur le tableau de la maîtresse qui avait oublié un e au
participe passé, il avait levé le doigt pour le signaler, c’était incroyable,
quelle histoire, celui-là alors, je te jure. Je suis resté volontairement en
retrait, subitement fasciné par une annonce sur le tableau de liège, l’adresse
d’une réflexologue plantaire, une certaine Isabelle Gentil – était-ce un
pseudonyme ? –, qui prodiguait des soins pour votre bien-être. On pouvait
deviner sans trop se tromper qui avait punaisé quoi sur le tableau. Chaque
annonce portait la patte de son maître. Jacquet est entrée à ce moment-là, en
trombe comme à son habitude, et s’est dirigée droit dans ma direction, sans
serrer la moindre main. Elle s’est plantée devant moi et, me regardant à
peine, comme si le fait que je sois en face d’elle était accessoire, elle a
déclaré :
— Vous irez voir sur le planning, j’ai ajouté une réunion, nous allons
faire un groupe de travail sur l’évaluation par compétences, tâchez d’y être
cette fois…
C’était comme si elle venait de me gifler, là, en public. Deux jours avant
la réunion à laquelle elle faisait allusion, Clément avait fait une urticaire
géante, quarante degrés de fièvre pendant trois jours consécutifs, notre
généraliste avait été incapable d’en définir la cause, j’étais dans tous mes
états et avais complètement oublié la réunion. Je m’en étais excusé dès le
lendemain, certificat médical à l’appui. Excuses que Jacquet avait
accueillies avec une moue dubitative. Et à présent, elle osait faire référence
à cette réunion comme si j’avais tiré au flanc. J’aurais dû réagir, lui rappeler
les faits, l’urticaire, le certificat médical, même si je ne doutais pas qu’elle
s’en souvenait. Mais je n’ai rien dit. J’étais trop paralysé par la surprise et le
sentiment d’injustice pour répondre quoi que ce soit. Mon mutisme a sonné
la fin du combat.
Sans transition, elle a fait demi-tour pour aller parler à Jean-Paul
Lazare. Je ne voyais plus que son dos, et des fesses que l’on devinait
flasques sous une jupe noire. Que peut-on avoir subi dans son enfance pour
jouir à ce point de son petit pouvoir ? Combien de fois a-t-elle dû entendre,
au collège, des insultes sur son physique de petite rondouillarde ? Combien
de fois est-elle rentrée chez elle, le soir après les cours, mutique et dévastée,
se précipitant dans sa chambre pour éviter que son malheur ne chagrine sa
mère ? Le goût du pouvoir est enfant de sanglots ravalés. Aujourd’hui tout
ça était bel et bien terminé, l’heure de la vengeance avait sonné : c’était son
tour d’humilier les autres, son tour de leur imposer des réunions dépourvues
de sens.
Lazare était en plein rire forcé quand Jacquet s’est effondrée.
Tout le monde s’est retourné vers le bruit sec. Jacquet était au sol, dans
une position improbable, son corps ramassé. Un silence a plané, aussitôt
suivi d’une agitation désordonnée. Pris de panique, Lazare s’est mis à crier
en boucle Le 15, le 15 ! Florence Gaultier s’est agenouillée près de Jacquet
en lui prenant la main, Charlotte Abbal est intervenue pour dire qu’il ne
fallait surtout pas la déplacer. Chacun s’agitait, essayait de se trouver un
rôle. Gilles et moi avons échangé un bref regard incrédule. Le proviseur est
arrivé, s’est accroupi près de son adjointe, puis il est reparti aussitôt,
téléphone collé à l’oreille, avant de revenir quelques minutes plus tard, le
visage grave. La sonnerie du collège a retenti, il nous a demandé d’aller en
cours comme si de rien n’était. La matinée s’est passée dans une ambiance
irréelle. J’avais deux heures de cours durant lesquelles j’ai tenté de paraître
le plus naturel possible mais je n’y étais pas, et les regards intrigués
qu’échangeaient les élèves ne faisaient que me le confirmer. En fin de
matinée, un peu avant la sonnerie de midi, le proviseur est entré dans la
salle des professeurs, la mine sombre.
— J’ai une triste nouvelle à vous annoncer… Mme Jacquet est décédée.
Tout le monde était sous le choc. C’étaient la stupeur et
l’incompréhension qui dominaient, pas vraiment la tristesse dans un
premier temps. Jacquet n’était pas du genre à susciter les larmes. Bassetto
semblait décomposé.
— Mais… décédée de quoi ?
— A priori il s’agirait d’un AVC.
Nous sommes tous restés sans voix. La question s’est posée d’annuler
les cours, mais il était trop tard pour renvoyer les élèves chez eux, Ça
créerait une pagaille pas possible, a dit le proviseur, il a donc été décidé de
terminer la journée en passant l’événement sous silence. J’ai fini l’après-
midi dans un état second, je crois que j’étais plus secoué que je ne voulais
l’admettre.
Quand j’ai raconté ça à Léonie, elle a posé sa main sur ma joue et a eu l’air
sincèrement peinée pour moi, comme si je venais de perdre mon meilleur
ami.
— Ça va ? Tu n’es pas trop sous le choc ?
— Ben un peu chamboulé, c’est normal.
Elle a ajouté en regardant dans le vague, la main toujours sur ma joue,
Ben dis donc, c’est la loi des séries. J’ai mis un instant à comprendre
qu’elle faisait référence au type d’Intermarché. La pensée m’avait traversé
aussi mais je crois que je l’avais refoulée. Deux AVC à une semaine
d’intervalle. Puis elle a continué, toujours comme si elle pensait à haute
voix, À mon avis c’est lié à la période, c’est une période de stress, juste
avant les fêtes, toute la tension et la fatigue accumulées dans l’année
arrivent à leur comble pile à ce moment-là, juste avant les vacances, tu dois
le sentir avec tes élèves aussi non ? J’ai répondu Oui, c’est vrai, les élèves
n’en peuvent plus non plus. En réalité, les élèves n’en pouvaient plus un peu
tout au long de l’année, mais sa théorie m’a réconforté.
Plus tard dans la soirée, une autre piste m’a effleuré l’esprit. Se pouvait-
il qu’il s’agisse d’une épidémie ? Un genre de bactérie contenue dans un
aliment qu’auraient mangé Jacquet et le type d’Intermarché. Ou bien en lien
avec la qualité de l’eau, un composant toxique dans l’eau de la ville qui
aurait pu provoquer un caillot ou que sais-je. J’ai tapé AVC qualité de l’eau
dans le moteur de recherche, mais rien n’apparaissait. J’ai ensuite cherché
des statistiques sur les AVC, naviguant au gré de forums médicaux. J’ai
commencé à me sentir mal, oppressé par le flux d’informations anxiogènes,
dont aucune ne me satisfaisait vraiment. De lien en lien, sans bien
comprendre comment, j’ai fini par tomber sur un article titré Un Vietnamien
découvre des baguettes coincées dans son cerveau, le patient pense que les
baguettes ont été introduites lors d’une bagarre alors qu’il était ivre. J’ai
décidé d’adopter la version de Léonie : le stress, c’était parfait. J’ai mis un
moment à m’endormir, l’image de Jacquet s’écroulant au sol s’imposait à
moi dès que je relâchais mes pensées.
Je devais aussi trouver un cadeau pour Léonie. Tous les ans, c’était un
casse-tête. Même si elle avait des goûts simples et l’émotion facile. L’an
dernier, une écharpe Kiabi l’avait émue aux larmes. C’est l’écharpe qui te
fait pleurer ? — Non, c’est le papier cadeau, je t’imagine en train de le
plier péniblement pendant des heures pour un résultat, comment dire,
approximatif. Je prenais toujours comme excuse à mes paquets cadeaux mal
faits les ciseaux, le scotch, et de manière générale le fait que le monde n’est
pas adapté aux gauchers, façon élégante de dire que je n’étais pas adapté au
monde. Finalement, j’aurais très bien pu me contenter de lui offrir tous les
ans une boule de papier cadeau froissé pour l’émouvoir.
Je me souviens du cadeau de Laurent à Corinne l’an dernier. Il lui avait
fait une surprise et nous avait mis dans la confidence, Léonie et moi, peu de
temps avant : deux billets pour New York, un séjour d’une semaine entre
Noël et le jour de l’An, en amoureux, les enfants iraient chez les parents de
Corinne. Mais alors qu’il avait déjà acheté les billets, elle avait évoqué à
plusieurs reprises le projet d’aller voir, à cette période-là, son frère à
Briançon. Laurent ne pouvait pas prendre le risque que Corinne organise
une semaine de ski chez son frère cette semaine-là. Il avait alors eu l’idée
d’un faux cadeau : lui faire croire qu’il avait réservé des billets pour la
Laponie, destination qui lui semblait suffisamment attractive pour bloquer
la date mais assez particulière pour que, derrière, l’annonce de la vraie
destination éclate de mille feux et conserve son effet de cadeau surprise.
Quand il lui avait annoncé la nouvelle, elle était restée un instant en arrêt
puis avait éclaté en sanglots en se jetant dans ses bras, la Laponie, c’était
merveilleux, elle avait toujours rêvé d’y aller, surtout en décembre, avec
tout ce que le lieu charrie à la période de Noël, le lien étroit avec la magie
de l’enfance, le père Noël, les lutins, elle lui avait raconté tout ça entre deux
spasmes d’émotion. Laurent s’était trouvé décontenancé : le faux cadeau
devenait plus scintillant que le vrai. Il se retrouvait avec deux billets pour
New York alors que Corinne était folle de joie à l’idée d’aller en Laponie. Il
était passé nous voir un soir pour avoir notre avis, surtout celui de Léonie. Il
ne savait pas quoi faire avec cette histoire, il était complètement
déboussolé, devait-il annuler les billets et très vite en trouver de nouveaux
pour la Laponie ou bien prendre le pari que New York supplanterait la
Laponie ? Il s’en voulait d’avoir choisi la Laponie comme fausse
destination. Pourquoi n’avoir pas opté pour un lieu plus modeste, la
Bourgogne ou le Cotentin ? Pourquoi le premier nom qui l’avait traversé
avait-il été celui-là ? En même temps, qui rêve d’aller en Laponie ? Avoue,
j’ai la poisse, répétait-il. Léonie lui avait demandé Mais tu ne savais pas
qu’elle rêvait d’aller en Laponie ? Non, il ne savait pas, et cette histoire
ouvrait une porte sur un gouffre vertigineux : comment peut-on découvrir
une passion chez l’autre après vingt ans de vie commune ? Si ça se trouve,
un tas de gens rêvaient d’aller en Laponie sans que ça soit jamais formulé,
comme un rêve enfoui et lointain. C’était peut-être le non-dit le plus
répandu dans les couples. La Laponie : le royaume du malentendu. Le
cimetière des mots perdus. Finalement il avait changé les billets et n’avait
jamais parlé de New York à Corinne. Elle avait beaucoup aimé la Laponie,
même si elle ne se l’était pas imaginée ainsi. Elle avait trouvé ça très
sympa. Et j’avais senti mon frère s’affaisser de quelques centimètres quand
elle avait prononcé ces deux mots.
En me garant dans l’allée, j’ai été pris d’une appréhension en ne voyant
pas la voiture de Laurent. J’ai sonné, c’est Corinne qui m’a ouvert, elle a eu
l’air surprise.
— Laurent ne t’a pas prévenu ?
— Prévenu ?
Il avait eu un appel de dernière minute, un client à aller voir, et avait dû
partir en catastrophe. Il devait me téléphoner pour reporter la visite.
Absorbé par l’urgence, il avait oublié de le faire. J’étais partagé entre
deux sentiments : le soulagement que notre rendez-vous soit annulé et
l’effroi de me retrouver là, face à Corinne, en tête à tête. Elle non plus ne
semblait pas trop savoir quoi faire de cette situation. Elle a fini par trancher.
— Entre boire un café.
Je savais que sa proposition ne lui était dictée que par les convenances.
Nous étions aussi embarrassés l’un que l’autre. J’ai failli lui répondre par
réflexe que je ne pouvais pas car j’étais pressé mais c’était absurde : j’étais
censé aller voir la maison de ma mère avec Laurent et ce créneau venait de
se libérer sous nos yeux. Nous étions coincés. Elle m’a fait entrer, nous
nous sommes fait maladroitement la bise sur le pas de la porte. Elle m’a
demandé Comment va ? et a pendu mon manteau derrière la porte. Je
comptais sur la présence des enfants pour combler le vide et détourner
l’attention, mais j’avais oublié qu’ils étaient à l’école. J’étais rarement
venu, pour ne pas dire jamais, dans cette maison en l’absence de mon frère.
Il était acté que Noël se faisait tous les ans chez Corinne et Laurent. Les
premières années, Léonie avait proposé d’alterner, ils étaient d’accord,
avaient trouvé l’idée parfaite. Mais tous les ans, comme si de rien n’était,
Corinne finissait toujours par dire On le fait chez nous cette année, ça vous
va ? Les premières fois, Léonie, surprise, avait tenté une piqûre de rappel,
On n’avait pas dit qu’on alternait ? Mais Corinne avait toujours des
arguments aussi fallacieux qu’imparables, assénés sur un ton péremptoire,
de sorte que nous n’insistions pas. Après tout, ça n’était pas très important.
Corinne et Laurent ne jouaient pas à l’extérieur. Ils ne visitaient pas, ils
recevaient. Et puis chez eux c’était plus grand, on serait plus à l’aise, leur
sapin était plus haut, leur crèche plus vaste, leur foie plus gras, leur saumon
plus fumé, leur dinde plus grosse. Mon père, qui avant de mourir avait eu le
temps de connaître Corinne au début de sa relation avec Laurent, l’avait très
vite cernée. Il avait dit un jour Celle-là elle veut toujours tellement en
mettre plein la vue à tout le monde qu’avant de mourir elle demandera à
être enterrée dans un cercueil de dix mètres sur quinze. Je crois que Laurent
aurait parfaitement admis qu’on alterne, c’était encore Corinne qui faisait
des siennes. Je l’imaginais bien lui dire Oh non, on va pas aller chez eux,
j’étouffe là-bas, et puis c’est mal agencé, tu ne trouves pas que c’est mal
agencé ? Et surtout elle tenait à gérer le repas de Noël de A à Z, le moindre
apport extérieur pouvant à tout moment déséquilibrer les saveurs et les
textures, faire trembler la Terre sur son axe, démagnétiser les pôles. Léonie
mettait tout de même un point d’honneur à apporter un petit quelque chose,
la plupart du temps un dessert supplémentaire, pour ne pas perturber la
chronologie et l’harmonie des plats en s’immisçant au milieu. Et chaque
fois, découvrant et goûtant ce que nous avions apporté, Corinne se tournait
vers Laurent et lui disait quelque chose comme Ça me rappelle ceux qu’on
avait mangés à Aix, tu te souviens ? Invariablement, ce qu’on apportait la
ramenait à la même chose ailleurs et en mieux, elle négligeait ce qui se
trouvait devant elle, recouvrant le présent d’un passé plus rutilant.
J’y allais tous les ans à reculons mais le faisais pour ma mère, les
occasions de nous retrouver tous ensemble étant suffisamment rares pour
que je fasse un effort. Et j’étais toujours content de passer Noël avec elle,
Corinne ou pas. Autant dire que cette année, ma motivation était réduite à
zéro.
Ils avaient installé, dans un coin du salon, un sapin gigantesque, décoré
à outrance, saturé de guirlandes et de boules en tous sens. À côté du sapin
trônait une crèche immense. J’ai sauté sur l’occasion pour m’accrocher à un
sujet de discussion.
— Dis donc elle est magnifique ! Elle est plus grande que celle de l’an
dernier il me semble non ?
J’ai senti une pointe de fierté dans son sourire. J’avais fait mouche.
— Ah ça elle m’en a donné du fil à retordre, celle-là…
Elle a saisi la perche que je lui tendais pour se lancer par le menu dans
les étapes de sa conception, le papier rocher, la mousse ramassée en forêt, le
gravier fin qu’elle était allée acheter, tiens-toi bien, dans un magasin
d’aquariophilie. Oui oui, figure-toi que c’est du gravier d’aquarium que tu
vois là. Ça alors, j’étais bluffé. Debout face à la crèche, nos cafés à la main,
nous avions l’air de deux ingénieurs du génie civil faisant le tour du
chantier. Elle est passée aux santons, ceux-là venaient d’une boutique tout à
fait charmante d’Aigues-Mortes, une petite ville en Camargue qu’ils avaient
visitée l’été dernier. J’avais choisi le bon sujet, elle était intarissable, sa
fierté illuminait le salon. Comme aurait dit mon père, si elle avait pu mettre
deux Jésus dans la crèche pour faire mieux que les autres, elle l’aurait fait.
Notre échange s’est limité à la crèche. Quand nous avons estimé avoir fait
le tour de la question, elle m’a demandé Et toi le boulot ça va ? Bientôt les
vacances ? Nous avons échangé quelques mots avant de nous séparer. Je
suis sorti épuisé.
Une fois dans la rue, j’ai humé l’air froid et sec de décembre et j’ai
ressenti ce bien-être que doivent connaître les détenus qui posent le premier
pied sur le trottoir devant la lourde porte de la prison. À aucun moment
n’avait été évoquée la maison de ma mère – celle de Jésus avait occupé tout
l’espace.
Quand j’ai vu Charline Moreau entrer dans la salle, j’ai été pris de sueurs
froides. J’avais oublié de retirer des espèces pour la cagnotte. Ça m’était
complètement sorti de la tête. J’ai envisagé un instant de partir discrètement
pendant qu’elle saluait des collègues, mais je risquais d’être pris en flagrant
délit de fuite, c’eût été humiliant. Je me suis à nouveau focalisé sur le
tableau de liège des annonces (Marché de Noël des enfants, apportez les
jouets que vous n’utilisez plus, parce qu’il est si simple de faire naître un
sourire !). Je tenais mon gobelet de café dans la main, me souvenant d’une
étude disant qu’il fallait éviter de boire dans du plastique, les molécules de
plastique diluées dans le café pouvaient à terme se révéler cancérigènes,
privilégiez les gobelets en carton conseillait l’article, et pour vos cellules et
pour la planète. Je m’absorbais dans n’importe quel sujet qui aurait pu me
soustraire de la présence de Charline Moreau. Je l’ai sentie s’approcher
lentement de moi comme un gnou qui boit à l’étang ressent intuitivement la
menace sourde de la présence féline. Quand elle a été à ma hauteur, je ne
pouvais plus l’ignorer, j’ai levé la tête, surpris.
— Tiens, Charline, ça va ?
— Très bien. Je reviens pour la cagnotte, tu sais, pour Mme Jacquet.
J’ai pris un air dépité, me suis tapé le front, et ai lâché Oh non, je savais
bien que j’oubliais quelque chose. J’ai vu passer dans son œil l’ombre d’un
soupçon. Non, je n’avais pas oublié, je mentais, elle en était persuadée. La
vérité c’est que je ne voulais pas participer à la cagnotte, j’étais trop radin,
voilà, c’était ça la vraie raison, j’étais un sale radin. Le jour des obsèques
trônerait sur le marbre de la stèle une immense couronne de fleurs rouges et
roses barrée d’un large bandeau mauve sur lequel serait inscrit De la part de
tous ses collègues sauf Cyril Jacquemin.
— Je te donne ça demain sans faute…
— Oui, si tu peux, ce serait bien.
Ces quelques mots prononcés avec le plus d’égards et de convenance
possible avaient pourtant le tranchant d’un couteau japonais. Elle s’est
éloignée, je me suis retrouvé seul et honteux. J’avais la sensation que tout le
monde avait écouté la scène et s’était remis à parler comme si de rien
n’était. Je me sentais dans la peau de l’enfant qu’on vient de réprimander et
qui veut garder un dernier résidu de dignité en tentant de rester naturel et
détendu. En fin de matinée, Laurent m’a téléphoné pour s’excuser de
m’avoir fait faux bond, je lui ai dit que ça n’était pas grave tout en laissant
percer une pointe de culpabilisation.
— Le truc c’est que j’avais annulé un rendez-vous pour venir…
C’était faux. Mais, pour la première fois, il n’avait pas l’ascendant.
J’avais accepté sa proposition, c’était lui qui avait gâché l’occasion, il
n’était pas en position de négociation. C’était une aubaine suffisamment
rare pour que je ne la laisse pas m’échapper. D’autant que, depuis mon
passage à la maison, j’avais encore moins envie de la vider. Il s’est excusé à
nouveau et a demandé On tente la semaine prochaine ? J’ai répondu Ça va
s’accélérer, tu sais ce que c’est, les fins d’année, les conseils de classe, les
derniers dossiers à boucler – dossiers était un terme suffisamment vague et
universel pour parler à tout le monde, les dossiers de fin d’année, bien sûr,
ne m’en parle pas.
— Et puis, je suis d’enterrement…
J’ai laissé une suspension dramatique. Je suis d’enterrement. C’était une
tournure de phrase qu’utilisait ma mère, je n’ai jamais vraiment su si elle lui
était propre ou si elle était grammaticalement correcte, je la trouvais
étrange, elle revêtait presque une dimension festive, accentuée par le fait
que ma mère passait généralement des heures à s’apprêter avant de se
rendre aux enterrements.
— Oh… Qui ça ?
— Ma proviseure adjointe, AVC.
— Oh, je suis désolé.
Je m’en voulais d’avoir eu recours à l’argument ultime, le joker
imparable : le deuil. Mais en l’occurrence, c’était vrai. Je me suis abstenu
de lui dire que j’étais passé seul à la maison, il m’aurait posé à n’en pas
douter des questions que je n’avais pas envie d’entendre, des questions
logistiques et austères. Alors l’humidité sur la tapisserie ? Alors la
moisissure dans la salle de bains ? Alors les placards à vider, tu estimes ça à
combien de voyages ? On part sur quoi en termes de mètres cubes ? Il y
avait peu de chances qu’il me demande des nouvelles de Spider-Man et de
l’émotion que j’avais ressentie en le retrouvant. Peu de chances qu’il veuille
savoir ce que provoque le vide de la cuisine quand on y entre, l’attente
désespérée d’un son fossile.
— C’est embêtant, ça repousse à après les fêtes. Sinon la semaine
suivante ?
Il ne lâchait rien. Je me sentais faiblir au fur et à mesure de notre
discussion, mes mots perdaient en puissance, ma superbe s’affaissait. À
quel moment avais-je cru que j’aurais l’ascendant sur mon frère ? Que
j’allais balayer le dossier à coups de deuil ? J’avais perdu mon avantage en
deux temps trois mouvements. J’étais l’escargot qui, sur la ligne de départ,
jubilait d’avoir un mètre d’avance sur le guépard.
Quand je suis sorti de la voiture, ils étaient encore tous les quatre autour de
la sépulture. Soit je jouais de malchance, soit ils passaient ici le plus clair de
leur temps. Ils allaient finir par installer leur cuisine, puis peu à peu les
autres pièces de la maison, ici, dans le jardin, autour du petit tas de terre. Il
eût été plus pratique de mettre la sépulture directement au milieu du salon.
Florent a levé les yeux et nos regards se sont à nouveau croisés. Je ne savais
plus quelle expression lui renvoyer. J’ai essayé d’imprimer une surenchère à
mon empathie sans vraiment y parvenir. Il m’a souri tristement et a hoché la
tête, un hochement qui semblait me dire C’est comme ça, c’est la vie, il
n’est inscrit nulle part qu’on est né pour être heureux. Les trois autres
étaient absorbés dans leur recueillement, je me suis empressé de rentrer
chez moi.
— Alors ? Comment ça s’est passé ?
— Laurent a annulé.
Léonie a ouvert de grands yeux.
— Annulé ? Lui qui était si pressé d’y aller ?
— Il a reçu un appel d’un client.
J’ai dit à Léonie que les voisins étaient encore en procession.
— Oui je sais, ils ont beaucoup de mal à s’en remettre.
Elle a ajouté qu’elle les avait invités à venir prendre l’apéritif un soir
pour leur changer les idées. J’ai eu un temps d’arrêt. Les imaginer ici, l’air
maussade, Marie éclatant régulièrement en sanglots, me déprimait
d’avance. Peut-être même allaient-ils amener la sépulture de Milo avec eux,
entre deux cacahuètes ils se lèveraient et iraient silencieusement se
recueillir tous les quatre autour du tas de terre. J’ai cherché une formule qui
ne paraisse pas trop égoïste.
— Tu es sûre qu’ils ont la tête à ça ?
— Bien sûr que non, c’est pour cette raison que je les ai invités. Pour
les sortir un peu de leur enfermement. On se doit d’être présents pour eux.
S’il t’arrivait un malheur, tu aimerais qu’ils soient là aussi pour toi.
J’ai pensé Probablement pas mais j’ai acquiescé en silence. Je me suis
ouvert une bière. Léonie m’a demandé si j’avais trouvé des cadeaux pour
mes neveux. J’ai dit J’avais pensé à des CD. Elle m’a lancé un regard
perplexe.
— Plus personne n’écoute de CD, Cyril, encore moins les jeunes, je suis
sûre qu’ils ne savent même pas ce que c’est.
J’ai essayé de défendre ma position, Si si ça revient à la mode, j’ai lu un
article là-dessus, les jeunes se remettent à écouter des CD. Je n’avais
jamais lu d’article là-dessus, je tentais de sauver les apparences dans un
sursaut d’orgueil, je m’inventais des dossiers solides.
— Non, les vinyles reviennent à la mode, les cassettes à la limite, pas
les CD. C’est comme si tu leur offrais un téléphone filaire à cadran.
Je suis resté silencieux. J’ai pensé au type à côté de moi au rayon CD de
la Fnac. À cet instant précis, il devait avoir exactement la même discussion
avec son épouse. Je me suis senti moins seul. Je buvais ma bière en
imaginant un club, dans un sous-sol sombre, où se rendraient tous les
quadras désœuvrés, le Club des naufragés de Noël, tous assis en cercle, et
mon voisin de rayon prendrait la parole, Voilà, j’avais pensé à des CD
mais… Il éclaterait en sanglots, Je suis perdu, je suis perdu, mon Dieu si
vous saviez comme je suis perdu, et un type avec une voix calme et
profonde lui dirait Nous sommes là, Michel, nous sommes là, ensemble nous
allons trouver, et sa voix nous redonnerait foi en l’avenir.
À l’autre bout du couloir, j’ai aperçu Charline Moreau qui arrivait dans ma
direction, j’avais encore oublié de retirer de l’argent. Mon oubli récurrent
ressemblait à s’y méprendre à un acte manqué. Je la voyais approcher sans
pouvoir me défiler, avec cette impression d’être dans un film de zombies,
entouré de collègues, yeux révulsés et bras tendus, agitant des tirelires en
bois et tentant de m’encercler de toutes parts. J’étais résigné, je n’avais plus
la force de lutter, de fouiller mes poches les yeux au ciel en surjouant
l’agacement. Quand nous nous sommes trouvés face à face, c’est moi qui ai
pris les devants.
— Charline, je suis désolé, j’ai encore oublié…
— Ce n’est pas grave, on a suffisamment pour la couronne.
Je me suis senti partagé entre soulagement que cet épisode soit évacué
et honte de n’y avoir pas participé. J’ai bredouillé un Ah parfait que j’ai
aussitôt regretté.
J’ai retrouvé Gilles dans la salle des professeurs, il était en train de
corriger des devoirs. Je me suis assis à côté de lui. Il a jeté un regard
méfiant au café que je posais près de ses copies.
— Tu as participé à la cagnotte des obsèques, toi ?
— Oui oui, pas toi ?
Même lui. J’étais le seul à ne pas l’avoir fait. La rumeur allait circuler,
j’allais donner l’image d’un type qui revendique ça comme un acte de
résistance, une résistance minable, un type qui se venge sur les morts, qui
distribue ses coups sur un corps à terre. J’ai très vite évacué ce sujet qui me
mettait mal à l’aise.
— Tu as fini tes cadeaux de Noël ?
— Non, tous les ans c’est pareil, j’attends le dernier moment, et je me
retrouve en panique à Nature & Découvertes à me rabattre sur des trucs
ineptes.
Au moins, là-dessus, on était raccord, ça rattrapait le drame de la
cagnotte.
En classe, Clara Pétrissan a levé le doigt pour me demander si les élèves
avaient le droit d’assister à l’enterrement de Mme Jacquet. Je ne savais pas
quoi répondre, j’ai dit Je suppose que oui, les obsèques sont publiques. J’ai
entendu la voix de Nassim Benamar dans le fond de la classe qui disait Moi
tu risques pas que j’y aille. J’aurais peut-être dû intervenir pour le recadrer,
j’ai fait la sourde oreille, sorte de collaboration passive. J’ai pensé Tu as de
la chance d’avoir le choix.
Nous étions dispersés sur le parvis de l’église par petits groupes d’affinités,
la famille proche, la famille éloignée, les amis, les collègues, les vagues
connaissances, chaque groupe avait tacitement sa place attribuée, le degré
d’intimité avec le défunt étant inversement proportionnel à la distance qui
nous séparait de la porte de l’église. Nous, les collègues de travail, étions
parmi les plus éloignés de l’entrée, ne nous sentant pas la légitimité
suffisante pour nous rapprocher de la famille.
Nous avions formé une sorte de cercle grossier, échangeant des mots
sans substance simplement destinés à combler le vide. Certains parmi nous
fumaient leur cigarette, se dandinaient d’un pied sur l’autre, soufflaient dans
leurs mains, d’autres, comme Bassetto, paraissaient exagérément – presque
ostensiblement – affectés. Ils restaient silencieux, se concentraient pour
avoir les yeux rougis par le chagrin et reniflaient à vide. Le curé nous a tous
invités à entrer, Gilles et moi nous sommes placés côte à côte, sur les bancs
du milieu, Charline Moreau s’est retrouvée à ma droite. La cérémonie était
froide et impersonnelle. Le curé alternait lectures et chants, nous nous
levions et nous asseyions au rythme de ses requêtes. À quelques mètres de
lui se trouvaient quatre vieilles dames apprêtées qui chantaient avec lui,
dont une beaucoup plus fort que les autres. Elle semblait vouloir se faire
bien voir du curé – voire du Seigneur lui-même –, mettant dans son chant
une ferveur disproportionnée, allant jusqu’à couvrir les voix de ses voisines.
Un chant liturgique censé nous faire méditer et qui, par son timbre strident,
en devenait effrayant. Je me demandais s’il existait une forme de
compétition entre elles. Les autres à côté, tout en chantant, se disaient-elles
Il faut toujours qu’elle en fasse des caisses cette pute de Josiane ?
Une nièce de Mme Jacquet est venue au pupitre pour réciter un poème
très touchant qu’elle avait écrit spécialement pour elle. Ça parlait d’un coin
du Cantal, d’une vieille maison où visiblement elles avaient partagé des
moments très doux. Pendant la lecture du poème, j’ai remarqué un saint sur
le vitrail d’en face. Il était vêtu d’une toge rouge et pointait son index vers
le ciel. Il avait les yeux braqués sur moi. C’était troublant. J’ai essayé d’en
faire abstraction, focalisant toute mon attention sur le poème, mais mon
regard était inexplicablement attiré par le sien. Que signifiait cet index ?
L’index de la punition ? De l’avertissement ? L’homme semblait me dire
Comment peux-tu être ici présent aujourd’hui après ce que tu as fait ?
N’as-tu pas honte ? C’est entaché par le péché mortel que tu oses entrer
dans la maison de Dieu ? Sache qu’aucun crime ne reste impuni et que tout
finit un jour par se payer. Je me suis senti mal, Gilles s’est tourné vers moi,
a hoché la tête pour demander ce qui se passait. Je lui ai renvoyé une moue
qui signifiait que tout allait bien. Un morceau d’orgue lancinant a retenti et
j’ai vu les vieilles dames se lever pour aller prendre des petits paniers en
osier avant de s’engager dans les allées. La quête. J’avais complètement
oublié que la cérémonie se concluait par une quête, et je n’avais toujours
pas de monnaie sur moi. Je les voyais approcher et sentais la présence
pesante de Charline Moreau à mes côtés. J’ai envisagé de me plonger dans
un profond recueillement, les yeux fermés, pour justifier que je n’aie pas vu
passer les dames, mais le stratagème m’a semblé un peu gros. J’ai
discrètement demandé à Gilles s’il avait une pièce à m’avancer. Il a fouillé
ses poches, m’a donné un euro, Charline Moreau a jeté un coup d’œil vers
nous à cet instant précis, nos regards se sont croisés une fraction de
seconde, c’était finalement pire que de ne rien donner.
Après la cérémonie, nous avons suivi le corbillard sans un mot jusqu’au
cimetière. Tout en marchant, je me repassais le moment où Jacquet s’était
écroulée dans la salle des professeurs. À quoi pensais-je alors ? Avais-je
formulé un vœu particulier ? Lui avais-je souhaité du mal, même
inconsciemment ? Dans mon souvenir, j’étais simplement atterré par sa
demande et l’injustice de ses mots. Quand bien même je lui aurais voulu du
mal, depuis quand le mal se matérialisait-il dès lors qu’on l’invoquait ?
Arrivés devant la tombe ouverte, nous nous sommes disposés tout autour, le
curé a prononcé quelques mots au milieu de reniflements épars. J’ai aperçu
la couronne parmi les autres, barrée d’un bandeau De la part de ses
collègues. J’ai évité de croiser à nouveau le regard de Charline Moreau. Un
employé des pompes funèbres a appuyé sur le bouton d’un appareil que je
n’avais pas remarqué et Savoir aimer de Florent Pagny a retenti dans les
allées du cimetière, perçant le froid sec de décembre. Nous avons écouté la
chanson en regardant par terre, moi taraudé par la pensée tenace que nous
étions peut-être tous ici aujourd’hui par ma faute.
Devant le cimetière, j’ai proposé à Gilles d’aller boire un café. Bassetto
m’a entendu et a lancé Oh bonne idée, ça nous fera du bien je crois. Nous
nous sommes retrouvés sept ou huit collègues autour d’une table, les autres
avaient des impératifs. Jeanne Baron a déclaré dans un sourire un peu
pensif, les yeux perdus dans le vague, Il y avait du monde. Elle semblait
annoncer une bonne nouvelle, un bilan positif. Je me suis demandé si le
nombre de personnes présentes à nos obsèques témoignait de la qualité
humaine de notre passage sur Terre. Visiblement oui. On pouvait aussi
imaginer que les gens venaient parce qu’ils étaient contents de vous voir
partir.
Je voulais me retrouver seul avec Gilles pour tâter le terrain. Lui parler
de mes questionnements à propos de tous ces décès. À propos de mon
pouvoir – c’était la première fois que je formulais le terme et il me glaçait
les sangs. Est-ce que je lui en aurais parlé si on s’était retrouvés tous les
deux ? Aurais-je osé ? Rien n’est moins sûr. À qui peut-on dire sans risquer
de passer pour un fou Je provoque des AVC chez les gens qui m’irritent ?
— Cyril, ça va ?
Tous autour de la table me dévisageaient. Je me suis demandé quelle
expression j’affichais pour susciter pareille inquiétude.
— Oui oui, ça va.
Bassetto m’a posé la main sur l’épaule et a baissé les paupières en
hochant la tête. Il comprenait ma douleur, oui c’était dur, on était tous
bouleversés, mais il fallait tenir bon.
— Elle aurait aimé qu’on soit forts.
J’ai acquiescé. Je serais bien en peine, moi, de dire ce qu’elle aurait
aimé, hormis que je sois présent à la réunion pour un groupe de travail sur
l’évaluation par compétences. On spécule toujours sur les dernières
volontés du défunt. Ma mère aurait-elle aimé qu’on vende la maison ?
Qu’on en fasse un musée ? Une épicerie ? Un garage Citroën ? Qui peut le
dire ? Ils se sont mis à raconter des anecdotes joyeuses concernant Jacquet
en riant et en se souvenant quelle personne touchante elle avait pu être
parfois. Je me demandais d’où ils sortaient ces histoires et si on parlait bien
de la même personne. Peut-être étaient-ce des anecdotes à propos d’un
homonyme. Je regardais Gilles du coin de l’œil, lui aussi avait beaucoup de
mal à saisir de qui il était question, il tentait de raccrocher les wagons en
fronçant les sourcils. Chacun y allait de son souvenir souriant et je ne
voyais pas ce que j’aurais pu dire, à part peut-être Et la fois où elle m’a fait
chier parce que j’avais lâché les Terminale L cinq minutes avant la fin du
cours ? Halala, que de bons souvenirs.
En rentrant, Léonie m’a demandé comment les obsèques s’étaient
passées. Je lui ai raconté le moment émouvant où la nièce était venue lire un
texte à propos de leurs séjours rituels dans le Cantal. Ce faisant, je me suis
demandé ce que mes neveux pourraient bien venir raconter d’émouvant, au
pupitre, le jour de mes obsèques. Un jour il nous a acheté des CD, on savait
pas trop quoi en faire, c’était gênant.
J’avais déjà été travaillé, dans un passé récent, par la culpabilité d’avoir
donné la mort malgré moi : j’ai longtemps été persuadé d’avoir tué ma
mère. C’était à l’hôpital, elle était dans un état de semi-conscience, sous
morphine, j’avais tenu à passer la nuit à son chevet. Laurent avait dit qu’il
prendrait le relais pour la suivante. Je ne saurai jamais si, comme moi, il
avait l’intuition qu’il n’y aurait pas de nuit suivante.
Ils ont oublié de mettre du thon dans leur sandwich au thon.
Voilà les derniers mots que j’ai dits à ma mère avant son dernier soupir.
Il était minuit et demi quand j’ai réalisé que je n’avais pas encore mangé. Je
suis descendu dans le hall pour acheter un sandwich triangle au distributeur
et suis remonté. Et j’ai dit ça. Ils ont oublié de mettre du thon dans leur
sandwich au thon. Tout de suite après ma phrase, dans un dernier râle, ma
mère s’est éteinte. Et je me suis retrouvé là, avec ma maman morte et mon
sandwich sans thon. J’avais passé la soirée à lui parler de tout et de rien, de
ma vie, de choses aussi anecdotiques qu’intimes, des choses que je n’avais
jamais osé lui dire auparavant, elle aurait pu partir après une de ces
révélations. Pourquoi est-elle partie précisément après cette phrase-là, me
laissant un arrière-goût d’inaccompli, de sortie ratée, de fin en eau de
boudin – en eau de thon industriel ? Et si c’était ma phrase même qui avait
précipité son départ ? Si elle l’avait tellement affectée qu’elle l’avait vidée
subitement du peu de forces vitales qu’il lui restait ? Ma mère était de cette
génération qui avait manqué et qui était de fait soucieuse que ceux qu’elle
aime ne manquent pas. Chaque fois qu’elle me voyait, elle trouvait que
j’avais maigri, elle me répétait sans cesse Il faut manger, tu es sûr que tu
manges assez ? C’était sa hantise, que je ne mange pas assez. Et ma
dernière phrase, ma dernière revendication, était qu’il n’y avait pas assez de
thon dans mon sandwich au thon. Et sa dernière pensée à elle a dû être Oh
non, il n’a pas assez à manger et peut-être cette dernière pensée a-t-elle fait
partir ma mère. J’ai appelé l’infirmière de nuit, elle est arrivée, m’a
confirmé que c’était fini, j’ai éclaté en sanglots, mon sandwich toujours
dans la main. Je n’ai aucun souvenir de ce qu’est devenu ce sandwich
ensuite, je n’ai pas le souvenir de l’avoir jeté ni mangé. Peut-être est-il resté
dans la chambre. Avec ma tendance maladive à tout garder, j’aurais été
capable de le conserver au milieu des photos de ma mère jusqu’à la fin de
ma vie.
J’étais dans ma voiture, enfoncé dans mon siège, immobile, tiraillé par
mille interrogations. J’avais rendez-vous à quinze heures avec Laurent
devant la maison. Cette fois, nous avions décidé de nous retrouver
directement sur place. Il était hors de question que je retourne chez lui et
prenne le risque qu’il soit à nouveau absent. Nous avions, Corinne et moi,
épuisé notre réservoir de sujets de conversation. Nous nous serions trouvés
si démunis que nous aurions été capables de repartir sur la crèche en faisant
comme si c’était la première fois.
J’étais à deux doigts de faire demi-tour. Après tout, Laurent avait bien
annulé une fois. J’avais un coup d’avance sur lui, il serait mal placé pour
me le reprocher. La perspective d’entrer dans la maison avec lui me tordait
le ventre. Alors que nous y avions probablement partagé les moments les
plus doux de notre vie. Ce constat m’attristait. Pourquoi était-il si pressé de
la vider ? J’avais vu sa motivation – leur motivation, devrais-je dire, celle
de Corinne me semblait motrice – s’affirmer au fur et à mesure que nous
nous rapprochions de la fin de l’année. Je soupçonnais une raison
administrative, il y avait probablement au 1er janvier un basculement qui
m’échappait. Était-ce lié au cours de l’immobilier ? Je n’en avais pas la
moindre idée. Je souhaitais simplement ne pas être là, ici et maintenant.
J’aurais pu prétexter un imprévu, J’ai dû aller récupérer Clément, il ne se
sentait pas bien, une gastro. C’était tout à fait plausible, nous étions cernés
par les gastros en ce moment, au lycée c’était l’épidémie.
J’en étais là de mes hésitations quand je l’ai vu se garer devant moi. Il
est sorti de la voiture avec son portable à l’oreille. Il a parlé quelques
secondes près de la portière, sourcils froncés. En pleine conversation, il m’a
fait signe de deux doigts levés, sans que je comprenne s’il me faisait
patienter deux minutes ou s’il s’agissait du V de la victoire. Il a fini par
raccrocher et venir vers moi. Nous nous sommes fait une presque bise, il
m’a demandé Comment va ? et s’est à nouveau excusé pour le raté de la
dernière fois.
— Je suis sur un dossier épineux en ce moment, je cours un peu partout.
Je l’ai rassuré, Pas de souci. Quand nous sommes entrés dans la cuisine,
j’ai dû lutter contre le réflexe de nous accueillir par la voix de ma mère.
Elle aurait probablement dit quelque chose comme Tiens, ça fait plaisir,
c’est rare de vous voir venir tous les deux. Seule la voix de mon frère a
résonné dans le silence, d’un Bon bon bon de constat, une voix blanche,
dénuée de tout affect. Il a commencé à faire le tour de la cuisine et, comme
moi la dernière fois, à ouvrir et refermer des tiroirs et des placards. Mais
l’intention était différente. Ses gestes n’avaient pas la même finalité. Il ne
ressentait pas, il évaluait.
Nous avons fait le tour des pièces, les unes après les autres, il détaillait
le moindre placard à haute voix, comme si je ne le voyais pas par moi-
même, OK, là il y a tout le linge, là il y a la vaisselle, là il y a les albums
photo (albums photo que nous avons soigneusement évité d’ouvrir), puis il
a conclu par un expéditif Ça devrait aller vite. J’ai trouvé cette phrase
d’une violence incroyable. Comme si on parlait d’un sac-poubelle à
apporter au container d’à côté. Il voulait enterrer notre mère une deuxième
fois vite fait bien fait, deux trois pelletées de terre et l’affaire serait réglée.
Nous étions dans sa chambre. Elle n’avait pas bougé non plus. Au mur, un
poster de U2, l’album The Joshua Tree, Bono de profil, l’air pensif,
semblant déjà réfléchir aux problèmes du monde, l’idole absolue de Laurent
à l’époque.
— Quand on y pense, c’est dingue ce qu’elle a pu accumuler durant
toutes ces années, c’est…
Sa phrase est restée en suspens, il a éclaté en sanglots. Je me suis trouvé
complètement désarmé. Je ne savais pas comment réagir. Par effet de
contagion, les larmes me sont montées aussi, que j’ai essayé de réprimer en
regardant le plafond. Jamais je n’avais vu mon frère pleurer, du moins à
l’âge adulte. Zorro ne flanchait pas. Et s’il lui arrivait de mettre un genou à
terre, alors Bernardo se devait d’être là pour le remettre en selle. Je lui ai
posé la main sur l’épaule. Sur le moment, ce geste m’a semblé terriblement
déplacé, puis je me suis détendu et me suis habitué à ce contact comme on
s’accoutume avec peine à l’eau froide quand elle arrive aux hanches. Il s’est
repris, a essuyé ses larmes, et s’est exclamé en riant, avec une légèreté un
peu feinte, Ah ben ça c’est de la belle claque dans la gueule, hein ! Et
même si le ton était surjoué, c’était la phrase la plus sincère que je
l’entendais prononcer depuis longtemps. Nous nous sommes dit au revoir
près des voitures, il a conclu par On se tente ça après les vacances ?
Quand j’ai raconté les larmes de mon frère à Léonie, elle a paru
sincèrement touchée. On dirait que tu découvres que ton frère est sensible
aussi. À vrai dire j’avais fini par l’oublier. J’étais partagé entre émotion et
colère.
— Tu vois, ça confirme ce que j’ai toujours pensé, c’est Corinne qui lui
met la pression pour vider la maison…
— Cyril, Corinne ou pas, il faudra bien la vider un jour cette maison,
non ? Plus vous attendez, plus ce sera difficile.
Je n’ai pas répondu, je croyais fermement en la théorie opposée : le
temps jouait pour nous – pour moi. Un jour peut-être, les murs de la cuisine
auraient intégralement absorbé et digéré les voix qui la peuplaient et cette
pièce deviendrait non pas inhabitée, c’était impossible, mais baignée d’une
présence sereine et autonome, qui n’aurait plus besoin de nous comme nous
n’aurions plus besoin d’elle. Ça prendrait le temps que ça prendrait. Tout en
me parlant, Léonie cherchait un papier d’assurance. Je l’ai entendue me
demander, du bureau, C’est quoi ça ? Elle est ressortie tenant à la main le
dessin d’AVCMan. J’étais pétrifié. Je croyais l’avoir jeté, j’avais dû le
laisser traîner dans un moment d’égarement. J’ai envisagé un instant de
jouer l’étonnement. Un dessin d’AVCMan sur mon bureau ? Tiens tiens, qui
a bien pu mettre ça là ? Tu es sûre d’avoir bien fermé la porte d’entrée cette
nuit ?
— Je l’ai confisqué à un élève qui dessinait en cours.
Mon improvisation parfaite m’a surpris moi-même. J’étais plus doué
que je ne le pensais pour le mensonge. J’étais prêt pour une double vie de
super-héros. Elle l’a regardé un instant, amusée.
— Conseille-lui de s’accrocher à ses études, je ne suis pas sûre qu’il
perce dans le dessin.
Nous avons ri, moi d’un rire un peu forcé, vexé par sa remarque, à deux
doigts de défendre mon ébauche. J’aurais bien voulu l’y voir, elle, armée
uniquement d’un stylo quatre couleurs. J’ai repensé au dessin de Clément
censé représenter Milo, et ai compris soudain d’où lui venait cette absence
de prédisposition pour le dessin. Les chiens ne font pas des chats – mais ils
font mourir les autres chiens.
Je me suis installé et j’ai sorti les copies de mon sac. Maud, la sœur de
Léonie, avait loué un chalet à la montagne et nous avait invités à venir les
voir, elle et son mari, Serge. Ils ne pourraient pas être présents au
traditionnel repas de Noël du 26 chez les parents de Léonie cette année, ils
devaient s’envoler pour le Canada la semaine suivante, c’était donc
l’occasion de passer une sorte de Noël anticipé ensemble. Léonie était
partie en voiture la veille avec les enfants, je n’avais pas pu me libérer pour
cause de conseil de classe, il avait donc été convenu que je les retrouve en
train après mes cours, et que nous rentrions ensuite tous les quatre en
voiture.
Les enfants aimaient beaucoup Maud et Serge, c’était un couple un peu
hors des clous, qui se laissait porter par le vent. Maud me rappelait Phoebe
dans Friends, le même entrain joyeux et déconnecté de toute réalité. Lui
était intermittent du spectacle, éclairagiste, et accompagnait pas mal de
tournées d’artistes connus, il avait toujours des anecdotes folles à raconter à
table. Je le soupçonnais d’en rajouter, mais ça n’était jamais pour se faire
mousser, plutôt pour faire briller les yeux des enfants. La dernière en date,
lors de notre précédent repas : il avait partagé un kebab avec Orelsan sur un
trottoir à quatre heures du matin après une fête mémorable. Les enfants ne
tarissaient pas de Waah d’admiration.
J’avais pris des copies à corriger pour m’avancer un peu le temps du
trajet en train, la fin d’année se précipitait, comme toute fin d’année, je
voulais me libérer de ça pour profiter pleinement de mes quinze jours de
vacances. Je m’étais attelé à mes corrections quand j’ai entendu des sons
provenant d’un téléphone, un dialogue, visiblement c’était un film.
Quelqu’un regardait un film sans écouteurs. À deux places devant moi sur
la gauche. Je ne distinguais pas la personne en question mais je l’avais vue
entrer, un grand type de forte corpulence, avec une casquette et une barbe
drue. Je n’étais pas le seul que le bruit semblait déranger. Peu à peu les gens
autour de moi se sont mis à se regarder, l’air irrité. Une dame de l’autre côté
du couloir a commencé à dodeliner en soufflant. Nous nous contentions
d’échanger des expressions exaspérées, mus par une discrète solidarité, liés
par l’agacement, sans qu’aucun de nous ose se lever pour aller faire au type
la moindre remarque. Il aurait pourtant suffi de lui demander, le plus
cordialement du monde, Excusez-moi monsieur, ça ne vous dérangerait pas
de regarder votre film avec des écouteurs ? Mais sa stature assez imposante,
qui laissait craindre, à tort ou à raison, une réaction imprévisible et
potentiellement violente, décourageait tout le monde. Je me suis dit que
nous aurions fait de beaux résistants, face aux nazis, échangeant des regards
l’air contrarié, soufflant et dodelinant de la tête.
J’ai essayé de faire abstraction du bruit, j’ai mis mes écouteurs pour
atténuer le son, sans musique – la musique aussi m’empêchait de me
concentrer. Mais les fréquences les plus aiguës de son téléphone me
parvenaient encore. Je m’étais fixé de corriger la moitié des copies pendant
le trajet et, à mesure que la destination approchait, je voyais mes ambitions
fondre comme neige au soleil. Je n’avais corrigé en tout et pour tout que
deux copies et demie.
Un homme près de moi a fini par se lever, il devait avoir soixante-dix
ans, je l’ai vu se diriger vers le type à la casquette. Il s’est penché en lui
disant Monsieur, votre téléphone gêne tout le monde. J’ai admiré son
courage et en même temps j’ai pensé, de manière un peu mesquine, Si
j’avais soixante-dix ans, j’y serais allé aussi, on ne frappe pas un homme de
soixante-dix ans. Il a répété plusieurs fois Monsieur, monsieur, monsieur, je
vous parle. Puis il s’est tourné vers l’assemblée, l’air désarmé.
— Il s’est endormi.
Un autre type l’a rejoint, d’un pas volontaire – il est plus facile d’avoir
le pas volontaire lorsque le terrain a été déblayé. Lui aussi s’est mis à
répéter des Monsieur, monsieur. Je crois qu’aucun des deux n’avait envie
d’entrer en contact physique avec l’homme en lui secouant l’épaule, on ne
savait pas ce qui pouvait arriver. Le premier type a fini par déclarer
Impossible de le réveiller, on va appeler le contrôleur et puis voilà. J’ai
commencé à me sentir mal. Non, il ne s’était pas endormi. J’ai été parcouru
de sueurs froides, j’avais l’impression que tout le monde me regardait.
J’arrivais à destination, j’ai plié mes affaires rapidement et suis sorti. Je
n’aurais pas le fin mot de l’histoire. Je n’en avais pas besoin. Je savais
exactement ce qu’il en était. L’homme était mort, je venais de le tuer.
Je me suis hâté de descendre du train et me suis éloigné sur le quai d’un
pas rapide, m’attendant à tout moment à ce qu’un contrôleur m’apostrophe.
La sueur dégoulinait dans mon dos en plein mois de décembre dans une
ville de montagne. Il fallait que je parle à Léonie, je ne pouvais plus garder
ça pour moi. Mon appréhension se confirmait : j’étais dangereux. Pour mon
entourage, pour mes proches, pour les ennemis invisibles de nos Verdun
quotidiens.
Un prénom m’a sauté au visage : Corinne. J’allais finir par la tuer elle
aussi. C’était inévitable. S’il y avait quelqu’un qui pouvait à tout moment
provoquer chez moi des réactions épidermiques, c’était bien elle. J’ignorais
par quel miracle ça n’était pas arrivé quand je m’étais trouvé seul avec elle
la dernière fois. Peut-être la crèche nous avait-elle sauvés, peut-être nous
avait-elle permis de rester cantonnés dans les limites du convenable et de la
diplomatie. Ou bien le divin enfant, flatté de trôner au centre de l’attention
durant quelques minutes, nous avait-il évité le pire.
Sur le quai m’attendaient Léonie et les enfants. Ils avaient tenu à venir
me chercher tous ensemble. Je comptais parler de tout ça à Léonie dans la
voiture sur le trajet jusqu’au chalet, mon plan tombait à l’eau et c’était peut-
être mieux ainsi : je n’allais pas gâcher notre petite échappée avec mes
histoires, j’allais laisser passer le week-end et lui parlerais dimanche au
retour à la maison. Je les ai étreints comme si nous ne nous étions pas
quittés la veille. C’était l’effet quai de gare, qui exacerbe les séparations
autant que les retrouvailles. Peut-être aussi, plus que jamais, avais-je besoin
d’un cocon protecteur. Contre toute attente, j’ai réussi à penser à autre
chose durant cette petite escapade, nous avons passé un week-end très
joyeux, alternant randonnées et soirées au coin du feu durant lesquelles
nous discutions de tout à bâtons rompus. Maud nous a raconté qu’elle allait
attaquer une formation de microkinésithérapie et le déclic qui l’avait
motivée.
— Une praticienne a guéri une copine rien qu’en lui touchant les bras.
À l’aide de micropalpations sur la peau. Elle lui a sorti une date, novembre
1986, lui disant que c’était la date de son traumatisme originel. Et ma
copine a réalisé que c’était la date du divorce de ses parents.
Entre deux verres, Serge attrapait sa guitare et nous jouait quelques
morceaux, ce qui avait toujours le don d’émerveiller les enfants. J’étais
heureux de les contempler avec leurs grands yeux et leurs larges sourires,
mais aussi un peu jaloux de n’avoir aucune prédisposition artistique
pouvant susciter chez eux pareille admiration – et ce n’était pas le dessin
d’AVCMan qui allait changer le cours des choses.
Plus j’y pensais, plus cette certitude s’ancrait en moi : je ne devais pas
partager le repas de Noël avec Corinne. C’était un meurtre annoncé. Je me
repassais les éditions précédentes et chaque étape de nos Noëls rituels
comportait un motif d’irritation, d’exaspération, de colère. Donc d’AVC. À
commencer par la distribution des cadeaux, cette manie qu’elle avait de
nous presser quand nos enfants déballaient les leurs avec son Allez au
suivant sec et nasillard, les suivants étant ses enfants sur lesquels elle
s’attardait interminablement, prenant mille photos sous tous les angles en
répétant Alors tu es content ? Ça te plaît ? J’avais toujours la sensation que
nous étions invités pour assister à leur fête de Noël et qu’ils nous avaient
simplement demandé de venir pour être les spectateurs de leur bonheur.
Nous nous intégrions dans le salon comme des éléments de décoration, au
même titre que le sapin ou l’âne de la crèche, ne nous manquait plus que les
guirlandes autour du cou.
Si toutefois elle parvenait à survivre au rituel des cadeaux et à l’apéritif,
ce qui me semblait déjà improbable, arriverait ce fameux moment du
partage du poulet, ou de la dinde. Elle demanderait à ses enfants
d’approcher leur assiette pour les servir et tomberait raide morte au sol, la
cuisse de poulet glissant sur le carrelage comme un bobsleigh, laissant
derrière elle une traînée de gras. Il fallait réduire les facteurs de risque. Si je
ne pouvais éviter ce repas, alors il fallait que je dise à Corinne : S’il te plaît,
pas de poulet cette année. Après tout, pourquoi on ne se ferait pas un Noël
végétarien ? J’avais entendu une émission là-dessus sur France Inter
quelques jours plus tôt dans ma voiture, de plus en plus de Français optaient
pour des Noëls végétariens. C’était parfait – encore que : Corinne aurait été
capable de donner le plus gros morceau de tofu à ses enfants. La liste des
événements proscrits s’allongeait peu à peu : ni distribution de cadeaux, ni
poulet. À ce rythme, à force de dégraissage, notre Noël se résumerait à
passer un quart d’heure à table autour d’un verre d’eau plate sans échanger
le moindre mot.
J’ai pensé à mes neveux : perdre leur mère le jour de Noël, la douleur de
la perte décuplée par la période festive et familiale entre toutes, le
cataclysme affectif ultime. Quand j’étais au lycée, Jérôme Garrido, un élève
de terminale, au beau milieu d’un échange autour de nos projets pour les
vacances à venir, avait déclaré d’un ton monocorde Je fête pas Noël. Quand
David Paulet lui avait demandé pourquoi, il avait répondu Mes parents sont
morts dans un accident de voiture le jour de Noël quand j’avais trois ans. Il
avait dit ça en tirant sur sa cigarette, sans regarder aucun d’entre nous,
comme s’il se parlait à lui-même, ses yeux perçant l’horizon à travers sa
mèche châtain. Un long silence avait suivi. Nous étions soufflés. Nous
avions trouvé sa tirade d’une classe folle. Ce drame lui conférait soudain
une aura et un charisme sans égal. En une semaine, l’information s’était
répandue comme une traînée de poudre, surtout parmi les filles qui s’étaient
mises à le trouver mignon du jour au lendemain, voire mystérieux, certaines
allant jusqu’à lui décréter un charme magnétique. Jérôme Garrido était
passé d’invisible à figure incontournable du lycée en quelques jours. Sa
timidité s’était muée en présence féline, son mutisme en souffrance rentrée.
Mieux qu’une doudoune Chevignon, des yeux gris-bleu ou une fossette au
coin de la bouche : les parents morts dans un accident de voiture le jour de
Noël. Le summum du style. À côté, nous faisions pâle figure avec nos
parents bien portants et nos cadeaux sous le sapin.
Les synapses de mon cerveau ont subitement opéré un lien qui m’a
glacé les sangs. L’accident de la route. L’Audi. L’Audi blanche qui m’avait
dépassé sur l’autoroute et avait fini contre la rambarde. Ce type détestable
qui, à ma hauteur, m’avait lancé un regard de tueur. Lui aussi. Lui aussi,
c’était moi. Il venait s’ajouter à la liste des victimes. Mes mains se sont
mises à trembler sur mon volant. Pourquoi ce type en pleine possession de
ses moyens au moment de me dépasser aurait-il tout à coup perdu le
contrôle de son véhicule ? Se pouvait-il que son accident fût lié à un
problème mécanique ? En arrivant sur le parking du lycée, j’ai cherché sur
mon téléphone des informations concernant un accident d’Audi qui auraient
pu coller avec le jour et le lieu. Je n’ai rien trouvé. Avec près de trois mille
décès par an sur les routes, les accidents n’étaient probablement pas tous
répertoriés dans la presse.
En ouvrant la portière, j’ai été accueilli par un bruit inhabituel. Des rires
mêlés à des jappements aigus. Ça venait de chez les voisins. J’ai jeté un
coup d’œil par-dessus la haie. Octave et Théo couraient dans leur jardin,
hilares, suivis par un petit chien marron qui émettait des cris stridents. À
peine entré, j’ai demandé à Léonie Qu’est-ce que c’est que ça ?
— Quoi donc ?
— Ce chien, chez les voisins…
Elle a souri comme si c’était une bonne nouvelle. Florent et Marie
n’avaient pas pu résister, ils n’avaient pas réussi à tenir jusqu’au 25 et
s’étaient dit Après tout, pourquoi attendre Noël, si on peut rendre les
enfants heureux quelques jours plus tôt, ce serait dommage de s’en priver.
De fait, les enfants avaient été fous de joie en découvrant Abeille.
— Abeille ?
— C’est le nom du chien.
Je savais qu’adopter un nouveau chien était dans leurs projets mais je
n’avais pas eu le temps de m’y préparer, je croyais avoir quelques jours
devant moi pour réfléchir à la situation. Là, j’étais pris de court.
— Mais ils vont le laisser dehors aussi ?
— Écoute, je n’en sais rien, oui, probablement de temps en temps, c’est
triste un chien enfermé.
J’allais tuer Abeille. Un soir de fatigue, un jappement plus perçant
qu’un autre, une réunion dont je rentrerais plus irritable, plus sensible, une
fréquence précise allait me transpercer le tympan sans préavis, et j’allais le
tuer. Il allait finir étendu au sol comme Milo. Et j’assisterais pendant
quelques semaines au cérémonial mortuaire, chaque fois que je me garerais
dans l’allée, je les verrais tous les quatre le visage baissé devant deux
sépultures côte à côte, et nous échangerions des regards tristes et
impuissants. Quelque temps après, ils décideraient de prendre un autre
chien pour consoler les enfants, un chien qu’ils nommeraient Titou, qui
aboierait dans le jardin et que je finirais par faire mourir aussi. Et, de mois
en mois, on verrait peu à peu fleurir dans leur jardin un potager de
sépultures, des petits tas de terre çà et là surmontés de croix de bois avec
des noms gravés, Milo, Abeille, Titou, Rony, Princesse, Fido, Flocon, Kaki,
Princesse II. Et tous les quatre auraient les traits de plus en plus creusés et
le teint de plus en plus pâle. L’avenir était bouché, je ne distinguais aucun
horizon, aucune sortie. Je n’allais tout de même pas porter un casque
antibruit. Les voisins me verraient sortir de la voiture et marcher jusqu’à ma
porte d’entrée, je les saluerais poliment comme si de rien n’était, souriant,
un casque antibruit sur les oreilles. Hors de question. J’ai dit à Léonie
Attends, ce n’est pas possible, il faut qu’ils le rentrent, ils ne peuvent pas le
laisser à l’extérieur.
— Pourquoi ?
J’ai pris une longue inspiration avant de déclarer Je vais le faire mourir,
comme j’ai fait mourir Milo, et comme j’ai fait mourir Jacquet.
— Oh non, Cyril, tu vas pas recommencer !
Je lui ai pris les mains, j’ai calmé mon débit pour rendre mes propos
plus crédibles, j’ai adopté une voix basse et posée.
— Léonie, je t’en supplie, crois-moi. Il faut qu’ils enferment le chien.
Et surtout, surtout, on ne doit pas passer le jour de Noël avec Corinne.
Une lueur de tristesse mêlée d’inquiétude, ai-je cru discerner, a traversé
ses yeux. Léonie est passée en un quart de seconde d’un embryon de colère
à une profonde peine qui m’a bouleversé. Je n’aimais pas la voir comme ça.
J’ai été envahi à mon tour d’une grande mélancolie.
— Cyril, je vais te prendre rendez-vous chez quelqu’un, je crois que tu
nous fais un burn-out ou une sorte de petite dépression. Tu as trop tiré sur la
corde ces derniers mois, c’est normal que tu sois épuisé, mais je vais
appeler quelqu’un, ça va te faire du bien.
J’étais éberlué. Elle me prenait pour un fou. Je le voyais bien. Et j’étais
prêt à tout pour que disparaisse de son visage cette expression qui me brisait
le cœur. Léonie était mon socle. Si le socle flanchait, tout s’écroulait, moi,
les enfants, l’équilibre du monde. Je préférais abdiquer que de me trouver
face à ce regard, cette douleur, cet affaissement de terrain. Si je devais
consulter quelqu’un pour apaiser Léonie, je le ferais. Colmater le friable,
c’était la priorité, le reste importait peu.
— D’accord.
Elle a paru rassurée, voilà qui était une sage décision, j’étais coopératif,
je m’agrippais au peu de raison qu’il me restait. N’empêche qu’un chien
jappait dehors et qu’il n’en avait plus pour très longtemps à vivre.
J’aimais détailler les tombes devant lesquelles je passais chaque fois que je
venais, certaines me fascinaient. Il y en avait une, en particulier, qui ne
manquait jamais d’attirer mon attention, une sépulture ornée de nombreuses
références au rugby, des plaques représentant des joueurs en gravure, une
sculpture en pierre de ballon ovale posé sur un socle, et même une écharpe
de supporter régulièrement lavée et remise à sa place. Chaque fois je me
demandais ce qui pourrait décorer ma tombe de la sorte, et j’en arrivais
toujours à la même triste conclusion : je n’avais jamais eu de passion
dévorante. Voilà probablement une définition de la vraie passion : ce qui
peut devenir sculpture sur votre tombe. Je n’avais eu que des lubies
passagères de quelques mois, comme la photo, la collection de voitures
miniatures des années 50 ou l’élevage de tortues. Imaginer une sculpture
massive de tortue sur ma tombe me donnait des sueurs froides, ou comment
un malentendu vous poursuit jusque dans l’au-delà.
Malgré la thématique générale, les textes des plaques funéraires de
l’amateur de rugby étaient de facture classique. On imaginait mal qu’il y
soit inscrit Que ton repos soit doux comme tes plaquages furent
impeccables.
J’ai donné à ma mère des nouvelles de Léonie, des enfants, je lui faisais
toujours un compte-rendu de leurs dernières notes. Quand elle était là, elle
répondait toujours Ah, c’est bien, plus ils travaillent aujourd’hui, moins ils
auront à travailler plus tard. Aurore s’était ramassé un 7,5 en français, elle
avait fait un hors-sujet. J’ai dit à ma mère qu’elle avait eu 17,5. J’ai regretté
aussitôt d’avoir menti, même si c’était pour ne pas lui faire de peine. Puis
sans transition :
— Tu sais, je crois que je fais mourir les gens.
Comment ça, tu fais mourir les gens ? m’a répondu ma mère, avec sa
voix de la cuisine.
— Je fais mourir les gens d’AVC.
Un couple de septuagénaires est passé à ce moment précis, je ne les
avais pas vus arriver. Ils m’ont dévisagé. Il m’a semblé qu’ils accéléraient
le pas en baissant la tête. J’aurais eu le même réflexe si j’avais entendu un
type aux traits tirés annoncer devant une tombe Je fais mourir les gens
d’AVC. Est-ce le genre de confession que j’aurais faite à ma mère de son
vivant ? Je m’épanchais beaucoup plus aujourd’hui qu’avant sa mort. Et si
je lui avais annoncé pareille nouvelle, quelle aurait été sa réaction ?
Probablement quelque chose comme, Ah ça, les AVC, regarde Françoise
Bardin, soixante et un ans, et jamais une cigarette ou une goutte d’alcool.
J’ai profité d’un passage en ville pour faire une autre tentative de courses de
Noël. Léonie, dans sa mansuétude, alors que je la suppliais de m’aider pour
les cadeaux, m’avait suggéré la piste des vêtements, Un tee-shirt, ça fait
toujours plaisir. J’avais trouvé son slogan un peu léger : en quoi un tee-shirt
faisait-il toujours plaisir ? Ce n’était pas forcément la première vertu que
j’attribuais à un tee-shirt.
J’errais entre les rayons sans parvenir à me concentrer sur quoi que ce
soit. Je me suis approché d’une penderie de tee-shirts et j’ai commencé à les
passer en revue, sans parvenir à évaluer ce qui, aux yeux d’un ado,
différenciait un tee-shirt cool d’un t-shirt nul. J’ai repéré à quelques mètres
le type des CD à la Fnac, celui qui semblait aussi perdu que moi dans ses
choix. Je me suis approché, j’ai fait semblant d’examiner quelques tee-
shirts, puis je lui ai souri et lui ai dit Dur dur hein ? Il m’a regardé, m’a
souri poliment, d’un sourire forcé et un peu effrayé, puis il s’est éloigné. Il
ne m’avait pas reconnu et m’avait pris pour une sorte de pervers qui va
draguer les pères de famille dans les rayons de C&A, projetant des
fantasmes d’ébats torrides dans les cabines d’essayage. Ou bien m’avait-il
reconnu et c’était pire : un psychopathe le suivait partout où il allait faire
ses courses et lui souriait de manière inquiétante. Une fille s’est approchée
de moi, son badge spécifiait qu’elle s’appelait Mélanie.
— Je peux vous aider ?
Elle était maquillée d’une manière outrancière qui contrastait avec la
timidité qu’elle semblait dégager. Mais peut-être était-ce cette timidité qui
l’exhortait à se planquer sous des couches de fond de teint. Ses sourcils
étaient peints. Pourquoi s’épiler les sourcils pour en dessiner d’autres à la
place ? Pour en avoir l’exacte maîtrise, c’est l’hypothèse que je me suis
faite. Si elle avait pu, elle aurait tout effacé et tout redessiné, le nez, les
lèvres, les yeux.
— Je cherche des tee-shirts.
— Quel genre de tee-shirts ? C’est pour qui ?
— Pour mes neveux, ils ont dix et douze ans.
— Alors c’est au rayon enfants, là vous êtes au rayon adultes.
Elle m’a demandé de la suivre, nous avons traversé la foule suffocante,
je restais focalisé sur la queue-de-cheval blonde de Mélanie comme sur le
fil d’Ariane au milieu du dédale. Mon téléphone a sonné, c’était Léonie, je
me suis excusé auprès de la jeune fille et suis sorti, je n’entendais rien au
milieu du brouhaha. Léonie voulait savoir si le créneau qu’elle avait prévu
pour que j’aille consulter la personne dont elle m’avait parlé me convenait.
J’ai confirmé, qu’importait le créneau, je m’étais engagé à y aller. J’ai
raccroché et me suis retrouvé devant C&A sans parvenir à rassembler
l’énergie d’y entrer à nouveau. Brisé dans mon élan, j’avais perdu le peu de
motivation qui m’avait permis d’y plonger une première fois. J’avais tout
donné.
Léonie avait tenu à m’accompagner, elle craignait que je ne joue pas le jeu.
Elle avait opté pour le mari psychiatre de sa collègue Catherine, il avait
accepté de me prendre entre deux rendez-vous, sinon le temps d’attente
était de plusieurs mois, m’avait précisé Léonie, comme pour souligner les
compétences et la renommée du bonhomme. Quand elle avait prononcé le
mot psychiatre, j’en étais resté pantois. Voilà qui confirmait la perception
qu’elle avait de mon état. J’avais dit Ah oui, psychiatre, carrément. Elle
avait tempéré d’une voix tendre, Cyril, psychiatre ne veut pas forcément
dire que tu es fou, c’est juste quelqu’un qui a une bonne écoute et avec qui
tu vas pouvoir discuter, il est chouette tu verras. Nous sommes entrés dans
son bureau, elle lui a fait la bise et nous a présentés, il s’appelait Georges et
ressemblait à un acteur qui joue le rôle d’un psychiatre dans une série
française. Ils ont un peu parlé de Catherine tous les deux, Comment va son
infection urinaire ? — Elle ne boit pas assez, elle boit du thé mais je me tue
à lui dire que le thé est diurétique et ne l’hydrate pas, je lui répète : eau et
jus de cranberries, mais tu connais Catherine hein, ils ont ri, oui elle
connaissait Catherine et ça avait l’air d’être drôle quand on la connaissait. Il
est passé sans transition à une expression plus grave, même sa voix a
changé, plus grave elle aussi.
— Alors qu’est-ce qui vous amène ?
J’ai regardé Léonie qui m’a encouragé d’un sourire et d’un hochement
de tête.
— En fait voilà, je… je fais mourir les gens d’AVC.
Il s’est concentré pour ne fixer que moi, je voyais bien qu’il mourait
d’envie d’aller chercher de l’aide dans les yeux de Léonie.
— C’est-à-dire ? Pouvez-vous préciser ?
— Pas tous les gens, je veux dire, pas de manière aléatoire et
hasardeuse, uniquement les gens qui provoquent chez moi un bref état
d’irritation… Ça peut être n’importe quoi… Pour vous donner un exemple,
j’ai fait mourir un type qui m’a doublé à la caisse du supermarché, il a payé
puis il est mort quelques mètres plus loin, il s’est écroulé.
Léonie fixait le bureau, je pouvais sentir son sentiment de honte
déborder jusqu’à moi. C’est pourtant elle qui avait insisté pour qu’on
vienne, elle en connaissait précisément la raison, peut-être n’avait-elle pas
mesuré la résonance de ces mots une fois sortis du cadre intime, a fortiori
prononcés devant une de ses connaissances. Moi aussi, en les prononçant,
j’avais l’impression d’oraliser une pensée qui n’avait aucun sens, j’aurais
pu dire avec le même aplomb J’ai la certitude d’être la réincarnation d’un
poulet en batterie qui a vu ses poussins être écrasés sous ses yeux et qui
revient sur Terre sous forme humaine pour se venger de l’humanité que ça
n’eût pas été moins rationnel. Cette situation nous mettait tous les trois très
mal à l’aise. Néanmoins, le fameux Georges, très professionnel, est resté
impassible, comme s’il croisait cette pathologie chaque jour dans son
cabinet, vous faites mourir les gens d’AVC, oui oui, je vois tout à fait,
classique.
— Qu’est-ce qui vous fait penser que c’est vous qui faites mourir ces
gens ?
— L’exacte répétition des mêmes circonstances. Ces personnes
m’irritent, pour une raison justifiée ou pas, c’est souvent très anecdotique,
puis elles s’écroulent, raides mortes.
Il m’a regardé un instant, Léonie aussi, pour évaluer l’éventuelle part de
provocation, est-ce que je n’étais pas en train de plaisanter ? Est-ce que je
n’allais pas éclater de rire d’une seconde à l’autre ? Non, j’avais l’air tout à
fait sérieux.
— Hormis le fait que toutes vous ont irrité, voyez-vous un lien entre ces
personnes ?
Léonie lui a lancé un regard que j’ai traduit par Tu ne vas tout de même
pas entrer dans son jeu ? J’ai répondu Non, aucun. J’ai ajouté L’échantillon
est plutôt hétéroclite, regrettant aussitôt le terme d’échantillon. Il a pris
dans son carnet quelques notes que je ne parvenais pas à discerner.
— Et au travail, comment ça se passe ? Comment vous sentez-vous ?
Vous êtes enseignant, m’a dit Léonie.
Nous y étions. Tout avait bien démarré mais nous bifurquions. C’était
fini. Je le voyais venir. Le travail : j’étais fatigué, un burn-out, une
dépression, normal que je sois dans cet état, il me fallait juste un peu de
repos et tout ça rentrerait très vite dans l’ordre. Ils s’étaient donné le mot.
Léonie avait probablement balisé le terrain avant qu’on arrive. J’ai su dès
lors que le moindre de mes arguments serait mis sur le compte d’une
extrême fatigue. J’étais en train de perdre mon temps. Je suis allé dans son
sens pour qu’on en finisse, cheval blessé qui tend le flanc face au canon.
— Pour tout vous dire, la fin d’année a été un peu rude…
Ce constat a fait retomber la tension, tout le monde soufflait. Enfin,
j’étais lucide. Mais oui, il était là le problème. Et c’est tout juste si nous
n’avons pas fait une chenille pour fêter le soulagement collectif. Nous
avons discuté un moment des conditions de plus en plus difficiles des
enseignants, le mépris du gouvernement, alors que nous exercions une
profession formidable. Il m’a prescrit quelque chose pour m’apaiser et la
consultation a été expédiée, il ne fallait pas exagérer, nous étions entre deux
rendez-vous, on n’allait pas non plus passer la journée sur un petit coup de
fatigue.
Le téléphone a sonné, c’était mon frère. J’ai senti tout de suite au ton de sa
voix qu’il voulait en venir à des faits précis mais qu’il ne savait pas quel
chemin emprunter. Il prenait des nouvelles, de moi, de Léonie, des enfants.
À court de carburant, peut-être allait-il prendre des nouvelles de mes
voisins, de mes collègues de travail, des commerçants de mon quartier.
Après une inspiration de bord de plongeoir, il a fini par cracher le morceau.
— Tu sais, j’ai réfléchi, ce serait quand même mieux qu’on vide la
maison pendant les vacances. Après, on va repartir, toi et moi, dans le
tourbillon du quotidien, ça va de nouveau être compliqué. (Il a laissé passer
un temps.) J’ai pensé au 28, tu n’as rien prévu ce jour-là ?
Je suis resté sans voix. Il avait changé de cap – on l’avait fait changer de
cap. Laurent n’était qu’une marionnette manipulée par Corinne. J’assistais à
un spectacle de ventriloquie permanent, avec cette sensation que, plus le
temps passait, plus l’emprise de Corinne se renforçait. À ce rythme, elle
prendrait bientôt la mâchoire de Laurent entre ses doigts et l’ouvrirait et la
fermerait en parlant à sa place et en imitant sa voix. En rentrant de notre
visite, il avait dû annoncer à Corinne que nous avions pris la décision de
vider la maison après les vacances, et elle être saisie d’une colère noire,
Après les vacances ?! Non mais Laurent, tu as perdu la tête ? Et pourquoi
pas l’été prochain tant qu’on y est ? On ne va pas rester avec cette maison
à vider jusqu’à la fin de nos jours, le marché de l’immobilier va finir par se
casser la figure et on va en tirer des clopinettes, voilà ce que tu auras gagné
à laisser traîner ! Il avait baissé les yeux comme un chien tancé, tentant
d’articuler des justifications qui s’étaient diluées dans l’air. Comment mon
frère qui dirigeait sa boîte d’une main de fer pouvait-il s’aplatir à ce point
devant Corinne ? Pourquoi une telle servilité que je ne lui avais jamais
connue avant elle ?
Adolescent, son rapport aux filles était celui d’un animal à sang froid,
un garçon que la puberté avait embelli et qui, découvrant ce physique
inédit, avait décidé d’en tirer profit. Il enchaînait les conquêtes à un rythme
effréné. Au lycée, un rituel était alors en vogue chez les adolescents en
couple : ils s’échangeaient leurs gourmettes. Ainsi voyait-on les gourmettes
de mon frère se métamorphoser au fil des mois, son poignet était une
auberge de jeunesse où défilaient des Sandrine, des Stéphanie, des Céline,
des Sophie. À peine mes parents commençaient-ils à s’attacher à sa dernière
petite amie qu’il en ramenait une nouvelle. Ma mère lui répétait toujours Tu
sais Laurent, à force de briser les cœurs, on finit le cœur brisé. Et comme il
n’y a aucune justice, ça n’était jamais arrivé. À cet âge-là, mon frère
s’aimait trop pour avoir le cœur brisé.
Et donc c’était le 28, ils avaient même arrêté la date. Durant le silence
qu’il avait laissé planer avant de proposer le jour, j’imaginais Corinne lui
souffler entre les dents, Vas-y, le 28, propose-lui le 28, on avait dit ça,
qu’est-ce que tu attends ? J’étais pris de court, il savait que nous n’avions
rien prévu durant ces vacances, j’aurais pu improviser un impératif de
dernière minute mais rien ne m’est venu, j’étais trop abattu, usé jusqu’à la
corde par les assauts à répétition. J’ai posé un genou à terre.
— Le 28, non, je crois que je n’ai rien de prévu.
Il a sauté sur ma phrase, s’est exclamé Ah ben voilà, c’est parfait. Puis
s’est engouffré dans une litanie logistique, il s’occuperait de la location du
fourgon, nous stockerions le plus gros dans son garage en attendant de le
mettre en vente ou de le donner au Secours populaire. Ils avaient pensé à
tout, je ne l’écoutais déjà plus. Nous avons raccroché, il allait se tourner
vers Corinne, fébrile et victorieux, attendant le verdict. Elle l’adouberait
d’un sourire doux, lui caressant les cheveux. Ce soir, ma tête trônerait au-
dessus de leur cheminée. Je sentais mon hostilité envers Corinne gagner en
intensité à mesure que la date de notre repas approchait, et ce constat
m’effrayait. Je voulais bien amadouer ma colère, encore fallait-il arrêter de
la nourrir à travers les grilles comme un animal de zoo.
Marie était dans son jardin quand je suis arrivé. Elle s’est approchée de la
haie pour échanger quelques mots. Elle avait repris du poil de la bête, elle
affichait un teint moins blafard et, même si elle me parlait encore de Milo
avec le regard triste, elle n’éclatait plus en sanglots. Elle avait retrouvé sa
faconde que la période de deuil avait mise en pause et que j’avais fini par
oublier. Pendant qu’elle me parlait, le chien derrière elle ne cessait de
japper et de sautiller en tous sens, ce qui semblait l’attendrir au plus haut
point.
— Abeille a vite pris ses marques, on dirait qu’elle a toujours vécu ici.
J’ai été tenté de lui répondre Si elle avait toujours vécu ici, je m’en
serais aperçu.
Marie continuait sur sa lancée et je n’étais obnubilé que par une seule
idée : le chien allait mourir. Cette pensée m’obsédait. J’étais tétanisé à
l’idée qu’il s’effondre à tout moment sous nos yeux, là, alors que Marie
était en train d’en faire un éloge vibrant, de le présenter comme le héros de
sa renaissance. Je me concentrais de toutes mes forces sur la voix de Marie,
suspendu comme jamais à la moindre de ses syllabes pour détourner mon
attention des aboiements du chien à ses pieds. Elle me détaillait par le menu
leur Noël à venir, ils allaient le fêter comme tous les ans à Dijon chez ses
parents, ses frères seraient là aussi. La dernière fois qu’ils s’étaient tous
réunis, c’était à l’hôpital, à l’occasion de l’opération de son père.
Heureusement, tout ça était derrière eux, ils allaient enfin pouvoir se
retrouver dans un cadre plus serein. Je me focalisais sur chaque mot, chaque
phrase, m’évertuant à mettre en images tout ce qu’elle me racontait pour
imposer une occupation aiguë, précise et exclusive à mon cerveau. Je
visualisais la réunion de famille, les parents, les frères, la salle à manger, le
sapin, les plats qui ornaient la table, des huîtres, du foie gras, de la confiture
de figues, il y avait quelques taches de confiture sur la nappe. Plus je tentais
de me concentrer sur la discussion, plus j’entendais le chien, comme une
mauvaise herbe qui se développe et occupe tout l’espace – comme quand,
enfant, à l’arrière de la voiture, je me forçais à ne pas penser au mal au
cœur et que mon obsession de ne pas y penser ne faisait que précipiter la
nausée. Il fallait que cette discussion se termine au plus vite, c’était une
question de minutes. Je n’osais imaginer la réaction de Marie si le chien
s’écroulait là. Elle ne s’en remettrait pas. Florent est sorti à ce moment-là de
la maison, tout sourire lui aussi, à croire qu’on avait changé nos voisins. Il
nous a rejoints, le chien a redoublé de jappements et de petits sauts pour
l’accueillir. Je me suis à nouveau focalisé sur leur plan de table de Noël, qui
serait à côté de qui ? Comment serait habillé son frère ? Comment appelait-
il son épouse ? Chouchou ? Mimi ? Nounette ? Il lui presserait légèrement
la main sous la table en guise de réconfort car elle ne supportait pas quand
sa belle-mère leur demandait pourquoi ils n’avaient pas fait baptiser
Auguste, leur fils cadet. En ajoutant Non pas que je sois très croyante hein,
mais quand même, ça se fait, le frère accentuerait la pression de sa main
pour calmer son épouse.
— J’étais en train de raconter à Cyril ce qui nous attend pour Noël.
— Ah ça, on va encore prendre dix kilos.
Nous avons ri de manière exagérée, comme s’il venait de prononcer la
phrase la plus drôle qui soit, eux parce qu’ils retrouvaient la faculté de rire,
moi pour couvrir les aboiements. Il fallait que j’abrège cette discussion et je
ne savais pas comment faire. J’étais trop bien éduqué. Je n’avais jamais su
partir, on ne m’avait jamais appris à faire ça. Il m’était régulièrement arrivé,
dans ma vie, de rester des heures dans un lieu où je n’avais rien à faire
simplement parce que j’étais incapable de gérer les quelques minutes
nécessaires au départ. C’est finalement Florent qui m’a sauvé la vie – enfin,
celle de son chien –, il venait chercher Marie, elle avait un coup de fil de sa
mère. J’ai sauté sur l’occasion de peur de me retrouver seul avec Florent, de
toute façon je devais y aller aussi, j’avais des copies à corriger. Depuis que
j’enseignais, les copies à corriger étaient devenues mon excuse aussi
récurrente qu’imparable au moindre de mes empêchements. Les gens
devaient m’imaginer plié en deux sur un bureau à corriger des copies nuit et
jour sans discontinuer. Au moment où j’allais partir, alors que Marie se
dirigeait vers la maison, elle s’est tournée vers moi.
— Oh, au fait, pour vous remercier d’avoir été là dans cette épreuve, on
voulait vous rendre la pareille, ça vous dirait de venir prendre l’apéritif
vendredi soir pour fêter le début des vacances ?
J’ai bredouillé Avec plaisir, j’allais en parler à Léonie, je ne savais pas
si nous avions prévu quelque chose, je l’ai encore remerciée. Je suis rentré
et me suis adossé contre la porte, les yeux fermés, haletant comme si je
venais de courir un cent mètres. Je ne sais pas combien de temps je suis
resté ainsi. Quand j’ai ouvert les yeux, Léonie, Aurore et Clément me
dévisageaient, aussi ébahis qu’alarmés.
— Ça va ?
J’ai dit Oui oui, je crois que je fais un petit coup d’hypoglycémie.
Aurore a dit Mange une banane, la prof de sport nous dit toujours de
manger une banane quand on fait de l’hypoglycémie. J’avais réussi à ne pas
tuer le chien. J’étais sur la voie du progrès. J’ai annoncé à Léonie que les
voisins nous invitaient à prendre l’apéritif vendredi.
— Oh, c’est gentil de leur part, on dirait qu’ils vont mieux, ça fait
plaisir !
J’ai interprété sa réponse comme une confirmation. Je me suis demandé
si je ne préférais pas nos voisins en période de deuil et m’en suis aussitôt
voulu d’avoir une telle pensée.
À table, Aurore nous a rapporté une anecdote que leur professeur de
sciences leur avait racontée en classe. Des types avaient voulu empoisonner
Raspoutine au cyanure – je suis intervenu dans son anecdote pour préciser
Des aristocrates russes.
— Oui voilà. Mais le cyanure n’avait eu aucun effet sur Raspoutine, les
types n’en revenaient pas, ils se disaient que Raspoutine avait des pouvoirs
surnaturels ! Alors qu’en fait Raspoutine avait mangé des pâtisseries juste
avant, et des chercheurs ont découvert bien plus tard qu’une grande quantité
de sucre annule les effets du cyanure. C’est dingo non ?
Nous étions tous épatés. Si seulement le sucre avait pu avoir les mêmes
effets d’antidote contre l’AVC, je me serais promené en permanence avec
deux ou trois éclairs au chocolat dans mon sac et, à la moindre contrariété,
au moment où j’aurais senti l’irritation monter, j’aurais sorti les éclairs de
mon sac pour les offrir à ma potentielle victime, quitte à la faire manger de
force. Mangez ces trois éclairs au chocolat ou vous allez mourir. Ça aurait
été un type d’agression inédit.
Plus tard dans la soirée, Léonie m’a dit que l’hypoglycémie qui m’avait
saisi en rentrant était peut-être un des effets indésirables du traitement. Je
l’ai rassurée, non non je ne pensais pas, j’avais simplement assez peu
mangé à la cantine à midi, j’étais un peu pressé par des copies à corriger.
Elle a ouvert à nouveau son magazine, a tourné quelques pages, l’a posé sur
ses cuisses.
— Comment ça va ? Je veux dire, tes pensées…
J’ai été touché. Je sentais qu’elle avait besoin d’être apaisée. J’ai souri.
— Tout va bien, je ne sais pas ce qui m’est passé par la tête, je crois
qu’il est temps que ces vacances arrivent.
Elle a paru soulagée. Je me suis senti à la fois soutenu et seul.
Pour le dernier jour de cours, une sorte de café goûter avait été organisé
dans la salle des professeurs à l’initiative de Charline Moreau. En
découvrant des gâteaux posés sur la table au centre de la pièce, des gâteaux
faits maison, j’ai craint un instant qu’une consigne m’ait échappé. Charline
Moreau avait peut-être demandé à chacun d’apporter de quoi grignoter ou
boire. Elle allait passer parmi nous pour nous questionner à tour de rôle Et
toi qu’as-tu apporté pour le goûter ? Je me taperais sur le front en
m’exclamant Oh non, je savais bien que j’oubliais quelque chose. J’ai
discrètement demandé à Gilles s’il fallait participer. Non, visiblement
c’était Charline Moreau qui s’était occupée de tout, elle avait confectionné
elle-même les gâteaux. J’étais soulagé.
Je me suis imaginé la vie de Charline Moreau. Comment pouvait-on
avoir une telle passion pour l’organisation ? Comment faisait-elle pour se
rendre aussi disponible ? Elle était toujours à l’initiative d’un événement,
sur des thématiques très variées. L’année précédente, elle avait organisé un
mini-marathon pour les élèves à l’occasion d’Octobre rose contre le cancer
du sein. Je n’avais pas très bien compris, à l’époque, en quoi faire trois fois
le tour de la ville en courant ferait reculer le cancer du sein, mais je m’étais
abstenu de tout commentaire. Une telle disponibilité eût pu laisser entendre
qu’elle était célibataire sans enfants alors qu’elle était mariée et quatre fois
mère. J’éprouvais une sincère empathie pour son mari, ce devait être
exténuant de vivre avec quelqu’un qui appréhendait tout en termes
d’organisation, les vacances, les repas, les courses, leurs ébats – Prends ton
polycopié, je t’ai noté les positions tu verras, le timing est inscrit dans la
marge en rouge, ensuite nous courrons autour du lit dans le cadre de la
lutte contre le cancer du testicule et nous terminerons par un goûter.
Il se dégageait de la pièce une légèreté de vacances de Noël, ce doux
coton des dernières heures de travail avant la libération. Nous étions
soulagés et heureux que cette période laborieuse s’achève. Toutefois,
chacun se gardait de trop exprimer sa joie, il n’était pas question
d’effusions, le décès de Jacquet était encore frais, le cadre avec sa photo
accroché au mur était là pour nous rappeler à l’ordre, imposant une forme
de recueillement permanent. Aucun d’entre nous n’avait encore osé
l’enlever, la seule personne habilitée à le faire était celle qui l’avait
accrochée, Jacqueline Fournier donc, selon toute vraisemblance, même si
elle n’avait jamais revendiqué le geste. Si elle décidait que Jacquet devait
rester là, personne ne pouvait prendre le risque de s’y opposer sous peine de
passer pour un être abject et sans cœur. Jacquet et son coucher de soleil
dégradé nous accompagneraient alors d’année en année, posant sur nous
l’œil de la conscience. Il faudrait expliquer à chaque rentrée scolaire aux
nouveaux venus qui elle était et pourquoi elle était là. Et chaque fois
l’explication ferait remonter à la surface ma culpabilité.
Il y avait différentes pâtisseries. Je me suis approché de la table et j’ai
pris une part de gâteau à la pomme. Ce faisant, je me suis senti totalement
illégitime. Je n’avais pas participé à la cagnotte organisée par Charline
Moreau pour la couronne et voilà que je me permettais de me servir une
part de son gâteau. Le parasite dans toute sa splendeur. Tu sais ce qui
manque ? lui a dit Jeanne Besombes, un soupçon de fleur d’oranger. Moi je
mets toujours de la fleur d’oranger dans mes gâteaux, ça ajoute une
couleur. Charline Moreau a répondu Ah tiens c’est vrai, tu as raison,
j’aurais pu. Malgré l’apparente douceur de sa voix, je savais que, si
Charline Moreau avait eu le pouvoir d’AVC, Jeanne Besombes se serait
écroulée dans l’instant.
En classe, il m’a semblé que Julien Massart et Carla Buchy étaient plus
maussades qu’à leur habitude, alors que je les avais encore vus enlacés un
peu plus tôt dans la cour. J’en ai conclu que Noël n’était pas une bonne
nouvelle pour eux. Ils allaient être séparés par les vacances, par la distance,
par les obligations familiales. Fini les tendres pauses sur le banc, les repas
partagés à la cantine, les longs baisers en attendant le bus. Carla Buchy,
consciencieuse et appliquée, allait probablement commencer à faire des
fiches pour le bac. Julien Massart se demandait si leur amour survivrait à
une séparation de quinze jours. Il craignait plus que tout au monde qu’elle
lui annonce, le jour de la rentrée, Tu sais, j’ai réfléchi, c’est l’année du bac,
ça n’est peut-être pas le meilleur moment pour démarrer une histoire, mais
je suis sûre qu’on se retrouvera, nous deux c’est écrit.
C’est Marie qui est venue nous ouvrir, elle était rayonnante. Elle nous a
invités à entrer. Nous avons remarqué, Léonie et moi en même temps, que
Marie était en chaussettes. Florent est arrivé derrière elle pour nous
souhaiter la bienvenue à son tour, il était rayonnant et en chaussettes aussi –
aucun lien entre les deux faits ne semblait toutefois se dessiner. Léonie leur
a demandé s’ils voulaient qu’on se déchausse, Marie a répondu Non, ça
n’est pas la peine, comme vous voulez. Et ce comme vous voulez lâché en
fin de phrase était une demande cachée : oui, il était souhaité que nous nous
déchaussions. J’en voulais à Léonie d’avoir posé la question, mais
j’imagine que c’était la moindre des politesses de le faire. Nous avons
déposé nos chaussures dans l’entrée. J’étais mal à l’aise. Il y avait quelque
chose d’impudique à être en chaussettes chez des gens. Devait-on se mettre
en slip chez ceux qui nous accueillaient en slip ? – même si le cas de figure
se présentait assez rarement. J’avais du mal à me concentrer sur la
discussion, être en chaussettes m’empêchait d’être au monde.
Ils avaient préparé une multitude de toasts colorés, la table ressemblait à
une toile de Seurat. Florent a ouvert une de nos bouteilles et nous a servis.
Maman, a demandé Théo, on peut faire entrer Abeille ? J’ai senti un coup
de chaud me traverser de part en part. Ne faites pas ça, ne faites pas entrer
Abeille. Marie a répondu Non mon chéri, nous recevons Cyril et Léonie,
nous avons envie d’être avec eux et de profiter tranquillement de leur
présence. Bravo Marie, meilleure réponse du monde. Théo revenait à la
charge, Allez, s’il te plaît, s’il te plaît ! J’avais envie de lui répondre Mais
tais-toi, tu vois bien que ta mère a dit non, pourquoi tu insistes comme ça ?
Tout à coup j’ai été pris d’un mouvement de panique : si je ne me
calmais pas immédiatement, j’allais tuer Théo aussi. J’ai inspiré
profondément et essayé de faire redescendre mon rythme cardiaque. Je me
suis rappelé Théo en train de pleurer devant la tombe de Milo, à quel point
il m’avait ému dans ces moments-là, c’était un enfant sensible et doux. J’ai
imaginé son grand frère pleurer à chaudes larmes devant sa tombe – dans
ma mise en scène, la sépulture de Théo se trouvait dans leur jardin à côté de
celle de Milo.
Je me suis calmé progressivement. J’ai demandé à aller aux toilettes,
Léonie m’a lancé un regard que j’ai interprété comme un Tout va bien ? Je
l’ai rassurée d’une moue discrète. Dans la salle de bains, je me suis passé de
l’eau sur le visage. J’ai regardé mon reflet dans le miroir, guettant dans mon
œil l’humanité nécessaire à mon apaisement. Quand je suis revenu, la
discussion avait repris, les enfants n’étaient plus là et le chien était toujours
dehors. Marie n’avait pas cédé, je soufflais. Ça n’était plus une vie, je
passais mon temps à avoir peur de tuer tout le monde. Florent était en train
d’expliquer qu’ils allaient refaire les peintures du salon, ils avaient opté
pour de la cire, le problème était qu’il y avait toujours un décalage entre le
nuancier présenté par l’artisan et les couleurs réelles, nous avons tous
confirmé que, oui, en effet, c’était embêtant, moins embêtant que de tuer
des gens sans le vouloir, mais c’était embêtant.
Je suis entré dans la cuisine, ma mère m’a accueilli avec ses mots habituels.
J’avais envie d’un café. J’ai ouvert le placard, mon café soluble était
toujours là. J’étais le seul à en boire, c’était mon rituel à chaque visite.
Qu’allait devenir ce bocal de café à moitié plein ? Il allait échouer dans un
grand sac-poubelle au milieu d’autres vestiges. Cette image m’a
profondément attristé. Dans la perspective imminente de la fin, tout se
mettait à revêtir une âme, le bocal de café soluble, les couverts, la salière,
l’essoreuse à salade orange.
J’ai fait chauffer de l’eau dans la bouilloire, me suis servi et attablé, le
verre devant moi, la pleine conscience que c’était peut-être la dernière fois
de ma vie que, hormis le jour du grand déménagement, je mettais les pieds
dans cette maison. Du moins, comme elle était là. Peut-être serais-je amené
à y revenir, qui sait, mais les nouveaux propriétaires auraient entre-temps
tout chamboulé, décloisonné, agrandi, illuminé, modernisé, aseptisé, en lieu
et place des tableaux de fleurs de tissu mauve de ma mère trôneraient de
mystérieux cadres gris monochromes. En deux trois chantiers efficaces, ils
auraient fait disparaître le lieu qui avait vu vivre ma mère et sa mère avant
elle. À coups de burin et d’enduit, ils auraient effacé le passé et avec lui le
passé du passé.
J’ai revu les innombrables repas que nous avions partagés tous les
quatre autour de cette table, tous si confortablement semblables. Mon père
qui disait en goûtant le plat de ma mère Mmh c’est bon ça, et ma mère qui
répondait invariablement avec une sorte d’humilité tranquille Oh j’ai fait
avec les restes. Je l’ai toujours entendue prononcer cette phrase, à tel point
qu’il me semblait que tout ce que je mangeais dans mon enfance était des
restes. Il devait pourtant exister un repas originel à la base de tous ces
restes, un plat fondateur, dont elle n’aurait pas dit qu’il était fait avec les
restes, mais il fallait remonter si loin à rebours que je n’en avais aucun
souvenir.
J’ai longuement parlé à ma mère, je lui ai raconté mes jours, ma vie, j’ai
évoqué la nôtre passée, comme devant la tombe mais en plus libre, en plus
ample, en plus intime. Alors qu’autour de moi tombaient les corps, Fort
Alamo était en passe d’être pris. John Wayne s’était battu jusqu’à son
dernier souffle mais il était à bout de forces.
Je suis parti pour JouéClub, c’était ma dernière chance de trouver un
cadeau pour mes neveux.
Dans ma voiture, alors que je rêvassais, attendant au milieu de la file des
véhicules que le feu passe au vert, un bruit sec sur ma gauche m’a fait
sursauter. Un cycliste, tentant de slalomer entre les voitures, avait percuté
mon rétroviseur. Il avait été déséquilibré par le contact et avait failli chuter,
se rattrapant in extremis. Il s’est immobilisé devant l’aile gauche de ma
voiture et s’est retourné vers moi, furieux.
— Putain, à cause de toi j’ai failli me casser la gueule !
J’étais sidéré. Non seulement le type était en tort mais il se permettait de
me hurler dessus. Je me suis senti giflé par ses mots, crachés, vomis, pleins
d’une agressivité impossible à circonscrire. J’ai descendu ma vitre. J’ai
aussitôt vu un siège enfant à l’arrière du vélo, derrière la selle. Il avait eu
peur pour sa vie parce qu’il était papa. Sa fille l’attendait impatiemment à la
maison, dans l’excitation de la veillée de Noël. Elle s’appelait Léa, elle était
brune avec de grands yeux noirs. Il m’avait invectivé parce qu’il avait eu
peur, une peur primale, de n’être soudain plus là pour ceux qu’il aimait.
Habituellement c’était quelqu’un d’infiniment doux. Lui aussi était de la
famille des laies qui chargent quand le marcassin est menacé. J’ai affiché un
masque désolé, il a été surpris, m’a regardé en silence, le feu est passé au
vert, il m’a regardé une dernière fois puis il est reparti. Bruce Banner faisait
des progrès. Il parvenait à maîtriser le monstre vert. Au prix de quels
efforts.
Dans JouéClub, j’étais encore sous le choc, j’avais été à deux doigts de
tuer un père de famille. Mes jambes en tremblaient encore. Je déambulais
sans rien voir. Tous les rayons me semblaient uniformes à force d’être
saturés de couleurs. À tous vouloir se démarquer, les jeux et jouets se
ressemblaient. Je me laissais porter passivement par une foule de parents
dont c’était aussi la dernière chance, formant ensemble un ballet chaotique
aux antipodes de celui, harmonieux, que décrivent les bancs de poissons
qu’on voit parfois dans les documentaires animaliers. J’ai été pris d’un
vertige et me suis appuyé sur un rayon puzzles. Devant mes yeux, Harry
Potter pointait sa baguette sur moi d’un air vengeur. Lui, Hermione et Ron
me fusillaient du regard. J’ai attrapé la boîte et suis reparti avec.
C’est Laurent qui nous a ouvert, un grand sourire sur le visage et un bonnet
de Noël sur la tête. Nous nous sommes embrassés, il nous a fait entrer et
Corinne s’est avancée vers nous, bras écartés, un bonnet de Noël sur la tête
elle aussi. Leurs bonnets accentuaient le fait que nous n’en avions pas, que
nous n’étions pas festifs, que nous étions mornes et tristes avec nos têtes
nues, et je me sentais aussi mal à l’aise que chez mes voisins en chaussettes.
Nous avons échangé bises appuyées et accolades en tous sens. Tout était
surjoué par rapport aux autres périodes de l’année, le volume sonore était
plus élevé, les rires plus longs, les sourires plus étirés, les gestes plus
amples et plus rapides. Il était hors de question que ce jour soit un jour
comme les autres.
Léonie a tendu la bouteille de champagne à Laurent, Corinne s’est
exclamée, surprise, Oooh du Canard-Duchêne, merveilleux ! Mes neveux,
surexcités, ont commencé à scander à tue-tête Les cadeaux ! Les cadeaux !
C’est quand qu’on ouvre les cadeaux ? Corinne a proposé que l’on se serve
un petit apéritif pour accompagner le rituel des cadeaux. Comme elle l’avait
proposé l’année précédente, et celle d’avant, et celle d’encore avant. Et
comme les fois précédentes, tout le monde a trouvé que c’était une idée
formidable. C’était le principe même de Noël : la répétition minutieuse des
mêmes gestes exactement dans le même ordre, comme si nous les
exécutions pour la première fois, l’épiphanie sans cesse renouvelée. Comme
pour rallier le dernier refuge de l’enfance, le dernier rempart au temps qui
passe, et je ne parvenais pas à savoir ce qui l’emportait, dans cet immuable,
du déprimant ou du douillet. Si l’un de nous, pour une raison ou pour une
autre, à cet instant précis, avait objecté Et si nous ouvrions les cadeaux
plutôt après le repas ?, le monde se serait arrêté, le temps se serait
suspendu, nous nous serions tous regardés désemparés, perdus, impuissants.
Corinne se serait probablement mise en boule dans un coin de la pièce en
tremblant de tous ses membres.
Pendant que Laurent ouvrait la bouteille de champagne et remplissait
les flûtes, Corinne s’est accroupie pour prendre deux gros paquets rouges
sous le grand sapin et les a tendus à ses enfants avec un sourire immense.
— Tenez mes chéris, je pense que vous allez être très contents…
J’ai senti une bouffée de chaleur envahir mon visage jusqu’à mes
tempes. J’ai inspiré profondément, serré les dents, fermé les yeux. Si
Corinne avait besoin de prendre autant de place, c’est qu’elle en avait
manqué dans son enfance. Et si elle privilégiait ses enfants avant toute autre
personne, sans le moindre souci des convenances, c’est qu’elle-même avait
été mise en retrait, elle était toujours passée après sa petite sœur, Nathalie,
la petite blonde gracieuse aux grands yeux verts et au sourire craquant qui
faisait se pâmer toute la famille. Cette beauté lumineuse dont on ne savait
d’où elle venait tant elle détonnait au milieu d’une famille dans laquelle
personne ne brillait particulièrement par son physique (sa mère répétait
souvent Cette petite est un ange descendu du ciel). Cette beauté qui rendait
le moindre de ses actes exceptionnel, quand les mêmes actes effectués par
Corinne, parfois même plus brillamment, passaient totalement inaperçus.
Corinne, avec son nez déjà un peu fort et ses paupières tombantes, souffrait
en silence dans l’ombre des grands cils de biche de sa petite sœur.
Aujourd’hui, elle offrait au centuple à ses enfants ce dont on l’avait privée,
elle se rachetait un bonheur qu’on lui avait refusé. J’ai encore inspiré
longuement, ouvert les yeux. Corinne était toujours debout. C’était bon
pour cette fois.
La journée allait être longue.
Nous avons fait le tour pour vérifier que nous n’avions rien oublié. Laurent
s’évertuait à dresser l’inventaire des pièces à haute voix pour combler le
silence. Nous sommes sortis de la maison et il est allé refermer la porte
arrière du fourgon Super U que nous avions loué pour la journée. J’ai pris
mon courage à deux mains pour lui demander s’il voulait bien me laisser
arpenter la maison une dernière fois tout seul, il a très bien compris. J’ai
déambulé un moment dans les pièces aussi vides que je l’étais moi-même.
Je suis ressorti, Laurent était appuyé contre le fourgon et manipulait
vaguement son téléphone. Il a levé la tête, il avait les yeux rouges. Il a souri
et il a dit Bon ben voilà quoi. Bon ben voilà quoi, tout était dit. Que dire de
plus ? Ces quelques mots pouvaient résumer une vie.
En montant dans le fourgon, il m’a proposé de venir prendre un verre
chez lui, Corinne avait fait des crêpes. Nous venions de vider la maison
familiale, celle qui nous avait vus grandir, dans quelques semaines des âmes
inconnues viendraient investir les lieux, les souiller de leur intimité
étrangère, imprimer des rires qui n’avaient rien à faire ici, et lui me
proposait de manger des crêpes. Il a mis le contact, la radio s’est
enclenchée, The Winner Takes It All a jailli des enceintes, The winner takes
it all, the loser has to fall. C’était la chanson préférée de notre mère quand
nous étions enfants, elle avait acheté le 45 tours et l’écoutait en boucle sur
le petit tourne-disque du salon, exécutant des pas de danse dans sa jupe
marron clair tournoyante et son pull à losanges bleu, les bras écartés, un
sourire immense, remuant les lèvres au rythme des paroles qu’elle ne
connaissait pas et qu’elle comprenait encore moins. Laurent et moi avons
échangé un bref regard, puis baissé les yeux en même temps.
Dans la rue, à quelques mètres du fourgon, deux enfants jouaient au
ballon, peut-être des enfants du quartier, je ne les avais encore jamais vus.
Le ballon avait l’air tout neuf, probablement un cadeau de Noël. Ils se
démenaient dans tous les sens en mimant des dribbles sophistiqués,
envoyaient le ballon n’importe où contre le mur et se mettaient à courir en
décrivant des huit comme des abeilles, index en l’air, criant victoire. La vie
était là, la vie était partout. J’ai dit oui pour les crêpes, mon enfance était
dans un fourgon, je n’avais plus rien à perdre.
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Titre
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Du même auteur
Présentation
Achevé de numériser
Éditions Gallimard
5 rue Gaston-Gallimard
75328 Paris cedex 07 FRANCE
www.gallimard.fr
Romans
FIGUREC, Gallimard, 2006 (Folio no 6607).
LE DISCOURS, Gallimard, 2018 (Folio no 6750).
BROADWAY, Gallimard, 2020 (Folio no 7079).
SAMOURAÏ, Gallimard, 2022 (Folio no 7250).
JOURNAL D’UN SCÉNARIO, Gallimard, 2023 (Folio no 7431).
Fabrice Caro a publié près de quarante bandes dessinées, dont le fameux Zaï zaï zaï zaï,
et a signé en 2023 le nouvel album d’Astérix. Il est aussi l’auteur de romans parus aux
Éditions Gallimard, Figurec (2006), Le discours (2018), Broadway (2020), Samouraï (2022)
et Journal d’un scénario (2023).
« Fabrice Caro est probablement le mec le plus drôle du paysage littéraire français. »
Les Inrockuptibles
Cette édition électronique du livre
Fort Alamo de Fabrice Caro
a été réalisée le 4 septembre 2024
par les Éditions Gallimard.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage
(ISBN : 9782073085153 – Numéro d’édition : 642434).
Code produit : Q10309 – ISBN : 9782073085160.
Numéro d’édition : 642435.