Explication linéaire, extrait 3 : « N'exigez point de moi … la mort avec impatience.
» L’ensevelissement de Manon revêt le caractère d’une mission religieuse et sacrée : il est précédé par le
« le jeûne et la douleur » ; les « liqueurs » symbolisent le vin des cérémonies religieuses et bien sûr le
Introduction : choix du mot « office » suggère toute sa connotation religieuse.
L’abbé Prévost s’inspire de sa vie aventureuse et rocambolesque pour écrire les Aventures et Mémoires III – 3e mouvement : L’enterrement et l’adieu.
d’un homme de qualité qui s’est retiré du monde. Manon Lescaut, publié en 1731, constitue le 7 e tome
de cette œuvre et s’inscrit dans le mouvement préromantique qui fait place à la sensibilité, en parallèle Des Grieux poursuit sa narration de l’enterrement de Manon.
au rationalisme du mouvement des Lumières. Ce roman-mémoires relate la passion dévastatrice
qu’éprouve le Chevalier Des Grieux pour Manon, une fille aux mœurs légères, et qui le pousse aux pires Le caractère pathétique de la scène est surtout lié au dénuement du paysage et à la sobriété des gestes.
méfaits. Voyant sa bien-aimée déportée en Louisiane, Des Grieux s’embarque sur le bateau qui Le cadre est un lieu de désolation, une « campagne couverte de sable », un univers aride et dépouillé.
l’emmène, en tant que volontaire. Au Nouvel Orléans, le couple s’installe dans une cabane et mène une « Je rompis mon épée » : L’épée symbolise l’état de chevalier. En la brisant, Des Grieux rejette
vie tranquille et exemplaire. Manon renaît à des sentiments nouveaux : elle devient fidèle et dévouée à symboliquement son rang aristocratique et cet objet, dont l’utilité s’avère vaine, devient instrument de
son amant. Le couple décide de se marier, mais le neveu du gouverneur souhaite épouser la jeune fossoyeur.
femme. Un duel s’engage alors entre les deux rivaux et, croyant avoir tué son adversaire, Des Grieux
s’enfuit avec Manon dans le désert. Une longue marche s’ensuit et Manon meurt d’épuisement, dans les Le recours aux mains pour creuser témoigne également d’un renoncement au passé, mais aussi
bras de Des Grieux. Dans le passage que nous étudions, Des Grieux raconte à Renoncour comment il a d’humilité et d’un ultime don de soi dans l’amour. C’est une souffrance dans la chair, un véritable
enterré de Manon. martyre que Des Grieux veut endurer pour honorer Manon.
En quoi le récit de cette cérémonie mortuaire donne-t-il une image idéalisée de Manon ? Le début de ce passage est construit en parataxe, c’est-à-dire que les phrases sont juxtaposées, sans lien
Le 1er s’étend de « N’exigez point de moi » à « jamais plus heureuse. » (l.1 à 6) : Un récit douloureux. de coordination ou de subordination. Il s’agit de verbes d’action dont le sujet est le « Je » de Des Grieux
(« Je rompis », « J’ouvris »). Cela souligne de la part du narrateur le refus de tout lyrisme et une grande
« Je demeurai plus de vingt-quatre heures » à « que j’allais exécuter. » (l.7 à 13) : De la prostration à abnégation : ce n’est pas pour lui qu’il agit mais pour Manon.
l’action.
« J’y plaçai l’idole de mon cœur » : Des Grieux procède à l’ensevelissement, et plus loin, il le dit à
« Il ne m’était pas difficile » à « avec impatience. » (l.14 à 23) : L’enterrement et l’adieu. travers une périphrase et un euphémisme : « je ne la mis dans cet état ». Le récit de l’enterrement
proprement dit est éludé.
I – 1er mouvement : Un récit douloureux. Les termes que Des Grieux utilise pour narrer ce moment rendent un ultime hommage à son amante :
De retour en France, Des Grieux rencontre Renoncour et lui raconte son histoire avec Manon. Ce 1 er Le vocabulaire de l’éloge et les tournures hyperboliques dans les périphrases qui la désignent (« idole de
mouvement présente le Des Grieux narrant et qui commente son aventure et exprime ses sentiments mon cœur », « ce qu’elle avait porté de plus parfait et de plus aimable ») traduisent son idéalisation.
présents face à son malheur. Les termes mélioratifs, associés à des superlatifs (« plus parfait », « plus aimable ») renvoient aussi bien
Le narrateur s’adresse directement à son interlocuteur : « N’exigez ». Sa tristesse est tellement forte, à une perfection physique que morale et légitiment l’amour éprouvé par Des Grieux ; (aimable veut
même après tous ces mois, qu’il est incapable de donner des détails. Sa douleur ne peut être exprimée dire : digne d’être aimée).
par des mots (« décrive mes sentiments », « rapporte ses dernières expressions », « tout ce que j’ai la Le héros rend un véritable culte à la morte en accomplissant une succession d’actes auxquels il donne
force de vous apprendre »). D’ailleurs, le récit des derniers moments de Manon est fait avec une grande une portée sacrée :
sobriété. Le décalage du temps n’a pas atténué la vivacité de la déchirure ni le pathétique.
Les actions suivent un déroulement chronologique et constituent comme un rituel.
Cette difficulté à dire l’indicible de la séparation est surtout perceptible dans la phrase : « Je la perdis ».
C’est un euphémisme qui résume le moment fatal et qui insiste surtout sur l’attachement de Des Grieux Des Grieux refuse la souillure de la terre sur le corps aimé : « l’envelopper de tous mes habits, pour
envers Manon. Euphémisme qu’on retrouve également dans « elle expire ». empêcher le sable de la toucher ».
Des Grieux met surtout en relief la réciprocité des sentiments : le couple est uni dans l’amour au Il adopte une attitude de recueillement : « Je la considérai longtemps ».
moment-même où il se sépare. Des Grieux évoque les « marques d’amour » dont Manon le gratifie. Les D’autre part, cet enterrement est aussi une scène d'amour marquée par une forme de sensualité :
paroles échangées restent dans le secret de ces derniers moments passés ensemble.
Le cérémonial, dont la gravité est palpable, est ponctué d’effusions pathétiques renforcées par le lyrisme
La mort de Manon a une valeur rédemptrice : son dévouement et sa tendresse la détachent de la libertine dont fait preuve le narrateur : l’emploi du vocabulaire amoureux (« embrassée mille fois »,
que nous avons rencontrée tout le long du roman. Sa marche dans le désert est comme un chemin de « ardeur », « amour ») masque la réalité de la mort.
croix et sa mort, une purification.
La proximité des pronoms personnels (« je ne la mis », « je la considérai ») suggère cette réunion des
« Le Ciel ne me trouva point, sans doute, assez rigoureusement puni » : Avec une ironie amère, Des amants.
Grieux voit dans la mort de Manon, le châtiment infligé par Dieu pour ses propres fautes. Et en le
laissant vivre, le « Ciel » semble le considérer comme plus responsable qu'elle et lui réserver un enfer Des Grieux se dépouille de « tous [s]es habits » et en pare Manon pour éviter la souillure. Mais ce geste
terrestre : « traîn[er] une vie languissante et misérable ». La scène est donc réinscrite, par Des Grieux protecteur est aussi une presque mise à nu de lui-même et constitue un acte d’amour sensuel. En effet,
narrateur, dans une perspective religieuse, celle du rachat. On note la forte présence du lexique religieux les vêtements qui servent à « envelopper », fonctionnent comme des substituts métonymiques de Des
(« âme », « Ciel », « puni »). Grieux lui-même et assurent une intensité charnelle et une fusion des corps pour l’éternité.
Des Grieux aurait préféré mourir en même temps que Manon. Cet idéal littéraire et mythique de la L’emploi de la négation « Je ne pouvais me résoudre » souligne le refus de la séparation définitive.
réunion des amants dans la mort (Tristan et Yseut, Roméo et Juliette) est refusé à Des Grieux. Alors il se Seule l’urgence de la situation (« craignant ») conduit le héros à refermer la fosse. En employant le
soumet à la volonté divine et sacrifie délibérément tout bonheur à venir : « Je renonce volontairement à verbe ensevelir, le narrateur évoque avec délicatesse la réalité trop douloureuse de l’enterrement.
la mener jamais plus heureuse ». Il y a donc accord entre la volonté divine (« il a voulu ») et la volonté
La dernière phrase opère un retour à la situation initiale : Des Grieux se trouve à nouveau immobile et
humaine (« volontairement ») : ce renoncement est une acceptation de la punition divine. Le présent de
couvre de son corps celui de Manon. La fosse devient métonymie de l’être aimé. La posture de l’amant
l’indicatif (« renonce ») a une valeur durative ; il se mêle aux références temporelles « depuis » et
endeuillé indique son renoncement au monde et fait de lui un être qui mime la mort : « le visage tourné
« jamais plus » et englobe passé, présent et futur.
vers le sable, et fermant les yeux ». Il exprime encore une fois son désir de mort qui fait écho à son
« dessein » du début et qui donne un effet de clôture à cet épisode de l’ensevelissement : « Mon dessein
était d’y mourir » (début du paragraphe) / « avec le dessein de ne les ouvrir jamais », « j’attendis la
mort avec impatience ».
II – 2e mouvement : De la prostration à l’action. Son souhait de la mort lui fait commettre le péché de désespoir. Sa prière à Dieu, destinée à précipiter sa
Dans ce mouvement, Des Grieux retourne dans le souvenir au moment de l’enterrement de Manon. mort (« j’invoquai le secours du Ciel ») prend une portée blasphématoire. Des Grieux est bien un
idolâtre dont le récit vise à diviniser Manon.
L'usage du passé simple est la marque du retour en arrière, propre aux mémoires.
Des Grieux offre à ses auditeurs un tableau pathétique qui s’inscrit dans la durée, comme le suggère
l’indicateur de temps associé à un comparatif de supériorité « plus de vingt-quatre heures ». La
perception du temps est ainsi abolie par l’émotion et le deuil.
Des Grieux ne peut se résoudre à la séparation. Son attachement pour Manon se traduit par sa proximité
physique avec elle. Le verbe d’état « Je demeurai », placé en début de phrase, traduit son immobilité, sa
prostration. Le lexique du corps, renvoyant aussi bien à Des Grieux (« bouche ») qu’à Manon (« visage
», « mains »), et le participe passé « attachée » signalent le lien indéfectible qui unit les amants et
transforme cette scène de deuil en une scène d’amour.
« ma chère Manon » : L’usage du terme affectif et de l’adjectif possessif marque la volonté de Des
Grieux de s’approprier l’objet de son amour par-delà la mort.
« Mon dessein était d’y mourir », « Je formai la résolution » : Les termes « dessein » et « résolution »
mettent en évidence la force du désir de mort qui anime le personnage, mort qui liera son sort à celui de
sa bien-aimée.
Le champ lexical de la mort (« mourir », « mort », « trépas », « fosse ») souligne cet horizon fatal et
confère au récit un style élevé : la mort désirée par Des Grieux est celle d’un héros tragique qui se
soumet à son destin.
Mais bientôt, l’émotion et le désir de mort cèdent la place à une nécessité supérieure : celle d’enterrer
dignement Manon. L’adverbe « mais » souligne cette opposition. Le vocabulaire de la raison succède à
celui du sentiment : « je fis réflexion », « je formai la résolution ».
En effet, il ne peut rester dans l’inaction car la dépouille de Manon serait alors dégradée. La réalité du
corps de l’être aimé, soumis à un environnement hostile, lui fait alors entrevoir une vision insoutenable
qu’il exprime par la métaphore « pâture ». La violence de cette image triviale est accentuée par le
Pour conclure, ce passage constitue un moment stratégique du récit de des Grieux puisqu'il en est le vrai
complément du nom « des bêtes sauvages ». Des Grieux perçoit la réalité dans toute sa crudité, celle
dénouement. Même raconté de manière décalée, il est empreint de beaucoup de pathétique et d’une
d’un cadavre soumis au temps qui passe et au lieu où il se trouve. Le projet d’ensevelissement est donc à
grande dimension mélancolique. Malgré le passage du temps, la douleur est toujours aussi présente.
la fois un acte d’amour (refus de la diffamation du corps de Manon) et une acceptation de l'évidence
Mais ce récit est surtout un hommage funèbre à Manon et un prolongement du deuil de Des Grieux qui,
cruelle de la mort (le corps est devenu cadavre). Le terme fosse souligne cette évidence cruelle.
à la manière d’un nouvel Orphée, ne peut ressusciter Manon que par les mots. Cette introduction de la
Le narrateur met ensuite l’accent sur le caractère héroïque de son effort : l’extrême affaiblissement fait sensibilité dans le roman fait de Manon Lescaut un texte précurseur du courant romantique.
de lui une sorte de mort-vivant : nous notons les hyperboles « si proche de ma fin » et « quantité
Autre ouverture : La mort de l’héroïne constitue souvent le dénouement d’un roman. Mais si au XVIIIe
d'efforts ». Cette image pathétique rend héroïque son dépassement de lui-même.
et au début du XIXe siècle, cette mort se charge d’une valeur rédemptrice ou morale ( La Nouvelle
Héloïse, Atala…), les romans de la fin du XIXe la peignent d’une façon réaliste et presque triviale,
insistant surtout sur la déchéance et la décrépitude de l’héroïne (Madame Bovary, L’Assommoir, Nana).