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Cit S Imp Riales Du Maroc 1734114270

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Le go lit d

Digitized by the Internet Archive
in 2023 with funding from
Kahle/Austin Foundation

https://archive.org/details/isbn_9782715231856
48 *e
Petit mer™

Suivi éditorial par Jean-Michel Décimo


Le goit des cités
impériales du Maroc
Fes, Marrakech,
Meknés et Rabat
Textes choisis et présentés
par Souné Prolongeau-Wade

Mercure de France
Nous avons tenté de joindre tous les auteurs ou leurs ayants droit.
Pour certains d’entre eux, malgré nos efforts, nos recherches
de coordonnées n’ont donné aucun résultat.
Leurs droits leur sont naturellement réservés.

© Mercure de France, 2011, pour l’introduction,


les présentations et les commentaires.
ISBN 978-2-7152-3185-6
SOMMAIRE

FES
Charles de Foucauld : Une expédition inédite
Henri Terrasse : Létrange beauté de Fés
Pierre Loti : La Karaouine
Roland Dorgelés : La medersa el Attarine
Les fréres Tharaud : La maison du fassi
Ahmed Sefrioui : A l’école coranique
Abdellatif Laabi : La criée aux tapis
Tahar Ben Jelloun : Un mariage a Fes en 1916
Fatima Mernissi : La terrasse interdite
Anais Nin : Au hammam
Klaus Mann : Les paradis artificiels
Eugéne Aubin : Repas dans une maison fassie
Maurice Tranchant de Lunel : Fés a la veille du Traité
de 1912
Henry de Montherlant : Une vie de lieutenant

MARRAKECH

Tahar Essafi : Le palais de la Bahia


Colette : Dans le palais du Glaoui
André Cheyrillon : Un hétel mythique : la Mamounia
Mohamed Nedali : Petite legon de drague a Marrakech
Daniel Sibony : Retour au pays natal
Le goiit des cités impériales du Maroc

MEKNES

Eugéne Delacroix : « Carnet de notes et croquis » 86


Edith Wharton : Une Américaine au Maroc 89
Pierre Loti : Déambulations dans la ville impériale 94
Henriette Célarié : La medersa Bou Inania Dif
Dominique Busnot : Les écuries de Moulay Ismail 100
Germain Moiette : « Un apercu de la vie des captifs » 103
Baron Ferdinand d’Augustin : Réception chez le Sultan 106
Jules Borely : Les souks de la rue Sekkanine 109
Michel Jobert : Vies de colons sous le Protectorat 116

RABAT

Les fréres Tharaud : Arrivée 4 Rabat 121


Henriette Célarié : Le Chellah 124
Henri Terrasse : Portes ouvertes sur |’Atlantique 127
Camille Mauclair : La tour Hassan 130
Jacques Caillé : La cité corsaire 182
Henri Bosco : Robinson Crusoé 1135)
Robert Brasillach : Les pionniers US
Claude Farrére : Monsieur de Tolly au hammam 140
Tranchant De Lunel : La ville nouvelle 143
INTRODUCTION

Fés la pieuse, Marrakech la rouge, Meknés la mélan-


colique, Rabat la blanche : au fil des textes €voquant
ces quatre villes qui furent successivement ou alter-
nativement capitales, c’est histoire d’une nation en
construction que le lecteur découvre. La conquéte arabe
au vir‘ siécle et la prise du pouvoir a partir de la fin du
vir siécle par une série de dynasties issues de descen-
dants du Prophéte vont en effet marquer un tournant
dans l’histoire du Maroc en jetant les bases d’un Etat
monarchique musulman.
La littérature dont nous disposons sur |’évolution
mouvementée et parfois dramatique de ces villes est
abondante, offrant une image souvent fantasmée et
romantique d’un royaume longtemps inaccessible et
fermé aux étrangers.
Protégé par un littoral de 3500 km aux cétes inhos-
pitaliéres et cloisonné a l’intérieur des terres par trois
massifs montagneux — le Rif au nord, le Moyen et Haut
Atlas au centre, et l’anti-Atlas au sud — le Maroc n’a
été que peu touché par les influences étrangéres : les
Phéniciens y jetérent les bases de quelques comptoirs
au xu siécle av. J.-C., sur les c6tes méditerranéennes et
atlantiques. La colonisation romaine se limita aux sites
actuels de Tanger et de Volubilis 4 quelques kilométres
de Fés, et fut basée sur le commerce du blé, de l’huile, des
pintades et du miel, mais aussi des plantes médicinales

9
Le goiit des cités impériales du Maroc

comme |’euphorbe, la pourpre, le bois de thuya et déja


des esclaves. Les Vandales et les Byzantins occupérent
a leur tour les cétes de la Tingitane (l’actuelle Tanger et
ses environs) et Sebta (aujourd’hui Ceuta, ville occupée
par les Espagnols).
A la fin du vu siécle, un descendant d’ Ali, gendre du
Prophéte, se réfugie au Maroc pour fuir les foudres du
calife de Bagdad (qui réussira a le faire empoisonner en
792), se fait reconnaitre comme «imam » (chef religieux)
par les tribus berbéres et crée la ville de Fés en 789. Fés
sera la premiére capitale de ce qui deviendra plus tard le
Royaume du Maroc, et la plus ancienne ville religieuse
du pays. Idriss II, fils d’Idriss I** et d’une Berbére,
développera la ville ot il accueillera plus de 1500
familles arabes chassées d’Andalousie par les Vandales,
et plusieurs centaines d’artisans et commercants riches et
instruits, expulsés de Kairouan (ex-capitale de I’Ifriqya,
actuelle Tunisie). Au fil des siécles, Fés, surnommée
«’Athénes de |’Afrique » jouira d’un immense prestige
religieux intact aujourd’hui encore, mais aussi intel-
lectuel et artistique, et deviendra grace a sa classe de
marchands avisés un carrefour commercial florissant
rayonnant bien au-dela des frontiéres du pays. Les fassis
ont conservé d’ailleurs jusqu’a nos jours une position
privilégiée dans les rouages économiques du pays.
Au xI¢ siécle des tribus islamisées arrivent du Sahara
et occupent la plaine du Haouz sous la conduite d’un
chef almoravide 4 la téte de ses « puritains du désert» :
c’est la, au pied des cimes enneigées du Haut Atlas,
dans une riante oasis bornée par les collines rocheuses
du Guéliz, que va naitre la deuxiéme capitale officielle
du royaume sous l’impulsion du puissant conquérant

10
Introduction

Youssef Ben Tachfine qui mourut centenaire a


Marrakech.
Les Almohades qui succédérent aux Almoravides
marquérent de leur sceau la ville aprés l’avoir razziée :
la Koutoubia, jumelle de la Giralda de Séville, les beaux
jardins de |’Agdal et de la Menara, la Kasbah, témoi-
gnent encore de la splendeur de cette cité impériale
capitale du plus grand empire musulman jamais connu
(il s’étendait des déserts sahariens au sud a |’Algérie et la
Tunisie a l’ouest et l’Andalousie au nord), qui sut attirer
au xiI° siécle d’illustres savants et poétes.
Au milieu du xi siécle, Marrakech perdra pour deux
siécles son rang de capitale au profit de Fés qui sous le
régne des Mérinides, grands batisseurs, connaitra son
age d’or avec la construction de palais, mosquées et
medersas richement ornés.
Au xvi‘ siécle les souverains Saadiens rétablissent
Marrakech dans son rang de capitale du royaume :
ils développent une politique commerciale active —
exportations du sucre raffiné vers |’Europe et du cuir
travaillé, le célébre « maroquin», ornent la ville de
somptueux batiments dont ne subsistent aujourd’hui
que les mausolées de marbre de Carrare de la dynastie
saadienne, et les ruines du palais El Badi.
C’est au xvil° siécle que Fés et Marrakech sont dépos-
sédées a leur tour de leur titre par Meknés a la faveur
d’un nouveau changement de dynastie : la dynastie des
Alaouites, toujours au pouvoir. Le fils du fondateur de
la dynastie, Moulay Ismail surnommé «le Louis XIV
du Maroc » fit pendant son régne rebatir la ville sur des
plans ambitieux par quelque mille chrétiens captifs et
des dizaines de milliers de prisonniers de guerre. A sa

11
Le goit des cités impériales du Maroc

mort a 80 ans, aprés 55 ans de régne, Moulay Ismail qui


brigua en vain la main de la fille du Roi Soleil, laissait
un royaume pacifié et soumis, 700 fils et un nombre
incalculable de filles... Mais la splendeur du « Versailles
marocain » ne survécut pas a ce souverain visionnaire et
quelque peu sanguinaire.
Rabat, ancienne escale phénicienne, carthaginoise puis
romaine, briévement capitale du conquérant Almohade
Yacoub El Mansour, au xii siécle, qui fit construire la
tour Hassan contemporaine de la Koutoubia, connaitra
des fortunes diverses — elle abritera notamment une
République des corsaires au xvii‘ siécle — avant d’étre
rétablie par le général Lyautey, premier résident général
de la France au Maroc, dans son statut de capitale en
1912 au moment de |’établissement du protectorat. Elle
est restée, aprés l’accession du pays a l’indépendance en
1956, la capitale administrative du royaume chérifien.
Le Maroc a toujours exercé une grande fascination
sur l'Europe. II avait la réputation d’étre un pays riche
et mystérieux. On ne pouvait, jusqu’au xx* siécle, s’y
déplacer sans sauf-conduit du sultan car on devait sans
cesse passer du « Blad el Makhzen » — régions maitrisées
par le pouvoir central — au « Blad es Siba» — pays
d’insoumission aux tribus turbulentes.
Les premiéres relations de voyage furent donc celles
d’anciens captifs chrétiens victimes des corsaires, et des
Péres chargés de les racheter (le Pére Busnot ou Germain
Motuétte), des diplomates (le Comte de Mornay, envoyé
du Roi Louis-Philippe, ouvrit «la route des ambassades »
en compagnie d’Eugéne Delacroix) et des voyageurs qui
découvrirent les villes impériales au gré du bon vouloir
du sultan en place : Charles de Foucauld qui se déguisa

12
Introduction

en rabbin pour faire sa reconnaissance du Maroc, Walter


Harris, journaliste espion a la solde des Anglais parmi
beaucoup d’autres.
A la fin du xrx siécle, Pierre Loti publie ce qui fut
sans doute |’un de ses meilleurs livres, Au Maroc, mais
aussi le premier ouvrage «littéraire » dédié a ce pays.
Mais il faudra attendre la période du Protectorat pour
voir éclore toute une littérature coloniale romanesque :
romans de « pionniers » convaincus du bien fondé de
Poccupation (Farrére, Brasillach ou les freres Tharaud),
de fonctionnaires frangais mariés a des indigénes et
de romanciers engagés qui donnérent un éclairage
«de l’intérieur » sensiblement différent sur le Maroc
(Bonjean, Odinot, Montherlant), ou de ces « touristes de
l’4me » selon la formule d’A. Métérié, offrant des textes
lyriques et souvent imaginaires (Claudel, Romains) du
pays.
« Les récits des voyageurs, les évocations hallucinantes
par leur intensité, d’un Loti ou d’un Chevrillon, ont
donné a notre curiosité fervente a la fois un aliment et
un stimulant : les pélerinages sont devenus chaque jour
plus fréquents au pays mystérieux de la lumiére » écrit
G. Roulleaux-Dugage en 1915.
Dans cette production abondante et parfois émaillée
de stéréotypes, la part des écrivains marocains plus
inspirés sans doute par les nouvelles mégalopoles comme
Casablanca ou Agadir, est limitée, a l’exception notable
de quelques-uns qui ont consacré de belles pages a leurs
cités natales.
Pour conclure, ces quelques lignes de la romanciére
Henriette Célarié dans les années 20 :
« Le Maroc est a la mode! Ces mots qui laissent sous-

13
Le goiit des cités impériales du Maroc

entendre qu’il s’agit d’un engouement choquent comme


une injustice...
Un ciel presque toujours limpide, d’immenses
horizons, une étendue ot quelques palmiers font jaillir
leurs longues tiges, d’imposantes montagnes dont les
flancs sont couverts de foréts de cédres et d’oliviers,
certaines régions d’une fertilité égale a celle de la Beauce,
quelques terres heureuses ot prospérent tous les arbres
fruitiers, peu de villes, mais chacune offrant une beauté
surprenante : Les Oudaias a Rabat, les tombeaux
saadiens a Marrakech, les ruines des palais impériaux a
Meknés, les medersas a Fes. [...] Une vie religieuse, pour
nous pleine de mystére, une vie privée dont il est malaisé
en quelques mots, de faire sentir le charme...
Voila ce qu’offre le Maroc et qui justifie la faveur dont
le pays jouit auprés des amateurs de voyage».

Prés d’un siécle plus tard, l’engouement perdure.

Souné PROLONGEAU-WADE
FES
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an


La plus ancienne des capitales impériales du Maroc,
métropole religieuse, intellectuelle et artistique, est un lieu
de priere, de silence et de réveries. Elle fut fondée a la fin
du vit siécle par Idriss I*, descendant d’Ali et de Fatima,
fondateur de la dynastie des Idrissides. Son tombeau, lieu
de pélerinages fervents, se trouve dans la ville sainte de
Moulay Idriss a une trentaine de kilométres de Mekneés, face
a lancienne ville romaine de Volubilis.
Fés est un ensemble complexe de trois villes étroitement
intriquées : Fes el Bali, la plus ancienne avec sa médina aux
ruelles obscures et pentues, Fés el Jedid, la ville nouvelle,
abritant le palais et le mellah, mais aussi lieu de résidence
des nouveaux bourgeois de l’Islam au X1x° siécle, la ville
moderne enfin, dessinée au temps du protectorat.
Ville mémoire héritiére de la culture andalouse et berceau
de l’ex-empire chérifien, ville enclose, ville des oulémas,
des marchands et des artisans, ville rebelle enfin, Fes a
inspiré tous ceux, diplomates, écrivains et poétes, qui y ont
fait escale. Elle nourrit aussi l'ceuvre de plusieurs auteurs
marocains natifs de cette cité.
CHARLES DE FOUCAULD

Une expédition inédite

Charles de Foucauld de Pontbriand, militaire saint-cyrien


issu de la vieille noblesse du Périgord et personnalité hors
du commun, entreprit en 1883 un voyage au Maroc en
compagnie du rabbin Mardochée Aby Serour qui lui servit de
guide. Aucun Européen n’avait jusqu’alors traversé ces terri-
toires interdits aux chrétiens et peuplés de tribus échappant
au controle du sultan. Déguisé lui-méme en rabbin, dissi-
mulant ses carnets de note dans sa manche, De Foucauld
franchit le Haut Atlas et descendit jusqu’aux confins du
Sahara. Il rapporta une masse considérable d’informa-
tions géographiques et ethnologiques de ce voyage qui fut
pour lui une révélation. Touché par la piété musulmane, il
décidera quelques années plus tard de rentrer dans les ordres
trappistes et de se retirer dans le Sahara algérien on il sera
assassiné en 1916 au seuil de son ermitage.

La population de Fas est d’ordinaire estimée a


70.000 habitants, dont 3.000 Israélites : ces chiffres ne
sont, je crois, pas loin de la vérité. Fas fait un commerce
considérable; elle est le centre ot affluent d’une part
les marchandises européennes venant par Tanger,
de l’autre les cuirs du Tafilelt, les laines, la cire et les
peaux de chévre des Ait Ioussi et des Beni Ouarain,
parfois méme les plumes du Soudan. Les laines, les
peaux, la cire, sont expédiées par grandes quantités en
Europe; les plus beaux cuirs restent 4 Fas ou, travaillés

18
Une expédition inédite

par d’habiles ouvriers, ils servent a faire ces belras,


ces coussins, ces ceintures, objets de luxe qu’on vient
y acheter de tous les points du Maroc du nord. Les
objets d’origine européenne arrivant dans la ville sont
nombreux : velours, soieries, passementeries d’or et
d’argent venant de Lyon; sucres, allumettes, bougies
de Marseille; pierres fines de Paris; corail de Génes;
cotonnades (meriqan, shen, indiennes), draps, papier,
coutellerie, aiguilles, sucres, thés d’Angleterre; verrerie
et faiences d’Angleterre et de France. Une portion
de ces marchandises, tout ce qui est passementeries,
pierres fines, coutellerie, reste 4 Fas. Le reste, c’est-
a-dire la plus grande part de beaucoup, va alimenter
des marchés de FAs au Tafilelt. [...] Les caravanes qui
viennent du Tafilelt, apportant des cuirs et des dattes,
s’en retournent chargées de cotonnades, de sucre, de
thé, de riches vétements de drap et de belras! fines,
pour lesquels Fas est renommeée, et d’une pacotille de
parfums, de papier, d’aiguilles, d’allumettes, de verres et
de faiences. Fas fournit ainsi non seulement une partie
du Maroc central, mais encore la plus grande portion
du Sahara oriental, toute celle qui dépend commer-
cialement de l’Ouad Ziz. Un commerce aussi étendu
serait la source de richesses immenses dans un autre
pays; mais ici plusieurs causes diminuent les bénéfices :
d’abord le prix élevé des transports, tous faits 4 dos de
chameau ou de mulet, prix que doublent au moins les
nombreux péages établis sur les chemins du nord de
Atlas et les escortes qu’il est indispensable de prendre
au sud de la chaine; ensuite, dans une région dont la

1. Babouches.

19
Fes

plus grande partie est peuplée de tribus indépendantes


et souvent en guerre entre elles, dont l’autre n’est qu’a
moitié soumise et se révolte fréquemment, il arrive sans
cesse qu’une caravane est attaquée, qu’un convoi est
pillé, qu’un agent est enlevé.
[aes]
Dans les diverses villes du Maroc que j’ai vues, le
costume des Musulmans de condition aisée est le méme;
je le décrirai ici une fois pour toutes : linge de coton;
comme principal vétement, soit un costume de drap
brodé a la mode algérienne, soit un long cafetan de
drap de couleur trés tendre, soit plus souvent encore
la farazia, sorte de cafetan de coutil blanc cousu
au-dessous de la ceinture, comme la gandoura, et se
fermant du haut par une rangée de petits boutons de
soie; sur la téte, un large turban en étoffe trés légére
de coton blanc; par-dessus le tout, un léger haik de
laine blanche unie; aux pieds, jamais de bas : de simples
belras jaunes. Au Maroc, la couleur des belras a la plus,
grande importance : le jaune est réservé aux Musulmans,
le rouge aux femmes, le noir aux Juifs : c’est une régle
rigoureuse, observée méme dans les campagnes les plus
reculées. Les citadins portent rarement le bernous : il ne
fait pas partie de leurs habits ordinaires; on ne le met
que lorsqu’il fait froid. Les marchands, les individus de
condition secondaire, remplacent volontiers le costume
algérien, le cafetan, la farazia, par la djelabia en laine
blanche ou en drap bleu foncé : avec la djelabia on ne
porte pas le haik. Quant aux pauvres, ils n’ont qu’une
chemise et une djelabia grossiére. Les Musulmans de
Fas ont la peau d’une blancheur extréme; ils sont en
général d’une grande beauté; leurs traits sont trés

20
Une expédition inédite

délicats, effeminés méme, leurs mouvements pleins de


grace; passant leur vie dans les bains, ils sont la plupart,
méme les pauvres, de cette propreté merveilleuse qui
distingue les Musulmans des villes.
Reconnaissance au Maroc, 1888

Charles de Foucauld se livre ici @ une description


minutieuse de Fés : organisation sociale et politique,
ressources économiques... A la différence de ses suc-
cesseurs, l’architecture des monuments ne tiendra que
peu de place dans ses notes. Ce sont les hommes, leur
vie et leur environnement géographique qui |’intéressent
par-dessus tout. La description du costume nous donne
une idée de |’importance de la tradition et des codes de
couleurs. Fés, réputée pour son raffinement et la qualité
de ses tissus, a longtemps donné le ton de la mode. Elle
s‘est aussi rendue célébre par la finesse de ses broderies,
et de ses tissages de brocart utilisés a l’occasion des
grandes cérémonies.
HENRI TERRASSE

L’étrange beauté de Fés

Henri Terrasse, spécialiste du Maroc et de l'art hispano-


mauresque, a été directeur de I’Institut des études marocaines
puis directeur des antiquités. II a laissé une ceuvre d'une
importance considérable sur le patrimoine artistique
marocain dont plusieurs ouvrages viennent d’étre réédités.
Il nous livre ici une tres belle description d’ensemble de Fes.

Pour ceux méme qui ignorent sa longue et curieuse


histoire, son économie si particuliére, Fés détient une
beauté étrange qui ne tarde guére a séduire, un charme
qui ne s’épuise pas et qu’on définit mal. A vrai dire, on
oublie aisément la majesté du site, car, dans ce vaste
paysage si lourd de sens, Fés s’enfonce pour n’occuper
que l’espace ot les eaux courent et chantent. C’est une
ville toute en profondeur et qu’on ne saisit que dans sa
profondeur méme.
Sans doute Fés Jdid, bédouine et horizontale, union
de palais et de pauvres maisons, ville de rois et de petites
gens, toute parsemée de minarets jaillissants, ne manque
ni d’individualité, ni de grandeur. Mais elle n’est pas la
véritable Fés.
Pour comprendre Fés, il faut, par l’un des deux tala',
s’enfoncer vers les sanctuaires et les souks. C’est d’abord

1. Montée.

22
L’étrange beauté de Fés

une descente en pente douce, entre les maisons d’habi-


tation parfois interrompues de quelques boutiques. Peu
a peu, la pente se fait plus raide, la rue plus étroite, les
murs plus hauts, les boutiques plus nombreuses, la foule
plus dense. Cette longue glissade vers le coeur de la cité
est sans monotonie : ici, l’on découvre une placette avec
une fontaine ou une treille; la, un minaret qui dresse
dans le soleil ses lambris de faiences. Mais la rue semble
fuir la lumiére : maintes fois, elle se glisse dans l’ombre
d’un passage voité. Et toujours le murmure de |’eau,
invisible, mais présente, se méle aux bruits de la ville.
Aprés une derniére descente, la pente de la rue devient
insensible : on est parvenu aux souks eux-mémes; on
baigne dans une atmosphére tiéde et moite, ot vibrent
des couleurs chatoyantes, ot se heurtent des parfums
contradictoires. On est entrainé et comme porté par
une agitation onduleuse qui bruit sans cesse et étourdit
rarement. On va ainsi de souk en souk, de parfum en
parfum. On se méle a cette foule, a la fois nonchalante
et pressée, désordonnée et souple, a celle qui déambule
et négocie lentement dans la Kissaria, a la foule pieuse et
implorante qui caresse et qui baise au passage les murs
du mausolée de Moulay Idris, a celle qui, plus calme et
plus grave encore, entre a la Karaouiyn.
|
Au fort de la vieille ville, c’est toute la beauté multiple
et changeante de Fés, tout le grouillement de sa vie que
Pon percoit. Mais pour comprendre toute sa grandeur,
au moins pour la saisir d’un coup, il faut monter sur une
des pentes qui la dominent. C’est des éperons s’élevant
au nord du quartier des Kairouanais que |’on peut
prendre de Fés Bali la vue la plus étonnante et la plus

23
Fés

expressive. Les Mérinides avaient 1a un petit palais a


Pentour duquel ils avaient fait batir leurs tombeaux,
comme s’ils voulaient contempler, jusque dans la mort,
la ville qu’ils aimaient. Au milieu d’un vaste paysage de
monts aux lignes calmes, de larges horizons baignés de
lumiére claire, c’est, parmi les oliviers, les jardins et les
cimetiéres, une immense coulée de maisons qui dévale
vers la conque ot pointent les minarets de la Karaouiyn
et de Moulay Idris et qui se presse sans un vide dans
Pétroit vallon, avant de venir buter contre les masses
sombres des jardins de Sidi Bou Jida. Fés est la, tout
entiére sous nos yeux, dense et fluide a la fois, dans sa
multiplicité fourmillante.
Villes impériales du Maroc
D.R.
PIERRE LOTI

La Karaouine

Pierre Loti fit carriére dans la marine et s’est rendu célébre


par ses romans exotiques qui lui valurent d’étre le plus
jeune académicien francais. Mais on connait moins ses
récits de voyage, notamment celui consacré au Maroc ou il
accompagna l’ambassadeur Jules Patendtre en visite aupreés
du sultan Moulay Hassan. Dans son ouvrage, il donne
une image nouvelle, inspirée, de Fes. Arrivé au printemps
1889 a cheval, il recoit un choc en découvrant la ville qu'il
surplombe : «Je recus de cette ville inconnue et déserte en
apparence et ou se pressent plus de 100000 habitants, le
sentiment de me trouver devant cette sorte de perfection qui
nappartient qu’aux choses que l’instinct a créées : une ruche,
un nid par exemple. [...| On se sent impressionné par le
calme des alentours ; on a conscience qu’un sommeil étrange
pese sur cette ville qui est si haute et si grande » écrit-il. Loti
redoutait par-dessus tout le temps a venir «ou la terre sera
bien ennuyeuse a habiter quand on laura rendue pareille
d’un bout a l'autre, et qu’on ne pourra méme plus essayer de
voyager pour se distraire un peu»... Paroles prophétiques,
sauf a Fes qui garde intacte sa magie. II faut relire Loti!

La matinée se passe a des essais de costumes habillés.


— Un certain Edriss, musulman d’Algérie émigré au
Maroc, que le docteur L*** m’a procuré comme guide,
m’apporte a choisir des cafetans de drap rose, aurore,
capucine, ou bleu nuit; puis des ceintures, des turbans,
Fés

de grosses cordeliéres en soie pour tenir le poignard


et pour attacher l’aumGniére dans laquelle tout vrai
croyant doit porter, suspendu au cou, un petit commen-
taire manuscrit des saints livres; et enfin de longs voiles
de transparente laine blanche pour envelopper le tout
et en atténuer les couleurs.
Il m’indique ensuite la trés difficile maniére élégante
de se draper dans ces voiles-la, qui font deux ou trois
fois le tour du corps, prenant les bras, la téte, les
reins, et a l’arrangement desquels la toilette entiére est
subordonnée.
Toute fantaisie de déguisement mise de cété, il est
certain que le costume arabe est indispensable a Fez,
pour circuler en liberté et voir d’un peu prés les gens
et les choses.
lee
A la suite d’Edriss, nous continuons donc notre route,
toujours sans parler, dans l’enchevétrement des rues, qui
nous font l’effet de se rétrécir et de s’assombrir encore
davantage.
Et voici un grand murmure de voix qui nous arrive,
de voix priant et psalmodiant ensemble, sur un rythme
toujours égal, avec un recueillement immense. En méme
temps, dans le dédale noir, apparait une clarté blanche;
elle sort d’une grande porte ogivale, devant laquelle
Edriss, notre guide, qui a beaucoup ralenti sa marche,
se retourne pour nous regarder. Nous l’interrogeons d’un
signe imperceptible : « C’est cela, n’est-ce pas?» De la
méme maniére, par un clignement d’yeux, il répond :
« Oui. » Et nous passons le plus lentement possible pour
mieux Voir.
Cela, c’est Karouin, la mosquée sainte, La Mecque

26
La Karaouine

de tout le Moghreb, ot, depuis une dizaine de siécles,


se préche la guerre aux infidéles, et d’ou partent tous
les ans ces docteurs farouches, qui se répandent dans le
Maroc, en Algérie, 4 Tunis, en Egypte, et jusqu’au fond
du Sahara et du noir Soudan. Ses voiites retentissent
nuit et jour, perpétuellement, de ce méme bruit confus
de chants et de priéres; elle peut contenir vingt mille
personnes, elle est profonde comme une ville. Depuis des
siécles on y entasse des richesses de toutes sortes, et s’y
passe des choses absolument mystérieuses. Par la grande
porte ogivale, nous apercevons des lointains indéfinis de
colonnes et d’arcades, d’une forme exquise, fouillées,
sculptées, festonnées avec |’art merveilleux des Arabes.
Des milliers de lanternes, des girandoles, descendent des
voites, et tout est d’une neigeuse blancheur, qui répand
un rayonnement jusque dans la pénombre des longs
couloirs. Un peuple de fidéles en burnous est prosterné
par terre, sur les pavés de mosaiques aux fraiches
couleurs, et le murmure des chants religieux s’échappe
de la, continu et monotone comme le bruit de la mer...
Pour ne pas nous trahir, un jour de quarantaine obliga-
toire, nous n’osons pas nous parler, ni nous arréter, ni
méme regarder trop longuement.
Mais nous allons faire le tour de la trés grande
mosquée, qui a bien vingt portes, et nous l’apercevrons
encore sous d’autres aspects.
On la contourne dans l’obscurité, par une sorte
d’étroit chemin de ronde, en enfongant dans la boue,
les immondices, les pourritures. Extérieurement on n’en
voit rien, que de hautes murailles noires, dégradées,
croulantes, contre lesquelles s’appuient les maisons
centenaires d’alentour.

27
Fés

Avec un vague recueillement, nous ralentissons notre


marche, chaque fois que nous passons devant une de
ces portes : alors le sanctuaire nous envoie un instant sa
lueur blanche et son bruit de voix pieuses. Il est tellement
grand que nous ne parvenons pas bien a en déméler le
plan d’ensemble; ses arcades sont variées a l’infini, les
unes sveltes, élancées, découpées en festons inconnus,
dentelées en grappes de stalactites; les autres ayant
forme de tréfles a plusieurs feuilles, de cintres allongés,
d’ogives.
Et toujours, par terre, sur les mosaiques, la foule des
burnous prosternés, murmurant les éternelles priéres...
Sans doute, nous reverrons souvent Karaouin pendant
notre séjour a Fez, mais je ne crois pas que nous en
ayons jamais une impression plus profonde qu’aprés ce
premier coup d’ceil, jeté furtivement un jour ot c’était
défendu...
Au Maroc

Pierre Loti a été fasciné par la Karaouine qui fut long-


temps la plus grande mosquée du Maghreb, mais aussi
l'université religieuse la plus ancienne et la plus res-
pectée. Elle fut fondée en 857 dans un quartier de Fés
occupé par les réfugiés kairounais, d’ot son nom. Elle fut
agrandie et embellie au xile siécle par les Almoravides.
Loti nous donne une description trés respectueuse de ce
lieu empreint de ferveur. Notons au passage son govt
pour le costume : il s’habillait «4 l’indigéne » pour pas-
ser le plus inapergu possible dans ses déambulations au
travers de la ville.
ROLAND DORGELES

La medersa el Attarine

Figure familiére de la scene montmartroise au début du


siécle dernier, Roland Dorgeleés recut le prix Femina en
1919 pour son livre inspiré de la guerre 14-18, Les Croix
de bois. Journaliste, correspondant de guerre, il nous a
laissé un grand nombre de récits inspirés par ses voyages.

Cette medersa Attarine, la plus belle du Maroc, avec


ses fines colonnes mérinides, abrite une soixantaine
d’étudiants, logés dans de minuscules cellules ot il y
a juste place pour une natte et une étagére. A I’heure
de la fin des cours les escaliers raides s’emplissent de
gaité; puis chacun s’enferme pour lire ou prier, et le
collége n’est plus qu’un murmure. Les chambres sont
gratuites, mais les tolba ne regoivent comme nourriture
qu’un pain rond et du thé. C’est dire que ceux qui ne
sont pas aidés par leurs familles vivent misérablement.
Néanmoins, ils s’°en accommodent si bien que certains
s’incrustent pendant quinze ans et plus sans se résoudre
a passer l’examen.
Un jour, c’était en 1936, l’administration frangaise
voulut mettre fin a ces pratiques. Le cycle normal
d’études étant de six années, on décida que nul étudiant
ne pourrait demeurer plus de dix ans a la medersa.
Il n’en fallut pas plus pour soulever la jeunesse. Les

29
Fés

cancres clamérent que le Protectorat bouleversait les


coutumes, les nationalistes, heureux d’une occasion
de manifester, approuvérent a grands cris et les tolba
studieux en profitérent pour présenter aussi des reven-
dications et réclamer du mejless un élargissement des
programmes.
Un matin, on s’apercut que les portes des cing
medersas étaient closes : les étudiants islamiques, s’ins-
pirant de ce qui se passait alors en France, venaient de
décider «la gréve sur le tas ».
Il fallut alerter la police chérifienne, puis la troupe,
car les souks s’agitaient, mais la métropole avait alors
des soucis plus pressants et le bruit de la mutinerie
scolaire ne parvint pas jusqu’a nous. Pour en finir,
les ulema s’engagérent a rajeunir quelque peu I’ensei-
gnement et l’administration, bonne fille, reconnut
aux ignares le droit de prolonger leurs études aussi
longtemps qu’ils voudraient. A présent le calme régne,
du moins en apparence, et au mois de mai dernier, assis
sous la tente ot se célébrait la féte du sultan des tolba,
j'ai vu les étudiants de la Karouin applaudir le général
francais qui leur remettait la bourse traditionnelle. Ils
ont appris a se dominer, ces anciens braillards de l’école
coranique. Cependant, c’est peut-étre dans leurs rangs
que grandit, insoupconné, le Roghi de demain, l’un de
ces mystérieux « Maitres de l’heure » qui surgissent de
loin en loin, dans histoire du Mohgreb pour en boule-
verser le cours. Et quand, au milieu des rires, le bouffon
de ce sultan de carnaval m’a offert «les cailloux de
V Atlas pour m’en faire un collier», j’ai compris qu’il
souhaitait me jeter dans l’oued avec, pour m’empécher

30
La medersa el Attarine

de nager. Qu’avons-nous le plus a redouter de cette


jeunesse : l’ignorance qui la rend aveugle ou le savoir
qui la grise ? Endormie, elle est redoutable; le sera-t-elle
moins éveillée ?
Le dernier moussem
Paru aux éditions Deglaude en 1938
D.R.

Roland Dorgelés nous introduit ici 4 la « medersa» el-


Attarine, la plus belle, bien que la plus petite, école
coranique de Fés. Elle fut construite au xiv° siécle par
les Mérinides dont la dynastie marqua |’dge d’or de Fés
avec la création de Fés Jedid et la construction de nom-
breuses mosquées et medersas 4 Fés el Bali.
Cette medersa est un chef-d’ceuvre de finesse et d’équi-
libre : colonnes de marbre et d’albdtre, blanc bassin
d’ablutions, panneaux de cédre sculptés. Contrairement
aux mosquées, dont l’accés est interdit aux non-musul-
mans, les medersas peuvent étre visitées.
LES FRERES THARAUD

La maison du fassi

Les fréres Jean et Jér6me Tharaud ont poursuivi cinquante


ans durant une ceuvre a quatre mains inspirée de leurs
voyages en Palestine, en Iran, en Roumanie mais surtout
au Maroc, le Maroc de Lyautey dont ils furent de fervents
propagandistes. Profondément marqués par le conformisme
de leur Epoque, teinté de racisme et d’antisémitisme, ils
laissent cependant une ceuvre importante de vulgarisation
pour l’histoire du pays et du Maroc moderne.

Sa maison, un bon Fassi doit l’avoir dans la Médina,


dans cette masse de hautes demeures accolées les unes
aux autres comme autant de cellules dans un gateau de
miel, et ot les rues étroites se frayent un passage par de
multiples détours, entrent, comme elles peuvent, sous
des voiites et des tunnels, pour s’arréter 4 tout moment
devant un mur infranchissable. Heureux qui posséde
la sa demeure, sa demeure et sa tombe, car le bonheur,
pendant la vie, c’est d’habiter la Médina, et le bonheur,
apres la mort, c’est d’y étre enterré, dans un de ces enclos
consacrés 4 quelque marabout, ow I’on achéte sa place
a prix d’or. Pour les hommes, rien qui vaille d’étre ici,
au coeur des deux choses qui remplissent leur vie : la
religion et les affaires. Pour les femmes, pas de jardin
comparable au belvédeére de la terrasse ot |’on monte,

32
La maison du fassi

le soir, bavarder avec les voisines; a ce vaste désert de


chaux blanche, coupé de petits murs.
Le Fassi est ostentatoire : il aime étaler sa richesse.
Rien ne la montre mieux qu’une belle demeure. Son
premier soin, s’il devient riche, est de se conformer
au proverbe qui dit : «La premiére chose qu’on doit
posséder, c’est une maison, et c’est aussi la derniére
qu’on doit vendre, car la maison est le tombeau d’ici-
bas. » Est-il déja propriétaire, il achéte la maison voisine,
ou celle qui fait face a la sienne, jette des poutres
par-dessus la rue, et pour ce nouveau logis épouse une
femme de plus. Se met-il 4 construire, il s’y donne avec
d’autant plus d’entrain que pendant qu’on batit on ne
meurt jamais, parait-il. Dans son désir de faire splendide,
il va jusqu’au bout de ses ressources, et ne s’arréte qu’a
bout de moyens, quitte a reprendre la batisse, si Moulay-
Idris le permet.
Beaucoup de luxe, aucune invention. En architecture,
comme en tout, le Fassi suit la tradition. Trop paresseux
pour conserver, trop mal doué pour inventer, ce qu’il fait
aujourd’hui est tout pareil a ce qu’il faisait hier. A Fés, il
n’y a qu’un 4ge et qu’un style : celui d’hier, d’aujourd’hui
et de demain. On a fait ici le miracle de supprimer le
temps. Et cela donne a cette ville un caractére unique
— unique peut-étre dans l’univers, et certainement dans
le monde de la Méditerranée.
Au dehors, rien ne laisse deviner la somptuosité du
logis. Tandis que le propriétaire se présente toujours
sous Il’aspect le plus séduisant, toute politesse et bonne
grace, avec dans son extérieur, ses habits et ses facgons,
je ne sais quoi d’émaillé, de sans défaut, sa maison, au
contraire, n’offre jamais a la rue que son cété rugueux et

33
Fés

sombre. [...] Mais dés qu’on a franchi ce pas, on tombe


avec ravissement sur le charmant et voluptueux décor
qu’une civilisation déja vieille, et presque uniquement
attentive au cété sensuel de la vie, a trouvé pour son
agrément. Ce qui vous attend |a ? Hé, mon Dieu, ce
qu’on trouve dans la poésie arabe, chargée de peu
d’idées mais remplie d’images gracieuses : des cours,
des jets d’eau, des arcades, un ruisseau entre des berges
de marbre, une adorable combinaison de la recherche
et de la facilité, du précieux et du simple, du rustique
et du raffiné; tout cet Orient enfin, que les récits des
voyageurs, et le mien a son tour, pourront banaliser,
mais qui se moque de toutes les phrases, survit a tous
les enthousiasmes, et reproduit ingénument son miracle
de séduction. On semble ici s’étre posé la question :
qu’y a-t-il de plus agréable dans la vie, et comment
s’en saisir ?Ou plutdét, on ne s’est rien demandé : on a
rassemblé la des parfums, de la fraicheur, des couleurs,
une vivace poésie, qui ne va pas plus loin que ce que le
regard peut saisir, que ce que la main peut toucher; tout
un plaisir diapré, facile, qui vous enferme dans l’oubli de
ce qui n’est pas lui, dans un repos, un abandon complet
a toutes ces choses réunies sans autre but que de séduire.
Fez ou les bourgeois de lislam
© Editions Marsam, Rabat, 2001

Les fréres Tharaud brossent ici un portrait piquant et pas


toujours bienveillant des fassis. En soulignant l’uniformité
de l’architecture qu’ils jugent « sans invention », ils temoi-
gnent d’une méconnaissance de la culture arabe. La
structure des batiments et leur décoration — stucs, zelliges

34
La maison du fassi

notamment — sont étroitement codifiées par la tradition.


Lorsque vous visiterez la médina de Fés, classée au patri-
moine mondial de |’humanité par I'UNESCO, certaines
rues vous surprendront par leur état de délabrement. Des
restaurations sont en cours fort heureusement. Mais de
somptueuses maisons ont souvent été abandonnées par
les héritiers trop nombreux, installés 4 Rabat ou Casa-
blanca, et qui ont du mal 4 se mettre d’accord pour les
entretenir ou les vendre.
AHMED SEFRIOUI

A Vécole coranique

Ahmed Sefrioui, écrivain d’origine berbére, est né a Fes ou il


a grandi dans la médina; il fut scolarisé a l’école coranique
comme tous les enfants de cette époque puis a l’école fran-
caise. Il resta sa vie durant tres attaché a sa ville natale ou il
accomplit la plus grande partie de sa carriére au service de
la défense du patrimoine. II est notamment le fondateur du
musée des arts marocains Dar Batha. II fut l’un des rares
écrivains marocains a étre publiés au temps du Protectorat et
est considéré comme V’initiateur de la littérature marocaine
adexpression francaise au Maroc. Il est l’'auteur de nouvelles,
et de deux trés beaux romans autobiographiques, La boite
a merveilles et La maison de servitude. Ce dernier est un
roman métaphysique qui fait suite a La boite aux merveilles.
Il raconte les souvenirs d’un enfant, Sidi Mohamed. La
figure du « fqih », maitre d’enseignement coranique, avec ses
méthodes souvent violentes, est trés présente dans ses livres.

Si Abderrahman fils de Si Abdelkader, Bel Hassan El


Fechtali, mon digne professeur de droit musulman, est
aujourd’hui en retard. Nous l’attendons tous assis en
tailleur autour de la cathédre, en cercles concentriques.
Nous sommes trés intrigués. Nous sommes, a la fois,
surpris et inquiets.
Jamais un tel évenement ne s’est produit depuis que Si
Abderrahman enseigne dans |’enceinte vénérable de la
non moins vénérable Université Karaouyine.

36
A Vécole coranique

[ea
Aujourd’hui, il est en retard. La tension est a son
comble parmi l’auditoire. Elle se traduit par un
bourdonnement qui va s’amplifiant. Le bruit s’arréte
net. Personne n’avait remarqué l’arrivée de Si Abder-
rahman. Il a surgi brusquement et entrepris de grimper
les trois marches de la cathédre pour dominer, comme
a ’accoutumée, l’assistance. II s’assoit, arrange avec des
gestes précieux les plis de sa toge, s’absorbe quelques
instants dans une profonde méditation et fait enfin signe
au lecteur d’annoncer le texte 4 commenter. Une voix
juvénile psalmodie deux ou trois phrases que je n’arrive
pas a saisir. Le professeur entame sa harangue.
— Dieu dans son Livre Saint dit : « C’est un des signes
de sa puissance que de vous avoir créés de poussiere.
Puis vous devintes hommes dessinés de tous cétés.
— « C’en est un aussi de vous avoir donné des épouses
créées de vous-mémes, pour que vous habitiez avec elles.
Ti a établi entre vous l'amour et la tendresse. Il y a dans
ceci des signes pour ceux qui réfléchissent ».
— Nous allons aborder aujourd’hui un sujet particu-
liérement délicat. Mais avant de vous exposer les dispo-
sitions juridiques qui concernent la femme, j’aimerais
vous faire part de quelques réflexions relatives a la place
que |’Islam lui réserve dans la société et quelle signifi-
cation il y attache. Des ignorants et des gens de |’exté-
rieur affirment que la femme musulmane est traitée en
objet mobilier. Ils sont allés jusqu’a prétendre que le
musulman achéte sa femme comme du bétail, la traite
comme une béte de somme, enfin la tient claustrée et
malheureuse avec d’autres femmes dans le plus inhumain
abandon. Nous savons que ce sont la propos erronés,

37
Fés

sottises et grossiéretés. Le Livre Saint consacre 4 la


femme un chapitre entier, comme vous le savez. Des
traditions qui nous sont étrangéres présentent la femme
comme une émanation du démon. Son contact rendrait
Ame de l’individu aussi noire que la géhenne et ses
artifices l’entrainerait irrémédiablement dans le feu
de l’enfer. Alors que nous professons que |’amour est
si peu suspect a Dieu qu’il le promet comme un des
attraits de sa demeure céleste, les femmes une compagnie
si peu dangereuse qu’elles sont l’ornement des jardins
de l’au-dela, de cette féte d’eau vive et de fleurs qui
attend les croyants dans l’autre monde. Les croyants,
dit le Livre Saint, auront des femmes belles et pudiques,
éclatantes de blancheur et logées dans des pavillons.
Qu’est-il arrivé 4 Si Abderrahman? Jamais, depuis
quatre ans que je suis assidiment son cours, il ne s’est
laissé allé 4 autant de lyrisme.
Lauditoire est fasciné. Mon imagination vagabonde
dans les jardins de délices promis aux croyants qui font
le bien et dénoncent le mal. Les « houris » m’entrainent
dans un tourbillon de parfum et d’éclats de rire. Je
n’écoute plus Si Abderrahman Fechtali. Je quitte l’ombre
feutrée de la grande mosquée, je quitte le monde et ses
bruits.
La maison de servitude
© Editions Marsam, Rabat, 2001
ABDELLATIF LAABI

La criée aux tapis

Ecrivain et poéte — prix Goncourt de la poésie en 2009 -,


A. Laabi est natif de Fés. Fondateur de la revue « Souffles »,
il fut emprisonné apres avoir été torturé de 1972 a4 1980 au
Maroc pour son engagement politique : les piéces a charge?
les numéros de la revue qui eut une forte influence sur la
formation des Elites intellectuelles de gauche. Le fond de
la jarre méne a la connaissance de soi et le petit Naouss,
enfant arabe précoce, s’interroge sur des sujets graves tout
en sachant « qu’a vouloir aller au fond des choses on s’ex-
pose a des désagréments, on touche a des vérités qui ne sont
pas toutes bonnes a dire».

Sekkatine s’anime de plus en plus. La vente aux


enchéres a commencé. D’abord celle des /badi (petits
tapis de laine) confectionnés chez elles par des madlmate.
Elles les confient aux aboyeurs Ammour ou Raiss,
qui les passent autour du bras et vont de boutique en
boutique pour récolter les enchéres. Les artisans savent
reconnaitre le label de chaque ouvriére : Chérifa, Fdila,
la Berbére ou les filles de Merqtani sont celles dont ils
apprécient le plus l’ouvrage. Ils ont d’ailleurs inventé un
langage codé pour se signaler la qualité des produits.
Namouss a fini, la aussi, par en percer le mysteére. II sait
que la marchandise qualifiée de chorba est de mauvaise
qualité, et le contraire si on dit qu’elle est jrib.
Aprés les tapis de laine vient le tour des selles

39
Fés

d’occasion, des étriers, des fusils de fantasia. Il arrive


que des objets qui n’ont rien a voir avec la sellerie soient
mis en vente : samovars, plateaux en cuivre, poignards
ciselés... Puis l’activité baisse et le souk retrouve un peu
de calme. Les commergants font leurs comptes et les
artisans se remettent au travail, avec moins d’ardeur
qu’auparavant. Les commandes pleuvent sur le cafetier
du coin, Krimou. Café ou thé a la menthe servis dans
des verres chebri (de la taille d’un empan). On sort
les noix ou les boites de tabac a priser et on s’adonne
tranquillement a son plaisir. C’est le moment aussi
ou l’on accueille des visiteurs de passage qui viennent
échanger des nouvelles et discuter des événements en
cours : mariages, divorces, décés, maisons a vendre,
nouveaux produits sur le marché, évolution des prix et,
bien sir, bras de fer des nationalistes avec les autorités
coloniales. On évoque a voix basse les noms de Allal
el-Fassi, Belhassan Ouezzani, Abdelkrim Khattabi, du
sultan que Dieu lui donne la victoire, des caids félons qui
sévissent dans les campagnes. On suppute la position des
Maricanes et des Rouss (les deux grandes puissances), le
soutien de l’Egypte, et on prie Dieu de prendre en pitié
les musulmans dans leur ensemble, de leur apporter le
soulagement.
Namouss est la a grappiller ce qu’il peut de connais-
sances. Ce qui se passe dans le pays le dépasse, et il
assimile 4 un ordre naturel des choses. LHistoire n’a
pas encore frappé a la porte de sa conscience.
Le fond de la jarre
© Editions Gallimard, 2002
TAHAR BEN JELLOUN

Un mariage a Fes en 1916

Natif de Fes, auteur de plus d’une quarantaine de livres de


poésies, de romans et de nouvelles, membre de I’Académie
Goncourt qui lui décerna son prix en 1987 pour La nuit
sacrée, Tahar Ben Jelloun jouit d’une notoriété qui a depuis
longtemps dépassé les frontiéres du Maroc. Dans un de ses
derniers romans, il évoque avec émotion la mémoire de sa
mere.

Quelques jours plus tard, ma mére me dit sur un ton


résigné, sans grand enthousiasme : je crois ma fille que
tu vas te marier. Ton pére est d’accord d’autant plus
qu’il connait bien la famille du jeune homme dont j’ai
vu la mére, c’est une famille de Chorfas, des gens de
la haute noblesse, des descendants de notre Prophéte
bien-aimé, le jeune homme travaille avec son pére qui
est commercant dans le Diwane, juste a coté de ton oncle
Sidi Abdesslam, d’ailleurs c’est lui qui a pensé a toi en
voyant le jeune homme si bien se débrouiller. La mére a
Pair d’une bonne personne, elle est d’une grande famille,
nous avons découvert que nos parents se connaissent
bien, ce sont des fassis authentiques, comme nous, et tu
sais ma fille une fassia ne sera heureuse qu’avec un fassi
de son rang, nous, on ne se mélange pas, nos ancétres
Pont bien compris et ont cultivé les liens a l’intérieur
de la méme grande famille, jamais je ne donnerai ma

41
Fés

fille 4 un homme dont la famille n’est pas connue,


quelqu’un des villes étrangéres comme Casablanca ou
méme Meknés. Le fassi pour la fassia, c’est une garantie
et une prudence qu’il ne faut pas négliger.
Je Pécoutais sans dire un mot. j’étais intriguée et
javais peur : mais yemma, j’ai a peine quinze ans! je
joue encore avec des poupées [...].

Vécriture de l’acte de mariage a eu lieu un vendredi


aprés la priére de la mi-journée. Deux adouls! en
djellaba blanche, portant un tarbouche rouge, symbole
des nationalistes, des babouches jaunes et fines, sont
entrés suivis par les hommes de la famille du futur
mari et des hommes de la famille de ma mére. Réunion
entre hommes. Les femmes se tenant cachées dans
les chambres avoisinantes. Derriére le rideau qu’elles
entrouvrent discrétement, elles suivent la cérémonie.
Lacte est rédigé en silence. On demande le nom exact
et la date de naissance des deux conjoints. On donne
l'année approximative de la naissance. Nous sommes en
1936, a Fes. Les Marocains ne possédent pas d’état civil.
Les gens se connaissent entre eux et n’ont pas besoin
de vérifier la date de naissance. On dit il est né l’année
de la grande sécheresse, ce devait étre a l’époque ot les
Frangais venaient d’entrer au Maroc. Ou bien on dit
lui est né la méme année que le fils du Sultan, tu t’en
souviens ? C’était le printemps... ou bien encore, sans
nommer ma mere, ils ont dit la fille de Moulay Ahmed
est née l’année ou il a neigé a Fés, puis ils se sont mis a
commenter cet événement exceptionnel, la neige, on ne

1. Homme de loi.

42
Un mariage a Fés en 1916

Pavait jamais vue, toute blanche, étrange, on glissait,


on tombait puis on avait du mal a se relever, on riait,
puis un matin la neige a disparu, pas entiérement, elle
s’est mélangée avec de la boue, elle est devenue sale, oui,
je me souviens dit Moulay Ahmed, on a eu trés froid,
pas l’habitude de la neige, c’est le jour ot ma fille, que
Dieu la garde et la protége, est arrivée au monde, Dieu a
choisi ce jour pour illuminer ma maison. Puis ils se sont
tournés vers le pére du marié, il a hésité puis a dit mon
fils, que Dieu en fasse un homme, un vrai, est né le jour
ou la kissaria était en gréve, les chrétiens s’installaient
et on ne voulait pas d’eux, alors ¢a nous fait 1916, c’est
¢a, il a vingt ans.
Sur ma mere
© Editions Gallimard, 2008

Longtemps, les mariages au Maroc ont été « organisés »


par les familles suivant leurs intéréts, a l’insu des intéres-
sés. lls étaient enregistrés par des «adouls», sorte de
notaires privés. Le code de la famille, « Moudawana », a
été révisé en 2004 par Mohamed VI et porte désormais
a 18 ans |’€ge minimum requis pour la promulgation
d’un mariage. Il permet entre autres mesures aux femmes
de se marier sans le consentement de leurs parents.
FATIMA MERNISSI

La terrasse interdite

Issue d’une grande famille bourgeoise de Fes, l’écrivaine et


sociologue Fatima Mernissi méne parallélement a sa carriére
universitaire une action militante en faveur des femmes et
de la société civile. Elle a notamment fondé les « Caravanes
civiques» et recu le prix Prince des Asturies en 2003 avec
Susan Sontag. Son roman Réves de femmes est inspiré de ses
souvenirs de jeunesse.

Je pensais alors, et je le crois encore, que le bonheur,


ne se con¢oit pas sans terrasse. Et par terrasse j’entends
quelque chose qui n’a rien a voir avec les toits des
maisons européennes que nous décrivait cousin Zin
aprés avoir visité le royaume des Anglais, un des pays
les plus bizarres de Blad Tedj, le pays de la neige ou
Allah a entassé les pauvres chrétiens qui passent leur
vie a grelotter de froid. Il nous raconta que les maisons
la-bas n’avaient pas de terrasses plates comme les nétres,
joliment blanchies, ou parfois somptueusement pavées,
avec des sofas, des plantes et des arbustes fleuris. Au
contraire, leurs toits étaient triangulaires et pointus
car ils devaient protéger leur maison de la neige, et il
était donc impossible de s’allonger dessus sans glisser
immédiatement en bas. Cependant, toutes les terrasses de
Fés n’étaient pas congues pour étre accessibles. Les plus
hautes étaient normalement interdites d’accés, car vous

44
La terrasse interdite

pouviez mourir en tombant de si haut. Naturellement,


je révais de me rendre sur notre terrasse interdite, la plus
haute de la rue, ot on n’avait jamais vu aucun enfant,
a ma connaissance.
Mais la premiére fois ot j’ai accédé a cette terrasse
interdite, je n’étais plus sire du tout d’avoir envie de
visiter l’endroit. J’ai méme décidé sur-le-champ de recon-
sidérer le principe selon lequel les adultes étaient des
créatures déraisonnables et bornées qui ne pensaient
qu’a empécher les enfants d’étre heureux.
Javais une telle frousse, la-haut, que j’en avais la
respiration coupée et que je me suis mise a trembler.
Je regrettais finalement d’avoir désobéi et quitté notre
terrasse habituelle, confortablement entourée de murs
hauts de deux métres. Les minarets et méme |’immense
mosquée Qaraouiyine étaient 4 mes pieds, comme de
minuscules jouets dans une ville miniature. En méme
temps, les nuages au-dessus de ma téte me semblaient
dangereusement proches, avec des flammes roses,
presque rouges, que je n’avais jamais distinguées d’en
bas. J’entendais un bruit bizarre, si effrayant que tout
d’abord j’ai cru qu’il s’agissait d’un monstrueux oiseau
invisible. Mais quand j’ai interrogé cousine Malika, elle
m’a dit que ce n’était que ma peur : le bruit venait de
mon propre sang qui bourdonnait dans mes veines.
Réves de femmes
© Editions Albin Michel, 1994

Les Tharaud disaient : «a Fés on pratique beaucoup ce


que |’on nomme |l’amour suspendu». Si les amoureux
pour se rejoindre faisaient de véritables voyages a

45
travers ce champ d’obstacles aériens que constituaient
les terrasses, ces derniéres étaient surtout le refuge des
femmes et le lieu de tous les fantasmes. Aujourd’hui,
monter sur une terrasse offre un double plaisir : celui de
surplomber une partie de la ville mais aussi celui de sur-
prendre les gestes quotidiens des femmes qui étendent
leur lessive, étalent leurs tapis ou font sécher les olives.
ANAIS NIN

Au hammam

Anais Nin s’inscrit dans la mouvance de ces Américaines


intelligentes, originales, souvent riches et indépendantes
— Edith Wharton, Gertrude Stein, Djuna Barnes — qui
arrivent en Europe en 1930 pour échapper au puritanisme
américain. De 1914 a sa mort, en 1977, elle tiendra un
journal intime dans lequel elle décrit ses rencontres avec
des artistes et écrivains célébres, ses voyages. En 1936,
elle fait un bref voyage au Maroc et tombe sous le charme
de Fes.

Voyage au Maroc. Bref mais marquant. Je suis


tombée amoureuse de Fez. Paix. Dignité. Humilité.
Pesce
Fez est une drogue. Elle vous prend dans ses rets.
La vie des sens, de la poésie (méme les pauvres Arabes
qui vont trouver une prostituée trouveront une femme
vétue d’une robe de mariée comme une vierge) de
Pillusion et du réve. Cela me rendait passionnée, de
rester la, assise sur des coussins, avec de la musique,
les oiseaux, les fontaines, la beauté infinie des motifs de
la mosaique, la bouilloire qui chantait, les nombreux
plateaux de cuivre qui brillaient, les douze flacons de
parfum 4 la rose, et le bois de santal fumant dans le
brasero, et les coucous carillonnant a leur guise en
désaccord.

47
Fés

[iat
Jai croisé des femmes arabes se rendant au bain.
Elles s’y rendaient toujours en groupe, en transportant
des vétements de rechange dans un panier sur leur téte.
Elles marchaient voilées, en riant, ne laissant voir que
leurs yeux et le bout de leurs doigts couvert de henné
qui retient leur voile. Leurs amples jupes blanches
et leurs ceintures aux lourdes broderies les faisaient
paraitre aussi lourdes et massives que les coussins sur
lesquels elles aiment étre assises. C’était une chair
lourde marchant dans des robes blanches, nourrie de
sucreries et d’inertie, de veilles passives derriére des
fenétres grillagées. C’était l'un de leurs rares moments
de liberté, l’un des rares moments ot elles paraissaient
dans la rue. Elles marchaient par groupes avec leurs
servantes, leurs enfants, leurs paquets de vétements
propres, riant et bavardant, et trainant les pieds
chaussés de mules brodées.
Je les suivis. Lorsqu’elles pénétrérent dans le
batiment couvert de mosaiques prés de la mosquée,
j’entrai avec elles. La premiére piéce était trés grande et
carrée, toute en pierre, avec des bancs de pierre et des
tapis sur le sol. C’est la que les femmes déposérent leur
balluchon et commencérent a se déshabiller. C’était une
longue cérémonie car elles portaient plusieurs jupes et
plusieurs corsages, et des ceintures qui ressemblaient
a des bandelettes, autant de mousseline blanche, de
coton qu’il fallait dérouler, déplier et replier sur le
banc. Puis il y avait les bracelets 4 enlever, les boucles
doreilles et les bracelets autour des chevilles, et puis la
longue chevelure noire a dégager des rubans qui y sont
tressés. Tout ce coton blanc jeté a terre, un champ de

48
Au hammam

feuilles, de broderies, de pétales blancs, répandus par


les femmes corpulentes, et comme je les regardais, il
me semblait qu’elles ne pourraient jamais étre vraiment
nues, que tout ce qu’elles portaient devait ne faire
qu’un avec elles, grandir avec leur corps [...].

Les femmes ne se pressaient pas. Elles employaient


le savon, puis un morceau de pierre ponce, aprés quoi
elles se mettaient a employer des dépilatoires avec une
concentration et un soin minutieux. Elles étaient toutes
énormes. La chair formait des bourrelets et des replis
qui déferlaient pesamment comme des vagues formi-
dables. Elles paraissaient assises sur des coussins de
chair de toutes les couleurs, depuis la peau claire des
Arabes du Nord, jusqu’a celle des femmes africaines.
Jétais stupéfiée de les voir soulever des bras aussi
lourds pour peigner leur longue chevelure. J’étais venue
pour les regarder, parce que la beauté de leur visage
était légendaire et ceci s’avéra nullement exagéré.
Elles avaient un visage parfaitement beau, de grands
yeux comme des joyaux, un nez noble et droit avec
un grand espace entre les yeux, la bouche pleine et
voluptueuse, une peau parfaite et toujours un port de
reine. Les visages étaient dignes d'étre sculptés plutét
que peints parce que les lignes en étaient si pures et si
claires. Je demeurais en admiration devant leur visage,
puis je m’apercus qu’elles me regardaient. Assises en
groupes, elles me regardaient et souriaient. Elles me
firent comprendre par gestes que je devais me laver le
visage et les cheveux.
Leen]
Elles voulurent aussi que je m’épile les sourcils et

49
Fés

sous les bras, et que je me rase le pubis. En fin de


compte, je m’esquivai dans la piéce a cé6té ot l’on
m’aspergea de seaux d’une eau plus fraiche.
Journal II :1934-1939,
traduit de l’anglais par Béatrice Commengé
© Editions Stock, Paris, 1969

Les femmes musulmanes sortaient peu de leurs maisons.


Le hammam, ce «médecin muet», était et est encore
non seulement un lieu d’hygiéne, mais surtout un lieu de
socialisation. Ce fut pour Anais Nin le seul moyen de les
approcher.
KLAUS MANN

Les paradis artificiels

Fils de Thomas Mann, célébre auteur des Buddenbrooks, de


La Montagne magique et de Mort a Venise, Klaus Mann,
surnommeé «kleiner mann», portera toute sa vie son nom
comme une malédiction. Opposant de la premiere heure au
nazisme, dandy cultivé, homosexuel et toxicomane, il fut
aussi un écrivain majeur méconnu de son temps. Il faudra
attendre de nombreuses années apres son suicide a Cannes
en 1939 pour que son ceuvre soit enfin redécouverte, publiée
en Allemagne et traduite dans le monde. II est aujourd'hui
reconnu comme l'un des auteurs majeurs de la littérature
allemande.

Les premiers jours, il avait fait beau. Puis il était tombé


une pluie diluvienne pendant deux semaines. Aprés quoi
le temps s’était remis au beau et, a présent, la chaleur
était intense. Ils connaissaient Fés, leur Fes, Fes la mysté-
rieuse, sous toutes les ambiances et toutes les lumiéres.
Ils avaient vu les étroites ruelles transformées en torrents
par les précipitations ininterrompues; et ils avaient
respiré les parfums pénétrants et douceatres de la ville
sous la chaleur torride. O promenades vespérales, quand
le paysage d’une rudesse ensorcelante baignait dans une
clarté surnaturelle. Que cette transfiguration rendait
triste dans sa perfection! Les contours des collines sont
d’une pureté excessive, douloureuse. Arbres, cactus,
rochers sont trop immobiles, trop distincts et trop

51
Fés

solennels dans la forme qui leur est impartie. Le guide,


un homme doux, érudit et pédant, aux lévres bleuatres
dans un visage brun, émacié et malin, leur avait montré
et raconté beaucoup de choses; il les avait conduits
dans les maisons de Dieu, les bazars, les maisons de
fous et les bordels, sachant partout placer une anecdote
pieuse ou spirituelle. Ils avaient fait des excursions
dans les environs, jusqu’a d’autres villes arabes, plus
petites, jusqu’a des sources sacrées et des panoramas
réputés; et le soir, ils s’étaient rendus a des fétes ou il y
avait de la danse et de la musique arabes; ou dans les
cinémas et les cafés de l’ennuyeuse ville « européenne »,
la Ville Nouvelle’ frangaise, qu’ils aimaient parce qu’elle
faisait tout de méme partie de Fés, fit-ce d’une maniére
dépravée et scandaleuse.
[Exel
Le soir ou, aprés le diner, le guide attendit Sonja
et Sebastian au jardin, il n’y avait pas de lune. Le
jardin était noir au milieu de ses odeurs de fleurs et de
décomposition.
Le guide surgit inopinément derriére un tronc de
palmier lorsque Sonja et Sebastian arrivérent en bas
de l’escalier plongé dans l’obscurité. Il portait un autre
manteau que celui qu’il avait d’habitude, un manteau
noir a capuche. Son visage aux joues creuses, a la bouche
bleue et au menton piqué de poils de barbe isolés, était
bléme et excité dans l’ombre de la capuche.
« Jai quelque chose pour ces messieurs-dames »,
chuchota-t-il. « C’est notre poison — du haschich. Je l’ai
acheté directement a la campagne, qualité princiére! »

1. En frangais dans le texte.

52
Les paradis artificiels

Il leva d’un air important son long index brun et ridé.


Tous deux le trouvérent épatant. «II a de ces idées! »
s’écriérent-ils en lui arrachant le petit paquet de la main.
« Cela ne cofite que trois cents francs», dit-il en
baissant avec humilité sa face baignée d’ombre.
Point de rencontre a l’infini,
traduit de l’allemand par Corinna Gepner
© Editions Phébus, Paris, 2010

Ce roman est le premier grand roman de Klaus Mann. Il


évoque des épisodes autobiographiques, notamment le
séjour que Klaus Mann et sa soeur Erika firent en 1929
4 Fés ov ils faillirent tre victimes d’une overdose de has-
chich (épisode traité dans sa nouvelle « Speed »). Ce pas-
sage se déroule au superbe palais Jamai, construit 4 la
| fin du xix¢ siécle, aujourd’hui transformé en hétel de luxe.
EUGENE AUBIN

Repas dans une maison fassie

Eugéne Aubin, né en 1863, fit toute sa carriére dans la diplo-


matie et occupa notamment le poste de Premier secrétaire
a la légation francaise a Tanger au début du Xx° siécle. Ce
poste d’observation lui inspira son livre Le Maroc dans la
tourmente, d’un intérét historique considérable. II nous offre
en effet un tableau remarquable notamment de la politique
du Makhzen a l’égard des tribus, mais il pressent aussi la
place des questions économiques dans la modernisation du
pays, et la montée des élites citadines.

C’est un Maure fin et distingué, dont la maison est


jolie, la table excellente; il a rapporté de ses voyages toute
une compagnie de chats, de chiens et de perroquets, trés
anormale chez un Fasi; elle pullule dans son jardin, a cété
de négresses fort bien choisies.
Il va de soi que les repas forment le principal prétexte
des réunions. Les invités prennent d’abord le thé,
s’accroupissent autour d’une table basse et se lavent les
mains. Pendant ce temps, les serviteurs ont aligné, devant
la porte, de nombreuses terrines en terre rouge, recou-
vertes de chapeaux en osier. Ce sont les plats nombreux,
qui défileront a tour de réle. La cuisine est excellente,
mais se compose presque exclusivement de viandes de
mouton, de poulets et de pigeons, préparés au beurre,
a ’huile, ou en ragoat. Ces mets sont relevés d’olives,

54
Repas dans une maison fassie

d’amandes, d’écorces de citrons ou d’amandes, de féves,


de pommes cuites, et, au printemps, de fonds d’artichauts
sauvages, que l’on recueille dans la campagne : comme
roti, le mouton cuit entier devant le feu ou a la vapeur.
Les Fasis ont coutume d’assaisonner ces plats avec des
quartiers d’orange, des carottes confites dans le vinaigre,
ou une salade coupée menue, laitues et radis. Vient le
couscous, que |’on prend parfois avec du lait, puis un
dessert de fruits et de gateaux de miel. Pour boisson,
de l’eau pure, parfumée de bois de santal; a la fin, une
tasse de café. On se lave encore les mains, cette fois avec
du savon, pour enlever la graisse, qu’a laissée le contact
des mets; comme les Maures n’ont point coutume de
fumer, ils prennent une légére prise de tabac, puis chacun
parfume longuement ses habits sur une cassolette.
Le Maroc dans la tourmente

Aubin nous offre un tableau minutieux des moeurs des


bourgeois fassis. Les fassis ont toujours été considérés
comme des Marocains un peu 4G part : cela est lié 4 la
spécificité de la ville, peuplée a l’origine de réfugiés
andalous et kairouanais, c’est-d-dire de citadins raffinés,
mais aussi au fait que pendant des siécles les sultans
avaient Ihabitude de choisir leurs fonctionnaires parmi
les fassis. Il décrit notamment un repas chez un riche
négociant. La cuisine marocaine, et en particulier la
cuisine fassie, figure parmi les meilleures du monde.
Cette gastronomie est I’héritage de I’histoire du Maroc :
I‘Andalousie des « pastillas» légéres et parfumées, les
caravanes d’épices rassemblées dans le « ras-el-hanout»,
‘Inde et l’empire ottoman dans les «briouattes»,
mélanges subtils de saveurs sucrées et salées.
MAURICE TRANCHANT DE LUNEL

Fés a la veille du Traité de 1912

Inspecteur des monuments historiques et proche collabo-


rateur de Lyautey, Tranchant de Lunel trace ici le tableau
de l’ambiance qui régnait a Fes en mars 1912, au moment
de la signature du traité de Fés par lequel le sultan Moulay
Hafid abandonnait la souveraineté du Maroc a la France
et l’Espagne. La nouvelle qui devait rester secréte jusqu’au
17 avril, date prévue du départ du sultan de la ville, fut
éventée. Un an plus tét la France, dont les troupes avaient
rompu l’encerclement de Fés par les tribus insurgées, était
populaire. Le 17 avril, la révolte éclatait a Fés : une soixan-
taine d’Européens et plus de cinquante juifs étaient assas-
sinés. Le 27 avril, Lyautey était nommeé Résident...

Ce n’était plus la ville accueillante de l’année précé-


dente. C’était Fez en fin mars, avec ses alternatives de
pluie lente et fine et de bourrasques. Dans la boue du sol
glaiseux tout parait instable et vous fuit sous les pieds.
Cette sensation, toute physique, devait s’accentuer les
jours suivants, et déborder, semblait-il, dans le regard des
Marocains, du Maghzen et sur les visages qu’illuminait
cependant un sourire.
fal
Lannée derniére nous étions chez des hétes empressés.
Nous venions de délivrer ces gens d’un grave péril. Ils
pouvaient a bon droit nous considérer comme leurs
bienfaiteurs. Cette fois nous sommes apparus sous des

56
Fés a la veille du Traité de 1912

auspices différents. Une signature au bas d’un papier


allait faire de nous des maitres. Au palais, ot j’accompa-
gnais parfois l’ambassadeur, je notais aussi sur le visage
des familiers du Sultan une impression de géne crois-
sante. C’étaient, transposées, dans le monde de la cour,
avec des nuances, des impressions pareilles a celles que
reflétait le monde des marchands. Le Sultan se révélait
chaque jour plus hésitant. Au cours des premiéres
rencontres les sourires, les souhaits de bienvenue et
les compliments s’étaient trouvés tout naturellement
chaleureux. Chaque jour écoulé depuis semblait avoir
attiédi l’enthousiasme premier. Cependant les pique-
niques et les fétes se suivaient. Nous étions allés chasser
au faucon dans les marais de l’Oued Fez, conviés 4 un
grand déjeuner en un campement maghzen préparé a cet
effet. Une promenade avait été organisée sur les contre-
forts du Zalagh en compagnie de Moulay Hafid, fait
sans précédent dans les annales chérifiennes.
fee |
Toujours est-il, que le visage du Sultan accusait un
malaise qui ne cessa de s’accentuer aprés les premiéres
semaines de pourparlers, malgré les réjouissances
officielles, les diners et les thés.
La France était déja peut-étre protectrice du Maroc.
Peut-étre ?Car ni la France ni le Moghreb ne pouvaient
le savoir exactement. Le Sultan voulait sans doute que
le silence en fit gardé le plus longtemps possible ayant
au fond trés peur de perdre par une révélation hative
tout prestige aux yeux de son peuple. Mais l’intégrité
du secret était difficile 4 garder. Peut-étre aussi les tergi-
versations que je crus noter tenaient-elles 4 ce que le
Sultan s’était trouvé pris de court pour bazarder certains

57
Fés

biens de la Couronne et s’approprier certaines propriétés


d’Etat.
On commengait a parler du départ aprés deux mois de
séjour. Mais le temps devenait de plus eu plus mauvais.
Sous nos pas, la boue chaque jour s’épaississait plus
gluante. De continuelles averses noyaient la ville sous
un voile de deuil.
Sous les rues, les mille bras de Oued — Fez grossis
par les pluies grondaient tumultueusement comme une
sourde menace.
Le départ était fixé pour le 17 avril a midi.
Au pays du paradoxe
Bibliothéque Charpentier, 1924
D.R.
HENRY DE MONTHERLANT

Une vie de lieutenant

Romancier et dramaturge, Montherlant fut un grand


admirateur des civilisations du pourtour méditerranéen. II
parcouru le Maghreb pendant dix ans, de Tanger a Tunis,
ébloui par les paysages, mais trés vite inquiet des drames
qui se préparaient dans ces pays. La rose des sables est un de
ses romans les plus forts et les plus importants : commencé
en 1930, achevé en 1932, il ne sera publié qu’en 1968 a sa
demande car il ne soubaitait pas que cet ouvrage nuise a la
France. On comprend aujourd’hui pourquoi; les positions
anticolonialistes qwil adopta en 1933, suggérant qu’on
élevat a Alger «une statue aux arabes morts en défendant
leur pays» et demandant l'année suivante qu’on redistribue
le montant de son Grand prix de littérature de lAcadémie
francaise « partie aux soldats frangais victorieux, partie aux
dissidents marocains vaincus », trouvent leur écho dans
Pévolution de la pensée du jeune lieutenant Auligny qui
s’indigne du comportement de certains Francais vis-a-vis des
Marocains et s’éprend d’une jeune bédouine. Le Maroc sera
pour lui le théatre d’une crise profonde au bout de laquelle,
a Fes, il trouvera la mort.

I] était quatre heures. Guiscart invita Auligny a venir


diner, a la marocaine, dans sa maison de la Medina. Ils
passérent a |’hétel d’Auligny, pour y chercher Boualem
qui irait acheter les provisions dans la Medina, et prépa-
rerait le diner. Et, comme ils trouvérent Boualem en train

59
Fés

de causer avec le garcon arabe de |’hétel, Auligny fut


contrarié : « Qu’est-ce qu’ils patricotent ? » Immédia-
tement, il avait pensé qu’ils n’avaient pu s’acoquiner
que contre lui.
Ils prirent une voiture jusqu’a Bou Jeloud. Aux deux
issues du Mellah, des tirailleurs formaient les faisceaux.
Il y avait eu, la veille, des échauffourées entre Marocains
et Juifs, et un Juif tué.
ass
Comme Auligny enfilait quelques-unes de ses raisons
en faveur des indigénes, Guiscart dit :
— En Afrique du Nord, il faut que tu marches dans un
réve, sinon ce que tu vois te donne le cafard. Soit le réve
« frangais » : réduire, gouverner, exploiter. Soit le réve
« artiste » : danseuses, jasmin, petits garcons. Soit le réve
« humain » : assimilation, fraternité, justice. Tu as choisi
le réve numéro 3, qui t’a fourni une occupation pendant
ton séjour a Birbatine : l’essentiel est donc acquis. Pour
moi, tout ce que je sais de la question indigéne, je l’ai
appris en feuilletant des revues, 4 Alger, dans le salon
d’attente d’un médecin.
en
En bas, on frappa a la porte.
Toutefois, les arrivants ne faisaient pas beaucoup de
bruit. Auligny pensa : «Ils viennent peut-étre pour nous
délivrer. »
« De toute fagon, il n’y a qu’une chose a faire :
leur parler. Eh quoi! ce sont des hommes. Ceux-ci ne
paraissent pas étre des forcenés comme les autres. »
Il faisait confiance, encore une fois, car c’était sa
destinée, de faire confiance dans la nuit.
Guiscart se disait : « Est-ce qu’il n’y a pas une fenétre

60
Une vie de lieutenant

aux cabinets? Il me semble qu’il y a une fenétre assez


grande pour qu’on puisse s’y glisser. » Il ne s’agissait
plus, maintenant, de ne pas défendre sa peau, par
hauteur. Fini de plaisanter. II s’agissait de sauver sa peau
coute que coite. Demain, on verrait 4 recommencer la
magnificence.
Ils descendirent l’escalier. Il n’y avait pas, en eux,
beaucoup de pensées. Auligny se disait que cela allait
s’arranger; il n’était pas ému. Guiscart se disait : « C’est
la mort. Comment filer ?» Son génie profond ressortait,
de toujours se dérober. Auligny qui, cing minutes plus
tOt, redoutait tant la mort, allait a la mort, et il n’y avait
en lui que de la paix. Guiscart 4 qui, cinq minutes plus
tét, cela était si égal de mourir, pour vivre aurait tué.
Auligny s’avanga vers la porte et cria, en arabe:
« Qu’est-ce que vous voulez? » II voyait leurs pieds se
détacher en noir, dans |’éclaircie au-dessous de la porte...
Guiscart jeta un coup d’ceil dans les cabinets : la fenétre
était minuscule.
Auligny cria : «Je vais ouvrir. Nous sommes ici des
amis des Arabes. »
Guiscart se jeta de toute sa force sur la porte
communiquant avec le jardin. En vain.
Dans le geste qu’il fit en reculant, sa main toucha la
serrure et ramena la porte avec elle. C’était une porte
qui s’ouvrait d’avant en arriére. Ils n’avaient pas pensé
a cela.
Il se précipita dans le jardin, les yeux dilatés, comme
une béte poursuivie.
La rose des sables
© Editions Gallimard, 1968
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MARRAKECH
MARRAKECH LA CITE BERBERE

Capitale de empire Almoravide, Marrakech «la rouge »


est une source inépuisable d’inspiration pour tous les
écrivains qui se sont succédés dans cette ville dotée de tous
les sortiléges. Ville berbére, ville impériale, son histoire se
confond avec celle du pays dont le nom « Maroc» vient de
Marrakech.
Le Mercure de France a déja publié, dans la méme collection
que le présent ouvrage, un titre entiérement consacré a
Marrakech auquel nous renvoyons les lecteurs curieux. Les
cing textes présentés ici complétent donc ceux des auteurs
cités dans le précédent ouvrage.
TAHAR ESSAFI

Le palais de la Bahia

Originaire de Tunisie, Tahar Essafi a fait toute sa carriére


au Maroc au temps du Protectorat. Fin observateur de
la vie culturelle maghrébine, il nous a laissé une série de
récits notamment sur le folklore marocain. II décrit ici une
réception au palais de la Bahia au temps du Glaoui et offre
une belle évocation des « chikhats», ces chanteuses trés
populaires dans les fétes.

Ce soir-la, l’ouzir Si Ahmed, revenu de Fas, donnait


une féte en son palais de la Bahia.
Le caid Glaoui s’y rendit, précédé de nombreux
coureurs, et parmi eux Abdesselem et Ali.
Ce dernier portait devant son maitre une grande
lanterne dont la lumiére, s’*échappant par mille trous
ajourés, faisait danser aux murs voisins le bleu et le
rouge des verres colorés.
Dans les ruelles obscures et les places désertes,
d’autres lueurs sautaient joyeuses, car nombreux étaient
les invités.
Connaissant quelques serviteurs de l’ouzir, Ali s’était
glissé a la suite de son maitre dans le grandiose palais. Il
avait traversé la cour de marbre ou, dans trois vasques
du pays florentin, l’eau pleurait monotone, et ot les
colombes s’abreuvaient a petits coups de bec.

66
Le palais de la Bahia

Dans un riad ombreux, les ceillets et les roses


exhalaient leur souffle embaumé. D’énormes cédrats
semblaient aux rayons de la lune des globes d’argent,
et, dans la nuit pure, les cyprés se dressaient tels des
minarets de verdure.
Par un labyrinthe de couloirs, ils parvinrent a une cour
intérieure ou des rampes de fer ciselé et de cédre ouvragé
entouraient les parterres fleuris.
Une pale lumiére tombait des lanternes, éclairant a
peine les portes aux lourds verrous, peintes d’éclatantes
couleurs.
De la salle du fond brillamment éclairée, s’échappait la
fumée des brile-parfum ot se consumaient en odorantes
volutes le santal, l’ambre et l’encens.
Les murs en étaient tendus de haitis de velours, d’épais
tapis de laine assourdissaient les pas et les invités, suivant
usage, retirait leurs sandales devant que de pénétrer.
Ils saluaient leur h6te, et s’installaient sur les profonds
matelas, le corps nonchalamment appuyé aux coussins
de cuir ou de soie.
Des esclaves noires, pieds nus, allaient et venaient,
portant les larges plateaux d’argent, les hauts chande-
liers de cuivre ot brilaient des cierges roses.
Ali, tapi dans ’ombre sur le seuil, regardait émerveillé.
Successivement, entrérent les riches caids dont il ne
connaissait la plupart que par oui-dire.
Si Abdelmalek, caid des M’Tougga, vieux sanglier
borgne dont I’ceil unique brillait de malice et dont la
cruauté était proverbiale; le caid des Goundafa, Si
Tayeb, dont les montagnes regorgeaient d’or, dit-on; les
caids Rehamna et Seraghna, qui commandaient la plaine
féconde; des chorfas de la famille impériale, et autres

67
Marrakech

seigneurs; tous richement vétus, le poignard d’argent


au coté, rivalisant de luxe et de civilité, s’accablant de
compliments, tandis que chacun dissimulait en son coeur
la haine de son voisin.
Aprés louzir, ancien esclave du palais et actuel-
lement grand maitre de |’Empire, les hommages les
plus empressés s’adressaient au caid El Glaoui, qui,
d’un geste, pouvait lever une harka de guerriers aussi
nombreux que les étoiles du ciel. Ces hommages le
désignaient comme le plus redouté, partant le plus
jalousé, et Ali en tira vanité : l’étalon est fier de son
superbe cavalier.
Quand tous les convives furent installés a leur guise,
les cheikhats firent leur entrée et se placérent au fond de
la salle. Vétues de brocarts qu’une guimpe, fine comme
la toile que tisse l’araignée, voilait a peine, elles avaient
la taille étreinte par une ceinture a large boucle émaillée.
Des foulards de soie semés de fleurs leur enserraient la
téte, des colliers d’or et de perles s’enroulaient aux cous
polis comme Vivoire; des boucles d’oreilles enrichies
de cabochons encadraient leurs visages délicats, et les
sourcils, peints d’un trait, étaient les arcs d’amour qui
langaient les fléches ensorcelées au coeur des hommes.
Les accompagnatrices et le joueur de violon prélu-
dérent par un rythme lent et berceur, et les mains ocrées
de henné frappaient a coups sourds les taaryas et les
tars (tambourins). Lalla Zina chanta sur un mode aigu :
A lalla! A lalla!
Tu as fui pendant la nuit!
Et mas laissée seule dans ma tente!
A lalla! A lalla!
Et mon coeur est resté dans les chaines;

68
Le palais de la Bahia

Jai perdu la lumiére de mes yeux


A lalla! A lalla!
Seule la mort étouffera mes plaintes.
L’amulette de coriandre,
cité dans Maroc, les villes impériales
D.R.

La musique et les chants des chikhates sont d’ori-


gine rurale. Ce sont des chants transgressifs, parlant
d’amour, de révoltes et de soumission. Chanteuses pro-
fessionnelles, les chikhates étaient adulées autant par
les hommes qu’elles excitaient que par les femmes qui
enviaient leur liberté de moeurs et de ton. Elles sont trés
peu nombreuses aujourd’hui et trés recherchées pour les
fétes.
COLETTE

Dans le palais du Glaoui

Colette s’est rendue a plusieurs reprises au Maroc. Comme


invitée en 1926 du Maréchal Lyautey puis, en 1938, comme
journaliste, envoyée spéciale de Paris-Soir, afin de couvrir le
retentissant proces d’assises de Oum el Hassem, une tenan-
ciére de bordel a Fés. Colette évoque ici son passage a Mar-
rakech ou elle fut invitée par le Glaoui.

Feu des étoiles et des orangers. Palpitation des rossi-


gnols, battement des rayons de l’étoile. Loranger écrase
tout de son odeur. Le pamplemousse en fleur garde une
douceur, une arriére-pensée qui manquent a l’oranger.
Crépitements d’oiseaux avant l’aurore, tonnerre
d’oiseaux. Ils s’apaisent un peu, le jour levé. Une
phrase de rossignol s’étale encore, comme un lambeau
nocturne. Au premier rayon s’élance le cri acéré de
Vhirondelle. Puis la gorgée liquide dont se gargarisent
le loriot trivial, et le merle. Les derniers chants montent
d’une gréve mouillée dont chaque galet est une voix
de passereau, et des baisers, des baisers, des baisers de
mésanges coalisées...
A midi tous se taisent, mais la colombe qu’on ne voit
jamais exploite la chaleur sans se lasser, A demi-voix.
La muraille nue, le jardin plat, le bas divan dur.
Des surfaces qui laissent courir rouler le corps. Un pli
irrite, une allée, qui monte, rebute. J’entends a cété,

70
Dans le palais du Glaoui

prés de la vasque endormie, sous un dais immobile de


parfum d’oranger, sur la dalle chaude, un rire américain
monstrueux et mal équarri qui hérisse la plume des
merles. D’ailleurs la femme d’Amérique porte une robe
faite avec un plan de Paris, imprimé sur mousseline de
soie. Sans blague.
Illusion d’étre parvenue a un but, parce qu’on se
repose au centre d’un jardin défendu de toutes parts,
ou ’humanité n’a pénétré qu’en manifestations muettes,
en traces qui ne laissent aucun son dans I’air. Combien
d’heures durerait cette illusion : « me voici arrivée au
terme » ? Le terme de quoi? De la vie? Du souhait ?Du
mouvement? De l’amour? Combien d’heures peut-on
se nourrir de la contemplation d’un jardin prisonnier, et
d’une arabesque de fer fin sur un champ de feuillage?
Combien de temps peut-on passer a attendre que le
vent, en émouvant enfin un flambeau rigide, immense,
de cyprés, qui semble soutenir un porche, nous fasse
croire que c’est tout le palais qui chancelle?
Pour aujourd’hui et depuis deux jours, l’illusion
persiste. C’est que le luxe trompe avec force sur le sens
de la vie, et qu’ici comme ailleurs, le luxe c’est l’immo-
bilité et le silence.
Qui sait, avant d’entrer, que c’est un palais? C’est un
mur comme tous les murs, couleur de crépuscule pAle,
couleur de terre, couleur de ciel. Les hommes, assis sous
les porches, sont pareils a tous les hommes d’ici, sous
tous les porches marocains.
Au bout du couloir non pavé, le petit cloitre rectangu-
laire est si simple et si frais, et désert. Un chant de
priéres décéle une toute petite mosquée, que le pacha fit
construire et réserver pour lui et ses amis du voisinage.

71
Marrakech

Ni garde, ni serviteurs visibles, sauf une ombre d’homme


qui révait contre une porte... Elle appuie un bras sur
cette porte, qui s’ouvre. Un autre couloir étroit, ot
commence le revétement de mosaique. Au bout du
couloir, un homme haut, tout blanc, El Hadj Thami
Glaoui.
Notes marocaines,
in Prisons et Paradis
© Librairie Arthéme Fayard, 1932, 1986

Dans ses Notes marocaines Colette nous offre une des-


cription pleine de parfums et de sensualité d’un jardin
marrakchi, probablement celui du palais du Glaoui dont
elle fait un saisissant portrait.
ANDRE CHEVRILLON

Un hotel mythique : la Mamounia

André Chevrillon, voyageur immensément cultivé, nous a


laissé dans son Marrakech dans les palmes une trés belle
évocation des jardins de la Mamounia qui n’abritaient alors
qu'un tres beau pavillon princier. Ce domaine d’une superfi-
cie de 15 hectares avait appartenu au XVIII’ siécle au prince
Al Mamoun, fils du sultan alaouite de l’époque, qui y fit
édifier un pavillon de plaisance qui servait a la réception des
hotes de passage. L’administration du Protectorat décida en
1920 de construire un hépital public (qui existe toujours)
sur une partie du jardin, dont dix hectares furent réservés
pour édifier un hotel autour des vestiges du pavillon prin-
cier. En 1923, la construction de ’hétel fut confiée a deux
architectes francais, Prost (auquel on doit aussi les plans
des villes modernes de Marrakech et Rabat notamment) et
Marchisio. Alliant les styles art déco et arabo-musulman,
cet hétel est vite devenu mythique grace a l’afflux de gens
célébres — Joséphine Baker, Ray Charles, Coco Chanel,
Alfred Hitchcock... — qui venaient y passer hiver. Winston
Churchill y séjourna et écrivit « c’est un des plus beaux lieux
du monde». Stars de cinéma et de la mode, personnalités
politiques, aiment toujours a se retrouver dans ce palace
récemment rénové par le décorateur francais Jacques Garcia.

Non loin de la Koutoubia et de ses champs de mort,


nous trouvions les merveilleux jardins de la Mamounya.
Aprés tant de soleil et de poussiére, pénétrer dans cette
fraicheur d’ombre et de verdure, c’est un délice aussi

73
Marrakech

brusque et profond que si l’on porte a ses lévres, par un


jour orageux d’été, l'eau glacée que |’on voit perler au
grés d’un alcarazas.
Jardin de sultane ou de vizir?Je ne sais; quand je l’ai
vu, celui-ci était encore tout inviolé, tout musulman.
Mais l’autorité francaise s’apprétait a y réparer, agrandir
un pavillon abandonné pour le muer en h6pital civil,
indispensable 4 Marrakech. [...]
Aux heures de fatigue et de désenchantement, quel
refuge qu’un tel jardin! Comme il nous enveloppe de
paix, de sécurité! Quelque chose d’éternel y réside.
Epaisseurs de l’ombre végétale, rafraichissement des
yeux, et dans le silence des choses, cette longue, volup-
tueuse rumeur, le roucoulement de mille tourterelles, si
faible, innombrable, incessant, qu’on dirait la respiration
méme du jardin, sa lente respiration de sommeil et de
bonheur...
Une terre rouge, en contrebas sous l’entrecroisement
des allées, pour mieux recevoir, comme en des bassins,
Peau laiteuse, l’eau vitale de lirrigation. De ce riche
humus, montent les beaux arbres précieux, mélant
leurs boules d’or, leurs étoiles de cire, dont s’*épanche a
flots le trop suave ar6me. Du milieu de l’orangeraie, des
palmiers surgissent d’un seul élan, éployant dans l’abime
de lumiére leurs grands bouquets en extase (je revois
surtout les matins si purs, quand l’haleine de I’Atlantique
n’a pas encore plombé le ciel d’une vapeur d’orage).
Et puis c’est une large allée centrale ot les plus beaux
oliviers du monde entretiennent un perpétuel demi-jour.
Leur stature est celle des grands chénes : leur pale,
élyséen feuillage, plus pale par l’écume de la floraison,
se déroule en masses légéres et volumineuses, en molle

74
Un hotel mythique : la Mamounia

richesse de franges retombantes, enfermant |’avenue,


couvrant, d’ombre et de mystére toute la perspective
entre les deux rangées de leurs troncs antiques.
Ils sont la principale présence, ces grands oliviers.
Présence religieuse. Sous leurs longs rideaux, la solitude,
le secret de ces lieux semblent s’approfondir. Lair y
stagne. Un solennel et voluptueux jardin d’Islam, ou
’’heure semble arrétée depuis trés longtemps. Peut-étre,
en quelque retraite d’ombre, deux amants d’autrefois
sont-ils restés suspendus dans leur félicité, tandis que
tout s’éternisait alentour dans le méme enchantement.
Nous écoutions le roucoulement rythmé des colombes
perdues dans les feuillages. Murmure immense et léger,
murmure sans fin, qui nous enveloppait de tous cétés,
comme la senteur exhalée des orangers, — si continu
qu’il fallait préter l’oreille pour le percevoir. Dans
Pair immobile, murmure et parfum se confondaient,
exprimant une méme ame : amour encore, bonheur
assoupis dans la lumiére. C’était comme le sommeil,
dans la clarté du matin, d’une jeune vie parfaite, dont
on écoute prés de soi la calme et musicale pulsation, en
respirant son tiéde effluve. Shelley seul a décrit cette
pureté, cette innocence, ces états d’épanouissement et
d’extase de l’Ame végétale.
Marrakech dans les palmes, 1919
© Edisud, Aix en Provence, 2002
MOHAMED NEDALI

Petite lecon de drague


a Marrakech

Né a Tahannaout, petite ville proche de Marrakech, ou il


enseigne toujours le frangais, le romancier Mohamed Nedali
est l’'auteur de quatre romans, mélange d’humour décapant
et de tendresse pour les petites gens. II brosse au travers
de son ceuvre une fresque réaliste de la société actuelle
marocaine, pourfendant inlassablement les spoliateurs,
les hypocrites et les extrémistes. Deux de ses ouvrages ont
été couronnés par des prix littéraires. La maison de Cicine
raconte la vie de deux jeunes garcons chassés de leur village
par les terribles inondations de la vallée de l Ourika, proche
de Marrakech, dans les années 60, et qui découvrent la vie
de la ville. On retrouve dans ce passage le verbe truculent
de l’auteur.

Les Marrakchis avisés savent que |’on ne court pas


les jupons de la méme facgon a la Médina que dans la
Ville Nouvelle; chacun de ces deux espaces a son propre
mode de drague, ses propres rites, ses propres codes,
lesquels ne sont surtout pas transplantables.
A la Médina, le male en rut se coule furtivement
dans la cohue grouillante d’un souk ou d’une ruelle
marchande, les yeux a l’affat d’une proie, laquelle peut
ێtre une adolescente en fugue, une fausse vierge, une
sainte-nitouche, une divorcée en mal d’amour, une
veuve esseulée ou un éphébe désargenté. Aussit6t sa

76
Petite legon de drague a Marrakech

proie repérée, il colle 4 son dos, ne la lache plus d’une


semelle.
Tout en poursuivant assidiment l’objet de son désir
a travers les souks bondés et les venelles tortueuses de
la Médina, le coureur lui débite sans arrét des sornettes
dans l’oreille : contant fleurette, promettant monts et
merveilles...
Un dragueur authentique poursuit toujours sa quéte
jusqu’au bout, méme si, pendant un temps plus ou
moins long, il n’en récolte que mutismes et rebuffades.
Un dragueur authentique doit aussi faire preuve de
patience, de persévérance et de ténacité; il doit en outre
avoir de l’espoir, beaucoup d’espoir. Et, comme le fruit
tombe toujours au vent qui le secoue, la proie finit en
général par se rendre a son prédateur.
A la Ville Nouvelle, les choses se passent autrement :
la poursuite a pied y est mal vue, trés mal vue, une
incongruité et une preuve de pauvreté indéniable. Dans
cette partie de la ville, la drague nécessite un acces-
soire de taille : la voiture, une berline ou une grosse
cylindrée flambant neuf, de préférence. Affalé dans son
siége, une main tenant le volant, l’autre nonchalamment
pendue a travers la fenétre, l’air décontracté et relax,
le dragueur roule le long d’un boulevard bien animé,
rasant lentement le trottoir comme un taxi en quéte de
clients. Ce faisant, il garde un ceil sur les promeneuses
se déhanchant devant lui, jaugeant chacune d’un coup
d’ceil connaisseur. Dés qu’il jette son dévolu sur l’une, il
la devance de quelques métres, serre encore un peu plus
le trottoir, puis freine, le bras tendu vers le taquet de la
portiére, s’apprétant a l’ouvrir. De son cété, la prome-
neuse jauge le prétendant d’un coup d’ceil non moins

77
Marrakech

connaisseur : si elle le trouve a son goat, elle se glisse


sans plus tarder dans la voiture; dans le cas contraire,
elle poursuit son chemin, mine de rien.
La maison de Cicine
© Nouvelles éditions de l’Aube, 2011
DANIEL SIBONY

Retour au pays natal

Juif né en terre arabe, natif de Marrakech, le psychanalyste


Daniel Sibony évoque dans ce roman toutes les images de
son enfance entre bien-étre et misére, exil et ancrage dans
une tradition millénaire ou ce qui l’emporte cest le désir
lancinant du départ et la nostalgie du retour.

Etrange amour du départ. II se vend trés bien


aujourd’hui; tout le monde part. Mais presque tous ont
un lieu ot revenir, ils referment la boucle, et souvent
leur changement revient au méme. Vous me direz que
les immigrés, eux, vivent le départ a fond, ils quittent
leur pays pour... Vous dites «leur» pays, donc ils en
ont un. Ils le quittent et ils peuvent y revenir, méme
rarement. C’est leurs enfants qui ne peuvent pas revenir
au pays; or leurs enfants ne sont pas partis. C’est ce qui
leur donne parfois un air sombre et perdu. Méme les
Pieds-Noirs, quand ils ont da quitter le Maghreb, sont
revenus en métropole. C’était leur pays de retour. Triste
retour, d’accord, mais le pays les a regus comme les siens,
méme s’il leur en a voulu.
Pour nous en revanche, le départ est sans retour. C’est
un exil qui prend la suite d’un autre exil ot nous étions
chez nous. A Marrakech, nous étions trés « enracinés »,
et nos racines étaient faites d’exil. On était un peu partis
rien qu’en étant 1a. C’est l’impression que je retrouve

79
Marrakech

aujourd’hui, elle me plait. Jaime regarder cet exil ot


nous étions. Je le sens dans l’air, qui a— comment dire?
— une certaine fragilité, une précarité profonde et bien
installée. Les corps familiers sont partis, et le décor est
la, le méme qu’avant. Tout a l’heure, j’ai fait faire au taxi
un petit tour en Médina : la ville a grandi, elle a franchi
les limites qu’elle avait dans ma mémoire, mais mon lien
avec elle garde sa teinte de détresse sereine — ot horizon
est bouché, ot I’on sent que tout est 1a, qu’il n’y a rien
d’autre a attendre, et en méme temps, une joie cachée
scintille : on va partir.
(es
Je traverse le Mellah; la place centrale (oust soq)
est délabrée comme tout le quartier. Je la revois dans
ma mémoire telle qu’elle était. Un ghetto bien sar, un
symbole d’enfermement, de condition inférieure, c’est
admis et on Il’oublie; mais elle grouille de passants,
de marchands, de gargotes, d’artisans, d’éléves et de
synagogues. C’est un univers multiforme et chaotique,
tenu par la loi du Livre et par un sens de la dignité
que la misére aiguise. Les gens s’aiment, se raillent, se
battent, font la paix, plaisantent, argumentent sur tout
— et s’invectivent, de fagon cauteleuse quand ils sont
instruits (qariéne), ou directe et brutale quand ce sont
des gens simples (tppéss). Il y a un tribunal rabbinique
tout proche (c’est devenu un restaurant traditionnel ot
l’on sert aux touristes un mauvais couscous; le temps
qu’ils apprennent 4 faire la différence). Des rabbis
indépendants — et nombreux — y jouent les médiateurs.
Quand une querelle éclate, l’un d’eux entre en lice et fait
le lien : il exhume un objet, parfois son grand mouchoir

80
Retour au pays natal

un peu taché par le tabac, et quand les deux parties


touchent ensemble cet « objet » — qui remplace celui du
litige -, il prononce l’engagement (le hiyoub) ;alors, c’est
dit : pardon mutuel, partage des torts, ou de la somme
en question. Et méme réconciliation. Sinon, dans les cas
graves, ce sera le serment (h/f) devant les rouleaux de
la Torah : celui qui jure a tort, « pour le mensonge», a
peu de chance de s’en tirer; il risque d’aller trés mal, ou
de faire ce qu’il faut pour ga.
[ewe]
Au retour, nous passons a pied par la Souika (le petit
souk) de Riad Zitoun, prés d’une rue toute sombre, Derb
Zouina. Nous avons habité la. Prés de cette ruelle, il
y avait une petite église, avec en haut un clocher en
bois. Nous passions en dessous, mais nous tenions a
passer la téte haute, bien rejetée en arriére, pour ne pas
paraitre s’incliner devant la croix (que nous appelions
Pidole : lmé’beud). Cette cloche ne sonnait pas, jamais;
pas plus que celle d’aucune église. On dit que le pére
franciscain, qui en a apporté une a dos de chameau, s’est
fait sonner les cloches a Paques, lors de l’inauguration,
par le général : « Vous voulez choquer la population en
étalant bruyamment vos croyances! » C’était l’esprit
« protectorat » : avoir le pouvoir et que ¢a ne se voie
pas trop. Les Frangais protégeaient les Arabes, qui a leur
tour nous protégeaient...
Marrakech, le départ
© Editions Odile Jacob, Paris, 2009

Comme toutes les grandes villes du Maroc, Marrakech


avait son quartier réservé aux juifs, le «mellah». Les

81
Marrakech

juifs étaient installés au Maroc depuis les temps ante-isla-


miques. Par vagues, les communautés juives, protégées
par les sultans successifs, s’agrandirent au point d’at-
teindre plusieurs centaines de milliers de personnes. En
1956, aprés la création de I’Etat d'Israél, la défiance
et la crainte incitérent les juifs marocains, dont certains
occupaient pourtant des postes importants au sein de
‘administration et au gouvernement, 4 émigrer vers
Israél, la France, le Canada et les Etats-Unis. Aujourd’hui
il ne reste plus qu’une petite communauté de 3 500 juifs
au Maroc dont deux conseillers auprés du Roi, perpé-
tuant ainsi une ancienne tradition.
MEKNES
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MEKNES, LA VILLE DE LA MELANCOLIE

La troisiéme cité impériale, Meknés, toute proche de Fes sa


rivale, porte en elle toute la mélancolie de son passé. L’ombre
du grand sultan alaouite, Moulay Ismail, aussi célébre par
sa cruauté que son sens politique, et qui en fit sa capitale
au XvViI¢ siécle, plane toujours sur la ville ancienne, classée
comme les médinas de Fes et de Marrakech, au patrimoine
mondial de l’humanité par PUNESCO. Défendus par 25 km
de murailles fortifiées aujourd’hui en ruines, ces vestiges de
la cité impériale sont gigantesques : des dizaines de palais,
des écuries congues pour des milliers de chevaux, des
greniers immenses, le jardin de l’Agdal autrefois baigné par
un bassin de 300 metres de long, une medersa admirable...
Meknes a intrigué et impressionné bien des voyageurs, dont
Delacroix a qui elle inspira une série d’admirables toiles et
dessins.
Aujourd’hui devenue une grande métropole riche de son
agriculture, Meknés mérite qu’on s’y arréte, le temps de
flaner au milieu de ses splendeurs passées.
EUGENE DELACROIX

«Carnet de notes et croquis»

En janvier 1832, La Perle appareillait a destination de la


Barbarie, comme on disait encore, pour une mission diplo-
matique francaise. Eugene Delacroix invité a accompagner
le comte de Mornay chargé par Louis-Philippe de régler
avec le sultan quelques dossiers épineux liés a la conquéte de
Algérie par la France était a bord. Aprés une longue escale
a Tanger, il séjourna plus de trois semaines au printemps
a Meknés. Visitant longuement la medina, entrant dans
les maisons, observant les costumes, il s’est imprégné de la
vie des gens, musulmans et juifs, croquant dans son carnet
un barbier de rue, une silhouette en caftan, deux hommes
dans une échoppe, des joueurs d’échec... Ce séjour fut pour
lui une révélation. A son retour, porté par l’inspiration
romantique, il peindra plusieurs tableaux majeurs inspirés
de son voyage au Maroc : notamment le portrait du sultan
Moulay Abderrahman sortant de son palais de Meknés,
la porte Bab el Mansour, des scénes de fantasia, le Caid,
chef marocain... De ce voyage nous avons un témoignage
par le journal et les lettres que Delacroix envoya a ses amis
Pierret et Villot auxquels il écrit notamment : « Je suis dans
ce moment comme un homme qui réve et qui voit des choses
qu’il craint de voir lui échapper. Imaginez ce que c'est de
voir couchés au soleil, se promenant dans les rues, raccom-
modant des savates, des personnages consulaires, des Caton,
des Brutus auxquels il ne manque méme pas l’air dédaigneux
que devaient avoir les maitres du monde...» Le récit de son
voyage au Maroc étant incomplet (il s’interrompt 4 la fin de

86
«Carnet de notes et croquis »

son séjour a Tanger), c'est dans les notes de ses carnets et


dans sa correspondance, que l’on trouve l’évocation de son
long séjour a Mekneés.

Jeudi 15 mars. Meknez


Parti matin. Beau temps. La ville de Zar Héne avec
ses fumées. Les montagnes a ’horizon a droite, 4 moitié
couvertes de nuages. Entré dans les montagnes et, aprés
quelque chemin, découvert la grande vallée dans quelle
est Mekinez. [croquis]
Arrétés aprés avoir passé une petite riviére. C’est la
méme que nous avons passée la veille et qui serpente.
Lauriers roses, etc. [croquis]
Rencontré des cavaliers qui ont couru la poudre.
Manche a dessins bariolés jaune et violet. [croquis
annotés, rehaussés a l'aquarelle]
Restés au grand soleil assez de temps.
Mequinez était a notre gauche, et de loin nous voyions
a droite en avant la garde de |’empereur sur une colline.
Au bas de nous, dans la plaine, ils ont couru la poudre,
une quantité ensemble. [croquis]
Traversé un ruisseau rapide au milieu de la confusion.
Le pacha de Mequinez et le chef du Mischoar étaient
déja venus a notre rencontre. Nous avons grimpé la
colline. Rencontré le porteur de paroles de l’empereur.
Mulatre affreux a traits mesquins. Trés beau burnous
blanc. Bonnet pointu sans turban. Pantoufles jaunes et
éperons dorés [dessins]. Ceinture violette brodée d’or.
Porte-cartouches trés brodé, la bride du cheval violette
et or. Courses de la garde noire, bonnets sans turban.
Trés beau coup d’ceil en regardant derriére nous. Cette

87
Meknés

quantité de figures basanées ou noires, le blanc des


vétements ternes sur le fond. [dessin a l’aquarelle]
eee
De la porte mesquine et sans ornements qui est
ci-dessus sont sortis d’abord a de courts intervalles de
petits détachements de huit a dix soldats noirs en bonnet
pointu qui se sont rangés a gauche et a droite. Puis deux
hommes portant des lances. Puis le roi qui s’est avancé
vers nous et s’est arrété trés prés. Grande ressemblance
avec Louis-Philippe, plus jeune. Barbe épaisse, médio-
crement brun. Burnous fin et presque fermé par devant.
Haik par-dessous sur le haut de la poitrine et couvrant
presque entiérement les cuisses et les jambes. Chapelet
blanc a soies bleues autour du bras droit qu’on voyait trés
peu. Etriers d’argent. Pantoufles jaunes non chaussées
par derriére. Harnachement et selle rosatre et or. Cheval
gris, criniére coupée en brosse. — Parasol 4 manche de
bois non peint; une petite boule d’or au bout. Rouge en
dessus et 4 compartiments; dessous rouge et vert.
Carnet de Chantilly (Piron/Roger-Marx),
dans Le journal de Delacroix
© José Corti, 1974

Ces notes rehaussées de dessins et d’aquarelles nous


donnent une information sur la facon dont travaillait
Delacroix; il prenait sur le vif les couleurs, les postures
des gens et des scénes qui le frappaient afin de les
reprendre plus tard, dans son atelier, dans ses grandes
compositions. La tache n’était pas aisée, les habitants
voyant d’un mauvais ceil cet étranger qui tentait de «cro-
quer» d’aprés nature leurs faits et gestes!
EDITH WHARTON

Une Américaine au Maroc

Cette grande romanciére américaine, disciple d’Henry James,


décida en 1917 de partir découvrir le Maroc. Son livre intitulé
Voyage au Maroc est un véritable guide qui nous conduit de
ville en ville, écrit d’une plume alerte et fourmillant d’informa-
tions historiques et d’anecdotes.

Durant toute la soirée, assis dans le jardin de la sous-


division militaire sur la hauteur opposée, nous considé-
rames les bosquets d’arbres et les murs éclairés par la lune
de Meknés, et écoutames son histoire fantastique.
Meknés fut construite par le sultan Moulay-Ismaél,
autour d’une petite ville dont le site lui plut, au méme
moment ou Louis XIV construisait Versailles. Que
deux souverains autocratiques fissent jaillir en méme
temps deux cités du néant ont amené ceux qui ont le
goat de l’analogie a décrire Meknés comme le Versailles
marocain : ce qui n’a guére plus de sens que d’appeler
Phidias le Benvenuto Cellini de la Gréce.
On pourrait trouver toutefois un fondement a cette
comparaison dans le fait que les deux monarques
témoignérent beaucoup d’intérét pour leurs entreprises
réciproques. Moulay-Ismaél envoya plusieurs ambas-
sades a Louis XIV pour négocier avec lui la sempiternelle
question de la piraterie et de la rancgon des prisonniers

89
Meknés

chrétiens, et les deux souverains échangérent sans cesse


cadeaux et compliments.
Puisque le gouverneur de Tétouan, qui avait été envoyé
a Paris en 1680, avait apporté comme présents au roi
de France un lion, une lionne, une tigresse et quatre
autruches, Louis XIV dépécha M. de Saint-Amand au
Maroc avec deux douzaines de montres, douze piéces
de brocart d’or, un canon de six pieds de long et autres
armes a feu. Aprés cela, les relations entre les deux cours
restérent amicales jusqu’en 1693, date a laquelle elles se
tendirent, a cause du refus frangais de rendre les prison-
niers maures que le roi employait dans ses galéres, et ou
ils étaient sans doute aussi utiles que les esclaves chrétiens
du sultan pour la construction de palais mauresques.
Six années plus tard, le sultan dépécha Abdallah-
ben-Aissa en France pour rouvrir les négociations.
Lambassadeur fut aussi fastueusement recu et aussi
fiévreusement demandé qu’un homme d’Etat moderne en
mission officielle, et 'admiration candide qu’il exprima
pour les charmes personnels de la princesse de Conti,
une des enfants reconnues par le monarque frangais,
est censée avoir été interprétée par la cour comme une
demande en mariage de l’empereur de la barbarie. II
revint toutefois sans traité.
Moulay-Ismaél, que son long régne (1673 a 1727)
et ses exploits extraordinaires ont rendu légendaire,
eut trés tot dans sa carriére une authentique passion
pour Meknés. Durant son régne agité, qui vit alterner
les guerres les plus barbares et les négociations les plus
poussées, les intrigues de palais, les bains de sang et les
grandes réformes administratives, son cceur retourna

90
Une Américaine au Maroc

sans cesse aux pentes boisées sur lesquelles il réva de


construire une ville plus splendide que Fés ou Marrakech.
« Le sultan - écrit son chroniqueur Aboul Kasim-ibn-
Ahmad, dit “Ezziani” — aimait Meknés, dont le climat
avait enchanté, et aurait voulu ne jamais la quitter.
Pa]
Il s’occupa personnellement de la construction de
ses palais, et avant que l’un ne soit achevé il faisait
commencer la construction d’un autre. Il fit batir la
mosquée d’Elakhdar; vingt portes fortifiées furent
percées dans les murs de la nouvelle ville et des plates-
formes pour canon installées 4 leur sommet. A lintérieur
des murs, il créa un grand lac artificiel ob on pouvait
faire du bateau a rames. Il y avait aussi un grenier avec
d’immenses réservoirs d’eau souterrains et une écurie
de cing kilométres de long pour les chevaux et les
mules du sultan; douze mille chevaux pouvaient y étre
accueillis. Sous le plancher se trouvaient des votites dans
lesquelles était entreposée l’avoine des chevaux... II fit
aussi batir le palais d’Elmansour aux vingt coupoles. Du
sommet de chaque coupole, on pouvait voir la plaine
et les montagnes qui entourent Meknés. Tout autour
des écuries, les arbres les plus rares furent plantés. A
Pintérieur des murs, il y avait cinquante palais, chacun
ayant sa propre mosquée et ses bains. On ne vit jamais
rien de tel dans aucun pays, arabe ou étranger, paien ou
musulman. La garde des portes de ces palais était confiée
a douze cents eunuques noirs. »
Ces merveilles étaient telles que les voyageurs du
XVII siécle traversaient le désert pour les voir et
revenaient éblouis, presque incrédules, comme s’ils

91
Meknés

soupconnaient quelque djinn de les avoir trompés en


leur faisant visiter une ville fant6me.
ieee
La chronique d’Ezziani remonte a la premiére moitié
du x1x* siécle, et est un panégyrique arabe sans nuances
d’un grand monarque. Mais John Windus, |’Anglais
qui accompagna |’ambassade du commodore Stewart a
Meknés en 1721, vit les palais impériaux et leur archi-
tecte de ses propres yeux et les décrivit avec l’enthou-
siasme d’un étranger saisi par tous les contrastes.
Moulay-Ismaél avait alors quatre-vingt-sept ans, «un
homme de taille moyenne qui garde des restes d’un beau
visage, sans rien de négroide, bien que sa mére fit noire.
Ila un nez planté haut, assez long et fin. Il a perdu toutes
ses dents et a le souffle court, comme si ses poumons
étaient mal en point, tousse et crache souvent, mais ses
crachats n’atteignent jamais terre car des hommes se
tiennent toujours a ses cOtés avec des mouchoirs pour
les en empécher. Sa barbe est mince et trés blanche, ses
yeux ont di étre pétillants mais leur vigueur a disparu
avec |’age, et ses joues sont trés creusées. »
Voici a quoi ressemblait cet homme extraordinaire
qui décut, tortura, assassina, terrorisa et ridiculisa ses
esclaves, ses sujets, ses femmes et enfants, ses ministres
comme n’importe quel autre despote arabe a moitié
sauvage, mais qui réussit cependant durant son long régne
a sauvegarder son empire barbare, a policer la sauvagerie
et 2 donner une apparence au moins de prospérité et de
sécurité 4 tout ce qui jusqu’alors n’était que chaos.
Voyage au Maroc,
traduit de l’anglais par Frédéric Monneyron
© Editions du Rocher

92
Une Américaine au Maroc

Cette description de Meknés, nous donne un apercu de


la splendeur de la ville impériale au temps de Moulay
Ismail, avec ses dizaines de palais, ses gigantesques
greniers qui pouvaient nourrir toute la population mais
aussi les milliers de chevaux des écuries voisines. Il est
intéressant aussi de noter le point de vue plus nuancé
d’Edith Wharton qui avait lu la chronique écrite au début
du xix¢ siécle par un marocain «Ezziani», amoureux de
Meknés.
PIERRE LOTI

Déambulations dans la ville impériale

Quand Pierre Loti arrive a Meknés en avril 1889, la ville a


perdu ses fastes d’antan, le sultan alaouite Moulay Hassan
lui ayant préféré Fés. Pierre Loti nous offre ici aussi une
description minutieuse et haute en couleurs de la cité
impériale déja gagnée par la ruine.

Nous dirigeant vers les jardins d’Aguedal, nous


contournons toujours la funébre muraille grise, qui
pointe la-haut ses créneaux aigus vers le ciel bleu. A
présent, nous sommes sur une autre place, la plus grande
et la plus centrale de Mékinez, qu’entourent des minarets
et de vieilles maisons sans fenétres, recouvertes de chaux
blanche. Et ici, dans la monotone muraille que nous
longeons depuis si longtemps, une merveilleuse porte de
palais, toute brodée de mosaiques, s’ouvre, comme une
surprise, attestant que ce lieu, aux aspects effroyables de
prison, a été le repaire d’un sultan magnifique, raffiné
comme un artiste dans son luxe rare. Et devant cette
porte, au milieu d’un large rayon de soleil qui tombe et
dessine a terre les dentelures noires des créneaux, s’agite
un groupe de cavaliers invraisemblables, qui paraissent
tout petits sur leurs chevaux a selles de velours, qui
rient gaiement avec des voix enfantines, et dont les
burnous, au lieu d’étre blancs comme c’est l’usage pour
les hommes, sont de toutes les nuances connues, les plus

94
Déambulations dans la ville impériale

vives et les plus fraiches : c’est une troupe d’écoliers qui


continuent la féte d’hier, ce sont des petits aminns, des
petits pachas, en beaux costumes, montés sur les selles de
gala de leurs péres; c’est une joyeuse cavalcade d’enfants
qui s’organise au milieu de ces ruines, admirable de
couleur dans ce rayon de soleil, sur le fond écrasant
et sombre de ces murailles de palais. Et je crois que ce
tableau inattendu, dépassant encore tous les autres, me
restera dans les yeux comme le plus oriental que j’aie vu
dans tout mon voyage au Moghreb...
Oh! derriére eux, quelle étonnante et mystérieuse
merveille, que cette porte de palais, ouverte dans ces
immenses remparts! Et comme ils sont charmants tous,
et bizarres, ces écoliers sur leurs chevaux! En voici un
tout petit, qui peut avoir au plus cing ou six ans; il est en
burnous d’un rose saumon, sur une selle de velours vert;
il monte un grand cheval qui hennit, qui se cabre, qui
lui jette a la figure toute sa criniére blanche ébouriffée,
et il n’a pas peur, il sourit, promenant ses beaux yeux
de droite et de gauche pour voir si on le regarde; quel
délicieux petit étre il est et quel cavalier superbe il
deviendra plus tard...
Cette porte! qui fut celle du sultan Mouley-Ismail
le Cruel, contemporain de Louis XIV, est une gigan-
tesque ogive, supportée par des piliers de marbre, et
encadrée de festons exquis. Toute la muraille d’alentour,
jusqu’en haut, jusqu’aux crénelures du faite, est revétue
de mosaiques de faience, fines et compliquées comme
des broderies précieuses. Les deux bastions carrés qui,
de droite et de gauche, flanquent cette porte, sont aussi

1. Il s’agit de la porte Bab Mansour.

95
Meknés

couverts de mosaiques semblables et reposent égale-


ment sur des piliers de marbre. Des rosaces, des étoiles,
des emmélements sans fin de lignes brisées, des combi-
naisons géométriques inimaginables qui déroutent les
yeux comme un jeu de casse-téte, mais qui teémoignent
toujours du goit le plus exercé et le plus original, ont
été accumulés la, avec des myriades de petits morceaux
de terre vernissée, tant6t en creux, tantét en relief, de
facon a donner de loin cette illusion d’une étoffe brochée
et rebrochée, chatoyante, miroitante, sans prix, qu’on
aurait tendue sur ces vieilles pierres, pour rompre un peu
ennui de si hauts remparts.
Au Maroc

La porte Bab Mansour qu’évoque ici Pierre Loti est |’une


des plus belles du Maroc et fut la derniére ceuvre com-
mandée par Moulay Ismail. Elle a été construite par un
chrétien converti 4 I'Islam dont elle a gardé le nom.
HENRIETTE CELARIE

La medersa Bou Inania

La romanciére francaise de l’entre-deux-guerres, Henriette


Célarié, s‘attarde ici sur le plus important édifice religieux de
la ville, la grande mosquée, et surtout sur la trés belle école
coranique, Bou Inania, dont la construction fut commencée
sous le régne du sultan mérinide Abou el-Hassan et achevée
au XIV’ siécle sous Abou Inan. Cette medersa est un chef-
d’ceuvre de perfection et d’équilibre entre les stucs, les bois
de cédre sculptés et les pavements de zelliges qui l’ornent.

Meknés n’est pas seulement la ville des palais en ruines


sur lesquels plane le tragique souvenir du grand sultan
Moulay Ismail; 4 la curiosité insatiable du promeneur,
elle offre de nobles monuments : pieuses mosquées,
grandioses portes des remparts, médersas artistement
ciselées. La grande mosquée est au coeur de la ville, au
milieu des souks. entrée nous en est interdite, mais les
portes ouvertes nous permettent d’apercevoir l’intérieur :
la cour dallée de faiences colorées, la large vasque aux
ablutions, les nefs paralléles pour les fidéles. Des nattes
aux dessins noirs et blancs entourent chaque pilier a
un métre au-dessus du sol, car il faut les préserver de
toute souillure. Chaque mosquée comporte, en outre,
un magasin pour les nattes et les lampes, un magasin
pour l’huile, une chambre pour l’imam. Si "Islam est une
religion sans prétres, elle a ses desservants : l’imam qui

97
Meknés

dit la priére, le muezzin qui y appelle. A droite du mihrab


se trouve une sorte de chambre largement ouverte dans
laquelle on range le mimber: la chaire a précher, dont
Pidée a été inspirée aux musulmans par les chaires qu’ ils
avaient vues dans les églises catholiques, en Syrie. Le
mimber est toujours monté sur des roulettes. Celui de
la grande mosquée de Meknés a son histoire. Vouvrier
qui en fit les moucharabies y travailla presque toute sa
vie. On le payait chaque semaine. Au bout de quelques
années, ceux qui étaient chargés de lui remettre son salaire
firent remarquer que la chaire allait atteindre un prix
exagéré. Vouvrier, qui était un fidéle croyant, ne dit rien,
mais des années et des années aprés, quand le mimber
fut enfin achevé, il rapporta 4 l’imam tout l’argent qui
lui avait été versé et sur lequel il n’avait prélevé que
quelques piécettes pour sa nourriture quotidienne.
ee
Tout en musant, j’arrive a la Medersa Bou-Anania.
C’aurait été bien dommage si, 4 cause de mon sexe, on
m’en avait refusé l’entrée : « Elle contient les plus belles
choses que vous puissiez imaginer et mieux encore... »
ont dit ceux qui l’ont construite : «Son fondateur
l’a terminée a la perfection et l’on n’y trouve aucun
défaut... »
De toutes les langues humaines, I’arabe est, je pense,
celle qui se préte le mieux a la louange hyperbolique.
Passé la lourde porte de bronze ciselé, on pénétre dans
le patio aux mosaiques de faiences et aux platres fouillés.
On apercoit la haute salle de priéres : « Elle est comme
un jardin plein de fleurs de toutes couleurs bien lavées
par la pluie et qui paraissent baigner dans le soleil. »
© poéete, poéte a la langue dorée, comment oser une

98
La medersa Bou Inania

description quand tu as parlé. Tu jettes sur toutes choses,


la magie de ton verbe.
A VPétage, sur la galerie en cédre ajouré, s’ouvrent
les chambrettes des étudiants. J’aimerais a visiter
Pune d’elles. C’est impossible et je dois déja m’estimer
heureuse qu’on me tolére dans la cour. Du reste, dans les
étroites cellules, il n’y a rien a voir. Vétudiant dort sur
une natte; pendant le jour il s’y accroupit et écrit sur ses
genoux. Une natte, une écritoire, c’est tout son mobilier.
Les étudiants du xv¢ siécle n’en avaient pas beaucoup
plus dans la rue du Fouarre.
Un mois au Maroc
© Editions Hachette, 1923
DOMINIQUE BUSNOT

Les écuries de Moulay Ismail

Dominique Busnot, membre de l’ordre des Mathurins a


écrit ’Histoire du régne de Moulay Ismail a la suite de trois
voyages au royaume du Maroc, en 1704, 1708, et 1712,
qu'il avait effectués avec les Peres mercédaires et trinitaires
pour racheter la liberté des quelque 150 esclaves frangais,
parmi 800 esclaves chrétiens, retenus a Meknés. Leurs
missions humanitaires ne furent pas couronnées de succes.
Mais Busnot nous laisse un récit haut en couleurs de ce « roi
sanguinaire » qui demanda la main de la princesse de Conti,
fille de Louis XIV! Il nous décrit notamment les magnifiques
écuries du roi qui pouvaient héberger plusieurs milliers de
chevaux, et que l’on peut voir encore aujourd’hui non loin
des immenses greniers de la ville impériale avec leurs murs
de pisé de quatre metres d’épaisseur pour maintenir une
température constante.

Les femmes et les enfants du roi de Maroc auraient un


sort plus heureux s’il les aimait autant que ses chevaux
et s'il en avait autant de soin. Mais comme il traite les
hommes en bétes, il semble traiter les bétes en hommes.
Ménager a l’excés pour sa famille, il n’épargne rien pour
ses chevaux. Ses « roiies » ou écuries sont ce qu’il y a
de plus beau dans tout son palais. Elles consistent dans
deux rangs d’arcades qui sont comme deux galeries
paralléles et en face l'une de l’autre, d’une longueur de
prés de trois quarts de lieue, distantes entre elles de 30

100
Les écuries de Moulay Ismail

a 40 pas. Sous ces arcades sont les chevaux, attachés, a


Ja mode du pays, par les quatre pieds a deux anneaux,
Yun devant et V’autre derriére le cheval, avec des cordes
de crin. Par Je milieu de cet espace est un canal d’eau
courante, couvert de carreaux, sur lequel, de distance en
distance, sont baties de petites loges en forme de dome
ou l’on serre les Eqguipages et harnachements et sous
lesquelles Je canal est ouvert afin de puiser ’eau pour
abreuver les chevaux. Leur nourriture est de la paille
menue avec des herbes odoriférantes qu’ils mangent a
terre et de V’orge qu’on leur pend a la téte dans un sac
en forme de museliere, car il n’y a ni auge ni ratelier.
Leur Jitiere est de Ja sciure de bois. Pendant deux mois
de l’année on Jes met au vert sous des hangars en leur
donnant de l’orge verte et Jes laissant tout ce temps-la
sans les panser.
Il n’y a dans ces écuries qu’environ six cents chevaux
d’élite que Je roi a soin de visiter tous les jours et s’il
trouve gu’ils ne sont pas en |’état qu’il entend, il fait de
cruelles exécutions. Deux esclaves, |’un chrétien et l’autre
noir, ont Ja charge de dix chevaux et leur exactitude a
tenir tout dans la derniére propreté doit étre si grande
gu’il leur en coiterait Ja vie si Je roi trouvait a terre
seulement un peu de paille. Parmi ces chevaux, il y ena
que Jes Maures regardent comme saints parce qu’ils ont
été 4 La Mecque. Is sont dispensés de tout travail et le
roi méme n’ose les monter. IJ faut que les esclaves qui
en ont soin aient une attention tout a fait grande quand
ils veulent se vider, afin de leur présenter un vaisseau et
gu’ils ne fassent pas a terre. Ces saints chevaux sont des
asiles pour tous ceux gui auraient encouru l’indignation
du roi ou commis quelque crime. Des qu’ils peuvent se

101
Meknés

jeter entre leurs jambes, ils sont sirs de leur grace. Le


roi étend quelquefois ce droit d’asile 4 ceux qu’il monte.
Outre ces chevaux, il y en a un grand nombre d’autres
et quantité de mules dans des écuries particuliéres, avec
trois ou quatre anes sauvages venus de Guinée, d’une
grandeur extraordinaire et tout a fait indomptables et
furieux, courant sur les hommes pour les dévorer, ce qui
donne beaucoup de mal aux esclaves qui en ont soin et
les met souvent en danger de leur vie. Les chameaux sont
aussi en grand nombre, étant communs dans le pays.
Mais les dromadaires y sont rares; le roi, entre autres,
en a deux, blancs comme neige, qui sont savonnés de
deux jours l’un. [...] Il a une ménagerie 4 Miquenez
remplie de lions, de léopards, de tigres, d’ours, de loups
et d’autruches. Les esclaves qui leur donnent a manger
leur servent souvent de pature par le peu de précaution
qu’on leur permet de prendre. Un des divertissements
du roi est de combattre contre les lions, accompagné
de ses alcaids.
Histoire du régne de Moulay Ismail, 1714
GERMAIN MOUETTE

«Un apercu de la vie des captifs »

CEuvre culte de la littérature barbaresque, la Relation de


captivité dans les royaumes de Fez et de Maroc de Germain
Moiiette est le récit d’un «captif amoureux » qui conte les
aventures d’un jeune Beauceron attrapé par des corsaires et
prisonnier pendant onze ans de 1670 a 1681, dans la Meknés
du sultan Moulay Ismail. Ce livre contribuera a forger en
Europe Vidée d’un monde islamique « sensuel et fanatique ».

Permission de faire de l’eau de vie


Un jour ce prince, étant venu pour voir abattre de
vieilles murailles, s’*étonna que les chrétiens avangassent
si peu ce travail, et en demandant la raison a ceux qui
Paccompagnaient, |’alcade Cidan lui dit que les chrétiens,
dans leur pays, étaient accoutumés a boire du vin et de
Peau-de-vie, et présentement ne buvant que de l’eau
et ne mangeant que du pain, cela les rendait laches et
incapables d’un travail pénible; que, s’il voulait avoir le
plaisir de les voir bien travailler, il n’avait qu’a leur faire
donner trois 4 quatre tassées de vin a chacun, et qu’il
verrait qu’ils travailleraient tout autrement. Le roi se mit
a sourire et envoya chercher le cheik des juifs, auquel il
commanda de faire venir quatre grandes cruches de vin,
lesquelles ayant été distribuées aux captifs, le roi alla a
la promenade. Et, étant de retour, il fut surpris de voir
que les chrétiens avaient plus avancé l’ouvrage, en deux

103
Meknés

heures qu’il avait été a revenir, que dans les trois quarts
de la journée. Ce qui fit qu’il ordonna, par une lettre de
cachet, que les juifs fourniraient, toutes les semaines, dix
quintaux de raisins secs et autant de figues aux chrétiens,
pour faire de l’eau-de-vie. Leur faisant néanmoins défense
d’en vendre ni débiter aux Maures, sous de grandes
peines. Ce fut dans ce temps qu’il fit don Pedro chef des
captifs et qu’il prit prétexte de le massacrer sur ce qu’on
avait transgressé ses défenses.
Pendant que le roi fut a Fez, les juifs firent ce qu’il
avait commandé. Mais, dés qu’il fut en campagne, ils
s’en exemptérent, en donnant a Ardoiian, qui était
Valcade des chrétiens, une somme d’argent. Néanmoins,
quelques capitaines francais et anglais et don Pedro
Lopés, ayant donné de quoi acheter des raisins et des
figues, on continua a faire de l’eau-de-vie, députant pour
cela un grand nombre de personnes. Et les gardiens et
Ardouan, malgré la défense du roi, permirent, pour de
Pargent, d’en vendre aux mahométans. Et le gain qu’on
y faisait étant assez considérable, on établit la confrérie
que je viens de dire. Pour en augmenter davantage la
masse, les Espagnols, qui surpassaient le reste en nombre
et qui étaient les directeurs de tout, établirent une table
pour jouer aux dés, et une autre pour jouer aux cartes
pendant la nuit. Et ils voulurent que ceux qui gagneraient
payassent la dime a la confrérie. Les infirmes tiraient de
grands secours de tout cela. Et ils en regurent encore un
autre peu aprés, par le moyen d’un religieux prétre que la
bonté divine leur envoya par une telle rencontre.
Relation de captivité dans les royaumes de Fez
et de Maroc, 1683

104
«Un apercu de la vie des captifs »

Les esclaves chrétiens retenus par Moulay Ismail tra-


vaillaient 4 la construction de la ville impériale. Ils étaient
logés dans un quartier spécial, libres de leurs mouve-
ments et de pratiquer leur foi. Ils étaient trés organisés
et avaient une vie relativement prospére, comme en
témoigne ce texte, en regard de celle des 10000 forcats
«resserrés» dans les fers des ports de Louis XIV.
BARON FERDINAND D’AUGUSTIN

Réception chez le Sultan

Général, mais aussi écrivain, né en Autriche, le baron Fer-


dinand d’ Augustin nous a laissé ses Souvenirs du Maroc
rassemblés lors d’une expédition autrichienne aupres du sul-
tan alaouite Abderrahman en 1830. Il nous décrit de facon
pittoresque le cérémonial qui entourait les réceptions des
ambassades étrangéres.

Aprés une marche de presque une heure, nous


arrivames enfin devant le portail de la ville. De l’exté-
rieur, elle paraissait trés belle. Dans une grande place
dégagée, derriére les murailles de la Casbah allant de
la forteresse jusqu’au haut portail décoré de mosaiques
et d’épigraphes, s’alignait une grande foule venue pour
accueillir notre cortége.
Sur les murailles de la ville et sur les terrasses des
batiments limitrophes des milliers de femmes voilées et
d’enfants criaient leur joie si fort que l’air commenga a
trembler. Devant la porte d’entrée nous fimes accueillis
par une rangée de gens trés somptueusement habillés que
nous primes au début pour de hauts fonctionnaires de
l’Etat, mais nous apprimes d’eux-mémes plus tard qu’ils
étaient les officiers de la marine mis hors service depuis
l’affaire de VArrache.
Le plus distingué d’eux, peut-étre l’amiral, portait un
costume écarlate richement brodé avec des fils d’or selon

106
Réception chez le Sultan

le style turc; il avait sur l’épaule un splendide galon et


sur le cOté un sabre décoré d’or et de pierres précieuses.
Les autres étaient habillés identiquement en vert, bleu
et violet; ils avaient aussi des sabres trés décorés et des
poignards enfoncés dans leurs ceintures.
[ee]
Un deuxiéme cri de joie résonna et — comme touchés
par l’éclair — les gardes installés dans notre cour se
jetérent sur leurs visages, car a cet instant apparut,
entourée de ses ministres et des dignitaires, sur son fier
étalon blanc bridé de couleur rose et or, la personne
illustre du sultan.
Des milliers de gorges répétaient : « Que Dieu
conserve longtemps tes jours », salut d’accueil auquel
il répondait par un gentil geste que le premier ministre
traduisait au peuple : «le sultan, notre maitre, souhaite
que Dieu vous bénisse! » Aprés il galopa vers nous et a
quelques pas de nous il adressa ses mots directement a
notre interpréte, ce qu’il fallait considérer comme une
faveur a notre égard, car en de semblables circonstances
le sultan restait 4 une importante distance des envoyés
et il chargeait toujours son ministre de transmettre ses
propos a l’interpréte dont la tache était trés difficile a
cause de ces fréquents mouvements. Mais ce jour-la
Serulla, notre interpréte, avait un dur travail, car a
apparition du sultan il devait se jeter a plat ventre et
rester ainsi jusqu’a ce que |’autorisation lui fut accordée
de regarder le visage de l’auguste sultan, alors il pouvait
se mettre a genoux et, feignant de trembler, il rampait
entre nous et le sultan pour exécuter sa mission, tache
qu’il accomplissait avec aisance.
Le sultan, qui devait avoir entre 40 et 45 ans, dont

107
Meknés

Vapparence était séduisante et noble, était habillé comme


les autres maures présents. Cependant ses habits se
distinguaient par leur trés grande finesse, leur qualité
et leur extréme blancheur. Il portait un simple Selham
(manteau de tissu de Harras) suspendu au bandeau de
la téte et aux épaules, un sous-vétement de batiste fine
blanche qui — tenu par une ceinture en cuir rouge —
tombait en plis; et aux pieds nus des babouches jaunes.
Mais son cheval était extrémement et majestueusement
décoré; selle et bride en velours de couleur rose brodé
avec du fil d’or.
Souvenirs du Maroc,
traduit par Khalid Lazaare.
Extrait reproduit avec l’aimable autorisation
de Khalid Lazaare.
JULES BORELY

Les souks de la rue Sekkanine

Jules Borely fut envoyé en 1919 comme magistrat au Maroc


ou il resta dix-sept ans. Vite repéré par Lyautey pour son
intérét et ses dons artistiques, il fut nommé directeur du
service des Beaux-Arts et des Monuments Historiques. Son
ouvrage Le Maroc au pinceau fourmille d’informations sur
les monuments mais aussi sur les moeurs du pays. Esprit
éclairé, il concluait son ouvrage par ces lignes: «II est
répugnant d’entendre chez nous, en France, des gens qui ne
savent méme pas ce que faisait leur arriére-grand-pére ni s’il
portait ou non des chaussettes, parler de “ces gens-la” pour
désigner ce qu’on appelle le monde du travail. Mais il n’en
est pas moins odieux d’entendre, au Maroc, des Européens
parler d’un ton méprisant de la “mentalité” des indigenes.
Comme s’il y en avait deux au monde! »

Ce n’est certes pas un monument comparable a


Pordonnance de la rue de Rivoli, mais il ne vous laisse
pas indifférent, ce vis-a-vis parfaitement bien ordonné
de chaque cété de la rue Sekkakine, de toutes ces petites
boutiques — toutes également minables — de fabricants
de lanternes en fer-blanc.
Des lanternes de quelques sous, mais qui, étant toutes
neuves, et toutes neuves appendues dans |’obscurité de
ces échoppes, jettent au regard affamé de gentillesse une
égayante lueur d’argenterie.
Soixante boutiques, trente de chaque cété, et bien

109
Meknés

juxtaposées. Un souk, c’est un tout, une construction


dont les moindres parties ont été prévues égales.
Des cellules pleines de pénombre, avec, dans chacune
d’elles, deux ou trois Juifs d’autrefois, en robe et calotte
noires, appliqués a leur besogne. Ajoutez que chacune de
ces cellules est affublée, en maniére de visiére, d’un reste
d’auvent en bois, vermoulu et poussiéreux.
Comme on ne voit ni porte ni fenétre dans le fond
de ces logettes, on se demande comment s’y prend
Partisan pour entrer chez lui, si ce n’est en passant par
la devanture. Et c’est bien cela qu’il fait. Uhomme saisit
un bout de corde attachée au linteau de l’ouverture, pose
le pied sur une marche en bois mise contre le soubas-
sement, et se hisse, au-dedans de l’habitacle en tirant
sur le cordon.
La fermeture de ces petits magasins est faite de
deux vantaux horizontaux analogues au fermoir d’un
cartonnier; l’un en haut, et l’autre en bas. La boutique
ouverte, celui qui est en bas retombe sur son soubas-
sement, celui qui est en haut demeure en I’air, soutenu
par deux piquets.

Ces juifs de Meknés fabriquent aussi, avec du


fer-blanc; d’autres objets, comme, par exemple, des
lampes a acétyléne faites de vieilles boites de conserve.
On dit que les Orientaux ne sont pas industrieux;
au contraire, ils tirent parti de tout et, a la différence
de ceux qui gaspillent inutilement les richesses, ils en
créent de neuves avec ce qui semblait devoir étre jeté

110
Les souks de la rue Sekkanine

aux balayures. C’est ainsi que, dans ce souk, j’ai vu de


ces Juifs fagonner des seaux en caoutchouc avec de vieux
pneus d’automobile, et d’autres confectionner quelque
chose comme des souliers avec des bouts de cuir qu’ils
s’en vont recueillir sur le rivage de la mer. Car c’est
étonnant ce qu’a Rabat ou a Salé la mer peut rejeter sur
ses bords de vieilles chaussures.
Non loin du souk des fabricants de lanternes en
fer-blanc, il y a celui, des Juifs qui fagonnent des bijoux
d’argent bons pour le menu peuple des villes et des
campagnes. On peut voir des échantillons de leur travail,
honnétement mis en montre sur les étagéres démanti-
bulées de leurs boutiques. Il y a la des bracelets de
femmes ou d’enfants, des épingles de haiks, des broches,
des agrafes de ceintures, des colliers, des hamsas, des
mains de fatmas — comme disent les Européens. J’y ai
méme vu de ces bracelets en argent doré que les femmes
marocaines appellent chems ou gamra, le soleil et la
lune.
Je me suis arrété 4 quelques pas en regard d’une de ces
logettes ot brillait aussi, dans l’?ombre, parmi des toiles
d’araignées, une liasse d’oignons, pendue au plafond.
A droite, dans la composition, c’était l’éclat engageant
des bracelets mis en piles sur une étagére; au milieu,
c’était le bijoutier, assis 4 la turque et penché sur son
travail. [...]
Il confectionnait un bracelet, Je me suis approché. Il
avait devant lui un petit plat rempli de sable. Sur ce plat,
il a mis une planchette. Sur la planchette, un cercle en
fer, creux. Il a rempli le cercle creux d’un lit d’argile
humectée, en l’aplanissant avec la main, Aprés, il l’a
enfoncé dans le sable de son petit plat; puis il l’a retiré

111
Meknés

adroitement et j’ai vu que le cercle avait laissé dans le


sable un moule de la forme d’un bracelet. Ceci fait, j’ai
compris qu’il ne lui restait plus qu’a couler de l’argent
fondu dans le moule. Vopération n’est donc pas trés
compliquée, mais elle suffit.
Sur l’étagére ot brillaient les bracelets empilés, le
marchand avait posé deux ceufs de poule. Ici, tout est
familier.
Le Maroc au pinceau
© Editions Denoél, Paris, 1950

Les bijoux de Fés et Meknés, ciselés, ajourés, étaient


réputés pour la finesse de leur travail. Exécutés par des
artisans juifs, ils étaient réalisés en argent, et plus rare-
ment, dans les cités prospéres, en or. Le bracelet « lune-
soleil», une des spécialités de Fés et Meknés, était trés
prisé par les femmes.
MICHEL JOBERT

Vies de colons sous le Protectorat

Ancien ministre et écrivain, Michel Jobert est resté fils de


Meknes, «de tant de minarets hérissée qu’elle paraissait
n étre qu'une priere avec le ciel», ville ou il est né au temps
du Protectorat dans une des premieres maisons édifiées par
les Francais face aux murailles de la cité impériale. Michel
Jobert signe avec ce roman une belle fresque de la vie de
ces colons modestes. Les ruines romaines de Volubilis, la
ville sainte de Moulay-Idriss, la nature violente, la précarité
des existences, les lumiéres changeantes aux versants du
Zerhoun se retrouvent dans ces pages nostalgiques.

Meknés s’était éveillée au xvitit siécle avec un


sultan batisseur et cruel, ainsi que le veut la passion
des murailles et des palais. Depuis le regne de Moulay
Ismaél, elle sommeillait au point qu’aujourd’hui
encore, entassée sur ses collines, elle n’a pas de
demeure digne du Sultan. Ainsi la vit Delacroix en
1832. Ainsi elle demeure. Sur le plateau qui lui fait
face, sur |’autre rive du minuscule Oued Boufekrane,
les Francais, en vingt ans, avaient construit une ville
neuve, aérée, blanche, presque esseulée dans ses boule-
vards qui finissaient dans les graminées du printemps.
Lavenue de la République vivait des allées et venues
des agriculteurs, des militaires et des fonctionnaires.
Le Régent, |’Empire, le Camera, nourrissaient de leurs

113
Meknés

films les réves des potaches, abritaient les soldats qui


s’échappaient du Roi de la Biére, du Gambrinus Bar,
de quelque autre brasserie, ou revenaient en fiacre
du quartier réservé, en bordure de la ville ancienne.
Lheure bénie était celle de six heures, quand la foule
commengait a déambuler interminablement, a |’espa-
gnole. Les garcons sifflaient. Les filles se dandinaient
avec de brusques fous rires. Le photographe, qui
était breton, se mettait sur le pas de son magasin, en
quéte d’une conversation, d’un salut. Il n’est donc pas
surprenant que le fils Habert ait rencontré ce jour-la
Charles Halou. C’était aussi la derniére fois que celui-ci
parcourait l’avenue, témoin de tant de vantardises et de
réves adolescents. Il partait le soir méme et, quelques
semaines aprés, du cété de Teboursouk ou de Pont-du-
Fahs, une balle allemande le tuerait, 4 moins que ce ne
soit un obus, sur cette route vers Tunis o0 il allait les
mains presque nues.
Le fils Habert se souvient de cette rencontre qui ne
connut pas le retour. Charles Halou ouvrait la liste des
éléves du lycée dont la mort se saisissait, comme un feu
ayant trouvé, sur ce plateau aux maisons blanches et
aux jardins clos, un périmétre a briler. Vhiver allait
commencer, lumineux et sec ou tendu par quinzaines
de nuées basses qui se heurtaient aux reliefs, et les
noyaient d’eau. Charles Halou avait une fagon qui
n’était pas outrecuidante d’accepter la vie, avec un
fatalisme gai. Son pére était un homme agé, pour un
fils de vingt-deux ans. Des blessures de l’autre guerre
lavaient laissé claudicant et rabougri, aprés qu’il eut
servi a un grade subalterne dans l’armée du Levant.
Maintenant, il tenait un poste administratif dans une

114
Vies de colons sous le Protectorat

zone sous contréle militaire, vers Khenifra. Il venait


souvent chercher son fils, le samedi aprés-midi, quand
Pinternat rendait les reclus a leurs familles.
La riviére aux grenades
© Editions Albin Michel, 1982
Avec l’aimable autorisation des Editions Albin Michel
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RABAT
RABAT LA BLANCHE

Ancienne escale phénicienne, puis carthaginoise et romaine,


Rabat doit son nom au monastere fortifié — « ribat » — que le
souverain almohade Abd el Moumen transforma en « ribat
al-Fath », base militaire de la conquéte vers |’Andalousie. A
la fin du xi siécle la chute de la dynastie Almohade, qui
avait repoussé ses frontiéres jusqu’a la Tunisie et Espagne
mauresque, marqua le déclin de Rabat. Profitant de la
faiblesse du pouvoir, des flibustiers y créent au Xvul siécle
a Salé, de l'autre cété de Vestuaire, une république indépen-
dante organisant les courses en mer, source d’un commerce
lucratif.
Rabat est redevenue la capitale du royaume alaouite en 1912
avec le début du Protectorat. Le sultan Moulay Youssef y
installe administration chérifienne et Lyautey y établit sa
résidence, faisant dessiner par l’urbaniste francais Prost le
plan de la ville nouvelle.
Lyautey aima passionnément le Maroc et souhaita étre
enterré a Rabat a sa mort en 1934. II fut inhumé non loin
de la Résidence; en 1961 sa dépouille fut transférée aux
Invalides.
Si Fes, Marrakech et Meknés ne cessent d’évoquer un
Orient mystérieux et spirituel, Rabat est une ville au
double visage, avec ses deux cités longtemps antagonistes
qui s’épient de part et d’autre de l’estuaire du Bou Regreg :
Salé la barbaresque ou furent faits prisonniers Cervantes et
Robinson Crusoé, et Rabat, base militaire de la conquéte
impériale, symbole de l’entrée du Maroc dans la modernité :
en 1956, année de l’Indépendance, Mohamed V confirmera
Rabat dans son rang de capitale.
LES FRERES THARAUD

Arrivée a Rabat

Les fréres Tharaud arrivent en 1919 a Rabat; c’est leur


premier voyage au Maroc et ils sont éblouis. Ils commencent
leur livre par une description des Oudaias dont la forteresse,
surplombant la ville de Rabat et Salé, est un des plus beaux
sites urbains au Maroc.

Rabat. A l’embouchure d’un lent fleuve africain


ou la mer entre largement en longues lames frangées
d’écume, deux villes prodigieusement blanches, deux
villes des Mille et une Nuits, Rabat el Fath, le Camp
de la Victoire, et Salé la barbaresque, se renvoient de
Pune a l’autre rive, comme deux strophes de la méme
poésie, leurs blancheurs et leurs terrasses, leurs minarets
et leurs jardins, leurs murailles, leurs tours et leurs
grands cimetiéres pareils 4 des landes bretonnes, a de
vastes tapis de pierres grises étendus au bord de la mer.
Plus loin, en remontant le fleuve, au milieu des terres
rouges, rouge elle aussi, s’éléve la haute tour carrée
d’une mosquée disparue. Plus loin encore, encore une
autre ville, ou plutét les remparts d’une forteresse ruinée
gui maintenant n’est plus qu’un songe, un souvenir de
pierre dans un jardin d’orangers. Et de Rabat la blanche
a la blanche Salé, par-dessus le large estuaire du fleuve,
de la solitaire tour de Hassan a Chella la mystérieuse,
c’est, du matin au soir, un lent va-et-vient de cigognes

121
Rabat

qui, dans la trame de leur vol, relient d’un fil invisible


ces trois cités d’Islam ramassées dans un étroit espace,
ces blancheurs, ces verdures, ces eaux.
Est-ce mon imagination ou mes yeux qui voient dans
cet endroit un des beaux lieux du monde? Pareil aux
grands oiseaux, mon regard se pose tour a tour, sans
jamais se lasser, sur toutes ces beautés dispersées. Mais
comme eux il revient toujours a la sortie du fleuve, sur
le haut promontoire qui dresse au-dessus de Rabat une
puissante masse en trois couleurs, de blanc, de vert et
de feu. C’est a lui seul un paysage qui saisit l’A4me tout
entiére, un paysage ardent et laiteux, brilant et frais a
la fois, tel qu’on pensait n’en pouvoir rencontrer que sur
les toiles d’un Lorrain ou dans les grandes folies d’un
Turner. Du coup pAlissent dans la mémoire les souvenirs,
si romanesques pourtant, de ces comptoirs fortifiés que
Venise en ses jours de gloire a semés dans |’Adriatique,
de Trieste 4 Durazzo. Tous les peuples divers, venus
ici pour une heure ou pour des siécles, Carthaginois,
Romains, Arabes, Portugais, ont bati sur ce rocher. Il y
a la-haut un amoncellement prodigieux de murs rouges
qui plongent a pic dans la mer ou s’appuient sur la
falaise, les uns délités et ruineux, les autres surprenants
de jeunesse, de force vivace; des buissons de cactus, des
touffes de roseaux, toutes les espéces de figuiers; un
amas de maisons misérables mais éblouissantes de chaux
vive, ou les sultans ont installé quelques familles d’une
tribu guerriére, la tribu des Oudayas, qui donne son nom
au rocher; un beau palais mauresque avec sa cour, son
jet d’eau, ses jardins, ot les jeunes pirates s’initiaient
jadis aux secrets de la navigation; une porte géante qui
a elle seule ferait une vraie forteresse; le mat léger d’un

122
Arrivée a Rabat

sémaphore; et au sommet de tout cela, dominant des


lieues de mer et de campagnes vides, la tour carrée d’un
minaret.
faxed
Qu’on s’éloigne ou que vienne le soir, et le magique
Orient refait aussit6t ses prestiges sur la kasbah des
Oudayas. Quand le soleil s’incline 4 ’horizon et qu’une
lumiére voilée de brume enveloppe ce rocher plein d’his-
toire, tout se recrée, tout s’anime. Les murs retrouvent
leur jeunesse et leur ancienne perfection, la verdure son
éclat, les nids leur poésie aérienne. Le mat du sémaphore,
avec ses agrés compliqués, parait quelque bateau
fant6me jeté la-haut sur ces pierres par un coup de mer
monstrueux. Les pauvres petites maisons blanches et le
minaret qui les couronne ne forment plus qu’une caste
féerie d’une complication folle, ot s’enchevétrent et se
confondent les terrasses et les jardins suspendus. Cette
roche guerriére et ses remparts rougeatres ne semblent
plus servir qu’a soutenir la réverie. La longue houle
atlantique, qui se brise en bas sur les récifs met une
rumeur héroique autour de ce palais de songe.
Rabat ou les heures marocaines
© Editions Plon
HENRIETTE CELARIE

Le Chellah

Autre évocation du Chellah, ses légendes et ses «jnouns »,


esprits errants. La romanciére nous décrit notamment
la porte de Chellah construite par les Mérinides et ornée
d’une splendide inscription gravée dans la pierre en écriture
coufique.

Au-dela de la tour solitaire, en remontant le cours du


Bou-Regreg, on arrive a la mystérieuse Chella. Est-il,
dans tout le Maroc, des ruines aussi prenantes ? Sous
la paleur d’un ciel nu, l’enceinte bastionnée assise sur
la déclivité d’une colline prend un aspect de grandeur
farouche. On se rappelle que, jadis, il y eut 1a une ville
florissante, « distante de la mer Océane environ deux
milles et de Rabat un mille ». Cette ville était si riche, dit
la légende, que les chiens et les anes y étaient attachés
par des chaines d’or. Les marchands étaient nombreux.
On avait élevé des palais, des mosquées, des médersas
ou professaient de saints et célébres professeurs. Mais les
guerres la ruinérent et, déja, elle était toute mélancolie,
quand les sultans mérinides la choisirent comme lieu de
leur sépulture.
La grande porte de Chella n’ouvre plus que sur la
solitude. Flanquée de tours et radieuse, et brillante,
elle déploie un formidable appareil; malgré son aspect
redoutable, elle ne fut jamais batie pour la défense. Elle

124
Le Chellah

était l’arcade merveilleuse sous laquelle il fallait passer


pour aller a la somptueuse nécropole. Au-dessus de la
frise, dans la partie supérieure, quelques morceaux de
faience bleue sont enchAssés et I’on croirait voir briller
des turquoises.
Interrogez les laboureurs qui ont repris possession
de Chella, ils vous diront que, sous la haute porte,
des objets précieux ou enchantés sont cachés |’anneau
de Salomon, par exemple, le fameux anneau ov était
attachée la durée de |’empire juif. Ils vous diront que
les gens du Sous — spécialistes comme chercheurs de
trésors — ont creusé le sol, fouillé les murs, escaladé
jusqu’au faite de la porte, d’ou, trompés par l’éclat, ils
ont cherché a arracher les fragments de faience.
Rarement, on voit une porte aussi richement décorée
que celle de Chella. Depuis l’ouverture de l’arcade jusqu’a
la frise, c’est une ornementation serrée oU s’enroulent et
se déroulent les arabesques. Un bandeau épigraphique
porte en caractéres coufiques une inscription dédica-
toire : « Je cherche refuge auprés d’Allah contre Satan
le lapidé! Au nom d’Allah le Clément, le miséricor-
dieux! Qu’Allah inspire des priéres pour notre seigneur
Mohammed et sa famille et qu’Il leur accorde le salut! »
Passé la puissante ogive, on se trouve dans le chame
de repos. Il accueille mais avec mystére. Tout y dit
Pabandon. Un petit jardin vers lequel je descends a un
air de tristesse. Pourtant, la lumiére du jour est éclatante.
Quelle impression d’inquiétude doit vous saisir, ici,
quand tombe la nuit et qu’on est superstitieux. Les
indigénes font de Chella le séjour des génies. Les sultans
mérinides sont maintenant les rois des djnouns auxquels
tout mahométan croit fermement : «Comment douter

125
Rabat

de leur existence, a dit l’un d’eux : le Coran en parle :


Dieu a fait homme de la terre et les djnouns du feu. »
Je vais vers la source qui coule au bas du coteau.
Ainsi que dans une apparition, une mosquée arrondit
son déme blanc et parfait. Un fidéle est accroupi prés
du seuil, sur son tapis en feutre rouge. Il m’apercoit
reconnait en moi une profane, fait un signe.
Un mois au Maroc
© Editions Hachette, 1923
HENRI TERRASSE

Portes ouvertes sur l’Atlantique

Rabat posséde une série unique de portes monumen-


tales toutes élevées a la fin du x11* siécle. Quatre d’entre
elles : Bab el Alou, Bab el Had, la porte dite des Zaérs
et une autre aujourd’hui incluse dans le palais du
sultan, s’ornent simplement de claveaux en relief ou
de cerles lobés gravés dans la pierre. Mais la justesse et
?’ampleur de leurs proportions, la beauté de leurs arcs,
la rectitude de leur appareil, révélent qu’elles appar-
tiennent a la grande époque de |’art hispano-mauresque.
Quant a Bab er Rouah, elle déploie, entre deux tours
en forte saillie, une ample facade de pierre sculptée.
Deux grands arcs inscrits dans un encadrement rectan-
gulaire dessinent les lignes maitresses de la composition
et donnent a cette porte la ferme gravité qui convient a
un ouvrage fortifié. Mais elle se pare pour accueillir le
voyageur ; les pointes menacantes des arcs ne sont que
la marge dentelée de subtils entrelacs. Sur les écoingons,
autour de palmettes profondément creusées dans la
pierre, se déploie une végétation plus discréte de tiges
noueuses et de feuilles ouvertes. Sur l’encadrement,
une inscription koufique défile lentement et déroule
parfois une longue palme au sommet d’une hampe,
comme une oriflamme sur l’alignement régulier des
lettres. A cette porte fouettée par les vents de mer, les
grisailles des lichens se mélent aux patines fauves que

127
Rabat

le soleil d’Afrique, au cours des siécles semble avoir


abandonnées sur ces vieilles pierres.
ee
C’est surtout par ce ciel, tant6t ruisselant de lumiére,
tantét voilé de brumes voyageuses, tantot sillonné de
nuages, par ce ciel ou les aurores et les couchants ont
parfois le charme délicat de nos crépuscules, que |’on
sent la présence de |’Atlantique. On oublie trop souvent
d’aller voit cette c6te aux roches brunes, rigide et basse,
mais d’une 4pre grandeur. Méme lorsque le temps se
fait trés calme, lorsque le triple ruban argenté de la
barre semble n’étre qu’une coquetterie de |’Océan, la
teinte glauque des lames, |’odeur de mer qu’apportent
le vent et les embruns ne laissent jamais penser a la
Méditerranée. Et lhiver, lorsque d’énormes masses
d’eau grisatres se ruent a l’assaut de la céte, la rumeur
de l’Océan se percoit méme des maisons. On comprend
alors que |’Atlantique ait surtout ici une valeur de décor
et qu’il demeure étranger a la vie méme des deux villes,
qu’il berce seulement du bruit de ses houles. De fait,
elles ne furent maritimes que par occasion; jamais elles
ne connurent la joyeuse animation et la cohue bigarrée
des ports. Malgré les bastions et les murs qui bordent
leur rivage, malgré le renom de leurs anciens corsaires,
elles restent terriennes et secrétes et tournent le dos a
l’Océan. Mais cet Atlantique dont elles n’ont guére su
tirer profit leur abandonne un peu de sa grandeur et de
sa mélancolie.
Erk
Riveraines de |’Atlantique, villes d’une heureuse
modération, sceurs des cités d’Andalousie, Rabat et Salé
appartiennent a un Islam plus européen qu’africain; elles

128
Portes ouvertes sur l’Atlantique

nous restituent l’aspect extérieur des villes de l’ancienne


Bétique, ot fleurit pendant des siécles le meilleur de la
civilisation musulmane en Occident.
Villes impériales du Maroc
D.R.
CAMILLE MAUCLAIR

La tour Hassan

Poéte et romancier de l’entre-deux-guerres, disciple de


Mallarmé, Camille Mauclair a publié une série de beaux
livres consacrés a ses villes de prédilection, dont l'un a Rabat.
Au Xi? siécle le sultan Yacoub el Mansour voulut construire
une des plus grandes mosquées du monde musulman; elle
resta inachevée. Dans un immense champ de ruines s’éléeve
encore la tour Hassan qui devait étre la réplique de la
Koutoubia a4 Marrakech et de la Giralda a Séville. Ce site
fait face au mausolée de Mohamed V, qui, de retour d’exil
aprés la proclamation de I’Indépendance se rendit a la tour
Hassan pour célébrer la premiére priére du vendredi.

Elle fait songer au vers de Mallarmé sur le tombeau


d’Edgar Poe : « Calme bloc ici-bas chu d’un désastre
obscur. » Sur un vaste terre-plein, elle domine tout ce
paysage de sa haute stature triangulaire. Elle semble étre
le double symbole de l’orgueil et de la destruction.
Orgueil, certes ?Cette tour et la mosquée qui y était
contigué, affirmait pour la troisiéme fois la formidable
puissance du sultan El Mansour, Almohade, vainqueur
des Espagnols, et maitre d’un empire s’étendant de l’Ebre
au seuil du Sahara. La méme dynastie élevait la Giralda a
Séville, la Hassane a Rabat et la Koutoubia 4 Marrakech,
comme trois piliers indestructibles de sa gloire.
Et cependant, peu aprés le triomphe, tout s’éva-
nouissait, El Mansour, les Almohades, l’empire, et

130
La tour Hassan

si vite que la tour restait inachevée. Toute l’histoire


marocaine montre cet oubli des grandeurs successives,
qui n’épargne que la tradition religieuse. Un sultan
mort vaut moins qu’un pauvre marabout, un « hadj »
déguenillé mais sacré. Nous pouvons admirer en la
Giralda et la Koutoubia deux chefs-d’ceuvre de l’archi-
tecture islamique. Ici, une ruine, que le feu, les secousses
sismiques du xviii‘ siécle, ont transformée en carriére ou
puisait n’importe qui, jusqu’a ce que les fouilles archéo-
logiques de Marcel et Jane Dieulafoy aient fait classer
le monument.
Les alignements des nefs et de leurs travées sont
encore trés nettement visibles. Les pillards n’ont emporté
qu’une partie des tambours monolithes des colonnes
romano-byzantines. immense cour reposait sur des
citernes voiitées qui n’ont pu étre aménagées, comme
les salles de la tour elle-méme, distribuées autour d’une
rampe accessible aux chevaux. Aucun cavalier n’a dressé
sa silhouette guerriére sur la plate-forme de ce minaret
trapu. Le couronnement n’a jamais été terminé. Seule
reste la délicate ornementation extérieure, colonnettes
de marbre, arceaux, chapiteaux apportés d’Andalousie.
Ouvrage étonnant, barbare et raffiné, temoignage de
force et de vanité, vestige d’empires retournés aux
sables sahariens dont ils furent issus, la tour Hassane,
empourprée, sanglante, n’est plus qu’un accident pitto-
resque dans le site de l’estuaire et des deux villes — mais
sans elle la vieille Rabat ne serait plus ce qu’elle est.
Rabat et Salé
Paru aux éditions Laurens (Paris) en 1934
D.R.
JACQUES CAILLE

La cité corsaire

Jacques Caillé, directeur de Vinstitut des hautes études


marocaines au temps du Protectorat a écrit un précieux
petit livre sur ’histoire de Rabat dont cette relation trés
documentée sur l’installation des corsaires a Rabat et Sale.
Les «hornacheros» dont il est question — leur nom vient
de Hornachos, localité existant encore dans la province de
Badajoz — sont les derniers musulmans restés en Andalousie
apres la chute de 'empire de Grenade. IIs se réfugiérent sous
PInquisition a Sale.

Au temps de la République du Bou Regreg, la piraterie


fut la véritable industrie des habitants de notre ville,
auxquels elle rapporta des bénéfices considérables.
Elle existait d’ailleurs antérieurement, a Salé, mais ni
bien développée, ni bien dangereuse; quelques rares
navires s’abritaient dans le fleuve et, de temps en
temps, s’emparaient d’un bateau chrétien isolé. Quand
les Hornacheros et les Andalous furent installés sur les
bords du Bou Regreg, ils se mirent, suivant l’expression
d’un vieil auteur, a « brigander sur la mer », et le sultan
de Marrakech se gardat bien de s’y opposer, car ils
lui donnaient le dixiéme des hommes et des marchan-
dises dont ils s’emparaient. En 1614, les pirates de
La Mamora, c’est-a-dire Mehdiya, a l’embouchure
du Sebou, chassés de leur refuge par les Espagnols,

132
La cité corsaire

vinrent rejoindre les Moriscos et la course se développa


rapidement.
C’est sur la rive gauche du fleuve, a Salé-le-neuf et
a la qasba, qu’étaient établis les pirates connus sous le
nom de «corsaires de Salé ». Les Hornacheros, grace
a leur fortune furent les armateurs, tandis que les
équipages étaient composés d’Andalous et de renégats.
Ces derniers venaient de tous les pays d’Europe et
surtout des Pays-Bas. Musulmans par intérét et non par
conviction, ces « fieffés coquins », comme les appelle
un captif hollandais, connaissaient parfaitement la
navigation et savaient se battre avec courage. Ils
remplissaient a bord des navires tous les emplois impor-
tants, étaient charpentiers-calfats, chirurgiens, maitres
de hache, pilotes et naturellement rais ou capitaines.
Lun des plus célébres fut un Hollandais, originaire de
Haarlem, Jan Janssen, connu sous le nom de Morat rais
ou de caid Morato, et qu’on appelle souvent l’amiral
de Salé. Capturé en 1618, prés des iles Canaries, il
avait apostasié a Alger et se fit remarquer sur la céte
du Maroc a partir de 1623. On le vit délivrer des sauf-
conduits aux navires qui partaient pour la guerre ou
la course et correspondre avec les Etats Généraux de
La Haye, au sujet du réglement des prises. Souvent du
reste, il se montrait bienveillant pour ses compatriotes,
qu’il faisait parfois mettre en liberté quand ils avaient
été capturés. Les €quipages comprenaient aussi une
petite troupe de soldats, bien armés, qui montaient les
premiers a l’abordage des navires ennemis; ces combat-
tants étaient généralement des Andalous, mais parfois
des Maures, poussés par l’espoir du butin. Enfin, la
chiourme se composait d’esclaves.

133
Rabat

Les pirates recevaient des ouvriers spécialistes et des


matériaux d’Europe, principalement des Pays-Bas, qui
leur envoyaient les charpentiers, le bois, les mats, les
avirons et méme «les chaines toutes faites pour enferrer
les Chrétiens. »
Ee
Les corsaires du Bou Regreg étaient poussés par une
haine violente contre les Chrétiens en général et par le
désir de vengeance contre ceux de la Péninsule ibéri-
que, qui les avaient expulsés. Ils s’attaquérent d’abord
aux Espagnols et par la suite s’en prirent aux autres
nations d’Europe : la France, puis |’Angleterre furent,
aprés l’Espagne, les principales victimes de la course.
La petite histoire de Rabat
Paru aux éditions Chérifienne (Rabat) en 1949
D.R.
HENRI BOSCO

Robinson Crusoé

Henri Bosco, plus connu pour ses romans provencaux, a


vécu et enseigné au Maroc de 1931 a 1955. Il animait un
cercle culturel et une revue littéraire, « Aguedal», avec
Francois Bonjean, enseignant marié a une fassie et romancier
également. II nous a laissé de nombreux textes sur le Maroc.
Dans ce passage, il évoque avec beaucoup d’humour les
images d’Epinal véhiculés par la littérature barbaresque.

Salé, la ville des Corsaires. De quoi encore nous faire


réver ?... Le corsaire, et surtout le Salétin! Un personnage
populaire et romanesque, et d’abord tout costume : le
pantalon bouffant, le cimeterre, un anneau de cuivre a
Poreille, une longue moustache noire, le nez en bec d’aigle,
le crane rasé sauvagement, sauf la touffe de poils, et le
turban. Le turban compte beaucoup; un gros turban. Car
ce corsaire fait image et image d’Epinal. Il jure, il sacre, il
ruse; sa truculence est merveilleuse; il aime en ricanant a
faire sauter les tétes; il sent la poudre; et les captives nues
se tordent a ses pieds. Naturellement il boit et il viole.
Quand il a bu et violé a plaisir, il saisit sa courbache et
fustige les pauvres galériens. Les galériens gémissent. Et
il rit violemment. C’est un monstre puéril.
[eel
Ecoutons Daniel de Foé :
«En faisant route vers les iles Canaries, ou plutét

135
Rabat

entre ces jles et la céte d’Afrique, nous fimes surpris, a


la pointe du jour, par un corsaire turc de Salé, qui nous
donna la chasse sous toutes ses voiles. De notre cdté, nous
mimes au vent toutes les ndtres, pour nous sauver; mais
voyant qu’il gagnait sur nous, et qu’il allait nous atteindre
apres quelques heures de chasse, nous nous préparames
au combat. [...] Mais, bient6t élancés a l’abordage,
soixante des siens se jetérent sur notre pont, et y jouérent
de la hache taillant et coupant mats et cordages. Nous
les regimes vigoureusement a coups de fusils, de demi-
piques, de grenades et autres armes. Par deux fois nous les
chassames de dessus le pont; par deux fois ils y revinrent.
Enfin pour ne pas insister sur cet épisode lugubre de notre
histoire, notre navire étant désemparé, trois de nos gens
tués et huit autres blessés, nous faimes contraints de nous
rendre, et les vainqueurs nous amenérent a Salé, port
appartenant aux Maures. »
Ce récit de Daniel de Foé est le type méme du genre.
Authentique sans doute, il offre cependant du récit
romanesque tous les éléments nécessaires, mais réduits a
lessentiel. Daniel de Foé ajoute : « Les traitements qu’on
nous fit subir dans cette captivité ne furent pas si terribles
que je l’avais craint d’abord... Mon nouveau patron, ou
si vous voulez, mon nouveau maitre, m’avait emmené
dans sa demeure... Quand il s’°embarque il me laisse pour
soigner son petit jardin... »
Le jardin du corsaire!... Je parie bien qu’entre le citron,
la grenade, le raisin et l’orange, ce bon corsaire élevait
des roses. Peut-étre méme faisait-il des vers... On peut
tout imaginer...
Des sables a la mer, Pages marocaines
© Editions Gallimard, 1950
ROBERT BRASILLACH

Les pionniers

Le maréchal Lyautey est présent tout au long du roman de


Brasillach qui retrace l’établissement du Protectorat. « La
conquérante », Brigitte Lenoir, mariée a un jeune archi-
tecte, fils d’ouvrier, est une belle figure féminine avec son
courage et sa fierté, si différente de ces femmes de fonction-
naires francais « qui regrettaient le marché hebdomadaire de
Tulle ou les soldes du Bon Marché ». Ecrivain, journaliste et
critique de cinéma, Brasillach était favorable au Protectorat,
mais il essaie dans ce roman de comprendre le point de vue
des Marocains. Il est vrai que nous sommes a la veille de la
guerre, et que le regard sur la colonisation évolue. Brasillach
est mort en 1949, fusillé sur ordre du Général de Gaulle,
malgré intervention de tres nombreux artistes francais,
pour ses positions pendant Occupation. Jeune veuve et
enceinte, Brigitte Lenoir, encouragée par Lyautey décide de
reprendre Il’ceuvre de son mari et de regagner le poste 57.

Brigitte Barrault ne participait pas a cette fiévre.


Elle avait voulu revenir au Poste 57, ot son mari
avait été enterré, premier mort frangais de cette ville
embryonnaire. Mais, l’été arrivé, elle avait consenti
a rejoindre sa maison de Rabat, plus fraiche, ou elle
attendait, pour les premiers jours d’octobre, la naissance
du fils de Michel. Comme avant son mariage, comme
avant toute aventure, elle avait retrouvé la compagnie
exclusive de l’oncle Camille et de sa négresse a falbalas.

137
Rabat

Et elle essayait de ne plus songer 4 rien qu’a cet enfant


qui allait naitre.
[sre]
— Oui, je suis attachée au Poste, répondit-elle 4 une
question qu’il [Lyautey] avait posée. Si je n’y suis pas
en ce moment, c’est que mon oncle et mes amis ont
beaucoup trop insisté pour que je passe les mois chauds
a Rabat.
Il répondit qu’ils avaient raison.
— Mais j’y retournerai dés que je le pourrai. Et s’il
y avait un médecin a demeure, je crois méme que j’y
retournerais tout de suite. Je me porte parfaitement bien,
je n’ai rien a craindre, il me semble. Et je puis bien vous
le dire, monsieur le Résident, je voudrais que mon enfant
naisse dans cette ville que mon mari et moi nous avons
voulue.
Déja, Lyautey s’était levé. Il marchait un peu, sans
s’occuper d’elle, comme il lui arrivait de le faire méme
en public, réfléchissant promptement. Elle était assise,
et elle le regardait, et elle savait que ce vieux prince était
proche de son intelligence et de son instinct. En effet,
il parla, toujours bref, a la fois charmeur et cassant,
il dit quelques phrases précieuses, qu’elle eut envie
d’emporter comme un trésor volé, et il s’inclina. On
lattendait, le Maroc l’attendait, son Empire l’attendait,
mais il était venu apporter a cette petite femme confiante
et déformée, assise dans un recoin bien sombre pour
qu’on ne la vit pas trop, ce qu’elle pouvait attendre de
plus émouvant.
Le soir, elle annonga sa décision a l’oncle Camille.
[ase
Elle y réva toute la soirée, qu’elle alla, comme elle

138
Les pionniers

le faisait presque chaque jour, passer au cimetiére de


Rabat, parmi les dalles grises. Le soleil, au-dessus de la
mer, noyait la limite méme de |’océan et du ciel dans une
nappe d’argent, avant de s’y enfoncer. On prétend que
parfois, au moment méme ou il disparait, jaillit alors
un rayon vert, que Brigitte n’avait jamais contemplé
de ses yeux, mais qu’elle attendait naivement chaque
soir, comme elle efit attendu, petite fille, apparition du
chevalier, du fantéme ou de la fée, dans les campagnes
limousines. Enveloppée dans son burnous blanc au
capuchon rejeté sur ses épaules, elle dissimulait sa taille
épaissie, et, solitaire, elle laissait monter autour d’elle,
parmi les pierres et l’herbe rare, tous les souvenirs de sa
jeune vie, déja pleine et précieuse.
La conquérante
© Editions Godefroy de Bouillon, 1997
CLAUDE FARRERE

Monsieur de Tolly au hammam

Aprés une bréve carriére militaire, Claude Farreére se


consacra a@ l’écriture. Auteur de nombreux romans, il
campe ici le personnage haut en couleurs d’un inspecteur
des monuments historiques, de Tolly, inspiré par Tranchant
de Lunel (voir p. 56, 143). Un homme qui joua un réle
actif dans la restauration du patrimoine marocain et qui ne
dédaignait pas les charmes de la vie musulmane.

«La», c’était le bain turc des Oudaia, un joli bain,


propre et paisible, ot Tolly, trés souvent, aimait a
s’attarder, parmi la buée opaque qui montait des dalles
ruisselantes, et sous le demi-jour diapré qui tombait des
quatre verriéres multicolores du plafond — Vislam,
partout, a su conserver la tradition romaine des thermes.
Et le musulman, n’importe sa caste, connait une hygiéne
que le chrétien ne connait pas, — ne connait plus, depuis
que la candide Renaissance et que l’hypocrite Réforme
l’ont contraint de devenir un simple catholique, un Blaise
Pascal épris de saleté. — Tolly, Vieux-chrétien tourné en
vieux Croyant, se plaisait aux bains turcs, dans quoi
esprit vraiment démocratique du noble Islam a su se
donner carriére : tout chacun s’y coudoie, |’humble
laboureur des douars et le portefaix de la céte, et le riche
Fazzi, prince du négoce, et homme du Maghzen, disert
en politique et en finance; — voire force Européens, tel
Tolly...

140
Monsieur de Tolly au hammam

Or, les servants du bain accueillirent Tolly, parmi des


cris de joie. — Lui, silencieux, avait pris possession d’un
angle favorable; une natte neuve s’y étalait; il s’étala sur
la natte, aprés avoir jeté ¢a et la ses vétements, puis son
linge, que des négrillons alertes recueillirent en grande
hate, et suspendirent ¢a et la a des clous...
— Tiens ?— songea-t-il : — mon portefeuille que j’ai
oublié dans je ne sais laquelle de mes poches ?... — Bah!...
En effet : bah! A-t-on jamais volé personne dans le bain
turc des Oudaia ? Lui, Tolly, se prit a rire. — Il y a plus de
probité dans le moindre mahométan que dans vingt juifs
et dix nazaréens ensemble.
— Veau trés chaude, hein?
~ Oui, sidi!...
Il est nu, et debout, dans la pénombre. Le masseur
Ahmed, l’écuelle au poing, puise dans le seau d’eau
qui fume, et tient préte, dans sa main gauche, l’étoupe
neuve et floconnante dont il frottera la peau savonnée.
Un silence, Tolly, pres de commander : « Va! », hésite et
songe.
pose
Une platée d’eau brilante a toute volée, qui gicle,
s’aplatit et rejaillit, en pleine poitrine. Tolly, quoique s’y
attendant, n’a pas retenu un juron. Mais, vite ressaisi, il
répete :
— Va!
Et Ahmed continue d’aller... Et les écuelles d’eau
bralante pleuvent...
lice)

141
Rabat

Ahmed, a tour de bras, savonne maintenant le long


corps, musclé et maigre...

Lavé, rincé, frotté, séché, M. de Tolly, quinze


serviettes-éponges |’emmaillotant, repose enfin au coin
de deux cloisons sous un soupirail jaune et bleu.
Les hommes nouveaux
D.R.
TRANCHANT DE LUNEL

La ville nouvelle

Maurice Tranchant de Lunel fut, parmi d’autres archi-


tectes, un infatigable collaborateur de Lyautey. On lui doit
notamment la rénovation des Oudaias a Rabat. I] nous
rappelle ici dans quelles conditions il démarra le chantier de
V’'aménagement avec l’'urbaniste Prost suivant les instructions
du Résident : « Sauvegarde de l'art indigene, conservation
scrupuleuse des monuments du passé, leur appropriation
aux nécessités de la vie moderne avec un souci constant
du respect des traditions, recherche pour les constructions
nouvelles d’un art approprié a la diversité, lutte quoti-
dienne contre les laideurs des modéles types... » ! Le cahier
des charges était précis. En 1919 Rabat n’était pas encore
une ville et les Européens habitaient la médina. Le service
des Beaux-Arts avait la charge du contréle esthétique des
constructions nouvelles dont certaines furent l’ceuvre de
grands architectes comme Marchisio, Adrien Laforgue et
Maziére. La résidence de Lyautey est aujourd’hui un musée.

Au cours de |’été de 1912, c’est avec des Coloniaux


et des escouades du Génie que je bouleverse a Rabat
quelques arpents de vignes autour d’une petite ville
acquise du consul d’Allemagne, pour y dessiner la
demeure provisoire du Résident et établir les premiers
repaires de notre Administration future. J’aurais
mauvaise grace a m’étendre sur les difficultés qui ont
pu surgir 4 ce moment, attendu que toute |’aide possible

143
Rabat

nous fut toujours apportée par nos braves soldats. Ils


nous fournirent ce dont ils pouvaient disposer... Et
le Général m’ayant enjoint de construire les premiers
bureaux dans le style du pays, de maniére que rien ne
pat jurer avec l’ambiance ni déshonorer trop cruellement
un paysage dominé par la masse imposante de la Tour
Hassan, il me fut octroyé des planches et des téles
ondulées. Faisant contre mauvaise fortune bon cceur,
je finis par m’en contenter. Par bonheur la nature est,
en ce pays, prodigue de ses dons. Un judicieux emploi
des géraniums roses, des bougainvilliers, des plombagos
arrange bien des choses et cache assez vite les horreurs
dites architecturales.
Limportant était, une fois cette premiére installation
assurée, de sauvegarder |’ensemble caractéristique des
sites du vieux Maroc, c’est-a-dire de prendre d’urgence
une série de mesures propres a assurer la conservation
des cités féodales. Il fallait courir au plus pressé; il
eat été convenable d’étre partout en méme temps. II
importait d’installer a la fois militaires, fonctionnaires,
colons, en dehors des villes anciennes qui n’eussent point
tardé a étre gatées sans reméde par de trés bonnes gens
douées de la meilleure volonté. La création de nouveaux
centres s’imposait donc de toute urgence.
Au pays du paradoxe
Bibliothéque Charpentier, 1924
D.R.
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Réalisation Pao : Dominique Guillaumin
Achevé d’imprimer
par Hérissey (Qualibris)
a Evreux (27000)
en septembre 2011.
Imprimé en France.
Dépét légal : septembre 2011
N° d’imprimeur : 117323

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