Ebook Yamen Manai Bel Abime
Ebook Yamen Manai Bel Abime
Bel abîme
roman
elyzad
I make music for my people.
NTM
1.
Mon avenir était déjà condamné bien avant tout ça. Pourquoi ? Parce que je
suis né ici, dans ce pays, parmi ces gens, parmi vous. Comment expliquer
alors que trente jeunes du quartier se sont jetés dans la mer s’ils avaient un
avenir ici ? Pourquoi Tarek le cerveau s’est-il embarqué là-dedans, sa
licence de maths collée contre sa poitrine, s’il avait un avenir ici ? Combien
de fois il a écrit au ministère pour être affecté ? Et Ziwene le jardinier, avec
son diplôme d’agronome ? Combien de fois il a écrit à l’office pour qu’il
soutienne son projet d’agriculture biologique ? Il répétait à qui voulait bien
l’entendre que l’Europe a donné au gouvernement des subventions pour les
gens comme lui, et que cela faisait des années qu’il ne voyait pas la couleur
de cette aide qui lui revenait de droit. Même Moussa le chat, le moins
diplômé mais le plus futé de tous, il s’est livré au Grand Bleu alors que ce
mec déteste l’eau au point de ne pas supporter une goutte de pluie. Tous ces
gars, qui avaient le cul vissé aux chaises du Café des Sports à siroter le
même capucin, et qui rêvaient d’un avenir comme d’un bus qui ne passe
jamais, les voilà aujourd’hui qui nourrissent les poissons de leurs corps de
noyés. Alors je vous avoue que non, je n’ai pas pensé à mon avenir une
seule seconde quand j’ai tiré sur tous ces gens.
Si j’ai agi seul ? Oui, il n’y avait que moi et personne d’autre. C’étaient
mes oignons, c’était mon baroud. Qui me dictait mes actes ? Ma rage, ma
colère, je présume. Non, je n’ai prêté allégeance à personne, je ne suis pas
affilié à un groupe terroriste. Je n’aime pas les groupes, aucun, qu’ils soient
terroristes ou non. Pourquoi je ne les aime pas ? C’est que je sais ce qu’est
un groupe, j’en ai fréquenté un au collège, suffisamment longtemps pour
être vacciné. Depuis, je suis toujours seul avec mes écouteurs dans les
oreilles, et je ne parle à personne. Pourtant, j’étais membre d’un groupe
populaire, avec des jolies filles. Tout le monde rêvait de faire partie de la
bande, de passer les récréations avec eux dans la cour. Et moi, j’ai eu ce
privilège, mais je n’étais pas dupe. S’ils m’ont accepté, ce n’était pas parce
que j’étais beau ou à la mode. Ils m’ont accepté parce qu’ils pompaient
leurs devoirs sur moi. Je me pointais une demi-heure plus tôt pour leur
ouvrir mes cahiers, et ces enflures recopiaient mon travail et ils étaient
contents, et quand sonnait la pause, ils me faisaient une petite place à leurs
côtés. Au début, j’étais heureux, parce que parmi eux, il y avait une fille qui
me plaisait. Elle me plaisait depuis longtemps, et avant Bella, je pensais à
elle tout le temps. À la récré, j’essayais toujours de me mettre près d’elle,
d’effleurer son épaule avec la mienne. Parfois, elle se retournait et me
souriait, et je devenais tout rouge. Mais ils étaient mauvais, même elle. Ils
parlaient tout le temps dans le dos des autres, et ne disaient que des
méchancetés. Quand Ghazi n’était pas là, ils se foutaient de sa gueule à
cause de ses bagues aux dents et le surnommaient l’homme de fer, et devant
lui, ils arboraient de grands sourires. Quand Farès n’était pas là, ils se
foutaient de sa gueule à cause de ses sourcils épais qui se rejoignaient et le
surnommaient le palmier, et devant lui, ils affichaient de grands sourires. Ils
appelaient Lobna la grosse à cause de son poids et Myriam la pute parce
que la rumeur disait qu’elle avait embrassé deux garçons sur la bouche à
une semaine d’intervalle, et devant elles, ils étalaient de grands sourires. Je
me doutais bien que j’avais un surnom, moi aussi, et qu’ils me mettaient en
charpie quand j’avais le dos tourné. Alors j’ai décidé de ne plus leur ouvrir
mes cahiers, de ne plus les calculer, et de me boucher les oreilles avec des
écouteurs pour ne plus entendre leurs saloperies, ni aucune autre d’ailleurs.
Et si on me redonnait le fusil et qu’on alignait tous les groupes du monde, je
les enverrais aussi en enfer, car chaque groupe croit être meilleur que ses
semblables et que dans le même groupe, chacun se croit le meilleur du lot.
Alors il est peut-être temps d’en finir avec toutes ces conneries.
Non, je ne suis pas un islamiste. Je l’ai déjà dit aux flics et c’est là qu’ils
ont arrêté de me tabasser. Je n’ai pas tiré ces balles au nom d’Allah mais au
nom de Bella. Les islamistes, je ne peux pas les encadrer, ce sont des
enculés comme les autres. Ils disent que les chiens sont impurs et que les
femmes doivent rester à la maison à s’occuper des mioches. Mais moi je
sais que les chiens sont purs et que sans le travail de ma mère, on aurait
crevé la dalle. Ce n’est pas mon père qui allait nous mettre quoi que ce soit
dans le bec. Non, je ne suis pas un islamiste. Je suis juste musulman. Enfin
je crois. Des fois je prie, et d’autres pas. L’envie de parler au bon Dieu,
c’est comme l’envie de parler aux gens, ça va, ça vient. Si je fréquente une
mosquée ? Non, la dernière fois que j’y ai mis les pieds, j’étais au collège.
Laquelle ? La grande mosquée des Aghlabides, à Kairouan. Oui comme
vous le dites, la première mosquée d’Afrique, une fierté patrimoniale,
surtout avec tous les tags des marchands sur ses murs extérieurs pour
réserver leur place le jour du souk. Je les ai vus de mes yeux, lors d’une
visite scolaire. Une sortie culturelle, la seule en trois ans. Par respect,
j’avais enlevé mes chaussures et les avais déposées à l’entrée de l’enceinte
alors que les autres piétinaient partout et s’en foutaient royal. Vous n’aurez
aucun mal à deviner la suite. C’est bien ça. En sortant, je ne les ai plus
retrouvées. Pourtant, elles étaient pourries ces chaussures, comme tout ce
que je porte. Qu’on ait pu les voler m’hallucine encore. J’ai fini l’excursion
pieds nus. Je n’avais pas de quoi me payer une paire de chlekas**, et ce ne
sont pas les profs qui nous accompagnaient qui allaient me sortir de cette
galère. Y en avait même un qui s’esclaffait et se payait ma tête : T’as qu’à
te dire que t’es à la plage. J’avais honte, et je me suis juré de ne jamais
remettre les pieds dans une mosquée. Le soir, je me suis fait défoncer par
mon père parce que j’avais perdu ma seule paire de chaussures.
* Sur le billet de vingt dinars tunisiens figure Kheireddine Bacha à cheval.
** Savates.
2.
Qu’on reprenne les choses dans l’ordre ? Quel ordre donnez-vous aux
choses ? Dans ce pays sens dessus dessous, vous me semblez bien sûr de
vous.
Quel âge j’ai ? Quinze ans. Cela vous étonne ? À me voir et à m’entendre
parler, je fais plus ? Ça, c’est indépendant de ma volonté, je ne l’ai pas
choisi, pas plus que dans son arbre, un fruit choisit d’être ou non irrigué par
le soleil. C’est la vie qui a décidé pour moi et je peux vous dire qu’à
l’intérieur, je me sens vieux de mille ans.
Oui, je suis de la banlieue sud de Tunis. La banlieue populaire ? Vous êtes
gentil, populaire c’est pas vraiment le mot, pourrie conviendrait mieux.
Qu’est-ce qu’il y a de pourri dedans ? Oh, à peu près tout. Je ne parle pas
des gens, ceux-là, ils sont pourris quelle que soit la banlieue. Oui, c’est ça,
l’urbanisation, l’infrastructure, l’aménagement du territoire. Il faut venir
nous visiter les jours de pluie, quand les rues deviennent des oueds
torrentiels et que les égouts nous vomissent dessus notre propre merde. Ou
peut-être préférez-vous les jours de chaleur où les poubelles partout
entassées nous envoient à la gueule des effluves rances et des hordes de
moustiques. Venez donc visiter notre banlieue, et si vous êtes en voiture,
prenez garde aux nids d’autruche parce qu’à cette taille, on ne peut plus
guère parler de poule. Prenez garde aux passages à niveau sans barrière, car
un train de notre vétuste arsenal peut surgir et vous expédier vite fait bien
fait dans les bras de vos ancêtres. Venez, promenez-vous donc le long du
littoral de notre banlieue sud, de Radès à Slimane, pour voir dans quoi
pataugent les mômes l’été pour se rafraîchir. Une mare de pisse, il n’y a pas
d’autres mots, parce que c’est là qu’on déverse nos eaux usées. Randonnez
donc dans nos forêts, de celle de Radès au Jbel Boukernine, histoire de vous
imprégner les yeux d’un dépotoir indigne qui a fait crever les vrais
habitants de cette nature. Suivez le cours de l’oued Meliane, et constatez le
mariage haut en couleurs des déchets industriels et domestiques. Longez
nos murs et lisez, taguées, des phrases du genre : Maudit soit celui qui pisse
ici, maudits les parents de celui qui dépose ses poubelles ici. Non ça ne
marche pas, au contraire, elles aiguisent notre appétit de mal faire, affûtent
notre défiance, on lève même plus haut la bite pour arroser au mieux ces
injonctions désespérées. Aucun mur ne nous effraie, aucune inscription. On
ne craint aucune malédiction car la malédiction c’est nous, car c’est celui
même qui écrit cela sur son mur qui pisse sur celui du voisin, c’est celui
même qui écrit cela sur son mur qui jette sa merde contre le mur de son
voisin.
Le mur, le mur. Le pays va dans le mur, c’est ce que tout le monde dit
depuis des mois. Mais un soir, au Café des Sports, Tarek le cerveau a fait
ses calculs et a déclaré À la vitesse à laquelle on y va, je ne crains pas pour
le pays, je crains pour le mur. On va le défoncer, on va le niquer, et on va
passer de l’autre côté de l’espace et peut-être même de l’autre côté du
temps. Autour de lui, tout le monde a ri, de ce rire qui est en fait une autre
façon de pleurer.
Loin de moi l’idée, docteur Latrache, de passer pour une pleureuse. Petit,
quand je pleurais, je le faisais en cachette, seul dans mon coin. Je ne
cherche pas à ce que vous me consoliez, à ce que vous me disiez des mots
doux. Je sais que je ne devrais pas trop me plaindre. Que grâce à ma mère, à
ces violences et ces humiliations ne se sont pas rajoutées la violence et
l’humiliation de la faim. Que j’ai deux pantalons là où certains n’en ont pas.
Que celui qui m’a volé mes chaussures à la mosquée de Kairouan n’en avait
probablement pas, sinon, pourquoi voler ces merdes ?
Un jour, lors d’un débat télévisé, un journaliste, un bouffi à lunettes,
faisait son malin comme d’habitude. Vous voyez lequel ? C’est bien lui, et
vous voyez aussi pour quelle paroisse il prêche ? Exact. Il disait qu’on ne
s’en sortait pas si mal que ça. Oui, clamait-il haut et fort, la Tunisie est le
seul pays à avoir réussi son printemps arabe. À ceux qui parlent de misère
galopante, allez donc voir ce qui se passe en Syrie, en Libye, en Égypte.
Quand je me regarde, je me désole, quand je me compare, je me console, a-
t-il conclu. Le clou de sa prestation. Quel con, j’ai pensé, il est sérieux lui,
avec ses pirouettes de désole-console ? Même s’il n’en était pas à sa
première, comment peut-il dire des âneries pareilles ! De quoi veux-tu te
consoler ? Avec les malheurs des autres de surcroît ! Ça, c’est pire que de
charogner.
Dans le quartier, je n’étais pas le seul gamin à me prendre des baffes. Sous
mes yeux, les profs en ont humilié et tapé des centaines. Gifles, coups de
bâton, coups de pied, mots qui cognent, phrases qui blessent. Tous, du
primaire au lycée, et les exceptions, je vous le jure, je les compte sur les
doigts d’une main. Vous savez, les profs ne tombent pas du ciel, ils ne sont
pas déposés à nos portes par des cigognes, c’est une production locale,
marquée comme tout le monde par le sceau de la violence. Et ne pensez pas
que les quelques notions de pédagogie suffisent à les guérir, à faire qu’ils ne
reproduisent pas ce schéma unique dans lequel ils ont aussi baigné. De toute
façon, quand un prof était gentil, il se faisait bouffer par quarante élèves
chauffés à blanc, qui n’attendaient qu’une chose, fondre sur plus faible
qu’eux. J’en ai vu, et je n’exagère rien, qui quittaient la classe en pleurs, qui
partaient des mois en arrêt. Rares sont ceux qui nous tenaient en respect
sans recourir aux mains, sans recourir à la violence. Ils ne savaient pas
faire.
Et les pères que je connais, il n’y en a pas un pour sauver l’autre. Sur la
tête de Bella, ce sont des enculés. Tenez, Karim, mon voisin, son père,
propriétaire d’une oliveraie, le fouettait avec un rameau d’olivier. Karim me
disait que quand il fendait l’air, le rameau faisait un joli bruit avant de
laisser un amour de trace. Eya, combien de fois son alcoolo de père les a
foutues dehors en pleine nuit, elle, sa mère et sa petite sœur, coups de pied
au cul, en les traitant de putes. Malek, son fonctionnaire de père ne
l’appelait pas, il le sifflait, et à entendre le filet d’air sortir de la bouche du
paternel, il courait au pied, la tête basse comme un chien, et croyez-moi, il
n’avait pas intérêt à moufter. Azouz, le fils du salafiste du quartier, il rasait
les murs. Son père lui interdisait tout bonnement de jouer. Pas le droit de
taper dans un ballon, de faire rouler une bille ou de lancer une toupie, parce
que le Prophète, lui, ne jouait pas. Mais il ne me venait pas à l’esprit de me
comparer, de me dire que j’étais mieux ou bien moins loti qu’untel, pour
trouver dans la détresse d’autrui de quoi me consoler. J’avais le sentiment
qu’on était tous dans la cale d’un même bateau, secoués par la tempête, à se
vomir les uns sur les autres, parce qu’il n’y avait là-haut aucun capitaine
capable de nous mener à bon port.
Mes potes du quartier et moi, nous n’étions pas les seuls à nous prendre
cette déferlante de violence. J’ai l’impression que c’est une folie
contagieuse. Celui qui l’attrape, il la refile promptement aux échelons
inférieurs de la hiérarchie sociale. C’est une avalanche qui naît dans les
sommets, qui déboule, qui s’abat sans retenue, et la vague finit tôt ou tard
par vous atteindre. Personne ne s’interpose, ne fait barrage, n’est digue. Et
plus vous êtes en bas, plus la vague est grosse, plus vous morflez. Au plus
bas de l’échelle, il y a nous, les enfants du peuple. Et même les enfants
n’étaient pas le terminus de la cruauté. Ils réussissaient à trouver plus faible
qu’eux pour déverser ce qui les dévastait. Enfants plus petits, animaux,
insectes.
Il n’y a qu’à voir les chats du quartier, la frousse qu’ils ont quand ils
croisent un humain, surtout un gamin. Le jeu préféré des enfants est de les
caillasser. Aucun des gars avec qui j’ai grandi ne supportait qu’un chat
passe devant lui sans le craindre, sans déguerpir. Regardez cet enfoiré qui se
pavane, s’indignaient-ils de l’allure d’un chat qui cheminait sur une clôture,
ou regardez-moi ce touriste de mes deux, s’offusquaient-ils du spectacle
d’un matou qui se dorait la pilule au soleil. Aussitôt, ils prenaient des
pierres et les visaient. Des cailloux acérés, supersoniques, qui faisaient
s’envoler les pauvres bêtes. Voilà, c’est bien, cours maintenant, enfoiré de
chat, s’esclaffaient-ils.
Je me rappelle encore ce caméléon que Karim mon voisin a débusqué. Il
nous a tous appelés. Venez voir, venez voir ce que j’ai trouvé dans mon
jardin ! On avait sept ou huit ans, et c’était la première fois qu’on en voyait
un. On s’est penché sur la bête et mon dieu j’étais ébahi, il était vraiment
beau. Vous en avez déjà vu un, docteur ? Il avait des pattes rigolotes qui se
pliaient vers l’arrière, des yeux en spirale. Il bougeait doucement, sans se
précipiter, avec une grâce... Il connaissait mal le pays et ses enfants. C’est
quoi ? a demandé Karim. Ben un caméléon, tu sais, c’est le lézard qui
change de couleur. J’aurais mieux fait de me taire, parce qu’à l’entendre
dire Ah ouais !, j’ai compris que ça allait mal se terminer. Karim l’a pris et
l’a posé sur un mur blanc, mais le caméléon n’est pas devenu blanc. Alors il
l’a pris et l’a posé sur un mur jaune, mais le caméléon n’est pas devenu
jaune. Il l’a pris et l’a posé sur une fenêtre bleue mais le caméléon n’est pas
devenu bleu. Du coup Karim a décrété qu’il ne servait à rien. Il a ramassé
des cartons, des journaux, des bouts de bois, il a fait un feu et l’a jeté
dedans. Personne ne l’en a empêché, il nous matait tous à la bagarre alors
on n’osait pas protester. Vous avez déjà entendu le cri d’un caméléon qui
brûle ? Moi si, et je ne suis pas près de l’oublier.
J’ai toujours aimé les animaux, même les insectes. Mais dire que malgré
ma faiblesse, la graine du sadisme n’avait pas germé en moi, ce serait
mentir. Moi, c’était sur les mouches que j’ai jeté mon dévolu. À neuf ans,
j’ai lu un article dans un magazine qui mettait en garde contre elles. Les
mouches sont mauvaises, avertissait le rédacteur. Méfiez-vous, assénait-il,
elles transportent dans les six millions de microbes, et il faut, pour le bien
de tous, s’en débarrasser à la moindre occasion. Je m’étais dit Voilà mon
souffre-douleur, voilà sur quoi va s’abattre ma vengeance. Voilà sur quoi je
m’acquitterais de mon devoir de violence. Une espèce sale, une espèce
hideuse, et loin d’être en voie d’extinction dans ce pays, comme tout ce qui
est sale et tout ce qui est hideux. Alors quand mon père, un prof, un
camarade, me tapait, m’humiliait, c’était sur elles que s’abattaient ma rage
et ma colère. Je m’enfermais dans la cuisine, parce que c’est là qu’elles
aiment être, et je les exterminais toutes, jusqu’à la dernière.
Si les mouches écrivaient des livres d’histoire comme le font les hommes,
elles diraient de moi que je suis l’incarnation du mal absolu. Si elles
faisaient des cauchemars, c’est moi qu’elles verraient. Pour elles, j’étais une
sorte de Staline, de Hitler. J’en ai tué probablement des millions, sans le
moindre cas de conscience. Elles n’étaient pas faciles à attraper au début.
Beaucoup diront qu’elles ont un vol imprévisible, aléatoire, mais c’est mal
les connaître, et moi, j’ai fini par très bien les connaître, au point de
parvenir à en attraper en plein vol, aussi bien de la main droite que de la
main gauche. Une fois qu’elles étaient dans mon poing serré, j’avais
l’embarras du choix. Au début, je les jetais de toutes mes forces par terre ou
contre un mur, ça les étourdissait, elles retombaient inconscientes comme
des feuilles mortes. C’est là que je les achevais au pied avant de courir me
laver les mains des six millions de microbes. Mais par la suite, j’ai inventé
de nouvelles façons de les martyriser. Aux unes j’arrachais les ailes et les
laissais ramper au sol. Aux autres j’enlevais les pattes et les condamnais à
voler sans pouvoir se poser. Et parfois je les donnais à manger vivantes aux
fourmis qui se faisaient un plaisir de les démanteler comme on démonte un
lego.
La vérité, c’est qu’on ne mérite pas d’avoir des animaux dans ce pays.
Vous êtes déjà allé au zoo du Belvédère, docteur ? Vous avez vu l’état du
lion, le roi de la jungle ? Il faut croire qu’il a atterri dans une jungle trop
lourde pour ses épaules. C’est le seul lion du pays, et comme tout le reste, il
tombe en ruine. Un lion clochard, mal nourri, à la peau toute fripée comme
un vieux blouson en cuir. Et malgré son état pitoyable, il s’est fait caillasser
par des jeunes parce qu’il ne rugissait pas. Rugis, enfoiré de lion qui sers à
rien ! lui ont-ils crié avant de lui jeter des pierres. Il a couru se réfugier au
fond de son enclos, le crâne écorché. Son voisin le crocodile a eu moins de
chance, il n’avait pas d’abri et a succombé sous les pierres. Le rhinocéros ?
Trop gros pour être crevé, ils en ont fait un manège. Des gosses qui se
tapent un rodéo sur le dos d’un rhino, bienvenue chez nous.
La vérité c’est qu’on ne mérite pas d’avoir des animaux dans ce pays,
même pas des chiens, même pas des mouches. On devrait rester entre nous,
entre monstres. De toute façon, ils finiront par nous quitter. Même les
mouches partiront et nous laisseront seuls dans notre haine et notre merde.
Même les arbres, s’ils le pouvaient, ils arracheraient jusqu’à leur dernière
racine et foutraient le camp. Vous connaissez la forêt de Radès ? C’est près
de chez moi. Ce fut une forêt. Aujourd’hui, ce qu’il en reste n’est qu’une
poubelle à ciel ouvert. Je vais même vous dire que si le pays, sa mer, ses
plages, ses montagnes et ses forêts pouvaient se dérober sous nos pieds et
nous laisser suspendus dans l’espace, croyez-moi, ils le feraient. La vérité,
c’est qu’on ne mérite pas une si belle compagnie. La vérité, c’est qu’on ne
mérite pas une si belle nature. La vérité, c’est qu’on ne mérite pas un si
beau pays.
5.
Si j’ai bien dormi ? Oh que oui, dans deux mètres sur trois, et pourtant,
j’avais l’impression d’être dans un palace. Si vous me rapportez des livres,
je pourrai y passer ma vie, ça sera toujours mieux que la maison de mon
père. Vous connaissez Tchekhov, monsieur Bakouche ? Vaguement ? Non,
ce n’est pas la marque d’une vodka, c’est un écrivain russe. Vous ne l’avez
jamais lu ? Ça ne m’étonne qu’à moitié, vous devez être comme tous les
autres, bardé de diplômes sans avoir lu un livre. Pour qui je me prends ?
Pour un détenu de droit commun, et ce n’est pas moi qui me fais appeler
maître. Tchekhov a écrit une nouvelle, Le pari. Lisez-la et vous
comprendrez beaucoup de choses, elle raconte l’histoire d’un avocat qui
vous ressemble à peine. Vous y apprendrez qu’être enfermé avec des livres
est moins triste qu’on ne pense. D’accord, je ne dirai pas ça à mon procès,
je n’aggraverai pas mon cas.
Oui j’aime lire, c’est ce que j’aime le plus après être avec Bella, et même
que les moments les plus chouettes, c’est quand je lisais alors qu’elle était à
mes côtés. J’aimais lire avec sa tête sur mes genoux, ou lire avec ma tête sur
son ventre chaud.
Comment m’est venue cette passion pour les livres ? On en avait à la
maison, alors j’ai fini par mettre le nez dedans. Ne pensez pas que c’est
mon père qui m’y incitait, de ce point de vue-là, il ne s’est jamais intéressé
à moi, il ne m’a jamais rien appris. Ne pensez pas non plus qu’il a lu
l’intégralité de sa bibliothèque ! S’il y avait des livres à gogo et de tout
horizon, c’était pour impressionner la galerie, pour s’acheter auprès de ses
collègues docteurs une réputation d’intellectuel. Oh, vous avez dans votre
bibliothèque des écrivains russes ? Oh, vous avez dans votre bibliothèque
des poètes sud-américains ? Oh, vous avez dans votre bibliothèque des
philosophes allemands ? Mais en vérité, mon père ne lisait pas les livres
qu’il achetait à bon prix ou qu’il récupérait grâce à son statut
d’universitaire. Il lisait les torchons de la presse, comme le reste de la
populace, et pensait qu’il pouvait avec ça se faire une opinion sur l’état
profond du monde, et l’ouvrir à tout va sur tout et sur rien.
Les livres étaient à portée de main, et je me suis servi. C’est là que j’ai
remarqué que personne ne vous cherche de noises quand vous avez le nez
dans un livre. Ce n’était pas comme si vous deveniez invisible, mais votre
visibilité devient d’une autre nature. Elle surprend, elle interloque. Les
livres, pour beaucoup, c’est un truc qu’ils ne comprennent pas et qu’ils
essayent de bien éviter comme des allergiques. Plus le livre est épais, plus
vous faites fuir les gens autour de vous. Ils viennent pour vous emmerder, et
là, surprise, ils vous voient absorbé par un pavé, alors ils repartent en se
disant C’est quoi ce bordel ?, et ils vous oublient. Ainsi, à force de me
camoufler dedans, j’ai fini par lire, par apprécier, puis par aimer à ne plus
savoir m’en passer. Avant Bella, c’était ma principale compagnie. Ça m’a
donné des mots, des idées, une force à l’intérieur que je n’osais pourtant pas
exprimer tant j’étais frêle et gringalet.
Cette histoire de fusillade est un beau gâchis ? Vous allez recommencer
avec vos paroles sur l’avenir foutu en l’air ? Ne vous méprenez pas. Les
livres, l’école, c’était d’abord pour qu’on me foute la paix, pour donner aux
adultes une occasion de moins m’engueuler et me taper dessus. Et pour tous
les autres ? Les moins bons à l’école, ceux qui décrochent ? Et les
chômeurs ? Et ceux qui se jettent dans la mer, ceux qui se jettent dans la
guerre, ça ne serait pas du gâchis ? Pour eux, ce destin est mérité ? Il ne
faudra pas que je le dise au juge ? Que faut-il que je lui dise alors ? Vous
voulez que je mente, que je montre patte blanche, que je dise regretter ce
que j’ai fait ? Que tout cela n’est qu’un malheureux coup de folie ? Que
j’aime l’école, que j’ai envie d’aller jusqu’au bout, que je pourrai avoir un
beau diplôme avec lequel je me torcherai le cul avant d’aller le visser à une
chaise au Café des Sports ? Non ! Les mensonges, j’en ai assez, je ne digère
plus. N’allez pas croire que je sois le seul. Ces fausses perspectives, ce
discours de charlatan ne dupent plus personne. Un jour ça vous pètera à la
gueule comme un feu d’artifice, et là, ça sera une autre affaire.
Je revenais du collège quand j’ai rencontré Bella. J’avais quoi, douze ans.
Une après-midi de novembre, morose. Un garçon triste, chétif, une tête à
claques, la tête baissée, la peur qui habite ses tripes, et parfois, l’envie d’en
finir. On n’imagine pas ce que ressent un enfant quand il faut qu’il se fasse
encore plus petit qu’il n’est, quand il n’a pas droit à l’erreur, quand chaque
faux pas prend un air de fin du monde. Mais en l’entendant, ce jour-là, j’ai
redressé le menton. C’est quoi, ce son à peine audible, cette voix qui
réclame ? Je suis allé voir. Ça provenait d’un chantier ouvert, une maison en
cours de construction loin d’être achevée. Les ouvriers absents, je me suis
approché, je me suis penché. Elle était là, cachée, guère visible sous les
cartons d’emballages. Elle était minuscule, encore plus minuscule que moi,
une maigre boule de poils beiges tachetés de blanc sur le museau et sur le
front, et des yeux encore collés. Elle se débattait, avançait comme une
limace, bougeait maladroitement une queue ridicule. Je l’ai cueillie, et
croyez-le ou pas, elle tenait entière dans ma main. J’ai senti son cœur battre
contre ma paume. Je l’ai tout de suite aimée.
Quel âge avait-elle ? Un jour ou deux... Sa mère avait mis bas juste ici, les
traces de l’accouchement étaient encore fraîches. Était-elle partie se
sustenter ou l’avait-elle abandonnée ? Mais, au fait, elle était peut-être déjà
morte ? Je savais qu’on faisait la peau aux chiens. Combien de fois, au cœur
de la nuit, j’avais entendu détoner les coups de feu, suivis des cris des bêtes
qui suppliaient. On aurait dit des hommes. La municipalité affirmait faire
son boulot contre la prolifération de cette menace, mais moi, c’étaient mes
semblables qui me terrifiaient, pas les chiens, encore moins ce chiot tout
chaud qui battait de son petit corps contre ma main.
Blottie dans ma paume, elle ne couinait plus, elle ne bougeait plus, elle
sentait ma chaleur et était rassurée. Je ne pouvais pas l’abandonner à son
sort, seule ensevelie sous ce tas de cartons, et rentrer au bercail comme si de
rien n’était. Ça m’était insupportable, impossible. Je savais qu’à la maison,
personne n’en voudrait, déjà que je me sentais de trop. Mais il était hors de
question de la larguer, de continuer à être faible de la sorte. Je me devais
d’assumer, d’être courageux pour elle. Il fallait que je devienne un homme.
Une fois devant chez moi, je l’ai mise dans la poche de mon uniforme et
je suis monté en esquivant tout le monde. Je l’ai posée dans ma chambre et
suis redescendu chercher un bol de lait. Elle semblait affamée. Mais elle
était encore trop petite pour laper. Il fallait qu’elle tète. J’ai cassé ma tirelire
que j’essayais désespérément de remplir depuis des mois, et j’ai filé au pas
de course à la pharmacie la plus éloignée que je connaisse. J’avais peur que
le pharmacien du quartier me balance à mes parents si je m’adressais à lui.
Bonjour, je voudrais un biberon. Pour un bébé de quel âge ? C’est pour un
chiot qui vient de naître. Un chiot qui vient de naître ? Le pharmacien était
étonné, il ne s’y attendait pas. C’est bien ça, pour un chiot qui vient de
naître. Ce n’est pas une pharmacie pour chien et je n’ai pas de biberon pour
chiot. Alors donnez-moi le plus petit que vous ayez, il fera l’affaire. Le
pharmacien soupira, alla dénicher le plus petit des biberons. Combien ça
fait ? Sept dinars neuf cents. Je n’ai pas blêmi, je ne me suis pas dégonflé,
je n’ai pas été envahi par la honte que je ressentais d’habitude. Je savais que
je ne les avais pas, ces sept dinars neuf cents, jamais ce tas de petites pièces
jaunes au fond de ma poche n’y suffirait, mais j’ai joué mon tapis, j’ai tout
posé sur le comptoir d’un coup d’un seul. Le pharmacien regarda ahuri.
C’est une blague. Non, c’est de l’argent, et c’est tout ce que j’ai. Il me
jaugea et je n’ai pas baissé les yeux. Il soupira de nouveau. Prends-le et
casse-toi. Merci, Allah vous le rendra. C’est ça, casse-toi avant que je ne
change d’avis.
Elle a vite grandi. Au bout d’une semaine, elle avait déjà doublé de taille
et de poids, mais elle avait toujours les yeux collés. Je pensais à elle toute la
journée, je priais pour que personne ne la trouve dans le petit carton à
chaussures que je lui avais aménagé, et dès que sonnait la fin des cours, je
rentrais comme une flèche à la maison pour la retrouver et la nourrir. Pour
pas qu’on se fasse gauler, je lui gardais ma ration matinale de lait. Quand
elle finissait son biberon, je la posais sur mon torse nu et je sentais son cœur
battre contre le mien. Elle me reniflait, remontait ma poitrine et s’endormait
dans le creux de mon cou. C’est en me renseignant sur le net que j’ai su que
c’était une fille.
Deux semaines plus tard, elle a ouvert les yeux. On s’est regardés pour la
première fois. Mes yeux noirs rencontraient ses yeux verts comme des
prairies, et ce que j’ai vu dedans, je peux vous le jurer, je ne le reverrai plus
jamais nulle part. Ce que j’ai vu m’a rempli de l’intérieur et j’ai cru que
j’allais déborder. Pour la première fois, j’ai senti qu’une âme habitait mon
corps.
Que tu es belle ! Je t’appellerai Bella.
Ce n’était peut-être pas original, ce n’était peut-être pas recherché, mais
c’est sorti comme c’était et à la voir se tortiller, elle avait l’air d’aimer son
nom.
7.
J’ai grandi avec Bella et Bella a grandi à mes côtés. Un chien ça pousse
vite, beaucoup plus vite qu’un môme, et elle m’a embarqué dans son
sillage. J’étais pris dans son élan vital pur, transcendé par sa pêche, son
énergie, sa joie. C’était ma meilleure amie, et quasiment la seule. Après les
cours, je courais la retrouver. Dès que j’ouvrais le portail, elle me faisait la
fête, me sautait dessus, la queue en trombe, et me couvrait les mains et les
joues de sa langue rose et chaude. Je la prenais par les pattes avant et je
dansais avec elle, on passait des heures comme ça, à jouer ensemble.
L’éduquer ? Jamais. J’ai envers ce mot-là la plus grande méfiance, et puis il
faut être malade, avoir l’esprit tordu pour transformer son chien en singe
savant, lui apprendre à faire des tours, lui donner des ordres à longueur de
journée. Je m’en foutais qu’elle donne la papatte, qu’elle Pas bouger !,
qu’elle Couchée ! Je voulais qu’elle bouge, je voulais qu’elle saute, je
voulais qu’elle grimpe et qu’elle m’emmène avec elle. Plus besoin de
chasser les mouches, elles pouvaient désormais voler en paix.
Le deal avec mes parents, c’était qu’elle reste dans le jardin et que j’en
sois le seul et unique responsable. Il ne fallait pas compter sur eux pour la
considérer, pour nous considérer, comme des membres de la famille à part
entière. On était les parias, les dégueulasses, les intouchables. Si par
malheur elle mettait une patte à l’intérieur, c’était à coup de pied dans le
derrière et sous les cris qu’on la chassait. Je me suis appliqué à prendre soin
d’elle. Je lui ai construit une niche de mes mains. Vous voyez, mon père est
un sacré bricoleur, dans une maison il est capable de tout, mais il ne m’a
jamais rien appris, et à me voir galérer avec les planches, les clous et le
marteau, il n’a pas bougé le petit doigt pour m’aider. Mais je m’en suis
sorti, elle a eu une niche étanche, douillette, et si je l’avais faite plus grande,
je l’aurais habitée avec elle. Chaque jour, je passais au marché récupérer
chez le boucher ou le volailler tout ce que je pouvais, moyennant de petites
corvées le dimanche. J’ai porté des caisses, j’ai nettoyé le sol, j’ai travaillé
pour elle. Ma mère mettait de côté les restes qui convenaient à son
alimentation, et même, parfois, elle me donnait des sous pour lui acheter du
Canicha, vous savez, ces saucisses pour chien dont Bella raffolait.
Il ne faut pas croire qu’auprès d’elle, Bella était en odeur de sainteté. Ma
mère la détestait autant que mon père, mais elle m’aimait. Sûrement un peu
moins depuis que la chienne avait pissé sur le tapis du salon alors qu’elle
était encore bébé. Elle en avait fait un véritable scandale. Mon tapis, mon
beau tapis... Elle se lamentait. Dehors, toi et ton klebs ! Comme si la
chienne avait pissé du pétrole. On est sortis tous les deux se réfugier dans le
jardin.
Le soir même elle m’en avait reparlé. Je ne sais pas si c’était pour
s’excuser de son attitude ou, au contraire, pour la justifier. Tu sais, les anges
ne rentrent pas dans une maison où il y a un chien. Tu plaisantes ? Tu crois
que les anges rentrent dans une maison où il y a ton mari ? Toi, depuis que
tu as ce chien, ta langue s’est bien pendue. Si je n’avais pas ce chien, cela
ferait un moment que je me serais pendu. Elle m’a regardé et son regard
disait qu’elle avait envie de croire que je bluffais.
C’est une bonne musulmane et comme tout bon musulman, elle avait un
problème avec les chiens. Tout ça à cause de ces putains de hadiths. Vous
savez, ces paroles qu’on a écrites quasi trois cents ans après la mort du
Prophète. Certains chargent les chiens et rapportent qu’il n’est autorisé d’en
avoir que pour la chasse. Trois cents ans. Quand je vois circuler les
nouvelles et comment elles se déforment le jour même, je me dis que se
persuader qu’un téléphone arabe qui a fonctionné sur trois cents ans
rapporte une parole authentique, de là à manger de la paille, il n’y a qu’un
pas. Vous savez comment commence un hadith ? Il commence comme ça :
d’après A d’après B d’après C d’après D d’après E, et ça peut aller jusqu’à
la fin de l’alphabet. Ce merdier s’appelle une chaîne de transmission, il y a
des gens qui passent leur vie à déterminer leur authenticité, à jauger si ces
chaînes sont fortes ou faibles, sans jamais les mettre en doute, sans dire que
ce sont des chaînes à briser.
Oui, je suis bien renseigné sur le sujet, ne soyez pas impressionné. Des
livres sur les dires du Prophète, on en a pas mal à la maison. J’en ai lu et je
me suis fait mon opinion. C’est que je ne vous ai pas dit la spécialité de
mon père, en quoi il est docteur ? En civilisation arabo-musulmane. Ça
consiste en quoi au juste ? Bah c’est un méli-mélo de langue, d’histoire et
de religion. Une discipline qui mélange tout et n’éclaire rien. Et même si le
bon Dieu est quelque part son fonds de commerce, il n’y croit pas et il
pense avoir trouvé pour cela l’argument imparable. Il ne le sortait jamais en
public, pas après la révolution et sa poussée de barbe, il aurait risqué de
perdre son job. Mais en privé, il ne se gênait pas, surtout quand ma mère
terminait sa prière. Il la narguait. Ton Dieu, ce Tout-Puissant, cet être
charmant qui regorge de bonté, comment se fait-il qu’Il laisse les enfants
mourir de faim, mourir dans la guerre, sans intervenir, sans lever le petit
doigt ? Pourquoi ne les sauve-t-Il pas, alors qu’Il le peut s’Il le veut ? C’est
bien là la preuve qu’Il n’existe pas.
Pour quelqu’un qui ne mettait pas un sou pour remplir la marmite, c’est
quand même fort de café. J’avais envie de lui dire que ce n’était pas le bon
Dieu qui laissait les mômes crever la dalle la bouche ouverte. Ce n’était pas
le bon Dieu qui bombardait les gosses dans leurs écoles, mais bien des
hommes, des hommes comme lui. Des hommes cruels, des hommes sans
pitié, Errahma-lé.
9.
L’année suivante, c’était à mon tour de pousser. J’ai pris vingt centimètres
en deux mois. Quelle fut ma joie de constater que désormais, je mettais une
tête à mon père ! Le géant d’antan était en fait petit ! Dorénavant, je
pouvais le regarder de haut. Bella observait ma mue. Elle me rentrait
dedans, me bousculait, me sautait dessus à me faire tomber. Ce n’est pas
encore fini ! Tu es toujours maigre comme une allumette. Il est temps que
tu te bâtisses, il est temps d’avoir des bras robustes, des épaules larges, un
torse vigoureux sur lequel tout peut rebondir, y compris moi et ma fougue
canine. C’est pour cette raison que j’ai commencé les exercices. Chaque
aube que le Seigneur faisait, alors que la rosée coulait le long des feuilles et
que les muezzins des trois mosquées du quartier appelaient à la prière du
fajr à qui mieux mieux, j’étais déjà debout, Bella à mes côtés, et on courait
de ma banlieue sud jusqu’à la plage de La Goulette. Sous les étoiles qui
s’effaçaient, le soleil qui naissait, on traversait le pont de Radès toutes
langues dehors. Une dizaine de kilomètres aller, une dizaine retour. Sur la
plage, elle sprintait, se baignait, s’ébrouait, plantait son museau dans le
sable, pendant que j’enchaînais les pompes. Une dizaine, puis une
vingtaine, et au bout de six mois, j’étais capable d’en faire cinquante puis
de recommencer. De retour à la maison à peine éveillée, sous l’œil
incrédule du paternel, je me mettais aux tractions dans le jardin. Je voulais
un dos et des épaules qui supporteraient le poids du monde. Arrête, tu vas te
faire mal, me disait-il. J’avais envie de lui répondre que ce n’était pas ça qui
heurtait, qui faisait mal, mais je me taisais et je poursuivais mes exercices.
Je savais que ce n’était pas de la bienveillance. Le vieux avait tout
bonnement peur pour son trône.
J’ai continué sur ma lancée même après l’été, toujours avec Bella à mes
côtés. Dieu que j’aimais la prendre dans mes bras après ces séances
acharnées où elle ne me lâchait pas du regard. On a bien travaillé
aujourd’hui. Oui, on en a fait du chemin, tu peux être fier. Je lui caressais le
ventre, le cou, la tête, partout sauf ses oreilles que je ne touchais qu’au
moment d’inspecter les tiques, pour qu’elle puisse toujours les redresser.
Elle était magnifique, elle était somptueuse. Dire que cette force de la
nature tenait entière dans ma main il n’y avait même pas deux ans.
Pendant ce temps-là, mon frère, l’ami des premiers jours, continuait de
remplir le vide qu’il avait en lui à sa façon. Ça faisait maintenant quelque
temps qu’il essayait de le combler de gâteaux et de sucreries, mais il en
fallait des tonnes, car les gouffres que la violence des grands avait creusés à
l’intérieur de nous étaient de véritables trous noirs que rien ne rassasiait.
Mon frère n’avait pas trouvé la belle qui aurait pu remplir de joie son cœur,
il en était devenu boule. Nos chemins s’étaient séparés, et c’est à peine si on
se parlait.
10.
Ils ont tout essayé pour rabaisser Bella à mes yeux, pour séparer nos âmes
en fusion, et ont mis ma sourde oreille et mon entêtement sur le dos de
l’adolescence.
Ils ont eu l’idée de passer par des intermédiaires pour me faire entendre
leur raison, tentant leur chance avec le peu d’adultes que je respectais dans
le quartier.
Ils ont essayé avec Lotfi le toubib. J’aimais beaucoup Lotfi. C’est le
médecin qui a réparé mon bras après le fameux accident de voiture où j’ai
vu la mort en face, comme je vous vois. Il est venu me parler et j’ai toujours
apprécié son côté cash et sans concession, comme ce jour où, sur une radio
de contrôle, il avait constaté que mon bras cassé ne s’était pas bien remis de
sa double fracture. Il avait dû lui ôter le plâtre et le recasser sans y aller par
quatre chemins, sans me demander mon avis, d’un coup sec, comme on
casse un bout de bois. Je ne vous raconte pas comment j’ai hurlé, mais trois
mois après, mon bras était correctement remis, et grâce à cela, il avait gagné
ma confiance et mon respect.
Lotfi est venu négocier avec son allure de cowboy, en blue-jeans, avec sa
Marlboro entre les lèvres. Un médecin clopeur, y a pas de quoi s’étonner, ce
n’est qu’un fervent partisan de « faites ce que je dis, ne faites pas ce que je
fais » parmi tant d’autres. Il a poussé le portail et m’a regardé, allongé sur la
terrasse, la tête sur le ventre de Bella, en train de lire un livre.
Bonjour Lotfi. Bonjour. Tu sais que la bave du chien loge le ténia dans les
intestins, et que ses poils ingérés provoquent des kystes au foie, ça serait
bien que tu lâches un peu ce chien.
À continuer de manger ce qu’on mange, on n’aura plus de foie ni
d’intestins, la viande est bourrée d’antibiotiques et les légumes pleins de
pesticides. Et tiens pendant qu’on y est, tu savais que la clope provoque le
cancer ? Alors arrête de manger et de fumer, et après, on en reparlera.
Sa cigarette est tombée de sa bouche bée. Jusque-là, il ne connaissait de
moi que la version qui baissait la tête, qui acquiesçait d’une voix piteuse,
qui s’attendait à se prendre une baffe d’un moment à l’autre. Il ne savait pas
encore pour la métamorphose provoquée par Bella.
Toi, t’es bien parti ! À mes dix-huit ans, je partirai pour de bon, je te le
garantis. Il a souri et refermé le portail derrière lui.
Alors mes parents ont essayé Omar. Ils lui ont parlé et le saint homme est
venu me causer.
J’aimais beaucoup Omar. Dans le quartier, c’était mon préféré. C’était un
soufi, tout ce qu’il y a de plus gentil et discret. Il avait concentré en lui la
moitié de la gentillesse du pays, et l’autre moitié, croyez-moi, elle est à
jamais perdue. Il était le seul qui nous laissait jouer au foot devant chez lui
sans se plaindre, sans nous chasser comme des sagouins, car on n’avait que
la rue comme terrain de jeu. Il lui arrivait même de taper dans la balle avec
nous à l’occasion, nous disant qu’on lui rappelait son enfance, à croire que
tous les autres avaient oublié qu’un jour, ils avaient été mômes. Il me disait
que je jouais bien, que je devrais faire un essai dans un club. Mais moi je
savais que je n’étais pas si bon que ça, et que je sortais mon épingle du jeu
grâce à ma vitesse. J’avais du vent dans les jambes. Quand je me lançais,
personne n’était capable de me rattraper. Personne ne m’a jamais battu à la
course. C’est que j’ai grandi avec les cuisses et les mollets d’un trouillard,
prêt à bondir, à déguerpir, prêt à prendre la fuite.
Mais Omar était aussi un bon musulman, et aussi soufi soit-il, il avait un
problème avec les chiens. Une après-midi, il a poussé le portail pour
prêcher la bonne parole et nous a trouvés, Bella et moi, dans le jardin.
Comme souvent, on se courait derrière à tour de rôle comme des fous, sans
plan ni but.
Ça va fiston, tu t’amuses ? À fond. Tu devrais moins fréquenter ton chien.
Et pourquoi donc ? Parce que le chien est un animal impur, impropre, le
toucher invalide les ablutions. Et pourquoi serait-il impur, impropre, et le
toucher invaliderait-il les ablutions ? Parce que tu vois bien, il se lèche le
derrière, c’est sale, même très sale ! Sidi Omar, vous êtes celui dans le
quartier pour qui j’ai le plus de respect, mais au risque de vous choquer, je
vais vous apprendre quelque chose que peut-être vous ignorez : les
humains, ils se mangent le derrière aussi ! Vous n’avez qu’à vous connecter
pour voir. Depuis la Révolution, il n’y a plus de censure, et sur Internet on
peut accéder à tout et même à n’importe quoi. Allez donc faire un tour sur
un site porno et vous verrez, les gens se mangent le derrière et même pire
que les chiens, parce qu’un chien il se lèche son propre derrière, les
hommes, eux, c’est le cul des autres qu’ils bouffent. Et ça, pour invalider
les ablutions, on peut dire qu’il n’y a pas mieux.
Comme Lotfi, Omar était bouche bée. Tu ne regardes pas trop de ces
saloperies, rassure-moi ? Ne vous inquiétez pas, je n’en regarde pas, même
que je trouve ça dégueulasse, c’est ce que les copains me racontent, et un
truc du genre, ça ne s’invente pas. Tu as raison, ils ne l’ont pas inventé,
mais promets-moi de ne pas aller sur ces sites. Si ça vous rassure, je vous
promets de ne pas y aller. Tu l’aimes ce chien ? Plus que les gens. Prends-
en soin alors, Allah aime ceux qui prennent soin de Ses créatures. Passez
donc voir mes darons, et les autres darons du quartier, et même les profs.
Dites-leur ça. Rappelez-leur que les enfants aussi sont des créatures
d’Allah.
11.
Je suis amer, j’en veux à la terre entière ? C’est ce que dit le portrait que
vous dessinez. C’est votre droit de faire mon procès, de toute façon, je suis
là pour ça, être jugé. Mais je peux vous dire que non, je n’en veux pas à la
terre entière, je ne connais pas la terre entière, je ne connais que ce pays. Et
puis, je n’en veux pas aux animaux, ils sont ce qu’ils sont, ils sont honnêtes,
ils ne connaissent pas le mensonge. Les hommes ne peuvent pas en dire
autant. Nombreux sont ceux qui s’assoient sur leur humanité en tout âme et
conscience. Envers ceux-là, oui, j’ai de la rancune. Oui, je leur en veux, je
peux être sans pitié avec eux, Errahma-lé, comme je l’ai été cette nuit-là.
***** Rue Radhia Haddad, baptisée du nom de la militante féministe en
2012.
12.
Quand j’ai poussé le portail et que j’ai vu que Bella tardait à me courir
dans les pieds, j’ai pressenti un grand malheur. Je suis allé voir dans sa
niche, elle n’y était pas. Alors elle devait être là, dans ce coin du jardin,
peut-être dans l’autre, peut-être dans le garage, sous la voiture, peut-être
dans la remise. J’ai vérifié coins et recoins deux, dix, vingt fois. Elle n’était
nulle part. Mes yeux se sont assombris, et j’ai commencé à trembler, à
m’affoler, à rire nerveusement, à me dire que c’était irréel, que toute cette
journée était irréelle, que je n’étais jamais allé au cinéma en vrai, que Bella
était sûrement quelque part et qu’elle allait me sauter dessus d’un moment à
l’autre. Et puis, je l’ai appelée, doucement au début parce que ma gorge
était nouée. Bella, Bella, où es-tu, je suis là, je suis là, où te caches-tu ?
Mais elle n’a pas répondu. Alors j’ai hurlé à déchirer le ciel, Bella, Bella. Je
me suis dit qu’un tel cri me réveillerait et m’arracherait à ce mauvais rêve.
Mais au lieu de sursauter dans mon lit, la lumière du jardin s’est allumée,
c’était ma mère. Elle a ouvert la porte d’entrée et m’a fait un signe de la
tête.
Rentre. Où est Bella ? Rentre. Où est Bella ? Rentre, je t’ai dit. OÙ EST
BELLA ?
C’était au tour de mon père de sortir. Il n’aimait pas entendre crier, il
n’aimait pas que notre souffrance arrive aux oreilles des voisins.
Rentre. Où est Bella ? Rentre, je vais t’ex-
pliquer.
Qu’allait-il m’expliquer ? J’ai avancé vers eux, comme un vieillard.
Fébrile, chancelant, chaque pas que j’alignais pour les rejoindre était un pas
vers l’abîme, une descente aux enfers. Bella n’était plus là et c’était mon
père qui allait m’expliquer les raisons de cette absence. Ça ne sentait pas
bon. Oh que ça ne sentait pas bon !
Assieds-toi. Où est Bella ? Ça a été, ta virée au cinéma, tu t’es bien amusé
? Où est Bella ? Bella n’est plus là. Où est-elle ? Je l’ai confiée à quelqu’un,
il est venu la chercher, il s’en occupera très bien.
Cela faisait trois ans que je n’avais pas pleuré, depuis que je l’avais
trouvée sous les cartons, plus petite que ma main. J’avais oublié cette
sensation d’yeux humides, le feu de ces perles éphémères qui roulent le
long des joues.
Tu l’as confiée à qui ? À un monsieur que tu ne connais pas. Quel
monsieur, c’est qui, il habite où ? Je t’ai dit que tu ne connaissais pas.
Il haussait le ton, crispait sa mâchoire, fronçait les sourcils, imposait ses
yeux menaçants et son regard noir.
Fin de la discussion, monte dans ta chambre. Où est Bella ? J’ai dit fin de
la discussion, tu ferais mieux de l’oublier. C’est pour ça que tu m’as donné
de l’argent, c’est pour ça que tu m’as envoyé loin. Pour te débarrasser d’elle
alors que je n’étais pas là. Comment t’as pu me faire ça ?
Je me suis tourné vers ma mère, elle avait la tête baissée.
Et toi, t’étais au courant ? Écoute, tu sais qu’on ne pouvait pas la garder,
elle faisait des trous dans le jardin, et tu avais toujours tes mains dans sa
gueule. Mes mains dans sa gueule ? Mais qu’est-ce que ça peut te faire que
j’aie mes mains dans sa gueule, et de quel jardin tu parles ? Tout est carrelé
ou presque. Il n’aime pas la terre, il n’aime pas le sable, il n’aime pas tout
ce qui peut éclabousser sa putain de caisse.
C’était la première fois que je prononçais un gros mot en leur présence, et
la sanction fut immédiate. Une gifle qui a résonné dans l’espace vide une
bonne minute.
Je me suis levé, j’avais les poings et les dents serrés. J’étais envahi par
une rage qu’aucun cœur n’est supposé supporter ou contenir. Je voulais lui
sauter à la gorge, le soulever et l’étriper sur place, et tout cela, croyez-moi,
ça se lisait dans mes yeux devenus volcans. Je savais que j’en avais la force,
qu’il ne faisait pas le poids. Et pourtant, deux mains invisibles se sont
posées sur mon épaule et m’ont retenu.
J’espère que tu l’as appréciée, parce que c’est la dernière que tu me colles.
Tu as entendu ? C’est la dernière que tu me colles. Et demain, demain
matin, tu m’emmènes voir Bella.
13.
J’ai monté les escaliers, poignard dans le dos. C’était décidé, j’allais faire
mon sac, récupérer Bella le lendemain matin, et tracer ma route, quitter ce
bercail de malheur. Il n’y avait pas d’autre solution possible, aucune
alternative, je ne pouvais pas vivre une journée de plus avec ces deux-là. Je
m’étais fait avoir, je m’étais fait baiser. J’avais baissé la garde, accepté son
argent comme un fils accepterait l’argent de son père, mais je savais qu’il
ne me considérait pas comme un fils, pas plus que moi je le considérais
comme un père. Pour aller au cinéma, on avait joué la comédie et j’avais
perdu. Et elle, elle, elle, à me dire que j’avais les mains dans la gueule de
ma belle, qu’est-ce que ça pouvait bien lui foutre ? À me dire qu’elle faisait
des trous dans le jardin. De quel jardin elle parlait ? Depuis belle lurette, il
n’y avait plus de jardin, il avait arraché les arbres et carrelé le sol parce que
ça faisait plus propre, il n’avait laissé que deux mètres sur trois de terre
pour qu’elle y vide l’eau de son ménage. Quelle traîtresse ! Pourtant, je lui
avais tout donné, je prenais tout le temps sa défense, j’avais encaissé des
gifles pour elle, et j’avais accepté qu’elle fasse de moi un trophée à exhiber
auprès de ses amies. Mon fils est bien élevé, mon fils est studieux, mon fils
a d’excellentes notes, mon fils quand il parle, on dirait un livre, mon fils est
destiné à un brillant avenir. Mon fils, mon fils, mon fils. Ton fils, à compter
de ce jour, je ne le suis plus.
J’ai croisé la boule dans le couloir, il avait entendu les cris et l’écho de la
gifle qui cognait encore les murs. Avant, je me serais sans doute réfugié
dans ses bras, j’aurais pleuré sur son épaule, et il m’aurait rassuré, comme il
avait l’habitude de le faire. Il m’aurait soufflé le fameux couplet qui mettait
du baume au cœur Oublie ce con, c’est un spartiate, il est né dans la steppe
où rien ne pousse, c’est une terre morte.
Tu sais qui est venu la chercher ? Comment ça ? Le monsieur qui est venu
chercher Bella, tu as vu qui c’était ? Personne n’est venu chercher Bella.
C’est ce qu’il raconte pourtant. Il ment, personne n’est venu la chercher. Je
ne comprends pas. Personne n’est venu la chercher, c’est lui qui l’a
emmenée, il l’a fait monter dans la voiture et il est parti avec, une heure
plus tard, il est revenu, seul. Tu sais chez qui il l’a emmenée ? Je ne devrais
pas te le dire. S’il te plaît. Je ne devrais pas te le dire. S’il te plaît. Je ne
devrais pas te le dire.
Je me suis effondré, à genoux. Mes mains me déchiraient le visage, me
tiraient les cheveux, je voulais m’arracher la peau, sortir de mon corps. Je
marmonnais Bella, Bella, je suis désolé, je suis désolé.
Mon frère s’est penché sur moi et m’a attrapé les mains. Arrête, arrête.
D’accord. Si je refusais de te le dire, c’est pour que tu ne souffres pas
davantage. Il ne l’a emmenée chez personne. Il a roulé une demi-heure sur
la régionale en direction d’El Mourouj, et à un carrefour, il a ouvert la
portière et il l’a jetée.
14.
Et puis, quelque part, plus haut, soudain, les détonations. Boom ! Boom !
Le tonnerre dans le ciel, et le ciel qui me tombe sur la tête. On sait tous ce
qu’est ce bruit, apparu dans nos nuits l’année dernière. Pas de panique,
avaient communiqué les autorités après les premières détonations qui
terrorisèrent les gentils citoyens dans leur profond sommeil. Pas de panique,
ce sont des tirs d’agents municipaux et les voix qui hurlent et supplient sont
des jappements de chiens. Ceci est une campagne nationale d’abattage de
chiens. On nettoie, pour vous, alors que des poubelles il y en a des rivières
et des montagnes, les ordures y en a plein les étages, et la merde y en a du
sol au plafond, mais ils ont choisi de tirer sur les chiens, c’est comme ça
qu’ils ont décidé de nettoyer. Croyez-moi, dans ce pays, ce ne sont pas les
chiens qui méritent une balle en pleine tronche.
Boom ! Boom ! J’ai bondi, j’ai foncé, j’ai piqué un sprint vers le lieu où
ça tonnait, pourvu que je la retrouve avant la patrouille municipale, pourvu
qu’elle s’en sorte.
Boom ! Boom ! Les coups de fusil étaient autant de coups de fouet qui
décuplaient ma vitesse. Presto, presto ! Plus j’approchais des détonations,
plus l’air sentait la mort et le sang. Tout prenait des allures de poudre, des
allures de cendres. Le ciel était une toile de charbon, les habitations un tas
de ruines, et les rues des coupe-gorges brumeux desquels jaillissaient de
temps à autre un chien effaré qui fuyait ou certains moins chanceux qui
traînaient par terre leurs entrailles.
Avez-vous déjà vu des hommes courir pour leur vie, docteur Latrache ?
Ben les chiens, c’est pareil, sauf que ça se passe à quatre pattes. Dans leurs
yeux se lit la même peur, le même effroi. Ils ont le regard hagard de celui
qui ne comprend pas pourquoi il n’y a plus dans cette putain d’immensité
un minuscule bout de terre pour exister. Au nom de quoi doit-on lui ôter la
vie ?
Et au détour d’une ruelle, je l’ai vu, cet homme, achever une bête au sol.
Plusieurs gisaient déjà mortes autour de lui. Dans les phares de la fourrière
municipale, j’ai vu cet infâme en uniforme mettre sa godasse sur elle et
l’exploser à bout portant à la chevrotine alors qu’elle poussait des cris
d’agonie. Je l’ai reconnue, c’était elle à ses pieds, c’était elle qui se faisait
massacrer. J’ai reconnu sa noble carrure et son pelage beige et doux comme
un manteau d’hiver, j’ai reconnu ses taches blanches comme les nuages
d’été, j’ai reconnu sa voix rocailleuse qui m’a déchiré de part en part alors
qu’elle appelait au secours. NON ! ARRÊTE ! ARRÊTE ! ARRÊTE !
J’ai fondu sur l’agent de la municipalité à pleine vitesse, lancé comme un
obus. Je l’ai percuté pieds joints à hauteur du torse. Il a valdingué d’un côté,
son fusil et ses munitions de l’autre. Je n’ai pas hésité, j’étais habité. Je me
suis emparé de son arme et je l’ai mis en joue alors qu’il se tordait sur le
bitume, le souffle coupé. Il ne m’avait pas vu venir, il avait du mal à
encaisser toute la rage qui animait mon attaque. Son collègue au volant de
la fourrière ? Un modèle de camarade. Il a fait une marche arrière en trombe
et s’est enfui, me laissant seul face à l’assassin.
Pourquoi tu tues les chiens ? Déconne pas, baisse le fusil, donne-le-moi.
Pourquoi tu tues les chiens ? Putain déconne pas il est chargé, arrête de le
pointer sur moi. Reste à terre et réponds, pourquoi tu tues les chiens ?
Merde, qu’est-ce que t’en as à foutre que je tue les chiens ? J’en ai à foutre,
pourquoi tu tues les chiens ? Je ne fais qu’obéir aux ordres de la
municipalité, je ne suis qu’un homme de main.
Homme de main, voilà ce que tu ne seras plus.
Mon doigt était sur la détente, la mire était réglée, le coup est parti, et il
n’avait plus de main.
Il hurla comme un chien.
16.
J’ai laissé l’agent dans son sang et j’ai couru au chevet de Bella. Il était
trop tard, elle était morte. Elle avait rendu son dernier souffle, elle avait
rendu l’âme. Langue pendante, regard vitreux, poitrine dévastée,
déchiquetée par les multiples impacts de la chevrotine. Je me suis
agenouillé et je l’ai serrée contre moi, elle avait encore de quoi me
réchauffer une dernière fois. J’étais en sanglots, couvert de son sang. Ils ont
comploté et t’ont tuée, Bella. Ils t’ont arrachée à moi, Bella. Il n’y avait
donc pas sur cette terre un endroit assez grand pour nous deux, Bella. Tu es
partie et tu m’as laissé seul, Bella. Tu n’aurais pas aimé me voir pleurer,
Bella. Tu aurais bu mes larmes et séché mes joues, Bella.
Alors je me suis levé, j’ai essuyé mes yeux. J’ai ramassé les balles
tombées par terre, toutes prêtes à l’emploi. L’agent s’était échappé, je l’ai
vu courir et hurler, tenant de sa gauche une main droite qui ne lui servirait
plus à franchir l’infime empan qui sépare l’homme de la bête.
J’ai ramassé le corps de Bella. Je l’ai posé sur mon épaule et sur l’autre,
j’ai posé le fusil et j’ai pris la direction de la forêt de Radès. En chemin, j’ai
ramassé une pelle sur un de ces chantiers qui n’avancent jamais. Je
marchais pieds nus, avec tout ça sur le dos, le corps de Bella sur une épaule,
le fusil et la pelle sur l’autre, et croyez-moi, c’était lourd, mais je n’ai pas
lâché. Je voulais lui offrir d’être enterrée.
Sur ma route, sur cette dizaine de kilomètres de douleur, personne ne m’a
vu et je n’ai vu personne, car personne n’avait envie de croiser un être
comme moi sorti de la géhenne et je ne voulais croiser personne de ce
monde infâme qui nous a menés là où nous sommes, Bella et moi. Nous
voilà en trêve, le monde et moi, maintenant que j’ai un fusil à l’épaule,
sachant exactement quoi répondre si quelqu’un m’interpelle, me demande
des explications. Est-ce que je savais que la police était à mes trousses ?
Non, mais derrière moi j’ai entendu des sirènes au loin. Non ! Toute la
police me recherchait moi, et ils ont laissé peinards tous les autres ?
Il devait être minuit passé quand je suis rentré dans le bois. Je me suis
enfoncé un bon bout de temps, et dans l’endroit que je savais le moins
squatté, au pied d’un pin, j’ai déposé Bella et le fusil, puis j’ai commencé à
creuser.
Avez-vous déjà creusé une tombe, monsieur Bakouche ? Creuser cette
terre qui ne veut plus de personne est dur. Ça déchire les mains. Deux
heures et même trois, à manier la pelle, à remuer la mémoire de cette terre
qui veut tout oublier, avec Bella à mes côtés. Alors que je creusais, je lui
parlais de temps en temps et j’espérais voir la vie ressurgir dans son corps
meurtri, j’espérais la voir s’ébrouer, aboyer puis sauter sur moi comme elle
en avait coutume. Après tout, si le bon Dieu était capable de faire des
miracles, c’était bien là le moment ou jamais, mais ça aussi c’est des
conneries, on sait tous qu’un chien ne ressuscite pas, pas plus qu’un
Prophète. Alors j’ai continué à creuser le cœur en lambeaux, lui disant Tu te
rappelles Bella, quand tu t’es bagarrée avec le chat tigré dans le jardin ?
T’étais toute petite et tu cherchais déjà à t’affirmer. Heureusement que
j’étais là, parce que ce ne sont pas tes jappements de chiot qui l’avaient fait
fuir. Oh tu crois ça ? Tu lui avais vraiment foutu la trouille ? D’accord, tu as
raison. Et la fois où tu as coursé Weld El Guerda, quand tu l’as collé contre
le mur toutes dents dehors, prête à lui refaire les mollets et les chevilles. En
pleurant, il m’a supplié de te retenir, il a promis de ne plus jamais
m’emmerder sur le chemin du collège. Et puis tu te souviens des étés,
quand je te faisais monter en douce sur le toit, et qu’on dormait tous les
deux à la belle étoile, à s’émerveiller de celles qui filent et de celles qui
durent. Tu te souviens, Bella ?
J’ai posé son corps au fond du trou et j’ai commencé à l’ensevelir. Chaque
pelletée qui l’enterrait m’enterrait avec elle, jusqu’à ce qu’elle disparaisse et
qu’on ne la voie plus, emportant de moi quelque chose qui ne ferait plus
jamais surface. Sous un ciel de deuil et une lune de sang, j’ai joint mes
mains à ma poitrine et d’une voix d’outre-tombe j’ai prié : Ô toi, âme
apaisée, retourne vers ton Seigneur, satisfaite et agréée ; entre donc parmi
Mes serviteurs, et entre dans Mon Paradis******. Oui, j’ai lu le Coran, j’ai
récité les versets de l’Accueil et peu importe si c’était sur la tête d’un chien,
et qu’on vienne pas me dire qu’un chien n’a pas d’âme ! Si Dieu n’avait pas
ressuscité Bella, Il devait au moins la reconnaître, car si même le ciel ne lui
accordait pas une place, à quoi bon l’avait-Il créée ?
Puis j’ai repris le fusil et je me suis dirigé vers la maison de mon père. On
avait un compte à régler. Il fallait que je lui rende la monnaie sur les vingt
dinars, qui traînait encore dans ma poche, et que je lui dise merci. Merci
pour le cinéma, c’était super. La nuit n’avait pas fini d’être longue, et mes
yeux et mon cœur étaient encore bien sombres. Sans la belle, sans la pelle,
j’étais léger, j’étais un loup. J’ai traversé la forêt en deux deux et j’ai
remonté les ruelles où ne traînait personne. Je suis arrivé devant chez lui et
j’ai allumé ses façades. J’ai ouvert le portail à coups de pied, j’ai tiré sur le
mur d’entrée et sur la berline garée dans le jardin, et j’ai rechargé pour une
nouvelle salve. Il est sorti en trombe, je l’ai mis en joue. Halte, assassin. Il
était déconfit, il n’osait pas s’approcher, il avait le vertige et se tenait les
mains en l’air. Calme-toi. Pourquoi t’as fait ça ? Pourquoi j’ai fait quoi ?
Pourquoi t’as fait ça ? Pourquoi j’ai fait quoi ? Pourquoi t’as fait ça ? Tout
ce que j’ai fait, c’est pour ton bien. Pour mon bien ? Tiens, celle-là aussi,
elle est pour ton bien, tu ne laisseras plus ton empreinte sur rien ni sur
personne. Je lui ai tiré dans la main.
Il a hurlé comme hurle un chien. À part ma mère, personne n’a pointé le
bout de son nez, tous croyaient sans doute à la campagne municipale. Elle
est sortie, affolée, et a retenu dans ses tripes l’énorme cri qu’elle avait envie
de pousser quand elle a découvert la scène. L’aube naissante avec un enfant
qui tient un fusil et un père en sang au sol. Elle rentra à toute vitesse et
ressortit avec, dans ses mains, mes chaussures, mon blouson, et un torchon.
Je me suis chaussé, je me suis couvert, je l’ai laissée en train d’envelopper
la main ensanglantée du paternel, et sans adieu ni au revoir, je suis allé me
reposer sur la tombe de Bella.
****** Sourate 89-L’aube. Versets 27-30.
17.
La nuit était bien noire, et j’étais une ombre. Sur la route, j’ai fouillé les
poubelles pour manger. Je dois vous l’avouer, j’ai bien galéré à trouver
dedans quelque chose à me mettre sous la dent. Qui aujourd’hui se payerait
le luxe de jeter une tomate, un bout de viande ou même un quignon de pain
? Puis, j’ai pris par les ruelles obscures et j’ai accédé à la mairie par les
Sproless, la vaste cité HLM à qui elle tournait le dos. Comment j’ai réussi
mon coup ? L’entrée principale étant gardée, j’ai escaladé le mur de derrière
où il n’y avait âme qui vive. Oui, exactement, comme en 2012, quand des
salafistes d’Ansar Al-Charia ont brûlé l’ambassade des Ricains. Les forces
de l’ordre les attendaient devant alors ils sont passés par derrière. Une
technique aussi simple que mystificatrice au pays de Tararani*******.
Une fois à l’intérieur de la mairie, j’ai longé l’allée et me suis embusqué
entre deux rangées de bagnoles. C’est là que j’ai passé la nuit, c’est là que
j’ai attendu l’édile.
Si je connaissais personnellement le maire ? Non. Mais je savais à quoi il
ressemblait. Par ici, c’est une tête d’affiche. Pour se faire élire, il a bien
occupé le terrain, puis quand il a été élu, il a disparu et ses promesses avec
lui. Son véhicule de fonction, un quatre-quatre tape-à-l’œil, est connu de
tous. Un modèle de luxe qu’il aimait conduire lui-même. Voilà pourquoi je
l’ai attendu sur le parking.
J’ai patiemment guetté la voiture. Au milieu de la matinée, il a fait son
apparition et a stationné sur le parking désert, car à l’heure où il s’était
pointé, tous étaient déjà à leurs postes, du plus sérieux au plus branleur. Il
est descendu de son carrosse fier comme un coq de basse-cour et c’est là
que je l’ai cueilli et que je l’ai mis en joue. Halte, l’élu. Il est devenu blême.
Le fusil, le sang partout sur moi, mon regard de revenant l’ont statufié sur
place les mains en l’air.
Pourquoi vous tuez les chiens ? Quels chiens ? Les chiens dehors,
pourquoi vous les tuez ? C’est toi qui as tiré sur l’agent la nuit dernière ?
C’est moi qui vais te tirer dessus si tu ne me réponds pas, pourquoi vous
tuez les chiens ? Comment ça tuer les chiens ? Les chiens dehors, pourquoi
vous ordonnez de les massacrer ? C’est la décision du ministère de
l’Environnement, je suis à ses ordres, je ne fais que signer des pages déjà
rédigées. Que signer des pages déjà rédigées ? Oui, des pages déjà rédigées
par le ministère. Et tu ne fais que signer ? Oui, c’est exact, je ne fais que
signer. Tiens, tu n’auras plus à le faire. Le coup est parti, le maire se tordait
au sol. Je l’ai laissé pleurant ses doigts et j’ai enjambé le mur de derrière.
J’ai disparu dans la cité Sproless que je connais comme ma poche, le fusil
dissimulé dans mes affaires, et je me suis tapi dans une cave jusqu’à ce que
tombe la nuit. Dehors, il y avait un sacré remue-ménage, des sirènes en tout
genre, des bruits de va-et-vient, des qui-va-là, haut-les-mains. Et quand le
quartier est redevenu calme et sombre, je suis sorti de ma planque et reparti
vers la tombe de Bella.
C’est à la lisière de la forêt que je l’ai entendue aboyer. Elle a surgi des
fourrés et a déboulé sur moi comme quand on était vivants. Je me suis
agenouillé. Je l’ai serrée dans mes bras, puis on a marché ensemble jusqu’à
l’endroit où reposait son corps et j’ai déposé le fusil. Bella, Bella, je n’ai
pas réussi à tout régler aujourd’hui. Bella, Bella, il faut que j’aille au palais
du Bardo demain pour voir les députés. Bella, Bella, j’ai compté les balles,
je n’en ai pas assez. Bella, Bella, ils sont nombreux à l’Assemblée,
nombreux dans tous ces palais, nombreux sur tous ces sièges, mais je me
ravitaillerai.
******** Plusieurs personnalités historiques et contemporaines sont
enterrées au Jellaz, principal cimetière de Tunis.
19.
J’étais sur la tombe de Bella quand ils me sont tombés dessus. C’est le
bruit de l’hélico qui tournoyait dans le ciel qui m’a réveillé. J’ai ouvert les
yeux et je les ai vus. Ils étaient tous là, tous les uniformes possibles et
imaginables. La police, la gendarmerie, la garde nationale, la brigade anti‐
terroriste, l’armée. Ils m’ont encerclé de toutes parts et ils ont avancé vers
moi les armes pointées. Tu bouges, t’es mort. Lorsqu’ils sont parvenus à ma
hauteur, quelqu’un m’a balayé les pieds alors qu’un autre m’assénait un
coup de crosse au front. Ils étaient une dizaine à me menotter, à me gifler, à
m’insulter, à me cracher dessus. Mais moi je regardais Bella devant moi et
je souriais. Je regardais son pelage d’écureuil, sa langue rose, ses yeux vert
prairie, et je lui disais Ne t’en fais pas pour moi, Bella. Ne t’en fais pas pour
tous ces coups, pour toutes ces insultes, Bella. C’est mon élément, Bella,
c’est de ce bois qu’on m’a fait, Bella. Et plus je souriais, plus ils cognaient.
Enfoiré, ça te fait rire. Tiens, mange, mange, mange.
Né en 1980 à Tunis, Yamen Manai vit à Paris. Ingénieur, il travaille sur les nouvelles
technologies de l’information. Il est l’auteur de quatre romans, tous primés et traduits
dans plusieurs langues, parus chez Elyzad : La Marche de l’incertitude (2010), La
Sérénade d’Ibrahim Santos (2011), L’Amas ardent (2017) récipiendaire de huit prix
littéraires dont le Prix des Cinq continents de la francophonie.
Bel Abîme est lauréat des Prix Orange du Livre en Afrique 2022, L’Algue d’Or,
Micheline, Texto de l’université Sorbonne Nouvelle, de la médiathèque La Passerelle,
du lycée Gustave Flaubert en Tunisie.
Cet epub a été réalisé grâce au soutien de la Direction politique, Division Afrique subsaharienne et
francophonie,
de la Confédération suisse.