C’était impossible !
Et pourtant…
« Quand le bizarre se glisse dans la vraie vie »
Du même auteur
Les enquêtes impossibles, avec Jérôme Equer, Flammarion, 2013.
Derniers Voyages, Flammarion, 2013.
Incroyable !, Flammarion, 2012.
Enquête sur 25 trésors fabuleux, avec Jean-François Nahmias, Flam-
marion, 2012.
Le Bonheur est pour demain, avec Jérôme Equer, Flammarion, 2011.
L’Enfer, avec Jean-François Nahmias, Flammarion, 2011.
Ils ont marché sur la tête : 450 faits divers inouïs, impayables et désopi-
lants, avec Jérôme Equer, Albin Michel, 2010.
Kidnappings : 25 rendez-vous avec l’angoisse, avec Jean-François Nah-
mias, Albin Michel, 2010.
Sur le fil du rasoir : quand la science traque le crime, avec Jérôme
Equer, Albin Michel, 2009.
La Terrible Vérité : 26 grandes énigmes de l’histoire enfin résolues, avec
Jean-François Nahmias, Albin Michel, 2008.
26 dossiers qui défient la raison, avec Grégory Frank, Albin
Michel, 2008.
Mort ou vif : les chasses à l’homme les plus extraordinaires, avec Jean-
François Nahmias, Albin Michel, 2007.
Complots : quand ils s’entendent pour tuer, avec Jérôme Equer, Albin
Michel, 2006.
Ils ont osé ! : 40 exploits incroyables, avec Jean-François Nahmias,
Albin Michel, 2005.
Crimes dans la soie : 30 histoires de milliardaires assassins, avec Jean-
François Nahmias, Albin Michel, 2004.
Destins sur ordonnance : 40 histoires où la médecine va du meilleur
au pire, avec Jean-François Nahmias, Albin Michel, 2003.
Sans laisser d’adresse, avec Grégory Frank, Albin Michel, 2002.
Survivront-ils ? : 45 suspenses où la vie se joue à pile ou face, avec
Jean-François Nahmias, Albin Michel, 2001.
Je me vengerai : 40 rancunes mortelles, avec Jean-François Nahmias,
Albin Michel, 2001.
Les Dossiers extraordinaires, vol. 3, Éditions no 1, 2001.
Les Dossiers extraordinaires, vol. 2, Éditions no 1, 2000.
Les Dossiers extraordinaires, vol. 1, Éditions no 1, 2000.
Suite en fin d’ouvrage
Pierre Bellemare
Grégory Frank
C’était impossible !
Et pourtant…
« Quand le bizarre se glisse
dans la vraie vie »
Documentation : Evelyn Perriard
Flammarion
© Flammarion/PB2A, 2014
ISBN : 978-2-0813-3023-8
Prologue
Appréciez-vous les histoires possibles, mais totalement
inventées ?
Il y en a plein Internet…
Ici, nous faisons le pari inverse : vous passionner, vous faire
frémir ou… rire, avec des histoires vécues, même si elles étaient
totalement impossibles !
Si l’on vous disait que :
— Un magicien de quartier a garanti la fortune à ses
clients… Et qu’il a tenu parole ?
— Un simple ouvrier est mort dans un accident stupide…
puisqu’il est ressuscité en génie de la musique ?
— Qu’un Français a servi de modèle au « Doctor House »,
devenant le supertoubib d’un grand hôpital américain… Qu’il
a soigné des centaines de patients, en a sauvé du trépas des
dizaines, à la plus grande admiration de ses confrères… tout
en cachant un lourd secret ?
— Que, bien avant la naissance d’Internet, on a rendu
publiques les photographies du postérieur d’une très noble
dame, pour élucider une trahison d’État qui mettait la France
en péril ?
— Et si l’on vous racontait aussi comment deux amis orga-
nisent minutieusement un attentat contre un patron gênant.
Mais ils y renoncent à la dernière seconde et voient quand
7
C’était impossible ! Et pourtant…
même l’agression se dérouler inéluctablement, point par
point ?
Vous diriez : « C’était impossible ! ».
Et vous auriez raison.
Sauf que… c’est arrivé !
1
Les amants de Melbourne
11 novembre 1918, à Calais. La ville est comme prise de
démence, mais d’une douce démence. Songez donc : quand
on s’est endormi, on était en guerre. Ce matin, on s’est réveillé
encore en guerre. Et, depuis 11 heures, toutes les cloches
carillonnent pour annoncer la fin de cette immense boucherie.
On s’embrasse, on parcourt les rues en agitant des drapeaux
et en criant « À mort, Guillaume ! » et « Vive Clemenceau ! »
On chante La Marseillaise, La Madelon ou Tipperary. Des bals
s’improvisent au coin des rues, on danse, on pleure encore, on
rit enfin, on se bouscule, on boit, on se fait mal aux doigts à
force de brandir au ciel le V de la victoire.
Or, dans cette foule en folie, deux êtres qui ne se
connaissent pas encore vont, dans quelques minutes, être mis
face à face par le destin, qui les appelle à vivre une extraordi-
naire, une stupéfiante aventure… Mais une fois vécue, ils vou-
dront en nier la réalité. Ils voudront la refuser de toute leur
logique, puisque, bien entendu… c’était impossible.
Et pourtant…
Quelque part, dans cette liesse populaire, un grand gars
brun : Michel Davel. Il a vingt ans, l’air trop sérieux pour son
âge. Il a eu la chance de ne pas se faire hacher menu par les
mitrailleuses ou les obus, comme des dizaines de ses copains
d’école. Il a conscience de sa chance et se dit que la vie vaut
d’autant plus la peine d’en profiter au maximum. Pour
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C’était impossible ! Et pourtant…
l’instant, il n’est que simple matelot : il vient d’une famille
modeste, on pourrait même dire pauvre. Mais il est déter-
miné : le cercle vicieux, qui veut que les fils de pauvres fassent
des métiers de pauvres, il va le briser ! Son plan, c’est de se
faire engager sur des bateaux de commerce pas très brillants,
pas trop regardants sur les références. Il pourra se « former sur
le tas », acquérir une solide expérience et passer ses brevets de
sous-officier de la « Marchande ».
Un peu plus loin, dans cette foule : Rose-Mary Adrian.
Dix-sept ans. Blonde, les yeux pervenche, l’air déjà de la fian-
cée idéale dont les matelots de la marine en bois de jadis
faisaient peindre le portrait sur un médaillon d’ivoire, pour le
garder sur le cœur pendant les voyages au long cours.
Le père de Rose-Mary est anglais, sa mère, française. La
fortune familiale est solide malgré la chute du franc-or : les
Adrian sont dans le textile depuis des générations et, pendant
les années de conflit, la production de drap pour les uniformes
a plutôt accru leurs avoirs. Rose-Mary, ses deux frères et leurs
parents vivent dans une grande maison entourée d’un parc, à
la sortie de Calais. On y parle indifféremment l’anglais, le
français, et deux ou trois autres langues indispensables au
commerce et à la culture, enseignées à domicile par des pré-
cepteurs.
Michel Davel se baguenaude seul dans la fête. Rose-Mary,
elle, est accompagnée de trois cousines, de quatre à cinq ans
ses aînées. Toutes quatre ont piqué sur leurs manteaux ou sur
leurs bérets des cocardes tricolores et de minuscules drapeaux
britanniques.
Bras dessus, bras dessous, elles s’approchent d’un petit bal
improvisé où des couples dansent sur l’air de Viens, Poupoule.
C’est là que Michel, parmi les badauds qui regardent les dan-
seurs, remarque tout à coup Rose-Mary. Il est fasciné par tant
de charme, tant de fragilité, tant de blondeur. Et comme
aujourd’hui tout est permis, il s’approche, effleure le bras de
la jeune fille.
— Mademoiselle ? Vous voulez bien danser ?
12
Les amants de Melbourne
Elle tourne la tête, amusée. Danser avec le populo ? Sûre-
ment pas ! Mais, dès le premier regard, un éclair la traverse…
Exactement comme celui que l’on décrit dans les romans que
ses cousines lui ont passés en cachette.
Michel, lui, n’a pas lu de romans : pendant ses rares loisirs,
il se plonge dans les manuels d’instruction pour les élèves
officiers.
N’empêche : le même séisme le secoue. Et la même polka
effrénée les emporte.
Quand la musique s’arrête, le matelot ramène Rose-Mary
vers ses cousines ; mais il ne la quitte pas. Il a d’ailleurs décidé
de ne plus la quitter jamais. L’une des jeunes filles demande :
— Monsieur reste avec nous ?
— Oh oui : il reste ! répond simplement Rose-Mary.
Tout le groupe replonge dans la foule. Les trois cousines
devant, Rose-Mary et Michel derrière, savourant un plaisir
étrange qui leur tourne un peu la tête. Leurs mains sont restées
entremêlées, depuis la danse, comme par peur d’être séparées.
Ils se revoient le lendemain, le surlendemain. Ils se revoient
tous les jours du mois de novembre. Et tous ceux de décembre.
Rose-Mary, en fille honnête, ne veut plus garder pour elle
seule ce secret. À la veille des fêtes, elle veut partager ce bon-
heur avec sa famille : un soir, elle révèle à ses parents l’exis-
tence de son amoureux et, dans la foulée, leur annonce qu’elle
veut l’épouser.
M. Adrian prend des renseignements sur Michel et déter-
mine aisément que le jeune homme n’a « ni fortune ni espé-
rances » comme l’on dit encore, à la mode du siècle
précédent… Alors le papa, lui aussi, réagit comme un père
bourgeois dans un de ces romans où l’amour est impossible :
il s’oppose de façon catégorique au mariage.
— Non, jamais ! Jamais je ne l’autoriserai ! Ce serait une
folie ! Unir ma fille à un petit matelot sans fortune et sans
avenir, il n’en est pas question ! Tu es beaucoup trop jeune…
Te rends-tu compte que tu n’as que dix-sept ans ? Tu as bien
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C’était impossible ! Et pourtant…
le temps de te passer la corde au cou. D’ailleurs, je t’interdis
de revoir ce garçon ! Tu m’entends, Rose-Mary ? Je te
l’interdis !…
Mister Adrian ponctue ses phrases en frappant lourdement
du poing sur la table de la salle à manger. Debout à côté de
lui, sa femme l’écoute silencieusement. En face, effondrée dans
un fauteuil, la jeune Rose-Mary sanglote à fendre l’âme.
Pour l’adolescente, c’est le monde entier qui s’écroule. C’est
la fin de son beau rêve. On a saccagé son histoire d’amour, la
grande, la vraie… Et la seule de sa vie, elle le sait déjà.
Évidemment, Charles Adrian n’agit ainsi que pour protéger
sa fille. C’est évident pour tout le monde, sauf pour la jeune
fille. Madame Adrian, elle, a bien compris la vivacité de son
mari. Elle essaie timidement d’intervenir :
— Ton père a raison, ma chérie… Il vaut mieux oublier ce
garçon. Tu nous en remercieras plus tard… Crois-moi, tout
cela, c’est pour ton bien !
Mais allez donc raisonner une jeune fille en proie à un
chagrin d’amour ! Rose-Mary est inconsolable et, à travers ses
gémissements, elle affirme que, jamais, elle n’aimera un autre
homme.
Ses parents hochent la tête, l’air de dire que tout ça est bien
naturel pour l’instant : c’est un mauvais moment à passer.
L’existence se chargera bien de le lui faire oublier.
Eh bien, ils ont tort, madame et monsieur Adrian… Ils
ont tort de considérer cet épisode comme une amourette sans
importance, comme une toquade que le temps pourrait effa-
cer… Non seulement les deux jeunes gens ne s’oublieront
jamais, mais leur amour va les amener à vivre cette magni-
fique, et pourtant impossible aventure.
Malgré tous leurs efforts et leur compréhension, les Adrian
voient leur fille dépérir de jour en jour. Elle n’a plus de goût
à rien et passe le plus clair de son temps prostrée dans sa
chambre. Elle ne leur adresse pas la parole et refuse le plus
souvent toute nourriture.
14
Les amants de Melbourne
Les pauvres parents ne savent plus à quel saint se vouer. Ils
commencent à se demander s’ils ne se sont pas trompés. Au
point que, pour réparer leur erreur – si erreur il y a eu – ils
vont essayer de rencontrer le jeune homme pour se faire une
meilleure idée de lui, de ses intentions, et de l’avenir qu’il
pourrait offrir à leur fille, si par hasard les tourtereaux
devaient convoler.
Mais il est un peu tard pour arranger les choses : Michel
Davel, lui aussi déçu et désespéré, a depuis longtemps quitté
Calais, embarqué sur on ne sait quel bateau de passage. Pas
moyen de retrouver sa trace. Et Rose-Mary reste inconsolable.
Deux années plus tard, la jeune fille est toujours dans cet
état. Faible, grise, taciturne, elle refuse de fréquenter des
jeunes gens et s’éloigne même de ses cousines. La famille
entière est affectée, et Charles Adrian se sent la conscience
lourde des conséquences de son refus. L’enfer est décidément
pavé des meilleures intentions… L’opportunité d’effacer toute
cette peine et d’apporter un peu d’air frais à sa famille va lui
venir de son métier : le tissage. Des relations de toute
confiance lui proposent de devenir leur fournisseur privilé-
gié… en Australie. Sur ce continent en plein essor, les
immenses élevages de moutons et la main-d’œuvre abondante
offrent à un spécialiste comme lui de nouvelles perspectives.
Une vie nouvelle pour tous les siens… Un tel dépaysement
peut guérir bien des blessures de l’existence. Certes, il lui faut
tout laisser, tout changer ? Charles Adrian aime assez sa fille
pour saisir cette opportunité : au début de l’année 1920, Rose-
Mary et ses parents quittent définitivement l’Europe pour
Melbourne.
L’intuition de Charles Adrian a été la bonne : ce change-
ment radical améliore très sensiblement la santé de la jeune
fille.
Peu à peu, elle semble reprendre des couleurs, de l’énergie.
Pour autant elle ne retrouve pas son enthousiasme et sa gaieté.
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C’était impossible ! Et pourtant…
On dirait que sa jeunesse s’en est allée définitivement avec son
fiancé perdu.
Les années passent, tristes, moroses… Rose-Mary ne par-
vient pas à oublier Michel. Systématiquement, elle repousse
toutes les demandes en mariage, tous les soupirants. Pourtant,
ils se pressent nombreux : en ce premier quart du XXe siècle,
dans l’immensité australienne, les femmes sont plutôt rares, et
les femmes à marier rarissimes. Autant dire que cette jeune
fille blonde, aux yeux bleus, intelligente, fortunée et d’excel-
lente famille britannique, représente un trésor pour lequel on
est prêt à offrir toute sa fortune et à semer sous ses pas des
brassées de pétales de roses.
Mais aucun parti, si brillant et si flambant de passion soit-il,
n’intéresse Rose-Mary. Elle espère toujours revoir son Michel.
Ses parents ont beau lui expliquer que cet espoir est insensé,
elle s’entête. Pourtant, sa logique et son intelligence vive savent
bien qu’il faudrait une suite de hasards inouïs pour qu’elle
retrouve, tant d’années plus tard, un jeune homme qu’elle a
connu si brièvement et à des milliers de kilomètres.
Mais qu’est-ce que l’intelligence et la logique ont à voir
dans les histoires d’amour ? Au plus profond d’elle, Rose-Mary
est persuadée que cela doit arriver… Il est impossible que cela
n’arrive pas. Elle le dira elle-même plus tard : cette certitude
était ancrée en elle, envers et contre toute raison, tranquille-
ment, tout simplement…
Et c’est dix-sept ans plus tard que l’impossible arrive…
Tout simplement.
Rose-Mary a maintenant trente-quatre ans. Elle vit seule
près de l’immense port cosmopolite de Melbourne. Ses parents
sont décédés l’année précédente, emportés par une épidémie.
Cette fois encore, la jeune femme a ravalé son chagrin : nantie
de son héritage, elle n’a aucun souci matériel, mais elle a pris
un petit emploi de bureau comme dérivatif à la solitude. Elle
occupe ainsi ses journées, refusant de se morfondre dans la
contemplation du vide de son existence.
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Les amants de Melbourne
Et un matin, c’est en se rendant à son travail qu’elle se
trouve soudain, sur un trottoir, face à un homme qui s’immo-
bilise devant elle. Un barbu, à la peau tannée, le front comme
creusé au burin par tous les vents du globe.
Les lèvres de l’homme forment d’abord des syllabes
muettes, et puis il hurle :
— Rose-Mary !
Dans un premier temps, la jeune femme ne réagit même
pas. Elle avait toujours été persuadée que « cela » arriverait.
Mais elle pensait aussi qu’elle reconnaîtrait d’emblée son bien-
aimé, de très loin, elle la première… Or, à cette seconde, elle
n’a pas encore identifié, dans ce costaud rugueux, le tendre
petit matelot de Calais gravé dans son souvenir…
Parce qu’elle n’a que son souvenir. Lui aussi. Pas même une
vieille photo, cachée comme marque-page dans un livre de
chevet… Il est vrai que lorsqu’ils s’étaient croisés, là-bas, en
France, en 1918, les appareils de photo n’étaient pas dans la
poche de tout un chacun… Et comme ils se rencontraient en
cachette de la famille Adrian, ils n’auraient jamais osé poser
ensemble au studio du coin, où seuls allaient les fiancés
« officiels ».
Et la réalité physique du Michel de 1935 est bien différente
du souvenir de son amoureuse. En dix-sept ans, il a vraiment
changé. Il lui semble plus grand ; son visage même est différent :
la mâchoire est plus large et les yeux d’un bleu plus foncé qu’au-
trefois… Mais lorsqu’il parle, elle retrouve ses expressions, son
rire, ses inflexions tendres, son timbre chaud et, caractéristique
entre tous, son savoureux accent du nord de la France.
Si les yeux peuvent douter, la voix ne trompe pas : c’est
bien Michel qui est là devant elle ! Michel, revenu de sa sur-
prise, qui lui sourit, la rassure, la soutient comme si elle allait
tomber… En fait, elle a vraiment besoin de ce soutien : les
jambes lui manquent pour de bon ! Alors, elle se laisse guider
vers le premier café venu. Tout ce qu’elle peut faire, c’est mur-
murer à chaque pas :
— Michel, Michel…
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C’était impossible ! Et pourtant…
Ce jour-là, Rose-Mary Adrian n’ira pas au bureau. Installée
depuis des heures dans ce pub avec son amour enfin retrouvé,
elle évoque des souvenirs de Calais et de l’Armistice.
Novembre 1918. Comme elle, Michel n’a rien oublié. Pas une
seconde de leur première journée, pas un détail de « leur »
bal… Quelles images leurs viennent ? Cette robe rouge qu’elle
portait ? La musique sur laquelle ils ont dansé toute la nuit ?
Leurs rendez-vous secrets, les baisers dans les parcs embru-
més ? Les cafetières fumantes sur le coin du poêle et la sciure
sur le plancher de « leur » bistrot de Calais ? Est-ce qu’elle
lui demande :
— Et le poème, Michel ? Le poème que tu m’avais écrit ?
— C’était sur du papier bleu ciel, avec de l’encre violette…
À dix-sept ans d’intervalle, Rose-Mary croit vivre un rêve.
Pourtant, c’est-elle qui revient la première à la réalité :
— Mais dis-moi, Michel, que fais-tu ici à Melbourne ?
— Je travaille dans le port depuis près d’un an. Ce n’est
pas très passionnant, comme job… Mais avec mon mauvais
anglais, je n’ai pas pu trouver mieux…
— Du travail ici ? Mais pourquoi as-tu choisi l’Australie ?
— Tu ne vas peut-être pas me croire, mais je n’en sais
strictement rien ! Rien du tout… Je ne me souviens même
pas de mon arrivée. Figure-toi que l’année dernière, j’ai eu un
accident. Une fracture du crâne. Je me suis réveillé à l’hôpital,
totalement amnésique… Peu à peu, la mémoire m’est revenue.
Mais seulement pour les choses anciennes. Aujourd’hui
encore, je n’ai aucun souvenir des circonstances de mon acci-
dent… Tout ce que je sais c’est qu’il a eu lieu en août der-
nier… Le 12 août 1934… La date, elle, je ne risque pas de
l’oublier. Pour tout le reste, ce qui précède, c’est le trou noir.
Absolu. Mais, tu vois : ça ne m’a pas empêché de te recon-
naître… Ton visage fait partie de mes souvenirs anciens et,
sans vouloir pousser le compliment, tu n’as vraiment pas beau-
coup changé.
Rose-Mary ne rosit même pas sous l’éloge : elle-même, de
l’intérieur, se sent tellement « comme avant », comme si cette
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Les amants de Melbourne
rencontre prenait la suite immédiate d’un de leurs rendez-vous
secrets de 1918, dans un café face à la mer du Nord. Encou-
ragé par le demi-sourire de son interlocutrice, Michel tente :
— Et maintenant que je t’ai retrouvée…
Il hésite un peu :
— Tu… Tu n’es pas mariée, au moins ?
Elle rit comme devant une évidence :
— Non !
Et elle ose ajouter, avec une franchise de jeune fille :
— Je t’ai toujours attendu.
Le silence s’installe entre eux, puis Michel reprend, avec
toute la timidité d’un jeune homme :
— Crois-tu… Que ce soit… Enfin, que… quelque chose
soit encore possible, entre nous ?
Les dix-sept années de séparation se sont effacées d’un
coup. Rose-Mary n’exprime pas l’ombre d’un doute :
— Bien sûr… Ce qui serait impossible, c’est qu’il n’y ait
rien entre nous.
Et Michel, heureux et inconscient comme un gamin,
conclut :
— Alors, je t’épouse !
Un mois plus tard, Rose-Mary et Michel sont enfin mariés.
Le bonheur, en quelque sorte… Cela pourrait être une magni-
fique et heureuse conclusion. Ce n’est que le début de l’his-
toire, en fait. Et d’une histoire impossible, car ce joli conte va
s’achever de la façon la plus inattendue qui soit. Ce couple
sans problème va se trouver confronté à une telle aberration,
qu’elle amènera Rose-Mary Adrian à consacrer le reste de sa
vie à la recherche métapsychique.
Pour le couple, il va y avoir d’abord treize ans de bonheur
australien. Treize années de vie conjugale sans le moindre
nuage. Même la Seconde Guerre mondiale ne leur paraîtra
que comme un tumulte bien lointain. C’est peut-être égoïste,
mais leur passion et leurs retrouvailles fantastiques gardent une
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C’était impossible ! Et pourtant…
telle intensité que le monde entier semble à l’extérieur de
leur bulle.
Et puis, un soir de 1948, Michel ne rentre pas à la maison.
Il ne revient qu’après trois jours d’absence. Un Michel hagard,
hébété, épuisé… Rose-Mary, folle d’inquiétude, avait déjà
alerté tous les hôpitaux et les postes de police. Elle le presse
de questions :
— Mais qu’est-ce qui se passe ? Où étais-tu ? Qu’est-ce qui
t’est arrivé ?
Michel est apparemment incapable de répondre. Incapable
même de parler. Rose-Mary insiste :
— Je t’en prie, mon amour, dis-moi quelque chose !
Alors Michel sort de sa sidération et il parle. Dès les pre-
miers mots, le visage de Rose-Mary se décompose. Cette
voix… Cette voix, ce n’est pas celle de Michel ! Ce timbre si
familier qu’elle avait instantanément reconnu après toutes ces
années et à des milliers de kilomètres de distance… Elle se
dit « ce n’est pas possible, je deviens folle… Ou alors c’est
l’émotion… ». Mais non, pourtant : elle a beau prêter toute
son attention, l’homme qui est devant elle s’exprime dans un
anglais impeccable, alors que Michel avait conservé un accent
français à couper au couteau et ne possédait qu’un vocabulaire
anglais limité ! De plus, cet homme lui révèle une chose
effroyable :
— Excuse-moi, Rose-Mary… Il fallait que je revoie très
vite ma femme et mes enfants !
— Qu’est-ce que tu racontes ? Tu as perdu la tête, Michel ?
Et l’homme rétorque calmement, et EN ANGLAIS :
— Mais je ne suis pas Michel ! Je n’ai jamais été Michel…
Presque froid, maintenant, l’homme continue doucement,
avec le même accent typiquement australien :
— Non, je n’ai pas perdu la tête… Au contraire, je viens
de la retrouver ! Je me suis retrouvé. Il y a trois jours que je
suis… comment dire ? que je suis à nouveau moi. La mémoire
m’est revenue. Toute ma mémoire… Je ne suis pas Français.
Je suis australien. Je m’appelle Littlon, George Littlon… Je
20
Les amants de Melbourne
suis marié… En fait, j’étais marié avant notre rencontre. Ma
femme et mes deux enfants vivent ici, en Australie… Durant
ces trois derniers jours, je suis allé les voir… Ils m’ont reconnu
tout de suite… Je ne comprends pas pourquoi j’ai pu me faire
passer pour un Français nommé Michel Davel ? Ni surtout
comment ? D’autant plus que je ne parle absolument pas le
français ! Enfin… Je ne le parlais pas dans ma vie précé-
dente… Et aujourd’hui, il ne m’en reste que des bribes.
Évidemment, Rose-Mary ne croit pas un traître mot de
toute cette fable. Comment admettre que cet homme avec
lequel elle a vécu pendant treize ans, prétende maintenant ne
pas parler le français ? Et puis, s’il n’est pas Michel, comment
a-t-il pu la reconnaître dans la rue ? Oui : tout ce fatras, ce ne
sont que des inventions ! Des inventions maladroites dans le
but de la quitter ! Peut-être a-t-il une autre famille sur ce
continent, mais il l’avait bien caché ! Et elle, sotte qu’elle était,
ne s’est jamais doutée de rien ! Cette pensée la met très en
colère :
— Si c’est tout ce que tu as trouvé pour me larguer, ce
n’est pas très malin ! Franchement, Michel, tu me déçois ! Tu
me prends vraiment pour une imbécile !
Spontanément, comme elle l’a toujours fait depuis leur
mariage, Rose-Mary s’est exprimée en français. Et l’homme
fait un geste d’impuissance, signifiant qu’il n’a rien compris.
Cette attitude ne fait qu’augmenter la fureur de la femme
trahie. Elle emprunte la langue de son interlocuteur :
— Puisque la mémoire t’es revenue, dis-moi : quand as-tu
quitté la France ?
— Mais je n’y ai jamais mis les pieds ! C’est bien trop loin !
Rose-Mary est au bord de la crise de nerfs. Quant à Michel
– ou à cet homme qu’elle continue à appeler ainsi – il est si
manifestement effondré que cela ne peut pas être du faux-
semblant. Ou alors, quel comédien de génie ! Mais, décidé-
ment non : c’est un malheureux type complètement dépassé
qui essaie de se justifier, de trouver, lui aussi, une explication :
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C’était impossible ! Et pourtant…
— Je ne peux rien te dire de plus, Rose-Mary. Je sais seule-
ment que je ne suis pas ce Michel. Je suis bel et bien George
Littlon. Je t’ai dit tout ce que je savais… Je t’ai parlé de mon
accident le 12 août 1934 ! Je me suis effectivement retrouvé à
l’hôpital avec une fracture du crâne. On m’avait probablement
attaqué sur les docks, dévalisé… Je n’avais pas de papiers sur
moi… Et quand je me suis réveillé, on m’a demandé mon
nom. Le seul qui me soit revenu spontanément, c’était Michel
Davel. Vu mes vêtements et l’endroit où j’avais été retrouvé,
ils ont pensé que j’étais marin. Ça me parlait, mais je ne me
souvenais plus du nom de mon bateau… Je suis resté en obser-
vation pendant quelque temps. Mon état physique s’est amé-
lioré, mais je n’ai pas réussi à retrouver la mémoire des mois
précédents.
Une fois rétabli et capable de me débrouiller, j’ai demandé
à rester ici, en Australie. Les autorités m’ont fourni une carte
de séjour et une carte de travail sous la seule identité que l’on
me connaissait : Michel Davel. J’ai cherché un emploi et c’est
comme ça que je suis devenu docker. J’en étais là lorsque
je t’ai rencontrée… Et d’anciens souvenirs sont revenus en
avalanche à cet instant : j’ai crié ton prénom et je t’ai recon-
nue, parfaitement reconnue, comme si ton visage s’était gravé
dans mes souvenirs anciens !… Il faut me croire Rose-Mary !
Je sais que c’est difficile, mais je te jure que tout cela est vrai !
Tu vas pouvoir le vérifier ! Il ne faut pas m’en vouloir, mais
nous ne pouvons plus rester ensemble… Pendant treize ans,
je peux jurer que j’ai été sincère, mais je vivais avec les souve-
nirs d’un autre homme ! Aujourd’hui, je ne ressens plus rien
de ce Michel Davel. Je suis redevenu George Littlon, avec mes
véritables sentiments… Ma femme et mes enfants me
croyaient mort. Maintenant, ils ont besoin de me revoir
auprès d’eux…
Chez Rose-Mary Adrian – ou plutôt Rose-Mary Davel – la
fureur a fait place à l’accablement. Elle vit un cauchemar. Sans
réagir, elle regarde celui qui n’est plus Michel réunir ses affaires
22
Les amants de Melbourne
et quitter la maison, aussi bouleversé qu’elle. Une fois encore,
elle voit son amour, son seul amour, s’envoler ! Lorsqu’elle
parvient à se ressaisir, une violente colère l’envahit à nouveau.
Seule réaction peut-être pour préserver sa raison, l’empêcher
de sombrer dans la folie. Car il y aurait de quoi ! Puisqu’il en
est ainsi, puisque l’homme pour lequel elle s’est dévouée pen-
dant treize ans n’a rien trouvé de mieux que d’inventer une
histoire abracadabrante, dans le but de la laisser tomber… Eh
bien, elle va aller à la police pour l’obliger à revenir ! Après
tout, elle est dans son droit : cet homme est légalement son
mari !
Après avoir pataugé un bon moment dans les explications
de Rose-Mary, les policiers sont prêts à se décourager, mais
l’un d’entre eux trouve dans ce récit, sinon quelques bribes de
raisonnable, du moins l’écho d’une absolue sincérité. Cette
femme n’est pas folle : elle vit une histoire de fou ! Alors,
contre l’avis de sa hiérarchie, il accepte le challenge : il va
explorer les anciens dossiers.
L’enquête, sérieusement menée, confirme point par point la
déclaration de George Littlon.
Il a effectivement été porté disparu le 12 août 1934.
Son épouse avait signalé cette disparition et demandé une
recherche. Recherche abandonnée depuis longtemps : aucune
trace du dénommé Littlon.
En revanche, on retrouve bien les documents attestant que,
ce même 12 août 1934, un inconnu, vraisemblablement un
matelot, victime d’une agression sur les docks, était admis à
l’hôpital de Melbourne.
L’homme ne possédait plus aucune pièce d’identité. Après
avoir reçu des soins assez longs (presque une année) et une
rééducation suffisante, on lui avait donné la permission de
retourner vers la vie active. Vu son état d’amnésie partielle
persistante, du seul nom dont il se souvenait et du fait qu’il
ne parlait que le français, il avait reçu des autorités austra-
liennes des papiers officiels lui permettant d’avoir un statut
23
C’était impossible ! Et pourtant…
légal et de travailler sous l’identité qu’il avait déclarée :
Michel Davel.
Devant ces preuves tangibles, Rose-Mary doit bien admettre
qu’il ne peut pas s’agir là d’une ruse maladroite inventée par
un mari désireux de reprendre sa liberté. Et, malgré l’invrai-
semblance de la situation, elle est confrontée à l’indéniable
réalité des rapports de police et de leur troublante chronologie.
La voici obligée de se rendre à l’évidence : durant treize
années, elle a été victime d’un phénomène propre à faire
perdre la raison.
Plus que troublée, désemparée, Rose-Mary quitte bientôt
l’Australie pour revenir en Angleterre. Là, elle met tout en
œuvre et mandate des enquêteurs, des journalistes, pour l’aider
à retrouver Michel Davel. Le vrai Michel, cette fois…
Un matin, une lettre à l’en-tête de la mairie d’une petite
commune du nord de la France annonce la seule réalité pos-
sible, et pourtant la seule dont Rose-Mary ne voulait pas :
Michel Davel est décédé… Il a été victime d’un accident de
la route.
C’est triste, et ce serait banal si un détail ne rendait le fait
hallucinant : la date.
La mort de Michel est survenue le 12 août 1934 !
Et rappelez-vous : c’est le 12 août 1934 que, à des milliers
de kilomètres de là, un certain George Littlon était victime
d’une fracture du crâne et tombait dans le coma ! Un état
dont il était sorti, en quelque sorte… « possédé » par la per-
sonnalité du défunt Michel !
Bien entendu, il n’était pas question d’avaler cette histoire
impossible sans en mettre en doute chaque point, chaque
invraisemblance. Des scientifiques, des officiels, ont cherché
différentes entourloupes possibles, notamment une complicité
entre George Littlon et Michel Davel (on se demande bien,
d’ailleurs, dans quel but ?). Après vérification, il s’avère qu’ils
24
Les amants de Melbourne
n’ont pas pu se connaître : le matelot Davel n’a jamais mis les
pieds en Australie, et le modeste George Littlon n’a jamais pu
s’offrir le voyage vers la France, ce petit pays, dont il situe à
peine la position, là-bas, de l’autre côté du globe…
Le reste de la vie de Rose-Mary Adrian fut austère, irrémé-
diablement troublé. Elle se consacra essentiellement à enquêter
sur les mystères de ce genre et à écrire de nombreux livres
afin d’y apporter une explication… Pour tenter de percer les
mystères de la mort. Elle a fondé une société de recherche
métapsychique. Évidemment, pendant des années, leur pre-
mier sujet d’études fut le cas Davel. Rose-Mary et certains
membres de cette société ont été les plus farouches et impi-
toyables chercheurs.
Que cherchaient-ils ? Une explication, bien sûr ! Qu’il soit
crédule ou sceptique, l’être humain fonctionne ainsi : par
explications, qui vont justifier… son scepticisme ou sa crédu-
lité ! Alors, l’explication à laquelle les chercheurs du groupe
fondé par Rose-Mary se sont ralliés, la voici.
Au moment de sa mort brutale, le 12 août 1934, fauché
sur une route du nord de la France, la dernière pensée de
Michel Davel se tourne vers l’être qu’il aimait le plus, depuis
toujours : Rose-Mary.
Même si sa conscience « normale » ne sait pas où se trouve
la jeune femme, son âme, libérée, trouve le chemin, vers
l’autre bout du globe. Non loin de Rose-Mary, à Melbourne,
le corps de Georges Littlon est rendu momentanément dispo-
nible par son accident et sa très longue perte de connaissance.
L’âme éperdue de Michel Davel s’y précipite, s’y réfugie,
s’y calfeutre.
Le corps de Georges Littlon sera littéralement « habité » par
l’esprit, la conscience de Michel Davel jusqu’en 1947.
Certes… Ces explications sont celles d’adeptes de la méta-
psychique. Autrement dit : elles sont quelque peu orientées et
confortent (comme ça se trouve !) les théories mêmes qu’ils
veulent prouver. N’empêche : elles font frissonner et rêver.
25
C’était impossible ! Et pourtant…
C’est tellement délicieux que nous aurions bien aimé nous
arrêter là.
Seulement voilà : il y a des gens dont la fâcheuse manie est
de vouloir tout expliquer en se passant totalement de paranor-
mal. Et qui, en plus, ont le mauvais goût d’y réussir ! Ce sont
les neuroscientifiques.
Ils ont collecté les rapports médicaux tout autour du monde
et nous apprennent ainsi que les symptômes manifestés par
George Littlon ne sont absolument pas uniques. Des manifes-
tations du même type ont été remarquées et diagnostiquées
depuis le début du XXe siècle. Elles ont reçu la dénomination
de Foreign Accent Syndrome (FAS), syndrome de l’accent
étranger.
L’un des cas les plus connus est celui d’une Norvégienne,
Astrid L. En 1941, lors d’un raid aérien, elle est blessée à la
tête par un éclat de shrapnell. Lorsqu’elle reprend conscience,
elle s’exprime avec un accent allemand si caractéristique…
qu’on la dénonce comme espionne infiltrée de la Cinquième
Colonne !
En 1999, Judi Roberts est victime d’un accident vasculaire
cérébral. Cette femme, qui a été élevée et a vécu dans
l’Indiana, se met à cinquante-sept ans à parler avec le très pur
accent d’une Britannique de souche. Elle n’est jamais allée
en Angleterre.
Citons une dépêche de l’AFP de 2006 : « Après une attaque
cérébrale, une femme de Newcastle (nord-est de l’Angleterre)
s’est réveillée avec l’accent de la Jamaïque. » Linda Walker,
soixante ans, une ancienne administratrice d’université, ne s’en
est pas rendu compte tout de suite. Il a fallu que son théra-
peute l’enregistre pour qu’elle constate que son accent nasillard
de la région de Newcastle avait disparu. « J’étais accablée, a-
t-elle déclaré au journal local Evening Chronicle. Maintenant,
j’ai l’impression d’être quelqu’un d’autre. » Au téléphone, elle
a selon la majorité de ses interlocuteurs, l’accent jamaïquain.
« Mais ma belle-sœur trouve que j’ai l’accent italien et mon
26
Les amants de Melbourne
frère dit que je parle comme une Slovaque », a-t-elle confié,
perplexe.
Cindy Lou Romberg, de Port Angeles, dans l’État de
Washington, a rendu public son cas sur Discovery Channel,
le 26 octobre 2008. Blessée au cerveau lors d’un accident de
voiture, elle aura mis dix-sept ans avant de déclarer le syn-
drome : toujours incommodée par les séquelles, elle se confie
aux mains d’un chiropracteur qui effectue un réajustement des
vertèbres cervicales. Après la séance, madame Romberg ne
parle plus qu’avec un accent russe. Elle s’est mise ensuite à
faire, en anglais, les mêmes fautes grammaticales qu’une per-
sonne de langue maternelle russe.
Et puis la Britannique Kay Russell, quarante-neuf ans, de
Gloucester, obligée d’abandonner son travail dans la vente,
parce que l’accent frenchy qu’elle ne peut soudain plus empê-
cher est considéré comme très vulgaire par ses employeurs et
sa clientèle.
Britannique aussi, miss Sarah Colwill, voici quelques mois
est débordée par un accent… chinois !
Mentionnons enfin, car elle est australienne et nous ramène
à notre histoire, Leanne Rowe, de Tasmanie. C’est sa fille qui
est venue plaider son cas devant les caméras de la télévision.
Elle voulait clamer la vérité, faire « retrouver l’honneur de sa
mère ». Car madame Rowe, elle aussi, a la désagréable surprise
de se voir typée comme une Française. Une très sale réputation
dans sa contrée. Elle n’ose sortir que la nuit, lorsqu’on ne peut
plus la montrer du doigt.
Nous pourrions mentionner ainsi une soixantaine de cas,
frappant des hommes comme des femmes. On remarque que
tous ont été touchés à la tête, par maladie ou par accident.
Tout comme George Littlon, agressé sur les docks de
Melbourne.
Tous, aussi, ont subi de graves désagréments et leur entou-
rage en a été affecté, comme Rose-Mary Adrian. Le professeur
Nick Miller, spécialiste du FAS à l’université de Newcastle,
décrit ainsi ces ravages :
27
C’était impossible ! Et pourtant…
« Beaucoup de ces personnes ressentent la perte de leur ancien
accent ou langage comme un deuil et comme si elles avaient perdu
une partie d’elles-mêmes. Elles disent qu’une partie de leur person-
nalité est morte. »
Voilà : plus de mystère, plus de paranormal ! Une maladie,
une altération de la cervelle… « Ils » ont vraiment le don de
tout dépoétiser en braquant, sur une palpitante aventure, le
projecteur aveuglant de la science.
Rassurez-vous : on ne va pas « leur » laisser une trop facile
victoire !
Admettons : le syndrome décrit explique le changement
d’accent et peut-être même de vocabulaire de George Littlon
après sa blessure au crâne.
Mais en quoi le FAS aurait-il permis à cet Australien amné-
sique de donner, au réveil de son coma, le nom de Michel
Davel ?
Le FAS lui aurait permis, en pleine rue, au milieu d’une
foule, de reconnaître Rose-Mary Adrian ?
Le FAS lui aurait « injecté », en 1934, tous ces détails sur
la liesse de l’Armistice, le 11 novembre 1918 et sur Calais en
France ? La robe rouge de Rose-Mary pour ce bal improvisé
dans la rue ? La musique de leur première danse ? Les lieux de
leurs rendez-vous secrets, ensuite, et les mots qu’ils y échan-
geaient ? Et le poème d’amour du jeune Michel ?
Le FAS explique-t-il que l’accident mortel de Michel Davel,
dans le nord de la France, et l’agression contre George Littlon
en Australie, aient eu lieu le même jour ?
Et pourquoi l’identité de Michel Davel, si bien chevillée
au corps de Littlon pendant treize années, s’éclipse-t-elle tout
soudain, pour céder obligeamment à nouveau la place à la
conscience de Littlon ?
Allez, terminons sur une hypothèse apte à faire plaisir au
poète qui sommeille en nous : ouvrons le Grand Livre de
l’Éternité !
Selon lui, Michel Davel EST la « moitié d’orange » de Rose-
Mary, son âme sœur : donc, il DOIT faire ce bout de chemin
28
Les amants de Melbourne
auprès d’elle. C’est pour accomplir ce devoir sacré qu’il vient
squatter le corps de Littlon.
Après treize années de vie conjugale, il estime que c’est fait.
Ouf ! (Tous ceux qui savent ce que c’est que d’être marié pen-
dant treize ans le comprendront…).
Tranquillisé, son esprit peut poursuivre son cycle éternel :
il restitue le corps de Littlon à son légitime occupant… Ce
que c’est beau, non ?
Et ne venez pas tout gâcher en demandant : « Oui, mais…
comment Littlon savait-il qu’il devait se trouver justement là
en 1947 pour reprendre le corps ? »
Au moment où il réintègre son enveloppe, il n’a aucun sou-
venir de ces treize ans. Son « âme » a-t-elle su qu’elle avait
encore « droit » à des années sur terre ?
Dans ce cas, à quoi a-t-elle occupé tout ce temps, de 1934
à 1947 ?
A-t-elle erré aux alentours, dans un « ailleurs » qui n’aurait
laissé aucune trace dans sa mémoire ? Mais alors, quel est donc
cet « ailleurs » ?
À cette question-là, ni les adeptes du paranormal, ni les
neuroscientifiques ne nous fournissent de réponse.
Pour la connaître, désolés de vous le confirmer : il vous
faudra attendre d’y aller jeter un coup d’œil… par vous-même.
2
Panique sur Turin
Le juge Bernardoni, manteau noir et complet anthracite,
sonne à une grille.
Il est venu voir un mort. Il va rencontrer un fantôme. Un
fantôme de juge.
La vieille madame Cuneo fait rouler son fauteuil vers le
guéridon, là-bas, au bout de son grand salon. Elle va répondre
à la sonnerie du téléphone. En même temps, elle entend frap-
per à la porte d’entrée.
Madame Cuneo hésite : la porte ou le téléphone ? Elle choi-
sit le téléphone.
Elle a tort : elle va y apprendre la mort de son fils unique.
Derrière la porte de madame Cuneo, on s’impatiente. C’est
le fils défunt, un gros bouquet de fleurs à la main.
Quel rapport existe-t-il entre un juge, un fantôme de juge,
une vieille dame, un fils mort qui porte des fleurs ?
Un lien étrange, une bien folle histoire. Impossible. Et
pourtant…
La nuit. 3 heures 15. La cité HLM des « 400-Familles »,
dans la banlieue de Turin.
Les façades de béton, récentes encore et déjà rongées d’une
lèpre grise, se renvoient l’écho d’une sirène d’ambulance. La
lumière bleue du gyrophare ne balaie que de la laideur.
33
C’était impossible ! Et pourtant…
La voix de la sirène n’a pas fini de mourir dans un decres-
cendo lamentable, que deux hommes en blouse blanche
grimpent un escalier qui sonne le creux. Bien sûr, l’ascenseur
est en panne.
La sonnette aussi, à la porte au vernis couvert de graffitis
où ils frappent.
Ils frappent encore.
Un type dans la cinquantaine finit par ouvrir, les yeux gon-
flés de sommeil, en pantalon de pyjama et tricot de corps
douteux, traînant les pieds dans de vieilles babouches :
— C’est quoi, votre cirque là ? J’bosse à 5 heures, moi !
Besoin de roupiller !
— Vous êtes bien l’appartement 124 ?
— Ben oui !
— Bâtiment 21, bloc 2, escalier C, premier étage ?
— Ben oui !
— Vous êtes bien Dolprone, prénom Basilio ?
— Ben oui !
— Madame Dolprone, prénom Tina, c’est votre épouse ?
— Ben oui !
L’ambulancier consulte un bordereau et le colle sous le nez
de l’homme en maillot de corps.
— Dolprone, Tina : c’est bien elle que nous venons
chercher.
Dolprone Basilio n’est manifestement pas très bien réveillé.
Complétement abasourdi, il se tourne vers une femme toute
maigre qui sort de la chambre à coucher, en s’empêtrant dans
un peignoir de nylon, orné de fleurs orange et marron.
— Tina ! C’est… c’est pour toi… Ils viennent te cher-
cher… Comprends pas !
Sur le palier, des portes s’ouvrent et les voisins commencent
à s’assembler en demi-cercle. Conforté par leur présence, Basi-
lio hausse le ton :
— Comprends rien, je vous dis ! Tout le monde va bien,
ici ! J’en n’ai rien à cirer, de votre paperasse ! Cassez-vous et
laissez pioncer les travailleurs !
34
Panique sur Turin
— Écoutez, monsieur Dolprone… Pourtant, c’est bien
vous qui nous avez téléphoné parce que votre dame était en
train d’accoucher ?
Les deux hommes en blanc échangent un regard plutôt
ennuyé.
— Quoique… À voir madame, il y a sûrement erreur…
Dans l’entrée du modeste logement, la femme maigre éclate
en sanglots et se met à hurler :
— C’est dégoûtant ! Vous n’avez pas le droit ! Le bon Dieu
nous a punis, et nous le méritions ! Mais vous, vous êtes le
Diable, pour oser des choses pareilles !
Le mari fait un pas en avant, menaçant, puis jauge d’un
regard la carrure des ambulanciers.
— Je ne sais pas ce qui me retient de… Bande de salauds !
Vous ne l’emporterez pas au paradis !
La porte claque au milieu des murmures outrés. Les voisins
soutiennent manifestement les Dolprone. Ils se rapprochent
en grondant. Tout costauds qu’ils sont, les ambulanciers se
sentent mal embarqués, dans cet escalier de cité !
Mais ils sont sauvés par le gong, ou plutôt par les sirènes :
une deuxième, puis une autre, une autre encore… La cour,
entre les mornes façades, résonne : trois, quatre… cinq ambu-
lances arrivent presque en même temps ! Les équipes se bous-
culent, les civières s’entrechoquent dans l’escalier.
Cinq ambulances sont venues bâtiment 21, bloc 2, esca-
lier C, premier étage, pour transporter une même femme, sup-
posée être dans les douleurs de l’enfantement.
Quatre ambulances repartiront vides. À bord de la cin-
quième, on emporte quand même la maigre madame Dolp-
rone, secouée par une crise nerveuse, qui lui vaudra une cure
de sommeil et une longue dépression.
Une voisine attristée a donné aux infirmiers l’explication du
craquage de Tina : elle avait, dans sa jeunesse, pratiqué trois
avortements clandestins. Elle n’a jamais eu d’enfant et ne
pourra plus jamais en avoir. Le couple traîne cela comme une
35
C’était impossible ! Et pourtant…
malédiction du ciel. Et il faut être méchant… oh oui, bien
plus que méchant, pour remuer à ces pauvres gens le couteau
dans la plaie ! Tous les voisins sont d’accord là-dessus.
En revanche, qui a appelé les ambulances ? Qui connaissait
le douloureux secret de Tina et s’en est servi pour la torturer
ainsi ? Personne n’en a la moindre idée.
Changement de décor : toujours à Turin, mais via Camo-
letti, une tranquille avenue des beaux quartiers.
11 heures du matin. La chaleur se fait déjà pesante. Sous
son manteau de vigogne noir et son complet anthracite de
bonne coupe, l’homme qui sonne à la grille du numéro 22
transpire stoïquement. Un domestique compassé ouvre le
portail.
— Bonjour, monsieur le juge ! Veuillez vous donner la
peine d’entrer.
Le visiteur ôte son chapeau à bords roulés. Il constate que
la cour est vide, alors qu’il s’attendait à la trouver encombrée
de voitures.
Sur le perron, apparaît la maîtresse de maison, une belle
femme d’une quarantaine d’années. Le visiteur tique en la
voyant en robe bleu clair. Il marque même un temps d’arrêt,
quand elle lui adresse un signe de main guilleret. Néanmoins,
il avance, les bras tendus, la tête légèrement penchée sur le
côté.
— Ah… Lucia… ma pauvre Lucia ! La vie est décidément
bien cruelle… Ce sont toujours les meilleurs qui s’en vont,
n’est-ce pas ? Mais vous êtes forte. Vous maîtrisez vos larmes,
c’est bien, c’est très bien !
Elle le regarde bizarrement.
— Mais… Bernardoni, avez-vous pris un coup de chaud,
dans votre tenue du dimanche ? Pourquoi voudriez-vous donc
que je pleure, un jour comme aujourd’hui ? Il fait beau… La
vie est merveilleuse, au contraire !
Le juge Bernardoni prend affectueusement madame Gui-
soni par les épaules. Pauvre, pauvre Lucia ! La douleur lui
36
Panique sur Turin
trouble assurément la raison : cette robe claire, cette gaieté
dans un moment pareil ! Il est vrai que le malheur qui la
frappe est si soudain, si inattendu : le juge Guisoni, le mari
de Lucia, le plus brillant peut-être de sa promotion… Le juge
Guisoni, si plein de santé, emporté brutalement à la fleur de
l’âge !
— Chère Lucia, je mesure le courage qu’il va vous falloir.
Nous serons tous à vos côtés !
Inquiète, la femme s’arrête, se tourne vers lui.
— À mes côtés pour quoi ? Vous me faites peur, tout à
coup, Bernardoni !
— C’est que le décès d’un époux tel que le vôtre…
— Quoi ? Flavio ? Mon Flavio est mort ? Mais c’est impos-
sible ! Où ? Quand ?
— Dieu du ciel ! Vous… vous ne saviez pas ? Ils ne vous
ont pas avertie ?
Le domestique arrive juste à temps pour recevoir dans ses
bras Lucia Guisoni, évanouie.
— Aidez-moi, je vous prie, monsieur le juge. Allons
étendre madame au salon ! C’est horrible ce que vous venez
de lui apprendre. Ainsi monsieur est décédé ?
— Mais oui mon pauvre Pietro ! Quelle tragédie, n’est-ce
pas ?
— Comment est-ce…
— Un accident vasculaire cérébral, selon toute vraisem-
blance ! C’est arrivé ce matin, au Palais ! Je n’étais pas de ser-
vice. Un huissier a trouvé mon numéro privé, je ne sais pas
par qui, d’ailleurs. Il m’a appelé chez moi. Je suis venu tout
de suite. Je n’avais pas pensé que j’aurais, en quelque sorte, la
triste mission de tout apprendre à notre pauvre Lucia ! Quel
horrible malentendu !
Les deux hommes montent les marches du perron, avec leur
précieux fardeau.
— Allez-y doucement, Pietro : elle n’a vraiment pas l’air
bien…
Une voix puissante les cloue sur place.
37
C’était impossible ! Et pourtant…
— Bernardoni ! Pietro ! Qu’est-ce qui arrive à ma femme ?
Ils ont failli lâcher la malheureuse : dans l’ouverture du
portail, sa serviette noire à la main, s’encadre le fantôme du
juge Guisoni !
Pour un revenant, il se porte plutôt bien ! Une bonne raison
à cette belle santé : le juge Guisoni n’est pas mort. Pas même
un tout petit peu… En revanche, le malaise de sa femme
Lucia s’aggrave. Elle va devoir séjourner plusieurs semaines en
clinique, puis partir en cure de repos. Elle était sous traitement
depuis plusieurs années pour une faiblesse cardiaque. Elle est
très amoureuse de son mari et le croire mort a causé un choc
profond. Quelqu’un a frappé fort, et juste.
La spacieuse chambre privée, emplie de fleurs, où se repose
l’épouse du juge, est bien loin de la salle commune de l’hôpi-
tal. Bien loin et bien différente : entre trente-deux autres
patientes, Tina Dolprone, la maigre femme de l’HLM, gémit
en attendant une infirmière surchargée.
Il y a cependant un lien entre ces deux femmes en souf-
france. Un lien aussi fin et ténu qu’un fil.
Un fil de téléphone, très exactement.
Pour l’instant, dans cette vaste métropole, où se déroulent
tant de délits, de vols, d’agressions, tant de drames, personne
n’a connaissance à la fois de ces deux incidents privés.
D’ailleurs un policier aurait-il les deux rapports en main,
qu’il ne ferait probablement pas le rapprochement, entre les
perturbations qui bouleversent la famille de l’ouvrier Dolp-
rone et celle du juge Guisoni.
Justement, allez-vous penser : pour de simples travailleurs,
dérangés par un mauvais plaisant, on ne va évidemment pas
gâcher le temps des représentants de l’ordre. Mais lorsqu’un
magistrat est victime d’une telle agression, la police devrait au
moins remuer ciel et terre ?
Seulement, du fait même de sa profession, qu’il exerce avec
une remarquable intransigeance, le juge Guisoni ne compte
38
Panique sur Turin
plus ses ennemis. Il sait qu’une enquête n’aboutirait qu’à
réjouir les médias. C’est lui-même qui retire le dossier de la
pile. Pour ménager la tranquillité de Lucia.
Il a tort de ne pas engager une action dès cet instant. Car
il laisse ainsi la voie libre à une vague d’exactions qui vont
mettre Turin sens dessus dessous.
De par la ville, le téléphone fait de nouveaux ravages. Une
fuite de gaz mobilise les ouvriers de la compagnie au moment
du changement de service. Deux équipes arrivent ensemble
sur les lieux, juste en même temps qu’une unité de pompiers.
Pour une fuite qui n’existe pas.
La nuit suivante, la même alerte est lancée. Branle-bas de
combat. Pour rien, une fois encore.
À la troisième alerte, les secours savent qu’ils ont affaire à
un appel bidon, mais ils sont forcés d’intervenir : la sécurité
impose que les vérifications soient opérées. Ils repartent sous
les huées des riverains privés de sommeil.
Ils reviendront cinq fois en tout.
La presse commence à poser des questions aux services
publics. Qui n’ont pas de réponse. D’ailleurs, l’auteur de ces
perturbations va, judicieusement, les laisser en repos pour
s’attaquer à des privés.
Un pharmacien est prévenu par un fleuriste que « la livrai-
son » sera effectuée à son domicile dans la matinée. Comme
le fleuriste a raccroché sans attendre, et que le pharmacien n’a
rien commandé, il rentre chez lui pour vérifier. Juste à temps
pour intercepter une gerbe de roses, destinée à sa femme. Elle
est accompagnée d’une carte non signée, où est écrit : « À toi,
ma brûlante passion, en souvenir de la folie de nos corps » !
Comme la dame est plutôt bien faite, qu’elle a le sourire
facile et ses journées libres, on entendra voler dans la villa du
pharmacien les bibelots rares et la porcelaine centenaire !
Jusqu’ici, la similitude entre toutes les nuisances pratiquées
par téléphone n’a pas été remarquée. Or, voici que la poste
italienne s’en fait complice.
39
C’était impossible ! Et pourtant…
Qui décrira les nuits d’insomnie de monsieur Armando
Cinquetti, maître pâtissier ? Commerçant, ne voulant s’aliéner
aucune clientèle, il se donne depuis des années un mal fou
afin de modérer les passions politiques, lors des réunions de
quartier. Il a toujours prêché (et pratiqué) le centrisme le plus
rigoureux, seule position honnête pour qui veut voir prospérer
son négoce. Voici que ce brave homme reçoit une carte de
membre… du Parti communiste !
De quoi déjà lui donner de mauvais rêves. Mais le courrier
suivant lui apporte le cauchemar : une invitation à un dîner
de sympathisants du député néofasciste, très chaleureuse et
commençant par « Armando, mon cher ami, j’espère que tu
pourras me faire la joie… » !
Le cauchemar se transforme en terreur absolue lorsque par-
vient le premier exemplaire d’un journal démocrate-chrétien,
auquel on le félicite de s’abonner.
Et enfin, pour faire bonne mesure, entre midi et deux
heures, quelqu’un dépose dans la boîte à lettres de la pâtisse-
rie… un badge monarchiste bien voyant, qu’on demande au
patron d’arborer lors de toutes ses sorties. Il n’en dort plus, le
maître pâtissier !
Ailleurs en ville, une famille avec trois enfants en bas âge
rentre chez elle, après un week-end à la campagne. Elle trouve
son logement condamné pour quarante-huit heures : en leur
absence, quelqu’un a fait intervenir en urgence des équipes de
destruction de la vermine, qui ont répandu des produits
toxiques.
Nous voici maintenant chez madame Cuneo. La vieille
dame, infirme, seule chez elle, reçoit un appel téléphonique,
juste au moment où on frappe à sa porte d’entrée. Madame
Cuneo se dit que le visiteur peut attendre. Elle fait rouler son
fauteuil jusqu’au salon et décroche le combiné.
— Madame Cuneo ? Madame veuve Cuneo ?
— C’est moi.
40
Panique sur Turin
— Vous êtes bien la maman de maître Giovanni Cuneo,
avocat ?
— Oui, mais il n’est plus ici…
— Hélas, oui, nous le savons, madame… Nous sommes
désolés d’aborder avec vous un sujet bassement matériel, à un
moment aussi douloureux… Mais étant donné que vous êtes
sa seule famille, nous pensons que c’est vous qui prendrez en
charge les frais ?
— La seule famille de qui, monsieur ? Les frais de quoi ?
— Mais… Nous parlons de votre fils, chère madame… Et
des frais de ses obsèques !
Madame Cuneo pousse un hurlement, renverse le téléphone
et son guéridon… De l’autre coté de la porte, le visiteur qui
s’impatientait entend le bruit et le cri. Il lâche le bouquet de
fleurs qu’il tenait. De quelques vigoureux coups d’épaule, il
défonce la porte et se précipite vers la vieille dame, défaillante
dans son fauteuil.
— Maman ! Maman vous êtes malade ?
Curieuse coïncidence : c’est le fils, l’avocat Giovanni
Cuneo, qui faisait cette visite surprise avec un gros bouquet
pour la fête de sa maman !
Alors cette fois, c’est une tout autre histoire. Maître Gio-
vanni Cuneo, jeune loup du barreau turinois, ne va pas lâcher
l’affaire : au lieu de se taire, comme la plupart des victimes, il
va faire grand bruit. Il porte plainte contre X, fait mettre sa
ligne sous surveillance et ameute un journaliste de ses amis.
Il s’avère qu’il a mis le doigt sur un gros, un énorme dos-
sier… qui n’existe pas encore ! Parce que les feuillets de ce
dossier sont éparpillés ici et là, dans les mains courantes des
commissariats, dans les greffes des tribunaux. Tellement épar-
pillés que l’on n’en mesure pas l’épaisseur !
Par la poste, sous forme de lettres ou d’envois anonymes et
farfelus, mais surtout par faux appels ou fausses alertes télé-
phoniques, un corbeau sème sournoisement la panique dans
Turin !
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C’était impossible ! Et pourtant…
Des dizaines de personnes ont été ses souffre-douleur, mais
la plupart ont refusé de porter plainte pour éviter les tracas
supplémentaires.
Patiemment, l’avocat et le journaliste réunissent le maxi-
mum de pièces éparses. Mais c’est un tel fouillis qu’il n’y a
pas moyen de retrouver un point commun, qui mènerait à
une piste. Cela dit, même si la méthode est parfois semblable,
les enquêteurs commencent à douter que toutes ces attaques
puissent être le fait d’un seul et même auteur : elles sont si
nombreuses, leurs procédés si subtils ! Les renseignements
recueillis sur les futures victimes semblent tellement précis !
L’action qui s’ensuit dépasse la simple nuisance : elle blesse si
juste, elle cause tant de mal, qu’elle confine à l’agression.
Il faut bien croire que l’on a affaire à une bande, ou en tout
cas un groupe bien organisé, disposant de techniques d’investi-
gation et des moyens importants pour les mettre en œuvre.
L’autre inconnue est : tant de moyens, pour quel profit ?
Enfin, les juges Bernardoni et Guisoni, qui ont été parmi
les premiers touchés, perçoivent la similitude entre leurs més-
aventures et la surprenante enquête lancée par maître Cuneo,
dont la presse se fait l’écho. Il y a donc maintenant une
« Affaire du fou au téléphone ». Les deux magistrats ont
demandé à en être saisis conjointement.
Malgré leur motivation et leurs efforts coordonnés, leur
instruction ne progresse pas plus que les déductions de l’avocat
et du journaliste : aucune piste commune ne peut être dessi-
née. Aucun groupuscule terroriste ne revendique ces méfaits.
Ceux qui les commettent savent admirablement rester discrets.
Et puis le hasard d’un tout autre dossier envoie un jour le
juge Bernardoni chercher une information dans un commissa-
riat de quartier. On a mis à sa disposition un bureau pour
compulser tranquillement les procès-verbaux. Tranquillement,
c’est beaucoup dire, car le local contigu résonne de glapisse-
ments. C’est la voix haut perchée d’une vieille femme.
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N° d’édition : L.01ELKN000505.N001
Dépôt légal : avril 2014