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La "société" contre le "peuple". La théorie de la conservation de Louis de
Bonald
Chapter · January 2010
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Blaise Bachofen
Université de Cergy-Pontoise
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La « société » contre le « peuple ». La théorie de la conservation de Louis
de Bonald
Que Louis de Bonald (1754-1840) soit un auteur conservateur et qu’il existe chez lui une
théorie du peuple sont deux énoncé plus problématiques qu’il n’apparaît au premier abord.
Il faut d’abord noter que Bonald n’est pas simplement un conservateur parmi bien
d’autres : il occupe, sur ce terrain, une place à la fois éminente et ambiguë. Bonald n’invente
certes pas la posture conservatrice ou réactionnaire : dès le XVIIe siècle, des auteurs comme
Filmer ou Bossuet, par exemple, en réaction à l’invention de nouvelles valeurs et de
nouveaux paradigmes théoriques, tentent déjà de conserver un monde qui menace de
disparaître. Mais le conservatisme de Bonald, comme celui de quelques autres auteurs de son
temps, est différent. Il est paradoxalement révolutionnaire en un certain sens : en théorisant la
notion de conservation comme telle, Bonald contribue en réalité à inventer quelque chose de
nouveau, qui d’ailleurs produit des effets bien au-delà de la contre-révolution, notamment
dans l’élaboration des sciences sociales au XIXe siècle1. La conservation n’est plus chez
Bonald un simple rapport au passé s’opposant à l’invention ou à la révolution : elle devient le
principe essentiel d’explication et d’organisation de l’ordre social et politique. Le concept de
conservation est d’ailleurs tellement central que son champ d’application excède la
problématique de la constitution de l’ordre social, et s’étend jusqu’à prendre la forme d’une
théorie de l’ordre physique et de l’ordre métaphysique : la conservation définit le mode de
constitution des rapports entre les êtres en général.
Par ailleurs, cette théorie de la conservation entretient un rapport à la fois intime et
complexe avec la question du « peuple » comme objet de la pensée politique. La théorie
bonaldienne de la conservation s’enracine dans une réflexion sur les conditions de l’ordre
social considéré à la fois comme ordre politique et comme ordre spirituel. Or cette théorie de
1
Sur ce point, voir R. Nisbet, La tradition sociologique, trad. M. Azuelos, rééd. PUF, 1993 ; P. Macherey,
« Aux Sources des rapports sociaux (Bonald, Saint-Simon, Guizot) », conférence prononcée à la Maison des
sciences de l’homme, 1990 (communication personnelle).
-1-
la société, qui est en même temps une théorie du pouvoir, n’est pas directement une théorie du
peuple. Au contraire, Bonald invite expressément à « bien distinguer » « la société » « du
rassemblement d’hommes, du peuple »2 : ce qui fait l’objet de sa théorie n’est pas le
« peuple », c’est la « société ». Cependant la position explicite de cette alternative (la
« société » plutôt que le « peuple ») implique que la théorie de la société de Bonald contient
bien en un certain sens une réflexion sur le peuple comme sujet politique, une théorie du
peuple politique par défaut.
***
La négation théorique du peuple comme sujet politique
Dans ses ouvrages, Bonald désigne par le mot « peuple » trois choses différentes : 1) le
peuple comme nation particulière, distinguée par ses mœurs et ses lois (il parle ainsi des
« peuples germains », des « peuples francs », du peuple romain, des « peuples du midi »,
etc.) ; 2) le peuple comme « bas peuple », opposé aux « grands »3 ; 3) le peuple comme
collectivité soumise à un régime d’égalité politique. Mais ce dernier sens du mot (c’est-à-dire
le démos pris dans la plus exigeante acception qu’implique l’idée démocratique) est un sens
auquel Bonald se réfère de façon seulement négative, pour en récuser la pertinence
conceptuelle, au profit d’un primat accordé au concept de « société ». Si Bonald écrit par
exemple que « nulle part le peuple n’a fait des lois » et qu’« il est même impossible qu’un
peuple fasse des lois », c’est parce selon lui ce « peuple » agissant et autonome n’existe pas à
proprement parler. Lorsqu’on dit que le « peuple » agit, ce sont en réalité, écrit-il, « un
nombre convenu d’individus, qu’on est convenu d’appeler peuple » qui agissent « en
2
Théorie du pouvoir politique et religieux (désormais Th. P.), I, II, I, Paris, Librairie d’Adrien Le Clere et
Cie, 1829-1843, reprint Genève, Librairie Slatkine, 1982. Je privilégierai, dans cet article, les références à cet
ouvrage, le premier de Bonald, publié dès 1796. Outre la difficulté de rendre compte de façon complète de
l’œuvre de Bonald dans le cadre de ce travail, la justification de ce choix repose sur la place accordée par
l’auteur lui-même à cet ouvrage : il le cite souvent comme une sorte de texte fondateur et on peut considérer
qu’il y présente de façon systématique l’essentiel des thèses qu’il développe ou applique par ailleurs.
3
Voir notamment Th. P., I, II, XI : « Les philosophes [modernes] prêchaient l’athéisme aux grands, et le
républicanisme aux peuples ». Id, I, I, VII : « Le peuple [romain] se crut riche, parce qu’on lui distribua du blé ;
heureux, parce qu’on lui donna des spectacles ; libre, parce qu’il eut des esclaves » ; ibid., I, II, VIII : « La
nature, par cette institution sublime [la féodalité], trouva le secret de doubler, sans étendre le sol, la propriété
foncière, la seule que la société doive connaître ; et elle en proportionna l’espèce à la fonction de chacun dans la
société. Au noble, qu’elle appelait à défendre la société, et qui devait être toujours prêt à remplir cette
destination, elle donna une propriété sans travail qui pût le retenir : au peuple, dont il fallait contenir les passions,
elle donna une propriété avec travail qui pût l’occuper. À l’un, elle attribua certains honneurs qui pussent
marquer l’utilité de ses fonctions dans l’ordre social ; elle obligea l’autre à certains devoirs qui l’accoutumassent
à respecter celui auquel il devait obéir ». Et passim.
-2-
observant certaines formes […] dont on est également convenu ». Or, ajoute-t-il, « des
conventions ne sont pas des vérités »4. C’est la raison pour laquelle il convient selon lui de
substituer au mot « peuple » le mot « société ».
Le peuple comme communauté politique n’existe pas substantiellement ; s’il existe
conventionnellement, c’est à condition d’être premièrement constitué par un rapport social
qui le précède et dont il n’est pas l’auteur. Ce qui existe substantiellement, c’est le rapport
social, et le rapport social ne vient pas du peuple ; il descend du pouvoir vers les individus, et,
ce faisant, il les constitue en ordre social hiérarchisé. Le mot « peuple » sert alors à désigner
résiduellement la partie la plus basse et le moins active (« la plus faible ») de cet ordre social
– c’est le « bas peuple » qui quant à lui possède bien une existence aux yeux de Bonald, mais
comme simple reliquat de cette réduction conceptuelle. Sa théorie de la société se présente
ainsi clairement comme une alternative à la conception rousseauiste du peuple. Reprenant la
notion et l’expression même de « volonté générale », il en subvertit les implications et les
retourne contre Rousseau : alors que la volonté générale est pour Rousseau ce qui fait « qu’un
peuple est un peuple »5, Bonald en fait un usage qui tend précisément à dénier au peuple le
statut de sujet politique.
La théorie de la constitution des sociétés en général, et des sociétés politiques en
particulier, est conçue par Bonald comme concurrente de la théorie rousseauiste de
l’institution du peuple en sujet politique. Il est notable que Bonald construit quelques uns de
ses raisonnements fondateurs en se réappropriant presque littéralement les structures
formelles de textes d’auteurs qui le précèdent (et qu’il critique), et en remplissant cette forme
d’une matière nouvelle. Il offre ainsi au lecteur des quasi-citations, qui font cependant
l’économie de la mention explicite de l’auteur cité (il ne s’agit pas de pastiche ni de plagiat :
les textes « cités » sont supposés connus du lecteur comme étant des textes paradigmatiques
de la pensée politique). Bonald procède ainsi, notamment, pour sa définition de la notion de
« loi », qu’il formule au moyen d’une quasi-citation des premières lignes du chapitre Ier de
l’Esprit des Lois de Montesquieu6. Mais on retrouve le même procédé dans le passage suivant
de la Théorie du pouvoir, où il fait une quasi-citation du Contrat social de Rousseau :
4
Th. P., Préface. Voir également ibid., I, I, VI : « Avancer, avec les modernes législateurs, qu’un peuple peut
attenter à la loi fondamentale du pouvoir unique, ou à la loi non moins fondamentale de la succession héréditaire
du pouvoir, c’est avancer que la volonté particulière de quelques hommes a le droit de s’opposer à la volonté
générale de la société ».
5
J.-J. Rousseau, Du Contrat social, I, V, Œuvres complètes, Paris, Gallimard-Pléiade, vol. III, p. 359.
6
« Il existe des lois entre Dieu et l’homme, des lois ou des rapports nécessaires dérivés de leur nature […]. Il
existe entre l’homme et l’homme des lois ou des rapports nécessaires dérivés de leur nature physique ou
-3-
« À considérer la société politique comme un problème dont on cherche la solution, quelles en seraient les
conditions ?
Trouver une forme de société politique ou de gouvernement, telle qu’un nombre quelconque d’hommes
physiques soient unis entre eux, et maintenus dans cette union par un rapport ou intérêt commun.
Quelles seraient les conditions du problème pour la société intellectuelle ?
Trouver une forme de société intellectuelle, telle qu’un nombre quelconque d’êtres intelligents soient unis
entre eux, et maintenus dans cette union par un rapport d’intérêt commun.
Quelles sont les conditions du problème de la circonférence ?
Trouver une figure telle qu’un nombre quelconque, un nombre infini de points soient adhérents entre eux,
et maintenus dans cette adhésion par un rapport commun.
Je pense qu’il n’y a rien de forcé, rien que de parfaitement exact dans l’énoncé de ces trois problèmes
absolument semblables. Or, pour résoudre le problème de la circonférence, dans un nombre quelconque infini
de points, j’en trouve un que j’appelle centre, au moyen duquel je trace une figure qui satisfait
rigoureusement à toutes les conditions du problème. »7
Je rappelle ici pour mémoire le texte de Rousseau dans le Contrat social auquel Bonald se
réfère implicitement :
« […] La force et la liberté de chaque homme étant les premiers instruments de sa conservation, comment
les engagera-t-il sans se nuire et sans négliger les soins qu’il se doit ? Cette difficulté, ramenée à mon sujet,
peut s’énoncer en ces termes :
Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les
biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste
aussi libre qu’auparavant. Tel est le problème fondamental dont le contrat social donne la solution. »8
La théorie politique de Rousseau contenant pour Bonald la matrice de la pensée
révolutionnaire et démocratique qu’il s’emploie à récuser, c’est au cœur de cette pensée, donc
au principe d’organisation de l’ordre politique, et à la façon dont s’articulent peuple et société
politique, que doit selon lui s’attaquer la démonstration.
Le « problème » que pose toute société, selon le texte de Bonald cité précédemment, est de
savoir comment les membres qui la composent peuvent être « unis entre eux, et maintenus
dans cette union ». L’acte de « maintenir dans l’union » est précisément ce que Bonald entend
par la notion de « conservation » – et l’on voit ici le lien intime qui existe, chez cet auteur,
entre théorie de la société et conservatisme. Mais il faut immédiatement préciser que la
question de savoir comment « maintenir l’union » entre les membres d’une société n’a pas
pour seul enjeu la conservation de cette société en tant que telle. À travers la question de la
« conservation » de la société se joue celle de la « conservation » de chacun de ses membres :
« La société est la réunion des êtres semblables par des lois ou rapports nécessaires, réunion
dont la fin est leur production et leur conservation mutuelle »9. La société n’a donc pas
seulement pour fin de se conserver ; si elle a cette fin, c’est qu’elle est elle-même condition
morale ». (Th. P., I, I). Cf. Montesquieu, De l’Esprit des lois, I, I : « Les lois, dans la signification la plus
étendue, sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses ».
7
Th. P., II, I, VI.
8
J.-J. Rousseau, Du Contrat social, I, VI, op. cit., p. 360.
9
Th. P., I, I, I. Je souligne.
-4-
de la conservation des parties qui la composent. Pour le dire de façon encore plus claire et
ramassée, « la conservation des êtres est un effet de leur réunion »10.
Il faut ici introduire, pour comprendre pleinement la portée de cette assertion, le rôle que
Bonald accorde à la notion de « rapport », notion qui apparaît dans sa définition de la société
(« La société est la réunion des êtres semblables par des lois ou rapports nécessaires »).
Derrière les idées génériques de « société » ou de « collectivité », qui, comme nous avons
commencé à le voir, peuvent renvoyer concrètement à des réalités très diverses, Bonald pose
l’existence de ce qu’il nomme des « rapports » entre les éléments qui les composent. « Un
être collectif, étant formé par la réunion de plusieurs êtres, place nécessairement, et par l’effet
de cette réunion seule, ces êtres dans une certaine manière d’être, les uns à l’égard des autres,
qu’on appelle rapports »11. Pour Bonald, le « rapport » n’est pas seulement une mise en
relation contingente entre des êtres, ou une simple construction a posteriori de l’esprit. Le
rapport est une réalité objective, au moins aussi objective que le sont les êtres mis en rapport.
Il le dit explicitement : « Partout où il existe deux êtres, il y en a nécessairement un troisième
[i.e. un troisième être] qui procède de l’un et de l’autre, et qui est le rapport qui existe
nécessairement entre eux »12.
Le rapport est un « être » tiers, il est donc un « être » aussi bien que les deux « êtres » qu’il
met en rapport ; il l’est même davantage, puisqu’il est condition de leur union, donc de leur
conservation. On comprendra cette thèse en la traduisant de la façon suivante : l’être, pour
Bonald, est au fond principiellement rapport. L’être en général n’existe, pour Bonald, qu’à
travers la modalité du rapport.
Société politique et société intellectuelle
Si l’on veut revenir à la problématique de la constitution et de la conservation des sociétés,
on trouvera une illustration assez concrète et compréhensible de cette théorie des « rapports »
comme constitutifs de l’« être ». Dans le texte cité plus haut, et qui reprend formellement la
problématisation rousseauiste de la constitution du peuple, Bonald opère deux déplacements
par rapport à Rousseau. D’abord il pose, en parallèle et en prolongement de la question de la
constitution de la société « politique », celle de la société « intellectuelle ». Ensuite il fait un
parallèle entre la question de la constitution de la société en général et le problème
géométrique de la constitution du cercle. Ces rapprochements théoriques ne doivent
évidemment rien au hasard : il ne s’agit pas d’une simple juxtaposition de problèmes
analogues, mais bien d’un double déplacement de la position même du premier problème,
chaque nouvelle question contribuant à éclairer et à approfondir la question précédente.
10
Th. P. , II, VI, III. Je souligne.
11
Th. P., II, IV, I. Souligné par Bonald.
12
Th. P., II, IV, II. Souligné par Bonald.
-5-
La référence à la constitution du cercle, dans le prolongement des problématiques relatives
à la société politique et à la société intellectuelle, sert ainsi de modèle ontologique : elle
permet de rendre concevable un principe d’organisation ou d’union qui est à la fois commun
aux parties formant un tout, et extérieur à elles. Ce principe est, dans le cas du cercle, le
« centre », point qui n’est situé nulle part sur le cercle mais qui en est pourtant la condition
de possibilité. Le centre du cercle est typiquement un être « tiers », qui est à la fois
objectivement absent de cette totalité ou de cet « être collectif » qu’est la figure du cercle, et
d’un certain point de vue présent dans le mesure où il est ce qui met en rapport les parties du
cercle. Sans le centre, la figure du cercle ne pourrait donc tout simplement pas « être ». Et si
la figure n’« est » pas, ses éléments ne « sont » pas non plus, puisque le point mathématique,
composante élémentaire de la figure géométrique, n’existe qu’assemblé avec d’autres points
dans une figure. On a ici une forte illustration de ce que peut signifier l’idée que le rapport
« est » au moins autant que ce qu’il met en rapport, et qu’il est même la condition d’existence
de ce qu’il met en rapport.
Le sens de cette analogie entre société et figure géométrique est éclairé par l’autre
déplacement opéré par rapport à Rousseau, à savoir la mise en parallèle de la société politique
avec la société « intellectuelle ». Bonald utilise différentes expressions comme synonymes :
« société intellectuelle », « société des intelligences », « société des esprits » ou encore
« société religieuse ». La « société religieuse » comprise en un sens aussi large n’est donc pas
une société parallèle à la société politique. L’une et l’autre sont la même société, vue de deux
points de vue différents :
« La société civile, réunion d’êtres à la fois intelligents et physiques, est un tout composé de deux parties
absolument semblables, puisqu’elles sont composées des mêmes éléments, et que la seule différence qui
existe entre elles consiste dans le rapport différent sous lequel chacune de ces parties considère les éléments
ou les êtres dont elle est composée ; éléments ou êtres que l’une de ces parties, qui est la société politique,
considère comme physiques et intelligents, et que l’autre partie, qui est la société religieuse, considère
comme intelligents et physiques. »13
Il doit donc y avoir, selon Bonald, coïncidence non pas accidentelle, mais essentielle et
nécessaire, entre société politique et société religieuse. C’est là le fondement théorique de son
parti-pris gallican14, qui le distingue de l’ultra-montain Joseph de Maistre. Si la société
politique doit coïncider avec la société religieuse ou intellectuelle, c’est parce que l’une
dépend de l’autre : la société politique ne se conserve qu’à condition d’être premièrement
société religieuse ou intellectuelle.
On doit en effet comprendre le texte précédent de la façon suivante : la différence entre
société politique et société intellectuelle consiste dans la hiérarchie faite entre les motifs de
réunion, entre les modalités du « rapport » qui lie les membres de la société. La « société
13
Th. P., Préface.
14
Le véritable lieu de l’autorité spirituelle est selon Bonald le Concile, qu’il met strictement sur le même
plan, pour la société religieuse, que les États généraux pour la société politique (Th. P., II, V, V). Le Pape est
réduit à un rôle de « connétable » (ibid, note).
-6-
politique » est la société des hommes considérés comme êtres premièrement « physiques » et
secondairement « intelligents » ; la « société intellectuelle » est la société des hommes
considérés comme êtres premièrement « intelligents », et secondairement « physiques ». Il
s’agit donc dans les deux cas du même ensemble d’hommes, mais saisis selon deux
perspectives différentes, en faisant porter l’accent soit sur l’une, soit sur l’autre des deux
modalités inséparables de leur existence (corps et âme). Or seule la société des intelligences
peut, selon Bonald, constituer et conserver à proprement parler une société entre les hommes.
Il le dit clairement à la suite de la définition de la société citée ci-dessus :
« La société en général est une réunion d’êtres semblables, réunion dont la fin est leur production et leur
conservation mutuelle.
Cette définition, qui convient à toute société, ne s’applique, avec une rigoureuse exactitude, qu’à la
société intellectuelle, ou à la société des intelligences, parce que la société des corps n’est que leur
rapprochement, au lieu que la société des esprits est leur réunion. En effet, les corps, occupant chacun un
espace, ne peuvent que se rapprocher, mais ils ne peuvent pas se confondre en un seul corps ; au lieu que des
pensées et des sentiments, qui n’ont aucun étendue et n’occupent aucun espace, peuvent se réunir et se
confondre en une seule pensée et un seul sentiment. De tous les sentiments, de toutes les pensées sur le même
objet, peut résulter une seule pensée, un seul sentiment ; mais de tous les corps, il ne peut résulter un seul
corps. Donc il n’y a proprement de société que pour les esprits, parce qu’il ne peut y avoir proprement de
réunion que pour les esprits ; donc les législateurs modernes, qui séparent avec tant de soin la société
religieuse de la société politique, détruisent toute réunion entre les hommes, pour ne laisser subsister que le
rapprochement ; c’est-à-dire qu’ils divisent les esprits, et rapprochent les corps :en sorte qu’ils ôtent aux
hommes le moyen de se conserver, et leur laissent la facilité de se détruire »15.
Ce texte, l’un des plus profonds de Bonald, est dirigé contre toute la pensée politique
moderne, particulièrement contre le contractualisme, dont Bonald considère que Rousseau est
le représentant le plus conséquent. On pourrait en réalité montrer que dans cette analyse,
Bonald est beaucoup plus proche de Rousseau qu’il ne veut bien le dire ; cependant l’objet
n’est pas ici de savoir ce que Rousseau a réellement écrit, mais ce que Bonald retient de
Rousseau et comment il croit pouvoir s’en démarquer. Contre une entreprise
d’autonomisation de la société politique à l’égard de la société religieuse, Bonald affirme le
caractère auto-destructeur, voire logiquement contradictoire, d’une société fondée seulement
sur la coexistence physique et sur ce qu’il y a de commun entre les corps. Le « rapport » entre
les corps à l’échelle d’une société politique peut être au mieux un rapport de simple
coexistence pacifique, donc sans comporter de « rapport » véritable, sans former une
« réunion » véritable. Et s’il y a plus qu’un rapport d’extériorité et donc de « non-rapport »,
s’il y a véritablement implication réciproque des modalités d’existence, ce ne peut être que
sous la forme de la destruction mutuelle. Les corps considérés comme séparés et
indépendants ne peuvent interagir réellement qu’en se détruisant mutuellement, non en se
conservant mutuellement.
On pourrait objecter à Bonald le « rapport » que constitue l’amour physique, forme
d’union intime entre les corps qui n’est ni un rapport de coexistence dans l’indifférence, ni un
15
Th. P., II, I, VI.
-7-
rapport de destruction mutuelle. En réalité, Bonald intègre cette dimension de la société
humaine : l’amour physique est bien une des conditions de la conservation des hommes par
eux-mêmes (sous la forme de la perpétuation de l’espèce), mais il ne constitue qu’une forme
privée et très partielle, très insuffisante, du rapprochement et de la conservation mutuelle.
L’amour physique, que Bonald associe à ce qu’il nomme l’« amour de soi », est selon lui un
simple « principe de production » ; il ne peut pas être un principe de « conservation ». La
« conservation » requiert en outre une autre forme d’amour, nommée par Bonald l’« amour
général », ou l’« amour des êtres sociaux ». Cet « amour général » ne peut quant à lui réunir
que des esprits, il ne peut naître du simple rapprochement des corps.
C’est donc dans la possibilité d’un tel « amour général » que réside la possibilité de la
constitution d’une société véritable entre les hommes. « Volonté générale, amour général,
force générale, forment la constitution de la société politique ou de la société de
conservation »16. La question est alors de savoir en quoi le schème contractualiste exclut une
telle réunion : toute la pensée de Bonald est en somme une longue méditation autour de la
thématique rousseauiste de la « volonté générale ». Comme Rousseau (même s’il ne reconnaît
pas cette dette), Bonald souligne que les hommes comme individus vivants et séparés ne
possèdent pas de « sensorium commun »17, et ne peuvent donc pas former une union réelle :
l’union entre les hommes – et notamment l’union politique – ne peut être qu’une réalité
intellectuelle ou affective, une réalité, dirions-nous aujourd’hui, représentée. Comme
Rousseau, Bonald s’interroge sur la façon dont des êtres physiquement séparés peuvent
malgré tout se réunir en esprit, dans une pensée commune créant entre eux une véritable
union conservatoire. Mais à la différence de Rousseau, Bonald absolutise la difficulté et
affirme que la solution ne peut en aucun cas être trouvée dans les ressources immanentes de
l’existence intellectuelle et affective des individus, dans leur volonté. Dans l’individu, fût-il
considéré à la fois comme corps et comme esprit, on ne trouve que l’individu ; ou plus
exactement, l’existence intellectuelle et affective, condition d’une existence sociale, n’est
possible qu’à condition que l’individu soit toujours-déjà saisi par un « rapport » social qui le
précède et le constitue comme être pensant, voulant, aimant. Ce « rapport », qui joue, dans la
constitution de la société, le rôle que joue le centre dans la constitution du cercle, est Dieu
pour la société religieuse – et le monarque pour la société politique. Dieu est, pour la « société
religieuse », c’est-à-dire pour la société considérée comme réunion d’êtres intelligents,
l’amour général conservateur. Ils est le « point dans lequel tous les intérêts s’accordent »18.
Si la société politique, comme le pense Bonald après Rousseau, ne peut exister comme un
être collectif qu’à la condition que s’élabore une « volonté générale », les modalités de cet
avènement de l’unité politique ont pour conséquence chez Bonald d’exclure que le peuple soit
lui-même le sujet de cette volonté. Bonald identifie en effet la « volonté générale » à la
16
Th. P. I, I, II.
17
Voir J.-J. Rousseau, Du Contrat social (1re version), I, II, Œuvres complètes, III, p. 284.
18
Th. P., I, I, II.
-8-
volonté de Dieu. Seul Dieu est susceptible de penser ensemble les êtres séparés, et de vouloir
leur conservation à travers leur réunion. La pensée de l’individu étant toujours une pensée du
particulier, seul un être général, tel que Dieu, peut concevoir une volonté à proprement parler
générale. « Volonté générale de la société, du corps social, de l’homme social, nature des
êtres sociaux ou de la société, volonté sociale, volonté de Dieu même, sont des expressions
synonymes […] »19. La constitution de la société ne peut venir que d’en haut, d’un « vouloir-
l’ensemble » qui descend de la transcendance vers l’immanence, de l’être universel vers les
individus.
Parole et rapport social
Il faut cependant préciser que ce point de vue de l’universel, pour ne pas rester une
abstraction, doit s’incarner afin de lier concrètement les éléments de l’ensemble social.
L’incarnation du « vouloir l’ensemble » qui organise et conserve l’ordre social suppose une
modalité de l’être qui relève à la fois de l’esprit et du corps, de l’intériorité et de l’extériorité,
de la transcendance et de l’immanence, de l’universel et du particulier : cet « être-
intermédiaire », cet être-rapport », c’est la parole, et d’abord la parole divine. C’est la parole
divine, relayée par la parole du pouvoir descendant sur la société, qui génère l’ordre des
rapports sociaux.
La théorie du langage et de la parole que développe Bonald est, comme on le sait, l’un des
aspects les plus intéressants de son œuvre20. Il est révélateur que cette question soit une des
celles qu’il développe le plus à la suite de la Théorie du pouvoir, notamment dans le Discours
préliminaire de la Législation primitive (1802), dans les Recherches philosophiques sur les
premiers objets des connaissances morales (1818), et dans l’Introduction de la
Démonstration philosophique du principe constitutif de la société (1830), comme si cet
aspect de la constitution des rapports sociaux se révélait le plus fécond et le plus efficace dans
la perspective de sa démonstration politique. Je m’en tiendrai cependant encore ici à ce que
Bonald en dit dans la Théorie du pouvoir.
Bonald souligne que, pour ce qu’il nomme les « faits de pensée », il n’existe qu’un seul
mode d’existence qui soit un mode d’existence « extérieur » et donc susceptible d’être
possédé en commun par des esprits distincts. Ce mode d’existence « extérieur » de la pensée
est la parole :
« S’il existe des êtres appelés hommes qui aient la pensée et le sentiment les uns des autres, il y a donc
réunion de sentiments et de pensées, c’est-à-dire, d’intelligence entre ces êtres : donc il y a entre eux
communication d’intelligences. Mais le seul moyen de communication entre des intelligences unies à des
19
Th. P., I, I, II.
20 En témoigne notamment l’influence qu’elle a pu avoir sur un auteur comme Lacan : voir B. Ogilvie,
Lacan. Le sujet, Paris, PUF, 1987.
-9-
corps est la parole : donc il y a parole humaine ; donc il y a écriture humaine, qui n’est que la parole fixée, ou
transmissible et transportable »21.
La parole réalise concrètement la présence de la collectivité et de la tradition dans l’activité
la plus individuelle (la pensée), donc la subsomption de l’existence individuelle sous
l’existence « générale », et par conséquent la « conservation » des êtres sociaux.
Cependant l’acquisition de la parole, condition d’un « rapport » entre les esprits, n’est elle-
même compréhensible pour Bonald que comme dérivée de la parole divine, ou plus
exactement de ce qu’il nomme un « entretien » primitif entre l’homme et Dieu, « entretien »
qui n’est autre que la révélation. À travers une réflexion sur les « idées innées » et sur les
impasses de l’empirisme, Bonald reprend une problématique ancienne, que l’on peut faire
remonter à Platon (Le Ménon) et à saint Augustin (De Magistro) : comment est-il possible
d’acquérir et de reconnaître pour vraie une connaissance que l’on ne possède pas déjà ? Mais
il déplace cette problématique sur le terrain du langage, qui est parfois considéré comme le
lieu de la solution de ce problème, alors qu’il n’en est, comme l’aperçoit justement Bonald,
que le prolongement et l’approfondissement. Comment l’homme peut-il commencer à parler,
comment peut-il comprendre une convention linguistique qui requerrait, pour être acquise et
comprise, de posséder déjà ce qu’elle vise à acquérir ?
On peut remarquer que les analyses de Bonald sur cette question l’amènent là encore sur
un terrain où il se révèle beaucoup plus proche de Rousseau qu’il ne veut bien le dire :
Rousseau, dans l’Essai sur l’origine des langues et surtout dans le Discours sur l’inégalité,
formule des difficultés de même nature que celles que développe Bonald, mais en se gardant
bien d’en tirer une conclusion aussi unilatérale et dogmatique22. Là où Rousseau renvoie dos
à dos empirisme et innéisme en soulignant la puissance révélatrice d’une énigme, Bonald
croit pouvoir affirmer l’existence d’un mystère (ce qui n’est pas la même chose qu’une
énigme), mystère dont l’élucidation ne peut selon lui être cherchée que dans une intervention
de la transcendance. Si la référence à la transcendance est indispensable pour résoudre la
question de la constitution des sociétés, et notamment des sociétés politiques, c’est parce que
la question du rapport social, et principalement de la parole comme acte social, est insoluble,
selon Bonald, sans supposer une première parole transcendante. La parole divine est
fondatrice du rapport à la parole, ou plus exactement elle institue originairement la parole
comme rapport. La révélation religieuse n’est pas essentiellement, en ce sens, révélation d’un
contenu de parole, mais révélation de la parole elle-même comme modalité du « rapport ».
Elle est institution originaire d’un rapport entre les intelligences :
21
Th. P., II, I, VIII.
22
Voir J.-J. Rousseau, Discours sur l’inégalité, Ire partie : « Quant à moi, effrayé des difficultés qui se
multiplient, et convaincu de l’impossibilité presque démontrée que les langues aient pu naître et s’établir par des
moyens purement humains, je laisse à qui voudra l’entreprendre la discussion de ce difficile problème, lequel a
été le plus nécessaire, de la société déjà liée, à l’institution des langues, ou des langues déjà inventées, à
l’établissement de la société » (Œuvres complètes, III, p. 151).
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« S’il existe une intelligence suprême dont les hommes intelligents aient la pensée et le sentiment, il y a
donc société d’intelligence entre cette intelligence suprême et l’homme : donc il y a réunion d’intelligences :
donc il y a communication d’intelligences, donc il y a parole, donc il y a écriture, qui n’est que la parole
fixée, ou transmissible ou transportable ; donc il y a parole divine et écriture divine.
[…] Il y a donc un livre qui contient la parole de Dieu à l’homme et aux sociétés. Ce livre doit être le plus
ancien de tous les livres, et le plus sublime de tous les écrits : il doit avoir été conservé de siècle en siècle,
avec le soin le plus religieux, et transmis à la société avec la fidélité la plus scrupuleuse. Ce livre doit
contenir l’histoire de la société de Dieu avec l’homme, et de tous ses divers états, ou de la religion dans ses
différents âges ; et comme la société religieuse et la société politique sont unies dans la société civile, ce livre
doit contenir l’histoire des divers états et des différents âges de la société civile. […]
Je trouve tous ces caractères d’antiquité, de sublimité, de sagesse, de prophétie, dans le livre que le plus
étonnant de tous les peuples a conservé à l’univers, avec une fidélité si inviolable et en même temps si
aveugle. […] C’est le long entretien de Dieu avec les hommes, c’est-à-dire l’alliance de la société religieuse
et de la société politique, de la religion et du gouvernement : qui fecit ultraque unum.
Ce livre est donc divin. En effet, ce livre est nécessaire à la conservation de la société civile, puisqu’il
contient le recueil des préceptes donnés aux sociétés, et l’histoire de leurs développements. Donc il n’est pas
fait par l’homme, car l’homme, être borné, ne peut rien faire de nécessaire ; donc il est fait par Dieu ; donc il
est la parole et l’écriture de Dieu ; donc il est divin »23.
On voit dans ce texte comment une révélation historique (la révélation judéo-chrétienne)
est pour ainsi dire produite ou reproduite dans la théorie comme nécessité logique. Ce
procédé est constant chez Bonald : le va-et-vient entre théorie rationnelle et observation
historique se fait toujours en partant de la théorie et en revenant vers l’expérience pour y voir
une confirmation de la théorie. Cela va très loin : toute l’histoire du monothéisme, plus
particulièrement du christianisme, et plus précisément encore du catholicisme, se voit ainsi
présentée comme relevant d’une nécessité a priori et comme seule modalité d’existence
historique permettant la constitution de sociétés véritables et la conservation des individus.
De la parole au pouvoir
Cette place accordée à une parole divine institutrice, qui est une parole constitutive du
rapport social, implique une théorie de la société qui in fine réduit le peuple au « bas peuple »
et l’exclut nécessairement du statut de sujet politique. La théorie de la volonté générale est
chez Rousseau une théorie du pouvoir du peuple ; elle est chez Bonald une théorie du pouvoir
au-dessus du peuple, séparé du peuple. Voilà la théorie « par défaut » du peuple, qui vise à
n’en conserver qu’une acception résiduelle.
La constitution du « rapport social » supposant pour Bonald une parole transcendante
institutrice, la transcendance devient aussitôt, dans la théorie politique, « pouvoir ». La
volonté et la parole de Dieu doivent, pour produire leurs effets, se transmettre, donc se
diffracter en volontés et en paroles humaines hiérarchisées, en pouvoir exercé par des
hommes sur d’autres hommes.
J’ai noté plus haut que la volonté générale ou l’amour général devaient être incarnés. La
parole divine révélée originellement à Adam, puis révélée à nouveau à Moïse, en sont des
23
Th. P., II, I, VIII.
- 11 -
moments nécessaires, mais des moments seulement, qui tendent à chaque fois à être occultés
par la volonté rebelle et pécheresse des hommes. L’incarnation de l’amour divin doit donc se
réaliser dans une forme éminente, le Christ, que Bonald nomme le « médiateur » et
l’« homme-Dieu ». Le Christ « réconcilie » l’homme et Dieu, après une période de l’histoire
sainte, celle du judaïsme, où la société reste selon Bonald incomplètement « constituée », « en
attente ». Le Christ est le véritable « pouvoir général conservateur », car il est offert à
l’humanité, de façon très concrète, comme « monarque de la société religieuse constituée »24.
Le Christ est le premier « rapport » prenant la forme concrète d’un « pouvoir », dont
procèdent tous les pouvoirs humains dérivés.
Il faut noter que, pour Bonald, cet avènement du « monarque » à la fois divin et humain de
la société religieuse ne peut avoir lieu qu’au moment où, sous le pouvoir d’Auguste, « l’unité
de pouvoir s’élève dans l’univers, et aussitôt l’unité de Dieu se manifeste à tous les
peuples »25. Il n’y a donc pas de tension, dans la société bien constituée, entre société
politique et société religieuse, entre pouvoir politique et pouvoir religieux, mais une parfaite
complémentarité providentielle. Voilà pourquoi le pouvoir, sous toutes ses formes, est un : le
pouvoir politique n’est que la reproduction à un autre niveau et d’un autre point de vue du
pouvoir divin, il est l’une des modalités de l’incarnation de la volonté transcendante, c’est-à-
dire de la volonté générale.
Dès lors que l’on a admis l’idée que des médiations sont nécessaires pour diffuser la parole
institutrice depuis le centre vers la périphérie, on comprend que, entre les monarques (de la
société religieuse et de la société politique) et les membres de la société, il doit encore exister
d’autres relais de parole, d’autres incarnations du rapport social, d’autres médiations
successives et hiérarchisées. Ainsi se voient justifiées théoriquement l’existence d’un corps
sacerdotal pour la société religieuse et d’une aristocratie pour la société politique. Bonald
utilise, de façon très significative, l’expression « familles sociales » pour désigner les
dynasties aristocratiques : les familles de la noblesse, par leur position statutaire (dépositaires
de traditions, intermédiaires entre le monarque et le peuple), sont selon lui créatrices par
excellence de « rapports » sociaux.
Cette justification de l’ordre de l’Ancien Régime – ou plus exactement d’un Ancien
Régime largement réinterprété – va très loin, puisqu’elle comporte également une
justification logique des différents rituels sociaux et religieux abolis par la Révolution, et
même, en amont, de tout ce qui a été remis en cause par la Réforme protestante, véritable
origine de la Révolution selon Bonald : les ordres monastiques, les indulgences, le culte de
images, etc.
***
24
Th. P., II, IV, II.
25
Th. P., II, IV, I.
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Cette reconstruction more geometrico d’une société disparue présente celle-ci comme la
seule forme possible de société constituée, qu’elle érige ainsi en modèle universel et
anhistorique. Dans l’étonnante ambition méthodologique du conservatisme de Bonald,
quelque chose se joue qui va bien au-delà des formes traditionnelles de la posture
conservatrice : il n’est pas étonnant que la postérité doive en être cherchée aussi bien dans
certains aspects du saint-simonisme et de ses lointains développements marxistes que dans la
« révolution nationale » vichyste26. Je n’insisterai donc pas sur les torsions que Bonald fait
subir à l’histoire de l’Ancien Régime et du catholicisme triomphant, torsions qui tendent à
masquer tout ce que la coexistence de ce qu’il nomme « société politique » et « société
religieuse » a pu en réalité comporter de tensions et d’incompatibilités, depuis l’enseignement
du Christ lui-même. Il apparaît avec évidence que le privilège accordé par Bonald à la parole
divine et à la « société religieuse » ne fait qu’une place très mince au contenu véritable du
christianisme et, aussi paradoxal que cela puisse paraître, à l’idée d’une authentique
transcendance. Quoique la possibilité de tensions entre le politique et le théologique
apparaisse parfois de façon subreptice et comme malgré lui dans le texte de Bonald27, celui-ci
s’emploie constamment à réduire ces tensions, mais au prix d’une indexation de l’idée de
« pouvoir spirituel » sur des exigences fondamentalement politiques.
Bonald est l’auteur de cette formule forte et séduisante : « Qu’on ne dise pas que la
révolution Française a été une révolution purement politique ; il serait plus vrai de dire
qu’elle a été purement religieuse »28. Il pointe ainsi, comme le feront à sa suite Saint-Simon
ou Comte, la modification « spirituelle » ou « morale » qu’entraîne ou suppose toute
réorganisation de l’ordre politique et social. Mais dans cette mise en relation fonctionnelle
entre l’ordre des choses et l’ordre des représentations, le « spirituel » tend à s’absorber dans
ce que Marx appellera l’idéologie, au sens d’une pensée mise au service d’un ordre de la
domination, dans l’acception la plus terrestre du terme. On peut ainsi considérer que, dans la
Théorie du pouvoir, la « vérité » originelle, qui se donne en apparence pour purement
religieuse29, est en réalité purement politique. Derrière les théories fécondes du rapport social
et de la « société des esprits », il faut apercevoir un travail d’instrumentalisation politique de
l’idée de révélation religieuse.
Cette place éminente accordée par Bonald, malgré qu’il en ait, à l’ordre d’une rationalité
purement politique a, si l’on y songe bien, des conséquences qui mènent loin. On se souvient
26
« Saint-Simon et Comte ne tarissent pas d’éloge sur ce que le second appelait “l’école rétrograde” : Comte
est d’avis que ce groupe immortel, et de Maistre en tête, mériteront longtemps la gratitude des positivistes, et
Saint-Simon estime que c’est à Bonald qu’il doit sont intérêt pour les périodes “critiques” et “organiques” de
l’histoire, ainsi que la première formulation de ses propositions sur la stabilisation de l’industrialisation et de la
démocratie. » (R. A. Nisbet, La tradition sociologique, chap. I, op. cit., p. 26).
27
Voir Th. P., II, II, III ; II, IV, VI ; II, VI, II.
28
Th. P., II, VI, IV.
29
Bonald laisse entendre que ses propres lumières sur la science politique procèdent d’une révélation
providentielle (voir Th. P., II, IV, II).
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que la récusation d’une autonomie de l’ordre politique au profit d’un ordre spirituel
surplombant visait principiellement, dans l’esprit de Bonald, à invalider la place que
Rousseau accorde au peuple dans la constitution de l’ordre social. La résurgence ou
l’insistance du politique dans la théorie conduit dès lors à reconsidérer le sens même du
« problème dont on cherche la solution », comme dit Bonald. Si la logique immanente du
politique dicte souterrainement sa loi à la théorie, la question du peuple comme communauté
politique, seule réalité politique immanente, objet immédiatement surgissant dès lors qu’est
formulée l’idée d’une volonté générale, risque fort de devoir faire retour là où le
conservatisme croit pouvoir en faire l’économie.
Blaise Bachofen
Université de Cergy-Pontoise
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