LE TRIPLE STATUT DES « SAUVAGES »
DANS LES CONSIDÉRATIONS
DE J.-M. DE GÉRANDO
The Triple Status of « Savages » in
the Considérations of J.-M. de Gérando
Leonardo O. Moreira
Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis
Résumé. En 1800, J.-M. de Gérando, encore Abstract. In 1800, J.-M. de Gérando, a
jeune philosophe d’orientation sensua- young philosopher still oriented towards sensua-
liste, publie ses Considérations sur les diverses lism, published his The Observation of Savage
méthodes à suivre dans l’observation des peuples Peoples. Some argue that this work laid the
sauvages. Ouvrage qui, selon certains, aurait “foundation” for field ethnology by envisioning
« fondé » l’ethnologie de terrain, en envisa- a comprehensive and practical understanding
geant une connaissance intégrale et pratique of the customs and thought of so-called “savage”
des mœurs et de la pensée des peuples dits peoples. By combining methods of observation
« sauvages ». En jumelant méthode d’obser- and analytical comparison, Gérando aimed
vation et comparaison analytique, Gérando at overcoming the “vain theories” of abstract
ambitionne de surmonter les « vaines théories » philosophical systems and the deficiencies of
des systèmes philosophiques abstraits et les travel narratives, which he criticized. However,
déficiences des récits de voyages qu’il critique. his scientific approach is tinged with some
À sa démarche scientifique se mêlent pour- preconceived ideas and the philanthropic aim
tant quelques idées préconçues et le dessein of bringing “savages” to a more civilized state.
philanthropique d’amener les « sauvages » In the face of this ambivalence, this investiga-
à un état perfectionné de civilisation. Face à tion will explore the (empiricist) origin of his
cette ambivalence, il s’agira ici d’enquêter sur prejudices as well as the status of “savages” in
l’origine (empiriste) de ces préjugés, ainsi que this “ethnological” science, which emerges as
sur le statut des « sauvages » dans cette science both positive and normative.
« ethnologique », émergeant à la fois comme Keywords. J.-M. de Gérando, anthropology,
positive et normative. ethnology, methodology of observation, analy-
Mots-clés. J.-M. de Gérando, anthropologie, tical comparison, “savages”, status of “savages”,
ethnologie, méthodologie de l’observation, thought, language, empiricism, sensualism.
comparaison analytique, « Sauvages », statut
des « sauvages », pensée, langage, empirisme,
sensualisme.
80 Leonardo O. Moreira
En évoquant de nos jours le syntagme « pensée du sauvage », sans
délai, l’esprit se tourne vers La pensée sauvage (1962) de Claude
Lévi-Strauss, où ce dernier entreprend un dépassement de l’évaluation
hiérarchique et de certaines frontières entre deux types de rationalités
supposément distinctes : l’une logique, avancée, supérieure, et l’autre
primitive, arriérée, inférieure. Ce n’est que rarement que l’on songe à
Joseph-Marie de Gérando (1772-1842), qui, encore jeune philosophe à
vocation empiriste, avait élaboré, cent-soixante ans plus tôt environ, une
méthodologie « ethno-anthropologique » visant à dépasser le jugement
ethnocentré, voire non scientifique, concernant non seulement les
mœurs, mais aussi et surtout la pensée et le langage des peuples dits
non-civilisés, « sauvages ». Les enjeux de ce dépassement restent quelque
peu ambigus1, on le verra ; néanmoins, l’ambivalence sous-jacente
n’empêche pas que l’entreprise de Gérando précède en plusieurs
aspects méthodologiques la démarche ethnologique de Malinowski,
de Lévi-Strauss et bien d’autres, en ce qui concerne l’ethnolinguis-
tique, la psycho-ethnologie, le comparativisme, le rassemblement et la
description des matériaux.
C’est dans le cadre des préparations de ce qu’on considère comme
« la première expédition ethnographique de l’histoire des sciences de
l’homme2 » (dirigée par le capitaine Baudin3) et du voyage d’un certain
Levaillant vers l’intérieur de l’Afrique, que Gérando prononce en 1800
devant la « Société des observateurs de l’homme » ses Considérations
sur les diverses méthodes à suivre dans l’observation des peuples sauvages4.
1. Voir J. Copans et J. Jamin (dir.), Aux origines de l’anthropologie française. Les Mémoires
de la Société des Observateurs de l’Homme en l’an VIII, Paris, Le Sycomore, 1978, p. 53
(désormais abrégé Les mémoires). A. Bocquet, dans une recherche dont cet article partage
certains aspects, fournit d’autres références concernant cette ambiguïté (Portrait d’un
spiritualiste en penseur social. Joseph-Marie de Gérando (1772-1842), Besançon, Presses
Universitaires de Franche-Comté, 2016, p. 122-123, n. 5).
2. J. Copans et J. Jamin (dir.), Les mémoires, éd. cit., p. 41.
3. Nicolas Thomas Baudin (1754-1803), capitaine et cartographe, partait alors vers les Terres
Australes de la Nouvelle Hollande (actuelle Australie) avec deux navires : le Géographe et le
Naturaliste. Les extraits de sa correspondance avec le botaniste A. L. Jussieu (1748-1836),
résultant de ce voyage, ont été édités sous le titre Des naturels que nous trouvions et de leur
conduite envers nous (1803), par J. Copans et J. Jamin, ibid., p. 205-217. Pour une vue
synthétique et illustrée des voyages de Baudin, voir J. Fornasiero, L. Lawton, J. West-
Scooby (dir.), The Art of Science. Nicolas Baudin’s Voyagers 1800-1804, Adelaide, Wakefield
Press, 2016.
4. Publié en 1800 (s.l.n.d.), le texte fut puis réédité en 1883 sous le titre « L’ethnographie
en 1800 » dans la Revue d’anthropologie, 12e année, 2e série, t. 6, p. 152-182 ; en anglais
par F. C. T. Moore, sous le titre The Observation of Savage Peoples (Berkeley, University of
California Press, 1969), avec une préface d’Evans-Pritchard ; en italien dans l’appendice de
Le triple statut des « sauvages » dans les Considérations… 81
Ces Considérations s’inscrivent de plein pied dans le programme
d’« anthropologie comparée » de cette Société savante – groupe pluridis-
ciplinaire d’orientation scientifique ambitionnant l’étude intégrale de
l’homme, considéré du point de vue physique, intellectuel et moral5,
et qui, parmi d’autres activités théoriques et sociales, promut les
préparatifs des expéditions susmentionnées. Bien que limitée à une
brève existence (1799-1804), cette Société représente un segment
important de ce moment « scientiste » que les historiens identifient
normalement comme la période de « transition » des connaissances
entre le xviiie et le xixe siècles. Georges Gusdorf définit ce tournant,
souvent amalgamé avec l’Idéologie (de Cabanis, Volney et Destutt de
Tracy)6, comme un « événement d’une immense portée », puisqu’il offre
« aux philosophes successeurs et héritiers de l’Encyclopédie l’occasion
de mettre en œuvre dans la pratique les indications de la doctrine
empiriste »7. Au-delà de l’héritage empiriste de Locke et de Condillac,
l’éventail des influences directes ou indirectes des « observateurs » ainsi
que du Gérando des Considérations est assez vaste : les récits de voyages
les plus crédibles, l’Histoire naturelle de l’homme de Buffon, la science
des voyages faisant partie de l’anthropologie rousseauiste, le courant très
varié qui menait des expériences empiriques à l’intérieur de la France
(i. e. les récits de « voyage de l’intérieur » produits entre 1750-1800),
le cercle de théoriciens germanophones de l’anthropologie (dont les
frères Humboldt, Christophe Meiners, Blumenbach et Kant), le cercle
alsacien et suisse d’intellectuels et anthropologues (dont Isaac Haffner
et A. C. Chavannes), parmi d’autres8.
Au carrefour de cette affluence de sources et du perfectionnement
scientifique alors expérimenté dans les sciences de l’homme se dégage
La scienza dell’uomo nel settecento de S. Moravia (Bari, Editori Laterza, 1970, p. 365-396) ;
encore en français, par J. Copans et J. Jamin, dans Les mémoires, éd. cit., p. 127-169.
5. Les lignes générales de cette « anthropologie comparée » sont définies par Louis-François
Jauffret (1770-1840), dans son Introduction aux mémoires de la Société des observateurs de
l’homme (voir Les Mémoires, éd. cit., p. 71-85).
6. En ce qui concerne Gérando, cet amalgame n’a pas persisté au-delà de 1808. Voir A.
Bocquet, « Politiser la science morale : métaphysique et question sociale de Cabanis à
Gérando », Cahiers de philosophie de l’université de Caen, 57/ 2020, p. 57-70.
7. G. Gusdorf, « Ethnologie et métaphysique : l’unité des sciences humaines », dans J. Poirier
(dir.), Ethnologie générale, Paris, Gallimard, 1968, p. 1787.
8. Voir J.-L. Chappey, La société des Observateurs de l’homme (1799-1804). Des anthropologues
au temps de Bonaparte, Paris, Société des études robespierristes, « Bibliothèque d’histoire
révolutionnaire », 2002, p. 262 et suiv.
82 Leonardo O. Moreira
un nouveau regard concernant les peuples « sauvages ». Ceux-ci, déjà
éloignés du mythe du « bon sauvage », accèdent désormais à la catégorie
d’objet d’observation scientifique au même titre que l’enfant sauvage
de l’Aveyron, l’aliéné, l’enfant, le sourd-muet ou encore le chinois
Tchang-A-Sam, tous objets d’analyses empiriques et épistémologiques
des « observateurs ».
Nonobstant, un autre versant se révèle simultanément dans le projet
anthropologique des « observateurs de l’homme ». C’est le versant
philanthropique, préoccupé par le perfectionnement des nations, de
la pédagogie, de la politique, ainsi que soucieux d’une mission civilisa-
trice, concernant tantôt les peuples considérés non-civilisés au sein de
l’Europe9, tantôt les peuples lointains, « sauvages ». Ces préoccupations
se reflètent dans le projet scientifique des Considérations comme son
prolongement moral, humaniste et, en quelque sorte, politique10. Ainsi,
les « voyageurs philosophes » idéalisés par Gérando ont la responsa-
bilité subsidiaire de se présenter aux peuples « sauvages » en tant que
« députés de l’humanité toute entière », afin de « leur tendre la main »,
pour qu’ils puissent « s’élever à un état plus heureux […] »11. Gérando
partage une conception, qu’on retrouve également chez d’autres auteurs
du xviiie siècle, selon laquelle les peuples dits « sauvages » seraient, d’un
côté, malheureux de leur état d’isolement (dans « leurs huttes solitaires »,
« au milieu de leurs forêts désertes et sur leurs rivages ignorés »12),
et de l’autre, incapables par eux-mêmes de s’affranchir de leur « état
sauvage » (« […] ce n’est guère qu’avec notre secours qu’ils peuvent se
civiliser […] »13).
Face à ce dédoublement programmatique, quelques questions
s’imposent : d’abord, quelle est l’origine des idées préconçues que
9. V. Martin, « Éduquer, civiliser, dominer ? Le rôle de Gérando dans l’annexion de la
Toscane et des États pontificaux (1808-1810) », dans J.-L. Chappey, C. Christen et I.
Moullier (dir.), Joseph-Marie de Gérando (1772-1842). Connaître et réformer la société,
Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2014, p. 134.
10. Voir J.-M. de Gérando, Considérations, dans Les mémoires, éd. cit., p. 168 : « […] notre
grandeur politique accrue par des nouvelles colonies ou des nouvelles alliances ! ». Pour
une vue d’ensemble sur la philanthropie, les philanthropes et leurs rapports à la politique
au début du XIXe siècle, nous renvoyons aux ouvrages de Catherine Duprat : Le temps
des Philanthropes, t. 1 et 2, Paris, Éditions du C.T.H.S., 1993 ; Usage et pratiques de la
philanthropie. Pauvreté, action sociale et lien social, à Paris, au cours du premier XIXe siècle,
vol. 1 et 2, 1996-1997.
11. J.-M. de Gérando, Considérations, dans Les mémoires, éd. cit., p. 132.
12. Ibid.
13. Ibid., p. 163
Le triple statut des « sauvages » dans les Considérations… 83
Gérando reproduit – quoique parfois de manière hésitante – à propos des
« sauvages », et qui ont pu l’encourager à épauler vivement une mission
civilisatrice auprès d’eux ? Ensuite, comment peut-on comprendre le
statut des « sauvages » dans cette science de l’homme (« ethnologique »),
qu’il conçoit à la fois comme positive et normative ? C’est en étudiant
l’approche de Gérando sur le langage et la pensée des « sauvages », dans
les Considérations, que cet article cherchera à répondre.
L’étude du langage et des « phénomènes de la pensée »
des peuples dits « sauvages » : trois axes d’intérêt
À la suite d’une myriade de tentatives plus ou moins raisonnables de
communication avec les peuples « sauvages » et de compréhension
plus ou moins réussies de leurs mœurs tout au long du xviiie siècle,
Gérando tâche, dès les premières pages de ses Considérations, de
délimiter les approches qu’il veut dépasser en ce qui concerne l’étude
de ces peuples. Il critique à la fois (1) le flou spéculatif des philosophes
qui « consumaient le temps à disputer vainement dans leurs écoles sur
la nature de l’homme […] »14, (2) l’absence de méthode, l’intention
(d’ordinaire penchée à enchaîner des découvertes et à dépouiller les
richesses naturelles) et le procédé ethnocentré jusqu’alors pratiqué par
les voyageurs (qui ont jugé des « mœurs des sauvages par des analogies
tirées de nos propres mœurs […] »15), et (3) les naturalistes qui
étaient attachés plutôt à « rapporter de ces pays inconnus des plantes,
des animaux et des substances minérales, que des expériences sur les
phénomènes de la pensée »16.
Pour en saisir les nuances, regardons de près ces objections. La
critique des systèmes philosophiques abstraits, remontant à Condillac
(notamment dans son Essai sur l’origine des connaissances humaines
de 1746 et dans son Traité des sensations, de 1754) ne débouche
cependant pas sur une récusation globale de l’histoire de la philosophie :
loin de là, c’est justement « l’histoire de la philosophie, la voix du
monde savant » qui révèle à Gérando la bonne voie pour bien « étudier
l’homme »17, soit la voie empirique de la méthode d’observation et le
procédé de comparaison analytique. Quant à la critique adressée aux
14. Ibid., p. 136.
15. Ibid.
16. Ibid.
17. Ibid., p. 130.
84 Leonardo O. Moreira
récits de voyages – critique d’ailleurs pratiquée depuis longtemps même
par certains voyageurs (tels que Du Tertre ou La Condamine) –, elle
n’est à son tour pas généralisante, « n’eussent-ils fait que préparer la
voie »18. Gérando fait exception « aux Cook, [et] aux Bougainville »19,
et reconnaît, en dépit de leurs limites méthodologiques, les apports sur
la connaissance des mœurs et du langage des « sauvages ». De même, le
naturalisme connaît lui aussi ses exceptions : la théorie des climats de
Buffon, par exemple, n’est pas refusée en bloc par Gérando, quoiqu’il
rejette sa « perspective synchronique »20 de l’histoire et ne conçoive le
climat que comme l’un des agents, parmi tant d’autres, des changements
anthropologiques, et non pas comme en étant la cause principale21. Ces
critiques – qui jusque-là n’ont rien de très original – et ces rappro-
chements ne suffisent cependant pas à caractériser la singularité des
Considérations. C’est à l’égard d’une autre objection que cette singularité
se manifeste.
Parmi les fautes passées au crible de la critique établie par Gérando,
il en est une à laquelle il accorde une attention spéciale : « […] de tous
les regrets que nous laissent les récits de voyageurs […] les plus vifs
sont ceux que nous cause la négligence qu’ils ont mise à nous instruire
de la langue des peuples qu’ils ont visités »22, et cela, non « seulement
parce que cette étude est de toutes la plus importante en elle-même »,
mais « parce qu’elle doit servir de préliminaire et d’introduction à
toutes les autres »23. L’apprentissage du langage des « sauvages » est alors
envisagé – au-delà des propos catéchistiques d’un Prévost24 – comme
le point de départ pour l’accomplissement d’une « ethnologie totali-
sante ». On peut dire « totalisante » sans exagérer, car Gérando s’efforce,
en effet, de « présenter un cadre complet » des modes d’existence des
« sauvages », en réunissant « tous les points de vue sous lesquels ces nations
[lointaines] peuvent être envisagées par le philosophe »25. Autrement
dit, il veut s’emparer de tous les aspects de la vie individuelle, sociale,
18. Ibid., p. 132.
19. Ibid., n. 1, p. 133.
20. J.-L. Chappey, La société des Observateurs de l’homme (1799-1804), éd. cit., p. 274.
21. Voir J.-M. de Gérando, Considérations, dans Les mémoires, éd. cit., p. 130.
22. Ibid., p. 136.
23. Ibid., p. 138.
24. Voir supra l’article de Sylviane Albertan-Coppola, « La question des langues sauvages dans
l’Histoire générale des voyages de l’abbé Prévost : le cas des Amérindiens ».
25. J.-M. de Gérando, Considérations, « Avertissement », dans Les mémoires, éd. cit., p. 128.
Le triple statut des « sauvages » dans les Considérations… 85
institutionnelle, culturelle, physique, spirituelle, intellectuelle, morale,
historique et communicationnelle des peuples dits « sauvages ». Mais
l’élaboration de cette « ethnologie » hypersophistiquée ne se limite pas
à une fonction descriptive, ni à la connaissance des contingences et des
particularités de tel ou tel peuple. Elle est aussi le moyen le plus efficace
pour amener ces peuples à l’état de civilisation. Pour bien discerner les
nuances de cette double approche, il est nécessaire de connaître l’intérêt
qui incite Gérando à accorder une importance majeure à l’étude du
langage et de la pensée des « sauvages ». Suivant ce propos, nous subdivi-
serons cet intérêt en trois axes :
1. L’axe empiriste ou sensualiste26. Cet axe révèle l’intérêt primordial
de l’étude du langage et de la pensée des « sauvages », à savoir la
réalisation d’une « archéologie des idées », et la composition d’un tableau
historique de la civilisation. Comme l’a noté L.-F. Jauffret à propos
des Considérations, « quoi de plus propre […] à éclaircir les points les
plus obscurs de notre histoire primitive, que de comparer ensemble
et les mœurs, et les habitudes, et le langage, et l’industrie des divers
peuples, de ceux surtout qui ne sont pas encore civilisés […]27 ». Pour
comprendre la prééminence de cet intérêt, nous pourrions l’expliquer
d’après l’influence déterminante du courant empiriste et sensualiste,
remontant à l’Essai sur l’entendement humain (1689) de Locke et à l’Essai
sur l’origine des connaissances humaines de Condillac. Mais l’impératif
condillacien « Il faut remonter à l’origine de nos idées […] »28, nous
pouvons le retrouver directement dans le corpus bibliographique de
Gérando, notamment dans ses deux ouvrages primés, qu’il a publiés
avant et après la parution des Considérations. C’est-à-dire Des signes ou de
l’art de penser considérées dans leurs rapports mutuels (4 vol. , 1799-1800)
et De la génération des connaissances humaines (1802). C’est en tant que
philosophe des signes ou métaphysicien sensualiste (au sens condil-
lacien29), que Gérando s’intéresse à l’étude du langage et de la pensée des
26. Pour une analyse minutieuse des enjeux empiristes dans les Considérations, et pour bien
comprendre les dissonances et ruptures de Gérando par rapport à l’empirisme, voir
l’ouvrage susmentionné d’A. Bocquet, Portrait d’un spiritualiste en penseur social. Joseph-
Marie de Gérando (1772-1842), éd. cit., notamment chap. 6.
27. L.-F. Jauffret, « Introduction aux mémoires de la Société des observateurs de l’homme »,
dans Les Mémoires, éd. cit., p. 77.
28. Condillac, Essai sur l’origine des connaissances humaines, « Introduction », éd. J.-C. Pariente
et M. Pécherman, Paris, Vrin, 2018, p. 62.
29. Ibid., p. 60-61. Pour comprendre les déploiements futurs de la métaphysique de Gérando,
nous renvoyons à l’article déjà cité d’A. Bocquet ; et pour nuancer l’usage que fait Gérando
86 Leonardo O. Moreira
« sauvages » : « Ne craignons point de le dire ; l’art de bien étudier ces
langues, s’il pouvait être réduit en précepte, serait un des chefs-d’œuvre
de la philosophie ; il ne peut être que le fruit de longues méditations sur
l’origine des idées »30. À la démarche empiriste intéressée par l’origine
et le développement des idées, Gérando juxtapose la formulation d’une
« archéologie historique » expérimentale. Chez les peuples « sauvages »,
dit-il, « le développement des passions et des facultés de l’esprit se
trouvant beaucoup plus limité », et « les générations n’ayant exercé les
unes sur les autres qu’une très légère influence, nous nous trouverons
reportés aux premières époques de notre propre histoire »31. L’« archéo-
logie des idées » et l’« archéologie historique » constituent ainsi un
diptyque opérationnel et solidaire dans son programme « ethno-an-
thropologique ». L’ordre de l’étude devient plus lisible maintenant :
en premier, l’ethnolinguistique, jouant un rôle fondamental pour
la connaissance des « phénomènes de la pensée » et des mœurs des
« sauvages » ; ce qui rendra possible également la réalisation « de sûres
expériences sur l’origine et la génération des idées »32 ; et mettra à
disposition, enfin, les moyens nécessaires pour exécuter la composition
d’« une échelle exacte des divers degrés de civilisation »33. Il n’y a pas
de doute qu’avant Gérando, certains philosophes – tels que Montaigne
ou Voltaire – ont identifié les sociétés dites « sauvages » avec ce qui
serait, selon eux, l’enfance de l’humanité. Comme d’autres ont essayé
d’étudier l’origine du langage et des idées par des expériences mentales
(telles que celle de l’homme tombé des nuages qui aurait tout oublié,
dont parle Buffon, la statue condillacienne, l’homme sauvage du pur
état de nature ou encore l’Émile de Rousseau). Pourtant, c’est – à notre
connaissance – la première fois que ces expériences seront réalisées
auprès des « sauvages » réels, à l’appui d’une science positive, d’une
puissante méthodologie analytique. Même les voyageurs philosophes
et scientifiques, tels que Maupertuis ou La Condamine, n’auraient pas
disposé d’un semblable appareil « ethnographique » pour étudier les
« sauvages », qui n’étaient par ailleurs pas leur objet principal d’étude.
de la catégorie de « sensualisme », voir P. F. Daled, Le matérialisme occulté et la genèse
du « sensualisme ». Écrire l’histoire de la philosophie en France, Paris, Vrin, coll. « Pour
demain », 2005.
30. J.-M. de Gérando, Considérations, dans Les mémoires, éd. cit., p. 138.
31. Ibid.
32. Ibid.
33. Ibid., p. 131.
Le triple statut des « sauvages » dans les Considérations… 87
Certes, une reconstitution de la nature primitive de l’homme fut
suggérée par Buffon à propos des enfants sauvages34 ; et Philippe Pinel
(1745-1826), médecin aliéniste, avait étudié, dans le cadre de l’« anthro-
pologie comparée » des « observateurs de l’homme », l’enfant sauvage
de l’Aveyron, « afin de constater la somme de ses idées acquises »35.
Cependant, les limites d’une telle étude furent auparavant soulignées par
Condillac (l’une des références philosophiques majeures de Gérando),
lorsqu’il remarqua, à propos de l’enfant sauvage « trouvé dans les forêts
de Lithuanie », qu’il serait incapable de transmettre des informations
concernant « son premier état »36 ; tandis que les peuples « sauvages »
présentent, au regard de Gérando, l’avantage de pouvoir nous instruire
« de leur origine, des révolutions qu’ils ont éprouvées, et de diverses
particularités de leur histoire »37. Ce qu’on ne pouvait pas observer et
comparer analytiquement dans les expériences mentales précédentes,
ou ce que l’absence générationnelle empêchait de connaître chez les
enfants sauvages, les « nations sauvages » peuvent le fournir au voyageur
philosophe, bien que leurs générations n’aient « exercé les unes sur les
autres qu’une très légère influence ». D’ailleurs, Kant aurait suggéré,
dans ses Conjectures sur les débuts de l’histoire humaine (1786), comme
le rappelle J.-L. Chappey, « la possibilité pour l’historien dépourvu
des sources de faire intervenir les connaissances tirées de l’étude des
peuples sauvages pour établir des conjectures sur les premiers âges des
peuples »38 ; mais la mise en pratique de cette perspective demeure le
propre des Considérations.
2. L’axe d’intérêt « ethnographique ». « Le principal objet sur lequel
devrait […] se diriger aujourd’hui l’attention et le zèle d’un voyageur
vraiment philosophe », dit Gérando, « serait de recueillir avec soin
tous les moyens [dont le langage] qui peuvent servir à pénétrer dans
la pensée des peuples au milieu desquels il serait placé » ; une fois qu’il
aurait réalisé ces études, il pourrait « s’expliquer la suite de leurs actions
34. Buffon, Histoire naturelle de l’homme [1749], « Variétés dans l’espèce humaine », dans
Œuvres, éd. S. Schmitt, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », 2007, p. 383.
35. L.-F. Jauffret, dans l’introduction au « Rapport fait à la Société des observateurs de
l’homme sur l’enfant connu sous le nom de sauvage d’Aveyron » (Les mémoires, éd. cit.,
p. 89).
36. Condillac, Traité des sensations [1754], 4e partie, chap. 7, Paris, Fayard, « Corpus des
œuvres de philosophie en langue française », 1984, p. 254-255. (Italiques de l’auteur).
37. J.-M. de Gérando, Considérations, dans Les mémoires, éd. cit., p. 137.
38. J.-L. Chappey, La société des Observateurs de l’homme (1799-1804). Des anthropologues au
temps de Bonaparte, éd. cit., p. 273.
88 Leonardo O. Moreira
et de leurs rapports »39. Gérando montre par-là comment il passe d’un
intérêt à l’autre dans l’étude du langage et de la pensée des « sauvages ».
Mais un autre motif vient aussi justifier l’intérêt de Gérando pour cette
étude. C’est qu’il la comprend comme une stratégie, la plus convenable
pour établir une communication féconde et fiable avec les « sauvages ».
Gérando est alors attentif aux nuances subjectives, auxquelles l’obser-
vateur peut se heurter dans la communication avec le « sauvage ». La
peur, la méfiance, le soupçon et la distance des signes culturels sont
considérés comme des éléments susceptibles d’affecter la qualité des
réponses fournies par les « sauvages ». Pour surmonter ces difficultés
et éloigner les souvenirs des violences commises auparavant par les
conquérants espagnols, le voyageur philosophe doit s’atteler à intégrer
la communauté des « sauvages », il doit « devenir en quelque sorte l’un
d’entre eux ; et c’est en apprenant leur langue qu’on deviendra leur
concitoyen »40. Ainsi liés aux « sauvages », par des nœuds d’« amitié »,
l’observateur pourrait, idéalement, contourner les barrières communi-
cationnelles (peut-être les « sauvages » n’étaient « pas très bien instruits
de ce qu’on leur demandait ») ou subjectives (peut-être les « sauvages »
« n’avaient pas intérêt à dire la vérité, ou du moins de la faire connaître
tout entière »41) et avoir un accès plus transparent à leurs mœurs.
3. L’axe philanthropique. Enfin, l’intérêt de l’étude de la langue et
de la pensée des « sauvages » s’accorde avec le sentiment philanthropique
de Gérando. Celui-ci s’adresse aux voyageurs, notamment au début et à
la fin des Considérations, en leur rappelant que, dans le cas où les instruc-
tions recueillies auprès des « sauvages » soient de peu d’utilité à l’intérêt
sensualiste et à cet autre ethnographique, ils devraient se contenter et
même s’enorgueillir de bien mener cette mission non moins noble de
conduire les peuples dits « sauvages » à un état perfectionné de civili-
sation. Cela veut dire, qu’au-delà de la tâche « ethnographique », déjà
assez lourde et difficile à réaliser, les observateurs devront s’appliquer à
apporter le perfectionnement intellectuel, moral et politique à chaque
peuple « sauvage ». En accomplissant cette mission, les observateurs
pourraient ainsi rétablir l’équilibre de la « société universelle », en
renouant « les nœuds » de fraternité avec « ces anciens parents séparés
39. J.-M. de Gérando, Considérations, dans Les mémoires, éd. cit., p. 137-138.
40. Ibid., p. 138.
41. Ibid., p. 134.
Le triple statut des « sauvages » dans les Considérations… 89
par un long exil du reste de la famille commune »42. Cette mission
civilisatrice, contrairement aux conquêtes occupées à dépouiller et
dominer les « peuplades sauvages », doit s’effectuer de manière amicale,
fraternelle et pacifique. En contournant l’usage de la violence ou de la
supériorité technique, la connaissance des langues joue un rôle crucial
pour parachever cette mission, dans laquelle le philosophe voyageur
rêvé par Gérando est censé convaincre les « sauvages », non seulement
de la supériorité de l’Européen civilisé, mais aussi des bénéfices de la
civilisation43.
L’empreinte empiriste de la démarche
À partir de ces trois axes d’intérêt, on est à même de distinguer, à titre
exégétique, trois facettes du statut des « sauvages ». Il serait pourtant
judicieux de commencer par identifier ce que Gérando comprend
lui-même par le terme « sauvages ». Cela nous permettra de mieux
appréhender les différentes facettes relatives au statut des « sauvages »,
ainsi que de saisir une tension interne entre certains jugements influencés
par les convictions empiristes propres à Gérando et les résultats scienti-
fiques que l’enquête méthodologique devra fournir. Dans une note de
bas de page des Considérations, Gérando explique :
Lorsque nous disons : L’individu sauvage, le sauvage, le peuple sauvage, on
comprend que nous n’avons pas l’idée de parler du sauvage en général, ni
de rappeler tous les peuples sauvages à un même type commun, ce qui
serait absurde. Ce n’est ici qu’une expression abrégée pour dire l’individu
sauvage, ou le peuple sauvage, auprès duquel le voyageur se trouvera placé
dans le moment de ses observations44.
En dépit du refus conscient d’une généralisation faisant abstraction
du type particulier de chaque peuple « sauvage », Gérando tombe,
sans s’en apercevoir semble-t-il, dans une autre généralisation. Et cela,
non seulement parce qu’il use du vocable « sauvages » pour désigner
de manière générale tous les peuples lointains considérés non-civilisés,
mais aussi parce qu’il reproduit quelques idées préétablies concernant
les « sauvages ». Donnons-en quelques exemples. Le premier, lorsque
Gérando fait référence à l’étude « de cérémonies et d’usages ». Il émet
alors un jugement – quoique tempéré par un modalisateur soulignant
42. Ibid., p. 132.
43. Ibid., p. 163.
44. Ibid., n. 2, p. 146. (Italiques de l’auteur).
90 Leonardo O. Moreira
son incertitude –, en avançant que les cérémonies des « sauvages » « ne
sont probablement que des allégories »45. Un second, lorsqu’il se réfère
à l’étude de la pensée des « sauvages » : « Les sauvages ne peuvent sans
doute posséder un grand nombre d’idées abstraites, parce qu’ils n’ont
pas eu l’occasion d’exécuter des comparaisons systématiques » ; ou
encore, quelques lignes après : « Les notions dont les sauvages doivent
être le moins occupés, sont celles qui appartiennent à la réflexion, et
qui sont du ressort de la morale et de la logique […] »46. Un troisième
exemple, portant sur un sujet tout aussi important, et également
accompagné d’un modalisateur : « Comme les idiomes des sauvages
sont probablement très pauvres, il est inévitable que chaque terme ait
pour eux plus d’une acception »47.
Ces jugements sont pour la plupart accompagnés, comme déjà remarqué,
d’un modalisateur exprimant une réticence (« probablement ») ; et dans
le cas spécifique de la pensée des « sauvages », Gérando remarque en
d’autres passages que, ce n’est qu’en « suivant cette double trace » – i. e.
des rapports de combinaison et d’abstraction concernant les change-
ments de la sensation, qui est à la base de toute connaissance48 – qu’on
« découvrira quelle est l’étendue précise de la sphère d’idées qui
appartiennent à l’individu sauvage, et les limites qui la terminent »49.
L’idée de mener « l’enquête de terrain » de manière méthodologique,
observant, comparant, analysant et répétant les expériences, s’évertue
justement à dépasser le caractère subjectif du jugement, des idées
préconçues qu’on se faisait auparavant des « sauvages » : « Il eût été plus
sage de recueillir un grand nombre des faits, avant de chercher à les
expliquer, et de n’admettre les suppositions qu’après avoir épuisé toutes
les lumières de l’expérience »50. Certes, Gérando n’explique pas pourquoi
les rites des « sauvages » seraient « probablement » des allégories, ni le fait
que « probablement » ou « sans doute » la pensée des « sauvages » serait
peu versée à la réflexion abstraite. Mais les suppositions sont pourtant
45. Ibid., p. 137.
46. Ibid., p. 141.
47. Ibid., p. 143.
48. « Nos idées ne sont que nos sensations élaborées. Après avoir donc en quelque sorte
enregistré les matériaux sur lesquels le sauvage opère, l’observateur cherchera à connaître
quelle est la transformation qu’il leur fait subir. Or, les sensations se transforment de deux
manières, par les combinaisons et par les abstractions » (ibid., p. 150).
49. Ibid.
50. Ibid., p. 135.
Le triple statut des « sauvages » dans les Considérations… 91
là. Gérando hésite entre ses préjugés et la certitude qu’il doit attendre des
résultats des expériences scientifiques. Comment pourrait-on expliquer
ses demi-jugements ? L’usage récidivant d’un modalisateur (d’incer-
titude) serait-il l’indicateur d’une intuition scientifique, plutôt que
d’un préjugé ? Ou peut-on suivre une voie d’interprétation contraire,
en prenant en compte l’usage d’autres modalisateurs, indiquant une
certitude plutôt qu’une incertitude ? Tel que, entre autres, dans l’extrait
évoqué plus haut : « Les sauvages ne peuvent sans doute posséder un
grand nombre d’idées abstraites, parce qu’ils n’ont pas eu l’occasion
d’exécuter des comparaisons systématiques » (nous soulignons). Même
si certains récits de voyages peuvent expliquer partiellement ces hésita-
tions, la remarque sur la limite de « comparaisons systématiques » chez
les « sauvages » indique, de toute évidence, que le facteur déterminant
des suppositions émises par Gérando vient de ses convictions empiristes.
Pour Locke – quoiqu’il considère, dans son Essai sur l’entendement
humain, les « indiens américains », avec lesquels il s’était entretenu,
« assez vifs et intelligents »51 – le « sauvage » est classé en général à côté de
l’ignorant, de l’enfant et de l’idiot52. Dans cette perspective, il considère
qu’il serait une erreur « d’attendre d’un enfant inculte ou d’un sauvage
ces maximes abstraites et les fameux principes des sciences »53. Cette
compréhension se retrouve également chez Condillac, lorsqu’il émet,
par exemple, un jugement sur un « jeune homme […] sourd-muet de
naissance » : « Il ne savait pas bien distinctement ce que c’était la mort,
et il n’y pensait jamais. Il menait une vie purement animale, tout occupé
des objets sensibles et présents, et du peu d’idées qu’il recevait par les
yeux »54. Ou encore quand il traite des enfants sauvages, dans l’Essai sur
l’origine des connaissances humaines (Ire partie, section IV) et dans le Traité
des sensations (IVe partie, chap. 7). L’enfant sauvage, l’enfant en général,
le « sauvage », le sourd-muet, sont pour Locke, Condillac et Gérando
des types, à différents degrés, dont les usages du langage et donc de la
pensée sont limités. « L’habitude de comparer et de juger55 », ainsi que le
51. Locke, Essai sur l’entendement humain, livre II, chap. 16, § 6, trad. J.-M. Vienne, Paris,
Vrin, 2001, p. 332. (Italiques de l’auteur).
52. Ce classement a été exploré et nuancé par M. Renault dans L’Amérique de John Locke.
L’expansion coloniale de la philosophie européenne, Paris, Éditions Amsterdam, 2014.
53. Locke, Essai sur l’entendement humain, livre I, chap. 2, § 27, éd. cit., p. 89.
54. Condillac, Essai sur l’origine des connaissances humaines, première partie, chap. II, éd. cit.,
p. 156.
55. Condillac, Traité de sensations, 1re partie, chap. 2, éd. cit., p. 22.
92 Leonardo O. Moreira
« commerce réciproque »56 entre les individus, sont les opérations et les
conditions indispensables pour le développement mutuel du langage et
de la pensée. C’est cette compréhension empiriste et les considérations
spécifiques de Locke à propos du « sauvage », qui se répercutent dans
les Considérations. En réalité, ces conceptions sont déjà prégnantes dans
Des signes, où Locke et Condillac sont présents d’un bout à l’autre. Dès
le premier tome de cet ouvrage, Gérando suit l’idée selon laquelle plus
les individus comparent des idées distinctes, plus « seront délicates et
nombreuses les abstractions auxquelles ils seront conduits » ; ce qui
expliquerait « pourquoi les sauvages, les enfants, ont très peu d’idées
abstraites […] »57. Et encore quelques pages plus loin : « Un enfant
auquel on aura appris à dire papa, en lui montrant son père, donnera
d’abord, ainsi que Locke l’a remarqué, le nom de papa à tous les hommes
qu’il verra. […] L’enfant commence par employer, comme le sauvage,
quelques mots isolés, au lieu des phrases […] »58. Deux ans après la
publication des Considérations, cette supposition se retrouve intacte dans
De la génération des connaissances humaines. C’est alors dans un chapitre
entièrement dédié à l’« Examen du système de Kant sur la génération des
idées », que Gérando rapproche derechef l’enfant et le « sauvage », en
ce qui concerne la génération des idées, dans une réflexion portant sur
l’espace et le temps59. Les hésitations sur le développement du langage
des « sauvages » et de l’étendue de leur pensée sont inséparables, car
la marche de la pensée suit inévitablement celle du développement
du langage : « Le ministre de la pensée, le langage, reçoit ses lois et
marche sur ses traces »60. De même, la mission civilisatrice consistant
à apporter un perfectionnement aux peuples « sauvages » ou barbares,
apparaît déjà esquissée dans Des signes : « Lorsque les arts et les sciences
56. Ibid., 4e partie, chap. 7, p. 254.
57. J.-M. de Gérando, Des signes ou de l’art de penser considérés dans leurs rapports mutuels
[1799], t. I, Paris, chez Goudon fils, an VIII, p. 151.
58. Ibid., p. 156.
59. J.-M. de Gérando, De la génération des connaissances humaines [1802], Ire partie, chap. 15,
Paris, Fayard, 1990, p. s128 : « En effet, il ne suffit pas, pour avoir une notion abstraite,
de posséder le faisceau de perceptions dans lequel cette idée abstraite est enfermée. Il faut
encore avoir eu l’occasion de l’abstraire en effet, c’est-à-dire de l’en détacher, de la séparer
de ses compagnes. Ainsi un enfant qui a vu beaucoup d’objets matériels, n’a cependant
point encore l’idée générale de la matière. C’est là ce qui arrive souvent à l’égard des
notions de l’espace et du temps. […] Il y a des peuples sauvages dans la langue desquels ce
terme n’existe pas, preuve que cette abstraction ne s’est pas offerte à leur esprit ».
60. Ibid., chap. 1, p. 18.
Le triple statut des « sauvages » dans les Considérations… 93
se trouvent par un heureux concours de circonstances appelé dans des
contrées jusque-là barbares, la langue y prend un développement subit ;
et ce perfectionnement de la langue prépare des nouveaux succès à la
génération suivante »61.
On peut ainsi conclure qu’en ce qui concerne le type anthropologique
particulier à chaque peuple « sauvage », Gérando refuse la généralisation.
Certes, une autre généralisation, celle empiriste du « sauvage » équivalent
de l’enfant, de l’idiot, etc., se glisse dans sa réflexion méthodologique,
mais pas de manière absolue, puisqu’il continue à affirmer la nécessité
de mener l’enquête scientifique auprès des peuples « sauvages » pour
qu’on puisse, avec certitude, délimiter l’étendue de leur pensée et le
développement de leur langage.
Conclusion : le triple statut des « sauvages » dans les Considérations
La compréhension de cette généralisation ambivalente sert non
seulement à éclaircir un peu plus la tournure empiriste qui précède
et succède la réflexion « ethno-anthropologique » de Gérando, mais
permet également d’identifier le point commun reliant les trois facettes
du statut du « sauvage ». Remarquons, encore une fois, que cette
distinction n’a pour objectif qu’une intelligibilité exégétique. D’un
point de vue plus général, on pourrait subdiviser ces facettes en deux,
cependant, la division tripartite s’avère être la plus adéquate pour saisir
une variation relative à la modalité de l’analyse, particulièrement en
ce qui concerne la démarche finale des Considérations, à laquelle nous
n’avons pas encore fait référence.
Première facette : elle correspond aux intérêts empiriste et ethnogra-
phique décrits auparavant. Le « sauvage » est alors l’objet exotique
d’étude, le modèle extrême de comparaison62 – tant pour l’« archéologie
des idées » que pour l’« archéologie historique » – qui doit être analysé
spécifiquement dans son milieu, c’est-à-dire, dans sa relation avec son
environnement, climatique, géographique et ethnique.
Deuxième facette : dans les dernières pages des Considérations,
Gérando fait, en guise de conclusion, un nouvel appel aux voyageurs
philosophes. Il les enjoint d’apporter, en France, quelques « exemplaires »
61. J.-M. de Gérando, Des signes ou de l’art de penser considérés dans leurs rapport mutuels, t. I,
éd. cit., p. 176.
62. J.-M. de Gérando, Considérations, dans Les mémoires, éd. cit., p. 131 : « Or, de tous les
termes de comparaison que nous pouvons choisir, il n’en est point de plus curieux, de plus
fécond en méditations utiles que celui que nous présentent les peuples sauvages ».
94 Leonardo O. Moreira
des « sauvages ». Après coup, les observateurs doivent préparer des
« sauvages », « par les meilleurs traitements, à l’adoption qui leur sera
destinée »63. Gérando envisage d’abord « des sauvages des deux sexes,
partie dans l’âge de l’adolescence, partie dans l’enfance » ; mais ensuite,
il considère que l’idéal serait « qu’ils pussent engager une famille entière
à les suivre »64. Car, « regroupés en famille », les « sauvages » « consen-
tiraient plus facilement à se fixer au milieu de nous ; et les rapports
qui existeraient entre eux, rendraient pour nous le spectacle de leur vie
à la fois plus curieux et plus utile »65. Le « sauvage » est ainsi envisagé
comme une sorte de prototype : « Nous posséderions », dit Gérando,
« en petit l’image de cette société, à laquelle ils auraient été enlevés »66.
Les « sauvages » sont de ce fait comparés à des végétaux rapportés par
les naturalistes : « Ainsi le [nouveau] naturaliste ne se contente pas
de rapporter une branche, une fleur bientôt desséchée ; il cherche à
transplanter la plante, l’arbre tout entier, pour lui rendre sur notre sol
une seconde vie »67. Le « sauvage » est ainsi conçu comme un échantil-
lon-vivant ; le processus d’analyse auquel il sera soumis, plus proche de
l’expérience de laboratoire, se distingue donc de la première, prenant en
compte les relations du « sauvage » avec son environnement.
Troisième facette : on pourrait rapporter aux représentations du
sauvage-objet-exotique-d’étude et du sauvage-échantillon, Gérando
considère les « sauvages » comme « nos frères dispersés aux derniers
confins de l’univers »68. Ces « frères », dispersés dans l’espace du
globe, se trouvent également « dispersés » dans le temps historique.
Les sauvages-frères-égarés qui doivent être civilisés correspondent aux
hommes protohistoriques, puisqu’ils « retracent l’état de nos propres
ancêtres, et la première histoire du monde »69.
Si l’on analyse l’approche de Gérando à la lumière de l’histoire des
relations établies entre l’Européen civilisé et le « sauvage » dès la fin
du xvie siècle, le statut des « sauvages » ne semble pas avoir connu un
changement substantiel. L’idée que les peuples « sauvages » pourraient
fournir des éléments à une étude sur l’origine et le développement
63. Ibid., p. 166.
64. Ibid.
65. Ibid.
66. Ibid.
67. Ibid., p. 166-167.
68. Ibid., p. 169.
69. Ibid., p. 132.
Le triple statut des « sauvages » dans les Considérations… 95
du langage est présente déjà chez Rousseau, notamment dans son
Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes
(1755). L’autre idée, selon laquelle le « sauvage » représente l’ancêtre
de l’Européen civilisé et de toute l’humanité, est assez répandue dans
l’Europe du xvie au xviiie siècle. Enfin, l’idée d’amener le « sauvage » en
Europe fut, durant une certaine période, presque une pratique courante
des voyageurs. Au xvie siècle, Montaigne y faisait déjà référence dans
ses Essais. De même, le projet « humaniste » de civiliser les « sauvages »
de manière non-violente n’est pas non plus rare au siècle des Lumières,
comme en témoigne, par exemple, l’Alzire de Voltaire. Qu’y a-t-il
donc de singulier dans l’approche de Gérando ? D’abord la mise en
place d’une méthodologie scientifique et d’une ethnolinguistique,
assez robustes pour étudier le sauvage-objet-exotique-d’étude. Ensuite,
le mode d’expérience auquel le sauvage-échantillon doit être soumis.
Les « sauvages » antérieurement amenés en Europe furent observés
par des regards vulgaires, populaires, littéraires, même philosophiques
ou, d’une certaine manière, scientifiques, mais non pas dans cette
modalité de « laboratoire », telle que rapidement esquissée et idéalisée
par Gérando à la fin des Considérations. Le fait que celui-ci souhaite
« que des spécimens humains puissent venir jusqu’en France », analysé
conjointement « à l’attention portée au chinois Tchong-A-Sam [étudié
par L.-F. Jauffret et A. S. Leblond70] confirme », aux yeux de J. Copans
et J. Jamin, l’« extrémisme des tendances naturalistes qui annoncent par
ailleurs l’esprit des expositions coloniales ultérieures »71.
70. Voir L.-F. Jauffret et A. S. Leblond, Le chinois Tchong-A-Sam, 1800, dans Les mémoires, éd.
cit., p. 115-124.
71. J. Copans et J. Jamin, Les mémoires, éd. cit., p. 54.
96 Leonardo O. Moreira
Leonardo O. Moreira
Leonardo O. Moreira est maître de conférences au Département de philosophie de l’Université
Paris 8 Vincennes – Saint-Denis, chercheur au Laboratoire d’études et de recherches sur les
Logiques Contemporaines de la Philosophie (LLCP) et membre associé du Centre d’histoire
des philosophies modernes de la Sorbonne (Hiphimo). Docteur en philosophie (Paris 1/USP),
il a co-dirigé le collectif franco-brésilien Os selvagens de Rousseau (São Paulo, Phi, 2021) et
le livre issu de sa thèse, Jean-Jacques Rousseau, Variations sur le sauvage, sera prochainement
publié chez Classiques Garnier, dans la collection « Les Anciens et les Modernes – Études de
philosophie ».
Leonardo O. Moreira is an associate professor in the Department of Philosophy at Université Paris
8 Vincennes – Saint-Denis, a researcher at the « Laboratoire d’études et de recherches sur les Logiques
Contemporaines de la Philosophie (LLCP) », and an associate member of the « Centre d’histoire
des philosophies modernes de la Sorbonne (Hiphimo) ». He holds a PhD in Philosophy (Paris 1/
USP) and has co-edited the Franco-Brazilian collective work Os selvagens de Rousseau (São Paulo,
Phi, 2021). The book Jean-Jacques Rousseau, Variations sur le sauvage, will soon be published by
Classiques Garnier in the series « Les Anciens et les Modernes – Études de philosophie ».