A. Badiou - Remarques Sur La Désorientation Du Monde
A. Badiou - Remarques Sur La Désorientation Du Monde
ALAIN BADIOU
JANVIER 2022
À l’heure du soupçon, il y a deux attitudes possibles. Celle
de la désillusion et du renoncement, d’une part, nourrie
par le constat que le temps de la réflexion et celui de la
décision n’ont plus rien en commun ; celle d’un regain
d’attention, d’autre part, dont témoignent le retour des cahiers
de doléances et la réactivation d’un débat d’ampleur nationale.
Notre liberté de penser, comme au vrai toutes nos libertés, ne
peut s’exercer en dehors de notre volonté de comprendre.
Voilà pourquoi la collection « Tracts » fera entrer les
femmes et les hommes de lettres dans le débat, en accueillant
des essais en prise avec leur temps mais riches de la distance
propre à leur singularité. Ces voix doivent se faire entendre en
tous lieux, comme ce fut le cas des grands « tracts de la NRF »
qui parurent dans les années 1930, signés par André Gide,
Jules Romains, Thomas Mann ou Jean Giono – lequel
rappelait en son temps : « Nous vivons les mots quand ils sont
justes. »
Puissions-nous tous ensemble faire revivre cette belle
exigence.
ANTOINE GALLIMARD
C et essai s’adresse principalement à tous
ceux que laissent perplexes – en tout cas depuis
l’irruption de la pandémie – le désordre évident
du monde contemporain, sa complexité et ses
embarras multiples, ses prétentions vaines, ses
annonces non suivies d’effets, ses graves
problèmes non annoncés et bien d’autres détails
obscurs.
Quant à la méthode utilisée et aux buts que je
poursuis, peut-être faut-il, pour que tout soit aussi
clair que possible, que le lecteur lise d’abord la
conclusion (le chapitre 10) comme si elle était une
introduction, et la lise une deuxième fois, après tout
le reste, dans son rôle de conclusion. Cela dit, je
commence.
1. SYMPTÔMES DES MALADIES
CONTEMPORAINES
Depuis la pandémie, et en quelque sorte sous le drapeau du
Covid-19, on ne parle que d’une « situation critique », d’un
« capitalisme en crise », d’une « impuissance des
gouvernements », lesquels, profitant de cette tourmente
planétaire (ou la subissant, c’est une variation qu’on entend
souvent), seraient les acteurs et metteurs en scène d’une
nouveauté historique tout à fait désagréable, qu’on nomme un
peu partout le « libéralisme autoritaire ».
Contre cette maladie politique, il conviendrait de trouver un
dosage acceptable entre la fermeté républicaine (qui doit
s’élever notamment contre une désastreuse invasion par les
nommés « migrants ») et la protection de « nos libertés »,
qu’attaquent frontalement – et ce ne sont là que deux
exemples – l’imposition, en outre trop tardive, du masque sur
la figure, ou, pire encore, l’hypocrite exigence d’une
vaccination que « tout le monde » sait obscure, au moins
depuis les solides interventions du professeur Raoult. Pensez-
vous qu’un piqué ou une piquée (féminisme oblige) du bras
gauche, avec un masque bleu – ou même noir – sur le visage
puisse être un homme – une femme – libre, républicain(e) et
conscient(e) du danger que représente le « tsunami
musulman » ? Certainement pas. C’est une victime, repérable
à longue distance tant dans le temps que dans l’espace, du
« libéralisme autoritaire ». Pensez donc ! On laisse courir dans
les rues une masse d’immigrés, des millions de musulmans
pratiquement incontrôlables, c’est à ça que se réduit
aujourd’hui le libéralisme occidental. Et en même temps,
cependant, on colle à tout honnête citoyen français un masque
hideux sur le visage, et une dose de Covid mal lavé dans
l’épaule : c’est à ces deux pratiques qu’on reconnaît
immédiatement que ce « libéralisme » est radicalement
« autoritaire ».
Les réactions contre la funeste politique des gouvernements
engendrés par le « libéralisme autoritaire » sont très variables.
On peut discerner au moins quatre tendances – hélas (pour
elles…) – quelque peu irréconciliables, même si on les voit
quelquefois, j’y reviendrai, manifester ensemble. Nous avons
ainsi : premièrement, les vrais démocrates, ceux pour qui la
liberté individuelle passe avant toute chose, notamment, c’est
évident, avant la mort des plus pauvres qu’eux.
Deuxièmement, les nationalistes authentiques, parfois féroces,
mais merveilleusement nostalgiques de la grande France, celle
de Pétain et des guerres coloniales. Troisièmement, les
libéraux classiques, certes parfois corrompus, mais fidèles
gardiens de la seule économie qui vaille, celle qui proclame,
depuis le XVIIIe siècle : « Laissez faire l’argent, laissez-le
circuler. » Quatrièmement, une sorte de néogauchisme, mûri
depuis une dizaine d’années, dont la maxime est : « Critiquez
toujours, agissez en force, et ne proposez jamais rien. »
À la marge, on trouve ceux qui, tout en critiquant sans merci
les gouvernements occidentaux et leur politique capitalo-
impérialiste, trouvent que « libéralisme autoritaire » est une
désignation idéologique historiquement trompeuse et
politiquement très faible. Ceux qui l’emploient partagent en
fait, avec le gouvernement qu’ils croient critiquer, à la fois son
idéologie réactive et une sourde hostilité envers ce qui serait le
seul événement politique capable de changer la donne des
politicardies contemporaines : une renaissance du
communisme, ou plutôt – je le sais, car j’appartiens à cette
marge – une troisième naissance.
Examinons d’abord les quatre variantes « officielles » de
distance prise, dans la tourmente pandémique, avec le
« libéralisme autoritaire ». Elles ont en commun de participer
aux élections, ou au moins de n’en pas critiquer l’existence (je
crois pouvoir démontrer qu’il ne faut jamais participer à ces
cérémonies de perpétuation de la servitude), et aussi, c’est un
peu la même chose, de penser que la politique revient pour
l’essentiel à critiquer le gouvernement et à réclamer son
changement, alors que, dans le monde tel qu’il est, un
gouvernement, surtout « démocratique », n’est jamais que
l’exécutant des basses œuvres d’une oligarchie dominante.
Prenons le groupe des « vrais démocrates ». Certains,
fidèles soutiens de nos « démocraties occidentales », pensent
que pour avancer il faut d’abord prouver que les lanceurs de la
pandémie sont les Chinois, lesquels sont autoritaires sans être
aucunement libéraux. Le virus du Covid-19 vient de Wuhan,
telle est la première étape mentale en direction d’une
authentique démocratie libérale : un peu de fermeté, que
diable, envers les pays encore cramponnés à des vieilleries
autoritaires venues du haïssable communisme. Pas de liberté ni
de sécurité sans une position ferme au niveau planétaire. Ne
cessons jamais de penser aux Ouïghours. En France, ça se dit :
« Démocratie et laïcité doivent être partout défendues. »
Certes, il faut un peu d’égalité, un peu moins de milliardaires
arrogants, mais sur l’idéologie démocratique, pas de
compromis possible. Plutôt la guerre ! Même Biden, entouré
d’une « gauche » démocrate, est en définitive plus préparé à la
guerre avec la Chine que Trump, lequel était encore
embrouillé dans une rêverie solipsiste, un mépris tranquille,
typiquement yankee, de tous les autres États.
On pourrait cependant dire que, pour ce courant, le pouvoir
en place, par exemple le président Macron, est trop autoritaire
envers les braves républicains de la classe moyenne nationale,
et trop libéral, au niveau mondial, envers les autres
compétiteurs possibles du capitalisme mondialisé,
essentiellement ceux qui ne sont pas des libéraux occidentaux,
mais d’incurables autoritaires plus ou moins marxistes. Le vrai
« démocrate » pense en fait que la guerre pour la démocratie
est prioritaire. Elle mérite une bonne dose d’autoritarisme actif
contre les totalitaires de toutes sortes. Le vrai démocrate est un
militant planétaire de la démocratie en armes, fussent-elles
atomiques, ces armes. Et, au bout du compte, il n’a d’espoir, le
vrai démocrate occidental, qu’en la fermeté, les capitaux et les
régiments des États-Unis d’Amérique.
Deuxième groupe : les nationalistes authentiques, qui n’ont
confiance que dans la France et les Français, les Français « de
souche », naturellement. Rien de pire, pour le nationaliste, que
cette masse de faux Français venus notamment d’Afrique,
cette cohorte inassimilable de « migrants ». Il trouve que le
« libéralisme autoritaire » est justifié, à condition qu’on soit
très libéral avec le Français de souche, le Gaulois bien de chez
nous, et très autoritaire avec le migrant qui croit qu’on peut
s’installer chez nous sans être de chez nous. Pour le migrant,
une seule pièce officielle suffit, la remarquable OQTF,
l’Obligation de Quitter le Territoire Français, si redoutée de
mes vrais amis politiques, à savoir les ouvriers venus, pour
simplement survivre et nourrir leur famille, d’Afrique, d’Asie,
d’Amérique du Sud, d’Europe centrale, comme autrefois ils
venaient d’Auvergne, du Midi méditerranéen ou de Bretagne.
Pour le nationaliste, la haine du prolétaire et de sa dimension
internationale est en définitive la passion principale, qui règle
son rapport au motif du libéralisme autoritaire. Il pense
volontiers que c’est l’invasion par les non Français,
notamment les musulmans, qui nous a apporté la pandémie.
On pourrait dire qu’il est partisan d’un autoritarisme national-
libéral.
Considérons maintenant le personnage du troisième groupe :
le libéral moderne. Sa seule vraie passion est d’achever la
liquidation totale de tout ce qu’il y avait de vaguement
« marxiste » dans les réformes mises en place pendant les
quelques années qui suivirent la guerre mondiale,
entre 1945 et les années soixante. C’étaient, ces réformes, le
résultat d’une provisoire coalition politique, forgée durant la
Résistance entre les gaullistes, les communistes et les
socialistes. En particulier, pense l’authentique libéral moderne,
il ne faut rien laisser des nationalisations, qu’il s’agisse de
Renault, d’Air France, de la SNCF, du métro parisien, de la
Française des jeux, des principales banques, des puits de mine,
etc. Mais le libéral voit plus loin : il faudra aussi privatiser les
universités, les grandes écoles, les hôpitaux, une partie de
l’armée et de la police. Il faudra veiller, par en dessous (la
chose est déjà fort avancée) à ce que tous les moyens de
l’information de masse, la presse écrite, la radio, la télévision,
l’internet, soient aux mains de solides entreprises privées. Au
fond, pour le libéral moderne, le libéralisme (économique)
veut dire : privatisation universelle. L’autoritarisme (politique)
veut dire : veiller à ce qu’aucune revanche possible de
l’économie collectivisée ne soit possible. Le Covid-19 est
traité dans ces paramètres : le gouvernement impose que la loi
de son action soit définie avec les grands laboratoires privés,
ces monstres typiques du capital mondialisé. Il impose ainsi
autoritairement un traitement libéral de la pandémie.
Enfin, le quatrième groupe, constitué par ce qui reste du
gauchisme – au sens néfaste de ce terme tel que dans l’analyse
léniniste. Il prétend, lui, attaquer sans merci et le libéralisme,
et l’autoritarisme. Il le fait sous la forme de rassemblements,
de nuits debout, de proclamations, sans que jamais une seule
proposition positive, une seule issue d’ensemble, une seule
idée générale, vienne inscrire les « manifs », les bagarres et les
annonces de future victoire dans une logique politique
affirmative. Un exemple patent : au regard de la pandémie, les
protestations gauchistes ont visé « l’autoritarisme », en bonne
compagnie avec les libéraux et « démocrates » de tout poil.
Dans ce registre, elles ont volontiers flirté avec les gens de
l’extrême droite nationale-libérale. Il est vrai que ce genre
d’alliance entre une extrême gauche, en fait apolitique et rivée
à l’action directe sans Idée, et une extrême droite nationaliste,
tentée également par l’activisme antigouvernemental, avait
déjà existé, peu de temps auparavant, dans le mouvement des
Gilets jaunes. Il ne faut jamais perdre de vue cette importante
généalogie.
Tout le but du présent livre est, par une sorte de déblayage
conjoncturel, de montrer que – au-delà des critiques
inefficientes du « libéralisme autoritaire » – s’indique la
possible et difficile venue du nouveau communisme. Mais
pour cela il me faut introduire, en relation étroite avec la
conjoncture, quelques catégories sans lesquelles il est vain de
parler de politique « révolutionnaire » et encore moins de
politique communiste, laquelle est, je le redis, la seule
politique qui, une fois renouvelée, puisse prétendre aller au-
delà d’une critique qui demeure entièrement assujettie à ce
qu’elle prétend critiquer.
2. LE CONCEPT D’ORIENTATION
La multiplicité inefficace des tendances pseudo-politiques et la
stérilité des « actions » exclusivement négatives ; ce que
Lyotard appelait, au demeurant avec satisfaction, la disparition
des « grands récits » comme celui, marxiste, de l’émancipation
des peuples ; le fiasco des « États socialistes » ; la disparition,
en tout cas en France, dans le parlementarisme bourgeois
nommé « démocratie », de l’opposition structurale entre une
gauche et une droite ; la disparition du conflit fondamental
concernant la propriété publique ou privée des moyens de
production et d’échange : tout cela, comme mixé, mélangé,
rebattu par la pandémie et ses effets économiques, sociaux,
culturels et familiaux, fait que c’est à bon droit que l’on a
aujourd’hui le sentiment d’un désordre général, d’un
brouillage des consciences, d’une incertitude générale en ce
qui concerne le futur, proche ou lointain. Je nomme
synthétiquement tout cela une désorientation.
Mon séminaire des années 2004-2007, publié chez Fayard
en janvier 2022, avait pour titre : S’orienter dans la pensée,
s’orienter dans l’existence. Il propose évidemment un concept
d’orientation et indique ce que peuvent être les différentes
espèces de désorientation. Le point crucial est qu’une
désorientation provient, toujours, de la provisoire défaite, ou
absence mal expliquée, d’une procédure de vérité. Le point
fixe du Vrai, affirmé comme tel, est en effet le support de toute
orientation stratégique dans l’existence, privée comme
publique, des animaux humains que nous sommes, que cette
orientation soit de pratiquer les conséquences de ce point fixe,
ou qu’elle soit au contraire de les ignorer aussi
systématiquement que possible.
Quelques exemples, tirés de ce que j’ai nommé « les quatre
procédures de vérité », à savoir la science, l’art, l’amour et la
politique.
Dans la science, la mutation, au XVIe siècle, de l’astronomie
et de la physique des corps en mouvement a créé un seuil de
désorientation considérable, dans une société idéologiquement
organisée par la vision de l’univers tel qu’Aristote le décrivait,
description sanctifiée par l’Église catholique, institution
idéologiquement dominante. Que la Terre soit ronde et non
plate, qu’elle ne soit pas le centre de l’univers et que
finalement l’homme, créé « à l’image de Dieu », habite un
sous-produit planétaire du cosmos, tout cela désorientait un
vaste public. Brecht a écrit sur cette désorientation, dont le
point (scientifique) de vérité était la cosmologie galiléenne,
une très belle pièce sur ce que sont, à une époque donnée, les
orientations et désorientations autour d’un point de vérité
scientifique.
Dans l’art, la révolution introduite au début du XXe siècle
tant dans la peinture (abandon de la figuration, de la « copie de
la nature ») que dans la musique (le remplacement sériel de la
tonalité classique) a également désorienté un vaste public, dont
une importante partie, cramponnée qu’elle est aux gammes
léguées par la tradition occidentale et aux portraits
ressemblants des dames de la haute société, ne s’est pas encore
remise. Le point de vérité artistique, autour duquel pivotent
l’opinion et le jugement, est ici la bascule au-delà de la
représentation et de la tonalité.
Dans un amour, comme un très grand nombre de romans en
ont fait leur sujet, la désorientation porte sur le rapport à
l’autre tel que l’a constitué le complexe d’une rencontre, d’une
déclaration et d’une décision de vie partagée, et tel que des
péripéties de la vie commune et/ou une rencontre nouvelle le
défont chez l’un ou l’autre des partenaires. La désorientation a
pour point de vérité le partage amoureux du monde entre un
« Je » et un « Autre ».
Quel est le point de vérité d’une désorientation politique ?
C’est toujours la découverte du mécanisme qui engendre, dans
une société déterminée, un régime spécial d’inégalité, un
pouvoir d’État au service de la perpétuation de ce régime et
une idéologie dominante qui soutient la nécessité de tout cela.
Pour ce qui nous concerne, c’est la critique marxiste du
capitalisme, laquelle s’accompagne d’une proposition
communiste de réorganisation totale des liens sociaux, qui
constitue le point de vérité d’une orientation nouvelle. Et c’est,
aujourd’hui, l’échec historique apparent de cette vérité qui
désoriente massivement les sociétés contemporaines.
On peut le dire autrement : le temps historique, s’il est
ramené à l’éternité du Capital, ne peut être qu’une stagnation,
un tourment désorienté, dont les symptômes maladifs seront
ceux que j’ai décrits dans le chapitre précédent :
parlementarisme inepte, libéralisme économique cynique,
extrémisme raciste et fascisant, gauchisme crépusculaire voué
à une éternelle et vaine négation.
La pandémie actuelle est bien à tort considérée comme la
cause d’une désorientation de l’opinion publique. Elle n’en est
qu’une conséquence mal maîtrisée. Notre mal date de la
contre-révolution des années quatre-vingt du dernier siècle,
revanche du tourment qui avait été infligé à la bourgeoisie, au
cours des années soixante et soixante-dix, par des moments
éclair de vraie politique quand, au nom de la vérité marxiste,
de jeunes bourgeois(es) se liaient activement aux ouvriers des
grandes usines.
L’expression dominante de « libéralisme autoritaire » ne fait
que nommer la désorientation et préparer l’élection à la
Présidence – si nous évitons une séquence d’extrême droite –
de quelque ténor parlementaire de rechange, quand sera usée
la gauche-de-droite incarnée par Macron. Notre seule
ressource est en vérité le retour, certes encore peu perceptible,
de la politique communiste, retour qui implique qu’elle sache
s’expliquer sur les échecs, notamment en Russie, de sa
deuxième période (la léniniste), et tirer les leçons de l’esquisse
de réorientation qu’ont proposée, dans les années soixante, la
Grande Révolution culturelle prolétarienne en Chine et
l’ensemble complexe, dans le monde entier, des mouvements
étudiants et ouvriers.
On peut constater, dans la France contemporaine livrée aux
privatisations en tout genre et à des dispositifs idéologiques
inconsistants, un affaissement périlleux de l’enseignement
public (j’y reviendrai), une sourde hostilité réactive à la
rationalité scientifique, un culte du Moi qui alimente
l’obsession de « mes libertés », soit en fait le droit
imprescriptible de ne rien faire et de ne rien penser qui prenne
en compte l’existence des autres. Prenons garde : ce sont là
des facteurs actifs de désorientation, qui rendent acceptable le
pire, à savoir des « orientations » purement et simplement
criminelles. Un nommé Zemmour peut proposer aujourd’hui,
comme remède à tous nos maux, l’expulsion de deux millions
de nos concitoyens, nommément ceux qui sont musulmans.
Faire ainsi d’un sous-groupe identitaire la source de tous nos
maux, et proposer comme remède la disparition totale de ce
sous-groupe, c’est ce qui fut proposé dans les années trente par
les nazis. Il s’agissait alors, en s’en prenant avec violence aux
juifs comme cause de tous les maux de la nation, de calmer la
désorientation de l’opinion nationaliste, traumatisée,
singulièrement dans l’Allemagne vaincue, par les funestes
effets de la guerre de 1914-1918. Cette panique était
complétée par les conséquences de la crise économique
de 1929. Il y avait aussi la peur semée chez tous les tenants de
l’ordre établi par le formidable essor de la vérité politique
communiste.
Aujourd’hui, faire disparaître les musulmans pour calmer
l’opinion désorientée est une idée potentiellement tout aussi
criminelle. Qu’un Zemmour puisse jouer le jeu de la
« démocratie » en flirtant avec une idée de ce genre indique à
quel point d’intensité est parvenue, chez nous, la
désorientation.
4. L’OBSESSION NÉGATIVE :
DE LA DIFFÉRENCE RADICALE ENTRE
« REVENDICATION », AU NIVEAU SYNDICAL,
ET « ACTION DE CLASSE », AU NIVEAU
POLITIQUE.
Il faut toujours se souvenir de ce que, pour Marx comme
encore plus nettement pour Lénine puis pour Mao, le
communisme n’est ni une idéologie ni un vague but final, mais
un processus politique absolument singulier, à penser et
animer comme tel ici et maintenant.
En particulier, l’opposition fébrile à des mesures
gouvernementales particulières n’est qu’une négation
localisée, et finalement réformiste, de la politique dominante.
On le voit clairement de ce que, dans ce genre de situation,
réclamer satisfaction revient en fait à admettre, premièrement
que le régime en place a le monopole des décisions politiques,
deuxièmement qu’on le croit en vérité capable de concessions
sur le point mis en jeu. Nommons ces deux caractéristiques
l’intériorité et la dépendance.
Il est capital d’avoir de l’intériorité et de la dépendance une
appréhension dialectique : ce sont en fait des modalités de ce
que j’appellerais la négation faible, à savoir une négation qui,
si véhémente qu’elle soit, restant séparée de toute affirmation
universelle (comme celle qui réfère toute négation locale au
processus communiste), finit par cautionner l’ordre
(capitaliste) existant comme le seul possible.
La crise planétaire du communisme, depuis l’échec de la
Révolution culturelle en Chine, a eu pour conséquence la
prolifération, dans le monde entier, de processus dont la réalité
massive, la ténacité et la véhémence pratique ou verbale
pouvaient susciter l’admiration, mais dont on a pu constater, à
chaque fois, qu’ils échouaient totalement à changer la situation
politique et, même, que dans certains cas limites ils
accouchaient d’une variante aggravée de la domination
réactionnaire.
Ces mouvements ont eu leur heure de gloire en France, de
Nuit debout aux samedis anti-pass sanitaire en passant par les
Gilets jaunes. À vrai dire, comparés à d’autres mouvements de
la même espèce, mais infiniment plus populaires, massifs et
opiniâtres, comme les levées anti-militaires en Algérie ou en
Égypte, ou encore l’obstination « démocratique » et pro-
occidentale de la jeunesse de Hong Kong, nos prestations
nationales font pâle figure. Il n’en reste pas moins qu’elles
relèvent, comme leurs variantes arabes ou chinoises, de la
négation faible, soit des deux maladies de ce genre de levée, à
savoir l ’intériorité et la dépendance. On réclame (négation) la
fin de quelque chose sans avoir la moindre idée (affirmation)
de ce qu’il faut mettre à sa place et, dans ces conditions, on
remet toute vraie décision dans les mains de ceux qu’on
combat (intériorité), de sorte que l’issue du combat est décidée
par l’adversaire (dépendance). Voire par un adversaire de
même espèce que celui qu’on prétendait combattre, mais pire.
En Égypte, Al-Sissi, qui vient au pouvoir en réponse au
mouvement de masse, est un militaire politiquement pire que
le militaire Moubarak dont ce mouvement réclamait à grands
cris le départ. En Algérie, les officiers continuent à tout régler.
À Hong Kong, la tutelle chinoise a été considérablement
renforcée. Et chez nous, derrière Macron qui maintient le cap,
la seule « nouveauté », dont il aurait mieux valu faire
l’économie, est la montée spectaculaire de Zemmour.
Une partie de l’échec du stalinisme soviétique et de ses
émules, les « partis communistes » du monde entier, est venue
du dogme selon lequel l’affirmation (communiste) est générée
par la négation (du capitalisme). C’est tout simplement
inexact, car du coup la négation s’établit sous la loi affirmative
de l’ordre qu’on combat. Le résultat est inévitablement, non
pas du tout une société communiste, mais un capitalisme de
type nouveau – comme Al-Sissi est « nouveau » au regard de
Moubarak – en fait, un capitalisme monopoliste d’État, dont la
Chine, dirigée par un parti « communiste » de parade, est en
train de tester l’efficacité sur le marché mondial.
Je pose donc que l’état actuel de la désorientation, dans nos
pays, provient largement de ce que l ’axiome néostalinien,
selon lequel l’affirmation créatrice provient de la négation
combattante, est resté dominant dans la plupart des
mouvements de masse, comme chez les intellectuels qui
soutiennent ces mouvements.
On a pu voir se manifester, à propos des Gilets jaunes et de
ce qui a suivi, une apologie récurrente de la « colère ». On
allait jusqu’à dire que la « colère » est l’acte de naissance
d’une subjectivité politique collective. Or, c’est parfaitement
inexact : la colère, n’entretenant par elle-même aucun rapport
avec la rationalité dialectique, est le fatal support de la
négation faible, la négation sans affirmation latente, celle qui
finalement se décourage et passe la main aux charlatans du
pouvoir en place, à ceux que Marx appelait les « fondés de
pouvoir du Capital ».
Les trois maîtres historiques de la pensée politique
communiste ont tous perçu le péril de la désorientation
impliquée par une pensée dont le processus est la négation
faible, si « coléreuse » soit-elle.
Marx a indiqué, dès le Manifeste du Parti communiste, que
l’analyse intellectuelle de ce qu’il nommait « l’ensemble du
processus » devait, dans l’action communiste, servir de guide,
calme et déterminé, aux prises de position tactiques dans des
situations particulières, et qu’en définitive tout devait pouvoir
être rapporté au principal mot d’ordre de la négation
communiste en tant que négation forte, à savoir l’abolition de
la propriété privée. On était donc déjà, en 1848, loin en avant
de ceux à qui leur « colère » dicte tel ou tel geste violent ou
symbolique, immédiatement inscrit dans l’intériorité à la
situation qu’ils prétendent critiquer, et dépendant étroitement
de ses règles immanentes.
Lénine a introduit une distinction fondamentale entre la
revendication et l’action politique. La revendication, qui est le
propre du syndicalisme, ou de ce qu’il nomme, en référence au
syndicalisme anglais, le « trade-unionisme », demande que
certaines situations ouvrières, internes à l’organisation
capitaliste du travail, soient modifiées par les propriétaires des
moyens de production concernés. On voit que dans ce cas, la
négation faible est la loi même de l’action, si tendue que
puisse être une grève, à laquelle d’ailleurs les sociaux-
démocrates et les révisionnistes de tous bords préféreront
toujours la négociation entre le patronat et la bureaucratie
syndicale. Lénine oppose directement le militant communiste
au syndiqué trade-unioniste. Seul le premier agit
politiquement, les « bonzes syndicaux » étant en fait des
complices de la négation faible, et donc du maintien de l’ordre
établi.
On a vu plus tard quelle ampleur pouvait prendre,
singulièrement aux États-Unis, la complicité idéologique entre
la négation faible d’un syndicalisme corrompu, et l’affirmation
forte des lois du Capital par l’appareil d’État « démocratique »
et la police à son service : les syndicats avaient fini par devenir
une des principales forces anticommunistes du pays.
Enfin, il ne faut pas se laisser séduire par les interprétations
ultragauchistes du mot d’ordre prêté à Mao : « On a raison de
se révolter. »« Se révolter », par soi-même, peut parfaitement
relever de la « colère » et donc de la négation faible, de la
négation apolitique, qui va en réalité se greffer sur le réel
existant, le parasiter, et finir par combiner l’intériorité à l’ordre
dominant et la dépendance pratique aux maîtres que cet ordre
entretient. Mais le vrai mot d’ordre de Mao n’est pas celui-là.
Il a dit : « On a raison de se révolter contre les
réactionnaires. » Tout repose donc sur le fait que la révolte
n’est politique que si elle opère « contre les réactionnaires »,
ce qui suppose que les susdits réactionnaires aient été
identifiés, politiquement, à partir des critères mis en place par
la pensée du communisme comme mouvement réel. Ce mot
d’ordre n’offrait donc nul soutien aux actions anarchiques,
agressives, coléreuses, de certains groupes d’étudiants en
Chine pendant la Révolution culturelle. En la circonstance, la
révolte n’était juste que si elle s’attaquait aux révisionnistes de
la direction du Parti communiste, qui orientaient la Chine dans
la direction d’un capitalisme d’État dans lequel les ouvriers
n’auraient plus le moindre pouvoir. Là encore, il s’agissait de
mettre en avant le processus communiste dans son
antagonisme actif contre tout ce qui prétendait, pour des
raisons de productivité et finalement de profit, ordonner les
usines chinoises selon la matrice imposée aux usines
capitalistes par le critère du profit.
Tout cela nous indique que la désorientation
contemporaine – notamment le caractère abstrait et inefficient
des mouvements populaires « coléreux », vu leur intériorité à
l’ordre dominant et leur dépendance des décisions de l’État
bourgeois, vu par conséquent la faiblesse de leur négation –
loin d’être simplement une conséquence de la pandémie, est
une étape du capitalisme mondialisé pour fixer les nouvelles et
juteuses lois du profit quand le processus de la politique
communiste est provisoirement plongé dans une crise
particulièrement sévère.
6. DÉSORIENTATION LATÉRALE :
LA RELIGION ÉCOLOGIQUE
Que les us et coutumes du Capital mondialisé, strictement
subordonnés à la question des bénéfices privés, puissent
entraîner de sauvages destructions de forêts, des constructions
immobilières incohérentes, des accumulations dans
l’atmosphère de CO2, lequel est la cause d’un réchauffement
incontrôlable, des nuages de poussières suspectes, des
déversements de pétrole dans les criques océanes, des
disparitions d’espèces animales sympathiques, j’en passe et
des meilleurs, cela est indubitable.
Mais appliquons ici la règle rationnelle qui remonte à
Descartes : toute déploration d’un phénomène déplaisant est
vaine et relève de la foi religieuse au mieux, de la superstition
au pire, si on ignore la cause réelle, scientifiquement établie,
du phénomène en question. Dans sa tendance dominante,
l’écologie n’applique nullement cette règle, tout simplement
parce qu’elle ne veut pas se couper des États ou des opinions
politiques « modérées » en allant droit à la source du Mal.
Cette source est en effet le capitalisme mondialisé,
pratiquement soustrait à tout contrôle et à toute répression
efficace, pour la simple raison qu’il organise tant la texture
sociale des pays que leurs États et ce, que les États en question
soient « démocratiques » ou qu’ils soient, pour parler le jargon
du jour, « totalitaires ».
La vérité, très simple, est que l’écologie ne sera efficace
qu’autant qu’elle se déploiera dans un contexte communiste de
contrôle des dispositions productives, non par les propriétaires
des moyens de production et leurs serviteurs politiques, les
Poutine, les Macron, les Bolsonaro, les Xi Jiping ou les Biden,
mais par des comités populaires situés dans les sites variés où
s’organise la production elle-même, qu’elle soit agricole ou
industrielle. Autant dire que toute écologie est vouée à ruminer
son impuissance tant qu’elle prétend s’adresser à « tout le
monde », intéresser « toute la population de notre planète », et
passe son temps à pleurnicher, congrès mondial après sermon,
sur l’insuffisance des actions entreprises.
La petite sainte de l’écologie, Greta Thunberg, a clairement
dit les choses quand elle a proclamé qu’il ne fallait pas parler
de capitalisme, parce que ce mot « divisait ». Bien dit ! Mais
tout ce qui est censé ne pas « diviser », dès lors qu’on parle
des responsabilités de l’industrie et de la mystérieuse
« impuissance » des États, est voué à n’être qu’une variété de
l’esprit religieux. Et en effet ! La propagande écologiste ne
cesse de parler de notre planète comme si elle était une sorte
de divinité unifiée qui constate avec peine le tort que nous lui
faisons. Je lisais récemment un texte typique, où il était dit que
« la planète nous interpelle, elle crie misère ! ». Dès les débuts
de la prédication écologique, on a parlé de cette fameuse
planète sous le nom de « Gaïa », ce qui divinisait le mot grec
qui désigne notre Terre. Un congrès écologiste devenait dans
ces conditions une sorte de pèlerinage vers les parties les plus
maltraitées du corps sacré de la Déesse.
Nous trouvons là un exemple intéressant de désorientation,
que j’appellerais volontiers la désorientation cléricale. Au
fond, un écologiste comme ceux dont nous parlons ici, ceux
que la question de la propriété privée et l’orientation
communiste laissent indifférents, est comme une sorte de
prêtre (s’il a un rang important dans la secte) ou d’ermite (s’il
est moins titré) : il prêche pour la Cause de la Terre qui se
plaint. Il encourage les fidèles à faire le Bien – par exemple, à
ne plus manger de viande, ou à chasser les chasseurs, ou à ne
circuler qu’à bicyclette, ou à produire dans son petit jardin des
épinards métaphysiquement bio. Il participe aux conciles du
culte avec d’autres prêtres et raffine la vraie et inaltérable
doctrine écolo. Éventuellement, s’il en a la carrure, il se
présente aux élections municipales, voire départementales,
régionales, et même nationales, voire présidentielles, capable
qu’il est, comme le furent toujours les croyants de ce genre,
d’être élu sur une liste de droite, mais aussi bien sûr une liste
de gauche. En effet, l’écolo est au service de la Terre, de
l’humanité tout entière, laquelle contient malheureusement des
électeurs de droite et des électeurs de gauche, division que le
candidat écolo a pour devoir de transcender.
Comme souvent, ce dévouement universel à des causes
contrastées – alors que pour l’écolo, seule compte la plainte de
la Terre – doit franchir, chemin faisant, de rudes obstacles. Un
exemple : le point de départ de l’écologie a été le dur combat
contre l’emploi de l’énergie nucléaire. J’ai moi-même
participé (ah ! jeunesse !) à de violentes manifestations contre
des projets de centrales. Mais aujourd’hui, après le fiasco des
usines marémotrices, le peu de succès général des éoliennes, le
danger représenté par les grands barrages, l’élimination du
charbon, la pollution pétrolière, on ne sait plus comment faire
de l’électricité, dont tout de même on ne peut guère se passer.
C’est bien joli de prôner les voitures exclusivement
électriques, mais d’où viendra l’énergie pour charger des
milliards de batteries, si l’eau, le vent et autres attributs de
notre mère Nature ne peuvent y suffire ? La réponse est, en un
sens, évidente, et Macron a osé récemment la nommer : le
salut peut et doit venir du nucléaire, de milliers de petites
centrales peu polluantes, disposées un peu partout.
Du nucléaire comme menace mortelle au nucléaire comme
seule solution disponible, on a tourné en rond pendant trente
ans : l’assaut écologique contre le nucléaire se terminera, j’en
tiens le pari, par l’aveu de sa nécessité.
Rien ne fait perdre plus de temps que les désorientations,
quelle qu’en soit l’origine.
7. LA DÉSORIENTATION DE L’ENSEIGNEMENT
Je suis professeur de philosophie, mon père était professeur de
mathématiques, ma mère était professeure de français, mes
quatre grands-parents étaient instituteurs, ma première épouse
était professeure de mathématiques, mon fils aîné est
professeur de mathématiques, ma nièce… bref, la question de
l’enseignement fait corps avec ma vie.
Or, me revient de toutes parts le sentiment que
l’enseignement, de l’école aux universités, est aujourd’hui, lui
aussi, gravement désorienté.
Je coupe ici droit vers mon diagnostic : face à une
information omniprésente sur les réseaux de toutes espèces,
qui encourage une totale passivité, voire une solide ignorance
(une petite machine portative « répond » à ma place aux
questions que je me pose ou qu’on me pose), l’appareil
enseignant, singulièrement sa direction étatique, ne fait rien
qui permette d’apprendre à la jeunesse, en sa totalité, ce que
c’est que penser, connaître et argumenter.
Il est évident qu’une réponse à une question, venue d’une
machine extérieure, ne fait que répercuter tel ou tel état
dominant des réponses possibles, sans m’indiquer d’aucune
façon comment on passe de l’ignorance au savoir. Or, le but
d’un enseignement véritable, depuis au moins Platon, n’est
nullement de collectionner des réponses extérieures, mais de
savoir comment on passe, personnellement, et avec ses
propres ressources, de l’ignorance à la connaissance. Pour
Platon, la pensée n’est pas un dictionnaire, et c’est bien
pourquoi son héros, Socrate, aime dire qu’au point de départ
d’une question, il importe de savoir qu’on ne sait rien. Ce qui
compte est de trouver, en s’appuyant sur un enseignement,
quel qu’il soit, le chemin du savoir, ou, pour parler comme le
maître, de parvenir, après de grands efforts, à l’Idée qui éclaire
tout le problème initialement mis à l’ordre du jour.
Le téléphone portable sait tout, et donc ne connaît rien.
Aujourd’hui, l’enseignement doit commencer par bannir
radicalement ce genre de faux savoir, composé d’opinions
incontrôlables, et revenir avec plus d’insistance que jamais sur
les savoirs problématiques, ceux dont il faut apprendre
comment les fréquenter et comment y tracer soi-même le
chemin de la connaissance.
Oui, l’enseignement, c’est l’Idée conquise par la pensée
contre les opinions dominantes que répètent tant les machines
chiffrées que les fondés de pouvoir du Capital et leurs
marchands de papiers et de bruits réglés d’avance.
Une sorte de sagesse avait conduit à tenir pour essentielles,
pour en quelque sorte royales, deux disciplines en apparence
contrastantes : les mathématiques et la littérature. Apprendre,
là, était apprendre ce que c’est que lire un roman ou un essai
ou une tragédie ou un poème, soit ce qui seul fait vérité sur la
subtile infinité de l’existence humaine. Et apprendre ce que
c’est qu’un raisonnement logique, qui seul permet de vaincre
la difficulté d’une situation problématique et de tirer une vive
lumière de données qui sont, dans l’énoncé du problème,
presque opaques.
Dans les deux cas, le professeur est le guide d’un voyage de
la pensée, et telle est la définition idéale de son métier :
montrer comment on passe de l’ignorance au savoir, non par
cumulation d’opinions circulantes, mais par la découverte
d’une capacité personnelle, disponible en chacun, capable de
sélectionner, dans le torrent chronique des informations
informes, seulement ce qui servira à éclairer le complexe
chemin au terme duquel on peut parler d’une vérité.
On pourrait dire aussi : l’enseignement consiste à fournir à
tout enfant ou adolescent les moyens, quel que soit le
problème que leur pose la vie, de le résoudre en l’inscrivant de
façon argumentée dans une lumière universelle.
Mais aujourd’hui, l’enseignement plie l’échine, sous la
double pesanteur d’un monde capitaliste, organisé dans la
seule perspective du profit, et d’une technologie porteuse d’un
arsenal infini d’opinions disparates, qui ne se soucie nullement
de la différence entre le faux et le vrai, et encore moins de
celle qui sépare l’universel du particulier. Dans ces conditions,
l’enseignement, en dépit des efforts héroïques de nombre
d’enseignants, tend à n’être plus qu’une sorte de garderie
provisoire au terme de laquelle on lâche les jeunes dans le
capharnaüm des opinions et des faux-semblants, avec comme
seule boussole l’impératif de se tirer d’affaire vaille que vaille,
téléphone portable en main, dans des circonstances de plus en
plus troubles.
L’enseignement, notamment secondaire, qui avait pour
mission – au moins en théorie – de propager la culture de
l’universel, et donc d’orienter la jeunesse, au fur et à mesure
qu’il s’étendait à cette jeunesse tout entière – excellente
initiative démocratique des années cinquante – s’est vu peu à
peu condamné à une sorte de version falsifiée de cette mission.
En ce sens, et les vrais professeurs sont les premiers à en
souffrir, l’enseignement aujourd’hui, qui devait permettre à la
totalité des enfants et des jeunes de s’orienter dans la pensée,
semble bien être, lui aussi, désorienté.
É
9. LES DIALECTIQUES DE L’IDÉOLOGIE
DOMINANTE
Le concept d’idéologie, et plus encore d’idéologie
dominante – si actif en France il y a une cinquantaine
d’années, du temps de Louis Althusser et de ses disciples –, est
manifestement tombé, comme l’ensemble de la construction
marxiste active, dans de provisoires oubliettes, au moment
même où il devrait être d’une saisissante actualité.
La désorientation contemporaine est en effet largement due,
dans le champ politico-social, à l’écrasant retour en force de
l’idéologie bourgeoise, dont le cœur est constitué par
l’individualisme. Voir des quantités de jeunes gens manifester,
à propos du vaccin anti-Covid, aux cris de « Mes libertés, mes
libertés ! », alors même que ce dont il s’agit relève purement et
simplement de la science, est attristant, mais fait preuve, cette
fois pour la science marxiste, d’une éclatante victoire de la
fiction individualiste et « démocratique » qu’est parvenu à
imposer, au moins en Occident, le capitalisme moderne.
C’est encore plus frappant quand on voit des esprits réputés
sérieux tenir Macron pour une figure haïssable de
« l’autoritarisme ». Après tout, un chef d’État est quand même
quelqu’un qui est censé prendre des décisions… Or Macron
n’en prend guère d’autres que celles qui s’imposent dans le
contexte actuel à la classe dominante, et encore le fait-il avec
bien des précautions, comme je l’ai déjà remarqué à propos de
sa répugnance à déclarer obligatoire la vaccination. Par
ailleurs, je ne sache pas qu’il ait imposé quoi que ce soit sans
comparaître, le plus « démocratiquement » du monde, devant
l’assemblée législative régulièrement élue. En la circonstance,
un axiome logique va nous être utile : si l’effet d’une machine
est, de façon fréquente, la production d’un objet médiocre,
raté, ou contraire à ce qu’on en attend, il faut s’en prendre à
cette machine, c’est elle qu’il faut changer. Application de
l’axiome : en politique, quand on n’aime pas ce qui a été
décidé par le gouvernement, il faut chercher l’institution
coupable du côté du rituel électoral en général plutôt que du
côté d’un président en particulier.
Macron est à l’évidence plus bavard qu’énergique. D’où
provient alors cet absurde procès ? Là encore, d’une
désorientation dont l’idéologie dominante, en tant qu’elle
valorise l’individu comme tel, est finalement responsable.
Faute de s’en prendre au réel adversaire, qui est le système
capitaliste, ses inégalités pathologiques et sa « démocratie »
fallacieuse, on s’en prend à une personne, en l’occurrence
Macron, et ce pour la même raison qui fait que, en réalité, on
se prend soi-même, en tant qu’individu, pour une catégorie
politique des plus respectables, qui doit constamment faire
valoir l’éminente valeur des « libertés » qui sont les siennes.
Le champ de la réflexion politique devient alors quelque chose
comme « Moi et Macron », ou, de façon plus générale, mes
libertés d’un côté, l’autorité de l’autre, autorité dont il faut
réclamer ou exiger vigoureusement qu’elle ne soit pas…
autoritaire.
La désorientation, induite par l’idéologie bourgeoise de
l’intérêt privé, cumule alors deux graves défauts qu’on
pourrait croire incompatibles. D’un côté, un culte du Moi
comme seule boussole de l’orientation politique. De l’autre, la
totale responsabilité d’individus qui ne sont pas Moi dans ce
que j’estime être mes malheurs, en particulier le seul fait,
détestable, que mes éminents mérites ne sont pas reconnus.
C’est là qu’intervient la plus grave plaie de ce montage
idéologique qu’est l’identitarisme. Car, pour que fonctionne
l’énoncé idéologique central de la démocratie bourgeoise, à
savoir « Moi je suis très bien, mais y en a plein d’autres qui ne
valent rien ! », il faut qu’existent des catégories collectives
porteuses du Mal. On aura alors le concentré de ce que
j’appellerai le paradoxe de la désorientation bourgeoise : pour
que je puisse penser en politique à partir de l’excellence de ma
petite personne, et que ce soit donc avec allégresse que j’aille
voter dans le bien nommé isoloir, il faut que j’identifie au
moins une catégorie d’autres qui, eux, sont intrinsèquement
détestables, et perturbent par leur seule existence la garantie
individualiste qu’offre le susdit isoloir.
Tel fut historiquement, en Allemagne, le rôle des juifs pour
les nazis, et tel est aujourd’hui, dans nombre de pays, pour
divers courants d’extrême droite, celui des migrants : leur
identité négative implique que je leur refuse catégoriquement
le droit d’influer sur ce qui m’arrive, à moi, allemand depuis
que quelque chose comme l’Allemagne existe, ou à moi,
héréditairement français depuis Vercingétorix. Ce qui finit par
amener les « Moi moi moi » identitaires à désirer la disparition
totale des autres, identifiés à la va-vite comme « étrangers à
notre culture » : indiens, noirs, juifs, arabes, asiatiques, et bien
d’autres encore, sont tenus « démocratiquement », par les
Occidentaux « de souche », de disparaître.
En définitive, du cri anti-vaccin « Mes libertés, mes
libertés ! » au vote pour Zemmour, l’individualisme bourgeois
se soutient d’une dialectique désorientée entre le culte du moi
et la haine de l’autre. Et comme il est risqué d’affronter seul
(moi moi moi !) un pseudo-groupe compact (les migrants, ou
les musulmans), on va créer, ou recréer, une identité
fantasmatique à laquelle appartiendront tous les « vrais »
individus, ceux qui, en France, ont le droit de dire « moi moi
moi » : la catégorie des Français de souche, des « vrais
Français ».
Ainsi, la désorientation organisée par l’idéologie dominante
pour protéger nos vrais maîtres, à savoir la grande bourgeoisie
capitaliste, finit par reconstituer la plus vieille et la plus
dangereuse des catégories politiques, à savoir le nationalisme,
qui ne « protège » le moi qu’au prix de l’exaltation collective
d’une identité aussi agressive que fictive.
Le « vrai Français », c’est celui-là même que nos maîtres
mobilisèrent en 1914 pour empêcher – au prix, pour le seul
côté français, d’un million et demi de jeunes morts –
l’Allemagne de participer au pillage impérial de l’Afrique
dans lequel la France et l’Angleterre s’étaient engagées. Mais
c’est également ce fétiche de « la France » et des « vrais
Français » que mobilisèrent en 1940 Pétain et sa clique
antisémite et antisoviétique, cette fois pour que l’armée
allemande les protège du cauchemar que représentait, pour la
grande bourgeoisie dont ils étaient les représentants, le Front
populaire de 1936 et la neuve puissance du Parti communiste.
Ainsi, toute désorientation manifeste de l’opinion publique,
comme celle que nous observons aujourd’hui, finit par
renvoyer aux avatars de l’idéologie dominante, telle qu’elle
soutient, vaille que vaille, dans un cadre national désormais
étriqué, le pouvoir économico-politique d’un groupe dominant
lui-même de plus en plus restreint.
Ce qui montre bien qu’un désordre évident ne s’éclaire que
si on le considère comme un effet de l’ordre dont il procède.
ALAIN BADIOU
GALLIMARD
tracts.gallimard.fr
Couverture
Avant-propos
Cet essai s’adresse principalement…
1. SYMPTÔMES DES MALADIES CONTEMPORAINES
2. LE CONCEPT D’ORIENTATION
3. DEUX EXEMPLES FRAPPANTS DE
DÉSORIENTATION
4. L’OBSESSION NÉGATIVE : DE LA DIFFÉRENCE
RADICALE ENTRE « REVENDICATION », AU
NIVEAU SYNDICAL, ET « ACTION DE CLASSE », AU
NIVEAU POLITIQUE.
5. UNE DÉSORIENTATION SINGULIÈRE : LE
FÉMINISME CONTEMPORAIN
6. DÉSORIENTATION LATÉRALE : LA RELIGION
ÉCOLOGIQUE
7. LA DÉSORIENTATION DE L’ENSEIGNEMENT
8. SUR LE MOT « LAÏCITÉ », DEVENU UNE
DÉSORIENTATION ÉDUCATIVE ET UNE IMPOSTURE
IDÉOLOGIQUE
9. LES DIALECTIQUES DE L’IDÉOLOGIE
DOMINANTE
10. EN GUISE DE CONCLUSION
Copyright
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