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A. Badiou - Remarques Sur La Désorientation Du Monde

Alain Badiou analyse le désordre contemporain exacerbé par la pandémie, soulignant un déficit de vérité et une idéologie dominante qui brouillent les consciences. Il identifie quatre tendances politiques en réaction à ce 'libéralisme autoritaire', allant des vrais démocrates aux nationalistes, en passant par les libéraux modernes et une extrême gauche apolitique. L'essai appelle à une renaissance du communisme comme seule voie pour dépasser les critiques inefficaces du système actuel.

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A. Badiou - Remarques Sur La Désorientation Du Monde

Alain Badiou analyse le désordre contemporain exacerbé par la pandémie, soulignant un déficit de vérité et une idéologie dominante qui brouillent les consciences. Il identifie quatre tendances politiques en réaction à ce 'libéralisme autoritaire', allant des vrais démocrates aux nationalistes, en passant par les libéraux modernes et une extrême gauche apolitique. L'essai appelle à une renaissance du communisme comme seule voie pour dépasser les critiques inefficaces du système actuel.

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Cet essai s’adresse principalement à tous ceux que laissent

perplexes – en tout cas depuis l’irruption de la pandémie – le


désordre évident du monde contemporain, sa complexité et ses
embarras multiples, ses prétentions vaines, ses annonces non
suivies d’effets, ses graves problèmes non annoncés et bien
d’autres détails obscurs.

ALAIN BADIOU

A lain Badiou fait ici le constat d’un désordre général,


d’un brouillage des consciences et du sentiment d’une
plus grande imprévisibilité du futur, qu’il nomme une
désorientation. Préexistant à la pandémie qui en révèle
cependant l’ampleur, ce phénomène, dont l’origine
réside à la fois dans un déficit de vérité au profit des
opinions et dans l’idéologie dominante, s’exprime dans
les champs les plus divers. Au travers d’exemples
circonstanciés – les polarités politiques et les
mouvements de contestation, le féminisme
contemporain, l’écologie, l’enseignement, la laïcité – et
au regard de son propre engagement politique, Alain
Badiou en livre une analyse étayée par l’observation et
l’argumentation. Avec l’idée, qui lui est chère et fonde
son propos, qu’« un désordre évident ne s’éclaire que si
on le considère comme un effet de l’ordre dont il
procède ».
ALAIN BADIOU, NÉ EN 1937 À RABAT, EST PHILOSOPHE, ROMANCIER ET DRAMATURGE.
IL EST NOTAMMENT L’AUTEUR DE L’ÊTRE ET L’ÉVÉNEMENT, PARU AU SEUIL EN TROIS
VOLUMES (1988, 2006, 2018), ET DE S’ORIENTER DANS LA PENSÉE, S’ORIENTER
DANS L’EXISTENCE (2004-2007), CHEZ FAYARD EN 2022.

JANVIER 2022
À l’heure du soupçon, il y a deux attitudes possibles. Celle
de la désillusion et du renoncement, d’une part, nourrie
par le constat que le temps de la réflexion et celui de la
décision n’ont plus rien en commun ; celle d’un regain
d’attention, d’autre part, dont témoignent le retour des cahiers
de doléances et la réactivation d’un débat d’ampleur nationale.
Notre liberté de penser, comme au vrai toutes nos libertés, ne
peut s’exercer en dehors de notre volonté de comprendre.
Voilà pourquoi la collection « Tracts » fera entrer les
femmes et les hommes de lettres dans le débat, en accueillant
des essais en prise avec leur temps mais riches de la distance
propre à leur singularité. Ces voix doivent se faire entendre en
tous lieux, comme ce fut le cas des grands « tracts de la NRF »
qui parurent dans les années 1930, signés par André Gide,
Jules Romains, Thomas Mann ou Jean Giono – lequel
rappelait en son temps : « Nous vivons les mots quand ils sont
justes. »
Puissions-nous tous ensemble faire revivre cette belle
exigence.

ANTOINE GALLIMARD
C et essai s’adresse principalement à tous
ceux que laissent perplexes – en tout cas depuis
l’irruption de la pandémie – le désordre évident
du monde contemporain, sa complexité et ses
embarras multiples, ses prétentions vaines, ses
annonces non suivies d’effets, ses graves
problèmes non annoncés et bien d’autres détails
obscurs.
Quant à la méthode utilisée et aux buts que je
poursuis, peut-être faut-il, pour que tout soit aussi
clair que possible, que le lecteur lise d’abord la
conclusion (le chapitre 10) comme si elle était une
introduction, et la lise une deuxième fois, après tout
le reste, dans son rôle de conclusion. Cela dit, je
commence.
1. SYMPTÔMES DES MALADIES
CONTEMPORAINES
Depuis la pandémie, et en quelque sorte sous le drapeau du
Covid-19, on ne parle que d’une « situation critique », d’un
« capitalisme en crise », d’une « impuissance des
gouvernements », lesquels, profitant de cette tourmente
planétaire (ou la subissant, c’est une variation qu’on entend
souvent), seraient les acteurs et metteurs en scène d’une
nouveauté historique tout à fait désagréable, qu’on nomme un
peu partout le « libéralisme autoritaire ».
Contre cette maladie politique, il conviendrait de trouver un
dosage acceptable entre la fermeté républicaine (qui doit
s’élever notamment contre une désastreuse invasion par les
nommés « migrants ») et la protection de « nos libertés »,
qu’attaquent frontalement – et ce ne sont là que deux
exemples – l’imposition, en outre trop tardive, du masque sur
la figure, ou, pire encore, l’hypocrite exigence d’une
vaccination que « tout le monde » sait obscure, au moins
depuis les solides interventions du professeur Raoult. Pensez-
vous qu’un piqué ou une piquée (féminisme oblige) du bras
gauche, avec un masque bleu – ou même noir – sur le visage
puisse être un homme – une femme – libre, républicain(e) et
conscient(e) du danger que représente le « tsunami
musulman » ? Certainement pas. C’est une victime, repérable
à longue distance tant dans le temps que dans l’espace, du
« libéralisme autoritaire ». Pensez donc ! On laisse courir dans
les rues une masse d’immigrés, des millions de musulmans
pratiquement incontrôlables, c’est à ça que se réduit
aujourd’hui le libéralisme occidental. Et en même temps,
cependant, on colle à tout honnête citoyen français un masque
hideux sur le visage, et une dose de Covid mal lavé dans
l’épaule : c’est à ces deux pratiques qu’on reconnaît
immédiatement que ce « libéralisme » est radicalement
« autoritaire ».
Les réactions contre la funeste politique des gouvernements
engendrés par le « libéralisme autoritaire » sont très variables.
On peut discerner au moins quatre tendances – hélas (pour
elles…) – quelque peu irréconciliables, même si on les voit
quelquefois, j’y reviendrai, manifester ensemble. Nous avons
ainsi : premièrement, les vrais démocrates, ceux pour qui la
liberté individuelle passe avant toute chose, notamment, c’est
évident, avant la mort des plus pauvres qu’eux.
Deuxièmement, les nationalistes authentiques, parfois féroces,
mais merveilleusement nostalgiques de la grande France, celle
de Pétain et des guerres coloniales. Troisièmement, les
libéraux classiques, certes parfois corrompus, mais fidèles
gardiens de la seule économie qui vaille, celle qui proclame,
depuis le XVIIIe siècle : « Laissez faire l’argent, laissez-le
circuler. » Quatrièmement, une sorte de néogauchisme, mûri
depuis une dizaine d’années, dont la maxime est : « Critiquez
toujours, agissez en force, et ne proposez jamais rien. »
À la marge, on trouve ceux qui, tout en critiquant sans merci
les gouvernements occidentaux et leur politique capitalo-
impérialiste, trouvent que « libéralisme autoritaire » est une
désignation idéologique historiquement trompeuse et
politiquement très faible. Ceux qui l’emploient partagent en
fait, avec le gouvernement qu’ils croient critiquer, à la fois son
idéologie réactive et une sourde hostilité envers ce qui serait le
seul événement politique capable de changer la donne des
politicardies contemporaines : une renaissance du
communisme, ou plutôt – je le sais, car j’appartiens à cette
marge – une troisième naissance.
Examinons d’abord les quatre variantes « officielles » de
distance prise, dans la tourmente pandémique, avec le
« libéralisme autoritaire ». Elles ont en commun de participer
aux élections, ou au moins de n’en pas critiquer l’existence (je
crois pouvoir démontrer qu’il ne faut jamais participer à ces
cérémonies de perpétuation de la servitude), et aussi, c’est un
peu la même chose, de penser que la politique revient pour
l’essentiel à critiquer le gouvernement et à réclamer son
changement, alors que, dans le monde tel qu’il est, un
gouvernement, surtout « démocratique », n’est jamais que
l’exécutant des basses œuvres d’une oligarchie dominante.
Prenons le groupe des « vrais démocrates ». Certains,
fidèles soutiens de nos « démocraties occidentales », pensent
que pour avancer il faut d’abord prouver que les lanceurs de la
pandémie sont les Chinois, lesquels sont autoritaires sans être
aucunement libéraux. Le virus du Covid-19 vient de Wuhan,
telle est la première étape mentale en direction d’une
authentique démocratie libérale : un peu de fermeté, que
diable, envers les pays encore cramponnés à des vieilleries
autoritaires venues du haïssable communisme. Pas de liberté ni
de sécurité sans une position ferme au niveau planétaire. Ne
cessons jamais de penser aux Ouïghours. En France, ça se dit :
« Démocratie et laïcité doivent être partout défendues. »
Certes, il faut un peu d’égalité, un peu moins de milliardaires
arrogants, mais sur l’idéologie démocratique, pas de
compromis possible. Plutôt la guerre ! Même Biden, entouré
d’une « gauche » démocrate, est en définitive plus préparé à la
guerre avec la Chine que Trump, lequel était encore
embrouillé dans une rêverie solipsiste, un mépris tranquille,
typiquement yankee, de tous les autres États.
On pourrait cependant dire que, pour ce courant, le pouvoir
en place, par exemple le président Macron, est trop autoritaire
envers les braves républicains de la classe moyenne nationale,
et trop libéral, au niveau mondial, envers les autres
compétiteurs possibles du capitalisme mondialisé,
essentiellement ceux qui ne sont pas des libéraux occidentaux,
mais d’incurables autoritaires plus ou moins marxistes. Le vrai
« démocrate » pense en fait que la guerre pour la démocratie
est prioritaire. Elle mérite une bonne dose d’autoritarisme actif
contre les totalitaires de toutes sortes. Le vrai démocrate est un
militant planétaire de la démocratie en armes, fussent-elles
atomiques, ces armes. Et, au bout du compte, il n’a d’espoir, le
vrai démocrate occidental, qu’en la fermeté, les capitaux et les
régiments des États-Unis d’Amérique.
Deuxième groupe : les nationalistes authentiques, qui n’ont
confiance que dans la France et les Français, les Français « de
souche », naturellement. Rien de pire, pour le nationaliste, que
cette masse de faux Français venus notamment d’Afrique,
cette cohorte inassimilable de « migrants ». Il trouve que le
« libéralisme autoritaire » est justifié, à condition qu’on soit
très libéral avec le Français de souche, le Gaulois bien de chez
nous, et très autoritaire avec le migrant qui croit qu’on peut
s’installer chez nous sans être de chez nous. Pour le migrant,
une seule pièce officielle suffit, la remarquable OQTF,
l’Obligation de Quitter le Territoire Français, si redoutée de
mes vrais amis politiques, à savoir les ouvriers venus, pour
simplement survivre et nourrir leur famille, d’Afrique, d’Asie,
d’Amérique du Sud, d’Europe centrale, comme autrefois ils
venaient d’Auvergne, du Midi méditerranéen ou de Bretagne.
Pour le nationaliste, la haine du prolétaire et de sa dimension
internationale est en définitive la passion principale, qui règle
son rapport au motif du libéralisme autoritaire. Il pense
volontiers que c’est l’invasion par les non Français,
notamment les musulmans, qui nous a apporté la pandémie.
On pourrait dire qu’il est partisan d’un autoritarisme national-
libéral.
Considérons maintenant le personnage du troisième groupe :
le libéral moderne. Sa seule vraie passion est d’achever la
liquidation totale de tout ce qu’il y avait de vaguement
« marxiste » dans les réformes mises en place pendant les
quelques années qui suivirent la guerre mondiale,
entre 1945 et les années soixante. C’étaient, ces réformes, le
résultat d’une provisoire coalition politique, forgée durant la
Résistance entre les gaullistes, les communistes et les
socialistes. En particulier, pense l’authentique libéral moderne,
il ne faut rien laisser des nationalisations, qu’il s’agisse de
Renault, d’Air France, de la SNCF, du métro parisien, de la
Française des jeux, des principales banques, des puits de mine,
etc. Mais le libéral voit plus loin : il faudra aussi privatiser les
universités, les grandes écoles, les hôpitaux, une partie de
l’armée et de la police. Il faudra veiller, par en dessous (la
chose est déjà fort avancée) à ce que tous les moyens de
l’information de masse, la presse écrite, la radio, la télévision,
l’internet, soient aux mains de solides entreprises privées. Au
fond, pour le libéral moderne, le libéralisme (économique)
veut dire : privatisation universelle. L’autoritarisme (politique)
veut dire : veiller à ce qu’aucune revanche possible de
l’économie collectivisée ne soit possible. Le Covid-19 est
traité dans ces paramètres : le gouvernement impose que la loi
de son action soit définie avec les grands laboratoires privés,
ces monstres typiques du capital mondialisé. Il impose ainsi
autoritairement un traitement libéral de la pandémie.
Enfin, le quatrième groupe, constitué par ce qui reste du
gauchisme – au sens néfaste de ce terme tel que dans l’analyse
léniniste. Il prétend, lui, attaquer sans merci et le libéralisme,
et l’autoritarisme. Il le fait sous la forme de rassemblements,
de nuits debout, de proclamations, sans que jamais une seule
proposition positive, une seule issue d’ensemble, une seule
idée générale, vienne inscrire les « manifs », les bagarres et les
annonces de future victoire dans une logique politique
affirmative. Un exemple patent : au regard de la pandémie, les
protestations gauchistes ont visé « l’autoritarisme », en bonne
compagnie avec les libéraux et « démocrates » de tout poil.
Dans ce registre, elles ont volontiers flirté avec les gens de
l’extrême droite nationale-libérale. Il est vrai que ce genre
d’alliance entre une extrême gauche, en fait apolitique et rivée
à l’action directe sans Idée, et une extrême droite nationaliste,
tentée également par l’activisme antigouvernemental, avait
déjà existé, peu de temps auparavant, dans le mouvement des
Gilets jaunes. Il ne faut jamais perdre de vue cette importante
généalogie.
Tout le but du présent livre est, par une sorte de déblayage
conjoncturel, de montrer que – au-delà des critiques
inefficientes du « libéralisme autoritaire » – s’indique la
possible et difficile venue du nouveau communisme. Mais
pour cela il me faut introduire, en relation étroite avec la
conjoncture, quelques catégories sans lesquelles il est vain de
parler de politique « révolutionnaire » et encore moins de
politique communiste, laquelle est, je le redis, la seule
politique qui, une fois renouvelée, puisse prétendre aller au-
delà d’une critique qui demeure entièrement assujettie à ce
qu’elle prétend critiquer.

2. LE CONCEPT D’ORIENTATION
La multiplicité inefficace des tendances pseudo-politiques et la
stérilité des « actions » exclusivement négatives ; ce que
Lyotard appelait, au demeurant avec satisfaction, la disparition
des « grands récits » comme celui, marxiste, de l’émancipation
des peuples ; le fiasco des « États socialistes » ; la disparition,
en tout cas en France, dans le parlementarisme bourgeois
nommé « démocratie », de l’opposition structurale entre une
gauche et une droite ; la disparition du conflit fondamental
concernant la propriété publique ou privée des moyens de
production et d’échange : tout cela, comme mixé, mélangé,
rebattu par la pandémie et ses effets économiques, sociaux,
culturels et familiaux, fait que c’est à bon droit que l’on a
aujourd’hui le sentiment d’un désordre général, d’un
brouillage des consciences, d’une incertitude générale en ce
qui concerne le futur, proche ou lointain. Je nomme
synthétiquement tout cela une désorientation.
Mon séminaire des années 2004-2007, publié chez Fayard
en janvier 2022, avait pour titre : S’orienter dans la pensée,
s’orienter dans l’existence. Il propose évidemment un concept
d’orientation et indique ce que peuvent être les différentes
espèces de désorientation. Le point crucial est qu’une
désorientation provient, toujours, de la provisoire défaite, ou
absence mal expliquée, d’une procédure de vérité. Le point
fixe du Vrai, affirmé comme tel, est en effet le support de toute
orientation stratégique dans l’existence, privée comme
publique, des animaux humains que nous sommes, que cette
orientation soit de pratiquer les conséquences de ce point fixe,
ou qu’elle soit au contraire de les ignorer aussi
systématiquement que possible.
Quelques exemples, tirés de ce que j’ai nommé « les quatre
procédures de vérité », à savoir la science, l’art, l’amour et la
politique.
Dans la science, la mutation, au XVIe siècle, de l’astronomie
et de la physique des corps en mouvement a créé un seuil de
désorientation considérable, dans une société idéologiquement
organisée par la vision de l’univers tel qu’Aristote le décrivait,
description sanctifiée par l’Église catholique, institution
idéologiquement dominante. Que la Terre soit ronde et non
plate, qu’elle ne soit pas le centre de l’univers et que
finalement l’homme, créé « à l’image de Dieu », habite un
sous-produit planétaire du cosmos, tout cela désorientait un
vaste public. Brecht a écrit sur cette désorientation, dont le
point (scientifique) de vérité était la cosmologie galiléenne,
une très belle pièce sur ce que sont, à une époque donnée, les
orientations et désorientations autour d’un point de vérité
scientifique.
Dans l’art, la révolution introduite au début du XXe siècle
tant dans la peinture (abandon de la figuration, de la « copie de
la nature ») que dans la musique (le remplacement sériel de la
tonalité classique) a également désorienté un vaste public, dont
une importante partie, cramponnée qu’elle est aux gammes
léguées par la tradition occidentale et aux portraits
ressemblants des dames de la haute société, ne s’est pas encore
remise. Le point de vérité artistique, autour duquel pivotent
l’opinion et le jugement, est ici la bascule au-delà de la
représentation et de la tonalité.
Dans un amour, comme un très grand nombre de romans en
ont fait leur sujet, la désorientation porte sur le rapport à
l’autre tel que l’a constitué le complexe d’une rencontre, d’une
déclaration et d’une décision de vie partagée, et tel que des
péripéties de la vie commune et/ou une rencontre nouvelle le
défont chez l’un ou l’autre des partenaires. La désorientation a
pour point de vérité le partage amoureux du monde entre un
« Je » et un « Autre ».
Quel est le point de vérité d’une désorientation politique ?
C’est toujours la découverte du mécanisme qui engendre, dans
une société déterminée, un régime spécial d’inégalité, un
pouvoir d’État au service de la perpétuation de ce régime et
une idéologie dominante qui soutient la nécessité de tout cela.
Pour ce qui nous concerne, c’est la critique marxiste du
capitalisme, laquelle s’accompagne d’une proposition
communiste de réorganisation totale des liens sociaux, qui
constitue le point de vérité d’une orientation nouvelle. Et c’est,
aujourd’hui, l’échec historique apparent de cette vérité qui
désoriente massivement les sociétés contemporaines.
On peut le dire autrement : le temps historique, s’il est
ramené à l’éternité du Capital, ne peut être qu’une stagnation,
un tourment désorienté, dont les symptômes maladifs seront
ceux que j’ai décrits dans le chapitre précédent :
parlementarisme inepte, libéralisme économique cynique,
extrémisme raciste et fascisant, gauchisme crépusculaire voué
à une éternelle et vaine négation.
La pandémie actuelle est bien à tort considérée comme la
cause d’une désorientation de l’opinion publique. Elle n’en est
qu’une conséquence mal maîtrisée. Notre mal date de la
contre-révolution des années quatre-vingt du dernier siècle,
revanche du tourment qui avait été infligé à la bourgeoisie, au
cours des années soixante et soixante-dix, par des moments
éclair de vraie politique quand, au nom de la vérité marxiste,
de jeunes bourgeois(es) se liaient activement aux ouvriers des
grandes usines.
L’expression dominante de « libéralisme autoritaire » ne fait
que nommer la désorientation et préparer l’élection à la
Présidence – si nous évitons une séquence d’extrême droite –
de quelque ténor parlementaire de rechange, quand sera usée
la gauche-de-droite incarnée par Macron. Notre seule
ressource est en vérité le retour, certes encore peu perceptible,
de la politique communiste, retour qui implique qu’elle sache
s’expliquer sur les échecs, notamment en Russie, de sa
deuxième période (la léniniste), et tirer les leçons de l’esquisse
de réorientation qu’ont proposée, dans les années soixante, la
Grande Révolution culturelle prolétarienne en Chine et
l’ensemble complexe, dans le monde entier, des mouvements
étudiants et ouvriers.
On peut constater, dans la France contemporaine livrée aux
privatisations en tout genre et à des dispositifs idéologiques
inconsistants, un affaissement périlleux de l’enseignement
public (j’y reviendrai), une sourde hostilité réactive à la
rationalité scientifique, un culte du Moi qui alimente
l’obsession de « mes libertés », soit en fait le droit
imprescriptible de ne rien faire et de ne rien penser qui prenne
en compte l’existence des autres. Prenons garde : ce sont là
des facteurs actifs de désorientation, qui rendent acceptable le
pire, à savoir des « orientations » purement et simplement
criminelles. Un nommé Zemmour peut proposer aujourd’hui,
comme remède à tous nos maux, l’expulsion de deux millions
de nos concitoyens, nommément ceux qui sont musulmans.
Faire ainsi d’un sous-groupe identitaire la source de tous nos
maux, et proposer comme remède la disparition totale de ce
sous-groupe, c’est ce qui fut proposé dans les années trente par
les nazis. Il s’agissait alors, en s’en prenant avec violence aux
juifs comme cause de tous les maux de la nation, de calmer la
désorientation de l’opinion nationaliste, traumatisée,
singulièrement dans l’Allemagne vaincue, par les funestes
effets de la guerre de 1914-1918. Cette panique était
complétée par les conséquences de la crise économique
de 1929. Il y avait aussi la peur semée chez tous les tenants de
l’ordre établi par le formidable essor de la vérité politique
communiste.
Aujourd’hui, faire disparaître les musulmans pour calmer
l’opinion désorientée est une idée potentiellement tout aussi
criminelle. Qu’un Zemmour puisse jouer le jeu de la
« démocratie » en flirtant avec une idée de ce genre indique à
quel point d’intensité est parvenue, chez nous, la
désorientation.

3. DEUX EXEMPLES FRAPPANTS DE


DÉSORIENTATION
Une forme particulière de désorientation s’observe quand une
action est à ce point dépourvue de but clair, à ce point
détachée de toute affirmation politique à valeur universelle,
qu’elle peut rassembler des groupes dont à première vue les
conceptions sont violemment opposées. Citons deux actions de
ce genre, tirées de la conjoncture récente. L’une concerne la
police, l’autre le vaccin anti-Covid et le pass sanitaire.
On sait que, notamment depuis le long déploiement du
mouvement des Gilets jaunes, la question de la répression
policière a fait, à diverses reprises, la une de l’actualité. Soit
dit en passant, c’est le propre des mouvements politiquement
confus, comme le sont souvent ceux de la petite bourgeoisie,
noyau social des Gilets, de n’avoir au bout du compte rien
d’autre à proposer qu’un front uni contre les brutalités
policières, lesquelles, dans le cas qui nous occupe, furent
indubitablement réelles et nombreuses. Encore faut-il rappeler
que les Gilets jaunes autorisèrent dans leurs mobilisations des
actions destructives inutiles, voire absurdes, commises
notamment par les groupes plus ou moins armés qui, arborant
l’étiquette « black blocs », noyautaient leurs manifestations
sans rencontrer la moindre opposition, voire avec
l’approbation (« il nous faut la violence ») de certains
dirigeants du mouvement des Gilets. La « politique » des black
blocs avait pour seule visée de mettre le feu à des voitures, de
saccager et piller des magasins, de détruire les trottinettes, de
matraquer les policiers isolés et autres pratiques
« révolutionnaires ».
Il convient aussi de tenir compte de ce que nombre de Gilets
clamaient que leur but était de « tirer Macron hors de sa
tanière » et de lui dire « ses quatre vérités ». Ce qui ne
m’aurait pas gêné, moi qui tiens Macron pour un valet du
Capital, si cette gloriole prématurée n’avait pas dissimulé une
inconsistance complète dont pouvaient se réclamer aussi bien
de sombres brutes fascistoïdes que des ultragauchistes
survoltés. Inconsistance qui est toujours le signe d’une
désorientation périlleuse, entraînée par l’absence, dans
l’affaire « Gilets jaunes », de tout point de vérité politique à
valeur universelle.
Un des résultats de cette mêlée fut une tenace rancœur des
policiers, qui estimèrent avoir payé le prix des incohérences
politiques du pouvoir : on les avait lancés à l’assaut des
rebelles jaunes, et ils étaient finalement désignés comme
coupables par une grande partie de l’opinion publique.
Cette plaidoirie policière était à vrai dire très médiocre : les
forces spéciales de police, chargées de casser les
manifestations populaires, ne méritent aucunement qu’on les
plaigne. Celui dont le métier est d’exercer la violence d’État
n’a pas à vouloir tirer des larmes à la société civile. Mais
l’affaire prit un tour savoureux quand, récemment, une
manifestation syndicale de policiers vit venir dans ses rangs,
pour soutenir sa légitimité, des syndicalistes « de gauche »,
des représentants du Parti communiste français, des gauchistes
patentés, en même temps bien sûr que l’extrême droite
affirmait sa pleine solidarité avec les honnêtes forces de
l’ordre et que les représentants des sommets de l’État
patronnaient ouvertement ce mélange…
On peut tenir cet épisode comme un symptôme maximal de
ce qu’est une désorientation politique. Je l’ai observée avec en
mémoire un poème d’Aragon, à l’époque (l’avant-guerre)
communiste convaincu et donc solidement, lui, orienté dans
une vision dure de la lutte des classes, comme le prouve le
passage suivant :

Pliez les réverbères comme des fétus de paille


faites valser les kiosques les bancs les fontaines
Wallace
Descendez les flics
Camarades
Descendez les flics

Cette exhortation peut après tout rappeler celle des


gauchistes. Mais la grande différence est qu’Aragon s’adresse
à la manifestation tout entière, à sa signification
révolutionnaire clarifiée et assumée. On sent que l’appel à la
destruction de l’ordre est, dans la manifestation ouvrière
communiste, soutenu par une vision synthétique du conflit
politique, une conviction structurée et publique, qui tire sa
force de l’analyse de classe, évoquée un peu plus loin :

Prolétariat connais ta force


Connais ta force et déchaîne-la

Oui, tout au rebours des présences anarchiques de « la


gauche » aux manifs revanchardes des policiers, la violence
partisane telle que la restitue Aragon – qu’on l’approuve ou
non –, est en tout cas, elle, fermement orientée.
Mon deuxième exemple de désorientation concerne les très
récentes manifestations contre le détail matériel des
commandements étatiques concernant la pandémie. Il s’agit
notamment de la campagne de vaccination et de son lien à un
document attestant que vous êtes vacciné, ou au moins très
récemment testé comme non infecté, document exigible dans
maintes situations collectives.
Je commencerai par dire que Macron aurait dû signer, tout
bonnement, l’obligation de la vaccination. Après tout, ce ne
sont que des obligations de ce genre qui, depuis de longues
années, nous ont débarrassés de fléaux mortels ou invalidants
comme la variole, le choléra, la typhoïde ou la poliomyélite,
fléaux dont les populations des pays dominés et pauvres, sans
dispositif de vaccination, notamment en Afrique, continuent à
souffrir mortellement. Mais Macron persiste à redouter –
toujours la fameuse et faiblarde accusation de « libéralisme
autoritaire » – qu’un tel geste nuise à sa réélection. Il a pris le
biais tordu de sanctionner le refus de la vaccination par
l’obligation du document que je mentionnais, document
attestant que vous l’êtes, vacciné, document indispensable
pour votre présence dans de nombreux lieux publics, des trains
aux théâtres et des stades aux grands magasins. Ce document
s’appelle le pass sanitaire.
Alors, toute une coalition disparate, allant de la droite
extrême à l’ultragauche, s’est mobilisée aux grands cris de
« Mes libertés, mes libertés ! », les uns plus motivés par la
peur du vaccin, les autres détestant qu’il leur faille un papier
spécial pour aller boire dans leur café préféré.
La peur du vaccin est une vieillerie obscurantiste, qui va
jusqu’à prétendre que le vaccin, comme un sorcier médiéval,
risque de vous changer en quelqu’un d’autre. Le fait qu’on
cherche à vous interdire de fréquenter un lieu public si vous
êtes infecté par le Covid-19 et contagieux relève, lui, du
simple bon sens : on ne peut vivre en société de façon
minimalement raisonnable si on trouve « normal », au nom de
la liberté individuelle, de devenir le centre d’une contagion
étendue avec risque de morts.
Dans les deux cas, la désorientation est manifeste. Elle
revient à l’ignorance de principes rationnels élémentaires. Le
premier, formulé il y a longtemps par Descartes, est que la
vraie liberté ne consiste nullement à faire « ce qu’on veut »,
mais à faire ce que la Raison nous montre comme à la fois
efficace et juste. Le deuxième, formulé il y a longtemps par les
penseurs grecs, est que le Bien véritable n’est jamais
individuel, mais doit prendre en compte l’existence des autres.
À cet égard, les « manifs » du samedi contre les décisions
du gouvernement en matière de vaccin montrent à quel point
l’individualisme, accompagné d’un solide mépris pour la
science en particulier et la rationalité en général, diffuse
partout une désorientation extrêmement dangereuse.
Que ces manifestations aient mélangé, parfois dans
d’obscures bagarres, des vieux briscards Gilets jaunes, des
ultragauchistes excités, des militants venus des différentes
boutiques de l’extrême droite et des individualistes venus là
défendre la « liberté » de leur intéressante personne, ne fait
preuve que d’une seule chose : faute d’un point de vérité à
défendre et propager, ce genre de rassemblement disparate ne
fait qu’augmenter la confusion actuelle des politiques de tous
bords.
Mais saisissant l’occasion qu’a toujours été, pour les
revanchards du pétainisme, la désorientation totale de leurs
vrais adversaires, l’effet de ces micmacs irrationnels porte
aujourd’hui un nom : Zemmour. Et, symétrique de la
désorientation libérale, cette affirmation fascisante est
aujourd’hui au cœur de la campagne électorale : le bon vieux
crétinisme parlementaire trouve le moyen de se laisser
corrompre par les effets de la désorientation.
C’est le prix à payer quand le communisme, seule
proposition politique réellement extérieure à l’état des choses
entretenu par le Capital planétaire, est lui-même,
provisoirement, désorienté. Je tenterai de dire, plus loin, le
pourquoi de cette désorientation, et ce sur quoi il faut tenir
ferme, dans la pensée comme dans l’action réelle.

4. L’OBSESSION NÉGATIVE :
DE LA DIFFÉRENCE RADICALE ENTRE
« REVENDICATION », AU NIVEAU SYNDICAL,
ET « ACTION DE CLASSE », AU NIVEAU
POLITIQUE.
Il faut toujours se souvenir de ce que, pour Marx comme
encore plus nettement pour Lénine puis pour Mao, le
communisme n’est ni une idéologie ni un vague but final, mais
un processus politique absolument singulier, à penser et
animer comme tel ici et maintenant.
En particulier, l’opposition fébrile à des mesures
gouvernementales particulières n’est qu’une négation
localisée, et finalement réformiste, de la politique dominante.
On le voit clairement de ce que, dans ce genre de situation,
réclamer satisfaction revient en fait à admettre, premièrement
que le régime en place a le monopole des décisions politiques,
deuxièmement qu’on le croit en vérité capable de concessions
sur le point mis en jeu. Nommons ces deux caractéristiques
l’intériorité et la dépendance.
Il est capital d’avoir de l’intériorité et de la dépendance une
appréhension dialectique : ce sont en fait des modalités de ce
que j’appellerais la négation faible, à savoir une négation qui,
si véhémente qu’elle soit, restant séparée de toute affirmation
universelle (comme celle qui réfère toute négation locale au
processus communiste), finit par cautionner l’ordre
(capitaliste) existant comme le seul possible.
La crise planétaire du communisme, depuis l’échec de la
Révolution culturelle en Chine, a eu pour conséquence la
prolifération, dans le monde entier, de processus dont la réalité
massive, la ténacité et la véhémence pratique ou verbale
pouvaient susciter l’admiration, mais dont on a pu constater, à
chaque fois, qu’ils échouaient totalement à changer la situation
politique et, même, que dans certains cas limites ils
accouchaient d’une variante aggravée de la domination
réactionnaire.
Ces mouvements ont eu leur heure de gloire en France, de
Nuit debout aux samedis anti-pass sanitaire en passant par les
Gilets jaunes. À vrai dire, comparés à d’autres mouvements de
la même espèce, mais infiniment plus populaires, massifs et
opiniâtres, comme les levées anti-militaires en Algérie ou en
Égypte, ou encore l’obstination « démocratique » et pro-
occidentale de la jeunesse de Hong Kong, nos prestations
nationales font pâle figure. Il n’en reste pas moins qu’elles
relèvent, comme leurs variantes arabes ou chinoises, de la
négation faible, soit des deux maladies de ce genre de levée, à
savoir l ’intériorité et la dépendance. On réclame (négation) la
fin de quelque chose sans avoir la moindre idée (affirmation)
de ce qu’il faut mettre à sa place et, dans ces conditions, on
remet toute vraie décision dans les mains de ceux qu’on
combat (intériorité), de sorte que l’issue du combat est décidée
par l’adversaire (dépendance). Voire par un adversaire de
même espèce que celui qu’on prétendait combattre, mais pire.
En Égypte, Al-Sissi, qui vient au pouvoir en réponse au
mouvement de masse, est un militaire politiquement pire que
le militaire Moubarak dont ce mouvement réclamait à grands
cris le départ. En Algérie, les officiers continuent à tout régler.
À Hong Kong, la tutelle chinoise a été considérablement
renforcée. Et chez nous, derrière Macron qui maintient le cap,
la seule « nouveauté », dont il aurait mieux valu faire
l’économie, est la montée spectaculaire de Zemmour.
Une partie de l’échec du stalinisme soviétique et de ses
émules, les « partis communistes » du monde entier, est venue
du dogme selon lequel l’affirmation (communiste) est générée
par la négation (du capitalisme). C’est tout simplement
inexact, car du coup la négation s’établit sous la loi affirmative
de l’ordre qu’on combat. Le résultat est inévitablement, non
pas du tout une société communiste, mais un capitalisme de
type nouveau – comme Al-Sissi est « nouveau » au regard de
Moubarak – en fait, un capitalisme monopoliste d’État, dont la
Chine, dirigée par un parti « communiste » de parade, est en
train de tester l’efficacité sur le marché mondial.
Je pose donc que l’état actuel de la désorientation, dans nos
pays, provient largement de ce que l ’axiome néostalinien,
selon lequel l’affirmation créatrice provient de la négation
combattante, est resté dominant dans la plupart des
mouvements de masse, comme chez les intellectuels qui
soutiennent ces mouvements.
On a pu voir se manifester, à propos des Gilets jaunes et de
ce qui a suivi, une apologie récurrente de la « colère ». On
allait jusqu’à dire que la « colère » est l’acte de naissance
d’une subjectivité politique collective. Or, c’est parfaitement
inexact : la colère, n’entretenant par elle-même aucun rapport
avec la rationalité dialectique, est le fatal support de la
négation faible, la négation sans affirmation latente, celle qui
finalement se décourage et passe la main aux charlatans du
pouvoir en place, à ceux que Marx appelait les « fondés de
pouvoir du Capital ».
Les trois maîtres historiques de la pensée politique
communiste ont tous perçu le péril de la désorientation
impliquée par une pensée dont le processus est la négation
faible, si « coléreuse » soit-elle.
Marx a indiqué, dès le Manifeste du Parti communiste, que
l’analyse intellectuelle de ce qu’il nommait « l’ensemble du
processus » devait, dans l’action communiste, servir de guide,
calme et déterminé, aux prises de position tactiques dans des
situations particulières, et qu’en définitive tout devait pouvoir
être rapporté au principal mot d’ordre de la négation
communiste en tant que négation forte, à savoir l’abolition de
la propriété privée. On était donc déjà, en 1848, loin en avant
de ceux à qui leur « colère » dicte tel ou tel geste violent ou
symbolique, immédiatement inscrit dans l’intériorité à la
situation qu’ils prétendent critiquer, et dépendant étroitement
de ses règles immanentes.
Lénine a introduit une distinction fondamentale entre la
revendication et l’action politique. La revendication, qui est le
propre du syndicalisme, ou de ce qu’il nomme, en référence au
syndicalisme anglais, le « trade-unionisme », demande que
certaines situations ouvrières, internes à l’organisation
capitaliste du travail, soient modifiées par les propriétaires des
moyens de production concernés. On voit que dans ce cas, la
négation faible est la loi même de l’action, si tendue que
puisse être une grève, à laquelle d’ailleurs les sociaux-
démocrates et les révisionnistes de tous bords préféreront
toujours la négociation entre le patronat et la bureaucratie
syndicale. Lénine oppose directement le militant communiste
au syndiqué trade-unioniste. Seul le premier agit
politiquement, les « bonzes syndicaux » étant en fait des
complices de la négation faible, et donc du maintien de l’ordre
établi.
On a vu plus tard quelle ampleur pouvait prendre,
singulièrement aux États-Unis, la complicité idéologique entre
la négation faible d’un syndicalisme corrompu, et l’affirmation
forte des lois du Capital par l’appareil d’État « démocratique »
et la police à son service : les syndicats avaient fini par devenir
une des principales forces anticommunistes du pays.
Enfin, il ne faut pas se laisser séduire par les interprétations
ultragauchistes du mot d’ordre prêté à Mao : « On a raison de
se révolter. »« Se révolter », par soi-même, peut parfaitement
relever de la « colère » et donc de la négation faible, de la
négation apolitique, qui va en réalité se greffer sur le réel
existant, le parasiter, et finir par combiner l’intériorité à l’ordre
dominant et la dépendance pratique aux maîtres que cet ordre
entretient. Mais le vrai mot d’ordre de Mao n’est pas celui-là.
Il a dit : « On a raison de se révolter contre les
réactionnaires. » Tout repose donc sur le fait que la révolte
n’est politique que si elle opère « contre les réactionnaires »,
ce qui suppose que les susdits réactionnaires aient été
identifiés, politiquement, à partir des critères mis en place par
la pensée du communisme comme mouvement réel. Ce mot
d’ordre n’offrait donc nul soutien aux actions anarchiques,
agressives, coléreuses, de certains groupes d’étudiants en
Chine pendant la Révolution culturelle. En la circonstance, la
révolte n’était juste que si elle s’attaquait aux révisionnistes de
la direction du Parti communiste, qui orientaient la Chine dans
la direction d’un capitalisme d’État dans lequel les ouvriers
n’auraient plus le moindre pouvoir. Là encore, il s’agissait de
mettre en avant le processus communiste dans son
antagonisme actif contre tout ce qui prétendait, pour des
raisons de productivité et finalement de profit, ordonner les
usines chinoises selon la matrice imposée aux usines
capitalistes par le critère du profit.
Tout cela nous indique que la désorientation
contemporaine – notamment le caractère abstrait et inefficient
des mouvements populaires « coléreux », vu leur intériorité à
l’ordre dominant et leur dépendance des décisions de l’État
bourgeois, vu par conséquent la faiblesse de leur négation –
loin d’être simplement une conséquence de la pandémie, est
une étape du capitalisme mondialisé pour fixer les nouvelles et
juteuses lois du profit quand le processus de la politique
communiste est provisoirement plongé dans une crise
particulièrement sévère.

5. UNE DÉSORIENTATION SINGULIÈRE : LE


FÉMINISME CONTEMPORAIN
J’aborderai les deux vedettes du discours public – notamment
auprès, dit-on, de la jeunesse – que sont le féminisme et
l’écologie par une remarque empirique, qu’il faut quand même
prendre au sérieux : dans le gouvernement nommé par
Macron – président dont on sait qu’il est la cible de tous les
coléreux de France, et que pour ma part je trouve surtout
insignifiant –, il y a tout de même, bien mis en valeur, un
ministère des femmes et un ministère de l’écologie. Difficile
d’imaginer que Macron puisse leur adjoindre un ministère de
la collectivisation des moyens de production et d’échange, un
autre visant la suppression de l’héritage à partir d’un certain
niveau de fortune, un troisième remplaçant toutes les
administrations étatiques par des soviets locaux, et, disons, un
quatrième remplaçant la police et l’armée par des
détachements populaires brandissant le drapeau rouge !
Autrement dit, féminisme et écologie ne font aucunement peur
aux fondés de pouvoir du Capital qui nous gouvernent
aujourd’hui. Il semble bien que ces configurations
idéologiques tombent dans la catégorie des négations faibles et
soient domesticables par le capitalisme et ses fondés de
pouvoir, en tant que complexes mentaux relevant d’une
combinaison, peut-être inédite, entre intériorité et dépendance.
Mais regardons-y de plus près. Je traiterai dans ce chapitre
du féminisme, et dans le suivant de l’écologie, ou plutôt,
puisque c’est la subjectivité qui m’importe, de l’écologisme.
Dans ses propositions les mieux constituées et ses pratiques
les plus courantes, le féminisme contemporain – à distinguer
radicalement de ses héroïques ancêtres, de Virginia Woolf à
Simone de Beauvoir, voire de Jeanne d’Arc à Joséphine
Baker – se compose de quatre ingrédients :
– Premièrement, une dénonciation idéologique des
inégalités entre hommes et femmes dans le domaine social
(emplois, salaires, hiérarchies administratives…).
– Deuxièmement, une dénonciation idéologique des mêmes
inégalités dans l’univers familial (soin des enfants et du
ménage, répartition entre moments libres et moments
contraints, système des noms de famille…).
– Troisièmement, une campagne incessante mettant en
évidence le nombre insupportable de meurtres de femmes (les
« féminicides ») accomplis par des hommes, notamment dans
l’univers conjugal.
– Quatrièmement, une invite à la délation de tout ce qui
relèverait, pour des raisons sexuelles, de la grossièreté, de
l’emploi de la force, de la provocation, du toucher illicite, de
la plaisanterie agressive, du regard concupiscent, de
l’utilisation de la supériorité sociale pour obtenir des faveurs,
de la remarque coquine, du frotti-frotta dans les autobus, de
l’invitation dans des lieux obscurs, de la sexualité ordinaire, et
ainsi de suite.
Il faut ici remarquer deux choses. D’abord, la gamme des
méfaits masculins dignes d’être dénoncés publiquement et
portés à la connaissance de la police et des juges est très vaste,
d’apparence très disparate, mais finalement assumée comme
relevant du même « principe » : le droit que s’accorde
l’homme de faire connaître et valoir son désir sexuel dans
toute rencontre, toute cohabitation, toute socialité, toute
circonstance, si hasardeuse et précaire qu’elle soit, et ce sans
réellement demander son avis à la femme, laquelle tombe
alors, comme le disait Lacan (sans y voir, lui, il est vrai, un
péché capital, mais il n’était qu’un homme…), dans la
catégorie de l’« objet-cause du désir ».
On va ainsi du fait de dire, l’œil un peu brillant, à une
collègue de travail « Vous avez ce matin une bien jolie robe »,
à un viol à main armée ; ou d’un genou posé contre celui d’une
dame dans un autobus bondé à un directeur de thèse qui fait
savoir à une étudiante qu’elle réussirait mieux l’épreuve si elle
faisait avec lui quelques tours de lit ; ou encore d’un vieil
homme qui passe sa journée sur la plage à regarder, sans
qu’elles s’en rendent compte, les baigneuses en bikini à un
beau-père qui a couché avec sa belle-fille de treize ans ; ou
d’un petit sifflement au passage d’une belle femme à une
tentative acharnée de lui mettre la main sous la jupe. Il semble
pourtant que toutes ces manifestations du fatal désir masculin
n’ont pas à être traitées de la même façon. Il n’est même pas
sûr que toutes appellent, nécessairement, qu’on se précipite au
plus proche commissariat.
Dans cette affaire, et du point de vue des désorientations
contemporaines, je m’intéresse particulièrement à trois
choses : la délation, le rôle des réseaux sociaux et le fait que,
comme le disait Rimbaud, dans un tel contexte sinistre,
« l’amour est à réinventer ».

1. La promotion de la délation, ordinairement considérée,


depuis l’école primaire, comme une pratique quelque peu
puante, existe aujourd’hui massivement et sans aucun contrôle
via les réseaux sociaux, ces calamités publiques. Et on
complète la chose par des dépôts de plainte chez les flics. Ce
tribunal anti-masculin improvisé, et aujourd’hui systématique,
pratique donc l’intériorité, d’une part au régime bourbeux des
opinions, particulièrement excitées et vindicatives quand il est
question de sexualité, d’autre part à l’appareil d’État sous sa
forme la plus glauque : l’alliance supposée entre policiers et
juges. Je note au passage qu’aucune femme de ma
connaissance ne parvient à se reconnaître dans l’infamie de
délations de ce genre. Bien sûr, s’il s’agit de viols ou
d’attaques à main armée, ce type de recours peut s’imposer. En
général toutefois, il ne s’agit nullement de cela, mais, au pire,
de commentaires lubriques, que ces amies sanctionnent en les
prenant de haut et en complétant leur refus, s’il le faut, par une
paire de gifles.
L’opinion publique et l’État répressif sont, dans cette
affaire, les vrais acteurs des conséquences de la délation.
Autant dire que nous retrouvons ici notre bonne vieille
démocratie, composé boiteux d’opinions infondées ou
irrationnelles et de bureaucratie au service des grands
capitaux. Soit une machine à désorienter, mais quoi, en
l’occurrence ? Eh bien, l’amour, qui fait vérité du sexe et lui
confère un éclat universel, comme en témoignent depuis des
siècles les arts, poèmes, romans, théâtre et musiques, et
comme le racontent aussi les meilleures chansons. Quand Brel
chante « Ne me quitte pas… », l’émotion angoissée de l’amour
transcende toute négativité revancharde, délatrice ou policière.
C’est cette émotion qui est, avec l’amour, menacée par tout un
aspect du féminisme contemporain, lequel entend ramener le
rapport homme/femme à une suspicion permanente, à des
chicanes identitaires et à l’arbitrage final d’une opinion
émoustillée et d’un tribunal incompétent.

2. Le déchaînement incontrôlé des opinions doit nous rappeler


que, depuis Platon, on doit tout de même savoir la différence
entre opinion d’une part, connaissance vraie de l’autre. Or tout
se passe aujourd’hui comme si la moindre déclaration
tapageuse sur un réseau social avait plus de poids, plus de
réalité, qu’une constatation vérifiée ou qu’une démonstration
rationnelle. Les réseaux sociaux évoquent irrésistiblement le
grand air de la calomnie dans l’opéra de Rossini, Le Barbier
de Séville, à savoir : « Accusez, accusez, il en restera toujours
quelque chose. » Mais après tout, à l’arrière-plan, nous avons
une fois encore la « démocratie », qui soutient que la vérité
politique, à un moment donné, est mesurable par un nombre
majoritaire de suffrages. Ce qui, si on réfléchit une seconde,
est totalement absurde.
Aujourd’hui, le féminisme s’affiche comme une donnée
importante des compétitions électorales, tant dans les
proclamations que pour les élu(e) s. Mais ces chiffres n’ont
guère de signification. Qu’une dame anglaise puisse, comme
Margaret Thatcher, lancer la contre-révolution des années
quatre-vingt doit-il être d’abord analysé comme une victoire
féministe ? La belle durée en Allemagne d’Angela Merkel est-
elle le couronnement des délations sexuelles cumulées ? La
vérité est que notre « démocratie » est bel et bien – comme elle
doit l’être – indifférente au sexe de ses acteurs principaux.
Tout simplement parce que, si importante qu’elle soit en tant
que donnée naturelle de l’espèce humaine, donnée qu’il faut
absolument intégrer dans une vie sociale égalitaire, la
différence sexuelle entre homme et femme, quand elle est
traitée dans le cadre d’une hiérarchie des genres et organise
une guerre des sexes, perd toute signification politique autre
que celle que lui confère, notamment dans les réseaux sociaux,
le bavardage des opinions fallacieuses.
C’est faire œuvre de désorientation calculée que de faire du
féminisme contemporain une sorte de parti politique des
femmes. Une fois acquis qu’une femme peut diriger pendant
une dizaine d’années la politique allemande, et qu’un
homosexuel affiché peut être longuement maire de Paris, la
question du genre avère par elle-même qu’en définitive elle
est, politiquement, une fausse piste, avec désormais, chez
nous, pour étatiser cette piste, un ministère des femmes.
3. La réinvention de l’amour est le champ véritable du
traitement contemporain de la question homme/femme, car
c’est dans l’amour, et dans lui seul, que cette question prend
sens. Lacan, encore lui, est celui qui nous a enseigné que c’est
dans l’amour que vient à l’existence la question sexuée de
l’Autre. Il va jusqu’à dire que la question de l’être de l’Autre,
on « vient à y aborder dans la rencontre » avec celui ou celle
qu’on aimera. Or, de la question de l’amour, comme de celle
de la rencontre – qui est l’événement inaugural de l’amour – le
féminisme contemporain ne dit très exactement rien et se
contente d’affecter une indifférence soupçonneuse concernant
ce rapport, peut-être aliénant, ou en tout cas risqué. Par quoi ce
féminisme installe une sorte de barricade entre les femmes et
les hommes, digne de la prédiction biblique selon laquelle
« les hommes et les femmes mourront chacun de leur côté ».
En tant qu’expérimentation du monde, comme celle que
constituent deux regards sexués possiblement différents,
l’amour sort la question sexuelle de l’aliénation que lui inflige
une théorie générale des genres, laquelle fige le monde dans
une sorte de multiplicité brumeuse indépassable. L’amour,
l’amour seul, inscrit la différence identitaire, au-delà de la
séparation, à travers la construction d’un monde commun
quoiqu’expérimenté dans la différence elle-même. L’amour est
le devenir différencié du commun. Il est le communisme
minimal.

6. DÉSORIENTATION LATÉRALE :
LA RELIGION ÉCOLOGIQUE
Que les us et coutumes du Capital mondialisé, strictement
subordonnés à la question des bénéfices privés, puissent
entraîner de sauvages destructions de forêts, des constructions
immobilières incohérentes, des accumulations dans
l’atmosphère de CO2, lequel est la cause d’un réchauffement
incontrôlable, des nuages de poussières suspectes, des
déversements de pétrole dans les criques océanes, des
disparitions d’espèces animales sympathiques, j’en passe et
des meilleurs, cela est indubitable.
Mais appliquons ici la règle rationnelle qui remonte à
Descartes : toute déploration d’un phénomène déplaisant est
vaine et relève de la foi religieuse au mieux, de la superstition
au pire, si on ignore la cause réelle, scientifiquement établie,
du phénomène en question. Dans sa tendance dominante,
l’écologie n’applique nullement cette règle, tout simplement
parce qu’elle ne veut pas se couper des États ou des opinions
politiques « modérées » en allant droit à la source du Mal.
Cette source est en effet le capitalisme mondialisé,
pratiquement soustrait à tout contrôle et à toute répression
efficace, pour la simple raison qu’il organise tant la texture
sociale des pays que leurs États et ce, que les États en question
soient « démocratiques » ou qu’ils soient, pour parler le jargon
du jour, « totalitaires ».
La vérité, très simple, est que l’écologie ne sera efficace
qu’autant qu’elle se déploiera dans un contexte communiste de
contrôle des dispositions productives, non par les propriétaires
des moyens de production et leurs serviteurs politiques, les
Poutine, les Macron, les Bolsonaro, les Xi Jiping ou les Biden,
mais par des comités populaires situés dans les sites variés où
s’organise la production elle-même, qu’elle soit agricole ou
industrielle. Autant dire que toute écologie est vouée à ruminer
son impuissance tant qu’elle prétend s’adresser à « tout le
monde », intéresser « toute la population de notre planète », et
passe son temps à pleurnicher, congrès mondial après sermon,
sur l’insuffisance des actions entreprises.
La petite sainte de l’écologie, Greta Thunberg, a clairement
dit les choses quand elle a proclamé qu’il ne fallait pas parler
de capitalisme, parce que ce mot « divisait ». Bien dit ! Mais
tout ce qui est censé ne pas « diviser », dès lors qu’on parle
des responsabilités de l’industrie et de la mystérieuse
« impuissance » des États, est voué à n’être qu’une variété de
l’esprit religieux. Et en effet ! La propagande écologiste ne
cesse de parler de notre planète comme si elle était une sorte
de divinité unifiée qui constate avec peine le tort que nous lui
faisons. Je lisais récemment un texte typique, où il était dit que
« la planète nous interpelle, elle crie misère ! ». Dès les débuts
de la prédication écologique, on a parlé de cette fameuse
planète sous le nom de « Gaïa », ce qui divinisait le mot grec
qui désigne notre Terre. Un congrès écologiste devenait dans
ces conditions une sorte de pèlerinage vers les parties les plus
maltraitées du corps sacré de la Déesse.
Nous trouvons là un exemple intéressant de désorientation,
que j’appellerais volontiers la désorientation cléricale. Au
fond, un écologiste comme ceux dont nous parlons ici, ceux
que la question de la propriété privée et l’orientation
communiste laissent indifférents, est comme une sorte de
prêtre (s’il a un rang important dans la secte) ou d’ermite (s’il
est moins titré) : il prêche pour la Cause de la Terre qui se
plaint. Il encourage les fidèles à faire le Bien – par exemple, à
ne plus manger de viande, ou à chasser les chasseurs, ou à ne
circuler qu’à bicyclette, ou à produire dans son petit jardin des
épinards métaphysiquement bio. Il participe aux conciles du
culte avec d’autres prêtres et raffine la vraie et inaltérable
doctrine écolo. Éventuellement, s’il en a la carrure, il se
présente aux élections municipales, voire départementales,
régionales, et même nationales, voire présidentielles, capable
qu’il est, comme le furent toujours les croyants de ce genre,
d’être élu sur une liste de droite, mais aussi bien sûr une liste
de gauche. En effet, l’écolo est au service de la Terre, de
l’humanité tout entière, laquelle contient malheureusement des
électeurs de droite et des électeurs de gauche, division que le
candidat écolo a pour devoir de transcender.
Comme souvent, ce dévouement universel à des causes
contrastées – alors que pour l’écolo, seule compte la plainte de
la Terre – doit franchir, chemin faisant, de rudes obstacles. Un
exemple : le point de départ de l’écologie a été le dur combat
contre l’emploi de l’énergie nucléaire. J’ai moi-même
participé (ah ! jeunesse !) à de violentes manifestations contre
des projets de centrales. Mais aujourd’hui, après le fiasco des
usines marémotrices, le peu de succès général des éoliennes, le
danger représenté par les grands barrages, l’élimination du
charbon, la pollution pétrolière, on ne sait plus comment faire
de l’électricité, dont tout de même on ne peut guère se passer.
C’est bien joli de prôner les voitures exclusivement
électriques, mais d’où viendra l’énergie pour charger des
milliards de batteries, si l’eau, le vent et autres attributs de
notre mère Nature ne peuvent y suffire ? La réponse est, en un
sens, évidente, et Macron a osé récemment la nommer : le
salut peut et doit venir du nucléaire, de milliers de petites
centrales peu polluantes, disposées un peu partout.
Du nucléaire comme menace mortelle au nucléaire comme
seule solution disponible, on a tourné en rond pendant trente
ans : l’assaut écologique contre le nucléaire se terminera, j’en
tiens le pari, par l’aveu de sa nécessité.
Rien ne fait perdre plus de temps que les désorientations,
quelle qu’en soit l’origine.

7. LA DÉSORIENTATION DE L’ENSEIGNEMENT
Je suis professeur de philosophie, mon père était professeur de
mathématiques, ma mère était professeure de français, mes
quatre grands-parents étaient instituteurs, ma première épouse
était professeure de mathématiques, mon fils aîné est
professeur de mathématiques, ma nièce… bref, la question de
l’enseignement fait corps avec ma vie.
Or, me revient de toutes parts le sentiment que
l’enseignement, de l’école aux universités, est aujourd’hui, lui
aussi, gravement désorienté.
Je coupe ici droit vers mon diagnostic : face à une
information omniprésente sur les réseaux de toutes espèces,
qui encourage une totale passivité, voire une solide ignorance
(une petite machine portative « répond » à ma place aux
questions que je me pose ou qu’on me pose), l’appareil
enseignant, singulièrement sa direction étatique, ne fait rien
qui permette d’apprendre à la jeunesse, en sa totalité, ce que
c’est que penser, connaître et argumenter.
Il est évident qu’une réponse à une question, venue d’une
machine extérieure, ne fait que répercuter tel ou tel état
dominant des réponses possibles, sans m’indiquer d’aucune
façon comment on passe de l’ignorance au savoir. Or, le but
d’un enseignement véritable, depuis au moins Platon, n’est
nullement de collectionner des réponses extérieures, mais de
savoir comment on passe, personnellement, et avec ses
propres ressources, de l’ignorance à la connaissance. Pour
Platon, la pensée n’est pas un dictionnaire, et c’est bien
pourquoi son héros, Socrate, aime dire qu’au point de départ
d’une question, il importe de savoir qu’on ne sait rien. Ce qui
compte est de trouver, en s’appuyant sur un enseignement,
quel qu’il soit, le chemin du savoir, ou, pour parler comme le
maître, de parvenir, après de grands efforts, à l’Idée qui éclaire
tout le problème initialement mis à l’ordre du jour.
Le téléphone portable sait tout, et donc ne connaît rien.
Aujourd’hui, l’enseignement doit commencer par bannir
radicalement ce genre de faux savoir, composé d’opinions
incontrôlables, et revenir avec plus d’insistance que jamais sur
les savoirs problématiques, ceux dont il faut apprendre
comment les fréquenter et comment y tracer soi-même le
chemin de la connaissance.
Oui, l’enseignement, c’est l’Idée conquise par la pensée
contre les opinions dominantes que répètent tant les machines
chiffrées que les fondés de pouvoir du Capital et leurs
marchands de papiers et de bruits réglés d’avance.
Une sorte de sagesse avait conduit à tenir pour essentielles,
pour en quelque sorte royales, deux disciplines en apparence
contrastantes : les mathématiques et la littérature. Apprendre,
là, était apprendre ce que c’est que lire un roman ou un essai
ou une tragédie ou un poème, soit ce qui seul fait vérité sur la
subtile infinité de l’existence humaine. Et apprendre ce que
c’est qu’un raisonnement logique, qui seul permet de vaincre
la difficulté d’une situation problématique et de tirer une vive
lumière de données qui sont, dans l’énoncé du problème,
presque opaques.
Dans les deux cas, le professeur est le guide d’un voyage de
la pensée, et telle est la définition idéale de son métier :
montrer comment on passe de l’ignorance au savoir, non par
cumulation d’opinions circulantes, mais par la découverte
d’une capacité personnelle, disponible en chacun, capable de
sélectionner, dans le torrent chronique des informations
informes, seulement ce qui servira à éclairer le complexe
chemin au terme duquel on peut parler d’une vérité.
On pourrait dire aussi : l’enseignement consiste à fournir à
tout enfant ou adolescent les moyens, quel que soit le
problème que leur pose la vie, de le résoudre en l’inscrivant de
façon argumentée dans une lumière universelle.
Mais aujourd’hui, l’enseignement plie l’échine, sous la
double pesanteur d’un monde capitaliste, organisé dans la
seule perspective du profit, et d’une technologie porteuse d’un
arsenal infini d’opinions disparates, qui ne se soucie nullement
de la différence entre le faux et le vrai, et encore moins de
celle qui sépare l’universel du particulier. Dans ces conditions,
l’enseignement, en dépit des efforts héroïques de nombre
d’enseignants, tend à n’être plus qu’une sorte de garderie
provisoire au terme de laquelle on lâche les jeunes dans le
capharnaüm des opinions et des faux-semblants, avec comme
seule boussole l’impératif de se tirer d’affaire vaille que vaille,
téléphone portable en main, dans des circonstances de plus en
plus troubles.
L’enseignement, notamment secondaire, qui avait pour
mission – au moins en théorie – de propager la culture de
l’universel, et donc d’orienter la jeunesse, au fur et à mesure
qu’il s’étendait à cette jeunesse tout entière – excellente
initiative démocratique des années cinquante – s’est vu peu à
peu condamné à une sorte de version falsifiée de cette mission.
En ce sens, et les vrais professeurs sont les premiers à en
souffrir, l’enseignement aujourd’hui, qui devait permettre à la
totalité des enfants et des jeunes de s’orienter dans la pensée,
semble bien être, lui aussi, désorienté.

8. SUR LE MOT « LAÏCITÉ », DEVENU UNE


DÉSORIENTATION ÉDUCATIVE ET UNE
IMPOSTURE IDÉOLOGIQUE
On sait que la laïcité est née, en France, de l’existence
dominante, dans la moyenne bourgeoisie, du courant
idéologique qui sanctifiait la rationalité : une sorte de
« scientisme » assez intransigeant, lequel désirait chasser la
religion, en l’occurrence chrétienne, de toute institution
publique, et singulièrement des écoles.
Il y a eu, sur ce point, des époques plus rigides et des
époques plus tolérantes. Dans mon enfance, par exemple, le
programme des études, dans un lycée public, se tenait à l’écart
de toute valorisation des religions, sans entrer dans une
polémique ouverte contre elles. C’est dans la cour de
récréation, et à l’abri des oreilles de la surveillance, que je
polémiquais, à mes risques et périls, contre mes nombreux
camarades qui allaient encore à la messe et se préparaient pour
leur communion solennelle. Pour éclaircir leur pensée, je
multipliais les efforts pour garantir rationnellement l’absolue
inexistence de Dieu. Vers la fin de mes études secondaires,
cette militance profane fit partie de ma réputation, quelque peu
sulfureuse, mais efficace, du côté des jeunes filles, en général
plus intoxiquées par la fumée des croyances que les garçons.
À cette même époque, l’enseignement des principes
chrétiens était garanti, à l’intérieur même des bâtiments
officiels, par des prêtres chargés, le jeudi, jour de congé de
l’enseignement général, hors programme scolaire proprement
dit et pour les seuls volontaires, de la transmission du
catéchisme.
En revanche, l’État en tant que laïque ne subventionnait
aucunement les écoles religieuses. La situation des familles sur
ces questions se déterminait donc finalement à partir de trois
possibilités : l’école républicaine sans aucun lien avec les
religions ; l’école républicaine avec un catéchisme,
programmatiquement extérieur, mais matériellement intérieur ;
l’école religieuse, de statut privé, et qu’il fallait donc
intégralement payer.
Dans les années gaullistes – à partir de 1958 – les majorités
réactionnaires se succédant sans désemparer, l’État finit par
décider qu’il allait subventionner les écoles très
majoritairement catholiques, qui, quoique toujours nommées
« privées », cessaient ainsi de l’être. Il fut même impossible à
la majorité « Union de la gauche » et à la présidence
Mitterrand de revenir sur ce point, tant il était devenu un
fétiche sensible de l’électorat bourgeois. La très vieille
maxime laïque « À l’école publique l’argent public, à l’école
privée l’argent privé » devenait désuète.
Ce fut, c’est aujourd’hui clair, le commencement d’une
désorientation. Quel était en définitive le rapport exact de
l’État aux religions, tel qu’organisé dans les écoles publiques
par le mot « laïcité » ? Que signifiait exactement ce mot ?
Le moment crucial de sa mise à l’épreuve fut la venue en
France, à partir des années soixante, pour les besoins d’un
renouvellement du prolétariat des grandes usines, de millions
de prolétaires d’origine étrangère. Une première vague,
constituée de Portugais, généralement plus chrétiens que les
bourgeois français eux-mêmes, ne posa guère de problème.
Mais ensuite, les candidats à l’exploitation dans les usines, nés
le plus souvent en Afrique, étaient presque toujours de religion
musulmane, vieille ennemie, depuis les Croisades, des
coloniaux chrétiens.
Prise dans cet antique conflit, et dans les aspects archaïques
incontestablement présents dans la religion des nouveaux
venus, la laïcité, de programme initialement neutre (l’école ne
s’occupe pas de religion), devint une arme de combat contre
les familles prolétaires. On prit des mesures exorbitantes et
unilatérales, comme l’interdiction, pour les jeunes filles, de
telle ou telle façon de s’habiller – pourtant très respectueuses
des bonnes mœurs – ou, pire encore, l’interdiction faite aux
mères d’accompagner leur progéniture dans les parages des
écoles ou dans les sorties scolaires, si elles n’étaient pas
habillées de façon occidentale et chrétienne. On vit jusqu’à des
chefs d’État sortir totalement de la neutralité laïque pour dire
que tout cela était nécessaire, vu les « origines chrétiennes »
de notre civilisation démocratique. L’islam devint l’ennemi
public, dès lors que quelques fanatiques archi-minoritaires en
donnaient, au vu de crimes affreux, des versions aussi
absurdes que si l’on avait, pour toujours et partout, identifié la
religion catholique uniquement aux tortionnaires de
l’Inquisition ou à l’antisémitisme du gouvernement Pétain.
Dans ces conditions, le rapport aux prolétaires de religion
musulmane et à leurs enfants, déjà marqué d’un classique
mépris de classe, s’est en plus coloré d’une vision totalement
désorientée de ce que peut et doit être la laïcité.
L’enseignement laïc repose sur une stricte neutralité en matière
de religion et sur la conviction, à faire partager par tous, que
les régimes de vérité dans lesquels s’inscrit cet enseignement
(principalement, outre les techniques langagières, les sciences
et les arts) peuvent et doivent être communiqués,
égalitairement, aux jeunes de toutes provenances et de toutes
religions.
Je n’ignore nullement l’existence des fanatismes religieux,
dont l’impérialisme occidental a, le premier, sous des oripeaux
chrétiens, donné dans le monde entier des versions
meurtrières, allant au pire jusqu’à l’extermination des
« sauvages » ou, de façon tenue pour banale, leur conversion
forcée. Je sais que des revanchards modernes, issus des pays
pauvres de notre monde divisé, donnent à leur tour aux fables
musulmanes une sinistre couleur terroriste. Mais la laïcité n’a
aucun sens si elle prétend devenir le drapeau guerrier de
l’Occident « démocratique » et de la « civilisation » chrétienne
contre la supposée terreur musulmane. Ce sont là les effets de
croisade d’une désorientation complète de la neutralité
scolaire. Cette incorporation forcée du mot « laïcité » dans
l’idéologie du moment est finalement destinée, tout comme le
mot « migrants », à serrer la bride sur le cou des prolétaires de
provenance africaine ou moyen-orientale. Elle n’a, une fois
encore, servi qu’à préparer l’entrée en fanfare dans le cirque
électoral de Zemmour et de ses suiveurs.

É
9. LES DIALECTIQUES DE L’IDÉOLOGIE
DOMINANTE
Le concept d’idéologie, et plus encore d’idéologie
dominante – si actif en France il y a une cinquantaine
d’années, du temps de Louis Althusser et de ses disciples –, est
manifestement tombé, comme l’ensemble de la construction
marxiste active, dans de provisoires oubliettes, au moment
même où il devrait être d’une saisissante actualité.
La désorientation contemporaine est en effet largement due,
dans le champ politico-social, à l’écrasant retour en force de
l’idéologie bourgeoise, dont le cœur est constitué par
l’individualisme. Voir des quantités de jeunes gens manifester,
à propos du vaccin anti-Covid, aux cris de « Mes libertés, mes
libertés ! », alors même que ce dont il s’agit relève purement et
simplement de la science, est attristant, mais fait preuve, cette
fois pour la science marxiste, d’une éclatante victoire de la
fiction individualiste et « démocratique » qu’est parvenu à
imposer, au moins en Occident, le capitalisme moderne.
C’est encore plus frappant quand on voit des esprits réputés
sérieux tenir Macron pour une figure haïssable de
« l’autoritarisme ». Après tout, un chef d’État est quand même
quelqu’un qui est censé prendre des décisions… Or Macron
n’en prend guère d’autres que celles qui s’imposent dans le
contexte actuel à la classe dominante, et encore le fait-il avec
bien des précautions, comme je l’ai déjà remarqué à propos de
sa répugnance à déclarer obligatoire la vaccination. Par
ailleurs, je ne sache pas qu’il ait imposé quoi que ce soit sans
comparaître, le plus « démocratiquement » du monde, devant
l’assemblée législative régulièrement élue. En la circonstance,
un axiome logique va nous être utile : si l’effet d’une machine
est, de façon fréquente, la production d’un objet médiocre,
raté, ou contraire à ce qu’on en attend, il faut s’en prendre à
cette machine, c’est elle qu’il faut changer. Application de
l’axiome : en politique, quand on n’aime pas ce qui a été
décidé par le gouvernement, il faut chercher l’institution
coupable du côté du rituel électoral en général plutôt que du
côté d’un président en particulier.
Macron est à l’évidence plus bavard qu’énergique. D’où
provient alors cet absurde procès ? Là encore, d’une
désorientation dont l’idéologie dominante, en tant qu’elle
valorise l’individu comme tel, est finalement responsable.
Faute de s’en prendre au réel adversaire, qui est le système
capitaliste, ses inégalités pathologiques et sa « démocratie »
fallacieuse, on s’en prend à une personne, en l’occurrence
Macron, et ce pour la même raison qui fait que, en réalité, on
se prend soi-même, en tant qu’individu, pour une catégorie
politique des plus respectables, qui doit constamment faire
valoir l’éminente valeur des « libertés » qui sont les siennes.
Le champ de la réflexion politique devient alors quelque chose
comme « Moi et Macron », ou, de façon plus générale, mes
libertés d’un côté, l’autorité de l’autre, autorité dont il faut
réclamer ou exiger vigoureusement qu’elle ne soit pas…
autoritaire.
La désorientation, induite par l’idéologie bourgeoise de
l’intérêt privé, cumule alors deux graves défauts qu’on
pourrait croire incompatibles. D’un côté, un culte du Moi
comme seule boussole de l’orientation politique. De l’autre, la
totale responsabilité d’individus qui ne sont pas Moi dans ce
que j’estime être mes malheurs, en particulier le seul fait,
détestable, que mes éminents mérites ne sont pas reconnus.
C’est là qu’intervient la plus grave plaie de ce montage
idéologique qu’est l’identitarisme. Car, pour que fonctionne
l’énoncé idéologique central de la démocratie bourgeoise, à
savoir « Moi je suis très bien, mais y en a plein d’autres qui ne
valent rien ! », il faut qu’existent des catégories collectives
porteuses du Mal. On aura alors le concentré de ce que
j’appellerai le paradoxe de la désorientation bourgeoise : pour
que je puisse penser en politique à partir de l’excellence de ma
petite personne, et que ce soit donc avec allégresse que j’aille
voter dans le bien nommé isoloir, il faut que j’identifie au
moins une catégorie d’autres qui, eux, sont intrinsèquement
détestables, et perturbent par leur seule existence la garantie
individualiste qu’offre le susdit isoloir.
Tel fut historiquement, en Allemagne, le rôle des juifs pour
les nazis, et tel est aujourd’hui, dans nombre de pays, pour
divers courants d’extrême droite, celui des migrants : leur
identité négative implique que je leur refuse catégoriquement
le droit d’influer sur ce qui m’arrive, à moi, allemand depuis
que quelque chose comme l’Allemagne existe, ou à moi,
héréditairement français depuis Vercingétorix. Ce qui finit par
amener les « Moi moi moi » identitaires à désirer la disparition
totale des autres, identifiés à la va-vite comme « étrangers à
notre culture » : indiens, noirs, juifs, arabes, asiatiques, et bien
d’autres encore, sont tenus « démocratiquement », par les
Occidentaux « de souche », de disparaître.
En définitive, du cri anti-vaccin « Mes libertés, mes
libertés ! » au vote pour Zemmour, l’individualisme bourgeois
se soutient d’une dialectique désorientée entre le culte du moi
et la haine de l’autre. Et comme il est risqué d’affronter seul
(moi moi moi !) un pseudo-groupe compact (les migrants, ou
les musulmans), on va créer, ou recréer, une identité
fantasmatique à laquelle appartiendront tous les « vrais »
individus, ceux qui, en France, ont le droit de dire « moi moi
moi » : la catégorie des Français de souche, des « vrais
Français ».
Ainsi, la désorientation organisée par l’idéologie dominante
pour protéger nos vrais maîtres, à savoir la grande bourgeoisie
capitaliste, finit par reconstituer la plus vieille et la plus
dangereuse des catégories politiques, à savoir le nationalisme,
qui ne « protège » le moi qu’au prix de l’exaltation collective
d’une identité aussi agressive que fictive.
Le « vrai Français », c’est celui-là même que nos maîtres
mobilisèrent en 1914 pour empêcher – au prix, pour le seul
côté français, d’un million et demi de jeunes morts –
l’Allemagne de participer au pillage impérial de l’Afrique
dans lequel la France et l’Angleterre s’étaient engagées. Mais
c’est également ce fétiche de « la France » et des « vrais
Français » que mobilisèrent en 1940 Pétain et sa clique
antisémite et antisoviétique, cette fois pour que l’armée
allemande les protège du cauchemar que représentait, pour la
grande bourgeoisie dont ils étaient les représentants, le Front
populaire de 1936 et la neuve puissance du Parti communiste.
Ainsi, toute désorientation manifeste de l’opinion publique,
comme celle que nous observons aujourd’hui, finit par
renvoyer aux avatars de l’idéologie dominante, telle qu’elle
soutient, vaille que vaille, dans un cadre national désormais
étriqué, le pouvoir économico-politique d’un groupe dominant
lui-même de plus en plus restreint.
Ce qui montre bien qu’un désordre évident ne s’éclaire que
si on le considère comme un effet de l’ordre dont il procède.

10. EN GUISE DE CONCLUSION


Les désordres visibles du monde contemporain livré à la
pandémie m’ont conduit aux actions contemporaines de
l’idéologie dominante. Une désorientation factuelle ne s’est
donc éclairée qu’en prenant en compte l’orientation invariable
de l’idéologie dans laquelle on réfléchit généralement les
épisodes de désorientation apparente. Dans un monde aliéné,
la relation dialectique va ainsi de l’ordre au désordre.
On pourrait définir le communisme comme l’entreprise
politique qui fonctionne en sens inverse : le secret de
l’idéologie dominante y est révélé par une saisie des
désorientations factuelles capables de mettre en péril le
contenu invariable de ce à quoi la domination nous ramène.
Par exemple, dans le cas de la pandémie et de ses effets, on
partira directement du constat suivant : si nombre de petites
entreprises (dans la restauration, le commerce de détail, les
spectacles, l’artisanat…) ont été sévèrement atteintes, les
grandes ou très grandes firmes ont largement tiré leur épingle
du jeu. Ce qui veut dire également que les épidémies ont ceci
de commun avec les guerres qu’elles accélèrent la
concentration du capital, loi majeure de toute l’histoire du
monde moderne. On notera aussi que l’endettement des États,
venus au secours des petites et moyennes entreprises, qui font
partie de leur clientèle électorale, a posé et posera sans doute
de sérieux problèmes, notamment celui du risque d’une
inflation importante, mais sera en outre l’occasion d’une mise
en œuvre réformatrice de grande ampleur des liaisons
internationales et des chemins de l’approvisionnement en
sources d’énergie, comme le montre déjà le retour en grâce de
l’énergie nucléaire. De même, on pourrait bien assister à un
remaniement planétaire des alliances, avec par exemple la
constitution d’un bloc économique sino-russe défiant
l’hégémonie américaine.
Ce qu’il faut surtout souhaiter, c’est que la visible fatigue
des institutions étatiques « démocratiques » et, en particulier,
l’inertie avérée des « gauches » occidentales, profitent, non à
la venue au pouvoir d’une sorte de fascisme réinventé, mais à
un nouveau départ du communisme. Il faudrait que ce départ
soit directement branché sur les exigences d’une troisième
étape du processus communiste, après l’échec, déjà constaté
par Marx et Lénine, des partis sociaux-démocrates
parlementaires (Allemagne) et celui des partis-État centralisés
(Russie et Chine), déjà constaté par Mao. Qu’il faille
impérativement être ou devenir communiste, avec comme
tâche de passer outre le communisme parlementaire et de
dépasser le communisme d’État, voilà ce que l’histoire
contemporaine, y compris et surtout celle des moments de
désorientation, pourrait et devrait nous apprendre.

ALAIN BADIOU
GALLIMARD

5, rue Gaston-Gallimard, 75328 Paris cedex 07


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© ÉDITIONS GALLIMARD, 2022. Pour l’édition papier.


© Éditions Gallimard, 2021. Pour l’édition numérique.
Cette édition électronique du livre Remarques sur la
désorientation du monde d’Alain Badiou a été réalisée le 15
décembre 2021 par les Éditions Gallimard.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage (ISBN :
9782072974168 - Numéro d’édition : 432091).
Code Sodis : U43184 - ISBN : 9782072974182 - Numéro
d’édition : 432093

Ce livre numérique a été converti initialement au format


EPUB par Isako www.isako.com à partir de l’édition papier du
même ouvrage.
Table des matières

Couverture
Avant-propos
Cet essai s’adresse principalement…
1. SYMPTÔMES DES MALADIES CONTEMPORAINES
2. LE CONCEPT D’ORIENTATION
3. DEUX EXEMPLES FRAPPANTS DE
DÉSORIENTATION
4. L’OBSESSION NÉGATIVE : DE LA DIFFÉRENCE
RADICALE ENTRE « REVENDICATION », AU
NIVEAU SYNDICAL, ET « ACTION DE CLASSE », AU
NIVEAU POLITIQUE.
5. UNE DÉSORIENTATION SINGULIÈRE : LE
FÉMINISME CONTEMPORAIN
6. DÉSORIENTATION LATÉRALE : LA RELIGION
ÉCOLOGIQUE
7. LA DÉSORIENTATION DE L’ENSEIGNEMENT
8. SUR LE MOT « LAÏCITÉ », DEVENU UNE
DÉSORIENTATION ÉDUCATIVE ET UNE IMPOSTURE
IDÉOLOGIQUE
9. LES DIALECTIQUES DE L’IDÉOLOGIE
DOMINANTE
10. EN GUISE DE CONCLUSION
Copyright
Présentation
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