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Le Pansement Et La Pensee Splendeurs Et Miseres Du Role Propre

Le document aborde l'évolution du rôle des infirmières en France, en soulignant la transition d'un rôle d'auxiliaire médicale à un rôle propre reconnu depuis 1978. Malgré cette reconnaissance, il existe un décalage entre la théorie et la pratique, où les infirmières continuent à être perçues comme des instruments au service des médecins, limitant leur capacité à penser et à agir de manière autonome. L'auteur propose une réflexion sur les implications de cette situation pour l'avenir de la profession infirmière.

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Le Pansement Et La Pensee Splendeurs Et Miseres Du Role Propre

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LES SOINS INFIRMIERS EN FRANCE


AUJOURD’HUI : PROBLÈMES ET PERSPECTIVES
LE PANSEMENT ET LA PENSÉE : SPLENDEURS ET MISÈRES
DU RÔLE PROPRE

Michel POISSON
Infirmier cadre supérieur de santé, CHU de Nantes, historien.

Mots clés : Soins infirmiers, rôle propre, idéologie, épistémologie, discipline, science.

INTRODUCTION cale avait amplement édifié ces dernières sur les


conditions déterminant les relations qu’elles devaient
entretenir avec les médecins:
Depuis la fin du XIXème siècle, la croissante diversifica-
tion des métiers dits paramédicaux avait trouvé l’es- « ... la commission a voulu que les infirmières ne fussent
sentiel de sa justification dans la division du travail médi- jamais tentées de prendre une initiative qui n’appartient
cal - ceci en termes de conception et de direction pour qu’au médecin. L’infirmière a un rôle très utile mais exac-
les médecins, d’exécution pour les autres. Le « couple » tement limité, elle est l’aide du médecin dont elle doit
médecin-infirmière a pendant longtemps constitué la suivre les prescriptions avec une obéissance passive. Il
figure emblématique de cette vision du monde de la faut qu’elle soit à même d’apprécier suffisamment l’état
santé. Or, en 1978, les infirmières se sont vues recon- du malade pour rendre compte au médecin de ce qui
naître un rôle propre, en plus de leur rôle d’auxiliaire s’est passé en son absence, de faire prendre à propos les
médicale. Cet événement peut être regardé comme médicaments ordonnés, sans pour cela prétendre poser
une modification de la configuration du travail pour la un diagnostic ou faire de la thérapeutique. Elle doit, en
santé et constitue donc a priori, un tournant historique un mot, seconder le médecin, mais ne jamais se substi-
important, sinon majeur. Ce sont ces changements que tuer à lui ; et le meilleur moyen de l’en empêcher est de
je me propose d’examiner dans un premier temps. limiter son instruction aux choses de son état »1.
Dans un second temps, je poserai la question de savoir
comment la profession infirmière s’est saisie de ce qui Ainsi, l’infirmière est-elle explicitement définie comme
peut ressembler à une opportunité émancipatrice dans un pur instrument au service du médecin; sorte de
ses relations avec la profession médicale. Enfin, à la prolongement de ses sens (apprécier l’état du malade)
lumière de ces éclairages socio-historiques, j’envisage- et de sa main (faire prendre les traitements). Dans ces
rai quelques pistes de réflexion utiles, à mes yeux, pour conditions, toute velléité de pensée serait à l’évidence
l’avenir de la profession. vaine et bien incongrue: un instrument ne pense pas.
Et même si une infirmière incontrôlée s’y aventurait,
son instruction est là, dont l’une des fonctions, semble-
t-il, consiste à limiter les risques d’escapade. Déjà, le
EN QUOI L’AVÈNEMENT problème de la connaissance infirmière est posé, mais
DU « RÔLE PROPRE » du strict point de vue de l’ordre des « états ».
CONSTITUE-T-IL UN Cette sorte de verrouillage de la pensée comme
TOURNANT HISTORIQUE? garant de l’ordre social fut, sans aucun doute, d’une
remarquable efficacité. Dans les années trente, on en
trouve le témoignage sous une forme presque aggra-
Dès 1900, par le biais de ses représentants à une com- vée dans la presse infirmière elle-même:
mission chargée de l’étude des programmes d’ensei- « L’infirmière doit par une connaissance appropriée de
gnement destinés aux infirmières, la profession médi- l’être qui souffre et de la maladie en elle-même constituer

1
Cité par Poisson M., Origines républicaines d’un modèle infirmier, Paris, Editions hospitalières, 1998, 150p., p. 97, souligné pour les besoins
de la présente étude.

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LES SOINS INFIRMIERS EN FRANCE AUJOURD’HUI : PROBLEMES ET PERSPECTIVES

LE PANSEMENT ET LA PENSÉE : SPLENDEURS ET MISÈRES DU RÔLE PROPRE

l’instrument parfait qui a pour fonction principale de se tenir pour l’action. Car ce « rôle propre », dont il n’est d’ailleurs
à portée de la main du médecin. C’est celui-ci qui doit de cet pas précisé par qui ou par quoi il est « dévolu » et compte
instrument docile faire l’usage voulu »2. tenu du fait qu’il ne peut être de l’ordre de la nature puis-
« Lorsque le chef a parlé, affirmait Léonie Chaptal, l’infirmière qu’il figure dans un texte de loi, est difficilement imaginable
se tait, elle n’a plus d’opinion, elle n’a plus qu’à exécuter la hors de toute activité de pensée et de pensée « propre » de
prescription aussi parfaitement qu’elle saura le faire »3. surcroît, c’est-à-dire différenciée de la pensée médicale.
La pensée, selon E. Morin, « est une activité spécifique de
l’esprit humain qui, comme toute activité de l’esprit, se déploie Du même coup, l’infirmière se dégage de l’état de pur
dans la sphère du langage, de la logique et de la conscience »4. instrument médiatisant pour partie la relation du méde-
Il n’est pas douteux que les infirmières usèrent dès leur cin au malade dans son activité diagnostique et théra-
naissance, de cette capacité propre à l’homo sapiens. Mais peutique et est en mesure de « s’approprier », donc de
ouvertement réduites au rang de simples créatures sans penser et construire sa propre relation au malade.
opinion de l’aveu même de l’une d’entre elles et non des D’instrument, elle devient elle-même thérapeute, puis-
moindres, elles n’avaient d’autre choix, pour jouer le rôle qu’il lui est reconnu un rôle particulier à jouer, même si
attendu d’elles, que celui d’épouser étroitement le mode c’est à côté de celui qui lui était auparavant assigné.
de pensée de leurs maîtres, à travers les bribes qu’il leur
était possible de saisir compte tenu de la limitation déli- Malheureusement, vingt ans plus tard, l’état des lieux
bérée de leur « instruction ». concernant le rôle propre des infirmières est loin de
confirmer cette vision qui aurait pu demeurer idyllique
Compte tenu de ces précédents, lorsque le législateur en l’absence de confrontation avec l’impitoyable réalité.
définit pour la première fois l’infirmière en 1946, il n’y a Dans une étude portant sur 627 professionnelles (infir-
rien d’étonnant à ce que ce soit pour affirmer, voire mières, cadres, enseignantes, étudiantes), A. Montesinos
consacrer l’union quasi-symbiotique entre le médecin et fait un constat alarmé sur le sujet en 1999: « ... Ainsi, on
l’infirmière, donc l’unité de pensée entre les deux - ou, constate que: les écoles ne savent pas mieux que les services
plus justement, le strict prolongement du résultat de la ce qu’est le rôle propre infirmier et ne lui accordent pas plus
pensée du médecin par l’infirmière: d’intérêt. Les enseignantes n’obtiennent pas de bien meilleurs
« … Est considérée comme exerçant la profession d’infirmier résultats que les étudiantes qu’elles ont pour mission de for-
(ère), toute personne qui donne habituellement soit à domi- mer. Les étudiantes infirmières, censées avoir bénéficié d’une
cile, soit dans des services publics ou privés d’hospitalisation formation en ce domaine, ne sont qu’à peine mieux placées
ou de consultation, des soins prescrits ou conseillés par un que les infirmières… Il apparaît que vingt ans après la pro-
médecin »5. mulgation d’une loi qui l’a officiellement reconnu, le rôle propre
Qu’en est-il de la définition de 1978 et du désormais infirmier est encore trop largement méconnu d’infirmières et
fameux « rôle propre »? Cet événement consacre une de cadres qui ont pour mission de l’enseigner, de l’organiser
rupture avec le passé et place la profession en position et de le mettre en œuvre… »6.
d’occuper une certaine zone d’autonomie.
A la lumière de ces conclusions, il est certes possible de
considérer les infirmiers et les infirmières comme irré-
médiablement frappés d’une sombre ignorance, ou bien
LE RÔLE PROPRE: UNE VOIE d’une résistance maladive au « changement » prescrit par
POUR UNE PENSÉE INFIRMIÈRE? la loi. Pour ma part, je suis tenté d’émettre l’hypothèse
que ce rôle, qui leur est « dévolu », ne leur convient pas
en tant que tel. Parce que, confronté à la réalité et sans
La reconnaissance officielle d’une parcelle de territoire ins- préjuger de son utilité, ni même de sa nécessité pratiques,
titutionnel et symbolique pour les infirmières montre, aussi il ne signifie rien a priori. Toute libre appropriation d’un
bien, qu’elles sont jugées capables, donc autorisées à penser, rôle nouvellement créé, quel qu’il soit, ne peut en effet
c’est-à-dire de se livrer à une délibération ayant pour résul- s’opérer que si elle est assortie d’une pensée qui lui donne
tat un certain nombre de jugements et la prise de décisions un sens. Or une définition de rôle et une liste d’actes,

2
In L’infirmière française, 1925-1926, cité par Collière M.F., Soigner… Le premier art de la vie, Paris, InterEditions, 1995, 440 p., p. 87, Souligné par
nous.
3
Cité par Collière, ibid. Notons que Léonie Chaptal était elle-même le chef de file de la profession infirmière en France à l’époque et que cette carac-
téristique donne une envergure et un poids particuliers à sa propre voix.
4
Morin E., La méthode (t.3), La connaissance de la connaissance, Paris, Seuil, 1986, 250p, p.182
5
Loi n° 46-630 du 8 avril 1946, Code de la Santé Publique.
6 Montesinos A., « Etude sur le rôle propre : connaissances et opinions des professionnels », in dossier « Le rôle propre, pierre angulaire de l’iden-

tité infirmière, Objectif soins, janvier 1999, n°71, p. IV.

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fussent-ils désignés et consignés dans un code7, ne peu- sur les différents discours véhiculés par ces dernières,
vent tenir lieu de pensée. A fortiori et s’agissant d’une elle écrit ceci dès 1996: « Dans leur combat continu pour
« propriété » des infirmières, cette pensée ne peut une autonomie professionnelle par rapport aux médecins,
trouver sa source et se déployer que chez les profes- les infirmières s’efforcent de se doter de réglementation, de
sionnelles elles-mêmes. concepts (diagnostic infirmier), d’outils (dossier de soins), qui
consacrent l’existence d’un champ de compétences auto-
Or, dans la pratique, le rôle que les infirmières sem- nome fondé sur la relation avec le malade: le malade n’est
blent percevoir à justes raisons comme étant « le leur », plus conçu comme le corps morcelé, objet d’une intervention
est précisément celui qu’elles connaissent et jouent au médicale à visée curative mais comme un sujet auquel l’in-
quotidien, même si ce jeu consiste aussi à mettre en firmière procure hygiène, confort, soutien psychologique et
œuvre des actes prescrits et donc décidés par le méde- éducation tournés vers une approche positive de la santé. Les
cin. Ainsi, toute forme d’identité infirmière ne peut se infirmières revendiquent la constitution en compétences pro-
concevoir8, s’enraciner, se construire et se dévelop- fessionnelles de la dimension relationnelle du soin, la recon-
per, qu’en prenant en compte dans son intégralité la naissance en qualification professionnelle de ce qui a long-
contribution de ces professionnelles pour ce qu’elle temps été considéré comme le prolongement de qualités
est: une pratique transformatrice de la réalité des situa- maternelles et féminines. Le rôle délégué de réalisation
tions de soins visant le mieux-être des personnes, au d’actes diagnostiques, thérapeutiques ou de surveillance
même titre que la pratique médicale et en interrelation prescrits par les médecins n’est plus que secondaire »9.
étroite avec elle. Toute tentative d’élaboration d’une
pensée infirmière consistant en la construction d’une L’idéologie, disait le philosophe L. Althuser, est « le rap-
citadelle purement idéologique, destinée à repousser port imaginaire des individus à leurs conditions réelles d’exis-
tout ce qui n’est pas « propre » et à défendre tout ce tence ». Peut-être peut-on voir dans le texte qui pré-
qui l’est est donc, par nature, vouée à l’enfermement et cède une belle illustration de cette formule. Car si ce
à l’échec, pour la raison simple qu’elle est comme frap- type de discours, volontariste et militant peut être
pée d’invalidité, confrontée à une réalité nettement plus satisfaisant pour l’esprit « en marchant vite », à y regar-
complexe et assurément moins « pure ». der de près, il semble nier la réalité en bloc.
Ceci représente sans doute l’un des avatars les plus
inattendus du fameux et pourtant prometteur « rôle Tout d’abord, le corps médical est engagé depuis long-
propre » des années 1980 : par l’officialisation de la temps dans une démarche qui dépasse largement la
di-vision des rôles, le législateur reconnaissait aux dimension curative des soins. La prévention fait partie
infirmières une zone d’autonomie. Mais paradoxale- intégrante de son champ de compétences et d’inter-
ment, il les plaçait en même temps dans des condi- ventions, même si elle reste, encore aujourd’hui, le
tions rendant impossible toute forme de pensée d’en- parent très pauvre des choix et des décisions budgé-
vergure, en créant l’illusion durable qu’une identité taires en termes de santé publique. On sait aussi que
ne pouvait se construire que dans les limites étriquées l’éducation a pris une place grandissante dans l’exercice
d’une partie de leur « rôle », ceci en contradiction d’une médecine ayant fait sienne la préoccupation
totale avec la réalité du vaste champ de leur exercice hygiéniste depuis fort longtemps. Les « infirmières visi-
professionnel. L’induction de cette vision disjonctive teuses » (qui deviendront, par la suite, les assistantes
de la réalité a fait de la pensée infirmière une pensée sociales) des années trente en furent les actifs « ins-
disjonctée voire schizoïde, avant même qu’elle n’ait truments » dans la lutte contre la tuberculose.
pu se développer. Et c’est dans cette voie aux allures Par ailleurs, considérer que l’activité sur prescription
d’impasse que la profession semble s’être engagée médicale « n’est plus que secondaire » apparaît évi-
durant les vingt ou vingt cinq dernières années. demment comme relevant du pur fantasme à n’importe
quel visiteur ou observateur spontané d’un établisse-
F. Lert a effectué différents travaux sociologiques sur ment hospitalier. Il en va de même s’agissant de la réa-
les professions infirmière et de sage-femme. S’appuyant lité professionnelle des infirmières libérales aujourd’hui.

7
Article R. 4311-3 du code de la santé publique : « relèvent du rôle propre de l’infirmier les soins infirmiers liés aux fonction d’entretien et de conti-
nuité de la vie et visant à compenser partiellement ou totalement un manque ou une diminution d’autonomie d’une personne ou d’un groupe de personnes.
Dans ce cadre, l’infirmier a compétence pour prendre les initiatives qu’il juge nécessaires et accomplir les soins indispensables conformément aux disposi-
tions de l’art. 3 ci-après. Il identifie les besoins des patients, pose un diagnostic infirmier, formule des objectifs de soins, met en oeuvre les actions appro-
priées et les évalue. Il peut élaborer, avec la participation des membres de l’équipe soignante, des protocoles de soins infirmiers relevant de son initiative.
Il est responsable de l’élaboration, de l’utilisation et de la gestion du dossier de soins infirmier ». L’art. R. 4311-5 du même code expose la liste des
actes infirmiers relevant du rôle propre.
8
Produire de la pensée, selon E. Morin, c’est transformer le connu en conçu. Ainsi, pour lui, la conception peut se définir comme « l’engen-
drement, par un esprit humain, d’une configuration originale formant unité organisée ». Morin, 1986, op. cit., p. 185.
9 Lert F., « Le rôle propre peut-il fonder l’autonomie professionnelle des infirmières ? », Sciences sociales et santé, vol. 14, n°3, sept. 1996, pp

103 à 115.

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LE PANSEMENT ET LA PENSÉE : SPLENDEURS ET MISÈRES DU RÔLE PROPRE

Quant à l’affirmation selon laquelle les infirmières F. Lert souligne aussi dans son étude qu’il existe un
auraient l’apanage de l’attention et de la relation au réel attrait, chez les infirmières, pour la dimension
malade, elle semble relever, elle aussi, beaucoup plus de scientifique et technique de la médecine. Sans doute
la construction idéologique que de la réalité. Comment, peut-on voir, dans ce type d’attitude, l’intégration d’une
en effet, imaginer l’exercice de la médecine sans rela- « identité » professionnelle qui dépasse largement le
tion entre le médecin et le patient et sans un minimum fameux rôle propre dont il est question de faire la pro-
d’attention de celui-ci par rapport à celui-là? Que les motion dans le discours idéologique.
médecins aient procédé à une mise à distance du corps
de plus en plus grande jusqu’à le rendre à la fois trans- Dans sa critique sévère de la notion d’identité et de ce
parent et lointain (imagerie médicale, télémédecine) au qu’il appelle l’inflation identitaire, l’anthropologue F.
rythme des innovations technologiques ne change rien Laplantine écrit : « L’identité est d’autant plus affirmée
à l’affaire. La relation médecin-patient demeure. comme consistante que la pensée est inconsistante. C’est
une notion d’une très grande pauvreté épistémologique,
Si différence il y a entre une approche médicale et infir- mais en revanche, d’une très grande efficacité idéolo-
mière, ce ne peut donc être dans l’existence ou non gique »11…. « Utilisée par les uns comme moyen de reven-
d’une relation, mais dans le sens donné à cette rela- dication et par les autres comme instrument d’investiga-
tion par les uns et par les autres. Et la répétition un tion, elle (l’identité) consiste dans la reproduction de ce
peu lancinante des vertus somme toute séculaires qui distingue et particularise. Elle ne permet pas ne serait-
devant idéalement inspirer la pratique des infirmières, ce que d’envisager l’existence du singulier qui nous ouvre
ne suffit pas pour faire apparaître ce sens. Encore est- à l’universel »12.
il nécessaire de clarifier l’objet de la discipline qu’elles
exercent et de définir leur manière particulière d’abor-
der et d’utiliser différents domaines de connaissances
comme autant de sources de savoir, voire de produire DU DISCOURS IDÉOLOGIQUE
de la connaissance de première main par la recherche. A LA RÉFLEXION
ÉPISTÉMOLOGIQUE
Ainsi, la constitution du champ de connaissances des
médecins a-t-elle fortement tendu jusqu’à aujourd’hui,
vers un découpage toujours plus grand des fonctions, Ainsi, le discours idéologique des infirmières sur le rôle
des organes, des affections ou des âges - ceci en vertu propre et la dimension relationnelle comme fonde-
du processus de division du travail scientifique. Si, ments de leur identité résiste difficilement à l’examen.
comme cela semble se dessiner, les infirmières sou- Il est cependant rassurant que la très grande majorité
haitent regarder une situation de soins comme un évé- des infirmières praticiennes elles-mêmes ne semblent
nement non seulement biologique, mais aussi biogra- pas avoir été dupes de cette sorte de mystification. Dès
phique et social survenant dans l’expérience humaine, lors, leur énergique résistance à tout ce qui est de
leur champ de connaissances ne peut se constituer de l’ordre du rôle propre comme fondement pertinent de
la même façon que les médecins. A l’inverse de la divi- leur pratique et donc de leur pensée, est loin d’appa-
sion et du découpage, il s’agit pour elles d’envisager et raître comme un symptôme alarmant. Au contraire,
mettre au point des méthodes permettant une cette résistance atteste plutôt d’une pénétrante vita-
approche de la personne dans son intégralité, jusqu’au lité. Elles semblent, en effet, avoir d’autres visées que
tissu social dans lequel elle s’insère – ceci pour une d’endosser ce manteau quelque peu étriqué et qui, de
pratique quel que soit le lieu d’exercice, y compris spé- surcroît, paraît taillé dans une étoffe un peu vieillotte,
cialisé, voire hyper-spécialisé selon la logique médicale. qui rappelle assez grossièrement l’ancienne division
Cependant, tout à son souci de « défendre » une sexuelle du travail: aux hommes la sphère de la raison
« propriété », la profession infirmière semble s’être et de l’entendement, aux femmes celle de la sensibilité
engagée dans un combat qui procède plus de l’effet et des sentiments « en raison de leur puissance de ten-
d’annonce que de la nécessaire clarification. Ceci mal- dresse et de la délicatesse de leurs soins… avec la sympa-
gré les efforts considérables de certains auteurs « du thie pratique et délicate qui appartient si essentiellement
métier » pour tenter de faire surgir une véritable pen- au caractère féminin »13. Comme si les hommes et les
sée infirmière dès les années 1970, au-delà d’un simple femmes n’étaient pas les uns et les autres constitués
combat idéologique10. de raison et de sentiments. Fût-il présenté comme le

10
Que l’on songe par exemple, aux travaux de MF Collière, qui ont malheureusement produit un écho beaucoup plus important à l’étranger
que sur le territoire national.
11 Laplantine F., Je, nous et les autres, être humain au-delà des appartenances, Paris, Le Pommier, 1999, 155 p., p. 19.

12
.ibid, souligné dans le texte.
13 Propos d’un médecin anglais s’exprimant sur les infirmières en 1878, rapporté par Poisson, op. cit., p. 132.

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dernier cri du prêt à porter de leur identité, les infir- à-dire d’être ouverte sur le monde, une réflexion épis-
mières ne reconnaissent pas ce manteau comme (leur témologique est nécessaire. « L’épistémologie, dit
étant) propre. Simple coquetterie ou profonde lucidité? Develay, est une réflexion critique sur les principes, les
Je penche pour la seconde hypothèse. méthodes et les conclusions d’une science ou d’une disci-
pline ». Cette démarche se distingue très nettement
Il n’en reste pas moins que la reconnaissance crois- de l’idéologie qui pour sa part, « substitue à une ana-
sante de ce rôle propre par le législateur au cours des lyse conceptuelle du sens de la science, l’institution plus ou
vingt cinq dernières années leur a indéniablement moins déguisée d’une image idéale, valorisée ou répudiée,
ouvert une voie. Elles s’y sont d’ailleurs engouffrées, idée-force exprimant l’attitude fantasmatique d’un groupe
d’abord pour réclamer à la nation tout entière ce ou d’un individu »15.
qu’elles jugeaient être leur dû, juste rétribution devant
prendre notamment la forme de la reconnaissance Pour dépassionner le débat, il convient donc de le
réelle et visible par autrui de leur contribution à la prise déplacer. Dépasser le problème des infirmières (ce qui
en charge de l’humanité souffrante. Pour les besoins ne signifie pas le nier) pour s’intéresser à ce qui est en
du recouvrement de cette dette, elles sont même passe de devenir leur discipline : sortir de la problé-
allées jusqu’à inventer un mouvement social en 1988, matique du rôle, fort peu féconde sinon stérile, pour
ceci contre toute attente, étant donné l’image de sou- s’intéresser aux soins infirmiers, à leur objet, ainsi
mission que leur pesante histoire les avait conduites à qu’aux connaissances et méthodes s’y rapportant.
renvoyer d’elles-mêmes.
Ceci suppose, sans aucun doute, de sortir d’une
Cependant, comme le souligne avec force F. Laplantine, logique strictement identitaire tournée vers un petit
la stricte revendication identitaire ne peut suffire pour monde bien à soi. Car « c’est aux confins des sciences,
soutenir une pensée infirmière, en raison de sa pau- écrivait Marcel Mauss, à leurs bords extérieurs, aussi sou-
vreté épistémologique. « Aucune science, dit l’historien vent qu’à leurs principes, qu’à leur noyau et à leur centre,
B. Gille, aucune discipline ne mériteraient ces noms si elles que se font leurs progrès ».16 Mais en même temps, le
ne disposaient pas des moyens conceptuels et méthodolo- moment est venu pour les infirmières d’oser franchir
giques nécessaires à toute analyse »14. un pas décisif: dépasser une approche en termes de
stricte division du travail médical pour définir et déve-
lopper leur contribution au système coopératif inhé-
rent à une nouvelle division du travail pour la santé.
CONCLUSION
C’est bien tout l’enjeu des travaux et des débats dans
ce congrès : l’infirmière comme sujet libre, pensant,
Si les infirmières veulent donner à voir autre chose que connaissant et agissant, dans tous ses rôles et dans tous
les vertus, les vices les qualités et les défauts de leur ses états.
propre personne - toutes caractéristiques qui les ont
pendant longtemps désignées; si elles veulent explici- Je vous remercie de votre attention.
ter ce que leur art ou leur science peut apporter d’ori-
ginal à la population; si elles veulent échanger et dia-
loguer avec les autres professionnels du champ de la
santé sans se confondre avec eux – Elles doivent
rompre avec une tradition de pensée en contrebande RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
et se donner pour tâche de déployer cette pensée et
de la communiquer.
Poisson M., Origines républicaines d’un modèle
Encore est-il nécessaire de prendre des distances avec infirmier, Paris, Éditions hospitalières, 1998.
ce qui peut ressembler à une idéologie de combat, une
sorte de mythe fondateur sans doute utile, peut-être Poisson M., Urgent, rôle propre cherche pen-
même indispensable à un moment donné. Pour sortir sée, même impure, Soins, 2000, 645, 56-61,
d’une stricte position de repli et de défense, caracté-
ristique de la quête identitaire et en même temps pour Poisson M., Du savoir des infirmiers à la connais-
conforter cette identité et lui permette de vivre, c’est- sance infirmière, Soins, 2002, 666, 33-35.

14 Gille B., Histoire des techniques, Paris, Puf, La pléiade, 1978, p. 10.
15 Granger, G., Epistémologie, Encyclopaedia universalis, CD-Rom, 1997.
16 Mauss M., Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1997, 482 p., p. 290 (1ère éd. 1950.)

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