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Introduction Historique Au Droit2

Ce document présente un cours d'introduction historique au droit, soulignant l'interconnexion entre le droit et l'histoire. Il explore l'évolution des règles juridiques, leur formation et leur contexte sociétal, tout en insistant sur l'importance d'une approche historique pour comprendre le droit contemporain. Le cours vise à fournir aux étudiants une base solide sur les origines et les développements du droit, en mettant en avant son lien avec les communautés humaines et son indépendance vis-à-vis de la religion et de la morale.

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Introduction Historique Au Droit2

Ce document présente un cours d'introduction historique au droit, soulignant l'interconnexion entre le droit et l'histoire. Il explore l'évolution des règles juridiques, leur formation et leur contexte sociétal, tout en insistant sur l'importance d'une approche historique pour comprendre le droit contemporain. Le cours vise à fournir aux étudiants une base solide sur les origines et les développements du droit, en mettant en avant son lien avec les communautés humaines et son indépendance vis-à-vis de la religion et de la morale.

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1

UNIVERSITE CATHOLIQUE DU CONGO


FACULTE DE DROIT

COURS D’HISTOIRE DU DROIT ET DES IDEES POLITIQUES, SOCIALES ET


ECONOMIQUES
(Notes de cours à usage privé)
L1 DROIT
Professeur Julien MUMPWENA
2

INTRODUCTION HISTORIQUE AU DROIT


3

INTRODUCION GENERALE1

Cette introduction souhaite éclairer le droit par l’histoire mais aussi l’histoire par le droit. Elle
permet ainsi de rendre compte de la notion de « droit » dans le temps et dans l’espace en
précisant des éléments de sa (ses) définition(s). L’attention sera attirée sur la formation et
l’évolution de règles, d’institutions et de systèmes juridiques. Un héritage commun existe qu’il
convient

Le Droit, quelle que soit la définition qu’on en donne est profondément déterminé par son
histoire et par celle des sociétés dans lesquelles il a vocation à s’appliquer. L’Histoire éclaire
donc le Droit comme le Droit éclaire l’Histoire. Le cours d’Introduction historique au Droit
présente les origines, les développements et l’évolution du Droit depuis le berceau romain dont
nous héritons largement, jusqu’à présent. Il s’attache à décrire la manière dont le Droit acquiert
sa fonction, sa place et son autorité au cours du temps, dont se mettent en place ses sources
(coutume, loi, jurisprudence, doctrine) et dont il devient progressivement un champ de réflexion
et un système autonome, notamment distinct de la Religion (de la Théologie).

L’histoire du Droit ainsi considérée connaît des évolutions, des mutations et des révolutions
périodiques, dont le cours présente à la fois les cadres et les caractéristiques principales selon
une progression chronologique qui permet de mettre en évidence et de conserver la cohérence
les dynamiques de progression, comme d’expliquer et de contextualiser les ruptures et leurs
conséquences lorsqu’elles interviennent.

L’objectif de ce cours est d’offrir aux étudiants juristes une approche générale des principales
données historiques qui conduisent à l’état actuel du Droit, de même qu’il doit attirer leur
attention sur le fait que le Droit demeure toujours et partout profondément lié aux communautés
humaines au sein desquelles il nait, se développe, évolue et se transforme ; il souligne enfin que
le Droit ne peut être résumé à une pure technique ou mécanique que l’on pourrait étudier
indépendamment de son objet et hors de son contexte. Ce cours constitue par conséquent un
élément essentiel de la formation initiale des juristes.

01. Passé et présent du droit


Saisir la formation et l'expression du droit mais aussi le sens, la portée et l'évolution des règles
juridiques dans la longue période et pour des espaces divers est utile au juriste contemporain.
Le droit ne se limite pas à la seule règle. Eclairer le droit par l'histoire permet de mieux
comprendre au sein des sociétés, notamment en Europe, la place et le rôle des acteurs juridiques
et judiciaires, de la diversité des normes ainsi que leur évolution en lien avec leur contexte.
01.1. Une science du droit
Depuis fort longtemps, les philosophes et les juristes ont cherché à saisir la notion de droit. Il a
fait l'objet d'une étude selon des méthodes particulières et d'une construction savante permettant
de former et de formuler un ensemble de connaissances raisonnées et organisées. Une science
du droit est apparue. Elle a eu une influence importante à différentes périodes de l'histoire
juridique occidentale.

1Pour ce cours, nous sommes très dépendant de Marie BASSANO et Florent GARNIER, Introduction historique au droit
Lien : https://cours.unjf.fr/course/view.php?id=154
4

Tenter de définir le droit relève encore aujourd'hui quelque peu de la gageure. Il n’existe pas
de définition unique du droit. Pour Jean Carbonnier « il y a plus d’une définition dans la maison
du droit »2.

Au début du XXe siècle, le juriste Ullmann dans son ouvrage La définition du droit avait relevé
une quinzaine de définitions. D’ordinaire, les étudiants en droit connaissent deux des
principales acceptions du droit qui se complètent (Lexique des termes juridiques) :

 le droit objectif défini comme l’« ensemble des règles régissant la vie en société et
sanctionnées par la puissance publique »,
 le droit subjectif défini comme la « prérogative attribuée à un individu dans son intérêt lui
permettant de jouir d’une chose, d’une valeur ou d’exiger d’autrui une prestation ».

« Nous vivions sous l’empire du droit : dès la naissance il faut déclarer l’enfant et le nom qu’il
portera lui est attribué conformément à certaines règles. D’autres règles ordonneront qu’on
l’inscrive à l’école. Quand nous achetons le moindre objet ou prenons l’autobus, c’est en
application d’un contrat. Nous nous marions, nous travaillons, nous nous soignons selon le
droit. Pourtant quoique conscients de cette omniprésence du droit et capables d’appliquer ou
de produire des règles, nous sommes souvent en peine de le définir. Mais pourquoi faudrait-il
le définir ? La recherche d’une définition relève, comme c’est le cas pour d’autres phénomènes,
d’une spéculation sur la nature ou l’essence du droit. Mais elle est aussi indispensable au
travail même des juristes. On a souvent remarqué que les physiciens ne s’attardent pas à définir
la physique ni les chimistes la chimie, tandis que les juristes ne peuvent se passer d’une
définition du droit ? Cela tient avant tout à ce que l’on ne peut appliquer une règle avant de
l’avoir identifiée comme règle de droit »3.

A la notion de droit sont le plus souvent rapprochés les termes de règle et de norme. On parle
ainsi de règle de droit4. Elle se caractérise par sa généralité et son impersonnabilité, sa
permanence et sa stabilité. Elle est obligatoire et son non-respect appelle une possible sanction.
La règle de droit est parfois trop rapidement assimilée à la loi.
De manière plus large et englobante, la norme est une référence plus récemment utilisée
notamment par les juristes.
Le terme norma a été utilisé dans un premier temps en architecture durant l’Antiquité. Il
désigne alors une équerre en forme de T. Il est ensuite employé dans la réflexion politique et
philosophique avec Cicéron5. Au XIIIe siècle, les normes font l’objet de l’attention des
théologiens6. Une diversité de termes existe alors pour qualifier la norme. Elle s’inscrit dans
l’analyse de ce qu’il est convenu d’appeler le pluralisme juridique médiéval7. Il faut attendre
le XIXe siècle pour que la notion se généralise et qu’elle acquière un sens plus abstrait en
relation avec la théorie du droit. En lien avec le positivisme juridique, les normes sont
entendues comme des « acte[s] de volonté [qui] n’existent que parce qu’elles sont posées par
des autorités habilitées à dire le droit et sanctionnées par l’autorité publique. Cette approche
a attiré l’attention sur l’importance de l’interprétation et d’une certaine manière sur le travail
de « reconstruction » du juge pour établir la signification de la règle juridique. La proposition
a été aussi formulée de concevoir la norme à partir de l’idée de modèle. Elle devient alors une

2 Jean Carbonnier, Sociologie juridique, Paris, PUF, 1994, p. 318).


3 M. Troper, La philosophie du droit, coll. Que-sais-je ?, n° 857, Paris, PUF, 2003, p. 3.
4 D. de Béchillon, Qu'est-ce qu'une règle de droit ?, Paris, 1997
5 R. Jacob, « Jus ou la cuisine romaine de la norme », Droit et cultures, 48, 2004, p. 11 sq
6 E. Marmursztejn, L’autorité des maîtres. Scolastique, normes et société au XIIIe siècle, Paris, 2007, p. 17
7 A. Rigaudière, Penser et construire l’Etat dans la France du Moyen Âge (XIIIe-XVe siècle), Paris, 2003, p. 10-13
5

ligne de conduite qui peut être assimilée et/ou se distinguer de la règle de droit . Ainsi relève
du champ de la norme pour C. Thibierge « ce qui fournit un modèle, que celui-ci relève de
l’obligatoire, modèle imposé, ou simplement du souhaitable ou du possible, modèle proposé »8
Les XIIIe Journées nationales de l’Association Henri Capitant de la Culture Juridique
Française en 2008 ont proposé de renouveler la réflexion sur la normativité et l’effectivité de
la règle9. De récents travaux ont eu pour objet de réflexion le concept de force normative et
les conclusions du même auteur, p. 813-846). Cette réflexion envisage la force normative
« comme outil de diagnostic de la force des normes juridiques et s’inscrit dans une théorie
ouverte du droit, en reflet de la complexité du droit contemporain et de ses interactions avec la
réalité sociale »10.

A porter son regard vers le passé et les fondations du droit, on perçoit que les contours du droit
ont d'abord été précisés tant à l'égard de la religion que de la morale. Il a existé ou il existe
encore des sociétés et civilisations où un lien étroit est établi entre la religion et le droit. Selon
l'expression de Jean Gaudemet le « droit est venu des cieux ». Au cours des siècles, une
sécularisation du droit s'est affirmée en certains espaces (par exemple en Europe). Une
indépendance a été acquise par le droit à l'égard de la religion. Ce processus est par exemple
attesté pour la Rome antique à partir du VIe siècle avant J.-C. Le développement du droit hors
des autorités religieuses a eu pour conséquence l'apparition d'une science du droit.
Le droit doit aussi être distingué de la morale. Si l'idée de justice est davantage attachée à la
notion de morale, le droit permet en outre d'organiser et d'assurer des relations sociales
paisibles. Le respect des règles juridiques est obligatoire et leur inobservation expose alors à
une possible sanction.

La définition du droit a intéressé très tôt les juristes et les philosophes. A Rome, sous l’influence
de la philosophie grecque, le jurisconsulte Celse, au IIe s. ap. J.-C., associe le bien commun et
l’équité. Puis le jurisconsulte Ulpien, au IIIe s. ap. J.-C., « aborde le droit par la justice qu’il
définit comme la volonté de rendre à chacun ce qui lui est dû » (J. Hilaire). Ulpien dans le livre
premier de ses Institutes (repris au Digeste) précise que le droit est alors un art tendu vers la
justice. La science du droit est la science du juste et de l’injuste. (Digeste, 1,1, 10). Il y a un
souci de définitions et de classements qui se développe sous l’Empire romain en particulier au
Ie et IIe s. ap. J.-C.

Ulpien, Institutes (repris au Digeste, Livre premier, I. De iustitia et iure) : « Celui qui s’adonne
au droit doit d’abord savoir d’où vient le mot ‘droit’ (ius) ; il vient de ‘justice’. En effet, selon
l’élégante définition de Celse, le droit est l’art du bon et de l’équitable. C’est à bon droit que
l’on qualifie de prêtres (les juristes), car nous exerçons la justice et nous faisons connaître ce
qui est bon et équitable, séparant l’équité de l’iniquité, distinguant le licite de l’illicite,
cherchant à procurer le bien non seulement par la menace des châtiments mais aussi par la
promesse des récompenses, pratiquant ce qui nous semble la vraie – et non une fausse –
philosophie ».

Ulpien, Règles, 2,1 (repris au Digeste 1,1, 10) : « Les préceptes du droit sont les suivants : vivre
honnêtement, ne pas léser autrui, attribuer à chacun son dû. La jurisprudence (c’est-à-dire la

8
C. Thibierge, « Le droit souple », Revue trimestrielle de droit civil, 4, 2003, p. 619
9 Le droit souple, XIIIe Journée nationale de l’Association Henri Capitant de la Culture Juridique Française, Paris, Dalloz, 2009
10 Pour quelques éléments de synthèse : F. Garnier, « Notes pour une possible histoire de la construction de la norme », Les

mutations de la norme. Le renouvellement des sources du droit, 43, N. Martial-Braz, J.-Fr. Riffard et M. Behar-Touchais (sous
la direction de), Collection Etudes Juridiques (dirigée par N. Molfessis), Economica, Paris, 2011, p. 21-49
6

science des jurisconsultes) consiste dans une connaissance des choses divines et humaines,
dans la science du juste et de l’injuste ».

Après la formation d'une science du droit à Rome, on assiste au Moyen Âge, au sein des
universités à la formation d'un « droit scientifique ». Avant la formation des droits nationaux,
il existait des « droits supra-nationaux » (J.-L. Thireau). Il s’agissait du droit romain et du
droit canonique qualifiés de « droits universels » qui servaient de « droit commun »
médiéval (Jus commune) aux pays européens.

Remarque : La détention exclusive du savoir juridique pour les temps anciens reposait
sur la capacité de maîtriser l’écrit. Cela était vrai à Rome, au Moyen Age, et jusqu’au
XIXe s. L’anthropologue Claude Lévi-Strauss a montré d’une manière plus générale que
l’écriture elle-même a accompagné la naissance des sociétés hiérarchisées (Tristes
tropiques).

Des racines communes existent notamment entre les droits européens avant qu’un droit
européen ne soit élaboré. Pour Portalis, l’un des quatre rédacteurs du Code civil de 1804, « le
droit romain a civilisé l’Europe ».11 Comme à d'autres époques antérieures, au XIXe siècle, la
science du droit et le renouvellement des méthodes sont tout aussi essentiels, par exemple, à la
compréhension de la formation et de l'évolution du droit, des sources ou de la place accordée
au juge pour l'interprétation de la loi.

01.2. Une approche historique du droit

Faire le lien entre passé et présent est indispensable pour mieux comprendre les racines, les
enjeux et les solutions retenues par les juristes, au sens large, et les forces créatrices du droit au
cours du temps.
Le juriste allemand Gustav Hugo, au XIXe siècle, notait que : « l’histoire forme la moitié de la
partie scientifique du droit, c’est-à-dire de celle qui n’est pas purement manuelle ou
routinière »12 .

Montesquieu, dans l’Esprit des lois (1748), écrivait : « Il faut éclairer l’histoire par les lois et
les lois par l’histoire » (XXXI, 2). La formule a été reprise notamment par Emile Chénon (1857-
1927) qui recommandait que « le droit éclaire l’histoire et l’histoire éclaire le droit ; tout
historien devrait être jurisconsulte, tout jurisconsulte devrait être historien »13. .
Par exemple, les adages traduisent ce lien entre passé et présent du droit. Ils sont une expression
de la tradition juridique. De manière simple et ramassée, l’adage peut énoncer notamment une
règle de droit. Cela peut aussi être le cas avec une maxime énonçant un principe général du
droit (« Nul ne peut se faire justice à soi-même », « A l’impossible nul n’est tenu », « Non bis
in idem »)14.

Une approche historique doit permettre de découvrir la formation du droit dans un pays donné

11I. Zajtay, « La permanence des concepts du droit romain dans les systèmes juridiques continentaux », Revue internationale
de droit comparé, 1966, vol. 18, n° 2, p. 353-363.
12 Cité par J.-L. Halpérin, « Histoire du droit », Dictionnaire de la culture juridique, Paris, PUF, coll. « Quadrige. Dicos
poche », 2003, p. 784).
13 On peut aussi se référer à : Emmanuel Cartier, « Histoire et droit : rivalité ou complémentarité ? », Revue française de droit

constitutionnel, 2006/3, n° 67, p. 509-534 et Jean Gaudemet, « Etudes juridiques et culture historique », Archives de philosophie
du droit, 1959, p. 11-21.
14 Voir aussi L. Boyer, « Sur quelques adages. Notes d’histoire et de jurisprudence », Bibliothèque de l’Ecole des chartes, t.

156, 1998, p. 13-76.


7

et de notre système juridique. C'est en connaissant d'où viennent le droit et les institutions qu'il
est possible de mieux les comprendre mais également de saisir les débats et les évolutions
juridiques actuelles. Le juriste contemporain peut avoir un double intérêt à porter son regard
vers le passé. D'une part, il peut percevoir comment sont nées une règle de droit ou une
institution. D'autre part, il peut déceler les fondements, en suivre les évolutions, les disparitions,
les renaissances à travers le temps jusqu'à nos jours15
Les règles applicables à un moment donné de l’histoire sont le fruit d’un contexte politique,
économique, moral, religieux et social. Elles se forment souvent par apports successifs mais
aussi par emprunts. C’est la recherche de la dimension historique du droit qui doit permettre de
prendre conscience de ces phénomènes. L'approche historique favorise aussi l'appréhension
d'institutions juridiques et le regroupement de droits nationaux, en lien avec des racines
communes, en grandes familles juridiques.
Une institution juridique désigne l’ensemble des règles de droit concernant un même objet
(par exemple la propriété, le mariage, etc.). Le groupement de ces institutions peut être
présenté comme formant un système juridique c’est-à-dire un ensemble de mécanismes et
de structures juridiques organisant la conduite des hommes qui vivent au sein d’une
société.

On peut noter qu’il y a plusieurs systèmes juridiques16. Pour les pays européens occidentaux,
par exemple, un premier groupe se caractérise par l’influence du droit romano-germanique
(pays latins et germaniques). Un second, avec les îles britanniques, est formé essentiellement à
partir des décisions des juges qui a contribué à maintenir un système coutumier (Common law).
Au Québec, la double influence du droit français (Coutume de Paris) et du droit anglais est
présente selon les domaines (droit civil et droit pénal).

02. Sources et acteurs du droit

Une introduction historique au droit doit permettre de faire découvrir combien sont variés et
évolutives les sources du droit mais aussi combien les acteurs du droit participent et influencent
la formation de la règle juridique à travers les siècles et les espaces. Les forces créatrices du
droit ne se limitent pas au seul législateur. Le pluralisme juridique a marqué la formation du
droit français tout comme l’affirmation du légicentrisme depuis le XIXe siècle et l'importance
de la codification. Pluralisme juridique et légicentrisme ont alors influencé la conception des
sources du droit et leurs contours.

02.1. Les sources du droit

De manière commune, on classe les sources du droit en plusieurs catégories comme par
exemple en sources formelles et sources matérielles, sources écrites et sources non écrites ou
bien encore sources nationales et sources internationales. La notion de source peut renvoyer à
la mise en forme d'une règle existante. Elle peut aussi correspondre à la création d'une
prescription juridique.

De manière générale, trois sources du droit sont présentées en droit français (loi, coutume
et jurisprudence) auxquelles la doctrine s'ajoute comme autorité. Cette conception n'est pas

15N. Rouland, Introduction historique au droit, coll. « Droit fondamental », Paris, Puf, 1998, p. 11 et s.).voir aussi J.-L.
Halpérin, « Les fondements historiques des droits de la famille en Europe. La lente évolution vers l’égalité », Informations
sociales, n° 129, 2006-1, p. 44-55.
16 C. Hertel, « Aperçu sur les systèmes juridiques dans le monde », Notarius International 1-2/2009, p. 142-156.
8

pleinement partagée par d'autres systèmes juridiques notamment en common law (avec les
précédents et l'équité).

Tout d'abord la loi est conçue comme la source du droit qui exprime la volonté du législateur.
Au fil du temps, le titulaire de la souveraineté (prince) puis ses représentants (assemblées) ont
contribué à renforcer la place de la norme législative au sein de l'ordre juridique interne. Elle a
pu être considérée, à certaines périodes, comme la source principale voire exclusive de création
du droit (légicentrisme).

Ensuite, la coutume, source des plus anciennes, a été essentielle à la formation de règles
juridiques au sein d'un groupe social vivant sur un territoire donné et ayant une force obligatoire
en lien avec le sentiment collectif attaché à cet usage consacré par le temps. Elle a été longtemps
orale posant alors la question de sa preuve en justice. Elle a aussi fait l'objet d'une mise par
écrit, la figeant alors, à l'initiative d'autorités diverses (ville, seigneur, prince...).

Enfin, la jurisprudence est un « ensemble de règles de droit nées de l'activité judiciaire ». Elle
pose la question du « droit né de l'interprétation ». Le juge a donc joué, au cours du temps, un
rôle important, comme force créatrice du droit.

Les leçons de ce cours envisagent le droit dans sa formation et son évolution en lien avec le
pouvoir et la société qu’il a vocation à régir. A travers diverses sources, la connaissance du
contexte de formation de la règle juridique et de son contenu est possible. Elles ont été plus ou
moins conservées depuis les temps les plus anciens.

02.2. « La vie du droit »

Les sources historiques et juridiques éclairent les détenteurs du pouvoir d’élaborer et de dire le
droit. Elles nous renseignent aussi sur le contenu de la règle et son évolution. Elles mettent en
lumière la vie du droit.

Le Doyen Jean Carbonnier s’interrogeait sur le point de savoir « Qui fait les lois ? Les grands
législateurs […] ? Ou bien les forces anonymes, à l’œuvre dans l’épaisseur des sociétés »17.
Jean Gaudemet mentionnait dans l’Avant-propos de la première édition de son manuel, Les
naissances du droit. Le temps, le pouvoir et la science au service du droit (1996), le « droit
sans juristes… les Législateurs, dont la volonté fait le droit [et les « Orfèvres » avec les]
Juristes, praticiens, docteurs, juges, qui le préparent, l’enseignent ou le modèlent » (Paris,
1996, p. VI).
Jean Hilaire s’intéresse enfin à la « vie du droit » avec l’importance de la pratique à partir des
décisions judiciaires et l’activité notariale de l’Ancien droit.

A travers l’intérêt porté à la notion de norme, les acteurs de la vie du droit font l’objet
d’une attention plus importante et renouvelée. La relation norme juridique et législateur
n’est pas suffisante pour appréhender la formation et l’évolution du droit. D’autres
acteurs sont à prendre en considération.
« Le droit est vivant, il suit l’adaptation sans cesse renouvelée des façons d’être, de vivre et de
penser des hommes dans un milieu et à une époque déterminée »18

17 Cf. Le Code Napoléon en tant que phénomène sociologique », Revue de la recherche juridique, 1981, p. 327-336 repris
dans Jean Carbonnier, Ecrits, R. Verdier (textes rassemblés par), Paris, 2008, p. 638).
18 R. Besnier, « L’histoire des institutions : pourquoi ? », R.H.D., 1977, p. 627-633
9

Georg Jellinek au début du XXe siècle a développé l’idée de « force normative du factuel » en
relation avec la conviction populaire19. Il évoquait la formation du droit par des forces en
relation avec un « mouvement incessant d’influence et de pénétration réciproque » (p. 196-
197). En 1955, Georges Ripert (Les forces créatrices du droit,) affirme que « puisque le droit
est construit et non donné, j’entends par là toutes les forces qui peuvent imposer une règle de
nature juridique. […] Le pouvoir politique est placé sous la domination des forces qui créent
le droit et le droit est obtenu par la lutte de ces forces. Ce qui importe, c’est que toutes les
forces sociales puissent s’exercer et que la lutte soit loyale »20. Forces créatrices et forces
imaginantes du droit ont été aussi précisées dans leurs contours et leurs relations par Mireille
Delmas-Marty.
« S’agissant de la force normative, ce sont sans doute avant tout les professionnels du droit,
émetteurs (le législateur au sens large), récepteurs (les juges au sens large, mais aussi les
justiciables et leurs avocats) et commentateurs (la doctrine et plus largement les médias) de
normes juridiques. En revanche, les forces créatrices du droit sont exercées par les
responsables politiques et les acteurs de la société dite civile, opérateurs économiques et
acteurs civiques, sans oublier les acteurs scientifiques (experts). Quant aux forces imaginantes
du droit, on peut penser qu’elles associent tout l’ensemble des acteurs sociaux, juristes et non
juristes, y compris les médias et même les artistes »21
Les questionnements relatifs à la norme intéressent les acteurs contemporains en prise avec le
droit. Les approches transversales, transdisciplinaires, comparatives et diachroniques sont
riches et utiles au juriste.

En bref, la formation de la norme juridique est le fruit de l’action de foyers normatifs


composés d’individus, de groupes détenteurs de la capacité d’édicter une norme, de
l’ériger en modèle mais aussi de contribuer à son application ou encore à son
interprétation.
.

19 G. Jellinek, L’Etat moderne et son droit. 1ère partie : Théorie générale de l’Etat, 1ère éd. trad. Française, 1911, LGDJ, 2005,
p. 544
20 Les forces créatrices du droit, Paris, 1955, rééd., 1994, LGDJ, n° 30, p. 84 et 86).
21 M. Delmas-Marty, « Post-scriptum sur les forces imaginantes du droit », La force normative…, op.cit., p. 850.
10

CHAP I. ROME : LE PEULE DU DROIT

Au cours des douze siècles qui séparent la naissance de Rome de la chute de l’Empire romain
d’Occident, le droit romain a connu de profondes mutations. Le droit archaïque des premiers
temps de Rome oscille entre ius et fas, avant de se laïciser et de s’autonomiser. Dès les premiers
temps de la République apparaissent, à côté des normes coutumières, des lois votées par des
assemblées populaires. Mais c’est véritablement à la fin du IIIème siècle av. J.-C. qu’une grande
révolution juridique se produit dans le droit romain, avec l’émergence de deux sources
nouvelles : le droit prétorien et la iuris prudentia. Sources souples, adaptables, novatrices, elles
connaissent leur âge d’or dans les derniers siècles de la République.
Avec l’avènement de l’Empire en 27 av. J.-C., la centralisation administrative et la
concentration des pouvoirs dans les mains de l’empereur conduisent progressivement à
l’émergence d’un système juridique dans lequel

1. 1. Des origines à la fin de la République.


1.1.1. Le droit archaïque entre ius et fas

Des premiers temps de Rome, les historiens romains nous offrent tous le même récit légendaire :
fondée en 753 avant notre ère par Romulus, elle passe ensuite sous l'autorité de six autres rois
(Numa, Tullus Hostilius, Ancus Marcius, Tarquin l'Ancien, Servius Tullius et Tarquin le
Superbe) jusqu'en 509 avant J.-C., quand la cité renverse la royauté et instaure la République.
Durant ces premiers siècles (de sa fondation jusqu'au début du Ve siècle avant J.-C.), le droit
romain reste profondément marqué par ses racines religieuses. La notion de iusse distingue mal
de celle de fas.
Ius, étymologiquement, est ce qui est rituellement pur, qui est conforme aux prescriptions
rituelles. Progressivement, cette notion de rectitude, de droiture, de pureté, en vient à désigner
l'ensemble des règles permises par la Cité et qui s'imposent à l'activité des hommes, c'est-à-dire
l'organisation que le groupe se donne à lui-même par un recours à la justice.
Fas, en revanche, désigne l'organisation générale du monde, l'harmonie cosmique hors d'atteinte
des hommes, ce qui est permis ou défendu aux hommes par les Dieux (étymologiquement, le
fas est ce que les Dieux « ont dit »).

1.1.1.1. Un droit légendaire : les lois royales

Les dispositions les plus archaïques du droit romain manifestent encore cette ambiguïté
entre ius et fas.
Il en est ainsi de plusieurs « lois royales ». Les lois royales sont des règles de comportement
sociaux remontant aux deux premiers siècles de Rome, et qui pour certaines subsisteront encore
sous la République. Elles nous sont connues qu'imparfaitement, de façon fragmentaire, et par
le biais d'auteurs de la fin de la République et de l'Empire, qui les ont attribuées fictivement aux
sept rois de Rome. A plusieurs occasions, ces lois sanctionnent divers comportement violant
les devoirs religieux (abus de puissance paternelle, manque de respect du fils ou de la bru,
déplacement des bornes fixant les limites des propriétés, atteintes aux récoltes protégées par la
déesse Cérès ...), non en faisant appel à l'autorité publique, mais à une sanction de type
religieux : la sacratio. La sacratio est l'élimination sans jugement du coupable, par un lynchage
rituel. Ce ne sont pas des hypothèses susceptibles de déboucher sur un jugement : le groupe
intervient par l'élimination pour s'assurer que la vengeance divine ne s'abattra pas sur eux ; la
violation de ces règles de comportement fait intervenir les dieux, le groupe n'est que l'exécutant.
11

1.1.1.2. Un droit caché : le rôle du collège des pontifes

Le caractère sacral du droit des premiers siècles se voit aussi dans le fait que vie juridique et
vie religieuse sont contrôlées toutes deux par le même collège corporatif : celui des pontifes.
Pontife : Les pontifes sont des prêtres, dont le nom signifie littéralement « faiseurs de ponts »
au sens liturgique du terme : ceux qui construisent le chemin). La création du pontificat est
attribuée au roi Numa dans les premiers temps de Rome. Les quinze pontifes (le chiffre varie
selon les époques) sont chargés de conserver le fas et de définir le ius pontificum, c'est-à-dire
ce qui est sacré et profane, autorisé ou non, dans les relations que les hommes entretiennent
avec les dieux. Le grand pontife, qui a hérité des pouvoirs religieux du roi à la fin de la royauté,
est le véritable chef de la religion romaine.

Si les pontifes interviennent dans la sphère juridique, c'est en raison du caractère sacré du
sacramentum (le serment) qui sert à former le droit en prenant les dieux à témoins. Les pontifes
ont ainsi la maîtrise du calendrier judiciaire et politique, en fixant les jours fastes et les jours
néfastes.

Les pontifes ont surtout le contrôle de la procédure. Jusqu'au IIe siècle avant notre ère, la
procédure civile romaine est celle des « actions de la loi ». C'est une procédure formaliste qui
oblige à l'emploi de termes précis pour pouvoir ouvrir une action en justice.

Dans cette procédure des actions de la loi, la connaissance du droit reste longtemps le monopole
des pontifes (ce que dénonceront les auteurs de la fin de la République et de l'Empire, à l'image
de Tite-Live, IX, 46-5 : Ius civile reconditum in penetralibus pontificum « le droit civil était
caché dans le sanctuaire des pontifes »).

Les pontifes connaissent la formule exacte des actions, mais aussi la manière de les employer
et de les interpréter, pouvoir considérable dans une procédure ritualiste où la moindre erreur
dans le prononcé des formules fait perdre le procès. Ce monopole pontifical survit pendant des
siècles : même après que le citoyen romain a appris, par l'élaboration de lois nouvelles, quels
étaient les droits qu'il peut réclamer en justice, la procédure (actions, calendrier) lui reste
obscure, et le recours aux consultations juridiques des pontifes est toujours nécessaire. Les
pontifes, recrutés exclusivement parmi les patriciens jusqu'en 254 av. J. C., ont probablement
usé de ce monopole pour limiter l'accès des plébéiens à la justice ou entraver les procès qu'ils
intentaient aux patriciens.
Dès le début du Ve siècle av. J.-C., les frontières entre droit et religion s'affirment dans la
tradition romaine. La laïcisation du droit est clairement visible dans la « Loi des XII Tables » :
celle-ci ne conserve plus que de rares traces de sacralité. C'est véritablement à partir de cette loi
des XII Tables que se forme progressivement le ius civile.

1.1.2. La formation du ius civile

En 509 av. J.-C., la royauté est renversée, et apparaît à Rome une République, entièrement aux
mains des patriciens, qui seuls peuvent accéder aux nouvelles magistratures républicaines, à
commencer par la plus prestigieuse d'entre elles, le consulat.
Mais très rapidement, dès 493, réagissant à son écartement des affaires publiques, la plèbe se
dresse contre le patriciat, et ne cesse de réclamer des droits et des garanties judiciaires. Pendant
un siècle et demi, plébéiens et patriciens se déchirent, parfois violemment, et en viennent dans
12

les fait à organiser deux Cités, chacune avec ses propres magistrats, jusqu'au compromis
« licino-sextien » de 367 par lequel l'élite plébéienne et l'élite patricienne se partage le pouvoir
et le gouvernement de Rome. La période qui va de 509 à 367 est donc une période de profonds
bouleversements, dans les institutions romaines comme dans le droit romain, devenu enjeu de
luttes politiques de long terme.

1.1.2.1. La rapide émergence des sources classiques du droit


1.1.2.1.1. La loi votée par le peuple : Loi des XII Tables, lex rogata et plébiscite

En 451 av. J.-C., la loi des XII Tables surgit de ces graves tensions sociales. Le point de
crispation, selon Tite Live, est la puissance immodérée des consuls, les deux plus hauts
magistrats patriciens de la Cité. Il leur est reproché la possibilité dont ils disposent de pouvoir
exercer, sans limite, une puissance infinie pouvant aller jusqu'à la condamnation à mort des
citoyens. La plèbe, avec à sa tête le tribun de la plèbe, conteste donc le contenu même de
l'imperium consulaire, c'est-à-dire le pouvoir suprême de commandement, civil comme
militaire, sur l'ensemble de la cité dont sont doté les consuls pour l'année entière de leur
magistrature.
La plèbe réclame qu'un collège de magistrats « rédige des lois sur l'imperium consulaire » (Tite
Live, III, 31 : legibus de imperio consulari scribendis), qui auraient pour effet de limiter
l'arbitraire des consuls, qui désormais ne sanctionneraient plus que le droit découlant de la loi.
En 451, après de longues années de tensions, les patriciens cèdent : le Sénat accepte de
suspendre temporairement l'exercice normal des magistratures, le temps qu'un collège de dix
membres (les « décemvirs ») rédige une loi encadrant les pouvoirs du consul. En 451, les
décemvirs rédigent les dix premières tables, complétées de deux autres l'année suivante.
Sur le fond, la loi des XII Tables se compose de trois grands types de mesures : les tables 1 à 3
organisent le procès (citation à comparaître, procédure d'actions de la loi, jugement et
exécution) ; les tables 9 et 10 concernent le droit public, les rites funéraires, le rôle du peuple
dans la répression criminelle capitale. Le cœur de la loi se trouve dans les tables 4 à 8 et 11-12 :
la totalité des dispositions contenues dans ces tables énoncent des conditions d'ouverture de
procès. La loi des XII Tables énumère donc les hypothèses permettant à une victime de saisir
le magistrat et de le contraindre à déclencher une procédure. La loi des XII Tables forme ainsi
un véritable « code judiciaire » (Michel Humbert), un inventaire des conditions de saisine du
magistrat, fixant les cas dans lesquels l'imperium est accessible. Elle garantit à chacun les cas
dans lesquels l'accès au tribunal est possible. A chaque situation prévue dans la loi, correspond
ainsi une action typique, destinée à sanctionner cette situation précise.

La loi des XII Tables a immédiatement donné aux pontifes l'occasion de commenter les termes
de la loi pour les interpréter. Le raisonnement par analogie ou l'utilisation de la fiction ont ainsi
doublé le texte de toute une signification permettant de régler les situations que la loi n'avait
pas pu ou voulu préciser.

La loi des XII Tables devient rapidement aux yeux des Romains « la source de tout le droit
privé et public » (Tite Live, III, 34. 6). En posant un catalogue exhaustif des situations
susceptibles d'accrocher une action conduisant à un jugement, elle provoque un véritable
bouleversement juridique. Sa longévité est tout à fait exceptionnelle : la loi des XII Tables reste
en vigueur pendant dix siècles (jusqu'aux compilations justiniennes en 529 ap. J.-C.).
A partir de la rédaction de la loi des XII Tables, le ius est désormais composé de trois éléments,
que les Romains ne différencient pas : le texte de la loi, les formules qui donnent vie aux actions
(qui restent l'apanage des pontifes jusqu'en 304), l'interprétation donnée par les pontifes.
13

Plus encore, la loi des XII Tables résulte d'une procédure nouvelle : elle est votée par une
assemblée populaire (les comices), marquant ainsi le début de l'intervention du peuple dans le
vote de la loi, et l'ascension de la loi sur toutes les autres sources du droit.
Dans la Rome républicaine, la loi est la marque de la souveraineté du peuple, dont elle émane.
Elle est votée au sein des comices centuriates, sur proposition d'un magistrat supérieur (consul
ou préteur). Il s'agit donc d'une lex rogata, une « loi demandée » par le magistrat. Jusqu'en 339
av. J.C., la proposition votée par le peuple est sanctionnée par le Sénat, qui la recouvre ainsi de
son auctoritas. A partir de la loi Publilia en 339, le Sénat n'est plus appelé à sanctionner la
proposition votée, mais simplement à donner son avis avant le vote des comices.
La république romaine connaît aussi une forme de législation émanant du « concile de la
plèbe », l'assemblée propre à la plèbe. Les plébiscites sont ainsi votés par le concile, sur
proposition du tribun de la plèbe, et n'ont vocation à ne s'appliquer qu'aux seuls plébéiens. A
partir de 449, les plébiscites peuvent être ratifiés par le Sénat et s'appliquer alors à l'ensemble
du peuple romain.

Parce qu'elle est la communis rei publicae sponsio (« l'engagement commun de la république »
Papinien, D. 1. 3. 1.), la loi occupe une place toute particulière parmi les sources du droit romain
républicain. Peut-être est-ce ce caractère solennel et son imposante gravité qui expliquent la
relative rareté de la loi à Rome : pour toute la période républicaine (près de cinq siècles), on ne
connaît que 800 lois environ, dont seulement 26 sont consacrées au droit privé.

1.1.2.1.2. La norme sécrétée par le groupe : mos maiorum et consuetudo

La loi est certes la source la plus prestigieuse de la période romaine, mais elle n'est pas la source
unique. L'essentiel du droit privé est pris en charge par la coutume, tout particulièrement les
relations au sein de la famille : dans la Rome républicaine, archaïque puis classique, le père
exerce à l'intérieur de sa domus une puissance que la loi ne reconnaît pas et qui échappe
presqu'entièrement à la justice publique. Les premiers siècles romains ont connu la coutume
d'abord sous la forme du mos maiorum, les « mœurs des ancêtres », auquel se rattachent les lois
royales, ces coutumes immémoriales artificiellement attribuées aux rois de Rome et qui
traduisent l'état du droit archaïque, dans lequel la puissance du père de famille reste largement
extérieure à la loi : c'est la coutume qui en fixe les contours, c'est une sanction religieuse (la
sacratio, par laquelle le groupe social élimine le père et confisque ses biens) qui en sanctionne
les abus. Il s'agit donc d'un pouvoir extra-légal, dont la sanction échappe à l'ordre juridictionnel.
A partir du IIIe siècle av. J.-C., Rome étend son emprise sur toute la péninsule italienne, puis
conquiert peu à peu le bassin méditerranéen durant le IIe siècle.

Avec l'extension territoriale, la notion de coutume prend un sens nouveau. Apparaît alors le
terme consuetudo, pour désigner les consuetudines loci, les coutumes locales que les peuples
conquis par Rome sont autorisées par leur vainqueur à conserver, y compris après l'édit de
Caracalla en 212 ap. J.-C., qui accorde la citoyenneté romaine à tous les habitants de l'Empire
(« Je donne donc à tous les pérégrins qui sont sur la terre le droit de cité romaine, exception
faite pour les déditices »).
A partir du IIIe siècle ap. J.-C., la coutume évolue encore : apparaît peu à peu un droit romain
dit « vulgaire » constitué d'adaptation ou de création par des praticiens locaux, pour adapter les
solutions romaines aux besoins économiques et sociaux localisés du si vaste Empire romain.
La coutume persiste ainsi pendant tout l'Empire.
14

1.1.2.2. Les mutations novatrices du IIIè et IIè siècles


Entre le IIIe et le IIe siècle av. J.-C., le droit républicain connaît de profondes mutations et voit
se développer de nouvelles sources de droit.

1.1.2.2.1. L’émergence du droit prétorien

En 367 av. J.-C. est créée la préture, une nouvelle magistrature, dont le titulaire (le préteur), élu
pour un an, devient le magistrat devant lequel se déroule désormais la première phase du procès
(in iure). La procédure ne change donc pas à cette date, seul le magistrat est différent.
Mais au cours du IIIe siècle, la procédure des actions de la loi et son lourd formalisme
apparaissent de plus en plus comme porteurs d'injustice (un procès peut être perdu sur des
raisons purement formelles). Surtout, ils paraissent bien inadaptés aux nouveaux besoins
sociaux : le commerce et l'économie mercantile qui se développent considérablement à cette
époque font naître des situations contentieuses que les actions existantes peinent à prendre en
charge ; l'affluence d'étrangers venus commercer à Rome (ce que reflète la création en 242 du
« préteur pérégrin » chargé des litiges entre Romains et étrangers) pose avec urgence le
problème de l'inapplicabilité aux pérégrins de la procédure des actions de la loi, qui ne concerne
que les citoyens romains.
Une nouvelle procédure se met peu à peu en place, qui est sanctionnée par la loi Aebutia
(antérieure à 150 av. J.-C.). Le procès reste toujours divisé en deux phases, mais désormais le
juge de la seconde phase reçoit du préteur, magistrat de la première phase, une « formule », une
instruction écrite précisant, à côté de la nomination du juge, la formulation de la prétention du
demandeur et le sens dans lequel trancher le litige en cas d'absence d'action de la loi susceptible
de s'appliquer au cas pendant. Cette nouvelle procédure reçoit ainsi le nom de « procédure
formulaire ». Le préteur peut ainsi étendre à des cas nouveaux des actions prévues par la loi
déjà existantes (actions civiles) ou bien créer de toute pièce de nouvelles actions (actions
prétoriennes).

Le préteur a ainsi créé des actions « fictices », des actions imitées d'actions civiles, mais dans
lesquelles une formule comportant une fiction a été insérée. L'action ainsi modifiée peut donc
être utilisée dans des cas où l'action non-transformée ne peut trouver à s'appliquer. Le préteur
insère par ex. la formule « comme si le demandeur était citoyen romain » (si civis Romanus
esset) pour étendre aux pérégrins le bénéfice de dispositions réservées aux Romains.

A partir du IIe siècle av. J.-C., chaque préteur, en entrant en fonction, publie un édit énumérant
et cataloguant tous les cas pour lesquels il délivrera une action au cours de l'année à venir. L'édit
d'entrée en charge est appelé « édit perpétuel » (car il est valable toute une année, à la différence
des edicta repentina, adoptés de manière exceptionnelle pour répondre à des circonstances
précises).
Le préteur devient ainsi créateur de droit. Ses innovations constituent le « droit prétorien ».
Bien que l'édit soit renouvelé chaque année, et que chaque préteur puisse y ajouter de nouvelles
créations, son contenu se cristallise peu à peu et il est souvent reproduit tel quel d'une année sur
l'autre. Les contours du droit prétorien se fixent donc, mais sans rien perdre de la possibilité
laissée au magistrat de créer de nouveaux droits pour répondre à des besoins nouveaux. Le droit
prétorien est ainsi une source particulièrement souple, et parfaitement adapté aux évolutions de
la vie économique et juridique.
15

1.1.2.2.2. Le développement de la iuris prudentia

La période républicaine connaît encore une autre source du droit avec la jurisprudence, la iuris
prudentia, c'est-à-dire la science du droit. Au cours du IIIe siècle, apparaissent les premiers
jurisconsultes laïcs, alors que progressivement les pontifes perdent le monopole de
l'interprétation des textes de loi. Au début du IIe siècle av. J.-C., avec les Tripertita de Sextus
Aelius Paetus Catus et les Commentarii iuris civilis de Caton, apparaissent deux types de
commentaires doctrinaux qui feront florès jusqu'à l'Empire : le commentaire sur la loi des XII
Tables et le commentaire des formules.
Mais c'est au milieu du IIe siècle av. J.-C., avec, à en croire la tradition, les trois
Veteres (Manlius Manilius, Marcus Junius Brutus, Publius Mucius Scævola) que la science du
droit se forme. En réalité, les grandes transformations de la pensée juridique sont d'abord le
fruit du travail du fils de ce dernier, Quintus Mucius Scævola. Dès ce moment se cristallisent
les deux grandes caractéristiques de la doctrine juridique romaine républicaine :

 En premier lieu, la jurisprudence romaine repose sur l'abstraction. Dans leurs œuvres qui
réalisent une première synthèse de la science juridique, les jurisconsultes font émerger des
règles abstraites qui transcendant les situations casuistiques. A partir des cas d'espèce, ils
raisonnent de manière logique, introduisant des classifications en genre et espèce, des
définitions et des systématisations applicables à chaque catégorie.

Partie des commentaires sur les formules, cette volonté d'abstraction gagne tous les champs de
la littérature doctrinale : traités de droit civil ou de droit prétorien (digesta), cas pratiques fictifs
(quaestiones), consultations juridiques (responsa), manuels d'enseignement du droit
(institutiones), lexiques juridiques, recueils de règles (regulae) ou de maximes (sententiae), etc.

 En second lieu, la jurisprudence romaine se nourrit d'un échange permanent entre théorie
et pratique. Les jurisconsultes romains sont des praticiens : ils délivrent des consultations
juridiques (responsa), ils conseillent et assistent les préteurs dans l'élaboration de
nouvelles formules. Leur part active dans la création du droit irrigue directement
l'interprétation qu'ils font du droit civil et prétorien, axée vers la recherche de solutions
pratiques et applicables.

Emerge ainsi une doctrine juridique casuistique, qui recherche avant tout la solution la plus
« juste et équitable » possible.

1.2. L’empereur et la maîtrise des sources du droit


Les soubresauts politiques de la fin de la République (fin du Ier siècle av. J.-C.) qui aboutissent
à l'installation de l'Empire (27 av. J.-C.) transforment considérablement les sources du droit.
La centralisation administrative de l'Empire et la concentration des pouvoirs dans les mains de
l'empereur conduisent progressivement à l'émergence d'un système juridique dans lequel le
droit est désormais l'attribut du Prince.
1.2.1. L’affirmation du droit comme attribut du Prince

L'évolution sera lente, au rythme des transformations politiques qui voit le régime passer du
Principat (de 27 av. J.-C. à 284 ap. J.-C.) au Dominat, et les apparences républicaines s'effacer.
16

1.2.1.1. La domestication des sources concurrentes

Au début de la période impériale (Principat ou Haut-Empire), les apparences républicaines sont


conservées. L'empereur se veut comme un citoyen parmi les autres, comme le premier d'entre
eux (le princeps).

1.2.1.1.1. La mainmise impériale sur la loi et le sénatus-consulte

Les premiers empereurs (d'Auguste à Nerva) laissent ainsi subsister pendant un temps le
pouvoir législatif des assemblées populaires. Auguste et son successeur Tibère les réunissent
fréquemment (en particulier pour leur faire voter des lois portant sur l'ordre moral et familial).
Mais leur activité est de moins en moins fréquente avec le temps. La dernière grande loi est
votée en 96. C'en est désormais fini de l'activité législative populaire.
Subsiste en revanche l'activité normative du Sénat (sous forme de sénatus-consulte) que
l'empereur s'approprie progressivement. Les sénatus-consultes ne sont en théorie que des avis,
rendus à la demande d'un magistrat, qui n'est pas tenu de les suivre. Mais l'autorité dont ils sont
recouverts les rend difficilement écartables. Dans les deux derniers siècles de la République, le
Sénat use ainsi de ce moyen pour inciter le préteur à adopter certaines nouveautés,
principalement en matière administrative et politique. Le Sénat est ainsi une source indirecte
du droit : il a besoin du préteur pour que soit créée une formule permettant d'appliquer les
mesures qu'il souhaite voir exister.
Avec l'Empire, le Sénat élargit son champ : les sénatus-consultes interviennent désormais dans
le droit privé. Surtout, à partir du IIe siècle (sous le règne d'Hadrien, 117-138), le sénatus-
consulte acquiert force de loi. Il devient donc une source directe du droit, au moment où la loi
votée par le peuple disparaît.
Jusqu'à la fin du IIe siècle, le Sénat et l'empereur semblent collaborer dans l'élaboration des
sénatus-consultes : l'empereur présente oralement une requête (oratio principis) au Sénat, qui
décide ensuite par un vote d'adopter ou non la mesure demandée. Mais derrière les apparences,
le Sénat est en réalité domestiqué : le vote ne fait qu'entériner la demande impériale. A partir
du règne de Marc-Aurèle (161-180), le vote du Sénat est supprimé au profit de l'acclamation :
la volonté impériale s'impose au Sénat législateur.

1.2.1.1.2. L’assujettissement de la jurisprudence et de la doctrine

La jurisprudence connaît, elle aussi, le poids de la mainmise impériale. Le Principat est pourtant
l'âge d'or de la doctrine romaine, avec le développement de deux grandes écoles, les Proculiens
et les Sabiniens. Les controverses entre ces deux écoles nourrissent une doctrine riche et
abondante, comme en témoignent (sous le règne d'Antonin le Pieux 136-161) les célèbres
Institutes de Gaius et le manuel de Pomponius, ou encore dans les trois premières décennies du
IIIe siècle les œuvres de Papinien, de Paul et du grand Ulpien, qui vont très largement inspirés
les compilateurs byzantins au VIe siècle.
Auguste entend rapidement contrôler cette brillante doctrine des débuts de l'Empire. Il crée à
cet effet le ius respondendi ex auctoritate principis ou ius publice respondendi : le droit de
donner des consultations juridiques est désormais soumis à autorisation de l'empereur. Les seuls
juristes à pouvoir porter le titre de jurisconsultes sont ceux qui y sont autorisés par le prince.
L'activité doctrinale reste libre, mais elle est désormais coupée du droit de pratiquer. Tout au
long des Ier et IIe siècle, les empereurs, en délivrant avec parcimonie ou largesse cette
autorisation, soumettent les jurisconsultes à leur bon vouloir.

A partir du règne d'Hadrien, avec le développement considérable des structures administratives,


17

tous les jurisconsultes, grands ou petits, passent au service de l'empereur. Une véritable carrière-
type des jurisconsultes dans la bureaucratie impériale voit le jour, qui les conduit des bureaux
de la chancellerie jusqu'au conseil impérial. Papinien, Paul et Ulpien accèderont même aux
fonctions de préfet du prétoire (c'est-à-dire premier conseiller de l'empereur) sous les Sévères.
Au milieu du IIIe siècle, la doctrine romaine est désormais sur le déclin et s'étiole dans l'ombre
et dans le service de l'empereur. Les écoles de droit (créées par l'empereur à Rome,
Constantinople, Beyrouth) dispensent un enseignement sans grande originalité, fondé sur les
institutes de Gaius et ne laissent entrevoir que trop peu de noms de brillants esprits juridiques.
En 426, les empereurs Théodose II et Valentinien consacrent cet état de fait, en fixant
officiellement dans une loi (dite « loi des citations ») l'autorité reconnue aux écrits des grands
jurisconsultes du IIe et IIIe siècle, et en déterminant les seuls écrits doctrinaux invocables en
justice et que le juge doit suivre. En « confirmant l'ensemble des écrits de Papinien, Paul,
Ulpien, Gaius et Modestin », l'empereur absorbe la iuris prudentia au sein d'un système
juridique qui lui est désormais entièrement assujetti.

1.2.1.2. Le développement du pouvoir normatif de l’empereur

L'empereur a d'autant plus de faciliter à s'imposer sur toutes les sources du droit qu'il est lui-
même doté d'une force créatrice en la matière.
Comme tous les magistrats républicains, l'empereur dispose du ius edicendi, le droit de
promulguer des édits (c'est ce droit qui permet par exemple au préteur républicain de rédiger
chaque année un édit du préteur à son entrée en fonction). Mais dès Auguste, apparaît l'idée que
le droit d'édicter de l'empereur est particulier : à la différence des autres magistrats, ses édits
s'appliquent sans limitation de durée et peuvent être émis à tout moment.

L'empereur légifère ainsi par le biais de « constitutions impériales », dont il existe quatre types :
édit, décret, rescrit et mandat.
L'édit est un texte de portée générale, applicable à tout ou partie de l'Empire ou à une catégorie
entière de sujets. Les trois autres formes de constitution sont en revanche des textes à portée
particulière : le décret est un jugement rendu par l'empereur dans une affaire particulière (en
première instance ou en appel) ; le rescrit est une réponse impériale à une demande formulée
par un particulier ou un juge sur une question judiciaire ou administrative (le rescrit contraint
le juge dans l'affaire pendante) ; le mandat est une instruction administrative adressée à un
magistrat ou fonctionnaire de l'Empire.

1.2.2. La consécration de la loi du Prince

En 284, après plusieurs décennies de crise, Dioclétien arrive sur le trône et met en place, au gré
des circonstances, un régime politique nouveau qui change définitivement la nature du pouvoir
impérial. L'empereur, désormais, n'est plus le premier parmi les citoyens, mais le maître
(dominus) de l'Empire. Sous l'influence des conceptions politiques orientales, l'empereur,
l'empereur est désormais considéré comme d'essence divine (Dioclétien est dit « jupitérien »),
ce que renforcera encore au IVe siècle l'influence du christianisme. A partir de la conversion de
Constantin en 312, l'empereur se veut le vicaire de Dieu sur terre.
Cette mutation du pouvoir impérial se ressent aussi dans le système juridique, profondément
transformé : l'empereur est désormais la seule source du droit.
18

1.2.2.1. La formation d’un droit impérial

L'étatisation du droit conduit à l'ascension irrésistible de la législation sur toutes les autres
sources du droit. Les constitutions impériales sont désormais désignées sous le terme générique
de leges (lois), alors que le terme ius (ou ius vetus) désigne dorénavant le droit antérieur à la
période du Dominat.
Les lois impériales, continuant un mouvement entamé dès les Sévères, se détachent de plus en
plus de leur origine contentieuse. Les rescrits, originellement donnés par l'empereur dans un
cas d'espèce particulier, sont désormais considérés comme des règles générales réutilisables
pour l'avenir dans des cas similaires. L'empereur s'empare pleinement de son pouvoir législatif :
la transformation de la nature du rescrit en est une claire manifestation.

A partir du IVe siècle, l'empereur lui-même est appelé « loi vivante » ou « loi qui respire » (lex
animata).

Créateur de la norme, l'empereur en est aussi le médiateur : les constitutions impériales


expliquent longuement aux sujets le droit qu'elles contiennent. « L'empereur vante avec
emphase sa sagesse, la pureté de ses intention. Il couvre ses actes de l'autorité de la morale et
de la religion. A la rigueur du style classique succèdent un mode d'expression verbeux et un
langage ampoulé » (C. Lovisi). Plus encore, l'empereur est désormais le seul interprète du droit.

A partir du Ve siècle, l'Empire se charge de réaliser des compilations officielles, revêtues d'un
caractère politique certains.

1.2.2.2. La rédaction des compilations officielles

Au IVe siècle, l'Empire romain change de visage. En 326, l'Empereur Constantin fonde dans la
partie orientale de l'Empire une nouvelle capitale, Constantinople, qui rivalise avec Rome.
Désormais, l'Empire a deux versants, l'un occidental, latinisé et rural, l'autre de langue grecque,
urbain et commerçant. Pendant quelques décennies encore, les deux parties de l'Empire restent
formellement dans la main d'un Empereur unique, mais en 395, la rupture est consommée : à la
mort de l'empereur Théodose, l'empire est partagé entre ses fils. A Arcadius revient l'Empire
romain d'Orient, tandis qu'Honorius reçoit l'Empire romain d'Occident. Les deux empires sont
désormais deux entités autonomes.
19

CHAP 2. SOURCES ET AUTORITÉS DU DROIT AUX XIXÈME ET


XXÈME SIÈCLES : DOCTRINE, JURISPRUDENCE ET COUTUME

A côté et en lien avec la loi, d’autres sources ou autorités du droit ont existé au XIXème siècle.
La place, le rôle et les liens entre ces différents acteurs ont été importants et essentiels pour
comprendre la formation, l’interprétation et l’application de la règle de droit. Cette leçon
présente leur évolution et leur perception au cours principalement du XIXème siècle et du début
du XXème siècle en prenant en compte les éléments principaux de l’historiographie récente.
2.1. La doctrine aux XIXe et XXe siècles

Les jurisconsultes à Rome, puis les docteurs médiévaux et des Temps modernes ont joué un rôle important
dans l’analyse, l’étude et la formation du droit. Ils ont contribué en leur temps à la formation d'une science
du droit. A partir du XIXe, la « doctrine des auteurs » fait progressivement place à la « doctrine »
composant une collectivité de membres dont la formation et l’expression se développent. Elle a sa part
d’influence sur le droit des XIXe et XXe siècles.

.
Déf « Doctrine »22 : « 1/ Opinion communément professée par ceux qui enseignent le Droit, ou même ceux
qui, sans enseigner, écrivent sur le Droit.
2/ Ensemble des ouvrages juridiques.
3/ Ensemble des auteurs d’ouvrages juridiques.
4/ Opinion exprimée sur une question de Droit particulière »

2.1. 1. La formation de la doctrine

La doctrine apparaît à partir de la seconde moitié du XIXe siècle. Avant, la « doctrine des
auteurs » renvoyait à « l’opinion communément professée » par ces auteurs.

2.1. 1. 1. Des hommes

Alors que les Ecoles de droit ont été supprimées au cours de la Révolution (1793), le régime napoléonien
rétablit ces Ecoles par la loi du 22 ventôse an XII (13 mars 1804). Ainsi 12 écoles de droit sont organisées
(Paris, Dijon, Grenoble, Aix, Toulouse, Poitiers, Rennes, Caen, Strasbourg, Bruxelles, Coblence et Turin).
La composition et le fonctionnement sont prévus par le Décret du 4e jour complémentaire de l'an XII (21
septembre 1804) prévoyant pour chacune d'elles, cinq professeurs et deux suppléants. Il s'agit de former des
professionnels du droit à partir des nouveaux codes napoléoniens. Elles sont « au service d'une culture
juridique officielle » (J.-L. Halpérin). L'organisation du monopole de l'Etat sur l'enseignement est précisé par
le décret du 17 mars 1808 sur l'organisation de l'Université. Dans ce cadre nouveau, les premiers enseignants
doivent selon les termes de l'article 2 de la loi du 13 mars 1804 enseigner notamment le « droit civil français
dans l'ordre établi par le Code civil ». A partir du début du XIXe siècle, différents juristes explorent le Code
civil, mais aussi d'autres sources du droit, selon des traditions et des méthodes particulières. Ils participent à
la construction d'une « culture juridique française ».

Une doctrine s’affirme et construit son identité en lien avec le droit. Les docteurs en droit occupent une
place essentielle dans la formation d’une science juridique et en particulier les professeurs. Leur mode de
recrutement et leur lieu d’enseignement contribuent à leur reconnaissance. L’instauration d’un concours
national de recrutement en 1855 (agrégation) et la place de l’Université favorisent l’émergence et
l’affirmation d’une identité collective doctrinale. Elle se distingue ainsi des autres juristes.
De grandes figures de la doctrine ont contribué à la formation de théories. A s’en tenir au domaine des sources
du droit, la doctrine a œuvré doublement pour reconsidérer d’autres sources que la loi mais aussi affirmer sa
place comme autorité doctrinale. Le monopole officiel de la loi du début du XIXe siècle reste affirmé par

22 G. CORNU, Vocabulaire juridique, 8e éd., PUF, 2007, p. 324.


20

les juristes dans leurs introductions au droit. L’attention est portée sur le Code civil mais à partir des années
1840 une évolution est notable. Une prise en compte plus grande de la jurisprudence et de la doctrine est
perçue dans un contexte de développement des publications juridiques.

Cette évolution et cette affirmation de la jurisprudence et de la doctrine à côté de la loi favorise la formulation
d’une « théorie pluraliste des sources » du droit. Elle trouve notamment à s’exprimer par François Gény
(1861-1959). Il publie en 1899 un ouvrage qui fera date : Méthode d’interprétation et sources en droit privé
positif – Essai critique. Après avoir adressé des critiques à la méthode suivie pour interpréter la loi par les
juristes depuis le Code civil, il développe la notion de « sources formelles ». Il propose une typologie de
ces sources distinguant alors la loi et la coutume. Il considère la doctrine et la jurisprudence comme de
simples « autorités ».

François Gény (1861-1959) :

« L’autorité doctrinale » est encore considérée par d’autres auteurs comme faisant œuvre d’interprétation.
C’est avec les auteurs du XXe siècle que la doctrine est affirmée en tant que telle. En affirmant son rôle, la
doctrine se positionne par rapport aux autres sources du droit : « elle se reconnaît le droit d’expliciter le
contenu brut de la loi et de la jurisprudence, ce qui tend déjà à transformer son rôle d’interprète en
instrument de domination intellectuelle, en particulier sur les juges » (Ph. Jestaz, Ch. Jamin, La doctrine…
op. cit., p. 121).

Dans le domaine du droit administratif, les auteurs commentent aussi les arrêts. L’activité créatrice du Conseil
d’Etat favorise l’apparition, à la du XIXe siècle, de juristes édifiant ce droit dont Edouard Laferrière (1841-
1901) fut l’un des plus illustres représentants avec son Traité de la juridiction administrative et des recours
contentieux (1887). Il a posé les bases du droit administratif moderne en recherchant dans les arrêts du
Conseil d’Etat la logique qui sous-tend ce droit. Il a permis qu’il se constitue en discipline autonome. Les
professeurs bordelais Léon Duguit (11859-1928) et toulousain Maurice Hauriou (1856-1929) ont contribué
à la formation d’une science juridique.

2.1. 1. 2. Des méthodes

Différentes méthodes sont développées et observées par les membres de la doctrine française. Parmi celles-
ci, on a en premier lieu souvent présenté l’existence d’une « Ecole de l’Exégèse » pour désigner les
commentateurs du Code civil qui se limiteraient à une analyse littérale au service du code. Elle a été qualifiée
de telle par la doctrine du début du XXe siècle notamment par Ernest Glasson (1839-1907) en 1904 à
l’occasion d’un discours pour le centenaire du Code civil puis par Julien Bonnecase (1878-1950) et Eugène
Gaudemet (1923). C'est davantage une méhode exégétique qui se forme entre 1804 et les années 1830 puis
la méthode dogmatique s'affirme. Gaudemet précise ainsi qu'au cours des années 1880-1900, « l'esprit de
synthèse philosophique de Beudant, la méthode d'assouplissement analytique de Bufnoir, le sens historique
de Labbé ont préparé directement la rénovation juridique ».

Le comparatisme a été retenu par des civilistes comme des commercialistes dans la seconde moitié du
XIXe siècle. Pour qu’il puisse se développer, il a fallu que la connaissance de la législation étrangère soit
facilitée par l’existence de collections de codes étrangers publiés en français mais aussi à partir de 1872, avec
l’Annuaire de législation comparée édité chaque année offrant la traduction de lois. Au début du XXe siècle,
on affiche l’objectif de « dégager de l’ensemble des institutions particulières un fonds commun ou tout du
moins des points de rapprochements susceptibles de faire apparaître, sous la diversité apparente des formes,
l’identité foncière de la vie juridique universelle » (M. Ancel, « Cent ans de droit comparé en France », Livre
du Centenaire de la Société de législation comparée (1869-1969), Paris, 1969, p. 7 sq.).

2.1. 2. L’expression de la doctrine

La doctrine s’exprime à travers divers supports où elle expose des théories et constructions
doctrinales.
21

2.1. 2. 1. Formes d’expression

Différentes formes d’expression de la doctrine existe, parmi lesquels on trouve principalement


:

 les traités, précis et manuels ;

 les articles sont présentés dans des revues, des ouvrages collectifs, des Mélanges (en hommage à un
professeur lors de son départ à la retraite), des actes de colloque ;

 le commentaire de jurisprudence prenant la forme d’une note d’arrêt, d’une chronique ou encore
d’observations ;

 le commentaire de loi ;

 les thèses correspondent à une recherche scientifique. Elles permettent l’obtention d’un grade national
de docteur (arrêté du 7 août 2006 relatif à la formation doctorale) ;

 les cours sont en principe oraux mais leur trace a pu être parfois conservée sous la forme de
« polycopiés » pouvant ensuite être publiés.

2.1. 2. 2. Constructions doctrinales23

A la fin du XIXe siècle et au XXe siècle, une fois la doctrine constituée et étant dégagée de la seule loi,
différents champs ont été investis par les auteurs pour élaborer des théories qui ont marqué le débat doctrinal
en leur temps. Elles sont aujourd’hui des pierres d’angle du droit contemporain tant en droit privé qu’en droit
public.

La théorie du patrimoine a intéressé les auteurs français qui se sont inspirés de la doctrine allemande.
L’apport de Charles Aubry (1803-1883) et Frédéric-Charles Rau (1803-1877) est de considérer le patrimoine
en lien avec la personnalité qui lui sert de fondement. Le patrimoine désigne alors à la fois la masse de biens
et le droit qu’une personne a sur son patrimoine. Ils développent la théorie du patrimoine dans leur Cours de
droit civil français. Ils le définissent comme « l’ensemble des biens d’une personne, envisagé comme formant
une universalité de droit… ». Ils en tirent la conséquence que toute personne n’a qu’un seul patrimoine. Cette
conception affirmant l’unicité du patrimoine a été remise en cause avec l’introduction de l’article 2011 du
Code civil instaurant la fiducie en 2007.

.
Déf Fiducie : « opération par laquelle un ou plusieurs constituants transfèrent des biens, des droits ou des
sûretés, présents ou futurs à un ou plusieurs fiduciaires qui, les tenants séparés de leur patrimoine propre,
agissent dans un but déterminé au profit d’un ou plusieurs bénéficiaires ».

Raymond Saleilles (1855-1912) et Louis Josserand (1868-1941) ont développé de manière concommittante
la théorie du risque en 1897. A la conception subjective de la responsabilité bâtie sur l’article 1382 du Code
civil, une nouvelle approche objective est développée pour tenir compte des progrès du machinisme et du
nombre croissant d’accidents. Une lecture nouvelle de l’article 1384 al. 1 du Code civil a permis de fonder
la responsabilité sur la propriété de la chose qui est à l’origine du dommage et non plus sur la présomption
de faute. Leur réflexion a trouvé un écho auprès du législateur avec la loi du 9 avril 1898 relative aux
accidents du travail. La jurisprudence a consacré cette conception objective avec l’arrêt Jand’heur en 1930.

23 Cf. , Cl. Didry, « Léon Duguit, ou le service public en action », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2005/3, n° 52-
3, p. 88-97
22

Maurice Hauriou (1856-1929) publie les Principes de droit public en 1910 et son Précis de droit administratif
en 1892 (11e éd. en 1927). Il développe son analyse à partir, par exemple, des notions de puissance publique,
de décision exécutoire mais aussi du concept d’institution. L’Etat est considéré comme « l’institution des
institutions ». Il prolonge sa réflexion sur le terrain constitutionnel avec son Précis de droit constitutionnel
(1923).

2.2. La jurisprudence aux XIXe et XXe siècles


Une évolution au XIXe siècle tient au passage de la jurisprudence des arrêts à la jurisprudence
entendue comme l’ensemble des décisions de justice rendues. Elle ouvre la voie à une plus grande prise en
considération de la place de la jurisprudence au regard de la loi d’autant qu’une œuvre prétorienne permet
de faire évoluer le droit.

2.2. 1. Une nouvelle prise en considération

Alors que la loi avait été la source privilégiée voire parfois considérée comme exclusive du
droit, la jurisprudence va être reconsidérée ouvrant un débat quant à sa nature.

2.2. 1. 1. Renouveau

L’évolution de la place de la jurisprudence en sens contemporain du terme tient à plusieurs


facteurs dont la création d’un Tribunal puis la Cour de cassation favorisant l’uniformisation
(notamment depuis la suppression du référé législatif par la loi de 1837), la promotion de la loi souveraine,
l’obligation de motivation des jugements et arrêts…

La jurisprudence des arrêts mettait en évidence le rôle de la doctrine dans le regroupement et l’analyse
des arrêts notamment en l’absence d’indication de motivation. Progressivement, elle devient l’ensemble de
décisions semblables rendues par une juridiction. Elle valorise davantage le juge. Elle marque une évolution
dans « la reconnaissance du pouvoir normatif des juridictions » (N. Hakim). La Cour de cassation développe
des arrêts de principe. Elle s’affirme par rapport à la doctrine et elle s’en affranchit en partie. Elle acquiert
une autonomie certaine mais la doctrine entend encore en assurer la cohérence et en présenter des synthèses.

Parfois, la justice rendue par certains juges pouvait faire appel à l’équité. L’attitude du « bon juge » Magnaud
de Château-Thierry (1890-1905) révèle une « jurisprudence plus audacieuse » (J.-L. Halpérin) mais qui attire
à elle la critique de la doctrine.

2.2. 1. 2. Débat

Un débat s’est engagé pour considérer ou non que la jurisprudence constitue une source du
droit ou une simple autorité. Le professeur lyonnais Louis-Etienne Josserand (1868-1941) défend la
première approche dans son Cours de droit civil positif (1930). Il s’inscrit ainsi dans la continuité de
l’opinion de la doctrine du fin du XIXe siècle qu’il s’agisse d’Adhémar Esmein (1848-1913), de Marcel
Planiol (1853-1931) ou Edouard Lambert (1866-1947).

Pour d’autres auteurs, la jurisprudence ne peut être considérée comme une source du droit. Pour Charles
Aubry (1803-1883) et Frédéric-Charles Rau (1803-1877) « la jurisprudence la plus constante ne peut être
considérée chez nous comme constituant un élément du droit ». La place de la jurisprudence a été aussi
envisagée par le Doyen Carbonnier (1908-2003) pour qui elle manque les « caractères inhérents à une source
autonome du droit : ou elle est transparence de la loi, ou elle est fondation d’une coutume ». Dans son cours
de sociologie juridique (Le procès et le jugement, 1961-1962), il propose de la définir comme l’« autorité de
ce qui a été jugé constamment dans le même sens ».

Aujourd’hui la jurisprudence est considérée comme une source du droit. Ainsi, avec l’évolution de la place
et du rôle des sources du droit, la situation du juge a évolué. En lien avec l’article 4 du Code civil (« le juge
23

qui refusera de juger, sous prétexte du silence de la loi, pourra être poursuivi comme coupable de déni de
justice »), le juge est amené à inventer une règle de droit dans la limite de l’article 5 du Code civil (« Il est
défendu aux juges de prononcer par voie de disposition générale et réglementaire sur les causes qui leur sont
soumises »). Le juge a été qualifié de « législateur particulier » par le Doyen Carbonnier.
Afin d’éviter de se rendre coupable du déni de justice, le juge doit créer du droit. Aujourd’hui, on considère
qu’il existe des droits fondamentaux d’accès au juge mais aussi d’accès au droit..
Un dialogue autour du droit, de son application et de sa création se noue qu’il s’agisse du dialogue des juges
ou encore entre le juge et la doctrine et parfois aussi entre le juge et le législateur.

2.2. 2. Une œuvre prétorienne

Des constructions jurisprudentielles sont apparues aux XIXe et XXe siècles tant en droit privé
qu’en droit public et tout spécialement pour le droit administratif avec le Conseil d’Etat.

2.2. 2. 1. La jurisprudence en droit privé

Grace à l’interprétation, les juges ont pu construire des théories jurisprudentielles. Le Tribunal de
cassation puis la Cour de cassation ont ainsi œuvré en de nombreux domaines : inaliénabilité de la dot,
légalité de l’emphytéose et encore du droit de la responsabilité objective du fait des choses à partir de
l’article 1384 al. 1 du Code civil.
Dans la situation d’un accident mécanique (camion en l’espèce), la question de la responsabilité est posée.
Jusqu’en 1930, la preuve de la faute de l’auteur du fait générateur du dommage devait être rapportée Une
telle preuve est devenue plus difficile lorsqu’une machine est en cause. Avec l’arrêt Jand’heur, les juges
décident que la preuve de la garde d’une chose suffit (responsabilité objective). Ils posent ainsi un principe
général.

La jurisprudence n’est pas sans lien avec la doctrine. Le rôle de la doctrine est important en ce qu’elle
« révèle » un arrêt. Elle participe à l’« élaboration et (… la) sélection de ce qui est un "arrêt de principe"» ou
une "ligne jurisprudentielle constante" »24.

La notion d’abus de droit a été consacrée par la Cour de cassation dans un arrêt de principe en 1915
(Clément-Bayard). Depuis la fin du XIXe siècle, la jurisprudence comme la doctrine civiliste évoquent l’abus
de droit en lien avec la doctrine allemande. Elle est critiquée par d’autres juristes Les liens entre morale et
droit ont ainsi trouvés à s’exprimer. Le législateur a suivi la jurisprudence avec la loi du 4 juillet 1935
établissant des servitudes spéciales dites servitudes dans l’intérêt de la navigation aérienne.

2.2. 2. 2. La jurisprudence en droit public

C’est en lien avec la formation du droit administratif que la jurisprudence a joué un rôle
essentiel. Ce droit s’est construit au XIXe siècle en lien avec la justice administrative. Le Doyen Vedel
évoquait le caractère avant tout jurisprudentiel de ce droit. Il est encore un droit « fondamentalement
jurisprudentiel ».

24 Chr. Grzegorczyk, « Jurisprudence : phénomène judiciaire, science ou méthode ? , »Dans , Archives de philosophie du droit,
t. 30, La jurisprudence, 1985, p. 42
24

HISTOIRE DES IDEES POLITIQUES25

25
Cette partie se réfère essentiellement l’ouvrage d’Olivier NAY, Histoire des idées politiques. La pensée politique
occidentale de l’Antiquité à nos jours. Paris, Armand Colin, 2016.
25

INTRODUCTION
Qu’est-ce que l’histoire des idées politiques26 ? Quel est son objet ? L’histoire des idées
politiques étudie l’ensemble des connaissances relatives à la légitimité, à l’organisation et aux
fins du pouvoir. Pour cela :
 Elle s’intéresse aux savoirs très divers traitant du gouvernement, du bien commun, de
la justice et de la paix, des règles de vie commune, du destin collectif de la société.
 Elle interroge les conceptions philosophiques, doctrinales ou idéologiques à partir
desquelles sont déterminés les fonctions et les responsabilités de ceux qui gouvernent,
mais aussi les droits et les obligations de ceux qui obéissent.
 Elle tente de comprendre comment les théories sociales, éthiques et juridiques utilisées
pour organiser la vie publique s’appuient sur des pensées plus générales relatives à la
nature, à la religion, à l’univers, à l’individu, aux classes sociales, aux communautés ou
à la société tout entière.

Faut-il parler des idées politiques ou de la pensée politique ? Ces deux catégories, en effet,
cachent des réalités très diverses. Il est vrai qu’elles ont longtemps été utilisées, soit pour
évoquer les grands ouvrages de la philosophie politique ou ceux des penseurs majeurs qui ont
contribué au renouvellement de la réflexion théorique sur le pouvoir ; soit pour renvoyer aux
doctrines majeures, aux courants de pensée et aux traditions intellectuelles qui dominent
l’analyse de la société politique à un moment donné. Dans un autre sens, les idées politiques
peuvent inclure les mythes, les systèmes symboliques et les grands récits organisant la mémoire
d’une société. Enfin, dans une perspective sociologique, l’expression peut aussi désigner les
représentations, les croyances et les valeurs à partir desquelles des acteurs sociaux construisent
leur identité, interviennent dans la vie sociale et participent à la vie de la société.
Dans l’enseignement universitaire, l’histoire des idées politiques se limitait souvent aux grands
textes de la littérature philosophique, focalisée sur les productions savantes. Mais cette
perspective a été critiquée pour faire dialoguer les grands philosophes par-delà les siècles, de
façon décontextualisée, sans jamais s’interroger sur les caractères historiquement situé de leurs
propositions. C’est ainsi que l’étude ses idées politiques s’est lentement ouverte à l’histoire des
courants de pensée et des doctrines qui interrogent les sources, la légitimité et les fins du
pouvoir. L’histoire des idées politiques portent aujourd’hui un intérêt particulier aux nouvelles
recherches s’intéressant aux formes de savoirs et aux supports d’expression politique qui ne
relèvent directement de la philosophie, tels les récits littéraires, les pamphlets, les journaux, les
discours politiques, les tracts, les correspondances privées. C’est dire que les œuvres
philosophiques ou théoriques les plus élaborées se nourrissent d’idées portées par des acteurs
sociaux qui agissent en dehors des arènes politiques centrales et ne sont pas nécessairement
intégrées dans les milieux où se côtoient savants et philosophes.
Ainsi, si l’histoire des idées s’intéresse nécessairement au contenu des théories politiques, elle
se donne aussi pour objectif de montrer la complexité de leurs conditions de production, de
circulation et de diffusion dans la société. Elle en éclaire par le fait même les usages politiques
et sociaux d’une société donnée. Il faut comprendre la réalité sociale.

26
Olivier NAY, Histoire des idées politiques. La pensée politique occidentale de l’Antiquité à nos jours. Paris,
Armand Colin, 2016. L’essentiel de ce chpitre se réfère à ce livre.
26

En d’autres termes, même si les historiens des idées recourent aux sciences sociales pour
comprendre l’évolution des façons de penser la société, leur objectif n’est pas de dégager des
propositions morales, sociales ou juridiques susceptibles d’orienter la société dans un sens qui
paraît plus souhaitable ou plus juste. Leur objectif est de comprendre le rôle que jouent les
idées dans la construction et le développement des sociétés. C’est en cela que les démarches
philosophiques et théoriques se distinguent de celle de l’histoire des idées.
Les théories politiques actuelles renoncent souvent aux exercices purement spéculatifs dans
lesquels la philosophie a pu parfois les enfermer. Les théoriciens politiques travaillent dans les
universités en lien avec la science politique. Ils mènent des réflexions sur des problèmes
concrets : Comment organiser les élections ou la délibération démocratique ? Sur quelles
valeurs établir la communauté des citoyens ? Comment lutter contre les discriminations dans la
société ? Comment concilier la liberté et l’égalité dans la promotion des droits humains ? etc.
Par contre, la philosophie et la théorie politiques assument une visée normative. Philosophes et
théoriciens s’attachent à dégager des propositions relatives à la vie commune, dans une
perspective qui interroge la portée universelle d’énoncés définissant ce qui est et ce qui est
juste. Ils conservent l’ambition de penser les conditions de la société politique idéale ; en
forgeant des concepts dotés d’une validité générale, dégagées des contraintes immédiates
posées par la société.
De ce fait, le projet intellectuel de l’histoire a pour finalité d’observer, de décrire et de
comprendre les faits afin d’expliquer les évolutions des sociétés. C’est donc une perspective
épistémologique. C’est pourquoi, dans une démarche, il y a pour les historiens, une neutralité
axiologique, en renonçant à considérer les faits et les connaissances du point de vue des valeurs.
Pour eux, les idées sont liées à la société, elles sont « situées », et leur progression dans
l’histoire suit un cheminement aléatoire fait d’inévitables hésitations, erreurs et tâtonnement.
Les idées ne sont pas des réalités stables ; elles ont leur propre historicité.
Les historiens des idées accordent une attention particulière aux systèmes de pensée à partir
desquels les groupes sociaux tentent de comprendre leur époque et envisagent leur avenir. Ils
estiment ainsi que chaque société s’organise autour des rationalités politiques, de cadres
cognitifs et de systèmes de valeurs qui donnent une intelligibilité au monde social et permettent
aux acteurs sociaux d’intervenir dans la société. Ils ne cherchent plus à placer les idées en amont
ou en aval des faits sociaux. Aujourd’hui, l’un des enjeux de l’histoire des idées est bien de
tenter de comprendre l’évolution du gouvernement des sociétés par des recherches attentives à
la fois aux conditions sociales de production des savoirs politiques et aux usages qui sont faits
de ces savoirs dans les luttes pour le pouvoir. Il y a donc par conséquent, un lien entre savoirs
et pouvoir.
En effet, on ne peut dissocier l’histoire des idées politiques de l’histoire plus générale des
connaissances. Le développement de la métaphysique religieuse, l’essor du droit savant, le
progrès des connaissances techniques, les découvertes scientifiques et géographiques, et même
l’évolution des représentations esthétiques contribuent insensiblement à déplacer les cadres de
référence et les façons de penser. C’est dire que les nouveaux savoirs modifient les
représentations du monde physique et, partant, la conception de la vie humaine. Ils transforment
l’univers du pensable et du raisonnable. Ils bousculent les idées reçues, la dogmatique
religieuse, les principes éthiques établis. Et donc par conséquent, ils exercent des effets sur les
27

conceptions de l’ordre social et alimentent la réflexion sur l’organisation de la société et la


légitimité du pouvoir.
Par ailleurs, il est impossible de comprendre l’émergence des grands principes des sociétés
politiques occidentales, par exemple, tels que la souveraineté, l’Etat, le droit, la raison,
l’individu, la nation, la liberté, etc. sans revenir aux transformations matérielles, sociales et
intellectuelles qui accompagnent la sortie de la société médiévale et la lente formation des
Etats-Nations. Cette évolution est indissociables de l’évolution des structures économiques et
spatiales (croissance des villes, développement des échanges transnationaux, apparition des
nouveaux systèmes de production, l’essor de l’économie du marché), mais aussi des structures
politiques et la transformation des structures sociales.
On comprend pourquoi, les idées politiques ont une utilité immédiate pour les dirigeants en
place, comme pour les prétendants au pouvoir. Les acteurs politiques font ainsi régulièrement
usage des savoirs savants pour légitimer leurs actions et défendre leurs intérêts. En outre, les
idées politiques ne sont pas seulement des énoncés servant à donner un horizon éthique à la
politique ; elles sont des ressources discursives utilisées dans les luttes politiques, que ce soit
pour renforcer un pouvoir ou pour le contester.
Ainsi, les idées politiques sont, pour l’historien, des formidables révélateurs d’un état de la
société à un moment donné. Elles permettent aux individus et aux groupes de produire des
cadres d’intelligibilité et des critères moraux pour penser le monde social, sa légitimité, son
organisation et ses fins. Elles constituent des instruments permettant aux intellectuels et aux
acteurs politiques d’intervenir dans les débats sur le gouvernement, la justice et le bien commun.
Elles nourrissent le droit, la pratique des institutions, les usages politiques. En fin, elles servent
à produire la docilité de ceux qui obéissent, tout comme elles sont utilisées, à l’inverse, pour
contester les formes de pouvoir perçues comme injustes. Et pour toutes ces raisons, la démarche
de l’historien ne peut s’exonérer d’interroger la complexité des conditions de production, de
circulation et de réception des idées.
Les sources antiques de la pensée politique (européenne)27
1.- La source grecque
Apparition de l’inquiétude philosophique et politique et de l’examen rationnel du phénomène
politique.
Naissance des catégories politiques actuelles : Cité (Πολισ), monarchie, aristocratie,
démocratie, oligarchie, tyrannie ...
Naissance de la philosophie au ~VIème siècle Thalès de Milet, Anaximène, Anaximandre,
Pythagore, Héraclite d’Ephèse (polemoσ pater panton), Affirmation de la physique et de
l’histoire au ~Vème siècle :
 Parménide (changement impossible)

 Démocrite et l’atomisme (Epicure ~IVième siècle, Lucrèce ~Iier siècle)

27
Ivo RENS (2000), Histoire des doctrines politiques. Édition électronique réalisée avec le traitement de textes
Microsoft Word 2003.
28

 Hérodote, père de l’histoire

 Thucydide (Oraison funèbre des guerriers morts pendant la première année de la


Guerre du Péloponèse : éloge de la démocratie athénienne)

 Hippodame de Milet, urbaniste politique, inventeur de la rue et du gouvernement


mixte

 Apogée de la philosophie politique au ~IVème siècle :

 Platon fondateur de l’Académie, qui dura près d’un millénaire, inventeur de l’utopie
politique, théoricien du pouvoir fondé sur le savoir, et sur un savoir dont la clé réside
dans les mathématiques, Aristote, fondateur du Lycée ou École des Péripatéticiens,
philosophe organiciste et naturaliste, inventeur du droit constitutionnel comparé,
Zénon de Citium (Chypre), fondateur de l’École du Portique (stoïcisme) et de la
κοσμοπολισ.

2.- La source romaine


* Continuation de la source grecque
* Polybe, un Grec romanisé ~IIème siècle, disciple d’Aristote
* Cicéron, un Romain hellénisé ~Iier siècle, disciple de Platon et des Stoïciens, développe la
notion de droit naturel (ius naturae) : “Il existe une loi vraie, c’est la droite raison conforme à
la nature, répandue dans tous les êtres, toujours d’accord avec elle-même, non sujette à périr,
qui nous appelle impérieusement à remplir notre fonction, nous interdit la fraude et nous en
détourne.”.
* Nouvelles catégories institutionnelles :
* République, Sénat, Principat, Consulat, Empire, Tribunat, Dictature ; Souveraineté
(Imperium)
* Développement et systématisation du droit par la jurisprudence, particulièrement du droit
privé, par opposition au droit public.
3.- La source judaïque
* Triomphe de la transcendance et du monothéisme
* Substitution de la théologie à la mythologie
* Apparition de la notion de théocratie
* Apparition du temps linéaire, par opposition au temps cyclique des Anciens et de
pratiquement toutes les civilisations traditionnelles.
4.- La source chrétienne
* Évangiles : “Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu”
* Séparation du spirituel et du temporel Saint Paul (Épître aux Romains) : Tout pouvoir vient
de Dieu.
29

* Égalité des êtres humains face à Dieu Unité du genre humain, thème qui rejoint
partiellement l’idée de κοσμοπολισ, le cosmopolitisme des Stoïciens.
30

Chap 1. INVENTION DE LA RAISON POLITIQUE DANS LE MONDE ANTIQUE

INTRODUCTION
L’invention de la raison politique est liée à la naissance de la philosophie et la quête du bon
gouvernement. En effet, l’antiquité gréco-romaine qui s’ouvre avec la fondation des premières
cités sur le bord de la mer Egée (entre les IIIe et IVe siècles av. J.C.), constitue une phase
historique essentielle dans la formation de la pensée politique, surtout occidentale28. La cité
grecque invente la citoyenneté ; elle incarne le modèle politique « ancien » caractérisés par la
forte emprise de la communauté sur l’individu et l’absence totale de la distinction entre la
société et l’Etat. Rome invente la liberté, mais celle-ci ne se pense pas encore comme une
autonomie individuelle et reste dépendante des lois et des institutions républicaines. La vie
publique dans l’antiquité repose de surcroit sur une inséparabilité du religieux et du politique.
Le monde antique ignore totalement l’individualisme philosophique et juridique de la société
moderne (où l’individu est considéré comme un sujet souverain disposant d’une autonomie
morale et de droits fondamentaux). Toutefois, la pensée occidentale contemporaine, surtout,
puise une grande partie de ses idées, de ses modes de raisonnement et de ses concepts dans
l’héritage légué par la philosophie et le droit de l’antiquité. Des nombreuses idées « modernes »
plongent leurs racines dans les innovations intellectuelles introduites dans la pensée grecque,
reprises et approfondies par les Romains.
1.1.L’émergence de la raison politique dans la Grèce antique

L’apparition de la polis est intimement liée à la naissance de la philosophie. En effet, avec la


philosophie, les Grecs inventent la « raison », forgeant l’idée que la faculté de juger de l’homme
échappe à la, puissance de la religion et des mythes. Petit à petit, la pensée hellène se dégage
lentement de la mythologie et s’ouvre à la connaissance rationnelle de l’univers. Aux croyances
traditionnelles livrant aux hommes des récits extraordinaires sur la vie des Dieux et des héros,
elle substitue une nouvelle conscience, celle du philosophe qui cherche à comprendre l’homme
et la nature grâce au jugement tiré du raisonnement et de l’observation. De cette transformation
générale de la pensée naît la raison politique. La philosophie s’interroge désormais sur
l’ordonnancement social de la cité. Elle recourt pour cela à des catégories inédites, plus
abstraites, permettant de saisir la totalité des liens communautaire. Les Grecs vont ainsi inventer
des nombreuses notions politiques telles que l’égalité, la citoyenneté, la liberté, le droit, la loi,
la participation, l’équilibre des pouvoirs, les concepts désignant les régimes (monarchie,
aristocratie, démocratie, etc.). Les Romains, quelques siècles plus tard, vont s’inspirer de ces
idées et vont les adapter à leurs institutions.
Ainsi, la naissance de la raison va bouleverser considérablement la société antique. Portée au
départ par la philosophie, elle affectera peu à peu l’ensemble de la vie religieuse, sociale,
culturelle et politique.
Outre, les conquêtes territoriales et la constitution d’une zone d’influence étendue à l’ensemble
de la Méditerranée, la civilisation grecque connaît d’importantes mutations entre le VIe et le
IVe siècles avant J.C., sous l’effet des deux innovations majeurs :
 L’avènement de la cité (la polis) comme cadre de la vie commune ;

28
Il est vrai que les idées du monde moderne se distingue à bien des égards de celles de la vie antique.
31

 La naissance de la philosophie, une pensée abstraite émancipée des croyances


religieuses, faisant appels aux seules qualités du raisonnement et de la démonstration.

Il y a ainsi une transformation des structures politiques et sociales qui s’accompagnent d’un
changement profond des représentations morales et intellectuelles. Ce qui aboutira avec la
naissance d’une véritable réflexion politiques (avec Platon, et surtout Aristote). Les mutations
sociales et les innovations intellectuelles sont donc indissociables.
La principale rupture intervient avec l’introduction de la raison dans la pensée savante et dans
l’organisation de la vie publique ; une raison politique qui concerne les rapports entre les
hommes. L’idée que la vie commune peut être guidée par la pensée prend progressivement le
pas sur l’autorité exercée par les principes religieux. L’émergence de la cité grecque
s’accompagne ainsi d’une première forme de « laïcisation » des représentations sociales. Les
mythes perdent leur valeur politique et sont désormais confinés dans la sphère religieuse. La
délibération s’impose comme la voie la plus légitime pour définir les règles de la vie sociale.
La philosophie devient alors l’instrument de réflexion sur le politique.
Seulement, les Grecs sont conscients que la pratique du débat dans la vie publique comporte le
risque que se multiplient les manœuvres de déstabilisation et les conspirations politiques. C’est
la raison pour laquelle les affaires politiques doivent être traitées sur la place publique, et donc
un débat ouvert à la critique et au contrôle du grand nombre. Les Grecs mettent ainsi la société
humaine, dans la technique du gouvernement, en discussion.
La distinction opérée entre la religion et la politique a une incidence majeure : la vénération des
divinités olympiennes, les rituels et les sacerdoces sont progressivement placés sous la
responsabilité de la polis. La désacralisation de la sphère politique a pour contrepartie la mise
en place d’une religion officielle qui se distingue clairement de l’administration des affaires
publiques. La cité transforme les pratiques religieuses en « cultes officiels » contrôlés par la
communauté tout entière.
L’ère de la parole publique et le retrait de la religion stimulent en effet une nouvelle activité
intellectuelle, celles des philosophes dont l’objectif est de parvenir au vrai par l’étude des
principes et des causes du monde physique, mais aussi par l’étude de la morale. La philosophie
privilégie le moyen de la réflexion : elle vise l’accumulation des connaissances, leur mise en
discussion, puis leur organisation systématique et cohérente. Elle applique une démarche
raisonnée, méthodique, progressive, soucieuse d’établir le vrai en ne retenant que les
propositions rigoureuses ayant surmontée la règle de la critique.
Dans cette entreprise, l’école de Milet, au début du VIè siècle, av. J.C., première école
philosophique, a joué un grand rôle dans la naissance de la pensée rationnelle. La pensée
philosophique qui s’impose dans la Grèce antique fait donc progressivement prévaloir la
cohérence du raisonnement abstrait sur la puissance évocatrice des mythes. Son essor
accompagne la transformation plus générale de la vie politique et sociale dans la cité grecque.
En devenant l’instrument privilégié pour penser la société, la raison contribue inévitablement à
la reconnaissance de l’égalité de tous les esprits devant le vrai ; justifiant ainsi la possibilité
pour tous les citoyens de s’exprimer sur la place publique, de se prononcer sur les problèmes
de la cité. La Cité devient l’affaire de tous.
Malgré tous ces efforts, la raison philosophique, cet esprit formé à la critique et à la
démonstration, a rencontré des obstacles dans la vie politique. Il n’a pas non plus réussi à
32

supplanter, dans le domaine du sacré, les mythes et les croyances irrationnelles. Toutefois, la
raison politique, prenant appui sur la philosophie, et soucieuse d’agir sur la vie de la cité, a
exercé très vite ses effet sur le fonctionnement de la vie politique : en permettant l’émergence
du débat public et de l’idée d’égalité, elle crée la possibilité de l’expérience démocratique.
1.2. La Cité grecque, la raison politique et l’expérience démocratique

Nous sommes ici dans un contexte où le développement des cités, durant la période dite
« archaïque » ne s’accompagne pas de la démocratisation des institutions. La vie politique est
dominée par ceux qui possèdent des terres et l’autorité depuis des siècles : ce sont les familles
patriarcales. Les premières cités sont largement sous l’emprise de l’aristocratie des eupatrides.
Les Grecs font d’importantes conquêtes militaires et étendent par conséquent leur influence en
fondant des nouvelles cités dans l’espace méditerranéen. Le commerce maritime est florissant.
Cette expansion coloniale provoque en leur sein une transformation importante des équilibres
économiques et sociaux. L’aristocratie mène une vie de luxe et se coupe des milieux ruraux.
Les commerçants enrichis affichent leur nouvelle puissance et réclament des droits. Par contre
les agriculteurs, restés à l’écart, sont maintenus dans une situation de grande pauvreté. La
concentration des propriétés terrienne et l’accroissement des écarts de richesse sont à l’origine
des soulèvements sociaux très violents qui obligent les dirigeants, vers la fin du VIIè siècle, à
engager des réformes publiques. Ce sui va conduire aux premières expériences démocratiques
en faisant entrer les cités dans l’âge de la loi. La raison va entrer dans les méthodes de
gouvernement et provoque une nouvelle conception du pouvoir dans laquelle le citoyen occupe
un rôle central.
1.2.1. Le rôle de la loi dans la cité

L’âge « classique » (VIè-IVè s.), période la plus brillante de l’antiquité grecque, constitue une
phase importante de transformation marquée par l’évolution des mœurs et des savoirs, par des
expériences politiques nouvelles. Cela témoigne de la volonté des hommes de réordonner la
société. Les philosophes y jouent un rôle décisif aux côtés des grands réformateurs. Ils vont
participer à la diffusion des nouvelles connaissances, en valorisant les débats, la démonstration
raisonnée et la recherche de l’équilibre. Les mutations intellectuelles ont de l’incidence sur les
innovations institutionnelles. Ce qui va déboucher sur une rationalisation du gouvernement. La
Grèce entre donc dans une nouvelle ère politique où la conduite des affaires publiques recourt
de plus en plus aux « lois » communes, c’est-à-dire aux procédures stables recueillant
l’assentiment général.
Le développement de la pensée philosophique affecte différents aspects de la vie
communautaire : échanges économiques, activités politiques, pratique religieuse. Les
revendications se font fortes : les citoyens réclament que les lieux de la vie commune puissent
désormais s’organiser conformément à des principes d’équilibre et de justice. Le principe de
monarchia qui fondait l’ordre sur la concentration hiérarchique de l’autorité laisse la place à la
valeur de la dikè : une justice qui s’exprime dans une norme supérieure à tous et établie par la
raison humaine ; une loi établie par les hommes et non par les dieux. Ainsi, avec la dikè, les
Grecs inventent une nouvelle conception de la vie politique qui soumet la communauté au règne
de la loi générale, égale pour tous. Lois qui garantissent des droits à tous les membres de la
Cité, ouvrant ainsi la voie à une répartition plus équitable des magistratures et des honneurs
entre les différents groupes que compose le corps social. La règne de la loi est un éléments de
la supériorité de la Grèce sur les peuples barbares. C’est en fait, l’essor de la pensée juridique.
33

L’esprit juridique gagne la vie publique. Des législateurs, les nomothètes, se voient confier la
mission de déterminer les règles publiques dont l’objectif est d’assurer la stabilité sociale. Dans
les institutions politiques, on privilégie les principes de délibération et de collégialité. Dans les
institutions judiciaires, les nouvelles procédures abandonnent les formules rituelles classiques,
définies par la coutume ou la religion, et rendent le jugement au nom de la cité tout entière.
Tout prend appui sur des règles impersonnelles et systématiques (collecte des faits, recours aux
témoignages, l’administration de la preuve, la recherche d’une solution argumentée).
Dans cette recherche de l’équilibre politique, un nom fait autorité : celui de Solon, au VIè
siècle. Il incarne le nouvel esprit de la raison. Lui-même archonte et législateur athénien . Sa
réforme consiste à rechercher le juste milieu entre les attentes populaires et les exigences des
riches familles. Il est un des pionniers à souligner la nécessité d’établir une loi fondamentale de
la cité, une loi respectée par tous et supérieure à toutes les parties. La dikè est pour lui la seule
façon de préserver l’esprit d’unité et de solidarité dans une communauté athénienne minée par
des querelles.
A cet effet, la raison politique qu’incarne Solon renvoie le principe de pouvoir, l’archè, à deux
normes philosophiques complémentaires l’eunomia29 et la sôphrosuné. Elles trouvent avec la
réforme de Solon une première application concrète : dans l’esprit du législateur, il s’agit
d’introduire, grâce à une loi générale suivant le principe de la dikè, l’équilibre et la sagesse dans
le gouvernement de la cité.
Après Solon, la loi comme technique de gouvernement gagne l’ensemble des cités grecques.
Avec lui, l’idée d’une loi générale établie par la raison constitue un élément décisif dans
l’évolution de la Grèce antique. Sapant les bases de l’ancienne légitimité, celle de la tradition,
cette loi a permis le passage des systèmes politiques autoritaires et hiérarchiques à des systèmes
pluralistes ouverts à tout le corps social, et par conséquent, une ouverture à l’idéal
démocratique. La citoyenneté apparaît alors comme une nouvelle conception de la
communauté. C’es en fait la naissance du citoyen.
L’expérience de la citoyenneté et l’instauration de la démocratie sont des innovations fortes qui
caractérisent la période classique. L’invention de la citoyenneté est, en fait, la principale
mutation qui a précédé l’instauration de la démocratie en Grèce. Cette citoyenneté consiste à
considérer les hommes, non plus comme des sujets qui doivent se soumettre à l’autorité
traditionnelle du roi, mais comme des citoyens, c’est-à-dire des individus considérés comme
égaux sur le plan politique et qui, à ce titre, sont titulaires des droits et des devoirs identiques
(dits civiques) vis-à-vis de la communauté.
Cette citoyenneté suppose :
 De considérer les hommes comme des êtres interchangeables, semblables les uns aux
autres, quels que soient leur origine, leur rang ou leur condition. Ce qui définit le
citoyen, c’est maintenant son appartenance à une communauté civique.

29
L’eunomia désigne l’idée que le monde trouve son ordonnancement (et donc sa stabilité) dans un « juste
équilibre » des puissances. Dans la société des hommes elle implique une répartition équilibrée des pouvoirs entre
les principaux groupes composant le corps social. Elle implique aussi le respect d’une certaine équité entre ces
groupes selon leurs mérites. La sôphrosuné, quant à elle, est à l’origine de la notion religieuse exprimant la vertu
liée à l’abstinence, la sobriété et la privation. Dans la cité, ce principe acquiert une dimension morale. Elle
représente un dépassement des émotions et de l’instinct dans les relations entre les hommes.
34

 Une conception égalitaire de tous les citoyens.

Il faut faire remarquer que la naissance de la citoyenneté ne se confond pas avec celle de la
démocratie politique. C’est dans la pratique militaire qu’émerge, à partir du milieu du VIIè
siècle, le principe d’égalité. L’art de la guerre passe alors d’une conception aristocratique de la
fonction militaire, prérogative des puissants, à une conception communautaire de l’armée
fondée sur une organisation disciplinée dont la pièce maîtresse est le soldat (p. 24). Sparte est
à ce niveau le premier modèle de la citoyenneté, même si elle reste un peu loin dub modèle
démocratique.
A Athènes, par contre, la reconnaissance de la citoyenneté répond à un besoin social : elle est
vue comme un moyen de répondre aux tensions sociales internes en rapprochant les hommes
dans un espace civique commun. Elle accompagne le mouvement de démocratisation qui
s’annonce avec Solon et qui se réalise pleinement avec Périclès au milieu du Vè siècle. Le
principe de l’égalité des citoyens reste un enjeu dans les luttes sociales. C’est dire que la
démocratie antique n’émerge pas sur la base d’un égalitarisme abstrait refusant toute distinction
entre les citoyens. Elle repose sur la recherche d’un équilibre visant, dans l’organisation
concrète de la cité, la conciliation de deux visions de l’égalité30.
L’entrée de la raison dans la vie politique contribue fortement à la formation de l’idéal
démocratique. On remarque l’organisation de lieux de délibération publics (l’agora), la loi
générale y rôle important, la création de la citoyenneté. On doit le modèle athénien de la
démocratie à trois figures : Solon, Clisthène et Périclès. Les grandes réformes qu’ils ont
proposées ont introduit de nouvelles règles politiques qui ont sapé définitivement l’illusion d’un
possible retour à la société aristocratique de l’âge archaïque.
Malgré cela, le modèle de la démocratie antique reste inachevé, au regard de l’organisation de
la cité. La démocratie antique n’a pas réussi à étendre le principe de l’isonomie à l’ensemble
des individus vivant dans la cité. Les femmes sont exclues du corps politique tandis que leur
rôle dans la cité est fortement encadré par la loi. Les métèques (étrangers résidant dans la cité),
bien qu’hommes libres et généralement bien intégrés dans vie sociale, ont de nombreux devoirs
(acquitter l’impôt, servir l’armée, etc.), mais ils bénéficient de peu de droits (pas droit au vote).
Les esclaves sont dépourvus de liberté et n’ont aucun droit civique. Les plus pauvres, souvent
soumis à un dur labeur, n’ont pas de temps nécessaire pour participer à la vie civique. Pendant
longtemps, à Athènes, seuls les citoyens les plus fortunés peuvent siéger à l’ecclésia. Les
philosophes du IVè siècle vont finalement souligner la dérive fréquente des institutions
antiques vers une nouvelle forme de despotisme. Ils vont constater que la démocratie
délibérative se transforme en démocratie « tribunitienne » où rhéteurs et démagogues utilisent
les règles de la sophistique pour emporter l’adhésion de l’assemblée populaire. On comprend
alors les inégalités ne puissent toutes être inscrites dans l’organisation juridique de la cité.

30
Pendant toute la période classique, la question de l’isotès, qui peut se définir comme « équité » ou comme
« égalité », fait l’objet d’interprétations diverses, même contradictoires. Derrière les mots, c’est bien la réalité de
la répartition du pouvoir qui est en jeu. Si l’aristocratie défend le principe d’une égalité proportionnelle, l’eunomie
(eunomia) (qui ne fait pas appel à une égalité parfaite entre les hommes, mais fait reposer l’ordre social sur un
juste équilibre qui respecte une règle de proportion entre les diverses composantes de la société ; les partisan des
réformes démocratiques, eux, définissent les citoyens à partir d’une norme d’égalité absolue, l’isonomie. Celle-ci
suppose l’existence d’une société où règne une équivalence parfaite entre les tous les êtres humains. Sur le plan
politique, cela implique une égale participation de tous à la vie publique n(p. 25).
35

Ainsi, l’idée démocratique est le prolongement dans l’ordre politique de la pensée nouvelle
substituant la raison aux mythes, on ne peut qu’être frappé par le scepticisme affiché par les
philosophes, ceux-là qui incarnent la nouvelle pensée rationnelle. Pour eux, la sagesse politique,
la « juste mesure », réside bien plus dans la quête de la morale et la recherche de l’excellence
que dans le principe d’égalité et d’intervention des masses populaires, inconstantes et toujours
prompts à soutenir les plus grands tyrans. La philosophie est hissée en science du gouvernement
politique où les philosophes sont rois. La responsabilité politique est aussi liée à l’excellence
morale, à l’acquisition de la sagesse. Socrate insistera surtout sur la connaissance de soi, la
compréhension de ses propres actes qui assure finalement le discernement et l’appréciation
juste.
Cette insistance à montrer la nécessité de la connaissance philosophique va conduire Socrate,
par exemple, à afficher ouvertement son scepticisme à l’égard du régime démocratique
athénien. Pour lui, la sagesse est le fruit de l’intelligence : il apparaît donc inconcevable de
confier les charges politiques à des magistrats élus ou, pire, tirés au sort. La démocratie confie
la politique à des hommes désignés par le suffrage d’une foule ignorante ou par les lois du
hasard. La politique étant un art, elle exige une excellence morale. Elle requiert la connaissance
et l’aptitude à la recherche du Bien. Elle ne peut être confiée qu’aux meilleurs, à ceux qui
disposent de la sagesse et de la vertu.
Tout compte fait, la philosophie « politique », celle qui prend pour objet les hommes
organisés en communauté dans la polis, naît sous la plume de Platon et de son élève Aristote.
1.2.2. Platon et la construction de la cité idéale

L’œuvre de Platon (427-346) constitue un tournant majeur dans la formation de la pensée


antique. Inspirée fortement par la réflexion de Socrate qu’elle met en scène dans les fameux
« dialogues platoniciens, la pensée de Platon constitue la première tentative d’une réflexion
systématique sur le pouvoir politique. Ce thème constitue l’objet central de trois exposés
(œuvres) : La République, Le Politique et Les Lois. Mais on peut négliger l’influence ou
l’importance d’autres dialogues plus généraux sur l’être et la connaissance, la nature et la
morale, dont la réflexion dialectique est nourrie par des interrogations sur la justice et la vie
politique de son temps. Il s’agit de : Apologie de Socrate, Criton, Gorgias.
Issu d’une famille aristocratique, Platon éprouve une hostilité à l’égard du régime
démocratique, et pour cette raison, ne se voit confier aucune responsabilité dans la cité. Il est
dégouté par le monde réel à cause de ses échecs successifs et pense désormais à une république
utopique. Il réfléchit sur les formes idéales des constitutions, et non d’établir les bases du
meilleurs gouvernement. Il définit la politique, en comparaison des troupeaux, comme l’art
d’élever les troupeaux, ceux-ci se divisant d’abord en bêtes cornues, puis en bipèdes et
quadrupèdes. La politique sera donc l’art de conduire les bipèdes sans cornes et sans plume.
C’est donc une connaissance spéculative destinée à l’éducation commune des hommes vivant
en société.
Pour Platon, on peut conduire les hommes soit par la contrainte et la violence, soit par leur libre
consentement, ce qui différencie la tyrannie de la politique. Il différencie aussi la politique des
autres techniques voisines, telles que la science militaire, la jurisprudence, l’éloquence.
Par apport à la science militaire, celle-ci consiste dans la stratégie pour faire la guerre et la
triompher. Pourtant, c’est la politique qui décide en premier lieu de cette guerre ou de la paix.
36

Quant à la jurisprudence, elle est également subordonnée à la politique, car même si elle
consiste à rendre des arrêts, c’est encore la politique qui détermine les lois dont les magistrats
ne sont que des exécutants. Enfin, par rapport à l’éloquence. Si l’art de la parole est nécessaire
à la persuasion et contribue ainsi à la puissance du chef, c’est la politique qui, en définitive,
décide s’il faut employer la persuasion ou recourir à la coercition, c’est-à-dire à la force.
La politique est donc centrale, car c’est elle qui décide et oriente le comportement à adopter.
Elle donne une définition dans tous les domaines. La politique est donc l’art de diriger. Comme
caractéristiques, le pouvoir politique est arbitraire et totalitaire.
Les réalités humaines étant essentielles mobiles, c’est au pouvoir politique d’intervenir de façon
arbitraire pour régir des situations particulières, situations qui échappent parfois à la loi
générale. Totalitaire, le pouvoir politique s’impose sur tous ses éléments. Il ne sépare pas la
politique de la morale. Il y a un lien entre les deux. Car les affaires de la République dépendent
de la vertu des citoyens qui agissent en vue du bien-être de tous. En plaçant la connaissance au
fondement de la société vertueuse, Platon établit un lien indissociable entre l’individu et la cité,
entre l’excellence de l’âme et l’art politique. Par conséquent, les qualités humaines et la moralité
des actes constituent le sujet central de la politique. En ce sens, le bon gouvernement de la cité
ne dépend pas essentiellement des conditions de réalisation des lois ou de la forme de la
constitution politique. La bonne politique, celle qui met en œuvre la justice, réside dans les
qualités morales des citoyens, dans leur « âme vertueuse », dans leur goût du bonheur commun
et leur mépris des richesses personnelles. Un gouvernement est bon lorsque chaque citoyen est
capable d’agir conformément au Bien. C’est pourquoi, la politique ne peut être dirigée que par
ceux qui disposent d’une compétence particulière et de certaines qualités morales, ceux qui
maîtrisent l’art de gouverner. En d’autres termes, la direction des affaires publique ne peut être
confiée qu’à une minorité d’individus qui pratiquent la vertu grâce à leur connaissance et à leur
faculté de délibérer. C’est ainsi qu’on pourra devenir le reflet de la cité idéale.
Cette cité platonicienne, en effet, doit être capable, grâce à des règles valorisant les qualités
morales des citoyens, de lutter contre les divisions et de conduire à une plus grande justice entre
les hommes. Il va dès lors élaborer les grands traits d’une société exemplaire.
Les traits de la cité idéale
C’est en fait une société imaginaire où règnerait la justice, avec une organisation sociale
trifonctionnelle, capable de répartir les charges et les pouvoirs en fonction des capacités de
chacun. Pour cela, elle doit être hiérarchisée :
 Les gardiens : ce sont les plus vertueux. Ils possèdent à la fois la connaissance et
l’aptitude au commandement. Ils doivent être rigoureusement sélectionnés parmi l’élite
les meilleurs.
 Les gardiens auxiliaires. Ils assistent les gardiens.
 Le peuple. C’est la classe la plus nombreuse : paysans, les marins, les artisans, les
commerçants.

La cité parfaite est, enfin, une société aristocratique dans laquelle les meilleurs, les plus
vertueux, ceux qui accèdent à la raison, commandent les êtres guidés par les émotions et les
désirs. Seulement, étant fortement hiérarchisée, cette cité ne risque pas toutefois de se
37

corrompre dans la mesure où la minorité des gouvernants est censée renoncer à tous les
avantages individuels et se consacrer entièrement au bien des autres.
Pour Platon, en fait, le principe du gouvernement est donc la domination de l’intelligence
politique, la royauté du génie, la souveraineté de la sagesse. Ce que l’on peut appeler la
sophocratie, le pouvoir de la sagesse. C’est pourquoi, seuls les philosophes peuvent diriger la
cité. C’est le règne du philosophe-Roi. Il faut confier le pouvoir aux philosophes.
Un grand observateur politique, Platon a jeté un regard critique sur l’organisation du pouvoir.
Il a ainsi dressé une typologie des formes des gouvernements. Il distingue les constitutions
imparfaites des constitutions parfaites.
 Critique des constitutions imparfaites dans la République:
- Timocratie (plus proche des gouvernements que les Dieux ont inspirés aux hommes
dans les temps reculés) : C’est un régime fondé sur l’honneur. Ceux qui gouvernent
bénéficient d’une grande estime et d’une dignité exemplaire aux yeux du plus grand
nombre. Inscrite dans une société hiérarchisée, divisée en trois castes (guerriers,
prêtres, producteurs), elle constitue déjà une forme imparfaite de gouvernement
dans la mesure où la connaissance philosophique n’y inspire pas les décisions
politiques.
- Oligarchie : gouvernement du petit nombre, mais à la légitimité de la vertu s’est
substituée celle de la richesse. La hiérarchie est ainsi fondée sur l’aisance et la
fortune. L’oligarchie est doublement dangereuse : elle suscite toutes les convoitises,
stimule les ambitions, valorise les comportements ostentatoires et le mépris des plus
humbles. Elle attise les tensions entre une élite toujours plus riche et une masse
toujours plus pauvre. Elle aboutit ainsi à des excès, car le pouvoir ne repose plus sur
la vertu, le désintéressement et la justice, mais sur la fortune, sur la volonté jamais
comblée d’acquérir des richesses. Dans un tel régime, les pauvres, subissant un
pouvoir quo les ignore tout en s’enrichissant, ne peuvent que se révolter et exiger
une constitution qu’ils contrôlent.
- La démocratie : gouvernement du plus grand nombre. Les constitutions
démocratiques posent le principe d’une large participation, et pourtant elles sont loin
d’être le régime de tous. Car, elles sont un régime des miséreux contre les classes
fortunées. Elles ont incapables, pour cette raison, de maintenir l’unité et la paix dans
la cité. La démocratie ne peut alors déboucher que sur l’injustice. En plus, son
principal tort réside dans son mode de sélection des dirigeants : le tirage au sort.
Celui promeut l’incompétence. C’est donc un régime décadent.
- La tyrannie : Résultante de la dégradation du régime démocratique. Incapable de se
gouverner par l’ecclesia, soumis à un désordre endémique, à, la dispute et à la
corruption qu’entraîne l’achat des votes, le peuple se cherche inévitablement des
chefs capables de restaurer l’ordre et la stabilité. Ainsi, en se donnant un protecteur,
la masse contribue elle-même à son propre asservissement : un seul y gouverne à sa
guise, au gré de ses caprices, niant tous les principes et les règles commandées par
la vertu et la sagesse. Et le peuple qui croyait retrouver sa liberté, devient esclave
du maître qu’il s’est donné.
38

La succession des constitutions, telle que décrite dans La République, s’accompagne d’une
détérioration de la moralité et des vertus dans chaque individu. Un changement radical est dès
lors nécessaire. Seul le passage au communisme autoritaire peut rompre le cycle de décadence
historique. Mais Platon reconnaît plus tard qu’il est possible, par des bonnes lois, de limiter
l’injustice et de restaurer la paix sociale.
Dans Le Politique et Les Lois, Platon infléchit sensiblement certaines conclusions essentielles.
Alors que la cité idéale faisait entièrement reposer le pouvoir sur la sagesse des gouvernants,
relativisant la valeur des lois humaines, les derniers dialogues platoniciens semblent admettre
désormais le rôle de la législation dans la recherche de la justice.
Dans Le Politique, on relève deux inflexions majeures. Platon relativise d’abord l’idée selon
laquelle les dirigeants peuvent prendre des décisions justes en toute circonstance grâce à l’usage
de la science du gouvernement. Certes, le chef politique vertueux doit savoir s’affranchir de la
loi écrite, car celle-ci n’est pas infaillible et ne doit pas prévaloir sur la connaissance vivante
(intelligence philosophique). Mais Platon admet désormais qu’en l’absence de roi-philosophe,
la loi a l’avantage de maintenir une règle commune à l’ensemble de la société et de limiter le
risque de dérive despotique. Ensuite, Platon, prend garde de dénoncer les excès du pouvoir
absolu, alors qu’il n’hésitait pas, dans La République, à attribuer la totalité de l’autorité
politique « aux gardiens ». Il affirme ainsi que la modération et l’équilibre dans la vie publique
sont des conditions de réalisation de décisions justes.
Cette double inflexion le conduit finalement à une nouvelle classification des constitutions. Il
formule une double hiérarchie des régimes politiques, faisant du respect des lois le critère
central de son analyse. D’où la classification des constitutions imparfaites dans Le Politique.

Gouvernement d’un seul Gouvernement d’une Gouvernement de la


homme minorité masse
Respect des lois Monarchie (régime le plus Aristocratie Démocratie (régime
souhaitable) le moins souhaitable)
Non-respect des Tyrannie (régime le moins Oligarchie Démocratie (régime
lois souhaitable) le plus souhaitable)

L’originalité de cette double classification tient au fait que la justice ne réside pas dans
l’organisation d’un régime particulier, c’est-à-dire dans les principes généraux de répartition du
pouvoir. Un régime n’est pas vertueux en soi : le critère discriminant est l’attitude des
gouvernants.
Conscient des limites de la société humaine, Platon confirme les intuitions formulées dans Le
Politique : les lois, même imparfaites, peuvent renforcer la stabilité de la vie politique et
préserver ka cité des pires injustices. Elles jouent un double rôle : d’une part, elles prescrivent
des règles contraignantes pour les citoyens et contribuent ainsi au maintien de l’ordre social.
D’autre part, elles limitent aussi les risques d’abus de pouvoir des gouvernants. A cet effet, les
sages n’ont plus vocation à gouverner directement. Leur rôle est désormais de participer à la
rédaction des lois et de veiller, dans leur application, au respect de la morale et de la vertu.
Au total, la philosophie politique de Platon présente, malgré son évolution, quelques lignes de
fond. Elle sacrifie la vie individuelle, la liberté et l’épanouissement de soi sur l’autel de la
39

communauté et de son bien commun. Elle suppose la possibilité d’une transformation radicale
de l’homme et de la société : seule une refonte totale de la vie humaine peut permettre la vie
heureuse et la justice. La cité platonicienne, enfin, est inégalitaire et antidémocratique. Elle
entend réaliser le bien commun par une organisation impérieuse de la société et l’encadrement
quasi-militaire des citoyens. Elle nie la pluralité des pensées et des opinions. Celles-ci doivent
se plier à la supériorité de la connaissance philosophique. Certes, on doit à Platon une ambition
légitime de débarrasser le gouvernement de l’égoïsme des puissants, de la cupidité, du
mensonge et e la corruption, en prônant un retour à une conception morale de la vie publique.
On doit aussi reconnaître la modération de son analyse à la fin de sa vie, son encouragement au
respect des lois et, finalement, le constat du Politique qu’en situation de dérèglement du
pouvoir, la démocratie peut constituer le meilleur régime imparfait. Seulement, la société
platonicienne fait l’apologie d’une société tristement autoritaire. Aristote en dénoncera les
fondements.
I.2.3. Aristote et la naissance d’une philosophie positive
L’œuvre d’Aristote (Aristote fut l’élève de Platon dont il sera par la suite le disciple infidèle)
présente des innovations capitales par rapport à la philosophie de Platon. Alors que ce dernier
recours volontiers à l’allégorie et à la poésie, l’aristotélisme pose définitivement les principes
de la pensée philosophique rationnelle. Sa démarche repose fondamentalement sur l’examen
analytique, la démonstration logique et la méthode historique. Aristote est le premier philosophe
à introduire systématiquement le raisonnement socio-logique dans l’observation de la vie de la
cité. Aristote a systématisé tous les savoirs. Il a mis en forme les cadres logiques, théoriques,
politiques, de la connaissance. Il est, en fait, le créateur de la logique.
Né à Stagire (Macédoine), fils du médecin du roi Philippe, il consacre la majeure partie de sa
vie à l’étude des régimes politiques et à l’enseignement des connaissances savantes. Venu à
Athènes à l’âge de 17 ans, il y réside de nombreuses années comme « métèque » (étranger libre
sans droit de citoyenneté). Il fait la connaissance de Platon dont il devient disciple, avant de
fonder sa propre école, le Lycée. Il acquiert une notoriété considérable. Son œuvre touche tous
les domaines de la connaissance. C’est à Athènes qu’il rédige ses textes politiques les plus
importants, en particulier L’Ethique à Nicomaque et Les Politiques. Il rassemble une
documentation dense sur les régimes politiques de nombreuses cités grecques, mais aussi
d’autres communautés (pourtour méditerranéen, Afrique et Asie). Accusé d’impiété, il fuit
Athènes en 323 et vit les deux dernières années de sa vie en exil.
De façon générale, la philosophie aristotélicienne adresse une critique sévère à l’idéalisme
platonicien considéré comme trop éloigné des réalités humaines. Elle est une pensée
« substantielle », car elle tend à comprendre la substance qui réside dans toute chose. Elle ne
croit pas l’existence d’un monde immuable des « Idées » qui, comme le pense Platon, serait
supérieur au « monde sensible » des hommes et de la nature. Elle est aussi une pensée
« positive » (réaliste), dans la mesure où c’est par le biais de l’observation et de la comparaison
qu’elle cherche à comprendre le monde, puis à identifier des solutions susceptibles d’améliorer
la vie humaine. Sa pensée est aussi une théorie normative puisqu’elle cherche à identifier les
critères d’une vie sociale et politique moralement acceptable.
Pour Aristote, la Cité est le lieu de la vie naturelle. Dans Les Politiques, il expose une vision
organique de la cité : celle-ci y est présentée comme un ordre social spontané qui fonctionne à
la manière d’un organisme vivant. C’est le lieu de la vie heureuse. Il définit l’homme, entre
40

autres, comme un animal politique. La polis, pour Aristote, est « une réalité naturelle », en ce
sens qu’elle est le prolongement nécessaire des autres communautés primordiales (la famille et
le village). Seulement, ces réalités primordiales ne peuvent s’épanouir que dans le cadre de la
cité, seule communauté à disposer d’une véritable autonomie. A ce titre, contrairement à Platon,
il refuse de voir dans la polis le résultat d’une association volontaire. Elle est par contre un
ordre immanent, à la fois antérieur et supérieur à toutes les autres communautés. La cité
constitue une entité indivisible.
Contrairement aussi à Platon, Aristote refuse l’idée que tous les éléments de la cité soient
soumis aux exigences de la vie commune. La simple observation de la coexistence des riches
et des pauvres, des familles et des lignages, montre que la polis est un assemblage de groupes
sociaux divers dont elle tende d’aménager les relations. La cité est donc vouée au pluralisme.
Pour cela, elle doit laisser ces différences s’exprimer librement, tout en conservant un intérêt
commun.
Dans cette conception de l’ordre social, l’homme n’a pas d’existence propre. Il ne se réalise
pleinement que dans l’ensemble social auquel il appartient. Il est pour Aristote, un être destiné
à vivre en société. C’est pourquoi, il définit l’homme comme un animal politique. Il est le seul
animal capable de discerner le bien du mal, le vrai du faux, le juste de l’injuste, la lâcheté de
la vertu. Il est l’être moral doté de sentiments et capable de les transmettre. Pour cette raison,
Il ne peut se réaliser véritablement que dans les lieux où s’opèrent un échange mutuel et une
réelle communication.
Ainsi, c’est dans la cité que l’homme peut trouver les conditions de son épanouissement, le lieu
de la vie heureuse. La polis est une communauté permettant à chaque homme de réaliser sa vie
morale. L’activité humaine a ainsi deux fins indissociables : « la vie bonne » est le résultat
simultané de la vie de citoyen, qui requiert la sagesse pratique (phronésis) et de la vie
philosophique, qui suppose la sagesse de la connaissance (sophia). Elle exige dès lors chez
Aristote, de savoir accéder conjointement à l’excellence politique et à l’excellence éthique. La
cité est le lieu privilégié où chaque homme peut atteindre ce niveau supérieur d’humanité.
On comprend pourquoi s’est donné la tâche d’analyser, d’étudier les différentes constitutions
ou les différents régimes politiques. On entend ici par constitution, le type de gouvernement, le
régime politique ou encore, l’organisation de diverses magistratures dans la cité.
Dans sa classification des régimes, Aristote n’est pas éloigné de Platon, dans la mesure où les
régimes y sont distingués selon le critère du nombre des dirigeants (du gouvernement d’un seul
à celui du peuple tout entier). Toutefois, il y ajoute un second critère, celui de l’intérêt commun,
qu’il substitue au critère platonicien du respect des lois. Ainsi, il établit une différence
fondamentale entre les constitutions « correctes » - où le pouvoir est exercé de façon
désintéressée et en vue du bien commun – et les constitutions « déviées » où le pouvoir est
exercé dans l’intérêt égoïste des dirigeants. Il va alors obtenir six formes de gouvernement :
trois sont respectables (la monarchie, l’aristocratie, la politie) et trois dégradées (la tyrannie,
l’oligarchie, la démocratie). Selon Aristote, en fait, il n’y a pas de régimes bon ou mauvais en
soi. Chaque constitution peut conduire au bonheur ou au malheur de la cité. Ainsi, on a le
tableau suivant :
Gouvernement d’un Gouvernement d’une Gouvernement du
seul homme minorité peuple
41

Recherche de Monarchie Aristocratie Politie


l’intérêt commun
Poursuite de l’intérêt Tyrannie Oligarchie Démocratie
des dirigeants

Quant à l’organisation interne des constitutions et la répartition des magistratures, Aristote


dans L’Ethique à Nicomaque, identifie trois rôles distincts dans la vie politique qui, dans la
réalité, peuvent être accaparés par un même individu :
 Premier rôle, celui de l’homme politique. Sa vocation est de savoir diriger la cité en
s’adaptant aux contingences et aux cas particuliers. Il doit interpréter la loi dans le sens
du bien commun et l’appliquer raisonnablement dans le respect de la morale.
 Le nomothète : il joue le rôle de législateur. Il ne prend pas de décisions. Il a par contre,
la responsabilité de définir les règles générales et universelles qui permettent de
gouverner la cité. C’est à lui qu’incombe de trouver les critères qui feront de la cité le
lieu de la vie heureuse.
 Le philosophe. Rompant avec le vieux rêve de Platon du mariage du pouvoir et du
savoir, il confie aux sages, maîtres de la connaissance et hommes de vertus, l’éducation
morale et intellectuelle des nomothès. Il voit ainsi dans le philosophe, un conseiller du
prince, et non pas vraiment comme un homme de pouvoir.

Dans Les Politiques, il fera la répartition des pouvoirs. Il introduit dans l’étude des régimes
politiques, les différentes fonctions de gouvernement selon le rôle qu’elles remplissent dans la
cité. Il distingue alors trois « parties » dans les constitutions :
 La première délibère sur les affaires publiques ;
 La seconde prend les décisions et les applique ;
 La troisième rend les verdicts de justice.

On trouve ici la première formulation de la répartition tripolaire du pouvoir entre les fonctions
de législation, d’exécution et de jugement. Cette distinction va inspirer autant les partisans du
régime tempéré à la fin du Moyen Age, les philosophes des Lumières que les fondateurs de la
démocratie parlementaire. A chaque cité de trouver ce qui convient dans sa gestion. Toutefois,
la justice ne dépend pas tant de l’organisation des pouvoirs que du comportement moral des
dirigeants.
Comme nous l’avons dit à la première partie, la richesse des œuvres politiques grecques ont
influencé les romains ; ces œuvres n’ont fait que se développer et s’adapter aux institutions
romaines. Rome a puisé largement dans les valeurs morales et les canons esthétiques de la
Grèce, au point que les historiens parlent de civilisation « greco-romaine ». La réussite des
Romains est d’avoir fait entrer la raison dans l’organisation et le fonctionnement de la vie
politique. Ils ont inventé le droit. En d’autres termes, la République romaine (de 509 à 27 avant
J.-C.) et l’Empire romain (de 27 avant J.-C. à 476 après J.-C sont le creuset d’une expérience
politique nouvelle marquée par l’essor du droit savant.
42

Chap.2. LA PENSEE POLITIQUE AU MOYEN AGE : De l’ordre chrétien à la


« renaissance » philosophique

Le Moyen Age s’étend de la fin du Ve siècle (dislocation de l’Empire romain d’Occident) au


XIVe S.( avec l’apparition des premières formes de l’Etat moderne). Mais il convient de
distinguer, à l’intérieur de cette période, plusieurs périodes :
 Du VIe au XIe s., l’Occident est marqué par la disparition des structures politiques
héritées du monde gréco-romain, auxquelles se substituent les « royaumes barbares »
(VIè-VIIIè s.), puis, après la tentatives carolingienne de restauration de l’empire (début
IXe s.), la société féodale (fin IXe – Xe s.).
 Entre XIIe et XIVe s., l’Occident médiéval est marqué par une transformation rapide de
ses structures sociales, économiques et culturelles, à l’origine des grandes mutations
politiques et intellectuelles des XXVe – XVIIIe s., avec l’apparition de l’Etat
monarchique, la reconnaissance philosophique de l’individu, le développement de la
pensée rationnelle.

Sur le plan des idées, le Moyen Age est marqué en tout premier lieu par l’expansion
extraordinaire de la religion chrétienne. Avec la christianisation de l’Occident, le politique perd
progressivement son autonomie et se définit qu’en rapport avec la religion. Certes, la
prédication chrétienne se présente essentiellement comme une « doctrine de la foi », refusant à
cet égard toute immixtion dans les questions temporelles. Mais en réalité, les penseurs chrétiens
tirent de la parole du Christ, des conceptions politiques, en établissant une frontière entre
l’ordre divin et la société des hommes ; ils forgent une doctrine devenue une des principales
sources du processus historique, propre à l’Occident, la doctrine de la séparation des pouvoirs
« séculiers » et des autorités « spirituelles ». A la fin du XIe S., la société médiévale entre dans
une période de renouveau intellectuel et moral sans précédent, période marquée par la
redécouverte de la philosophie et l’essor de la pensée juridique, devant ainsi des nouveaux
défis posés à la théologie. Pendant cette période, savants et clercs découvrent des nouveaux
savoirs qui leur permettent de réinterroger la conception chrétienne de l’univers, soit pour
l’enrichir, soit pour l’amender. En conséquence, la théologie n’apparaît plus comme la source
unique et incontestable de la réflexion sur l’homme et la société. Elle doit compter désormais
avec les sciences dites « profanes » (le droit, la philosophie, les arts libéraux) qui imposent des
idées nouvelles et des formes de raisonnement plus rationnelles. C’est donc dans ce contexte
général de transformation de la pensée que l’on peut comprendre l’essor des premières doctrines
qui mettront en mal l’interprétation chrétienne de la justice et du pouvoir.
2.1. Le moyen âge, en première approximation.

L’expression de moyen âge vient de la Renaissance, c’est-à-dire de la redécouverte par


l’intelligentsia européenne aux XV et XVIème siècles de la grandeur de l’Antiquité après le
siècle d’épreuves du XIVème siècle (peste noire, poudre noire, guerre de cent ans) qui avait
jeté le discrédit sur l’apport des siècles immédiatement antérieurs.
Conventionnellement, le moyen âge s’étend de la chute de l’Empire romain d’occident en 476
à la chute de l’Empire romain d’orient (1453). En réalité, on peut le faire commencer un peu
plus tôt, avec la prise de Rome par Alaric et les Goths en 410.
43

L’un des plus grands penseurs au début de cette époque est Augustin (354- 430), l’un des Pères
de l’Église d’Occident, qui est postérieur de 7 siècles à Platon dont il s’inspira passablement
(alors qu’il n’y a que 5 siècles et demi qui nous séparent de la chute de l’Empire romain
d’Orient).
Augustin est né à Thagaste (aujourd’hui Soukh-Arras en Algérie) en Numidie proconsulaire,
d’une mère romaine et chrétienne, sainte Monique, et d’un père numidien (algérien) païen
converti au christianisme.
Il adhéra d’abord au Manichéisme, c’est-à-dire à la religion syncrétiste fondée par Manès ou
Mani (IIIème siècle de notre ère), prophète persan qui empruntait des éléments aux mythologies
mazdéenne, gnostique, juive, chrétienne et bouddhiste, puis se convertit au catholicisme sous
l’influence de sa mère et de Saint Ambroise, évêque de Milan. Ordonné prêtre à Hippone (Bône,
Annaba) en 395, il fut évêque de cette ville algérienne jusqu’à sa mort en 430, juste avant la
prise d’Hippone par les Vandales.
Augustin est l’auteur d’une œuvre considérable, comportant passablement de résidus
manichéens, d’emprunts à Platon et Cicéron, le tout dans une perspective eschatologique
chrétienne. Parmi ses œuvres, les Confessions (397-401) et surtout la Cité de Dieu (413- 424)
intéressent l’histoire des doctrines politiques.
Selon Augustin, le pouvoir qui ne repose pas sur la justice n’est que brigandage. (Anecdote du
dialogue entre Alexandre le Grand et le pirate).
Indépendance des pouvoirs temporels mais primauté du pouvoir spirituel.
Dérive du prétendu augustinisme politique qui gomma l’indépendance des pouvoirs temporels
et donna lieu au “sacerdotalisme politique” qui fut la doctrine politique dominante en Europe
occidentale jusqu’au XIIème ou au XIIIème et peut-être même jusqu’au siècle XVIème siècle,
accréditant la féodalité.
2.2. La Cité de Dieu, fondement de l’empire médiéval.

La déconfiture de la puissance de Rome, due essentiellement à la dénaturation du pouvoir du


Sénat réduit au rôle d’« auxiliaire du gouvernement impérial » et le renforcement du pouvoir
impérial, a transformé la configuration des rapports entre l'empereur et les différentes
composantes de son entourage et du peuple Romain globalement.
L'auteur ajoute que, tout d'abord le Sénat perd son indépendance dès lors que l'empereur assume
les fonctions exercées auparavant par le Censeur, ce qui lui a permis d'exclure de l'assemblée
les sénateurs qui le déplaisaient.
Par la suite le Sénat a dû renoncer aux plus importantes de ses prérogatives, la politique
extérieure, l'administration des provinces impériales et la perception et la gestion des impôts
qui y étaient perçus, la mise en place d'impôts nouveaux dans les régions sénatoriales…
Dès le premier siècle, les auteurs paraissent avoir été frappés par l’omnipuissance impériale.
Sénèque notamment alla jusqu'à exprimer une idée - qu'aucun auteur ne reprit alors à son
compte - selon laquelle le prince était au-dessus des lois.
En toutes hypothèses, le sentiment dominant demeurait que le fondement du pouvoir impérial
ne résidait pas dans le prince, mais dans le populis romanus ».
44

Ce qui signifie que l'empereur détient désormais une délégation de souveraineté du peuple et
qu'il gouverne en son nom. La pratique de la proxynèse 31* prend racine pour célébrer la
grandeur des empereurs. La christianisation progressive de l'Empire romain ne va pas tarder à
anéantir ce dernier contrepoids vis-à-vis de la puissance impériale.
En affirmant la transcendance divine, le christianisme impose une transformation radicale de la
perception de la divinité.
La mythologie cède le pas à la métaphysique. La morale transcendante est devenue dès lors un
facteur régénérateur de la pensée politique.
Le précepte religieux inspire profondément les modes de gouvernement qui doivent être à son
image, animés par une puissance unique.
« La souveraine puissance, la majesté, le principe de toute domination étant en Dieu, les rois
doivent obéir à ses ordres. De même les sujets doivent obéir aux ordres des rois, lieutenants de
Dieu, comme devant le Dieu lui-même.
Les princes de la terre ont ainsi qu'une puissance légitime, qui ne doit être exercée ni
arbitrairement, ni égoïstement.
« Dieu demande (aux princes) des comptes sévères. Le prince, en conséquence, devra
reconnaître et respecter les lois, vivre dans l'humilité vis-à-vis de Dieu, ne s’abandonner ni au
luxe, ni à la volupté, être en tout point attentif au bien du peuple que Dieu lui a confié. La justice
du prince sera alors bénie de Dieu et se traduira par la prospérité du peuple et le maintien de la
dynastie. »
Les penseurs politiques de la chrétienté, et tout d'autant de l'islam, sont profondément empreints
de l’ordre politico-religieux de la chose politique. Les « lumières étendues de l'inspiration
religieuse » marquent ainsi les nouveaux fondements de la société humaine, considérée dans sa
déclinaison universelle : « l'humanité est soumise à la divinité, et par ‘humanité’ je n'entends
par la douceur ni la clémence, mais tout le genre humain ».
Cette évolution marque également la pensée politique dans la civilisation arabo-musulmane. La
quête d'adaptation de la pensée scientifique critique aux Ecritures débouche sur une réflexion
profonde sur le mode de gouvernement sous une autre représentation : la justice, dans le sens
d'équité, du prince.
2.3. La pensée politique médiévale, la prédominance du sacerdotalisme.
La conversion de l'empereur romain au christianisme annonce une transformation en
profondeur de l'ordre politique, autant que la révolution chrétienne elle-même.
La nouvelle perception de l'homme au sein de la société, et celle de la société en tant qu'entité
universelle des hommes quelque soient leurs origines et leur conditions sociales, implique que
« l'humanité soit juridiquement une, comme elle l'est spirituellement ; qu'elle soit soumise pas
une seule loi et à un seul gouvernement. »*
Parallèlement, le christianisme instaure une nouvelle dimension de la société humaine, la
dimension divine qui relève directement de Dieu, en plus de la dimension bien connue, celles

31
L’obligation de s’agenouiller à l’approche de l’empereur
45

relevant des contingences humaines. Une autorité religieuse s'installe pour prendre en charge
les rapports avec la divinité.
Elle concurrence de plus en plus pour la dominer l'autorité chargée du gouvernement civil des
hommes.
Un problème d'inter-constitutionnalité se pose alors et consiste à déterminer le rôle de l'autorité
temporelle d'un côté et de l'autorité religieuse de l'autre dans le système de gouvernement
impérial chrétien.
2.3.1. Entre exaltation et désacralisation du pouvoir impérial.
L’influence du christianisme ne s'est pas effectuée exclusivement sur le registre théologique.
La conversion de l'empereur a permis la conjonction des deux puissances temporelle et
spirituelle. Mais si dans un premier temps, l'ordre sacerdotal, appuyé sur la nouvelle doctrine
d'universalisme chrétien et surtout sur une force mobilisatrice sans égal dans le passé de
l'humanité (la croyance religieuse notamment), a contribué au renforcement de la puissance de
l'empereur.
La contrepartie exigée ne fait pas moins importante. La pensée politique de l'époque retrace le
flux et reflux en termes d'influence et de pouvoir entre le représentant suprême de l'autorité
temporelle et la structure sacerdotale.
2.3.2. Eusèbe de Césarée, la sacralisation du pouvoir temporel de l'empereur.
Les premiers écrits qui relatent le pouvoir de l'empereur romain chrétien lui attribuent une
caractéristique inédite : c'est un pourvoi divin. Eusèbe de Césarée élabore toute une doctrine
pour étayer cette auréole religieuse reconnue au pouvoir de l'empereur Constantin. Celui-ci
considère que la personne du roi elle-même est l'objet d'une attention divine toute particulière.
« Dieu seul serait capable de louer Constantin, le plus grand homme de l’histoire… le nouveau
Moïse et le rénovateur de l’humanité. » L'auteur ne se suffit pas de simples louanges, parce que
ça ne peut être le fondement de sa doctrine. Il précise que « c'est du seigneur de l'univers et à
travers lui, que l'empereur reçoit et revêt l'image de sa suprême royauté.
Seulement, certains y voient une mise en service d’une religion par un empire en déliquescence,
voir même l’instrumentalisation de cette religion une vue de la mise en place d'un ordre politico-
religieux dans lequel l’empereur est tout aussi bien le chef temporel que le souverain de l'ordre
religieux : le césaropapisme.
2.3.3. Augustin, la désacralisation du pouvoir temporel de l'empereur.
Dans le cadre de la confusion des pouvoirs temporel et spirituel entre les mains du monarque,
Augustin tranche dans le vif. Dans son immense écrit « La cité de Dieu », il distingue deux
types de cité, la cité des hommes, qui représente le pouvoir temporel et la cité de Dieu, qui
correspond à la dimension spirituelle représentée par l'ordre religieux, et plus précisément la
communauté chrétienne.
a. La Cité des dieux selon Augustin.

« Deux amours ont bâti de Cités, l'amour de soi poussé jusqu'au mépris de Dieu : la Cité de la
terre, l'amour de Dieu poussait jusqu'au mépris de soi : la Cité de Dieu. L'une se glorifie en soi,
l'autre dans le Seigneur. L'une demande sa gloire aux hommes, l'autre met sa gloire la plus chère
en Dieu témoin de sa conscience. L'une, dans l'orgueil de sa gloire, marche la tête haute ; l'autre
46

dit à son Dieu : vous êtes ma gloire et c'est vous qui élevez ma tête. Celle-là, dans ses chefs,
dans ses victoires sur les autres nations qu'elle dompte, se laisse dominer par sa passion de
dominer. Celle-ci nous représente des citoyens, unis dans la charité, serviteurs mutuels les uns
des autres, gouvernants tutélaires, sujets obéissants32.
En effet, l’augustinisme politique est fondé dans un premier point sur un postulat très simple :
Dieu est la source de tout pouvoir dont jouit un prince à la commande d'une Cité. Mais
l'interprétation que fait Augustin de ce postulat n'est pas aussi simple. Il affirme que par nature,
l’homme a besoin d'une société et que celle-ci comporte par essence une autorité.
Or si cette autorité est transcendante à l'organisation sociale, la détermination de son titulaire et
la détermination de la forme concrète de sa déclinaison relève de faits humains. Le prince ne
peut pas considérer le pouvoir comme une propriété personnelle sans rompre le pacte social qui
le lie à ses sujets.
La cité terrestre serait ainsi animée par une aspiration permanente à la justice et est tenue de s'y
approcher par des lois, par ce que « la justice et, elle-même antérieure au pouvoir. Immuable,
éternelle, souveraine, commune dans l'espace et dans le temps, elle s'impose à tous les pays, à
toutes les institutions, à toutes les consciences. »
Ainsi n'est-elle « ni l'œuvre ni le sort commun de l'homme déchu. » Leo Strauss, p. 199
L’« augustinisme politique » se résume donc à une séparation stricte du pouvoir temporel et du
pouvoir spirituel, de façon à ce que ni le prince de son côté ni la structure ecclésiastique du sien
ne puissent s'attribuer un pouvoir prépondérant l’un vis-à-vis de l'autre, « chacun pour son
compte ne relève que de lui-même et de Dieu. et toute ingérence d'un pouvoir quel qu'il soit,
dans le domaine de l'autre et, d'une part, coupable et, d'autre part, dangereuse soit pour le bien
général, soit pour le pouvoir qui méconnaît les limites de sa propre sphère de compétence. »
Cette séparation puise son objet des actes fondateurs de chacun de ces deux pouvoirs : les lois.
Selon Augustin, les lois temporelles, oeuvre des hommes, peuvent être conformes ou
contradictoires en fonction des spécificités des cités qui les ont adoptées et dans lesquelles elles
seraient appliquées.
Par contre, la loi éternelle, celle de la divine Providence, est universelle et préside à la
détermination du cheminement des hommes sur terre, et plus particulièrement l'essor et
le sort des gouvernements à la tête des empires et des royaumes, et qui reçoivent de Dieu
« la délégation mystérieuse de commander »
Si par exemple la majorité des citoyens d'une cité donnée étaient dévouées au bien commun, la
démocratie serait une condition de la justice une loi ordonnant que les magistrats de cette cité
soient choisis par le peuple serait une loi juste. Semblablement, dans une cité corrompue une
loi stipulant que seul un homme vertueux est capable de diriger les autres vers la vertu doit être
nommé au gouvernement serait une loi juste.
Bien que mutuellement exclusives, ces deux lois tirent leur justice de la loi éternelle. Selon
laquelle il est toujours plus approprié que les honneurs soient distribués par des hommes

32
La Cité des Dieux, livre XIV, chapitre 23, cité par Prélot, p. 189.
47

vertueux que par des hommes méchants ; car ni la contrainte, ni le hasard, ni une urgence
quelconque, ne pourrons rendre injuste la distribution équitable de biens dans la cité.
Cette loi temporelle variable est précisément ce qui distingue une cité d'une autre et lui donne
son unité et son caractère spécifique*. Toutefois la clarté du propos de l'évêque d’Hippone ne
tardera pas à se dissiper pour laisser place à une perception de la vie politique qui va rapidement
tolérée puis défendre la prépondérance de la structure sacerdotale sur le pouvoir politique
temporel. L'impérialisme carolingien laissera cette prédominance s'exprimer dans tous ses états.
Ainsi, « être roi, cela n'a rien en soi de merveilleux puisque d'autres le sont. Ce qui importe c'est
d’être un roi catholique »33. Annaba, la ville algérienne actuellement.
2.3.4. Saint Thomas d'Aquin, l'apogée de la doctrine aristotélicienne.
L’œuvre majestueuse de Thomas d'Aquin constitue une réponse à un questionnement majeur
qui a jalonné la période pré-étatique au sens moderne dans le monde occidental.
La prédominance du sacerdotalisme atteint ses limites et l'évolution de la société occidentale
dans ses dimensions démographique et économique ouvre de nouvelles perspectives
intellectuelles qui rendent indispensable la redéfinition des modes de gouvernement.
Mais Thomas d'Aquin ne rompt pas avec l'idéologie dominante de l'époque. En premier lieu et
dans une parfaite conformité avec l'esprit du temps, il considère que les rapports entre le pouvoir
sacerdotal et le pouvoir temporel sont de la même nature que ceux de l'âme et du corps :
« Il y a dans l'homme deux natures, deux fins, deux ordres de vertu, deux degrés de
bonheur. Or, à ces parties de la nature humaine doivent correspondre deux pouvoirs, le
pouvoir temporel et le pouvoir religieux. Mais celui-ci est nécessairement supérieur à
celui-là, comme la supériorité de l’âme sur le corps tient à la supériorité de la fin. »34
Partant de là, le pouvoir pontifical, profondément ancré, est fondamentalement justifié pour
sévir à l'encontre de tout monarque ne tenant pas rigueur de l'éthique et de la foi chrétiennes,
axées sur la notion de justice comme élément pivot de l'exercice du pouvoir.
Deux fondements sont donc à la base de la pensée politique de Thomas d'Aquin :
- Une quête de réinterprétation de la philosophie politique d'Aristote confrontée à la foi
chrétienne,
- La réforme de la théologie chrétienne en se référant précisément à la philosophie
aristotélicienne.
Sur ce point-là, l’Aquinate procède à une distinction nette entre le domaine de la foi et le
domaine de la raison et conclu au caractère indépendant de la science théologique et de la
philosophie.
Or pour lui, « même sans la grâce divine, la nature est parfaite en elle-même et possède sa
propre perfection intrinsèque en ce qu’elle a en elle ce au moyen de quoi elle peut atteindre sa
fin et revenir à son principe. »35

33
Ecrit du Pape Grégoire Ier au roi des Francs Childebert (497-558), Prelot, p. 202.
34
Prélot, p. 213.
35
Strauss, p. 27
48

L’importance de cette distinction réside dans la mesure qu'elle puisse fournir au niveau du
processus de transposition par Thomas d'Aquin de la pensée politique d'Aristote.
Reprenant l'analogie avancée par Aristote entre les composantes de la Cité et celle du corps
humain, il considère que « la cité est plus que la somme des parties et que sa fin suprême est
plus que la somme des intérêts particuliers de ses membres. »36
La notion de « bien commun » que dégage Thomas d'Aquin relève en effet de la nécessité de
la Cité, structure organisée, nécessaire à la subsistance de celui-ci, dans la mesure où « tout
comme le tout est plus important que la partie et bien antérieur comme ce à quoi la partie est
ordonnée et sans quoi elle ne pourrait exister ».
Ainsi la cité est antérieure à l'individu dans l'ordre de la causalité finale et son bien est d'une
dignité plus élevée et il est ‘plus divin’ que celui de chaque individu pris en lui-même. »
Thomas d'Aquin explique le bien commun comme étant la finalité de l'autorité politique,
notamment la paix et l'harmonie entre les différentes parties dans la combinaison de la cité. Il
considère la paix comme étant la situation dans laquelle chaque partie est adaptée au tout et y
joue son rôle avec facilité raisonnable.
La notion de bien commun élève la finalité de la cité au-delà de la simple exigence de survie.
Le « bien commun » relève aussi bien d'un ordre matériel que spirituel et religieux. La cité, en
prenant compte du bien de chacun, doit lui « assurer en suffisance des biens corporels dont un
minimum est nécessaire à l'exercice de la vertu. »37
L'autorité au sein de la cité, qui équivaut à l’âme qui anime le corps humain est en principe
exercée sur la base d'un accord entre les éléments les plus vertueux parmi les groupements
humains qui déterminent la cité, et à leur tête le plus vertueux d'entre eux.
La cité est donc être gouvernée par une autorité unique, qui doit coordonner l'action de toutes
les composantes par nature hétérogènes du « tout » social et veiller au bien de celui-ci. Ainsi se
distingue l'une des principales problématiques de la philosophie politique de l’Aquinate.
Si l'autorité dans toute société est de nature « divine par essence », elle est exercée concrètement
par des hommes. Se pose alors la question du monde de gouvernement qui serait en mesure
d'assurer le bien commun des composantes de la cité.
Thomas d'Aquin marque nettement sa préférence pour la Monarchie comme meilleur mode de
gouvernement, mais autant que la réserve observée par Aristote souligne les dangers de dérive
liée inextricablement à ce système et également à la nature humaine.
Il prône en conséquence un régime mixte qui constitue une synthèse des avantages liés à la fois
à la monarchie et à la démocratie, notamment un régime mixte.
Le souci de l'unité de la cité implique que les prétentions opposées de ses divers éléments soient
prises en considération et conciliées dans la mesure du possible. Dans tous les cas ou presque,
il faut unir les exigences de la sagesse et de l'excellence avec celle du consentement.
Nonobstant, malgré l'importance et l'intensité de l’œuvre du Docteur Angélique, notamment la
transposition, somme toute réussie, de l'œuvre d'Aristote, les limites liées à la segmentation du

36
Strauss, p. 277.
37
Prélot, 218
49

pouvoir en pouvoir confessionnel et pouvoir temporel et également la transcendance de l'ordre


naturel dans son intégralité.
L'étendue absolue de la pensée politique et philosophique d'Aristote, à l'ordre de la grâce divine,
synonyme d’un royaume de Dieu, constitue des limites qui ont démontré par la suite
l'incohérence de la pensée politique de Thomas d'Aquin aussi bien au regard des théologiens
conservateurs que des philosophes dans le monde occidental.
Nicolas Machiavel fut le plus notoire d'entre eux. Le rejet de l'idée d'harmonie de la nature et
du pouvoir dans une société en pleine mutation, et également le rejet de l'hypothèse de la félicité
et de la vertu des hommes, ceux-ci mêmes qui sont prédisposés à l'exercice du pouvoir,
constitue une rupture au niveau de la pensée politique dans sa ligne médiane d'évolution.

2.4. Quelques jalons de la pensée politique de la Renaissance au XIXème siècle


2.4.1. Renaissance, Réforme et Humanisme (Ressemblances et dissemblances) Trois
mouvements tributaires de la diffusion de l’imprimerie

1.- Renaissance
- Contexte économique et social issu de la Peste noire, de la Guerre de Cent ans et de
l’apparition de l’artillerie.
- Germes dans les cités italiennes dès la fin du XIVème siècle.
- Triomphe au Quattrocento (XVième siècle) particulièrement à Florence, dominée par une
famille de banquiers, les Medici.
- Apports des Byzantins réfugiés en Italie dès avant la chute de Byzance en 1453.
- Les lettrés de l’époque furent désignés postérieurement par le terme d’humanistes. Ils
fondèrent les premières bibliothèques publiques et les premières sociétés de lettrés à Rome,
Venise et Florence.
2.- Réforme
- Pré-Réforme de Petrus Valdo ou Valdès (1140-1206). Ce riche marchand de Lyon renonça à
ses biens et prêcha un retour à l’Evangile, l’abandon des sacrements et de la hiérarchie
catholique. Il fut excommunié et banni de Lyon. Sa doctrine fut condamnée par le Concile de
Latran en 1215.
Ses disciples, les Vaudois, dans le Midi de la France et en Italie (Chiesa Valdese) furent
persécutés par l’Inquisition au même titre que les Cathares avec lesquels on les confondit
volontiers.
- Pré-réforme de Jean Hus, réformateur religieux tchèque (1371-1415). Prêtre, Recteur de
l’Université de Prague, dénonça les erreurs du catholicisme. Au Concile de Constance il fut
brûlé vif. Les Hussites furent des réformés avant Luther et Calvin.
- Luther (1483-1546)
Moine augustin, professeur à l’Université de Wittenberg.
50

En 1517 il afficha sur les portes du Château de Wittenberg ses 95 thèses dans lesquelles il
dénonçait notamment le trafic des indulgences.
Il traduisit la Bible en allemand, fut excommunié et banni de l’Empire à la Diète de Worms en
1521.
Lors de la Guerre des paysans (1524-1525), il prit le parti des Princes non sans dénoncer leurs
atrocités.
Conservatisme luthérien.
Autres réformateurs germaniques .
- Calvin (1509-1564)
Formation littéraire, juridique et théologique (Paris, Orléans et Bourges), auteur de l’Institution
de la Religion chrétienne (édition latine en 1536, édition française en 1541)
Dirige la Réforme à Genève dès 1541.
I- Absolutisme monarchique

De tout temps l’absolutisme monarchique fut une pratique avant que d’être une doctrine et, très
souvent, il invoqua une origine divine tant dans l’ère géographique du christianisme qu’en
dehors.
En Europe, l’absolutisme se constitua en doctrine politique au XVIème siècle à l’initiative
notamment de Jean Bodin dont les Six livres de la République (1576) visent surtout à rétablir
la paix civile entre Catholiques et Protestants. Ils constituent d’ailleurs une réfutation des thèses
des Monarchomaques.
C’est au XVIIème avec Bossuet que l’absolutisme monarchique de droit divin trouva sa
formulation la plus caricaturale avec la Politique tirée de l’Ecriture Sainte (1679-1709).
Néanmoins, au XVIème siècle, l’absolutisme monarchique est représenté par un ouvrage dont
l’inspiration n’est nullement chrétienne, à savoir Le Prince de Machiavel.
1.- Nicolas Machiavel (1465 - 1527)
Le divorce entre pouvoir civil et fondements religieux ouvre la porte à de multiples conceptions
de l’exercice du pouvoir. Du prince sans foi ni loi à la justification du régicide, c’est une
nouvelle forme d’État qui peut se construire.
L’époque moderne voit l’extinction des prétentions papales à régenter les affaires politiques.
Affaiblie par le Schisme d’Occident (1378-1417) et brisée par la Réforme protestante à partir
de 1517, l’Église catholique n’a plus les moyens de ses ambitions passées. Quant à l’Empire, il
a renoncé à la monarchie universelle devant la montée en puissance des royaumes nationaux.
Du XIVe au XVIIIe siècle, les penseurs s’interrogent sur les fondements de la souveraineté, sur
son essence, sur sa légitimité, sur sa limitation. Après la cité et la communauté chrétienne, c’est
au tour de l’État de constituer le cadre de la réflexion politique. Pour Machiavel, la fin justifie
les moyens.

Nicolas Machiavel est le premier à concevoir l’État sans se référer aux Écritures. Son ouvrage
majeur, Le Prince, porte l’acte de naissance de la science politique. Dédié en 1514 à Laurent
51

de Médicis, que Machiavel rêve en unificateur d’une Italie déchirée, il délaisse les
traditionnelles discussions sur la finalité du pouvoir pour décrire les moyens de l’acquérir et de
le conserver. Parfaitement amoral, c’est-à-dire imperméable aux considérations sur le bien et le
mal, ce Florentin considère que la fin justifie les moyens.

"Les grands hommes appellent honte le fait de perdre et non celui de tromper pour gagner." -
Nicolas Machiavel.

Machiavel estime que le comportement d’un prince découle directement de la façon dont il est
entré en possession de sa principauté. Si c’est par l’héritage ou par l’annexion, il lui suffit pour
se maintenir de respecter les usages de précédents dirigeants. En revanche, la conquête d’une
terre dépend de son mode de gouvernement : une tyrannie sera difficile à conquérir, car les
sujets y ont l'habitude de la soumission et ne fourniront aucun appui à une éventuelle invasion,
tandis qu’une aristocratie comptera toujours des puissants prêts à comploter contre le souverain.
Quant à la république, elle ne saurait satisfaire le prince dont la volonté se heurterait aux lois.

Machiavel dénombre les éléments qui caractérisent le prince en s’inspirant de l’exemple


contemporain de César Borgia (1475-1507) dont la devise était : « César ou rien ». Il fait
d’abord montre de virtu, l’ensemble des qualités qui caractérisent un chef – force physique,
talent, courage, autorité. Nul ne peut diriger une principauté s’il n’est lui-même un prince. Il
dispose d’une armée et, plutôt qu’une troupe de mercenaires onéreuse et prompte à trahir,
Machiavel plaide pour une force nationale attachée à la défense de la patrie. Le prince s’adapte
à la fortuna en saisissant la chance qui se présente et en temporisant devant les déveines ; c’est
ici que la virtu est irremplaçable. Il se soumet à la raison d’État : celle-ci déroge au droit
commun, s’appuie sur la force, s’impose dans le secret. Enfin, le prince ne s’embarrasse pas
d’une moralité réservée au commun : sa religion n’interfère aucunement dans ses décisions et,
à choisir, mieux vaut qu’il soit craint plutôt qu’apprécié, car il est plus facile de susciter la
crainte du peuple que de cultiver son affection.

L’homme, selon Machiavel, recherche toujours à conquérir le monde ; cette conquête


constituerait le fondement de la société. Peu morale, cette conquête montre que l’homme n’est
pas sociable par nature, car son seul but est d’avancer tout en se conservant (importance du
désir de conservation). Machiavel considère l’homme méchant et part de ce postulat. Associable
naturellement, l’homme devait pour se maintenir œuvrer avec ses semblables, les rendant ainsi
bons.
Mû par un désir de conquête, l’homme qui possède le pouvoir devient un prince, dont les
modalités d’exercice du pouvoir diffèrent selon les principautés :
 Si la principauté est héréditaire : les coutumes
instaurées reposent sur la raison et la mémoire.
Cet Etat ne connait pas la violence car il est
institué depuis longtemps.
 Si la principauté est nouvelle, le pouvoir est
encore peu institué et tout peut arriver. Les bases
ne sont pas établies.
Dans tous les cas, le pouvoir doit chercher à se maintenir et préserver contre les risques externes.
Pour Machiavel, il faut de la méfiance envers le peuple.
52

A la différence de ses contemporains, Machiavel ne décrit pas la nature du gouvernement, mais


les moyens de conservation du pouvoir. Il oppose sa vision à toutes celles des Anciens en ce
qu’il n’étudie pas le meilleur régime qui n’est pour lui qu’une utopie ; il préfère considérer
l’homme comme il est et non comme il devrait être. Il considère qu’il existe dans toute
république deux humeurs : l’une pour le peuple et l’autre pour les grands, et que seule leur
désunion amène à la création de lois favorables à la liberté. Le peuple cherche à atteindre la
liberté, à n’être pas dominé ; il n’aime pas l’idée selon laquelle d’autres que lui pourraient
disposer du pouvoir, et il a donc nécessairement un désir de vengeance.
Montesquieu se méfie du peuple, car ce dernier ne possédant ni bien, ni compétences, il est
mécontent de son sort et veut réformer l’ordre politique. De l’autre côté, le propriétaire est aussi
inquiet car il a peur de se voir dépossédé de ses biens ; lui aussi désire donc changer le système
; or celui-ci a plus de pouvoir de le modifier et le fera donc dans son sens. Il y a partout une
volonté d’acquisition, car elle a pour objet le pouvoir.
La Gouvernance du Prince.
Il considère que l’usage de vertus morales ne conduirait le prince qu’à sa ruine ; la morale est
hors du champ de la politique.
Machiavel considère ainsi que le prince (celui qui détient l’autorité politique) doit user de tous
les moyens nécessaires à la réalisation de ses objectifs : selon une phrase qui lui est injustement
attribuée, « la fin justifie les moyens ». Le prince doit conserver le pouvoir autant qu’il peut ; il
peut ainsi user de la force, de la ruse, de la violence ou dissimuler pour y parvenir, le but étant
d’être efficace afin de parvenir le plus rapidement possible à ses fins. Le mal est donc un
instrument nécessaire en politique.
Machiavel considère cette méthode juste dans la mesure où tout homme bénéficiant du pouvoir
agirait de la même manière que le prince, les hommes étant méchants par nature. La morale
n’est donc pas applicable au principe, qui se place au-dessus d’elle et des hommes.
Le prince peut également utiliser la religion pour asseoir son pouvoir et contraindre le peuple.
Machiavel ne voit pourtant pas dans la religion le fondement du pouvoir (qui vient de la force)
; il n’est qu’un moyen pour le prince de paraitre juste et légitime. Afin de ne pas être haï, le
prince doit en effet satisfaire à certaines nécessités, et notamment celle de se conformer à la
religion.
L’Etat use de la force, mais dans le but de mettre en place des lois pour le bien du peuple.
Machiavel recherche à créer un pouvoir fort destiné à assurer la paix. Il tente de déterminer la
manière dont le prince peut prendre le pouvoir puis le conserver. La politique n’est donc qu’une
stratégie, tout étant fondé sur un rapport de force, entre le pouvoir, les rivalités et les conquêtes.
Comme une guerre, le jeu politique doit se mettre en place avec une certaine habileté.
Le prince cherche à modifier l’ancien modèle de pouvoir afin de stabiliser le sien, et, avec le
temps, devenir légitime. C’est une modification totale du système qui doit s’opérer : les
habitants devront rebâtir les villes détruites et s’adapter.
Le fonctionnement d’un Etat dépend de :
 La nécessité : la nature des hommes et du monde
qui conduit à un déroulement particulier des
choses
 La fortune : caractère imprévisible des
évènements
53

 La vertu : la force engagée contre les évènements


La maitrise rationnelle de la réalité sociale et des passions humaines permet de lutter contre
l’instabilité des évènements (la fortune). Le prince vient donc bouleverser la réalité
sociologique ; Machiavel élabore ainsi un lien entre les éléments sociologiques et la conduite
politique d’un pays.

La rupture que représente la pensée machiavélienne est rapidement admise par les monarques
qui comprennent toute la valeur de son pragmatisme. D’autres la combattent, essayant dès le
XVIe siècle de réintroduire la morale au centre des idées politiques.

De principatibus (le titre est latin, mais le livre a été écrit en italien, et il est connu sous le titre
Il Principe) en français Le Prince, rédigé en 1513, n’a été publié la première fois qu’en 1531
avec un bref d’autorisation du pape Clément VII.
Présentation de quelques-unes des réactions suscitées par Le Prince au cours des siècles écoulés.
Huit interprétations du Prince
1.1.- Le Prince : un traité du machiavélisme, c’est-à-dire un traité de despotisme.
Le Prince a effectivement été le livre de chevet d’un certain nombre de despotes, tels Charles
Quint, Empereur de 1519 à 1556, Sixte Quint (Pape à la fin du XVIème siècle), Richelieu,
Mussolini.
1.2.- Le Prince : un traité machiavélique.
Pour :
Réfugiés florentins à Milan dans seconde moitié du XVIème siècle. Selon Mounin, Machiavel
aurait dit à l’un d’entre eux :
“J’ai donné cette leçon aux princes afin que ceux qui oppriment tyranniquement l’Italie
deviennent toujours pires, de sorte que, ou bien les hommes poussés par le désespoir se
rebelleraient, ou bien, sinon la main de Dieu viendrait nous libérer pour punir ces impies
de façon mérité.” (Georges Mounin, op. cit. p. 169)
C’est aussi et surtout l’interprétation paradoxale de Diderot et de Rousseau lequel écrivit dans
Du contrat social : “En feignant de donner des leçons aux rois, Machiavel en donne de grandes
aux peuples. Le Prince est le livre des républicains.”
Contre :
La philosophie politique des Discorsi est fondamentalement la même que celle du Prince. On
y lit en effet : “Quand il s’agit du salut de la patrie, il ne doit être tenu nul compte ni de justice,
ni d’injustice, ni de pitié ni de cruauté, ni de louanges, ni d’opprobres ; mais, laissant de côté
toute autre considération, il faut que la patrie soit sauvée avec gloire ou avec ignominie.”
(Georges Mounin, op. cit. p. 149)
Surtout, le fait que Machiavel n’ait nullement tenté de publier son opuscule déforce la thèse du
traité machiavélique.
1.3.- Le Prince : un traité du patriotisme.
54

Pour :
Chapitre 26 du Prince intitulé “Exhortation à délivrer l’Italie des barbares”.
Appropriation de Machiavel par le Risorgimento.
Monument érigé à Santa Croce par Le grand-duc Léopold de Toscane avec comme épitaphe :
Tanto nomini nullum par elogium.
De 1498 à 1512, Machiavel a constamment mené une politique florentine sans aucune
perspective nationale italienne. Mais, Machiavel serait devenu patriote italien après son
exclusion du pouvoir.
Le fait que Machiavel n’ait nullement tenté de publier son opuscule déforce la thèse du traité
patriotique comme la thèse précédente.
Surtout, dans sa Réformation de Florence, postérieure au Prince, Machiavel n’offre aucune
perspective nationale italienne.
1.4.- Le Prince : un traité d’histoire.
Pour Thomas Macaulay, historien et publiciste anglais du XIXème siècle, et Edgar Quinet,
historien et publiciste français du XIXème siècle, font observer que Machiavel a moins prescrit
que décrit l’Italie de son temps.
Pour certains, contrairement à la démarche de l’historien, Machiavel porte des jugements de
valeur, il juge, conseille, approuve ou désapprouve telle ou telle conduite.
1.5.- Le Prince : un traité qui fonde la science politique.
Maurice Merleau-Ponty, philosophe français du XXème siècle, et James Burnham, philosophe
américain du XXème siècle, insistent sur l’originalité de l’approche de Machiavel par rapport
à celle de ses prédécesseurs marquée par la religion et la morale.
Pour certains, l’autonomie de la politique par rapport à la religion et la morale est pleinement
affirmée notamment par Platon et Aristote...
Mounin objecte légitimement à cette interprétation le fait que Machiavel n’ait pas saisi “la
signification stratégique des armes à feu” non plus que la découverte de l’Amérique.
Moins légitimement, Mounin objecte aussi à Machiavel “son ignorance des classes sociales”
1.6.- Le Prince : ouvrage précurseur de la politique révolutionnaire bourgeoise, du
jacobinisme ... et du marxisme.
Selon Antonio Gramsci, marxiste italien opposant à Mussolini et indépendant du stalinisme,
Machiavel serait le précurseur de la Révolution française, de son anticléricalisme, de la levée
en masse des citoyens contre les Puissances d’ancien régime et, par-delà de la Révolution
bourgeoise, il serait par sa morale politique le précurseur de la Révolution prolétarienne : “toute
action est conçue comme utile ou nuisible, comme vertueuse ou scélérate, seulement dans la
mesure où elle a comme pierre de touche le prince moderne lui-même, et sert à augmenter son
pouvoir ou à lui faire obstacle.” Il anticipe sur la déclaration de Lénine au IIIème Congrès des
jeunesses communistes : “La lutte de classe continue, et notre devoir est de lui subordonner
tous les intérêts. Nous y subordonnons notre morale communiste. Nous disons : est moral ce
55

qui contribue à la destruction de l’ancienne société d’exploiteurs et à l’union de tous les


travailleurs autour du prolétariat, bâtisseur de la nouvelle société communiste”.
Toutefois, selon Georges Mounin, c’est à juste titre que Vychinski, Procureur général de
l’Union soviétique a reproché à Kaménev, l’un des compagnons de Lénine, accusé puis
condamné à mort aux Procès de Moscou en 1936, son culte pour Machiavel, car la morale de
Lénine serait “philosophiquement parlant ... une morale absolument opposée, sur le plan des
principes, à celle selon laquelle la fin justifie tous les moyens” :
Toujours selon Georges Mounin, “Vychinski avait raison : le prolétariat n’est pas le Prince
moderne, et le machiavélisme exposé dans le petit volume du Secrétaire florentin n’est pas, et
ne peut pas être, revendiqué théoriquement parmi les ancêtres du marxisme ... Le marxisme ne
peut sans se renier recourir à la démagogie, même pour parer au plus pressé dans un moment
difficile, parce qu’il table à échéance sur l’éducation politique des masses comme force
historique décisive. Il ne peut pas impunément utiliser, même occasionnellement, le mensonge
envers les masses, alors qu’il fonde l’élargissement de son action sur la vérification de sa
politique par les masses elles-mêmes. Et, même en désespoir de cause, il ne peut recourir à la
corruption, au terrorisme individuel, comme armes politiques tactiques ou stratégiques de
principe, alors qu’il a besoin constitutionnellement de l’action fondée sur la clairvoyance et la
conscience des masses elles-mêmes. Il ne peut pas s’appuyer, fût-ce provisoirement, sur
l’obéissance passive et la bureaucratie, car il a besoin de l’éducation des responsables, de tous
les responsables, de toujours plus de responsables. Il ne peut recourir à tous ces moyens qui
sont le machiavélisme, sans que l’Histoire - ainsi qu’elle a fait ces années dernières - ne le
rappelle à l’ordre durement.”.
1.7.- Le Prince : théorie politique de la faiblesse
Selon la thèse de Georges Mounin, dans Le Prince Machiavel se gausse de Savonarole qu’il
traite de “prophète désarmé”. Mais, Selon Georges Mounin, peut-être plus que Savonarole qui
détint effectivement le pouvoir c’est Machiavel qui fut un “prophète désarmé” ... car :
- comme les Anciens, il professe une conception cyclique de l’histoire
- il est limité par sa conception individualiste et pessimiste de l’homme
- il est limité par son empirisme : Il aurait fallu “qu’il ait au moins pressenti correctement les
notions de luttes de classe ; au moins entrevu, de plus, leurs bases économiques” (sic)
1.8.- Le Prince : “Critique de la raison politique”.
(Allusion à Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, 1781, et surtout Critique de la raison
pratique, 1788).
Jeanne Hersch commente ainsi l’acte moral selon Emmanuel Kant : “Etre libre, c’est agir selon
l’impératif catégorique.(“Agis toujours d’après une maxime telle que tu puisses vouloir en
même temps qu’elle devienne une loi universelle.” IR) Agir selon l’impératif catégorique, c’est
s’arracher aussi bien à la causalité qu’à la finalité et se faire libre. L’acte libre est absolument
indépendant, quant à sa nature morale, de ses résultats empiriques ; il ne se justifie que par sa
fin, même pas par une intention ... Mais quelle est cette exigence ? À vrai dire, on sait seulement
qu’elle est inconditionnelle. Aucune “circonstance” n’est capable de la suspendre. Elle n’est
subordonnée à rien, tout se subordonne à elle, ou alors le terme “moral” n’a plus de sens. Le
56

contraire de l’acte moral, ce n’est pas le mal, c’est l’acte subordonné à une technique de la
réussite. L’absolu de l’exigence morale, c’est que la question de la réussite ne se pose pas. Fais
ce que dois, advienne que pourra.”.
“En regard de cette Critique de la raison pratique de Kant, extrayant de la conduite humaine
l’élément moral à l’état pur, on peut mettre Le Prince de Machiavel qui mériterait le sous-titre
de “Critique de la raison politique”. Ce qui fait la grandeur du Prince, en effet, ce n’est pas son
cynisme, c’est la pureté théorique. De même que Kant cherche dans l’acte humain ce qui le
rend moral, de même Machiavel, dans Le Prince, cherche dans la conduite de l’homme d’État
ce qui la rend politique, isolant, lui aussi, ce qui n’existe en fait que mêlé. Et si le critère de
l’élément moral, pour Kant, c’est de s’imposer à la conscience, absolument,
inconditionnellement, indépendamment de toute réussite - si bien que les catégories de réussite
ou d’échec n’ont sur lui aucune prise -, l’élément politique, pour Machiavel, est celui dont toute
la valeur vient de la réussite, celui de l’efficacité ... Ici, les catégories de réussite ou d’échec
sont les seules valables, les seules sources de valeur...
Ces deux analyses de Kant et de Machiavel, dans leur pure et radicale exigence, ont, à côté de
leur intérêt théorique, une efficacité morale. Elles sont si nettes, si absolues, chacune dans son
isolement (en théorie), que pour l’homme d’État qui réfléchit à sa conduite. Elles disloquent les
données, précisent impitoyablement deux obligations étrangères et parfois opposées l’une à
l’autre, et l’acculent ainsi à un choix lucide. Elles suppriment pour lui les pentes de facilité,
d’alibi, où l’on répond à l’exigence de réussite par un principe moral et à l’exigence morale par
une nécessité politique.”
2.- Thomas Hobbes (1588 - 1679)
2.1.- L’état de nature
Égalité foncière des hommes à l’état de nature : le plus faible peut tuer le plus fort dans son
sommeil ! Dix-neuf lois de nature résumées dans une formule “simple et intelligible même à
ceux dont la capacité est la plus médiocre” : “Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas
qu’on vous fît.”
2.2.- Passage à la société
Par un contrat unique créant un homme artificiel ou plutôt un dieu mortel : le Léviathan (Job,
XL, 20-27)
2.3.- Fonctions du Léviathan
- sécurité
- innocente liberté
- égalité devant la loi et les charges publiques
- donner du travail à chacun
- assistance publique ...
Le Léviathan a tout pouvoir temporel et spirituel (Négation du dualisme traditionnel, rejet de
tout gouvernement mixte, reconnaissance de plusieurs formes de régimes politiques mais
préférence manifeste pour la forme monarchique tenue pour la plus efficace ...)
57

Seule obligation du Léviathan : réussir, faute de quoi les citoyens sont déliés de toute
allégeance.
2.4.- Influence
Paradoxe d’une doctrine justifiant l’idéologie dominante de l’absolutisme monarchique, non
point par des arguments tirés de la théologie ou de la religion, mais par une argumentation qui
se veut purement rationnelle et même scientifique, inspirée qu’elle est de l’interprétation
matérialiste et mécaniste que son auteur se faisait de la Révolution scientifique du XVIIème.
(Galilée, Kepler)
Auteur maudit presque autant que Machiavel, Hobbes inspira plus encore que ce dernier les
auteurs politiques ultérieurs.

II- Anti-absolutisme, libéralisme, démocratie

Montesquieu (1689 - 1755)


Se reporter à :
1721 : Lettres persanes
1734 : Considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains
1748 : De l’esprit des lois
1750 : Défense de l’esprit des lois

5.- Jean-Jacques Rousseau, citoyen de Genève (1712-1778)


Du contrat social
Selon Rousseau, l'être humain veut naturellement faire le bien, mais la vie en société le
corrompt et peut le pousser à être méchant ou malheureux. Rousseau élabore l'idée du contrat
social selon lequel c'est le peuple qui détient réellement le pouvoir. Il défend aussi le fait que
les Hommes sont libres et égaux. Ses idées démocrates seront à l'origine des Révolutions
américaine et française.

Benjamin Constant (1767-1830):


Né à Lausanne d’une famille protestante d’origine française, sa mère meurt à sa naissance, son
père est colonel au service des Provinces Unies (Pays-Bas)
Dans sa jeunesse Benjamin Constant voyage beaucoup : Bruxelles, Allemagne, Angleterre. Il
étudie aux Universités d’Erlangen et d’Edimbourg.
Postulats de la philosophie politique de Benjamin Constant
- Le but de toute société humaine c’est la liberté.
.- Il n’y a pas de liberté politique sans propriété (sous-entendu “privée”)
58

- La liberté c’est la faculté d’être heureux sans qu’aucune puissance humaine ne trouble
arbitrairement ce bonheur.
- De la souveraineté légitime
.1.- Principes :
Selon Benjamin Constant (BC), il n’y a que deux pouvoirs, l’un illégitime fondé sur la force,
l’autre légitime fondé sur la volonté générale.
Il est frappant de voir Benjamin Constant reprendre l’expression manifestement rousseauiste
de “volonté générale”. Il l’utilise toutefois dans une acception fort différente de celle de Jean-
Jacques Rousseau dont il critique vigoureusement Du contrat social.
.2.- Critique de Jean-Jacques Rousseau.
BC s’attaque surtout à l’idée d’aliénation de tous les droits naturels dans le contrat social.
Réfutation Du contrat social :
“L’action qui se fait au nom de tous étant nécessairement de gré ou de force à la disposition
d’un seul ou de quelques-uns, il arrive qu’en se donnant à tous, il n’est pas vrai qu’on ne se
donne à personne ; on se donne au contraire à ceux qui agissent au nom de tous. De là suit,
qu’en se donnant tout entier, l’on n’entre pas dans une condition égale pour tous, puisque
quelques-uns profitent exclusivement du sacrifice du reste ; il n’est pas vrai que nul n’ait intérêt
de rendre la condition onéreuse aux autres, puisqu’il existe des associés qui sont hors de la
condition commune. Il n’est pas vrai que tous les associés acquièrent les mêmes droits qu’ils
cèdent ; ils ne gagnent pas tous l’équivalent de ce qu’ils perdent, et le résultat de ce qu’ils
sacrifient, est, ou peut être l’établissement d’une force qui leur enlève ce qu’ils ont.
Rousseau lui-même a été effrayé de ces conséquences ; frappé de terreur à l’aspect de
l’immensité du pouvoir social qu’il venait de créer, il n’a su dans quelles mains déposer ce
pouvoir monstrueux, et n’a trouvé de préservatif contre le danger inséparable d’une pareille
souveraineté, qu’un expédient qui en rendît l’exercice impossible. Il a déclaré que la
souveraineté ne pouvait être ni aliénée, ni déléguée, ni représentée. C’était déclarer en d’autres
termes qu’elle ne pouvait être exercée, c’était anéantir de fait le principe qu’il venait de
proclamer.”
“Le peuple, dit Rousseau, est souverain sous un rapport, et sujet sous un autre : mais dans la
pratique, ces deux rapports se confondent. Il est facile à l’autorité d’opprimer le peuple comme
sujet, pour le forcer à manifester comme souverain la volonté qu’elle lui prescrit.”
Cette réflexion est très remarquable car Benjamin Constant y dénonce le mécanisme fondateur
du totalitarisme, phénomène politique que l’on s’accorde généralement à dater du XXème siècle
mais qui s’était déjà manifesté dans le régime de la Terreur (1792- 1794). Dans ce même esprit,
Benjamin Constant condamne la passion idéologique telle que justifiée par la religion civile de
Jean-Jacques Rousseau :
“Je ne connais aucun système de servitude, qui ait consacré des erreurs plus funestes que
l’éternelle métaphysique du Contrat social.
L’intolérance civile est aussi dangereuse, plus absurde, et surtout plus injuste que l’intolérance
religieuse. Elle est aussi dangereuse, puisqu’elle a les mêmes résultats sous un autre prétexte ;
59

elle est plus absurde, puisqu’elle n’est pas motivée sur la conviction ; elle est plus injuste,
puisque le mal qu’elle cause n’est pas pour elle un devoir, mais un calcul.”38.
3.- La souveraineté limitée
La reconnaissance de la souveraineté du peuple n’augmente en rien la somme de liberté des
individus. Que la souveraineté appartienne à tous, à quelques-uns ou à un seul, elle est
nécessairement malfaisante si on la dit illimitée.
Selon Benjamin Constant, la séparation des pouvoirs n’est pas un remède à la souveraineté
absolue ou illimitée.
La souveraineté légitime du peuple ne peut être qu’une souveraineté limitée et relative à la
dimension politique de l’être humain. Il est une partie de l’existence humaine qui échappe à
l’emprise sociale. Dans ce réduit sacré, toute intrusion du pouvoir est coupable et illégitime,
même si elle procède de la majorité, même si elle procède de la Nation tout entière moins
l’individu qu’on opprime.
Sont ainsi inviolables, selon Benjamin Constant,
- la liberté personnelle (c’est-à-dire corporelle)
- la liberté religieuse
- la liberté d’opinion et sa diffusion, donc la liberté de la presse
- la jouissance de la propriété
- la garantie contre tout arbitraire.
Manifestement, Benjamin Constant professe une conception strictement individualiste des
libertés fondamentales. Même si la liste qu’il en donne varie quelque peu dans ses divers écrits,
on n’y trouve pas la liberté de réunion ni la liberté d’association qui nous apparaissent pourtant
tout aussi fondamentales que les autres.
La sanction en cas de violation des libertés fondamentales n’est autre que la désobéissance. BC
s’inspire de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 qui avait reconnu la
légitimité de la “résistance à l’oppression” et condamne les “funestes mesures de la
Convention” qui, elle, avait proclamé le “devoir d’insurrection”.
Benjamin Constant n’est pas un révolutionnaire comme le prouve ses ralliements à
pratiquement tous les régimes français de son temps à partir de Thermidor. Pour contenir la
puissance publique dans ses limites propres qui n’empiètent pas sur le réduit sacré des libertés
fondamentales, il préconise un système de séparation et de distribution des pouvoirs qui
débouche sur un régime parlementaire censitaire.
- Organisation du pouvoir étatique
1.- Le pouvoir royal
Étant neutre, il doit être inviolable. Neutralité et inviolabilité se justifient réciproquement.

38
BC, Principes de politique, Pléiade, p. 1216
60

Comme Thiers devait le dire plus tard : “Le roi règne mais ne gouverne pas.”
Or le vice de presque toutes les constitutions, d’après Benjamin Constant, est de n’avoir pas
établi un tel pouvoir qui, étranger aux joutes politiques, puisse intervenir en tant qu’arbitre
lorsque celles-ci excèdent leurs limites.
Prérogatives monarchiques :
- faire grâce
- nommer les ministres
- nommer les membres de la chambre haute
- dissoudre l’assemblée représentative de l’opinion pour inviter le peuple à faire de nouveaux
choix.
D’après Benjamin Constant, l’inconvénient des républiques est d’instituer une responsabilité
du chef de l’État qui est nécessairement illusoire, car placée trop haut. Il a ici en vue, semble-t-
il, le système présidentiel américain.
Ce qui est paradoxal, c’est que BC destinait ce rôle à Napoléon 1er !
2.- Le pouvoir ministériel
Il procède bien historiquement et juridiquement du pouvoir royal mais il s’en distingue
nécessairement car à l’irresponsabilité royale fait pendant la responsabilité ministérielle.
L’instrument juridique en est le contreseing ministériel, c’est-à-dire l’obligation pour tout acte
de l’exécutif de recevoir tant la signature du roi que celle d’un ministre.
Benjamin Constant ne théorise pas l’institution du Premier ministre qui pourtant était déjà
apparue dans la pratique constitutionnelle britannique.
Les ministres peuvent être poursuivis pour :
- le mauvais emploi de leur pouvoir légal
- des actes illégaux préjudiciables à l’intérêt public mais sans rapport direct avec les particuliers
- les attentats contre les libertés, sûretés et propriétés individuelles.
Dans ce dernier cas, ils sont justiciables des tribunaux ordinaires en plus de la mise en œuvre
de la procédure parlementaire idoine.
Cette procédure, qui est d’application dans les trois cas, consiste en la mise en accusation du ou
des ministre(s) par la chambre basse et à son (leur) jugement et, le cas échéant à sa (leur)
condamnation, par la chambre haute. Autrement dit, il s’agit d’une transposition de la procédure
anglo-américaine de l’impeachment.
Dans la perspective de BC, cette procédure ressortit à la procédure pénale. Il ne s’agit toutefois
pas d’une responsabilité pénale ordinaire car elle déroge au principe fondamental du droit pénal,
nulla poena sine lege (pas de peine sans loi), et ce parce qu’il est exclu de prévoir dans un code
tous les cas où un ministre est susceptible de démériter. Au demeurant, la responsabilité pénale
des ministres vise moins à les punir qu’à leur enlever la puissance et à entretenir dans la Nation
un esprit de vigilance permanent.
61

BC ne va pas jusqu’à institutionnaliser le vote de méfiance car il craint de limiter le pouvoir


discrétionnaire des chambres et les prérogatives de la Couronne. Par conséquent, la
responsabilité ministérielle est chez lui politique tout autant que pénale.
“Il en résulte encore qu’un ministre inepte ou suspect ne peut garder la puissance. En
Angleterre, le ministre perd de fait sa place, s’il se trouve en minorité.”39.
“Lorsque nous aurons ce que nous n’avons point encore, mais ce qui est d’une nécessité
indispensable, dans toute monarchie constitutionnelle, je veux dire, un ministère qui agisse de
concert, une majorité stable, et une opposition bien séparée de cette majorité, nul ministre ne
pourra se maintenir, s’il n’a pour lui le plus grand nombre des voix, à moins d’en appeler au
peuple par des élections nouvelles.”40.
3.- Le pouvoir représentatif de la durée ou la chambre haute héréditaire
Postulat de Benjamin Constant : Dans une monarchie héréditaire, l’hérédité d’une classe
intermédiaire entre le roi et le peuple et l’octroi de prérogatives constitutionnelles à cette classe
est indispensable comme l’illustrent l’exemple anglais et Montesquieu.
Ce postulat est fort contestable et la pensée de Benjamin Constant sur ce point nous semble
particulièrement datée.
Il n’en reste pas moins que la justification principale de la Chambre des pairs pour Benjamin
Constant réside dans l’indépendance que l’hérédité est censée assurer à l’institution chargée de
juger les ministres mis en accusation par la chambre basse.
4. Le pouvoir représentatif de l’opinion ou la chambre basse populaire
L’Acte additionnel aux Constitutions de l’Empire instituait un système électoral à deux degrés
et un système complexe de présentation des candidats faute de pouvoir s’en remettre aux partis
qui n’existaient pas.
BC, lui, préconise l’élection de la chambre populaire au suffrage direct par les citoyens
propriétaires, et il consacre un chapitre de ses Principes de politique à énoncer et justifier les
conditions de propriété qu’il recommande comme la quasi-totalité des libéraux de son temps,
mais qu’il souhaite relativement modérées.
Contrairement aux autres libertés fondamentales, pour Benjamin Constant la propriété est certes
une convention sociale, mais elle n’est pas pour autant moins sacrée et moins inviolable que les
autres libertés fondamentales.
“Ceux que l’indigence retient dans une éternelle dépendance, et qu’elle condamne à des travaux
journaliers, ne sont ni plus éclairés que des enfants, sur les affaires publiques, ni plus intéressés
que des étrangers à une prospérité nationale, dont ils ne connaissent qu’indirectement les
avantages.
Je ne veux faire aucun tort à la classe laborieuse. Cette classe n’a pas moins de patriotisme que
les autres classes. Elle est prête souvent aux sacrifices les plus héroïques, et son dévouement
est d’autant plus admirable, qu’il n’est récompensé ni par la fortune, ni par la gloire. Mais autre
est, je le pense, le patriotisme qui donne le courage de mourir pour son pays, autre est celui qui
39
BC, Principes de politique, Pléiade, p. 1158
40
BC, Principes de politique, Pléiade, p. 1177, 1178
62

rend capable de bien connaître ses intérêts. Il faut donc une condition de plus que la naissance
et l’âge prescrit par la loi. Cette condition, c’est le loisir indispensable à l’acquisition des
lumières, à la rectitude du jugement. La propriété seule assure ce loisir : la propriété seule rend
les hommes capables de l’exercice des droits politiques.”41.
De nouveau, cette position de Benjamin Constant est fort contestable et nous semble
particulièrement datée. Elle constitue un parti pris de classe avoué avec une manière
d’ingénuité.
Pour l’apprécier équitablement, il convient toutefois de rappeler que, à l’époque, les libéraux
qui se voulaient les héritiers de la Révolution de 1789 avaient fort à faire pour l’emporter sur
les partisans de l’ancien régime lesquels pouvaient compter sur la majorité d’un clergé qui avait
encore le pouvoir de “faire voter les campagnes”. Or, la France était encore un pays
essentiellement rural. Par conséquent, on peut s’interroger sur le point de savoir si la position
de BC sur cette question est contingente ou de principe.
Hormis ce point, fondamental il est vrai, Benjamin Constant préconise
- une multiplicité de circonscriptions plutôt qu’un collège électoral unique (la partialité de
chacun aura les mêmes résultats que l’impartialité de tous),
- le renouvellement total de la Chambre plutôt que son renouvellement partiel par moitiés ou
par tiers,
- la compatibilité des fonctions ministérielles et parlementaires, afin notamment d’assurer un
meilleur contrôle du Gouvernement.
Enfin, Benjamin Constant condamne
- l’interdiction faite aux députés de se faire réélire,
- la lecture par les députés de la lecture de leurs discours (prime aux médiocres),
- l’indemnité parlementaire.
La condamnation de l’indemnité parlementaire fut une position typiquement bourgeoise et
“classiste” à laquelle les socialistes du XIXème siècle opposèrent le slogan : “refuser
l’indemnité parlementaire c’est imposer le silence aux pauvres”.
5.- Le pouvoir judiciaire
Pour BC, ce pouvoir est davantage une force sociale et constitutionnelle qu’un pouvoir politique
à proprement parler car il n’est pas centralisé. Mais, pouvoir ou force, le judiciaire doit être
strictement séparé des autres pouvoirs afin notamment de pouvoir prévenir et sanctionner
l’arbitraire. Le chapitre que lui consacre Benjamin Constant est d’ailleurs intitulé “Des
garanties judiciaires”.
Inamovibilité des juges : “Un juge amovible ou révocable est plus dangereux qu’un juge qui a
acheté son emploi.”42.

41
BC, Principes de politique, Pléiade, p. 1146, 1147
42
BC, Principes de politique, Pléiade, p. 1239
63

Leur nomination doit appartenir au Prince car le peuple pourrait se tromper.


Les juges doivent se voir attribuer des appointements considérables afin que soit sauvegardée
leur indépendance. (Solution inverse à celle préconisée pour les députés dont l’indépendance
n’est apparemment pas souhaitée par l’auteur.)
Benjamin Constant est un défenseur de l’État de droit, avant la lettre comme l’atteste son
plaidoyer contre les juridictions ou procédures d’exception et en faveur de la stricte observation
des formes judiciaires :
“Les formes sont nécessaires ou sont inutiles à la conviction : si elles sont inutiles, pourquoi les
conservez-vous dans les procès ordinaires ? Si elles sont nécessaires, pourquoi les retranchez-
vous dans les procès les plus importants ? Lorsqu’il s’agit d’une faute légère, et que l’accusé
n’est menacé ni dans sa vie, ni dans son honneur, l’on instruit sa cause de la manière la plus
solennelle ; mais lorsqu’il est question de quelque forfait épouvantable, et par conséquent de
l’infamie et de la mort, l’on supprime d’un mot toutes les précautions tutélaires, l’on ferme le
Code des lois, l’on abrège les formalités, comme si l’on pensait que plus une accusation est
grave, plus il est superflu de l’examiner !”
Benjamin Constant est favorable à l’institution du jury, école d’éducation civique.
Comme les autres pouvoirs, le judiciaire est limité, notamment par le droit régalien de grâce.
5- Autonomie locale
Contrairement à bien des auteurs français de tradition jacobine, Benjamin Constant y est très
favorable. Ce qui n’intéresse qu’une fraction de la population doit être décidé par elle seule. Il
se prononce en faveur de “patriotismes locaux”.
6.- Religion et société
Nettement athée à la manière d’Helvétius dans sa jeunesse, Benjamin Constant demeura
longtemps sceptique et mourut après avoir retrouvé, semble-t-il, une fois chrétienne libérale, à
l’image de sa foi politique. Plus anti-catholique qu’anticlérical sous la République, il devint par
la suite plus tolérant qu’anticlérical.
Il travailla pendant vingt-cinq ans sur un ouvrage intitulé De la religion considérée dans sa
source, ses formes et ses développements qui parut finalement en 1824. Il juge la religion
nécessaire à l’homme mais s’insurge contre ceux qui prétendent la défendre en arguant de son
utilité pour la société.
Partisan d’une tolérance totale et du libre examen pour tous, il se prononce pour la séparation
de l’Église et de l’État ; mais de cette séparation il ne résulte pas que les cultes ne doivent pas
être subsidiés, bien au contraire.
7.- Principes de politique...
Dans cet ouvrage, Benjamin Constant change de ton :
Les relations internationales et la conduite de la guerre sont du ressort du gouvernement lequel
toutefois doit être contrôlé par le Parlement.
Benjamin Constant fait l’apologie de l’Acte additionnel qui ne soumet à la ratification du
Parlement que les traités portant échange de territoire.
64

“La seule garantie contre les guerres inutiles ou injustes, c’est l’énergie des assemblées
représentatives. Elles accordent les levées d’hommes, elles consentent les impôts.”43
.- En guise de conclusion
Il est frappant que Benjamin Constant ait fait l’objet au XXème siècle de condamnations
passionnées telles celle de Henri Guillemin, Benjamin Constant Muscadin, Gallimard, Paris,
1958. Cette sévérité procède vraisemblablement de la confusion opérée par cet auteur entre la
vie privée et la vie publique de Benjamin Constant.
Il convient de souligner que plusieurs des idées originales de Benjamin Constant ne nous
apparaissent plus telles précisément parce qu’elle sont passées dans nos mœurs. Il en va ainsi
notamment du parlementarisme, des libertés individuelles et de la séparation de l’Église et de
l’État.
L’influence de BC a été considérable sur la monarchie de 1830, sur la Constitution belge de
1831 et sur le droit public de nombreux pays qui s’inspirèrent de la Constitution belge,
notamment au lendemain de la Ière Guerre mondiale.

43
BC, Principes de politique, Pléiade, p. 1194
65

TABLE DES MATIERES


INTRODUCTION HISTORIQUE AU DROIT ................................................................................. 2
INTRODUCION GENERALE ............................................................................................................ 3
01. Passé et présent du droit ............................................................................................................. 3
01.1. Une science du droit ................................................................................................................. 3
01.2. Une approche historique du droit ........................................................................................... 6
02. Sources et acteurs du droit ......................................................................................................... 7
02.1. Les sources du droit.............................................................................................................. 7
02.2. « La vie du droit »..................................................................................................................... 8
CHAP I. ROME : LE PEULE DU DROIT ....................................................................................... 10
1. 1. Des origines à la fin de la République. ................................................................................... 10
1.1.1. Le droit archaïque entre ius et fas ................................................................................... 10
1.1.1.1. Un droit légendaire : les lois royales ......................................................................... 10
1.1.1.2. Un droit caché : le rôle du collège des pontifes ........................................................ 11
1.1.2. La formation du ius civile ................................................................................................. 11
1.1.2.1. La rapide émergence des sources classiques du droit ............................................. 12
1.1.2.1.1. La loi votée par le peuple : Loi des XII Tables, lex rogata et plébiscite ......... 12
1.1.2.1.2. La norme sécrétée par le groupe : mos maiorum et consuetudo ..................... 13
1.1.2.2. Les mutations novatrices du IIIè et IIè siècles ......................................................... 14
1.1.2.2.1. L’émergence du droit prétorien ......................................................................... 14
1.1.2.2.2. Le développement de la iuris prudentia ............................................................ 15
1.2. L’empereur et la maîtrise des sources du droit ..................................................................... 15
1.2.1. L’affirmation du droit comme attribut du Prince .......................................................... 15
1.2.1.1. La domestication des sources concurrentes ............................................................. 16
1.2.1.1.1. La mainmise impériale sur la loi et le sénatus-consulte ................................... 16
1.2.1.1.2. L’assujettissement de la jurisprudence et de la doctrine ................................. 16
1.2.1.2. Le développement du pouvoir normatif de l’empereur .......................................... 17
1.2.2. La consécration de la loi du Prince .................................................................................. 17
1.2.2.1. La formation d’un droit impérial.............................................................................. 18
1.2.2.2. La rédaction des compilations officielles .................................................................. 18
CHAP 2. SOURCES ET AUTORITÉS DU DROIT AUX XIXÈME ET XXÈME SIÈCLES :
DOCTRINE, JURISPRUDENCE ET COUTUME .......................................................................... 19
2.1. La doctrine aux XIXe et XXe siècles....................................................................................... 19
2.1. 1. La formation de la doctrine ............................................................................................. 19
2.1. 1. 1. Des hommes ............................................................................................................... 19
66

7.1. 1. 2. Des méthodes ............................................................................................................. 20


2.1. 2. L’expression de la doctrine .............................................................................................. 20
8.1. 2. 1. Formes d’expression.................................................................................................. 21
7.1. 2. 2. Constructions doctrinales .......................................................................................... 21
2.2. La jurisprudence aux XIXe et XXe siècles ............................................................................. 22
2.2. 1. Une nouvelle prise en considération................................................................................ 22
2.2. 1. 1. Renouveau ................................................................................................................. 22
2.2. 1. 2. Débat .......................................................................................................................... 22
2.2. 2. Une œuvre prétorienne..................................................................................................... 23
2.2. 2. 1. La jurisprudence en droit privé ................................................................................. 23
2.2. 2. 2. La jurisprudence en droit public ............................................................................... 23
TABLE DES MATIERES..................................................................................................................... 65

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