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Le Chameau de La Bibliothèque

Transféré par

Cédric Delamarre
Copyright
© © All Rights Reserved
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À mes jeunes lecteurs :

Gabriel, Anton, Josselin, Enaël et Eléa


Et aux plus grands :
Sacha, Aymeric, Alban, Morgane, Lucas,
Elorian et Audric

© Didier Jeunesse, Paris, 2021


60-62, rue Saint-André-des-Arts
75006 Paris
www.didier-jeunesse.com
Illustrations : Laure du Faÿ
Composition, mise en pages et photogravure : IGS-CP (16)
ISBN : 978-2-278-12065-9
Loi no 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse
Sommaire

Couverture
Page de titre
Page de copyright
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Biographie de l’auteure
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1
Monsieur Mache est un chameau très distingué. Il porte un chapeau différent chaque jour et une
écharpe de soie assortie. Tous les samedis, il emprunte sept livres à la bibliothèque du village.
C’est le lecteur préféré de madame Floris, la girafe bibliothécaire : il est poli (même s’il a parfois
mauvais caractère), cultivé et possède une mémoire d’éléphant. Mais monsieur Mache a tout de
même un gros défaut : il ne rend jamais tous les documents qu’il a empruntés. Il en manque tou-
jours un ! Chaque fois, le chameau a une bonne excuse : le livre a été volé par un pivert, brûlé dans
un barbecue, écrasé par un hippopotame ou oublié dans un train fantôme… Un jour d’automne,
madame Floris est si énervée qu’elle le convoque dans son bureau.
– Monsieur Mache, la coupe est pleine : vous avez perdu trop de livres !
– Enfin, madame Floris, ne montez pas sur vos grands chevaux : ce n’est pas si grave puisque je
vous les rembourse…
– Bien sûr que vous me les remboursez, c’est le règlement ! Mais certains ne sont plus édités et
je ne peux pas les racheter. Plus personne ne peut les lire, c’est inadmissible !
La girafe penche son long cou au-dessus du bureau et fixe le chameau d’un air soupçonneux.
– Monsieur Mache, arrêtez d’inventer des excuses farfelues. Pour une fois, dites-moi la vérité.
Que faites-vous vraiment de ces livres ? Vous les gardez pour les relire ?
– Oui. Enfin non.
– Vous les revendez ?
– Absolument pas !
– Vous les offrez, alors ?
– Rien de tout cela, madame Floris. À vrai dire, je…
Le chameau devient cramoisi. Son museau frémit. Ses oreilles frétillent.
– Je ne peux pas vous le dire.
– C’est votre dernier mot, monsieur Mache ?
– Oui, madame Floris.
La girafe se lève, le cou droit comme un I majuscule. Elle dit d’une voix glaciale :
– Monsieur Mache, le règlement est clair : nous devons exclure les personnes qui volent,
abîment ou perdent trop souvent les livres. Je suis désolée, mais vous ne pourrez plus revenir à la
bibliothèque avant un an et sept mois.
Le chameau s’étrangle.
– Un an et sept mois ! Mais c’est très long !
– Donnez-moi votre carte de lecteur. Je vous la rendrai dans deux printemps.
Monsieur Mache soulève son chapeau en silence, farfouille à l’intérieur et en sort un petit rec-
tangle de plastique mauve qu’il pose sur le bureau. Puis il se lève dignement et soupire :
– Adieu, madame Floris.
– Au revoir, monsieur Mache.
La porte refermée, la bibliothécaire se jette sur un saladier de chips, qu’elle croque avec nervo-
sité. Derrière sa fenêtre, elle observe le chameau marcher dans la rue, tête basse, sous les arbres
flamboyants. Malgré son chapeau bleu azur et son écharpe de soie turquoise, il a perdu son
panache.
Soudain, une petite girafe déboule dans la pièce et saute sur la table.
– Maman, tu me donnes des chips ?
Madame Floris détourne la tête de la fenêtre et soupire :
– Kika, je t’ai dit cent fois de frapper avant d’entrer. Et descends tout de suite de mon bureau.
– Ah oui, pardon. Elles sont à la rose, tes chips, ou à l’acacia ? Et tu regardais quoi par la fe-
nêtre ? Tu as l’air bizarre. Tu as un problème ?
– Kika, tu poses trop de questions. Tiens, sers-toi, elles sont aux épinards.
– Berk, non merci, j’en veux pas ! Tu viens me lire une histoire ? J’en ai trouvé une géniale sur
les ptérodactyles super-héros !
Sans attendre la réponse, la petite girafe disparaît en courant dans la bibliothèque. Madame Flo-
ris s’élance en criant :
– Kika, il est interdit de courir dans la bibliothèque !
2
Monsieur Mache a respecté le règlement : il n’est pas revenu à la bibliothèque. Cet après-midi-
là, madame Floris est occupée à l’une de ses activités favorites : classer les livres par ordre alpha-
bétique sur les étagères qui touchent le plafond. Elles sont si hautes qu’elles ne sont presque ja-
mais dérangées : à part la bibliothécaire et la famille Colibri, personne ne peut y accéder. Madame
Floris est comblée : elle adore admirer ses rayonnages impeccables.
– Maman, pourquoi on ne voit plus monsieur Mache ?
La girafe dépoussière un documentaire sur les poissons fluorescents et confie à Kika, un peu
gênée :
– Parce que je lui ai dit qu’il n’avait plus le droit de venir ici.
– Ah bon. Pourquoi ?
– Parce qu’il a fait une chose interdite.
– Ah bon ? Il a crié dans la bibliothèque ? Il a fait pipi sur les livres ? Il a mordu monsieur
Taupe ? Il a dansé sur les tables ? Il a mangé un tapis ? Il a…
– Chut ! Je ne dirai rien. Secret professionnel.
Kika tire la langue à sa mère et disparaît dans le coin des bandes dessinées en râlant :
– C’est nul ! Moi, il me manque, monsieur Mache. D’accord, il a vraiment mauvaise haleine.
Mais j’adore quand il me raconte sa jeunesse dans le désert : il fait toujours des tas de grimaces !
Madame Floris soupire. En fait, le vieux chameau lui manque, à elle aussi. Elle aimait discuter
avec lui des livres qu’ils avaient lus, l’écouter réciter des poésies ou se pavaner avec ses chapeaux
excentriques… Elle attrape l’ouvrage sur le jardinage sans pesticides que lui a demandé monsieur
Taupe et revient dans le hall d’accueil. Elle picore ses racines d’ortie et sourit aux lecteurs : ma-
dame Zébu, qui rumine des heures, le museau dans les magazines ; madame Pie, toujours à la re-
cherche d’un scoop sur internet ; monsieur Tapir, qui furète dans les mangas… Mais c’est à mon-
sieur Mache qu’elle pense : seul chez lui, privé de romans par sa faute.
Ce soir, comme tous les mois, le club de lecteurs se réunit à la bibliothèque. Kika adore ces soi-
rées. Car, exceptionnellement, elle a le droit de rester, elle aussi. De se coucher tard, de manger des
bonbons au fenouil en lisant des piles de livres, tandis que sa mère discute avec les membres du
club.
Le chameau n’a jamais raté de réunion. Tout le monde s’étonne : pourquoi est-il absent ? Ma-
dame Kangourou s’inquiète :
– Il a peut-être la rougeole ?
– À mon avis, il est parti faire le tour du monde à vricyclète, euh, à bycèrète, bref, à vélo, ré-
torque monsieur Sanglier.
– En fait, il roule sa bosse loin du village. Ah mais non, suis-je bête, il en a deux ! s’esclaffe ma-
dame Scarabée, dont les blagues ne font jamais rire personne.
Monsieur Paresseux, lui, ne dit rien : il s’est endormi.
– Et s’il était devenu myope ? chuchote mademoiselle Kiwi avec un air dramatique.
Kika surgit du coin Albums et dit d’un ton important :
– Monsieur Mache n’est pas là parce que maman lui a interdit de venir.
– Quoi ? Que racontes-tu, jeune fille ? s’étrangle madame Kangourou.
– Maman ne veut plus voir monsieur Mache à cause d’un secret préfoquelque chose.
Devant les exclamations indignées, la bibliothécaire prend enfin la parole :
– Monsieur Mache est exclu de la bibliothèque car il n’a pas respecté le règlement. Kika, re-
tourne tout de suite dans l’espace Albums. C’est une réunion de grandes personnes.
Alors que la petite girafe part en protestant, monsieur Sanglier bafouille :
– Pas respecté le rèchement ? Euh, je veux dire le prêchement ? Ah, nom d’un gland, le
piaillement ?
– Quel règlement exactement ? crie madame Scarabée de sa voix stridente.

– Celui de la bibliothèque, répond madame Floris.


Madame Kangourou ouvre la bouche, mais la girafe l’interrompt sèchement :
– Plus de questions. Cela ne vous regarde pas.
La bibliothécaire est impressionnante lorsqu’elle est en colère. Du haut de ses quatre mètres,
elle regarde ses interlocuteurs avec ses yeux noirs qui deviennent plus sombres encore. Plus per-
sonne n’ose parler. Après avoir englouti vingt toasts au pissenlit, la girafe demande calmement :
– Alors, qu’avez-vous pensé du roman Les Canines de la forêt ?
Madame Scarabée se tortille soudain sur son siège.
– J’ai adoré ! Quel style ! Quel suspens ! Et cet écureuil maléfique est génial…
– Je ne suis pas d’accord ! conteste madame Kangourou. Il y a tout de même un peu trop de, hic,
oh non, j’ai le hoquet !
– Un peu trop de quoi, scrognebouse ? grogne monsieur Sanglier. De pang ? Euh, de vrang ?
Bon sang ! De sang ? C’est ça ? Vous êtes trop sensible, madame Fanrougou !
Mademoiselle Kiwi murmure :
– Ce livre est beaucoup trop cruel. J’ai eu très peur et…
Mais personne ne l’écoute. Le sanglier vocifère contre madame Kangourou tandis que madame
Scarabée hurle d’une voix aiguë. Au milieu du vacarme, le paresseux ouvre un œil et dit dans un
bâillement :
– Personnellement, j’ai trouvé ce livre totalement soporifique…
3
Lorsque la réunion du club de lecteurs est enfin terminée, madame Floris est épuisée. Les cinq
membres se sont disputés toute la soirée. Elle a dû s’énerver trois fois. Si monsieur Mache avait
été là, il aurait pu l’aider. Car lorsqu’il se met en colère, il crie très fort et peut même mordre ceux
qui l’embêtent.
Kika, qui adore appuyer sur des boutons, éteint toutes les lumières tandis que sa mère ferme la
porte de la bibliothèque. Dehors, la nuit est froide et silencieuse. Les arbres nus ressemblent à des
fantômes dans la lumière des réverbères. Toutes deux marchent à grandes enjambées dans les
ruelles couvertes de neige.
Près de la maison de monsieur Mache, un mélange d’épices et de bouillon parfume l’air. Kika
s’arrête un instant.
– Maman, monsieur Mache est chez lui ! On va lui dire bonjour ?
– Non, Kika, il est beaucoup trop tard !
– Regarde, il a l’air bizarre… Qu’est-ce qu’il fait ?
Madame Floris scrute la maison. Derrière la fenêtre éclairée, le vieux chameau, coiffé d’un cha-
peau crème, semble très agité : il brandit quelque chose au-dessus de sa tête et l’abat avec force sur
une table.
Espionner un lecteur est interdit par le règlement. C’est vrai. Mais monsieur Mache a rendu sa
carte d’adhérent, il n’est donc plus abonné à la bibliothèque… Madame Floris entre dans le jardin,
s’approche sans bruit et s’arrête soudain, pétrifiée d’horreur : là, devant elle, monsieur Mache
plante un immense couteau dans un livre. Il le découpe, le déchire, le dépèce comme un gibier !
Derrière elle, Kika sautille pour apercevoir quelque chose.
– Alors, maman, qu’est-ce qui se passe ?
La girafe chuchote :
– Kika, reste où tu es.
La bibliothécaire se jette sur la porte en tambourinant. Le vieux chameau s’approche des car-
reaux, l’air méfiant. Il ouvre la fenêtre et s’exclame dans la pénombre :
– Que faites-vous, madame Floris ? Vous m’espionnez ?
La girafe dit d’une voix tremblante d’indignation :
– Et vous monsieur Mache, que faites-vous, avec cet ouvrage de la bibliothèque ?
Kika surgit de l’obscurité.
– Ben oui, vous faites quoi ? À mon avis, une grosse bêtise, parce que maman a l’air super en
colère !
Monsieur Mache répond d’un ton sec :
– Je ne vous dirai rien. Ce que je fais chez moi ne vous regarde pas !
Il s’apprête à claquer la fenêtre, mais madame Floris glisse son cou dans l’entrebâillement en
rugissant :
– Assassiiiiinnn !
De la bouche de la girafe jaillit une longue langue bleue. Ses yeux noirs sont exorbités. Et son
cou est si rouge que Kika a peur qu’il explose en mille morceaux. Le vieux chameau a soudain
l’air très impressionné. Il recule d’un pas et dit à voix basse :
– Calmez-vous, madame Floris. Je vais tout vous expliquer. En fait, je… je prépare ce roman
pour le cuisiner.
– Ça, c’est vraiment une grosse bêtise, murmure Kika.
La bibliothécaire ouvre des yeux immenses.
– Le cuisiner ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
– Ce n’est pas une histoire, madame Floris. Pour une fois, c’est la vérité.
– Mais enfin, monsieur Mache, que faites-vous exactement de mes livres ?
Le chameau baisse la tête et murmure avec une étrange grimace :
– À vrai dire, je les mange.
4
La bibliothécaire ouvre la bouche, mais rien n’en sort. Elle est muette comme une carpe. Kika
s’écrie :
– Pouah ! Mais c’est dégoûtant !
Sa mère retrouve soudain la parole. Elle glapit :
– C’est surtout interdit par le règlement !
– Oui, je sais bien, soupire le chameau.
– Et c’est très mauvais pour la santé ! ajoute madame Floris. L’encre et le papier sont bourrés de
produits chimiques.
Kika s’exclame en grimaçant :
– Vous n’avez pas mal au ventre ?
Monsieur Mache sourit.
– Je n’ai aucun problème de digestion, ma petite. Tu sais, il suffit de bien les cuisiner. Mijotés
ou farcis, accompagnés d’une crème de ciboulette ou d’une sauce à l’échalote : c’est délicieux !
La bibliothécaire frissonne.
– Et… ils sont tous comestibles ?
– Certains sont indigestes, mais je les évite. Les meilleurs sont ceux que j’ai choisis. Lorsque
j’emprunte des livres, madame Floris, je les lis avec amour. Je vous rends ceux qui ne me plaisent
pas, mais je garde mes préférés, c’est plus fort que moi. Je choisis une recette et je les savoure : un
petit morceau chaque jour dans…
La girafe l’interrompt d’une voix impatiente :
– Mais enfin, pourquoi mangez-vous ceux de la bibliothèque ? Plus personne ne peut les lire
lorsqu’ils disparaissent ! Achetez-les en librairie !
Monsieur Mache la regarde d’un air navré.
– Madame Floris, les livres d’une bibliothèque ont bien plus de goût que ceux d’une librairie !
Ils ont vieilli : leur papier a jauni, leurs pages sont cornées, tachées… et surtout, ils ont le goût des
émotions de ceux qui les ont lus !
– C’est vrai, ça ! dit Kika. Moi, par exemple, j’ai beaucoup ri en lisant Les Aventures du Grand
Méchant Ver de Terre.
Monsieur Mache désigne la carcasse du livre sur la table.
– Le rire, oui, mais aussi les pleurs. Par exemple, ce roman : Les champignons se cachent pour
survivre. Une triste et romantique histoire d’amour. Eh bien, il est gorgé de larmes de ses lecteurs.
Bouilli dans un pot-au-feu, il fondra dans la bouche… Une fois digérés, ses mots resteront à ja-
mais dans ma mémoire. Voulez-vous que je vous le récite ?
La girafe agite ses oreilles avec indignation.
– Non, monsieur Mache, cela ne m’intéresse pas ! Rendez-moi tout de suite ce livre et tous ceux
que vous possédez encore.
Le vieux chameau ouvre la porte. Il sort sur le palier et, tête basse, tend ce qu’il reste des Cham-
pignons se cachent pour survivre à la bibliothécaire. Puis il disparaît dans une autre pièce et re-
vient avec deux autres ouvrages intacts mais saupoudrés de curry : Le Maquereau du futur et Le
Mystère du cochon possédé.
La bibliothécaire les recueille entre ses pattes et le dévisage froidement.
– Ne vous approchez plus de mes petits, monsieur Mache. Vous êtes un criminel. Viens, Kika,
nous partons.
Sans attendre sa fille, la girafe s’éloigne dans la nuit. Avant de rejoindre sa mère, Kika
chuchote :
– Désolée, monsieur Mache. Je vous aime bien, moi…
La page d’un livre virevolte dans la brise glaciale et se pose sur un sabot du vieux chameau im-
mobile. De petits flocons recouvrent peu à peu son épaisse fourrure. Monsieur Mache semble figé
dans son jardin, tel un bonhomme de neige.
5
Cette nuit-là, Kika n’arrive pas à dormir. Elle pense à monsieur Mache qui semblait si malheu-
reux lorsqu’elles l’ont quitté la veille. Le lendemain après-midi, en revenant de l’école, la petite
girafe ne va pas rejoindre sa mère à la bibliothèque. Elle fait un grand détour et s’arrête devant la
maison du vieux chameau. Elle tremble un peu en frappant à la porte. Monsieur Mache est peut-
être fâché contre elle ? Ou alors, tellement triste qu’il ne répondra pas ? Mais ce dernier, coiffé
d’un béret écossais, semble juste très surpris de la voir ici.
– Kika, que fais-tu là ?
– Comme vous êtes exclu de la bibliothèque, je suis venue vous prêter un de mes livres. C’est
mon préféré : La Dragonne qui ne voulait plus voler. J’espère qu’il vous plaira.
Monsieur Mache balbutie :
– Merci, ma petite. Je suis très touché. C’est un beau roman, en effet. Je l’ai lu il y a longtemps,
lorsque j’avais ton âge. Je le relirai avec plaisir.
La girafe le regarde d’un air inquiet.
– Et, euh, vous me promettez de ne pas le manger ?
Le chameau éclate de rire.
– Non, promis ! J’y ferai très attention !
– Ah, ouf ! Vous pouvez le garder tout le temps que vous voudrez. Et puis… je voulais vous de-
mander quelque chose.
Kika respire profondément avant de se lancer :
– Je peux goûter un livre que vous avez cuisiné ?
Intrigué, le chameau observe la girafe.
– Tu es sûre ? Pourquoi veux-tu en manger ?
– Parce que j’ai vraiment très très envie de savoir quel goût ça a.
– Je ne pense pas que ta mère soit d’accord.
Kika répond d’un ton très sérieux :
– Je suis une enfant. J’ai le droit de faire des bêtises, moi, non ?
Le chameau reste pensif un long moment. Puis il dit avec un sourire :
– Tu as de la chance, il me reste une assiette au frigo de 101 Blagues de Rita la poule d’eau. Je
l’ai mitonné avec des spaghettis parfumés au safran. Un délice !
– Et vous pourrez me raconter encore l’histoire où vous avez combattu un scorpion géant dans
le désert ?
– Bien sûr. Et même celle où j’ai gagné la course contre le terrible crocodile des marais gluants,
ajoute fièrement le vieux chameau.
– Un crocodile ? Ouah, vous êtes un vrai aventurier !
Et tandis qu’ils s’attablent devant les blagues de Rita la poule d’eau, monsieur Mache raconte
pour la dixième fois à Kika les aventures rocambolesques du temps de sa jeunesse.
6
Au printemps, madame Kangourou et monsieur Sanglier sont devenus hystériques : le concours
des clubs de lecteurs a lieu dans un mois. Sans monsieur Mache, jamais ils ne le gagneront ! Mal-
gré sa mauvaise haleine, c’est le plus qualifié : personne ne parle mieux des livres que lui. Made-
moiselle Kiwi est trop timide. Madame Kangourou a souvent le hoquet. Monsieur Sanglier devient
rouge de colère dès qu’il bafouille (ce qui lui arrive souvent). Madame Scarabée a une voix aiguë
très désagréable et monsieur Paresseux s’endort toutes les trois minutes.
L’année dernière, le chameau avait présenté deux livres devant le jury. Et parmi tous les repré-
sentants des clubs de lecteurs du pays, c’est lui qui avait gagné ! La récompense avait été extraor-
dinaire : tous les six avaient alors pu rencontrer la grande écrivaine Iris Lalouve. Ils avaient discuté
pendant une heure avec elle. Enfin, surtout monsieur Mache. Car monsieur Sanglier avait posé des
tas de questions incompréhensibles, madame Kangourou avait hoqueté la plupart du temps et ma-
dame Scarabée avait débité une ribambelle de blagues navrantes. Mademoiselle Kiwi, elle, était si
émue qu’elle s’était évanouie. Quant à monsieur Paresseux, très stressé, il s’était écroulé, terrassé
par le manque de sommeil des jours précédents…
Ce soir-là, à la bibliothèque, Kika se gave de bonbons parfum pivoine devant les étagères de
contes. À côté d’elle, une immense pile de bandes dessinées de SpeedyNail, un escargot super-hé-
ros adoré des enfants. Soudain, elle entend des éclats de voix. Monsieur Sanglier clame
dramatiquement :
– Madame Floris, monsieur Mache est exclu, c’est vrai, mais… vous ne pourriez pas faire une
fêlure au règlement ? Non, une cassure au règlement ? Scrognebouse, une rature au règlement ?
Une frisure ? Une…
– Taisez-vous, Sanglio, c’est insupportable ! s’égosille madame Scarabée.
– Pitié, cessez de crier, Scarabine ! gémit madame Kangourou. Madame Floris, nous voulions
vous demander si vous pouviez, hic ! Oh non, ça recommence, hic !
Madame Kangourou bondit pour se débarrasser de son hoquet. Elle manque d’écraser mademoi-
selle Kiwi, qui, rouge comme une framboise, s’approche de la girafe et chuchote :
– Madame Floris, s’il vous plaît, pourriez-vous ramener monsieur Mache à la bibliothèque ?
Nous avons tant besoin de lui…
Tous la regardent d’un air suppliant. La bibliothécaire est très embêtée. Monsieur Mache est un
assassin de livres. Il a enfreint tous les règlements. Mais c’est également un grand amoureux de la
littérature et sans lui, que deviendra le club de lecteurs ?
La tête de Kika surgit entre deux étagères de documentaires sur le bricolage.
– Allez, maman, fais un effort ! Monsieur Mache nous manque vraiment beaucoup. Et il est su-
per fort pour raconter les livres. C’est sûr, vous allez encore gagner avec lui !
Madame Floris sirote pensivement son litre de sève de bouleau. Croque quinze crêpes au
chèvrefeuille.
– C’est d’accord, soupire-t-elle. Mais attention : juste le temps du concours. Ensuite, il sera de
nouveau exclu.
Kika explose de joie. Les cinq membres du club sont si heureux qu’ils s’élancent les uns sur les
autres. Ce qui n’est pas sans conséquences : madame Kangourou bouscule madame Scarabée par
mégarde. Mademoiselle Kiwi enfonce par erreur son bec dans le museau de monsieur Sanglier, qui
couine de douleur. Quant à monsieur Paresseux, affalé dans un fauteuil violet, il soulève une pau-
pière et dit d’une voix pâteuse :
– On a gagné quelque chose ?
7
Quinze jours plus tard, madame Floris n’est pas encore allée voir monsieur Mache. Elle a tou-
jours une urgence après le travail : acheter trente kilos de feuilles d’acacia, manger deux sacs de
graines de tournesol, lire le dernier roman d’Iris Lalouve… En fait, elle a peur de la réaction du
vieux chameau : et si, terriblement vexé, il refusait ?
La veille de la réunion du club de lecteurs, Kika, attablée dans la cuisine avec sa mère, dit d’un
ton innocent :
– Tu sais, maman, tes pâtes au pissenlit sont carrément moins bonnes que celles de monsieur
Mache.
La girafe cesse soudain de mâcher ses coquillettes.
– Tu as goûté à la cuisine de monsieur Mache ?
– Ben oui. Et c’était très bon. Il est vraiment fort, tu sais. C’est sa maman qui lui a tout appris.
Elle était cheffe étoilée dans le désert. Elle avait un restaurant qui s’appelait…
– Quand y as-tu goûté exactement ?
– Oh, il y a longtemps. Un soir, après l’école.
– Quel soir exactement ?
Kika rougit et répond avec un air penaud :
– Un soir où je t’avais dit que j’allais faire mes devoirs avec Capucine…
La girafe fronce soudain les sourcils.
– Kika, tu ne dois pas me mentir.
Puis elle ajoute d’une voix soupçonneuse :
– Et qu’as-tu mangé de si bon ?
– Un livre de blagues aux spaghettis et au safri. Ou safro. Enfin, une épice délicieuse, en tout
cas.
Madame Floris s’étrangle.
– Quoi ? Tu as mangé un livre ?
– Ben oui, tu devrais essayer toi aussi, maman. Et même lui demander la recette. C’est super
bon.
La girafe pose brusquement sa fourchette sur la table. Elle rugit :
– Monte dans ta chambre. Tu es punie. Et j’ai deux mots à dire à monsieur Mache.
Kika sort de la pièce en baissant la tête. Mais lorsqu’elle regarde par la fenêtre sa mère s’éloi-
gner dans la rue, elle esquisse un sourire espiègle.

Dans le village, une brise légère caresse les feuilles vert tendre des arbres. L’air embaume les
fleurs. Mais madame Floris n’est pas sensible aux effluves du printemps. Elle est trop en colère
pour cela. Elle galope dans le village jusque chez monsieur Mache. Lorsque le chameau ouvre la
porte, la bibliothécaire vocifère :
– Monsieur Mache, non seulement vous avez dévoré les livres de ma bibliothèque, mais vous
les avez fait ingurgiter à ma fille. C’est inadmissible !
Le chameau rétorque d’un ton indigné :
– Mais, madame Floris, je ne l’y ai pas obligée. C’est elle qui est venue me voir. Elle qui m’a
demandé d’y goûter. Tenez, d’ailleurs, je vous rends le roman qu’elle m’avait prêté. Vous la remer-
cierez : je l’ai relu avec beaucoup de plaisir. Kika est une petite girafe très attachante qui a du
cœur, elle. Au revoir, madame Floris.
Il rajuste son chapeau jaune citron et claque la porte. Madame Floris, un peu sonnée, contemple
la couverture du livre La Dragonne qui ne voulait plus voler. Machinalement, elle cueille des di-
zaines de fleurs mauves dans le jardin et les mâchouille d’un air songeur.
8
Deux kilos de fleurs plus tard, madame Floris a suffisamment réfléchi. Elle hésite un instant,
puis frappe à nouveau. Le chameau rouvre la porte en beuglant :
– Quoi encore, madame Floris ?
La bibliothécaire recule d’un pas. Monsieur Mache a l’air très en colère et son haleine a une
odeur d’évier bouché. Elle dit d’une voix posée :
– Bien, laissons l’affaire Kika de côté. En fait, j’aurais dû venir depuis longtemps. Je viens de la
part du club de lecteurs. Les cinq membres ont une proposition à vous faire.
Les yeux de monsieur Mache brillent d’espoir. Il arrange son nœud papillon et dit d’un ton
radouci :
– Vraiment ? Entrez, je vous prie.
La bibliothécaire, bien trop grande pour la maison du chameau, baisse la tête sous le plafond au-
quel sont suspendus des chapeaux de toutes les couleurs. Ce n’est pas très confortable, elle a un
peu mal au cou. Dans la cuisine, une poêle mijote sur le feu. Son estomac gargouille d’envie et elle
ne peut s’empêcher de demander :
– Qu’allez-vous manger ce soir ? Quelle merveilleuse odeur ! Ma fille m’a confié que votre
mère était une cheffe étoilée.
Le chameau répond avec un sourire gêné :
– Je ne sais pas si je dois vous le dire…
La girafe l’observe d’un air suspicieux.
– Monsieur Mache, ne me dites pas que…
– Si… Désolé, madame Floris. C’est mon dernier dîner littéraire. Poêlée de roman policier à la
sauce forestière. Voulez-vous goûter ?
– Mais enfin ! Je croyais que vous m’aviez rendu tous les livres de la bibliothèque la dernière
fois !
Le chameau rougit sous son chapeau.
– Pas tout à fait. Il m’en restait trois… Mais celui-ci est le dernier, je vous le jure ! Un très bon
roman : Pour qui dansent les piverts.
Madame Floris est agacée par le mensonge du chameau. Elle est horrifiée à l’idée de manger
l’un de ses petits, mais également… curieuse d’y goûter. Et puis Kika a essayé. Alors, pourquoi
pas elle ? Du bout du museau, elle accepte d’avaler une cuillerée.
Les pages, coupées en lamelles rissolées, fondent sous la langue. Derrière le goût des champi-
gnons et des brocolis, madame Floris sent une pincée de mystère, un zeste d’angoisse et un soup-
çon de fébrilité. Une étrange sensation qui parfume longtemps son palais. Elle en oublie presque
son torticolis… C’est d’ailleurs si délicieux qu’elle voudrait avaler la poêlée entière ! Elle se maî-
trise juste à temps et repose la cuillère.
– Oui, ce n’est pas si mauvais, finalement… Mais revenons à notre affaire : monsieur Mache,
les membres du club de lecteurs sont persuadés qu’ils ne pourront remporter le concours sans
vous. Cette année, les gagnants rencontreront le célèbre auteur Raoul Panda. Ils ont fini par me
convaincre. Je vais donc faire une petite entorse au règlement : voulez-vous redevenir membre de
notre club jusqu’au concours ?
– Et… vous me rendrez ma carte de lecteur ?
– Non, monsieur Mache. Vous lirez les livres à la bibliothèque. Pas question que vous les rap-
portiez chez vous. Je ne veux prendre aucun risque, déclare la bibliothécaire.
Son interlocuteur lèche son assiette, avale son seau de jus de foin en silence. Enfin, il dit d’une
voix hautaine :
– J’accepte uniquement pour faire plaisir à mes amis.
Puis il ajoute d’un ton dramatique :
– Mais j’avoue avoir beaucoup de peine : j’aurais aimé emprunter à nouveau des romans.
– C’est à prendre ou à laisser, monsieur Mache. Alors, qu’en dites-vous ?
Sous son chapeau jaune citron, le vieux chameau acquiesce d’un sourire timide. Dehors, le so-
leil couchant embrase les quelques fleurs mauves survivantes du jardin.
9
Le lendemain soir, monsieur Mache a fait une entrée très remarquée à la bibliothèque. Lorsqu’il
l’a vu, monsieur Sanglier, de joie, s’est roulé sur les tapis. Madame Kangourou, très excitée, a sau-
té par-dessus trois bacs d’albums. Madame Scarabée a poussé un hurlement qui a percé les tym-
pans de l’assemblée. Mademoiselle Kiwi a fondu en larmes et monsieur Paresseux a ouvert un œil.
Impassible, monsieur Mache s’est installé dans le plus grand fauteuil, a croisé les pattes et s’est
exclamé avec un immense sourire :
– Alors, vous ne pouvez plus vous passer de moi ?
Ils ont parlé pendant une heure des livres qu’ils avaient lus. Puis ils ont choisi les deux ouvrages
que monsieur Mache présenterait au concours : Le flamant rose sonne toujours cinq fois et Qui a
tué Gigi Caméléon ?
Le jour du concours, monsieur Mache est particulièrement distingué : il porte un chapeau rouge
flamboyant et une écharpe de soie écarlate. L’émission est transmise en direct à la télévision. Juste
avant qu’elle ne commence, les autres membres du club de lecteurs courent chez monsieur San-
glier : il possède un canapé long comme une baleine et une télévision aussi large qu’un ours. Tan-
dis qu’ils s’affalent les uns sur les autres, Kika grimpe sur les épaules de madame Kangourou et
madame Floris s’assoit sur une chaise pour déguster tranquillement ses cacahuètes au persil.
Monsieur Singe, le présentateur, est bourré de tics. Il se gratte, grimace toutes les deux secondes
et se tortille sans cesse sur son derrière. Tout en se curant les oreilles, il présente les porte-parole
des clubs de lecteurs du pays. Ils sont nombreux : vingt-sept exactement. Près de monsieur Mache
sont assis : un hippopotame a l’air suffisant, un putois malodorant, une hyène aux ricanements hys-
tériques, un anaconda coiffé d’une mèche violette et une pieuvre dégoulinante.
Chacun présente à tour de rôle ses deux livres préférés pendant cinq minutes et trente secondes.
Tous défendent leurs choix avec beaucoup de passion, mais monsieur Mache ne les écoute pas. Il a
le vertige. Tout tourne autour de lui. La sueur ruisselle sous son chapeau et le fauteuil est trop petit
pour ses deux bosses. À vrai dire, il est en hypoglycémie : il n’a pas eu sa dose de livres à lire et à
manger depuis des semaines. Il mâche nerveusement son chewing-gum à la menthe. Ce soir, les
moindres détails le perturbent : la langue du serpent qui frétille, l’eau de mer qui recouvre peu à
peu le plateau de télévision, l’infâme odeur du putois…
Enfin, deux heures et sept minutes plus tard, le présentateur s’adresse au vieux chameau :
– Et vous, monsieur Mache, que nous présentez-vous donc cette année ?
– Le flamant rose sonne toujours trois fois, euh… non, cinq fois. C’est l’histoire d’un hippo-
campe qui, ah non, excusez-moi, je voulais dire d’un flamant rose qui…
Le chameau s’interrompt. Monsieur Singe se gratte la tête.
– Oui, qui quoi ?
Mais monsieur Mache se tait : il ne se souvient de rien. Pour la première fois de sa vie, il a un
trou de mémoire. Il devient jaune citron, puis vert kiwi. La hyène émet un ricanement ironique et
l’hippopotame souffle comme un phoque.
– Vous allez bien, monsieur Mache, hi hi ? demande le singe, énervé comme une puce.
Le chameau a envie de vomir. Il tremble, claque des dents. Soudain, il avale son chewing-gum
et pousse un étrange beuglement qui ressemble à un énorme rot. Puis il se lève en renversant son
fauteuil, traverse le plateau en galopant et disparaît dans les coulisses.
Devant leur poste de télévision, les membres du club de lecteurs sont consternés. Madame Sca-
rabée se cache dans la poche de madame Kangourou qui hoquette de fureur. Mademoiselle Kiwi
est blanche comme une crème fouettée. Monsieur Sanglier émet des grognements plaintifs. Quant
à monsieur Paresseux, il ouvre deux grands yeux ronds, ce qui témoigne chez lui d’une grande
émotion. La girafe, elle, avale de travers une cacahuète au persil. Elle tousse, suffoque, finit par
recracher l’aliment. Puis elle se lève, éteint la télévision et dit d’une voix fatiguée :
– Rentrez chez vous. Le spectacle est terminé.
Kika a la gorge serrée. Elle a envie de pleurer. Dans le silence pesant, elle descend des épaules
de madame Kangourou et suit sa mère en traînant les pattes.
10
Depuis ce fiasco, personne n’a revu monsieur Mache. Kika, sa mère et les cinq membres du club
de lecteurs ont sonné tous les jours chez lui. Il n’a jamais répondu. Les volets sont clos, le jardin
est en friche. Peut-être est-il vraiment parti faire le tour du monde à vélo ? Kika pense souvent à
lui.
Un soir, alors que sa mère lui raconte une histoire, elle éclate en sanglots.
– Tout ça, c’est ta faute, maman !
– De quoi parles-tu, Kika ?
– De monsieur Mache ! Tu penses toujours au règlement. Des fois, moi, je crois que ce serait
bien que tu l’oublies, ce règlement. Si tu ne lui avais pas interdit de venir à la bibliothèque, ça ne
serait jamais arrivé. À cause de toi, maintenant, on ne le reverra plus jamais !
Madame Floris tente de consoler sa fille. Mais au fond d’elle, elle a un doute. Et si Kika avait
raison ?
Depuis cette conversation, madame Floris est songeuse. Chaque jour, elle lit des histoires aux
neuf enfants surexcités de monsieur Cochon, répond avec amabilité aux stupides questions de
monsieur Perroquet, essuie patiemment la bave de madame Limace sur les pochettes des DVD.
Mais elle est ailleurs. Quelque part avec monsieur Mache, qu’elle imagine, errant l’âme en peine,
par sa faute.
Avec l’été, les lecteurs sont partis en vacances et le moment que madame Floris redoute tant est
arrivé : le désherbage des livres. Pour laisser la place aux nouveaux documents, il faut se débarras-
ser des plus anciens : ceux qui sont abîmés, ceux qui ne sont plus empruntés, ceux qui contiennent
des informations périmées… C’est toujours difficile pour la bibliothécaire. Ces ouvrages qu’elle a
choisis avec tant de soin vont disparaître ! Certains seront donnés à des associations, mais d’autres,
trop abîmés, vont partir au pilon : ils seront écrasés par une machine, réduits en bouillie, anéantis !
Kika, elle, en profite pour inventer des tas de jeux avec ces piles de livres mis de côté. Des ca-
banes pour s’y cacher. Des rochers à escalader. Des toboggans improvisés. De temps en temps, elle
aide sa mère à les ranger dans des cartons.

Ce soir-là, une brise parfumée souffle dans les feuilles des arbres. Tandis que Kika éteint toutes
les lumières, madame Floris ferme à clé la bibliothèque, ses grands yeux emplis de larmes. Elle a
dû se séparer aujourd’hui de trente-deux livres, dont onze qu’elle aimait particulièrement. Pour la
consoler, sa fille a partagé avec elle ses trois poches de bonbons au chou braisé.
Soudain, Kika aperçoit une silhouette familière de l’autre côté de l’avenue. Une silhouette ornée
d’un chapeau vert émeraude et d’une écharpe kaki, qui sort de l’épicerie puis disparaît dans une
ruelle.
– Maman, c’est monsieur Mache !
Sans réfléchir, Kika se lance à sa poursuite. Elle galope en zigzaguant dans les rues.
Monsieur Mache vient juste d’entrer chez lui lorsque la petite girafe atterrit dans son jardin. Son
cœur bat très fort quand elle frappe à la porte. Après un long moment, le vieux chameau apparaît
enfin. C’est la première fois que Kika le voit sans chapeau. Il a perdu beaucoup de poils en
quelques semaines.
– Monsieur Mache, je suis trop contente de vous voir ! Vous allez bien ? Vous êtes parti faire le
tour du monde à bicyclette ?
Madame Floris surgit derrière sa fille et s’exclame d’une voix essoufflée :
– Kika, tu aurais pu m’attendre ! Bonjour, monsieur Mache, ravie de vous voir. J’ai bien réflé-
chi. J’ai… une proposition à vous faire qui n’est pas dans le règlement.
Kika regarde sa mère d’un air curieux. Le chameau semble hésiter un instant. Puis il dit d’un ton
dédaigneux :
– Vraiment ? Eh bien, entrez alors.
Kika a un hoquet de surprise lorsqu’elle pose les pattes sur le parquet : des colonnes de cartons
grimpent jusqu’au plafond.
– Mais, monsieur Mache, vous déménagez ?
Le chameau réplique solennellement :
– Oui, ma petite. La vie ne vaut d’être vécue sans littérature, vois-tu. C’est elle qui me nourrit.
Grâce aux livres, je rêve, je m’évade. Dans une autre contrée ou dans la peau de quelqu’un
d’autre… Je suis interdit de bibliothèque jusqu’au printemps prochain. C’est trop long. Et il n’y a
pas de librairie dans le village. Je pars loin d’ici, là où on ne m’empêchera pas d’assouvir mon ap-
pétit littéraire…
Kika se jette contre lui en murmurant :
– Vous allez beaucoup me manquer !
– Toi aussi, ma petite.
Madame Floris, elle, ne dit rien. Elle est très émue et s’assoit, chancelante, sur une chaise ban-
cale. Enfin, elle sort de son sac un petit rectangle de plastique mauve qu’elle dépose sur la table.
Le vieux chameau l’observe, incrédule.
– C’est ma carte de lecteur ! Mais… vous ne deviez me la rendre que dans huit mois ! Je peux
vraiment la reprendre ?
– Oui, monsieur Mache. À une condition : que vous rapportiez chaque fois tous les documents
que vous avez empruntés. En revanche, chaque semaine, vous pourrez choisir deux ouvrages que
j’ai désherbés. Si vous les aimez, vous les croquerez sans culpabilité. Et puis, ils seront sauvés de
l’oubli grâce à votre mémoire d’éléphant… Qu’en pensez-vous ?
Les yeux de monsieur Mache brillent sous la lampe de la cuisine. Son sourire est éblouissant,
même si ses dents sont un peu jaunes.
– Avec plaisir, madame Floris. J’aime tant le fumet de vos livres…
Kika regarde sa mère avec fierté. Pour une fois, elle n’a pas parlé de règlement…
Depuis, chaque semaine, monsieur Mache emprunte sept documents à la bibliothèque, qu’il rap-
porte tous sans exception. Mais il emporte aussi chez lui deux livres désherbés par la bibliothé-
caire, qu’il cuisine avec gourmandise. Des plats qu’il partage chaque mois avec madame Floris et
les membres du club de lecteurs. Et Kika ? Elle choisit les épices et invente de nouvelles recettes :
filets de science-fiction aux figues, croustillants de polar aux citrons confits ou aiguillettes de
bandes dessinées aux mirabelles, elle ne manque jamais d’idées !
Née en Vendée en 1973, Karine Guiton commence à dévorer les livres
avec un appétit d’ogresse après une année de CP où elle refuse obstinément
de lire (peut-être par opposition avec la maîtresse qui est... sa mère). Elle de-
vient bibliothécaire en 1999 en région parisienne, puis à Rennes et enfin à
Toulouse.

© D.R.
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Le Sultan Toufou
François Vincent

Les dattes du sultan Toufou sont dérobées la nuit… Une histoire à dormir debout et à se rouler par
terre !

– Maître, regarde comme elles sont belles, tes dattes ! Comme elles brillent,
tes dattes ! Comme elles sont grasses, tes dattes ! Il faudra les cueillir de-
main. Elles seront mûres à point !
Le sultan Toufou est tellement content que, pour la première fois de sa vie, il
prend son jardinier par les mains et il danse avec lui en chantant :
« Demain, les dattes ! Demain, les dattes ! Demain, les dattes de mon
dattier ! »
Puis il retourne vers le palais. En chemin, il rencontre le Premier ministre. Il
lui dit :
– Va vite faire un communiqué officiel : demain, les dattes de mon dattier ! Sur les marches du pa-
lais, il y a le chat du sultan qui fait la sieste :
– Coucou, minet, écoute la nouvelle : demain, les dattes de mon dattier !
Le sultan passe la porte du palais et, brusquement, s’arrête de chanter : une idée vient d’entrer
dans sa tête. Une idée qui lui dit : « Sultan, imagine que cette nuit des voleurs pénètrent dans ton
jardin et volent tes dattes. »
Martin et la divine chipie
François Vincent

Baluchon sur l’épaule, Martin part à Paris où il compte bien faire fortune. Lorsqu’une jolie meu-
nière lui offre une bourse magique, c’est le début de la richesse, mais aussi des ennuis. Mais ce
n’est rien face à ce qui l’attend à la capitale… Car là-bas sévit la Divine Demoiselle, aussi éblouis-
sante que machiavélique, dont Martin va tomber immédiatement amoureux !

C’est le milieu de la nuit, mais tant pis, il tambourine à la porte. Un domes-


tique lui ouvre d’un air pincé et lui demande :
– Monsieur désire ?
– Je dois parler de toute urgence à la Divine Demoiselle. Dites-lui que c’est
Martin, l’homme à la bourse. Le domestique va se renseigner. Deux minutes
plus tard il est de retour :
– Mademoiselle ne connaît pas de Martin. Bonne nuit, monsieur.
– Comment ça, elle ne connaît pas de Martin ?! Mais enfin, nous avons passé
la soirée ensemble !
On lui claque la porte au nez.
Le lapin qui portait malheur
Sandrine Bonini
Amélie Graux

Nine et son frère Romain sont tombés sous le charme de Bob, le lapin albinos de l’animalerie.
Mais depuis son arrivée, les catastrophes s’enchaînent : problèmes à l’école, scarlatine, accident et
même foie de veau au dîner…

– Je suis désormais persuadée que tout ceci ne nous est pas arrivé par ha-
sard. Le responsable, c’est Bob ! Ce lapin nous porte malheur, Romain.
– Tu… Tu crois ? Ce petit lapin inoffensif nous porterait malheur ? Mais
comment ? Pourquoi ?
– Romain, ça tombe sous le sens ! C’est une véritable avalanche depuis qu’il
a posé une patte dans cette maison ! Souviens-toi de l’orage quand on est
rentrés du magasin. Ce n’est pas un simple lapin, ça se voit à ses yeux rouges
d’ailleurs. C’est un LAPIN PORTE-MALHEUR !

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