Le Chameau de La Bibliothèque
Le Chameau de La Bibliothèque
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Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Biographie de l’auteure
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1
Monsieur Mache est un chameau très distingué. Il porte un chapeau différent chaque jour et une
écharpe de soie assortie. Tous les samedis, il emprunte sept livres à la bibliothèque du village.
C’est le lecteur préféré de madame Floris, la girafe bibliothécaire : il est poli (même s’il a parfois
mauvais caractère), cultivé et possède une mémoire d’éléphant. Mais monsieur Mache a tout de
même un gros défaut : il ne rend jamais tous les documents qu’il a empruntés. Il en manque tou-
jours un ! Chaque fois, le chameau a une bonne excuse : le livre a été volé par un pivert, brûlé dans
un barbecue, écrasé par un hippopotame ou oublié dans un train fantôme… Un jour d’automne,
madame Floris est si énervée qu’elle le convoque dans son bureau.
– Monsieur Mache, la coupe est pleine : vous avez perdu trop de livres !
– Enfin, madame Floris, ne montez pas sur vos grands chevaux : ce n’est pas si grave puisque je
vous les rembourse…
– Bien sûr que vous me les remboursez, c’est le règlement ! Mais certains ne sont plus édités et
je ne peux pas les racheter. Plus personne ne peut les lire, c’est inadmissible !
La girafe penche son long cou au-dessus du bureau et fixe le chameau d’un air soupçonneux.
– Monsieur Mache, arrêtez d’inventer des excuses farfelues. Pour une fois, dites-moi la vérité.
Que faites-vous vraiment de ces livres ? Vous les gardez pour les relire ?
– Oui. Enfin non.
– Vous les revendez ?
– Absolument pas !
– Vous les offrez, alors ?
– Rien de tout cela, madame Floris. À vrai dire, je…
Le chameau devient cramoisi. Son museau frémit. Ses oreilles frétillent.
– Je ne peux pas vous le dire.
– C’est votre dernier mot, monsieur Mache ?
– Oui, madame Floris.
La girafe se lève, le cou droit comme un I majuscule. Elle dit d’une voix glaciale :
– Monsieur Mache, le règlement est clair : nous devons exclure les personnes qui volent,
abîment ou perdent trop souvent les livres. Je suis désolée, mais vous ne pourrez plus revenir à la
bibliothèque avant un an et sept mois.
Le chameau s’étrangle.
– Un an et sept mois ! Mais c’est très long !
– Donnez-moi votre carte de lecteur. Je vous la rendrai dans deux printemps.
Monsieur Mache soulève son chapeau en silence, farfouille à l’intérieur et en sort un petit rec-
tangle de plastique mauve qu’il pose sur le bureau. Puis il se lève dignement et soupire :
– Adieu, madame Floris.
– Au revoir, monsieur Mache.
La porte refermée, la bibliothécaire se jette sur un saladier de chips, qu’elle croque avec nervo-
sité. Derrière sa fenêtre, elle observe le chameau marcher dans la rue, tête basse, sous les arbres
flamboyants. Malgré son chapeau bleu azur et son écharpe de soie turquoise, il a perdu son
panache.
Soudain, une petite girafe déboule dans la pièce et saute sur la table.
– Maman, tu me donnes des chips ?
Madame Floris détourne la tête de la fenêtre et soupire :
– Kika, je t’ai dit cent fois de frapper avant d’entrer. Et descends tout de suite de mon bureau.
– Ah oui, pardon. Elles sont à la rose, tes chips, ou à l’acacia ? Et tu regardais quoi par la fe-
nêtre ? Tu as l’air bizarre. Tu as un problème ?
– Kika, tu poses trop de questions. Tiens, sers-toi, elles sont aux épinards.
– Berk, non merci, j’en veux pas ! Tu viens me lire une histoire ? J’en ai trouvé une géniale sur
les ptérodactyles super-héros !
Sans attendre la réponse, la petite girafe disparaît en courant dans la bibliothèque. Madame Flo-
ris s’élance en criant :
– Kika, il est interdit de courir dans la bibliothèque !
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Monsieur Mache a respecté le règlement : il n’est pas revenu à la bibliothèque. Cet après-midi-
là, madame Floris est occupée à l’une de ses activités favorites : classer les livres par ordre alpha-
bétique sur les étagères qui touchent le plafond. Elles sont si hautes qu’elles ne sont presque ja-
mais dérangées : à part la bibliothécaire et la famille Colibri, personne ne peut y accéder. Madame
Floris est comblée : elle adore admirer ses rayonnages impeccables.
– Maman, pourquoi on ne voit plus monsieur Mache ?
La girafe dépoussière un documentaire sur les poissons fluorescents et confie à Kika, un peu
gênée :
– Parce que je lui ai dit qu’il n’avait plus le droit de venir ici.
– Ah bon. Pourquoi ?
– Parce qu’il a fait une chose interdite.
– Ah bon ? Il a crié dans la bibliothèque ? Il a fait pipi sur les livres ? Il a mordu monsieur
Taupe ? Il a dansé sur les tables ? Il a mangé un tapis ? Il a…
– Chut ! Je ne dirai rien. Secret professionnel.
Kika tire la langue à sa mère et disparaît dans le coin des bandes dessinées en râlant :
– C’est nul ! Moi, il me manque, monsieur Mache. D’accord, il a vraiment mauvaise haleine.
Mais j’adore quand il me raconte sa jeunesse dans le désert : il fait toujours des tas de grimaces !
Madame Floris soupire. En fait, le vieux chameau lui manque, à elle aussi. Elle aimait discuter
avec lui des livres qu’ils avaient lus, l’écouter réciter des poésies ou se pavaner avec ses chapeaux
excentriques… Elle attrape l’ouvrage sur le jardinage sans pesticides que lui a demandé monsieur
Taupe et revient dans le hall d’accueil. Elle picore ses racines d’ortie et sourit aux lecteurs : ma-
dame Zébu, qui rumine des heures, le museau dans les magazines ; madame Pie, toujours à la re-
cherche d’un scoop sur internet ; monsieur Tapir, qui furète dans les mangas… Mais c’est à mon-
sieur Mache qu’elle pense : seul chez lui, privé de romans par sa faute.
Ce soir, comme tous les mois, le club de lecteurs se réunit à la bibliothèque. Kika adore ces soi-
rées. Car, exceptionnellement, elle a le droit de rester, elle aussi. De se coucher tard, de manger des
bonbons au fenouil en lisant des piles de livres, tandis que sa mère discute avec les membres du
club.
Le chameau n’a jamais raté de réunion. Tout le monde s’étonne : pourquoi est-il absent ? Ma-
dame Kangourou s’inquiète :
– Il a peut-être la rougeole ?
– À mon avis, il est parti faire le tour du monde à vricyclète, euh, à bycèrète, bref, à vélo, ré-
torque monsieur Sanglier.
– En fait, il roule sa bosse loin du village. Ah mais non, suis-je bête, il en a deux ! s’esclaffe ma-
dame Scarabée, dont les blagues ne font jamais rire personne.
Monsieur Paresseux, lui, ne dit rien : il s’est endormi.
– Et s’il était devenu myope ? chuchote mademoiselle Kiwi avec un air dramatique.
Kika surgit du coin Albums et dit d’un ton important :
– Monsieur Mache n’est pas là parce que maman lui a interdit de venir.
– Quoi ? Que racontes-tu, jeune fille ? s’étrangle madame Kangourou.
– Maman ne veut plus voir monsieur Mache à cause d’un secret préfoquelque chose.
Devant les exclamations indignées, la bibliothécaire prend enfin la parole :
– Monsieur Mache est exclu de la bibliothèque car il n’a pas respecté le règlement. Kika, re-
tourne tout de suite dans l’espace Albums. C’est une réunion de grandes personnes.
Alors que la petite girafe part en protestant, monsieur Sanglier bafouille :
– Pas respecté le rèchement ? Euh, je veux dire le prêchement ? Ah, nom d’un gland, le
piaillement ?
– Quel règlement exactement ? crie madame Scarabée de sa voix stridente.
Dans le village, une brise légère caresse les feuilles vert tendre des arbres. L’air embaume les
fleurs. Mais madame Floris n’est pas sensible aux effluves du printemps. Elle est trop en colère
pour cela. Elle galope dans le village jusque chez monsieur Mache. Lorsque le chameau ouvre la
porte, la bibliothécaire vocifère :
– Monsieur Mache, non seulement vous avez dévoré les livres de ma bibliothèque, mais vous
les avez fait ingurgiter à ma fille. C’est inadmissible !
Le chameau rétorque d’un ton indigné :
– Mais, madame Floris, je ne l’y ai pas obligée. C’est elle qui est venue me voir. Elle qui m’a
demandé d’y goûter. Tenez, d’ailleurs, je vous rends le roman qu’elle m’avait prêté. Vous la remer-
cierez : je l’ai relu avec beaucoup de plaisir. Kika est une petite girafe très attachante qui a du
cœur, elle. Au revoir, madame Floris.
Il rajuste son chapeau jaune citron et claque la porte. Madame Floris, un peu sonnée, contemple
la couverture du livre La Dragonne qui ne voulait plus voler. Machinalement, elle cueille des di-
zaines de fleurs mauves dans le jardin et les mâchouille d’un air songeur.
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Deux kilos de fleurs plus tard, madame Floris a suffisamment réfléchi. Elle hésite un instant,
puis frappe à nouveau. Le chameau rouvre la porte en beuglant :
– Quoi encore, madame Floris ?
La bibliothécaire recule d’un pas. Monsieur Mache a l’air très en colère et son haleine a une
odeur d’évier bouché. Elle dit d’une voix posée :
– Bien, laissons l’affaire Kika de côté. En fait, j’aurais dû venir depuis longtemps. Je viens de la
part du club de lecteurs. Les cinq membres ont une proposition à vous faire.
Les yeux de monsieur Mache brillent d’espoir. Il arrange son nœud papillon et dit d’un ton
radouci :
– Vraiment ? Entrez, je vous prie.
La bibliothécaire, bien trop grande pour la maison du chameau, baisse la tête sous le plafond au-
quel sont suspendus des chapeaux de toutes les couleurs. Ce n’est pas très confortable, elle a un
peu mal au cou. Dans la cuisine, une poêle mijote sur le feu. Son estomac gargouille d’envie et elle
ne peut s’empêcher de demander :
– Qu’allez-vous manger ce soir ? Quelle merveilleuse odeur ! Ma fille m’a confié que votre
mère était une cheffe étoilée.
Le chameau répond avec un sourire gêné :
– Je ne sais pas si je dois vous le dire…
La girafe l’observe d’un air suspicieux.
– Monsieur Mache, ne me dites pas que…
– Si… Désolé, madame Floris. C’est mon dernier dîner littéraire. Poêlée de roman policier à la
sauce forestière. Voulez-vous goûter ?
– Mais enfin ! Je croyais que vous m’aviez rendu tous les livres de la bibliothèque la dernière
fois !
Le chameau rougit sous son chapeau.
– Pas tout à fait. Il m’en restait trois… Mais celui-ci est le dernier, je vous le jure ! Un très bon
roman : Pour qui dansent les piverts.
Madame Floris est agacée par le mensonge du chameau. Elle est horrifiée à l’idée de manger
l’un de ses petits, mais également… curieuse d’y goûter. Et puis Kika a essayé. Alors, pourquoi
pas elle ? Du bout du museau, elle accepte d’avaler une cuillerée.
Les pages, coupées en lamelles rissolées, fondent sous la langue. Derrière le goût des champi-
gnons et des brocolis, madame Floris sent une pincée de mystère, un zeste d’angoisse et un soup-
çon de fébrilité. Une étrange sensation qui parfume longtemps son palais. Elle en oublie presque
son torticolis… C’est d’ailleurs si délicieux qu’elle voudrait avaler la poêlée entière ! Elle se maî-
trise juste à temps et repose la cuillère.
– Oui, ce n’est pas si mauvais, finalement… Mais revenons à notre affaire : monsieur Mache,
les membres du club de lecteurs sont persuadés qu’ils ne pourront remporter le concours sans
vous. Cette année, les gagnants rencontreront le célèbre auteur Raoul Panda. Ils ont fini par me
convaincre. Je vais donc faire une petite entorse au règlement : voulez-vous redevenir membre de
notre club jusqu’au concours ?
– Et… vous me rendrez ma carte de lecteur ?
– Non, monsieur Mache. Vous lirez les livres à la bibliothèque. Pas question que vous les rap-
portiez chez vous. Je ne veux prendre aucun risque, déclare la bibliothécaire.
Son interlocuteur lèche son assiette, avale son seau de jus de foin en silence. Enfin, il dit d’une
voix hautaine :
– J’accepte uniquement pour faire plaisir à mes amis.
Puis il ajoute d’un ton dramatique :
– Mais j’avoue avoir beaucoup de peine : j’aurais aimé emprunter à nouveau des romans.
– C’est à prendre ou à laisser, monsieur Mache. Alors, qu’en dites-vous ?
Sous son chapeau jaune citron, le vieux chameau acquiesce d’un sourire timide. Dehors, le so-
leil couchant embrase les quelques fleurs mauves survivantes du jardin.
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Le lendemain soir, monsieur Mache a fait une entrée très remarquée à la bibliothèque. Lorsqu’il
l’a vu, monsieur Sanglier, de joie, s’est roulé sur les tapis. Madame Kangourou, très excitée, a sau-
té par-dessus trois bacs d’albums. Madame Scarabée a poussé un hurlement qui a percé les tym-
pans de l’assemblée. Mademoiselle Kiwi a fondu en larmes et monsieur Paresseux a ouvert un œil.
Impassible, monsieur Mache s’est installé dans le plus grand fauteuil, a croisé les pattes et s’est
exclamé avec un immense sourire :
– Alors, vous ne pouvez plus vous passer de moi ?
Ils ont parlé pendant une heure des livres qu’ils avaient lus. Puis ils ont choisi les deux ouvrages
que monsieur Mache présenterait au concours : Le flamant rose sonne toujours cinq fois et Qui a
tué Gigi Caméléon ?
Le jour du concours, monsieur Mache est particulièrement distingué : il porte un chapeau rouge
flamboyant et une écharpe de soie écarlate. L’émission est transmise en direct à la télévision. Juste
avant qu’elle ne commence, les autres membres du club de lecteurs courent chez monsieur San-
glier : il possède un canapé long comme une baleine et une télévision aussi large qu’un ours. Tan-
dis qu’ils s’affalent les uns sur les autres, Kika grimpe sur les épaules de madame Kangourou et
madame Floris s’assoit sur une chaise pour déguster tranquillement ses cacahuètes au persil.
Monsieur Singe, le présentateur, est bourré de tics. Il se gratte, grimace toutes les deux secondes
et se tortille sans cesse sur son derrière. Tout en se curant les oreilles, il présente les porte-parole
des clubs de lecteurs du pays. Ils sont nombreux : vingt-sept exactement. Près de monsieur Mache
sont assis : un hippopotame a l’air suffisant, un putois malodorant, une hyène aux ricanements hys-
tériques, un anaconda coiffé d’une mèche violette et une pieuvre dégoulinante.
Chacun présente à tour de rôle ses deux livres préférés pendant cinq minutes et trente secondes.
Tous défendent leurs choix avec beaucoup de passion, mais monsieur Mache ne les écoute pas. Il a
le vertige. Tout tourne autour de lui. La sueur ruisselle sous son chapeau et le fauteuil est trop petit
pour ses deux bosses. À vrai dire, il est en hypoglycémie : il n’a pas eu sa dose de livres à lire et à
manger depuis des semaines. Il mâche nerveusement son chewing-gum à la menthe. Ce soir, les
moindres détails le perturbent : la langue du serpent qui frétille, l’eau de mer qui recouvre peu à
peu le plateau de télévision, l’infâme odeur du putois…
Enfin, deux heures et sept minutes plus tard, le présentateur s’adresse au vieux chameau :
– Et vous, monsieur Mache, que nous présentez-vous donc cette année ?
– Le flamant rose sonne toujours trois fois, euh… non, cinq fois. C’est l’histoire d’un hippo-
campe qui, ah non, excusez-moi, je voulais dire d’un flamant rose qui…
Le chameau s’interrompt. Monsieur Singe se gratte la tête.
– Oui, qui quoi ?
Mais monsieur Mache se tait : il ne se souvient de rien. Pour la première fois de sa vie, il a un
trou de mémoire. Il devient jaune citron, puis vert kiwi. La hyène émet un ricanement ironique et
l’hippopotame souffle comme un phoque.
– Vous allez bien, monsieur Mache, hi hi ? demande le singe, énervé comme une puce.
Le chameau a envie de vomir. Il tremble, claque des dents. Soudain, il avale son chewing-gum
et pousse un étrange beuglement qui ressemble à un énorme rot. Puis il se lève en renversant son
fauteuil, traverse le plateau en galopant et disparaît dans les coulisses.
Devant leur poste de télévision, les membres du club de lecteurs sont consternés. Madame Sca-
rabée se cache dans la poche de madame Kangourou qui hoquette de fureur. Mademoiselle Kiwi
est blanche comme une crème fouettée. Monsieur Sanglier émet des grognements plaintifs. Quant
à monsieur Paresseux, il ouvre deux grands yeux ronds, ce qui témoigne chez lui d’une grande
émotion. La girafe, elle, avale de travers une cacahuète au persil. Elle tousse, suffoque, finit par
recracher l’aliment. Puis elle se lève, éteint la télévision et dit d’une voix fatiguée :
– Rentrez chez vous. Le spectacle est terminé.
Kika a la gorge serrée. Elle a envie de pleurer. Dans le silence pesant, elle descend des épaules
de madame Kangourou et suit sa mère en traînant les pattes.
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Depuis ce fiasco, personne n’a revu monsieur Mache. Kika, sa mère et les cinq membres du club
de lecteurs ont sonné tous les jours chez lui. Il n’a jamais répondu. Les volets sont clos, le jardin
est en friche. Peut-être est-il vraiment parti faire le tour du monde à vélo ? Kika pense souvent à
lui.
Un soir, alors que sa mère lui raconte une histoire, elle éclate en sanglots.
– Tout ça, c’est ta faute, maman !
– De quoi parles-tu, Kika ?
– De monsieur Mache ! Tu penses toujours au règlement. Des fois, moi, je crois que ce serait
bien que tu l’oublies, ce règlement. Si tu ne lui avais pas interdit de venir à la bibliothèque, ça ne
serait jamais arrivé. À cause de toi, maintenant, on ne le reverra plus jamais !
Madame Floris tente de consoler sa fille. Mais au fond d’elle, elle a un doute. Et si Kika avait
raison ?
Depuis cette conversation, madame Floris est songeuse. Chaque jour, elle lit des histoires aux
neuf enfants surexcités de monsieur Cochon, répond avec amabilité aux stupides questions de
monsieur Perroquet, essuie patiemment la bave de madame Limace sur les pochettes des DVD.
Mais elle est ailleurs. Quelque part avec monsieur Mache, qu’elle imagine, errant l’âme en peine,
par sa faute.
Avec l’été, les lecteurs sont partis en vacances et le moment que madame Floris redoute tant est
arrivé : le désherbage des livres. Pour laisser la place aux nouveaux documents, il faut se débarras-
ser des plus anciens : ceux qui sont abîmés, ceux qui ne sont plus empruntés, ceux qui contiennent
des informations périmées… C’est toujours difficile pour la bibliothécaire. Ces ouvrages qu’elle a
choisis avec tant de soin vont disparaître ! Certains seront donnés à des associations, mais d’autres,
trop abîmés, vont partir au pilon : ils seront écrasés par une machine, réduits en bouillie, anéantis !
Kika, elle, en profite pour inventer des tas de jeux avec ces piles de livres mis de côté. Des ca-
banes pour s’y cacher. Des rochers à escalader. Des toboggans improvisés. De temps en temps, elle
aide sa mère à les ranger dans des cartons.
Ce soir-là, une brise parfumée souffle dans les feuilles des arbres. Tandis que Kika éteint toutes
les lumières, madame Floris ferme à clé la bibliothèque, ses grands yeux emplis de larmes. Elle a
dû se séparer aujourd’hui de trente-deux livres, dont onze qu’elle aimait particulièrement. Pour la
consoler, sa fille a partagé avec elle ses trois poches de bonbons au chou braisé.
Soudain, Kika aperçoit une silhouette familière de l’autre côté de l’avenue. Une silhouette ornée
d’un chapeau vert émeraude et d’une écharpe kaki, qui sort de l’épicerie puis disparaît dans une
ruelle.
– Maman, c’est monsieur Mache !
Sans réfléchir, Kika se lance à sa poursuite. Elle galope en zigzaguant dans les rues.
Monsieur Mache vient juste d’entrer chez lui lorsque la petite girafe atterrit dans son jardin. Son
cœur bat très fort quand elle frappe à la porte. Après un long moment, le vieux chameau apparaît
enfin. C’est la première fois que Kika le voit sans chapeau. Il a perdu beaucoup de poils en
quelques semaines.
– Monsieur Mache, je suis trop contente de vous voir ! Vous allez bien ? Vous êtes parti faire le
tour du monde à bicyclette ?
Madame Floris surgit derrière sa fille et s’exclame d’une voix essoufflée :
– Kika, tu aurais pu m’attendre ! Bonjour, monsieur Mache, ravie de vous voir. J’ai bien réflé-
chi. J’ai… une proposition à vous faire qui n’est pas dans le règlement.
Kika regarde sa mère d’un air curieux. Le chameau semble hésiter un instant. Puis il dit d’un ton
dédaigneux :
– Vraiment ? Eh bien, entrez alors.
Kika a un hoquet de surprise lorsqu’elle pose les pattes sur le parquet : des colonnes de cartons
grimpent jusqu’au plafond.
– Mais, monsieur Mache, vous déménagez ?
Le chameau réplique solennellement :
– Oui, ma petite. La vie ne vaut d’être vécue sans littérature, vois-tu. C’est elle qui me nourrit.
Grâce aux livres, je rêve, je m’évade. Dans une autre contrée ou dans la peau de quelqu’un
d’autre… Je suis interdit de bibliothèque jusqu’au printemps prochain. C’est trop long. Et il n’y a
pas de librairie dans le village. Je pars loin d’ici, là où on ne m’empêchera pas d’assouvir mon ap-
pétit littéraire…
Kika se jette contre lui en murmurant :
– Vous allez beaucoup me manquer !
– Toi aussi, ma petite.
Madame Floris, elle, ne dit rien. Elle est très émue et s’assoit, chancelante, sur une chaise ban-
cale. Enfin, elle sort de son sac un petit rectangle de plastique mauve qu’elle dépose sur la table.
Le vieux chameau l’observe, incrédule.
– C’est ma carte de lecteur ! Mais… vous ne deviez me la rendre que dans huit mois ! Je peux
vraiment la reprendre ?
– Oui, monsieur Mache. À une condition : que vous rapportiez chaque fois tous les documents
que vous avez empruntés. En revanche, chaque semaine, vous pourrez choisir deux ouvrages que
j’ai désherbés. Si vous les aimez, vous les croquerez sans culpabilité. Et puis, ils seront sauvés de
l’oubli grâce à votre mémoire d’éléphant… Qu’en pensez-vous ?
Les yeux de monsieur Mache brillent sous la lampe de la cuisine. Son sourire est éblouissant,
même si ses dents sont un peu jaunes.
– Avec plaisir, madame Floris. J’aime tant le fumet de vos livres…
Kika regarde sa mère avec fierté. Pour une fois, elle n’a pas parlé de règlement…
Depuis, chaque semaine, monsieur Mache emprunte sept documents à la bibliothèque, qu’il rap-
porte tous sans exception. Mais il emporte aussi chez lui deux livres désherbés par la bibliothé-
caire, qu’il cuisine avec gourmandise. Des plats qu’il partage chaque mois avec madame Floris et
les membres du club de lecteurs. Et Kika ? Elle choisit les épices et invente de nouvelles recettes :
filets de science-fiction aux figues, croustillants de polar aux citrons confits ou aiguillettes de
bandes dessinées aux mirabelles, elle ne manque jamais d’idées !
Née en Vendée en 1973, Karine Guiton commence à dévorer les livres
avec un appétit d’ogresse après une année de CP où elle refuse obstinément
de lire (peut-être par opposition avec la maîtresse qui est... sa mère). Elle de-
vient bibliothécaire en 1999 en région parisienne, puis à Rennes et enfin à
Toulouse.
© D.R.
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Le Sultan Toufou
François Vincent
Les dattes du sultan Toufou sont dérobées la nuit… Une histoire à dormir debout et à se rouler par
terre !
– Maître, regarde comme elles sont belles, tes dattes ! Comme elles brillent,
tes dattes ! Comme elles sont grasses, tes dattes ! Il faudra les cueillir de-
main. Elles seront mûres à point !
Le sultan Toufou est tellement content que, pour la première fois de sa vie, il
prend son jardinier par les mains et il danse avec lui en chantant :
« Demain, les dattes ! Demain, les dattes ! Demain, les dattes de mon
dattier ! »
Puis il retourne vers le palais. En chemin, il rencontre le Premier ministre. Il
lui dit :
– Va vite faire un communiqué officiel : demain, les dattes de mon dattier ! Sur les marches du pa-
lais, il y a le chat du sultan qui fait la sieste :
– Coucou, minet, écoute la nouvelle : demain, les dattes de mon dattier !
Le sultan passe la porte du palais et, brusquement, s’arrête de chanter : une idée vient d’entrer
dans sa tête. Une idée qui lui dit : « Sultan, imagine que cette nuit des voleurs pénètrent dans ton
jardin et volent tes dattes. »
Martin et la divine chipie
François Vincent
Baluchon sur l’épaule, Martin part à Paris où il compte bien faire fortune. Lorsqu’une jolie meu-
nière lui offre une bourse magique, c’est le début de la richesse, mais aussi des ennuis. Mais ce
n’est rien face à ce qui l’attend à la capitale… Car là-bas sévit la Divine Demoiselle, aussi éblouis-
sante que machiavélique, dont Martin va tomber immédiatement amoureux !
Nine et son frère Romain sont tombés sous le charme de Bob, le lapin albinos de l’animalerie.
Mais depuis son arrivée, les catastrophes s’enchaînent : problèmes à l’école, scarlatine, accident et
même foie de veau au dîner…
– Je suis désormais persuadée que tout ceci ne nous est pas arrivé par ha-
sard. Le responsable, c’est Bob ! Ce lapin nous porte malheur, Romain.
– Tu… Tu crois ? Ce petit lapin inoffensif nous porterait malheur ? Mais
comment ? Pourquoi ?
– Romain, ça tombe sous le sens ! C’est une véritable avalanche depuis qu’il
a posé une patte dans cette maison ! Souviens-toi de l’orage quand on est
rentrés du magasin. Ce n’est pas un simple lapin, ça se voit à ses yeux rouges
d’ailleurs. C’est un LAPIN PORTE-MALHEUR !