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Économie Institutionnelle

L'article de Jérôme Maucourant explore la distinction entre la nouvelle économie institutionnelle et la socioéconomie des institutions, soulignant que la première échoue à traiter adéquatement la question institutionnelle. Il critique l'approche néoinstitutionnaliste de North, qui réduit les institutions à des accords contractuels et ignore les rapports de pouvoir sous-jacents. Maucourant plaide pour un retour à une économie politique enrichie par d'autres disciplines, afin de mieux comprendre les institutions dans le contexte contemporain.

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Économie Institutionnelle

L'article de Jérôme Maucourant explore la distinction entre la nouvelle économie institutionnelle et la socioéconomie des institutions, soulignant que la première échoue à traiter adéquatement la question institutionnelle. Il critique l'approche néoinstitutionnaliste de North, qui réduit les institutions à des accords contractuels et ignore les rapports de pouvoir sous-jacents. Maucourant plaide pour un retour à une économie politique enrichie par d'autres disciplines, afin de mieux comprendre les institutions dans le contexte contemporain.

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Nouvelle économie institutionnelle ou socioéconomie des

institutions ?
Jérôme Maucourant

To cite this version:


Jérôme Maucourant. Nouvelle économie institutionnelle ou socioéconomie des institutions ?.
Revue d’histoire des facultés de droit et de la culture juridique, du monde des juristes et
du livre juridique, SHFD/ Librairie générale de droit et de jurisprudence, 2012, pp.407-424.
<halshs-00804622>

HAL Id: halshs-00804622


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abroad, or from public or private research centers. publics ou privés.
1

Jérôme Maucourant1

NOUVELLE ECONOMIE INSTITUTIONNELLE OU SOCIOECONOMIE DES INSTITUTIONS ?2

À bien des égards, la notion d’institution est polymorphe ; dans le domaine des sciences sociales,
c’est assurément en droit, en histoire et en anthropologie qu’elle a été le plus utilisée. En revanche,
en économie, la référence à l’institution est plus incertaine. Certes, un courant de pensée, presque
dominant, aux Etats-Unis, durant l’entre deux guerre - l’école « institutionnaliste » - avait tenté de
faire de cette notion un concept central de son approche. Mais, le déclin rapide de cette école, après
la Seconde Guerre Mondiale, a fait que, pendant quatre décennies, a été rejetée dans l’ombre la
référence à l’institution. Durant cette période, l’on est passé, par ailleurs, de l’« économie
politique » à la « science économique », les progrès de la formalisation ayant rendu progressivement
inutile – semblait-il – de mobiliser des notions constitutives d’autres disciplines. La scientificité de
l’économie s’est ainsi construite sur l’éradication des vecteurs d’historicité : ceux-ci étaient pensés
comme antagoniques avec le nouvel idéal d’une discipline colonisée par le physicalisme. Les
« vieux institutionnalistes » avaient eu, toutefois, le mérite de tenter de jeter quelque base de l’action
publique en économie, mais le keynésianisme semblait être un outil bien plus puissant. Enfin, le
déclin du marxisme et de l’importance accordée à la dimension historique a renforcé la démarche
d’une « économie pure », bientôt impériale vis-à-vis des autres savoirs.

Dans ces conditions, l’émergence et l’affirmation, dans les années 1970-80, d’une « nouvelle
économie institutionnelle » , branche de l’économie dominante, peut sembler paradoxale. Voilà près
de trente ans que prolifère ce mot d’ « institution » dans la littérature professionnelle des
économistes. Le présent article se veut une contribution à l’éclaircissement de ce problème, qui
conduit à une conclusion négative : le traitement de la question institutionnelle que nous propose
l’économie orthodoxe est un échec. Cette façon de poser la question des institutions, en effet, n’est
que la conséquence, pour l’essentiel, d’une offensive visant à annexer les autres savoirs, tout en
tentant de combler les contradictions interne de l’économie dominante. Comme tout empire,
l’empire économique tente de masquer et de dépasser ce qui le mine par une extension
déraisonnable de ses prétentions. Mais, que ce soit en ses marches ou en son cœur, cet empire a
développé tant de difficultés, voire d’apories, qu’il est souhaitable de renouer avec l’idéal de
l’économie politique comme une science empirique, riche des autres développements disciplinaires.
En ce sens la socio-économie des institutions, comme logique propre d’une économie politique du
XXIème siècle, serait une façon de dépasser le néoinstitutionnalisme et ses équivoques. En bref, les
questions posées par North pourraient être déplacées avantageusement grâce aux problématiques de
Marx, Weber et Polanyi, repensées pour le monde d’après 2008, d’après la première grande crise de
ce siècle neuf.

Nous tenterons, dans une première partie, de poser quelques termes de la singulière invention de la
question institutionnelle en économie par North. Dans une deuxième partie, nous montrerons que
son néo-institutionnalisme tombe dans une impasse culturaliste. Nous pourrons dès lors exposer les

1 Maître de conférences-HDR, Université Jean Monnet, « Triangle » (UMR 5206 et ENS de Lyon). Correspondance :
[email protected]
2 Les traductions de l’anglais sont les nôtres, à l’exception de celles déjà publiées par ailleurs.
2

lignes majeures d’une approche alternative, c’est-à-dire une économie politique renouvellée qui doit
comporter, aujourd’hui, une socio-économie des institutions. Le travail de Polanyi sera considéré
comme une référence utile pour cette alternative émergente.

Une invention de la question institutionnelle en économie

L’autonomisation progressive de l’économie comme savoir s’est construite sur l’occultation


délibérée de toutes sortes de fondements extra-économiques. La quête de tels fondements, dans
l’intention d’asseoir la connaissance, a pu être jugée superfétatoire pour une discipline qui ne se
voulait plus être l’étude d’un domaine de la réalité mais d’un champ de relations, c’est-à-dire la
compréhension rationnelle du « comportement humain en tant que relation entre des fins et des
moyens rares à usages alternatifs » 3 . Néanmoins, le programme central de recherches des
économistes – la théorie de l’équilibre général - a rencontré, dans les années 1970, de graves
difficultés : on ne cessait de faire comme si les fluctuations des variables économiques étaient
censées s’expliquer en vertu du travail équilibrant des « forces du marché », alors qu’on n’avait
nullement démontré, formellement, que celles-ci pussent normalement produire un équilibre. À cet
égard, l’« impérialisme de l’économie » a permis de masquer une grave fêlure interne à la
discipline. On s’est plu ainsi, grâce aux travaux de l’école de Chicago, à étendre sans fin le champ
de l’analyse économique, au crime, à la famille, à la politique, etc. On a qualifié d’inventivité ce qui
était, avant tout, un système de simulacres selon lequel les comportements humains pouvaient être
compris comme s’ils étaient régis par le marché. À défaut d’évidence de marchés, on a donc joué
ostensiblement au marché. Tout devenait « marché » dès lors qu’il y avait de simples formes
d’accord ou des transactions.

C’est dans de contexte de crise latente de la science économique qu’il faut replacer l’introduction du
concept d’institution. Les économistes, acquis aux thèses néoinstitutionnalistes, admettaient que si
l’économie réellement existante était constituée de marchés libres fonctionnant sans « coûts de
transaction », nous serions dans le meilleur des mondes qui ferait l’économie de la question
institutionnelle. Mais il importe de noter que l’idéal constitutif et normatif demeurait celui des
marchés libres, ouverts et concurrentiels, et, in fine, autorégulateurs. Ainsi, Williamson, un grand
promoteur de l’analyse en termes de coûts de transaction, avança l’hypothèse - par simple
commodité précisa-t-il - selon laquelle « au commencement étaient les marchés ». Mais, cette
commodité résulte, en réalité, d’une démarche apologétique visant à démontrer que c’est non la
contrainte mais l’efficience, qui est à l’origine des « institutions » du capitalisme (les institutions
renvoyant, ici, aux complexes hiérarchiques que constituent les firmes).

Mais, cette hypothèse séduisante implique des difficultés. Imaginons d’abord que les agents
économiques « choisissent délibérément les marchés en lieu et place de la hiérarchie, le capitalisme
en lieu et place du féodalisme (…) en faisant le calcul de leur efficacité respective »4 . Il s’ensuit
une conception aporétique du marché : « Si l’on suppose que les marchés précédaient les choix,
personne ne les aurait historiquement choisi pour leur efficacité (c’est-à-dire que le principe du
marché ne peut être expliqué du point de vue de l’efficacité). Par ailleurs, si l’on conçoit que les
marchés sont le fruit d’un choix délibéré, les marchés ne peuvent être compris comme le résultat

3 Robbins (1932, p. 16).


4 Ankarloo, Palermo (2004, p. 418).
3

« spontané » de l’évolution (…) Williamson tente de résoudre ces dilemmes en leur échappant ». Il
est peu surprenant qu’il suppose alors, d’une façon discutable et discutée, que « la microrationalité
capitaliste est un trait universel du genre humain, même en l’absence de prix et de marché »5.

L’existence de ce problème de logique n’a pas empêché North, promoteur de l’hypothèse des coûts
de transaction en histoire, d’étendre ce type de raisonnement grâce à un coup de force : « Il est
raisonnable de supposer que les forces qui poussent au remplacement de ces firmes par des
marchés peuvent aujourd’hui également nous aider à expliquer la diversité des formes
d'organisations économiques des sociétés anciennes », les firmes étant, alors, des « institutions
visant à maximiser la richesse qui remplacent les marchés créateurs de prix »6. Ceci est à la base de
la « nouvelle histoire économique » qui a été un vecteur décisif de la constitution de cette première
forme de néoinstitutionnalisme en histoire. Les « institutions » ont été alors redéfinies : « Les
institutions sont des accords contractuels entre principaux et agents en vue de maximiser leur
richesse, ceci en réalisant les gains issus de l’échange en tant que résultat de la spécialisation (qui
inclut la spécialisation dans la violence et la coercition »7. Les gains issus de l’« échange », entendu
en ce sens étendu et fort singulier, restaient ainsi au cœur de l’analyse néoinstitutionnelle. Plus
encore, une certaine conception de l’évolutionnisme rendait les « institutions » comparables aux
biens et services pris dans un marché de concurrence.

Dans la conception de North, les rapports sociaux étaient pensés à l’image du contrat : la question
des rapports de force, de l’expropriation et de l’exploitation était délibérément occultée au profit de
l’idée selon laquelle il aurait existé des « arrangements institutionnels », minimisant les « coûts de
transaction ». À cela, Sidney Pollard objecta : « dans l'histoire véritable, cependant, les institutions
sont l'expression de relations de pouvoir, et les formes qu'elles prennent ne sont pas déterminées
par les intérêts de tous les membres de la société participant à des négociations, mais par les
intérêts du seul groupe en position de force» 8 . Cette réécriture de l’histoire, liquidant les
irréductibles et permanents conflits d’intérêt au nom de l’hypothèse d’un optimum social,
permettait, in fine, de faire une peinture singulière du capitalisme moderne. Celui-ci devenait un
aboutissement historique sanctionnant l’émergence d’un système de marchés efficaces, tandis que le
fait même du Capital, rapport social fondé sur la séparation, parfois violente, du producteur de ses
moyens de production, disparaissait du récit. Telle était la conséquence d’une théorie effaçant les
conditions réelles de la production au profit de la prise en compte exclusive de l’échange ou de son
avatar : la « transaction ». Weber avait pourtant précisé, s’agissant du « travail libre » comme
condition d’un « calcul rationnel du capital », que celui-ci devait être compris comme
« formellement libre », car les travailleurs sont « contraints par l’aiguillon de la faim »9. Marx ne fut
pas ainsi le seul opposant la « liberté formelle » à la « liberté réelle » ! À l’histoire du monde réel,
que avait tenté Marx et Weber, s’opposait donc une histoire formelle du monde à la North.

Cette histoire, fondée sur un certain évolutionnisme, était alors relativement optimiste. Le progrès
vers le meilleur des mondes était garanti, parce que les forces du marché et la mécanique de

5 Ibid. p. 419.
6 North (1977, p. 60).
7 North (1984, p. 8).
8 Pollard (1984, p. 19).
9 Weber (1923, p. 298).
4

changement institutionnel ont un ressort analogue : la rationalité utilitaire et maximisatrice. Il aurait,


ainsi, existé une « main invisible des institutions » tendant à construire, finalement, un monde à
l’image du capitalisme anglo-saxon. Le travail de l’économiste était de comprendre les raisons qui
empêchent, aujourd’hui comme hier, certaines sociétés de tendre vers ce meilleur des mondes. La
téléologie de l’approche restait implicite : le passé n’était qu’une déclinaison imparfaite de l’avenir
radieux façonné par un système de marchés régulateurs. Le rôle de l’histoire était, alors, d’illustrer
une démarche issue de l’idéalisation du capitalisme américain. Ce discours a eu une efficacité
certaine : des historiens, qui se désolaient de ne pas constituer leur discipline en « science »
véritable, se sont jetés dans les bras du néoinstitutionnalisme : la science économique pouvait
encore passer, à cette époque, comme le type même de l’accomplissement de l’idéal scientifique
pour ce qui est des sciences sociales. D’ailleurs, North n’affirmait pas, même hypothétiquement, à
la différence de Williamson dont la boîte à outils lui fut pourtant fort utile, que les marchés eussent
constitué une donnée première de la vie économique10.

Par la suite, North a tenté de gommer une caractéristique qui gouverna longtemps ses écrits, un
fonctionnalisme empreint de téléologie. Il a modifié, à nouveau, le sens du mot « institution » :
« Les institutions sont des contraintes conçues par l'homme qui modèlent l’interaction humaine.
Elles sont constituées de contraintes formelles (…) informelles, et des spécifications quant à leur
mise en application »11. Les institutions peuvent, alors, ne pas être efficaces : « Celles-ci, ou du
moins les institutions formelles, ont été créées pour servir les intérêts de ceux qui ont le pouvoir de
négocier l’institution de règles nouvelles » . Cette autre redéfinition était nécessaire, parce que le
travers de la téléologie est généralement rédhibitoire d’un point de vue historien. Pourtant, les
déclarations de principes ne signifient pas nécessairement qu’une rupture épistémologique soit
accomplie. Désertant l’enquête historique stricto sensu pour des considérations sur la méthode,
North, certes, a tenté de s’éloigner des conceptions naïves de l’efficience et de la connaissance,
courantes chez les économistes. Néanmoins, le passage de ce premier néoinstitutionnalisme, que
nous venons s’esquisser trop brièvement, à un néoinstitutionnalisme tardif, tel qu’il prend forme
finalement dans les années 2000, permet-il de surmonter les anciens problèmes ou ne fait-il que les
déplacer ?

Quelques impasses du néoinstitutionnalisme selon North

En 2005, North critique ouvertement la « théorie néoclassique », qui fait l’impasse sur la question
essentielle de l’origine des perceptions des individus, car on ne peut pas supposer que « les gens
savent ce qu’ils font ». Dès que des choix complexes sont en jeu, « on ne dispose que
d’informations incomplètes, interprétées à l’aide de modèles subjectifs »12. La science économique
ne peut plus seulement être une théorie des choix, elle doit aussi être une théorie de l’échafaudage

10 Il reconnaissait, en effet, que les observations de Polanyi, quant à la place que l’on doit accorder généralement au marché, étaient
pertinentes, et proposait que la tâche de la science moderne fût simplement d’expliquer économiquement les fameuses « formes
d’intégration » que sont la réciprocité, l’échange marchand et la redistribution. Cf. North (1977).
11 North (1994, p. 360)
12 North (2005, p. 92).
5

13,conçu par l’espèce humaine, qui est en deçà des choix. Il précise que l’échafaudage renvoie au
« contexte culturel », qui « encadre les interactions humaines » 14 . Ce faisant, il serait possible
d’expliquer le « processus du changement économique », ce que « la théorie économique ne prétend
pas expliquer »15 , et de rendre compte de ce que l’histoire économique soit, trop souvent, une
histoire malheureuse16.

Mais, ce tournant rompt-il avec son économisme originel ? Pour une part, ce n’est assurément pas le
cas. Il s’agit, en fait, de prolonger l’édifice néoclassique en l’habillant de considérations issues de la
psychologie évolutionniste et des sciences cognitives. Que ce prolongement soit jugé « très
substantiel »17 par North lui-même est une affaire de goût : en aucune façon, ses travaux des années
1970 ne sont niés, car il s’agit simplement de comprendre pourquoi les « structures incitatives »18,
jugés responsables de « l’essor du monde occidental », n’ont pas été adoptées par d’autres mondes.
L’affaire, très banale, est de comprendre pourquoi l’Occident aurait eu le privilège de la création de
« marchés efficients » 19 . À cet égard, ce sont les cultures qui seraient des facteurs cruciaux
permettant de comprendre les modalités ou l’échec du développement économique20.

De ce point de vue, il faut resituer la critique que North a pu produire de ces « économistes néo-
classiques », naïvement attachés à un laissez faire intégral, c’est-à-dire à un laissez faire pouvant
s’exercer en dehors du cadre habituel des institutions typiques de l’Occident. Les difficultés de la
transition vers le capitalisme, dans la Russie des années 1990, le prouveraient, selon lui, à l’envi21.
La critique de cette naïveté des néoclassiques repose, néanmoins, sur quelque chose d’assez
élémentaire : les bonnes institutions ne s’imposent pas si aisément et si facilement, dans un laps de
temps aussi court et compte tenu du poids du passé récent. Il est curieux que ces remarques, qui
combinent aussi bien le simple bon sens que la croyance discutable en la centralité du marché, aient
laissé penser qu’un changement théorique majeur se produise en économie, croyance d’ailleurs
assez forte chez certains sociologues ou historiens.

C’est à propos de la question islamique que la curieuse inflexion de la pensée de North se dévoile
vraiment : il souligne que les « systèmes de croyances religieux comme le fondamentalisme
islamique ont joué et jouent un rôle majeur dans l’orientation du développement social » 22
(souligné par nous). Le « monde islamique » n’aurait pas élaboré les institutions permettant de
favoriser les « échanges impersonnels », qui seraient des conditions nécessaires de la croissance à

13 Ibid., p. 15.
14 Ibid., p. 74.
15 Ibid., p. 13.
16 Ibid p. 184.
17 Ibid., p. 14.
18 Ibid.
19 Ibid., p. 165.
20 Ibid., p. 15. Les « explications surnaturelles – en bref les religions » seraient « inscrites dans la structure d’inférence sous-
jacente de tous les humains » : elles exprimeraient donc une « composante génétique » qu’on devrait distinguer de l’« héritage
culturel ». Mais, dans la suite de son raisonnement, la distinction entre religion et culture n’est pas claire : une équivalence de fait est
posée. Cf. ibid., p. 37.
21 Ibid., p. 108-109.
22 Ibid. North pense que les croyances expriment des « contraintes démographiques/et de ressources » . Cf. p. 175.
6

long terme23. On pourrait, en effet, ouvrir ici un débat sur le rapport des différentes civilisations à
leur structure économique, mais ce que vise North, ici, n’est pas tant l’islam comme civilisation que
comme religion. Il n’affirme pas, certes, que la compréhension des expériences religieuses est
suffisante pour expliquer le rapport des sociétés à la croissance, parce que le « contexte
géographique/économique/institutionnel » compte24. Mais, il en vient à affirmer que la singularité
occidentale est fondée sur la spécificité chrétienne, parce que « la structure de croyance au dogme
chrétien était, malgré quelques exemples contraires bien connus, toute prête à évoluer dans des
directions qui la rendait favorable à la croissance économique »25. Une raison en serait que « les
croyances chrétiennes ont graduellement engendré l’idée que la nature devait servir l’humanité et
qu’il était donc possible et souhaitable de maîtriser l’univers dans un but économique »26.

Dans ces conditions, North estime que Weber a raison de mettre en avant le rôle de l’éthique
protestante dans l’essor de l’Occident, mais que celui-ci n’a pas démontré ce qu’il fallait démontrer
précisément : la relation entre comportements et institutions27. North fait-il, toutefois, ce que Weber
n’aurait pas fait ? À supposer que l’impersonnalité des échanges soit l’ingrédient critique du
développement, il n’est nulle part démontré, rigoureusement par North, que la théologie
musulmane eût constitué un obstacle28. Il faudrait, ainsi, bien plus de travail pour démontrer que la
sociologie des religions, via le prisme économique, soit une nouvelle carte du néoinstitutionnalisme.
L’efficacité de la rhétorique de North tient sans doute à cette confusion entre l’islam comme
politique – ce fait récent qu’il prétend ancien et qu’il qualifie de « fondamentalisme islamique » - et
l’islam comme civilisation.

On peut avoir de bonnes raisons de penser que l’islam politique est une construction idéologique
peu favorable au développement : en Iran, par exemple, cette idéologie justifie le pouvoir d’une
bourgeoisie militaire, pièce maîtresse d’un « capitalisme politique » dont la logique est
essentiellement rentière et qui repose sur un Etat néopatrimonial29. Mais, dans d’autres parties du
« monde musulman », à supposer que cet ensemble soit pertinent pour l’investigation économique,
l’islam politique joue un rôle différent dans la dynamique sociale : il s’agit plus d’un produit d’une
crise de la modernisation qu’une raison première de cette crise. Ce signifiant labile - « islam » - dont
on ne sait trop si cela décrit une réalité politique, culturelle ou civilisationnelle, est utilisé comme
pièce d’un curieux discours que North nous adresse en conclusion d’un ouvrage : « Et l’agitation du
monde musulman (à la fois à l’intérieur de ce monde et de ses frontières), jette une ombre épaisse
sur les perspectives de l’humanité » 30 . Les impérialismes n’auraient-il pas, pourtant, quelque
responsabilité décisive dans cette « agitation » qui menacerait l’humanité même ? Et, si l’humanité

23 Ibid.
24 Ibid., p. 176.
25 Ibid.
26 Ibid.
27 Ibid., p. 174.
28 North, évoquant favorablement le travail de Weber, estime que « l’origine religieuse de ces valeurs », qui fondent les codes
commerciaux, est essentielle à étudier, et il affirme que les règles morales qu’Adam Smith pose comme condition de la croissance
(« frugalité, industrie, honnêteté et fidélité ») ont été respectées, par exemple, par les Japonais. Comment ne pas penser, qu’à ce ne
niveau de généralité, l’étude des croyances religieuses peut tout démontrer, c’est-à-dire rien, sur l’islam en particulier. Cf. Ibid., p.
84.
29 Maucourant (2010).
30 North, (2005) p. 216.
7

est menacée, en tant que telle, ne serait-ce pas plus en raison de l’interaction létale entre
l’écosystème et l’économie capitaliste, tant vantée par North et ses épigones, qu’en raison des
trajectoires sociopolitiques de certaines parties de ce conglomérat problématique, le « monde
musulman » ?

À ce stade de son raisonnement, la réflexion de North sur l’idéologie constitue elle-même une
dérive idéologique peu soucieuse, voire ignorante, de certaines réalités élémentaires. L’occultation
des dynamiques historiques et concrètes par lesquelles le capitalisme s’est constitué et se reproduit
encore n’est pas étrangère à cette dérive. Néanmoins, la reconnaissance de l’importance de
l’idéologie ou des croyances ne peut-être négligée pour ce qui est de la dynamique sociale : ce qui
est en question, ici, c’est le traitement singulier qu’en fait le néoinstitutionnalisme tardif, c’est-à-
dire un traitement qui isole les contenus idéels du monde matériel, monde irrigué par des multiples
rapports des forces.

Il eût fallu sans doute prendre au sérieux les mots mêmes adoptés par North pour comprendre que le
néoinstitutionnalisme, même tardif, reste marqué par l’impérialisme de l’économie. North invente
ainsi un bien curieux syntagme : le « marché économique »31. Ce marché est présenté comme le
modèle d’intellection du « marché politique » dont les nombreux biais expliqueraient difficultés
économiques et désordres sociaux. Ces biais seraient éclairés par l’analyse en terme de « coûts de
transaction » : nul hasard à ce que North juge « relativement bas » de tels coûts, relatifs au
« Congrès des Etats-Unis »32 . Mais, est-il si évident que la structure institutionnelle américaine
« facilite les engagements sur longue période et rend(e) possible des engagements crédibles » ?
N’est-ce pas une lecture aussi rapide qu’apologétique de l’histoire politique américaine ? D’ailleurs,
les « économies politiques »33, qui sont au coeur de son analyse du développement, ne désignent que
les logiques de l’organisation politique des sociétés ; l’économie politique est à comprendre comme
l’économie du politique, c’est-à-dire une analyse des faits politique selon la mentalité de marché.
Quant à l’« efficience », elle renvoie à un état techno-économique où « le marché présente les coûts
de productions et de transaction les plus bas possibles »34 : le lien est donc total entre « marché » et
« efficience » dans ce texte de 2005.

Mais, North signifiait, et continue de signifier, que certains contextes institutionnels sont, en
réalités, des obstacles qui empêchent l’économie d’atteindre l’optimum de la société de marché. La
centralité logique et la supériorité intrinsèque de l’échange, précisément de l’échange tel que le met
en forme le modèle des marchés ouverts et concurrentiels35, structure donc le néoinstitutionnalisme.
La question typique de cette approche est : comment se sont créés les « marchés à coûts de
transaction faibles » 36 et pourquoi ne sont-il pas la norme ? Il est ainsi peu étonnant qu’une
approche téléologique de cette nature n’ait pas permis aux « économistes du politique » de
comprendre que les mécanismes du marché dit « libre » ne pouvaient pas assurer une protection

31 Ibid., p. 33, n. 2.
32 Ibid. p. 79.
33 Ibid., p. 216.
34 Ibid., p. 33, n.2.
35 Ibid., p. 33, n.2 : « Bien que, sur les marchés économiques, l’efficience doive correspondre à une augmentation du bien être
matériel, ceci est plus ambigu sur les marchés politiques ».
36 Ibid. p. 34.
8

sociale efficace, notamment pour ce qui est de l’assurance-maladie37 …

On pourrait objecter que la dernière grande contribution de North, qui s’inscrit dans un récent livre
interdisciplinaire, combinant science économique, science politique et histoire, constituerait, sans
doute, une rupture plus décisive que son inflexion théorique des années 1990. Se pourrait-il, à cet
égard, comme se demandent les postfaciers de cet ouvrage, que « reprenant le fil d’Adam Smith,
Karl Marx, Max Weber », North et ses co-auteurs contribuent à « renouer avec l’économie
politique », ce qui signifie replacer « le fait politique au centre du développement des sociétés ».38
A n’en pas douter, l’heureuse contrainte interdisciplinaire réduit la dérive économiste, immanente
au néoinstitutionnalisme, et participe d’un débat assurément plus fécond. Mais, l’opposition centrale
du livre, qui est faite entre les « Etats naturels »39, où la création de rente stabilise la société, et la
« société d’accès ouvert », fondée sur l’impersonnalité des règles, nous renvoie à la fructueuse (mais
insuffisante) opposition que Weber fit entre « capitalisme politique » et « capitalisme rationnel », et
sur la littérature classique relative au patrimonialisme et au néopatrimonialisme. Fallait-il en passer
par le néoinstitutionnalisme, ses équivoques et ses impasses pour en arriver là ?

Une approche socio-économique de l’institution

Une relecture des thèses institutionnalistes, à la fois antérieures et extérieures au courant dominant
de l’économie, a donc quelque légitimité en ces moments de crise de la pensée économique. Bien
des penseurs pourraient être ici l’objet d’une telle relecture ; nous avons choisi de présenter
quelques éléments d’une variante de l’institutionnalisme, le « substantivisme » tel que l’a conçu et
développé Polanyi et son école dans les années 1940-1950, et qui a connu, depuis quelques
décennies, une renaissance. La crise des années 1930 et le second effondrement de la civilisation
européenne, en 1933, est à l’origine de la réflexion de Polanyi. L’auteur veut situer son analyse à un
niveau très général, celui des rapports changeant entre économie et société. Cette tentative se veut
même être un « récit » écrit du point de vue des « institutions humaines »40. L’histoire est ainsi
comprise du point de vue des grands principes qui déterminent l’organisation des sociétés.

La spécificité des sciences sociales et la nécessité de leur caractère institutionnel s’affirme : les
institutions rendent possible la connaissance des faits sociaux en même temps qu’elles sont objet de
la connaissance elle-même. En effet, si l’action humaine était absolument libre de détermination,
l’idée de savoir serait vaine. Les institutions sont ainsi l’expression même du processus de
socialisation des comportements qui assurent une prévisibilité essentielle à l’action humaine et à la
connaissance de la société. Comprendre, par ailleurs, les institutions comme des médiations entre
les parties et le tout permet de dépasser les débats caractérisés par l’opposition entre holisme et
individualisme, qui ont trop structuré les sciences sociales. Polanyi assigne ainsi à l’histoire
économique l’étude du dépassement des points de vue opposant choix individuels et nécessité

37 L’évolution de Krugman depuis une vingtaine d’années est remarquable. Voir P. Krugman (2007, p. 284-285) pour une critique
de l’inefficacité d’une assurance-maladie fondée sur le marché et sa défense du modèle français, tel qu’il existe à ce jour.
38 Meisel, Ould Aoudia, dans North, Wallis, Weinglast, (2009, p. 412 et 415).
39 North, Wallis, Weinglast, (2009, p. 13-14 et p. 391).
40 Polanyi (1944, p. 23).
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sociale, ces points de vue trahissant des a priori idéologiques stériles 41 . L’« analyse
institutionnelle » peut alors montrer comment se dénoue concrètement la tension entre le tout et les
parties42.

Ce n’est donc pas le concept d’équilibre qui est le fondement de la connaissance, croyance
commune à tous les économistes orthodoxes, mais bien le concept d’institution que partage Polanyi
avec les approches issues des travaux de Veblen, Commons et Mitchell. Ceci conduit Polanyi à
revenir sur la définition même de l’économie, qui ne peut être la formalisation, comme le voulait
Robbins (cf. supra) du processus mental d’économisation via un ajustement rationnel entre des
moyens rares et des fins alternatives. Cette définition qu’il qualifie de « formelle » est, en réalité,
une rationalisation des motivations qui gouvernent le monde capitaliste, celui de la rareté
généralisée où les marchés mettent en forme les choix des agents économiques. En effet : « La
coutume et la tradition, en général, éliminent le choix et, si choix il y a, il n’a pas besoin d’être
causé par les effets limitant d’une quelconque rareté des moyens » 43 . De ce point de vue,
l’économie comme « science des choix » ne fait que projeter sur toutes les activités humaines,
présentes ou passées, le fonctionnement des institutions du capitalisme. Polanyi devéloppe donc une
conception « substantive » de l’économie, qui « tire son origine de la dépendance de l’homme par
rapport à la nature et ses semblables pour assurer sa survie »44.

L’économie substantive doit être aussi conçue comme un processus, comme une configuration de
mouvements dont la nature est double : changements de lieux ou de propriétaires ; ces deux types de
mouvements « épuisent à eux seuls les possibilités contenues dans le procès économique en tant
que phénomène naturel et social » 45 . Et, sans le concept d’institution, la compréhension du
processus économique, entendu comme une combinaison d’éléments physiques et sociaux, serait
limitée. Il serait quasi-impossible de comprendre la récurrence des mouvements sur lesquels
reposent l’unité et la stabilité du processus économique ; la série d’interaction de ces éléments
techniques, sociaux et écologiques ne possède de « réalité globale » que s’ils sont institués, c’est-à-
dire mis en forme selon certains rapports sociaux. Étudier les institutions, dans ce cadre, révèle le
sens d’un projet spécifiquement humain, c’est-à-dire une culture et des valeurs. Finalement,
« L’institutionnalisation du procès économique confère à celui-ci unité et stabilité ; elle crée une
structure ayant une fonction déterminée dans la société »46. C’est ainsi que la survie de l’homme
échappe à la contingence inhérente aux échanges avec la nature et aux interactions sociales. Ceci
implique de préciser ce qui permet l’unité et la stabilité du processus économique : les « principes
de comportement »47 ou « formes d’intégration »48, c’est-à-dire la réciprocité, la redistribution et

41 Polanyi (1977), p. xli


42 Commons (1934, p. 69), un autre grand institutionnaliste de la « vieille école » que Polanyi se plaît à citer, soutient que
l’institution est « l'action collective contrôlant l'action individuelle », d’où découle (p. 73) : « une libération de l'action individuelle
par rapport à la coercition, la contrainte, la discrimination ou la concurrence déloyale, par le moyen d'entraves imposées à d'autres
individus ».
43 Polanyi (1977, p. 27).
44 Polanyi (1957a, p. 53).
45 Polanyi (1957a, p. 57).
46 Ibid., p. 59.
47 Polanyi (1944, p. 76).
48 Polanyi (1957a, p. 60).
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l’échange (implicitement marchand), lesquels s’appuient sur les « modèles » ou « supports


institutionnels » que sont la symétrie, la centralité et le marché.

Les institutions sont porteuses d’histoire et leur temporalité n’est pas celle des comportements
individuels. Elles font système et leur cohérence réside dans leur complémentarité. De simples
pratiques d'échange n'engendrent pas, par conséquent, un système marchand ; le marché donne
stabilité à ce qui ne serait, dans le cas contraire, que de simples actes d'échanges occasionnels. C’est
pourquoi le marché est une institution, comportant un « mécanisme offre-demande-prix » où le
mouvement de biens est contrôlé par les prix. Le fait que les prix de marché soient « fluctuant ou
changeant » et de « caractère concurrentiel » est évidemment décisif49. Dans de telles conditions,
dont nous ne pouvons examiner ici les fondements sociaux, juridiques, politiques et culturels,
l’institution du marché produit des effets systémiques, c'est-à-dire des effets de régulation, que
Polanyi recouvre par le syntagme d’« échange intégratif » : « Même les marchés créateurs de prix
ne sont intégratifs que s’ils sont reliés en un système tendant à étendre l’effet des prix à des
marchés autres que ceux qui sont directement affectés »50. Ce point de méthode est d’importance
pour l’étude des formes de marchés, parce que les échange doivent avoir un minimum de cohérence
et de stabilité 51 . L’existence de transactions entre individus impliquant des rapports d'échange
n'équivaut ainsi pas à l'existence d'une institution cohérente de marché. Il n’est donc pas possible, de
tirer argument des seules pratiques de marchandage pour arriver à des conclusions hâtives sur
l’existence d’un système de marchés52.

Revenons à la conception générale du processus économique que suggère Polanyi : c’est un système
de relations sociales, de règles partagées et de croyances communes qui recèlent une certaine
stabilité dans le temps et qui impose aux individus des contraintes mais leur ouvre aussi des
opportunités. Les institutions économiques doivent être comprises comme des entités socialement
construites où les processus économiques sont codifiés. En ce sens, il n’y a pas lieu d’opposer les
marchés aux institutions, à l’image de certains néo-institutionnalistes, puisque les marchés sont des
activités institutionnalisées de façon spécifique. Ceci implique de comprendre la spécificité de la
culture de marché, quand elle existe. Il a existé des modalités variables d’inscription des pratiques
de marché dans l’histoire, selon des nécessités écologique, technique et culturelle, sans compter
l’existence de sociétés sans marchés. Il convient, par surcroît, de distinguer l’institution du marché
de celle de la monnaie car la mesure des obligations inhérentes aux interactions sociales n’implique
en rien que ces obligations soit de nature économique 53 . Polanyi affirme même que l’erreur
répandue des années 1930 était d’occulter la nature politique de l’institution de l’étalon-or qui est,
en réalité, un ensemble de règles visant à reproduire une structure hiérarchique entre classes sociales

49 Polanyi (1977).
50 Polanyi (1957a, p. 63) : « Les actes d'échanges au niveau personnel ne créent des prix que s'ils ont lieu dans un
système de marché créateur de prix, structure institutionnelle qui n'est en aucun cas engendrée par de simples actes
fortuits d'échanges ».
51 Polanyi (1957a, p. 60).
52 Bien d’autres traits distinctifs doivent être mis en évidence. Voir Maucourant (2005, p. 65 sq., p. 80 et p. 120).

53 Polanyi (1957b, p. 239).


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et entre nations 54 . Le déni de la nature sociale de cette institution était l’expression de cette
idéologie libérale qui croit possible d’autonomiser, dans les faits et le savoir, la sphère économique.

Polanyi propose, alors, une hypothèse essentielle : la société de marché est fondée sur une utopie.
L’idée d’autorégulation des marchés est, en effet, une fiction, qui implique des résistances sociales
spontanées, des « contre-mouvements » codifiant socialement les marchés 55 . La création de
domaines toujours croissants de la vie sociale soumis aux mécanismes marchands, sous l’égide
d’une intervention publique, est donc à l’origine d’un « double mouvement » d’institution des
marchés et de résistances sociales. Mais, cette dialectique peut être létale, en ce que les contre-
mouvements, la plupart du temps nécessaires à la simple continuation de la vie sociale et par-là
même à la pérennité des marchés, peuvent détruire le tissu de ce qui fait l’humanité du lien social,
voire le lien social lui-même. Si le New Deal est, par exemple, une expression même d’un contre-
mouvement encastrant de façon démocratique l’économie, le fascisme allemand renvoie l’humanité
à une posthistoire où l’aliénation est absolue 56 . Par conséquent, les institutions qui intéressent
l’économiste, comme la monnaie ou les marchés, se révèlent à l’examen être des institutions
construites socialement. Lorsque sont évoquées, dès lors, des « institutions économiques », cela
résulte simplement de ce que certaines institutions contiennent « une concentration de telles
activités (économiques) » 57.

Afin d’échapper à toute interprétation fallacieuse de la problématique de Polanyi, il importe de


préciser que, si l’idée d’autorégulation des marchés est fictive, il n’en demeure pas moins que cette
fiction contribue à orienter le comportement des individus et à transformer en profondeur la société.
Polanyi met en évidence, qu’au début du XIXe siècle, s’est instaurée une société de marché, d’abord
en Grande-Bretagne, puis dans le reste du monde occidental, cette société radicalement nouvelle est
en discontinuité avec les sociétés antérieures, qu’elles soient primitives ou archaïques. Le marché
n’y est plus « encastré » dans les rapports sociaux traditionnels (religieux, de parenté, etc.). Bien au
contraire, il enveloppe dans sa logique toutes les autres formes sociales. Cette singularité rend la
société occidentale du XIXe siècle inédite par rapport à celles qui l’ont précédée : c’est une société
où domine un système de marché et une croyance en ses capacités régulatrices, laquelle contribue à
façonner la réalité. L’économie en vient à se « désencastrer », c’est-à-dire à se s’autonomiser des
rapports sociaux traditionnels et à imposer à la vie sociale la contrainte de sa forme d’organisation
et de son développement.

La société de marché repose sur des dispositions politico-juridiques particulières. Sans les
interventions systématiques et continues de l’État, le système de marchés n’aurait jamais pu se
développer au XIXe siècle. Mais répétons le, jamais, pour Polanyi, le marché ne s’est matérialisé
dans sa forme utopique tel qu’envisagée par les économistes classiques et plus tard par les
économistes néoclassiques. Dans cette perspective, le « désencastrement » apparaît comme une
forme particulière d’« encastrement » où les pouvoirs publics en viennent à promouvoir les
pratiques relevant d’une représentation exclusivement marchande de l’économie. S’il y a
désencastrement, c’est une nouvelle organisation sociale qui le rend possible. Considéré sous cet

54 Polanyi (1944, p. 42 et p. 296 sq.).


55 Ibid., p. 53 et p. 298.
56 Polanyi (1935, p. 391 sq.).
57 Polanyi (1957a, p. 58).
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angle, le désencastrement, comme représentation marchande du monde social, est une


représentation utopique et destructrice dont l’impossible aboutissement est dangereux pour la
société. Cette représentation et cette politique de « libération » des marchés est pourtant de retour
sur le devant de la scène, depuis les années 1980, et a trouvé son accomplissement avec la première
grande crise du XXIième siècle, en octobre 2008.

Conclusion : sur la concurrence des approches institutionnelles de l’économie

Revenons sur le postulat implicite de la perspective néo-institutionnaliste : au commencement était


la rareté. Il s’agit d’une des caractéristiques de l’approche de North qui n’a jamais varié et met en
exergue l’idée de concurrence. La division du travail qui s’établit entre les hommes, spontanément à
la recherche des gains que peut comporter l’échange, serait la raison du développement des
marchés. In fine : « La clé du changement institutionnel [serait] l’interaction permanente entre les
institutions et les organisations dans la répartition économique de la rareté, donc de la
concurrence »58 . A contrario, l’approche de Polanyi repose fondamentalement sur une tension
entre l’historicité des institutions et l’universalité de la subsistance de l’homme. La société ne
dispose pas de structures sociales différenciables à l'infini pour organiser sa subsistance. En
revanche, il se peut fort bien qu'existent des variations institutionnelles autour de quelques schémas
fondamentaux. Il s’agit, ainsi, de comprendre l’articulation de structures sociales complémentaires
historiquement situées dont l'étude est fondée sur des types idéaux que sont la redistribution, la
réciprocité et l’échange marchand.

Bien que le courant néo-institutionnaliste et l’approche polanyienne constituent toutes deux des
constructions faisant grand cas des institutions, ces deux perspectives sont fondamentalement
divergentes : concevoir, à la manière de Polanyi, l’économie comme un processus institutionnalisé
est un fait irréductiblement pluriel, ce qui contredit la croyance en la naturalité et l’universalité
asociale et anhistorique du marché. Cette croyance, commune aux approches économiques
conventionnelles, ne permet pas de déterminer la substance institutionnelle du marché en tant que
telle, c’est-à-dire dans son historicité et sa socialité. En effet, la croyance en un marché, conçu
comme un phénomène spontané et essentiellement autorégulateur, occulte la nature profondément
institutionnelle du marché, qui doit être comprise dans son contexte historique et social. Ainsi, à
suivre Polanyi, les marchés ne sont pas des instances libres et autorégulées, mais requièrent un
ensemble d’arrangements institutionnels afin de permettre un fonctionnement apparemment libre.
En bref, sans interventions de l’État, les marchés ne peuvent émerger, se développer et survivre. La
société de marché repose sur des dispositions idéologiques, politiques et juridiques particulières qui
sont les conditions sociales même permettant d’appréhender le marché en tant qu’institution.

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