0% ont trouvé ce document utile (0 vote)
32 vues252 pages

Enzo Traverso-L'Histoire Comme Champ de Bataille-Jericho

Dans 'L'Histoire comme champ de bataille', Enzo Traverso analyse les mutations historiographiques post-1989, marquées par la chute du mur de Berlin, qui ont redéfini la compréhension du XXe siècle. Il explore les catégories interprétatives anciennes et nouvelles, ainsi que les interférences entre histoire et mémoire, tout en interrogeant le comparatisme historique à travers des thèmes comme la Shoah et l'exil. Ce livre met en lumière les tensions entre passé et présent, et la nécessité d'une approche globale pour appréhender les événements contemporains.

Transféré par

Cédric Cagnat
Copyright
© © All Rights Reserved
Nous prenons très au sérieux les droits relatifs au contenu. Si vous pensez qu’il s’agit de votre contenu, signalez une atteinte au droit d’auteur ici.
Formats disponibles
Téléchargez aux formats PDF, TXT ou lisez en ligne sur Scribd
0% ont trouvé ce document utile (0 vote)
32 vues252 pages

Enzo Traverso-L'Histoire Comme Champ de Bataille-Jericho

Dans 'L'Histoire comme champ de bataille', Enzo Traverso analyse les mutations historiographiques post-1989, marquées par la chute du mur de Berlin, qui ont redéfini la compréhension du XXe siècle. Il explore les catégories interprétatives anciennes et nouvelles, ainsi que les interférences entre histoire et mémoire, tout en interrogeant le comparatisme historique à travers des thèmes comme la Shoah et l'exil. Ce livre met en lumière les tensions entre passé et présent, et la nécessité d'une approche globale pour appréhender les événements contemporains.

Transféré par

Cédric Cagnat
Copyright
© © All Rights Reserved
Nous prenons très au sérieux les droits relatifs au contenu. Si vous pensez qu’il s’agit de votre contenu, signalez une atteinte au droit d’auteur ici.
Formats disponibles
Téléchargez aux formats PDF, TXT ou lisez en ligne sur Scribd
Vous êtes sur la page 1/ 252

Enzo Traverso

L’Histoire
comme champ de bataille
Interpréter les violences
du XXe siècle

2016
Présentation
Le XXe siècle s’est arrêté un beau jour de 1989, avec la chute
du mur de Berlin. Ce qui jusqu’à la veille palpitait dans le présent
a soudainement semblé faire partie de l’histoire. Profondément
affectée par cette rupture, l’historiographie a dû remettre en
cause ses paradigmes, questionner ses méthodes, redéfinir ses
domaines.
Dans ce livre, Enzo Traverso reconstitue de manière
magistrale et critique le tableau d’ensemble des mutations qui
sont au cœur des grands débats historiographiques actuels. Il y
aborde les grandes catégories interprétatives, tant anciennes
(révolution, fascisme) que nouvelles (biopouvoir), pour mettre en
lumière à la fois la fécondité et les limites de leurs apports ou de
leurs métamorphoses. Il y interroge le comparatisme historique,
d’abord en étudiant les usages de la Shoah comme paradigme
des génocides, puis en mettant en parallèle l’exil juif et la
diaspora noire, deux thèmes majeurs de l’histoire intellectuelle. Il
analyse, enfin, les interférences entre histoire et mémoire, entre
mise à distance et sensibilité du vécu, qui affectent aujourd’hui
toute narration du XXe siècle.

« Un des livres les plus probes et les plus subtils sur ces
questions d’histoire contemporaine qui restent, par-delà les
courtoisies académiques, autant de champs de bataille. »
LIRE

Pour en savoir plus…

L’auteur
Enzo Traverso est né en Italie en 1957. Maître de conférences
en sciences politiques à l’université de Picardie Jules-Verne, il est
l’auteur de plusieurs ouvrages, traduits en une douzaine de
langues. À La Découverte, il a publié Les Juifs et l’Allemagne
(1992), Siegfried Kracauer. Itinéraire d’un intellectuel nomade
(1994, rééd. 2006), La fin de la modernité juive. Histoire d’un
tournant conservateur (2013, 2016 pour l’édition Poche) et La
Mélancolie de gauche. La force d’une tradition cachée, XIXe - XXIe
siècle (2016).

Collection
Poches / Sciences humaines et sociales no 359
DU MÊME AUTEUR
Les Marxistes et la question juive. Histoire d’un débat, 1843-
1943, préface de Pierre Vidal-Naquet, PEC-La Brèche, 1990,
nouvelle édition Kimé, 1997.
Les Juifs et l’Allemagne. De la « symbiose judéo-allemande » à
la mémoire d’Auschwitz, La Découverte, 1992.
Siegfried Kracauer. Itinéraire d’un intellectuel nomade, La
Découverte, 1994, nouvelle édition 2006.
Pour une critique de la barbarie moderne. Essais sur
l’antisémitisme, Page2, 1995, nouvelle édition 1996.
L’Histoire déchirée. Essai sur Auschwitz et les intellectuels,
Éditions du Cerf, 1997.
Le Totalitarisme. Le XXe siècle en débat, textes réunis et
présentés par E. Traverso, Seuil, 2001.
La Violence nazie. Une généalogie européenne, La Fabrique,
2002.
La Pensée dispersée. Figures de l’exil judéo-allemand, Éditions
Léo Scheer, 2004.
Le Passé : modes d’emploi. Histoire, mémoire, politique, La
Fabrique, 2005.
À feu et à sang. La guerre civile européenne 1914-1945, Stock,
2007, nouvelle édition Hachette-Pluriel, 2009.
La fin de la modernité juive. Histoire d’un tournant conservateur,
La Découverte, Paris, 2013.
Copyright
© Éditions La Découverte, Paris, 2011, 2012.

Composition numérique : Facompo (Lisieux), Novembre 2016

ISBN numérique : 978-2-7071-9438-1


ISBN papier : 978-2-7071-7151-1

Illustration de couverture : © Manuel Litran/Corbis.

Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement


réservée à l’usage privé du client. Toute reproduction ou diffusion
au profit de tiers, à titre gratuit ou onéreux, de tout ou partie de
cette œuvre est strictement interdite et constitue une contrefaçon
prévue par les articles L 335-2 et suivants du Code de la
propriété intellectuelle. L’éditeur se réserve le droit de poursuivre
toute atteinte à ses droits de propriété intellectuelle devant les
juridictions civiles ou pénales.

S’informer
Si vous désirez être tenu régulièrement informé de nos
parutions, il vous suffit de vous abonner gratuitement à notre
lettre d’information par courriel, à partir de notre site
www.editionsladecouverte.fr, où vous retrouverez l’ensemble de
notre catalogue.

Nous suivre sur


À la mémoire de Daniel Bensaïd
(1946-2010)
Table
Introduction - Écrire l’histoire au tournant du siècle
Note sur les sources
1 - Fin de siècle - Le XXe siècle d’Eric Hobsbawm
Une tétralogie
Eurocentrisme
Communisme
Barbarie
Longue durée
2 - Révolutions. 1789 et 1917 après 1989 - Sur François Furet
et Arno J. Mayer
Matrice du totalitarisme
Furies
Mythe et histoire
3 - Fascismes - Sur George L. Mosse, Zeev Sternhell
et Emilio Gentile
Constellations historiennes
Culture fasciste
Idéologie
Révolution ou contre-révolution ?
Usage public de l’histoire
4 - Nazisme - Un débat entre Martin Broszat et Saul
Friedländer
Une correspondance
Historisation
Apories
Antisémitisme
Histoire intégrée
5 - Comparer la Shoah - Questions ouvertes
Comparatisme
Génocide
Antisémitisme et racisme
Allemagne nazie et Espagne inquisitoriale
Totalitarisme
La Shoah comme synthèse
6 - Biopouvoir - Les usages historiographiques de Michel
Foucault et Giorgio Agamben
Biopolitique et historiographie
Le modèle foucaldien
Biopouvoir et souveraineté
Penser le XXe siècle
7 - Exil et violence - Une herméneutique de la distance
Distance et critique
Exil et violence
L’exil comme observatoire
Théorie voyageuse
Exil juif et Atlantique noir
8 - L’Europe et ses mémoires - Résurgences et conflits
Historiciser la mémoire
Éclipse des utopies
Entrée des victimes
Identités européennes
Espaces mémoriels
Conclusion
Index des noms
Introduction
Écrire l’histoire au tournant du siècle

L’année 1989 n’est pas une simple marque dans le déroulement


chronologique du XXe siècle. Loin de s’inscrire dans la continuité d’une
temporalité linéaire, elle indique un seuil, un momentum, qui achève une
époque pour en ouvrir une nouvelle. Les événements de cette année cruciale
ne s’inscrivent dans aucune téléologie historique, mais dessinent une
constellation dont il est possible, a posteriori, de déceler les prémisses. Si la
visée idéologique de ceux qui se sont empressés de proclamer la « fin de
l’histoire » fut vite dénoncée1, le sentiment d’une césure historique
s’imposa d’emblée à tous les observateurs, notamment à ceux qui avaient
vécu la Seconde Guerre mondiale. Hobsbawm fut le premier à constater, sur
le plan historiographique, un changement de siècle. Le succès de son Âge
des extrêmes (1994) tient, entre autres, au fait qu’il réussit, avec cet
ouvrage, à mettre des mots sur une perception largement partagée2.
Reinhart Koselleck a qualifié de Sattelzeit (une formule que l’on pourrait
traduire par « époque-charnière » ou « ère de transition ») la période qui va
de la crise de l’Ancien Régime à la Restauration. Au cours de celle-ci, le
système dynastique européen a été contesté par une nouvelle forme de
légitimité et de souveraineté fondée sur l’idée de peuple et de nation, tandis
qu’une société d’ordres était remplacée par une société d’individus. Les
mots changèrent de sens et une nouvelle définition de l’histoire comme
« collectif singulier », englobant à la fois un « complexe événementiel » et
un récit (une « science historique »), se cristallisa3. Le concept de Sattelzeit
peut sans doute nous aider à appréhender les mutations du monde
contemporain. Toutes proportions gardées, on pourrait avancer que les
années comprises entre la fin de la guerre du Vietnam (1975) et le
11 septembre 2001 dessinent un basculement, une transition au bout de
laquelle le paysage intellectuel et politique a connu une modification
radicale, notre vocabulaire s’est modifié et les anciens repères ont été
remplacés. Autrement dit, le changement de siècle symboliquement marqué
par la chute du mur de Berlin constitue le momentum d’une époque de
transition dans laquelle l’ancien et le nouveau se mêlent. Au cours de ce
quart de siècle, des mots comme révolution ou communisme ont pris une
signification différente au sein de la culture, des mentalités et de
l’imaginaire collectif : au lieu de désigner une aspiration ou une action
émancipatrice, ils évoquent désormais un univers totalitaire. Au contraire,
des mots comme marché, entreprise, capitalisme ou individualisme ont
connu le chemin inverse : ils ne qualifient plus un univers d’aliénation,
d’égoïsme ou de valeurs acceptables uniquement à condition d’être sous-
tendues par un ethos ascétique intramondain (l’esprit du capitalisme qui
animait la bourgeoisie protestante du XIXe siècle analysée par Weber), mais
les fondements « naturels » des sociétés libérales post-totalitaires. Le
lexique de l’entreprise a colonisé les médias, jusqu’à pénétrer l’univers de
la recherche (confiée à des équipes « compétitives ») et des sciences
sociales (dont les résultats ne se mesurent plus à l’aune des débats qu’elles
suscitent, mais selon le classement (ranking), établi sur la base de critères
purement quantitatifs – des « indicateurs de performance » – d’une agence
d’évaluation). Aux deux pôles temporels de ce Sattelzeit – j’anticipe ici sur
les conclusions de ce travail –, on trouve l’utopie et la mémoire, la
projection dans l’avenir et le regard tourné vers le passé ; d’une part, un
« horizon d’attente » vers lequel s’orientaient tant les pensées que les
agissements ; de l’autre, une posture résignée et sceptique découlant du
« champ d’expérience » du siècle passé4.
Les années 1980 ont été le vecteur de ce basculement. Dans le monde
occidental, la révolution conservatrice de Reagan et Thatcher a frayé le
chemin. En France, la mutation s’est faite à l’ombre du mitterrandisme qui,
après avoir suscité de grands espoirs, a accouché d’une décennie marquée
par le conformisme politique et la découverte des vertus du capitalisme. En
Italie, la fin des années de plomb et la défaite des grèves ouvrières chez
FIAT, à l’automne 1980, ont créé les conditions pour une restauration
sociale et politique qui fut le berceau du berlusconisme, tandis qu’en
Espagne l’échec du putsch de Tejero achevait une transition tumultueuse
vers la démocratie en balayant, avec le franquisme, l’espérance socialiste de
ceux qui l’avaient combattu. En Chine, le tournant modernisateur amorcé
par Deng Xiaoping après l’élimination de la « bande des quatre » allait
propulser le pays au centre de l’économie internationale. La révolution
iranienne sonnait le glas du tiers-mondisme et annonçait la vague religieuse
qui, dans le monde musulman, a mis fin à l’expérience des nationalismes
laïcs et lancé un défi d’un type nouveau à l’ordre impérial. En Amérique
latine, les sandinistes s’épuisaient dans leur isolement, tandis que la
démocratie revenait, dans les pays du Cône sud, sur les bases d’un modèle
économique introduit par les dictatures militaires. Avec l’effondrement du
socialisme réel et la dislocation de l’empire soviétique, en 1989-1990,
toutes ces pièces se mettent en place dans une nouvelle mosaïque.
Les débats sur les guerres, les révolutions, les fascismes et les génocides
qui ont traversé l’historiographie et, plus généralement, les sciences sociales
au cours des dernières décennies esquissent les contours d’une nouvelle
approche du monde contemporain qui dépasse largement les frontières de la
recherche historique. Ses tensions sont permanentes entre le passé et le
présent, entre l’histoire et la mémoire, entre l’expertise et l’usage public du
passé ; ses lieux de production ne se limitent pas à l’université, mais
touchent les médias au sens le plus large. L’antitotalitarisme libéral, un
humanitarisme consensuel et la naturalisation de l’ordre dominant
constituent les coordonnées générales de ce début du XXIe siècle. Les
historiens travaillent à l’intérieur de ces nouvelles coordonnées politiques et
« épistémiques ». L’histoire s’écrit toujours au présent. Beaucoup
d’ouvrages historiques nous parlent davantage de leur époque, en éclairant
son imaginaire et ses représentations, que du passé dont ils voudraient
percer les mystères. Dans son Livre des passages, Walter Benjamin
observait que « les événements qui entourent l’historien et auxquels il prend
part constituent la base de sa présentation, comme un texte écrit à l’encre
sympathique5 ». Sa remarque vaut aussi pour notre temps.
Le tournant de 1989 a modifié la manière de penser et d’écrire l’histoire
du XXe siècle. Parmi les mutations qu’il a engendrées, je voudrais en
rappeler ici au moins trois qui me paraissent essentielles : l’essor de
l’histoire globale, le retour de l’événement et le surgissement de la
mémoire. Strictement liés, presque indissociables, ces trois moments
structurent les différents chapitres de ce livre en leur donnant, j’espère, une
cohérence d’ensemble.
Tout d’abord, la disparition du bipolarisme a favorisé la naissance d’une
histoire globale. À la place des approches antérieures réduisant des
continents entiers à des « sphères d’influence » dépourvues d’une histoire
propre, le monde a pu être regardé à partir de perspectives nouvelles.
Difficilement, avant 1989, on aurait pu écrire une histoire du XXe siècle en
adoptant, à l’instar de Dan Diner, « le point de vue périphérique d’un
narrateur virtuel qui, assis sur les marches d’Odessa, un lieu riche de
tradition, regarde vers le sud et vers l’ouest6 ». Écrire une histoire globale
du XXe siècle ne signifie pas seulement attribuer une plus grande importance
au monde extra-européen par rapport à l’historiographie traditionnelle, mais
surtout changer de perspective, multiplier et croiser les points
d’observation. L’histoire globale n’est ni une histoire comparative visant à
juxtaposer des récits nationaux ni une histoire des relations internationales
analysant la coexistence et les conflits entre des États souverains. Elle
regarde le passé comme un ensemble d’interactions, d’échanges matériels
(économiques, démographiques, technologiques) et de transferts culturels
(linguistiques, scientifiques, littéraires, etc.) structurant les différentes
parties du monde en un ensemble de réseaux (certes hiérarchisés, mais aussi
unifiants). Elle étudie le rôle joué par les migrations, les diasporas et les
exils aussi bien dans les processus économiques et politiques que dans
l’élaboration des idées ou l’invention de pratiques culturelles nouvelles.
Inévitablement, l’histoire globale « provincialise » l’Europe7. La catégorie
d’« Occident » (West, Abendland) est aussi remise en cause. Elle évoque un
« modèle de civilisation transatlantique » qui, supposant une symétrie entre
l’Europe et les États-Unis, n’appartient ni au paysage mental du XIXe siècle8
ni, tendanciellement, à celui du XXIe. Dominante après la Grande Guerre,
avec la translatio imperi d’un côté à l’autre de l’Atlantique, cette notion
demande à être redéfinie (sinon dissoute) à l’ère de la mondialisation.
L’histoire globale est un miroir de ces mutations. Dans ce livre, elle traverse
plusieurs chapitres, du premier, sur l’œuvre d’Eric Hobsbawm, à ceux qui
portent sur la comparaison des génocides et sur la perception des violences
du XXe siècle par l’exil juif et la diaspora noire.
Neutralisant l’antagonisme explosif entre les États-Unis et l’URSS, la
guerre froide avait redéfini les conflits à l’échelle de la planète, tantôt en les
désamorçant et en les figeant, tantôt en les intégrant dans une dimension
internationale qui les transcendait et, par conséquent, en fixait l’issue. Sa
conclusion ne pouvait que réhabiliter l’événement, avec son autonomie et
son épaisseur, ses énigmes et ses dynamiques irréductibles à toute causalité
déterministe9. Il y a un parallèle frappant entre ce tournant géopolitique et
celui qui s’esquisse, au même moment, dans l’historiographie. Avec ses
strates superposées et ses mouvements tectoniques, la « longue durée »
avait réduit l’événement – selon les mots de Braudel – à une « agitation de
surface », à l’« écume » éphémère des vagues que « les marées soulèvent
sur leur puissant mouvement »10. Une fois dissipé l’effet anesthésique
prolongé de l’opération chirurgicale effectuée à Yalta, en 1945, sur le corps
de la planète, le XXe siècle est apparu comme l’âge des ruptures soudaines,
foudroyantes et imprévues. Les grands tournants historiques ne sont jamais
écrits à l’avance. Les tendances structurelles créent les prémisses des
bifurcations, des crises, des cataclysmes historiques (les guerres, les
révolutions, les violences de masse), mais n’en prédéterminent ni le
déroulement ni l’issue. L’embrasement de l’Europe en 1914, la révolution
russe, l’arrivée de Hitler au pouvoir, l’effondrement de la France en 1940,
l’écroulement du « socialisme réel » à l’automne 1989 sont des crises et des
ruptures qui ont changé le cours du monde mais dont le surgissement
n’avait rien d’inéluctable. Leur histoire ne s’écrit pas selon le modèle du
decline and fall élaboré par Edward Gibbon pour raconter la chute de
l’Empire romain11. Cet ensemble de questionnements historiographiques
traverse les chapitres de ce livre consacrés au nazisme et à la comparaison
des génocides, des événements qui condensent plusieurs régimes de
temporalité. D’une part, le caractère à la fois soudain et massif de la Shoah
qui, en trois ans, a pulvérisé une histoire séculaire d’émancipation,
d’assimilation et d’intégration des juifs au sein des sociétés européennes,
remet en cause les paradigmes de l’histoire structurale. D’autre part, en tant
qu’aboutissement paroxystique (quoique non inéluctable) d’un ensemble de
tendances remontant au XIXe siècle et accentuée par la Grande Guerre –
antisémitisme, colonialisme, contre-révolution, massacre industriel –,
l’extermination nazie exige une approche fondée sur l’analyse des temps
longs12. Les chercheurs ont été contraints de renouveler leur réflexion sur
l’articulation des temporalités historiques.
La fin du XXe siècle a pris la forme d’une condensation de mémoires ; ses
blessures se sont alors rouvertes, mémoire et histoire se sont croisées, et,
selon la formule élégante de Daniel Bensaïd, « les nappes phréatiques de la
mémoire collective » ont rencontré « le scintillement symbolique de
l’événement historique »13. Le temps figé de la guerre froide a laissé place à
l’éclosion d’une multitude de mémoires auparavant censurées, occultées ou
refoulées. Érigée en nouveau paradigme des approches du monde
contemporain, la mémoire relègue au second plan la notion de société qui,
entre les années 1960 et les années 1980, semblait dominer sans partage
l’atelier des historiens14. Auparavant fréquentée seulement par quelques
adeptes de l’histoire orale, la mémoire a soudainement acquis le statut aussi
bien de source que d’objet d’investigation historique, jusqu’à devenir une
sorte de label à la mode, un mot galvaudé, souvent utilisé comme synonyme
d’histoire. Les signes annonciateurs de ce tournant sont apparus, encore une
fois, au cours des années 1980 – la publication des Lieux de mémoire en
France et de Zakhor aux États-Unis, le Historikerstreit en Allemagne, le
succès international d’un auteur comme Primo Levi15 –, mais c’est surtout
pendant la décennie suivante que la mémoire s’est transformée en nouveau
paradigme historiographique. Il ne serait pas difficile d’établir un parallèle
entre les paraboles de la mémoire collective et les lignes d’orientation des
sciences sociales. En France, les recherches sur le passé colonial, le régime
de Vichy, la Shoah ou l’histoire de l’immigration ont suivi, peu ou prou, le
« travail de mémoire » de la société : si elles étaient isolées lors de l’étape
de « refoulement » (les années 1950-1960), elles se sont accrues pendant la
phase d’anamnèse (les années 1970-1980) pour envahir les étagères des
librairies lorsque l’obsession mémorielle a atteint son pic (à partir des
années 1990). On pourrait faire le même constat pour l’histoire du nazisme
en Allemagne, du franquisme en Espagne ou du fascisme en Italie. Dans ce
sens, Jacques Revel a raison de souligner que si la mémoire – un processus
dans lequel convergent les commémorations, la patrimonialisation des
vestiges du passé et la reformulation des identités de groupe – constitue
« un mouvement de fond de notre société », les historiens l’ont
« découverte » et transformée en objet d’investigation, mais « ils ne l’ont
pas inventée »16. Le dernier chapitre de ce livre interroge les interférences –
pas toujours fructueuses – entre historiographie et mémoire engendrées par
ce tournant de siècle.
Bâti comme un bilan critique et une mise en perspective de quelques
controverses historiographiques qui ont marqué les trois dernières
décennies, ce livre se présente comme une intervention dans un débat
d’idées. Pour reconstituer le siècle écoulé, les historiens ont besoin de
concepts et leurs interprétations participent toujours d’une confrontation
d’idées. Ce travail herméneutique possède une dimension politique évidente
qu’il serait illusoire de nier en se cachant derrière le paravent de la science.
Reconnaître que les débats historiographiques relèvent de l’histoire
intellectuelle ne signifie pas plaider pour l’histoire des idées au sens
traditionnel du terme, ni pour un postmodernisme naïf concevant l’histoire
comme une simple fabrication textuelle. Nous pouvons congédier une
history of ideas périmée, concevant les « idées-forces » (unit-ideas) comme
des constantes universelles et invariables de la pensée17, mais nous n’irions
pas très loin en adoptant une history without ideas. Certains croient
escamoter le problème par le recours à un style narratif prétendument
neutre, d’autres en élaborant une sociologie historique qui dissout la pensée
dans les conditions sociales de sa production. La sociologie historique a
bien saisi la « matrice ecclésiale » de l’histoire des idées traditionnelle, avec
ses exégèses d’un corpus de textes classiques placés hors du temps18, mais
les mutations qui affectent l’historiographie ne se réduisent pas aux
métamorphoses du « champ » éditorial, universitaire ou médiatique à
l’intérieur duquel évoluent ses acteurs.
Ce livre voudrait tirer profit des acquis de l’histoire des concepts
(Begriffsgeschichte), notamment de certaines indications méthodologiques
de Reinhart Koselleck, un auteur souvent cité au fil des pages. Située au
carrefour de l’histoire des idées, de la sémantique historique et de la
sociologie de la connaissance, l’histoire des concepts me paraît aujourd’hui
indispensable pour rendre les historiens conscients des outils avec lesquels
ils travaillent, ainsi que pour déconstruire les mots par lesquels l’histoire se
fait, ses acteurs la conçoivent et la représentent. Il faut savoir d’où viennent
les concepts que nous utilisons et pourquoi nous les utilisons, ceux-là et pas
d’autres. Et il faut aussi savoir décrypter le langage des acteurs de l’histoire
qui font l’objet de nos recherches. Inspirée par des préoccupations
analogues, l’école de Cambridge de Quentin Skinner et J. G. A. Pocock
nous met en garde contre un double danger. D’une part, celui d’une lecture
« essentialiste » des sources, souvent considérées comme des documents
intemporels susceptibles de s’adresser à nous comme s’ils appartenaient à
notre époque. D’autre part, le danger d’une contextualisation historique qui
nous permettrait d’expliquer certains ouvrages, mais pas de les comprendre
19
. Pour cela, souligne Skinner, il faut déceler la véritable intention de
l’auteur, savoir à qui il s’adressait et comment ses mots pouvaient être
reçus. La lecture essentialiste produit des contresens et des anachronismes
historiques, comme celui de Karl Popper qui saisissait chez Platon, Hegel et
Marx la matrice philosophique du totalitarisme. La contextualisation socio-
économique ignore l’intention des auteurs, en réduisant leurs textes à de
simples expressions d’une tendance historique générale, comme le miroir
d’une situation objective dont il s’agirait de déceler les causes matérielles.
Or, si l’argumentation de Skinner présente des avantages incontestables –
pour comprendre un texte, il faut connaître l’intention de son auteur –, elle
donne souvent l’impression de vouloir emprisonner les idées d’une époque
dans leurs cadres linguistiques. S’il dénonce à juste titre l’illusion – il
n’hésite pas à la qualifier de « mythologie » – qui consiste à lire un texte
politique du Moyen Âge ou de la Renaissance comme s’il avait été écrit au
XXe siècle, il tombe dans une illusion symétrique lorsqu’il prétend que
l’historien peut prendre la place de l’auteur et du lecteur auquel s’adressait
originairement son texte20. Refusant les avantages d’un regard rétrospectif,
il risque d’appauvrir l’herméneutique historique. Reconnaître la distance
qui sépare l’historien d’un texte – et plus généralement, d’un événement ou
d’une époque – ne signifie pas la supprimer par un mouvement régressif qui
produirait une sorte de « coïncidence » de l’historien avec l’auteur21.
Il ne fait pas de doute que la compréhension historique d’un texte
nécessite l’exploration des liens qui le rattachent à un contexte social,
politique et sémantique dans lequel il visait à répondre à des questions
parfois bien différentes de celles que nous pouvons lui poser aujourd’hui. Je
reste néanmoins convaincu que la caractéristique propre des classiques
consiste précisément à « transcender » leur temps car, à chaque époque, ils
font l’objet d’usages et se chargent de significations différentes que leur
donnent les lecteurs, les affranchissant ainsi de leur intention originaire. Je
ne récuse pas l’anachronisme fécond qui conduisait Gramsci, pendant les
années 1930, à relire Machiavel au présent, comme un contemporain de la
révolution russe et du fascisme22, mais je suis conscient de la nécessité de
distinguer l’usage des classiques, toujours « anachronique », de leur
interprétation historique. Je garde donc quelques réserves fondamentales à
l’égard de l’école de Cambridge, dont la contextualisation des idées
politiques me semble attribuer une importance démesurée aux cadres
linguistiques d’une époque. Les arguments avancés par Skinner contre
l’histoire des idées traditionnelle, écrit à juste titre Ellen Meiksins-Wood,
débouchent finalement sur « un autre genre d’histoire textuelle, une autre
histoire des idées, certes plus sophistiquée et plus compréhensive que les
précédentes, mais au fond tout autant limitée à des textes désincarnés23 ».
La méthode de Lovejoy a trouvé plus récemment un défenseur
enthousiaste en Zeev Sternhell. Il y voit « un instrument sans pareil », qu’il
oppose aux « égarements postmodernistes » d’un Skinner, coupable à ses
yeux de rejeter l’universalisme au nom du particularisme et de retomber à la
fois dans l’antihumanisme et dans le relativisme historique24. Or c’est
précisément par sa critique de l’universalisme abstrait sous-jacent aux
grands récits historiques traditionnels (tant marxistes que libéraux) que le
linguistic turn, avec son relativisme et sa reconnaissance de la multiplicité
des sujets d’une histoire qui n’était plus conçue en termes téléologiques, a
donné ses résultats les plus fructueux. Nous pouvons en tirer profit sans
forcément adhérer à une forme de « pantextualisme » radical. L’histoire
intellectuelle participe de l’histoire des sociétés : ce constat suffit à mes
yeux à établir une certaine distance critique à l’égard aussi bien d’une
histoire platonicienne des idées (Sternhell) que d’une étude des idéologies
comme pures constructions textuelles assimilables à des protocoles
linguistiques historiquement déterminés (Skinner). Le résultat de ces
approches sera toujours, d’une façon ou d’une autre, borné. C’est pourquoi,
tout en m’appuyant sur ses acquis, je garde une certaine distance critique à
l’égard de l’école de Cambridge. Les débats historiographiques qui font
l’objet de ce livre sont analysés dans une double perspective : d’une part, ils
sont appréhendés comme une étape de l’historiographie dans son
cheminement, en essayant de montrer les éléments de continuité et de
rupture qui les caractérisent par rapport à une tradition antérieure ; d’autre
part, ils sont inscrits dans les mutations intellectuelles et politiques de ce
tournant de siècle.
Les travaux rassemblés dans ce livre essayent de se conformer à certaines
« règles » dont j’ai trouvé la formulation la plus claire chez Arno J. Mayer,
dans une contribution écrite en réponse à ses critiques25. Je tâcherai ici de
les interpréter à ma manière, en les adaptant à mes exigences. Je ne suis pas
certain qu’il accepterait cette présentation, mais peu importe. Ici, je ne veux
pas exposer sa méthode, mais la mienne, tout en reconnaissant ma dette à
son égard. La première règle est celle de la contextualisation, qui consiste
toujours à placer un événement ou une idée dans son époque, dans un cadre
social, dans un environnement intellectuel et linguistique, dans un paysage
mental qui lui sont propres. Puis celle de l’historicisme, c’est-à-dire
l’historicité de la réalité qui nous entoure, la nécessité d’aborder les faits et
les idées dans une perspective diachronique qui en saisit les transformations
dans la durée. Cette méthode de mise en histoire diffère tant de
l’« historisme » classique (Niebuhr, Ranke et Droysen) que de
l’historicisme positiviste, aujourd’hui plus répandu qu’on ne le croirait ou
que ne voudraient l’admettre ceux-là mêmes qui le pratiquent26. L’histoire
n’a pas un sens qui lui serait propre et qui se dégagerait de lui-même par
une reconstitution rigoureuse des faits. Benjamin nous a mis en garde
contre les pièges d’une écriture de l’histoire conçue comme la narration
d’un temps linéaire, « homogène et vide », qui entre en empathie avec les
vainqueurs et débouche irrémédiablement sur une vision apologétique du
passé. Je plaide pour un historicisme critique, qui réaffirme avec force
l’ancrage ultime de l’histoire, en dépit de la multiplicité de ses sujets et de
ses représentations textuelles, dans son socle factuel. La troisième règle est
celle du comparatisme. Comparer les événements, les époques, les
contextes, les idées est une opération indispensable pour essayer de les
comprendre. Cette approche est liée à l’objet même de cette recherche : les
violences d’une époque globalisée, les grands courants historiographiques,
l’exil, les transferts culturels d’un pays à un autre, d’un continent à un autre.
La quatrième règle est celle de la conceptualisation : pour appréhender le
réel, il faut le capturer par des concepts – des « types idéaux », si l’on
veut – sans pour autant cesser d’écrire l’histoire sur un mode narratif ;
autrement dit, sans jamais oublier que l’histoire réelle ne coïncide pas avec
ses représentations abstraites. Faire coexister l’intelligence des concepts
avec le goût du récit reste le défi majeur de toute écriture de l’histoire, et
cela vaut aussi pour l’histoire des idées.
Ces « règles » ne sont pas des « lois » de production de la connaissance
historique, mais des repères utiles dans l’exercice d’un métier, comme une
méthode acquise et intériorisée plutôt que comme un schéma à appliquer.
Elles désignent ou façonnent une « opération » – écrire l’histoire – qui
demeure profondément ancrée dans le présent. C’est toujours dans le
présent qu’on s’attache à reconstituer, penser et interpréter le passé, et
l’écriture de l’histoire – cela vaut encore plus pour l’histoire politique –
participe, en en subissant les contraintes, de ce que Jürgen Habermas
appelle son « usage public27 ».
Finalement, il me semble nécessaire, en présentant ce livre, d’évoquer
l’influence souterraine mais omniprésente de Walter Benjamin. Ce que j’ai
trouvé dans ses écrits, ce n’est pas tant une réponse à mes questionnements
qu’une aide à leur formulation, ce qui constitue la prémisse indispensable
pour toute investigation fructueuse. Benjamin, donc, comme interlocuteur
pour une interrogation sur les présupposés et le sens de l’histoire, plutôt que
comme modèle offrant des outils susceptibles d’une application
immédiate28. L’héritage de Benjamin n’est pas comparable à celui de Marx,
de Durkheim ou de Weber, de Braudel ou de Bourdieu. Il ne nous a pas
laissé une méthode, mais une réflexion profonde sur les ressorts et les
contradictions d’une démarche intellectuelle qui, en essayant de penser
l’histoire, s’obstine à ne pas dissocier le passé du présent. Au temps linéaire
de l’historicisme positiviste, Benjamin oppose une conception du passé
marquée par la discontinuité et placée sous le signe de la catastrophe.
Établissant une relation empathique avec les vainqueurs, l’historicisme a été
à ses yeux « le plus puissant narcotique » du XIXe siècle. Il faut donc
renverser la perspective, en reconstituant le passé du point de vue des
vaincus. Cela implique de remplacer la relation mécanique entre le passé et
le présent postulée par l’historicisme – qui revient à considérer le passé
comme une expérience définitivement archivée – par une relation
dialectique dans laquelle « l’Autrefois (Gewesene) rencontre le Maintenant
(Jetzt) dans un éclair pour former une constellation29 ». De cette rencontre,
qui n’est pas temporelle mais « figurative » (bildlich) et se condense en une
image, surgit une vision de l’histoire comme un processus ouvert dans
lequel un passé inachevé peut, à certains moments, être réactivé, faire
éclater le continuum d’une histoire purement chronologique et, par son
irruption soudaine, s’immiscer dans le présent. C’est donc dans l’« image
des ancêtres asservis » que peut puiser sa force une promesse de libération
inscrite dans les combats du temps actuel car, ajoutait-il, l’histoire n’est pas
seulement une « science » mais tout autant « une forme de remémoration »
(Eingedenken)30. Selon Benjamin, écrire l’histoire signifie entrer en
résonance avec la mémoire des vaincus, dont le souvenir se perpétue
comme une « promesse de rédemption » inassouvie. Cette approche ne
remplace pas une méthode d’analyse, mais elle oriente et définit le but de
l’investigation, aux antipodes de la conception aujourd’hui dominante de
l’histoire comme « expertise » (dans l’espace public, les chercheurs qui la
pratiquent seraient donc des intellectuels critiques bien davantage que
« spécifiques »). Sur le plan épistémologique, la fécondité de cette approche
a été soulignée par Reinhart Koselleck. Les historiens adoptant le point de
vue des vainqueurs, écrit-il en donnant comme exemples Guizot et Droysen
(mais ses remarques pourraient bien s’appliquer à Furet), retombent
toujours dans un schéma providentiel fondé sur une interprétation
apologétique du passé, tandis que les historiens s’inscrivant dans le camp
des vaincus réexaminent le passé avec un regard plus aigu et critique.
À court terme, écrit-il, « il se peut que l’histoire soit faite par les vainqueurs
mais, à long terme, les gains historiques de connaissance proviennent des
vaincus31 ».
Cette conception de l’histoire éclaire la posture mentale et
psychologique, souvent inconsciente, de beaucoup d’historiens
« militants », quelles que soient leurs méthodes ou les traditions
historiographiques auxquelles ils appartiennent. Il ne serait pas difficile
d’en saisir les traces dans les écrits d’Edward P. Thompson, Ranajit Guha,
Adolfo Gilly ou de bien d’autres historiens des classes subalternes,
notamment ceux qui travaillent sur des sources orales32. Lorsque j’ai lu pour
la première fois les thèses sur le concept d’histoire de Benjamin, elles m’ont
rappelé un passage saisissant d’Isaac Deutscher consacré au Trotski
historien de la révolution russe : « La révolution est, pour lui, ce moment,
bref mais chargé de sens, où les humbles et les opprimés ont enfin leur mot
à dire, et à ses yeux ce moment rachète des siècles d’oppression. Il y revient
avec une nostalgie qui prête à sa reconstitution un relief intense et
éclatant33. »
Or, comme Max Horkheimer l’écrivait à Benjamin en 1937, considérer le
passé comme une expérience inachevée, non définitivement clôturée,
renvoie, qu’on le veuille ou non, à l’idée du Jugement dernier, donc à la
théologie. Il poursuivait en distinguant entre les aspects positifs du passé –
les joies et le bonheur, forcément éphémères et volatils – et ses aspects
négatifs – « l’injustice, la terreur, les souffrances » – qui prennent en
revanche un caractère « irréparable ». Dans ses commentaires, Benjamin
était obligé de partager ce constat, en admettant la contradiction inhérente à
son approche : si la remémoration, écrivait-il, « interdit de concevoir
l’histoire de façon fondamentalement athéologique », il ne s’octroyait pas
non plus « le droit d’essayer de l’écrire avec des concepts immédiatement
théologiques »34.
Pour Benjamin, on le sait, la théologie signifie le messianisme juif. Cet
échange, cependant, se prête aussi à une lecture plus « séculière », qui
renvoie à la part d’utopie colportée par tout mouvement révolutionnaire et
par toute pensée critique orientée vers la transformation du monde. Il
touche enfin à un ensemble hétérogène de dispositions mentales et d’états
d’âme – de la mélancolie au deuil, de l’espérance au désenchantement – que
l’histoire nous a légués et qui hantent dans le présent notre relation au
passé. En ce sens, cet échange entre Horkheimer et Benjamin évoque
certaines tensions qui traversent l’historiographie contemporaine : tensions
entre histoire et mémoire, entre la mise à distance propre à la démarche
historienne et la subjectivité, faite des inquiétudes et des reviviscences, des
souvenirs et des représentations collectives qui habitent les acteurs de
l’histoire. Le XXe siècle, cependant, n’a pas seulement révélé les illusions de
l’historicisme et illustré le naufrage de l’idée de Progrès ; il a aussi
enregistré l’éclipse des utopies inscrites dans les expériences
révolutionnaires. À l’instar de l’Ange de la neuvième thèse de Benjamin,
Auschwitz nous impose de regarder l’histoire comme un champ de ruines,
alors que le Goulag nous interdit toute illusion ou naïveté vis-à-vis des
interruptions messianiques du temps historique. Dan Diner n’a pas tort
lorsqu’il observe que la narration du XXe siècle se construit aujourd’hui
autour d’un telos négatif : « La conscience de l’époque est forgée par une
mémoire marquée du sceau des cataclysmes du siècle35. » Pour ceux qui
n’ont pas choisi le désenchantement résigné ou la réconciliation avec
l’ordre dominant, le malaise est inévitable. C’est probablement sous le
signe d’un tel malaise que se place aujourd’hui l’historiographie critique. Il
faut essayer de le rendre fructueux.
Note sur les sources
Au départ, ce livre a été conçu comme un recueil d’articles liés entre eux
par un même objet d’investigation : les débats historiographiques autour des
violences du monde contemporain, avec en toile de fond les interprétations
globales du XXe siècle comme âge des guerres, des totalitarismes et des
génocides. Ces textes ont des origines différentes qui se retrouvent dans la
structure de l’ouvrage. En les retravaillant, cependant, je me suis rendu
compte qu’ils partaient tous d’une même interrogation et que, sans le savoir,
je les avais écrits comme les parties d’un tout. Parfois considérable, leur
réélaboration a cherché à mettre en évidence ce fil rouge qui les traverse
d’un bout à l’autre. Inévitablement, ce livre entre en résonance avec
d’autres, écrits au cours des quinze dernières années, dont il reprend et
développe – ou garde en toile de fond – certaines idées.
Le premier chapitre est consacré à Hobsbawm, un intellectuel qui a
traversé le XXe siècle et en demeure le principal historien. Il est paru, dans
une version réduite, dans La Revue Internationale des Livres et des Idées
(RILI, 2009, no 10) et dans la revue espagnole Pasajes (2009-2010, no 31).
Le deuxième chapitre incorpore une critique de The Furies d’Arno Mayer
parue en français (Contretemps, 2002, no 5) et en anglais (Historical
Materialism, 2008, vol. 16.4), ainsi qu’une critique de François Furet parue
en anglais dans un recueil dirigé par Mike Haynes et Jim Wolfreys (History
and Revolution. Refuting Revisionism, Verso, London, 2007). Le troisième
chapitre, consacré à l’historiographie du fascisme des vingt-cinq dernières
années, est paru d’abord en espagnol (Ayer. Revista de historia
contemporánea, 2005, no 60), puis en anglais (Constellations, 2008, vol. 15,
no 3) et en français (RILI, 2008, no 3). Le quatrième aborde la controverse
de l’historisation du nazisme à partir de l’œuvre de Saul Friedländer et de sa
correspondance avec Martin Broszat. Il a d’abord été rédigé pour un
ouvrage collectif dirigé par Christian Delacroix, François Dosse et Patrick
Garcia (Historicités, La Découverte, Paris, 2009). Le cinquième chapitre
porte sur la comparaison des génocides, dont la Shoah est désormais
devenue le paradigme. Il reprend, dans une version largement remaniée, ma
contribution à un ouvrage collectif que j’ai dirigé en Italie avec Marina
Cattaruzza, Marcello Flores et Simon Levis Sullam (Storia della Shoah. La
crisi dell’Europa, lo sterminio degli ebrei e la memoria del XX secolo,
UTET, Torino, 2005-2006, 2 vol.). Tout en réduisant largement la version
italienne, il incorpore aussi un essai sur la comparaison entre nazisme et
casticisme écrit pour Pasajes (2007, no 23), puis repris par la RILI (2008,
no 4). L’apport de Michel Foucault et de Giorgio Agamben pour l’analyse
des violences contemporaines est au centre du sixième chapitre, qui
s’appuie sur un article paru en italien dans la revue Contemporanea. Rivista
di storia dell’Ottocento e del Novecento (2009, no 3). Le septième chapitre
– le moins directement historiographique du livre – analyse le rapport entre
exil et violence en questionnant aussi bien l’exil juif que l’Atlantique noir, à
la lumière du concept de « théorie voyageuse » élaboré par Edward Saïd. Il
intègre ma contribution à un volume en hommage à Miguel Abensour,
dirigé par Anne Kupier et Etienne Tassin (Critique de la politique. Autour
de Miguel Abensour, Sens & Tonka, 2006), ainsi que ma postface à
l’édition italienne du grand livre de C. L. R. James sur Moby Dick (Marinai,
rinnegati e reietti. La storia di Herman Melville e il mondo in cui viviamo,
Ombre corte, Verona, 2003). Le dernier chapitre essaie de mettre en rapport
la mémoire et l’histoire du XXe siècle. Il développe des thèmes déjà
présentés dans un article paru dans la revue Raisons politiques (2009,
no 36), et dans des communications pour différents congrès en Espagne,
Italie, Allemagne, Argentine et Autriche, entre 2008 et 2010. Tous ces
textes ont été complètement remaniés pour ce livre. Je tiens à remercier
Hugues Jallon, qui a accueilli le projet de transformer ces textes en un livre,
et Rémy Toulouse, qui m’a permis de l’achever.

Notes de l’introduction
1. Voir notamment Josep FONTANA, La historia después del fin de la historia, Crítica, Barcelone,
1992, et Perry ANDERSON, « The ends of history », A Zone of Engagement, Verso, Londres, 1992,
p. 279-376.
2. Eric HOBSBAWM, L’Âge des extrêmes. Histoire du court XXe siècle 1914-1991, Complexe,
Bruxelles, 2003.
3. Cf. Reinhart KOSELLECK, « Einleitung », in Otto BRUNNER, Werner CONZE et Reinhart
KOSELLECK (dir.), Geschichtliche Grundbegriffe. Historisches Lexikon zur politisch-sozialen Sprache
in Deutschland, Klett-Cotta, Stuttgart, 1972, Bd. 1, p. xv. Voir à ce propos Gabriel MOTZKIN, « On
the notion of historical (dis)continuity : Reinhart Koselleck’s construction of the Sattelzeit »,
Contributions to the History of Concepts, vol. I, no 2, 2005, p. 145-158. Sur le surgissement d’une
nouvelle conception de l’histoire, cf. Reinhart KOSELLECK, « Le concept d’histoire », L’Expérience
de l’histoire, Hautes Études/Gallimard/Seuil, Paris, 1997, p. 15-99.
4. Cf. Reinhart KOSELLECK, « “Champ d’expérience” et “horizon d’attente” : deux catégories
historiques », Le Futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Éditions de
l’EHESS, Paris, 1990, p. 307-329.
5. Walter BENJAMIN, Le Livre des passages, Éditions du Cerf, Paris, 1989, p. 494.
6. Dan DINER, Das Jahrhundert verstehen. Eine universalhistorische Deutung, Luchterhand,
Munich, 1999, p. 13.
7. Voir Dipesh CHAKRABARTY, Provincialiser l’Europe. La pensée postcoloniale et la différence
historique, Amsterdam, Paris, 2009.
8. Jürgen OSTERHAMMEL, Die Verwandlung der Welt. Eine Geschichte des 19. Jahrhunderts,
C.H. Beck, Munich, 2009, p. 142-144, 162. Pour une définition du concept d’histoire globale voir, du
même auteur, « Globalgeschichte », in Hans-Jürgen GÖRTZ (dir.), Geschichte, Rowohlt, Hambourg,
2007, p. 592-610.
9. François DOSSE, Renaissance de l’événement. Un défi pour l’historien : entre sphinx et phénix,
Presses universitaires de France, Paris, 2010.
10. Fernand BRAUDEL, « Histoire et sciences sociales, la longue durée », Écrits sur l’histoire,
Flammarion, Paris, 1969, p. 12.
11. Cf. Paolo MACRY, Gli ultimi giorni. Stati che crollano nell’Europa del Novecento, Il Mulino,
Bologne, 2010.
12. Enzo TRAVERSO, La Violence nazie. Une généalogie européenne, La Fabrique, Paris, 2002.
13. Daniel BENSAÏD, Walter Benjamin. Sentinelle messianique, Les Prairies ordinaires, Paris, 2010,
p. 39.
14. Cf. Dan DINER, Zeitenschwelle. Gegenwartsfragen an die Geschichte, Pantheon, Munich,
2010, p. 151-152. Parmi les réflexions les plus intéressantes sur cette transition, voir aussi Eric
HOBSBAWM, « Identity history is not enough », On History, Weidenfeld & Nicolson, Londres, 1997,
p. 266-277, et Carlos FORCCADELL ALVAREZ, « La historia social. De la “clase” a la “identidad” », in
Elena HERNANDEZ SANDONICA, Alicia LANGA (dir.), Sobre la historia actual. Entre politica y cultura,
Abada, Madrid, 2005, p. 15-36.
15. Pierre NORA (dir.), Les Lieux de mémoire, t. I, La République, Gallimard, Paris, 1984 ; Yosef
H. YERUSHALMI, Zakhor. Histoire juive et mémoire juive, La Découverte, Paris, 1984 (éd. or. 1982) ;
Historikerstreit. Die Dokumentation der Kontroverse um die Einzigartigkeit der
nationalsozialistischen Judenvernichtung, Piper, Munich, 1987 ; Primo LEVI, Les Naufragés et les
Rescapés, Gallimard, Paris, 1989 (éd. or. 1986).
16. Jacques REVEL, « Le fardeau de la mémoire », Un parcours critique. Douze exercices
d’histoire sociale, Éditions Galaade, Paris, 2006, p. 375.
17. Arthur LOVEJOY, « The historiography of ideas », Essays in the History of Ideas, Johns
Hopkins University Press, Baltimore, 1948, p. 1-13.
18. Cf. Bernard PUDAL, « De l’histoire des idées politiques à l’histoire sociale des idées
politiques », in Antonin COHEN, Bernard LACROIX et Philippe RIUTORT (dir.), Les Formes de l’action
politique, Presses universitaires de France, Paris, 2006, p. 186.
19. Quentin SKINNER, « Meaning and understanding in the history of ideas », History and Theory,
1969, vol. 8, no 1, p. 46. Sur l’école de Cambridge, voir aussi Jean-Fabien SPITZ, « Comment lire les
textes politiques du passé ? Le programme méthodologique de Quentin Skinner », Droits, 1989,
no 10 ; et John G. POCOCK, « The concept of language and the métier d’historien : some
considerations on practice », in Anthony PADGEN (éd.), The Languages of Political Theory in Early-
Modern Europe, Cambridge University Press, 1987. Sur cet ensemble de problématiques, voir l’étude
de synthèse de Melvin RICHTER, The History of Political and Social Concepts. A Critical
Introduction, Oxford University Press, New York, 1990.
20. Ibid., p. 48-49.
21. Voir Lucien JAUME. « El pensamiento en acción. Por otra historia de las ideas políticas », Ayer.
Revista de historia contemporánea, 2004, no 53, p. 129.
22. Cf. Margaret LESLIE, « In defense of anachronism », Political Studies, 1970, XVIII, no 4,
p. 433-447. Voir aussi, sur cette question, Nicole LORAUX, « Éloge de l’anachronisme en histoire »,
Le Genre humain, 1993, no 27, p. 23-39.
23. Ellen MEIKSINS-WOOD, Citizens to Lords. A Social History of Western Political Thought From
Antiquity to the Middle Ages, Verso, Londres, 2008, p. 9.
24. Zeev STERNHELL, Les Anti-Lumières. Du XVIIIe siècle à la guerre froide, Fayard, Paris, 2006,
p. 42.
25. Arno J. MAYER, « Response », French Historical Studies, 2001, no 4, p. 589-590.
26. Pour une typologie des différentes formes d’historicisme, cf. la première partie de Georg
G. IGGERS, Historiography in the Twentieth Century. From Scientific Objectivity to the Postmodern
Challenge, Wesleyan University Press, Middletown, 1997. Un repère utile en la matière reste
Michael LÖWY, Paysages de la vérité. Introduction à une sociologie critique de la connaissance,
Anthropos, Paris, 1985.
27. Jürgen HABERMAS, « De l’usage public de l’histoire », Écrits politiques, Flammarion, Paris,
1990, p. 247-260.
28. Voir les remarques d’Arlette FARGE, « Walter Benjamin et le dérangement des habitudes
historiennes », Cahiers d’anthropologie sociale, 2008, no 4, p. 27-32.
29. Walter BENJAMIN, Paris, capitale du XIXe siècle, op. cit., p. 479 (Das Passagen-Werk,
Suhrkamp, Francfort/Main, 1983, Bd. I, p. 578).
30. Ibid., 489 (p. 589). La référence à l’« image des ancêtres asservis » se trouve dans la douzième
de ses thèses « Sur le concept d’histoire », in Walter BENJAMIN, Œuvres III, « Folio », Gallimard,
Paris, 2000, p. 438.
31. Reinhart KOSELLECK, « Mutation de l’expérience et changement de méthode », L’Expérience
de l’histoire, op. cit., p. 239.
32. Voir, pour ne citer que quelques travaux, Dorothy THOMPSON (dir.), The Essential
E.P. Thompson, The New Press, New York, 2001 ; Ranajit GUHA et Gayatri Chakravorti SPIVAK
(dir.), Selected Subaltern Studies, Oxford University Press, New York, 1988 ; Adolfo GILLY, La
Révolution mexicaine 1910-1920, Syllepse, Paris, 1995.
33. Isaac DEUTSCHER, Trotski, Éditions 10/18, Paris, 1980, vol. 5, p. 319-320.
34. Walter BENJAMIN, Paris, capitale du XIXe siècle, op. cit., p. 489 (p. 589).
35. Dan DINER, Das Jahrhundert verstehen, op. cit., p. 17.
1
Fin de siècle
Le XXe siècle d’Eric Hobsbawm

Eric J. Hobsbawm est sans doute, aujourd’hui, l’historien le plus lu dans


le monde. Cette notoriété tient surtout au succès planétaire de L’Âge des
extrêmes (1994), son histoire du « court » XXe siècle1. Certes, il occupait
déjà une place de premier plan dans l’historiographie internationale, mais la
parution de cet ouvrage lui a permis de conquérir un public beaucoup plus
vaste. Toute nouvelle interprétation du monde contemporain ne pourra
échapper à une confrontation avec la sienne, désormais canonique. Ce
constat révèle un paradoxe : le XXe siècle s’est achevé dans un climat de
restauration intellectuelle et politique, congédié par un vacarme médiatique
qui annonçait le triomphe définitif de la société de marché et du
libéralisme ; Hobsbawm, en revanche, ne cache pas ses sympathies pour le
communisme, le grand perdant de la guerre froide, ni son attachement à une
conception de l’histoire d’inspiration marxiste. Son livre est un contrepoint
au consensus libéral autour d’une vision du capitalisme comme ordre
naturel du monde2. Cela vaut particulièrement pour la France, où il ne fut
disponible en librairie, grâce à un éditeur belge, que cinq ans après son
édition anglaise originale et après qu’il avait déjà été traduit en plus d’une
vingtaine de langues. En 1997, Pierre Nora expliquait dans Le Débat qu’un
tel ouvrage, anachronique et inspiré par une idéologie d’une autre époque,
n’aurait jamais pu être rentable pour un éditeur (ce qui motivait la décision
de le refuser dans sa collection chez Gallimard)3. Rapidement démenti par
le succès du livre, ce pronostic supposait un préjugé idéologique :
l’existence d’une syntonie parfaite entre la sensibilité des lecteurs et
l’accueil enthousiaste réservé par les médias au Passé d’une illusion de
François Furet (1995) et au Livre noir du communisme (1997). Presque
quinze ans après sa parution, le livre d’Hobsbawm mérite d’être relu à la
lumière de son œuvre, enrichie par une importante autobiographie et
quelques recueils d’essais. Il doit aussi être mis en rapport avec d’autres
histoires du XXe siècle, orientées par des méthodes et des regards différents,
publiées au cours de ces dernières années.

Une tétralogie
L’Âge des extrêmes est le dernier volume d’une tétralogie. Il fait suite à
trois ouvrages consacrés à l’histoire du XIXe siècle parus entre 1962 et 1987.
Le premier analyse les bouleversements sociaux et politiques qui ont
accompagné la transition de l’Ancien Régime à l’Europe bourgeoise (L’Âge
des révolutions 1789-1848). Le deuxième reconstitue l’essor du capitalisme
industriel et la consolidation de la bourgeoisie comme classe dominante
(L’Ère du capital 1848-1875 L’Ère des empires 1875-1914). Le troisième
étudie l’avènement de l’impérialisme et se termine avec l’apparition des
contradictions qui fissurent le « concert européen », en créant les prémisses
de son éclatement ()4. Hobsbawm n’avait pas planifié ces ouvrages ; ils sont
nés au fil du temps, sollicités par ses éditeurs et stimulés par l’évolution de
ses recherches. Au fond, sa trajectoire historiographique est celle d’un
spécialiste du XIXe siècle. En 1952, il fonde avec Edward P. Thompson et
Christopher Hill la revue Past and Present, tentative de synthèse entre le
marxisme et l’école des Annales. Il se consacre à l’étude de l’histoire
sociale des classes laborieuses et des révoltes paysannes à l’époque de la
révolution industrielle ; le marxisme et la formation du mouvement ouvrier
sont au centre de ses intérêts. Ses grandes synthèses historiques
accompagnent l’élaboration de ces travaux de pionnier. De facture plus
classique et écrites dans un style accessible à un large public, elles ne
construisent pas de nouveaux objets d’investigation ni ne bouleversent les
approches historiographiques traditionnelles. Elles brossent une vaste
fresque du XIXe siècle qui, dans la longue durée, en éclaire les forces
sociales. Autrement dit, il existe un écart entre, d’une part, l’historien des
briseurs de machines et de la résistance paysanne aux enclosures dans les
campagnes anglaises et, d’autre part, celui des grandes synthèses sur les
« révolutions bourgeoises » et l’avènement du capitalisme industriel. Cet
écart ne sera pas surmonté par le dernier volume de sa tétralogie, prisonnier
d’une tendance qu’il a toujours reprochée à l’historiographie traditionnelle
du mouvement ouvrier : regarder l’histoire « par en haut », sans se soucier
de ce que pensaient les gens ordinaires, les acteurs « d’en bas »5.
Hobsbawm a conçu le projet d’une histoire du XXe siècle au lendemain
de la chute du mur de Berlin. Il fut l’un des premiers à interpréter cet
événement comme le signe d’une mutation qui non seulement mettait fin à
la guerre froide, mais, à une échelle plus vaste, clôturait un siècle. Naissait
alors l’idée d’un « court » XXe siècle, encadré par deux tournants majeurs de
l’histoire européenne – la Grande Guerre et l’effondrement du socialisme
réel – et opposé à un « long » XIXe siècle allant de la Révolution française
aux tranchées de 1914. Si la guerre a été la véritable matrice du XXe siècle,
la révolution bolchevique et le communisme lui ont donné un profil.
Hobsbawm le place tout entier sous le signe d’Octobre et c’est
l’achèvement de la trajectoire de l’URSS, au bout d’un long déclin, qui en
signe la conclusion.
Né à Alexandrie en 1917 d’un père anglais et d’une mère autrichienne,
Hobsbawm se définit comme le descendant de deux piliers de l’Europe du
XIXe siècle : l’Empire britannique et l’Autriche habsbourgeoise. C’est à
Berlin, en 1932, à l’âge de quinze ans, qu’il devient communiste. Ce choix
ne sera pas remis en cause au cours des décennies suivantes pendant
lesquelles il étudie puis enseigne dans les meilleures universités
britanniques. Le XXe siècle a été sa vie et il admet, en toute honnêteté, sa
difficulté à dissocier l’histoire de l’autobiographie. À contre-pied d’une
illusoire neutralité axiologique, il affirme clairement, dès les premières
pages de son livre, son statut de « spectateur engagé » : « Qui a vécu ce
siècle extraordinaire ne saurait s’abstenir de juger. C’est comprendre qui
devient difficile6. »
L’impact de L’Âge des extrêmes a été d’autant plus fort que, en achevant
sa tétralogie, Hobsbawm entérinait un tournant intervenu dans notre
perception du passé. Il procédait à la mise en histoire d’une époque qui,
considérée jusqu’alors comme un présent vécu, était maintenant
appréhendée comme révolue et clôturée, bref, comme histoire. La guerre
froide quittait les chroniques de l’actualité pour devenir l’objet d’un récit
historique qui l’inscrivait dans une séquence plus large, en remontant
jusqu’à 1914. L’idée d’un « court » XXe siècle entra dans la sphère publique,
puis dans le sens commun.
La vision d’un « long » XIXe siècle n’était pas nouvelle. Dans La Grande
Transformation (1944), Karl Polanyi avait déjà esquissé le profil d’une
« paix de cent ans » s’étalant du Congrès de Vienne – à la fin des guerres
napoléoniennes – à l’attentat de Sarajevo en 19147. Bâti sur un équilibre
international entre les grandes puissances dont Metternich avait été
l’architecte, le XIXe siècle avait vu l’éclosion des institutions libérales,
l’essor d’une gigantesque croissance économique fondée sur la construction
des marchés nationaux et consolidée par l’adoption de l’étalon or (gold
standard). Arno J. Mayer, quant à lui, avait qualifié le XIXe siècle d’âge de
la « persistance de l’Ancien Régime ». Sur le plan économique, la
bourgeoisie était déjà la classe dominante, mais sa mentalité et son style de
vie révélaient sa subalternité à l’égard des modèles aristocratiques qui – à
l’exception de quelques rares régimes républicains, dont la France après les
années 1870 – demeuraient prémodernes. En 1914, une seconde guerre de
Trente Ans mettait fin à l’agonie séculaire de cet Ancien Régime en sursis8.
Hobsbawm semble être parvenu à des conclusions similaires. Dans le
premier volume de sa tétralogie, il définit la grande bourgeoisie industrielle
et financière comme la « classe dominante » de l’Europe du XIXe siècle9.
Puis, dans le second, il nuance son analyse en soulignant que, dans la
plupart des pays, la bourgeoisie n’exerçait pas le pouvoir politique, mais
seulement une « hégémonie » sociale, le capitalisme étant désormais
reconnu comme la forme irremplaçable du développement économique10.
Relevé sans jamais faire l’objet d’une explication approfondie, cet écart
entre une domination sociale bourgeoise et un pouvoir politique
aristocratique demeure sans doute, comme certains critiques l’ont remarqué,
la principale limite des trois premiers volumes de sa fresque historique11. Ce
hiatus inexploré entre hégémonie sociale bourgeoise et « persistance » de
l’Ancien Régime remet aussi en cause une conception marxiste
traditionnelle des « révolutions bourgeoises » (1789-1848), dont la critique
la plus féconde sera menée par d’autres chercheurs12.
Le « long XIXe siècle » peint par Hobsbawm est le théâtre d’une
transformation du monde dont l’Europe, grâce à l’essor de l’impérialisme, a
été le centre et le moteur à la fois. Tous les courants politiques s’identifient
à sa mission civilisatrice, incarnée par une race et une culture
« supérieures ». Le siècle des chemins de fer et des usines industrielles, des
grandes villes et des tramways, des mitrailleuses et des statistiques, du
journalisme et de la finance, de la photographie et du cinéma, du télégraphe
et de l’électricité, de l’alphabétisation et du colonialisme a été dominé par
l’idée de progrès. Conçu comme un mouvement moral et matériel à la fois,
illustré par les conquêtes de la science, l’augmentation incessante de la
production et l’essor des chemins de fer, qui reliaient toutes les grandes
métropoles ainsi que les deux côtes américaines, le progrès est devenu une
croyance inébranlable, non plus inscrite dans les potentialités de la raison,
mais portée par les forces objectives et irrésistibles de la société. Les pages
les plus puissantes de L’Âge des extrêmes sont celles du premier chapitre,
où Hobsbawm décrit l’ouverture du XXe siècle dans un climat apocalyptique
qui renverse littéralement toutes les certitudes d’une ère antérieure de paix
et de prospérité. Le nouveau siècle a commencé comme une « ère de la
catastrophe » (1914-1945) encadrée par deux guerres totales destructrices et
meurtrières : trois décennies pendant lesquelles l’Europe a assisté à
l’effondrement de son économie et de ses institutions politiques. Défié par
la révolution bolchevique, le capitalisme semblait avoir fait son temps,
tandis que les institutions libérales apparaissaient comme les vestiges d’un
âge révolu lorsqu’elles se décomposaient, parfois sans offrir la moindre
résistance, face à l’essor des fascismes et des dictatures militaires en Italie,
Allemagne, Autriche, Portugal, Espagne et dans plusieurs pays d’Europe
centrale. Le progrès s’est révélé illusoire et l’Europe a cessé d’être le centre
du monde. La Société des Nations, son nouveau gérant, était immobile et
impuissante. Face à ces trois décennies cataclysmiques, celles d’après
guerre – l’« âge d’or » (1945-1973) et la « débâcle » (1973-1991) –
semblent deux moments distincts d’une seule et même époque qui coïncide
avec l’histoire de la guerre froide. L’« âge d’or » est celui des Trente
Glorieuses, avec la diffusion du fordisme, l’élargissement de la
consommation de masse et l’avènement d’une prospérité généralisée
apparemment inépuisable. La « débâcle » (landslide) a commencé avec la
crise du pétrole de 1973, qui a mis fin au boom économique et s’est
prolongée par une onde longue récessive. À l’Est, elle s’annonçait par la
guerre d’Afghanistan (1978), qui amorçait la crise du système soviétique et
l’a accompagné jusqu’à sa décomposition. La « débâcle » a fait suite à la
décolonisation – entre l’indépendance de l’Inde (1947) et la guerre du
Vietnam (1960-1975) –, pendant laquelle l’essor des mouvements de
libération nationale et des révolutions anti-impérialistes s’est mêlé au
conflit entre les grandes puissances.

Eurocentrisme
La périodisation proposée par Hobsbawm fait la force de sa tétralogie et,
en même temps, en indique les limites. Son ouvrage consacré aux
« révolutions bourgeoises » – le plus ancien – est inévitablement le plus
daté. Au cours de ces dernières années, plusieurs historiens ont critiqué son
interprétation d’une double révolution, économique et politique à la fois : la
révolution industrielle anglaise qui transforme le capitalisme et la
Révolution française qui, suite aux guerres napoléoniennes, met fin à
l’Ancien Régime en Europe continentale (à l’exception de l’Empire des
tsars)13.
Selon Christopher Bayly et Jürgen Osterhammel, cette thèse doit être
relativisée. Le XIXe siècle fut incontestablement une époque de
modernisation, mais ce processus ne fut ni rapide ni homogène. La
révolution industrielle n’a d’abord touché que l’Angleterre et la Belgique.
En Europe comme aux États-Unis, l’économie ne fut dominée par
l’industrie qu’à partir des années 1880, et dans plusieurs pays de manière
très incomplète. Il serait donc faux de projeter sur tout le siècle l’image
d’une modernité qui ne s’est imposée qu’à sa fin, ou d’interpréter ses
conflits politiques et ses révolutions comme le produit des contradictions de
la société industrielle. L’Europe du XIXe siècle restait, dans son ensemble,
rurale. Sur le plan politique, la fin de l’absolutisme n’a pas laissé la place à
des États modernes fondés sur des constitutions libérales, dotés
d’institutions représentatives et bien installés dans des sociétés dominées
par la bourgeoisie industrielle et financière. Autrement dit, le XIXe siècle n’a
pas vu l’essor de l’État bourgeois. Il fut plutôt un lieu d’expérimentation de
formes hybrides entre une bourgeoisie ascendante (mais pas dominante) et
une aristocratie qui essayait de s’adapter à la nouvelle donne et demeurait
au cœur d’un Ancien Régime « persistant »14. L’aristocratie demeurait un
modèle pour les nouvelles élites sociales et économiques, qui nouaient avec
elle des relations symbiotiques. Le terme « bourgeois » désignait de
manière assez indistincte des personnes « respectables » – « ceux qui
portent des gants15 » –, beaucoup plus qu’une classe d’entrepreneurs
capitalistes. Par conséquent, tous les membres des professions libérales
étaient des « bourgeois ». Osterhammel décrit l’« automne doré16 » de
l’aristocratie (entre les deux vagues destructrices de 1789 et de 1917) et
Bayly évoque l’« été indien » des propriétaires d’esclaves17 pendant la
première moitié d’un siècle marqué par l’abolition de l’esclavage. Le
libéralisme issu de cette synthèse entre aristocratie déclinante et bourgeoisie
ascendante craignait, ou pour mieux dire haïssait la démocratie, dans
laquelle il voyait une forme d’anarchie et de « domination des foules ».
Cette perception était partagée par un positiviste et théoricien de la race
comme Gustave Le Bon, pour qui l’« ère des foules » – la démocratie –
annonçait la décadence de la civilisation, et par un politicien libéral
conservateur britannique comme Alfred Milner, cité par Hobsbawm dans
L’Ère des empires, pour qui le Parlement anglais n’était rien d’autre que la
« racaille de Westminster18 ». Loin de surgir comme le complément naturel
du libéralisme et du marché, selon un cliché aussi faux que répandu, la
démocratie sera le résultat de plus d’un siècle de luttes, entre les révolutions
du XVIIIe et celles du XXe siècle. Les institutions représentatives du
XIXe siècle relevaient de ce que Domenico Losurdo a qualifié de Herrenvolk
democracy : une « démocratie du peuple des seigneurs » strictement
délimitée par des frontières de classe, de genre et de race, excluant du
suffrage les couches laborieuses, les femmes et les « indigènes » du monde
colonial19. Autrement dit, les élections étaient une affaire de propriétaires,
mâles et blancs.
Dans le premier tome de sa tétralogie, Hobsbawm évoque à peine les
guerres de libération dans l’Amérique latine des années 1820, tandis que,
dans les suivants, il décrit la guerre civile américaine mais ne s’attarde que
superficiellement sur la révolte des Taiping, le plus vaste mouvement social
du XIXe siècle qui a profondément secoué la Chine entre 1851 et 186420. Si
les révolutions ont marqué de leur sceau le XIXe siècle, elles ont constitué un
phénomène essentiellement européen qui a atteint son apogée en 1848.
Osterhammel, en revanche, les analyse comme un mouvement global se
déployant en trois vagues distinctes. D’abord l’« Atlantique
révolutionnaire », qui s’est amorcée en Amérique en 1776, a ensuite déferlé
sur la France à partir de 1789, et s’est achevée aux Antilles, à Saint-
Domingue, où, le 1er janvier 1804, les esclaves insurgés ont proclamé l’État
indépendant d’Haïti, sous la forme d’une « société égalitaire de petits
paysans afro-américains libres21 ». C’est lors de cette « époque-charnière »
que se sont imposés des concepts fondateurs de notre modernité politique,
tels que liberté, égalité et émancipation. Ils seront finalement inscrits dans
une série de textes programmatiques, comme la Déclaration d’indépendance
américaine (1776), la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen
(1789), le Décret d’abolition de l’esclavage par la Convention (1794) et,
sous l’impact de la révolution de Saint-Domingue, le discours d’Angostura
prononcé par Simon Bolivar (1819), manifeste des luttes de libération
nationale en Amérique latine. La seconde vague s’est installée au milieu du
siècle. Elle a dépassé la première par son ampleur, mais ne possédait ni
l’unité spatiale ni l’unité politique de l’Atlantique révolutionnaire22. Ses
différents moments – les révolutions européennes de 1848, l’insurrection
des Taiping dans la Chine impériale (1850-1864), la révolte des Sepoys
contre le colonialisme britannique en Inde (1857) et la guerre civile
américaine (1861-1865) – sont restés déconnectés, sans jamais s’articuler
dans un processus unitaire. La synchronisation de ces révolutions n’a
découlé d’aucun enchaînement politique entre l’Europe, l’Asie et
l’Amérique, et les mouvements qui les inspiraient ne présentaient guère
d’affinités. Entre les Taiping – opposés à la dynastie Qing au nom d’un
syncrétisme singulier mêlant confucianisme et protestantisme évangélique –
et les Sepoys – insurgés contre le colonialisme au nom de l’Inde
précoloniale – les différences étaient de taille. La troisième vague, enfin, a
été celle des révolutions eurasiatiques qui ont précédé la Grande Guerre : le
premier soulèvement contre l’Empire tsariste en Russie (1905), la
révolution constitutionnelle en Iran (1905-1911), la révolution des Jeunes
Turcs au sein de l’Empire ottoman (1908), et le mouvement qui, au bout
d’un siècle de déclin, a mis fin à la dynastie Qing et donné naissance à la
république chinoise de Sun Yat-Sen (1911). À l’exception de la Russie, il
s’agissait de ruptures « par en haut », souvent impulsées par des élites
intellectuelles et militaires à l’instar du Risorgimento italien (Cavour) ou de
la restauration Meiji au Japon (1868), deux mouvements auxquels
Hobsbawm dénie le statut de « révolutions bourgeoises »23.
Bref, la périodisation proposée par Hobsbawm dans sa tétralogie reste
prisonnière d’un horizon eurocentrique, ou tout au moins occidentalo-
centrique. Ses découpages historiques ne sont pas généralisables. Adoptant
la perspective d’une histoire globale, Osterhammel refuse de fixer des
frontières chronologiques rigides pour définir des époques dont l’unité était
fondée sur des structures temporelles ouvertes. La notion de « long »
XIXe siècle – entre la révolution américaine et la Grande Guerre – n’est
valable a posteriori que pour le monde occidental et surtout pour
l’Europe24. Elle pourrait, avec quelques ajustements, s’adapter à l’Empire
ottoman, entre l’invasion de l’Égypte par Bonaparte (1798) et son
démembrement par le traité de Sèvres (1920), mais ne trouve guère de
correspondance ailleurs. Aux États-Unis, le XIXe siècle a commencé avec
l’indépendance, en 1776, et s’est achevé avec la guerre civile dans les
années 1860. En Amérique latine, il s’est amorcé avec les luttes
indépendantistes des années 1820 et s’est poursuivi jusqu’à la crise de
1929. Le Japon a connu un autre cycle, entre la restauration Meiji (1853-
1868) et la défaite de 1945. Est-il légitime de considérer 1789 ou 1914
comme des grands tournants pour l’histoire de l’Afrique ? Le congrès de
Berlin (1884) et les années de la décolonisation (1960) seraient à coup sûr
des clivages plus pertinents. Vues d’Asie, les grandes ruptures du XXe siècle
– l’indépendance de l’Inde (1947), la révolution chinoise (1949), la guerre
de Corée (1950-1953), la guerre du Vietnam (1960-1975) – ne coïncident
pas forcément avec celles de l’histoire européenne. La Révolution chinoise
de 1949 a transformé en profondeur les structures sociales et les conditions
de vie d’une portion de l’humanité bien plus vaste que l’Europe, mais les
décennies comprises entre 1945 et 1973 – marquées par la guerre civile, le
« Grand bond en avant » et la Révolution culturelle – n’ont pas été un « âge
d’or » pour les habitants de cet immense pays. Pendant cette période, les
Vietnamiens et les Cambodgiens ont subi des bombardements plus soutenus
que ceux qui ont dévasté l’Europe pendant la Seconde Guerre mondiale, les
Coréens ont connu les affres d’une guerre civile et de deux dictatures
militaires, tandis que les Indonésiens ont subi un coup d’État
anticommuniste aux dimensions littéralement exterminatrices
(500 000 victimes). Seul le Japon a vécu une époque de liberté et de
prospérité comparable à l’« âge d’or » du monde occidental. L’Amérique
latine, quant à elle, a certes subi l’impact de 1789 – Toussaint Louverture et
Simon Bolivar en ont été les fils sur ce continent –, mais elle est restée en
dehors des guerres mondiales du XXe siècle. Elle a connu deux grandes
révolutions – au Mexique (1910-1917) et à Cuba (1959) – et son ère de la
catastrophe se situe plutôt entre le début des années 1970 et la fin des
années 1980, lorsque le continent était dominé par des dictatures militaires
sanglantes, non plus populistes et desarrollistas, mais néolibérales et
terriblement répressives.
Bien qu’il récuse toute attitude condescendante et ethnocentrique à
l’égard des pays « retardataires et pauvres », Hobsbawm postule leur
subalternité comme un truisme qui évoque par moments la thèse classique
d’Engels (d’origine hégélienne) sur les « peuples sans histoire25 ». À ses
yeux, ces pays ont connu une dynamique « dérivée, non originale ». Leur
histoire se réduirait essentiellement aux tentatives de leurs élites « pour
imiter le modèle dont l’Occident fut le pionnier », c’est-à-dire le
développement industriel et technico-scientifique, « dans une variante
capitaliste ou socialiste »26. De la même façon, Hobsbawm semble justifier
le culte de la personnalité instauré par Staline en URSS, considérant qu’il
était bien adapté à une population paysanne dont la mentalité correspondait
à celle des plèbes occidentales du XIe siècle27. Ces passages relativisent
considérablement la portée des révolutions coloniales qu’il décrit comme
des ruptures éphémères et limitées. L’Ère du capital s’ouvrait par le constat
du destin tragique des colonisés au XIXe siècle, partagés entre « une
résistance vouée à l’échec » parce que tournée vers le passé, et une
acceptation de l’impérialisme dans la perspective de le combattre dans le
futur, après en avoir assimilé les conquêtes modernes28. Dans L’Âge des
extrêmes, il constate que la modernité a finalement été utilisée par les élites
issues de la décolonisation afin d’adopter « des systèmes politiques dérivés
de leurs anciens maîtres impériaux ou de leurs conquérants29 ».
Hobsbawm reconnaît que « la décolonisation et la révolution ont
transformé de fond en comble la carte politique du globe30 », mais son
argumentation ne semble pas saisir dans la révolte des peuples colonisés et
leur transformation en sujet politique sur la scène mondiale un aspect
central de l’histoire du XXe siècle. Ce constat renvoie à l’écart souligné plus
haut entre deux Hobsbawm : d’une part l’historien social qui s’intéresse à
ceux « d’en bas » en restituant leur voix et, de l’autre, l’auteur des grandes
synthèses historiques où les classes subalternes redeviennent une masse
anonyme. L’auteur de L’Ère du capital et de L’Âge des extrêmes est
pourtant le même qui a écrit Primitive Rebels (1959) et Bandits (1969),
pour lequel l’acquisition d’une conscience politique chez les paysans du
monde colonial « a fait de notre siècle le plus révolutionnaire de
l’histoire31 ». Les représentants des Subaltern Studies, notamment Ranajit
Guha, ont reproché à leur collègue britannique de considérer les luttes
paysannes comme essentiellement « prépolitiques » à cause de leur
caractère « improvisé, archaïque et spontané », et d’être incapable d’en
saisir la dimension profondément politique, quoique irréductible aux codes
idéologiques du monde occidental32. Cette critique vaut certes davantage
pour sa tétralogie que pour ses études d’histoire sociale. Selon Edward Saïd,
cette représentation des sociétés non occidentales comme lieux d’une
histoire « dérivée, non originale » est un « point aveugle » (blindspot) tout à
fait surprenant chez un chercheur qui s’est distingué pour avoir critiqué
l’eurocentrisme de l’historiographie traditionnelle et étudié les « traditions
inventées33 ».
Au fond, Hobsbawm ne s’est jamais vraiment éloigné de la position de
Marx, qui stigmatisait l’impérialisme britannique pour son caractère
inhumain et prédateur mais auquel il s’obstinait à octroyer, au nom de la
dialectique historique, une mission civilisatrice. Dans L’Ère du capital,
Hobsbawm consacre un chapitre aux victimes de la colonisation (The
Losers) dans lequel il souligne l’« optimisme » de Marx, mais il en
réaffirme par la suite le diagnostic fondamental. Après avoir rappelé les
souffrances des colonisés, il constate, amer et résigné, que le jour où ils
pourront retourner « les armes du progrès » contre leurs oppresseurs
« n’était pas encore venu ». Du coup, son rappel des ravages de la famine
en Inde, où « on mourait par millions », ou des autres innombrables
« catastrophes » du milieu du XIXe siècle dans l’ensemble du monde
colonial, apparaît beaucoup plus comme un produit du retard du monde
extra-européen que comme une conséquence de la domination impériale34.
Étalée sur près de trente-cinq ans, entre la fin des années 1950 et le
milieu des années 1990, l’écriture de la tétralogie de Hobsbawm s’inscrit
dans un horizon historiographique qui précède le postcolonialisme. Le lien
intime qui unit les famines et les « catastrophes naturelles » du XIXe siècle
est devenu par la suite un chantier historiographique à part entière.
Soulignant que, à la différence de la « paix de cent ans » imposée en Europe
par le Congrès de Vienne en 1814, le XIXe siècle n’a pas été un « intermezzo
tranquille » en Afrique, en Asie ou en Océanie, Osterhammel présente le
monde extra-européen, à l’époque des conquêtes coloniales, comme un
système d’« anarchie régulée35 ». Autrement dit, il s’agissait d’un espace
remodelé par l’impérialisme – tant sur le plan économique que sur le plan
militaire – au nom d’un « libéralisme international conçu en termes social-
darwinistes et racistes36 ». La violence colportée par cette « anarchie
régulée » n’était pas le fait exclusif des armes, loin de là. Osterhammel
reconnaît que « la conquête coloniale a partout conduit à la déstabilisation
politique, sociale et biologique37 », provoquant même une « écologie de la
maladie (Krankheitsökologie) de type nouveau ». Qu’ils acceptent ou non
de généraliser l’usage du concept de génocide, tous les historiens
s’accordent à voir dans le colonialisme la cause essentielle, directe ou
indirecte, des « catastrophes naturelles » qui ont ravagé le monde extra-
européen au XIXe siècle. Selon Osterhammel et Etemad, les déplacements de
populations liés à la construction des voies ferrées et des barrages d’eau,
l’urbanisation massive dans de mauvaises conditions hygiéniques, la
diffusion de la malaria, de la tuberculose, de la dysenterie, de la variole
introduites par les Britanniques dans l’Inde coloniale, c’est-à-dire
l’ensemble de l’Asie du Sud, ont tué au moins trente millions d’êtres
humains. La population algérienne a diminué d’un tiers à la suite de la
première guerre coloniale du général Bugeaud. En Afrique noire, entre
1880 et 1920, la chute de la population a été brutale, du tiers à la moitié
selon les cas. Parfois, les génocides ont été le fait d’une politique
d’extermination planifiée, comme dans le cas des Hereros, soumis à la
domination allemande dans l’actuelle Namibie, ou d’une exploitation
dévastatrice, comme dans les plantations de caoutchouc du Congo belge,
propriété personnelle du roi Léopold II. Des chiffres analogues concernent
les populations aborigènes d’Australie, dont les survivants n’obtiendront la
citoyenneté qu’en 1967. Il serait difficile de contester que l’énorme passif
démographique de l’Afrique et de l’Inde (non seulement de la Tasmanie ou
de la Nouvelle-Guinée), au cours du XIXe siècle, est imputable au
colonialisme38. Et il n’est sans doute pas inutile de rappeler que la dernière
grande famine européenne, celle de l’Irlande entre 1845 et 1849 (un million
de morts sur une population de 8,5 millions), s’est produite dans un
contexte de domination coloniale. Autrement dit, loin d’être une catastrophe
« naturelle », la famine apparaît comme un élément de cette « anarchie
régulée », comme une sorte de gouvernementalité coloniale (pour reprendre
le concept foucaldien théorisant les politiques de contrôle des territoires et
des populations) par laquelle l’impérialisme a réussi à asseoir son pouvoir
et à briser toute résistance39. Cette historiographie date des vingt dernières
années, mais Hobsbawm disposait néanmoins de La Grande
Transformation (1944), où Karl Polanyi interprétait les famines indiennes
du XIXe siècle comme le produit conjoint de la libéralisation du marché du
blé et de la destruction des communautés villageoises par les Britanniques40.
L’industrialisation a creusé l’écart entre l’Occident et le reste du monde.
Hobsbawm souligne que, à la fin du XVIIIe siècle, l’Europe n’était
hégémonique ni sur le plan technologique ni sur le plan politique. La Chine
impériale pouvait apparaître comme un continent étrange et exotique aux
yeux des voyageurs occidentaux, mais personne ne l’aurait qualifiée
d’« inférieure » ou d’« arriérée ». À la veille de la Grande Guerre, en
revanche, ces deux mondes étaient désormais séparés par un fossé
impressionnant. En 1913, le PIB occidental était, selon ses estimations, sept
fois plus élevé que celui des pays du tiers monde41. Hobsbawm se limite à
constater ce Sonderweg européen, sans en interroger les causes. Lorsqu’il
fait allusion à la supériorité technologique de l’Europe – « un fait
indéniable et triomphal » –, cela relève à ses yeux de l’évidence. Certes, il
n’adopte pas une posture apologétique, à l’instar de David Landes, pour qui
la domination planétaire de l’Europe relevait d’un destin providentiel42.
Selon Osterhammel, la question : « Pourquoi l’Europe ? » est mal posée et
risque de nous enfermer dans un vieux piège téléologique43. À deux siècles
de distance de la révolution industrielle, l’hégémonie européenne s’est
révélée relative et provisoire, tandis que les explications culturalistes du
retard asiatique ont été démenties par le décollage économique chinois et
indien des trois dernières décennies. Bayly avance l’hypothèse selon
laquelle, en Europe et aux États-Unis, la modernisation a résulté de
l’articulation de différents éléments. Il y a d’abord eu un mouvement
puissant d’appropriation des terres et de « domestication » de la nature (la
conquête des forêts, des steppes et des grandes plaines), dont la Frontière
américaine demeure le symbole ; puis les mutations réalisées par les
« révolutions industrieuses44 » ; ensuite, l’essor d’un espace public capable
d’exercer une surveillance critique sur le pouvoir ; enfin, un élan
nationaliste projeté vers la compétition militaire et l’expansionnisme
impérial. Cela a donné lieu à « une accumulation aléatoire de
caractéristiques existant séparément dans les autres régions du monde45 ».
Paradoxalement, l’Europe a tiré profit de son retard historique,
essentiellement dû à ses guerres intestines des XVIIe et XVIIIe siècles. La
guerre de Trente Ans avait produit, avec la paix de Westphalie de 1648, un
système régulé de relations entre États souverains, tandis que la guerre de
Sept Ans avait consacré l’hégémonie continentale de l’Empire britannique,
en jetant les bases de son expansionnisme en Asie et en Afrique. Cette
succession de guerres a été à l’origine d’une révolution militaire sans
laquelle l’impérialisme européen du XIXe siècle aurait été inimaginable.
Bayly résume cette mutation majeure concernant la puissance des armes, les
moyens de transport et de communication, la logistique des troupes et leur
protection médicale, en une formule « brutale » mais juste : « Les
Européens devinrent rapidement les meilleurs dès lors qu’il s’agissait de
tuer46. » À ses yeux, cette supériorité militaire a été une des raisons
principales de l’« écart croissant » qui séparait l’Europe du reste du monde.
Dans une réponse à ses critiques, Hobsbawm a reconnu l’approche
eurocentrique de son livre, tout en admettant que sa tentative de
« représenter un siècle compliqué » n’est pas incompatible avec d’autres
interprétations et d’autres découpages historiques47. Les exemples ne
manquent pas. En 1994, Giovanni Arrighi publiait The Long Twentieth
Century, un ouvrage qui, s’inspirant à la fois de Marx et de Braudel,
propose une nouvelle périodisation de l’histoire du capitalisme48. Il repère
quatre siècles « longs » s’étalant sur six cents ans et correspondant à
différents « cycles systémiques d’accumulation », bien que susceptibles de
se superposer les uns aux autres : un siècle génois (1340-1630), un siècle
hollandais (1560-1780), un siècle britannique (1740-1930) et enfin un siècle
américain (1870-1990). Amorcé au lendemain de la guerre civile, ce dernier
a connu son essor avec l’industrialisation du Nouveau Monde et s’est
essoufflé autour des années 1980, lorsque le fordisme a été remplacé par
une économie globalisée et financiarisée. Selon Arrighi, nous sommes
entrés aujourd’hui dans un XXIe siècle « chinois », c’est-à-dire dans un
nouveau cycle systémique d’accumulation dont le centre de gravité se situe
progressivement vers l’Extrême-Orient49.
Michael Hardt et Toni Negri, quant à eux, théorisent l’avènement de
l’« Empire » : un nouveau système de pouvoir sans centre territorial,
qualitativement différent des anciens impérialismes fondés sur
l’expansionnisme des États au-delà de leurs frontières. Alors que
l’impérialisme classique s’enracinait dans un capitalisme fordiste (la
production industrielle) et prônait des formes de domination de type
disciplinaire (la prison, le camp, l’usine), l’Empire développe des réseaux
de communication auxquels correspond une « société de contrôle », c’est-à-
dire une forme de « biopouvoir », au sens foucaldien, parfaitement
compatible avec l’idéologie des droits de l’homme et les formes extérieures
de la démocratie représentative50. Reste à savoir si cet « Empire » est une
tendance ou un système déjà consolidé qui aurait fait des États nationaux
des pièces de musée. Plusieurs auteurs semblent en douter et le débat est
loin d’être tranché51. La crise du vieux système westphalien n’a pas
accouché d’un nouvel ordre géopolitique, encore moins d’un « Empire »
global. Les guerres des deux dernières décennies ont montré que la
suprématie militaire américaine ne se traduit pas en hégémonie et que le
bipolarisme de la guerre froide a laissé la place à un état d’anomie globale.
Dans son dernier ouvrage, Hobsbawm revient sur l’histoire des empires
pour conclure que leur âge est définitivement révolu. Les États-Unis
disposent d’une force militaire écrasante, mais ne sont pas en mesure
d’imposer leur domination sur le reste de la planète. Ils ne représentent pas
le noyau d’un nouvel ordre mondial comparable à la Pax Britannica du
XIXe siècle et nous sommes entrés dans « une forme profondément instable
de désordre global aussi bien à l’échelle internationale qu’à l’intérieur des
États52 ».
Selon une perspective contemporaine, le XXe siècle pourrait aussi
apparaître comme un « siècle-monde ». L’historien italien Marcello Flores
en date le début à 1900, année qui marque symboliquement une triple
mutation. À Vienne, Freud publie L’Interprétation des rêves, ouvrage
inaugural de la psychanalyse : à l’aube du capitalisme fordiste, le monde
bourgeois opère un repli vers son intériorité analogue à l’« ascèse
intramondaine » que, selon Weber, la Réforme protestante avait mise au
service du capitalisme naissant. En Afrique du Sud, de la guerre des Boers
naissent les premières formes de camps de concentration, avec barbelés et
baraques pour l’internement des civils. Ce dispositif d’organisation et de
gestion de la violence va projeter son ombre sur tout le XXe siècle. En
Chine, finalement, la révolte des Boxers est matée par la première
intervention internationale des grandes puissances coalisées (Allemagne,
Grande-Bretagne, France, Italie, Autriche-Hongrie, Russie, États-Unis et
Japon)53. Bien d’autres expéditions (punitives, « humanitaires »,
« pacificatrices », etc.) suivront. Selon Flores, le XXe siècle est l’âge de
l’occidentalisme, qui voit l’extension à l’échelle planétaire du système de
valeurs, des codes culturels et des modèles de vie occidentaux54. De ce point
de vue, le XXe siècle n’est pas mort, même s’il est confronté aujourd’hui à
de nouveaux défis.
Dans un passage saisissant de L’Âge des extrêmes, Hobsbawm écrit que,
pour 80 % de l’humanité, le Moyen Âge s’est subitement arrêté dans les
années 195055. Depuis ce tournant, nous vivons dans un monde où le
développement des moyens de communication a éliminé les distances,
l’agriculture n’est plus la source principale des richesses et la majorité de la
population est désormais urbanisée. Cela constitue une véritable révolution,
écrit-il, qui a soudainement clôturé dix mille ans d’histoire : le cycle ouvert
avec l’avènement de l’agriculture sédentaire56. Si l’on traduit cette remarque
en termes historiographiques, cela signifie que, en choisissant l’histoire de
la consommation au lieu de l’histoire politique comme ligne de partage
fondamentale, le XXe siècle pourrait prendre une coloration bien différente.
Entre 1910 et 1950, les conditions de vie des Européens sont demeurées
substantiellement inchangées. La grande majorité d’entre eux vivaient dans
des habitations qui ne disposaient pas de salle de bains et dépensaient la
plupart de leurs revenus pour se nourrir. En 1970, en revanche, il était
devenu normal de vivre dans un appartement doté de chauffage central,
téléphone, frigo, machine à laver et télévision, sans oublier une voiture dans
le garage (une commodité qui constituait le lot commun des ouvriers des
usines Ford de Detroit dès les années 193057). Bref, d’autres découpages
historiques sont possibles. Cela ne remet pas en cause la perspective choisie
par Hobsbawm, mais indique que sa périodisation n’a rien de normatif.

Communisme
Le fil rouge qui traverse L’Âge des extrêmes étant la trajectoire du
communisme, sa comparaison avec Le Passé d’une illusion (1995) est
pratiquement inévitable. Hobsbawm n’a jamais vu en François Furet un
grand historien, qu’il tenait au fond pour un épigone du conservateur Alfred
Cobban. La véritable cible de l’interprétation libérale de 1789 a toujours été
1917. Furet l’avait montré dans un pamphlet d’une rare violence polémique,
Penser la Révolution française (1978), et son dernier bilan de l’histoire du
communisme n’était pour Hobsbawm qu’un « produit tardif de l’époque de
la guerre froide58 ». Le Passé d’une illusion trahit la morgue du vainqueur ;
L’Âge des extrêmes est écrit par un vaincu qui ne renie pas son combat.
Contrairement à l’avis de plusieurs commentateurs, la mélancolie, legs d’un
siècle de batailles perdues, imprègne les pages d’Hobsbawm, pas celles de
Furet. (De même que, toutes proportions gardées, Benjamin l’avait saisie
chez le vieux Blanqui, pas chez Tocqueville.) Furet a consacré son ouvrage
à l’avènement, la montée et la chute du communisme ; Hobsbawm a étudié
aussi la crise et la renaissance du capitalisme. Après l’effondrement de
l’Europe libérale en 1914, le capitalisme a connu le défi de la révolution
d’Octobre et une crise planétaire en 1929. Pendant les années de l’entre-
deux-guerres, son avenir semblait bien incertain. Keynes, le plus brillant et
le plus original de ses thérapeutes, le considérait historiquement condamné,
et pourtant le capitalisme a connu une relance spectaculaire après 1945,
jusqu’à sa victoire en 1991.
Comparant les livres de Furet et d’Hobsbawm, le politologue norvégien
Torbjorn L. Knutsen les a reconduits à deux structures narratives
classiques : la comédie et la tragédie59. Les deux racontent la même histoire,
avec les mêmes acteurs, mais la distribution des rôles et la tonalité du récit
sont sensiblement différentes. Le Passé d’une illusion respecte les règles de
la comédie. Il met en scène les mésaventures d’une famille libérale qui a
vécu en parfaite harmonie, mais dont l’existence a soudainement été
perturbée par une série malencontreuse d’imprévus, de quiproquos et de
malchances. Pendant un instant, tout a semblé remis en cause. De méchants
personnages sont apparus, sous les traits du fasciste et du communiste, qui
ont exercé une influence corruptrice sur de jeunes âmes innocentes. Mais
les méchants ont finalement été démasqués et leur séduction totalitaire mise
à mal. Une fois l’équivoque dissipée, tout est rentré dans l’ordre ; et la
comédie s’est achevée par un happy end rassurant. Loin d’indiquer une
« destination providentielle de l’humanité », écrit Furet, le fascisme et le
communisme n’ont été que « des épisodes courts, encadrés par ce qu’ils ont
voulu détruire » : la démocratie libérale60. À la fin de son livre, il nous voit
« condamnés à vivre dans le monde où nous vivons », le monde du
capitalisme libéral, dont les frontières sont définies par « les droits de
l’homme et le marché »61. C’est bien cette « condamnation » qui apparaît à
ses yeux comme une destinée providentielle et colore son ouvrage d’une
tonalité apologétique et téléologique à la fois.
Hobsbawm a écrit une tragédie. L’espérance libératrice portée par le
communisme a traversé le siècle comme un météore. Son but n’était pas la
destruction de la démocratie, mais l’instauration de l’égalité, le
renversement de la pyramide sociale, la prise en main de leur destin par
ceux qui ont toujours été soumis et exploités. La révolution d’Octobre – un
rêve qui « vit encore en moi », affirme-t-il dans son autobiographie62 – a
transformé cette espérance libératrice en « utopie concrète ». Incarnée par
l’État soviétique, elle a d’abord connu une ascension spectaculaire puis un
long déclin, lorsque sa force propulsive s’est épuisée, jusqu’à sa chute
finale. Le socialisme soviétique a été effrayant, Hobsbawm le reconnaît
sans hésitation, mais il n’avait pas d’alternative. « La tragédie de la
révolution d’Octobre – écrit-il – est précisément de n’avoir pu produire
qu’un socialisme autoritaire, implacable et brutal63. » Certes, son échec était
inscrit dans ses prémisses, mais ce constat n’en fait pas pour autant une
aberration de l’histoire. Hobsbawm ne partage pas l’avis de Furet pour qui
la révolution d’Octobre, à l’instar de la Révolution française, ne fut qu’un
déraillement dont on aurait bien pu se passer. Le communisme ne pouvait
qu’échouer, mais il a rempli une fonction nécessaire. Sa vocation était
sacrificielle. « Le résultat le plus durable de la révolution d’Octobre, dont
l’objectif était le renversement mondial du capitalisme – écrit-il dans L’Âge
des extrêmes –, fut de sauver son adversaire, dans la guerre comme dans la
paix, en l’incitant, par peur, après la Seconde Guerre mondiale, à se
réformer64. » Il l’a sauvé à Stalingrad, en payant le prix le plus élevé dans la
résistance contre le nazisme. Puis l’a forcé à se transformer, car il n’est pas
sûr que, sans le défi représenté par l’URSS, le capitalisme aurait connu le
New Deal et l’État-providence, ni que le libéralisme aurait enfin accepté le
suffrage universel et la démocratie (cette dernière n’étant nullement
« identique » au libéralisme, sur le plan philosophique comme sur le plan
historique, contrairement à l’axiome de Furet). Mais la victoire du capital
n’incite certes pas à l’optimisme ; elle semble plutôt évoquer l’Ange de
l’histoire de Benjamin, cité au passage par Hobsbawm, qui voit le passé
comme une montagne de décombres.
Furet a écrit une apologie satisfaite du capitalisme libéral ; Hobsbawm
une apologie mélancolique du communisme. De ce point de vue, les deux
sont discutables. Le bilan du socialisme réel tiré par Hobsbawm est, à
plusieurs égards, impitoyable. Il considère comme une grave erreur la
fondation du Komintern, en 1919, qui a durablement divisé le mouvement
ouvrier international65. Il reconnaît aussi, a posteriori, la clairvoyance du
philosophe menchevik Plekhanov, pour lequel, dans la Russie des tsars, une
révolution communiste n’aurait pu qu’engendrer un « empire chinois
badigeonné de rouge66 ». Il esquisse un portrait de Staline plutôt sévère :
« Un autocrate d’une férocité, d’une cruauté et d’une absence de scrupule
exceptionnelles, pour ne pas dire uniques67. » Mais il s’empresse d’ajouter
que, dans les conditions de l’URSS des années 1920 et 1930, aucune
politique d’industrialisation et de modernisation n’aurait pu être menée sans
violence ni coercition. Le stalinisme était donc inévitable. Le peuple
soviétique en a payé les frais, mais a accepté Staline comme un guide
légitime, à l’instar de Churchill qui, en 1940, avait le soutien des
Britanniques lorsqu’il leur promettait « du sang et des larmes68 ».
Le stalinisme a été le produit d’un repli de la révolution russe sur elle-
même, isolée après la défaite des tentatives révolutionnaires en Europe
centrale, encerclée par un monde capitaliste hostile et surtout confrontée, à
partir de 1933, à la menace nazie. Hobsbawm compare l’universalisme de la
révolution d’Octobre à celui de la Révolution française. Il décrit son
influence et sa diffusion comme la force magnétique d’une « religion
séculière » qui lui rappelle l’islam des origines, aux VIIe et VIIIe siècles69. De
cette « religion séculière », Hobsbawm n’a jamais été un croyant naïf ni
aveugle, mais certes un disciple fidèle, y compris lorsque ses dogmes se
sont révélés mensongers. Il a été l’un des rares représentants de
l’historiographie marxiste britannique à ne pas quitter le Parti communiste
en 195670. Son regard complaisant vis-à-vis du stalinisme évoque le
souvenir d’un autre grand historien, Isaac Deutscher, qui avait vu en Staline
un mélange de Lénine et d’Ivan le Terrible, à l’instar de Napoléon qui
résumait en lui la Révolution française et l’absolutisme du Roi Soleil71.
Deutscher nourrissait l’illusion d’une possible autoréforme du système
soviétique, tandis que Hobsbawm le justifie après sa chute. Il ne pouvait
qu’échouer, mais il fallait y croire. En novembre 2006, Hobsbawm se livrait
encore à une justification de la répression soviétique qui avait eu lieu en
Hongrie, cinquante ans plus tôt, et même à une apologie de János Kádár72.
Beaucoup plus que l’avantage épistémologique inhérent au regard du
vaincu, selon la formule de Reinhart Koselleck, ce bilan en révèle, comme
l’indique Perry Anderson, la dimension consolatoire73.

Barbarie
Le XXe siècle peint par Hobsbawm est en réalité un diptyque dont la
Seconde Guerre mondiale marque la ligne de partage. Il la présente comme
une « guerre civile idéologique internationale » dans laquelle, au-delà des
États et des armées, s’affrontaient des idéologies, des visions du monde, des
modèles de civilisation74. Dans une étude parallèle à L’Âge des extrêmes, il
saisit le noyau profond de cette guerre dans l’opposition entre les Lumières
et les anti-Lumières, les unes incarnées par la coalition des démocraties
occidentales et du communisme soviétique, les autres par le nazisme et ses
alliés. Ce fut la force des « valeurs héritées du XVIIIe siècle » qui a empêché
le monde de « sombrer dans les ténèbres »75. Contrairement aux philosophes
de l’école de Francfort, Hobsbawm ne va pas jusqu’à saisir les racines de la
barbarie dans la civilisation elle-même, une civilisation qui aurait
métamorphosé le rationalisme émancipateur des Lumières dans la
rationalité instrumentale aveugle et dominatrice du totalitarisme. Cette
antinomie absolue entre civilisation et barbarie – qui n’est pas sans rappeler
La Destruction de la raison de Georg Lukács (1953) – le conduit plutôt à
rejeter le concept de totalitarisme. Loin de dévoiler l’identité du nazisme et
du communisme, le pacte de non-agression germano-soviétique de l’été
1939 n’a été qu’une parenthèse éphémère, opportuniste et contre nature.
« Si les similitudes entre les systèmes de Hitler et Staline sont
indéniables », écrit Hobsbawm en critiquant Furet, leur rapprochement
« s’était fait à partir de racines idéologiques foncièrement différentes et
largement séparées »76. Leur convergence était superficielle, suffisante pour
fixer des analogies formelles, pas pour définir une nature commune. Le
XXe siècle a opposé la liberté et l’égalité, deux notions issues de la tradition
des Lumières, alors que le nazisme était une variante moderne des anti-
Lumières, fondée sur le racisme biologique77.
Le recours au concept de « guerre civile » suscite inévitablement une
autre comparaison, cette fois-ci avec l’historien conservateur Ernst Nolte.
Un parfum de noltisme imprègne en effet L’Âge des extrêmes, même si,
bien entendu, il s’agit d’un noltisme renversé. Aucune convergence
idéologique, aucune complicité ne réunit Nolte et Hobsbawm, mais les deux
partent du même constat – l’affrontement titanesque entre nazisme et
communisme comme momentum du XXe siècle – pour en déduire des
lectures symétriques et substantiellement apologétiques de l’un ou de
l’autre. Nolte reconnaît les crimes nazis, mais les interprète comme un
excès regrettable lors d’une réaction légitime de l’Allemagne contre la
menace communiste. Les chambres à gaz n’ont été à ses yeux qu’une
imitation de la violence bolchevique, le véritable « prius logique et factuel »
des horreurs totalitaires du XXe siècle78. Hobsbawm n’occulte pas les crimes
du stalinisme, mais les tient pour inévitables, quoique regrettables, en les
inscrivant dans un contexte objectif qui ne laissait pas d’alternative. Deux
ombres massives se profilent derrière ces interprétations : derrière Nolte,
l’ombre de Heidegger, dont il fut le disciple, qui avait accueilli Hitler
comme une expression « authentique » du Dasein allemand ; derrière
Hobsbawm, l’ombre de Hegel, qui avait justifié la Terreur jacobine dans sa
Phénoménologie de l’esprit. Ou plutôt, pour être plus précis, l’ombre
d’Alexandre Kojève qui, comme Hegel voyant Napoléon à Iéna, croyait
avoir perçu en Staline l’« Esprit du monde »79.
L’historien anglais appartient à une génération qui a traversé le nazisme,
la guerre civile espagnole et la Résistance. Certes, l’histoire du
communisme ne se réduit pas à son affrontement titanesque avec le
Troisième Reich. Par sa seule existence, l’URSS a donné une impulsion
extraordinaire au soulèvement des peuples colonisés contre l’impérialisme.
Dans le monde occidental, en dépit de leur caractère de « contre-société »,
Église et caserne à la fois, certains partis communistes ont su donner une
représentation politique et un sentiment de dignité sociale aux classes
laborieuses. Ces deux aspects, cependant, ne sont pas mis en avant par
Hobsbawm qui, parmi les nombreux visages du communisme au cours du
XXe siècle, choisit de légitimer le pire, le plus oppresseur et coercitif, celui
du stalinisme. Né au cœur de la guerre civile européenne, son communisme
n’a jamais été libertaire. Au fond, il a toujours été un homme d’ordre, une
sorte de « communiste tory80 ».

Longue durée
Dans son autobiographie, Hobsbawm reconnaît l’influence exercée sur
lui par l’école des Annales. Il rappelle l’impact de La Méditerranée de
Braudel sur les jeunes historiens britanniques des années 1950 puis, en
empruntant la formule à Carlo Ginzburg, il constate le passage de
l’historiographie, après 1968, du télescope au microscope : un déplacement
de l’analyse des structures socio-économiques à l’étude des mentalités et
des cultures81. Dans L’Âge des extrêmes, le XXe siècle est observé au
télescope. Hobsbawm y adopte une approche braudelienne dans laquelle la
« longue durée » engloutit l’événement. Les moments majeurs d’un siècle
cataclysmique sont passés en revue comme les pièces d’un ensemble,
rarement appréhendés dans leur singularité. Il s’agit cependant d’une
époque marquée par des ruptures soudaines et imprévues, par des tournants
majeurs irréductibles à leurs « causes », par des bifurcations qui ne
s’inscrivaient pas logiquement dans des tendances de longue durée. Nous
pouvons leur assigner une place dans une séquence reconstituée a
posteriori, pas les présenter comme les étapes nécessaires d’un processus.
Plusieurs critiques ont souligné le silence d’Hobsbawm sur Auschwitz et la
Kolyma, deux noms qui ne figurent pas dans l’index de son livre. Les
camps de concentration et d’extermination n’ont pas de place dans son
récit. Dans le siècle de la violence, les victimes sont réduites à des quantités
abstraites. Sa remarque au sujet de la Shoah – « Je ne pense pas que ces
horreurs puissent trouver une expression verbale à la hauteur82 » – est sans
doute vraie, en dépit de Paul Celan et Primo Levi, et certes
psychologiquement compréhensible, mais ne saurait tenir lieu d’explication.
De plus, elle est sans doute partagée par des historiens qui, comme Saul
Friedländer, ont consacré leur vie à l’étude de l’extermination des juifs
d’Europe, en essayant de mettre des mots sur un « événement » qui a brisé
le siècle, introduit le concept de génocide dans notre lexique et modifié
notre regard sur la violence. Si, en revanche, cette remarque était érigée en
parti pris méthodologique, elle reviendrait à cautionner une forme de
mysticisme obscurantiste – l’Holocauste comme entité métaphysique par
définition indicible et inexplicable – qui serait bien étonnante sous la plume
d’un grand historien qui se dit héritier des Lumières.
Cette indifférence à l’événement ne concerne pas que les camps nazis et
le Goulag, mais aussi d’autres moments clés du XXe siècle. Par exemple, la
prise du pouvoir par Hitler en Allemagne, en janvier 1933, est simplement
inscrite par Hobsbawm dans une tendance générale marquée par l’essor du
fascisme en Europe, pas analysée en tant que crise spécifique dont l’issue
n’était pas inéluctable. (Ian Kershaw, un des meilleurs spécialistes de
l’histoire du nazisme, y a vu le résultat d’une « erreur de calcul » des élites
allemandes.) On pourrait en dire autant de Mai 68, dont l’appréciation par
Hobsbawm semble fortement conditionnée par des éléments d’ordre
autobiographique (il écrit dans ses mémoires préférer le jazz à la musique
rock et ne jamais avoir porté de jeans83). Il cautionne ainsi, de façon assez
expéditive, l’avis du « conservateur éclairé » Raymond Aron, selon lequel
mai 1968 ne fut, après tout, qu’un « psychodrame ». Les barricades du
quartier Latin, la grève générale la plus étendue depuis 1936 et la fuite à
Baden-Baden du général de Gaulle deviennent la pièce d’un « théâtre de
rue84 ».
L’adoption de cette approche de « longue durée » effaçant la singularité
des événements n’est pas une innovation du dernier Hobsbawm ; elle était
déjà présente dans les volumes antérieurs de sa tétralogie. Dans L’Âge des
extrêmes, toutefois, la longue durée ne s’inscrit plus dans une vision
téléologique de l’histoire. Hobsbawm a instauré avec Marx un rapport
critique et ouvert, non dogmatique. Il a toujours rejeté l’idée d’une
succession hiérarchique et inéluctable de stades historiques de la
civilisation, typique d’un marxisme qu’il qualifie de « vulgaire ». Il y a
quelques décennies, cependant, il pensait que l’histoire avait une direction
et qu’elle allait vers le socialisme, identifié avec « l’émancipation croissante
de l’Homme vis-à-vis de la nature et sa capacité croissante à la dominer85 ».
Dans L’Âge des extrêmes, cette certitude a disparu : l’avenir nous est
inconnu. Les derniers mots du livre – un avenir de « ténèbres » – semblent
faire écho au diagnostic de Max Weber qui, en 1919, annonçait « une nuit
polaire, d’une obscurité et d’une dureté glaciales86 ». Hobsbawm a pris acte
de l’échec du socialisme réel : « Si l’humanité doit avoir un semblant
d’avenir, ce ne saurait être en prolongeant le passé ou le présent87. » Nous
ne pouvons pas exclure de nouvelles catastrophes dans le futur ; elles sont
même probables sans un changement de notre modèle de civilisation, mais
les tentatives de changer le monde faites dans le passé ont échoué. Il faut
changer de route et nous n’avons pas de boussole. L’inquiétude
d’Hobsbawm est celle de notre temps.

Notes du chapitre 1
1. Eric HOBSBAWM, L’Âge des extrêmes. Histoire du court XXe siècle 1914-1991, Complexe,
Bruxelles, 2003.
2. La réception du livre d’Hobsbawm a par ailleurs coïncidé avec l’essor du blairisme en
Angleterre, vis-à-vis duquel il prit ses distances, après en avoir été l’un des inspirateurs dans les
pages de la revue Marxism Today. Sur les contradictions politiques d’Hobsbawm, cf. Perry
ANDERSON, « The vanquished left : Eric Hobsbawm », Spectrum. From Right to Left in the History of
Ideas, Verso, Londres, 2005, p. 316-318.
3. Cf. Pierre NORA, « Traduire : nécessité et difficultés », Le Débat, 1997, no 93, p. 94.
4. Eric HOBSBAWM, L’Ère des révolutions 1789-1848, Hachette-Pluriel, Paris, 2002 ; L’Ère du
capital 1848-1875, Hachette-Pluriel, Paris, 2002 ; L’Ère des empires 1875-1914, Hachette-Pluriel,
Paris, 1999.
5. Voir par exemple Eric HOBSBAWM, « Labor history and ideology » (1974), Worlds of Labour.
Further Studies in the History of Labour, Weidenfeld & Nicolson, Londres, 1984, ch. 1.
6. Eric HOBSBAWM, L’Âge des extrêmes, op. cit., p. 24.
7. Karl POLANYI, The Great Transformation. The Political and Economic Origins of Our Time,
Beacon Press, Boston, 1957, ch. 1.
8. Arno J. MAYER, La Persistance de l’Ancien Régime. L’Europe de 1848 à la Grande Guerre,
Flammarion, Paris, 1983.
9. Eric HOBSBAWM, The Age of Revolution, Vintage, Londres, 1996, p. 140.
10. Eric HOBSBAWM, The Age of Capital, Vintage, Londres, 1996, p. 291.
11. Cf. Perry ANDERSON, « The vanquished left : Eric Hobsbawm », loc. cit., p. 296-297.
12. Je ne fais pas allusion à François FURET, Penser la Révolution française, Gallimard, Paris,
1978, dont il sera question dans le chapitre suivant, mais plutôt à Ellen MEIKSINS-WOOD, The Origins
of Capitalism. A Longer View, Verso, Londres, 2002, p. 118-121.
13. Voir notamment Christopher A. BAYLY, La Naissance du monde moderne (1780-1914), Les
Éditions de l’Atelier/Le Monde diplomatique, Paris, 2006, p. 14-15 ; Jürgen OSTERHAMMEL, Die
Verwandlung der Welt. Eine Geschichte des 19. Jahrhunderts, C. H. Beck, Munich, 2009, p. 776.
14. Arno J. MAYER, La Persistance de l’Ancien Régime, op. cit.
15. Jürgen OSTERHAMMEL, Die Verwandlung der Welt, op. cit., p. 1085.
16. Ibid., p. 1071.
17. Christopher BAYLY, La Naissance du monde moderne, op. cit., p. 454.
18. Eric HOBSBAWM, The Age of Empire 1875-1914, Vintage, Londres, 1989, p. 97.
19. Domenico LOSURDO, Le Péché originel du XXe siècle, Aden, Bruxelles, 2007, ch. 2.
20. Eric HOBSBAWM, The Age of Capital, op. cit., p. 127-130.
21. Jürgen OSTERHAMMEL, Die Verwandlung der Welt, op. cit., p. 758.
22. Ibid., p. 777.
23. Sur la comparaison entre le Risorgimento et la Restauration Meiji, cf. Eric HOBSBAWM, The
Age of Capital 1848-1875, Vintage, Londres, 1996, p. 106-108, 149-151. Voir aussi Jürgen
OSTERHAMMEL, Die Verwandlung der Welt, op. cit., p. 754.
24. Ibid., p. 1285.
25. Ce qui est plutôt paradoxal à la lumière de son œuvre. Cf. Eric HOBSBAWM, « All peoples have
a history » (1983), On History, Weidenfeld & Nicolson, Londres, 1997, p. 171-177.
26. Eric HOBSBAWM, L’Âge des extrêmes, op. cit., p. 266.
27. Ibid., p. 504.
28. Eric HOBSBAWM, The Age of Capital, op. cit., p. 4.
29. Eric HOBSBAWM, L’Âge des extrêmes, op. cit., p. 452.
30. Ibid., p. 450.
31. Eric HOBSBAWM, Primitive Rebels, Studies in Archaic Forms of Social Movement in the
19th and 20th Centuries, Norton, New York, 1959, p. 3 ; Eric HOBSBAWM, Les Bandits, Zones, Paris,
2008. Voir à ce sujet Michael LÖWY, « Du capitaine Swing à Pancho Villa. Résistances paysannes
dans l’historiographie d’Eric Hobsbawm », Diogène, 2000, no 189.
32. Ranajit GUHA, Elementary Aspects of Peasant Insurgency in Colonial India, Harvard
University Press, Cambridge, 1983, p. 5-13. Voir aussi Jackie Assayag, « “Sur les échasses du
temps”. Histoire et anthropologie chez Eric J. Hobsbawm », Revue d’histoire moderne et
contemporaine, 2006, no 53-4 bis, p. 110.
33. Edward SAÏD, « Contra Mundum », Reflections on Exile, Granta, Londres, 2001, p. 481.
Edward Saïd fait allusion à Eric HOBSBAWM, Terence RANGER (dir.), L’Invention de la tradition,
Amsterdam, Paris, 2006.
34. Eric HOBSBAWM, The Age of Capital, op. cit., p. 116-134.
35. Jürgen OSTERHAMMEL, Die Verwandlung der Welt, op. cit., p. 735.
36. Ibid., p. 735.
37. Ibid., p. 195-196.
38. Voir notamment Bouda ETEMAD, La Possession du monde. Poids et mesures de la colonisation
(XVIIIe-XXe siècle), Complexe, Bruxelles, 2000, sur lequel s’appuie Osterhammel.
39. C’est la thèse défendue par Mike DAVIS, Génocides tropicaux. Catastrophes naturelles et
famines coloniales (1870-1900), La Découverte, Paris, 2006.
40. Karl POLANYI, The Great Transformation, op. cit., p. 158-160.
41. Eric HOBSBAWM, The Age of Empire, op. cit., p. 15.
42. Cf. David LANDES, Richesse et pauvreté des nations. Pourquoi des riches ? Pourquoi des
pauvres ?, Albin Michel, Paris, 2000.
43. Jürgen OSTERHAMMEL, Die Verwandlung der Welt, op. cit., p. 911-915.
44. Cf. Jean DE VRIES, « The industrial revolution and the industrious revolution », Journal of
Economic History, 1994, 54, p. 249-270. Cette notion désigne une transformation des économies
domestiques qui, tout au long du XVIIIe siècle, aurait engendré de nouvelles formes de sociabilité, de
nouveaux besoins de consommation et une rationalisation du temps dont la satisfaction impliquait la
généralisation des biens marchands. D’une part, l’exportation des bonnes manières et des plaisirs de
la table en dehors des cours aristocratiques, la spécialisation manufacturière et la diffusion des
horloges modifient les mœurs. D’autre part, l’extension de la pratique de la lecture et l’essor de
l’imprimé créent une sphère publique qui devient le terreau du « républicanisme civique ». Voilà les
piliers de cette « révolution industrieuse » dont les traces, sous des formes différentes, seraient
repérables dans la majeure partie de l’Europe.
45. Christopher BAYLY, La Naissance du monde moderne, op. cit., p. 84.
46. Ibid., p. 74.
47. Eric HOBSBAWM, « Conclusioni », in Silvio PONS (dir.), L’età degli estremi. Discutendo con
Hobsbawm del Secolo breve, Carocci, Rome, 1998, p. 33.
48. Giovanni ARRIGHI, The Long Twentieth Century. Money, Power, and the Origins of Our Times,
Verso, Londres, 1994.
49. Giovanni ARRIGHI, Adam Smith à Pékin. Les promesses de la voie chinoise, Max Milo, Paris,
2009.
50. Michael HARDT et Toni NEGRI, Empire, Exils, Paris, 2000.
51. Voir par exemple Ellen MEIKSINS-WOOD, Empire of Capital, Verso, Londres, 2003, p. 6, et
Daniel BENSAÏD, Éloge de la politique profane, Albin Michel, Paris, 2008, p. 238-245.
52. Eric HOBSBAWM, On Empire. America, War, and Global Supremacy, Pantheon Books, New
York, 2008, p. 5.
53. Marcello FLORES, Il secolo-mondo. Storia del Novecento, Il Mulino, Bologne, 2002.
54. Ibid., p. 39-52.
55. Eric HOBSBAWM, L’Âge des extrêmes, op. cit., p. 380.
56. Ibid., p. 382 ; Eric HOBSBAWM, On Empire, op. cit., p. 35.
57. Voir à ce sujet Victoria DE GRAZIA, Irresistible Empire. America’s Advance Through
Twentieth-Century Europe, Belknap Press, Cambridge, 2005.
58. Eric HOBSBAWM, « Histoire et illusion », Le Débat, 1996, no 89, p. 138. Sur Furet historien de
la Révolution française, cf. Eric HOBSBAWM, Aux armes, historiens. Deux siècles d’histoire de la
Révolution française, La Découverte, Paris, 2007.
59. Torbjorn KNUTSEN, « Twentieth-Century stories », Journal of Peace Research, 2002, no 1,
p. 120.
60. François FURET, Le Passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au XXe siècle,
Laffont/Calmann-Lévy, Paris, 1995, p. 18.
61. Ibid., p. 572.
62. Eric HOBSBAWM, Interesting Times. A Twentieth-Century Life, Allen Lane, Londres, 2002,
p. 56.
63. Eric HOBSBAWM, L’Âge des extrêmes, op. cit., p. 642.
64. Ibid., p. 27.
65. Ibid, p. 103.
66. Ibid, p. 641.
67. Ibid, p. 493.
68. Ibid, p. 494.
69. Ibid, p. 502 ; Eric HOBSBAWM, Interesting Times, op. cit., p. 128.
70. Ibid., p. 141, 211, 218.
71. Isaac DEUTSCHER, « Two Revolutions », Marxism, Wars & Revolutions, Verso, Londres, 1984,
p. 35. En 1957, Deutscher aurait conseillé à Hobsbawm de ne pas quitter le Parti communiste
britannique (Interesting Times, op. cit., p. 202).
72. Eric HOBSBAWM, « Could it have been different ? », London Review of Books du 16 novembre
2006.
73. Perry ANDERSON, « The vanquished left : Eric Hobsbawm », op. cit., p. 315-316.
74. Eric HOBSBAWM, L’Âge des extrêmes, op. cit., p. 197.
75. Eric HOBSBAWM, « Barbarism : A user’s guide » (1994), On History, op. cit., p. 254.
76. Eric HOBSBAWM, « Histoire et illusion », p. 129.
77. Sur ce point, Hobsbawm converge avec Dan DINER, Das Jahrhundert verstehen. Ein
universalhistorische Deutung, Luchterhand, Munich, 1999, p. 54, 68.
78. Cf. Ernst NOLTE, « Vergangenheit, die nicht vergehen will », Historikerstreit, Piper, Munich,
1987, p. 45. Voir aussi Ernst NOLTE, La Guerre civile européenne. National-socialisme et
bolchevisme 1917-1945, Éditions des Syrtes, Paris, 2000 (repris in Ernst NOLTE, Fascisme et
Totalitarisme, Laffont, Paris, 2008).
79. Cette lecture de Hegel est explicite chez un historien de la pensée politique dont
l’interprétation du stalinisme est assez proche de celle de Hobsbawm : Domenico LOSURDO, Stalin.
Storia e critica di una leggenda nera, Carocci, Rome, 2008, p. 12, 113-123. Sur Hegel et Staline, cf.
Alexandre KOJEVE, « Tyrannie et sagesse » (1954), in Leo STRAUSS, De la tyrannie, Gallimard, Paris,
1983, p. 217-280.
80. Cf. Tony JUDT, « Eric Hobsbawm and the romance of communism », Reappraisals. Reflections
on the Forgotten Twentieth Century, The Penguin Press, New York, 2008, p. 116-128.
81. Eric HOBSBAWM, Interesting Times, op. cit., p. 294.
82. Eric HOBSBAWM, « Commentaires », Le Débat, 1997, no 93, p. 88. Le silence d’Hobsbawm sur
Auschwitz et la Kolyma est souligné par Krzysztof POMIAN, « Quel XXe siècle ? », dans la même
livraison du Débat, p. 47, 74. Cf. aussi l’intervention d’Arno MAYER dans le recueil L’età degli
estremi, op. cit., p. 33.
83. Eric HOBSBAWM, Interesting Times, op. cit., p. 252, 262.
84. Ibid., 249, et L’Âge des extrêmes, op. cit., p. 580.
85. Eric HOBSBAWM, « What do historians owe to Karl Marx ? » (1969), On History, op. cit.,
p. 152-153.
86. Max WEBER, Le Savant et le Politique, La Découverte, Paris, 2003, p. 205.
87. Eric HOBSBAWM, L’Âge des extrêmes, op. cit., p. 749.
2
Révolutions.
1789 et 1917 après 1989
Sur François Furet et Arno J. Mayer

En 1927, Eisenstein réalisait Octobre, le chef-d’œuvre


cinématographique qui a consacré le mythe de la révolution russe en
l’inscrivant dans l’imaginaire collectif du XXe siècle. La prise du pouvoir
par les bolcheviks se transformait ainsi en insurrection du peuple, sous la
direction du parti de Lénine. Pendant plusieurs décennies, la révolution sera
pensée à la fois comme épopée et comme stratégie militaire. Sur le plan
historiographique, l’équivalent du film d’Eisenstein fut Histoire de la
Révolution russe (1930-1932) de Trotski, version moderne des récits
révolutionnaires de Jules Michelet et Thomas Carlyle, enrichie par la
sensibilité du témoin, l’acuité conceptuelle du théoricien et l’expérience du
chef militaire. Ce mythe a peu ou prou survécu jusqu’aux années 1970, au
cours desquelles il a connu une seconde jeunesse au Portugal, au Vietnam et
au Nicaragua. Mais il avait déjà cessé d’exercer son pouvoir de fascination
lorsqu’il a été enterré, une dizaine d’années plus tard, à la fin du socialisme
réel. Une autre lecture de la révolution russe, une sorte de contre-mythe
négatif, contemporain et parallèle de l’hagiographie soviétique, semble en
revanche avoir connu un renouveau avec le tournant de 1989. Le contre-
mythe présente le communisme comme un phénomène totalitaire qui
traverse toute l’histoire du XXe siècle : édifié en 1917 par une bande de
fanatiques, il s’est perpétué dans une orgie de violence jusqu’à l’avènement
de Gorbatchev. C’est la thèse défendue par des soviétologues américains
comme Richard Pipes et Martin Malia, par Ernst Nolte, qui décrit les crimes
nazis comme la mauvaise copie des crimes bolcheviques, ou encore par
Stéphane Courtois, obsédé par l’idée de prouver que les victimes du
communisme ont été plus nombreuses que celles du nazisme. Certains
analystes ont observé, avec un brin d’humour, que l’historiographie
anticommuniste de la révolution russe présente beaucoup de traits communs
avec la vulgate soviétique, comme une sorte de « version antibolchevique
d’une histoire “bolchevisée”1 ». Vu sous cet angle, le système soviétique
n’était qu’une « idéocratie », toujours identique à elle-même dans le temps
et dans l’espace : le Parti décidait de tout et exerçait un contrôle total, tandis
que la société coïncidait exactement avec la façade du régime. La seule
différence entre ces deux écoles réside dans la valeur – positive ou
négative – que l’on attribue à cette réalité si simple à déchiffrer. Pour les
uns, le communisme était le telos de l’histoire, le destin providentiel de
l’humanité ; pour les autres, il s’agissait d’un horrible système totalitaire.
Mais la description du phénomène restait la même. C’est sans doute la
raison pour laquelle cette interprétation monolithique a souvent été élaborée
– et défendue comme une croyance – par des intellectuels qui furent des
« compagnons de route », voire des militants communistes. Pas les
« anciens communistes » mais les ex-communistes devenus
anticommunistes, selon la distinction suggérée par Hannah Arendt à
l’époque du maccarthysme2. Utilisant un lexique plus tranchant, Isaac
Deutscher préférait les qualifier de « renégats », le terme à ses yeux le
plus approprié pour définir l’habitus mental et l’attitude psychologique des
« staliniens renversés » qui continuaient à « voir le monde en noir et blanc,
même si maintenant les couleurs sont distribuées différemment ». Leur zèle
de convertis les conduisait à « ne plus voir aucune différence entre nazisme
et communisme3 ». Au sein de cette mouvance, François Furet a toujours
occupé une place de taille. Après sa mort, sa canonisation l’a transformé en
icône de l’historiographie libérale.

Matrice du totalitarisme
Ce que les historiens anticommunistes partagent, au-delà de leurs
différences, c’est donc la même vision du communisme comme
« idéocratie », comme régime fondé sur une idéologie et dont l’évolution
découlerait d’une essence idéologique. Dans Le Passé d’une illusion,
l’ouvrage qui, paru deux ans avant sa mort, est devenu son testament
intellectuel, François Furet présente la Terreur jacobine comme le modèle
de la violence bolchevique : « Comme en 1793, la Révolution tient tout
entière dans l’idée révolutionnaire4. » Dans son Histoire de la Révolution
française, publiée en 1965 en collaboration avec Denis Richet, Furet
définissait encore la Terreur, dans le sillage de Benjamin Constant, comme
un « dérapage5 ». La révolution s’éloignait brusquement de sa voie
naturelle, celle du libéralisme, pour s’engouffrer dans une impasse
despotique et autoritaire que l’on pouvait interpréter aussi bien comme
l’expression des dangers de la démocratie, que comme l’événement
annonciateur des totalitarismes modernes. Dix ans plus tard, Furet avait
adopté une nouvelle approche. 1789 et 1793 ne s’opposaient plus, ils étaient
devenus deux moments indissociables se succédant logiquement dans un
processus dont la matrice ultime était l’idéologie6. Les circonstances
extérieures ne servaient en dernière analyse que de simples prétextes,
comme des facteurs exogènes qu’il fallait écarter du champ explicatif afin
de procéder à une conceptualisation cohérente des événements. Une fois
lancé sur cette voie, Furet a puisé ses arguments dans l’œuvre de deux
historiens conservateurs, Alexis de Tocqueville et Auguste Cochin, dont il
assumait l’héritage. Du premier, qu’il relisait dans la perspective annaliste
de la « longue durée », il retenait la vision de la Révolution comme
« couronnement d’un très long processus historique7 ». L’Ancien Régime
était un « compromis » entre la bourgeoisie émergente, avec ses valeurs et
ses libertés modernes, et une organisation sociale et institutionnelle héritée
de la féodalité. L’avènement de la démocratie était inscrit dans le cours de
l’histoire et rien n’indique qu’il eût été nécessaire, pour l’achever, de passer
par les affres d’une rupture révolutionnaire. Cette dernière ne s’inscrivait
point dans l’affrontement historique entre des forces sociales antagonistes
(selon l’explication marxiste à laquelle Tocqueville semblait répondre ante
litteram). Elle découlait plutôt de certaines spécificités françaises, telles
qu’une centralisation politique pathologique et des privilèges excessifs
octroyés à l’aristocratie et à l’Église, devenues de véritables « castes », d’où
l’autonomie prise par les intellectuels – les « philosophes » – au sein de la
société. Comme l’avaient prouvé à ses yeux les révolutions anglaise et
américaine, Furet était parvenu à la conclusion, déjà clairement énoncée par
Tocqueville, selon laquelle la Révolution française n’avait été « que le
complément du plus long travail, la terminaison soudaine et violente d’une
œuvre à laquelle dix générations d’hommes avaient travaillé. Si elle n’eût
pas eu lieu, le vieil édifice social n’en serait pas moins tombé partout, ici
plus tôt, là plus tard8 ».
La démolition systématique de la mythologie révolutionnaire entamée
par Furet à l’aide de Tocqueville ne s’éloigne cependant pas des sentiers
battus, car elle aboutit à la redécouverte d’une narration libérale tout aussi
téléologique que le récit marxiste (« jacobino-léniniste »). L’historiographie
marxiste inscrivait la rupture révolutionnaire dans une succession
nécessaire de stades historiques en y voyant le résultat inéluctable du conflit
entre les forces productives et les rapports de production, entre le
développement de l’économie bourgeoise et la permanence des formes de
propriété aristocratiques et féodales. Si Furet enlevait toute causalité
déterministe à la séquence cataclysmique 1789-1793, c’était seulement pour
affirmer une autre narration providentielle : celle du marché et de la
démocratie libérale comme destin naturel du monde occidental. La
Révolution perdait son aura de jalon épique dans la marche du Progrès pour
devenir une pathologie, mais l’histoire gardait sa boussole. Son chemin était
assuré.
Mais, contrairement à Tocqueville, qui restait malgré tout lié à une
périodisation de la Révolution française en deux phases antinomiques, une
première constructive (1789) et une seconde destructrice (1793), Furet la
considérait maintenant comme un phénomène idéologico-politique
homogène et continu. Pour analyser le fait révolutionnaire dans la courte
durée, il abandonnait Tocqueville et s’inspirait de Cochin qui, en bon
réactionnaire, avait toujours rejeté en bloc la Révolution, en refusant de
distinguer la « bonne » (1789) de la « mauvaise » (1793). « Aux yeux de
Cochin – écrit Furet –, l’explosion révolutionnaire ne naît pas de
contradictions économiques ou sociales. Elle a sa source dans une
dynamique politique9. » La Terreur est ainsi l’aboutissement inéluctable
d’un soulèvement révolutionnaire qui s’alimente de sources propres et qui
trouve sa matrice essentielle dans l’idéologie. Cette dernière, écrit-il dans
son Dictionnaire critique de la Révolution française, était « présente dans la
Révolution dès 1789 », et donc préexistait aux circonstances extérieures qui
lui avaient permis de se déployer. Cette idéologie plongeait ses racines dans
la philosophie des Lumières et son projet de « régénération de l’homme »,
prenant ainsi les traits d’une religion séculière (« une annonciation de type
religieux sur un mode sécularisé10 »). Son corollaire était le « volontarisme
politique », c’est-à-dire l’illusion que « la politique peut tout » ; son
expression concrète, dans le contexte dramatique de 1793-1794, le
« fanatisme militant » des jacobins11. Les révolutionnaires étaient inspirés
par une conception de la souveraineté populaire comme pouvoir sans
limites qui, après avoir renversé l’autorité du monarque, restait étranger au
principe libéral d’équilibre des pouvoirs institutionnels. Bref, il s’agissait
d’une conception de la souveraineté populaire comme expression d’une
« volonté générale » inaliénable, derrière laquelle Furet voyait encore une
fois se profiler l’ombre totalitaire de Rousseau.
Dans la même lignée, il expliquait que l’idéologie était la cause de « la
Terreur qui a martyrisé la Vendée12 ». À la différence de l’historien royaliste
Pierre Chaunu, pour lequel la Vendée fut un Auschwitz primitif, sans
chambres à gaz13, il s’abstenait d’employer le mot génocide, mais n’hésitait
pas à attribuer à la Terreur républicaine un « programme
d’extermination14 ». Son approche sera néanmoins radicalisée par certains
de ses disciples qui voient dans la répression de la Vendée un « crime contre
l’humanité15 ». C’est le même son de cloche qu’on entend chez Nolte et
Courtois. Pour Nolte, c’est la Révolution française qui, « la première, fit
passer dans la réalité l’idée d’exterminer une classe ou un groupe ». Les
bolcheviks se seraient ainsi inspirés d’une « thérapeutique
exterminationniste » élaborée d’abord par les révolutionnaires français16.
Courtois, quant à lui, voit dans le « populicide » pratiqué par les jacobins en
Vendée, en 1793, le paradigme des massacres bolcheviques pendant la
guerre civile russe17.
Les thèses de Furet ont été développées par un de ses disciples, Patrice
Gueniffey, qui a consacré un ouvrage à la Terreur jacobine. Ne se
contentant pas de répéter les thèses du maître, il les a radicalisées. Certes,
selon lui, ce fut la Révolution française qui inventa l’« idéocratie »18, mais
la Terreur n’avait pas à ses yeux de matrice idéologique. L’idéologie en fut
plutôt le produit, car la Terreur était inscrite dans la Révolution et découlait
naturellement de sa dynamique interne. La Terreur, écrit Gueniffey, « est
une fatalité, non pas de la Révolution française, mais de toute révolution
considérée comme modalité de changement19 ». Par conséquent,
l’importance du jacobinisme tient à son caractère archétypal, comme l’avait
bien compris Cochin, qui, en analysant la Terreur de l’An II, avait
inconsciemment contribué « à l’autopsie du bolchevisme20 ». Selon
Gueniffey, deux traits caractérisent les révolutions : une « terreur infinie »
et l’« assassinat en série des victimes », selon un scénario qui « n’a cessé de
se répéter depuis deux siècles21 ».
Furet et ses disciples déshistorisent la Révolution en la transformant en
une pièce dans laquelle n’agissent que des concepts, sans épaisseur sociale
et en dehors de toute circonstance extérieure, aboutissant logiquement à une
métaphysique de la Terreur. Sous la plume de Furet, écrit Steven L. Kaplan,
la Révolution se fait « autonomie discursive », déroulement d’un concept
ayant une existence propre, animé par des acteurs sans chair ni sang qui
n’ont qu’une « existence anthropomorphique »22. Si Furet a raison
d’affirmer que l’évocation des « circonstances » inspire souvent une
interprétation apologétique de la Terreur par l’historiographie jacobine, sa
propre lecture n’échappe pas au travers qu’il décèle chez les
révolutionnaires de 1793 : un affranchissement total du « principe de
réalité23 ». Emporté par sa vigueur polémique, Furet semble oublier la leçon
du fondateur de l’historiographie « révisionniste » de la Révolution
française, Alfred Cobban, pour qui la Terreur ne s’explique pas comme une
simple « mise en œuvre » du projet des Lumières. L’idéologie n’est pas un
programme prêt à être appliqué et, au fond, elle n’explique rien ; c’est
plutôt son influence sur un événement qu’il faudrait expliquer24. Elle
n’instaure aucune causalité déterministe, mais constitue un facteur qui
interagit avec d’autres dans le processus historique.
La Terreur possédait assurément une logique politique, dont ses acteurs
étaient par ailleurs parfaitement conscients. Saint-Just était le premier à le
reconnaître, lorsqu’il écrivait que « toutes les révolutions du monde sont
parties de la politique », en décelant parmi ses conséquences les « crimes »
et les « catastrophes » qui les accompagnent25. Mais cette logique n’est pas
celle du totalitarisme, comme le prétendent les historiens d’obédience
contre-révolutionnaire, qui, refusant de distinguer le régicide du
tyrannicide, nient toute légitimité à ce dernier en en faisant un simple acte
criminel. Il s’agit plutôt, selon la formule suggérée par Robespierre dans un
discours à la Convention de février 1794, de la logique du « despotisme de
la liberté26 ». Non pas, comme le pensait Quinet, le retour pur et simple à la
violence de l’Ancien Régime, mais l’adoption de méthodes despotiques afin
de défendre un projet émancipateur. C’est cette dialectique propre au
processus révolutionnaire lui-même qui engendre l’autonomie de la Terreur,
dont le résultat ultime, comme l’écrit fort bien Miguel Abensour, est celui
de « pervertir irrémédiablement la révolution », en la faisant « retomber
dans un autre système de domination27 ». Certes, cette logique alimente la
Terreur – dans la Révolution française comme dans la révolution russe –
jusqu’à la rendre autonome, en transformant finalement le « despotisme de
la liberté » en pouvoir autoritaire, et donc en remettant en cause le projet
libérateur qu’il est censé protéger contre ses ennemis. Mais cette autonomie
n’est pas donnée a priori ; elle est un aboutissement. À son origine demeure
la relation « symbiotique » – faite de confrontation, d’opposition et
d’interdépendance – entre la révolution et la contre-révolution. Défenseur
d’une conception classiste de la Terreur, Albert Soboul demeure bien plus
lucide que Furet lorsque, dans son étude sur les sans-culottes, il décrit la
« seconde nature » que se forgent ces hommes de l’An II galvanisés par le
sentiment de la menace qui pèse sur la patrie, par l’idée du complot
aristocratique, par la vue du déploiement des armes28.
L’explication « idéocratique » a toujours été le cheval de bataille des
historiens conservateurs. Formulé vers la fin des années 1930 par Waldemar
Gurian, un exilé allemand qui avait été disciple de Carl Schmitt, le concept
d’« idéocratie » fera son chemin au sein de l’historiographie libérale29. Il a
connu son apogée pendant la guerre froide, au début des années 1950, grâce
à l’historien israélien Jacob L. Talmon qui saisissait les racines du
totalitarisme moderne dans l’utopie démocratique radicale de Rousseau et
Marx30. Ils ont été nombreux, dans cette perspective, à voir dans la pensée
contre-révolutionnaire la première expression d’une critique du
totalitarisme. Aux antipodes de Hannah Arendt, qui présentait la critique de
la philosophie des droits de l’homme développée par Edmund Burke en
1790 comme l’une des sources idéologiques du totalitarisme moderne31,
Robert Nisbet voit dans l’auteur des Reflections on the Revolution in
France un précurseur des croisés antitotalitaires du XXe siècle32. Les
derniers pourfendeurs de l’« idéocratie » communiste sont les historiens
américains Richard Pipes et Martin Malia33. Dans le sillage d’Auguste
Cochin, référence constante de toute l’historiographie conservatrice, le
premier souligne les similitudes entre les « sociétés de pensée » des
Lumières et les cénacles de l’intelligentsia russe de la fin du XIXe siècle pour
conclure que là, dans la « terreur sèche » de ces mouvements intellectuels,
ont été jetées les bases de la « terreur sanglante » des dictatures
révolutionnaires, la jacobine comme la bolchevique. Dans cette logique, le
Comité de salut public découle de l’Encyclopédie comme la Tcheka des
cercles populistes et sociaux-démocrates russes d’avant 1917. Quant à la
terreur blanche – dont les victimes se comptent par centaines de milliers
entre 1918 et 1922 –, elle ne joue aucun rôle dans son interprétation. « La
Terreur s’enracine dans les convictions jacobines de Lénine », écrit-il, en
ajoutant qu’elle s’exprimait dans la volonté « d’exterminer physiquement la
“bourgeoisie” ». Le mot entre guillemets n’est pas le verbe, exterminer,
mais le complément d’objet, la bourgeoisie, une notion incluant non
seulement une classe sociale mais, plus généralement, tous « ceux qui, quel
que fût leur statut social et économique, s’opposaient à la politique
bolchevique34 ». Tout en évitant ces formules extrêmes, Malia emprunte la
même voie. Il décrit le communisme comme la mise en œuvre d’une
« utopie » contre nature et interprète l’histoire de l’URSS comme
l’extériorisation progressive d’une idéologie pernicieuse : « Dans le monde
créé par la révolution d’Octobre – écrit-il –, nous n’avons jamais affaire à
une société, mais toujours à un régime, et à un régime “idéocratique”35. »
Toutes ces approches ramènent le noyau central de l’expérience
révolutionnaire à la terreur – la dictature jacobine de l’An I, la dictature
bolchevique pendant la guerre civile russe – qu’elles essayent d’expliquer,
essentiellement sinon exclusivement, par des catégories telles que la
psychose, la passion, l’idéologie, la violence, le fanatisme. En évoquant
Tocqueville, Pipes compare la révolution à un « virus36 ». Furet, quant à lui,
la décrit comme le triomphe de l’« illusion de la politique37 ». Sur cette
base, il a interprété la parabole du communisme comme l’évolution
autarcique d’un concept, où l’histoire sociale s’efface pour laisser la place à
l’essor et à l’effondrement d’une « illusion38 ».
À bien y regarder, cette lecture présente beaucoup d’affinités avec le
« catéchisme révolutionnaire » qu’il dénonçait si vigoureusement. Si
l’historiographie jacobino-léniniste de la Révolution française a toujours été
prisonnière – depuis Albert Mathiez – d’une lecture téléologique qui
interprète 1789 à la lumière de 1917, en voyant les jacobins comme les
ancêtres des bolcheviks, Furet ne sort pas de cette vision. Il se limite à en
renverser les codes, en remplaçant l’épopée révolutionnaire par un récit
totalitaire où la « vulgate léniniste » cède la place à la vulgate libérale.
« Aujourd’hui – écrit Furet dans les premières pages de Penser la
Révolution française – le Goulag conduit à repenser la Terreur, en vertu
d’une identité dans le projet39. » Selon Furet, l’effondrement de l’URSS a
affranchi la Révolution française « de la tyrannie que la révolution russe a
exercée sur elle depuis trois quarts de siècle40 », en émancipant le
libéralisme de son héritage révolutionnaire – 1989 aurait ainsi congédié à la
fois 1789 et 1917 – et en le consacrant finalement comme horizon
indépassable de l’histoire, une histoire débarrassée une fois pour toutes des
révolutions. Le Livre noir du communisme, que Furet aurait dû préfacer si
sa mort prématurée ne l’en avait empêché, semble confirmer ce diagnostic.
La tâche est donc revenue à Stéphane Courtois. Si Furet voyait dans
l’idéologie révolutionnaire la matrice des totalitarismes jacobin et
bolchevique, Courtois, quant à lui, franchit un seuil supplémentaire en
réduisant le communisme à un simple phénomène criminel. Son
interprétation gomme les ruptures de l’histoire, avec son épaisseur sociale et
politique, avec les dilemmes et les choix, souvent tragiques, de ses acteurs,
pour la comprimer dans une continuité linéaire, celle du communisme
totalitaire. La guerre civile russe, la famine, la collectivisation des
campagnes, les déportations et le Goulag n’ont plus une multiplicité de
causes et leur explication échappe même, dans une très large mesure, à leur
contexte historique. Ils deviennent les manifestations extérieures d’une
même idéologie de nature intrinsèquement criminelle : le communisme.
Son acte de naissance remonte, selon Courtois, au « coup d’État » d’octobre
191741. Par ce déterminisme idéologique, la séquence qui unit révolution et
terreur est tout simplement postulée a priori. Staline devient l’exécuteur des
projets de Lénine et de Trotski. Ses crimes perdent leur caractère
« erratique » et « improvisé42 », pour devenir des massacres soigneusement
planifiés. Une idéologie criminelle, le communisme, a été à l’origine de
millions de morts : Lénine en fut l’architecte, Staline l’exécuteur. Ces
figures s’élèvent ainsi à la hauteur de véritables démiurges qui ne manquent
pas de rappeler, tout en les renversant, les mythes du « chef infaillible » et
du « grand timonier » jadis propagés par la vulgate stalinienne. Nous voici
donc, comme nous l’indiquions au début, à la « version antibolchevique
d’une histoire “bolchevisée” ».
Furies
C’est un autre son de cloche qu’on entend dans Les Furies d’Arno
Mayer43. Opposé depuis toujours à l’école des Cold War Warriors, cet
historien de Princeton brise le chœur conservateur et secoue le conformisme
ambiant. S’il s’oppose clairement à la vague libérale, il n’adopte pas pour
autant une posture apologétique à l’égard des écoles historiques anciennes.
Ce qu’il partage avec Tocqueville et Furet, ce n’est pas la condamnation de
la rupture révolutionnaire, mais la tentative de l’appréhender comme un
processus de longue durée. Ce qu’il partage avec Albert Mathiez, c’est la
reconnaissance d’une analogie fondamentale – dans les buts, les formes, les
moyens – entre la Révolution française et la révolution russe. Cette dernière
a été vécue par ses acteurs, sinon comme une répétition de 1789, du moins
comme une transformation radicale de la société dont le modèle français
pouvait fournir une boussole et une clef de lecture. Cette analogie justifie
donc la comparaison. Le résultat est une grande fresque historique qui, par
l’ampleur de son horizon, évoque aux yeux de certains de ses critiques les
tableaux de Delacroix44. Mais il ne s’agit pas d’un retour à la narration
épique. Tout son livre est fondé sur une solide charpente conceptuelle qui
domine les grandes représentations chorales. S’il dispose de modèles de
référence, il ne s’agit ni de Michelet ni de Deutscher, mais bien plutôt de
Quinet, Marx et Weber.
Mayer refuse la vision d’une certaine historiographie libérale selon
laquelle il y aurait d’un côté de « bonnes » révolutions, porteuses des
libertés individuelles, de l’État de droit, du marché et de la propriété
capitaliste, et de l’autre de « mauvaises », la quasi-totalité, inspirées par
l’idéologie et le fanatisme, débouchant inévitablement sur la violence.
D’habitude, du moins depuis leur systématisation théorique par Hannah
Arendt, ces deux archétypes sont incarnés respectivement par la révolution
américaine (la recherche de la liberté) et par la Révolution française
(dévoyée par sa quête d’émancipation sociale)45. La Révolution française ne
se satisfaisait pas de la liberté, elle voulait conquérir l’égalité. Ses acteurs
poursuivaient un dessein émancipateur et universaliste qui, selon Martin
Malia, les avait progressivement déconnectés de la réalité : « Les droits de
l’homme – écrit-il dans le sillage d’Edmund Burke – deviennent des
principes rationnels anhistoriques46. » Cela revient toujours à distinguer,
dans une révolution, une phase constructive de son « dérapage » totalitaire :
1789 contre 1793, février contre octobre 1917 (mais aussi, pour les
historiens marxistes, la dictature jacobine contre Thermidor, la dictature
bolchevique contre le stalinisme). Mayer, en revanche, considère les
révolutions comme des « furies » qui, par nature, ont tendance à se
radicaliser, des furies dont la terreur est un moment consubstantiel,
structurant, voire permanent.
Pour Mayer, le paradigme de la révolution demeure 1789, l’événement
qui rend obsolète la vision traditionnelle – empruntée à l’astronomie – de la
révolution comme retour à l’ancien ordre, au bout d’un mouvement
cyclique comparable à une rotation terrestre (c’est ainsi qu’on a qualifié de
Glorious Revolution la stabilisation de la monarchie en Angleterre, en 1688,
vingt-huit ans après sa restauration sous Charles II). Une révolution est
donc une rupture créatrice d’un nouvel ordre qui, porté par des masses
actives, surgit d’un vide de pouvoir à l’apogée d’une crise sociale et
politique. Consciente de sa mission historique, la révolution tend à affirmer
des valeurs universelles en se projetant dans l’avenir. Parmi les précurseurs
théoriques d’une telle conception, Mayer indique Machiavel, mais elle se
rapproche bien davantage de ce que Carl Schmitt appelait la « dictature
souveraine » : un « pouvoir constituant » radicalement subversif, fondateur
de sa propre légitimité47. Cette rupture implique l’usage de la force. Il n’y a
pas de révolution sans violence, une violence matricielle – au sens où Marx
et Engels y voyaient une « accoucheuse » de l’histoire – qu’il faut bien
distinguer de la violence restauratrice de l’ordre et du pouvoir. La violence
de la New Model Army, pas celle du Léviathan théorisé par Hobbes à
l’époque de la révolution anglaise, ni non plus celle conceptualisée par
Weber et Schmitt au lendemain de la Grande Guerre et de la révolution
russe. Selon Mayer, toute révolution est indissociable de la contre-
révolution. Elles sont unies par un lien « symbiotique » : l’une engendre
l’autre et les deux se nourrissent réciproquement dans une spirale de
radicalisation48. Si le concept de révolution connaît des métamorphoses et
des variations avant d’être codifié en 1789, celui de contre-révolution est
clair dès le départ, lorsque son contenu et son usage ont été définis par
Burke et de Maistre, Bonald et Chateaubriand. Certes, cette dernière a eu
des précurseurs idéologiques, tout au long du XVIIIe siècle, chez les
représentants des anti-Lumières mais, pour se structurer en courant
intellectuel et politique, elle a besoin d’un ennemi contre lequel se définir et
livrer son combat. Elle ne se limite pas à défendre les valeurs du passé et le
retour à la tradition ; elle mobilise les foules, appelle à l’action et devient à
son tour subversive. Son idéalisation du passé n’est ni impuissante ni
résignée, car la contre-révolution est active et tend parfois à adopter les
méthodes de la révolution elle-même. Une fois débarrassée de ses oripeaux
aristocratiques, la tradition contre-révolutionnaire débouchera enfin, au
XXe siècle, dans la « révolution conservatrice » et dans le fascisme, un
mouvement que ses idéologues n’hésitaient pas à présenter comme une
« révolution contre la révolution ».
La Terreur s’inscrit dans cette relation dialectique entre révolution et
contre-révolution. Née de la guerre civile consécutive à l’effondrement de
l’Ancien Régime, elle surgit d’en bas avant d’être canalisée, encadrée et
même théorisée par ses chefs : Marat et Robespierre, Lénine et Trotski.
Depuis deux siècles, souligne Mayer, le débat historiographique ne fait que
reproduire le clivage né à la fin du XVIIIe siècle : d’un côté, Kant et Hegel,
qui ont justifié la Terreur jacobine comme une arme du progrès contre « le
Mal » ; de l’autre, Goethe et Schiller, qui y avaient saisi le signe d’une
régression vers la « barbarie »49. Dans le conflit opposant les
« généticiens », pour lesquels la terreur découlerait de l’idéologie
révolutionnaire, aux « environnementalistes », qui la font surgir des
circonstances (la guerre civile déclenchée par la contre-révolution et la
nécessité d’y faire face), Mayer se range plutôt du côté des seconds, non
sans avoir préalablement relevé les limites d’une troisième explication qui
ramène la violence à la psychologie des acteurs d’une tragédie historique.
Mais s’il rejette les lectures idéologiques de la terreur révolutionnaire, en
rappelant le contexte qui a vu naître la guillotine et la Tcheka, Mayer
s’efforce surtout d’en critiquer les interprétations monocausales, en
reconnaissant que, si elle avait surgi dans un contexte donné, l’idéologie
l’avait radicalisée. Ses acteurs pouvaient l’arrêter ou l’étendre. Un des
moteurs de la violence révolutionnaire, ajoute Mayer dans le sillage de
Georges Lefebvre, réside dans la peur, dans un désir de vengeance qui
s’impose comme un phénomène plus « naturel » que social, poussé par des
impulsions irrationnelles et projeté vers la destruction de l’ennemi50.
Selon Mayer, en tant qu’acte fondateur d’un ordre nouveau, la révolution
possède toutes les caractéristiques d’une « religion séculière51 ». À l’instar
de leurs ancêtres français, qui avaient érigé le culte de la Raison, les
bolcheviks ont chargé le socialisme d’une aura quasi religieuse lui donnant
la force d’une croyance. Bertrand Russell en avait eu l’intuition lorsque, en
1920, il avait décrit le bolchevisme comme une synthèse entre la
Révolution française et la naissance de l’islam52. La révolution crée sa
propre liturgie, faite de cérémonies publiques, de rites, d’emblèmes, avec sa
commémoration des martyrs et ses icônes (Lénine embaumé dans un
mausolée). En France comme en Russie, l’amour de l’humanité avait
remplacé la foi traditionnelle en Dieu, et la révolution sécularisait des
attentes millénaristes anciennes. La nation et le socialisme se chargeaient
d’une forte dimension messianique et prométhéenne à la fois. Vécue
comme une religion et défendue par la foi, la révolution tendait alors à
combattre ses ennemis comme des mécréants et à pourchasser comme des
hérétiques les critiques qui surgissaient en son sein. Les « religions
séculières » des jacobins et des bolcheviks se sont affrontées à la religion
traditionnelle de la contre-révolution. En France, la Convention s’est vue
contrainte de se défendre à l’intérieur contre une armée encadrée par des
curés, à l’extérieur contre une coalition des monarchies européennes qui se
réclamait de l’alliance entre l’autel et la couronne. L’aristocratie avait
trouvé son idéologue en Joseph de Maistre, « absolutiste féroce, théocrate
enragé, légitimiste intransigeant, apôtre d’une trinité monstrueuse faite du
pape, du roi et du bourreau53 ». En Russie, les lectures religieuses de la
révolution en ont accompagné l’avènement depuis ses débuts. Pour les uns,
ce fut un moment cathartique, le réveil de l’âme russe et l’accomplissement
messianique d’une Civitas Dei attendue depuis des siècles, une véritable
« résurrection » dans laquelle les schémas positivistes du marxisme russe
s’enchevêtraient de façon paradoxale avec l’idéalisation populiste de la
communauté slave traditionnelle opposée au monde occidental. Pour les
autres, ce fut un cataclysme divin, une vague de violence exigée du Ciel
pour expier les péchés d’une humanité corrompue. Si le bolchevisme
sécularisait la dimension religieuse de la révolution, l’anticommunisme ne
pouvait que revendiquer sa foi authentique, prête à se transformer en
croisade. C’est en effet avec un esprit de croisade que les contre-
révolutionnaires tsaristes participèrent à la guerre civile entre 1918 et 1921.
Cela vaut encore plus pour d’autres vagues contre-révolutionnaires de la
première moitié du XXe siècle, notamment celle du franquisme, pendant la
guerre civile espagnole, conçue comme une Cruzada national-catholique
contre l’athéisme rouge. Mayer avait déjà utilisé le concept de « croisade
sécularisée » pour définir la guerre nazie contre l’URSS, entre 1941 et
1945, où la destruction du communisme et l’extermination des juifs
s’unissaient dans un même combat « rédempteur54 ».
Rupture, violence, pouvoir constituant, guerre civile, religion séculière :
les expériences historiques française et russe illustrent l’articulation
complexe des différents éléments du processus révolutionnaire. La violence
de la Terreur monte d’en bas. Les jacobins avaient essayé de l’organiser et
de la contenir dans un cadre légal55. C’était l’expression d’une dictature née
dans l’émergence – Lazare Carnot l’avait appelée une « dictature de la
détresse » – qui a d’abord été annoncée par la levée en masse – lorsque la
révolution était menacée par une coalition militaire étrangère – puis
incarnée par le Comité de salut public – lorsque la réaction a commencé à
s’organiser à l’intérieur du pays. Selon Robespierre et Danton, il s’agissait
de remplacer la vengeance populaire, aveugle et dangereusement portée à
l’excès, par « le glaive de la loi56 ». À la suite d’Edgar Quinet, Mayer
analyse la Vendée comme une guerre civile classique marquée par
l’outrance et le fanatisme des deux côtés. Donnant forme à la résistance
catholique, royaliste et paysanne contre les transformations
révolutionnaires, elle a pris le visage d’une réaction militaire et été réprimée
par la force. La comparaison avec un génocide n’est donc pas appropriée,
puisque les victimes de cette guerre étaient essentiellement des soldats. La
cible des « furies » jacobines n’était pas un peuple, mais la contre-
révolution, dans une région où 90 % des prêtres avaient refusé de prêter
serment de loyauté à l’égard de la nation, de la loi et de la Constitution,
jusqu’à créer une armée royaliste57.
Mais la Terreur fut de courte durée. Ce qui caractérise la dynamique
profonde de la Révolution française, selon Mayer, fut son « extériorisation »
par les guerres napoléoniennes, qui ont propagé son impact social et
politique à l’échelle de l’Europe. Il souligne cette tendance en empruntant
les mots de Marx, pour qui Napoléon avait achevé la Terreur en remplaçant
la révolution permanente par la guerre permanente58. En dernière analyse, la
Révolution s’achève en 1815, lors de la Restauration, qui ramène l’Europe
dans le cadre d’un Ancien Régime « persistant59 ». Quoique renouvelé et
transformé, ce dernier se maintiendra jusqu’à son effondrement définitif en
1914. La nouvelle guerre de Trente Ans qui lui succédera ne trouvera son
épilogue qu’en 1945, dans une Europe en ruines60. En Russie, en revanche,
la terreur était née d’une guerre civile encore plus virulente et meurtrière
que celle de 1793-1794. La guerre civile russe se greffait sur une guerre
mondiale qui avait radicalisé et brutalisé les conflits politiques, les relations
sociales, les clivages nationaux. Menacé par une coalition internationale et
une contre-révolution interne qui agissaient sur plusieurs fronts, les deux
s’enchevêtrant parfois avec des révoltes nationales contre un régime perçu
comme le continuateur de la domination russe, le pouvoir soviétique a été
contraint de se défendre en érigeant en modèle la dictature jacobine. Mayer
ne nie pas le poids de l’idéologie dans la terreur bolchevique – la violence
justifiée comme voie obligée de la transition vers un ordre socialiste –, mais
il refuse d’y voir la seule cause, encore moins la cause décisive. À ses yeux,
pour expliquer la violence du pouvoir soviétique, il faut la mettre en rapport
avec celle de la contre-révolution. À l’instar de la « levée en masse », puis
de la guerre de Vendée, le communisme de guerre surgissait d’un contexte
tragique, où « sa conduite était dictée par un mélange de panique, de crainte
et de pragmatisme mâtiné d’hybris, d’idéologie et d’une volonté de fer61 ».
La terreur rouge répondait à la terreur blanche, dans un contexte de
violence sociale endémique, avec sa spirale de radicalisation, d’outrance et
d’excès, qu’elles canalisaient. C’est alors que la Tcheka s’est constituée ;
celle-ci a rapidement acquis un pouvoir considérable – elle est passée de
2 000 membres en 1918 à 14 000 en 1921 – et s’est imposée comme un
organe extralégal de la terreur – là réside sans doute la différence essentielle
avec la dictature jacobine – autonome à l’égard des cours ordinaires et
même des tribunaux révolutionnaires. Dans ce climat de guerre civile,
l’idéologie des forces révolutionnaires – c’est-à-dire la lecture bolchevique
du marxisme – n’a pas été la cause de la dictature, mais en a certes favorisé
l’émergence. Fondée sur le culte de la violence comme « accoucheuse » de
l’histoire et sur une vision normative de la dictature comme instrument de
transformation sociale, elle se combinait avec une profonde sous-estimation
de la place du droit dans un nouvel État révolutionnaire, en provoquant des
fuites en avant volontaristes et en infligeant parfois des blessures profondes
au corps social. Voilà des éléments qui ne découlaient pas naturellement du
contexte matériel, mais qui ont plutôt constitué la réponse apportée par les
bolcheviks aux difficultés de la situation. L’idéologie et le fanatisme ont
joué leur part dans la terreur rouge – un ouvrage de Trotski comme
Terrorisme et Communisme (1920) en demeure la systématisation la plus
cohérente62 – de la même façon qu’ils avaient joué un rôle – Marx en a été
l’un des premiers critiques63 – dans la Terreur jacobine. Lorsque Lénine
présentait la suspension du droit comme le dépassement de la « démocratie
bourgeoise » et que Trotski identifiait la militarisation du travail avec la
dictature du prolétariat, la violence avait perdu son caractère spontané et
émancipateur pour se transformer en système de gouvernement justifié au
nom de la raison d’État. Ce fut un défenseur de la révolution d’Octobre, le
communiste libertaire Victor Serge, qui tira ce bilan au cours des années
193064.
Née du cataclysme de la Grande Guerre, la révolution russe n’a pas réussi
à se propager au reste du continent. La fin de la guerre civile en Russie a
coïncidé avec la défaite des tentatives révolutionnaires en Europe centrale.
En janvier 1919, les spartakistes étaient écrasés à Berlin et, quelques mois
plus tard, les Freikorps rétablissaient l’ordre à Munich grâce à une nouvelle
répression sanglante. À Budapest, au mois d’août, le maréchal Horthy
mettait fin à l’éphémère république des conseils ouvriers dirigée par le
communiste Béla Kun. Après l’échec de l’Armée rouge aux portes de
Varsovie, pendant l’été 1920, les bolcheviks au pouvoir sont restés isolés.
C’est alors que s’est amorcé, selon Mayer, le processus d’« intériorisation »
de la révolution russe, qui a débouché sur le stalinisme. Si Napoléon avait
projeté la révolution vers l’extérieur en faisant la guerre, Staline l’a
ramenée vers l’intérieur, d’abord en proclamant le « socialisme dans un seul
pays », puis en procédant à une politique extrêmement brutale et déchirante
de modernisation de la société. Mayer ne partage pas les théories
« totalitaristes » qui font du communisme russe l’homologue du nazisme
allemand et du fascisme italien. Dans une formule qui n’est pas sans
rappeler Deutscher, il présente le stalinisme comme un amalgame de
« réalisations monumentales et de crimes monstrueux65 ». La « seconde
révolution » mise en œuvre par Staline à partir de 1929 a été une terrible
guerre sociale contre l’arriération slave, où convergeaient des pulsions
occidentalistes, des impératifs idéologiques et une hostilité ancienne du
marxisme russe vis-à-vis du monde paysan, ainsi qu’un autoritarisme hérité
du passé tsariste. La guerre civile (1918-1921), la collectivisation des
campagnes (1929-1933) et les purges liées aux procès politiques (1936-
1938) ont constitué les différentes étapes d’un processus
d’« intériorisation » de la révolution, isolée et repliée sur elle-même. Pas
davantage que la guerre de Vendée la dékoulakisation ne fut un génocide,
son but n’ayant pas été d’exterminer le peuple. S’il est certain que les
expropriations, la confiscation des récoltes, les déportations et la famine
généralisée se sont soldées par plusieurs millions de victimes, cela fut le
résultat d’une « révolution par en haut » conçue et mise en œuvre par des
méthodes bureaucratiques, beaucoup plus improvisée que rigoureusement
planifiée (et donc aux effets largement incontrôlables). La comparaison la
plus pertinente, selon Mayer, ne serait pas avec la Shoah, mais avec la
grande famine qui a décimé la population irlandaise au milieu du
XIXe siècle66. De même que pour les « catastrophes naturelles » de l’Inde
britannique, le recours au concept de génocide apparaît problématique, mais
il est certain que la famine qui a ravagé les campagnes soviétiques dans les
années 1930 a étouffé toute résistance sociale à la politique de Staline. Le
Goulag – 18 millions de déportés et plus de deux millions et demi de
victimes entre 1929 et 195367 – remplissait à son tour une fonction
économique essentielle dans ce processus de modernisation. Bref, Staline
n’était ni un chef providentiel, selon une mythologie désormais révolue, ni
un véritable « thermidorien » russe. Aux yeux de Mayer, il apparaît, sinon
comme un révolutionnaire, tout au moins comme un « modernisateur
radical » dont l’œuvre s’inscrit à part entière dans le processus ouvert par
octobre 191768. Quoique distinctes, ses « furies » seraient bel et bien la
prolongation des combats de l’Armée rouge durant la guerre civile, et leur
élan ne s’épuiserait qu’en 1945, à la fin de la « grande guerre patriotique »
contre l’Allemagne nazie. C’est donc à la fin de la nouvelle guerre de
Trente Ans qui lui avait donné naissance, que la révolution russe a achevé
sa parabole, de même que la Révolution française avait connu son épilogue
en 1815.
Si cette interprétation de la terreur révolutionnaire suscite des réserves,
cela ne tient ni à son historicisme (la longue durée) ni à son comparatisme
(France et Russie mises en parallèle, à plus d’un siècle de distance l’une de
l’autre), mais plutôt à son monolithisme : les révolutions sont appréhendées
comme des blocs dans lesquels nous pouvons distinguer des étapes, pas des
ruptures69. Amorcée en 1789, la Révolution française s’est achevée en 1815,
en incluant non seulement Thermidor, mais aussi l’Empire ; née en 1917, la
révolution russe a accompli son cycle avec la défaite allemande de 1945.
Par conséquent, le stalinisme ne serait pas – comme le considérait Trotski,
dont les analyses sont étrangement ignorées par Mayer70 – sa phase
thermidorienne et bonapartiste, mais l’apogée de la Terreur. Cette approche
présente des affinités significatives avec celle des nouveaux historiens
sociaux américains, dits « révisionnistes », comme J. Arch Getty et Sheila
Fitzpatrick. Pour ces derniers, il ne s’agit pas tant de postuler une continuité
substantielle entre Lénine et Staline, mais d’inscrire les deux, avec leurs
différences, dans un même processus historique, puisque la collectivisation
et l’industrialisation de 1929 supposaient et approfondissaient la rupture de
1917. « Les guerres révolutionnaires de Napoléon – écrit Fitzpatrick dans
The Russian Revolution – peuvent être incluses dans notre concept général
de la Révolution française, même si nous ne les considérons pas comme
l’incarnation de l’esprit de 1789 ; une approche analogue semble légitime
dans le cas de la révolution russe. Au sens courant du terme, une révolution
couvre la période de soulèvement et d’instabilité entre la chute de l’Ancien
Régime et la consolidation du nouveau. À la fin des années 1920, les lignes
définitives du nouvel ordre russe n’avaient pas encore été esquissées71. »
Autrement dit, entre Lénine et Staline, il n’y aurait ni rupture radicale ni
évolution linéaire. La Russie de 1917 et celle de Staline n’étaient pas les
mêmes. Entre la violence d’une révolution et celle d’un système totalitaire,
il y a une différence qui passe par des choix empiriques, des décisions
politiques, des transformations internes à l’appareil du parti et de l’État,
mais il serait difficile de nier que les bases du stalinisme ont été posées en
Russie pendant les années de la guerre civile.
Pour Fitzpatrick, la révolution russe s’arrête en 1938, avec les procès de
Moscou, alors que Mayer y inclut la Seconde Guerre mondiale (ce qu’elle
ne manque pas de lui reprocher72), mais la question n’est pas d’ordre
chronologique. Citant Hannah Arendt, Mayer distingue entre la terreur de la
guerre civile, qui était le fait d’une dictature révolutionnaire, et la terreur
stalinienne, totalitaire, qui avait été déclenchée par le pouvoir central, à
froid, dans un pays pacifié73. Il s’agit bien évidemment d’une distinction
essentielle, sur laquelle cependant il ne juge pas utile de s’attarder. Si
Mayer a raison d’affirmer que les révolutions ne découlent pas d’une
idéologie, il semble négliger qu’elles traversent non seulement des étapes,
mais aussi des ruptures, pendant lesquelles s’opèrent des choix politiques
décisifs. La « révolution par en haut » de Staline n’aurait pas été possible
sans la rupture de 1917, comme le Code civil introduit par Napoléon dans
l’Europe conquise découlait des transformations de 1789, mais les deux
n’en étaient pas le résultat inéluctable et automatique. D’autres systèmes
politiques, d’autres formes institutionnelles et d’autres voies
modernisatrices étaient possibles. Aucune fatalité ne présidait à
l’avènement de l’Empire napoléonien ou du totalitarisme stalinien. Mayer
ne s’intéresse guère aux querelles sur la démocratie, aux notions de
propriété, d’égalité et de justice sociale qui divisaient feuillants et jacobins,
jacobins et girondins ou encore jacobins et sans-culottes. Les forces sociales
sous-jacentes à ces conflits idéologiques, déjà détectées par des historiens
comme Albert Soboul et Daniel Guérin, ne trouvent pas de place dans une
reconstruction où, comme le reconnaît l’auteur lui-même, la révolution est
bien davantage un fait politique qu’un conflit de forces sociales74. De
même, il néglige les débats sur la dictature, les libertés publiques, le
pluralisme politique, le rapport entre parti et soviets, entre plan et
démocratie, entre nationalisme et internationalisme, qui divisaient les forces
révolutionnaires russes. Ces conflits ont pourtant été très aigus, aussi bien
entre 1917 et 1922, la période où s’est mis en place en Russie un régime de
parti unique, qu’entre 1925 et 1929, lorsque Staline a d’abord éliminé
l’opposition de gauche (trotskiste), puis celle de droite (boukharinienne),
dans le parti bolchevique. Mayer n’évoque ces conflits que dans sa
perspective particulière qui fait de Staline à la fois l’héritier et l’exécuteur
de la révolution : « Le débat entre trotskistes et staliniens n’était pas sans
rappeler certains éléments de la discussion sur la guerre et la paix entre
girondins et jacobins en 1791-1792. Girondins et trotskistes tendaient à
affirmer le primat de la politique étrangère, la révolution européenne devant
soutenir la révolution “nationale” ; jacobins et staliniens soulignaient en
revanche la prédominance de la politique intérieure. À cet égard, Staline
ressemblait au Robespierre d’avant la course péremptoire de la Convention
à la guerre générale75. »
Sur toutes ces questions, Les Furies rouvre le débat. Mayer dessine une
alternative à l’historiographie libérale et conservatrice, tout en introduisant
un puissant aiguillon critique dans le champ de l’historiographie
révolutionnaire.

Mythe et histoire
Si on essaie de comprendre octobre 1917 au-delà du mythe, cet
événement prend les traits à la fois d’une révolution et d’un coup d’État : un
acte de force décidé par le parti bolchevique dans le contexte d’une crise
révolutionnaire qui n’avait pas cessé de s’approfondir après l’écroulement
du tsarisme76. Sur le plan militaire, Octobre n’a pas été une insurrection de
masse et est certes apparu beaucoup moins spectaculaire que bien d’autres
événements dont Petrograd avait été le théâtre au cours des mois
précédents. Mis à part deux salves du croiseur Aurora et quelques balles
tirées depuis la forteresse Pierre-et-Paul, contrôlée par les bolcheviks, sur le
Palais d’Hiver, les gardes rouges ont pris d’assaut un bâtiment resté
pratiquement sans défense et ont arrêté en quelques heures les membres du
gouvernement provisoire – Kerenski avait déjà pris la fuite – sans
quasiment verser de sang. Sur le plan politique, les bolcheviks ont su
exploiter les faiblesses et les incohérences de leurs adversaires. Ils étaient
les seuls à ne pas s’être compromis avec un gouvernement qui, au lieu de
satisfaire la demande de paix surgie du soulèvement de février, avait lancé
en juin une offensive militaire désastreuse en Galicie, et sont apparus
comme les gardiens de la révolution lorsque, en août, ils ont apporté une
contribution décisive pour mettre en échec le coup d’État du général
Kornilov. Leur mot d’ordre – « tout le pouvoir aux soviets » – rencontrait
une adhésion très large, bien au-delà de leurs propres forces, et a été ratifié
lors du second congrès des soviets des ouvriers, des soldats et des paysans,
pendant la nuit fatidique du 7 novembre. Si la proposition, formulée par
Martov – le chef menchevique le plus enclin au compromis –, d’un
gouvernement de tous les partis socialistes n’a pas été accueillie
favorablement, c’est qu’elle était minoritaire. Bien sage d’un point de vue
rétrospectif, elle est apparue pathétique dans ces circonstances et Trotski a
eu l’arrogance de vouer son ancien compagnon à « la poubelle de
l’Histoire77 ». Les bolcheviks n’étaient pas l’avant-garde d’une armée
prolétarienne en marche vers l’avenir, selon l’image d’Épinal qu’ils
diffuseront par la suite, mais ils n’étaient pas non plus la minorité
sanguinaire que décriront leurs ennemis. Minoritaires dans l’ensemble du
pays – comme devaient le prouver les élections pour l’Assemblée
constituante, largement dominées par les socialistes révolutionnaires, la
force la plus enracinée dans les campagnes russes –, ils avaient conquis la
majorité dans les soviets et constituaient la force hégémonique dans les
grandes villes comme Petrograd et Moscou. Ils ont réussi à s’emparer du
pouvoir en profitant à la fois des majorités fluctuantes au sein d’une
assemblée des soviets que la dynamique des événements poussait vers des
solutions de plus en plus radicales, et du discrédit d’un gouvernement
incapable de rétablir l’ordre face à la décomposition de l’armée et à une
hostilité populaire croissante.
La ratification du changement de pouvoir par le congrès des soviets
prouve qu’Octobre n’a pas été un putsch au sens traditionnel du terme. Mais
cet acte de force a marqué un tournant : il a mis fin à l’effervescence
démocratique née en février et ouvert une nouvelle étape qui débouchera
sur la guerre civile. Cette dernière n’était pas inscrite dans le projet
idéologique de Lénine et Trotski, mais, après avoir surmonté le dualisme de
pouvoir entre les soviets et l’Assemblée constituante, ils ne pouvaient plus
revenir en arrière, et la seule manière de survivre consistait à combattre
leurs adversaires par tous les moyens, en essayant de chevaucher la vague
révolutionnaire et d’« organiser » l’anarchie sociale qui s’était emparée du
pays. Ils avaient bien compris que la révolution était une furie et qu’ils
devaient en prendre la direction s’ils ne voulaient pas y laisser leur peau. La
révolution russe était née de la Grande Guerre et sa violence surgissait d’un
trauma profond, d’une brutalisation des relations sociales, de la culture et
du monde mental de l’Europe. De cette violence, les bolcheviks n’ont pas
été les inventeurs ; ils en furent plutôt les interprètes, confrontés à des
ennemis tout aussi féroces, sinon davantage, soutenus par les grandes
puissances occidentales.
Pour historiciser la révolution, il faut sortir des mythes. Mais il ne suffit
pas non plus de les évacuer. Il faudrait plutôt les étudier, les analyser et les
expliquer, car ils peuvent aussi se charger d’une force extraordinaire. Il
n’est sans doute pas faux de voir dans les premiers congrès du Komintern
un cocktail hautement explosif dans lequel se mélangeaient des
révolutionnaires, des conspirateurs, des intellectuels doctrinaires, des
idéalistes, des aventuriers, des « cosmopolites sans racines », des chefs
charismatiques, des héros et des martyrs, à côté de futurs bureaucrates, de
calculateurs machiavéliques, de tchékistes et, dans les coulisses, de
quelques bourreaux en attente de leur tour. Mais le communisme ne fut pas
seulement un cauchemar orwellien ; il fut aussi un mouvement qui a réussi
à donner un sentiment de dignité aux classes subalternes et à allumer les
espérances de plusieurs générations. Toute l’histoire du XXe siècle a été
traversée par ce Janus à deux têtes capable d’incarner en même temps un
système totalitaire et de fortes aspirations émancipatrices, en mobilisant des
millions d’hommes et de femmes à l’échelle de la planète. C’est peut-être
pour cela qu’aujourd’hui, arrivés à la conclusion de cet « âge des
extrêmes », nous nous retrouvons dans un monde à court d’utopies, dans
lequel la commémoration des victimes des génocides remplit le vide laissé
par les espérances des révolutions naufragées. Même Arthur Koestler,
l’auteur de Zéro et l’infini et de The God that Failed, ne pouvait pas nier la
force d’attraction magnétique dont avait fait preuve le communisme
pendant toute la première phase de sa trajectoire, à laquelle lui-même
n’avait pas su résister. « Nous avions tort pour de bonnes raisons », écrivait-
il dans son autobiographie, en ajoutant que « ceux qui, dès le début,
dénigrèrent la révolution russe le firent principalement pour des raisons
moins louables que notre erreur. Il y a un monde de différence entre un
amoureux désenchanté et des êtres incapables d’aimer78 ».

Notes du chapitre 2
1. Claudio S. INGERFLOM, « De la Russie à l’URSS », in Michel DREYFUS (dir.), Le Siècle des
communismes, Éditions de l’Atelier, Paris, 2000, p. 121.
2. Hannah ARENDT, « The ex-communists » (1953), Essays in Understanding 1930-1954,
Schocken Books, New York, 1994, p. 391-400.
3. Isaac DEUTSCHER, « The ex-communist’s conscience » (1950), Marxism, Wars & Revolutions.
Essays from Four Decades, Verso, Londres, 1984, p. 54.
4. François FURET, Le Passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au XXe siècle, Robert
Laffont/Calmann-Lévy, Paris, 1995, p. 84.
5. François FURET et Denis RICHET, La Révolution française, Fayard, Paris, 1973, p. 126.
6. Pour une reconstitution de ce débat, cf. Bruno BONGIOVANNI, « Rivoluzione borghese o
rivoluzione del politico ? Note sur revisionismo storiografico », Le repliche della storia. Karl Marx
tra la Rivoluzione francese e la critica della politica, Bollati Boringhieri, Turin, 1989, p. 33-61.
7. François FURET, Penser la Révolution française, Gallimard, « Folio », Paris, 1978, p. 218.
8. Alexis de TOCQUEVILLE, L’Ancien Régime et la Révolution, Gallimard, Paris, 1967, p. 81.
9. François FURET, Penser la Révolution française, op. cit., p. 295.
10. François FURET, « Terreur », in François FURET et Mona OZOUF (dir.), Dictionnaire critique de
la Révolution française. Événements, Flammarion, Paris, 1992, p. 312.
11. Ibid., p. 313.
12. François FURET, « Vendée », ibid., p. 357.
13. Pierre CHAUNU, Pour l’Histoire, Perrin, Paris, 1984, p. 170. La thèse du génocide jacobin en
Vendée a été défendue par Reynald SECHER, La Vendée vengée, Presses universitaires de France,
Paris, 1985. Voir aussi, pour une comparaison avec le génocide des juifs, Reynald SECHER, Juifs et
Vendéens. D’un génocide à l’autre, Olivier Orban, Paris, 1991.
14. François FURET, « Vendée », op. cit., p. 356.
15. Patrice Gueniffey, La Politique de la Terreur. Essai sur la violence révolutionnaire 1789-1794,
Fayard, Paris, 2000, p. 258. Voir aussi Alain GÉRARD, « Par principe d’humanité ». La Terreur et la
Vendée, Fayard, Paris, 2000, avec une préface d’Alain Besançon qui théorise la continuité du
jacobinisme et du bolchevisme.
16. Ernst NOLTE, « Légende historique ou révisionnisme ? », Devant l’Histoire, Cerf, Paris, 1990,
p. 18-19.
17. Stéphane COURTOIS, « Les crimes du communisme », in Stéphane COURTOIS (dir.), Le Livre
noir du communisme. Crimes, terreur, répression, Robert Laffont, Paris, 1997, p. 18.
18. Patrice GUENIFFEY, La Politique de la Terreur, op. cit., p. 315.
19. Ibid., p. 226.
20. Ibid., p. 234.
21. Ibid., p. 338-339.
22. Steven Kaplan, Farewell, Revolution. The Historians’ Feud. France, 1789-1989, Cornell
University Press, Ithaca, 1995, p. 83, 103. Le mépris de Furet pour « une espèce de vulgate,
l’“histoire sociale” », est souligné par Ran HALÉVI, L’Expérience du passé. François Furet dans
l’atelier de l’histoire, Gallimard, Paris, 2007, p. 64.
23. Ibid., p. 85.
24. Cf. Alfred COBBAN, « The enlightenment and the French Revolution », Aspects of the French
Revolution, Cape, Londres, 1968, p. 28.
25. SAINT-JUST, « De la nature », Œuvres complètes, Gallimard, « Folio », Paris, 2004, p. 1065.
26. ROBESPIERRE, « Sur les principes de la morale politique », Pour le bonheur et pour la liberté.
Discours, La Fabrique, Paris, 2000, p. 297. Sur la distinction entre régicide et tyrannicide, cf.
Michael WALZER, Régicide et Révolution, Payot, Paris, 1989.
27. Miguel ABENSOUR, « Lire Saint-Just », introduction à SAINT-JUST, Œuvres, op. cit., p. 80.
28. Albert SOBOUL, Les Sans-Culottes parisiens en l’An II, Seuil, Paris, 1968, p. 156.
29. Waldemar GURIAN, « Le totalitarisme en tant que religion politique », in Enzo TRAVERSO (dir.),
Le Totalitarisme. Le XXe siècle en débat, Seuil, Paris, 2001, p. 448-459.
30. Jacob L. TALMON, Les Origines de la démocratie totalitaire, Calmann-Lévy, Paris, 1966.
31. Hannah ARENDT, Les Origines du totalitarisme, Gallimard, « Quarto », Paris, 2002, p. 437-
449.
32. Cf. Robert NISBET, « 1984 and the conservative imagination », in Irving HOWE (dir.), 1984
Revisited, Harper & Row, New York, 1983, p. 180-206.
33. Pour un bilan global de l’historiographie conservatrice de la Révolution française et de la
révolution russe, cf. Domenico LOSURDO, Le Révisionnisme historique. Problèmes et mythes, Albin
Michel, Paris, 2006.
34. Richard PIPES, La Révolution russe, Presses universitaires de France, Paris, 1993, p. 736.
35. Martin MALIA, La Tragédie soviétique. Histoire du socialisme en Russie 1917-1991, Seuil,
Paris, 1995, p. 20.
36. Richard PIPES, La Révolution russe, op. cit., p. 122.
37. François FURET, Penser la Révolution française, op. cit., p. 98.
38. Daniel BENSAÏD, Qui est le juge ? Pour en finir avec le tribunal de l’Histoire, Fayard, Paris,
1999, p. 167.
39. François FURET, Penser la Révolution française, op. cit., p. 29.
40. François FURET, « 1789-1917 : aller et retour », La Révolution en débat, Gallimard, « Folio »,
Paris, 1999, p. 188.
41. Stéphane COURTOIS, « Pourquoi ? », Le Livre noir du communisme, op. cit., p. 803.
42. Cf. J. Arch GETTY et Roberta MANNING (dir.), Stalinist Terror. New Perspectives, New York,
1993.
43. Arno J. MAYER, Les Furies 1789-1917, Fayard, Paris, 2002.
44. D. A. BELL, « Violence, terror, and war : a commentary on Arno Mayer’s Furies », French
Historical Studies, vol. 424, 2001, no 4, p. 559.
45. Cf. Hannah ARENDT, Essai sur la Révolution (1961), Gallimard, Paris, 1967.
46. Martin MALIA, Histoire des révolutions, Tallandier, Paris, 2008, p. 285.
47. Carl SCHMITT, La Dictature (1922), Seuil, Paris, 2000 ; voir aussi Toni NEGRI, Le Pouvoir
constituant, Presses universitaires de France, Paris, 1997.
48. Arno J. Mayer, Les Furies, op. cit., p. 53.
49. Ibid., p. 87.
50. Ibid., p. 123. Cf. Georges LEFEBVRE, La Grande Peur de 1789, Armand Colin, Paris, 1988.
Voir aussi Timothy TACKETT, « La Grande Peur et le complot aristocratique sous la Révolution
française », Annales historiques de la Révolution française, 2004, no 335, p. 1-17.
51. Arno J. MAYER, Les Furies, op. cit., p. 126.
52. Bertrand RUSSELL, La Théorie et la pratique du bolchevisme (1921), Mercure de France, Paris,
1969.
53. Selon le portrait de Maistre par Émile Faguet cité in Isaiah BERLIN, « Joseph de Maistre et les
origines du totalitarisme », Le Bois tordu de l’humanité, Albin Michel, Paris, 1992, p. 102.
54. Arno J. MAYER, La « Solution finale » dans l’histoire, La Découverte, Paris, 1990, p. 50-55.
55. Cf. Sophie WAHNICH, La Liberté ou la Mort. Essai sur la Terreur et le terrorisme, La Fabrique,
Paris, 2003, notamment p. 63 et 94.
56. Arno J. MAYER, Les Furies, op. cit., p. 171-172.
57. Ibid., p. 315.
58. C’est le diagnostic de Karl Marx, in François FURET (dir.), Marx et la Révolution française,
Flammarion, Paris, 1986, p. 170.
59. Cf. Arno J. MAYER, La Persistance de l’Ancien Régime. L’Europe de 1848 à la Grande
Guerre, Flammarion, Paris, 1983.
60. Ibid., p. 11 ; Arno J. MAYER, La « Solution finale » dans l’histoire, op. cit., p. 50.
61. Arno J. MAYER, Les Furies, op. cit., p. 199.
62. Léon TROTSKI, Terrorisme et Communisme, UGE, 10/18, Paris, 1974.
63. Cf. François FURET, Marx et la Révolution française, op. cit.
64. Cf. Victor SERGE, Mémoires d’un révolutionnaire, Seuil, Paris, 1951, p. 294.
65. Arno J. MAYER, Les Furies, op. cit., p. 512. Voir Isaac DEUTSCHER, « Two revolutions »,
Marxism, Wars & Revolutions, op. cit., p. 34-45.
66. Arno J. MAYER, Les Furies, op. cit., p. 541. D’autres considèrent que si la collectivisation des
campagnes soviétiques ne fut pas conçue comme un génocide, elle prit néanmoins des traits
génocidaires en Ukraine, où elle visait aussi l’éradication du nationalisme (cf. Nicolas WERTH, « La
grande famine ukrainienne de 1932-1933 », La Terreur et le Désarroi. Staline et son système, Perrin,
Paris, 2007, p. 116-134).
67. Cf. Anne APPLEBAUM, Goulag. A History, Anchor, New York, 2003 (surtout l’annexe : « How
many ? », p. 578-586).
68. Arno J. MAYER, Les Furies, op. cit., p. 562-563.
69. Voir Carla HESSE, « Revolutionary historiography after the Cold War : Arno Mayer’s Furies in
the French context », The Journal of Modern History, vol. 73, 2001, no 4, p. 902.
70. Léon TROTSKI, « État ouvrier, Thermidor et bonapartisme », Nature de l’État soviétique,
Maspero, Paris, 1969, p. 27-42, et aussi Léon TROTSKI, La Révolution trahie, Éditions de Minuit,
Paris, 1989. Selon Trotski, le Thermidor russe datait du milieu des années 1920. Il voyait le
stalinisme comme une forme de bonapartisme soviétique qui avait à la fois préservé et déformé les
conquêtes de la révolution russe.
71. Sheila FITZPATRICK, The Russian Revolution, Oxford University Press, Londres, 1994, p. 3-4.
72. Voir Sheila FITZPATRICK, « Vengeance and ressentiment in the Russian Revolution », French
Historical Studies, 2001, no 4, p. 585.
73. Arno J. MAYER, Les Furies, p. 104. Cf. Hannah ARENDT, Les Origines du totalitarisme, op.
cit., p. 632.
74. Arno J. MAYER, « Response », French Historical Studies, 2001, no 4, p. 590. Voir Daniel
GUÉRIN, Les Luttes de classes en France sous la Première République, Gallimard, Paris, 1946,
2 vol. ; Albert SOBOUL, La Révolution française, Presses universitaires de France, Paris, 1984.
75. Arno J. MAYER, Les Furies, op. cit., p. 527.
76. Cf. Nicolas WERTH, « Un État contre son peuple. Violences, répressions, terreurs en Union
soviétique », in S. Courtois (dir.), Le Livre noir du communisme, op. cit., p. 50. Voir aussi Orlando
FIGES, La Révolution russe 1891-1924. La tragédie d’un peuple, Gallimard, « Folio », Paris, 2008,
2 vol. ; Alexander RABINOWITCH, The Bolsheviks in Power. The First Year of Soviet Rule in
Petrograd, Indiana University Press, Bloomington, 2007.
77. Léon TROTSKI, Histoire de la révolution russe, t. 2, Octobre, Seuil, Paris, 1967, p. 691.
78. Arthur KOESTLER, « La corde raide », Œuvres autobiographiques, Robert Laffont, Paris, 1994,
p. 227.
3
Fascismes
Sur George L. Mosse, Zeev Sternhell
et Emilio Gentile

Au cours des trois dernières décennies, l’historiographie du fascisme a


connu une mutation considérable, en élargissant son champ d’étude, en
modifiant ses paradigmes et en esquissant de nouvelles lignes
d’investigation. Parmi les historiens qui ont le plus contribué à ce
renouvellement, George L. Mosse, Zeev Sternhell et Emilio Gentile
occupent une place de tout premier plan. Bien sûr, ils ne sont pas les seuls à
avoir apporté des contributions importantes1, mais leurs travaux ont sans
doute suscité les débats les plus riches à l’échelle internationale. Si Mosse a
concentré ses recherches sur l’Allemagne nazie, Sternhell sur la France de
la IIIe République et Gentile sur l’Italie de Mussolini, tous les ont inscrites
dans une perspective comparative dont le concept de fascisme constitue
l’horizon commun.

Constellations historiennes
Le rôle de pionnier revient incontestablement à Mosse, le plus âgé des
trois, décédé il y a dix ans et déjà « canonisé » comme un des grands
historiens du XXe siècle. Son approche de l’histoire contemporaine est le
résultat d’un itinéraire intellectuel assez particulier, bien restitué dans ses
Mémoires, parus à titre posthume2. Il était né au début de la république de
Weimar au sein d’une puissante famille du patriciat juif prussien, son père
possédant l’un des plus importants empires éditoriaux allemands. Avec sa
famille, le jeune Mosse a été contraint de quitter l’Allemagne en 1933, en
poursuivant ses études d’abord à Cambridge, en Grande-Bretagne, puis à
Harvard, aux États-Unis, où il s’installa en 1939. Après avoir consacré une
thèse à l’histoire de la Réforme, il s’orienta vers l’étude du fascisme et du
nazisme. Sa carrière se déroula pour l’essentiel à l’université du Wisconsin,
Madison, une des plus liberal du monde académique américain. Il vécut
donc la fin de Weimar et l’essor du nazisme, l’apogée et la disparition du
judaïsme allemand, l’antifascisme des années 1930 et la guerre, le
maccarthysme dans l’Amérique des années 1950 et l’atmosphère
bouillonnante des campus dans la décennie suivante. Juif et homosexuel, il
puisait à son propre bagage de souvenirs et d’expériences lorsqu’il écrivait
sur le problème de la respectabilité bourgeoise, sur la relation complexe
entre nationalisme et sexualité, entre norme et altérité, entre nationalisme et
avant-garde artistique, ainsi que sur l’image du corps dans l’esthétique
fasciste.
Appartenant à des générations postérieures, Sternhell et Gentile ont
connu d’autres expériences formatrices. Le premier, professeur d’histoire à
l’université de Jérusalem, s’est formé à l’Institut d’études politiques de
Paris, où il a préparé sa thèse. Bien qu’il ait par la suite pris ses distances à
l’égard de cette institution, il a bâti une œuvre qui porte l’empreinte d’une
histoire des idées politiques de facture plutôt classique, imperméable aussi
bien aux influences du marxisme qu’à celles de l’histoire sociale et
culturelle. Gentile, quant à lui, a été un disciple du principal biographe de
Mussolini et historien italien du fascisme, Renzo De Felice, vis-à-vis
duquel il reconnaît sa filiation intellectuelle3. Il s’est cependant éloigné de
son maître, d’une part en prêtant une moindre attention à la biographie du
fondateur du fascisme et, d’autre part, en orientant davantage ses travaux
vers l’histoire culturelle. À tel point que ses affinités méthodologiques avec
Mosse sont aujourd’hui bien plus évidentes que celles qui l’unissent à son
maître italien4. Mais De Felice reste le lien entre les deux. De Felice et
Mosse étaient deux historiens à plusieurs égards différents. Cadet de Mosse
d’une dizaine d’années, De Felice s’était formé à l’école historiciste de
Delio Cantimori et Federico Chabod, ne découvrant l’œuvre de son
collègue américain que lorsqu’il avait déjà bien entamé sa recherche sur
Mussolini. Son approche du fascisme privilégiait l’histoire politique et
institutionnelle par rapport à la culture et à l’esthétique qui, en revanche,
restent au centre de l’attention de Mosse. En dépit de ces différences, le
biographe du Duce ne cachait pas son admiration pour son collègue
américain, chez qui il trouvait la conceptualisation de plusieurs de ses
intuitions et de certains résultats de ses recherches. Les travaux de Mosse
l’ont aidé à préciser sa vision du fascisme comme phénomène de nature
moderne et « révolutionnaire », à saisir dans la « nationalisation des
masses » la source du consensus populaire à l’égard du régime de
Mussolini, enfin à rechercher les origines du fascisme dans une tradition de
gauche de matrice jacobine5. À son tour, De Felice a largement contribué à
la diffusion de l’œuvre de Mosse en Italie, le pays où elle a rencontré l’écho
le plus grand en dehors des États-Unis (et, dans une moindre mesure, de
l’Allemagne6). Mosse, de son côté, voyait dans le biographe de Mussolini
un chercheur qui avait systématiquement appliqué dans ses travaux une
méthode proche de la sienne, consistant à étudier le fascisme « de
l’intérieur », en prenant au sérieux ses hommes, ses idées, sa culture et son
« autoreprésentation », sans les filtrer par un regard extérieur, notamment
celui de l’antifascisme7. D’une certaine façon, De Felice est le lien qui unit
les trois historiens qui sont au centre de ce chapitre. Dès 1983, il désignait
Mosse, Sternhell et Gentile, aux côtés du sociologue italo-argentin Gino
Germani, comme les chercheurs qui avaient apporté les contributions les
plus importantes et novatrices à l’analyse du fascisme depuis la fin des
années 19608. Sternhell, quant à lui, a reconnu récemment ses affinités avec
« les héritiers italiens de Renzo De Felice », Pier Giorgio Zunino et Emilio
Gentile, pour lesquels « l’explication du fascisme italien réside tout d’abord
dans l’idéologie et la culture »9.

Culture fasciste
Que fut donc le fascisme ? Si chacun de ces trois historiens a apporté sa
réponse, ils partagent tous une définition centrée sur quelques
caractéristiques essentielles : le fascisme fut à la fois une révolution, une
idéologie, une vision du monde et une culture. Une révolution, puisqu’il
voulait bâtir une société nouvelle. Une idéologie, puisqu’il avait reformulé
le nationalisme dans une perspective qui, après avoir rejeté le marxisme,
s’opposait aussi bien au conservatisme qu’au libéralisme, en recherchant
une voie alternative. Une vision du monde, puisqu’il inscrivait son projet
politique dans une vision de l’histoire, voulait créer un « homme nouveau »
et se présentait comme le destin providentiel de la nation. Et une culture,
puisqu’il voulait transformer l’imaginaire collectif, modifier les styles de
vie, supprimer tout clivage entre vie privée et vie publique. Il s’agit, pour
les trois, d’une « révolution de droite10 », dont le moteur social résidait dans
les classes moyennes et dont l’ambition était la construction d’une
civilisation nouvelle11. Autrement dit, une révolution à la fois antilibérale et
antimarxiste, « spirituelle » et « communautaire »12.
Pendant longtemps, l’historiographie a défendu une vision du fascisme
comme magma éclectique fait de matériaux de récupération, capable de se
définir seulement en négatif en tant qu’antilibéralisme, anticommunisme,
anti-démocratie, antisémitisme, anti-Lumières, mais foncièrement incapable
de produire une culture originale et harmonieuse. Selon Norberto Bobbio,
par exemple, la cohérence idéologique du fascisme n’était qu’apparente et
tenait à la fusion de cette posture négative avec d’autres valeurs héritées
d’une tradition autoritaire et conservatrice qui, elle, n’avait rien de moderne
et encore moins de révolutionnaire : ordre, hiérarchie, obéissance13. Contre
cette vision, nos trois historiens soulignent la cohérence du projet fasciste,
qui, certes, s’appropriait plusieurs éléments préexistants, mais parvenait à
les fondre dans une synthèse nouvelle. Dissoutes dans le maelström
fasciste, les valeurs conservatrices changeaient leurs codes et resurgissaient
chargées d’une connotation inédite, éminemment moderne. Le darwinisme
social transformait l’idée organiciste de communauté héritée de l’Ancien
Régime en une vision monolithique de la nation, fondée sur la race et issue
d’un processus de sélection naturelle. Le militarisme et l’impérialisme
muaient le rejet de la démocratie et de l’égalité en culte de l’ordre national
et racial, le rejet de l’individualisme en adoration de la masse, l’idéal
chevaleresque de courage en culte vitaliste et irrationaliste du combat,
l’idée de force en projet de conquête et de domination, le principe d’autorité
en vision totalitaire du monde.
Les composantes du fascisme étaient certes disparates. On y trouve
d’abord une impulsion romantique, c’est-à-dire une mystique nationale qui
idéalise la tradition, souvent en fabriquant de toutes pièces un passé
mythique. La culture fasciste exalte l’action, la virilité, la jeunesse, le
combat, en les traduisant dans une certaine image du corps, dans des gestes,
des emblèmes, des symboles qui devraient redéfinir l’identité nationale.
Toutes ces valeurs exigent leur antithèse, qui se décline en une multiplicité
de figures de l’altérité : l’altérité de genre des homosexuels et des femmes
n’acceptant pas une position subalterne ; l’altérité sociale des délinquants et
des criminels ; l’altérité politique des anarchistes, communistes et
subversifs ; l’altérité raciale des juifs et des peuples colonisés. Tous portent
les stigmates, dans le corps et dans l’esprit, d’une « dégénérescence » qui
symbolise l’antithèse de la normalité bourgeoise, aussi bien physique
qu’esthétique et morale. L’intellectuel qui vit en ville, loin de la nature, qui
ne pratique pas de sport, ne soigne pas son corps et pense au lieu d’agir
incarne la maladie et la décadence auxquelles s’opposent la vigueur
physique, le courage, le mépris du danger et l’éthique guerrière de
l’« homme nouveau » fasciste. Il va sans dire que le juif incarne de façon
idéal-typique cet ensemble de traits négatifs. Judéité, homosexualité et
féminité sont les figures négatives par excellence permettant à l’esthétique
fasciste d’élaborer ses mythes positifs de la virilité, de la santé, de l’hygiène
physique et morale14. Mais la stigmatisation bourgeoise de l’homosexualité
coexiste dans le fascisme avec un imaginaire érotique hérité du
Männerbund (la communauté masculine des mouvements de jeunesse
allemands d’avant 1914) et inspiré des modèles esthétiques d’origine
grecque codifiés par Winckelmann dès la fin du XVIIIe siècle15. Plusieurs
écrivains – de Pierre Drieu La Rochelle à Robert Brasillach, de Julius Evola
à Ernst Jünger – seront fortement attirés par ce mélange singulier de morale
conservatrice, d’idéologie répressive et d’imaginaire transgressif16.
Grâce à l’eugénisme et à la biologie raciale, le nazisme avait transformé
les stéréotypes négatifs de l’altérité en catégories médicales. « Le concept
de race – écrit Mosse en s’appuyant sur les travaux de Sander Gilman –
concernait tout d’abord les juifs, mais la transformation des “outsiders” en
cas médicaux les plaçait tous clairement en dehors des normes sociales. La
notion de maladie permettait de figer davantage encore les criminels
ordinaires, les homosexuels et les juifs à l’intérieur de leur prétendue
anormalité17. » Cependant, il ne faudrait pas assimiler les différentes formes
d’altérité en oubliant que, dans la vision du monde nazie, les figures du juif
et de l’homosexuel n’étaient pas interchangeables. L’homosexuel était
stigmatisé à cause de sa « déviance », donc de son comportement ; le juif à
cause de son essence. L’un devait être « rééduqué » ou « corrigé », l’autre
exterminé18. Si le fascisme avait hérité de la société bourgeoise du
XIXe siècle une idée normative de respectabilité, Gentile a raison de rappeler
que la « respectabilité en habit civil » n’est pas la même que la
« respectabilité en uniforme »19.
Paradoxalement, cette impulsion romantique coexistait dans le fascisme
avec un culte de la modernité technique bien illustré par la célébration de la
vitesse chez les futuristes et par le « romantisme d’acier » de Josef
Goebbels, qui voulait unir la beauté naturelle des forêts germaniques à la
puissance industrielle des usines Krupp. Il y a là tous les éléments d’une
métamorphose du pessimisme culturel de la fin du XIXe siècle en
modernisme réactionnaire 20, capable de réactiver les valeurs de la tradition
conservatrice dans une lutte pour la régénération nationale avec les moyens
de l’impérialisme et de l’État totalitaire. Mais la notion de « modernisme
réactionnaire » rappelle trop la base idéologique hétérogène, sinon
ouvertement éclectique, du fascisme, pour recueillir l’approbation de
Mosse, Sternhell et Gentile. Ils n’attribuent aucun caractère
« réactionnaire » au fascisme, qui constitue à leurs yeux un phénomène
révolutionnaire à part entière. Selon Gentile, le concept de « modernisme
fasciste » ou de « modernité totalitaire » serait beaucoup plus approprié21.
Tous les éléments constitutifs du fascisme se greffent sur la branche du
nationalisme qui, dans la société de masse, connaît une transformation
qualitative en élargissant ses bases, en modifiant son langage et en recrutant
ses chefs au sein des classes populaires. Le Führer et le Duce ne sont plus
des politiciens d’origine aristocratique, mais des plébéiens qui, étrangers
aux voies traditionnelles de formation des élites dominantes, ont découvert
leur vocation politique dans la rue, au contact des masses, lors des crises
politiques qui ont précédé ou suivi le premier conflit mondial. Cette
métamorphose s’achève en effet au lendemain de la Grande Guerre, quand
le fascisme essaie d’introduire dans la lutte politique le langage et les
méthodes de combat hérités des tranchées. Grand tournant au cœur de
l’Europe, la guerre totale avait banalisé la violence et brutalisé les sociétés
en les accoutumant au massacre industriel et à la mort anonyme de masse22.
En tant que mouvement politique nationaliste, le fascisme est issu de ce
traumatisme. Mosse le présente comme le fils de la « nationalisation des
masses »23, puissamment accélérée pendant la guerre. Il voulait mobiliser
les masses en leur donnant l’illusion d’être des acteurs et non plus, comme
dans les sociétés libérales d’avant 1914, des spectateurs passifs de la
politique.
La nationalisation des masses s’exprime dans un ensemble de rites
collectifs – manifestations patriotiques, culte des martyrs, célébration de
fêtes nationales, monuments, drapeaux et hymnes – qui trouvent leur
accomplissement dans la liturgie fasciste et nazie, dans les discours de
Mussolini à Piazza Venezia, à Rome, et de Hitler au stade Zeppelin de
Nuremberg. Autrement dit, le fascisme devenu régime illustre de manière
éloquente un phénomène typique de la modernité : la transformation du
nationalisme en religion civile 24. Il s’agit d’une tendance dont Mosse fait
remonter les origines à la Révolution française, avec la sacralisation des
institutions séculières (la République), la foi dans la nation, célébrée par des
fêtes collectives qui reproduisent des rituels de type religieux, et la
recherche d’un style qui invente une relation nouvelle entre esthétique et
politique. En ce sens, il voit dans le fascisme « un descendant direct du
style politique jacobin25 ». Par la célébration de ses conquêtes et la
commémoration de ses martyrs, le fascisme s’inscrit dans le sillage des
fêtes révolutionnaires de la Révolution française. Mais il hérite aussi ses
pratiques d’une certaine tradition socialiste, surtout allemande. En
mobilisant les travailleurs autour de valeurs (émancipation, égalité,
socialisme) et en les encadrant à l’intérieur de puissantes organisations (non
seulement politiques et syndicales, mais aussi sportives, culturelles,
juvéniles, etc.), les sociaux-démocrates avaient créé une nouvelle religion
séculière, bâtie autour de symboles comme le drapeau rouge et de rituels
comme les manifestations du 1er Mai, avec leur chorégraphie et leurs
hymnes. Certes, la différence essentielle entre le socialisme et le fascisme
réside dans le fait que, chez le premier, la dimension religieuse trouve son
contrepoids dans un fort ancrage dans le rationalisme des Lumières et dans
une conception de l’émancipation prolétarienne aux antipodes du populisme
fasciste. Mais cette différence essentielle n’empêcha pas le socialisme,
selon Mosse, d’exercer une influence considérable sur le fascisme en tant
que modèle dont il pouvait reproduire certaines formes tout en rejetant ses
valeurs26.
Cette approche ne s’identifie pas tout à fait avec celle, élaborée à partir
des années 1930 et 1940 par Eric Voegelin et Raymond Aron, qui interprète
le nazisme et le communisme comme deux « religions séculières » de la
modernité, distinctes l’une de l’autre, partageant le même rejet du
libéralisme et se nourrissant des mêmes aspirations eschatologiques27. Pour
Mosse, le fascisme présente une dimension religieuse dans la mesure où il
suscite chez ses adeptes une adhésion fondée davantage sur la croyance que
sur la conviction rationnelle, mais il en étudie surtout le style, les pratiques
et les représentations, en attribuant une importance moindre à ses contenus
idéologiques. Dans le sillage de Mosse, Gentile définit le style fasciste
comme une « sacralisation de la politique », dont il analyse la symbolique :
la matraque comme outil d’une politique purificatrice et régénératrice,
l’appel lors des commémorations des martyrs, le fascio littorio comme
symbole d’union ; sans oublier le mythe de la louve fondatrice de Rome28. Il
montre surtout jusqu’à quel point le fascisme lui-même était conscient de sa
dimension religieuse, ouvertement revendiquée par Mussolini dans un essai
écrit en collaboration avec Giovanni Gentile pour l’Enciclopedia italiana 29.
Dès 1922, Il popolo d’Italia comparait le fascisme au christianisme, en
saisissant chez les deux tant « une foi civile et politique » qu’« une religion,
une milice, une discipline de l’esprit »30. Dans le sillage de Jean-Pierre
Sironneau, Emilio Gentile relève dans le fascisme la structure typique d’une
religion articulée autour de quatre dimensions essentielles : la foi, le mythe,
le rite et la communion31. Pour appréhender la liturgie politique du
fascisme, la notion de « religion civile » serait à ses yeux bien plus
pertinente que celle d’esthétisation de la politique (élaborée par Walter
Benjamin en 1935, d’après l’analyse des écrits d’Ernst Jünger et Filippo
Tommaso Marinetti32, puis utilisée par Mosse). Gentile trouve cette
définition insatisfaisante, et souligne au contraire que, dans le fascisme,
l’esthétisation de la politique était tout à fait indissociable d’une politisation
de l’esthétique, dont les différentes manifestations étaient soumises aux
dogmes d’une idéologie et soutenues par la force d’une foi33. Il n’empêche
que la mobilisation des masses liée aux rituels de la « religion » fasciste ne
visait pas à les transformer en sujets historiques mais plutôt à les réduire,
comme écrivait Siegfried Kracauer dès 1936, en pure « forme
ornementale34 ». Ne pas saisir cet aspect signifie, une fois de plus, tomber
dans l’illusion optique qui consiste à identifier le fascisme avec son
autoreprésentation.
Mosse n’appartient pas au courant historiographique – dont l’initiateur a
été Jacob L. Talmon et le dernier représentant François Furet35 – qui perçoit
fascisme et communisme comme deux jumeaux totalitaires, même s’il
accepte d’en reconnaître la matrice commune dans le jacobinisme. Les
différences entre fascisme et communisme sont telles qu’il n’accepte pas de
les regrouper dans une seule catégorie, en adoptant une définition qui
s’arrête à leur seul trait partagé : l’antilibéralisme36. En réalité, la continuité
qu’il saisit entre jacobinisme et fascisme ne concerne pas l’idéologie et se
cantonne au style politique (deux manières distinctes de sacraliser la
nation)37. L’assimilation du fascisme et du communisme dans une même
catégorie est rejetée aussi par Gentile, qui souligne l’antithèse radicale entre
le nationalisme de l’un et l’internationalisme de l’autre, une antithèse qui
enlève à ses yeux tout « fondement historique » à la vision d’une prétendue
affinité génétique entre les deux38. Sternhell, quant à lui, ne croit pas à la
thèse de François Furet, qui postule une « complicité entre communisme et
fascisme ». Au-delà de leurs affinités superficielles, pense-t-il, ils
« possédaient une conception totalement opposée de l’homme et de la
société ». Ils poursuivaient des buts révolutionnaires, mais leurs révolutions
étaient aux antipodes : l’une économique et sociale, l’autre « culturelle,
morale, psychologique et politique », visant à changer la civilisation, mais
certes pas à détruire le capitalisme39. Cette différence radicale renvoie à la
relation antinomique que communisme et fascisme entretiennent avec la
tradition des Lumières, dont l’un se voulait l’héritier et l’autre le
fossoyeur40.
Mosse considère l’histoire culturelle comme un domaine bien plus vaste
que l’histoire des idées, telle qu’il l’avait découverte lorsqu’il est arrivé aux
États-Unis (représentée surtout par le Journal of the History of Ideas
d’Arthur Lovejoy, où il publia ses premiers articles). Pour comprendre le
fascisme, pense-t-il, l’histoire idéologique et politique ne suffit pas. Il faut
aussi prendre en compte ses représentations, ses pratiques et sa capacité de
donner forme aux sentiments populaires. C’est un imaginaire collectif qui a
trouvé dans le fascisme un foyer, un miroir, un amplificateur et un exutoire.
Dans cette perspective, qui privilégie les aspects culturels et
anthropologiques à l’économie et à la société, aux idéologies et aux
institutions, l’historiographie traditionnelle du fascisme et du nazisme,
complètement axée sur la dimension politique des régimes, peut
tranquillement être ignorée. L’étude des formes symboliques inspirée par
Ernst Cassirer, Aby Warburg et Ernst Kantorowicz semble bien plus
féconde41. Certes, cette approche fait la force de l’œuvre de Mosse, qui a
renouvelé l’interprétation du fascisme en prenant au sérieux son langage et
ses mythes42. Mais cette approche a aussi montré, au fil des années, toutes
ses faiblesses, en débouchant sur une histoire culturelle qui sous-estime
souvent l’importance des idéologies, en se substituant à l’histoire sociale au
lieu de l’intégrer. Dans son premier grand ouvrage, The Crisis of German
Ideology (1964), Mosse s’était mis à la recherche des racines du nazisme
qu’il repérait dans un vaste mouvement culturel spécifiquement allemand :
le nationalisme völkisch. Il étudiait la naissance de l’idée allemande de Volk
au sein du néoromantisme, puis son « institutionnalisation » entre le dernier
quart du XIXe siècle et la Première Guerre mondiale, aussi bien dans le
monde académique que dans les mouvements de jeunesse, pour analyser
enfin son essor dans le national-socialisme après 191843. Le trait marquant
de cette idéologie völkisch lui apparaissait alors se trouver dans le rejet des
Lumières. Son interprétation du nazisme se présentait encore comme une
version nouvelle, plus axée sur l’anthropologie et la culture que sur la
politique, de la théorie traditionnelle du Sonderweg allemand44. Certes, une
version plus sophistiquée et admirablement argumentée sur le plan culturel,
mais non pas qualitativement distincte du diagnostic apparu au lendemain
de la guerre, lorsqu’on commença à interpréter le chemin du Reich
wilhelmien vers la modernité comme un éloignement par rapport à un
prétendu modèle occidental incarné par la Révolution française et le
libéralisme britannique45. À partir des années 1970, en revanche, Mosse a
commencé à explorer – peut-être sous l’influence de l’école de Francfort –
le côté sombre de l’Aufklärung, dont il a analysé la dialectique négative non
pas en philosophe, mais en historien de la culture46. Au fur et à mesure que
le nationalisme absorbait le conformisme bourgeois, l’idéal de la Bildung –
l’éducation, la culture et l’autoperfectionnement conçus comme valeurs
universelles – était relégué dans le camp des outsiders, en prenant une
coloration de plus en plus juive. Le hiatus que le nationalisme creusait entre
son appropriation de la respectabilité bourgeoise (Sittlichkeit) d’un côté et la
Bildung juive de l’autre, soulevait des doutes quant à la capacité du
libéralisme à s’opposer à la montée du fascisme47. Le nationalisme moderne
était né de la Révolution française et sa rencontre avec la société de masse,
à la fin du XIXe siècle, avait jeté les bases pour la naissance du fascisme, qui
aura lieu après la rupture de 1914. Ainsi, le fascisme incarnait le rejet d’un
certain legs philosophique et culturel des Lumières (l’idéal de la Bildung)
et, en même temps, en prolongeait et en radicalisait d’autres traits
constitutifs (la nationalisation des masses). Les mythes, les symboles et
l’esthétique – les vecteurs essentiels de ce processus – ont ainsi pris une
place prépondérante, dans les travaux de Mosse, au détriment d’autres
composantes fondatrices du fascisme48. Ce dernier a sans doute hérité son
style politique du jacobinisme, le point de départ de la transformation du
nationalisme en religion civile, mais son idéologie et sa vision du monde se
sont forgées dans un conflit radical avec la philosophie des Lumières et
avec toutes les valeurs – liberté, égalité, démocratie, droits de l’homme –
proclamées par la Révolution française. Mosse en était conscient, mais se
travaux sont loin de prendre en considération toutes les implications de ce
constat.

Idéologie
De ce point de vue, les travaux de Zeev Sternhell contribuent à
rééquilibrer les perspectives. En privilégiant l’histoire des idées, ce dernier
saisit le noyau du fascisme dans les anti-Lumières : « Un refus total de la
vision de l’homme et de la société élaborée de Hobbes à Kant, depuis la
révolution anglaise du XVIIe siècle jusqu’aux révolutions américaine et
française49. » Mais sa tendance à réduire le fascisme à un « archétype
idéologique50 » et à en capturer l’essence, au sens « platonicien », dans un
processus intellectuel isolé de son contexte social, présente des limites tout
aussi considérables, quoique différentes, que celles déjà relevées chez
Mosse. En effet, l’approche de Sternhell se caractérise, au-delà de son
indifférence à la mythologie et au symbolisme fascistes, par son rejet
normatif de tout apport de l’histoire sociale. Le fascisme, explique-t-il
contre ses critiques, a « des raisons intellectuelles profondes », en ajoutant
que, pour le comprendre, « l’histoire sociale ne sera pas d’un grand
secours »51. Dans un ensemble d’ouvrages constamment réédités et enrichis,
Sternhell a présenté le fascisme comme un courant idéologique apparu en
France à la fin du XIXe siècle, à l’époque de l’affaire Dreyfus, et
naturellement accompli par le régime de Vichy en 1940. À ses origines, il y
aurait la rencontre et la fusion entre deux traditions politiques jusqu’alors
antinomiques, l’une de gauche et l’autre de droite. La « droite
révolutionnaire », première manifestation du fascisme, était le produit d’une
synthèse entre des courants de droite qui, sous l’impact de la société de
masse, avaient donné à leur nationalisme une empreinte populiste, et des
courants de gauche qui, passés par une révision du marxisme et affranchis à
l’égard de la tradition des Lumières, avaient pris une orientation
nationaliste. Le rejet partagé de la démocratie politique et du libéralisme
serait la base de cette fusion syncrétique entre droite populiste et gauche
nationaliste débouchant sur une forme nouvelle de « socialisme
national » . L’essor du darwinisme social, du racisme, de l’antilibéralisme,
52

de l’antisémitisme, de l’élitisme antidémocratique et d’une critique de la


modernité nourrissant la hantise de la « décadence » avait créé un humus
favorable à la naissance du fascisme, précédé par le boulangisme et
finalement par l’affaire Dreyfus. Ses pères spirituels seraient Maurice
Barrès, avec sa synthèse d’« autoritarisme, culte du chef, anticapitalisme,
antisémitisme et un certain romantisme révolutionnaire53 », et Georges
Sorel, avec sa révision antimatérialiste du marxisme menée à l’aide de Le
Bon, Bergson, Nietzsche et Pareto54, à côté desquels il faudrait placer
Georges Valois et Jules Sury, les premiers théoriciens du « socialisme
national ». Le profil idéologique du fascisme aurait donc pris forme « bien
avant 1914 », et la France de la IIIe République serait son véritable
« laboratoire »55. Tout autour de cette constellation intellectuelle, Sternhell
place un Zeitgeist marqué par des figures comme Édouard Drumont,
l’auteur de La France juive, Charles Maurras, le fondateur de l’Action
française, le sociologue Gabriel Tarde, l’historien Hyppolite Taine et
l’eugéniste Georges Vacher de Lapouge. Le climat intellectuel de l’entre-
deux-guerres aurait inévitablement accentué cette tendance au « socialisme
national », lui permettant de s’épanouir et de trouver une assise de masse.
La synthèse fasciste a connu une étape décisive avec l’arrivée au pouvoir de
Mussolini en Italie, puis une troisième, au cours des années 1930, marquée
par des figures telles que le « néo-socialiste » Marcel Déat, l’ex-
communiste Jacques Doriot, les « spiritualistes » Bertrand de Jouvenel,
Thierry Maulnier et Emmanuel Mounier, le « planiste » belge Henri De
Man, ainsi qu’une vaste cohorte d’esthètes et de « nationalistes sociaux »
tels que l’écrivain Pierre Drieu La Rochelle et Robert Brasillach56.
Au cours des années 1930, le fascisme français devient un phénomène
politique de masse. Il n’est plus incarné par des petits cénacles intellectuels,
comme le Cercle Proudhon, mais par des partis qui regroupent des dizaines
de milliers de membres, à l’instar du Parti populaire français de Jacques
Doriot et des Chemises vertes de Henry Dorgères. Dans la perspective de
Sternhell, Vichy achève la parabole du fascisme français comme débouché
naturel et logique d’un long parcours amorcé lors de l’affaire Dreyfus,
quarante ans plus tôt. La netteté avec laquelle cette thèse est défendue dans
Ni droite ni gauche (1983) révèle selon certains commentateurs les traces
évidentes d’une approche « téléologique »57. Mais ces critiques n’ont pas
convaincu Sternhell qui, dans un long essai ajouté à la troisième édition de
son livre, réaffirme sa thèse : « Tous les principes qui sous-tendent la
législation de Vichy sont inscrits dans le programme du nationalisme des
années 189058. »
La limite fondamentale de la thèse de Sternhell réside, comme de
nombreux historiens l’ont indiqué, dans la tendance à réduire l’histoire du
fascisme à sa généalogie intellectuelle. Dans le sillage de Mosse, Gentile
reste convaincu que le fascisme a besoin, pour naître, de la Première Guerre
mondiale, « sa véritable matrice59 », la crise de civilisation sans laquelle la
synthèse que décrit Sternhell n’aurait jamais dépassé le stade de quelques
cercles intellectuels marginaux et impuissants60. C’est la Grande Guerre qui
provoque l’effondrement définitif de l’ordre européen issu un siècle plus tôt
du Congrès de Vienne, remet en cause radicalement l’ordre libéral et
confère au nationalisme un caractère nouveau, bien plus agressif,
militariste, impérialiste et antidémocratique. En dehors de cette rupture, la
naissance du fascisme et du nazisme n’aurait jamais pu se produire, comme
le reconnaissaient ses protagonistes eux-mêmes. À l’instar de Jünger, qui
voyait dans la guerre la matrice du « Travailleur » (Arbeiter), le « milicien
du travail » capable de remodeler la société dans un sens totalitaire par des
méthodes militaires, Mussolini évoquait, dès la fin de 1917, la rencontre
entre nationalisme et socialisme comme un produit de la guerre,
l’expérience qui avait engendré un nouveau pouvoir issu des tranchées
(trincerocrazia) 61. Bien que Sternhell refuse de prendre en considération
« le poids et l’incidence qu’ont eus les baïonnettes sur la pensée62 », c’est la
guerre qui, en Italie, a donné naissance au fascisme. C’est elle qui a permis
la rencontre d’un courant socialiste devenu nationaliste (Mussolini) avec le
syndicalisme révolutionnaire (Sergio Panunzio), le nationalisme
radical (Enrico Corradini, Alfredo Rocco), l’irrédentisme (D’Annunzio), le
libéralisme conservateur (Giovanni Gentile) et une avant-garde futuriste
devenue à son tour belliciste (Marinetti). Emilio Gentile souligne que le
nationalisme d’avant 1914 ne voulait pas « régénérer » la civilisation, tandis
que, en dépit de ses tendances nationalistes, le syndicalisme révolutionnaire
visait encore l’émancipation des travailleurs par la grève générale63. Ce
n’est qu’après la Grande Guerre que ce courant abandonna son projet social
au nom du nationalisme, en s’impliquant dans une action politique dont le
mouvement ouvrier constituait même une des cibles privilégiées. Beaucoup
plus que le fascisme, pourrait-on remarquer, Sternhell a mis en lumière un
préfascisme dont les éléments constitutifs ne se seraient articulés,
amalgamés et réunis organiquement qu’après le tournant de 1914-1918. Sur
la base de son approche, qui privilégie l’essence idéologique du fascisme
plutôt que ses manifestations historiques concrètes, Sternhell donne la
même importance aux représentants du Cercle Proudhon qu’aux chefs
fascistes des années 1930, non plus animateurs d’une nébuleuse
groupusculaire, mais dirigeants de partis de masse. Bref, Sternhell efface les
différences qui séparent le préfascisme du fascisme, puis le mouvement
fasciste du régime fasciste, différences qui ont été au centre de l’attention
des historiens depuis des décennies.
D’autres critiques de Sternhell ont souligné la pertinence limitée de sa
conception du fascisme comme synthèse entre deux traditions politiques,
l’une issue de la gauche et l’autre de la droite. Cette vision peut certes
trouver des points d’appui dans les cas français et italien (avec les
précisions chronologiques rappelées) mais ne peut certes pas être
généralisée. On ne trouve aucune composante de gauche à l’origine de deux
variantes majeures du fascisme en Europe, celle du nazisme allemand et
celle du franquisme espagnol (sans prendre en considération le cas
portugais, ni ceux de la nébuleuse fasciste d’Europe centrale). Il s’agit donc
d’une conception – certains critiques n’ont pas hésité à la qualifier de
« gallo-centrique64 » – qui transforme en paradigme le fascisme français,
c’est-à-dire un fascisme somme toute marginal. Incomparablement plus
faible que celui d’autres pays européens, le fascisme français est arrivé au
pouvoir sur le tard, pour une très courte période, en vertu d’une défaite et
d’une occupation militaires sans lesquelles il est douteux qu’il aurait jamais
réussi à s’ériger en régime65. Un fascisme, de surcroît, dont les traits étaient
restés pendant longtemps essentiellement intellectuels et dont la
transformation en régime, sous la forme de la « Révolution nationale » du
maréchal Pétain, avait eu lieu au prix d’un syncrétisme singulier avec
d’autres courants politiques liés bien davantage à la tradition conservatrice,
autoritaire et légitimiste, qu’à celle des fascismes européens. C’est
pourquoi, selon Robert O. Paxton, le régime de Vichy entre finalement dans
la catégorie des « fascismes d’occupation », auxquels faisait défaut un trait
essentiel du fascisme authentique : « une politique expansionniste de
grandeur nationale66 ».

Révolution ou contre-révolution ?
Mosse, Sternhell et Gentile ont en commun de sous-estimer un trait
majeur du fascisme : l’anticommunisme. Bien sûr, aucun d’entre eux
n’ignore cet aspect, mais aucun ne lui attribue un rôle décisif. Cette sous-
estimation a des origines différentes. Dans le cas de Mosse, elle tient surtout
à sa dévalorisation de la dimension idéologique du fascisme, à la mise en
avant de ses aspects culturels, esthétiques et symboliques. Dans le cas de
Sternhell, elle découle de son interprétation du fascisme comme réaction
purement antilibérale ou, plus précisément, de sa réduction du fascisme à
une expression moderne des anti-Lumières, dont l’anticommunisme ne
serait qu’une variante. Enfin, Mosse, Sternhell et Gentile sous-estiment
l’anticommunisme à cause de leur insistance sur la nature
« révolutionnaire » du fascisme. Or l’anticommunisme façonne le fascisme
du début à la fin de sa trajectoire. Il s’agit d’un anticommunisme militant,
agressif, radical, qui confère un caractère nouveau au nationalisme et
transforme sa « religion civile » en guerre de croisade contre l’ennemi. En
tant qu’antibolchevisme, le fascisme n’apparaît guère « révolutionnaire »,
mais plutôt comme un phénomène typiquement contre-révolutionnaire, qui
prend son essor dans le climat de guerre civile né en Europe après 1917. La
vague répressive d’après guerre – Berlin, la Bavière et Budapest en 1919, le
biennio rosso italien en 1919-1920, les Pays baltes en 1919-1921, la
Bulgarie en 1923 – en constitue les moments marquants. La révolution
fasciste ne pouvait se définir autrement que par une opposition radicale à la
révolution communiste. Il s’agissait bien, en ce sens, d’une « révolution
contre la révolution67 ». Au fond, c’est cette dimension contre-
révolutionnaire qui constitue le socle commun des fascismes en Europe, au-
delà de leurs idéologies et de leurs parcours souvent différents. Arno
J. Mayer a raison d’affirmer que « la contre-révolution se développa et
arriva à maturité à travers toute l’Europe sous les traits du fascisme68 ».
C’est au nom de l’anticommunisme que le fascisme italien, le nazisme et le
franquisme convergent dans un front commun lors de la guerre civile
espagnole. À plusieurs égards, l’anticommunisme est bien plus fort que
l’antilibéralisme dans le fascisme. En Italie en 1922, comme en Allemagne
dix ans plus tard, la convergence entre le fascisme et les élites
traditionnelles, de souche libérale et conservatrice, fut à l’origine de la
« révolution légale » permettant l’arrivée au pouvoir de Mussolini et Hitler.
Il ne s’agit certes pas de réduire le fascisme à l’anticommunisme ou, dans le
sillage d’Ernst Nolte, à une « copie » négative du communisme69. Le
fascisme essaie d’articuler dans un système cohérent des éléments
idéologiques nés avant la révolution russe de 1917 et il ne fait pas de doute
que son anticommunisme se greffe tout naturellement dans le tronc des anti-
Lumières. Mais l’anticommunisme demeure indispensable pour amalgamer
ces différents éléments et surtout pour transformer une idéologie en
politique et une vision du monde en un programme d’action. Autrement dit,
le fascisme n’existerait pas sans l’anticommunisme, même s’il ne se réduit
pas à ce dernier.
C’est au fond le concept même de révolution fasciste, largement utilisé
par nos trois historiens, y compris dans le titre de leurs travaux, qui soulève
une interrogation majeure. S’ils ont raison de souligner les faiblesses des
interprétations marxistes du fascisme, ils ont tort de les ignorer
complètement, car elles auraient pu les aider à saisir la portée réelle de la
« révolution fasciste ». Les fascismes ont bien instauré des régimes
nouveaux, en détruisant l’État de droit, le parlementarisme et la démocratie
libérale, mais, à l’exception de l’Espagne franquiste, ils ont pris le pouvoir
par des voies légales et n’ont jamais bouleversé la structure économique de
la société. À la différence des révolutions communistes, qui ont
radicalement modifié les formes de la propriété, les fascismes ont toujours
intégré dans leur système de pouvoir les anciennes élites économiques,
administratives et militaires. Autrement dit, la naissance des régimes
fascistes implique toujours un certain degré d’« osmose » entre fascisme,
autoritarisme et conservatisme. Aucun mouvement fasciste n’est arrivé au
pouvoir sans l’appui, ne serait-ce que « par défaut », des élites
traditionnelles70. Cela vaut sur les plans économique et social, mais aussi,
dans une certaine mesure, sur le plan idéologique, si l’on pense à la
coexistence de Mussolini et du libéral Giovanni Gentile dans le fascisme
italien, des carlistes et des phalangistes dans le premier franquisme. Quand
on parle de « révolution » fasciste, il faudrait toujours utiliser des grands
guillemets, si on ne veut pas se laisser aveugler par le langage et
l’esthétique du fascisme lui-même. Philippe Burrin visait juste lorsqu’il
définissait le fascisme comme une « révolution sans révolutionnaires71 ».
L’insistance sur cette matrice « révolutionnaire » du fascisme amène nos
historiens à sous-estimer, voire à nier la présence d’une composante
conservatrice au sein du fascisme. Les trois insistent sur sa dimension
moderne, sur sa volonté de bâtir une « civilisation nouvelle » et sur son
caractère totalitaire, en oubliant un peu trop vite que le conservatisme
accompagne la modernité, dont il est un des visages, et que même
l’idéologie de la contre-révolution classique – celle de Joseph de Maistre,
comme l’avait montré Isaiah Berlin dans un brillant essai – préfigurait
certains traits du fascisme72.
Pour Mosse – son accord avec Jacob L. Talmon s’arrête là –, le fascisme
est totalitaire dans la mesure où il se rattache à une certaine tradition
jacobine. Pour Sternhell, il est totalitaire en tant que critique moderne des
Lumières visant à régénérer la communauté nationale73. Et pour Gentile, en
tant que projet de modernisation de la société fondé sur le culte de la
technique et sur le mythe de l’homme nouveau (ce qui ferait de l’idéologie
fasciste « la rationalisation la plus complète de l’État totalitaire74 »). Or ces
approches sont loin de restituer toute la complexité de la relation entretenue
par le fascisme avec le conservatisme. D’autres historiens plus soucieux de
ramener la façade idéologique et propagandiste du régime à son contenu
social et politique ont parlé en revanche de « faillite des ambitions
totalitaires du fascisme75 ». Ils ont ainsi souligné, dans le cas italien, la
bureaucratisation et la stabilisation conservatrice du régime pendant les
années 1930, lorsque le parti fasciste a été pratiquement absorbé au sein de
l’appareil d’État (à l’envers de ce qui s’est produit en Allemagne76). Le
modernisme affiché et revendiqué du nazisme allemand et du fascisme
italien n’a pas empêché ces deux régimes d’assimiler des courants
conservateurs au moment de leur installation, ni d’intégrer des piliers
entiers du conservatisme dans leur système de pouvoir. C’est dans un esprit
ou dans un réflexe conservateur, non pas par adhésion profonde à sa vision
du monde et à son projet de purification et de domination raciale, que les
élites économiques et l’armée allemandes ont soutenu le régime hitlérien,
en devenant des composantes incontournables de sa polycratie 77. Et c’est
en prenant conscience de la nécessité, pour consolider son pouvoir,
d’obtenir le soutien des forces conservatrices essentielles de la société
italienne, que Mussolini a d’abord accepté d’ériger son régime à l’ombre de
la monarchie de Victor Emmanuel III et ensuite décidé de parvenir à un
compromis avec l’Église catholique78. Cela vaut bien davantage dans le cas
français, au centre de l’analyse de Sternhell. En dépit de ses traits fascistes,
le régime de Vichy est resté ancré dans un projet restaurateur, autoritaire et
traditionaliste, celui de la « Révolution nationale » qui, souligne Robert
O. Paxton, « se situe manifestement plus près du conservatisme que du
fascisme79 ». Toutes les âmes de l’extrême droite et du nationalisme
français, du conservatisme maurrassien au fascisme, ont convergé, sur la
base d’un rejet partagé du parlementarisme, dans le régime de Vichy, en le
caractérisant comme un mélange de conservatisme et de fascisme80.
Emblématique, de ce point de vue, est le cas espagnol, ignoré par nos trois
historiens. En Espagne, deux composantes coexistaient au sein du
franquisme : d’un côté le national-catholicisme, l’idéologie conservatrice
des élites traditionnelles, de la grande propriété foncière à l’Église ; de
l’autre, un nationalisme d’orientation explicitement fasciste – séculier,
moderniste, impérialiste, « révolutionnaire » et totalitaire – incarné par la
Phalange. Le premier n’était nullement fasciné par le mythe d’une
« civilisation nouvelle », car il voulait restaurer une grandeur espagnole
projetée non pas dans l’avenir, mais dans le passé, dans le Siglo de oro. Le
second souhaitait bâtir un État fasciste moderne et puissant, intégré dans
une Europe totalitaire aux côtés de l’Italie et de l’Allemagne, prémisse de
son expansion impérialiste en Afrique et en Amérique latine. Franco a joué
un rôle de médiateur entre les deux durant la guerre civile et les premières
années de son régime, qu’il a ensuite réorganisé, à partir de 1943, lorsque la
défaite des forces de l’Axe se profilait en Europe, sur des bases clairement
national-catholiques. Certains historiens font de ce tournant le point de
départ d’une « catholicisation » de la Phalange et d’une « défascisation » du
franquisme81. Des conflits entre autoritarisme conservateur et fascisme ont
bien pu se produire au cours des années 1930 et 1940, comme le prouvent la
chute de Dollfuss en Autriche, en 1934, l’élimination de la Garde de fer
roumaine par le général Antonescu, en 1941, ou encore la crise entre le
régime nazi et une large partie de l’élite militaire prussienne (crise révélée
par l’attentat contre Hitler en 1944). Mais ces conflits sont loin d’éclipser
les moments de convergence rappelés plus haut (ils apparaissent plutôt
comme des exceptions qui confirment la règle).
Reste le problème de la violence, relégué à l’arrière-plan par ces trois
interprétations du fascisme axées sur l’idéologie, les représentations et la
culture. Nos trois auteurs soulignent tous l’importance du militarisme et de
l’impérialisme, du culte vitaliste du combat et du nationalisme guerrier au
cœur du fascisme. Mosse a consacré des études approfondies à l’essor de
l’antisémitisme völkisch, éclairant ainsi une des prémisses idéologiques de
la « Solution finale ». Avec son interprétation de la Grande Guerre, dont il
indique une conséquence majeure dans l’accoutumance des sociétés
européennes au massacre industriel, il a saisi une clef pour expliquer la
violence nazie lors du second conflit mondial. Mais ces intuitions ne sont
pas intégrées dans sa définition du fascisme, qui reste limitée à sa base
culturelle, mythique et symbolique. Gentile, quant à lui, a souligné
l’importance de la création de l’« Empire » pour l’achèvement de l’État
totalitaire italien, sans toutefois s’interroger sur le lien existant entre
l’idéologie et les pratiques du régime. Le problème est en revanche évacué
par Sternhell qui, en faisant du nationalisme français de la fin du XIXe siècle
la version idéal-typique du fascisme, exclut la violence de ses éléments
constitutifs (ou la réduit implicitement à un épiphénomène découlant de
façon tout à fait naturelle et immédiate de l’idéologie). Aucun des trois, en
substance, ne désigne la violence comme un trait consubstantiel du
fascisme, déployé sous la forme de la répression de masse, de système
concentrationnaire ou de pratiques exterminatrices. Il s’agit pourtant d’un
aspect massif, fortement présent dans la conscience historique et dans la
mémoire collective des sociétés européennes. Peut-on faire abstraction de la
violence dans la définition du fascisme italien, dont la parabole historique
est encadrée par deux guerres civiles, la première latente (1922-1925) et
l’autre particulièrement meurtrière (1943-1945), avec au milieu une guerre
coloniale qui prit vite les traits d’un génocide (1935)82 ? Peut-on faire
abstraction de la violence dans le cas du nazisme, un régime charismatique
qui a connu un processus de radicalisation permanente de sa naissance
jusqu’à sa chute, dans une apothéose de terreur et d’extermination83 ? Peut-
on faire abstraction de la violence dans la définition du franquisme, né à son
tour d’une guerre civile terriblement meurtrière, suivie d’une répression
systématique marquée, pendant dix ans, par des dizaines de milliers
d’exécutions, souvent extralégales, et par la création d’un système très
étendu de camps de travail forcé84 ?
Or la violence n’est jamais au centre de la réflexion de Mosse. Son
ancien disciple Steven E. Aschheim a sans doute raison de préciser que,
pour l’historien américain, les camps d’extermination n’étaient au fond
qu’un aspect « technique » du nazisme, alors que toute son œuvre s’efforce
de comprendre l’arrière-plan mental et culturel de la violence nazie85. Entre
l’idéologie, la culture et la politique d’extermination reste néanmoins un
écart que ses travaux n’ont jamais essayé de combler. Dans son dernier
ouvrage, Mosse semble réduire la comparaison entre fascisme et nazisme,
sur le plan de la violence, au caractère « plus humain » du dictateur italien
par rapport à son homologue allemand86. À la différence de son maître De
Felice, qui soulignait l’exclusion de l’Italie fasciste du « cône d’ombre » de
l’Holocauste87, Gentile évite ce genre de comparaisons qui, sous la plume
d’un Italien, risquent de prendre une coloration apologétique. Il souligne
très lucidement l’incapacité de Mosse à voir un des éléments constitutifs du
fascisme dans la « militarisation de la politique88 ». Dans ses propres
travaux, cependant, il ne semble guère s’intéresser à la violence du fascisme
italien.
Interpréter le fascisme de l’intérieur, en partant du langage, de la culture,
des croyances, des symboles et des mythes de ses protagonistes, permet de
comprendre des aspects essentiels de cette expérience historique. Un regard
extérieur qui, en rejetant a priori toute empathie entre l’historien et son
objet d’étude, remplace l’effort de compréhension par un jugement éthico-
politique est condamné à ne pas saisir la nature du fascisme. C’est la
conviction qui a amené De Felice, Mosse et Gentile à rejeter l’interprétation
antifasciste du fascisme. Les résultats de cette approche ont été
contradictoires, avec des intuitions novatrices et des points aveugles
stupéfiants. En réduisant le fascisme à sa culture et à son imaginaire, sa
violence demeure symbolique. Pour saisir la portée réelle de la violence
fasciste, il faut adopter un autre type d’empathie, dirigée cette fois vers ses
victimes. Il va sans dire que cela implique l’adoption d’une posture
épistémologique liée, quant à elle, à la tradition de l’antifascisme. Le
caractère souvent idéologique de cette tradition et les abus dont elle a été la
source dans le passé, lorsqu’elle a pu remplacer l’analyse historique par le
jugement moral, ne remettent pas en cause la pertinence d’un grand nombre
d’études qui s’y rattachent.
Sternhell, en revanche, se limite à évoquer un clivage idéologique. À ses
yeux, « le fascisme ne saurait en aucune façon être identifié avec le
nazisme », fondé sur le déterminisme biologique. Les deux présentent
certes des traits communs, mais se séparent sur ce point décisif. Le racisme
biologique est incontestablement présent dans le fascisme français, mais
c’est seulement avec le nazisme qu’il devient « à lui tout seul l’alpha et
l’oméga d’une idéologie, d’un mouvement et d’un régime89 ». Sur ce point,
Sternhell se rapproche de De Felice, qui a toujours insisté sur les origines
révolutionnaires et de gauche du fascisme italien, opposées à celles,
romantiques et réactionnaires, du nazisme. Dans le sillage de Jacob Talmon,
De Felice ramenait le fascisme et le nazisme à deux formes distinctes de
totalitarisme, l’un de gauche et l’autre de droite, l’un issu du jacobinisme et
l’autre du racisme90. Cette remarque de Sternhell s’inscrit cependant dans
une vision globale fort problématique. D’un côté, elle permet de saisir la
singularité historique de l’antisémitisme nazi, lié à sa vision du monde
fondée sur la biologie raciale et débouchant sur une pratique
d’extermination industrielle qui demeure sa caractéristique exclusive. De
l’autre côté, elle nie l’appartenance du nazisme à la famille politique des
fascismes, une famille européenne qui a connu différentes variantes, qui
n’exclut certes pas la spécificité de chaque régime, mais qui constitue
néanmoins leur matrice commune. Dans l’Europe des années 1930, le
fascisme se dessinait tout d’abord comme un « champ magnétique » au sein
duquel s’inscrivaient des intellectuels, des mouvements, des partis et des
régimes91. Chacun y apportait ses propres traditions nationales et dosait à sa
guise le mélange entre conservatisme et modernité, révolution et contre-
révolution, nationalisme et impérialisme, antisémitisme et racisme,
antilibéralisme et anticommunisme qui est au cœur de toute forme de
fascisme ; chacun élaborait ses mythes et ses symboles, chacun les
traduisait aussi en pratiques politiques. L’« imprégnation » fasciste, pour
utiliser les termes de Sternhell, ne prend pas toujours la forme d’un régime,
mais lorsque c’est le cas, la violence de masse y est toujours présente.

Usage public de l’histoire


Si l’on aborde les interprétations du fascisme sous l’angle de leur impact
sur la conscience historique et sur la mémoire collective dans les pays où
leur réception a été la plus importante, le paysage devient contrasté. Mosse
a frayé le chemin et l’historiographie est aujourd’hui unanime à lui
reconnaître son rôle de pionnier. Ses études ont accompagné l’essor de la
mémoire de l’Holocauste dans le monde occidental et ont été reçues comme
un effort incontournable pour comprendre le nazisme, sa culture, ainsi que
l’arrière-plan historique de ses crimes. Son statut d’intellectuel judéo-
allemand exilé ne laissait planer aucune ambiguïté sur la signification de ses
efforts de compréhension du fascisme de l’intérieur, en procédant par
empathie. Comme il affirmait lors d’une interview, peu avant sa mort,
l’Holocauste remettait en cause la culture européenne dans son ensemble ;
c’est pourquoi, ajoutait-il, « tous mes ouvrages touchent d’une façon ou
d’une autre la catastrophe juive de mon époque92 ».
Sa défense de la campagne « anti-antifasciste » de De Felice et de ses
disciples, en revanche, n’a pas été aussi limpide. En Italie, le
renouvellement des paradigmes interprétatifs du fascisme s’est inscrit dans
un contexte culturel et politique marqué par la remise en cause de la
légitimité éthique et politique de l’antifascisme. Les études axées sur la
dimension culturelle et symbolique du fascisme ont accompagné sa
dépolitisation en tant qu’objet de mémoire. C’est à l’abri de la
revendication néopositiviste d’une étude « scientifique » et dépolitisée de
l’histoire du fascisme que s’est produite, sous la bénédiction de la droite et
des médias, la « réconciliation » de la nation avec son passé. La frontière
entre compréhension et légitimation est petit à petit devenue très floue. La
liturgie du fascisme a été inscrite au patrimoine national, tandis que
l’antifascisme a été disqualifié, ramené à l’action d’une minorité. Le
fascisme incarnerait ainsi la mémoire nationale tandis que l’antifascisme, né
après le 8 septembre 1943, serait un produit de la « mort de la patrie93 ».
Dans la vulgate médiatique – qu’il ne faudrait pas confondre avec l’œuvre
de De Felice, bien que ce dernier l’ait encouragée94 –, la violence du
fascisme a été mise entre parenthèses, ses aspects génocidaires en Afrique
ont été gommés et sa complicité avec la politique exterminatrice du nazisme
relativisée. La violence de la République de Salò a été séparée de l’histoire
du fascisme et isolée dans le contexte de la guerre civile italienne des
années 1943-1945, où elle s’expliquerait comme réaction à la violence
antifasciste (qualifiée, selon les préférences, de communiste, totalitaire ou
antinationale). En Italie, De Felice a réconcilié Mosse avec Nolte95. C’est
dans ce contexte que s’inscrit la réception de l’œuvre de Gentile. Originale
et novatrice, son étude de la culture fasciste risque de se révéler tout aussi
unilatérale que les interprétations antifascistes du fascisme dominantes dans
les années de l’après-guerre et qu’elle se propose maintenant de dépasser.
Pour comprendre le fascisme, il ne suffit pas d’étudier ses
« autoreprésentations », de même qu’il ne suffit pas de le réduire à l’image
qu’en donnaient ses ennemis. Comme ses critiques le lui ont reproché, une
telle méthode consistant à privilégier la « littéralité » du discours fasciste
risque souvent de tomber dans le piège de « ne plus voir la différence qui
existe entre les mots et les faits » ; elle identifie en effet la société avec le
régime, et ce dernier avec sa façade extérieure96.
Les travaux de Sternhell ont eu des effets bien différents, en secouant de
façon très salutaire l’ancien consensus historiographique sur l’inexistence
d’un fascisme français et en devenant un des moments marquants du réveil
du « syndrome » de Vichy97. Jusqu’au milieu des années 1970, la thèse de
René Rémond sur l’immunité française vis-à-vis du fascisme – considéré
comme un phénomène étranger aux trois traditions de la droite nationale
(légitimiste, orléaniste et bonapartiste98) – avait accompagné l’oubli de
Vichy. Avec d’autres historiens, de Robert O. Paxton à Michael Marrus,
Sternhell a rouvert le débat99. Il a montré que, loin d’être un simple incident
de parcours dû à la défaite et à l’occupation allemande, le régime de Vichy
était le produit d’une histoire bien hexagonale, dans laquelle convergeaient
plusieurs courants de pensée, enracinés dans la culture française depuis
presque un demi-siècle. La thèse de Sternhell a marqué un tournant et
occupe aujourd’hui une place incontournable dans le débat
historiographique. Ce débat est loin d’être épuisé, mais la vision
traditionnelle d’une culture française « allergique » au fascisme a
graduellement été abandonnée, au bout de plusieurs étapes
d’« adaptations », de « révisions » et d’« ajustements »100. L’idée d’une
origine française du fascisme reste hautement controversée, mais la
reconnaissance de l’existence d’un fascisme français est désormais quasi
unanime.

Notes du chapitre 3
1. Voir, pour ne rappeler que quelques ouvrages, Roger EATWELL, « Towards a new model of
generic fascism », Journal of Theoretical Politics, IV, no 1, 1992, p. 1-68 ; Roger GRIFFIN, The Nature
of Fascism, Routledge, Londres, 1993 ; Roger GRIFFIN, Modernism and Fascism. The Sense of a
Beginning under Mussolini and Hitler, Palgrave, Houndmills, 2007 ; Robert O. PAXTON, Le
Fascisme en action, Seuil, Paris, 2004 ; Stanley G. PAYNE, Fascism. Comparison and Definition,
University of Wisconsin Press, Madison, 1980 ; S. G. Payne, A History of Fascism 1914-1945, UCL,
Londres, 1995 ; Ismael Saz CAMPOS, España contra España. Los nacionalismos franquistas, Marcial
Pons, Madrid, 2003 ; Federico FINCHELSTEIN, Transatlantic Fascism. Ideology, Violence, and the
Sacred in Argentina and Italy, 1919-1945, Duke University Press, Durham & Londres, 2010.
2. George L. MOSSE, Confronting History. A Memoir, University of Wisconsin Press, Madison,
2000.
3. Emilio GENTILE, Renzo De Felice. Lo storico e il personaggio, Laterza, Rome-Bari, 2003.
4. C’est à l’égard de Mosse que Gentile reconnaît sa « plus grande dette » (cf. Emilio GENTILE, Il
culto del littorio. La sacralizzazione della politica nell’Italia fascista, Laterza, Rome-Bari, 2001,
p. XI).
5. Renzo DE FELICE, « Prefazione » (1983), Le interpretazioni del fascismo, Laterza, Rome-Bari,
1995, p. VII-XXV, ainsi que l’introduction de De Felice à l’édition italienne de George L. MOSSE, La
nazionalizzazione delle masse. Simbolismo politico e movimenti di massa in Germania (1815-1933),
Il Mulino, Bologne, 1975, p. 7-18.
6. Sur le retard de la diffusion de l’œuvre de Mosse en France, cf. Stéphane AUDOIN-ROUZEAU,
« George L. Mosse. Réflexions sur une méconnaissance française », Annales, 2001, no 1, p. 183-186.
7. George L. MOSSE, « Renzo De Felice e il revisionismo storico », Nuova Antologia, 1998,
no 2206, p. 177-186, notamment p. 185.
8. Renzo DE FELICE, « Prefazione » (1983), Le interpretazioni del fascismo, op. cit., p. IX.
9. Zeev STERNHELL, « Morphologie et historiographie du fascisme en France », préface à la
troisième édition de Ni droite ni gauche. L’idéologie fasciste en France, Fayard, Paris, 2000, p. 49.
10. Emilio Gentile, Qu’est-ce que le fascisme ? Histoire et interprétation, Gallimard, Paris, 2004,
p. 152.
11. George L. MOSSE, La Révolution fasciste, Seuil, Paris, 2003, p. 71 ; Zeev STERNHELL, « Le
concept de fascisme », in Zeev STERNHELL, Mario SZNAJDER, Maja ASHÉRI, Naissance de l’idéologie
fasciste, Gallimard, « Folio », Paris, 1994, p. 23-24.
12. Zeev STERNHELL, Ni droite ni gauche. L’idéologie fasciste en France, Seuil, Paris, 1983,
p. 273-274. La version la plus radicale de la thèse qui postule le caractère « révolutionnaire » du
fascisme est celle de A. James Gregor, pour lequel le fascisme, et non pas le communisme, fut la
vraie révolution du XXe siècle, à la fois pour son idéologie, sa technique de propagande et sa politique
de modernisation (cf. James GREGOR, The Fascist Persuasion in Radical Politics, Princeton
University Press, Princeton, 1974).
13. Norberto BOBBIO, « L’ideologia del fascismo » (1975), Dal fascismo alla democrazia. I regimi,
le ideologie, le figure e le culture politiche, Baldini & Castoldi, Milan, 1997, p. 61-98.
14. George L. MOSSE, Nationalism and Sexuality. Respectability and Abnormal Sexuality in
Modern Europe, Howard Fertig, New York, 1985, ch. VII ; George L. MOSSE, L’Image de l’homme.
L’invention de la virilité moderne, Abbeville, Paris, 1997, p. 157-180.
15. George L. MOSSE, La Révolution fasciste, op. cit., p. 244-245.
16. Ibid., ch. 9.
17. George L. MOSSE, « Bookburning and betrayal by the German intellectuals », Confronting the
Nation. Jewish and Western Nationalism, Brandeis University Press, Hanover, N. H., 1993, p. 111.
18. Cf. Saul FRIEDLÄNDER, « Mosse’s influence on the historiography of the Holocaust », in
Stanley G. PAYNE, David SORKIN et John S. TORTORICE (dir.), What History Tells. George L. Mosse
and the Culture of Modern Europe, The University of Wisconsin Press, Madison, 2004, p. 144-145.
19. Cf. Emilio GENTILE, « A provisional dwelling. The origin and development of the concept of
fascism in Mosse’s historiography », in What History Tells, op. cit., p. 101.
20. Voir Jeffrey HERF, Reactionary Modernism. Technology, Politics and Culture in Weimar and
the Third Reich, Cambridge University Press, New York, 1984.
21. Emilio GENTILE, Qu’est-ce que le fascisme ?, op. cit., ch. XI.
22. George L. MOSSE, Fallen Soldiers. Reshaping the Memory of the World Wars, Oxford
University Press, New York, 1990, ch. VII-VIII.
23. George L. MOSSE, The Nationalization of the Masses. Political Symbolism and the Mass
Movements in Germany from the Napoleonic Wars through the Third Reich, Howard Fertig, New
York, 1974.
24. George L. MOSSE, The Nationalization of the Masses, op. cit., ch. I ; George L. MOSSE, La
Révolution fasciste, op. cit., p. 75.
25. Ibid., p. 26.
26. George L. MOSSE, The Nationalization of the Masses, op. cit., ch. VII.
27. Eric VOEGELIN, Les Religions politiques, Cerf, Paris, 1994 ; Raymond ARON, « L’avenir des
religions séculières », Chroniques de guerre. La France libre 1940-1945, Gallimard, Paris, 1990,
p. 925-948. Sur ce concept, voir surtout Emilio GENTILE, Les Religions de la politique. Entre
démocratie et totalitarismes, Seuil, Paris, 2005.
28. Emilio GENTILE, Il culto del littorio, op. cit., p. 43, 47, 53.
29. Mussolini y définissait le fascisme comme « une conception religieuse » (Benito MUSSOLINI,
« La doctrine du fascisme », in Enzo TRAVERSO (dir.), Le Totalitarisme. Le XXe siècle en débat, Seuil,
Paris, 2001, p. 125). Cf. Emilio GENTILE, Il culto del littorio, op. cit., p. 103.
30. Ibid., p. 95.
31. Emilio GENTILE, Qu’est-ce que le fascisme ?, op. cit., ch. 9. La référence est à Jean-Pierre
SIRONNEAU, Sécularisation et Religions politiques, Mouton, La Haye, 1982.
32. Walter BENJAMIN, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », Œuvres III,
Gallimard, Paris, 2000, p. 314-315. Mosse reprend la définition de Benjamin dans The
Nationalization of the Masses, ch. II.
33. Emilio GENTILE, Qu’est-ce que le fascisme ?, op. cit., p. 428-429.
34. Siegfried KRACAUER, « Masse und Propagande », in Ingrid BELKE, Irina RENZ (dir.), Siegfried
Kracauer 1889-1966, Deutsche Schillergesellschaft, Marbach am Neckar, 1989 (Marbacher
Magazine no 47), p. 88. Voir aussi, dans le sillage de Kracauer, Peter REICHEL, La Fascination du
nazisme, Odile Jacob, Paris, 1993, p. 243.
35. Jacob L. TALMON, Les Origines de la démocratie totalitaire, Calmann-Lévy, Paris, 1966 ;
François FURET, Le Passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au XXe siècle, Robert
Laffont/Calmann-Lévy, Paris, 1995.
36. George L. MOSSE, Intervista sul nazismo, Laterza, Rome-Bari, 1977, p. 77.
37. George L. MOSSE, « Political style and political theory. Totalitarian democracy revisited »
(1984), Confronting the Nation, op. cit., p. 65.
38. Emilio GENTILE, Qu’est-ce que le fascisme ?, op. cit., p. 98.
39. Zeev STERNHELL, « Le fascisme, ce “mal du siècle” », in Michel DOBRY (dir.), Le Mythe de
l’allergie française au fascisme, Albin Michel, Paris, 2003, p. 405.
40. Zeev STERNHELL, « Morphologie et historiographie du fascisme en France », op. cit., p. 106.
41. Cf. l’introduction de George L. MOSSE, Masses and Man. Nationalist and Fascist Perceptions
of Reality, Howard Fertig, New York, 1980.
42. George L. MOSSE, La Révolution fasciste, op. cit., p. 10. Voir à ce sujet Seymour DRESCHER,
David SABEAN et Allan SHALIN (dir.), « George Mosse and political symbolism », Political
Symbolism in Modern Europe. Essays in Honor of George Mosse, Transaction Books, New
Brunswick, Londres, 1982, p. 1-19.
43. George L. MOSSE, The Crisis of German Ideology. Intellectual Origins of the Third Reich,
Grosset & Dunlap, New York, 1964.
44. Sur le parcours intellectuel de Mosse, voir les remarques éclairantes de Steven E. ASCHHEIM,
« George L. Mosse at 80. A critical laudatio », Journal of Contemporary History, 1999, 34/2, p. 295-
312.
45. Pour une reconstruction du débat sur le Sonderweg allemand, cf. Davis BLACKBURN et Geoff
ELY, The Peculiarities of German History. Bourgeois Society and Politics in Nineteenth Century
Germany, Oxford University Press, Oxford, 1984. Pour une mise au point plus récente, Federico
FINCHELSTEIN, « Revisitando el Sonderweg aléman. Los historiadores, la tradición de la derecha y la
ruta historica de Bismarck a Hitler », El Canon del Holocausto, Prometeo, Buenos Aires, 2010,
p. 73-98.
46. George L. MOSSE, Toward the Final Solution. A History of European Racism, Howard Fertig,
New York, 1978, ch. I. Cet aspect est encore souligné par Steven E. ASCHHEIM, « George L. Mosse at
80 », op. cit., p. 308.
47. G.L. MOSSE, « Jewish emancipation. Between Bildung and respectability » (1985),
Confronting the Nation, op. cit., p. 131-145.
48. Jay WINTER, « De l’histoire intellectuelle à l’histoire culturelle : la contribution de George
L. Mosse », Annales, 2001, a. 56, no 1, p. 177-181. C’est aussi une des deux critiques essentielles
adressées par Sternhell à Mosse, l’autre concernant la datation du fascisme. Voir le compte rendu par
Zeev Sternhell du livre de Mosse, « The fascist revolution », The American Historical Review, 2000,
vol. 105, no 3.
49. Zeev STERNHELL, « Le concept de fascisme », Naissance de l’idéologie fasciste, op. cit., p. 28-
29.
50. Zeev STERNHELL, « L’archetipo ideologico », entretien avec M. Diani et M. Nacci, I viaggi di
Erodoto, 1988, no 6, p. 89.
51. Zeev STERNHELL, « Morphologie et historiographie du fascisme », op. cit., p. 50.
52. Zeev STERNHELL, La Droite révolutionnaire. Les origines françaises du fascisme 1885-1914,
Gallimard, « Folio », Paris, 1997 (éd. or. 1978).
53. Zeev STERNHELL, Maurice Barrès et le nationalisme français (1972), Complexe, Bruxelles,
1985, p. 384.
54. Zeev STERNHELL, « Le concept de fascisme », Naissance de l’idéologie fasciste, op. cit., p. 65.
55. Zeev STERNHELL, « La droite révolutionnaire. Entre les anti-Lumières et le fascisme », in La
Droite révolutionnaire, op. cit., p. X. Cette thèse est défendue aussi, bien que de façon plus nuancée,
par l’historien américain Robert SOUCY, The French Fascism. The First Wave 1924-1933, Yale
University Press, New Haven, 1986 ; The French Fascism. The Second Wave 1933-1939, Yale
University Press, New Haven, 1995. Voir sa reconstruction de la « controverse Sternhell » dans le
second volume, p. 8-12.
56. Zeev STERNHELL, Ni droite ni gauche, op. cit.
57. Voir Robert WOHL, « French fascism. Both right and left : Reflections on the Sternhell
controversy », Journal of Modern History, 1991, no 63, p. 91-98, notamment p. 95. Pour une
reconstruction d’ensemble du débat, cf. António COSTA PINTO, « Fascist ideology revisited : Zeev
Sternhell and his critics », European History Quarterly, 1986, XVI, p. 465-483.
58. Zeev STERNHELL, « Morphologie et historiographie du fascisme en France », op. cit., p. 46.
59. Emilio GENTILE, Qu’est-ce que le fascisme ?, op. cit., p. 85.
60. Ibid., p. 413-415.
61. Ernst JÜNGER, Le Travailleur (1932), Christian Bourgois, Paris, 1989 ; Benito MUSSOLINI,
« Trincerocrazia » (1917), Opera omnia, La Fenice, Florence, 1951, vol. X, p. 140-143.
62. Francesco GERMINARIO, « Fascisme et idéologie fasciste. Problèmes historiographiques et
méthodologiques dans le modèle de Sternhell », Revue française d’histoire des idées politiques,
1995, no 1, p. 39-78, notamment p. 63.
63. Emilio GENTILE, Qu’est-ce que le fascisme ?, op. cit., p. 416-418.
64. Francesco GERMINARIO, « Fascisme et idéologie fasciste », op. cit., p. 54.
65. Philippe BURRIN, « Le fascisme », in Jean-François SIRINELLI (dir.), Histoire des droites en
France, I. Politique, Gallimard, Paris, 1990, p. 603-652, notamment, au sujet de Sternhell, p. 613-
617.
66. Robert O. PAXTON, Le Fascisme en action, op. cit., p. 193.
67. Cf. Mark NEOCLEOUS, Fascism, Open University Press, Buckingham, 1997, ch. III-IV.
68. Arno J. MAYER, The Furies. Violence and Terror in the French and Russian Revolutions,
Princeton University Press, Princeton, 2000, p. 67.
69. Cf. Ernst NOLTE, La Guerre civile européenne 1917-1945. National-socialisme et bolchevisme,
Éditions des Syrtes, Paris, 2000. Cette thèse était déjà présente dans le premier ouvrage de Nolte,
dans le cadre d’une approche plus nuancée qui incluait dans le fascisme l’Action française (Ernst
NOLTE, Le Fascisme dans son époque, Julliard, Paris, 1970, 3 vol.).
70. Robert O. PAXTON, Le Fascisme en action, op. cit., p. 246-247.
71. Philippe BURRIN, « Le fascisme : la révolution sans révolutionnaires », Le Débat, 1986, no 38.
72. Isaiah BERLIN, « Joseph de Maistre et les origines du totalitarisme », Le Bois tordu de
l’humanité, Albin Michel, Paris, 1992.
73. Zeev STERNHELL, « Fascism », in Roger GRIFFIN (dir.), International Fascism. Theories,
Causes and the New Consensus, Arnold, Londres, 1998, p. 34.
74. Emilio GENTILE, Qu’est-ce que le fascisme ?, op. cit., p. 407. Sur le processus de construction
juridique et politique de l’État totalitaire en Italie, voir surtout Emilio GENTILE, La via italiana al
totalitarismo. Il partito e lo Stato nel regime fascista, La Nuova Italia Scientifica, Rome, 1995.
75. Nicola TRANFAGLIA, La prima guerra mondiale e il fascismo, UTET, Torino, 1995, p. 635. Ce
constat avait déjà été avancé par Alberto ACQUARONE, L’organizzazione dello Stato totalitario,
Einaudi, Turin, 1965, ainsi que par Renzo DE FELICE, Mussolini il Duce. II. Lo Stato totalitario 1936-
1940, Einaudi, Turin, 1981, ch. I. Sur les flottements dans l’approche de De Felice à la question de la
nature du totalitarisme fasciste, cf. Emilio GENTILE, Renzo De Felice, op. cit., p. 104-111.
76. Renzo DE FELICE, « Introduzione », Le interpretazioni del fascismo, op. cit., p. XVI.
77. Cf. Franz NEUMANN, Behemoth. Structure et pratique du national-socialisme 1933-1944,
(1942), Payot, Paris, 1987. Le rôle des élites conservatrices dans la montée au pouvoir de Hitler a été
souligné par Ian KERSHAW, Hitler 1889-1936, Flammarion, Paris, 1998, ch. X.
78. Pour une application du modèle polycratique au cas italien, cf. Nicola TRANFAGLIA, La prima
guerra mondiale e il fascismo, op. cit., p. 498.
79. Robert O. PAXTON, La France de Vichy 1940-1944, Seuil, Paris, 1973, p. 222.
80. Cf. l’introduction de Michel WINOCK (dir.), Histoire de l’extrême droite en France, Seuil,
Paris, 1993, p. 11-12.
81. Ismael SAZ CAMPOS, Los nacionalismos franquistas, op. cit., p. 369.
82. Voir par exemple Angelo DEL BOCA (dir.), I gas di Mussolini. Il fascismo e la guerra
d’Etiopia, Editori Riuniti, Rome, 1996. Sur le génocide fasciste en Éthiopie cf. Pierre MILZA,
Mussolini, Fayard, Paris, 1999, p. 672-673, et Nicola LABANCA, « Il razzismo coloniale italiano », in
Alberto BURGIO (dir.), In nome della razza. Il razzismo nella storia d’Italia 1870-1945, Il Mulino,
Bologne, 1998, p. 145-163. Sur le refoulement historiographique de la violence du fascisme italien,
cf. Ruth BEN-GHIAT, « A lesser evil ? Italian fascism in/and the totalitarian equation », in Helmut
DUBIEL, Gabriel MOTZKIN (dir.), The Lesser Evil. Moral Approaches to Genocide Practices in a
Comparative Perspective, Frank Cass, Londres, 2004, et Filippo FOCARDI, « “Bravo italiano” e
“cattivo tedesco”. Riflessioni sulla genesi di due immagini incrociate », Storia e memoria, 1996, no 1,
p. 55-83. La violence du fascisme occupe cependant une place bien limitée dans la gigantesque
biographie de Mussolini par Renzo De Felice.
83. Enzo TRAVERSO, La Violence nazie. Une généalogie historique, La Fabrique, Paris, 2002.
84. Voir Julián CASANOVA (dir.), Morir, matar, sobrevivir. La violencia en la dictadura de Franco,
Crítica, Barcelone, 2002 ; Carme MOLINERO et Margarida SALA (dir.), Una inmensa prisión. Los
campos de concentración y las prisiones durante la guerra civil y el franquismo, Crítica, Barcelone,
2003.
85. Steven E. ASCHHEIM, « Introduction », What History Tells, op. cit., p. 6.
86. George L. MOSSE, La Révolution fasciste, op. cit., p. 65-70.
87. Cf. l’interview à Renzo De Felice in Jader JACOBELLI (dir.), Il fascismo e gli storici oggi,
Laterza, Bari-Rome, 1988, p. 6.
88. Emilio GENTILE, « A provisional dwelling », What History Tells, op. cit., p. 102.
89. Zeev STERNHELL, « Le concept de fascisme », Naissance de l’idéologie fasciste, op. cit., p. 19-
20.
90. Renzo DE FELICE, Intervista sul fascismo (1975), Laterza, Rome-Bari, 2001, p. 105-106.
91. Philippe BURRIN, « Le champ magnétique des fascismes », Fascisme, nazisme, autoritarisme,
Seuil, Paris, 2000, p. 211-246.
92. Cit. in Steven E. ASCHHEIM, « George L. Mosse at 80 », op. cit., p. 301.
93. Renzo DE FELICE, Mussolini l’alleato. La guerra civile 1943-1945, Einaudi, Turin, 1997,
p. 86-87. Voir aussi Ernesto GALLI DELLA LOGGIA, La morte della patria, Laterza, Rome-Bari, 1996.
94. Gianpasquale SANTOMASSIMO, « Il ruolo di Renzo De Felice », in Enzo COLLOTTI (dir.),
Fascismo e antifascismo. Rimozioni, revisioni, negazioni, Laterza, Rome-Bari, 2000, p. 415-432 ;
Nicola TRANFAGLIA, Un passato scomodo. Fascismo e postfascismo, Laterza, Rome-Bari, 1996,
p. 98.
95. Cf. Pier Paolo POGGIO, « La ricezione di Nolte in Italia », in Enzo COLLOTTI (éd.), Fascismo e
antifascismo, op. cit., p. 317-414.
96. Robert J. B. BOSWORTH, The Italian Dictatorship. Problems and Perspectives in the
Interpretation of Mussolini and Fascism, Arnold, Londres, 1998, p. 21. Selon Bosworth, l’école
historiographique italienne de De Felice aurait ainsi réalisé une jonction paradoxale entre une
conception « néorankéenne » de la recherche historique et la vision postmoderniste de l’histoire
comme simple récit discursif (p. 26).
97. Henry ROUSSO, Le Syndrome de Vichy de 1944 à nos jours, Seuil, Paris, 1990.
98. René RÉMOND, Les Droites en France, Aubier, Paris, 1982 (la première édition date de 1954).
Le débat est reconstitué par Michel DOBRY, « La thèse immunitaire face aux fascismes. Pour une
critique de la logique classificatoire », in Le Mythe de l’allergie française au fascisme, op. cit., p. 17-
67.
99. Michael R. MARRUS et Robert O. PAXTON, Vichy et les Juifs, Calmann-Lévy, Paris, 1981.
100. Michel DOBRY, « La thèse immunitaire », op. cit., p. 19.
4
Nazisme
Un débat entre Martin Broszat et Saul
Friedländer

Écrire l’histoire du national-socialisme a toujours été une tâche difficile,


indissociable d’un usage public du passé marqué d’abord par les clivages
politiques de la guerre froide, puis par la résurgence des mémoires juive et
allemande. Sur le plan historiographique, le nazisme et la Shoah se sont
constitués comme deux objets relativement distincts. Leur rencontre s’est
faite au cours des années 1980. Jusqu’alors, l’Holocauste avait occupé une
place marginale dans la recherche. Ses historiens étaient, dans la plupart des
cas, des outsiders, comme le savant britannique Gerald Reitlinger, qui
n’appartenait à aucune école, ou des émigrés juifs comme Léon Poliakov en
France et Raul Hilberg aux États-Unis1. L’historiographie du nazisme, quant
à elle, avait traversé deux phases principales. Au cours des années 1950,
dominaient les théories du totalitarisme qui regardaient le Troisième Reich
comme un système de pouvoir monolithique séparé de la société et
complètement soumis à la volonté de son chef charismatique. La tentation
d’une reductio ad Hitlerum était forte (et commode). Puis, pendant les deux
décennies suivantes, l’avènement de l’histoire sociale a permis de sonder
les liens entre le régime et la société allemande, en étudiant le degré de
pénétration de l’idéologie nazie dans ses différentes composantes, mais
aussi les contradictions qui pouvaient surgir entre le pouvoir et la société2.
Cette dernière ne coïncidait pas avec la façade du régime. En Allemagne,
une génération d’historiens qui s’étaient formés et avaient amorcé leur
carrière sous le nazisme – Werner Conze, Thomas Schieder et d’autres –
laissait la place à une nouvelle génération d’historiens « fonctionnalistes »,
très attentifs aux formes de modernisation de la société (Jürgen Kocka,
Hans-Ulrich Wehler), aux structures de l’État nazi et à la vie quotidienne
des Allemands sous le nazisme (Martin Broszat). Dans les années 1980, la
Shoah est entrée en force aussi bien dans le débat intellectuel que dans la
réflexion historiographique. Précédé par l’impact puissant et inattendu
d’une série télévisée américaine, Holocaust, le Historikerstreit a secoué la
culture allemande d’une façon incomparablement plus profonde que les
procès de Francfort ou le procès Eichmann, au début des années 19603. La
polémique entre Jürgen Habermas et Ernst Nolte a affecté en profondeur le
monde universitaire. Est alors apparue une troisième génération de
chercheurs, qui ont placé la Shoah au centre de leurs travaux (Götz Aly,
Ulrich Herbert, Wolfgang Benz, Norbert Frei, puis Peter Longerich,
Christian Gerlach et bien d’autres). Le résultat a été une remise en cause
des procédés traditionnels d’historisation : le nazisme est devenu
indissociable de la Shoah, qui sortait de son isolement pour redéfinir un
paysage historique (et mémoriel) dans lequel elle occupe depuis une place
centrale. Les acquis de l’histoire sociale empêchaient de l’inscrire dans un
schéma purement idéologique ou de l’expliquer par le recours au modèle
totalitaire traditionnel : la confiscation de la société par un système de
pouvoir agissant comme un corps étranger. L’étendue du processus
d’extermination des juifs d’Europe a soulevé des interrogations nouvelles
sur la complexité des liens entre la politique criminelle du nazisme et la
société allemande (voire, au-delà, les sociétés européennes occupées par le
Troisième Reich). Elle a aussi interrogé la coexistence singulière entre deux
temporalités spécifiques : celle de la vie quotidienne des Allemands
ordinaires pendant la guerre, et celle, hors du commun, des camps
d’extermination. Le débat historiographique a donc resurgi sur des bases
nouvelles. La Shoah est devenue, pour reprendre une formule percutante de
Dan Diner, l’une des principales figures de cette nouvelle génération
d’historiens, comme une sorte de « no man’s land de la compréhension, un
noyau obscur de l’interprétation (ein Niemandsland des Verstehens, ein
schwarzer Kasten des Erklärens)4 ». Le nazisme est désormais perçu
comme « un passé qui ne veut pas passer » ; son historisation est devenue
synonyme de « normalisation », dans un débat qui enchevêtre
l’interprétation historienne et la formation d’une conscience historique au
sein de la société allemande.

Une correspondance
Comment peut-on historiciser le nazisme lorsqu’on saisit dans
l’extermination des juifs l’un de ses traits majeurs ? Et quelles sont les
limites d’une telle historisation ? Ces questions sont au centre de l’échange
épistolaire noué en 1987 entre Martin Broszat et Saul Friedländer.
Conscients de l’importance de cette correspondance, ils ont voulu lui
donner un caractère public, puisqu’elle a été éditée aussi bien en anglais
qu’en allemand – les langues dans lesquelles elle a eu lieu – avant de faire
l’objet d’une traduction française5. Ancien directeur de l’Institut für
Zeitgeschichte de Munich, Martin Broszat est l’auteur de plusieurs
ouvrages de référence, dont L’État hitlérien (1969)6, et l’animateur, au
cours des années 1970, d’une équipe de recherche qui a revisité l’histoire de
la vie quotidienne (Alltagsgeschichte) des Bavarois sous le national-
socialisme7. Israélien d’origine tchèque, professeur d’histoire aux
universités de Tel-Aviv et de Californie, à Los Angeles, après avoir
enseigné à Genève, Saul Friedländer est l’auteur de nombreuses études sur
l’Allemagne nazie, ses interprétations et sa mémoire. Ces lettres ont été une
sorte de testament intellectuel pour Broszat, décédé en 1989, et ont
constitué une étape importante dans le travail de Friedländer, dont les
ouvrages postérieurs, notamment les deux volumes de L’Allemagne nazie et
les Juifs 8, portent les traces. Le grand intérêt de cet échange épistolaire
réside dans le fait qu’il s’agit du premier dialogue entre deux historiens qui,
appartenant pratiquement à la même génération (Broszat est né en 1926,
Friedländer en 1932), reconnaissent ouvertement les différentes
perspectives à partir desquelles ils étudient le passé nazi. En 1987, les
conditions étaient sans doute mûres pour interroger, même dans un domaine
aussi délicat, l’implication subjective de l’historien dans sa recherche.
Auparavant, cette question avait toujours été étouffée par la référence
rituelle au devoir déontologique d’objectivité scientifique de l’historien. En
Allemagne, en particulier, cette devise avait été l’écran derrière lequel une
génération d’historiens cachait son passé douteux. Au sein de l’Institut für
Zeitgeschichte de Munich, dans les années 1950, des historiens juifs comme
Joseph Wulf et Léon Poliakov avaient été accusés de manquer d’objectivité
et de faire preuve d’une approche trop émotionnelle9. Trente ans plus tard,
une telle attitude n’était évidemment plus tenable. Désormais, la recherche
commune de la vérité et l’estime réciproque ne cachaient plus les
perspectives distinctes à partir desquelles opéraient Broszat et Friedländer :
l’un étudiait le nazisme de l’intérieur de la société allemande, celle qui l’a
engendré et qui en assume aujourd’hui l’héritage ; l’autre l’étudiait du point
de vue de ses victimes. La mémoire personnelle des deux correspondants –
âgé de dix-neuf ans en 1945, l’historien munichois a été membre des
Jeunesses hitlériennes, alors que celui de Los Angeles a pu survivre aux
persécutions après avoir été caché, pendant la guerre, par une famille
catholique française10 – demeure sous-jacente, mais affleure parfois
explicitement au fil des pages.

Historisation
À l’origine de l’échange il y a deux articles. Le premier, intitulé
significativement « Plaidoyer pour une historisation du national-
socialisme », a été publié par Broszat en 1985, à l’occasion du quarantième
anniversaire de la chute du Troisième Reich11. Il y dresse un bilan de la
recherche à la lumière des contraintes morales et psychologiques découlant
d’une stigmatisation du nazisme désormais largement dominante au sein de
la société allemande. Deux ans plus tard, dans un autre essai
historiographique, Friedländer revient sur les thèses de Broszat en émettant
de sérieuses réserves quant à son modèle d’historisation12. Entre-temps, en
1986, avait éclaté en Allemagne, avec de larges échos au niveau
international, le Historikerstreit, la controverse autour de l’Holocauste, de
sa singularité et de sa postérité. C’est dans ce climat, perceptible dans leurs
lettres, que Broszat prend l’initiative d’écrire à son collègue israélien.
Le « plaidoyer » de Broszat s’ouvre par le constat d’une tendance
déplorable, nettement visible au sein des études germaniques, à « isoler »
l’histoire allemande des années 1933-1945. Dès qu’on atteint ce tournant
majeur, souligne-t-il, « l’historien prend ses distances. La sensibilité au
contexte historique cesse, tout comme le plaisir de la narration historique
(Lust am historischen Erzählen)13 ». À ses yeux, cette tendance constitue
tout d’abord un héritage de l’historiographie de la RFA, quelles qu’en soient
les orientations méthodologiques. Dans les années d’après guerre, celle-ci
avait remplacé l’analyse contextuelle du nazisme par sa condamnation
morale et politique, avec un souci clairement affiché de mettre à distance
une époque honnie. En dépit de ses intentions louables, cette approche avait
eu l’effet fâcheux d’éclipser tout effort de comprendre le nazisme. Ce
dernier était interprété comme le produit d’une « voie spéciale de
l’Allemagne » (deutscher Sonderweg) vers la modernité occidentale – une
thèse défendue par des historiens comme Friedrich Meinecke, Gerhard
Ritter, Hans Rothfels14 –, ou encore appréhendé à l’aide de la catégorie de
totalitarisme, alors dominante dans les sciences politiques anglo-saxonnes,
que Karl D. Bracher avait importé dans l’historiographie ouest-allemande15.
L’avènement de l’histoire sociale, à partir des années 1960, avait
profondément renouvelé les chantiers de la recherche, mais ses
investigations s’étaient fatalement arrêtées au moment de la montée au
pouvoir de Hitler. L’ère wilhelmienne et la république de Weimar avaient
ainsi acquis leur historicité, tandis que le nazisme demeurait un continent
maudit qui n’arrivait pas à trouver une place dans le récit historique
allemand. Le « plaidoyer » de Broszat visait donc à le réintégrer dans la
continuité de l’histoire allemande, comme une sorte d’appel lancé à ses
collègues pour qu’ils osent enfin briser les frontières l’enfermant dans son
îlot séparé.
Il fallait donc renverser l’approche, désormais consolidée en habitus
mental, consistant à étudier l’histoire de l’époque nazie à partir de son
aboutissement : Auschwitz. Il ne s’agissait certes pas, pour Broszat, de nier
ou de sous-estimer la signification de ce résultat criminel, mais de
reconnaître qu’il était forcément absent de l’horizon mental des Allemands
avant 1945 et que, pendant les années de guerre, il n’y occupait qu’une
place tout à fait marginale. Cet épilogue meurtrier s’est profondément
inscrit dans la conscience historique de nos contemporains, mais il était
absent de l’esprit des acteurs de l’époque. Autrement dit, notre regard serait
piégé par une optique rétrospective qui nous ferait reparcourir l’histoire à
rebours au lieu de la suivre dans sa progression16. Dans une lettre à
Friedländer, Broszat souligne que, pendant la guerre, le sort des juifs n’était
important ni pour la majorité de la population allemande, qui le percevait
comme « une chose accessoire à laquelle on prêtait peu attention », ni pour
les forces alliées. Un effet dommageable de cette déformation optique
rétrospective serait l’occultation de la « tradition allemande non national-
socialiste » qui, du coup, se trouverait injustement confisquée par un regard
historique la plaçant abusivement « dans l’ombre d’Auschwitz »17. Bref,
l’extermination des juifs ne devrait pas constituer, selon Broszat, « l’unique
étalon de la perception historique » de l’époque nazie18. C’est précisément
pour affranchir cette tradition allemande qu’il avait animé les recherches sur
la vie quotidienne en Bavière pendant les années 1930 et 1940.
Les études de l’Alltagsgechichte ont mis au jour la « normalité » de l’ère
nazie, dans une société civile qui n’était ni complètement « mise au pas » ni
parfaitement superposable à l’image qu’en donnait le régime. Elles avaient
montré que de larges couches de la population réprouvaient les violences
déclenchées par le régime lors de la nuit de cristal, en novembre 1938. Elles
avaient révélé les véritables ressorts du mythe du Führer, qui tenait
davantage à sa propagande populiste qu’à une véritable adhésion à sa vision
du monde. Elles avaient aussi constaté l’existence de certaines « tendances
civilisatrices », dont le nazisme, en dépit de sa nature criminelle, avait été le
vecteur, par exemple en concevant un système de sécurité sociale, en 1941-
1942, qui sera repris et développé par la RFA après la guerre19.
Si on arrache le national-socialisme à son isolement, il faut le soumettre
aux mêmes critères d’analyse scientifique avec lesquels on étudie n’importe
quelle autre période du passé. C’est ainsi qu’il pourra acquérir sa place dans
le continuum du passé allemand. Ce travail d’historisation, ajoute Broszat,
se distingue de l’historisme traditionnel qui débouche inéluctablement sur
une vision apologétique du passé. Alors que ce dernier prône une
« empathie » (Einfühlung) à l’égard des acteurs de l’histoire, avec le résultat
d’en justifier le comportement, sinon de le glorifier, l’historisation qu’il
propose se fonde sur une « perception » (Einsicht) historique qui vise à
expliquer plutôt qu’à « comprendre »20. Si un certain degré de
« reviviscence par empathie » est indispensable, elle doit s’inscrire dans un
dispositif analytique impliquant aussi des procédés de distanciation et
d’objectivation. Une telle historisation permettrait de reconstituer le passé
allemand sous le nazisme en évitant deux travers symétriques : d’une part,
celui d’une relativisation de ses crimes ; d’autre part, celui d’une
distanciation globale remplaçant l’analyse historique par la condamnation
morale.
L’article de Broszat, dont il approfondit les arguments dans sa
correspondance, prend finalement la forme d’un plaidoyer pour une
« normalisation de la conscience historique allemande21 ». Restituer au
nazisme son historicité signifie construire, au sein de la société allemande,
une conscience partagée des fils qui la relient à son propre passé. Isoler
l’époque nazie est une solution commode, mais fausse et indéfendable sur
le plan épistémologique. À l’issue de son article, Broszat renverse la
posture qui avait été celle d’Adorno après son retour en Allemagne. Alors
que le philosophe francfortois avait mis en garde non pas contre le risque
d’un retour du fascisme mais contre la survivance du fascisme au sein de la
RFA22, Broszat plaide pour une reconnaissance de ces survivances, qu’il
propose de « considérer de façon critique, mais sans condamnation
globale23 ». Au fond, son « plaidoyer pour une historisation du national-
socialisme » risque fort d’apparaître comme la nouvelle version, sans doute
plus argumentée et critique, d’un topos du discours historique et politique
allemand d’après guerre : la « maîtrise du passé » (Vergangenheit
Bewältigung).
Dans sa correspondance avec Friedländer, Broszat ajoute un corollaire
méthodologique important à son concept d’historisation : l’exclusion de la
mémoire parmi les sources de reconstruction du passé. Implicite dans son
article, cette posture se clarifie au fil des lettres. La mémoire n’est rien
d’autre, pour l’historien allemand, qu’un puissant obstacle moral et
politique érigé contre l’effort scientifique d’écriture de l’histoire. Et puisque
la mémoire est la cause principale de l’isolement dans lequel on a relégué le
passé nazi, pour restituer à ce passé son historicité, il faut inévitablement
surmonter cet obstacle. Certes, l’historien munichois reconnaît le caractère
« légitime » de la mémoire juive, mais il prend garde de la placer à
l’extérieur du champ de l’investigation historique. Invité par Friedländer à
préciser sa position, il oppose son historisation – un procédé scientifique
objectif et rationnel – au « souvenir mythique » des victimes24. Ces
dernières peuvent susciter sa compassion, mais leurs témoignages ne sont
pas dignes d’entrer dans l’atelier de l’historien.
Apories
Soucieux d’éviter des malentendus, Friedländer répond à son
interlocuteur en reconnaissant d’abord non seulement la légitimité, mais
aussi la nécessité, d’une historisation du national-socialisme. Tout dépend
du sens que l’on donne à cette formule. Si elle désigne, de façon très
générale, une « approche de l’ère nazie avec toutes les méthodes dont
dispose l’historien, sans aucune interdiction », son accord s’impose avec la
force d’une « nécessité évidente »25. Tout historien se déclarera favorable à
une recherche visant à atteindre une connaissance plus profonde, précise et
nuancée du passé. S’il se limitait à une telle demande, le plaidoyer de
Broszat ne ferait qu’enfoncer une porte ouverte, car ce travail était mené
depuis des années et l’historiographie allemande en était déjà, en 1987, le
principal foyer. Le problème surgit lorsqu’on s’interroge sur la portée, les
visées et les limites de l’historisation du national-socialisme proposée par
Broszat.
Replaçant le « plaidoyer » de ce dernier dans le contexte ouvert par le
Historikerstreit, Friedländer souligne que la « normalisation » de la
conscience historique allemande et l’intégration du nazisme dans la
continuité du passé allemand ont aussi été le drapeau derrière lequel se sont
ralliés Nolte et ses partisans, préoccupés de surmonter un « passé qui ne
veut pas passer ». Sans lui prêter les visées apologétiques de Nolte,
Friedländer reproche à Broszat de « choisir un certain angle d’approche »
(choice of focus) qui contribuerait inévitablement, quelles que soient ses
intentions, à une relativisation de la dimension criminelle du nazisme26.
Soustraire la société allemande à l’« ombre d’Auschwitz » pour l’étudier de
façon plus objective et rigoureuse signifie mettre entre parenthèses les
crimes nazis et donc ignorer, sinon occulter, les relations qu’elle entretenait
avec la politique criminelle du régime, le rapport indissociable entre la
normalité de la vie quotidienne et l’exceptionnalité de la politique d’abord
persécutrice, puis exterminatrice du nazisme. Or l’exploration de ces liens
est indispensable pour comprendre la mise en œuvre des crimes nazis.
Certes, pour les Allemands ordinaires, l’année 1933 n’a sans doute pas
marqué un tournant majeur dans leurs comportements, leurs habitudes, leurs
modes de vie et leurs pratiques quotidiennes, mais la société dans laquelle
ils vivaient est entrée alors dans une spirale dont l’aboutissement a été,
douze ans plus tard, les camps d’extermination. Valoriser l’attitude de
« dissension » ou d’« inadaptation » (Resistenz) d’une partie des Allemands
ordinaires vis-à-vis du régime nazi, en l’opposant à la résistance politique
(Widerstand)27, souvent objet d’une représentation « monumentale »,
revient au fond, chez Broszat, à séparer une société civile saine et un
système politique criminel, en blanchissant implicitement la première des
forfaits du second. Or la société civile allemande sous le national-
socialisme présentait une palette de comportements qui allaient de la
désapprobation (minoritaire) au soutien enthousiaste à la politique nazie, en
passant par différentes formes de « dissension » et d’adaptation, tantôt
forcée tantôt volontaire28. Le régime nazi n’aurait pu mettre en œuvre ses
crimes sans bénéficier de ce soutien, sans exploiter ces formes d’adaptation,
sans neutraliser les attitudes de « dissension » ou réprimer les formes plus
ouvertes de résistance.
En d’autres termes, Friedländer n’exclut pas que l’historisation proposée
par Broszat puisse se traduire, contre ses attentes, en une forme
traditionnelle d’historisme fondée sur un procédé empathique
d’identification avec les acteurs du passé qui se trouvaient, à des degrés
différents, dans le camp des persécuteurs. Ce risque n’est pas théorique,
comme le prouve l’exemple d’Andreas Hillgruber, auteur de Zweierlei
Untergang 29, objet de la critique ravageuse de Jürgen Habermas lors du
Historikerstreit. Étudiant l’effondrement du nazisme, cet historien, autre
représentant éminent de la « génération des Jeunesses hitlériennes » et
ancien soldat de la Wehrmacht sur le front oriental, a soudainement retrouvé
le « plaisir de la narration historique » en décrivant la résistance désespérée
des soldats allemands face à l’avancée impitoyable de l’Armée rouge.
Hillgruber rappelait que ces efforts assuraient la protection des civils en
fuite devant les « orgies vengeresses » de l’ennemi, en oubliant qu’ils
étaient aussi la condition indispensable pour le maintien en fonction des
camps d’extermination pendant l’année 1944.
Toute tentative d’historisation de l’ère nazie bute donc sur Auschwitz.
Citant Habermas, Friedländer souligne le caractère historiquement singulier
de l’extermination des juifs – « Auschwitz a changé les conditions de
continuité de la trame historique de la vie, et ce, pas seulement en
Allemagne30 » –, un phénomène « sans précédent » qui rend problématique
tout effort de comparaison et fixe des limites insurmontables à tout procédé
d’historisation. Face à cela, la « distanciation » se révèle impuissante,
l’« empathie » obscène et immorale. Refusant d’opposer histoire et
mémoire – selon une tendance qu’il relève chez bien des historiens, de
Pierre Nora à Josef H. Yerushalmi31 –, Friedländer ne peut ni qualifier de
« mythique » ni évacuer de son horizon épistémologique le souvenir des
victimes. Y voir un obstacle sur la voie d’une reconstruction du passé
signifie retomber dans la vieille chimère positiviste d’un récit
« scientifique » établi par un chercheur au regard axiologiquement neutre,
débarrassé de toute implication subjective. Selon Friedländer, en revanche,
l’historien est pris à l’intérieur d’une trame complexe dans laquelle
interagissent ses réminiscences personnelles, ses connaissances acquises,
les contraintes de son contexte social et culturel et aussi ses efforts de
distanciation critique. Penser pouvoir se débarrasser de ces
conditionnements pour atteindre une sorte de « distanciation purement
scientifique », conclut-il, n’est qu’une « illusion psychologique et
épistémologique »32. Plus tard, il évoquera « la part de transfert » qui
caractérise le travail de l’historien, dont il doit être conscient précisément
pour pouvoir la maîtriser33.
L’historisation du nazisme, ainsi sonne la conclusion de Friedländer dans
cette correspondance, est à la fois nécessaire et impossible. Nécessaire, car
l’Allemagne nazie appartient à l’histoire et ne peut se soustraire à l’analyse
historique ; impossible, car le passé nazi est trop proche pour être déjà
considéré comme histoire tout court. Nous ne pouvons pas étudier ce passé
comme nous étudions la Réforme ou la Révolution française. Friedländer
reconnaît certes « qu’aucune valeur fondamentale » ne l’oppose à Broszat et
que leur divergence n’est qu’une « question de perspective », mais il ne
cache pas non plus qu’il s’agit d’une divergence « d’une importance
majeure sur le plan de l’historiographie34 ». Si cet échange épistolaire met
en lumière, selon les mots de Broszat, « toutes les difficultés d’un dialogue
germano-juif sur la représentation et le souvenir du passé national-
socialiste35 », Friedländer prend acte de l’envergure de cette « différence
d’accentuation, de focalisation », en constatant qu’une « fusion des
horizons » n’est malheureusement « pas encore en vue »36.
Dans une série d’écrits postérieurs, Friedländer aura l’occasion de revenir
sur ses divergences avec Broszat, en introduisant quelques nuances dans
son jugement. En 1992, il réaffirme son désaccord fondamental à l’égard de
la méthode de l’école de Munich en termes très clairs :
« L’Alltagsgeschichte de la société allemande comporte inévitablement sa
part d’ombre : l’Alltagsgeschichte des victimes37. » Dans sa préface à
L’Allemagne nazie et les Juifs, dont le premier volume est paru en 1997, il
intègre implicitement certains éléments de la méthode de Broszat, en
adoptant un style narratif capable de restituer la vie quotidienne des
victimes, au lieu de celle des membres de la Volksgemeinschaft nazie. Mais
cette méthode implique forcément une prise en compte de leur mémoire.
L’écran protecteur forgé par l’historien grâce à son effort de distanciation
risque ainsi d’être soudainement déchiré par l’irruption imprévisible d’une
forte charge émotionnelle liée à l’empathie avec les acteurs du passé. Une
telle empathie tient à la proximité du passé récent et assure un privilège
épistémologique aux historiens du temps présent ; elle sera inconnue aux
historiens des générations futures. Cette irruption peut se révéler féconde,
puisqu’elle permet de secouer la froideur de la plupart des sources écrites,
notamment dans le cas de la Shoah, dont les archives sont essentiellement
constituées de circulaires et rapports administratifs. En empruntant sa
formule au lexique psychanalytique, Friedländer appelle « perlaboration »
(working through) l’équilibre délicat et instable établi par l’historien de la
Shoah entre mise à distance et identification émotionnelle38. En 1995, la
publication du journal de Victor Klemperer, dont l’impact a été énorme sur
la culture allemande, a sans doute apporté la preuve que l’on pouvait
essayer de reconstituer la vie quotidienne sous le national-socialisme du
point de vue de ses victimes39. La tâche n’est pas simple et les sources sont
plus rares, voire exceptionnelles, tel le journal du philologue de Dresde,
mais elles existent. Les références nombreuses aux Tagebücher de
Klemperer qui émaillent le premier tome de L’Allemagne nazie et les Juifs
semblent confirmer cette hypothèse.
D’autre part, s’appuyant sur un vaste matériel rassemblé par la recherche
historique au cours des quinze dernières années, Friedländer est parvenu à
la conclusion que « l’ignorance allemande sur le sort des juifs » n’était
qu’une « construction mythique d’après guerre »40. Si dans leur grande
majorité les Allemands n’ont ni participé ni assisté aux opérations
d’extermination, les informations circulaient largement. Les convois de
déportés traversaient les villes. L’implication, désormais incontestablement
prouvée, de l’Ostwehr dans les massacres signifie que des centaines de
milliers de soldats avaient une connaissance directe du génocide des juifs,
parfois photographié et décrit dans les lettres qu’ils envoyaient du front.
Bien que moins nombreux, le personnel des camps d’extermination
maintenait, comme les soldats, des relations avec la société civile qui ne
pouvait rester ignare de ce qui se passait sur le front oriental. Bref, la
violence nazie pénétrait au sein de la vie quotidienne des Allemands
ordinaires sous le régime nazi. Selon Friedländer, au moins un tiers de la
population civile allemande était au courant des massacres des juifs à l’Est,
même si la dimension globale du génocide et les caractéristiques
spécifiques de la Solution finale, notamment les camps d’extermination,
restaient inconnues à la grande majorité41.

Antisémitisme
Cette nouvelle appréciation du degré d’implication de la société
allemande dans la politique exterminatrice du nazisme conduit Friedländer
à prendre ses distances avec les interprétations « fonctionnalistes »
classiques de l’antisémitisme hitlérien, dont Broszat a été l’un des premiers
défenseurs. Dans une étude de 1977 contre le révisionniste britannique
David Irving, Broszat a avancé l’hypothèse – reprise par la suite par Hans
Mommsen – selon laquelle Hitler n’aurait jamais décidé la Solution finale,
mais simplement entériné un choix empirique fait sur le terrain, dans le
chaos de la guerre sur le front oriental. Son antisémitisme n’aurait pas
planifié, mais seulement autorisé, et donc rendu possible, un acte largement
« improvisé » par les différents responsables de la politique d’occupation
nazie42. Autrement dit, pour Broszat, l’antisémitisme ne fut pas la cause,
mais seulement un élément parmi d’autres du climat global duquel a surgi la
Shoah. Dans le sillage de Broszat, Hans Mommsen définira l’extermination
comme le produit d’un processus de « radicalisation cumulative » qui avait
largement échappé au contrôle de ses déclencheurs et dont l’idéologie
nazie, dans laquelle les juifs jouaient un rôle essentiellement
« métaphorique », devenait a posteriori une indispensable source
légitimatrice43.
Plus récemment, les thèses de l’école fonctionnaliste allemande ont été
reformulées par Götz Aly, pour qui l’Holocauste s’inscrivait dans un
contexte de pillage généralisé de l’Europe, planifié et rationalisé par les
différents segments du régime nazi. Il donne, à cet égard, l’exemple de la
Grèce, où la déportation des juifs, de Salonique aux îles de Rhodes et de
Kos en passant par la Crète, remplissait à ses yeux une fonction
économique incontournable, permettant de financer l’occupation du pays
par la Wehrmacht après la débâcle italienne de 1943 (la vente des biens
expropriés servait à satisfaire la population locale et à nourrir les soldats
allemands)44. Autrement dit, la Wehrmacht participait à l’Holocauste car ce
dernier lui permettait de mener la guerre, en lui fournissant une partie de ses
bases matérielles de subsistance. La population civile allemande, quant à
elle, n’avait pas non plus besoin d’adhérer à l’idéologie nazie. Elle pouvait
soutenir un régime qui s’était lancé à la conquête de l’Europe sans lui
demander aucun sacrifice45.
Pour Friedländer, en revanche, la Shoah demeure impénétrable si l’on
refuse de reconnaître les spécificités de l’antisémitisme nazi,
qualitativement différent de l’antisémitisme traditionnel largement répandu
en Europe depuis la fin du XIXe siècle. Ce dernier – par exemple celui
propagé par Édouard Drumont dans La France juive (1886) – partageait
avec le nazisme la vision du juif comme ennemi, « race » nuisible et
corruptrice de la nation, mais sa finalité consistait à discriminer,
marginaliser et, éventuellement, persécuter. L’antisémitisme nazi se
chargeait d’une force apocalyptique nouvelle qui conférait à la lutte contre
les juifs une dimension quasi religieuse, en la transformant en un combat
libérateur, mené avec l’ardeur d’une croyance. L’élimination des juifs
devenait ainsi un acte émancipateur, « rédempteur » : « La germanité et le
monde aryen couraient à leur perte faute de s’unir pour combattre les juifs
dans une lutte à mort. La rédemption ne surviendrait que si l’on se libérait
des juifs – en les chassant, peut-être en les anéantissant46. »
Friedländer a retracé le parcours de cet antisémitisme nourri d’idéologie
völkisch, de nationalisme conservateur, de néoromantisme réactionnaire, de
mythologies germano-chrétiennes et de racisme biologique. Ce mélange
explosif puise sa source dans le cercle wagnérien de Bayreuth ; il a ensuite
trouvé une première formulation systématique dans Les Fondements du
XIXe siècle (1899), de Houston Stewart Chamberlain, et connu une
radicalisation considérable au lendemain de la Grande Guerre et de la
révolution russe. Si les juifs et la Russie bolchevique formaient un seul et
même ennemi pour Hitler, c’est que l’anticommunisme nazi se greffait sur
une obsession antisémite bien plus ancienne que la révolution d’Octobre et
dont le profil idéologique était déjà dessiné quand les bolcheviks sont
arrivés au pouvoir. Les circonstances de la guerre avaient incontestablement
radicalisé cet antisémitisme en lui donnant un caractère génocidaire, mais il
n’avait jamais eu une dimension purement superfétatoire ou métaphorique.
Contre l’ensemble de l’école fonctionnaliste, de Broszat à Aly, pour qui
l’Holocauste fut un produit de circonstances largement inattendues ou
l’effet collatéral d’une politique qui poursuivait d’autres objectifs essentiels,
Friedländer considère l’antisémitisme comme le ressort ultime de la
politique nazie d’extermination. Les travaux de l’école fonctionnaliste
allemande l’ont néanmoins conduit à étudier de près l’interaction entre
l’antisémitisme et l’ensemble de la politique nazie pendant les différentes
étapes de la guerre. Au départ, l’extermination était conçue comme une
mesure limitée aux juifs résidant dans les territoires conquis par
l’Allemagne en Europe orientale. Lors de la dernière étape, en revanche,
elle concernait l’ensemble des juifs d’Europe, c’est-à-dire, selon les
estimations de Heydrich à la conférence de Wannsee, onze millions de
personnes. Convaincu de pouvoir mettre à genou l’URSS en quelques mois,
Hitler avait initialement envisagé une solution graduelle de la « question
juive » : la déportation des juifs européens dans un territoire éloigné et
isolé, où ils auraient pu disparaître progressivement. Il s’agissait
vraisemblablement de la Russie profonde, où d’un autre lieu (l’île de
Madagascar, utilisée comme une « vague métaphore » pour évoquer la
déjudaïsation du continent européen47). En 1942, cette solution n’était plus
possible : l’extermination des juifs est devenue l’un des objectifs
prioritaires du Troisième Reich dans un conflit qui s’était radicalisé à
l’extrême avec l’entrée en guerre des États-Unis et la résistance acharnée de
l’Armée rouge. Dans ce contexte, l’antisémitisme restait le facteur décisif :
il rythmait le processus en écartant, au fil des mois, toute autre
considération d’ordre économique ou militaire. Contrairement à la thèse
d’Aly, le pillage des biens juifs n’était pas la cause de leur extermination,
mais l’un des moyens de sa mise en œuvre. Cette impulsion idéologique,
cependant, s’est combinée pendant la guerre à des mesures visant à
surmonter un ensemble de difficultés qui découlaient de
l’approfondissement du conflit. D’où l’identification, de plus en plus totale,
obsessionnelle, entre les juifs et le bolchevisme, entre l’extermination des
juifs et la lutte contre les partisans. D’où la recherche des solutions
techniques les plus efficaces pour accomplir un massacre de dimensions
gigantesques : la rationalité moderne, administrative et industrielle
n’explique pas le crime, elle n’a été qu’un moyen pour le mettre en œuvre.
La création des camps de la mort avait besoin du concours d’ingénieurs,
d’architectes, de chimistes, de démographes, de gestionnaires et de
techniciens, mais les vrais concepteurs de la machine exterminatrice,
explique Friedländer, étaient poussés par l’antisémitisme. Dans un essai
récent, il pose donc la question en termes tranchants : « Pourquoi les nazis
déportèrent-ils les juifs des îles égéennes, en juillet 1944 ? » Les juifs de ces
îles grecques ont d’abord été embarqués sur des radeaux qui longeaient la
côte turque, puis, une fois arrivés sur le continent, ont été entassés dans des
wagons à bestiaux et déportés à Auschwitz. Il s’agissait de populations très
pauvres dont l’expropriation n’aurait enrichi personne. Le but exclusif
d’une telle opération était l’anéantissement48.

Histoire intégrée
Dans L’Allemagne nazie et les Juifs, Friedländer a adopté un mode
narratif qui donne un caractère vivant au drame historique. La presse de
l’époque, les correspondances privées et les documents d’archives sont
utilisés comme les pièces d’une mosaïque qui brosse le portrait d’une
époque, avec son atmosphère, ses tensions et ses contradictions. Son récit
diffère sensiblement de celui de Raul Hilberg qui, avec une méthode sur le
fond assez proche de celle de Broszat, fonde sa narration historique sur la
« perspective de l’exécuteur49 », en évacuant a priori le point de vue des
victimes. Même son triptyque postérieur consacré aux acteurs de la Shoah –
les victimes, les exécuteurs et les « témoins » (bystanders) – retrace trois
histoires parallèles et séparées50. Bien que cette distinction demeure valable
sur le plan analytique, pense en revanche Friedländer, ces trois acteurs
participaient de la même histoire et leurs destins – si radicalement différents
fussent-ils – s’inscrivaient dans un même tableau. D’où le choix de son
style : « Le récit intégré des destins individuels51. » Si le choix des élites
nazies était réfracté par la complexité de leur système de pouvoir
polycratique et par les différents degrés d’adhésion, « résistance » ou
indifférence de la société allemande, les victimes ne réagissaient pas
comme un bloc monolithique mais de manière extrêmement différenciée,
selon des contextes, des cultures et des mentalités qui pouvaient varier
considérablement d’un pays à l’autre du continent. Une vaste littérature
grise faite de témoignages, de journaux intimes et de lettres, indique que,
pour comprendre l’attitude des juifs face aux persécutions, l’étude des
institutions israélites est absolument insuffisante. Friedländer a essayé
d’intégrer ces perspectives afin de parvenir à une compréhension globale du
processus historique, en articulant fructueusement macro et micro-histoire.
Sa démarche lui permet de franchir un pas en avant considérable dans la
recherche, en surmontant les apories auxquelles s’est heurtée, jusqu’à
présent, toute historisation du nazisme et du génocide juif. Il échappe ainsi
aux conflits qui opposent, dans des querelles souvent stériles, différentes
approches unilatérales et monocausales : les adeptes des sources orales
contre les historiens « scientifiques », fétichistes des archives, ou encore,
pour remonter plus loin, les « intentionnalistes » contre les
« fonctionnalistes », s’enfonçant tous dans des impasses. Refusant toute
construction téléologique du passé, il ne considère pas Auschwitz comme le
résultat inéluctable de l’arrivée de Hitler au pouvoir, c’est-à-dire comme la
mise en œuvre d’un plan élaboré depuis longtemps, ni comme le produit
involontaire d’une « radicalisation cumulative » mise en œuvre par le
nazisme pendant la guerre et devenue incontrôlable après l’échec de
l’offensive sur le front oriental. Il y voit plutôt le résultat d’une «
convergence de facteurs, d’une interaction entre l’intention et la
contingence, entre les causes perceptibles et le hasard52 ».
À vingt ans de distance, nous pouvons déjà relire la correspondance entre
Broszat et Friedländer dans une perspective historique, à la lumière des
mutations intervenues après la réunification allemande, d’une expansion
impressionnante des études sur le national-socialisme et de l’essor d’une
nouvelle génération d’historiens, en Allemagne comme ailleurs. Tirant un
premier bilan, le constat s’impose que les craintes exprimées par
Friedländer n’ont pas été confirmées par l’évolution de la recherche.
Puissantes au lendemain de l’Historikerstreit, notamment lors de la
réunification, les tendances à une relecture apologétique du passé nazi sont
depuis restées minoritaires au sein de l’historiographie allemande, où elles
demeurent essentiellement confinées à Nolte et à ses disciples. L’école de
l’Alltagsgeschichte a épuisé son élan, mais elle a pu produire quelques
travaux remarquables. Au fond, cela était déjà évident en 1987. Après avoir
étudié les liens entre « dissension » ouvrière et résistance politique, Detlev
Peukert a sondé les rapports entre la « normalité » de la vie quotidienne
sous le nazisme et la pathologie de ses pulsions criminelles, en montrant
que cette coexistence n’était pas contradictoire et qu’elle révélait, dans une
certaine mesure, la compatibilité de la normalité de nos sociétés modernes
avec les crimes de masse53. À partir des années 1990, l’historiographie
allemande a progressivement focalisé son regard sur la politique
exterminatrice du nazisme. L’attention s’est déplacée des camps de la mort,
déjà largement analysés, vers la « Shoah par balles » menée sur le front
oriental avec le concours de la Wehrmacht et des bataillons de police
allemands54. L’historien américain Christopher Browning a prouvé, dans
Des hommes ordinaires, que l’on pouvait reconstituer le parcours d’une
équipe de tueurs en série, dans les campagnes polonaises, par des procédés
d’« empathie » – on pourrait dire plutôt, en reprenant les termes de
Dominick LaCapra, d’« identification hétéropathique55 » – qui permettent
de pénétrer l’univers mental des exécuteurs – et donc de comprendre leurs
agissements – sans adopter un regard complaisant ni tomber dans le
voyeurisme56. L’ouvrage hautement controversé de Daniel J. Goldhagen,
Les Bourreaux volontaires de Hitler (1996)57, qui vise à présenter
l’Holocauste comme l’aboutissement d’un « projet national », a eu un très
fort impact en Allemagne, ce qui indique clairement que le climat n’était
pas propice aux interprétations apologétiques du nazisme. Friedländer ne
regrettera pas, sur ce point, de revoir son pronostic des années 1980.
Ses considérations méthodologiques, en revanche, demeurent largement
valables. L’historiographie n’a pas soustrait la société allemande du cône
d’ombre d’Auschwitz, mais les différences de focalisation qu’il avait
soulignées n’ont pas disparu pour autant. On pourrait dire plutôt qu’elles se
sont approfondies. Miroir d’une société civile hantée par la mémoire de
l’Holocauste, l’historiographie allemande est loin d’avoir évacué les crimes
nazis de son horizon, au contraire, mais son travail d’élucidation du passé
semble s’enfermer dans un étonnant clivage bien résumé par les mots
d’Ulrich Herbert : « Les crimes sans victimes, les victimes sans crime (die
Taten ohne Opfer, die Opfer ohne Tat)58. » D’un côté, il y a donc une
machine exterminatrice impersonnelle, avec des victimes complètement
anonymes ; de l’autre, des victimes déconnectées du processus de leur
anéantissement. Anne Frank, le paradigme de la victime, est un être en chair
et en os, avec un visage et des sentiments, mais toute son histoire se déroule
pratiquement en dehors du processus de persécution et d’anéantissement qui
l’a broyée, car il reste à l’arrière-plan, toujours invisible. De ce point de
vue, rien n’a changé, selon Herbert, par rapport aux années 1950, l’époque
pendant laquelle Broszat taxait de « non scientifiques » les travaux de Josef
Wulf qui donnaient une place aux victimes59. Le clivage traditionnel dans
les études du génocide juif semble donc se perpétuer. D’un côté, il y a les
historiens qui, en menant leurs recherches essentiellement dans les archives,
focalisent l’attention sur les structures, l’idéologie et la politique de l’État
nazi. Ils sont, dans leur grande majorité, allemands. De l’autre, il y a les
historiens qui procèdent à une reconstruction du passé fondée
principalement sur la mémoire des victimes, conservée tantôt dans une
vaste littérature de témoignage, tantôt dans leurs souvenirs. Ils sont, dans
leur grande majorité, juifs. Une « fusion des horizons », écrivait Friedländer
en 1987, « n’est pas encore en vue ».
Reste le problème d’une articulation nouvelle entre l’histoire de la Shoah
et une histoire globale du nazisme. Pendant des décennies, le génocide des
juifs a été considéré comme un événement presque marginal sur le plan
historiographique. Puis, suite à l’anamnèse des sociétés occidentales – le
procès Eichmann à Jérusalem, la guerre des Six-Jours, la médiatisation du
négationnisme, le témoignage des survivants, le succès des ouvrages
littéraires de Primo Levi, Jean Améry ou Imre Kertesz –, l’Holocauste s’est
installé dans nos représentations du passé, en prenant des traits singuliers.
D’une histoire du nazisme sans la Shoah, nous sommes passés à l’histoire
de la Shoah comme événement doté de sa propre autonomie. Son attention
s’est imposée aux sciences sociales, jusqu’à la naissance des Holocaust
Studies comme discipline particulière. Aujourd’hui, cependant, l’insistance
sur l’unicité de l’Holocauste – une perception surgie comme une sorte de
réaction compensatoire après une longue période de refoulement – risque de
se transformer en obstacle épistémologique si cet événement n’est pas
réinséré dans un contexte historique plus vaste. L’histoire intégrée, si
brillamment décrite par Friedländer, demeure une histoire de la Shoah. Le
grand défi de l’historiographie consiste aujourd’hui à réinscrire cette
dernière dans une histoire globale du nazisme, et le nazisme dans une
histoire de l’Europe, car les deux appartiennent à la crise européenne.

Notes du chapitre 4
1. Léon POLIAKOV, Le Bréviaire de la haine. Le Troisième Reich et les juifs, Calmann-Lévy, Paris,
1951 ; Gerald REITLINGER, Final Solution. The Attempt to Exterminate the Jews of Europe,
Beechhurst Press, New York, 1953 ; Raul HILBERG, La Destruction des juifs d’Europe (1961),
Fayard, Paris, 1988.
2. Pour une synthèse de ce débat, cf. Ian KERSHAW, Qu’est-ce que le nazisme ? Problèmes et
perspectives d’interprétation, Gallimard, « Folio », Paris, 1997. Sur l’Allemagne, cf. Édouard
HUSSON, Comprendre Hitler et la Shoah. Les historiens de la République fédérale d’Allemagne et
l’identité allemande depuis 1949, Presses universitaires de France, Paris, 2000, et surtout Nicolas
BERG, Der Holocaust und die westdeutschen Historiker. Erforschung und Erinnerung, Wallstein,
Göttingen, 2003.
3. Devant l’Histoire, Éditions du Cerf, Paris, 1988. Pour une bonne synthèse de ce débat, cf. Hans-
Ulrich WEHLER, Entsorgung der deutschen Vergangenheit ? Ein polemischer Essay zum
« Historikerstreit », C. H. Beck, Munich, 1988 ; Richard EVANS, In Hitler’s Shadow, Pantheon
Books, New York, 1989.
4. Dan DINER, « Zwischen Aporie und Apologie. Über Grenzen der Historisierbarkeit des
Nationalsozialismus », in Dan DINER (dir.), Ist der Nationalsozialismus Geschichte ? Zu
Historisierung und Historikerstreit, Fischer, Francfort/Main, 1987, p. 73.
5. Martin BROSZAT et Saul FRIEDLÄNDER, « Um die “Historisierung” des Nationalsozialismus. Ein
Briefwechsel », Vierteljarshefte für Zeitgeschichte, 1988, no 36, p. 339-372 ; « A controversy about
the historicization of national-socialism », New German Critique, 1988, no 44, p. 85-126 (puis repris
in Peter BALDWIN (dir.), Reworking the Past. Hitler, the Holocaust, and the Historians’ Debate,
Beacon Press, Boston, 1990) ; « De l’historisation du national-socialisme. Échange de lettres »,
Bulletin trimestriel de la Fondation Auschwitz, 1990, no 24, p. 43-86, avec une introduction de Jean-
Michel CHAUMONT, « Milieux scientifiques et milieux de mémoire : plaidoyer pour des meilleurs
rapports », p. 13-26. Ce débat a fait l’objet de plusieurs analyses critiques. Voir notamment Philippe
BURRIN, « L’historien et l’“historisation” », in Robert FRANK (dir.), Écrire l’histoire du temps
présent. En hommage à François Bédarida, Éditions du CNRS, Paris, 1992, p. 77-82 ; Édouard
HUSSON, Comprendre Hitler et la Shoah, op. cit., p. 166-170 ; et Jörn RÜSEN, « The logic of
historicization. Metahistorical reflections on the debate between Friedländer and Brosztat », History
and Memory, 1997, vol. 9, no 1-2, p. 113-144.
6. Martin BROSZAT, L’État hitlérien, Fayard, Paris, 1986.
7. Martin BROSZAT (dir.), Bayern in der NS-Zeit, Oldenbourg, Munich, 1977-1983, 6 vol.
8. Saul FRIEDLÄNDER, L’Allemagne nazie et les Juifs, I. Les années de persécution 1933-1939,
Seuil, Paris, 1997 ; L’Allemagne nazie et les Juifs, II. Les années d’extermination 1939-1945, Seuil,
Paris, 2008.
9. Cf. Nicolas BERG, Der Holocaust une die westdeutschen Historiker, op. cit., p. 337-370.
10. Saul FRIEDLÄNDER, Quand vient le souvenir, Seuil, Paris, 1978.
11. Martin BROSZAT, « Plaidoyer pour une historisation du national-socialisme », Bulletin
trimestriel de la Fondation Auschwitz, 1990, no 24, p. 27-42.
12. Saul FRIEDLÄNDER, « Réflexions sur l’historisation du national-socialisme », Vingtième Siècle,
1987, no 16, p. 43-54.
13. Martin BROSZAT, « Plaidoyer pour une historisation du national-socialisme », op. cit., p. 29.
14. Sur ce débat, cf. Jean SOLCHANY, Comprendre le nazisme dans l’Allemagne des années zéro
(1945-1949), Presses Universitaires de France, Paris, 1997, ainsi que la deuxième partie du livre cité
de Nicolas BERG, Der Holocaust und die westdeutschen Historiker, op. cit., p. 47-192.
15. Hannah ARENDT, Les Origines du totalitarisme, Gallimard, « Quarto », Paris, 2000 ; Karl
D. BRACHER, La Dictature allemande. Naissance, structure et conséquences du national-socialisme,
(1969), Privat, Toulouse, 1986.
16. Martin BROSZAT, « De l’historisation du national-socialisme », op. cit., p. 60.
17. Ibid., p. 61.
18. Ibid.
19. Martin BROSZAT, « Plaidoyer pour une historisation du national-socialisme », op. cit., p. 40.
20. Martin BROSZAT, « De l’historisation du national-socialisme », op. cit., p. 45.
21. Martin BROSZAT, « Plaidoyer pour une historisation du national-socialisme », op. cit., p. 42.
22. Theodor W. ADORNO, « Que signifie : repenser le passé ? », Modèles critiques, Payot, Paris,
1984, p. 97-98.
23. Martin BROSZAT, « Plaidoyer pour une historisation du national-socialisme », op. cit., p. 42.
24. Martin BROSZAT, « De l’historisation du national-socialisme », op. cit., p. 48.
25. Saul FRIEDLÄNDER, « Réflexions sur l’historisation du national-socialisme », op. cit., p. 44.
26. Ibid., p. 47.
27. Ibid., p. 50-52. Voir aussi, sur ce point, Saul FRIEDLÄNDER, « Martin Broszat and the
historicization of national socialism », Memory, History, and the Extermination of the Jews, Indiana
University Press, Bloomington, 1993, p. 92-95. Sur le concept de Resistenz, cf. Martin BROSZAT,
« Resistenz und Widerstand », Nach Hitler. Der schwierige Umgang mit unserar Geschichte,
Oldenbourg, Munich, 1986, p. 68-91. Pour une présentation de ce débat, cf. Ian KERSHAW, Qu’est-ce
que le nazisme ?, op. cit., ch. 8.
28. Sur cette problématique, voir notamment Philippe BURRIN, La France à l’heure allemande
1940-1944, Seuil, Paris, 1995.
29. Andreas HILLGRUBER, Zweierlie Untergang. Die Zerschlagung des deutschen Reiches und das
Ende des europäischen Judentums, Siedler, Berlin, 1986, notamment p. 24-25.
30. Saul FRIEDLÄNDER, « De l’historisation du national-socialisme », op. cit., p. 65.
31. Saul FRIEDLÄNDER, Memory, History, and the Extermination of the Jews, op. cit., p. VIII. Il fait
allusion à Yosef H. YERUSHALMI, Zakhor. Histoire juive et mémoire juive, La Découverte, Paris,
1984, et Pierre NORA, « Entre histoire et mémoire. La problématique des lieux », in Pierre NORA
(dir.), Les Lieux de mémoire. I, La République, Gallimard, Paris, 1984.
32. Saul FRIEDLÄNDER, « De l’historisation du national-socialisme », op. cit., p. 80.
33. Saul FRIEDLÄNDER, « History, memory, and the historian. Dilemmas and responsibilities »,
New German Critique, 2000, no 80, p. 3-15.
34. Saul FRIEDLÄNDER, « De l’historisation du national-socialisme », op. cit., p. 78.
35. Ibid., p. 54.
36. Ibid., p. 84.
37. Saul FRIEDLÄNDER, « Trauma, transference, and “working through” in writing the history of
the Shoah », History and Memory, 1992, no 1, p. 53.
38. Ibid., p. 51.
39. Victor KLEMPERER, Journal 1933-1945, Seuil, Paris, 2000, 2 vol.
40. Saul FRIEDLÄNDER, L’Allemagne nazie et les Juifs. II, op. cit., p. 631.
41. Saul FRIEDLÄNDER, « Erlösungsantisemitismus », Den Holocaust beschreiben. Auf dem Weg zu
einer integrierten Geschichte, Wallstein, Göttingen, 2006, p. 49. Peter Longerich est parvenu à des
conclusions analogues. Selon lui, « entre le savoir et l’ignorance s’étendait une vaste zone grise,
caractérisée par les rumeurs et les demi-vérités, l’imaginaire, les limites qu’imposait le régime à la
communication, ou que l’on s’infligeait », favorisant ainsi une attitude généralisée de refoulement.
Cf. Peter LONGERICH, « Nous ne savions pas ». Les Allemands et la Solution finale, Éditions Héloïse
d’Hormesson, Paris, 2008, p. 453.
42. Martin BROSZAT, « Hitler und die Genesis der “Endlösung” », Vierteljahreshefte für
Zeitgeschichte, 1977, no 4, p. 739-775, notamment p. 747, 756.
43. Hans MOMMSEN, « Die Realisierung der Utopischen. die “Endlösung” der “Judenfrage” im
Dritten Reich », Geschichte und Gesellschaft, 1983, no 1, p. 396.
44. Götz ALY, Hitlers Volkstaat. Raub, Rassenkrieg und nationaler Sozialismus, Fischer,
Francfort/Main, 2005, p. 308.
45. Ibid., p. 313.
46. Saul FRIEDLÄNDER, L’Allemagne nazie et les Juifs, I, op. cit., p. 96.
47. Saul FRIEDLÄNDER, L’Allemagne nazie et les Juifs, II, op. cit., p. 126.
48. Ibid., p. 164.
49. Raul HILBERG, Politique de la mémoire, Gallimard, Paris, 1996, p. 57.
50. Raul HILBERG, Exécuteurs, victimes, témoins. La catastrophe juive, 1933-1945, Gallimard,
Paris, 1994.
51. Saul FRIEDLÄNDER, L’Allemagne nazie et les Juifs, I, op. cit., p. 17 (trad. modifiée d’après
l’original américain : Nazi Germany and the Jews, vol. I, Harper & Collins, Londres, 1997, p. 5).
Voir aussi Saul FRIEDLÄNDER, « Eine integrierte Geschichte des Holocaust », Nachdenken über den
Holocaust, C. H. Beck, Munich, 2007, p. 154-167.
52. Ibid., p. 16-17.
53. Cf. Detlev PEUKERT, Volksgenossen und Gemeinschaftsfremde, Bund-Verlag, Cologne, 1982 ;
Detlev PEUKERT, « Alltag und Barbarei. Zur Normalität des Dritten Reiches », in Dan DINER (éd.), Ist
der Nationalsozialismus Geschichte ?, op. cit., p. 51-61.
54. Voir à titre d’exemple Christian GERLACH, Kalkulierte Morde. Die deutsche Wirtschafts- und
Vernichtungspolitik in Weissrussland 1941-1944, Hamburger Edition, Hambourg, 2000.
55. Dominick LACAPRA, Writing History, Writing Trauma, Johns Hopkins University Press,
Baltimore et Londres, 2001, p. 40.
56. Christopher BROWNING, Des hommes ordinaires. Le 101e bataillon de réserve de la police
allemande et la Solution finale en Pologne, Les Belles Lettres, Paris, 1994.
57. Daniel J. GOLDHAGEN, Les Bourreaux volontaires de Hitler, Seuil, Paris, 1997.
58. Voir à ce propos Ulrich HERBERT, « Deutsche und jüdische Geschichtsschreibung über den
Holocaust », in Michael BRENNER, David MYERS (dir.), Jüdische Geschichtsschreibung heute,
C. H. Beck, Munich, 2002, p. 250.
59. Ibid., p. 253. Sur cette polémique, voir Nicolas BERG, Der Holocaust und die westdeutschen
Historiker, op. cit., p. 343-370.
5
Comparer la Shoah
Questions ouvertes

En tant que phénomène de portée continentale, la Shoah oblige les


sciences sociales à dépasser les obstacles que l’historiographie moderne –
née au XIXe siècle comme un ensemble d’écoles historiques nationales – a
souvent érigés contre le comparatisme1. L’étude des génocides demeure
cependant une discipline récente. Elle n’a pas encore produit de travaux
« classiques » susceptibles d’évoquer, même de loin, l’analyse comparée
des formes de gouvernement amorcée par Montesquieu au XVIIIe siècle, ou
la sociologie comparée des religions mondiales élaborée au début du
XXe siècle par Max Weber. Comparer les génocides implique de mettre en
parallèle non seulement les sociétés, mais surtout leurs crises. Autrement
dit, cela signifie sonder des « pathologies » ; non pas les normes sociales et
politiques, mais leurs ruptures dans des moments exceptionnels de crise et
de guerre. Avant même d’être confronté à d’autres formes de violence,
l’Holocauste a dû se constituer en tant que domaine spécifique de la
recherche, ce qui a demandé du temps. Ce n’est qu’à une époque récente
que les chercheurs ont posé le problème de la relation qui unit
l’extermination des juifs aux autres violences de l’histoire.

Comparatisme
Strictement enchevêtré aux parcours de la mémoire dans l’espace public
du monde occidental, le débat sur la singularité et la comparabilité des
crimes nazis s’est imposé au cours des trois dernières décennies, en faisant
de la Shoah le paradigme des violences du XXe siècle. D’abord perçu
comme un aspect marginal de la Seconde Guerre mondiale, l’Holocauste en
est devenu le centre, acquérant le statut d’événement historique majeur,
irréductiblement singulier. Pendant les années du silence et du refoulement
– grosso modo de la guerre aux années 1970 –, la recherche sur la Shoah a
dû conquérir sa place au sein d’une historiographie réticente, méfiante,
encline à la considérer davantage comme un acte de piété pour les victimes
que comme un objet d’investigation pleinement légitime. Puis certains
historiens se sont éloignés de la tendance générale consistant à voir la
violence nazie comme un bloc monolithique dans lequel il ne semblait pas
opportun de distinguer entre différentes catégories de victimes. Depuis les
années 1980, l’essor de la mémoire de l’Holocauste au sein de la culture
occidentale a favorisé et accompagné un développement tout à fait
impressionnant de la recherche. Comme nous l’avons déjà indiqué,
l’extermination des juifs s’est progressivement transformée en une
discipline à part entière, les Holocaust Studies 2. Cette mutation a permis un
progrès historiographique considérable et conduit à une connaissance
factuelle bien plus approfondie d’un génocide dont les dimensions, les
temps, les acteurs, les structures, les décisions et les tournants ont été mis
en lumière dans le détail. La naissance de cette nouvelle discipline a
cependant poussé à étudier la Shoah comme un processus endogène qui
possède ses causes (l’antisémitisme), sa dynamique (la définition,
l’exclusion, l’expropriation, la déportation et finalement l’extermination) et
même sa phénoménologie (un système de destruction bureaucratique et
industriel). Face à ce fait total, le contexte historique apparaît comme un
ensemble de circonstances extérieures, accessoires et contingentes, utiles
pour encadrer les faits sur le plan chronologique, mais superflues pour en
saisir les origines et en étudier le déroulement3. Il est évident que la
tendance à interpréter l’Holocauste comme un événement isolé ne favorise
pas, a priori, l’adoption d’une perspective de type comparatif.
Cet autisme méthodologique coexiste cependant avec un comparatisme
intrinsèquement lié à l’historisation de la Shoah en tant que phénomène
européen impliquant des acteurs (tant les persécuteurs que les victimes)
extrêmement hétérogènes sur les plans social, culturel et géographique, et
suscitant des réactions fort variées parmi les populations civiles des
différents pays impliqués dans les politiques de déportation. Il est par
ailleurs difficile d’étudier la Shoah in vitro, en faisant abstraction d’un
contexte général marqué par la violence d’une guerre totale qui s’est soldée
par plus de cinquante millions de morts, dont la moitié étaient des civils ;
comme il est difficile de l’étudier si l’on ne tient par compte du fait que la
violence nazie était dirigée contre une gamme très vaste d’« ennemis » tant
militaires que politiques, tant nationaux que « raciaux » : des armées alliées
au communisme soviétique, des Slaves aux Tziganes, des résistants aux
homosexuels. En dépit de ses spécificités, l’Holocauste ne peut pas être
arraché à ce contexte.
Bref, si l’on veut inscrire la Shoah dans son époque, son étude soulève
des interrogations auxquelles il est impossible de répondre sans adopter une
perspective comparative. Quelle est la place du nazisme au sein des
fascismes européens ? Comment interagit-il avec le communisme
soviétique ? Quelle relation entretient-il avec les génocides coloniaux de
l’impérialisme allemand et européen, dont il est l’héritier ? Peut-on le
rapprocher d’autres génocides – par exemple celui des Arméniens – qui se
sont également déroulés lors d’une guerre totale ? Depuis une dizaine
d’années, ces questions hantent la réflexion des chercheurs. Quand ces
derniers ont reconnu que l’Holocauste était un objet historiographique, ils
ont compris que, sans un effort de contextualisation, sa transformation en
domaine d’investigation séparé et autonome risquait de devenir un obstacle
épistémologique. En d’autres termes, la Shoah constitue aujourd’hui un test
essentiel pour toute tentative d’historiciser le XXe siècle. Le résultat est que,
après avoir été reconnue comme un événement « exceptionnel », elle
apparaît maintenant comme une sorte de « modèle » permettant d’étudier
d’autres violences4.

Génocide
La genèse du concept de génocide renvoie à la fois à la singularité et à la
comparabilité de la Shoah. D’une part, c’est elle qui l’a engendré pendant la
Seconde Guerre mondiale ; d’autre part, il a pris immédiatement une
dimension universelle, en entrant dans l’usage commun pour désigner les
violences de masse qui ont jalonné l’histoire, bien avant le XXe siècle.
L’usage de ce concept soulève cependant plusieurs problèmes d’ordre
méthodologique, essentiellement liés à son origine juridique5. Forgé en
1943 par Raphaël Lemkin, un juriste d’origine judéo-polonaise exilé aux
États-Unis, il sera adopté par l’ONU en décembre 1948 dans une résolution
extrêmement synthétique visant à définir et poursuivre une série d’actes que
la Cour pénale de Nuremberg avait déjà inclus dans son statut, trois ans
auparavant, au titre de « crimes contre l’humanité6 ». La résolution de 1948
est à la fois extensive et réductrice. Extensive, car elle a tendance à classer à
l’intérieur de la catégorie de génocide un ensemble d’actes très différents,
bien que convergeant tous vers « l’intention de détruire, complètement ou
en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux en tant que tel ».
Lemkin appliquait ce nouveau concept aussi bien à l’extermination des juifs
qu’à la persécution des Slaves ou au transfert forcé de populations mis en
œuvre par les nazis en Belgique et en Alsace à partir de 1940. De manière
tout à fait similaire, la résolution de l’ONU assimile le génocide,
l’ethnocide et l’épuration ethnique, en mettant sur le même plan
l’extermination physique d’un groupe, la destruction de son identité
culturelle et sa déportation. En même temps, la résolution de 1948 définit le
génocide de manière réductrice, en excluant de son domaine toute violence
de nature purement politique7. Partant de ce constat, les sociologues Ted
Gurr et Barbara Harff ont forgé le concept de « politicide8 », qui possède
une plus grande rigueur analytique, mais comporte le risque d’engendrer
une prolifération sémantique parfois incompréhensible. Élaborée en termes
juridiques pour prévenir et punir les coupables de ces actes criminels, la
notion de génocide possède, en dernière analyse, une pertinence limitée
pour l’historien qui ne doit pas formuler des sentences de culpabilité ou
d’innocence, mais essayer d’interpréter une époque et des événements, en
les problématisant, en retraçant leur profil, en saisissant leurs causes et leur
dynamique, en pénétrant l’univers mental de leurs acteurs.
Se fondant sur la définition extensive de 1948, certains chercheurs ont
appliqué le concept de génocide aux bombardements anglo-américains sur
les villes allemandes pendant la Seconde Guerre mondiale9, à la bombe
atomique larguée sur Hiroshima et Nagasaki10, ainsi qu’à la catastrophe
écologique de Tchernobyl11. Plus récemment, il a été adopté par les
associations de défense des droits de l’homme d’Argentine et du Chili qui
demandent justice pour les crimes des dictatures militaires des années 1970,
en imposant leur lexique tant aux médias qu’aux sciences sociales12. Le
langage juridique s’est ainsi généralisé en favorisant une comparaison
fondée bien davantage sur des critères politiques et judiciaires (la
reconnaissance de crimes restés impunis) que sur des préoccupations
d’ordre épistémologique (l’affinité historique entre des événements de
nature différente). Selon Henry Huttenbach, « trop souvent, le grief de
génocide a été formulé simplement pour produire un effet émotionnel ou
pour atteindre un but politique, avec la conséquence qu’un nombre croissant
d’événements ont été qualifiés de génocides, en vidant ce terme de sa
signification originaire13 ».
Dans la plupart des cas, les travaux qui essaient, en partant d’une
perspective comparative, d’esquisser les grandes lignes d’une théorie
générale du génocide, se limitent à indiquer certains traits communs aux
violences de masse. Tout d’abord, le classement des populations ; puis la
fragilisation et la stigmatisation d’un groupe désigné comme ennemi ou
nuisible sur les plans politique, religieux ou ethnique ; enfin, la déportation
et l’extermination des victimes par un régime qui centralise les moyens
coercitifs de l’État. Le « type idéal » qui en découle est certes cohérent et
utile, mais il a le défaut d’être purement descriptif14. Afin d’éviter les
écueils des interprétations monocausales qui mettent sur le même plan des
idéologies extrêmement différentes et contradictoires, certains chercheurs
ramènent les génocides à des politiques « révolutionnaires15 ». Mais ce
déplacement sémantique n’est pas très efficace, car après y avoir inclus le
nationalisme des Jeunes Turcs, le communisme totalitaire de Staline et le
racisme biologique nazi, c’est le concept de « révolution » lui-même qui
devient incompréhensible et incohérent.
Face à un usage extensif et à leurs yeux inapproprié de la notion de
génocide, d’autres ont proposé de la restreindre de façon radicale ou de
fixer une sorte de hiérarchie des génocides, dans laquelle la Shoah
occuperait une position à part. S’appuyant sur le critère décisif de
l’intentionnalité, l’historien Bernard Bruneteau exclut les massacres
coloniaux de la catégorie des génocides modernes, dont la Shoah
constituerait l’apogée16. Steven Katz, quant à lui, considère que le concept
de génocide ne devrait désigner que l’Holocauste, tandis que Yehuda Bauer
préfère distinguer entre les génocides « ordinaires » et l’Holocauste, ce
dernier se distinguant à son avis des autres par son caractère total 17.
Quoique exprimées dans le langage des sciences sociales, toutes ces
interprétations sont en réalité motivées par la volonté d’attribuer un statut
particulier à la Shoah au sein de la mémoire collective. Faisant le constat de
cette interférence permanente entre combats mémoriels et querelles
interprétatives, le politologue Jacques Sémelin a suggéré de « laisser au
terme “génocide” ses usages identitaires, militants et juridiques », en
privilégiant dans les sciences sociales les notions de « violences de masse »
ou de « violences extrêmes »18. Même sans suivre à la lettre ses indications,
il sera utile de les garder à l’esprit en réfléchissant sur la pertinence et les
limites de la comparaison entre la Shoah et les autres violences du
XXe siècle. En effet, étudier la Shoah signifie se confronter à une série de
problèmes qui transcendent de loin le concept de génocide et sollicitent le
recours à d’autres catégories analytiques. Comme nous le verrons,
l’Holocauste condense, en les rendant inextricables, plusieurs nœuds
fondamentaux des violences modernes : la relation entre guerre totale et
épuration ethnique, entre colonisation et extermination, entre totalitarisme
et système concentrationnaire, entre violence politique et violence raciale.

Antisémitisme et racisme
Étudier la Shoah dans une perspective comparative signifie saisir les
spécificités de l’antisémitisme nazi par rapport aux autres formes
d’antisémitisme existant en Europe et aux autres formes de racisme qui ont
accompagné, à différentes époques, d’autres massacres ou génocides.
L’antisémitisme n’est pas qu’un discours ou une idéologie ; il s’agit d’un
ensemble de représentations, d’un imaginaire, d’une culture et de pratiques
sociales qui forgent une identité collective.
L’antisémitisme nazi s’est enraciné dans un préjugé ancien, qui appartient
à l’histoire européenne, et s’est transformé dans la modernité. Dès la
seconde moitié du XIXe siècle, ce préjugé exprimait une réaction répandue à
l’égard de l’émancipation des juifs et permettait de coaguler, comme un
élément de démarcation négative – en fonctionnant comme un code
culturel – une identité collective incertaine, incapable de trouver les mythes
fondateurs d’un récit national positif19. « Inventée » par en haut,
bouleversée par un processus de modernisation extrêmement rapide,
intensif et déchirant, la nation a dû se replier sur elle-même, en se
concevant comme une communauté d’exclusion : être allemand signifiait,
avant tout, ne pas être juif. Après la Grande Guerre, Hitler a réussi à donner
à cet antisémitisme un caractère nouveau, syncrétique et radical. Mein
Kampf parvient en effet à articuler, bien que sous des formes grossières et
approximatives, le racisme biologique de type scientiste, le darwinisme
social, qui préconise une sélection naturelle des races, les stéréotypes
sociaux de l’antisémitisme traditionnel et les nouveaux mythes politiques
axés autour du juif comme archétype du révolutionnaire et du subversif.
Hitler a conféré à ce mélange une dimension politique inédite : il a d’abord
identifié les juifs au libéralisme et au bolchevisme, puis il a indiqué la voie
d’une renaissance de l’Allemagne par la lutte contre ses ennemis : les
démocraties occidentales et surtout l’URSS. Pendant la Seconde Guerre
mondiale, cette lutte s’est transformée en une croisade, un combat chargé
d’une force religieuse, vécu comme une croyance, une lutte titanesque et
apocalyptique. Il s’agit cependant, comme l’a observé Philippe Burrin,
d’une Apocalypse sans intervention divine, privée de toute dimension
eschatologique, entièrement déployée sous des formes séculières20. C’est
dans ce sens que, comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, Saul
Friedländer qualifie l’antisémitisme nazi de « rédempteur21 ». À la
différence de l’antisémitisme traditionnel, qui fait du juif un bouc émissaire,
l’antisémitisme rédempteur n’agit plus comme un simple code culturel pour
se transformer en politique d’extermination.
Si l’antisémitisme nazi n’avait pas d’équivalent en dehors de
l’Allemagne, les matériaux qui composaient sa synthèse étaient disponibles,
à une vaste échelle, dans l’ensemble du monde occidental. Le darwinisme
social était né en Angleterre, tandis que l’eugénisme avait trouvé une
formulation théorique et des applications pratiques dans plusieurs pays.
L’anthropologue social français Georges Vacher de Lapouge, auteur de
L’Aryen, son rôle social (1899), préconisait l’amélioration de la race par
une sélection planifiée. Le futur président américain Theodore Roosevelt,
quant à lui, avait élaboré un programme de stérilisation et de détention des
catégories sociales dangereuses dans un manuel raciste intitulé The Winning
of the West (1911)22.
Si la comparaison se déplace vers les idéologies racistes qui ont inspiré
d’autres violences de masse, les affinités et les différences avec la Shoah
apparaissent assez clairement. Les massacres coloniaux présentent un
caractère instrumental qui est absent dans l’Holocauste. L’extermination des
populations indigènes n’a presque jamais été une finalité, mais
essentiellement un moyen pour atteindre d’autres buts, tels que
l’appropriation de leurs terres et de leurs ressources ou la répression de leur
résistance face à la conquête. Les idéologies et la littérature qui les
justifient, cependant, sont souvent aussi radicales et « scientifiquement »
argumentées que l’antisémitisme nazi (dont elles constituent une des
prémisses). En 1864, la Société anthropologique de Londres organisait un
congrès dans lequel l’un des principaux collaborateurs de Darwin, Alfred
Russel Wallace, présentait l’« extinction des races inférieures » dans le
monde colonial comme une illustration de la « loi de la sélection
naturelle »23. Dans Social Evolution, un manuel de darwinisme social parmi
les plus lus à la fin du XIXe siècle, Benjamin Kidd réaffirmait cette idée, en
soulignant que les « méthodes rudes de la conquête » se limitaient à
accélérer les effets d’une loi naturelle24. La propagande qui accompagnait
ces massacres rappelle, à certains égards, les directives données à la
Wehrmacht sur le front oriental, à partir de l’été 1941, expliquant la
nécessité de procéder à l’extermination des juifs, à l’élimination des
commissaires politiques de l’Armée rouge et à la soumission des
Untermenschen slaves25. Nombreux sont les exemples qui pourraient
illustrer ces affinités sémantiques, de la guerre d’Algérie de 1830 à celle
d’Éthiopie de 1935 (des « enfumades » du maréchal Bugeaud aux
bombardements chimiques de son homologue Badoglio26). En 1851, Peter
Burnett, gouverneur du très jeune État de Californie, revendiquait une
« guerre d’extermination […] jusqu’à l’extinction des Peaux-Rouges27 28 ».
Quelques décennies plus tard, le président Theodore Roosevelt expliquait
que l’anéantissement des Indiens avait été un fait « en dernière analyse
bénéfique et inévitable ». Tout aussi connu est l’« ordre d’anéantissement »
(Vernichtung Befehl) donné par le général allemand von Trotha contre les
Hereros en 1904, dont le langage – une « guerre raciale (Rassenkampf) »
contre des « peuples déclinants (sterbenden Völker) » – préfigure la guerre
nazie contre l’URSS et les juifs29. Dans ce cas, le comparatisme met en
lumière aussi bien la singularité du nazisme par rapport à l’impérialisme
classique – donc le caractère hétérogène de leurs crimes – que le rapport de
filiation qui les unit. L’attention prêtée par l’historiographie à la
comparaison du nazisme avec les violences coloniales est étonnamment
faible, si l’on pense que la Shoah a été mise en œuvre au milieu d’une
guerre contre l’URSS conçue comme une guerre coloniale classique. Dans
cette guerre de conquête de l’« espace vital », la soumission des Slaves et
l’élimination des juifs rapprochaient de façon emblématique deux figures
négatives de l’altérité, construites depuis au moins deux siècles au sein de la
culture européenne : le juif et l’indigène 30. Cette lacune historiographique
est un héritage de l’eurocentrisme longtemps dominant dans la culture
occidentale.
De leur côté, les chercheurs de la mouvance postcoloniale ont tendance à
renverser la perspective, en adoptant souvent une approche tout aussi
unilatérale. Il en découle un clivage frappant entre les historiens. Pour les
uns, la Shoah a été un événement unique ; pour les autres, l’énième
massacre occidental. Citant Hannah Arendt, Saul Friedländer a écrit que les
nazis s’étaient arrogé le droit de « décider qui doit et ne doit pas habiter
cette planète », en saisissant dans cette prétention « une sorte de limite
théorique extérieure » qui, à ses yeux, « n’a été atteinte qu’une seule fois
dans l’histoire moderne »31. Avec une attitude analogue, nous l’avons vu
dans le chapitre précédent, d’autres ont perçu dans la Shoah un « no man’s
land de la compréhension32 », voire un « massacre ontologique »
irréductiblement singulier33. Par une sorte d’antinomie culturelle tout à fait
symétrique, les historiens postcoloniaux ne sont guère enclins à reconnaître
à la Shoah une quelconque unicité. « Du point de vue des chercheurs d’Asie
et du tiers monde – a écrit à ce propos Vinay Lal –, l’Holocauste a transféré
sur les peuples européens la violence que les puissances coloniales ont
infligée aux “natifs” du monde entier pendant presque cinq siècles34. » Ce
clivage, qui tient au fond à deux perspectives distinctes sur le passé, avait
déjà trouvé son expression achevée dans la littérature. Dans Les Naufragés
et les Rescapés, son dernier essai publié quelques mois avant sa mort,
Primo Levi définit l’Holocauste comme un unicum de l’histoire. « Malgré
l’horreur d’Hiroshima et Nagasaki, la honte des goulags, l’inutile et
sanglante campagne du Vietnam, l’autogénocide cambodgien, les disparus
d’Argentine, et toutes les guerres atroces et stupides auxquelles nous avons
assisté ensuite – écrit-il dans les dernières lignes de sa préface –, le système
concentrationnaire nazi demeure une chose unique, tant par ses dimensions
que par sa qualité35. » Pour Aimé Césaire, en revanche, le nazisme n’a été
que la reproduction, à une petite échelle, de la violence coloniale. Dans un
article écrit en 1948 pour le centenaire de l’abolition de l’esclavage en
France, il suggère que « l’Allemagne nazie n’a fait qu’appliquer en petit à
l’Europe ce que l’Europe occidentale a appliqué pendant des siècles aux
races qui eurent l’audace ou la maladresse de se trouver sur son chemin36 ».
Quelques années plus tard, dans son Discours sur le colonialisme, il
réaffirme cette idée en expliquant que la spécificité du nazisme consiste en
l’adoption, vis-à-vis des peuples européens, « des procédés colonialistes
dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde
et les nègres d’Afrique37 ».
Plusieurs caractéristiques que l’on trouve concentrées dans l’Holocauste
étaient présentes dans d’autres expériences historiques de violence de
masse. La déportation, l’univers concentrationnaire, le travail forcé, le
marquage des victimes, la rationalité administrative et la technologie
meurtrière ne sont pas des spécificités nazies, car ils avaient déjà été
expérimentés pendant des siècles, depuis les traites négrières jusqu’à la
déportation des koulaks, en passant par le génocide des Arméniens38. Dans
Les Origines du totalitarisme, Hannah Arendt avait saisi dans la synthèse
entre administration et massacre réalisée par les Britanniques en Afrique
une anticipation de la violence nazie39. La technologie particulière de la
Shoah – les chambres à gaz – avait été mise au point entre 1939 et 1941,
avec l’euthanasie des malades mentaux, un « holocauste » que Raul Hilberg
considère à juste titre comme « la préfiguration conceptuelle en même
temps que technique et administrative de la “Solution finale”40 ». Nous
pouvons bien qualifier la Shoah de crime « unique » dans l’histoire, mais il
ne fait pas de doute qu’elle a eu des ancêtres et que sa singularité tenait
surtout à la fusion de plusieurs éléments déjà présents, de façon séparée,
dans l’histoire de l’Europe et du colonialisme. La sérialisation des pratiques
de mise à mort avait été amorcée par la guillotine, à l’époque de la
révolution industrielle, et puissamment accélérée par les massacres
systématiques de la Grande Guerre, le trauma qui a fait découvrir à un
continent la violence moderne et la mort anonyme de masse. Les ghettos,
les liquidations à ciel ouvert, les déportations et les camps de la mort étaient
strictement liés au projet nazi de colonisation de l’Europe centrale et
orientale impliquant le transfert forcé et l’esclavage des populations slaves.
La « Shoah par balles » était indissociable de la lutte contre les partisans
(Partisanenbekämpfung) et de l’anéantissement du bolchevisme. En
d’autres termes, l’Holocauste se présente comme une synthèse de massacre
colonial, d’épuration ethnique, de nation-building totalitaire et de politicide.
Ces traits expliquent son caractère paradigmatique aux yeux de plusieurs
historiens des violences du XXe siècle. C’est ainsi que l’africaniste Jean-
Pierre Chrétien a écrit à propos du génocide des Tutsis au Rwanda qu’il
relevait d’une forme de « nazisme tropical », et que l’historien américain
Ben Kiernan a saisi des affinités fondamentales entre la Shoah et le
génocide des Khmers rouges au Cambodge41.
Les acteurs mêmes de la Shoah, les exécuteurs comme les victimes,
avaient tendance à la mettre en rapport à d’autres génocides, notamment
celui des Arméniens pendant la Première Guerre mondiale. Hitler l’évoque
lors d’un discours aux principaux responsables de la Wehrmacht réunis à
Obersalzberg le 22 août 1939, à la veille de l’invasion de la Pologne. Après
avoir décrit le caractère destructeur et meurtrier que prendrait
inévitablement la guerre pour la conquête de l’« espace vital », il concluait
son intervention par une question rhétorique qui se voulait rassurante : « Et
enfin, qui se souvient encore aujourd’hui de l’anéantissement des
Arméniens42 ? » À cette date, un plan pour l’extermination des juifs
n’existait pas encore, mais cette allusion fugace révèle une disposition
mentale au massacre et indique un lien entre l’extermination des juifs et
celle des Arméniens dont les nazis étaient conscients. Les juifs, de leur côté,
avaient médité la tragédie arménienne et y avaient saisi tous les éléments
d’une catastrophe qui menaçait de les anéantir. Comme l’a montré
l’historienne Raya Cohen, Les Quarante Jours du Musa Dagh (1933), le
roman de Franz Werfel décrivant la résistance arménienne à la persécution
turque, était devenu une lecture très prisée dans le ghetto de Varsovie43.

Allemagne nazie et Espagne inquisitoriale


La comparaison entre l’antisémitisme racial de l’Allemagne nazie et le
« protoracisme » de l’Espagne inquisitoriale alimente, depuis des décennies,
un vaste débat. Des spécialistes du monde séfarade comme Yosef H.
Yerushalmi et Benzion Netanyahu ont mis en lumière des affinités
étonnantes entre les lois de Nuremberg de 1935 et les statuts de « pureté du
sang » (limpieza de sangre) qui constituaient le socle juridique des
persécutions des juifs et des musulmans, puis des convertis, dans l’Espagne
du roi Fernando le Catholique et de la reine Isabelle de Castille44. Leurs
travaux, cependant, se sont heurtés à des critiques qui – s’inspirant des
interprétations classiques de l’Inquisition (Yitzhak Baer, Claudio Sánchez
Albornoz)45 – n’acceptent pas la comparaison entre des persécutions de
matrice religieuse et des pratiques exterminatrices fondées sur un racisme
moderne de type biologique. Un ouvrage récent de Christiane Stallaert
rouvre la question en des termes nouveaux, en brisant les frontières d’une
querelle purement historiographique et en adoptant une approche
interdisciplinaire, nourrie des apports de la linguistique et de
l’anthropologie46. À ses yeux, en dépit de leurs idéologies différentes liées à
des contextes historiques et culturels évidemment inassimilables, le nazisme
et le casticisme ne seraient que deux variantes d’un même ethnocentrisme
« érigé en religion politique47 ». Les deux ont développé leur propre lexique
fait de mots souvent intraduisibles, sinon au prix d’imprécisions et de
contresens, tels que les adjectifs völkisch ou castizo. À la différence du
nationalisme völkisch, axé sur le mythe aryen et théorisé à l’aide du langage
scientiste de la biologie raciale, le casticisme postulait la primauté d’une
lignée chrétienne (crisitanovieja). Mais le hiatus de plusieurs siècles qui
sépare la formulation de ces deux idéologies ne doit pas cacher leur racine
commune : la définition d’une identité de groupe fondée sur un
ethnocentrisme exclusif, négateur de toute forme d’altérité. Les affinités
entre ces deux idéologies tiennent à d’étonnantes correspondances
langagières : Hitler et les rois catholiques promettaient tous d’« anéantir »
(vernichten, aniquilar) et d’« extirper » (ausrotten, estirpar) leurs ennemis :
les juifs, les infidèles et les musulmans48.
Le casticisme affichait son caractère religieux, mais révélait dans ses
pratiques (ainsi que dans les dispositifs législatifs qui les justifiaient) sa
nature de projet ethnocentrique. Brisant une tradition catholique qui, depuis
le Moyen Âge, prônait la conversion des juifs – puis des musulmans – afin
de les assimiler au sein de la communauté chrétienne, les rois espagnols ont
développé, à partir du milieu du XVe siècle, une forme tout à fait nouvelle
d’ethnocentrisme. La défense du catholicisme signifiait maintenant la
préservation d’une lignée cristianovieja dont le corollaire inévitable était la
traque, la discrimination et enfin la persécution des convertis (marranes et
moriscos). Comme l’a montré Benzion Netanyahu dans The Origins of
Inquisition, la grande majorité des victimes de l’Inquisition n’étaient pas
des crypto-juifs ou des moriscos qui pratiquaient en cachette leur ancienne
foi, mais des nouveaux-chrétiens qui se considéraient catholiques et qui
étaient perçus comme tels par leur environnement. Par conséquent, leur
persécution ne tenait pas à leur religion mais à leur origine « impure ». Les
lois sur la limpieza de sangre ont donc constitué un dispositif raciste ante
litteram qui dévoilait la vraie nature ethnocentrique du combat pour la
défense de la religion catholique. Il s’agissait, en d’autres termes, d’une
politique raciste qui utilisait des arguments « conformes au système moral
dominant49 ».
Inversement, les lois raciales élaborées par le nazisme affichaient leur
caractère séculier et revendiquaient un statut scientifique – elles
prétendaient calculer la quantité de sang aryen et juif présent en chaque
individu, et définissaient ainsi différentes catégories de métis
(Mischlinge) –, mais leur application restait forcément liée aux listes
recensant les membres des communautés israélites. Autrement dit, un
Mischling de deuxième degré (possédant un quart de sang juif) était un
individu dont un grand-parent appartenait à une jüdische Gemeinde, c’est-à-
dire à une communauté religieuse50. Ce chassé-croisé montre à la fois la
dimension moderne de l’obscurantisme catholique et les traits archaïques de
l’antisémitisme racial, incapable de s’affranchir de sa matrice religieuse.
Aussi bien dans l’Espagne inquisitoriale que dans l’Allemagne nazie, les
dispositifs de persécution avaient plusieurs ressorts – éliminer les juifs et les
convertis de la fonction publique, les exclure des privilèges ecclésiastiques,
frapper des couches sociales dynamiques qui risquaient de déstabiliser les
structures traditionnelles de la société, consolider le pouvoir politique en
exploitant les préjugés populaires, etc. –, mais leur base demeurait raciale.
Deux années marquent des tournants historiques majeurs : 1492 et 1941.
Acte de naissance conventionnel du monde moderne, l’année 1492 a été un
carrefour où ont convergé trois événements décisifs : non seulement la
découverte du Nouveau Monde, mais aussi l’achèvement de la Reconquista,
lors de la chute de Grenade, et le début de l’expulsion des juifs et des
musulmans de l’Espagne christianisée. L’année 1941, de son côté, a
constitué une étape cruciale dans le déroulement de la Seconde Guerre
mondiale avec l’offensive allemande contre l’Union soviétique, dans
laquelle les différents objectifs de la guerre nazie se sont « synchronisés »
dans un Blitzkrieg d’une férocité et d’une violence extraordinaires. Au-delà
des asymétries évidentes de cette comparaison – l’année 1492 couronnait
une reconquête amorcée quelques siècles plus tôt, alors que l’année 1941
marquait le début d’une offensive qui échouera en deux ans et demi –,
quelques analogies s’imposent. La Reconquista ne se limitait pas à la
christianisation des anciens territoires musulmans : elle impliquait leur
recolonisation par des groupes de vieille souche chrétienne, de même que la
conquête du Lebensraum était conçue par les nazis comme un processus de
colonisation intensive de l’Europe orientale par des populations de souche
germanique (Volksdeutsche). L’Espagne s’est vidée de ses juifs et de ses
musulmans, expulsés ou convertis, tandis que les juifs d’Europe centrale et
orientale ont été exterminés. Le génocide des populations indigènes dans le
Nouveau Monde répondait à des critères similaires : elles ont été la cible
d’une campagne d’anéantissement qui les assimilait tantôt à une sous-
humanité bestiale, tantôt aux infidèles et aux « impures ». Autrement dit, la
conquête du Nouveau Monde impliquait à la fois sa christianisation et sa
colonisation par des groupes vieux-chrétiens. Il s’agit là d’un élément
essentiel du génocide qui, certes, n’annule pas les autres – la dimension
« microbienne », la fragmentation des sociétés indiennes, la supériorité
technique des Espagnols, la fragilité des civilisations mésoaméricaines
confrontées au clash avec le monde occidental51 –, mais sans lequel
l’ensemble du processus resterait incompréhensible. Les idéologues qui
théorisaient et justifiaient ces formes de persécution n’étaient pas les
mêmes : des théologiens dans l’Espagne inquisitoriale, des technocrates et
des scientifiques (médecins, eugénistes, anthropologues, démographes,
économistes) dans l’Allemagne nazie, mais dans les deux cas leurs choix
étaient mis en exécution par les moyens dont disposaient deux États parmi
les plus puissants de leurs époques respectives. Le Saint Office, suggère
Stallaert, a joué en Espagne un rôle comparable à celui de la Gestapo dans
le Troisième Reich52. L’expulsion des juifs et des musulmans fut mise en
œuvre en mobilisant les ressources des entreprises commerciales et
maritimes de plusieurs pays européens, ce qui supposait un dispositif
bureaucratique et technique qui pourrait bien être considéré comme
l’équivalent, dans l’Europe de la fin du XVe et du début du XVIe siècle, de la
machine de persécution et d’extermination nazie pendant la Seconde Guerre
mondiale53. Dans cette perspective, Goebbels ne serait que la version
séculière de Torquemada.
Si le concept de génocide est certes valable pour la conquête du Nouveau
Monde, son application dans le cas du casticisme monarchique espagnol
apparaît plus discutable. Prenant en considération les précédents historiques
de l’Holocauste, Raul Hilberg distingue plusieurs étapes – conversion,
expulsion, annihilation –, en précisant que le nazisme reste le seul à avoir
atteint la dernière. Expliquant que le processus de destruction nazi « ne se
développa nullement par génération spontanée », mais fut le résultat d’une
« évolution cyclique », il esquisse le schéma suivant : « Les missionnaires
du christianisme avaient fini par dire en substance : “Vous n’avez pas le
droit de vivre parmi nous si vous restez juifs.” Après eux, les dirigeants
séculiers avaient proclamé : “Vous n’avez pas le droit de vivre parmi nous.”
Enfin, les nazis allemands décrétèrent : “Vous n’avez pas le droit de
vivre”54. » Les juifs et les musulmans résidant dans l’Espagne inquisitoriale
étaient confrontés à une alternative, la conversion ou l’expulsion, mais ils
n’ont pas été les victimes d’un génocide55.
Les historiens qui ont établi un parallèle entre l’antisémitisme nazi et le
racisme de l’Inquisition espagnole ont constaté des affinités
phénoménologiques, pas des homologies. Yerushalmi insiste
particulièrement sur cet aspect : « Quoique obsessionnel et fondé sur des
arguments théoriques, le racisme qui sous-tendait les statuts de pureté de
sang n’avait pas les prétentions totalisantes des idéologies modernes.
L’Inquisition, en dépit de tous ses excès, n’était pas la Gestapo ; les
antisémites espagnols et portugais n’étaient pas des nazis. Point de génocide
ici. Les théoriciens les plus virulents de la limpieza ne prêchèrent jamais
l’extermination physique des nouveaux-chrétiens, au pire leur
expulsion56… » Selon Yerushalmi, les nazis ne devaient rien à leurs ancêtres
ibériques, dont les pratiques racistes et antisémites n’ont jamais été pour
eux une source d’inspiration. Stallaert est bien obligée de le reconnaître, en
suggérant à ce propos l’idée d’une rencontre ratée57. Hitler était partagé,
vis-à-vis de l’Espagne, entre l’admiration et le mépris : l’admiration pour
un empire qui avait rayonné dans le passé et qui avait été capable
d’expulser ses ennemis au moment de son essor ; le mépris pour les
colonisateurs du Nouveau Monde, qui avaient créé un gigantesque melting-
pot à l’échelle d’un continent. Dans Mein Kampf, il faisait l’éloge de la
colonisation anglo-saxonne qui – en Amérique – avait débouché sur
l’extermination quasi totale des indigènes et sur l’installation d’un système
solide de ségrégation raciale. De son côté, Francisco Franco réaffirmait la
nature religieuse de son antisémitisme, héritier d’une tradition castiza
étrangère au racisme biologique de son allié allemand.
Sur le plan idéologique, le nazisme était un mélange singulier d’anti-
Lumières, de contre-révolution et de culte de la technique moderne, de
l’eugénisme et du racisme biologique. Il partageait avec le franquisme les
deux premières composantes de ce mélange, pas les autres. Dans sa
croisade contre l’anti-España, le franquisme pouvait « racialiser » l’ennemi
(le « rouge », le juif, l’infidèle), mais sa violence éradicatrice avait
l’ambition de restaurer l’« Espagne éternelle », en s’appuyant sur ses forces
traditionnelles, pas de bâtir un État racial fondé sur des pratiques eugénistes
d’euthanasie et de génocide. Il n’est pas inutile de rappeler que le seul
projet authentiquement fasciste surgi en Espagne, celui de la première
Phalange, se définissait idéologiquement comme une alternative au
casticisme. Comme l’a brillamment montré Ismael Saz Campos,
l’édification du régime franquiste impliquait une catholicisation de la
Phalange et l’abandon de ses ambitions totalitaires, grâce à une
métamorphose qui s’est amorcée dès la fin de la guerre civile. Née comme
un mouvement nationaliste et raciste résolument moderne, la Phalange se
transforma en « gardienne de la Foi »58.
Tous ces clivages indiquent un obstacle supplémentaire à la comparaison
entre le nazisme et le casticisme qui tient à l’écart de leurs durées et rend
pratiquement impossible un rapprochement diachronique. Nous sommes
confrontés d’un côté à une expérience historique étalée sur toute une
époque, à cheval sur plusieurs siècles ; de l’autre, à un régime qui a
profondément marqué l’histoire du XXe siècle mais dont l’existence a été
bien éphémère. Si le génocide des juifs a eu un caractère foudroyant, entre
1941 et 1945, celui des indigènes du Nouveau Monde s’est poursuivi
pendant un siècle, en débouchant sur la christianisation et l’assimilation
culturelle – ou plutôt sur une forme inédite de syncrétisme culturel – des
survivants. À plusieurs siècles de distance, l’héritage de la Conquête est un
continent métissé. L’utopie hitlérienne de la conquête de l’« espace vital »
allemand, quant à elle, a été une parabole de courte durée, née dans
l’euphorie de l’attaque de juin 1941 contre l’URSS et naufragée dans les
souffrances de Stalingrad, en janvier 1943.
Les persécutions inquisitoriales (et le génocide des indigènes dans le
Nouveau Monde) inscrivent à part entière l’Espagne dans l’histoire du
racisme occidental ; elles lui attribuent même un rôle pionnier. Cela ne nous
autorise pas pour autant à situer en Espagne les origines du nazisme.

Totalitarisme
Depuis plus d’un demi-siècle, les violences politiques sont comparées à
l’aide du concept de totalitarisme, un des grands topos de l’histoire
intellectuelle du XXe siècle59. Dans le cadre de la théorie et de la science
politiques, qui s’occupent de la définition de la nature et des formes du
pouvoir, en élaborant une typologie des régimes politiques, ce concept est
aujourd’hui quasi unanimement accepté. Peu d’analystes oseraient contester
l’émergence, au cours du XXe siècle, de systèmes de domination qui
n’entrent pas dans les catégories traditionnelles – dictature, tyrannie,
despotisme – élaborées par la pensée politique classique, depuis Aristote
jusqu’à Weber. La définition que Montesquieu fait du « despotisme » – un
pouvoir absolu et arbitraire, sans loi, fondé sur la peur – s’adapte mal à ces
régimes. Le XXe siècle a donné naissance à des pouvoirs caractérisés, selon
la définition de Hannah Arendt, par une fusion inédite d’idéologie et de
terreur, qui ont cherché à remodeler globalement la société par la violence.
Dans le cadre de l’historiographie et de la sociologie politique, au contraire,
l’idée de totalitarisme est loin de faire l’unanimité. Elle apparaît limitée,
étroite, ambiguë, pour ne pas dire inutile si l’on veut saisir, au-delà des
affinités superficielles des systèmes politiques « totalitaires », leur nature
sociale, leur origine, leur genèse, leur dynamique globale, leurs
aboutissements. Selon sa définition classique – systématisée durant les
années 1950 par Carl Friedrich et Zbigniew Brzezinski –, le totalitarisme
suppose différents éléments corrélés et indissociables, également présents
dans le nazisme et dans le communisme. Tout d’abord, la suppression de
l’État de droit fondé sur la séparation des pouvoirs – donc la domination de
l’exécutif – et l’élimination de la démocratie représentative, qui
reconnaissent les libertés individuelles et collectives par une charte
constitutionnelle. Deuxièmement, l’introduction de la censure et
l’instauration du monopole étatique sur les moyens de communication afin
d’imposer une idéologie officielle. Troisièmement, un parti unique dirigé
par un chef charismatique, objet d’un culte presque religieux exercé par la
masse de ses adeptes. Quatrièmement, la violence comme forme de
gouvernement, grâce à la mise en place d’un système concentrationnaire
tendant à l’exclusion sinon à l’élimination des adversaires politiques et des
groupes ou individus considérés comme étrangers à une communauté
homogène sur les plans politique, national ou racial. Enfin, un fort
interventionnisme étatique marqué par une planification autoritaire et
centralisée de l’économie60. Bien que l’on puisse facilement repérer
l’ensemble de ces caractéristiques dans le nazisme et dans le communisme
soviétique, force est de constater que cette définition est pour le moins
statique et superficielle. Dans ses formes idéal-typiques, le totalitarisme est
un modèle abstrait qui, souvent, correspond davantage aux fantaisies
littéraires de George Orwell qu’au fonctionnement réel des régimes
fascistes ou communistes. Un simple regard sur l’origine, l’évolution et le
contenu social de ces régimes, révèle des différences très profondes quant à
leur durée, leur idéologie et leur contenu social. Leur durée : le nazisme a
connu une radicalisation progressive pendant douze ans, jusqu’à sa chute
finale ; l’URSS une succession d’étapes (révolutionnaire, autoritaire,
totalitaire et post-totalitaire) étalées sur soixante-dix ans. Leur idéologie : le
stalinisme revendiquait, radicalisait et caricaturait l’héritage des Lumières ;
le nazisme créait une synthèse étonnante de scientisme et de Gegen-
Aufklärung radicale. Leur contenu social : grâce à une révolution, le
communisme a exproprié les anciennes élites dominantes et étatisé
l’économie, alors que le régime hitlérien a préservé le système capitaliste.
Bien qu’extrêmes l’une et l’autre, les violences totalitaires étaient aussi
de natures différentes. Celle du communisme soviétique a été
essentiellement interne à la société qu’elle cherchait à soumettre,
normaliser, discipliner, mais aussi à transformer et moderniser par des
méthodes autoritaires, coercitives et criminelles. Les victimes du stalinisme
ont presque toujours été des citoyens soviétiques. La violence du nazisme,
au contraire, a été essentiellement projetée vers l’extérieur 61. Après une
première phase de « normalisation » répressive de la société allemande
(Gleichschaltung), intense mais rapide, la violence nazie s’est déchaînée au
cours de la guerre comme une vague de terreur rigoureusement codifiée.
Dirigée d’abord contre des groupes humains et sociaux exclus de la
communauté du Volk (juifs, Tziganes, handicapés, homosexuels), elle s’est
ensuite étendue aux populations slaves, aux prisonniers de guerre et aux
déportés antifascistes (dont le traitement répondait à une hiérarchie raciale
précise). Un analyste lucide comme Raymond Aron a clairement indiqué la
différence entre le stalinisme et le nazisme : le premier a abouti au camp de
travail, soit une forme de violence liée à un projet de transformation
autoritaire de la société ; le second à la chambre à gaz, c’est-à-dire
l’extermination comme finalité en soi, inscrite dans un dessein de
purification raciale62. Ils déployaient aussi deux modèles antinomiques de
rationalité. D’une part, une rationalité des fins (moderniser la société)
accompagnée par une irrationalité foncière des moyens employés (travail
forcé, exploitation « militaro-féodale » de la paysannerie, etc.) ; d’autre
part, une rationalité instrumentale poussée à l’extrême (l’extermination
conçue selon les méthodes de la production industrielle) mise au service
d’un but social complètement irrationnel (la domination du Volk
germanique). Cette différence n’est pas marginale, mais elle échappe au
concept de totalitarisme qui se limite à prendre en considération les
analogies. Dans les camps d’extermination nazis, les méthodes de
production industrielle, les règles d’administration bureaucratique, la
division du travail, les résultats de la science (le zyklon B) étaient utilisés
dans le but d’éliminer un peuple considéré comme incompatible avec
l’ordre « aryen ». Durant la guerre, la politique nazie d’extermination s’est
révélée irrationnelle, même sur les plans économique et militaire,
puisqu’elle a été réalisée grâce à la mobilisation de ressources humaines et
de moyens matériels soustraits de fait à l’effort de guerre et en détruisant
une partie de la force de travail présente dans les camps. En URSS, en
revanche, les déportés (zek) étaient « utilisés » et « consumés » par millions
pour déboiser des régions, extraire des minerais, construire des voies ferrées
et des lignes électriques, certaines fois pour créer de véritables centres
urbains. Des procédés « barbares » et coercitifs, qui s’apparentaient souvent
à des formes d’« extermination par le travail », étaient adoptés pour
moderniser le pays et construire le socialisme. Selon Anne Applebaum, le
paradoxe du stalinisme réside dans le fait que ce fut le Goulag qui « apporta
la civilisation » en Sibérie. Pendant les années 1930, les camps soviétiques
étaient devenus d’« authentiques colosses industriels » dans lesquels
travaillaient deux millions de déportés63. Dans l’Allemagne nazie, à
l’opposé, les méthodes les plus avancées de la science, de la technique et de
l’industrie étaient utilisées pour détruire des vies humaines. Dans les KZ, à
proprement parler, il ne s’agissait pas d’esclavage ayant une finalité
économique, mais de « transformation du travail humain en travail de
terreur », car « l’intensification du travail des détenus était uniquement un
changement de degré dans la terreur »64. Dans le cas des camps
d’extermination, la seule structure « productive » était celle du meurtre
sérialisé. Comme l’a montré Sonia Combe en comparant Serguiej
Evstignev, le chef d’Ozerlag, un Goulag sibérien sur les rives du lac Baïkal,
et Rudolf Hoess, le plus connu des commandants d’Auschwitz, leur travail
n’était pas le même. Le premier devait « rééduquer » les détenus et, avant
tout, construire une voie ferrée : la « trace ». À Ozerlag, la mort était la
conséquence du climat et du travail forcé. Hoess, quant à lui, calculait le
« rendement » d’Auschwitz-Birkenau en tenant la comptabilité des juifs
tués dans les chambres à gaz65. Cela explique aussi la différence
considérable entre les taux de mortalité de ces deux systèmes : dans le
Goulag, il n’a jamais dépassé 20 %, en dépit du caractère massif de la
déportation (18 millions de citoyens soviétiques entre 1929 et 1953), tandis
que, dans les camps de concentration nazis, il était de 60 % et, dans les
camps d’extermination, il était supérieur à 90 % (la plupart des rescapés
sont revenus d’Auschwitz, qui était à la fois un camp de concentration et
d’extermination)66. Les slogans inscrits sur les portails d’entrée des
Goulags, visant à exalter le travail forcé, source « d’honneur et de gloire, de
valeur et d’héroïsme », sinon de « félicité » ou de « liberté », évoquent
irrésistiblement l’aphorisme célèbre qui accueillait les déportés à
Auschwitz : « Le travail rend libre » (Arbeit macht frei), mais il s’agissait
d’une analogie trompeuse. Dans leur grande majorité, les juifs déportés
n’ont pas connu l’univers concentrationnaire, car ils ont été tués le jour
même de leur arrivée aux camps grâce à un système d’extermination
industrialisée fonctionnant comme une chaîne de production : évacuation
des convois, sélection, confiscation des biens, spoliation, gazage,
incinération.
Tout cela explique la grande méfiance que le concept de totalitarisme
suscite au sein de l’histoire sociale. Les chercheurs qui ont essayé de
comprendre le comportement d’une société au-delà de sa façade totalitaire
ont été obligés d’aller outre les ressemblances extérieures entre
communisme et nazisme. Bien qu’il n’ait pas toujours rejeté la notion de
totalitarisme, ce travail d’analyse comparative l’a tout au moins
problématisée, en indiquant ses limites67.

La Shoah comme synthèse


Soulignant sa rationalité instrumentale, sa dimension bureaucratique et
industrielle, Zygmunt Bauman a proposé de considérer « l’Holocauste
comme un test exceptionnel mais significatif et fiable des possibilités
cachées de la société moderne68 ». La modernité, cependant, ne constitue
qu’un aspect de la Shoah. Sur le plan phénoménologique, les chambres à
gaz en sont certes un trait spécifique, mais d’un point de vue historique plus
général, la Shoah se présente plutôt comme une combinaison entre une
violence « froide », technique et moderne, et une violence « chaude », faite
de massacres « traditionnels ». Dans des centaines de villages, les soldats
rassemblaient la population juive, obligeaient les hommes à creuser des
fosses, les alignaient au bord et les tuaient par vagues successives. Si les
camps de la mort intégraient la rationalité instrumentale de la civilisation
moderne – la rationalité wébérienne –, cette violence « chaude » supposait
au contraire la rupture des barrières anthropologiques et psychologiques
qui, en temps normal, assurent la coexistence civile. Les massacres des
unités spéciales des SS et de la Wehrmacht s’inscrivaient dans le contexte
de la guerre à l’Est, une guerre d’anéantissement impitoyable et sans règles.
Cette violence « chaude » pouvait se transformer en routine et exploiter le
conformisme de groupe, comme l’a lucidement montré Christopher
Browning en retraçant l’histoire du Bataillon 101 des policiers réservistes
en Pologne69, mais elle pouvait aussi se nourrir de la passion et de la haine
antisémites inculquées par l’idéologie et radicalisées par la propagande. Les
soldats qui photographiaient les pendaisons et les massacres des civils pour
leurs albums personnels révèlent une accoutumance à la violence qui
constitue un élément essentiel de la Solution finale. Reprenant une formule
proposée, dans un autre contexte, par Alain Corbin, nous pourrions définir
l’Holocauste comme un mélange singulier entre les « pulsions
dionysiaques » des tueurs fanatisés et les « massacres pasteurisés » de la
modernité occidentale, dépassionnée et bureaucratique (au moins dans sa
logique)70. En ce sens, la Shoah a été une synthèse des violences du
XXe siècle. Sa violence « froide » justifie la comparaison établie par le
philosophe Günther Anders entre les camps d’extermination et les bombes
atomiques, deux dispositifs techniques de meurtre indirect, qui supposent
une distance physique entre l’exécuteur et une masse de victimes
anonymes71. Sa violence « chaude » en rappelle bien d’autres, des
massacres qui ont jalonné la conquête japonaise de Nankin, en 1937, à ceux
de l’armée américaine au Vietnam, des charniers de Srebreniza aux
machettes du Rwanda. Chacune de ces violences possède sa singularité,
mais leur comparaison peut en favoriser la compréhension.

Notes du chapitre 5
1. Voir à ce propos Marcel DETIENNE, Comparer l’incomparable, Seuil, Paris 2000, qui rappelle
les thèses classiques de Marc BLOCH, « Pour une histoire comparée des sociétés européennes »
(1928), L’Histoire, la Guerre, la Résistance, Gallimard, « Quarto », Paris, 2006, p. 347-380.
2. Cf. Michael R. MARRUS, The Holocaust in History, Penguin Books, Londres, 1989.
3. Cette tendance est particulièrement visible chez un des principaux historiens de la Shoah, Raul
HILBERG, La Destruction des juifs d’Europe, Fayard, Paris, 1988.
4. Cf. Wulf KANTSTEINER, « From exception to exemplum. The new approach to nazism and the
Final Solution », History and Theory, 1994, vol. 33, no 2, p. 145-171.
5. Cf. Eric WENZEL, « Le massacre dans les méandres de l’histoire du droit », in David El KENZ
(dir.), Le Massacre, objet d’histoire, Gallimard, Paris 2005, p. 25-45.
6. Cf. Raphaël LEMKIN, Qu’est-ce qu’un génocide ?, Éditions du Rocher, Paris, 2008 (voir en
annexe le texte de la Convention de 1948, p. 259-266).
7. Cf. Omer BARTOV, « Seeking the roots of modern genocide. On the macro- and microhistory of
mass murder », in Robert GELATELLY et Ben KIERNAN (dir.), The Specter of Genocide. Mass Murder
in Historical Perspective, Cambridge University Press, New York, 2003, p. 77.
8. Barbara HARFF et Ted GURR, « Toward empirical theory of genocides and politicides.
Identification and measurement of cases since 1945 », International Studies Quarterly, 1988, vol. 32,
no 3, p. 359-371. Sur le concept de politicide, voir aussi Ben KIERNAN, « Sur la notion de génocide »,
Le Débat, mars-avril 1999, p. 179-192.
9. Eric MARKUSEN, The Holocaust and Strategic Bombing. Genocide and Total War in the
Twentieth Century, Westview Press, Boulder, 1995.
10. Leo KUPER, Genocide. Its Political Use in Twentieth Century, Yale University Press, New
Haven, 1981.
11. Israel W. CHARNY, « Toward a generic definition of genocide », in George J. ANDREOPULOS
(dir.), Genocide. Conceptual and Historical Dimensions, University of Pennsilvania Press,
Philadelphie, 1994, p. 64-94.
12. Par exemple Daniel FEIERSTEIN, Seis estudios sobre genocidio. Análisis de las relaciones
sociales : otredad, exclusión y exterminio, Eudeba, Buenos Aires, 2000.
13. Henry HUTTENBACH, « Locating the Holocaust under the genocide spectrum. Toward a
methodology and a categorization », Holocaust and Genocide Studies, 1988, vol. 3, no 3, p. 289-303.
14. Voir par exemple Helen FEIN, Genocide. A Sociological Perspective, Sage Publications,
Londres, 1990, ou Yves TERNON, L’État criminel. Les génocides au XXe siècle, Seuil, Paris, 1995.
15. Robert MELSON, Revolution and Genocide. On the Origins of the Armenian Genocide and the
Holocaust, University of Chicago Press, Chicago, 1992, et Eric D. WEITZ, A Century of Genocide.
Utopias of Race and Nation, Princeton University Press, 2003.
16. Bernard BRUNETEAU, Le Siècle des génocides, Armand Colin, Paris, 2004.
17. Steven KATZ, « The uniqueness of the Holocaust. The historical dimension », in Alan
S. ROSENBAUM (dir.), Is the Holocaust Unique ? Perspectives on Comparative Genocide, Westview
Press, Boulder et Oxford, 1996, p. 19-38 ; Yehuda BAUER, Repenser l’Holocauste, Éditions
Autrement, Paris, 2002, p. 23.
18. Jacques SÉMELIN, Purifier et Détruire. Usages politiques des massacres et génocides, Seuil,
Paris, 2005, p. 380-381.
19. Cf. Shulamit VOLKOV, « Antisemitismus als kultureller Code », Jüdisches Leben und
Antisemitismus im 19. und 20. Jahrhundert, C. H. Beck, Munich, 1990, p. 13-36.
20. Philippe BURRIN, Ressentiment et Apocalypse. Essai sur l’antisémitisme nazi, Seuil, Paris,
2004, ch. 3.
21. Saul FRIEDLÄNDER, L’Allemagne nazie et les Juifs. I. Les années de persécution 1933-1939,
Seuil, Paris, 1997, ch. 3.
22. Sur l’histoire de l’eugénisme, cf. André PICHOT, La Société pure. De Darwin à Hitler,
Flammarion, Paris, 2000.
23. Alfred RUSSEL WALLACE, « The origins of human races and the antiquity of man deduced from
the theory of natural selection », Journal of Anthropological Society, 1864, p. CLXIV-CLXV. Voir à ce
sujet Enzo TRAVERSO, La Violence nazie. Une généalogie européenne, La Fabrique, Paris, 2002,
ch. 2.
24. Benjamin KIDD, Social Evolution, MacMillan, New York, 1894, p. 48-49.
25. Voir un florilège de ces directives in Hannes HEER, « Der Logik des Vernichtungskrieges.
Wehrmacht und Partisanenkampf », in Hannes HEER et Klaus NAUMANN (dir.), Vernichtungskrieg.
Verbrechen der Wehrmacht 1941 bis 1944, Hamburger Edition, Hambourg, 1995, p. 104-156 ; Omer
BARTOV, L’Armée d’Hitler. La Wehrmacht, les nazis et la guerre, Hachette, Paris, 1999, p. 176-200.
26. Cf. Marc FERRO, « La conquête de l’Algérie », in M. FERRO (dir.), Le Livre noir du
colonialisme, Robert Laffont, Paris, 2003, p. 490-502 ; Angelo DEL BOCA, I gas di Mussolini. Il
fascismo e la guerra d’Etiopia, Editori Riuniti, Rome, 1996.
27. Cité in David E. STANNARD, American Holocaust. The Conquest of the New World, Oxford
University Press, New York, 1992, p. 144.
28. Ibid., p. 245.
29. Cf. Gesine KRÜGER, Kriegsbewältigung und Geschichtbewusstsein. Realität, Deutung und
Verarbeitung des deutschen Kolonialkriegs in Namibia 1904 bis 1907, Vandenhoeck & Ruprecht,
Göttingen, 1999, et Isabel HULL, Absolute Destruction. Military Culture and the Practices of War in
Imperial Germany, Cornell University Press, Ithaca, 2005, ch. 2.
30. Voir Enzo TRAVERSO, La Violence nazie, op. cit., p. 27.
31. Saul FRIEDLÄNDER, Memory, History and the Extermination of the Jews of Europe, Indiana
University Press, Bloomington, 1993, p. 82-83. La citation est tirée d’Hannah ARENDT, Eichmann à
Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, Gallimard, Paris, 1991, p. 448.
32. Dan DINER, « Zwischen Aporie und Apologie », in Dan DINER (dir.), Ist der
Nationalsozialismus Geschichte ? Zu Historisierung und Historikerstreit, Fischer, Francfort/Main,
1987, p. 73.
33. George STEINER, « La longue vie de la métaphore », Écrits du temps, 1987, no 14-15, p. 16.
34. Vinay LAL, « Genocide, barbaric others, and the violence of categories », American Historical
Review, 1998, vol. 103, p. 1188. Mais le postcolonialisme est présent aussi dans l’historiographie
européenne. Selon Jürgen Zimmerer, la violence nazie présentait tous les traits d’un génocide
colonial, seulement sous une forme plus « organisée, centralisée et bureaucratisée » (Jürgen
ZIMMERER, « Colonialism and the Holocaust. Towards an archeology of genocide », in Dirk MOSES
(dir.), Genocide and Settler Society, Barghahn Books, New York, 2004, p. 68).
35. Primo LEVI, Les Naufragés et les Rescapés. Quarante ans après Auschwitz, Gallimard, Paris,
1989, p. 21.
36. Aimé CÉSAIRE, « Victor Schoelcher et l’abolition de l’esclavage », in Victor SCHOELCHER,
Esclavage et colonisation, PUF, Paris, 1948, p. 18. Cité in Dino COSTANTINI, Mission civilisatrice. Le
rôle de l’histoire coloniale dans la construction de l’identité politique française, La Découverte,
Paris, 2008, p. 178. Les intellectuels afro-américains défendaient des positions analogues. Cf. Oliver
COX et W.E.B. DU BOIS, The World and Africa (1947), cité in Dirk MOSES, « Empire, colony,
genocide. Keywords and the philosophy of the history », in Dirk MOSES (dir.), Empire, Colony,
Genocide. Conquest, Occupation and Subaltern Resistance in World History, Berghahn Books, New
York, 2008, p. 35.
37. Aimé CÉSAIRE, Discours sur le colonialisme, Présence africaine, Paris, 2004, p. 14.
38. Voir par exemple, à propos de la déportation et du marquage des victimes, Seymour
DRESCHER, « The Atlantic slave trade and the Holocaust. A comparative analysis », in Alan
S. ROSENBAUM (dir.), Is the Holocaust Unique ?, op. cit., p. 65-86.
39. Hannah ARENDT, Les Origines du totalitarisme, Gallimard, « Quarto », Paris, 2000, p. 187.
40. Raul HILBERG, La Destruction des juifs d’Europe, op. cit., p. 757.
41. Jean-Pierre CHRÉTIEN, « Un nazisme tropical au Rwanda ? Image et logique d’un génocide »,
Vingtième Siècle, 1995, no 48, p. 131-142 ; Ben KIERNAN, Le Génocide au Cambodge 1975-1979,
Gallimard, Paris, 1998.
42. Cité in Michael R. MARRUS, The Holocaust in History, op. cit., p. 20.
43. Cf. Raya COHEN, « Le génocide arménien dans la mémoire collective juive », Les Cahiers du
Judaisme, 1988, no 3, p. 113-122 ; Franz WERFEL, Les Quarante Jours de Musa Dagh, Le Livre de
Poche, Paris, 1997.
44. Benzion NETANYAHU, The Origins of Inquisition in Fifteenth Century Spain, Random House,
New York, 1995, p. 1141-1146 ; Yosef H. YERUSHALMI, « Assimilation et antisémitisme racial : le
modèle ibérique et le modèle allemand », Sefardica. Essais sur l’histoire des Juifs, des marranes et
des nouveaux-chrétiens d’origine hispano-portugaise, Chandaigne, Paris, 1998, p. 255-292.
45. Yitzhak BAER, Historia de los judíos en la España cristiana, Riopiedras, Barcelone, 1998 ;
Claudio SÁNCHEZ-ALBORNOZ, España, un enigma historico (1956), Edhasa, Barcelone, 1985, 2 vol.
46. Christiane STALLAERT, Ni una gota de sangre impura. La España inquisitorial y la Alemania
nazi cara a cara, Galaxia Gutenberg, Barcelona, 2006.
47. Ibid., p. 22.
48. Ibid., p. 105-106.
49. Benzion NETANYAHU, The Origins of Inquisition, op. cit., p. 925.
50. Cf. Saul FRIEDLÄNDER, L’Allemagne nazie et les Juifs, I, op. cit., ch. 5.
51. La référence en la matière demeure Carmen BERNARD et Serge GRUZINSKI, Histoire du
Nouveau Monde, I. De la découverte à la conquête, une expérience européenne, 1492-1550, Fayard,
Paris, 1991.
52. Christiane STALLAERT, Ni una gota de sangre impura, op. cit., p. 200.
53. Ibid., p. 294-295.
54. Raul HILBERG, La Destruction des juifs d’Europe, op. cit., p. 16.
55. Henry KAMEN, « The secrets of the Inquisition », The New York Review of Books, 1996,
vol. 43, n. 2. L’idée de génocide est sous-jacente à toute l’argumentation de Stallaert, qui utilise
systématiquement des expressions telles que « dynamique génocidaire », « deux totalitarismes »,
« sociétés exécutrices », « “Solution finale” de la question morisca » (Ni una gota de sangre impura,
op. cit., p. 75, 193, 307, 289).
56. Yosef Haym YERUSHALMI, « L’antisémitisme racial est-il apparu au XXe siècle ? De la limpieza
de sangre espagnole au nazisme : continuités et ruptures », Esprit, mars-avril 1993, p. 49-50.
57. Christiane STALLAERT, Ni una gota de sangre impura, op. cit., p. 373.
58. Ismael SAZ CAMPOS, España contra España. Los nacionalismos franquistas, Marcial Pons,
Madrid, 2003, p. 319.
59. Pour une synthèse, cf. Enzo TRAVERSO (dir.), Le Totalitarisme. Le XXe siècle en débat, Seuil,
Paris, 2001 ; Abbott GLEASON, Totalitarianism. The Inner History of the Cold War, Oxford
University Press, New York, 1995 ; et Wolfgang WIPPERMANN, Totalitarismustheorien, Primus
Verlag, Darmstadt, 1997.
60. Carl FRIEDRICH et Zbigniew BRZEZINSKI, Totalitarian Dictatorship and Autocracy, Harvard
University Press, Cambridge, 1956.
61. Cf. Ulrich HERBERT, « Nazismo e stalinismo. possibilità e limiti di un confronto », in Marcello
FLORES (dir.), Nazismo, fascismo, comunismo. Totalitarismi a confronto, Bruno Mondadori, Milan,
1998, p. 37-66.
62. Raymond ARON, Démocratie et Totalitarisme, Gallimard, « Folio », Paris, 1965, p. 298-299.
63. Anne APPLEBAUM, Gulag. A History, Doubleday, New York, 2003, ch. 5 [Goulag, Seuil, 2004].
64. Wolfgang SOFSKY, L’Organisation de la terreur, Calmann-Lévy, Paris, 1995, p. 214.
65. Voir Sonia COMBE, « Evstignev, roi d’Ozerlag », Ozerlag 1937-1964, Autrement, Paris, 1991,
p. 214-227.
66. Cf. Anne APPLEBAUM, Gulag, op. cit., p. 578-586. Voir aussi Nicolas WERTH, « Un État contre
son peuple », in Stéphane Courtois (éd.), Le Livre noir du communisme. Crimes, terreur, répression,
Robert Laffont, Paris, 1997, où il souligne la fonction productive essentielle des camps soviétiques,
en ajoutant que « l’entrée au camp ne signifiait pas, en règle générale, un billet sans retour » (p. 228-
229). Sur le taux de mortalité des KZ nazis, cf. Wolfgang SOFSKY, L’Organisation de la terreur, op.
cit., p. 61. Voir aussi, pour une conparaison entre les taux de mortalité des deux systèmes, Philippe
BURRIN, « Hitler et Stalin », Fascisme, nazisme, autoritarisme, Seuil, Paris 2000, p. 83, et Joël
KOTEK, Pierre RIGOULOT, Il secolo dei campi. Concentramento, detenzione, sterminio : la tragedia
del Novecento, Mondadori, Milan, 2001, p. 333-335.
67. Cf. Ian KERSHAW, « Retour sur le totalitarisme. Le nazisme et le stalinisme dans une
perspective comparative », in Enzo TRAVERSO (dir.), Le Totalitarisme, op. cit., p. 845-871.
68. Zygmunt BAUMAN, Modernité et Holocauste, Complexe, Bruxelles, 2008, p. 40.
69. Christopher BROWNING, Des hommes ordinaires. Le 101e bataillon de réserve de la police
allemande et la Solution finale en Pologne, Les Belles Lettres, Paris, 1993.
70. Alain CORBIN, Le Village des cannibales, Aubier, Paris 1980. Pour une interprétation de
l’Holocauste comme combinaison de la modernité et la décivilisation, cf. Michael FREEMAN,
« Genocide, civilization and modernity », The British Journal of Sociology, 1995, vol. 46, no 2,
p. 207-223.
71. Günther ANDERS, « Der Mann auf der Brücke. Tagebuch aus Hiroshima und Nagasaki »
(1958), Hiroshima ist überall, C. H. Beck, Munich, 1982, p. 113.
6
Biopouvoir
Les usages historiographiques de Michel
Foucault et Giorgio Agamben

Appréhender les violences du XXe siècle signifie interroger leur relation


au pouvoir. Or, depuis une trentaine d’années, les sciences sociales tendent
à ne plus regarder le pouvoir comme un simple appareil de domination, au
sens marxiste de Gewalt ou au sens de la Machtpolitik de Weber, mais
plutôt comme un ensemble de pratiques de contrôle et de gestion ; ce que
Foucault, en lui conférant un sens spécifique, a appelé le « biopouvoir », et
qui relève d’une « microphysique du pouvoir ». Étudier les usages
historiographiques de ce concept implique donc de réfléchir sur la relation
complexe et difficile que les historiens entretiennent avec l’œuvre de
Foucault. Fondateur, selon Paul Veyne, d’une « anthropologie empirique »
dont l’originalité réside dans l’exploitation des archives et des sources
traditionnelles de la recherche historique1, Foucault a exercé une influence
considérable – et féconde – sur le travail des historiens. Son œuvre a été
décisive, notamment dans le monde anglo-saxon, pour la naissance des
études culturelles et de genre, ainsi que pour l’ensemble des tendances
historiographiques liées au linguistic turn, dont l’auteur de Les Mots et les
Choses n’a pas été l’initiateur direct, mais dont il a jeté les prémisses en
concevant les savoirs (dont la science historique) comme des « pratiques
discursives ». Cette influence a surtout contribué à une remise en cause de
l’histoire en tant que discipline, si l’on pense à la façon dont le philosophe,
notamment dans ses cours au Collège de France, définissait le discours
historique comme un exercice qui, depuis sa naissance, a toujours visé en
dernière analyse à légitimer le pouvoir2. Au fond, Foucault était bien
davantage un chercheur « antidisciplinaire » qu’interdisciplinaire3. Cela
explique sans doute la méfiance qu’il a suscitée et qui a toujours été
indissociable de son influence. Les historiens ont souvent manifesté leur
inconfort vis-à-vis d’un penseur au lexique novateur, source
d’interrogations méthodologiques insidieuses et dérangeantes. Dans les
pages qui suivent, il sera question des usages possibles – et aussi des
limites – du concept de biopouvoir pour étudier les violences du XXe siècle.

Biopolitique et historiographie
Au milieu des années 1970, peu après la parution de Surveiller et Punir,
un ouvrage qui a profondément modifié la vision de l’histoire du système
carcéral et porté un regard nouveau sur les pratiques disciplinaires de la
société industrielle, Foucault a repris et reformulé les concepts de
biopolitique et de biopouvoir, qui existaient depuis au moins un demi-siècle
mais étaient restés quasiment inutilisés dans le domaine des sciences
sociales4. Au sein de l’historiographie, la recherche foucaldienne a ouvert
des perspectives fructueuses et exercé une influence diffuse mais largement
indirecte ou souterraine. Peu d’historiens ont fait un usage explicite de ces
concepts, notamment les spécialistes du monde contemporain, sans doute
indifférents à un philosophe et théoricien social qui a très peu écrit sur le
XXe siècle. En mobilisant le lexique foucaldien, on pourrait dire qu’ils ont
agi comme des « épistèmes », des « grilles » ou des « sous-sols » de la
pensée, des modes de pensée qui sont entrés silencieusement, presque
imperceptiblement dans notre bagage mental5. Le nom de Foucault, ainsi
que les notions de biopolitique ou de biopouvoir, apparaissent rarement
dans l’historiographie désormais imposante sur l’eugénisme, les politiques
démographiques fascistes et soviétiques, ou les pratiques d’euthanasie
mises en œuvre par le nazisme pendant la Seconde Guerre mondiale, mais il
est incontestable que ses écrits ont irrigué le terrain où ces études sont nées.
Certains n’hésitent pas à affirmer que l’historiographie la plus récente du
nazisme et du stalinisme serait « méconnaissable » sans Foucault6, et il ne
serait pas difficile d’étendre ces considérations à d’autres périodes
historiques. Grâce à Foucault, la création des structures techniques et
administratives des États modernes n’est plus interprétée exclusivement à la
lumière de l’idée wébérienne de rationalité, ni l’avènement des papiers
d’identité simplement au prisme libéral-démocratique de l’extension des
droits. Les deux sont analysés plutôt comme des dispositifs de contrôle
social et de gestion des mouvements des populations7. La création des
cartes d’identité au début du XIXe siècle tenait à la volonté de surveiller les
déplacements des mendiants et des vagabonds, dont le nombre s’est
multiplié à l’époque de la révolution industrielle. Privés de citoyenneté, les
migrants ont fait l’objet de lois visant à les repérer et les tenir sous contrôle.
Grâce à l’invention de la photographie, Alphonse Bertillon a élaboré un
système de classement des archives policières fondé sur des fichiers
anthropométriques qui, d’abord réservé aux criminels récidivistes, a ensuite
été étendu aux étrangers8. La « révolution identitaire » a d’abord été « une
technique inventée pour les coupables et pour les criminels », c’est-à-dire
les individus considérés comme « dangereux » et donc « identifiés »9.
Autrement dit, la maîtrise et la répression des « classes dangereuses » ont
été consubstantielles à la formation des États nationaux. En France, cette
tendance est déjà amorcée sous l’Ancien Régime et s’est achevée sous la
IIIe République, qui a universalisé et singularisé en même temps le corps
social. La nation s’est construite d’un côté en incorporant ses citoyens au
sein d’une entité qui transcendait les réalités locales et, de l’autre, en se
distinguant des autres États, situés à l’extérieur de frontières
rigoureusement définies. Exclus de la citoyenneté, les migrants étaient
inévitablement perçus comme un corps étranger qu’il fallait « assimiler » ou
repousser, selon les circonstances. La IIIe République a promulgué la loi
fixant les critères de naturalisation sur la base du jus soli, qui prévaut
encore aujourd’hui, et codifié le statut d’indigène visant à séparer les
citoyens des sujets colonisés. D’où la distinction soulignée par Foucault
entre le « sauvage » et le « barbare » : le premier doit être « civilisé » (c’est-
à-dire incorporé dans la communauté nationale), tandis que le second doit
être tenu à distance comme un ennemi, car son éventuelle intrusion
menacerait la santé et l’intégrité du corps national10.
L’histoire de l’immigration, du racisme et du colonialisme est souvent
interprétée sous l’angle du biopouvoir, même si les chercheurs qui
l’écrivent ne se réfèrent pas toujours explicitement à Foucault, parfois en
privilégiant un style narratif. Emblématique, à ce propos, est
l’historiographie allemande, dont les tendances néopositivistes sont assez
évidentes aujourd’hui. Bien que peu encline à fréquenter les travaux du
philosophe français, elle a connu, au cours des trente dernières années, un
véritable changement de paradigme : le passé allemand n’est plus interprété
comme un Sonderweg hostile à la modernité, mais plutôt comme une sorte
de laboratoire biopolitique qui condense les contradictions explosives de la
modernité. Si les historiens du nazisme qui ont recours à ce concept
foucaldien demeurent assez rares, cette transition est désormais évidente11.
Plus nombreux sont celles et ceux qui ont utilisé Foucault pour étudier les
politiques fasciste et nazie à l’égard des femmes, au carrefour du
renforcement des clivages de genre dans l’espace social, des campagnes
natalistes et des mesures eugénistes de prophylaxie sociale (par exemple la
stérilisation forcée)12.
Une fois débarrassés du carcan idéologique qui a lourdement pesé sur
leurs recherches, les historiens de l’Union soviétique ne pouvaient que
rencontrer l’œuvre de Foucault. Les notions de société disciplinaire et de
biopouvoir offraient un cadre méthodologique pour interpréter aussi bien
les formes d’autoritarisme et de contrôle social introduites dès les années
1920 que, d’une manière plus générale, la politique de modernisation mise
en œuvre par le stalinisme pendant la décennie suivante. La collectivisation
des campagnes, les transferts forcés de populations, la colonisation et
l’industrialisation de la Sibérie s’inscrivaient, au-delà des contradictions et
des éléments irrationnels de la politique stalinienne, dans un vaste projet de
gestion des populations qui faisait du socialisme un véritable laboratoire
biopolitique. Le peuplement, l’urbanisation et l’industrialisation de régions
désertiques étaient les résultats d’une gouvernementalité totalitaire visant à
forger l’« homme nouveau » socialiste. Le Goulag radicalisait à l’extrême le
principe de la prison moderne, avec ses techniques de discipline des corps,
pour accoucher aux forceps un nouveau monde social. De ce point de vue,
le concept de biopouvoir serait susceptible d’un champ d’application bien
plus large que celui suggéré par Foucault dans ses cours au Collège de
France, lorsqu’il indiquait la transformation de l’ennemi de classe en une
sorte de « danger biologique » sous la forme du « malade, du déviant et du
fou »13.
Les historiens du colonialisme, quant à eux, ont tendance à souligner la
dimension destructrice, parfois génocidaire, prise par la « mission
civilisatrice » des puissances occidentales en Asie, en Afrique et en Océanie
au cours du XIXe siècle. L’effondrement démographique du Congo ou de
l’Inde sous le poids de maladies introduites par les colonisateurs, ainsi que
par la destruction des formes sociales traditionnelles, les rendant
vulnérables tant aux inondations qu’à la sécheresse, a fait de ces territoires
des espaces de domination biopolitique où les famines étaient utilisées
comme des moyens de soumission des populations et de régulation «
écologique » par le pouvoir colonial. Pendant le dernier quart du XIXe siècle,
deux vagues de famine se sont soldées, en Chine et en Inde, par au moins
trente millions de victimes, selon les estimations les plus modérées. Pour
nombre d’historiens, il ne fait pas de doute qu’une telle catastrophe
« naturelle » a été en réalité le produit d’une politique de réorganisation des
territoires et de gestion des populations. Selon Jürgen Osterhammel,
l’histoire du colonialisme se résume à un vaste processus de
« déstabilisation politique, sociale et biologique14 ».
Bien qu’élaborées à partir d’autres expériences et perspectives
historiques, les notions de biopouvoir et de gouvernementalité peuvent donc
trouver des applications fructueuses dans l’étude des violences staliniennes,
coloniales ou fascistes (comme nous le verrons plus loin). En effet, elles ont
fécondé ces domaines de recherche, même si leur influence n’est pas
toujours immédiatement visible15.

Le modèle foucaldien
Le terme « biopouvoir » n’a pas été inventé par Foucault, mais ce dernier
l’a transformé en véritable concept, avec celui de biopolitique, souvent
utilisés comme des synonymes. Il apparaît dans La Volonté de savoir,
premier tome de son Histoire de la sexualité, où il définit une
transformation profonde des formes de domination occidentale entre la fin
du XVIIIe et le début du XIXe siècle16. À la différence du modèle classique du
pouvoir, incarné par l’État et codifié par la loi, le biopouvoir envahit la
société et pénètre le tissu de la vie même. En tant que pouvoir souverain,
l’État dispose de la force légitime autorisée par le peuple qu’il représente et
auquel il confère des droits et des devoirs, en délimitant ses espaces de
liberté individuelle et collective. Le biopouvoir, en revanche, n’est pas un
appareil coercitif mais un mécanisme diffus de gestion de la vie par des
moyens impersonnels, des pratiques administratives et des règles souvent
non écrites. L’avènement du biopouvoir coïncide avec l’essor du
capitalisme industriel, mais – là réside son paradoxe – il semble contredire
le principe libéral de la séparation entre l’État et la société civile. De
Hobbes à Weber, l’État souverain avait été pensé comme un pouvoir
capable de décider de la vie et de la mort de ses sujets et citoyens ; le
biopouvoir, quant à lui, « se donnait pour tâche de gérer la vie17 ». L’axe du
biopouvoir n’est plus la violence de l’État, mais la politique économique du
gouvernement qui ne vise plus à réprimer mais à contrôler et à réguler la vie
et les mouvements des populations. La population n’est pas le « peuple » –
c’est-à-dire la nation conçue en termes abstraits comme une communauté
juridico-politique –, mais un ensemble d’êtres vivants, de corps intégrés
dans une trame sociale et économique, objet de politiques démographiques,
alimentaires, sanitaires, éducatives, hygiéniques, écologiques. À la
différence de la philosophie politique classique, qui conçoit l’homme
exclusivement comme un « animal politique », distinct de l’homme en tant
qu’être vivant, la biopolitique considère l’homme moderne comme « un
animal dans la politique duquel sa vie d’être vivant est en question18 ». Le
domaine d’action du biopouvoir est le territoire défini non pas en tant que
limes de la souveraineté étatique mais en tant qu’espace habité par des êtres
vivants. L’ordre qui y domine n’est pas celui de la loi et de la force militaire
mais, tout au moins idéalement, celui qui a été fixé par une « main
invisible » – Foucault reprend et redéfinit la métaphore d’Adam Smith19 –
qui oriente de l’intérieur, de manière automatique et « naturelle », des
pratiques et des modes de vie. Le biopouvoir moderne se déploie selon deux
modalités distinctes : d’un côté, les techniques disciplinaires et coercitives
qui assujettissent les corps (le modèle panoptique de la prison, de l’usine et
de la caserne)20 ; de l’autre côté, la « gouvernementalité », c’est-à-dire le
pouvoir qui s’exerce sur la population conçue comme un ensemble de
processus vitaux, le pouvoir qui agit comme une technique de régulation
des échanges métaboliques entre l’État et la société21. Bien davantage qu’un
souverain détenteur du pouvoir de mise à mort, le biopouvoir est une
fabrique des corps vivants dont il régule et protège la vie.
Le concept de biopouvoir donne une clef de lecture – pas exclusive, mais
essentielle – pour analyser une vaste gamme de phénomènes
contemporains. Il a orienté l’étude de l’État social d’après guerre, avec ses
statistiques et ses plans, sa panoplie d’interventions dans le domaine de la
santé et de l’éducation, son soin des enfants et des personnes âgées. Il a
exercé une influence non négligeable sur l’étude de phénomènes comme la
massification des modèles de vie, au sens le plus large, par le marché et
l’avènement de nouvelles formes de domination. Dans Empire, Michael
Hardt et Toni Negri utilisent le concept de biopouvoir pour définir la
« société de contrôle » du monde d’aujourd’hui, où « les mécanismes de
maîtrise se font toujours plus “démocratiques”, toujours plus immanents au
champ social, diffusés dans le cerveau et le corps des citoyens22 ». Dans ce
système, les formes de discrimination et d’exclusion sont intériorisées par
les individus de manière croissante. « Le pouvoir – écrivent-ils – s’exerce
maintenant par des machines qui organisent directement les cerveaux (par
des systèmes de communication, des réseaux d’information, etc.) et les
corps (par des systèmes d’avantages sociaux, des activités encadrées) vers
un état d’aliénation autonome, en partant du sens de la vie et du désir de
créativité23. » Selon Foucault, le biopouvoir réduit progressivement les
prérogatives de la souveraineté : son accomplissement rendrait superflus les
organes et les instruments coercitifs qui accompagnent l’État depuis
toujours. Diffus, polymorphe, capillaire, omniprésent mais souvent invisible
et insaisissable, le biopouvoir ne partage pas grand-chose avec la
conception classique du pouvoir – celle qui va de Hobbes à Weber, contre
laquelle Foucault met en garde ses lecteurs – qui consiste à en situer les
sources dans l’appareil d’État, en en faisant un outil presque exclusif de la
domination.
Or, au-delà de sa pertinence et de ses multiples applications, ce modèle
épistémologique est inadapté pour interpréter les violences du XXe siècle,
des violences décidées par des États souverains et mises en œuvre par des
armées organisées comme des machines gigantesques de destruction. On
pourrait constater, en utilisant le lexique foucaldien, que les guerres totales
et les génocides du XXe siècle tiennent beaucoup moins à l’« anatomo-
politique » du biopouvoir qu’aux possibilités terrifiantes de la
« thanatopolitique » de l’État souverain. Les tentatives de Foucault
d’intégrer les totalitarismes modernes dans son paradigme biopolitique
oscillent entre deux pôles : d’un côté, la tentation d’en réduire la violence
aux mécanismes traditionnels de la société disciplinaire ; de l’autre, une
approche unilatérale qui, en voulant à tout prix privilégier la biopolitique, se
trouve dans l’obligation d’ignorer la politique. La première approche est
bien synthétisée dans un texte de 1976 qui postule une évolution linéaire
entre le Panopticon de Bentham et le système concentrationnaire nazi ou
soviétique. « De fait – écrit Foucault –, les miradors, les chiens, les longs
baraquements gris ne sont “politiques” que parce qu’ils figurent pour
l’éternité aux armoires de Hitler et Staline et parce qu’ils servaient à se
débarrasser de leurs ennemis. Pourtant, comme techniques de punition
(enfermement, privations, travail forcé, violences, humiliations), ils sont
proches du vieil appareil pénitentiaire inventé au XVIIIe siècle24. » Autrement
dit, les workhouses de la révolution industrielle non seulement préfigurent,
mais incluent l’expérience des totalitarismes du XXe siècle, qui ne
présenteraient in fine aucune caractéristique vraiment nouvelle. La seconde
approche est déjà indiquée dans la conclusion de La Volonté de savoir, où
Foucault affirme que les génocides modernes ne relèvent pas d’un « retour
aujourd’hui du vieux droit de tuer », mais révèlent une nouvelle
configuration du pouvoir qui, désormais, « se situe et s’exerce au niveau de
la vie, de l’espèce, de la race et des phénomènes massifs de population25 ».
Dans ses cours au Collège de France, il définissait le nazisme comme un
racisme chargé de protéger biologiquement la communauté nationale ; un
racisme dans lequel la domination légale rationnelle incarnée par l’appareil
étatique était pratiquement anéantie, d’une part par le principe
charismatique du Fürhertum, de l’autre, par l’affirmation du Volk comme
source ultime de l’ordre politique26. Reste que le Troisième Reich n’a pas
seulement été un gigantesque laboratoire d’ingénierie biologique et sociale,
mais aussi une machine de guerre extrêmement puissante dressée contre des
ennemis d’abord intérieurs (le mouvement ouvrier, les forces
démocratiques), puis extérieurs (le communisme, les démocraties
occidentales) toujours définis politiquement. Par moments, Foucault semble
admettre le caractère problématique de cette dichotomie entre pouvoir
souverain et biopouvoir. Dans son cours de 1976, il souligne que le racisme
nazi n’est réductible ni à une idéologie ni à la recherche d’un bouc
émissaire. Sa violence se déploie comme une synthèse singulière entre une
souveraineté disciplinaire et meurtrière et un projet très ambitieux de
gestion du corps social. D’un côté, écrit-il, le nazisme se présente comme
une « société universellement assurancielle, universellement sécurisante,
universellement régulatrice » ; de l’autre, cependant, il réalise le
« déchaînement le plus complet du pouvoir meurtrier, c’est-à-dire de ce
vieux pouvoir souverain de tuer ». Ces deux mécanismes du pouvoir,
« celui classique, archaïque, qui donnait à l’État droit de vie et de mort sur
ses citoyens », et le nouveau, le biopouvoir, « se trouvent exactement
coïncider »27. Mais cette intuition fut vite abandonnée. Dès le cours de
1978, nous l’avons vu, Foucault réaffirmait sa vision d’un hiatus historique
entre pouvoir souverain et biopouvoir.
Conçue comme une vaste campagne de conquête et d’anéantissement, la
guerre nazie contre l’URSS et contre le « judéo-bolchevisme » désignait des
ennemis et mobilisait des moyens de destruction qui poussaient au
paroxysme les prérogatives de l’État comme appareil matériel et coercitif.
La guerre, cependant, était devenue la condition même d’une
gouvernementalité biopolitique au sein du Troisième Reich. Le
déchaînement du Béhémoth totalitaire sur le front oriental s’articulait en
effet avec les bienfaits du « pouvoir pastoral » nazi au sein de la
« communauté du peuple » (völkische Gemeinschaft) allemande. Il convient
donc de s’arrêter un instant sur ce concept.
Selon Foucault, la modernité a engendré une nouvelle forme de « pouvoir
pastoral », différente de celle qu’avait institutionnalisée l’Europe chrétienne
au Moyen Âge28. Contrairement au pouvoir politique traditionnel, qui
s’exerce sur un territoire aux frontières bien définies et sur une population
assujettie, tout en s’opposant à des ennemis extérieurs, le pouvoir pastoral
ne connaît ni ennemis ni violence. Il n’est pas orienté vers la guerre mais
vers la paix ; c’est le pouvoir du berger envers son troupeau. « Le pouvoir
pastoral – écrit Foucault – n’a pas pour fonction principale de faire du mal
aux ennemis, il a pour fonction principale de faire du bien à ceux sur qui il
veille. Faire du bien au sens le plus matériel du terme, c’est-à-dire : nourrir,
donner une subsistance, donner la pâture, conduire jusqu’aux sources,
permettre de boire, trouver les bonnes prairies29. »
Les travaux les plus récents de l’historiographie allemande semblent
confirmer l’hypothèse d’un « pouvoir pastoral » nazi inscrit dans sa
politique totalitaire. Selon Götz Aly, la guerre hitlérienne en Europe et
l’Holocauste ont été mis en œuvre pour réaliser le but d’un « État social »
nazi : « La préoccupation pour le bien-être des Allemands – écrit-il – fut la
force motrice de la politique de terreur, d’esclavage et d’anéantissement30. »
Aly rappelle d’abord le souvenir de la Grande Guerre, qui avait
profondément traumatisé la société allemande et hantait Hitler à la fin des
années 1930. Lors de ce conflit qui avait été mené par l’empire wilhelmien
au prix d’un endettement colossal de l’État, la population allemande s’était
affreusement appauvrie. L’armée se renforçait, tandis que le blocus
britannique réduisait à la famine des centaines de milliers d’Allemands.
L’effondrement du front intérieur avait rendu impossible la poursuite du
conflit, qui laissa la place, au début de la république de Weimar, à
l’hyperinflation et à un climat de guerre civile. Pour Hitler, il fallait
absolument éviter la répétition des erreurs de 1914-1918. Selon Aly, Hitler
a été un politicien averti qui n’a jamais cessé de jouer le rôle de « grand
intégrateur » (grosse Integrator) : un chef charismatique capable de trouver
un soutien de masse au sein de la société allemande grâce à sa politique
sociale. Le nazisme prônait une vision du monde fondée sur l’idée d’une
hiérarchie raciale inébranlable, mais cela n’était guère incompatible avec
une vision « égalitaire » de la communauté raciale allemande. Le racisme
était projeté vers l’extérieur et inspirait la politique du régime au-delà de ses
frontières. Au sein du Volk allemand, cependant, dominait le souci d’une
amélioration des conditions de vie et d’une prospérité généralisée assurée
par l’État. Cela explique, selon Aly, l’adhésion massive de la société civile
au régime et son soutien à sa politique jusqu’à la fin de la guerre.
Autrement dit, l’Allemagne ne fut pas nazifiée sur le plan idéologique, mais
conquise par la politique sociale du nazisme. Hitler avait décidé de ne pas
faire retomber sur la population allemande le poids de la guerre, qui devait
s’autofinancer. Selon Aly, les deux tiers des dépenses militaires ont été
assurées par la spoliation économique et les politiques d’« aryanisation »
mises en œuvre dans les pays conquis (95 % de la population allemande,
écrit-il, n’a eu aucun impôt à payer pour financer la guerre). Il prétend
même que, entre 1939 et 1945, la grande majorité des Allemands
disposaient de moyens financiers accrus par rapport aux années
précédentes31. Si ces estimations sont discutables32, il ne fait guère de doute
que le pillage des pays conquis par le Reich allemand a été systématique.
Aly le décrit dans toute son ampleur, avec une obsession parfois ennuyeuse
pour les détails, lorsqu’il rappelle l’approvisionnement de jambon cru russe,
de vins français et de harengs norvégiens, ou lorsqu’il indique combien de
tonnes de beurre, œufs, légumes, viande de porc et marmelade a reçues
l’Armeeoberkommando posté en Norvège en 1942. Des milliers de convois
ont transféré en Allemagne les meubles expropriés aux juifs français, belges
et hollandais, qui ont été distribués aux civils allemands frappés par les
bombardements britanniques. Dans les territoires occupés de l’URSS, cette
politique s’est traduite par une planification de la famine afin de nourrir les
soldats de la Wehrmacht. Dans ses discours publics, Göring ne faisait pas
mystère de cette Hungerpolitik qui devait frapper systématiquement les
prisonniers de guerre soviétiques, les juifs et de larges secteurs des
populations slaves33.
Si le nazisme n’avait été qu’un « pouvoir pastoral », nous pourrions, dans
le sillage de Götz Aly, caractériser ses chefs comme des politiciens
traditionnels soucieux du consensus de leurs électeurs. Mais si Hitler,
Himmler et Goebbels avaient été des politiciens nationalistes ordinaires
(klassische Stimmungspolitiker), comme il les présente, ils ne se seraient
certes pas lancés dans une guerre aux issues plus qu’incertaines pour
conquérir l’Europe, ni dans une entreprise utopique de remodelage ethnique
et « racial » du continent. À la rigueur, ils se seraient arrêtés en 1938, après
l’annexion de l’Autriche et des Sudètes, lorsque Hitler était à l’apogée de sa
popularité, après avoir réalisé le projet d’une « Grande Allemagne », en
dépit d’une politique de réarmement accéléré qui poussait objectivement
vers un nouveau conflit. Mais Hitler, Himmler et Goebbels n’étaient pas des
politiciens traditionnels. Comme l’a montré Ian Kershaw, l’utopie nazie ne
pouvait se réaliser qu’au prix d’une radicalisation progressive et
permanente34. Elle a d’abord débouché sur la guerre, s’est poursuivie
ensuite avec le pillage systématique du continent, la réduction en esclavage
des Slaves et l’extermination des juifs, pour s’achever enfin avec
l’effondrement du régime dans une apothéose de violence. Le concept de
« pouvoir pastoral » ne donne certes pas la clef pour comprendre
l’Holocauste. Il aide cependant à comprendre ce que Hitler entendait par
Volksgemeinschaft et pourquoi son régime a réussi à bénéficier jusqu’à la
fin d’un soutien de masse si étendu et prolongé au sein de la société
allemande.

Biopouvoir et souveraineté
Giorgio Agamben a essayé de surmonter les limites de la théorie
foucaldienne du biopouvoir, évidentes lorsqu’elle est confrontée aux
violences du monde contemporain. À ses yeux, les régimes totalitaires du
siècle passé sont en effet « le lieu par excellence de la biopolitique
moderne35 ». Pour les interpréter, cependant, il faut trouver un lien entre le
biopouvoir et le pouvoir souverain, et dépasser ainsi le hiatus présent chez
Foucault. À la différence de ce dernier, qui dissociait ces deux catégories,
tant sur le plan analytique que sur le plan historique, en situant la naissance
du biopouvoir à la fin du XVIIIe siècle, « au seuil de notre temps », lorsque
s’épuisait la longue histoire de la souveraineté, Agamben les réunit, en
procédant à une sorte d’ontologisation du biopouvoir36. Si la modernité a
marqué son triomphe, le biopouvoir accompagne depuis toujours l’histoire
de l’Occident. À ses yeux, « la politique occidentale est dès le début une
biopolitique37 ». Tout au long de son histoire, « la machine gouvernementale
de l’Occident » se fonde sur deux piliers indissociables mais distincts :
l’eikonomia et la gloire, le gouvernement et la liturgie du pouvoir, d’où les
deux paradigmes de la théologie économique et de la théologie politique à
l’origine des conceptions séculières du pouvoir comme gouvernementalité
et comme souveraineté38. Les totalitarismes modernes ont réalisé une fusion
parfaite entre l’« anatomo-politique » du biopouvoir (faire vivre) et la
« thanatopolitique » de la souveraineté (mettre à mort). Cette fusion a été
rendue possible par l’« état d’exception » qui caractérisait en particulier le
nazisme et qui, bien que sous des formes différentes, s’est perpétué dans les
démocraties occidentales d’après guerre. Au fond, Agamben résout les
apories de Foucault à l’aide de Schmitt, c’est-à-dire en greffant la
conception foucaldienne du biopouvoir sur le tronc de la théorie
schmittienne de la souveraineté comme « décision » : le pouvoir de décider
de l’« état d’exception » (Ausnahmezustand)39. Le fondement du
totalitarisme, écrit Agamben dans Homo sacer, réside en une « identité
dynamique entre vie et politique40 ». Autrement dit, le nazisme réunissait la
souveraineté comme pouvoir absolu de destruction de la vie (Schmitt
considérait l’État total issu de la Grande Guerre comme une forme
sécularisée de l’absolutisme) et le gouvernement comme ensemble de
dispositifs de gestion de la vie. Pour Agamben, le nazisme constitue la
version paroxystique d’une conception du sang et du sol (Blut und Boden)
comme objets du biopouvoir dont les origines remontent au droit romain, le
premier à distinguer entre jus sanguinis et jus soli 41.
La notion de biopouvoir élaborée par Agamben dépasse l’horizon
foucaldien et formule quelques hypothèses intéressantes pour interpréter le
nazisme. La guerre hitlérienne sur le front oriental a été conçue comme une
conquête, une colonisation et une réorganisation d’un territoire dans lequel
les Slaves devaient être soumis, expulsés ou exterminés (par le biais d’une
famine planifiée) afin de laisser la place à des populations de souche
germanique. L’URSS était vue comme un immense espace biopolitique
dans lequel s’enchevêtraient extermination et gestion des populations,
Todesraum et Lebensraum 42. Liée à la conquête de l’« espace vital », la
destruction du communisme soviétique était en revanche le miroir d’une
autre conception, classique, de la politique comme élimination de l’ennemi.
L’extermination des juifs coïncidait avec ces deux objectifs : d’une part,
l’interprétation raciste de la biopolitique les rendait incompatibles avec une
réorganisation de l’espace réservé au Herrenvolk ; d’autre part, leur double
rôle d’élite soviétique et de vecteur intellectuel de diffusion du
communisme les désignait comme un ennemi politique par excellence. Le
modelage biopolitique de l’espace et la destruction de l’ennemi
convergeaient vers un état d’exception, à la fois apogée du pouvoir
souverain comme décision sans médiations, incarné par un régime sans lois,
dans lequel la souveraineté s’était débarrassée de toute forme extérieure
pour ne subsister que sous sa forme pure43.
Ce modèle d’interprétation possède une cohérence incontestable. Le
problème réside dans la théorie générale qu’Agamben en déduit (ou lui
superpose). Inscrivant le concept de biopouvoir dans la tradition de
l’existentialisme politique, il lui enlève son caractère historique et le
transforme en une sorte de passe-partout universel. À ses yeux, le camp
d’extermination n’est que la forme contemporaine de l’homo sacer, être
vivant en dehors de la communauté politique, zoé mais pas bios, celui qui
ne peut pas être sacrifié comme offrande aux dieux, mais dont le meurtre ne
constitue pas un crime au sens de la loi. Il s’agit en effet d’une figure située
à l’extérieur aussi bien du droit des hommes que du droit divin44, une figure
qui, dans la modernité, incarne la vie au sein de l’« état d’exception ».
Mettant en lumière un espace anomique d’altérité, le camp de concentration
rendait visible une prémisse de la formation de la souveraineté moderne
comme triade État-nation-territoire45. En ce sens, le camp constitue une
sorte de nomos biopolitique de l’Occident dont il accompagne l’histoire. Au
cours du XXe siècle, l’homo sacer a été accueilli d’abord dans les systèmes
concentrationnaires des régimes totalitaires, aujourd’hui dans les camps
d’internement réservés aux immigrés sans-papiers46. Ce qui caractérise le
camp, selon Agamben, n’est pas la violence qui s’y déploie, mais sa nature
de lieu anomique : « Le camp est l’espace qui s’ouvre lorsque l’état
d’exception commence à devenir la règle47. » Le camp devient ainsi le
nomos sous-jacent tant aux démocraties qu’aux totalitarismes modernes
(une solidarité intime qui semble primer à ses yeux sur leurs différences48).
Bref, le camp est la forme moderne d’une figure, la « vie nue » (nuda
vita) privée d’existence politique, qui accompagne toute l’histoire de
l’Occident comme son indispensable corollaire biopolitique. Cette figure se
transforme dans le temps, mais sa nature ne change pas. La biopolitique
d’Agamben n’est plus, à l’instar de celle de Foucault, une forme moderne
du pouvoir, mais sa prémisse. Or, si nous essayons de traduire cette
conception en termes historiographiques, le résultat est que les camps
d’extermination nazis et les Goulags staliniens apparaissent comme le
débouché inéluctable d’un long chemin du pouvoir en Occident, un pouvoir
à la fois souverain et biopolitique. Autrement dit, une relecture très
sophistiquée de toute la tradition classique de la philosophie politique
donne lieu à une vision téléologique de l’histoire des totalitarismes et des
génocides du XXe siècle. Cela explique pourquoi Agamben, dont l’œuvre a
renouvelé la philosophie politique et continue d’être discutée au niveau
international, demeure largement ignoré par les historiens.

Penser le XXe siècle


Avec le concept de biopolitique, Foucault a saisi un des traits constitutifs
de la modernité. Il lui a fourni un outil essentiel pour comprendre les
transformations du monde occidental entre le XIXe et le XXe siècle. Une
dimension biopolitique est présente dans tous les pouvoirs modernes, sous
des formes différentes selon les idéologies qui les inspirent et la nature de
leurs régimes politiques. Les épurations ethniques et les génocides d’État
sont biopolitiques, mais aussi les politiques démographiques, la régulation
des flux migratoires, la prévention des tumeurs, les lois encadrant
l’avortement, la promotion des activités sportives, la réglementation de la
circulation routière et l’interdiction de fumer dans les lieux publics. Cela
relève d’une gouvernementalité qui caractérise tous les pouvoirs modernes.
Utilisé en revanche comme une clef de lecture globale de l’histoire du
XXe siècle, le concept de biopouvoir risque de créer des malentendus
désastreux, en se révélant encore plus ambigu que celui de totalitarisme. Ce
dernier saisit la synthèse entre idéologie et terreur qui est au cœur des
tyrannies modernes, mais il efface les différences profondes qui séparent les
régimes réunis sous une définition informe et élastique. Le concept de
biopouvoir, à son tour, risque de mettre entre parenthèses les clivages qui
opposent les fascismes et la démocratie, ou les fascismes et le
communisme, en survalorisant leur souci commun de welfare et de
planification sociale. Les historiens ont reconstitué la genèse des camps de
concentration ; ils les ont comparés en mettant en lumière les idéologies qui
les sous-tendent, leurs structures, leurs phénoménologies, leurs fonctions,
leurs histoires, la typologie de leurs victimes et la mentalité de leurs
gestionnaires, des surveillants aux exécuteurs. La distinction entre camps de
concentration et camps d’extermination a été le résultat de vingt ans de
recherches et la comparaison entre Auschwitz et la Kolyma a suscité des
débats animés dont l’écho ne s’est pas éteint. Cet ensemble de
connaissances risque cependant d’être annulé par une approche qui
considère fascisme et stalinisme comme de simples variantes d’un même
biopouvoir. Certains « épistèmes », « discours », ou même certains lieux
communs flottant en l’air sont parfois acceptés par les philosophes comme
des a priori qui leur permettent de faire l’économie d’une investigation plus
approfondie. Lorsque Agamben définit le « camp » comme la « matrice
cachée » et comme « le nomos de l’espace politique dans lequel nous
vivons toujours49 », il confère à cette notion un caractère métahistorique qui
la rend pratiquement inutilisable. S’il s’agit d’un lieu anomique où la loi est
suspendue et dans lequel le meurtre ne constitue plus un crime, le
« musulman » (Muselmann) d’Auschwitz devient l’incarnation moderne de
l’homo sacer, en dépit et au-delà de toute considération d’ordre historique
sur les conditions de son apparition et sur sa place dans le système des
camps nazis50. S’il remplit une fonction symbolique nécessaire pour
ontologiser le camp dans l’histoire de l’Occident, peu importe de savoir que
la grande majorité des juifs exterminés par le nazisme n’ont pas connu,
comme nous l’avons vu, l’univers concentrationnaire parce qu’ils ont été
envoyés dans les chambres à gaz le jour même de leur arrivée à Birkenau,
Treblinka, Majdanek, Belzec, Chelmno ou Sobibor. Ils n’avaient donc pas
eu le temps de subir un processus d’anéantissement physique et moral les
transformant en des « cadavres ambulants », en « un assemblage de
fonctions physiques dans ses derniers soubresauts » selon la description du
« musulman » que donnait Jean Améry51. Pour l’historien, le « musulman »
est le produit effrayant d’une tension de la politique nazie entre exploitation
et extermination, entre la volonté d’une partie des SS d’utiliser les déportés
juifs comme main-d’œuvre dans les camps, et un autre courant de l’appareil
nazi qui considérait que l’extermination était un impératif idéologique52.
Cette tension a donné lieu à Auschwitz, où coexistaient un camp de
concentration (Auschwitz I), un camp d’extermination (Birkenau) et un
camp de travail (Buna-Monowitz) sous la direction du Bureau central de
gestion économique (WVHA) des SS. Pour le philosophe italien, le
« musulman » devient une figure de l’« indétermination absolue »,
suspendue entre la vie et la mort, illustration du principe même du camp. Ce
dernier est « non seulement le lieu de la mort et de l’extermination », mais
aussi « et surtout, le lieu de production du musulman, la dernière substance
biopolitique isolable dans le continuum biologique »53. Aux yeux d’un
historien comme Mark Mazower, une telle conception est une
« simplification grossière54 ». Ce que les déportés percevaient comme un
processus d’« extermination par le travail » n’était en réalité que la
conséquence d’un conflit entre leurs maîtres, donc, paradoxalement,
davantage l’expression des limites et des contradictions du système nazi
que de son pouvoir absolu. Au fond, conclut-il, l’erreur d’Agamben
consiste sans doute à penser le biopouvoir non pas, dans le sillage de
Foucault, comme un trait constitutif de la modernité, mais comme l’essence
même de la politique55.
Les violences de masse du XXe siècle présentent toujours, au-delà de leurs
contextes, de leurs acteurs sociaux et de leurs formes parfois très différents,
le même trait commun : elles sont des violences d’État. C’est cet élément
partagé qui relie entre eux des événements aussi divers que le carnage de
Verdun, la bombe atomique sur Hiroshima et Nagasaki, les chambres à gaz
d’Auschwitz, les Goulags de Sibérie, les rizières cambodgiennes et les
épurations ethniques perpétrées en Bosnie ou au Kosovo. Étudier ces
violences signifie inévitablement prendre en compte les apories d’un
processus de civilisation que les sciences sociales, de Weber à Elias, ont
toujours identifié à la construction du monopole étatique des moyens de
coercition. En temps normal, ce monopole libère les sociétés de la violence,
mais en temps de crise, il crée les prémisses de l’éruption d’une violence
d’État bien plus mortifère que les conflits des sociétés archaïques. Les
machines étatiques qui permettent le bon fonctionnement d’une société
fondée sur la régulation rationnelle et légale des conflits se révèlent souvent
parfaitement compatibles avec la violence extrême qui efface les acquis du
processus de civilisation. Pour étudier les violences étatiques, il faut en
déconstruire les mécanismes et donc s’interroger sur leur rationalité
instrumentale intrinsèque (technique, administrative, productive et
politique). C’est dans ce sens que Zygmunt Bauman propose de considérer
l’organisation de l’Holocauste comme « un manuel de gestion scientifique
(a textbook of scientific management)56 ». À ses yeux, les chambres à gaz
constituent « un test exceptionnel mais significatif et fiable des possibilités
cachées de la société moderne57 ». Au lieu de voir dans le pouvoir souverain
un archaïsme et de lui opposer le biopouvoir de la gouvernementalité
moderne, il faudrait plutôt prendre acte de leur coexistence, tout en
analysant les transformations de la souveraineté. Cela implique de voir dans
l’État souverain non seulement un appareil juridique et politique ou un
dispositif disciplinaire, mais aussi une machine de destruction de masse
soumise à des impératifs éminemment politiques.
Il est fort improbable qu’Agamben soit intéressé par un débat avec les
historiens des camps nazis (dans une interview, il souligne ne pas en être un
en précisant qu’il travaille avec des paradigmes, sans s’intéresser aux faits
et aux événements, afin de « comprendre une structure historique »58). Il y a
trente ans, Foucault, dont l’œuvre était bien plus lue par les historiens, a fait
une tentative qui s’est soldée par un affrontement et le constat d’un dialogue
de sourds59. Bien évidemment, cela ne justifie pas l’indifférence réciproque.
Les uns auraient intérêt à s’interroger sur les présupposés épistémologiques
et sur l’historicité même des outils conceptuels – souvent assumés de
manière inconsciente – avec lesquels ils travaillent ; les autres auraient
intérêt à ne pas considérer l’histoire comme un simple réservoir de faits
dans lequel puiser librement des arguments utiles pour construire leurs
théories. Les uns se soustrairaient ainsi au reproche, souvent fondé, de
s’enfermer dans les archives sans « penser » ; les autres éviteraient les
pièges métaphysiques dans lesquels ils tombent fréquemment. Pour être
fructueux, leur débat devrait cependant partir du constat que leurs
catégories ne sont pas mécaniquement transposables d’une discipline à
l’autre et que leurs « pratiques discursives » demeurent distinctes.

Notes du chapitre 6
1. Paul VEYNE, Foucault. Sa pensée, sa personne, Albin Michel, Paris, 2008, p. 10.
2. Michel FOUCAULT, Il faut défendre la société. Cours au Collège de France 1975-1976, Hautes
Études/Gallimard/Seuil, Paris, 1997, p. 61-62.
3. Allan MEGILL, « The reception of Foucault by historians », Journal of the History of Ideas,
1987, no 1, p. 133.
4. Sur l’histoire du concept de biopouvoir, cf. Antonella CUTRO, (dir.), Biopolitica. Storia e
attualità di un concetto, Ombre corte, Vérone, 2005.
5. Michel FOUCAULT, Les Mots et les Choses, Gallimard, Paris, 1966.
6. Mark MAZOWER, « Foucault, Agamben. Theory and the nazis », Boundary 2, 2008, no 1, p. 25.
7. Parmi les nombreux travaux de cette nouvelle historiographie qui reconnaissent leur dette à
l’égard de Foucault, voir Elsa DORLIN, La Matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la
nation française, La Découverte, Paris, 2006 ; Gérard NOIRIEL (dir.), L’Identification. Genèse d’un
travail d’État, Belin, Paris, 2007 ; et Vincent DENIS, Une histoire de l’identité. France 1715-1815,
Champ Vallon, Seyssel, 2008.
8. Cf. Gérard NOIRIEL, Immigration, antisémitisme et racisme en France (XIXe-XXe siècle), Fayard,
Paris, 2007, p. 199.
9. Cf. Marcel DETIENNE, Où est le mystère de l’identité nationale ?, Panama, Paris, 2008, p. 43-
44.
10. Michel FOUCAULT, Il faut défendre la société, op. cit., p. 174-175. Voir aussi Gérard NOIRIEL,
Immigration, antisémitisme et racisme en France, p. 57.
11. Cf. Edward Ross DICKINSON, « Biopolitics, fascism, democracy. Some reflections on our
discourse about “Modernity” », Central European History, 2004, no 1, p. 1-48. Selon Detlev Peukert,
auteur d’un essai largement inspiré par Weber, Elias et Foucault, le nazisme ne fut pas une réaction
antimoderne, mais bien plutôt une « pathologie de la modernité » visant à remodeler la
« communauté du peuple (Volksgemeinschaft) » (Detlev PEUKERT, Volksgenossen und
Gemeinschaftsfremde, Bund Verlag, Cologne, 1982). Pour l’historien du fascisme Roger Griffin, la
« révolution nazie » fut de « nature biopolitique » car elle se voulait « fondée » sur et visait à
« façonner les forces vitales elles-mêmes » (Roger GRIFFIN, Modernism and Fascism. The Sense of a
Beginning under Mussolini and Hitler, Palgrave, New York, 2007, p. 317).
12. Voir par exemple Claudia KOONZ, Les Mères-Patrie du Troisième Reich, Lieu Commun, Paris,
1989 ; Klaus-Dietmar HENKE (dir.), Tödliche Medizin im Nationalsozialismus. Von der
Rassenhygiene zum Massenmord, Böhlau, Cologne, 2008, qui résume les résultats d’une trentaine
d’années de recherche à l’échelle internationale ; Victoria DE GRAZIA, How Fascism Ruled Italy
(1922-1945), University of California Press, Berkeley, 1992.
13. Michel FOUCAULT, Il faut défendre la société, op. cit., p. 76-77.
14. Jürgen OSTERHAMMEL, Die Verwandlung der Welt. Eine Geschichte des 19. Jahrhundert,
C. H. Beck, Munich, 2009, p. 196. Pour une analyse du colonialisme au prisme de Foucault, cf.
David SIMO, « Colonization and modernization. A case study of german colonization of Cameroon »,
in Eric AMES, Marcia KLOTZ et Lora WILDENTHAL (dir.), Germany’s Colonial Pasts, Nebraska
University Press, Lincoln, 2005, p. 97-112.
15. Sans Foucault, les recherches de Robert Proctor sur la médecine nazie et celles de Paul
Weindling sur l’hygiène raciale auraient été difficilement concevables, même si le nom du
philosophe français ne figure jamais dans leur index. Cf. Robert PROCTOR, Racial Hygiene. Medecine
under the Nazis, Harvard University Press, New York, 1988 ; Robert PROCTOR, La Guerre des nazis
contre le cancer, Les Belles Lettres, Paris, 2001 ; Paul WEINDLING, L’Hygiène de la race. Hygiène
raciale et eugénisme médical en Allemagne 1870-1932, La Découverte, Paris, 1998.
16. Cf. Thomas LEMKE, « The birth of bio-politics. Michel Foucault’s lecture at the Collège de
France on neo-liberal governmentality », Economy and Society, 2001, no 2, p. 190-207.
17. Michel FOUCAULT, Histoire de la sexualité. I. La volonté de savoir, Gallimard, Paris, 1976,
p. 182.
18. Ibid., p. 188.
19. Cf. Michel FOUCAULT, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France, 1978-1979,
Gallimard-Seuil-EHESS, Paris, 2004, p. 286-290.
20. Michel FOUCAULT, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Gallimard, Paris, 1975.
21. Cf. M. FOUCAULT, « La gouvernementalité » (1978), Dits et écrits, III, Gallimard, Paris, 1994,
p. 635-657. Sur le concept de gouvernementalité, voir aussi Sandro CHIGNOLA, « L’impossibile del
sovrano. Governamentalità e liberalismo in Michel Foucault », in Sandro CHIGNOLA (dir.),
Governare la vita. Un seminario sui Corsi di Michel Foucault al Collège de France (1977-1979),
Ombre corte, Vérone, 2006, p. 37-70, et Pierre LASCOUMES, « La gouvernementalité : de la critique
de l’État aux technologies du pouvoir », Le Portique, 2004, no 13-14, p. 2-14.
22. Michael HARDT et Antonio NEGRI, Empire, Exils, Paris, 2000, p. 48.
23. Ibid., p. 49.
24. Michel FOUCAULT, « Crimes et châtiments en URSS et ailleurs » (1976), Dits et écrits, III, op.
cit., p. 64.
25. Michel FOUCAULT, Histoire de la sexualité. I. La volonté de savoir, op. cit., p. 180.
26. Michel FOUCAULT, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 115.
27. Michel FOUCAULT, Il faut défendre la société, op. cit., p. 232.
28. Michel FOUCAULT, « Le sujet et le pouvoir » (1982), Dits et écrits, IV, op. cit., p. 230.
29. Michel FOUCAULT, « Sexualité et pouvoir » (1978), Dits et écrits, III, op. cit., p. 561. Il y a sans
doute, dans cette définition du « pouvoir pastoral », une sous-estimation de sa violence cynégétique
dont les humains pouvaient devenir la cible (cf. Grégoire CHAMAYOU, Les Chasses à l’homme, La
Fabrique, Paris, 2010, p. 30-31).
30. Götz ALY, Hitlers Volksstaat. Raub, Rassenkrieg und nationaler Sozialismus, Fischer,
Francfort/Main, 2005, p. 345.
31. Ibid., p. 326-327.
32. Selon l’historien britannique Adam Tooze, les biens pillés dans les pays occupés furent certes
considérables, mais les trois quarts des ressources dépensées pour la guerre venaient de l’économie
allemande (Adam TOOZE, The Wages of Destruction. The Making and Breaking of the Nazi Economy,
Viking Press, New York, 2007).
33. Götz ALY, Hitlers Volksstaat, op. cit., p. 205.
34. Ian KERSHAW, Hitler. Essai sur le charisme en politique, Gallimard, Paris, 1995.
35. Giorgio AGAMBEN, Homo sacer. Il potere sovrano e la nuda vita, Einaudi, Turin, 1995, p. 131
[Homo sacer, Seuil, Paris, 1997].
36. Ibid., p. 7-11.
37. Ibid., p. 202.
38. Giorgio AGAMBEN, Le Règne et la Gloire, Seuil, Paris, 2008.
39. Carl SCHMITT, Théologie politique, Gallimard, Paris, 1988, où Ausnahmezustand est traduit par
« situation exceptionnelle », p. 15. Sur la reformulation du concept de biopouvoir par Agamben, cf.
Thomas LEMKE, « A zone of indistinction. A critique of Giorgio Agamben’s concept of biopolitics »,
Outlines, 2005, 1, p. 3-13.
40. Giorgio AGAMBEN, Homo sacer, op. cit., p. 165.
41. Ibid., p. 142-143.
42. Giorgio AGAMBEN, Quel che resta di Auschwitz. L’archivio e il testimone, Bollati Boringhieri,
Turin, 1998, p. 80 [Ce qui reste d’Auschwitz, Payot-Rivages, Paris, 1999].
43. Giorgio AGAMBEN, Stato di eccezione, Bollati Boringhieri, Torino, 2003 [État d’exception,
Seuil, Paris, 2003].
44. Giorgio AGAMBEN, Homo sacer, op. cit., p. 79-82.
45. Ibid., p. 197.
46. Ibid., p. 195.
47. Ibid., p. 188.
48. Cf. Jean-Claude MONOD, Penser l’ennemi, affronter l’exception. Réflexions critiques sur
l’actualité de Carl Schmitt, La Découverte, Paris, 2007, p. 103-107, et Georges DIDI-HUBERMAN,
Survivance des lucioles, Éditions de Minuit, Paris, 2009, p. 87. Cette vision de l’état d’exception
comme « un fond indifférent qui neutralise et décolore tous les horizons » a été critiquée aussi par
Toni NEGRI, « Il frutto maturo della redenzione », Il Manifesto, 26 juillet 2003.
49. Ibid., p. 185.
50. Ibid., p. 177. Le ch. 2 de Giorgio AGAMBEN, Quel che resta di Auschwitz, op. cit., p. 37-80, est
consacré à l’analyse du « musulman ». Pour une critique de sa thèse, cf. surtout Philippe MESNARD et
Claudine KAHAN, Giorgio Agamben à l’épreuve d’Auschwitz, Kimé, Paris, 2001.
51. Jean AMÉRY, Par-delà le crime et le châtiment, Actes Sud, Arles, 1995, p. 32.
52. Cf. Arno J. MAYER, La « Solution finale » dans l’histoire, La Découverte, Paris, 1990, p. 395-
396 ; Raul HILBERG, La Destruction des juifs d’Europe, Fayard, Paris, 1988, p. 795 ; Saul
FRIEDLÄNDER, Nazi Germany and the Jews. II. The Years of Extermination 1939-1945, Harper
Collins, New York, 2007, p. 496-497.
53. Giorgio AGAMBEN, Quel che resta di Auschwitz, op. cit., p. 79.
54. Mark MAZOWER, « Foucault, Agamben. Theory and the nazis », op. cit., p. 31.
55. Ibid., p. 34.
56. Zygmunt BAUMAN, Modernité et Holocauste, Complexe, Paris, 2008, p. 237.
57. Ibid., p. 40.
58. Cité in Eva GEULEN, Giorgio Agamben. Zur Einführung, Junius, Hambourg, 2005, p. 27-28.
59. Michel FOUCAULT, « Table ronde du 20 mai 1978 », Dits et écrits, IV, op. cit., p. 20-35. Voir la
reconstitution de ce débat in François DOSSE, Histoire du structuralisme, II. Le chant du cygne, 1967
à nos jours, La Découverte, Paris, 1992, p. 296-301.
7
Exil et violence
Une herméneutique de la distance

Les migrations, les diasporas et les exils ont laissé des traces profondes
sur la culture du XXe siècle. Souvent inextricablement enchevêtrées, ces
expériences du déplacement ont été des sources extraordinaires de
production intellectuelle. Elles ont tissé des liens entre les langues et les
littératures, en les décloisonnant, en les hybridant, en leur donnant des traits
cosmopolites et supranationaux. Une histoire de la pensée critique ne peut
ignorer l’apport des intellectuels exilés – au sens le plus vaste du terme, non
exclusivement réduit aux bannissements politiques – qui en ont été l’un des
principaux foyers. Sismographes sensibles, en vertu de leur instabilité et
précarité d’outsiders, des contradictions et des conflits qui traversent la
planète, ils ont été les premiers analystes, probablement aussi les plus aigus,
des violences de l’« âge des extrêmes ». Si leur statut de membres d’une
minorité stigmatisée, faite d’exclus et de persécutés, les exposait davantage
que les « autochtones » aux changements du climat politique, en les
transformant en cibles privilégiées de la xénophobie et de la répression
politique, leur condition d’étrangers, d’apatrides ou de déracinés constituait
un observatoire privilégié des cataclysmes qui affectaient le monde (et leur
propre existence).

Distance et critique
Dans un ouvrage érudit et subtil, Carlo Ginzburg a analysé les
implications multiples de la distance. D’ordre éthique et épistémologique à
la fois, elles peuvent bâtir une véritable herméneutique, car la distance fait
apparaître la réalité sous un autre jour, modifie les perspectives, accentue ou
neutralise tant l’empathie que le regard critique des observateurs. Si ces
derniers sont des exilés contraints de mettre à distance et de contempler de
loin le monde dont ils sont issus, l’effet d’estrangement (straniamento) qui
en découle peut se révéler fructueux1. La réalité qu’ils croyaient connaître
dans les moindres détails prend des traits inédits ; leur réaction
émotionnelle aux événements se révèle moins écrasante, ou tout au moins
ne devient pas un obstacle à l’éloignement critique ; l’objet de leur analyse,
enfin, n’est pas isolé, mais comparé et inscrit dans un horizon plus vaste.
Cette mutation du regard engendrée par la distance affecte aussi l’écriture
de l’histoire. Entre l’obstination de Lucien Febvre – frôlant l’aveuglement –
à poursuivre la publication des Annales dans les conditions posées par
l’occupant allemand, au prix de l’effacement du nom juif de Marc Bloch
parmi les directeurs de la revue, et l’engagement antifasciste d’un Arthur
Rosenberg exilé aux États-Unis, le clivage est frappant. Non seulement sur
le plan politique, car il touche désormais la conception même de l’histoire.
Pour le premier, la priorité consiste à poursuivre la vie de sa revue, dont la
disparition serait à ses yeux « une nouvelle mort pour [son] pays », en se
pliant aux contraintes de l’antisémitisme d’État. Continuer le travail, écrit-
il, est un acte patriotique, la seule manière de servir sa patrie2. Pour son
collègue allemand, l’exil transforme radicalement le statut du chercheur.
Dans un essai intitulé « La tâche de l’historien dans l’émigration » (1938),
il ne se limite pas à défendre l’engagement antinazi des exilés (parmi
lesquels les historiens ne sont pas nombreux), car il constate que l’exil a
modifié sa conception même de l’histoire. D’une part, il prend conscience
du « manque d’esprit critique » qui a caractérisé l’historiographie
allemande, complètement dominée par un fétichisme factuel navrant et
orientée dans un sens conservateur et nationaliste depuis la naissance du
Reich wilhelmien3 ; de l’autre, il reconnaît l’impossibilité de dissocier
l’interprétation du passé d’un combat qui s’inscrit dans le présent. Du coup,
cette nouvelle posture brise les barrières de la tour d’ivoire dans laquelle
s’était enfermée depuis toujours l’historiographie allemande, en l’obligeant
à nouer, sur un pied d’égalité, des relations avec d’autres disciplines, voire
d’autres professions. Partant du constat qu’« il n’y a pas d’historien sans
principe et sans vision du monde », il remet en cause le « mythe » de la
neutralité de la science pour conclure que son interprétation du passé doit
être mise en rapport avec sa condition sociale et ses valeurs, car elles ont
des implications profondes sur sa manière de traiter les sources et
d’organiser la matière de son investigation. Il en découle un acte d’humilité
qui fait descendre l’historien de son piédestal : « Le professeur universitaire
destitué n’occupe pas, aujourd’hui, une meilleure position que celle du
journaliste licencié. Le droit d’écrire l’histoire appartient à tous ceux qui
disposent des connaissances requises et de l’esprit critique nécessaire pour
le faire4. » On jugera leur travail selon sa valeur, non pas en fonction du
statut social ou de l’appartenance institutionnelle de son auteur. Le
« savant » (Gelehrte) se voit ravalé au rang d’intellectuel, l’homme de
lettres (Literat) que la corporation académique allemande avait toujours
profondément méprisé.
Si l’exil est souvent indissociable d’une option politique, la perspective
épistémologique qu’il rend possible ne s’y réduit pas. L’historien Ernst
Kantorowicz avait été un fervent patriote pendant la Grande Guerre ; en
1919, il s’était engagé dans les Freikorps pour réprimer la république des
conseils en Bavière, puis était devenu membre du cercle de Stefan George.
Il prônait un nationalisme mystique qui avait inspiré sa biographie de
Frédéric II de Hohenstaufen, en 1927, et qui l’avait poussé à saluer l’arrivée
au pouvoir de Hitler, en 1933, en qui il voyait le redresseur de l’Allemagne,
tout en déplorant son antisémitisme, à ses yeux incompréhensible et
injustifié. Contraint à l’exil à cause de sa judéité, en 1938, il a amorcé une
remise en cause critique de ses engagements antérieurs, ainsi que de sa
manière de penser l’histoire médiévale. Le premier signe de cette mutation
méthodologique, intellectuelle et politique à la fois, sera un essai, élaboré
au lendemain de la guerre et publié en 1950, visant à retracer l’histoire (et à
déconstruire) le mythe de la mort pour la patrie5. Peu après, il refusera de
signer une déclaration de foi anticommuniste que, dans le climat de chasse
aux sorcières instauré par le maccarthysme, l’université de Californie lui
avait imposée. Il achèvera sa carrière à l’Institut for Advanced Studies de
Princeton, en publiant son chef-d’œuvre Les Deux Corps du roi (1961), une
étude sur les représentations du monarque dans la société médiévale
désormais dépourvue des accents nationalistes et apologétiques qui
caractérisaient sa biographie de Frédéric II. Dans un brillant essai où il met
en parallèle le parcours de Kantorowicz avec celui de son collègue français
Marc Bloch, Saul Friedländer a montré que, resté en France et mort en
héros de la Résistance, l’auteur des Rois thaumaturges et de L’Étrange
Défaite n’a jamais réussi à remettre en cause son patriotisme. En 1941, il
allait même jusqu’à recommander la mise en place de la discrimination,
prônée par l’UGIF, entre les juifs français et les juifs étrangers, dont la
cause, écrivait-il, « n’est pas exactement la nôtre6 ».
L’itinéraire intellectuel d’Arnaldo Momigliano présente plusieurs
affinités avec celui de Kantorowicz. Issu d’une famille piémontaise
favorable depuis toujours au régime de Mussolini, le jeune Momigliano a
pris la carte du Parti fasciste en 1932. Quatre ans plus tard, nommé
professeur d’histoire ancienne à l’université de Turin, il écrivait pour
l’Enciclopedia italiana un long essai sur l’Empire romain qu’il interprétait
comme une préfiguration de l’empire fasciste7. Expulsé de l’université à
cause des lois antisémites de 1938, il s’est exilé en Angleterre. Deux ans
plus tard, il tenait à Cambridge des cours sur l’Antiquité romaine dans
lesquels l’accent s’était déplacé de l’empire à la liberté. Au centre de sa
réflexion se trouvait maintenant, dans le sillage de Benjamin Constant, le
conflit entre la liberté des Anciens et celle des Modernes, revisité à la
lumière de l’histoire romaine. Dans ce cadre, l’empire n’était plus l’ancêtre
glorieux des conquêtes fascistes, mais le point de départ d’une « paix
romaine autoritaire et tyrannique8 ». À Oxford, où il s’était alors installé,
Momigliano lisait à la fin de 1939 The Roman Revolution de Ronald Syme.
Il ne pouvait pas s’empêcher, comme il l’écrira plus tard dans sa préface à
la traduction italienne, de mettre en rapport la chute de la république et la
transformation de Rome en empire, sous Auguste, avec l’avènement, au
XXe siècle, des dictatures totalitaires de Mussolini et Hitler. Dès 1940, dans
une critique pour le Journal of Roman Studies, il soulignait la dimension
politique que, dans le contexte de la guerre, prenait inévitablement cet
ouvrage. Ce livre saisissait le lecteur car « il établissait une relation
immédiate entre l’ancienne marche sur Rome et la nouvelle, entre la
conquête du pouvoir par Auguste et le coup d’État de Mussolini, et peut-
être aussi celui de Hitler9 ». En 1943, Momigliano animait sur les ondes de
Radio Londres des émissions en langue italienne dans lesquelles il
dénonçait l’idéologie völkisch et la politique impériale du nazisme et de ses
alliés fascistes10.
Dans l’exil, les frontières entre le savant et le militant deviennent
poreuses, instables. L’historiographie italienne, allemande ou espagnole en
exil se construit comme une contribution consciente au combat antifasciste.
Ses résultats sont souvent considérables. The Fascist Dictatorship in Italy
(1927) de Gaetano Salvemini ou La Naissance du fascisme (1938)
d’Angelo Tasca, parus respectivement à Londres et Paris, se chargent de
contrer la propagande du régime de Mussolini en rétablissant la vérité des
faits face à ses mensonges, et fournissent une première interprétation
d’ensemble d’un phénomène encore mal connu11. Ces ouvrages analysent
l’avènement du fascisme à la lumière de la crise de l’État libéral au
lendemain de la Grande Guerre, mais ils en recherchent les origines dans
une perspective plus large, en les inscrivant dans les contradictions du
processus de formation de l’État national. Reste que, pour Tasca, écrire une
histoire du fascisme était une manière de le combattre et constituait à ses
yeux « un devoir politique ».
Qualifiant le nazisme de Béhémoth, « un non-État, un chaos, un règne du
non-droit et de l’anarchie12 », Franz Neumann renversait les clichés de la
propagande hitlérienne qui présentaient son régime comme un système
monolithique, où la communauté nationale (völkisch) était soudée derrière
son chef charismatique. Il voulait sans doute s’attaquer aussi à Carl Schmitt,
dont il avait été l’élève, qui avait défini l’État national-socialiste comme un
Léviathan, au sens hobbesien du terme : un pouvoir absolu opposé au chaos
de la démocratie de Weimar. Le régime hitlérien unissait deux éléments
hérités du passé allemand depuis la réalisation de l’unité nationale : un
nationalisme de type raciste (de Houston Stewart Chamberlain jusqu’au
racisme biologique de Hitler et Himmler) et un expansionnisme impérialiste
aux fortes tonalités darwinistes sociales, qui plongeait ses racines dans le
pangermanisme d’avant 1914.
L’exil antifranquiste, en revanche, a été profondément affecté par une
coupure de presque quarante ans avec son pays natal, avec comme
conséquence de ne plus appréhender les transformations de la société
espagnole sous la dictature. Son historiographie s’est souvent repliée sur
une célébration de la guerre civile comme combat épique et dans une
idéalisation de la République, qui, défendue comme une posture morale,
faisait parfois obstacle à une reconstitution plus approfondie et à une
interprétation critique du passé13.
Si la distance modifie les regards, elle ne produit pas forcément des idées
nouvelles. L’herméneutique de la distance a ses limites ; ce n’est qu’une
possibilité créée par les conditions du déplacement. L’année 1939 a vu la
parution d’un des grands classiques de la sociologie du XXe siècle : c’est à
Bâle, en Suisse, que le jeune Norbert Elias, alors exilé en Grande-Bretagne,
a publié Le Processus de civilisation (Über den Prozess der Zivilisation). Le
concept de civilisation qu’il y élabore est très marqué par l’influence de
Max Weber et de Sigmund Freud. Le monopole étatique de la violence et
l’autocontrôle des pulsions unis à la rationalité moderne, explique-t-il au fil
des pages, conduisent à une société pacifiée, « civilisée »14. La civilisation
dont parle Elias n’est pas la Zivilisation opposée à la Kultur, une civilisation
mécanique, froide, calculatrice et inhumaine dont Thomas Mann s’était fait
le pourfendeur à la fin de la Grande Guerre dans ses Considérations d’un
apolitique. Il s’agit plutôt d’une fusion de culture et de modernité. Son livre
– passé à l’époque inaperçu – constitue en effet l’apogée, au sein des
sciences sociales, d’une conception du Progrès que les Lumières avaient
forgée au XVIIIe siècle dans leur élan d’optimisme anthropologique et que la
culture occidentale avait ensuite adoptée, au siècle suivant, comme une
sorte de « loi » régissant le mouvement de l’histoire. Dans un passage
étonnant de ce livre, Elias compare les mœurs pacifiques des peuples
européens civilisés à l’« agressivité » (Kampflust) et à la « fureur »
guerrière du « combattant abyssinien ». Mesurée à cette sauvagerie,
« impuissante devant l’appareil technique d’une armée civilisée »,
s’empresse-t-il de préciser, « l’agressivité des nations les plus belliqueuses
du monde civilisé semble modérée ». Dans ce monde, conclut-il, « la force
brutale et déchaînée » ne survit que sous une forme « pathologique »15. Ce
passage surprenant – publié à trois ans de distance d’une guerre menée en
Éthiopie par l’armée italienne à l’aide d’armes chimiques, avec des soldats
« civilisés » exhibant comme des trophées de guerre les têtes coupées des
chefs des tribus « sauvages » – ne témoigne pas seulement de
l’aveuglement (et de la naïveté) d’Elias. Il révèle les limites et les
contradictions d’une culture héritée du XIXe siècle que beaucoup
d’intellectuels portent avec eux en exil comme leur bagage le plus précieux.
De Gaetano Salvemini à Benedetto Croce, de Friedrich Meinecke à Thomas
Mann, de Georg Lukács à Karl Löwith, en dépit d’approches très variées, la
plupart des grandes figures de la culture européenne de l’époque conçoivent
la lutte contre le fascisme comme une défense de la civilisation et sa chute
comme une renaissance des Lumières16. Rares furent ceux qui, au lieu de
voir dans le nazisme une rechute de la civilisation dans la barbarie,
réussirent à l’interpréter comme un produit de la civilisation moderne.

Exil et violence
Une histoire intellectuelle du monde moderne ne pourrait pas échapper
au constat d’un paradoxe frappant : certains événements que nous
considérons aujourd’hui comme emblématiques de la violence du XXe siècle
ont souvent été accueillis avec indifférence, ou été ignorés, voire banalisés
par leurs contemporains. C’est la qualité de cette violence qui a été saisie
avec retard, parfois à plusieurs décennies de distance des événements qui
l’ont condensée, non seulement par ceux qui l’ont subie mais aussi par ceux
qui l’ont combattue avec courage et détermination. Et c’est avec beaucoup
de retard que la pensée critique a enregistré ces césures historiques. On
pourrait illustrer ce constat à l’aide de nombreux exemples. Il suffit de
penser à trois événements désormais érigés en icônes du XXe siècle : le
Goulag, Auschwitz et Hiroshima.
C’est un lieu commun, objet depuis longtemps de spéculations et de
débats, que de reconnaître la prise de conscience tardive, au sein du monde
occidental, de la réalité des camps soviétiques, dont les premiers
témoignages d’Ante Ciliga, de Victor Serge ou de Gustav Herling ont été
reçus dans l’indifférence. Si l’anticommunisme est né avec la révolution
russe de 1917, la perception du stalinisme comme système de domination
criminel et fondé sur la violence à une échelle de masse a été bien plus
tardive. Pour l’opinion occidentale, on pourrait la dater, peu ou prou, du
début des années 1970, lors de la publication de L’Archipel du Goulag de
Soljenitsyne17. Certes, l’univers concentrationnaire soviétique était connu et
avait déjà été maintes fois dénoncé depuis les années 1930, mais ce livre a
créé un petit tremblement de terre. Aucune des nombreuses dénonciations
antérieures de l’univers concentrationnaire soviétique n’avait eu un impact
comparable18. Pendant des décennies, aux yeux du monde, les millions de
zeks déportés en Sibérie sont demeurés inconnus, inexistants. Au cours des
années 1930, la presse occidentale, que l’on ne peut certes pas soupçonner
de sympathie à l’égard du régime soviétique, commentait la collectivisation
des campagnes soviétiques sans mentionner les millions de morts qui
l’avaient accompagnée. Jusqu’à l’éclatement de la guerre froide, les camps
soviétiques furent presque complètement ignorés ou refoulés. En France,
lors d’un procès intenté par Les Lettres nouvelles à David Rousset en 1950,
les camps soviétiques sont apparus à une large partie de l’opinion comme
un mythe de la propagande anticommuniste. Un phénomène analogue se
produira, lors de la Révolution culturelle, pour les camps chinois. Certains
rédacteurs des actuels « livres noirs du communisme » défilaient à l’époque
dans les rues de Paris en arborant les portraits de Mao et Staline.
En 1945, Auschwitz n’était pas une icône du mal du XXe siècle. Les
camps de concentration étaient symbolisés par Buchenwald, une des
capitales de la déportation politique, et la différence qui les séparait des
camps d’extermination réservés aux juifs et aux Tziganes était
incompréhensible pour la quasi-totalité des observateurs. À Nuremberg,
l’Holocauste a été classé parmi les crimes de guerre. En France, patrie de
l’égalité républicaine, les victimes du génocide des juifs étaient considérées
comme les martyrs d’une cause nationale, « morts pour la patrie ». Jean-
Paul Sartre, un des rares auteurs à consacrer un essai à la « question juive »
en 1946, analysait l’antisémitisme comme si le génocide n’avait pas eu lieu,
comme si les chambres à gaz ne modifiaient pas radicalement sa perception
du préjugé antijuif19. Et c’est aussi un lieu commun de rappeler que,
pendant au moins trente ans, les manuels d’histoire se limitaient à traiter le
génocide des juifs en quelques lignes en marge des chapitres sur la Seconde
Guerre mondiale. Le nazisme apparaissait comme une parenthèse, comme
une maladie qui avait failli emporter l’Europe et dont cette dernière devait
maintenant soigner les blessures. C’est précisément cette image – le
fascisme comme maladie morale de l’Europe – qui émerge des écrits de
figures aussi différentes que l’écrivain Thomas Mann et les philosophes
Karl Jaspers ou Benedetto Croce20. D’autres penseurs inscrivaient le
nazisme dans un parcours plus vaste et profond de destruction des
Lumières. Le diagnostic du vieil Ernst Cassirer dans Le Mythe de l’État
(1945) coïncide sur ce point avec celui du marxiste Georg Lukács, qui
publiait quelques années plus tard La Destruction de la raison (1953) : pour
les deux, le nazisme fut l’aboutissement paroxystique d’une longue vague
d’irrationalisme née au début du XIXe siècle en réaction à la Révolution
française21. Pour tous, il était le produit d’un processus global de régression
historique : une rechute de la civilisation dans une barbarie ancestrale.
Hiroshima est sans doute le cas le plus emblématique de cet écart entre
l’événement et la perception de sa qualité, de sa gravité, puisque le
refoulement dont il a fait l’objet se perpétue encore aujourd’hui. En Europe,
Le Monde avait salué le champignon atomique comme une « révolution
scientifique ». Aux États-Unis, la bombe atomique sera pendant longtemps
célébrée comme l’événement heureux qui avait mis fin à la guerre et
comme une source de fierté nationale. Un film fort instructif réalisé il y a
une trentaine d’années, Atomic Café, nous montre les images des défilés de
mode, pendant les années 1950, à l’apogée de la guerre froide, avec la
silhouette du champignon atomique à l’arrière-plan. En 1995, le ministère
des Télécommunications des États-Unis a publié un timbre-poste qui, au
lieu de commémorer les victimes, présentait la destruction d’Hiroshima et
de Nagasaki comme la promesse d’une ère de paix (ce timbre-poste a
finalement été retiré à la suite des protestations du gouvernement japonais).
L’atmosphère de l’après-guerre a été rappelée par l’antifasciste italien
Vittorio Foa qui, dans ses mémoires, souligne ce besoin de refoulement
collectif si profondément ressenti à l’époque. Voici son récit : « Vint l’année
1945. C’est un partage des eaux. La guerre s’est terminée et nous pouvons
contempler la dimension des ruines. Il s’agit de ruines matérielles, mais
aussi morales. […] La science de la gestion s’est imposée dans les camps
d’extermination et la science physique a marqué son triomphe à Hiroshima.
La plupart d’entre nous n’ont pas été capables, à l’époque, de voir le visage
négatif du développement prodigieux des connaissances qui a soutenu
l’effort de guerre et permis la victoire. L’opinion publique pensa seulement
que la bombe servait à mettre fin à la guerre ou, tout au plus, à un
avertissement américain vis-à-vis de l’URSS (c’était aussi mon opinion).
Revenaient les survivants, un sur cent, des camps d’extermination. Ils
racontaient et commençaient à écrire des choses inimaginables sur
l’inhumanité du pouvoir et sur l’organisation scientifique de la mort, mais
ces récits ne ternissaient pas la joie de vivre qui s’était finalement installée
dans la paix22. »
Rares ont été les personnalités qui, dans un monde myope et « distrait »,
ont saisi la nature du Goulag, d’Auschwitz ou d’Hiroshima, en en faisant
des objets d’analyse, de réflexion et de critique. Les esprits dotés de la
sensibilité et de la lucidité nécessaires pour voir la nouveauté représentée
par de tels événements et sonder la profondeur de la césure qu’ils ont
marquée dans l’histoire n’ont pas été nombreux. Les témoins ont rarement
été écoutés – que l’on pense à l’indifférence avec laquelle ont été accueillies
les premières éditions de Si c’est un homme de Primo Levi et d’Un monde à
part de Gustav Herling – et les survivants entourés d’un silence pudique.
Les Hibakusha, les irradiés d’Hiroshima et Nagasaki, sont restés pendant
longtemps isolés comme les porteurs d’une maladie honteuse. Ils ont tous
été perçus comme le témoignage vivant d’un passé dérangeant et funeste
qu’on avait envie d’oublier. Ceux qui ont reconnu ces césures de l’histoire
et en ont fait un objet de pensée ont été des exceptions, isolées et
marginales, à contre-courant du Zeitgeist dominant – ils ont parfois même
été traités publiquement (David Rousset et Margarete Buber-Neumann) de
menteurs.
Qui étaient ces exceptions ? Pour l’essentiel, ce furent des exilés. En
1933, Victor Serge écrivait une lettre à Marcel Martinet et Maurice et
Magdeleine Paz, ses amis français, pour annoncer son arrestation en URSS.
Elle n’a pas été publiée par Le Temps ou Le Figaro, mais par une petite
revue libertaire, à diffusion presque confidentielle, La Révolution
prolétarienne. Dans ce texte, Serge dénonçait le stalinisme comme « un État
totalitaire, castocratique, absolu, grisé de puissance, pour lequel l’homme
ne compte pas23 ». Grâce à la mobilisation des intellectuels français –
notamment des surréalistes –, il sera libéré en 1936. Arrivé en France, il a
poursuivi presque seul son combat pour la vérité, ignoré par une gauche qui
le voyait dans le meilleur des cas comme un hérétique, dans le pire comme
un traître, et par une culture conservatrice plus que méfiante face au
témoignage d’un révolutionnaire pour lequel le stalinisme ne constituait pas
la réalisation mais la perversion du communisme. Dans cette lettre – qu’il
présentera dans ses mémoires (1947) comme le premier texte dans lequel
l’État soviétique avait été qualifié de « totalitaire » –, il esquissait une
définition du socialisme comme antithèse radicale de la domination
totalitaire : « Défense de l’homme. Respect de l’homme. Il faut lui rendre
des droits, une sécurité, une valeur. Sans cela, pas de socialisme. Sans cela,
tout est faux, raté, vicié. L’homme, quel qu’il soit, fût-ce le dernier des
hommes. “Ennemi de classe”. Fils ou petit-fils de bourgeois, je m’en
moque, il ne faut jamais oublier qu’un être humain est un être humain. Ça
s’oublie tous les jours sous mes yeux, partout, c’est la chose la plus
révoltante, la plus antisocialiste qui soit24. »
À l’automne 1944, Hannah Arendt écrivait un article publié quelques
mois plus tard non pas dans le New York Times, mais dans la petite revue
judéo-américaine Jewish Frontier, dans lequel elle décrivait les camps
d’extermination nazis – des « massacres administratifs » créés au nom d’un
projet de biologie raciale – comme quelque chose qui dépassait largement
« non seulement l’imagination humaine, mais aussi les catégories de la
pensée et de l’action politique25 ». Deux années plus tard, dans un texte
intitulé « L’image de l’enfer », elle désignait les « usines de mort » (death
factories) comme « l’expérience fondamentale de notre époque »26.
À côté d’Arendt, il faudrait aussi mentionner les philosophes de l’école
de Francfort, Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, les auteurs de
Dialectique de la raison, un ouvrage écrit en 1944 et aujourd’hui reconnu
comme un classique de la philosophie du XXe siècle, mais resté semi-
clandestin pendant presque vingt ans. Il a été publié pour la première fois à
Amsterdam en 1947 par une petite maison d’édition d’émigrés allemands.
Dans ce livre, qui comporte un chapitre sur l’antisémitisme écrit en
collaboration avec Leo Löwenthal, ils faisaient d’Auschwitz la métaphore
de la violence engendrée par la civilisation moderne27. Bien entendu, cette
clairvoyance n’était pas normative. Certains exilés ont élaboré pendant la
guerre une interprétation du nazisme incapable d’en saisir la dimension
exterminatrice. Franz Neumann, le principal politologue de l’école de
Francfort, publiait Béhémoth (1942), un ouvrage devenu aujourd’hui un
classique de la théorie politique où la plus grande lucidité le disputait à une
étonnante myopie. D’un côté, il définissait le régime hitlérien comme une
forme de totalitarisme ; de l’autre, il excluait la possibilité d’une
extermination des juifs, en réaffirmant une vision traditionnelle de
l’antisémitisme nazi comme recherche d’un bouc émissaire dont le nazisme
ne pouvait pas se passer28.
Exilé en Californie, Günther Anders a certes été l’un des premiers
philosophes à placer Hiroshima au centre de sa pensée. Dès 1945, dans les
pages qu’il rassemblera ensuite dans L’Obsolescence de l’homme (1956), il
avait saisi la nouveauté absolue de la bombe atomique en tant que
symptôme d’une mutation anthropologique terrifiante : l’avènement d’une
suprématie de la technique sur les hommes, désormais détrônés de leur
statut de sujets historiques. Le rêve prométhéen d’une conquête du cosmos
et d’une domination de la nature par la technique s’est transformé dans la
« honte prométhéenne » (prometheische Scham) d’une inépuisable
puissance destructrice. Après Auschwitz, c’est-à-dire l’extermination
planifiée de certaines catégories d’êtres humains, Hiroshima semblait
annoncer l’avènement d’une ère nouvelle dans laquelle l’humanité dans son
ensemble était devenue techniquement « éliminable » (tötbar)29. La
philosophie heideggérienne de la technique était ici utilisée pour dresser un
diagnostic de l’époque diamétralement opposé à celui du philosophe de
Messkirch. À côté de Serge, Arendt, Adorno et Anders, il faut rappeler
d’autres intellectuels et écrivains émigrés comme Jean Améry, Paul Celan,
Manes Sperber, Arthur Koestler, Gaetano Salvemini ou Nicola
Chiaromonte, dont les écrits contiennent des intuitions ou des analyses tout
aussi puissantes.

L’exil comme observatoire


Un trait partagé par ces figures tient à leur statut d’exilés, d’intellectuels
marginaux, d’outsiders. Certes, les exilés n’ont pas été les seuls, en dehors
des victimes, à avoir déchiffré en temps réel les horreurs du siècle. Sur
Auschwitz et Hiroshima, par exemple, des pages lucides ont été écrites par
Albert Camus et Georges Bataille en France, par Dwight MacDonald aux
États-Unis, des intellectuels souvent bien enracinés dans leurs propres
contextes culturels. Mais il ne fait pas de doute que, face à ces horreurs, les
exilés ont agi comme un sismographe particulièrement sensible et précoce.
Ce fait n’est pas anecdotique, ni dû au hasard. Au contraire, on pourrait
sans doute formuler l’hypothèse d’une herméneutique de la distance, d’un
privilège épistémologique de l’exil : une sorte de compensation
intellectuelle, certes cher payée, des privations, de la perte et du
déracinement liés à la condition de l’exil. Autrement dit, l’exil serait à
l’origine d’un modèle cognitif qui consisterait à regarder l’histoire et à
interroger le présent du point de vue des vaincus et qui, par conséquent,
constituerait la prémisse d’une connaissance du réel autre que celle des
points de vue dominants, voire officiels30. L’existence de l’intellectuel en
exil porte les traces d’un déchirement, d’un trauma profond qui, très
rapidement, le prive de son contexte social et culturel, de sa langue, de ses
lecteurs, de son métier et de ses sources de subsistance (souvent même de la
possibilité d’être publié), d’un paysage familier où fixer un ordre de pensée.
Adorno a consacré à l’exil les pages les plus tourmentées de Minima
moralia, un ouvrage dont le sous-titre, « réflexions sur la vie mutilée »,
indique la tonalité triste et amère. Pour Adorno, l’exil est tout d’abord une
blessure, un déchirement, une séparation cruelle, un arrachement à son
Heimat, au sens le plus noble et profond du terme : le terrain fécond de
l’écrivain qui désormais ne peut même plus « habiter » sa propre langue31.
Des écrivains célèbres ont été obligés de publier leurs ouvrages dans des
maisons d’édition d’émigrés petites et pauvres, des universitaires reconnus
ont cherché désespérément une bourse d’études, des ex-directeurs de revues
importantes ont publié de façon irrégulière des feuilles diffusées à quelques
centaines d’exemplaires. L’exemple d’Adorno, Horkheimer, Anders ou
Arendt pendant les années d’exil indique que la profondeur de leur regard et
de leur réflexion sur la guerre et la violence était la face cachée de leur
invisibilité publique et de leur impuissance politique, pratiquement totale.
Leur clairvoyance avait un prix très élevé qui se traduisait par la
condamnation inexorable à ne pas être écoutés. Au moment où les
démocraties occidentales célébraient leur triomphe et où la culture
antifasciste, dans ses différentes composantes, annonçait la fin d’une
parenthèse ténébreuse et le retour à une nouvelle ère des Lumières, de paix
et de progrès, il n’y avait pas grand monde pour écouter ces Cassandre qui
déployaient leurs efforts pour désigner et interpréter une nouvelle, terrible
et irréversible rupture de l’histoire. Un continent occupé à panser ses
blessures et lancé dans la reconstruction ne voulait pas écouter ceux qui
rappelaient qu’une Europe sans juifs était une Europe mutilée, que l’URSS
de Staline était le tombeau des espérances émancipatrices qui avaient et qui
continuaient de mobiliser des millions d’êtres humains, que la bombe
atomique constituait une menace irréversible pour la survie de l’humanité
sur cette planète. Au moment où la culture occidentale semblait avoir
restauré une idée du progrès mise à mal par les cataclysmes de la nouvelle
guerre de Trente Ans, les exilés jouaient le rôle dérangeant et inconfortable
de trouble-fête, des « avertisseurs d’incendie » – selon la métaphore de
Walter Benjamin – qui ne croyaient pas au Progrès, qui considéraient les
violences de la guerre comme un produit de la civilisation et mettaient en
garde, en tirant l’alarme, contre ses dérives32.
Les exilés ne formaient pas un groupe homogène sur les plans culturel,
idéologique et politique. Souvent, ils ne se connaissaient même pas et
n’avaient pas conscience de leurs « affinités électives ». Ce qui les unissait,
c’était une condition partagée de réfugiés, une attention chargée
d’inquiétude pour le monde qu’ils avaient laissé derrière eux et un présent
vécu sous le signe de la privation et de la précarité. Leur condition d’exilés
correspondait parfaitement à certains modèles élaborés par la sociologie
européenne au tournant du siècle : l’« étranger » (Fremde) de Georg
Simmel, l’intelligentsia « sans attaches » (freischwebend) de Karl
Mannheim et l’intellectuel « extraterritorial » de Siegfried Kracauer33. Tout
d’abord l’« étranger » et l’« extraterritorial », c’est-à-dire l’« invité qui
reste » (der Gast der bleibt), le « vagabond » susceptible d’adopter une
perspective critique, en créant une tension fructueuse entre le point de vue
hérité de son pays d’origine et celui du pays d’accueil. Puis l’intelligentsia
« sans attaches », affranchie des contraintes de classes traditionnelles dans
l’élaboration de son point de vue.
De leur refuge précaire, les exilés étaient en mesure de réfléchir sur la
tragédie à laquelle ils avaient échappé : Arendt, Adorno et Horkheimer aux
camps d’extermination ; Serge au Goulag stalinien. En tant qu’étrangers, ils
n’acceptaient pas les stéréotypes dominants et pouvaient même reconnaître
une victime en ceux que le point de vue officiel indiquait comme l’ennemi :
Anders était profondément choqué par les stéréotypes racistes avec lesquels
la propagande américaine stigmatisait les Japonais, des stéréotypes qui lui
rappelaient l’image du juif véhiculée par l’antisémitisme nazi. Autrement
dit, les exilés se soustrayaient, dans une large mesure, aux contraintes
sociales, culturelles, politiques et même psychologiques du contexte dans
lequel ils vivaient. La fin de la guerre ne pouvait pas représenter, pour eux,
l’occasion d’exprimer leur orgueil patriotique, mais le moment dans lequel
ils prenaient conscience, douloureusement et définitivement, de ne plus
posséder de patrie. Le nazisme était vaincu, mais le judaïsme d’Europe
centrale et orientale avait pratiquement disparu, détruit à jamais. La guerre
était finie, mais les camps sibériens n’avaient pas cessé d’exister et restaient
peuplés par des centaines de milliers de déportés. La barbarie était vaincue,
mais ses vainqueurs avaient décidé de célébrer leur triomphe en perpétrant
un crime, la destruction atomique d’Hiroshima et de Nagasaki, qui semblait
vouloir réduire la distance morale qui les séparait de leurs ennemis, les
bourreaux de Nankin, Buchenwald et Maidanek. Les exilés ne pouvaient
pas lire ces événements avec les lunettes des vainqueurs et leur point de vue
était presque toujours anticonformiste, inclassable, souvent incompris. Ils
incarnaient les traits humanistes que, dans une lettre célèbre à Karl Jaspers,
Hannah Arendt attribuait au paria : la générosité d’âme, la sensibilité aux
injustices, la liberté d’esprit et l’absence de préjugés34. Apatrides, ils
échappaient aux stéréotypes nationaux et réagissaient aux événements les
plus sombres de leur époque, non pas comme des Russes, des Américains
ou des Allemands, ni non plus exclusivement comme des juifs persécutés,
mais comme des citoyens du monde (renversement dialectique de leur statut
réel d’apatrides et de leur « acosmisme » (Weltlosigkeit, Worldlessness)35.
C’était sans doute la raison qui les poussait à voir le Goulag, les camps
d’extermination nazis et la destruction atomique non seulement comme des
tragédies nationales, mais comme des blessures qui changeaient l’image de
l’homme. Il fallait les penser dans leur dimension universelle, comme des
événements qui nous obligeaient à reconsidérer notre vision de l’histoire.
Edward Saïd a défini l’exil comme une métaphore de l’intellectuel qui, en
portant un regard critique sur la réalité qui l’entoure, est obligé de jouer le
rôle de l’outsider, du contestataire, de l’hérétique, du démolisseur de
l’orthodoxie et des normes consolidées. Empruntant cette expression au
lexique musical, il a désigné ce regard critique comme une sorte de
contrappunto : « L’intellectuel en exil – écrit-il – est inévitablement
ironique, sceptique, joueur même – mais cynique, non36. »
Ce sont encore les exilés qui, à partir des années 1930, ont préservé le
marxisme comme pensée critique. Contre la pétrification scolastique et
dogmatique du marxisme-léninisme d’une part et, de l’autre, contre les
interprétations évolutionnistes le réduisant à une simple variante de
l’idéologie du Progrès, les exilés ont renouvelé le marxisme pour en faire
une théorie critique de la société et des appareils de domination politique.
Benjamin, Adorno, Horkheimer, Bloch, Korsch, Serge, Trotski, Deutscher
étaient des exilés. Et même Gramsci, incarcéré sous le fascisme, doit sans
doute à son isolement forcé la possibilité d’avoir élaboré une réflexion
nouvelle sur le pouvoir et les voies de la révolution en Occident. La prison a
été pour lui une sorte d’exil, un observatoire certes inconfortable mais
néanmoins à l’abri des influences et des contraintes extérieures, notamment
du stalinisme. Pendant la période de l’entre-deux-guerres, lorsque les
marxismes nationaux se transformaient progressivement en idéologies de
parti (communiste ou social-démocrate), le marxisme critique a été préservé
comme pensée des exilés, des hérétiques, des bannis, des Aussenseiter.
C’est surtout parmi les intellectuels antifascistes exilés aux États-Unis
que l’on trouve les critiques les plus féconds et novateurs du totalitarisme. Il
s’agit d’intellectuels judéo-allemands comme Franz Neumann, Herbert
Marcuse, Hans Kohn, Franz Borkenau, Ernst Fraenkel et surtout Hannah
Arendt ; de sociologues et théologiens chrétiens comme Paul Tillich, Eric
Voegelin, Waldemar Gurian et Luigi Sturzo ; ou encore d’antifascistes
italiens comme Nicola Chiaromonte. Encore une fois, il n’y a pas
d’homogénéité entre les définitions du totalitarisme proposées par un
marxiste comme Marcuse (une synthèse anti-humaniste du capitalisme
monopoliste et de l’existentialisme politique) ou par un catholique comme
Voegelin (une dérive extrême de la sécularisation). Mais ils attribuent tous
au concept de totalitarisme une connotation éthique qui fait défaut aux
théories libérales contemporaines, à partir de celle, canonique, de Carl
Friedrich et Zbigniew Brzezinski. Pour Hannah Arendt, le totalitarisme
n’était pas seulement un régime politique qui ne rentrait plus dans les
typologies classiques, mais une expérience destructrice du politique en tant
que lieu d’expression de la pluralité des êtres humains, sans laquelle il n’y
aurait plus ni liberté ni possibilité d’action. Dans son premier projet de
recherche sur les camps de concentration, daté de 1948, elle posait le
problème dans les termes suivants : « Dans quelle mesure les êtres humains
qui vivent sous la terreur totalitaire correspondent encore à la représentation
habituelle que nous nous faisons de l’homme37 ? »
Pendant la guerre froide, Hannah Arendt proposait une vision du
totalitarisme établissant un bilan critique de l’histoire de l’Occident, de
l’avènement de l’impérialisme à la naissance du racisme biologique, de la
formation de l’antisémitisme moderne – non plus religieux mais racial – à
la crise de l’État-nation. Cette crise lui apparaissait comme la cause de la
prolifération des apatrides, sans droits ni État, exclus de toute protection
juridique et, par conséquent, boucs émissaires désignés de tous les
cataclysmes sociaux et politiques. Cette conception s’opposait radicalement
à la tendance alors dominante qui ôtait à la notion de totalitarisme sa force
critique pour lui conférer un caractère essentiellement apologétique de
l’ordre occidental, visant exclusivement à légitimer la lutte contre le nouvel
ennemi totalitaire : l’URSS.
La culture de l’exil n’est certes pas restée imperméable à
l’anticommunisme de la guerre froide – il suffit de penser à des figures
comme Koestler ou Borkenau –, mais plusieurs de ses représentants,
notamment ceux qui avaient pris depuis longtemps leurs distances vis-à-vis
de l’orthodoxie communiste, n’ont pas transformé l’antitotalitarisme en une
croisade contre le « dieu qui a échoué ». Le scepticisme des exilés
s’exprimait à la fois à l’égard des ex-communistes soudainement convertis
en défenseurs du « monde libre », et de la culture antifasciste, non plus
plurielle, mais transformée en idéologie des compagnons de route du
communisme. Aux États-Unis, le concept de totalitarisme a été rapidement
intégré dans l’arsenal idéologique de la guerre froide. En RFA, il est devenu
la Weltanschauung de la Constitution, source d’un « anti-antifascisme » qui
a eu comme conséquence inévitable le refoulement, pendant au moins
vingt-cinq ans, de la mémoire des crimes du nazisme. Pour les communistes
européens, d’autre part, « totalitarisme » était devenu un mot presque
imprononçable, une arme de l’impérialisme.
Or l’antitotalitarisme des exilés a échappé, tout au moins dans certaines
de ses composantes essentielles, à ces oppositions manichéennes, et refusé
de plier sa réflexion aux chantages de l’idéologie. Contre la tendance
dominante qui consistait à réduire le totalitarisme à une forme
d’antilibéralisme et à le diaboliser comme ennemi du « monde libre »,
Arendt en retrouvait les origines au sein de la culture occidentale, en
rappelant sa dette à l’égard de l’impérialisme européen du XIXe siècle. Quant
à Marcuse, dans sa préface à Éros et Civilisation, il écrivait que « les camps
de concentration, les exterminations de masse, les guerres mondiales et les
bombes atomiques ne sont pas une “rechute dans la barbarie”, mais les
résultats effrénés des conquêtes modernes de la technique et de la
domination38 ». S’inspirant à la fois de la théorie du capitalisme de Marx,
du concept de rationalité de Weber et de la conception de la technique de
Heidegger, Marcuse interprétait le capitalisme tardif comme un dispositif
alliant rationalité et domination. Mais cette rationalité tendait à s’éloigner
progressivement du ratio originaire, wébérien, d’une bourgeoisie
« ascétique » et éthiquement inspirée, pour se transformer en irrationalité
humaine et sociale. Si le capitalisme ne débouchait pas inéluctablement sur
la domination totalitaire, il en constituait néanmoins une prémisse
indispensable.
Dans un autre contexte, cependant, la liberté et l’indépendance
intellectuelles offertes par l’exil pouvaient aussi devenir des entraves. La
dette morale contractée à l’égard du pays d’accueil est devenue une
contrainte psychologique puissante au cours des années 1960, lorsqu’il s’est
agi de remettre en cause la politique américaine au Vietnam. Les exilés qui
avaient trouvé un refuge et une nouvelle patrie aux États-Unis avaient
souvent du mal – Marcuse constitue encore une fois une exception – à
soutenir la contestation radicale de l’impérialisme prônée par le mouvement
étudiant et la New Left. Les apatrides qui avaient trouvé un refuge (et une
nouvelle citoyenneté) aux États-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale
étaient souvent mal à l’aise lors des manifestations où l’on brûlait le
drapeau américain. Ce changement de statut social et de posture identitaire
a eu des conséquences philosophiques et politiques. La réflexion politique
de Hannah Arendt se déplaçait maintenant vers la sphère publique –
l’antithèse du totalitarisme –, qui est le thème de Condition de l’homme
moderne 39 (1958).
Souvent prisonniers de leur eurocentrisme, les exilés se sont montrés
pour la plupart indifférents, sinon hostiles, à la vague anti-impérialiste qui
montait d’Asie et d’Afrique après la Seconde Guerre mondiale. Pour
Hannah Arendt, le tiers monde n’était pas « une réalité, mais une
idéologie ». Dans une polémique avec Sartre et Fanon, elle écrivait que
« les révoltes d’esclaves et les soulèvements des spoliés et des déshérités »
avaient toujours échoué, transformant leurs rêves émancipateurs « en un
cauchemar généralisé »40. On serait tenté de considérer ce jugement comme
le prix à payer pour la « normalisation » des exilés, non plus des outsiders
mais des « établis ».
Au cours de ces dernières décennies, l’exil américain des intellectuels
européens a été largement étudié comme un exode de la culture d’un côté à
l’autre de l’océan et comme l’origine de la suprématie américaine dans la
recherche scientifique. Au lieu de l’étudier comme une épopée triomphale,
il faudrait peut-être y voir une « tradition cachée », selon l’expression
arendtienne, ou encore, selon la formule de Benjamin dans Deutsche
Menschen, comme une « arche » qui, pendant le déluge, a permis le
sauvetage de la pensée critique41.

Théorie voyageuse
Dans un essai séminal sur la « théorie voyageuse » (traveling theory),
Edward Saïd nous a donné quelques clefs pour comprendre la géographie
de la pensée critique du XXe siècle42. Les hommes et les marchandises ne
sont pas seuls à se déplacer ; les théories aussi émigrent, se croisent et
s’hybrident, s’enracinent et se transforment en se greffant sur d’autres
cultures, selon les circonstances historiques concrètes qui orientent et
façonnent l’élaboration de la pensée. Bref, les idées ne vivent pas en
autarcie ; elles changent en se déplaçant d’un lieu à un autre, et cette
mutation est la modalité même de leur existence. Pour illustrer sa
conception, Saïd prend comme exemple la théorie de la réification, élaborée
par Georg Lukács dans Histoire et Conscience de classe (1923). Née d’une
fusion de la théorie marxienne du fétichisme de la marchandise et de la
théorie wébérienne de la rationalité moderne, sa conception de la réification
capitaliste – la transformation des relations humaines et sociales en
relations entre entités abstraites, aliénées, médiatisées par l’universalisation
de la forme marchande – le conduisait au communisme. C’était le
prolétariat qui, en vertu de sa place dans le processus de production, pouvait
trouver une solution aux contradictions du capitalisme, en les dépassant
dialectiquement. Prenant conscience de sa condition sociale, il pouvait
parvenir à une connaissance globale de la société. Pour la première fois,
science et conscience, sujet et objet de la connaissance coïncidaient,
réalisant ainsi une réconciliation de l’univers social. Bien évidemment,
souligne Saïd, une telle conception surgissait d’une conjoncture historique
particulière : la révolution hongroise de 1919, à laquelle Lukács avait
participé en qualité de commissaire à l’Éducation dans le gouvernement de
Béla Kun.
Redécouvert en France après la Seconde Guerre mondiale, le livre de
Lukács a exercé une influence profonde sur Lucien Goldmann, qui s’est
inspiré du concept de conscience de classe pour élaborer son interprétation
de la vision du monde tragique chez Pascal et Racine, expression de
l’impuissance sociale de la noblesse de robe à l’âge de l’absolutisme.
Histoire et Conscience de classe, suggère Saïd, est un ouvrage qui porte les
traces d’un soulèvement révolutionnaire, tandis que Le Dieu caché (1959)
est le livre d’un « historien expatrié travaillant à la Sorbonne43 ». Budapest
et Paris, ajoute-t-il, n’ont pas engendré ces deux ouvrages, mais ont certes
constitué, à deux époques différentes, les contextes dans lesquels ils ont été
écrits et dans lesquels il faut placer leurs auteurs.
Dix ans plus tard, Goldmann donnait deux conférences à Cambridge, et
introduisait dans le monde anglo-saxon une théorie appartenant à une
tradition intellectuelle continentale. Par sa transmigration en Angleterre, la
théorie de Lukács a connu une transformation supplémentaire, car elle a été
consacrée et institutionnalisée à la fois. Ce qui était apparu à l’origine
comme « une percée méthodologique » (methodological breakthrough) est
devenu, selon les mots de Raymond Williams, une « trappe
méthodologique » : par sa codification, cette intuition théorique avait été
stérilisée et il était désormais impossible de la « traduire en une pratique
critique »44.
Revenant vingt ans plus tard sur son essai, Saïd indiquait cependant
d’autres usages possibles de la théorie lukacsienne de la réification.
Adorno, qui ne croyait plus dans les vertus de l’Aufhebung hégélienne, avait
théorisé la transformation de la raison émancipatrice des Lumières en
rationalité instrumentale et dominatrice du totalitarisme. Abandonnant la
perspective illusoire d’une réconciliation du monde social dans une totalité
reconstituée, il portait son intérêt vers la musique atonale de Schönberg, un
art qui, écrivait-il dans Philosophie de la nouvelle musique (1948),
surgissait d’un rejet radical de l’industrie culturelle du monde réifié45. Dans
un autre contexte, non plus celui du monde défiguré par le nazisme mais
celui de la guerre d’Algérie, Frantz Fanon s’était positionné à son tour
contre le principe illusoire d’une réconciliation de l’univers social,
l’opposition radicale entre la violence des opprimés et celle des
colonisateurs. Formulant l’hypothèse selon laquelle Fanon aurait rédigé Les
Damnés de la terre (1961) sous l’influence d’Histoire et Conscience de
classe, publiée pendant la même année en traduction française, Saïd indique
un nouveau déplacement théorique contenu dans cet ouvrage46. Fanon
dépassait l’eurocentrisme de Lukács (et Adorno) en reformulant la relation
sujet/objet comme un conflit entre colonisateur et colonisé. Le contraste
décrit dans les premières pages des Damnés de la terre entre la ville
coloniale, propre et bien éclairée, et l’obscurité de la casbah indigène,
semble évoquer l’aliénation du monde réifié analysé par Lukács. Le projet
de Fanon, ajoute Saïd, consiste « d’abord à éclairer et ensuite à animer la
séparation entre le colonisateur et le colonisé (sujet et objet) afin de
ramener à la surface tout ce qui est faux, brutalisant et historiquement
déterminé dans leur relation ». Autrement dit, la conscience de classe
prolétarienne théorisée par Lukács devient la « violence révolutionnaire »
dans le texte de Fanon47. Cependant, à la différence de Lukács, qui postulait
une synthèse susceptible de dépasser dialectiquement les contradictions du
capitalisme, Fanon n’envisageait plus aucune forme de synthèse supérieure.
Comme Adorno, il avait puisé chez Lukács son modèle théorique pour en
rejeter les conclusions. Mais, à la différence d’Adorno, pour qui le refus de
toute réconciliation impliquait le repli dans une sphère esthétique et dans
une forme de romantisme aristocratique, Fanon prônait une dialectique
négative totalement axée sur le conflit. Nous pourrions voir, dans ces deux
aboutissements de la même « théorie voyageuse » de matrice lukacsienne,
le clivage qui sépare, à partir du milieu du XXe siècle, les pensées critiques
élaborées au sein des deux principales cultures diasporiques du monde
occidental : la juive et la noire.

Exil juif et Atlantique noir


L’exil juif tisse un réseau de relations intellectuelles, de transferts, de
ruptures et d’engendrements théoriques qui s’étalent sur une vingtaine
d’années, entre 1933 et le début des années 1950. Les deux pôles de ce
réseau sont l’Allemagne (ou plutôt l’Europe centrale de langue allemande)
et les États-Unis, avec la médiation française pendant une brève parenthèse
(1933-1940). La transition d’une culture judéo-allemande axée sur l’idée de
Bildung (l’éducation et le perfectionnement de soi-même au sens de
Humboldt) à une culture américaine fondée sur le principe du Bill of Rights,
a certes été un des vecteurs des théories du totalitarisme, dont le principal
foyer était constitué, pendant et juste après la guerre, par les exilés
allemands48. Pour ces intellectuels habitués à idéaliser la culture comme
forme d’assimilation et d’intégration au sein de la société allemande, la
rencontre avec une tradition atlantique concevant la liberté et la démocratie
non pas comme des idéaux abstraits mais comme un ensemble de droits et
de normes constitutionnelles, a eu un effet libérateur. Comme Hannah
Arendt le reconnaissait dans une lettre à Karl Jaspers en 1946, grâce à la
découverte d’une tradition républicaine faite de liberté, de mise en valeur de
l’espace public et d’absence d’un « État national » au sens européen du
terme, elle s’était affranchie d’un carcan idéologique et d’un habitus mental
acquis en Allemagne49. Il en découlera une réflexion sur le juif comme
paria, notion qu’elle avait reprise chez Weber et Bernard Lazare, mais qui
devenait maintenant, au-delà de toute connotation morale, esthétique ou
littéraire, une catégorie politique essentielle visant à définir la condition des
êtres humains sans État, les apatrides exclus du système des États-nations et
donc privés de tout droit. Bref, pour Arendt, les parias étaient les individus
dépourvus du « droit à avoir des droits50 », vivant dans un état
d’« acosmisme » et d’invisibilité dans l’espace public. L’expérience de
l’exil a été la base existentielle et le contexte intellectuel d’où est surgie la
théorie arendtienne du totalitarisme comme destruction du politique,
suppression du pluralisme et de l’altérité qui constituent les fondements de
la liberté dans un espace public partagé.
La culture diasporique noire s’est structurée, tout au long de la première
moitié du XXe siècle, jusqu’à la décolonisation, dans un espace atlantique
dont les pôles sont les États-Unis, les Antilles, l’Europe occidentale et
l’Afrique. C’est un réseau complexe de déplacements individuels, de
transferts théoriques et d’échanges politiques que Paul Gilroy a résumé
dans la notion d’Atlantique noir 51. Nous pourrions y inscrire l’élaboration
du concept de négritude, dans le Paris des années 1930, par des intellectuels
antillais et africains comme Aimé Césaire et Leopold Sédar Senghor, mais
aussi l’essor d’une nouvelle conception de la lutte anti-impérialiste chez des
figures comme C.L.R. James et Frantz Fanon, ou encore les métamorphoses
de l’interprétation du racisme chez W.E.B. Du Bois à la suite de ses
voyages en Europe. Ses études à l’université de Berlin, à la fin du
XIXe siècle, lui avaient fait découvrir Herder et le romantisme allemand.
L’impact de cette rencontre a été la prémisse à son premier grand ouvrage :
Les Âmes du peuple noir (1903). Loin de le pousser vers le conservatisme
politique, l’opposition entre Kultur et Zivilisation, qui dominait alors les
sciences sociales dans le Reich wilhelmien, l’a conduit à idéaliser l’Afrique
comme patrie ancestrale et à interpréter la modernité comme synthèse entre
rationalité et terreur qui formait la base de la suprématie blanche. Ses
voyages ultérieurs en Europe, notamment sa visite des ruines du ghetto de
Varsovie en 1949, l’ont conduit à réviser la thèse centrale de son livre qui
voyait dans la « frontière de la couleur » (color-line) le vrai problème du
XXe siècle52. Sa prise de conscience de l’histoire de l’antisémitisme en
Europe l’avait « aidé à sortir d’un certain provincialisme » en découvrant
que « le préjugé de race pouvait être autre chose qu’un préjugé de
couleur »53. Le tournant intellectuel qui en découlait était de taille, car il
l’obligeait à voir la question du racisme aux États-Unis dans une
perspective nouvelle. Le résultat de ces voyages, écrivait-il, « n’était pas
tant une compréhension plus claire du problème juif dans le monde qu’une
compréhension plus réelle et complète du problème noir. D’abord, le
problème de l’esclavage, de l’émancipation, de la caste aux États-Unis
n’était plus, dans ma tête, une chose unique et séparée, comme je l’avais
perçu pendant si longtemps54 ». Bien au-delà de la « frontière de la
couleur », de l’oppression nationale ou religieuse, le racisme « traversait les
barrières physiques, les barrières de couleur, de croyance, de statut ; c’était
plutôt une question de formation culturelle, d’éducation pervertie, de haine
humaine et de préjugés qui touchait toutes sortes de gens et faisait un mal
infini à tous les hommes55 ».
La notion de théorie voyageuse peut saisir le processus génétique de ces
idées nouvelles, engendrées par ces déplacements. Par exemple, il serait
intéressant d’étudier la transformation qu’a connue, chez les intellectuels
noirs américains, la dialectique du maître et de l’esclave esquissée par
Hegel dans la Phénoménologie de l’Esprit. À la différence d’une longue
tradition occidentale qui, de Lukács à Kojève, interprète ce passage
hégélien comme une métaphore de l’oppression de classe, les intellectuels
noirs ne pouvaient y voir qu’un enjeu concret de l’abolitionnisme et de
l’anticolonialisme. Selon Gilroy, ce déplacement théorique s’est opéré dès
le XIXe siècle, bien avant Du Bois ou Fanon, chez Frederick Douglass, dont
les biographes ont attesté la familiarité avec la dialectique hégélienne,
notamment grâce à la médiation de sa traductrice allemande, Ottilia Assing.
Douglass, suggère Gilroy, a transformé le « métarécit hégélien du pouvoir »
en un « métarécit de l’émancipation »56. Dépassant le clivage hégélien entre
l’autoconscience du maître et la « choséité », voire l’anhistoricité, de
l’esclave, il est parvenu à définir le caractère syncrétique de la culture afro-
américaine : « Un hybride compliqué de profane et de sacré, d’Afrique et
d’Amérique, forgé dans l’expérience débilitante de l’esclavage et façonné
pour répondre aux exigences de son abolition57. » D’autres pourraient voir,
dans cette lecture afro-américaine d’Hegel, une sorte de retour aux sources,
en restituant à ce texte sa véritable origine, occultée par deux siècles
d’eurocentrisme : la révolution haïtienne, que le philosophe allemand
suivait passionnément dans la presse, et dont l’aboutissement par la
proclamation d’une république d’esclaves libérés a coïncidé avec la
rédaction de la Phénoménologie de l’Esprit 58.
Un autre exemple de théorie voyageuse se révèle particulièrement
intéressant : la réception par les exilés juifs et noirs du Déclin de l’Occident
(Untergang des Abendlandes), le grand classique d’Oswald Spengler paru
en Allemagne à la fin de la Première Guerre mondiale59. En 1938, Adorno
consacrait à Spengler un essai étonnant dans lequel il relisait son célèbre
ouvrage à la lumière du nazisme. À contre-courant des lectures classiques
qui l’interprétaient comme un monument de la pensée conservatrice arc-
boutée sur l’apologie anachronique d’un monde révolu, pourfendeur de la
société de masse et de la modernité technique, Adorno saisissait dans ce
livre les traits d’une critique du monde réifié dont il fallait reconnaître
qu’elle était supérieure, à plusieurs égards, « à la critique progressiste60 ».
Au-delà de ses métaphores organicistes sur l’achèvement d’un cycle vital de
la civilisation occidentale, épuisée comme un corps vieillissant, Spengler
annonçait l’avènement d’un ordre totalitaire. Le porte-parole de la
révolution conservatrice avait saisi la dialectique qui unissait le progrès
technique et industriel à la réification des relations sociales et à la
déshumanisation du monde. Si le romantisme conservateur et le
nationalisme radical de Spengler étaient certes discutables, Adorno semblait
partager, jusqu’à un certain point, son diagnostic. Il fallait relever le défi
lancé par Le Déclin de l’Occident, un ouvrage dont la critique, pour être
recevable, ne pouvait pas se satisfaire d’une dénonciation de la barbarie,
mais devait s’étendre à une remise en cause de la civilisation. Quelques
années plus tard, sa critique de la civilisation trouvera une formulation plus
achevée (non dépourvue des accents téléologiques spenglériens) dans
Dialectique de la raison, lorsqu’il écrira avec Max Horkheimer que la
rationalité occidentale avait amorcé le processus de sa propre
« autodestruction » (Selbstzerstörung der Aufklärung)61. À la fin de son
essai de 1938, loin de contempler la décadence, Adorno prônait l’utopie :
« Au déclin de l’Occident ne s’oppose pas la résurrection de la culture, mais
l’utopie que renferme dans une question muette l’image de la civilisation
qui agonise62. »
En 1980, l’historien marxiste de Trinidad C.L.R. James, aujourd’hui
considéré comme l’un des pères du postcolonialisme, affirmait dans une
interview être devenu marxiste sous l’influence de deux livres : Histoire de
la révolution russe de Léon Trotski, paru la même année de son arrivée à
Londres, en 1932, et Le Déclin de l’Occident 63. Si la référence au premier
ouvrage allait de soi pour un intellectuel qui a été un militant trotskiste
pendant presque deux décennies, l’évocation de Spengler suscite un certain
étonnement, encore plus que chez Adorno, qui n’aurait pu ignorer un des
grands livres de la culture conservatrice allemande de son époque. Bien
entendu, James n’était pas fasciné par les idées politiques de Spengler ; ce
qui l’attirait dans un tel ouvrage était plutôt sa critique radicale de la
civilisation moderne. Elle pouvait l’aider à inscrire sa lutte contre le
racisme et le colonialisme dans une remise en cause globale de la
civilisation occidentale. Pour un jeune intellectuel comme James, éduqué
dans le milieu culturel pragmatique et positiviste de l’Empire britannique, la
découverte du Kulturpessimismus allemand, même dans ses versions les
plus réactionnaires, pouvait apporter des idées nouvelles. Il s’appropria
donc cette critique de la modernité en la réinterprétant à la lumière du
marxisme. Son approche de Spengler ne différait pas, sur le fond, de celle
de Walter Benjamin qui, selon les mots de son ami Gershom Scholem, avait
toujours été fasciné par la pensée conservatrice, avec une capacité
singulière à « percevoir le grondement souterrain de la révolution jusque
chez les auteurs les plus réactionnaires64 ».
Le traumatisme provoqué au sein du monde intellectuel judéo-allemand
par l’arrivée de Hitler au pouvoir en 1933, a trouvé son équivalent deux ans
plus tard, pour l’intelligentsia afro-américaine et caribéenne, dans la guerre
d’Éthiopie. James s’est présenté à l’ambassade éthiopienne à Londres pour
offrir ses services et a contribué à lancer une vaste campagne de propagande
contre la guerre coloniale du fascisme italien. Pendant un moment, il a
même envisagé de se rendre en Afrique pour organiser des actions de
solidarité, jusqu’à la propagande défaitiste au sein de l’armée italienne.
À Londres, il a dirigé l’International African Friends of Ethiopia et mené
une bataille acharnée dans la gauche britannique pour le boycottage de la
guerre65. Cette campagne n’a pas grand-chose à voir avec Adorno, mais
rappelle de près celle que lancera Hannah Arendt dans les colonnes de
Aufbau, pendant la Seconde Guerre mondiale, pour la création d’une armée
juive dans la lutte contre le nazisme66.
En 1938, James publiait Les Jacobins noirs, un ouvrage qui reconstitue
l’histoire de la première révolte victorieuse des esclaves contre le pouvoir
colonial. Rapidement traduite en plusieurs langues, cette étude de la
révolution haïtienne des années 1791-1803 lui a assuré une certaine
notoriété des deux côtés de l’Atlantique. Il a résumé ainsi la genèse de ce
livre pour lequel il a travaillé pendant un an à la Bibliothèque nationale de
Paris : « Je décidai d’écrire un livre dans lequel les Africains – ou leurs
descendants dans le Nouveau Monde – au lieu d’être constamment l’objet
de l’exploitation et de la férocité d’autres peuples, se mettraient à agir sur
une grande échelle et façonneraient leur destin67. » Au même titre que Black
Reconstruction, le classique de W.E.B. Du Bois paru aux États-Unis deux
ans auparavant, le livre de James analysait l’esclavage comme l’un des
traits majeurs de la civilisation moderne et voyait la révolution de Toussaint
Louverture comme la première étape du soulèvement des colonisés qui
aurait marqué l’histoire du XXe siècle. En 1938, évoquer « le travail forcé
dans les mines, le meurtre, le rapt, les chiens policiers, les maladies
étrangères et la famine artificielle (…), les bienfaits d’une civilisation plus
élevée [qui] réduisirent la population indigène de 1,3 million à
15 000 habitants en quinze ans », signifiait inévitablement établir un lien
entre la violence coloniale et les camps de concentration du fascisme68.
En 1951, l’année de publication des Origines du totalitarisme, Hannah
Arendt obtenait la citoyenneté américaine. La célébrité acquise grâce à son
livre coïncidait avec l’abandon de son statut d’apatride et d’exilée. En 1952,
James était interné à Ellis Island en tant qu’« étranger indésirable »
(undesirable alien). Ses tentatives de naturalisation, à la suite de son second
mariage, avaient échoué. Auteur marxiste prolifique et militant
anticolonialiste, il n’avait pas de place dans l’Amérique du sénateur
McCarthy. « J’étais un étranger sans permis de séjour régulier. Je n’avais
pas de droits », écrira-t-il69. Au bout de plusieurs mois d’internement, il sera
enfin expulsé vers la Grande-Bretagne. Pendant cette période de rétention,
James a écrit Mariners, Renegades and Castaways, une interprétation tout à
fait originale de Moby Dick à la lumière de l’histoire du XXe siècle. Selon
James, ce roman préfigurait les conflits sociaux engendrés par la révolution
industrielle. Il présentait Péquod, le navire où Melville situe son récit,
comme une allégorie de la société capitaliste moderne, où les marins
symbolisent le prolétariat et les peuples colonisés (notamment les « trois
sauvages », les harponniers Queequeg, Tashtego et Daggoo) tandis que le
capitaine Achab incarne la bourgeoisie, obsédée par son désir de dominer le
monde, au risque de succomber avec lui. Dans sa lutte contre la baleine,
Achab était disposé à sacrifier son navire et son équipage, de même que la
bourgeoisie s’était montrée prête aux crimes et aux génocides pour
préserver son système de domination. Les marins avaient un rapport
harmonieux avec la nature, qu’ils respectaient et ne considéraient pas
comme « un objet à conquérir et utiliser » ; ils se sentaient en unité avec
elle « physiquement, intellectuellement et émotionnellement ». Achab, en
revanche, voulait la dominer et la soumettre. Il était vu par James comme
l’incarnation de la rationalité moderne, qui ne développe pas les
connaissances et la technologie « afin d’atteindre des buts humains, mais
seulement en fonction d’une finalité abstraite70 ». Aux yeux d’Achab, les
marins n’étaient pas des êtres humains, mais une masse anonyme, une
matière réifiée qu’il appelait manufactured men 71. Il était protégé par une
garde armée féroce et brutale – les Fedallah – qui rappelle les SS nazies.
À la lumière de la description minutieuse que donne Melville du processus
de travail des marins, extrêmement complexe et fragmenté, qui dépècent et
stockent les cétacés, la baleinière apparaît comme une usine capitaliste.
« Ce monde – écrit James – est, du premier coup d’œil, le monde moderne,
celui où nous vivons, le monde de la Ruhr, de Pittsburgh, du Black Country
en Angleterre. Avec son symbolisme d’hommes transformés en diables,
d’une civilisation industrielle qui se précipite aveuglément dans les
ténèbres, il s’agit du monde des bombardements massifs, des villes en
flammes, d’Hiroshima et de Nagasaki, le monde où nous vivons, le monde
que Achab finira par organiser ou détruire72. » Bref, le message du roman,
pour son lecteur du XXe siècle, est la transformation de la société libérale en
société totalitaire : « Le thème de Melville est donc le totalitarisme, sa
montée et sa chute, sa force et ses faiblesses73. »
Cette critique de la rationalité instrumentale aveugle et destructrice
présente de nombreuses affinités avec la Dialectique de la raison d’Adorno
et Horkheimer, écrit aux États-Unis quelques années plus tôt, mais publiée,
comme nous l’avons indiqué plus haut, en allemand à Amsterdam en 1947,
dans une édition presque confidentielle. S’il n’est pas exclu que James ait
pu lire Les Origines du totalitarisme, paru à New York en 1951, il est bien
improbable qu’il ait pu avoir connaissance du livre des deux philosophes
francfortois74. New York n’a jamais vu la rencontre entre ces exilés juifs
allemands et cet étrange révolutionnaire noir de Trinidad. Les causes de ce
rendez-vous manqué sont multiples, sociales et culturelles à la fois. Elles
tiennent sans doute à l’extériorité de James au monde académique
américain, ainsi qu’à l’eurocentrisme foncier des exilés allemands. Comme
l’indique Paul Buhle, elles étaient aussi politiques : Adorno et Horkheimer
« étaient complètement absorbés par l’effondrement de l’Occident », alors
que James « cherchait les fragments de la rédemption »75. Pour Adorno et
Horkheimer, il n’y avait pas d’alternative à la société de contrôle et au
monde réifié ; James, quant à lui, croyait en la révolution. La pensée
critique des exilés judéo-allemands se situait dans un horizon délimité par la
césure d’Auschwitz. Pour James, les cataclysmes qui venaient de secouer la
planète annonçaient l’irruption des peuples colonisés sur la scène de
l’histoire. Le gigantesque transfert scientifique et intellectuel qui, entre les
années 1930 et 1950, a déplacé l’axe culturel du monde occidental d’une
rive à l’autre de l’Atlantique, a croisé la trajectoire de l’Atlantique noir,
mais les conditions de leur rencontre n’étaient pas réunies.

Notes du chapitre 7
1. Carlo GINZBURG, « L’estrangement. Préhistoire d’un procédé littéraire », À distance. Neuf essais
sur le point de vue en histoire, Gallimard, Paris, 2001, p. 15-36. Cette notion est au centre de
Siegfried KRACAUER, Histoire. Des avant-dernières choses, Stock, Paris, 2005.
2. Marc BLOCH et Lucien FEBVRE, Correspondance, III, 1938-1943, Bertrand MÜLLER (dir.),
Fayard, Paris, 2004 (notamment les lettres de l’année 1941, p. 109-181). Voir Bertrand MÜLLER,
Lucien Febvre, lecteur et critique, Albin Michel, Paris, 2004, p. 164-168 ; André BURGUIÈRE,
L’École des Annales. Une histoire intellectuelle, Odile Jacob, Paris, 2006, p. 59-63, et Philippe
BURRIN, La France à l’heure allemande 1940-1944, Seuil, Paris, 1995, p. 322-328.
3. Arthur ROSENBERG, « Die Aufgabe des Historikers in der Emigration » (1938), in Emil GUMBEL
(dir.), Freie Wissenschaft. Ein Sammelbuch aus der deutschen Emigration, Sebastian Brandt,
Strasbourg, 1938, p. 207-213. Voir à ce propos Mario KESSLER, Arthur Rosenberg. Ein Historiker im
Zeitalter der Katastrophen (1889-1943), Böhlau, Cologne, 2003, p. 218-220.
4. Ibid., p. 212.
5. Ernst KANTOROWICZ, Mourir pour la patrie et autres textes, Presses universitaires de France,
Paris, 1984. Sur l’itinéraire de cet intellectuel singulier, cf. Alain BOUREAU, Histoires d’un historien :
Kantorowicz, Gallimard, Paris, 1990.
6. Cf. Saul FRIEDLÄNDER, « Historiker in extremer Lage. Ernst Kantorowicz und Marc Bloch im
Angesicht des Holocaust », Den Holocaust beschreiben. Auf dem Weg zu einer integrierten
Geschichte, Wallstein, Göttingen, 2007, p. 77-95. Sur Bloch, cf. aussi Saul FRIEDLÄNDER,
L’Allemagne nazie et les Juifs, II. Les années d’dextermination 1939-1945, Seuil, Paris, 2007, p. 239.
7. Cf. Arnaldo MOMIGLIANO, « Roma in età imperiale (1936), Sesto contributo alla storia degli
studi classici e del mondo antico, Edizioni di Storia e letteratura, Rome, 1980, notamment p. 671.
Voir à ce propos Giorgio FABRE, « Arnaldo Momigliano. Materiali biografici », Quaderni di storia,
2001, no 53, p. 309-320.
8. Arnaldo MOMIGLIANO, « Liberty and peace in the Ancient World » (1940), Nono contributo
alla storia degli studi classici e del mondo antico, Edizioni di storia e letteratura, Rome, 1992,
p. 483-501. Les notes pour ces cours sont cités aussi in Riccardo DE DONATO, « Materiali per una
biografia intellettuale di Arnaldo Momigliano », Athenaeum, 1995, no 1, p. 226.
9. Arnaldo MOMIGLIANO, « Introduzione a Ronald Syme, The Roman Revolution » (1960), Terzo
contributo alla storia degli studi classici e del mondo antico, Edizioni di storia e letteratura, Rome,
1966, p. 729.
10. Arnaldo MOMIGLIANO, « Radio Londra 1943. Conversazioni sul nazismo », Belfagor, 1987,
VI, p. 669-673.
11. Gaetano SALVEMINI, The Fascist Dictatorship in Italy (1927), Howard Fertig, New York,
1967 ; Angelo TASCA, La Naissance du fascisme (1938), Gallimard, Paris, 2004. Sur l’impact de ces
deux ouvrages, cf. Renzo DE FELICE, Le interpretazioni del fascismo, Laterza, Bari-Rome, 1995,
p. 218-219.
12. Franz NEUMANN, Béhémoth. Structure et pratique du national-socialisme, Payot, Paris, 1987,
p. 9.
13. Cf. Alicia ALTED VIGIL, « La memoria de la República y la guerra en el exilio », in Santos
JULIÁ (dir.), Memoria de la guerra y del franquismo, Taurus, Madrid, 2006, p. 247-277.
14. Norbert ELIAS, Über den Prozess der Zivilisation (1939), Suhrkamp, Francfort/Main, 1997, (La
Civilisation des mœurs et La Dynamique de l’Occident, Presses-Pocket, Paris, 1990). Roger Chartier
reconnaît que la Shoah « peut apparaître comme le démenti le plus cruel de la théorie proposée [par
Elias] en 1939 », tout en indiquant dans ses travaux ultérieurs rassemblés dans Norbert ELIAS, Über
die Deutschen (Suhrkamp, Francfort/Main, 1989) une tentative de surmonter ces limites (« Elias,
proceso de la civilización y barbarie », in Federico FINCHELSTEIN (dir.), Los Alemanes, el Holocausto
y la culpa colectiva, Eudeba, Buenos Aires, 1999, p. 198). Voir aussi, sur toute cette question,
Jonathan FLETCHER, Violence and Civilization. An Introduction to the Work of Norbert Elias, Polity
Press, Cambridge, 1997.
15. Norbert ELIAS, La Civilisation des mœurs, p. 280. Ce passage semble contredire l’observation
de Romain Bertrand selon laquelle il serait « impossible de trouver dans l’œuvre publiée de Norbert
Elias la moindre référence aux violences coloniales de l’ère moderne » (Romain BERTRAND,
« Norbert Elias et la question des violences impériales », Vingtième Siècle, 2010, no 106, p. 127).
16. Cf. James D. WILKINSON, The Intellectual Resistance in Europe, Harvard University Press,
Cambridge, 1981.
17. Alexandre SOLJÉNITSYNE, L’Archipel du Goulag, Seuil, Paris, 1974.
18. Cf. Michael CHRISTOFFERSON, Les Intellectuels contre la gauche. L’idéologie antitotalitaire en
France (1968-1981), Agone, Marseille, 2009, ch. 2, qui analyse aussi les raisons politiques favorisant
un tel impact en France.
19. Jean-Paul SARTRE, Réflexions sur la question juive, Gallimard, « Folio », Paris, 1946 ; cf. les
essais réunis in Ingrid GALSTER (dir.), Sartre et les Juifs, La Découverte, Paris, 2005.
20. Sur le climat intellectuel de l’après-guerre, cf. Enzo TRAVERSO, L’Histoire déchirée. Essai sur
Auschwitz et les intellectuels, Éditions du Cerf, Paris, 1997, ch. I.
21. Ernst CASSIRER, Le Mythe de l’État, Gallimard, Paris, 1993 ; Georg LUKÁCS, La Destruction
de la raison, L’Arche, Paris, 1958.
22. Vittorio FOA, Il Cavallo e la Torre. Riflessioni su una vita, Einaudi, Torino, 1991, p. 69-70.
23. Lettre à Marcel Martinet et Maurice et Magdeleine Paz (1933), in Victor SERGE, Mémoires
d’un révolutionnaire, Seuil, Paris, 1951, p. 294.
24. Ibid., 295.
25. Hannah ARENDT, « La culpabilité organisée », Penser l’événement, Belin, Paris, 1989, p. 27.
26. Hannah ARENDT, « L’image de l’enfer », Auschwitz et Jérusalem, DeuxTemps Tierce, Paris,
1991, p. 154.
27. Max HORKHEIMER et Theodor W. ADORNO, Dialectique de la raison, Gallimard, Paris, 1974.
28. Franz NEUMANN, Béhémoth, op. cit., p. 105-132.
29. Günther ANDERS, Die Antiquiertheit des Menschen. I. Über die Seele im Zeitalter der zweiten
industriellen Revolution, C. H. Beck, Munich, 1985, p. 242-243.
30. Cf. Enzo TRAVERSO, L’Histoire déchirée, op. cit., ch. I.
31. Theodor W. ADORNO, Minima moralia. Réflexions sur la vie mutilée, Payot, Paris, 1991, p. 29-
30.
32. Walter BENJAMIN, « Einbahnstrasse », in Gesammelte Schriften, Suhrkamp, Francfort/Main, I,
3, p. 1232. Cf. aussi Michael LÖWY, Avertissement d’incendie. Une lecture des thèses « Sur le
concept d’histoire », PUF, Paris, 2001.
33. Cf. Georg SIMMEL, « Excursus sur l’étranger » (1908), Sociologie, Presses universitaires de
France, Paris, 1999, p. 664-668 ; Karl MANNHEIM, Ideologie und Utopie, Verlag Schulte-Bulmke,
Francfort/Main, 1969, p. 123 ; Siegfried KRACAUER, Histoire. Des avant-dernières choses, Stock,
Paris, 2005, notamment p. 144-145.
34. Hannah ARENDT et Karl JASPERS, Correspondance 1926-1969, Payot, Paris, 1995, p. 287.
35. Cf. Hannah ARENDT, La Tradition cachée. Le juif comme paria, Christian Bourgois, Paris,
1987. Voir aussi Günther ANDERS, Menschen ohne Welt, Beck, Munich, 1991.
36. Edward SAÏD, Des intellectuels et du Pouvoir, Seuil, Paris, 1996, p. 78.
37. Hannah ARENDT, La Nature du totalitarisme, Payot, Paris, 1990, p. 177. Cf. Miguel
ABENSOUR, « D’une mésinterprétation du totalitarisme et de ses effets » (1996), in Enzo TRAVERSO
(dir.), Le Totalitarisme. Le XXe siècle en débat, « Points », Seuil, Paris, 2001, p. 748-778.
38. Herbert MARCUSE, Éros et Civilisation, Minuit, Paris, 1963.
39. Hannah ARENDT, Condition de l’Homme moderne, Calmann-Lévy, Paris, 1983.
40. Hannah ARENDT, « Sur la violence » (1971), Du mensonge à la violence, Presses Pocket, Paris,
1989, p. 124.
41. Cf. Hannah ARENDT, La Tradition cachée, op. cit. ; Albrecht SCHÖNE, « “Diese nach jüdischem
Vorbild erbaute Arche”. Walter Benjamins Deutsche Menschen », in Stéphane MOSES et Albrecht
SCHÖNE (dir.), Juden in der deutschen Literatur, Suhrkamp, Francfort/Main, 1986, p. 355, 364.
42. Edward SAID, « Traveling theory » (1982), The Edward Said Reader, Granta, Londres, 2000,
p. 195-217.
43. Ibid., p. 204 (référence à Georg LUKÁCS, Histoire et Conscience de classe, Éditions de Minuit,
Paris, 1984, et Lucien GOLDMANN, Le Dieu caché, Gallimard, Paris, 1959).
44. Ibid., p. 207 (référence à Raymond WILLIAMS, Culture et Matérialisme [1980], Les Prairies
ordinaires, Paris, 2009).
45. Edward SAÏD, « Traveling Theory reconsidered » (1994), Reflections on Exile, Granta,
Londres, 2001, p. 440-444 (référence à Theodor W. ADORNO, Philosophie de la nouvelle musique,
Gallimard, Paris, 1979).
46. Ibid., p. 444-446 (référence à Frantz FANON, Les Damnés de la terre [1961], La Découverte,
Paris, 2006).
47. Ibid., p. 448.
48. Cf. Enzo TRAVERSO, Le Totalitarisme, op. cit., p. 53.
49. Hannah ARENDT, Karl JASPERS, Correspondance, op. cit., p. 69.
50. Hannah ARENDT, Les Origines du totalitarisme, Gallimard, « Quarto », Paris, 2000, p. 564-
591, 599.
51. Paul GILROY, L’Atlantique noir. Modernité et double conscience, Éditions Amsterdam, Paris,
2010.
52. W.E.B. DU BOIS, The Souls of Black Folk (1903), Manor, Rockville, 2008, p. 19.
53. W.E.B. DU BOIS, « Le Nègre et le ghetto de Varsovie » (1949), Raisons politiques, 2006, no 21,
p. 132. Voir Michael ROTHBERG, « W.E.B. Du Bois in Warsaw. Holocaust memory and the color line
1949-1952 », The Yale Journal of Criticism, 2001, 14/1, p. 169-189.
54. W.E.B. DU BOIS, « Le Nègre et le ghetto de Varsovie », p. 134.
55. Ibid.
56. Paul GILROY, L’Atlantique noir, op. cit., p. 96 (référence à HEGEL, Phénoménologie de
l’Esprit I, Gallimard, Paris, 1993, p. 188-229, et Frederick DOUGLASS, Mémoires d’un esclave
américain, Maspero, Paris, 1980).
57. Ibid.
58. Cf. Susan BUCK-MORSS, Hegel et Haïti, Éditions Lignes, Paris, 2006.
59. Oswald SPENGLER, Le Déclin de l’Occident. Esquisse d’une morphologie de l’histoire
universelle, Gallimard, Paris, 1993, vol. I.
60. Theodor W. ADORNO, « Spengler après le déclin » (1938-1941), Prismes. Critique de la culture
et société, Payot, Paris, 1986, p. 50.
61. Max HORKHEIMER, Theodor W. ADORNO, Dialectique de la raison, op. cit., p. 14.
62. Theodor W. ADORNO, « Spengler après le déclin », op. cit., p. 58.
63. Cf. Alan MACKENZIE, « Radical pan-africanism in the 1930s. A discussion with
C.L.R. James », Radical History Review, 1980, no 24, p. 74.
64. Gershom SCHOLEM, « Walter Benjamin », Fidélité et utopie. Essais sur le judaïsme
contemporain, Calmann-Lévy, Paris, 1978, p. 134.
65. Cf. Paul BUHLE, C.L.R. James. The Artist as Revolutionary, Verso, Londres, 1988, p. 55-56.
66. Hannah ARENDT, « Jewish army. The beginning of jewish politics ? » (1941), The Jewish
Writings, Schocken Books, New York, 2007, p. 136-139.
67. C.L.R. JAMES, « Préface » (1980), Les Jacobins noirs. Toussaint Louverture et la révolution de
Saint-Domingue, Éditions Caribéennes, Paris, 1983, p. XI (rééd. Éditions Amsterdam, Paris, 2009).
68. Ibid., p. 7.
69. C.L.R. JAMES, Mariners, Renegades and Castaways. The Story of Herman Melville and the
World We Live In (1953), University Press of New England, Hanover, 2001, p. 162.
70. Ibid., p. 22.
71. Ibid., p. 16.
72. Ibid., p. 45.
73. Ibid., p. 54.
74. Sur les affinités entre ces deux auteurs, cf. Richard KING, « The odd couple. C.L.R. James,
Hannah Arendt and the return of politics in the Cold War », in Christopher GAIR (dir.), Beyond
Boundaries. C.L.R. James and the Postnational Studies, Pluto Press, Londres, 2006, p. 108-127. En
1960, James présentera Les Origines du totalitarisme comme un ouvrage indispensable pour la
connaissance des « monstres totalitaires », tout en reprochant à son auteur d’ignorer « les bases
économiques de la société » (cité p. 123).
75. Paul BUHLE, C.L.R. James, op. cit., p. 106.
8
L’Europe et ses mémoires
Résurgences et conflits

En décembre 2007, à l’issue d’un long débat qui a touché en profondeur


la société civile, les Cortes espagnoles ont voté une loi de reconnaissance et
de réparation – tout au moins symbolique – pour les victimes des crimes
perpétrés sous la dictature franquiste. On pourrait longuement discuter des
vertus et des limites de cette loi, mais ce qui frappe le plus, d’un point de
vue historiographique, c’est d’abord son appellation d’usage : « loi de
mémoire historique » (ley de memoria histórica), car elle réunit deux
concepts, mémoire et histoire, que les sciences sociales ont essayé de
séparer tout au long du XXe siècle. Depuis Maurice Halbwachs jusqu’à
Aleida Assmann, en passant par Pierre Nora et Josef H. Yerushalmi, il est
impératif, dans les sciences sociales, de ne pas les confondre1. Bien qu’elle
n’ait pas une dimension ontologique – au même titre que la mémoire,
l’écriture de l’histoire est une modalité d’élaboration du passé –, cette
distinction reste de taille. Il ne s’agit pas, bien entendu, d’établir une
hiérarchie entre les deux, mais d’en saisir l’écart. La mémoire est un
ensemble de souvenirs individuels et de représentations collectives du
passé. L’histoire, quant à elle, est un discours critique sur le passé : une
reconstitution des faits et des événements écoulés visant leur examen
contextuel et leur interprétation. On peut sans doute reconnaître à la
mémoire un caractère matriciel2 bien antérieur à la prétention de l’histoire à
devenir une science. Se concevant comme un récit objectif du passé élaboré
selon des règles, l’histoire s’est émancipée de la mémoire, tantôt en la
rejetant comme un obstacle (les souvenirs éphémères et trompeurs
soigneusement écartés par les fétichistes de l’archive), tantôt en lui
attribuant un statut de source susceptible d’être exploitée avec la rigueur et
la distance critique propres à tout travail scientifique. La mémoire est ainsi
devenue un des nombreux chantiers de l’historien ; l’étude de la mémoire
collective s’est progressivement constituée en véritable discipline
historique. Les relations entre la mémoire et l’histoire sont devenues plus
complexes, parfois difficiles, mais leur distinction n’a jamais été remise en
cause et reste, au sein des sciences sociales, un acquis méthodologique
essentiel.

Historiciser la mémoire
La « loi de mémoire historique » fait désordre en brouillant les pistes et
en mélangeant les genres. Après s’être affranchie – au moins dans ses
intentions – de la mémoire, qu’elle a mise à distance et soumis à ses propres
règles, l’histoire se voit maintenant attribuer un statut second, dérivé. Dans
l’intitulé de la loi, c’est la mémoire qui prime, comme substantif, tandis que
l’histoire est reléguée au rang d’adjectif. Non seulement le droit prétend
statuer à l’égard du passé, en fixant les normes par lesquelles la société doit
penser son histoire ; mais il semble aussi indiquer que le passé est une
question de mémoire et que l’histoire, dans cette affaire, n’intervient qu’en
dernière analyse, de façon annexe.
L’histoire, au sens de l’écriture de l’histoire, est un métier dont la
naissance, nous rappelle Carlo Ginzburg, doit beaucoup à l’influence du
droit3. C’est dans les salles des tribunaux qu’on établit la vérité en exhibant
des preuves et en déployant une rhétorique argumentative visant à
convaincre un public (le jury) de l’innocence ou de la faute d’un inculpé,
sur la base des faits élucidés. L’administration de la justice a donc été un
modèle pour la construction du récit historique. Cette loi semble le rappeler,
non pas en reconstituant une archéologie du savoir historique, mais en
fixant une hiérarchie et en revendiquant une primauté. Les historiens qui, au
cours de ces années, ont mené les recherches sans lesquelles cette loi
n’existerait pas, doivent en prendre acte. Si leur métier est la reconstitution
et l’interprétation du passé, ils n’ont pas le monopole de sa représentation.
Cette dernière suit des voies diverses qu’ils ne contrôlent pas et qui souvent
les dépassent. Leur travail est mis au service de la société qui l’utilise
comme elle veut. Ils n’ont pas le dernier mot.
Mais laissons de côté la question, particulièrement sensible aujourd’hui,
des relations entre l’histoire et le droit. Cette loi révèle, par son intitulé
même, la difficulté qui existe désormais à séparer histoire et mémoire,
inextricablement liées entre elles dans la réalité, au-delà des « types
idéaux » dont les sciences sociales ont besoin pour travailler. Histoire et
mémoire ne sont pas la même chose, et pourtant il faut bien reconnaître
qu’une « mémoire historique » existe : c’est la mémoire d’un passé que
nous percevons comme clôturé et qui est désormais entré dans l’histoire.
Autrement dit, cette loi renvoie à la collision entre histoire et mémoire qui
caractérise notre époque, carrefour entre temporalités différentes, lieu de
regards croisés vers un « advenu » vivant et archivé à la fois. L’écriture de
l’histoire du XXe siècle est un exercice d’équilibre sur un fil tendu entre ces
deux temporalités. D’une part, ses acteurs ont acquis, par leur qualité de
témoins, un statut incontournable de source pour les chercheurs ; d’autre
part, ces derniers travaillent sur une matière qui interroge constamment leur
vécu personnel, en remettant en cause leur propre statut. S’il y a un trait
commun à deux livres aussi différents et à plusieurs égards antinomiques
que L’Âge des extrêmes d’Eric J. Hobsbawm et Le Passé d’une illusion de
François Furet4, il réside précisément dans une reconstitution du XXe siècle
qui prend souvent la forme de l’autobiographie.
Dans les années 1960, Siegfried Kracauer a essayé d’appréhender le
statut de l’historien en utilisant la métaphore de l’exilé5. À l’instar de
l’exilé, l’historien est à ses yeux une figure de l’exterritorialité déchirée
entre deux mondes : le monde où il vit et celui qu’il veut explorer, dont il a
fait son champ de recherche. Il est suspendu entre les deux car, en dépit de
ses efforts pour pénétrer l’univers mental des acteurs de l’époque qu’il
étudie, c’est dans le présent qu’il formule les interrogations et forge les
catégories analytiques avec lesquelles il interprète le passé. Ce hiatus
temporel comporte à la fois des pièges – tout d’abord celui de
l’anachronisme – et des avantages, car il permet un éclairage rétrospectif,
affranchi des contraintes culturelles, politiques et psychologiques du
contexte dans lequel agissent les sujets de l’histoire. C’est dans ce hiatus
que se forge un récit et prend forme une représentation du passé. La
métaphore de l’exilé est certes fructueuse – l’exil demeure une des
dimensions les plus fascinantes de l’histoire intellectuelle de la modernité –,
mais aujourd’hui elle doit être nuancée. L’historien du XXe siècle est autant
un « exilé » qu’un « témoin », direct ou indirect, rattaché par mille fils à
l’objet de ses recherches. La difficulté qu’il rencontre tient, beaucoup plus
qu’à l’exploration d’un univers lointain et inconnu, à la mise à distance
d’un passé qui lui est proche, qu’il a peut-être vécu et dont les traces
habitent encore son propre environnement. Sa relation empathique (ou
hétéropathique) à l’égard des acteurs du passé, risque d’être troublée par
des moments de transfert qui, imprévus et difficiles à maîtriser, font
irruption dans son atelier en y injectant une part d’expérience vécue et de
subjectivité6.
La mémoire est donc une représentation du passé qui se construit dans le
présent. Elle est le résultat d’un processus dans lequel interagissent
plusieurs éléments, dont le rôle, l’importance et les dimensions varient
selon les circonstances. Ces vecteurs de mémoire ne s’articulent pas dans
une structure hiérarchique, mais coexistent et se transforment par leurs
relations réciproques. Il s’agit tout d’abord des souvenirs personnels qui
forment une mémoire subjective non pas figée, mais souvent altérée par le
temps et filtrée par les expériences cumulées. Les individus changent ; leurs
souvenirs perdent ou acquièrent une importance nouvelle selon les
contextes, les sensibilités et les expériences acquises. Il y a ensuite la
mémoire collective qui, selon Halbwachs, se perpétue au sein de « cadres
sociaux » plus ou moins stables, comme une culture héritée et partagée7.
Elle correspond à ce que la langue allemande désigne sous le terme
d’expérience transmise (Erfahrung) par opposition à l’expérience vécue
individuelle (Erlebnis), plus éphémère et subjective. La culture paysanne
des sociétés traditionnelles et la mémoire ouvrière du monde contemporain
en sont ses incarnations paradigmatiques. Mais d’autres vecteurs très
puissants interviennent dans ce processus en remodelant les mémoires
collectives, parfois en en forgeant de nouvelles. Il s’agit bien sûr des
représentations du passé qui sont fabriquées par les médias et l’industrie
culturelle, lieux privilégiés d’une véritable réification de l’histoire, ainsi
transformée en un inépuisable réservoir d’images à tout moment accessibles
et consommables. Il s’agit aussi des politiques mémorielles déployées par
les États grâce aux commémorations, aux musées, à l’enseignement, ou par
des mouvements et des associations agissant dans la société civile,
parallèlement ou à l’encontre des institutions. Enfin, le droit exerce
désormais son rôle en soumettant le passé à une sorte de maillage législatif
qui prétend en énoncer le sens et en orienter l’interprétation selon des
normes, avec le risque de transformer l’histoire en une sorte de
« dispositif » d’encadrement disciplinaire8. Les lois mémorielles – parfois à
caractère pénal – qui ont été promulguées au cours des quinze dernières
années dans plusieurs pays d’Europe continentale – le monde anglo-saxon
demeure une exception à cet égard – indiquent l’ampleur du phénomène.
Si l’on considère l’histoire comme un discours critique sur le passé, son
écriture nécessite, au-delà de la disponibilité des sources, au moins deux
prémisses. Il faut d’abord une césure. Pour penser historiquement le passé,
même le plus proche, nous devons le mettre à distance comme une
expérience close. C’est la condition pour le distinguer du présent, même si
c’est toujours au présent qu’on écrit l’histoire. Il faut, d’autre part, une
demande sociale de connaissance qui suggère aux chercheurs des objets
d’investigation. C’est grâce à un aller-retour incessant entre histoire et
mémoire qu’une représentation du passé se forge au sein de l’espace public.
Cela fait de l’historiographie beaucoup plus qu’un lieu de production des
savoirs, car elle peut aussi devenir un miroir des trous de mémoire, des
zones d’ombre, des silences et des refoulements de nos sociétés.

Éclipse des utopies


Une prémisse nécessaire pour appréhender la formation d’une mémoire
européenne, en ce début du XXIe siècle, tient au constat qu’il s’ouvre sous le
signe d’une éclipse des utopies 9. Il y a là une différence majeure qui le
sépare des deux siècles précédents et définit le Zeitgeist de notre présent. Il
faut s’arrêter un instant sur ce fait dont nous n’avons pas encore mesuré
l’ampleur et qu’on a souvent tendance à ignorer.
Le XIXe siècle a commencé avec la Révolution française, qui a défini
l’horizon d’une époque nouvelle. La société, la politique et la culture en
sont sorties transformées. 1789 a engendré un nouveau concept de
révolution – non plus une rotation, au sens astronomique, mais une rupture
et une innovation radicales – et jeté les bases de la naissance du socialisme,
dont l’ascension a accompagné l’essor de la société industrielle. Le
XXe siècle s’est ouvert avec la Grande Guerre et l’effondrement d’un ordre
européen encore essentiellement dynastique, mais ce cataclysme a engendré
la révolution russe. Octobre 1917 est apparu d’emblée comme un
événement grandiose et tragique à la fois. Il a immédiatement débouché,
pendant une guerre civile terrible et meurtrière, sur un régime autoritaire,
puis totalitaire, mais a suscité aussi une espérance libératrice qui s’est
propagée en Europe et dans le monde. La parabole de ce mouvement – son
ascension, son apogée à la fin de la Seconde Guerre mondiale, puis son
déclin – a marqué en profondeur toute l’histoire du XXe siècle. Le
XXIe siècle, en revanche, est né en 1989 de l’effondrement de cette utopie10.
La chute du mur de Berlin, puis l’implosion de l’URSS, ont signifié bien
plus que la fin d’un système de pouvoir avec ses ramifications
internationales : lors de son naufrage, le régime soviétique a en effet
englouti avec lui les utopies qui en avaient accompagné l’essor et, pour
partie, l’histoire.
L’enterrement de la Révolution française, lors des célébrations fastueuses
de son bicentenaire, a inauguré une remise en cause générale des
révolutions, tant dans la mémoire collective que dans l’historiographie.
Amputées de leur potentiel émancipateur, elles n’ont plus été perçues que
comme des coups d’État et des tournants autoritaires, sinon des
antichambres de génocides. Les révolutions défaites ont quitté le champ
historiographique, où elles ont été analysées à l’aide d’autres catégories. Il
serait difficile de repérer, depuis une vingtaine d’années, des ouvrages
consacrés à la révolution allemande de 1918-1920, à la révolution hongroise
de Béla Kun ou au Biennio rosso italien des mêmes années. Disparue aussi,
la dimension révolutionnaire de la guerre civile espagnole, tandis que
Mai 68, de son côté, a cessé d’être la plus grande grève générale de la
France d’après guerre, ou une « répétition générale », comme il a été vécu
par nombre de ses acteurs, pour se réduire à un psychodrame dans lequel se
jouait la modernisation sociétale et culturelle du pays11. Parallèlement, le
concept de révolution est entré en force dans l’historiographie des
fascismes. Comme nous l’avons constaté dans le chapitre 3, plusieurs
historiens décrivent les « révolutions fascistes » de Mussolini et de Hitler en
les vidant de toute dimension économique et sociale, et en portant une
attention presque exclusive à leur dimension idéologique, culturelle et
esthétique : des révolutions faites de symboles, de rites et d’images.
Dans un geste de résignation face à l’ordre dominant, que tant
d’admirateurs ont souligné avec délectation, François Furet a tiré ce bilan
dans son Passé d’une illusion : « L’idée d’une autre société est devenue
presque impossible à penser, et d’ailleurs personne n’avance sur le sujet,
dans le monde d’aujourd’hui, même l’esquisse d’un concept neuf. Nous
sommes condamnés à vivre dans le monde où nous vivons12. » Sans
partager l’autosatisfaction de l’auteur de ces lignes, un diagnostic similaire
a été formulé par des intellectuels de gauche soucieux de comprendre les
mutations d’un monde dans lequel le capitalisme apparaît désormais sans
alternative et dont le triomphe de l’idéologie néolibérale n’a été que le
symptôme. Dans un essai programmatique présentant une nouvelle série de
la New Left Review, Perry Anderson reconnaissait lucidement une défaite
historique de la gauche, à l’échelle planétaire13. Trois ans plus tard, lui
faisait écho Fredric Jameson, écrivant qu’il est aujourd’hui « plus facile
d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme ». Dans un monde où
« le futur ne ressemble à rien d’autre qu’à la répétition monotone de ce qui
est déjà là », la tâche première consiste à retrouver le « sens de l’histoire »,
en réussissant à « transmettre de faibles signaux de temps, d’altérité, de
changement, d’Utopie »14.
Pendant une bonne décennie, alors que le libéralisme et la société de
marché apparaissaient comme l’horizon indépassable de l’humanité, l’idée
d’un autre modèle de société, voire de civilisation, semblait une idéologie
dangereuse et potentiellement totalitaire. À Seattle, en 1999, un nouveau
mouvement a vu le jour ; il rejetait la réification marchande de la planète et
annonçait : « Un autre monde est possible. » Mais il se montrait incapable –
sur ce point Furet avait raison – d’en indiquer les contours. Bref, le
changement de siècle s’est produit sous le signe d’une mutation de
paradigme : le passage du « principe espérance » au « principe
responsabilité »15. Le « principe espérance » a accompagné les combats et
les révoltes du siècle écoulé, de Petrograd en 1917 à Managua en 1979, en
passant par Barcelone en 1936 et Paris en 1968. Il a hanté aussi les
moments les plus sombres de cet âge de guerres et de génocides, par
exemple en inspirant les mouvements de résistance dans l’Europe occupée
par le nazisme. Le « principe responsabilité » s’est imposé lorsque le futur a
commencé à nous faire peur, quand nous avons découvert que les
révolutions peuvent engendrer des pouvoirs totalitaires, quand l’écologie
nous a fait prendre conscience des menaces qui pèsent sur la planète et
quand nous avons commencé à nous soucier du monde que nous léguerons
aux générations futures. Très souvent, cependant, le « principe
responsabilité » n’a été qu’un synonyme de « réalisme », c’est-à-dire
l’adaptation et finalement l’acceptation de l’ordre existant. Le futur a cessé
d’être porteur d’une espérance susceptible de transcender le présent, qui
s’est dilaté jusqu’à englober toute autre temporalité. À l’aide du couple
conceptuel de Reinhart Koselleck déjà évoqué, nous pourrions reformuler
ce diagnostic de la façon suivante : le communisme n’est plus, dans la
temporalité du présent, au point d’intersection entre un « champ
d’expériences » (Erfahrungsfeld) et un « horizon d’attente »
(Erwartungshorizont)16. L’attente a disparu, tandis que l’expérience se
réduit à un champ de ruines : le communisme n’est revisité (historicisé et
remémoré) que dans sa dimension totalitaire. Nous vivons dans l’horizon du
présent, un présentisme auquel passé et futur restent soumis17.
L’échec des révolutions du XXe siècle et la chute du socialisme réel ne
sont pas les seules causes de l’éclipse des utopies. L’utopie socialiste était
indissociablement liée à une mémoire ouvrière qui s’est également délitée
au cours de cette décennie cruciale. Le tournant politique de 1989 a
coïncidé avec la fin du fordisme, le modèle d’organisation du capitalisme
industriel qui dominait depuis les années 1920. Avec la dislocation des
grandes concentrations industrielles, qui étaient aussi des bastions ouvriers,
ont graduellement pris fin la production à la chaîne et le système fordiste
d’organisation du travail. L’introduction, puis la généralisation du travail
flexible, mobile, précaire, ainsi que la pénétration de modèles
individualistes et concurrentiels parmi les salariés ont remis en cause les
formes traditionnelles de sociabilité et de solidarité ouvrière. La crise du
fordisme, avec la fragmentation du procès de travail qui s’est ensuivie –
l’avènement du « polythéisme » du travail18 –, a brisé les cadres sociaux de
la mémoire ouvrière, qui a pratiquement cessé de se perpétuer comme une
mémoire transmise, fondatrice d’une culture et d’une identité collectives.
Parallèlement, les années 1990 ont été marquées par la crise de la forme
parti. Les partis politiques de masse – qui avaient été la forme dominante
de la vie politique après la Seconde Guerre mondiale et dont les partis de
gauche (sociaux-démocrates ou communistes) avaient été le paradigme –
ont disparu ou ont été marginalisés. Avec leurs centaines de milliers, voire
leurs millions de membres, et leur enracinement profond dans la société
civile, ils avaient été des vecteurs majeurs de formation et de transmission
de la mémoire collective. Les partis « attrape-tout » (catch-all parties) qui
les ont remplacés sont des appareils électoraux qui ne possèdent aucune
identité idéologique et sociale forte19. Désagrégée sur le plan social, la
mémoire de classe a perdu toute représentation politique et ce sont les
classes subalternes elles-mêmes qui ont perdu leur visibilité dans l’espace
public. Elle est devenue une mémoire cachée, souterraine (comme l’avait
été la mémoire de la Shoah après la guerre). Privée de vecteurs, orpheline et
témoin d’une épopée défaite, elle est devenue une mémoire marrane, au
même titre que son historiographie, discrète et minoritaire dans les facultés
de sciences sociales de nos universités. La gauche européenne a perdu ses
bases sociales et sa culture à la fois. Ces deux facteurs ont considérablement
accentué le sentiment d’une défaite historique du mouvement ouvrier,
probablement comparable, bien que différent dans ses formes, à celui qui
s’est propagé en 1933, après la montée au pouvoir du nazisme, ou en 1939,
après la victoire de Franco à la fin de la guerre civile espagnole et la
signature du pacte germano-soviétique. La fin du socialisme réel n’a pas été
suivie par un bilan stratégique de la gauche mais par une offensive
idéologique conservatrice. Par une sorte d’ironie de l’histoire, la mémoire
ouvrière a quitté l’espace public au moment où le discours mémoriel
s’apprêtait à l’envahir.
Nous pouvons cependant nous demander si la fin des utopies n’est pas le
miroir d’une mutation de dimensions plus vastes. Pour certains
observateurs, il s’agirait de l’effondrement d’une vision de la modernité qui,
au-delà de ses variantes capitaliste et socialiste, a dominé le siècle écoulé.
Selon Susan Buck-Morss, c’est « le rêve utopique d’une modernité
industrielle capable d’apporter le bonheur aux masses » qui s’est évanoui
après la chute du mur de Berlin, en donnant des couleurs très sombres au
tableau de notre époque20. La décomposition de la société qui avait envoyé
des spoutniks dans l’espace semblait remettre en cause un modèle de
civilisation fondé sur la production et la technologie. La masse, cette figure
mystérieuse et puissante dans laquelle, le 15 juillet 1927, à Vienne, Elias
Canetti a cru avoir découvert la force dominante du siècle21, a accompagné
l’essor des villes tentaculaires, des grandes usines, des guerres de matériel,
tout comme le développement extraordinaire du cinéma, des médias ou de
la sociologie urbaine. Sujet historique et objet des représentations
iconographiques de tous les régimes politiques du siècle, non seulement du
communisme et du fascisme mais aussi du New Deal rooseveltien22, elle a
été congédiée, en 1989, par le retour apparent à une société d’individus. Les
rêves de masse n’ont pas disparu, mais leur diffusion suit prioritairement
d’autres canaux, dans le cadre d’une réification du monde qui se décline
sous la forme de la consommation privée.

Entrée des victimes


La réactivation du passé qui caractérise notre époque est sans doute la
conséquence de cette éclipse des utopies : un monde sans utopies tourne
inévitablement son regard vers le passé. Le surgissement de la mémoire
comme discours – comme catégorie englobante, métahistorique, parfois
même « théologique23 » – dans l’espace public des sociétés occidentales est
le résultat de cette métamorphose. D’une part, ce discours a pris la forme
nostalgique et conservatrice de la patrimonialisation : le culte des lieux de
mémoire comme monuments fétichisés d’une identité nationale perdue ou
menacée. D’autre part, il a pris la forme de l’humanisme compassionnel,
corollaire indispensable de l’antitotalitarisme libéral. Nous sommes entrés
dans le XXIe siècle sans révolutions, sans prise de la Bastille ni assaut du
Palais d’hiver. Nous avons eu droit, en revanche, à leur succédané effrayant
avec les attentats du 11 septembre 2001 contre les tours jumelles de New
York et le Pentagone, des attentats qui n’ont pas propagé l’espoir mais la
terreur. Mutilé de son horizon d’attente et de ses utopies, le XXe siècle se
révèle, à un regard rétrospectif, comme un âge de guerres, de totalitarismes
et de génocides. Une figure auparavant discrète et pudique s’est imposée au
centre du tableau : la victime. Massives, anonymes, silencieuses, les
victimes ont envahi la scène et dominent désormais notre vision de
l’histoire. Les témoins des camps nazis – Primo Levi, Robert Antelme, Imre
Kertesz, Jorge Semprun, Elie Wiesel… – et des Goulags staliniens – Varlam
Chalamov, Gustaw Herling… – en sont devenus, grâce au rayonnement de
leur œuvre, les porte-parole. L’historien Tony Judt termine sa fresque de
l’Europe d’après guerre par un chapitre consacré à la mémoire du continent,
qui porte un titre emblématique : « De la maison des morts24 ».
Cette nouvelle sensibilité à l’égard des victimes éclaire le XXe siècle
d’une lumière inédite, en réintroduisant dans l’histoire une figure qui, en
dépit de son omniprésence, était toujours restée dans l’ombre. L’histoire
ressemble maintenant au paysage contemplé par l’Ange de la neuvième
thèse de Walter Benjamin : un champ de ruines s’amoncelant sans cesse
vers le ciel25. Sauf que le nouvel esprit du temps est exactement aux
antipodes du messianisme du philosophe judéo-allemand. Aucun « temps
actuel » (Jeztzeit) n’entre en résonance avec le passé pour accomplir
l’espérance des vaincus. La mémoire du Goulag a effacé celle des
révolutions, la mémoire de la Shoah a remplacé celle de l’antifascisme, la
mémoire de l’esclavage a éclipsé celle de l’anticolonialisme ; tout se passe
comme si le souvenir des victimes ne pouvait coexister avec celui de leurs
combats, de leurs conquêtes et de leurs défaites.

Identités européennes
C’est dans ce contexte que se dessine aujourd’hui la mémoire de
l’Europe. Il va de soi qu’il ne s’agit pas d’une mémoire homogène. Il ne
s’agit pas non plus d’une simple addition de plusieurs mémoires nationales.
Ces dernières existent, bien entendu, mais elles sont à leur tour divisées.
Leurs clivages sont parfois cachés par une unanimité de façade, mais ils
ressortent à la première occasion, lors d’une commémoration, de
l’inauguration d’un monument, d’une exposition ou de la parution d’un
recueil de souvenirs. Le débat très polémique qui a précédé en Espagne la
promulgation de la « loi de mémoire historique » évoquée plus haut en est
la preuve. Les rhétoriques aujourd’hui dominantes inscrivent le passé de
l’Europe dans un récit posthégélien de fin de l’histoire et ébauchent le profil
d’une mémoire réconciliée, incarnée par des chefs d’État communiant lors
des grands anniversaires26. Les commémorations médiatisées de Verdun, du
débarquement en Normandie ou de la libération d’Auschwitz se
superposent cependant à des « guerres de mémoires » toujours vives au
sein de chaque pays27. Eric Hobsbawm a raison de souligner, à propos de
l’Europe, que « la présomption d’unité est d’autant plus absurde que c’est
précisément la division qui a caractérisé son histoire ». Il serait donc
anachronique, ajoute-t-il, d’interpréter les « valeurs européennes »
aujourd’hui exaltées – la démocratie libérale fondée sur l’économie
capitaliste – comme la manifestation visible « d’un courant sous-jacent à
l’histoire de notre continent28 ». Ce discours est récent. L’idée d’Europe (au-
delà du terme) remonte aux Lumières et le projet d’unification européenne
date de la seconde moitié du XXe siècle, lorsqu’il a été élaboré comme
corollaire d’un processus économique fondé sur un marché et une monnaie
communs. L’histoire de l’Europe moderne est faite de conflits armés entre
nations antagonistes. L’idée de Jus Publicum Europeum, née avec la Paix de
Westphalie, à l’issue de la guerre de Trente Ans, puis consolidée lors du
Congrès de Vienne, au terme des guerres napoléoniennes29, postulait que
l’Europe était un espace de nations souveraines capables d’établir entre
elles des règles de coexistence, mais ne prétendait pas lui octroyer une
mémoire, sinon celle de la clairvoyance de ses élites aristocratiques. Si le
processus d’unification européenne s’est amorcé dans les années 1950, par
la création d’un marché commun, puis s’est consolidé par la naissance
d’une monnaie commune, c’est précisément parce que la réconciliation du
continent supposait la neutralisation de ses mémoires30.
Historiquement, la vision de l’Europe en tant que civilisation unitaire et
en tant qu’espace géopolitique et communauté de destin, s’est dessinée par
réaction à des entités ou des menaces extérieures. Il y a d’abord eu l’Europe
chrétienne contre l’islam ; puis l’Europe blanche, impériale et « civilisée »
opposée au monde colonial « sauvage » ; enfin, à l’époque de la guerre
froide, une Europe catholique et protestante sur le plan religieux, capitaliste
sur le plan économique, libérale et démocratique sur le plan politique,
opposée à une Eurasie orthodoxe, musulmane et soviétique31. S’il y a donc
un courant sous-jacent aux « valeurs européennes », il faudrait le chercher
dans l’orientalisme, le colonialisme et l’anticommunisme qui ont marqué
l’histoire du continent. Dans cette perspective, le sentiment d’un passé
européen partagé n’est que l’expression, selon la formule de Norbert Elias,
de la « conscience de soi de l’Occident » (Selbstbewusstsein des
Abendlandes)32. Autrement dit, la vision de l’Europe comme réceptacle de
la civilisation réunit ses différentes composantes nationales, au-delà de leurs
spécificités et antagonismes, en les opposant à un monde extérieur qui en
serait l’antithèse. « La notion de civilisation – écrit Elias – efface jusqu’à un
certain point les différences entre les peuples ; elle met l’accent sur ce qui,
dans la sensibilité de ceux qui s’en servent, est commun à tous les hommes
ou du moins devrait l’être. Elle exprime l’autosatisfaction des peuples dont
les frontières nationales et les caractères spécifiques ne sont plus, depuis
des siècles, mis en question, parce qu’ils sont définitivement fixés, peuples
qui depuis longtemps déjà ont débordé leurs frontières et se sont livrés à des
activités colonisatrices33. » Daté de 1939, l’année qui marque le début de la
Seconde Guerre mondiale, ce passage témoigne, au-delà de son optimisme,
de la force d’un sentiment occidental transcendant, au point que, tout au
long du conflit, pour pouvoir combattre le nazisme, il faudra préalablement
l’expulser de l’Occident, en le définissant comme une sorte d’envahisseur
barbare, venant de l’extérieur34. En 1965 encore, l’historien britannique
Hugh Trevor Roper pouvait écrire que « l’histoire du monde des cinq
derniers siècles a été, pour ce qu’elle a de significatif, une histoire
européenne. Nous n’avons pas à nous excuser si notre étude de l’histoire est
eurocentrique35 ». Il s’agit, bien entendu, d’une représentation qui cache ce
que Jack Goody appelle « treize siècles d’échanges », c’est-à-dire une
histoire faite de transferts intellectuels, scientifiques et techniques entre
l’Europe et les autres civilisations, à commencer par le monde musulman36.
L’Europe elle-même, et pas seulement ses différentes composantes
nationales, est une « communauté imaginaire37 ».
De nos jours, la rhétorique eliasienne apparaît moins convaincante. La fin
du communisme a certes été perçue comme une éclatante démonstration de
la supériorité de l’Occident, au point que, pendant une décennie euphorique,
certains y ont vu le signum prognosticum d’une fin de l’Histoire. Mais ce
triomphe de l’Occident a eu lieu à une époque dans laquelle l’Europe a
cessé d’en constituer le centre. La mémoire européenne s’inscrit dans un
processus de globalisation – une réactivation du passé bien visible à
l’échelle internationale38 – et se focalise sur un passé (le XXe siècle) marqué
dès son avènement par la provincialisation du continent. La première étape
de cette mutation a été, à la fin de la Grande Guerre, la translatio imperi qui
a déplacé l’axe du monde occidental d’une rive à l’autre de l’Atlantique. La
seconde étape, en 1945, a été la création d’un monde bipolaire qui a fait de
l’Europe un espace de division et de confrontation entre les États-Unis et
l’URSS. Après ce tournant majeur, qui a aussi été marqué par un
gigantesque transfert scientifique et intellectuel du Vieux vers le Nouveau
Monde, s’est amorcée une remise en question au bout de laquelle il est
devenu simplement impossible pour l’Europe de se considérer comme le
noyau de l’histoire universelle. L’émergence de la Chine et de l’Inde
comme acteurs majeurs sur la scène internationale indique que le déclin
américain – à supposer qu’il ait lieu – ne conduira pas à une nouvelle
hégémonie européenne. Les récits de l’Europe conquérante ne sont plus de
mise. La perspective est aujourd’hui modifiée : la « mission civilisatrice »
de l’Europe consiste plutôt à universaliser la mémoire de ses victimes. Le
colonialisme, le communisme et la Shoah sont des expériences
supranationales dont la mémoire transcende les frontières étatiques,
permettant ainsi de poser des références communes.

Espaces mémoriels
Une conférence inspirée par l’historien Rudolf von Tadden et un brillant
essai du chercheur israélo-allemand Dan Diner ont porté l’attention sur les
conflits mémoriels qui se condensent dans la célébration d’une même date
anniversaire : le 8 mai 1945. Institué comme fête nationale dans plusieurs
pays, cet anniversaire ne prend pas la même signification pour le monde
occidental, l’Europe orientale et les pays d’Afrique du Nord39. L’Europe
occidentale célèbre la reddition inconditionnelle du Troisième Reich aux
forces alliées comme un événement libérateur, le point de départ d’une ère
de paix, de liberté, de démocratie et de réconciliation d’un continent qui
s’était déchiré dans un conflit fratricide. Au fil des années, les Allemands
eux-mêmes se sont progressivement ralliés à cette représentation du passé,
en abandonnant leur ancienne perception de la défaite comme humiliation
nationale, suivie d’abord par une privation de souveraineté puis par la
division en deux États ennemis. En 1985, le président de la RFA Richard
von Weiszäcker a caractérisé le 8 mai, lors d’un discours retentissant,
comme « jour de la libération », et vingt ans plus tard, le chancelier Gerhard
Schröder a même participé, aux côtés de Jacques Chirac, Jack Straw et
George W. Bush, aux commémorations du débarquement allié en
Normandie du 6 juin 1944. L’adhésion de l’Allemagne à une forme de
« patriotisme constitutionnel » fortement ancré dans le monde occidental
était définitivement scellée.
Dans ce contexte, le souvenir de la Shoah joue le rôle d’un récit
fédérateur. Il s’agit d’un phénomène relativement récent, qui date peu ou
prou des vingt dernières années. C’est le résultat d’un processus mémoriel
qui a traversé plusieurs étapes. Il y a d’abord eu le silence de l’après-guerre,
puis l’anamnèse des années 1960 et 1970 – impulsée par le réveil de la
mémoire juive et par une mutation générationnelle –, enfin l’obsession du
souvenir que nous connaissons aujourd’hui. Après une longue période de
refoulement, la Shoah est revenue à la surface dans une culture européenne
enfin débarrassée de l’antisémitisme, qui en a été pendant des siècles une
des composantes majeures. Tous les pays d’Europe occidentale ont été
touchés par ce phénomène, non seulement la France, qui abrite une
importante minorité juive, mais aussi l’Allemagne, où la communauté juive
avait été complètement anéantie. Suivant une dynamique assez paradoxale,
la place de la Shoah dans nos représentations de l’histoire du XXe siècle
semble s’accroître au fur et à mesure que cet événement s’éloigne de nous
dans le temps. Bien évidemment, cette tendance n’est pas irréversible et
l’on peut supposer qu’elle connaîtra des mutations avec la disparition des
derniers survivants des camps nazis. Pour l’heure, cependant, elle domine
l’espace occidental – tant l’Europe que les États-Unis – où la mémoire de
l’Holocauste s’est transformée en une sorte de « religion civile » (c’est-à-
dire, au sens de Rousseau, en une croyance laïque nécessaire à l’unité d’une
communauté)40. Ritualisée et médiatisée, la commémoration du judéocide
est mise au service d’une sacralisation des valeurs constitutives de la
démocratie libérale : le pluralisme, la tolérance, les droits de l’homme… La
défense et la transmission de ces valeurs prennent la forme d’une liturgie
laïque du souvenir.
Il ne faudrait pas confondre la mémoire collective et la religion civile de
la Shoah : la première est la présence du passé dans le monde
d’aujourd’hui ; la seconde est une politique de représentation, d’éducation
et de commémoration. Ancrée dans la formation d’une conscience
historique transnationale, la religion civile de l’Holocauste est le résultat
d’un effort pédagogique des pouvoirs publics. La commémoration de la
libération du camp d’Auschwitz, en janvier 2005, en présence de chefs
d’État et de gouvernement, indique qu’il s’agit souvent d’une stratégie
visant à forger une mémoire consensuelle de la compassion. La présence
des architectes de la guerre contre l’Irak au premier rang de cette
commémoration (Dick Cheney, Jack Straw, Silvio Berlusconi) en dévoilait
grossièrement la visée apologétique : c’est le souvenir des victimes,
semblaient-ils dire, qui nous a poussés à intervenir là-bas ; la morale est de
notre côté, notre guerre est légitime. Dans le cadre de l’Union européenne,
la religion civile de l’Holocauste essaie de créer un socle éthique
supranational susceptible de remplir plusieurs fonctions. D’une part, elle
aide à compenser les clivages et à surmonter l’absence d’une politique
internationale commune (Chirac, Berlusconi et Straw pouvaient se montrer
unis, en dépit de leurs divergences sur la guerre en Irak). D’autre part, elle
cache derrière une façade vertueuse le vide démocratique béant d’une
construction européenne fondée, selon les termes de son projet
constitutionnel naufragé, sur une économie de marché « hautement
compétitive » et sur un pouvoir essentiellement oligarchique.
Comme toutes les religions civiles, le souvenir public de l’Holocauste
possède des vertus et présente des ambiguïtés. En Allemagne, l’installation
au cœur de Berlin d’un mémorial dédié aux juifs exterminés par le nazisme
(Holocaust Mahnmal) a couronné une mutation identitaire de portée
historique. Les crimes du nazisme font désormais partie de la conscience
nationale allemande au même titre que la Réforme ou l’Aufklärung.
L’Allemagne a cessé de se concevoir comme une communauté ethnique
pour devenir une communauté politique où le mythe du sang et du sol a
laissé la place à une vision moderne de la citoyenneté. En même temps, la
préservation du souvenir de la Shoah comme « devoir de mémoire » de
l’Allemagne réunifiée s’accompagne d’une occultation, voire d’une
destruction planifiée du passé de la RDA. La démolition des édifices liés à
son histoire (à commencer par le palais de la République, dans l’ancien
emplacement du château des Hohenzollern) contraste fortement avec la
restauration méthodique des anciennes synagogues, des cimetières juifs et
des lieux de mémoire du Troisième Reich (par exemple la muséification du
Stade Zeppelin de Nuremberg, bâti pour accueillir les congrès nazis).
L’Allemagne a déployé autant d’énergie pour se réapproprier la mémoire du
nazisme et de la Shoah que pour effacer celle de la RDA (et, avec elle, de
l’antifascisme)41.
Le cas allemand ne saurait cependant pas être généralisé. Comme nous
avons vu dans un chapitre antérieur, l’Italie a connu une évolution tout à fait
différente. Là-bas, la mémoire de l’Holocauste est apparue au premier plan
au moment où une révision globale de l’histoire nationale faisait de la
Résistance la principale responsable de la « mort de la patrie », et des « gars
de Salò (i ragazzi di Salò) » des défenseurs de l’unité de la nation42. En
Allemagne, après une longue période de refoulement, les crimes du nazisme
ont été inscrits dans la conscience historique nationale, tandis qu’on a
assisté en Italie à un phénomène tout à fait paradoxal : l’émergence de la
Shoah dans l’espace public a coïncidé avec une réhabilitation du fascisme.
Ce que l’Allemagne et l’Italie partagent, en revanche, c’est le rejet de la
mémoire antifasciste, totalitaire pour les uns, antipatriotique pour les autres.
L’ère des victimes voit la Shoah se transformer en paradigme de la
mémoire occidentale, autour duquel se bâtit le souvenir d’autres violences
récentes ou lointaines, du génocide des Arméniens à celui des Tutsis, de
l’esclavage au Goulag, des massacres coloniaux aux « disparitions » sous
les dictatures latino-américaines. L’historiographie elle-même a été
profondément affectée par cette tendance : elle a souvent généralisé les
outils interprétatifs qui avaient été forgés par les Holocaust Studies.
L’histoire se réduit ainsi à une dichotomie entre persécuteurs et victimes.
Cette tendance ne concerne pas seulement la mémoire des génocides, mais
aussi celle d’autres expériences historiques de nature tout à fait différente,
comme la guerre civile espagnole. Trente ans après une transition
démocratique volontairement amnésique, fondée sur ce qui a été appelé un
« pacte de l’oubli », les spectres du franquisme ont resurgi43. La peur d’une
rechute dans la violence a été à l’origine du refoulement – ni imposé ni
total, mais réel – qui a accompagné le retour de la liberté. Aujourd’hui, dans
une démocratie solide qui a formé une nouvelle génération, l’intégration de
l’Espagne au sein de l’Europe s’achève aussi sur le plan mémoriel, avec des
effets parfois paradoxaux. Les crimes qui ont jalonné la guerre civile
espagnole – il y en a eu des deux côtés, même si la violence franquiste a été
bien plus meurtrière, massive et prolongée que la violence républicaine –
ont fait l’objet, au cours de ces dernières années, d’un énorme travail de
recherche mené par les historiens. Ils en ont reconstitué les formes, analysé
le rôle, les mobiles et l’idéologie des acteurs, identifié et quantifié les
victimes. Dans l’espace public, cependant, ce travail d’élucidation n’a pas
empêché l’émergence de lectures qui tendent à éclipser le sens de l’histoire,
en transformant un conflit entre démocratie et fascisme – c’est ainsi que la
guerre civile espagnole a été perçue et vécue dans l’Europe des années
1930 – en une séquence de crimes contre l’humanité. Certains y voient
même les marques d’un « génocide », autrement dit une éruption de
violence dans laquelle il n’y aurait plus que des persécuteurs et des victimes
(par ailleurs interchangeables, selon la perspective choisie). Les
associations mémorielles et parfois, comme en Catalogne, les pouvoirs
publics ont amorcé un énorme travail de repérage des fosses communes de
la guerre civile et de la répression franquiste, puis d’exhumation et
d’identification de milliers de corps, grâce aux efforts conjoints
d’archéologues, anthropologues, médecins légistes et biologistes. Le risque
existe cependant que, une fois achevée cette immense entreprise
d’archivage d’objets, de reconstitution des squelettes et d’analyses ADN, la
restitution aux corps de leur identité puisse coïncider avec une déperdition
du sens de l’histoire. Les victimes auront retrouvé un nom, mais les raisons
de leur mort seront devenues incompréhensibles. Entretenue par notre
sensibilité humanitaire, la mémoire des combattants républicains deviendra
le rappel des méfaits d’un siècle de totalitarismes et de violence aveugle44.
En Europe orientale, la fin de la Seconde Guerre mondiale n’est pas
toujours célébrée comme un événement libérateur. La reddition allemande
signée à Berlin le 9 mai 1945 a toujours été commémorée par les
Soviétiques comme le moment culminant de la « grande guerre
patriotique », mais cette date s’est inscrite dans la mémoire des pays
occupés par l’Armée rouge comme la poursuite d’une domination
étrangère. La fin du cauchemar nazi ne fait ici que marquer le début d’une
longue époque d’hibernation stalinienne, tantôt perçue comme la
perpétuation d’une vocation historique de l’Est européen à subir
l’oppression d’une puissance étrangère (ottomane ou tsariste, prussienne ou
habsbourgeoise), tantôt comme l’expression d’un « kidnapping » par lequel
l’Europe centrale a été arrachée à l’Occident45. La « libération », pour les
Européens de l’Est, n’arrivera qu’en 1989. Cela explique la violence des
affrontements qui ont éclaté pendant l’été 2007 à Tallinn, la capitale
estonienne, lorsque la minorité russe s’est opposée au démantèlement d’un
monument consacré à la mémoire des soldats soviétiques tombés lors des
combats contre les forces allemandes entre 1941 et 1945. Pour la majorité
des Estoniens, cette statue représente le symbole d’une oppression nationale
longue de plusieurs décennies. Leur mémoire ne se reconnaît pas dans le
récit soviétique – aujourd’hui russe – de la « grande guerre patriotique »46.
Dans cette partie de l’Europe, le passé est revisité sous l’angle presque
exclusif du nationalisme et plusieurs signes indiquent une renationalisation
de la mémoire collective. En Pologne, un « Institut de la mémoire
nationale » a vu le jour en 1998, dont le but consiste à préserver la mémoire
« des crimes communistes et nazis perpétrés contre les citoyens polonais
pendant la période qui va du 1er septembre 1939 au 31 décembre 198947 ».
Postulant une identité et une continuité substantielles entre l’occupation
nazie et la domination soviétique, l’Institut célèbre l’histoire polonaise du
XXe siècle comme une longue nuit totalitaire et un unique martyre national.
Une vision similaire de l’histoire nationale inspire la maison de la Terreur à
Budapest, un musée visant à illustrer « la lutte contre les deux systèmes les
plus cruels du XXe siècle », qui s’est heureusement achevée par « la victoire
des forces de la liberté et de l’indépendance »48. Le Parlement de Kiev,
quant à lui, a promulgué une loi en novembre 2006 qui qualifie de
« génocide du peuple ukrainien » la collectivisation des campagnes décidée
par Staline au début des années 1930 : une politique qui a été mise en œuvre
à l’échelle de l’URSS et dont les victimes ne sont pas qu’ukrainiennes. Se
présentant elles-mêmes comme des « victimes », les nations d’Europe
orientale laissent peu de place au souvenir de l’Holocauste. Ici, la mémoire
de la Shoah ne joue pas le même rôle fédérateur qu’à l’Ouest. Elle est
perçue comme une sorte de mémoire concurrente, un obstacle à une pleine
reconnaissance des souffrances endurées par les différentes communautés
nationales au cours du XXe siècle. Ce contraste est paradoxal, puisque
l’Europe orientale a été le lieu du génocide des juifs : c’est là que vivait la
grande majorité des victimes de la Shoah et c’est là que le nazisme a créé
les ghettos, puis commencé les massacres, avec le début de la guerre contre
l’URSS, et enfin mis en place les camps d’extermination. Or, chez les
nouveaux États membres de l’Union européenne, la mémoire de
l’Holocauste est entretenue comme une forme de deuil diplomatique. Tony
Judt la décrit, en évoquant une célèbre formule de Heinrich Heine à propos
de la conversion des juifs allemands au XIXe siècle, comme un « ticket
d’entrée » dans l’Europe, une rançon à payer pour obtenir la respectabilité
et faire preuve de bonne volonté en matière de droits de l’homme49. (Ce qui
n’empêche pas les plaintes répétées de plusieurs députés, tant au Conseil de
l’Europe qu’au Parlement de Strasbourg, qui soulignent la place trop
importante que ces institutions octroient à la Shoah, alors que les crimes du
communisme mériteraient à leurs yeux un traitement analogue.)
Cette redéfinition de la mémoire collective comme processus cathartique
de victimisation nationale prend des traits apologétiques qui font obstacle à
l’élaboration d’un regard critique sur le passé. Parfois, cette tendance a été
fructueusement contestée de l’extérieur, comme ce fut le cas en Pologne, il
y a quelques années, lorsque Jan T. Gross a publié Les Voisins, un petit
ouvrage où il reconstituait la destruction de la communauté juive de
Jedwabne, pendant l’été 1941, non pas par les nazis mais par des
antisémites polonais50. Ce livre, écrit par un historien américano-polonais, a
provoqué un débat passionné qui a viré au drame national (de même que le
débat antérieur autour du pogrom de Kielce de 1946) mais est finalement
resté un cas isolé, qui n’a en rien renversé cette tendance générale.
La guerre en ex-Yougoslavie, pendant les années 1990, a été un miroir
assez éloquent du croisement entre les mémoires occidentale et orientale de
l’Europe. La fin de la guerre froide, dix ans après la mort de Tito, a donné
lieu à une explosion de nationalisme qui a ravivé les mémoires de la
Seconde Guerre mondiale, avec leur cortège de massacres, et mobilisé les
mythes liés à une histoire balkanique faite d’oppression et de domination
impériale. Les nationalistes serbes se battaient en Croatie contre les
fantômes d’Ante Pavelic, et au Kosovo contre ceux, encore plus anciens,
des conquérants ottomans. Les pays occidentaux, quant à eux, découvraient
les vertus d’un humanitarisme militaire pour lequel la mémoire servait de
caution. Pour les uns il s’agissait de racheter les victimes du Goulag, pour
les autres de ne pas répéter Munich. Jürgen Habermas a même perçu dans
les bombardements de l’OTAN sur les villes serbes un signe de l’avènement
du droit cosmopolitique kantien51.
En Afrique du Nord, le 8 mai 1945 évoque le massacre de Sétif, qui
devait s’étendre dans les jours suivants à Guelma, puis à l’ensemble du
Constantinois. Les célébrations de la victoire contre le nazisme ont
déclenché une vague répressive des forces coloniales françaises, hantées
dans la région par un sentiment croissant d’inquiétude et de peur face à la
montée du nationalisme algérien. Le refus de retirer le drapeau du
mouvement nationaliste a été le point de départ des violences qui se sont
conclues par un nouveau défilé dans lequel les « indigènes » ont été obligés
de se baisser en signe de soumission devant le drapeau français. On a
compté entre 20 000 et 40 000 morts, selon les sources françaises ou
algériennes52. Sétif a été le départ d’une nouvelle vague de massacres en
Algérie et dans les colonies françaises, notamment à Madagascar, où une
insurrection a été violemment réprimée en 1947. Alors que les puissants du
monde occidental célébraient la fin de la Seconde Guerre mondiale, le
8 mai 2005, le président algérien Abdel Aziz Bouteflika réclamait
officiellement la reconnaissance du massacre de Sétif, qualifiait le
colonialisme de « génocide » et demandait à la France des réparations.
Cette prise de position officielle était aussi une réponse à la loi tristement
célèbre par laquelle, quelques mois auparavant, l’Assemblée nationale
française avait mis en valeur le « rôle positif » du colonialisme en Afrique
du Nord et aux Antilles53. La vague de protestations que cette loi a suscitée
– après avoir été votée sans état d’âme par des élus de droite comme de
gauche – a obligé Jacques Chirac, président à l’époque, à demander
l’abrogation de ses articles les plus controversés. L’indignation a été
apaisée, mais cet épisode a révélé au grand jour une tension qui, au-delà des
relations franco-algériennes, traverse la société française dans son
ensemble, puisque plusieurs décennies d’immigration noire et maghrébine y
ont inscrit une mémoire postcoloniale. Cette dernière s’exprime aussi, sous
des formes différentes, dans tous les pays d’Europe occidentale, y compris
ceux qui ont été historiquement des pays d’émigration, comme l’Italie ou
l’Espagne. La loi de février 2005 a donc été le détonateur qui a fait éclater
des contradictions latentes, cumulées dans le temps. On peut légitimement
douter du caractère exemplaire de la mémoire de la Shoah, ainsi que de ses
vertus pédagogiques et universelles, si son adoption et sa diffusion par les
pouvoirs publics s’accompagnent d’une tentative de réhabilitation du
colonialisme54.
La vision du XXe siècle comme ère des victimes n’est pas étrangère à une
certaine recolonisation du regard occidental sur le passé, assez explicite
lorsqu’on veut en finir avec la « tyrannie de la repentance ». En 2007, le
président Nicolas Sarkozy déclarait devant le public médusé de l’université
de Dakar que « l’homme africain [n’était] pas encore entré dans
l’histoire55 ». Une fois la mémoire de la décolonisation effacée, les peuples
du Sud sont privés de leur statut de sujets historiques. En Europe, en
revanche, l’immigration est perçue comme une menace pour la préservation
des identités nationales, un objectif pour lequel la France a créé un
ministère spécifique. Dans ce contexte, la mémoire postcoloniale remet
en cause les identités nationales héritées (ou construites) et exige de
redéfinir le concept même de citoyenneté, en reconnaissant la pluralité
ethnique, religieuse et culturelle qui s’exprime au sein de chacune des
composantes de la « maison commune » européenne56. Elle révèle et
questionne fructueusement l’anthropologie politique sous-jacente au
processus de formation des nations du Vieux Monde, dont la citoyenneté se
fondait sur l’exclusion politique des colonisés : lorsque la « race » constitue
« une des lignes de fracture de l’universalisme républicain », le citoyen
s’oppose à l’indigène 57. Mais la mémoire postcoloniale elle-même reste
largement prisonnière de cette tendance générale consistant à revisiter le
passé au prisme de la victime, dans un horizon privé de toute utopie. Elle se
construit principalement autour de la revendication d’une reconnaissance
des violences subies et des souffrances endurées. En France, son principal
résultat a été la promulgation d’une loi, en 2001, réaffirmant la nature de
l’esclavage comme crime contre l’humanité et ouvrant la voie à la
protection légale de sa mémoire (les associations de défense de la mémoire
des esclaves ont le droit de se constituer partie civile en cas de diffamations
ou de propos racistes)58. Entre la mémoire de l’esclavage et les célébrations
de son abolition, il ne reste plus de place pour la mémoire des luttes
émancipatrices des esclaves eux-mêmes, la mémoire de leur constitution en
sujets politiques. Ce qui disparaît, c’est le souvenir, dans le discours public
comme dans la conscience historique, d’une émancipation conquise et non
octroyée. Haïti est le lieu des catastrophes humanitaires, « le pays le plus
pauvre de l’hémisphère occidental », pas le symbole d’une révolution
victorieuse menée par des esclaves59. S’impose ainsi une recolonisation du
regard qui fait du Sud du monde le réceptacle d’une humanité souffrante, en
attente d’être sauvée par l’humanitarisme occidental.
La commémoration du 8 mai 1945 condense donc des mémoires
distinctes, entremêlées et parfois contradictoires. Regardée à partir d’une
perspective occidentale, orientale ou postcoloniale, l’histoire du XXe siècle
prend une coloration différente. Cet anniversaire rend visible et
emblématique la synchronisation qui s’opère de nos jours entre des
mémoires discordantes. Les récits historiques qui se dégagent de cette date
emblématique s’écartent considérablement, même s’ils partagent un
tropisme commun vers les victimes du passé. Il ne s’agit pas, cependant,
d’une confrontation entre mémoires opposées, monolithiques et
inconciliables. La reconnaissance de ce pluralisme peut ouvrir des espaces
fructueux de reconnaissance, au-delà des identités nationales figées.
L’Europe orientale, qui abritait la plupart des juifs du continent avant la
dernière guerre, doit retrouver la Shoah, dont les traces hantent encore son
paysage, pour l’inscrire dans sa mémoire. Le postcolonialisme peut enlever
à l’Holocauste le caractère d’exemplarité exclusive – liée à un événement
« unique » et sans équivalent dans l’histoire – que lui assigne sa religion
civile. Une fois mise à mal la rhétorique sur la « tyrannie de la repentance »,
le monde issu de la décolonisation ne pourra plus considérer la Shoah
comme un « mythe sioniste », selon une vision largement répandue
aujourd’hui au sein du monde musulman. Enfin, le communisme pourra
être appréhendé dans ses différentes dimensions, tantôt comme une forme
de domination totalitaire (ce qu’il est devenu à l’Est), tantôt comme un
mouvement visant à constituer les classes subalternes en sujets politiques
(ce qu’il a été à l’Ouest).
Pour écrire l’histoire de l’Europe au XXe siècle, il faudrait s’affranchir des
contraintes (à la fois psychologiques, culturelles et politiques) qui découlent
de ces mémoires croisées. Cela signifie d’abord prendre acte de la
complexité d’un passé irréductible à une simple confrontation entre
persécuteurs et victimes. Mais il faudrait aussi être conscient de notre
appartenance à ces espaces mémoriels, précisément afin d’acquérir une
distance critique à l’égard de nos objets de recherche. L’historien, souligne
Hobsbawm, n’écrit pas pour une nation, une classe ou une minorité, il écrit
pour tout le monde60.

Notes du chapitre 8
1. Maurice HALBWACHS, La Mémoire collective, Albin Michel, Paris, 1997 ; Aleida ASSMANN, Der
lange Schatten der Vergangenheit. Erinnerungskultur und Geschichtspolitik, C. H. Beck, Munich,
2006 ; Pierre NORA, « Entre mémoire et histoire », in Pierre NORA (dir.), Les Lieux de mémoire. I, La
République, Gallimard, Paris, 1984, p. VII-XXXIX ; Josef H. YERUSHALMI, Zakhor. Histoire juive et
mémoire juive, La Découverte, Paris, 1984. Pour une synthèse de ce débat, cf. Enzo TRAVERSO, Le
Passé, modes d’emploi, La Fabrique, Paris, 2005.
2. Paul RICŒUR, La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, Seuil, Paris, 2000, p. 106.
3. Carlo GINZBURG, Le Juge et l’Historien. Considérations en marge du procès Sofri, Verdier,
Paris, 1997, p. 23.
4. Eric HOBSBAWM, L’Âge des extrêmes. Le court XXe siècle, Complexe, Bruxelles/Paris, 1999 ;
François FURET, Le Passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au XXe siècle, Laffont-
Calmann-Lévy, Paris, 1995.
5. Siegfried KRACAUER, L’Histoire. Des avant-dernières choses (1969), Stock, Paris, 2006, p. 145.
6. Saul FRIEDLÄNDER, « History, memory, and the historian. Dilemmas and responsibilities », New
German Critique, no 80, 2000, p. 3-15.
7. Maurice HALBWACHS, Les Cadres sociaux de la mémoire, Albin Michel, Paris, 1994.
8. Sur la généalogie de ce concept foucaldien, cf. Giorgio AGAMBEN, Qu’est-ce qu’un dispositif ?,
Payot, Paris, 2007.
9. Pour une étude de cette mutation à partir d’un observatoire américain, cf. Russell JACOBY, The
End of Utopia. Politics and Culture in an Age of Apathy, Basic Books, New York, 1999.
10. La fascination exercée par la Révolution française et la révolution russe sur leurs siècles
respectifs a été soulignée par Martin MALIA, Histoire des révolutions, Tallandier, Paris, 2008, p. 340.
11. Voir notamment Kristin ROSS, Mai 68 et ses vies ultérieures, Complexe, Bruxelles, 2005.
12. François FURET, Le Passé d’une illusion, op. cit., p. 572.
13. Perry ANDERSON, « Renewals », New Left Review, 2000, no 1, p. 16-17.
14. Fredric JAMESON, « Future city », New Left Review, 2003, no 21, p. 76.
15. Cf. Ernst BLOCH, Le Principe espérance, Gallimard, Paris, 1976-1991, 3 vol. ; Hans JONAS, Le
Principe responsabilité, Flammarion, Paris, 1998.
16. Reinhart KOSELLECK, « “Champ d’expérience” et “horizon d’attente” : deux catégories
historiques », Le Futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Éditions de
l’EHESS, Paris, 1990, p. 307-329.
17. François HARTOG, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Seuil, Paris,
2003, p. 126.
18. Sur la fin du fordisme comme tournant de siècle, cf. Marco REVELLI, Oltre il Novecento. La
politica, le ideologie e le insidie del lavoro, Einaudi, Turin, 2001, p. 110-143.
19. Voir l’analyse classique de Otto KIRCHHEIMER, « The transformation of the Western European
party system », in Joseph LAPALOMBARA (dir.), Political Parties and Political Development,
Princeton University Press, Princeton, 1966, p. 177-200.
20. Susan BUCK-MORSS, Dreamworld and Catastrophe. The Passing of Mass Utopia in East and
West, The MIT Press, Cambridge, 2002, p. XIV.
21. Elias CANETTI, Le Flambeau dans l’oreille. Histoire d’une vie, 1921-1931, Albin Michel,
Paris, p. 265.
22. Voir notamment la documentation rassemblée dans le catalogue de l’exposition du Deutsches
Historisches Museum de Berlin : Hans-Jürg CZECH, Nikola DOLL (dir.), Kunst und Propaganda im
Streit der Nationen 1930-1945, Sandstein Verlag, Dresde, 2007, qui met en parallèle l’Italie fasciste,
l’Allemagne nazie, l’URSS stalinienne et l’Amérique du New Deal.
23. François HARTOG, Régimes d’historicité, op. cit., p. 17.
24. Tony JUDT, Après guerre. Une histoire de l’Europe depuis 1945, Armand Colin, Paris, 2007,
p. 931-963. Voir aussi à ce sujet Annette WIEWIORKA, L’Ère du témoin, Plon, Paris, 1998.
25. Walter BENJAMIN, « Sur le concept d’histoire », Œuvres III, Gallimard, Paris, 2000, p. 434.
26. Cf. Perry ANDERSON, « Depicting Europe », London Review of Books du 20 septembre 2007.
27. Cf. Pascal BLANCHARD, Marc FERRO et Isabelle VEYRAT-MASSON,« Les guerres de mémoires
dans le monde », Hermès, 2008, no 52. Sur le cas français, cf. Pascal BLANCHARD, Isabelle VEYRAT-
MASSON, et Benjamin STORA (dir.), La Guerre de mémoires. La France et son histoire, La
Découverte, Paris, 2008.
28. Eric HOBSBAWM, « L’Europe : mythe, histoire, réalité », Le Monde du 25 septembre 2008. Voir
aussi Eric HOBSBAWM, « The curious history of Europe », On History, Weidenfeld & Nicolson,
Londres, 1997, p. 217-227.
29. Carl SCHMITT, Le Nomos de la terre dans le droit des gens du Jus Publicum Europæum (1950),
PUF, Paris, 2001.
30. Sur le processus politique de l’unification européenne, cf. Perry ANDERSON, The New Old
World, Verso, Londres, 2009, notamment les sections I et IV.
31. Cf. J.G.A. POCOCK, « Some Europes in their History », in Anthony PADGEN (dir.), The Idea of
Europe. From Antiquity to the European Union, Cambridge University Press, 2002, p. 55-71. Voir
aussi Edgar MORIN, Penser l’Europe, Gallimard, Paris, 1987, p. 37.
32. Norbert ELIAS, La Civilisation des mœurs, Calmann-Lévy/Presses Pocket, Paris, 1973, p. 11
(trad. modifiée d’après le texte original : Über den Prozess der Zivilisation, Suhrkamp,
Francfort/Main, 1997, p. 89).
33. Ibid., p. 13-14.
34. Cf. par exemple Carlton J.H. HAYES, « La nouveauté du totalitarisme dans l’histoire de la
civilisation occidentale » (1939), in Enzo TRAVERSO (dir.), Le Totalitarisme. Le XXe siècle en débat,
Seuil, Paris, 2001, p. 323-337.
35. Hugh TREVOR-ROPER, The Rise of Christian Europe, Thames & Hudson, Londres, 1965, p. 11,
cité in Jack GOODY, The Theft of History, Cambridge University Press, Cambridge, 2006, p. 1.
36. Jack GOODY, L’Islam et l’Europe. Histoire, échanges, conflits, La Découverte, Paris, 2004,
ch. I.
37. Au même titre que les nations, selon la définition de Benedict ANDERSON, L’Imaginaire
national. Réflexions sur les origines et l’essor du nationalisme, La Découverte, Paris, 2002.
38. Cf. Henry ROUSSO, « Vers une mondialisation de la mémoire », Vingtième Siècle, 2007/2, no 94,
p. 3-10.
39. Rudolf von THADDEN et Steffen KUDELKA (dir.), Erinnerung und Geschichte. 60 Jahre nach
dem 8. Mai 1945, Wallstein, Göttingen, 2006 ; Dan DINER, Gegenläufige Gedächtnisse. Über
Geltung und Wirkung des Holocaust, Vandenhoeck & Ruprecht, Tübingen, 2007.
40. Cf. Peter NOVICK, The Holocaust in American Life, Houghton Mifflin, New York, 1999, p. 11,
198-199. Sur le concept de « religion civile », cf. Emilio GENTILE, Les Religions de la politique,
Seuil, Paris, 2005. Sur la mémoire de l’Holocauste comme vecteur du discours des droits humains, cf.
Daniel LEVY et Natan SZNAIDER, The Holocaust and Memory in the Global Age, Temple University
Press, Philadelphie, 2006.
41. Voir à ce propos Régine ROBIN, Berlin chantiers, Stock, Paris, 2000. Pour une approche plus
générale, cf. Peter REICHEL, L’Allemagne et sa mémoire, Odile Jacob, Paris, 1998.
42. Sur ce débat, cf. Filippo FOCARDI (dir.), La guerra della memoria. La Resistenza nel dibattito
politico italiano dal 1945 ad oggi, Laterza, Rome, 2005.
43. Cf. Santos JULIÁ, « Memoria, historia y política de un pasado de guerra y dictadura », in Santos
JULIÁ (dir.), Memoria de la guerra y del franquismo, Taurus, Madrid, 2006, p. 15-26.
44. L’affichette de présentation de l’exposition « Fosses communes », organisée à Barcelone par le
Mémorial démocratique de la Généralité de Catalogne, au printemps 2010, évoque des milliers de
morts « sans raison, comme s’il y avait des raisons pour tuer ».
45. Milan KUNDERA, « L’Occident kidnappé ou la tragédie de l’Europe centrale », Le Débat, 27,
Paris, 1983, p. 3-22.
46. Tatiana ZHURZHENKO, « The geopolitics of memory » (May 10, 2007), www.eurozine.com.
47. Cf. Carla TONINI, « L’Istituto polacco della memoria nazionale. Dai crimini “contro” la nazione
polacca ai crimini “della” nazione polacca », Quaderni storici, 2008, no 2, p. 385-402. Voir aussi
Leszek KUK, La Pologne, du postcommunisme à l’anticommunisme, L’Harmattan, Paris, 2001.
48. Cf. aussi Clive EMSLEY, « A site of different memories ? The house of terror and the politics of
memory », War, Culture and Memory, Open University Press, Londres, 2003, p. 298-307. Selon
István Rév, bien plus qu’un espace consacré à la mémoire, ce musée constitue un vecteur de
propagande dont le précurseur fut la Mostra della Rivoluzione fascista qui se tint à Rome en 1932.
Voir István RÉV, « The terror of the house », in Robin OSTOW (dir.), (Re)Visualizing National History.
Museums and National Identities in Europe in the New Millennium, University of Toronto Press,
Toronto, 2008, p. 47-89.
49. Tony JUDT, Après guerre, op. cit., p. 931.
50. Jan T. GROSS, Les Voisins. 10 juillet 1941, un massacre de juifs en Pologne, Fayard, Paris,
2002.
51. Jürgen HABERMAS, « Bestialität und Humanität », Die Zeit, 1999, no 18.
52. Sur les massacres de Sétif et Guelma, cf. Jean-Louis PLANCHE, Sétif 1945. Histoire d’un
massacre annoncé, Perrin, Paris, 2001 et Jean-Pierre PEYROULOU, Guelma 1945. Une subversion
française dans l’Algérie coloniale, La Découverte, Paris, 2009. Pour une histoire parallèle des
commémorations du massacre de Sétif dans les deux pays, cf. Guy PERVILLÉ, « Die Erinnerung an
den 8. Mai 1945 in Algerien und Frankreich », in Rudolf von THADDEN, Steffen KAUDELKA (dir.),
Erinnerung und Geschichte, op. cit., p. 60-71.
53. Cf. Claude LIAZU et Gilles MANCERON (dir.), La Colonisation, la Loi, l’Histoire, Syllepse,
Paris, 2006.
54. Ce risque a été perçu par Jean-Michel CHAUMONT, La Concurrence des victimes, La
Découverte, Paris, 1997.
55. Cf. Adame Ba KONARÉ (dir.), Petit Précis de remise à niveau sur l’histoire africaine à l’usage
du président Sarkozy, La Découverte, Paris, 2008.
56. Edward SAÏD, Humanism and Democratic Criticism, Columbia University Press, 2004.
57. Nicolas BANCEL, Pascal BLANCHARD et Françoise VERGÈS, La République coloniale, Hachette-
Littérature, Paris, 2003, p. IV. Cf. aussi Sandro MEZZADRA, La condizione postcoloniale. Storia e
politica nel presente globale, Ombre corte, Vérone, 2008, p. 76.
58. Sur le débat autour de la loi Taubira, cf. Françoise VERGÈS, La Mémoire enchaînée. Questions
sur l’esclavage, Albin Michel, Paris, 2006, p. 107-130.
59. Ibid., p. 40-42. Ce refoulement est analysé comme paradigme de l’historiographie (un « fagot
de silences ») par Michel-Rolph TROUILLOT, Silencing the Past. Power and the Production of
History, Beacon Press, Boston, 1995, p. 27.
60. Cf. Eric HOBSBAWM, « Identity history is not enough », On History, op. cit., p. 277.
Conclusion

« C’est à la mémoire des sans nom que se


consacre la construction de l’histoire1. »

Pour illustrer son concept de « futur passé » (vergangene Zukunft),


Reinhart Koselleck a décrypté un célèbre tableau d’Albrecht Altdorfer,
peint en 1528 sur commande du duc de Bavière Guillaume IV et
aujourd’hui exposé à la Pinacothèque de Munich : La Bataille d’Alexandre.
Inspirée par un souci pédagogique et esthétique à la fois, cette gigantesque
toile commémore la victoire de l’armée macédonienne qui, sous le
commandement de Darius, en 333 avant J.-C., s’est imposée sur les Perses à
Issus, faisant ainsi débuter l’ère hellénistique. Koselleck souligne
l’anachronisme du tableau, qui représente une bataille de l’Antiquité où les
soldats perses sont habillés comme des Turcs et les Macédoniens comme
une armée occidentale du XVIe siècle. Peint au moment où Vienne était
assiégée par les Ottomans, pendant leur dernière tentative de percer en
Occident, ce tableau remplissait une fonction politique évidente2. Le
souvenir de cette bataille s’inscrivait dans l’actualité, où il prenait une
signification nouvelle. L’histoire était indissociable de l’actualité, car les
contemporains puisaient en elle les sources nécessaires pour légitimer leur
action dans le présent. En d’autres termes, le passé était, a posteriori,
projeté dans le futur, les deux étant unis par un lien symbiotique. Selon
Koselleck, loin d’être deux continents rigoureusement séparés, passé et
futur sont unis par une relation dynamique, créatrice. De même que le
présent octroie un sens au passé, ce dernier fournit aux acteurs de l’histoire
un immense réservoir de souvenirs et d’expériences sans lesquels ils ne
pourraient pas dessiner l’avenir, formuler leurs attentes, nourrir leurs
utopies. Voilà le « mystérieux héliotropisme » qui, selon Walter Benjamin,
présidait à la construction de l’histoire : à l’instar des fleurs qui tournent
leur corolle vers la lumière, « le passé tend à se tourner vers le soleil qui est
en train de se lever au ciel de l’histoire3 ».
Passé et futur se croisent et dialoguent dans le présent, où ils sont
fabriqués et réinventés en permanence. L’écriture de l’histoire participe
donc d’un usage politique du passé. Dans ce livre, j’ai donné quelques
exemples de cette tendance, de la Révolution française – réinterprétée
aujourd’hui tantôt comme matrice du communisme totalitaire, tantôt
comme étape d’une téléologie providentielle culminant dans le capitalisme
libéral – à la révolution russe, qui fut à l’origine d’une narration du
XIXe siècle dans laquelle 1789, 1848 et la Commune de Paris devenaient les
étapes d’une progression historique inéluctable vers le socialisme4. Bien
d’autres exemples pourraient illustrer ce propos.
Il y a quelques années, les historiens se sont disputés violemment autour
d’un ouvrage émettant l’hypothèse d’un meurtre rituel perpétré par des juifs
ashkénazes dans une ville italienne du XVe siècle5. Il est évident qu’une telle
querelle serait difficilement compréhensible en dehors d’une culture
occidentale hantée par la mémoire de l’Holocauste. C’est cette mémoire,
bien davantage qu’une méthode discutable d’investigation archivistique et
d’exploitation des sources, que ce livre semblait atteindre de façon
intolérable. Ce n’est pas non plus un hasard si c’est à l’époque d’une
nouvelle croisade occidentale contre l’islam qu’un médiéviste a écrit (et une
grande maison d’édition publié) un livre visant à nier la médiation arabe
entre la philosophie grecque antique et la culture européenne de la
Renaissance6. Sous l’apparence d’une recherche savante, ce livre
reformulait dans le langage de l’histoire la théorie du choc des civilisations.
Si certaines de ces tentatives de réécriture de l’histoire ont déchaîné tant
de passions, c’est précisément parce que leur enjeu dépassait de loin les
frontières d’une discipline et d’une profession. Ces polémiques se sont
déroulées dans l’espace public, sous des formes et suivant une partition
médiatique qui échappaient au contrôle des chercheurs. Reconnaissant ne
pas détenir le monopole de l’histoire, qui appartient à tout le monde, ces
derniers ont ainsi été forcés, parfois contre leur gré, d’engager leur savoir
dans un combat politique.
Le concept de « futur passé » résume bien l’œuvre du photographe
argentin Marcelo Brodsky. Buena memoria, son essai le plus connu, est un
palimpseste dans lequel se superposent et se mêlent une quête identitaire,
un récit familial, le travail du deuil, l’autobiographie d’une génération et un
morceau d’histoire nationale, celle de l’Argentine à l’époque de la dictature
militaire (1976-1983)7. Ces images tissent la toile d’une mémoire
polysémique dans laquelle le passé resurgit avec son horizon d’attente, ses
espérances et ses utopies. Les trois photos qui achèvent l’essai en donnent
la clef de lecture. Dans la première, une vieille photo couleur sépia, on voit
un homme sur le pont d’un paquebot. C’est son oncle Salomon, le frère de
son grand-père, en route vers Buenos Aires, au début du siècle dernier. Il
regarde la mer, l’agitation des vagues devant lui, avec une expression grave
qui semble scruter le futur qui l’attend. La seconde photo nous montre deux
adolescents, l’auteur et son frère, souriant devant la caméra, eux aussi sur le
pont d’un bateau. Ils sont debout, appuyés contre la rambarde, à côté d’une
petite pancarte indiquant qu’ils se trouvent dans une zone interdite
(« proibido permanecer en este lugar »). Dans la troisième photo, on ne
voit plus que l’eau, les vagues de l’Atlantique à la confluence avec le Río
de la Plata, ce río sin orillas dans le sillage duquel Juan José Saer avait
raconté l’histoire de l’Argentine8. Grâce à leur juxtaposition, ces trois
images construisent un récit aux significations multiples, car elles racontent
à la fois un destin individuel et l’histoire d’une société. La première montre
un émigrant européen qui va reconstruire sa vie dans le Nouveau Monde,
avec ses attentes et ses espoirs. La deuxième fait un saut de deux
générations. L’inscription sur la balustrade signale une transgression et
annonce la révolte des années 1970. La troisième est une image de
l’horreur : pendant la dictature militaire, les disparus étaient jetés à la mer,
parfois encore vivants9. Ils ont « creusé une tombe » dans l’eau, pourrait-on
dire en empruntant les mots de Paul Celan10. La mer est leur cimetière. Sans
doute aussi celui de Fernando, le frère de l’auteur, qui compte au nombre
des desaparecidos. Buena memoria présente une de ses dernières photos,
prise à l’École de mécanique navale (ESMA), qui fut l’un des camps de
concentration du régime du général Videla. La séquence créée par ces trois
images raconte l’Argentine au XXe siècle, mais décrit aussi une brisure de
l’histoire. Le migrant a trouvé une nouvelle patrie ; ses descendants ont
grandi, ils sont devenus des militants politiques et ont subi la répression
fasciste, l’un contraint à l’exil et l’autre tué : l’eau qui coule, métaphore du
temps par excellence, l’a englouti. Le flot des vagues n’évoque plus une
continuité – le flux de la vie, le passage des générations – mais un abîme.
Le passé que cette photo ramène à la surface est aussi un futur passé, fait de
rêves anéantis. Seule, séparée des autres, l’image de l’eau renvoie à la
temporalité naturelle, dont l’équivalent historique serait un temps
chronologique « homogène et vide ». Mais cette image devient lourde de
sens lorsqu’elle est juxtaposée aux autres ; c’est cette séquence qui remplit
le temps, le transforme en temps historique et nous permet de déchiffrer le
passé. On pourrait voir dans ces photos des « images de pensée »
(Denkbilder), au sens de Walter Benjamin : nos combats du présent visent
la « rédemption du passé », car ils ne se nourrissent pas seulement de
l’espoir d’une descendance affranchie, mais aussi « de l’image des ancêtres
asservis11 ».
Le fil rouge qui traverse les essais rassemblés dans ce livre me semble
bien résumé dans le triptyque photographique de Marcelo Brodsky : le
XXe siècle a été l’âge de la violence, des guerres totales, des fascismes, des
totalitarismes et des génocides, mais aussi l’âge des révolutions naufragées
et des utopies déchues. Il est peuplé de victimes sans nom et des vaincus
des batailles perdues. Le regard rétrospectif de ceux qui se sont frottés à ces
combats se charge, inéluctablement, d’un trait mélancolique. La mélancolie
est sans doute une marque des époques de transition et de crise, comme
nous l’a appris une vaste littérature, de Burton à Panofsky, en passant par
Freud et Warburg. Walter Benjamin avait durement stigmatisé l’acedia de
l’historien qui s’identifie par empathie (Einfühlung) avec les classes
dominantes12, ainsi que la « mélancolie de gauche » (Linke Melancholie)
des écrivains de la Nouvelle Objectivité, coupables à ses yeux de pratiquer
une sorte de « mimétisme prolétarien de la bourgeoisie en
décomposition13 ». Mais dans son livre sur le Trauerspiel, il avait analysé la
mélancolie comme un principe épistémologique : l’exploration empathique
et attristée du monde se donnant à notre regard comme un champ de ruines
est un acte producteur de connaissance14. Et dans un célèbre fragment
autobiographique, il se disait « né sous le signe de Saturne », la planète de
la mélancolie « à la révolution lente, l’astre de l’hésitation et du
retardement »15.
La mélancolie qui affecte l’historiographie du XXe siècle relève du deuil
d’un passé qui nous apparaît aujourd’hui comme une ère de cataclysmes,
dominée par la figure des victimes. Parmi celles et ceux qui se sont
identifiés aux luttes et aux révoltes de ce siècle armé, se répand une
nouvelle « mélancolie de gauche », née de l’intériorisation d’une défaite16.
Le projet de changer le monde est devenu un « pari mélancolique »,
indissociable du souvenir des vaincus17. Un halo mélancolique se pose
d’ailleurs sur les portraits de tous les exilés – ce livre n’a pu retracer le
parcours que d’une poignée d’entre eux – qui ont essayé de comprendre les
sursauts d’une époque cruelle dont ils ont été acteurs et témoins. Comme je
l’ai indiqué au début de ce livre, la vision tragique de l’histoire qui colore
les travaux du vieil Hobsbawm, à commencer par L’Âge des extrêmes, est
plus fructueuse que la célébration complaisante des vainqueurs.

Notes du conclusion
1. Walter BENJAMIN, Gesammelte Schriften, Suhrkamp, Francfort/Main, 1974, Bd. I.3, p. 1241
(texte tiré des matériaux préparatoires aux thèses « Sur le concept d’histoire »).
2. Reinhart KOSELLECK, « Le futur passé des temps modernes » (1968), Le Futur passé.
Contribution à la sémantique des temps historiques, Éditions de l’EHESS, Paris, 1990, p. 19-36.
3. Walter BENJAMIN, « Sur le concept d’histoire », Œuvres III, Gallimard, Paris, 2000, p. 430.
4. Casey HARISON, « The Paris Commune of 1871, the Russian revolution of 1905, and the shifting
of the revolutionary tradition », History & Memory, 2007, vol. 17, no 2, p. 5-42.
5. Ariel TOAFF, Pasque di sangue. Ebrei d’Europa e omicidi rituali, Il Mulino, Bologne, 2007. Sur
le débat suscité par ce livre, cf. Sabina LORIGA, « Une vieille affaire ? Les “Pâques de sang” d’Ariel
Toaff », Annales. Histoire, Sciences sociales, 2008, vol. 63, no 1, p. 143-172.
6. Sylvain GOUGENHEIM, Aristote au Mont-Saint-Michel. Les racines grecques de l’Europe
chrétienne, Seuil, Paris, 2008. Voir à ce propos Alain de LIBERA, « Aristote au Mont-de-Piété »,
Critique, 2009, no 740-741, p. 134-145 ; Philippe BÜTTGEN, Alain de LIBERA, Marwan RASHED et
Irène ROSIER-CATACH (dir.), Les Grecs, les Arabes et nous. Enquête sur l’islamophobie savante,
Fayard, Paris, 2009.
7. Marcelo BRODSKY, Buena Memoria, Hatje Cantz Verlag, Ostfildern-Ruit, 2003.
8. Juan José SAER, Le Fleuve sans rives, Julliard, Paris, 1999.
9. Cf. Oracio VERBITSKY, El vuelo. La guerre sale en Argentine, Dagorno, Paris, 1995.
10. Paul CELAN, « Fugue de mort/Todesfuge », Pavot et mémoire, Christian Bourgois, Paris, 1987,
p. 83-89.
11. Walter BENJAMIN, « Sur le concept d’histoire », op. cit., p. 438. Voir à ce propos Nora
RABOTNIKOF MASKIVKER, « El àngel de la mémoria », in Bolívar ECHEVERRÍA (dir.), La mirada del
ángel. En torno a las Tesis sobre la historia de Walter Benjamin, Era, Mexico, 2005, p. 155-170.
12. Walter BENJAMIN, « Sur le concept d’histoire », op. cit., p. 432.
13. Walter BENJAMIN, « Linke Melancholie. Zu Erich Kästner neuem Gedichtbuch » (1937),
Angelus Novus. Ausgewählte Schriften II, Suhrkamp, Francfort/Main, 1977, p. 456.
14. Walter BENJAMIN, Origine du drame baroque allemand, Flammarion, Paris, 2000.
15. Walter BENJAMIN, « Agesilaus Santander » (1933), Écrits autobiographiques, Christian
Bourgois, Paris, 1990, p. 334. Sur la mélancolie de Benjamin, cf. Susan SONTAG, « Under the sign of
Saturn » (1978), Under the Sign of Saturn, Vintage, New York, 1996, p. 109-136. Voir aussi
Françoise MELTZER, « Acedia and melancholia », in Michael P. STEINBERG (dir.), Walter Benjamin
and the Demands of History, Cornell University Press, Ithaca, 1996, p. 141-163 ; Beatrice HANSEN,
« Portrait of melancholy (Benjamin, Warburg, Panofsky) », MLN, 1999, vol. 114, no 5, p. 991-1013.
16. Cf. par exemple Wendy BROWN, « Resisting left melancholy », Boundary 2, 1999, vol. 26, no 3,
p. 19-27.
17. Daniel BENSAÏD, Le Pari mélancolique. Métamorphoses de la politique, politique des
métamorphoses, Fayard, Paris, 1997.
Index des noms

ABENSOUR, Miguel, 1
ADORNO, Theodor W., 1-2, 3-4, 5-6, 7
AGAMBEN, Giorgio, 1-2
ALTDORFER, Albrecht, 1
ALY, Götz, 1, 2-3, 4-5
AMÉRY, Jean, 1, 2, 3
ANDERS, Günther, 1, 2, 3
ANDERSON, Perry, 1, 2
ANTELME, Robert, 1
ANTONESCU, Ion, 1
APPLEBAUM, Anne, 1
ARENDT, Hannah, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8-9, 10-11, 12, 13-14, 15-16
ARON, Raymond, 1, 2, 3
ARRIGHI, Giovanni, 1, 2
ASCHHEIM, Steven, 1
ASSING, Ottilia, 1
ASSMANN, Aleida, 1

BADOGLIO, Pietro (maréchal), 1


BAER, Ytzhak, 1
BARRÈS, Maurice, 1
BATAILLE, Georges, 1
BAUER, Yehuda, 1
BAUMAN, Zygmunt, 1, 2
BAYLY, Christopher, 1, 2, 3
BENJAMIN, Walter, 1, 2-3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11-12
BENSAÏD, Daniel, 1
BENTHAM, Jeremy, 1
BENZ, Wolfgang, 1
BERGSON, Henri, 1
BERLUSCONI, Silvio, 1
BERTILLON, Alphonse, 1
BLOCH, Ernst, 1
BLOCH, Marc, 1, 2
BOBBIO, Norberto, 1
BOLIVAR, Simon, 1
BONALD, Louis de, 1
BORKENAU, Franz, 1, 2
BOURDIEU, Pierre, 1
BOUTEFLIKA, Abdel ziz, 1
BRACHER, Karl-Dietrich, 1
BRAUDEL, Fernand, 1, 2, 3, 4
BRASILLACH, Robert, 1, 2
BRODSKY, Marcelo, 1-2
BROSZAT, Martin, 1-2
BROWNING, Christopher, 1, 2
BRUNETEAU, Bernard, 1
BRZEZINSKI, Zbigniew, 1, 2
BUBER-NEUMANN, Margarete, 1
BUCK-MORSS, Susan, 1
BUGEAUD, Thomas-Robert (maréchal), 1, 2
BUHLE, Paul, 1
BURKE, Edmund, 1, 2
BURNETT, Peter, 1
BURRIN, Philippe, 1, 2
BURTON, Robert, 1
BUSH, George W., 1

CAMUS, Albert, 1
CANETTI, Elias, 1
CANTIMORI, Delio, 1
CARLYLE, Thomas, 1
CARNOT, Lazare, 1
CASSIRER, Ernst, 1, 2
CELAN, Paul, 1, 2, 3
CÉSAIRE, Aimé, 1, 2
CHABOD, Federico, 1
CHALAMOV, Varlam, 1
CHAMBERLAIN, Houston-Stewart, 1, 2
CHATEAUBRIAND, François-René de, 1
CHAUNU, Pierre, 1
CHENEY, Dick, 1
CHIAROMONTE, Nicola, 1, 2
CHIRAC, Jacques, 1, 2, 3
CHRÉTIEN, Jean-Pierre, 1
CHURCHILL, Winston, 1
CILIGA, Ante, 1
COCHIN, 1, 2, 3, 4
COBBAN, Alfred, 1, 2
COHEN, Raya, 1
COMBE, Sonia, 1
CONSTANT, Benjamin, 1, 2
CONZE, Werner, 1
CORBIN, Alain, 1
CORRADINI, Enrico, 1
COURTOIS, Stéphane, 1, 2, 3-4
CROCE, Benedetto, 1, 2

DANTON, Georges, 1
DARIUS III (roi de Perse), 1
DARWIN, Charles, 1
DÉAT, Marcel, 1
DE FELICE, Renzo, 1, 2, 3-4
DELACROIX, Eugène, 1
DE MAN, Henri, 1
DENG, Xiaoping, 1
DEUTSCHER, Isaac, 1, 2, 3, 4, 5, 6
DINER, Dan, 1, 2, 3, 4
DORGÈRES, Henry, 1
DORIOT, Jacques, 1
DOUGLASS, Frederick, 1
DREYFUS, Alfred, 1, 2
DRIEU LA ROCHELLE, Pierre, 1, 2
DROYSEN, Johann Gustav, 1, 2
DRUMONT, Édouard, 1, 2
DU BOIS, W.E.B., 1-2, 3
DURKHEIM, Émile, 1

EICHMANN, Adolf, 1
ELIAS, Norbert, 1, 2-3, 4
EISENSTEIN, Albert, 1
ENGELS, Friedrich, 1, 2
ETEMAD, Buda, 1
EVOLA, Julius, 1
EVSTIGNIEV, Serguiej, 1
FANON, Frantz, 1, 2-3, 4
FERNANDO II d’Aragon (dit le Catholique), 1
FITZPATRICK, Sheila, 1-2
FLORES, Marcello, 1
FOA, Vittorio, 1
FOUCAULT, Michel, 1-2
FRAENKEL, Ernst, 1
FRANCO, Francisco, 1, 2
FRÉDÉRIC II Hohenstaufen, 1, 2
FREI, Norbert, 1
FREUD, Sigmund, 1, 2, 3
FRIEDLÄNDER, Saul, 1, 2-3, 4, 5, 6
FRIEDRICH, Carl, 1, 2
FURET, François, 1, 2-3, 4, 5-6, 7-8, 9, 10, 11, 12, 13

GAULLE, Charles de (général), 1


GENTILE, Emilio, 1-2
GENTILE, Giovanni, 1, 2, 3
GEORGE, Stefan, 1
GERLACH, Christian, 1
GERMANI, Gino, 1
GETTY, J. Arch, 1
GIBBON, Edward, 1
GILLY, Adolfo, 1
GILMAN, Sander, 1
GILROY, Paul, 1, 2
GINZBURG, Carlo, 1, 2, 3
GOEBBELS, Josef, 1, 2
GOETHE, Johann Wolfgang, 1
GOLDHAGEN, Daniel J., 1
GOLDMANN, Lucien, 1
GOODY, Jack, 1
GORBATCHEV, Mikhaïl, 1
GRAMSCI, Antonio, 1, 2
GROSS, Jan T., 1
GUENIFFEY, Patrice, 1, 2
GUÉRIN, Daniel, 1
GUHA, Ranajit, 1, 2
GUIZOT, François, 1
GURIAN, Waldemar, 1, 2
GURR, Ted, 1

HABERMAS, Jürgen, 1, 2
HALBWACHS, Maurice, 1, 2
HARDT, Michael, 1, 2
HARFF, Barbara, 1
HEGEL, Georg Wilhelm Friedrich, 1, 2, 3, 4
HEIDEGGER, Martin, 1
HEINE, Heinrich, 1
HERBERT, Ulrich, 1
HERDER, Johann Goddrfied, 1
HERLING, Gustav, 1, 2, 3
HEYDRICH, Reinhard, 1
HILBERG, Raul, 1, 2, 3, 4
HILL, Christopher, 1
HILLGRUBER, Andreas, 1
HIMMLER, Heinrich, 1, 2
HITLER, Adolf, 1, 2, 3, 4, 5, 6-7, 8, 9, 10, 11, 12-13, 14, 15-16, 17, 18
HOBBES, Thomas, 1, 2, 3, 4
HOBSBAWM, Eric, 1, 2, 3-4, 5, 6, 7, 8
HOESS, Rudolf, 1
HORKHEIMER, Max, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
HORTHY, Miklós (maréchal), 1
HUMBOLDT, Alexander von, 1
HUTTENBACH, Henry, 1
IRVING, David, 1
ISABELLE de Castille, 1
IVAN IV (di le Terrible), 1

JAMES, C.L.R., 1, 2-3


JAMESON, Fredric, 1
JASPERS, Karl, 1, 2, 3
JOUVENEL, Bertrand de, 1
JUDT, Tony, 1, 2
JÜNGER, Ernst, 1, 2, 3

KANT, Emmanuel, 1, 2
KANTOROWICZ, Ernst, 1, 2, 3
KAPLAN, Steven, 1
KATZ, Steven, 1
KERENSKI, Alexandre, 1
KERSHAW, Ian, 1, 2
KERTESZ, Imre, 1, 2
KEYNES, John Maynard, 1
KIDD, Benjamin, 1
KIERNAN, Ben, 1
KLEMPERER, Victor, 1
KNUTSEN, Torbjorn L., 1
KOCKA, Jürgen, 1
KOESTLER, Arthur, 1, 2, 3
KOHN, Hans, 1
KOJÈVE, Alexandre, 1, 2
KORNILOV, Lavr Gueorguievitch (général), 1
KORSCH, Karl, 1
KOSELLECK, Reinhart, 1, 2, 3, 4, 5, 6-7
KRACAUER, Siegfried, 1, 2, 3
KUN, Béla, 1, 2, 3

LACAPRA, Dominick, 1
LAL, Vinay, 1
LANDES, David, 1
LAZARE, Bernard, 1
LE BON, Gustave, 1
LEFEBVRE, Georges, 1
LEMKIN, Rafael, 1
LÉNINE, Vladimir Ilitch Oulianov, 1, 2, 3, 4, 5-6, 7, 8, 9
LEOPOLD II de Belgique, 1
LEVI, Primo, 1, 2, 3, 4, 5, 6
LÖWENTHAL, Leo, 1
LÖWITH, Karl, 1
LONGERICH, Peter, 1
LOSURDO, Domenico, 1
LOUVERTURE, Toussaint, 1
LOVEJOY, Arthur, 1
LUKÁCS, Georg, 1, 2, 3, 4-5, 6

MACDONALD, Dwight, 1
MACHIAVEL, Nicolas, 1
MAISTRE, Joseph de, 1, 2
MALIA, Martin, 1, 2-3, 4
MANN, Thomas, 1-2, 3
MANNHEIM, Karl, 1
MAO ZEDONG, 1
MARAT, Jean-Paul, 1
MARCUSE, Herbert, 1, 2
MARINETTI, Filippo Tommaso, 1, 2
MARX, Karl, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
MARROUS, Michael, 1
MARTINET, Marcel, 1
MARTOV, Juli, 1
MATHIEZ, Albert, 1, 2
MAULNIER, Thierry, 1
MAURRAS, Charles, 1
MAYER, Arno J., 1, 2, 3-4, 5
MAZOWER, Mark, 1
MCCARTHY, Joseph, 1
MEINECKE, Friedrich, 1, 2
MEIKSINS-WOOD, Ellen, 1
MELVILLE, Herman, 1, 2
METTERNICH, Klemens, 1
MICHELET, Jules, 1, 2
MILNER, Alfred, 1
MOMIGLIANO, Arnaldo, 1-2
MOMMSEN, Hans, 1
MONTESQUIEU, Charles-Louis (baron de), 1
MOSSE, George L., 1-2
MOUNIER, Emmanuel, 1
MUSSOLINI, Benito, 1, 2, 3, 4-5, 6-7, 8

NAPOLÉON Ier, 1, 2, 3, 4
NEGRI, Antonio, 1, 2
NETANYAHU, Benzion, 1, 2
NEUMANN, Franz, 1, 2, 3
NIEBUHR, Barthold Georg, 1
NIETZSCHE, Friedrich, 1
NISBET, Robert, 1
NOLTE, Ernst, 1-2, 3, 4, 5, 6, 7
NORA, Pierre, 1, 2

ORWELL, George, 1
OSTERHAMMEL, Jürgen, 1, 2-3, 4-5, 6
PANOFSLY, Erwin, 1
PANUNZIO, Sergio, 1
PARETO, Vilfredo, 1
PASCAL, Blaise, 1
PAXTON, Robert, 1, 2, 3
PAVELIC, Ante, 1
PAZ, Maurice, 1
PAZ, Marguerite, 1
PÉTAIN, Philippe (maréchal), 1
PEUKERT, Detlev, 1
PIPES, Richard, 1, 2, 3
PLATON, 1
PLEKHANOV, Gueorgui, 1
POCOCK, John G. A., 1
POLANYI, Karl, 1, 2
POLIAKOV, Léon, 1, 2
POPPER, Karl, 1

QUINET, Edgar, 1, 2

RACINE, Jean, 1
RANKE, Leopold von, 1
REAGAN, Ronald, 1
REITLINGER, Gerald, 1
RÉMOND, René, 1
REVEL, Jacques, 1
RICHET, Denis, 1
RITTER, Gerhard, 1
ROBESPIERRE, Maximilien de, 1, 2, 3, 4
ROCCO, Alfredo, 1
ROOSEVELT, Theodore, 1, 2
ROSENBERG, Arthur, 1
ROTHFELS, Hans, 1
ROUSSEAU, Jean-Jacques, 1, 2
ROUSSET, David, 1, 2
RUSSEL WALLACE, Alfred, 1
RUSSELL, Bertrand, 1

SAER, Juan José, 1


SAÏD, Edward, 1, 2-3
SAINT-JUST, Louis Antoine de, 1
SALVEMINI, Gaetano, 1, 2, 3
SÁNCHEZ ALBORNOZ, Claudio, 1
SARKOZY, Nicolas, 1
SARTRE, Jean-Paul, 1, 2
SAZ CAMPOS, Ismael, 1
SCHIEDER, Thomas, 1
SCHILLER, Friedrich von, 1
SCHMITT, Carl, 1, 2, 3, 4
SCHOLEM, Gershom, 1
SCHÖNBERG, Arnold, 1
SCHRÖDER, Gerhard, 1
SÉMELIN, Jacques, 1
SEMPRUN, Jorge, 1
SENGHOR, Léopold Sédar, 1
SERGE, Victor, 1, 2, 3, 4, 5, 6
SIMMEL, Georg, 1
SIRONNEAU, Jean-Pierre, 1
SKINNER, Quentin, 1, 2, 3
SMITH, Adam, 1
SOBOUL, Albert, 1, 2
SOLJENITSYNE, Alexander, 1
SOREL, Georges, 1
SPENGLER, Oswald, 1, 2
SPERBER, Manes, 1
STALINE, Joseph, 1, 2, 3-4, 5, 6-7, 8, 9, 10, 11
STALLAERT, Christiane, 1, 2
STERNHELL, Zeev, 1, 2-3
STRAW, Jack, 1, 2
STURZO, Luigi, 1
SUN, Yat-Sen, 1
SURY, Jules, 1
SYME, Ronald, 1

TADDEN, Rudolf von, 1


TAINE, Hyppolite, 1
TALMON, Jacob L., 1, 2, 3
TARDE, Gabriel, 1
TASCA, Angelo, 1, 2
TEJERO, Antonio, 1
THATCHER, Margaret, 1
THOMPSON, Edward P., 1, 2
TILLICH, Paul, 1
TOCQUEVILLE, Alexis de, 1-2
TREVOR ROPER, Hugh, 1
TROTHA, Lothar von, 1
TROTSKI, Léon, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8

VACHER DE LA POUGE, Georges, 1


VALOIS, Georges, 1
VEYNE, Paul, 1
VICTOR EMMANUEL III (roi d’Italie), 1
VIDELA, Jorge Rafael (général), 1
VOEGELIN, Eric, 1, 2

WARBURG, Aby, 1, 2
WEBER, Max, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15
WEHLER, Hans-Ulrich, 1
WEISZÄCKER, Richard von, 1
WERFEL, Franz, 1
WIESEL, Elie, 1
WILLIAMS, Raymond, 1
WINCKELMANN, Johann Joachim, 1
WULF, Joseph, 1, 2

YERUSHALMI, Josef-Haym, 1, 2, 3, 4

ZUNINO, Pier Giorgio, 1

Vous aimerez peut-être aussi