Decolonisation Du Sujet Et Resistance Du Symptome
Decolonisation Du Sujet Et Resistance Du Symptome
Frantz Fanon
Décolonisation du sujet
et résistance du symptôme
Clinique et politique
dans Les Damnés de la terre
Guillaume Sibertin-Blanc
P
CAHIERS PHILOSOPHIQUES n° 138 / 3e trimestre 2014
■■ 1. Parmi les contributions notables à cette entreprise, voir J.-M. Bégué, Un siècle de psychiatrie française
en Algérie (1830-1839), Paris, faculté de médecine Saint-Antoine (mémoire de CES de psychiatrie), 1989 ;
R. Berthelier, L’Homme maghrébin dans la littérature psychiatrique, Paris, L’Harmattan, 1994 ; J. MacCulloch,
Black Soul, White Artefact: Fanon’s Clinical Psychology and Social Theory, Cambridge, Cambridge University
Press, 1983 ; J. McCulloch, Colonial Psychiatry and “the African Mind”, Cambridge, Cambridge University
Press, 1995. Quant aux contributions psychiatriques de Fanon lui-même, rappelons qu’un certain nombre
de ses écrits ont été réédités dans le numéro de L’Information psychiatrique qui lui a été consacré en 1975
(vol. 51, n° 10, p. 1043-1176). Je remercie chaleureusement Matthieu Renault pour la riche documentation
qu’il m’a communiquée à ce sujet.
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DOSSIER frantz fanon
■■ 2. Pour un aperçu de ces différents aspects, voir l’article de synthèse de René Collignon, « La psychiatrie coloniale
française en Algérie et au Sénégal : esquisse d’une historicisation comparative », Tiers-Monde, t. 47, n° 187,
2006, p. 527-546. On en trouvera des développements plus conséquents dans les activités de l’Associazione
Frantz Fanon créée à Turin par Roberto Beneduce en 1997 (www.associazionefanon.org) ; cf. R. Beneduce,
« L’apport de Frantz Fanon à l’ethnopsychiatrie critique », Vie sociale et traitements, n° 89, 2006, p. 85-100.
■■ 3. F. Fanon, Peau noire, masques blancs [1952], respectivement chapitre iv (comprenant la fameuse discussion
de la Psychologie de la colonisation [1950] d’Octave Mannoni) et chapitre vi.
■■ 4. F. Fanon, L’An V de la Révolution algérienne [1959], chapitre iv : « Médecine et colonialisme ».
■■ 5. F. Fanon, Les Damnés de la terre [1961], chapitre v : « Guerre coloniale et troubles mentaux ».
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dans cette incertitude des frontières entre clinique et politique que dans les
vignettes de troubles mentaux épinglées par le médecin psychiatre 6.
Pour préciser d’abord cette hypothèse, nous repartirons du dernier chapitre
des Damnés de la terre où, endossant de façon ostensible sa position de clinicien,
mettant même en scène l’incongruité qu’on pourrait lui trouver au terme de ce
livre, Fanon est amené à préciser les effets du contexte de guerre coloniale et
de guerre de libération, non seulement sur les productions symptomatiques des
sujets qui s’en trouvent les agents et patients (c’est l’objet explicite du chapitre),
mais sur les stratégies critiques qu’une pensée clinique décoloniale doit mettre
en œuvre, et sur les contraintes qu’exerce sur ces stratégies la dynamique de
la lutte de libération. Sur cette base nous reviendrons sélectivement sur les
premiers chapitres du livre de 1961 pour y examiner ce jeu de contamination
de l’analyse politique par la question clinique, et les tensions qui en résultent
entre ce que Fanon dit des effets subjectifs de la lutte de libération (en parti-
culier du point de vue des économies psychopolitiques de la violence et des
effets psychiquement désaliénants qu’il prête à la politisation de la contre-
violence décoloniale), et ce qui se fait entendre dans le registre plus implicite,
mais en un sens aussi plus « matériel », des stratégies d’écriture de Fanon,
de ses modalités énonciatives, de ses procédés de mise en voix, enfin de la
construction des « sujets », acteurs ou actants que la narration fanonienne
fait parler et lutter. Autant de procédés qui tendent à intriquer dans un même
espace textuel, non seulement une « phénoménologie de l’esprit décolonial » et
une analyse tactique et stratégique du mouvement de libération (Les Damnés
de la terre est incontestablement les deux), mais aussi un espace analytique
de mise en jeu – de repérage, de répétition et de déplacement – d’un certain
« travail du symptôme », dans une dimension d’excès tant par rapport au
récit dialectique de la conscience anticoloniale conquérant sa liberté, que par
rapport à « l’analyse concrète de la situation concrète » décryptant les rapports
Décolonisation du sujet et résistance du symptôme
■■ 6. C’est du moins en ce sens que, dans une postérité encore mal connue de la pensée de Fanon, la « schizo-
analyse » de Deleuze et Guattari pourra s’en revendiquer : voir G. Deleuze et F. Guattari, L’Anti-Œdipe, Paris,
Éditions de Minuit, 1972, p. 114 et suiv., p. 198-210 ; E. Caire, Identités, identifications et subjectivations chez
Frantz Fanon, mémoire de philosophie, UFR Lettres, musique, philosophie de l’université Toulouse 2 Le-Mirail,
2012 ; et G. Sibertin-Blanc et S. Legrand, « Capitalisme et psychanalyse : l’agencement de subjectivation
familialiste », dans J.-C. Goddard et N. Cornibert (dir.), Ateliers sur L’Anti-Œdipe, Milan, Mimesis Edizioni/
Genève, MetisPress, 2008, p. 77-115.
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DOSSIER frantz fanon
lutte offensive contre le système colonial, tendant à faire disparaître les formes
■■ 7. F. Fanon, Les Damnés de la terre, dans Œuvres, (rééd.) Paris, La Découverte, 2011, p. 625. Nous soulignons.
C’est l’objet même sur lequel Fanon, dès l’hiver 1954-1955, se trouve interpellé par la révolution algérienne,
lorsque Pierre Chaulet et l’association Amitiés algériennes se font le relais de la demande urgente venue
des maquis « qui se trouvaient confrontés aux problèmes posés par des combattants atteints de troubles
mentaux et nécessitant l’intervention d’un psychiatre “sûr” » (A. Cherki, Frantz Fanon, un portrait, Paris,
Éditions du Seuil, 2000, p. 115-116). Comme le rappelle Cherki, « dans un premier temps Fanon n’est donc pas
contacté par la révolution algérienne comme penseur, mais comme médecin – un médecin dont les positions
anticolonialistes sont certes devenues publiques, mais qui peut surtout aider pratiquement et matériellement
les combattants », ibid., p. 116.
■■ 8. F. Fanon, « Lettre au Ministre Résident » (1956), Œuvres, p. 734-735. Sur les conditions de la démission
de Fanon à Blida, à l’occasion d’une grève sévèrement réprimée du personnel infirmier syndiqué de l’UGTA,
mais dans un contexte de répression générale de plus en plus violent, voir A. Cherki, op. cit., p. 130-132
(« L’HPB était considéré comme un véritable nid de fellaghas. […] Prend-il cette décision uniquement pour
protester contre la répression de cette grève, ou parce qu’il se savait menacé à court terme, ou encore parce
que ses liens avec les dirigeants du FLN se resserraient ? Il est difficile de trancher, et lui-même, sans doute,
ne le fit pas… »).
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les plus virulentes d’auto-agression, d’accablement mélancolique et de conduite
suicidaire 9. En somme, la psychiatrie était d’emblée impossible, elle devient
ici tendanciellement inutile. D’un côté, son pari est rendu absurde par le
système d’aliénation, tant subjective qu’objective, orchestré par le pouvoir
colonial : « Comment maintenir, dans un tel contexte, une attitude subjective
qui consiste à désaliéner et qui se trouve alors en rupture totale avec le réel
du moment ? C’est cette impasse que Fanon désigne dans sa lettre de démis-
sion 10. » De l’autre, son pari ne cesse d’être absurde qu’en se déportant, de
ce champ psychiatrique forclos, sur le terrain politique immédiat où l’heu-
ristique clinique s’effacerait, résorbée dans la tâche politique de l’éconduction
de la contre-violence, et de sa réorientation sur des objectifs de libération
suffisants à en modifier l’économie psychique, les objets et les buts 11. Mais
c’est précisément cette continuité radicalement suturée entre la situation
coloniale (où la clinique est tendanciellement impossible) et la situation de
guerre de décolonisation (où le projet d’une clinique désaliénante serait à la
limite réalisé par le mouvement de libération nationale lui-même), que
viennent interrompre les « troubles mentaux nés de la guerre de libération
nationale elle-même ». Ils condensent, de fait, les enjeux hautement sur-
déterminés de la critique de la psychiatrie coloniale, enjeux inextricablement
cliniques, épistémologiques et politiques. Ils appellent à spécifier les incidences
de la guerre en colonie sur les formations symptomatiques auxquelles se
confronte la clinique ; mais ils imposent aussi de mesurer les implications
de cette guerre sur une herméneutique clinique qui, se trouvant mobilisée
aussi bien par la guerre coloniale que par la guerre de libération, se voit
inéluctablement politisée dans toutes les dimensions de ses « savoirs »
(symptomatologiques, nosographiques, étiologiques) comme de ses pratiques
(psychiatriques et transférentielles, institutionnelles et subjectives 12). En
interrogeant la façon dont les processus psychiques sont brutalement articulés
Décolonisation du sujet et résistance du symptôme
■■ 13. Sur l’activité clinique de Fanon en Tunisie, à l’hôpital psychiatrique de la Manouba, puis dans le service
psychiatrique de l’hôpital Charles-Nicolle de Tunis, et son engagement constant en liaison avec l’organisation
sanitaire du FLN, voir A. Cherki, op. cit., p. 163-166.
■■ 14. « En règle générale, la psychiatrie clinique range les différents troubles présentés par nos malades sous
la rubrique de “psychoses réactionnelles”. Ce faisant, on privilégie l’événement qui a déclenché la maladie
[…]. Il nous semble que, dans les cas présentés ici, l’événement déclenchant est principalement l’atmosphère
sanglante, impitoyable, la généralisation de pratiques inhumaines, l’impression tenace qu’ont les gens d’assister
à une véritable apocalypse… », F. Fanon, Les Damnés de la terre, p. 627.
■■ 15. Cf. B. Ogilvie, L’Homme jetable : essai sur l’exterminisme et la violence extrême, Paris, Amsterdam, 2012.
■■ 16. F. Fanon, op. cit., p. 626.
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à l’oppression coloniales dont Fanon voit si souvent la marque au cœur des
symptomatologies des colonisés, et qui est aussi bien une manière de faire
dire à la pathologie que la colonisation n’est jamais absolument « réussie ».
Encore faut-il, pour le lui faire dire, en repérer les implications pour le
langage même de l’énonciation clinique. Le travail effectué par Fanon sur
le concept métapsychologique de mécanisme de défense est sur ce point
emblématique. Tout en reprenant une acception économique des défenses
du moi 17, pour qualifier le ressort étiologique majeur à la base des tableaux
hautement psychotisants auxquels se confronte la psychiatrie en colonie 18,
il en re-sémantise simultanément la notion dans un registre agonistique et
militaire. Ou plutôt, il redonne une littéralité politique à des notions que la
psychologie clinique avait métaphorisées pour les intégrer à sa conceptualité
(à l’instar par exemple de la métaphore de la garnison assiégeant une ville
conquise par laquelle Freud imageait le travail « civilisationnel » réalisé par
l’instance du surmoi 19). C’est ce jeu de condensation clinico-politique du
concept de défense qui oriente alors le repérage fanonien tant dans les patho-
logies produites par l’oppression que dans les mécanismes pathogéniques de
la résistance à l’oppression. « Dans la période de colonisation non contestée
par la lutte armée, quand la somme d’excitations novices dépasse un certain
seuil, les positions défensives des colonisés s’écroulent, et ces derniers se
retrouvent alors en nombre important dans les hôpitaux psychiatriques. Il
y a donc dans cette période calme de colonisation réussie une régulière et
importante pathologie mentale produite directement par l’oppression 20. »
Autrement dit, cette pathologie mentale n’est pas produite par une
exacerbation des mécanismes de défense qui pourrait l’assimiler à ce que
la nosologie européenne a identifié comme névrose de défense ou psycho-
névrose narcissique. Elle témoigne au contraire de l’impossibilité de cette
issue psychotique, ou de l’impossibilité de toute reconstruction narcissique
Décolonisation du sujet et résistance du symptôme
■■ 17. Fanon détourne en fait l’idée de « pare-excitations » forgée par Freud dans sa première topique, soit les
opérations par lesquelles le système perception-conscience fait rempart à l’effraction d’excitations externes
inintégrables psychiquement et, partant, échappant à toute économie de l’énergie psychique en termes
d’« accumulation » et de « décharge ».
■■ 18. « Les positions défensives nées de cette confrontation violente du colonisé et du système colonial s’orga-
nisent en une structure qui révèle alors la personnalité colonisée. Il suffit, pour comprendre cette “sensitivité”,
simplement d’étudier, d’apprécier le nombre et la profondeur des blessures faites à un colonisé pendant une
seule journée passée au sein du régime colonial… », F. Fanon, op. cit., p. 625.
■■ 19. « La civilisation domine donc la dangereuse ardeur agressive de l’individu en affaiblissant celui-ci, en le
désarmant et en le faisant surveiller par l’entremise d’une instance en lui-même, telle une garnison placée
dans une ville conquise », S. Freud, Malaise dans la civilisation, Paris, PUF, 1971, p. 80.
■■ 20. F. Fanon, op. cit., p. 626.
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DOSSIER frantz fanon
■■ 21. Voir a contrario le bilan critique des expériences menées à l’hôpital Charles-Nicolle de Tunis, pour accueillir
la maladie mentale comme « véritable pathologie de la liberté » : F. Fanon, art. cit., p. 1117-1130. Cf. la
section consacrée par Fanon à Jacques Lacan dans sa thèse de médecine : « Le trouble mental et le trouble
neurologique » [extrait de la thèse de médecine Altérations mentales, modifications caractérielles, troubles
psychiques et déficit intellectuel dans l’hérédo-dégénération spino-cérébelleuse, 1951], dans L’Information
psychiatrique, p. 1087 et suiv.
■■ 22. Id.
54
dans les modalités de déplacement de sa jouissance à son symptôme. Mais
elle est corrélativement, du point de vue de la lecture du texte fanonien,
de rendre audible le jeu d’écriture par lequel cette question même est
soumise à une double inscription, et la façon dont l’inscription clinique
et l’inscription politique de la subjectivation décoloniale se relaient, inter-
fèrent, deviennent même parfois indécidables. Lorsque Fanon écrit par
exemple que « l’événement déclenchant [de la psychose dite réactionnelle]
est principalement l’atmosphère sanglante, impitoyable, la généralisation
de pratiques inhumaines » et « l’impression tenace qu’ont les gens d’assister
à une véritable apocalypse » ; ou encore, qu’il « est
cette guerre coloniale qui très souvent prend l’allure
d’un authentique génocide » et « qui bouleverse
La guerre
et casse le monde 23 », il dit en réalité deux choses,
de libération
ou il enveloppe dans un même énoncé deux plans
lève une série
d’énonciation, dont la dissociation même est signi-
d’impasses
ficativement malaisée dans le livre de 1961. Il
subjectives
qualifie cette guerre dans la violence de son
pathogènes
objectivité historique, mais il fait aussi entendre
le sens vécu (idée, affect ou fantasme, peu importe
pour l’instant) dans lequel cette violence est endurée,
l’Erlebnis de cette guerre ou la manière dont un sujet, fût-ce dans un
pathos, qui n’est cependant pas une simple « passivité », se donne à vivre
quelque chose comme une « fin du monde ». L’insistance mise par Fanon
sur cette atmosphère d’« effondrement matériel et moral », de quelque
chose comme une « véritable apocalypse », n’est pas moins lisible à ces
deux niveaux : qu’elle relève d’une hyperbolisation attribuable à la rhéto-
rique de l’écrivain Fanon cherchant à exprimer la violence « ultra-objec-
tive » de la conjoncture 24 n’empêche pas d’y entendre ce qui, du point de
Décolonisation du sujet et résistance du symptôme
■■ 26. F. Tosquelles, Le Vécu de la fin du monde dans la folie : le témoignage de Gérard de Nerval, Grenoble,
Jérôme Millon, 2012.
■■ 27. Ibid., p. 92-98.
■■ 28. « Avec la théorie freudienne, il faudrait s’attendre à ce qu’après la fin du monde le malade reste immo-
bile – attaché au rocher – bref, sous l’aspect permanent de catatonique. Cependant, d’où vient-elle cette
tentative de guérison, cette reconstruction dont parle Freud ? D’où vient-elle cette nouvelle naissance de la
vie “spirituelle” ? Faudrait-il concevoir le psychique comme une supra-structure sans valeur en soi et sans
transcendance pour l’homme qui, une fois guéri du trouble toxique ou autre, “retrouve ses esprits” ? La
fantasmagorie de la maladie est-elle vaine ? » F. Tosquelles, op. cit., p. 92.
■■ 29. Ibid., p. 97. Cf. p. 93-96 et la discussion avec Goldstein sur la notion biologique de « réaction catastro-
phique » : « L’ébranlement ou même l’anéantissement de soi et du monde n’est pas en soi un fait négatif
mais un moment crucial de l’évolution dialectique de l’organisme. […] la réaction catastrophique est vécue
comme une modification du sens des rapports qui nous lient avec autrui. […] On s’apercevra que la réaction
catastrophique n’est qu’un cas particulier du couple intégration-désintégration qui ne sont phénomènes
antithétiques que dans la logique formelle mais non dans la dialectique des faits. Il n’y a pas de désintégration
sans intégration, ni d’intégration sans désintégration. C’est seulement à l’approfondissement simultané de cette
antithèse que le phénomène crucial catastrophique éclot pour donner lieu à un nouveau départ », ibid., p. 95-96.
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« créatrice » de la folie elle-même, précisément au sens où « la folie est
une création, non une passivité 30 ». Tout se passe comme si, là où la
guerre coloniale « bouleverse et casse le monde », livrant les gens à
« l’impression tenace […] d’assister à une véritable apocalypse », la capacité
politique prenait nécessairement forme d’une « reconstruction du monde »
inséparable d’un surinvestissement narcissique capable de reconstruire
du « moi », – ce qui est bien aussi le processus que la dialectique de
libération nationale aura exposé au fil des trois premiers chapitres des
Damnés de la terre. Le vécu atmosphérique de la fin du monde, qui
« manifeste et exprime cette nouvelle existence et, tout en la manifestant,
la crée », serait ici l’expérience-limite qui réouvre simultanément un espace
possible pour une clinique du sujet, et un espace historique où ce sujet
puisse de nouveau se situer politiquement, fût-ce sous des modalités
passionnelles, maniaques ou quérulentes, d’ailleurs fréquentes dans la
phénoménologie fanonienne de la conscience décoloniale (on y reviendra).
Réexaminons brièvement sous cet angle l’étrangeté,
d’ailleurs souvent relevée, de l’ouverture des Damnés
de la terre : « La décolonisation est très simplement
L’Erlebnis de le remplacement d’une “espèce” d’hommes par
la fin du monde une autre “espèce” d’hommes. Sans transition, il
serait l’indice y a substitution totale, complète, absolue […] sorte
d’une défense de table rase qui définit au départ toute décoloni-
sation. Son importance inhabituelle est qu’elle
constitue, dès le premier jour, la revendication
minimum du colonisé. À vrai dire, la preuve du succès réside dans un
panorama social changé de fond en comble. L’importance extraordinaire
de ce changement est qu’il est voulu, réclamé, exigé […]. La décolonisation,
qui se propose de changer l’ordre du monde, est, on le voit, un programme
Décolonisation du sujet et résistance du symptôme
■■ 32. Tosquelles écrit, sous une inspiration kierkegaardienne : « L’expérience vécue manifeste et exprime
cette nouvelle existence et, tout en la manifestant, la crée. La manifestation et la création de moi est un seul
acte de personnalité, et ceci non pas par un effet de la pensée magique mais par la dialectique interne de
l’esprit. Que l’expérience vécue apparaisse superficiellement comme agie ou subie, elle reste un ébranlement
existentiel où le choix de soi-même se pose avec l’impératif de sa dialectique. […] Le déficit biologique et
social qui soutient la folie pose au malade le problème du choix comme nécessité inéluctable », op. cit., p. 52.
■■ 33. F. Fanon, op. cit., p. 452.
58
apercevoir (nous donner l’existence en tant que personne). Notre corps
et la société nous facilitent la tâche, le fou doit continuer à le faire contre
son corps et contre la société 34 ».
Dès lors la « praxis absolue » dans laquelle se présuppose la narra-
tion décoloniale de Fanon devrait être reconnue comme une supposition
parfaitement psychotique. Son évocation liminaire ne prend pas place dans
le texte fanonien – pas davantage que l’évocation de la décolonisation et
son devenir « translucide à elle-même » à travers « le mouvement histori-
cisant qui lui donne forme et contenu » – en une sorte de degré zéro du
discours où coïncideraient, dans une miraculeuse anticipation sur cette
« translucidité » même, le discours de Fanon et la logique objective du
processus politique qu’il se bornerait à décrire. La considérer d’emblée
inscrite dans l’espace vécu de l’Erlebnis anticolonial, c’est en revanche
reconnaître que l’écriture de Fanon est essentiellement travaillée par le
jeu d’un discours indirect libre, dont la voix ou les voix ne sont pas celles
de sujets-locuteurs présupposés donnés dans une objectivité historique,
mais des « personnages » inextricablement objectivés par le processus
historique et joués sur la scène clinique, celle de l’expérience de la fin du
monde et de sa reconstruction.
et détournée sur des objets substitutifs mettant à l’abri les agents réels de
l’oppression : le corps même du colonisé (dans des formes d’auto-agression
nerveuses et musculaires dont Fanon souligne la tension spectaculaire 41),
des pratiques plus ou moins ritualisées prélevées sur des dispositifs
culturels, notamment cultuels et magico-religieux 42, enfin et surtout, l’autre,
plus exactement l’autre imaginaire (individuel ou collectif) dans le miroir
du même, tel que chacun « sert d’écran à l’autre », et que « chacun cache
à l’autre l’ennemi national » en s’agressant mutuellement dans une sorte
d’« autodestruction collective 43 ». Et Fanon de préciser que c’est juste-
ment le reflux de ces conduites autodestructrices ou « hétéro-suicidaire »
au cours de la lutte de libération nationale, qui permet rétroactivement
leur réinterprétation critique, comme des produits des impasses dans
lesquelles le régime colonial plaçait les colonisés. De là, le texte fanonien
travaille sur une remarquable ambivalence.
D’un côté, le récit phénoménologique de la désaliénation et de
la démystification de la conscience charge la lutte de libération de briser
les constructions-écrans, de lever ces techniques inconscientes d’évitement
pour enfin « voir l’obstacle » tel qu’en lui-même 44, sans voile et sans phrase,
sans histoire, en somme, de détruire les semblants pour faire « surgir
les véritables protagonistes 45 », le réel brut enfin vu de face dans le visage
nu de l’ennemi vrai : « On assistera au cours de la lutte de libération à
une désaffection singulière pour ces pratiques [d’évitement]. Le dos au mur,
le couteau sur la gorge ou, pour être plus précis, l’électrode sur les parties
génitales, le colonisé va être sommé de ne plus se raconter d’histoires.
Après des années d’irréalisme, après s’être vautré dans les phantasmes
les plus étonnants, le colonisé, sa mitraillette au poing, affronte enfin
les seules forces qui lui contestaient son être : celles du colonialisme […].
Le colonisé découvre le réel, dans l’exercice de la violence, dans son projet
de libération 46. »
Mais de l’autre côté, l’effondrement des constructions-écrans ouvre
une tout autre narration, bien plus problématique sans doute, mais qui
n’est rien moins que l’ensemble de la dialectique politique que Fanon
développera tout au long des chapitres ii et iii : la dialectique de la lutte,
CAHIERS PHILOSOPHIQUES n° 138 / 3e trimestre 2014
intérêts. […] Tout était simple pourtant, d’un côté les mauvais, de l’autre
les bons. À la clarté idyllique et irréelle du début se substitue une pénombre
qui disloque la conscience. Le peuple découvre que le phénomène inique
de l’exploitation peut présenter une apparence noire ou arabe 48 ». Ainsi,
encore au moment où les alliances, les engagements personnels et les
solidarités communes se multiplient, « le peuple devra également aban-
donner le simplisme qui caractérisait sa perception du dominateur. L’espèce
se morcelle devant ses yeux. Autour de lui il constate que certains colons
ne participent pas à l’hystérie criminelle, qu’ils se différencient de l’espèce.
Ces hommes, qu’on rejetait indifféremment dans le bloc monolithique de
la présence étrangère, condamnent la guerre coloniale. Le scandale éclate
vraiment quand des prototypes de cette espèce passent de l’autre côté, se
font nègres ou arabes et acceptent les souffrances, la torture, la mort. […]
La conscience débouche laborieusement sur des vérités partielles, limitées,
instables. Tout cela, on s’en doute, est fort difficile 49 ».
N’est-ce pas simplement confirmer que nous avons bien affaire ici,
précisément, à une dialectique, déposant par son développement les positions
initiales d’une conscience encore abstraite et indifférenciée. Tandis que
s’effriterait un manichéisme anticolonial initialement calqué sur le mani-
chéisme colonial 50, la narration fanonienne re-poserait, par son dévelop-
pement, son propre point de départ tout en en éclairant les limites et
finalement en le niant. Mais cette lecture risque de minimiser ce qui
s’inscrit simultanément sur la surface clinique du texte fanonien, où le
temps narratif du processus de libération et de sa « conscience » coexiste
avec des temps de rémanence, de fixation et d’après-coup, affectant le jeu
des nominations et des identifications d’une indépassable équivoque, et
laissant subsister, sous l’apparente positivité pleine des « véritables antago-
nistes », la surdétermination de leurs signifiants et les déplacements de
leurs représentants au fil du conflit. Tel est préci-
sément l’objet du premier exemple clinique donné
dans le dernier chapitre, avant même l’exposition
Nos actes
des « notes psychiatriques ». Il est d’autant plus
ne cessent
significatif qu’il renvoie non directement à une
jamais de
violence subie par le colonisé, mais à une violence
nous poursuivre
exercée par un ancien militant : un homme qui,
combattant dans un pays africain ayant conquis
depuis l’indépendance, avait causé dans un attentat
la mort de dix personnes, et ayant sympathisé ensuite avec des ressortissants
de l’ancienne nation occupante qui saluaient le courage des patriotes dans
la lutte de libération nationale, se trouvait à présent en proie, chaque année
à l’approche du jour où l’attentat avait été commis, à des accès d’angoisse
et des « idées fixes d’autodestruction 51 ». Le drame ne vient pas de ce qu’il
se serait mépris, leurré par un écran dissimulant les « véritables protago-
nistes » ; il vient de ce qu’il ne s’était justement pas trompé de protagonistes
quand leur réalité avait pour noms « le colon », « le régime colonial », « le
colonialisme », et jusqu’à ce que d’autres noms redistribuent ce qui est
« véritable », donnent au « réel » d’autres visages, et racontent autrement
le fait de ne plus se raconter d’histoires. Par quoi en effet « nos actes ne
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d’une sorte d’hyperbolisation maniaque qui fait « ressent[ir] avec une parti-
culière force la nécessité de totaliser l’événement, de tout amener avec soi,
de tout régler, d’être responsable de tout 54 ». Mais une fois encore l’objectif
ne saurait être de soumettre le texte fanonien à une lecture symptomale,
sans interroger en retour les ressources que lui-même offre pour mieux
en cerner les ressorts et les implications quant à la puissance politique du
symptôme, celle que Fanon donne à penser 55, celle également que sa propre
écriture de la politique suppose et met en jeu. En exhibant les présupposés
■■ 53. Ibid., p. 668-669 (« Il est bien vrai que ces deux processus importent mais il faut aider la conscience… »).
■■ 54. Ibid., p. 629.
■■ 55. Fanon avait lui-même attiré l’attention, dans le courant du deuxième chapitre, sur la face « spontanéiste »
d’une telle totalisation imaginaire chargeant une conscience quérulente d’incarner en soi et par soi l’universel
de la Nation : à ce moment, qui n’est pas sans évoquer une étonnante transposition de la phénoménologie
hégélienne de la « certitude sensible », où le signifiant national cesse d’être monopolisé par les intellectuels
urbanisés et se voit approprié par des insurrections paysannes attestant, « partout où elles éclatent, de la
présence ubiquitaire et généralement dense de la nation » : « Sur chaque piton, un gouvernement en minia-
ture se constitue et assume le pouvoir. Dans les vallées et dans les forêts, dans la jungle et dans les villages,
partout, on rencontre une autorité nationale. Chacun par son action fait exister la nation et s’engage à la
faire localement triompher. Nous avons affaire à une stratégie de l’immédiatement totalitaire et radicale. Le
but, le programme de chaque groupe spontanément constitué est la libération locale. Si la nation est partout,
alors elle est ici. Un pas de plus et elle n’est qu’ici… », ibid., p. 527.
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DOSSIER frantz fanon
Guillaume Sibertin-Blanc
Université Toulouse 2-Le Mirail
CAHIERS PHILOSOPHIQUES n° 138 / 3e trimestre 2014
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