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Decolonisation Du Sujet Et Resistance Du Symptome

L'article examine le rôle de la question clinique dans 'Les Damnés de la terre' de Frantz Fanon, suggérant que la guerre de libération nationale transforme profondément la problématique clinique et politique. Il met en lumière comment la lutte de libération éclaire l'herméneutique clinique et les enjeux d'une décolonisation des savoirs psychiatriques. En analysant les effets de la guerre sur les constructions symptomatiques, l'auteur interroge la contamination entre l'analyse politique et la question clinique dans la pensée fanonienne.

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Decolonisation Du Sujet Et Resistance Du Symptome

L'article examine le rôle de la question clinique dans 'Les Damnés de la terre' de Frantz Fanon, suggérant que la guerre de libération nationale transforme profondément la problématique clinique et politique. Il met en lumière comment la lutte de libération éclaire l'herméneutique clinique et les enjeux d'une décolonisation des savoirs psychiatriques. En analysant les effets de la guerre sur les constructions symptomatiques, l'auteur interroge la contamination entre l'analyse politique et la question clinique dans la pensée fanonienne.

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dossier

Frantz Fanon

Décolonisation du sujet
et résistance du symptôme
Clinique et politique
dans Les Damnés de la terre
Guillaume Sibertin-Blanc

Cet article interroge le statut de la question clinique dans Les


Damnés de la terre. Il pose l’hypothèse que la guerre de libération
nationale ne lui donne pas simplement un nouveau contexte de
formulation et une nouvelle urgence, mais qu’elle en modifie en
profondeur la problématique, et transforme par conséquent la
manière même de lire le texte fanonien, non seulement quand
celui-ci met explicitement en jeu une énonciation psychiatrique,
mais là où elle paraît s’effacer au profit de l’analyse proprement
politique. Quel éclairage la lutte de libération projette-t-elle
ainsi sur l’herméneutique clinique, et sur les conditions et les
enjeux d’une décolonisation des savoirs psychiatriques ?

P
  CAHIERS PHILOSOPHIQUES   n° 138 / 3e trimestre 2014

our une historiographie critique instruisant le rôle matriciel de la


domination coloniale dans la formation du savoir-pouvoir psychia-
trique et, en retour, la part prise par le discours psychopathologique à la
racialisation de « l’indigène », l’œuvre de Frantz Fanon demeure une contri-
bution pionnière, et des plus incisives 1. Énoncées depuis le double épicentre
clinique (l’hôpital de Blida-Joinville et l’École d’Alger) et politique (l’Algérie

■■ 1. Parmi les contributions notables à cette entreprise, voir J.-M. Bégué, Un siècle de psychiatrie française
en Algérie (1830-1839), Paris, faculté de médecine Saint-Antoine (mémoire de CES de psychiatrie), 1989 ;
R. Berthelier, L’Homme maghrébin dans la littérature psychiatrique, Paris, L’Harmattan, 1994 ; J. MacCulloch,
Black Soul, White Artefact: Fanon’s Clinical Psychology and Social Theory, Cambridge, Cambridge University
Press, 1983 ; J. McCulloch, Colonial Psychiatry and “the African Mind”, Cambridge, Cambridge University
Press, 1995. Quant aux contributions psychiatriques de Fanon lui-même, rappelons qu’un certain nombre
de ses écrits ont été réédités dans le numéro de L’Information psychiatrique qui lui a été consacré en 1975
(vol. 51, n° 10, p. 1043-1176). Je remercie chaleureusement Matthieu Renault pour la riche documentation
qu’il m’a communiquée à ce sujet.
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DOSSIER frantz fanon

en guerre) de la psychiatrie coloniale française, les analyses de Fanon psychiatre


et militant ont même ouvert à ce travail critique un champ d’investigation
généalogique au-delà des contours que l’engagement lui imposait dans l’urgence
de la conjoncture, que ce soit pour interroger les effets en retour des élabora-
tions de la psychiatrie coloniale dans la clinique métropolitaine, les construc-
tions psychiatro-judiciaires d’une « criminologie scientifique » dont les
« nosologies comparées du Nord-Africain » consti-
tueront une matrice discursive nodale, ou encore la
persistance de constructions narratives caractéristiques
de la psychiatrie coloniale dans certaines approches
Chez Fanon,
non critiques de l’ethnopsychiatrie contemporaine 2.
la question
Chez Fanon lui-même, cependant, cette tâche paraît
clinique contamine
s’être énoncée de différents points de vue qui ne se
l’analyse politique
superposent pas exactement. Des chapitres de Peau
noire, masques blancs (1952) sur le « prétendu
complexe de dépendance du colonisé » et la psychopathologie du « Nègre 3 »,
aux analyses de 1959 sur la surdétermination du rapport thérapeutique par
le contexte colonial 4, et au démontage du stéréotype de l’« impulsivité crimi-
nelle du Nord-Africain » concluant les « notes psychiatriques » recueillies en
1961 dans le dernier chapitre des Damnés de la terre 5, il n’y a pas seulement
amplification d’une même critique. On y observe un déplacement précipité
par le déclenchement de la guerre de libération elle-même, qui conduisit Fanon
à interroger l’éclairage que la praxis révolutionnaire projetait sur les méca-
nismes de l’aliénation psychique en colonie, sur les répercussions complexes
de la lutte de libération sur l’herméneutique clinique, enfin sur les conditions
et les enjeux d’une décolonisation des savoirs psychopathologiques et psychia-
triques.
Ce sont les particularités de ce point de vue en conjoncture que nous
voudrions interroger ici. Il s’agira de réexaminer la façon dont la question
clinique est posée de l’intérieur, pour ainsi dire, de la guerre de libération
nationale, en posant l’hypothèse que cette dernière ne lui donne pas simple-
ment un nouveau contexte de formulation et une nouvelle urgence (ce qui est
évidemment aussi le cas), mais en modifie en profondeur la problématique,
  CAHIERS PHILOSOPHIQUES   n° 138 / 3e trimestre 2014

et transforme par conséquent la manière même de lire le texte fanonien, non


seulement quand celui-ci met explicitement en jeu une énonciation psychiatrique,
mais là où elle paraît s’effacer au profit de l’analyse proprement politique. Cela
conduira plus exactement à interroger ce qui déstabilise ce partage même, ou
la façon dont la question clinique continue de contaminer l’analyse politique,
le statut du symptôme dans la pensée fanonienne se décidant peut-être autant

■■ 2. Pour un aperçu de ces différents aspects, voir l’article de synthèse de René Collignon, « La psychiatrie coloniale
française en Algérie et au Sénégal : esquisse d’une historicisation comparative », Tiers-Monde, t. 47, n° 187,
2006, p. 527-546. On en trouvera des développements plus conséquents dans les activités de l’Associazione
Frantz Fanon créée à Turin par Roberto Beneduce en 1997 (www.associazionefanon.org) ; cf. R. Beneduce,
« L’apport de Frantz Fanon à l’ethnopsychiatrie critique », Vie sociale et traitements, n° 89, 2006, p. 85-100.
■■ 3. F. Fanon, Peau noire, masques blancs [1952], respectivement chapitre iv (comprenant la fameuse discussion
de la Psychologie de la colonisation [1950] d’Octave Mannoni) et chapitre vi.
■■ 4. F. Fanon, L’An V de la Révolution algérienne [1959], chapitre iv : « Médecine et colonialisme ».
■■ 5. F. Fanon, Les Damnés de la terre [1961], chapitre v : « Guerre coloniale et troubles mentaux ».
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dans cette incertitude des frontières entre clinique et politique que dans les
vignettes de troubles mentaux épinglées par le médecin psychiatre 6.
Pour préciser d’abord cette hypothèse, nous repartirons du dernier chapitre
des Damnés de la terre où, endossant de façon ostensible sa position de clinicien,
mettant même en scène l’incongruité qu’on pourrait lui trouver au terme de ce
livre, Fanon est amené à préciser les effets du contexte de guerre coloniale et
de guerre de libération, non seulement sur les productions symptomatiques des
sujets qui s’en trouvent les agents et patients (c’est l’objet explicite du chapitre),
mais sur les stratégies critiques qu’une pensée clinique décoloniale doit mettre
en œuvre, et sur les contraintes qu’exerce sur ces stratégies la dynamique de
la lutte de libération. Sur cette base nous reviendrons sélectivement sur les
premiers chapitres du livre de 1961 pour y examiner ce jeu de contamination
de l’analyse politique par la question clinique, et les tensions qui en résultent
entre ce que Fanon dit des effets subjectifs de la lutte de libération (en parti-
culier du point de vue des économies psychopolitiques de la violence et des
effets psychiquement désaliénants qu’il prête à la politisation de la contre-
violence décoloniale), et ce qui se fait entendre dans le registre plus implicite,
mais en un sens aussi plus « matériel », des stratégies d’écriture de Fanon,
de ses modalités énonciatives, de ses procédés de mise en voix, enfin de la
construction des « sujets », acteurs ou actants que la narration fanonienne
fait parler et lutter. Autant de procédés qui tendent à intriquer dans un même
espace textuel, non seulement une « phénoménologie de l’esprit décolonial » et
une analyse tactique et stratégique du mouvement de libération (Les Damnés
de la terre est incontestablement les deux), mais aussi un espace analytique
de mise en jeu – de repérage, de répétition et de déplacement – d’un certain
« travail du symptôme », dans une dimension d’excès tant par rapport au
récit dialectique de la conscience anticoloniale conquérant sa liberté, que par
rapport à « l’analyse concrète de la situation concrète » décryptant les rapports
  Décolonisation du sujet et résistance du symptôme

de forces dans lesquels la lutte de libération se développe.

L’entrée en guerre : herméneutique clinique


et tournant dans la psychose
L’entrée dans le chapitre « Guerre coloniale et troubles mentaux » nous
met de plain-pied dans notre problème. Fanon y démarque d’emblée le dépla-
cement qu’impose la conjoncture actuelle aux analyses qu’il rappelle avoir
développées depuis bientôt dix ans. Il ne s’agit pas seulement d’interroger les
impasses psychiques dans lesquelles le racisme européen place « le Noir », ni
les points aveugles des savoirs psychologiques et psychopathologiques forgés
en métropole face aux constructions subjectives des colonisés. Il s’agit de
surcroît d’analyser le type de constructions symptomatiques provoquées par
la domination coloniale au moment où elle est contestée par la guerre de

■■ 6. C’est du moins en ce sens que, dans une postérité encore mal connue de la pensée de Fanon, la « schizo-
analyse » de Deleuze et Guattari pourra s’en revendiquer : voir G. Deleuze et F. Guattari, L’Anti-Œdipe, Paris,
Éditions de Minuit, 1972, p. 114 et suiv., p. 198-210 ; E. Caire, Identités, identifications et subjectivations chez
Frantz Fanon, mémoire de philosophie, UFR Lettres, musique, philosophie de l’université Toulouse 2 Le-Mirail,
2012 ; et G. Sibertin-Blanc et S. Legrand, « Capitalisme et psychanalyse : l’agencement de subjectivation
familialiste », dans J.-C. Goddard et N. Cornibert (dir.), Ateliers sur L’Anti-Œdipe, Milan, Mimesis Edizioni/
Genève, MetisPress, 2008, p. 77-115.
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DOSSIER frantz fanon

libération nationale, et les pathologies produites par cette guerre de décolo-


nisation elle-même. C’est bien distinguer ainsi deux problèmes : celui des
effets pathogènes de la « situation coloniale » et celui des « troubles mentaux
nés de la guerre de libération nationale que mène le peuple algérien 7 ». Il ne
fait pas de doute qu’ils puissent être placés dans la continuité l’un de l’autre :
nous en verrons même toute l’importance pour la spécificité des formes trau-
matiques du symptôme en Algérie, selon Fanon, par rapport à celles dont s’est
préoccupée la clinique européenne à l’issue des deux guerres mondiales. Mais
cette continuité risque d’oblitérer la difficulté sous-jacente, qui ne porte pas
tant sur les contenus du savoir clinique mobilisable, catégories nosologiques,
tableaux symptomatologiques ou schémas étiologiques (Fanon prévient lui-
même au seuil du chapitre qu’il s’en tiendra sur ce point à des indications
sommaires), que sur la possibilité même d’une énonciation clinique, d’un point
de vue clinique, d’un accueil de l’expérience singulière
qu’un sujet fait de sa maladie. Quitte à forcer heuris-
tiquement le trait pour en faire ressortir la difficulté,
Le système
cette possibilité paraît bordée par deux observations
colonial rend
(qui sont aussi, au croisement de la vie et de l’œuvre,
absurde le pari
deux « paris ») qui en réduisent l’espace de formulation
d’une clinique
et en marquent à la limite les seuils d’annulation. La
psychiatrique
première renvoie au constat fait par Fanon au moment
du passage de la lutte pour l’indépendance à la guerre
de libération, et dont il prend acte par l’abandon de
ses fonctions à l’hôpital psychiatrique de Blida : soit ce « pari absurde, écrit-il
dans sa lettre de démission en décembre 1956, de vouloir coûte que coûte
faire exister quelques valeurs alors que le non-droit, l’inégalité, le meurtre
multi-quotidien de l’homme étaient érigés en principes législatifs », de vouloir
désaliéner des individus dans un pays où l’autochtone, « aliéné permanent
dans son pays, vit dans un état de dépersonnalisation », de vouloir rendre
l’individu moins étranger à son monde dans un monde organisant « une
déshumanisation systématique 8 ». De l’autre côté, nous retrouvons les analyses
du premier chapitre des Damnés de la terre sur les transformations des
économies psychiques de la violence et de l’agressivité dans le passage à une
  CAHIERS PHILOSOPHIQUES   n° 138 / 3e trimestre 2014

lutte offensive contre le système colonial, tendant à faire disparaître les formes

■■ 7. F. Fanon, Les Damnés de la terre, dans Œuvres, (rééd.) Paris, La Découverte, 2011, p. 625. Nous soulignons.
C’est l’objet même sur lequel Fanon, dès l’hiver 1954-1955, se trouve interpellé par la révolution algérienne,
lorsque Pierre Chaulet et l’association Amitiés algériennes se font le relais de la demande urgente venue
des maquis « qui se trouvaient confrontés aux problèmes posés par des combattants atteints de troubles
mentaux et nécessitant l’intervention d’un psychiatre “sûr” » (A. Cherki, Frantz Fanon, un portrait, Paris,
Éditions du Seuil, 2000, p. 115-116). Comme le rappelle Cherki, « dans un premier temps Fanon n’est donc pas
contacté par la révolution algérienne comme penseur, mais comme médecin – un médecin dont les positions
anticolonialistes sont certes devenues publiques, mais qui peut surtout aider pratiquement et matériellement
les combattants », ibid., p. 116.
■■ 8. F. Fanon, « Lettre au Ministre Résident » (1956), Œuvres, p. 734-735. Sur les conditions de la démission
de Fanon à Blida, à l’occasion d’une grève sévèrement réprimée du personnel infirmier syndiqué de l’UGTA,
mais dans un contexte de répression générale de plus en plus violent, voir A. Cherki, op. cit., p. 130-132
(« L’HPB était considéré comme un véritable nid de fellaghas. […] Prend-il cette décision uniquement pour
protester contre la répression de cette grève, ou parce qu’il se savait menacé à court terme, ou encore parce
que ses liens avec les dirigeants du FLN se resserraient ? Il est difficile de trancher, et lui-même, sans doute,
ne le fit pas… »).
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les plus virulentes d’auto-agression, d’accablement mélancolique et de conduite
suicidaire 9. En somme, la psychiatrie était d’emblée impossible, elle devient
ici tendanciellement inutile. D’un côté, son pari est rendu absurde par le
système d’aliénation, tant subjective qu’objective, orchestré par le pouvoir
colonial : « Comment maintenir, dans un tel contexte, une attitude subjective
qui consiste à désaliéner et qui se trouve alors en rupture totale avec le réel
du moment ? C’est cette impasse que Fanon désigne dans sa lettre de démis-
sion 10. » De l’autre, son pari ne cesse d’être absurde qu’en se déportant, de
ce champ psychiatrique forclos, sur le terrain politique immédiat où l’heu-
ristique clinique s’effacerait, résorbée dans la tâche politique de l’éconduction
de la contre-violence, et de sa réorientation sur des objectifs de libération
suffisants à en modifier l’économie psychique, les objets et les buts 11. Mais
c’est précisément cette continuité radicalement suturée entre la situation
coloniale (où la clinique est tendanciellement impossible) et la situation de
guerre de décolonisation (où le projet d’une clinique désaliénante serait à la
limite réalisé par le mouvement de libération nationale lui-même), que
viennent interrompre les « troubles mentaux nés de la guerre de libération
nationale elle-même ». Ils condensent, de fait, les enjeux hautement sur-
déterminés de la critique de la psychiatrie coloniale, enjeux inextricablement
cliniques, épistémologiques et politiques. Ils appellent à spécifier les incidences
de la guerre en colonie sur les formations symptomatiques auxquelles se
confronte la clinique ; mais ils imposent aussi de mesurer les implications
de cette guerre sur une herméneutique clinique qui, se trouvant mobilisée
aussi bien par la guerre coloniale que par la guerre de libération, se voit
inéluctablement politisée dans toutes les dimensions de ses « savoirs »
(symptomatologiques, nosographiques, étiologiques) comme de ses pratiques
(psychiatriques et transférentielles, institutionnelles et subjectives 12). En
interrogeant la façon dont les processus psychiques sont brutalement articulés
  Décolonisation du sujet et résistance du symptôme

■■ 9. Voir en particulier F. Fanon, op. cit., p. 463-469.


■■ 10. A. Cherki, op. cit., p. 131.
■■ 11. La question, on s’en souvient, sera à nouveau au centre de l’analyse du stéréotype de « l’impulsivité
criminelle du Nord-Africain » au terme du dernier chapitre.
■■ 12. Notons simplement, quant à la mobilisation répressive de la pratique psychiatrique comme telle par
l’armée coloniale, qu’elle forme un sous-texte assez transparent des vignettes cliniques du dernier chapitre
des Damnés de la terre. Fanon y pointe à plusieurs reprises l’utilisation par les militaires français d’instruments
censément thérapeutiques à des fins de torture : certaines substances chimiques utilisées comme neuroleptiques,
appropriées par les tortionnaires comme sérum de vérité ; les électrochocs, détournés à des fins de torture
par électrocution ; ou encore, de façon peut-être plus inattendue, des techniques de « lavage de cerveau »
et de reconditionnement psychologique, où Fanon suggère un détournement des techniques de sociodrame
développées dans l’après-guerre aux États-Unis, provoquant artificiellement une sorte d’hyperplastie du
moi, déstructurant les identifications en les faisant glisser les unes sur les autres au gré des injonctions ou
des interpellations (F. Fanon, op. cit., p. 654). Je n’ai pas connaissance que Fanon, pas plus que la grande
majorité de la profession à l’époque, ait mis en question les pratiques de sismothérapie pour elles-mêmes.
On peut également considérer, d’une manière générale, qu’un transfert de techniques ne compromet pas
inconditionnellement leur usage dans leur domaine d’emploi initial. On notera cependant que, pour ce qui
concerne le sociodrame, qu’il pratiquera au centre neuropsychiatrique de jour de Tunis, Fanon insistera pour
qu’on y évite « des situations fictives » : « C’est ainsi que la priorité est donnée aux biographies de malades
exposées par les intéressés. Cet exposé au cours duquel le malade montre, commente et prend en main ses
réponses aux conflits, provoque des prises de positions, des critiques, des réserves de la part des auditeurs.
Corrélativement le malade tente de se justifier à travers ses conduites, ce qui réintroduit la priorité de la
raison sur les attitudes fantasmatiques et imaginaires », F. Fanon, « L’hospitalisation de jour en psychiatrie,
valeur et limites », Tunisie Médicale, vol. 37, n° 10, 1959, p. 689-732, rééd. dans L’Information psychiatrique,
vol. 51, n° 10, décembre 1975, p. 1117-1130, p. 1121 pour la citation.
51
DOSSIER frantz fanon

sur les facteurs actuels de la guerre coloniale et décoloniale, l’analyse de


Fanon conduit simultanément à étendre le champ de la guerre aux produc-
tions du symptôme, et à intérioriser le problème de l’abord clinique du
symptôme dans les dialectiques de violence et de contre-violence de la guerre.
Le plus étonnant est alors que cette double inclusion, ou cette « synthèse
disjonctive » du clinique et du politique, loin d’en confondre les plans
respectifs, est cela même qui réouvre paradoxalement un espace clinique
d’accueil pour la singularité subjective du symptôme.
On en aura un premier aperçu en revenant sur la manière dont Fanon,
s’attachant à spécifier les affections traumatiques observées en Algérie puis
en Tunisie 13, discute la nosologie des traumatismes
de guerre produite en Europe depuis la Première
Guerre mondiale 14. Il attire en particulier l’atten-
La colonisation
tion sur l’extension que vient prendre la catégorie
n’est jamais
de « psychose réactionnelle », dès qu’on s’avise du
absolument
fait que « l’événement déclenchant » du processus
« réussie »
pathologique, s’il peut dans certains cas être iden-
tifié comme tel, se confond dans beaucoup d’autres
avec l’extrême-violence de la guerre comme fait
social total, une guerre qui ne se distingue pas seulement en intensité et en
puissance « exterministe » des guerres européennes 15, mais par la façon
dont elle précipite la segmentation raciale, l’hétérogénéité sociale, la déshu-
manisation routinisée, la destruction de monde qu’organisait déjà le régime
colonial. C’est en ce sens que « cette guerre coloniale est originale même
dans la pathologie qu’elle sécrète ». Les figures extrêmes de morcellement et
de dépersonnalisation psychotiques, la virulence des formes mélancoliques
de culpabilité et des conduites d’auto-agression, les symptômes mortifères
envahissant le réel du corps, l’évidement des mots et la destruction de la
fonction symbolique et de ses matériaux socioculturels catalysent dans une
symptomatologie traumatique un traumatisme qui tissait déjà la toile de fond
de la clinique en colonie dans cette situation de « colonisation réussie 16 ».
Cette colonie n’était elle-même déjà rien d’autre qu’une situation de guerre
matérialisée, incorporée dans les formes mêmes de l’objectivité sociale,
  CAHIERS PHILOSOPHIQUES   n° 138 / 3e trimestre 2014

économique, institutionnelle, juridique et militaire de l’État colonial. Une


première conséquence de cette analyse paraît bien alors l’impossibilité
d’assigner une différentielle clinique entre la situation de colonisation réussie
et la situation de guerre coloniale. Sauf à l’identifier dans une différentielle
immédiatement politique, à savoir : cet indice de résistance à la violence et

■■ 13. Sur l’activité clinique de Fanon en Tunisie, à l’hôpital psychiatrique de la Manouba, puis dans le service
psychiatrique de l’hôpital Charles-Nicolle de Tunis, et son engagement constant en liaison avec l’organisation
sanitaire du FLN, voir A. Cherki, op. cit., p. 163-166.
■■ 14. « En règle générale, la psychiatrie clinique range les différents troubles présentés par nos malades sous
la rubrique de “psychoses réactionnelles”. Ce faisant, on privilégie l’événement qui a déclenché la maladie
[…]. Il nous semble que, dans les cas présentés ici, l’événement déclenchant est principalement l’atmosphère
sanglante, impitoyable, la généralisation de pratiques inhumaines, l’impression tenace qu’ont les gens d’assister
à une véritable apocalypse… », F. Fanon, Les Damnés de la terre, p. 627.
■■ 15. Cf. B. Ogilvie, L’Homme jetable : essai sur l’exterminisme et la violence extrême, Paris, Amsterdam, 2012.
■■ 16. F. Fanon, op. cit., p. 626.
52
à l’oppression coloniales dont Fanon voit si souvent la marque au cœur des
symptomatologies des colonisés, et qui est aussi bien une manière de faire
dire à la pathologie que la colonisation n’est jamais absolument « réussie ».
Encore faut-il, pour le lui faire dire, en repérer les implications pour le
langage même de l’énonciation clinique. Le travail effectué par Fanon sur
le concept métapsychologique de mécanisme de défense est sur ce point
emblématique. Tout en reprenant une acception économique des défenses
du moi 17, pour qualifier le ressort étiologique majeur à la base des tableaux
hautement psychotisants auxquels se confronte la psychiatrie en colonie 18,
il en re-sémantise simultanément la notion dans un registre agonistique et
militaire. Ou plutôt, il redonne une littéralité politique à des notions que la
psychologie clinique avait métaphorisées pour les intégrer à sa conceptualité
(à l’instar par exemple de la métaphore de la garnison assiégeant une ville
conquise par laquelle Freud imageait le travail « civilisationnel » réalisé par
l’instance du surmoi 19). C’est ce jeu de condensation clinico-politique du
concept de défense qui oriente alors le repérage fanonien tant dans les patho-
logies produites par l’oppression que dans les mécanismes pathogéniques de
la résistance à l’oppression. « Dans la période de colonisation non contestée
par la lutte armée, quand la somme d’excitations novices dépasse un certain
seuil, les positions défensives des colonisés s’écroulent, et ces derniers se
retrouvent alors en nombre important dans les hôpitaux psychiatriques. Il
y a donc dans cette période calme de colonisation réussie une régulière et
importante pathologie mentale produite directement par l’oppression 20. »
Autrement dit, cette pathologie mentale n’est pas produite par une
exacerbation des mécanismes de défense qui pourrait l’assimiler à ce que
la nosologie européenne a identifié comme névrose de défense ou psycho-
névrose narcissique. Elle témoigne au contraire de l’impossibilité de cette
issue psychotique, ou de l’impossibilité de toute reconstruction narcissique
  Décolonisation du sujet et résistance du symptôme

susceptible de pallier à l’effondrement des structures « moïques ». On serait


tenté, en ce sens, de qualifier la situation clinique « normale », à l’heure
sans ombre de la « calme colonie », comme une situation de traumatisme
permanent, quand les défenses font défaut au point de rendre impossible
une entrée dans la psychose, où s’indiquerait à tout le moins l’investisse-
ment narcissique dont un sujet serait encore capable pour « faire avec » son
symptôme. Que Fanon rappelle que « la colonisation, dans son essence, se
présentait déjà comme une grande pourvoyeuse des hôpitaux psychiatriques »
ne revient certes pas à dire qu’elle y donnait place à la folie. On a rappelé

■■ 17. Fanon détourne en fait l’idée de « pare-excitations » forgée par Freud dans sa première topique, soit les
opérations par lesquelles le système perception-conscience fait rempart à l’effraction d’excitations externes
inintégrables psychiquement et, partant, échappant à toute économie de l’énergie psychique en termes
d’« accumulation » et de « décharge ».
■■ 18. « Les positions défensives nées de cette confrontation violente du colonisé et du système colonial s’orga-
nisent en une structure qui révèle alors la personnalité colonisée. Il suffit, pour comprendre cette “sensitivité”,
simplement d’étudier, d’apprécier le nombre et la profondeur des blessures faites à un colonisé pendant une
seule journée passée au sein du régime colonial… », F. Fanon, op. cit., p. 625.
■■ 19. « La civilisation domine donc la dangereuse ardeur agressive de l’individu en affaiblissant celui-ci, en le
désarmant et en le faisant surveiller par l’entremise d’une instance en lui-même, telle une garnison placée
dans une ville conquise », S. Freud, Malaise dans la civilisation, Paris, PUF, 1971, p. 80.
■■ 20. F. Fanon, op. cit., p. 626.
53
DOSSIER frantz fanon

comment, démissionnant de ses responsabilités de médecin-chef de hôpital


de Blida-Joinville dès fin 1956, il répondra à cet écrasement de tout accueil
clinique de la folie comme cette ultime possibilité de la liberté humaine 21.
Mais la réciproque en est que la subjectivation de la résistance à l’oppression
prendra inévitablement l’allure d’une reconstruction de mécanismes de défense,
soit la réouverture d’une productivité du symptôme psychotique, laissant
entendre qu’un vecteur de psychotisation redouble inévitablement, et même
supporte nécessairement la position d’une conscience anticoloniale. Tout se
passe comme si ces mécanismes de défense, dans le processus pathologique
qui les exacerbe, témoignaient simultanément d’une reconstruction d’une
capacité politique, ou comme une potentialité « métapolitique » d’adversité,
dans les structures mêmes du sujet en souffrance. Que la lutte de libération
nationale suscite, et peut-être passe nécessairement par, des modalités de
psychotisation de la subjectivité ne conduit certes pas à les idéaliser, à mini-
miser les blessures psychiques où elles prennent fond, et à fantasmer une
résorption du souci de leur prise en charge clinique dans la lutte politique
pour la libération. « La guerre de libération nationale que mène le peuple
algérien depuis sept ans, parce qu’elle est totale chez le peuple, est devenue
un terrain favorable à l’éclosion des troubles mentaux… Nous aurons à panser
des années encore les plaies multiples et quelques fois indélébiles faites à nos
peuples 22… » Tel est le paradoxe autour duquel tourne le dernier chapitre
des Damnés de la terre, et la raison pour laquelle Fanon lui donne cette
place terminale, non sans tension avec des propositions avancées au fil du
premier chapitre. Si la guerre de libération lève incontestablement, selon lui,
toute une série d’impasses subjectives elles-mêmes pathogènes, à commencer
par un remaniement plus plastique, moins mortifère et autodestructeur des
motions agressives, cela ne revient pas à en faire un processus thérapeu-
tique ! C’est que la guerre de libération, faisant beaucoup moins, fait déjà
ceci : rouvrir un champ clinique au sein d’un espace politique d’où il était
littéralement forclos. Elle relance le problème clinique, oblige à le reposer.
Elle n’annonce aucunement sa dissipation au sein du processus politique de
libération ; elle fait que son pari, minimalement, mais c’est déjà beaucoup,
cesse d’être absurde.
  CAHIERS PHILOSOPHIQUES   n° 138 / 3e trimestre 2014

Dialectique de la fin du monde : la possibilité


anticoloniale de la folie
Une nouvelle perspective interprétative s’en trouve ouverte. Sur la
base des analyses précédentes, la question nodale soulevée par Fanon est
de savoir où et dans quelle forme la résistance politique commence « dans
le sujet » – ou de manière plus paradoxale encore pour l’entendement
politique : par-devers le sujet, dans le symptôme dont il se supporte et

■■ 21. Voir a contrario le bilan critique des expériences menées à l’hôpital Charles-Nicolle de Tunis, pour accueillir
la maladie mentale comme « véritable pathologie de la liberté » : F. Fanon, art. cit., p. 1117-1130. Cf. la
section consacrée par Fanon à Jacques Lacan dans sa thèse de médecine : « Le trouble mental et le trouble
neurologique » [extrait de la thèse de médecine Altérations mentales, modifications caractérielles, troubles
psychiques et déficit intellectuel dans l’hérédo-dégénération spino-cérébelleuse, 1951], dans L’Information
psychiatrique, p. 1087 et suiv.
■■ 22. Id.
54
dans les modalités de déplacement de sa jouissance à son symptôme. Mais
elle est corrélativement, du point de vue de la lecture du texte fanonien,
de rendre audible le jeu d’écriture par lequel cette question même est
soumise à une double inscription, et la façon dont l’inscription clinique
et l’inscription politique de la subjectivation décoloniale se relaient, inter-
fèrent, deviennent même parfois indécidables. Lorsque Fanon écrit par
exemple que « l’événement déclenchant [de la psychose dite réactionnelle]
est principalement l’atmosphère sanglante, impitoyable, la généralisation
de pratiques inhumaines » et « l’impression tenace qu’ont les gens d’assister
à une véritable apocalypse » ; ou encore, qu’il « est
cette guerre coloniale qui très souvent prend l’allure
d’un authentique génocide » et « qui bouleverse
La guerre
et casse le monde 23 », il dit en réalité deux choses,
de libération
ou il enveloppe dans un même énoncé deux plans
lève une série
d’énonciation, dont la dissociation même est signi-
d’impasses
ficativement malaisée dans le livre de 1961. Il
subjectives
qualifie cette guerre dans la violence de son
pathogènes
objectivité historique, mais il fait aussi entendre
le sens vécu (idée, affect ou fantasme, peu importe
pour l’instant) dans lequel cette violence est endurée,
l’Erlebnis de cette guerre ou la manière dont un sujet, fût-ce dans un
pathos, qui n’est cependant pas une simple « passivité », se donne à vivre
quelque chose comme une « fin du monde ». L’insistance mise par Fanon
sur cette atmosphère d’« effondrement matériel et moral », de quelque
chose comme une « véritable apocalypse », n’est pas moins lisible à ces
deux niveaux : qu’elle relève d’une hyperbolisation attribuable à la rhéto-
rique de l’écrivain Fanon cherchant à exprimer la violence « ultra-objec-
tive » de la conjoncture 24 n’empêche pas d’y entendre ce qui, du point de
  Décolonisation du sujet et résistance du symptôme

vue de la subjectivité colonisée, prend la positivité paradoxale d’une


expérience en train de redevenir possible, fût-ce sous la forme « ultra-
subjective » d’une dialectique à l’extrême entre effondrement du monde
et reconstruction du monde. Il serait tentant de relier ici cette expérience
de la fin du monde à l’analyse freudienne de la « tentative de guérison »
qu’opère le délire psychotique conçu précisément comme « reconstruc-
tion 25 ». Il est plus probant encore de revenir au travail que François
Tosquelles avait réalisé en 1948, quatre ans avant que Fanon le rejoigne
à la clinique de Saint-Alban, dans sa thèse de médecine justement consa-
crée à cet Erlebnis, à ce « caractère de véritable expérience vécue des
idées délirantes ou des fantasmes de la fin du monde », si frappante dans
les psychoses, mais pouvant se développer dans des formes cliniques les
plus variées, obsessionnelles ou délirantes, hallucinatoires ou intuitives,

■■ 23. Ibid., p. 627.


■■ 24. E. Balibar, La Crainte des masses, Paris, Galilée, 1997, p. 39-53 ; Violence et civilité : « Welleck Library
Lectures » et autres essais de philosophie politique, Paris, Galilée, 2010, p. 86 et suiv., 107 et suiv.
■■ 25. Voir l’analyse classique de Freud sur le fantasme de fin du monde dans la psychose, comme « projection
d’une catastrophe interne », « Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa
(Le Président Schreber) », dans Cinq Psychanalyses, trad. M. Bonaparte, Paris, PUF, 1954, p. 313-321.
55
DOSSIER frantz fanon

passionnelles ou intellectuelles, à base de « souvenirs d’enseignement


religieux » ou de « constructions parascientifiques », de « créations esthé-
tiques » ou encore (mais Tosquelles n’en dit rien) d’engagements politiques 26.
Tosquelles ne manquait d’ailleurs pas de rappeler les thèses de Freud sur
l’idée délirante de fin du monde comme élaboration du retrait des inves-
tissements libidinaux d’objet (« La fin du monde est la projection de cette
catastrophe interne car l’univers subjectif du malade a pris fin depuis
qu’il lui a retiré son amour »), et du travail du délire comme reconstruction
d’une « néo-réalité » par modification autoplastique du moi 27. Il reprochait
cependant au point de vue psychanalytique une compréhension trop
négative de l’Erlebnis de la fin du monde, éludant sa dynamique interne
au moyen de ce « vrai passe-partout de la psychopathologie » qu’est la
notion de régression 28. Il en appelait à une élucidation plus précise de sa
dialectique propre, où viendraient prendre place des éléments aussi récur-
rents que la division manichéenne du monde, la dimension quérulente,
de salut ou de rédemption, marquant le sujet d’une mission prophétique,
enfin la charge dramatique de ce sujet pressé de se faire naître lui-même
dans le monde qu’il recrée, dans une dialectique de dissolution et d’inté-
gration. À tous ces égards l’Erlebnis de la fin du monde serait déjà l’indice
d’une « défense », d’une lutte dont le sujet serait à la fois la scène et l’agent,
vécue comme l’expérience d’une recréation de soi par soi. « La fréquence
des réactions catastrophiques dans la folie et le caractère dramatique
spécial à celle-ci sont les conséquences de la persistance de la lutte, de la
défense de l’homme qui, auparavant, s’est mis en situation d’infériorité
par l’isolement partiel ou total au niveau de sa structure d’homme social
[…]. Il ne faut donc pas concevoir l’Erlebnis de la fin du monde comme
une image reflétant des phénomènes supposés réels d’un psychisme en
train de s’anéantir. Au contraire : cet événement vécu est la manifestation
pure et simple de la continuité et même du surcroît des efforts humains 29. »
Quelles conséquences en déduire, quant à la référence fanonienne au
vécu de la fin du monde, sinon que s’y révélerait, non simplement un pâtir,
le fait de subir l’extrême violence de la guerre coloniale et ses effets
psychiques, mais au contraire une puissance liminaire, métapolitique, à
  CAHIERS PHILOSOPHIQUES   n° 138 / 3e trimestre 2014

savoir la capacité du symptôme comme production ou création : la capacité

■■ 26. F. Tosquelles, Le Vécu de la fin du monde dans la folie : le témoignage de Gérard de Nerval, Grenoble,
Jérôme Millon, 2012.
■■ 27. Ibid., p. 92-98.
■■ 28. « Avec la théorie freudienne, il faudrait s’attendre à ce qu’après la fin du monde le malade reste immo-
bile – attaché au rocher – bref, sous l’aspect permanent de catatonique. Cependant, d’où vient-elle cette
tentative de guérison, cette reconstruction dont parle Freud ? D’où vient-elle cette nouvelle naissance de la
vie “spirituelle” ? Faudrait-il concevoir le psychique comme une supra-structure sans valeur en soi et sans
transcendance pour l’homme qui, une fois guéri du trouble toxique ou autre, “retrouve ses esprits” ? La
fantasmagorie de la maladie est-elle vaine ? » F. Tosquelles, op. cit., p. 92.
■■ 29. Ibid., p. 97. Cf. p. 93-96 et la discussion avec Goldstein sur la notion biologique de « réaction catastro-
phique » : « L’ébranlement ou même l’anéantissement de soi et du monde n’est pas en soi un fait négatif
mais un moment crucial de l’évolution dialectique de l’organisme. […] la réaction catastrophique est vécue
comme une modification du sens des rapports qui nous lient avec autrui. […] On s’apercevra que la réaction
catastrophique n’est qu’un cas particulier du couple intégration-désintégration qui ne sont phénomènes
antithétiques que dans la logique formelle mais non dans la dialectique des faits. Il n’y a pas de désintégration
sans intégration, ni d’intégration sans désintégration. C’est seulement à l’approfondissement simultané de cette
antithèse que le phénomène crucial catastrophique éclot pour donner lieu à un nouveau départ », ibid., p. 95-96.
56
« créatrice » de la folie elle-même, précisément au sens où « la folie est
une création, non une passivité 30 ». Tout se passe comme si, là où la
guerre coloniale « bouleverse et casse le monde », livrant les gens à
« l’impression tenace […] d’assister à une véritable apocalypse », la capacité
politique prenait nécessairement forme d’une « reconstruction du monde »
inséparable d’un surinvestissement narcissique capable de reconstruire
du « moi », – ce qui est bien aussi le processus que la dialectique de
libération nationale aura exposé au fil des trois premiers chapitres des
Damnés de la terre. Le vécu atmosphérique de la fin du monde, qui
« manifeste et exprime cette nouvelle existence et, tout en la manifestant,
la crée », serait ici l’expérience-limite qui réouvre simultanément un espace
possible pour une clinique du sujet, et un espace historique où ce sujet
puisse de nouveau se situer politiquement, fût-ce sous des modalités
passionnelles, maniaques ou quérulentes, d’ailleurs fréquentes dans la
phénoménologie fanonienne de la conscience décoloniale (on y reviendra).
Réexaminons brièvement sous cet angle l’étrangeté,
d’ailleurs souvent relevée, de l’ouverture des Damnés
de la terre : « La décolonisation est très simplement
L’Erlebnis de le remplacement d’une “espèce” d’hommes par
la fin du monde une autre “espèce” d’hommes. Sans transition, il
serait l’indice y a substitution totale, complète, absolue […] sorte
d’une défense de table rase qui définit au départ toute décoloni-
sation. Son importance inhabituelle est qu’elle
constitue, dès le premier jour, la revendication
minimum du colonisé. À vrai dire, la preuve du succès réside dans un
panorama social changé de fond en comble. L’importance extraordinaire
de ce changement est qu’il est voulu, réclamé, exigé […]. La décolonisation,
qui se propose de changer l’ordre du monde, est, on le voit, un programme
  Décolonisation du sujet et résistance du symptôme

de désordre absolu 31. » Quel statut donner à cette décision radicale,


« absolue » par laquelle s’énonce (se reconnaît ? se prouve ? s’éprouve ?)
que nous sommes irréversiblement entrés dans « la décolonisation » ?
Dans quel espace peut être indexée « cette sorte de table rase qui définit
au départ toute décolonisation », dans quel temps viendrait se placer ce
tout « premier jour » sans date et sans histoire – puisque l’historicité
même, forclose par la domination coloniale, sera à reconquérir à travers
la lutte de libération ? Quel statut donner à l’ontologie de cette naissance
du monde, à cette « introduction dans l’être [d’]un rythme propre, apporté
par les nouveaux hommes, un nouveau langage, une nouvelle humanité »
qui se crée elle-même dans le monde qu’elle recrée ? Et quel est le « sujet »
susceptible de faire l’expérience de cette création, ou quel est ce « ils »
ou ce « nous » projeté par récurrence anticipative, sujet à la fois putatif
et infrangible dont toute la dialectique de libération exposée par Fanon
n’aura, précisément, d’autre contenu que le récit de son émergence à
travers le développement, les divisions et les métamorphoses successives

■■ 30. Ibid., p. 98.


■■ 31. F. Fanon, Les Damnés de la terre, p. 451.
57
DOSSIER frantz fanon

de sa « conscience » (du « colonisé », « nationale », du « peuple », etc.).


Sans doute, à un certain niveau de lecture, un palimpseste hégélien
permettrait d’y voir la position immédiate d’un universel abstrait amené
à se dépasser dans un processus qui l’enrichira de contenus conflictuels
toujours plus différenciés, tout en en transformant les formes, ou les
figures de sa conscience et de son savoir. Mais relues à la lumière du
chapitre clinique des Damnés de la terre, cette ouverture de la dialectique
de la conscience décoloniale, la décision littéralement miraculeuse qui
l’inaugure, l’irréductibilité de sa coupure instauratrice à tout « volonta-
risme » – puisque c’est sur fond de ce « choix » qu’une conscience et une
volonté politique pourront apparaître –, deviennent autant d’événements
immanents au drame vécu de l’Erlebnis de la fin du monde, à ce processus
dynamique au sein duquel le sujet se re-construit en même temps qu’il se
dispose – s’enjoint, se charge et se destine – à une reconstruction du
monde 32. « La décolonisation ne passe jamais inaperçue car elle porte
sur l’être, elle modifie fondamentalement l’être, elle transforme des spec-
tateurs écrasés d’inessentialité en acteurs privilégiés, saisis de façon quasi
grandiose par le faisceau de l’Histoire. Elle introduit dans l’être un rythme
propre, apporté par les nouveaux hommes, un
nouveau langage, une nouvelle humanité. La
décolonisation est véritablement création d’hommes
La décolonisation
nouveaux. Mais cette création ne reçoit sa légitimité
ne passe jamais
d’aucune puissance surnaturelle : la “chose” colo-
inaperçue
nisée devient homme dans le processus même par
car elle porte
lequel elle se libère 33. » Mais croira-t-on vraiment
sur l’être
que ce « devenir homme » soit moins « surnaturel »
d’être à lui-même son propre sujet ? Les schémas
conceptuels à travers lesquels on peut lire philo-
sophiquement ces énoncés, dans le langage de l’aliénation et de la réap-
propriation d’une humanité déniée, risquent bien plutôt ici d’être des
pensées-écrans, objectivantes et rassurantes, mais oblitérant ce que les
formules fanoniennes, prises de manière littérale, ont de proprement
délirant : des formules qui pourraient fort bien s’énoncer du sein même,
  CAHIERS PHILOSOPHIQUES   n° 138 / 3e trimestre 2014

précisément, de l’Erlebnis de la fin du monde et de l’entrée en scène


« quasi grandiose » du sujet qui s’y recrée une existence : « Ce qui dévoile
le drame humain, ce n’est pas la suite pittoresque des événements qui le
constituent mais surtout l’existence du héros qui, transpirant d’angoisse,
lève le rideau pour se faire apparaître et naître dans la vie. Le fou continue
ce manège sans arrêt. Ses efforts, son angoisse, s’accroissent, au moins à
certains moments de son existence pathologique. Il arrive même parfois
qu’il en prenne conscience, ce que nous faisons tous sans nous en

■■ 32. Tosquelles écrit, sous une inspiration kierkegaardienne : « L’expérience vécue manifeste et exprime
cette nouvelle existence et, tout en la manifestant, la crée. La manifestation et la création de moi est un seul
acte de personnalité, et ceci non pas par un effet de la pensée magique mais par la dialectique interne de
l’esprit. Que l’expérience vécue apparaisse superficiellement comme agie ou subie, elle reste un ébranlement
existentiel où le choix de soi-même se pose avec l’impératif de sa dialectique. […] Le déficit biologique et
social qui soutient la folie pose au malade le problème du choix comme nécessité inéluctable », op. cit., p. 52.
■■ 33. F. Fanon, op. cit., p. 452.
58
apercevoir (nous donner l’existence en tant que personne). Notre corps
et la société nous facilitent la tâche, le fou doit continuer à le faire contre
son corps et contre la société 34 ».
Dès lors la « praxis absolue » dans laquelle se présuppose la narra-
tion décoloniale de Fanon devrait être reconnue comme une supposition
parfaitement psychotique. Son évocation liminaire ne prend pas place dans
le texte fanonien – pas davantage que l’évocation de la décolonisation et
son devenir « translucide à elle-même » à travers « le mouvement histori-
cisant qui lui donne forme et contenu » – en une sorte de degré zéro du
discours où coïncideraient, dans une miraculeuse anticipation sur cette
« translucidité » même, le discours de Fanon et la logique objective du
processus politique qu’il se bornerait à décrire. La considérer d’emblée
inscrite dans l’espace vécu de l’Erlebnis anticolonial, c’est en revanche
reconnaître que l’écriture de Fanon est essentiellement travaillée par le
jeu d’un discours indirect libre, dont la voix ou les voix ne sont pas celles
de sujets-locuteurs présupposés donnés dans une objectivité historique,
mais des « personnages » inextricablement objectivés par le processus
historique et joués sur la scène clinique, celle de l’expérience de la fin du
monde et de sa reconstruction.

La clinique en lutte : identifications,


désidentifications, après-coups
Il n’est donc aucunement question de « pathologiser » l’analyse politique
de Fanon, non plus que de « cliniciser » le processus phénoménologique
et historique sur lequel elle porte. Le problème est plutôt de reconnaître
l’impossibilité de construire un plan de pensée des formes et des dynamiques
de la guerre de libération qui serait purement et simplement à l’abri du travail
du symptôme. Donc l’impossibilité, pour faire place à une analyse politique
  Décolonisation du sujet et résistance du symptôme

qui en serait magiquement indemne, de neutraliser le jeu psychotique,


ou « contre-psychotique », de reconstruction d’un moi défensif faisant
rempart au morcellement et à la dépersonnalisation produits par l’oppression
coloniale. L’objectivité de l’analyse politique n’en est pas irrémédiablement
compromise, non plus que son éventuelle portée performative. La question
serait en revanche de comprendre comment l’objectivité et la performativité
sont conditionnées paradoxalement par cette mise en jeu du symptôme dans
la matérialité même de l’écriture fanonienne. Nous en prendrons, pour finir,
simplement trois exemples.
Le premier touche à la situation d’adresse que l’analyse fanonienne
mobilise, et, partant, au type d’espace transférentiel que son texte déploie,
entre les lecteurs auxquels il se destine, et ces mêmes destinataires construits
comme « personnages » sur sa scène d’écriture 35. Lorsque Fanon systématise

■■ 34. F. Tosquelles, op. cit., p. 98.


■■ 35. La fameuse préface de Sartre aux Damnés de la terre trouve son énergie maniaque précisément de
l’identification pure et simple de ces deux instances, radicalisant d’autant plus la coupure entre, d’un côté,
Fanon et « ses frères » auxquels il s’adresse, de l’autre « l’Européen » (et Sartre lui-même qui s’adresse à
lui). Sur la question du mode d’adresse du texte sartrien, voir J. Butler, « Violence, non-violence/Sartre, à
propos de Fanon », trad. I. Ascher, dans Actuel Marx, n° 55, 2014, p. 13-35.
59
DOSSIER frantz fanon

une réinterprétation sociogénique et finalement politique des symptoma-


tologies des colonisés, à l’encontre du codage naturalisant et racialisant
imposé par la neuropsychiatrie de l’École d’Alger (Fanon souligne
lui-même, après y avoir consacré plusieurs pages, que son ineptie pourrait
se conclure à moindre frais), il n’entend pas démystifier une psychiatrie
interpellée dans l’abstraction décontextualisée de sa science. Il intervient
dans un dispositif d’adresse qui a pour destinataire, non le corps médical,
ni même des malades, mais « le militant » : ce militant qui « a quelquefois
l’impression harassante qu’il lui faut ramener tout son peuple, le remonter
du puits, de la grotte », qui « s’aperçoit très souvent qu’il lui faut non
seulement faire la chasse aux forces ennemies mais aussi aux noyaux
de désespoir cristallisés dans le corps du colonisé », qui œuvre au « combat
victorieux d’un peuple » non seulement comme au « triomphe de ses
droits », mais comme au processus par lequel il
recouvre « densité, cohérence et homogénéité 36 ».
En un mot, un militant qui vient figurer ici dans Fanon reconnaît
le discours fanonien, non seulement comme son au discours
destinataire, mais comme une instance chargée psycho-
elle aussi d’occuper, à sa manière, une fonction pathologique
clinique, fût-ce au risque de la faire fusionner avec une polyvalence
la fonction militante du combat politique. Peut-être tactique
ce jeu de transfert ou de délégation, discrètement
opéré par le texte fanonien, pourrait-il d’ailleurs
éclairer les affirmations les plus radicales – d’aucuns
diraient les plus imprudentes, elles sont en tout cas les plus idéalisantes –
sur les effets désaliénants du retournement de la violence coloniale, ou
sur l’incidence « thérapeutique » de la politisation de la contre-violence,
dont pourtant Fanon ne manquera pas de souligner l’indécidabilité de ses
effets après-coup. Mais l’on peut aussi relever la façon dont ce qui tend
ici à fusionner en une seule et même instance clinique-politique ne va pas
sans réserver une série d’écarts qui, entre investissement clinique du
travail politique et investissement politique du souci clinique, permet de
les problématiser l’un par l’autre.
  CAHIERS PHILOSOPHIQUES   n° 138 / 3e trimestre 2014

C’est en premier lieu l’écart dialectique qui confronte l’intervention


décoloniale dans les savoirs cliniques à la fonction prise par le pouvoir
psychiatrique à l’entreprise de domination coloniale. Inutile de revenir ici à
cet aspect obvie de la critique fanonienne de la contribution de la psychiatrie
coloniale, à travers ses mixtes de positivisme neurobiologique, de crimino-
logie, et d’anthropologie naturalisante du « primitivisme », à la racialisation
de « l’indigène ». On soulignera plutôt la polyvalence tactique que Fanon
reconnaît au discours psychopathologique lorsque son instrumentalisation
idéologique le met au service, au cours de la guerre coloniale, des tenta-
tives de conciliation et de compromis visant à déstabiliser la résistance :
« La haine est désamorcée par ces trouvailles psychologiques. Les technolo-
gues et les sociologues éclairent les manœuvres colonialistes et multiplient

■■ 36. F. Fanon, op. cit., p. 660.


60
les études sur les “complexes” […]. On promeut l’indigène, on essaie de
le désarmer par la psychologie et, naturellement, quelques pièces de monnaie.
Ces mesures misérables, ces réparations de façade, d’ailleurs savamment
dosées, arrivent à remporter certains succès. La faim du colonisé est telle,
sa faim de n’importe quoi qui l’humanise – même au rabais – est à ce point
incoercible que ces aumônes parviennent localement à l’ébranler […].
Le colonisé risque à tout instant de se laisser désarmer par n’importe quelle
concession 37. » Le discours psychopathologique est alors mobilisé, non plus
tant pour naturaliser la domination coloniale en biologisant l’infériorité
raciale, que comme un moyen d’« humaniser » le rapport de domination en
psychologisant l’indigène, son « besoin » d’être colonisé, le cas échéant sa
révolte même contre le régime colonial 38… « Le colon le considérait comme
une bête » : il se montre maintenant assez compréhensif pour lui recon-
naître toute une complexité psychologique, non seulement un tout humain
« complexe de colonisabilité », mais l’humaine psychologie d’un « complexe
de frustration », l’humaine psychologie d’un « complexe belliqueux », etc.
Le colon le traitait comme un animal : il lui concède à présent une âme.
Quant au texte fanonien, en venant se placer dans une continuité narra-
tive avec les réunions des militants, avec le type de parole qui y circule et
le travail d’auto-élucidation qui doit s’y mener, il en prolonge l’effet transfé-
rentiel de désidentification vis-à-vis des « prétendues vérités installées dans
[la] conscience [du colonisé] par l’administration civile coloniale », à commencer
par ces imagos judiciaro-psychiatriques forgées par la psychopathologie
et la criminologie scientifiques de l’Algérien criminel-né, menteur-né,
voleur-né, paresseux-né, etc. 39.
Mais cette sorte de délégation de l’opération clinique au « militant »
produit des effets plus complexes lorsqu’il est question non plus de trans-
poser sur le plan du socius et du combat politique ce que la psychiatrie
  Décolonisation du sujet et résistance du symptôme

coloniale avait biologisé ou psychologisé – ou, suivant l’expression de Fanon,


de déconstruire les identifications « vécues sur le plan du narcissisme » en
les reproblématisant « sur le plan de l’histoire coloniale 40 » –, mais d’ouvrir
un champ analytique sur ce qu’on pourrait appeler les investissements
narcissiques de la lutte politique elle-même, et des formes narratives
dans lesquelles les agents se procurent une intelligibilité de son processus.
Illustrons-le concrètement par un second exemple. On sait l’importance
que Fanon prête au problème des constructions-écrans. Central dans
le démontage du stéréotype de « l’impulsivité criminelle du Nord-Africain »
dans la dernière section des Damnés de la terre, il est déjà au cœur de
la dialectique de la contre-violence du colonisé dans le premier chapitre,
qui détaille la variété des mécanismes par lesquels, par déplacement ou par
« identification projective », la violence anticoloniale est régulée, vacuolisée,

■■ 37. Ibid., p. 533.


■■ 38. Soit cette déclaration, citée plus loin par Fanon, du doyen des juges d’une chambre d’Alger : « Toute cette
révolte, disait-il en 1955, on a tort de la croire politique. De temps à autre, il faut que ça sorte cet amour du
baroud qu’ils ont ! » ibid., p. 665, n. 19.
■■ 39. Ibid., p. 662.
■■ 40. Ibid., p. 669.
61
DOSSIER frantz fanon

et détournée sur des objets substitutifs mettant à l’abri les agents réels de
l’oppression : le corps même du colonisé (dans des formes d’auto-agression
nerveuses et musculaires dont Fanon souligne la tension spectaculaire 41),
des pratiques plus ou moins ritualisées prélevées sur des dispositifs
culturels, notamment cultuels et magico-religieux 42, enfin et surtout, l’autre,
plus exactement l’autre imaginaire (individuel ou collectif) dans le miroir
du même, tel que chacun « sert d’écran à l’autre », et que « chacun cache
à l’autre l’ennemi national » en s’agressant mutuellement dans une sorte
d’« autodestruction collective 43 ». Et Fanon de préciser que c’est juste-
ment le reflux de ces conduites autodestructrices ou « hétéro-suicidaire »
au cours de la lutte de libération nationale, qui permet rétroactivement
leur réinterprétation critique, comme des produits des impasses dans
lesquelles le régime colonial plaçait les colonisés. De là, le texte fanonien
travaille sur une remarquable ambivalence.
D’un côté, le récit phénoménologique de la désaliénation et de
la démystification de la conscience charge la lutte de libération de briser
les constructions-écrans, de lever ces techniques inconscientes d’évitement
pour enfin « voir l’obstacle » tel qu’en lui-même 44, sans voile et sans phrase,
sans histoire, en somme, de détruire les semblants pour faire « surgir
les véritables protagonistes 45 », le réel brut enfin vu de face dans le visage
nu de l’ennemi vrai : « On assistera au cours de la lutte de libération à
une désaffection singulière pour ces pratiques [d’évitement]. Le dos au mur,
le couteau sur la gorge ou, pour être plus précis, l’électrode sur les parties
génitales, le colonisé va être sommé de ne plus se raconter d’histoires.
Après des années d’irréalisme, après s’être vautré dans les phantasmes
les plus étonnants, le colonisé, sa mitraillette au poing, affronte enfin
les seules forces qui lui contestaient son être : celles du colonialisme […].
Le colonisé découvre le réel, dans l’exercice de la violence, dans son projet
de libération 46. »
Mais de l’autre côté, l’effondrement des constructions-écrans ouvre
une tout autre narration, bien plus problématique sans doute, mais qui
n’est rien moins que l’ensemble de la dialectique politique que Fanon
développera tout au long des chapitres ii et iii : la dialectique de la lutte,
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de ses organisations et de ses masses, de ses rapports de forces internes

■■ 41. Ibid., p. 463-465.


■■ 42. Ainsi la fameuse analyse des pratiques de danse, et de possession – « cette orgie musculaire au cours
de laquelle l’agressivité la plus aiguë, la violence la plus immédiate se trouvent canalisées, transformées,
escamotées. Le cercle de la danse est un cercle permissif. Il protège et autorise […]. Tout est permis car, en
réalité, l’on ne se réunit que pour laisser la libido accumulée, l’agressivité empêchée, sourdre volcaniquement.
Mises à mort symboliques, chevauchées figuratives, meurtres multiples imaginaires, il faut que tout cela sorte.
Les mauvaises humeurs s’écoulent, bruyantes telles des coulées de lave… », ibid., p. 467-468.
■■ 43. Ibid., p. 670, 672 ; cf. p. 664 pour la réinterprétation du concept de « mélancolie homicide » forgée par
Antoine Porot (« Les psychiatres français en Algérie se sont trouvés en face d’un problème difficile. Ils étaient
habitués, en présence d’un malade atteint de la mélancolie, à craindre le suicide. Or le mélancolique algérien
tue. Cette maladie de la conscience morale qui s’accompagne toujours d’auto-accusation et de tendances
autodestructrices revêt chez l’Algérien des formes hétéro-destructrices… »).
■■ 44. Ibid., p. 465 (« Nous saisissons là en pleine clarté, au niveau des collectivités, ces fameuses conduites
d’évitement, comme si la plongée dans ce sang fraternel permettait de ne pas voir l’obstacle, de renvoyer
à plus tard l’option pourtant inévitable, celle qui débouche sur la lutte armée contre le colonialisme »).
■■ 45. Ibid., p. 670 (« La guerre d’Algérie, les guerres de libération nationale font surgir les véritables protagonistes »).
■■ 46. Ibid., p. 468.
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et externes, de ses rationalités et de ses mots d’ordre, qui seule apportera
une réponse à la question de savoir « quelles sont les forces qui, dans
la période coloniale, proposent à la violence du colonisé de nouvelles voies,
de nouveaux pôles d’investissements », brefs de nouveaux objets et
de nouveaux buts 47. Loin du vis-à-vis « translucide » avec un réel sans
phrase, enfin débarrassé de ses écrans fantasmatiques et de ses dérivatifs
magico-religieux, c’est encore dans l’élément des noms litigieux et des
identifications conflictuelles que progresse la subjectivité anticoloniale.
Le colonisé est sommé de ne plus se raconter d’histoires, mais c’est encore
par le moyen d’une histoire que Fanon écrira les aléas, les déplacements,
les rémanences, les incertitudes de cette sommation ; et, loin de faire
« surgir les véritables protagonistes », toute la narration fanonienne n’aura
de cesse d’en complexifier les noms et d’en différencier les figures à travers
les transformations des lignes d’antagonisme, avant comme après l’indé-
pendance, au point de frapper après-coup la brutale rencontre inaugurale
du « réel », de la troublante irréalité d’un nouveau semblant, aussi décisif
soit-il. Au moment, par exemple, où les aspirations de libération et d’indé-
pendance nationale se voient réarticulées le long
de coupures de classe, faisant passer « du nationa-
lisme global et indifférencié à une conscience sociale
Le colonisé
et économique », « le peuple, qui au début de la
est sommé
lutte avait adopté le manichéisme primitif du colon :
de ne plus
les Blancs et les Noirs, les Arabes et les Roumis,
se raconter
s’aperçoit en cours de route qu’il arrive à des Noirs
d’histoires
d’être plus blancs que les Blancs et que l’éventua-
lité d’un drapeau national, la possibilité d’une nation
indépendante n’entraînent pas automatiquement
certaines couches de la population à renoncer à leurs privilèges ou à leurs
  Décolonisation du sujet et résistance du symptôme

intérêts. […] Tout était simple pourtant, d’un côté les mauvais, de l’autre
les bons. À la clarté idyllique et irréelle du début se substitue une pénombre
qui disloque la conscience. Le peuple découvre que le phénomène inique
de l’exploitation peut présenter une apparence noire ou arabe 48 ». Ainsi,
encore au moment où les alliances, les engagements personnels et les
solidarités communes se multiplient, « le peuple devra également aban-
donner le simplisme qui caractérisait sa perception du dominateur. L’espèce
se morcelle devant ses yeux. Autour de lui il constate que certains colons
ne participent pas à l’hystérie criminelle, qu’ils se différencient de l’espèce.
Ces hommes, qu’on rejetait indifféremment dans le bloc monolithique de
la présence étrangère, condamnent la guerre coloniale. Le scandale éclate
vraiment quand des prototypes de cette espèce passent de l’autre côté, se
font nègres ou arabes et acceptent les souffrances, la torture, la mort. […]
La conscience débouche laborieusement sur des vérités partielles, limitées,
instables. Tout cela, on s’en doute, est fort difficile 49 ».

■■ 47. Ibid., p. 469.


■■ 48. Ibid., p. 536.
■■ 49. Ibid., p. 537.
63
DOSSIER frantz fanon

N’est-ce pas simplement confirmer que nous avons bien affaire ici,
précisément, à une dialectique, déposant par son développement les positions
initiales d’une conscience encore abstraite et indifférenciée. Tandis que
s’effriterait un manichéisme anticolonial initialement calqué sur le mani-
chéisme colonial 50, la narration fanonienne re-poserait, par son dévelop-
pement, son propre point de départ tout en en éclairant les limites et
finalement en le niant. Mais cette lecture risque de minimiser ce qui
s’inscrit simultanément sur la surface clinique du texte fanonien, où le
temps narratif du processus de libération et de sa « conscience » coexiste
avec des temps de rémanence, de fixation et d’après-coup, affectant le jeu
des nominations et des identifications d’une indépassable équivoque, et
laissant subsister, sous l’apparente positivité pleine des « véritables antago-
nistes », la surdétermination de leurs signifiants et les déplacements de
leurs représentants au fil du conflit. Tel est préci-
sément l’objet du premier exemple clinique donné
dans le dernier chapitre, avant même l’exposition
Nos actes
des « notes psychiatriques ». Il est d’autant plus
ne cessent
significatif qu’il renvoie non directement à une
jamais de
violence subie par le colonisé, mais à une violence
nous poursuivre
exercée par un ancien militant : un homme qui,
combattant dans un pays africain ayant conquis
depuis l’indépendance, avait causé dans un attentat
la mort de dix personnes, et ayant sympathisé ensuite avec des ressortissants
de l’ancienne nation occupante qui saluaient le courage des patriotes dans
la lutte de libération nationale, se trouvait à présent en proie, chaque année
à l’approche du jour où l’attentat avait été commis, à des accès d’angoisse
et des « idées fixes d’autodestruction 51 ». Le drame ne vient pas de ce qu’il
se serait mépris, leurré par un écran dissimulant les « véritables protago-
nistes » ; il vient de ce qu’il ne s’était justement pas trompé de protagonistes
quand leur réalité avait pour noms « le colon », « le régime colonial », « le
colonialisme », et jusqu’à ce que d’autres noms redistribuent ce qui est
« véritable », donnent au « réel » d’autres visages, et racontent autrement
le fait de ne plus se raconter d’histoires. Par quoi en effet « nos actes ne
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cessent jamais de nous poursuivre. Leur arrangement, leur mise en ordre,


leur motivation peuvent parfaitement a posteriori se retrouver profondément
modifiés 52 », à l’instar de ce qui, pour cet homme, dans le reflux d’un
signifiant indifférencié du « colonisateur », venait se réécrire de son acte,
désormais re-sémantisé dans un récit où figuraient des colons-sympathisants
de la libération, dont la mélancolisation après-coup retournait sur le sujet
la violence anticoloniale qu’il avait exercée, cette violence que Fanon avait
patiemment décrite comme étant déjà un retournement de l’agressivité que
le colonisé avait d’abord été réduit à tourner contre lui-même.

■■ 50. Ibid., p. 488, 532.


■■ 51. Ibid., p. 628.
■■ 52. Ibid., note 2.
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La question que ces observations laissent finalement ouverte serait de
savoir comment, au point de transaction, de transfert, de translation entre
souci clinique et combat politique, peut être envisagé un investissement
clinique de la fonction politique elle-même. Et la manière dont un champ
analytique, intégré au travail d’élucidation que les militants ont à mener sur
eux-mêmes, et y rendant audible le travail du symptôme, vient déconstruire
la cohérence du récit politique de la conscience décoloniale et complexi-
fier la dialectique phénoménologique et historique de son développement.
Considérons un dernier exemple de la façon dont le texte fanonien le fait
lui-même entendre. L’enjeu central de ce travail d’auto-élucidation, selon
Fanon, tient au fait qu’il n’y a aucune conversion mécanique des progrès
de la lutte de libération en lucidité de la conscience qui s’en reconnaît
le sujet. Si cette lutte consiste, d’une manière ou d’une autre, à rompre
toujours plus irréversiblement avec la situation coloniale initiale, celle où
« le peuple colonisé se trouve réduit à un ensemble d’individus qui ne tirent
leur fondement que de la présence du colonisateur », Fanon souligne tout
autant l’importance de ne pas « attendre que la nation produise de nouveaux
hommes ». Par quoi il n’épingle pas seulement un objectivisme aveuglément
confiant dans les bienfaits futurs d’un État indépendant, ni à l’inverse un
spontanéisme gageant « qu’en perpétuel renouvellement révolutionnaire
les hommes insensiblement se transforment 53 » : il attire l’attention sur la
vigilance qu’appellent les déplacements sur une nouvelle figure du grand
Autre – fût-ce la Nation pour laquelle on combat, d’autant plus surinvestie
qu’on en tire le nouveau « fondement » de ce que l’on est. Mais que cette
vigilance à son tour n’aille pas sans difficulté, le texte peut lui-même le
faire entendre au-delà de ce que Fanon en dit explicitement, lorsqu’il écrit
que « la pratique révolutionnaire, si elle se veut globalement libératrice et
exceptionnellement féconde exige que rien d’insolite ne subsiste », au prix
  Décolonisation du sujet et résistance du symptôme

d’une sorte d’hyperbolisation maniaque qui fait « ressent[ir] avec une parti-
culière force la nécessité de totaliser l’événement, de tout amener avec soi,
de tout régler, d’être responsable de tout 54 ». Mais une fois encore l’objectif
ne saurait être de soumettre le texte fanonien à une lecture symptomale,
sans interroger en retour les ressources que lui-même offre pour mieux
en cerner les ressorts et les implications quant à la puissance politique du
symptôme, celle que Fanon donne à penser 55, celle également que sa propre
écriture de la politique suppose et met en jeu. En exhibant les présupposés

■■ 53. Ibid., p. 668-669 (« Il est bien vrai que ces deux processus importent mais il faut aider la conscience… »).
■■ 54. Ibid., p. 629.
■■ 55. Fanon avait lui-même attiré l’attention, dans le courant du deuxième chapitre, sur la face « spontanéiste »
d’une telle totalisation imaginaire chargeant une conscience quérulente d’incarner en soi et par soi l’universel
de la Nation : à ce moment, qui n’est pas sans évoquer une étonnante transposition de la phénoménologie
hégélienne de la « certitude sensible », où le signifiant national cesse d’être monopolisé par les intellectuels
urbanisés et se voit approprié par des insurrections paysannes attestant, « partout où elles éclatent, de la
présence ubiquitaire et généralement dense de la nation » : « Sur chaque piton, un gouvernement en minia-
ture se constitue et assume le pouvoir. Dans les vallées et dans les forêts, dans la jungle et dans les villages,
partout, on rencontre une autorité nationale. Chacun par son action fait exister la nation et s’engage à la
faire localement triompher. Nous avons affaire à une stratégie de l’immédiatement totalitaire et radicale. Le
but, le programme de chaque groupe spontanément constitué est la libération locale. Si la nation est partout,
alors elle est ici. Un pas de plus et elle n’est qu’ici… », ibid., p. 527.
65
DOSSIER frantz fanon

indissociablement cliniques et politiques de sa propre stratégie narrative, il


ne cesse de faire entendre les lignes impolitiques qu’elle recèle. En ancrant
l’analyse politique dans un « réel » où s’articulent la matérialité des luttes
(dont il s’agit de formaliser les contradictions et les développements tendan-
ciels) et les dynamiques du symptôme (que la mise en jeu discursive mais
non thématisée soustrait au champ du calcul et de la décision politiques),
ces présupposés rendent la pensée de Fanon à son instabilité interne. Ils y
inscrivent à la fois ce qui lui donne prise sur le réel politique de sa conjonc-
ture, et les limites que lui imposent ces dynamiques impossibles à coder
stratégiquement, impossibles a fortiori à « maîtriser » politiquement, logeant
dans la discursivité même du texte fanonien l’indécidabilité des processus
subjectifs avec lesquels le combat politique doit pourtant compter.

Guillaume Sibertin-Blanc
Université Toulouse 2-Le Mirail
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