Note de lecture
MARINA PAPAGEORGIOU
Joyce McDougall,
Eros aux mille et un visages*
Un soir, en sortant d’un séminaire à l’Institut de psychanalyse auquel
Joyce McDougall était invitée pour parler du processus analytique, j’en-
tendis une collègue murmurer : « Quelle libido ! Cette femme est Mary
Poppins ».
A la lecture de ce livre passionnant, j’ai à nouveau ressenti cette
même ambiance de conte de fée, ce mélange d’illusion, de magie, en
même temps qu’une conviction de réalité. En d’autres termes la capacité
- et le droit - de jouir de la toute-puissance infantile et la capacité d’y
renoncer pour se réjouir de l’existence d’une bonne mère capable d’uni-
fier les objets volés en éclats et de penser la souffrance tout en donnant
accès aux satisfactions libidinales.
La raison d’être de cet ouvrage est déjà annoncée dans le titre. L’au-
teur, membre titulaire de la Société psychanalytique de Paris, présente
une très riche clinique psychanalytique issue de trente années d’expé-
rience, dans laquelle elle étudie le rôle créateur et organisateur de la
sexuabté dans ses mille et un visages. Les organisations perverses hété-
rosexuelles ou homosexuelles, les pathologies addictives et les symptômes
psychosomatiques, - organisations peu névrotiques et encore moins œdi-
piennes - constituent des formes de solutions, des tentatives d’autogué-
rison que l’enfant met en place très précocement, parfois avant l’accès
aux processus symbolisants liés au langage, pour pallier des états de souf-
france et trouver ainsi des issues de survie psychique.
* McDougall J. (1996), Eros aux mille et un visages, Paris, Gallimard.
Rev.franç. Psychosom., 13/1998
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Le livre est construit à l’image d’une séance d’analyse, et aussi à
l’image de la pensée de Joyce McDougall telle qu’elle prend corps en
séance. Le récit de l’analyse est ainsi écrit par deux personnes, deux
compagnons de voyage, et son émergence dans la dimension affective de
la cure acquiert une valeur organisatrice et libidinale. Deux concepts
fondamentaux sont au cœur des processus psychiques en œuvre dans la
constitution de l’identité sexuelle de l’être humain, la bisexualité psy-
chique et les fantasmes de la scène primitive.
La rencontre avec l’objet est sexuelle et essentiellement traumatique.
L’auteur place la notion d’altérité au cœur de cette qualité traumatique
de la rencontre avec l’objet. Dans un premier temps, celui de l’amour
cannibalique, l’objet sein existe dans l’indifférenciation entre sadisme et
érotisme : l’avènement de l’« autre » se fait dans la frustration et le
potentiel dépressif engendré par la séparation d’avec le sein, le renon-
cement étant la condition du bonheur.
Ce premier traumatisme sera suivi par la découverte de l’altérité liée
à la différence des sexes dont l’acheminement « normal » aboutit à l’or-
ganisation œdipienne. A l’appui des recherches contemporaines sur la
sexualité infantile, l’auteur souligne l’importance et le caractère trau-
matique de la différence en elle-même chez les enfants des deux sexes,
bien avant les angoisses bées aux conflits œdipiens. Cette même diffé-
rence sexuelle, différente dans les deux sexes, aura un effet de matura-
tion une fois l’angoisse surmontée. L’empreinte de ce premier trauma-
tisme au plan qualitatif et au plan économique joue un rôle important
sur le déroulement de la crise œdipienne dans sa dimension homosexuelle
et hétérosexuelle. L’enfant devra alors trouver des solutions pour gérer
des désirs antinomiques de posséder sexuellement ses deux parents,
d’appartenir aux deux sexes et d’incarner les deux organes génitaux, en
d’autres termes de renoncer aux désirs bisexuels psychiques afin d’as-
sumer la monosexualité liée à son destin anatomique et accéder à ce que
Stoller appelle « identité de genre ».
C’est un travail psychique long, complexe et douloureux, tel un tra-
vail de deuil que celui d’habiter son identité sexuelle, qui oblige l’enfant
à chercher à compenser ce à quoi il est obligé de renoncer. Deux issues
possibles que Joyce McDougall propose de problématiser et de concep-
tualiser sont d’une part la créativité, et d’autre part les déviations
sexuelles.
En rappelant bien sûr les concepts de Winnicott liés aux phénomènes
transitionnels et l’apport de Melanie Klein sur la violence, notamment à
l’égard du corps maternel comme fondement de tout acte créateur, Joyce
Joyce McDougall, Eros aux mille et un visages 217
McDougall analyse les origines érogènes du processus créatif dans ses
quatre dimensions.
Deux dimensions déterminent la relation du créateur avec le monde
externe : il s’agit de la lutte avec le moyen d’expression, et la nature de
l’individu avec le public imaginaire, destinataire de son œuvre. Les deux
autres appartiennent au monde interne du créateur : le rôle de la sexua-
lité prégénitale dans son économie psychique (avec les tendances orales,
anales et phalliques) et l’intégration ou la non-intégration des désirs
bisexuels de l’enfance dans la structure psychique du créateur.
L’auteur accorde une place particulière à l’approfondissement de
l’homosexualité féminine dans différentes formes (énurésie, transsexua-
lisme ou couple lesbien), et des processus psychiques en œuvre dans des
identifications et le choix d’objet, en complexifiant une problématique
que Freud avait peu approfondie : l’envie du pénis. Elle analyse longue-
ment la composante homosexuelle de son contre-transfert à travers la
présentation de l’analyse d’une patiente.
Dans un chapitre intitulé « Sexualité et Soma », Joyce McDougall
poursuit la réflexion de son précédent ouvrage Théâtres du corps. Elle
propose une dialectisation soma-psyché à partir des concepts de fatalité
et de destin dans la dynamique pulsionnelle pour comprendre les méca-
nismes des phénomènes psychosomatiques. « Aucun de nous n’est res-
ponsable des coups du sort ou du fardeau que nous ont imposés les objets
significatifs de notre enfance mais nous sommes tous seuls responsables
de nos objets internes et de la gestion de notre monde intérieur, nanti de
sa puissante pulsion de destin ».
La fatalité est en rapport avec des facteurs extérieurs à la sphère
d’action de l’individu et qui ont un impact traumatique, tels que des
énoncés verbaux des deux parents ou des événements traumatiques pré-
coces (mort, maladie), le destin étant au contraire hé aux événements sur
lesquels l’enfant peut potentiellement exercer un contrôle.
Joyce McDougall approfondit ici l’idée qu’un protosymbolisme
archaïque et infraverbal sous-tend les manifestations somatiques et que
l’exploration psychanalytique peut être à l’origine d’un potentiel de
changement psychique et par conséquent biologique.
Ainsi, les pathologies somatiques sont des solutions d’enfance pour
faire face aux événements et relations traumatiques du passé : leur main-
tien et leur répétition à tout prix est au service de la survie psychique,
autrement dit la survie de l’individu en tant que sujet, un aspect du vrai
self dans son effort de créer un destin pour pallier les aléas de la fatalité.
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S’étant intéressée aux travaux psychosomatiques autour de l’alexi-
thymie et de la pensée opératoire, Joyce McDougall se démarque de la
causalité et de la théorisation sous-jacentes, puisqu’à la place d’une
désorganisation de la structure psychique ou des défauts neuro-anato-
miques, elle voit plutôt un débordement affectif précoce qui n’a pu trou-
ver accès à une représentation psychique. Alors seulement le pôle soma-
tique de l’affect se donne à voir et le clivage entre représentation de mot
et représentation de chose est le seul moyen de protéger la psyché contre
la surcharge émotionnelle.
Joyce McDougall maintient le terme de maladie psychosomatique, jus-
tement pour marquer l’articulation entre fatalité et destinée, mais elle y
voit en réalité une solution somatique au heu d’une solution psycholo-
gique à l’œuvre dans des organisations où des représentations psychiques
sont accessibles et disponibles. Sa conception de la fonction et de l’éco-
nomie du symptôme psychosomatique peut ainsi évoquer la notion de
fixation somatique de Pierre Marty, mais pour Joyce McDougall c’est une
vraie dramaturgie fantasmatique qui opère dans la genèse d’une somati-
sation et qui met en jeu un miroir des sexualités prégénitales archaïques
(la dyade psychosomatique mère-enfant) liant érotisme et destructivité.
Le caractère cru et primitif de ces productions fantasmatiques, liées
aux toutes premières relations mère-enfant, s’explique du fait qu’elles se
situent à un niveau préverbal sans que le fonctionnement psychique
maternel ou l’inconscient biparental ait pu permettre le passage d’une
communication physique à une communication symbolique et encourager
l’épanouissement psychosexuel de l’enfant en tant que sujet.
Suivant un autre cheminement que Pierre Marty, Joyce McDougall
retrouve chez ses patients somatisants sévères des représentations mater-
nelles qui évoquent la problématique de la distance de l’objet. D’un côté
la mère (externe) est décrite comme trop distante, refusant le contact
physique (en forçant ainsi la communication symbolique et incitant à une
autonomie physique et mentale précoce de l’enfant) et en même temps
l’imago maternelle donne à voir une mère menacée d’être dévorée ou
vidée par l’enfant. De l’autre côté, la mère interne est vécue comme trop
proche ou trop dépendante physiquement par l’enfant, trop concernée
par les douleurs somatiques de celui-ci mais incapable de les entendre ou
de les modifier.
L’analyse des patients atteints de maladies somatiques révèle des fan-
tasmes liés à des angoisses et à des désirs archaïques, de dévoration, de
vampirisation, d’écrasement, de morcellement, d’être possédé et de
prendre possession du corps de l’autre, formes d’identification projec-
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tive qui rapprochent la vulnérabilité somatique des organisations psy-
chotiques. Elle considère d’ailleurs les manifestations d’alexithymie ou
de pensée opératoire, chez les patients somatiques et chez les patients
non somatisants, non pas comme une structure mais comme une défense
contre l’apparition d’angoisses psychotiques.
Joyce McDougall considère la somatisation comme un protosymbolisme,
un protolangage ou une protocommunication pendant lesquels l’individu
« régresse à un mode infantile de fonctionnement psychique, submergé par
un mode primitif de pensée dans lequel les signifiants sont préverbaux ». Les
affects tels que la rage, la détresse, l’angoisse et la terreur se trouvent soma-
tisés au Heu d’être reconnus et élaborés psychiquement. « Sans ce fond de
détresse psychologique primitif, les éléments fantasmatiques de la sexuahté
infantile prégénitale auraient pu être utiHsés pour créer des symptômes hys-
tériques à la place des éclosions somatiques », remarque Joyce McDougall,
ce qui impose la vigilance quant à la menace pour l’intégrité narcissique de
ces patients dont la vulnérabiMté somatopsychique est Hée à l’absence de
barrières défensives prégénitales, malgré l’existence d’aménagements œdi-
piens hétérosexuels et homosexuels superposés. Comme le dit Joyce McDou-
gall à propos d’une patiente allergique : « à la place d’une histoire psycho-
sexuelle, elle avait construit une histoire psychobiologique ».
Des mêmes phénomènes de décharge que l’auteur appelle actes-symp-
tômes, tels que conflits, comportements et sexuahtés addictifs, fantasmes
diurnes et manifestations caractérielles dont l’analysant ne parle pas
dans son discours associatif, semblent échapper au processus analytique
et engendrent chez l’analyste des sentiments d’ennui, d’usure, ou la peur
de l’analyse interminable. L’auteur y voit un langage du corps, qu’elle a
nommé hystérie archaïque, tout à fait distincte de l’hystérie de conver-
sion, une mémoire de la relation corps à corps avec la mère, dans une
entité indistincte et mutuellement dangereuse sans qu’elle puisse être
psychisée et pensée comme telle. Elle rapproche cette idée de la zone-
objet complémentaire de Piera Aulagnier. La persistance des impressions
sensorielles très précoces investis érotiquement, telles que l’odeur de la
peau ou l’odeur du sexe, peut faire l’objet de contre-investissements ulté-
rieurs et donne ainsi lieu à des défenses somatiques.
Le travail de l’analyse vise alors à créer un espace de mise en repré-
sentation de ce protolangage, et cela en passant par la mise en mots d’un
travail interprétatif laborieux et persistant, tout en respectant les capa-
cités économiques du patient, en sorte que puisse s’opérer un passage de
la psychosomatose à la psychonévrose, avec une dimension de métapho-
risation et l’accès au langage symbohque.
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Il est question ici de tout l’art du psychanalyste et de sa manière d’in-
vestir psychiquement son patient, d’être plutôt que de dire. Ce qui est pas-
sionnant dans cet ouvrage c’est la place que Joyce McDougall accorde au
setting analytique (le divan, à raison de quatre séances par semaine), l’usage
qu’elle en fait pour les patients somatiques et la texture des interprétations.
Joyce McDougall approfondit le rôle de la sexualité dans les patholo-
gies perverses et addictives. Le recours aux différentes formes de sexua-
lité perverse dans ses composantes homosexuelles et hétérosexuelles signe
la non-intégration de la bisexualité psychique et la dimension doulou-
reuse et dangereuse qui sous-tend les identifications aux objets internes.
Les enfants destinés à recourir à des solutions néosexuelles recher-
chent dans une mise en scène érotique une tentative protectrice d’auto-
guérison non seulement pour contenir une angoisse excessive de castra-
tion émanant des conflits œdipiens et de l’inconscient biparental, mais
aussi pour essayer de composer avec l’image introjectée d’un corps fra-
gile et endommagé. Dans ce scénario érotique, le sujet cherche à se pro-
téger d’un sentiment effrayant de mort libidinale, image qui engendre à
son tour une angoisse de perte de la représentation corporelle en tant
qu’entité avec effritement concomitant du sentiment de l’identité sub-
jective, lui aussi en passe de se consolider.
Le sentiment d’identité chez ces enfants est endommagé dans ses fon-
dations sexuelles étayées sur des investissements parentaux et la
recherche d’une solution défensive passe par la mise en place d’une iden-
tité sexuelle agie ou incorporée plutôt qu’intériorisée. En même temps,
ces scénarios néosexuels visent à triompher sur les objets internes -, ima-
gos parentales ressenties comme libidinalement mortifères. L’acte sexuel
est alors un moyen de se préserver de la désintégration narcissique. Telle
une drogue, il peut avoir comme but d’empêcher la violence de se diriger
contre soi ou contre les images parentales, les partenaires assurant alors
un rôle contenant des parties dangereuses de soi.
Dans une dimension économique, la sexualité est utilisée exactement
comme une drogue. Plus qu’une compulsion, il s’agit pour l’auteur d’un
néobesoin où l’objet sexuel, en tant qu’objet partiel ou pratique érotique
(les gens étant traités comme des objets érotiques inanimés et interchan-
geables), est sans cesse recherché pour faire face à des états psychiques
menaçants divers et imbriqués : anxiétés névrotiques bées aux relations
amoureuses et sexuelles mais aussi professionnelles et sociales, angoisses
paranoïdes et dépression accompagnées de sentiment de mort interne, et
angoisses psychotiques inconscientes comme la peur d’un morcellement
physique et psychique.
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Les objets addictifs ne résolvent que momentanément la tension affec-
tive car ce sont des solutions somatiques et non psychologiques censées
remplir la fonction maternante primaire manquante. Joyce McDougall a
appelé les actes et les substances addictives « objets transitoires » à l’op-
posé des « objets transitionnels » qui signent les processus d’introjection
de l’environnement à fonction maternante.
En plus d’éliminer la douleur psychique, la solution addictive vise à
régler les comptes avec les objets parentaux sous forme de trois défis :
vis-à-vis de l’objet maternel interne, vécu comme absent ou incapable de
soulager les souffrances psychiques de l’enfant, vis-à-vis du père
interne, jugé comme ayant failli à sa fonction, donc à désavouer, et vis-
à-vis de la mort, sous forme de toute-puissance ou d’indifférence.
Au travers d’un cas clinique, une analyse difficile, éprouvante et
émouvante, Joyce McDougall démontre comment, dans une pathologie
sexuelle addictive et déviante, les forces d’Eros sont à l’œuvre pour
maintenir la survie psychique de l’être humain.
A la fin de son livre, Joyce McDougall, en quête d’un nouveau para-
digme, interroge les fondements de la pensée et de l’éthique psychanaly-
tiques, les rapports du psychanalyste avec ses théories et ses propres cer-
titudes de normalité (par exemple le souhait conscient ou inconscient de
réhabiliter une sexualité « normale » chez des patients pervers) et de
non-déviance dans la pratique analytique.
Essentiellement freudienne mais se référant amplement et joyeuse-
ment à la pensée de Winnicott, Bion, Aulagnier, mais sachant aussi tirer
profit des travaux de recherche contemporains (Stoller, Limentani, etc.),
l’auteur a une manière particulière de garder une grande liberté de pen-
sée, à la fois par rapport aux théories et par rapport au fonctionnement
psychique du patient auquel elle accorde une grande part de créativité.
L’autonomie de pensée, ainsi que le souci de garder la logique de la révo-
lution scientifique, l’amènent à souligner l’importance d’analyser le
contre-transfert, surtout contre le danger de transformer la recherche de
la vérité en principe normatif au service de la théorie ou de son école
d’appartenance. Une telle pseudonormalité fait de la pratique psycha-
nalytique une perversion sectaire, à l’encontre de la capacité de créer de
la psyché, cette mégalomanie propre à l’être humain, seule espèce faite
de l’étoffe des rêves.
MARINA PAPAGEORGIOU
7, avenue Watteau
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