Jules et Michel Verne
LES NAUFRAGÉS
DU JONATHAN
En Magellanie
1909
Dessins par George Roux
Table des matières
PREMIÈRE PARTIE ................................................................. 6
I Le guanaque ............................................................................. 7
II Mystérieuse existence ........................................................... 16
III La fin d’un pays libre ........................................................... 28
IV À la côte ................................................................................ 44
V Les naufragés......................................................................... 56
DEUXIÈME PARTIE ..............................................................62
I À terre ..................................................................................... 63
II La première loi ...................................................................... 98
III À la baie Scotchwell ........................................................... 109
IV Hivernage ........................................................................... 127
V Un navire en vue .................................................................. 151
VI Libres ................................................................................. 179
VII La première enfance d’un peuple ..................................... 192
VIII Halg et Sirk ..................................................................... 225
IX Le deuxième hiver.............................................................. 251
X Du sang................................................................................ 265
XI Un chef .............................................................................. 280
TROISIÈME PARTIE............................................................294
I Premières mesures ............................................................... 295
II La cité naissante.................................................................. 314
III L’attentat ...........................................................................340
IV Dans les grottes .................................................................. 361
V Un héros .............................................................................. 384
VI Pendant dix-huit mois .......................................................402
VII L’invasion ......................................................................... 424
VIII Un traître.........................................................................440
IX La patrie hostelienne .........................................................460
X Cinq ans après ..................................................................... 483
XI La fièvre de l’or .................................................................. 503
XII L’île au pillage .................................................................. 521
XIII Une « journée » .............................................................. 543
XIV L’abdication ..................................................................... 561
XV Seul ! ................................................................................. 587
À propos de cette édition électronique ................................. 592
–4–
–5–
PREMIÈRE PARTIE
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I
Le guanaque
C’était un gracieux animal, le cou long et d’une courbure
élégante, la croupe arrondie, les jambes nerveuses et effilées, les
flancs effacés, la robe d’un roux fauve tacheté de blanc, la queue
courte, en panache, très fournie de poils. Son nom dans le pays :
guanaco ; en français : guanaque. Vus de loin, ces ruminants
–7–
ont souvent donné l’illusion de chevaux montés, et plus d’un
voyageur, trompé par cette apparence, a pris pour une bande de
cavaliers un de leurs troupeaux passant au galop à l’horizon.
Seule créature visible dans cette région déserte, ce gua-
naque vint s’arrêter sur la crête d’un monticule, au milieu d’une
vaste prairie où les joncs se frôlaient bruyamment et dardaient
leurs pointes aiguës entre des touffes de plantes épineuses. Le
museau tourné au vent, il aspirait les émanations qu’une légère
brise apportait de l’Est. L’œil attentif, l’oreille dressée, pivo-
tante, il écoutait, prêt à prendre la fuite au moindre bruit sus-
pect.
La plaine ne présentait pas une surface uniformément
plate. Çà et là, elle était vallonnée de bosses que les grandes
pluies orageuses, en ravinant la terre, avaient laissées après
elles. Abrité par un de ces épaulements, à faible distance du
monticule, rampait un indigène, un Indien, que le guanaque ne
pouvait apercevoir. Aux trois quarts nu, n’ayant pour tout vête-
ment que les lambeaux d’une peau de bête, il avançait sans
bruit, se faufilant dans l’herbe, de manière à se rapprocher du
gibier convoité sans l’effaroucher. Celui-ci, cependant, avait la
notion d’un péril imminent et commençait à donner des signes
d’inquiétude.
Soudain, un lasso coupa l’air en sifflant et se déroula vers
l’animal. La longue courroie n’atteignit pas le but ; elle glissa et,
de la croupe, tomba sur le sol.
Le coup était manqué. Le guanaque s’était enfui à toutes
jambes. Il avait déjà disparu derrière un massif d’arbres, lors-
que l’Indien arriva au sommet du monticule.
Mais, si le guanaque ne courait plus aucun danger,
l’homme était menacé à son tour.
–8–
Après avoir ramené à lui le lasso dont le bout était fixé à sa
ceinture, il se préparait à redescendre, quand un furieux rugis-
sement éclata à quelques pas de lui. Presque aussitôt, un fauve
s’abattit à ses pieds.
C’était un jaguar de grande taille, au pelage grisâtre marbré
de tachetures noires à centres plus clairs imitant la pupille d’un
œil.
L’indigène connaissait la férocité de cet animal capable de
l’étrangler d’un seul coup de mâchoire. Il recula d’un bond. Par
malheur, une pierre qui roula sous son pied lui fit perdre
l’équilibre. La main haute, il essaya de se défendre à l’aide d’une
sorte de couteau, fait d’un os de phoque très effilé, qu’il était
parvenu à tirer de sa ceinture. Un instant même, il espéra pou-
voir se relever et se mettre en meilleure posture. Il n’en eut pas
le temps. Le jaguar légèrement touché le chargea avec fureur.
Renversé, les griffes du fauve déchirant sa poitrine, il était per-
du.
Juste à ce moment retentit la détonation sèche d’une cara-
bine. Le jaguar, le cœur traversé d’une balle, s’abattit foudroyé.
À cent pas de là une légère vapeur blanche voltigeait au-
dessus d’un des rocs de la falaise. Debout sur ce roc, se tenait un
homme, sa carabine encore épaulée.
De type arien très accusé, cet homme n’était pas un compa-
triote du blessé. Il n’avait pas la peau brune, bien qu’il fût for-
tement hâlé, ni le nez élargi dans un profond enfoncement des
orbites, ni les pommettes saillantes, ni le front bas sous un angle
fuyant, ni les petits yeux de la race indigène. Au contraire, sa
physionomie était intelligente, son front vaste et zébré des mul-
tiples rides du penseur.
–9–
Ce personnage portait, coupés ras, des cheveux grisonnants
comme sa barbe. Toutefois on n’aurait pu, à dix ans près, indi-
quer son âge, compris sans doute entre la quarantaine et la cin-
quantaine. Il était de haute taille, et paraissait doué d’une force
athlétique, d’une constitution vigoureuse, d’une santé inatta-
quable. Les traits de son visage étaient énergiques et graves, et
toute sa personne exprimait la fierté, bien différente de
l’orgueilleuse vanité des sots, ce qui lui donnait une véritable
noblesse d’attitude et de gestes.
Comprenant qu’il ne serait pas nécessaire de décharger une
seconde fois sa carabine, le nouveau venu l’abaissa, la désarma,
la mit sous son bras, puis se retourna vers le Sud.
Dans cette direction, en contrebas de la falaise se dévelop-
pait une large étendue de mer. L’homme, se penchant, appela :
« Karroly !… » et ajouta deux ou trois mots dans une langue
rude et gutturale.
Quelques minutes plus tard, par une coupure de la falaise,
apparut un adolescent d’environ dix-sept ans, que suivit de près
un homme dans la maturité de l’âge. Assurément, tous deux
étaient Indiens, à en juger par leur type bien différent de celui
de ce blanc, qui venait de prouver son adresse par un si brillant
coup de fusil. Bien musclé, larges épaules, torse puissant, grosse
tête carrée portée sur un cou robuste, taille de cinq pieds, très
brun de peau, très noir de cheveux, des yeux perçants sous une
arcade sourcilière peu fournie, barbe réduite à quelques poils,
tel était l’homme, qui paraissait avoir dépassé la quarantaine.
Les caractères de l’animalité, mais d’une animalité douce et ca-
ressante, le disputaient à ceux de l’humanité, chez cet être de
race inférieure, qu’on eût été tenté de comparer, plutôt qu’à un
fauve, à un bon et fidèle chien, à l’un de ces courageux terre-
neuve, qui peuvent devenir le compagnon, mieux que le compa-
gnon, l’ami de leur maître. Et ce fut bien comme un de ces dé-
voués animaux qu’il accourut à l’appel de son nom.
– 10 –
Quant au jeune garçon, son fils selon toute apparence, dont
le corps souple comme celui d’un serpent était entièrement nu,
il semblait très supérieur à son père au point de vue intellectuel.
Son front plus développé, ses yeux pleins de feu, exprimaient
l’intelligence et, ce qui vaut mieux encore, la droiture et la fran-
chise.
Lorsque les trois personnages furent réunis, les deux
hommes échangèrent quelques mots dans ce langage indigène
caractérisé par une aspiration courte à la moitié de la plupart
des mots, puis tous se dirigèrent vers le blessé, qui gisait sur le
sol près du jaguar abattu.
Le malheureux avait perdu connaissance. Le sang coulait
de sa poitrine labourée par les griffes de la bête féroce. Cepen-
dant, ses yeux fermés se rouvrirent lorsqu’il sentit une main
écarter son grossier vêtement.
En apercevant celui qui venait à son secours son regard
s’éclaira d’une faible lueur de joie, et ses lèvres décolorées
murmurèrent un nom :
« Le Kaw-djer ! »
Le Kaw-djer, un mot qui signifie l’ami, le bienfaiteur, le
sauveur, en langue indigène, et ce beau nom appartenait évi-
demment à ce blanc, car celui-ci fit un signe affirmatif.
Pendant qu’il donnait les premiers soins au blessé, Karroly
redescendit par la coupée de la falaise pour revenir bientôt avec
un carnier renfermant une trousse et quelques flacons pleins du
suc de certaines plantes du pays. Tandis que l’Indien soutenait
sur ses genoux la tête du blessé, dont la poitrine était à décou-
vert, le Kaw-djer lava les blessures et en étancha le sang. Il rap-
procha ensuite les lèvres des plaies, qui furent recouvertes par
– 11 –
des tampons de charpie imbibée du contenu de l’un des flacons,
puis, détachant sa ceinture de laine, il en entoura la poitrine de
l’indigène, de manière à maintenir tout le pansement.
Le malheureux survivrait-il ? Le Kaw-djer ne le pensait
pas. Aucun remède ne pourrait sans doute provoquer la cicatri-
sation de ces déchirures, qui semblaient intéresser jusqu’à
l’estomac et jusqu’aux poumons.
Karroly, profitant de ce que les yeux du blessé venaient de
se rouvrir, demanda :
« Où est ta tribu ?…
– Là… là…, murmura l’indigène, en indiquant de la main la
direction de l’Est.
– Ce doit être, à huit ou dix milles d’ici, sur la rive du canal,
dit le Kaw-djer, ce campement dont nous avons aperçu les feux
la nuit dernière. »
Karroly approuva de la tête.
« Il n’est que quatre heures, ajouta le Kaw-djer, mais le flot
va bientôt monter. Nous ne pourrons partir qu’au soleil levant…
– Oui », dit Karroly.
Le Kaw-djer reprit :
« Halg et toi, vous allez transporter cet homme et vous
l’étendrez dans la barque. Nous ne pouvons rien de plus pour
lui. »
Karroly et son fils se mirent en devoir d’obéir. Chargés du
blessé, ils commencèrent à descendre vers la grève. L’un d’eux
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reviendrait ensuite chercher le jaguar, dont la dépouille se ven-
drait cher aux trafiquants étrangers.
Pendant que ses compagnons s’acquittaient de cette double
besogne, le Kaw-djer s’éloigna de quelques pas et escalada l’un
des rochers qui dentelaient la falaise. De là, son regard rayon-
nait vers tous les points de l’horizon.
À ses pieds, se découpait un littoral capricieusement dessi-
né, qui formait la limite nord d’un canal large de plusieurs
lieues. La rive opposée, que des bras de mer échancraient à
perte de vue, s’estompait en vagues linéaments, semis d’îles et
d’îlots qui semblaient des vapeurs dans le lointain. Ni à l’Est, ni
à l’Ouest on n’apercevait les extrémités de ce canal, le long du-
quel courait la haute et puissante falaise.
Vers le Nord, se développaient interminablement des prai-
ries et des plaines, zébrées de nombreux cours d’eau qui se dé-
versaient dans la mer, soit en torrents tumultueux, soit par des
chutes retentissantes. De la surface de ces immenses prairies
jaillissaient, par endroits, des îlots de verdure, forêts épaisses,
au milieu desquelles on eût vainement cherché un village, et
dont les cimes s’empourpraient des rayons du soleil alors à son
déclin. Au-delà, bornant l’horizon de ce côté, se profilaient les
masses pesantes d’une chaîne de montagnes, que couronnait la
blancheur éclatante des glaciers.
Dans la direction de l’Est, le relief du pays s’accentuait plus
encore. À l’aplomb du littoral, la falaise se haussait par étages
successifs, puis se redressait enfin brusquement en pics aigus
qui allaient se perdre dans les zones élevées du ciel.
La contrée paraissait totalement déserte. Même solitude
aussi sur le canal. Pas une embarcation en vue, fût-ce un canot
d’écorce, ou une pirogue à voiles. Enfin, si loin que le regard pût
atteindre, ni des îles du Sud, ni d’aucun point du littoral, ni
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d’aucune saillie de la falaise ne s’élevait une fumée témoignant
de la présence de créatures humaines.
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Le jour en était arrivé à cette heure, toujours empreinte de
quelque mélancolie, qui précède immédiatement le crépuscule.
De grands oiseaux planeurs, en quête de leur gîte nocturne, fen-
daient l’air de leurs troupes bruyantes.
Le Kaw-djer, les bras croisés, debout sur la roche qu’il avait
gravie, gardait une immobilité de statue. Mais une extase illu-
minait son visage, ses paupières palpitaient, ses yeux étince-
laient d’une sorte d’enthousiasme sacré, pendant qu’il contem-
plait cette étendue prodigieuse de terre et de mer, dernière par-
celle du globe qui n’appartînt à personne, dernière région qui ne
fût pas courbée sous le joug des lois.
Longtemps, il demeura ainsi, baigné dans la lumière et
fouetté par la brise, puis il ouvrit les bras, les tendit vers
l’espace, et un profond soupir gonfla sa poitrine, comme s’il eût
voulu embrasser d’une étreinte, aspirer d’une haleine tout
l’infini. Alors, tandis que son regard semblait braver le ciel et
parcourait orgueilleusement la terre, de ses lèvres s’échappa un
cri, qui résumait son appétit sauvage d’une liberté absolue, sans
limite.
Ce cri, c’était celui des anarchistes de tous les pays, c’était
la formule célèbre, si caractéristique qu’on l’emploie couram-
ment comme un synonyme de leur nom, dans laquelle est con-
tenue en quatre mots toute la doctrine de cette secte redoutable.
« Ni Dieu, ni maître !… » proclamait-il d’une voix écla-
tante, tandis que, le corps à demi penché au-dessus des flots,
hors de l’arête de la falaise, il semblait, d’un geste farouche, ba-
layer l’immense horizon.
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II
Mystérieuse existence
Les géographes désignent sous le nom de Magellanie
l’ensemble des îles et îlots groupés, entre l’Atlantique et le Paci-
fique, à la pointe sud du continent américain. Les terres les plus
australes de ce continent, c’est-à-dire le territoire patagon, pro-
longées par les deux vastes presqu’îles du Roi Guillaume et de
Brunswick, se terminent par un des caps de cette dernière, le
cap Froward. Tout ce qui ne leur est pas directement rattaché,
tout ce qui en est séparé par le détroit de Magellan, constitue ce
domaine, auquel a été justement réservé le nom de l’illustre na-
vigateur portugais du XVIe siècle.
La conséquence de cette disposition géographique, c’est
que, jusqu’en 1881, cette partie du Nouveau-Monde n’était rat-
tachée à aucun État civilisé, pas même à ses plus proches voi-
sins, le Chili et la République Argentine, qui se disputaient alors
les pampas de la Patagonie. La Magellanie n’appartenait à per-
sonne, et des colonies pouvaient s’y fonder en conservant leur
entière indépendance.
Elle n’est cependant pas d’une étendue insignifiante, cette
contrée qui, sur une aire de cinquante mille kilomètres superfi-
ciels, comprend, outre un grand nombre d’autres îles de
moindre importance, la Terre de Feu, la Terre de Désolation, les
îles Clarence, Hoste, Navarin, plus l’archipel du cap Horn, for-
mé lui-même des îles Grévy, Wollaston, Freycinet, Hermitte,
Herschell, et des îlots et récifs, par lesquels s’achève en pous-
sière la masse énorme du continent américain.
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Des diverses parcelles de la Magellanie, la Terre de Feu est
de beaucoup la plus vaste. Au Nord et à l’Ouest, elle a pour li-
mite un littoral très déchiqueté, depuis le promontoire
d’Espiritu Santo jusqu’au Magdalena Sound. Après avoir projeté
vers l’Ouest une presqu’île tout effilochée que domine le mont
Sarmiento, elle se prolonge, au Sud-Est, par la pointe de San-
Diego, sorte de sphinx accroupi dont la queue trempe dans les
eaux du détroit de Lemaire.
C’est dans cette grande île, au mois d’avril 1880, que se
sont passés les faits qui viennent d’être racontés. Ce canal que le
Kaw-djer avait sous les yeux pendant sa fiévreuse méditation,
c’est le canal du Beagle, qui court au sud de la Terre de Feu et
dont la rive opposée est formée par les îles Gordon, Hoste, Na-
varin et Picton. Plus au Sud encore, s’éparpille le capricieux ar-
chipel du cap Horn.
Près de dix ans avant le jour choisi comme point de départ
à ce récit, celui que les Indiens devaient plus tard appeler le
Kaw-djer avait été pour la première fois rencontré sur le littoral
fuégien. Comment s’y était-il transporté ? Sans doute à bord de
l’un des nombreux bâtiments, voiliers et steamers, qui suivent
les détours du labyrinthe maritime de la Magellanie et des îles
qui la prolongent sur l’Océan Pacifique, en faisant avec les indi-
gènes le commerce des pelleteries de guanaques, de vigognes,
de nandous et de loups marins.
La présence de cet étranger pouvait s’expliquer aisément
de la sorte, mais, quant à savoir quel était son nom, de quelle
nationalité il relevait, s’il se rattachait par sa naissance à
l’Ancien ou au Nouveau-Monde, c’étaient là autant de questions
auxquelles il eût été malaisé de répondre.
On ignorait tout de lui. Nul, d’ailleurs, il convient de
l’ajouter, n’avait jamais cherché à se renseigner à son sujet.
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Dans ce pays où n’existait aucune autorité, qui aurait eu qualité
pour l’interroger ? Il n’était pas dans un de ces États organisés
où la police s’inquiète du passé des gens et où il est impossible
de demeurer longtemps inconnu. Ici, personne n’était déposi-
taire d’une puissance quelconque, et l’on pouvait vivre en de-
hors de toutes coutumes, de toutes lois, dans la plus complète
liberté.
Pendant les deux premières années qui suivirent son arri-
vée à la Terre de Feu, le Kaw-djer ne chercha pas à se fixer sur
un point plutôt que sur un autre. Sillonnant la contrée de ses
courses vagabondes, il se mit en relations avec les indigènes,
mais sans jamais approcher des rares factoreries exploitées çà et
là par des colons de race blanche. S’il entrait en rapports avec
un des navires relâchant en quelque point de l’archipel, c’était
toujours par l’intermédiaire d’un Fuégien, et uniquement pour
renouveler ses munitions et ses substances pharmaceutiques.
Ces achats, il les payait, soit au moyen d’échanges, soit en mon-
naie espagnole ou anglaise, dont il ne semblait pas dépourvu.
Le reste du temps, il allait de tribus en tribus, de campe-
ments en campements. Il vivait, comme les indigènes, des pro-
duits de sa chasse et de sa pêche, tantôt parmi les familles du
littoral, tantôt chez les peuplades de l’intérieur, partageant leur
ajoupa ou leur tente, soignant les malades, secourant les veuves
et les orphelins, adoré par ces pauvres gens, qui ne tardèrent
pas à lui décerner le glorieux surnom sous lequel il était connu
maintenant d’un bout à l’autre de l’archipel.
Que le Kaw-djer fût un homme instruit, aucun doute à cet
égard, et il avait dû faire notamment des études très complètes
en médecine. Il connaissait aussi plusieurs langues, et Français,
Anglais, Allemands, Espagnols et Norvégiens auraient pu indif-
féremment le prendre pour un compatriote. À son bagage de po-
lyglotte, cet énigmatique personnage n’avait pas tardé à ajouter
le yaghon. Il parlait couramment cet idiome, qui est le plus em-
– 18 –
ployé dans la Magellanie, et dont les missionnaires se sont ser-
vis pour traduire quelques passages de la Bible.
Loin d’être inhabitable, ainsi qu’on le croit généralement,
la Magellanie, où le Kaw-djer avait fixé sa vie, est très supé-
rieure à la réputation que lui ont value les récits de ses premiers
explorateurs. Certes, il serait exagéré de la transformer en para-
dis terrestre, et l’on aurait mauvaise grâce à contester que sa
pointe extrême, le cap Horn, ne soit balayée par des tempêtes
dont la fréquence n’a d’égale que la fureur. Mais il ne manque
pas de pays, en Europe même, qui nourrissent une population
nombreuse, bien que les conditions d’existence y soient beau-
coup plus rudes. Si le climat y est humide au plus haut point, cet
archipel doit à la mer qui l’entoure une incontestable régularité
de température, et il n’a pas à subir les froids rigoureux de la
Russie septentrionale, de la Suède et de la Norvège. La moyenne
thermométrique ne descend pas au-dessous de cinq degrés cen-
tigrades en hiver si elle ne s’élève pas au-dessus de quinze de-
grés en été.
À défaut d’observations météorologiques, l’aspect de ces
îles aurait dû mettre en garde contre toute appréciation d’un
pessimisme exagéré. La végétation y atteint une ampleur qui lui
serait interdite dans la zone glaciale. Il y existe d’immenses pâ-
turages qui suffiraient à la nourriture d’innombrables trou-
peaux, et de vastes forêts où se rencontrent en abondance le
hêtre antarctique, le bouleau, l’épine-vinette et l’écorce de Win-
ter. Sans aucun doute, nos végétaux comestibles s’y acclimate-
raient aisément, et beaucoup d’entre eux, jusques et y compris
le froment, pourraient y prospérer.
Pourtant, cette contrée, qui n’est pas inhabitable, est à peu
près inhabitée. Sa population ne comprend qu’un petit nombre
d’Indiens, catalogués sous le nom de Fuégiens ou de Pêcherais,
véritables sauvages au dernier rang de l’humanité, qui vivent
– 19 –
presque entièrement nus et mènent, à travers ces vastes soli-
tudes, une vie errante et misérable.
Longtemps déjà avant l’époque où commence cette his-
toire, le Chili, en fondant la station de Punta-Arenas sur le dé-
troit de Magellan, avait paru prêter quelque attention à ces ré-
gions méconnues. Mais à cela s’était borné son effort, et, malgré
la prospérité de sa colonie, il n’avait fait aucune tentative pour
prendre pied sur l’archipel magellanique proprement dit.
Quelle succession d’événements avait conduit le Kaw-djer
dans cette contrée ignorée de la plupart des hommes ? Cela aus-
si était un mystère, mais ce mystère, du moins, le cri lancé du
haut de la falaise, comme un défi au ciel et comme un remer-
ciement passionné à la terre, permettait de le percer en partie.
« Ni Dieu, ni maître ! » c’est la formule classique des anar-
chistes. Il était donc à supposer que le Kaw-djer appartenait, lui
aussi, à cette secte, foule hétéroclite de criminels et d’illuminés.
Ceux-là, rongés d’envie et de haine, toujours prêts à la violence
et au meurtre ; ceux-ci, véritables poètes qui rêvent une huma-
nité chimérique d’où le mal serait banni à jamais par la suppres-
sion des lois imaginées pour le combattre.
À laquelle de ces deux classes appartenait le Kaw-djer ?
Était-il un de ces libertaires aigris, un de ces apologistes de
l’action directe et de la propagande par le fait, et, successive-
ment rejeté par toutes les nations, n’avait-il trouvé de refuge
qu’à cette extrémité du monde habitable ?
Une telle hypothèse se serait mal accordée avec la bonté
dont il avait donné tant de preuves depuis son arrivée dans
l’archipel magellanique. Qui s’était acharné si souvent à sauver
des existences humaines n’avait jamais dû songer à en détruire.
Qu’il fût anarchiste, oui, puisqu’il le proclamait lui-même, mais
alors il appartenait à la section des rêveurs et non à celle des
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professionnels de la bombe et du couteau. S’il en était effecti-
vement ainsi, son exil ne devait être que le dénouement logique
d’un drame intérieur, et non pas un châtiment édicté par une
volonté étrangère. Sans doute, tout enivré par son rêve, il
n’avait pu supporter ces règles d’airain qui, dans l’Univers civili-
sé, conduisent l’homme en laisse du berceau jusqu’à la mort, et
un moment était venu où l’air lui avait semblé irrespirable dans
cette forêt de lois innombrables par lesquelles les citoyens achè-
tent, au prix de leur indépendance, un peu de bien-être et de sé-
curité. Son caractère lui interdisant de vouloir imposer par la
force ses idées et ses répugnances, il n’avait pu, dès lors, que
partir à la recherche d’un pays où l’on ne connût pas l’esclavage,
et c’est ainsi peut-être qu’il avait échoué finalement en Magella-
nie, le seul point, sur toute la surface de la terre, où régnât en-
core la liberté intégrale.
Pendant les premiers temps de son séjour, deux ans envi-
ron, le Kaw-djer ne quitta point la grande île où il avait débar-
qué.
La confiance qu’il inspirait aux indigènes, son influence sur
leurs tribus ne tarda pas à s’accroître. On venait le consulter des
autres îles parcourues par des Indiens Canoës, ou Indiens à pi-
rogues, dont la race est quelque peu différente de celle des Ya-
canas qui peuplent la Terre de Feu. Ces misérables Pêcherais,
qui vivent, comme leurs congénères, de chasse et de pêche, se
rendaient près du « Bienfaiteur », quand celui-ci se trouvait sur
le littoral du canal du Beagle. Le Kaw-djer ne refusait à per-
sonne ses conseils ni ses soins. Souvent même, dans certaines
circonstances graves, lorsque sévissait quelque épidémie, il ris-
qua sans marchander sa vie pour combattre le fléau. Bientôt sa
renommée se répandit dans toute la contrée. Elle franchit le dé-
troit de Magellan. On sut qu’un étranger, installé sur la Terre de
Feu, avait reçu des indigènes reconnaissants le titre de Kaw-
djer, et, à plusieurs reprises, il fut sollicité de venir à Punta-
Arenas. Mais il répondit invariablement par un refus dont au-
– 21 –
cune instance ne put triompher. Il semblait qu’il ne voulût pas
remettre le pied là où il ne sentait plus le sol libre.
Vers la fin de la deuxième année de son séjour, il se produi-
sit un incident dont les conséquences devaient avoir une cer-
taine influence sur sa vie ultérieure.
Si le Kaw-djer s’obstinait à ne pas aller à la bourgade chi-
lienne de Punta-Arenas, qui est située sur le territoire de la Pa-
tagonie, les Patagons ne se privent pas d’envahir parfois le terri-
toire magellanique. Eux et leurs chevaux transportés en
quelques heures sur la rive sud du détroit de Magellan, ils font
de longues excursions, ce qu’on appelle en Amérique de grands
raids, d’une extrémité à l’autre de la Terre de Feu, attaquant les
Fuégiens, les rançonnant, les pillant, s’emparant des enfants
qu’ils emmènent en esclavage dans les tribus patagones.
Entre les Patagons ou Tchnelts et les Fuégiens, il existe des
différences ethniques assez sensibles sous le rapport de la race
et des mœurs, les premiers étant infiniment plus redoutables
que les seconds. Ceux-ci vivent de la pêche et ne se réunissent
guère que par familles, tandis que ceux-là sont chasseurs et
forment des tribus compactes sous l’autorité d’un chef. En
outre, la taille des Fuégiens est un peu inférieure à celle de leurs
voisins du continent. On les reconnaît à leur grosse tête carrée,
aux pommettes saillantes de leur face, à leurs sourcils clairse-
més, à la dépression de leur crâne. En somme, on les tient pour
des êtres assez misérables, dont la race n’est pas près de finir
cependant, car le nombre des enfants est considérable, autant,
pourrait-on dire, que celui des chiens qui grouillent autour des
campements.
Quant aux Patagons, ils sont de haute stature, vigoureux et
bien proportionnés. Dénués de barbe, ils laissent pendre leurs
longs cheveux noirs maintenus sur le front par un bandeau.
Leur figure olivâtre est plus large aux mâchoires qu’aux tempes,
– 22 –
leurs yeux s’allongent quelque peu suivant le type mongol, et, de
part et d’autre d’un nez largement épaté, leurs yeux brillent du
fond d’orbites assez rétrécies. Intrépides et infatigables cava-
liers, il leur faut de larges espaces à franchir avec leurs non
moins infatigables montures, d’immenses pâturages pour la
nourriture de leurs chevaux, des terrains de chasse où ils pour-
suivent le guanaque, la vigogne et le nandou.
Plus d’une fois, le Kaw-djer les avait rencontrés pendant
leurs incursions sur la Terre de Feu, mais jusqu’alors il n’avait
jamais pris contact avec ces farouches déprédateurs, que le Chili
et l’Argentine sont impuissants à contenir.
Ce fut en novembre 1872, alors que ses pérégrinations
l’avaient conduit sur la côte ouest de la Fuégie, près du détroit
de Magellan, que le Kaw-djer eut pour la première fois à inter-
venir contre eux, en faveur de Pêcherais de la baie Inutile.
Cette baie, limitée au Nord par des marécages, forme une
profonde découpure à peu près en face de l’emplacement où
Sarmiento avait établi sa colonie de Port-Famine, de sinistre
mémoire.
Un parti de Tchnelts, après avoir débarqué sur la rive sud
de la baie Inutile, attaqua un campement de Yacanas, qui ne
comptait qu’une vingtaine de familles. La supériorité numé-
rique se trouvait du côté des assaillants, en même temps plus
robustes et mieux armés que les indigènes.
Ceux-ci essayèrent de lutter cependant, sous le comman-
dement d’un Indien Canoë qui venait d’arriver au campement
avec sa pirogue.
Cet homme s’appelait Karroly. Il faisait le métier de pilote
et guidait les bâtiments de cabotage qui s’aventurent sur le ca-
nal du Beagle et entre les îles de l’archipel du cap Horn. C’est en
– 23 –
revenant de conduire un navire à Punta-Arenas qu’il avait relâ-
ché dans la baie Inutile.
Karroly organisa la résistance et, aidé des Yacanas, tenta de
repousser les agresseurs. Mais la partie était par trop inégale.
Les Pêcherais ne pouvaient opposer une défense sérieuse. Le
campement fut envahi, les tentes furent renversées, le sang cou-
la. Les familles furent dispersées.
Pendant la lutte, le fils de Karroly, Halg, alors âgé de neuf
ans environ, était resté dans la pirogue, où il attendait son père,
lorsque deux Patagons se précipitèrent de son côté.
Le jeune garçon ne voulut pas s’éloigner de la grève, ce qui
l’eût mis hors d’atteinte, mais ce qui eût aussi empêché son père
de chercher refuge à bord de la pirogue.
Un des Tchnelts sauta dans l’embarcation et saisit l’enfant
entre ses bras.
À ce moment, Karroly fuyait le campement au pouvoir des
agresseurs. Il courut au secours de son fils que le Tchnelt em-
portait. Une flèche envoyée par l’autre Patagon siffla à son
oreille sans le toucher.
Avant qu’un second trait ne fût lancé, la détonation d’une
arme à feu retentit. Le ravisseur mortellement frappé roula à
terre, tandis que son compagnon prenait la fuite.
Le coup de feu avait été tiré par un homme de race blanche
que le hasard amenait sur le lieu du combat. Cet homme, c’était
le Kaw-djer.
Il n’y avait pas à s’attarder. La pirogue fut vigoureusement
halée par son amarre. Le Kaw-djer et Karroly sautèrent à bord
avec l’enfant et poussèrent au large. Ils étaient déjà à une enca-
– 24 –
blure du rivage lorsque les Patagons les couvrirent d’une nuée
de flèches dont l’une atteignit Halg à l’épaule.
– 25 –
Cette blessure présentant une certaine gravité, le Kaw-djer
ne voulut pas quitter ses compagnons tant que ses soins pou-
vaient être nécessaires. C’est pourquoi il resta dans la pirogue,
qui contourna la Terre de Feu, suivit le canal du Beagle, et vint
enfin s’arrêter dans une petite crique bien abritée de l’Île Neuve,
où Karroly avait établi sa résidence.
Alors, il n’y avait plus rien à craindre pour le jeune garçon,
dont la blessure était en voie de guérison. Karroly ne savait
comment exprimer sa reconnaissance.
Lorsque, sa pirogue amarrée au fond de la crique, l’Indien
eut débarqué, il pria le Kaw-djer de le suivre.
« Ma maison est là, lui dit-il ; c’est ici que je vis avec mon
fils. Si tu n’y veux rester que quelques jours, tu seras le bienve-
nu, puis ma pirogue te ramènera de l’autre côté du canal. Si tu
veux y rester toujours, ma demeure sera la tienne et je serai ton
serviteur. »
À dater de ce jour, le Kaw-djer n’avait plus quitté l’Île
Neuve, ni Karroly, ni son enfant. Grâce à lui, l’habitation de
l’Indien Canoë était devenue plus confortable, et Karroly fut
bientôt à même d’exercer son métier de pilote dans de meil-
leures conditions. À sa fragile pirogue fut substituée cette solide
chaloupe, la Wel-Kiej, achetée à la suite du naufrage d’un navire
norvégien, dans laquelle l’homme blessé par le jaguar venait
d’être déposé.
Mais cette nouvelle existence ne détourna pas le Kaw-djer
de son œuvre humanitaire. Ses visites aux familles indigènes ne
furent pas supprimées, et il continua de courir partout où il y
avait un service à rendre ou une douleur à guérir.
Plusieurs années se passèrent ainsi, et tout portait à croire
que le Kaw-djer continuerait à jamais sa vie libre sur cette terre
– 26 –
libre, lorsqu’un événement imprévu vint en troubler profondé-
ment le cours.
– 27 –
III
La fin d’un pays libre
L’Île Neuve commande l’entrée du canal du Beagle par
l’Est. Longue de huit kilomètres, large de quatre, elle affecte la
forme d’un pentagone irrégulier. Les arbres n’y manquent pas,
plus particulièrement le hêtre, le frêne, l’écorce de Winter, des
myrtacées et quelques cyprès de taille moyenne. À la surface des
prairies poussent des houx, des berbéris, des fougères de petite
venue. En de certaines places abritées se montre le bon sol, la
terre végétale, propre à la culture des légumes. Ailleurs, là où
l’humus existe en couche insuffisante, et plus spécialement aux
abords des grèves, la nature a brodé sa tapisserie de lichens, de
mousses et de lycopodes.
C’était sur cette île, au revers d’une haute falaise, face à la
mer, que l’Indien Karroly résidait depuis une dizaine d’années.
Il n’aurait pu choisir une station plus favorable. Tous les na-
vires, au sortir du détroit de Lemaire, passent en vue de l’Île
Neuve. S’ils cherchent à gagner l’Océan Pacifique en doublant le
cap Horn, ils n’ont besoin de personne. Mais si, désireux de tra-
fiquer à travers l’archipel, ils veulent en suivre les divers canaux,
un pilote leur est indispensable.
Toutefois, relativement rares sont les navires qui fréquen-
tent les parages magellaniques, et leur nombre n’eût pas suffi à
assurer l’existence de Karroly et de son fils. Il s’adonnait donc à
la pêche et à la chasse, afin de se procurer des objets d’échange
qu’il troquait contre tout ce qui était pour eux de première né-
cessité.
– 28 –
Sans doute, cette île de dimensions restreintes ne pouvait
renfermer qu’en petit nombre les guanaques et les vigognes,
dont la fourrure est recherchée, mais, dans le voisinage, sont
d’autres îles d’une étendue beaucoup plus considérable :
Navarin, Hoste, Wollaston, Dawson, sans parler de la Terre
de Feu avec ses immenses plaines et ses forêts profondes où ne
manquent ni les ruminants ni les fauves.
Longtemps Karroly n’avait eu pour demeure qu’une grotte
naturelle creusée dans le granit, préférable en somme à la hutte
des Yacanas. Depuis l’arrivée du Kaw-djer, la grotte avait fait
place à une maison dont les forêts de l’île avaient fourni la char-
pente, dont les roches avaient fourni les pierres, et dont les my-
riades de coquillages : térébratules, mactres, tritons, licornes,
qui en parsèment les grèves, avaient fourni la chaux.
À l’intérieur de cette maison, trois chambres. Au milieu, la
salle commune à vaste cheminée. À droite, la chambre de Karro-
ly et de son fils. Celle de gauche appartenait au Kaw-djer, qui re-
trouvait là, rangés sur des rayons, ses papiers et ses livres, pour
la plupart ouvrages de médecine, d’économie politique et de so-
ciologie. Une armoire contenait son assortiment de fioles et
d’instruments de chirurgie.
C’est dans cette maison qu’il revint avec ses deux compa-
gnons après son excursion sur la Terre de Feu, dont l’épisode fi-
nal a servi de thème aux premières lignes de ce récit. Aupara-
vant, toutefois, la Wel-Kiej s’était dirigée vers le campement de
l’Indien blessé. Ce campement était situé à l’extrémité orientale
du canal du Beagle. Autour de ses huttes capricieusement grou-
pées au bord d’un ruisseau, gambadaient d’innombrables
chiens, dont les aboiements annoncèrent l’arrivée de la cha-
loupe. Dans la prairie avoisinante pâturaient deux chevaux d’un
– 29 –
aspect chétif. De minces filets de fumée s’échappaient du toit de
quelques ajoupas.
Dès que la Wel-Kiej eut été signalée, une soixantaine
d’hommes et de femmes apparurent et dévalèrent en toute hâte
vers le rivage. Une foule d’enfants nus couraient à leur suite.
Lorsque le Kaw-djer mit pied à terre, on s’empressa au de-
vant de lui. Tous voulaient lui presser les mains. L’accueil de ces
pauvres Indiens témoignait de leur ardente reconnaissance
pour tous les services qu’ils avaient reçus de lui. Il écouta pa-
tiemment les uns et les autres. Des mères le conduisirent près
de leurs enfants malades. Elles le remerciaient avec effusion, à
demi consolées par sa présence.
Il entra enfin dans l’une des huttes pour en ressortir bien-
tôt, suivi de deux femmes, l’une âgée, l’autre toute jeune qui te-
nait par la main un petit enfant. C’étaient la mère, la femme et
le fils de l’Indien blessé par le jaguar, et qui était mort au cours
de la traversée, malgré les soins dont on l’avait entouré.
Son cadavre fut déposé sur la grève, et tous les indigènes
du campement l’entourèrent. Le Kaw-djer raconta alors les cir-
constances de la mort du défunt, puis il remit à la voile, en lais-
sant généreusement à la veuve la dépouille du jaguar, dont la
fourrure représentait une valeur immense pour ces créatures
déshéritées.
Avec la saison d’hiver qui s’approchait, la vie habituelle re-
prit son cours dans la maison de l’Île Neuve. On reçut la visite
de quelques caboteurs falklandais qui vinrent acheter des pelle-
teries avant que les tourmentes de neige n’eussent rendu ces pa-
rages impraticables. Les peaux furent avantageusement vendues
ou échangées contre les provisions et les munitions nécessaires
pendant la rigoureuse période qui va de juin à septembre.
– 30 –
Dans la dernière semaine de mai, un de ces bâtiments
ayant réclamé les services de Karroly, Halg et le Kaw-djer restè-
rent seuls à l’Île Neuve.
Le jeune garçon, alors âgé de dix-sept ans, portait une af-
fection toute filiale au Kaw-djer qui, de son côté, avait pour lui
les sentiments du plus tendre des pères. Celui-ci s’était efforcé
de développer l’intelligence de cet enfant. Il l’avait tiré de l’état
sauvage et en avait fait un être bien différent de ses compa-
triotes de la Magellanie si en dehors de toute civilisation.
Le Kaw-djer, il est superflu de le dire, n’avait jamais inspiré
au jeune Halg que des idées d’indépendance, celles qui lui
étaient chères entre toutes. Ce n’était pas un maître, c’était un
égal que Karroly et son fils devaient voir en lui. De maître, il
n’en est pas, il ne peut y en avoir pour un homme digne de ce
nom. On n’a de maître que soi-même, et, d’ailleurs, il n’en est
pas besoin d’autre, ni dans le ciel, ni sur la terre.
Cette semence tombait sur un terrain admirablement pré-
paré pour la recevoir. Les Fuégiens ont, en effet, la folie de la li-
berté. Ils lui sacrifient tout et renoncent pour elle aux avantages
que leur assurerait une vie plus sédentaire. Quel que soit le
bien-être relatif dont on les entoure, quelque sécurité qu’on leur
assure, rien ne peut les retenir, et ils ne tardent pas à s’enfuir
pour reprendre leur éternel vagabondage, affamés, misérables,
mais libres.
Au début de juin, l’hiver se jeta sur la Magellanie. Si le froid
ne fut pas excessif, toute la région fut balayée à grands coups de
rafales. De terribles tourmentes troublèrent ces parages, et l’Île
Neuve disparut sous la masse des neiges.
Ainsi s’écoulèrent juin, juillet, août. Vers la mi-septembre
la température s’adoucit sensiblement, et les caboteurs des Fal-
kland recommencèrent à se montrer dans les passes.
– 31 –
Le 19 septembre, Karroly, laissant Halg et Kaw-djer à l’Île
Neuve, partit à bord d’un steamer américain qui avait embou-
qué le canal du Beagle, un pavillon de pilote au mât de misaine.
Son absence dura une huitaine de jours.
Lorsque la chaloupe eut ramené l’Indien, le Kaw-djer, selon
son habitude, l’interrogea sur les divers incidents du voyage.
« Il n’y a rien eu, répondit Karroly. La mer était belle et la
brise favorable.
– Où as-tu quitté le navire ?
– Au Darwin Sound, à la pointe de l’île Stewart, où nous
avons croisé un aviso qui marchait à contre-bord.
– Où allait-il ?
– À la Terre de Feu. En revenant, je l’ai retrouvé mouillé
dans une anse où il avait débarqué un détachement de soldats.
– Des soldats !… s’écria le Kaw-djer. De quelle nationalité ?
– Des Chiliens et des Argentins.
– Que faisaient-ils ?
– D’après ce qu’ils m’ont dit, ils accompagnaient deux
commissaires en reconnaissance sur la Terre de Feu et les îles
voisines.
– D’où venaient ces commissaires ?
– De Punta-Arenas, où le gouverneur avait mis l’aviso à
leur disposition. »
– 32 –
Le Kaw-djer ne posa pas d’autres questions. Il demeura
pensif. Que signifiait la présence de ces commissaires ? À quelle
opération se livraient-ils dans cette partie de la Magellanie ?
S’agissait-il d’une exploration géographique ou hydrographique,
et leur but était-il de procéder, dans un intérêt maritime, à une
vérification plus rigoureuse des relevés ?
Le Kaw-djer était plongé dans ses réflexions. Il ne pouvait
se défendre contre une vague inquiétude. Cette reconnaissance
n’allait-elle pas s’étendre à tout l’archipel magellanique, et
l’aviso ne viendrait-il pas mouiller jusque dans les eaux de l’Île
Neuve ?
Ce qui donnait une réelle importance à cette nouvelle, c’est
que l’expédition était envoyée par les gouvernements du Chili et
de l’Argentine. Y avait-il donc accord entre les deux Répu-
bliques qui, jusqu’ici, n’avaient jamais pu s’entendre, à propos
d’une région sur laquelle toutes deux prétendaient, à tort
d’ailleurs, avoir des droits ?
Ces quelques demandes et réponses échangées, le Kaw-djer
avait gagné l’extrémité du morne au pied duquel était bâtie la
maison. De là, il découvrait une grande étendue de mer, et ses
regards se portèrent instinctivement vers le Sud, dans la direc-
tion de ces derniers sommets de la terre américaine, qui consti-
tuent l’archipel du cap Horn. Lui faudrait-il aller jusque-là pour
trouver un sol libre ?… Plus loin encore peut-être ?… Par la pen-
sée, il franchissait le cercle polaire, il se perdait à travers les
immenses régions de l’Antarctique dont le mystère impéné-
trable brave les plus intrépides découvreurs…
Quelle n’aurait pas été la douleur du Kaw-djer s’il avait su à
quel point ses craintes étaient justifiées ! Le Gracias a Dios, avi-
so de la marine chilienne, transportait bien à son bord deux
commissaires : M. Idiaste pour le Chili, M. Herrera pour la Ré-
– 33 –
publique Argentine, lesquels avaient reçu de leurs gouverne-
ments respectifs la mission de préparer le partage de la Magel-
lanie entre les deux États qui en réclamaient la possession.
Cette question, qui traînait depuis nombre d’années déjà,
avait donné lieu à des discussions interminables, sans qu’il fût
possible de la résoudre à la satisfaction commune. Une telle si-
tuation cependant risquait d’engendrer, en se prolongeant,
quelque grave conflit. Non seulement au point de vue commer-
cial, mais au point de vue politique, il importait d’autant plus
qu’elle prît fin, que l’absorbante Angleterre n’était pas loin. De
son archipel des Falkland, elle pouvait aisément étendre la main
jusqu’à la Magellanie. Déjà ses caboteurs en fréquentaient assi-
dûment les passes, et ses missionnaires ne cessaient d’accroître
leur influence sur la population fuégienne. Un beau jour, son
pavillon serait planté quelque part, et rien n’est difficile à déra-
ciner comme le pavillon britannique ! Il était temps d’agir.
MM. Idiaste et Herrera, leur exploration achevée, regagnè-
rent, l’un Santiago, l’autre Buenos-Ayres. Un mois plus tard, le
17 janvier 1881, un traité signé dans cette dernière ville entre les
deux Républiques mit fin à l’irritant problème magellanique.
Aux termes de ce traité, la Patagonie était annexée à la Ré-
publique Argentine, à l’exception d’un territoire borné par le 52e
degré de latitude et par le 70e méridien à l’ouest de Greenwich.
En compensation de ce qui lui était ainsi attribué, le Chili re-
nonçait de son côté à l’île des États et à la partie de la Terre de
Feu située à l’est du 68e degré de longitude. Toutes les autres
îles sans exception appartenaient au Chili.
Cette convention, qui fixait les droits des deux États, pri-
vait la Magellanie de son indépendance. Qu’allait faire le Kaw-
djer, dont le pied foulerait désormais un sol devenu chilien ?
– 34 –
Ce fut le 25 février qu’on eut connaissance du traité à l’Île
Neuve, où Karroly, au retour d’un pilotage, en apporta la nou-
velle.
Le Kaw-djer ne put retenir un mouvement de colère. Pas
une parole ne lui échappa, mais ses yeux s’imprégnèrent de
haine, et, dans un terrible geste de menace, sa main se tendit
vers le Nord. Incapable de maîtriser son agitation, il fit quelques
pas désordonnés. On eût dit que le sol se dérobait sous ses
pieds, qu’il ne lui offrait plus un point d’appui suffisant.
Enfin, il parvint à reprendre possession de lui-même. Son
visage, un instant convulsé, recouvra sa froideur habituelle. Il
alla rejoindre Karroly et l’interrogea d’un ton calme.
« La nouvelle est certaine ?
– Oui, répondit l’Indien. Je l’ai apprise à Punta-Arenas. Il
paraît que deux pavillons sont hissés à l’entrée du détroit sur la
Terre de Feu : l’un chilien au cap Orange, l’autre argentin au cap
Espiritu Santo.
– Et, demanda le Kaw-djer, toutes les îles au sud du canal
du Beagle dépendent du Chili ?
– Toutes.
– Même l’Île Neuve ?
– Oui.
– Cela devait arriver », murmura le Kaw-djer dont une vio-
lente émotion altérait la voix.
Puis il regagna la maison et s’enferma dans sa chambre.
– 35 –
Quel était donc cet homme ? Quelles raisons l’avaient con-
traint à quitter l’un ou l’autre des continents pour s’ensevelir
– 36 –
dans la solitude de la Magellanie ? Pourquoi l’humanité sem-
blait-elle être réduite pour lui à ces quelques tribus fuégiennes ;
auxquelles il consacrait toute son existence et tout son dévoue-
ment ?
Les événements, dont la réalisation était prochaine et qui
vont faire le sujet de ce récit, devaient se charger de renseigner
sur le premier point. Quant aux deux autres questions, la vie an-
térieure du Kaw-djer permet d’y répondre succinctement.
De grande valeur, ayant aussi profondément creusé les
sciences politiques que les sciences naturelles, homme de cou-
rage et d’action, le Kaw-djer n’était pas le premier savant qui eût
commis la double faute de considérer comme certains des prin-
cipes qui ne sont après tout que des hypothèses, et de pousser
ces principes jusqu’à leurs extrêmes conséquences. Le nom de
quelques-uns de ces réformateurs redoutables est dans toutes
les mémoires.
Le socialisme, cette doctrine dont la prétention ne va à rien
moins qu’à refaire la société de la base au faîte, n’a pas le mérite
de la nouveauté. Après beaucoup d’autres qui se perdent dans la
nuit des temps, Saint-Simon, Fourrier, Proudhon et tutti quanti
sont les précurseurs du collectivisme. Des idéologues plus mo-
dernes, tels que les Lassalle, les Karl Marx, les Guesde, n’ont fait
que reprendre leurs idées, en les modifiant plus ou moins, et en
les appuyant sur la socialisation des moyens de production,
l’anéantissement du capital, l’abolition de la concurrence, la
substitution de la propriété sociale à la propriété individuelle.
Aucun d’eux ne veut tenir compte des contingences de la vie.
Leur doctrine réclame une application immédiate et totale. Ils
exigent l’expropriation en masse, imposent le communisme
universel.
– 37 –
Qu’on approuve ou qu’on blâme une telle théorie, le moins
qu’on en puisse dire, c’est qu’elle est audacieuse. Il en est pour-
tant une qui l’est plus encore : la théorie anarchiste.
La réglementation tyrannique que nécessiterait le fonc-
tionnement de la société collectiviste, les anarchistes la repous-
sent. Ce qu’ils préconisent, c’est l’individualisme absolu, inté-
gral. Ce qu’ils veulent, c’est la suppression de toute autorité, la
destruction de tout lien social.
C’est parmi ces derniers qu’il fallait ranger le Kaw-djer,
âme farouche, indomptable, intransigeante, incapable
d’obéissance, réfractaire à toutes les lois, imparfaites sans
doute, par lesquelles les hommes essaient en tâtonnant de ré-
glementer les rapports sociaux. Certes, il n’avait jamais été
compromis dans les violences des propagandistes par le fait.
Non pas chassé de la France, de l’Allemagne, de l’Angleterre ou
des États-Unis, mais dégoûté de leur prétendue civilisation,
ayant hâte de secouer le poids d’une autorité quelle qu’elle fût, il
avait cherché un coin de la Terre où un homme pût encore vivre
en complète indépendance.
Il crut l’avoir trouvé au milieu de cet archipel, aux confins
du monde habité. Ce qu’il n’eût rencontré nulle part ailleurs, la
Magellanie allait le lui offrir à l’extrémité de l’Amérique du Sud.
Or, voici que le traité signé entre le Chili et la République
Argentine faisait perdre à cette région l’indépendance dont elle
avait joui jusqu’alors. Voici que, d’après ce traité, toute la por-
tion des territoires magellaniques située au sud du canal du
Beagle passait sous la domination chilienne. Rien de l’archipel
n’échapperait à l’autorité du gouverneur de Punta-Arenas, pas
même cette Île Neuve où le Kaw-djer avait trouvé asile.
Avoir fui si loin, avoir fait tant d’efforts, s’être imposé une
telle existence, pour aboutir à ce résultat !
– 38 –
Le Kaw-djer fut longtemps à se remettre du coup qui le
frappait, comme la foudre frappe un arbre en pleine vigueur et
l’ébranle jusque dans ses racines. Sa pensée l’entraînait vers
l’avenir, un avenir qui ne lui offrait plus aucune sécurité. Des
agents viendraient sur cette île, où l’on savait qu’il avait établi sa
résidence. Plusieurs fois, il ne l’ignorait pas, on s’était inquiété
de la présence d’un étranger en Magellanie, de ses rapports avec
les indigènes, de l’influence qu’il exerçait. Le gouverneur chilien
voudrait l’interroger, apprendre qui il était ; on fouillerait sa vie,
on l’obligerait à rompre cet incognito auquel il tenait par-dessus
tout…
Quelques jours s’écoulèrent. Le Kaw-djer n’avait plus re-
parlé du changement apporté par le traité de partage, mais il
était plus sombre que jamais. Que méditait-il donc ? Songeait-il
à quitter l’Île Neuve, à se séparer de son fidèle Indien, de cet en-
fant pour lequel il éprouvait une si profonde affection ?…
Où irait-il ? En quel autre coin du monde retrouverait-il
l’indépendance, sans laquelle il semblait qu’il ne pût vivre ? Lors
même qu’il se réfugierait sur les dernières roches magella-
niques, fût-ce à l’îlot du cap Horn, échapperait-il à l’autorité chi-
lienne ?…
On était alors au début de mars. La belle saison devait du-
rer près d’un mois encore, la saison que le Kaw-djer employait à
visiter les campements fuégiens, avant que l’hiver eût rendu la
mer impraticable. Cependant, il ne s’apprêtait pas à
s’embarquer sur la chaloupe. La Wel-Kiej, dégréée, restait au
fond de la crique.
Ce fut seulement le 7 mars, dans l’après-midi, que le Kaw-
djer dit à Karroly :
– 39 –
« Tu pareras la chaloupe pour demain dès la première
heure.
– Un voyage de plusieurs jours ? demanda l’Indien.
– Oui. »
Le Kaw-djer se décidait-il à retourner au milieu des tribus
fuégiennes ? Allait-il remettre les pieds sur cette Terre de Feu
devenue argentine et chilienne ?…
« Halg doit-il nous accompagner ? interrogea Karroly.
– Oui.
– Et le chien ?
– Zol aussi. »
La Wel-Kiej appareilla dès l’aube. Le vent soufflait de l’Est.
Un assez fort ressac battait les roches au pied du morne. Dans la
direction du Nord, au large, la mer se soulevait en longues
houles.
Si l’intention du Kaw-djer eût été de rallier la Terre de Feu,
la chaloupe aurait dû lutter, car la brise augmentait à mesure
que le soleil s’élevait. Mais il n’en fut rien. Sur son ordre, après
avoir contourné l’Île Neuve, on se dirigea vers l’île Navarin dont
le double sommet s’estompait vaguement dans les brumes ma-
tinales de l’Ouest.
Ce fut à la pointe sud de cette île, l’une des moyennes de
l’archipel magellanique, que la Wel-Kiej vint relâcher avant le
coucher du soleil, au fond d’une petite anse à rive très accore, où
la tranquillité devait lui être assurée pour la nuit.
– 40 –
Le lendemain, la chaloupe, coupant obliquement la baie de
Nassau, mit le cap sur l’île Wollaston, près de laquelle elle
mouilla le soir même.
Le temps devenait mauvais. Le vent fraîchissait en hâlant
le Nord-Est. D’épais nuages s’accumulaient à l’horizon. La tem-
pête n’était pas loin. La chaloupe devant, pour se conformer aux
instructions du Kaw-djer, continuer à gagner vers le Sud, il im-
portait de choisir les passes où la mer serait moins dure. C’est ce
qui fut fait en quittant l’île Wollaston. Karroly en contourna la
partie occidentale de manière à donner dans le détroit qui sé-
pare l’île Hermitte de l’île Herschell.
Quel but poursuivait le Kaw-djer ? Lorsqu’il aurait atteint
les dernières limites de la Terre, lorsqu’il serait arrivé au cap
Horn, lorsqu’il ne verrait plus devant lui que l’immense Océan,
que ferait-il ?…
Ce fut à cette extrémité de l’archipel que la chaloupe vint
relâcher dans l’après-midi du 15 mars, non sans avoir couru les
plus grands dangers au milieu d’une mer démontée. Aussitôt le
Kaw-djer débarqua. Sans rien dire de ses intentions, ayant ren-
voyé le chien qui cherchait à le suivre, laissant Karroly et Halg
sur la grève, il se dirigea vers le cap.
L’île Horn n’est qu’une agglomération chaotique de roches
énormes dont les bois flottés, les laminaires gigantesques, ap-
portés par les courants, jonchent la base. Au-delà, des pointes
de récifs piquent de centaines de taches noires la blancheur nei-
geuse du ressac.
On accède assez facilement au sommet peu élevé du cap
par son revers septentrional en pentes très allongées, sur les-
quelles se rencontrent quelques parcelles de terre cultivable.
Le Kaw-djer avait entrepris cette ascension.
– 41 –
Qu’allait-il donc faire là-haut ? Voulait-il porter ses regards
jusqu’aux limites de l’horizon du Sud ?… Mais qu’y verrait-il, si
ce n’est l’immense nappe de la mer ?
La tempête était maintenant à son paroxysme. À mesure
qu’il montait, le Kaw-djer était plus furieusement accueilli par le
vent déchaîné. Parfois, il lui fallait s’arcbouter pour ne pas être
emporté. Les embruns, violemment projetés, lui cinglaient le vi-
sage. D’en bas, Halg et Karroly apercevaient sa silhouette gra-
duellement décroissante. Ils voyaient quelle lutte il soutenait
contre la rafale.
Cette pénible ascension exigea près d’une heure. Parvenu
au point culminant, le Kaw-djer s’avança jusqu’au bord de la fa-
laise, et, là, debout dans la tourmente, il demeura immobile, le
regard dirigé vers le Sud.
La nuit commençait à se faire du côté de l’Est, mais
l’horizon opposé s’éclairait encore des dernières lueurs du soleil.
De gros nuages échevelés par le vent, des haillons de vapeur qui
traînaient dans la houle, passaient avec une vitesse d’ouragan.
De toutes parts, rien que la mer.
Mais enfin, qu’était venu faire là cet homme à l’âme si pro-
fondément troublée ? Avait-il un but, un espoir ?… Ou bien, ar-
rivé à la fin de la Terre, arrêté par l’impossible, avait-il soif seu-
lement du grand repos de la mort ?…
Le temps s’écoula, l’obscurité devint complète. Toutes
choses disparurent, englouties par les ténèbres.
Ce fut la nuit…
Soudain, un éclair brilla faiblement dans l’espace, une dé-
tonation vint mourir à la grève.
– 42 –
C’était le coup de canon d’un navire en détresse.
– 43 –
IV
À la côte
Il était alors huit heures du soir. Le vent, qui depuis un cer-
tain temps déjà soufflait du Sud-Est, battait en côte avec une
prodigieuse violence. Un navire n’aurait pu doubler l’extrême
pointe de l’Amérique sans risquer de se perdre corps et biens.
C’était le danger qui menaçait le bâtiment dont cette déto-
nation avait révélé la présence. Sans doute, dans l’impossibilité
de porter assez de toile, au milieu de ces rafales furieuses, pour
tenir la cape courante, il était invinciblement drossé contre les
récifs.
Une demi-heure plus tard, le Kaw-djer n’était plus seul au
sommet de l’îlot. Au bruit de la détonation, l’Indien et son fils,
s’accrochant aux roches du cap, aux touffes poussées dans les
fentes, pour abréger l’escalade, étaient venus le rejoindre.
Un second coup de canon retentit. Dans ces parages dé-
serts, par ce temps déchaîné, quel secours espérait donc le mal-
heureux navire ?
« Il est dans l’Ouest, dit Karroly en constatant que la déto-
nation lui arrivait de ce côté.
– Et il marche tribord amures, approuva le Kaw-djer, car il
s’est rapproché du cap depuis le premier coup de canon.
– Il ne doublera pas, affirma Karroly.
– 44 –
– Non, répondit le Kaw-djer, la mer est trop dure… Pour-
quoi ne prend-il pas un bord au large ?
– Peut-être qu’il ne le peut pas.
– C’est possible, mais peut-être aussi n’a-t-il pas aperçu la
terre… Il faut la lui montrer… Un feu, allumons un feu ! » s’écria
le Kaw-djer.
Fiévreusement ils se hâtèrent de réunir par brassées des
branches sèches arrachées aux arbustes qui hérissaient les
flancs du cap, les longues herbes et les varechs entassés par le
vent dans les anfractuosités, et ils accumulèrent ce combustible
à la cime de l’énorme croupe.
Le Kaw-djer battit le briquet. Le feu se communiqua à
l’amadou, puis aux brindilles, puis, activé par le vent, ne tarda
pas à gagner tout le foyer. En moins d’une minute, une colonne
de flammes se dressa sur le plateau, se tordit en projetant une
lueur intense, tandis que la fumée se rabattait vers le Nord en
épais tourbillons. Au rugissement de la tempête se joignaient les
crépitements du bois dont les nœuds éclataient comme des car-
touches.
Le cap Horn est tout indiqué pour porter un phare, qui
éclairerait cette limite commune des deux océans. La sécurité de
la navigation l’exige, et bien certainement le nombre des si-
nistres, si fréquents en ces parages, en serait diminué.
Nul doute que, à défaut de phare, le foyer allumé par la
main du Kaw-djer n’eût été vu. Le capitaine du navire ne pou-
vait ignorer à tout le moins qu’il se trouvait à proximité du cap.
Renseigné par ce feu sur sa position exacte, il lui serait possible
de chercher le salut en se jetant dans les passes sous le vent de
l’île Horn.
– 45 –
Mais quels épouvantables dangers comportait cette ma-
nœuvre dans une obscurité si profonde ! Si aucun pratique de
ces parages n’était à bord, combien peu de chances avait-il de se
diriger parmi les récifs !
Cependant, le feu continuait à projeter sa lumière dans la
nuit. Halg et Karroly ne cessaient de l’alimenter. Le combustible
ne manquait pas et durerait jusqu’au matin, s’il le fallait.
Le Kaw-djer, debout en avant du foyer, essayait vainement
de relever la position du navire. Soudain, par une brève déchi-
rure des nuages, la lune illumina l’espace. Un instant, il put
apercevoir un grand quatre-mâts, dont la coque noire se décou-
pait sur l’écume de la mer. Le bâtiment courait à l’Est, en effet,
et luttait péniblement contre le vent et contre la mer.
Au même instant, au milieu d’un de ces silences qui sépa-
rent les rafales, de sinistres craquements se firent entendre. Les
deux mâts d’arrière venaient de se briser au ras de leurs em-
plantures.
« Il est perdu ! s’écria Karroly.
– À bord ! » commanda le Kaw-djer.
Tous trois, dévalant, non sans risques, les talus du cap, at-
teignirent la grève en quelques minutes. Le chien sur leurs ta-
lons, ils embarquèrent dans la chaloupe, qui sortit de la crique,
Halg au gouvernail, le Kaw-djer et Karroly aux avirons, car il
n’eût pas été possible de larguer un morceau de toile.
Bien que les avirons fussent maniés par des bras vigoureux,
la Wel-Kiej eut grand-peine à se dégager des récifs contre les-
quels la houle brisait avec fureur. La mer était démontée. La
chaloupe, secouée à se démembrer, bondissait, se renversait
– 46 –
d’un flanc sur l’autre, se matait parfois, comme disent les ma-
rins, toute son étrave hors de l’eau, puis retombait pesamment.
De lourds paquets de mer embarquaient, s’écrasaient en
douches sur le tillac et roulaient jusqu’à l’arrière. Alourdie par
cette charge d’eau, elle risquait de sombrer. Il fallait alors que
Halg abandonnât le gouvernail pour manier l’écope.
Malgré tout, la Wel-Kiej s’approchait du navire dont on
distinguait maintenant les feux de position. On en apercevait la
masse qui tanguait comme une bouée gigantesque plus noire
que la mer, plus noire que le ciel. Les deux mâts brisés, retenus
par leurs haubans, flottaient à sa suite, tandis que le mât de mi-
saine et le grand mât décrivaient des arcs d’un demi-cercle, en
déchirant les brumailles.
« Que fait donc le capitaine, s’écria le Kaw-djer, et com-
ment ne s’est-il pas débarrassé de cette mâture ? Il ne sera pas
possible de traîner une pareille queue à travers les passes. »
En effet, il était urgent de couper les agrès qui retenaient
les mâts tombés à la mer. Mais, sans doute, le navire était en
plein désordre. Peut-être même n’avait-il plus de capitaine. On
eût été tenté de le croire, en constatant l’absence de toute ma-
nœuvre dans une circonstance si critique.
Cependant l’équipage ne pouvait plus ignorer que le navire
était affalé sous la terre et qu’il ne tarderait pas à s’y fracasser.
Le foyer allumé au faîte du cap Horn jetait encore des flammes
qui s’échevelaient comme des lanières démesurées, lorsque le
brasier s’activait au souffle de la tourmente.
« Il n’y a donc plus personne à bord ! » dit l’Indien, répon-
dant à l’observation du Kaw-djer.
Il se pouvait après tout que le bâtiment eût été abandonné
de son équipage, et que celui-ci s’efforçât en ce moment de ga-
– 47 –
gner la terre dans les embarcations. À moins qu’il ne fût plus
qu’un énorme cercueil transportant des mourants et des morts
dont les corps allaient se déchirer bientôt sur la pointe des ré-
cifs, puisque, durant les accalmies, pas un cri, pas un appel ne
se faisait entendre.
La Wel-Kiej arriva enfin par le travers du navire, au mo-
ment où il faisait une embardée sur bâbord, qui faillit la couler.
Un heureux coup de barre lui permit de raser la coque le long de
laquelle pendaient des agrès. L’Indien put adroitement saisir un
bout d’aussière, qui fut, en un tour de main, amarrée à l’avant
de la chaloupe.
Puis son fils et lui, le Kaw-djer ensuite enlevant dans ses
bras le chien Zol, franchirent les bastingages et retombèrent sur
le pont.
Non, le navire n’avait point été délaissé. Bien au contraire,
une foule éperdue d’hommes, de femmes et d’enfants
l’encombrait. Étendus pour la plupart contre les roufs, dans les
coursives, on eût compté plusieurs centaines de malheureux au
paroxysme de l’épouvante, et qui n’auraient pu rester debout,
tant les coups de roulis étaient insoutenables.
Au milieu de l’obscurité, personne n’avait aperçu ces deux
hommes et ce jeune garçon qui venaient de sauter à bord.
Le Kaw-djer se précipita vers l’arrière, espérant trouver
l’homme de barre à son poste… La barre était abandonnée. Le
navire, à sec de toile, allait où le poussaient la houle et le vent.
Le capitaine, les officiers, où étaient-ils donc ? Avaient-ils,
lâchement, au mépris de tout devoir, déserté leur navire ?
Le Kaw-djer saisit un matelot par le bras.
– 48 –
« Ton commandant ? » interrogea-t-il en anglais.
Cet homme n’eut pas même l’air de s’apercevoir qu’il était
interpellé par un étranger et se borna à hausser les épaules.
« Ton commandant ? reprit le Kaw-djer.
– Élingué par-dessus bord, et plus d’un autre avec », dit le
matelot d’un ton d’étrange indifférence.
Ainsi le bâtiment n’avait plus de capitaine, et une partie de
son équipage lui manquait.
« Le second ? » demanda le Kaw-djer.
Nouveau haussement d’épaules du matelot évidemment
frappé de stupeur.
« Le second ?… répondit-il. Les deux jambes cassées, la tête
broyée, affalé dans l’entrepont.
– Mais le lieutenant ?… le maître ?… où sont-ils ? »
D’un geste, le matelot fit entendre qu’il n’en savait rien.
« Enfin, qui commande à bord ? s’écria le Kaw-djer.
– Vous ! dit Karroly.
– À la barre donc, ordonna le Kaw-djer, et laisse arriver en
grand ! »
Karroly et lui revinrent en tout hâte à l’arrière et pesèrent
sur la roue, pour faire abattre le bâtiment. Celui-ci, obéissant
péniblement au gouvernail, vint avec lenteur sur bâbord.
– 49 –
« Brasse carré partout ! » commanda le Kaw-djer.
Tombé dans le lit du vent, le navire avait pris un peu d’erre.
Peut-être réussirait-on à passer dans l’Ouest de l’île Horn.
Où allait ce navire ?… On le saurait plus tard. Quant à son
nom et à celui de son port d’attache – Jonathan, SAN-
FRANCISCO – il fut possible de les lire sur la roue, à la lueur d’un
falot.
Les violentes embardées rendaient très difficile la ma-
nœuvre du gouvernail, dont l’action était, d’ailleurs, peu effi-
cace, le bâtiment n’ayant qu’une faible vitesse propre. Cepen-
dant, le Kaw-djer et Karroly essayaient de le maintenir dans la
direction de la passe, en s’orientant sur les derniers éclats que,
pour quelques minutes encore, continuait à jeter le feu allumé
au sommet du cap Horn.
Mais, quelques minutes, il n’en fallait pas plus pour at-
teindre l’entrée du canal, qui se creusait, sur tribord, entre l’île
Hermitte et l’île Horn. Que le bâtiment parvînt à parer les
écueils émergeant dans la partie moyenne de ce canal, et il ga-
gnerait peut-être un mouillage abrité du vent et de la mer. Là,
on attendrait en sûreté jusqu’au lever du jour.
Tout d’abord, Karroly, aidé de quelques matelots dont le
trouble était si grand qu’ils ne remarquèrent même pas que des
ordres leur étaient donnés par un Indien, se hâta de couper les
haubans et galhaubans de bâbord qui retenaient les deux mâts à
la traîne. Leurs chocs violents contre la coque eussent fini par la
défoncer. Les agrès tranchés à coups de hache, la mâture partit
en dérive, et il n’y eut plus à s’en occuper. Quant à la Wel-Kiej,
sa bosse la ramena vers l’arrière de manière à prévenir toute
collision.
– 50 –
La fureur de la tempête s’accroissait. Les énormes paquets
de mer qui embarquaient par-dessus les bastingages augmen-
– 51 –
taient l’affolement des passagers. Mieux aurait valu que tout ce
monde se fût réfugié dans les roufs ou dans l’entrepont. Mais le
moyen de se faire entendre et comprendre de ces malheureux ?
Il n’y fallait pas songer.
Enfin, non sans d’effrayantes embardées qui exposaient
tour à tour ses flancs aux assauts des lames, le bâtiment doubla
le cap, frôla les récifs qui le hérissaient à l’Ouest et, sous
l’impulsion d’un morceau de toile hissé à l’avant en guise de foc,
passa sous le vent de l’île Horn, dont les hauteurs le couvrirent
en partie contre les violences de la bourrasque.
Pendant cette accalmie relative, un homme monta sur la
dunette et s’approcha de la barre que manœuvraient le Kaw-
djer et Karroly.
« Qui êtes-vous ? demanda-t-il.
– Pilote, répondit le Kaw-djer. Et vous ?
– Maître d’équipage.
– Vos officiers ?
– Morts.
– Tous ?
– Tous.
– Pourquoi n’étiez-vous pas à votre poste ?
– J’ai été assommé par la chute des mâts. Je viens à peine
de reprendre connaissance.
– 52 –
– C’est bon. Reposez-vous. Mon compagnon et moi nous
suffirons à la tâche. Mais, quand vous le pourrez, réunissez vos
hommes. Il faut mettre de l’ordre ici. »
Tout danger n’avait pas disparu, loin de là. Lorsque le na-
vire arriverait à la pointe septentrionale de l’île, il serait pris par
le travers et de nouveau exposé à toutes les brutalités des lames
et du vent, qui enfilaient le bras de mer entre l’île Horn et l’île
Herschell. Aucun moyen, d’ailleurs, d’éviter ce passage. Outre
que la côte du cap n’offre aucun abri où le Jonathan pût mouil-
ler, le vent, qui hâlait de plus en plus le Sud, ne tarderait pas à
rendre intenable cette partie de l’archipel.
Le Kaw-djer n’avait plus qu’un espoir, gagner vers l’Ouest
et atteindre la côte méridionale de l’île Hermitte. Cette côte, as-
sez franche, longue d’une douzaine de milles, n’est pas dépour-
vue de refuges. Au revers de l’une des pointes, il n’était pas im-
possible que le Jonathan trouvât un abri. La mer redevenue
calme, Karroly essaierait, en choisissant un vent favorable, de
gagner le canal du Beagle, et de conduire le navire, bien qu’il fût
à peu près désemparé, à Punta-Arenas par le détroit de Magel-
lan.
Mais, que de périls présentait la navigation jusqu’à l’île
Hermitte ! Comment éviter les nombreux récifs dont la mer est
semée dans ces parages ? Avec la voilure réduite à un bout de
foc, comment assurer la direction dans ces profondes té-
nèbres ?…
Après une heure terrible, les dernières roches de l’île Horn
furent dépassées et la mer recommença à battre en grand le na-
vire.
Le maître d’équipage, aidé d’une douzaine de matelots,
établit alors un tourmentin au mât de misaine. Il ne fallut pas
moins d’une demi-heure pour y réussir. Au prix de mille peines,
– 53 –
la voile fut enfin hissée à bloc, amurée et bordée à l’aide de pa-
lans, non sans que les hommes y eussent employé toute leur vi-
gueur.
Assurément, pour un navire de ce tonnage, l’action de ce
morceau de toile serait à peine sensible. Il la ressentit pourtant,
et telle était la force du vent, que les sept ou huit milles séparant
l’île Horn de l’île Hermitte furent enlevés en moins d’une heure.
Un peu avant onze heures, le Kaw-djer et Karroly commen-
çaient à croire au succès de leur tentative, lorsqu’un effroyable
fracas domina un instant les hurlements de la bourrasque.
Le mât de misaine venait de se rompre à une dizaine de
pieds au-dessus du pont. Entraînant dans sa chute une partie du
grand mât, il tomba en écrasant les bastingages de bâbord et
disparut.
Cet accident fit plusieurs victimes, car des cris déchirants
s’élevèrent. En même temps, le Jonathan embarqua une lame
gigantesque et donna une telle bande qu’il menaça de chavirer.
Il se releva cependant, mais un torrent courut de bâbord à
tribord, de l’arrière à l’avant, balayant tout sur son passage. Par
bonheur, les agrès s’étaient rompus, et les débris de la mature,
emportés par la houle, ne menaçaient pas la coque.
Devenu désormais une épave inerte en dérive, le Jonathan
ne sentait plus sa barre.
« Nous sommes perdus ! cria une voix.
– Et pas d’embarcations ! gémit une autre.
– Il y a la chaloupe du pilote ! » hurla un troisième.
– 54 –
La foule se rua vers l’arrière, où la Wel-Kiej suivait à la
traîne.
« Halte ! » commanda le Kaw-djer d’une voix si impérieuse
qu’il fut obéi sur-le-champ.
En quelques secondes, le maître d’équipage eut établi un
cordon de matelots, qui barra la route aux passagers affolés. Il
n’y avait plus qu’à attendre le dénouement.
Une heure après, Karroly entrevit une énorme masse dans
la région du Nord. Par quel miracle le Jonathan avait-il suivi
sans dommage le chenal séparant l’île Herschell de l’île Her-
mitte ? Le certain, c’est qu’il l’avait franchi, puisqu’il avait main-
tenant devant lui les hauteurs de l’île Wollaston. Mais le flot se
faisait alors sentir, et l’île Wollaston fut presque aussitôt laissée
sur tribord.
Lequel serait le plus fort, du vent ou du courant ? Le Jona-
than, poussé par le premier, allait-il passer à l’Est de l’île Hoste,
ou bien, drossé par le second, la doubler par le Sud ? Ni l’un, ni
l’autre. Un peu avant une heure du matin, un formidable choc
l’ébranla dans toute sa membrure, et il demeura immobile, en
donnant une forte gîte sur bâbord.
Le navire américain venait de se mettre au plein sur la côte
orientale de cette extrémité de l’île Hoste qui porte le nom de
Faux cap Horn.
– 55 –
V
Les naufragés
Quinze jours avant cette nuit du 15 au 16 mars, le clipper
américain Jonathan avait quitté San-Francisco de Californie, à
destination de l’Afrique australe. C’est là une traversée qu’un
navire bon marcheur peut accomplir en cinq semaines, s’il est
favorisé par le temps.
Ce voilier de trois mille cinq cents tonneaux de jauge était
gréé de quatre mâts, le mât de misaine et le grand mât à voiles
carrées, les deux autres à voiles auriques et latines : brigantines
et flèches. Son commandant, le capitaine Leccar, excellent ma-
rin dans la force de l’âge, avait sous ses ordres le second Mus-
grave, le lieutenant Maddison, le maître Hartlepool et un équi-
page de vingt-sept hommes, tous Américains.
Le Jonathan n’avait pas été affrété pour un transport de
marchandises. C’est un chargement humain qu’il contenait dans
ses flancs. Plus de mille émigrants, réunis par une Société de co-
lonisation, s’y étaient embarqués pour la baie de Lagoa, où le
gouvernement portugais leur avait accordé une concession.
La cargaison du clipper, en dehors des provisions néces-
saires au voyage, comprenait tout ce qu’exigerait la colonie à
son début. L’alimentation de ces centaines d’émigrants était as-
surée pour plusieurs mois en farine, conserves et boissons al-
cooliques. Le Jonathan emportait aussi du matériel de première
installation : tentes, habitations démontables, ustensiles néces-
saires aux besoins des ménages. Afin de favoriser la mise en va-
– 56 –
leur immédiate des terres concédées, la Société s’était préoccu-
pée de fournir aux colons des instruments agricoles, des plants
de diverses natures, des graines de céréales et de légumes, un
certain nombre de bestiaux des espèces bovine, porcine et
ovine, et tous les hôtes habituels de la basse-cour. Les armes et
les munitions ne manquant pas davantage, le sort de la nouvelle
colonie était donc garanti pour une période suffisante.
D’ailleurs, il n’était pas question qu’elle fût abandonnée à elle-
même. Le Jonathan, de retour à San Francisco, y reprendrait
une seconde cargaison qui compléterait la première, et, si
l’entreprise paraissait réussir, transporterait un autre personnel
de colons à la baie de Lagoa. Il ne manque pas de pauvres gens
pour lesquels l’existence est trop pénible, impossible même
dans la mère-patrie, et dont tous les efforts tendent à s’en créer
une meilleure en terre étrangère.
Dès le début du voyage, les éléments semblèrent se liguer
contre le succès de l’entreprise. Après une traversée très dure, le
Jonathan n’était arrivé à la hauteur du cap Horn que pour y être
assailli par une des plus furieuses tempêtes dont ces parages
aient été le théâtre.
Le capitaine Leccar, qui, faute d’observation solaire, ne
pouvait connaître sa position exacte, se croyait plus loin de la
terre. C’est pourquoi il donna la route au plus près, tribord
amures, espérant passer d’une seule bordée dans l’Atlantique,
où il trouverait sans doute un temps plus maniable. On venait à
peine d’exécuter ses ordres, quand un furieux coup de mer, ca-
pelant la joue de tribord, l’enleva avec plusieurs passagers et
matelots. On tenta vainement de porter secours à ces malheu-
reux qui, en moins d’une seconde, eurent disparu.
Ce fut après cette catastrophe que le Jonathan commença à
tirer le canon d’alarme, dont la première détonation avait été
entendue par le Kaw-djer et par ses compagnons.
– 57 –
Le capitaine Leccar n’avait donc pas vu le feu allumé au
sommet du cap, qui lui eût montré son erreur et permis peut-
– 58 –
être de la réparer. À son défaut, le second Musgrave essaya de
virer de bord afin de gagner du champ. C’était une entreprise
presque irréalisable, étant donné l’état de la mer et la voilure
réduite que nécessitait la violence du vent. Après beaucoup
d’efforts infructueux, il allait cependant la mener à bonne fin,
lorsqu’il fut précipité à la mer avec le lieutenant Maddison par
la chute de la mâture arrière. Au même instant, une poulie, vio-
lemment balancée par la houle, atteignait le maître d’équipage à
la tête et le jetait évanoui sur le pont.
On sait le reste.
Maintenant, le voyage était terminé. Le Jonathan, solide-
ment encastré entre les pointes des récifs, gisait, à jamais im-
mobile, sur la côte de l’île Hoste. À quelle distance était-il de la
terre ? On le saurait au jour. En tous cas, il n’y avait plus de
danger immédiat. Le navire, emporté par sa force vive, était en-
tré très avant au milieu des écueils, et ceux que son élan lui avait
permis de franchir le couvraient de la mer, qui n’arrivait plus
jusqu’à lui que sous forme d’inoffensive écume. Il ne serait donc
pas démoli, cette nuit-là du moins. D’autre part, il ne pouvait
être question de couler, la cale qui le supportait ne devant sû-
rement pas s’enfoncer sous son poids.
Cette situation nouvelle, le Kaw-djer, aidé du maître Har-
tlepool, réussit à la faire comprendre au troupeau affolé qui en-
combrait le pont. Quelques émigrants, les uns volontairement,
les autres emportés par le choc, étaient passés par-dessus bord
au moment de l’échouage. Ils étaient tombés sur les récifs, où le
ressac les roulait, mutilés et sans vie. Mais l’immobilité du na-
vire commençait à rassurer les autres. Peu à peu, hommes,
femmes et enfants allèrent chercher sous les roufs ou dans
l’entrepont un abri contre les torrents de pluie que les nuages
déversaient en cataractes. Quant au Kaw-djer, en compagnie
d’Halg, de Karroly et du maître d’équipage, il continua à veiller
pour le salut de tous.
– 59 –
Lorsqu’ils furent dans l’intérieur du navire, où régnait un
silence relatif, les émigrants ne tardèrent pas à s’endormir pour
la plupart. Allant d’un extrême à l’autre, les pauvres gens
avaient repris confiance dès qu’ils avaient senti au-dessus d’eux
une énergie et une intelligence, et docilement ils avaient obéi.
Comme si la chose eût été toute naturelle, ils s’en remettaient au
Kaw-djer et lui laissaient le soin de décider pour eux et
d’assurer leur sécurité. Rien ne les avait préparés à subir de
telles épreuves. Forts par leur patiente résignation contre les
misères courantes de l’existence, ils étaient désarmés en de si
exceptionnelles circonstances, et, inconsciemment, ils souhai-
taient que quelqu’un se chargeât de distribuer à chacun sa be-
sogne. Français, Italiens, Russes, Irlandais, Anglais, Allemands,
et jusqu’aux Japonais, étaient représentés plus ou moins large-
ment parmi ces émigrants, dont le plus grand nombre, toute-
fois, provenaient des États du Nord-Amérique. Et, cette diversi-
té de races, on la retrouvait dans les professions. Si pour
l’immense majorité ils faisaient partie de la classe agricole, cer-
tains appartenaient à la classe ouvrière proprement dite, et
quelques-uns même avaient exercé, avant de s’expatrier, des
professions libérales. Célibataires en général, cent ou cent cin-
quante d’entre eux seulement étaient mariés et traînaient à leur
suite un véritable troupeau d’enfants.
Mais tous avaient ce trait commun d’être des épaves. Vic-
times, les uns d’un hasard défavorable de la naissance, d’autres
d’un défaut d’équilibre moral, ceux-ci d’une insuffisance
d’intelligence ou de force, ceux-là de malheurs immérités, tous
avaient dû se reconnaître mal adaptés à leur milieu et se ré-
soudre à chercher fortune sous d’autres cieux.
Cette population hybride, c’était un microcosme, une ré-
duction de la gent humaine où, à l’exclusion de la richesse,
toutes les situations sociales étaient représentées. L’extrême mi-
sère, d’ailleurs, en était pareillement bannie, la Société de colo-
– 60 –
nisation ayant exigé de ses adhérents la possession d’un capital
minimum de cinq cents francs, capital qui, selon les facultés in-
dividuelles, avait été, par quelques-uns, porté à un chiffre vingt
et trente fois plus fort. C’était une foule, en somme, ni meil-
leure, ni pire qu’une autre ; c’était la foule avec ses inégalités,
ses vertus et ses tares, amas confus de désirs et de sentiments
contradictoires, la foule anonyme, d’où se dégage parfois une
volonté unique et totale, comme un courant se forme et s’isole
dans la masse amorphe de la mer.
Cette foule que le hasard jetait sur une côte inhospitalière,
qu’allait-elle devenir ? Comment allait-elle résoudre l’éternel
problème de la vie ?
– 61 –
DEUXIÈME PARTIE
– 62 –
I
À terre
Même en cette région si bouleversée, l’île Hoste est remar-
quable par la fantaisie de son plan. Si la côte septentrionale, qui
borde le canal du Beagle sur la moitié de son étendue, en est
sensiblement rectiligne, le littoral, sur le reste de son périmètre,
– 63 –
est hérissé de caps aigus ou creusé de golfes étroits, dont
quelques-uns profonds jusqu’à traverser l’île presque de part en
part.
L’île Hoste est une des grandes terres de l’archipel magel-
lanique. Sa largeur peut être estimée à cinquante kilomètres, et
sa longueur à plus de cent, non compris cette presqu’île Hardy,
recourbée comme un cimeterre, qui projette à huit ou dix lieues
dans le Sud-Ouest la pointe connue sous le nom de Faux cap
Horn.
C’est à l’Est de cette presqu’île, au revers d’une énorme
masse granitique séparant la baie Orange de la baie Scotchwell,
que le Jonathan était venu s’échouer.
Au jour naissant, une falaise sauvage apparut dans les
brumes de l’aube, que ne tardèrent pas à dissiper les derniers
souffles de la tempête expirante. Le Jonathan gisait à
l’extrémité d’un promontoire dont l’arête, formée d’un morne
très à pic du côté de la mer, se rattachait par un faîte élevé à
l’ossature de la presqu’île. Au pied du morne s’étendait un lit de
roches noirâtres, toutes visqueuses de varechs et de goémons.
Entre les récifs brillait par places un sable lisse et encore hu-
mide, prodigieusement constellé de ces coquillages : térébra-
tules, fissurelles, patelles, tritons, peignes, licornes, oscabrions,
mactres, venus, si abondants sur les plages magellaniques. En
somme, l’île Hoste ne semblait pas des plus accueillantes à
première vue.
Dès que la lumière leur permit de distinguer confusément
la côte, la plupart des naufragés se laissèrent glisser sur les ré-
cifs alors presque entièrement découverts, et s’empressèrent de
gagne la terre. C’eût été folie de vouloir les retenir. On imagine
aisément quelle hâte ils devaient avoir de fouler un sol ferme
après les affres d’une pareille nuit. Une centaine d’entre eux se
mirent en devoir d’escalader le morne en le prenant à revers,
– 64 –
dans l’espoir de reconnaître du sommet une plus vaste étendue
de pays. Du surplus de la foule, une partie s’éloigna en contour-
nant le rivage sud de la pointe, une autre suivit le rivage nord,
tandis que le plus grand nombre stationnaient sur la grève, ab-
sorbés dans la contemplation du Jonathan échoué.
Quelques émigrants toutefois, plus intelligents ou moins
impulsifs que les autres, étaient restés à bord et tenaient leurs
regards fixés sur le Kaw-djer, comme s’ils eussent attendu un
mot d’ordre de cet inconnu dont l’intervention leur avait déjà
été si profitable. Celui-ci ne montrant aucune velléité
d’interrompre la conversation qu’il soutenait avec le maître
d’équipage, l’un de ces émigrants se détacha enfin d’un groupe
de quatre personnes, parmi lesquelles figuraient deux femmes,
et se dirigea vers les causeurs. À l’expression de son visage, à sa
démarche, à mille signes impalpables, il était aisé de recon-
naître que cet homme, âgé d’environ cinquante ans, appartenait
à une classe supérieure au milieu dans lequel il se trouvait pla-
cé.
« Monsieur, dit-il en abordant le Kaw-djer, que je vous re-
mercie, avant tout. Vous nous avez sauvés d’une mort certaine.
Sans vous et sans vos compagnons, nous étions inévitablement
perdus. »
Les traits, la voix, le geste de ce passager disaient son hon-
nêteté et sa droiture. Le Kaw-djer serra avec cordialité la main
qui lui était tendue, puis, employant la langue anglaise dans la-
quelle on lui adressait la parole :
« Nous sommes trop heureux, mon ami Karroly et moi, ré-
pondit-il, que notre expérience de ces parages nous ait permis
d’éviter une si effroyable catastrophe.
– Permettez-moi de me présenter. Je suis émigrant et je
m’appelle Harry Rhodes. J’ai avec moi ma femme, ma fille et
– 65 –
mon fils, reprit le passager en désignant les trois personnes qu’il
avait quittées pour aborder le Kaw-djer.
– Mon compagnon, dit en échange le Kaw-djer, est le pilote
Karroly, et voici Halg, son fils. Ce sont des Fuégiens, comme
vous pouvez le voir.
– Et vous ? interrogea Harry Rhodes.
– Je suis un ami des Indiens. Ils m’ont baptisé le Kaw-djer,
et je ne me connais plus d’autre nom. »
Harry Rhodes regarda avec étonnement son interlocuteur
qui soutint cet examen d’un air calme et froid. Sans insister, il
demanda :
« Quel est votre avis sur ce que nous devons faire ?
– Nous en parlions précisément, M. Hartlepool et moi, ré-
pondit le Kaw-djer. Tout dépend de l’état du Jonathan. Je n’ai
pas, à vrai dire, beaucoup d’illusions à ce sujet. Cependant, il est
nécessaire de l’examiner avant de rien décider.
– En quelle partie de la Magellanie sommes-nous
échoués ? reprit Harry Rhodes.
– Sur la côte sud-est de l’île Hoste.
– Près du détroit de Magellan ?
– Non. Fort loin, au contraire.
– Diable !… fit Harry Rhodes.
– 66 –
– C’est pourquoi, je vous le répète, tout dépend de l’état du
Jonathan. Il faut d’abord s’en rendre compte. Nous prendrons
ensuite une décision. »
Suivi du maître Hartlepool, d’Harry Rhodes, d’Halg et de
Karroly, le Kaw-djer descendit sur les récifs, et, tous ensemble,
ils firent le tour du clipper.
On eut vite acquis la certitude que le Jonathan devait être
considéré comme absolument perdu. La coque était crevée en
vingt endroits, déchirée sur presque toute la longueur du flanc
de tribord, avaries particulièrement irrémédiables quand il
s’agit d’un bâtiment en fer. On devait donc renoncer à tout es-
poir de le remettre à flot et l’abandonner à la mer qui ne tarde-
rait pas à en achever la démolition.
« Selon moi, dit alors le Kaw-djer, il conviendrait de dé-
barquer la cargaison et de la mettre en lieu sûr. Pendant ce
temps, on réparerait notre chaloupe qui a subi de sérieuses ava-
ries au moment de l’échouage. Les réparations terminées, Kar-
roly conduirait à Punta-Arenas un des émigrants qui appren-
drait le sinistre au gouverneur. Sans aucun doute, celui-ci
s’empressera de faire le nécessaire pour vous rapatrier.
– C’est fort sagement dit et pensé, approuva Harry Rhodes.
– Je crois, reprit le Kaw-djer, qu’il serait bon de communi-
quer ce plan à tous vos compagnons. Pour cela, il faudrait les
réunir sur la grève, si vous n’y voyez pas d’inconvénient. »
On dut attendre assez longtemps le retour des diverses
bandes qui s’étaient plus ou moins éloignées dans des directions
opposées. Avant neuf heures du matin, cependant, la faim eut
ramené tous les émigrants en face du navire échoué. Harry
Rhodes, montant sur un quartier de roc en guise de tribune,
transmit à ses compagnons la proposition du Kaw-djer.
– 67 –
Elle n’obtint pas un succès absolument unanime. Quelques
auditeurs ne parurent pas satisfaits. On entendit des réflexions
désobligeantes.
« Décharger un navire de trois mille tonneaux, mainte-
nant !… Il ne manquait plus que ça ! murmurait l’un.
– Pour qui nous prend-on ? bougonnait un autre.
– Comme si l’on n’avait pas assez trimé ! » disait en sour-
dine un troisième.
Une voix s’éleva enfin nettement de la foule.
« Je demande la parole, articulait-elle en mauvais anglais.
– Prenez-la », acquiesça, sans même connaître le nom de
l’interrupteur, Harry Rhodes, qui descendit sur-le-champ de
son piédestal.
Il y fut aussitôt remplacé par un homme dans la force de
l’âge. Son visage, aux traits assez beaux, éclairé par des yeux
bleus un peu rêveurs, était encadré par une barbe touffue de
couleur châtain. Le propriétaire de cette magnifique barbe en ti-
rait, selon toute apparence, quelque vanité, car il en caressait
avec amour les poils longs et soyeux, d’une main dont nul tra-
vail grossier n’avait altéré la blancheur.
« Camarades, prononça ce personnage en arpentant le ro-
cher comme Cicéron devait jadis arpenter les rostres, la surprise
que plusieurs d’entre vous ont manifestée est des plus natu-
relles. Que nous propose-t-on, en effet ? De séjourner un temps
indéterminé sur cette côte inhospitalière et de travailler stupi-
dement au sauvetage d’un matériel qui n’est pas à nous. Pour-
quoi attendrions-nous ici le retour de la chaloupe, alors qu’elle
– 68 –
peut être utilisée à nous transporter les uns après les autres jus-
qu’à Punta-Arenas ? »
Des : « Il a raison ! », « C’est évident ! », coururent parmi
les auditeurs. Cependant le Kaw-djer répliquait du milieu de la
foule :
« La Wel-Kiej est à votre disposition, cela va sans dire.
Mais il lui faudra dix ans pour transporter tout le monde à Pun-
ta-Arenas.
– Soit ! concéda l’orateur. Restons donc ici en attendant
son retour. Ce n’est pas une raison pour décharger le matériel à
grand renfort de bras. Que nous retirions des flancs du navire
les objets qui sont notre propriété personnelle, rien de mieux,
mais le reste !… Devons-nous quelque chose à la Société à la-
quelle tout cela appartient ? Bien au contraire, c’est elle qui est
responsable de nos malheurs. Si elle n’avait pas fait preuve de
tant d’avarice, si son bateau avait été meilleur et mieux com-
mandé, nous n’en serions pas où nous en sommes. Et d’ailleurs,
quand bien même il n’en serait pas ainsi, devrions-nous pour
cela oublier que nous faisons partie de l’innombrable classe des
exploités, et nous transformer bénévolement en bêtes de somme
des exploiteurs ? »
L’argument parut apprécié. Une voix dit : « Bravo ! ». Il y
eut de gros rires.
L’orateur, ainsi encouragé, poursuivit avec une chaleur
nouvelle :
« Exploités, nous le sommes à coup sûr, nous autres tra-
vailleurs – et l’orateur, ce disant, se frappait la poitrine avec
énergie – qui n’avons pu, fût-ce au prix d’un labeur acharné, ga-
gner dans les lieux qui nous ont vus naître le pain qu’aurait
trempé notre sueur. Nous serions bien sots maintenant de char-
– 69 –
ger nos échines de toute cette ferraille fabriquée par des ou-
vriers comme nous et qui n’en est pas moins la propriété de ce
capitalisme oppresseur, dont l’incommensurable égoïsme nous
a contraints à quitter nos familles et nos patries ? »
Si la plupart des émigrants écoutaient d’un air ahuri ces ti-
rades prononcées dans un anglais vicié par un fort accent étran-
ger, plusieurs d’entre eux en paraissaient ébranlés. Un petit
groupe, réuni au pied de la tribune improvisée, donnait notam-
ment des marques d’approbation.
Ce fut encore le Kaw-djer qui remit les choses au point.
« J’ignore à qui appartient la cargaison du Jonathan, dit-il
avec calme, mais mon expérience de ce pays m’autorise à vous
affirmer qu’elle pourra éventuellement vous être utile. Dans
l’ignorance où nous sommes tous de l’avenir, il est sage, selon
moi, de ne pas l’abandonner. »
Le précédent orateur ne manifestant aucune velléité de ré-
plique, Harry Rhodes escalada de nouveau le rocher et mit aux
voix la proposition de Kaw-djer. Elle fut adoptée à mains levées
sans autre opposition.
« Le Kaw-djer demande, ajouta Harry Rhodes transmet-
tant une question qui lui était faite à lui-même, s’il n’y aurait
pas parmi nous des charpentiers qui consentiraient à l’aider
pour réparer sa chaloupe.
– Présent ! fit un homme à l’aspect solide, qui éleva un bras
au-dessus des têtes.
– Présent ! répondirent presque en même temps deux
autres émigrants.
– 70 –
– Le premier qui a parlé, c’est Smith, dit Hartlepool au
Kaw-djer, un ouvrier embauché par la Compagnie. C’est un
brave homme. Je ne connais pas les deux autres. Tout ce que je
sais, c’est que l’un s’appelle Hobard.
– Et l’orateur, le connaissez-vous ?
– C’est un émigrant, un Français, je crois. On m’a dit qu’il
se nommait Beauval, mais je n’en suis pas sûr. »
Le maître d’équipage ne se trompait pas. Tels étaient bien
le nom et la nationalité de l’orateur, dont l’histoire assez mou-
vementée peut cependant être résumée en quelques lignes.
Ferdinand Beauval avait commencé par être avocat, et
peut-être eût-il réussi dans cette profession, car il ne manquait
ni d’intelligence, ni de talent, s’il n’avait eu le malheur d’être pi-
qué, dès le début de sa carrière, par la tarentule politique. Pres-
sé de réaliser une ambition à la fois ardente et confuse, il s’était
enrôlé dans les partis avancés et n’avait pas tardé à lâcher le Pa-
lais pour les réunions publiques. Il serait, sans doute, parvenu à
se faire élire député tout comme un autre, s’il avait pu attendre
assez longtemps. Mais ses modestes ressources furent épuisées
avant que le succès eût couronné ses efforts. Réduit aux expé-
dients, il s’était alors compromis dans des affaires douteuses, et,
de ce jour, datait pour lui la dégringolade qui, de chute en chute,
l’avait fait rouler dans la gêne, puis dans la misère, et l’avait en-
fin contraint à chercher une meilleure fortune sur le sol de la
libre Amérique.
Mais, en Amérique, le sort ne lui avait pas été plus clément.
Après avoir passé de ville en ville, en exerçant successivement
tous les métiers, il avait finalement échoué à San Francisco, où,
le destin ne lui souriant pas davantage, il s’était vu acculé à un
second exil.
– 71 –
Ayant réussi à se procurer le capital minimum nécessaire, il
s’était inscrit dans ce convoi d’émigrants sur le vu d’un prospec-
tus qui promettait monts et merveilles aux premiers colons de la
concession de la baie de Lagoa. Son espoir risquait fort d’être
trompé de nouveau, après le naufrage du Jonathan, qui le jetait,
avec tant d’autres misérables, sur le littoral de la presqu’île
Hardy.
Toutefois, les échecs perpétuels de Ferdinand Beauval
n’avaient aucunement ébranlé sa confiance en lui-même et dans
son étoile. Ces échecs, qu’il attribuait à la méchanceté, à
l’ingratitude, à la jalousie, laissaient intacte sa foi en sa valeur
propre, qui triompherait, un jour ou l’autre, à la première occa-
sion favorable.
C’est pourquoi pas un instant il n’avait laissé dépérir les
dons de conducteur d’hommes qu’il s’attribuait modestement. À
peine à bord du Jonathan, il s’était efforcé de répandre autour
de lui la bonne semence, et parfois avec une telle intempérance
de langage que le capitaine Leccar avait cru devoir intervenir.
Malgré cette entrave apportée à sa propagande, Ferdinand
Beauval n’était pas sans avoir remporté quelques petits succès
pendant le commencement de ce voyage qui venait de prendre
fin d’une manière si dramatique. Certains de ses compagnons
d’infortune, en nombre insignifiant, il est vrai, n’avaient pas
laissé de prêter une oreille complaisante aux suggestions déma-
gogiques qui faisaient le fond de son éloquence habituelle. Au-
tour de lui, ils formaient maintenant un groupe compact, dont
le seul défaut était de compter de trop rares unités.
Plus grande sans doute eût été la quantité de ses adeptes, si
Beauval, continuant à jouer de malheur, ne se fût heurté, à bord
du Jonathan, à un redoutable concurrent. Ce concurrent n’était
autre qu’un Américain du Nord, du nom de Lewis Dorick,
homme au visage rasé, à l’aspect glacial, à la parole tranchante
– 72 –
comme un couteau. Ce Lewis Dorick professait des théories ana-
logues à celles de Beauval, en les poussant d’un degré plus
avant. Alors que celui-ci préconisait un socialisme, dans lequel
l’État, unique propriétaire des moyens de production, réparti-
rait à chacun son emploi, Dorick vantait un plus pur commu-
nisme, dans lequel tout serait à la fois propriété de tous et de
chacun.
Entre les deux leaders sociologues, on pouvait encore noter
une différence plus caractéristique que le désaccord de leurs
principes. Tandis que Beauval, Latin imaginatif, se grisait de
mots et de rêves, tout en pratiquant pour son propre compte des
mœurs assez douces, de Dorick, sectaire plus farouche et plus
absolu doctrinaire, le cœur de marbre ignorait la pitié. Alors que
l’un, fort capable au demeurant d’affoler un auditoire jusqu’à la
violence, était personnellement inoffensif, l’autre constituait par
lui-même un danger.
Dorick prônait l’égalité d’une manière telle qu’il la rendait
haïssable. Ce n’est pas en bas, c’est en haut qu’il regardait. La
pensée du sort misérable auquel est vouée l’immense majorité
des humains ne faisait battre son cœur de nulle émotion, mais
qu’un petit nombre d’entre eux occupassent un rang social su-
périeur au sien, cela lui donnait des convulsions de rage.
Vouloir l’apaiser eût été une folie. Pour le plus timide des
contradicteurs, il devenait sur-le-champ un ennemi implacable
qui, s’il eût été libre, n’eût employé d’autre argument que la vio-
lence et le meurtre.
À cette âme ulcérée, Dorick devait tous ses malheurs. Pro-
fesseur de littérature et d’histoire, il n’avait pu résister au désir
de répandre, du haut de sa chaire, un tout autre enseignement.
Volontiers, il y proclamait ses maximes libertaires, non pas sous
la forme d’une pure discussion théorique, mais sous celle
– 73 –
d’affirmations péremptoires devant lesquelles on a le devoir
étroit de s’incliner.
Cette conduite n’avait pas tardé à porter ses fruits naturels.
Dorick, remercié par son directeur, avait été invité à chercher
une autre place. Les mêmes causes continuant à produire les
mêmes effets, sa nouvelle place lui avait échappé comme la
première, la troisième comme la deuxième, et ainsi de suite,
tant qu’enfin la porte de la dernière institution s’était irrévoca-
blement refermée derrière lui. Il était alors tombé sur le pavé,
d’où, professeur transformé en émigrant, il avait rebondi sur le
pont du Jonathan.
Au cours de la traversée, Dorick et Beauval avaient recruté
chacun leurs partisans, celui-ci par la chaleur d’une éloquence
que n’alourdit pas la critique consciencieuse des idées, celui-là
par l’autorité inhérente à un homme qui s’affirme possesseur de
la vérité intégrale. Cette modeste clientèle, dont ils s’étaient éri-
gés les chefs, ils n’arrivaient pas à se la pardonner réciproque-
ment. Si, en apparence, ils se faisaient encore bon visage, leurs
âmes étaient pleines de colère et de haine.
À peine débarqué sur la grève de l’île Hoste, Beauval
n’avait pas voulu perdre un instant pour s’assurer un avantage
sur son rival. Trouvant l’occasion favorable, il avait gravi la tri-
bune et pris la parole de la manière que l’on sait. Peu importait
que sa thèse n’eût pas finalement triomphé. L’essentiel est de se
mettre en vedette. La foule s’habitue à ceux qu’elle voit souvent,
et pour devenir tout naturellement un chef, il suffit de s’en at-
tribuer le rôle assez longtemps.
Pendant le court dialogue du Kaw-djer et d’Hartlepool,
Harry Rhodes avait continué à haranguer ses compagnons.
« Puisque la proposition est adoptée, leur dit-il du haut de
son rocher, il faudrait confier à l’un de nous la direction du tra-
– 74 –
vail. Ce n’est pas peu de choses que de décharger entièrement
un navire de trois mille cinq cents tonneaux, et une telle entre-
prise exige de la méthode. Vous conviendrait-il de faire appel au
concours de M. Hartlepool, maître d’équipage ? Il nous réparti-
rait la besogne et nous indiquerait les meilleurs moyens de la
mener à bonne fin. Que ceux qui sont de mon avis veuillent bien
lever la main. »
Toutes les mains, à de rares exceptions près, se levèrent
d’un même mouvement.
« Voilà donc qui est entendu, constata Harry Rhodes, qui
ajouta en se tournant vers le maître d’équipage : Quels sont les
ordres ?
– D’aller déjeuner, répondit Hartlepool avec rondeur. Pour
travailler, il faut des forces. »
En tumulte, les émigrants réintégrèrent le bord où un repas
formé de conserves leur fut distribué par l’équipage. Pendant ce
temps, Hartlepool avait pris le Kaw-djer à l’écart.
« Si vous le permettez, monsieur, dit-il d’un air soucieux,
j’oserai prétendre que je suis un bon marin. Mais j’ai toujours
eu un capitaine, monsieur.
– Qu’entendez-vous par là ? interrogea le Kaw-djer.
– J’entends, répondit Hartlepool en faisant une mine de
plus en plus longue, que je peux me flatter de savoir exécuter un
ordre, mais que l’invention n’est pas mon affaire. Tenir ferme la
barre, tant qu’on voudra. Quant à donner la route, c’est autre
chose. »
– 75 –
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Le Kaw-djer examina du coin de l’œil le maître d’équipage.
Il existait donc des hommes, bons, forts et droits au demeurant,
pour lesquels un chef était une nécessité ?
« Cela veut dire, expliqua-t-il, que vous vous chargeriez vo-
lontiers du détail du travail, mais que vous seriez heureux
d’avoir au préalable quelques indications générales ?
– Juste ! fit Hartlepool.
– Rien de plus simple, poursuivit le Kaw-djer. De combien
de bras pouvez-vous disposer ?
– Au départ de San-Francisco, le Jonathan avait un équi-
page de trente-quatre hommes, compris l’état-major, le cuisi-
nier et les deux mousses, et transportait onze cent quatre-vingt-
quinze passagers. Au total, douze cent vingt-neuf personnes.
Mais beaucoup sont morts maintenant.
– On en fera le compte plus tard. Adoptons pour le mo-
ment le nombre rond de douze cents. En défalquant les femmes
et les enfants, il reste à vue d’œil sept cents hommes. Vous allez
diviser votre monde en deux groupes. Deux cents hommes res-
teront à bord et commenceront à monter la cargaison sur le
pont. Moi, je conduirai les autres dans une forêt qui n’est pas
loin d’ici. Nous y couperons une centaine d’arbres. Ces arbres,
une fois ébranchés, seront croisés sur double épaisseur et liés
solidement entre eux. On obtiendra ainsi une série de parquets,
que vous mettrez bout à bout de façon à former un large chemin
réunissant le navire à la grève. À marée haute, vous aurez un
pont flottant. À marée basse, ces radeaux reposeront sur les
têtes de récifs, et vous les étayerez afin d’assurer leur stabilité.
En procédant de cette manière, et avec un si nombreux person-
nel, le déchargement peut être terminé en trois jours. »
– 77 –
Hartlepool se conforma intelligemment à ces instructions,
et, comme l’avait prévu le Kaw-djer, toute la cargaison du Jona-
than fut déposée sur la grève, hors de l’atteinte de la mer, le soir
du 19. Vérification faite, le treuil à vapeur s’était par bonheur
trouvé en parfait état, et cette circonstance avait grandement fa-
cilité le levage des colis les plus lourds.
En même temps, avec l’aide des trois charpentiers Smith,
Hobard et Charley, les réparations de la chaloupe avaient été ac-
tivement poussées. À cette date du 19 mars, elle fut en état de
prendre la mer.
Il s’agit alors pour les émigrants de choisir un délégué.
Ferdinand Beauval eut ainsi une nouvelle occasion de monter à
la tribune et de solliciter des électeurs. Mais il jouait décidément
de malheur. S’il eut la satisfaction de réunir une cinquantaine
de voix, tandis que Lewis Dorick, qui d’ailleurs n’avait pas fait
acte de candidat, n’en récoltait aucune, ce fut sur un certain
Germain Rivière, agriculteur de race franco-canadienne, père
d’une fille et de quatre superbes garçons, que se porta la majori-
té des suffrages. Celui-ci, du moins, les électeurs étaient bien
sûrs qu’il reviendrait.
Sous la conduite de Karroly, qui laissait à l’île Hoste Halg
et le Kaw-djer, la Wel-Kiej mit à la voile dans la matinée du 20
mars, et l’on procéda aussitôt à une installation sommaire. Il
n’était pas question de fonder un établissement durable, mais
seulement d’attendre le retour de la chaloupe, dont le voyage
devait exiger environ trois semaines. Il n’y avait donc pas lieu
d’utiliser les maisons démontables, et l’on se contenta de dres-
ser les tentes trouvées dans la cale du navire. Augmentées des
voiles de rechange dont regorgeait une soute spéciale, elles suf-
firent à abriter tout le monde, et même la partie fragile du maté-
riel. On ne négligea pas non plus d’improviser des basses-cours
avec quelques panneaux de grillages, ni d’établir des enclos à
– 78 –
l’aide de cordes et de pieux, pour les bêtes à deux et à quatre
pattes que transportait le Jonathan.
En somme, cette foule n’était pas dans la situation de nau-
frages jetés sans espoir, sans ressources sur une terre ignorée.
La catastrophe avait eu lieu dans l’archipel fuégien, en un point
exactement porté sur les cartes, à une centaine de lieues tout au
plus de Punta-Arenas. D’autre part, les vivres abondaient. Les
circonstances ne justifiaient, par conséquent, aucune inquiétude
sérieuse, et, si ce n’est le climat un peu plus dur, les émigrants
vivraient là, jusqu’au jour prochain du rapatriement, comme ils
eussent vécu au début de leur séjour sur la terre africaine.
Il va sans dire que, pendant le déchargement, ni Halg ni le
Kaw-djer n’étaient restés inactifs. Tous deux avaient bravement
payé de leur personne. Du Kaw-djer notamment le concours
avait été particulièrement utile. Quelle que fût sa modestie,
quelque soin qu’il prît de passer inaperçu, sa supériorité était si
évidente qu’elle s’imposait par la force des choses. Aussi ne se
fit-on pas faute de recourir à ses conseils. S’agissait-il du trans-
port d’un poids spécialement lourd, de l’arrimage des colis, du
montage des tentes, on s’adressait à lui, et non seulement Har-
tlepool, mais encore la plupart de ces pauvres gens, peu habi-
tués à de semblables travaux, qui formaient la grande masse des
émigrants.
L’installation était fort avancée, sinon terminée, quand, le
24 mars, on eut un nouvel aperçu de la rigueur de ces parages.
Durant trois fois vingt-quatre heures, la pluie ruissela en tor-
rents, le vent souffla en tempête. Lorsque l’atmosphère reprit un
peu de calme, on eût vainement cherché le Jonathan sur son lit
de récifs. Des tôles, des barres de fer tordues, voilà ce qui restait
du beau clipper dont, quelques jours auparavant, l’étrave fen-
dait si allègrement la mer.
– 79 –
Bien que tout ce qui pouvait avoir la moindre valeur eût été
retiré alors du navire, ce ne fut pas sans un serrement de cœur
que les émigrants constatèrent sa disparition définitive. Ils
étaient ainsi isolés et complètement séparés de l’humanité qui,
si la chaloupe se perdait en cours de navigation, ignorerait peut-
être à jamais leur destin.
À la tempête succéda une période de calme. On en profita
pour dénombrer les survivants du naufrage. L’appel nominal,
auquel procéda Hartlepool, en s’aidant des listes du bord, mon-
tra que la catastrophe avait fait trente et une victimes, dont
quinze parmi l’équipage et seize parmi les passagers. Il subsis-
tait onze cent soixante-dix-neuf passagers et dix-neuf des
trente-quatre inscrits sur le rôle d’équipage. En ajoutant à ces
nombres les deux Fuégiens et leur compagnon, la population de
l’île Hoste s’élevait donc à douze cent une personnes des deux
sexes et de tout âge.
Le Kaw-djer résolut de mettre le beau temps à profit pour
visiter les parties de l’île Hoste les plus voisines du campement.
Il fut convenu que Hartlepool, Harry Rhodes, Halg et trois émi-
grants, Gimelli, Gordon et Ivanoff, d’origine italienne pour le
premier, américaine pour le deuxième, russe pour le troisième,
l’accompagneraient dans cette excursion. Mais, au dernier mo-
ment, il se présenta deux candidats imprévus.
Le Kaw-djer allait à l’endroit fixé pour le rendez-vous, lors-
que son attention fut attirée par deux enfants d’une dizaine
d’années qui, l’un suivant l’autre, se dirigeaient évidemment de
son côté. L’un de ces deux enfants, la mine éveillée, légèrement
impertinente même, marchait le nez au vent, en affectant une
allure crâne qui ne laissait pas d’être un peu comique. L’autre,
suivait à cinq pas, d’un air modeste qui convenait à sa petite fi-
gure timide.
Le premier aborda le Kaw-djer.
– 80 –
« Excellence… » dit-il.
À cette appellation imprévue, le Kaw-djer fort amusé con-
sidéra le bambin. Celui-ci soutint bravement l’examen, sans se
troubler ni baisser les yeux.
« Excellence !… répéta le Kaw-djer en riant. Pourquoi
m’appelles-tu Excellence, mon garçon ? »
L’enfant sembla fort étonné.
« N’est-ce pas comme ça qu’on doit dire pour les rois, les
ministres et les évêques ? demanda-t-il sur un ton qui exprimait
sa crainte de n’avoir pas suffisamment respecté les règles de la
politesse.
– Bah !… s’écria le Kaw-djer abasourdi. Et où as-tu vu
qu’on devait appeler Excellence les rois, les ministres et les
évêques ?
– Sur les journaux, répondit l’enfant avec assurance.
– Tu lis donc les journaux ?
– Pourquoi pas ?… Quand on m’en donne.
– Ah !… ah !… » fit le Kaw-djer.
Il reprit :
« Comment t’appelles-tu ?
– Dick.
– Dick quoi ? »
– 81 –
L’enfant n’eut pas l’air de comprendre.
« Enfin, quel est le nom de ton père ?
– Je n’en ai pas.
– De ta mère, alors ?
– Pas plus de mère que de père, Excellence.
– Encore !… se récria le Kaw-djer qui s’intéressait de plus
en plus à ce singulier enfant. Je ne suis cependant, que je sache,
ni roi, ni ministre, ni évêque !
– Vous êtes le gouverneur ! » déclara le gamin avec em-
phase.
Le gouverneur !… Le Kaw-djer tombait des nues.
« Où as-tu pris cela ? demanda-t-il.
– Dame !… fit Dick embarrassé.
– Eh bien ?… » insista le Kaw-djer.
Dick parut légèrement troublé. Il hésita.
« Je ne sais pas, moi… dit-il enfin. C’est parce que c’est
vous qui commandez… Et puis, tout le monde vous appelle
comme ça.
– Par exemple !… » protesta le Kaw-djer.
D’une voix plus grave il ajouta :
– 82 –
« Tu te trompes, mon petit ami. Je ne suis ni plus ni moins
que les autres. Ici, personne ne commande. Ici, il n’y a pas de
maître. »
Dick ouvrit de grands yeux et regarda le Kaw-djer avec in-
crédulité. Était-il possible qu’il n’y eût pas de maître ? Pouvait-il
le croire, cet enfant, pour qui, jusqu’alors, le monde n’avait été
peuplé que de tyrans ? Pouvait-il croire qu’il existât quelque
part un pays sans maître ?
« Pas de maître », affirma de nouveau le Kaw-djer.
Après un court silence, il demanda :
« Où es-tu né ?
– Je ne sais pas.
– Quel âge as-tu ?
– Bientôt onze ans, à ce qu’on dit.
– Tu n’en es pas plus sûr que ça ?
– Ma foi ! non.
– Et ton compagnon, qui reste là figé à cinq pas sans bou-
ger d’une semelle, qui est-ce ?
– C’est Sand.
– C’est ton frère ?
– C’est tout comme… C’est mon ami.
– Vous avez peut-être été élevés ensemble ?
– 83 –
– Élevés ?… protesta Dick. Nous n’avons pas été élevés,
monsieur ! »
Le cœur du Kaw-djer se serra. Que de tristesse dans ces
quelques mots que prononçait cet enfant d’une voix batailleuse,
comme un jeune coq dressé sur ses ergots ! Il existait donc des
enfants que personne n’avait « élevés » !
« Où l’as-tu connu, alors ?
– À Frisco 1 sur le quai.
– Il y a longtemps ?
– Très, très longtemps… Nous étions encore petits, répon-
dit Dick en cherchant à rassembler ses souvenirs. Il y a au
moins… six mois !
– En effet, il y a très longtemps », approuva le Kaw-djer
sans sourciller.
Il se retourna vers le compagnon silencieux du singulier
petit bonhomme.
« Avance à l’ordre, toi, dit-il, et surtout ne m’appelle pas
Excellence. Tu as donc ta langue dans ta poche ?
– Non, monsieur, balbutia l’enfant en tordant entre ses
doigts un béret de marin.
– Alors, pourquoi ne dis-tu rien ?
– C’est parce qu’il est timide, monsieur », expliqua Dick.
1 San Francisco.
– 84 –
De quel air dégoûté Dick rendit cet arrêt !
« Ah ! dit en riant le Kaw-djer, c’est parce qu’il est ti-
mide ?… Tu ne l’es pas, toi.
– Non, monsieur, répondit Dick avec simplicité.
– Et tu as, parbleu ! bien raison… Mais, enfin, qu’est-ce que
vous faites tous les deux ici ?
– C’est nous les mousses, monsieur. »
Le Kaw-Djer se souvint qu’Hartlepool avait en effet cité
deux mousses en énumérant l’équipage du Jonathan. Il ne les
avait pas remarqués jusqu’alors parmi les enfants des émi-
grants. Puisqu’ils l’avaient abordé aujourd’hui, c’est donc qu’ils
désiraient quelque chose.
« Qu’y a-t-il pour votre service ? » demanda-t-il.
Ce fut Dick, comme toujours, qui prit la parole.
« Nous voudrions aller avec vous, comme M. Hartlepool et
M. Rhodes.
– Pourquoi faire ? »
Les yeux de Dick brillèrent.
« Pour voir des choses… »
Des choses !… Tout un monde dans ce mot. Tout le désir de
ce qui jamais n’a été vu encore, tous les rêves merveilleux et
confus des enfants. Le visage de Dick implorait, toute sa petite
personne était tendue vers son désir.
– 85 –
« Et toi, insista le Kaw-djer en s’adressant à Sand, tu veux
aussi voir des choses ?
– Non, monsieur.
– Que veux-tu, dans ce cas ?
– Aller avec Dick, répondit l’enfant doucement.
– Tu l’aimes donc bien, Dick ?
– Oh oui, monsieur ! » affirma Sand dont la voix eut une
profondeur d’expression au-dessus de son âge.
Le Kaw-djer, de plus en plus intéressé, regarda un moment
les deux bambins. Le drôle de petit ménage ! Mais charmant et
touchant aussi. Il rendit enfin son arrêt.
« Vous viendrez avec nous, dit-il.
– Vive le gouverneur !… » s’écrièrent, en jetant leur béret
en l’air, les deux enfants qui se mirent à sauter comme des ca-
bris.
Par Hartlepool, le Kaw-djer apprit l’histoire de ses deux
nouvelles connaissances, tout ce que le maître d’équipage en sa-
vait du moins, et à coup sûr plus que les intéressés n’en savaient
eux-mêmes.
Enfants abandonnés un soir au coin d’une borne, le fait
qu’ils eussent vécu était un de ces phénomènes que la raison est
impuissante à expliquer. Ils avaient vécu cependant, gagnant
leur pain dès l’âge le plus tendre, grâce à de menues besognes :
cirage de chaussures, commissions, ouverture de portières,
vente de fleurs des champs, autant d’inventions merveilleuses
– 86 –
pour d’aussi jeunes cerveaux, mais le plus souvent trouvant leur
nourriture, comme des moineaux, entre les pavés de San-
Francisco.
Ils ignoraient réciproquement leur triste existence six mois
plus tôt, quand le sort les mit soudain face à face, dans des cir-
constances que la qualité et l’échelle réduite des acteurs empê-
chent seules de qualifier de tragiques. Dick passait sur le quai,
les mains dans les poches, le béret sur l’oreille, en sifflant entre
les dents une chanson favorite, quand il aperçut Sand aux
trousses duquel un gros chien aboyait en découvrant des crocs
menaçants. L’enfant, épouvanté, reculait en pleurant, le visage
gauchement caché sous son coude replié. Dick ne fit qu’un bond
et sans hésiter se plaça entre le peureux et son terrifiant adver-
saire, puis, se campant résolument sur ses petites jambes, il re-
garda le chien droit dans les yeux et attendit le pied ferme.
L’animal fut-il intimidé par cette attitude de matamore ?
Le certain, c’est qu’il recula à son tour, pour s’enfuir finalement
la queue basse. Sans s’occuper davantage de lui, Dick s’était re-
tourné vers Sand.
« Comment t’appelles-tu ? lui avait-il demandé d’un air su-
perbe.
– Sand, avait dit l’autre au milieu de ses larmes. Et toi ?
– Dick… Si tu veux nous serons amis. »
Pour toute réponse, Sand s’était jeté dans les bras du héros,
scellant ainsi une indestructible amitié.
De loin, Hartlepool avait assisté à la scène. Il interrogea les
deux enfants et connut ainsi leur triste histoire. Désireux de ve-
nir en aide à Dick, dont il avait admiré le courage, il lui proposa
de le prendre comme mousse sur le Josuah Brener, trois-mâts
– 87 –
carré à bord duquel il était alors embarqué. Mais, au premier
mot, Dick avait posé cette condition sine qua non que Sand se-
rait pris avec lui. Il fallut de gré ou de force en passer par là, et,
depuis lors, Hartlepool n’avait plus quitté les deux inséparables
qui l’avaient suivi du Josuah Brener sur le Jonathan. Il s’était
fait leur professeur et leur avait appris à lire et à écrire, c’est-à-
dire à peu près tout ce qu’il savait lui-même. Ses bienfaits, du
reste, étaient tombés dans un bon terrain. Il n’avait jamais eu
qu’à se louer des deux enfants qui éprouvaient pour lui une re-
connaissance passionnée. Certes, chacun d’eux avait son carac-
tère ; l’un colère, susceptible, batailleur, toujours prêt à se me-
surer contre n’importe qui et n’importe quoi, l’autre silencieux,
doux, effacé, craintif ; l’un protecteur, l’autre protégé ; mais tous
deux montrant le même cœur à l’ouvrage, ayant la même cons-
cience du devoir, la même affection pour leur grand ami com-
mun, le maître d’équipage Hartlepool.
C’est de telles recrues que s’augmenta le personnel de
l’excursion.
Le 28 mars, on se mit en route dès les premières heures du
matin. On n’avait pas la prétention d’explorer toute l’île Hoste,
mais seulement la partie avoisinant le campement. On passa
d’abord par-dessus les crêtes médianes de la presqu’île Hardy,
de manière à en atteindre la côte occidentale, puis on suivit
cette côte en remontant vers le Nord, afin de revenir au campe-
ment par le littoral opposé, en traversant la région sud de l’île
proprement dite.
Dès le début de la promenade, on eut l’impression qu’il ne
fallait pas juger le pays d’après l’aspect rébarbatif du lieu de
l’échouage, et cette impression ne fit que s’accentuer à mesure
que l’on gagna vers le Nord. Si la presqu’île Hardy apparaissait
rocailleuse et stérile jusqu’aux arides pointes du Faux cap Horn,
il n’en était pas ainsi de la contrée verdoyante dont les hauteurs
se profilaient au Nord-Ouest.
– 88 –
De vastes prairies, au pied de collines boisées, succédaient,
dans cette direction, aux roches tapissées de goémons, aux ra-
vins hérissés de bruyères. Là, s’entremêlaient les doronics à
fleurs jaunes et les asters maritimes à fleurs bleues et violettes,
des séneçons à tige d’un mètre, et nombre de plantes naines :
calcéolaires, cytises rampants, stipes, pimprenelles minuscules
en pleine floraison. Le sol était velouté d’une herbe luxuriante
capable de nourrir des milliers de ruminants.
La petite troupe des excursionnistes s’était divisée, selon
les affinités individuelles, en groupes, autour desquels gamba-
daient Dick et Sand, qui triplaient par leurs crochets la longueur
de la route. Les trois cultivateurs échangeaient des paroles rares
en jetant autour d’eux des regards étonnés, tandis que Harry
Rhodes et Halg marchaient en compagnie du Kaw-djer. Celui-ci
ne se livrait pas et gardait sa réserve habituelle. Cette réserve
toutefois ne laissait pas d’être entamée par la sympathie que lui
inspirait la famille Rhodes. De cette famille, tous les membres
lui plaisaient : la mère, sérieuse et bonne ; les enfants, Edward
âgé de dix-huit ans et Clary âgée de quinze ans, aux visages ou-
verts et francs ; le père, caractère d’une droiture certaine et d’un
ferme bon sens.
Les deux hommes causaient amicalement de ce qui les in-
téressait en ce moment l’un et l’autre. Harry Rhodes profitait de
l’occasion pour se renseigner au sujet de la Magellanie. En
échange, il documentait son compagnon sur les plus remar-
quables échantillons de la foule des émigrants. Le Kaw-djer ap-
prit ainsi beaucoup de choses.
Il sut d’abord comment Harry Rhodes, possesseur d’une
assez belle fortune, avait été ruiné à cinquante ans par la faute
d’autrui, et comment, après ce malheur immérité, il s’était expa-
trié sans hésitation afin d’assurer, s’il était possible, l’avenir de
sa femme et de ses enfants. Il apprit ensuite, Harry Rhodes
– 89 –
ayant été à même de puiser ces renseignements dans les docu-
ments du bord, que, défalcation faite des morts, les émigrants
du Jonathan se décomposaient de la manière suivante, au point
de vue des professions antérieures : Sept cent cinquante cultiva-
teurs – parmi lesquels cinq Japonais ! – comprenant cent qua-
torze hommes mariés accompagnés de leurs cent quatorze
femmes et de leurs enfants, dont quelques-uns majeurs, au
nombre de deux cent soixante-deux ; trois représentants des
professions libérales, cinq ex-rentiers et quarante et un ouvriers
de métier. À ces derniers, il convenait d’ajouter quatre autres
ouvriers non émigrants, un maçon, un menuisier, un charpen-
tier et un serrurier, embauchés par la compagnie de colonisa-
tion pour faciliter le début de l’installation, ce qui portait à onze
cent soixante-dix-neuf le nombre des passagers survivants, ainsi
que l’appel nominal l’avait indiqué.
Ayant énuméré ces diverses catégories, Harry Rhodes entra
dans quelques détails sur chacune d’elles. Touchant la grande
masse des paysans, il n’avait pas fait de bien nombreuses obser-
vations. Tout au plus avait-il cru remarquer que les frères
Moore, dont l’un s’était signalé d’ailleurs pendant le décharge-
ment par sa brutalité, semblaient de tempérament violent, et
que les familles Rivière, Gimelli, Gordon et Ivanoff paraissaient
composées de braves gens, solides, bien portants et disposés à
l’ouvrage. Quant au reste, c’était la foule. Sans doute, les quali-
tés devaient s’y trouver fort inégalement réparties, et des vices
mêmes, la paresse et l’ivrognerie notamment, s’y rencontraient
nécessairement ; mais rien de saillant ne s’étant produit jus-
qu’alors, on manquait de base pour asseoir des jugements indi-
viduels.
Harry Rhodes fut plus prolixe sur les autres catégories. Les
quatre ouvriers embauchés par la Compagnie étaient des
hommes d’élite, des premiers dans leur profession. Selon
l’expression courante, on les avait triés sur le volet. Quant à
leurs collègues émigrants, tout portait à croire qu’ils étaient in-
– 90 –
finiment moins reluisants. En grande majorité, ils avaient fâ-
cheuse mine et donnaient l’impression d’être des habitués du
cabaret plutôt que de l’atelier. Deux ou trois même, à l’aspect de
véritables malfaiteurs, n’avaient sans doute d’ouvriers que
l’étiquette.
Des cinq rentiers, quatre étaient représentés par la famille
Rhodes. Quant au cinquième, nommé John Rame, c’était un as-
sez triste sire. Âgé de vingt-cinq à vingt-six ans, épuisé par une
vie de fêtes, dans laquelle il avait laissé sa fortune jusqu’au der-
nier sou, il n’était évidemment bon à rien, et l’on était en droit
de s’étonner qu’il eût fait, lui si mal armé pour la lutte, cette
dernière folie de se joindre à un convoi d’émigrants.
Restaient les trois ratés des professions libérales. Ceux-ci
provenaient de trois pays différents : l’Allemagne, l’Amérique et
la France. L’Allemand avait nom Fritz Gross. C’était un ivrogne
invétéré. Avili par l’alcool au point d’en être repoussant, il pro-
menait en soufflant ses chairs flasques et son ventre énorme,
que souillait continuellement un filet de salive. Son visage était
écarlate, son crâne chauve, ses joues pendantes, ses dents gâ-
tées. Un tremblement perpétuel agitait ses doigts en forme de
boudin. Même parmi cette population peu raffinée, son in-
croyable saleté l’avait rendu célèbre. Ce dégénéré était un musi-
cien, un violoniste, et par instants un violoniste de génie. Son
violon avait seul le pouvoir de réveiller sa conscience abolie.
Calme, il le caressait, il le dorlotait avec amour, incapable toute-
fois de former une note à cause du tremblement convulsif de ses
mains. Mais, sous l’influence de l’alcool, ses mouvements re-
trouvaient leur sûreté, l’inspiration faisait vibrer son cerveau, et
il savait alors tirer de son instrument des accents d’une extraor-
dinaire beauté. Par deux fois, Harry Rhodes avait eu l’occasion
d’assister à ce prodige.
Quant au Français et à l’Américain, ils n’étaient autres que
Ferdinand Beauval et Lewis Dorick qui ont été présentés au lec-
– 91 –
teur. Harry Rhodes ne manqua pas d’exposer au Kaw-djer leurs
théories subversives.
« Ne pensez-vous pas, demanda-t-il en manière de conclu-
sion, qu’il serait prudent de prendre quelques précautions
contre ces deux agités ? Pendant le voyage, ils ont déjà fait par-
ler d’eux.
– Quelles précautions voulez-vous qu’on prenne ? répliqua
le Kaw-djer.
– Mais les avertir énergiquement d’abord, et les surveiller
avec soin ensuite. Si ce n’est pas suffisant, les mettre hors d’état
de nuire, en les enfermant, au besoin.
– Bigre ! s’écria ironiquement le Kaw-djer, vous n’y allez
pas de main morte ! Qui donc oserait s’arroger le droit
d’attenter à la liberté de ses semblables ?
– Ceux pour qui ils sont un danger, riposta Harry Rhodes.
– Où voyez-vous, je ne dirai pas un danger, mais seulement
la possibilité d’un danger ? objecta le Kaw-djer.
– Où je le vois ?… Dans l’excitation de ces pauvres gens, de
ces hommes ignorants, aussi faciles à duper que des enfants et
prêts à se laisser griser par toute parole sonore qui flatte leur
passion du jour.
– Dans quel but les exciterait-on ?
– Pour s’emparer de ce qui est à autrui.
– Autrui a donc quelque chose ?… demanda railleusement
le Kaw-djer. Je ne le savais pas. En tout cas, ici, où il n’y a rien,
autrui comme le roi perd ses droits.
– 92 –
– Il y a la cargaison du Jonathan.
– La cargaison du Jonathan est une propriété collective qui
représenterait, le cas échéant, le salut commun. Tout le monde
se rend compte de cela, et personne n’aura garde d’y toucher.
– Puissent les événements ne pas vous donner un démen-
ti ! dit Harry Rhodes que ce désaccord inattendu échauffait.
Mais il n’est pas besoin d’intérêt matériel pour des gens comme
Dorick et Beauval. Le plaisir de faire le mal ne suffit à lui-même,
et, d’ailleurs, c’est une ivresse de dominer, d’être le maître.
– Qu’il soit maudit, celui qui pense ainsi ! s’écria le Kaw-
djer avec une violence soudaine. Tout homme qui aspire à ré-
genter les autres devrait être supprimé de la terre. »
Harry Rhodes, étonné, regarda son interlocuteur. Quelle
passion farouche dormait en cet homme dont la parole avait
d’ordinaire tant de mesure et de calme !
« Il faudrait alors supprimer Beauval, dit-il non sans iro-
nie, car, sous couleur d’une inégalité outrancière, les théories de
ce bavard n’ont qu’un but : assurer le pouvoir au réformateur.
– Le système de Beauval est du pur enfantillage, répliqua le
Kaw-djer d’une voix tranchante. C’est une manière
d’organisation sociale, voilà tout. Mais une organisation ou une
autre, c’est toujours même iniquité et même sottise.
– Approuveriez-vous donc les idées de Lewis Dorick ? de-
manda vivement Harry Rhodes. Voudriez-vous, comme lui,
nous faire retourner à l’état sauvage, et réduire les sociétés à
une agrégation fortuite d’individus sans obligations réci-
proques ? Ne voyez-vous donc pas que ces théories sont basées
sur l’envie, qu’elles suent la haine ?
– 93 –
– Si Dorick connaît la haine, c’est un fou, répondit grave-
ment le Kaw-djer. Eh quoi ! un homme, venu sur la terre sans
l’avoir demandé, y découvre une infinité d’êtres pareils à lui,
douloureux, misérables, périssables comme lui, et, au lieu de les
plaindre, il prend la peine de haïr ! Un tel homme est un fou, et
l’on ne discute pas avec les fous. Mais, de ce que le théoricien
soit aliéné, il ne résulte pas nécessairement que la théorie soit
mauvaise.
– Des lois sont indispensables cependant, insista Harry
Rhodes, lorsque les hommes, au lieu d’errer solitaires, en vien-
nent à se grouper dans un intérêt commun. Regardez plutôt ici
même. La foule qui nous entoure n’a pas été choisie pour les be-
soins de la cause, et sans doute elle n’est pas différente de toute
autre foule prise au hasard. Eh bien ! ne m’a-t-il pas été possible
de vous signaler plusieurs de ses membres qui, pour une raison
ou une autre, sont dans l’impossibilité de se gouverner eux-
mêmes, et il y en a d’autres, assurément, que je ne connais pas
encore. Que de mal ne feraient pas de tels individus, si les lois
ne tenaient pas en bride leurs mauvais instincts !
– Ce sont les lois qui les leur ont donnés, riposta le Kaw-
djer avec une conviction profonde. S’il n’y avait pas de lois,
l’humanité ne connaîtrait pas ces tares, et l’homme
s’épanouirait harmonieusement dans la liberté.
– Hum !… fit Harry Rhodes d’un air de doute.
– Y a-t-il des lois ici ? Et tout ne marche-t-il pas à souhait ?
– Pouvez-vous choisir un tel exemple ? objecta Harry
Rhodes. Ici, c’est un entracte dans le drame de la vie. Tout le
monde sait que la situation actuelle est transitoire et ne doit pas
se perpétuer.
– 94 –
– Il en serait de même si elle devait durer, affirma le Kaw-
djer.
– J’en doute, dit Harry Rhodes avec scepticisme, et je pré-
fère, je l’avoue, que l’expérience ne soit pas tentée. »
Le Kaw-djer ne répliquant rien, la marche fut poursuivie si-
lencieusement.
En revenant par la côte de l’Est, on contourna la baie Scot-
chwell, dont le site, bien que l’on fût au déclin du jour, acheva
de séduire les explorateurs. Leur admiration égalait leur sur-
prise. Entretenus par un réseau de petits creeks, qui se déver-
saient dans une rivière aux eaux limpides venant des collines du
centre, les riches pâturages témoignaient de la fertilité du sol.
La végétation arborescente était à la hauteur de cette luxuriante
tapisserie. Occupant de vastes espaces, les forêts se compo-
saient d’arbres d’une venue superbe enracinés dans un sol tour-
beux mais résistant, et offraient des sous-bois très dégagés, par-
fois veloutés de mousses rameuses. À l’abri de ces voûtes ver-
doyantes s’ébattait tout un monde de volatiles, des tinamous de
six espèces, les uns gros comme des cailles, les autres comme
des faisans, des grives, des merles, ceux qu’on peut appeler des
ruraux, et aussi bon nombre de représentants des espèces ma-
rines, oies, canards, cormorans et goélands, tandis que les nan-
dous, les guanaques et les vigognes bondissaient à travers les
prairies.
Le littoral sud de cette baie, heureusement exposé par con-
séquent, le Nord de ce côté de l’équateur correspondant au Midi
de l’autre hémisphère, était éloigné de moins de deux milles de
l’endroit où s’était perdu le Jonathan. Là, débouchait le cours
d’eau aux rives ombragées, accru de ses multiples affluents, qui
se jetait à la mer au fond d’une petite crique. Sur ses bords, dis-
tants d’une centaine de pieds, il eût été facile de bâtir une bour-
– 95 –
gade pour une installation définitive. Au besoin, la crique, abri-
tée des grands vents, aurait pu servir de port.
L’obscurité était presque complète lorsqu’on atteignit le
campement. Le Kaw-djer, Harry Rhodes, Halg et Hartlepool ve-
naient de prendre congé de leurs compagnons quand, dans le si-
lence de la nuit, les sons d’un violon arrivèrent jusqu’à eux.
« Un violon !… murmura le Kaw-djer à l’adresse d’Harry
Rhodes. Serait-ce ce Fritz Gross dont vous m’avez parlé ?
– C’est alors qu’il est ivre », répondit sans hésiter Harry
Rhodes.
Il ne se trompait pas. Fritz Gross était ivre, en effet. Lors-
qu’on l’aperçut quelques minutes plus tard, son regard vague,
son visage congestionné, sa bouche baveuse révélèrent aisément
son état. Incapable de se tenir debout, il s’accotait contre un ro-
cher, afin de conserver son équilibre. Mais l’alcool avait ranimé
l’étincelle. L’archet volait sur l’instrument d’où jaillissait une
mélodie sublime. Autour de lui se pressaient une centaine
d’émigrants. En ce moment, ces gueux oubliaient tout,
l’injustice du sort, leur éternelle misère, leur triste condition
présente, l’avenir pareil au passé, et s’envolaient dans le monde
du rêve, emportés sur les ailes de la musique.
« L’art est aussi nécessaire que le pain, dit au Kaw-djer
Harry Rhodes en montrant Fritz Gross et ses auditeurs absor-
bés. Dans le système de Beauval, quelle serait la place d’un tel
homme ?
– Laissons Beauval où il est, répondit le Kaw-djer avec
humeur.
– C’est que tant de pauvres êtres croient à ces songe-
creux ! » répliqua Harry Rhodes.
– 96 –
Ils reprirent leur route.
« Ce qui m’intrigue, murmura Harry Rhodes au bout de
quelques pas, c’est le moyen qu’a employé Fritz Gross pour se
procurer son alcool. »
Quel que fût le moyen, d’autres que Fritz Gross l’avaient
employé. Les excursionnistes ne tardèrent pas, en effet, à se
heurter à un corps étendu.
« C’est Kennedy, dit Hartlepool, en se penchant sur le
dormeur. Un failli chien, d’ailleurs. Le seul de l’équipage qui ne
vaille pas la corde pour le pendre. »
Kennedy était ivre, lui aussi. Et ivres encore, ces émigrants
que l’on trouva, cent mètres plus loin, vautrés sur le sol.
« Ma parole ! dit Harry Rhodes, on a profité de l’absence
du chef pour mettre le magasin au pillage !
– Quel chef ? demanda le Kaw-djer.
– Vous, parbleu !
– Je ne suis pas chef plus qu’un autre, objecta le Kaw-djer
avec impatience.
– Possible, accorda Harry Rhodes. N’empêche que tout le
monde vous considère comme tel. »
Le Kaw-djer allait répondre, quand, d’une tente voisine, le
cri rauque d’une femme qu’on étrangle s’éleva dans la nuit.
– 97 –
II
La première loi
La famille Ceroni, composée du père, Lazare, de la mère,
Tullia, et d’une fille, Graziella, était originaire du Piémont. Dix-
sept ans auparavant, Lazare, alors âgé de vingt-cinq ans, et Tul-
lia, de six ans plus jeune, avaient associé leurs deux misères.
Hors soi-même, ni l’un ni l’autre ne possédait rien, mais ils
s’aimaient, et un amour honnête est une force qui aide à sup-
porter, parfois à vaincre, les difficultés de la vie.
Il n’en fut malheureusement pas ainsi pour le ménage Ce-
roni. L’homme, entraîné par de mauvaises fréquentations, ne
tarda pas à faire connaissance avec l’alcool, que des cabarets in-
nombrables ont, au nom de la liberté, le droit d’offrir, comme
un appât, à la multitude des déshérités. En peu de temps, il
tomba dans l’ivrognerie, et son ivresse de plus en plus fréquente
se fit, par degrés, sombre, puis colère, puis cruelle, puis féroce.
Alors, presque chaque jour, il y eut des scènes atroces, dont les
voisins perçurent les éclats. Injuriée, battue, meurtrie, martyri-
sée, Tullia gravit le calvaire, sur les flancs duquel tant de mal-
heureuses se sont douloureusement traînées avant elle et se
traîneront à son exemple.
Certes, elle aurait pu, elle aurait dû peut-être quitter cet
homme transformé en bête fauve. Elle n’en fit rien pourtant.
Elle était de ces femmes qui ne se reprennent jamais, quelque
martyre qui leur soit imposé, quand une fois elles se sont don-
nées. Au point de vue de l’intérêt matériel et tangible, de tels ca-
ractères méritent assurément l’épithète d’absurdes, mais ils ont
– 98 –
aussi quelque chose d’admirable, et par eux il nous est donné de
concevoir quelle peut être la beauté du sacrifice et quelle hau-
teur morale est capable d’atteindre la créature humaine.
C’est dans cet enfer que grandit Graziella. Dès ses plus
jeunes ans, elle vit son père ivre et sa mère battue, elle assista
aux scènes quotidiennes, elle entendit le torrent d’injures qui
sortaient de la bouche de Lazare, comme les immondices d’un
égout. À un âge où les petites filles ne pensent encore qu’au jeu,
elle entra de cette manière en contact avec les réalités de la vie
et fut astreinte à une âpre lutte de tous les instants.
À seize ans, Graziella était une jeune fille sérieuse, armée,
par sa volonté forte, contre les douleurs de l’existence, dont elle
avait eu la précoce expérience. D’ailleurs, quelle que fût sa
cruauté, jamais l’avenir ne dépasserait en horreur le passé !
Physiquement, elle était grande, maigre et brune. Sans beauté
proprement dite, son plus grand charme résidait dans ses yeux
et dans l’expression intelligente de son visage.
La conduite de Lazare Ceroni avait porté ses fruits naturels,
et la gêne était bientôt entrée dans la maison. Il ne saurait en
être autrement. Boire, cela coûte, et, pendant qu’on boit, on ne
gagne rien. Double dépense. Graduellement, la gêne devint pau-
vreté, et la pauvreté misère noire. On suivit alors le chemin que
suivent tous les dégénérés. On changea de pays, dans l’espoir
d’un sort meilleur sous d’autres cieux. C’est ainsi que, d’exode
en exode, la famille Ceroni, ayant traversé la France, l’Océan,
l’Amérique, avait échoué à San Francisco. Le voyage avait duré
quinze ans ! À San Francisco, le dénuement en arriva à ce point
que Lazare ouvrit les yeux et prit conscience de son œuvre de
destruction. Prêtant enfin l’oreille aux supplications de sa
femme, pour la première fois depuis tant d’années, il promit de
s’amender.
– 99 –
Il avait tenu parole. En six mois, grâce à son assiduité à
l’ouvrage et à la suppression du cabaret, l’aisance était revenue
et l’on avait pu réunir cette grosse somme de cinq cents francs
exigée par la Société de colonisation de la baie de Lagoa. Tullia
recommençait à croire à la possibilité du bonheur, lorsque le
naufrage du Jonathan et l’oisiveté qui en était la conséquence
inévitable étaient venus remettre tout en question.
Pour tuer ces longues heures d’inaction, Lazare s’était lié
avec d’autres émigrants, et, bien entendu, ses sympathies
l’avaient porté vers ses pareils. Ceux-ci, également accablés par
l’ennui et inconsolables d’être privés de leurs excès habituels
n’auraient eu garde de manquer l’occasion que leur fournissait
le départ de celui que tout le monde, sans même s’en rendre
compte, considérait comme le chef. À peine le Kaw-djer éloigné
avec ses compagnons, cette bande peu recommandable s’était
approprié un des barils de rhum sauvés du Jonathan et une or-
gie en règle en était résultée. Par entraînement, et aussi par lâ-
cheté devant son vice réveillé, Lazare avait imité les autres et ne
s’était décidé à regagner la tente où l’attendaient en pleurant sa
femme et sa fille, que les jambes molles et la raison perdue.
Dès son entrée, l’inévitable scène commença. Prétextant
d’abord que le repas n’était pas prêt, il s’irrita, quand ce repas
lui eut été servi, de la tristesse des deux femmes et, s’excitant
lui-même, en arriva rapidement aux plus effroyables injures.
Graziella, immobile et glacée, regardait avec épouvante cet
être avili qui était son père. En elle, la honte la disputait au cha-
grin. Mais, de Tullia, qui ne connaissait que la douleur, le cœur
ulcéré creva. Eh quoi ! tous ses espoirs une fois de plus à vau-
l’eau, la retombée dans l’enfer !… Des larmes jaillirent de ses
yeux, noyèrent son visage flétri. Il n’en fallut pas plus pour dé-
chaîner la tempête.
« J’vas t’aider à fondre, moi ! » cria Lazare devenu furieux.
– 100 –
Il saisit sa femme à la gorge, tandis que Graziella s’efforçait
d’arracher la malheureuse à l’étreinte meurtrière.
Drame silencieux. À part la voix sourde de Lazare, qui con-
tinuait à proférer des injures, il se déroulait sans bruit. Ni Gra-
ziella, ni sa mère n’appelaient à leur aide. Qu’un père martyrise
sa fille, qu’un mari assassine sa femme, ce sont des tares hon-
teuses qu’il faut cacher à tous, fût-ce au prix de la vie. Dans un
moment où son bourreau relâchait son étreinte, la douleur ce-
pendant arracha à Tullia le cri rauque que le Kaw-djer avait en-
tendu. Cette plainte involontaire mit au comble la fureur du
dément. Ses doigts se refermèrent plus violemment.
Tout à coup, une main de fer broya son épaule. Contraint
de lâcher prise, il alla rouler de l’autre côté de la tente.
« De quoi ?… De quoi ?… balbutia-t-il.
– Silence ! » ordonna une voix impérieuse.
L’ivrogne ne se le fit pas répéter. Son excitation subitement
éteinte, il chut, comme dans un trou, dans un sommeil de
plomb.
Le Kaw-djer s’était penché sur la femme évanouie et
s’empressait à la secourir. Halg, Rhodes et Hartlepool, entrés
derrière lui, contemplaient la scène avec émotion.
Tullia enfin ouvrit les yeux. En apercevant des visages
étrangers, elle comprit sur-le-champ ce qui s’était passé. Sa
première pensée fut d’excuser celui dont la brutalité venait de se
manifester de si abominable manière.
« Merci, monsieur, dit-elle en se soulevant. Ce n’était rien…
C’est fini, maintenant… Suis-je sotte de m’être ainsi effrayée !
– 101 –
– On le serait à moins ! s’écria le Kaw-djer.
– 102 –
– Pas du tout, répliqua vivement Tullia. Lazare n’est pas
méchant… Il voulait plaisanter…
– Est-ce qu’il lui arrive souvent de plaisanter ainsi ? de-
manda le Kaw-djer.
– Jamais, monsieur, jamais ! affirma Tullia. Lazare est un
bon mari… De plus brave garçon, il n’y en a pas…
– C’est faux », interrompit une voix décidée.
Le Kaw-djer et ses compagnons se retournèrent. Ils aper-
çurent Graziella qu’ils n’avaient pas distinguée jusqu’ici dans la
pénombre de la tente, à peine éclairée par la lueur jaunâtre d’un
fanal.
« Qui êtes-vous, mon enfant ? interrogea le Kaw-djer.
– Sa fille, répondit Graziella en montrant l’ivrogne dont le
bruit ne troublait pas le ronflement sonore. Quelque honte que
j’en éprouve, il faut que je le dise pour qu’on me croie et qu’on
vienne en aide à ma pauvre maman.
– Graziella !… implora Tullia en joignant les mains.
– Je dirai tout, affirma la jeune fille avec force. C’est la
première fois que nous trouvons des défenseurs. Je ne les lais-
serai pas partir sans avoir fait appel à leur pitié.
– Parlez, mon enfant, dit le Kaw-djer avec bonté, et comp-
tez sur nous pour vous secourir et vous défendre. »
Ainsi encouragée, Graziella, d’une voix haletante, raconta
la vie de sa mère. Elle ne cacha rien. Elle dit la sublime ten-
dresse de Tullia et de quel prix on l’avait payée. Elle dit
– 103 –
l’avilissement de son père. Elle le montra traînant sa femme par
les cheveux, la rouant de coups, la piétinant avec rage. Elle évo-
qua les jours de misère, sans vêtements, sans feu, sans pain,
parfois sans domicile, glorifiant sa mère martyrisée, dont
l’héroïque douceur, au milieu de si cruelles épreuves, ne s’était
jamais démentie.
En écoutant l’épouvantable récit, celle-ci pleurait douce-
ment. À la voix de sa fille, les tortures subies sortaient de
l’ombre du passé et semblaient, pour mieux broyer son cœur,
redevenir présentes, toutes à la fois. Sous leur poids accumulé,
Tullia fléchissait. Elle s’abandonnait. La force lui manquait en-
fin pour défendre et protéger le bourreau.
« Vous avez bien fait de parler, mon enfant, dit le Kaw-djer
d’une voix émue, quand Graziella eut achevé son récit. Soyez
certaine que nous ne vous abandonnerons pas et que nous vien-
drons en aide à votre mère. Pour ce soir, elle n’a besoin que de
repos. Qu’elle s’efforce donc de dormir et qu’elle espère en un
avenir meilleur. »
Lorsqu’ils se retrouvèrent au dehors, le Kaw-djer, Harry
Rhodes et Hartlepool se regardèrent un instant en silence.
Était-il possible qu’un homme en arrivât à ce degré
d’ignominie ! Puis, ayant d’une large aspiration dilaté leur poi-
trine oppressée, ils allaient se mettre en marche, quand le pre-
mier s’aperçut que la petite troupe comptait un membre de
moins. Halg n’était plus avec eux.
Supposant que le jeune homme était resté dans la tente de
la famille Ceroni, le Kaw-djer y entra de nouveau. Halg était
bien là, en effet, si absorbé qu’il n’avait pas remarqué le départ
de ses compagnons et qu’il ne remarqua pas davantage le retour
de l’un d’eux. Debout contre la paroi de toile, il regardait Gra-
ziella, et son visage, en même temps que la pitié, exprimait avec
éloquence un véritable ravissement. À quelques pas, Graziella,
– 104 –
les yeux baissés, se prêtait à cette contemplation avec une sorte
de complaisance. Les deux jeunes gens ne parlaient pas. Après
ces violentes secousses, ils laissaient leurs cœurs s’ouvrir silen-
cieusement à de plus douces émotions.
Le Kaw-djer sourit.
« Halg !… » appela-t-il à demi-voix.
Le jeune homme tressaillit et, sans se faire prier, sortit de
la tente. On se mit en route aussitôt.
Les quatre excursionnistes marchaient en silence, chacun
suivant le fil de sa pensée. Le Kaw-djer, les sourcils froncés, ré-
fléchissait à ce qu’il venait de voir et d’entendre. Le plus grand
service à rendre à ces deux femmes serait évidemment de sevrer
d’alcool leur tortionnaire. Était-ce réalisable ? Assurément, et
même sans difficulté notable, l’alcool étant inconnu sur l’île
Hoste, hormis celui provenant du Jonathan et déposé sur la
grève avec le reste de la cargaison. Il suffirait donc d’une ou
deux sentinelles…
Soit ! mais qui les placerait, ces sentinelles ? Qui oserait
donner des ordres et formuler des interdictions ? Qui
s’arrogerait le droit de limiter d’une manière quelconque la li-
berté de ses semblables et de substituer son initiative à la leur ?
C’était faire acte de chef, cela, et il n’existait pas de chef sur l’île
Hoste.
Allons donc !… En puissance tout au moins, un chef y exis-
tait, au contraire. Et qui était-il, sinon celui qui, seul, avait sauvé
les autres d’une mort certaine ; qui, seul, avait l’expérience de
cette contrée déserte ; qui, seul, possédait à un degré supérieur
à tous intelligence, savoir et caractère ?
– 105 –
C’eût été lâcheté de se mentir à soi-même. Le Kaw-djer ne
pouvait l’ignorer, c’est vers lui que cette population misérable
tournait ses regards attentifs, c’est entre ses mains qu’elle avait
remis l’exercice de l’autorité collective, c’est de lui qu’elle atten-
dait, confiante, secours, conseils et décisions. Qu’il le voulût ou
non, il ne pouvait échapper à la responsabilité que cette con-
fiance impliquait. Qu’il le voulût ou non, le chef, désigné par la
force des choses et par le consentement tacite de l’immense ma-
jorité des naufragés, c’était lui.
Eh quoi ! lui, le libertaire, l’homme incapable de supporter
aucune contrainte, il était dans le cas d’en imposer aux autres,
et des lois devaient être édictées par celui qui rejetait toutes les
lois ! Suprême ironie, c’était l’apôtre anarchiste, l’adepte de la
formule fameuse : « Ni Dieu, ni maître », qu’on transformait en
maître ; c’est à lui qu’on attribuait cette autorité dont son âme
haïssait le principe avec tant de sauvage fureur !
Fallait-il accepter l’odieuse épreuve ? Ne valait-il pas mieux
s’enfuir loin de ces êtres aux âmes d’esclave ?…
Mais alors, que deviendraient-ils, livrés à eux-mêmes ? De
combien de souffrances le déserteur ne serait-il pas respon-
sable ? Si on a le droit de chérir des abstractions, il n’est pas
digne du nom d’homme, celui qui, pour l’amour d’elles, ferme
les yeux devant les réalités de la vie, nie l’évidence et ne peut se
résoudre à sacrifier son orgueil pour atténuer la misère hu-
maine. Quelque certaines que paraissent des théories, il est
grand d’en faire table rase, lorsqu’il est démontré que le bien
des autres l’exige.
Or, démonstration pouvait-elle être plus nette et plus
claire ? N’avait-on pas constaté, ce soir-même, de nombreux cas
d’ivresse, sans parler de ceux, plus nombreux encore peut-être,
qui demeuraient ignorés ? Devait-on tolérer dans cette foule
paisible un tel abus de l’alcool, au risque d’y provoquer des al-
– 106 –
tercations, des rixes, voire des meurtres ? Les effets du poison,
d’ailleurs, ne s’étaient-ils pas déjà fait sentir ? N’en avait-on pas,
chez les Ceroni, constaté les ravages ?
On approchait de la tente habitée par la famille Rhodes, on
allait se séparer, que le Kaw-djer hésitait toujours. Mais il n’était
pas homme à fuir les responsabilités. Au dernier moment,
quelque douleur qu’il en dût éprouver, sa résolution fut prise. Il
se tourna vers Hartlepool.
« Croyez-vous pouvoir compter sur la fidélité de l’équipage
du Jonathan ? demanda-t-il.
– À l’exception de Kennedy et de Sirdey, le cuisinier, j’en
réponds, dit Hartlepool.
– De combien d’hommes disposez-vous ?
– De quinze hommes, moi compris.
– Les quatorze autres vous obéiront ?
– Assurément.
– Et vous ?
– Moi ?…
– Y a-t-il quelqu’un ici dont vous soyez disposé à recon-
naître l’autorité ?
– Mais… vous, monsieur… naturellement, répondit Hartle-
pool, comme si la chose était évidente.
– Pourquoi ?
– 107 –
– Dame ! monsieur… fit Hartlepool embarrassé. Enfin, il
faut bien, ici comme ailleurs, que les gens aient un chef. Cela va
de soi, que diable !
– Et pourquoi serais-je le chef ?
– Il n’y en a pas d’autre », dit Hartlepool, en ponctuant de
ses bras ouverts son irréfutable argument.
La réponse était péremptoire, en effet. Il n’y avait rien à ré-
pliquer.
Après un nouvel instant de silence, le Kaw-djer prononça
d’une voix ferme :
« À partir de ce soir, vous ferez garder le matériel débarqué
du Jonathan. Vos hommes se relaieront deux par deux et ne
laisseront approcher personne. Ils surveilleront l’alcool avec
une attention particulière.
– Bien, monsieur, répondit simplement Hartlepool. Ce sera
fait dans cinq minutes.
– Bonsoir », dit le Kaw-djer qui s’éloigna à grands pas, mé-
content de lui-même et des autres.
– 108 –
III
À la baie Scotchwell
La Wel-Kiej revint le 15 avril de Punta-Arenas. Dès qu’on
l’aperçut, les émigrants, impatients de connaître leur sort, se
massèrent en rangs serrés sur le point du rivage vers lequel elle
se dirigeait.
Le groupement de cette foule s’effectua de lui-même sui-
vant les lois immuables qui régissent les attroupements sur
toute la surface de notre planète imparfaite, ce qui revient à dire
que les plus forts s’emparèrent des meilleures places. En arrière,
furent reléguées les femmes. De là, elles ne pouvaient rien voir,
ni rien entendre, mais elles n’en bavardaient qu’avec plus
d’entrain en échangeant des commentaires aussi assourdissants
que prématurés sur les nouvelles encore inconnues qu’apportait
la chaloupe. En avant, c’était les hommes, à une distance du
bord de l’eau inversement proportionnelle à leur vigueur et à
leur brutalité. Quant aux enfants, pour qui tout est prétexte à
jeux, il s’en trouvait un peu partout. Les plus petits pépiaient
comme des moineaux, en gambadant à la périphérie du groupe ;
d’autres étaient noyés dans sa masse, sans pouvoir ni avancer,
ni reculer ; d’autres, ayant réussi à le traverser de part en part,
tendaient leurs frimousses curieuses entre les jambes du pre-
mier rang ; de quelques-uns, enfin, les plus dégourdis, le corps
tout entier, après la tête, était passé.
Le jeune Dick figurait, cela va sans dire, parmi ces dé-
brouillards, et, non seulement il avait triomphé de tous les obs-
tacles pour son compte personnel, mais il avait entraîné dans
– 109 –
son sillage son inséparable Sand et un autre enfant avec lequel
les deux mousses avaient noué, depuis huit jours, une amitié qui
se perdait déjà dans la nuit des temps. Cet enfant, Marcel Nore-
ly, du même âge que ses deux camarades, possédait le meilleur
des titres à leur affection, puisqu’il avait besoin de leur protec-
tion. C’était un être chétif, au visage souffreteux, et, qui plus est,
un infirme, sa jambe droite, frappée de paralysie, étant demeu-
rée de quelques centimètres plus courte que la gauche. Cet in-
convénient n’altérait nullement, d’ailleurs, la bonne humeur du
petit Marcel, ni son ardeur aux jeux, dans lesquels il brillait tout
comme un autre, grâce à une béquille dont il se servait avec une
remarquable habileté.
Pendant que les émigrants accouraient en tumulte sur la
grève, Dick, et à sa suite Sand et Marcel, s’était insinué entre les
premiers arrivés, dont son front atteignait tout au plus la taille,
et avait réussi à se placer devant eux. Ce haut fait ne put mal-
heureusement s’accomplir sans déranger plus ou moins les pré-
cédents occupants, et le hasard voulut que l’un de ceux-ci fût
Fred Moore, l’aîné de ces deux frères dont Harry Rhodes avait
signalé au Kaw-djer la nature violente.
Fred Moore, homme bien en chair et haut de près de six
pieds, poussa un juron sonore en se sentant ébranlé vers la
base. Cela suffit pour exciter la verve gouailleuse de Dick. Il se
retourna vers Sand et Marcel en train de forcer le passage à son
exemple.
« Eh là !… dit-il, ne poussez donc pas comme ça ce gentle-
man, mille diables !… À quoi cela sert-il ? Nous n’avons qu’à
nous placer derrière lui et à regarder par-dessus sa tête. »
La prétention, étant donné la stature réduite du minuscule
orateur, était si outrecuidante que les voisins ne purent
s’empêcher de rire, ce qui mit Fred Moore de très mauvaise
humeur. Le sang afflua à son visage.
– 110 –
« Moucheron !… fit-il d’un ton méprisant.
– Merci du compliment, Votre Honneur, quoique vous
prononciez mal l’anglais. C’est « gentil » qu’il faut dire, railla
Dick, en abusant des consonances analogues de « gnat » (mous-
tique) et de « natty » (gentil). »
Fred Moore fit un pas en avant, mais ses plus proches voi-
sins le retinrent, en lui conseillant de laisser ces enfants. Dick en
profita pour s’éloigner avec ses deux amis, en suivant le bord de
la mer devant d’autres émigrants d’humeur plus conciliante.
« Tout à l’heure, menaça Fred Moore obligé à l’immobilité,
je te tirerai les oreilles, mon garçon. »
Dick, bien à l’abri maintenant, toisa de bas en haut son ad-
versaire.
« Pour ça, il faudrait une échelle, camarade ! » dit-il d’un
air superbe qui déchaîna de nouveaux rires.
Fred Moore haussa les épaules, et Dick, satisfait d’avoir eu
le dernier mot, cessa de s’occuper de lui, pour reporter toute son
attention sur la chaloupe, dont l’étrave faisait crier au même
instant le gravier du rivage.
Dès qu’elle fut arrêtée, Karroly sauta dans l’eau et vint fixer
solidement son ancre sur la terre ferme. Il aida ensuite son pas-
sager à débarquer, puis s’éloigna avec Halg et le Kaw-djer, tout
heureux de les revoir après cette longue absence.
S’il est vrai que, chez les Fuégiens, les sentiments affectifs
soient, en général, assez peu développés, il ne l’est pas moins
que le pilote faisait exception à la règle. Les regards dont il cou-
vrait son fils et le Kaw-djer en eussent au besoin témoigné. Pour
– 111 –
ce dernier, il était bien le bon chien fidèle et dévoué dont son
aspect évoquait l’idée.
Son aveugle dévouement ne pouvait être égalé que par ce-
lui, aussi vif, mais plus conscient de Halg. Si Karroly était le
père du jeune homme au sens naturel du mot, le Kaw-djer était
son père spirituel. À l’un il devait la vie, à l’autre son intelli-
gence, que les leçons du mystérieux solitaire avaient façonnée et
qu’elles avaient meublée de sentiments et d’idées inconnues des
indigènes déshérités de l’archipel.
Cette affection qu’il portait au Kaw-djer, celui-ci la lui ren-
dait largement. Halg était le seul être capable d’émouvoir encore
cet homme désenchanté, qui ne connaissait plus d’autre amour,
hors celui qu’il éprouvait pour un enfant, qu’un altruisme col-
lectif et impersonnel, d’une grandeur admirable assurément,
mais dont l’ampleur même semble plus adéquate au cœur infini
d’un Dieu qu’à l’âme médiocre des créatures. Est-ce pour cela,
est-ce parce qu’ils ont l’obscure notion de cette disproportion,
que, malgré sa beauté resplendissante, un tel sentiment étonne
plus qu’il ne charme les autres hommes, et leur semble-t-il in-
humain à force d’être au-dessus d’eux ? Peut-être, en jugeant
par la pauvreté de leur propre cœur, estiment-ils que la part de
chacun est bien petite d’un amour ainsi divisé entre tous et que,
s’il est moins sublime, il est meilleur de se donner sans réserve à
quelques-uns.
Pendant que ces trois êtres si étroitement unis
s’entretenaient des incidents du voyage et s’abandonnaient au
plaisir de se revoir, les émigrants, pressés autour de Germain
Rivière, s’enquéraient des résultats de sa mission. Les questions
se croisaient, diversement formulées, mais se réduisant en
somme à celle-ci : Pourquoi la chaloupe était-elle revenue, et
pourquoi n’apercevait-on pas à sa place un navire assez grand
pour rapatrier tout le monde ?
– 112 –
Germain Rivière, ne sachant auquel entendre, réclama de
la main le silence, puis, en réponse à une interrogation précise
formulée par Harry Rhodes, il raconta brièvement son voyage. À
Punta-Arenas, il avait vu le gouverneur, M. Aguire, qui, au nom
du gouvernement chilien, avait promis de secourir les victimes
de la catastrophe. Toutefois, aucun bateau d’un tonnage suffi-
sant pour transporter les naufragés ne se trouvant alors à Pun-
ta-Arenas, ceux-ci devaient s’armer de patience. La situation ne
présentait, d’ailleurs, rien d’inquiétant. Puisqu’on disposait d’un
matériel en bon état et de vivres pour près de dix-huit mois, on
pourrait attendre sans danger.
Or, il ne fallait pas se dissimuler que l’attente serait forcé-
ment assez longue. L’automne commençait à peine, et il n’eût
pas été prudent d’envoyer sans urgence absolue un bâtiment
dans ces parages à cette époque de l’année. Il était de l’intérêt
commun que le voyage fût remis au printemps. Dès le début
d’octobre, c’est-à-dire dans six mois, un navire serait expédié à
l’île Hoste.
La nouvelle, passant de bouche en bouche, fut instantané-
ment transmise du premier au dernier rang. Elle produisit chez
les naufragés un effet de stupeur. Eh quoi ! on était dans la né-
cessité de perdre six longs mois dans ce pays où il était impos-
sible de rien entreprendre, puisqu’il faudrait le quitter au prin-
temps après y avoir inutilement subi les rigueurs de l’hiver ! La
foule, naguère si bruyante, était devenue silencieuse. On échan-
geait des regards accablés. Puis l’accablement fit place à la co-
lère. Des invectives violentes furent proférées à l’adresse du
gouverneur de Punta-Arenas. La colère, cependant, ne tarda pas
à s’apaiser, faute d’aliments, et les émigrants commencèrent à
se disperser et à regagner les tentes d’un air morne.
Mais, attirés au passage par un autre groupe en voie de
formation, ils s’arrêtaient machinalement, sans même
s’apercevoir qu’en s’agrégeant à ce second groupe alimenté par
– 113 –
les éléments désassociés du premier, ils se transformaient ipso
facto en auditeurs de Ferdinand Beauval. Celui-ci avait jugé, en
effet, l’occasion favorable au placement d’un nouveau discours
et, comme précédemment, il haranguait ses compagnons du
haut d’un rocher élevé à la dignité de tribune. Ainsi qu’on peut
le supposer, l’orateur socialiste n’était pas tendre pour le régime
capitaliste en général et, en particulier, pour le gouverneur de
Punta-Arenas qui, d’après lui, en était le produit naturel. Il
stigmatisait avec éloquence l’égoïsme de ce fonctionnaire dénué
de la plus élémentaire humanité, qui laissait si allègrement un
tel nombre de malheureux exposés à tous les dangers et à toutes
les misères.
Les émigrants ne prêtaient qu’une oreille distraite à la dia-
tribe du tribun. À quoi tendait ce verbiage ? Beauval pouvait
bien en clamer pire encore, ce n’est pas cela qui ferait avancer
d’un pas leurs affaires. Pour améliorer leur sort il fallait des
actes, non des mots. Mais quels actes ? Personne, à vrai dire,
n’en savait rien. Et péniblement, ils cherchaient, sans grand es-
poir de la trouver, la solution du problème, en tenant baissés
vers le sol leurs yeux ingénus.
Une idée, pourtant, naissait peu à peu dans ces cervelles
obscures. Ce qu’il fallait faire, quelqu’un le savait peut-être.
Peut-être celui qui les avait déjà tirés de plus d’un mauvais pas
donnerait-il le moyen de remédier à cette situation, quand il en
serait instruit. C’est pourquoi ils coulaient de timides regards du
côté du Kaw-djer, vers lequel se dirigeaient précisément Harry
Rhodes et Germain Rivière. Chaque membre d’une population
de douze cents âmes ne pouvant prendre à lui seul une décision
pour l’ensemble, le plus simple, après tout, était de s’en rappor-
ter au Kaw-djer, à son dévouement, à son expérience, un tel par-
ti ayant, en tout cas, l’inappréciable avantage de rendre super-
flue la réflexion pour les autres.
– 114 –
S’étant ainsi libérés de tout souci immédiat, les émigrants
délaissèrent, les uns après les autres, Ferdinand Beauval, dont
l’auditoire fut bientôt réduit à son ordinaire noyau de fidèles.
Harry Rhodes, accompagné de Germain Rivière, se mêlant
au groupe formé par les deux Fuégiens et le Kaw-djer, mit celui-
ci au courant des événements, lui fit connaître la réponse du
gouverneur de Punta-Arenas, et lui exposa les angoisses des
émigrants redoutant la rigueur d’un hiver antarctique.
Sur ce dernier point, le Kaw-djer rassura son interlocuteur.
L’hiver, en Magellanie, est à la fois moins rude et moins long
qu’en Islande, au Canada ou dans les États septentrionaux de
l’Union américaine, et le climat de l’Archipel vaut bien, à tout
prendre, celui de la basse Afrique, où se rendait le Jonathan.
« J’en accepte l’augure, dit Harry Rhodes, conservant
néanmoins un peu de scepticisme. Quoi qu’il en soit, ne serait-il
pas, en tout cas, préférable d’hiverner sur la Terre de Feu, qui
offre peut-être quelques ressources, plutôt que sur l’île Hoste où
nous n’avons jusqu’ici rencontré âme qui vive ?
– Non, répondit le Kaw-djer. Se transporter sur la Terre de
Feu n’aurait aucun avantage et présenterait au contraire de
grands inconvénients au point de vue du matériel qu’on serait
contraint d’abandonner. Il faut rester sur l’île Hoste, mais quit-
ter sans retard l’endroit où l’on a campé jusqu’ici.
– Pour aller où ?
– À la baie Scotchwell que nous avons contournée pendant
notre excursion. Là, nous trouverons sans peine un emplace-
ment convenable pour les maisons démontables provenant de la
cargaison du Jonathan, alors qu’il n’existe pas ici un pouce de
terrain plat.
– 115 –
– Quoi ! s’écria Harry Rhodes, vous conseillez de transpor-
ter à deux milles d’ici un matériel aussi lourd et de procéder à
une véritable installation !
– C’est absolument nécessaire, affirma le Kaw-djer. Outre
que l’exposition de la baie Scotchwell est excellente et à l’abri
des vents d’Ouest et du Sud, la rivière qui s’y jette fournira l’eau
potable en abondance. Quant à s’installer plus sérieusement,
non seulement c’est nécessaire, mais c’est urgent. Le grand en-
nemi dans cette région, c’est l’humidité. Il importe avant tout de
se défendre contre elle. J’ajoute qu’il n’y a pas de temps à
perdre, l’hiver pouvant débuter d’un jour à l’autre.
– Vous devriez dire tout cela à nos compagnons, proposa
Harry Rhodes. Ils se rendraient un compte plus exact de leur si-
tuation quand elle leur aurait été exposée par vous.
– Je préfère que vous vous chargiez de ce soin, répliqua le
Kaw-djer. Mais je reste, bien entendu, à la disposition de tous, si
on a besoin de moi. »
Harry Rhodes s’empressa de rapporter cette conversation
aux émigrants. À sa grande surprise, ils ne reçurent pas la
communication aussi mal qu’on aurait pu s’y attendre. La dé-
ception qu’ils venaient d’éprouver avait semé parmi eux le dé-
couragement, et ils étaient trop heureux de se trouver en pré-
sence d’une besogne précise dont quelqu’un prenait la respon-
sabilité de garantir les bons effets. L’invincible espoir qui som-
meille jusqu’à la mort dans le cœur de l’homme faisait le reste.
Tout autre changement eût également paru devoir être le salut.
On se fit une fête de l’installation à la baie Scotchwell et l’on s’en
promit des merveilles.
Seulement, par quel bout commencer ? Quels moyens em-
ployer pour mener à bien le transport du matériel sur un par-
cours de deux milles, le long de cette grève rocheuse où
– 116 –
n’existait même pas l’apparence d’un sentier ? À la prière géné-
rale, Harry Rhodes dut retourner auprès du Kaw-djer, pour lui
demander de bien vouloir organiser le travail dont il avait signa-
lé l’urgence.
Celui-ci ne fit aucune difficulté pour obtempérer à ce désir,
et, sous sa direction, on se mit à l’œuvre sur-le-champ.
On créa d’abord, à la limite des plus hautes marées, un ru-
diment de route, en aplanissant le sol autour des roches les plus
grosses, et en écartant celles qu’il était possible de déplacer sans
trop de peine. Dès le 20 avril ce travail préliminaire était termi-
né. On s’attaqua aussitôt au transport proprement dit.
On utilisa dans ce but les plates-formes créées pour le dé-
chargement du Jonathan. Fractionnées en plateaux plus petits
et munies, en guise de roues, de troncs d’arbres soigneusement
arrondis et dressés, elles fournirent un grand nombre de véhi-
cules primitifs, auxquels s’attelèrent les émigrants, hommes,
femmes et enfants. Bientôt, la longue théorie de ces chariots
grossiers traînés par leurs attelages humains s’égrena sur le ri-
vage entre la falaise et la mer. Le spectacle ne manquait pas de
pittoresque. Que de cris s’échappaient de ces douze cents poi-
trines haletantes !
La chaloupe était d’un puissant secours. On la chargeait
des pièces les plus lourdes ou les plus fragiles, et, du lieu du
naufrage à la baie Scotchwell, elle faisait un incessant va-et-
vient, sous la conduite de Karroly et de son fils. Le travail allait
être, grâce à elle, notablement abrégé.
Il convenait de s’en féliciter, car à plusieurs reprises, on fut
retardé par le mauvais temps. L’hiver préludait à ses colères par
des troubles avant-coureurs. Il fallait alors se réfugier sous les
tentes laissées en place jusqu’au dernier moment et attendre
l’accalmie permettant de se remettre à l’ouvrage.
– 117 –
Non content de prodiguer encouragements et conseils le
Kaw-djer prêchait d’exemple. Jamais il ne restait inactif. Sans
cesse en marche sur le chemin suivi par le convoi, il se trouvait
toujours à point nommé pour donner un conseil ou un coup de
main. Les émigrants considéraient avec étonnement cet homme
infatigable qui s’astreignait volontairement à partager leurs
rudes travaux, alors que rien ne l’eût empêché de repartir
comme il était venu.
En vérité, le Kaw-djer n’y songeait pas. Tout entier à la
tâche que le hasard lui avait fait entreprendre, il s’y livrait sans
arrière pensée, satisfait de pouvoir être utile à cette foule misé-
rable, et, par cela même, près de son cœur.
Mais tout le monde n’atteignait pas à sa hauteur morale, et
d’autres caressaient pour leur propre compte ces projets de dé-
sertion qui, pas un instant, n’avaient effleuré son esprit. Rien de
plus facile, en somme, que de s’emparer de la chaloupe, de his-
ser la voile et de cingler vers une région plus clémente. On
n’avait pas à craindre d’être poursuivi, puisque les émigrants ne
disposaient d’aucune embarcation. Cela était si simple qu’il y
avait lieu d’être surpris que personne ne l’eût tenté jusqu’ici.
Ce qui s’y était opposé, sans doute, c’est que la Wel-Kiej ne
restait jamais sans gardiens, Halg et Karroly, qui la pilotaient
pendant le jour, y couchant, la nuit venue, en compagnie du
Kaw-djer. Force avait donc été à ceux qui projetaient de s’en
rendre maître, d’attendre une occasion favorable.
Cette occasion se présenta enfin le 10 mai. Ce jour-là, au
retour de son premier voyage à la baie Scotchwell, le Kaw-djer
aperçut les deux Fuégiens qui gesticulaient sur le rivage, tandis
que la Wel-Kiej, distante déjà de plus de trois cents mètres,
s’éloignait cap au large, toutes voiles dehors. À bord, on distin-
– 118 –
guait quatre hommes dont la distance empêchait de reconnaître
les traits.
Quelques mots rapidement échangés lui apprirent ce qui
s’était passé. On avait profité, pour sauter à bord du bateau,
d’une courte absence de Karroly et de son fils. Quand ceux-ci
s’étaient aperçus du rapt, il était trop tard pour s’en défendre.
À mesure qu’ils revenaient du nouveau campement, les
émigrants se rassemblaient en nombre croissant autour du
Kaw-djer et de ses deux compagnons. Impuissants et désarmés,
ils regardaient en silence la chaloupe que la brise inclinait gra-
cieusement. C’était un malheur sérieux pour tous les naufragés,
qui perdaient à la fois un précieux moyen d’accélérer leur travail
actuel, et la possibilité de se mettre au besoin en communica-
tion avec le reste du monde. Mais, pour les propriétaires de la
Wel-Kiej, le malheur se transformait en désastre.
Toutefois, le Kaw-djer ne montrait par aucun signe la co-
lère dont son cœur devait déborder. Le visage fermé, froid, im-
passible, comme toujours, il suivait des yeux le bateau. Bientôt,
celui-ci disparut derrière une saillie du rivage. Aussitôt le Kaw-
djer se retourna vers le groupe qui l’entourait :
« Au travail ! » dit-il d’une voix calme.
On se remit à l’ouvrage avec une nouvelle ardeur. La perte
de la chaloupe rendait nécessaire une hâte plus grande, si l’on
voulait être prêt avant que l’hiver ne fût définitivement installé.
Même, il y avait lieu de s’applaudir que ce vol abominable n’eût
pas été commis dès les premiers jours du transport. Peut-être,
dans ce cas, eût-il été impossible d’en venir à bout. Fort heureu-
sement, à cette date du 10 mai, il était presque terminé et un
peu de courage devait suffire à le mener à bonne fin.
– 119 –
Les émigrants admiraient la sérénité du Kaw-djer. Rien
n’était changé dans son attitude habituelle, et il continuait à
faire preuve de la même bonté et du même dévouement que par
le passé. Son influence en fut notablement accrue.
Un incident, au cours de cette journée du 10 mai, acheva de
le rendre tout à fait populaire.
Il aidait à ce moment à traîner l’un des chariots sur lequel
étaient entassés plusieurs sacs de semences, quand son atten-
tion fut attirée par des cris de douleur. S’étant dirigé rapide-
ment vers l’endroit d’où venaient ces cris, il découvrit un enfant
d’une dizaine d’années qui gisait sur le sol et poussait de lamen-
tables gémissements. À ses questions, l’enfant répondit qu’il
était tombé du haut d’un rocher, qu’il ressentait une vive dou-
leur dans la jambe droite et qu’il lui était impossible de se rele-
ver.
Un certain nombre d’émigrants, rangés en cercle derrière
le Kaw-djer, échangeaient des réflexions saugrenues. Les pa-
rents de l’enfant ne tardèrent pas à se joindre à l’attroupement,
et leurs plaintes bruyantes augmentèrent la confusion.
Le Kaw-djer imposa, d’une voix ferme, silence à tout ce
monde et procéda à l’examen du blessé. Autour de lui, les émi-
grants tendaient le cou, s’émerveillant de la sûreté et de
l’adresse de ses gestes. Il diagnostiqua sans peine une fracture
simple du fémur, et la réduisit habilement. Au moyen de bouts
de bois transformés en attelles, il immobilisa alors le membre
brisé qu’il banda avec des lambeaux de toile, puis l’enfant fut
transporté à la baie Scotchwell sur un brancard improvisé.
Tout en surveillant le travail de ses mains, le Kaw-djer ras-
surait les parents éplorés. Cela ne serait rien. L’accident n’aurait
pas de suite fâcheuse, et dans deux mois il n’en subsisterait au-
cune trace. Peu à peu le père et la mère reprenaient confiance.
– 120 –
Ils furent complètement rassérénés, quand, le pansement ter-
miné, leur fils déclara qu’il ne souffrait plus.
De ces faits, qui furent en un instant connus de tout le
monde, un grand respect rejaillit sur le Kaw-djer. Il était déci-
dément le génie bienfaisant des naufragés. On n’en était plus à
compter ses services. Désormais, on s’attendit à mieux encore.
De plus en plus, on prit l’habitude de se reposer sur lui, et, de
plus en plus, ces êtres rudes et puérils se sentirent rassurés et
réconfortés par sa présence au milieu d’eux.
Le soir même du 10 mai, on procéda à une rapide enquête
afin de découvrir les auteurs du vol de la Wel-Kiej. Dans cette
foule ondoyante où ne régnait aucune discipline, les résultats de
l’enquête furent nécessairement fort incertains. Elle permit tou-
tefois de suspecter avec une grande vraisemblance quatre indi-
vidus que personne n’avait aperçus pendant tout le cours de la
journée. Deux appartenaient à l’équipage, le cuisinier Sirdey et
le matelot Kennedy. Les autres étaient deux émigrants fort mal
notés dans l’esprit public, deux prétendus ouvriers du nom de
Furster et de Jackson.
À l’égard des premiers, les événements ne devaient pas
permettre d’obtenir une certitude, mais on ne tarda à avoir la
preuve que les soupçons s’étaient à bon droit portés sur les deux
autres. Le lendemain matin, en effet, Kennedy et Sirdey étaient
de nouveau présents et accomplissaient comme de coutume leur
part de travail. À vrai dire, ils paraissaient brisés de fatigue. Sir-
dey même semblait blessé. Il marchait avec peine, et de pro-
fondes écorchures labouraient son visage.
Hartlepool connaissait de longue main ce triste sire dont la
nature vile lui inspirait un complet mépris. Il l’interpella rude-
ment :
– 121 –
« Où étais-tu, hier, coq 2 ?
– Où j’étais ?… répondit hypocritement Sirdey. Mais où je
suis tous les jours bien entendu.
– Personne ne t’a vu, cependant, maître fourbe. Ne te se-
rais-tu pas égaré plutôt du côté de la chaloupe ?
– De la chaloupe ?… répéta Sirdey du ton d’un homme qui
n’y comprend rien.
– Hum !… » fit Hartlepool.
Il reprit :
« Pourrais-tu me dire d’où te viennent ces écorchures ?
– Je suis tombé, expliqua Sirdey. Il me sera même impos-
sible de prêter la main aux autres aujourd’hui. C’est à peine si je
peux marcher.
– Hum !… » fit encore en s’éloignant Hartlepool, compre-
nant qu’il ne tirerait rien du cauteleux personnage.
Quant à Kennedy, il n’y avait même pas de prétexte pour
l’interroger. Bien qu’il fût d’une pâleur de cire et parût être fort
mal en point, il avait repris sans mot dire ses occupations ordi-
naires.
On se mit donc au travail le 11 mai à l’heure habituelle sans
que le problème fût résolu. Mais une surprise attendait à la baie
Scotchwell ceux qui y arrivèrent les premiers. Sur le rivage, à
peu de distance de l’embouchure de la rivière, deux cadavres
2 Nom donné au cuisinier à bord des bâtiments de commerce.
– 122 –
étaient étendus, ceux de Jackson et de Furster. Près d’eux gisait
la chaloupe éventrée, aux trois quarts pleine d’eau et de sable.
– 123 –
Dès lors, l’aventure se reconstituait aisément. Le bateau
mal dirigé avait dû toucher sur des récifs, un peu au-delà de la
baie. Une voie d’eau s’était déclarée, et l’embarcation alourdie
avait chaviré. Des quatre hommes qui la montaient, deux, Ken-
nedy et Sirdey selon toute probabilité, avaient réussi à gagner la
terre à la nage, mais les deux autres n’avaient pu échapper à la
mort, et, à la première marée, leurs corps étaient venus à la
côte, en même temps que la Wel-Kiej à demi fracassée par la
houle.
Après sérieux examen, le Kaw-djer reconnut que les débris
de la chaloupe étaient encore utilisables. Si la plupart des bor-
dés étaient plus ou moins brisés, la membrure n’avait que très
peu souffert, et la quille était intacte. Ce qui restait de la Wel-
Kiej fut donc hissé à force de bras hors de l’atteinte de la mer en
attendant le moment où l’on aurait le loisir de la réparer.
Le transport du matériel fut entièrement achevé le 13 mai.
Sans perdre de temps, on se mit en devoir d’installer les mai-
sons démontables. On vit celles-ci, d’un très ingénieux système,
s’élever à vue d’œil avec une rapidité prodigieuse. Aussitôt ter-
minées, elles étaient immédiatement occupées, non sans donner
chaque fois prétexte à de violentes altercations. Il s’en fallait de
beaucoup, en effet, qu’elles fussent en assez grand nombre pour
contenir douze cents personnes. C’est tout au plus si les deux
tiers des naufragés pouvaient raisonnablement espérer y trou-
ver place. De là, nécessité de procéder à une sélection.
Cette sélection s’opéra à coups de poings. Les plus ro-
bustes, ayant commencé par s’emparer des divers éléments des
maisons démontables, prétendirent défendre l’accès de celles-ci,
lorsqu’elles furent édifiées. Quelle que fût leur vigueur, il leur
fallut toutefois céder au nombre et entrer en composition avec
une partie de ceux qu’ils essayaient d’évincer. Il y eut ainsi une
seconde série d’élus, et par conséquent une seconde sélection,
basée, comme la première, sur la force des compétiteurs. Puis,
– 124 –
quand les maisons abritèrent des garnisons assez imposantes
pour être en état de braver sans péril le surplus des émigrants,
ces derniers furent définitivement éliminés.
Près de cinq cents personnes, des femmes et des enfants en
majorité, furent ainsi réduites à se contenter de l’abri des tentes.
Plus rares étaient les hommes, en général des pères et des maris
obligés de suivre le sort de leur famille. Parmi les autres, figu-
raient le Kaw-djer et ses deux compagnons fuégiens, qui n’en
étaient plus à redouter les nuits passées en plein air, ainsi que
les survivants de l’équipage du Jonathan auxquels Hartlepool
avait intimé l’abstention. Ces braves gens s’étaient inclinés sans
un murmure, jusques et y compris Kennedy et Sirdey, qui, de-
puis l’aventure de la chaloupe, faisaient montre d’un zèle et
d’une docilité inaccoutumés. Au nombre des moins favorisés, on
comptait également John Rame et Fritz Gross que leur faiblesse
physique avait écartés de la lutte, et pareillement la famille
Rhodes, dont le chef n’était pas d’un caractère à faire appel à la
violence.
Ces cinq cents personnes se logèrent donc sous les tentes.
La diminution du nombre des occupants permit d’employer
deux enveloppes superposées et séparées par une couche d’air,
ce qui les rendit, en somme, assez confortables. Pendant ce
temps, les uns achevaient l’aménagement intérieur des maisons,
en bouchaient les joints, en obstruaient les moindres fissures,
l’important, d’après les indications du Kaw-djer, étant de se dé-
fendre contre la pénétrante humidité de la région ; les autres
faisaient provision de bois aux dépens de la forêt voisine ou ré-
partissaient les vivres en quantité suffisante pour assurer à tous
quatre mois d’existence, tandis que les maçons, dont on comp-
tait une vingtaine parmi les ouvriers émigrants, construisaient
en hâte des poêles rudimentaires.
Ces travaux n’étaient pas encore tout à fait terminés le 20
mai, quand l’hiver, heureusement très en retard cette année,
– 125 –
fondit sur l’île Hoste sous forme d’une tempête de neige d’une
effroyable violence. En quelques minutes, la terre fut recouverte
d’un blanc linceul d’où jaillissaient les arbres couverts de givre.
Le lendemain, les communications étaient devenues très diffi-
ciles entre les diverses fractions du campement.
Mais désormais on était paré contre l’inclémence de la
température. Calfeutrés dans leurs maisons ou sous la double
enveloppe des tentes, chauffés par d’ardentes flambées de bois,
les naufragés du Jonathan étaient prêts à braver les rigueurs
d’un hivernage antarctique.
– 126 –
IV
Hivernage
Quinze jours durant, la tempête hurla sans interruption, la
neige tomba en épais flocons. Pendant ces deux semaines, les
émigrants, contraints de se terrer sous leurs abris, purent à
peine se risquer en plein air.
Triste pour tous, cette claustration forcée, assurément,
mais plus peut-être pour ceux qui s’étaient attribué la jouis-
sance des maisons démontables. Ces maisons n’étaient formées,
en somme, que de panneaux boulonnés entre eux et man-
quaient du plus élémentaire confortable. Pourtant, séduits par
leur aspect – à moins que ce fût seulement par ce nom de mai-
sons ! – les émigrants se les étaient disputées, et maintenant ils
s’y entassaient au-delà de toute raison. Elles étaient transfor-
mées en véritables dortoirs, où se touchaient les paillasses jetées
à même sur le parquet, dortoirs qui devenaient salles com-
munes et cuisine pendant les courtes heures de jour. De cet en-
tassement, de cette cohabitation de plusieurs ménages résultait
nécessairement une promiscuité de tous les instants, aussi fâ-
cheuse au point de vue de l’hygiène, que défavorable au main-
tien de la bonne entente. Le désœuvrement et l’ennui sont, en
effet, fertiles en disputes, et l’on s’ennuyait ferme dans ces de-
meures bloquées par la neige.
À vrai dire, les hommes trouvaient encore à occuper leurs
loisirs. Ils s’ingéniaient à meubler grossièrement ces maisons
dépourvues du plus petit commencement de mobilier. À coups
de hachettes, ils taillaient sièges et tables dont on se débarras-
– 127 –
sait, la nuit venue, afin de pouvoir étendre les paillasses. Mais
les femmes ne disposaient pas de cette ressource. Quand elles
avaient donné leurs soins aux enfants, quand elles avaient va-
qué à la cuisine que l’usage des conserves simplifiait notable-
ment, il ne leur restait plus que le bavardage pour user les
heures lentes. Elles ne s’en privaient pas. À défaut des jambes,
les langues marchaient, et, on ne l’ignore pas, l’intempérance de
langue est trop souvent, elle aussi, génératrice de discordes.
C’était merveille qu’il n’en fût pas survenu dès le premier jour.
Si ceux qui occupaient les tentes étaient moins bien garan-
tis contre les intempéries, ils ne laissaient pas de bénéficier de
certains avantages à d’autres égards. Ils disposaient de plus de
place, et même quelques familles, parmi lesquelles les familles
Rhodes et Ceroni, avaient la jouissance d’une tente entière. Les
cinq Japonais, étroitement unis entre eux, habitaient aussi l’une
des tentes où ils vivaient à l’écart.
Tentes et maisons étaient disséminées selon les caprices
individuels. Personne n’ayant dirigé le travail d’installation, le
dessin du campement ne répondait à aucun plan préconçu. Il
ressemblait, non à une bourgade, mais à l’agglomération for-
tuite de maisons isolées, et l’on eût été bien embarrassé s’il se
fût agi de tracer des rues.
Cela, d’ailleurs, était sans importance, puisqu’il ne
s’agissait pas de fonder un établissement durable. Au prin-
temps, on démolirait maisons et tentes, et chacun retrouverait
sa patrie et sa misère.
Le campement s’étendait sur la rive droite de la rivière qui,
venue de l’Ouest, le touchait en un point, puis se recourbait aus-
sitôt sur elle-même et courait au Nord-Ouest pour aller se jeter
dans la mer trois kilomètres plus loin. La construction la plus
occidentale s’élevait sur la rive même. C’était une maison dé-
montable de proportions si exiguës que trois personnes seule-
– 128 –
ment avaient pu y trouver place. Sans dispute, sans cris, procé-
dant en silence, un des émigrants, du nom de Patterson, s’était
adjugé, dès le premier jour, les éléments constitutifs de cette
maison et, afin que personne ne la lui disputât, il avait tout de
suite porté le nombre de ses habitants au maximum pratique,
en en offrant la jouissance indivise à deux autres naufragés.
Cette offre n’avait pas été faite au hasard. Patterson, de com-
plexion plutôt débile, s’était adjoint fort intelligemment deux
compagnons taillés en hercules et disposant de poings capables
de défendre au besoin la propriété collective.
Tous deux de nationalité américaine, l’un se nommait Bla-
ker et l’autre Long. Le premier était un jeune paysan de vingt-
sept ans, de caractère assez jovial, mais affligé d’une boulimie
qui compliquait déplorablement sa vie. La misère qui formait
son lot ne lui permettant pas d’apaiser son insatiable appétit, il
avait eu faim depuis sa naissance, au point qu’il s’était finale-
ment résigné à s’expatrier dans l’unique espoir d’arriver à man-
ger tout son saoul. Le second était un ouvrier, forgeron de son
état, à la cervelle petite et aux muscles énormes, une brute so-
lide et malléable comme le fer rouge qu’il martelait.
Quant à Patterson, s’il faisait aujourd’hui partie de cette
foule de naufragés, lui du moins n’y avait pas été poussé par
l’excès de sa misère, mais par un âpre désir de gain. Le sort
s’était montré pour lui hostile et secourable à la fois. Il l’avait
fait naître, il est vrai, seul, pauvre et nu sur le bord d’une route
irlandaise, mais, à titre de compensation, il l’avait doué d’une
avarice prodigieuse, c’est-à-dire du moyen d’acquérir tous les
biens qui lui manquaient lors de sa venue sur la terre. Grâce à
elle, il avait en effet réussi à amasser dès l’âge de vingt-cinq ans
un respectable pécule. Travail acharné, privations de cénobite,
voire, quand l’occasion s’en présentait, cynique exploitation
d’autrui, rien ne l’avait rebuté pour obtenir ce résultat.
– 129 –
Cependant, quel que soit son génie, un paysan, dénué du
moindre capital initial, ne peut progresser que lentement sur le
chemin de la fortune. Le champ qui lui est offert est trop petit
pour permettre une rapide ascension. Patterson ne s’élevait
donc que péniblement, à force de courage, de renoncement et
d’astuce, quand de mirifiques récits sur les chances qu’un
homme sans scrupules rencontre en Amérique étaient parvenus
à ses oreilles. Grisé par ces merveilleux racontars, il ne rêva plus
que Nouveau Monde et projeta d’aller, après tant d’autres, y
chercher aventure, non pour suivre les traces de ces milliar-
daires sortis comme lui-même, pourtant, des dernières couches
sociales, mais dans l’espoir moins inaccessible d’y faire grossir
son bas de laine plus vite que dans la mère patrie.
À peine sur le sol de l’Amérique, il fut sollicité par la ré-
clame intensive de la Société de la baie de Lagoa. Confiant dans
les séduisantes promesses de cette Société, il se dit qu’il trouve-
rait là un champ vierge où son petit capital pourrait s’employer
fructueusement et, avec mille autres, il s’embarqua sur le Jona-
than.
Certes, l’événement trompait son espoir. Mais Patterson
n’était pas de ceux qui se découragent. En dépit du naufrage,
sans rien montrer de la déception qu’il devait éprouver, il
s’entêtait à poursuivre sa chance avec la même patiente obstina-
tion. Si, dans le malheur commun, un seul des naufragés devait
arriver à gagner quelque chose, ce serait lui assurément.
Aidé de Blaker et de Long, il avait placé sa maisonnette à
quelque distance de la mer, sur le bord même de la rivière et à
l’unique point où elle fût accessible. En amont, la rive brusque-
ment relevée devenait une sorte de falaise de près de quinze
mètres de hauteur. En aval, après une petite étendue de terrain
plat devant la maison, le sol cédait tout à coup, et la rivière
tombait en cascade sur l’étage inférieur. Entre cette cascade et
la mer s’étendait un marécage impraticable. À moins de
– 130 –
s’imposer un détour de plus d’un kilomètre vers l’amont, les
émigrants étaient donc dans la nécessité de passer devant Pat-
terson pour aller remplir cruches et barils.
Les autres maisons et les tentes s’égrenaient dans un pitto-
resque désordre parallèlement à la mer dont elles étaient sépa-
rées par le marais. Quant au Kaw-djer, il logeait avec Halg et
Karroly dans une ajoupa fuégienne édifiée par les deux Indiens.
Rien de plus rudimentaire que cet abri formé d’herbes et de
branchages, et il fallait, pour s’en contenter, ne pas craindre les
rigueurs de ce climat. Mais l’ajoupa, située sur la rive gauche du
rio, avait l’avantage d’être à proximité du lieu d’échouage de la
chaloupe, ce qui permettrait de profiter de toutes les éclaircies
pour activer les réparations.
Pendant les deux semaines que dura le premier assaut sé-
rieux de l’hiver, il ne put être question de les entreprendre. Il ne
faudrait pas en conclure que le Kaw-djer vécût en reclus,
comme la foule moins aguerrie des naufragés. Chaque jour, en
compagnie de Halg, il traversait la rivière sur un pont léger
construit en quarante-huit heures par Karroly, et se rendait au
campement.
Il y avait fort à faire. Dès le début du froid, quelques émi-
grants atteints d’affections aiguës, en général de bronchites as-
sez bénignes, avaient demandé le secours du Kaw-djer, qui de-
puis son intervention chirurgicale, jouissait d’une réputation so-
lidement établie. L’enfant blessé allait, en effet, de mieux en
mieux, et tout indiquait que le favorable pronostic de
l’opérateur se réaliserait au jour dit.
Celui-ci, après sa tournée médicale, entrait dans la tente de
la famille Rhodes, et on causait une heure ou deux de tout ce qui
intéressait les naufragés. Le Kaw-djer s’attachait de plus en plus
à cette famille. Il goûtait la bonté simple de Mme Rhodes et de sa
fille Clary qui jouaient avec dévouement le rôle d’infirmières
– 131 –
près des malades qu’il leur signalait. Quant à Harry Rhodes, il
en appréciait le sens droit et l’esprit bienveillant, et, entre les
deux hommes, naissaient peu à peu des sentiments de véritable
amitié.
« J’en arrive à me féliciter, dit un jour Harry Rhodes au
Kaw-djer, que ces coquins aient essayé de s’emparer de votre
chaloupe. Peut-être, si elle était en bon état, auriez-vous eu le
désir de nous quitter, une fois tout le monde installé. Tandis
que, maintenant, vous êtes notre prisonnier.
– Il faudra bien que je parte, cependant, objecta le Kaw-
djer.
– Pas avant le printemps, répliqua Harry Rhodes. Voyez
combien vous êtes utile à tous. Il y a ici nombre de femmes et
d’enfants que vous seul êtes capable de soigner. Que devien-
draient-ils sans vous ?
– Pas avant le printemps, soit ! concéda le Kaw-djer. Mais à
ce moment, comme tout le monde s’en ira, rien ne s’opposera à
ce que je reprenne la mer.
– Pour retourner à l’Île Neuve ? »
Le Kaw-djer ne répondit que par un geste évasif. Oui, l’Île
Neuve était sa demeure. Là il avait vécu de longues années. Y re-
tournerait-il ? Les raisons qui l’en avaient éloigné existaient tou-
jours. L’Île Neuve, terre libre naguère, était désormais soumise
à l’autorité du Chili.
« Si j’avais voulu partir, dit-il, désireux de passer à un autre
sujet, je crois que mes deux compagnons n’en eussent pas été
également satisfaits. Halg, sinon Karroly, n’eût quitté l’île Hoste
qu’à regret, et peut-être même s’y serait-il refusé avec énergie.
– 132 –
– Pourquoi cela ? demanda Mme Rhodes.
– Pour la raison bien simple que Halg, je le crains, a le
malheur d’être amoureux.
– Le beau malheur ! plaisanta Harry Rhodes. Être amou-
reux, c’est de son âge.
– Je ne dis pas non, reconnut le Kaw-djer. N’importe ! le
pauvre garçon se prépare là de grands chagrins quand viendra
le jour de la séparation.
– Mais pourquoi se séparerait-il de celle qu’il aime, au lieu
de l’épouser tout simplement ? demanda Clary qui, comme
toutes les jeunes filles, s’intéressait aux affaires de cœur.
– Parce qu’il s’agit de la fille d’un émigrant. Elle ne consen-
tirait jamais à rester en Magellanie. Et, d’un autre côté, je ne
vois pas très bien ce que ferait Halg, transporté dans un de vos
pays soi-disant civilisés. Sans compter qu’il ne nous quitterait
pas, je pense, d’un cœur léger, son père et moi.
– Une fille d’émigrant, dites-vous ?… interrogea Harry
Rhodes. Ne s’agirait-il pas de Graziella Ceroni ?
– Je l’ai rencontrée plusieurs fois, dit Edward qui se mêla à
la conversation. Elle n’est pas mal.
– Halg la trouve merveilleuse ! s’écria le Kaw-djer en sou-
riant. C’est bien naturel, d’ailleurs. Jusqu’ici, il n’avait vu que
des femmes fuégiennes, et je suis obligé de reconnaître qu’on
peut être mieux très facilement.
– C’est donc bien d’elle qu’il s’agit ? demanda Harry
Rhodes.
– 133 –
– Oui. Le jour où nous avons dû intervenir dans les affaires
de sa famille, comme vous vous le rappelez, sans doute, j’avais
déjà remarqué la vive impression qu’elle avait faite sur Halg.
Une vraie révélation, on peut le dire. Vous n’ignorez pas à quel
point cette jeune fille et sa mère sont malheureuses, et de la pi-
tié à l’amour il n’y a pas loin, bien souvent.
– C’est même le plus beau de tous les chemins qui y con-
duisent, fit remarquer Mme Rhodes.
– Quel qu’il soit, je vous prie de croire que, depuis ce jour-
là, Halg le suit allègrement. Vous n’avez pas idée du change-
ment qui s’est opéré en lui. En voulez-vous un exemple ?… Les
indigènes de la Magellanie ne sont pas précisément remar-
quables par leur coquetterie, ainsi que vous pouvez le supposer.
Malgré la rigueur du climat, ils poussent l’indifférence à cet
égard jusqu’à vivre radicalement nus. Halg, perverti par la civi-
lisation, dont j’ai eu le tort d’apporter un vieux reste dans les
plis de mes vêtements, était déjà un raffiné parmi ses congé-
nères, puisqu’il consentait depuis le naufrage du Jonathan à se
couvrir de peaux de phoque ou de guanaque. Mais maintenant,
c’est bien autre chose ! Il a déniché un barbier parmi les émi-
grants et s’est fait couper les cheveux. C’est peut-être le premier
Fuégien qui ait jamais fait montre d’une telle élégance ! Ce n’est
pas tout. Il s’est procuré, je ne sais par quel moyen, un costume
complet, et il ne sort plus qu’habillé à l’européenne pour la
première fois de sa vie, et chaussé de souliers, qui, d’ailleurs,
doivent bien le gêner ! Karroly n’en revient pas. Moi, je ne com-
prends que trop ce que cela veut dire.
– Et Graziella, s’enquit Mme Rhodes, est-elle touchée de ces
efforts accomplis pour lui plaire ?
– Vous pensez que je ne le lui ai pas demandé, répliqua le
Kaw-djer. Mais, à en juger par le visage joyeux de Halg, je pré-
sume que ses affaires ne vont pas mal.
– 134 –
– Cela ne m’étonne pas, dit Harry Rhodes, c’est un beau
garçon que votre jeune compagnon.
– Physiquement, il n’est pas mal, j’en conviens, approuva le
Kaw-djer avec une évidente satisfaction, mais moralement il est
mieux encore. C’est un brave cœur, fidèle, bon, dévoué et intel-
ligent, ce qui ne gâte rien.
– C’est votre élève, je crois ? demanda Mme Rhodes.
– Vous pouvez dire : mon fils, rectifia le Kaw-djer, car je
l’aime comme un père. C’est pourquoi je suis affligé qu’il ait de
pareilles idées, dont il ne résultera, en fin de compte, que des
chagrins. »
Les suppositions du Kaw-djer n’étaient point erronées. Une
sympathie naissante attirait, en effet, l’un vers l’autre, le jeune
Fuégien et Graziella. Dès la première minute où il l’avait aper-
çue, toutes les pensées de Halg étaient allées vers elle, et, depuis
lors, il n’avait pas laissé passer un jour sans la voir. Témoin de
la scène qui avait motivé l’intervention du Kaw-djer, il connais-
sait la plaie de la famille, et, avec l’adresse ordinaire des amou-
reux, il tirait parti sans scrupule de la situation. Sous prétexte
de s’enquérir des besoins des deux femmes et de veiller sur leur
sécurité, il restait près d’elles de longues heures, l’anglais que
tous parlaient couramment leur permettant d’échanger leurs
pensées.
Halg, à cet égard comme aux autres, ne ressemblait en rien
à ses compatriotes si étonnamment réfractaires à l’étude des
langues. Lui, au contraire, avait appris sans peine l’anglais et le
français, et maintenant, excellent prétexte pour fréquenter assi-
dûment la famille Ceroni, il était en train de faire en italien de
merveilleux progrès sous la direction de Graziella.
– 135 –
Celle-ci n’avait pas eu de peine à discerner les causes de
cette ardeur au travail, mais les sentiments qu’elle inspirait au
jeune Indien l’avaient d’abord plus amusée que charmée. Halg,
avec ses longs cheveux plats, ses tempes étroites, son nez légè-
rement épaté, son teint un peu bistré, lui faisait l’effet d’être
d’une autre espèce qu’elle-même. D’après sa classification fan-
taisiste, les habitants de notre planète se divisaient en deux
races distinctes : les hommes et les sauvages. Halg, étant un
sauvage, ne pouvait par conséquent être un homme. Le raison-
nement était rigoureux. L’idée qu’un lien quelconque pût exister
entre cet exotique, à peine couvert de peaux de bêtes, et une Ita-
lienne qui se jugeait d’essence supérieure, ne lui vint pas à
l’esprit.
Peu à peu, cependant, elle s’habitua aux traits et au cos-
tume sommaire de son timide adorateur, et elle en arriva par
degrés à le considérer comme un adolescent pareil aux autres.
Halg, il est vrai, fit tous ses efforts pour provoquer cette évolu-
tion de sa pensée. Un beau jour, Graziella le vit apparaître, ses
cheveux coupés avec art et séparés en deux versants par une
raie tracée d’une main habile. Peu après, transformation plus
étonnante encore, Halg se montrait vêtu à l’européenne. Panta-
lon, vareuse, forts souliers, rien ne manquait à sa toilette. Sans
doute, tout cela était rude et grossier, mais tel n’était pas l’avis
de Halg, qui s’estimait d’une suprême élégance et s’admirait vo-
lontiers dans un fragment de miroir provenant du Jonathan.
Que d’industrie il lui avait fallu pour découvrir l’émigrant
de bonne volonté qui avait joué à son profit le rôle de coiffeur, et
pour se procurer le superbe complet qui, à son estime, le rendait
irrésistible ! La recherche des vêtements avait été notamment
des plus ardues, et peut-être même serait-elle restée vaine s’il
n’avait eu la chance d’entrer en rapport avec Patterson.
– 136 –
Patterson vendait de tout, et jamais l’avare n’eût consenti à
laisser perdre l’occasion d’un troc. S’il n’avait pas l’objet de-
mandé, il le trouvait toujours, donnant d’une main, recevant de
– 137 –
l’autre, en prélevant au passage un honnête courtage. Patterson
avait donc fourni les habits demandés. Par exemple, toutes les
économies du jeune homme y étaient passées.
Celui-ci ne les regrettait pas, car il avait eu la récompense
de son sacrifice. L’attitude de Graziella avait changé sur-le-
champ. Selon sa classification personnelle, Halg cessait d’être
un sauvage et devenait un homme.
Dès lors, les choses avaient marché à pas de géant, et
l’affection s’était développée rapidement dans le cœur des deux
jeunes gens. Harry Rhodes avait raison. Halg, si l’on faisait abs-
traction du type spécial de sa race, était réellement un beau gar-
çon. Grand, robuste, habitué à la vie libre dans le plein air, il
possédait cette grâce d’attitude que donnent la souplesse des
membres et l’harmonie des mouvements. D’autre part, outre
que son intelligence, ouverte par les leçons du Kaw-djer, n’était
pas médiocre, la bonté et la droiture se lisaient dans ses yeux.
C’en était là plus qu’il ne fallait pour toucher le cœur d’une
jeune fille malheureuse.
Du jour où, sans s’être dit un seul mot, Halg et Graziella se
sentirent complices, les heures coulèrent vite pour eux. Que leur
importait la tempête ? Que leur importait le froid ? Les intem-
péries rendaient l’intimité plus douce, et, loin de souhaiter, ils
redoutaient le retour du beau temps.
Il reparut pourtant, et les émigrants, qui n’avaient pas les
mêmes raisons d’indifférence, apprécièrent vivement le chan-
gement. Comme d’un coup de baguette, le campement s’anima.
Maisons et tentes se vidèrent. Tandis que les hommes étiraient
leurs membres engourdis par cette longue claustration, les
commères, heureuses de renouveler interlocutrices et audi-
toires, allèrent de porte en porte, échangeant des visites, ébau-
chant des amitiés, dont l’objet, fait digne de remarque, n’était
– 138 –
jamais l’une de celles avec qui elles venaient de vivre près de
quinze jours côte à côte.
Karroly mit à profit le temps favorable pour commencer les
réparations de la Wel-Kiej avec les charpentiers qui l’avaient dé-
jà aidé une première fois. Les constructeurs étant dans
l’obligation de faire eux-mêmes tous les travaux préparatoires :
abattage, débitage et cintrage du bois, ces réparations exige-
raient un mois de travail, c’est-à-dire qu’elles ne seraient pas
achevées avant trois mois, en tenant compte des interruptions
imposées par le mauvais temps.
Pendant que Karroly et ses compagnons manœuvraient
varlope et scie, le Kaw-djer, désireux de se procurer pour lui-
même et pour les malades des provisions fraîches, partit en
chasse avec son chien Zol. De ce que l’archipel subît les rigueurs
de l’hiver, de ce que la neige commençât à couvrir les plaines et
la glace à coiffer les hauteurs, il ne s’ensuivait pas que la vie
animale fût supprimée. Les forêts abritaient toujours des rumi-
nants en grand nombre, des nandous, des guanaques, des vi-
gognes, des renards. Au-dessus des prairies voletaient toujours
des oies de montagne, de petites perdrix, des bécasses et des bé-
cassines. Sur le littoral pullulaient les mouettes comestibles.
Des baleines venaient souffler en vue de l’île, et les loups marins
abondaient sur ses grèves.
Par contre, il ne pouvait être question de pêche. Le poisson,
merluches et lamproies en majorité, ne fréquente qu’en été les
eaux de l’île Hoste. En hiver, il remonte plus au Nord, dans le
canal du Beagle et dans le détroit de Magellan.
De son excursion, le Kaw-djer, outre du gibier en assez
grande quantité, rapporta des nouvelles de quatre familles qui
avaient cru devoir s’éloigner du campement et s’établir à
quelques lieues dans l’intérieur. Ces dissidents n’étaient autres
que les familles Rivière, Gimelli, Gordon et Ivanoff, dont les
– 139 –
chefs avaient, les trois derniers, accompagné le Kaw-djer et
Harry Rhodes lors de la première exploration de l’île, celui-là,
navigué jusqu’à Punta-Arenas en qualité de délégué des émi-
grants. C’est au retour de Rivière qu’ils avaient pris d’un com-
mun accord la résolution de faire bande à part. Tous quatre, cul-
tivateurs de profession, appartenaient à la même classe morale,
la classe des braves gens, sains, bien équilibrés, bien portants.
Aussi éloignés de la rapacité d’un Patterson que de la veulerie
d’un John Rame, c’étaient des travailleurs, simplement. Le tra-
vail était un besoin pour eux ; ils s’y astreignaient sans peine, de
même que leurs femmes et leurs enfants, incapables autant
qu’eux-mêmes de ne pas chercher toujours à employer utile-
ment leur temps.
Des raisons semblables les avaient incités au départ. Ri-
vière, lors de l’abattage d’arbres nécessité par le déchargement
du Jonathan, avait été frappé de la richesse de ces forêts
qu’aucune cognée n’avait encore attaquées. Ce souvenir lui re-
vint à Punta-Arenas, au moment où il apprenait qu’il lui fau-
drait séjourner six mois à l’île Hoste, et il eut aussitôt la pensée
de tirer parti des circonstances pour faire une tentative
d’exploitation. Il se procura, dans ce but, un matériel élémen-
taire de scierie et il en chargea la chaloupe. Au point de vue de
l’abattage, son entreprise ne pouvait être que fructueuse. Ces fo-
rêts n’étant la propriété de personne, le bois, par conséquent, ne
coûtait rien. Restait le problème du transport. Mais Rivière es-
timait que cette difficulté se résoudrait plus tard d’elle-même, et
qu’il arriverait toujours, quand le bois serait débité, à le mon-
nayer d’une manière ou d’une autre.
Sur le point de réaliser son projet, il en avait fait confidence
à Gimelli, à Gordon et à Ivanoff, avec lesquels il s’était lié sur le
Jonathan. Ceux-ci avaient vivement approuvé le Franco-
Canadien, en déplorant de ne pouvoir l’imiter pour leur compte.
Toutefois, une idée en appelant une autre, un projet similaire
leur vint bientôt à l’esprit. Pendant l’excursion faite en compa-
– 140 –
gnie du Kaw-djer, il leur avait été possible d’apprécier la fertilité
du sol. Pourquoi ne tenteraient-ils pas, l’un un essai d’élevage,
les deux autres un essai de culture ? Si, au bout de six mois, le
résultat paraissait devoir être favorable, rien ne les obligerait à
partir. Magellanie ou Afrique, le pays dans lequel on vit importe
peu, du moment qu’on n’est pas dans le sien. Si le résultat sem-
blait, au contraire, devoir être mauvais, il n’y aurait de perdu
que du travail. Mais le travail est une denrée inépuisable quand
on possède de bons bras et du cœur, et mieux valait au surplus
travailler six mois en pure perte que de rester si longtemps inac-
tif. Dans le champ le plus stérile, on récolterait du moins la san-
té.
Ces quatre familles, pourvues d’hommes sages, de femmes
sérieuses, de filles et de garçons robustes et bien portants,
avaient en mains tous les atouts pour réussir là où d’autres eus-
sent échoué. Leur décision fut donc arrêtée, et ils la mirent à
exécution, avec l’approbation et le concours d’Hartlepool et du
Kaw-djer.
Pendant que les émigrants s’occupaient de transporter le
matériel à la baie Scotchwell, les dissidents préparèrent active-
ment leur départ. À coups de hache, ils improvisèrent un chariot
à essieux de bois et à roues pleines, très primitif assurément,
mais vaste et solide. Sur ce chariot furent entassés des provi-
sions de bouche, des semences, des graines, des instruments
aratoires, des ustensiles de ménage, des armes, des munitions,
tout ce qui pouvait être nécessaire en un mot au début des ex-
ploitations. Ils ne négligèrent pas d’emporter quatre ou cinq
couples de volailles, et les Gordon, qui se destinaient plus parti-
culièrement à l’élevage, y joignirent des lapins et des représen-
tants des deux sexes des races bovine, ovine et porcine. Ainsi
nantis des éléments de leur future fortune, ils s’éloignèrent vers
le Nord, à la recherche d’un emplacement convenable.
– 141 –
Ils le rencontrèrent à douze kilomètres de la baie Scot-
chwell. À cet endroit s’étendait un vaste plateau, borné à l’Ouest
par d’épaisses forêts et, dans l’Est, par une large vallée au fond
de laquelle serpentait une rivière. Cette vallée, tapissée d’une
herbe drue, constituait un magnifique pâturage où
d’innombrables troupeaux eussent aisément trouvé leur nourri-
ture. Quant au plateau, il semblait recouvert d’une couche
d’humus qui deviendrait excellent, lorsque la pioche l’aurait dé-
friché et débarrassé de l’inextricable réseau de racines qui le sil-
lonnaient de toutes parts.
Les colons se mirent à l’œuvre. Leur premier soin fut
d’élever quatre petites fermes, aux murs formés de troncs
d’arbres. Mieux valait, au prix d’un travail supplémentaire, être
chacun chez soi ; la bonne entente en bénéficierait par la suite.
Le mauvais temps, la neige et le froid ne retardèrent pas
d’une heure la construction de ces habitations. Elles étaient
achevées lors de la visite du Kaw-djer. Celui-ci revint émerveillé
de ce que peut accomplir une volonté tendue vers son but. Déjà,
les Rivière étaient en train d’établir une roue à aubes pour utili-
ser une chute naturelle du cours d’eau. Cette roue fournirait la
force à la scierie, où la pesanteur ferait descendre automati-
quement le bois abattu sur le plateau. Les Gimelli et les Ivanoff
avaient, de leur côté, attaqué le sol à coups de pioche, et le pré-
paraient pour la charrue, que traîneraient, quand le temps en
serait venu, ces mêmes bêtes à cornes à l’intention desquelles
les Gordon limitaient concurremment de vastes enclos.
Dussent ces efforts rester stériles, le Kaw-djer estima ce be-
soin d’agir préférable à l’apathie des autres émigrants.
Ceux-ci, comme de grands enfants qu’ils étaient, jouirent
du soleil tant qu’il brilla, puis, le ciel redevenu inclément, ils se
terrèrent sous leurs abris et y vécurent confinés comme la pre-
mière fois, pour en ressortir dès que revint une éclaircie. Un
– 142 –
mois s’écoula ainsi, avec des alternatives de beaux jours en mi-
norité et de mauvais beaucoup plus nombreux. On arriva au 21
juin, date du solstice d’hiver pour l’hémisphère austral.
Pendant ce mois passé à la baie Scotchwell, des change-
ments étaient déjà survenus dans la répartition des émigrants.
Des brouilles et de nouvelles amitiés avaient motivé des permu-
tations entre les habitants des diverses maisons démontables.
D’autre part, des groupements particuliers commençaient à se
dessiner dans la foule, de même que des îlots s’élèvent hors de
la surface unie d’un fleuve.
L’un de ces groupements était formé du Kaw-djer, des deux
Fuégiens, d’Hartlepool et de la famille Rhodes. Autour de lui
gravitait l’équipage du Jonathan, y compris Dick et Sand,
comme un satellite autour d’un centre d’attraction.
Un deuxième groupe, également composé de gens tran-
quilles et sérieux, comprenait les quatre travailleurs embauchés
par la Compagnie de colonisation, Smith, Wright, Lawson et
Fock, et une quinzaine des ouvriers embarqués sur le Jonathan
à leurs risques et périls.
Le troisième ne comptait que cinq membres : les cinq Ja-
ponais qui vivaient dans le silence et le mystère, et dont on
n’apercevait presque jamais les faces jaunes et les yeux bridés.
Un quatrième reconnaissait pour chef Ferdinand Beauval.
Dans le champ magnétique du tribun évoluaient une cinquan-
taine d’émigrants. Quinze à vingt de ceux-ci méritaient le quali-
ficatif d’ouvriers. Le surplus provenait de la grande masse agri-
cole.
Le cinquième, assez réduit comme nombre, s’inspirait de
Lewis Dorick. À ce dernier étaient plus particulièrement inféo-
dés le matelot Kennedy, le maître-coq Sirdey, et cinq ou six in-
– 143 –
dividus unanimes à se réclamer de la classe ouvrière, mais dont
la moitié au moins appartenaient avec évidence à la corporation
des malfaiteurs de profession. Moins activement que passive-
ment, Lazare Ceroni, John Rame et une douzaine d’alcooliques
que leur avachissement transformait en pantins, se rattachaient
à ce noyau de militants.
Un sixième et dernier groupe absorbait tout le surplus de la
foule. Cette foule se divisait assurément en un grand nombre
d’autres fractions distinctes, au gré des sympathies et des anti-
pathies individuelles, mais, dans son ensemble, elle avait ce ca-
ractère commun de n’en avoir aucun, d’être flottante, inerte, en
état d’équilibre indifférent, et prête par conséquent à obéir à
toutes les impulsions.
Restaient les isolés, les indépendants, tels que Fritz Gross,
parvenu au dernier degré de l’abrutissement, les frères Moore
auxquels leur nature violente interdisait de fréquenter plus de
trois jours de suite les mêmes personnes, et plus encore Patter-
son, qui cachait son existence, ne frayait avec ses semblables
que lorsqu’il y avait quelque intérêt et vivait à l’écart, flanqué de
ses deux acolytes, Blaker et Long.
De tous ces partis, si le mot n’est pas trop ambitieux, celui
qui profitait le mieux des circonstances présentes était incontes-
tablement le groupe qui reconnaissait pour chef Lewis Dorick,
et, de tous les membres de ce groupe, le plus heureux était non
moins incontestablement Lewis Dorick lui-même.
Celui-ci appliquait ses principes. Lorsque le temps le per-
mettait, il allait volontiers de tente en tente, de maison en mai-
son, et faisait dans chacune d’elles des séjours plus ou moins
prolongés. Sous le fallacieux prétexte que la propriété indivi-
duelle est une notion immorale, que tout appartient à tous et
que rien n’appartient à personne, il s’emparait des meilleures
places et s’attribuait imperturbablement ce qui était à sa conve-
– 144 –
nance. Un flair subtil lui faisait discerner ceux dont il y avait lieu
de craindre une sérieuse résistance. Il ne se frottait pas à ceux-
là. Par contre, il mettait en coupe réglée les faibles, les indécis,
les timides et les sots. Ces malheureux, littéralement terrorisés
par l’incroyable audace et par la parole impérieuse du commu-
niste détrousseur, se laissaient plumer sans une plainte. Pour
étouffer leurs protestations, il suffisait à Dorick d’abaisser sur
eux ses yeux d’acier. Jamais l’ex-professeur n’avait été à pareille
fête. Cette île Hoste, c’était pour lui le pays de Chanaan.
Pour être juste, on doit reconnaître qu’il ne se refusait nul-
lement à pratiquer ses théories en sens contraire. S’il prenait
sans scrupule ce que possédaient les autres, il déclarait trouver
naturel que les autres prissent ce qu’il possédait lui-même. Gé-
nérosité d’autant plus admirable qu’il ne possédait absolument
rien.
Toutefois, du train dont allaient les choses, il était aisé de
prévoir qu’il n’en serait pas toujours ainsi.
Ses disciples marchaient sur les traces du maître. Sans pré-
tendre en égaler la maestria, ils faisaient de leur mieux. Il n’en
fallait pas plus, d’ailleurs, pour que les richesses collectives de-
vinssent, en fait, au bout de l’hiver, la propriété particulière de
ces farouches négateurs du droit de propriété.
Le Kaw-djer n’ignorait pas ces abus de la force, et il
s’étonnait de cette application singulière de doctrines libertaires
voisines de celles qu’il professait lui-même avec tant de passion.
Remédier à cette tyrannie ? À quel titre l’aurait-il fait ? De quel
droit eût-il soulevé un conflit, en protégeant proprio motu des
gens qui n’appelaient même pas au secours, contre d’autres
hommes, leurs pareils après tout ?
Au surplus, il avait assez de préoccupations personnelles
pour perdre de vue celles des autres. Plus l’hiver avançait, plus
– 145 –
les malades devenaient nombreux. Il ne suffisait plus à la tâche.
Le 18 juin, il y eut un décès, celui d’un enfant de cinq ans em-
porté par une broncho-pneumonie qu’aucune médication ne put
enrayer. C’était le troisième cadavre que, depuis l’atterrissage,
recevait le sol de l’île Hoste.
L’état d’esprit de Halg donnait aussi beaucoup de souci au
Kaw-djer. Celui-ci lisait comme dans un livre dans l’âme ingé-
nue du jeune Fuégien, et il devinait le trouble croissant de son
cœur. Comment cela finirait-il, lorsque cette foule s’éloignerait à
jamais de la Magellanie ? Halg ne voudrait-il pas suivre Graziel-
la et n’irait-il pas mourir au loin de chagrin et de misère ?
Ce 18 juin précisément, Halg revint plus soucieux que
l’ordinaire de sa visite quotidienne à la famille Ceroni. Le Kaw-
djer n’eut pas besoin de le questionner pour en connaître les
motifs. Spontanément, Halg lui confia que, la veille, après son
départ, Lazare Ceroni s’était de nouveau enivré. Comme de cou-
tume, il en était résulté une scène terrible, heureusement moins
violente que la précédente.
Cela donna à penser au Kaw-djer. Puisque Ceroni s’était
enivré, c’est donc qu’il avait eu de l’alcool à sa disposition. Le
matériel provenant du Jonathan n’était-il plus gardé par les
hommes de l’équipage ?
Hartlepool, interrogé, déclara n’y rien comprendre et
l’assura que la surveillance ne s’était pas relâchée. Toutefois, le
fait étant indéniable, il promit de redoubler d’attention afin d’en
éviter le retour.
Ce fut le 24 juin, trois jours après le solstice, que survint le
premier incident de quelque importance, non par lui-même,
mais par les conséquences indirectes qu’il devait avoir dans
l’avenir. Ce jour-là, il faisait beau. Une légère brise du Sud avait
déblayé le ciel, et le sol était durci par un froid sec de quatre à
– 146 –
cinq degrés centigrades. Attirés par les pâles rayons du soleil
traçant sur l’horizon un arc surbaissé, les émigrants s’étaient
répandus au dehors.
Dick et Sand, qu’aucune intempérie n’était capable de rete-
nir au logis, figuraient bien entendu parmi ces amateurs de
plein air. En compagnie de Marcel Norely et de deux autres en-
fants de leur âge, ils avaient organisé un jeu de marelle qui les
passionnait au plus haut point. Tout entiers à leur amusement,
ils ne remarquèrent même pas une autre bande de joueurs, des
adultes ceux-ci, qui se distrayaient à proximité. Jouer n’est pas,
en effet, le propre des enfants, et l’âge mûr s’y complaît volon-
tiers. Ces adultes avaient engagé une partie de boules. Ils étaient
six, dont ce Fred Moore qui avait déjà eu avec Dick un commen-
cement d’altercation.
Il arriva que le cochonnet des joueurs de boules vint rouler
dans la marelle des enfants. Sand s’appliquait précisément à
mener à bien des quadruples de la plus grande difficulté. Tout à
son affaire, il eut le malheur de ne pas voir la petite boule et de
la déplacer involontairement du pied. Il fut aussitôt saisi par
l’oreille.
« Eh ! gamin, disait en même temps une grosse voix, tu ne
pourrais pas faire un peu attention ? »
Les doigts qui tenaient l’oreille serrant avec quelque ru-
desse, le sensible Sand se mit à pleurer.
Les choses sans doute en fussent restées là, si Dick, entraî-
né par son tempérament belliqueux, n’eût jugé à propos
d’intervenir.
Tout à coup, Fred Moore – car tel était l’ennemi redoutable
que Sand avait offensé – fut obligé de lâcher son prisonnier
pour se défendre à son tour. Un allié inconnu de ce prisonnier –
– 147 –
on emploie les armes qu’on peut ! – le pinçait cruellement par
derrière. Il se retourna vivement et se trouva face à face avec
l’impertinent qui déjà l’avait une première fois bravé.
« C’est encore toi, morveux ! » s’écria-t-il, en allongeant le
bras pour appréhender cet infime adversaire.
Mais Sand et Dick, cela faisait deux. Si la capture de l’un
était aisée, il n’en était pas de même de celle de l’autre. Dick fit
un bond de côté et prit la fuite, poursuivi par Fred Moore sa-
crant et jurant comme un templier.
La poursuite se prolongea. Chaque fois que son ennemi al-
lait l’atteindre, Dick s’échappait par un crochet, et Moore, de
plus en plus irrité, ne trouvait devant lui que le vide. Toutefois,
la partie était trop inégale pour qu’elle pût s’éterniser. Entre les
jambes de Dick et celles de Fred Moore, aucune comparaison
n’était possible. Malgré la belle défense du fuyard, l’instant vint
où il lui fallut renoncer à tout espoir.
À ce moment précis, au moment où Fred Moore, lancé en
pleine course, n’avait plus qu’à étendre la main pour en finir,
son pied heurta un obstacle malencontreux, et, perdant
l’équilibre, il tomba rudement sur le sol, au grand dommage de
ses genoux et de ses mains. Dick et Sand, profitant de la diver-
sion, s’empressèrent de se mettre hors d’atteinte.
L’obstacle qui avait causé la chute de Fred Moore était un
bâton, et ce bâton n’était autre chose que la béquille de Marcel
Norely. Pour secourir son ami en péril, l’enfant avait employé le
seul moyen qui fût en son pouvoir, en lançant sa béquille dans
les jambes de l’émigrant. Maintenant, heureux du succès obte-
nu, il riait de bon cœur, sans se douter qu’il eût accompli un
acte tout simplement héroïque. Héroïque, son intervention
l’était, pourtant, au premier chef, puisque le petit infirme, en se
privant d’un accessoire indispensable, et en se condamnant par
– 148 –
cela même à l’immobilité, attirait nécessairement sur lui la cor-
rection que Fred Moore destinait à un autre.
Celui-ci se redressa furieux. D’un bond, il fut sur Marcel
Norely qu’il enleva comme une plume. Ainsi ramené à la saine
réalité des choses, l’enfant cessa de rire et poussa incontinent
des cris perçants. Mais l’autre n’en avait cure. Sa grosse main se
leva, pleine d’une averse de soufflets…
Elle ne retomba pas. Quelqu’un l’avait arrêtée par derrière
et la retenait d’une étreinte impérieuse, tandis que, sur un ton
de blâme, une voix prononçait :
« Eh quoi ! monsieur Moore… un enfant !… »
Fred Moore se retourna. Qui se permettait de lui donner
des leçons ? Il reconnut le Kaw-djer qui, accentuant le blâme,
continuait de sa voix calme :
« Et infirme encore !
– De quoi vous mêlez-vous ? cria Fred Moore. Lâchez-moi,
ou sinon !… »
Le Kaw-djer ne paraissant nullement disposé à obéir à la
sommation, Fred Moore, d’un violent effort, essaya de se déga-
ger. Mais la prise était bonne et ne céda pas. Hors de lui, il re-
poussa Marcel Norely et leva l’autre main, prêt à frapper. Sans
faire un geste, sans qu’un muscle de son visage bougeât, le Kaw-
djer se contenta d’aggraver le tenaillement de ses doigts. La
douleur dut être vive, car Fred Moore n’acheva pas le geste
commencé. Ses genoux fléchirent.
Le Kaw-djer aussitôt desserra son étreinte et lâcha la main
qu’il retenait prisonnière. Cette main, Fred Moore, ivre de rage,
la porta à sa ceinture et la brandit armée d’un large coutelas de
– 149 –
paysan. Il voyait rouge, comme on dit. Dans ses yeux luisait la
folie du meurtre.
Fort heureusement, les autres joueurs de boules, épouvan-
tés de la tournure que prenaient les choses, s’interposèrent et
maîtrisèrent l’énergumène, que le Kaw-djer contemplait avec un
étonnement mêlé de tristesse.
Il était donc possible qu’un homme, sous l’influence de la
colère, devînt à ce point l’esclave de ses nerfs ? C’était bien un
homme, cependant, cet être qui se débattait comme un insensé,
en écumant et en poussant des cris qui s’étranglaient dans sa
gorge ! Devant un tel spectacle, le Kaw-djer ne modifierait-il pas
ses théories libertaires ? En arriverait-il à admettre que
l’humanité a besoin d’être aidée par une salutaire contrainte
dans sa lutte éternelle contre les passions bestiales qui
l’entraînent ?
« On se retrouvera, camarade ! » parvint enfin à articuler
Fred Moore, que maintenaient solidement quatre robustes gail-
lards.
Le Kaw-djer haussa les épaules et s’éloigna sans retourner
la tête. Au bout de quelques pas, il avait chassé de son esprit le
souvenir de cette absurde querelle. Faisait-il preuve de sagesse
en attribuant si peu d’importance à l’incident ? Un avenir en-
core lointain devait lui prouver que Fred Moore en conservait
plus durable mémoire.
– 150 –
V
Un navire en vue
Au début de juillet, Halg eut une grosse émotion. Il se dé-
couvrit un rival. Cet émigrant du nom de Patterson, qui lui avait
procuré à prix d’or les vêtements dont il était si fier, était entré
en relations avec la famille Ceroni et tournait visiblement au-
tour de Graziella.
Halg fut désespéré de cette complication. Un adolescent de
dix-huit ans, à demi sauvage, pouvait-il lutter contre un homme
fait, pourvu de richesses qui semblaient fabuleuses au pauvre
Indien ? Malgré l’affection qu’elle lui témoignait, était-il admis-
sible que Graziella hésitât ?
Celle-ci n’hésitait pas, en effet, mais ses préférences
n’allaient pas dans le sens qu’il redoutait. L’innocente tendresse
et la jeunesse de Halg triomphaient sans peine des avantages de
son compétiteur. Si l’Irlandais s’entêtait à s’imposer, c’est qu’il
n’était pas sensible à l’éloignement que lui témoignaient Gra-
ziella et sa mère. Elles lui répondaient à peine, quand il leur
adressait la parole, et feignaient de ne pas s’apercevoir de sa
présence.
Patterson n’en montrait aucun trouble. Cela ne l’empêchait
pas de continuer son manège avec la froide persévérance qui
avait jusqu’ici assuré le succès de ses entreprises. Il ne laissait
pas, d’ailleurs, d’avoir un allié dans la place, et cet allié n’était
autre que Lazare Ceroni. S’il était mal reçu par les deux femmes,
le père, du moins, lui faisait bon visage et paraissait approuver
– 151 –
la recherche dont sa fille était l’objet. Patterson et lui étaient
dans les meilleurs termes. Parfois même, ils s’isolaient pour de
mystérieux conciliabules, comme s’ils eussent traité des affaires
qui ne regardaient personne. Quelles affaires pouvaient bien
être communes à cet ivrogne invétéré et à ce paysan madré, à ce
panier percé et à cet avare ?
Ces conciliabules étaient pour Halg une cause de sérieux
soucis, qu’aggravait encore la conduite de Lazare Ceroni. Le mi-
sérable continuait à s’enivrer, et les scènes recommençaient à
intervalles variables, mais de plus en plus rapprochés. Halg ne
manquait pas d’en informer chaque fois le Kaw-djer, et celui-ci
portait le fait à la connaissance d’Hartlepool. Mais ni le Kaw-
djer, ni Hartlepool ne pouvaient arriver à découvrir comment
Lazare Ceroni se procurait cette quantité d’alcool, alors qu’il
n’en existait pas une goutte sur l’île Hoste, en dehors des provi-
sions sauvées du Jonathan.
La tente abritant ces provisions était gardée jour et nuit, en
effet, par les seize survivants de l’équipage, divisés en huit sec-
tions de deux hommes, qui se relevaient toutes les trois heures.
Ceux-ci, y compris Kennedy et Sirdey, subissaient, du reste, do-
cilement l’ennui de ces trois heures de garde quotidiennes. Au-
cun d’eux ne se permettait le moindre murmure et ils faisaient
preuve de la même obéissance envers Hartlepool que lorsqu’ils
naviguaient sous ses ordres. Leur esprit de discipline demeurait
intact. Ils formaient un groupe numériquement faible, mais que
l’union rendait fort, sans même tenir compte du précieux con-
cours que Dick et Sand n’eussent pas manqué cependant de lui
apporter, le cas échéant.
Pour le moment, tout au moins, personne ne songeait à
mettre à contribution la bonne volonté des deux enfants. Dis-
pensés de garde à cause de leur âge, ils jouissaient d’une liberté
complète qu’ils employaient à s’amuser à cœur perdu. Le temps
passé sur l’île Hoste ferait certainement époque dans leur exis-
– 152 –
tence et resterait gravé dans leur esprit comme une période de
plaisirs incessants. Ils modifiaient leurs jeux selon les circons-
tances. La neige tombait-elle en épais flocons ? Ils y creusaient
des cachettes où se livraient de prodigieuses parties. La tempé-
rature s’abaissait-elle au-dessous du point de congélation ?
C’était le moment des glissades, ou bien, à cheval sur une
planche en guise de traîneau, ils s’élançaient le long des pentes
et goûtaient l’ivresse des chutes vertigineuses. Le soleil brillait-il
au contraire ? Accompagnés d’innombrables galopins de leur
espèce, ils se répandaient alors dans les environs du campement
et inventaient mille jeux dont l’agrément se mesurait à la vio-
lence.
Au cours d’une de leurs randonnées au bord de la mer, ils
découvrirent, un jour qu’ils n’étaient accompagnés par hasard
que de trois ou quatre enfants, une grotte naturelle creusée dans
les flancs de la falaise, au revers du cap limitant à l’Est la baie
Scotchwell. Cette grotte, dont l’ouverture, orientée au Sud, re-
gardait par conséquent le rivage sur lequel s’était perdu le Jona-
than, n’eût pas retenu longtemps leur attention sans une parti-
cularité qui la rendait infiniment plus intéressante. Au fond
s’ouvrait une fissure aboutissant, après deux ou trois mètres, à
une seconde caverne entièrement souterraine, où naissait une
galerie sinueuse, qui s’élevait, au travers du massif, jusqu’à une
grotte supérieure, ouverte, celle-ci, sur le versant nord de la fa-
laise. De là, on apercevait le campement, où l’on pouvait des-
cendre en se laissant glisser sur la pente rocailleuse.
Cette découverte remplit d’aise les petits explorateurs. Ils
se gardèrent bien de la publier. Ce chapelet de grottes, c’était un
domaine qui leur appartenait et dont ils étaient friands de con-
server l’exclusive propriété. Ils y allèrent, au contraire, en grand
mystère, afin d’y organiser des amusements supérieurs. Ils y fu-
rent successivement des sauvages, des Robinsons, des voleurs,
avec la même passion.
– 153 –
– 154 –
De quels cris retentirent ces voûtes souterraines ! De
quelles effrénées galopades résonna la galerie qui réunissait les
deux étages du système !
La traversée de cette galerie n’était pas sans danger, cepen-
dant. En un point de son parcours, elle paraissait prête à
s’effondrer. Là, son toit, élevé d’un mètre tout au plus, n’était
soutenu que par un bloc unique, dont la base mordait à peine
sur un autre roc incliné et que le plus petit effort eût fait glisser.
De là, nécessité de s’avancer sur les genoux et de s’insinuer avec
la plus extrême prudence dans l’espace étroit restant libre entre
le bloc instable et la paroi de la galerie. Mais ce danger pour ter-
rifiant qu’il fût en réalité, n’effrayait pas les enfants, et son seul
effet était de donner plus de piquant à leurs jeux.
Ainsi Dick et Sand occupaient joyeusement leur temps. Ils
ne se souciaient de rien, pas même de leur ennemi, Fred Moore,
qu’ils rencontraient parfois de loin et devant lequel ils prenaient
alors la fuite sans vergogne. L’émigrant n’essayait pas,
d’ailleurs, de les poursuivre. Sa colère était tombée, et ce n’est
pas contre les deux enfants que subsistait sa rancune.
Au surplus, que Fred Moore fût irrité ou non, ceux-ci ne
songeaient pas à se le demander. Rien n’existait pour eux que
leurs jeux, grâce auxquels les jours passaient avec une rapidité
qu’ils estimaient déplorable.
Si, par un référendum, on eût consulté les émigrants, Dick
et Sand eussent probablement été les seuls de cet avis. Autant le
temps leur semblait court, autant il semblait long aux autres,
confinés le plus souvent dans leurs inconfortables demeures.
Bien entendu, il convient de faire exception pour Lewis Do-
rick et son cortège de chapardeurs. Pour ceux-ci, l’hivernage
s’écoulait agréablement. Ces malins avaient résolu la question
– 155 –
sociale. Ils vivaient comme en pays conquis, ne se privant de
rien, thésaurisant même, en vue de mauvais jours possibles.
C’était merveille que leurs victimes fissent preuve d’une
telle longanimité. Il en était ainsi cependant. Les exploités re-
présentaient assurément le nombre, mais ils l’ignoraient, et il ne
leur venait même pas à la pensée de grouper leurs forces
éparses. La bande de Dorick formait au contraire un faisceau
compact et s’imposait par la peur à chaque émigrant individuel-
lement. En fait, personne n’osait résister aux exactions de ces
tyrans.
Par des moyens moins répréhensibles, une cinquantaine
d’autres naufragés avaient également réussi à lutter contre la
dépression qui résultait de cette vie stagnante. Sous la direction
de Karroly, ils occupaient leurs loisirs à pourchasser les loups
marins.
C’est un difficile métier que celui de louvetier. Après avoir
attendu patiemment que les amphibies, dont la méfiance est
très grande, s’aventurent sur le rivage, il faut faire en sorte de
les cerner sans leur laisser le temps de prendre la fuite.
L’opération ne va pas sans risques, ces animaux choisissant tou-
jours les points les plus escarpés pour s’y livrer à leurs ébats.
Bien guidés par Karroly, les chasseurs obtinrent un brillant
succès. Ils firent un butin considérable de loups marins, dont la
graisse pouvait être utilisée pour l’éclairage et le chauffage, et
dont les peaux assureraient un bénéfice important, au jour du
rapatriement.
Abstraction faite de ces énergiques, les émigrants, très dé-
primés, préféraient se terrer frileusement dans leurs demeures.
La température n’était pas excessive pourtant. Pendant la pé-
riode la plus froide, qui s’étendit du 15 juillet au 15 août, le mi-
nimum thermométrique fut de douze degrés, et la moyenne de
– 156 –
cinq degrés au-dessous de zéro. Les affirmations du Kaw-djer
étaient donc justifiées, et la vie dans cette région n’aurait rien eu
de particulièrement cruel, n’eût été la fréquence du mauvais
temps et la pénétrante humidité qui en était la conséquence.
Cette humidité perpétuelle avait de déplorables résultats au
point de vue hygiénique. Les maladies se multipliaient. Le Kaw-
djer arrivait généralement à les enrayer, mais il n’en était pas
ainsi quand elles se développaient dans des organismes affai-
blis, et par suite incapables de réagir. Au cours de l’hiver, il se
produisit pour cette raison huit décès, dont Lewis Dorick dut
être désolé, car ils frappèrent en majorité dans la partie de la
population qui se laissait le plus bénévolement mettre à contri-
bution.
Un de ces décès désespéra Dick et Sand. Ce fut celui de
Marcel Norely. Le petit infirme ne put résister à ce rude climat.
Sans souffrance, sans agonie, il s’éteignit un soir en souriant.
Les survivants ne semblaient pas fort émus de ces dispari-
tions. Outre qu’elles étaient en quelque sorte noyées dans la
foule, on se flatte volontiers d’échapper personnellement aux
malheurs du voisin. L’annonce d’une mort nouvelle
n’interrompait qu’un instant leur léthargie. À vrai dire, ils pa-
raissent ne plus avoir de vitalité, hormis pour s’égosiller dans
des disputes aussi violentes d’expression que futiles dans leur
principe.
La fréquente répétition de ces querelles inspirait au Kaw-
djer d’amères réflexions. Il était trop intelligent pour ne pas voir
les choses sous leur vrai jour, trop sincère pour échapper aux
conséquences logiques de ses observations.
Dans cette réunion fortuite d’hommes venus de tous les
points du monde, la maîtresse passion était décidément la
haine. Non pas la haine blâmable encore, du moins logique, qui
– 157 –
gonfle le cœur de celui qui souffre un grave et injuste dommage,
mais une haine réciproque et latente, essentielle pour ainsi dire,
qui, dans une catastrophe si exceptionnelle, et tout réduits qu’ils
fussent aux dernières limites du malheur, et toutes pareilles que
fussent leurs destinées sans joie, les jetait pour des riens les uns
contre les autres, comme si la nature mêlait aux germes de vie
un obscur, un impérieux instinct de détruire ce qu’elle crée.
La veulerie de ses compagnons frappait aussi le Kaw-djer.
À peine si quelques-uns, tels que les quatre familles dissidentes
et les chasseurs de loups marins, avaient eu le courage de réagir.
Les autres se laissaient aller au jour le jour. Ils avaient pitance
et logis. Ils n’en demandaient pas davantage. Aucun besoin de
lutter contre la matière pour la soumettre à leur volonté, aucun
désir d’améliorer leur sort au prix d’un effort, aucune prévision
d’avenir. Esclaves dociles, disposés à exécuter ce qu’on leur
commanderait, ils ne faisaient rien de leur initiative propre, et
s’en remettaient à autrui du soin de décider pour eux.
Le Kaw-djer ne pouvait méconnaître enfin cette lâcheté gé-
nérale, qui permettait à un petit nombre de dominer une majo-
rité immense, qui créait quelques rares exploiteurs aux dépens
d’un troupeau d’exploités.
L’homme est-il donc ainsi ? Ces lois imparfaites qui le con-
traignent à penser et à tirer parti de son intelligence contre la
force brute des choses, qui tendent à limiter le despotisme des
uns et l’esclavage des autres, qui tiennent en brides les instincts
haineux, ces lois sont-elles donc nécessaires, et est-elle néces-
saire l’autorité qui les applique ?
Le Kaw-djer n’en était pas encore à répondre par
l’affirmative à une pareille question, mais qu’il pût seulement se
la poser, cela suffisait à indiquer quelle transformation s’opérait
dans sa pensée. Il était obligé de s’avouer que l’homme se mon-
trait fort différent, dans la réalité, de la créature idéale qu’il
– 158 –
s’était complu à imaginer de toutes pièces. Il n’y avait rien
d’absurde a priori, par conséquent, à admettre qu’il fût bon de
le protéger contre lui-même, contre sa faiblesse, son avidité et
ses vices, ni à professer, chacun réclamant cette protection dans
son intérêt propre, que les lois ne fussent en somme que
l’expression transactionnelle des aspirations individuelles,
comme serait en mécanique la résultante de forces divergentes.
Pris dans l’inextricable réseau de prescriptions qui ligottent
les citoyens du Vieux Monde, lorsque, avant de s’exiler en Ma-
gellanie, il avait vécu parmi eux, le Kaw-djer n’avait ressenti que
la gêne imposée par l’amas formidable des lois, des ordon-
nances, des décrets, et leur incohérence, leur caractère trop
souvent vexatoire l’avaient aveuglé, sur la nécessité supérieure
de leur principe. Mais, à présent, mêlé à ce peuple placé par le
sort dans des conditions voisines de l’état primitif, il assistait,
comme un chimiste penché sur son fourneau, à quelques-unes
des incessantes réactions qui s’opèrent dans le creuset de la vie.
À la lumière d’une telle expérience, cette nécessité commençait
à lui apparaître, et les bases de sa vie morale en étaient ébran-
lées. Toutefois, le vieil homme se débattait en lui. S’il ne pouvait
empêcher sa raison d’évoluer, son tempérament libertaire pro-
testait. À tout instant, le problème se posait à son esprit, et
c’était alors la bataille des arguments, ceux-là étayant sa doc-
trine, ceux-ci la sapant sans relâche. Lutte incessante, lutte
cruelle, dont il était déchiré et meurtri.
Plus encore peut-être que l’imperfection des hommes, leur
impuissance à rompre avec leur routine habituelle était, pour le
Kaw-djer, un sujet d’étonnement. Sur cette côte déserte, à ces
confins du monde, les naufragés n’avaient rien abandonné de
leurs idées antérieures. Les principes, voire les conventions et
les préjugés qui régissaient leur vie d’autrefois, gardaient sur
eux le même empire. La notion de propriété, notamment, restait
un article de foi. Pas un qui ne dît comme la chose la plus natu-
relle du monde : « Ceci est à moi », et nul n’avait conscience du
– 159 –
comique intense – comique tellement éblouissant pour les yeux
d’un philosophe libertaire ! – de cette prétention d’un être si
fragile et si périssable à monopoliser pour lui, pour lui tout seul,
une fraction quelconque de l’univers. Quelque absurde que
l’estimât le Kaw-djer, cette prétention était cependant ancrée
dans leurs cerveaux, et ils n’en démordaient pas. Personne ne
consentait à se séparer au profit d’autrui du plus misérable des
objets en sa possession, qu’en échange d’une contre-valeur, ob-
jet d’une autre nature ou service rendu. Dans tous les cas, il
s’agissait d’une vente. Donner, le mot semblait rayé de leur vo-
cabulaire et la chose de leur esprit.
Le Kaw-djer songeait que ses amis les Fuégiens, dont les
hordes errantes sillonnent les terres magellaniques, eussent été
bien surpris de pareilles théories, eux qui n’ont jamais rien pos-
sédé que leur personne.
Lors de ces échanges, ou, pour employer le mot juste, de
ces ventes qui se renouvelaient constamment, il arrivait que le
cédant n’eût besoin d’aucun service, ni d’aucun des objets pos-
sédés par l’autre partie. Dans ce cas, l’or servait à conclure la
transaction. Le Kaw-djer admirait grandement cette pérennité
de la valeur de l’or. Ce métal est, cependant, un bien imaginaire,
il ne se mange pas, il ne peut servir à protéger contre le froid ni
contre la pluie, et pourtant il est convoité à l’égal des biens réels
qui possèdent ces avantages. Quel étrange et merveilleux phé-
nomène que l’humanité entière s’incline, d’un consentement
unanime, devant une matière essentiellement inutile et dont la
convention générale fait tout le prix ! Les hommes, en cela, ne
sont-ils pas semblables à des enfants, qui, par manière de jeu,
vendent sérieusement de petits cailloux que leur imagination
transforme en objets précieux ? Pour que le jeu finît, il suffirait
que l’un deux découvrît et proclamât que ces objets précieux ne
sont en vérité que des cailloux.
– 160 –
Certes, le Kaw-djer ne niait pas, le principe de la propriété
étant admis, la commodité qui résultait de l’emploi d’une valeur
arbitraire représentative de toutes les autres. Mais cette com-
modité n’allait pas, à ses yeux, sans un inconvénient beaucoup
plus grave que l’avantage n’était précieux. C’est l’or qui, dans le
régime de la propriété individuelle, permet la création et
l’accroissement perpétuel des fortunes. Sans lui, les hommes,
tous dans un état médiocre il est vrai, seraient du moins à peu
près pareils. C’est grâce à lui qu’une seule et même main peut
contenir en puissance tant de pouvoir et tant de plaisirs, tandis
que d’innombrables êtres, pour en recevoir quelques parcelles,
consentent à subir ce pouvoir et à procurer ces plaisirs auxquels
ils n’auront point de part.
Le Kaw-djer se trompait assurément. L’or n’est qu’un
moyen de satisfaire le besoin d’acquérir inhérent à la nature de
l’homme. À défaut de ce moyen, il en eût imaginé un autre, qui
eût présenté une même proportion d’inconvénients et
d’avantages, et, dans tous les cas, il eût été ce qu’il est, un être il-
logique et divers, où se rencontrent à doses égales le meilleur et
le pire.
Tels étaient, entre cent autres, les arguments pour et contre
qui se heurtaient dans le cerveau du Kaw-djer, comme des sol-
dats sur un champ de bataille. Le temps était passé où le droit à
une liberté intégrale avait à ses yeux la force d’un dogme. Main-
tenant, ses maximes libertaires avaient perdu leur apparence de
certitude irréfragable. Il en arrivait à discuter avec lui-même la
nécessité de l’autorité et d’une hiérarchie sociale.
Les faits devaient se charger de lui fournir de nouvelles rai-
sons en faveur de l’affirmative, en lui prouvant qu’il existe,
parmi les hommes, comme parmi les animaux, de véritables
bêtes fauves, dont il est nécessaire de juguler les dangereux ins-
tincts. Capables de tout pour satisfaire la passion qui les do-
– 161 –
mine, de tels êtres sèmeraient, en effet, la désolation et la mort
autour d’eux, sans la loi qui leur crie : halte-là !
Un drame de ce genre, drame poignant à coup sûr, puisque
la faim, ce besoin primordial de tout organisme vivant, en était
le ressort, se jouait précisément alors dans la maison occupée
par Patterson en compagnie de Long et de Blaker, ce pauvre
diable que la nature ironique avait doué de l’insatiable appétit
catalogué en pathologie sous le nom de boulimie.
Ainsi que tout le monde, Blaker, au moment de la distribu-
tion, avait reçu sa part de vivres, mais, en raison de sa voracité
maladive, cette part, prévue pour quatre mois, avait été épuisée
en moins de deux. Depuis, comme par le passé, plus encore
même que par le passé, il connaissait les tortures de la faim.
Sans doute, s’il eût été d’un naturel moins timide, il aurait
aisément trouvé un remède à ses souffrances. Il aurait suffi d’un
mot à Hartlepool ou au Kaw-djer pour qu’un supplément de
nourriture lui fût distribué. Mais Blaker, peu avantagé au point
de vue intellectuel, était bien loin de songer à une démarche si
audacieuse. Placé, dès sa naissance, tout au bas de l’échelle so-
ciale, son malheur avait depuis longtemps cessé de l’étonner, et
il ne connaissait plus que cette passivité résignée qui est l’ultime
ressource des misérables. Peu à peu, il avait pris l’habitude
d’obéir comme un fétu impalpable à des forces irrésistibles dont
il n’essayait même pas d’imaginer la nature, et c’est pourquoi il
n’aurait jamais conçu le fol espoir de modifier d’une manière
quelconque la distribution des vivres qu’il supposait avoir été
ordonnée par une de ces forces supérieures.
Plutôt que de se plaindre, il fût mort d’inanition, si Patter-
son n’était venu à son secours.
L’Irlandais n’avait pas été sans remarquer avec quelle rapi-
dité son compagnon consommait les aliments mis à sa disposi-
– 162 –
tion, et cette observation lui avait aussitôt fait entrevoir la pos-
sibilité d’une opération avantageuse. Tandis que Blaker dévo-
rait, Patterson se rationna, au contraire. Poussant aux dernières
limites ses instincts de sordide avarice, il se nourrit à peine, se
priva du nécessaire, allant jusqu’à ramasser sans vergogne les
restes dédaignés par les autres.
Le jour vint où Blaker n’eut plus rien à manger. C’était le
moment qu’attendait Patterson. Sous couleur de lui rendre ser-
vice, il proposa à son compagnon de lui rétrocéder à prix débat-
tu une partie de ses provisions. Marché accepté d’enthousiasme,
et aussitôt exécuté que conclu ; marché qui se répéta à l’infini,
tant que l’acheteur eut de l’argent, le vendeur prétextant de la
rareté croissante des vivres pour augmenter graduellement ses
prix. Par exemple, les poches de Blaker vidées, Patterson chan-
gea de ton. Il ferma incontinent boutique, sans accorder la plus
légère attention aux regards éperdus du malheureux qu’il con-
damnait ainsi à mourir de faim.
Considérant son malheur comme un nouvel effet de la
force des choses, celui-ci ne se plaignit pas plus qu’auparavant.
Écroulé dans un coin, comprimant à deux mains son estomac
torturé, il laissa passer les heures, immobile, ne trahissant ses
sensations cruelles que par les tressaillements de son visage.
Patterson le considérait d’un œil sec. Qu’importait que souffrît,
qu’importait que mourût un homme qui ne possédait plus rien ?
La douleur eut enfin raison de la résignation du patient. Après
quarante-huit heures de supplice, il sortit en chancelant, erra
dans le campement, disparut…
Un soir, le Kaw-djer, en regagnant son ajoupa, heurta du
pied un corps étendu. Il se pencha et secoua le dormeur qui ne
répondit que par un gémissement. Le dormeur était un malade.
Après l’avoir ranimé avec quelques gouttes d’un cordial, le Kaw-
djer l’interrogea :
– 163 –
« Qu’avez-vous ? demanda-t-il.
– J’ai faim », répondit Blaker d’une voix faible.
Le Kaw-djer fut abasourdi.
« Faim !… répéta-t-il. N’avez-vous pas reçu votre part de
vivres comme tout le monde ? »
Blaker, alors, en phrases hachées, lui raconta brièvement
sa triste histoire. Il lui dit sa maladie et le besoin morbide de
manger qui en était la conséquence, comment, ses provisions
épuisées, il avait vécu en achetant celles de Patterson, comment
et pourquoi enfin celui-ci l’avait laissé, depuis trois jours, agoni-
ser.
Le Kaw-djer écoutait avec stupéfaction cet incroyable récit.
Il s’était donc trouvé un homme pour avoir le courage de se li-
vrer à cet affreux négoce, un homme qui, en dépit de tous les
drames et de tous les cataclysmes, avait conservé intacte une si
effroyable avidité ! Marchand voleur qui avait menti afin de
pouvoir céder contre espèces ce que d’autres que lui eussent
donné, marchand éhonté qui avait impitoyablement vendu la
vie à son semblable !
Le Kaw-djer garda ses réflexions pour lui. Quelle que fût
l’infamie du coupable, mieux valait la laisser impunie, plutôt
que de créer, en la dévoilant, une cause supplémentaire de dis-
corde. Il se contenta de faire délivrer de nouvelles provisions à
Blaker, en l’assurant qu’on lui en donnerait à l’avenir autant
qu’il serait nécessaire.
Mais le nom de Patterson resta gravé dans sa mémoire, et
l’individu qui le portait demeura pour lui le prototype de ce que
l’âme humaine peut contenir de plus abject. Aussi ne fut-il pas
surpris quand, trois jours plus tard, Halg prononça ce même
– 164 –
nom à propos d’une autre histoire presque aussi répugnante que
la première.
Le jeune homme revenait de sa visite quotidienne à Gra-
ziella. Dès qu’il aperçut le Kaw-djer, il courut à sa rencontre.
« Je sais, lui dit-il d’une haleine, qui fournit l’alcool à Ce-
roni.
– Enfin !… dit le Kaw-djer avec satisfaction. Qui est-ce ?
– Patterson.
– Patterson !…
– Lui-même, affirma Halg. Tout à l’heure, je l’ai vu lui re-
mettre du rhum. Je m’explique maintenant pourquoi ils sont si
bons amis, tous les deux.
– Tu es sûr de ne pas te tromper ? insista le Kaw-djer.
– Absolument. Le plus curieux, c’est que Patterson ne
donne pas sa marchandise. Il la vend, et même assez cher. J’ai
entendu leur discussion. Ceroni se plaignait. Il disait que toutes
ses économies étaient passées dans la poche de Patterson et
qu’il n’avait plus rien. L’autre ne répondait pas, mais il parais-
sait peu disposé à continuer, du moment que c’était gratuite-
ment. »
Halg s’arrêta un instant, puis s’écria avec colère :
« Si Ceroni n’a plus d’argent, il est capable de tout. Que
vont devenir sa femme et sa fille ?
– On avisera, répondit le Kaw-djer. Et, après une pause :
– 165 –
– Puisque nous avons entamé ce sujet, dit-il d’un ton
d’affectueux reproche, épuisons-le. Si je n’ai jamais voulu t’en
parler, je n’ignore pas quels sont tes rêves. Où te mèneront-ils,
mon garçon ? »
Halg, les yeux baissés, garda le silence. Le Kaw-djer reprit :
« Dans peu de temps, dans un mois peut-être, tous ces
gens-là vont disparaître de notre vie. Graziella comme les
autres.
– Pourquoi ne resterait-elle pas avec nous ? objecta le
jeune Fuégien en relevant la tête. – Sa mère aussi, bien entendu.
– Crois-tu qu’elle consentirait à quitter son mari ? » objec-
ta le Kaw-djer.
Halg eut un geste violent.
« Il faudra qu’elle y consente ! » affïrma-t-il d’une voix
sourde.
Le Kaw-djer hocha la tête d’un air de doute.
« Graziella m’aidera à la persuader. Pour elle, son parti est
pris. Elle est décidée à rester ici, si vous le permettez. Non seu-
lement elle est lasse de la vie que lui fait son père, mais il y a
aussi des émigrants dont elle a peur.
– Peur ?… répéta le Kaw-djer surpris.
– Oui. Patterson d’abord. Voilà un mois qu’il tourne autour
d’elle, et, s’il a vendu du rhum à Ceroni, c’est pour mettre celui-
ci dans son jeu. Depuis quelques jours, il y en a un autre, un
nommé Sirk, un de la bande à Dorick. C’est le plus à craindre de
tous.
– 166 –
– Qu’a-t-il fait ?
– Graziella ne peut sortir sans le rencontrer. Il l’a abordée
et lui a parlé grossièrement. Elle l’a remis à sa place, et Sirk l’a
menacée. C’est un homme dangereux. Graziella en a peur. Heu-
reusement, je suis là ! »
Le Kaw-djer sourit de cette explosion de juvénile vanité. Du
geste, il apaisa son pupille.
« Calme-toi, Halg, calme-toi. Attendons le jour du départ et
nous verrons alors comment les choses tourneront. D’ici là je te
recommande le sang-froid. La colère est, non seulement inutile,
mais nuisible. Souviens-toi que la violence n’a jamais produit
rien de bon et qu’il n’est pas de cas, sauf quand on est forcé de
se défendre, où l’on soit excusable d’y recourir. »
Les soucis du Kaw-djer furent accrus par cette conversa-
tion. Outre l’ennui de voir Halg engagé dans cette fâcheuse
aventure, il comprenait que l’intervention de rivaux allait en-
core compliquer les choses, en excitant la jalousie du premier en
date et en provoquant peut-être des scènes regrettables.
En ce qui concernait la question de l’alcool, la découverte
de Halg n’avait fait que déplacer la difficulté sans la résoudre.
On avait découvert le fournisseur de Ceroni. Mais où ce fournis-
seur se procurait-il l’alcool qu’il vendait ? Patterson, dont il
connaissait l’abominable nature, possédait-il un stock en ré-
serve quelque part ? C’était peu croyable. En admettant qu’il eût
réussi, malgré la sévérité des règlements et la surveillance du
capitaine Leccar, à embarquer une pacotille prohibée au départ,
où l’eût-il cachée depuis le naufrage ? Non, il puisait nécessai-
rement dans la cargaison du Jonathan. Mais par quel moyen,
puisqu’elle était gardée nuit et jour ? Que le voleur fût Ceroni ou
Patterson, la difficulté restait la même.
– 167 –
Les jours suivants n’amenèrent pas la solution du pro-
blème. Tout ce qu’il fut possible de constater, c’est que Lazare
Ceroni continuait à s’enivrer comme par le passé.
Le temps s’écoula. On arriva au 15 septembre. Les répara-
tions de la Wel-Kiej furent terminées à cette date. La chaloupe
était remise en bon état au moment où la mer allait redevenir
praticable.
La longueur croissante des jours annonçait l’équinoxe du
printemps. Dans une semaine, on en aurait fini avec l’hiver.
Toutefois, avant de céder la place, la mauvaise saison eut
un retour offensif. Pendant huit jours, un ouragan plus violent
que ceux qui l’avaient précédé hurla sur l’île Hoste, obligeant les
émigrants à se terrer une dernière fois. Puis le beau temps re-
vint, et aussitôt la nature endormie commença à se réveiller.
Au début d’octobre, le campement reçut la visite de
quelques Fuégiens. Ces indigènes se montrèrent très surpris de
trouver l’île Hoste habitée par une si nombreuse population. Le
naufrage du Jonathan, survenu au début de la période hiver-
nale, était, en effet, resté inconnu des Indiens de l’archipel. Nul
doute que la nouvelle ne s’en répandit désormais rapidement.
Les émigrants n’eurent qu’à se louer de leurs rapports avec
ces quelques familles de Pêcherais. Par contre, il n’est pas cer-
tain que ceux-ci en eussent pu dire autant. Il y eut, en très petit
nombre il est vrai, des civilisés, tels que les frères Moore, par
exemple, qui crurent devoir affirmer la supériorité qu’ils
s’attribuaient en se montrant brutaux et grossiers envers ces
sauvages inoffensifs. L’un deux alla même plus loin et poussa la
cupidité au point d’être tenté par les misérables richesses de
cette horde vagabonde. Le Kaw-djer, attiré par des cris d’appel,
dut un jour venir au secours d’une jeune Fuégienne que malme-
– 168 –
nait ce même Sirk dont Halg avait prononcé le nom. Le lâche
individu cherchait à s’emparer des anneaux de cuivre dont la
jeune fille ornait ses poignets, et qu’il s’imaginait être en or. Ru-
dement châtié, il se retira l’injure à la bouche. C’était, tous
comptes faits, le deuxième émigrant qui se déclarait ouverte-
ment l’ennemi du Kaw-djer.
Celui-ci avait vu arriver avec grand plaisir ses amis Fué-
giens. Il retrouvait en eux sa clientèle et, à leur empressement, à
leurs témoignages de reconnaissance, on voyait quelle affection,
on pourrait dire quelle adoration les mettait à ses pieds. Un
jour, – on était alors le 15 octobre – Harry Rhodes ne put lui ca-
cher combien le touchait la conduite de ces pauvres gens.
« Je comprends, lui dit-il, que vous soyez attaché à ce pays
où vous faites œuvre si humaine, et que vous ayez hâte de re-
tourner au milieu de ces tribus. Vous êtes un dieu pour elles…
– Un dieu ?… interrompit le Kaw-djer. Pourquoi un dieu ?
Il suffit d’être un homme pour faire le bien ! »
Harry Rhodes, sans insister, se borna à répondre :
« Soit, puisque ce mot vous révolte. Je dirai donc, pour ex-
primer autrement ma pensée, qu’il n’eût tenu qu’à vous de de-
venir roi de la Magellanie, au temps où elle était indépendante.
– Les hommes, ne fussent-ils que des sauvages, répliqua le
Kaw-djer, n’ont aucun besoin d’un maître… D’ailleurs, un
maître, les Fuégiens en ont un maintenant… »
Le Kaw-djer avait prononcé ces derniers mots presque à
voix basse. Il semblait plus préoccupé que d’habitude. Les
quelques paroles échangées lui rappelaient quelle serait
l’incertitude de sa destinée, le jour prochain où il devrait se sé-
parer de cette honnête famille qui avait réveillé en lui les ins-
– 169 –
tincts de sociabilité si naturels à l’homme. Ce serait pour lui un
chagrin profond de quitter cette femme si dévouée dont il avait
pu apprécier la charitable bonté, son mari, d’un caractère si sin-
cère et si droit, devenu pour lui un ami, ces deux enfants Ed-
ward et Clary, auxquels il s’était attaché. Ce chagrin, la famille
Rhodes l’éprouverait au même degré. Leur désir à tous eût été
que le Kaw-djer consentît à les suivre dans la colonie africaine,
où il serait apprécié, aimé, honoré comme à l’île Hoste. Mais
Harry Rhodes n’espérait pas l’y décider. Il comprenait que ce
n’était pas sans motifs graves qu’un tel homme avait rompu
avec l’humanité, et le mot de cette étrange et mystérieuse exis-
tence lui échappait encore.
« Voici l’hiver achevé, dit Mme Rhodes abordant un autre
sujet, et vraiment il n’aura pas été trop rigoureux…
– Et nous constatons, ajouta Harry Rhodes en s’adressant
au Kaw-djer, que le climat de cette région est bien tel que nous
l’avait affirmé notre ami. Aussi plusieurs d’entre nous auront-ils
quelque regret de quitter l’île Hoste.
– Alors ne la quittons pas, s’écria le jeune Edward, et fon-
dons une colonie en terre magellanique !
– Bon ! répondit en souriant Harry Rhodes, et notre con-
cession du fleuve Orange ?… Et nos engagements avec la Société
de colonisation ?… Et le contrat avec le gouvernement portu-
gais ?…
– En effet ! approuva le Kaw-djer d’un ton quelque peu
ironique, il y a le gouvernement portugais… Ici, d’ailleurs, ce se-
rait le gouvernement chilien. L’un vaut l’autre.
– Neuf mois plus tôt… commença Harry Rhodes.
– 170 –
– Neuf mois plus tôt, interrompit le Kaw-djer, vous auriez
abordé une terre libre, à laquelle un traité maudit a volé son in-
dépendance. »
Le Kaw-djer, les bras croisés, la tête redressée, portait ses
regards dans la direction de l’Est, comme s’il se fût attendu à
voir apparaître, venant de l’océan Pacifique en contournant la
pointe de la presqu’île Hardy, le navire promis par le gouver-
neur de Punta-Arenas.
Le moment fixé était arrivé. On allait entrer dans la se-
conde quinzaine d’octobre. La mer, cependant, restait déserte.
Les naufragés commençaient à concevoir de ce retard des
inquiétudes assez justifiées. Certes ils ne manquaient de rien.
Les réserves de la cargaison étaient loin d’être épuisées et ne le
seraient pas avant de longs mois encore. Mais enfin ils n’étaient
pas à destination, ils n’entendaient pas se résigner à un second
hivernage, et déjà quelques-uns parlaient de renvoyer la cha-
loupe à Punta-Arenas.
Tandis que Kaw-djer s’oubliait dans ses tristes pensées,
Lewis Dorick et une dizaine de ses compagnons ordinaires vin-
rent à passer, bruyants et provocateurs, au retour d’une excur-
sion dans l’intérieur de l’île. Cette famille Rhodes justement
respectée dans ce petit monde, ce Kaw-djer dont on ne pouvait
nier l’influence, ils n’avaient jamais caché les mauvais senti-
ments qu’ils leur inspiraient. Harry Rhodes le savait, d’ailleurs,
et le Kaw-djer ne l’ignorait pas.
« Voilà des gens, dit le premier, que je laisserais ici sans re-
gret. Il n’y a rien de bon à attendre de leur part. Ils seront une
cause de trouble dans notre nouvelle colonie. Ils ne veulent ad-
mettre aucune autorité et ne rêvent que le désordre… Comme si
ordre et autorité ne s’imposaient pas à toute réunion
d’hommes. »
– 171 –
Le Kaw-djer ne répondit pas, soit qu’il n’eût pas entendu,
tant il était absorbé dans ses pensées, soit qu’il voulût ne pas ré-
pondre.
Ainsi, la conversation tournait, quoi qu’on fît, dans le
même cercle, et l’on en revenait toujours à des considérations
sociales sur lesquelles un accord était impossible.
Harry Rhodes, en constatant le silence du Kaw-djer, regret-
tait d’avoir maladroitement abordé un pareil sujet, quand Har-
tlepool pénétra dans la tente et fit diversion.
« Je voudrais vous parler, monsieur, dit-il en s’adressant
au Kaw-djer.
– Nous vous laissons…, commença Harry Rhodes.
– Inutile, interrompit le Kaw-djer qui, se tournant vers le
maître d’équipage, ajouta : Qu’avez-vous à me dire, Hartlepool ?
– J’ai à vous dire, répondit celui-ci, que je suis fixé au sujet
de l’alcool.
– C’est donc bien celui du Jonathan qui est vendu à Cero-
ni ?
– Oui.
– Il y a par conséquent des coupables ?
– Deux : Kennedy et Sirdey.
– Vous en avez la preuve ?
– Irréfutable.
– 172 –
– Quelle preuve ?
– Voilà. Du jour où vous m’avez parlé de Patterson, j’ai eu
de la méfiance. Ceroni est incapable d’avoir une idée tout seul,
mais Patterson est un finaud. J’ai donc fait surveiller le particu-
lier…
– Par qui ? interrompit, en fronçant le sourcil, le Kaw-djer
qui répugnait à l’espionnage.
– Par les mousses, répondit Hartlepool. Ils ne sont pas
bêtes non plus, et ils ont déniché le pot aux roses. Ils ont pincé
en flagrant délit Kennedy hier et Sirdey ce matin, au moment
où, profitant de l’inattention de leur compagnon de garde, ils
vidaient une moque de rhum dans la gourde de Patterson. »
Le souvenir du martyre de Tullia et de Graziella, et aussi la
pensée de Halg, firent oublier pour un instant au Kaw-djer ses
doctrines libertaires.
« Ce sont des traîtres, dit-il. Il faut sévir contre eux.
– C’est aussi mon avis, approuva Hartlepool, et c’est pour-
quoi je suis venu vous chercher.
– Moi ?… Pourquoi ne pas faire le nécessaire vous-
même ? »
Hartlepool secoua la tête, en homme qui voit clairement les
choses.
« Depuis la perte du Jonathan, je n’ai plus d’autre autorité
que celle qu’on veut bien me reconnaître, expliqua-t-il. Ceux-là
ne m’écouteraient pas.
– 173 –
– Pourquoi m’écouteraient-ils davantage ?
– Parce qu’ils vous craignent. »
Le Kaw-djer fut très frappé de la réponse. Quelqu’un le
craignait donc ? Ce ne pouvait être qu’à cause de sa force supé-
rieure. Toujours le même argument : la force, à la base des pre-
miers rapports sociaux.
« J’y vais », dit-il d’un air sombre.
Il se dirigea en droite ligne vers la tente qui abritait la car-
gaison du Jonathan. Kennedy précisément venait de reprendre
la garde.
« Vous avez trahi la confiance qu’on avait en vous… pro-
nonça sévèrement le Kaw-djer.
– Mais, monsieur… balbutia Kennedy.
– Vous l’avez trahie, affirma le Kaw-djer d’un ton froid. À
partir de cet instant, Sirdey et vous ne faites plus partie de
l’équipage du Jonathan.
– Mais… voulut encore protester Kennedy.
– J’espère que vous ne vous le ferez pas répéter.
– C’est bon, monsieur… c’est bon… » bégaya Kennedy, reti-
rant humblement son béret.
À ce moment, derrière le Kaw-djer, une voix demanda :
« De quel droit donnez-vous des ordres à cet homme ? »
– 174 –
Le Kaw-djer se retourna et aperçut Lewis Dorick qui, en
compagnie de Fred Moore, avait assisté à l’exécution de Kenne-
dy.
« Et de quel droit m’interrogez-vous ? » répondit-il d’une
voix hautaine.
Se voyant soutenu, Kennedy avait remis son béret. Il rica-
nait avec insolence.
« Si je ne l’ai pas, je le prends, riposta Lewis Dorick. Ce ne
serait pas la peine d’habiter une île Hoste pour y obéir à un
maître. »
Un maître !… Il se trouvait quelqu’un pour accuser le Kaw-
djer d’agir en maître !
« Eh !… c’est assez la coutume de Monsieur, intervint Fred
Moore, en prononçant ce dernier mot avec emphase. Monsieur
n’est pas comme les autres, sans doute. Il commande, il
tranche… Monsieur est l’empereur, peut-être ? »
Le cercle se resserra autour du Kaw-djer.
« Cet homme, dit Dorick de sa voix cinglante, n’est tenu
d’obéir à personne. Il reprendra, si cela lui plaît, sa place dans
l’équipage. »
Le Kaw-djer garda le silence, mais, ses adversaires faisant
un nouveau pas en avant, il serra les poings.
Allait-il donc être obligé de se défendre par la force ?
Certes, il ne craignait pas de tels ennemis. Ils étaient trois. Ils
auraient pu être dix. Mais quelle honte qu’un être pensant fût
obligé d’employer les mêmes arguments que la brute !
– 175 –
Le Kaw-djer n’en fut pas réduit à cette extrémité. Harry
Rhodes et Hartlepool l’avaient suivi, prêts à lui prêter main
forte. Ils apparaissaient au loin. Dorick, Moore et Kennedy bat-
tirent aussitôt en retraite.
Le Kaw-djer les suivait d’un regard attristé, quand des voci-
férations éclatèrent du côté de la rivière. Il se porta dans cette
direction avec ses deux compagnons. Ils ne tardèrent pas à dis-
tinguer un groupe nombreux d’où s’élevaient les cris qui avaient
attiré leur attention. Presque tous les émigrants semblaient être
réunis au même point en une foule serrée que de grands remous
faisaient ondoyer. Au-dessus de la foule, des poings étaient
brandis en gestes de menace. Quelle pouvait être la cause de ces
troubles qui ressemblaient fort à une émeute ?
Il n’en existait point. Ou du moins la cause initiale était
d’une telle insignifiance et remontait si loin, que nul des belligé-
rants n’eût été capable de la dire.
Cela avait commencé six semaines plus tôt, à propos d’un
objet de ménage qu’une femme prétendait avoir prêté à une
autre qui, de son côté, soutenait l’avoir rendu. Qui avait raison ?
Personne ne le savait. De fil en aiguille, les deux femmes avaient
fini par s’injurier abondamment pour ne s’arrêter qu’à bout de
souffle. Trois jours plus tard, la dispute avait repris, en
s’aggravant, car les maris, cette fois, s’en étaient mêlés.
D’ailleurs, il n’était plus question de la cause première du litige.
Déjà on avait perdu de vue l’origine de l’animosité, mais
l’animosité subsistait. Pour lui obéir, par simple besoin de
nuire, les quatre adversaires s’étaient reproché toutes les abo-
minations de la terre, s’accusant réciproquement d’un grand
nombre de mauvaises actions, parfois imaginaires, qu’ils fai-
saient sortir des ombres du passé. Plus une trouvaille était
cruelle, plus elle rendait fier son auteur, et chacun
s’enorgueillissait du mal qu’il faisait aux autres. « Eh bien ! et
moi ?… Vous avez vu, quand je lui ai dit… », cette forme de dis-
– 176 –
cours devait souvent revenir dans leurs conversations ulté-
rieures.
L’escarmouche, toutefois, n’avait pas été plus loin, mais en-
suite les langues ne s’étaient plus arrêtées. Auprès de leurs amis
respectifs, les deux partis s’étaient livrés à un débinage en règle
allant, suivant une marche progressive, des appréciations mé-
prisantes et des insinuations, aux médisances et aux calomnies.
Ces propos, répétés complaisamment aux oreilles des intéressés
avaient déchaîné la tempête. Les hommes en étaient venus aux
mains, et l’un d’eux avait eu le dessous. Le lendemain, le fils du
vaincu avait prétendu venger son père, et il en était résulté une
seconde bataille plus sérieuse que la précédente, les habitants
des deux maisons où logeaient les combattants n’ayant pu résis-
ter au désir d’intervenir dans la querelle.
La guerre ainsi déclarée, les deux groupes avaient fait une
active propagande, chacun recrutant des partisans. Maintenant,
la majorité des émigrants se trouvait divisée en deux camps.
Mais, à mesure que les armées étaient devenues plus nom-
breuses, le débat avait augmenté d’ampleur. Nul ne se souvenait
plus de l’origine du litige. On discutait présentement sur la des-
tination qu’il conviendrait d’adopter, lorsqu’on serait embarqué
sur le navire de rapatriement. Continuerait-on à voguer vers
l’Afrique ? Ne vaudrait-il pas mieux au contraire retourner en
Amérique ? Tel était désormais le sujet de la dispute. Par quel
chemin sinueux en était-on arrivé, parti d’un vulgaire objet de
ménage, à débattre cette grave question ? C’était un impéné-
trable mystère. Au surplus, on était convaincu de n’avoir jamais
discuté autre chose, et les deux thèses en présence étaient dé-
fendues avec une égale passion. On s’abordait, on se quittait,
après s’être jeté à la tête, en manière de projectiles, des argu-
ments pour et contre, tandis que les cinq Japonais, unis en un
groupe paisible à quelques mètres de la foule bourdonnante, re-
gardaient avec étonnement leurs compagnons enfiévrés.
– 177 –
Ferdinand Beauval, tout guilleret de se sentir dans son
élément, essayait en vain de se faire entendre. Il allait de l’un à
l’autre, il se multipliait en pure perte. On ne l’écoutait pas. Per-
sonne d’ailleurs n’écoutait personne. Tout se passait en alterca-
tions particulières, chaque murmure partiel se fondant en une
harmonie générale dont la tonalité montait de minute en mi-
nute. L’orage n’était pas loin. La foudre allait tomber. Le pre-
mier qui frapperait déclencherait ipso facto tous les poings, et la
scène menaçait de finir par un pugilat général…
Comme une petite pluie abat parfois un grand vent, ainsi
que l’assure le proverbe, il suffît d’un seul homme pour calmer
cette exaspération un peu superficielle. Cet homme, l’un de ces
émigrants qui avaient entrepris la chasse des loups marins, ac-
courait de toute la vitesse de ses jambes vers la foule en ébulli-
tion. Et, tout en courant, avec de grands gestes d’appel :
« Un navire !… criait-il à pleins poumons. Un navire en
vue !… »
– 178 –
VI
Libres
Un navire en vue !… Aucune autre nouvelle n’eût été ca-
pable d’émouvoir au même point ces exilés. L’émeute en fut
apaisée du coup, et la foule se rua, comme un torrent, vers le ri-
vage. On ne songeait plus à se disputer. On se pressait, on se
bousculait silencieusement. En un instant, tous les émigrants
furent réunis à l’extrémité de la pointe de l’Est, d’où l’on décou-
vrait une large étendue de mer.
Harry Rhodes et Hartlepool avaient suivi le mouvement
général et, non sans émotion, ils ouvraient avidement leurs yeux
dans la direction du Sud où une traînée de fumée barrait, en ef-
fet, le ciel et annonçait un navire à vapeur.
On n’apercevait pas encore sa coque, mais elle surgit de
minute en minute hors de la ligne de l’horizon. Bientôt il fut
possible de reconnaître un bâtiment d’environ quatre cents ton-
neaux, à la corne duquel flottait un pavillon dont l’éloignement
empêchait de discerner les couleurs.
Les émigrants échangèrent des regards désappointés. Ja-
mais un bateau d’un aussi faible tonnage ne pourrait embarquer
tout le monde. Ce steamer était-il donc un simple cargo-boat de
nationalité quelconque, et non le navire de secours promis par
le gouverneur de Punta-Arenas ?
– 179 –
La question ne tarda pas à être élucidée. Le navire arrivait
rapidement. Avant que la nuit ne fût complète, il restait à moins
de trois milles dans le Sud.
« Le pavillon chilien », dit le Kaw-djer, au moment où une
risée, tendant l’étamine, permettait d’en distinguer les couleurs.
Trois quarts d’heure plus tard, au milieu de l’obscurité de-
venue profonde, un bruit de chaînes grinçant contre le fer des
écubiers indiqua que le navire venait de mouiller. La foule alors
se dispersa, chacun regagnant sa demeure en commentant
l’événement.
La nuit s’écoula sans incident. À l’aube, on aperçut le na-
vire à trois encablures du rivage. Hartlepool consulté déclara
que c’était un aviso de la marine militaire chilienne.
Hartlepool ne se trompait pas. Il s’agissait bien d’un aviso
chilien, dont, à huit heures du matin, le commandant se fit
mettre à terre.
Il fut aussitôt entouré de visages anxieux. Autour de lui, les
questions se croisèrent. Pourquoi avait-on envoyé un bateau si
petit ? Quand viendrait-on enfin les chercher ? Ou bien, est-ce
donc qu’on avait l’intention de les laisser mourir sur l’île Hoste ?
Le commandant ne savait auquel entendre.
Sans répondre à cet ouragan de questions, il attendit une
accalmie, puis, quand il eut obtenu le silence à grand-peine, il
prit la parole d’une voix qui parvint aux oreilles de tous.
Ses premiers mots furent pour rassurer ses auditeurs.
Ceux-ci pouvaient compter sur la bienveillance du Chili. La pré-
sence de l’aviso prouvait d’ailleurs qu’on ne les avait pas ou-
bliés.
– 180 –
Il expliqua ensuite que, si son gouvernement avait cru de-
voir leur envoyer un bâtiment de guerre au lieu du navire de ra-
patriement promis, c’est qu’il désirait leur soumettre aupara-
vant une proposition qui serait probablement de nature à les
séduire, proposition en vérité très singulière et des plus inatten-
dues, que le commandant exposa sans autre préambule.
Mais, pour le lecteur, un préambule ne sera peut-être pas
superflu, afin qu’il puisse sainement apprécier la pensée du
gouvernement chilien.
Dans la mise en valeur de la partie ouest et sud de la Ma-
gellanie que lui attribuait le traité du 17 janvier 1881, le Chili
avait voulu débuter par un coup de maître, en profitant du nau-
frage du Jonathan et de la présence sur l’île Hoste de plusieurs
centaines d’émigrants.
Ce traité n’avait départagé en somme que des droits pure-
ment théoriques. Assurément la République Argentine n’avait
plus rien à réclamer, en dehors de la Terre des États et de la
fraction de la Patagonie et de la Terre de Feu placée sous sa
souveraineté. Sur son propre domaine, le Chili avait toute liber-
té d’agir au mieux de ses intérêts. Mais il ne suffit pas d’entrer
en possession d’une contrée et d’empêcher que d’autres nations
puissent s’y créer des droits de premier occupant. Ce qu’il faut,
c’est en tirer avantage, en exploitant les richesses de son sol au
point de vue minéral et végétal. Ce qu’il faut, c’est l’enrichir par
l’industrie et le commerce, c’est y attirer une population, si elle
est inhabitée ; c’est, en un mot, la coloniser. L’exemple de ce qui
s’était déjà fait sur le littoral du détroit de Magellan, où Punta-
Arenas voyait chaque année s’accroître son importance com-
merciale, devait encourager la République du Chili à tenter une
nouvelle expérience, et à provoquer l’exode des émigrants vers
les îles de l’archipel magellanique passées sous sa domination,
afin de vivifier cette région fertile, abandonnée jusqu’alors à de
misérables tribus indiennes.
– 181 –
Et précisément, voici que sur l’île Hoste, située au milieu
de ce labyrinthe des canaux du Sud, un grand navire était venu
se jeter à la côte ; voici que plus de mille émigrants de nationali-
tés diverses, mais appartenant tous à ce trop-plein des grandes
villes qui n’hésite pas à chercher fortune jusque dans les loin-
taines régions d’outre-mer, avaient été dans l’obligation de s’y
réfugier.
Le gouvernement chilien se dit avec raison que c’était là
une occasion inespérée de transformer les naufragés du Jona-
than en colons de l’île Hoste. Ce ne fut donc pas un navire de
rapatriement qu’il leur envoya, ce fut un aviso dont le comman-
dant fut chargé de transmettre ses propositions aux intéressés.
Ces propositions, du caractère le plus inattendu, étaient en
même temps des plus tentantes : la République du Chili offrait
de se dessaisir purement et simplement de l’île Hoste au profit
des naufragés du Jonathan, qui en disposeraient à leur gré, non
en vertu d’une concession temporaire, mais en toute propriété,
sans aucune condition ni restriction.
Rien de plus clair, rien de plus net, que cette proposition.
On ajoutera : rien de plus adroit. En renonçant à l’île Hoste, afin
d’en assurer l’immédiate mise en valeur, le Chili attirerait, en ef-
fet, des colons dans les autres îles, Clarence, Dawson, Navarin,
Hermitte, demeurées sous sa domination. Si la nouvelle colonie
prospérait, ce qui était probable, on saurait qu’il n’y a pas lieu
de redouter le climat de la Magellanie, on connaîtrait ses res-
sources agricoles et minérales ; on ne pourrait plus ignorer que,
grâce à ses pâturages et à ses pêcheries, cet archipel est propice
à la création d’entreprises florissantes, et le cabotage y prendrait
une extension de plus en plus considérable.
Déjà, Punta-Arenas, port franc débarrassé de toute tracas-
serie douanière, librement ouvert aux navires des deux conti-
– 182 –
nents, avait un magnifique avenir. En fondant cette station, on
s’était assuré, en somme, la prépondérance sur le détroit de Ma-
gellan. Il n’était pas sans intérêt d’obtenir un résultat analogue
dans la partie méridionale de l’archipel. Pour atteindre plus sû-
rement ce but, le gouvernement de Santiago, guidé par un sens
politique très fin, s’était décidé à faire le sacrifice de l’île Hoste,
sacrifice d’ailleurs plus apparent que réel, cette île étant abso-
lument déserte. Non content de l’exempter de toute contribu-
tion, il en abandonnait la propriété, il lui laissait son entière au-
tonomie, il la distrayait de son domaine. Ce serait la seule partie
de la Magellanie qui aurait une complète indépendance.
Il s’agissait maintenant de savoir si les naufragés du Jona-
than accepteraient l’offre qui leur était faite, s’ils consentiraient
à échanger contre l’île Hoste leur concession africaine.
Le gouvernement entendait résoudre cette question sans
aucun retard. L’aviso avait apporté la proposition, il remporte-
rait la réponse. Le commandant avait tout pouvoir pour traiter
avec les représentants des émigrants. Mais ses ordres étaient de
ne pas rester au mouillage de l’île Hoste au-delà de quinze jours
au maximum. Ces quinze jours écoulés, il repartirait, que le trai-
té fût signé ou non.
Si la réponse était affirmative, la nouvelle République se-
rait immédiatement mise en possession, et arborerait le pavillon
qu’il lui conviendrait d’adopter.
Si la réponse était négative, le gouvernement aviserait ulté-
rieurement au moyen de rapatrier les naufragés. Ce n’était pas
cet aviso de quatre cents tonnes, on le comprend, qui pourrait
les transporter, ne fût-ce qu’à Punta-Arenas. On demanderait à
la Société américaine de colonisation d’envoyer un navire de se-
cours, dont la traversée exigerait un certain temps. Plusieurs
semaines s’écouleraient donc encore, dans ce cas, avant que l’île
fût évacuée.
– 183 –
Ainsi qu’on peut se l’imaginer, la proposition du gouver-
nement de Santiago produisit un effet extraordinaire.
– 184 –
On ne s’attendait à rien de pareil. Les émigrants, inca-
pables de prendre une décision dans une si grave occurrence,
commencèrent par se regarder les uns les autres avec ahurisse-
ment, puis toutes leurs pensées s’envolèrent à la fois vers celui
qu’on estimait le plus capable de discerner l’intérêt commun.
D’un même mouvement, dont le parfait ensemble prouvait à la
fois leur reconnaissance, leur clairvoyance et leur faiblesse, ils
se retournèrent vers l’Ouest, c’est-à-dire vers le creek à
l’embouchure duquel devait se balancer la Wel-Kiej.
Mais la Wel-Kiej avait disparu. Si loin que pussent at-
teindre les regards, nul ne l’aperçut à la surface de la mer.
Il y eut un instant de stupeur. Puis des ondulations parcou-
rurent la foule. Chacun s’agitait, se penchant, cherchant à dé-
couvrir celui dans lequel tous mettaient leur espoir. Il fallut bien
enfin se rendre à l’évidence. Emmenant avec lui Halg et Karroly,
le Kaw-djer décidément était parti.
On fut atterré. Ces pauvres gens avaient pris l’habitude de
s’en remettre du soin de les conduire sur le Kaw-djer, dont ils
n’en étaient plus à connaître l’intelligence et le dévouement. Et
voilà qu’il les abandonnait au moment où se jouait leur desti-
née ! Sa disparition ne produisit pas moins d’effet que
l’apparition du navire dans les eaux de l’île Hoste.
Harry Rhodes, pour des motifs différents, fut aussi profon-
dément affligé. Il aurait compris que le Kaw-djer abandonnât
l’île Hoste le jour où les émigrants s’en éloigneraient, mais
pourquoi ne pas avoir attendu jusque-là ? On ne rompt pas avec
cette brusquerie des liens de sincère amitié, et l’on ne se quitte
pas s’en s’être dit adieu.
– 185 –
D’un autre côté, pourquoi ce départ précipité qui ressem-
blait à une fuite ? Était-ce donc l’arrivée du bâtiment chilien qui
l’avait provoqué ?…
Toutes les hypothèses étaient admissibles, étant donné le
mystère qui entourait la vie de cet homme, dont on ne connais-
sait même pas la nationalité.
L’absence de leur conseiller ordinaire, au moment où ses
conseils eussent été le plus précieux, désempara les émigrants.
Leur foule se désagrégea peu à peu, si bien que le commandant
de l’aviso finit par demeurer presque seul. L’un après l’autre,
afin de n’être pas dans le cas de participer à une décision quel-
conque, ils s’éloignaient discrètement par petits groupes, où l’on
échangeait des paroles rares sur l’offre surprenante dont on ve-
nait de recevoir la communication.
Pendant huit jours cette offre fut le sujet de toutes les con-
versations particulières. Le sentiment général, c’était la sur-
prise. La proposition semblait même si étrange que nombre
d’émigrants se refusaient à la prendre au sérieux. Harry Rhodes,
sollicité par ses compagnons, dut aller trouver le commandant
pour lui demander des explications, vérifier les pouvoirs dont il
était porteur, s’assurer par lui-même que l’indépendance de l’île
Hoste serait garantie par la République Chilienne.
Le commandant ne négligea rien pour convaincre les inté-
ressés. Il leur fit comprendre quels étaient les mobiles du gou-
vernement et combien il était avantageux pour des émigrants de
se fixer dans une région dont on leur assurait la possession. Il
ne manqua pas de leur rappeler la prospérité de Punta-Arenas
et d’ajouter que le Chili aurait à cœur de venir en aide à la nou-
velle colonie.
« L’acte de donation est prêt, ajouta le commandant. Il
n’attend plus que les signatures.
– 186 –
– 187 –
– Lesquelles ? demanda Harry Rhodes.
– Celles des délégués choisis par les émigrants en assem-
blée générale. »
C’était, en effet, la seule manière de procéder. Plus tard,
lorsque la colonie s’occuperait de son organisation, elle décide-
rait s’il lui convenait ou non de nommer un chef. Elle choisirait
en toute liberté le régime qui lui paraîtrait le meilleur, et le Chili
n’interviendrait dans ce choix en aucune façon.
Pour qu’on ne soit pas étonné des suites que cette proposi-
tion allait voir, il convient de se rendre un compte exact de la si-
tuation.
Quels étaient ces passagers que le Jonathan avait pris à
San Francisco et qu’il transportait à la baie de Lagoa ? De
pauvres gens que les nécessités de l’existence forçaient à
s’expatrier. Que leur importait, en somme, de s’établir ici ou là,
du moment que leur avenir était assuré, et pourvu que les con-
ditions de l’habitat fussent également favorables.
Or, depuis qu’ils occupaient l’île Hoste, tout un hiver s’était
écoulé. Ils avaient pu constater par eux-mêmes que le froid n’y
était pas excessif, et ils constataient maintenant que la belle sai-
son s’y manifestait avec une précocité et une générosité qu’on
ne rencontre pas toujours dans des régions plus voisines de
l’équateur.
Au point de vue de la sécurité, la comparaison ne semblait
pas favorable à la baie de Lagoa, voisine des Anglais, de
l’Orange et des populations barbares de la Cafrerie. Assuré-
ment, les émigrants avaient dû, avant de s’embarquer, tenir
compte de ces aléas, mais ces aléas augmentaient d’importance
à leurs yeux, à présent qu’une occasion se présentait de s’établir
– 188 –
dans une contrée déserte, loin de ces voisinages dangereux à des
titres divers.
D’autre part, la Société de colonisation n’avait obtenu sa
concession sud-africaine que pour une durée déterminée, et le
gouvernement portugais n’aliénait pas ses droits au profit des
futurs colons. En Magellanie, au contraire, ceux-ci jouiraient
d’une liberté sans limites, et l’île Hoste, devenue leur propriété,
serait élevée au rang d’État souverain.
Enfin, il y avait cette double considération qu’en demeu-
rant à l’île Hoste on éviterait un nouveau voyage et que le gou-
vernement chilien s’intéresserait au sort de la colonie. On pour-
rait compter sur son assistance. Des relations régulières
s’établiraient avec Punta-Arenas. Des comptoirs se fonderaient
sur le littoral du détroit de Magellan et sur d’autres points de
l’archipel. Le commerce se développerait avec les Falkland,
lorsque les pêcheries seraient convenablement organisées. Et
même, dans un temps prochain, la République Argentine ne
laisserait sans doute pas en état d’abandon ses possessions de la
Fuégie. Elle y créerait des bourgades rivales de Punta-Arenas, et
la Terre de Feu aurait sa capitale argentine comme la presqu’île
de Brunswick a sa capitale chilienne3.
Tous ces arguments étaient de poids, il faut le reconnaître,
et finirent par l’emporter.
Après de longs conciliabules, il devint manifeste que la ma-
jorité des émigrants tendait à l’acceptation des offres du gou-
vernement chilien.
Combien il était regrettable que le Kaw-djer eût précisé-
ment quitté l’île Hoste, lorsqu’on aurait eu si volontiers recours
3 C’est bien ce qui est arrivé, et il existe maintenant une bourgade
argentine, Ushaia, sur le canal du Beagle.
– 189 –
à ses conseils ! Personne n’était mieux qualifié que lui pour in-
diquer la meilleure solution. Très probablement il eût été d’avis
d’accepter une proposition qui rendait l’indépendance à l’une
des onze grandes îles de l’archipel magellanique. Harry Rhodes
ne doutait pas que le Kaw-djer n’eût parlé dans ce sens avec
cette autorité que lui donnaient tant de services rendus.
En ce qui le concernait personnellement, il était acquis à
cette solution, et, phénomène qui avait peu de chances de se re-
produire jamais, son opinion était conforme à celle de Ferdi-
nand Beauval. Le leader socialiste faisait, en effet, une active
propagande en faveur de l’acceptation. Qu’espérait-il donc ?
Projetait-il de mettre sa doctrine en pratique ? Cette foule in-
culte, propriétaire indivise, comme aux premiers âges du
monde, d’un territoire dont personne n’était fondé à réclamer
pour lui-même la moindre parcelle, quelle aventure merveil-
leuse, quel champ magnifique pour la grande expérience d’un
collectivisme ou même d’un communisme intégral !
Aussi, comme Ferdinand Beauval se multipliait ! Comme il
allait des uns aux autres, plaidant sa cause à satiété ! Combien
d’éloquence il dépensait sans compter !
Il fallut enfin en venir au vote. Le terme fixé par le gouver-
nement chilien approchait, et le commandant de l’aviso pressait
la solution de cette affaire. À la date indiquée, le 30 octobre, il
appareillerait, et le Chili conserverait tous ses droits sur l’île
Hoste.
Une assemblée générale fut convoquée pour le 26 octobre.
Prirent part au scrutin définitif, tous les émigrants majeurs, au
nombre de huit cent vingt-quatre, le reste se composant de
femmes, d’enfants et de jeunes gens n’ayant pas atteint vingt et
un ans, ou d’absents, tels que les chefs des familles Gordon, Ri-
vière, Ivanoff et Gimelli.
– 190 –
Le dépouillement du scrutin donna sept cent quatre-vingt-
douze suffrages en faveur de l’acceptation, majorité considé-
rable, on le voit. Il n’y avait eu que trente-deux opposants, qui
voulaient s’en tenir au projet primitif et se rendre à la baie de
Lagoa. Encore acceptèrent-ils finalement de se soumettre à la
décision du plus grand nombre.
On procéda ensuite à l’élection de trois délégués. Ferdi-
nand Beauval obtint à cette occasion un succès flatteur. Enfin,
une de ses campagnes n’aboutissait pas à un échec et il arrivait
aux honneurs. Il fut désigné par les émigrants qui, obéissant à
un instinctif sentiment de prudence, lui adjoignirent toutefois
Harry Rhodes et Hartlepool.
Le traité fut signé le jour même entre ces délégués et le
commandant représentant le gouvernement chilien, traité dont
le texte extrêmement simple ne contenait que quelques lignes et
ne prêtait à aucune équivoque.
Aussitôt le drapeau hostelien – mi-partie blanc et rouge –
fut hissé sur la grève, et l’aviso le salua de vingt et un coups de
canon. Pour la première fois arboré, claquant joyeusement dans
la brise, il annonçait au monde la naissance d’un pays libre.
– 191 –
VII
La première enfance d’un peuple
Le lendemain, à la première heure, l’aviso quitta son
mouillage et disparut en quelques instants derrière la pointe. Il
emmenait dix des quinze marins survivants du Jonathan. Les
cinq autres, parmi lesquels Kennedy, avaient préféré, ainsi que
le maître d’équipage Hartlepool et le cuisinier Sirdey, rester sur
l’île en qualité de colons.
Des motifs analogues avaient décidé Kennedy et Sirdey à
s’arrêter à ce parti. Tous deux fort mal vus des capitaines, et par
suite trouvant difficilement des engagements, ils espéraient
avoir vie plus facile et moins précaire dans une société nais-
sante, où les lois, pendant longtemps tout au moins, manque-
raient nécessairement de rigueur. Quant à leurs camarades,
braves gens énergiques et sérieux, mais pauvres et sans famille,
ils escomptaient, comme Hartlepool lui-même, la possibilité
d’être leur maître dans un pays neuf en devenant, de marins
hauturiers, simples pêcheurs.
La réalisation ou l’échec de leur rêve allait en grande partie
dépendre de l’orientation qui serait donnée au gouvernement de
l’île. Quand l’État est bien administré, les citoyens ont chance de
s’enrichir par leur travail. Tout labeur restera stérile, au con-
traire, si le pouvoir central ne sait pas découvrir et appliquer les
mesures propres à grouper en faisceau les efforts individuels.
L’organisation de la colonie était donc d’un intérêt capital.
– 192 –
Pour le moment, tout au moins, les Hosteliens – car tel
était le nom qu’ils avaient adopté d’un consentement unanime –
ne s’inquiétaient pas de résoudre ce problème vital. Ils ne pen-
saient qu’à se réjouir. Ce mot magique, la liberté, les avait eni-
vrés. Ils s’en grisaient, comme de grands enfants, sans chercher
à en pénétrer le sens profond, sans se dire que la liberté est une
science qu’il est nécessaire d’apprendre et que, pour être libres,
ce qu’il faut d’abord, c’est vivre.
L’aviso était encore en vue que, dans la foule naguère si
houleuse, tout le monde se félicitait et se congratulait récipro-
quement. Il semblait qu’on fût venu à bout d’une œuvre impor-
tante et difficile. L’œuvre commençait à peine cependant.
Il n’est pas de bonne fête populaire qui ne s’accompagne de
quelque bombance. On convint donc unanimement de faire
grande chère ce jour-là. C’est pourquoi, tandis que les ména-
gères regagnaient fourneaux et casseroles, les hommes se diri-
gèrent vers la cargaison du Jonathan.
Il va de soi que, depuis la proclamation d’indépendance,
cette cargaison n’était plus surveillée. Les circonstances ayant
élevé les naufragés à la dignité de nation, personne, hors elle-
même, n’était qualifié pour réglementer l’exercice de sa souve-
raineté. D’ailleurs, qui eût monté la garde, puisque la plupart
des gardiens étaient partis ?
On mit gaiement un tonneau en perce, et l’on allait procé-
der à la distribution, quand une idée meilleure vint à certains
esprits avisés. Cet alcool, il appartenait en somme à tout le
monde. Dès lors, pourquoi ne pas le répartir jusqu’à la dernière
goutte ? La motion, en dépit des timides protestations d’un petit
nombre de sages, fut adoptée avec enthousiasme. La quantité
d’alcool approximativement évaluée, on convint que chaque
homme fait aurait droit à une part, et chaque femme ou enfant à
une demi-part. Cette décision fut aussitôt exécutée, et les chefs
– 193 –
de famille reçurent le lot qui leur était attribué, au milieu de laz-
zis et de plaisanteries joyeuses.
Dans la soirée, la fête battit son plein. Toutes les rancunes
étaient oubliées. Les diverses nationalités semblaient fondues
en une seule. On fraternisait. On organisa un bal aux sons d’un
accordéon de bonne volonté, et des couples tournèrent au mi-
lieu d’un cercle de buveurs.
Parmi ceux-ci, figurait naturellement Lazare Ceroni. Inca-
pable, dès six heures du soir, de se tenir ferme sur ses jambes, à
dix il buvait toujours. Cela faisait présager une triste fin de fête
pour Tullia et pour Graziella.
Au même instant, dans un coin sombre, à l’écart, il en était
un autre qui se grisait à pleins verres. Mais celui-ci, dans
l’abominable poison, retrouvait pour un moment son âme que le
poison avait dégradée. Soudain, une musique admirable s’éleva,
interrompant les danses. Fritz Gross, saturé d’alcool, avait re-
conquis son génie. Deux heures durant, il joua, improvisant au
gré de son inspiration, entouré de mille visages aux yeux écar-
quillés, aux bouches grandes ouvertes, comme pour boire le tor-
rent musical dont le prestigieux violon était la source.
De tous les auditeurs de Fritz Gross, le plus attentif et le
plus passionné était un enfant. Ces sons, d’une beauté jus-
qu’alors inconnue, étaient pour Sand une véritable révélation. Il
découvrait la musique et pénétrait en tremblant dans ce
royaume ignoré. Au centre du cercle, debout en face du musi-
cien, il regardait, il écoutait, ne vivant plus que par les oreilles et
par les yeux, l’âme enivrée, tout vibrant d’une émotion poi-
gnante et joyeuse.
Quels mots rendraient le pittoresque du spectacle ? À terre,
un homme, presque informe dans ses proportions colossales,
écroulé, la tête baissée sur la poitrine, ses yeux fermés ne voyant
– 194 –
plus qu’en lui-même, jouant, jouant sans se lasser, éperdument,
à la lumière incertaine d’une torche fuligineuse qui le faisait res-
sortir en vigueur sur un fond d’impénétrable nuit. Devant cet
homme, un enfant en extase, et, autour de ce groupe singulier,
une foule silencieuse, invisible, mais dont, au gré de la brise ca-
pricieuse, un éclat de la torche révélait parfois la présence. Les
rayons s’accrochaient alors à quelque trait saillant. La durée de
l’éclair, un nez, un front, une oreille, apparaissait, comme en-
gendré par l’ombre qui l’effaçait aussitôt, tandis que s’épandait
en larges ondes, planait au-dessus de cette foule, puis allait
mourir dans l’espace obscur le chant grêle et puissant d’un vio-
lon.
Vers minuit, Fritz Gross, épuisé, lâcha l’archet et
s’endormit pesamment. Recueillis, à pas lents, les émigrants re-
gagnèrent alors leurs demeures.
Le lendemain, il ne restait plus trace de cette émotion fugi-
tive, et les colons furent repris par l’attrait de plus grossiers
plaisirs. La fête recommença. Tout portait à croire qu’elle se
prolongerait jusqu’à complet épuisement des liqueurs fortes.
C’est au milieu de cette kermesse, que la Wel-Kiej revint à
l’île Hoste, quarante-huit heures après le départ de l’aviso. Nul
ne parut se souvenir qu’elle l’eût quittée pendant deux se-
maines, et ceux qu’elle portait reçurent le même accueil que s’ils
ne se fussent jamais absentés. Le Kaw-djer ne comprit rien à ce
qu’il voyait. Que signifiaient ce pavillon inconnu planté sur la
grève et la joie générale qui semblait transporter les émigrants ?
Harry Rhodes et Hartlepool le mirent, en quelques mots,
au courant des derniers événements. Le Kaw-djer écouta ce ré-
cit avec émotion. Sa poitrine se dilatait comme si un air plus pur
fût arrivé à ses poumons, son visage était transfiguré. Il existait
donc encore une terre libre dans l’archipel magellanique !
– 195 –
Toutefois il ne rendit pas confidence pour confidence et
demeura muet sur les motifs qui l’avaient déterminé à s’éloigner
pendant quinze jours. À quoi bon ? Fût-il parvenu à faire com-
prendre à Harry Rhodes pourquoi, résolu à rompre toute rela-
tion avec l’univers civilisé, il était parti en apercevant l’aviso
qu’il supposait chargé d’affirmer l’autorité du gouvernement
chilien, et pourquoi, abrité au fond d’une baie de la presqu’île
Hardy, il avait attendu le départ de cet aviso avant de revenir au
campement ?
Trop heureux de le retrouver, ses amis, d’ailleurs, ne
l’interrogèrent pas. Pour Harry Rhodes et Hartlepool, sa pré-
sence était un réconfort. Avoir avec eux cet homme à l’énergie
froide, à la vaste intelligence, à la parfaite bonté, leur rendait
une confiance que l’enfantillage dont faisaient preuve leurs
compagnons commençait à ébranler.
« Les malheureux n’ont vu dans leur indépendance, dit
Harry Rhodes en achevant son récit, que le droit de se griser. Ils
n’ont pas l’air de penser à la nécessité de s’organiser et
d’installer un gouvernement quelconque.
– Bah ! répliqua le Kaw-djer avec indulgence, ils sont excu-
sables de se payer du bon temps. Ils en ont eu si peu jusqu’ici !
Cet affolement passera et ils en arriveront d’eux-mêmes aux
choses sérieuses… Quant à constituer un gouvernement, j’avoue
que je n’en vois pas l’utilité.
– Il faut bien, pourtant, objecta Harry Rhodes, que quel-
qu’un se charge de mettre de l’ordre dans tout ce monde-là.
– Laissez donc ! répondit le Kaw-djer. L’ordre se mettra
tout seul.
– À en juger par le passé, cependant…
– 196 –
– Le passé n’est pas le présent, interrompit le Kaw-djer.
Hier, nos compagnons se sentaient encore citoyens d’Amérique
ou d’Europe. Maintenant, ils sont des Hosteliens. C’est fort dif-
férent.
– Votre avis serait donc ?…
– Qu’ils vivent tranquillement à l’île Hoste, puisqu’elle leur
appartient. Ils ont la chance de ne pas avoir de lois. Qu’ils se
gardent d’en faire. À quoi ces lois serviraient-elles ? Je suis con-
vaincu qu’il est de l’essence même de la nature humaine
d’ignorer jusqu’à l’apparence de conflits entre les personnes.
Sans les préjugés, les idées toutes faites résultant de siècles
d’esclavage, on s’arrangerait aisément. La terre s’offre aux
hommes. Qu’ils y puisent à pleines mains, et qu’ils jouissent
également et fraternellement de ses richesses. À quoi bon ré-
glementer cela ? »
Harry Rhodes ne paraissait pas convaincu de la vérité de
ces vues optimistes. Il ne répondit rien toutefois. Hartlepool prit
la parole.
« En attendant que tous ces lascars-là, dit-il, aient donné
des preuves d’une autre fraternité que de la fraternité de la
noce, nous avons toujours confisqué les armes et les muni-
tions. »
Par les soins de la Société de colonisation, la cargaison du
Jonathan contenait, en effet, soixante rifles, quelques barils de
poudre, des balles, du plomb et des cartouches, afin que les
émigrants pussent chasser la grosse bête et se défendre au be-
soin des attaques de leurs voisins à la baie de Lagoa. Personne
n’avait pensé à ce matériel guerrier, personne, si ce n’est Har-
tlepool. Profitant du désordre général, il l’avait mis prudem-
ment hors d’atteinte. Peut-être aurait-il eu quelque peine à
trouver une cachette convenable, si Dick ne lui avait indiqué le
– 197 –
chapelet de grottes traversant de part en part le massif de la
pointe de l’Est. Aidé par Harry Rhodes et par les deux mousses,
il avait, en plusieurs voyages, transporté pendant la première
nuit de fêtes les armes et les munitions dans la grotte supé-
rieure, où on les avait profondément enterrées. Depuis lors,
Hartlepool se sentait plus tranquille. Le Kaw-djer approuva sa
prudence.
« Vous avez bien fait, Hartlepool, déclara-t-il. Mieux vaut,
en somme, laisser aux choses le temps de se tasser. Dans ce
pays, d’ailleurs, nos compagnons n’auraient que faire d’armes à
feu.
– Ils n’en ont pas, affirma le maître d’équipage. À bord du
Jonathan, les règlements étaient formels. Les émigrants ont été
fouillés, eux et leurs colis, en embarquant, et toutes les armes à
feu ont été saisies. Personne n’en possède en dehors de celles
que nous avons cachées, et celles-ci, on ne les trouvera pas. Par
conséquent… »
Hartlepool s’interrompit brusquement. Il paraissait sou-
cieux.
« Mille diables !… s’écria-t-il. Il y en a, au contraire. Nous
avons trouvé seulement quarante-huit fusils au lieu de soixante.
Je croyais à une erreur. Mais, ça me revient maintenant, les
douze manquants ont été emportés par les Rivière, les Ivanoff,
les Gimelli et les Gordon. Heureusement que ce sont des gens
sérieux, et qu’il n’y a rien à craindre d’eux !
– Il existe d’autres dangers que les armes, fit observer Har-
ry Rhodes. L’alcool par exemple. En ce moment, on s’embrasse,
mais il n’en sera pas toujours de même. Déjà, Lazare Ceroni a
recommencé à faire des siennes. En votre absence, j’ai été obligé
d’intervenir. Sans Hartlepool et moi, je crois que, cette fois, il
assommait décidément sa victime.
– 198 –
– Cet homme est un monstre, dit le Kaw-djer.
– Comme tous les ivrognes, ni plus ni moins… N’importe, il
est heureux pour les deux femmes que Halg soit de retour… Au
fait ! comment va-t-il, notre jeune sauvage ?
– Aussi bien que peut aller un garçon dans son état
d’esprit. Inutile de vous dire que ce n’est pas de gaieté de cœur
qu’il nous a accompagnés, son père et moi. J’ai dû faire acte
d’autorité et engager ma parole que nous reviendrions ici.
Puisque cette famille reste avec les autres sur l’île Hoste, cela
simplifie évidemment les choses. Ce qui les complique, par
exemple, ce sont les déplorables habitudes de Lazare Ceroni.
Espérons qu’il s’amendera quand la provision d’alcool sera
épuisée. »
Pendant qu’on s’occupait ainsi de lui, Halg, laissant la Wel-
Kiej à la garde de son père, s’était empressé d’aller retrouver
Graziella. Quelle joie ils eurent de se revoir ! Puis la joie fit place
à la tristesse. Graziella raconta au jeune Indien les épreuves que
Ceroni imposait de nouveau à sa femme et à sa fille. À ces mi-
sères s’ajoutaient, pour cette dernière, la recherche cauteleuse
de Patterson, et surtout la poursuite brutale de Sirk. Elle ne
pouvait faire un pas au dehors sans être exposée à subir
l’insolence de ce triste individu. Halg l’écoutait, tout frémissant
d’indignation.
Dans un coin de la tente, Lazare Ceroni, cuvant sa dernière
ivresse, ronflait à poings fermés. Il n’y avait pas d’illusion à se
faire. À peine réveillé, il retomberait dans son vice et retourne-
rait se mêler à la fête générale, dont la fin ne semblait pas devoir
être prochaine.
Toutefois, elle tendait déjà à changer de caractère.
L’excitation devenait moins innocente et moins puérile. Sur cer-
– 199 –
tains visages passaient des lueurs mauvaises. L’alcool faisait son
œuvre. La dépression qu’il laissait après lui ne pouvait être
combattue que par des doses plus fortes, et, peu à peu, la grise-
rie légère du début faisait place à une ivresse pesante, qui de-
viendrait une ivresse furieuse, lorsque la ration augmenterait
encore.
Quelques-uns, sentant le danger, commençaient à se reti-
rer de la ronde. Aussitôt leur bon sens reprenait ses droits et le
problème de l’existence sur l’île Hoste s’imposait à leur atten-
tion.
Problème ardu, mais non pas insoluble. Par son étendue
voisine de deux cents kilomètres carrés, par ses terres en ma-
jeure partie cultivables, par ses forêts et ses pâturages, l’île au-
rait pu nourrir une population beaucoup plus importante. Mais
c’était à la condition qu’on ne s’éternisât pas à la baie Scotchwell
et qu’on se répandît à travers le pays. Les instruments de cul-
ture ne manquaient pas, non plus que les graines de semaille,
les plants, ni, en général, le matériel indispensable à tout éta-
blissement agricole. En immense majorité, les émigrants
étaient, d’autre part, rompus aux travaux des champs. Rien de
plus naturel, pour eux, que de s’y livrer dans leur pays
d’adoption, comme ils s’y livraient dans leur pays d’origine. Au
début, les animaux domestiques ne seraient évidemment pas
assez nombreux, mais, peu à peu, grâce à l’entremise du gou-
vernement chilien, il en viendrait de la Patagonie, des pampas
argentins, des vastes plaines de la Terre du Feu et enfin des Fal-
kland, où l’on fait en grand l’élevage des moutons. Rien ne
s’opposait donc, en principe, au succès de cette tentative de co-
lonisation, pourvu que les colons s’occupassent activement de la
faire réussir.
Un petit nombre d’entre eux avaient vu nettement cette né-
cessité du travail et de l’action dès la proclamation de
l’indépendance. Ceux-ci, et, le premier de tous, Patterson,
– 200 –
étaient revenus, la distribution de l’alcool terminée, à la cargai-
son du Jonathan, et avaient fait parmi les objets qui la compo-
saient une sélection judicieuse, chacun en vue du projet le plus
conforme à ses goûts, l’un la culture, l’autre l’élevage, le troi-
sième l’exploitation forestière. Puis, s’attelant à des chariots im-
provisés, ils étaient partis à la recherche d’un terrain propice.
Patterson, au contraire, resta au bord de la rivière. Aidé par
Long et par Blaker, qui, malgré l’expérience faite, persistait à
demeurer avec lui, il s’occupa d’abord de clore le domaine dont
il s’était, dès l’origine, assuré la propriété à titre de premier oc-
cupant. Peu à peu, une palissade formée de pieux solides entou-
ra l’enclos sur trois côtés, le quatrième étant limité par la ri-
vière. En même temps, le sol intérieur fut défoncé et reçut des
semis de légumes. Patterson s’adonnait à la culture maraîchère.
Après deux jours de réjouissance, quelques émigrants, es-
timant avoir suffisamment célébré l’indépendance, commencè-
rent à se ressaisir. Ils s’avisèrent alors que plusieurs de leurs
compagnons ne s’étaient pas laissé détourner par l’attrait du
plaisir du soin de leurs véritables intérêts, et à leur tour ils ren-
dirent visite à la réserve du Jonathan. Les richesses étaient en-
core abondantes, et, tant en matériel qu’en provisions, il leur fut
aisé de se procurer le nécessaire, voire le superflu. Leur choix
fait, leurs moyens de transport créés, ils s’éloignèrent sur les
traces de leurs devanciers.
Les jours suivants, cet exemple eut des imitateurs de plus
en plus nombreux, si bien que, le temps s’écoulant, la troupe
joyeuse diminua progressivement, tandis que de nouvelles cara-
vanes s’ébranlaient, en marche vers l’intérieur de l’île. Les uns à
la suite des autres, presque tous les colons quittèrent ainsi peu à
peu les rivages de la baie Scotchwell, qui poussant une charrette
informe, qui chargé comme un mulet, ceux-ci tous seuls, ceux-là
traînant femme et marmaille à leur suite.
– 201 –
Le stock provenant du Jonathan diminuant à mesure qu’on
y puisait à pleines mains, le choix, pour les derniers venus, fut
singulièrement restreint. Si les retardataires trouvèrent des
provisions en abondance, la difficulté du transport ayant limité
la quantité que chacun avait pu en emporter, il n’en fut pas de
même pour le matériel agricole. Plus de trois cents colons du-
rent se passer de tout animal de ferme ou de basse-cour, et
beaucoup n’eurent, en fait d’instruments aratoires, que le rebut
de ceux qui les avaient précédés.
Il leur fallait s’en contenter pourtant, puisqu’il ne restait
pas autre chose, et, tout en jalousant la riche moisson faite par
les plus diligents, les moins bien partagés se résignèrent, et,
vaille que vaille, se mirent à leur tour en route vers l’inconnu.
Ces émigrants, les plus mal armés au point de vue de
l’outillage, furent aussi ceux à qui le plus dur exode fut imposé.
En vain s’éloignaient-ils vers le Nord et vers l’Ouest, ils trou-
vaient la place prise par ceux qui étaient partis avant eux.
Quelques-uns, particulièrement malchanceux, furent obligés,
pour découvrir un emplacement favorable, de pousser jusqu’à la
presqu’île Dumas, en contournant la profonde indentation dési-
gnée sous le nom de Ponsonby Sound, à plus de cent kilomètres
de la baie Scotchwell, qui devait être malgré tout considérée
comme le principal établissement de la colonie, comme sa capi-
tale en quelque sorte.
Six semaines après le départ de l’aviso, cette capitale avait
perdu la plus grande partie de sa population. Presque tous les
colons capables de manier la bêche et la pioche l’ayant délais-
sée, elle comptait tout juste quatre-vingt-un habitants, que leurs
occupations antérieures plaçaient en général en état
d’infériorité manifeste dans leurs présentes conditions de vie.
Sauf une dizaine de paysans, retenus temporairement à la
côte par des raisons de santé, et dont un seul, marié, était ac-
– 202 –
compagné de sa femme et de ses trois enfants, ce résidu de la
foule dispersée était exclusivement formé de colons d’origine
urbaine. Il comprenait John Rame et la famille Rhodes, Beau-
val, Dorick et Fritz Gross, les cinq marins, dont Kennedy, le cui-
sinier, les deux mousses et le maître d’équipage du Jonathan,
Patterson, Long et Blaker, la totalité des quarante-trois ouvriers
ou soi-disant tels, qui, de tous, se montraient les plus réfrac-
taires aux travaux des champs, parmi lesquels Lazare Ceroni et
sa famille, et enfin le Kaw-djer avec ses deux compagnons, Halg
et Karroly.
Ces derniers n’avaient pas quitté la rive gauche de la ri-
vière, à l’embouchure de laquelle la Wel-Kiej était mouillée, au
fond d’une crique bien abritée des mauvais temps du large. Rien
n’était modifié à leur vie antérieure. Le seul changement qu’ils
lui apportèrent, fut de remplacer par une habitation solide
l’ajoupa primitive qui leur avait assuré jusqu’ici un insuffisant
abri. Maintenant qu’il n’était plus question de quitter l’île Hoste,
il convenait de s’installer d’une manière moins rudimentaire
que par le passé.
Le Kaw-djer avait, en effet, signifié à Karroly sa volonté de
ne plus retourner à l’Île Neuve. Puisqu’il existait encore une
terre libre, il y vivrait jusqu’à son dernier jour. Halg fut ravi de
cette décision qui cadrait si bien avec ses désirs. Quant à Karro-
ly, il se conforma comme de coutume à la volonté de celui qu’il
considérait comme son maître, sans faire aucune objection, bien
que sa nouvelle résidence dût grandement diminuer les occa-
sions de pilotage.
Cet inconvénient n’avait pas échappé au Kaw-djer, mais il
en acceptait les conséquences. Sur l’île Hoste, on vivrait uni-
quement de chasse et de pêche, voilà tout, et, si cette ressource
était, à l’usage, reconnue insuffisante, il serait temps alors
d’aviser à d’autres expédients. Décidé, en tous cas, à ne rien de-
voir qu’à lui-même, il refusa de prendre sa part de provisions.
– 203 –
Il ne poussa pas le renoncement, cependant, jusqu’à dédai-
gner les maisons démontables, que le départ de leurs habitants
avaient rendues libres en grand nombre. L’une de ces maisons,
transportée par fractions sur la rive gauche, y fut réédifiée, puis
renforcée par des contre-murs qui furent bâtis en peu de jours.
Quelques-uns des ouvriers avaient offert spontanément leur
concours au Kaw-djer qui l’accepta sans façon. Le travail termi-
né, ces braves gens ne songèrent pas à réclamer de salaire, et
leur abstention était trop conforme aux principes du Kaw-djer
pour que celui-ci pût avoir la pensée de leur en offrir un.
La maison terminée, Halg et Karroly embarquèrent sur la
Wel-Kiej et se rendirent à l’Île Neuve, d’où ils rapportèrent, trois
semaines plus tard, les objets mobiliers contenus dans
l’ancienne demeure. Un pilotage, trouvé en route par Karroly,
avait prolongé leur absence et permis en même temps à l’Indien
de se procurer des vivres et des munitions en quantité suffisante
pour la prochaine saison d’hiver.
Après leur retour, la vie prit son cours régulier. Karroly et
son fils se consacrèrent à la pêche, et s’occupèrent de fabriquer
le sel nécessaire pour conserver l’excédent de leur butin quoti-
dien. Pendant ce temps, le Kaw-djer sillonnait l’île, au hasard de
ses chasses.
À la faveur de ses courses incessantes, il gardait le contact
avec les colons. Presque tous reçurent successivement sa visite.
Il put constater que, dès le début, des différences sensibles
s’affirmaient entre eux. Que ces différences provinssent d’une
inégalité native dans le courage, la chance ou les capacités des
travailleurs, le succès des uns et l’échec des autres se dessi-
naient déjà clairement.
Les exploitations des quatre familles qui s’étaient mises au
travail les premières figuraient en tête des plus brillantes. À ce-
– 204 –
la, rien d’étonnant, puisqu’elles étaient les plus anciennes. La
scierie des Rivière était en plein fonctionnement, et les planches
déjà débitées eussent assuré le chargement de deux ou trois na-
vires d’un respectable tonnage.
Germain Rivière reçut le Kaw-djer avec de grandes dé-
monstrations d’amitié et profita de sa visite pour s’enquérir des
événements du bourg, tout en se plaignant de n’avoir pas été
appelé à participer à l’élection du gouvernement de la colonie.
Quelle organisation la majorité avait-elle adoptée ? Qui avait-on
désigné pour chef ?
Sa déception fut grande d’apprendre qu’il ne s’était abso-
lument rien passé, que les émigrants étaient partis les uns après
les autres, sans même discuter l’opportunité d’établir un gou-
vernement quelconque, et plus grande encore de constater que
son interlocuteur, pour qui il éprouvait autant de respect que de
reconnaissance, semblait approuver une aussi déraisonnable
conduite. Il montra au Kaw-djer les tas de planches élevés en
bon ordre le long de la rivière.
« Et mon bois ? interrogea-t-il en manière d’objection.
Comment ferai-je pour le vendre ?
– Pourquoi, répliqua le Kaw-djer, ceux qui n’en auront
point le profit se chargeraient-ils de le vendre à votre place ? Je
ne suis pas inquiet, d’ailleurs, et je suis certain que vous vous ti-
rerez fort bien d’affaire tout seul.
– Il se peut, reconnut Germain Rivière. N’empêche que ma
peine serait de beaucoup diminuée, si, moyennant une faible
contribution, quelques-uns se chargeaient de satisfaire aux be-
soins généraux de la colonie. La vie ne sera pas drôle, si l’on ne
divise pas un peu le travail, si chacun ne pense qu’à soi et se
trouve par contre dans l’obligation de se procurer lui-même tout
– 205 –
ce qui lui est nécessaire. Un échange de services réciproques
rendrait, à mon avis, l’existence plus douce.
– Vous avez donc tant de besoins ? » demanda le Kaw-djer
en souriant.
Mais Germain Rivière paraissait soucieux et préoccupé.
« Il est naturel, dit-il, que l’on veuille avoir la récompense
de son travail. Si l’île Hoste ne peut me l’offrir, si elle demeure
aussi dénuée de ressources, je la quitterai – et je ne serai pas le
seul ! – quand j’aurai mis de côté de quoi vivre dans un pays
plus agréable. Pour y arriver, je saurai, ainsi que vous le dites,
me tirer d’affaire, et d’autres sauront évidemment se débrouiller
comme moi. Mais ceux qui n’en seront pas capables resteront
sur le carreau.
– Vous êtes ambitieux, monsieur Rivière ! s’écria le Kaw-
djer.
– Si je ne l’étais pas, je ne me donnerais pas tant de mal,
riposta Germain Rivière.
– Est-il bien utile de s’en donner tant ?
– Très utile. Sans nos efforts à tous, le monde serait comme
aux premiers âges, et le progrès ne serait qu’un mot.
– Un progrès, dit amèrement le Kaw-djer, qui ne s’obtient
qu’au bénéfice de quelques-uns…
– Les plus courageux et les plus sages !
– Et au détriment du plus grand nombre.
– 206 –
– Les plus paresseux et les plus lâches. Ceux-ci sont des
vaincus dans tous les cas. Bien gouvernés, ils seront peut-être
misérables. Livrés à eux-mêmes, ils mourront de leur misère.
– Il ne faut cependant pas tant de choses pour vivre !
– Trop encore, si l’on est faible, ou malade, ou stupide.
Ceux qui sont dans ce cas auront toujours des maîtres. À défaut
de lois, après tout bénignes, il leur faudra subir la tyrannie des
plus forts. »
Le Kaw-djer secoua la tête d’un air mal convaincu. Il con-
naissait cette antienne. L’imperfection humaine, l’inégalité na-
tive, ce sont les excuses éternellement invoquées pour justifier
la contrainte et l’oppression, alors qu’on crée ainsi au contraire,
en prétendant les atténuer, des maux qui, dans l’état de nature,
ne sont aucunement inéluctables.
Il était troublé pourtant. Le souvenir de la conduite de Le-
wis Dorick et de sa bande au cours de l’hivernage, leur exploita-
tion éhontée des émigrants les plus faibles, donnaient une force
singulière à ce que lui disait un homme dont il était obligé
d’estimer le caractère.
Chez les voisins de Germain Rivière, l’impression qu’il re-
cueillit fut identique. Les Gimelli et les Ivanoff avaient ense-
mencé plusieurs hectares de froment et de seigle. Les jeunes
pousses verdissaient déjà la terre et promettaient une magni-
fique récolte pour le mois de février. Les Gordon, par contre,
étaient moins avancés. Leurs vastes prairies, soigneusement
closes de barrières, étaient encore à peu près désertes. Mais ils
avaient la certitude d’un accroissement prochain du nombre de
leurs animaux. Ce jour venu, ils auraient en abondance le lait et
le beurre, comme ils avaient déjà les œufs.
– 207 –
Le Kaw-djer, dans l’intervalle de ses chasses, Halg et Kar-
roly, dans l’intervalle de leurs pêches, consacrèrent quelques
journées à cultiver un petit jardin autour de leur demeure, afin
d’assurer complètement leurs moyens d’existence sans dé-
pendre de personne.
C’était une vie animée que la leur. Certes, ils ne bénéfi-
ciaient pas des douceurs qu’on se procure si aisément dans les
contrées plus avancées en civilisation. Mais le Kaw-djer ne re-
grettait pas ces douceurs, en songeant au prix dont elles sont
payées. Il ne désirait rien de plus que ce qu’elle avait présente-
ment et s’estimait heureux.
A fortiori en était-il ainsi pour ses deux compagnons, qui
n’avaient pas connu d’autres horizons que ceux de la Magella-
nie. Karroly n’avait jamais rêvé une existence aussi douce et,
pour Halg, le bonheur parfait consistait à passer près de Gra-
ziella tous les instants qu’il ne consacrait pas au travail.
La famille Ceroni, également installée dans une maison dé-
laissée par les premiers occupants, commençait à se remettre
des drames qui l’avaient si longtemps troublée et dont l’ère pa-
raissait enfin close. Lazare Ceroni avait, en effet, cessé de
s’enivrer, pour cette raison péremptoire qu’il n’existait plus une
seule goutte d’alcool sur toute la surface de l’île Hoste. Il était
donc obligé de se tenir tranquille, mais sa santé paraissait gra-
vement compromise par les derniers excès auxquels il s’était li-
vré. Presque toujours assis devant sa maison, il se chauffait au
soleil, en regardant à ses pieds d’un air morne, les mains agitées
d’un tremblement continuel.
Tullia, avec sa patience inaltérable et sa douceur, avait es-
sayé vainement de combattre cette torpeur qui la remplissait
d’inquiétude. Tous ses efforts avaient échoué, et elle ne conser-
vait plus d’espoir que dans la prolongation d’habitudes deve-
nues par la force des choses plus conformes à l’hygiène.
– 208 –
Halg, qui raisonnait autrement que la malheureuse femme,
trouvait l’existence infiniment plus agréable depuis le début de
cette période de paix. D’autre part, pour lui qui rapportait tout à
Graziella, les événements semblaient prendre une tournure fa-
vorable. Non seulement Lazare Ceroni, dont il avait longtemps
redouté l’hostilité, ne comptait plus, mais encore un de ses ri-
vaux, le plus à craindre, l’Irlandais Patterson, s’était définitive-
ment retiré de la lice. On ne le voyait plus. Il n’importunait plus
de sa présence Graziella et sa mère. Il avait compris sans doute
que l’état de son allié lui enlevait tout espoir.
Par contre, il en était un autre qui ne désarmait pas. Sirk
devenait de jour en jour plus audacieux. Avec Graziella, il en ar-
rivait à la menace directe et commençait à s’attaquer, bien
qu’avec plus de prudence, à Halg lui-même. Vers la fin du mois
de décembre, le jeune homme, en croisant le triste personnage,
l’entendit proférer des paroles injurieuses qui étaient indubita-
blement à son adresse. Quelques jours plus tard, il regagnait la
rive gauche de la rivière, quand, partie de l’abri d’une maison,
une pierre lancée avec violence passa à quelques centimètres de
son visage.
De cette agression, dont il avait reconnu l’auteur, Halg, im-
bu des idées du Kaw-djer, ne chercha pas à tirer vengeance. Il
ne releva pas, davantage, les jours suivants, les provocations in-
cessantes de son adversaire. Mais Sirk, enhardi par l’impunité,
ne devait pas tarder à le pousser à bout et à le mettre dans
l’obligation de se défendre.
Si Lazare Ceroni, sauvé de l’ennui par son abrutissement,
ne souffrait pas de son inaction, il n’en était pas de même des
autres ouvriers, ses camarades. Ceux-ci ne savaient que faire de
leur temps, et, d’autre part, les plus réfléchis d’entre eux ne lais-
saient pas de concevoir des inquiétudes d’avenir. Être restés à
l’île Hoste, c’était fort bien. Encore fallait-il s’arranger de ma-
– 209 –
nière à y vivre. Après avoir taillé, il fallait coudre. Certes, il ne
manquaient de rien actuellement, mais qu’arriverait-il quand
les provisions seraient épuisées ?
Tant pour parer au danger futur que pour se défendre
contre l’ennui immédiat, presque tous s’ingéniaient. Réalisant
un rêve longtemps caressé, certains s’étaient improvisés entre-
preneurs, chacun dans sa profession. Au-dessus de plusieurs
portes, on apercevait des enseignes annonçant que la maison
abritait un serrurier, un maçon, un menuisier, voire un cordon-
nier ou un tailleur. Malheureusement, les clients manquaient à
ces industriels. Quand bien même, d’ailleurs, leurs échoppes
eussent été mieux achalandées, qu’auraient-ils fait de l’argent
gagné ? Il leur eût été impossible de l’utiliser d’aucune façon et,
particulièrement, de l’échanger contre des denrées alimentaires,
dont l’utilité, dans les circonstances présentes, primait celle de
tout autre objet.
C’est pourquoi plus avisés peut-être étaient ceux qui, re-
nonçant à exercer leur profession habituelle, limitaient leur ta-
lent à rechercher tout simplement leur nourriture. La chasse
leur étant interdite par l’absence d’armes à feu, la culture par
leur ignorance absolue de la terre, ils ne pouvaient espérer la
trouver qu’en pêchant. Ils pêchaient donc, suivant, en cela,
l’exemple qui leur était donné par quelques colons.
Outre le Kaw-djer et ses deux compagnons, Hartlepool et
quatre des marins du Jonathan s’étaient, en effet, consacrés dès
les premiers jours à la pêche. À eux cinq, ils avaient entrepris la
construction d’une chaloupe de même taille que la Wel-Kiej, et,
en attendant qu’elle fût terminée, ils sillonnaient la mer sur de
légères pirogues rapidement établies à la mode fuégienne.
Comme le Kaw-djer, Hartlepool et ses matelots conser-
vaient dans du sel les poissons inutiles à leur consommation du
– 210 –
jour. Par ce moyen, ils s’assuraient, du moins, contre le risque
de mourir de faim.
Alléchés par leurs succès, quelques émigrants ouvriers
réussirent, avec l’aide des charpentiers, à fabriquer deux petites
embarcations et lancèrent à leur tour lignes et filets.
Mais pêcher est un métier comme un autre. Qui veut
l’exercer avec fruit doit l’avoir appris par la pratique. Les ama-
teurs en firent l’expérience. Tandis que les filets de Karroly et de
son fils, d’Hartlepool et de ses marins, crevaient sous le poids
des poissons, les leurs remontaient vides le plus souvent. Ils ne
pouvaient guère compter sur ce moyen pour se constituer une
réserve. Tout au plus réussissaient-ils à varier parfois leur ordi-
naire quotidien. Encore arrivait-il que ce modeste résultat ne fût
pas atteint et qu’ils revinssent bredouilles, pour employer ce
terme consacré.
Un jour où leurs efforts avaient eu cette fortune, le canot de
ces apprentis pêcheurs croisa la Wel-Kiej qui rentrait au mouil-
lage sous la conduite de Halg et de Karroly. Sur le pont de la
chaloupe s’étalaient, bien rangés les uns près des autres, une
vingtaine de poissons, dont quelques-uns de belle taille. Cette
vue excita la convoitise des pêcheurs malheureux.
« Eh !… l’Indien !… » appela l’un des ouvriers formant
l’équipage du canot.
Karroly laissa porter.
« Que voulez-vous ? demanda-t-il, quand la Wel-Kiej se fut
rapprochée.
– Vous n’avez pas honte d’avoir un chargement pareil pour
vous tout seuls, quand il y a de pauvres diables obligés de se ser-
rer le ventre ? » interrogea plaisamment le même ouvrier.
– 211 –
Karroly se mit à rire. Il était trop pénétré des principes al-
truistes du Kaw-djer pour hésiter sur la réponse. Ce qui était à
lui était aux autres. Partager, quand on a plus que le nécessaire,
avec celui qui ne l’a pas, rien de plus naturel.
« Attrape !… dit-il.
– Envoyez !… »
La moitié des poissons, lancés à la volée, passèrent de la
Wel-Kiej au canot.
« Merci, camarade !… » s’écrièrent d’une même voix les
ouvriers en se remettant aux avirons.
Bien qu’il eût reconnu Sirk parmi les quémandeurs, Halg
ne s’était pas opposé à cet acte de générosité. Sirk n’était pas
seul, et, d’ailleurs, on ne doit refuser à personne, fût-ce à un en-
nemi, tant qu’on peut faire autrement. L’élève du Kaw-djer fai-
sait, on le voit, honneur à son maître.
Tandis qu’une partie des colons s’efforçaient d’utiliser ainsi
leur temps, d’autres vivaient dans la plus complète oisiveté.
Pour les uns, un tel abandon de soi n’avait rien que de normal.
Qu’eussent pu faire Fritz Gross et John Rame, le premier réduit
à un véritable gâtisme par l’abus des boissons alcooliques, le se-
cond aussi ignorant qu’un petit enfant des réalités de la vie ?
Kennedy et Sirdey n’avaient pas ces excuses, et pourtant ils
ne travaillaient pas davantage. Se fiant à leur expérience de
l’hiver précédent, ils étaient restés sur l’île Hoste avec la pers-
pective d’y vivre dans l’oisiveté aux dépens d’autrui, et ils en-
tendaient n’en pas avoir le démenti. Pour le moment, tout se
passait conformément à leurs désirs. Ils n’en demandaient pas
– 212 –
davantage et laissaient le temps couler sans s’inquiéter de
l’avenir.
Désœuvrés étaient également Dorick et Beauval. Mal pré-
parés tous deux par leurs occupations antérieures aux condi-
tions très spéciales de leur vie présente, ils étaient fort désorien-
tés. Sur une île vierge, au milieu d’une nature rude et sauvage,
les connaissances d’un ancien avocat et d’un ex-professeur de
littérature et d’histoire sont d’un bien faible secours.
Ni l’un ni l’autre n’avait prévu ce qui était arrivé. L’exode,
logique pourtant, de la grande majorité de leurs compagnons,
les avait surpris comme une catastrophe et bouleversait leurs
projets, d’ailleurs assez confus. Cette exode coûtait à Dorick sa
clientèle de trembleurs, à Beauval un public, c’est-à-dire cet en-
semble d’êtres que les politiciens de profession désignent par-
fois, sans avoir conscience du cynisme involontaire de
l’expression, sous le nom plaisant de « matière électorale ».
Après deux mois de découragement, Beauval commença
cependant à se ressaisir. S’il avait manqué d’esprit de décision,
si les choses, échappant à sa direction, s’étaient réglées d’elles-
mêmes sans qu’il eût à intervenir, cela ne voulait pas dire que
tout fût perdu. Ce qui n’avait pas été fait pouvait l’être encore.
Les Hosteliens ayant négligé de se donner un chef, la place
était toujours libre. Il n’y avait qu’à la prendre.
La pénurie d’électeurs n’était pas un obstacle au succès. Au
contraire, la campagne serait plus facile à mener dans cette po-
pulation clairsemée. Quant aux autres colons, il n’y avait pas
lieu de s’occuper de leur avis. Disséminés sur toute la surface de
l’île, sans lien entre eux, ils ne pouvaient se concerter en vue
d’une action commune. Si, plus tard, ils revenaient au campe-
ment, ce ne serait jamais que par petits groupes, et ces isolés, y
– 213 –
trouvant un gouvernement en fonctions, seraient bien obligés
de s’incliner devant le fait accompli.
Ce projet à peine formé, Beauval en pressa la réalisation.
Quelques jours lui suffirent pour constater qu’il existait à l’état
latent trois partis en présence, outre celui des neutres et des in-
différents : l’un dont il pouvait à bon droit se considérer comme
le chef, un deuxième enclin à suivre les suggestions de Lewis
Dorick, le troisième subissant l’influence du Kaw-djer. Après
mûr examen, ces trois partis lui parurent disposer de forces
sensiblement égales.
Ceci établi, Beauval commença la campagne, et son élo-
quence entraînante eut tôt fait de détourner une demi-douzaine
de voix à son profit. Il procéda immédiatement à un simulacre
d’élection. Deux tours de scrutin furent nécessaires, à cause des
abstentions, dont le grand nombre s’expliquait par l’ignorance
où l’on était généralement du grave événement qui
s’accomplissait. Finalement, près de trente suffrages se portè-
rent sur son nom.
Élu par ce tour d’escamotage, et prenant son élection au sé-
rieux, Beauval n’avait plus à s’inquiéter de l’avenir. Ce ne serait
pas la peine d’être le chef, si ce titre ne conférait pas le droit de
vivre aux frais des électeurs.
Mais d’autres soucis l’accablèrent. Le plus vulgaire bon
sens lui disait que le premier devoir d’un gouverneur est de
gouverner. Or, cela ne lui paraissait plus si facile, à l’usage, qu’il
se l’était imaginé jusqu’ici.
Assurément, Lewis Dorick, à sa place, eût été moins em-
barrassé. L’école communiste, dont il se réclamait, est simpliste.
Il est clair que sa formule : « Tout en commun », quelque sen-
timent qu’on ait sur ses conséquences matérielles et morales,
serait du moins d’application aisée, soit qu’on l’impose par des
– 214 –
lois rigoureuses qu’on peut imaginer sans trop de peine, soit que
les intéressés s’y prêtent docilement. Et, en vérité, les Hoste-
liens n’eussent peut-être pas si mal fait d’en tenter l’expérience.
En nombre restreint, isolés du reste du monde, ils étaient dans
les meilleures conditions pour la mener à bonne fin, et peut-
être, dans cette situation spéciale, eussent-ils réussi, par la vertu
de la formule communiste, à s’assurer le strict nécessaire et à
réaliser l’égalité parfaite, à charge de procéder au nivellement,
non par l’élévation des humbles, mais par l’abaissement des
plus grands.
Malheureusement, Ferdinand Beauval ne professait pas le
communisme, mais le collectivisme, dont l’organisation, si elle
n’était pas, selon toute vraisemblance, au-dessus des forces hu-
maines, nécessiterait un mécanisme infiniment plus compliqué
et plus délicat.
Cette doctrine, d’ailleurs, serait-elle réalisable ? Nul ne le
sait. Si le mouvement socialiste, qui s’est affirmé pendant la se-
conde moitié du XIXe siècle, n’a pas été inutile, s’il a eu ce résul-
tat bienfaisant d’exciter la pitié générale en appelant l’attention
sur la misère humaine, d’orienter les esprits vers la recherche
des moyens propres à l’atténuer, de susciter des initiatives géné-
reuses et de provoquer des lois qui ne sont pas toutes mau-
vaises, ce résultat n’a pu être obtenu qu’en conservant intact
l’ordre social qu’il prétendait détruire. S’il a trouvé un terrain
solide dans la critique, hélas ! trop aisée, de ce qui existe, le so-
cialisme s’est toujours montré d’une rare impuissance dans
l’élaboration d’un plan de reconstitution. Tous ceux qui se sont
attaqués à cette seconde partie du problème n’ont enfanté que
des projets d’une effrayante puérilité.
Le mauvais côté de la situation de Ferdinand Beauval, c’est
précisément qu’il n’avait rien à critiquer, ni à détruire, puisque
rien n’existait sur l’île Hoste, et qu’il se trouvait dans la nécessi-
té de construire. À cet égard, les précédents manquaient.
– 215 –
Le socialisme n’est pas, en effet, une science écrite. Il ne
forme pas un corps de doctrine complet. C’est un destructeur, il
ne crée pas. Beauval, obligé par conséquent d’inventer, consta-
tait qu’il est très difficile d’improviser de toutes pièces un ordre
social quelconque, et comprenait que, si les hommes ont mar-
ché à tâtons vers un perpétuel devenir, en se contentant de
rendre la vie supportable par des transactions réciproques, c’est
qu’ils n’ont pas pu faire autrement.
Toutefois, il avait un fil directeur. Il n’est pas d’école socia-
liste qui ne réclame la suppression de la concurrence par la so-
cialisation des moyens de production. C’est un minimum de re-
vendications commun à toutes les sectes, et c’est en particulier
le credo des collectivistes. Beauval n’avait qu’à s’y conformer.
Par malheur, si un tel principe a au moins une apparence
de raison d’être dans une société ancienne où l’effort séculaire a
accumulé des organismes de production compliqués et puis-
sants, il n’existait rien de tel sur l’île Hoste. Les véritables ins-
truments de production, c’étaient les bras et le courage des co-
lons, à moins que, transformant alors le collectivisme en com-
munisme pur et simple, on ne voulût considérer comme tels les
instruments aratoires, les bois, les champs et les prairies ! C’est
pourquoi Beauval était en proie à une cruelle perplexité.
Pendant qu’il agitait en lui-même ces graves problèmes,
son élection avait de curieuses conséquences. Le campement,
déjà si désert, se vidait davantage encore. On émigrait.
Le premier, Harry Rhodes en donna l’exemple. Peu rassuré
par la tournure que prenaient les événements, il franchit la ri-
vière, le jour même où fut satisfaite l’ambition de Beauval. Sa
maison transportée par morceaux, il la fit réédifier sur la rive
gauche par quelques maçons, qui la rendirent, comme ils
l’avaient fait pour celle du Kaw-djer, plus confortable et plus so-
– 216 –
lide. Harry Rhodes, différent en cela de son ami, paya équita-
blement les ouvriers, et ceux-ci furent à la fois très satisfaits de
recevoir ce salaire, et très troublés de ne savoir qu’en faire.
L’exemple de la famille Rhodes fut imité. Successivement,
Smith, Wright, Lawson, Fock, plus les deux charpentiers Hobart
et Charley et deux autres ouvriers passèrent la rivière et vinrent
établir leur demeure sur la rive gauche. Un bourg rival du pre-
mier se créait ainsi autour du Kaw-djer sur cette rive où
s’étaient déjà fixés Hartlepool et quatre des marins, bourg qui,
trois mois après la proclamation d’indépendance, comptait déjà
vingt et un habitants, dont deux enfants, Dick et Sand, et deux
femmes, Clary Rhodes et sa mère.
La vie s’écoulait paisiblement dans ce rudiment de village,
où rien n’altérait la bonne entente générale. Il fallut que Beauval
traversât la rivière pour y faire naître le premier incident.
Ce jour-là, Halg était en sérieuse conversation avec le Kaw-
djer. En présence d’Harry Rhodes, il sollicitait un conseil sur la
conduite à tenir avec quelques-uns des colons de l’autre rive. Il
s’agissait de ces pêcheurs maladroits qui, une première fois,
avaient fait appel à la générosité des deux Fuégiens. Mis en goût
par le succès de leur requête, ils l’avaient renouvelée à inter-
valles de plus en plus rapprochés, et, maintenant, il ne s’écoulait
guère de jour que Halg ne vît une partie de sa pêche passer dans
leurs mains. Ils ne se gênaient même plus. Du moment qu’on
avait la bonté de travailler pour eux, ils jugeaient sans doute
inutile de prendre la moindre peine. Ils restaient donc à terre et
attendaient tranquillement le retour de la chaloupe pour récla-
mer, comme un dû, leur part du butin.
Halg commençait à s’irriter d’un tel sans-gêne, d’autant
plus que son ennemi Sirk faisait partie de cette bande de fai-
néants. Avant de leur opposer un refus, il avait voulu, toutefois,
– 217 –
solliciter l’avis du Kaw-djer. Disciple docile, il entendait se con-
former à la pensée du maître.
Ses deux amis et lui assis sur la grève, l’infini de la mer de-
vant eux, il raconta les faits en détail. La réponse du Kaw-djer
fut nette.
« Regarde cet espace immense, Halg, dit-il avec une se-
reine douceur, et qu’il t’apprenne une plus large philosophie.
Quelle folie ! Être une poussière impalpable perdue dans un
monstrueux univers, et s’agiter pour quelques poissons !… Les
hommes n’ont qu’un devoir, mon enfant, et c’est en même
temps une nécessité s’ils veulent vaincre et durer : s’aimer et
s’aider les uns les autres. Ceux dont tu me parles ont, à coup
sûr, manqué à ce devoir, mais est-ce une raison pour les imiter ?
La règle est simple : assurer d’abord ta propre subsistance, puis,
cette condition remplie, assurer celle du plus grand nombre
possible de tes semblables. Que t’importe qu’ils abusent ? C’est
tant pis pour eux, non pour toi. »
Halg avait écouté avec respect cet exposé de principes. Il
allait peut-être y répondre, quand le chien Zol, couché aux pieds
des trois causeurs, gronda sourdement. Presque aussitôt, une
voix s’éleva à quelques pas derrière eux.
« Kaw-djer ! » appelait-on.
Le Kaw-djer retourna la tête.
« Monsieur Beauval !… dit-il.
– Lui-même… J’ai à vous parler, Kaw-djer.
– Je vous écoute. »
– 218 –
Beauval, toutefois, ne parla pas tout de suite. La vérité est
qu’il était fort embarrassé. Il avait, cependant, préparé son dis-
– 219 –
cours, mais, en se trouvant en face du Kaw-djer dont la froide
gravité l’intimidait étrangement, il ne se rappelait plus ses
phrases pompeuses et il prenait conscience de l’énormité, de
l’incommensurable sottise de sa démarche.
À force de rêver au principe fondamental de la doctrine so-
cialiste, Beauval avait fini par découvrir qu’il existait sur l’île
Hoste des « instruments de production », auxquels cette doc-
trine pouvait, à la rigueur, être applicable. Les embarcations, et,
plus que toutes les autres, la Wel-Kiej, n’étaient-elles pas des
« instruments de production » ? N’en était-il pas un, ce fusil du
Kaw-djer, qui gisait précisément sur le sable devant celui-ci ?
Cet unique fusil excitait notamment la convoitise de Beauval.
Quelle supériorité il assurait à son propriétaire ! Dès lors, quoi
de plus naturel, quoi de plus légitime, que cette supériorité fût
assurée au gouverneur, c’est-à-dire à celui qui personnifiait
l’intérêt collectif ?
« Kaw-djer, dit enfin Beauval, vous savez ou vous ne savez
pas que j’ai été, il y a quelque temps, élu gouverneur de l’île
Hoste. »
Le Kaw-djer, souriant ironiquement dans sa barbe, ne ré-
pondit que par un geste d’indifférence.
« Il m’est apparu, reprit Beauval, que le premier de mes
devoirs, dans les circonstances présentes, était de mettre au ser-
vice de la collectivité les avantages particuliers qui peuvent se
trouver dans la possession de quelques-uns de ses membres. »
Beauval fit une pause, attendant une approbation. Le Kaw-
djer persistant dans son silence, il poursuivit :
« En ce qui vous concerne, Kaw-djer, vous possédez, il n’y a
même que vous qui possédiez un fusil et une chaloupe. Ce fusil
est la seule arme à feu de la colonie, cette chaloupe y est la seule
– 220 –
embarcation sérieuse permettant d’entreprendre un voyage de
quelque durée…
– Et vous seriez désireux de vous les approprier, conclut le
Kaw-djer.
– Je proteste contre le mot, s’écria Beauval avec un geste
de réunion publique. Élu sur un programme collectiviste, je me
borne à l’appliquer. Ma démarche ne tend à rien qui ressemble à
une spoliation. Il ne s’agit pas de confisquer, mais, ce qui est
fort différent, de socialiser ces instruments de production.
– Venez les prendre », dit tranquillement le Kaw-djer.
Beauval recula d’un pas. Zol fit entendre un grognement de
mauvais augure.
« Dois-je comprendre, demanda-t-il, que vous refusez de
vous conformer aux décisions de l’autorité régulière de la colo-
nie ? »
Une flamme de colère s’alluma dans les yeux du Kaw-djer.
Ramassant son fusil, il se leva. Puis, frappant la crosse contre le
sol :
« En voilà assez de cette comédie, signifia-t-il durement.
J’ai dit : Venez les prendre. »
Excité par l’attitude de son maître, Zol montra les dents.
Beauval, intimidé, tant par cette manifestation hostile, que par
le ton résolu et la carrure herculéenne de son interlocuteur, ju-
gea préférable de ne pas insister. Prudemment, il battit en re-
traite, en mâchonnant de confuses paroles, dont le sens général
était que le cas serait soumis au Conseil, lequel arrêterait telles
mesures qu’il appartiendrait.
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Sans l’écouter, le Kaw-djer lui avait tourné le dos et laissait
son regard errer de nouveau sur la mer. L’incident comportait
une leçon, toutefois, et cette leçon, Harry Rhodes voulut la
mettre en évidence.
« Que pensez-vous de la démarche de Beauval ? demanda-
t-il.
– Que voulez-vous que j’en pense ? répondit le Kaw-djer.
Que peuvent me faire les faits et gestes de ce fantoche ?
– Fantoche, soit ! riposta Harry Rhodes. Mais gouverneur
en même temps.
– Nommé par lui-même, alors, car il n’y a pas soixante co-
lons au campement.
– Une voix suffît quand personne n’en a davantage. »
Le Kaw-djer haussa les épaules.
« Je vous demande pardon à l’avance de ce que je vais vous
dire, reprit Harry Rhodes, mais, en vérité, n’éprouvez-vous pas
quelques regrets, je dirai plus, quelques remords ?
– Moi ?…
– Vous. Seul de tous les colons, vous avez l’expérience de ce
pays que vous habitez depuis de longues années et dont vous
connaissez les ressources et les périls ; seul, vous possédez
l’intelligence, l’énergie et l’autorité nécessaires pour vous impo-
ser à cette population ignorante et faible, et vous êtes resté spec-
tateur indifférent et inerte ! Au lieu de grouper les bonnes vo-
lontés éparses, vous avez laissé tous ces malheureux se disper-
ser sans méthode et sans lien. Que vous le vouliez ou non, vous
êtes responsable des misères qui les attendent.
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– Responsable !… protesta le Kaw-djer. Mais quel devoir
m’incombait que je n’aie rempli ?
– L’assistance que le fort doit au faible.
– Ne l’ai-je pas donnée ?… N’ai-je pas sauvé le Jona-
than ?… Quelqu’un peut-il prétendre que je lui aie refusé un se-
cours ou un conseil ?…
– Il fallait faire plus encore, affirma Harry Rhodes avec
énergie. Qu’il le veuille ou non, tout homme supérieur aux
autres a charge d’âmes. Il fallait diriger les événements au lieu
de les subir, défendre contre lui-même ce peuple désarmé et le
guider…
– En lui volant sa liberté ! interrompit amèrement le Kaw-
djer.
– Pourquoi pas ? répliqua Harry Rhodes. Si la persuasion
suffît pour les bons, il est des hommes qui ne cèdent qu’à la con-
trainte : à la loi qui ordonne, à la force qui oblige.
– Jamais ! » s’écria le Kaw-djer avec violence.
Après une pause, il reprit d’une voix plus tranquille :
« Il faut conclure. Une fois pour toutes, mon ami, sachez
que je suis l’ennemi irréconciliable de tout gouvernement, quel
qu’il soit. J’ai employé ma vie entière à réfléchir sur ce problème
et je pense qu’il n’y a pas de circonstance où l’on soit en droit
d’attenter à la liberté de son semblable. Toute loi, prescription
ou défense, édictée en vue du soi-disant intérêt de la masse au
détriment des individus, est une duperie. Que l’individu se dé-
veloppe au contraire dans la plénitude de sa liberté, et la masse
jouira d’un bonheur total fait de tous les bonheurs particuliers.
– 223 –
À cette conviction, qui est la base de ma vie, et qu’il n’était pas
en mon pouvoir, si grand fût-il, de faire triompher dans les so-
ciétés pourries du Vieux Monde, j’ai sacrifié beaucoup, plus que
la plupart des hommes n’auraient eu – et pour cause ! – la pos-
sibilité de le faire, et je suis venu ici, en Magellanie, pour vivre et
mourir libre sur un sol libre. Mes convictions n’ont pas changé
depuis. Je sais que la liberté a ses inconvénients, mais ils
s’atténueront d’eux-mêmes par l’usage, et ils sont moindres en
tous cas que ceux des lois qui ont la folle prétention de les sup-
primer. Les événements de ces derniers mois m’ont attristé. Ils
n’ont pas modifié mes idées. »
J’étais, je suis, je serai de ceux qu’on catalogue sous le nom
infamant d’anarchistes. Comme eux, j’ai pour devise : Ni Dieu,
ni maître. Que ceci soit dit entre nous une fois pour toutes, et ne
revenons jamais sur ce sujet. »
Ainsi donc, si l’expérience avait ébranlé sa croyance, le
Kaw-djer n’en voulait pas convenir. Loin d’en rien abandonner,
il s’y raccrochait, comme celui qui se noie se cramponne à une
touffe d’herbe, lorsque tout autre appui lui manque, bien qu’il
en connaisse la fragilité.
Harry Rhodes avait écouté avec attention cette profession
de foi, débitée d’un ton ferme qui n’admettait pas de réplique.
Pour toute réponse il soupira tristement.
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VIII
Halg et Sirk
Le Kaw-djer plaçait la liberté au-dessus de tous les biens de
ce monde, il était aussi attentif à respecter celle d’autrui que ja-
loux de sauvegarder la sienne, et pourtant, telle était l’autorité
émanant de sa personne, qu’on lui obéissait comme au plus
despotique des maîtres. C’est en vain qu’il évitait de prononcer
une parole qui ressemblât à un ordre, on tenait pour tel le
moindre de ses conseils, et presque tous s’y conformaient avec
docilité.
On n’avait édifié des maisons sur la rive gauche de la ri-
vière que parce qu’il s’y trouvait déjà. Inquiété par l’anarchie
initiale de la colonie, plus inquiété encore par l’ombre de gou-
vernement qui s’était ensuite emparé du pouvoir, on s’était ins-
tinctivement réfugié autour d’un homme dont s’imposaient la
force physique, l’ampleur intellectuelle et l’élévation morale.
Plus on touchait le Kaw-djer de près, plus on subissait son
influence. Hartlepool et ses quatre marins le regardaient délibé-
rément comme leur chef, et chez Harry Rhodes, plus capable de
pénétrer les secrets ressorts de ses actes, le dévouement se ma-
gnifiait jusqu’à mériter le nom d’amitié.
Pour Halg et pour Karroly, ce dévouement devenait un vé-
ritable fétichisme. Le Kaw-djer recevait d’eux un démenti à sa
formule exclusive de toute divinité, car il était un dieu pour ses
deux compagnons : le père, dont il avait transformé la vie maté-
rielle, le fils, dont il avait créé la vie psychique et qu’il avait tiré
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de l’état de demi-animalité où croupissent les peuplades fué-
giennes. La moindre de ses paroles était une loi pour eux et pos-
sédait à leurs yeux le caractère d’une vérité révélée.
Il n’y a donc pas lieu d’être surpris si Halg, malgré sa vive
répugnance à se laisser exploiter par un ennemi, conforma sa
conduite aux maximes de celui qu’il considérait comme son
maître. Sirk et ses acolytes purent impunément faire montre
d’un cynisme croissant, Halg, quelle que fût sa rage intérieure,
ne se crut pas en droit de leur refuser le produit de sa pêche,
tant que furent réalisées les conditions précisées par le Kaw-
djer.
Mais il arriva enfin que les règles édictées par celui-ci du-
rent logiquement conduire à des conclusions différentes. Être
habile pêcheur, avoir grandi sur l’eau depuis ses premiers ans,
cela ne garantit pas contre un échec accidentel. Halg en fit un
jour l’expérience. Ce jour-là, il eut beau lancer lignes et filets, et
fouiller la mer en tous sens, il dut se contenter, de guerre lasse,
d’une unique pièce de médiocre taille.
En compagnie de quatre autres colons, Sirk, mollement
couché sur la grève, attendait son retour comme de coutume.
Les cinq hommes se levèrent quand la Wel-Kiej eut jeté l’ancre
et s’avancèrent à la rencontre de Halg.
« Nous avons encore été guignards aujourd’hui, camarade,
dit l’un des émigrants. Heureusement que tu es là ! Sans ça, il
nous faudrait nous serrer le ventre. »
Les quémandeurs ne se fatiguaient pas l’imagination.
Chaque jour, leur demande était formulée en termes à peu près
identiques, et, chaque jour, Halg répondait brièvement : « À
votre service ! » Mais, cette fois, la réponse fut différente.
– 226 –
« Impossible, aujourd’hui, répliqua Halg. Les solliciteurs
furent grandement étonnés.
– Impossible ?… répéta l’un deux.
– Voyez plutôt, dit Halg. Un seul poisson, et pas bien gros,
voilà tout ce que je rapporte.
– On s’en contentera, affirma un émigrant, qui daigna faire
contre mauvaise fortune bon cœur.
– Et moi ?… objecta Halg.
– Toi !… » s’écrièrent cinq voix qui exprimèrent à l’unisson
la plus profonde surprise.
En vérité, il ne manquait pas d’aplomb, le jeune sauvage !
Croyait-il compter pour quelque chose, en regard des cinq « ci-
vilisés » qui lui faisaient l’honneur de le mettre à contribution ?
« Eh ! dis donc, le mal blanchi, s’écria un des colons, tu as
encore une façon de comprendre la fraternité !… c’est-il donc
que tu aurais le toupet de nous le refuser, ton méchant pois-
son ? »
Halg garda le silence. Appuyé sur les principes énoncés par
le Kaw-djer, il était sûr de son bon droit. « Assurer sa propre
subsistance d’abord, puis… » D’abord, avait dit le Kaw-djer. Cet
unique poisson étant de toute évidence insuffisant au repas du
soir, il était par conséquent fondé à se refuser au partage.
« Ah bien ! elle est verte, celle-là !… s’écria l’ouvrier indigné
de ce qu’il considérait comme la preuve du plus choquant
égoïsme.
– 227 –
– Pas tant de phrases, intervint Sirk d’un ton provocant. Si
le moricaud refuse son poisson, prenons-le ! »
Puis, se tournant vers Halg :
« Une fois ?… deux fois ?… trois fois ?… »
Halg, sans répondre, se mit en défense.
« En avant, les garçons ! » commanda Sirk.
Assailli par cinq hommes à la fois, Halg fut renversé. Le
poisson lui fut arraché.
« Kaw-djer !… » appela-t-il en tombant.
À cet appel, le Kaw-djer et Karroly sortirent de la maison.
Ils aperçurent Halg soutenant cette bataille inégale et coururent
à son secours.
Les agresseurs n’attendirent pas leur intervention. Ils déta-
lèrent à toutes jambes et repassèrent la rivière, en emportant le
poisson conquis de vive force. Halg se releva aussitôt, un peu
meurtri, mais, au demeurant, sans blessure.
« Qu’est-il donc arrivé ? » demanda le Kaw-djer.
Halg lui raconta l’incident, tandis que le Kaw-djer l’écoutait
les sourcils froncés. C’était une nouvelle preuve de la méchance-
té humaine qui venait saper ses théories optimistes. Combien en
faudrait-il avant qu’il se rendît, avant qu’il consentît à voir
l’homme tel qu’il est ?
Si loin qu’il poussât l’altruisme, il ne put donner tort à son
pupille, dont le bon droit s’imposait d’une façon si éclatante.
Tout au plus, se risqua-t-il à faire entendre que l’importance du
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litige ne justifiait pas une pareille défense. Mais Halg, cette fois,
ne se laissa pas convaincre.
« Ce n’est pas pour le poisson, s’écria-t-il, encore tout
échauffé de la lutte. Je ne peux pas, cependant, être l’esclave de
ces gens-là !
– Évidemment… évidemment », reconnut le Kaw-djer d’un
ton conciliant.
Oui, il y avait cela aussi – l’amour-propre – pour semer la
discorde parmi les hommes. Ce n’est pas seulement la satisfac-
tion de leurs besoins matériels qui cause les batailles. Ils ont des
besoins moraux, aussi impérieux, plus impérieux peut-être, et,
au premier rang de tous, l’orgueil, qui a contribué pour sa
bonne part à ensanglanter la terre. Le Kaw-djer était-il en droit
de nier la furieuse violence de l’orgueil, lui dont l’âme indomp-
table n’avait jamais pu subir la contrainte ?
Cependant, Halg continuait à exhaler sa colère.
« Moi !… disait-il, céder à Sirk. »
Encore cela, nos passions, pour armer les uns contre les
autres ceux que le Kaw-djer s’obstinait à considérer comme des
frères !
Celui-ci ne releva pas le cri de révolte du jeune Indien.
Apaisant Halg du geste, il s’éloigna silencieusement.
Mais il ne renonçait pas à défendre son rêve contre l’assaut
des faits. Tout en marchant, il cherchait et trouvait des excuses
aux agresseurs. Que ceux-ci fussent coupables, cela ne faisait
pas question, mais ces pauvres gens, tristes produits de la civili-
sation atroce du Vieux Monde, ne pouvaient connaître d’autres
arguments que la force lorsque leur vie même était en jeu.
– 229 –
Or, n’étaient-ils pas dans une situation de ce genre ?
Quelles que fussent leur légèreté et leur imprévoyance, ils de-
vaient être frappés par la croissante pénurie des vivres, dont la
plus grande partie avait été emportée dans l’intérieur. Aucun
apport ne venant en renouveler le stock, il était possible de fixer
le jour où ils seraient épuisés. Dès lors, quoi de plus naturel que
ces malheureux voulussent retarder par tous les moyens
l’inévitable échéance, et obéissent à l’instinct primordial de tout
organisme vivant qui tend à reculer per fas et nefas le terme de
la destruction nécessaire ?
Sirk et ses acolytes s’étaient-ils rendu compte de l’état des
ressources de la colonie, ou bien avaient-ils simplement cédé à
la brutalité de leur nature ? Quoi qu’il en soit, les craintes du
Kaw-djer n’étaient point vaines. Il fallait être aveugle pour ne
pas voir que le plus terrible des dangers, la faim, menaçait la co-
lonie naissante. Que se passait-il dans l’intérieur de l’île ? On
l’ignorait. Mais, en mettant tout au mieux, ce n’était pas avant
l’été suivant que l’abondance de la récolte permettrait d’en
transporter une partie à la côte. C’était donc toute une année à
attendre, alors qu’il restait à peine deux mois de vivres.
Sur la rive gauche, la situation était moins défavorable. Là,
sous l’influence du Kaw-djer, on s’était rationné dès le début, et
l’on s’ingéniait à économiser la réserve, voire à l’augmenter par
le jardinage et la pêche. Par contre, l’indifférence de la soixan-
taine d’émigrants de la rive droite était remarquable. Que de-
viendraient ces malheureux ? Allaient-ils, à trois cents ans de
distance, jouer l’effroyable tragédie d’un nouveau Port Famine ?
On était en droit de le craindre, et l’aventure menaçait véri-
tablement de se terminer ainsi, quand une chance de salut fut
offerte aux colons imprévoyants.
– 230 –
Le Chili n’avait pas oublié sa promesse de venir en aide à la
nation naissante. Vers le milieu de février, un navire battant pa-
villon chilien mouilla en face du campement. Ce navire, le Ri-
barto, transport à voiles de sept à huit cents tonneaux, sous les
ordres du commandant José Fuentès, apportait à l’île Hoste des
vivres, des graines de semaille, des animaux de ferme et des ins-
truments aratoires, cargaison du plus haut prix et de nature à
assurer le succès des colons, si elle était judicieusement em-
ployée.
Dès que l’ancre fut au fond, le commandant Fuentès se fit
conduire à terre et se mit en rapport avec le gouverneur de l’île.
Ferdinand Beauval s’étant audacieusement présenté en cette
qualité – à bon droit, d’ailleurs, puisque personne d’autre que
lui ne revendiquait ce titre – le déchargement du Ribarto fut en-
trepris sur l’heure.
Pendant que ce travail s’accomplissait, le commandant
Fuentès s’occupa d’une autre mission dont il était chargé.
« Monsieur le gouverneur, dit-il à Beauval, mon gouver-
nement croit savoir qu’un personnage connu sous le nom de
Kaw-djer se serait fixé sur l’île Hoste. Le fait est-il exact ? »
Beauval ayant répondu affirmativement, le commandant
reprit :
« Nos renseignements ne nous ont donc pas trompés. Ose-
rai-je vous demander quel homme est ce Kaw-djer ?
– Un révolutionnaire, répondit Beauval avec une candeur
dont il n’avait même pas conscience.
– Un révolutionnaire !… Qu’entendez-vous par ce mot,
monsieur le gouverneur ?
– 231 –
– 232 –
– Pour moi comme pour tout le monde, expliqua Beauval,
un révolutionnaire est un homme qui s’insurge contre les lois et
refuse de se soumettre aux autorités régulièrement instituées.
– Le Kaw-djer vous aurait-il donc créé des difficultés ?
– J’ai fort à faire avec lui, dit Beauval d’un air important.
C’est ce qu’on appelle une forte tête. Mais je le materai »,
affïrma-t-il énergiquement.
Le commandant du navire chilien semblait très intéressé.
Après un instant de réflexion, il demanda :
« Serait-il possible de voir ce Kaw-djer, sur lequel s’est por-
tée à plusieurs reprises l’attention de mon gouvernement ?
– Rien de plus facile, répondit Beauval… Et tenez ! préci-
sément, le voici qui vient de notre côté. »
Ce disant, Beauval montrait de la main le Kaw-djer en train
de traverser la rivière sur le ponceau. Le commandant se porta à
sa rencontre.
« Un mot, monsieur, s’il vous plaît », dit-il en soulevant lé-
gèrement sa casquette galonnée.
Le Kaw-djer s’arrêta.
« Je vous écoute », répondit-il dans le plus pur espagnol.
Mais le commandant ne parla pas tout de suite. Les yeux
fixes, la bouche entrouverte, il dévisageait le Kaw-djer avec une
stupéfaction qu’il ne cherchait pas à dissimuler.
« Eh bien ?… fit celui-ci impatienté.
– 233 –
– Veuillez m’excuser, monsieur, dit enfin le commandant.
En vous voyant, il m’a semblé vous reconnaître, comme si nous
nous étions déjà rencontrés autrefois.
– C’est peu probable, répliqua le Kaw-djer dont les lèvres
esquissèrent un sourire ironique.
– Cependant… »
Le commandant s’interrompit et, se frappant le front.
« J’y suis !… s’écria-t-il. Vous avez raison. Je ne vous ai ja-
mais vu, en effet. Mais vous ressemblez à un portrait qui a été
répandu par millions d’exemplaires, au point qu’il me paraît
impossible que ce portrait ne soit pas le vôtre. »
À mesure qu’il parlait, une sorte de trouble respectueux as-
sourdissait progressivement la voix, modifiait l’attitude du
commandant. Quand il se tut, il avait sa casquette à la main.
« Vous faites erreur, monsieur, dit froidement le Kaw-djer.
– Je jurerais, pourtant…
– À quelle époque remonterait le portrait en question ? in-
terrompit le Kaw-djer.
– À une dizaine d’années environ. »
Le Kaw-djer n’hésita pas à dénaturer quelque peu la vérité.
« Il y a plus de vingt ans, répliqua-t-il, que j’ai quitté ce que
vous appelez le monde. Ce n’est donc pas moi que ce portrait
représente. D’ailleurs, pourriez-vous me reconnaître ?… Il y a
vingt ans, j’étais jeune. Et maintenant !…
– 234 –
– Quel âge avez-vous donc ? » interrogea étourdiment le
commandant.
Sa curiosité, surexcitée par l’étrange mystère qu’il pressen-
tait et qu’il se croyait sur le point d’élucider, ne lui laissant pas
le temps de la réflexion, la question était partie toute seule. À
peine l’eut-il formulée qu’il en comprit l’incorrection.
« Vous ai-je demandé le vôtre ? » riposta le Kaw-djer d’un
ton froid.
Le commandant se mordit les lèvres.
« Je présume, reprit le Kaw-djer, que vous ne m’avez pas
abordé pour que nous causions photographie. Venons au fait, je
vous prie.
– Soit !… » acquiesça le commandant.
D’un geste sec, il remit sa casquette galonnée.
« Mon gouvernement, dit-il, en adoptant de nouveau le ton
officiel, m’a chargé de m’enquérir de vos intentions.
– Mes intentions ?… répéta le Kaw-djer surpris. À quel su-
jet ?
– Au sujet de votre résidence.
– Que lui importe ?
– Il lui importe beaucoup.
– Bah !…
– 235 –
– C’est ainsi. Mon gouvernement n’est pas sans connaître
votre influence sur les indigènes de l’archipel, et il n’a cessé de
tenir cette influence en sérieuse considération.
– Trop aimable !… dit ironiquement le Kaw-djer.
– Tant que la Magellanie est demeurée res nullius, pour-
suivit le commandant, il n’y avait qu’à rester dans l’expectative.
Mais la situation a changé de face depuis le partage. Après
l’annexion…
– La spoliation, rectifia le Kaw-djer entre ses dents.
– Vous dites ?…
– Rien. Continuez, je vous prie.
– Après l’annexion, reprit le commandant, mon gouverne-
ment, soucieux d’asseoir solidement son autorité dans
l’archipel, a dû se demander quelle attitude il convenait
d’adopter à votre égard. Cette attitude dépendra forcément de la
vôtre. Ma mission consiste donc à m’enquérir de vos projets. Je
vous apporte un traité d’alliance…
– Ou une déclaration de guerre ?
– Précisément. Votre influence, que nous ne contestons
pas, nous sera-t-elle hostile, ou la mettrez-vous au service de
notre œuvre de civilisation ? Serez-vous notre allié ou notre ad-
versaire ? À vous d’en décider.
– Ni l’un, ni l’autre, dit le Kaw-djer. Un indifférent. »
Le commandant hocha la tête d’un air de doute.
– 236 –
« Étant donné votre situation particulière dans l’archipel,
dit-il, la neutralité me paraît d’une application difficile.
– Très facile, au contraire, répliqua le Kaw-djer, pour cette
excellente raison que j’ai quitté la Magellanie sans esprit de re-
tour.
– Vous avez quitté ?… Ici, cependant…
– Ici, je suis sur l’île Hoste, terre libre et je suis résolu à ne
pas retourner dans la partie de l’archipel qui ne l’est plus.
– Vous comptez, par conséquent, vous fixer sur l’île
Hoste ? »
Le Kaw-djer approuva du geste.
« Cela simplifie les choses, en effet, dit le commandant
avec satisfaction. Je puis donc emporter l’assurance que mon
gouvernement ne vous aura pas contre lui ?
– Dites à votre gouvernement que je l’ignore », répondit le
Kaw-djer, qui souleva son bonnet et reprit sa marche.
Un instant, le commandant le suivit des yeux. Malgré
l’affirmation de son interlocuteur, il n’était pas convaincu que la
ressemblance qu’il avait cru découvrir fût imaginaire, et cette
ressemblance devait avoir, d’une manière ou d’une autre,
quelque chose d’extraordinaire pour le troubler aussi profon-
dément.
« C’est étrange », murmurait-il à demi-voix, tandis que,
sans tourner la tête, le Kaw-djer s’éloignait d’un pas tranquille.
Le commandant n’eut plus l’occasion de vérifier le bien-
fondé de ses soupçons, car le Kaw-djer ne se prêta pas à une se-
– 237 –
conde entrevue. Comme s’il eût redouté de donner prétexte à
une investigation quelconque dans sa vie passée, il disparut le
soir du même jour et partit pour une de ses randonnées coutu-
mières à travers l’île.
Le commandant dut donc se borner à effectuer le déchar-
gement de son navire, travail qui fut accompli en une semaine.
En dehors de la cargaison généreusement envoyée par le
Chili au profit commun de la nouvelle colonie, le Ribarto appor-
tait également toute une pacotille pour le compte particulier de
l’un des colons, qui n’était autre qu’Harry Rhodes.
Incapable de s’adonner à des travaux agricoles auxquels
son éducation ne l’avait en aucune façon préparé, Harry Rhodes
avait eu l’idée de se transformer en commerçant importateur.
C’est pourquoi, au moment de la proclamation d’indépendance,
alors qu’on était en droit de prévoir pour la nation naissante
une heureuse destinée, il avait chargé le commandant de l’aviso
de lui expédier cette pacotille quand il en trouverait l’occasion.
Celui-ci s’étant fidèlement acquitté de cette mission, le Ribarto
transportait d’ordre et pour compte d’Harry Rhodes une infinité
d’objets divers, de médiocre importance isolément, mais ayant
tous cette qualité d’être de première nécessité. Fil, aiguilles,
épingles, allumettes, chaussures, vêtements, plumes, crayons,
papier à lettres, tabac, et mille autres objets, constituaient cette
pacotille, véritable assortiment de bazar.
Certes, le projet d’Harry Rhodes était des plus raison-
nables, ses choix des plus judicieux. Néanmoins, du train dont
allaient les choses, il était à craindre que son assortiment ne lui
restât pour compte. Rien n’indiquait qu’un courant de transac-
tion dût jamais s’établir parmi les Hosteliens, qui, en l’absence
de toute règle commune endiguant, limitant, solidarisant les
égoïsmes individuels, n’étaient autre chose qu’un agrégat fortuit
de solitaires.
– 238 –
Harry Rhodes, à en juger par la tournure des événements,
considérait désormais l’échec de son entreprise comme si pro-
bable, qu’il fut tenté de laisser sa pacotille sur le Ribarto, d’y
prendre lui-même passage et de quitter un pays dont il ne sem-
blait pas qu’il y eût rien à espérer.
Mais où serait-il allé, encombré de ces marchandises hété-
roclites, si précieuses dans une région presque sauvage, et qui
deviendraient sans valeur dans les contrées où elles abondent ?
Toutes réflexions faites, il se résolut à patienter encore. Il n’était
pas à supposer que ce bâtiment fût le dernier qui aborderait
dans ces parages. L’occasion se retrouverait donc de quitter l’île
Hoste, si la situation ne s’améliorait pas.
Le déchargement de sa cargaison terminé, le Ribarto leva
l’ancre et reprit la mer. Quelques heures plus tard, comme s’il
n’eût attendu que le départ du navire, le Kaw-djer revenait à la
côte.
L’existence antérieure recommença, les uns jardinant ou
pêchant, le Kaw-djer poursuivant la série de ses chasses, la plu-
part ne faisant rien et se laissant vivre avec une sérénité que jus-
tifiait dans une certaine mesure l’augmentation du stock de
provisions. La population étant réduite à moins de cent âmes,
en y comprenant le Bourg-Neuf, nom donné d’un consentement
général à l’agglomération groupée autour du Kaw-djer, il y avait
des vivres pour au moins dix-huit mois. Pourquoi, dès lors, se
serait-on inquiété ?
Quant à Beauval, il régnait. À vrai dire, c’était à la manière
d’un roi fainéant, et, s’il régnait, il ne gouvernait pas. D’ailleurs,
à son estime, les choses allaient très bien ainsi. Dès les premiers
jours de sa nomination, il avait, par décret, baptisé le campe-
ment, qui, promu au rang de capitale officielle de l’île Hoste,
– 239 –
portait depuis le nom de Libéria ; après cet effort, il s’était repo-
sé.
Le don généreux du gouvernement chilien lui fournit
l’occasion de faire un deuxième acte d’autorité, dont l’important
objet fut l’organisation des plaisirs de son peuple. Sur son ordre,
tandis que la moitié des boissons alcooliques apportées par le
Ribarto était mise en réserve, l’autre moitié fut distribuée aux
colons. Le résultat de cette largesse ne se fit pas attendre. Beau-
coup perdirent immédiatement la raison, et Lazare Ceroni plus
que tous les autres. Tullia et sa fille eurent ainsi à subir de nou-
veau d’abominables scènes, dont les éclats se perdirent dans le
grondement de la kermesse qui, pour la seconde fois, secouait
tout le campement.
On buvait. On jouait. On dansait aussi, aux sons du violon
de Fritz Gross, que l’alcool avait ressuscité. Les plus sobres fai-
saient cercle autour du génial musicien. Le Kaw-djer lui-même
ne dédaigna pas de passer la rivière, attiré par ces chants mer-
veilleux, plus merveilleux encore d’être uniques dans ces loin-
taines régions. Quelques habitants du Bourg-Neuf
l’accompagnaient alors, Harry Rhodes et sa famille qui goû-
taient vivement le charme de cette musique, Halg et Karroly,
pour qui elle était une véritable révélation et qui bayaient litté-
ralement d’admiration. Quant à Dick et Sand, ils ne manquaient
aucune audition et se précipitaient sur la rive droite dès que le
violon se faisait entendre.
À vrai dire, Dick n’allait y chercher qu’une nouvelle occa-
sion de jeu. Il sautait et dansait à perdre haleine, en respectant
plus ou moins la mesure. Mais il n’en était pas de même de son
camarade. Comme lors des précédentes auditions, Sand se pla-
çait au premier rang, et là, les yeux agrandis, la bouche entrou-
verte, frissonnant d’une profonde émotion, il écoutait de toutes
ses forces, sans perdre une note, jusqu’au moment où la der-
nière s’envolait dans l’espace.
– 240 –
Son attitude recueillie finit par frapper le Kaw-djer.
« Tu aimes donc ça, la musique, mon garçon ? lui deman-
da-t-il un jour.
– Oh !… monsieur !… soupira Sand. Il ajouta d’un air exta-
sié :
– Jouer… jouer du violon, comme M. Grossi…
– Vraiment !… fit le Kaw-djer, amusé par l’ardeur du petit
garçon, ça t’amuserait tant que ça ?… Eh bien ! mais on pourra
peut-être te satisfaire. »
Sand le regarda d’un air incrédule.
« Pourquoi pas ? reprit le Kaw-djer. À la première occa-
sion, je m’occuperai de te faire venir un violon.
– Vrai, monsieur ?… dit Sand les yeux brillants de bonheur.
– Je te le promets, mon garçon, affirma le Kaw-djer. Par
exemple, il te faudra patienter ! »
Sans pousser la passion musicale au même point que le
jeune mousse, les autres émigrants semblaient prendre plaisir à
ces concerts. C’était une distraction qui interrompait la mono-
tonie de leur existence.
Cet indéniable succès de Fritz Gross donna une idée à Fer-
dinand Beauval. Deux fois par semaine régulièrement, une ra-
tion fut prélevée au profit du musicien sur la réserve de liqueurs
alcooliques, et, deux fois par semaine, Libéria eut par consé-
quent son concert, à l’exemple de tant d’autres villes plus poli-
cées.
– 241 –
Le baptême de la capitale et l’organisation de ses plaisirs
suffirent à épuiser les facultés organisatrices de Ferdinand
Beauval. Au surplus, il avait tendance, en constatant la satisfac-
tion générale, à s’admirer complaisamment dans son œuvre.
Des souvenirs classiques s’évoquaient dans sa mémoire. Panem
et circences, demandaient les Romains. Lui, Beauval, n’avait-il
pas satisfait à cette antique revendication ? Le pain, le Ribarto
l’avait assuré, et les récoltes futures feraient le reste. Les plai-
sirs, le violon de Fritz Gross les représentait, en admettant que
tout ne fût pas plaisir dans ce farniente perpétuel, au milieu du-
quel s’écoulait l’existence de la fraction de la colonie qui avait le
bonheur de vivre sous l’autorité immédiate du gouverneur.
Le mois de février, puis le mois de mars s’écoulèrent, sans
que fût troublé l’optimisme de celui-ci. Quelques discussions,
voire quelques rixes troublaient bien parfois la paix de Libéria.
Mais c’étaient là des incidents sans importance sur lesquels
Beauval estimait très politique de fermer les yeux.
Les derniers jours du mois de mars amenèrent malheureu-
sement la fin de sa quiétude. Le premier incident qui la troubla
et fut comme le prélude des dramatiques péripéties qui
n’allaient pas tarder à se dérouler, n’avait par lui-même aucune
importance. Il ne s’agissait encore que d’une altercation, mais
cette altercation, en raison de son caractère et de ses consé-
quences, ne parut pas à Beauval devoir comporter une solution
pacifique, et il jugea nécessaire de sortir de son habile efface-
ment. Mal lui en prit, d’ailleurs, et son intervention eut un ré-
sultat sur lequel il ne comptait guère.
Halg fut, à son corps défendant, le héros de cet incident.
Après la bataille inégale qu’il avait été obligé de soutenir
contre Sirk et les quatre émigrants qui accompagnaient celui-ci,
plusieurs semaines s’étaient écoulées sans qu’il revît son rival.
– 242 –
Par crainte probablement d’une intervention plus efficace du
Kaw-djer, ses agresseurs avaient, depuis lors, cessé de prétendre
au produit de sa pêche. Bientôt, d’ailleurs, l’arrivée du Ribarto
mit tout le monde d’accord. Qu’importaient quelques poissons
de plus ou de moins, maintenant que les provisions étaient de-
venues si abondantes qu’on pouvait à bon droit les considérer
comme inépuisables ?
Malheureusement, la cargaison du Ribarto n’était pas ex-
clusivement formée de denrées alimentaires. Le navire conte-
nait aussi une certaine quantité d’alcool, et, Beauval ayant
commis l’imprudence de le distribuer, le pernicieux breuvage
avait aussitôt porté le trouble dans le campement.
Chez les Ceroni, les choses prirent tout particulièrement
une mauvaise tournure. Les drames incessants qu’y provoqua
l’ivresse de Lazare Ceroni eurent pour conséquence d’accentuer
l’aversion que Sirk et Halg éprouvaient l’un pour l’autre. Alors
que le second s’érigeait en défenseur de Tullia et de sa fille, le
premier semblait flatter le vice du misérable époux et du père
indigne. Cette attitude de Sirk emplissait de colère le cœur du
jeune Indien, qui ne pouvait pardonner à son rival les larmes de
Graziella.
L’épuisement de l’alcool distribué ne ramena pas le calme.
Grâce à son intimité avec Ferdinand Beauval, Sirk, reprenant
pour son compte la méthode de Patterson, parvint à renouveler
la provision de Lazare Ceroni, dont il espérait capter ainsi la
bienveillance.
Le procédé, qui avait réussi une première fois, réussissait
une seconde. L’ivrogne prenait ouvertement parti pour celui qui
favorisait sa déplorable passion et se déclarait son allié. Bientôt
il n’appela plus Sirk autrement que son gendre, en jurant qu’il
saurait briser la résistance de Graziella.
– 243 –
La jeune fille évitait de mettre Halg au courant de la con-
trainte contre laquelle il lui fallait lutter, mais celui-ci la devi-
– 244 –
nait en partie, et, conscient du jeu de Sirk, sa haine croissait de
jour en jour.
Les choses en étaient là, quand, dans la matinée du 29
mars, Halg, au moment où il venait de traverser le ponceau
pour se rendre sur la rive droite, aperçut, à cent mètres de lui,
Graziella, qui, échevelée, courant à perdre haleine, semblait fuir
quelque danger redoutable.
Elle fuyait, en effet, et un redoutable danger, car, à cin-
quante pas derrière elle, Sirk la poursuivait de toute la vitesse
de ses jambes.
« Halg !… Halg !… À moi !… » appela Graziella, dès qu’elle
vit le jeune Indien.
Celui-ci, s’élançant à son secours, barra la route au pour-
suivant.
Mais Sirk dédaignait un si frêle adversaire. Après un court
arrêt, il reprit son élan et, poussant un sourd ricanement, se
précipita tête baissée.
L’événement lui prouva bientôt sa présomption. Si Halg
était jeune, il devait à sa vie sauvage une adresse de singe et des
muscles d’acier. Quand l’ennemi fut à portée, ses deux bras se
détendirent ensemble comme des ressorts, et ses deux poings
l’atteignirent à la fois au visage et à la poitrine. Sirk, assommé,
s’écroula.
Les jeunes gens s’empressèrent de battre en retraite et de
rechercher un refuge sur la rive gauche, poursuivis par les voci-
férations du vaincu, qui, ayant péniblement retrouvé le souffle,
les couvrait des plus effroyables menaces.
– 245 –
Sans lui répondre, Halg et Graziella allèrent en droite ligne
trouver le Kaw-djer que la jeune fille aborda en suppliante.
L’existence était devenue intolérable pour elle sur l’autre
rive. Autant qu’elle l’avait pu, elle avait caché ses misères, mais
celles-ci en arrivaient à un point où mieux valait tout dire. Ce
matin même, Sirk s’était enhardi jusqu’à la violence. Il l’avait
malmenée, frappée, malgré l’intervention de l’impuissante Tul-
lia, tandis que Lazare Ceroni – chose affreuse à dire ! – semblait
au contraire l’encourager. Graziella avait enfin réussi à prendre
la fuite, mais nul ne sait quelle aurait été la fin de l’aventure, si
Halg n’en avait pas brusqué le dénouement.
Le Kaw-djer avait écouté ce récit avec son calme habituel.
« Et maintenant, demanda-t-il, que comptez-vous faire,
mon enfant ?
– Rester près de vous !… s’écria Graziella. Accordez-moi
votre protection, je vous en supplie !
– Elle vous est assurée, affirma le Kaw-djer. Quant à rester
ici, cela vous regarde ; chacun est libre de soi-même. Tout au
plus me permettrai-je de vous donner un conseil pour le choix
de votre demeure. Si vous m’en croyez, vous demanderez
l’hospitalité à la famille Rhodes, qui vous l’accordera certaine-
ment à ma prière. »
Cette sage solution ne se heurta, en effet, à aucune difficul-
té. La fugitive fut reçue à bras ouverts par la famille Rhodes, et
spécialement par Clary, heureuse d’avoir une compagne de son
âge.
Un souci torturait, cependant, le cœur de Graziella.
Qu’allait devenir sa mère dans l’enfer où elle l’avait abandon-
– 246 –
née ? Le Kaw-djer la rassura. Sur l’heure, il irait inviter Tullia à
rejoindre sa fille.
Disons tout de suite qu’il devait échouer dans sa charitable
mission. Tout en approuvant le départ de Graziella et en
s’applaudissant de la savoir en sûreté sur l’autre rive sous la
protection d’une famille honorable, Tullia se refusa obstinément
à quitter son mari. La tâche qu’elle avait accepté d’accomplir,
elle l’accomplirait jusqu’au bout. Cette tâche, c’était
d’accompagner sur la route de la vie, quoiqu’elle en dût souffrir,
et dût-elle en mourir, cet homme qui, en ce moment même, cu-
vait, masse inerte, sa première ivresse de la journée.
En rapportant cette réponse, à laquelle il s’attendait,
d’ailleurs, le Kaw-djer trouva, près de Graziella, Ferdinand
Beauval, soutenant contre Harry Rhodes une discussion qui
commençait à tourner à l’aigre.
« Qu’y a-t-il ? demanda le Kaw-djer.
– Il y a, répondit Harry Rhodes irrité, que Monsieur se
permet de venir réclamer jusque chez moi Graziella, qu’il pré-
tend ramener à son délicieux père.
– En quoi les affaires de la famille Ceroni regardent-elles
M. Beauval ? interrogea le Kaw-djer d’un ton où grondait un
commencement d’orage.
– Tout ce qui se passe dans la colonie regarde le gouver-
neur, expliqua Beauval, en s’efforçant de se hausser, par
l’attitude et l’accent, à la dignité qui convenait à cette fonction.
– Or, le gouverneur ?…
– C’est moi.
– 247 –
– Ah ! Ah !… fit le Kaw-djer.
– J’ai été saisi d’une plainte… commença Beauval sans re-
lever la menaçante ironie de l’interruption.
– Par Sirk ! dit Halg, qui n’ignorait pas les accointances des
deux personnages.
– Nullement, rectifia Beauval, par le père, par Lazare Ce-
roni, lui-même.
– Bah !… objecta le Kaw-djer. C’est donc que Lazare Ceroni
parle en dormant ?… Car il dort. Il ronfle même en ce moment.
– Vos railleries n’empêcheront pas qu’un crime ait été
commis sur le territoire de la colonie, répliqua Beauval d’un ton
rogue.
– Un crime ?… Voyez-vous ça !…
– Oui, un crime. Une jeune fille encore mineure a été arra-
chée à sa famille. Un tel acte est qualifié crime dans la loi de
tous les pays.
– Il y a donc des lois à l’île Hoste ? demanda le Kaw-djer,
dont les yeux, à ce mot de loi, eurent des éclairs inquiétants. De
qui émanent-elles donc, ces lois ?
– De moi, répondit Beauval d’un air superbe, de moi qui
représente les colons et qui, à ce titre, ai droit à l’obéissance de
tous.
– Comment avez-vous dit ?… s’écria le Kaw-djer. Obéis-
sance, je crois ?… Parbleu, voici ma réponse : Sur l’île Hoste,
terre libre, nul ne doit obéissance à personne. Libre, Graziella
est venue ici, et libre elle y restera, si telle est sa volonté…
– 248 –
– Mais… tenta de placer Beauval.
– Il n’y a pas de mais. Qui se risquera à parler d’obéissance
me trouvera contre lui.
– C’est ce que nous verrons, riposta Beauval. Respect est
dû à la loi, et dussé-je recourir à la force…
– La force !… s’écria le Kaw-djer. Essayez-en donc ! En at-
tendant je vous conseille de ne pas lasser ma patience et de re-
gagner votre capitale, si vous désirez n’y pas être reconduit trop
vite. »
L’aspect du Kaw-djer était si peu rassurant, que Beauval
jugea prudent de ne pas insister ; il battit en retraite, suivi à
vingt pas par le Kaw-djer, Harry Rhodes, Hartlepool et Karroly.
Quant il fut en sûreté de l’autre côté de la rivière, il se re-
tourna menaçant :
« Nous nous reverrons ! » cria-t-il.
Si peu redoutable que fût la colère de Beauval, il y avait lieu
pourtant d’en tenir compte dans une certaine mesure. L’orgueil
meurtri peut donner du cœur au plus lâche, et il n’était pas im-
possible qu’il se risquât, avec la complicité de ses clients ordi-
naires, à quelque coup de main, en profitant de l’obscurité de la
nuit.
Heureusement, il était facile de parer à ce danger. Beauval,
en se retournant de nouveau cent pas plus loin, put voir Hartle-
pool et Karroly en train d’enlever le tablier du ponceau qui re-
liait les deux rives. La flottille étant tout entière à l’ancre dans
l’anse du Bourg-Neuf, les communications étaient ainsi coupées
avec Libéria, et une surprise devenait irréalisable.
– 249 –
En comprenant à quel travail se livraient ses adversaires,
Beauval, furieux, montra le poing.
Le Kaw-djer se contenta de hausser les épaules, et, l’une
après l’autre, les planches du tablier continuèrent à tomber.
Bientôt, il ne subsista que les madriers formant les piles,
contre lesquels bruissait l’eau de la rivière séparant désormais
les deux campements adverses.
Ainsi se manifestait une fois de plus la nature combative
des humains. En acceptant dans leur cœur la possibilité d’un re-
cours à la guerre, en y préludant, de la manière que l’usage a
consacrée, par la rupture des relations diplomatiques, ces habi-
tants de deux hameaux perdus aux confins du monde habitable
prouvaient que les citoyens des grands empires ne sont pas les
seuls à mériter le nom d’hommes.
– 250 –
IX
Le deuxième hiver
Lorsque le mois d’avril ramena l’hiver avec lui, aucun fait
nouveau de quelque importance n’avait jalonné la vie poignante
et monotone des habitants de Libéria. Tant que la température
fut clémente, ils se laissèrent vivre sans souci de l’avenir, et les
troubles atmosphériques dont s’accompagne l’équinoxe les sur-
prirent en plein rêve. Par exemple, aux premiers souffles des
bourrasques hivernales, Libéria parut se dépeupler. De même
que l’année précédente, on se calfeutra au fond des maisons
closes.
Au Bourg-Neuf, l’existence n’était pas beaucoup plus ac-
tive, les travaux de plein air, et notamment la pêche, étant de-
venus impraticables. Dès le début du mauvais temps, le poisson
avait fui dans le Nord vers les eaux moins froides du détroit de
Magellan. Les pêcheurs laissaient donc à l’ancre leurs barques
inutiles. Qu’en eussent-ils fait d’ailleurs au milieu des eaux sou-
levées par le vent ?
Après la tempête, ce fut la neige. Puis un rayon de soleil,
amenant le dégel, transforma le sol en marécage. Puis ce fut la
neige encore.
Dans tous les cas, quand bien même le tablier du ponceau
fût resté en place, les communications eussent été malaisées
entre la capitale et son faubourg, et Beauval eût été bien empê-
ché de mettre ses menaces à exécution. Mais ne les avait-il pas
oubliées ? Depuis qu’on l’avait si vertement expulsé de la rive
– 251 –
gauche, elles étaient restées lettre morte, et désormais de plus
graves et plus pressants soucis l’accablaient, au regard desquels
le souvenir de l’injure reçue devait singulièrement décroître
d’importance.
Réduite à presque rien après la proclamation de
l’indépendance, la population de Libéria avait maintenant ten-
dance à s’accroître. Ceux des émigrants partis dans l’intérieur
de l’île qui, pour un motif ou pour un autre, n’avaient pas réussi
dans leurs essais de colonisation, refluaient vers la côte à
l’approche de la mauvaise saison, et ils y apportaient avec eux
des germes de misère et de troubles que Beauval n’avait pas
prévus.
Ce n’est pas qu’il fût menacé personnellement. Ainsi qu’il
l’avait supposé avec raison, on acceptait sans difficulté le fait ac-
compli. Personne ne manifestait la moindre surprise de le trou-
ver promu à la dignité de gouverneur. Ces pauvres gens avaient,
de naissance, l’habitude d’être les inférieurs de tout le monde, et
rien ne leur semblait plus normal qu’un de leurs semblables
s’attribuât le droit de les régenter. Il y a d’inéluctables nécessités
contre lesquelles il serait fou de s’insurger. Qu’ils fussent petits
et qu’il existât des grands, qu’on les commandât et qu’ils obéis-
sent, cela était dans l’ordre naturel des choses.
Par exemple, la puissance du maître n’allait pas sans des
obligations symétriques. À celui qui s’élevait au-dessus de tous
incombait le devoir d’assurer la vie de tous. Pour eux l’humble
docilité, mais à la condition que leur pitance fût assurée. À lui
l’éclat du pouvoir, mais à la condition qu’il prît toutes les initia-
tives, qu’il assumât toutes les responsabilités, que la foule, mal-
léable tant qu’elle est satisfaite, saurait bien rendre effectives,
du jour où les ventres crieraient famine.
Or, l’accroissement inattendu des bouches à nourrir tendait
à rendre cette échéance plus prochaine.
– 252 –
Ce fut le 15 avril qu’on vit revenir le premier de ces émi-
grants qui se reconnaissaient vaincus dans leur lutte contre la
nature. Il apparut vers la fin du jour, traînant avec lui sa femme
et ses quatre enfants. Triste caravane ! La femme, hâve, amai-
grie, vêtue d’une jupe en lambeaux, les enfants, deux filles et
deux garçons, dont le dernier avait cinq ans à peine,
s’accrochant, presque nus, à la robe de leur mère. En avant, le
père, marchant seul, l’air las et découragé.
On s’empressa autour d’eux. On les accabla de questions.
L’homme, tout ragaillardi de se retrouver parmi d’autres
hommes, raconta brièvement son histoire. Parti l’un des der-
niers, il avait dû longtemps cheminer avant de rencontrer de la
terre sans maître. C’est seulement dans la deuxième quinzaine
de décembre qu’il y était parvenu et qu’il s’était mis à l’œuvre.
En premier lieu, il avait bâti sa demeure. Très mal outillé, livré à
ses seules forces, il avait eu grand mal à mener son entreprise à
bonne fin, d’autant plus que son ignorance de la construction lui
fit commettre plusieurs erreurs qui se traduisirent par une
augmentation de la durée du travail.
Après six semaines d’efforts ininterrompus, ayant enfin
terminé une grossière cabane, il avait entrepris le défrichement.
Malheureusement, sa mauvaise étoile l’avait conduit sur un sol
lourd et sillonné d’un inextricable réseau de racines dans lequel
la pioche et la bêche avaient peine à se frayer passage. Malgré
son labeur acharné, la surface préparée pour l’ensemencement
était insignifiante, lorsque l’hiver fit son apparition.
Toute culture étant ainsi arrêtée net, dans un moment où il
ne pouvait encore espérer la moindre récolte, et les vivres,
d’autre part, commençant à lui manquer, il avait dû se résigner
à abandonner sur place ses quelques outils et ses inutiles se-
mences, et à refaire en sens inverse le long chemin parcouru
– 253 –
quatre mois plus tôt d’un cœur joyeux. Dix jours durant, sa fa-
mille et lui s’étaient traînés à travers l’île, se terrant sous la
neige pendant les tourmentes, marchant avec de la boue jus-
qu’aux genoux quand la température devenait plus douce, pour
arriver finalement à la côte, harassés, épuisés, affamés.
Beauval s’occupa de soulager ces pauvres gens. Par ses
soins, une des maisons démontables leur fut attribuée, et on
leur donna des vivres sur lesquels ils se jetèrent goulûment. Ce-
la fait, il considéra l’incident comme résolu de satisfaisante fa-
çon.
Les jours suivants le détrompèrent. Il ne s’en passait plus
que l’un ou l’autre des émigrants partis au printemps ne rega-
gnât la côte, ceux-ci seuls, ceux-là ramenant avec eux femmes et
enfants, mais tous pareillement déguenillés et pareillement af-
famés.
Certaines familles revenaient moins nombreuses qu’elles
n’étaient parties. Où étaient les manquants ? Morts sans doute.
Et sans doute, aussi, la théorie lamentable des survivants conti-
nuait à s’égrener à travers l’île, tous convergeant vers le même
point : Libéria, où leur flux ininterrompu ne tarderait pas à po-
ser le plus effrayant des problèmes.
Vers le 15 juin, plus de trois cents colons étaient venus
grossir la population de la capitale. Jusque-là, Beauval avait pu
suffire à la tâche. Chacun, grâce à lui, avait trouvé refuge dans
les maisons démontables où l’on s’entassait comme autrefois.
Mais quelques-unes de ces maisons ayant été transportées sur la
rive gauche où elles formaient désormais le Bourg-Neuf,
d’autres ayant été détruites avec imprévoyance, certaines ayant
été réunies en une seule plus vaste que Beauval appelait pom-
peusement son « Palais », la place alors commença à manquer,
et il fallut de nouveau recourir aux tentes.
– 254 –
Mais la question des vivres dominait toutes les autres.
Cette multitude de bouches avides diminuait rapidement les
provisions apportées par le Ribarto. Alors qu’on pensait avoir la
vie assurée pour une année et plus, on ne pourrait même pas,
du train dont allaient les choses, atteindre le printemps. Beau-
val eut la sagesse de le comprendre et, faisant enfin acte de chef,
rendit un décret par lequel il rationnait sévèrement la popula-
tion croissante.
Il fut débordé. On ne tenait aucun compte d’un décret
qu’on savait être dénué de sanction. Afin de le faire respecter,
force lui fut de recruter parmi ses plus chauds partisans une
vingtaine de volontaires qui montèrent la garde autour des pro-
visions, comme l’avaient jadis montée l’équipage du Jonathan.
Cette mesure excita des murmures, mais Beauval fut obéi.
Celui-ci croyait en avoir fini avec les difficultés de la situa-
tion ou du moins avoir reculé les mauvais jours autant que cela
était humainement possible, quand d’autres catastrophes fondi-
rent sur Libéria.
Tous ces vaincus, qui refluaient vers la mer, y revenaient
moralement déprimés, affaiblis physiquement tant par le climat
que par les privations et les fatigues de la route. Ce qui devait
arriver arriva. Une violente épidémie se déclara. La maladie et
la mort firent rage dans cette population débilitée.
L’excès de leur détresse ramena vers le Kaw-djer la pensée
de ces malheureux. Jusqu’au milieu du mois de juin, ils ne
s’étaient pas inquiétés de son absence. On oublie facilement des
bienfaits passés, qu’on ne s’estime pas dans le cas de recevoir
dans l’avenir. Mais la misère où ils étaient réduits les fit songer
à celui qui tant de fois déjà les avait secourus. Pourquoi les
abandonnait-il, à cette heure où tant de maux les accablaient ?
Quels que fussent les motifs de la scission survenue entre le
campement principal et son annexe, combien ces motifs leur
– 255 –
paraissaient légers en regard de leurs souffrances ! Et peu à peu,
plus nombreux de jour en jour, les regards se tendirent vers le
Bourg-Neuf, dont les toits perçaient la neige sur l’autre rive.
Un jour, – on était alors au 10 juillet, – le Kaw-djer occu-
pait son temps, une brume épaisse le retenant chez lui, à répa-
rer une de ses blouses en peau de guanaque, quand il crut en-
tendre une voix qui le hélait au loin. Il prêta l’oreille. Un instant
plus tard, un nouvel appel parvenait jusqu’à lui.
Le Kaw-djer sortit sur le seuil de sa maison.
Il faisait ce jour-là un temps de dégel. Sous l’influence
d’une humide brise de l’Ouest, la neige avait fondu. Devant lui,
c’était un lac de boue, au-dessus duquel traînaient des vapeurs,
brumailles en bas, en haut nuages, qui, les uns après les autres,
se déversaient en cataractes sur le sol détrempé. Impuissant à
percer le brouillard, le regard à cent pas ne distinguait plus rien.
Au-delà, tout disparaissait dans un mystère. On n’apercevait
même pas la mer, qui, abritée par la côte, battait le rivage de
vagues paresseuses et comme alanguies par la tristesse générale
des choses.
« Kaw-djer !… » appela la voix dans la brume.
Presque étouffée par l’éloignement, cette voix, venue du cô-
té de la rivière, arrivait au Kaw-djer comme une plainte.
Celui-ci se hâta et bientôt il atteignit la rive. Spectacle pi-
toyable ! Sur l’autre berge, séparés de lui par l’eau rapide que la
destruction du pont rendait infranchissable, une centaine
d’hommes se traînaient. Des hommes ? Des spectres plutôt, ces
êtres décharnés, en haillons. Dès qu’ils aperçurent celui qui in-
carnait leur espoir, ils se redressèrent à la fois et, d’un même
mouvement, tendirent vers lui leurs bras suppliants.
– 256 –
« Kaw-djer !… appelaient-ils à l’unisson. Kaw-djer !… »
Celui dont ils réclamaient ainsi le secours frémit dans tout
son être. Quelle catastrophe s’était donc abattue sur Libéria
pour que ses habitants fussent réduits à un si affreux dénue-
ment ?
Le Kaw-djer, ayant du geste encouragé ces malheureux,
appela à son aide. En moins d’une heure, Halg, Hartlepool et
Karroly eurent rétabli le tablier du ponceau et il passa sur la rive
droite. Aussitôt un cercle de visages anxieux l’entoura. Leur as-
pect eût troublé le cœur le plus dur. Quelles fièvres brûlaient
dans ces yeux caves ! Mais une sorte de joie les illuminait main-
tenant. Le bienfaiteur, le sauveur était là. Et les pauvres hères
entouraient le Kaw-djer, ils se pressaient contre lui, ils tou-
chaient ses vêtements, tandis que dans les gorges contractées
gloussaient comme des rires de confiance et de joie.
Le Kaw-djer ému regardait, écoutait en silence. Ils lui di-
saient leur misère. Ceux-ci, venus là pour eux-mêmes, lui expli-
quaient le mal qui les tenaillait, ceux-là imploraient pour le sa-
lut d’êtres chers, femmes ou enfants, qui agonisaient au même
instant à Libéria.
Le Kaw-djer prêta patiemment l’oreille aux plaintes, car il
savait qu’une bonté compatissante est le plus puissant des re-
mèdes, puis il leur répondit collectivement. Chacun devait ren-
trer chez soi. Il irait voir tout le monde. Personne ne serait ou-
blié.
On lui obéit avec empressement. Dociles comme de petits
enfants, tous reprirent la route du campement.
– 257 –
Les réconfortant, les soutenant de la parole et du geste,
trouvant pour chacun le mot qu’il fallait, le Kaw-djer les accom-
– 258 –
pagna et s’engagea avec eux entre les demeures éparses. Quel
changement depuis qu’on les avait édifiées ! Tout trahissait le
désordre et l’incurie. Une année avait suffi pour transformer en
maisons vétustés ces constructions fragiles qui s’effritaient déjà.
Quelques-unes semblaient inhabitées. La plupart, en tous cas,
étaient closes, et rien, sauf les amas d’immondices qui les en-
touraient, ne révélait qu’elles fussent habitées. Cependant, sur
le pas des portes, apparaissaient de rares colons, que
l’expression sombre des visages disait accablés par l’ennui et par
le découragement.
Le Kaw-djer passa devant le « palais » du gouvernement,
où, pour le suivre des yeux, Beauval entrouvrit une fenêtre.
D’ailleurs, celui-ci ne donna pas autrement signe de vie. Quelle
que fût sa rancune, il comprenait sans doute que ce n’était pas le
moment de la satisfaire. Personne n’eût toléré un acte d’hostilité
contre celui dont on attendait le salut.
Au surplus, Beauval, dans son for intérieur, n’était pas loin
de s’applaudir de cette intervention du Kaw-djer. Lui aussi, il en
attendait quelque secours. Gouverner est agréable et facile
quand les jours heureux succèdent aux jours heureux. Mais il en
allait maintenant d’autre sorte, et le chef d’un peuple de mori-
bonds ne pouvait trouver mauvais qu’un autre l’aidât bénévo-
lement à soutenir le poids d’une autorité devenue bien lourde,
mais qu’il se réservait in petto de reconquérir dans son intégra-
lité, lorsque les destins seraient favorables.
Nul ne s’opposa donc à ce que le Kaw-djer accomplît sa
mission charitable, et son œuvre de dévouement ne rencontra
aucun obstacle. Quelle vie fut la sienne à partir de ce jour ! Dès
les premières heures du matin, par tous les temps, il passait la
rivière et se rendait du Bourg-Neuf à Libéria. Là, jusqu’au soir,
il allait de maison en maison, se penchait sur les grabats sor-
dides, respirait les haleines enfiévrées, distribuait sans se lasser
soins médicaux et paroles d’espoir ou de consolation.
– 259 –
La mort avait beau s’acharner à frapper, sa clientèle de mi-
séreux n’en était pas diminuée. De nombreux émigrants, reve-
nant de l’intérieur, bouchaient perpétuellement les vides. Sans
cesse, il en arrivait, dans un état d’épuisement d’autant plus ac-
centué que ceux-ci avaient résisté plus longtemps.
Quels que fussent sa science et son dévouement, le Kaw-
djer ne pouvait dominer la fatalité des choses. En vain, il luttait
pied à pied contre la tombe avide, les décès se multipliaient
dans Libéria décimée.
Il vivait au milieu des tristesses. Femmes et maris à jamais
séparés, mères pleurant leurs enfants morts, autour de lui ce
n’était que gémissements et que larmes. Rien ne lassait son cou-
rage. Quand le médecin devait se déclarer vaincu, le rôle du
consolateur commençait.
Parfois aussi, et c’était alors plus triste encore peut-être,
nul n’avait besoin de ses consolations, et le défunt, solitaire
jusque dans la mort, ne laissait derrière lui personne qui le
pleurât. Cela n’était point rare, dans cette réunion d’émigrants,
épaves dispersées par les houles de la vie.
Un matin, notamment, comme il arrivait au campement,
on l’appela près d’une masse informe d’où un râle s’élevait.
C’était un homme, en effet, que cette masse informe à force
d’énormité, un homme que le sort avait catalogué sous le nom
de Fritz Gross dans la liste infinie des passants de la terre.
Un quart d’heure plus tôt, au moment où, au sortir du
sommeil, il s’exposait au froid du dehors, le musicien avait été
foudroyé. Il avait fallu se mettre à dix pour le traîner jusqu’au
coin dans lequel il agonisait. Au visage violacé, à la respiration
courte et rauque du malade, le Kaw-djer diagnostiqua une con-
gestion pulmonaire, et un bref examen le convainquit qu’aucune
– 260 –
médication ne pourrait l’enrayer dans cet organisme ravagé par
l’alcool.
L’événement vérifia son pronostic. Quand il revint, Fritz
Gross n’était plus de ce monde. Son grand corps déjà froid gisait
à même le sol, saisi par l’immobilité éternelle, et ses yeux
étaient désormais fermés aux choses d’ici-bas.
Mais une particularité attira l’attention du Kaw-djer. Un
instant de lucidité avait traversé, sans doute, l’agonie du défunt,
lui rendant pendant la durée d’un éclair la conscience du génie
qui allait périr avec lui et, peut-être aussi, du mauvais usage
qu’il en avait fait. Avant d’expirer, il avait pensé à dire adieu à la
seule chose qu’il eût aimée sur la terre. En tâtonnant, il avait
cherché son violon, afin de pouvoir étreindre, au moment du
grand départ, l’instrument merveilleux qui reposait maintenant
sur son cœur, abandonné par la main défaillante qui l’y avait
placé.
Le Kaw-djer prit ce violon d’où tant de chants divins
s’étaient envolés et qui n’appartenait plus désormais à per-
sonne, puis, de retour au Bourg-Neuf, il se dirigea vers la mai-
son occupée par Hartlepool et les deux mousses.
« Sand !… » appela-t-il, en ouvrant la porte.
L’enfant accourut.
« Je t’avais promis un violon, mon garçon, dit le Kaw-djer.
Le voici. »
Stand, tout pâle de surprise et de joie, prit l’instrument
d’une main tremblante.
« Et c’est un violon qui sait la musique ! ajouta le Kaw-djer,
car c’est celui de Fritz Gross.
– 261 –
– Alors…, balbutia Sand, M. Gross… veut bien…
– 262 –
– Il est mort, expliqua le Kaw-djer.
– Ça fait un ivrogne de moins », déclara froidement Har-
tlepool.
Telle fut l’oraison funèbre de Fritz Gross. Quelques jours
après, un autre décès, celui de Lazare Ceroni, toucha plus direc-
tement le Kaw-djer. La disparition du père de Graziella ne pou-
vait, en effet, que favoriser l’accomplissement des rêves de Halg.
Tullia n’appela à son aide que lorsqu’il était trop tard pour in-
tervenir avec quelque chance de succès. Dans son ignorance,
elle avait laissé la maladie se développer librement, sans conce-
voir d’inquiétudes plus vives que de coutume. Savoir que celui à
qui elle avait tout sacrifié était irrémédiablement perdu fut pour
elle un véritable coup de foudre.
D’ailleurs, l’intervention du Kaw-djer, eût-elle été moins
tardive, fût pareillement restée inefficace. Le mal de Lazare Ce-
roni était de ceux qui ne pardonnent pas. Juste conséquence de
sa longue intempérance, la phtisie galopante allait l’emporter en
huit jours.
Quand tout fut terminé, quand le mort fut rendu à la terre,
le Kaw-djer n’abandonna pas la malheureuse Tullia. Prostrée,
accablée, elle semblait à son tour sur le bord de la tombe. Des
années et des années au milieu des pires douleurs, elle n’avait
vécu que pour aimer, aimer malgré tout celui qui l’abandonnait
à mi-côte du calvaire de la vie. Le ressort qui l’avait soutenue
étant maintenant brisé, elle s’affaissait, lasse de son inutile ef-
fort.
Le Kaw-djer emmena la pauvre femme au Bourg-Neuf,
près de Graziella. S’il existait un remède capable de guérir ce
cœur déchiré, l’amour maternel accomplirait le miracle.
– 263 –
Inerte, à demi-inconsciente, Tullia se laissa conduire et,
chargée de ses humbles richesses, quitta docilement sa maison.
Dans cet état de profond anéantissement, comment eût-
elle aperçu Sirk, qu’elle croisa au moment d’atteindre le pon-
ceau réunissant les deux rives ?
Le Kaw-djer ne l’aperçut pas davantage. Ignorants de la
rencontre, tout deux passèrent en silence.
Mais Sirk les avait vus, lui, et s’était arrêté sur place, le vi-
sage pâli par une soudaine fureur. Lazare Ceroni mort, Graziella
réfugiée au Bourg-Neuf, Tullia allant s’y fixer à son tour, c’était,
il le comprenait, la ruine définitive de ses projets si âprement
poursuivis. Longtemps, il suivit des yeux cet homme et cette
femme qui s’éloignaient côte à côte. Si le Kaw-djer s’était re-
tourné, il aurait surpris ce regard et peut-être, malgré son cou-
rage, eût-il alors connu la peur.
– 264 –
X
Du sang
Le défilé de ceux qui venaient se réfugier à Libéria dura in-
terminablement. Pendant tout l’hiver, il en arriva chaque jour.
L’île Hoste semblait être un réservoir inépuisable, et on eût dit
vraiment qu’elle rendait plus de misérables qu’elle n’en avait re-
çu. Ce fut au début de juillet que le flot atteignit son maximum,
puis il se ralentit de jour en jour, pour cesser définitivement le
29 septembre.
Ce jour-là, on vit encore un émigrant descendre des hau-
teurs et se traîner péniblement jusqu’au campement. À demi-
nu, d’une maigreur de squelette, il était dans un état lamen-
table. Il s’affaissa en arrivant aux premières maisons.
Pareille aventure était trop ordinaire pour qu’on s’émût
outre mesure. On releva le malheureux, on le réconforta, et l’on
ne s’occupa plus de lui.
La source, à partir de ce moment, fut tarie. Qu’en fallait-il
inférer ? Que ceux dont on était sans nouvelles avaient eu meil-
leure fortune, ou bien qu’ils étaient morts ?
Plus de sept cent cinquante colons étaient alors revenus à
la côte, au dernier degré, pour la plupart, de la dégradation phy-
sique et de l’affaissement moral. Ces organismes affaiblis of-
fraient aux maladies le meilleur des terrains, et le Kaw-djer se
surmenait à lutter contre elles. À mesure que l’hiver avançait,
les décès se multipliaient. C’était une véritable hécatombe.
– 265 –
Hommes, femmes et enfants, jeunes et vieux, la mort les frap-
pait tous indistinctement.
Mais elle avait beau supprimer tant de bouches voraces, il
en restait trop encore pour que les provisions du Ribarto fus-
sent suffisantes. Quand Beauval s’était résolu, bien tardivement
déjà, à rationner ses administrés, il ne pouvait prévoir que leur
nombre augmenterait dans de telles proportions et, lorsqu’il
connut son erreur et voulut la réparer, il n’était plus temps. Le
mal était fait. Le 25 septembre, le magasin des provisions dis-
tribua ses derniers biscuits, et la foule épouvantée vit se lever le
hideux spectre de la faim.
Par la faim, la faim qui déchire les entrailles, la faim qui
ronge, et tord, et vrille, telle était la mort dont allaient cruelle-
ment, lentement, – si lentement ! – périr les naufragés du Jona-
than !
Sa première victime fut Blaker. Il mourut le troisième jour
dans des souffrances atroces, malgré les soins du Kaw-djer que
l’on prévint trop tard. Celui-ci n’était plus, cette fois, en droit
d’incriminer Patterson, victime lui-même de la famine, et qui
subissait le sort de tous.
Les jours qui suivirent, de quoi vécurent les colons ? Qui
pourrait le dire ? Ceux qui avaient eu la prudence de constituer
des réserves de vivres les entamèrent. Mais les autres ?…
Le Kaw-djer ne sut où donner de la tête pendant cette si-
nistre période. Non seulement il lui fallait accourir au chevet
des malades, mais aussi venir en aide aux affamés. On le sup-
pliait, on s’accrochait à ses vêtements, les mères tendaient vers
lui leurs enfants. Il vivait au milieu d’un affreux concert
d’imprécations, de prières et de plaintes. Nul ne l’implorait en
vain. Généreusement, il distribuait les provisions accumulées
sur la rive gauche, s’oubliant lui-même, ne voulant pas se dire
– 266 –
que le danger dont il reculait l’échéance pour les autres le me-
nacerait fatalement à son tour.
Cela ne pouvait tarder cependant. Le poisson salé, le gibier
fumé, les légumes secs, tout diminuait rapidement. Que cette si-
tuation se prolongeât un mois, et, comme ceux de Libéria, les
habitants du Bourg-Neuf auraient faim.
Le péril était si évident que, dans l’entourage du Kaw-djer,
on commençait à lui opposer quelque résistance. On refusait de
se dessaisir des vivres. Il lui fallait longtemps discuter avant de
les obtenir, et l’on ne cédait que de guerre lasse et plus diffici-
lement de jour en jour.
Harry Rhodes essaya de représenter à son ami l’inutilité de
son sacrifice. Qu’espérait-il ? Il était évidemment impossible
que la faible quantité de vivres existant sur la rive gauche suffît
à sauver toute la population de l’île. Que ferait-on quand ils se-
raient épuisés ? Et quel intérêt y avait-il à reculer, au détriment
de ceux qui avaient fait preuve de courage et de prévoyance, une
catastrophe dans tous les cas inévitable et prochaine ?
Harry Rhodes ne put rien obtenir. Le Kaw-djer n’essaya
même pas de lui répondre. Devant une telle détresse, on n’avait
que faire d’arguments et il s’interdisait de réfléchir. Laisser de
sang-froid périr toute une multitude, voilà ce qui était impos-
sible. Partager avec elle jusqu’à la dernière miette, quoi qu’il en
dût résulter, voilà ce qui était impérieusement nécessaire.
Après ?… Après, on verrait. Quand on n’aurait plus rien, on par-
tirait, on irait plus loin, on chercherait un autre lieu
d’établissement, où, comme au Bourg-Neuf, on vivrait de chasse
et de pêche, et l’on s’éloignerait du campement que peu de jours
suffiraient alors à transformer en effroyable charnier. Mais du
moins on aurait fait tout ce qui était au pouvoir des hommes, et
l’on n’aurait pas eu l’affreux courage de condamner délibéré-
ment à mort un si grand nombre d’autres hommes.
– 267 –
Sur la proposition d’Harry Rhodes, on examina
l’opportunité de distribuer aux émigrants les quarante-huit fu-
sils cachés par Hartlepool. Avec ces armes à feu, peut-être réus-
siraient-ils à vivre de leur chasse. Cette proposition fut repous-
sée. Dans cette saison, le gibier était très rare, et des fusils entre
les mains de paysans inexpérimentés, seraient d’un bien faible
secours pour assurer l’alimentation d’une si nombreuse popula-
tion. En revanche, ils seraient susceptibles de créer de graves
dangers. À certains signes précurseurs, gestes brutaux, regards
farouches, altercations fréquentes, il était facile de reconnaître
que la violence fermentait dans les couches profondes de la
foule. Les colons ne cherchaient plus à dissimuler la haine qu’ils
éprouvaient les uns pour les autres. Ils s’accusaient récipro-
quement de leur échec, et chacun attribuait à son voisin la res-
ponsabilité de l’état de choses actuel.
Toutefois, il en était un qu’on s’accordait à maudire una-
nimement, et celui-là, c’était Ferdinand Beauval qui avait im-
prudemment assumé la mission redoutable de gouverner ses
semblables.
Bien que son incapacité éclatante justifiât amplement la
rancune des émigrants, on le supportait encore. Livrée à elle-
même, une foule, tourbillon confus de volontés qui se neutrali-
sent, est incapable d’agir. Son inertie rend sa patience infinie,
et, quels que soient ses griefs, elle s’arrête interdite au moment
de toucher au chef, comme saisie d’un religieux effroi devant
son prestige qu’elle seule pourtant a créé. Il en était ainsi une
fois de plus, et peut-être les colons de l’île Hoste n’eussent-ils
manifesté leur colère que par des conciliabules privés et de pla-
toniques menaces en sourdine, s’il ne s’était trouvé un des leurs
pour les entraîner à l’exprimer par des actes.
C’est une chose merveilleuse que, dans cette situation ter-
rible, le fantôme de pouvoir détenu par Beauval ait pu exciter
– 268 –
des convoitises. Pauvre pouvoir qui consistait à être le maître
nominal d’une multitude d’affamés !
Il en fut ainsi cependant.
En présence d’une si poignante réalité, Lewis Dorick
n’estima pas négligeable cette apparence d’autorité, et peut-être
n’avait-il pas tort après tout. Le bon sens populaire n’emploie-t-
il pas, pour désigner la puissance politique, l’expression vul-
gaire, mais expressive et pittoresque, d’assiette au beurre ?
Dans la plus déshéritée des sociétés, la première place assure,
en effet, à son possesseur des avantages relatifs. Beauval en sa-
vait quelque chose, lui qui en était encore à connaître les souf-
frances de ses compagnons d’infortune. Ces avantages, Dorick
entendait les assurer à lui-même et à ses amis.
Jusqu’alors, il avait impatiemment supporté la grandeur de
son rival. Jugeant l’occasion favorable, il entreprit une cam-
pagne, à laquelle le malheur public donnait une base solide. Les
sujets de juste critique n’étaient que trop nombreux. Il n’avait
que l’embarras du choix. Peut-être aurait-il été fort embarrassé,
si on lui avait demandé ce qu’il eût fait à la place de son adver-
saire. Mais, personne ne lui posant cette indiscrète question, il
n’avait pas le souci d’y répondre.
Beauval n’était pas sans discerner le travail de son concur-
rent. Souvent, de la fenêtre de la demeure décorée par lui du
nom pompeux de Palais du gouvernement, il regardait tout son-
geur passer la foule, de jour en jour plus nombreuse à mesure
que l’approche du printemps adoucissait la température. Aux
regards qu’on lançait de son côté, aux poings qu’on brandissait
parfois dans sa direction, il comprenait que la campagne de Do-
rick portait ses fruits et, peu enclin à descendre du pavois, il
élaborait des plans de défense.
– 269 –
Certes, il ne pouvait nier l’état de délabrement de la colo-
nie, mais il en accusait les circonstances et, en particulier, le
climat. Son imperturbable confiance en lui-même n’en était au-
cunement diminuée. S’il n’avait rien fait, parbleu, c’est qu’il n’y
avait rien à faire, et un autre n’en eût pas fait davantage.
Ce n’est pas uniquement par orgueil que Beauval se cram-
ponnait à sa fonction. Malgré tout, dans les circonstances pré-
sentes, il avait perdu beaucoup de ses illusions sur le lustre qu’il
en recevait. Il songeait aussi, avec inquiétude et complaisance à
la fois, à l’abondante réserve de vivres qu’il était parvenu à
mettre à l’abri. En aurait-il été ainsi, s’il n’avait pas été le chef ?
En serait-il encore ainsi, s’il ne l’était plus ?
C’est donc pour défendre sa vie, en même temps que sa
place, qu’il se jeta ardemment dans la lutte. Très habilement, il
ne contesta aucun des griefs énumérés par Dorick. Sur ce ter-
rain il eût été vaincu d’avance. Il les accentua au contraire. De
tous les mécontents, ce fut lui le plus ardent.
Par exemple, les deux adversaires différèrent d’avis sur le
remède qu’il convenait d’appliquer. Tandis que Dorick prônait
un changement de gouvernement, Beauval conseillait l’union et
faisait remonter à d’autres la responsabilité des malheurs qui
accablaient la colonie.
Les auteurs responsables de ces malheurs, qui étaient-ils ?
Nuls autres, d’après lui, que le petit nombre d’émigrants qui
n’avaient pas été dans la nécessité de se réfugier à la côte au
cours de l’hiver. Le raisonnement de Beauval était simple. Puis-
qu’on ne les avait pas revus, c’est qu’ils avaient réussi. Ils possé-
daient, par conséquent, des vivres, et ces vivres, on avait le droit
de les confisquer au profit de tous.
Ces excitations trouvèrent de l’écho dans une population
réduite au désespoir, et on leur obéit sans attendre. D’abord, on
– 270 –
battit la campagne dans les environs de Libéria, puis, en vue
d’expéditions plus lointaines, des bandes se formèrent, augmen-
tèrent rapidement d’importance, et enfin, le 15 octobre, ce fut
une véritable armée de plus de deux cents hommes qui, sous la
conduite des frères Moore, se rua à la conquête du pain.
Pendant cinq jours, cette troupe parcourut l’île en tous
sens. Qu’y faisait-elle ? On le devinait en voyant affluer ses vic-
times, affolées de la catastrophe imprévue qui avait annihilé
leurs efforts. L’un après l’autre, ils couraient au gouverneur et
lui demandaient justice. Mais celui-ci les renvoyait rudement en
leur reprochant leur honteux égoïsme. Et quoi ! ils auraient
consenti à se gorger tandis que leurs frères mouraient de faim ?
Ahuris, les malheureux battaient en retraite, et Beauval
triomphait. Leurs plaintes lui prouvaient que la piste indiquée
par lui était bonne. Il ne s’était pas trompé. Ainsi qu’il l’avait af-
firmé au petit bonheur, ceux qui n’étaient pas revenus pendant
l’hiver avaient vécu dans l’abondance.
Maintenant, en tous cas, leur sort était pareil à celui des
autres. Leur patient travail était rendu inutile et ils se trouvaient
aussi pauvres et démunis que ceux qui avaient consommé leur
ruine. Non seulement on était passé chez eux en trombe et l’on
avait fait main basse sur tout ce qui pouvait se mettre sous la
dent, mais encore on s’était livré à ces excès dont les foules,
dussent-elles être les premières à en pâtir, sont assez volontiers
coutumières. Les champs ensemencés avaient été piétinés, les
basses-cours saccagées et vidées de leur dernier habitant.
Bien maigre cependant était le butin des pillards. La réus-
site de ceux qu’ils rançonnaient était en somme très relative.
Avoir réussi, cela voulait dire simplement que ces colons plus
courageux, plus habiles ou moins malchanceux que leurs com-
pagnons, avaient assuré vaille que vaille leur subsistance, mais
– 271 –
non pas qu’ils fussent devenus riches par miracle. On ne décou-
vrait donc rien dans ces pauvres fermes.
De là, parmi ceux qui sillonnaient la campagne, grande dé-
sillusion, qui se traduisait souvent par des actes de véritable
sauvagerie.
Plus d’un colon fut soumis à la torture, afin qu’il dévoilât la
cachette dans laquelle on l’accusait de dissimuler des vivres
imaginaires. Les mêmes causes produisant les mêmes effets,
l’île Hoste, comme jadis la France, avait sa Jacquerie.
Le cinquième jour après son départ, la bande des pillards
se heurta aux palissades qui limitaient les enclos de la famille
Rivière et des trois autres familles, leurs voisines. Depuis qu’on
s’était mis en route, on n’avait cessé de penser à ces exploita-
tions, les plus anciennes et les plus prospères de la colonie, et
l’on se promettait merveille de leur pillage.
Il fallut déchanter.
Attenantes les unes aux autres, les quatre fermes, bâties
sur les côtés d’un vaste quadrilatère, constituaient, dans leur
ensemble, une sorte de citadelle, et une citadelle inexpugnable,
car, seuls de tous les colons, ses défenseurs étaient armés. Ils
reçurent à coups de fusils les assaillants, qui eurent, à la pre-
mière décharge, sept hommes tués ou blessés. Les autres n’en
demandèrent pas davantage et s’enfuirent en tumulte.
Cette escarmouche calma sur-le-champ l’ardeur des pil-
lards. Ceux-ci reprirent aussitôt la route de Libéria, qu’ils attei-
gnirent à la nuit tombante. Le bruit de leurs imprécations fu-
rieuses les y précéda et annonça leur arrivée. On s’avança à leur
rencontre, en prêtant l’oreille à cette clameur venue de la cam-
pagne assombrie.
– 272 –
Tout d’abord, l’éloignement ne permettant pas de com-
prendre ce qu’ils criaient ainsi, on crut à des chants de joie et de
– 273 –
victoire. Mais les mots, bientôt, se précisèrent, et l’on se regarda
effarés.
« Trahison !… Trahison !… » criaient-ils. Trahison !… Ceux
qui n’avaient pas quitté Libéria furent saisis de crainte, et, plus
que tous les autres, Beauval trembla. Il pressentit un malheur
dont, quel qu’il fût, on le rendrait responsable, et, sans savoir au
juste quel danger le menaçait, il courut s’enfermer dans le « Pa-
lais ».
Il achevait à peine de s’y verrouiller que le bruyant cortège
faisait halte à sa porte.
Que lui voulait-on ? Que signifiaient ces blessés et ces
morts qu’on déposait sur le sol du terre-plein ménagé devant sa
demeure ? De quel drame étaient-ils les victimes ? Pourquoi
cette multitude en rumeur ?
Pendant que Beauval s’efforçait vainement de percer ce
mystère, un autre drame se jouait, qui allait désoler les habi-
tants du Bourg-Neuf et frapper le Kaw-djer en plein cœur.
Celui-ci n’était pas sans connaître les troubles qui agitaient
la population de Libéria. En circulant dans le campement, il ap-
prenait nécessairement tout ce qui s’y passait. Il ignorait néan-
moins l’existence de la bande de pillards, partie avant son arri-
vée et revenue après son départ pour la rive gauche. Si la dimi-
nution du nombre des émigrants, durant ces quelques jours,
avait, en effet, attiré son attention, il n’avait pu qu’en être éton-
né, sans en discerner la cause.
Troublé cependant par une sourde inquiétude, il était sorti,
ce soir-là, après le coucher du soleil et, avec ses compagnons
habituels, Harry Rhodes, Hartlepool, Halg et Karroly, il s’était
avancé jusqu’au bord de la rivière. La rive gauche dominant de
quelques mètres la rive droite, il eût, de ce point, aperçu Libéria,
– 274 –
pendant le jour. Mais, à cette heure, le campement disparaissait
dans l’obscurité. Seules, une rumeur lointaine et une vague
lueur en indiquaient l’emplacement.
Les cinq promeneurs, assis sur la berge, le chien Zol à leurs
pieds, contemplaient la nuit en silence, quand une voix s’éleva
de l’autre côté de la rivière.
« Kaw-djer !… appelait un homme haletant, comme s’il eût
été essoufflé par une course rapide.
– Présent !… » répondit le Kaw-djer.
Une ombre traversa le ponceau et s’approcha du groupe.
On reconnut Sirdey, l’ancien cuisinier du Jonathan.
« On a besoin de vous là-bas, dit-il en s’adressant au Kaw-
djer.
– Qu’y a-t-il ? demanda celui-ci en se levant.
– Des morts et des blessés.
– Des blessés !… Des morts !… qu’est-il donc arrivé ?
– On est allé en bande chez les Rivière… Paraît qu’ils ont
des fusils… Et voilà !
– Les malheureux !…
– Bilan : trois morts et quatre blessés. Les morts ne de-
mandent rien, mais peut-être que les blessés…
– J’y vais », interrompit le Kaw-djer, qui se mit en marche,
tandis que Halg courait chercher la trousse des instruments de
chirurgie.
– 275 –
Chemin faisant, le Kaw-djer interrogeait, mais Sirdey ne
pouvait le renseigner. Il ne savait rien. Lui, il n’avait pas accom-
pagné la bande et il n’en connaissait les aventures que par ouï
dire. Personne, d’ailleurs, ne l’avait envoyé. Voyant qu’on rap-
portait sept corps inertes, il avait cru bien faire en accourant
prévenir le Kaw-djer.
« Vous avez très bien fait », approuva celui-ci.
En compagnie de Karroly, d’Hartlepool et d’Harry Rhodes,
il avait franchi le ponceau et s’était avancé d’une centaine de
mètres sur la rive droite, quand, en se retournant, il aperçut
Halg, qui revenait avec la trousse. Le jeune Indien, qui traver-
sait à son tour la rivière, rattraperait sans peine ses amis. Le
Kaw-djer se remit en marche à pas pressés.
Trois minutes plus tard un cri d’agonie l’arrêtait sur place.
On eût dit la voix de Halg !… Le cœur étreint d’une affreuse an-
goisse, il se hâta de rebrousser chemin. Si grand était son
trouble que Sirdey put, sans être vu, lui fausser compagnie et
s’éloigner du côté de Libéria de toute la vitesse de ses jambes, et
qu’il ne distingua pas davantage une ombre qui s’enfuyait dans
la même direction après avoir fait un grand crochet vers
l’amont.
Mais si vite que le Kaw-djer courût, Zol courait plus vite
encore. En deux bonds, le chien eut disparu dans l’ombre.
Quelques instants plus tard, il donnait de la voix. À ses aboie-
ments plaintifs succédèrent des grondements furieux qui allè-
rent bientôt en s’affaiblissant, comme si l’animal eût pris chasse
et se fût lancé sur une piste.
Puis, tout à coup, un nouveau cri d’agonie s’éleva dans la
nuit.
– 276 –
Ce deuxième cri, le Kaw-djer ne l’entendit pas. Il venait
d’arriver à l’endroit d’où le premier était parti, et là, à ses pieds,
– 277 –
il venait d’apercevoir Halg, le visage contre le sol, couché au mi-
lieu d’une mare de sang, un large coutelas fiché jusqu’au
manche entre les deux épaules.
Karroly s’était jeté sur son fils. Le Kaw-djer l’écarta rude-
ment. Ce n’était pas l’heure de se lamenter, mais d’agir. Ramas-
sant sa trousse, tombée à côté du jeune garçon, il fendit d’un
seul coup, de haut en bas, le vêtement de celui-ci. Puis, avec
d’infinies précautions, l’arme homicide fut retirée de son four-
reau de chair, et la blessure apparut à nu. Elle était terrible. La
lame, pénétrant entre les omoplates, avec traversé la poitrine
presque de part en part. En admettant que, par miracle, la
moelle épinière ne fût pas intéressée, le poumon était nécessai-
rement perforé. Halg, livide, les yeux clos, respirait à peine, et
une mousse sanglante coulait de ses lèvres.
En quelques minutes, le Kaw-djer, ayant découpé en la-
nières sa blouse de peau de guanaque, eut fait un pansement
provisoire, puis, sur un signe de lui, Karroly, Hartlepool et Har-
ry Rhodes se mirent en devoir de transporter le blessé.
À ce moment, l’attention du Kaw-djer fut enfin attirée par
les grondements de Zol. Évidemment le chien était aux prises
avec quelque ennemi. Tandis que le triste cortège se mettait en
marche, il s’avança dans la direction du bruit, dont la source ne
paraissait pas très éloignée.
Cent pas plus loin, un horrible spectacle frappait sa vue.
Sur le sol, un corps, celui de Sirk, ainsi qu’il le reconnut à la lu-
mière de la lune, était étendu, la gorge ouverte par une affreuse
blessure. Des carotides tranchées net le sang giclait à flots. Cette
blessure, ce n’était pas une arme qui l’avait faite.
Elle était l’œuvre de Zol, qui s’acharnait encore, ivre de
rage, à l’agrandir.
– 278 –
Le Kaw-djer fit lâcher prise au chien, puis s’agenouilla dans
la boue sanglante près de l’homme. Tous soins étaient inutiles.
Sirk était mort. Le Kaw-djer, songeur, considérait le cadavre qui
ouvrait dans la nuit des yeux déjà vitreux. Le drame se reconsti-
tuait aisément. Pendant qu’il suivait Sirdey, complice peut-être
du crime projeté, Sirk, à l’affût, avait bondi sur Halg qui reve-
nait en courant et l’avait assassiné par derrière. Puis, tandis
qu’on s’empressait autour du blessé, Zol s’était lancé sur les
traces du coupable, dont le châtiment avait suivi de près le
crime. Quelques minutes avaient suffi pour que le drame dérou-
lât ses foudroyantes péripéties. Les deux acteurs gisaient abat-
tus, l’un mort, l’autre mourant.
La pensée du Kaw-djer se reporta sur Halg. Le groupe des
trois hommes qui soutenaient le corps inerte du jeune Indien
commençait à s’effacer dans la nuit. Il soupira profondément.
Cet enfant représentait tout ce qu’il aimait sur la terre. Avec lui
disparaîtrait sa plus forte, presque son unique raison de vivre.
Au moment de s’éloigner, il laissa tomber un dernier re-
gard sur le mort. La flaque ne s’était pas élargie. À mesure que
jaillissait le flot ralenti du sang, il disparaissait dans la terre qui
l’absorbait avidement. Depuis l’origine des âges elle a coutume
de s’en abreuver, et ce n’est pas un fait d’importance que des
gouttes de plus ou de moins dans l’intarissable pluie rouge. Jus-
qu’ici, cependant, l’île Hoste avait échappé à la loi commune.
Inhabitée, elle était ainsi restée pure. Mais des hommes étaient
venus peupler ses déserts, et aussitôt le sang des hommes avait
coulé.
C’était la première fois peut-être qu’elle en était souillée…
Ce ne devait pas être la dernière.
– 279 –
XI
Un chef
Quand Halg, toujours privé de sentiment, eut été déposé
sur son lit, le Kaw-djer changea son pansement de fortune
contre un autre moins sommaire. Les paupières du blessé batti-
rent, ses lèvres s’agitèrent, un peu de rose colora ses joues li-
vides, puis, après quelques faibles gémissements, il passa de
l’anéantissement de la syncope à celui du sommeil.
Survivrait-il à sa terrible blessure ? La science humaine ne
pouvait l’affirmer. En somme, la situation était grave, mais non
désespérée, et il n’était pas absolument impossible que la plaie
du poumon se cicatrisât.
Après avoir donné tous les soins que son affection et son
expérience lui dictèrent, le Kaw-djer recommanda pour Halg le
calme le plus complet et la plus rigoureuse immobilité, et courut
à Libéria, où d’autres avaient peut-être besoin de lui.
Le malheur personnel qui venait de l’accabler laissait intact
son admirable instinct de dévouement et d’altruisme. Le drame
rapide qui déchirait son cœur ne lui faisait pas oublier ces morts
et ces blessés, qui, d’après l’ancien cuisinier du Jonathan, at-
tendaient du secours à Libéria. Y avait-il réellement des blessés
et des morts, et Sirdey n’avait-il pas menti ? Dans le doute, il
fallait se rendre compte par soi-même de la vérité des choses.
Il était à ce moment près de dix heures du soir. La lune,
dans son premier quartier, commençait à décliner vers le cou-
– 280 –
chant, et du firmament obscurci de l’orient tombait inépuisa-
blement la cendre impalpable de l’ombre. Dans la nuit grandis-
sante, une vague lueur continuait à rougeoyer au loin. Libéria ne
dormait pas encore.
Le Kaw-djer se mit en marche à grands pas. À travers la
campagne silencieuse, une rumeur, d’abord légère, puis de plus
en plus violente à mesure qu’il approchait, parvenait jusqu’à lui.
En vingt minutes il eut atteint le campement. Passant rapi-
dement entre les maisons noires, il allait déboucher sur l’espace
laissé libre devant la maison du gouverneur, quand un spec-
tacle, étrange et du plus intense pittoresque l’arrêta un instant.
Éclairée par un cercle de torches fuligineuses, la population
entière de Libéria semblait s’être donné rendez-vous sur le
terre-plein. Tout le monde était là, hommes, femmes, enfants,
divisés en trois groupes distincts. Le plus important de beau-
coup au point de vue du nombre était massé juste en face du
Kaw-djer. Ce groupe, qui comprenait la totalité des enfants et
des femmes, demeurait silencieux et semblait composé en
somme des spectateurs des deux autres. De ceux-ci, l’un se te-
nait rangé en bataille devant le palais du gouvernement, comme
s’il eût voulu en défendre l’entrée, tandis que l’autre avait pris
position de l’autre côté de la place.
Non, Sirdey n’avait pas menti. Au milieu du terre-plein,
sept corps s’allongeaient, en effet. Des blessés ou des morts ? À
cette distance, le Kaw-djer n’en pouvait rien savoir, la flamme
mouvante des torches leur prêtant à tous les mêmes apparences
de vie.
À en juger par leur attitude, il paraissait impossible de
mettre en doute l’hostilité réciproque des deux groupes les
moins nombreux. Cependant, de part et d’autre des corps dépo-
sés sur le sol, il semblait exister une zone neutre que nul des
– 281 –
partis adverses ne se hasardait à franchir. Ceux qu’on était en
droit, selon toute apparence, de considérer comme les assail-
lants n’esquissaient aucun geste d’attaque, et les défenseurs de
Beauval n’avaient pas l’occasion de montrer leur courage. La ba-
taille n’était pas engagée. On n’en était encore qu’aux paroles,
mais, par exemple, on ne s’en faisait pas faute. Par-dessus les
blessés ou les morts, on poursuivait une discussion fiévreuse ;
on échangeait, en guise de balles, des paroles qui, tantôt
s’amenuisaient en arguments, et tantôt s’enflaient jusqu’à
l’invective.
On fit silence, quand le Kaw-djer pénétra dans le cercle de
lumière. Sans s’occuper de ceux qui l’entouraient, il alla droit
aux corps étendus et se pencha sur l’un d’eux. Celui-ci n’étant
plus qu’un cadavre, il passa aussitôt au suivant, puis à tous les
autres, entrouvrant les vêtements quand il y avait lieu et procé-
dant rapidement à des pansements sommaires. Ce qu’avait an-
noncé Sirdey était exact. Il y avait bien, en effet, trois morts et
quatre blessés.
Quand tout fut terminé, le Kaw-djer regarda autour de lui
et malgré sa tristesse, il ne put s’empêcher de sourire en se
voyant entouré d’un millier de visages qui exprimaient la plus
respectueuse et la plus puérile curiosité. Pour mieux l’éclairer,
les porteurs de torches s’étaient rapprochés. Les trois groupes,
suivant le mouvement, s’étaient peu à peu fondus en un seul
dont il formait le centre, et dans lequel le silence était devenu
profond.
Le Kaw-djer demanda qu’on vînt à son aide. Personne ne
faisant mine de bouger, il désigna par leur nom ceux dont il ré-
clamait le concours. Ce fut alors très différent. Sans la moindre
hésitation, l’émigrant désigné sortait de la foule à l’appel de son
nom et se conformait avec zèle aux instructions qui lui étaient
données.
– 282 –
En quelques minutes, morts et blessés furent enlevés et
transportés dans leurs demeures respectives, sous la conduite
– 283 –
du Kaw-djer, dont le rôle n’était pas terminé. Il lui restait à visi-
ter successivement les quatre blessés, à procéder à l’extraction
des projectiles et aux pansements définitifs, avant de regagner
le Bourg-Neuf.
Tout en parachevant de cette manière son œuvre de dé-
vouement, il s’informait des causes du massacre. Il apprit ainsi
la rentrée en scène de Lewis Dorick, l’animosité de la foule à
l’égard de Ferdinand Beauval et le dérivatif imaginé par celui-ci,
les razzias faites dans les environs du campement et enfin la
tentative de pillage dont il pouvait constater de visu le piteux ré-
sultat.
Piteux, il ne pouvait l’être, en effet, davantage. Repoussés à
coups de fusils, comme il a été dit, par les quatre familles soli-
dement retranchées dans leur enclos, les pillards avaient battu
en retraite, ne rapportant, en fait de butin, que leurs camarades
tués ou blessés. Combien le retour avait été différent de l’aller !
Ils étaient partis à grand bruit, s’excitant les uns les autres, gri-
sés d’une sorte de joie féroce, au milieu d’un concert
d’exclamations, de lazzi brutaux, de vociférations, de menaces
contre ceux qu’on se disposait à mettre à rançon. Ils revenaient
en silence, l’oreille basse, n’ayant gagné dans l’aventure que des
horions. Les bouches étaient muettes, les cœurs amers, les yeux
sombres. L’excitation sauvage du départ avait fait place à une
sourde fureur, qui ne demandait qu’un prétexte pour éclater.
Ils s’estimaient dupes. De qui ? Ils ne savaient trop. Pas de
leur sottise, ni de leurs illusions, dans tous les cas. Selon la cou-
tume universelle, ils eussent accusé la terre entière avant de
s’accuser eux-mêmes.
Ils connaissaient bien, pour l’avoir éprouvé trop souvent,
ce sentiment d’amertume et de honte qui succède à l’avortement
des entreprises de violence. Avant d’être jetés sur l’île Hoste, ils
avaient compté parmi les prolétaires des deux mondes, et plus
– 284 –
d’une fois ils s’étaient laissé prendre aux discours vibrants des
rhéteurs. Ils avaient pratiqué la grève, digne et calme pendant
les premiers jours, quand les bourses sont encore pleines, mais
que la misère menaçante rend impatiente et fébrile, et qui de-
vient furieuse enfin, quand les marmots crient devant la huche
vide. C’est alors, qu’on voit rouge, qu’on se rue en trombe, et
qu’on tue et qu’on meurt pour revenir… victorieux parfois, il est
vrai, mais plus souvent vaincu, c’est-à-dire dans une condition
pire, l’échec ayant démontré la faiblesse de ceux qui voulaient
triompher par la force.
Eh bien ! ce retour à travers les champs saccagés, c’était
tout à fait le dernier acte d’une grève qui finit mal. L’état des
âmes était pareil. Les pauvres diables s’estimaient joués et ils
enrageaient de leur sottise. Les chefs, Beauval, Dorick, où
étaient-ils partis ?… Parbleu ! loin des coups. C’était toujours et
partout la même chose. Des renards et des corbeaux. Des ex-
ploiteurs et des exploités.
Mais la grève, quand elle est sanglante, l’émeute, les révo-
lutions ont leur rituel que les acteurs de ce drame savaient par
cœur pour s’y être plus d’une fois scrupuleusement conformés.
Il est d’usage que, dans ces convulsions, où l’homme, oubliant
qu’il est un être pensant, emploie comme arguments la violence
et le meurtre, les victimes deviennent des drapeaux.
Drapeaux donc étaient devenues celles que rapportait la
bande des pillards, et c’est pourquoi on les avait étendues sous
les yeux de Ferdinand Beauval qui, détenant le pouvoir, était
par essence responsable de tous les maux. Mais, là, on s’était
heurté à ses partisans, et l’on avait commencé par s’injurier co-
pieusement avant d’en arriver aux coups. L’heure des coups,
d’ailleurs, n’avait pas encore sonné. Un protocole inflexible in-
diquait nettement la marche à suivre. Quand on aurait suffi-
samment discouru, quand les gosiers seraient fatigués de crier,
on rentrerait chez soi, puis, le lendemain, pour que tout fût ac-
– 285 –
compli conformément aux rites, on ferait aux morts de solen-
nelles funérailles. C’est alors seulement que les désordres se-
raient à craindre.
L’intervention du Kaw-djer avait brusqué les choses. Grâce
à lui, les colères avaient fait trêve, et l’on s’était souvenu qu’il n’y
avait pas là que des morts, mais aussi des blessés auxquels des
soins rapides étaient peut-être susceptibles de conserver la vie.
Le terre-plein était désert, quand il le traversa pour retour-
ner au Bourg-Neuf. Avec sa mobilité coutumière, la foule, tou-
jours prête à s’enflammer soudainement, s’était soudainement
apaisée. Les maisons étaient closes. On dormait.
Tout en cheminant dans la nuit, le Kaw-djer pensait à ce
qu’il avait appris. Aux noms de Dorick et de Beauval, il avait
simplement haussé les épaules, mais la randonnée des pillards à
travers la campagne lui semblait mériter plus sérieuse considé-
ration. Ces déprédations, ces vols, ces actes de barbarie étaient
du plus fâcheux augure. La colonie, déjà si compromise, était
perdue sans retour, si les colons entraient en lutte ouverte les
uns contre les autres.
Que devenaient, au contact des faits, les théories sur les-
quelles le généreux illuminé avait édifié sa vie ? Le résultat était
là, certain, tangible, incontestable. Livrés à eux-mêmes, ces
hommes s’étaient montrés incapables de vivre, et ils allaient
mourir de faim, troupeau imbécile qui ne saurait pas trouver sa
pâture sans un berger pour la lui donner. Quant à leur être mo-
ral, la qualité n’en excédait pas celle de leur sens pratique.
L’abondance, la médiocrité et la misère, les brûlures du soleil et
les morsures du froid, tout avait été prétexte pour que se révé-
lassent les tares indélébiles des âmes. Ingratitude et égoïsme,
abus de la force et lâcheté, intempérance, imprévoyance et pa-
resse, voilà de quoi étaient pétris un trop grand nombre de ces
hommes, dont l’intérêt, à défaut de plus noble mobile, eût dû
– 286 –
faire une seule volonté aux mille cerveaux. Et voici qu’on arri-
vait aux dernières lignes de cette lamentable aventure ! Dix-huit
mois avaient suffi pour qu’elle commençât et se conclût. Comme
si la nature eût regretté son œuvre et reconnu son erreur, elle
rejetait ces hommes qui s’abandonnaient eux-mêmes. La mort
les frappait sans relâche. L’un après l’autre, ils disparaissaient ;
l’un après l’autre, ils étaient repris par la terre, creuset où tout
s’élabore et se transforme, qui, continuant le cycle éternel, refe-
rait de leur substance d’autres êtres, hélas ! sans doute, pareils à
eux.
Encore estimaient-ils que la grande faucheuse n’allait pas
assez vite en besogne, puisqu’ils l’aidaient de leurs propres
mains. Là-bas, d’où le Kaw-djer venait, des blessés et des morts.
Ici, où il passait, le cadavre de Sirk. Au Bourg-Neuf, la poitrine
trouée d’un enfant, par qui son cœur désenchanté avait réappris
la douceur d’aimer. De tous côtés, du sang.
Avant d’aller chercher le sommeil, le Kaw-djer s’approcha
du chevet de Halg. La situation était la même, ni meilleure, ni
pire. Une hémorragie soudaine était toujours à craindre et, pen-
dant plusieurs jours, ce danger resterait redoutable.
Brisé par la fatigue, il se réveilla tard le lendemain. Le soleil
était déjà haut sur l’horizon, quand il sortit de sa maison, après
une visite à Halg, dont l’état demeurait stationnaire. La brume
s’était levée. Il faisait beau. Hâtant le pas, afin de rattraper le
temps perdu, le Kaw-djer se mit en route, comme chaque jour,
pour Libéria, où l’appelaient ses malades ordinaires, en nombre,
il est vrai, décroissant depuis le commencement du printemps,
et les quatre blessés de le veille.
Mais il se heurta à une barrière humaine dressée en travers
du ponceau. À l’exception de Halg et de Karroly, elle comprenait
toute la population masculine du Bourg-Neuf. Il y avait là
quinze hommes et, circonstance singulière, quinze hommes ar-
– 287 –
més de fusils, qui paraissaient le guetter. Ce n’étaient point des
soldats, et pourtant leur attitude avait quelque chose de mili-
taire. Calmes, sévères même, ils demeuraient l’arme au pied,
comme dans l’attente des ordres d’un chef.
Harry Rhodes, à quelques pas en avant d’eux, arrêta du
geste le Kaw-djer. Celui-ci fit halte, et dénombra la petite troupe
d’un regard étonné.
« Kaw-djer, dit Harry Rhodes, non sans une sorte de so-
lennité, depuis longtemps je vous conjure de venir au secours de
la malheureuse population de l’île Hoste, en acceptant de vous
placer à sa tête. Une dernière fois, je renouvelle ma prière. »
Le Kaw-djer, sans répondre, ferma les yeux, comme pour
mieux voir en lui-même. Harry Rhodes poursuivit :
« Les derniers événements ont dû vous faire réfléchir.
Nous, en tous cas, nous sommes fixés. C’est pourquoi, cette
nuit, Hartlepool, moi et quelques autres, nous sommes allés re-
prendre ces quinze fusils qui ont été distribués aux hommes du
Bourg-Neuf. Nous sommes armés maintenant et maîtres par
conséquent d’imposer nos volontés. Or, les choses en sont arri-
vées à un point qu’une plus longue patience serait un véritable
crime. Il faut agir. Mon parti est pris. Si vous persistez dans
votre refus, je me mettrai moi-même à la tête de ces braves
gens. Malheureusement, je n’ai, ni votre influence, ni votre au-
torité. On ne m’écoutera pas, et le sang coulera. À vous, au con-
traire, on obéira sans murmure. Décidez.
– Qu’y a-t-il donc de nouveau ? demanda le Kaw-djer avec
son calme habituel.
– Ceci », répondit Harry Rhodes, en étendant la main vers
la maison où Halg agonisait.
– 288 –
Le Kaw-djer tressaillit.
« Et ceci encore », ajouta Harry Rhodes, en l’entraînant de
quelques pas vers l’amont.
Tous deux gravirent la berge qui, en cet endroit, dominait
la rive droite. Libéria et la plaine marécageuse qui les en sépa-
rait apparurent à leurs regards.
Dès les premières heures du matin, on s’était, au campe-
ment réveillé avec la fièvre. Il s’agissait de compléter l’œuvre de
la veille, en procédant aux funérailles solennelles des trois
morts. La perspective de cette cérémonie mettait tout le monde
en ébullition. Pour les camarades des victimes, il s’agissait d’une
manifestation ; pour les partisans de Beauval, d’un danger ;
pour les autres, d’un spectacle.
La population tout entière, à l’exception du seul Beauval,
qui avait jugé plus sage de se tenir enfermé, suivit donc les trois
cercueils. On ne négligea pas de faire passer le cortège devant la
maison du gouverneur, ni de s’arrêter sur le terre-plein, ce dont
Lewis Dorick profita pour débiter une violente diatribe. Puis on
se remit en marche.
Sur les tombes, Dorick, prenant de nouveau la parole, pro-
nonça, pour la centième fois, un trop facile réquisitoire contre
l’administration de la colonie. À l’entendre, l’imprévoyance,
l’incapacité, les principes rétrogrades de son titulaire avaient
causé tous les malheurs. Le moment était venu de renverser cet
incapable et de nommer à sa place un autre chef.
Le succès de Dorick fut éclatant. On lui répondit par un
tonnerre de cris. D’abord, ce furent des « Vive Dorick ! » puis on
hurla « Au palais !… Au palais !… » et une centaine d’hommes
s’ébranlèrent, en martelant le sol de leurs pieds lourds. Ils
étaient chauffés à point. Leurs yeux étincelaient, leurs poings
– 289 –
vers le ciel se tendaient menaçants, et les bouches grandes ou-
vertes par des clameurs de haine faisaient dans les visages des
trous noirs.
Bientôt le mouvement s’accéléra. Ils pressèrent le pas, puis
coururent, et enfin, se poussant, se bousculant, ils dévalèrent
comme un torrent.
Un obstacle brisa leur élan. Ceux qui, ayant part aux avan-
tages du pouvoir, redoutaient que le détenteur n’en fût changé,
s’étaient constitués ses défenseurs. Poings contre poings, poi-
trines contre poitrines, les deux bandes se heurtèrent, et les
coups commencèrent à pleuvoir.
Toutefois, le parti de Beauval, visiblement le plus faible,
dut reculer. Pas à pas, mètre à mètre, il fut refoulé jusqu’au Pa-
lais. Sur le terre-plein, la bataille reprit plus ardente. Longtemps
elle demeura indécise. De temps à autre, un combattant, forcé
de se retirer de la lutte, allait s’abattre dans quelque coin. Des
mâchoires furent brisées, des côtes enfoncées, des membres
cassés.
Plus on frappait, plus on s’exaspérait. Le moment vint où
les couteaux sortirent tout seuls de leurs gaines. Une fois de
plus, le sang coula.
Après une résistance héroïque, les défenseurs de Beauval
furent enfin débordés, et les assaillants, ayant tout balayé de-
vant eux, se ruèrent en désordre dans l’intérieur du Palais. Avec
des hurlements de sauvages, ils le parcoururent de haut en bas.
S’ils avaient trouvé Beauval, celui-ci eût été inévitablement
écharpé. Par bonheur, il fut impossible de le découvrir. Beauval
avait disparu. En voyant de quelle manière tournaient les
choses, il avait déguerpi à temps, et, en ce moment, il fuyait à
toutes jambes dans la direction du Bourg-Neuf.
– 290 –
L’inutilité de leurs recherches porta au paroxysme la rage
des vainqueurs. Il est de l’essence même de la foule de perdre
toute mesure dans le bien comme dans le mal. À défaut d’autre
victime, on s’en prit aux choses. La demeure de Beauval fut pil-
lée de fond en comble. Son misérable mobilier, ses papiers, ses
objets personnels, tout fut jeté pêle-mêle par les fenêtres, et
amoncelé en un tas auquel on mit le feu. Quelques instants plus
tard, – fut-ce par inadvertance ? fut-ce par la volonté de l’un des
émeutiers ? – le Palais lui-même flambait à son tour.
Chassés par la fumée, les envahisseurs se précipitèrent au
dehors. Alors, ils n’étaient plus des hommes. Ivres de cris, de
saccage et de meurtre, ils n’avaient plus de pensée ni de but.
Rien qu’un irrésistible besoin de frapper, d’assommer, de dé-
truire et de tuer.
Sur le terre-plein stationnait, comme au spectacle, la foule
des enfants, des femmes et des indifférents, éternels badauds à
qui on ne cesse de rendre les coups qu’ils n’ont pas donnés. Ils
formaient, en somme, le gros de la population, mais, en dépit de
leur nombre, ils étaient trop pacifiques pour être redoutables.
La bande de Lewis Dorick, maintenant grossie de ses anciens
adversaires qui jugeaient opportun de se ranger du côté du plus
fort, se rua sur cette multitude inoffensive, cognant des pieds et
des poings.
Ce fut une fuite éperdue. Hommes, femmes et enfants se
répandirent dans la plaine, poursuivis par ces énergumènes qui
eussent été bien embarrassés de donner la raison de leur sau-
vage fureur.
Du haut de la berge qu’il venait de gravir avec Harry
Rhodes, le Kaw-djer, en regardant du côté du campement,
n’aperçut qu’un nuage de fumée, dont les lourdes volutes al-
laient rouler jusqu’à la mer. Les maisons disparaissaient dans ce
nuage, d’où s’élevaient des cris confus : appels, jurons, exclama-
– 291 –
tions de douleur et d’angoisse. Un seul être vivant, un homme,
se montrait dans la plaine, au-delà de la rivière. Il courait de
toutes ses forces, bien que personne ne fût à sa poursuite. Sans
ralentir son allure, cet homme atteignit le ponceau, le franchit,
et vint tomber, hors d’haleine, en arrière de la petite troupe ar-
mée. On reconnut alors Ferdinand Beauval.
Voilà ce que vit d’abord le Kaw-djer. Dans sa simplicité, le
tableau était éloquent, et il en comprit sur-le-champ la significa-
tion : Beauval honteusement chassé, contraint à la fuite, et
l’émeute semant dans Libéria l’incendie et la mort.
Quel sens avait tout cela ? Qu’on se fût débarrassé de
Beauval, rien de mieux. Mais pourquoi cette dévastation, dont
les auteurs seraient les premières victimes ? Pourquoi cette tue-
rie, dont les cris lointains disaient la sauvage fureur ?
Ainsi donc, les hommes pouvaient en arriver là ! Non seu-
lement le plus médiocre intérêt les rendait capables du mal,
mais ils l’étaient encore, le cas échéant, de détruire pour dé-
truire, de frapper pour frapper, de tuer pour le plaisir de tuer ! Il
n’y avait pas que les besoins, les passions et l’orgueil pour lancer
les hommes les uns contre les autres ; il y avait aussi la folie,
cette folie qui existe en puissance dans toutes les foules, et qui
fait qu’ayant une fois goûté de la violence, elles ne s’arrêtent que
saoules de destruction et de carnage.
C’est par une telle folie – héroïsme ou brigandage, selon
l’occurrence – que le bandit abat sans raison le passant inoffen-
sif, c’est par elle que les révolutions font des innocents et des
coupables une indistincte hécatombe, comme c’est elle aussi qui
enflamme les armées et gagne les batailles.
Que devenaient, devant de pareils faits, les rêves du Kaw-
djer ? Si la liberté intégrale était le bien naturel des hommes,
n’était-ce pas à la condition qu’ils restassent des hommes et
– 292 –
qu’ils ne fussent pas susceptibles de se transformer en bêtes
fauves, comme ceux dont il contemplait les exploits ?
Le Kaw-djer n’avait rien répondu à Harry Rhodes. Droit et
ferme au point culminant de la berge, il regarda pendant
quelques minutes en silence. Ses réflexions douloureuses, son
visage impassible ne les trahissait pas.
Et pourtant, quel débat cruel dont son âme était déchirée !
Fermer les yeux à l’évidence et s’entêter égoïstement dans une
religion menteuse, tandis que ces malheureux insensés se mas-
sacraient les uns les autres, ou bien reconnaître l’évidence, obéir
à la raison, intervenir dans ce désordre et les sauver malgré eux,
poignant dilemme ! Ce que commandait le bon sens, c’était, hé-
las ! la négation de toute sa vie. Voir brisée à ses pieds l’idole
élevée dans son cœur, reconnaître qu’on a été dupe d’un mirage,
se dire qu’on a bâti sur un mensonge, que rien n’est vrai de ce
qu’on a pensé, et qu’on s’est sacrifié stupidement à une chimère,
quelle faillite !
Tout à coup, hors de la fumée qui recouvrait Libéria, jaillit
un fuyard, puis un autre, puis dix autres, puis cent autres, dont
beaucoup de femmes et d’enfants. Quelques-uns cherchaient à
se réfugier dans les hauteurs de l’Est, mais le plus grand
nombre, serrés de près par leurs adversaires, couraient éper-
dument dans la direction du Bourg-Neuf. La dernière de ceux-ci
était une femme. Un peu forte, elle ne pouvait aller vite. Un
homme la rejoignit en quelques enjambées, la saisit par les che-
veux, la renversa sur le sol, leva le poing… Le Kaw-Djer se re-
tourna vers Harry Rhodes et dit d’une voix grave :
« J’accepte. »
– 293 –
TROISIÈME PARTIE
– 294 –
I
Premières mesures
Le Kaw-djer, à la tête des quinze volontaires, traversa la
plaine au pas de course. Il lui suffît de quelques minutes pour
atteindre Libéria.
– 295 –
On se battait encore sur le terre-plein, mais avec moins
d’ardeur, et uniquement par suite de la vitesse acquise, car, dé-
jà, on ne savait plus très bien pourquoi.
L’arrivée de la petite troupe armée frappa de stupeur les
belligérants. C’était une éventualité qu’ils n’avaient pas prévue.
À aucun moment, les émeutiers n’avaient admis qu’ils pussent
avoir à lutter contre une force supérieure, de taille à mettre le
holà à leurs fantaisies meurtrières. Les combats singuliers en
furent subitement arrêtés. Ceux qui recevaient les coups prirent
du champ, ceux qui les donnaient s’immobilisèrent aux endroits
où ils se trouvaient, les uns tout ahuris de leur inexplicable
aventure, les autres l’air un peu égaré, la respiration haletante,
en hommes qui, dans un moment d’aberration, auraient accom-
pli quelque travail pénible dont ils ne comprendraient plus la
raison. Sans transition, la surexcitation faisait place à la détente.
Le Kaw-djer s’occupa en premier lieu de combattre
l’incendie que les flammes, rabattues par une légère brise du
Sud, risquaient de communiquer au campement tout entier.
L’ancien « palais » de Beauval était alors plus qu’aux trois
quarts consumé. Quelques coups de crosse suffirent à jeter bas
cette construction légère, dont il ne subsista bientôt plus qu’un
tas de débris calcinés d’où s’élevait une fumée âcre.
Cela fait, laissant cinq de ses hommes de garde près de la
foule assagie, il partit avec les dix autres à travers la plaine, afin
de rallier le surplus des émigrants. Il y réussit sans peine. De
tous côtés on revenait vers Libéria, les assaillants, dont la fa-
tigue avait apaisé la fureur insensée, formant l’avant-garde, et
derrière eux, les badauds étrillés, qui, encore mal remis de leur
terreur, se rapprochaient craintivement en conservant un pru-
dent intervalle. Quand ceux-ci aperçurent le Kaw-djer, ils repri-
rent confiance et pressèrent le pas, si bien que les uns et les
autres arrivèrent confondus à Libéria.
– 296 –
En moins d’une heure, toute la population fut rassemblée
sur le terre-plein. À voir ses rangs serrés, sa masse homogène, il
eût été impossible de soupçonner que des partis adverses
l’eussent jamais divisée. Sans les nombreuses victimes qui jon-
chaient le sol, il ne serait resté aucune trace des troubles qui ve-
naient de finir.
La foule ne montrait pas d’impatience. De la curiosité sim-
plement. Tout étonnée de l’incompréhensible rafale qui l’avait
secouée et meurtrie, elle regardait placidement le groupe com-
pact des quinze hommes armés qui lui faisait face, et attendait
ce qui allait s’ensuivre.
Le Kaw-djer s’avança au milieu du terre-plein, et,
s’adressant aux colons dont les regards convergeaient vers lui, il
dit d’une voix forte :
« Désormais, c’est moi qui serai votre chef. »
Quel chemin il lui avait fallu parcourir pour en arriver à
prononcer ces quelques mots ! Ainsi donc, non seulement il ac-
ceptait enfin le principe d’autorité, non seulement il consentait,
en dépit de ses répugnances, à en être le dépositaire, mais en-
core, allant d’un extrême à l’autre, il dépassait les plus absolus
autocrates. Il ne se contentait pas de renoncer à son idéal de li-
berté, il le foulait aux pieds. Il ne demandait même pas
l’assentiment de ceux dont il se décrétait le chef. Ce n’était pas
une révolution. C’était un coup d’État.
Un coup d’État d’une étonnante facilité. Quelques secondes
de silence avaient suivi la brève déclaration du Kaw-djer, puis
un grand cri s’éleva de la foule. Applaudissements, vivats, hour-
ras partirent à la fois en ouragan. On se serrait les mains, on se
congratulait, les mères embrassaient leurs enfants. Ce fut un en-
thousiasme frénétique.
– 297 –
Ces pauvres gens passaient du découragement à l’espoir.
Du moment que le Kaw-djer prenait leurs affaires en mains, ils
étaient sauvés. Il saurait bien les tirer de leur misère. Com-
ment ?… Par quel moyen ?… Personne n’en avait aucune idée,
mais là n’était pas la question. Puisqu’il se chargeait de tout, il
n’y avait pas à chercher plus loin.
Quelques-uns, cependant, étaient sombres. Toutefois, si les
partisans, dispersés, noyés dans la foule, de Beauval et de Lewis
Dorick ne poussaient pas de vivats, ils ne se risquaient pas à
manifester autrement que par leur silence. Qu’eussent-ils pu
faire de plus ? Leur minorité infime devait compter avec la ma-
jorité, depuis que celle-ci avait un chef. Ce grand corps possé-
dait une tête désormais, et le cerveau rendait redoutable ces in-
nombrables bras jusqu’ici dédaignés.
Le Kaw-djer étendit la main. Le silence s’établit comme par
enchantement.
« Hosteliens, dit-il, le nécessaire sera fait pour améliorer la
situation, mais j’exige l’obéissance de tous et je compte que per-
sonne ne m’obligera à employer la force. Que chacun de vous
rentre chez soi et attende les instructions qui ne tarderont pas à
être données. »
L’énergique laconisme de ce discours eut les plus heureux
effets. On comprit qu’on allait être dirigé, et qu’il suffirait doré-
navant de se laisser conduire. Rien ne pouvait mieux réconfor-
ter des malheureux qui venaient de faire de la liberté une si dé-
plorable expérience et qui l’eussent volontiers aliénée contre la
certitude d’un morceau de pain. La liberté est un bien immense,
mais qu’on ne peut goûter qu’à la condition de vivre. Et vivre, à
cela se réduisaient pour l’instant les aspirations de ce peuple en
détresse.
– 298 –
On obéit avec célérité, sans faire entendre le plus léger
murmure. La place se vida, et tous, jusqu’à Lewis Dorick, se
conformant aux ordres reçus, s’enfermèrent dans les maisons
ou sous les tentes.
Le Kaw-djer suivit des yeux la foule qui s’écoulait, et ses
lèvres eurent un imperceptible pli d’amertume. S’il lui était res-
té des illusions, elles se fussent envolées. L’homme, décidément,
ne haïssait pas la contrainte autant qu’il se l’était imaginé. Tant
de veulerie – de lâcheté presque ! – ne s’accordait pas avec
l’exercice d’une liberté sans limite.
Une centaine de colons n’avaient pas suivi les autres. Le
Kaw-djer se tourna en fronçant les sourcils vers ce groupe indo-
cile. Aussitôt, un de ceux qui le composaient s’avança en avant
de ses compagnons et prit la parole en leur nom. S’ils n’allaient
pas, eux aussi, s’enfermer dans leurs demeures, c’est qu’ils n’en
avaient pas. Chassés de leurs fermes envahies par une horde de
pillards, ils venaient d’arriver à la côte, ceux-là depuis quelques
jours, ceux-ci de la veille, et ils ne possédaient plus d’autre abri
que le ciel.
Le Kaw-djer, les ayant assurés qu’il serait promptement
statué sur leur sort, les invita à dresser les tentes qui existaient
encore en réserve, puis, tandis qu’ils se mettaient en devoir
d’obéir, il s’occupa sans plus tarder des victimes de l’émeute.
Il y en avait sur le terre-plein même et dans la campagne
environnante. On partit à la recherche de ces dernières, et bien-
tôt toutes furent ramenées au campement. Vérification faite, les
troubles coûtaient la vie à douze colons, en y comprenant les
trois pillards qui avaient trouvé la mort dans l’assaut de la ferme
des Rivière. En général, il n’y avait pas lieu de beaucoup regret-
ter les défunts. Un d’entre eux seulement, un des émigrants re-
venus de l’intérieur au cours de l’hiver, devait être compté dans
la portion saine du peuple hostelien. Quant aux autres, ils ap-
– 299 –
partenaient aux clans de Beauval et de Dorick, et le parti du tra-
vail et de l’ordre ne pouvait qu’être fortifié par leur disparition.
Les dommages les plus sérieux avaient été soufferts, en ef-
fet, par les émeutiers eux-mêmes, acharnés dans l’attaque
comme dans la défense. Parmi les curieux inoffensifs qu’ils
avaient assaillis avec tant de sauvagerie après l’incendie du
« palais », tout se réduisait, hormis le colon assassiné, à des
blessures : contusions, fractures, voire quelques coups de cou-
teau, qui fort heureusement ne mettaient en danger la vie de
personne.
C’était de la besogne pour le Kaw-djer. Il n’en fut pas ef-
frayé. Ce n’est pas en aveugle qu’il avait pris en charge
l’existence d’un millier d’êtres humains, et, quelle que fût la
grandeur de la tâche, elle ne serait pas au-dessus de son cou-
rage.
Les blessés examinés, pansés quand il y avait lieu, et enfin
dirigés sur leurs demeures habituelles, le terre-plein fut complè-
tement vide. Y laissant cinq hommes en surveillance, le Kaw-
djer reprit, avec les dix autres, le chemin du Bourg-Neuf. Là-
bas, un autre devoir l’appelait ; là-bas, il y avait Halg, mourant,
mort peut-être…
Halg était dans le même état, et les soins intelligents ne lui
manquaient pas. Graziella et sa mère étaient accourues re-
joindre Karroly au chevet du blessé, et l’on pouvait compter sur
le dévouement de telles gardes-malades. Élevée à une rude
école, la jeune fille y avait appris à commander à sa douleur.
Elle montra au Kaw-djer un visage tranquille et répondit avec
calme à ses questions. Halg, ainsi qu’elle le lui dit, n’avait que
peu de fièvre, mais il ne sortait de sa continuelle somnolence
que pour pousser de temps à autre quelques faibles gémisse-
ments. Une mousse sanguinolente coulait toujours entre ses
– 300 –
lèvres pâlies. Toutefois, elle était moins abondante et sa colora-
tion moins prononcée. Il y avait là un symptôme favorable.
– 301 –
Pendant ce temps, les dix hommes qui avaient accompagné
le Kaw-djer s’étaient chargés de vivres prélevés sur la réserve du
Bourg-Neuf. Sans s’accorder un instant de repos, on repartit
pour Libéria, où on alla de porte en porte donner à chacun sa
ration. La répartition terminée, le Kaw-djer distribua la garde
pour la nuit, puis, s’enroulant dans une couverture, il s’étendit
sur le sol et chercha le sommeil.
Il ne put le trouver. En dépit de sa lassitude physique, son
cerveau s’obstinait à élaborer la pensée.
À quelques pas, les deux hommes de veille gardaient une
immobilité de statue. Rien ne troublait le silence. Les yeux ou-
verts dans l’ombre, le Kaw-djer rêva.
Que faisait-il là ?… Pourquoi avait-il permis que sa cons-
cience fût violentée par les faits et qu’une telle souffrance lui fût
imposée ?… S’il vivait auparavant dans l’erreur, du moins y vi-
vait-il heureux… Heureux ! qui l’empêchait de l’être encore ? il
lui suffirait de vouloir. Que fallait-il pour cela ? Moins que rien.
Se lever, fuir, demander l’oubli de cette cruelle aventure à
l’ivresse des courses vagabondes qui, si longtemps, lui avaient
donné le bonheur…
Hélas ! maintenant, lui rendraient-elles ses illusions dé-
truites ? Et quelle serait sa vie, avec le remords de tant de vies
immolées à la gloire d’un faux dieu ?… Non, cette foule qu’il
avait prise en charge, il en était comptable vis-à-vis de lui-
même. Il ne serait quitte envers elle que lorsque, d’étape en
étape, il l’aurait conduite jusqu’au port.
Soit ! Mais quelle route choisir ?… N’était-il pas trop
tard ?… Avait-il le pouvoir, un homme quel qu’il fût avait-il le
pouvoir de faire remonter la pente à ce peuple, que ses tares, ses
vices, son infériorité intellectuelle et morale semblaient vouer
d’avance à un inévitable anéantissement ?
– 302 –
Froidement, le Kaw-djer évalua le poids du fardeau qu’il
entreprenait de porter. Il fit le tour de son devoir et chercha les
meilleurs moyens de l’accomplir. Empêcher ces pauvres gens de
mourir de faim ?… Oui, cela d’abord. Mais c’était peu de chose
en regard de l’ensemble de l’œuvre. Vivre, ce n’est pas seule-
ment satisfaire aux besoins matériels des organes, c’est aussi,
plus encore peut-être, être conscient de la dignité humaine ;
c’est ne compter que sur soi et se donner aux autres ; c’est être
fort ; c’est être bon. Après avoir sauvé de la mort ces vivants, il
resterait à faire, de ces vivants, des hommes.
Étaient-ils capables, ces dégénérés, de s’élever à un tel
idéal ? Tous, non assurément, mais quelques-uns peut-être, si
on leur montrait l’étoile qu’ils n’avaient pas su voir dans le ciel,
si on les conduisait au but en les tenant par la main.
Ainsi, dans la nuit, songeait le Kaw-djer. Ainsi, l’une après
l’autre, ses dernières résistances furent renversées, ses der-
nières révoltes vaincues, et peu à peu s’élabora dans son esprit
le plan directeur auquel il allait désormais conformer tous ses
actes.
L’aube le trouva debout et revenant déjà du Bourg-Neuf, où
il avait eu la joie de constater que l’état de Halg avait une légère
tendance à s’améliorer. Aussitôt de retour à Libéria, il entra
dans son rôle de chef.
Son premier acte fut de nature à étonner ceux-là mêmes
qui le touchaient de plus près. Il commença par battre le rappel
des vingt ou vingt-cinq ouvriers maçons et des menuisiers fai-
sant partie du personnel de la colonie, puis, leur ayant adjoint
une vingtaine de colons choisis parmi ceux auxquels était fami-
lier le maniement de la pelle et de la pioche, il distribua à cha-
cun sa besogne. En un point qu’il indiqua, des tranchées de-
vaient être ouvertes, en vue de recevoir les murailles de l’une
– 303 –
des maisons démontables qui serait édifiée à cet endroit. La
maison une fois en place, les maçons en consolideraient les pa-
rois au moyen de contre-murs et la diviseraient par des cloisons
selon un plan qui fut séance tenante tracé sur le sol. Ces instruc-
tions données, tandis qu’on se mettait à l’œuvre sous la direc-
tion du charpentier Hobart promu aux fonctions de contre-
maître, le Kaw-djer s’éloigna avec dix hommes d’escorte.
À quelques pas s’élevait la plus vaste des maisons démon-
tables. Là demeuraient cinq personnes. En compagnie des frères
Moore, de Sirdey et de Kennedy, Lewis Dorick y avait élu domi-
cile. C’est là que le Kaw-djer se rendit en droite ligne.
Au moment où il entra, les cinq hommes étaient engagés
dans une discussion véhémente. En l’apercevant, ils se levèrent
brusquement.
« Que venez-vous faire ici ? » demanda Lewis Dorick d’un
ton rude.
Du seuil, le Kaw-djer répondit froidement :
« La colonie hostelienne a besoin de cette maison.
– Besoin de cette maison !… répéta Lewis Dorick qui n’en
pouvait croire, comme on dit, ses oreilles. Pourquoi faire ?
– Pour y loger ses services. Je vous invite à la quitter sur-
le-champ.
– Comment donc !… approuva ironiquement Dorick. Où
irons-nous ?
– Où il vous plaira. Il ne vous est pas interdit de vous en
bâtir une autre.
– 304 –
– Vraiment !… Et en attendant ?
– Des tentes seront mises à votre disposition.
– Et moi, je mets la porte à la vôtre », s’écria Dorick rouge
de colère.
Le Kaw-djer s’effaça, démasquant son escorte armée qui
était restée au dehors.
« Dans ce cas, dit-il posément, je serai dans la nécessité
d’employer la force. »
Lewis Dorick comprit d’un coup d’œil que toute résistance
était impossible. Il battit en retraite.
« C’est bon, grommela-t-il. On s’en va… Le temps seule-
ment de réunir ce qui nous appartient, car on nous permettra
bien, je suppose, d’emporter…
– Rien, interrompit le Kaw-djer. Ce qui vous est personnel
vous sera remis par mes soins. Le reste est la propriété de la co-
lonie. »
C’en était trop. Dans sa rage, Dorick en oublia la prudence.
« C’est ce que nous verrons ! » s’écria-t-il en portant la
main à sa ceinture.
Le couteau n’était pas hors de sa gaine qu’il lui était arra-
ché. Les frères Moore s’élancèrent à la rescousse. Saisi à la gorge
par le Kaw-djer, le plus grand fut renversé sur le sol. Au même
instant, les gardes du nouveau chef faisaient irruption dans la
pièce. Ils n’eurent pas à intervenir. Les cinq émigrants, tenus en
respect, renonçaient à la lutte. Ils sortirent sans opposer une
plus longue résistance.
– 305 –
Le bruit de l’altercation avait attiré un certain nombre de
curieux. On se pressait devant la porte. Les vaincus durent se
frayer un passage dans ce populaire, dont ils étaient jadis si re-
doutés. Le vent avait tourné. On les accabla de huées.
Le Kaw-djer, aidé de ses compagnons, procéda rapidement
à une visite minutieuse de la maison dont il venait de prendre
possession. Ainsi qu’il l’avait promis, tout ce qui pouvait être
considéré comme la propriété personnelle des précédents occu-
pants fut mis de côté pour être ultérieurement rendu aux
ayants-droit. Mais, en dehors de cette catégorie d’objets, il fit
d’intéressantes trouvailles. L’une des pièces, la plus reculée,
avait été transformée en véritable garde-manger. Là
s’amoncelait une importante réserve de vivres. Conserves, lé-
gumes secs, corned-beef, thé et café, les provisions étaient aussi
abondantes qu’intelligemment choisies. Par quel moyen Lewis
Dorick et ses acolytes se les étaient-ils procurées ? Quel que fût
ce moyen, ils n’avaient jamais eu à souffrir de la disette géné-
rale, ce qui ne les avait pas empêchés, d’ailleurs, de crier plus
fort que les autres et d’être les fauteurs des troubles dans les-
quels avait sombré le pouvoir de Beauval.
Le Kaw-djer fit transporter ces vivres sur le terre-plein, où
ils furent déposés sous la protection des fusils, puis des ouvriers
réquisitionnés à cet effet, et auxquels le serrurier Lawson fut ad-
joint à titre de contremaître, commencèrent le démontage de la
maison.
Pendant que ce travail se poursuivait, le Kaw-djer, accom-
pagné de quelques hommes d’escorte, entreprit, par tout le
campement, une série de visites domiciliaires qui fut continuée
sans interruption jusqu’à son complet achèvement. Maisons et
tentes furent fouillées de fond en comble. Le produit de ces in-
vestigations, qui occupèrent la majeure partie de la journée, fut
d’une richesse inespérée. Chez tous les émigrants se rattachant
– 306 –
plus ou moins étroitement à Lewis Dorick ou à Ferdinand Beau-
val, et aussi chez quelques autres qui avaient réussi à se consti-
tuer une réserve en se privant aux jours d’abondance relative,
on découvrit des cachettes analogues à celle qu’on avait déjà
trouvée.
Pour échapper aux soupçons sans doute, leurs possesseurs
ne s’étaient pas montrés les derniers à se plaindre, lorsque la
famine était venue. Le Kaw-djer en reconnut plus d’un, parmi
eux, qui avaient imploré son aide et qui avaient accepté sans
scrupule sa part des vivres prélevés sur ceux du Bourg-Neuf. Se
voyant dépistés, ils étaient fort embarrassés maintenant, bien
que le Kaw-djer ne manifestât par aucun signe les sentiments
que leur ruse pouvait lui faire éprouver.
Elle était cependant de nature à lui ouvrir de profondes
perspectives sur les lois inflexibles qui gouvernent le monde. En
fermant l’oreille aux cris de détresse que la faim arrachait à
leurs compagnons de misère, en y mêlant hypocritement les
leurs afin d’éviter le partage de ce qu’ils réservaient pour eux-
mêmes, ces hommes avaient démontré une fois de plus l’instinct
de féroce égoïsme qui tend uniquement à la conservation de
l’individu. En vérité, leur conduite eût été la même s’ils eussent
été, non des créatures raisonnables et sensibles, mais de simples
agrégats de substance matérielle contraints d’obéir aveuglément
aux fatalités physiologiques de la cellule initiale dont ils étaient
sortis.
Mais le Kaw-djer n’avait plus besoin, pour être convaincu,
de cette démonstration supplémentaire et qui ne serait malheu-
reusement pas la dernière. Si son rêve en s’écroulant n’avait
laissé qu’un vide affreux dans son cœur, il ne songeait pas à le
réédifier. L’éloquente brutalité des choses lui avait prouvé son
erreur. Il comprenait qu’en imaginant des systèmes il avait fait
œuvre de philosophe, non de savant, et qu’il avait ainsi péché
contre l’esprit scientifique qui, s’interdisant les spéculations ha-
– 307 –
sardeuses, s’attache à l’expérience et à l’examen purement ob-
jectif des faits. Or, les vertus et les vices de l’humanité, ses gran-
deurs et ses faiblesses, sa diversité prodigieuse, sont des faits
qu’il faut savoir reconnaître et avec lesquels il faut compter.
Et, d’ailleurs, quelle faute de raisonnement n’avait-il pas
commise en condamnant en bloc tous les chefs, sous prétexte
qu’ils ne sont pas impeccables et que la perfection originelle des
hommes les rend inutiles ! Ces puissants, envers lesquels il
s’était montré si sévère, ne sont-ils pas des hommes comme les
autres ? Pourquoi auraient-ils le privilège d’être imparfaits ? De
leur imperfection, n’aurait-il pas dû, au contraire, logiquement
conclure à celle de tous, et n’aurait-il pas dû reconnaître, par
suite, la nécessité des lois et de ceux qui ont mission de les ap-
pliquer ?
Sa formule fameuse s’effritait, tombait en poussière. « Ni
Dieu, ni maître », avait-il proclamé, et il avait dû confesser la
nécessité d’un maître. De la deuxième partie de la proposition il
ne subsistait rien, et sa destruction ébranlait la solidité de la
première. Certes, il n’en était pas à remplacer sa négation par
une affirmation. Mais, du moins, il connaissait la noble hésita-
tion du savant qui, devant les problèmes dont la solution est ac-
tuellement impossible, s’arrête au seuil de l’inconnaissable et
juge contraire à l’essence même de la science de décréter sans
preuves qu’il n’y a dans l’univers rien d’autre que de la matière
et que tout est soumis à ses lois. Il comprenait qu’en de telles
questions une prudente expectative est de mise, et que, si cha-
cun est libre de jeter son explication personnelle du mystère
universel dans la bataille des hypothèses, toute affirmation ca-
tégorique ne peut être que présomption ou sottise.
– 308 –
De toutes les trouvailles, la plus remarquable fut faite dans
la bicoque que l’Irlandais Patterson occupait avec Long, seul
– 309 –
survivant de ses deux compagnons. On y était entré par acquit
de conscience. Elle était si petite qu’il semblait difficile qu’une
cachette de quelque importance pût y être ménagée. Mais Pat-
terson avait remédié par son industrie à l’exiguïté du local, en y
creusant une manière de cave que dissimulait un plancher gros-
sier.
Prodigieuse fut la quantité de vivres qu’on y trouva. Il y
avait là de quoi nourrir la colonie entière pendant huit jours.
Cet incroyable amas de provisions de toute nature prenait une
signification tragique, quand on évoquait le souvenir du mal-
heureux Blaker, mort de faim au milieu de ces richesses, et le
Kaw-djer ressentit comme un sentiment d’effroi, en songeant à
ce que devait être, pour avoir laissé le drame s’accomplir, l’âme
ténébreuse de Patterson.
L’Irlandais, d’ailleurs, n’avait aucunement figure de cou-
pable. Il se montra arrogant, au contraire, et protesta avec éner-
gie contre la spoliation dont il était victime. Le Kaw-djer, faisant
en vain preuve de longanimité, eut beau lui expliquer la nécessi-
té où chacun était de contribuer au salut commun, Patterson ne
voulut rien entendre. La menace d’employer la force n’eut pas
un meilleur succès. On ne réussit pas à l’intimider comme Lewis
Dorick. Que lui importait l’escorte du nouveau chef ? L’avare eût
défendu son bien contre une armée. Or, elles étaient à lui, elles
étaient son bien, ces provisions accumulées au prix de priva-
tions sans nombre. Ce n’est pas dans l’intérêt général, mais dans
le sien propre, qu’il ne se les était imposées. S’il était inévitable
qu’il fût dépouillé, encore fallait-il lui verser en argent
l’équivalent de ce qu’on lui prenait.
Une pareille argumentation eût fait rire autrefois le Kaw-
djer. Elle le faisait réfléchir aujourd’hui. Après tout, Patterson
avait raison. Si l’on voulait rendre confiance aux Hosteliens dé-
semparés, il convenait de remettre en honneur les règles qu’ils
avaient coutume de voir universellement respectées. Or, la pre-
– 310 –
mière de toutes ces règles consacrées par le consentement una-
nime des peuples de la terre, c’est le droit de propriété.
C’est pourquoi le Kaw-djer écouta avec patience le plai-
doyer de Patterson, et c’est pourquoi il l’assura qu’il ne s’agissait
nullement de spoliation, tout ce qui était réquisitionné dans
l’intérêt général devant être payé à son juste prix par la commu-
nauté. L’avare aussitôt cessa de protester, mais ce fut pour se
mettre à gémir. Toutes les marchandises étaient si rares et, par-
tant, si chères à l’île Hoste !… La moindre des choses y acquérait
une incroyable valeur !… Avant d’avoir la paix, le Kaw-djer dut
longuement discuter l’importance de la somme à payer. Par
exemple, quand on fut d’accord, Patterson aida lui-même au
déménagement.
Vers six heures du soir, toutes les provisions retrouvées
étaient enfin déposées sur le terre-plein. Elles y formaient un
amoncellement respectable. Les ayant évaluées d’un coup d’œil,
et leur ajoutant par la pensée les réserves du Bourg-Neuf, le
Kaw-djer estima qu’un rationnement sévère les ferait durer près
de deux mois.
On procéda immédiatement à la première distribution. Les
émigrants défilèrent, et chacun d’eux reçut pour lui-même et
pour sa famille la part qui lui était attribuée. Ils ouvraient de
grands yeux en découvrant une telle accumulation de richesses,
alors qu’ils se croyaient à la veille de mourir de faim. Cela tenait
du miracle, un miracle dont le Kaw-djer eût été l’auteur.
La distribution terminée, celui-ci retourna au Bourg-Neuf
en compagnie d’Harry Rhodes, et tous deux se rendirent auprès
de Halg. Ainsi qu’ils eurent la joie de le constater, l’amélioration
persistait dans l’état du blessé, que continuaient à veiller Tullia
et Graziella.
– 311 –
Tranquillisé de ce côté, le Kaw-djer reprit avec une froide
obstination l’exécution du plan qu’il s’était tracé pendant sa
longue insomnie de la nuit précédente. Il se tourna vers Harry
Rhodes et dit d’une voix grave :
« L’heure est venue de parler, monsieur Rhodes. Suivez-
moi, je vous prie. »
L’expression sévère, douloureuse même, de son visage
frappa Harry Rhodes qui obéit en silence. Tous deux disparu-
rent dans la chambre du Kaw-djer, dont la porte fut soigneuse-
ment verrouillée.
La porte se rouvrit une heure plus tard, sans que rien eût
transpiré de ce qui s’était dit au cours de cette entrevue. Le
Kaw-djer avait son air habituel, plus glacé encore peut-être,
mais Harry Rhodes semblait transfiguré par la joie. Devant son
hôte, qui l’avait reconduit jusqu’au seuil de la maison, il
s’inclina avec une sorte de déférence, avant de serrer chaleureu-
sement la main que celui-ci lui tendait, puis, au moment de le
quitter :
« Comptez sur moi, dit-il.
– J’y compte », répondit le Kaw-djer qui suivit des yeux
son ami s’éloignant dans la nuit.
Quand Harry Rhodes eut disparu, ce fut au tour de Karroly.
Il le prit à l’écart et lui donna ses instructions que l’Indien
écouta avec son respect habituel ; puis, infatigable, il traversa
une dernière fois la plaine et alla, comme la veille, chercher le
sommeil sur le terre-plein de Libéria.
Ce fut lui qui, dès l’aube, donna le signal du réveil. Bientôt,
tous les colons convoqués par lui étaient réunis sur la place.
– 312 –
« Hosteliens, dit-il au milieu d’un profond silence, il va
vous être fait, pour la dernière fois, une distribution de vivres.
Dorénavant les vivres seront vendus, à des prix que j’établirai,
au profit de l’État. L’argent ne manquant à personne, nul ne
risque de mourir de faim. D’ailleurs, la colonie a besoin de bras.
Tous ceux d’entre vous qui se présenteront seront employés et
payés. À partir de ce moment, le travail est la loi. »
On ne saurait contenter tout le monde, et il n’est pas dou-
teux que ce bref discours déplût cruellement à quelques-uns ;
mais il galvanisa littéralement par contre la majorité des audi-
teurs. Leurs fronts se relevèrent, leurs torses se redressèrent,
comme si une force nouvelle leur eût été infusée. Ils sortaient
donc enfin de leur inaction ! On avait besoin d’eux. Ils allaient
servir à quelque chose. Ils n’étaient plus inutiles. Ils acquéraient
à la fois la certitude du travail et de la vie.
Un immense « hourra ! » sortit de leurs poitrines, et, vers
le Kaw-djer, les bras se tendirent, muscles durcis, prêts à
l’action. Au même instant, comme une réponse à la foule, un
faible cri d’appel retentit dans le lointain.
Le Kaw-djer se retourna et, sur la mer, il aperçut la Wel-
Kiej dont Karroly tenait la barre ; Harry Rhodes, debout à
l’avant, agitait la main en geste d’adieu, tandis que la chaloupe,
toutes voiles dehors, s’éloignait dans le soleil.
– 313 –
II
La cité naissante
Immédiatement, le Kaw-djer organisa le travail. De tous
ceux qui les offrirent, et ce fut, il faut le dire, l’immense majorité
des colons, les bras furent acceptés. Divisés par équipes sous
l’autorité de contremaîtres, les uns amorcèrent une route char-
retière qui réunirait Libéria au Bourg-Neuf, les autres furent af-
fectés au transfert des maisons démontables jusqu’ici édifiées
au hasard et qu’il s’agissait de disposer d’une manière plus lo-
gique. Le Kaw-djer indiqua les nouveaux emplacements, ceux-là
parallèlement, ceux-ci à l’opposé de l’ancienne demeure de Do-
rick, laquelle commençait déjà à s’élever à peu près à l’endroit
occupé antérieurement par le « palais » de Beauval.
Une difficulté se révéla tout de suite. Pour ces divers tra-
vaux, on manquait d’outils. Les émigrants qui, pour une cause
ou une autre, avaient dû abandonner leurs exploitations de
l’intérieur, ne s’étaient pas mis en peine de rapporter ceux qu’ils
y avaient emportés. Force leur fut d’aller les rechercher, si bien
que le premier travail de la majeure partie des travailleurs fut
précisément de se procurer des outils de travail.
Il leur fallut refaire une fois de plus le chemin si pénible-
ment parcouru lorsqu’ils étaient venus se réfugier à Libéria.
Mais les circonstances n’étaient plus les mêmes, et il leur parut
infiniment moins pénible. Le printemps avait remplacé l’hiver,
ils ne manquaient plus de vivres, et la certitude de gagner leur
vie au retour leur faisait un cœur joyeux. En une dizaine de
jours, les derniers étaient rentrés. Les chantiers battirent alors
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leur plein. La route s’allongea à vue d’œil. Les maisons se grou-
pèrent peu à peu harmonieusement, entourées de vastes es-
paces qui seraient dans l’avenir des jardins, et séparées par de
larges rues, qui donnaient à Libéria des airs de ville au lieu de
son aspect de campement provisoire. En même temps, on pro-
cédait à l’enlèvement des détritus et des immondices que
l’incurie des habitants avait laissés s’amonceler.
Commencée la première, l’ancienne maison de Dorick fut
également la première à être à peu près habitable. Il n’avait pas
fallu beaucoup de temps pour démonter cette construction lé-
gère et pour la réédifier à son nouvel emplacement, bien qu’on
l’eût notablement agrandie. Certes elle n’était pas terminée,
mais ses parois, encastrées dans le sol, étaient debout et le toit
était en place, de même que les cloisons séparatives de
l’intérieur. Pour s’installer dans la maison, il n’était pas néces-
saire d’attendre l’achèvement des contre-murs extérieurs.
Ce fut le 7 novembre que le Kaw-djer en prit possession. Le
plan en était des plus simples. Au centre, un entrepôt dans le-
quel fut déposé le stock de provisions, et, autour de cet entrepôt,
une série de pièces communiquant entre elles. Ces pièces
s’ouvraient sur les façades Nord, Est et Ouest ; une seule, au
Sud, sans issue à l’extérieur, était commandée par les autres.
Des inscriptions, tracées en lettres peintes sur des panneaux de
bois, indiquaient la destination de ces diverses salles. Gouver-
nement, Tribunal, Police, disaient respectivement les inscrip-
tions du Nord, de l’Ouest et de l’Est. Quant au dernier de ces lo-
caux rien n’en révélait l’usage, mais le bruit courut bientôt que
là se trouverait la Prison.
Ainsi donc, le Kaw-djer ne s’en reposait plus uniquement
sur la sagesse de ses semblables, et, pour que l’Autorité fût soli-
dement assise, il la fondait sur ce trépied : la Justice, au sens so-
cial du mot, la Force et le Châtiment. Sa longue et stérile révolte
n’aboutissait qu’à appliquer, jusque dans ce qu’elles ont de plus
– 315 –
absolu, les règles hors desquelles l’imperfection humaine a, de-
puis l’origine des temps, rendu toute civilisation et tout progrès
impossibles.
Mais des locaux, des inscriptions précisant l’usage qu’on en
devait faire, tout cela n’était en somme qu’un squelette
d’administration. Il fallait des fonctionnaires pour exercer les
fonctions. Le Kaw-djer les désigna sans tarder. Hartlepool fut
placé à la tête de la police portée à quarante hommes choisis,
après une sélection rigoureuse, exclusivement parmi les gens
mariés. Quant au Tribunal, le Kaw-djer, tout en s’en réservant
personnellement la présidence, en confia le service courant à
Ferdinand Beauval.
Assurément, la seconde de ces désignations avait de quoi
étonner. Pourtant, ce n’était pas la première de ce genre.
Quelques jours auparavant, le Kaw-djer en avait fait une autre
au moins aussi surprenante.
Le paiement des salaires et la vente des rations représen-
taient maintenant une besogne absorbante. L’échange du travail
et des vivres, bien que l’opération fût simplifiée par
l’intermédiaire de l’argent, exigeait une véritable comptabilité,
et cette comptabilité un comptable. Le Kaw-djer nomma en
cette qualité ce John Rame, à qui une existence de plaisirs avait
coûté à la fois santé et fortune. Quel but avait poursuivi ce dé-
généré en participant à une entreprise de colonisation ? Sans
doute, il ne le savait pas lui-même, et il avait obéi à des rêves
imprécis de vie facile dans un pays vague et chimérique. La réa-
lité, infiniment plus rude, lui avait donné les hivers de l’île
Hoste, et c’était miracle que cet être débile y eût résisté. Poussé
par la nécessité, il avait vainement essayé, depuis
l’établissement du nouveau régime, de se mêler aux terrassiers
occupés à la construction de la route. Dès le soir du premier
jour, il avait dû y renoncer, surmené, brisé de fatigue, ses
blanches mains déchirées par les quartiers de roc. Il fut trop
– 316 –
heureux d’accepter l’emploi que le Kaw-djer lui attribuait et par
lequel son insignifiante personnalité fut rapidement absorbée. Il
se rétrécit encore, s’identifia à ses colonnes de chiffres, disparut
dans sa fonction comme dans un tombeau. On ne devait plus
entendre parler de lui.
Savoir utiliser pour la grandeur de l’État jusqu’à la plus in-
fime des forces sociales dont il dispose est peut-être la qualité
maîtresse d’un conducteur d’hommes. Devant l’impossibilité de
tout faire par soi-même, il lui faut nécessairement s’entourer de
collaborateurs, et c’est dans leur choix que se manifeste avec le
plus d’évidence le génie du chef.
Pour singuliers qu’ils fussent, ceux du Kaw-djer étaient les
meilleurs qu’il pût faire dans la situation où le sort le plaçait. Il
n’avait qu’un but : obtenir de chacun le maximum de rendement
au profit de la collectivité. Or, Beauval, malgré son incapacité à
d’autres égards, n’en restait pas moins un avocat de valeur. Il
était donc, plus que tout autre, qualifié pour assurer le cours de
la justice, la surveillance du maître devant au besoin tenir en
bride ses fantaisies.
Quant à John Rame, c’était le plus inutile des colons. Il y
avait lieu d’admirer qu’on eût réussi à tirer quelque chose de ce
chiffon sans énergie ni vouloir, qui n’était bon à rien.
Pendant que l’administration de l’État hostelien
s’organisait de cette manière, le Kaw-djer déployait une activité
prodigieuse.
Il avait définitivement quitté le Bourg-Neuf. Ses instru-
ments, livres, médicaments transportés au « gouvernement », –
ainsi qu’on désignait déjà l’ancienne maison de Lewis Dorick –
il y prenait chaque jour quelques heures de sommeil. Le reste du
temps, il était partout à la fois. Il encourageait les travailleurs,
résolvait les difficultés au fur et à mesure qu’elles se présen-
– 317 –
taient, maintenait avec calme et fermeté le bon ordre et la con-
corde. Nul ne se fût avisé d’élever une contestation, d’entamer
une dispute en sa présence. Il n’avait qu’à paraître pour que le
travail s’activât, pour que les muscles rendissent leur maximum
de force.
Certes, dans ce peuple misérable qu’il avait entrepris de
conduire vers de meilleures destinées, la plupart ignoraient de
quel drame sa conscience avait été le théâtre, et, l’eussent-ils
connu, ils n’étaient pas assez psychologues et manquaient par
trop d’idéalité pour soupçonner seulement quels ravages y avait
fait un conflit de pures abstractions si différent de leurs soucis
matériels. Du moins, il leur suffirait de regarder leur chef pour
comprendre qu’une douleur secrète le dévorait. Si le Kaw-djer
n’avait jamais été un homme expansif, il semblait maintenant
de marbre. Son visage impassible ne souriait plus, ses lèvres ne
s’entrouvraient que pour dire l’indispensable avec le minimum
de mots. Autant peut-être à cause de son aspect qu’en raison de
sa vigueur herculéenne et de la force armée dont il disposait, il
apparaissait redoutable. Mais, si on le craignait, on admirait en
même temps son intelligence et son énergie, et on l’aimait pour
la bonté qu’on sentait vivante sous son attitude glaciale, pour
tous les services qu’on avait reçus de lui et qu’on en recevait en-
core.
La multiplicité de ses occupations n’épuisait pas, en effet,
l’activité du Kaw-djer, et le chef n’avait pas fait tort au médecin.
Pas un jour il ne manquait d’aller voir les malades et les blessés
de l’émeute. Il avait, d’ailleurs, de moins en moins à faire. Sous
la triple influence de la saison plus clémente, de la paix morale
et du travail, la santé publique s’améliorait rapidement.
De tous les malades et blessés, Halg était, bien entendu, le
plus cher à son cœur. Quelque temps qu’il fit, quelle que fût sa
fatigue, il passait matin et soir au chevet du jeune Indien, d’où
Graziella et sa mère ne s’éloignaient pas. Il avait le bonheur de
– 318 –
constater un mieux progressif. On fut bientôt certain que la
blessure du poumon commençait à se fermer. Le 15 novembre,
Halg put enfin quitter le lit sur lequel il gisait depuis près d’un
mois.
Ce jour-là, le Kaw-djer se rendit à la maison habitée par la
famille Rhodes.
« Bonjour, madame Rhodes !… Bonjour, les enfants ! dit-il
en entrant.
– Bonjour, Kaw-djer ! » lui répondit-on à l’unisson.
Dans cette atmosphère si cordiale, il perdait toujours un
peu de sa froideur. Edward et Clary se pressèrent contre lui. Pa-
ternellement il embrassa la jeune fille et caressa la joue du jeune
garçon.
« Enfin, vous voici, Kaw-djer !… s’écria Mme Rhodes. Je
vous croyais mort.
– J’ai eu beaucoup à faire, madame Rhodes.
– Je le sais, Kaw-djer, je le sais, approuva Mme Rhodes.
C’est égal, je suis contente de vous voir… J’espère que vous allez
me donner des nouvelles de mon mari.
– Votre mari est parti, madame Rhodes. Voilà tout ce que
je peux vous dire.
– Grand merci du renseignement !… Reste à savoir quand
il doit revenir.
– Pas de si tôt, madame Rhodes. Votre veuvage est loin
d’être fini. »
– 319 –
Mme Rhodes soupira tristement.
– 320 –
« Il ne faut pas être triste, madame Rhodes, reprit le Kaw-
djer. Tout s’arrangera avec un peu de patience… D’ailleurs, je
vous apporte de l’occupation, c’est-à-dire de la distraction. Vous
allez déménager, madame Rhodes.
– Déménager !…
– Oui… Pour aller vous fixer à Libéria.
– À Libéria !… Qu’irais-je y faire, Seigneur ?
– Du commerce, madame Rhodes. Vous serez tout sim-
plement la plus notable commerçante du pays, d’abord – et c’est
une raison ! – parce qu’il n’y en a pas d’autres, et aussi, je
l’espère bien, parce que vos affaires vont étonnamment prospé-
rer.
– Commerçante !… Mes affaires ?… répéta Mme Rhodes
étonnée. Quelles affaires, Kaw-djer ?
– Celles du bazar Harry Rhodes. Vous n’avez pas oublié, je
suppose, que vous possédez une pacotille magnifique ? Le mo-
ment est venu de l’utiliser.
– Comment !… objecta Mme Rhodes, vous voulez que toute
seule… sans mon mari…
– Vos enfants vous aideront, interrompit le Kaw-djer. Ils
sont en âge de travailler, et tout le monde travaille ici. Je ne
veux pas d’oisifs sur l’île Hoste. »
La voix du Kaw-djer s’était faite plus sérieuse. Sous l’ami
qui conseillait perçait le chef qui allait ordonner.
« Tullia Ceroni et sa fille, reprit-il, vous donneront aussi un
coup de main, quand Halg sera complètement guéri… D’autre
– 321 –
part, vous n’avez pas le droit de laisser plus longtemps inutilisés
des objets susceptibles d’accroître le bien-être de tous.
– Mais ces objets représentent presque toute notre fortune,
objecta Mme Rhodes qui paraissait fort émue. Que dira mon ma-
ri, quand il apprendra que je les ai risqués dans un pays si trou-
blé, où la sécurité…
– Est parfaite, madame Rhodes, termina le Kaw-djer, par-
faite, vous pouvez m’en croire. Il n’y a pas de pays plus sûr.
– Mais enfin, que voulez-vous que j’en fasse, de toutes ces
marchandises ? demanda Mme Rhodes.
– Vous les vendrez.
– À qui ?
– Aux acheteurs.
– Il y en a donc, et ils ont donc de l’argent ?
– En doutez-vous ? Vous savez bien que tout le monde en
avait au départ. Maintenant on en gagne.
– On gagne de l’argent à l’île Hoste !…
– Parfaitement. En travaillant pour la colonie qui emploie
et qui paie.
– La colonie a donc de l’argent, elle aussi ?… Voilà du nou-
veau, par exemple !
– La colonie n’a pas d’argent, expliqua le Kaw-djer, mais
elle s’en procure en vendant les vivres qu’elle est seule à possé-
– 322 –
der. Vous devez en savoir quelque chose, puisqu’il vous faut
payer les vôtres.
– C’est vrai, reconnut Mme Rhodes. Mais s’il ne s’agit que
d’un échange, si les colons sont obligés de rendre pour se nour-
rir ce qu’ils ont gagné par leur travail, je ne vois pas très bien
comment ils deviendront mes clients.
– Soyez tranquille, madame Rhodes. Les prix ont été éta-
blis par moi, et ils sont tels que les colons peuvent faire de pe-
tites économies.
– Alors, qui donne la différence ?
– C’est moi, madame Rhodes.
– Vous êtes donc bien riche, Kaw-djer ?
– Il paraît. »
Mme Rhodes regarda son interlocuteur d’un air ébahi. Ce-
lui-ci ne sembla pas s’en apercevoir.
« Je considère comme très important, madame Rhodes,
reprit-il avec fermeté, que votre magasin soit ouvert à bref délai.
– Comme il vous plaira, Kaw-djer », accorda Mme Rhodes
sans enthousiasme.
Cinq jours plus tard, le Kaw-djer était obéi. Quand, le 20
novembre, Karroly revint avec la Wel-Kiej, il trouva le bazar
Rhodes en plein fonctionnement.
Karroly revenait seul, après avoir débarqué M. Rhodes à
Punta-Arenas ; il ne put répondre autre chose aux questions an-
xieuses de Mme Rhodes, qui demanda tout aussi vainement des
– 323 –
explications au Kaw-djer. Celui-ci se contenta de l’assurer
qu’elle ne devait concevoir aucune inquiétude, mais simplement
s’armer de patience, l’absence de M. Rhodes devant se prolon-
ger assez longtemps encore.
Quant à Karroly, il était émerveillé de ce qu’il voyait. Quel
changement en moins d’un mois ! Libéria n’était plus recon-
naissable. À peine si quelques rares maisons étaient encore à
leurs anciennes places. La plupart étaient maintenant groupées
autour de celle qu’on désignait sous le nom de gouvernement.
Les plus voisines abritaient les quarante ménages, dont les
chefs, armés aux dépens de la réserve de fusils, constituaient la
police de la colonie. Les huit fusils sans emploi avaient été dé-
posés dans le poste situé entre le logis du Kaw-djer et celui
d’Hartlepool, et que plusieurs hommes gardaient jour et nuit.
Quant à la provision de poudre, on l’avait mise à l’abri dans
l’entrepôt ménagé au centre de l’immeuble et sans aucune issue
à l’extérieur.
Un peu plus loin, s’ouvrait le bazar Rhodes. Ce bazar sur-
tout émerveillait Karroly. Aucun des magasins de Punta-Arenas,
seule ville que l’Indien eût jamais vue, n’en égalait à ses yeux la
splendeur.
Au-delà, vers l’Est et vers l’Ouest, le travail se poursuivait.
On aplanissait le sol destiné à recevoir les dernières maisons
démontables et, plus loin, de tous les côtés, on travaillait égale-
ment. Déjà d’autres maisons, celles-ci en bois, celles-là en ma-
çonnerie, commençaient à s’élever hors de terre.
Entre les maisons disposées selon un plan rigoureux qui ne
laissait aucune place aux fantaisies individuelles, de véritables
rues se croisaient à angles droits, suffisamment larges pour
permettre le passage simultané de quatre véhicules. À vrai dire,
ces rues étaient bien encore quelque peu boueuses et ravinées,
– 324 –
mais le piétinement des colons en durcissait le sol de jour en
jour.
La route commencée dans la direction du Bourg-Neuf avait
traversé la plaine marécageuse et rejoignait déjà obliquement la
rivière. Sur les berges s’amoncelaient une multitude de pierres,
en vue de la construction d’un pont plus solide que le ponceau
existant.
Le Bourg-Neuf était à peu près déserté. À l’exception de
quatre marins du Jonathan et de trois autres colons résolus à
gagner leur vie en pêchant, ses anciens habitants l’avaient quitté
pour Libéria, où les appelaient leurs occupations. Du Bourg-
Neuf devenu ainsi exclusivement un port de pêche, les embarca-
tions partaient chaque matin pour y entrer aux approches du
soir, chargées de poissons qui trouvaient aisément preneurs.
Toutefois, malgré la diminution de sa population, aucune
des maisons du faubourg n’avait été abattue. Ainsi l’avait décidé
le Kaw-djer. Celle de Karroly était donc toujours debout, et
l’Indien eut la joie d’y trouver Halg presque entièrement guéri.
Ce lui fut, par contre, un grand chagrin d’y rentrer sans le
Kaw-djer, dont la nouvelle existence le séparait à jamais. Finie,
cette vie commune de tant d’années !… Comme il était chan-
gé !… En revoyant son fidèle Indien, à peine avait-il esquissé un
sourire, à peine avait-il consenti à interrompre quelques mi-
nutes sa dévorante activité.
Ce jour-là, comme tous les autres jours, le Kaw-djer, après
une matinée consacrée aux divers travaux en cours, examina la
situation de la colonie, tant au point de vue financier qu’au
point de vue de l’état du stock des vivres, puis il retourna sur le
chantier de la route.
– 325 –
C’était l’heure du repos. Pics et pioches abandonnés, la
plupart des terrassiers sommeillaient sur les bas côtés, en of-
frant au soleil leurs poitrines velues ; d’autres mâchaient lente-
ment leur ration en échangeant des mots vides et rares. À me-
sure que le Kaw-djer passait, les gens étendus se redressaient,
les causeurs s’interrompaient, et tous soulevaient leurs cas-
quettes, en accompagnant le geste d’une parole de bon accueil.
« Salut, gouverneur ! » disaient l’un après l’autre ces
hommes rudes.
Sans s’arrêter, le Kaw-djer répondait de la main.
Il avait déjà parcouru la moitié du chemin, quand il aper-
çut, non loin de la rivière, un groupe d’une centaine
d’émigrants, parmi lesquels on distinguait quelques femmes. Il
pressa le pas. Bientôt, partis de ce groupe, les sons d’un violon
vinrent frapper son oreille.
Un violon ?… C’était la première fois qu’un violon chantait
sur l’île Hoste depuis la mort de Fritz Gross.
Il se mêla à l’attroupement, dont les rangs s’ouvrirent de-
vant lui. Au centre, il y avait deux enfants. C’était l’un d’eux qui
jouait, assez gauchement d’ailleurs. L’autre, pendant ce temps,
disposait sur le sol des corbeilles de joncs tressés et des bou-
quets de fleurs des champs : séneçons, bruyères et branches de
houx.
Dick et Sand… Le Kaw-djer, dans cette tourmente qui avait
bouleversé sa vie, les avait oubliés. Au reste, pourquoi eût-il
songé à ceux-ci plutôt qu’aux autres enfants de la colonie ? Eux
aussi, ils avaient une famille, dans la personne du brave et hon-
nête Hartlepool. En vérité, le petit Sand n’avait pas perdu son
temps. Moins de trois mois s’étaient écoulés depuis qu’il avait
hérité du violon du Fritz Gross, et il fallait qu’il eût de bien rares
– 326 –
dispositions musicales pour être arrivé si vite, sans maître, sans
conseils, à un pareil résultat. Certes il n’était pas un virtuose, et
même il n’y avait pas lieu de croire qu’il le devînt jamais, car la
technique élémentaire lui ferait toujours défaut, mais il jouait
avec justesse et trouvait, sans paraître les chercher, des mélo-
dies naïves, ingénieuses et charmantes, qu’il engrenait les unes
aux autres par des modulations d’une audace heureuse.
Le violon se tut. Dick, ayant terminé son inventaire, prit la
parole.
« Honorables Hosteliens ! dit-il avec une comique em-
phase, en redressant de son mieux sa petite taille, mon associé
plus spécialement chargé du rayon artistique et musical de la
maison Dick and C°, l’illustre maestro Sand, violoniste ordinaire
de Sa Majesté le Roi du cap Horn et autres lieux, remercie vos
Honneurs de l’attention qu’on a bien voulu lui accorder… »
Dick poussa un ouf ! sonore, reprit sa respiration, et repar-
tit de plus belle.
« Le concert, honorables Hosteliens, est gratuit, mais il
n’en est pas de même de nos autres marchandises, lesquelles
sont, j’ose le dire, plus merveilleuses encore et surtout plus so-
lides. La Maison Dick and C°met aujourd’hui en vente des bou-
quets et des paniers. Ceux-ci seront de la plus grande commodi-
té pour aller au marché… quand il y en aura un à l’île Hoste ! Un
cent 4, le bouquet !… Un cent, le panier !… Allons ! honorables
Hosteliens ! la main à la poche, je vous prie !… »
Ce disant, Dick faisait le tour du cercle, en présentant des
échantillons de sa marchandise, tandis que, pour chauffer
l’enthousiasme, le violon se mettait à chanter de plus belle.
4 Environ cinq centimes.
– 327 –
Quant aux spectateurs, ils riaient, et, d’après leurs propos,
le Kaw-djer comprenait qu’ils n’assistaient pas pour la première
fois à une scène de ce genre. Dick et Sand avaient sans doute
l’habitude de parcourir les chantiers aux heures de repos et de
faire ce singulier commerce. C’était miracle qu’il ne les eût pas
encore aperçus.
Cependant, Dick eut en un clin d’œil vendu bouquets et
corbeilles.
« Il ne reste plus qu’un panier, mesdames et messieurs,
annonça-t-il. C’est le plus beau ! À deux cents, le dernier et le
plus beau panier ! »
Une ménagère versa les deux cents.
« Merci bien, messieurs et dames ! Huit cents !… C’est la
fortune !… » s’écria Dick en esquissant un pas de gigue.
La gigue fut arrêtée net. Le Kaw-djer avait saisi le danseur
par l’oreille.
« Que veut dire ceci ? » interrogea-t-il sévèrement.
D’un coup d’œil sournois, l’enfant s’efforça de deviner
l’humeur réelle du Kaw-djer, puis, rassuré sans doute, il répon-
dit avec le plus grand sérieux :
« Nous travaillons, gouverneur.
– C’est ça que tu appelles travailler ! » s’écria le Kaw-djer
qui lâcha son prisonnier.
Celui-ci en profita pour se retourner complètement, et, re-
gardant le Kaw-djer bien en face :
– 328 –
« Nous nous sommes établis, dit-il en se rengorgeant. Sand
joue du violon, et moi je suis marchand de fleurs et de vanne-
rie… Quelquefois, nous faisons des commissions… ou nous ven-
dons des coquillages… Je sais aussi la danse… et des tours…
C’est des professions, ça, peut-être, gouverneur ! »
Le Kaw-djer sourit malgré lui.
« En effet !… reconnut-il. Mais qu’avez-vous besoin
d’argent ?
– C’est pour votre subrécargue 5, pour M. John Rame, gou-
verneur.
– Comment !… s’écria le Kaw-djer, John Rame vous prend
votre argent !…
– Il ne nous le prend pas, gouverneur, répliqua Dick, vu
que c’est nous qui le donnons pour les rations. »
Cette fois, le Kaw-djer fut tout à fait abasourdi. Il répéta :
« Pour les rations ?… Vous payez votre nourriture !… N’habitez-
vous donc plus avec M. Hartlepool ?
– Si, gouverneur, mais ça ne fait rien… »
Dick gonfla ses joues, puis imitant le Kaw-djer lui-même à
s’y méprendre malgré la réduction de l’échelle, il dit avec une
impayable gravité :
« Le travail est la loi ! »
Sourire ou se fâcher ?… Le Kaw-djer prit le parti de sourire.
Aucune hésitation n’était possible, en effet. Dick n’avait évi-
5 Comptable qui existe parfois à bord des navires.
– 329 –
demment nulle intention de railler. Dès lors, pourquoi blâmer
ces deux enfants si ardents à se « débrouiller », alors que tant
de leurs aînés avaient une telle propension à s’en reposer sur
autrui.
Il demanda :
« Votre « travail » vous rapporte-t-il au moins de quoi
vivre ?
– Je crois bien ! affirma Dick avec importance. Des douze
cents, par jour, quelquefois quinze, voilà ce qu’il nous rapporte,
notre travail, gouverneur !… Avec ça, un homme peut vivre,
ajouta-t-il le plus sérieusement du monde. »
Un homme !… Les auditeurs partirent d’un éclat de rire,
Dick, offensé, regarda les rieurs.
« Qu’est-ce qu’ils ont, ces idiots-là ? » murmura-t-il entre
ses dents d’un air vexé.
Le Kaw-djer le ramena à la question.
« Quinze cents, ce n’est pas mal, en effet, reconnut-il. Vous
gagneriez davantage cependant, si vous aidiez les maçons ou les
terrassiers.
– Impossible, gouverneur, répliqua Dick vivement.
– Pourquoi impossible ? insista le Kaw-djer.
– Sand est trop petit. Il n’aurait pas la force, expliqua Dick,
dont la voix exprima une véritable tendresse qui ne laissait pas
d’être nuancée d’un soupçon de dédain.
– Et toi ?
– 330 –
– Oh !… moi !… »
– 331 –
Il fallait entendre ce ton !… Lui, il aurait la force, assuré-
ment. C’eût été lui faire injure que d’en douter.
« Alors ?…
– Je ne sais pas… balbutia Dick tout songeur. Ça ne me dit
rien… »
Puis, dans une explosion :
« Moi, gouverneur, j’aime la liberté ! »
Le Kaw-djer considérait avec intérêt le petit bonhomme,
qui, tête nue, les cheveux emmêlés par la brise, se tenait droit
devant lui, sans baisser ses yeux brillants. Il se reconnaissait
dans cette nature généreuse mais excessive. Lui aussi avait par-
dessus tout aimé la liberté, lui aussi s’était montré impatient de
toute entrave, et la contrainte lui avait paru si haïssable qu’il
avait prêté à l’humanité entière ses répugnances. L’expérience
lui avait démontré son erreur, en lui donnant la preuve que les
hommes, loin d’avoir l’insatiable besoin de liberté qu’il leur
supposait, peuvent aimer, au contraire, un joug qui les fait vivre,
et qu’il est bon parfois que les enfants grands et petits aient un
maître.
Il répliqua :
« La liberté, il faut d’abord la gagner, mon garçon, en se
rendant utile aux autres et à soi-même, et, pour cela, il est né-
cessaire de commencer par obéir. Vous irez trouver Hartlepool
de ma part, et vous lui direz qu’il vous emploie selon vos forces.
Je veillerai, d’ailleurs, à ce que Sand puisse continuer à travail-
ler sa musique. Allez, mes enfants ! »
Cette rencontre attira l’attention du Kaw-djer sur un pro-
blème qu’il importait de résoudre. Les enfants pullulaient dans
– 332 –
la colonie. Désœuvrés, loin de la surveillance des parents, ils va-
gabondaient du matin au soir. Pour fonder un peuple, il fallait
préparer les générations futures à recueillir la succession de
leurs devanciers. La création d’une école s’imposait à bref délai.
Mais on ne saurait tout faire à la fois. Quelle que fût
l’importance de cette question, il en remit l’examen à son retour
d’une tournée qu’il désirait accomplir dans l’intérieur de l’île.
Depuis qu’il avait assumé la charge du pouvoir, il projetait ce
voyage d’inspection, que de plus pressants soucis l’avaient forcé
à remettre de jour en jour. Maintenant, il pouvait s’éloigner
sans imprudence. La machine avait reçu une impulsion suffi-
sante pour fonctionner toute seule pendant quelque temps.
Deux jours après l’arrivée de Karroly, il allait enfin partir,
quand un incident l’obligea à un nouveau retard. Un matin, son
attention fut attirée par le bruit d’une altercation violente.
S’étant dirigé du côté d’où venait le vacarme, il aperçut une cen-
taine de femmes discutant avec animation devant une clôture de
forts madriers qui leur barrait la route. Le Kaw-djer ne comprit
pas tout d’abord. Cette clôture, c’était celle qui limitait l’enclos
de Patterson, mais elle ne lui avait pas semblé, les jours précé-
dents, s’avancer aussi loin.
Il fut bientôt renseigné.
Patterson, qui, dès le printemps précédent, s’était adonné à
la culture maraîchère, avait vu, cette année, ses efforts couron-
nés de succès. Travailleur infatigable, il avait obtenu une abon-
dante récolte, et, depuis le renversement de Beauval, les autres
habitants de Libéria s’approvisionnaient couramment chez lui
de légumes frais.
Son succès était dû, pour une grande part, à l’emplacement
qu’il avait choisi. Au bord même de la rivière, il y trouvait de
– 333 –
l’eau en abondance. C’est précisément cette situation privilégiée
qui était cause du conflit actuel.
Les cultures de Patterson, étendues sur un espace de deux
ou trois cents mètres, commandaient le seul point où la rivière
fût accessible, dans le voisinage immédiat de Libéria. En aval,
elle était bordée, sur la rive droite, par une plaine marécageuse
qui en interdisait l’approche jusqu’au ponceau établi près de
l’embouchure, c’est-à-dire à plus de quinze cents mètres dans
l’Ouest. En amont, la berge brusquement relevée tombait, pen-
dant plus d’un mille, à pic dans le courant.
Les ménagères de Libéria étaient donc dans l’obligation de
traverser l’enclos de Patterson pour aller puiser l’eau nécessaire
aux besoins de leurs ménages, et c’est pourquoi, jusqu’alors, le
propriétaire de cet enclos avait ménagé un hiatus dans la bar-
rière qui le délimitait. Mais, à la fin, il s’était avisé que ce pas-
sage incessant à travers sa propriété était attentatoire à ses
droits et causait de multiples dommages. La nuit précédente, il
avait donc, avec l’aide de Long, barré solidement l’ouverture,
d’où grave déception et grande colère des ménagères venues de
bon matin chercher de l’eau.
Le calme se rétablit quand on aperçut le Kaw-djer, et l’on
s’en rapporta à sa justice. Patiemment, il écouta les arguments
pour et contre, puis il rendit sa sentence. À la surprise générale,
elle fut favorable à Patterson. À la vérité, le Kaw-djer décida que
la clôture devait être abattue sur-le-champ et qu’une voie de
vingt mètres de large devait être rendue à la circulation pu-
blique, mais il reconnut les droits de l’occupant à une indemnité
pour la parcelle de terrain cultivé dont il était privé dans
l’intérêt public. Quant à l’importance de cette indemnité, elle se-
rait fixée dans les formes régulières. Il y avait des juges à l’île
Hoste. Patterson était invité à s’adresser à eux.
– 334 –
La cause fut plaidée le jour même. Ce fut la première que
Beauval eut à juger. Après débat contradictoire, il condamna
l’État hostelien à payer une indemnité de cinquante dollars.
Cette somme fut aussitôt versée à l’Irlandais qui ne chercha pas
à dissimuler sa satisfaction.
L’incident fut diversement commenté, mais, en général, on
goûta fort la manière dont il avait été réglé. On eut le sentiment
que nul ne pourrait désormais être dépouillé de ce qu’il possé-
dait, et la confiance publique en fut énormément accrue. C’est
ce résultat qu’avait voulu le Kaw-djer.
Cette affaire terminée, celui-ci se mit en route. Pendant
trois semaines, il sillonna l’île en tous sens, jusqu’à son extrémi-
té Nord-Ouest, jusqu’aux pointes orientales des presqu’îles
Dumas et Pasteur. L’une après l’autre, il visita toutes les exploi-
tations, sans en omettre une seule, tant celles qui avaient été vo-
lontairement délaissées au cours du précédent hiver que celles
dont les tenanciers avaient été chassés au moment des troubles.
De son enquête, il résulta finalement que cent soixante et
un colons, formant quarante-deux familles, séjournaient encore
dans l’intérieur. Ces quarante-deux familles pouvaient toutes
être considérées comme ayant réussi dans leur exploitation,
mais à des degrés très inégaux. Les unes devaient borner leur
espoir à assurer leur propre subsistance, tandis que d’autres, les
mieux pourvues en garçons robustes, auraient pu agrandir con-
sidérablement leurs cultures.
De vingt-huit familles, comptant cent dix-sept autres co-
lons, contraintes, au moment des troubles, de se réfugier à Libé-
ria, les exploitations, aujourd’hui très compromises, semblaient
également avoir été prospères au moment où on avait dû les
abandonner.
– 335 –
Enfin, cent quatre-vingt-dix-sept tentatives d’exploitation
n’avaient abouti qu’à un échec. De leurs propriétaires, une qua-
rantaine étaient morts, et le surplus, au nombre de plus de sept
cent quatre-vingts, avait successivement cherché refuge à la côte
au cours de l’hiver.
Les renseignements ne manquaient pas au Kaw-djer. Les
colons se mettaient avec empressement à sa disposition.
L’enthousiasme était unanime, quand on apprenait la nouvelle
organisation de la colonie, et cet enthousiasme croissait encore
à mesure qu’il faisait part de ses projets. Lui parti, on reprenait
le travail avec une ardeur décuplée par l’espoir.
De tout ce qu’il observait, de tout ce qu’il entendait, le Kaw-
djer prit soigneusement note. En même temps, il relevait un
plan grossier des diverses exploitations et de leurs situations
respectives.
Ces documents, il les utilisa dès son retour. En quelques
jours il dressa une carte de l’île, carte approximative au point de
vue géographique, mais d’une exactitude plus que suffisante au
point de vue des exploitations agricoles qui se limitaient les
unes les autres, puis il répartit la moitié de l’île entre cent
soixante-cinq familles qu’il choisit sans appel, et auxquelles il
délivra des concessions régulières.
Donner à la propriété cette base solide, c’était accomplir
une véritable révolution. Au régime du bon plaisir, il substituait
la légalité, à la possession de fait, un titre inattaquable par celui-
là même qui l’avait délivré. Aussi ces simples feuilles de papier
furent-elles reçues par leurs bénéficiaires avec autant de joie
peut-être que les champs qu’elles représentaient.
Jusqu’alors ils avaient vécu instables, dans l’incertitude du
lendemain. Ces feuilles de papier changeaient tout. Cette terre
était à eux. Ils pourraient la léguer à leurs enfants. Ils se
– 336 –
fixaient, prenaient racine, et devenaient vraiment de colons, des
Hosteliens.
Le Kaw-djer commença par consolider les droits des qua-
rante-deux familles qui étaient demeurées attachées à la glèbe
et par rétablir dans les leurs les vingt-huit exploitants qui ne
l’avaient quittée que sous la menace des émeutiers. Cela fait, il
sélectionna entre toutes quatre-vingt-quinze autres familles, qui
lui parurent dignes d’en appeler de leur échec. Il ne s’occupa au-
cunement des autres.
C’était de l’arbitraire. Ce ne fut pas le seul. Si l’égalité n’eut
rien à voir dans la répartition des concessions, elle ne fut pas
mieux respectée au point de vue de leur importance. À ceux-ci le
Kaw-djer laissa juste le terrain sur lequel ils s’étaient d’abord
établis, tandis qu’il diminuait la surface attribuée à ceux-là. En
même temps, il augmentait considérablement certaines exploi-
tations. Dans toutes ses décisions, il n’obéit qu’à une unique loi,
l’intérêt supérieur de la colonie. À ceux qui avaient montré le
plus d’intelligence, de force et de vaillance, les concessions les
plus vastes. Rien au contraire à ceux dont il avait pu constater
l’incapacité, et qu’il condamnait sans appel à rester des prolé-
taires et des salariés jusqu’à la mort.
Le salariat, en effet, allait nécessairement faire son appari-
tion sur l’île Hoste. Quelques exploitations, celles par exemple
des quatre familles dont les Rivière formaient le centre, étaient
d’une telle étendue et d’une telle prospérité, qu’elles eussent
suffi à occuper plusieurs centaines d’ouvriers. L’ouvrage ne
manquerait donc pas à ceux qui préféreraient le travail des
champs à celui de la ville.
Pour la deuxième fois, Libéria se dépeupla. Son titre de
concession à peine en poche, chaque titulaire partait avec les
siens, bien pourvu de vivres, dont la provision pourrait, –
d’ailleurs, le Kaw-djer l’affirmait – être ultérieurement renouve-
– 337 –
lée. Quelques-uns de ceux qui n’avaient pas été favorisés les
imitèrent, et allèrent louer leurs bras dans la campagne.
Le 10 janvier, la population fut réduite à quatre cents habi-
tants environ, dont deux cent cinquante hommes en âge de tra-
vailler. Les autres, soit un peu moins de six cents, y compris les
femmes et les enfants, étaient maintenant disséminés dans
l’intérieur. Ainsi que le Kaw-djer avait pu s’en assurer au cours
de son voyage, la population totale n’atteignait plus en effet le
millier. Le surplus était mort, dont près de deux cents dans le
seul hiver qui venait de finir. Encore quelques hécatombes de ce
genre, et l’île Hoste redeviendrait un désert.
L’avancement du travail se ressentit de la diminution du
nombre des travailleurs. Le Kaw-djer ne parut pas s’en soucier.
On comprit bientôt sa tranquillité. Quelques jours plus tard, le
17 janvier, un vapeur mouillait en face du Bourg-Neuf. C’était
un grand navire de deux mille tonneaux. Dès le lendemain son
déchargement commençait, et les Libériens émerveillés virent
défiler d’incalculables richesses. Ce fut d’abord du bétail, des
moutons, des chevaux et jusqu’à deux chiens de berger. Puis, ce
fut du matériel agricole : charrues, herses, batteuses, faneuses ;
des semences de toute nature ; des vivres en quantité considé-
rable, des voitures et des chariots ; des métaux : plomb, fer,
acier, zinc, étain, etc. ; du petit outillage : marteaux, scies, bu-
rins, limes, et cent autres ; des machines-outils : forge, per-
ceuse, fraiseuse, tours à bois et à métaux, et beaucoup d’autre
choses encore.
En outre, le steamer ne contenait pas que ces objets maté-
riels. Deux cents hommes, composés par moitié de terrassiers et
d’ouvriers de bâtiment avaient été amenés par lui. Quand le dé-
chargement du navire fut terminé, ils se joignirent aux colons,
et les travaux menés par quatre cent cinquante bras robustes re-
commencèrent à avancer rapidement.
– 338 –
En quelques jours la route du Bourg-Neuf fut terminée.
Pendant que les maçons s’occupaient, les uns, de la construction
du pont, les autres, de celle des maisons, on amorça vers
l’intérieur une seconde route qui, divisée en nombreuses
branches, serpenterait plus tard entre les exploitations, et por-
terait la vie à travers l’île, artères et veines de ce grand corps
jusque-là inerte.
Les Libériens n’étaient pas au bout de leurs surprises. Le
30 janvier, un second steamer arriva. Il provenait de Buenos-
Ayres et apportait dans ses flancs, outre des objets analogues
aux précédents, une cargaison importante destinée au bazar
Rhodes. Il y avait de tout dans cette cargaison, jusqu’à des futili-
tés : plumes, dentelles, rubans, dont pourrait désormais se pa-
rer la coquetterie des Hosteliennes.
Deux cents nouveaux travailleurs débarquèrent de ce deu-
xième steamer, et deux cents encore d’un troisième qui mouilla
en rade le 15 février. À dater de ce jour, on disposa de plus de
huit cents bras. Le Kaw-djer estima ce nombre suffisant pour
commencer la réalisation d’un grand projet. À l’ouest de
l’embouchure de la rivière, furent jetées les premières assises
d’une digue, qui, dans un avenir prochain, transformerait l’anse
du Bourg-Neuf en un port vaste et sûr.
Ainsi peu à peu, sous l’effort de ces centaines de bras que
dirigeait une volonté, la ville se bâtissait, se redressait,
s’assainissait, se vivifiait. Ainsi peu à peu, surgissait du néant, la
cité.
– 339 –
III
L’attentat
« Ça ne peut pas durer comme ça ! » s’écria Lewis Dorick,
que ses compagnons approuvèrent d’un geste énergique.
La journée de travail finie, ils se promenaient tous les
quatre, Dorick, les frères Moore et Sirdey, au sud de Libéria, sur
les premières pentes des montagnes détachées de la chaîne cen-
trale de la presqu’île Hardy, qui allaient plus loin se perdre dans
la mer en formant l’ossature de la pointe de l’Est.
« Non ! ça ne peut pas durer comme ça ! répéta Lewis Do-
rick avec une colère croissante. Nous ne sommes pas des
hommes, si nous ne mettons pas à la raison ce sauvage qui pré-
tend nous faire la loi !
– Il vous traite comme des chiens, renchérit Sirdey. On est
moins que rien… « Faites ci »… « Faites ça », qu’il dit, sans
même vous regarder… On le dégoûte, quoi, ce peau-rouge-là !
– À quel titre nous commande-t-il ? interrogea rageuse-
ment Dorick. Qui est-ce qui l’a nommé gouverneur ?
– Pas moi, dit Sirdey.
– Ni moi, dit Fred Moore.
– Ni moi, dit son frère William.
– 340 –
– Ni vous, ni personne, conclut Dorick. Pas si bête, le gail-
lard !… Il n’a pas attendu qu’on lui donne la place. Il l’a prise.
– Ça n’est pas légal, protesta doctoralement Fred Moore.
– Légal !… Parbleu ! il s’en moque bien ! riposta Dorick.
Pourquoi se gênerait-il avec des moutons qui tendent le dos
pour qu’on les tonde ?… A-t-il demandé notre avis pour rétablir
la propriété ? Avant, on était tous pareils. Maintenant, il y a des
riches et des pauvres.
– C’est nous, les pauvres, constata mélancoliquement Sir-
dey… Il y a trois jours, ajouta-t-il avec indignation, il m’a an-
noncé que ma journée serait réduite de dix cents…
– Comme ça ?… Sans donner de raisons ?…
– Si. Il prétend que je ne travaille pas assez… J’en fais tou-
jours autant que lui, qui se promène du matin au soir les mains
dans les poches… Dix cents de rabais sur une journée d’un de-
mi-dollar !… S’il compte sur moi pour les travaux du port, il
peut attendre !…
– Tu crèveras de faim, répliqua Dorick d’un ton glacial.
– Misère !… jura Sirdey en serrant les poings.
– Avec moi, dit William Moore, c’est il y a quinze jours qu’il
a fait ses embarras. Il a trouvé que je rouspétais trop fort contre
John Rame, son garde-magasin. Paraît que je dérangeais Mon-
sieur… Si vous aviez vu ça !… Un empereur !… Faut payer leur
camelote et dire encore merci !
– Moi, dit à son tour Fred Moore, c’était la semaine der-
nière… sous prétexte que je me battais avec un collègue… On n’a
donc plus le droit maintenant de se battre de bonne amitié ?…
– 341 –
Non, mais, ce que ses flics m’ont empoigné !… Un peu plus ils
me faisaient coucher au poste !
– On est des domestiques, quoi ! conclut Sirdey.
– Des esclaves », gronda William Moore.
Ce sujet, ils le traitaient pour la centième fois ce soir-là.
C’était le thème presque exclusif de leurs conversations quoti-
diennes.
En édictant, puis en imposant la loi du travail, le Kaw-djer
avait nécessairement lésé un certain nombre d’intérêts particu-
liers, ceux notamment des paresseux qui eussent préféré vivre
aux frais d’autrui. De là, grandes colères.
Autour de Dorick gravitaient tous les mécontents. Sa bande
et lui-même avaient inutilement essayé de continuer les erre-
ments passés. Les anciennes victimes, jadis si dociles, avaient
pris conscience de leurs droits en même temps que de leurs de-
voirs, et la certitude d’être au besoin soutenus avait donné des
griffes à ces agneaux. Les exploiteurs en avaient donc été pour
leurs tentatives d’intimidation et s’étaient vu contraints de ga-
gner, comme les autres, leur vie par le travail.
Aussi étaient-ils furieux et se répandaient-ils en récrimina-
tions, par lesquelles se soulageait et s’entretenait à la fois leur
exaspération grandissante.
Jusqu’ici, à vrai dire, tout s’était passé en paroles. Mais, ce
soir-là, les choses devaient tourner d’autre sorte. Les plaintes
cent fois ressassées allaient se muer en actes, les colères amas-
sées conduire aux résolutions les plus graves.
– 342 –
Dorick avait écouté ses compagnons sans les interrompre.
Ceux-ci s’étaient tournés vers lui, comme s’ils eussent fait appel
à son témoignage et quêté son approbation.
« Tout ça, ce sont des mots, dit-il d’une voix mordante.
Vous êtes des esclaves qui méritez l’esclavage. Si vous aviez du
cœur au ventre, il y a longtemps que vous seriez libres. Vous
êtes mille et vous supportez la tyrannie d’un seul !
– Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse ? objecta piteusement
Sirdey. Il est le plus fort.
– Allons donc ! répliqua Dorick. Sa force, c’est la faiblesse
des poules mouillées qui l’entourent. »
Fred Moore hocha la tête d’un air sceptique.
« Possible !… dit-il. N’empêche qu’il y en a beaucoup de
son bord. Nous ne pouvons cependant pas, à nous quatre…
– Imbécile !… interrompit durement Dorick. Ce n’est pas le
Kaw-djer, c’est le gouverneur qu’ils soutiennent. On le conspue-
rait, s’il était renversé. Si j’étais à sa place, on serait à plat ventre
devant moi, comme on l’est devant lui.
– Je ne dis pas non, accorda William Moore un peu gogue-
nard. Mais, voilà le hic, c’est lui qui tient la place, et pas toi.
– Je ne t’ai pas attendu pour le savoir, répliqua Dorick pâle
de colère. C’est précisément la question. Je ne dis qu’une chose,
c’est que nous n’avons pas à nous occuper du tas de caniches qui
suivent le Kaw-djer et qui marcheraient aussi bien derrière son
successeur. C’est le chef seul qui les rend redoutables, c’est le
chef seul qui nous gêne… Eh bien ! supprimons-le ! »
– 343 –
Il y eut un instant de silence. Les trois compagnons de Do-
rick échangèrent un regard peureux.
« Le supprimer ! dit enfin Sirdey. Comme tu y vas !… Ne
compte pas sur moi pour ce travail-là ! »
Lewis Dorick haussa les épaules.
« On se passera de toi, voilà tout, dit-il avec mépris.
– Et de moi, ajouta William Moore.
– Moi, j’en suis, affirma énergiquement son frère, qui
n’avait pas oublié l’humiliation que le Kaw-djer lui avait autre-
fois infligée. Seulement… voilà… ça ne me paraît pas com-
mode…
– Très facile, au contraire, répliqua Dorick.
– Comment ?
– C’est bien simple… «
Sirdey intervint.
« Ta ! ta ! ta !… Vous allez !… Vous allez !… Qu’est-ce que
vous ferez, quand le Kaw-djer sera… supprimé, comme dit Do-
rick ?
– Ce que nous ferons ?…
– Oui… Un homme de moins, c’est un homme de moins,
pas plus. Il restera les autres. Dorick a beau dire, je ne suis pas
si sûr que ça qu’ils marcheraient avec nous.
– Ils marcheront, affirma Dorick.
– 344 –
– Hum ! fit Sirdey sceptique. Pas tous, en tous cas.
– Pourquoi pas ?… La veille, on n’a personne, et, le lende-
main, on a tout le monde… D’ailleurs, pas besoin de les avoir
tous. Il suffit de quelques-uns pour donner le mouvement. Le
reste suit.
– Et ces quelques-uns ?…
– On les a.
– Hum !… fit de nouveau Sirdey.
– Il y a nous quatre, d’abord, dit Dorick que cette discus-
sion échauffait.
– Ça ne fait que quatre, observa placidement Sirdey.
– Et Kennedy ?… Peut-on le compter, celui-là ?…
– Oui, accorda Sirdey. Cinq.
– Et Jackson, énuméra Dorick, Smirnoff, Reede, Blumen-
feldt, Loreley ?
– Dix.
– Il y en a d’autres. C’est un compte à faire.
– Comptons alors, proposa Sirdey.
– Soit ! » accorda Dorick en tirant de sa poche un crayon et
un calepin.
– 345 –
Tous quatre s’assirent sur le sol, et, à tête reposée, firent le
dénombrement des forces dont ils croyaient pouvoir disposer,
après la disparition de l’homme, qui seul, d’après Dorick, ren-
dait redoutable la puissance éparse de la foule. Chacun citait des
noms, qu’on n’inscrivait sur le carnet qu’après discussion ap-
profondie.
Du point élevé qu’ils occupaient, un vaste panorama se dé-
veloppait sous leurs yeux. La rivière, venue de l’Ouest, passait à
leurs pieds, puis, se recourbant, repartait dans le Nord-Ouest,
c’est-à-dire presque parallèlement à elle-même, vers le Bourg-
Neuf où elle se jetait dans la mer. Au coude de la rivière, Libéria
s’étendait, déployée comme une carte, puis, au-delà, la plaine
marécageuse qui séparait la ville du rivage.
On était au 25 février 1884. Depuis le jour où le Kaw-djer
avait pris le pouvoir, plus de dix-huit mois s’étaient écoulés.
L’œuvre accomplie pendant ce court espace de temps tenait
réellement du prodige.
De nouveaux contingents d’ouvriers comblant perpétuel-
lement les vides laissés par ceux qui ne pouvaient se faire à
l’existence de l’île Hoste, le nombre des habitants de Libéria
s’était encore accru et dépassait le millier. Mais les maisons, en
bois pour la plupart, s’étaient multipliées elles aussi et suffi-
saient à abriter tout le monde. Limitée à l’Ouest par la rivière, la
ville s’était largement développée dans la direction opposée et
vers le Sud.
C’était une ville et non plus un campement, en effet. Rien
n’y manquait maintenant de ce qui est nécessaire ou seulement
agréable à la vie. Boulangers, épiciers, bouchers, assuraient
l’alimentation publique. Des produits qu’ils mettaient en vente,
la campagne hostelienne fournissait déjà sa part, et cette part
représentait largement la consommation des producteurs. Dès
l’année suivante, selon toute probabilité, l’île se suffirait à elle-
– 346 –
même, en fait de froment, légumes et viandes de boucherie, en
attendant le jour prochain où on pourrait passer de
l’importation à l’exportation.
Les enfants ne vagabondaient plus. Une école avait été ou-
verte, dont M. et Mme Rhodes assumaient alternativement la di-
rection.
Après toute une année d’absence, Harry Rhodes était reve-
nu au mois d’octobre précédent, en rapportant avec lui une
quantité considérable de marchandises. Aussitôt de retour, il
avait eu une longue conférence avec le Kaw-djer, puis il s’était
consacré à ses affaires, sans donner aucune explication sur la
durée insolite de son voyage.
Le temps que M. et Mme Rhodes consacraient à l’école
n’était aucunement préjudiciable au bazar, dont Edward et Cla-
ry, aidés de Tullia et Graziella Ceroni, s’occupaient activement,
et dont le succès allait grandissant.
Un médecin, le Dr Samuel Arvidson, et un pharmacien
étaient venus de Valparaiso s’installer à Libéria et y faisaient des
affaires d’or. Un magasin de confections et un magasin de
chaussures s’étaient ouverts et prospéraient. Ceux des émi-
grants qui, une première fois, avaient essayé de s’établir à leur
compte dans leurs parties, avaient recommencé leur tentative
avec un meilleur résultat. Libéria possédait plusieurs entrepre-
neurs employant un assez grand nombre d’ouvriers : un maçon,
un charpentier, deux menuisiers, un tourneur sur bois, deux
serruriers, dont l’un, très sérieusement outillé, eût mérité le
qualificatif de constructeur.
À proximité de la ville, vers le Sud, non loin de l’endroit où
stationnaient alors Lewis Dorick et ses compagnons, une bri-
queterie s’était ouverte et produisait des briques d’excellente
qualité. Vers l’Est, dans les contreforts des montagnes de la
– 347 –
pointe, on avait découvert des gisements considérables de ces
corps si abondants dans la nature : le sulfate et le carbonate de
chaux. On ne manquait, par conséquent, ni de plâtre, ni de
chaux, et même il s’était trouvé un audacieux pour entre-
prendre, par des moyens rudimentaires, la fabrication du ci-
ment, dont le port en construction absorbait de grandes quanti-
tés.
La large route qui passait au bas de la pente était celle-là
même par où était venu le quatuor de mécontents, jusqu’au
moment où ceux-ci l’avaient quittée pour un raidillon escala-
dant la montagne. Cette route, qui épousait toutes les sinuosités
de la rivière disparaissait dans l’Ouest, un kilomètre plus loin,
entre deux collines. Mais ils n’ignoraient pas, et personne
n’ignorait qu’elle se prolongeait au-delà et qu’on y travaillait
sans relâche. Deux mois auparavant elle avait atteint, puis dé-
passé l’exploitation des Rivière, et depuis lors elle continuait, en
se ramifiant sans cesse, à se dérouler vers le Nord.
Une autre route, complètement achevée, traversait la ri-
vière sur un solide pont de pierre et réunissait la capitale à son
faubourg.
Ce dernier n’avait subi que peu de changements, mais la
digue soudée au rivage gagnait progressivement sur la mer. Dé-
jà, elle abritait contre les vents d’Est l’anse du Bourg-Neuf,
qu’elle transformait par degrés en un port vaste et tranquille. Ce
jour-là précisément, on avait commencé à battre des pieux,
première armature d’un batardeau destiné à l’édification d’un
quai, le long duquel les navires pourraient un jour s’amarrer en
eau profonde.
Ils n’avaient pas attendu l’achèvement de ce quai, ni celui
de la digue, pour trafiquer à l’île Hoste. L’année précédente, il
en était venu trois, au compte exclusif du Kaw-djer. Cette année,
il en était venu sept, dont deux seulement affrétés par
– 348 –
l’administration de la Colonie, le voyage des cinq autres étant
motivé par des opérations privées et des entreprises indivi-
duelles.
En ce moment, un grand voilier stationnait en face du
Bourg-Neuf, à demi chargé des planches débitées par la scierie
des Rivière, tandis qu’un autre voilier, qui, son plein fait de la
même marchandise, avait levé l’ancre quelques heures plus tôt,
disparaissait derrière la pointe de l’Est.
Tout, dans le spectacle offert à Lewis Dorick et à ses com-
pagnons, exprimait éloquemment la prospérité grandissante de
la Colonie. Mais, ce spectacle éloquent, aucun d’eux ne voulait le
voir ni l’entendre. Il leur était familier, d’ailleurs, et
l’accoutumance en diminuait beaucoup la valeur. Des change-
ments progressifs passent aisément inaperçus, et, ce qu’ils dé-
couvraient, ils l’avaient vu naître jour par jour. Même s’ils se
fussent reportés par la pensée au lendemain du naufrage, dont
près de trois ans les séparaient alors, se fussent-ils rendu
compte du progrès accompli ? Ce n’est pas sûr. Habitués à ce
spectacle, ils l’eussent, sans doute, trouvé naturel, et il leur eût
semblé que les choses avaient toujours été ainsi.
Pour le moment, du reste, ils avaient d’autres pensées en
tête. Soigneusement ils énuméraient les habitants de Libéria et
pointaient les noms au passage.
« Je ne vois plus personne, dit enfin Sirdey. Où en
sommes-nous ? »
Dorick compta les noms inscrits sur le carnet.
« Cent dix-sept, dit-il.
– Sur mille !… acheva Sirdey.
– 349 –
– Et après ?… répliqua Dorick. Cent dix-sept, c’est quelque
chose. Croyez-vous que le Kaw-djer en ait davantage, j’entends
des gens décidés, prêts à tout ? Les autres sont des moutons qui
suivront n’importe qui. »
Sirdey ne répondit pas, mais il ne paraissait pas convaincu.
« Et puis, assez causé, trancha violemment Dorick. Nous
sommes quatre. Mettons la chose aux voix.
– Moi, s’écria Fred Moore en brandissant son gros poing,
j’en ai assez. Il arrivera ce qui arrivera. Je vote pour qu’on
marche.
– Moi de même, dit son frère.
– Avec moi, ça fait trois voix… Et toi, Sirdey ?…
– Je ferai comme les autres, dit sans enthousiasme l’ancien
cuisinier. Mais… »
Dorick lui coupa la parole :
« Pas de mais. Ce qui est voté est voté.
– Il faut bien cependant, insista Sirdey sans se laisser inti-
mider, convenir des moyens. Se débarrasser du Kaw-djer, c’est
bientôt dit. Reste à savoir comment.
– Ah !… si nous avions des armes… un fusil… un revolver…
un pistolet seulement !… s’écria Fred Moore.
– Mais voilà, on n’en a pas, dit Sirdey avec flegme.
– Le couteau ?… suggéra William Moore.
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– Excellent pour te faire pincer, le couteau, mon vieux, ré-
pliqua Sirdey. Tu sais bien que le Kaw-djer est gardé comme un
roi… Sans compter qu’il est de taille à donner du fil à retordre,
quand même on s’y mettrait à quatre. »
Fred Moore fronça les sourcils et serra les dents, en ponc-
tuant cette mimique d’un geste violent. Sirdey avait raison. Il
connaissait la poigne du Kaw-djer et se rappelait combien peu
son grand corps avait pesé entre ses mains.
« J’ai mieux que ça à vous offrir, dit tout à coup Dorick au
milieu du silence qui avait suivi la réplique de Sirdey. »
Ses compagnons se tournèrent vers lui, l’interrogeant du
regard.
« La poudre.
– La poudre ?… » répétèrent-ils tous trois sans com-
prendre.
L’un d’eux demanda :
« Qu’en ferons-nous ?
– Une bombe… Ah ! le Kaw-djer est, dit-on, un anarchiste
repenti. Eh bien ! nous emploierons contre lui l’arme des anar-
chistes. »
Les auditeurs de Dorick ne semblaient pas très emballés.
« Qui est-ce qui la fera, cette bombe ? bougonna Fred
Moore. Pas moi, toujours.
– Moi, dit Dorick. Sans compter que ça ne sera peut-être
pas la peine. J’ai une idée, et, si elle est bonne, le Kaw-djer ne
– 351 –
sautera pas tout seul. Hartlepool et les hommes qui seront dans
le poste sauteront en même temps… Autant d’ennemis en moins
que nous aurons le lendemain. »
Les trois hommes regardèrent leur camarade avec admira-
tion. Sirdey lui-même fut gagné.
« Comme ça !… murmura-t-il à bout d’arguments con-
traires. Il se ravisa.
– Sapristi ! s’écria-t-il. Nous parlons de poudre comme si
nous en avions.
– Il y en a dans l’entrepôt, répliqua Dorick. Nous n’avons
qu’à la prendre.
– Tu en parles à ton aise !… riposta Sirdey qui jouait déci-
dément le rôle de l’opposition. Avec ça que c’est commode !…
Qui est-ce qui se chargera de la besogne ?
– Pas moi, dit Dorick.
– Naturellement ! approuva Sirdey d’un ton railleur.
– Non, expliqua Dorick, je ne suis pas assez fort. Pas toi
non plus : tu es trop poltron. Et pas davantage Fred Moore ni
William : ils sont trop brutaux et trop maladroits.
– Qui, alors ?
– Kennedy. »
Personne ne fit d’objection. Oui, Kennedy, ancien matelot,
leste, débrouillard, habile de ses doigts, apte à tous les métiers,
pouvait réussir là où d’autres échoueraient. Le choix de Dorick
était bon.
– 352 –
Celui-ci interrompit leurs réflexions.
« Voilà qu’il se fait tard, dit-il ; si vous voulez, rendez-vous
ici demain à la même heure. Kennedy sera là. Nous nous expli-
querons, et nous conviendrons de tout. »
En approchant des premières maisons, ils estimèrent pru-
dent de s’écarter les uns des autres, et, le lendemain, ils prirent
une précaution semblable pour se rendre à l’endroit convenu.
Chacun sortit de la ville isolément, et c’est seulement quand ils
furent hors de vue qu’ils laissèrent peu à peu décroître les dis-
tances qui les séparaient.
Ils étaient cinq, ce soir-là, Kennedy, averti par Dorick,
s’étant joint au quatuor.
« Il est des nôtres », annonça Dorick en frappant sur
l’épaule du matelot.
On échangea des poignées de mains, puis, sans perdre de
temps, on examina le moyen d’exécuter le projet de la veille. La
conversation fut longue. Il faisait nuit noire, quand les cinq
hommes commencèrent à redescendre vers la ville. Leur accord
était complet. On allait agir le soir même.
Bien que l’obscurité fût profonde, ils se divisèrent comme
ils l’avaient fait le jour précédent. Laissant entre eux un inter-
valle de quelques minutes, ils quittèrent la route, s’engagèrent à
travers champs et contournèrent les maisons par le Sud jusqu’à
la rivière, puis, revenant sur leurs pas, ils pénétrèrent en ville,
en longeant l’enclos de Patterson. Tout était silencieux. Sans
être vus, ils arrivèrent jusqu’au gouvernement, où dormaient en
ce moment le Kaw-djer, Hartlepool et les mousses. À l’ombre
d’une maison, leur groupe se reforma, invisible. Là, ils
s’immobilisèrent, l’oreille tendue, leurs yeux fouillant la nuit…
– 353 –
Ils avaient devant eux la porte du Tribunal. Du poste de po-
lice, situé sur la façade opposée, de faibles bruits leur parve-
naient. Là-bas, des hommes veillaient. Mais, de ce côté, il n’y
avait personne. La rue était silencieuse et déserte.
Pourquoi eût-on gardé la salle du Tribunal ? Elle ne conte-
nait rien qu’une table, un siège grossier, et quelques bancs fixés
dans le plancher.
Lorsqu’ils furent bien certains que la solitude était com-
plète, Dorick et Kennedy quittèrent leur abri et traversèrent ra-
pidement l’espace découvert. En un instant, ils atteignirent la
porte du Tribunal, que Kennedy entreprit de forcer, tandis que
Dorick faisait le guet. Pendant ce temps, les frères Moore, lais-
sant Sirdey à la place qu’ils occupaient tous auparavant,
s’éloignaient à leur tour, l’un à gauche, l’autre à droite, pour
s’arrêter au bout de quelques pas. D’où ils étaient maintenant,
ils pouvaient surveiller, celui-ci, la façade principale et la place
ménagée devant le gouvernement, celui-là, le mur sans issue,
qui, au Sud, clôturait la prison, et la rue séparant ce mur des
autres maisons. Kennedy était bien gardé. Au moindre danger,
il serait prévenu à temps pour s’enfuir.
Aucun incident ne survint. L’ancien matelot put travailler
tout à son aise. Travail facile au surplus, car ce n’était pas une
serrure bien solide qui fermait la porte du Tribunal. Celle-ci cé-
da aux premières pesées et s’ouvrit béante sur les ténèbres inté-
rieures.
Kennedy entra, laissant Dorick en surveillance au dehors.
On ne voyait goutte dans la salle. Kennedy frotta une allu-
mette et alluma une bougie. Il savait où il allait, Dorick lui ayant
soigneusement fait sa leçon. Des trois cloisons limitant la pièce
dans laquelle il pénétrait, celle de droite séparait le Tribunal de
– 354 –
la prison ; celle de gauche était commune avec le gouvernement
proprement dit qui servait en même temps de domicile au Kaw-
djer. Derrière celle qui lui faisait face, c’était l’entrepôt.
Kennedy traversa obliquement la salle, jusqu’à l’encoignure
formée par la jonction de cette dernière cloison avec celle de la
prison. La prison étant vide pour l’instant, personne, par consé-
quent, ne pourrait l’entendre. Là, il fit halte et, promenant sa
bougie contre la paroi, examina la manière dont il convenait de
procéder.
Il sourit joyeusement. Percer cette cloison ne serait qu’un
jeu. Bâtie dès les premiers jours qui avaient suivi le coup d’État
du Kaw-djer, à un moment où l’essentiel était d’aller vite, cette
cloison ne constituait pas un bien sérieux obstacle. Elle était
faite de madriers verticaux encastrés à leurs extrémités dans le
plafond et dans le plancher, et laissant entre eux des intervalles
qu’on avait remplis avec des pierrailles noyées dans un mortier
de qualité médiocre et dont la dureté n’était pas des plus
grandes. Le couteau de Kennedy entama sans peine ce mortier,
et peu à peu les pierres descellées sortirent de leurs alvéoles. Il
n’y avait à craindre que le bruit de leur chute. C’est pourquoi,
dès qu’elles étaient ébranlées, Kennedy les arrachait une à une
et les déposait doucement sur le sol.
En une heure il eut pratiqué un trou de taille à lui livrer
passage dans le sens de la hauteur. En largeur également, ce
trou eût été suffisant, sans un madrier qui le traversait, et qu’il
était, par conséquent, nécessaire de couper. Ce fut la partie la
plus pénible du travail. Une heure encore fut employée à le me-
ner à bonne fin.
De temps à autre, Kennedy s’arrêtait et prêtait l’oreille aux
bruits extérieurs. Tout était tranquille. Aucun appel des guet-
teurs n’annonçait l’approche d’un danger.
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Lorsque le trou fut assez grand, il passa de l’autre côté de la
cloison. Là, les choses se compliquèrent. Au milieu des caisses
et des marchandises de toutes sortes qui remplissaient
l’entrepôt, se mouvoir sans bruit était fort difficile. Une extrême
prudence était de rigueur.
Où avait-on placé les barils de poudre ?… Nulle part il ne
les apercevait… Les barils devaient être là, cependant…
Il se mit à leur recherche. Lentement, surveillant le
moindre de ses gestes, il s’insinua entre les caisses, obligé d’en
déplacer parfois pour gagner du terrain.
Près de deux heures s’écoulèrent. Au dehors, on devait ne
rien comprendre à ce retard, et lui-même commençait à déses-
pérer. Il s’énervait. La nuit avançait ; le jour ne tarderait pas à se
lever. Lui faudrait-il donc partir sans avoir réussi dans une en-
treprise que trahirait l’effraction de la porte et qu’il serait par
conséquent impossible de renouveler ?
De guerre lasse, il allait se résigner à battre en retraite,
quand il découvrit enfin ce qu’il cherchait. Les tonnelets de
poudre étaient là, sous ses yeux. Il y en avait cinq, rangés en bon
ordre près d’une porte qui s’ouvrait de l’autre côté dans le poste
de police. Kennedy, retenant son souffle, entendait les hommes
de veille causer entre eux. Il distinguait nettement leurs paroles.
Plus que jamais, il était nécessaire d’agir en silence. Kennedy
souleva un des barils, mais ce fut pour le reposer tout de suite
sur le sol. Ce baril était trop lourd pour qu’un seul homme pût
l’emporter sans bruit par le chemin compliqué qu’il fallait
suivre. Se glissant entre les caisses, il regagna la salle du Tribu-
nal et, passant dans le trou de la cloison, appela Dorick, dont la
silhouette noire se découpait sur la nuit moins profonde de
l’extérieur.
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Celui-ci se rendit à l’appel du marin. « Comme tu as été
long ! dit-il à voix basse, en se penchant vers l’ouverture. Que
t’est-il donc arrivé ?
– Rien, répondit Kennedy sur le même ton, mais ce n’est
pas facile de naviguer là-dedans.
– As-tu les barils ?
– Non. Ils sont trop lourds… Il faut être deux… Viens ! »
Dorick s’introduisit dans l’ouverture et, guidé par Kennedy,
traversa l’entrepôt. Les deux hommes saisirent un des barils, et,
le faisant passer par-dessus les caisses, l’amenèrent dans la salle
du Tribunal. Dorick, aussitôt, franchit de nouveau la cloison.
« Où vas-tu ? demanda Kennedy en étouffant sa voix.
– Chercher un second baril, répondit Dorick. Dépêchons-
nous. Le jour va se lever.
– Un baril ? répéta Kennedy étonné. Avec celui-ci on ferait
sauter Libéria tout entière !
– Nous emporterons l’autre, dit Dorick.
– Pourquoi faire ?
– C’est mon idée… Quand on sera débarrassé du Kaw-djer,
il faudra être les maîtres… La poudre pourra nous servir.
– Où la mettras-tu, en attendant ?
– J’ai une cachette sûre. Ne t’inquiète pas. »
– 358 –
Kennedy obéit de mauvaise grâce. Un quart d’heure plus
tard, le second baril était déposé à côté du premier.
L’un d’eux fut rapidement placé contre la cloison de
gauche, puis, vers le bas, Kennedy le perça d’un trou, par où une
petite quantité de poudre s’écoula.
Pendant ce temps, Dorick avait sorti de sa poche une sorte
de tresse faite de brins de coton lâchement entrelacés. Cette
tresse, qu’il avait eu soin d’humecter au préalable, il la roula
dans la poudre, puis, en prélevant un bout d’un coup de cou-
teau, il alluma cet échantillon à titre d’expérience. Le feu grésil-
la, courut, s’éteignit.
« Parfait ! déclara Dorick. Cinq centimètres pour une mi-
nute. Donc, la mèche entière en durera vingt. C’est plus qu’il ne
nous en faut. »
Il se rapprocha du baril…
À ce moment, un bruit violent se fit entendre. Dorick
s’arrêta sur place. Kennedy et lui se regardèrent. Ils étaient li-
vides…
Leur angoisse fut courte. Dorick, reprenant son sang-froid,
se mit à rire.
« La pluie », dit-il en haussant les épaules.
Il alla jusqu’à la porte et regarda au dehors. La pluie tom-
bait à verse, en effet, et le bruit qui les avait épouvantés était ce-
lui des gouttes qui crépitaient furieusement contre le toit. En
somme, c’était une circonstance favorable. La pluie effacerait
toutes les traces, et rien ne pourrait les dénoncer, si par hasard
les soupçons se portaient sur eux. D’autre part, ce vacarme cou-
vrirait l’inévitable pétillement de la mèche.
– 359 –
Par exemple, il n’y avait pas de temps à perdre. Le ciel
s’empourprait déjà vers l’Est. Dans quelques instants, il ferait
grand jour, et Dorick connaissait assez les habitudes du Kaw-
djer pour savoir que celui-ci ne tarderait pas beaucoup à pa-
raître au dehors.
« Vite ! » dit-il.
La mèche déroulée, l’un des bouts fut introduit dans le
tonneau, puis Dorick enflamma une allumette qu’il approcha de
l’autre extrémité. Hâtivement, les deux hommes sortirent alors,
Kennedy le premier en emportant le second baril, puis Dorick
qui tira de son mieux la porte derrière lui.
Les frères Moore et Sirdey étaient fidèlement à leurs
postes.
Dorick, appelant leur attention par un léger sifflement, leur
apprit d’un geste le succès de la tentative.
Aussitôt, tous s’éloignèrent rapidement, tandis que, sur la
place déserte, l’orage continuait à verser son déluge.
– 360 –
IV
Dans les grottes
Quand le Kaw-djer sortit du gouvernement, l’orage était
apaisé. Il ne pleuvait plus. Chassant devant lui les nuages, le so-
leil avait jailli de la mer et dorait Libéria de ses rayons obliques.
Le Kaw-djer regarda autour de lui. Il ne vit personne.
Comme chaque jour, il sortait le premier du sommeil.
Aspirant largement l’air matinal, il s’avança de quelques
pas sur la place transformée par l’orage en un lac de boue. La
porte entrouverte du Tribunal attira aussitôt son attention. Sans
attacher à cette négligence beaucoup d’importance, il
s’approcha de la porte dans l’intention de la fermer. Il aperçut
alors qu’elle avait été fracturée, ce qui le surprit grandement.
Quel était le sens d’une telle infraction ? Y avait-il donc des gens
si dénués de tout que le misérable contenu de cette salle eût été
capable de les tenter ?
Le Kaw-djer poussa la porte et, dès le seuil, vit le tonnelet.
Il ne comprit pas tout d’abord, mais un rapide examen l’eut
bientôt renseigné. Cette poudre répandue… cette mèche aux
trois quarts consumée qui traînait sur le parquet… Il n’y avait
pas à s’y tromper : on avait voulu le faire sauter, et le gouver-
nement avec lui.
Cette découverte le plongea dans la stupéfaction. Eh quoi !
il existait des colons qui le haïssaient à ce point !… Puis il réflé-
chit, cherchant quels pouvaient être les auteurs d’un pareil at-
– 361 –
tentat. Certes, il n’était en état d’accuser personne. Mais il con-
naissait trop bien cependant la population de la ville, pour que
ses soupçons pussent s’égarer hors d’un cercle assez restreint.
Ferdinand Beauval, malgré ses nouvelles fonctions ?… Peut-
être, à la rigueur. Lewis Dorick ?… Plus probablement. En tous
cas, quelqu’un de ceux qui évoluaient dans leurs sillages. Le
Kaw-djer fit du regard le tour de la salle et remarqua le trou pra-
tiqué dans la cloison. L’aventure était limpide. Ce tonneau, on
l’avait dérobé dans l’entrepôt, amené où il se trouvait mainte-
nant, puis le coupable s’était enfui, après avoir allumé la mèche
qui devait provoquer la déflagration de la poudre… Mais, con-
trairement à l’espoir du criminel, l’explosion ne s’était pas pro-
duite. La mèche, après avoir brûlé sur les deux tiers de sa lon-
gueur, s’était éteinte au contact d’une flaque d’eau qui recou-
vrait son dernier tiers.
D’où venait cette eau ? Pour le savoir, le Kaw-djer n’eut
qu’à lever la tête. Elle était venue du ciel, par une fissure du toit,
à travers le plafond fait de planches à peine assemblées. Entre
deux lames disjointes, des traces d’humidité étaient visibles. De
là, l’eau était tombée goutte à goutte, jusqu’à former cette flaque
qui avait opposé au feu une infranchissable barrière.
Le Kaw-djer ne put réprimer un frisson, sinon pour lui-
même, du moins pour ceux que le gouvernement abritait avec
lui, c’est-à-dire pour Hartlepool, qui y avait élu domicile avec
ses deux enfants adoptifs, et pour les hommes de garde la nuit
précédente. Leur vie n’avait dépendu que d’une circonstance
fortuite. Sans l’orage qui avait éclaté aux premières lueurs de
l’aube, tous seraient morts à l’heure actuelle.
Réflexions faites, le Kaw-djer jugea préférable de tenir se-
crète cette tentative avortée. Il n’avait nul besoin de ce surcroît
de popularité, et mieux valait, en dernière analyse, ne pas jeter
le trouble dans cette population paisible.
– 362 –
Tirant la porte derrière lui, il alla réveiller Hartlepool, qu’il
conduisit au Tribunal et qu’il mit au courant des événements.
Hartlepool fut atterré. Pas plus que son chef, il ne pouvait dési-
– 363 –
gner les coupables, mais, pas plus que lui, il n’hésitait sur les
noms de ceux qu’il était logique de suspecter.
Le Kaw-djer ayant résolu de ne pas ébruiter cette affaire, il
lui fallait boucher l’ouverture de la cloison sans aucun concours
étranger. Hartlepool partit donc à la recherche des matériaux
nécessaires, tandis que le Kaw-djer transportait le baril de
poudre à l’endroit qu’il occupait antérieurement dans l’entrepôt.
Il put ainsi constater qu’un autre des tonnelets avait dispa-
ru. En y comprenant celui qu’il avait trouvé dans la salle du Tri-
bunal, il n’en restait que quatre, au lieu de cinq. Que voulait-on
faire de cette poudre ? Pas un bon usage assurément. Pourtant,
en l’absence de toute arme à feu, elle n’était guère utilisable, les
voleurs devant bien supposer qu’on allait rendre impossible une
tentative semblable à celle qu’un hasard favorable venait de
faire échouer.
Dès qu’Hartlepool fut de retour, les deux maçons improvi-
sés remirent en place le morceau de madrier coupé par Kenne-
dy, puis le vide fut bouché comme précédemment avec des pier-
railles noyées dans du mortier. Bientôt il ne subsista aucune
trace de l’attentat. Alors seulement le Kaw-djer se retira chez
lui, en se faisant suivre d’Hartlepool qu’il informa de la dispari-
tion d’un second baril de poudre.
La chose méritait considération. Puisque les coupables
s’étaient emparés de cette poudre, c’est qu’ils méditaient de re-
commencer leur tentative, et il convenait d’aviser aux moyens
de se protéger contre eux.
Après que la question eut été examinée sous toutes ses
faces, il fut définitivement convenu que l’attentat ne serait pas
ébruité, et qu’on agirait avec prudence de façon à ne pas attirer
l’attention. En premier lieu, on résolut d’augmenter les forces
de police et de les porter de quarante à soixante hommes, en at-
– 364 –
tendant mieux, si la nécessité en était ultérieurement démon-
trée. Pour l’instant, il faudrait se contenter de huit gardes sup-
plémentaires, puisqu’on ne possédait en réserve que ce nombre
d’armes à feu, mais il fut entendu que le Kaw-djer ferait venir
deux cents nouveaux fusils de manière à pouvoir parer dans
l’avenir à toutes les éventualités. Il s’était créé à Libéria des in-
térêts déjà considérables et qui grandissaient de jour en jour. Il
importait d’être en mesure de les défendre au besoin.
On convint, en outre, que les hommes de veille monte-
raient dorénavant leur garde en plein air et non dans le poste de
police. Ils se relèveraient deux par deux et, pendant leur faction,
feraient les cent pas autour du gouvernement, qui serait ainsi à
l’abri d’une surprise.
Le Kaw-djer ne crut pas devoir s’arrêter pour l’instant à
d’autres mesures, mais Hartlepool se promit in petto de les
compléter en entourant son chef d’une protection aussi vigilante
que discrète.
Quant à découvrir les coupables, il n’y fallait pas compter,
sous peine de mettre la ville en ébullition. Ils n’avaient laissé
aucune trace, et seule la découverte du baril de poudre dérobé
les eût démasqués. Mais, pour trouver ce baril, il aurait fallu se
livrer à de nombreuses perquisitions, qui eussent causé une
émotion que le Kaw-djer entendait éviter à tout prix.
Les choses ainsi réglées, la vie reprit son cours normal. Les
jours passèrent après les jours, effaçant le souvenir d’un inci-
dent auquel le temps écoulé enlevait beaucoup de son impor-
tance première et dont la nouvelle organisation rendait le retour
impossible.
Le Kaw-djer, tout au moins, cessa bientôt d’y penser. Il
avait d’autres soucis en tête. Emporté par son œuvre comme par
un torrent, il goûtait l’ivresse sublime des créateurs. Son cer-
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veau surchauffé élaborait sans cesse de nouvelles entreprises, et
l’exécution d’un projet n’était pas terminée qu’il passait au pro-
jet suivant.
Il n’avait même pas attendu que le batardeau du futur quai
fût achevé, pour concevoir d’autres rêves. L’un, très réalisable à
coup sûr, consistait à utiliser une chute de la rivière située à
quelques kilomètres en amont, pour y établir une station élec-
trique qui distribuerait partout la lumière et la force. Libéria
éclairée à l’électricité !… Qui, deux ans auparavant, eût pu pré-
voir cela ?
Pourtant ce projet n’était pas celui qui passionnait le plus
le Kaw-djer. Il en rêvait un autre plus grandiose. Éclairer Libé-
ria, cela était utile, certes, mais utile seulement à une très petite
fraction de l’humanité, et, d’autre part, l’entreprise présentait si
peu de difficultés qu’on pouvait la considérer comme une
simple distraction. L’œuvre qui le passionnait réellement était
plus générale et plus vaste. Elle intéressait l’humanité tout en-
tière.
Il en devait la première pensée au naufrage même du Jona-
than. Quand les coups de canon s’étaient fait entendre dans la
nuit, le Kaw-djer avait, on s’en souvient, allumé un feu au som-
met du cap Horn. Mais ce n’était là qu’un expédient, et, après
comme avant, rien n’avertissait du péril les navires en détresse.
L’agonie du Jonathan n’avait été, en effet, qu’une des innom-
brables scènes du drame qui se joue perpétuellement dans ces
parages. Des centaines de bâtiments doublent, au milieu des
tourmentes, l’extrême pointe de l’Amérique. Moins heureux que
le Jonathan, ils n’ont pas de feu pour les guider, et trop souvent
ils couvrent de leurs débris les récifs de l’archipel. Il en serait
autrement si un phare s’allumait chaque soir au coucher du so-
leil. Prévenus à temps, les bâtiments prendraient le large, et une
multitude de naufrages seraient évités.
– 366 –
Depuis que le Kaw-djer avait mis le pied sur le cap Horn,
pas un jour ne s’était écoulé sans qu’il fût tenté par cette grande
œuvre. Toutefois il n’en méconnaissait pas les difficultés, et
longtemps il y avait pensé comme à une irréalisable chimère.
Mais les choses étaient changées à présent. Gouverneur d’un
État en voie d’ascension rapide, il pouvait employer un nombre
presque illimité de travailleurs. La chimère cessait d’être irréali-
sable.
D’autre part, la question d’argent, qui se fût autrefois po-
sée, était désormais résolue. Il est à croire, en effet, que le Kaw-
djer avait à sa disposition des ressources considérables, puis-
qu’il avait pu faire à l’État hostelien les avances qui en avaient
permis le développement. Longtemps il s’était refusé à puiser
dans ces richesses dont il avait volontairement oublié
l’existence, mais, maintenant qu’il les avait une première fois
utilisées, ses répugnances n’avaient plus de raison d’être. Le sa-
crifice était accompli ; il n’y avait aucun motif de ne pas faire
encore ce qu’il avait déjà fait.
D’ailleurs, sa prospérité croissante permettrait bientôt à
l’État hostelien de commencer le remboursement des avances
que son créateur lui avait consenties. Ces capitaux, celui-ci
n’allait pas les placer à la manière d’un bourgeois. Il n’allait pas
thésauriser, lui qui professait pour l’argent un si dédaigneux
mépris. Quel meilleur usage pourrait-il en faire que de les utili-
ser à la construction d’un phare au sommet du tragique pro-
montoire sur la rude écorce duquel tant de navires viennent
s’écraser ?
Une grave difficulté subsistait cependant. Si l’île Hoste était
libre, l’île Horn demeurait chilienne. Mais cette difficulté n’était
peut-être pas insurmontable. Il n’était pas impossible que le
Chili consentît à un abandon de ses droits sur un rocher inculte,
en considération de l’usage que s’engagerait à en faire le nou-
veau possesseur. Cette négociation, il convenait de la tenter,
– 367 –
tout au moins. Et c’est pourquoi le premier navire en partance
emporta une note officielle adressée sur ce sujet par le gouver-
neur de l’État hostelien à la République du Chili.
Pendant que le Kaw-djer s’absorbait ainsi dans son œuvre,
le danger dont il perdait le souvenir restait suspendu au-dessus
de sa tête. Les auteurs de l’attentat étaient demeurés inconnus.
Impunis, et ayant toujours en leur possession le baril de poudre
qui constituait entre leurs mains la plus terrible des menaces, ils
vivaient librement, noyés dans la foule des colons.
Si le Kaw-djer, justifiant par la crainte de troubler la popu-
lation de Libéria la répugnance de toute mesure policière, qui
subsistait au fond de son cœur comme un vieux reste de ses an-
ciennes idées libertaires, ne se fût pas interdit, dès le début, de
procéder à une enquête sérieuse, peut-être eût-il mis la main
sur les coupables. Le baril de poudre n’était pas loin, en effet,
Dorick et Kennedy l’ayant transporté, le matin même de leur at-
tentat, dans une de ces grottes de la pointe de l’Est que le Kaw-
djer ne pouvait ignorer, puisque c’est dans l’une d’elles
qu’Hartlepool avait autrefois déposé la réserve de fusils.
Ces grottes, on ne l’aura peut-être pas oublié, étaient au
nombre de trois : deux inférieures, dont l’une prenant jour sur
le versant Sud, communiquait avec la seconde, évidée en plein
cœur de la montagne, et une supérieure, située une cinquan-
taine de mètres plus haut, cette dernière s’ouvrant au contraire
sur le versant Nord et dominant par conséquent Libéria. Une
étroite fissure réunissait les deux systèmes. Praticable à la ri-
gueur malgré sa forte inclination, cette fissure présentait, vers le
milieu de son parcours, un étranglement qui obligeait à ramper
pendant quelques mètres, en évitant soigneusement de toucher,
de frôler même un bloc instable qui supportait seul la voûte en
cet endroit et dont la chute eût risqué de provoquer une catas-
trophe.
– 368 –
C’est dans la grotte supérieure que les fusils avaient été dé-
posés autrefois par Hartlepool. C’est dans l’une des deux grottes
inférieures que Dorick et Kennedy avaient porté la poudre.
Ils n’avaient même pas jugé utile de la dissimuler dans la
seconde, creusée en plein massif par un caprice de la nature.
Après avoir rapidement examiné celle-ci sans remarquer la fis-
sure qui allait s’épanouir sur l’autre versant à une altitude plus
élevée, ils s’étaient contentés de cacher le baril sous un amon-
cellement de branches et l’avaient laissé dans la première grotte
où, par une haute et large arcade, l’air et la lumière pénétraient
à flots.
Grande avait été leur surprise, quand, en revenant de cette
expédition le matin du 27 février, ils avaient constaté que le
gouvernement était toujours debout. Pendant qu’ils
s’éloignaient de la ville pour se débarrasser de leur baril, puis,
tandis qu’ils s’en rapprochaient, ils avaient, de seconde en se-
conde, attendu l’explosion. Cette explosion ne devait pas se
produire, on le sait, et les deux malfaiteurs parvinrent à leurs
domiciles respectifs sans que rien d’insolite fût arrivé.
C’était à n’y rien comprendre.
Quelle que fût leur curiosité, les coupables ne se hâtèrent
pas, cependant, de chercher à la satisfaire. L’échec de leur tenta-
tive justifiait toutes les craintes, et leur unique objectif fut
d’abord de passer inaperçus. Ils se mêlèrent donc aux autres
travailleurs et s’appliquèrent à éviter tout ce qui eût été suscep-
tible d’attirer l’attention sur eux.
Ce fut seulement au cours de l’après-midi que Lewis Dorick
osa passer devant le gouvernement. De loin, il lança un rapide
coup d’œil du côté du Tribunal et vit le serrurier Lawson en
train de réparer la porte fracturée. Lawson ne semblait pas atta-
– 369 –
cher à son travail une importance particulière. On lui avait dit
de mettre une serrure neuve ; il la mettait, voilà tout.
La tranquillité de Lawson ne rassura nullement Dorick.
Puisqu’on réparait la porte, c’est que l’effraction était connue.
Par conséquent, on avait nécessairement découvert le baril de
poudre et la mèche consumée. Qui avait fait cette découverte ?
Dorick n’en savait rien. Mais il ne pouvait douter qu’un événe-
ment aussi grave n’eût été immédiatement porté à la connais-
sance du gouverneur, et il en concluait avec raison que des me-
sures allaient être prises, qu’on allait exercer une surveillance
rigoureuse, et, se sachant coupable, il s’estimait en grand péril.
Une plus juste notion des choses lui rendit le sang-froid.
Rien ne prouvait sa culpabilité après tout. Quand bien même on
le soupçonnerait, ce n’est pas sur des soupçons qu’on peut arrê-
ter, emprisonner, ni surtout condamner les gens. Pour cela, il
faut des preuves. Et, des preuves, il n’en existerait pas contre
lui, tant que ses complices garderaient le silence.
Ces réflexions rassurantes ne l’empêchèrent pas d’éprouver
une violente émotion lorsque, vers la fin du jour, il se trouva à
l’improviste face à face avec le Kaw-djer, qui venait, comme de
coutume, surveiller les travaux du port. Celui-ci avait son air
habituel, et l’on n’eût pas deviné, en le voyant, que rien
d’insolite fût arrivé ! Dorick jugea ce calme plus effrayant que la
colère. Il se dit que, pour être si paisible, le gouverneur devait
avoir la certitude de mettre la main sur les coupables. Trem-
blant, il feignit de s’absorber dans son travail, en évitant de re-
lever les yeux sur le Kaw-djer dont il n’aurait pu supporter le re-
gard. Si celui-ci lui avait parlé, le misérable se fût trahi.
Mais, le Kaw-djer ne lui adressant pas la parole, il reprit
confiance. Cette confiance ne fit que croître à mesure que les
jours s’écoulaient. Sans parvenir à le comprendre, il constatait
que rien n’était changé dans la ville, bien que l’attentat fût cer-
– 370 –
tainement connu, ainsi que le prouvaient les modifications ap-
portées à la garde de nuit.
Longtemps, toutefois, la peur fut la plus forte. Pendant
quinze jours, les cinq complices s’évitèrent et menèrent une vie
exemplaire qui eût suffi à les rendre suspects à des observateurs
plus attentifs. Puis, ces deux semaines écoulées, ils commencè-
rent à s’enhardir. Ils échangèrent d’abord quelques mots au
passage, et enfin, la sécurité persistante leur donnant du cou-
rage, ils reprirent leurs promenades du soir et leurs anciens
conciliabules.
Leur assurance grandissant de jour en jour, ils ne tardèrent
pas alors à s’aventurer dans la grotte où le baril de poudre était
caché. Ils le trouvèrent tel qu’ils l’y avaient mis, ce qui acheva de
les tranquilliser.
Peu à peu, la caverne devint le but ordinaire de leurs pro-
menades. Un mois après leur tentative avortée, ils s’y réunis-
saient tous les soirs.
Le sujet qu’ils y traitaient était toujours le même. Il n’avait
pas plus changé que les causes de leur mécontentement. Ce
qu’était leur vie avant l’attentat, elle l’était restée après. Ils con-
tinuaient à être soumis, comme tout le monde, à la loi du tra-
vail, et c’est bien cela, au fond qui les exaspérait, en dépit de
leurs grandiloquentes diatribes.
S’excitant réciproquement de leurs récriminations inces-
santes, ils oublièrent graduellement leur échec et commencè-
rent à chercher les moyens de le réparer. Enfin, leur rage im-
puissante augmentant sans cesse, le jour vint où ils furent mûrs
pour un nouvel acte de révolte.
– 371 –
Ce jour-là, le 30 mars, les cinq compagnons avaient quitté
isolément Libéria et s’étaient, comme de coutume, rejoints à
– 372 –
quelque distance de la ville. Leur groupe était au complet quand
ils arrivèrent au lieu habituel de leurs séances.
La route s’était faite en silence. Dorick n’ayant pas ouvert la
bouche et semblant perdu dans ses méditations, les autres
avaient imité son mutisme. Et, de même que les lèvres, les vi-
sages étaient fermés. L’orage était dans l’air. Des pensées de
haine gonflaient les âmes ulcérées.
Dorick, en pénétrant le premier dans la grotte, eut un geste
d’effroi. Un feu brûlait près de l’entrée. Quelqu’un était donc
venu là, et la flamme encore claire prouvait qu’il s’était écoulé
peu de temps depuis le départ de l’intrus.
Un feu !… Dorick songea tout à coup à la poudre. Si le foyer
avait été placé quelques mètres plus loin, l’imprudent qui l’avait
allumé eût sauté sans recours. Quel danger il avait frôlé, sans le
savoir !
Dorick courut au baril… Non, on ne l’avait pas découvert…
Il était toujours sous l’amoncellement de branchages, dont on
n’avait prélevé qu’un petit nombre pour former le foyer qui pé-
tillait joyeusement.
Pendant ce temps, Kennedy, s’éclairant avec une des
branches enflammées, visitait la deuxième grotte. Il en ressortit
bien rassuré. Il n’y avait personne. Le visiteur inconnu était dé-
cidément parti.
Cette nouvelle transmise à ses compagnons, il éparpilla
d’un coup de pied le feu qui, malgré son éloignement de la
poudre, ne laissait pas de constituer un danger. Mais Dorick
l’arrêta et, rassemblant les tisons dispersés, reconstitua le foyer
sur lequel il jeta de nouveaux branchages, tandis que ses com-
pagnons le regardaient faire avec surprise.
– 373 –
« Camarades, dit-il en se relevant, je suis à bout… Déjà,
tout à l’heure, j’étais décidé à l’action… Ce que nous avons vu
me confirme dans mon projet… On est venu ici… c’est une rai-
son de plus de se hâter, car on peut revenir, et ce qu’on n’a pas
trouvé aujourd’hui, on peut le trouver demain. »
La voix de Dorick était fébrile, sa parole haletante, ses
gestes violents. Visiblement, il était à bout, ainsi qu’il le disait.
À l’exception de Sirdey qui demeura impassible, les autres
approuvèrent bruyamment.
« Pour quand, l’opération ? demanda Fred Moore.
– Pour ce soir même… » répondit Dorick.
Il ajouta, hachant les mots comme un homme dominé par
ses nerfs :
« J’ai bien réfléchi… Puisque nous n’avons pas d’armes, je
m’en fabriquerai… Une bombe… ce soir même… en comprimant
par couches successives de la poudre entre des toiles trempées
dans du goudron… C’est pour cela que j’ai besoin de feu… pour
faire fondre le goudron… Certes, ma bombe ne vaudra pas les
engins perfectionnés à mouvement d’horlogerie ou à renverse-
ment… Mais on fait ce qu’on peut… Je ne suis pas un chimiste,
moi… Telle quelle, d’ailleurs, elle fera son effet… Une mèche la
traversera de part en part… La mèche durera trente secondes…
J’en ai fait l’expérience… Juste le temps d’allumer et de lan-
cer… »
Les auditeurs de Dorick étaient frappés malgré eux de son
air étrange. Son regard était brûlant et, dans une certaine me-
sure, égaré. Lewis Dorick était-il donc fou ?
– 374 –
Non, il n’était pas fou, ou du moins il ne l’était pas au sens
pathologique du mot. Si toute sa vie d’amertume et d’envie lui
remontait aux lèvres à cette heure et donnait à son attitude cette
fébrilité, il gardait autant de lucidité qu’en peut conserver un
homme devenu la proie de la fureur.
« Qui la jettera, cette bombe ? demanda Sirdey froidement.
– Moi, répondit Dorick.
– Quand.
– Cette nuit… Vers deux heures, j’irai frapper au gouver-
nement… Le Kaw-djer viendra ouvrir… Aussitôt que je
l’entendrai, j’allumerai la mèche… j’aurai ce qu’il faut pour ce-
la… la porte ouverte, je lancerai la bombe dans l’intérieur…
– Et toi ?
– J’aurai le temps de me sauver… D’ailleurs, quand je de-
vrais sauter aussi, il faut en finir. »
Un silence tomba sur le groupe. On se regardait avec stu-
peur, épouvantés du projet de Dorick.
« Dans ce cas, dit Sirdey d’une voix calme, tu n’as pas be-
soin de nous.
– Je n’ai besoin de personne, répliqua violemment Dorick.
Les lâches peuvent s’en aller, s’ils le veulent. »
Le mot fouetta les amours-propres.
« Moi, je reste, dit Kennedy.
– Moi aussi, dit William Moore.
– 375 –
– Moi aussi », dit Fred Moore. Seul, Sirdey ne dit rien.
Les voix s’étaient enflées peu à peu. Sans même s’en aper-
cevoir, on en était arrivé au ton de la dispute. Malgré
l’avertissement donné par le feu qu’on avait trouvé allumé, on
ne se disait pas qu’il pouvait y avoir à proximité des écouteurs
pour recueillir ces paroles imprudentes.
Il y en avait cependant, mais un seul, à vrai dire, et qui était
de taille trop réduite pour inspirer des craintes, alors même
qu’on eût connu sa présence. Celui qui, bien involontairement
au surplus, se tenait aux écoutes, n’était autre que Dick, et cinq
hommes robustes n’avaient, en effet, rien à redouter d’un en-
fant.
Le 30 mars étant pour eux jour de congé, Dick et Sand
avaient quitté la ville de bonne heure, en ayant pour objectif les
grottes qu’ils avaient autrefois fait retentir si souvent de leurs
ébats. L’enfance est capricieuse. Les amusements qu’elle aime
avec le plus de passion, elle les délaisse un beau jour subite-
ment, la lassitude venue, pour les reprendre ensuite avec la
même soudaineté, quand d’autres distractions ont à leur tour
cessé de lui plaire. Après avoir eu leur succès, les grottes avaient
été abandonnées. Elles redevenaient à la mode.
Tout en marchant d’un pas vif, Dick et Sand traitaient
l’importante question du jeu qui allait être pratiqué ce jour-là.
Plus exactement, Dick, comme c’était assez la coutume, formu-
lait d’autorité des ukases que Sand enregistrait d’un air soumis.
« Mon vieux, prononça Dick, lorsqu’ils eurent dépassé les
dernières maisons, je vais te dire une bonne chose. »
Sand alléché tendit l’oreille.
– 376 –
« On va jouer au restaurant. »
Sand approuva de la tête. Mais, en réalité, il ne comprenait
pas, il faut l’avouer.
« Pige-moi ça, mon vieux ! annonça Dick triomphalement.
– Des allumettes !… s’écria Sand émerveillé par un si pro-
digieux joujou.
– Et ça !… reprit Dick en sortant péniblement de sa poche
la demi-douzaine de pommes de terre qu’il y avait fait entrer de
force avant de partir. »
Sand battit des mains.
« Comme ça, décréta Dick dominateur, tu seras le patron
du restaurant. Moi, je serai le client.
– Pourquoi ?… demanda Sand avec innocence.
– Parce que !… » répondit Dick.
Devant cet argument péremptoire, il ne restait à Sand qu’à
s’incliner. C’est pourquoi, lorsqu’ils furent tous deux dans la
grotte, les choses se passèrent comme l’avait arrêté son tyran-
nique camarade. Dans un coin, il y avait un tas de branches ve-
nues on ne savait d’où. Quelques-unes de ces branches furent
bientôt transformées en un feu magnifique, et les pommes de
terre commencèrent à cuire.
Quand elles furent cuites, le véritable jeu commença. Sand
joua à merveille le rôle du restaurateur, et Dick ne lui fut pas in-
férieur dans celui du client de passage. Il aurait fallu voir avec
quelle désinvolture il entra dans la grotte, – car, bien entendu, il
en était ressorti pour augmenter la vraisemblance – avec quelle
– 377 –
distinction il s’assit par terre devant l’illusion d’une table, avec
quelle autorité il réclama tous les mets qui lui venaient à
l’esprit. Il demanda des œufs, du jambon, du poulet, du corned-
beef, du riz, du pudding, et plusieurs autres choses. Dieu merci,
le client pouvait impunément se montrer exigeant. Jamais on
n’avait vu un restaurant si bien garni. Le restaurateur avait de
tout. Quelle que fût la commande, il répondait sans hésiter par
des « Voilà, monsieur ! », en apportant sans aucun retard les
mets indiqués, qui étaient en effet, il n’en faut pas douter, des
œufs, du jambon ou du poulet, bien qu’un observateur superfi-
ciel les eût peut-être confondus avec de simples pommes de
terre.
Malheureusement, il n’est pas d’office si merveilleusement
garni qu’il ne s’épuise, comme il n’est pas d’appétit si robuste
qu’il ne finisse par être rassasié. Par une étonnante coïncidence,
ces deux événements se produisirent en même temps, et, phé-
nomène non moins merveilleux, ce fut au moment précis où il
ne restait plus une seule pomme de terre.
Sand éprouva un gros chagrin en faisant cette désolante
constatation.
« Tu les as toutes mangées !… » soupira-t-il d’un air désap-
pointé.
Dick daigna s’expliquer.
« Puisque c’est moi le client… répondit-il comme si la chose
allait de soi. Un patron ne mange pas sa marchandise, peut-
être ! »
Mais Sand, cette fois, ne parut pas convaincu.
« En attendant, moi, je n’ai rien eu », fit-il remarquer tout
penaud.
– 378 –
Dick le prit de très haut.
« Non, mais, dis donc un peu que je suis un gourmand !…
Et puis, zut ! je ne joue plus, là !
– Dick !… » implora Sand terrifié par cette menace.
Il n’en fallut pas davantage. Dick renonça immédiatement
à ses projets de vengeance.
« Alors, dit-il d’un air magnanime, c’est moi qui ferai le pa-
tron… C’est à toi d’être le client. »
Le jeu s’organisa d’après ce nouveau programme. Ce fut
Sand qui sortit de la grotte, y rentra et s’assit par terre devant la
table imaginaire. Cette mise en scène terminée, Dick s’approcha
de son client ravi en lui présentant un caillou. Mais Sand, dont
l’intelligence était moins vive, ne comprit pas tout de suite et re-
garda le caillou d’un air ahuri.
« Bête !… expliqua Dick. C’est la note.
– Je n’ai rien eu, objecta Sand révolté.
– Puisqu’il n’y a plus rien… il n’y a plus qu’à payer le dî-
ner… Dans un restaurant, on paie, peut-être !… Tu diras :
« Garçon, donnez-moi la note, je vous prie ». Moi, je dirai :
« Voilà, monsieur ! » Toi, tu diras : « Voilà, garçon, un cent pour
le dîner et un cent pour vous. » Moi, je dirai : « Merci, mon-
sieur. » Et tu me donneras deux cents. »
Tout se passa conformément à ce plan fort logique. Sand
eut le ton qu’il fallait pour demander : « Garçon, donnez-moi la
note, je vous prie », et Dick cria si parfaitement : « Voilà, mon-
– 379 –
sieur ! », qu’on l’eût pris pour un garçon véritable. C’était à s’y
méprendre. Sand enchanté donna les deux cents.
Une réflexion ne laissa pas toutefois de gâter son plaisir.
« C’est toi qui as mangé les pommes de terre, et c’est moi
qui les paie ! dit-il un peu mélancoliquement. »
Dick n’eut pas l’air d’entendre. Il avait parfaitement enten-
du cependant. Et la preuve en est qu’il avait rougi jusqu’aux
oreilles.
« Nous achèterons un réglisse au bazar Rhodes », promit-il
pour se mettre en repos avec sa conscience.
Puis, en profond politique, afin de couper court à
l’incident :
« On va jouer à autre chose, déclara-t-il.
– À quoi ? demanda Sand.
– Au lion, décida Dick, qui, sans hésiter, se distribua le
beau rôle. Tu seras un voyageur. Moi, je suis un lion. Tu vas sor-
tir. Alors, tu entreras dans la grotte pour te reposer, et je saute-
rai sur toi pour te manger. Alors, tu crieras : « Au secours !… »
Alors, je m’en irai et je reviendrai en courant. Je serai un chas-
seur et je tuerai le lion.
– Puisque c’est toi, le lion ! objecta Sand non sans une cer-
taine logique.
– Non, je serai un chasseur.
– Alors, qui est-ce qui me mangera ?
– 380 –
– Bête !… c’est moi, quand je serai le lion. »
Sand se plongea en de profondes réflexions, en regardant
son camarade d’un air rêveur. Celui-ci interrompit sa recherche.
« Tu n’as pas besoin de comprendre, dit-il. Va-t’en. Après,
tu reviendras. Le lion te guettera dans les rochers… Tu as le
temps… Une demi-heure au moins… C’est moi, le lion, tu sais…
Alors, je suis à l’affût… Un lion, ça n’y reste pas deux minutes à
l’affût… Monte par la galerie jusqu’à la grotte d’en haut, et re-
viens par dehors… Mais tu ne te méfies pas, tu comprends, tu ne
te doutes de rien… C’est seulement quand tu entendras le rugis-
sement du lion… »
Et Dick poussa un rugissement terrifiant.
Sand était déjà parti. Il remontait la galerie et tout à l’heure
il redescendrait docilement pour se faire dévorer par le lion.
Pendant que son camarade s’éloignait, Dick s’était tapi
entre les rochers. Il avait une demi-heure à attendre, mais cela
ne lui semblait pas long. Il était le lion. Or, ainsi qu’il l’avait fait
observer précieusement, un lion doit savoir garder l’affût avec
patience. Pour rien au monde il n’eût montré le bout de sa fri-
mousse, et consciencieusement il poussait de temps à autre,
bien qu’il fût tout seul, de petits rugissements, préludes du
grand, du terrible, qui éclaterait quand le lion dévorerait le mal-
heureux voyageur.
Il fut interrompu dans ces exercices préparatoires. Plu-
sieurs personnes gravissaient la pente de la montagne. Dick, ab-
solument convaincu qu’il était un lion véritable, n’eut garde de
se montrer, mais sa transformation en roi du désert ne
l’empêcha pas de reconnaître au passage Lewis Dorick, les
frères Moore, Kennedy et Sirdey. Dick fit la grimace. Il n’aimait
– 381 –
pas tous ces gens-là et particulièrement Fred Moore qu’il consi-
dérait comme son ennemi personnel.
Les cinq hommes disparurent dans la grotte, à la grande
colère de Dick, qui entendit leurs exclamations d’étonnement
lorsqu’ils découvrirent le feu.
« Elle n’est pas à eux, la grotte », murmura-t-il entre ses
dents.
Mais d’autres paroles arrivèrent jusqu’à lui et lui firent
dresser l’oreille. On parlait de poudre et de bombe, et ce dernier
mot, qu’il comprenait mal, on le mêlait aux noms du gouverneur
et d’Hartlepool.
Peut-être était-il trop loin et avait-il mal entendu… Avec
précaution il s’approcha de l’entrée de la grotte, jusqu’à une
place d’où il pouvait entendre distinctement tout ce qu’on y di-
sait.
Quelqu’un parlait précisément en ce moment. Dick recon-
nut la voix de Sirdey.
« Et après ?… demandait l’ancien cuisinier qui continuait à
jouer auprès de Dorick le rôle du critique.
– Après ?… répéta Dorick d’un ton interrogateur.
– Oui… reprit Sirdey. Ta bombe, ce n’est pas comme le ba-
ril. Tu n’as pas la prétention de les tuer tous… Quand tu auras
fait sauter le Kaw-djer, il restera Hartlepool et les hommes du
poste.
– Qu’importe !… répondit Dorick avec violence. Je ne les
crains pas… La tête coupée, le corps ne compte plus. »
– 382 –
Tuer !… Couper la tête au gouverneur !… Dick, devenu
soudain sérieux, écoutait en tremblant ces paroles terribles.
– 383 –
V
Un héros
Couper la tête du gouverneur !… Dick, en oubliant son rôle
de lion, ne pensa plus qu’à s’enfuir. Il fallait courir à Libéria…
raconter ce qu’il venait d’entendre…
Malheureusement pour lui, l’excès de sa précipitation
l’empêcha de calculer ses mouvements avec assez de prudence.
Une pierre se détacha et dégringola bruyamment. Aussitôt
quelqu’un se montra sur le seuil de la caverne, en lançant de
tous côtés des regards soupçonneux. Dick effrayé reconnut Fred
Moore.
De son côté, celui-ci avait aperçu l’enfant.
« Ah !… c’est toi, moucheron !… dit-il. Que fais-tu là ? »
Dick, paralysé par la terreur, ne répondit pas.
« Tu as donc ta langue dans ta poche, aujourd’hui ? reprit
la grosse voix de Fred Moore. Elle est bien pendue, pourtant…
Attends un peu. Je vais t’aider à la retrouver, moi… »
La peur rendit à Dick l’usage de ses jambes. Il reprit sa
course et s’élança sur la pente. Mais en quelques enjambées son
ennemi l’eut rejoint. Saisi à la ceinture par une main robuste, il
fut soulevé comme une plume.
– 384 –
« Voyez-vous ça !… grondait Fred Moore en élevant à la
hauteur de son visage l’enfant terrifié. Je t’apprendrai à espion-
ner, petite vipère ! »
En un instant, Dick fut transporté dans la grotte et jeté
comme un paquet aux pieds de Lewis Dorick.
« Voilà, dit Fred Moore, ce que j’ai trouvé dehors, en train
de nous écouter ! »
D’une taloche, Dorick releva l’enfant.
« Qu’est-ce que tu faisais là ? » demanda-t-il sévèrement.
Dick avait grand-peur. Même, pour être franc, il tremblait
comme la feuille. Malgré tout, cependant, son orgueil fut plus
fort. Il se redressa sur ses petites jambes, tel un coq de combat
sur ses ergots.
« Ça ne vous regarde pas, répliqua-t-il avec arrogance… On
a bien le droit de jouer au lion dans la grotte… Elle n’est pas à
vous, la grotte.
– Tâche de répondre poliment, morveux, dit Fred Moore,
en administrant une nouvelle taloche à son captif. »
Mais les coups n’étaient pas des arguments à employer
avec Dick. On l’eût haché comme chair à pâté, qu’on ne l’eût pas
fait céder. Au lieu de plier l’échine, il grandit au contraire de
tout son pouvoir sa taille exiguë, serra les poings, puis, regar-
dant son adversaire bien en face :
« Grand lâche !… » dit-il.
Fred Moore ne parut pas autrement sensible à cette injure.
– 385 –
« Qu’est-ce que tu as entendu ? demanda-t-il. Tu vas nous
le dire, ou sinon !… »
Mais Fred Moore eut beau lever la main, et même la faire
retomber à plusieurs reprises avec une force toujours crois-
sante, Dick s’obstina dans un silence farouche.
Dorick intervint.
« Laissez cet enfant, dit-il. Vous n’en tirerez rien…
D’ailleurs, peu nous importe. Qu’il ait entendu ou non, je pré-
sume que nous ne serons pas assez bêtes pour lui rendre la clef
des champs…
– On ne va pas le tuer, je pense ? interrompit Sirdey qui
semblait décidément peu enclin aux solutions violentes.
– Il n’en est pas question, répondit Dorick en haussant les
épaules. On va le boucler simplement… Quelqu’un a-t-il sur lui
un bout de corde ?
– Voilà, dit Fred Moore en tirant de sa poche l’objet de-
mandé.
– Et voilà », ajouta son frère William, en offrant sa ceinture
de cuir.
En un tour de main, Dick fut étroitement ligoté. Les che-
villes serrées l’une contre l’autre, les mains liées derrière le dos,
il ne pouvait plus faire un mouvement. Puis Fred Moore le
transporta dans la seconde grotte où il le jeta sur le sol comme
un paquet.
« Tâche de te tenir tranquille, recommanda-t-il à son pri-
sonnier avant de s’éloigner. Sans ça, tu auras affaire à moi, mon
garçon ! »
– 386 –
Cette recommandation donnée, il retourna près de ses
compagnons, et l’éternelle conversation fut reprise. Toutefois,
elle était proche de son terme, et l’heure de l’action allait de
nouveau sonner. Pendant qu’on parlait autour de lui, Dorick
avait placé le goudron sur le feu, et bientôt, avec des soins méti-
culeux, il commença la fabrication de son engin meurtrier.
Tandis que les cinq misérables se préparaient ainsi au
crime, leur destinée s’élaborait à leur insu. La capture de Dick
avait eu un témoin. Sand, en allant au rendez-vous, où, selon les
conventions, il devait être victime de la férocité du lion, avait as-
sisté à toute la scène. Il avait vu son camarade capturé, emporté,
ligoté et enfin jeté dans la deuxième grotte.
Sand fut plongé dans un affreux désespoir. Pourquoi
s’était-on emparé de Dick ?… Pourquoi l’avait-on frappé ?…
Pourquoi Fred Moore l’avait-il emporté ?… Qu’avait-on fait de
lui ?… On l’avait tué, peut-être !… À moins qu’il fût seulement
blessé, et qu’il attendît du secours.
Dans ce cas, Sand lui en apporterait. Il s’élança à l’assaut
de la montagne, grimpa comme un chamois jusqu’à la grotte
supérieure, redescendit la galerie étroite qui réunissait les deux
systèmes. Moins d’un quart d’heure plus tard, il arrivait au bas
de la pente, à l’endroit où la galerie s’épanouissait pour former
le ténébreux évidement creusé en plein massif, dans lequel Dick
avait été incarcéré.
Par le passage faisant communiquer cet évidement avec la
caverne extérieure, un peu de lumière filtrait. Par là arrivaient
également, sourdes, effacées, les voix de Lewis Dorick et de ses
quatre complices. Sand, comprenant la nécessité de la pru-
dence, ralentit son allure et s’approcha de son ami à pas de loup.
– 387 –
Les mousses, en leur qualité d’apprentis marins, ont tou-
jours un couteau en poche. Sand eut tôt fait d’ouvrir le sien et de
couper les liens du prisonnier. À peine libre de ses mouvements,
celui-ci, sans prononcer un seul mot, courut vers la galerie par
laquelle lui était venu le salut. Il ne s’agissait pas d’une plaisan-
terie. Lui seul savait, grâce aux quelques mots surpris, à quel
point la situation était grave et combien il importait d’agir vite.
C’est pourquoi, sans perdre son temps à de vains remercie-
ments, il s’élança dans la galerie et en escalada la pente en toute
hâte, tandis que, sur ses talons, s’époumonait le pauvre Sand.
La double évasion aurait facilement réussi, si le malheur
n’avait voulu que Fred Moore, en cet instant précis, n’eût la fan-
taisie de venir jeter un coup d’œil sur son prisonnier. Dans la
lumière incertaine qui arrivait de la première grotte, il crut voir
remuer une forme vague. À tout hasard, il s’élança sur ses traces
et découvrit ainsi la galerie ascendante dont il n’avait pas jus-
qu’alors soupçonné l’existence. Comprenant aussitôt qu’il était
joué et que son prisonnier s’échappait, il poussa un furieux ju-
ron et se mit, lui troisième, à gravir la pente.
Si les enfants avaient une quinzaine de mètres d’avance,
Fred Moore, d’un autre côté, possédait de longues jambes, et le
passage étant relativement vaste, dans sa partie inférieure tout
au moins, rien ne s’opposait à ce qu’il profitât de cet avantage.
L’obscurité profonde qui l’entourait constituait, il est vrai, un
sérieux obstacle à sa marche dans cette galerie inconnue, que
Dick et Sand connaissaient si bien au contraire. Mais Fred
Moore était en colère, et, quand on est en colère, on n’écoute
pas les conseils de la prudence. Aussi courait-il à corps perdu
dans les ténèbres, les mains étendues en avant, au risque de se
briser la tête contre une saillie de la voûte.
Fred Moore ignorait qu’il y eût deux fugitifs devant lui. Il
ne voyait absolument rien, et les enfants n’avaient garde de par-
ler. Seul, le bruit des pierres qui roulaient sur la pente lui indi-
– 388 –
quait qu’il était en bonne voie, et, ce bruit devenant plus proche
d’instant en instant, il en concluait qu’il gagnait du terrain.
Les enfants faisaient de leur mieux. Ils savaient qu’on était
à leur poursuite et comprenaient parfaitement qu’on les rattra-
pait progressivement. Ils ne désespéraient pas cependant. Tous
leurs efforts tendaient à atteindre cet étranglement de la galerie
où le toit n’était supporté que par un rocher que le moindre
choc eût fait basculer. Au-delà, la galerie était plus basse et plus
étroite, et leur petite taille les servirait. Ils pourraient continuer
à courir, tandis que leur ennemi serait dans l’obligation de se
courber.
Cet étranglement, objet de leurs vœux, ils l’atteignirent en-
fin. Plié en deux, Dick le franchit heureusement le premier.
Sand, marchant sur les mains et sur les genoux, se glissait à sa
suite, quand il se sentit tout à coup immobilisé, sa cheville saisie
par une main brutale.
« Je te tiens, bandit !… » disait en même temps derrière lui
une voix furieuse.
Fred Moore était, en effet, au comble de la fureur. Rien ne
l’ayant averti que la galerie fût brusquement abaissée et rétrécie
en un point de son parcours, il s’en était fallu de peu qu’il ne se
fracassât la tête. Son front était entré en contact avec la voûte si
rudement que le contrecoup l’avait fait choir à demi assommé.
Ce fut précisément à cette chute qu’il dut le succès de sa pour-
suite, la main qu’il étendait instinctivement étant tombée par
fortune sur la jambe du fuyard.
Sand se vit perdu… On allait se débarrasser de lui et on re-
partirait à la poursuite de Dick qui serait rejoint à son tour…
Alors, que ferait-on à Dick ?… On l’emprisonnerait… on le tue-
rait peut-être !… Il fallait empêcher cela, l’empêcher à tout
prix !…
– 389 –
Sand fit-il, en réalité, cette série de raisonnements ? Même,
fut-ce de propos délibéré qu’il adopta le moyen désespéré au-
quel il eut recours ? Ce n’est pas sûr, car le temps de la réflexion
lui manqua, et, de son commencement à sa fin, le drame tout
entier n’eut pas la durée d’une seconde.
Il semblerait que nous ayons en nous-même un autre être
qui, dans certains cas, agit pour notre compte. Ce serait lui, le
subconscient des philosophes, qui nous fait trouver soudain,
alors que nous n’y pensons plus, la solution d’un problème long-
temps cherchée en vain. Ce serait lui qui gouvernerait nos ré-
flexes et serait cause des gestes instinctifs que peuvent provo-
quer les excitations extérieures. Ce serait lui enfin qui nous dé-
ciderait parfois à l’improviste à des actes dont la source pro-
fonde est en nous, mais que notre volonté n’a pas formellement
décidés.
Sand n’eut qu’une idée claire : la nécessité de sauver Dick
et d’arrêter la poursuite. Le sub-conscient fit le reste. D’eux-
mêmes ses bras s’étendirent et s’accrochèrent au bloc instable
qui soutenait le toit de la galerie, tandis que Fred Moore, igno-
rant du danger, le tirait violemment en arrière.
Le bloc glissa. La voûte s’écroula en faisant un bruit sourd.
À ce bruit, Dick, saisi d’un trouble vague, s’arrêta sur place,
écoutant. Il n’entendit plus rien. Le silence était revenu, profond
comme les ténèbres dans lesquelles il était plongé. Il appela
Sand, à voix basse d’abord, puis plus fort, puis encore plus fort…
Enfin, comme il n’obtenait pas de réponse, il revint sur ses pas
et se heurta à un amoncellement de rocs qui ne laissaient entre
eux aucune issue. Il comprit aussitôt. La galerie s’était écroulée,
Sand était là-dessous…
– 390 –
Un instant, Dick resta immobile, hébété, puis il repartit
brusquement à toute vitesse, et, parvenu au jour, se rua sur la
descente comme un fou.
Le Kaw-djer était en train de lire paisiblement avant de se
mettre au lit, quand la porte du gouvernement s’ouvrit avec vio-
lence. Une sorte de boule d’où sortaient des cris et des mots
inarticulés vint rouler à ses pieds. La première surprise passée,
il reconnut Dick.
« Sand… gouverneur… Sand !… » gémissait celui-ci.
Le Kaw-djer prit une voix sévère.
« Que signifie cela ?… Qu’y a-t-il ? »
Mais Dick ne parut pas comprendre. Il avait des yeux éga-
rés, les larmes ruisselaient de son visage, et de sa poitrine hale-
tante s’échappaient des mots sans suite.
« Sand… gouverneur !… Sand… disait-il en tirant le Kaw-
djer par la main comme s’il eût voulu l’entraîner. La grotte…
Dorick… Moore… Sirdey… la bombe… couper la tête… Et Sand…
écrasé !… Sand… gouverneur !… Sand !… »
En dépit de leur incohérence, ces mots étaient clairs, ce-
pendant. Quelque chose d’insolite avait dû se produire aux
grottes, une chose à laquelle, d’une manière ou d’une autre, Do-
rick, Moore et Sirdey étaient mêlés et dont Sand avait été la vic-
time. Quant à tirer de Dick des renseignements plus précis, il
n’y fallait pas songer. Le petit garçon, au paroxysme de
l’épouvante, continuait à prononcer les mêmes paroles qu’il ré-
pétait interminablement et semblait avoir perdu la raison.
Le Kaw-djer se leva, et appelant Hartlepool, il lui dit rapi-
dement :
– 391 –
« Il se passe quelque chose aux grottes… Prenez cinq
hommes, munissez-vous de torches, et venez m’y rejoindre. Hâ-
tez-vous. »
Puis, sans attendre la réponse, il obéit à l’appel de la petite
main dont la sollicitation se faisait de plus en plus pressante, et
partit en courant dans la direction de la pointe. Deux minutes
plus tard, Hartlepool, à la tête de cinq hommes armés, se met-
tait en marche à son tour.
Malheureusement, dans la nuit presque complète, le Kaw-
djer était déjà hors de vue. « Aux grottes », avait-il dit. Hartle-
pool alla donc vers les grottes, c’est-à-dire vers celle qu’il con-
naissait le mieux et dans laquelle jadis il avait caché les fusils,
tandis que le Kaw-djer, guidé par Dick, se dirigeait plus au
Nord, de manière à contourner l’extrémité de la pointe et à at-
teindre, sur l’autre versant, celle des deux grottes inférieures
dont Dorick avait fait son quartier général.
Celui-ci, à l’exclamation poussée par Fred Moore en décou-
vrant la fuite du prisonnier, avait interrompu son travail et, sui-
vi de ses trois compagnons, il s’était avancé jusqu’à la seconde
grotte, prêt à donner mains forte au camarade qui venait d’y en-
trer. Toutefois, Fred Moore n’ayant affaire qu’à un enfant, il ne
s’était pas attardé, et, après un rapide coup d’œil que l’obscurité
avait rendu inutile, il s’était remis à son travail.
Fred Moore n’étant pas revenu quand ce travail fut termi-
né, on commença à s’étonner de la prolongation de son ab-
sence ; s’éclairant avec un brandon, on pénétra de nouveau dans
la grotte intérieure, William Moore en tête, Dorick, puis Kenne-
dy derrière lui. Sirdey suivit ses camarades, mais ce fut pour se
raviser et rebrousser chemin presque aussitôt. Puis, tandis que
ses amis s’aventuraient dans la deuxième grotte, il sortit de la
première au contraire, et, profitant de la nuit tombante, se dis-
– 392 –
simula dans les rochers de l’extérieur. Cette disparition de Fred
Moore ne lui disait rien de bon. Il prévoyait des complications
désagréables. Or, ce n’était pas un foudre de guerre, que Sirdey,
loin de là. La ruse, la tromperie, les moyens cauteleux et sour-
nois, rien de mieux ! mais les coups n’étaient pas son affaire. Il
garait donc sa précieuse personne, bien décidé à ne se compro-
mettre qu’à coup sûr et selon la tournure qu’allaient prendre les
événements.
Pendant ce temps, Dorick et ses deux compagnons décou-
vraient la galerie dans laquelle Fred Moore s’était engagé à la
suite de Dick et de Sand. La grotte n’ayant pas d’autre issue, au-
cune erreur n’était possible. Celui qu’on cherchait en était né-
cessairement sorti par là. Ils s’y engagèrent donc à leur tour,
mais, après une centaine de mètres, il leur fallut s’arrêter. Une
masse de rochers entassés les uns sur les autres leur barrait le
passage. La galerie n’était qu’une impasse dont ils avaient at-
teint le fond.
Devant cet obstacle inattendu, ils se regardèrent, littérale-
ment ahuris. Où diable pouvait bien être Fred Moore ?… Inca-
pables de répondre à cette question, ils redescendirent la pente
sans soupçonner que leur camarade fût enseveli sous cet amas
de décombres.
Fort troublés par cet indéchiffrable mystère, ils regagnè-
rent en silence la première grotte. Une désagréable surprise les
y attendait. Au moment même où ils y mettaient le pied, deux
formes humaines, celles d’un homme et d’un enfant, apparurent
tout à coup sur le seuil.
Le feu brillait joyeusement, et sa flamme claire dissipait les
ténèbres. Les misérables reconnurent l’homme et reconnurent
l’enfant.
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« Dick !… » firent-ils tous trois, stupéfaits de voir revenir
de ce côté le mousse que, moins d’une demi-heure plus tôt, on
avait enfermé et si solidement garotté.
« Le Kaw-djer !… » grondèrent-ils ensuite, avec un mé-
lange de colère et d’effroi.
Un instant ils hésitèrent, puis la rage fut la plus forte, et,
d’un même mouvement, William Moore et Kennedy se ruèrent
en avant.
Immobile sur le seuil, sa haute silhouette vivement éclairée
par la flamme, le Kaw-djer attendit ses adversaires de pied
ferme. Ceux-ci avaient tiré leurs couteaux. Il ne leur laissa pas le
temps de s’en servir. Saisis à la gorge par des mains de fer, le
crâne de l’un heurta rudement la tête de l’autre. Ensemble, ils
tombèrent, assommés.
Kennedy avait son compte, comme on dit. Il demeura
étendu, inerte, tandis que William Moore se relevait en chance-
lant.
Sans s’occuper de lui, le Kaw-djer fit un premier pas vers
Dorick…
Celui-ci, affolé par la foudroyante rapidité de ces événe-
ments, avait assisté à la bataille sans y prendre part. Il était res-
té en arrière, tenant à la main sa bombe d’où pendaient
quelques centimètres de mèche. Paralysé par la surprise, il
n’avait pas eu le temps d’intervenir, et le résultat de la lutte lui
montrait maintenant de quelle inutilité serait une plus longue
résistance. Au mouvement que fit le Kaw-djer, il comprit que
tout était perdu…
Alors, une folie le saisit… Une vague de sang monta à son
cerveau : selon l’énergique expression populaire, il vit rouge…
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Une fois au moins dans sa vie, il vaincrait… Dût-il périr, l’autre
périrait !…
Il bondit vers le feu et saisit un tison qu’il approcha de la
mèche, puis son bras ramené en arrière se détendit pour lancer
le terrible projectile…
Le temps manqua à son geste de meurtre. Fut-ce par suite
d’une maladresse, d’une défectuosité de la mèche, ou pour toute
autre cause ? La bombe éclata dans ses mains. Soudain, une vio-
lente détonation retentit… Le sol trembla. La gueule béante de
la grotte vomit une gerbe de feu…
À l’explosion, un cri d’angoisse répondit au dehors. Hartle-
pool et ses hommes, ayant enfin reconnu leur erreur, arrivaient
au pas de course, juste à temps pour assister au drame. Ils vi-
rent la flamme, divisée en deux langues ardentes, jaillir de part
et d’autre du Kaw-djer, dont le petit Dick terrifié embrassait les
genoux, et qui demeurait debout, immobile comme un marbre,
au milieu de ce cercle de feu. Ils s’élancèrent au secours de leur
chef.
Mais celui-ci n’avait pas besoin d’être secouru. L’explosion
l’avait miraculeusement épargné. L’air déplacé s’était séparé en
deux courants qui l’avaient frôlé sans l’atteindre. Immobile et
debout comme on l’avait aperçu au moment du péril, on le trou-
va, le péril passé. Il arrêta de la main ceux qui accouraient à son
aide.
« Gardez l’entrée, Hartlepool », ordonna-t-il de sa voix ha-
bituelle.
Stupéfaits de cet incroyable sang-froid, Hartlepool et ses
hommes obéirent, et une barrière humaine se tendit en travers
de l’ouverture de la grotte. La fumée se dissipait peu à peu,
– 396 –
mais, le feu ayant été éteint par l’explosion, l’obscurité était pro-
fonde.
« De la lumière, Hartlepool », dit le Kaw-djer.
Une torche fut allumée. On pénétra dans la caverne.
Aussitôt, profitant de la solitude et de l’obscurité revenues,
une ombre se détacha des roches de l’entrée. Sirdey était rensei-
gné maintenant. Dorick tué ou pris, il jugeait opportun, dans
tous les cas, de se mettre à l’abri. Lentement, d’abord, il
s’éloigna. Puis, quand il estima la distance suffisante, il accéléra
sa fuite. Il disparut dans la nuit.
Pendant ce temps, le Kaw-djer et ses hommes exploraient
le théâtre du drame. Le spectacle y était affreux. Sur le sol écla-
boussé de sang, traînaient partout d’effroyables débris. On eut
peine à identifier Dorick, dont les bras et la tête avaient été em-
portés par l’explosion. À quelques pas, gisait William Moore, le
ventre ouvert. Plus loin, Kennedy, sans blessure apparente,
semblait dormir. Le Kaw-djer s’approcha de ce dernier.
« Il vit », dit-il.
Vraisemblablement, l’ancien matelot, à demi étranglé par
le Kaw-djer et incapable par suite de se relever, avait dû le salut
à cette circonstance.
« Je ne vois pas Sirdey, fit observer le Kaw-djer en regar-
dant autour de lui. Il en était, pourtant, paraît-il. »
La grotte fut en vain méticuleusement visitée. On ne releva
aucune trace du cuisinier du Jonathan. Par contre, sous l’amas
de branches qui le dissimulait, Hartlepool découvrit le baril de
poudre dont Dorick n’avait prélevé qu’une faible partie.
– 397 –
« Voilà l’autre baril !… » s’écria-t-il triomphalement. Ce
sont nos gens de l’autre fois.
À ce moment, une main saisit celle du Kaw-djer, tandis
qu’une faible voix gémissait doucement.
« Sand !… gouverneur !… Sand !… »
Dick avait raison. Tout n’était pas fini. Il restait encore à
trouver Sand, puisque, d’après son ami, il était mêlé à cette af-
faire.
« Conduis-nous, mon garçon », dit le Kaw-djer.
Dick s’engagea dans le passage intérieur, et sauf un homme
qui fut laissé à la garde de Kennedy, tout le monde s’y engagea
derrière lui. À sa suite, on traversa la seconde grotte, puis on
remonta la galerie, jusqu’au point où l’éboulement s’était pro-
duit.
« Là !… » fit Dick en montrant de la main l’amoncellement
de rochers.
Il semblait en proie à une affreuse douleur, et son air égaré
fit pitié à ces hommes forts dont il implorait l’assistance. Il ne
pleurait plus, mais ses yeux secs brûlaient de fièvre, et ses lèvres
avaient peine à prononcer les mots.
« Là ?… répondit le Kaw-djer avec douceur. Mais tu vois
bien, mon petit, qu’on ne peut avancer plus loin.
– Sand ! répéta Dick avec obstination en tendant dans la
même direction sa main tremblante.
– Que veux-tu dire, mon garçon ? insista le Kaw-djer. Tu
ne prétends pas, je suppose, que ton ami Sand soit là-dessous ?
– 398 –
– Si !… articula péniblement Dick. Avant, on passait… Ce
soir… Dorick m’avait pris… Je me suis sauvé… Sand était der-
rière moi… Fred Moore allait nous attraper… Alors Sand… a fait
tomber tout… et tout s’est écroulé… sur lui… pour me sau-
ver !… »
Dick s’arrêta, et, se jetant aux pieds du Kaw-djer.
« Oh !… gouverneur… implora-t-il, Sand !… »
Le Kaw-djer, vivement ému, s’efforça d’apaiser l’enfant.
« Calme-toi, mon garçon, dit-il avec bonté, calme-toi !…
Nous tirerons ton ami de là, sois tranquille… Allons ! à l’œuvre,
nous autres !… » commanda-t-il, en se tournant vers Hartlepool
et ses hommes.
On se mit fiévreusement au travail. Un à un, les rochers fu-
rent arrachés et évacués en arrière. Les blocs fort heureusement
n’étaient pas de grande taille, et ces bras robustes pouvaient les
mouvoir.
Dick, obéissant aux instructions du Kaw-djer, s’était doci-
lement retiré dans la première grotte, où Kennedy, surveillé par
son gardien, reprenait conscience de lui-même. Là, il s’était as-
sis sur une pierre, près de l’entrée, et, le regard fixe, sans faire
un mouvement, il attendait que la promesse du gouverneur fût
accomplie.
Pendant ce temps, à la lueur des torches, on travaillait avec
acharnement dans la galerie. Dick n’avait pas menti. Il y avait
des corps là-dessous. À peine les premiers rochers eurent-ils été
enlevés qu’on aperçut un pied. Ce n’était pas un pied d’enfant,
et il ne pouvait appartenir à Sand. C’était un pied d’homme et
même d’un homme de grande taille.
– 399 –
On se hâta. Après le pied, une jambe, puis un torse, et enfin
le corps d’un homme allongé sur le ventre apparurent. Mais
lorsqu’on voulut tirer l’homme à la lumière, on rencontra une
résistance. Sans doute, son bras, étendu en avant et s’enfonçant
entre les pierres, était accroché à quelque chose. Il en était ainsi,
en effet, et, quand le bras fut complètement dégagé, on vit que
la main étreignait une cheville d’enfant.
La main détachée, l’homme fut retourné sur le dos. On re-
connut Fred Moore. La tête en bouillie, la poitrine défoncée, il
était mort.
Alors, on travailla plus fiévreusement encore. Ce pied, que
tenait Fred Moore dans ses doigts crispés ne pouvait être que
celui de Sand.
Les découvertes se succédèrent dans le même ordre que
tout à l’heure. Après le pied, la jambe apparut. Toutefois, elles
se succédaient plus vite, la seconde victime étant moins grande
que la première.
Le Kaw-djer tiendrait-il la promesse qu’il avait faite à Dick
de lui rendre son ami ? Cela paraissait peu croyable, à en juger
par ce qu’on voyait déjà du malheureux enfant. Meurtries, écra-
sées, aplaties, les os brisés, ses jambes n’étaient plus que
d’informes lambeaux, et l’on pouvait prévoir par là dans quel
état on allait trouver le reste du corps.
Quelque grande que fût leur hâte, les travailleurs durent
cependant s’arrêter et prendre le temps de la réflexion, au mo-
ment de s’attaquer à un bloc plus gros que les précédents qui
broyait de sa masse énorme les genoux du pauvre Sand. Ce bloc
soutenant ceux qui l’entouraient, il importait d’agir avec pru-
dence afin d’éviter un nouvel éboulement.
– 400 –
La durée du travail fut augmentée par cette complication,
mais enfin, centimètre par centimètre, le bloc fut enlevé à son
tour…
Les sauveteurs poussèrent une exclamation de surprise.
Derrière, c’était le vide, et, dans ce vide, Sand gisait comme
dans un tombeau. De même que Fred Moore, il était couché sur
le ventre, mais des rochers, en s’arc-boutant les uns contre les
autres, avaient protégé sa poitrine. La partie supérieure de son
corps semblait intacte, et, n’eût été l’état pitoyable de ses
jambes, il fût sorti sans dommage de sa terrible aventure.
Avec mille précautions, il fut tiré en arrière et étendu sous
la lumière de la torche. Ses yeux étaient clos, ses lèvres blanches
et fortement serrées, son visage d’une pâleur livide. Le Kaw-djer
se pencha sur l’enfant…
Longtemps, il écouta. Si un souffle restait à cette poitrine,
le souffle était à peine perceptible…
« Il respire !… » dit-il enfin.
Deux hommes soulevèrent le léger fardeau et l’on descendit
la galerie en silence. Sinistre descente sur cette route souter-
raine dont la torche fuligineuse semblait rendre tangibles les
profondes ténèbres ! La tête inerte oscillait lamentablement, et
plus lamentablement encore les jambes broyées, d’où coulait, à
grosses gouttes, du sang.
Quand le triste cortège apparut dans la grotte extérieure,
Dick se leva en sursaut et regarda avidement. Il vit les jambes
mortes, le visage exsangue…
Alors, dans ses yeux exorbités passa un regard d’agonie, et,
poussant un cri rauque, il s’écroula sur le sol.
– 401 –
VI
Pendant dix-huit mois
L’aube du 31 mars se leva sans que le Kaw-djer, agité par
les rudes émotions de la veille, eût trouvé le sommeil. Quelles
épreuves il venait de traverser ! Quelle expérience il venait de
faire ! Il avait touché le fond de l’âme humaine capable à la fois
du meilleur et du pire, des instincts les plus féroces et de la plus
pure abnégation.
Avant de s’occuper des coupables, il s’était hâté de secourir
les innocentes victimes de cet épouvantable drame. Deux bran-
cards improvisés les avaient rapidement transportées au gou-
vernement.
Lorsque Sand fut déshabillé et reposa sur sa couchette, son
état parut plus effrayant encore. Les jambes, littéralement en
bouillie, n’existaient plus. Le spectacle de ce jeune corps marty-
risé était si pitoyable qu’Hartlepool en eut le cœur chaviré, et
que de grosses larmes coulèrent sur ses joues tannées par toutes
les brises de la mer.
Avec une patience maternelle, le Kaw-djer pansa cette
pauvre chair en lambeaux. De ses jambes terriblement lami-
nées, Sand était condamné, de toute évidence, à ne jamais plus
se servir, et, jusqu’à son dernier jour, il lui faudrait mener une
vie d’infirme. À cela, rien à faire, mais ce serait quand même un
résultat appréciable, si l’on pouvait éviter une amputation qui
eût risqué d’être fatale à ce frêle organisme.
– 402 –
Le pansement terminé, le Kaw-djer fit couler quelques
gouttes d’un cordial entre les lèvres décolorées du blessé qui
commença à pousser de faibles plaintes et à murmurer de con-
fuses paroles.
Dick, dont le Kaw-djer s’occupa en second lieu, paraissait
également en grand danger. Ses yeux clos, son visage d’un rouge
brique parcouru de frémissements nerveux, une respiration
courte sifflant entre ses dents serrées, il brûlait d’une fièvre in-
tense. Le Kaw-djer, en constatant ces divers symptômes, hocha
la tête d’un air inquiet. En dépit de l’intégrité de ses membres et
de son aspect moins impressionnant, l’état de Dick était en réa-
lité beaucoup plus grave que celui de son sauveur.
Les deux enfants couchés, le Kaw-djer, malgré l’heure tar-
dive, se rendit chez Harry Rhodes et le mit au courant des évé-
nements. Harry Rhodes fut bouleversé par ce récit et ne mar-
chanda pas le concours des siens. Il fut convenu que
Mme Rhodes et Clary, Tullia Ceroni et Graziella, veilleraient à
tour de rôle au chevet des deux enfants, les jeunes filles pendant
le jour, et leurs mères pendant la nuit. Mme Rhodes prit la garde
la première. Habillée en un instant, elle partit avec le Kaw-djer.
Alors seulement celui-ci, ayant paré de cette manière au
plus pressé, alla chercher un repos qu’il ne devait pas réussir à
trouver. Trop d’émotions agitaient son cœur, un trop grave pro-
blème était posé devant sa conscience.
Des cinq assassins, trois étaient morts, mais deux subsis-
taient. Il fallait prendre un parti à leur sujet. Si l’un, Sirdey,
avait disparu et errait à travers l’île, où on ne tarderait pas sans
doute à le reprendre, l’autre, Kennedy, attendait, solidement
verrouillé dans la prison, que l’on statuât sur son sort.
Le bilan de l’affaire se soldant par trois hommes tués, un
autre en fuite et deux enfants en péril de mort, il ne pouvait,
– 403 –
cette fois, être question de l’étouffer. Pour que l’on pût espérer
la tenir secrète, trop de personnes, d’ailleurs, étaient dans la
confidence. Il fallait donc agir. Dans quel sens ?
Certes les moyens d’action adoptés par les gens qu’il venait
de combattre n’avaient rien de commun avec ceux que le Kaw-
djer était enclin à employer, mais, au fond, le principe était le
même. Il se réduisait en somme à ceci, que ces gens, comme lui-
même, répugnaient à la contrainte et n’avaient pu s’y résigner.
La différence des tempéraments avait fait le reste. Ils avaient
voulu abattre la tyrannie, tandis qu’il s’était contenté de la fuir.
Mais, au demeurant, leur besoin de liberté, quelque opposé qu’il
fût dans ses manifestations, était pareil dans son essence, et ces
hommes n’étaient après tout que des révoltés comme il avait été
lui-même un révolté. Alors qu’il se reconnaissait en eux, allait-il,
sous prétexte qu’il était le plus fort, s’arroger le droit de punir ?
Le Kaw-djer, dès qu’il fut levé, se rendit à la prison, où
Kennedy avait passé la nuit, effondré sur un banc. Celui-ci se le-
va avec empressement à son approche, et, non content de cette
marque de respect, il retira humblement son béret. Pour faire ce
geste, l’ancien matelot dut élever ensemble ses deux mains
qu’unissait une courte et solide chaîne de fer. Après quoi, il at-
tendit, les yeux baissés.
Kennedy ressemblait ainsi à un animal pris au piège. Au-
tour de lui, c’était l’air, l’espace, la liberté… Il n’avait plus droit à
ces biens naturels dont il avait voulu priver d’autres hommes et
dont d’autres hommes le privaient à son tour.
Sa vue fut intolérable au Kaw-djer.
« Hartlepool !… » appela-t-il en avançant la tête dans le
poste.
Hartlepool accourut.
– 404 –
« Retirez cette chaîne, dit le Kaw-djer en montrant les
mains entravées du prisonnier.
– Mais, monsieur… commença Hartlepool.
– Je vous prie… » interrompit le Kaw-djer d’un ton sans
réplique.
Puis, s’adressant à Kennedy, lorsque celui-ci fut libre.
« Tu as voulu me tuer. Pourquoi ? » interrogea-t-il.
Kennedy, sans relever les yeux, haussa les épaules, en se
dandinant gauchement et en roulant entre les doigts son béret
de marin, par manière de dire qu’il n’en savait rien.
Le Kaw-djer, après l’avoir considéré un instant en silence,
ouvrit toute grande la porte donnant sur le poste, et, s’effaçant :
« Va-t’en ! » dit-il.
Puis, Kennedy le regardant d’un air indécis :
« Va-t’en ! » dit-il une seconde fois d’une voix calme.
Sans se faire prier, l’ancien matelot sortit en arrondissant
le dos. Derrière lui, le Kaw-djer referma la porte, et se rendit
auprès de ses deux malades, en abandonnant à ses réflexions
Hartlepool fort perplexe.
L’état de Sand était stationnaire, mais celui de Dick sem-
blait très aggravé. En proie à un furieux délire, ce dernier,
s’agitait sur sa couche en prononçant des paroles sans suite. On
ne pouvait plus en douter, l’enfant avait une congestion céré-
brale d’une telle violence qu’une terminaison fatale était à
– 405 –
craindre. La médication habituelle était inapplicable dans la cir-
constance présente. Où se fût-on procuré de la glace pour ra-
fraîchir son front brûlant ? Les progrès réalisés sur l’île Hoste
n’étaient pas tels encore qu’il fût possible d’y trouver cette subs-
tance, en dehors de la période hivernale.
Cette glace, dont le Kaw-djer déplorait l’absence, la nature
n’allait pas tarder à la lui fournir en quantités illimitées. L’hiver
de l’année 1884 devait être d’une extrême rigueur et fut aussi
exceptionnellement précoce. Il débuta dès les premiers jours
d’avril par de violentes tempêtes qui se succédèrent pendant un
mois, presque sans interruption. À ces tempêtes fit suite un ex-
cessif abaissement de température qui provoqua finalement des
chutes de neige telles que le Kaw-djer n’en avait jamais vu de
pareilles depuis qu’il s’était fixé en Magellanie. Tant que cela fut
au pouvoir des hommes, on lutta courageusement contre cette
neige, mais, dans le courant du mois de juin, les implacables
flocons tombèrent en tourbillons si épais qu’il fallut se recon-
naître vaincu. Malgré tous les efforts, la couche neigeuse attei-
gnit, vers le milieu de juillet, une épaisseur de plus de trois
mètres, et Libéria fut ensevelie sous un linceul glacé. Aux portes
habituelles furent substituées les fenêtres des premiers étages.
Quant aux maisons limitées à un simple rez-de-chaussée, elles
n’eurent plus d’autre issue qu’un trou percé dans le toit. La vie
publique fut, on le conçoit, entièrement arrêtée, et les relations
sociales réduites au minimum indispensable pour assurer la
subsistance de chacun.
La santé générale se ressentit nécessairement de cette ri-
goureuse claustration. Quelques maladies épidémiques firent de
nouveau leur apparition, et le Kaw-djer dut venir en aide à
l’unique médecin de Libéria qui ne suffisait plus à la peine.
Heureusement pour le repos de son esprit, il n’avait plus, à
ce moment d’inquiétudes pour Dick ni pour Sand. Des deux,
Sand avait été le premier à s’acheminer vers la guérison. Une di-
– 406 –
zaine de jours après le drame dont il avait été la victime volon-
taire, on fut en droit de le considérer comme hors de danger, et
il n’y eut plus de motif de mettre en doute que l’amputation se-
rait évitée. Les jours suivants, en effet, la cicatrisation gagna de
proche en proche avec cette rapidité, on peut dire cette fougue
qui est l’apanage des tissus jeunes. Deux mois ne s’étaient pas
écoulés que Sand fut autorisé à quitter le lit.
Quitter le lit ?… L’expression est impropre, à vrai dire.
Sand ne pouvait plus, ne pourrait plus jamais quitter le lit, ni se
mouvoir d’aucune manière sans un secours étranger. Ses
jambes mortes ne supporteraient jamais plus son corps
d’infirme condamné désormais à l’immobilité.
Le jeune garçon ne semblait pas, d’ailleurs, s’en affecter
outre mesure. Lorsqu’il eut repris conscience des choses, sa
première parole ne fut pas pour gémir sur lui-même, mais pour
s’informer du sort de Dick, au salut duquel il s’était si hé-
roïquement dévoué. Un pâle sourire entrouvrit ses lèvres quand
on lui donna l’assurance que Dick était sain et sauf, mais bientôt
cette assurance ne lui suffit plus, et, à mesure que les forces lui
revenaient, il commença à réclamer son ami avec une insistance
grandissante.
Longtemps, il fut impossible de le satisfaire. Pendant plus
d’un mois, Dick ne sortit pas du délire. Son front fumait littéra-
lement, malgré la glace que le Kaw-djer pouvait maintenant
employer sans ménagement. Puis, lorsque cette période aiguë se
résolut enfin, le malade était si faible que sa vie paraissait ne te-
nir qu’à un fil.
À dater de ce jour, toutefois, la convalescence fit de rapides
progrès. Le meilleur des remèdes fut, pour lui, d’apprendre que
Sand était également sauvé. À cette nouvelle, le visage de Dick
s’illumina d’une joie céleste, et, pour la première fois depuis
tant de jours, il s’endormit d’un paisible sommeil.
– 407 –
Dès le lendemain, il put assurer lui-même Sand qu’on ne
l’avait pas trompé, et celui-ci, à partir de cet instant, fut délivré
de tout souci. Quant à son malheur personnel, il en faisait bon
marché. Rassuré sur le sort de Dick, il réclama aussitôt son vio-
lon, et, lorsqu’il tint entre ses bras l’instrument chéri, il parut au
comble du bonheur.
Quelques jours plus tard, il fallut céder aux instances des
deux enfants et les réunir dans la même pièce. Dès lors, les
heures coulèrent pour eux avec la rapidité d’un rêve. Dans leurs
couchettes placées proches l’une de l’autre, Dick lisait tandis
que Sand faisait de la musique, et, de temps en temps, pour se
reposer, ils se regardaient en souriant. Ils s’estimaient parfaite-
ment heureux.
Un triste jour fut celui où Sand quitta le lit. La vue de son
ami ainsi martyrisé jeta Dick, alors levé depuis une semaine,
dans un abîme de désespoir. L’impression qu’il reçut de ce spec-
tacle fut aussi durable que profonde. Il fut transformé soudai-
nement, comme s’il eût été touché par une baguette de fée. Un
autre Dick naquit, plus déférent, plus réfléchi, d’allures moins
effrontées et moins combatives.
On était alors au début du mois de juin, c’est-à-dire au
moment où la neige commençait à bloquer les Libériens dans
leurs demeures. Un mois plus tard, on entra dans la période la
plus froide de ce rude hiver. Il n’y avait plus à compter sur le
dégel avant le printemps.
Le Kaw-djer s’efforça de réagir contre les effets déprimants
de ce long emprisonnement. Sous sa direction, des jeux en plein
air furent organisés. Par une saignée faite à grand renfort de
bras dans la berge de la rivière, l’eau, prise au-dessous de la
glace, se répandit sur la plaine marécageuse, qui fut ainsi trans-
formée en un admirable champ de patinage. Les adeptes de ce
– 408 –
sport, très pratiqué en Amérique, purent s’en donner à cœur
joie. Pour ceux auxquels il n’était pas familier, on institua des
courses de skis ou des glissades vertigineuses en traîneaux le
long des pentes des collines du Sud.
Peu à peu, les hivernants s’endurcirent à ces sports de la
glace et y prirent goût. La gaieté et en même temps la santé pu-
blique en reçurent la plus heureuse influence. Vaille que vaille,
on atteignit ainsi le 5 octobre.
Ce fut à cette date qu’apparut le dégel. La neige qui recou-
vrait la plaine située du côté de la mer fondit tout d’abord. Le
lendemain celle qui encombrait Libéria fondit à son tour, chan-
geant les rues en torrents, tandis que la rivière brisait sa prison
de glace. Puis, le phénomène se généralisant, la fonte des pre-
mières pentes du Sud alimenta pendant plusieurs jours les tor-
rents boueux qui s’écoulaient à travers la ville, et enfin, le dégel
continuant à se propager dans l’intérieur, la rivière se mit à gon-
fler rapidement. En vingt-quatre heures, elle atteignit le niveau
des rives. Bientôt, elle se déverserait sur la ville. Il fallait inter-
venir, sous peine de voir détruite l’œuvre de tant de jours.
Le Kaw-djer mit à contribution tous les bras. Une armée de
terrassiers éleva un barrage suivant un angle qui embrassait la
ville, et dont le sommet fut placé au Sud-Ouest. L’une des
branches de cet angle se dirigeait obliquement vers les monts du
Sud, tandis que l’autre, tracée à une certaine distance de la ri-
vière, en épousait sensiblement le cours. Un petit nombre de
maisons, et notamment celle de Patterson, édifiées trop près de
la rive, restaient hors du périmètre de protection. On avait dû se
résigner à ce sacrifice nécessaire.
En quarante-huit heures, ce travail poursuivi de jour et de
nuit fut terminé. Il était temps. De l’intérieur, un déluge accou-
rait vers la mer. Le barrage fendit comme un coin cette im-
mense nappe d’eau. Une partie en fut rejetée dans l’Ouest, vers
– 409 –
la rivière, tandis que, dans l’Est, l’autre s’écoulait en grondant
vers la mer.
Malgré l’inclinaison du sol, Libéria devint en quelques
heures une île dans une île. De tous côtés on n’apercevait que de
l’eau, d’où, vers l’Est et le Sud, émergeaient les montagnes, et,
vers le Nord-Ouest, les maisons du Bourg-Neuf protégé par son
altitude relative. Toutes communications étaient coupées. Entre
la ville et son faubourg, la rivière précipitait en mugissant des
flots centuplés.
Huit jours plus tard, l’inondation ne montrait encore au-
cune tendance à décroître, quand se produisit un grave acci-
dent. À la hauteur du clos de Patterson, la berge, minée par les
eaux furieuses, s’écroula tout à coup, en entraînant la maison de
l’Irlandais. Celui-ci et Long disparurent avec elle et furent em-
portés dans un irrésistible tourbillon.
Depuis le commencement du dégel, Patterson, sourd à
toutes les objurgations, s’était énergiquement refusé à quitter sa
demeure. Il n’avait pas cédé en se voyant exclu de la protection
du barrage, ni même quand le bas de son enclos eut été envahi.
Il ne céda pas davantage lorsque l’eau vint battre le seuil de sa
maison.
En un instant, sous les yeux de quelques spectateurs qui,
du haut du barrage, assistaient impuissants à la scène, maison
et habitants furent engloutis.
Comme si le double meurtre eût satisfait sa colère,
l’inondation montra bientôt après une tendance à décroître. Le
niveau de l’eau baissa peu à peu, et enfin, le 5 novembre, un
mois jour pour jour après le commencement du dégel, la rivière
reprit son lit habituel.
– 410 –
Mais quels ravages le phénomène laissait après lui ! Les
rues de Libéria étaient ravinées comme si la charrue y avait pas-
– 411 –
sé. Des routes, emportées par endroits, et recouvertes en
d’autres points par une épaisse couche de boue, il ne restait que
des vestiges.
On s’occupa tout d’abord de rétablir les communications
supprimées. Construite en plein marécage, la route qui condui-
sait au Bourg-Neuf était celle qui avait subi les plus sérieux
dommages. Ce fut elle aussi qui revint au jour la dernière. Plus
de trois semaines furent nécessaires pour rendre le passage de
nouveau praticable.
À la surprise générale, la première personne qui l’utilisa fut
précisément Patterson. Aperçu par les pêcheurs du Bourg-Neuf,
au moment où, désespérément cramponné à un morceau de
bois, il arrivait à la mer, l’Irlandais avait eu la chance d’être sorti
sain et sauf de ce mauvais pas. Par contre, Long n’avait pas eu le
même bonheur. Toutes les recherches faites pour retrouver son
corps étaient restées infructueuses.
Ces renseignements, on les eut ultérieurement des sauve-
teurs, mais non de Patterson, qui, sans donner la plus mince
explication, s’était rendu en droite ligne à l’ancien emplacement
de sa maison. Quand il vit qu’il n’en subsistait aucune trace, son
désespoir fut immense. Avec elle, disparaissait tout ce qu’il avait
possédé sur la terre. Ce qu’il avait apporté à l’île Hoste, ce qu’il
avait accumulé depuis, à force de labeur, de privations,
d’impitoyable dureté envers les autres et envers lui-même, tout
était perdu sans retour. À lui, dont l’or était l’unique passion,
dont le seul but avait toujours été d’amasser et d’amasser plus
encore, il ne restait rien, et il était le plus pauvre parmi les plus
pauvres de ceux qui l’entouraient. Nu et démuni de tout comme
en arrivant sur la terre, il lui fallait recommencer sa vie.
Quel que fût son accablement, Patterson ne se permit ni
gémissements, ni plaintes. En silence, il médita d’abord, les
yeux fixés sur la rivière qui avait emporté son bien, puis il alla
– 412 –
délibérément trouver le Kaw-djer. L’ayant abordé avec une
humble politesse, et après s’être excusé de la liberté grande, il
exposa que l’inondation, après avoir failli lui coûter la vie, le ré-
duisait à la plus affreuse misère.
Le Kaw-djer, à qui le requérant inspirait une profonde an-
tipathie, répondit d’une voix froide :
« C’est fort regrettable, mais que puis-je à cela ? Est-ce un
secours que vous demandez ? »
Contrepartie de son implacable avarice, Patterson avait une
qualité : l’orgueil. Jamais il n’avait imploré personne. S’il s’était
montré peu scrupuleux sur le choix des moyens, du moins avait-
il à lui seul tenu tête au reste du monde, et sa lente ascension
vers la fortune, il ne la devait qu’à lui-même.
« Je ne demande pas la charité, répliqua-t-il en redressant
son échine courbée. Je réclame justice.
– Justice !… répéta le Kaw-djer surpris. Contre qui ?
– Contre la ville de Libéria, répondit Patterson, contre
l’État hostelien tout entier.
– À propos de quoi ? » demanda le Kaw-djer de plus en
plus étonné.
Reprenant son attitude obséquieuse, Patterson expliqua sa
pensée en termes doucereux. À son sens, la responsabilité de la
Colonie était engagée, d’abord parce qu’il s’agissait d’un mal-
heur général et public, dont le dommage devait être supporté
proportionnellement par tous, ensuite parce qu’elle avait gra-
vement manqué à son devoir, en n’élevant pas le barrage, qui
avait sauvé la ville, en bordure même de la rivière, de manière à
protéger toutes les maisons sans exception.
– 413 –
Le Kaw-djer eut beau répliquer que le tort dont il se plai-
gnait était imaginaire, que, si la digue avait été élevée plus près
de la rivière, elle se fût écroulée avec la berge, et que le reste de
la ville eût été par conséquent envahi, Patterson ne voulut rien
entendre, et s’entêta à ressasser ses précédents arguments. Le
Kaw-djer, à bout de patience, coupa court à cette discussion sté-
rile.
Patterson n’essaya pas de la prolonger. Tout de suite, il alla
reprendre sa place parmi les travailleurs du port. Sa vie dé-
truite, il s’employait, sans perdre une heure, à la réédifier.
Le Kaw-djer, considérant cet incident comme clos, avait
immédiatement cessé d’y penser. Le lendemain, il fallut déchan-
ter. Non, l’incident n’était pas clos, ainsi que le prouvait une
plainte reçue par Ferdinand Beauval en sa qualité de président
du Tribunal. Puisqu’on avait une première fois démontré à
l’Irlandais qu’il y avait une justice à l’île Hoste, il y recourait une
seconde fois.
Bon gré, mal gré, on fut obligé de plaider ce singulier pro-
cès, que Patterson perdit, bien entendu. Sans montrer la colère
que devait lui faire éprouver son échec, sourd aux brocards
qu’on ne ménageait pas à une victime universellement détestée,
il se retira, la sentence rendue, et retourna paisiblement à son
poste de travailleur.
Mais un levain nouveau fermentait dans son âme. Jus-
qu’alors il avait vu la terre divisée en deux camps : lui d’un côté,
le reste de l’humanité de l’autre. Le problème à résoudre consis-
tait uniquement à faire passer le plus d’or possible du second
camp dans le premier. Cela impliquait une lutte perpétuelle, ce-
la n’impliquait pas la haine. La haine est une passion stérile ;
ses intérêts ne se paient pas en monnaie ayant cours. Le véri-
table avare ne la connaît pas. Or, Patterson haïssait désormais.
– 414 –
Il haïssait le Kaw-djer qui lui refusait justice ; il haïssait tout le
peuple hostelien qui avait allégrement laissé périr le produit si
durement acquis de tant de peines et tant d’efforts.
Sa haine, Patterson l’enferma en lui-même, et, dans cette
âme, serre chaude favorable à la végétation des pires senti-
ments, elle devait prospérer et grandir. Pour le moment, il était
impuissant contre ses ennemis. Mais les temps pouvaient chan-
ger… Il attendrait.
La plus grande partie de la belle saison fut employée à ré-
parer les dommages causés par l’inondation. On procéda à la ré-
fection des routes, au relèvement des fermes quand il y avait
lieu. Dès le mois de février 1885, il ne restait plus trace de
l’épreuve que la colonie venait de subir.
Pendant que ces travaux s’accomplissaient, le Kaw-djer sil-
lonna l’île en tous sens selon sa coutume. Il pouvait maintenant
multiplier ces excursions, qu’il faisait à cheval, une centaine de
ces animaux ayant été importés. Au hasard de ses courses, il
eut, à plusieurs reprises, l’occasion de s’informer de Sirdey. Les
renseignements qu’il obtint furent des plus vagues. Rares
étaient les émigrants qui pouvaient donner la moindre nouvelle
du cuisinier du Jonathan. Quelques-uns seulement se rappelè-
rent l’avoir aperçu, l’automne précédent, remontant à pied vers
le Nord. Quant à dire ce qu’il était devenu, personne n’en fut ca-
pable.
Dans le dernier mois de 1884, un navire apporta les deux
cents fusils commandés après le premier attentat de Dorick.
L’État hostelien possédait désormais près de deux cent cin-
quante armes à feu, non compris celles qu’un petit nombre de
colons pouvaient s’être procurées.
Un mois plus tard, au début de l’année 1885, l’île Hoste re-
çut la visite de plusieurs familles fuégiennes. Comme chaque
– 415 –
année, ces pauvres Indiens venaient demander secours et con-
seils au Bienfaiteur, puisque telle était la signification du nom
indigène que leur reconnaissance avait décerné au Kaw-djer. S’il
les avait abandonnés, eux n’avaient pas oublié et n’oublieraient
jamais celui qui leur avait donné tant de preuves de son dé-
vouement et de sa bonté.
Toutefois, quel que fût l’amour que lui portaient les Fué-
giens, le Kaw-djer n’avait jamais réussi jusqu’alors à décider un
seul d’entre eux à se fixer à l’île Hoste. Ces peuplades sont trop
indépendantes pour se plier à une règle quelconque. Pour elles,
il n’est pas d’avantage matériel qui vaille la liberté. Or, avoir une
demeure, c’est déjà être esclave. Seul est vraiment libre l’homme
qui ne possède rien. C’est pourquoi, à la certitude du lendemain,
ils préfèrent leurs courses vagabondes à la poursuite d’une
nourriture rare et incertaine.
Pour la première fois, le Kaw-djer décida, cette année-là,
trois familles de Pêcherais à planter leur tente et à faire l’essai
d’une vie sédentaire. Ces trois familles, comptant parmi les plus
intelligentes de celles qui erraient à travers l’archipel, se fixèrent
sur la rive gauche de la rivière, entre Libéria et le Bourg-Neuf, et
fondèrent un hameau, qui fut l’amorce des villages indigènes
qui devaient s’établir par la suite.
Cet été vit encore s’accomplir deux événements remar-
quables à des titres divers.
L’un de ces événements est relatif à Dick.
Depuis le 15 juin précédent, les deux enfants pouvaient être
considérés comme rétablis. Dick, en particulier était complète-
ment guéri, et, s’il était encore un peu maigre, ce reste
d’amaigrissement ne pouvait résister longtemps au formidable
appétit dont il faisait preuve. Quant à Sand, son état général ne
laissait plus rien à désirer, et, pour le surplus, il n’y avait pas
– 416 –
lieu de s’en préoccuper, car la science humaine était impuis-
sante à empêcher qu’il fût condamné à l’immobilité jusqu’à la
fin de ses jours. Le petit infirme acceptait, d’ailleurs, fort paisi-
blement cet inévitable malheur. La nature lui avait donné une
âme douce et aussi peu encline à la révolte que son ami Dick y
était porté. Sa douceur le servit dans cette circonstance. Non, en
vérité, il ne regrettait pas les jeux violents auxquels il se livrait
autrefois, plutôt pour faire plaisir aux autres que pour satisfaire
ses goûts personnels. Cette vie de reclus lui plaisait et elle lui
plairait toujours, à la condition qu’il eût son violon et que son
ami Dick fût près de lui, lorsque l’instrument cessait exception-
nellement de chanter.
À cet égard, il n’avait pas à se plaindre. Dick s’était consti-
tué son garde-malade de tous les instants. Il n’eût cédé sa place
à personne pour aider Sand à sortir du lit et à gagner le fauteuil
sur lequel celui-ci passait ses longues journées. Il restait ensuite
près du blessé, attentif à ses moindres désirs, faisant montre
d’une patience inaltérable, dont on n’eût pas cru capable le
bouillant petit garçon de jadis.
Le Kaw-djer assistait à ce touchant manège. Pendant la
maladie des deux enfants, il avait eu tout le loisir de les obser-
ver, et il s’était également attaché à eux. Mais Dick, outre
l’affection paternelle qu’il lui portait, l’intéressait en même
temps. Jour par jour, il avait pu reconnaître quelle âme droite,
quelle exquise sensibilité et quelle vive intelligence possédait ce
jeune garçon, et, peu à peu, il en était arrivé à trouver lamen-
table que des dons aussi rares demeurassent improductifs.
Pénétré de cette idée, il résolut de s’occuper tout particuliè-
rement de cet enfant qui deviendrait ainsi l’héritier de ses con-
naissances dans les diverses branches de l’activité humaine.
C’est ce qu’il avait fait pour Halg. Mais, avec Dick, les résultats
seraient tout autres. Sur ce terrain préparé par une longue suite
d’ascendants civilisés, la semence lèverait plus énergiquement,
– 417 –
à la seule condition que Dick voulût bien mettre en œuvre les
dons exceptionnels que la nature lui avait départis.
C’est vers la fin de l’hiver, que le Kaw-djer avait commencé
son rôle d’éducateur. Un jour, emmenant Dick avec lui, il fit ap-
pel à son cœur.
« Voilà Sand guéri, lui dit-il, alors qu’ils étaient seuls tous
deux dans la campagne. Mais il restera infirme. Il ne faudra ja-
mais oublier, mon garçon, que c’est pour sauver ta vie qu’il a
perdu ses jambes. »
Dick leva vers le Kaw-djer un regard déjà mouillé. Pour-
quoi le gouverneur lui parlait-il ainsi ? Ce qu’il devait à Sand, il
n’y avait aucun danger qu’il l’oubliât jamais.
« Tu n’as qu’une bonne manière de le remercier, reprit le
Kaw-djer, c’est de faire en sorte que son sacrifice serve à
quelque chose, en rendant ta vie utile à toi-même et aux autres.
Jusqu’ici, tu as vécu en enfant. Il faut te préparer à être un
homme. »
Les yeux de Dick brillèrent. Il comprenait ce langage.
« Que faut-il faire pour cela, gouverneur ? demanda-t-il.
– Travailler, répondit le Kaw-djer d’une voix grave. Si tu
veux me promettre de travailler avec courage, c’est moi qui serai
ton professeur. La science est un monde que nous parcourrons
ensemble.
– Ah ! Gouverneur !… » fit Dick, incapable d’ajouter autre
chose.
Les leçons commencèrent immédiatement. Chaque jour, le
Kaw-djer consacrait une heure à son élève. Après quoi, Dick
– 418 –
étudiait auprès de Sand. Tout de suite, il fit des progrès merveil-
leux qui frappaient d’étonnement son professeur. Les leçons
achevaient la transformation que le sacrifice de Sand avait
commencée. Il n’était plus question maintenant de jouer au res-
taurant, ni au lion, ni à aucun autre jeu de l’enfance. L’enfant
était mort, engendrant un homme prématurément mûri par la
douleur.
Le second événement remarquable fut le mariage de Halg
et de Graziella Ceroni. Halg avait alors vingt-deux ans, et Gra-
ziella approchait de ses vingt ans.
Ce mariage n’était pas, de beaucoup, le premier célébré à
l’île Hoste. Dès le début de son gouvernement, le Kaw-djer avait
organisé l’état civil, et l’établissement de la propriété avait eu
pour conséquence immédiate de donner aux jeunes gens en âge
de le faire, le désir de fonder des familles. Mais celui de Halg
avait une importance toute particulière aux yeux du Kaw-djer.
C’était la conclusion de l’une de ses œuvres, de celle qui, pen-
dant longtemps, avait été la plus chère à son cœur. Le sauvage
transformé par lui en créature pensante allait se perpétuer dans
ses enfants.
L’avenir du nouveau ménage était largement assuré.
L’entreprise de pêche conduite par Halg avec son père Karroly
donnait les meilleurs résultats. Il était même question
d’installer à proximité du Bourg-Neuf une fabrique de con-
serves, d’où les produits maritimes de l’île Hoste se répan-
draient sur le monde entier. Mais, quand bien même ce projet
encore vague ne dût jamais être réalisé, Halg et Karroly trou-
vaient sur place des débouchés assez larges pour ne pas redou-
ter la gêne.
Vers la fin de l’été, le Kaw-djer reçut du gouvernement chi-
lien une réponse à ses propositions relatives au cap Horn. Rien
de décisif dans cette réponse. On demandait à réfléchir. On er-
– 419 –
gotait. Le Kaw-djer connaissait trop bien les usages officiels
pour s’étonner de ces atermoiements. Il s’arma de patience et se
résigna à continuer une conversation diplomatique, qui, en rai-
son des distances, n’était pas près d’arriver à sa conclusion.
Puis l’hiver revint, ramenant les frimas. Les cinq mois qu’il
dura n’eussent rien présenté de saillant, si, pendant cette pé-
riode, une agitation d’ordre politique, au demeurant assez ano-
dine, ne se fût révélée dans la population.
Circonstance curieuse, l’auteur occasionnel de cette agita-
tion n’était autre que Kennedy. Le rôle de l’ancien marin n’était
ignoré de personne. La mort de Lewis Dorick et des frères
Moore, l’héroïque dévouement de Sand, la longue maladie de
Dick, la disparition de Sirdey n’avaient pu passer inaperçus.
Toute l’histoire était connue, y compris la manière quasi mira-
culeuse dont le Kaw-djer avait échappé à la mort.
Aussi, quand Kennedy revint se mêler aux autres colons,
l’accueil qu’il en reçut ne fut pas des plus chauds. Mais, peu à
peu, l’impression première s’effaça, tandis que, par un étrange
phénomène de cristallisation, tous les mécontentements épars
s’amalgamaient autour de lui. En somme, son aventure n’était
pas ordinaire. C’était un personnage en vue. Criminel pour
l’immense majorité des Hosteliens, nul du moins ne pouvait
contester qu’il fût un homme d’action, prêt aux résolutions
énergiques. Cette qualité fit de lui le chef naturel des mécon-
tents.
Des mécontents, il y en a toujours et partout. Satisfaire tout
le monde est, pour le moment du moins, un rêve irréalisable. Il
y en avait donc à Libéria.
Outre les paresseux, qui formaient, bien entendu, le gros
de cette armée, on y comptait ceux qui n’avaient pas réussi à
sortir de l’ornière, ou qui, après en être sortis, y étaient retom-
– 420 –
bés pour une cause quelconque. Les uns et les autres rendaient,
comme c’est l’usage, l’administration de la colonie responsable
de leur déception. À ce premier noyau, venaient s’ajouter ceux
que leur tempérament entraînait à se nourrir de verbiage, les
politiques purs, ceux-ci professant ces mêmes doctrines, consi-
dérées malheureusement d’un point de vue moins élevé, qui
avaient eu jadis les préférences du Kaw-djer, ceux-là commu-
nistes à l’exemple de Lewis Dorick, ou collectivistes selon
l’évangile de Karl Marx et de Ferdinand Beauval.
Ces divers éléments, quelque hétérogènes qu’ils fussent,
s’accordaient très bien entre eux, pour cette raison qu’il ne
s’agissait que de faire œuvre d’opposition. Tant qu’il n’est ques-
tion que de détruire, toutes les ambitions s’allient aisément.
C’est au jour de la curée que les appétits se donnent libre car-
rière et transforment en implacables adversaires les alliés de la
veille.
Pour le moment, l’accord était donc complet, et il en résul-
tait une agitation, d’ailleurs superficielle, qui, au cours de
l’hiver, se traduisit par des réunions et des meetings de protes-
tation. Les citoyens présents à ces séances n’étaient jamais très
nombreux, une centaine tout au plus, mais ils faisaient du bruit
comme mille, et le Kaw-djer les entendit nécessairement.
Loin de s’indigner de cette nouvelle preuve de l’ingratitude
humaine, il examina froidement les revendications formulées,
et, sur un point tout au moins, il les trouva fondées. Les mécon-
tents avaient raison, en effet, en soutenant que le gouverneur ne
tenait son mandat de personne et, qu’en se l’attribuant de sa
propre volonté, il avait commis un acte de tyran.
Certes, le Kaw-djer ne regrettait nullement d’avoir violenté
la liberté. Les circonstances ne permettaient pas alors
l’hésitation. Mais la situation était fort différente aujourd’hui.
Les Hosteliens s’étaient canalisés d’eux-mêmes, chacun dans sa
– 421 –
direction préférée, et la vie sociale battait son plein. La popula-
tion était peut-être mûre pour qu’une organisation plus démo-
cratique pût être tentée sans imprudence.
Il résolut donc de donner satisfaction aux protestations, en
se soumettant de lui-même à l’épreuve de l’élection et en faisant
nommer en même temps par les électeurs un Conseil de trois
membres qui assisterait le gouverneur dans l’exercice de ses
fonctions.
Le collège électoral fut convoqué pour le 20 octobre 1885,
c’est-à-dire dans les premiers jours du printemps. La population
totale de l’île Hoste s’élevait alors à plus de deux mille âmes,
dont douze cent soixante-quinze hommes majeurs ; mais, cer-
tains électeurs trop éloignés de Libéria ne s’étant pas rendus à la
convocation, mille vingt-sept suffrages seulement furent expri-
més, sur lesquels neuf cent soixante-huit firent masse sur le
nom du Kaw-djer. Pour former le Conseil, les électeurs eurent le
bon sens de choisir Harry Rhodes par huit cent trente-deux
voix, Hartlepool qui le suivit de près avec huit cent quatre bulle-
tins, et enfin Germain Rivière qui fut désigné par sept cent dix-
huit votants. C’étaient là d’écrasantes majorités, et, quelle que
fût sa mauvaise humeur, le parti de l’opposition dut reconnaître
son impuissance.
Le Kaw-djer mit à profit la liberté relative que lui assurait
la collaboration du Conseil pour accomplir un voyage qu’il dési-
rait faire depuis longtemps. En vue de la discussion engagée
avec le Chili au sujet du cap Horn, il n’estimait pas inutile de
parcourir l’archipel et d’examiner tout particulièrement l’île
formant l’objet des négociations en cours.
Le 25 novembre, il partit sur la Wel-Kiej en compagnie de
Karroly, pour ne revenir, ses idées définitivement fixées, que le
10 décembre, après quinze jours de navigation qui n’avait pas
toujours été des plus faciles.
– 422 –
Au moment où il débarquait, un cavalier entrait dans Libé-
ria par la route du Nord. À la poussière dont ce cavalier était
couvert, on pouvait connaître qu’il venait de loin et qu’il avait
couru à toute bride.
Ce cavalier se dirigea directement vers le gouvernement et
l’atteignit en même temps que le Kaw-djer. S’annonçant porteur
de graves nouvelles, il demanda une audience particulière qui
lui fut accordée sur-le-champ.
Un quart d’heure plus tard, le Conseil était réuni et des
émissaires partaient de tous côtés à la recherche des hommes de
la police. Une heure ne s’était pas écoulée depuis l’arrivée du
Kaw-djer, que celui-ci, à la tête de vingt-cinq cavaliers,
s’élançait vers l’intérieur de l’île à toute vitesse.
Le motif de ce départ précipité ne fut pas longtemps un se-
cret. Bientôt les bruits les plus sinistres commencèrent à courir.
On disait que l’île Hoste était envahie, et qu’une armée de Pata-
gons, ayant traversé le canal du Beagle, avait débarqué sur la
côte nord de la presqu’île Dumas et marchait sur Libéria.
– 423 –
VII
L’invasion
Ces bruits étaient justifiés, mais la rumeur publique exagé-
rait. Comme d’usage, la vérité s’amplifiait en passant de bouche
en bouche. La horde de Patagons, qui, au nombre de sept cents
environ, avait débarqué, vingt-quatre heures plus tôt, sur le ri-
vage nord de l’Île ne méritait nullement l’appellation d’armée.
Sous le nom de Patagons, on comprend, dans le langage
courant, l’ensemble des peuplades, en réalité fort différentes les
unes des autres au point de vue ethnologique, qui vivent dans
les pampas de l’Amérique du Sud. De ces peuplades, les plus
septentrionales, c’est-à-dire les plus voisines de la République
Argentine, sont relativement pacifiques. Adonnées à
l’agriculture, elles ont formé de nombreux villages, et leur pays
n’est même pas dépourvu de villes d’une importance plus ou
moins grande. Mais, à mesure qu’on descend vers le Sud, elles
tendent à changer de caractère. Les plus australes sont à la fois
moins sédentaires et infiniment plus redoutables. Vivant sur-
tout du produit de leur chasse, les indigènes qui les composent,
les Patagons proprement dits, sont en général d’habiles tireurs
et d’incomparables cavaliers. Ils pratiquent encore l’esclavage,
que de perpétuels pillages alimentent. Chez eux, les guerres de
tribu à tribu sont incessantes, et ils n’épargnent guère les rares
étrangers qui s’aventurent dans ces régions presque inexplo-
rées. Ce sont des sauvages.
L’absence de tout gouvernement régulier, une complète
anarchie entretenue jusque dans ces dernières années par la ri-
– 424 –
valité des États civilisés limitrophes, ont permis à cette sauvage-
rie et à ce brigandage de se perpétuer trop longtemps. Nul doute
que la République Argentine et le Chili enfin d’accord ne sa-
chent y mettre un terme, mais il ne faut pas se dissimuler que
l’œuvre sera longue et laborieuse, dans une contrée immense, à
population clairsemée, sans moyens de communications, et qui,
depuis l’origine du monde, a joui d’une indépendance illimitée.
Les envahisseurs de l’île Hoste appartenaient à cette caté-
gorie d’Indiens. Comme on l’a déjà vu au début de ce récit, les
Patagons sont coutumiers de ces incursions en territoires voi-
sins, et bien souvent ils franchissent le détroit de Magellan pour
razzier avec une cruauté impitoyable cette grande île de la Ma-
gellanie à laquelle appartient plus spécialement le nom de Terre
de Feu. Toutefois, ils ne s’étaient jamais aventurés aussi loin
jusqu’alors.
Pour arriver à l’île Hoste, ils avaient dû, soit traverser la
Terre de Feu de part en part et ensuite le canal du Beagle, soit
suivre depuis le littoral américain les canaux sinueux de
l’archipel. Dans tous les cas, ils n’avaient accompli un pareil
exode qu’au prix des plus grandes difficultés, tant pour se ravi-
tailler pendant leur route terrestre, que pour naviguer dans les
bras de mer, au risque de voir chavirer leurs légères pirogues
sous le poids des chevaux.
Tout en galopant à la tête de ses vingt-cinq compagnons, le
Kaw-djer se demandait quel motif avait décidé les Patagons à
une entreprise si en dehors de leurs habitudes séculaires ? Sans
doute, la fondation de Libéria pouvait expliquer dans une cer-
taine mesure ce fait anormal. Il est à croire que la réputation de
la cité nouvelle s’était répandue dans les contrées environnantes
et que la renommée lui avait attribué de merveilleuses richesses.
L’imagination sauvage les amplifiant encore, rien de plus natu-
rel qu’elles eussent excité des convoitises.
– 425 –
Oui, les choses pouvaient à la rigueur s’expliquer ainsi.
Mais malgré tout, cependant, l’audace des envahisseurs demeu-
rait surprenante, et, quelle que soit leur rapacité bien connue, il
était difficile de concevoir qu’ils se fussent risqués à affronter
une si nombreuse agglomération d’hommes blancs. Pour se lan-
cer dans une telle aventure, ils avaient eu vraisemblablement
des raisons particulières que le Kaw-djer cherchait sans les
trouver.
Il ignorait en quel point de l’île il rencontrerait les ennemis.
Peut-être ceux-ci étaient-ils déjà en marche. Peut-être
n’avaient-ils pas quitté le lieu de leur débarquement. Dans ce
cas, en s’en référant aux renseignements fournis par le porteur
de la nouvelle, il s’agissait d’un parcours de cent vingt à cent
vingt-cinq kilomètres. Les grandes vitesses étant interdites sur
les routes hosteliennes, qui laissaient encore beaucoup à désirer
au point de vue de la viabilité, le voyage exigerait au moins deux
jours. Parti de bonne heure le 10 décembre, le Kaw-djer
n’arriverait au but que le 11 dans la soirée.
À quelque distance de Libéria, la route, après avoir traversé
la presqu’île Hardy dans sa largeur, s’orientait vers le Nord-
Ouest et en suivait d’abord pendant une trentaine de kilomètres
le rivage ouest battu par les flots du Pacifique, puis elle remon-
tait au Nord, et, traversant une seconde fois l’île en sens con-
traire selon le caprice des vallées, elle allait frôler, trente-cinq
kilomètres plus loin, le fond du Tekinika Sound, profonde in-
dentation de l’Atlantique délimitant le sud de la presqu’île Pas-
teur, qu’un autre golfe plus profond encore, le Ponsonby Sound,
sépare au Nord de la presqu’île Dumas. Au-delà, la route, fai-
sant de nombreux lacets, empruntait un col élevé de
l’importante chaîne de montagnes qui, venues de l’Ouest, se
prolongent jusqu’à l’extrémité orientale de la presqu’île Pasteur,
puis elle s’infléchissait de nouveau dans l’Ouest à la hauteur de
l’isthme qui réunit cette presqu’île à l’ensemble de l’île Hoste.
Enfin, après avoir laissé en arrière le fond du Ponsonby Sound,
– 426 –
elle se recourbait dans l’Est, et, franchissant, à quatre vingt-
quinze kilomètres de Libéria, l’isthme étroit de la presqu’île
Dumas, elle en côtoyait ensuite le rivage nord baigné par les
eaux du canal du Beagle.
Telle est la route que dut suivre le Kaw-djer. Chemin fai-
sant, la troupe qu’il commandait s’accrut de quelques unités.
Ceux des colons qui possédaient un cheval se joignirent à elle.
Quant aux autres, le Kaw-djer leur donnait ses instructions au
passage. Ils devaient battre le rappel et réunir le plus possible
de combattants. Ceux qui avaient un fusil se porteraient de part
et d’autre de la chaussée, en choisissant les endroits les plus
inaccessibles, de telle sorte que des cavaliers ne pussent les y
poursuivre. De là, ils enverraient du plomb aux envahisseurs,
quand ceux-ci apparaîtraient, et battraient aussitôt en retraite
vers un point plus élevé de la montagne. La consigne était de vi-
ser de préférence les chevaux, un Patagon démonté cessant
d’être à redouter. Quant aux colons qui n’avaient que leurs bras,
ils couperaient la route par des tranchées aussi rapprochées que
possible et se retireraient en ne laissant derrière eux qu’un dé-
sert. Sur une étendue d’un kilomètre de part et d’autre du che-
min, les champs devaient être saccagés dans les vingt-quatre
heures, les fermes vidées de leurs ustensiles et de leurs provi-
sions. Ainsi serait rendu plus difficile le ravitaillement des en-
vahisseurs. Tout le monde irait ensuite s’enfermer dans l’enclos
des Rivière, ceux qui pouvaient faire parler la poudre comme
ceux n’ayant d’autres armes que la hache et la faux. Cet enclos,
entouré d’une solide palissade et défendu par cette nombreuse
garnison, deviendrait une véritable place forte qui ne courrait
aucun risque d’être enlevée d’assaut.
Conformément à ses prévisions, le Kaw-djer atteignit
l’isthme de la presqu’île Dumas le 11 décembre vers six heures
du soir. On n’avait encore aperçu nulle trace des Patagons.
Mais, à partir de ce point, on approchait du lieu de leur débar-
quement, et une extrême prudence était nécessaire. On se trou-
– 427 –
vait, en effet, dans la période des longs jours, et on n’aurait que
très tard la protection de l’obscurité. On mit près de cinq heures
pour arriver en vue du camp adverse. Il était alors près de mi-
nuit, et une obscurité relative couvrait la terre. On apercevait
nettement la lueur des foyers. Les Patagons n’avaient pas bougé
de place. Par nécessité sans doute de laisser reposer les chevaux,
ils étaient restés à l’endroit même où ils avaient atterri.
La petite armée du Kaw-djer comptait maintenant trente-
deux fusils, le sien compris. Mais, en arrière, des centaines de
bras s’employaient à défoncer la route, à y accumuler des troncs
d’arbres, à y élever des barricades, de manière à compliquer le
plus possible la marche des envahisseurs.
Le camp de ceux-ci reconnu, on rétrograda, et on fit halte
cinq ou six kilomètres en avant de l’isthme de la presqu’île Du-
mas. Les chevaux furent alors ramenés en deçà de cet isthme
par quelques colons qui les tiendraient en réserve dans les mon-
tagnes, puis les cavaliers devenus piétons, dissimulés sur les
pentes abruptes qui bordaient le sud de la route, attendirent
l’ennemi.
Le Kaw-djer n’avait pas l’intention d’engager une bataille
franche, que la disproportion des forces eût rendue insensée.
Une tactique de guérillas était tout indiquée. De leurs postes
élevés les défenseurs de l’île tireraient à loisir leurs adversaires,
puis, pendant que ceux-ci perdraient leur temps à se dépêtrer
des obstacles accumulés devant eux, ils se replieraient de crête
en crête, par échelons qui s’assureraient successivement une
mutuelle protection. On ne courrait aucun danger sérieux tant
que les Patagons ne se résoudraient pas à abandonner leurs
montures pour se lancer à la poursuite des tirailleurs. Mais cette
éventualité n’était pas à craindre. Les Patagons ne renonce-
raient évidemment pas à leur habitude invétérée de ne com-
battre qu’à cheval, pour s’aventurer sur un terrain chaotique, où
chaque rocher pouvait dissimuler une embuscade.
– 428 –
Il était neuf heures du matin, quand, le lendemain 12 dé-
cembre, les premiers d’entre eux apparurent. Partis à six
heures, ils avaient employé trois heures à parcourir vingt-cinq
kilomètres. Inquiets de se voir si loin de leur pays dans une con-
trée totalement inconnue, ils suivaient avec circonspection cette
route bordée d’un côté par la mer et, de l’autre, par d’abruptes
montagnes. Ils marchaient coude à coude, dans une formation
serrée qui allait rendre plus facile la tâche des tireurs.
Trois détonations éclatant sur leur gauche jetèrent tout à
coup le trouble parmi eux. La tête de colonne recula, mettant le
désordre dans les rangs suivants. Mais, d’autres détonations
n’ayant pas suivi les trois premières, ils reprirent confiance et
s’ébranlèrent de nouveau. Tous les coups avaient porté. Un
homme se tordait sur le bord du chemin dans les convulsions de
l’agonie. Deux chevaux gisaient, l’un le poitrail troué, l’autre une
jambe cassée.
Cinq cents mètres plus loin, les Patagons se heurtaient à
une barricade de troncs d’arbres amoncelés. Pendant qu’ils
s’occupaient de la détruire, des coups de fusils résonnèrent en-
core. L’une des balles fut efficace et mit un troisième cheval hors
de service.
Dix fois, on avait renouvelé la manœuvre avec succès,
quand la tête de colonne parvint à l’isthme de la presqu’île Du-
mas. En ce point, où la route encaissée n’avait d’autre issue
qu’une gorge étroite, la défense s’était faite plus sérieuse. En
avant d’une barricade plus épaisse et plus haute que les précé-
dentes, une large et profonde excavation coupait la route. Au
moment où les Patagons abordaient cet ouvrage, la fusillade
crépita sur leur flanc gauche. Après un mouvement de recul, ils
revinrent à la charge et ripostèrent au jugé, tandis qu’une cen-
taine des leurs faisaient de leur mieux pour rétablir le passage.
– 429 –
Aussitôt la fusillade redoubla d’intensité. Une véritable
pluie de balles siffla en travers du chemin et le rendit intenable.
Les premiers qui s’aventurèrent dans la zone dangereuse ayant
été frappés sans merci, cela donna à réfléchir à leurs compa-
gnons, et la horde tout entière parut hésiter à pousser plus
avant.
Les tireurs hosteliens la découvraient de bout en bout. Elle
occupait plus de six cents mètres de route. Parcourue de vio-
lents remous, elle oscillait parfois en masse, tandis que des ca-
valiers galopaient d’une extrémité à l’autre, comme s’ils eussent
été porteurs des ordres d’un chef.
Chaque fois qu’un de ces cavaliers arrivait à la tête de la co-
lonne, une nouvelle tentative était faite contre la barricade, ten-
tative bientôt suivie d’un nouveau recul quand un homme ou un
cheval, blessé ou tué, démontrait en tombant combien la place
était périlleuse.
Les heures s’écoulèrent ainsi. Enfin, aux approches du soir,
la barricade fut renversée. Seule, la pluie des balles barrait dé-
sormais la route. Les Patagons prirent alors une résolution dé-
sespérée. Soudain, ils rassemblèrent leurs chevaux, et, partant
au galop de charge, foncèrent en trombe dans la trouée. Trois
hommes et douze chevaux y restèrent, mais la horde passa.
Cinq kilomètres plus loin, profitant d’un endroit découvert,
où elle n’avait à redouter aucune surprise, elle fit halte et prit
ses dispositions pour la nuit. Les Hosteliens, sans s’accorder un
instant de repos, continuèrent au contraire leur retraite savante
et allèrent se mettre en position pour le lendemain. La journée
était bonne. Elle coûtait aux envahisseurs trente chevaux et cinq
hommes hors combat, contre un seul des leurs légèrement bles-
sé. Il n’y avait pas à s’occuper des hommes démontés. Mauvais
marcheurs, ils resteraient en arrière, et on aurait facilement rai-
son de ces traînards.
– 430 –
Le jour suivant, la même manœuvre fut adoptée. Vers deux
heures de l’après-midi, les Patagons, ayant fait au total une
soixantaine de kilomètres depuis qu’ils s’étaient ébranlés, attei-
gnirent le sommet du col emprunté par la route pour franchir la
chaîne centrale de l’île. Depuis près de trois heures, ils mon-
taient alors sans interruption. Gens et bêtes étaient pareille-
ment exténués. Au moment de s’engager dans le défilé qui
commençait en cet endroit, ils firent halte. Le Kaw-djer en pro-
fita pour se poster à quelque distance en avant.
Sa troupe, grossie de tirailleurs ralliés pendant la retraite et
de ceux qui se trouvaient déjà au sommet, comptait alors près
de soixante fusils. Ces soixante hommes, il les disposa sur une
centaine de mètres, au point où la tranchée était la plus pro-
fonde, tous du même côté de la route. Bien abrités derrière les
énormes rocs qui la surplombaient, les Hosteliens se riraient
des projectiles ennemis. Ils allaient tirer presque à bout portant,
comme à l’affût.
Dès que les Patagons se remirent en mouvement, le plomb
jaillit de la crête et faucha leurs premiers rangs. Ils reculèrent en
désordre, puis revinrent à la charge sans plus de succès. Pen-
dant deux heures, cette alternative se renouvela. Si les Patagons
étaient braves, ils ne brillaient pas précisément par
l’intelligence. Ce fut seulement quand ils eurent vu tomber un
grand nombre des leurs, qu’ils s’avisèrent de la manœuvre qui
leur avait si bien réussi la veille. Des appels retentirent. Les che-
vaux se rapprochèrent les uns des autres. Les naseaux touchant
les croupes, la horde fut un bloc. Puis, prête enfin pour la
charge, elle s’ébranla tout entière à la fois et partit dans un ga-
lop furieux. Les sabots frappaient le sol avec un bruit de ton-
nerre, la terre tremblait. Aussitôt les fusils hosteliens crachèrent
plus hâtivement la mort.
– 431 –
C’était un spectacle admirable. Rien n’arrêtait ces cavaliers
changés en météores. L’un d’eux vidait-il les arçons ? Ceux qui
venaient à sa suite le piétinaient sans pitié. Un cheval blessé ou
tué tombait-il ? Les autres bondissaient par-dessus l’obstacle et
continuaient sans arrêt leur course enragée.
Les Hosteliens ne songeaient guère à admirer ces
prouesses. Pour eux, c’était une question de vie ou de mort. Ils
ne pensaient qu’à ceci : charger, viser, tirer, puis charger, et vi-
ser, et tirer, et ainsi de suite, sans un instant d’interruption. Les
canons brûlaient leurs mains ; ils tiraient toujours. Dans la folie
de la bataille, ils en oubliaient toute prudence. Ils s’écartaient de
leurs abris, s’offraient aux coups de l’ennemi. Celui-ci aurait eu
la partie belle, s’il lui eût été possible de riposter.
Mais, au train qu’ils menaient, les Patagons ne pouvaient
faire usage de leurs armes. À quoi bon, d’ailleurs ? La médiocre
étendue du front de bataille révélant le petit nombre des adver-
saires, leur seul objectif était de franchir la zone dangereuse,
quitte à faire pour cela les sacrifices qui seraient nécessaires.
Ils la franchirent en effet. Bientôt les balles ne sifflèrent
plus. Ils ralentirent alors leur allure et suivirent au grand trot la
route qui, après avoir dépassé le point culminant du col, des-
cendait maintenant en lacets. Tout était tranquille autour d’eux.
De loin en loin, un coup de feu éclatait sur leur gauche ou sur
leur droite, lorsque des rochers surplombaient la chaussée.
D’ailleurs, ce coup de feu, tiré par l’un des colons transformés
en guérillas, manquait généralement le but. Dans tous les cas,
les Patagons ripostaient par une grêle de balles qu’ils envoyaient
au jugé, et ils poursuivaient leur chemin.
Instruits par l’expérience, ils ne commirent pas, cette fois,
la faute de s’arrêter à trop faible distance du lieu du dernier
combat. Jusqu’à une heure avancée de la nuit, ils dévalèrent ra-
– 432 –
pidement la pente et ne s’arrêtèrent pour camper que parvenus
en terrain plat.
C’était pour eux une rude journée. Ils avaient franchi
soixante-cinq kilomètres, dont trente-cinq depuis le sommet du
col. À leur droite, ils apercevaient les flots du Pacifique venant
battre un rivage sablonneux. À leur gauche, c’était un pays de
plaine, où les surprises cessaient d’être à craindre. Le lende-
main, ils seraient de bonne heure au but, devant Libéria, éloigné
de trente kilomètres à peine.
Désormais, il ne pouvait plus être question pour le Kaw-
djer de se porter en avant des envahisseurs. Outre que la nature
du pays ne se prêtait plus à la manœuvre qui lui avait si bien
réussi jusque-là, trop grande était la distance qui le séparait
d’eux. Sur son ordre, on ne s’entêta pas dans une poursuite inu-
tile, et l’on prit, couchés sur la terre nue, à la lueur des étoiles,
quelques heures d’un repos que rendaient nécessaire les fa-
tigues supportées pendant trois nuits consécutives.
Le Kaw-djer n’avait pas lieu d’être mécontent du résultat
de sa tactique. Au cours de cette dernière journée, les ennemis
avaient perdu au moins cinquante chevaux et une quinzaine
d’hommes. C’est donc diminuée d’une centaine de cavaliers et
moralement ébranlée que leur troupe arriverait devant Libéria.
Contrairement à son attente sans doute, elle n’y entrerait pas
sans peine.
Le lendemain matin, on fit rallier les chevaux, mais on ne
put les avoir avant le milieu du jour. Il était près de midi quand
les tirailleurs redevenus cavaliers, et réduits par conséquent au
nombre de trente-deux, purent à leur tour commencer la des-
cente.
Rien ne s’opposait à ce qu’on avançât rapidement. La pru-
dence n’était plus nécessaire. On était renseigné par ceux des
– 433 –
colons qui, en embuscade sur les bords de la route, avaient salué
l’ennemi au passage. On savait que les Patagons avaient conti-
nué leur marche en avant et qu’on ne courait pas le risque de se
heurter tout à coup à la queue de leur colonne.
Vers trois heures, on atteignit l’endroit où la horde avait
campé. Nombreuses étaient ses traces, et on ne pouvait s’y mé-
prendre. Mais, depuis les premières heures du matin, elle s’était
remise en mouvement, et, selon toute probabilité, elle devait
être maintenant sous Libéria.
Deux heures plus tard, on commençait à longer la palissade
limitant l’enclos des Rivière, quand on aperçut, sur la route, un
fort parti d’hommes à pied. Leur nombre dépassait certaine-
ment la centaine. Lorsqu’on en fut plus près, on vit qu’il
s’agissait des Patagons démontés au cours des rencontres pré-
cédentes.
Soudain, des coups de feu furent tirés de l’enclos. Une di-
zaine de Patagons tombèrent. Des survivants, les uns ripostè-
rent et envoyèrent contre la palissade des balles inoffensives, les
autres esquissèrent un mouvement de fuite. Ils découvrirent
alors les trente-deux cavaliers qui leur interdisaient la retraite et
dont les rifles se mirent à leur tour à parler.
Au bruit de ces détonations, plus de deux cents hommes
armés de fourches, de haches et de faux firent irruption hors de
l’enclos, barrant la route vers Libéria. Cernés de toutes parts, à
droite par des rocs infranchissables, en avant par les paysans
que leur nombre rendait redoutables, à gauche par les fusils
dont les canons luisaient au-dessus de la palissade, en arrière
enfin par le Kaw-djer et ses cavaliers, les Patagons perdirent
courage et jetèrent leurs armes sur le sol. On les captura sans
autre effusion de sang. Pieds et mains entravés, ils furent en-
fermés dans une grange à la porte de laquelle on plaça des fac-
tionnaires.
– 434 –
C’était une opération merveilleuse. Non seulement les en-
vahisseurs avaient perdu une centaine de cavaliers, mais aussi
une centaine de fusils, et ces fusils, de médiocre valeur assuré-
ment, allaient au contraire accroître la force des Hosteliens.
Ceux-ci pourraient disposer de trois cent cinquante armes à feu,
contre six cents environ qui leur étaient opposées. La partie de-
venait presque égale.
La garnison réunie à l’enclos des Rivière put renseigner le
Kaw-djer sur la marche des Patagons. En passant devant la pa-
lissade au cours de la matinée, ils n’avaient fait que de timides
tentatives pour la franchir. Dès les premiers coups de fusils, ils y
avaient renoncé et s’étaient contentés d’envoyer quelques balles
sans se livrer à une attaque plus sérieuse. Décidément, ces sau-
vages étaient peut-être des guerriers, mais sûrement ils
n’étaient pas des hommes de guerre. Leur objectif étant Libéria,
ils y allaient tout droit, sans inquiéter des ennemis qu’ils lais-
saient derrière eux.
Puisqu’on avait la chance d’avoir fait d’aussi nombreux pri-
sonniers, le Kaw-djer ne voulut pas s’éloigner sans essayer de
les interroger. Il se rendit donc au milieu d’eux.
Dans la grange où on les avait enfermés régnait un silence
profond. Accroupis le long des murailles, cette centaine
d’hommes attendaient, dans une immobilité farouche, que l’on
décidât de leur sort. Vainqueurs, ils eussent des vaincus fait des
esclaves. Vaincus, ils estimaient naturel qu’un pareil traitement
leur fût infligé. Pas un seul d’entre eux ne daigna remarquer la
présence du Kaw-djer.
« Quelqu’un de vous comprend-il l’espagnol ? demanda ce-
lui-ci à voix haute.
– Moi, dit un des prisonniers en relevant la tête.
– 435 –
– Ton nom ?
– 436 –
– Athlinata.
– Qu’es-tu venu faire dans ce pays ? »
L’Indien, sans un geste, répondit :
« La guerre.
– Pourquoi nous faire la guerre ? objecta le Kaw-djer. Nous
ne sommes pas tes ennemis. »
Le Patagon garda le silence. Le Kaw-djer reprit :
« Jamais tes frères ne sont venus jusqu’ici. Pourquoi sont-
ils allés, cette fois, si loin de leur pays ?
– Le chef a commandé, dit l’Indien avec calme. Les guer-
riers ont obéi.
– Mais enfin, insista le Kaw-djer, quel est votre but ?
– La grande ville du Sud, répondit le prisonnier. Là, sont
des richesses, et les Indiens sont pauvres.
– Mais ces richesses, il faut les prendre, répliqua le Kaw-
djer, et les habitants de cette ville se défendront. »
Le Patagon sourit ironiquement.
« La preuve, c’est que toi et tes frères êtes maintenant pri-
sonniers, ajouta le Kaw-djer sous forme d’argument ad homi-
nem.
– Les guerriers patagons sont nombreux, riposta l’Indien
sans se laisser troubler. Les autres retourneront dans leur patrie
en traînant tes frères à la queue de leurs chevaux. »
– 437 –
Le Kaw-djer haussa les épaules.
« Tu rêves, mon garçon, dit-il. Pas un de vous n’entrera
dans Libéria. »
Le Patagon sourit de nouveau d’un air incrédule.
« Tu ne me crois pas ? interrogea le Kaw-djer.
– L’homme blanc a promis, répliqua l’Indien avec assu-
rance. Il donnera la grande ville aux Patagons.
– L’homme blanc ?… répéta le Kaw-djer étonné. Il y a donc
un blanc parmi vous ? »
Mais toutes ses questions demeurèrent vaines. L’Indien
avait dit évidemment tout ce qu’il savait, et il fut impossible
d’en obtenir plus de détails.
Le Kaw-djer se retira soucieux. Quel était cet homme blanc,
traître à sa race, qui s’alliait contre d’autres blancs à une bande
de sauvages ? En tous cas, c’était une nouvelle raison de se hâ-
ter. Bien qu’Hartlepool, se conformant aux ordres reçus, eût sû-
rement pris les mesures les plus urgentes, il n’était pas sans in-
térêt d’apporter du renfort à la garnison de Libéria.
Vers huit heures du soir, on partit. La troupe commandée
par le Kaw-djer comptait maintenant cent cinquante-six
hommes, dont cent deux armés aux dépens des Patagons. Des
fantassins la composaient exclusivement, les chevaux ayant été
laissés à l’enclos des Rivière. Pour s’introduire dans Libéria et
franchir la ligne des ennemis, le Kaw-djer n’avait pas
l’intention, en effet, d’appliquer la méthode, assurément coura-
geuse, mais insensée, que ceux-ci avaient mise en pratique lors-
qu’il s’était agi de forcer les passages difficiles. Son plan étant
– 438 –
d’employer la ruse plutôt que la force, les chevaux eussent été
plus gênants qu’utiles.
En trois heures de marche, on arriva en vue de la ville.
Dans la nuit alors complètement tombée, une ligne de feux des-
sinait le camp des Patagons, établi selon un vaste demi-cercle,
qui à droite, s’arrêtait au commencement du marécage et
s’appuyait, à gauche, sur la rivière. L’investissement était com-
plet. Se glisser inaperçus entre les postes espacés de cent en
cent mètres était impraticable.
Le Kaw-djer fit faire halte à son monde. Avant de pousser
plus loin, il fallait décider quelle tactique il convenait d’adopter.
Mais les envahisseurs n’étaient pas tous sur la rive droite
de la rivière. Quelques-uns au moins avaient dû traverser l’eau
en amont de la ville. Tandis que le Kaw-djer réfléchissait, une
vive lumière éclata tout à coup dans le Nord-Ouest. C’étaient les
maisons du Bourg-Neuf qui brûlaient.
– 439 –
VIII
Un traître
Harry Rhodes et Hartlepool, auxquels, en l’absence du
Kaw-djer, revenait naturellement l’autorité, n’avaient pas perdu
leur temps, pendant que celui-ci retardait de son mieux la
marche des Patagons. Les quatre jours de répit qu’ils devaient à
la tactique savante de leur chef leur avaient suffi pour mettre la
ville en état de défense.
Deux larges et profonds fossés, en arrière desquels les
terres rejetées formaient un épaulement à l’épreuve de la balle,
rendaient un coup de main impossible. L’un de ces fossés, celui
du Sud, long de deux mille pas environ, partait de la rivière,
puis, se recourbant en demi-cercle, embrassait la ville et allait
jusqu’au marécage, qui constituait à lui seul un obstacle infran-
chissable. L’autre, celui du Nord, long de cinq cents pas à peine,
naissait pareillement à la rivière pour aller mourir au marécage,
en traversant la route réunissant Libéria au Bourg-Neuf.
La ville était ainsi défendue sur toutes les faces. Au Nord et
au Nord-Est, par le marais, où un cheval se fût enlisé jusqu’au
ventre ; au Nord-Ouest, et du Sud-Ouest à l’Est par les remparts
improvisés ; à l’Ouest, par le cours d’eau qui opposait sa bar-
rière liquide aux assiégeants.
Le Bourg-Neuf avait été évacué. Les habitants s’étaient ré-
fugiés à Libéria avec tout ce qu’ils possédaient, laissant leurs
maisons condamnées à une destruction certaine.
– 440 –
Dès le premier soir, avant même que les travaux fussent
achevés et alors que le péril n’avait rien d’imminent, on com-
mença à monter autour de la ville une garde vigilante. Une cin-
quantaine d’hommes étaient constamment affectés à ce service.
Espacés de trente en trente mètres au sommet des épaulements
et sur la berge de la rivière, ils surveillaient les environs et de-
vaient appeler à leur aide au premier signe de danger. Cent
soixante-quinze hommes, armés du reste des fusils et massés au
cœur de la ville, se tenaient en réserve, prêts à se porter du côté
où l’alarme serait donnée. Le surplus de la population dormait
pendant ce temps. Tous les citoyens figuraient à tour de rôle
dans ces trois groupes.
La défense n’aurait pu être mieux organisée. En avant, la
ligne de couverture formée par les cinquante sentinelles que re-
levaient à intervalles fixes les cent soixante-quinze hommes de
la réserve centrale. En troisième plan, le reste des Libériens, qui
ne seraient pas longs à prêter main forte à la moindre alerte.
Ces derniers, il est vrai, ne possédaient guère, en fait d’armes of-
fensives, que des haches, des barres d’anspect ou des couteaux,
mais ces armes n’eussent pas été négligeables dans le cas d’un
assaut amenant un combat corps à corps.
L’obligation de la garde était générale. Personne ne pouvait
s’y soustraire. Patterson y était donc astreint comme les autres.
D’ailleurs, quels que fussent ses sentiments, il avait paru se ré-
signer de bonne grâce à cette corvée, et, en vérité, ses pensées
intimes étaient si contradictoires qu’il eût été incapable de dire
s’il en était fâché ou satisfait.
Pendant ses heures de faction, il réfléchissait à ce pro-
blème, et, pour la première fois de sa vie, il faisait de l’analyse.
L’animosité qu’il avait conçue contre ses concitoyens,
contre la ville de Libéria, contre l’île Hoste tout entière, était
toujours aussi vivante au fond de son cœur, et il lui semblait
– 441 –
dur, par conséquent, de contribuer dans une mesure quel-
conque au salut de gens qu’il exécrait. Considérée à ce point de
vue, sa faction l’exaspérait.
Mais la haine ne venait qu’en troisième ligne chez Patter-
son. Pour la haine franche, comme pour l’amour véritable, il
faut des cœurs ardents et vastes, et l’âme étriquée d’un avare ne
saurait loger d’aussi amples passions. Après la cupidité, le sen-
timent dominant chez lui, c’était la peur.
Or, son sort étant lié à celui de ses concitoyens, et tous les
Libériens étant solidaires, la peur lui conseillait d’étouffer sa
haine. S’il lui eût été agréable de voir flamber une ville qu’il ab-
horrait, c’était à la condition qu’il en fût sorti au préalable, et il
n’y avait aucune possibilité de la quitter. Dans l’île, erraient des
bandes de Patagons dont la férocité était légendaire et qui se-
raient bientôt en vue de Libéria. En la défendant, Patterson,
après tout, se défendait lui-même.
Tout compte fait, il préférait donc, en somme, monter la
garde, bien qu’elle fût pour lui la source des plus pénibles sensa-
tions. Il n’éprouvait aucun plaisir, en effet, à rester seul, parfois
la nuit, au premier rang, au risque d’être surpris par un ennemi.
Aussi, la peur faisait-elle de lui une excellente sentinelle. Avec
quelle énergie il ouvrait les yeux dans l’ombre ! Avec quelle
conscience il fouillait les ténèbres, le fusil à l’épaule et le doigt
sur la gâchette au moindre bruit suspect !
Les quatre premiers jours se passèrent sans incident, mais
il n’en fut pas de même du cinquième. Vers midi, ce jour-là, on
avait vu les Patagons apparaître et installer leur camp au sud de
la ville. La faction devenait tout à fait sérieuse. Désormais,
l’ennemi était là, sans cesse menaçant.
Le soir de ce jour, Patterson venait de prendre la garde sur
l’épaulement du Nord, entre la rivière et la route du Bourg-
– 442 –
Neuf, quand une lueur intense brilla dans la direction du port. Il
n’y avait pas à se faire d’illusion, les Patagons commençaient la
danse. Peut-être allaient-ils donner l’assaut sans plus attendre,
et vraisemblablement en face de lui, puisque sa mauvaise étoile
l’avait placé tout près de la route du Bourg-Neuf.
Quelle ne fut pas sa terreur lorsque, précisément sur cette
route, un vacarme éclata tout à coup. Une troupe qui paraissait
nombreuse courait sur la chaussée et approchait rapidement.
Certes, et Patterson le savait, la route était coupée par un fossé
qu’une dérivation de la rivière avait rempli d’eau. Mais combien
cette défense, qui lui inspirait tant de confiance pendant le jour,
lui parut faible au moment du danger ! Il vit le fossé traversé,
l’épaulement escaladé, la ville envahie…
Cependant les assaillants présumés avaient fait halte au
bord du fossé. Patterson, placé trop loin pour entendre les mots,
comprit qu’on parlementait. Puis il y eut un remue-ménage. On
apportait des planches, des madriers, des perches, afin d’établir
un passage de fortune. Quelques instants plus tard, Patterson
rassuré vit de loin défiler les nouveaux venus. Ils étaient nom-
breux, en effet, et leurs fusils jetaient de faibles éclairs sous la
lumière de la lune qui allait entrer dans son dernier quartier. À
leur tête marchait un homme de haute taille autour duquel on
se pressait. Son nom courait de bouche en bouche. C’était le
Kaw-djer.
Patterson en conçut à la fois de la joie et de la colère. De la
colère, parce que c’était le Kaw-djer qu’il détestait par-dessus
tous les autres. De la joie aussi, parce qu’il était rassuré par
l’appoint de si importants renforts.
Si le Kaw-djer arrivait de ce côté, c’est qu’il venait effecti-
vement du Bourg-Neuf. En apercevant dans la nuit la lumière
de l’incendie qui dévorait le faubourg, il avait improvisé un plan
d’action. Passant, à l’exemple des Patagons, la rivière à trois ki-
– 443 –
lomètres en amont avec sa petite armée, il s’était dirigé, à tra-
vers la campagne, vers la flamme qui le guidait comme un
phare.
D’après le nombre des feux de bivouac qui brillaient au sud
de la ville, il supposait justement que le gros des envahisseurs y
était campé. Dans ce cas, on n’en rencontrerait, dans la direc-
tion du Bourg-Neuf, qu’un faible parti qu’il serait aisé de dis-
penser. Cela fait, on entrerait dans Libéria tout bonnement par
la route.
Les événements s’étaient déroulés conformément à ses
prévisions. On surprit les incendiaires du port, alors que, dans
leur rage de n’y avoir rien découvert qui valût la peine d’être pil-
lé, ils étaient encore fort occupés à en activer la destruction. Ar-
rivés sans rencontrer la plus légère résistance jusqu’à cette ag-
glomération de maisons et l’ayant trouvée complètement dé-
serte, ils étaient si tranquilles qu’ils n’avaient même pas jugé
utile de se garder.
Le Kaw-djer tomba sur eux comme la foudre. Autour d’eux,
la fusillade crépita soudain de tous côtés. Les Patagons éperdus
prirent la fuite, en laissant entre les mains du vainqueur quinze
nouveaux fusils et cinq prisonniers. On n’essaya pas de les
poursuivre. Les coups de feu avaient pu être entendus de l’autre
côté de la rivière, et un retour offensif était à redouter. Sans
s’attarder, les Hosteliens se replièrent sur Libéria. La bataille
n’avait pas duré dix minutes.
Le retour inopiné du Kaw-djer ne fut pas la seule émotion
que le sort ménageait à Patterson. Trois jours plus tard, il en
éprouva une seconde beaucoup plus intense et dont les consé-
quences devaient être autrement graves.
Son tour de garde le plaçait, cette fois, de six heures du soir
à deux heures du matin, sur la berge de la rivière, à une centaine
– 444 –
de mètres du point où l’épaulement du Nord venait s’appuyer.
Entre cet épaulement et lui, trois autres sentinelles
s’échelonnaient. Cette place n’était pas mauvaise. On s’y trou-
vait gardé soi-même de tous côtés.
Quand Patterson arriva à son poste, il faisait jour encore, et
la situation lui parut des plus rassurantes. Mais, peu à peu, la
nuit tomba, et il fut repris alors de ses habituelles terreurs. De
nouveau, il prêta l’oreille au moindre bruit et jeta des coups
d’œil rapides dans toutes les directions, en s’efforçant de voir si
un mouvement suspect ne se dessinait pas quelque part.
Il regardait bien loin, alors que le danger était tout près.
Quelle ne fut pas son épouvante, quand il s’entendit tout à coup
appelé à mi-voix !
« Patterson !… » murmurait-on à deux pas de lui.
Il étouffa un cri prêt à jaillir de ses lèvres, car déjà, sur un
ton menaçant, on commandait sourdement :
« Silence ! »
La voix demanda :
« Me reconnais-tu ? »
Et comme l’Irlandais, incapable d’articuler un mot, ne ré-
pondait pas.
« Sirdey », dit-on dans la nuit.
Patterson reprit sa respiration. Celui qui parlait était un
camarade. Le dernier, par exemple, qu’il se fût attendu à trouver
là.
– 445 –
« Sirdey ?… répéta-t-il d’un ton interrogateur en se mettant
au diapason.
– 446 –
– Oui… Sois prudent… Parle bas… Es-tu seul ?… N’y a-t-il
personne autour de toi ? »
Patterson fouilla la nuit des yeux.
« Personne, dit-il.
– Ne bouge pas… recommanda Sirdey. Reste debout…
Qu’on te voie… Je vais m’approcher, mais ne te retourne pas de
mon côté. Il y eut un glissement dans l’herbe de la berge.
– M’y voici, dit Sirdey, qui resta étendu sur le sol. Malgré la
défense faite, Patterson risqua un coup d’œil du côté de son visi-
teur inattendu, et constata que celui-ci était trempé des pieds à
la tête.
– D’où viens-tu ? demanda-t-il en reprenant son attitude
précédente.
– De la rivière… Je suis avec les Patagons.
– Avec les Patagons !… s’exclama sourdement Patterson.
– Oui !… Il y a dix-huit mois, quand j’ai quitté l’île Hoste,
des Indiens m’ont fait passer le canal du Beagle. Je voulais aller
à Punta-Arenas et, de là, en Argentine ou ailleurs. Mais les Pa-
tagons m’ont cueilli en route.
– Qu’ont-ils fait de toi ?
– Un esclave.
– Un esclave !… répéta Patterson. Tu es libre, cependant, il
me semble.
– 447 –
– Regarde », répondit simplement Sirdey.
Patterson, obéissant à l’invitation, distingua une corde que
son interlocuteur lui montrait et qui paraissait fixée à sa cein-
ture. Mais celui-ci ayant agité cette prétendue corde, il reconnut
que c’était une mince chaîne de fer.
« Voilà comme je suis libre, reprit Sirdey. Sans compter
que j’ai là, à dix pas, deux Patagons qui me guettent, cachés
dans l’eau jusqu’au cou. Quand même j’arriverais à briser cette
chaîne dont ils tiennent l’autre bout, ils sauraient bien me rat-
traper avant que je sois loin. »
Patterson trembla d’une manière si évidente que Sirdey
s’en aperçut.
« Qu’as-tu ? demanda-t-il.
– Des Patagons… bégaya Patterson épouvanté.
– N’aie pas peur, dit Sirdey. Ils ne te feront rien. Ils ont be-
soin de nous. Je leur ai dit que je pouvais compter sur toi, et
c’est pourquoi ils m’ont envoyé ici en ambassadeur.
– Qu’est-ce qu’ils veulent ? » balbutia Patterson.
Il y eut un instant de silence avant que Sirdey se décidât à
répondre :
« Que tu les fasses entrer dans la ville.
– Moi !… protesta Patterson.
– Oui, toi. Il le faut… Écoute !… C’est pour moi une ques-
tion de vie ou de mort. Quand je suis tombé entre leurs mains,
je suis devenu leur esclave, je te l’ai dit. Ils m’ont torturé de cent
– 448 –
façons. Un jour, ils ont appris, par quelques mots qui m’ont
échappé, que j’arrivais de Libéria. Ils ont eu l’idée de se servir de
moi pour piller la ville qu’ils connaissaient déjà de réputation, et
ils m’ont offert la liberté si je pouvais les y aider. Moi, tu com-
prends…
– Chut ! » interrompit Patterson.
Une des sentinelles voisines, lassée de son immobilité,
s’avançait de leur côté. Mais, à une quinzaine de mètres des
causeurs, elle s’arrêta, parvenue à la limite du secteur dont la
surveillance lui était attribuée.
« Un peu frisquet, ce soir, dit l’Hostelien avant de retour-
ner sur ses pas.
– Oui, répondit Patterson d’une voix étranglée.
– Bonsoir, camarade !
– Bonsoir ! »
La sentinelle fit volte-face, s’éloigna et disparut dans
l’ombre. Sirdey reprit aussitôt :
« Moi, tu comprends, j’ai promis… Alors ils ont organisé
cette expédition, et ils m’ont traîné avec eux en me surveillant
nuit et jour. Maintenant, ils me somment de tenir ma promesse.
Au lieu de trouver un passage facile, ils ont perdu beaucoup de
monde, et on leur a fait plus de cent prisonniers. Ils sont fu-
rieux… Ce soir, je leur ai dit que j’avais des intelligences dans la
place, un camarade qui ne me refuserait pas un coup de main…
Je t’avais reconnu de loin… S’ils découvrent que je les ai trom-
pés, mon affaire est claire ! »
– 449 –
Pendant que Sirdey le mettait au courant de son histoire.
Patterson réfléchissait. Certes il aurait eu plaisir à voir cette ville
détruite, et tous ses habitants, y compris spécialement leur chef,
massacrés ou dispersés. Mais que de risques à courir dans une
pareille aventure ! Tous comptes faits, Patterson opta pour la
sécurité.
« Que puis-je à cela ? demanda-t-il froidement.
– Nous aider à passer, répondit Sirdey.
– Vous n’avez pas besoin de moi, objecta Patterson. La
preuve, c’est que tu es là.
– Un homme seul passe sans être vu, répliqua Sirdey. Cinq
cents hommes, c’est autre chose.
– Cinq cents !…
– Parbleu !… T’imagines-tu que c’est dans le but de faire
une promenade dans la ville que je m’adresse à toi ? Pour moi,
Libéria est aussi malsaine que la compagnie des Patagons… À
propos…
– Silence ! » commanda brusquement Patterson.
On entendait un bruit de pas qui s’approchait. Bientôt,
trois hommes sortirent de l’ombre. L’un deux aborda Patterson,
et, démasquant une lanterne qu’il tenait cachée sous son man-
teau, en projeta un instant la lumière sur le visage de la senti-
nelle.
« Rien de neuf ? demanda le nouveau venu qui n’était autre
qu’Hartlepool.
– Rien.
– 450 –
– Tout est tranquille ?
– 451 –
– Oui. »
La ronde continua son chemin.
« Tu disais ?… interrogea Patterson, quand elle fut suffi-
samment éloignée.
– Je disais : à propos, que sont devenus les autres ?
– Quels autres ?
– Dorick ?
– Mort.
– Fred Moore ?
– Mort.
– William Moore ?
– Mort.
– Bigre !… Et Kennedy ?
– Il se porte comme toi et moi.
– Pas possible !… Il a donc réussi à s’en tirer ?
– Probable.
– Sans être même soupçonné ?
– C’est à croire, car il n’a jamais cessé de circuler libre-
ment.
– 452 –
– Où est-il maintenant ?
– Il monte la garde quelque part, d’un côté ou de l’autre…
Je ne sais où.
– Tu ne pourrais pas t’en informer ?
– Impossible. Il m’est interdit de quitter mon poste.
D’ailleurs, que lui veux-tu, à Kennedy ?
– M’adresser à lui, puisque ma proposition ne semble pas
te plaire.
– Et tu crois que je t’y aiderai ? protesta Patterson. Tu crois
que j’aiderai les Patagons à venir nous massacrer tous ?
– Pas de danger, affirma Sirdey. Les camarades n’auront
rien à craindre. Au contraire, ils auront leur part du pillage.
C’est convenu.
– Hum !… » fit Patterson qui ne semblait pas convaincu.
Il était ébranlé cependant. Se venger des Hosteliens et
s’enrichir en même temps de leurs dépouilles, c’était tentant…
Mais se fier à la parole de ces sauvages !… Une fois de plus, la
prudence l’emporta.
« Tout ça, c’est des mots en l’air, dit-il d’un ton décidé.
Quand même on le voudrait, ni Kennedy ni moi ne pourrions
faire entrer cinq cents hommes incognito.
– Pas besoin qu’ils entrent tous à la fois, objecta Sirdey.
Une cinquantaine, trente même, ce serait suffisant. Pendant que
les premiers tiendraient le coup, les autres passeraient.
– 453 –
– Cinquante, trente, vingt, dix, c’est encore trop.
– C’est ton dernier mot ?
– Le premier et le dernier.
– C’est non ?
– C’est non.
– N’en parlons plus », conclut Sirdey qui commença à
ramper dans la direction de la rivière.
Mais presque aussitôt il s’arrêta, et, relevant les yeux vers
Patterson :
« Les Patagons paieraient, tu sais.
– Combien ? »
Le mot jaillit tout seul des lèvres de Patterson. Sirdey se
rapprocha.
« Mille piastres », dit-il.
Mille piastres !… Cinq mille francs !… Malgré l’importance
de la somme, Patterson autrefois n’en eût pas été ébloui. La ri-
vière lui avait pris bien davantage. Mais, maintenant, il ne pos-
sédait plus rien. À peine si, depuis un an, au prix d’un travail
acharné, il avait réussi à économiser vingt-cinq piastres. Ces
vingt-cinq misérables piastres constituaient à cette heure toute
sa fortune. Sans doute elle croîtrait désormais plus vite. Les oc-
casions de l’augmenter ne manqueraient pas. Le plus dur, il le
savait par expérience, c’est la première mise. Mais mille
piastres !… Gagner en un instant quarante fois le produit de dix-
huit mois d’efforts !… Sans compter qu’il était peut-être possible
– 454 –
d’obtenir mieux encore, car, dans tout marché, il est classique
de marchander.
« Ce n’est pas lourd, dit-il d’un air dégoûté. Pour une af-
faire où on risque sa peau, il faudrait jusqu’à deux mille…
– Dans ce cas, bonsoir, répliqua Sirdey en esquissant un
nouveau mouvement de retraite.
– Ou au moins jusqu’à quinze cents », poursuivit Patterson
sans se laisser intimider par cette menace de rupture.
Il était maintenant sur son terrain : le terrain du négoce. Il
avait l’expérience de ces transactions. Que l’objet enjeu fût une
marchandise ou une conscience, c’était toujours d’un achat et
d’une vente qu’il s’agissait. Or, les achats et les ventes sont sou-
mis à des règles immuables qu’il connaissait dans leurs détails.
Il est d’usage, tout le monde le sait bien, que le vendeur de-
mande trop, et que l’acheteur n’offre pas assez. La discussion
établit l’équilibre. À marchander, il y a toujours quelque chose à
gagner et jamais rien à perdre. Le temps pressant, Patterson
s’était exceptionnellement résigné à doubler les étapes, et c’est
pourquoi il était descendu d’un seul coup de deux mille piastres
à quinze cents.
« Non, dit Sirdey d’un ton ferme.
– Si c’était au moins quatorze cents, soupira Patterson, on
pourrait voir !… Mais mille piastres !…
– C’est mille et pas une de plus », affirma Sirdey en conti-
nuant son mouvement de recul.
Patterson eut, comme on dit, de l’estomac.
« Alors, ça ne va pas », déclara-t-il tranquillement.
– 455 –
Ce fut au tour de Sirdey d’être inquiet. Une affaire si bien
emmanchée !… Allait-il la faire échouer pour quelques centaines
de piastres ?… Il se rapprocha.
« Coupons la poire en deux, proposa-t-il. On arrivera à
douze cents. »
Patterson s’empressa d’accepter.
« C’est uniquement pour te faire plaisir, acquiesça-t-il en-
fin. Va pour douze cents piastres !
– Convenu ?… demanda Sirdey.
– Convenu », affirma Patterson.
Il restait, cependant, à régler les détails.
« Qui me paiera ? reprit Patterson. Les Patagons sont donc
riches pour semer comme ça des douze cents piastres ?
– Très pauvres au contraire, répliqua Sirdey, mais ils sont
nombreux. Ils se saigneront aux quatre veines pour réunir la
somme. S’ils le font, c’est qu’ils n’ignorent pas que le sac de Li-
béria leur en donnera cent fois plus.
– Je ne dis pas non, accorda Patterson. Ça ne me regarde
pas. Mon affaire, c’est d’être payé. Comment me paiera-t-on ?
Avant ou après ?
– Moitié avant, moitié après.
– Non, déclara Patterson. Voici mes conditions, dès de-
main soir, huit cents piastres…
– 456 –
– Où ? interrompit Sirdey.
– Où je serai de garde. Cherche moi… Pour le reste, au jour
convenu, dix hommes passeront d’abord, et l’un deux me verse-
ra la somme. Si on ne paie pas, j’appelle. Si on paie, bouche cou-
sue, et je file d’un autre côté.
– Entendu, accorda Sirdey. Pour quand, le passage ?
– La cinquième nuit après celle-ci. La lune sera nouvelle.
– Où ?
– Chez moi… Dans mon enclos.
– Au fait !… dit Sirdey, je n’ai plus aperçu ta maison.
– La rivière l’a emportée, il y a un an, expliqua Patterson.
Mais nous n’avons pas besoin de maison. La palissade suffira.
– Elle est aux trois quarts démolie.
– Je la réparerai.
– Parfait ! approuva Sirdey. À demain !
– À demain », répondit Patterson.
Il entendit un glissement dans l’herbe puis un faible gou-
glou lui fit comprendre que Sirdey entrait prudemment dans la
rivière, et rien ne troubla plus le silence de la nuit.
Le lendemain, on fut très étonné de voir Patterson com-
mencer à réparer la palissade à demi renversée qui limitait son
ancien enclos.
– 457 –
La circonstance parut, en général, singulièrement choisie
pour se livrer à un semblable travail. Mais le terrain lui appar-
tenait, après tout. Il en avait en poche les titres de propriété,
dont un duplicata lui avait été délivré, sur sa demande, après
l’inondation. C’était, par conséquent, son droit de l’utiliser à sa
convenance.
Toute la journée, il s’activa à ce travail. Du matin au soir, il
releva les pieux, les réunit à l’aide de solides traverses, obtura
les fentes par des couvre-joints, indifférent aux réflexions que sa
conduite pouvait susciter.
Le soir, le hasard du roulement voulut qu’il fût placé en
sentinelle sur l’épaulement Sud, face aux montagnes qui
s’élevaient de ce côté. Il prit la garde sans mot dire, et attendit
patiemment les événements.
Son tour étant venu plus tôt que la veille, il était de bonne
heure et il faisait encore grand jour au début de sa faction. Mais
celle-ci ne s’achèverait pas avant que la nuit fût complète, et
Sirdey aurait, par conséquent, toutes facilités pour s’approcher
de l’épaulement. À moins…
À moins que la proposition de l’ancien maître coq du Jona-
than ne fût pas sérieuse. Était-il impossible, en effet, qu’ont eût
tendu un piège à Patterson, et qu’il s’y fût stupidement laissé
prendre ? L’Irlandais fut bientôt rassuré à ce sujet. Sirdey était
là, en face de lui, tapi entre les herbes, invisible pour tous, mais
visible pour un regard prévenu.
Peu à peu, la nuit tomba. La lune, dans son dernier quar-
tier, n’élèverait qu’à l’aube son mince croissant au-dessus de
l’horizon. Dès que l’obscurité fut profonde, Sirdey rampa jus-
qu’à son complice, puis repartit sans éveiller l’attention.
– 458 –
Tout s’était passé conformément aux conventions. Les deux
parties étaient d’accord.
« La quatrième nuit après celle-ci, avait murmuré Patter-
son dans un souffle.
– Entendu, avait répondu Sirdey.
– Qu’on n’oublie pas les piastres !… Sans ça, rien de fait !
– Sois tranquille. »
Ce court dialogue échangé, Sirdey s’était éloigné. Mais, au-
paravant, il avait déposé aux pieds du traître un sac qui, en tou-
chant le sol, rendit un son cristallin. C’étaient les huit cents
piastres promises. C’était le salaire de Judas.
– 459 –
IX
La patrie hostelienne
Le lendemain, Patterson continua à réparer sa palissade.
Toutefois, il n’était pas sans deviner les commentaires que son
insolite occupation était de nature à provoquer. Ces commen-
taires, il avait, maintenant qu’il était en partie payé, grand inté-
rêt à les éviter. C’est pourquoi il profita de la première occasion
qui lui fut offerte pour donner de sa conduite une explication
très simple.
Il fit même naître cette occasion, en allant trouver Hartle-
pool de bon matin et en lui demandant hardiment d’être placé
désormais en faction exclusivement dans son enclos. Proprié-
taire riverain, il était plus logique qu’il fût de garde chez lui et
qu’un autre ne vînt pas l’y remplacer, tandis qu’il serait envoyé
ailleurs.
Hartlepool, qui n’éprouvait pas une vive sympathie pour le
personnage, n’avait cependant aucun reproche précis à formuler
contre lui. À certains égards même, Patterson méritait l’estime.
C’était un homme paisible et un travailleur infatigable.
D’ailleurs, il n’y avait pas d’inconvénient à accueillir favorable-
ment sa requête.
« C’est un drôle de moment que vous avez choisi pour faire
vos réparations », fit cependant observer Hartlepool.
L’Irlandais lui répondit tranquillement qu’il n’aurait pu en
trouver de plus propice. Les travaux publics étant arrêtés, il en
– 460 –
profitait pour s’occuper de ses intérêts personnels. Ainsi, il ne
perdrait pas son temps. L’explication était des plus naturelles, et
cadrait avec les habitudes laborieuses de Patterson. Hartlepool
en fut satisfait.
« Pour le reste, c’est entendu », conclut-il sans insister.
Il attachait si peu d’importance à sa décision qu’il ne jugea
même pas utile d’en informer le Kaw-djer.
Fort heureusement pour l’avenir de la colonie hostelienne,
un autre se chargeait au même instant de faire naître les soup-
çons de son gouverneur.
La veille, au moment où Patterson arrivait à son poste de
faction, il ne s’y trouvait pas seul, comme il le croyait à tort. À
moins de vingt mètres, Dick était couché dans l’herbe. Ce
n’était, d’ailleurs, nullement pour espionner l’Irlandais qu’il
était là. Le hasard avait tout fait. Dick ne s’inquiétait guère de
Patterson. Quand celui-ci vint se poster à quelques pas de lui, il
n’eut à son adresse qu’un regard distrait, et, tout de suite, il se
remit à son absorbante occupation, qui consistait à surveiller –
oh ! à titre officieux, car son âge le dispensait de la garde – les
faits et gestes des Patagons, ces ennemis farouches qui faisaient
énormément travailler sa jeune imagination. Si l’Irlandais eût
été moins appliqué à distinguer Sirdey dans le lointain, il eût
peut-être vu l’enfant, car celui-ci ne se cachait pas, et les brous-
sailles ne le dissimulaient qu’à demi.
Par contre, Dick, ainsi qu’il a été dit, vit parfaitement Pat-
terson, mais sans le remarquer plus qu’il n’eût remarqué une
autre sentinelle hostelienne. Bientôt, du reste, il oublia sa pré-
sence, car il venait de faire une découverte extraordinaire qui
absorbait toute son attention.
– 461 –
Qu’avait-il donc aperçu, là bas, très loin, du côté des Pata-
gons, caché derrière un des innombrables taillis qui parse-
maient les premières pentes des montagnes ? Un homme ?…
Non, pas un homme, un visage. Pas même un visage, rien qu’un
front et deux yeux ouverts dans la direction de Libéria. Appar-
tenaient-ils, ce front et ces yeux, à un des Indiens dont on voyait
au-delà évoluer des groupes nombreux ? Sans hésiter, Dick ré-
pondait négativement. Et non seulement il avait la certitude que
ce front et ces deux yeux-là n’étaient pas ceux d’un Indien, mais
encore il mettait un nom sur cette fraction de visage, un nom
qui était le vrai, le nom de Sirdey.
Parbleu ! il le connaissait bien, il l’eût reconnu entre mille,
ce Sirdey qui était avec les autres dans la grotte, le jour où le
pauvre Sand avait failli mourir. Que venait faire là cet être abo-
minable ? Instinctivement, Dick s’était aplati derrière les touffes
d’herbes. Sans savoir très bien pourquoi, il ne voulait pas être
vu maintenant.
Les heures passèrent ; le long crépuscule des hautes lati-
tudes devint peu à peu une nuit profonde. Dick resta obstiné-
ment tapi dans sa cachette, l’œil et l’oreille aux aguets. Mais le
temps s’écoula sans qu’il aperçût aucune lueur, sans qu’il en-
tendît aucun bruit. À un certain moment, cependant, il crut dis-
tinguer dans l’ombre une ombre mouvante qui rampait sur le
sol et s’approchait de Patterson, il crut entendre des frôlements,
des voix chuchotantes, un tintement métallique comme en pro-
duiraient des pièces d’or entrechoquées… Mais ce n’était là
qu’une impression, une sensation vague et imprécise.
À la relève, l’Irlandais s’éloigna. Dick ne quitta pas son
poste et, jusqu’à l’aube, tint les oreilles et les yeux ouverts aux
surprises des ténèbres. Persévérance inutile. La nuit s’écoula
tranquillement. Quand le soleil se leva, rien d’insolite n’était
survenu.
– 462 –
Le premier soin de Dick fut alors d’aller trouver le Kaw-
djer. Toutefois, ne sachant pas au juste si passer la nuit à la belle
étoile était ou non une chose licite, avant de le mettre au cou-
rant, il tâta le terrain avec prudence. Il annonça tout d’abord :
« gouverneur, j’ai quelque chose à vous dire… »
Puis, après une suspension savante, il ajouta précipitam-
ment :
« Mais vous ne me gronderez pas !…
– Ça dépend, répondit le Kaw-djer en souriant. Pourquoi
ne te gronderais-je pas, si tu as fait quelque chose de mal ? »
À une question, Dick répondit par une question. C’était un
fin politique que maître Dick.
« Passer toute la nuit sur l’épaulement du Sud, est-ce mal,
gouverneur ?
– Ça dépend encore, dit le Kaw-djer. C’est selon ce que tu y
faisais, sur l’épaulement du Sud.
– Je regardais les Patagons, gouverneur.
– Toute la nuit ?
– Toute la nuit, gouverneur.
– Pour quoi faire ?
– Pour les surveiller, gouverneur.
– Et pourquoi surveillais-tu les Patagons ? Il y a des
hommes de garde pour cela.
– 463 –
– Parce que j’avais vu quelqu’un que je connais avec eux,
gouverneur.
– Quelqu’un que tu connais avec les Patagons !… s’écria le
Kaw-djer au comble de la stupeur.
– Oui, gouverneur.
– Qui donc ?
– Sirdey, gouverneur. »
Sirdey !… Le Kaw-djer pensa sur-le-champ à ce que lui
avait dit Athlinata. Sirdey serait-il donc l’homme blanc dans les
promesses duquel l’Indien avait tant de confiance ?
« Tu en es sûr ? demanda-t-il vivement.
– Sûr, gouverneur, affirma Dick. Mais le reste je n’en suis
pas sûr… Je crois seulement, gouverneur.
– Le reste ? Qu’y a-t-il encore ?
– Quand il a fait nuit, gouverneur, j’ai cru voir quelqu’un
s’approcher de l’épaulement…
– Sirdey ?
– Je ne sais pas, gouverneur… Quelqu’un… Après, il m’a
semblé qu’on parlait et qu’on remuait quelque chose… comme
qui dirait des dollars… Mais je ne suis pas sûr…
– Qui était de garde à cet endroit ?
– Patterson, gouverneur. »
– 464 –
Ce nom-là était de ceux qui sonnaient le plus mal aux
oreilles du Kaw-djer, que ces étranges nouvelles plongeaient en
de profondes réflexions. Ce qu’avait vu et entendu Dick, ce qu’il
avait cru voir et entendre plutôt, avait-il quelque rapport avec le
travail entrepris par Patterson ? Cela pouvait-il expliquer,
d’autre part, l’inaction des assiégeants, inaction dont les assié-
gés commençaient à être grandement surpris ? Les Patagons
comptaient-ils donc sur d’autres moyens que la force pour se
rendre maîtres de Libéria, et poursuivaient-ils dans l’ombre
l’exécution de quelque plan ténébreux ?
Autant de questions qui restaient encore sans réponse. En
tous cas, les renseignements étaient trop vagues et trop incer-
tains pour qu’il fût possible de prendre une résolution dans un
sens quelconque. Il fallait attendre, et surtout surveiller Patter-
son, puisque, injustement peut-être, son attitude semblait
louche et prêtait aux soupçons.
« Je n’ai pas à te gronder, dit le Kaw-djer à Dick qui atten-
dait son arrêt. Tu as très bien fait. Mais, il me faut ta parole de
ne répéter à personne ce que tu m’as raconté. »
Dick étendit solennellement la main.
« Je le jure, gouverneur. »
Le Kaw-djer sourit.
« C’est bon, dit-il. Va te coucher, maintenant, pour rega-
gner le temps perdu. Mais n’oublie pas. À personne, tu
m’entends. Ni à Hartlepool, ni à Rhodes… J’ai dit : à personne.
– Puisque c’est juré, gouverneur », fit remarquer Dick avec
importance.
– 465 –
Désireux d’obtenir quelques informations complémen-
taires sans rien révéler de ce qu’il avait appris, le Kaw-djer se
mit à la recherche d’Hartlepool.
« Rien de neuf ? lui demanda-t-il en l’abordant.
– Rien, monsieur, répondit Hartlepool.
– La garde est faite régulièrement ?… C’est le point impor-
tant, vous le savez. Il faut procéder vous-même à des rondes, et
vous assurer personnellement que chacun remplit son devoir.
– Je n’y manque pas, monsieur, affirma Hartlepool. Tout
va bien.
– On ne récrimine pas contre ce service fatigant ?
– Non, monsieur. Tout le monde y a trop d’intérêt.
– Même pas Kennedy ?
– Lui… C’est un des meilleurs. Une vue excellente. Et une
attention !… On a beau être un pas grand-chose, le matelot se
retrouve toujours quand il le faut, monsieur.
– Ni Patterson ?
– Non plus. Rien à dire… Ah ! à propos de Patterson, ne
soyez pas étonné si vous ne l’apercevez plus. Il montera désor-
mais la garde chez lui, puisqu’il est en bordure de la rivière.
– Pourquoi cela ?
– Il vient de me le demander. Je n’ai pas cru devoir refuser.
– 466 –
– Vous avez bien fait, Hartlepool, approuva le Kaw-djer en
s’éloignant. Continuez à veiller. Mais, si d’ici à quelques jours
les Patagons font toujours les morts, c’est nous qui irons les
chercher. »
Les choses se corsaient décidément. Patterson avait eu un
but en présentant à Hartlepool une requête, à laquelle celui-ci,
n’étant pas prévenu, ne pouvait trouver aucun caractère sus-
pect. Pour le Kaw-djer, il en allait autrement. La réapparition de
Sirdey, les conciliabules probables entre les deux hommes, la ré-
fection de la palissade, et enfin cette demande de Patterson qui
montrait son désir de ne pas quitter son enclos et d’en éloigner
les autres, tous ces faits convergeaient et tendaient à prouver…
Mais non, ils ne prouvaient rien, en somme. Tout cela n’était
pas suffisant pour incriminer l’Irlandais. On ne pouvait que re-
doubler de prudence et veiller au grain plus attentivement que
jamais.
Ignorant des soupçons qui pesaient sur lui, Patterson con-
tinuait tranquillement l’œuvre qu’il avait commencée. Les pieux
se redressaient, s’ajoutaient les uns aux autres. Les derniers fu-
rent enfin plantés dans l’eau même de la rivière et rendirent
l’enclos impénétrable aux regards.
Au jour fixé par lui, le quatrième après sa seconde entrevue
avec Sirdey, ce travail était achevé. En loyal commerçant il avait
tenu ses engagements à bonne date. Les acheteurs n’avaient
plus qu’à prendre livraison.
Le soleil se coucha. La nuit vint. C’était une nuit sans lune
pendant laquelle l’obscurité serait profonde. Derrière la palis-
sade de son enclos, Patterson, fidèle au rendez-vous, attendit.
Mais on ne saurait penser à tout. Cette clôture si opaque
qui le mettait à l’abri des regards des autres, mettait en même
temps les autres à l’abri des siens. Si nul ne pouvait voir ce qui
– 467 –
se passait chez lui, il ne pouvait pas voir davantage ce qui se
passait à l’extérieur. Port attentif à surveiller le bord opposé de
la rivière, il ne s’aperçut donc pas qu’une troupe nombreuse
cernait silencieusement son enclos, ni que des hommes pre-
naient position aux deux extrémités de la palissade.
L’achèvement des travaux de Patterson avait été, pour le
Kaw-djer, le signal du danger. En admettant que l’Irlandais pro-
jetât quelque traîtrise, l’heure de l’action ne tarderait pas à son-
ner.
Il était près de minuit, quand dix premiers Patagons, ayant
traversé la rivière à la nage, abordèrent dans l’enclos. Personne
n’avait pu les voir, ils le croyaient tout au moins. Derrière eux,
quarante guerriers, et, derrière ces quarante guerriers, toute la
horde suivait. Peu importait qu’elle fût découverte avant d’avoir
atterri tout entière, pourvu qu’assez d’hommes eussent passé à
ce moment pour donner à leurs frères le temps de passer à leur
tour. Dussent les premiers se faire tuer, la moisson serait pour
les autres.
L’un des Indiens tendit à Patterson une poignée d’or que
celui-ci trouva bien légère.
« Il n’y a pas le compte », dit-il à tout hasard.
Le Patagon n’eut pas l’air de comprendre.
Patterson s’efforça d’expliquer par gestes qu’on n’était pas
d’accord, et, à titre d’argument probant, il se mit en devoir de
contrôler la somme, en faisant glisser une à une de la main
droite dans la gauche les pièces qu’il suivait du regard, la tête
baissée.
Un choc violent sur la nuque l’assomma tout à coup. Il
tomba. Bâillonné, ligoté, il fut jeté dans un coin sans autre
– 468 –
forme de procès. Était-il mort ? Les Indiens n’en avaient cure.
S’il vivait encore, c’était partie remise, voilà tout. Pour le mo-
ment, le temps de s’en assurer manquait. Plus tard, on achève-
rait le traître à loisir, s’il en était besoin, après quoi on dépouil-
lerait son cadavre du prix de la trahison.
Les Patagons se rapprochèrent de la rive en rampant. Éle-
vant leurs armes au-dessus de l’eau, d’autres fantômes abor-
daient les uns après les autres et remplissaient l’enclos. Leur
nombre dépassa bientôt deux cents.
Soudain, venant des deux extrémités de la palissade, une
violente fusillade éclata. Les Hosteliens étaient entrés dans l’eau
jusqu’à mi-corps et prenaient l’ennemi à revers. Frappés de stu-
peur, les Indiens, d’abord, demeurèrent immobiles, puis, les
balles ouvrant dans leur masse des sillons sanglants, ils couru-
rent vers la palissade. Mais, aussitôt, sa crête fut couronnée de
fusils qui vomirent la mort à leur tour. Alors, épouvantés, affo-
lés, éperdus, ils se mirent à tourner stupidement en rond dans
l’enclos, gibier qui s’offrait au plomb du chasseur. En quelques
minutes, ils perdirent la moitié de leur effectif. Enfin, retrou-
vant un peu de sang-froid, les survivants se ruèrent vers la ri-
vière, malgré les feux convergents qui en défendaient
l’approche, et nagèrent vers l’autre bord de toute la vigueur de
leurs bras.
À ces coups de fusils, d’autres détonations avaient répondu
au loin, écho d’un second combat dont la route était le théâtre.
Supposant que les Patagons concentreraient tout leur effort
au point où ils croyaient pénétrer sans coup férir et qu’ils ne
laisseraient par conséquent que des forces insignifiantes à la
garde de leur camp, le Kaw-djer avait arrêté son plan en consé-
quence. Tandis que le plus grand nombre des hommes dont il
pouvait disposer étaient réunis sous ses ordres directs autour de
l’enclos de Patterson, où il prévoyait que se déroulerait l’action
– 469 –
principale, et guettaient les Indiens qui allaient tomber dans un
piège, une autre expédition se tenait prête à franchir
l’épaulement du Sud sous le commandement d’Hartlepool, pour
opérer une diversion au camp des Patagons.
C’est cette deuxième troupe qui signalait maintenant sa
présence. Sans doute, elle était aux prises avec les rares guer-
riers laissés à la garde des chevaux. Cette fusillade ne dura
d’ailleurs que peu d’instants. Les deux combats avaient été aussi
brefs l’un et l’autre.
Les Patagons disparus, le Kaw-djer se porta dans la direc-
tion du Sud. Il rencontra la troupe commandée par Hartlepool
comme elle franchissait de nouveau l’épaulement pour rentrer
dans la ville.
L’expédition avait merveilleusement réussi. Hartlepool
n’avait pas perdu un seul homme. Les pertes de l’ennemi étaient
d’ailleurs également nulles. Mais, résultat beaucoup plus utile,
on avait capturé près de trois cents chevaux qu’on ramenait
avec soi.
La leçon reçue par les Patagons était trop sévère pour
qu’un retour offensif de leur part fût dans l’ordre des événe-
ments probables. La garde toutefois fut organisée comme les
soirs précédents. Ce fut seulement après avoir ainsi assuré la sé-
curité générale que le Kaw-djer retourna dans l’enclos de Pat-
terson. À la pâle lueur des étoiles, le sol lui en apparut jonché de
cadavres. De blessés aussi, car des plaintes s’élevaient dans la
nuit. On s’occupa de les secourir.
Mais où était Patterson ? On le découvrit enfin, sous un tas
de corps amoncelés, bâillonné, ligoté, évanoui. N’était-il donc
qu’une victime ? Le Kaw-djer se reprochait déjà de l’avoir jugé
injustement, quand, au moment où on relevait l’Irlandais, des
pièces d’or coulèrent de sa ceinture et tombèrent sur le sol. Le
– 470 –
Kaw-djer, écœuré, détourna les yeux. À la surprise générale,
Patterson fut transporté à la prison, où le médecin de Libéria
dut aller lui donner des soins. Celui-ci ne tarda pas à venir
rendre compte de sa mission au gouverneur. L’Irlandais n’était
pas en danger et serait complètement remis à bref délai.
Le Kaw-djer fut peu satisfait de la nouvelle. Il eût préféré
de beaucoup que cette lamentable affaire fût réglée par la mort
du coupable. Celui-ci vivant, au contraire, elle allait avoir néces-
sairement des suites. Il ne pouvait être question de la résoudre,
en effet, par une mesure de clémence, comme celle dont avait
bénéficié Kennedy. Cette fois, la population entière était inté-
ressée, et personne n’eût compris l’indulgence à l’égard du mi-
sérable qui avait froidement sacrifié un si grand nombre
d’hommes à son insatiable cupidité. Il faudrait donc procéder à
un jugement et punir, faire acte de juge et de maître. Or, malgré
l’évolution de ses idées, c’étaient là besognes qui répugnaient
fort au Kaw-djer.
La nuit s’écoula sans autre incident. Néanmoins, il est su-
perflu de le dire, on dormit peu cette nuit-là à Libéria. On
s’entretenait fébrilement dans les maisons et dans les rues des
graves événements qui venaient de se dérouler, en
s’applaudissant de la manière dont ils avaient tourné. On en fai-
sait remonter l’honneur au Kaw-djer qui avait si exactement de-
viné le plan des ennemis.
On touchait au solstice d’été. À peine si la nuit franche du-
rait quatre heures. Dès deux heures du matin, le ciel fut éclairé
par les premières lueurs de l’aube. D’un même élan, les Hoste-
liens se portèrent alors sur l’épaulement du Sud, d’où on aper-
cevait la longue ligne du camp ennemi.
Une heure plus tard, des hourras sortaient de toutes les
poitrines. Il n’y avait pas à en douter, les Patagons faisaient
leurs préparatifs de départ. On n’en était pas surpris, la tuerie
– 471 –
de la nuit précédente ayant dû leur prouver qu’il n’y avait rien à
faire pour eux à l’île Hoste. Avec une joie orgueilleuse, on dres-
sait à satiété le bilan de leurs pertes. Plus de quatre cent vingt
chevaux, dont trois cents pris et les autres tués pendant
l’invasion ou lors de l’escarmouche du Bourg-Neuf. À peine, s’il
en restait trois cents à ces intrépides cavaliers. Plus de deux
cents hommes, soit une centaine de prisonniers à la ferme Ri-
vière, et un plus grand nombre tués ou blessés dans les ren-
contres successives et notamment dans l’hécatombe dont
l’enclos de Patterson avait été le théâtre. Réduits de près d’un
tiers de leur effectif, près de la moitié des survivants transfor-
més en fantassins, il était naturel que les Indiens ne fussent pas
désireux de s’éterniser dans une contrée lointaine où ils avaient
reçu un si rude accueil.
Vers huit heures, un grand mouvement parcourut la horde,
et la brise apporta jusqu’à Libéria d’effroyables vociférations.
Tous les guerriers se pressaient au même point, comme s’ils
eussent voulu assister à un spectacle que les Hosteliens ne pou-
vaient voir. La distance ne permettait pas, en effet, de distinguer
les détails. On apercevait seulement le grouillement général de
la horde, et tous ses cris individuels se fondaient en une im-
mense clameur.
Que faisaient-ils ? Dans quelle discussion violente étaient-
ils engagés ?
Cela dura longtemps. Une heure au moins. Puis la colonne
parut s’organiser. Elle se divisa en trois groupes, les guerriers
démontés au centre, précédés et suivis par un escadron de cava-
liers. Un des cavaliers d’avant-garde portait haut par-dessus les
têtes quelque chose dont on ne pouvait reconnaître la nature.
C’était une chose ronde… On eût dit une boule fichée sur un bâ-
ton…
– 472 –
La horde s’ébranla vers dix heures. Se réglant sur la vitesse
de ses piétons, elle défila lentement sous les yeux des Libériens.
Le silence était profond, maintenant, de part et d’autre. Plus de
vociférations du côté des vaincus, plus de hourras parmi les
vainqueurs.
Au moment où l’arrière-garde des Patagons se mettait en
marche, un ordre courut parmi les Hosteliens. Le Kaw-djer de-
mandait à tous les colons sachant monter à cheval de se faire
immédiatement connaître. Qui eût jamais cru que Libéria pos-
sédât un si grand nombre d’habiles écuyers ? Chacun brûlant de
jouer un rôle dans le dernier acte du drame, presque tout le
monde se présentait. Il fallut procéder à une sélection. En
moins d’une heure, une petite armée de trois cents hommes fut
réunie. Elle comprenait cent piétons et deux cents cavaliers. Le
Kaw-djer en tête, les trois cents hommes s’ébranlèrent, gagnè-
rent le chemin, disparurent, en route pour le Nord, à la suite de
la horde en retraite. Sur des brancards, ils transportaient les
quelques blessés recueillis dans l’enclos de Patterson, et dont la
plupart n’atteindraient pas vivants le littoral américain.
Ils firent une première halte à la ferme des Rivière. Trois
quarts d’heure plus tôt, les Patagons étaient passés le long de la
palissade, sans essayer, cette fois, de la franchir. Abritée der-
rière les pieux de la clôture, la garnison les avait regardés défi-
ler, et, bien qu’elle ne fût pas au courant des événements de la
nuit précédente, personne de ceux qui la composaient n’avait eu
la pensée d’envoyer un coup de fusil aux Indiens. Ils avançaient,
l’air si déprimé et si las qu’on ne douta pas de leur défaite. Ils
n’avaient plus rien de redoutable. Ce n’étaient plus des ennemis,
mais seulement des hommes malheureux qui n’inspiraient que
la pitié.
Un des cavaliers de tête portait toujours au bout d’une
pique cette chose ronde que l’on avait aperçue de l’épaulement.
Mais, pas plus que les Libériens au moment du départ, la garni-
– 473 –
son de la ferme Rivière n’avait pu reconnaître la nature de cet
objet singulier.
Sur l’ordre du Kaw-djer, on débarrassa les prisonniers pa-
tagons de leurs entraves, et, devant eux, les portes furent ou-
vertes toutes grandes. Les Indiens ne bougèrent pas. Évidem-
ment, ils ne croyaient pas à la liberté, et, jugeant les autres
d’après eux-mêmes, ils redoutaient de tomber dans un piège.
Le Kaw-djer s’approcha de cet Athlinata, avec lequel il avait
déjà échangé quelques mots.
« Qu’attendez-vous ? demanda-t-il.
– De connaître le sort qu’on nous réserve, répondit Athli-
nata.
– Vous n’avez rien à craindre, affirma le Kaw-djer. Vous
êtes libres.
– Libres !… répéta l’Indien surpris.
– Oui, les guerriers patagons ont perdu la bataille et re-
tournent dans leurs pays. Partez avec eux : vous êtes libres.
Vous direz à vos frères que les hommes blancs n’ont pas
d’esclaves et qu’ils savent pardonner. Puisse cet exemple les
rendre plus humains ! »
Le Patagon regarda le Kaw-djer d’un air indécis, puis, suivi
de ses compagnons, il se mit en marche à pas lents. La troupe
désarmée passa entre la double haie de la garnison silencieuse,
sortit de l’enceinte, et prit à droite, vers le Nord. À cent mètres
en arrière, le Kaw-djer et ses trois cents hommes l’escortaient,
barrant la route du Sud.
– 474 –
Aux approches du soir, on aperçut le gros des envahisseurs
campé pour la nuit. Personne ne les avait inquiétés pendant leur
– 475 –
retraite, pas un coup de fusil n’avait été tiré. Mais cette preuve
de la miséricorde de leurs adversaires ne les avait pas rassurés,
et ils manifestèrent une vive inquiétude, en voyant approcher
une masse si importante de cavaliers et de fantassins. Afin de
leur donner confiance, les Hosteliens firent halte à deux kilo-
mètres, tandis que les prisonniers libérés, emmenant avec eux
les blessés, continuaient leur marche et allaient se réunir à leurs
compatriotes.
Quelles durent être les pensées de ces Indiens sauvages,
lorsque revinrent librement ceux qu’ils pensaient réduits en es-
clavage ? Athlinata fut-il un fidèle mandataire, et connurent-ils
les paroles qu’il avait mission de leur redire ? Ses frères compa-
rèrent-ils, ainsi que l’espérait son libérateur, leur conduite habi-
tuelle avec celle de ces blancs qu’ils avaient voulu détruire et qui
les traitaient avec tant de clémence ?
Le Kaw-djer l’ignorerait toujours, mais, dût sa générosité
être inutile, il n’était pas homme à la regretter. C’est à force de
répandre le bon grain qu’une semence finit par tomber dans un
sillon fertile.
Pendant trois jours encore, la marche vers le Nord se con-
tinua sans incident. Sur les pentes, des colons apparaissaient
parfois et, tant qu’elles étaient visibles, suivaient des yeux la
horde et la troupe attachée à ses pas. Le soir du quatrième jour,
on arriva enfin au point même où les Patagons avaient débar-
qué. Le lendemain, dès l’aube, ils poussèrent à l’eau les pirogues
qu’ils avaient cachées dans les rochers du littoral. Les unes,
chargées seulement d’hommes, mirent le cap à l’Ouest afin de
contourner la Terre de Feu, les autres, franchissant le canal du
Beagle, allèrent directement aborder la grande île que les cava-
liers traverseraient. Mais, derrière eux, ils laissaient quelque
chose. Au bout d’une longue perche plantée dans le sable du ri-
vage, ils abandonnaient cette chose ronde qu’ils avaient portée
depuis Libéria avec une si étrange obstination.
– 476 –
Lorsque la dernière pirogue fut hors de portée, les Hoste-
liens s’approchèrent du bord de la mer et virent alors avec hor-
reur que la chose ronde était une tête humaine. Quelques pas de
plus, et ils reconnurent la tête de Sirdey.
Cette découverte les remplit d’étonnement. On ne
s’expliquait pas comment Sirdey, disparu depuis de longs mois,
pouvait se trouver avec les Patagons. Seul, le Kaw-djer ne fut
pas surpris. Il connaissait, en partie tout au moins, le rôle joué
par l’ancien cuisinier du Jonathan, et le drame était clair pour
lui. Sirdey, c’était l’homme blanc, en qui les Indiens avaient eu
tant de confiance. Ils s’étaient vengés de leur déception.
Le lendemain matin, le Kaw-djer se mit en route pour Libé-
ria. Il y entrait le soir du 30 décembre avec son escorte exté-
nuée.
L’île Hoste avait connu la guerre. Grâce à lui, elle sortait
indemne de l’épreuve, les envahisseurs chassés jusqu’au dernier
de son territoire. Mais le point final de la terrible aventure
n’était pas apposé. Un devoir cruel restait à remplir.
Dans la prison où il était détenu, Patterson avait éprouvé
une succession de sentiments divers. Le premier de tous fut
l’étonnement de se voir sous les verrous. Que lui était-il donc
arrivé ? Puis, la mémoire lui revenant peu à peu, il se rappela
Sirdey, les Patagons et leur abominable trahison.
Ensuite, que s’était-il passé ? Si les Patagons avaient été
vainqueurs, ils eussent sans doute achevé ce qu’ils avaient
commencé, et il serait mort à l’heure actuelle. Puisqu’il se réveil-
lait en prison, il en devait conclure qu’ils avaient été repoussés.
– 477 –
S’il en était effectivement ainsi, puisqu’on l’avait incarcéré,
c’est donc que sa trahison était connue ? Dans ce cas, que
n’avait-il pas à craindre ? Patterson alors trembla.
Toutefois, à la réflexion, il se rassura. Que l’on eût des
soupçons, soit ! mais non pas une certitude. Personne ne l’avait
vu, personne ne l’avait pris sur le fait, cela était sûr. Il sortirait
donc indemne d’une aventure qui ne laisserait pas de se solder
par un sérieux profit.
Patterson chercha son or et ne le trouva pas. Il n’avait pas
rêvé pourtant ! Cet or, il l’avait reçu. Combien ? Il ne le savait
pas exactement. Pas les douze cents piastres stipulées, à la véri-
té, puisque ces gredins l’avaient volé, mais neuf cents au moins,
ou même mille. Qui lui avait enlevé son or ? Les Patagons ?
Peut-être. Mais plus vraisemblablement ceux qui l’avaient em-
prisonné.
Le cœur de Patterson fut alors gonflé de colère et de haine.
Indiens et colons, rouges et blancs, tous pareillement voleurs et
lâches, il les détesta avec une égale fureur.
Dès lors, il ne connut plus le repos. Angoissé, ne vivant que
pour haïr, hésitant entre cent hypothèses, il attendit dans une
impatience fébrile que la vérité lui fût révélée. Mais ceux qui le
tenaient ne se souciaient guère de sa rage impuissante. Les
jours s’ajoutèrent aux jours, sans que sa situation fût modifiée.
On semblait l’avoir oublié.
Ce fut seulement le 31 décembre, plus d’une semaine après
son incarcération, que, sous la garde de quatre hommes armés,
il sortit enfin de la prison. Il allait donc savoir !… En arrivant
sur la place du gouvernement, Patterson s’arrêta, interdit.
– 478 –
Le spectacle était imposant, en effet, le Kaw-djer ayant
voulu entourer de solennité le jugement qu’on allait rendre
– 479 –
contre le traître. Les circonstances venaient de lui démontrer
quelle force donne à une collectivité la communauté des senti-
ments et des intérêts. Les Patagons auraient-ils été repoussés
avec cette facilité, si chacun, au lieu de se plier à des lois géné-
rales, avait tiré de son côté et n’en avait fait qu’à sa tête ? Il
cherchait à donner une impulsion nouvelle à ce sentiment nais-
sant de solidarité, en flétrissant avec apparat un crime commis
contre tous. On avait adossé au gouvernement une estrade éle-
vée sur laquelle prirent place, outre le Kaw-djer, les trois
membres du Conseil et le juge titulaire Ferdinand Beauval. Au
pied du tribunal, une place était réservée pour l’accusé. En ar-
rière, contenue par des barrières, se pressait la population en-
tière de Libéria.
Lorsque Patterson apparut, un immense cri de réprobation
jaillit de ces centaines de poitrines. Un geste du Kaw-djer impo-
sa le silence. L’interrogatoire de l’accusé commença.
L’Irlandais eut beau nier systématiquement. Il était trop
facile de le convaincre de mensonge. Les unes après les autres,
le Kaw-djer énuméra les charges qui pesaient sur lui. D’abord,
la présence de Sirdey parmi les Patagons. Sirdey avait été aper-
çu, en effet, et d’ailleurs sa présence n’était pas douteuse,
puisque les Indiens, furieux de leur échec, avaient arboré sa tête
comme un trophée de vengeance.
À la nouvelle de la mort de son complice, Patterson tres-
saillit. Cette mort, c’était pour lui un funèbre présage.
Le Kaw-djer continua son réquisitoire.
Non seulement Sirdey était parmi les Patagons, mais il
s’était abouché avec Patterson, et c’est à la suite d’un accord
conclu entre eux que celui-ci avait repris possession de son ter-
rain, qu’il en avait relevé la clôture, et qu’il avait demandé enfin
à y être exclusivement de garde. La preuve de cette criminelle
– 480 –
entente, les Patagons eux-mêmes l’avaient donnée en abordant
dans l’enclos, et l’or saisi sur Patterson en donnait une autre
preuve plus forte encore. Pouvait-il indiquer, lui qui, de son
propre aveu, avait, un an auparavant, perdu tout ce qu’il possé-
dait, la provenance de cet or trouvé en sa possession ?
Patterson baissa la tête. Il se sentait perdu.
L’interrogatoire terminé, le Tribunal délibéra, puis le Kaw-
djer prononça la sentence. Les biens du coupable étaient confis-
qués. Son terrain, de même que la somme dont on avait payé
son crime, faisaient retour à l’État. En outre, Patterson était
condamné au bannissement perpétuel, et le territoire de l’île
Hoste lui était à jamais interdit.
La sentence reçut une exécution immédiate. L’Irlandais fut
conduit en rade à bord d’un navire en partance. Jusqu’au mo-
ment du départ, il y resterait prisonnier, les pieds bridés par des
fers qui ne lui seraient enlevés que hors des eaux hosteliennes.
Pendant que la foule s’écoulait, le Kaw-djer se retira dans le
gouvernement. Il avait besoin d’être seul pour apaiser son âme
troublée. Qui eût dit, autrefois, qu’il en arriverait, lui, le fa-
rouche égalitaire, à s’ériger en juge des autres hommes, lui,
l’amant passionné de la liberté, à morceler d’une division de
plus la terre, cette propriété commune de l’humanité, à se dé-
créter le maître d’une fraction du vaste monde, à s’arroger le
droit d’en interdire l’accès à un de ses semblables ? Il avait fait
tout cela, cependant, et, s’il en était ému, il n’éprouvait pas de
regret. Cela était bon, il en était sûr. La condamnation du traître
achevait le miracle commencé par la lutte contre les Patagons.
L’aventure coûtait le Bourg-Neuf réduit en cendres, mais c’était
payer bon marché la transformation accomplie. Le danger que
tous avaient couru, les efforts accomplis en commun avaient
créé un lien entre les émigrants, dont eux-mêmes ne soupçon-
naient pas la force. Avant cette succession d’événements, l’île
– 481 –
Hoste n’était qu’une colonie où se trouvaient fortuitement réu-
nis des hommes de vingt nationalités différentes. Maintenant,
les colons avaient fait place aux Hosteliens. L’île Hoste, désor-
mais, c’était la patrie.
– 482 –
X
Cinq ans après
Cinq ans après les événements qui viennent d’être racon-
tés, la navigation dans les parages de l’île Hoste ne présentait
plus les difficultés ni les dangers d’autrefois. À l’extrémité de la
presqu’île Hardy, un feu lançait au large ses multiples éclats,
non pas un feu de Pêcherais tel que ceux des campements de la
terre fuégienne, mais un vrai phare éclairant les passes et per-
mettant d’éviter les écueils pendant les sombres nuits de l’hiver.
Par contre, celui que le Kaw-djer projetait d’élever au cap
Horn n’avait reçu aucun commencement d’exécution. Depuis
six ans, il poursuivait en vain la solution de cette affaire avec
une inlassable persévérance, sans arriver à la faire aboutir.
D’après les notes échangées entre les deux gouvernements, il
semblait que le Chili ne pût se résigner à l’abandon de l’îlot du
cap Horn et que cette condition essentielle posée par le Kaw-
djer fût un obstacle invincible.
Celui-ci s’étonnait fort que la République Chilienne atta-
chât tant d’importance à un rocher stérile dénué de la moindre
valeur. Il aurait eu plus de surprise encore s’il avait connu la vé-
rité, s’il avait su que la longueur démesurée des négociations
était due, non à des considérations patriotiques, défendables en
somme, fussent-elles erronées, mais simplement à la légendaire
nonchalance des bureaux.
Les bureaux chiliens se comportaient dans cette circons-
tance comme tous les bureaux du monde. La diplomatie a pour
– 483 –
coutume séculaire de faire traîner les choses, d’abord parce que
l’homme s’inquiète assez mollement, d’ordinaire, des affaires
qui ne sont pas les siennes propres, et ensuite parce qu’il a une
tendance naturelle à grossir de son mieux la fonction dont il est
investi. Or, de quoi dépendrait l’ampleur d’une décision, si ce
n’est de la durée des pourparlers qui l’ont précédée, de la masse
de paperasses noircies à son sujet, de la sueur d’encre qu’elle a
fait couler ? Le Kaw-djer, qui formait à lui seul le gouvernement
hostelien, et qui, par conséquent, n’avait pas de bureaux, ne
pouvait évidemment attribuer un pareil motif, le vrai cepen-
dant, à cette interminable discussion.
Toutefois, le phare de la presqu’île Hardy n’était pas
l’unique feu qui éclairât ces mers. Au Bourg-Neuf, relevé de ses
ruines et triplé d’importance, un feu de port s’allumait chaque
soir et guidait les navires vers le musoir de la jetée.
Cette jetée, entièrement terminée, avait transformé la
crique en un port vaste et sûr. À son abri, les bâtiments pou-
vaient charger ou décharger en eau tranquille leurs cargaisons
sur le quai également achevé. Aussi le Bourg-Neuf était-il main-
tenant des plus fréquentés. Peu à peu, des relations commer-
ciales s’étaient établies avec le Chili, l’Argentine, et jusqu’avec
l’Ancien Continent. Un service mensuel régulier avait même été
créé, reliant l’île Hoste à Valparaiso et à Buenos-Ayres. Sur la
rive droite du cours d’eau, Libéria s’était énormément dévelop-
pée. Elle était en passe de devenir une ville de réelle importance
dans un avenir peu éloigné. Ses rues symétriques, se coupant à
angle droit suivant la mode américaine, étaient bordées de
nombreuses maisons en pierre ou en bois, avec cour par devant
et jardinets en arrière. Quelques places étaient ombragées de
beaux arbres, pour la plupart des hêtres antarctiques à feuilles
persistantes. Libéria avait deux imprimeries et comptait même
un petit nombre de monuments véritables. Entre autres, elle
possédait une poste, une église, deux écoles et un tribunal
moins modeste que la salle décorée de ce nom dont Lewis Do-
– 484 –
rick avait tenté jadis de provoquer la destruction. Mais, de tous
ces monuments, le plus beau était le gouvernement. La maison
improvisée qu’on désignait autrefois sous ce nom avait été abat-
tue et remplacée par un édifice considérable, où continuait à ré-
sider le Kaw-djer et dans lequel tous les services publics étaient
centralisés.
Non loin du gouvernement s’élevait une caserne, où plus de
mille fusils et trois pièces de canon étaient entreposés. Là, tous
les citoyens majeurs venaient à tour de rôle passer un mois, de
temps à autre. La leçon des Patagons n’avait pas été perdue.
Une armée, qui eût compté tous les Hosteliens dans ses rangs,
se tenait prête à défendre la patrie.
Libéria avait même un théâtre, fort rudimentaire, il est
vrai, mais de proportions assez vastes, et, qui plus est, éclairé à
l’électricité.
Le rêve du Kaw-djer était réalisé. D’une usine hydro-
électrique, installée à trois kilomètres en amont, arrivaient à la
ville la force et la lumière à profusion.
La salle du théâtre rendait de grands services, surtout pen-
dant les longs jours de l’hiver. Elle servait aux réunions, et le
Kaw-djer ou Ferdinand Beauval, bien assagi maintenant et de-
venu un personnage, y faisaient parfois des conférences. On y
donnait aussi des concerts sous la direction d’un chef comme il
ne s’en rencontre pas souvent.
Ce chef, vieille connaissance du lecteur, n’était autre que
Sand, en effet. À force de persévérance et de ténacité, il avait
réussi à recruter parmi les Hosteliens les éléments d’un or-
chestre symphonique qu’il conduisait d’un bâton magistral. Les
jours de concert, on le transportait à son pupitre, et, quand il
dominait le bataillon des musiciens, son visage se transfigurait,
et l’ivresse sacrée de l’art faisait de lui le plus heureux des
– 485 –
hommes. Les œuvres anciennes et modernes alimentaient ces
concerts, où figuraient de temps à autre des œuvres de Sand lui-
même, qui n’étaient ni les moins remarquables, ni les moins
applaudies.
Sand était alors âgé de dix-huit ans. Depuis le drame ter-
rible qui lui avait coûté l’usage de ses jambes, tout bonheur
autre que celui de l’art lui étant à jamais interdit, il s’était jeté
dans la musique à plein cœur. Par l’étude attentive des maîtres,
il avait appris la technique de cet art difficile, et, appuyés sur
cette base solide, ses dons naturels commençaient à mériter le
nom de génie. Il ne devait pas en rester là. Un jour prochain de-
vait venir, où les chants de cet infirme inspiré, perdu aux con-
fins du monde, ces chants aujourd’hui célèbres bien que nul ne
puisse en désigner l’auteur, seraient sur toutes les lèvres et fe-
raient la conquête de la terre.
Il y avait un peu plus de neuf ans que le Jonathan s’était
perdu sur les récifs de la presqu’île Hardy. Tel était le résultat
obtenu en ces quelques années, grâce à l’énergie, à l’intelligence,
à l’esprit pratique de l’homme qui avait pris en charge la desti-
née des Hosteliens, alors que l’anarchie menait l’île à sa ruine.
De cet homme, on continuait à ne rien savoir, mais personne ne
songeait à lui demander compte de son passé. La curiosité pu-
blique, si tant est qu’elle eût jamais existé, s’était émoussée par
l’habitude, et l’on se disait avec raison que, pour ne pas ignorer
ce qu’il était essentiel de connaître, il suffisait de se souvenir des
innombrables services rendus.
Les accablants soucis de ces neufs ans de pouvoir pesaient
lourdement sur le Kaw-djer. S’il conservait intacte sa vigueur
herculéenne, si la fatigue de l’âge n’avait pas fléchi sa stature
quasi gigantesque, sa barbe et ses cheveux avaient maintenant
la blancheur de la neige et des rides profondes sillonnaient son
visage toujours majestueux et déjà vénérable.
– 486 –
Son autorité était sans limite. Les membres qui compo-
saient le Conseil dont il avait lui-même provoqué la formation,
Harry Rhodes, Hartlepool et Germain Rivière, régulièrement
réélus à chaque élection, ne siégeaient que pour la forme. Ils
laissaient à leur chef et ami carte blanche, et se bornaient à
donner respectueusement leur avis quand ils en étaient priés
par lui.
Pour le guider dans l’œuvre entreprise, le Kaw-djer,
d’ailleurs, ne manquait pas d’exemples. Dans le voisinage im-
médiat de l’île Hoste, deux méthodes de colonisation opposées
étaient concurremment appliquées. Il pouvait les comparer et
en apprécier les résultats.
Depuis que la Magellanie et la Patagonie avaient été parta-
gées entre le Chili et l’Argentine, ces deux États avaient très di-
versement procédé pour la mise en valeur de leurs nouvelles
possessions. Faute de bien connaître ces régions, l’Argentine
faisait des concessions comprenant jusqu’à dix ou douze lieues
carrées, ce qui revenait à décréter qu’il y avait lieu de les laisser
en friche. Quand il s’agissait de ces forêts qui comptent jusqu’à
quatre mille arbres à l’hectare, il aurait fallu trois mille ans pour
les exploiter. Il en était de même pour les cultures et les pâtu-
rages, trop largement concédés, et qui eussent nécessité un per-
sonnel, un matériel agricole et, par suite, des capitaux trop con-
sidérables.
Ce n’est pas tout. Les colons argentins étaient tenus à des
relations lentes, difficiles et coûteuses avec Buenos-Ayres. C’est
à la douane de cette ville, c’est-à-dire à quinze cents milles de
distance, que devait être envoyé le connaissement d’un navire
arrivant en Magellanie, et six mois au moins se passaient avant
qu’il pût être retourné, les droits de douane liquidés, droits qu’il
fallait alors payer au change du jour à la Bourse de la capitale !
Or, ce cours du change, quel moyen de le connaître à la Terre de
– 487 –
Feu, dans un pays où parler de Buenos-Ayres, c’est parler de la
Chine ou du Japon ?
Qu’a fait le Chili, au contraire, pour favoriser le commerce,
pour attirer les émigrants, en dehors de cette hardie tentative de
l’île Hoste ? Il a déclaré Punta-Arenas port franc, de telle sorte
que les navires y apportent le nécessaire et le superflu, et qu’on
y trouve de tout en abondance dans d’excellentes conditions de
prix et de qualité. Aussi, les productions de la Magellanie argen-
tine affluent-elles aux maisons anglaises ou chiliennes dont le
siège est à Punta-Arenas et qui ont établi, sur les canaux, des
succursales en voie de prospérité.
Le Kaw-djer connaissait depuis longtemps le procédé du
gouvernement chilien, et lors de ses excursions à travers les ter-
ritoires de la Magellanie, il avait pu constater que leurs produits
prenaient tous le chemin de Punta-Arenas. À l’exemple de la co-
lonie chilienne, le Bourg-Neuf fut donc déclaré port franc, et
cette mesure fut la cause première du rapide enrichissement à
l’île Hoste.
Le croirait-on ? La République Argentine, qui a fondé Us-
haia sur la Terre de Feu, de l’autre côté du canal du Beagle, ne
devait pas profiter de ce double exemple. Comparée à Libéria et
à Punta-Arenas, cette colonie, de nos jours encore, est restée en
arrière, à cause des entraves que le gouvernement apporte au
commerce, de la cherté des droits de douane, des formalités ex-
cessives auxquelles est subordonnée l’exploitation des richesses
naturelles, et de l’impunité dont jouissent forcément les contre-
bandiers, l’administration locale étant dans l’impossibilité ma-
térielle de surveiller les sept cents kilomètres de côtes soumises
à sa juridiction.
Les événements dont l’île Hoste avait été le théâtre,
l’indépendance que lui avait accordée le Chili, sa prospérité qui
allait toujours en croissant sous la ferme administration du
– 488 –
Kaw-djer, la signalèrent à l’attention du monde industriel et
commercial. De nouveaux colons y furent attirés, auxquels on
concéda libéralement des terres à des conditions avantageuses.
On ne tarda pas à savoir que ses forêts, riches en bois de qualité
supérieure à celle des bois d’Europe, rendaient jusqu’à quinze et
vingt pour cent, ce qui amena l’établissement de plusieurs scie-
ries. En même temps, on trouvait preneur de terrains à mille
piastres la lieue superficielle pour des faire-valoir agricoles, et le
nombre des têtes de bétail atteignit bientôt plusieurs milliers
sur les pâturages de l’île.
La population s’était rapidement augmentée. Aux douze
cents naufragés du Jonathan étaient venus s’ajouter, en nombre
triple et quadruple du leur, des émigrants de l’ouest des États-
Unis, du Chili et de l’Argentine. Neuf ans après la proclamation
d’indépendance, huit ans après le coup d’état du Kaw-djer, cinq
ans après l’invasion de la horde patagone, Libéria comptait plus
de deux mille cinq cents âmes, et l’île Hoste plus de cinq mille.
Il va de soi qu’il s’était fait bien des mariages depuis que
Halg avait épousé Graziella. Il convient de citer entre autres
ceux d’Edward et de Clary Rhodes. Le jeune homme avait épou-
sé la fille de Germain Rivière, et la jeune fille le Dr Samuel Ar-
vidson. D’autres unions avaient créé des liens entre les familles.
Maintenant, pendant la belle saison, le port recevait de
nombreux navires. Le cabotage faisait d’excellentes affaires
entre Libéria et les différents comptoirs fondés sur d’autres
points de l’île, soit aux environs de la pointe Roons, soit sur les
rivages septentrionaux que baigne le canal du Beagle. C’étaient,
pour la plupart, des bâtiments de l’archipel des Falkland, dont
le trafic prenait chaque année une extension nouvelle.
Et non seulement l’importation et l’exportation
s’effectuaient par ces bâtiments des îles anglaises de
l’Atlantique, mais de Valparaiso, de Buenos-Ayres, de Montevi-
– 489 –
deo, de Rio de Janeiro, venaient des voiliers et des steamers, et,
dans toutes les passes voisines, à la baie de Nassau, au Darwin
Sound, sur les eaux du canal du Beagle, on voyait les pavillons
danois, norvégien et américain.
Le trafic, pour une grande part, s’alimentait aux pêcheries
qui, de tout temps, ont donné d’excellents résultats dans les pa-
rages magellaniques. Il va de soi que cette industrie avait dû
être sévèrement réglementée par les arrêtés du Kaw-djer. En ef-
fet, il ne fallait pas provoquer à court délai, par une destruction
abusive, la disparition, l’anéantissement des animaux marins
qui fréquentent si volontiers ces mers. Sur le littoral, il s’était
fondé, en divers points, des colonies de louvetiers, gens de toute
origine, de toute espèce, des sans-patrie, qu’Hartlepool eut, au
début, le plus grand mal à tenir en bride. Mais, peu à peu, les
aventuriers s’humanisèrent, se civilisèrent sous l’influence de
leur nouvelle vie. À ces vagabonds sans feu ni lieu, une existence
sédentaire donna progressivement des mœurs plus douces. Ils
étaient plus heureux, d’ailleurs, ayant moins de misère à souffrir
en exerçant leur rude métier. Ils opéraient, en effet, dans de
meilleures conditions qu’autrefois. Il ne s’agissait plus de ces
expéditions entreprises à frais communs qui les amènent sur
quelque île déserte où, trop souvent, ils périssent de froid et de
faim. À présent, ils étaient assurés d’écouler les produits de leur
pêche, sans avoir à attendre pendant de longs mois le retour
d’un navire qui ne revient pas toujours. Par exemple, la manière
d’abattre les inoffensifs amphibies n’avait pas été modifiée. Rien
de plus simple : salir a dar una paliza, aller donner des coups
de bâton, comme les louvetiers le disent eux-mêmes, telle était
encore la méthode usitée, car il n’y a pas lieu d’employer d’autre
arme contre ces pauvres animaux.
À ces pêcheries alimentées par l’abattage des loups marins,
il y a lieu d’ajouter les campagnes des baleiniers, qui sont des
plus lucratives en ces parages. Les canaux de l’archipel peuvent
fournir annuellement un millier de baleines. Aussi, les bâti-
– 490 –
ments armés pour cette pêche, certains de trouver maintenant à
Libéria les avantages que leur offrait Punta-Arenas, fréquen-
taient-ils assidûment, pendant la belle saison, les passes voi-
sines de l’île Hoste.
Enfin, l’exploitation des grèves, que couvrent par milliards
des coquillages de toute espèce, avait donné naissance à une
autre branche de commerce. Parmi ces coquillages, une men-
tion est due à ces myillones, mollusques de qualité excellente et
d’une telle abondance qu’on ne saurait l’imaginer. Les navires
en exportaient de pleins chargements, qu’ils vendaient jusqu’à
cinq piastres le kilogramme dans les villes du Sud-Amérique.
Aux mollusques s’ajoutaient les crustacés. Les criques de l’île
Hoste sont particulièrement recherchées par un crabe gigan-
tesque habitué des algues sous-marines, le centoya, dont deux
suffisent à la nourriture quotidienne d’un homme de grand ap-
pétit.
Mais ces crabes ne sont pas les uniques représentants du
genre. Sur la côte, on trouvait également en abondance les ho-
mards, les langoustes et les moules. Ces richesses étaient large-
ment exploitées. Réalisation de l’un des projets autrefois formés
par le Kaw-djer, Halg dirigeait au Bourg-Neuf une usine pros-
père, d’où, sous forme de conserves, on expédiait ces crustacés
dans le monde entier. Halg, alors âgé de près de vingt-huit ans,
réunissait toutes les conditions de bonheur. Femme aimante,
trois beaux enfants : deux filles et un garçon, santé parfaite, for-
tune rapidement ascendante, rien ne lui manquait. Il était heu-
reux, et le Kaw-djer pouvait s’applaudir dans son œuvre ache-
vée.
Quant à Karroly, non seulement il n’était pas associé à son
fils dans la direction de l’usine du Bourg-Neuf, mais il avait
même renoncé à la pêche. Étant donné l’importance maritime
du port de l’île Hoste, situé entre le Darwin Sound et la baie de
Nassau, les navires y venaient nombreux, et de préférence
– 491 –
même à Punta-Arenas. Ils y trouvaient une excellente relâche,
plus sûre que celle de la colonie chilienne, surtout fréquentée,
d’ailleurs, par les steamers qui passent d’un océan à l’autre en
suivant le détroit de Magellan. Karroly avait été pour cette rai-
son amené à reprendre son ancien métier. Devenu capitaine de
port et pilote-chef de l’île Hoste, il était très demandé par les bâ-
timents à destination de Punta-Arenas ou des comptoirs établis
sur les canaux de l’archipel, et l’occupation ne lui manquait pas.
Il avait maintenant à son service un côtre de cinquante
tonneaux, construit à l’épreuve des plus violents coups de mer.
C’est avec ce solide bateau, que manœuvrait un équipage de
cinq hommes, et non avec la chaloupe, qu’il se portait par tous
les temps à la rencontre des navires. La Wel-Kiej existait tou-
jours cependant, mais on ne l’utilisait plus guère. En général,
elle restait au port, vieille et fidèle servante qui avait bien gagné
le repos.
Comme ces bons ouvriers qui s’empressent d’entreprendre
un nouveau travail aussitôt que le précédent est terminé, le
Kaw-djer, quand le temps fut arrivé de laisser Halg, devenu un
homme à son tour, librement évoluer dans la vie, s’était imposé
les devoirs d’une seconde adoption. Dick n’avait pas remplacé
Halg, il s’y était ajouté dans son cœur agrandi. Dick avait alors
près de dix-neuf ans, et depuis plus de six ans il était l’élève du
Kaw-djer. Le jeune homme avait tenu les promesses de l’enfant.
Il s’était assimilé sans effort la science du maître et commençait
à mériter pour son propre compte le nom de savant. Bientôt le
professeur, qui admirait la vivacité et la profondeur de cette in-
telligence, n’aurait plus rien à apprendre à l’élève.
Déjà ce nom d’élève ne convenait plus à Dick. Précocement
mûri par la rude école de ses premiers ans et par les terribles
drames auxquels il avait été mêlé, il était, malgré son jeune âge,
plutôt que l’élève, le disciple et l’ami du Kaw-djer, qui avait en
lui une confiance absolue, et qui se plaisait à le considérer
– 492 –
comme son successeur désigné. Germain Rivière et Hartlepool
étaient de braves gens assurément, mais le premier n’aurait ja-
mais consenti à délaisser son exploitation forestière, qui don-
nait des résultats merveilleux, pour se consacrer exclusivement
à la chose publique, et Hartlepool, admirable et fidèle exécuteur
d’ordres, n’était à sa place qu’au deuxième plan. Tous deux, au
surplus, manquaient par trop d’idées générales et de culture in-
tellectuelle pour gouverner un peuple qui avait d’autres intérêts
que des intérêts matériels. Harry Rhodes eût été mieux qualifié
peut-être. Mais Harry Rhodes, vieillissant, et manquant,
d’ailleurs, de l’énergie nécessaire, se fût récusé de lui-même.
Dick réunissait, au contraire, toutes les qualités d’un chef.
C’était une nature de premier ordre. Comme savoir, intelligence
et caractère, il avait l’étoffe d’un homme d’État, et il y avait lieu
seulement de regretter que de si brillantes facultés fussent des-
tinées à être utilisées dans un si petit cadre. Mais une œuvre
n’est jamais petite quand elle est parfaite, et le Kaw-djer esti-
mait avec raison que, si Dick pouvait assurer le bonheur des
quelques milliers d’êtres dont il était entouré, il aurait accompli
une tâche qui ne le céderait en beauté à nulle autre.
Au point de vue politique, la situation était également des
plus favorables. Les relations entre l’île Hoste et le gouverne-
ment chilien étaient excellentes de part et d’autre. Le Chili ne
pouvait que s’applaudir chaque année davantage de sa détermi-
nation. Il obtenait des profits moraux et matériels qui manque-
ront toujours à la République Argentine, tant qu’elle ne modi-
fiera pas ses méthodes administratives et ses principes écono-
miques.
Tout d’abord, en voyant à la tête de l’île Hoste ce mysté-
rieux personnage, dont la présence dans l’archipel magellanique
lui avait paru à bon droit suspecte, le gouvernement chilien
n’avait pas dissimulé son mécontentement et ses inquiétudes.
Mécontentement forcément platonique. Sur cette île indépen-
– 493 –
dante où il s’était réfugié, on ne pouvait plus rechercher la per-
sonne du Kaw-djer, ni vérifier son origine, ni lui demander
compte de son passé. Que ce fût un homme incapable de sup-
porter le joug d’une autorité quelconque, qu’il eût été jadis en
rébellion contre toutes les lois sociales, qu’il eût peut-être été
chassé de tous les pays soumis sous n’importe quel régime aux
lois nécessaires, son attitude autorisait ces hypothèses, et s’il fût
resté sur l’île Neuve, il n’eût pas échappé aux enquêtes de la po-
lice chilienne. Mais, lorsqu’on vit, après les troubles provoqués
par l’anarchie du début, la tranquillité parfaite due à la ferme
administration du Kaw-djer, le commerce naître et grandir, la
prospérité largement s’accroître, il n’y eut plus qu’à laisser faire.
Et, au total, il ne s’éleva jamais aucun nuage entre le gouverneur
de l’île Hoste et le gouverneur de Punta-Arenas.
Cinq ans s’écoulèrent ainsi, pendant lesquels les progrès de
l’île Hoste ne cessèrent de se développer. En rivalité avec Libé-
ria, mais une rivalité généreuse et féconde, trois bourgades
s’étaient fondées, l’une sur la presqu’île Dumas, une autre sur la
presqu’île Pasteur, et la troisième à l’extrême pointe occidentale
de l’île, sur le Darwin Sound, en face de l’île Gordon. Elles rele-
vaient de la capitale, et le Kaw-djer s’y transportait, soit par
mer, soit par les routes tracées à travers les forêts et les plaines
de l’intérieur.
Sur les côtes, plusieurs familles de Pêcherais s’étaient éga-
lement établies et y avaient fondé des villages fuégiens, à
l’exemple de ceux qui, les premiers, avaient consenti à rompre
avec leurs séculaires habitudes de vagabondage pour se fixer
dans le voisinage du Bourg-Neuf.
Ce fut à cette époque, au mois de décembre de l’année
1890, que Libéria reçut pour la première fois la visite du gou-
verneur de Punta-Arenas, M. Aguire. Celui-ci ne put qu’admirer
cette nation si prospère, les sages mesures prises pour en aug-
menter les ressources, la parfaite homogénéité d’une population
– 494 –
d’origines différentes, l’ordre, l’aisance, le bonheur qui ré-
gnaient dans toutes les familles. On le comprend, il observa de
près l’homme qui avait accompli de si belles choses, et auquel il
suffisait d’être connu sous ce titre de Kaw-djer.
Il ne lui marchanda pas ses compliments.
« Cette colonie hostelienne, c’est votre œuvre, monsieur le
gouverneur, dit-il, et le Chili ne peut que se féliciter de vous
avoir fourni l’occasion de l’accomplir.
– Un traité, se contenta de répondre le Kaw-djer, avait fait
entrer sous la domination chilienne cette île qui n’appartenait
qu’à elle-même. Il était juste que le Chili lui restituât son indé-
pendance. »
M. Aguire sentit bien ce que cette réponse contenait de res-
trictif. Le Kaw-djer ne considérait pas que cet acte de restitution
dût valoir au gouvernement chilien un témoignage de recon-
naissance.
« Dans tous les cas, reprit M. Aguire en se tenant prudem-
ment sur la réserve, je ne crois pas que les naufragés du Jona-
than puissent regretter leur concession africaine de la baie de
Lagoa…
– En effet, monsieur le gouverneur, puisque là ils eussent
été sous la domination portugaise, alors qu’ici ils ne dépendent
de personne.
– Ainsi tout est pour le mieux.
– Pour le mieux, approuva le Kaw-djer.
– 495 –
– Nous espérons, d’ailleurs, ajouta obligeamment
M. Aguire, voir se continuer les bons rapports entre le Chili et
l’île Hoste.
– Nous l’espérons aussi, répondit le Kaw-djer, et peut-être,
en constatant les résultats du système appliqué à l’île Hoste, la
République Chilienne sera-t-elle portée à l’étendre aux autres
îles de l’archipel magellanique. »
M. Aguire ne répondit que par un sourire qui signifiait tout
ce qu’on voulait.
Désireux d’entraîner la conversation hors de ce terrain brû-
lant, Harry Rhodes, qui assistait à l’entrevue avec ses deux col-
lègues du Conseil, aborda un autre sujet.
« Notre île Hoste, dit-il, comparée aux possessions argen-
tines de la Terre de Feu, peut donner matière à intéressantes ré-
flexions. Comme vous le voyez, monsieur, d’un côté la prospéri-
té, de l’autre le dépérissement. Les colons argentins reculent
devant les exigences du gouvernement de Buenos-Ayres, et, de-
vant les formalités qu’il impose, les navires font de même. Mal-
gré les réclamations de son gouverneur, la Terre de Feu ne fait
aucun progrès.
– J’en conviens, répondit M. Aguire. Aussi le gouverne-
ment chilien a-t-il agi tout autrement avec Punta-Arenas. Sans
aller jusqu’à rendre une colonie complètement indépendante, il
est possible de lui accorder bon nombre de privilèges qui assu-
rent son avenir.
– Monsieur le gouverneur, intervint le Kaw-djer, il est ce-
pendant une des petites îles de l’archipel, un simple rocher sté-
rile, un îlot sans valeur, dont je demande au Chili de nous con-
sentir l’abandon.
– 496 –
– Lequel ? interrogea M. Aguire.
– L’îlot du cap Horn.
– Que diable voulez-vous en faire ? s’écria M. Aguire éton-
né.
– Y établir un phare qui est de toute nécessité à cette der-
nière pointe du continent américain. Éclairer ces parages serait
d’un grand avantage pour les navires, non seulement ceux qui
viennent à l’île Hoste, mais aussi ceux qui cherchent à doubler
le cap entre l’Atlantique et le Pacifique. »
Harry Rhodes, Hartlepool et Germain Rivière, qui étaient
au courant des projets du Kaw-djer, appuyèrent sa remarque, en
faisant valoir la réelle importance, que M. Aguire n’avait,
d’ailleurs, nulle envie de contester.
« Ainsi, demanda-t-il, le gouvernement de l’île Hoste serait
disposé à construire ce phare ?
– Oui, dit le Kaw-djer.
– À ses frais ?
– À ses frais, mais sous la condition formelle que le Chili
lui concéderait l’entière propriété de l’île Horn. Voilà plus de six
ans que j’ai fait cette proposition à votre gouvernement, sans ar-
river à un résultat quelconque.
– Que vous a-t-on répondu ? demanda M. Aguire.
– Des mots, rien que des mots. On ne dit pas non, mais on
ne dit pas oui. On ergote. La discussion ainsi comprise peut du-
rer des siècles. Et, pendant ce temps, les navires continuent à se
– 497 –
perdre sur cet îlot sinistre que rien ne leur signale dans
l’obscurité. »
– 498 –
M. Aguire exprima un grand étonnement. Mieux instruit
que le Kaw-djer des méthodes chères aux Administrations du
monde entier, il ne l’éprouvait peut-être pas au fond du cœur.
Tout ce qu’il put faire, fut de promettre qu’il appuierait de tout
son crédit cette proposition auprès du gouvernement de Santia-
go, où il se rendait en quittant l’île Hoste.
Il faut croire qu’il tint parole et que son appui fut efficace,
car, moins d’un mois plus tard, cette question qui traînait de-
puis tant d’années fut enfin résolue, et le Kaw-djer fut informé
officiellement que ses propositions étaient acceptées. Le 25 dé-
cembre, entre le Chili et l’île Hoste, un acte de cession fut signé,
aux termes duquel l’État hostelien devenait propriétaire de l’île
Horn, à la condition qu’il élèverait et entretiendrait un phare au
point culminant du cap.
Le Kaw-djer, dont les préparatifs étaient faits depuis long-
temps, commença immédiatement les travaux. Selon les prévi-
sions les plus pessimistes, deux ans devaient suffire pour les
mener à bon terme et pour assurer la sécurité de la navigation
aux abords de ce cap redoutable.
Cette entreprise, dans l’esprit du Kaw-djer, serait le cou-
ronnement de son œuvre. L’île Hoste pacifiée et organisée, le
bien-être de tous remplaçant la misère d’autrefois, l’instruction
répandue à pleines mains, et enfin des milliers de vies humaines
sauvées au terrible point de rencontre des deux plus vastes
océans du globe, telle aurait été sa tâche ici-bas.
Elle était belle. Achevée, elle lui conférerait le droit de pen-
ser à lui-même, et de résigner des fonctions auxquelles, jusque
dans ses dernières fibres, répugnait tout son être.
Si le Kaw-djer gouvernait, s’il était pratiquement le plus
absolu des despotes, il n’était pas, en effet, un despote heureux.
Le long usage du pouvoir ne lui en avait pas donné le goût, et il
– 499 –
ne l’exerçait qu’à contre-cœur. Réfractaire pour son compte per-
sonnel à toute autorité, il lui était toujours aussi cruel d’imposer
la sienne à autrui. Il était resté le même homme énergique, froid
et triste, qu’on avait vu apparaître comme un sauveur en ce jour
lointain où le peuple hostelien avait failli périr. Il avait sauvé les
autres, ce jour-là, mais il s’était perdu lui-même. Contraint de
renier sa chimère, obligé de s’incliner devant les faits, il avait
accompli courageusement le sacrifice, mais, dans son cœur, le
rêve abjuré protestait. Quand nos pensées, sous l’apparence
trompeuse de la logique, ne sont que l’épanouissement de nos
instincts naturels, elles ont une vie propre, indépendante de
notre raison et de notre volonté. Elles luttent obscurément, fût-
ce contre l’évidence, comme des êtres qui ne voudraient pas
mourir. La preuve de notre erreur, il faut alors qu’elle nous soit
donnée à satiété, pour que nous en soyons convaincus, et tout
nous est prétexte à revenir à ce qui fut notre foi.
Le Kaw-djer avait immolé la sienne à ce besoin de se dé-
vouer, à cette soif de sacrifice, à cette pitié de ses frères malheu-
reux, qui, au-dessus même de sa passion de la liberté, formait le
fond de sa magnifique nature. Mais, maintenant que le dé-
vouement n’était plus en jeu, maintenant qu’il ne pouvait plus
être question de sacrifice et que les Hosteliens n’inspiraient plus
rien qui ressemblât à de la pitié, la croyance ancienne reprenait
peu à peu son apparence de vérité, et le despote redevenait par
degrés le passionné libertaire d’antan.
Cette transformation, Harry Rhodes l’avait constatée avec
une netteté croissante, à mesure que s’affermissait la prospérité
de l’île Hoste. Elle devint plus évidente encore, quand, le phare
du cap Horn commencé, le Kaw-djer put considérer comme
près d’être rempli le devoir qu’il s’était imposé. Il exprima enfin
clairement sa pensée à cet égard. Harry Rhodes ayant, au ha-
sard d’une causerie où on évoquait les jours passés, glorifié les
bienfaits dont on lui était redevable, le Kaw-djer répondit par
une déclaration qui ne prêtait plus à l’équivoque.
– 500 –
« J’ai accepté la tâche d’organiser la colonie, dit-il. Je
m’applique à la remplir. L’œuvre terminée, mon mandat cesse-
ra. Je vous aurai prouvé ainsi, je l’espère, qu’il peut y avoir au
moins un endroit de cette terre, où l’homme n’a pas besoin de
maître.
– Un chef n’est pas un maître, mon ami, répliqua avec
émotion Harry Rhodes, et vous le démontrez vous-même. Mais
il n’est pas de société possible sans une autorité supérieure, quel
que soit le nom dont on la revêt.
– Ce n’est pas mon avis, répondit le Kaw-djer. J’estime,
moi, que l’autorité doit prendre fin dès qu’elle n’est plus impé-
rieusement nécessaire. »
Ainsi donc, le Kaw-djer caressait toujours ses anciennes
utopies, et, malgré l’expérience faite, il s’illusionnait encore sur
la nature des hommes, au point de les croire capables de régler,
sans le secours d’aucune loi, les innombrables difficultés qui
naissent du conflit des intérêts individuels. Harry Rhodes cons-
tatait avec mélancolie le sourd travail qui s’accomplissait dans
la conscience de son ami et il en augurait les pires consé-
quences. Il en arrivait à souhaiter qu’un incident, dût-il jeter
passagèrement le trouble dans l’existence paisible des Hoste-
liens, vînt donner à leur chef une nouvelle démonstration de son
erreur.
Son désir devait malheureusement être réalisé. Cet inci-
dent allait naître plus tôt qu’il ne le pensait.
Dans les premiers jours du mois de mars 1891, le bruit cou-
rut tout à coup qu’on avait découvert un gisement aurifère d’une
grande richesse. Cela n’avait en soi rien de tragique. Tout le
monde, au contraire, fut en joie, et les plus sages, Harry Rhodes
– 501 –
lui-même, partagèrent l’ivresse générale. Ce fut un jour de fête
pour la population de Libéria.
Seul, le Kaw-djer fut plus clairvoyant. Seul, il prévit en un
instant les conséquences de cette découverte et comprit quelle
en était la force latente de destruction. C’est pourquoi, tandis
que l’on se congratulait autour de lui, lui seul demeura sombre,
accablé déjà des tristesses que réservait l’avenir.
– 502 –
XI
La fièvre de l’or
C’est dans la matinée du 6 mars, que la découverte avait été
faite.
Quelques personnes, parmi lesquelles Edward Rhodes,
ayant projeté une partie de chasse, avaient quitté Libéria de
bonne heure en voiture et s’étaient rendues à une vingtaine de
kilomètres dans le Sud-Ouest, sur le revers occidental de la
presqu’île Hardy, au pied des montagnes, les Sentry Boxes, qui
la terminent. Là s’étendait une forêt profonde non encore ex-
ploitée, où se réfugiaient d’ordinaire les fauves de l’île Hoste,
des pumas et des jaguars qu’il convenait de détruire jusqu’au
dernier, car nombre de moutons avaient été leurs victimes.
Les chasseurs battirent la forêt ; ayant tué deux pumas
chemin faisant, ils atteignaient un ruisseau torrentueux qui dé-
limitait la lisière opposée, lorsqu’apparut un jaguar de grande
taille.
Edward Rhodes, l’estimant à bonne portée, lui envoya un
premier coup de fusil, qui l’atteignit au flanc gauche. Mais
l’animal n’avait pas été blessé mortellement. Après un rugisse-
ment de colère plutôt que de douleur, il fit un bond dans la di-
rection du torrent, rentra sous bois et disparut.
Pas si vite, cependant, qu’Edward Rhodes n’eût le temps de
tirer un second coup. La balle, manquant le but, alla frapper un
angle de roche. La pierre vola en éclats.
– 503 –
Peut-être les chasseurs eussent-ils alors quitté la place, si
un des éclats projetés ne fût tombé aux pieds d’Edward Rhodes,
qui, intrigué par l’aspect particulier de ce fragment de roche, le
ramassa et l’examina.
C’était un petit morceau de quartz, strié de veines caracté-
ristiques, dans lesquelles il lui fut facile de discerner des par-
celles d’or.
Edward Rhodes fut très ému de sa découverte. De l’or !… Il
y avait de l’or dans le sol de l’île Hoste ! Rien que cet éclat de
roche en témoignait.
Y a-t-il lieu, d’ailleurs, de s’en étonner ? N’a-t-on pas trou-
vé des filons du précieux métal autour de Punta-Arenas comme
à la Terre de Feu, en Patagonie comme en Magellanie ? N’est-ce
pas une chaîne d’or, cette gigantesque épine dorsale des deux
Amériques qui, sous le nom de Montagnes Rocheuses et de
Cordillère des Andes, va de l’Alaska au cap Horn, et dont, en
quatre siècles, on a extrait pour quarante-cinq milliards de
francs ?
Edward Rhodes avait compris l’importance de sa décou-
verte. Il aurait voulu la tenir secrète, n’en parler qu’à son père,
qui eût mis le Kaw-djer au courant. Mais il n’était pas seul à la
connaître. Ses compagnons de chasse avaient examiné le mor-
ceau de roche et avaient ramassé d’autres éclats qui tous ren-
fermaient de l’or.
Il ne fallait donc pas compter sur le secret, et, le jour
même, en effet, l’île entière savait qu’elle n’avait rien à envier
aux Klondyke, aux Transvaal, ni aux El Dorado. Ce fut la traînée
de poudre, dont la flamme courut en un instant de Libéria aux
autres bourgades.
– 504 –
Toutefois, dans cette saison, il ne pouvait être question de
tirer un parti quelconque de la découverte. Dans quelques jours,
on serait à l’équinoxe d’automne, et ce n’est pas sous le parallèle
de l’île Hoste qu’il est possible d’entreprendre des exploitations
de plein air aux approches de l’hiver. La trouvaille d’Edward
Rhodes n’eut donc et ne pouvait avoir aucune conséquence im-
médiate.
L’été s’acheva dans des conditions climatériques assez fa-
vorables. Cette année, la dixième depuis la fondation de la colo-
nie, avait eu le bénéfice d’une récolte exceptionnelle. D’autre
part, de nouvelles scieries s’étaient établies à l’intérieur de l’île,
les unes mues par la vapeur, les autres employant l’électricité
engendrée par les chutes des cours d’eau. Les pêcheries et les
fabriques de conserves avaient donné lieu à un trafic considé-
rable, et le chargement des navires, à l’entrée et à la sortie du
port, s’était chiffré par trente-deux mille sept cent soixante-
quinze tonnes.
Avec l’hiver, il fallut interrompre les travaux entrepris au
cap Horn pour l’érection du phare et la construction des salles
où devaient être installées les machines motrices et les dyna-
mos. Ces travaux avaient marché jusqu’alors d’une manière très
satisfaisante, malgré l’éloignement de l’île Horn, située à envi-
ron soixante-quinze kilomètres de la presqu’île Hardy, et
l’obligation de transporter le matériel à travers une mer semée
de récifs, que les tempêtes de l’hiver allaient rendre imprati-
cable.
Si la mauvaise saison amena, comme de coutume, nombre
de coups de vent et des tourmentes de grande violence, elle ne
provoqua pas de froids excessifs, et, même en juillet, la tempé-
rature ne dépassa pas dix degrés sous zéro.
Les habitants de Libéria ne redoutaient plus alors le froid
ni les intempéries, l’aisance générale ayant permis à toutes les
– 505 –
familles de s’installer confortablement. Il n’y avait pas de misère
sur l’île Hoste, et les crimes contre les personnes ou les proprié-
tés n’y avaient jamais troublé l’ordre public. On n’y connaissait
que de rares contestations civiles, transigées en général avant
même d’arriver au Tribunal.
Il semblait donc qu’aucun trouble n’eût menacé la colonie,
sans cette découverte d’un gisement aurifère, dont les consé-
quences, étant donné l’avidité humaine, pouvaient être extrê-
mement graves.
Le Kaw-djer ne s’y était pas trompé. La nouvelle lui avait
fait concevoir les plus sombres pronostics, et la réflexion les as-
sombrit encore. À la première réunion du Conseil, il ne cacha
pas ses craintes.
« Ainsi, dit-il, c’est au moment où notre œuvre est achevée,
lorsque nous n’avons plus qu’à recueillir le fruit de nos efforts,
que le hasard, un hasard maudit, jette parmi nous ce ferment de
troubles et de ruines…
– Notre ami va trop loin, intervint Harry Rhodes, qui con-
sidérait l’événement d’une manière moins pessimiste. Que la
découverte de l’or soit une cause de troubles, c’est possible,
mais de ruines !…
– Oui, de ruines, affirma le Kaw-djer avec force. La décou-
verte de l’or n’a jamais laissé que la ruine après elle !
– Cependant, objecta Harry Rhodes, l’or est une marchan-
dise comme une autre…
– La plus inutile.
– Du tout. La plus utile, puisqu’elle peut s’échanger contre
toutes les autres.
– 506 –
– Qu’importe, répliqua le Kaw-djer avec chaleur, si, pour
l’obtenir, il faut tout lui sacrifier ! Des chercheurs d’or,
l’immense majorité périt dans la misère. Quant à ceux qui réus-
sissent, la facilité de leur succès détruit à jamais leur jugement.
Ils prennent goût aux plaisirs aisément obtenus. Le superflu de-
vient pour eux le nécessaire, et, quand ils sont amollis par les
jouissances matérielles, ils deviennent incapables du moindre
effort. Ils se sont enrichis peut-être, au sens social du mot. Ils se
sont appauvris selon sa signification humaine, la vraie. Ce ne
sont plus des hommes.
– Je suis de l’avis du Kaw-djer, dit alors Germain Rivière.
Sans compter que, si on délaisse les champs, l’on ne remplacera
pas les récoltes perdues. C’est peu de choses que d’être riche
quand on crève de faim. Or, je crains bien que notre population
ne résiste pas à cette influence funeste. Qui sait si les cultiva-
teurs ne vont pas abandonner la campagne, et les ouvriers leur
travail, pour courir aux placers ?
– L’or !… l’or !… la soif de l’or ! répétait le Kaw-djer. Aucun
plus terrible fléau ne pouvait s’abattre sur notre pays. »
Harry Rhodes était ébranlé.
« En admettant que vous ayez raison, dit-il, il n’est pas en
notre pouvoir de conjurer ce fléau.
– Non ! mon cher Rhodes, répondit le Kaw-djer. Il est pos-
sible de lutter contre une épidémie, de l’enrayer. Mais à cette
fièvre de l’or, il n’y a pas de remède. C’est l’agent le plus destruc-
tif de toute organisation. En peut-on douter après ce qui s’est
passé dans les districts aurifères de l’Ancien ou du Nouveau
Monde, en Australie, en Californie, dans le Sud de l’Afrique ?
Les travaux utiles ont été abandonnés du jour au lendemain, les
colons ont déserté les champs et les villes, les familles se sont
– 507 –
dispersées sur les gisements. Quant à l’or extrait avec tant
d’avidité, on l’a stupidement dissipé, comme tout gain trop fa-
cile, en abominables folies, et il n’en est rien resté à ces malheu-
reux insensés. »
Le Kaw-djer parlait avec une animation qui montrait la
force de sa conviction et la vivacité de ses inquiétudes.
« Et non seulement il y a le danger du dedans, ajouta-t-il,
mais il y a le danger du dehors : tous ces aventuriers, tous ces
déclassés qui envahissent les pays aurifères, qui les troublent,
les bouleversent pour arracher de ses entrailles le métal maudit.
Il en accourt de tous les points du monde. C’est une avalanche
qui ne laisse que le néant après son passage. Ah ! pourquoi faut-
il que notre île soit menacée de pareils désastres !
– Ne pouvons-nous encore espérer ? demanda Harry
Rhodes très ému. Si la nouvelle ne s’ébruite pas, nous serons
préservés de cette invasion.
– Non, répondit le Kaw-djer, il est déjà trop tard pour em-
pêcher le mal. On ne se figure pas avec quelle rapidité le monde
entier apprend que des gisements aurifères viennent d’être dé-
couverts dans une contrée quelconque, si lointaine soit-elle. On
croirait vraiment que cela se transmet par l’air, que les vents
apportent cette peste si contagieuse que les meilleurs et les plus
sages en sont atteints et y succombent ! »
Le Conseil fut levé sans qu’aucune décision eût été arrêtée.
Et, en vérité, il n’y avait lieu d’en prendre aucune. Comme le
Kaw-djer l’avait dit avec raison, on ne lutte pas contre la fièvre
de l’or.
Rien, d’ailleurs, n’était perdu encore. Ne pouvait-il se faire,
en effet, que le gisement n’eût pas la richesse qu’on lui attribuait
de confiance, et que les parcelles d’or fussent disséminées dans
– 508 –
un état d’éparpillement tel que toute exploitation fût impos-
sible. Pour être fixé à ce sujet, il fallait attendre la disparition de
la neige qui, pendant l’hiver, recouvrait l’île de son manteau gla-
cé.
Au premier souffle du printemps, les craintes du Kaw-djer
commencèrent à se réaliser. Dès que le dégel fit son apparition,
les colons les plus entreprenants et les plus aventureux se trans-
formèrent en prospecteurs, quittèrent Libéria et partirent à la
chasse de l’or. Puisqu’il avait été trouvé au Golden Creek – ainsi
fut dénommé le petit ruisseau dont la balle malencontreuse
d’Edward Rhodes avait effleuré la berge – c’est là que se portè-
rent les plus impatients. Leur exemple fut suivi, malgré tous les
efforts du Kaw-djer et de ses amis, et les départs se multipliè-
rent rapidement. Dès le cinq novembre, plusieurs centaines
d’Hosteliens, en proie à l’idée fixe de l’or, s’étaient rués vers les
gisements et erraient dans les montagnes à la recherche d’un fi-
lon ou d’une poche riche en pépites.
L’exploitation des placers ne comporte pas de grandes dif-
ficultés en principe. S’il s’agit d’un filon, il suffit de le suivre en
attaquant la roche avec le pic, puis de concasser les morceaux
obtenus pour en extraire les parcelles de métal qu’ils renfer-
ment. C’est ainsi qu’on procède dans les mines du Transvaal.
Toutefois, suivre un filon, c’est bientôt dit. En pratique, ce-
la n’est pas fort aisé. Parfois les filons se brouillent et disparais-
sent, et ce n’est pas trop, pour les retrouver, de la science de
techniciens expérimentés. À tout le moins, ils s’enfoncent très
profondément dans les entrailles de la terre. Les suivre, cela re-
vient par conséquent à ouvrir une mine, avec toutes les sur-
prises et tous les dangers inhérents à ce genre d’entreprise.
D’autre part, le quartz est une roche d’une extrême dureté, et,
pour le concasser, on ne saurait se passer de machines coû-
teuses. Il en résulte que l’exploitation d’une mine d’or est inter-
dite aux travailleurs isolés, et que des sociétés puissantes dispo-
– 509 –
sant d’une abondante main-d’œuvre et de capitaux considé-
rables peuvent seules y trouver profit.
Aussi les chercheurs d’or, les prospecteurs, pour leur don-
ner le nom sous lequel on les désigne d’ordinaire, lorsqu’ils ont
eu la chance de découvrir un gisement, se contentent-ils de s’en
assurer la concession, qu’ils rétrocèdent le plus vite possible aux
banquiers et aux lanceurs d’affaires.
Ceux qui préfèrent, au contraire, exploiter pour leur propre
compte et avec leurs ressources personnelles, renoncent délibé-
rément à toute exploitation minière. Ils recherchent dans le voi-
sinage des roches aurifères, des terrains d’alluvion formés aux
dépens de ces roches par l’action séculaire des eaux. En délitant
la roche, l’eau – glace, pluie ou torrent – a nécessairement em-
porté avec elle les parcelles d’or qu’il est très facile d’isoler. Il
suffit d’un simple plat pour recueillir les sables, et d’un peu
d’eau pour les laver.
C’est bien entendu, avec cet outillage si rudimentaire
qu’opéraient les Hosteliens. Les premiers résultats furent assez
encourageants. En bordure du Golden Creek, sur une longueur
de plusieurs kilomètres et une largeur de deux ou trois cents
mètres, s’étendait une couche de boue de huit pieds de profon-
deur. À raison de neuf à dix plats par pied cube, la réserve était
donc abondante, car il était bien rare qu’un plat n’assurât pas au
moins quelques grains d’or. Les pépites, il est vrai, n’étaient
qu’à l’état de poussière, et ces placers n’en étaient pas à pro-
duire les centaines de millions que ses pareils ont donnés dans
d’autres régions. Tels quels, cependant, ils étaient assez riches
pour tourner la tête à de pauvres gens, qui jusqu’alors n’avaient
réussi à assurer leur subsistance qu’au prix d’un travail opi-
niâtre.
Il eût été de mauvaise administration de ne pas réglemen-
ter l’exploitation des placers. Le gisement était, en somme, une
– 510 –
propriété collective, et il appartenait à la collectivité de l’aliéner
au profit des individus. Quelles que fussent ses idées person-
nelles, le Kaw-djer en avait fait table rase, et, s’obligeant à con-
sidérer le problème sous le même angle que la généralité des
humains, il avait cherché la solution la plus utile, selon l’opinion
courante, au groupe social dont il était le chef. Au cours de
l’hiver, il avait eu à ce sujet de nombreuses conférences avec
Dick, qu’il associait de parti pris à toutes ses décisions. De leur
échange de vues, la conclusion fut qu’il importait d’atteindre un
triple but : limiter autant qu’on le pourrait le nombre des Hoste-
liens qui partiraient à la recherche de l’or, faire bénéficier
l’ensemble de la colonie des richesses arrachées à la terre, et en-
fin restreindre, repousser même si c’était réalisable, l’afflux des
étrangers peu recommandables qui allaient accourir de tous les
points du monde.
La loi qui fut affichée, à la fin de l’hiver, satisfaisait à ces
trois desiderata. Elle subordonnait d’abord le droit
d’exploitation à la délivrance préalable d’une concession, puis
elle fixait l’étendue maxima de ces concessions et édictait, à la
charge des preneurs, tant une indemnité d’acquisition que le
versement au profit de la collectivité du quart de leur extraction
métallique. Aux termes de cette loi, les concessions étaient ré-
servées exclusivement aux citoyens hosteliens, titre qui ne pour-
rait être acquis à l’avenir qu’après une année d’habitation effec-
tive et sur une décision conforme du gouverneur.
La loi promulguée, il restait à l’appliquer.
Dès le début, elle se heurta à de grandes difficultés. Indiffé-
rents aux dispositions qu’elle contenait en leur faveur, les colons
ne furent sensibles qu’aux obligations qu’elle leur imposait.
Quel besoin d’obtenir et de payer une concession, alors qu’on
n’avait qu’à la prendre ? Creuser la terre, laver les boues des ri-
vières, n’est-ce pas le droit de tout homme ? Pourquoi serait-on
contraint, pour exercer librement ce droit naturel, de verser une
– 511 –
fraction quelconque du produit de son travail à ceux qui n’y
avaient aucunement participé ? Ces idées, le Kaw-djer les parta-
geait au fond du cœur. Mais celui qui a assumé la mission re-
doutable de gouverner ses semblables doit savoir oublier ses
préférences personnelles et sacrifier, quand il le faut, les prin-
cipes dont il se croit le plus sûr aux nécessités de l’heure.
Or, cela sautait aux yeux, il était de première importance
qu’un encouragement fût donné aux colons les plus sages qui
auraient l’énergie de résister à la contagion et de rester appli-
qués à leur travail habituel, et le meilleur encouragement était
qu’ils fussent assurés d’avoir leur part, réduite assurément, mais
certaine, tout en demeurant chez eux.
La loi n’étant pas obéie de bonne grâce, on dut employer la
contrainte.
Le Kaw-djer ne disposait, à Libéria, que d’une cinquantaine
d’hommes formant le corps de la police permanente, mais neuf
cent cinquante autres Hosteliens figuraient sur une liste
d’appel, dont les plus anciens étaient éliminés à tour de rôle, à
mesure que des jeunes gens arrivés à l’âge d’homme venaient s’y
ajouter. Ainsi mille hommes armés pouvaient toujours être ra-
pidement réunis. Une convocation générale fut lancée.
Sept cent cinquante Hosteliens seulement y répondirent.
Les deux cents réfractaires étaient partis eux aussi pour les
mines, et battaient la campagne aux environs du Golden Creek.
Le Kaw-djer divisa en deux groupes les forces dont il dispo-
sait. Cinq cents hommes furent répartis le long des côtes, avec
mission de s’opposer au départ clandestin de l’or. Il se mit à la
tête des trois cents autres, qu’il fractionna en vingt escouades
sous les ordres de ceux dont il était le plus sûr, et se rendit avec
eux dans la région des placers.
– 512 –
La petite armée répressive fut disposée en travers de la
presqu’île, au pied des Sentry Boxes, et, de là, remonta vers le
Nord, en balayant tout devant elle. Les laveurs d’or rencontrés
au passage étaient impitoyablement repoussés, à moins qu’ils
ne consentissent à se mettre en règle.
Cette méthode obtint d’abord quelques succès. Certains fu-
rent contraints de payer à deniers comptants le droit
d’exploitation, et les limites du claim choisi par eux furent soi-
gneusement indiquées. D’autres, par contre – et c’était la majo-
rité – ne possédant pas la somme exigée pour la délivrance
d’une concession, durent renoncer à leur entreprise. Le nombre
des mineurs décrut sensiblement pour cette raison.
Mais bientôt la situation s’aggrava. Ceux qui n’avaient pu
obtenir une concession tournaient pendant la nuit les troupes
commandées par le Kaw-djer et revenaient s’établir en arrière
sur le bord du Golden Creek, précisément à l’endroit d’où l’on
venait de les chasser. En même temps, le mal se répandait
comme une marée montante. Excités par les trouvailles des
premiers prospecteurs, une deuxième série d’Hosteliens en-
traient en scène. D’après les nouvelles qui parvenaient au Kaw-
djer, l’île entière était attaquée par la contagion. Le mal n’était
plus localisé au Golden Creek, et d’innombrables chercheurs
d’or fouillaient les montagnes du centre et du Nord.
On s’était fait cette réflexion bien naturelle que les gise-
ments aurifères ne devaient pas, selon toute vraisemblance, se
rencontrer exclusivement dans cette plaine marécageuse située
à la base des Sentry Boxes. La présence de l’or sur l’île Hoste
étant démontrée, tout portait à croire qu’on en trouverait éga-
lement le long des autres cours d’eau dépendant du même sys-
tème orographique. On s’était donc mis en chasse de tous côtés,
de la pointe de la presqu’île Hardy et de l’extrémité de la pres-
qu’île Pasteur au Darwin Sound.
– 513 –
Quelques prospections ayant abouti à de petits succès, la
fièvre générale en fut augmentée, et la fascination de l’or devint
plus impérieuse encore. Ce fut une irrésistible folie qui, en
quelques semaines, vida Libéria, les bourgades et les fermes de
la plupart de leurs habitants. Hommes, femmes et enfants al-
laient travailler sur les placers. Quelques-uns s’enrichissaient en
découvrant une de ces poches où les pépites se sont accumulées
sous l’action des pluies torrentielles. Mais l’espoir
n’abandonnait pas ceux qui, pendant de longs jours, au prix de
mille fatigues, avaient travaillé en pure perte. Tous y courraient,
de la capitale, des bourgades, des champs, des pêcheries, des
usines et des comptoirs du littoral. Cet or, il semblait doué d’un
pouvoir magnétique, auquel la raison humaine n’avait pas la
force de résister. Bientôt, il ne resta plus à Libéria qu’une cen-
taine de colons, les derniers à demeurer fidèles à leurs familles
et à continuer leurs affaires bien éprouvées cependant par un tel
état de choses.
Quelque pénible, quelque désolant que soit cet aveu, il faut
bien reconnaître que, seuls de tous les habitants de l’île Hoste,
les Indiens qui s’y étaient fixés résistèrent à l’entraînement gé-
néral. Seuls, ils ne s’abandonnèrent pas à ces furieuses convoi-
tises. Que ceci soit à l’honneur de ces humbles Fuégiens, si plu-
sieurs pêcheries, si plusieurs établissements agricoles ne furent
pas entièrement délaissés, c’est que leur honnête nature les pré-
serva de la contagion. D’ailleurs, ces pauvres gens n’avaient pas
désappris d’écouter le Bienfaiteur, et la pensée ne leur venait
pas de payer en ingratitude les innombrables bienfaits qu’ils en
avaient reçus.
Les choses allèrent plus loin encore. Le moment arriva où
les équipages des navires en rade commencèrent à suivre le fu-
neste exemple qui leur était donné. Il y eut des désertions qui se
multiplièrent de jour en jour. Sans crier gare, les marins aban-
donnaient leurs bâtiments et s’enfonçaient dans l’intérieur, gri-
sés par l’affolant mirage de l’or. Les capitaines, effrayés par cet
– 514 –
émiettement de leurs équipages, s’empressèrent les uns après
les autres de quitter le Bourg-Neuf sans même attendre la fin de
leurs opérations de chargement ou de déchargement. Nul doute
qu’ils ne fissent connaître au dehors le danger qu’ils avaient
couru. L’île Hoste allait être mise ne quarantaine par toutes les
marines de la terre.
La contagion n’épargna même pas ceux dont le devoir était
de la combattre. Ce corps organisé par le Kaw-djer pour la sur-
veillance des côtes disparut aussitôt que formé. Des cinq cents
hommes qui le composaient, il n’y en eut pas vingt à rejoindre le
poste qui leur était assigné. En même temps, la troupe qu’il
commandait directement fondait comme un morceau de glace
au soleil. Il n’était pas de nuit que plusieurs fuyards ne missent
à profit. En quinze jours, elle fut réduite, de trois cents hommes,
à moins de cinquante.
En dépit de son indomptable énergie, le Kaw-djer fut alors
profondément découragé. À lui qui, poussé par une irrésistible
passion du bien, s’était rattaché à l’humanité après une si
longue rupture, voici qu’elle se dévoilait cyniquement et mon-
trait à nu tous ses défauts, toutes ses hontes, tous ses vices ! Ce
qu’il avait bâti avec tant de peine croulait en un instant, et,
parce que le hasard avait fait jaillir quelques parcelles d’or d’un
éclat de roche, les ruines allaient s’accumuler sur cette malheu-
reuse colonie.
Lutter, il ne le pouvait même plus. Les plus fidèles le quit-
taient comme les autres. Ce n’est pas avec la poignée d’hommes
dont il disposait encore, et qui l’abandonneraient peut-être de-
main, qu’il ramènerait à la raison une multitude égarée.
Le Kaw-djer revint à Libéria. Il n’y avait rien à faire.
Comme un torrent dévastateur, le fléau s’était répandu à travers
l’île et la ravageait tout entière. Il fallait attendre qu’il eût épuisé
sa violence.
– 515 –
On put croire un instant que ce moment était arrivé. Vers
la mi-décembre, quinze jours après le retour du Kaw-djer au
gouvernement, quelques rares Libériens commencèrent à rega-
gner la capitale. Les jours suivants, le mouvement s’accentua.
Pour un colon qui se mettait tardivement en campagne, deux
rentraient et reprenaient, l’oreille basse, leurs occupations anté-
rieures.
Deux causes motivaient ces revirements. En premier lieu,
le métier de prospecteur était moins facile à exercer qu’on ne
l’avait supposé. Briser la roche à coups de pic ou laver des sables
du matin au soir sont des besognes pénibles que l’espoir d’un
gain rapide permet seul de supporter. Or, il n’avait pas suffi de
se baisser pour ramasser des pépites, ainsi qu’on se l’était ima-
giné. Pour quelques-uns que leur heureuse étoile avait conduits
sur une poche, on en comptait des centaines auxquels le métier
de prospecteur, bien qu’infiniment plus dur que leur travail ha-
bituel, avait rapporté beaucoup moins. Sur la foi des racontars,
on avait attribué aux gisements une richesse incalculable. Il fal-
lait en rabattre. Qu’il y eût de l’or sur l’île Hoste, cela n’était pas
contestable, mais on ne l’y ramassait pas à la pelle, comme on
l’avait cru naïvement de prime abord. De là, pour certains co-
lons, un découragement d’autant plus rapide que les illusions
avaient été plus grandes.
D’autre part, le ralentissement des transactions commer-
ciales et l’arrêt presque total des exploitations agricoles com-
mençaient à produire leurs effets. Certes, on ne manquait en-
core de rien. Mais le prix de tous les objets de première nécessi-
té avait énormément augmenté. Seuls pouvaient s’en rire ceux à
qui la chasse à l’or avait été profitable. Ce renchérissement con-
courait, au contraire, à augmenter la misère des autres, pour qui
la trouvaille de quelques pépites de valeur n’avait pas compensé
la suppression des salaires habituels.
– 516 –
– 517 –
De là ces reculades, dont le nombre fut d’ailleurs restreint.
Elles se limitèrent aux plus faibles et aux plus pauvres, et, en
quelques jours, le mouvement s’arrêta.
Le Kaw-djer n’en éprouva pas de déception, parce qu’il ne
s’était jamais illusionné sur son ampleur. Loin de considérer la
crise comme près de s’apaiser, son regard clairvoyant décou-
vrait de nouveaux dangers dans les ténèbres de l’avenir. Non, la
crise n’était pas finie. Elle ne faisait que commencer, au con-
traire. Jusqu’ici, on n’avait eu à compter qu’avec les Hosteliens,
mais il n’en serait pas toujours ainsi. De toutes les contrées du
monde, la redoutable race des chercheurs d’or s’abattrait inévi-
tablement sur la malheureuse île, dès que ceux-ci connaîtraient
l’existence du nouveau champ ouvert à leur insatiable rapacité.
Ce fut le dix-sept janvier qu’en arriva au Bourg-Neuf le
premier convoi. Ils débarquèrent d’un steamer au nombre de
deux cents environ, deux cents hommes plus ou moins dégue-
nillés, d’aspect solide, l’air résolu, brutal et farouche. Quelques-
uns avaient de larges couteaux passés à la ceinture, mais de
tous, sans exception, le pantalon, si minable qu’il fût, compor-
tait une poche spéciale que gonflait la crosse d’un revolver. Ils
portaient sur l’épaule un pic et un sac où étaient incluses leurs
misérables nippes, et sur leur hanche gauche, une gourde, un
plat et une écuelle s’entrechoquaient avec un bruit de ferraille.
Le Kaw-djer les regarda tristement débarquer. Ces deux
cents aventuriers, c’était le premier tour de la chaîne dans la-
quelle l’île Hoste allait être garrottée.
À partir de ce jour, les arrivées se succédèrent à intervalles
rapprochés. Aussitôt débarqués, les chercheurs d’or, en gens
ayant l’habitude des formalités à remplir, se rendaient directe-
ment au gouvernement et s’enquéraient des prescriptions lé-
gales en vigueur. Ils s’accordaient unanimement à les trouver
exorbitantes. Remettant alors à régulariser leur situation, ils se
– 518 –
répandaient par la ville. Le petit nombre de ses habitants et les
informations qu’ils recueillaient habilement avaient tôt fait de
les convaincre de la faiblesse de l’Administration hostelienne.
C’est pourquoi ils se décidaient tous à passer outre à des lois
que bravaient impunément les Hosteliens eux-mêmes, et, après
avoir erré un ou deux jours dans les rues désertes de Libéria, ils
quittaient la ville et s’éloignaient sans autre formalité à la re-
cherche d’un claim.
Mais l’hiver vint, et, au même instant que les travaux mi-
niers étaient arrêtés, le flot des arrivants fut tari. Le 24 mars, le
dernier navire s’éloigna du Bourg-Neuf, où il avait débarqué son
contingent de prospecteurs. Plus de deux mille aventuriers fou-
laient à ce moment le sol de l’île.
Ce navire emportait, à de nombreux exemplaires, un décret
notifié par le gouvernement de l’île Hoste à tous les États du
globe. Le Kaw-djer, qui avait assisté à l’invasion avec une dou-
leur grandissante, faisait savoir urbi et orbi que, l’île Hoste
ayant une population surabondante, il serait mis obstacle, fût-ce
par la force, au débarquement de tout nouvel étranger.
Cette mesure serait-elle efficace ? L’avenir le dirait, mais,
en son for intérieur, le Kaw-djer en doutait. Trop puissante est
l’attirance de l’or sur certaines natures pour que rien ait le pou-
voir de les arrêter.
D’ailleurs, le mal était fait déjà. La révolte des Hosteliens
qui rejetaient toute discipline, l’inévitable misère à laquelle ils
étaient condamnés, l’invasion de cette tourbe d’aventuriers, de
ces gens de sac et de corde apportant avec eux tous les vices de
la terre, c’était un désastre.
À cela, que pouvait-on ? Rien. On ne pouvait que tempori-
ser et attendre des jours meilleurs, s’il en devait jamais naître.
Halg, Karroly, Hartlepool, Harry et Edward Rhodes, Dick, Ger-
– 519 –
main Rivière et une trentaine d’autres étaient seuls contre tous.
C’étaient les derniers fidèles, le bataillon sacré groupé autour du
Kaw-djer, qui assistait impuissant à la destruction de son
œuvre.
– 520 –
XII
L’île au pillage
Tel fut le premier acte du drame de l’or, qui devait, comme
une pièce bien charpentée, en comporter trois, correctement sé-
parés par les entractes des hivers.
Les déplorables événements qui avaient constitué la trame
de ce premier acte eurent forcément une immédiate répercus-
sion sur la vie jusque-là heureuse des Hosteliens. Un petit
nombre d’entre eux avaient disparu. Qu’étaient-ils devenus ? On
l’ignorait, mais tout portait à croire qu’ils avaient été victimes de
quelque rixe ou de quelque accident. Plusieurs familles étaient
donc en deuil d’un père, d’un fils, d’un frère ou d’un mari.
D’autre part, le bien-être jadis si universellement répandu
sur l’île Hoste était grandement diminué. Rien ne manquait en-
core, à vrai dire, de ce qui est essentiel ou seulement utile à la
vie, mais tout avait atteint des prix triples et quadruples de ceux
pratiqués antérieurement.
Les pauvres eurent à souffrir de cet état de choses. Les ef-
forts du Kaw-djer, qui s’ingéniait à leur procurer du travail,
n’obtenaient que peu de succès. L’arrêt presque complet des
transactions particulières incitait tout le monde à la prudence,
et personne n’osait rien entreprendre. Quant aux travaux exécu-
tés pour le compte de l’État, celui-ci, dont les caisses étaient
vides, ne pouvait plus les continuer. Ironique conséquence de la
découverte des mines, l’État manquait d’or depuis qu’on en
trouvait dans le sol en abondance.
– 521 –
Où s’en serait-il procuré ? Si quelques rares Hosteliens
s’étaient résignés à payer leur concession, pas un n’avait versé,
sur son extraction, la redevance fixée par la loi, et la misère gé-
nérale, en supprimant toute contribution des citoyens, avait tari
la source où s’alimentait jusqu’alors la caisse publique.
Quant aux fonds personnels du Kaw-djer, quelques jours
suffirent à les épuiser. Il les avait largement entamés au cours
de l’été, afin que les travaux du cap Horn ne fussent pas inter-
rompus, malgré les graves difficultés au milieu desquelles il se
débattait. Ce n’est pas sans mal qu’il y était parvenu. Pas plus
que les autres Hosteliens, la fièvre de l’or n’épargna les ouvriers
qu’on y employait. Les travaux subirent de ce chef un retard im-
portant. Au mois d’avril 1892, huit mois après le premier coup
de pioche, le gros œuvre arrivait à peine à la hauteur d’un pre-
mier étage, alors que, selon les prévisions du début, il eût dû
être entièrement achevé.
Parmi la vingtaine d’Hosteliens, pour qui le métier de
prospecteur avait eu des résultats favorables, figurait Kennedy,
l’ancien matelot du Jonathan, transformé en nabab par un heu-
reux coup de pic, et qui se faisait suffisamment remarquer pour
que sa chance ne fût ignorée de personne.
Combien possédait-il ? Personne n’en savait rien, et pas
même lui, peut-être, car il n’est pas certain qu’il fût capable de
compter, mais beaucoup en tout cas, à en juger par ses dé-
penses. Il semait l’or à pleines mains. Non pas l’or monnayé
ayant cours légal dans tous les pays civilisés, mais le métal en
pépites ou en paillettes dont il semblait abondamment pourvu.
Ses allures étaient ébouriffantes. Il pérorait avec autorité,
tranchait du milliardaire, et annonçait à qui voulait l’entendre
son intention de quitter prochainement une ville où il ne pou-
vait se procurer l’existence convenant à sa fortune.
– 522 –
Pas plus que l’importance de cette fortune, personne n’en
connaissait exactement l’origine, et personne n’aurait pu dire où
était situé le claim d’où elle avait été extraite. Quand on interro-
geait Kennedy à cet égard, il prenait des airs de mystère et rom-
pait les chiens sans donner de réponse précise. Pourtant, on
l’avait rencontré au cours de l’été. Des Libériens l’avaient aper-
çu, non pas travaillant d’une manière quelconque, mais en train
de se promener les mains dans les poches, tout simplement.
Ils n’avaient pu oublier cette rencontre, qui, pour plusieurs,
avait coïncidé avec un grand malheur qui leur était arrivé. Peu
d’heures ou peu de jours après qu’ils avaient vu Kennedy, l’or
arraché par eux à la terre en quantités parfois considérables leur
avait été volé sans qu’on découvrit le coupable. Quand les vic-
times se trouvèrent réunies, la régulière concordance des vols et
de la présence de Kennedy à proximité des endroits où ils
avaient été commis, les frappa nécessairement, et des soupçons
que n’étayait aucune preuve commencèrent à planer sur l’ancien
matelot.
Celui-ci ne s’en préoccupait guère, et se contentait de
l’admiration des gogos, dont la race est universelle. Ceux de Li-
béria se laissaient prendre à son verbiage, et son aplomb leur en
imposait. Bien que tout le monde connût Kennedy pour ce qu’il
valait, quelques-uns lui accordaient malgré tout une certaine
considération, il recrutait une clientèle et devenait une manière
de personnage.
Le Kaw-djer excédé se résolut à un acte d’autorité. Kenne-
dy et ses pareils se riaient aussi par trop ouvertement des lois.
Tant qu’il n’y avait pas eu moyen de faire autrement, on avait
subi leur révolte. On devait la réprimer, du moment qu’on en
possédait le pouvoir. Or, tous les colons, chassés par l’hiver,
étaient de nouveau groupés, et la plupart, n’ayant pas eu à se
louer de leur campagne de prospection, avaient été trop heureux
– 523 –
de reprendre leurs fonctions régulières. La milice notamment
était reconstituée, et les hommes qui la composaient sem-
blaient, pour l’instant tout au moins, animés du meilleur esprit.
Un matin, sans que rien eût averti les intéressés du coup
qui les menaçait, la police envahit le domicile de ceux des Libé-
riens qui faisaient plus spécialement étalage de leurs richesses,
et sous la direction d’Hartlepool, on y pratiqua des perquisitions
en règle. De l’or qui fut trouvé en leur possession, on confisqua
impitoyablement le quart, et, sur le surplus, on préleva encore
les deux cents pesos ou piastres argentines auxquelles le Kaw-
djer avait tarifé les concessions.
Kennedy ne se vantait pas à tort. C’est en effet chez lui que
fut faite la moisson la plus abondante. La valeur de l’or qu’on y
découvrit n’était pas inférieure à cent soixante-quinze mille
francs en monnaie française. C’est aussi chez lui qu’on se heurta
à la plus vive résistance. Pendant que l’on procédait à la visite
de son domicile, on dut tenir en respect l’ancien matelot, qui
écumait de rage et hurlait de furieuses imprécations.
« Tas de voleurs ! criait-il, en montrant le poing à Hartle-
pool.
– Parle toujours, mon garçon, répondit celui-ci, tout en
continuant sa perquisition sans s’émouvoir autrement.
– Vous me le paierez ! menaça Kennedy que le sang-froid
de son ancien chef exaspérait plus encore.
– Eh ! Eh ! il me semble que c’est toi qui paies, pour
l’instant, railla impitoyablement Hartlepool.
– On se reverra !
– Quand tu voudras. Le plus tard possible à mon goût.
– 524 –
– Voleur !… cria Kennedy au paroxysme de la colère.
– Tu te trompes, répliqua Hartlepool d’un ton bonhomme,
et la preuve en est que, sur tes cinquante-trois kilos d’or, je ne
prends que treize kilos deux cent cinquante grammes exacte-
ment, soit le quart, plus la valeur des deux cents piastres que tu
sais. Il va de soi que, pour ton argent…
– Misérable !…
– Tu as droit à une concession en règle.
– Brigand !…
– Tu n’as qu’à nous dire où est ton claim.
– Bandit !…
– Tu ne veux pas ?…
– Canaille !…
– À ton aise, mon garçon ! » conclut Hartlepool en mettant
fin à cette scène.
Tout compte fait, les perquisitions rapportèrent au trésor
près de trente-sept kilos d’or, représentant en monnaie fran-
çaise une valeur d’environ cent vingt-deux mille francs. En
échange, des concessions régulières furent délivrées. Seul Ken-
nedy n’eut même pas cet avantage, en raison de son obstination
à ne pas désigner l’emplacement du claim où il avait fait une si
belle récolte.
La somme ainsi recueillie fut placée dans la caisse de l’État.
Quand, au printemps, les relations seraient reprises avec le
– 525 –
reste du monde, on l’échangerait contre des espèces ayant
cours. En attendant, le Kaw-djer, ayant largement publié le ré-
sultat des perquisitions, créa pour une somme égale du papier-
monnaie auquel on accorda toute confiance, ce qui lui permit de
soulager bien des misères.
L’hiver s’écoula vaille que vaille, et l’on atteignit le prin-
temps. Aussitôt, les mêmes causes produisirent les mêmes ef-
fets. Comme l’année précédente, Libéria fut désertée. La leçon
n’était pas suffisante. On se ruait à la conquête de l’or, avec plus
de frénésie encore peut-être, comme ces joueurs aux trois
quarts ruinés qui jettent sur le tapis leurs derniers sous dans
l’espoir absurde de se refaire.
Kennedy fut un des premiers à partir. Ayant mis bien à
l’abri l’or qui lui restait, il disparut un matin, en route sans
doute vers le claim mystérieux dont il s’était obstiné à ne pas ré-
véler l’emplacement. Ceux qui s’étaient promis de le suivre en
furent pour leurs frais.
La milice elle-même, cette garde si dévouée et si fidèle tant
qu’avait duré la mauvaise saison, fondit de nouveau avec la
neige, et, réduit au seul secours de ses amis les plus proches, le
Kaw-djer dut assister en spectateur au second acte du drame.
Les scènes, toutefois, s’en déroulèrent plus rapidement que
celles du premier. Moins de huit jours après leur départ,
quelques Libériens commencèrent déjà à revenir, puis les re-
tours se succédèrent selon une progression accélérée. La milice
se reconstitua pour la deuxième fois. Les hommes reprenaient
en silence le poste qu’ils avaient abandonné, sans que le Kaw-
djer leur fît aucune observation. Ce n’était pas le moment de se
montrer sévère.
Tous les renseignements concordaient à établir que la si-
tuation se modifiait d’une manière identique dans l’intérieur.
– 526 –
Les fermes, les usines, les comptoirs se repeuplaient. Le mou-
vement était général comme la cause qui le motivait.
Les chercheurs d’or avaient trouvé, en effet, une situation
tout autre que celle de l’année précédente. Alors, ils étaient
entre Hosteliens. Maintenant, l’élément étranger était entré en
scène et il fallait compter avec lui. Et quels étrangers ! Le rebut
de l’humanité. Des êtres frustes, demi-brutes, habitués à la dure
et ne craignant ni la souffrance ni la mort, impitoyables pour
eux-mêmes et pour autrui. Il fallait se battre, pour la possession
des claims, contre ces hommes avides qui s’étaient assuré les
meilleures places dès le début de la saison. Après une lutte plus
ou moins longue selon les caractères, la plupart des Hosteliens y
avaient renoncé.
Il était temps que ce renfort arrivât. L’invasion commencée
à la fin de l’été précédent avait déjà repris d’une manière beau-
coup plus intense. Chaque semaine, deux ou trois steamers
amenaient leur cargaison de prospecteurs étrangers. Le Kaw-
djer avait vainement tenté de s’opposer à leur débarquement.
Les aventuriers passant outre à une interdiction que la force
n’appuyait pas, débarquaient malgré lui et sillonnaient Libéria
de leurs bandes bruyantes avant de se mettre en route pour les
placers.
Les navires affectés au transport des chercheurs d’or
étaient presque les seuls qu’on aperçût au port du Bourg-Neuf.
Que fussent venus faire les autres, en effet ? Les affaires étaient
complètement arrêtées. Ils n’eussent pas trouvé à charger. Les
stocks de bois de construction et de fourrures avaient été épui-
sés dès la première semaine. Quant au bétail, aux céréales et
aux conserves, le Kaw-djer s’était énergiquement opposé à leur
exportation qui eût réduit la population à toutes les horreurs de
la famine.
– 527 –
Dès que le Kaw-djer put disposer de deux cents hommes,
les envahisseurs de l’île eurent la partie moins belle. Lorsque
– 528 –
deux cents baïonnettes appuyèrent les arrêtés du gouverneur,
ces arrêtés devinrent du coup respectables et furent respectés.
Après avoir essayé vainement d’en faire fléchir la rigueur, les
steamers durent reprendre le large avec la détestable cargaison
qu’ils avaient apportée.
Mais, ainsi qu’on ne tarda pas à le savoir, leur retraite
n’était qu’une ruse. Obligés de céder devant la force, les navires
s’élevaient le long de la côte orientale ou occidentale de l’île, et,
profitant de l’abri d’une crique, ils débarquaient leur charge-
ment humain en pleine campagne, à l’aide de leurs embarca-
tions. Les brigades volantes que l’on créa pour la surveillance du
littoral ne servirent à rien. Elles furent débordées. Ceux qui vou-
laient mettre pied sur l’île réussissaient toujours à y atterrir, et
le flot des aventuriers ne cessa de grossir.
Le désordre atteignait au comble dans l’intérieur. Ce
n’étaient qu’orgies et plaisirs crapuleux, coupés de disputes,
voire de batailles sanglantes au revolver ou au couteau. Comme
les cadavres attirent les hyènes et les vautours des confins de
l’horizon, ces milliers d’aventuriers avaient attiré toute une po-
pulation plus dégradée encore. Ceux qui composaient cette se-
conde série d’immigrés ne songeaient pas à trimer à la re-
cherche de l’or. Leurs mines, leurs claims, c’étaient les chas-
seurs d’or eux-mêmes, d’une exploitation infiniment plus aisée.
Sur tous les points de l’île, à l’exception de Libéria où l’on n’eût
pas osé braver si ouvertement le Kaw-djer, les cabarets et les
tripots pullulaient. On y trouvait jusqu’à des music-halls de bas
étage, élevés en pleine campagne à l’aide de quelques planches,
où de malheureuses femmes charmaient les mineurs ivres de
leurs voix éraillées et de leurs grossiers refrains. Dans ces tri-
pots, dans ces music-halls, dans ces cabarets, l’alcool, ce généra-
teur de toutes les hontes, ruisselait et coulait à pleins bords.
En dépit de si grandes tristesses, le Kaw-djer ne perdait pas
courage. Ferme à son poste, contre autour duquel on se réuni-
– 529 –
rait quand, la tourmente passée, il s’agirait de reconstruire, il
s’ingéniait à reconquérir la confiance des Hosteliens, qui, len-
tement, mais sûrement, revenaient à la raison. Rien ne semblait
avoir de prise sur lui, et, volontairement aveugle aux défections,
il continuait imperturbablement son métier de gouverneur. Il
n’avait même pas négligé la construction du phare qui lui tenait
si fort à cœur. Par son ordre, Dick fit, au cours de l’été, un
voyage d’inspection à l’île Horn. Malgré tout, les travaux, assu-
rément ralentis, n’avaient pas été arrêtés un seul jour. À la fin
de l’été, le gros œuvre serait terminé et les machines seraient en
place. Un mois suffirait alors pour mener à bien le montage.
Vers le 15 décembre la moitié des Hosteliens étaient ren-
trés dans le devoir, tandis que s’exaspérait encore l’infernal sab-
bat de l’intérieur. Ce fut à cette époque que le Kaw-djer reçut
une visite inattendue dont les conséquences devaient être des
plus heureuses. Deux hommes, un Anglais et un Français, arri-
vés par le même bateau, se présentèrent ensemble au gouver-
nement. Immédiatement admis près du Kaw-djer, ils déclinè-
rent leurs noms, Maurice Reynaud, pour le Français, Alexander
Smith, pour l’Anglais, et, sans paroles superflues, firent con-
naître qu’ils désiraient obtenir une concession.
Le Kaw-djer sourit amèrement.
« Permettez-moi de vous demander, Messieurs, dit-il, si
vous êtes au courant de ce qui se passe en ce moment sur l’île
Hoste ?
– Oui, répondit le Français.
– Mais nous préférons tout de même être en règle », ache-
va l’Anglais.
Le Kaw-djer considéra plus attentivement ses interlocu-
teurs. De races différentes, ils avaient entre eux quelque chose
– 530 –
de commun : cet air de famille des hommes d’action. Tous deux
étaient jeunes, trente ans à peine. Ils avaient les épaules larges,
le sang à fleur de peau. Leur front, que découvraient des che-
veux taillés en brosse, dénotait l’intelligence, et leur menton
saillant une énergie qui eût confiné à la dureté si le regard très
droit de leurs yeux bleus ne l’avait adouci.
Pour la première fois, le Kaw-djer avait devant lui des cher-
cheurs d’or sympathiques.
« Ah ! vous savez cela, dit-il. Vous ne faites qu’arriver, je
crois, cependant.
– C’est-à-dire que nous revenons, expliqua Maurice Rey-
naud. L’année dernière, nous avons déjà passé quelques jours
ici. Nous n’en sommes repartis qu’après avoir prospecté et re-
connu l’emplacement que nous désirons exploiter.
– Ensemble ? demanda le Kaw-djer.
– Ensemble », répondit Alexander Smith.
Le Kaw-djer reprit, avec une expression de regret qui
n’était pas feinte :
« Puisque vous êtes si bien renseignés, vous devez égale-
ment savoir que je ne puis vous donner satisfaction, la loi que
vous désirez respecter réservant toute concession aux citoyens
hosteliens.
– Pour les claims, objecta Maurice Reynaud.
– Eh bien ? interrogea le Kaw-djer.
– Il s’agit d’une mine, expliqua Alexander Smith. La loi est
muette sur ce point.
– 531 –
– En effet, reconnut le Kaw-djer, mais une mine est une
lourde entreprise, qui exige d’importants capitaux…
– Nous les possédons, interrompit Alexander Smith. Nous
ne sommes partis que pour nous les procurer.
– Et c’est chose faite, dit Maurice Reynaud. Nous représen-
tons ici la Franco-English Gold Mining Company, dont mon
camarade Smith est l’ingénieur en chef, et dont je suis le direc-
teur, société constituée à Londres le 10 septembre dernier, au
capital de quarante mille livres sterling, sur lesquelles moitié
représentent notre apport, et vingt mille livres le working-
capital. Si nous traitons, comme je n’en doute pas, le steamer
qui nous a amenés emportera nos commandes. Avant huit jours,
les travaux seront commencés, dans un mois nous aurons les
premières machines, et dès l’année prochaine notre outillage se-
ra au complet. »
Le Kaw-djer très intéressé par l’offre qui lui était faite, ré-
fléchissait à la manière dont il devait l’accueillir. Il y avait du
pour et du contre. Ces jeunes gens lui plaisaient. Il était enchan-
té de leur caractère décidé et de leur aspect de saine franchise.
Mais permettre à une société franco-anglaise de s’implanter
dans l’île Hoste et de s’y créer des intérêts considérables, n’était-
ce pas ouvrir la porte à de futures complications internatio-
nales ? La France et l’Angleterre, sous prétexte de soutenir leurs
nationaux, n’auraient-elles pas un jour la tentation de s’ingérer
dans l’administration intérieure de l’île ? Le Kaw-djer, en fin de
compte, se résolut à donner une réponse affirmative. La propo-
sition était trop sérieuse pour être rejetée, et, puisque la maladie
de l’or était désormais inévitable, mieux valait, au lieu de la lais-
ser éparse à travers tout le territoire, la localiser dans quelques
foyers faciles à surveiller, en divisant au besoin tous les gise-
ments entre un petit nombre de sociétés importantes.
– 532 –
« J’accepte, dit-il. Toutefois, puisqu’il s’agit de travaux en
profondeur, j’estime que les conditions prévues pour des con-
cessions de claims doivent être modifiées.
– Comme il vous plaira, répondit Maurice Reynaud.
– Il y a lieu de fixer un prix à l’hectare.
– Soit !
– Cent piastres argentines par exemple.
– C’est entendu.
– Quelle serait l’étendue de votre concession ?
– Cent hectares.
– Ce serait donc dix mille piastres.
– Les voici, dit Maurice Reynaud en libellant rapidement
un chèque.
– Par contre, reprit le Kaw-djer, on pourrait, en raison des
frais qui seront plus élevés que pour une exploitation de surface,
abaisser le taux de notre participation à votre extraction. Je
vous propose vingt pour cent.
– Nous acceptons, déclara Alexander Smith.
– Nous sommes donc d’accord ?
– Sur tous les points.
– Il est de mon devoir de vous prévenir, ajouta le Kaw-djer,
que, pendant un certain temps tout au moins, l’État hostelien
– 533 –
est dans l’impossibilité de vous garantir la libre disposition de la
concession qu’il vous accorde et de protéger efficacement vos
personnes. »
Les deux jeunes gens sourirent avec assurance.
« Nous saurons nous protéger nous-mêmes », répondit
tranquillement Maurice Reynaud.
La concession signée, le titre en fut remis aux deux amis,
qui prirent aussitôt congé. Trois heures plus tard, ils avaient
quitté Libéria, en route pour l’extrémité occidentale de la chaîne
médiane de l’île, où se trouvait leur concession.
Loin de s’apaiser, l’anarchie de l’intérieur ne fit que
s’accroître à mesure que l’été s’avançait. L’exagération s’en mê-
lant, les imaginations se montant dans l’Ancien et dans le Nou-
veau Monde, on y regardait l’île Hoste comme une poche ex-
traordinaire, comme une île en or. Aussi les prospecteurs af-
fluaient-ils. Repoussés du port, ils filtraient par toutes les baies
de la côte. Dans les derniers jours de janvier, le Kaw-djer, s’en
référant aux renseignements qui lui arrivaient de divers côtés,
ne put évaluer à moins de vingt mille le nombre des étrangers
entassés sur quelques points où ils finiraient par s’entre-
dévorer. Que n’avait-on pas à redouter de ces forcenés déjà en
lutte sanglante pour la possession des claims, lorsque la famine
les jetterait les uns sur les autres !
Ce fut vers cette époque que le désordre atteignit son
maximum. Dans cette foule sans frein, il se déroula de véri-
tables scènes de sauvagerie dont plusieurs Hosteliens furent les
victimes. Dès que la nouvelle lui en parvint, le Kaw-djer se ren-
dit courageusement aux placers et se lança au milieu de cette
tourbe. Tous ses efforts furent inutiles, et son intervention faillit
même tourner très mal pour lui. On le repoussa, on le menaça,
et peu s’en fallut qu’elle ne lui coûtât la vie.
– 534 –
Elle eut par contre un résultat auquel il était loin de
s’attendre. La foule hétérogène des aventuriers comprenait des
gens, non seulement de toutes les races du monde, mais aussi
de toutes les conditions. Semblables dans leur déchéance ac-
tuelle, ils étaient au contraire fort différents par leurs origines.
Si la plupart sortaient du ruisseau et de ces repaires où se ter-
rent entre deux crimes les bandits des grandes villes, quelques-
uns étaient nés dans de plus hautes sphères sociales. Plusieurs,
même, portaient des noms connus et avaient possédé une for-
tune considérable, avant de rouler dans l’abîme, ruinés, désho-
norés, avilis par la débauche et par l’alcool.
Certains de ces derniers, on ne sut jamais lesquels, recon-
nurent le Kaw-djer, comme l’avait autrefois reconnu le com-
mandant du Ribarto, mais avec plus d’assurance que le capi-
taine chilien qui s’en référait uniquement à une photographie
déjà ancienne. Eux, au contraire, ils avaient vu le Kaw-djer en
chair et en os au cours de leurs pérégrinations à travers le
monde, et, quelle que fût la longueur du temps écoulé, ils ne
pouvaient s’y tromper, car celui-ci occupait alors une situation
trop en évidence pour que ses traits ne se fussent pas gravés
dans leur mémoire. Son nom courut aussitôt de bouche en
bouche.
C’était un illustre nom qu’on lui attribuait, et disons-le tout
de suite, on le lui attribuait justement.
Descendant de la famille régnante d’un puissant empire du
Nord, voué par sa naissance à commander en maître, le Kaw-
djer avait grandi sur les marches d’un trône. Mais le sort, qui se
complaît parfois à ces ironies, avait donné à ce fils des Césars
l’âme d’un Saint-Vincent de Paul anarchiste. Dès qu’il eut l’âge
d’homme, sa situation privilégiée fut pour lui une source, non
de bonheur, mais de souffrance. Les misères dont il était entou-
ré l’obscurcirent à ses yeux. Ces misères, il s’efforça d’abord de
– 535 –
les soulager. Il dut reconnaître bientôt qu’une telle entreprise
excédait son pouvoir. Ni sa fortune, bien qu’elle fût immense, ni
la durée de sa vie n’eussent suffi à atténuer seulement la cent-
millionième partie du malheur humain. Pour s’étourdir, pour
endormir la douleur que lui causait le sentiment de son impuis-
sance, il se jeta dans la Science, comme d’autres se seraient jetés
dans le plaisir. Mais, devenu médecin, ingénieur, sociologue de
haute valeur, son savoir ne lui donna pas davantage le moyen
d’assurer à tous l’égalité dans le bonheur. De déception en dé-
ception, il perdit peu à peu son clair jugement. Prenant l’effet
pour la cause, au lieu de considérer les hommes comme des vic-
times luttant en aveugles à travers les siècles contre la matière
impitoyable, et faisant, après tout, de leur mieux, il en vint à
rendre responsables de leur malheur les diverses formes
d’association auxquelles les collectivités se sont résignées, faute
d’en connaître de meilleures. La haine profonde qu’il en conçut
contre toutes ces institutions, toutes ces organisations sociales
qui, d’après lui, créaient la pérennité du mal, lui rendit impos-
sible de continuer à subir leurs lois détestées.
Pour s’en affranchir, il ne vit pas d’autre moyen que de se
retrancher volontairement des vivants. Sans prévenir personne,
il était donc parti un beau jour, abandonnant son rang et ses
biens, et il avait parcouru le monde jusqu’au moment où s’était
rencontrée une région, la seule peut-être, où régnât une indé-
pendance absolue. C’est ainsi qu’il avait échoué en Magellanie,
où, depuis six ans, il prodiguait sans mesure aux plus déshérités
des humains, lorsque l’accord chilo-argentin, puis le naufrage
du Jonathan étaient venus troubler son existence.
Ces disparitions princières, causées par des motifs, sinon
identiques, du moins analogues à ceux qui avaient déterminé le
Kaw-djer, ne sont pas absolument rares. Tout le monde a dans
la mémoire le nom de plusieurs de ces princes, d’autant plus cé-
lèbres – tant leur renoncement a semblé prodigieux ! – qu’ils
ont avec plus de passion cherché à s’effacer. Il en est qui ont
– 536 –
embrassé une profession active et l’ont exercée comme le com-
mun des mortels. D’autres se sont confinés dans l’obscurité
d’une vie bourgeoise. Un autre de ces grands seigneurs revenus
des vanités d’ici-bas s’est consacré à la Science et a produit de
nombreux et magnifiques ouvrages qui sont universellement
admirés. Du Kaw-djer, qui avait fait de l’altruisme le pôle et la
raison d’être de sa vie, la part n’était pas assurément la moins
belle.
Une seule fois, au moment où il avait pris le gouvernement
de la colonie, il avait consenti à se souvenir de sa grandeur pas-
sée. Il connaissait assez l’esprit des lois humaines pour savoir
quelles conséquences avait eues son départ. Si elles s’occupent
assez peu des personnes, ces lois sont fort attentives à la conser-
vation des biens qu’elles protègent avec sollicitude. C’est pour-
quoi, alors même qu’on l’aurait profondément oublié, il n’y avait
pas lieu de douter que sa fortune n’eût été scrupuleusement
respectée. Une partie de cette fortune pouvant être alors d’un
puissant secours, il avait passé outre à ses répugnances en dé-
voilant sa véritable personnalité à Harry Rhodes, et celui-ci,
muni de ses instructions, était parti à la recherche de cet or que
l’île Hoste rendait maintenant avec une si déplorable abon-
dance.
L’effet produit sur les Hosteliens et sur les aventuriers par
la divulgation du nom du Kaw-djer fut diamétralement opposé.
Ni les uns ni les autres ne virent juste, d’ailleurs, et par tous le
côté sublime de ce grand caractère fut également méconnu.
Les prospecteurs étrangers, vieux routiers qui avaient par-
couru la Terre en tous sens et s’étaient trop frottés à tous les
mondes pour être épatés, comme on dit, par les distinctions so-
ciales, détestèrent plus encore celui qu’ils considéraient comme
leur ennemi. Pas étonnant qu’il inventât des lois si dures aux
pauvres gens. C’était un aristocrate. Cela expliquait tout à leurs
yeux.
– 537 –
Les Hosteliens, au contraire, ne restèrent pas insensibles à
la gloire d’être gouvernés par un chef de si haut lignage. Leur
vanité en fut agréablement flattée, et l’autorité du Kaw-djer en
bénéficia.
Celui-ci était revenu à Libéria désespéré, écœuré des abo-
minations qu’il avait constatées, à ce point que, dans son entou-
rage, on se prit à envisager l’éventualité d’un abandon de l’île
Hoste. Toutefois, avant d’en arriver à cette extrémité, Harry
Rhodes agita la question de recourir au Chili. Peut-être conve-
nait-il de tenter cette suprême chance de salut.
« Le gouvernement chilien ne nous abandonnera pas, fit-il
observer. Il est de son intérêt que la colonie retrouve sa tran-
quillité.
– Un appel à l’étranger ! s’écria le Kaw-djer.
– Il suffirait, reprit Harry Rhodes, qu’un des navires de
Punta-Arenas vînt croiser en vue de l’île. Il n’en faudrait pas
plus pour mettre ces misérables à la raison.
– Que Karroly parte pour Punta-Arenas, dit Hartlepool, et
avant quinze jours…
– Non, interrompit le Kaw-djer d’un ton sans réplique. Dût
la nation hostelienne périr, jamais une pareille démarche ne se-
ra faite de mon consentement. Mais, d’ailleurs, tout n’est pas
perdu encore. Avec du courage, nous nous sauverons, comme
nous nous sommes faits, nous-mêmes ? »
Devant une volonté si nettement exprimée, il n’y avait qu’à
s’incliner.
– 538 –
Quelques jours plus tard, comme pour justifier cette éner-
gie que rien ne pouvait abattre, un courant de réaction beau-
coup plus important que les précédents se dessina parmi les
Hosteliens. C’est qu’aussi la situation devenait impossible sur
les placers. En compétition avec des aventuriers sans scrupule,
qui considéraient un coup de couteau comme un très naturel
argument de discussion, la partie pour eux était trop inégale. Ils
renonçaient donc à la lutte, et venaient se réfugier près d’un
chef à qui ils n’étaient pas loin d’attribuer un pouvoir sans li-
mites, depuis qu’ils en connaissaient le véritable nom. En
quelques jours, tant à Libéria que dans le reste de l’île, tout le
monde eut repris sa situation antérieure.
Parmi ceux qui revenaient, on eût vainement cherché Ken-
nedy, demeuré sur les placers avec les aventuriers ses pareils.
De mauvais bruits continuaient à courir sur l’ancien matelot.
Comme l’année précédente, personne ne l’avait vu laver ni
prospecter pour son compte, et sa présence avait encore coïnci-
dé à plusieurs reprises avec des vols, et même, par deux fois,
avec des assassinats ayant le vol pour mobile. De ces racontars à
une accusation franche, il n’y avait qu’un pas.
Ce pas, on ne pouvait, pour l’instant tout au moins, espérer
le franchir. Dans ce pays troublé, toute enquête eût été impos-
sible. Que les bruits fussent fondés ou non, il fallait renoncer à
les tirer au clair.
La nature du Kaw-djer était trop haute pour connaître la
rancune. Mais, quand bien même il en eût été capable, l’aspect
des colons eût suffi à la dissiper. Ils revenaient déchus, dans un
état de misère et d’épuisement lamentables. Dans cette popula-
tion nomade, qui avait ramassé les germes morbides de tous les
ciels, et qui grouillait sur les placers, presque sans abri, exposée
aux intempéries d’un climat souvent orageux en été, respirant
l’air des marécages dont elle remuait les boues malsaines, la
maladie s’était déchaînée avec rage. Les Libériens regagnaient
– 539 –
leur ville, amaigris, tremblants de fièvre, et, durant un long
mois, le Dr Arvidson ne suffisant pas à la tâche, le Kaw-djer fut
plutôt médecin que gouverneur.
Malgré tout, cependant un grand espoir le transportait.
Cette fois, il avait conscience que son peuple lui était rendu. Il le
sentait vibrant dans sa main, accablé de ses fautes et frémissant
du désir de se les faire pardonner. Encore un peu de patience, et
il disposerait de la force nécessaire pour lutter contre le cancer
immonde qui s’était attaqué à son œuvre.
Vers la fin de l’été, l’île Hoste était en fait divisée en deux
zones bien distinctes. Dans l’une, la plus grande, cinq mille Hos-
teliens, hommes, femmes et enfants, revenus à leur vie normale
et reprenant peu à peu leurs occupations régulières. Dans
l’autre, sur quelques espaces étroits autour des terrains auri-
fères, vingt mille aventuriers, prêts à tout, et dont l’impunité ac-
croissait l’audace. Ils osaient maintenant venir à Libéria et trai-
taient la ville en pays conquis. Ils parcouraient insolemment les
rues, la tête haute, en faisant résonner leurs talons, et
s’appropriaient sans scrupule où ils le trouvaient ce qui était à
leur convenance. Si l’intéressé protestait, ils répondaient par
des coups.
Mais le jour vint enfin où le Kaw-djer, se sentant assez fort
pour entamer la lutte, se résolut à faire un exemple. Ce jour-là,
les chercheurs d’or qui s’aventurèrent dans Libéria furent ap-
préhendés et incarcérés, sans autre forme de procès, dans
l’unique steamer qui se trouvât alors au Bourg-Neuf, et que le
Kaw-djer affréta dans ce but. L’opération fut renouvelée les
jours suivants, si bien que, le 15 mars, au moment où le steamer
appareilla, il emportait plus de cinq cents de ces passagers invo-
lontaires solidement bouclés à fond de cale.
– 540 –
Ces expulsions sommaires eurent leur écho dans l’intérieur
et y déchaînèrent de furieuses colères. D’après les nouvelles
qu’on en recevait, toute la région aurifère était en fermentation,
– 541 –
et on devait s’attendre à une révolte générale. Déjà, il n’y avait
plus de sécurité dans aucune partie de l’île. Signes prémoni-
toires des crimes collectifs, les crimes individuels se multi-
pliaient. Des fermes étaient pillées, des têtes de bétail enlevées.
Coup sur coup, à vingt kilomètres de Libéria, trois assassinats
furent commis. Puis on apprit que les prospecteurs étrangers se
concertaient, qu’ils tenaient des meetings, que, devant des mil-
liers d’auditeurs, des discours d’une incroyable violence étaient
prononcés. Les orateurs ne parlaient de rien moins que de mar-
cher sur la capitale et de la détruire de fond en comble. Or, pour
les esprits clairvoyants, cela était peu de chose encore. Bientôt
les vivres allaient manquer. Quand la faim tenaillerait les en-
trailles de cette populace en délire, sa rage serait décuplée. Il
fallait s’attendre au pire…
Soudain tout s’apaisa. L’hiver était revenu, glaçant l’âme
tumultueuse des hommes. Et, du ciel gris, tout ouaté de neige,
l’avalanche implacable des flocons tombait, comme un rideau,
sur le deuxième acte du drame.
– 542 –
XIII
Une « journée »
Non seulement l’égarement des Hosteliens avait presque
entièrement supprimé la production de l’île, mais encore une
population quintuplée devait vivre sur les stocks à peu près
épuisés. Aussi la misère fut-elle atroce pendant l’hiver de 1893.
Les cinq mois qu’il dura, le Kaw-djer accomplit une tâche for-
midable. Il lui fallut résoudre au jour le jour des difficultés sans
cesse renaissantes, venir au secours des affamés, soigner les in-
nombrables malades, être, en un mot, partout à la fois. En cons-
tatant cette indomptable énergie et ce dévouement inaltérable,
les Libériens furent frappés d’admiration et écrasés de remords.
Voilà comment se vengeait celui qui avait renoncé, on le savait
maintenant, à une si merveilleuse existence pour partager leur
vie de misère, et qu’ils avaient pourtant si lâchement renié !
Malgré tous les efforts du Kaw-djer, c’est à grand-peine
qu’on put se procurer le strict nécessaire à Libéria. Que devait-
ce être dans les campagnes ? Que devait-ce être surtout aux pla-
cers, où s’entassaient des milliers d’hommes qui n’avaient sû-
rement pris aucune mesure pour combattre un climat dont ils
ignoraient les rigueurs ?
Il était trop tard pour réparer leur imprévoyance. Ils
étaient bloqués par les neiges et ne pouvaient plus compter que
sur les ressources de leurs alentours les plus proches. Ces res-
sources, tant de bouches affamées les auraient épuisées en
quelques jours.
– 543 –
Ainsi qu’on l’apprit plus tard, quelques-uns réussirent ce-
pendant à vaincre tous les obstacles et s’avancèrent parfois fort
loin à travers l’île. Entre eux et plusieurs fermiers, il y eut des
batailles sanglantes. La férocité humaine dépassait celle de la
nature. L’hiver avait diminué, mais non tari le flot de sang qui
rougissait la terre.
Toutefois, peu nombreux furent ceux qui bravèrent à la
fois, dans ces incursions audacieuses, l’hostilité des hommes et
celle des choses. Comment vécurent les autres ? Tout ce qu’on
en devait jamais savoir, c’est que beaucoup étaient morts de
froid et de faim. Quant à la manière dont leurs compagnons
plus heureux avaient assuré leur existence, cela demeura tou-
jours un mystère.
Mais le Kaw-djer n’avait pas besoin de connaître les choses
dans le détail pour concevoir de quelles tortures ces misérables
étaient la proie. Il devinait leur désespoir et comprenait que ce
désespoir se changerait en fureur aux premiers rayons du prin-
temps. C’est alors que le danger deviendrait réellement mena-
çant. Les routes rendues libres par la fonte des neiges, cette po-
pulace affamée se répandrait de tous côtés et mettrait l’île au
saccage…
Deux jours après le dégel, on apprit, en effet, que la conces-
sion de la Franco-English Gold Mining Company, que diri-
geaient le Français Maurice Reynaud et l’Anglais Alexander
Smith, avait été attaquée par une bande de forcenés. Mais, ainsi
qu’ils l’avaient dit au Kaw-djer, les deux jeunes gens avaient su
se défendre eux-mêmes. Réunissant leurs ouvriers, au nombre
déjà de plusieurs centaines, ils avaient repoussé les assaillants,
non sans leur infliger des pertes sérieuses.
Quelques jours après, on reçut la nouvelle d’une série de
crimes commis dans la région du Nord. Des fermes avaient été
pillées, et les propriétaires chassés de chez eux, ou même par-
– 544 –
fois assommés purement et simplement. Si on laissait faire ces
bandits, il ne leur faudrait pas un mois pour dévaster l’île en-
tière. Il était temps d’agir.
La situation était infiniment meilleure que celle de l’année
précédente. Si le printemps avait déterminé de violents remous
dans la foule éparse des aventuriers, il n’avait eu aucune in-
fluence sur la manière d’être des Hosteliens. Cette fois, la leçon
était suffisante. À l’exception de la centaine d’égarés qui
s’étaient obstinés à demeurer aux placers et qui sans doute
avaient péri à l’heure actuelle, la population de Libéria n’avait
pas diminué d’une unité. Personne n’avait eu la pensée
d’entamer une troisième campagne de prospection. Pour
quelques rares colons servis par un hasard favorable, la plupart
étaient revenus ruinés, leur santé compromise, leur avenir à ja-
mais perdu. Et encore, des modestes fortunes récoltées sur les
placers, la plus grande part avait été dissipée, ainsi que cela ar-
rive fatalement, dans les cabarets, dans les tripots de bas étage,
où les détonations des revolvers se mêlaient aux hurlements des
joueurs. Tous se rendaient compte de leur folie et nul n’avait
envie de recommencer l’expérience.
Le Kaw-djer disposait donc de la milice au complet. Mille
hommes enrégimentés, disciplinés, obéissant à des chefs recon-
nus, c’est une force sérieuse, et, bien que les adversaires fussent
vingt fois plus nombreux, il ne doutait pas de les mettre à la rai-
son. Quelques jours de patience, afin de laisser aux routes dé-
trempées par la fonte des neiges le temps de sécher un peu, et
des colonnes sillonneraient l’île, la balayeraient de bout en bout
des aventuriers qui l’infestaient…
Ceux-ci le devancèrent. Ce furent eux qui provoquèrent la
tragédie rapide et terrible qui décida du sort de l’île.
– 545 –
Le 3 novembre, alors que les chemins étaient encore trans-
formés en marécages, des Hosteliens de la campagne, accourus
– 546 –
au galop de leurs chevaux, avertirent le Kaw-djer qu’une co-
lonne, forte d’un millier de chercheurs d’or, marchait contre la
ville. Les intentions de ces hommes, on les ignorait, mais elles
ne devaient pas être pacifiques, à en juger par leur attitude et
par leurs cris menaçants.
Le Kaw-djer prit ses mesures en conséquence. Par son
ordre, la milice fut rassemblée devant le gouvernement et barra
les rues qui débouchaient sur la place. Puis on attendit les évé-
nements.
La colonne annoncée atteignit vers la fin du jour Libéria,
où l’écho de ses chants et de ses cris l’avait précédée. Les pros-
pecteurs, qui croyaient surprendre, eurent au contraire la sur-
prise de se heurter à la milice hostelienne rangée en bataille, et
leur élan en fut brisé. Ils s’arrêtèrent interdits. Au lieu d’agir à
l’improviste, comme tel était leur projet, voilà qu’ils étaient
obligés de parlementer !
D’abord, ils discutèrent entre eux à grand renfort de gestes
et de cris, puis ceux qui se trouvaient en tête firent connaître à
Hartlepool qu’ils désiraient parler au gouverneur. Leur requête
transmise de proche en proche obtint un accueil favorable. Le
Kaw-djer consentait à recevoir dix délégués.
Ces dix délégués, il fallut les désigner, ce qui motiva une
recrudescence de discussions et de clameurs. Enfin ils se pré-
sentèrent devant le front de la milice qui ouvrit ses rangs pour
les laisser passer. Le mouvement, sur un bref commandement
d’Hartlepool, fut exécuté avec une perfection remarquable. De
vieux soldats n’eussent pas mieux fait. Les délégués des pros-
pecteurs en furent impressionnés. Ils le furent plus encore,
quand, sur un nouveau commandement de son chef, la milice,
manœuvrant avec une égale sûreté, referma ses rangs derrière
eux.
– 547 –
Le Kaw-djer se tenait debout au centre de la place, dans
l’espace restant libre en arrière des troupes. Tandis que les dé-
légués se dirigeaient vers lui, on put les contempler à loisir. Vus
de près, leur aspect n’était pas rassurant. Grands, les épaules
larges, ils paraissaient robustes, bien que les privations de
l’hiver les eussent amaigris. Pour la plupart vêtus de cuir dont
une épaisse couche de crasse uniformisait la couleur première,
ils avaient des chevelures hirsutes et des barbes touffues qui fai-
saient ressembler leurs visages à des mufles de fauves. Au fond
de leurs orbites caves luisaient des yeux de loups, et ils serraient
les poings en marchant.
Le Kaw-djer demeura immobile, sans avancer d’un pas au-
devant d’eux, et, quand ils furent arrivés près de lui, il attendit
tranquillement qu’ils lui fissent connaître le but de leur dé-
marche.
Mais les délégués des prospecteurs ne se pressaient pas de
parler. Ils s’étaient découverts instinctivement en abordant le
Kaw-djer, et, rangés en demi-cercle autour de lui, ils se dandi-
naient gauchement d’une jambe sur l’autre. Leur apparence fa-
rouche était trompeuse. Ils semblaient, au contraire, assez petits
garçons et fort embarrassés de leur personne, en se voyant iso-
lés de leurs camarades, dans la solitude de cette vaste place, de-
vant cet homme qui les dominait de la tête, à l’attitude grave et
froide, et dont la majesté leur en imposait.
Enfin, leur trouble s’atténua, ils retrouvèrent leur langue et
l’un d’eux prit la parole.
« Gouverneur, dit-il, nous venons au nom de nos cama-
rades… »
L’orateur, intimidé, s’interrompit. Le Kaw-djer ne fit rien
pour l’aider à renouer le fil de son discours. Le prospecteur re-
prit :
– 548 –
« Nos camarades nous ont envoyés… »
– 549 –
Nouvel arrêt de l’orateur et pareil mutisme du Kaw-djer.
« Enfin, nous sommes leurs délégués, quoi ! expliqua un
autre aventurier impatient de ces hésitations.
– Je sais, dit le Kaw-djer froidement. Après ? »
Les délégués furent interloqués. Eux qui pensaient faire
trembler !… Voilà comment on les redoutait !… Il y eut encore
un silence. Puis un troisième prospecteur, remarquable par
l’ampleur de sa barbe inculte, réunit tout son courage et entra
dans le vif de la question.
« Après ?… Il y a, après, que nous avons à nous plaindre.
Voilà ce qu’il y a, après.
– De quoi ?
– De tout. Nous ne pouvons pas nous en tirer, tant on nous
montre ici de mauvais vouloir. »
Quelque sérieuse que fût la situation, le Kaw-djer ne put
s’empêcher d’être intérieurement égayé par la plaisante ironie
d’une telle récrimination dans la bouche d’un des envahisseurs
de l’île Hoste.
« Est-ce tout ? demanda-t-il.
– Non, répondit le troisième prospecteur, qui possédait dé-
cidément la langue la mieux pendue. On voudrait aussi, nous
autres, que les claims ne soient pas à qui veut les prendre. Il faut
se battre pour les avoir. Les gentlemen – l’aventurier, un Améri-
cain de l’Ouest, employa ce mot le plus sérieusement du monde
– préféreraient des concessions, comme ça se fait partout… Ce
– 550 –
serait plus… officiel, ajouta-t-il après un moment de réflexion
avec une conviction divertissante.
– Est-ce tout ? répéta le Kaw-djer.
– Savoir !… répondit le prospecteur à la grande barbe.
Mais, avant de passer à autre chose, les gentlemen voudraient
une réponse au sujet des concessions.
– Non, dit le Kaw-djer.
– Non ?…
– La réponse est : non », précisa le Kaw-djer.
Les délégués relevèrent la tête avec ensemble. Des lueurs
mauvaises commencèrent à passer dans leurs yeux.
« Pourquoi ? demanda l’un de ceux qui n’avaient pas en-
core parlé. Il faut une raison aux gentlemen. »
Le Kaw-djer garda le silence. Vraiment ! ils étaient osés de
lui demander ses raisons. Ne les connaissait-on pas ? La loi, que
personne n’avait respectée, ne fixait-elle pas un prix pour la dé-
livrance des concessions ? Bien plus ! cette loi connue de tous ne
réservait-elle pas ces concessions aux Hosteliens, et
n’interdisait-elle pas à ces gens qui l’avaient audacieusement
bravée le territoire hostelien ?
« Pourquoi ? » répéta le prospecteur en constatant que sa
question restait sans effet.
Puis, la seconde interrogation n’ayant pas plus de succès
que la première, il y répondit lui-même.
– 551 –
« La loi ?… dit-il. Eh ! on la connaît, la loi… Mais on n’a
qu’à nous naturaliser… La terre est à tout le monde, et nous
sommes des hommes comme les autres, peut-être ! »
Jadis, le Kaw-djer ne se fût pas exprimé différemment.
Mais ses idées étaient bien changées maintenant, et il ne com-
prenait plus ce langage. Non, la terre n’est pas à tout le monde.
Elle appartient à ceux qui la défrichent, la cultivent, à ceux dont
le travail opiniâtre la transforme en mère nourricière et oblige le
sol à tisser le tapis doré des moissons.
« Et puis, reprit le prospecteur barbu, si on parle de loi, il
faudrait voir d’abord à la respecter, la loi. Quand ceux qui la fa-
briquent s’en moquent, qu’est-ce que feront les autres, je le de-
mande ? On est le 3 novembre. Pourquoi qu’il n’y a pas eu
d’élection le 1er, puisque le gouvernement a fini son temps ? »
Cette remarque inattendue surprit le Kaw-djer. Qui avait
pu renseigner aussi bien ce mineur ? Kennedy, sans doute,
qu’on n’avait pas revu à Libéria. L’observation était juste, au
surplus. La période qu’il avait fixée quand il s’était volontaire-
ment soumis aux suffrages des électeurs était expirée, en effet,
et, aux termes de la loi autrefois promulguée par lui-même, on
aurait dû procéder deux jours plus tôt à une nouvelle élection.
S’il s’en était dispensé, c’est qu’il n’avait pas jugé opportun de
compliquer encore une situation déjà si troublée, pour respecter
une simple formalité, le renouvellement de son mandat étant
absolument certain. Mais, d’ailleurs, en quoi cela regardait-il
des gens qui n’étaient ni éligibles, ni électeurs ?
Cependant, le chercheur d’or, enhardi par le calme du Kaw-
djer, continuait sur un ton plus assuré :
« Les gentlemen réclament cette élection, et ils veulent que
leurs voix comptent. Leurs voix valent celles des autres, pas
– 552 –
vrai ? Pourquoi qu’il y en aurait cinq mille qui feraient la loi à
vingt ? Ça n’est pas juste… »
L’aventurier fit une pause et attendit inutilement la ré-
ponse du Kaw-djer. Embarrassé par ce silence persistant, et dé-
sireux de faire comprendre que sa mission était terminée, il
conclut :
« Et voilà !
– Est-ce tout ? interrogea pour la troisième fois le Kaw-
djer.
– Oui… répondit le délégué. C’est tout, sans être tout… En-
fin, c’est tout pour le moment. »
Le Kaw-djer, regardant bien en face les dix hommes atten-
tifs, déclara d’un ton froid :
« Voici ma réponse : « Vous êtes ici malgré nous. Je vous
donne vingt-quatre heures pour vous soumettre tous sans con-
dition. Passé ce délai, j’aviserai. »
Il fit un signe. Hartlepool et une vingtaine d’hommes ac-
coururent.
« Hartlepool, dit-il, veuillez reconduire ces Messieurs hors
des rangs. »
Les délégués étaient stupéfaits. Quelque assurés qu’ils fus-
sent de leur force, ce calme glacial les déconcertait. Encadrés
par les Hosteliens, ils s’éloignèrent docilement.
Par exemple, quand ils furent réunis à ceux qu’ils dési-
gnaient sous le nom générique de « gentlemen », le ton chan-
gea. Tandis qu’ils rendaient compte de leur mission, leur colère,
– 553 –
jusque-là dominée, éclata sans contrainte, et, pour exprimer
leur indignation, ils trouvèrent une quantité suffisante de pa-
roles irritées et de jurons sonores.
Cette éloquence spéciale eut de l’écho dans la foule, et bien-
tôt un concert de vociférations apprit au Kaw-djer qu’on con-
naissait sa réponse. Cette agitation fut longue à se calmer. La
nuit la diminua sans l’apaiser entièrement. Jusqu’au matin,
l’ombre fut pleine de cris furieux. Si on ne voyait plus les mi-
neurs, on les entendait. Évidemment ils s’entêtaient dans leur
entreprise et campaient en plein air.
La milice fit comme eux. Se relayant par quarts, elle veilla
toute la nuit, l’arme au pied.
La colonne ne s’était pas retirée, en effet. À l’aube, les rues
apparurent noires de monde. Bon nombre de prospecteurs, las-
sés par cette nuit d’attente, s’étaient couchés sur le sol. Mais
tous furent debout au premier rayon du jour, et le vacarme de la
veille reprit de plus belle.
Dans les rues dont ils occupaient la chaussée, les maisons
étaient soigneusement closes. Personne ne se risquait au de-
hors. Si, d’un premier étage, un Hostelien plus curieux risquait
un coup d’œil par l’entre-bâillement des volets, un ouragan de
huées l’obligeait aussitôt à les refermer en hâte.
Le début de la matinée fut relativement calme. Les aventu-
riers ne semblaient pas être d’accord sur ce qu’il convenait de
faire et discutaient avec animation. À mesure que le temps
s’écoulait, leur nombre augmentait. Autant qu’on en pouvait ju-
ger, il s’élevait maintenant à quatre ou cinq mille. Des émis-
saires envoyés pendant la nuit avaient battu le rappel dans la
campagne et ramené du renfort. Les prospecteurs de la région
du Golden Creek avaient eu le temps d’arriver, mais non pas
ceux qui travaillaient dans les montagnes du centre ou à la
– 554 –
pointe du Nord-Ouest, et dont le voyage, en admettant qu’ils
dussent venir, exigerait un ou plusieurs jours selon leur éloi-
gnement.
Leurs compagnons qui avaient déjà envahi la ville eussent
sagement fait de les attendre. Quand ils seraient dix ou quinze
mille, la situation déjà si grave de Libéria deviendrait presque
désespérée.
Mais ces cerveaux brûlés, incapables de résister à la vio-
lence de leurs passions, n’avaient jamais la patience d’attendre.
Plus la matinée s’avança, plus leur agitation grandit. Sous le
coup de fouet de la fatigue et des excitations répétées des ora-
teurs en plein vent, la foule s’énervait à vue d’œil.
Vers onze heures, un élan général la jeta tout à coup sur la
milice hostelienne. Celle-ci se hérissa immédiatement de baïon-
nettes. Les assaillants reculèrent précipitamment, s’efforçant de
vaincre la poussée de ceux qui se trouvaient en queue. Afin
d’éviter des malheurs involontaires, le Kaw-djer fit reculer sa
troupe, qui se replia en bon ordre et alla prendre position de-
vant le gouvernement. Les rues aboutissant à la place furent
ainsi dégagées. Les mineurs, se trompant sur le sens de ce mou-
vement, poussèrent une assourdissante clameur de victoire.
L’espace rendu libre par la retraite de la milice hostelienne
fut en un instant rempli d’une foule grouillante. Cette foule ne
tarda pas à reconnaître son erreur. Non, elle n’était pas victo-
rieuse encore. La milice intacte lui barrait toujours le passage.
Si les mille hommes dont elle était formée, modelant leur atti-
tude sur celle de leur chef, gardaient, impassibles, l’arme au
pied, ils n’en disposaient pas moins de la foudre. Leurs mille fu-
sils, des carabines américaines, que beaucoup de prospecteurs
connaissaient bien, auxquelles un magasin assure une réserve
de sept cartouches, étaient capables de tirer en moins d’une mi-
– 555 –
nute leurs sept mille coups, qui seraient, dans ce cas, tirés à
bout portant. Il y avait là de quoi faire réfléchir les plus braves.
Mais les aventuriers n’étaient plus dans un état d’esprit
leur permettant la réflexion. Ils s’excitaient, se grisaient les uns
les autres. Leur grand nombre leur donnant confiance, ils cessè-
rent de craindre cette troupe dont l’immobilité leur parut de la
faiblesse. Le moment vint où ce qui leur restait de raison fut dé-
finitivement aboli.
Le spectacle était tragique. À la périphérie de la place, une
foule hurlante et débraillée, criant de ses milliers de bouches
des mots que personne n’entendait, tendant ses milliers de
poings en des gestes de menace. À trente mètres d’elle, lui fai-
sant face, la milice hostelienne rangée en bon ordre le long de la
façade du gouvernement, ses hommes conservant une immobi-
lité de statue. Derrière la milice, le Kaw-djer, seul, debout sur le
dernier degré du perron qui donnait accès au gouvernement,
contemplant d’un air soucieux ce tableau mouvementé, et cher-
chant un moyen de dénouer pacifiquement une situation dont il
comprenant toute la gravité.
Il était une heure de l’après-midi quand des injures di-
rectes commencèrent à partir de la foule enfiévrée. Les Hoste-
liens, contenus par leur chef, n’y répondirent pas.
Au premier rang de leurs insulteurs, ils pouvaient voir une
figure de connaissance. Les révoltés avaient poussé en avant
Kennedy, dont les conseils insidieux n’étaient pas sans avoir
contribué à les engager dans cette aventure. C’est par lui qu’ils
connaissaient la loi relative aux élections, c’est lui qui leur avait
suggéré de réclamer la qualité de citoyens et d’électeurs, en leur
affirmant que le Kaw-djer, abandonné de tout le monde,
n’aurait pas la force de leur résister. La réalité se montrait diffé-
rente. Ils se heurtaient à mille fusils, et il semblait juste que ce-
lui qui les avait menés là fût exposé aux coups.
– 556 –
L’ancien matelot, qui avait voulu se venger, était le mauvais
marchand de cette affaire. Il n’avait plus sa jactance de nabab.
Pâle, tremblant, il n’en menait pas large, comme on dit familiè-
rement.
La foule perdant de plus en plus la tête, les injures ne suffi-
rent bientôt plus à satisfaire sa colère grandissante, et il fallut
passer aux actes. Des volées de pierres commencèrent à
s’abattre sur la milice impassible. Les choses prenaient décidé-
ment une mauvaise tournure.
Pendant une heure, cette pluie meurtrière tomba. Plusieurs
hommes furent blessés et deux d’entre eux durent quitter le
rang. Une pierre atteignit au front le Kaw-djer lui-même. Il
chancela, mais se redressant d’un énergique effort, il essuya pai-
siblement le sang qui rougissait son visage et reprit son attitude
d’observateur.
Après une heure de cet exercice qui ne pouvait mener à
rien, les assaillants parurent se lasser. Les projectiles devinrent
moins nombreux, et on sentait qu’ils allaient cesser de pleuvoir,
quand une énorme clameur jaillit tout à coup de la foule.
Qu’était-il arrivé ? Le Kaw-djer se haussant sur la pointe des
pieds, s’efforça vainement de voir dans les rues avoisinantes. Il
ne put y réussir. Au loin, les remous de la foule semblaient plus
violents, voilà tout, sans qu’il fût possible d’en discerner la
cause.
On ne devait pas tarder à la connaître. Quelques minutes
plus tard, trois prospecteurs taillés en hercule, s’ouvrant un pas-
sage à coups de coude, venaient se placer en avant de leurs
compagnons, comme s’ils eussent voulu montrer qu’ils se
riaient des balles. Ils ne les craignaient plus, en effet, car ils por-
taient devant eux, en guise de boucliers, des otages qui les pro-
tégeaient contre elles.
– 557 –
Les assaillants avaient eu une idée diabolique. Ayant en-
foncé la porte d’une maison, ils s’étaient emparés de ses habi-
tants, deux jeunes femmes, deux sœurs, qui y vivaient seules
avec un petit enfant, le mari de l’une d’elles étant mort au cours
de l’hiver précédent. Deux mineurs avaient saisi les femmes, un
autre l’enfant, et, chacun avec son fardeau, ils bravaient main-
tenant le Kaw-djer et sa milice. Qui oserait tirer, alors les pre-
miers coups seraient pour ces créatures innocentes ?
Les deux femmes, terrorisées, s’abandonnaient sans résis-
tance. Quant au bébé, qu’une sorte de brute gigantesque tenait à
bout de bras comme pour l’offrir en holocauste, il riait.
Cela dépassait en horreur tout ce que le Kaw-djer eût été
capable d’imaginer. L’atroce aventure fit trembler cet homme si
fort. Il eut peur. Il pâlit.
C’était l’heure pourtant des décisions promptes. Il fallait
prendre d’urgence une résolution. Déjà les mineurs, poussant
des vociférations furieuses, avaient fait un pas.
Leur affolement était tel qu’il leur fut impossible d’attendre
d’en arriver au corps à corps, dans lequel la supériorité du
nombre leur eût assuré la victoire. Ils étaient à vingt mètres de
la milice figée dans son attitude de marbre, quand des détona-
tions éclatèrent. Les revolvers faisaient parler la poudre. Un
Hostelien tomba.
L’hésitation n’était plus de mise. Dans moins d’une minute
on serait débordé, et toute la population de Libéria, hommes,
femmes et enfants, serait massacrée sans recours.
« En joue !… » commanda le Kaw-djer qui devint plus pâle
encore.
– 558 –
La milice obéit avec la précision d’un exercice
d’entraînement. Ensemble, les crosses se haussèrent aux
épaules, et les canons se dirigèrent menaçants, vers la foule.
Mais celle-ci était désormais trop affolée pour que la
crainte pût l’arrêter. De nouveaux coups de revolvers résonnè-
rent. Trois autres miliciens furent atteints. Ivre, déchaînée, la
foule n’était plus qu’à dix pas. « Feu ! » commanda le Kaw-djer
d’une voix rauque. Par leur calme héroïque au milieu de cette
longue tourmente, ses hommes venaient de le payer en une fois
de tout ce qu’il avait fait pour eux. On était quitte. Mais, s’ils
avaient puisé dans la reconnaissance et dans l’affection qu’il
leur inspirait la force de se conduire en soldats, ils n’étaient pas
des soldats après tout. Dès qu’ils eurent pressé la gâchette,
l’affolement les gagna à leur tour. Ils ne tirèrent pas un coup, ils
les tirèrent tous. Ce fut le roulement de tonnerre. En trois se-
condes, les carabines crachèrent leurs sept mille balles. Puis, un
silence énorme tomba…
Les hommes de la milice regardaient, hébétés. Au loin, des
fuyards disparaissaient. Devant eux, il n’y avait plus personne.
La place était déserte.
Déserte ?… Oui, sauf cet amoncellement, cette montagne
de cadavres d’où ruisselait un torrent de sang ! Combien y en
avait-il ?… Mille ?… Quinze cents ?… Davantage ?… On ne sa-
vait.
Au bas de ce tas hideux, à côté de Kennedy, mort, les deux
jeunes femmes étaient tombées. L’une une balle dans l’épaule,
était morte ou évanouie. L’autre se releva sans blessure et cou-
rut, affolée, frappée d’épouvante. L’enfant était là, lui aussi,
parmi les morts, dans le sang. Mais – c’était un miracle ! – il
n’avait rien, et, fort amusé par ce jeu inconnu, il continuait à
rire de tout son cœur…
– 559 –
Le Kaw-djer, en proie à une effroyable douleur, avait caché
son visage entre ses mains pour fuir l’horrible spectacle. Un ins-
tant, il demeura prostré, puis, lentement, il redressa la tête.
D’un même mouvement, les Hosteliens se tournèrent vers
lui et le regardèrent en silence.
Lui n’eut pas un regard pour eux. Immobile, il contemplait
le sinistre charnier, et, sur la face ravagée, vieillie de dix ans, de
grosses larmes coulaient goutte à goutte.
Le Kaw-djer, désespérément, pleurait.
– 560 –
XIV
L’abdication
Le Kaw-djer pleurait…
Combien poignantes les larmes d’un tel homme ! Avec
quelle éloquence, elles criaient sa douleur !
Il avait commandé : « Feu ! », lui ! Par son ordre, les balles
avaient tracé leurs sillons rouges ! Oui, les hommes l’avaient ré-
duit à cela, et, par leur faute, il était désormais pareil aux plus
odieux de ces tyrans qu’il avait haïs d’une haine si farouche,
puisqu’il sombrait comme eux dans le meurtre, dans le sang !
Bien plus, il fallait en répandre encore. L’œuvre n’était
qu’ébauchée. Il restait à la parfaire. En dépit de toutes les appa-
rences contraires, là était le devoir certain.
Ce devoir, le Kaw-djer le regarda courageusement en face.
Son abattement fut de courte durée, et bientôt il reconquit toute
son énergie. Laissant aux vieillards et aux femmes le soin
d’ensevelir les morts et de relever les blessés, il se lança sans re-
tard à la poursuite des fuyards. Ceux-ci, frappés de terreur, ne
songeaient plus à opposer la moindre résistance. De jour et de
nuit, on les chassa comme du bétail.
À plusieurs reprises, les forces hosteliennes se heurtèrent à
des bandes venant trop tard à la rescousse. Celles-ci furent dis-
persées sans difficulté l’une après l’autre et successivement reje-
tées vers le Nord.
– 561 –
L’île fut sillonnée en tous sens. On en trouvait le sol parse-
mé des restes de ceux des prospecteurs que la faim avait pous-
sés hors de leurs tanières et qui avaient péri dans la neige au
cours de l’hiver précédent. Longtemps, le froid avait conservé
leurs dépouilles. Elles se liquéfiaient au dégel, et cette boue hu-
maine se mêlait à celle de la terre. En trois semaines, les aventu-
riers, au nombre de près de dix-huit mille, furent refoulés dans
la presqu’île Dumas dont le Kaw-djer occupa l’isthme.
À la milice s’étaient joints trois cents hommes fournis par
la Franco-English Gold Mining Company, qui apportèrent un
secours efficace aux défenseurs du bon ordre. Malgré ce renfort,
la situation demeurait inquiétante. Si les prospecteurs avaient
été déprimés tout d’abord par la nouvelle du carnage de leurs
compagnons, et si on les avait ensuite aisément vaincus en dé-
tail, il pouvait ne plus en être ainsi, maintenant qu’ils se sen-
taient les coudes et qu’il leur était loisible de se concerter. Or,
leur supériorité numérique était si grande qu’il y avait lieu de
craindre un retour offensif de leur part.
L’intervention de la Société franco-anglaise para à ce dan-
ger. Désireux de s’assurer la main-d’œuvre qui leur était néces-
saire, ses deux directeurs, Maurice Reynaud et Alexander
Smith, proposèrent au Kaw-djer de procéder à une sélection
parmi les aventuriers et de choisir, après sévère enquête, un
millier d’hommes qui seraient autorisés à rester sur l’île Hoste.
Ces hommes, la Gold Mining Company les emploierait sous sa
responsabilité, étant bien entendu qu’ils seraient impitoyable-
ment expulsés à la première incartade.
Le Kaw-djer accueillit favorablement ces ouvertures qui lui
fournissaient un moyen de diviser les forces de l’adversaire.
Sans hésiter, Maurice Reynaud et Alexander Smith, faisant ainsi
preuve d’un courage assurément plus grand que celui du domp-
teur qui entre dans la cage de ses fauves, s’engagèrent alors sur
– 562 –
la presqu’île Dumas, où pullulait la foule des prospecteurs révol-
tés. Huit jours plus tard, on les vit revenir à la tête de mille
hommes triés soigneusement entre tous.
Cet exploit changea la face des choses. Les mille hommes
que perdaient les insurgés, les Hosteliens les gagnaient, tout en
conservant l’avantage de leur discipline et de leur armement
supérieur. Le Kaw-djer franchit à son tour l’isthme dont il con-
fia la garde à Hartlepool. Il rencontra dans la presqu’île moins
de résistance qu’il ne le redoutait. Les mineurs n’avaient pas eu
le temps encore de reprendre possession d’eux-mêmes. On
réussit à les diviser, et chaque fraction fut successivement con-
trainte de s’embarquer sur des navires expédiés du Bourg-Neuf,
qui croisaient dans ce but en vue de la côte. En quelques jours
l’opération fut terminée. Exception faite de ceux dont répon-
daient Maurice Reynaud et Alexander Smith, et qui étaient
d’ailleurs en trop petit nombre pour constituer un sérieux dan-
ger, le sol de l’île était purgé du dernier des aventuriers qui
l’avaient infestée.
Dans quel état lamentable ne la laissaient-ils pas ! La terre
n’avait pas été cultivée, et la prochaine récolte était perdue
comme l’avait été la précédente. Abandonnés à eux-mêmes dans
les pâturages, beaucoup d’animaux avaient péri. On revenait en
somme à plusieurs années en arrière, et, de même que dans les
premiers temps de leur indépendance, la famine menaçait les
colons de l’île Hoste.
Le Kaw-djer voyait nettement ce danger, mais il n’excédait
pas son courage. L’important était de ne pas perdre de temps. Il
le comprit, et agit, dans ce but, en dictateur, quelque pénible
que ce rôle lui parût.
Comme autrefois, il fallut d’abord grouper toutes les res-
sources de l’île, afin de les répartir suivant les besoins de chaque
famille. Cela ne se fit pas sans provoquer des murmures.
– 563 –
Mais cette mesure s’imposait et on passa outre aux protes-
tations des récalcitrants.
Elle ne devait avoir, d’ailleurs, qu’une durée éphémère.
Tandis qu’on procédait au récolement des réserves, des achats
étaient effectués dans l’Amérique du Sud, tant pour le compte
de l’État que pour celui des particuliers. Un mois plus tard, on
débarquait au Bourg-Neuf les premières cargaisons, et la situa-
tion commençait dès lors à s’améliorer rapidement.
Grâce à ce bienfaisant despotisme, Libéria et son faubourg
ne tardèrent pas à recouvrer leur animation d’autrefois. Le port
reçut même, au cours de l’été, des navires en plus grand nombre
que jamais. Par une heureuse chance, la pêche de la baleine
s’annonça particulièrement fructueuse, cette année-là. Bâti-
ments américains et norvégiens affluèrent au Bourg-Neuf, et la
préparation de l’huile occupa une centaine d’Hosteliens avec
des salaires très rémunérateurs. En même temps, une impul-
sion nouvelle était donnée aux scieries et aux usines de con-
serves, et le nombre de louvetiers doubla pour la chasse des
loups-marins. Plusieurs centaines de Pêcherais, ne pouvant ac-
commoder leurs habitudes nomades aux sévérités de
l’administration argentine, quittèrent la Terre de Feu, traversè-
rent le canal du Beagle et transportèrent leurs campements sur
le littoral de l’île Hoste où ils se fixèrent définitivement.
Vers le 15 décembre, les plaies de la colonie étaient, sinon
guéries, du moins pansées. Certes, elle avait souffert un profond
dommage qui ne serait pas réparé avant plusieurs années, mais
déjà il n’en subsistait aucune trace extérieure. Le peuple était
retourné à ses occupations coutumières, et la vie normale avait
repris son cours.
L’État hostelien fit à cette époque l’acquisition d’un stea-
mer de six cents tonneaux qui reçut le nom de Yacana. Ce
– 564 –
steamer permettrait l’établissement d’un service régulier avec
les bourgades du littoral et les divers établissements et comp-
toirs de l’archipel. Il servirait en outre à assurer les communica-
tions avec le cap Horn dont le phare venait enfin d’être achevé.
Dans les derniers jours de l’année 1893, le Kaw-djer en
avait reçu la nouvelle. Tout était terminé : le logement des gar-
diens, le magasin de réserve, le pylône de métal haut d’une ving-
taine de mètres, le bâtiment et le montage des dynamos, aux-
quelles un ingénieux dispositif imaginé par Dick transmettait
l’énergie des vagues et des marées. Le fonctionnement de ces
machines serait ainsi assuré, sans combustible d’aucune sorte.
Pour rendre ce fonctionnement éternel, il suffirait de procéder
aux réparations nécessaires et d’être bien pourvu de pièces de
rechange.
L’inauguration, que le Kaw-djer résolut d’entourer d’une
certaine solennité, fut fixée au 15 janvier 1894. Ce jour-là, le Ya-
cana emporterait à l’île Horn deux ou trois cents Hosteliens,
devant lesquels jaillirait le premier rayon du phare. Après les
tristesses qu’il venait de traverser, le Kaw-djer se faisait une fête
de cette inauguration qui réaliserait un de ses rêves, si long-
temps caressé.
Tel était le programme, et personne n’imaginait que rien
pût en entraver l’exécution, quand, soudainement, brutalement,
les événements le modifièrent d’étrange façon.
Le 10 janvier, cinq jours avant la date choisie, un vaisseau
de guerre entra dans le port du Bourg-Neuf. À son mât
d’artimon flottait le pavillon chilien. De l’une des fenêtres du
gouvernement, le Kaw-djer, qui avait aperçu ce navire entrer
dans le port, le suivit, à l’aide d’une longue-vue, dans ses di-
verses manœuvres d’atterrissage, puis il crut distinguer à son
bord comme un remue-ménage, dont la distance l’empêchait de
reconnaître la nature.
– 565 –
– 566 –
Il était depuis une heure absorbé dans cette contemplation,
quand on vint le prévenir qu’un homme, hors d’haleine, arrivait
du Bourg-Neuf et demandait à lui parler sur-le-champ de la part
de Karroly.
« Qu’y a-t-il ? interrogea le Kaw-djer, lorsque cet homme
fut introduit.
– Un bâtiment chilien vient d’entrer au Bourg-Neuf, dit
l’homme essoufflé par sa course rapide.
– Je l’ai vu. Ensuite ?
– C’est un navire de guerre.
– Je le sais.
– Il s’est affourché sur deux ancres au milieu du port, et,
avec ses canots, il débarque des soldats.
– Des soldats !… s’écria le Kaw-djer.
– Oui, des soldats chiliens… en armes… Cent… deux
cents… trois cents… Karroly ne s’est pas amusé à les compter…
Il a préféré m’envoyer pour vous mettre au courant. »
L’incident en valait la peine et justifiait amplement
l’émotion de Karroly. Depuis quand des soldats armés pénè-
trent-ils en temps de paix sur un territoire étranger ? Le fait que
ces soldats fussent chiliens ne laissait pas que de rassurer le
Kaw-djer. Selon toute probabilité, on n’avait rien à craindre du
pays auquel l’île Hoste devait son indépendance. Le débarque-
ment de ces soldats n’en était pas moins anormal, et la prudence
voulait que l’on prît, à tout hasard, les précautions nécessaires.
– 567 –
« Ils viennent !… » s’écria l’homme tout à coup, en mon-
trant du doigt, par la fenêtre ouverte, la direction du Bourg-
Neuf.
Sur la route, un groupe nombreux s’avançait, en effet, que
le Kaw-djer évalua d’un coup d’œil. L’Hostelien avait exagéré
quelque peu. Il s’agissait bien d’une troupe de soldats, car les
fusils étincelaient au soleil, mais leur nombre atteignait cent
cinquante tout au plus.
Le Kaw-djer, stupéfait, donna rapidement une série
d’ordres clairs et précis. Des émissaires partirent de tous côtés.
Cela fait, il attendit tranquillement.
En un quart d’heure, la troupe chilienne, suivie des yeux
par les Hosteliens étonnés, arrivait sur la place et prenait posi-
tion devant le gouvernement. Un officier en grande tenue, qui
devait être d’un grade élevé, à en juger par les dorures dont il
était chamarré, s’en détacha, heurta du pommeau de son sabre
la porte qui s’ouvrit aussitôt, et demanda à parler au gouver-
neur.
Il fut conduit dans la pièce où se tenait le Kaw-djer, et dont
la porte se referma silencieusement derrière lui. Une minute
plus tard, un sourd grondement indiqua que les portes exté-
rieures étaient fermées à leur tour. Sans qu’il s’en doutât,
l’officier chilien était virtuellement prisonnier.
Mais celui-ci ne semblait éprouver aucun souci de sa situa-
tion personnelle. Il s’était arrêté à quelques pas du seuil, la main
à son bicorne emplumé, les yeux fixés sur le Kaw-djer qui, de-
bout entre les deux fenêtres, gardait une complète immobilité.
Ce fut le Kaw-djer qui prit la parole le premier.
– 568 –
« M’expliquerez-vous, monsieur, dit-il d’une voix brève, ce
que signifie ce débarquement d’une force armée sur l’île Hoste ?
Nous ne sommes pas en guerre avec le Chili, que je sache ? »
L’officier chilien tendit une large enveloppe au Kaw-djer.
« Monsieur le gouverneur, répondit-il, permettez-moi de
vous présenter tout d’abord la lettre par laquelle mon gouver-
nement m’accrédite auprès de vous. »
Le Kaw-djer rompit les cachets et lut attentivement, sans
que rien dans l’expression de son visage trahît les sentiments
que sa lecture pouvait lui faire éprouver.
« Monsieur, dit-il avec calme lorsqu’elle fut achevée, le
gouvernement chilien, ainsi que vous le savez sans doute, vous
met par cette lettre à ma disposition en vue du rétablissement
de l’ordre à l’île Hoste. »
L’officier s’inclina silencieusement en signe d’assentiment.
« Le gouvernement chilien, monsieur, a été mal renseigné,
continua le Kaw-djer. Comme tous les pays du monde, l’île
Hoste a connu, il est vrai, des périodes troublées. Mais ses habi-
tants ont su rétablir eux-mêmes l’ordre qui est actuellement
parfait. »
L’officier, qui paraissait embarrassé, ne répondit pas.
« Dans ces conditions, reprit le Kaw-djer, tout en étant re-
connaissant à la République du Chili de ses intentions bienveil-
lantes, je crois devoir décliner ses offres et vous prie de bien
vouloir considérer votre mission comme terminée. »
L’officier semblait de plus en plus embarrassé.
– 569 –
« Vos paroles, monsieur le gouverneur, seront fidèlement
transmises à mon gouvernement, dit-il, mais vous comprendrez
que je ne puisse me soustraire, tant que je n’aurai pas sa ré-
ponse, à l’accomplissement des instructions qui m’ont été don-
nées.
– Instructions qui consistent ?…
– À installer sur l’île Hoste une garnison, qui, sous votre
haute autorité et sous mon commandement direct, devra coopé-
rer au rétablissement et au maintien de l’ordre.
– Fort bien ! dit le Kaw-djer. Mais, si je m’opposais par ha-
sard à l’établissement de cette garnison ?… Vos instructions ont-
elles prévu le cas ?
– Oui, monsieur le gouverneur.
– Quelles sont-elles, dans cette hypothèse ?
– De passer outre.
– Par la force ?
– Au besoin par la force, mais je veux espérer que je n’en
serai pas réduit à cette extrémité.
– Voilà qui est net, approuva le Kaw-djer sans s’émouvoir.
À vrai dire, je m’attendais un peu à quelque chose de ce genre…
N’importe ! la question est clairement posée. Vous admettrez,
toutefois, que, dans une matière aussi grave, je ne veuille pas
agir à la légère, et vous souffrirez par conséquent, je pense, que
je prenne le temps de la réflexion.
– J’attendrai donc, monsieur le gouverneur, répondit
l’officier, que vous me fassiez connaître votre décision. »
– 570 –
Ayant de nouveau salué militairement, il pivota sur ses ta-
lons et se dirigea vers la porte. Mais cette porte était fermée et
résista à ses efforts. Il se retourna vers le Kaw-djer.
« Suis-je tombé dans un guet-apens ? demanda-t-il d’un
ton nerveux.
– Vous me permettrez de trouver la question plaisante, ré-
pondit ironiquement le Kaw-djer. Quel est celui de nous qui
s’est rendu coupable d’un guet-apens ? Ne serait-ce pas celui
qui, en pleine paix, a envahi, les armes à la main, un pays
ami ? »
L’officier rougit légèrement.
« Vous connaissez, monsieur le gouverneur, dit-il avec une
gêne évidente, la raison de ce qu’il vous plaît d’appeler une in-
vasion. Ni mon gouvernement, ni moi-même ne pouvons être
responsables de votre interprétation d’un événement des plus
simples.
– En êtes-vous sûr ? répliqua le Kaw-djer de sa voix tran-
quille. Oseriez-vous donner votre parole d’honneur que la Ré-
publique du Chili ne poursuit aucun but autre que le but officiel
et avoué ? Une garnison opprime aussi aisément qu’elle protège.
Celle que vous avez mission de placer ici ne pourrait-elle pas ai-
der puissamment le Chili, s’il en arrivait jamais à regretter le
traité du 26 octobre 1881, auquel nous devons notre indépen-
dance ? »
L’officier rougit de nouveau et plus visiblement que la pre-
mière fois.
« Il ne m’appartient pas, dit-il, de discuter les ordres de
mes chefs. Mon seul devoir est de les exécuter aveuglément.
– 571 –
– En effet, reconnut le Kaw-djer, mais j’ai, moi aussi, à
remplir mon devoir, qui se confond avec l’intérêt du peuple pla-
cé sous ma garde. Il est donc tout simple que j’entende peser
mûrement ce que cet intérêt me commande de faire.
– M’y suis-je opposé ? répliqua l’officier. Soyez sûr, mon-
sieur le gouverneur, que j’attendrai votre bon plaisir tout le
temps qu’il faudra.
– Cela ne suffit pas, dit le Kaw-djer. Il faut encore
l’attendre ici.
– Ici ?… Vous me considérez donc comme un prisonnier ?
– Parfaitement, déclara le Kaw-djer. L’officier chilien haus-
sa les épaules.
– Vous oubliez, s’écria-t-il en faisant un pas vers la fenêtre,
qu’il me suffirait d’un cri d’appel…
– Essayez !… interrompit le Kaw-djer qui lui barra le pas-
sage.
– Qui m’en empêcherait ?
– Moi. »
Les yeux dans les yeux, les deux hommes se regardèrent
comme des lutteurs prêts à en venir aux mains. Après un long
moment d’attente, ce fut l’officier chilien qui recula. Il comprit
que, malgré sa jeunesse relative, il n’aurait pas raison de ce
grand vieillard aux épaules d’athlète, dont l’attitude majes-
tueuse l’impressionnait malgré lui.
– 572 –
« C’est cela, approuva le Kaw-djer. Reprenons chacun
notre place, et attendez patiemment ma réponse. »
Tous deux étaient debout. L’officier, à faible distance de la
porte d’entrée, s’efforçait d’adopter, en dépit de ses inquiétudes,
une contenance dégagée. En face de lui, le Kaw-djer, entre les
deux fenêtres, réfléchissait si profondément qu’il en oubliait la
présence de son adversaire. Avec calme et méthode, il étudiait le
problème qui lui était posé.
Le mobile du Chili, d’abord. Ce mobile, il n’était pas diffi-
cile de le deviner. Le Chili invoquait en vain la nécessité de
mettre fin aux troubles. Ce n’était là qu’un prétexte. Une protec-
tion qu’on impose ressemble trop à une annexion pour qu’il fût
possible de s’y tromper. Mais pourquoi le Chili manquait-il ainsi
à la parole donnée ? Par intérêt évidemment, mais quelle sorte
d’intérêt ? La prospérité de l’île Hoste ne suffisait pas à expli-
quer ce revirement. Jamais, malgré les progrès réalisés par les
Hosteliens, rien n’avait autorisé à croire que la République Chi-
lienne regrettât l’abandon de cette contrée jadis sans la moindre
valeur. Au reste, le Chili n’avait pas eu à se plaindre de son geste
généreux. Il avait bénéficié du développement de ce peuple dont
il était par la force des choses le fournisseur principal. Mais un
facteur nouveau était intervenu. La découverte des mines d’or
changeait du tout au tout la situation. Maintenant qu’il était
démontré que l’île Hoste recelait dans ses flancs un trésor, le
Chili entendait en avoir sa part et déplorait son imprévoyance
passée. C’était limpide.
La question importante n’était pas, d’ailleurs, de détermi-
ner la cause du revirement, quelle qu’elle fût. L’ultimatum étant
nettement posé, l’important était d’arrêter la manière dont il
convenait d’y répondre.
– 573 –
– 574 –
Résister ?… Pourquoi pas ? Les cent cinquante soldats ali-
gnés sur la place n’étaient pas de taille à effrayer le Kaw-djer, et
pas davantage le bâtiment de guerre embossé devant le Bourg-
Neuf. Alors même que ce navire eût contenu d’autres soldats,
ceux-ci n’étaient évidemment pas en nombre tel que la victoire
ne pût tourner finalement en faveur de la milice hostelienne.
Quant au navire lui-même, il était assurément capable
d’envoyer jusqu’à Libéria quelques obus qui feraient plus de
bruit que de mal. Mais après ?… Les munitions finiraient par
s’épuiser, et il lui faudrait alors appareiller, en admettant que
les trois canons hosteliens n’aient réussi à lui causer aucune
avarie sérieuse.
Non, en vérité, résister n’eût pas été présomptueux. Mais
résister, c’était des batailles, c’était du sang. Allait-il donc en
faire couler encore sur cette terre, hélas ! saturée ? Pour dé-
fendre quoi ? L’indépendance des Hosteliens ? Les Hosteliens
étaient-ils donc libres, eux qui s’étaient si docilement courbés
sous la férule d’un maître ? Serait-ce donc alors sa propre auto-
rité qu’il s’agissait de sauvegarder ? Dans quel but ? Ses mérites
exceptionnels justifiaient-ils que tant de vies fussent sacrifiées à
sa cause ? Depuis qu’il exerçait le pouvoir, s’était-il montré dif-
férent de tous les autres potentats qui tiennent l’univers en tu-
telle ?
Le Kaw-djer en était là de ses réflexions, quand l’officier
chilien fit un mouvement. Il commençait à trouver le temps
long. Le Kaw-djer se contenta de l’exhorter du geste à la pa-
tience et poursuivit sa méditation silencieuse.
Non, il n’avait été ni meilleur ni pire que les maîtres de
tous les temps, et cela, simplement parce que la fonction de
maître impose des obligations auxquelles nul ne peut se flatter
d’échapper. Que ses intentions eussent toujours été droites, ses
vues désintéressées, cela ne l’avait nullement empêché de com-
mettre à son tour ces mêmes crimes nécessaires qu’il reprochait
– 575 –
à tant de chefs. Le libertaire avait commandé, l’égalitaire avait
jugé ses semblables, le pacifique avait fait la guerre, le philo-
sophe altruiste avait décimé la foule, et son horreur du sang ver-
sé n’avait abouti qu’à en verser plus encore.
Aucun de ses actes qui n’eût été en contradiction avec ses
théories, et, sur tous les points, il avait touché du doigt son er-
reur de jadis. D’abord les hommes s’étaient révélés dans leur
imperfection et leur incapacité natives, et il avait dû les mener
par la main comme de petits enfants. Puis les appétits qui for-
ment le fond de certaines natures avaient, pour se satisfaire,
causé une succession de drames et démontré la légitimité de la
force. Une triple preuve, enfin, lui avait été donnée que la soli-
darité des groupes sociaux n’est pas moindre que celle des indi-
vidus, et qu’un peuple ne saurait s’isoler au milieu des autres
peuples. C’est pourquoi, quand bien même l’un d’eux arriverait
à se hausser à l’idéal inaccessible que le Kaw-djer avait autrefois
considéré comme une vérité objective, le peuple devrait encore
compter avec le reste de la terre, dont le progrès moral excède
les forces humaines et ne peut être que le résultat de siècles
d’efforts accumulés.
La première de ces preuves, c’était l’invasion des Patagons.
Semblable à tous les chefs, et ni plus ni moins qu’eux, le Kaw-
djer avait dû combattre et tuer. À cette occasion, Patterson lui
avait démontré à quel degré d’abaissement une créature peut
s’avilir, et il avait dû, indulgent encore, s’arroger le droit de dis-
poser d’un coin de la planète comme de sa propriété person-
nelle. Il avait jugé, condamné, banni, au même titre que tous
ceux qu’il appelait des tyrans.
La deuxième preuve, la découverte des mines d’or la lui
avait fournie. Ces milliers d’aventuriers qui s’étaient abattus sur
l’île Hoste établissaient, sous la forme la plus éloquente,
l’inévitable solidarité des nations. Contre le fléau, il n’avait pas
trouvé de remède qui ne fût connu. Ce remède, c’est toujours la
– 576 –
force, la violence et la mort. Par son ordre, le sang humain avait
coulé à flots.
La troisième preuve enfin, l’ultimatum du gouvernement
chilien la lui apportait, péremptoire.
Allait-il donc donner une fois de plus le signal de la lutte,
d’une lutte plus sanglante peut-être que les précédentes, et cela
pour conserver aux Hosteliens, un chef si pareil en somme à
tous les chefs de tous les pays et de tous les temps ? À sa place,
un autre que lui en aurait fait autant, et, quel que fût son suc-
cesseur, qu’il fût le Chili ou tout autre, il ne pouvait être amené
à employer des moyens pires que ceux auxquels la fatalité des
choses l’avait contraint.
Dès lors, à quoi bon lutter ?
Et puis, comme il était las ! L’hécatombe dont il avait don-
né l’ordre, ce carnage monstrueux, cette effroyable tuerie, c’était
une obsession qui ne le lâchait pas. De jour en jour, sous le
poids du lourd souvenir, sa haute taille se voûtait, ses yeux per-
daient de leur flamme, et sa pensée de sa clarté. La force aban-
donnait ce corps d’athlète et ce cœur de héros. Il n’en pouvait
plus. Il en avait assez.
Voilà donc à quelle impasse il aboutissait ! D’un regard ef-
faré il suivait la longue route de sa vie. Les idées dont il avait fait
la base de son être moral et auxquelles il avait tout sacrifié la
jonchaient de leurs débris lamentables. Derrière lui, il n’y avait
plus que le néant. Son âme était dévastée ; c’était un désert par-
semé de ruines où rien ne restait debout.
Que faire à cela ?… Mourir ?… Oui, cela eût été logique, et
pourtant il ne pouvait s’y résoudre. Non pas qu’il eût peur de la
mort. À cet esprit lucide et ferme, elle apparaissait comme une
fonction naturelle, sans plus d’importance et nullement plus à
– 577 –
redouter que la naissance. Mais toutes ses fibres protestaient
contre un acte qui eût volontairement abrégé son destin. De
même qu’un ouvrier consciencieux ne saurait se résoudre à lais-
ser un travail inachevé, c’était un besoin pour cette puissante
personnalité d’aller jusqu’au bout de sa vie, c’était une nécessité
pour ce cœur abondant de donner à autrui la somme entière,
sans en rien excepter, de dévouement et d’abnégation qui s’y
trouvait contenue en puissance, et il considérait n’avoir pas fait
assez tant qu’il n’aurait pas fait tout.
Ces contradictions, était-il donc impossible de les conci-
lier ?…
Le Kaw-djer parut enfin s’apercevoir de la présence de
l’officier chilien qui rongeait impatiemment son frein.
« Monsieur, dit-il, vous m’avez tout à l’heure menacé
d’employer la force. Vous êtes-vous bien rendu compte de la
nôtre ?
– La vôtre ?… répéta l’officier surpris.
– Jugez-en », dit le Kaw-djer en faisant signe à son interlo-
cuteur de s’approcher de la fenêtre.
La place s’étendait sous leurs yeux. En face du gouverne-
ment, les cent cinquante soldats chiliens étaient correctement
alignés, sous le commandement de leurs chefs. Leur position ne
laissait pas toutefois d’être critique, car plus de cinq cents Hos-
teliens les cernaient, fusils chargés, baïonnettes au canon.
« L’armée hostelienne compte aujourd’hui cinq cents fusils,
dit froidement le Kaw-djer. Demain elle en comptera mille.
Après demain quinze cents. »
– 578 –
L’officier chilien était livide. Dans quel guêpier s’était-il
fourré ! Sa mission lui semblait bien compromise. Il voulut ce-
pendant faire contre mauvaise fortune bon visage.
« Le croiseur… dit-il d’une voix mal affermie.
– Nous ne le craignons pas, interrompit le Kaw-djer. Nous
ne craignons pas davantage ses canons, n’en étant pas nous-
mêmes dépourvus.
– Le Chili… essaya encore de glisser l’officier, qui ne voulait
pas se reconnaître vaincu.
– Oui, interrompit de nouveau le Kaw-djer, le Chili a
d’autres navires et d’autres soldats. C’est entendu. Mais il ferait
une mauvaise affaire en les employant contre nous. Il ne réduira
pas aisément l’île Hoste, que peuplent maintenant plus de six
mille habitants. Sans compter que les cent cinquante hommes
que vous avez débarqués vont être pour nous de merveilleux
otages ! »
L’officier garda le silence. Le Kaw-djer ajouta d’une voix
grave :
« Enfin, savez-vous qui je suis ? »
Le Chilien considéra son adversaire qui se révélait si redou-
table. Sans doute lut-il dans le regard de celui-ci une réponse
éloquente à la question qui lui était posée, car il se troubla plus
encore.
« Qu’entendez-vous par cette question ? balbutia-t-il. Il y a
douze ou treize ans, au retour du Ribarto, dont le commandant
avait cru vous reconnaître, des bruits ont couru. Mais ils de-
vaient être erronés, puisque vous les aviez, paraît-il, démentis
par avance.
– 579 –
– Ces bruits étaient fondés, dit le Kaw-djer. S’il m’a plu
alors, s’il me convient toujours d’oublier qui je suis, je pense que
vous ferez sagement de vous en souvenir. Vous en conclurez,
j’imagine, qu’il ne me serait pas impossible de trouver des con-
cours assez puissants pour faire réfléchir le gouvernement chi-
lien. »
L’officier ne répondit pas. Il semblait accablé.
« Estimez-vous, reprit le Kaw-djer, que je sois en situation,
non pas de céder purement et simplement, mais de traiter d’égal
à égal ? »
L’officier chilien avait relevé la tête. Traiter ?… Avait-il bien
entendu ?… La fâcheuse aventure dans laquelle il s’était si in-
considérément embarqué pouvait donc tourner d’une manière
favorable ?…
« Reste à savoir si cela est possible, continuait cependant le
Kaw-djer, et de quels pouvoirs vous êtes investi.
– Les plus étendus, affirma vivement l’officier chilien.
– Écrits ?
– Écrits.
– Dans ce cas, veuillez me les communiquer », dit le Kaw-
djer avec calme.
L’officier tira d’une poche intérieure de sa tunique un se-
cond pli qu’il remit au Kaw-djer.
« Les voici », dit-il.
– 580 –
Si le Kaw-djer avait cédé sans résistance à la première in-
jonction, jamais il n’aurait connu ce document qu’il lut avec une
extrême attention.
« C’est parfaitement en règle, déclara-t-il. Votre signature
aura par conséquent toute la valeur compatible avec les enga-
gements humains, dont votre présence ici prouve, d’ailleurs, la
fragilité. »
L’officier se mordit les lèvres sans répondre. Le Kaw-djer
fit une pause, puis reprit :
« Parlons net. Le gouvernement chilien désire redevenir
suzerain de l’île Hoste. Je pourrais m’y opposer ; j’y consens.
Mais j’entends faire mes conditions.
– J’écoute, dit l’officier.
– En premier lieu, le gouvernement chilien n’établira au-
cun impôt à l’île Hoste autre que ceux concernant les mines
d’or, et il devra en être ainsi alors même qu’elles seront épui-
sées. Par contre, en ce qui regarde les mines d’or, il sera entiè-
rement libre et fixera à son profit telle redevance qui lui con-
viendra. »
L’officier n’en croyait pas ses oreilles. Voilà que, sans diffi-
culté, sans discussion d’aucune sorte, on lui abandonnait
l’essentiel ! Dès lors, tout le reste irait de soi.
Cependant, le Kaw-djer continuait :
« À la perception d’un impôt sur les mines devra se limiter
la suzeraineté du Chili. Pour le surplus, l’île Hoste conservera sa
complète autonomie et gardera son drapeau. Le Chili pourra y
entretenir un résident, étant bien entendu que ce résident
n’aura qu’un simple droit de conseil, et que le gouvernement ef-
– 581 –
fectif sera exercé par un comité nommé à l’élection et par un
gouverneur désigné par moi.
– Ce gouverneur, ce serait vous, sans doute ? interrogea
l’officier.
– Non, protesta le Kaw-djer. À moi, il faut la liberté totale,
intégrale, sans limite, et d’ailleurs je suis aussi las de donner des
ordres qu’incapable d’en recevoir. Je me retire donc, mais je me
réserve de choisir mon successeur. »
L’officier écoutait sans les interrompre ces déclarations.
Cet amer désenchantement était-il sincère, et le Kaw-djer
n’allait-il rien stipuler pour lui même ?
« Mon successeur s’appelle Dick, reprit mélancoliquement
celui-ci après un court silence, et n’a pas d’autre nom. C’est un
jeune homme. À peine s’il a vingt-deux ans – mais c’est moi qui
l’ai formé, et j’en réponds. C’est entre ses mains, entre ses mains
seules, que je résignerai le pouvoir… Telles sont mes conditions.
– Je les accepte, dit vivement l’officier chilien trop heureux
d’avoir triomphé sur la question principale.
– Fort bien, approuva le Kaw-djer. Je vais donc rédiger nos
conventions par écrit. »
Il se mit au travail, puis le traité fut signé en triple expédi-
tion par les parties contractantes.
« Un de ces exemplaires est pour votre gouvernement, ex-
pliqua le Kaw-djer, un deuxième pour mon successeur. Quant
au troisième, je le garde, et, si les engagements qu’il constate
n’étaient pas tenus, je saurais, soyez-en certain, en assurer le
respect… Mais tout n’est pas fini entre nous, ajouta-t-il en pré-
sentant un autre document à son interlocuteur. Il reste à nous
– 582 –
occuper de ma situation personnelle. Veuillez jeter les yeux sur
ce deuxième traité qui la règle conformément à ma volonté. »
L’officier obéit. À mesure qu’il lisait, son visage exprimait
un étonnement grandissant.
« Quoi ! s’écria-t-il quand sa lecture fut achevée, c’est sé-
rieusement que vous proposez cela !
– Si sérieusement, répondit le Kaw-djer, que j’en fais la
condition sine qua non de mon consentement au surplus de
notre accord. Êtes-vous disposé à l’accepter ?
– À l’instant », affirma l’officier.
Les signatures furent de nouveau échangées.
« Nous n’avons plus rien à nous dire, conclut alors le Kaw-
djer. Faites rembarquer vos hommes, qui, sous aucun prétexte,
ne doivent plus remettre le pied sur l’île Hoste. Demain, le nou-
veau régime pourra être inauguré. Je ferai le nécessaire pour
qu’il ne s’élève aucune difficulté. Jusque-là, par exemple, j’exige
le secret le plus absolu. »
Dès qu’il fut seul, le Kaw-djer envoya chercher Karroly.
Pendant qu’on exécutait cet ordre, il écrivit quelques mots qu’il
plaça sous enveloppe, en y joignant un exemplaire du traité
conclu avec le gouvernement chilien. Ce travail, qui n’exigea que
peu de minutes, était depuis longtemps terminé quand l’Indien
fut introduit.
« Tu vas charger la Wel-Kiej de ces objets, dit le Kaw-djer
qui tendit à Karroly une liste sur laquelle figuraient, outre une
certaine quantité de vivres, de la poudre, des balles et des sacs
de semences de diverses sortes. »
– 583 –
Malgré ses habitudes d’aveugle dévouement, Karroly ne
put s’empêcher de poser quelques questions. Le Kaw-djer allait
donc partir pour un voyage ? Pourquoi alors ne prenait-il pas le
cotre du port, au lieu de la vieille chaloupe ? Mais, à ces ques-
tions, le Kaw-djer ne répondit que par un mot :
« Obéis. »
Karroly parti, il fit appeler Dick.
« Mon enfant, dit-il en lui remettant le pli qu’il venait de
clore, voici un document que je te donne. Il t’appartient. Tu
l’ouvriras demain au lever du soleil.
– Il sera fait ainsi », promit Dick simplement.
La surprise qu’il devait éprouver, il ne l’exprima pas. Si
grand était l’empire qu’il avait acquis sur lui-même qu’il ne la
trahit par aucun signe. C’était un ordre qu’il avait reçu. Un
ordre s’exécute et ne se discute pas.
« Bien ! dit le Kaw-djer. Maintenant, va, mon enfant, et
conforme-toi scrupuleusement à mes instructions. »
Seul, le Kaw-djer s’approcha de la fenêtre et souleva le ri-
deau. Longuement, il regarda au dehors, afin de graver dans sa
mémoire ce qu’il ne devait plus revoir. Devant lui, c’était Libé-
ria, et, plus loin, le Bourg-Neuf, et, plus loin encore, les mâts des
navires amarrés dans le port. Le soir tombait, arrêtant le travail
du jour. D’abord, la route du Bourg-Neuf s’anima, puis les fe-
nêtres des maisons brillèrent dans l’ombre grandissante. Cette
ville, cette activité laborieuse, ce calme, cet ordre, ce bonheur,
c’était son œuvre. Tout le passé s’évoqua à la fois, et il soupira
de fatigue et d’orgueil.
– 584 –
Le temps était enfin venu de songer à lui-même. Sans mar-
chander, il allait disparaître de cette foule dont il avait fait un
peuple riche, heureux, puissant. Maître pour maître, ce peuple
ne s’apercevrait pas du changement. Lui, du moins, il irait mou-
rir, comme il avait vécu, dans la liberté.
Il n’attristerait d’aucun adieu ce départ qui était une déli-
vrance. Avant de partir, il ne serrerait dans ses bras, ni le fidèle
Karroly, ni Harry Rhodes son ami, ni Hartlepool ce loyal et dé-
voué serviteur, ni Halg, ni Dick, ses enfants. À quoi bon cela ?
Pour la seconde fois, il s’évadait de l’humanité. Son amour
s’amplifiait de nouveau, devenait vaste comme le monde, im-
personnel comme celui d’un dieu, et n’avait plus besoin, pour se
satisfaire, de ces gestes puérils. Il disparaîtrait sans un mot,
sans un signe.
La nuit devint profonde. Comme des paupières que ferme
le sommeil, les fenêtres des maisons s’éteignirent une à une. La
dernière s’endormit enfin. Tout fut noir.
Le Kaw-djer sortit du gouvernement et marcha vers le
Bourg-Neuf. La route était déserte. Jusqu’au faubourg, il ne
rencontra personne.
La Wel-Kiej se balançait près du quai. Il s’y embarqua et
largua l’amarre. Au milieu du port, il distinguait la masse
sombre du vaisseau chilien, à bord duquel un timonier piquait
minuit au même instant. Détournant la tête, le Kaw-djer poussa
au large et hissa la voile.
La Wel-Kiej prit son erre, évolua, sortit des jetées. Là, son
allure s’accéléra sous l’effort d’une fraîche brise du Nord-Ouest.
Le Kaw-djer pensif tenait la barre, en écoutant la chanson de
l’eau contre le bordage.
– 585 –
Quand il voulut jeter un regard en arrière, il était trop tard.
La pièce était jouée, le rideau tiré. Le Bourg-Neuf, Libéria, l’île
Hoste avaient disparu dans la nuit. Tout s’évanouissait déjà
dans le passé.
– 586 –
XV
Seul !
Dick, attentif à ne pas devancer le moment fixé, ouvrit, au
premier rayon du soleil, le pli que lui avait donné le Kaw-djer. Il
lut :
« Mon fils,
« Je suis las de vivre et j’aspire au repos. Quand tu liras ces
mots, j’aurai quitté la colonie sans esprit de retour. Je remets
son sort entre tes mains. Tu es bien jeune encore pour assumer
cette tâche, mais je sais que tu ne lui seras pas inférieur.
« Exécute loyalement le traité signé par moi avec le Chili,
mais exige rigoureusement la réciproque. Quand les gisements
aurifères seront épuisés, nul doute que le gouvernement chilien
ne renonce de lui-même à une suzeraineté purement nominale.
« Ce traité coûte temporairement aux Hosteliens l’île Horn
qui devient ma propriété personnelle. Elle leur retournera après
moi. C’est là que je me retire. C’est là que j’entends vivre et
mourir.
« Si le Chili manquait à ses engagements, tu te souvien-
drais du lieu de ma retraite. Hors ce cas, je veux que tu
m’effaces de ta mémoire. Ce n’est pas une prière. C’est un ordre,
le dernier.
– 587 –
« Adieu. N’aie qu’un seul objectif : la Justice ; qu’une seule
haine : l’Esclavage ; qu’un seul amour : la Liberté. »
À l’heure où Dick, bouleversé, lisait ce testament de
l’homme à qui il devait tant, celui-ci, le front appesanti par de
lourdes pensées, continuait à fuir, point imperceptible, sur la
vaste plaine de la mer. Rien n’était changé à bord de la Wel-Kiej,
dont il tenait toujours la barre d’une main ferme.
Mais l’aube empourpra le ciel, et un frisson de rayons d’or
courut sur la surface palpitante de la mer. Le Kaw-djer releva la
tête ; ses yeux fouillèrent l’horizon du Sud. Au loin, l’île Horn
apparut dans la lumière grandissante. Le Kaw-djer regarda pas-
sionnément cette vapeur confuse, qui marquait le terme du
voyage, non pas de celui qu’il accomplissait en ce moment, mais
du long voyage de la vie.
Vers dix heures du matin, il vint aborder au fond d’une pe-
tite crique à l’abri du ressac. Aussitôt, il mit pied à terre et pro-
céda au débarquement de sa cargaison. Une demi-heure suffit à
ce travail.
Alors, en homme pressé de se débarrasser d’une besogne
pénible qu’il a résolu d’accomplir, il saborda la chaloupe d’un
furieux coup de hache. L’eau pénétra en bouillonnant par la
blessure. La Wel-Kiej, comme eût chancelé un être frappé à
mort, s’inclina sur bâbord, oscilla, coula dans l’eau profonde…
D’un air sombre, le Kaw-djer la regarda s’engloutir. Quelque
chose saignait en lui. De cette destruction de la fidèle chaloupe
qui l’avait porté si longtemps, il éprouvait de la honte et du re-
mords comme d’un meurtre. Par ce meurtre, il avait tué en
même temps le passé. Le dernier fil qui le rattachait au reste du
monde était définitivement coupé.
La journée tout entière fut employée à monter jusqu’au
phare les objets qu’il avait apportés et à visiter son domaine. Le
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phare, les machines prêtes à fonctionner, le logement meublé,
tout y était complètement achevé. D’autre part, au point de vue
matériel, il lui serait facile de vivre là, grâce au magasin large-
ment pourvu de vivres, aux oiseaux marins qu’abattrait son fu-
sil, aux graines dont il s’était muni et qu’il sèmerait dans les
creux du rocher.
Un peu avant la fin du jour, son installation terminée, il
sortit. À quelque distance du seuil, il aperçut un tas de pierres,
où l’on avait amoncelé les débris retirés des fondations.
L’une de ces pierres attira plus vivement son attention. Elle
avait roulé sur le bord du plateau. Il eût suffi de la pousser du
pied pour qu’elle s’engloutît dans la mer.
Le Kaw-djer s’approcha. Une flamme de mépris et de haine
brillait dans son regard…
Il ne s’était pas trompé. Cette pierre zébrée de lignes bril-
lantes, c’était du quartz aurifère. Peut-être contenait-elle toute
une fortune que les ouvriers n’avaient pas su reconnaître. Elle
gisait là, délaissée comme un bloc sans valeur.
Ainsi le métal maudit le poursuivait jusque-là !… Il revit les
désastres qui s’étaient abattus sur l’île Hoste, l’affolement de la
colonie, l’envahissement des aventuriers accourus de tous les
coins du monde, la faim,… la misère,… la ruine…
Du pied, il poussa l’énorme pépite dans l’abîme, puis,
haussant les épaules, il s’avança jusqu’à l’extrême pointe du cap.
Derrière lui se dressait le pylône métallique portant à son
sommet le lanterneau, d’où, pour la première fois, allait jaillir
tout à l’heure un puissant rayon qui montrerait la bonne route
aux navires.
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Le Kaw-djer, face à la mer, parcourut des yeux l’horizon.
Un soir, il était déjà venu à cette fin du monde habitable.
Ce soir-là, le canon du Jonathan en détresse tonnait lugubre-
ment dans la tempête. Quel souvenir !… Il y avait treize ans de
cela !
Mais, aujourd’hui, l’étendue était vide. Autour de lui, si loin
qu’allât son regard, partout, de tous côtés, il n’y avait rien que la
mer. Et, quand bien même il eût franchi la barrière de ciel qui
limitait sa vue, nulle vie ne lui fût encore apparue. Au-delà, très
loin, dans le mystère de l’Antarctique, c’était un monde mort,
une région de glace où rien de ce qui vit ne saurait subsister.
Il avait donc atteint le but, et tel était le refuge. Par quel si-
nistre chemin y avait-il été conduit ? Il n’avait pas souffert,
pourtant, des douleurs coutumières des hommes. Lui-même
était l’auteur et la victime de ses maux. Au lieu d’aboutir à ce ro-
cher perdu dans un désert liquide, il n’eût tenu qu’à lui d’être un
de ces heureux qu’on envie, un de ces puissants devant lesquels
les fronts se courbent. Et cependant il était là !…
Nulle part ailleurs, en effet, il n’aurait eu la force de sup-
porter le fardeau de la vie. Les drames les plus poignants sont
ceux de la pensée. Pour qui les a subis, pour qui en sort, épuisé,
désemparé, jeté hors des bases sur lesquelles il a fondé, il n’est
plus de ressource que la mort ou le cloître. Le Kaw-djer avait
choisi le cloître. Ce rocher, c’était une cellule aux infranchis-
sables murs de lumière et d’espace.
Sa destinée en valait une autre, après tout. Nous mourons,
mais nos actes ne meurent pas, car ils se perpétuent dans leurs
conséquences infinies. Passants d’un jour, nos pas laissent dans
le sable de la route des traces éternelles. Rien n’arrive qui n’ait
été déterminé par ce qui l’a précédé, et l’avenir est fait des pro-
longements inconnus du passé. Quel que fût cet avenir, quand
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bien même le peuple qu’il avait créé devrait disparaître après
une existence éphémère, quand bien même la terre abolie s’en
irait dispersée dans l’infini cosmique, l’œuvre du Kaw-djer ne
périrait donc pas.
Debout comme une colonne hautaine au sommet de re-
cueil, tout illuminé des rayons du soleil couchant, ses cheveux
de neige et sa longue barbe blanche flottant dans la brise, ainsi
songeait le Kaw-djer, en contemplant l’immense étendue devant
laquelle, loin de tous, utile à tous, il allait vivre, libre, seul, – à
jamais.
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