Max Weber, le capitalisme comme cosmos et cage d’acier
1. Max Weber, repères biographiques : un pessimisme conservateur
Weber est une figure fondatrice des sciences sociales, dont la postérité se situe d’abord il est vrai en
sociologie, mais aussi en anthropologie, et en sciences politiques, où ses discussions de l’Etat furent
très vite influentes.
Né d’un père député ‘national libéral’ se situant à la droite de l’échiquier politique et se tenant à l’écart
de la religion (tout en étant de tradition protestante) et d’une mère plus sensible aux questions sociales
et pieuse (protestante également), Max Weber (1864-1920), qui finit par détester son père et aimer
profondément sa mère, avait reçu une formation pluridisciplinaire et avait acquis au fil de ses diverses
formations – en histoire, en économie politique, en théologie, en droit – une culture académique
absolument encyclopédique. Lui-même parlait de ses années d’études comme de celles d’un rat de
bibliothèque. Son doctorat (1889) porte sur l’émergence et le développement des sociétés
commerciales italiennes au Moyen Age : son intérêt pour l’histoire économique est ancien, fondateur
même dans son œuvre. Ses premiers postes universitaires le verront enseigner l’économie politique,
aux universités de Fribourg puis de Heidelberg (Berthelot 2008 : 42). Dès le début des années 1890, il
souffre de dépression, d’angoisses, et sa carrière sera jalonnée d’épisodes d’interruption liés à ses
troubles psychiques. Il renonce d’ailleurs à son poste d’enseignant à Heidelberg en 1903.
En 1903, il prend la co-direction, avec Edgar Jaffé et Werner Sombart, de la revue Archiv für
Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, revue où sera d’abord publié le texte de L’Ethique protestante et
l’esprit du capitalisme, et plus tard, ceux se rapportant à « l’éthique économique des religions
mondiales ». En 1909, il fonde avec Georg Simmel et Ferdinand Tönnies la société allemande de
sociologie. Par ailleurs, la maison de Max Weber a la réputation d’avoir été un carrefour des sciences
sociales et historiques allemandes du tournant du XXe siècle : dans le salon de Weber discutaient
Tönnies, Troeltsch, Simmel, Sombart, Jaspers, Lukacs (Hervieu-Léger et Willaime 2001 : 61).
Le capitalisme est l’un des fils thématiques qui traversent son œuvre, bien au-delà de la seule Ethique
protestante. Opposé au socialisme, qu’il considère comme une illusion, Weber est un critique résigné
du capitalisme, qu’il considère fondamentalement comme menant à une réduction de l’existence à la
poursuite du gain, ou à sa soumission à la nécessité économique, sans engager pour autant de critique
anticapitaliste globale. Ses pages les plus critiques sont sombres, résignées, désenchantées, inspirées
par ce qu’on pourrait qualifier de pessimisme culturel nourri de romantisme tardif (voir Löwy 2013).
Weber était par ailleurs un admirateur de l’Antiquité, du stoïcisme romain en particulier, et du
‘pessimisme tragique’ – pour reprendre la formule nietzschéenne – des Grecs de l’âge de la tragédie,
Nietzsche ayant été, avec Marx, parmi les grandes influences que Weber se reconnaissait. Dans un
article publié dans ses dernières années, il se reconnaît probablement parmi les ‘aristocrates de
l’éducation’ dont il décrit la méfiance à l’égard de ‘la procession triomphale du capitalisme’. ‘Les
représentants des intérêts supérieurs de la culture, écrit Weber, tournent le dos et s’opposent avec
une profonde antipathie à l’inévitable développement du capitalisme’ (cité par Löwy 2013).
La bourse [‘Die Börse’, part. I & II, Göttinger Arbeiterbibliothek, 1894 & 1896]
Au milieu des années 1890, alors que le développement de la bourse fait l’objet d’un débat
politique important en Allemagne, Max Weber publie deux longs articles sur le sujet dans une
revue destinée aux élites syndicales du mouvement ouvrier. Contre l’aristocratie foncière
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hostile aux développements financiers de l’époque, Weber soutient, sans en être enchanté
pour autant, que la bourse est désormais dans les Etats modernes un instrument de
concentration du capital nécessaire au développement d’une bourgeoisie nationale qui soit au
service de l’économie nationale. Sa position est dès lors de plaider pour une régulation de la
bourse qui repose sur un code d’honneur des investisseurs et des courtiers… Une sorte de
plaidoyer pour une moralisation du capitalisme (déjà…). A la lecture de la conclusion (voir infra),
on se rend compte aisément que le rapport de Weber au capitalisme est un rapport qui n’a rien
de l’enchantement…
‘Tant que les nations poursuivront la lutte économique inexorable et inéluctable pour leur
existence nationale et la puissance économique, même s’il se peut qu’elles vivent en paix sur
le terrain militaire, la réalisation d’exigences purement théorético-morales restera étroitement
limitée dès lors qu’on se rend compte que sur le terrain économique également il est impossible
de procéder au désarmement unilatéral. Une bourse forte ne peut pas être un club de ‘culture
éthique’, et les capitaux des grandes banques ne sont pas plus des ‘institutions de bienfaisance’
que ne le sont les fusils et les canons. Pour une politique économique nationale qui poursuit
des buts bien de ce monde, ils ne peuvent être qu’une seule chose : des moyens de puissance
engagés dans ce combat économique. Elle ne pourra que se féliciter de voir ces institutions
faire droit aussi à l’exigence ‘éthique’, mais elle a le devoir de veiller avant tout à ce que des
fanatiques défendant leurs intérêts ou à ce que des apôtres ingénus de la paix économique
n’aillent pas désarmer leur propre nation’ (2019 [1896] : 148).
2. Le capitalisme au pluriel
‘Capitalisme d’affaires’, ancré dans la spéculation commerciale ou financière, ‘capitalisme aventurier’
des bailleurs de fonds des expéditions de pillage et des razzias, ‘capitalisme colonial’ des exploitants
de plantations esclavagistes… Le capitalisme s’écrit d’emblée au pluriel et se décline sous différentes
formes chez Weber, où les adjectifs, comme souvent chez ce sociologue pour lequel n’existent que
des formes particulières des phénomènes sociaux, viennent immédiatement préciser les contours
des faits considérés.
2.1. Un éventail de capitalismes
Weber repère ainsi des formes de capitalisme à travers l’Asie et l’Europe, ‘aussi loin que les
documents économiques remontent’, à Babylone et dans d’autres civilisations antiques, ou en Inde
et en Chine. On peut ainsi pour Weber donner une extension assez large au concept, pour autant
qu’on se limite à une définition minimale suggérant que l’activité capitaliste est celle qui cherche une
rentabilité, un profit continuellement renouvelé :
« le capitalisme s’identifie à la recherche du profit, dans le cadre d’une activité (Betrieb) capitaliste
rationnelle et continue; il s’agit donc de la recherche d’un profit toujours renouvelé: de la recherche
de ‘rentabilité’. » (Weber 1996 : 493). Recherche de rentabilité sous-tendue par un ‘calcul du
capital’ : « l’élément décisif est toujours qu’un calcul du capital soit effectué en termes monétaires,
que ce soit sous la forme moderne de livres de compte, ou sous tout autre forme, aussi primitive et
rudimentaire soit-elle » (1996 : 495).
Une première dimension importante de l’approche du capitalisme chez Weber réside donc dans la
profondeur historique et la diversité des formes qu’il reconnaît d’emblée au capitalisme. Comme
d’ailleurs dans son approche des phénomènes religieux, il y a chez Weber un souci permanent des
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formes spécifiques des phénomène sociaux, une préoccupation immédiate et généralisée pour les
spécificités du cas historique ou sociologique. Il n’y a ainsi pour ainsi dire pas de capitalisme en
général chez Weber (même s’il fait une place particulière au capitalisme moderne d’entreprise – voir
infra), mais de multiples formes de capitalismes distingués les uns des autres par l’adjonction de
qualificatifs. Capitalisme ‘aventurier’ reposant sur une économie de la razzia présent dès l’Antiquité,
capitalisme de parias des Juifs du Moyen Age, ancré dans la pratique de l’usure, etc.
Capitalisme impérialiste aussi, auquel Weber consacre de vrais développements, et qui est entendu
non pas comme ‘stade ultime du capitalisme’ à la manière de Lénine (1917), mais comme une forme
de capitalisme dont les profits sont ancrés dans la domination politique et l’exploitation économique
de territoires dominés – l’exploitation d’une colonie, par exemple. Ce sont en fait autant de principes
ou de logiques économiques d’accumulation – ou plutôt de réalisation de profit, pour utiliser des
termes plus proches de ceux de Weber – qui sont introduites à travers ces différents qualificatifs.
2.2. Une lutte pour la domination du pouvoir économique
Weber fut un grand lecteur de Marx. Comme dans le Capital, la question des circonstances dans
lesquelles des développements capitalistes peuvent prendre place, l’occupe. Mais il n’y a pas d’ère
capitaliste au singulier ici, mais diverses configurations au sein desquelles des groupes porteurs
d’activités capitalistes entrent en lutte pour la domination. L’un des angles majeurs à partir desquels
Weber aborde ces développements est la sociologie des religions (on se souvient de son projet de
livre inachevé, L’éthique économique des religions mondiales).
En particulier, il situe l’émergence des configurations capitalistes dans une lutte entre les détenteurs
d’un pouvoir sacré ou sacralisé, la hiérocratie (hieros signifie sacré en grec), autorité ‘consacrée par la
tradition’, et les couches sociales cherchant à asseoir leur pouvoir économique sans disposer de la
légitimité d’un sacré – la ‘domination du capital’ menaçant potentiellement le monopole de l’autorité
du pouvoir hiérocratique. C’est là une configuration que Weber pense pouvoir distinguer, avec des
variantes – on ne se refait pas, Weber pas plus qu’un autre… – dans différentes situations
historiques.
C’est le conflit typique, par exemple, entre activités économiques portées par des acteurs religieux
(les monastères du moyen âge, ou les temples de l’Antiquité, par exemple), et couches marchandes.
Ainsi : « L’activité commerciale et industrielle des monastères est l’occasion d’un conflit tout à fait
direct entre la hiérocratie et les intérêts ‘bourgeois’. » Et plus loin : « C’est pourquoi l’activité
industrielle des monastères en était venue à représenter, juste avant la Réforme, un des principaux
griefs économiques de la petite bourgeoisie, un peu comme aujourd’hui le travail des prisonniers et
les coopératives de consommateurs. La sécularisation opérée à l’époque de la Réforme, et plus
encore lors de la Révolution, a très fortement réduit cette activité de l’Eglise » (1996 : 283, 285).
Fondamentalement, suggère Weber, l’opposition entre les formes de domination ancrées dans une
hiérocratie (mais donc aussi dans l’éthique quelle qu’elle soit dont celle-ci se réclame), cet
instrument parfait de la ‘domestication des dominés’ dans la mesure où la hiérocratie exerce sa
domination au nom d’un sacré, et les couches marchandes et capitalistes, est ancrée dans le
caractère éthique et personnel de la domination hiérocratique, là où la domination du capital s’avère
a-éthique et impersonnelle. Ainsi Weber écrit-il :
« A l’opposé de toutes les autres formes de domination, la domination économique du capital ne
peut pas être réglementée éthiquement du fait de son caractère ‘impersonnel’. […] La
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‘compétitivité’, le marché (marché du travail, marché monétaire, marché de biens), des
considérations ‘objectives’, qui ne sont ni éthiques ni antiéthiques, mais simplement a-éthiques,
étrangères à toute éthique, déterminent les comportements sur des points décisifs, et introduisent
ainsi des instances impersonnelles entre les personnes concernées » (1996 : 288-289).
Le capitalisme met ainsi en place un ‘esclavage sans maître’, écrit encore Weber, menaçant tant les
relations communautaires où l’on ne calcule pas que les relations de domination construites à partir
d’autres principes que celui du pouvoir de l’argent. Il y a là une tension, sinon une opposition,
suggère Weber, entre la domination hiérocratique et la domination du capital. D’une certaine
manière, et avec des mots différents, le propos n’est pas radicalement différent ici de celui du
Manifeste Communiste, lorsque Marx et Engels y évoquent les rapports sociaux précapitalistes
désormais noyés dans ‘les eaux glacées du calcul égoïste’. Le passage vaut probablement la peine
d’être rappelé :
« La bourgeoisie a joué dans l'histoire un rôle éminemment révolutionnaire. Partout où elle a conquis
le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens
complexes et variés qui unissent l'homme féodal à ses "supérieurs naturels", elle les a brisés sans pitié
pour ne laisser subsister d'autre lien, entre l'homme et l'homme, que le froid intérêt, les dures
exigences du "paiement au comptant". Elle a noyé les frissons sacrés de l'extase religieuse, de
l'enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul
égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d'échange ; elle a substitué aux
nombreuses libertés, si chèrement conquises, l'unique et impitoyable liberté du commerce. En un mot,
à la place de l'exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle a mis une
exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale. » (Marx & Engels 1848)
Avec une intonation et des accents différents, c’est à certains égards le même effroi (teinté de
romantisme ?) devant la montée en puissance du pouvoir économique et ses conséquences
multiples dont sont saisis les jeunes révolutionnaires et le vieux notable conservateur…
3. Un scénario multidimensionnel d’émergence du capitalisme moderne
Pour Weber, le capitalisme est donc un vieux phénomène aux formes aujourd’hui néanmoins
‘spécifiquement modernes’. En fait, Weber a travaillé au début de sa carrière sur la ville médiévale,
ainsi que sur l’économie de la cité antique. On a vu qu’il soutenait très explicitement l’idée qu’il a
existé des formes de capitalisme antérieures au capitalisme moderne d’entreprise dont il va associer
l’émergence à l’ethos protestant ascétique. D’autres travaux de Weber soulignent aussi clairement
d’autres dimensions de la problématique. C’est le cas par exemple des travaux traduits en français
sous le titre d’Histoire économique (Weber 1991), où se trouve par exemple évoquée la question de
la production d’une ‘classe de non-possédants’ pour ainsi dire comme condition de possibilité du
capitalisme, sans laquelle le capitalisme a peu de chances d’émerger, et qui revient sur la formation
des enclosures anglaises dans des termes au final assez proches de ceux de Marx, la verve et l’ironie
en moins… L’éthique protestante n’est donc pas une sociologie historique du capitalisme en général,
qui aboutirait à la conclusion de la genèse religieuse de celui-ci. Bien plutôt, c’est une étude
historique de l’émergence d’une forme particulière de capitalisme, le capitalisme moderne
d’entreprise, auquel Weber accorde effectivement un rôle essentiel dans la formation de l’Occident
moderne. C’est à la reconstitution de ce que cette forme particulière de capitalisme – le capitalisme
moderne d’entreprise – doit à une forme particulière de christianisme – le protestantisme ascétique –
que Weber se consacre.
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Dans cette recherche, Weber va donc insister tout particulièrement sur le rôle qu’ont joué certains
points de la doctrine protestante, dans la formation d’une « éthique du travail » ascétique et puritaine.
Dans ce monde religieux émergent ainsi les idées que le profit est légitime, que l’homme se doit à sa
profession comme à une vocation, l’idée aussi, dans certaines branches du protestantisme, que le
croyant peut obtenir la confirmation de son salut et des indications sur le sort qui l’attend dans l’au-
delà à partir de sa réussite matérielle ici-bas. Weber met ainsi en évidence une relation affinitaire forte
entre un style de christianisme et une forme de capitalisme ; c’est ici, comme du reste toujours chez
lui, à des formes particulières de phénomènes historiques plus généraux qu’il s’intéresse, dans leur
singularité et leur spécificité : ce n’est pas de la relation entre christianisme et capitalisme en général
qu’il traite, mais de l’affinité entre une forme de christianisme (protestant ascétique) et une forme de
capitalisme (d’entreprise).
Mais l’attention que Weber a portée à la sphère religieuse dans une part importante de ses travaux,
et notamment à « l’éthique économique des religions mondiales », pour reprendre le titre sous lequel
on a regroupé une série de ses travaux, et parmi celles-ci de la façon la plus éloquente à l’éthique
économique du protestantisme ascétique, n’a jamais été exclusive de la reconnaissance du rôle de
toute une série d’autres causalités et conditions d’existence et de possibilité, comme par exemple,
pour le capitalisme d’entreprise moderne, l’existence de la ville médiévale, de la comptabilité à double
entrée, etc. Pour avoir travaillé sur les conditions d’émergence et les spécificités de la ville médiévale
occidentale, Weber n’ignore évidemment pas les conditions économiques, institutionnelles ou
politiques, juridiques, mais aussi technologiques de développement de nouvelles formes de
capitalisme (voir Colliot-Thélène 2006 : 18).
L’Ethique Protestante et l’esprit du capitalisme – rappels
Max Weber part en fait d’un constat : dans l’Allemagne de son temps, il existe une forme de relation
entre « confession » ou affiliation religieuse, catholique ou protestante, d’une part, et
« stratification sociale » d’autre part. C’est une relation qui, d’une part, tend à s’amenuiser à son
époque, et qui, d’autre part, est historiquement d’abord liée au fait que le protestantisme s’est
d’abord développé dans des territoires déjà économiquement prospères, ou tout au moins
privilégiés : des villes riches, des régions bien desservies en moyens de communication, etc. Dans la
transmission de la relative domination économique protestante, il y a donc d’abord, dans le cas
allemand, des effets d’un héritage historique.
Mais il est aussi des orientations scolaires distinctes, note MW, entre catholiques et protestants,
qu’on ne peut imputer entièrement et seulement à la reproduction d’un lien originel entre
confession et stratification sociale. ON peut certes comprendre une partie de cette relation à partir
du capital culturel familial, à partir des positions sociales distinctes des uns et des autres qui font
que les uns (protestants) tendent à avoir une scolarité plus longue que les autres (catholiques). Mais
on peut aussi mettre en évidence, souligne Weber, que parmi les catholiques économiquement
privilégiés ayant des trajectoires scolaires d’une longueur analogue à celle des protestants, les
catholiques sont sous-représentés dans les filières et les établissements préparant « à des études
techniques et à des professions industrielles et commerciales, et plus généralement à une vie
lucrative bourgeoise » (Weber 2003 : 9). En effet, ce sont les « lycées classiques » qui ont « la
préférence des catholiques » (ibid.). En outre, les catholiques sont aussi davantage présents dans
l’artisanat, et plus réticents à s’engager dans le travail industriel – les « compagnons » catholiques
deviennent plus volontiers maîtres-artisans, tandis que les « compagnons » protestants tendent
davantage à s’engager comme cadres et travailleurs qualifiés supérieurs dans l’industrie. Ce qui
amène Weber à un point central de son argument :
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« Dans ces cas-là, la relation causale se présente sans aucun doute de la manière suivante : c’est la
particularité de l’esprit acquise par l’éducation, en l’occurrence l’orientation de l’éducation
conditionnée par l’atmosphère religieuse de la région d’origine et de la maison parentale, qui a
déterminé le choix de la profession et les destinées professionnelles ultérieures. »
(Weber 2003 : 10).
Et toute la thèse de MW va être de montrer que l’éducation protestante transmet tendanciellement
des dispositions économiques différentes, plus industrieuses, et que les positions sociales
différentes, entre catholiques et protestants, ne peuvent pas être comprises uniquement comme
des effets de l’histoire de la Réforme et des situations historiques différentes des régions à
dominantes respectivement catholiques et protestantes.
Ce n’est pas vers la relative indifférence religieuse des couches économiquement dominantes de
son époque, qui sont plutôt de tradition protestante, et dans leur matérialisme, qu’il faut se tourner
pour comprendre la relation entre « confession et stratification sociale », pour reprendre le titre de
la première partie de l’étude, mais vers l’esprit protestant historique, et vers la dimension
économique des dispositions religieuses qui se sont sédimentées dans le sillage de la Réforme.
Weber insiste tout particulièrement sur les conséquences économiques non intentionnelles de trois
héritages religieux de la Réforme :
a. la notion de profession-vocation (Beruf) qui émerge chez Luther et qui consiste en une
requalification religieuse de la valeur du travail. Le christianisme médiéval avait au mieux une
attitude neutre à l’égard de la quête de profit : il s’agissait d’un pudendum, une affaire au moins un
peu honteuse, voire une turpitudo, une turpitude, Or, le protestantisme ascétique requalifie
positivement la quête de profit. La socialisation religieuse protestante va développer une
valorisation du travail pour lui-même, une conception de la « profession comme vocation » (ein
Beruf), le sentiment de se devoir à son travail. Bref, la socialisation religieuse encourage une
disposition au travail dans laquelle le capitalisme moderne a trouvé « sa force motrice spirituelle la
plus adéquate » (Weber 2003 : 45).
b. la doctrine de la confirmation, centrale dans la formation d’une « éthique du travail » ascétique
et puritaine. Dans ce monde religieux émerge l’idée qu’il lui est possible d’obtenir des indications
sur le sort qui l’attend dans l’au-delà à partir de sa réussite matérielle ici-bas. La quête de réussite
ici-bas devient dès lors centrale, et le bénéfice céleste attendu pousse à la formation d’une éthique
ascétique du travail. Ce point de doctrine a joué un rôle capital, soutient Weber : il souligne ici
l’importance de « la conception, caractéristique du protestantisme ascétique, de la confirmation du
salut personnel, de la certitudo salutis, dans la profession-vocation », c’est-à-dire « les récompenses
psychiques donc, que cette religiosité attachait à l’industria et qui devaient nécessairement faire
défaut au catholicisme, puisque ses moyens de salut étaient justement autres » (2003 : 57n). Les
protestants ascétiques ont donc développé des « intérêts de salut » (ibid.) dans l’investissement
dans leur profession comme dans une vocation.
c. l’organisation de l’existence « pour la plus grande gloire de Dieu » : l’idée selon laquelle
l’existence du chrétien (protestant ascétique) doit être dans son ensemble organisée pour la plus
grande gloire de Dieu, lequel condamne la paresse et l’oisiveté, jouera elle aussi un rôle important
dans l’émergence de l’ethos économique protestant ascétique. Ces différentes transformations de
l’ethos religieux auront des effets culturels profonds.
Pour Weber, l’investissement des protestants ascétiques dans des professions-vocations est de
l’ordre des « effets pratiques » de leur révolution théologique, des « effets culturels » de la Réforme
qui doivent être compris comme « des suites imprévues et proprement non voulues du travail des
réformateurs » (2003 : 89). Ce sont les conséquences morales de leur révolution théologique
qu’aucun des réformateurs n’avait en vue, et encore moins parmi ses objectifs délibérés. Le
développement de l’esprit du capitalisme, et encore moins l’aspiration à des biens mondains, n’a
jamais figuré parmi les objectifs des réformateurs, qui seuls étaient préoccupés par la définition de
nouvelles voies de salut, les anciennes leur apparaissant comme erronées.
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Weber insiste à de nombreuses reprises, tant dans l’étude originale que dans les textes de réponses
aux critiques qui ont suivi, qu’il n’a jamais été question pour lui de soutenir que le système capitaliste
avait tout entier des origines religieuses, mais bien plutôt de mettre en évidence la part du religieux
dans « l’extraordinaire enchevêtrement d’influences réciproques entre les substrats matériels, les
formes d’organisation sociale et politique et la teneur intellectuelle des époques culturelles de la
Réforme » (2003 : 91).
C’est donc bien à la reconnaissance de l’affinité entre une forme religieuse et un style de capitalisme
particulièrement important sur le plan historique que Weber appelle dans L’Ethique protestante, et
certainement pas à l’idée d’une genèse religieuse du capitalisme. Cela ne signifie pas non plus que le
capitalisme d’entreprise en affinité avec l’éthique du travail protestante soit la seule forme de
capitalisme que l’Europe moderne ait connue, mais bien que ce capitalisme ascétique soit une forme
du capitalisme propre à l’Occident moderne (Colliot-Thélène 2006 : 19). Ainsi Weber établit-il bien un
« lien causal entre le protestantisme et la formation du capitalisme moderne » (Colliot-Thélène 2006 :
24), mais cela n’exclut évidemment pas sa reconnaissance d’autres ordres de causalité dans la
formation de celui-ci.
« Aucune éthique économique n’a jamais été déterminée par la seule religion. […] Toutefois, la
détermination religieuse de la conduite de vie (Lebensführung) constitue également un – nous disons
bien : un seulement – des facteurs déterminants de l’éthique économique » (Weber 1996 : 332-333).
Weber insiste à de nombreuses reprises, tant dans l’étude originale que dans les textes de réponses
aux critiques qui ont suivi, qu’il n’a jamais été question pour lui de soutenir que le système capitaliste
avait tout entier des origines religieuses, mais bien plutôt de mettre en évidence la part du religieux
dans « l’extraordinaire enchevêtrement d’influences réciproques entre les substrats matériels, les
formes d’organisation sociale et politique et la teneur intellectuelle des époques culturelles de la
Réforme » (2003 : 91). Ou, en d’autres termes : « il ne s’agit en aucun cas de soutenir une thèse aussi
absurdement doctrinaire que celle, par exemple, qui voudrait que […] le capitalisme en tant que
système économique serait un produit de la Réforme » (2003 : 90).
On a parfois fait de Weber un adversaire de Marx, un tenant d’une explication culturelle ou idéelle des
transformations sociales et économiques, faisant de la causalité culturelle ou même spirituelle, de
« l’esprit » d’une époque ou d’un monde social la cause déterminante de ces transformations. Comme
si « l’éthique protestante » était pour lui la seule cause de l’émergence du capitalisme, dans certaines
lectures caricaturales. En réalité, Weber était un fervent partisan de la multi-causalité. Et c’est de là
que venait son objection au marxisme, en dépit de son admiration pour Marx (Colliot-Thélène 2006 :
46). MW a toujours refusé de réduire la causalité des phénomènes historiques, sociaux, économiques
en dernière instance à une infrastructure d’ordre économique ou autre – là où c’est de façon privilégiée
(quoique non exclusive) que le matérialisme historique va chercher dans l’économie politique et dans
le mode de production, la matrice des autres rapports sociaux.
Or, une lecture plus attentive révèle en fait que faire de Weber un miroir de Marx qui aurait opposé
une forme d’infrastructure religieuse du capitalisme à l’infrastructure économique, n’a en fait pas
beaucoup de sens. Et ce d’autant plus que l’affinité entre protestantisme (et plus encore
puritanisme) et ascétisme thésauriseur est déjà notée par Marx, tant dans la Critique de l’économie
politique que dans Le Capital. On peut par contre distinguer Weber de Marx sur la question des
régimes de causalité des transformations économiques et sociales, Weber ayant été bien plus clair et
explicite que Marx sur l’idée de la multi-causalité du changement social. C’est là que Weber se
distingue clairement de Marx.
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4. Le capitalisme moderne porté par un ‘type d’homme’ : le capitalisme comme disposition
L’attention portée par Weber à la composante religieuse dans les conditions d’émergence du
capitalisme moderne d’entreprise l’amène en fait à placer aussi au cœur de sa problématique la
question de la socialisation.
La définition de la religion de Weber est bien connue. Elle est de nature dite ‘substantive’, c’est-à-
dire qu’elle considère qu’il y a au cœur de la religion des contenus cognitifs d’un certain ordre, à
savoir une croyance aux esprits. La religion est ainsi pour lui « une espèce particulière de façon d’agir
en communauté » (ES II, p. 145) marquée par une « croyance aux esprits » (ES II, p. 147), par la
reconnaissance collective de « puissances ‘surnaturelles’ » : « Régler leurs rapports avec les hommes
constitue le domaine de l’activité ‘religieuse’ » (ES II, p. 149). A partir d’une définition substantive (il
faut des ‘puissances surnaturelles’), Weber sociologise donc d’emblée (la religion est une ‘façon
d’agir’). Et Weber de suggérer d’emblée également qu’il est nécessaire pour comprendre cette
activité religieuse de prendre en considération les « expériences subjectives » et les
« représentations » des individus concernés, au regard desquels l’activité religieuse apparaît alors
largement comme rationnelle du point de vue de ceux qui s’y adonnent, et d’abord tournée vers des
enjeux concernant avant tout « l’ici-bas », car « les buts des actes magiques et religieux sont surtout
économiques », finit d’ailleurs par écrire Weber, pour lequel l’économie tient une place
fondamentale dans la vie sociale – et donc dans les formes d’organisation religieuse (ES II, pp. 145-
146). Mais de façon plus cruciale pour ce qui nous intéresse ici, si la compréhension que Weber
déploie du champ de la religion repose sur une définition substantive de celui-ci, sa sociologie de la
religion est aussi d’emblée attentive à la question de l’éthique religieuse, et à la relation entre
croyances et morale religieuses, cosmologie et système normatif – car ce sont les « conduites de
vie » et les « types d’hommes » religieux qui intéressent Weber au premier plan.
Ainsi, au moment de mettre en place sa notion bien connue de « religions mondiales » par exemple,
son argument fait-il d’emblée référence à la question de la régulation morale de la vie que mettent en
place les religions. On glisse d’emblée de la question de la religion dans son ensemble à celle de la
« réglementation de la vie » et de « l’éthique religieuse » :
« Par ‘religions mondiales’, nous entendons ici, sans aucun jugement de valeur, les cinq systèmes de
réglementation de la vie, religieux ou déterminés par la religion, qui ont su réunir autour d’eux des
masses particulièrement importantes de fidèles : l’éthique religieuse confucéenne, hindoue,
bouddhiste, chrétienne, islamique » (Weber 1996 [1915] : 331).
C’est incontestablement dans l’Ethique Protestante que Weber déploie avec le plus d’évidence son
intérêt pour la manière dont les institutions façonnent des types d’hommes. C’est ici en effet qu’il
déploie sa discussion des relations entre discours cosmologique et discours normatif, vision du monde
et ethos, religion et conduite de vie, problématiques qui constituent la part de son œuvre qui a eu
l’influence la plus directe en anthropologie – en l’occurrence celle de la production religieuse de
« conduites de vie » et de « types d’hommes » différents.
Ainsi, Weber peut aussi être considéré comme un fondateur du raisonnement dispositionnel ou
dispositionaliste en sociologie : L’éthique protestante est un texte fondateur des réflexions sur la
production sociale des dispositions, dans la mesure où une grande interrogation de Weber dans ce
texte porte sur la fabrique (religieuse) d’un ethos (économique), le capitalisme moderne d’entreprise
étant notamment chez Weber une Gesinnung, une « disposition d’esprit » acquise par « l’éducation »
- on dirait plutôt aujourd’hui la socialisation, mais le raisonnement est bien le même.
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L’intérêt de Weber pour le capitalisme d’une part, et pour les phénomènes moraux et religieux
d’autre part, le mène donc au final à considérer la manière dont le capitalisme s’inscrit non
seulement dans la vie des sujets comme un espace de relations sociales, mais aussi sous la forme de
dispositions intériorisées, comme horizon de significations, comme cosmos. La fin de L’Ethique
protestante, qui se conclut sur la démagification du monde portée par le protestantisme ascétique et
l’autonomisation du cosmos capitaliste sur les ruines du protestantisme ascétique, comprend un
passage régulièrement remarqué comme révélateur du pessimisme culturel de Weber, passage que
Weber conclut par une allusion à la problématique nietzschéenne du dernier homme (‘ce néant
s’imagine’ – voir citation ci-dessous)… avant de reprendre le cours de son exposé historique.
Le désenchantement de Max Weber
« Le puritain voulait être un homme de la profession-vocation, nous sommes contraints de l’être.
En effet, en passant des cellules monacales et en commençant à dominer la moralité
intramondaine, l’ascèse a contribué [, pour sa part,] à édifier le puissant cosmos de l’ordre
économique moderne qui, lié aux conditions techniques et économiques de la production
mécanique et machiniste, détermine aujourd’hui, avec une force contraignante irrésistible, le style
de vie de tous les individus qui naissent au sein de cette machinerie – et pas seulement de ceux qui
gagnent leur vie en exerçant directement une activité économique. Peut-être le déterminera-t-il,
jusqu’à ce que le dernier quintal de carburant fossile soit consumé. Aux yeux de Baxter, le souci
des biens extérieurs ne devait peser sur les épaules de ses saints que comme ‘un manteau léger
que l’on pourrait rejeter à tout instant’. Mais la fatalité a fait que ce manteau est devenu un
habitacle dur comme l’acier (stahlhartes Gehaüse). Tandis que l’ascèse entreprenait de
trabsformer le monde et d’y être agissante, les biens extérieurs de ce monde acquéraient sur les
hommes une puissance croissante et finalement inexorable, comme jamais auparavant dans
l’histoire. Aujourd’hui, l’esprit de cette ascèse s’est échappé de cette carapace – définitivement ?
Le sait-on ? Dans tous les cas, depuis qu’il repose sur une base mécanique, le capitalisme
vainqueur n’a plus besoin de cet étai. L’humeur rayonnante de sa riante héritière, l’Aufklärung,
semble elle-même pâlir définitivement et l’idée du ‘devoir ordonné à la profession’ hante notre vie
comme un spectre de contenus de croyance autrefois religieux. Lorsque ‘l’accomplissement dans
la profession’ ne peut pas être mis en relation avec les valeurs spirituelles suprêmes de la culture,
ou lorsque (ce qui n’est pas l’inverse) il ne peut être perçu, au plan subjectif, que comme une
simple contrainte économique, l’individu renonce généralement, aujourd’hui, à toute
interprétation. Aux Etats-Unis, là où elle connaît un déchaînement extrême, la recherche du gain,
dépouillée de son sens [éthico-religieux], a tendance aujourd’hui à s’associer à des passions
purement agonistiques, qui précisément lui impriment assez souvent le caractère d’un sport.
Personne ne sait encore qui, à l’avenir, logera dans cet habitacle ; et si, au terme de ce prodigieux
développement, nous verrons surgir des prophètes entièrement nouveaux ou une puissante
renaissance de pensées et d’idéaux anciens, voire – si rien de tout cela ne se produit – une
pétrification [mécanisée], parée d’une sorte de prétention crispée. Dans ce cas , à coup sûr, pour
les ‘derniers hommes’ de ce développement culturel, la formule qui suit pourrait se tourner en
vérité : ‘Spécialistes sans esprit, jouisseurs sans cœur : ce néant s’imagine s’être levé à un degré de
l’humanité encore jamais atteint’.
Mais nous entrons là dans le domaine des jugements de valeur et de croyance qui ne devraient
pas hypothéquer cet exposé purement historique. Notre tâche serait bien plutôt… »
(Weber 2003 : 250-252)
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5. Travailler avec Weber
5.1. Ethos religieux et capitalisme
L’éthique protestante n’est, dans l’œuvre de Weber, que l’étude de cas la plus connue d’un travail
plus vaste qui porte sur « l’éthique économique des religions mondiales », et qui voit Weber
s’engager dans l’examen d’autres formes d’articulations entre ethos religieux et économique.
Une telle interrogation sur les formes de « l’esprit » du capitalisme, représente toujours une manière
dont la question du ‘capitalisme comme disposition d’esprit’ peut être posée aujourd’hui, dans son
articulation d’ailleurs à des ethos religieux ou à d’autres idéologies.
Dans le dernier demi-siècle, la croissance spectaculaire, en Amérique latine et en Afrique en
particulier, mais aussi en Amérique du Nord, dans certaines régions d’Asie, et même en Europe, d’un
protestantisme charismatique connu comme ‘pentecôtisme’ – l’un des socles théologiques de ce
courant tient dans l’idée que les fidèles peuvent faire l’expérience ici et maintenant des dons de
l’esprit tels qu’ils se manifestent lors de la Pentecôte –, a été un site important de relance de ce
débat dans les dernières décennies.
En effet, une figure importante de la sociologie du dernier tiers du XXe siècle, Peter Berger (d’abord
connu dans les années 1960 comme co-auteur, avec Thomas Luckmann, du classique La construction
sociale de la réalité), a soutenu à partir des années 1990 que le courant pentecôtiste correspondait à
une forme de retour d’une articulation entre un ethos religieux (pentecôtiste) et l’esprit
entrepreneurial du capitalisme moderne, celui-là même dont Weber avait cherché à mettre en
évidence l’esprit historiquement protestant.
La position de Berger est bien résumée par le titre d’un article de 2010 suggérant que Max Weber
était ‘vivant et bien portant’ dans le monde protestant (évangéliques et pentecôtistes confondus) du
Guatemala, pays connu pour son importante minorité protestante, évangéliques non charismatiques
et pentecôtistes confondus (on est passé de moins de 5% de protestants dans les années 1960 à plus
de 20% dans les années 1990, puis à un peu plus de 40% aujourd’hui, avec une grande majorité de
pentecôtistes désormais). Dans cette perspective, on peut toujours assister aujourd’hui à des
situations où un ethos protestant (ici, dans sa variante pentecôtiste) soutient des développements
entrepreneuriaux, à une affinité entre ethos religieux et développements économiques capitalistes.
D’autres se sont montrés moins enthousiastes. Birgit Meyer, par exemple, a soutenu à partir de
travaux menés au Ghana que l’ethos du protestantisme ascétique historique, de style puritain, était
en fait bien éloigné de l’appétit pour les miracles et l’investissement rituel dans des prières de
prospérité du pentecôtisme contemporain, celui de la doctrine dite ‘de la prospérité’ (prosperity
gospel), dont le trait central est de promettre la prospérité aux chrétiens authentiquement ‘nés de
nouveau’ (born again) et à la foi affermie.
IL faut reconnaître par ailleurs que la croissance du pentecôtisme en Afrique et en Amérique latine
est contemporaine de la montée en puissance de l’idéologie du néolibéralisme et de sa lutte pour
l’extension des relations de marché (privatisations, etc.), et la dérégulation de ceux-ci (facilitation de
la circulation globale des capitaux) à partir des années 1980 en particulier.
Dans la perspective de ce pentecôtisme de dernière génération, le chrétien doit certes se montrer
entreprenant, mais il est bien moins question d’ascétisme, et l’accès à la consommation de biens
attestant de sa réussite, et qui sont autant de symboles de statut (status symbols), s’avère cruciale
dans la mise en scène de la bénédiction divine, et de son salut à venir.
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Comme c’était déjà le cas au moment où Weber écrivait l’éthique protestante, le risque est aussi
toujours d’en arriver à une conception idéaliste de l’histoire, dans laquelle on se préoccupe trop
exclusivement de la force des idées, sans plus s’intéresser à leurs conditions de réception et de
déploiement.
En effet, les histoires de succès de figures pentecôtistes sont nombreuses et ‘la possibilité d’un
impact non intentionnel [unintended] de son éthique sur le comportement social et économique’
doit être prise au sérieux (Meyer 2007). Simultanément, les trajectoires d’échec et de déclassement
parmi les fidèles s’avèrent tout aussi, sinon plus nombreuses, et le discours pentecôtiste et ses
invocations du succès peut aussi n’être qu’un emplâtre rhétorique posé sur la jambe de bois de
conditions d’existence objectivement misérables. Avec le défi de faire croire des populations
marginales, déshéritées ou misérables à leur élection divine et leur prospérité à venir, à travers la
promesse d’une ‘délivrance’ à venir, en particulier au moyen d’investissements rituels dans des
‘cures d’âme’, des sessions de prières intensives, et autres : on est loin d’un style religieux
dévalorisant la ritualité et contenu tout entier dans un ‘style de vie’…
Ainsi, le style de vie ‘victorieux’ (‘victorious living’, ancré dans la possession de ‘Health and Wealth’,
dans la formule de David Oyedepo, l’une des figures les plus importantes du pentecôtisme africain
des premières décennies du 21e siècle), reste un mirage lointain pour la majorité des fidèles du
continent, qui peut certes avoir des effets de motivation, mais se trouve aussi continuellement
soumis au défi de justifier l’expérience que font bon nombre de fidèles d’un grand écart entre les
promesses de prospérité martelées par les pasteurs et la stagnation des conditions d’existence
réelles. Certes, les églises luttent contre l’alcoolisme, l’infidélité, encouragent l’entrepreneuriat et le
travail, ce qui peut avoir des effets économiques objectivement positifs pour leurs fidèles. Mais elles
encouragent aussi la générosité à l’égard des pasteurs – auxquels il est parfois voué un véritable
culte de la personnalité, et érigés en figures providentielles dont la réussite économique atteste de la
bénédiction – et de leurs églises, et même le sacrifice économique, comme preuve de confiance en
Dieu et de foi dans l’avenir et dans sa capacité à pourvoir à nouveau. On est ainsi loin du
réinvestissement systématique, de l’ascétisme et de la dévalorisation de l’institution du puritanisme
historique (voir Gifford & Nogueira-Godsey 2011).
Les perspectives weberiennes s’avèrent ainsi toujours fertiles pour la recherche contemporaine, en
continuant à lui fournir des hypothèses et en alimentant des questions de recherche, même si c’est
pour conclure à la contingence des liens historiques entre styles religieux et ethos économiques. La
prudence épistémologique de Weber reste ainsi certainement l’un de ses héritages les plus précieux.
[Voir B. Meyer, ‘Pentecostalism and neo-liberal capitalism: faith, prosperity and vision in African
Pentecostal-charismatic churches’, Journal for the study of religion 20/2, 2007; P. Gifford & T.
Nogueira-Godsey, ‘The protestant ethic and African Pentecostalism: a case study’, Journal for the
study of religion 24/1, 2011]
5.2. Une postérité immense, trois leçons sur le capitalisme
La postérité de Weber est immense, celui-ci étant largement reconnu comme le sociologue le plus
important du XXe siècle. De nombreux développements de questions étroitement imbriquées à celle
du capitalisme, comme celle de l’affinité entre cultures et pratiques économiques, celle de la théorie
des classes sociales (on pense évidemment à Bourdieu et à l’idée d’une approche
multidimensionnelle des positions sociales), ou encore celle de l’économie informelle, se sont
inspirés de ses travaux.
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Mais je voudrais à ce stade, surtout, vous proposer de retenir trois choses fondamentales, trois
héritages majeurs ou ‘grandes leçons’ de Max Weber.
1. La grande leçon épistémologique de Weber, c’est le refus des causalités uniques, son attention à la
complexité des relations de causalité, entre affinités électives et relations causales.
2. La grande leçon historique, c’est le capitalisme au pluriel, attentif à ses divers registres, engageant
une réflexion sur l’unité et la diversité des situations entre ses formes toujours inévitablement
particulières.
3. La grande leçon sociologique, c’est le souci de sociologiser le capitalisme au-delà de la question
des rapports sociaux (non que celle-ci ne soit pas également fondamentale), pour montrer comment
il est aussi susceptible de s’inscrire au cœur des sujets : une considération du capitalisme comme
disposition d’esprit.
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