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1868
THE LIBRARY
OF
THE UNIVERSITY
OF CALIFORNIA
LOS ANGELES
L'ENFANT
OUVRAGES DE JULES VALLÈS
PUBLIES DANS LA BIBLIOTHÈQUE - CHARPENTIER
à 3 fr. 50 le volume.
JACQUES VINGTRAS
L'ENFANT 1 vol.
LE BACHELIER. 1 vol.
L'INSURGÉ . 1 vol.
LES RÉFRACTAIRES , nouvelle édition . 1 vol.
Paris. - Imp. E. CAPIOMONT et V. RENAULT, rue des Poitevins , 6 .
CANIA
NIVELL
LOS ANGELES
JACQUES VINGTRAS
L'ENFANT
PAR
JULES VALLES
TROISIÈME ÉDITION
PARIS
G. CHARPENTIER , ÉDITEUR
13, RUE DE GRENELLE- SAINT- GERMAIN, 13
-
1881
Tous droits réservés.
PQ
2438
VIES
1881
A TOUS CEUX
QUI CREVÈRENT D'ENNUI AU COLLÈGE
OU
QU'ON FIT PLEURER DANS LA FAMILLE
QUI, PENDANT LEUR ENFANCE,
FURENT TYRANNISÉS PAR LEURS MAITRES
OU
ROSSÉS PAR LEURS PARENTS
Je dédie ce livre.
JULES VALLÈS.
Paris.
2029428
JACQUES VINGTRAS
L'ENFANT
MA MÈRE
Ai-je été ncurri par ma mère ? Est-ce une paysanne
qui m'a donné son lait ? Je n'en sais rien . Quel que
soit le sein que j'ai mordu , je ne me rappelle pas
une caresse du temps où j'étais tout petit ; je n'ai pas
été dorloté , tapoté , baisotté ; j'ai été beaucoup fouetté.
Ma mère dit qu'il ne faut pas gâter les enfants , et
elle me fouette tous les matins ; quand elle n'a pas
le temps le matin , c'est pour midi , rarement plus tard
que quatre heures.
Mademoiselle Balandreau m'y met du suií.
C'est une bonne vieille fille de cinquante ans . Elle
demeure au-dessous de nous . D'abord elle était con-
tente comme elle n'a pas d'horloge, ça lui donnait
l'heure . <« Vlin ! Vlan ! zon ! zon ! -voilà le petit Chose
2 MA MÈRE.
qu'on fouette ; il est temps de faire mon café au
lait. >>
Mais un jour que j'avais levé mon pan , parce que
ça me cuisait trop, et que je prenais l'air entre deux
portes , elle m'a vu ; mon derrière lui a fait pitié.
Elle voulait d'abord le montrer à tout le monde,
ameuter les voisins autour ; mais elle a pensé que ce
n'était pas le moyen de le sauver , et elle a inventé
autre chose.
Lorsqu'elle entend ma mère me dire : « Jacques ,
je vais te fouetter !
- Madame Vingtras , ne vous donnez pas la peine ,
je vais faire ça pour vous,
-- Oh ! chère demoiselle , vous êtes trop bonne ! >>
Mademoiselle Balandreau m'emmène ; mais au lieu
de me fouetter, elle frappe dans ses mains ; moi , je
crie. Ma mère remercie , le soir, sa remplaçante .
<< A votre service , » répond la brave fille , en me glis-
sant un bonbon en cachette.
Mon premier souvenir date donc d'une íessée . Mon
second est plein d'étonnement et de larmes .
C'est au coin d'un feu de fagots , sous le manteau
d'une vieille cheminée ; ma mère tricote dans un coin ;
une cousine à moi , qui sert de bonne dans la maison
pauvre , range sur des planches rongées , quelques as-
siettes de faïence bleue avec des coqs à crête rouge,
et à queue bleue .
Mon père a un couteau à la main et taille un mor-
ceau de sapin ; les copeaux tombent jaunes et soyeux
MA MÈRE. 3
comme des brins de rubans . Il me fait un chariot
avec des languettes de bois frais . Les roues sont déjà
taillées ; ce sont des ronds de pommes de terre avec
leur cercle de peau brune qui fait le fer... Le chariot
va être fini ; j'attends tout ému et les yeux grands
ouverts , quand mon père pousse un cri et lève sa
main pleine de sang. Il s'est enfoncé le couteau dans
le doigt. Je deviens tout pâle et je m'avance vers lui ;
un coup violent m'arrête ; c'est ma mère qui me l'a
donné, l'écume aux lèvres, les poings crispés .
<< C'est ta faute si ton père s'est fait mal ! »
Et elle me chasse sur l'escalier noir, en me cognant
encore le front contre la porte.
Je crie, je demande grâce , et j'appelle mon père :
je vois , avec ma terreur d'enfant, sa main qui pend
toute hachée ; c'est moi qui en suis cause ! Pourquoi
ne me laisse-t-on pas entrer pour savoir ? On me bat-
tra après si l'on veut . Je crie, on ne me répond pas.
J'entends qu'on remue des carafes , qu'on ouvre un
tiroir ; on met des compresses .
« Ce n'est rien, vient me dire ma cousine, » en pliant
une bande de linge tachée de rouge.
Je sanglote , j'étouffe : ma mère reparaît et me.
pousse dans le cabinet où je couche , où j'ai peur tous
les soirs.
Je puis avoir cinq ans et me crois un parricide .
Ce n'est pas ma faute , pourtant !
Est-ce que j'ai forcé mon père à faire ce chariot ?
Est- ce que je n'aurais pas mieux aimé saigner , moi ,
et qu'il n'eût point ma!?
4 MA MÈRE.
Oui ―― et je m'égratigne les mains pour avoir mal
aussi.
C'est que maman aime tant mon père ! Voilà pour-
quoi elle s'est emportée .
On me fait apprendre à lire dans un livre où il y a
écrit en grosses lettres qu'il faut obéir à ses père et
mère : Ma mère a bien fait de me battre.
La maison que nous habitons est dans une rue sale ,
pénible à gravir , du haut de laquelle on embrasse
tout le pays , mais où les voitures ne passent pas . Il
n'y a que les charrettes de bois qui y arrivent , traî-
nées par des boeufs qu'on pique avec un aiguillon . Le
front bas , le cou tendu , le pied glissant ; leur langue
pend et leur peau fume . Je m'arrête toujours à les
voir, quand ils portent des fagots et de la farine chez
le boulanger qui est à mi-côte ; je regarde en même
temps les mitrons tout blancs et le grand four tout
rouge, - on enfourne avec de grandes pelles , et ça
sent la croûte et la braise !
La prison est au bout de la rue , et les gendarmes
conduisent souvent des prisonniers qui ont les menot-
tes , et qui marchent sans regarder ni à droite ni à
gauche , l'œil fixe , l'air malade .
Des femmes leur donnent des sous qu'ils serrent
dans leurs mains en inclinant la tête pour remercier.
Ils n'ont pas du tout l'air méchant..
Un jour on en a emmené un sur une civière , avec
un drap blanc qui le couvrait tout entier ; il s'était mis
MA MÈRE. 5
le poignet sous une scie, après avoir volé ; il avait
coulé tant de sang qu'on croyait qu'il allait mourir.
Le geôlier, en sa qualité de voisin , est un ami de la
maison ; il vient de temps en temps manger la soupe
chez les gens d'en bas , et nous sommes camarades ,
son fils et moi . Il m'emmène quelquefois à la prison ,
parce que c'est plus gai ; c'est plein d'arbres ; on joue,
on rit, et il y en a un , tout vieux , qui vient du bagne
et qui fait des cathédrales avec des bouchons et des
coquilles de noix .
A la maison l'on ne rit jamais , ma mère bougonne
toujours. -Oh ! comme je m'amuse davantage avec
ce vieux-là et le grand qu'on appelle le braconnier,
qui a tué le gendarme à la foire du Vivarais !
Puis , ils reçoivent des bouquets qu'ils embrassent
et cachent sur leur poitrine. J'ai vu , en passant au
parloir, que c'étaient des femmes qui les leur donnaient.
D'autres ont des oranges et des gâteaux que leurs
mères leur portent , comme s'ils étaient encore tout
petits . Moi je suis tout petit, et je n'ai jamais ni gâ-
teaux ni oranges .
Je ne me rappelle pas avoir vu une fleur à la mai-
son. Maman dit que ça gêne , et qu'au bout de deux
jours ça sent mauvais . Je m'étais piqué à une rose
l'autre soir, elle m'a dit : « Ça t'apprendra ! >>
J'ai toujours envie de rire quand on dit la prière !
J'ai beau me retenir , je prie Dieu avant de me mettre
à genoux, je lui jure bien que ce n'est pas de lui que
je ris , mais dès que je suis à genoux , c'est plus fort
1.
6 MA MÈRE.
que moi . Mon oncle a des verrues qui le démangent,
et il les gratte, puis il les mord ; j'éclate. - Ma mère
ne s'en aperçoit pas toujours , heureusement , mais
Dieu , qui voit tout , qu'est- ce qu'il peut penser ?
Je n'ai pas ri pourtant, l'autre jour ! On avait
dîné à la maison avec ma tante de Vourzac et mes
oncles de Farreyrol ; on était en train de manger la
tourte, quand tout à coup il a fait noir. On avait eu
chaud tout le temps , on étouffait, et l'on avait ôté ses
habits . Tout d'un coup le tonnerre a grondé . La pluie
est tombée à torrents , de grosses gouttes faisaient floc
dans la poussière . Il y avait une fraîcheur de cave , et
aussi une odeur de poudre ; dans la rue , le ruisseau
bouillait comme une lessive, puis les vitres se sont
mises à grincer : il tombait de la grêle.
Mes oncles et mes tantes se sont regardés , et l'un
d'eux s'est levé ; il a ôté son chapeau et s'est mis à
dire une prière. Tous se tenaient debout et décou-
verts , avec leurs fronts jeunes ou vieux pleins de
tristesse. Ils priaient Dieu de n'être pas trop cruel
pour leur champ , et de ne pas tuer avec son plomb
blanc leurs moissons en fleur.
Un grêlon a passé par une fenêtre , au moment où
l'on disait Amen , et a sauté dans un verre.
Nous venons de la campagne :
Mon père est fils d'un paysan qui a eu de l'orgueil
et a voulu que son fils étudiât pour être prêtre. On a
mis ce fils chez un oncle curé pour apprendre le latin,
puis on l'a envoyé au séminaire.
MA MÈRE. 7
Mon père ― celui qui devait être mon père n'y
est pas resté, a voulu être bachelier , arriver aux hon-
neurs , et s'est installé dans une petite chambre au
fond d'une rue noire , d'où il sort , le jour , pour donner
quelques leçons à dix sous l'heure , et où il rentre , le
soir , pour faire la cour à une paysanne qui sera ma
mère , et qui accomplit pour le moment ses devoirs de
nièce dévouée près d'une tante malade.
On se brouille pour cela avec l'oncle curé , on dit
adieu à l'église ; on s'aime , on <« s'accorde ,» on s'épouse !
On est aussi au plus mal avec les père et mère , à qui
l'on a fait des sommations pour arriver à ce mariage
de la débine et de la misère.
Je suis le premier enfant de cette union bénie . Je
viens au monde dans un lit de vieux bois qui a des
punaises de village et des puces de séminaire.
La maison appartient à une dame de cinquante ans
qui n'a que deux dents, l'une marron et l'autre bleue,
et qui rit toujours ; elle est bonne et tout le monde
l'aime . Son mari s'est noyé en faisant le vin dans
une cuve ; ce qui me fait beaucoup rêver et me donne
grand'peur des cuves , mais grand amour du vin. Il
faut que ce soit bien bon pour que M. Garnier -- c'est
son nom - en ait pris jusqu'à mourir . Madame Garnier
boit , tous les dimanches, de ce vin qui sent l'homme
qu'elle a aimé : les souliers du mort sont aussi sur
une planche , comme deux chopines vides.
On se grise pas mal dans la maison où je demeure .
Un abbé qui reste sur notre carré ne sort jamais
8 MA MÈRE .
de table sans avoir les yeux hors de la tête , les joues
luisantes , l'oreille en feu. Sa bouche laisse passer un
souffle qui sent le fût, et son nez a l'air d'une tomate
écorchée. Son bréviaire embaume la matelotte.
Il a une bonne , mademoiselle Henriette , qu'il re-
garde de côté , quand il a bu . On parle quelquefois
d'elle et de lui dans les coins.
Au second , M. Grélin . Il est lieutenant des pom-
piers , et , le jour de la Fête-Dieu , il commande sur la
place . M. Grélin est architecte , mais on dit qu'il n'y
entend rien , que « c'est lui qui est cause que le Breuil
est toujours plein d'eau , qu'il a coûté 50,000 fr. à la
ville , et que, sans sa femme... » On dit je ne sais quoi
de sa femme. Elle est gentille , avec de grands yeux
noirs , de petites dents blanches , un peu de moustache
sur la lèvre ; elle fait toujours bouffer son jupon et
sonner ses talons quand elle marche.
Elle a l'accent du Midi , et nous nous amusons à
l'imiter quelquefois.
On dit qu'elle a des « amants » . Je ne sais pas ce
que c'est, mais je sais bien qu'elle est bonne pour
moi, qu'elle me donne , en passant , des tapes sur les
joues , et que j'aime à ce qu'elle m'embrasse, parce
qu'elle sent bon. Les gens de la maison ont l'air de
l'éviter un peu, mais sans le lui montrer.
<
«< Vous dites donc qu'elle est bien avec l'ad-
joint ?
- Oui , oui , au mieux !
- Ah ! ah ! et ce pauvre Grélin ? »
MA MÈRE . 9
J'entends cela de temps en temps , et ma mère ajoute
des mots que je ne comprends pas.
<«< Nous autres , les honnêtes femmes , nous mourons
de faim. Celles-là , on leur fourre des places pour leurs
maris , des robes pour leurs fêtes ! »
>
Est-ce que madame Grélin n'est pas honnête ? Que
fait-elle ? Qu'y a-t-il ? pauvre Grélin !
Mais Grélin a l'air content comme tout. Ils sont
toujours à donner des caresses et des joujoux à leurs
enfants ; on ne me donne que des gifles , on ne me
parle que de l'enfer , on me dit toujours que je crie
trop .
Je serais bien plus heureux , si j'étais le fils à Grélin :
mais voilà ! L'adjoint viendrait chez nous quand ma
mère serait seule... Ça me serait bien égal , à moi .
Madame Toullier reste au troisième : voilà une femme
honnête !
Madame Toullier vient à la maison avec son ou-
vrage, et ma mère et elle causent des gens d'en bas ,
des gens de dessus , et aussi des gens de Raphaël et
d'Espailly. Madame Toullier prise, a des poils plein
les oreilles , des pieds avec des oignons ; elle est plus
honnête que madame Grélin . Elle est plus bête et plus
laide aussi.
Quels souvenirs ai-je encore de ma vie de petit en-
fant ? Je me rappelle que devant la fenêtre les oiseaux
viennent l'hiver picorer dans la neige ; que , l'été , je
salis mes culottes dans une cour qui sent mauvais ;
qu'au fond de la cave , un des locataires engraisse des
10 MA MÈRE .
dindes. On me laisse pétrir des boulettes de son
mouillé, avec lesquelles on les bourre , et elles étouf-
fent. Ma grande joie est de les voir suffoquer , deve-
nir bleues. Il paraît que j'aime le bleu!
1 Ma mère apparaît souvent pour me prendre par les
oreilles et me calotter. C'est pour mon bien ; aussi ,
plus elle m'arrache de cheveux , plus elle me donne
de taloches , et plus je suis persuadé qu'elle est une
bonne mère et que je suis un enfant ingrat .
Oui , ingrat ! car il m'est arrivé quelquefois , le soir ,
en grattant mes bosses , de ne pas me mettre à la bé-
nir , et c'est à la fin de mes prières , tout à fait , que je
demande à Dieu de lui garder la santé pour veiller
sur moi et me continuer ses bons soins .
Je suis grand , je vais à l'école.
Oh ! la belle petite école ! Oh ! la belle rue ! et si vi-
vante, les jours de foire !
Les chevaux qui hennissent ; les cochons qui se
traînent en grognant , une corde à la patte ; les pou-
lets qui s'égosillent dans les cages ; les paysannes en
tablier vert , avec des jupons écarlates ; les fromages
bleus , les tomes fraîches , les paniers de fruits ; les ra-
dis roses , les choux verts !...
Il y avait une auberge tout près de l'école , et l'on
y déchargeait souvent du foin .
Le foin , où l'on s'enfouissait jusqu'aux yeux , d'où
l'on sortait hérissé et suant , avec des brins qui vous
étaient restés dans le cou , le dos , les jambes , et vous
piquaient comme des épingles ! …..
MA MÈRE . 11
On perdait ses livres dans la meule , son petit pa-
nier, son ceinturon , une galoche... Toutes les joies
d'une fête , toutes les émotions d'un danger ... Quelles
minutes !
Quand il passe une voiture de foin , j'ôte mon cha-
peau et je la suis
II
LA FAMILLE
Deux tantes du côté de ma mère , la tante Rosalie
et la tatan Mariou . On appelle cette dernière tatan ;
je ne sais pourquoi , parce qu'elle est plus caressante
peut-être. Je vois toujours son grand rire blanc et
doux dans son visage brun : elle est maigre et assez
gracieuse , elle est femme.
Ma tante Rosalie , son aînée , est énorme , un peu
voûtée ; elle a l'air d'un chantre ; elle ressemble au
père Jauchard , le boulanger qui entonne les vêpres
le dimanche et qui commence les cantiques quand on
fait le Chemin de la croix . Elle est l'homme dans son
ménage ; son mari , mon oncle Jean ne compte pas :
il se contente de gratter une petite verrue qui joue le
grain de beauté dans son visage fripé , tiré , ridé . —
J'ai remarqué , depuis , que beaucoup de paysans ont
de ces figures -là , rusées , vieillottes , pointues ; ils ont
du sang de théâtre ou de cour qui s'est égaré un soir
de fête ou de comédie dans la grange ou l'auberge , et
ils sentent le cabotin , le ci-devant, le vieux noble , à
LA FAMILLE . 13
travers les odeurs de l'étable à cochons et du fumier :
ratatinés par leur origine , ils restent gringalets sous
les grands soleils.
Le mari de la tatan Mariou , lui , est bien un bouvier !
Un beau laboureur blond , cinq pieds sept pouces , pas
de barbe , mais des poils qui luisent sur son cou , un
cou rond, gras , doré ; il a la peau couleur de paille ,
avec des yeux comme des bleuets et des lèvres comme
des coquelicots ; il a toujours la chemise entr'ouverte ,
un gilet rayé jaune , et son grand chapeau à chenille
tricolore ne le quitte jamais. J'ai vu comme cela des
dieux des champs dans des paysages de peintres.
Deux tantes du côté de mon père .
Ma tante Mélie est muette , ―― avec cela bavarde ,
bavarde !
Ses yeux, son front, ses lèvres , ses mains , ses
pieds , ses nerfs , ses muscles , sa chair, sa peau , tout
chez elle remue, jase , interroge , répond ; elle vous
harcèle de questions , elle demande des répliques ; ses
prunelles se dilatent, s'éteignent ; ses joues se gon-
flent , se rentrent ; son nez saute ! elle vous touche ici ,
là, lentement , brusquement , pensivement , follement ;
il n'y a pas moyen de finir la conversation . Il faut
y être , avoir un signe pour chaque signe , un geste
pour chaque geste , des réparties, du trait, regarder
tantôt dans le ciel , tantôt à la cave , attraper sa pensée
comme on peut , par la tête ou par la queue , en un
mot, se donner tout entier , tandis qu'avec les com-
mères qui ont une langue , on ne fait que prêter l'o-
reille rien n'est bavard comme un sourd et muet.
2
14 LA FAMILLE .
Pauvre fille ! elle n'a pas trouvé à se marier. C'était
certain , et elle vit avec peine du produit de son travail
manuel ; non qu'elle manque de rien , à vrai dire , mais
elle est coquette , la tante Amélie !
Il faut entendre son petit grognement , voir son
geste, suivre Ases yeux , quand elle essaye une coiffe
ou un fichu ; elle a du goût : elle sait planter une rose
au coin de son oreille morte , et trouver la couleur du
ruban qui i le mieux à son corsage, près de son
cœur qui veut parler...
Grand'tante Agnès .
On l'appelle la « béate . »
Il y a tout un monde de vieilles filles qu'on appelle
de ce nom - là.
<< M'man, qu'est-ce que ça veut dire, une béate ? >»
Ma mère cherche une définition et n'en trouve pas ;
elle parle de consécration à la Vierge , de vœux d'in-
nocence.
<< L'innocence. Ma grand'tante Agnès représente
l'innocence ? C'est fait comme cela , l'innocence ! >»
Elle a bien soixante- dix ans , et elle doit avoir les
cheveux blancs ; je n'en sais rien , personne n'en sait
rien , car elle a toujours un serre -tête noir qui lui colle
comme du taffetas sur le crâne ; elle a, par exemple ,
la barbe grise , un bouquet de poils ici , une petite
mèche qui frisotte par là , et de tous côtés des poi-
reaux comme des groseilles , qui ont l'air de bouillir
sur sa figure .
Pour mieux dire, sa tête ressemble à une pomme
LA FAMILLE. 15
de terre brûlée par le haut , à cause du serre-tête
noir, et par le bas, à une pomme de terre abandon-
née ; j'en ai trouvé une gonflée , violette , l'autre matin ,
sous le fourneau , qui ressemblait à grand'tante Agnès
comme deux gouttes d'eau.
« Vœux d'innocence. >>
Ma mère fait si bien , s'explique si mal, que je com-
mence à croire que c'est malpropre d'être béate , et
qu'il leur manque quelque chose, ou qu'elles ont
quelque chose de trop.
Béate?
Elles sont quatre « béates » qui demeurent ensem-
ble -pas toutes avec des poireaux couleur de feu sur
une peau couleur de cendre , comme grand'tante
Agnès , qui est coquette, mais toutes avec un brin de
moustache ou un bout de favoris , une noix de côte-
lette, et l'inévitable serre-tête , l'emplâtre noir !
On m'y envoie de temps en temps.
C'est au fond d'une rue déserte , où l'herbe pousse .
Grand'tante Agnès est ma marraine, et elle adore
son filleul.
Elle veut me faire son héritier , me laisser ce qu'elle
a, pas son serre-tête , j'espère.
Il paraît qu'elle garde quelques vieux sous dans un
vieux bas, et quand on parle d'une voisine chez qui
l'on a trouvé un sac d'écus dans le fond d'un pot à
beurre , elle rit dans sa barbe.
Je ne m'amuse pas fort chez elle , en attendant
qu'on trouve son pot à beurre !
Il fait noir dans cette grande pièce , espèce de gre-
16 LA FAMILLE .
nier soutenu par des poutres qui ont l'air en vieux
bouchons , tant elles sont piquées et moisies !
La fenêtre donne sur une cour , d'où monte une
odeur de boue cuite.
Il n'y a que les rideaux de lit qui me plaisent, -
— ils
suffisent à me distraire ; on y voit des bonshommes ,
des chiens , des arbres , un cochon ; ils sont peints en
violet sur l'étoffe , c'est le même sujet répété cent fois.
Mais je m'amuse à les regarder de tous les côtés ,
et je vois surtout toutes sortes de choses dans les ri-
deaux de ma grand'tante, quand je mets ma tête en-
tre mes jambes pour les regarder.
La chasse - c'est le sujet ― me paraît de toutes
les couleurs . Je crois bien ! Le sang me descend à la
figure ; j'ai le cerveau comme un fond de barrique :
c'est l'apoplexie ! Je suis forcé de retirer ma tête par
les cheveux pour me relever, et de la replacer droit
comme une bouteille en vidange.
On fait des prières à tout bout de champ : Amen !
amen! avant la rave et après l'œuf.
Les raves sont le fond du dîner qu'on m'offre quand
je vais chez la béate ; on m'en donne une crue et une
cuite.
Je racle la crue, qui semble mousser sous le cou-
teau, et a sur la langue un goût de noisette et un
froid de neige .
Je mords avec moins de plaisir dans celle qui est
cuite au feu de la chaufferette que la tante tient tou-
jours entre les jambes , et qui est le meuble indispen-
LA FAMILLE. 17
-
sable des béates. Huit jambes de béates : Quatre
chaufferettes - qui servent de boîte à fil en été , et
dont elles tournent la braise avec leur clef en hiver.
Il y a de temps en temps un œuf.
On tire cet œuf d'un sac , comme un numéro de lo-
terie et on le met à la coque , le malheureux ! C'est
un véritable crime , un coquicide, car il y a toujours un
petit poulet dedans .
Je mange ce fœtus avec reconnaissance , car on m'a
dit que tout le monde n'en mange pas , que j'ai le béné-
fice d'une rareté , mais sans entrain , car je n'aime pas
l'avorton en mouillettes et le poulet à la petite cuiller .
En hiver , les béates travaillent à la boule : elles
plantent une chandelle entre quatre globes pleins
d'eau , ce qui donne une lueur blanche , courte et
dure , avec des reflets d'or.
En été, elles portent leurs chaises dans la rue sur
le pas de la porte , et les carreaux vont leur train .
Avec ses bandeaux verts , ses rubans roses , ses
épingles à tête de perle, avec les fils qui semblent des
traînées de bave d'argent sur un bouquet , avec ses
airs de corsage riche , ses fuseaux bavards , le carreau
est un petit monde de vie et de gaieté.
Il faut l'entendre babiller sur les genoux des den-
tellières , dans les rues de béates , les jours chauds , au
seuil des maisons muettes. Un tapage de ruche ou de
ruisseau, dès qu'elles sont seulement cinq ou six à
travailler, puis quand midi sonne , le silence ! ...
Les doigts s'arrêtent, les lèvres bougent, on dit la
2
18 LA FAMILLE .
courte prière de l'Angelus . Quand celle qui la dit a
fini , tous répondent mélancoliquement : Amen ! et les
carreaux se remettent à bavarder...
Mon oncle Joseph , mon tonton comme je dis , est un
paysan qui s'est fait ouvrier. Il a vingt-cinq ans , et il
est fort comme un bœuf ; il ressemble à un joueur
d'orgue ; la peau brune , de grands yeux , une bouche
large, de belles dents ; la barbe très noire , un buisson
de cheveux , un cou de matelot , des mains énormes
toutes couvertes de verrues , - ces fameuses verrues
qu'il gratte pendant la prière !
Il est compagnon du devoir, il a une grande canne
avec de longs rubans , et il m'emmène quelquefois
chez la Mère des menuisiers . On boit , on chante , on
fait des tours de force, il me prend par la ceinture ,
me jette en l'air, me rattrape , et me jette encore . J'ai
plaisir et peur ! puis je grimpe sur les genoux des
compagnons ; je touche à leurs mètres et à leurs com-
pas, je goûte au vin qui me fait mal , je me cogne au
chef-d'œuvre, je renverse des planches , et m'éborgne
à leurs grands faux-cols , je m'égratigne à leurs pen-
dants d'oreilles . Ils ont des pendants d'oreilles .
<< Jacques , est-ce que tu t'amuses mieux avec ces
<«< messieurs de la bachellerie » qu'avec nous ?
- Oh ! mais non ! »
Il appelle << messieurs de la bachellerie » , les insti-
tuteurs , professeurs , maîtres de latinage ou de dessin ,
qui viennent quelquefois à la maison et qui parlent du
collège, tout le temps ; ce jour-là , on m'ordonne ma-
LA FAMILLE . 19
jestueusement de rester tranquille, on me défend de
mettre mes coudes sur la table , je ne dois pas remuer
les jambes , et je mange le gras de ceux qui ne l'aiment
pas ! Je m'ennuie beaucoup avec ces messieurs de la
bachellerie , et je suis si heureux avec les menuisiers !
Je couche à côté de tonton Joseph, et il ne s'en-
dort jamais sans m'avoir conté des histoires - il en
sait tout plein , - puis il bat la retraite avec ses mains
sur son ventre. Le matin , il m'apprend à donner des
coups de poing , et il se fait tout petit pour me pré-
senter sa grosse poitrine à frapper ; j'essaie aussi le
coup de pied, et je tombe presque toujours.
Quand je me fais mal, je ne pleure pas, ma mère
viendrait .
Il part le matin et revient le soir.
Comme j'attends après lui ! Je compte les heures
quand il est sur le point de rentrer.
Il m'emporte dans ses bras après la soupe , et il
m'emmène jusqu'à ce qu'on se couche , dans son petit
atelier, qu'il a en bas , où il travaille à son compte , le
soir, en chantant des chansons qui m'amusent , et en
me jetant tous les copeaux par la figure ; c'est moi
qui mouche la chandelle , et il me laisse mettre les
doigts dans son vernis.
Il vient quelquefois des camarades le voir et causer
avec lui , les mains dans les poches , l'épaule contre la
porte. Il me font des amitiés , et mon oncle est tout
fier : « Il sait déjà toutes ses lettres. Jacques , dis ton
alphabet ! >>
Un jour, l'oncle Joseph partit.
20 LA FAMILLE.
Ce fut une triste histoire !
Madame Garnier , la veuve de l'ivrogne qui s'est
noyé dans sa cuve , avait une nièce qu'elle fit venir de
Bordeaux , lors de la catastrophe.
Une grande brune , avec des yeux énormes , des
yeux noirs , tout noirs , et qui brûlent ; elle les fait
aller , comme je fais aller dans l'étude un miroir cassé,
pour jeter des éclairs ; ils roulent dans les coins , re-
montent au ciel et vous prennent avec eux .
Il paraît que j'en tombai amoureux fou . Je dis «< il
paraît » car je ne me souviens que d'une scène de
passion , d'épouvantable jalousie.
Et contre qui ?
Contre l'oncle Joseph lui-même , qui avait fait la
cour à mademoiselle Célina Garnier, s'y était pris ,
je ne sais comment , mais avait fini par la demander
en mariage et l'épouser.
L'aimait-elle ?
Je ne puis aujourd'hui répondre à cette question ;
aujourd'hui que la raison est revenue , que le temps a
versé sa neige sur ces émotions profondes . Mais
alors , - au moment où mademoiselle Célina se maria
j'étais aveuglé par la passion .
Elle allait être la femme d'un autre ! Elle me refu-
sait, moi si pur. Je ne savais pas encore la différence
qu'il y avait entre une dame et un monsieur, et je
croyais que les enfants naissaient sous les choux .
Quand j'étais dans un potager, il m'arrivait de re-
garder; je me promenais dans les légumes , avec l'idée
que moi aussi je pouvais être père…..
LA FAMILLE . 21
Mais tout de même, je tressaillais quand ma tante
me tapotait les joues et me parlait en bordelais. Quand
elle me regardait d'une certaine façon , le cœur me
tournait, comme le jour où , sur le Breuil , j'étais
monté dans une balançoire de foire.
J'étais déjà grand : dix ans . C'est ce que je lui
disais :
« N'épouse pas mon oncle Joseph ! Dans quelque
temps , je serai un homme : attends-moi , jure-moi
que tu m'attendras ! C'est pour de rire , n'est-ce pas ,
la noce d'aujourd'hui ? »
Ce n'était pas pour de rire , du tout ; ils étaient mariés
bel et bien , et ils s'en allèrent tous les deux .
Je les vis disparaître.
Ma jalousie veillait . J'entendis tourner la clef.
Elle me tordit le cœur, cette clef ! J'écoutai, je fis
le guet. Rien rien ! Je sentis que j'étais perdu . Je
rentrai dans la salle du festin , et je bus pour oublier¹.
Je n'osai plus regarder l'oncle Joseph en face de-
puis ce temps-là. Cependant quand il vint nous voir
la veille de son départ pour Bordeaux , il ne fit aucune
allusion à notre rivalité , et me dit adieu avec la ten-
dresse de l'oncle, et non la rancune du mari !
1. Un autre personnage célèbre s'est fait aussi la réputation
l'avoir « bu pour oublier. >>
Nous n'avons point le droit de fixer d'une manière précise la
date à laquelle se passait cet événement, mais les Nuits d'au-
tomne n'étaient pas encore publiées. Selon toute probabilité,
Musset aurait rencontré la famille Vingtras dans un voyage au
Puy. Lequei des deux a copié l'autre? Aux hommes de bonne foi
à répondre. (Note de l'éditeur. )
$22 LA FAMILLE .
Il y a aussi ma cousine Apollonie ; on l'appelle la
Polonie.
C'est comme ça qu'ils ont baptisé leur fille , ces
paysans !
Chère cousine ! grande et lente, avec des yeux bleus
de pervenche, de longs cheveux châtains , des épaules
de neige ; un cou frais , que coupe de sa noirceur lui-
sante un velours tenant une croix d'or ; le sourire
tendre et la voix traînante , devenant rose dès qu'elle
rit, rouge dès qu'on la regarde . Je la dévore des yeux
quand elle s'habille - je ne sais pas pourquoi - je
me sens tout chose en la regardant retenir avec ses
dents et relever sur son épaule ronde sa chemise qui
dégringole , les jours où elle couche dans notre petite
chambre , pour être au marché la première , avec ses
blocs de beurre fermes et blancs comme les moules
de chair qu'elle a sur sa poitrine. On s'arrache le
beurre de la Polonie .
Elle vient quelquefois m'agacer le cou , me menacer
les côtes de ses doigts longs . Elle rit , me caresse et
m'embrasse ; je la serre en me défendant , et je l'ai
mordue une fois ; je ne voulais pas la mordre , mais je
ne pouvais pas m'empêcher de serrer les dents , comme
sa chair avait une odeur de framboise ... Elle m'a
crié : Petit méchant ! en me donnant une tape sur la
joue, un peu fort ; j'ai cru que j'allais m'évanouir et
j'ai soupiré en lui répondant ; je me sentais la poi-
trine serrée et l'œil plus doux .
Elle m'a quitté pour se rejeter dans son lit , en
me disant qu'elle avait attrapé froid . Elle ressemble
LA FAMILLE. 23
par derrière au poulain blanc que monte le petit du
préfet.
J'ai pensé à elle tout le temps, en faisart mes
thèmes.
Je reste quelquefois longtemps sans la voir, elle
garde la maison au village , puis elle arrive tout d'un
coup , un matin , comme une bouffée .
<< C'est moi, dit- elle , je viens te chercher pour t'em-
mener chez nous ! Si tu veux venir ! »
Elle m'embrasse ! Je frotte mon museau contre ses
joues roses , et je le plonge dans son cou blanc, je le
laisse traîner sur sa gorge veinée de bleu !
Toujours cette odeur de framboise.
Elle me renvoie , et je cours ramasser mes hardes
et changer de chemise .
Je mets une cravate verte et je vole à ma mère de
la pommade pour sentir bon , moi aussi , et pour
qu'elle mette sa tête sur mes cheveux !
Mon paquet est fait , je suis graissé et cravaté : mais
je me trouve tout laid en me regardant dans le miroir ,
et je m'ébouriffe de nouveau ! Je tasse ma cravate au
fond de ma poche , et , le col ouvert , la casquette tom-
bante , je cours avoir un baiser encore . Ça me cha-
touillait ; je ne lui disais pas.
Le garçon d'écurie a donné une tape sur la croupe
du cheval, un cheval jaune , avec des touffes de poils
près du sabot ; c'est celui de ma tatan Mariou , qu'on
enfourche, quand il y a trop de beurre à porter , ou de
24 LA FAMILLE .
fromages bleus à vendre. La bête va l'amble ta ta ta, ta
ta ta ! toute raide ; on dirait que son cou va se casser ,
et sa crinière couleur de mousse roule sur ses gros
yeux qui ressemblent à des cœurs de moutons .
La tante ou la cousine montent dessus comme des
hommes ; les mollets de ma tante sont maigres comme
des fuseaux noirs , ceux de ma cousine paraissent
gras et doux dans les bas de laine blanche.
Hue donc ! Ho , ho !
C'est Jean qui tire et fait virer le cheval ; il a eu son
picotin d'avoine et il hennit en retroussant ses lèvres
et montrant ses dents jaunes.
Le voilà sellé.
<< Passez-moi Jacquinou , » dit la Polonie , qui est
parvenue à abaisser sur ses genoux sa jupe de futaine
et s'est installée à pleine chair sur le cuir luisant de
la selle. Elle m'aide à m'asseoir sur la croupe .
J'y suis !
Mais on s'aperçoit que j'ai oublié mes habits roulés
dans un torchon , sur la table d'auberge pleine de
ronds de vin cernés par les mouches .
On les apporte.
« Jean , attachez -les. Mon petit Jacquinou , passe
tes bras autour de ma taille , serre-moi bien . »
Le pauvre cheval a le tricotement sec et les os .
durs ; mais je m'aperçois à ce moment que ce que dit
la fable qu'on nous fait réciter est vrai.
Dieu fait bien ce qu'il fait !
Ma mère en me fouettant m'a durci et tanné la peau.
« Serre , je te dis ! Serre-moi plus fort ! »
LA FAMILLE. 25
Et je la serre sous son fichu peint avec de petites
fleurs comme des hannetons d'or , je sens la tiédeur
de sa peau , je presse le doux de sa chair. Il me semble
que cette chair se raffermit sous mes doigts qui s'ap-
puient, et tout à l'heure , quand elle m'a regardé en
tournant la tête , les lèvres ouvertes et le cou rengorgé ,
le sang m'est monté au crâne , a grillé mes cheveux .
J'ai un peu desserré les bras dans la rue Saint- Jean .
C'est par là que passent les bestiaux , et nous allions
au pas. J'étais tout fier. Je me figurais qu'on me re-
gardait , et je faisais celui qui sait monter : je me re-
tournais sur la croupe en m'appuyant du plat de la
main, je donnais des coups de talons dans les cuisses
et je disais hue ! comme un maquignon .
Nous avons traversé le faubourg , passé le dernier
bourrelier.
Nous sommes à Expailly !
Plus de maisons ! excepté dans les champs quelques-
unes ; des fleurs qui grimpent contre les murs , comme
des boutons de rose le long d'une robe blanche ; un
coteau de vignes , et la rivière au bas - qui s'étire
comme un serpent sous les arbres , bordée d'une bande
de sable jaune, plus fin que de la crème , et piqué de
cailloux qui flambent comme des diamants .
Au fond , des montagnes. Elles coupent de leur échine
noire, verdie par le poil des sapins , le bleu du ciel où
les nuages traînent en flocons de soie ; un oiseau ,
quelque aigle sans doute, avait donné un grand coup
d'aile et il pendait dans l'air comme un boulet au bout
du fil.
3
26 LA FAMILLE .
Je me rappellerai toujours ces bois sombres, la ri-
vière frissonnante , l'air tiède et le grand aigle...
J'avais oublié que j'étais le cœur battant contre le
dos de la Polonie. Elle- même , ma cousine , semblait
ne penser à rien, et je ne me souviens avoir entendu
que le pas du cheval et le beuglement d'une vache...
Ilı
LE COLLEGE
Le collège . - Il donnait, comme tous les collèges ,
comme toutes les prisons , sur une rue obscure , mais
qui n'était pas loin du Martouret, le Martouret , notre
grande place , où étaient la mairie , le marché aux
fruits , le marché aux fleurs , le rendez -vous de tous
les polissons , la gaieté de la ville. Puis le bout de cette
rue était bruyant, il y avait des cabarets , « des
bouchons, » comme on disait, avec un trognon d'ar
bre , un paquet de branches , pour servir d'enseigne. Il
sortait de ces bouchons un bruit de querelles , un goût
de vin qui me montait au cerveau , m'irritait les sens
et me faisait plus joyeux et plus fort.
Ce goût de vin ! -- la bonne odeur des caves !
j'en ai encore le nez qui bat et la poitrine qui se
gonfle.
Les buveurs faisaient tapage ; ils avaient l'air sans
souci , bons vivants , avec des rubans à leur fouet et
des agréments pleins leur blouse - ils criaient, topaient
en jurant, pour des ventes de cochons ou de vaches.
28 LE COLLEGE.
Encore un bouchon qui saute , un rire qui éclate , et
les bouteilles trinquent du ventre dans les doigts du
cabaretier ! Le soleil jette de l'or dans les verres , il
allume un bouton sur cette veste , il cuit un tas de
mouches dans ce coin. Ie cabaret crie, embaume,
empeste, fume et bourdonne.
A deux minutes de là , le collège mòisit, sue l'ennui ,
et pue l'encre ; les gens qui entrent , ceux qui sortent ,
éteignent leur regard , leur voix , leur pas , pour ne
pas blesser la discipline , troubler le silence , déranger
l'étude.
Quelle odeur de vieux ! ...
C'est mademoiselle Balandreau qui m'y conduit .
Ma mère est souffrante . - On me fait mon panier
avant de partir , et je vais m'enfermer là-dedans jus-
qu'à huit heures du soir. A ce moment-là, mademoi-
selle Balandreau revient et me ramène. J'ai le cœur
bien gros quelquefois et je lui conte mes peines en
sanglotant.
Mon père fait la première étude , celle des élèves de
mathématiques , de rhétorique et de philosophie. Il
n'est pas aimé, on dit qu'il est chien.
Il a obtenu du proviseur la permission de me gar-
der dans son étude , près de sa chaire , et je suis là ,
faisant mes devoirs à ses côtés, tandis qu'il prépare
son agrégation .
Il a eu tort de me prendre avec lui. Les grands ne
LE COLLEGE. 29
sont pas trop méchants pour moi ; ils me voient ti-
mide, craintif, appliqué ; ils ne me disent rien qui me
fasse de la peine , mais j'entends ce qu'ils disent de
mon père, comment ils l'appellent ; ils se moquent de
son grand nez , de son vieux paletot , ils le rendent ri-
dicule à mes yeux d'enfant , et je souffre sans qu'il le
sache.
Il me brutalise quelquefois dans ces moments-là .
« Quest-ce que tu as donc ? - Comme il a l'air ni-
gaud ! »
Je viens de l'entendre insulter et j'étais en train de
dévorer un gros soupir , une vilaine larme.
Il m'envoie souvent, pendant l'étude du soir , de-
mander un livre, porter un mot à un des autres pions
qui est au bout de la cour , tout là- bas... il fait noir ,
le vent souffle ; de temps en temps , il y a des étages
à monter, un long corridor , un escalier obscur , c'est
tout un voyage : on se cache dans les coins pour me
faire peur. Je joue au brave, mais je ne me sens bien
à l'aise que quand je suis rentré dans l'étude où l'on
étouffe.
J'y reste quelquefois tout seul , quand mademoi-
selle Balandreau est en retard. Les élèves sont
allés souper , conduits par mon père .
Comme le temps me semble long ! C'est vide , muet ;
et s'il vient quelqu'un , c'est le lampiste qui n'aime
pas mon père non plus, je ne sais pourquoi un vieux
qui a une loupe , une casquette de peau de bête et une
veste grise comme celle des prisonniers ; il sent l'huile,
3.
30 LE COLLEGE.
marmotte toujours entre ses dents , me regarde d'un
œil dur, m'ôte brutalement ma chaise de dessous moi ,
sans m'avertir , met le quinquet sur mes cahiers , jette
à terre mon petit paletot , me pousse de côté comme
un chien, et sort sans dire un mot . Je ne dis rien non
plus , et ne parle pas davantage quand mon père re-
vient. On m'a appris qu'il ne fallait pas <« rapporter. >>
Je ne le fais point , je ne le ferai jamais dans le cours
de mon existence de collégien , ce qui me vaudra
bien des tortures de la part de mes maîtres.
Puis , je ne veux pas que parce qu'on m'a fait mal ,
il puisse arriver du mal à mon père , et je lui cache
qu'on me maltraite , pour qu'il ne se dispute pas à pro-
pos de moi. Tout petit , je sens que j'ai un devoir à
remplir, ma sensibilité comprend que je suis un fils
de galérien, pis que cela ! de garde-chiourme ! et je
supporte la brutalité du lampiste.
J'écoute , sans paraître les avoir entendues , les mo-
queries qui atteignent mon père ; c'est dur pour un
enfant de neuf ans.
Il est arrivé que j'ai eu très faim , quelques-uns de
ces soirs-là, quand on tardait trop à venir. Le réfec-
toire lançait des odeurs de grillé , j'entendais le cli-
quetis des fourchettes à travers la cour.
Comme je maudissais mademoiselle Balandreau
qui n'arrivait pas !
J'ai su depuis qu'on la retenait exprès ; ma mère
avait soutenu à mon père que s'il n'était pas une
poule mouillée, il pourrait me fournir mon souper
LE COLLEGE. 31
avec les restes du sien , ou avec le supplément qu'i!
demanderait au réfectoire .
« Si c'était elle, il y alongtemps que ce serait fait. Il
n'avait qu'à mettre cela dans du papier. Elle lui don-
nerait une petite boîte, s'il voulait. »
Mon père avait toujours résisté - - le pauvre homme.
La peur d'être vu ! le ridicule s'il était surpris la
honte ! Ma mère tâchait de lui forcer la main de temps
en temps , en me laissant affamé , dans son étude, à
l'heure du souper. Il ne cédait pas , il préférait que je
souffrisse un peu , et il avait raison.
Je me souviens pourtant d'une fois où il s'échappa
du réfectoire , pour venir me porter une petite côtelette
panée qu'il tira d'un cahier de thèmes où il l'avait
cachée il avait l'air si troublé et il repartit si ému !
Je vois encore la place , je me rappelle la couleur du
cahier, et j'ai pardonné bien des torts plus tard à mon
père, en souvenir de cette côtelette chipée pour son
fils , un soir, au lycée du Puy...
- envoyé en
Le proviseur s'appelle Hennequin ,
disgrâce dans ce trou du Puy.
Il a écrit un livre : les Vacances d'Oscar.
On les donne en prix , et après ce que j'ai entendu
dire , ce que j'ai lu à propos des gens qui étaient au-
teurs , je suis pris d'une vénération profonde , d'une
admiration muette pour l'auteur des Vacances d'Oscar,
qui daigne être proviseur dans notre petite ville , pro-
viseur de mon père, et qui salue ma mère quand il
la rencontre .
32 LE COLLEGE.
J'ai dévoré les Vacances d'Oscar.
Je vois encore le volume cartonné de vert , d'un
vert marbré qui blanchissait sous le pouce et poissait
les mains , avec un dos de peau blanche , s'ouvrant mal ,
imprimé sur papier à chandelle. Eh bien ! il tombe de
ces pages , de ce malheureux livre, dans mon souvenir ,
il tombe une impression de fraîcheur chaque fois que
j'y songe !
Il y a une histoire de pêche que je n'ai point ou-
bliée.
Un grand filet luit au soleil , les gouttes d'eau rou-
lent comme des perles , les poissons remuent dans les
mailles , deux pêcheurs sont dans l'eau jusqu'à la cein-
ture , c'est le frisson de la rivière.
Il avait su , cet Hennequin , ce proviseur dégommé ,
ce chantre du petit Oscar , traîner ce grand filet le
long d'une page et faire passer cette rivière dans un
coin de chapitre...
Le professeur de philosophie - M. Beliben - petit ,
fluet, une tête comme le poing, trois cheveux , et un
filet de vinaigre dans la voix.
Il aimait à prouver l'existence de Dieu , mais si
quelqu'un glissait un argument, même dans son sens,
il indiquait qu'on le dérangeait , il lui fallait toute la
table, comme pour une réussite.
Il prouvait l'existence de Dieu avec des petits mor-
ceaux de bois , des haricots .
<< Nous plaçons ici un haricot , bon ! - là, une
allumette . Madame Vingtras , une allumette ? - Et
GP
LE COLLEGE. 33
maintenant que j'ai rangé , ici les vices de l'homme,
là les vertus, j'arrive avec les FACULTÉS DE L'AME . »
Ceux qui n'étaient pas au courant, regardaient du
côté de la porte s'il entrait quelqu'un , ou du côté de
sa poche, pour voir s'il allait sortir quelque chose. Les
facultés de l'âme , c'était de la haute , du chenu ! Ma
mère était flattée .
<< Les voici ! >>
On se tournait encore , malgré soi , pour saluer ces
dames , mais Beliben vous reprenait par le bouton du
paletot et tapait avec impatience sur la table . Il lui
fallait de l'attention. Que diable ! voulait- on qu'ii
prouvât l'existence de Dieu , oui ou non !
<< Moi , ça m'est égal , et vous ? » disait mon oncle
Joseph à son voisin , qui faisait chut, et allongeait le
cou pour mieux voir.
Mon oncle remettait nonchalamment ses mains dans
ses poches et regardait voler les mouches .
Mais le professeur de bon Dieu tenait à avoir mon
oncle pour lui et le ramenait à son sujet, l'agrippant
par son amour - propre et s'accrochant à son mé-
tier.
<< Chadenas , vous qui êtes menuisier , vous savez
qu'avec le compas ... »
Il fallait aller jusqu'au bout : à la fin le petit homme
écartait sa chaise , tendait une main , montrait un coin
de la table et disait : « DIEU EST LA. >>
On regardait encore , tout le monde se pressait pour
voir, tous les haricots étaient dans un coin avec les
allumettes , les bouts de bouchons et quelques autres
34 LE COLLÈGE.
saletés , qui avaient servi à la démonstration de l'Etre
suprême.
Il paraît que les vertus , les vices , les facultés de
l'ame venaient toutes fa- ta- le-ment aboutir à ce tas-là .
Tous les haricots y sont. Donc Dieu existe . C. Q : F. D.
[V
LA PETITE VILLE
La porte de Pannesac .
Elle est en pierre , cette porte, et mon père me dit
même que je puis me faire une idée des monuments .
romains en la regardant .
J'ai d'abord une espèce de vénération , puis ça
m'ennuie ; je commence à prendre le dégoût des mo-
numents romains.
Mais la rue !... Elle sent la graine et le grain.
Les culasses de blé s'affaissent et se tassent comme
des endormis , le long des murs . Il y a dans l'air la
poussière fine de la farine et le tapage des mar-
chés joyeux .
C'est ici que les boulangers ou les meuniers , ceux
qui font le pain , viennent s'approvisionner.
J'ai le respect du pain.
Un jour je jetais une croûte , mon père est allé la
ramasser . Il ne m'a pas parlé durement comme il le
fait toujours .
36 LA PETITE VILLE.
<«< Mon enfant, m'a-t- il dit, il ne faut pas jeter le
pain ; c'est dur à gagner . Nous n'en avons pas trop
pour nous , mais si nous en avions trop , il faudrait le
donner aux pauvres . Tu en manqueras peut- être un
jour, et tu verras ce qu'il vaut . Rappelle- toi ce que je
te dis là, mon enfant ! »
Je ne l'ai jamais oublié.
Cette observation , qui pour la première fois peut-
être, dans ma vie de jeunesse , me fut faite sans colère
mais avec dignité , me pénétra jusqu'au fond de l'âme ;
et j'ai eu le respect du pain depuis lors .
Les moissons m'ont été sacrées , je n'ai jamais écrasé
une gerbe , pour aller cueillir un coquelicot ou un
bluet ; jamais je n'ai tué sur sa tige la fleur du pain !
Ce qu'il me dit des pauvres me saisit aussi et je
dois peut- être à ces paroles prononcées simplement
ce jour- là... d'avoir eu toujours le respect, et toujours
pris la défense de ceux qui ont faim .
<
«< Tu verras ce qu'il vaut. »
Je l'ai vu.
Aux portes des allées sont des mitrons en jupes
comme des femmes , jambes nues , petite camisole
bleue sur les épaules .
Ils ont les joues blanches comme de la farine et la
barbe blonde comme de la croûte .
Ils traversent la rue pour aller boire une goutte , et
blanchissent, en passant, une main d'ami qu'ils ren-
contrent, ou une épaule de monsieur qu'ils frôlent.
Les patrons sont au comptoir, où ils pèsent les
LA PETITE VILLE. 37
miches , et eux aussi ont des habits avec des tons
blanchâtres , ou couleur de seigle . Il y a des gâteaux ,
outre les miches , derrière les vitres des brioches
comme des nez pleins , et des tartelettes comme du
papier mou.
A côté des haricots ou des graines charnues comme
des fruits verts ou luisant comme des cailloux de ri-
vière , les marchands avaient du plomb dans les écuelles
de bois.
C'était donc là ce qu'on mettait dans un fusil ? ce
qui tuait les lièvres et traversait les cœurs d'oiseaux ?
On disait même que les charges parfois faisaient
balle et pouvaient casser un bras ou une mâchoire
d'homme .
Je plongeais mes doigts là- dedans , comme tout à
l'heure j'avais plongé mon poing dans les sacs de
grain , et je sentais le plomb qui roulait et filait entre
les jointures comme des gouttes d'eau . Je ramassais
comme des reliques ce qui était tombé des écuelles ou
des sacs.
Les articles de pêche aussi se vendaient à Pannesac .
Tout ce qui avait des tons vifs ou des couleurs fau-
ves , gros comme un pois ou comme une orange, tout
ce qui était une tache de couleur vigoureuse ou gaie ,
tout cela faisait marque dans mon œil d'enfant triste,
et je vois encore les bouchons vernis de rouge et les
belles lignes luisantes comme du satin jaune .
Avoir une ligne , la jeter dans le frais des rivières ,
ramener un poisson qui luirait au soleil comme une
PETITE
VILLE
LA
38
888
.
feuille de zinc et deviendrait d'or dans le beurre !
Un goujon pris par moi !
Il portait toute mon imagination sur ses nageoires !
J'allais donc vivre du produit de ma pêche ; comme
les insulaires dont j'avais lu l'histoire dans les voyages
du capitaine Cook.
J'avais lu aussi qu'ils faisaient des vitres à leurs
huttes avec de la colle de poisson , et je voyais le jour
où je placerais les carreaux à toutes les fenêtres de
ma famille ; je me proposais de gratter tout ce qui
<< mordrait » et de mettre ce résidu d'écaille et de fiente
dans ma grande poche.
Je le fis plus tard , mais la fermentation au fond de
la poche , produisit des résultats inattendus , à la suite
desquels je fus un objet de dégoût pour mes voisins .
Cela ébranla ma confiance dans les récits des
voyageurs , et le doute s'éleva dans mon esprit.
Il y avait une épicerie dans le fond de Pannesac ,
qui ajoutait aux odeurs tranquilles du marché une
odeur étouffée , chaude , violente, qu'exhalaient les
morues salées, les fromages bleus , le suif, la graisse
et le poivre.
C'était la morue qui dominait , en me rappelant
plus que jamais les insulaires, les huttes , la colle et
les phoques fumés.
Je jetais encore un dernier regard sur Pannesac et
près de la porte de pierre .
Je me jetais de côté pour laisser passer les grands
chariots qui portaient tous ces fonds de campagne,
LA PETITE VILLE. 39
cesjardins en panier, ces moissons en sac. Ces chariots
avaient l'air des voitures de fête dans les mascarades
italiennes , avec leur monde d'enfarinés et de pier-
rots à dos d'Hercule !
Là-haut, tout là-haut, est l'école normale.
Le fils du directeur vient me prendre quelquefois
pour jouer.
Il y a un jardin derrière l'école , avec une balan-
çoire et un trapèze .
Je regarde avec admiration ce trapèze et cette ba-
lançoire ; seulement il m'est défendu d'y monter .
C'est ma mère qui a recommandé aux parents du
petit garçon de ne pas me laisser me balancer ou me
pendre.
Madame Haussard , la directrice, ne se soucie pas
d'être toujours à nous surveiller , mais elle m'a fait 1
promettre d'obéir à ma mère. J'obéis .
Madame Haussard aime bien son fils , autant que
ma mère m'aime ; et elle lui permet pourtant ce
qu'on me défend !
J'en vois d'autres , pas plus grands que moi , qui se
balancent aussi.
Ils se casseront donc les reins ?
Oui , sans doute ; et je me demande tout bas si ces
parents qui laissent ainsi leurs enfants jouer à ces
jeux-là, ne sont pas tout simplement des gens qui
veulent que leurs enfants se tuent. Des assassins sans
courage ! des monstres ! qui n'osant pas noyer leurs
40 LA PETITE VILLE.
petits , les envoient au trapèze — et à ia balançoire !
Car enfin , pourquoi ma mère m'aurait- elle con-
damné à ne point faire ce que font les autres ?
Pourquoi me priver d'une joie ?
Suis-je donc plus cassant que mes camarades ?
Ai-je été recollé comme un saladier ?
Y a-t-il un mystère dans mon organisation ?
J'ai peut-être le derrière plus lourd que la tête !
Je ne peux pas le peser à part pour être sûr.
En attendant je rôde , le museau en l'air , sous le
petit gymnase , que je touche du doigt, en sautant
comme un chien après un morceau de sucre placé
rop haut.
Mais que je voudrais donc avoir la tête en bas !
Oh ! ma mère ! ma mère !
Pouquoi ne me laissez-vous pas monter sur le tra-
pèze et me mettre la tête en bas !
Rien qu'une fois !
Vous me fouetterez après , si vous voulez !
Mais cette mélancolie même vient à mon secours et
me fait trouver les soirées plus belles et plus douces
sur la grande place qui est devant l'école, et où je
vais , quand je suis triste d'avoir vu le trapèze et la
balançoire me tendre inutilement les bras dans le
jardin !
La brise secoue mes cheveux sur mon front, et em-
porte avec elle ma bouderie et mon chagrin .
Je reste silencieux , assis quelquefois comme un
ancien sur un banc , en remuant la terre devant moi
LA PETITE VILLE. 41
avec un bout de branche , ou relevant tout d'un coup
ma tête pour regarder l'incendie qui s'éteint dans le
ciel...
« Tu ne dis rien , me fait le petit de l'École nor-
male , à quoi penses-tu ?
-
- A quoi je pense ? Je ne sais pas. »
Je ne pense pas à ma mère , ni au bon Dieu , ni à
ma classe ; et voilà que je me mets à bondir ! Je me fais
l'effet d'un animal dans un champ , qui aurait cassé
sa corde ; et je grogne , et je caracole comme un cabri ,
au grand étonnement de mon petit camarade , qui me
regarde gambader , et s'attend à me voir brouter :
J'en ai presque envie.
V
LA TOILETTE
Un jour , un homme qui voyageait m'a pris pour
une curiosité du pays , et m'ayant vu de loin , est ac-
couru au galop de son cheval . Son étonnement a été
extrême , quand il a reconnu que j'étais vivant . Il a
mis pied à terre , et s'adressant à ma mère , lui a de-
mandé respectueusement si elle voulait bien lui indi-
quer l'adresse du tailleur qui avait fait mon vêtement .
« C'est moi , » a -t-elle répondu , rougissant d'or-
gueil .
Le cavalier est reparti et on ne l'a plus revu .
Ma mère m'a parlé souvent de cette apparition , de
cet homme qui se détournait de son chemin pour
savoir qui m'habillait.
Je suis en noir souvent , «< rien n'habille comme le
noir, » et en habit , en frac , avec un chapeau haut de
forme ; j'ai l'air d'un poêle.
Comme on dit que j'use beaucoup, on m'a acheté ,
dans la campagne , une étoffe jaune et velue , dont je
LA TOILETTE. 43
suis enveloppé . Je joue l'ambassadeur lapon . Les
étrangers me saluent ; les savants me regardent .
Mais l'étoffe dans laquelle on a taillé mon pantalon
se sèche et se racornit , m'écorche et m'ensanglante.
Hélas ! je vais non plus vivre mais me traîner .
Tous les jeux de mon enfance me sont interdits.
Je ne puis jouer aux barres , sauter , courir, me battre .
Je rampe seul , calomnié des uns , plaint par les autres,
inutile ! Et il m'est donné , au sein même de ma ville
natale, à douze ans , de connaître , isolé dans ce pan-
talon , les douleurs sourdes de l'exil .
Madame Vingtras y met quelquefois de l'espièglerie
On m'avait invité pendant le carnaval à un bal
d'enfants . Ma mère m'a vêtu en charbonnier. Au mo-
ment de me conduire , elle a été forcée d'aller ailleurs ;
mais elle m'a mené jusqu'à la porte de M. Puissegat ,
chez qui se donnait le bal.
Je ne savais pas bien le chemin et je me suis perdu
dans le jardin ; j'ai appelé.
Une servante est venue et m'a dit :
« C'est vous , le petit Choufloux , qui venez pour
aider à la cuisine ? >>
Je n'ai pas osé dire que non , et on m'a fait laver
la vaisselle toute la nuit.
Quand le matin ma mère est venue me chercher ,
j'achevais de rincer les verres ; on lui avait dit qu'on
ne m'avait pas aperçu ; on avait fouillé partout.
Je suis entré dans la salle pour me jeter dans ses
bras mais , à ma vue , les petites filles ont poussé
-J
44 LA TOILETTE.
des cris , des femmes se sont évanouies , l'apparition
de ce nain , qui roulait à travers ces robes fraîches ,
parut singulière à tout le monde.
Ma mère ne voulait plus me reconnaître ; je com-
mençais à croire que j'étais orphelin !
Je n'avais cependant qu'à l'entraîner et à lui mon-
trer, dans un coin , certaine place couturée et violacée ,
pour qu'elle criât à l'instant : « C'est mon fils ! » Un
reste de pudeur me retenait. Je me contentai de faire
des signes , et je parvins à me faire comprendre.
On m'emporta comme on tire le rideau sur une
curiosité .
La distribution des prix est dans trois jours.
Mon père, qui est dans le secret des dieux , sait que
j'aurai des prix , qu'on appellera son fils sur l'estrade ,
qu'on lui mettra sur la tête une couronne trop grande ,
qu'il ne pourra ôter qu'en s'écorchant , et qu'il sera
embrassé sur les deux joues par quelque autorité.
Madame Vingtras est avertie, et elle songe...
Comment habillera-t-elle son fruit , son enfant, son
Jacques ? Il faut qu'il brille , qu'on le remarque , — on
est pauvre , mais on a du goût.
« Moi d'abord , je veux que mon enfant soit bien
mis. >>
On cherche dans la grande armoire où est la robe
de noce , où sont les fourreaux de parapluie , les restes
de jupe , les coupons de soie.
Elle s'égratigne enfin à une étoffe criante, qui a
des reflets de tigre au soleil ; - une étoffe comme
LA TOILETTE. 45
une lime, qui exaspère les doigts quand on la touche ,
et qui flambe au grand air comme une casserole !
Une belle étoffe , vraiment, et qui vient de la grand'-
mère, et qu'on a payée à prix d'or. « Qui , mon enfant ,
à prix d'or, dans l'ancien temps. »
<< Jacques , je vais te faire une redingote avec ça,
m'en priver pour toi ! …... et ma mère ravie me regarde
du coin de l'œil , hoche la tête, sourit du sourire des
sacrifiées heureuses.
<< J'espère qu'on vous gâte , Monsieur , » et elle sou-
rit encore , et elle dodeline de la tête , et ses yeux sont
noyés de tendresse .
<« C'est une folie ! tant pis ! on fera une redingote
à Jacques avec ça. »
On m'a essayé la redingote, hier soir , et mes oreilles
saignent , mes ongles sont usés . Cette étoffe crève la
vue et chatouille si douloureusement la peau !
<< Seigneur ! délivrez- moi de ce vêtement ! »
Le ciel ne m'entend pas ! La redingote est prête.
Non, Jacques , elle n'est pas prête . Ta mère est fière.
de toi ; ta mère t'aime , et veut te le prouver.
Te figures-tu qu'elle te laissera entrer dans ta
redingote , sans ajouter un grain de beauté , une mou-
che , un pompon , un rien sur le revers , dans le dos ,
au bout des manches ! Tu ne connais pas ta mère ,
Jacques !
Et ne la vois-tu pas qui joue , à la fois orgueilleuse
et modeste , avec des noyaux verts !
La mère de Jacques lui fait même kiki dans le cou
46 LA TOILETTE.
Il ne rit pas . -- Ces noyaux lui font peur ! ...
Ces noyaux sont des boutons, vert vif, vert gai , en
forme d'olives , qu'on va, - voyez si madame Vingtras
épargne rien ! ― qu'on va coudre tout le long, à la
polonaise! A la polonaise , Jacques !
Ah ! quand , plus tard , il fut dur pour les Polonais ,
quoi d'étonnant ! Le nom de cette nation, voyez-vous ,
resta chez lui cousu à un souvenir terrible… la redin-
gote de la distribution des prix , la redingote à noyaux ,
aux boutons ovales comme des olives et verts comme
des cornichons.
Joignez à cela qu'on m'avait affublé d'un chapeau
haut de forme que j'avais brossé à rebrousse-poil et
qui se dressait comme une menace sur ma tête .
Des gens croyaient que c'étaient mes cheveux et se
demandaient quelle fureur les avait fait se hérisser
ainsi . <« ll a vu le diable, » murmuraient les béates en
se signant...
J'avais un pantalon blanc. Ma mère s'était saignée
aux quatre veines .
Un pantalon blanc à sous-pieds !
Des sous pieds qui avaient l'air d'instruments pour
un pied-bot et qui tendaient la culotte à la faire
craquer.
Il avait plu , et , comme on était venu vite , j'avais
des plaques de boue dans les mollets , et mon pantalon
blanc trempé par endroits , collé sur mes cuisses .
« MON FILS , » dit ma mère d'une voix triomphante
en arrivant à la porte d'entrée et en me poussant
devant elle.
LA TOILETTE. 47
Celui qui recevait les cartes faillit tomber de son
haut et me chercha sous mon chapeau, interrogea ma
redingote , leva les mains au ciel.
J'entrai dans la salle.
J'avais ôté mon chapeau en le prenant par les poils ;
j'étais reconnaissable , c'était bien moi , il n'y avait
pas à s'y tromper, et je ne pus jamais dans la suite.
invoquer un alibi .
Mais , en voulant monter par- dessus un banc pour
arriver du côté de ma classe, voilà un des sous-pieds
qui craque , et la jambe du pantalon qui remonte
comme une élastique ! Mon tibia se voit , - j'ai l'air
d'être en caleçon cette fois ; G les dames , que mon
cynisme outrage, se cachent derrière leur éventail...
Du haut de l'estrade , on a remarqué un tumulte dans
le fond de la salle.
Les autorités se parlent à l'oreille , le général se
lève et regarde : on se demande le secret de ce tapage.
<«< Jacques , baisse ta culotte , » dit ma mère à ce
moment , d'une voix qui me fusille et part comme une
décharge dans le silence.
Tous les regards s'abaissent sur moi.
Il faut cependant que ce scandale cesse. Un officier
plus énergique que les autres donne un ordre :
<< Enlevez l'enfant aux cornichons ! >>
L'ordre s'exécute discrètement ; on me tire de des-
sous la banquette où je m'étais tapi désespéré , et la
femme du censeur , qui se trouve là , m'emmène , avec
48 LA TOILETTE .
ma mère , hors de la salle , jusqu'à la lingerie , où on
me déshabille .
Ma mère me contemple avec plus de pitié que de
colère.
<< Tu n'es pas fait pour porter la toilette , mon
pauvre garçon ! »
Elle en parle comme d'une infirmité et elle a l'air
d'un médecin qui abandonne un malade .
Je me laisse faire. On me loge dans la défroque
d'un petit, et ce petit est encore trop grand , car je
danse dans ses habits . Quand je rentre dans la salle ,
on commence à croire à une mystification .
Tout à l'heure j'avais l'air d'un léopard , j'ai l'air
d'un vieillard maintenant. Il y a quelque chose là-
dessous.
Le bruit se répand dans certaines parties de la
salle , que je suis le fils de l'escamoteur qui vient d'ar-
river dans la ville et qui veut se faire remarquer par
un tour nouveau . Cette version gagne du terrain ;
heureusement on me connaît , on connaît ma mère ;
il faut bien se rendre à l'évidence , ces bruits tombent
d'eux-mêmes , et l'on finit par m'oublier .
J'écoute les discours en silence et en me fourrant
les doigts dans le nez , avec peine , car mes manches
sont trop longues .
A cause de l'orage , la distribution a lieu dans un
dortoir , ―― un dortoir dont on a enlevé les lits en les
entassant avec leurs accessoires dans une salle voi-
sine. On voyait dans cette salle par une porte vitrée ,
LA TOILETTE. 49
qui aurait dû avoir un rideau , mais n'en avait pas ;
on distinguait des vases en piles , des vases qui pen-
dant l'année servaient , mais qu'on retirait de dessous
les lits pendant les vacances. On en avait fait une
pyramide blanche.
C'était le coin le plus gai ; un malin petit rayon de
soleil avait choisi le ventre d'un de ces vases pour y
faire des siennes , s'y mirer , coqueter , danser , le mu-
tin , et il s'en donnait à cœur joie !
Adossée à cette salle était l'estrade , avec le person-
nel de la baraque , je veux dire du collège : Gm Mon-
seigneur au centre , le préfet à gauche, le général à
droite, galonnés , teintés de violet , panachés de blanc ,
cuirassés d'or comme les écuyers du cirque Boutor .
Il n'y avait pas de chameau , malheureusement.
Je crus voir un éléphant ; c'était un haut fonction-
naire qui avait la tête , la poitrine , le ventre et les
pieds couleur d'éléphant , mais qui était douanier de
son état ou capitaine de gendarmerie , j'ai oublié.
Il était gros comme une barrique et essoufflé comme
un phoque : il avait beaucoup du phoque.
C'est lui qui me couronne pour le prix d'Histoire
sainte . Il me dit : « C'est bien , mon enfant ! » Je
croyais qu'il allait dire « papa » et replonger dans
son baquet.
VI
VACANCES
Je m'amuse un peu pendant les vacances avec Sou-
beyrou et à Farreyrol.
M. Soubeyrou est un maraîcher des environs.
Trois fois par semaine, mon père donne quelques
leçons au fils de ce jardinier, et comme l'enfant est
maladif, sort peu , on a demandé que je vinsse lui te-
nir compagnie de temps en temps.
Je prends le plus long pour arriver.
Je suis donc libre !
Ce n'est pas pour faire une commission , avec l'ordre
de revenir tout de suite et de ne rien casser ; ce n'est
pas accompagné, surveillé , pressé , que je descends la
rue en me laissant glisser sur la rampe de fer .
Non. J'ai mon temps, une après-midi , toute une
après-midi !
<< Cela t'amuse d'aller chez M. Soubeyrou ? demande
ma mère.
VACANCES . 51
Oui, m'man. >>
Mais un oui lent, un oui avec une moue.
Tiens ! si je disais que je m'amuse , elle serait ca-
pable de m'empêcher d'y aller..
Si une chose me chagrine bien, me répugne , peut
me faire pleurer , ma mère me l'impose sur-le- champ.
« Il ne faut pas que les enfants aient de volonté ;
ils doivent s'habituer à tout. - Ah ! les enfants gâtés !
Les parents sont bien coupables qui les laissent faire
tous leurs caprices... >>
Je dis « Oui, m'man , » de façon à ce qu'elle croie
que c'est non , et je me laisse habiller et sermonner en
rechignant .
Je descends dans la ville .
Je ne m'arrête pas au Martouret , parce que ma
mère peut me voir des fenêtres de notre appartement,
perché là-haut au dernier étage d'une maison , qui est
la plus haute de la ville.
Je fais le sage et le pressé en passant sur le mar-
ché ; mais , dans la rue Porte-Aiguière , je m'abrite
derrière le premier gros homme qui passe , et j'entre
dans la cour de l'auberge du Cheval- Blanc.
De cette cour, je vois la rue en biais , et je puis dévo-
rer des yeux la devanture du bourrelier, où il y a des
tas de houppes et de grelots , des pompons bleus , de
grands fouets couleur de cigare et des harnais qui
brillent comme de l'or.
Je reste caché le temps qu'il faut pour voir si ma
mère est à la fenêtre et me surveille encore : puis ,
52 VACANCES.
quand je me sens libre , je sors de la cour du Che-
val-Blanc et je me mets à regarder les boutiques à
loisir.
Il ya un chaudronnier en train de taper sur du beau
cuivre rouge, que le marteau marque comme une
croupe de jument pommelée et qui fait <« dzine , dzine , >»
sur le carreau ; chaque coup me fait froncer la peau
et cligner des yeux.
Puis c'est la boutique d'Arnaud , le cordonnier , avec
sa botte verte pour enseigne , une grande botte cam-
brée, qui a un éperon et un gland d'or ; à la vitrine
s'étalent des bottines de satin bleu , de soie rose , cou-
leur de prune , avec des nœuds comme des bouquets,
et qui ont l'air vivantes.
A côté, les pantoufles qui ressemblent à des sou-
liers de Noël.
Mais le fils du jardinier attend.
Je m'arrache à ces parfums du cirage et à ces flam-
boiements de vernis.
Je prends le Breuil ...
Il y a un décrotteur qui est populaire , qu'on ap-
pelle Moustache .
Mon rêve est de me faire décrotter un jour par
Moustache, de venir là comme un homme , de lui don-
ner mon pied , - sans trembler, si je puis , -- et de
paraître habitué à ce luxe , de tirer négligemment
mon argent de ma poche en disant , comme font les
messieurs qui lui jettent leurs deux sous :
VACANCES. 53
333
Pour la goutte, Moustache !
Je n'y arriverai jamais ; je m'exerce pourtant !
Pour la goutte, Moustache!
J'ai essayé toutes les inflexions de voix ; je me suis
écouté , j'ai prêté l'oreille , travaillé devant la glace,
fait le geste :
Pour la goutte...
Non , je ne puis !
Mais, chaque fois que je passe devant Moustache ,
je m'arrête à le regarder ; je m'habitue au feu , je
tourne et retourne autour de sa boîte à décrotter ; il
m'a même crié une fois :
Cirer vos bottes, m'ssieu?
J'ai failli m'évanouir.
Je n'avais pas deux sous, -je n'ai pu les réunir
que plus tard dans une autre ville , - et je dus se-
couer la tête , répondre par un signe , avec un sourire
pâle comme celui d'une femme qui voudrait dire :
<< Il m'est défendu d'aimer ! »
Au fond du Breuil est la tannerie avec ses pains de
tourbe , ses peaux qui sèchent , son odeur aigre .
Je l'adore , cette odeur montante , moutardeuse ,
- comme les cuirs
verte , -- si l'on peut dire verte ,
qui faisandent dans l'humidité ou qui font sécher
leur sueur au soleil.
Du plus loin que j'arrivais dans la ville du Puy,
quand j'y revins plus tard , je devinais et je sentais la
tannerie du Breuil . - Chaque fois qu'une de ces fa-
briques s'est trouvée sur mon chemin , à deux lieues
5.
54 VACANCES.
à la ronde , je l'ai flairée , et j'ai tourné de ce côté mon
nez, reconnaissant...
Je ne me souviens plus du chemin , je ne sais par
où je passais , comment finissait la ville.
Je me rappelle seulement que je me trouvais le
long d'un fossé qui sentait mauvais , et que je marchais
à travers un tas d'herbes et de plantes qui ne sen-
taient pas bon.
J'arrivais dans le pays des jardiniers . Que c'est vi-
lain , le pays des maraîchers !
Autant j'aimais les prairies vertes , l'eau vive , la
verdure des haies ; autant j'avais le dégoût de cette
campagne à arbres courts , à plantes pâles , qui pous-
sent, comme de la barbe de vieux , dans un terrain de
sable ou de boue , sur le bord des villes .
Quelques feuilles jaunâtres , desséchées , galeuses ,
pendaient avec des teintes d'oreilles de poitrinaires.
On avait déshonoré toutes les places , et l'on déran-
geait à chaque instant un tourbillon d'insectes qui se
régalaient d'un chien crevé.
Pas d'ombre !
Des melons qui ont l'air de boulets chauffés à blanc ;
des choux rouges , violets , - on dirait des apoplexies ,
- une odeur de poireau et d'oignons !
J'arrive chez M. Soubeyrou.
Je reste , avec le petit malade , dans la serre.
Il est tout pâle , avec un grand sourire et de longues
dents , le blanc des yeux taché de jaune ; il me mon-
VACANCES .
55
tre un tas de livres qu'on lui a achetés pour qu'il ne
s'ennuie pas trop .
Un Esope avec des gravures coloriées.
Je me rappelle encore une de ces gravures qui re-
présentait Borée , le Soleil et un voyageur .
Le voyageur avait de la sueur chocolat qui lui cou-
lait sur le front et un énorme manteau lie de vin .
<< Veux-tu t'amuser , m'aider à arroser les choux ? »
me dit le père Soubeyrou , qui tient un arrosoir de cha-
que main et qui marche le pantalon retroussé , les
jambes et les pieds nus , depuis le matin .
Son mollet ressemble , velu et cuit par la chaleur ,
à une patte de cochon grillé ; il a sa chemise trempée
et des gouttes d'eau roulent sur le poil de son poi-
trail.
Non , je ne veux pas m'amuser , aider à arroser les
choux !
Si ça l'amuse lui, tant mieux !
Je ne veux pas priver M. Soubeyrou d'un plaisir , et
je lui réponds par un mensonge .
<«< Je suis tombé hier, et je me suis fait mal aux
reins . >>
J'aime les choux , mais cuits .
Je ne fuis pas le baquet maternel , la vaisselle de mes
pères , pour venir tirer de l'eau chez des étrangers .
Je tire assez d'eau comme cela dans la semaine, et
je sens assez l'oignon.
Non , monsieur Soubeyrou , je ne vous suivrai pas à
ce puits là-bas je ne tournerai pas la manivelle , je
56 VACANCES.
ne ferai pas venir le seau , je ne me livrerai pas au
travail honnête des jardins.
Je suis corrompu , malsain , que voulez- vous !
Mais je ne veux pas tirer d'eau !
DEVANT LES MESSAGERIES
En revenant, je fais le grand tour et je passe de-
vant le café des Messageries.
L'enseigne est en lettres qui forment chacune une
figure , une bonne femme, un paysan , un soldat , un
prêtre, un singe.
C'est peint avec une couleur jus de tabac , sur un
fond gris , et c'est une histoire qui se suit depuis le C
de Café jusqu'à l'S de Messageries .
Je n'ai jamais eu le temps de comprendre.
Il fallait rentrer.
Puis , tandis que je regardais l'enseigne , que ma
curiosité saisissait le cotillon de la bonne femme, le
grand faux-col du paysan , la giberne du soldat , le
rabbat du curé , la queue du singe , autour de moi on
attelait les chevaux , on lavait les voitures ; les pale-
freniers , le postillon et le conducteur faisaient leur
métier , donnaient de la brosse, du fouet ou de la
trompe.
Les voyageurs venaient prendre leurs places , rete-
nir un coin.
J'étais là quelquefois à l'arrivée : la diligence tra-
versait le Breuil avec un bruit d'enfer, en soulevant
VACANCES. 57
des flots de poussière ou en envoyant des étoiles de
boue.
Elle était assaillie par un troupeau de portefaix
qui se disputaient les bagages , et vomissait de ses
flancs jaunes des gens engourdis qui s'étiraient les
jambes sur le pavé.
Ils tombaient dans les bras d'un parent , d'un ami ;
on se serrait la main , on s'embrassait ; c'étaient des
adieux , des au revoir ! à n'en plus finir.
On avait fait connaissance en route ; les messieurs
saluaient avec regret des dames , qui répondaient avec
réserve :
« Où aurai-je le plaisir de vous retrouver?
Nous nous rencontrerons peut- être . Ah ! voici
maman.
- Voici mon mari .
-
Je vois mon frère qui arrive avec sa femme. »
Il y avait des Anglais qui ne disaient rien et des
commis voyageurs qui parlaient beaucoup .
Tout le monde remuait , courait , s'échappait
comme les insectes quand je soulevais une pierre au
bord d'un champ .
J'en ai vu pourtant qui restaient là , à la même
place , fouillant le boulevard et le Breuil du regard ,
attendant quelqu'un qui ne venait pas .
Il y en avait qui juraient , d'autres qui pleuraient .
Je me rappelle une jeune femme qui avait une tête
fine , longue et pâle.
58 VACANCES.
Elle attendit longtemps...
Quand je partis , elle attendait encore. Ce n'était
pas son mari, car sur la petite malle qu'elle avait à
ses pieds , il y avait écrit : « Mademoiselle. >>
Je la rencontrai quelques jours plus tard devant la
poste ; les fleurs de son chapeau étaient fanées , sa
robe de mérinos noir avait des reflets roux , ses gants
étaient blanchis au bout des doigts . Elle demandait
s'il n'était pas venu de lettre à telle adresse : poste
restante .
« Je vous ai dit que non.
- Il n'y a plus de courrier aujourd'hui ?
Non. >>
Elle salua , quoiqu'on fût grossier, poussa un soupir
et s'éloigna pour aller s'asseoir sur un banc du Fer-à-
cheval , où elle resta jusqu'à ce que des officiers qui
passaient l'obligèrent, par leurs regards et leurs sou-
rires , à se lever et à partir .
Quelques jours après , on dit chez nous qu'il y avait
sur le bord de l'eau le cadavre d'une femme qui
s'était noyée. J'allai voir. Je reconnus la jeune fille
à la tête pâle...
Je vais chez mes tantes à Farreyrol.
J'arrive souvent au moment où l'on se met à table.
Une grosse table , avec deux tiroirs de chaque bout
et deux grands bancs de chaque côté .
Dans ces tiroirs il traîne des couteaux , de vieux
oignons , du pain. Il y a des taches bleues au bord des
croûtes , comme du vert- de- gris sur de vieux sous.
VACANCES. 59
Sur les deux bancs s'abattent la famille et les do-
mestiques.
On mange entre deux prières.
C'est l'oncle Jean qui dit le bénédicité .
Tout le monde se tient debout , tête nue , et se ras-
soit en disant : ' « Amen ! »
Amen ! est le mot que j'ai entendu le plus souvent
quand j'étais petit.
Amen ! et le bruit des cuillers de bois commence ;
un bruit mou, tout bête .
Viennent les grandes taillades de pain , comme des
coups de faucille. Les couteaux ont des manches de
corne, avec de petits clous à cercle jaune , on dirait les
yeux d'or des grenouilles.
Ils mangent en bavant , ouvrent la bouche en long ;
¹ls se mouchent avec leurs doigts , et s'essuient le nez
sur leurs manches .
Ils se donnent des coups de coude dans les côtes , en
manière de chatouillade.
Ils rient comme de gros bébés ; quand ils éclatent ,
ils renâclent comme des ânes , ou beuglent comme des
bœufs .
C'est fini , - ils remettent le couteau à œil de gre-
nouille dans la grande poche qui va jusqu'aux ge-
noux , se passent le dos de la main sur la bouche, se
balaient les lèvres , et retirent leurs grosses jambes de
dessous la table.
Ils vont flâner dans la cour , s'il fait soleil , bavarder
sous le porche de l'écurie , s'il pleut ; soulevant à peine
60 VACANCES.
leurs sabots qui ont l'air de souches , où se sont en-
foncés leurs pieds.
Je les aime tant avec leur grand chapeau à larges
ailes et leur long tablier de cuir ! Ils ont de la terre
aux mains , dans la barbe , et jusque dans le poil de
leur poitrail ; ils ont la peau comme de l'écorce ,
et des veines comme des racines d'arbres .
Quelquefois , quand leur tablier de cuir est à bas , le
vent entr'ouvre leur chemise toute grande , et en des-
sous du triangle de hâle qui fait pointe au creux de
l'estomac , on voit de la chair blanche , tendre comme
un dos de brebis tondue ou de cochon jeune .
Je les approche et je les touche comme on tâte une
bête ; ils me regardent comme un animal de luxe, une
bête de foire , moi de la ville !!! quelques-uns me com-
parent à un écureuil , mais presque tous à un singe.
Je n'en suis pas plus fier , et je les accompagne dans
les champs , en leur empruntant l'aiguillon pour pi-
quer les bœufs .
J'entre jusqu'au genou dans les sillons , à la saison
.
du labourage , je me roule dans l'herbe au moment
où l'on fait les foins , je piaule comme les cailles qui
s'envolent , je fais des culbutes comme les petits qui
tombent des nids quand la charrue passe .
Oh ! quels bons moments j'ai eus dans une prairie ,
sur le bord d'un ruisseau bordé de fleurs jaunes dont
la queue tremblait dans l'eau , avec des cailloux blancs
dans le fond, et qui emportait les bouquets de feuilles
et les branches de sureau doré que je jetais dans le
courant !...
VACANCES. 61
Ma mère n'aime pas que je reste ainsi , muet , la
bouche béante , à regarder couler l'eau .
Elle a raison , je perds mon temps .
<«< Au lieu d'apporter ta grammaire latine pour
apprendre tes leçons ! »>
Puis , faisant l'émue , affichant la sollicitude :
« Si c'est permis , tout taché de vert , des talons
pleins de boue ... On t'en achètera des souliers neufs
pour les arranger comme cela ! Allons , repars à la
maison , et tu ne sortiras pas ce soir ! »
Je sais bien que les souliers s'abîment dans les
champs et qu'il faut mettre des sabots , mais ma mère
ne veut pas ! ma mère me fait donner de l'éducation ,
elle ne veut pas que je sois un campagnard comme
elle !
Ma mère veut que son Jacques soit un Monsieur.
Lui a-t-elle fait des redingotes avec olives , acheté un
tuyau de poêle , mis des sous-pieds , pour qu'il retombe
dans le fumier , retourne à l'écurie mettre des sabots !
Ah oui ! je préfèrerais des sabots ! j'aime encore
mieux l'odeur de Florimond le laboureur que celle de
M. Sother, le professeur de huitième ; j'aime mieux
faire des paquets de foin que lire ma grammaire , et
me mettre de la terre aux pieds que de la pommade
dans les cheveux .
Je ne me plais qu'à nouer des gerbes, à soulever
des pierres , à lier des fagots , à porter du bois !
Je suis peut- être né pour être domestique !
C'est affreux ! oui , je suis né pour être domestique !
je le vois je le sens !!!
62 VACANCES.
Mon Dieu ! Faites que ma mère n'en sache rien !
J'accepterais d'être Pierrouni le petit vacher , et
d'aller , une branche à la main , une pomme verte aux
dents , conduire les bêtes dans le pâturage , près des
mûres , pas loin du verger.
Il y a des églantiers rouges dans les buissons , et
là-haut un point barbu , qui est un nid ; il y a des bêtes
du bon Dieu, comme de petits haricots qui volent, et
dans les fleurs , des mouches vertes qui ont l'air
saoules.
On laisse Pierrouni se dépoitrailler , quand il a
chaud , et se dépeigner quand il en a envie.
On n'est pas toujours à lui dire :
« Laisse tes mains tranquilles , qu'est- ce que tu as
donc fait à ta cravate ? - Tiens-toi droit. - Est-ce
que tu es bossu ? .- Il est bossu ! - Boutonne ton gi-
let. - Retrousse ton pantalon. Qu'est- ce que tu as
fait de l'olive ? L'olive là, à gauche , la plus verte ! --
Ah ! cet enfant me fera mourir de chagrin ! »
Mais les grands domestiques aussi sont plus heu-
reux que mon père !
Ils n'ont pas besoin de porter des gilets boutonnés
jusqu'en haut pour cacher une chemise de trois jours !
Ils n'ont pas peur de mon oncle Jean comme mon père
a peur du proviseur ; ils ne se cachent pas pour rire
et boire un verre de vin , quand ils ont des sous ; ils
chantent de bon cœur, àpleine voix , dans les champs ,
quand ils travaillent ; le dimanche, ils font tapage à
l'auberge.
VACANCES. *63
Ils ont au derrière de leur culotte, une pièce qui a
l'air d'un emplâtre verte, jaune ; mais c'est la cou-
leur de la terre , la couleur des feuilles , des branches
et des choux .
Mon père , qui n'est pas domestique , ménage avec
des frissonnements qui font mal , un pantalon de
casimir noir, qui a avalé déjà dix écheveaux de fil ,
tué vingt aiguilles , mais qui reste grêlé, fragile et
mou !
A peine il peut se baisser, à peine pourra -t-il sa-
luer demain ...
S'il ne salue pas , celui- ci... celui-là... (il y a à don-
ner des coups de chapeau à tout le monde , au provi-
seur, au censeur , etc. ) , s'il ne salue pas en faisant
des grâces , dont le derrière du pantalon ne veut pas,
mais alors on l'appelle chez le proviseur !
Et il faudra s'expliquer ! pas comme un domes-
tique , non - comme un professeur. Il faudra qu'il
demande pardon .
On en parle , on en rit , les élèves se moquent , les
collègues aussi. On lui paie ses gages (ma mère nomme
ça « les appointements ») et on l'envoie en disgrâce.
quelque part faire mieux raccommoder ses culottes ,
avec sa femme , qui a toujours l'horreur des paysans ;
avec son fils ... qui les aime encore ...
Je me suis battu une fois avec le petit Viltare , le
fils du professeur de septième.
C'a été toute une affaire ! ...
On a fait comparaître mon père , ma mère ; la
64 VACANCES.
femme du proviseur s'en est mêlée ; il a fallu apaiser
madame Viltare qui criait :
<< Si maintenant les fils de pion assassinent les fils
de professeur ! »
Le petit Viltare m'avait jeté de l'encre sur mon
pantalon et mis du bitume dans le cou : je ne l'ai pas
assassiné, mais je lui ai donné un coup de poing et
un croc en jambe... il est tombé et s'est fait une bosse.
On a amené cette bosse chez le proviseur (qui s'en
moque comme de Colin Tampon, qui se fiche de
M. Viltare comme de M. Vingtras) , mais qui doit
<< surveiller la discipline et faire respecter la hiérar-
chie ; » je les entends toujours dire ça . Il m'a fait ve-
nir , et j'ai dû demander pardon à M. Viltare , à ma-
dame Viltare , puis embrasser le petit Viltare , et enfin
rentrer à la maison pour me faire fouetter .
Ma mère m'avait dit d'être là au quart avant cinq
heures.
Ce n'est pas comme ça à Farreyrol.
Je me suis battu avec le petit porcher, l'autre jour ,
nous nous sommes roulés dans les champs , arraché
les cheveux , cognés , et recognés , il m'a poché un œil ,
je lui ai engourdi une oreille , nous nous sommes rele-
vés , pour nous retomber encore dessus !
Et après ?
Après ! nous avons rentré nos tignasses , lui, sous
son chapeau , moi sous ma casquette , et on nous a
fait nous toper dans la main . On en a ri tout le
soir devant le chaudron entre le Bénédicité et les
VACANCES. 65
Grâces , et au lieu de me cacher de mon oncle , je lui
ai montré que j'avais du sang à mon mouchoir.
C'est le jour du Reinage.
On appelle ainsi la fête du village ; on choisit un
roi , une reine .
Ils arrivent couverts de rubans . Des rubans au cha-
peau du roi, des rubans au chapeau de la reine.
Ils sont à cheval tous deux , et suivis des beaux
gars du pays , des fils de fermiers , qui ont rempli
leurs bourses ce jour-là , pour faire des cadeaux aux
filles.
On tire des coups de fusil, on crie hourrah ! on ca-
racole devant la mairie, qui a l'air d'avoir un drapeau
vert : c'est une branche d'un grand arbre .
Les gendarmes sont en grand uniforme , le fusil en
bandoulière , et mon oncle dit qu'ils ont leurs gibernes
pleines ; ils sont pâles , et pas un ne sait si , le soir , il
n'aura pas la tête fendue ou les côtes brisées .
Il y en a un qui est la bête noire du pays et qui
sûrement ne reviendrait pas vivant s'il passait seul
dans un chemin où serait le fils du braconnier Sou-
liot ou celui de la mère Maichet, qu'on a condamnée
à la prison parce qu'elle a mordu et déchiré ceux qui
venaient l'arrêter pour avoir ramassé du bois mort.
En revenant de l'église , on se met à table.
Le plus pauvre a son litre de vin et sa terrine de riz
sucré , même Jean le Maigre qui demeure dans cette
vilaine hutte là-bas.
6.
66 VACANCES.
On a du lard et du pain blanc , - du pain blanc ! ...
On remplit jusqu'au bord les verres ; quand les
verres manquent, on prend des écuelles et on boit du
vivarais comme du lait , - un vivarais qu'on va traire
tout mousseux à une barrique qui est près des
vaches...
Les veines se gonflent, les boutons sautent !
1 On est tous mêlés ; maîtres et valets , la fermière et
les domestiques , le premier garçon de ferme et le pe-
tit gardeur de porcs , l'oncle Jean, Florimond le la-
boureur, Pierrouni le vacher, Jeanneton la trayeuse ,
et toutes les cousines qui ont mis leur plus large coiffe
et d'énormes ceintures vertes .
Après le repas , la danse sur la pelouse ou dans la
grange.
Gare aux filles !
Les garçons les poursuivent et les bousculent sur
le foin, ou viennent s'asseoir de force près d'elles sur
le chêne mort qui est devant la ferme et sert de banc.
Elles relèvent toujours leur coude assez à temps
pour qu'on les embrasse à pleines joues .
Je danse la bourrée aussi , et j'embrasse tant que je
peux.
Un bruit de chevaux ! -Les gendarmes passent au
galop ! ...
C'est à la caison Destougnal dans le fond du vil-
lage ; ceux de Sansac sont venus , et il y a eu ba-
taille .
On se tue dans le cabaret.
VACANCES. 67
― Aning ! les gars! - ceux de Farreyrol en avant !
On franchit les fossés , en se baissant dans la course
pour ramasser des pierres ; en cassant , dans les buis-
sons qu'on saute, une branche à nœuds ; j'en vois
même un qui a un vieux fusil ! Ils ne crient pas , ils vont
essoufflés et pâles...
Voilà le cabaret !
On entend des bouteilles qui se brisent, des cris de
« A moi, à moi ! » Comme un sanglot.
douleur : <
C'est Bugnon le Velu qui crie !
Ils se sont jetés sur ce cabaret comme des mouches
sur un tas d'ordures ; comme j'ai vu un taureau se
jeter sur un tablier rouge , un soir , dans le pré.
Du rouge ! il y en a plein les vitres du cabaret et
plein les bouches des paysans ...
Est-ce du vin du Vivarais ou du sang de Farrey-
rol qui coule ?
J'ai la tête en feu , car j'ai du sang de Farreyrol
aussi dans mes veines d'enfant !
Je veux y être comme les autres , et taper dans le
tas !
Je me sens pris par un pan de ma veste , arrêté
brusquement, et je tombe, en me retournant, dans
les bras de ma tante , qui n'a pas empêché ses fils d'al-
ler au cabaret de Destougnal ; mais qui ne veut pas
que son petit neveu soit dans cette tuerie !
Ça ne fait rien ! Si je peux de derrière un arbre
lancer une pierre aux gendarmes , je n'y manquerai
pas ! Comme j'aimerais cette vie de labour , de rei-
nage et de bataille !
VII
LES JOIES DU FOYER
1er janvier.
Les collègues de mon père , quelques parents d'é-
lèves , viennent faire visite , on m'apporte des bouts
d'étrennes .
<< Remercie donc , Jacques ! Tu es là comme un
imbécile . >>
Quand la visite est finie , j'ai plaisir à prendre le
jouet ou la friandise , la boîte a diable ou le sac à
-
pralines ; je bats du tambour et je sonne de la
trompette , je joue d'une musique qu'on se met entre
les dents et qui les fait grincer , c'est à en devenir fou !
Mais ma mère ne veut pas que je devienne fou, elle
me prend la trompette et le tambour. Je me rejette
sur les bonbons et je les lèche . Mais ma mère ne veut
pas que j'aie des manières de courtisan : « On com-
mence par lécher le ventre des bonbons , on finit par
lécher... » Elle s'arrête , et se tourne vers mon père
LES JOIES DU FOYER. 69
pour voir s'il pense comme elle , et s'il sait de quoi
elle veut parler ; - en effet , il se penche et montre
qu'il comprend.
Je n'ai plus rien à faire siffler, tambouriner , grin-
cer, et l'on m'a permis seulement de traîner un petit
bout de langue sur les bonbons fins : et on m'a dit de
la faire pointue encore ! Il y avait Eugénie et Louise
Rayau qui étaient là, et qui riaient en rougissant
un peu . Pourquoi donc ?
Plus de gros vernis bleu qui colle aux doigts et les
embaume, plus le goût du bois blanc des trom-
pettes ! ...
On m'arrache tout et l'on enferme les étrennes sous
clef.
<«< Rien qu'aujourd'hui , maman , laisse -moi jouer
avec, j'irai dans la cour , tu ne m'entendras pas ! rien
qu'aujourd'hui , jusqu'à ce soir , et demain je serai
bien sage !
- J'espère que tu seras bien sage demain ; si tu
n'es pas sage, je te fouetterai. Donnez- donc de jolies
choses à ce saligot , pour qu'il les abîme. »>
Ces points vifs , ces taches de couleur joyeuse , ces
bruits de jouet, ces trompettes d'un sou , ces bonbons
à corset de dentelle , ces pralines comme des nez d'i-
vrognes , ces tons crus et ces goûts fins , ce soldat qui
coule, ce sucre qui fond , ces gloutonneries de l'œil ,
ces gourmandises de la langue, ces odeurs de colle ,
ces parfums de vanille , ce libertinage du nez et cette
audace du tympan , ce brin de folie , ce petit coup de
70 LES JOIES DU FOYER.
fièvre , ah ! comme c'est bon , une fois l'an ! - Quel
malheur que ma mère ne soit pas sourde !
Ce qui me fait mal , c'est que tous les autres sont
si contents ! Par le coin de la fenêtre , je vois dans la
maison voisine , chez les gens d'en face , des tam-
bours crevés , des chevaux qui n'ont qu'une jambe ,
des polichinelles cassés ! Puis ils sucent, tous , leurs
doigts ; on les a laissés casser leurs jouets et ils ont
dévoré leurs bonbons.
Et quel boucan ils font !
Je me suis mis à pleurer.
C'est qu'il m'est égal de regarder des jouets , si je
n'ai pas le droit de les prendre et d'en faire ce que je
veux ; de les découdre et de les casser , de souffler de-
dans et de marcher dessus , si ça m'amuse...
Je ne les aime que s'ils sont à moi , et je ne les
aime pas s'ils sont à ma mère. C'est parce ce qu'ils
font du bruit et qu'ils agacent les oreilles qu'ils me
plaisent ; si on les pose sur la table comme des têtes
de mort , je n'en veux pas. Les bonbons, je m'en
moque, si on m'en donne un par an comme une exemp-
tion , quand j'aurai été sage. Je les aime quand j'en ai
trop .
« Tu as un coup de marteau , mon garçon ! » m'a
dit ma mère un jour que je lui contais cela , et elle
m'a cependant donné une praline.
<< Tiens , mange-la avec du pain. >>
On nous parle en classe des philosophes qui font
tenir une leçon dans un mot . Ma mère a de ces bon-
LES JOIES DU FOYER . 71
heurs-là, et elle sait me rappeler par une fantaisie ,
un rien, ce qui doit être la loi d'une vie bien conduite
et d'un esprit bien réglé.
<< Mange-la avec du pain ! »
Cela veut dire Jeune fou , tu allais la croquer bête-
ment , cette praline . Oublies-tu donc que tu es pauvre !
A quoi cela t'aura-t-il profité ! Dis-moi ! Au lieu de
cela , tu en fais un plat utile , une portion , tu la manges
avec du pain .
J'aime mieux le pain tout seul.
LA SAINT - ANTOINE
C'est samedi prochain la fête de mon père.
Ma mère me l'a dit soixante fois depuis quinze
jours .
« C'est la fête- de—ton—père. »
Elle me le répète d'un ton un peu irrité ; je n'ai pas
l'air assez remué, paraît-il .
<< Ton père s'appelle Antoine. >>
Je le sais , et je n'éprouve pas de frisson ; il n'y a
pas là le mystérieux et l'empoignant d'une révéla-
tion. Il s'appelle Antoine, voilà tout.
Je suis sans doute un mauvais fils.
Si j'avais du cœur , si j'aimais bien mon père , ce
qu'elle dit me ferait plus d'effet. Je me tords la cer-
velle, je me frappe la poitrine, je me tâte et me
gratte; mais je ne me sens pas changé du tout, je me
72 LES JOIES DU FOYER.
reconnais dans la glace , je suis aussi laid et aussi
malpropre. C'est pourtant sa fête , samedi.
<«< As-tu appris ton compliment ? »
Je me trouve un peu grand pour apprendre un
compliment - je ne sais pas comment j'oserai entrer
dans la chambre , ce qu'il faudra dire , s'il faudra
rire , s'il faudra pleurer , si je devrai me jeter sur la
barbe de mon père et la frotter en y enfonçant mon
nez - bien rapproprié, par exemple ! - s'il sera filial
que j'appuie , que j'y reste un moment , ou s'il vaudra
mieux le débarrasser tout de suite , et m'en aller à re-
culons , avec des signes d'émotion , en murmurant :
<< Quel beau jour ! » A ce moment-là , je commen-
cerai :
« Oui, cher papa... »
J'en tremble d'avance . J'ai peur d'avoir l'air si
bête... - Non , j'ai peur qu'on devine que j'aimerais
mieux que ce ne fût point sa fête...
La fête de mon père !
Mes inquiétudes redoublent , quand ma mère m'an-
nonce que je devrai offrir un pot de fleurs .
Comme ce sera difficile !
Mais ma mère sait comment on exprime l'émotion
et la joie d'avoir à féliciter son père de ce qu'il s'ap-
pelle Antoine !
Nous faisons des répétitions .
D'abord , je gâche trois feuilles de papier à compli-
LES JOIES DU FOYER. 73
ments : j'ai beau tirer la langue , et la remuer , et la
crisper en faisant mes majuscules , j'éborgne les o ,
j'emplis d'encre la queue des g , et je fais chaque fois
un pâté sur le mot <« allégresse. » J'en suis pour une
série de taloches . Ah ! elle me coûte gros , la fête de
mon père !
Enfin , je parviens à faire tenir entre les filets d'or
teintés de violet et portés par des colombes , quelques
phrases qui ont l'air d'ivrognes , tant les mots diffè-
rent d'attitudes , grâce aux haltes que j'ai faites à
chaque syllabe pour les fioner !
Ma mère se résigne et décide qu'on ne peut pas se
ruiner en mains de papier ; je signe encore un
pâté encore une claque . C'est fini !
Reste à régler la cérémonie.
« Le papier comme ceci , le pot de fleurs comme
cela, tu t'avances ... »
Je m'avance et je casse deux vases qui figurent le
pot de fleurs ; c'est quatre gifles , deux par vase.
Il est temps que le beau jour arrive : la nuit je rêve
que je marche pieds nus sur des tessons et qu'on
m'empale avec des rouleaux de papier à compliments ,
ce qui me fait mal !
L'achat du pot provoque un grand désordre sur la
place du marché . Ma mère prend les pots et les flaire
comme du gibier ; elle en remue bien une centaine
avant de se décider , et voilà que les jardiniers com-
mencent à se fâcher ! - elle a dérangé les étalages ,
troublé les classifications , brouillé les familles ; un
botaniste s'y perdrait !
7
74 LES JOIES DU FOYER.
On l'insulte , on a des mots grossiers pour elle -- et
même pour son fils ― qu'on ne craint pas d'appeler
astèque et avorton . Il est temps de fuir.
Au bout de la place , ma mère s'arrête , et me dit :
<< Jacques , va-t'en demander au gros - — celui qui
est aubout , tu sais , ― s'il veut te donner le géranium
pour onze sous. »
Il faut que je retourne dans cette bagarre, vers
ce gros-là ; c'est justement celui qui m'a appelé
<<< avorton . »
J'en ai la chair de poule. J'y vais tout de même ;
j'ai l'air de chercher une épingle par terre ; je marche
les yeux baissés , les cuisses serrées , comme un res-
sort rouillé qui se déroule mal , et j'offre mes onze sous.
Il a pitié , ce gros, et il me donne le géranium sans
trop se moquer de moi . Les autres ne sont pas trop
cruels non plus , et je puis rejoindre ma mère avec
cette fleur , emblème de notre allégresse :
Accepte cette fleur...
Qui poussa dans mon cœur.
Vendredi soir.
Vendredi soir , répétition générale , dans le mystère
et l'ombre .
Mon père Antoine - est censé ne plus savoir ce
qui se passe . Il sait tout ; il a même hier soir renversé
le géranium mal caché , et je l'ai vu qui le relevait à
la sourdine et le refrisait d'un geste furtif.
Il a failli marcher sur le compliment raide, gommé,
LES JOIES DU FOYER. 75
et qui en gardera la cassure . Je l'avais pourtant caché
dans la table de nuit.
Il sait tout, mais il feint , naïf comme un enfant et
bon comme un patriarche , de tout ignorer. Il faut que
ce soit une surprise.
Le matin du jour solennel, j'arrive ; il est dans son
lit.
<< Comment ! c'est ma fête ? »>
Avec un sourire , tournant un œil d'époux vers ma
mère :
« Déjà si vieux ! Allons que je vous embrasse ! »
Il embrasse ma mère , qui me tient par la main
comme Cornélie amenant les Gracques , comme Marie-
Antoinette traînant son fils. Elle me lâche pour tom-
ber dans les bras de son époux.
C'est mon tour ; je croyais que je devais dire le
compliment d'abord et qu'on n'embrassait qu'après
le pot de fleurs . Il paraît qu'on embrasse avant .
Je m'avance.
Je tiens le géranium de onze sous et le rouleau , ce
qui me gêne pour grimper.
Mon père m'aide , il me trouve lourd ; je monte une
-
jambe, je glisse . Mon père me rattrape , il est forcé
de me saisir par le fond de la culotte , et je tourne un
peu dans l'espace.
Cen'est pas ma figure qu'il a devant les yeux ; moi-
même je ne trouve pas son visage . Quelle posi-
tion !
76 LES JOIES DU FOYER.
Puis je sens le géranium qui file ; il a filé , et tout
le terreau tombe dans le lit. La couverture était un
peu soulevée.
On me chasse de la chambre à coups de pieds , et je
n'ai pas la joie pure d'embrasser mon père , d'être
embrassé par lui le jour de sa fête ; mais je n'ai pas
non plus à lire le compliment . C'est entendu , bâclé ,
fini. Il y a un peu de fumier dans le lit.
La fête de ma mère ne me produit pas les mêmes
émotions : c'est plus carré.
Elle a déclaré nettement, il y a de longues années
déjà, qu'elle ne voulait pas qu'on fit des dépenses
pour elle. Vingt sous sont vingt sous . Avec l'argent
d'un pot de fleurs , elle peut acheter un saucisson.
Ajoutez ce que coûterait le papier d'un compliment !
Pourquoi ces frais inutiles ? Vous direz ce n'est rien .
C'est bon pour ceux qui ne tiennent pas la queue de
la poêle de dire ça ; mais elle , qui la tient, qui fricote,
qui dirige le ménage , elle sait que c'est quelque chose.
Ajoutez quatre sous à un franc , ça fait vingt- quatre
sous partout.
Quoique je ne songe pas à la contredire , mais pas
du tout (je pense à autre chose , et j'ai justement mal
au ventre) , elle me regarde en parlant, et elle est
énergique , très énergique .
Puis les plantes , ça crève quand on ne les soigne
pas .
Elle a l'air de dire : On ne peut pas les fouetter !
LES JOIES DU FOYER. 77
La grande distraction qu'elle m'offre est la messe
de minuit, parce que c'est gratis .
La messe de minuit !
De la neige sur les toits et la crête des murs.
Elle a fondu sous les pieds des passants dans la rue ,
et l'on patauge dans la bouc .
C'est triste en haut, sale en bas !
Il y a un monde fou chez les charcutiers.
On commande du boudin pour la nuit ; et notre
épicier a tué un cochon exprès l'autre soir.
L'odeur vive et crue des salaisons domine mes sou-
venirs de Noël.
Une satanée petite queue de cochon m'apparaît
partout , même dans l'église.
Le cordon de cire au bout de la perche de l'allu-
meur, le ruban rose, qui sert à faire des signets dans
les livres , et jusqu'à une mèche d'un vicaire , qui
tirebouchonne , isolée et fadasse au coin d'une oreille
violette ; la flamme même des cierges , la fumée qui
monte en se tortillant des trous des encensoirs , sont
autant de petites queues de cochon que j'ai envie de
tirer , de pincer ou de dénouer ; que je visse par la
pensée à un derrière de petit porc gras , rose et gro-
gnon , et qui me fait oublier la résurrection du Christ,
le bon Dieu , Père , Fils , Vierge ct Co.
J'aspire une odeur de sel comme au bord de la
mer , et par la pensée je gratte la cire jaune pour en
faire de la chapelure ou de la moutarde !
Je lâche ma mère pour aller avec les voisins à
l'épicerie qui est à côté de chez nous .
7.
78 LES JOIES DU FOYER.
Les acheteurs chez notre épicière sont des impies .
Ils ont attaqué un saucisson sur le comptoir en
buvant une bouteille de vin blanc.
J'en ai eu une goutte , et le piquant du vin , la sa-
veur de la charcuterie m'ont agaillardi.
Leur conversation est poivrée comme le reste.
Je n'y comprends rien , mais je vois qu'ils disent
du mal du ciel et de l'Église , et qu'ils sont tout de
même pleins d'appétit et de gaieté .
<< Encore une rondelle , une hostie à l'ail ! -
Versez toujours , madame Potin ! ― Nous nous re-
trouverons en enfer , n'est- ce pas ? Toutes les jolies
femmes y sont. Croyez -vous pas que saint Joseph
était cocu ? »
VIII
LE FER - A- CHEVAL
Le Fer-à-Cheval...
J'y vais avec ma cousine Henriette.
C'est pour voir Pierre André , le sellier du faubourg,
qu'elle y vient .
Il est de Farreyrol comme elle et elle doit lui
donner des nouvelles de sa famille, des nouvelles in-
times et que je ne puis pas connaître ; car ils s'écartent
pour se les confier, et elle les lui dit à l'oreille.
Je le vois là- bas qui se penche ; et leurs joues se
touchent.
Quand Henriette revient, elle est songeuse et ne
parle pas .
Il y a aussi la promenade d'Aiguille , toute bordée
de grands peupliers . De loin ils font du bruit comme
une fontaine .
C'est l'automne ; ―― ils laissent tomber des feuilles
d'or, qui ont encore la queue vivante et la peau ten-
dre comme des poires.
80 LE FER- A- CHEVAL.
Je m'amuse à bouleverser ces tas de feuilles sous
mes pieds .
Plus loin , de hauts marronniers , avec les marrons
tombés.
J'en ramasse plein mes poches pour en faire des cha-
pelets ; mais je ne pensais pas au bon Dieu en les enfilant !
Je me figure que je troue des rognons , de ces beaux
rognons frais, violets , luisants que j'entrevois chez
les bouchers ...
Ce que j'aime , c'est le soleil qui passe à travers les
branches et fait des plaques claires , qui s'étalent
comme des taches jaunes sur un tapis ; puis les oi-
seaux qui ont des pattes élastiques comme des fils de
- et surtout
fer, avec une tête qui remue toujours ;
cet air frais , ce silence !
On ne distingue que la cloche du couvent de Sainte-
Marie, et le bruit que fait un attelage à grelots dans
la route blanche , là-bas ...
<< Écoute , mademoiselle Balandreau, on n'entend
que moi... >>
Et je jette un cri , ou je lance une pierre bien haut ,
qui emplit tout l'horizon et retombe .
C'est comme un coup sur la poitrine .
Quelquefois sur les bancs du fond un monsieur et
une dame s'asseyent et causent tout bas .
Mademoiselle Balandreau m'éloigne , mais je me re-
tourne.
Comme ils s'embrassent !
LE FER- A-CHEVAL. 81
LE PLOT.
Mes tantes y arrivent le samedi pour vendre du fro-
mage, des poulets et du beurre .
Je vais les y voir , et c'est une fête chaque fois.
C'est qu'on y entend des cris , du bruit , des rires !
Il y a des embrassades et des querelles .
Il y a des engueulades qui rougissent les yeux , bleuis-
sent les joues , crispent les poings , arrachent les che-
veux , cassent les œufs , renversent les éventaires , dépoi-
traillent les matrones et me remplissent d'une joie
pure.
Je nage dans la vie familière , grasse, plantureuse
et saine.
J'aspire à plein nez des odeurs de nature : la marée,
l'étable , les vergers , les bois...
Il y a des parfums âcres et des parfums doux ,
qui viennent des paniers de poissons ou des paniers
de fruits , qui s'échappent des tas de pommes ou des
tas de fleurs , de la motte de beurre ou du pot de miel .
Et comme les habits sont bien des habits de cam-
pagne !
Les vestes des hommes se redressent comme des
queues d'oiseaux, les cotillons des femmes se tiennent
en l'air comme s'il y avait un champignon dessous .
Des cols de chemise comme des œillères de che-
val , des pantalons à ponts , couleur de vache avec des
boutons larges comme des lunes , des chemises pelu-
cheuses et jaunes comme des peaux de cochons , des
souliers comme des troncs d'arbre...
82 LE FER-A - CHEVAL.
Les parapluies énormes , couleur sang de bœuf, les
longs bâtons qui ont le bout comme un oignon , les
petites poules noires qui se cognent contre les cages ,
les coqs fiers , à la queue en cercle et aux pattes à la
hussarde...
C'est l'arche de Noé en plein vent , déballée sur un
lit de fumier , de paille et de feuillage.
La fontaine claire vomit par la gueule de ses lions
des nappes de fraîcheur.
Un homme qui a une tête de belette, la mine triste ,
qui n'a pas l'air d'un paysan , ni d'un ouvrier , mais
d'un mendiant endimanché ou d'un prisonnier libéré
de la veille , montre dans un panier des petits loups
vivants.
Prisonnier ! Mendiant !
Il appartient , bien sûr, à cette race.
On ne veut pas de lui dans les fermes , parce qu'il
y a quelque histoire dans sa vie.
Il est le fils d'un guillotiné ou d'un galérien ; ou
bien il a lui-même eu affaire aux gendarmes .
Il rôde sur la marge des bois , sur le bord des ri-
vières , dans la montagne.
-
Quand il peut attraper un renard , un loup , — quel-
quefois il blesse un aigle , - il montre sa bête ou sa
nichée pour deux sous à la ville ; pour un morceau de
lard dans les villages .
J'ai eu peur de lui jusqu'au jour où mon oncle Joseph
lui a donné dix sous et lui a parlé :
<< Comment ça va , Désossé ? »
LE FER - A- CHEVAL. 83
Et en s'en allant il a dit : « Pauvre bougre ! il ne
mange pas tous les jours . » 1
SUR LE BREUIL
J'ai eu bien des émotions au Breuil.
On a planté une tente de toile comme une grosse
toupie renversée , et, en allant faire une commission ,
j'ai vu par-là un grand nègre.
C'est le cirque Boutor , qui vient s'installer dans la
ville.
Ils ont un éléphant et un chameau , une bande de
musiciens à schakos et à tuniques rouges , avec des
parements d'or et des épaulettes comme des pâtés.
Ils ont fait le tour de la ville en battant de la grosse
caisse ; les écuyères sont en amazones et les écuyers
en généraux .
Les paysans regardaient, la bouche ouverte ; les
gamins suivaient en trottant.
Une écuyère a laissé tomber sa cravache .
Nous nous sommes jetés dix pour la ramasser , et
on s'est battu à qui la rendrait. L'écuyère riait ; son
œil a rencontré le mien ; et j'ai senti comme quand
ma tante de Bordeaux m'embrassait...
J'veux la revoir , cette femme !
Puis je reverrai aussi le chameau et l'éléphant .
Sur l'affiche on les montre qui se mettent à genoux ,
dansent sur deux jambes , débouchent des bouteilles
avec un clown bariolé qui fait le saut périlleux par-
dessus .
84 LE FER-A - CHEVAL .
Je les ai revus , tous ; et même le clown m'a donné,
en se jetant , par farce , sur le parterre , un coup de
tête dans l'estomac.
« C'est sur moi qu'il est tombé !
-- Pas vrai , sur moi !
A preuve qu'il m'a laissé du blanc sur ma veste !
Il ne t'a pas écorché , toi — j'ai du rouge à la
joue, c'est lui qui m'a fait ça ! »>
Et de là, dispute à qui a été bousculé , blanchi , en-
sanglanté par le clown !
Au tour de l'écuyère !
Elle arrive ! - Je ne vois plus rien ! Il me semble
qu'elle me regarde...
Elle crève les cerceaux , elle dit : Hop ! hop !
Elle encadre sa tête dans une écharpe rose , elle
tord ses reins , elle cambre sa hanche , fait des poses ;
sa poitrine saute dans son corsage , et mon cœur bat
la mesure sous mon gilet .
« Qu'est- ce que tu as donc , Jacques , tu es blanc
comme le clown ! »
Je suis amoureux de Paola ! - C'est le nom de l'é-
cuyère.
J'ai envie de la voir encore . Il le faut ! Mais je n'ai
pas les dix sous , prix des troisièmes.
J'irai tout de même.
Je me fais beau , je prends en cachette dans l'ar-
moire mon gilet des dimanches , je mets des man-
LE FER-A- CHEVAL. 85
chettes de ma mère et je pars pour le Breuil , en disant
que je vais jouer chez le petit Grélin ,
Il fait nuit. Je traverse la place toute noire jusqu'à
ce que j'aperçoive les lampions qui brûlent rouge
dans la brume. La musique est rentrée dans l'inté-
rieur ; on a commencé . J'entends claquer la cham-
brière à travers la toile qui sert de mur.
Elle est là !
Je n'ai pas dix sous , rien , rien ! ... que mon amour !
Je fais le tour du manège , je colle mon œil à des
fentes , je me dresse sur les orteils à m'en casser les
ongles ; pas un trou pour mon regard de flamme !
Par ici...
Par ici la toile est plus courte. Elle est déchirée
près du poteau , et en déchirant encore un peu ...
J'ai élargi la déchirure , mis le pied - je veux dire
passé la tête dans le chemin qui conduit à l'écurie.
Je suis à plein ventre par terre , dans la boue et je
me glisse comme un voleur, comme un assassin , la
nuit, dans un cirque habité !
M'y voici ! Je rampe sous les planches , je me racle
au poteau, je me fais des écorchures aux mains ; mon
nez , qui s'est aplati contre un madrier , ne donne plus
signe de vie ; je ne le sens plus , j'ai peur de l'avoir
perdu en route ; ce que je tiens n'y ressemble guère ;
mais encore un effort , encore une blessure , et je pour-
rai la voir en passant derrière cette grosse bonne .
-
Je vais grimper ! ... Je grimpe , un point d'appui
me manque... je me raccroche à ce que je trouve...
8
86 LE FER-A- CHEVAL .
'Un cri !... tumulte !
Une femme serre ses jupes , appelle au secours !
On croit que le cirque s'écroule !
J'ai pris la bonne à pleine chair , je ne sais où ; elle
a cru que c'était le singe ou la trompe égarée de l'é-
léphant.
On me prend moi-même par la peau de ce qu'on
peut, on me pousse comme du crotin dans l'écurie ,
on m'interroge , je ne réponds pas !
On m'entoure . ELLE est là près de moi. ELLE ! Je
l'entends , mais je ne peux pas la voir à cause de mon
nez qui gonfle .
Je me retrouve à temps à la maison pour m'en-
tendre avec madame Grélin , qui m'empêchera d'être
fouetté , (oh Paola ! ) et à qui je dis tout , tout,
moins le secret de mon amour ! Compromettre une
femme ! J'ai tout mis sur le compte du chameau qui a
bon dos , et de l'éléphant dont on a soupçonné la
trompe.
Et quand quelquefois je tâche de me rappeler le
Breuil, c'est toujours Paola et le gras de la bonne
que ma mémoire empoigne. Le Breuil tient dans ce
cirque, sous ce maillot et cette jupe ...
IX
SAINT-ETIENNE
Mon père a été appelé comme professeur de sep-
tième à Saint-Étienne , par la protection d'un ami . Il
a dû filer dare dare.
Ma mère et moi nous sommes restés en arrière ,
pour arranger les affaires, emballer, etc. , etc.
Enfin nous partons . Adieu le Puy !
Nous sommes dans la diligence ; il fait froid , c'est
en décembre. Nous avons pour compagnons de route
un commis voyageur, une grosse femme et un petit
vieux .
La grosse femme a une poitrine comme un ballon ,
avec une échancrure dans la robe qui laisse voir un V
de chair blanche , douce à l'œil et qui semble croquante
comme une cuisse de noix . Elle a des yeux dans le
genre de ceux de ma tante , avec des cils très longs .
-
Une plaisanterie à laquelle je ne comprends
rien - dite par le commis voyageur , lui écarte les
88 SAINT-ETIENNE .
lèvres et lui arrache un bon gros rire. A partir de ce
moment -là , ils ne font plus que rigoler et ils se don-
nent même des tapes , au grand scandale de ma mère,
qui s'écarte et manque de m'écraser dans mon coin ;
à la grande joie du petit vieux qui se frotte les mains
et cligne de l'œil en branlant la tête.
Quand on arrive aux relais , ils descendent ensem-
ble et je les vois à travers les fenêtres de l'auberge
- - et se
qui se passent les radis toujours en riant —
donnent des coups de coude.
Le commis voyageur offre à la grosse un bouquet
qu'un mendiant lui a vendu et demande qu'elle le
fourre dans son corsage ; elle finit par mettre le bou-
quet où il veut.
Comme elle est plus gaie que ma mère , celle-là !
Que viens-je de dire ?... Ma mère est une sainte
femme qui ne rit pas , qui n'aime pas les fleurs , qui a
son rang à garder, --- son honneur , Jacques !
Celle-ci est une femme du peuple , une marchande
(elle vient de le dire en remontant dans sa voiture) ;
elle va à Beaucaire pour vendre de la toile et avoir
une boutique à la foire. Et tu la compares à ta mère,
jeune Vingtras !
Nous arrivons à Saint-Étienne.
Il fait nuit ; mon père n'est pas là pour nous re-
cevoir.
Nous attendons debout entre les malles . Il y a de
la neige plein les rues et je regarde l'ombre des ré-
SAINT-ETIENNE . 89
verbères se détacher sur ce blanc cru . Ma mère fouille
la place d'un œil qui lance des éclairs ; elle va et vient ,
se mord les lèvres , se tord les mains , fatigue les em-
ployés de questions éternelles .
On lui demande si elle veut entrer ou sortir , se tenir
dans le bureau ou sur le pavé , si elle restera long-
temps avec ses malles à encombrer la porte.
« J'attends mon mari qui est professeur au lycée . »
Ils ont l'air de s'en moquer un peu !
Je voudrais bien rester dans le bureau ; j'ai les
pieds gelés , les doigts engourdis , le nez qui me cuit.
J'en fais part à ma mère.
<< Jacques ! >>
Un <« Jacques » qui inaugure mal notre entrée dans
cette ville - et elle marmotte entre ses dents qui
claquent :
<< Il laisserait sa mère crever de froid, tenez , tan-
dis qu'il se rôtirait les cuisses ! »
Mais , elle peut se rôtir les jambes aussi Rien ne
l'empêche , puisqu'on lui a demandé si elle voulait se
mettre près du feu.
Mon père arrive tout essoufflé.
« Je suis en retard ... (Il s'essuie le front. ) Vous avez
fait un bon voyage? » (Il tend les bras vers ma mère et
la manque . )
Il se retourne vers moi.
<< Crois-tu pas que je t'en aurais amené un autre ! »
dit ma mère .
8.
90 SAINT-ETIENNE.
Mon père dit : « Non , non ! » -- c'est-à-dire - il ne sait
plus trop .
Il va pour m'embrasser à mon tour il me rate ;
comme il a raté ma mère . Pas de chance pour les
embrassades , pas de veine pour les baisers .
« J'étais avec l'économe, M. Laurier, tu sais ... je
croyais que la diligence... »
On ne lui répond rien , rien , rien.
Nous prenons un fiacre pour nous rendre à la
maison .
Du silence tout le long de la route , du silence et de
la neige. Mon père regarde à la portière , ma mère
s'est accroupie dans un coin , je suis au milieu , n'osant
bouger de crainte qu'on n'entende tourner mes os ,
virer ma tête. Je tourmente du bout du doigt un gland
de parapluie ; à ce moment le parapluie m'échappe
je me penche pour le rattraper ; mon père se tour-
nait pan ! Nous nous cognons nous nous re-
levons comme deux Guignols ! Encore un faux
mouvement - pan, pan ! — c'est en mesure .
Le sourire jaune reparaît sur la face de mon père ;
des changements visibles s'opèrent sur la mienne.
C'était la lutte de l'œuf dur contre l'oeuf mollet. Mon
père a pu supporter le choc et il sourit . - Bonne na-
ture ! Mais moi j'ai une bosse qui enfle , c'est pesant
comme une maison . Mon père étend sa main dans
l'obscurité , pour tâter, et aussi parce que mon front
à l'air d'avancer et va le gêner tout à l'heure ; il
étend la main , c'est mon nez qu'il attrape ; il croit
SAINT- ÉTIENNE . 91
de son devoir , plus paternel et plus gracieux , plus
conformé à sa dignité ou meilleur à ma santé , de
rester un instant sur ce nez qu'il a l'air de bénir ou
de consulter.
De ma mère on ne voit rien , on n'entend rien , qu'un
grincement de soie : ce sont ses ongles qui en veulent
à sa ceinture.
Ce grincement dans le silence a quelque chose de
terrible. Pour des augures , c'eût été un présage ; pour
mon pauvre père , c'en était un aussi ; il annonçait des
malheurs . Il devait nous en arriver au moins un, en
effet , dans cette ville que traversait , neigeuse et triste ,
notre fiacre muet.
La maison où la voiture nous descend fait le coin
de la rue .
L'entrée est misérable , avec des pierres qui branlent
sur le seuil , un escalier vermoulu et une galerie en
bois moisi à laquelle il manque des membres.
Nous faisons trembler ce bois sous nos mains , ces
pierres sous nos pieds - ce qui gêne tout le monde.
Il semblait qu'on devait rester muet jusqu'à la fin des
siècles . Mon père fait l'affairé.
<< Passe devant, dit-il . Il y a une marche ici.
Prends garde, un trou là. Tiens-toi à la rampe. »
Il joue avec la clef pendue à son petit doigt ; le geste
est isolé et saugrenu comme un geste de bébé .
Je traînais le parapluie.
Ordinairement, quand je laisse ce parapluie piquer
la robe ou cogner le flanc de ma mère , c'est du « ma-
92 SAINT-ETIENNE .
ladroit » par- ci, du « nigaud » par-là , elle crie : je
reçois une gifle.
Je donnerais beaucoup pour recevoir une gifle ; ma
mère est contente quand elle me donne une gifle ,
F cela l'émoustille , c'est le frétillement du hoche-
queue, le plongeon du canard , - elle s'étire et ren-
contre la joue de son fils ; quelle joie pour une mère de
le sentir là à sa portée et de se dire : c'est lui , c'est
mon enfant, mon fruit , cette joue est à moi , - clac !
Mais non .
Elle a les bras croisés et les garde cachés sous son
châle ... Allons ! Elle n'est pas disposée à la bonne
humeur.
Mon père use un tas d'allumettes ; elles se cassent et
font un petit bruit sec qui est tout ce qu'on entend
devant cette porte fermée , dans le corridor que glace
le vent, avec ma mère et moi contre le mur comme
des habits de la Morgue .
Jamais moment ne m'a paru plus long .
Enfin une des chimiques prend , et mon père peut
introduire la clef dans la serrure...
Nous entrons dans une pièce immense où arrive ,
par des croisées énormes , la lumière d'un réverbère
qui clignote dans la rue.
Elle tombe en plein sur ma mère , qui se tient im-
mobile et muette , avec la rigidité d'une morte , l'in-
sensibilité d'un mannequin et la solennité d'un re-
venant.
Mais je sauve toujours les situations avec ma tête
SAINT - ÉTIENNE. 93
ou mon derrière , mes oreilles qu'on tire ou mes che
veux qu'on arrache , en glissant, m'accroupissant o
roulant, comme l'ahuri des pantomimes, ou l'inno-
cent des escamoteurs.
Je me sens tout d'un coup dégringoler, je tombe !
Il y avait une pelure d'orange sous mon talon ;
ce dont on s'aperçoit en se penchant vers moi,
comme sur un problème. Je déconcerte les mathéma ·
ticiens par l'imprévu de mes opérations . C'est ma
mère tout d'un coup rappelée à l'amour de son fils ,
par cette chute à tournure de mystification , qui re-
marque la première cette peau d'orange .
Elle croise ses bras et avance sur mon père :
« On mange donc des oranges ici , on mange des
oranges ! ... >>
Et elle trépigne , trépigne... Je ne sais ce que cela
veut dire .
Je suis à terre , forcé de lever la tête pour voir tout
ce qui se passe ; ma situation d'historiographe res-
semble à celle d'un cul-de-jatte qu'on a porté là et
laissé tomber comme un sac trop lourd.
Je ne veux pourtant pas mourir à cette place ! Puis
je ne dois pas écouter ma mère qui est debout, dans
cette position indifférente , m'isolant d'elle avec
l'apparence du mépris ; Jacques , tu as trop tardé
déjà !
Relève-toi, et mets-toi entre le discours de ta mère
et l'effroi de ton père. Relève-toi , fils ingrat.
Mais non , non ! 1
J'ai voulu bouger... je ne puis...
94 SAINT -ÉTIENNE .
Je suis tombé sur une gravure et j'ai cassé le
verre.
On est forcé de reconnaître des lésions affligeantes ,
et quelques gouttes de sang qui traînent sur le plan-
cher servent de prétexte à mon père et à ma mère
aussi pour entrer dans des mouvements nouveaux.
J'en tressaille d'aise (autant que je puis tressaillir
sans trop de souffrance , entendons- nous). Mais je
suis bien content tout de même d'avoir dérangé ce
silence, cassé la glace, et ma famille en arrache les
morceaux .
On me lave comme une pépite ; on me ṣarcle
comme un champ.
L'opération est minutieuse et faite avec conscience.
Dans le hasard de l'échenillage , les mains se ren-
contrent, les paroles s'appellent ; on se réconcilie
sournoisement sur ma blessure , et je crois même que
mon père fait traîner le sarclage pour laisser à la co-
lère de sa femme le temps de tomber tout à fait. Je
saigne bien un peu ; je suis tantôt à quatre pattes ,
tantôt sur le ventre , suivant qu'ils l'ordonnent et que
les piquants se présentent ; mais je sens que j'ai rendu
service à ma famille, et cela est une consolation ,
n'est-ce pas?
Au lieu de pousser tant de haricots dans les coins ,
pourquoi M. Beliben ne dirait-il pas : « Voyez si Dieu
est fin et s'il est bon ! que lui a-t-il fallu pour rac-
commoder l'époux et l'épouse qui se fâchaient? Il a
pris le derrière d'un enfant , du petit Vingtras , et en
a fait le siège du raccommodement. >>
SAINT - ETIENNE. 95
On pouvait me montrer dans les cours de philoso-
phie ou de catéchisme .
J'en fus malade , j'eus la fièvre . Mais l'orage avait
été apaisé : on s'expliqua sur la peau d'orange , avec
calme ; on donna une raison pour l'arrivée tardive à la
diligence ; on mit les compresses sur la colère ; on
m'en mit aussi ailleurs .
On s'expliqua sur la peau d'orange , mais il paraît
qu'il y avait un mystère, tout de même...
Mon père avait menti en disant que M. Laurier
l'avait retenu ; je le sus en l'entendant causer avec un
collègue , qui vint le voir, à un moment où ma mère ,
fatiguée par le voyage, l'attente , l'orage et surtout
l'échénillage , faisait un somme.
<< Vous direz ceci , je dirai cela. Nous préviendrons
Chose. B Pourvu qu'elles ne s'avisent pas de nous
reconnaître dans la rue. - Il n'y pas de danger, au
moins ? >>
J'entendais tout de mon lit, où je reposais à plat
ventre, un peu de côté , par instants , et je me deman-
dais ce que ce elles signifiait.
X
BRAVES GENS
Je pourrais à peine dire comment était fait l'appar-
tement dans lequel nous entrâmes , ainsi que je l'ai
conté, avec bris de cadre , clignotement de réverbère
et raccommodement posthume - si posthume est le
mot.
A peine étions-nous installés , qu'un grand événe-
ment arriva.
Ma mère dut repartir pour recueillir ou soigner une
succession - celle de la tante Agnès peut-être, et je
restai seul avec mon père.
C'est une vie nouvelle , il n'est jamais là, je suis
libre, et je vis au rez-de-chaussée avec les petits du
cordonnier et ceux de l'épicière.
J'adore la poix , la colle , le tire-fil : j'aime à enten-
dre le tranchet passer dans le gras du cuir et le mar-
teau tinter sur le veau neuf et la pierre bleue.
On s'amuse dans ce tas de savates , et le grand frère
ressemble à mon oncle Joseph . Il est compagnon du
BRAVES GENS. 97
Devoir aussi, il a un grade , et quelquefois c'est moi
qui attache les rubans à sa canne et brosse sa redin-
gote de cérémonie. Les jours ordinaires , il me laisse
planter des clous et prendre des coins de maroquin
rouge.
Je suis presque de la famille . Mon père m'a mis en
pension chez eux ; il dîne je ne sais où , au collège
sans doute , avec les professeurs d'élémentaires . Moi
j'avale des soupes énormes , dans des écuelles ébré-
chées , et j'ai ma goutte de vin dans un gros verre ,
quand on mange le chevreton.
Ils sont heureux dans cette famille ! c'est cordial ,
bavard, bon enfant : tout ça travaille , mais en jacas-
sant ; tout ça se dispute, mais en s'aimant.
On les appelle les Fabre.
L'autre famille du rez-de- chaussée , les Vincent,
sont épiciers .
Madame Vincent est une rieuse . Je les trouve tous
gais , les gens que je vois et que ma mère méprise
parce qu'ils sont paysans, savetiers ou peseurs de
sucre.
Madame Vincent n'est pas avec son mari. On ne
l'a vu qu'une fois , vêtu en Arabe , avec un burnous
blanc, mais il n'est resté que deux heures , et est re-
parti.
Il paraît qu'ils sont séparés - judiciairement
je ne sais pas ce que c'est , et il vit en Afrique, en Al-
gère, dit Fabre.
Il était venu pour chercher un de ses fils. Madame
9
98 BRAVES GENS .
Vincent, qui rit toujours , ne riait pas ce jour- là ! Il
s'en fallait de tout ; on l'entendait qui disait : « Non ;
non , » d'une voix dure , à travers la porte — et le petit
Vincent qui pleurait :
« Je veux rester avec maman !
- Je te donnerai un cheval, avec un pistolet
comme celui- là. »
Un pistolet ! un cheval !
Si mon père m'avait promis cela , et , en plus de
m'emmener loin de ma mère ! s'il m'avait pris avec
lui , sans la redingote à olives et le chapeau tuyau de
poêle , quel soupir de joie j'aurais poussé ! à la
porte seulement -- de peur que ma mère ne m'enten-
dit et ne voulût me reprendre ! ... Oh ! oui , je serais
parti!
Le petit Vincent, au contraire , pleurait et s'accro-
chait aux jupes .
Il y eut encore du bruit ... le père qui se fâchait , la
mère qui parlait plus haut et l'enfant qui sanglotait...
puis la porte s'ouvrit, le burnous blanc passa. Il ne
reparut plus.
Il me fit de la peine tout de même. Je le vis qui se
cachait au coin de la rue ; il regardait la maison d'où
il sortait , où étaient sa femme , son enfant ; il resta un
long moment, l'air triste, et je crus m'apercevoir qu'il
pleurait.
Je trouve des pères qui pleurent, des mères qui
rient ; chez moi , je n'ai jamais vu pleurer, jamais
rire ; on geint, on crie . C'est qu'aussi mon père est un
professeur, un homme du monde , c'est que ma mère
BRAVES GENS. 99
est une mère courageuse et ferme qui veut m'élever
comme il faut.
Les Vincent, les Fabre et le petit Vingtras forment
une colonie criarde , joueuse insupportable .
« Vous êtes insupportables , Jacques ; Ernest... »
C'est la mère Vincent qui veut faire la méchante et
qui ne peut pas ; c'est le père Fabre qui le dit faible-
ment, avec un doux sourire de vieux .
<< Insupportables ! Ah ! si je vous y reprends ! »
>
On nous y reprend sans cesse, et on nous supporte
toujours .
Braves gens . Ils juraient , sacraient , en lâchaient de
salées : mais on disait d'eux : « Bons comme le bon
pain , honnêtes comme l'or. » Je respirais dans cette
atmosphère de poivre et de poix , une odeur de joie
et de santé ; ils avaient la main noire , mais le cœur
dessus ; ils balançaient les hanches et tenaient les
doigts écarquillés , parlaient avec des velours et des
cuirs ; - c'est le métier qui veut ça , disait le grand
Fabre . Ils me donnaient l'envie d'être ouvrier aussi
et de vivre cette bonne vie où l'on n'avait peur ni
de sa mère , ni des riches , où l'on n'avait qu'à se
lever de grand matin , pour chanter et taper tout le
jour.
Puis , on avait de belles alènes pointues . On voyait
luire sous la main le museau allongé d'une bottine ,
le talon cambré d'une botte , et l'on tripotait un ci-
rage qui sentait un peu le vinaigre et [piquait le nez.
Braves gens !
100 BRAVES GENS.
- et ils faisaient
Ils ne battaient pas leurs enfants
l'aumône. Ce n'était pas comme chez nous .
Pendant toute mon enfance , j'ai entendu ma mère
dire qu'il ne fallait pas donner aux pauvres , que l'ar-
gent qu'ils recevaient ils l'allaient boire , que mieux
valait jeter un sou dans la rivière ; qu'au moins il ne
roulait pas au cabaret . Je n'ai jamais pu cependant
voir un homme demander un sou pour acheter du
pain , sans qu'il me tombât du chagrin sur le cœur,
comme un poids.
Mais comment cela se fait -il cependant ?
Madame Vincent était contente quand son fils tirait
un des sous de sa petite bourse pour le mettre dans
la main d'un malheureux . Elle embrassait Ernest et
disait « Il a bon cœur ! »
Madame Vincent voulait donc le malheur de son
fils? Elle l'aimait pourtant, sans cela elle l'aurait
donné à l'homme au burnous blanc.
Ah ! elles me troublaient un peu les braves femmes ,
la mère Vincent et la mère Fabre ! Heureusement
cela ne durait pas et ne tenait pas une minute quand
j'y réfléchissais.
Elles n'osaient pas battre leur enfant , parce qu'elles
auraient souffert de le voir pleurer ! Elles lui lais-
saient faire l'aumône, parce que cela faisait plaisir à
leur petit cœur.
Ma mère avait plus de courage . Elle se sacrifiait ,
elle étouffait ses faiblesses , elle tordait le cou au pre-
mier mouvement pour se livrer au second. Au lieu
BRAVES GENS . 101
de m'embrasser , elle me pinçait ; -- vous croyez que
cela ne lui coûtait pas ! - - Il lui arriva même de se
casser les ongles ! Elle me battait pour mon bien ,
voyez-vous. Sa main hésita plus d'une fois ; elle dut
prendre son pied.
Plus d'une fois aussi elle recula à l'idée de meurtrir
sa chair avec la mienne ; elle prit un bâton , un balai ,
quelque chose qui l'empêchait d'être en contact avec
la peau de son enfant, son enfant adoré.
Je sentais si bien l'excellence des raisons et l'hé-
roïsme des sentiments qui guidaient ma mère , que je
m'accusais devant Dieu de ma désobéissance , et je
disais bien vite deux ou trois prières pour m'en dis-
culper. Malheureusement j'avais très peu de temps à
moi , et mes mea culpa restaient en l'air parce qu'Er-
nest, Charles ou Barnabé , un Vincent ou un Fabre ,
m'appelait pour une glissade , une promenade ou une
bourrade , à propos de bottes ou de marmelade ; il y
avait toujours quelque tonneau , quelque baquet ,
quelque querelle ou quelque pot à vider pour aider la
boutique ou l'échoppe, le travail ou la rigolade.
Nous allions au second faire enrager la femme du
plâtrier .
La plâtrière était une grande blonde , à l'air très
-
doux , fort propre , un peu languissante ; -- elle
nous laissait nous engouffrer quelquefois dans sa
chambre au milieu de nos jeux , quand son mari n'é-
tait pas là ; mais , dès qu'elle l'entendait, il fallait des-
cendre ; elle fermait sa porte et ne reparaissait que
9.
102 BRAVES GENS.
pour montrer une figure plus lasse et des hanches
plus languissantes encore. Elle parlait toujours à ma-
dame Vincent d'avoir un enfant , « qu'elle avait peur
que ce ne fût pas encore pour cette fois , que cela dé-
sespérait son mari. »
Si un des Fabre , celui de dix-huit ans , ou celui de
vingt-trois , passait à ce moment, elle se taisait , mais
lui, en manière de farce , jetait un mot qui la faisait
rougir jusqu'à la racine de ses cheveux blonds ; elle
essayait de sourire tout de même, mais elle semblait
doucement gênée.
<
«< Vous avez du plâtre ici (il montrait une place
blanche) et de l'édredon là --
— ( Il enlevait une petite
plume sur l'épaule , et hochait la tête en rigolant) .
Ce M. Fabre ...
Mais dame ! dit-il un jour , on ne les trouve pas
sous les choux. »
J'étais là, quand il lâcha ce : « On ne les trouve pas
sous les choux . »
Le mot m'entra dans l'oreille , comme une alène et
s'y attacha comme de la poix .
M'a-t- on égaré ?
Ma mère est revenue. L'affaire d'héritage s'est ar-
rangée , je ne sais trop comment . Je suis retombé
sous le fouet et je ne suis plus libre que les jours où
elle est absente par hasard .
Mais le mardi gras , la femme d'un collègue est ve-
nue la prendre à l'improviste pour la consulter sur
BRAVES GENS. 103
une toilette , elle a tant de goût ! et en même
temps pour passer la journée. Ma mère n'a pas eu le
temps de m'enfermer. Je suis mon maître , un mardi
gras !
Ce jour-là c'est la coutume que dans chaque rue on
élève une pyramide de charbon , un bûcher en forme
de meule , comme un gros bonnet de coton noir avec
une mèche à laquelle on met le feu le matin .
On avait dit que ceux de la rue à côté devaient
venir démolir notre édifice ; il y avait haine depuis
longtemps entre les deux rues . Un polisson , le fils de
l'aubergiste du Lion-d'Or, propose de faire sentinelle
avec des pierres et une fronde dans la poche ; on a
l'ordre de lancer la fronde si l'ennemi s'avance en
masse et de loin , de cogner avec la pierre dans sa
main si l'on est surpris et saisi .
Je suis de garde un des premiers.
Voilà que je crois reconnaître le petit Somonat, un
de la rue Marescaut, qui passe son nez derrière la
porte de l'église...
Il me semble qu'il fait des signes ; ils vont arriver
en masse ; je serai débordé , tourné. Que dira le
fils de l'aubergiste , et toute ma rue ? Oserai -je y re-
passer, si je ne me défends pas en héros ?
Mon parti est pris : j'ai mon tas de pierres , je
charge ma fronde et je la fais claquer, en lançant au
hasard du côté des Marescauts une mitraille de cail-
loux , qui sifflent dans l'air et dont j'entends le bruit
contre les portes de bois , dans les volets fermés ! Je
104 BRAVES GENS .
fouille à l'aventure comme on fouille avec le canon.
- Je me figure que je suis au siège d'Arbelles , ou à
.
Mazagran . Si j'avais un drapeau tricolore , je le
planterais. ―― Cette histoire d'Arbelles , nous l'avons
traduite hier dans Quinte-Curce. Celle de Mazagran
est toute fraîche. On ne parle que de cela et du capi-
taine Lelièvre .
Ah ! l'on parlera de moi aussi , - nom de nom !
Je bombarde de pierres tout un quartier, au risque
de tuer les gens et d'interrompre l'existence normale
d'une ville .
On sort des maisons et l'on regarde pas trop
car je manie toujours ma fronde , mais je com-
mence à me demander comment finira le siège.
J'ai entendu des carreaux tomber , j'ai vu un cail-
lou entrer dans une chambre ; j'ai peut-être tué quel-
qu'un. On ne riposte pas ! Je me suis donc trompé ;
on n'attaquait point. - Je vais être pris , jugé, mon
père perdra sa place.
Que faire ?
J'ai entendu dire que pour les cessations de feu on
arborait le drapeau blanc ; j'ai mon mouchoir , - - il
est bleu. - Se retirer ? Je le puis peut- être, la place
est déserte , en filant à gauche...
Je prends ma course .
Qu'ai-je donc ? Je suis tombé . On m'entoure . J'ai le
bras cassé .
M. Dropal , le médecin passe , on l'arrête . Que va-t-
il dire ?
BRAVES GENS. 105
Si par hasard ce n'était rien , que deviendrais-je ?
Comment oser rentrer devant ma mère. Et les lapi-
dés , que me feront-ils ?
Le médecin hoche la tête avec un ah ! qui est triste .
Je fais l'évanoui pour mieux entendre .
« C'est grave , c'est grave ! »
Dieu soit loué ! Qu'on aille vite dire à ma mère que
c'est grave , pour qu'elle ne pense pas à me gronder
et à me rosser.
C'était grave ; je ne pouvais pas dire un mot. Plus
de chance que je ne méritais : on dit que j'ai la lan-
gue coupée ! Comme c'est commode ! pas d'explica-
tion à donner ; je serai malade pendant longtemps
probablement, et tout sera apaisé quand je serai
guéri.
Je restai longtemps sans pouvoir parler , mais je ne
parlai point dès que je le pus .
Je voyais bien qu'à mesure que je guérissais , ma
mère faisait des additions .
« Déjà pour deux francs de diachylon ! »>
Brave femme qui voulait l'économie dans son mé-
nage , et n'oubliait jamais les lois d'ordre , qui sont
seules le salut des familles , et sans lesquelles on finit
par l'hôpital et l'échafaud .
Moi je me désolais à l'idée que j'allais guérir !
J'appréhendais le moment où je serais à point pour
être corrigé , quoique je n'eusse pas besoin d'une rou-
lée pour n'avoir pas envie de recommencer ; je ne me
sentais pas la moindre inclination pour un nouveau
106 BRAVES GENS.
siège, une nouvelle chute , un flot si terrible d'émo-
tions . J'aurais voulu que ma mère le sût , que mon pèrc
le comprît, et on ne m'aurait peut-être pas frappé .
On ne me frappa pas on fit pire .
On savait que je m'amusais chez les Fabre , on me
punit par là .
Au surplus , il y avait longtemps que ma mère était
jalouse et honteuse ; elle souffrait de me voir traîner
dans un monde de cordonniers , et depuis quelques
semaines elle nourrissait le projet de m'en détacher.
Seulement elle était bavarde , la mère Vingtras , et
on l'écoutait chez les Fabre . Avec leur bonhomie, ils
croyaient peut- être qu'elle leur était supérieure , cette
dame à chapeau ; en tous cas , ils lui prêtaient une
oreille complaisante , et l'on écartait la poix et la
colle avec politesse, quand elle venait me chercher.
Elle voulait que son Jacques ne frayât plus avec les
savetiers , mais elle ne voulait pas perdre un auditoire.
Mon aventure de mardi gras lui permit de basculer
la situation , de ménager la chèvre et le chou.
Elle m'infligea comme punition de ne plus y re-
tourner ; elle ne se brouilla point pourtant.
« Il faut punir Jacques , n'est- ce pas ? Il faut le
punir , mais il a déjà assez souffert, le pauvre enfant .
Oh oui, dit la mère Fabre qui pensait qu'une
approbation - même de savetière - ferait pencher
la balance du côté du pardon .
- Aussi je ne veux pas le battre . »
J'entendais la conversation , non pas que je l'écou-
BRAVES GENS . 107
tasse, mais j'étais derrière la porte ; ma mère le sa-
vait et voulait peut-être que je l'entendisse.
C'était la première sortie : j'étais encore assez fai-
ble , mal recousu , nourri depuis quinze jours de bouil-
lon un peu pâle ; ma mère savait que trop de suc fait
plus de mal que de bien , et qu'on grise les veines avec
du jus de vache comme avec du jus de raisin -car
c'était de la vache. « C'est plus tendre , disait-elle ;
la vache pour les enfants , le bœuf pour les grandes
personnes. »
J'étais donc soutenu seulement par un peu de va-
che détrempée ; j'avais encore le détraquement de la
chute , et ma tête me semblait vide comme un globe :
il me restait peu de sang ; ce qui en restait fit un
tour, monta vers les joues creuses , et je les sentais qui
brûlaient.
« On ne voulait pas me battre ! »
On voulait faire plus .
« Je ne veux pas le battre , reprit ma mère , mais
comme je sais qu'il se plaît bien avec vos fils , je l'em-
pêcherai de les voir ; ce sera une bonne correction . »
Les Fabre ne répondaient rien , ― les pauvres gens
ne se croyaient pas le droit de discuter les résolutions
de la femme d'un professeur de collège , et ils étaient
au contraire tout confus de l'honneur qu'on faisait à
leurs gamins, en ayant l'air de dire qu'ils étaient la
compagnie que Jacques , qui apprenait le latin , pré-
férait.
Je compris leur silence , et je compris aussi que ma
mère avait deviné où il fallait me frapper, ce qui fai-
108 BRAVES GENS.
sait mal à mon m . J'ai quelquefois pleuré étant petit ;
on a rencontré , on rencontrera des larmes sur plus
d'une page , mais je ne sais pourquoi je me souviens
avec une particulière amertume du chagrin que j'eus
ce jour-là. Il me sembla que ma mère commettait
une cruauté , était méchante.
Tout malade encore , presque estropié , enfermé de-
puis des semaines dans une chambre avec la souf-
france et la fièvre , j'avais besoin de causer avec des
enfants comme moi , de leur demander des nouvelles ,
et de leur raconter mon histoire .
Ils avaient eu l'air bon comme tout, en venant à
moi dans l'escalier , et m'avaient dit avec affection
<Comme tu es pâle ! ... » Il y avait dans leur voix de
«
l'émotion , presque de l'amitié. Braves petits garçons,
saine nichée de savetiers , marmaille au bon cœur !
Je les aimais bien . Ma mère aurait mieux fait de me
battre et de me laisser les revoir quand mon bras fu-
guéri.
XI
LE LYCÉE
Mon père était donc professeur de septième, pro-
fesseur élémentaire , comme on disait alors .
J'étais dans sa classe .
Jamais je n'ai senti une infection pareille . Cette
classe était près des latrines , et ces latrines étaient
les latrines des petits !
Pendant une année j'ai avalé cet air empesté . On
m'avait mis près de la porte parce que c'était la plus
mauvaise place , et en ma qualité de fils de professeur ,
je devais être à l'avant-garde , au poste du sacrifice,
au lieu du danger...
A côté de moi , un petit bonhomme qui est devenu
un haut personnage, un grand préfet , et qui à cette
époque-là était un affreux garnement, fort drôle du
reste, et pas mauvais compagnon.
Il faut bien qu'il ait été vraiment un bon garçon ,
pour que je ne lui aie pas gardé rancune de deux ou
trois brûlées que mon père m'administra , parce qu'on
avait entendu de notre côté un bruit comique , ou
40
110 LE LYCÉE.
qu'il était parti d'entre nos souliers une fusée d'encre.
C'était mon voisin qui s'en donnait.
Chaque fois que je le voyais préparer une farce , je
tremblais ; car s'il ne se dénonçait pas lui-même par
quelque imprudence, et si sa culpabilité ne sautait
pas aux yeux , c'était moi qui la gobais ; c'est- à- dire
que mon père descendait tranquillement de sa chaire
et venait me tirer les oreilles , et me donner un ou
deux coups de pied , quelquefois trois .
Il fallait qu'il prouvât qu'il ne favorisait pas son
fils , qu'il n'avait pas de préférence. Il me favorisait
de roulées magistrales , et il m'accordait la préférence
pour les coups de pied au derrière.
Souffrait-il d'être obligé de taper ainsi sur son
rejeton ?
Peut-être bien , mais mon voisin , le farceur , était fils
d'une autorité. --- L'accabler de pensums, lui tirer les
oreilles , c'était se mettre mal avec la maman , une
grande coquette qui arrivait au parloir avec une
longue robe de soie qui criait et des gants à trois
boutons , frais comme du beurre.
Pour se mettre à l'aise, mon père feignait de croire
que j'étais le coupable, quand il savait bien que
c'était l'autre.
Je n'en voulais pas à mon père , ma foi non ! je
croyais , je sentais que ma peau lui était utile pour
son commerce , son genre d'exercice , sa situation ,
―
et j'offrais ma peau. Vas-y , papa !
Je tenais tant bien que mal ma place ( empoisonnée)
LE LYCÉE . 111
dans ce milieu de moutards malins tout disposés à
faire souffrir le fils du professeur de la haine qu'ils
portaient naturellement à son père .
Ces roulées publiques me rendaient service ; on ne
me regardait pas comme un ennemi , on m'aurait
plaint plutôt , si les enfants savaient plaindre !
Mon apparence d'insensibilité d'ailleurs ne portait
pas à la pitié ; je me garais des horions tant bien que
mal et pour la forme ; mais quand c'était fini , on ne
voyait pas trace de peur ou de douleur sur ma figure.
Je n'étais de la sorte ni un patiras ni un pestiféré ; on
ne me fuyait pas , on me traitait comme un camarade
moins chançard qu'un autre et meilleur que beau-
coup, puisque jamais je ne répondais « ça n'est pas
moi. » Puis j'étais fort, les luttes avec Pierrouni
m'avaient aguerri , j'avais du mognon , comme on disait
en raidissant son bras et faisant gonfler son bout de
biceps . Je m'étais battu , — j'y avais fait avec Rosée ,
qui était le plus fort de la cour des petits. On appelait
cela y faire «< Veux-tu y faire , en sortant de classe ? »
Cela voulait dire qu'à dix heures cinq ou à quatre
heures cinq, on se proposait de se flanquer une tré-
pignée dans la cour du Lion - Rouge , une auberge où
il y avait un coin dans lequel on pouvait se battre
sans être vu .
J'avais infligé à Rosée quelques atouts qui avaient
fait du bruit · sur son nez et au collège . -
— Songez
donc ! j'avais l'autorisation de mon père.
Il avait eu vent de la querelle - pour une plume
volée et vent de la provocation.
112 LE LYCÉE.
Rosée ne tenait par aucun fil à l'autorité . Il y avait
plus ; son oncle , conseiller municipal , avait eu maille
à partir avec l'administration . Je pouvais y faire.
Et à chaque coup de poing que je lui portais , à ce
malheureux , je me figurais que je semais une graine ,
que je plantais une espérance dans le champ de
l'avancement paternel.
Grâce à cette bonne aventure , j'échappai au plus
épouvantable des dangers , celui d'être comme fils
de professeur - persécuté , isolé , cogné . J'en ai vu
d'autres si malheureux !
Si cependant mon père m'avait défendu de me
battre ; si Rosée eût été le fils du maire ; s'il avait
fallu au contraire être battu ?...
´On doit faire ce que les parents ordonnent ; puis
c'est leur pain qui est sur le tapis . Laisse-toi moquer
et frapper, souffre et pleure , pauvre enfant , fils du
professeur...
Puis les principes !
<< Que deviendrait une société , disait M. Beliben ,
une société qui ... que... Il faut des principes ... J'ai
encore besoin d'un haricot... »
J'eus la chance de tomber sur Rosée.
Où qu'il soit dans le monde , s'il est encore vivant ,
que son nez reçoive mes sincères remerciements :
Calice à narines, sang de mon sauveur,
Salutaris nasus, encore un baiser !
.....J'ai été puni un jour : c'est , je crois , pour avoir
roulé sous la poussée d'un grand , entre les jambes
LE LYCÉE. 113
d'un petit pion qui passait par là , et qui est tombé
derrière par-dessus tête ! Il s'est fait une bosse affreuse ,
et il a cassé une fiole qui était dans sa poche de côté;
-en cachette ,
c'est une topette de cognac dont il boit
à petits coups , en tournant les yeux . On l'a vu : il
semblait faire une prière , et il se frottait délicieu-
sement l'estomac . - Je suis cause de la topette cassée ,
de la bosse qui gonfle ... Le pion s'est fâché .
Il m'a mis aux arrêts ; il m'a enfermé lui- même
dans une étude vide , a tourné la clef, et me voilà
seul entre les murailles sales , devant une carte de
géographie qui a la jaunisse , et un grand tableau
noir où il y a des ronds blancs et la binette du
censeur .
Je vais d'un pupitre à l'autre : ils sont vides— on
doit nettoyer la place , et les élèves ont déménagé .
Rien , une règle , des plumes rouillées , un bout de
ficelle, un petit jeu de dames , le cadavre d'un lézard ,
une agate perdue.
Dans une fente, un livre : j'en vois le dos , je m'é-
corche les ongles à essayer de le retirer . Enfin , avec
l'aide de la règle , en cassant un pupitre , j'y arrive ; je
tiens le volume et je regarde le titre :
ROBINSON CRUSOE
Il est nuit.
Je m'en aperçois tout d'un coup. Combien y a-t-il
de temps que je suis dans ce livre ? - quelle heure.
est-il ?
10.
114 LE LYCÉE.
Je ne sais pas , mais voyons si je puis lire encore !
Je frotte mes yeux , je tends mon regard , les lettres
s'effacent ; les lignes se mêlent, je saisis encore le
coin d'un mot, puis plus rien.
J'ai le cou brisé , la nuque qui me fait mal , la poi-
trine creuse : je suis resté penché sur les chapitres sans
lever la tête , sans entendre rien , dévoré par la curiosité ,
collé aux flancs de Robinson , pris d'une émotion im-
mense , remué jusqu'au fond de la cervelle et jusqu'au
fond du cœur ; et en ce moment où la lune montre
là-bas un bout de corne , je fais passer dans le ciel
tous les oiseaux de l'île , et je vois se profiler la tête
longue d'un peuplier comme le mât du navire de
Crusoé ! Je peuple l'espace vide de mes pensées , tout
comme il peuplait l'horizon de ses craintes ; debout
contre cette fenêtre , je rêve à l'éternelle solitude et
je me demande où je ferai pousser du pain...
La faim me vient : j'ai très faim .
Vais-je être réduit à manger ces rats que j'entends
dans la cale de l'étude ? Comment faire du feu ? J'ai
soif aussi. Pas de bananes ! Ah ! lui , il avait des li-
mons frais ! Justement j'adore la limonade !
Clic , clac ! on farfouille dans la serrure .
Est- ce Vendredi ? Sont- ce des sauvages ?
C'est le petit pion qui s'est souvenu , en se levant,
qu'il m'avait oublié, et qui vient voir si j'ai été dévoré
par les rats , ou si c'est moi qui les ai mangés .
Il a l'air un peu embarrassé , le pauvre homme !
LE LYCÉE . 115
il me retrouve gelé , moulu , les cheveux secs , la main
fiévreuse ; il s'excuse de son mieux et m'entraîne dans
sa chambre , où il me dit d'allumer un bon feu et de
me réchauffer ..
Il a du thon mariné dans une timbale « et peut- être
bien une goutte de je ne sais quoi , par là , dans un
coin , qu'un ami a laissée il y a deux mois . »
C'est une topette d'eau-de-vie , son péché mignon ,
sa marotte humide , son dada jaune .
Il est forcé de repartir , de rejoindre sa division . Il
me laisse seul , seul avec du thon , - poisson d'Océan
- la goutte , - salut du matelot et du feu, ---
phare des naufragés .
Je me rejette dans le livre que j'avais caché entre
ma chemise et ma peau , et je le dévore - avec un
peu de thon , des larmes de cognac - devant la
flamme de la cheminée .
Il me semble que je suis dans une cabine ou une
cabane , et qu'il y a dix ans que j'ai quitté le collège ;
j'ai peut-être les cheveux gris , en tout cas le teint
hâlé . —Que sont devenus mes vieux parents ? Ils sont
morts sans avoir eu la joie d'embrasser leur enfant
perdu ? (C'était l'occasion pourtant , puisqu'ils ne
l'embrassaient jamais auparavant.) O ma mère ! ma
mère !
Je dis «< ô ma mère ! » sans y penser beaucoup ,
c'est pour faire comme dans les livres.
Et j'ajoute : « Quand vous reverrai-je ? Vous revoir
et mourir ! »
Je la reverrai , si Dieu le veut.
116 LE LYCÉE .
Mais quand je reparaîtrai devant-elle , comment se-
rai-je reçu ? Me reconnaîtra-t- elle ?
Si elle allait ne pas me reconnaître !
N'être pas reconnu par celle qui vous a entouré
de sa sollicitude depuis le berceau , enveloppé de
sa tendresse , une mère enfin !
Qui remplace une mère ?
Mon Dieu ! une trique remplacerait assez bien la
mienne !
Ne pas me reconnaître ! mais elle sait bien qu'il me
manque derrière l'oreille une mèche de cheveux ,
puisque c'est elle qui me l'a arrachée un jour ; ne pas
me reconnaître ? mais j'ai toujours la cicatrice de la
blessure que je me suis faite en tombant , et pour la-
quelle on m'a empêché de voir les Fabre. Toutes les
traces de sa tutelle , de sa sollicitude , se lisent en raies
blanches , en petites places bleues . Elle me reconnaî-
tra ; il me sera donné d'être encore aimé , battu ,
fouetté, pas gâté !
Il ne faut pas gâter les enfants.
Elle m'a reconnu ! merci , mon Dieu ! Elle m'a re-
connu ! et s'est écriée :
« Te voilà donc ! s'il t'arrive de me faire encore
t'attendre jusqu'à deux heures du matin , à brûler la
bougie, à tenir la porte ouverte , c'est moi qui te cor-
rigerai ! Et il bâille encore ! devant sa mère ↓
J'ai sommeil.
- On aurait sommeil à moins!
- J'ai froid .
LE LYCÉE . 117
Cul On va faire du feu exprès pour lui , — brûler un
fagot de bois !
Mais c'est M. Doizy qui...
- C'est M. Doizy qui t'a oublié , n'est-ce pas ! Si tu
ne l'avais pas fait tomber , il n'aurait pas eu à te punir,
et il ne t'aurait pas oublié . Il voudrait encore s'excu-
ser, voyez-vous ! Tiens ! voilà ce qui me reste d'une
bougie que j'ai commencée hier. Tout ça pour veiller
en se demandant ce qu'était devenu monsieur ! Allons
ne faisons pas le gelé , — n'ayons pas l'air d'avoir la
fièvre..... Veux -tu bien ne pas claquer des dents
comme cela ! Je voudrais que tu fusses bien malade
une bonne fois, ça te guérirait peut-être ..... »
Je ne croyais pas être tant dans mon tort : en effet ,
c'est ma faute ; mais je ne puis pas m'empêcher de
claquer des dents , j'ai les mains qui me brûlent , et
des frissons qui me passent dans le dos . J'ai attrapé
froid cette nuit sur ces bancs , le crâne contre le pu-
pitre ; cette lecture aussi m'a remué…..
Oh ! je voudrais dormir ! je vais faire un somme
sur la chaise.
<«< Ote- toi de là , me dit ma mère en retirant la
chaise. On ne dort pas à midi. Qu'est-ce que c'est que
ces habitudes maintenant ?
Ce ne sont pas des habitudes . Je me sens fati-
gué, parce que je n'ai pas reposé dans mon lit.
Tu trouveras ton lit ce soir , si toutefois tu ne
t'amuses pas à vagabonder.
- Je n'ai pas vagabondé ...
Comment ça s'appelle-t-il , coucher dehors ? I
118 . LE LYCÉE.
va donner tort à sa mère à présent ! Allons , prends
tes livres . Sais -tu tes leçons pour ce soir ? »>
Oh ! l'île déserte , les bêtes féroces , les pluies éter-
nelles , les tremblements de terre , la peau de bête , le
parasol, le pas du sauvage , tous les naufrages , toutes
les tempêtes , des cannibales , - mais pas les leçons
pour ce soir !
Je grelottai tout le jour. Mais je n'étais plus seul ;
j'avais pour amis Crusoé et Vendredi . A partir de ce
moment, il y eut dans mon imagination un coin bleu ,
dans la prose de ma vie d'enfant battu la poésie des
rêves , et mon cœur mit à la voile pour les pays où l'on
souffre, où l'on travaille , mais où l'on est libre.
Que de fois j'ai lu et relu ce Robinson!
Je m'occupai de savoir à qui il appartenait ; il était
à un élève de quatrième qui en cachait bien d'autres
dans son pupitre ; il avait le Robinson suisse , les contes
du Chanoine Schmidt, la Vie de Cartouche, avec des
gravures .
Ici se place un acte de ma vie que je pourrais ca-
cher. Mais non ! je livre aujourd'hui , aujourd'hui
seulement , mon secret , comme un mourant fait ap-
peler le procureur général et lui confie l'histoire d'un
crime . Il m'est pénible de faire cette confession , mais
je le dois à l'honneur de ma famille, au respect de la
vérité, à la Banque de France, à moi-même.
J'ai été faussaire ! La peur du bagne , la crainte de
désespérer des parents qui m'adoraient , on le sait ,
LE LYCÉE. 119
mirent sur mon front de faussaire un masque impé-
nétrable et que nulle main n'a réussi à arracher.
Je me dénonce moi-même , et je vais dire dans
quelle circonstance je commis ce faux , comment je
fus amené à cette honte , et avec quel cynisme j'entrai
dans la voie du déshonneur.
Des gravures ! -- la Vie de Cartouche, les Contes du
Chanoine Schmidt , les Aventures de Robinson suisse!...
un de mes camarades , - treize ans et les cheveux
rouges, - était là qui les possédait...
Il mit à s'en dessaisir des conditions infâmes ; je
les acceptai ... Je me rappelle même que je n'hésitai
pas .
Voici quelles furent les bases de cet odieux marché :
On donnait au collège de Saint-Étienne , comme
partout, des exemptions. Mon père avait le droit d'en
distribuer ailleurs que dans sa classe, parce qu'il fai-
sait tous les quinze jours une surveillance dans quel-
que étude ; il allait dans chacune à tour de rôle , et il
pouvait infliger des punitions ou délivrer des récom-
penses . Le garçon qui avait les livres à gravures con-
sentit à me les prêter, si je voulais lui procurer des
exemptions .
Mes cheveux ne se dressèrent pas sur ma tête.
« Tu sais faire le paraphe de ton père? >>
Mes mains ne me tombèrent pas des bras , ma langue
ne se sécha pas dans ma bouche.
120 LE LYCÉE .
<< Fais-moi une exemption de deux cents vers et je
te prête la Vie de Cartouche . »>
Mon cœur battait à se rompre .
« Je te la donne ! Je ne te la prête pas , je te la
donne... »
Le coup était porté, l'abîme creusé ; je jetai mon
honneur par-dessus les moulins , je dis adieu à la vie
de société, je me réfugiai dans le faussariat.
J'ai ainsi fourni d'exemptions pendant un temps
que je n'ose mesurer, j'ai bourré de signatures contre-
faites ce garçon , qui avait , il est vrai , conçu le pre-
mier l'idée de cette criminelle combinaison , mais dont
je me fis , tête baissée , l'infernal complice.
A ce prix-là j'eus des livres, -- tous ceux qu'il avait
lui-même ; ― il recevait beaucoup d'argent de sa fa-
mille , et pouvait même entretenir des grenouilles
derrière des dictionnaires . J'aurais pu avoir des gre-
nouilles aussi ― il m'en a offert mais si j'étais
capable de déshonorer le nom de mon père pour pou-
voir lire, parce que j'avais la passion des voyages et
des aventures , et si je n'avais pu résister à cette ten-
tation-là, je m'étais juré de résister aux autres, et je
ne touchai jamais la queue d'une grenouille, qu'on
me croie sur parole ! Je ne ferai pas des moitiés d'a-
veux .
Et n'est-ce point assez d'avoir trompé la confiance
publique, imité une signature honorable et honorée,
pendant deux ans ! Cela dura deux ans. Nous nous
arrêtâmes las du crime ou parce que cela ne servait
LE LYCÉE . 121
plus à rien, j'ai oublié , et nul ne sut jamais que nous
avions été des faussaires . Je le fus et je ne m'en por-
tai pas plus mal . On pourrait croire que le sentiment
du crime enfièvre , que le remords pâlit ; il est des cri-
minels , malheureusement, sur qui rien ne mord et
que leur infamie n'empêche pas de jouer à la toupie
et de mettre insouciamment des queues de papier au
derrière des hannetons .
Ce fut mon cas beaucoup de queues de papier,
force toupies . C'est peut-être un remède , et je n'ai
jamais eu le teint si frais, l'air si ouvert, que pendant
cette période du faussariat.
Ce n'est qu'aujourd'hui que la honte me prend et
que je me confesse en rougissant . On commence par
contrefaire des exemptions ; on finit par contrefaire
des billets . Je n'ai jamais pensé aux billets : c'est
peut-être que j'avais autre chose à faire , que je suis
paresseux, ou que je n'avais pas d'encre chez moi ;
mais si la contrefaçon des exemptions mène au bagne,
je devrais y être.
Et qui dit que je n'irai pas!
44
XII
FROTTAGE - GOURMANDISE -- PROPRET
On me charge des soins du ménage. « Un homme
doit savoir tout faire . »
Ce n'est pas grand embarras : quelques assiettes à
laver, un coup de balai à donner, du plumeau et du
torchon mais j'ai la main malheureuse, je casse de
temps en temps une écuelle, un verre.
Ma mère crie que je l'ai fait exprès , et que nous
serons bientôt sur la paille , si ce brise-tout ne se cor-
rige pas .
Une fois , je me suis coupé le doigt - jusqu'à l'os .
<<< Et encore il se coupe ! » fait-elle avec fureur .
Le malheur est qu'elle a une méthode ... comme
Descartes , dont M. Béliben parlait quelquefois : il
faudrait que je fisse des bouquets avec des éplu-
chures .
<< Pas pour deux liards d'idée . »
Et, prenant l'arrosoir et le balai , elle fait des des-
sins sur le plancher avec l'eau ou la poussière , en se
balançant un peu, minaudière et souriante.
FROTTAGE - GOURMANDISE - PROPRETÉ . 123
Ah ! je n'ai pas cette grâce , certainement !
Quelquefois, c'est le coup de la vigueur : elle prend
une peau avec du tripoli ou une brosse à gros poils ,
et elle attaque un luisant de cuivre ou un coin de
meuble.
Elle fait Hein ! comme un mitron ; elle geint à
faire pousser des pains sur le parquet ! J'en ai la sueur
dans le dos !
Mais je suis vigoureux , j'ai du moignon , et je lui
prends le torchon des mains pour continuer la lutte.
Je me jette sur le meuble ou je me précipite contre la
rampe, et je mange le bois , je dévore le vernis .
« Jacques, Jacques ! tu es donc fou ! >>
En effet, l'enthousiasme me monte au cerveau, j'ai
la monomanie frottante ...
<< Jacques , veux-tu bien finir ! Il nous démolirait
la maison, ce brutal , si on le laissait faire ! >>
Je suis fort embarrassé : ou l'on m'accuse de pa-
resse, parce que je n'appuie pas assez, ou l'on m'ap-
pelle brutal, parce que j'appuie trop .
Je n'ai pas deux liards d'idée . C'est vrai , je le sens .
Pas même capable de faire la vaisselle avec grâce !
Que deviendrai-je plus tard ? Je ne mangerai que de
la charcuterie, - du lard sur du pain et du jambon
dans le papier. J'irai dîner à la campagne pour laisser
les restes dans l'herbe .
(Serais-je poète? J'aime à dîner dans la prairie !)
C'est que je n'aurai pas à laver d'assiettes , et Dieu
ne m'obligera pas à enlever les crottes des petits
oiseaux .
124 FROTTAGE -- GOURMANDISE
Le plus terrible dans cette histoire de vaisselle , c'est
qu'on me met un tablier comme à une bonne. Mon
père reçoit quelquefois des visites de parents , de mères
d'élèves , et l'on m'aperçoit à travers une porte, frot-
tant, essuyant et lavant , dans mon costume de Cen-
drillon . On me reconnaît et on ne sait à quoi s'en
tenir, on ne sait pas si je suis un garçon ou une fille .
Je maudis l'oignon...
Tous les mardis et vendredis , on mange du hachis
aux oignons , et pendant sept ans je n'ai pas pu man-
ger de hachis aux oignons sans être malade .
J'ai le dégoût de ce légume .
Comme un riche ! mon Dieu , oui ! - Espèce de petit
orgueilleux , je me permettais de ne pas aimer ceci ,
cela , de rechigner quand on me donnait quelque
chose qui ne me plaisait pas . Je m'écoutais , je me
sentais surtout , et l'odeur de l'oignon me soulevait le
cœur, - ce que j'appelais mon cœur , comprenons-
nous bien ; car je ne sais pas si les pauvres ort le
droit d'avoir un cœur .
« Il faut se forcer, criait ma mère. Tu le fais ex-
près , ajoutait-elle comme toujours . >>
C'était le grand mot. « Tu le fais exprès ! »
Elle fut courageuse heureusement ; elle tint bon,
et au bout de cinq ans , quand j'entrai en troisième ,
je pouvais manger du hachis aux oignons. Elle m'a-
vait montré par là qu'on vient à bout de tout, que la
volonté est la grande maîtresse .
PROPRETÉ . 125
Dès que je pus manger du hachis aux oignons sans
être malade , elle n'en fit plus à quoi bon ? c'était
aussi cher qu'autre chose et ça empoisonnait. Il suffi-
sait que sa méthode eût triomphé , et plus tard,
dans la vie , quand une difficulté se levait devant moi ,
elle disait :
<< Jacques , souviens - toi du hachis aux oignons .
Pendant cinq ans tu l'as vomi et au bout de cinq ans
tu pouvais le garder. Sor viens-toi , Jacques ! >>
Et je me souvenais trop .
J'aimais les poireaux.
Que voulez-vous ? Je haïssais l'oignon , j'aimais
les poireaux . On me les arrachait de la bouche , comme
on arrache un pistolet des mains d'un criminel, comme
on enlève la coupe de poison à un malheureux qui
veut se suicider.
<< Pourquoi ne pourrais-je pas en manger? deman-
dais-je en pleurant.
-Parce que tu les aimes , répondait cette femme
pleine de bon sens , et qui ne voulait pas que son fils
eût de passions . »
Tu mangeras de l'oignon, parce qu'il te fait mal ,
tu ne mangeras pas de poireaux , parce que tu les
adores.
<< Aimes-tu les lentilles ?
Je ne sais pas... »
Il était dar gereux de s'engager, et je ne me pro-
nonçais plus qu'après réflexion , en ayant tout ba-
lancé.
11 .
126 FROTTAGE - GOURMANDISK
Jacques, tu mens !
Tu dis que ta mère t'oblige à ne pas manger ce
que tu aimes.
Tu aimes le gigot , Jacques .
Est-ce que ta mère t'en prive ?
Ta mère en fait cuire un le dimanche . - On t'en
donne.
Elle en mange froid le lundi . - T'en refuse-t-on ?
On le fait revenir aux oignons le mardi - le jour
des oignons c'est sacré - tu en as deux portions au
lieu d'une .
Et le mercredi , Jacques ! qui est- ce qui se sacrifie ,
le mercredi , pour son fils ? Le jeudi, qui est- ce qui
laisse tout le gigot à son enfant ? Qui ? parle !
C'est ta mère comme le pélican blanc ! Tu le finis
le gigot - à toi l'honneur !
« Décrotte l'os ! ce n'est pas moi qui t'empêcherai
de manger , va ! »
Entends-tu, c'est ta mère qui te crie de ne pas avoir
de scrupules , d'en prendre à ta faim , elle ne veut pas
borner ton appétit... « Tu es libre, il en reste encore,
ne te gêne pas ! >>
Mais Dieu se reposa le septième jour ! voilà huit
fois que j'en mange ! J'ai un mouton qui bêle dans
l'estomac : grâce , pitié !
Non , pas de grâce , pas de pitié . Tu aimes le gigot,
tu en mangeras .
<«< As-tu dit que tu l'aimais ?
- Je l'ai dit, lundi ...
-- Et tu te contredis samedi ! mets du vinaigre ,
PROPRETÉ . 127
allons , la dernière bouchée ! J'espère que tu t'es ré-
galé !... »
C'est que c'est vrai ! On achetait un gigot au com-
mencement du mois , quand mon père touchait ses
appointements. Ils en mangeaient deux fois ; je devais
finir le reste en salade , à la sauce , en hachis , en
boulettes ; on faisait tout pour masquer cette lugubre
monotonie ; mais à la fin , je me sentais devenir brebis ,
j'avais des bêlements et je pétaradais quand on fai-
sait prou , prou .
Le bain ! - Ma mère en avait fait un supplice.
Heureusement elle ne m'emmenait avec elle , pour
me récurer à fond , que tous les trois mois .
Elle me frottait à outrance , me faisait avaler par
tous les pores , de la soude et du suif, que pleurait un
savon de Marseille à deux sous le morceau , qui em-
pestait comme une fabrique de chandelles . Elle m'en
fourrait partout , les yeux m'en piquaient pendant une
semaine , et ma bouche en bavait ...
J'ai bien détesté la propreté , grâce à ce savon de
Marseille !
On me nettoyait hebdomadairement à la maison .
Tous les dimanches matin , j'avais l'air d'un veau.
On m'avait fourbi le samedi ; le dimanche on me pas-
sait à la détrempe ; ma mère me jetait des seaux
d'eau , en me poursuivant comme Galatée , et je devais.
comme Galatée - fuir pour être attrapé , mon beau
128 FROTTAGE - GOURMANDISE - PROPRETÉ .
Jacques ! Je me vois encore dans le miroir de l'ar-
moire, pudique dans mon impudeur , courant sur le
carreau qu'on lavait du même coup , nu comme un
amour, cul-de- lampe léger, ange du décrotté.
Il me manquait un citron entre les dents , et du
persil dans les narines , comme aux têtes de veau .
J'avais leur reflet bleuâtre , fade et molasse , mais
j'étais propre , par exemple.
Et les oreilles ! ah ! les oreilles ! On tortillait un bout
de serviette et on l'y entrait jusqu'au fond , comme
on enfonce un foret, comme on plante un tire-bou
chon ...
Le petit tortillon était enfoncé si vigoureusement
que j'en avais les amygdales qui se gonflaient ; le
tympan en saignait, j'étais sourd pour dix minutes ,
on aurait pu me mettre une pancarte.
La propreté avant tout, mon garçon !
Être propre et se tenir droit, tout est là .
Je suis propre comme une casserole rétamée . Oui ,
mais je ne me tiens pas droit .
C'est-à-dire que pendant que j'apprends mes leçons ,
je m'endors souvent, et je me cache la tête dans les
bras , le dos en rond.
Ma mère veut que je me tienne droit .
<< Personne n'a encore été bossu dans notre famille ,
ce n'est pas toi qui vas commencer , j'espère ! »
Elle dit cela d'un ton de menace , et si j'avais l'in-
tention d'être bossu , elle m'en ôterait du coup l'envie.
XIII
L'ARGENT
<< M'man ! j'ai mal .
- Ce sont les vers , mon enfant !
― Je sens bien que j'ai mal .
Douillet , va ! ah ! si tu avais dix mille livres de
rentes !... Si tu as mal au ventre , fais comme faisait
mon père , fais la culbute par terre ! >>
L'argent ! -- les rentes !
On me promet , comme à tous les gamins , des ré-
compenses , un gros sou, si je suis sage, et chaque fois
que je suis premier, une petite piécette blanche . On
me la donne ? Non , ma mère m'aime trop pour cela .
Elle ne me privait pourtant pas pour s'enrichir .
Les dix sous ne rentraient pas dans la famille , ils
allaient se coucher dans une tire-lire dont la gueule
me riait au nez.
<< C'est pour toi , » disait ma mère en me faisant
voir la pièce et avant de la glisser dans le trou !
Je ne la revoyais plus !
130 L'ARGENT .
<< Ce sera , ajoutait- elle , pour t'acheter un homme ! >>
C'est le remplaçant caché dans cette tire -lire qui
absorbe toutes les petites pièces et les gros sous que
d'autres , mes copains , dépensent le dimanche et les
jours de foire , en entrées aux baraques , cigares à
paille , canons en cuivre .
Toujours sage , donnant la leçon sans pédantisme ,
ma mère qui marchait avec son siècle , me donnait
ainsi la haine des armées permanentes , et me faisait
réfléchir sur « l'impôt du sang . » Je me regimbais
quelquefois et je citais mes camarades qui dépensaient
leur argent au lieu de le garder pour acheter un homme.
<< C'est que sans doute ils sont infirmes , vois - tu ! »
Elle avait même une parole de tristesse et un accent
de compassion , à l'égard de ces pauvres enfants qui
faisaient bien de se consoler en dépensant leurs sous ,
eux que le ciel avait tordus ou embossés sans que cela
parût.
<< Et pourquoi ! » disait- elle en se parlant à elle-
même et arrivant jusqu'à l'impiété.
<< C'est un crime de la nature , presque une injustice
de Dieu. Il t'a épargné, toi , » reprenait- elle en me
tapant sur le dos , pour me montrer qu'il n'y avait
pas de gibbosité et qu'elle pouvait , qu'elle devait ,
· c'était son rôle de mère — continuer à nourrir le
remplaçant dans le fond de la tire- lire...
Et moi , défiant , ingrat , désirant monter sur les che-
vaux de bois , je regrettais souvent de n'être pas
bossu , et je priais Dieu de commettre quelque injus-
tice que je cacherais sous ma chemise , et qui , me sau-
L'ARGENT. 131
vant du tirage au sort, me donnerait le droit de
prendre ce qu'on avait mis et de ne plus mettre rien
dans cette satanée tire-lire.
Les inspecteurs généraux vont arriver dans quel-
que temps .
Mon père éreinte les élèves et convoque les forts
pour préparer l'inspection . Il leur distribue les rôles .
Il demandera à celui- ci ce passage , à celui-là cet
autre.
<« Tribouillard , vous avez le que retranché. - Cail-
lotin , l'Histoire sainte. Piochez les prophètes.
M'sieu , dit Caillotin , comment faut-il prononcer
Ézéchiel ? »
Ma mère se frappe le front , comme André Chénier .
<«< Jacques , si tu es dans les trois premiers d'ici à
ce que l'inspecteur vienne , je te donnerai... Regarde !
Pour toi , pour toi tout seul ; tu en feras ce qu'il te
plaira. >>
Elle m'a montré de l'or ; c'est une pièce de vingt
sous . Oh ! pourquoi me donner la soif des richesses ?
Est-ce bien de la part d'une mère ?
Il se livre un combat en moi-même — pas très
long.
« Pour moi tout seul ? J'achèterai ce qu'il me
plaira avec ? Je le donnerai à un pauvre , si je veux ? »
Les donner à un pauvre ! - ma mère chancelle ; ma
folie l'épouvante et pourtant elle répond à la face du
ciel :
132 L'ARGENT .
<«< Oui , elle sera à toi . J'espère bien que tu Le la
donneras pas à un pauvre ! »
Mais c'est une révolution alors ! Jusqu'ici je n'ai rien
eu qui fût à moi , pas même ma peau .
Je lui fais répéter.
Minuit.
Il s'agit de bien apprendre mon histoire pour être
premier, - et je pioche, je pioche !
Le samedi arrive .
Le proviseur entre. Les élèves se lèvent ; le profes-
seur lit ,
<< Thème grec .
Premier : Jacques Vingtras . »
« Eh bien ? dit ma mère en arrivant.
Je suis premier.
-Ah! c'est bien. Tu vois quand tu travailles ,
comme tu peux avoir de bonnes places ! Demain je te
ferai une bonne pachade . >>
La pachade est une espèce de pâte pétrie avec des
pommes de terre , un mortier jaune, sans beurre , que
ma mère m'a présenté comme un plat de luxe. Mais
il n'est pas question de pachade ! C'est une pièce de
vingt sous que je veux. On n'en parle pas . La question
est si grave , que je n'ose pas l'attaquer . Ma mère fait
l'affairée pour la pachade et me montre un œuf tout
crotté en me disant : « J'espère qu'il est gros ! »
Des farces, tout cela. Et mes vingt sous, les ai-je
L'ARGENT. 133
gagnés , oui ou non ? Est- ce qu'on me les a promis ?
Il faut peut- être que je les lui demande . Pourquoi
donc ? Est- ce qu'elle a oublié ?
Je vois bien à un peu de gêne , à cette coquetterie de
l'œuf, à la contrainte du sourire , je vois bien qu'elle
se souvient . Elle tient peut- être à garder son rang .
C'est le fils qui doit rappeler à la mère ce qu'elle a
promis .
<< Maman, et mes vingt sous ? »
Elle ne me répond pas de suite ; mais , venant à
moi tout d'un coup, d'une voix qui n'est plus celle
qu'elle avait, espiègle et charmante, en montrant le
gros œuf crotté :
<< Jacques , veux-tu faire crédit à ta mère ?... »
Il y a dans l'accent toute la dignité d'une vaincue
qui accepte son sort d'avance , mais demande une
grâce au vainqueur. Elle ne défend pas sa bourse, la
voilà ! - Les vingt sous sont sur la table - mais
elle prie qu'on lui laisse du temps .
Oui , ma mère , je vous fais crédit . Oh ! gardez , gar-
dez ces vingt sous , soit qu'ils doivent servir à réparer
une brèche , soit que vous vouliez les engager pour
moi dans une entreprise , et sans me rien dire, en
ayant l'air plutôt de mendier un pardon , vous joignez
mon capital au vôtre , vous m'intéressez dans les af-
faires , vous me faites l'associé de la maison ! Merci !
Et elle s'entend en affaires, ma mère ; elle sait
comment on fait rapporter à l'argent ; car elle m'a ra-
conté , bien souvent , qu'à quatre ans , elle pouvait déjà
gagner sa vie.
42
134 L'ARGENT .
Elle a commencé par acheter un pigeon avec sept
sous qu'on lui avait donnés , parce qu'elle avait gardé
les oies. Elle a engraissé le pigeon et l'a revendu
pour acheter un agneau qui sortait du ventre de la
mère.
Elle a revendu cet agneau et s'est procuré un veau
toujours du même âge.
Dès qu'il y avait dans une écurie, une étable , un
chenil, quelque bête en travail , on voyait accourir
ma mère qui attendait , curieuse des phénomènes de
la nature , avec son argent tout prêt à déposer écus
sur bonde , monnaie sous ventre.
Je n'ai pas sa force , moi ! J'aurais trois sous , je les
entamerais et je ne penserais pas à acheter un lape-
reau à la mamelle pour gagner avec l'argent un veau
au débarqué .
Je crus bien une fois que j'allais avoir quarante
sous à refuser au remplaçant et à donner aux chevaux
de bois. Il s'agissait encore d'être premier deux ou
trois fois avant le bal du proviseur .
Je décrochai de nouveau la timbale.
J'avais bien fait mes conditions , cette fois . J'avais
bien demandé : « Elle sera pour moi ? Je la garderai. »
J'avais indiqué que je ne voulais pas joindre cette
somme à celle que j'avais déjà dans les affaires.
On met cinq francs dans une entreprise , on n'en met
pas sept.
- Je la garderai?
-Tu la garderas.
L'ARGENT. 135
Ma mère ne manqua pas à sa promesse . On me re-
mit les quarante sous ; je les serrai dans mon gousset ;
mais quand je parlai d'aller sur les chevaux de bois,
na mère me rappela le contrat :
« Tu m'as dit que tu les garderais ! »
Et elle ajouta que, si je m'avisais de changer la
pièce , j'aurais à faire à elle . Comme je protestais :
<< Tu es devenu menteur maintenant ; il ne te man-
quait plus que ça , mon garçon ! >>
Je ne pouvais pas le nier ; j'étais écrasé par moi-
même. Je m'étais suicidé avec ma propre langue .
J'en fus réduit à traîner ces quarante sous comme
une plaque d'aveugle.
Tous les soirs , ma mère demandait à les voir.
Un jour , je ne pus les lui montrer ! ...
J'étais allé sur la place Marengo , dans un bazar
à treize, tout à treize !
J'achetai une paire de bretelles à pattes . Elles étaient
rose tendre ! ·
A peine eus-je commis cette faute que j'en compris
l'étendue . La pièce était entamée : j'avais treize sous
de bretelles . Il ne restait que vingt-sept sous ! Qu'allait
dire ma mère ? - Perdu pour perdu , je me dis qu'il
fallait aller jusqu'au bout.
Jouir... après moi le déluge !
Je commençai par m'enfoncer dans une allée où je
me déshabillai pour mettre mes bretelles . Après quel-
ques tentatives inutiles , toujours dérangé et regardé
de travers par des gens étonnés de me voir demi-nu
sur le pas de leurs portes , je crus plus prudent quoi-
136 L'ARGENT .
qu'un peu moins noble , d'entrer dans un lieu retiré ,
le premier que je trouverais .
Il me restait vingt- sept sous , en sous , —- jamais je
n'avais eu une si grosse somme à ma disposition . Elle
gonflait et crevait mes poches . - Patatras ! les sous
roulent à terre , - même ailleurs !
C'est horrible .
Je n'ai retrouvé que un franc deux sous . Je perds la
tête...
Je m'approche d'un des jeux qui sont installés place
Marengo .
<< Trois balles pour un sou ! On gagne un lapin . »
Je prends la carabine , j'épaule et je tire ... Je tire les
yeux fermés, comme un banquier se brûle la cervelle.
« Il a gagné le lapin ! »
C'est un bruit qui monte , la foule me regarde , on
me prend pour un Suisse ; quelqu'un dit que dans ce
pays-là, les enfants apprennent à tirer à trois ans et
qu'à dix ans il y en a qui cassent des noisettes à vingt
pas.
<< Il faut lui donner le lapin ! »
Le marchand n'avait pas l'air de se presser en effet ,
mais la foule approche , avance et va faire une gibe-
lotte avec l'homme s'il ne me donne pas le lapin qui
est là et qui broute.
Je l'ai, je l'ai ! Je le tiens par les oreilles et je l'em-
porte .
Il faut voir le monde qu'il y a ! Le lapin fait des
sauts terribles . Il va m'échapper tout à l'heure .
Comme dans toutes les luttes , chaque côté a scs
L'ARGENT . 137
partisans . Les uns tiennent pour le lapin , les autres
pour le Suisse c'est moi, le Suisse - et je sens
toute la responsabilité qui pèse sur ma tête. Quelque-
fois l'animal fait un bond qui épouvante les miens .
Je voudrais changer de main , le prendre par la
queue de temps en temps . Je n'ose pas devant cette
foule .
Je n'ai pas le courage de tourner la tête , mais je
devine que les rangs se sont grossis .
On marque le pas.
Je suis en avant, à quelque pas de la colonne , seul
comme un prophète ou un chef de bande...
On se demande sur la route ce que nous voulons ,
si c'est une idée religieuse ou une pensée sociale qui
me pousse.
Si elle est pratique, on verra ; - mais que je laisse
là le lapin ! Est-ce un drapeau ? — Il faut le dire
alors.
Mes doigts sont crispés , les oreilles vont me rester
dans la main. Le lapin fait un suprême effort...
Il m'échappe ! Mais il tombe en aveugle dans ma
culotte - une culotte de mon père , mal retapée ,
large du fond , étroite des jambes . - Il y reste.
On s'inquiète , on demande....
Les foules n'aiment pas qu'on se joue d'elles . On
n'escamote pas ainsi son drapeau !
-Le La-pin! Le La-pin ! ― sur l'air des Lampions.
Des gens se mettent aux fenêtres ; les curieux ar-
rivent.
Le lapin est toujours entre chair et étoffe , je le sens.
12.
138 L'ARGENT.
Oh ! si je pouvais fuir ! Je vais essayer. Un passage
est-là je l'enfile...
On me cherche, mais je connais les coins .
Où aller ? Je tombe sur M. Laurier , l'économe . Je
lui ai fait des commissions , j'ai porté des lettres à une
dame. J'ai son secret , je suis prêt au chantage . — Il
faut qu'il me sauve ! Je lui dis tout .
<< Tiens , voilà tes quarante sous . Je vais te recon-
duire et dire que c'est moi qui t'ai gardé , et lâche-
moi cette bête ! »
Ma mère croit à notre mensonge .
<< Bien , bien , monsieur Laurier , du moment
qu'il était avec vous .. Savez - vous ce qu'il y a dans les
rues , ce soir ? On dit que les mineurs ont voulu se
révolter et ont mis le feu à un couvent . »
Le lendemain .
<< Mange-donc , Jacques , mange ! Tu n'aimes donc
plus le lapin maintenant ? »
Elle a acheté un lapin , ce matin , à bas prix , parce
qu'il est un peu écrasé , et qu'on lui a trouvé des
bouts de chemise dans les dents .
Où est la peau ?...
Je vais à la cuisine
C'est luil...
XIV
VOYAGE AU PAYS
Jacques ira passer ses vacances au pays.
C'est ma mère qui m'annonce cette nouvelle.
<< Tu vois , on te pardonne tes farces de cette an-
née, nous t'envoyons chez ton oncle ; tu monteras à
cheval , tu pêcheras des truites , tu mangeras du sau-
cisson de campagne . Voilà trois francs pour tes frais
de voyage . »
La vérité est que mon oncle le curé, qui va sur
soixante-dix, a parlé de me faire son héritier , et il de-
mande à m'avoir près de lui pendant les vacances .
Le vieux prêtre , qui économise , a pour notaire un
bonhomme qui en a touché deux mots à mon père
dans une lettre qu'on a oubliée sur la table et que
j'ai lue . Je suis au courant . On me laisserait une
somme de... payable à ma majorité : c'est l'idée du
testament .
J'ai mon paletot sur le bras , une casquette sans
visière et une gourde.
140 VOYAGE AU PAYS .
« Il a l'air d'un Anglais . »
Ce mot me remplit d'orgueil.
Mon père (il me gâte ! ) m'emmène au café pour
lamper le coup de l'étrier .
<< Allons , bois cela , ça te fera du bien . »
J'avale l'eau- de-vie tout d'un trait , ce qui me fait
éternuer pendant cinq minutes et me mouille les
yeux , comme si j'avais pleuré toute la nuit. La langue
me cuit à vouloir la tremper dans le ruisseau .
<< Sois aimable avec ton oncle. >>
C'est la dernière recommandation de mon père.
<< Aie bien soin de ta veste neuve . »
C'est le cri suprême de ma mère .
En route, fouette cocher !
Les adieux ont été simples. Il faut que j'arrive au
plus vite chez le grand oncle .
On n'a pas fait du sentiment .
Et je n'attendais , moi , que le moment où les che-
vaux fileraient...
J'ai passé ma nuit à savourer ma joie . J'ai bu ,
dormi, rêvé, j'ai pris des sirops au buffet , j'ai soulevé
les vasistas , je suis descendu aux côtes .
A six heures du matin , je me suis trouvé en plein
Puy, devant le café des Messageries .
Je laisse mon bagage au bureau, et je grimpe vers
notre ancienne maison , où mademoiselle Balandreau
doit m'attendre . On lui a écrit que j'arriverais , sans
fixer le jour.
VOYAGE AU PAYS. 141
Je frappe .
Ah ! ce n'est pas long ! La bonne vieille fille m'ar-
rive ébouriffée et émue ! et m'embrasse , m'embrasse
comme jamais ne m'a embrassé ma mère .
Elle s'occupe de me débarrasser , et elle a peur que
je sois las , et que j'aie eu froid ...
« Tu dois être fatigué. Ote-moi ce paletot - là . Ce
n'est pas possible , ce n'est pas toi ! Comme tu es
grand ! Toute la nuit en voiture , pauvre petit ,
tu dois avoir sommeil . As-tu dormi ?
- Pas fermé l'œil .. >>
Je mens comme un arracheur de dents , mais cela la
flattera que son favori n'ait pas fermé l'œil et paraisse
si frais , si fort. - C'est un grand garçon qui peut
passer les nuits.
<<< Veux-tu te coucher ? - Tiens couche-toi. - Tu
ne veux pas ? - Tu vas prendre une tasse de café au
moins ? Tu sais , comme je t'en donnais en cachette
-
de ta mère, avec du lait. Tu l'écrémais toujours ,
- tu disais «< donne-moi là peau. »
Comme elle m'aime !
Nous faisons le café ensemble . Elle a l'air d'une
sorcière, et moi d'un diablotin ; elle , avec ses coques
en l'air , tournant le moulin ; moi , dans les cendres ,
soufflant le feu...
Comme toutes les vieilles filles qui ont une gour-
mandise elle aime son café au lait à l'adoration , -
et il est bon , ma foi ! J'en ai les lèvres toutes grasses ,
et les joues toutes chaudes . C'est le même bol que
142 VOYAGE AU PAYS.
celui où je trempais autrefois mon museau , en buvant
des gorgées doubles parce que ma mère pouvait arri-
ver et que ma mère ne voulait qu'on me gâtât en de-
hors d'elle ; puis le café au lait , c'est mauvais pour
les enfants « ça donne des glaires . >>
<< Mais venez donc le voir ! »
Elle est allée chercher les voisins , elle a ramené
les commères. Il y a une petite demoiselle dans un
coin.
<« Tu ne reconnais pas mademoiselle Perrinet ? »
Quoi , cette petite fille qui avait toujours un panta-
lon de velours , ses cheveux défaits , avec qui je me
battais , qui m'égratignait - j'en ai encore la mar-
que , elle était méchante comme la gale ; c'est
elle qui est là avec une belle natte retenue par un
peigne d'écaille , un nœud bleu au corsage , une petite
fraise de tulle qui entoure son cou doré , une fumée
brune sur les joues et la lèvre ?
<< Embrassez-vous donc ! »
Je n'ose pas , elle attend. On me pousse , elle avance .
Pas trop !
Je suis rouge, elle l'est bien un peu aussi ! Nous
avions joué au petit mari et à la petite femme , dans
le temps ; nous avions fait la dînette ensemble , et la
grande égratignure , celle qui me reste comme un bout
de fil blanc , avait été donnée , je crois , à la suite d'une
scène de jalousie .
Je m'en souviens , elle ne l'a peut-être pas oublié.
VOYAGE AU PAYS. 143
Ma malle est aux messageries .
Je dis cela avec un revenez-y de vanité ; il est en-
tendu que j'irai avec un petit voisin la cherchier .
<< C'est bien lourd pour toi , » dit mademoiselle Ba-
landreau .
Il y a mon trousseau , quelques chemises , ma veste
neuve , un paquet pour la tante Rosalie , un paquet pour
le vieil oncle et une pierre pour un monsieur .
Ce monsieur est un personnage qui fait une collec-
tion de cailloux et a cherché partout un rognon .
J'ai entendu parler de ce rognon pendant six mois ,
toujours avec le même étonnement ; à la fin on a
trouvé une chose couleur de fer, que mon père a em-
paquetée avec soin et que je dois porter au collection-
neur; il est parent de je ne sais plus qui dans la haute
Université, et la fortune professionnelle de mon père
peut s'accrocher à ce rognon .
Ce mot de rognon me gêne tout de même, et quand
une dame , qui se trouve là au moment où je déboucle
ma malle , demande ce que c'est que ce caillou bleu ,
je ne lui dis pas comment on l'appelle .
J'emporte vite cette pierre chez le destinataire qui
la tourne , retourne et la regarde comme on mire un
œuf. Il me reconduit et me met cinq francs dans la
main en arrivant à la porte.
<< C'est pour toi , fait-il .
- Pas pour mes parents ? ai-je dit tout bouleversé .
- Pour toi, pour t'amuser en vacances . »
Je viens de faire le tour de la ville , j'ai longé la ri-
144 VOYAGE AU PAYS.
vière , j'ai cherché des endroits déserts , j'avais besoin
d'être seul.
A la tête d'une fortune ! Si jeune , à mon âge ,
sans que j'aie besoin d'en rendre compte à mes pa-
rents , avec le droit d'en disposer comme je l'enten-
drai, de faire des folies ou d'économiser , de mettre
cet argent dans un pot ou de le jeter par les fenêtres !
Il y a peut-être un crime là-dessous .
Non , M. Buzon le destinataire est un honnête homme ,
il a une bonne figure , — même l'air un peu bête ;
j'ai entendu dire que les criminels n'ont jamais l'air
bête. M. Buzon a une situation à l'abri du soupçon .
Cependant ! Je ne sais pas , moi , si je dois garder
l'argent de ce monsieur !...
Oh ! j'ai eu tort . Je suis un petit mendiant .
<< Dis , mademoiselle Balandreau, tu le lui rapporte-
ras, je t'en prie ! tu diras que je l'ai pris sans savoir... >>
Et je n'ai pas de cesse que je ne l'aie entraînée par
sa robe jusque devant la porte du monsieur « au ro-
gnon » .
Je suis caché dans un coin et je regarde si elle
entre .
Quand elle sort , elle me dit : « C'est fait » , et elle
m'embrasse en se frottant le nez plusieurs fois.
<< Mais tu pleures !
-Cher petit ! fait-elle en ne cachant plus ses larmes,
et en s'essuyant les yeux . Le brave homme , il ne vou-
lait pas reprendre la pièce. Je lui ai dit qu'il le fallait . Je
VOYAGE AU PAYS. 145
pleure . Est- ce que je pleure ? ... C'est de voir que tu
as fait cela, toi , tout petit ! Déjà si fier ... »
Elle s'éponge encore le nez et les cils .
Moi, j'ai envie de jeter des pierres dans les carreaux
en m'en allant ; un peu plus , je lui en casserais pour
ses cinq francs.
A cheval !
Mon oncle m'attend demain . Quelques-uns de ses
paroissiens venus pour la foire doivent repartir en
bande ; ils m'emmèneront . L'un d'eux a justement
acheté un cheval . Je le monterai et nous irons en ca-
ravane à Chaudeyrol.
Le rendez-vous est chez Marcelin .
Marcelin tient une auberge dans une rue du fau-
bourg. Il a la réputation à dix lieues à la ronde pour
le vin blanc et les grillades de cochon .
Il y a, quand on entre , une odeur chaude de fumier
et de bêtes en sueur , qui avance, comme une buée ,
de l'écurie . Dans la salle où l'on boit, on sent le pi-
quant du vinaigre cuit , versé sur la grillade , et qui
mord les feuilles de persil .
Il y a aussi les émanations fortes du fromage
bleu . #
C'est vigoureux à respirer , et c'est plein de montant,
plein de bruit, plein de vie.
On dit des bêtises en patois , et l'on se verse le vin
à rasades.
Je joue avec une paire de vieux éperons qui rôdent
sur la table, et je soupèse de gros bâtons cravatés de
13
146 VOYAGE AU PAYS.
cuir quelques uns ont une histoire qu'on raconte.
Il y a après le bout de la peau d'huissier .
Anyn!... Il faut partir .
Le bruit que font les étriers en se cognant au mo-
ment où l'on apporte les selles , le clic - clac des
cuirs , le rongement du mors , j'ai encore cela dans
l'oreille , avec le nom de Baptiste , le garçon d'écurie .
Je suis trop petit : on me plante et on raccourcit les
courroies.
Encore , encore ! j'ai les jambes si courtes . M'y voilà !
On me met rênes en mains.
<< Tu feras comme ceci, comme cela. As-tu monté
quelquefois ?
Non.
Ça ne fait rien. As pas peur! »
Tout le monde est à cheval . Nous sommes cinq en
me comptant. On s'occupe à peine de moi . On me
trouve assez grand , on me trouve assez au courant ,
pour me laisser seul. J'en suis si fier !
CHAUDEYROL
Je suis arrivé bien moulu et bien écorché, mais j'ai
fait celui qui n'est pas fatigué .
Les premiers moments ont été tristes .
Le cimetière est près de l'église , et il n'y a pas d'en.
ants pour jouer avec moi ; il souffle un vent dur qui
VOYAGE AU PAYS. 147
rase la terre avec colère , parce qu'il ne trouve pas à se
loger dans le feuillage des grands arbres . Je ne vois
que des sapins maigres, longs comme des mâts , et la
montagne apparaît là-bas, nue et pelée comme le dos
décharné d'un éléphant.
C'est vide, vide , avec seulement des bœufs couchés ,
ou des chevaux plantés debout dans les prairies !
Il y a des chemins aux pierres grises comme des
coquilles de pèlerins , et des rivières qui ont les bords
rougeâtres , comme s'il y avait eu du sang : l'herbe
est sombre.
Mais , peu à peu , cet air cru des montagnes fouette
mon sang et me fait passer des frissons sur la peau.
J'ouvre la bouche toute grande pour le boire , j'é-
carte ma chemise pour qu'il me batte la poitrine.
Est-ce drôle ? Je me sens , quand il m'a baigné , le
regard si pur et la tête si claire ! ...
C'est que je sors du pays du charbon avec ses usines
aux pieds sales , ses fourneaux au dos triste , les rou-
leaux de fumée, la crasse des mines, un horizon à
couper au couteau , à nettoyer à coups de balai ...
Ici le ciel est clair , et s'il monte un peu de fumée ,
c'est une gaieté dans l'espace , - elle monte , comme
un encens , du feu de bois mort allumé là-bas par un
berger, ou du feu de sarment frais sur lequel un petit
vacher souffle dans cette hutte, près de ce bouquet
de sapins...
Il y a le vivier, où toute l'eau de la montagne court
en moussant, et si froide qu'elle brûle les doigts. Quel-
148 VOYAGE AU PAYS .
ques poissons s'y jouent . On a fait un petit grillage
pour empêcher qu'ils ne passent. Et je dépense des
quarts d'heure à voir bouillonner cette eau , à l'écouter
venir, à la regarder s'en aller , en s'écartant comme
une jupe blanche sur les pierres !
La rivière est pleine de truites . J'y suis entré une
fois jusqu'aux cuisses ; j'ai cru que j'avais les jambes
coupées avec une scie de glace. C'est ma joie main-
tenant d'éprouver ce premier frisson . Puis j'enfonce
mes mains dans tous les trous , et je les fouille . Les
truites glissent entre mes doigts ; mais le père Regis
est là , qui sait les prendre et les jette sur l'herbe , où
elles ont l'air de lames d'argent avec des piqûres d'or
et de petites taches de sang.
Mon oncle a une vache dans son écurie ; c'est moi
qui coupe son herbe à coups de faux . Comme elle
siffle dans le gras du pré , cette faux , quand j'en ai
aiguisé le fil contre la pierre bleue trempée dans l'eau
fraîche !
Quelquefois je sabre un nid ou un nœud de cou-
leuvres.
Je porte moi-même le fourrage à la bête , et elle me
salue de la tête quand elle entend mon pas. C'est moi
qui vais la conduire dans le pâturage et qui la ramène
le soir. Les bonnes gens du pays me parlent comme
à un personnage , et les petits bergers m'aiment
comme un camarade.
Je suis heureux !
Si je restais, si je me faisais paysan?
VOYAGE AU PAYS. 149
**
J'en parle à mon oncle , un soir qu'il avait fait ser-
vir le dîner sous le manteau de la cheminée , et qu'il
avait bu de son vin pelure d'oignon.
<< Plus tard , quand je serai mort . Tu pourras
acheter un domaine, mais tu ne voudrais pas être
valet de ferme ? >>
Je n'en sais trop rien .
Quand il pleut et qu'il n'y a pas moyen de pêcher
ni d'aller chercher des groseilles sauvages là-bas , au
pied de la montagne , entre les pierres galeuses , ou
bien quand le soleil brûle comme une plaque de tôle
bleuie au feu et grille le pays sans ombre , -- ces
jours-là, je m'enferme dans la bibliothèque de mon
oncle et je lis , je lis . Il y a la biographie des hommes
illustres de l'abbé de Feletz . Je cours aux passages
qui parlent de Napoléon , et je fais tout éveillé des
rêves pleins de Sainte-Hélène . Je regarde par la fe-
nêtre la campagne déserte , l'horizon vide , et je cherche
Hudson Lowe. Si je le tenais !
Mon oncle attend les curés du voisinage pour la
conférence.
Ils viennent. Je les entends à table qui disent du
mal du vicaire de Saint-Parlier, du curé de Solignac ;
ils ne paraissent pas plus penser au bon Dieu qu'à
l'an quarante !
Mon oncle se mêle peu aux conversations. Son âge
l'en dispense ; il se fait même plus vieux qu'il n'est ,
contrefait le sourd et presque l'aveugle ; mais le vin a
13.
150 VOYAGE AU PAYS.
délié la langue des autres. Un gros , qui a l'air ivrogne ,
fait sauter les boutons de sa robe crasseuse tachée de
vin, et dérange son rabat jaune de café . Un maigre ,
à tête de serpent , ne boit que de l'eau , mais il jette
de côté et d'autre des regards qui me font peur. J'ai
vu au théâtre de Saint- Étienne , une fois , le traître
qui servait du poison dans les verres ; il a cet air-là.
Les autres mangent , boivent comme des goinfres ,
et quand ils ont une prière à dire , ils ont encore la
bouche pleine .
On voit leur culotte sous leur robe sale.
Le crasseux , le gros , se tourne de mon côté.
<< C'est votre neveu , monsieur le curé ? Il a bon
appétit au moins , ce gaillard-là ; est-il rablé ! »>
Et il me passe la main sur le dos , ce qui me dé-
goûte et me gêne.
« Et Maclou , le protestant, qu'est-ce que vous en
faites ? dit une voix .
― Il est maintenant au lac de Saint-Front.
- Avec le tas ! C'est là qu'ils ont fait leur nid.
- Nid de vipères , » siffle la tête de serpent.
Il Ꭹ a donc des protestants ! J'ai lu ce qu'on en dit
dans la bibliothèque de Chaudeyrol , et les protestants
qu'on a brûlés , qu'on envoie en enfer, me semblent
une race de damnés .
Je vais , un jour , jusqu'au lac Saint-Front , tout seul .
C'est un grand voyage . Je pense tout le long du che-
min à la Saint-Barthélemy , et je vois des croix rouges
sur le ciel bleu.
VOYAGE AU PAYS . 151
Voici le lac avec une ou deux barques dans les ro-
seaux , des cabanes perdues dans des champs tout
autour.
On m'a dit d'aller vers la hutte à gauche , chez Jean
Robanès ; je n'ai qu'à dire que je suis le neveu du
curé, on m'offrira du lait et on me montrera les pro-
testants.
On m'accueille bien ; « et quant aux protestants , me
dit l'homme, il y en a un qui est justement là- bas ,
debout dans le sillon . »
Il a l'air dur et triste, maigre , jaune , le menton
pointu , - et raide comme une épée.
Est- ce que les gendarmes ne le surveillent pas ? lui
parle-t-on? A-t- il un boulet ? Je me rappelle bien que
l'on punit tous les impies dans la Bible , et les livres
de la bibliothèque les appellent des scélérats ! J'en
touche un mot à mon oncle , le soir ; il me répond
mal , et je commence à croire qu'il en est des protes-
tants infâmes comme des bêtes qui parlent dans La
Fontaine. Des farces, tout cela !
Il faut partir.
Mon oncle a une tðurnée à faire , etje dois d'ailleurs
bientôt rentrer à Saint-Étienne pour le collège .
Nous partons par le chemin que j'ai pris pour ve-
nir, mais j'ai cette fois un cheval doux , on m'a cale-
çonné, ouaté , et je me suis suifé d'avance . D'ailleurs ,
j'ai monté à cheval depuis un mois , je suis aguerri,
et je trouve une joie bien vive à me retourner sur
la selle pour dire adieu au paysage . Je donne un
152 VOYAGE AU PAYS .
coup de talon pour avoir un temps de galop, je flatte
la bête comme un vieil ami...
Mon oncle me quitte à la Croix de la Mission . Il
me parle avec bonté .
<< Travaille bien, dit-il.
Vous écrirez à papa de me faire revenir l'année
prochaine.
- Ton père ! ce n'est pas ton père qui t'empêchera ,
mais peut-être ta mère ; je ne suis pas bien avec ta
mère , vois-tu ! »
Je le sais .
1 Dans les premiers jours de mon arrivée , j'ai entendu
la servante parler dans la chambre.
« C'est le fils de madame Vingtras ?
Oui.
- Celle qui disait tant de mal de vous ?
- C'est fini maintenant , je lui ai pardonné, - et
j'aime cet enfant. »
Il n'était pas beau, mon oncle , il avait les yeux
petits , le nez gros , des poils un peu partout , mais il
était bon.
Je savais qu'il sentait que j'étais malheureux
chez nous et qu'en le quittant je perdais de la liberté
et du bonheur. Il était aussi triste que moi.
<< Adieu , me dit-il , en m'embrassant et en me
donnant une poignée de main qui me fit encore plus
de plaisir que son embrassade. Tu trouveras quel-
que chose au fond de ta valise , n'en dis rien à ta
mère. »
VOYAGE AU PAYS. 153
Il me tendit encore ses vieux doigts gris , fit un
mouvement de tête et partit.
Oh ! s'il eût été mon père , cet oncle au bon cœur !
Mais les prêtres ne peuvent être les pères de per-
sonne, il paraît : pourquoi donc ?
J'avais envoyé une lettre à mademoiselle Balan-
dreau lui annonçant mon arrivée , une lettre qu'elle a
montrée à tout le monde.
<< Comme il écrit bien ! voyez ces majuscules ! >>
Elle m'a préparé un lit dans un petit cabinet qui est
à côté de sa chambre. C'est grand comme une carafe ,
mais j'ai le droit de fermer ma porte , de jeter ma
casquette sur mon lit et de planter mon paletot en
disant ouf ! Je fais des gestes de célibataire , je range
des papiers , je fredonne...
Qu'y a-t-il dans ma valise , dont m'a parlé mon
oncle ?
Dix francs!
Je puis les accepter de lui...
Me voilà riche tout d'un coup .
Le temps est superbe , et je descends dès neuf heu-
res en ville , libre , et craquant du bonheur d'être libre ,
je me sens gai , je me sens fort, je marche en battant
la terre de mes talons et en avalant des yeux tout ce
qui passe , la nue dans le ciel , le soldat dans la rue ;
je rôde à travers le marché , je longe la mairie, je vais
au Breuil flâner , les mains derrière le dos , en chas-
sant quelque caillou du bout de mon soulier , comme
154 VOYAGE AU PAYS .
le receveur particulier qui marche devant moi et que
j'imite un peu .
Il n'y a pas de devoirs , pas de pensums , ni père ni
mère, personne , rien !
Il y a le tambour de ville qui s'arrête au coin du
carrefour et amasse les gens ; il y a les officiers à
épaulettes d'or que je frôle ; j'ai le droit d'aller à tous
les rassemblements , d'écouter et de voir si quelqu'un
fait une farce.
Je me fais cirer mes souliers tous les matins par
Moustache. Ah ! mais !
Il m'a fallu seulement un mois de vacances avec la
vache à conduire, les courses dans les champs , les
promenades seul , pour m'ouvrir les idées et le cœur !
Nous allons le soir au café ; on est trois ou quatre
anciens camarades ; on joue sa demi-tasse , son petit
verre et l'on fait brûler son eau- de-vie ! Cette fumée ,
cette odeur d'alcool , le bruit des billes , le saut des
bouchons , les gros rires , tout cela double mes sens
et il me semble qu'il m'est poussé des moustaches et
que je soulèverais le billard !
On va en sortant au Fer-à-Cheval faire un tour
comme des rentiers ! - On s'arrête en rond aux mo-
ments intéressants , je marche quelquefois à reculons
devant la bande .
Puis l'âge reprend le dessus .
« C'est toi qui l'es ! Sauterais-tu ce banc à pieds
joints ? Lèverais-tu cette pierre à bras tendu ?
Je parie que je renverse Michelon. »
VOYAGE AU PAYS . 155
Je ne sais si je suis le plus fort , mais on le croit ,
tant j'y mets de volonté ! J'aurais préféré vomir le
sang par la bouche que lâcher la pierre ou deman-
der grâce à Michelon .
Je suis mon maître ; je fais ce que je veux et même
je suis un peu le chef, celui qu'on écoute et qui a dit
l'autre jour , quand un voyou nous a jeté une pierre ;
<< Ne bougez pas , vous autres ! >> J'ai attrapé le
voyou et je l'ai ramené en le tenant par la ceinture ,
- << De-
et en le calottant jusque devant la bande .
mande pardon ! » Il était plus grand que moi.
Nous avons fait une partie de bateau ; personne ne
sait ramer , et nous avons failli nous noyer dix fois.
Ah ! nous nous sommes bien amusés !
On m'avait voulu nommer capitaine .
<
«< Des blagues ! nommez Michelon ; moi , je me
couche . >>
Et je me suis étendu dans le bateau , regardant le
soleil qui me faisait cligner les yeux , et trempant
'mes mains dans l'eau bleue...
Un oncle de je ne sais quelle branche court après
moi dans le Martouret et ne prend que le temps d'aller
avertir mademoiselle Balandreau qu'il m'emmène
dans sa carriole voir sa famille ; il me renverra après-
demain .
<< Filons , mon neveu . Hue ! la Grise. >>
C'est moi qui tiens les rênes én passant dans le
faubourg. Je donne de temps en temps un coup de
156 VOYAGE AU PAYS.
fouet inutile et j'ai l'air de jurer en frappant avec le
manche « Ah ! carcan ! »>
Nous nous arrêtons au Cheval-Blanc pour le picotin
à la Grise . Je saute de la carriole comme un clown et
je donne un clic-clac en l'air comme un maquignon .
L'oncle de je ne sais quelle branche est fier comme
tout.
<<< C'est mon neveu ! » dit-il à tout le monde dans
l'hôtel.
Nous dinons les coudes sur la table , il me raconte
(tout en mangeant des œufs au vin , puis des œufs au
lard , pour finir par une salade aux oeufs durs ) , il me
raconte l'histoire de sa branche. Il a épousé ci, ça , il
est issu de germain , etc.
<< Tu verras tes cousines , elles sont jolies . >>
Oui , elle le sont, et comme elles ont l'air déluré,
mâtin !
C'est moi qui suis la fille , je redeviens gauche, je
me sens bête. Elles parlent très bien français pour
des paysannes. Elles ont été à l'école au bourg voisin.
« Un verre de vin ! me disent-elles .
- Oui, un yerre de vin. >>
Je n'en bois que pour trinquer dans les cabarets ou
dans les auberges , parce que c'est gai les verres qui
se choquent, comme je ne bois de cognac que pour
faire des brûlots : c'est joli , les flammes bleues. Mais ,
ma foi, je me trouve dépassé tout d'un coup par ces
cousines à l'air hardi , à la voix tintante , et je vais
boire ― boire du bleu et du courage.
VOYAGE AU PAYS. 157
«< A votre santé ! » font- elles après avoir versé une
goutte, une toute petite goutte au fond de leurs verres.
Elles ont rempli le mien jusqu'au bord.
Je crois que je suis un peu gris. - Gare à vous !
cousines.
C'est qu'en effet j'ai un toupet du diable , une au-
dace d'enfer !
Elles ont voulu me faire voir le verger. Va pour le
verger ! et j'y entre en sautant par- dessus la barrière
à pieds joints .
Voilà comme je suis , moi !
Mes cousines me regardent ébahies , je ris en reve-
nant à elles pour leur tendre la main et les aider à en-
jamber. Une , deux , voyons !
Elles poussent de petits cris et me retombent dans
les bras en mettant pied à terre ; elles s'appuient et
s'accrochent, et nous allons dégringoler ! Nous dé-
gringolons, ma foi, on perd tous l'équilibre , et nous
tombons sur le gazon . Elles ont des jarretières bleues .
Comme il fait beau ! un soleil d'or ! De larges gouttes
de sueur me tombent des tempes , et elles ont aussi
des perles qui roulent sur leurs joues roses. Le bour-
donnement des abeilles qui ronflent autour des ruches,
derrière ces groseillers , fait une musique monotone
dans l'air...
« Qu'est-ce que vous faites donc là-bas ? crie une
voix du seuil de la maison. >>
Ce que nous faisons ?... Nous sommes heureux , heu-
14
158 VOYAGE AU PAYS.
reux comme je ne l'ai jamais été, comme je ne le
serai jamais ! J'enfonce jusqu'aux chevilles dans les
fleurs et je viens d'embrasser des joues qui sentaient
la fraise .
Il faut rentrer , on nous appelle ! Nous revenons
comme des gens sages , et ces demoiselles m'ont pris
chacune par un bras ; elles s'appuient un peu en croi-
sant les mains et me secouant le coude , chaque fois
qu'elles veulent m'apprendre quelque chose , ou me
demander ce que je sais.
On me gronde déjà , remarquez ! On prétend que je
ne réponds pas ou que je réponds mal. « On ne me
dira plus rien si je me moque comme ça... Voulez-
vous bien ! »
On me donne des tapes , on me fait des reproches .
C'est que j'ai adopté un système pour être à l'aise :
je les embrasse quand elles me posent une question
que je trouve trop difficile.
Ah ! que j'ai bien fait de boire du vin !
Elles veulent me rouler.
<< Vous savez la géographie?
Pas trop.
- Vous savez bien quel est le chef-lieu de... »
Je l'ignore absolument , et , pour m'en tirer, j'em-
brasse, j'embrasse ; j'en perds mon assurance, malgré
le verre de vin, et si elles ne faisaient pas des petites
mines pour se cacher , elles me verraient rougir comme
une pivoine.
Nous arrivons à table. Il est midi . Les sabots des
VOYAGE AU PAYS . 159
garçons de ferme battent l'heure du dîner dans la
cour, et tout le monde rentre , même les poules , qui
viennent attendre leur grain et se pressent contre la
porte . Un poussin estropié se dépêche en tirant la
patte ; les abords de la maison sont vides , je vois dans
les champs s'arrêter les charrues et les laboureurs
s'asseoir pour manger la soupe que vient d'apporter
la servante dans son tablier vert.
C'est le grand calme de midi et son grand silence .
A notre table (on a servi le dîner à part pour le
neveu), il y a une nappe blanche , des fruits dressés
dans des soucoupes et une branche d'églantier , qui
est là toute frissonnante dans l'eau , fraîche comme
un panache vert avec des grelots rouges.
Il vient je ne sais quelle odeur de sureau . · Ah !
j'ai le cœur qui s'en va, tant cette odeur est douce !
Après le dîner.
« Si nous partions faire un tour en carriole avec
notre cousin ?
- La Grise est trop fatiguée , dit le père.
· C'est vrai . Où irons-nous alors ? »
J'offre d'aller du côté des sureaux , et nous voilà au
bout d'un moment occupés à vider la moelle de ces
sureaux et à faire des sifflets luisants comme des
cuivres ; la cousine Marguerite se coupe le doigt et
laisse tomber de grosses gouttes de sang sur le blanc
des feuilles .
On arrache une herbe pour la panser , et l'on va loin
160 VOYAGE AU PAYS.
des vilains arbres qui sont cause qu'on s'est coupé.
On va vers la mare où les canards barbotent , on
va dans la grange où les fléaux s'arrêtent quand les
demoiselles et le cousin entrent ! Puis ils repartent
décrivant un grand cercle , et battent en mesure les
gerbes sur le plancher sonore. J'en attrape un pour
essayer ; je sens tourner le battant qui part comme
une fronde , et qui revient comme un marteau , qui
prend de l'air et fait du vent... S'il touchait une tête,
il la casserait comme du verre.
Au fond du clos , il y a un trou plein d'eau et de
branches mortes, avec des petites grenouilles vertes
qui luisent au soleil ; je fais une ligne avec un bâton
que je ramasse à terre , un bout de ficelle que je trouve
dans mes poches , et une épingle que fournit Margue-
rite . Sa sœur donne un morceau de ruban écarlate,
et la pêche commence.
Quels cris quand la première rainette mord ! Mais
il faut l'arracher de l'hameçon , personne n'ose , la
grenouille s'échappe et les jeunes filles s'enfuient.
Je les suis ! Nous passons une journée délicieuse à
battre les champs , à entrer jusqu'aux genoux dans la
rivière ! je cours après elles en sautant sur les pierres ,
que polit le courant .
A un moment, le pied me glisse et je tombe dans
l'eau.
Je sors ruisselant, et je m'en vais le pantalon tout
collé et pesant , m'étendre au soleil . Je fume comme
une soupe .
VOYAGE AU PAYS . 161
« Si nous le tordions ? » dit une cousine, en faisant
un geste de lessive .
Elles vont de leur côté derrière une pierre qui les
cache mal , ôter leurs bas ; elles ont les jambes trem-
pées , quoi qu'elles en disent ... et si blanches !
Enfin nous voilà séchés , et nous repartons joyeux.
Nous avons les yeux clairs , la peau brillante. Nous
prenons des chemins bordés de mûres , et pleins de
petites prunes violettes qui sont aigres comme du
vinaigre , et que nous mangeons à poignées , ―― j'avale
les noyaux pour faire l'homme.
On se fâche , on se perd ! mais on se retrouve tou-
jours bras dessus , bras dessous , raccommodés et cu-
rieux , moi racontant ce que je fais à Saint-Étienne,
les farces de collège ; elles disant des gaietés de pen-
sion, ceci, cela , et finissant par crier :
<< Laquelle aimez-vous le mieux de nous deux ?
- Laquelle aimes-tu mieux ? » dit carrément Mar-
guerite, qui jette le vous par-dessus les moulins et se
plante devant moi.
Ne sachant que répondre , je les embrasse toutes
deux .
On me fouette la figure avec une fleur et on s'é-
carte pour me bombarder de prunes violettes .
Le soir nous trouve un peu las , et nous causons sur
la pierre usée devant la maison , comme des petits
vieux à la porte d'une auberge .
Ah ! c'est Marguerite que je préfère décidément !
Elle me prend la main toujours à la fin de ses phrases ,
14.
162 VOYAGE AU PAYS.
elle me dit , ébouriffant ma crinière de ses doigts :
<< Rejette donc tes cheveux en arrière , tu n'es pas
beau comme ça ! »
On me conduit à ma chambre qui est près du grenier,
le grenier où l'on a , l'hiver dernier , pendu les rai-
sins , entassé les pommes, avec des bouquets de fenouil
et des touffes sèches de lavande . Il en est resté une
odeur et je laisse la porte ouverte pour qu'elle entre
chez moi, ― encore un chez moi d'un soir !
Je me mets à la fenêtre et regarde au loin s'éteindre
les hameaux. Un rossignol froufroute dans un tas de
fagots et se met à chanter. Il y a le coucou qui fait
hou-hou ! dans les arbres du grand bois , et les gre-
nouilles jacassent .
J'écoute et finis par ne rien entendre.
Le coq me réveille en sursaut, je m'étais endormi le
front dans mes mains et je me déshabille avec un fris-
son pour dormir d'un sommeil sans rêve , étourdi de
parfums, écrasé de bonheur .
Deux jours comme cela , avec des disputes et des
raccommodailles près des buissons , dans les fleurs,
dans le foin ; le grand jeu du fléau , le chant doux des
rivières et l'odeur du sureau !
Il faut partir !
<< Tu m'écriras , dit Marguerite, me disant adieu .
Tiens , tu garderas ce petit bouquet comme souvenir .
Bonsoir !... >>
Elle me donne son front à embrasser, rien que son
VOYAGE AU PAYS. 163
front . Ces deux jours- ci , elle se laissait embrasser sur
les lèvres ; elle a l'air toute sérieuse , et je la vois de
loin, debout, qui agite son mouchoir, comme font les
châtelaines dans les livres . quand leur fiancé s'en va ;
je tâte le bouquet qu'elle a fourré dans ma poitrine
et je me pique le doigt à ses épines . J'ai sucé ce
doigt-là .
Nous le retrouverons , ce bouquet, avec des larmes
dans les fleurs sèches...
XV
PROJETS D'ÉVASION
J'entre en quatrième . Professeur Turfin.
Il a été reçu le second à l'agrégation ; il est le
neveu d'un chef de division , il porte de grands faux-
cols, des redingotes longues, il a la lèvre d'en bas
grosse et humide , des yeux bleus de faïence , des che-
veux longs et plats.
Il a du mépris pour les pions , du mépris pour les
pauvres , maltraite les boursiers , et se moque des mal
vêtus.
Il fait rire les autres à mes dépens ; je crois qu'il
veut faire rire de ma mère aussi.
Je le hais...
On m'accorde des faveurs en ma qualité de fils de
professeur.
Externe , je suis puni comme un interne. Toujours
en retenue . Je ne rentre presque jamais à la maison .
On m'apporte du réfectoire un morceau de pain sec .
<«< De cette façon , on lui donne à déjeuner pour
PROJETS D'ÉVASION. 165
rien , je sauve encore une ratatouille à la mère Ving-
tras. >>
C'est Turfin qui parle ainsi à quelque collègue qui
sourit ; il le dit assez loin de moi à demi-voix , mais il
veut, je crois , que je l'entende .
Je me contente d'enfoncer mes mains dans mes
poches, et j'ai l'air de rire ! Je pleure. Que de san-
glots j'ai étouffés pendant qu'on ne me voyait pas !
Je ne suis plus qu'une bête à pensums !
Des lignes , des lignes ! des arrêts et des rete-
nues , du cachot !
Je préfère le cachot à la retenue .
Je suis libre entre mes quatre murs , je siffle , je fais
des boulettes , je dessine des bonshommes , je joue aux
billes tout seul .
Avec des morceaux de bois et des bouts de ficelle
je monte des potences auxquelles je pends Turfin , je
me remets à la besogne vers le soir et je fais mon
pensum .
On me renvoie à neuf heures à la maison.
Le cachot ne m'épouvante pas ; même j'éprouve un
petit orgueil à revenir le soir par les cours désertes ,
en rencontrant au passage quelques élèves qui me
regardent comme un révolté !
Nous nous croisons souvent avec Malatestat , qui
sort d'un autre cachot. C'est le chef des chahuteurs
dans l'étude des grands .
Il va entrer en élémentaire.
C'est lui qui doit être reçu à Saint -Cyr l'an prochain.
166 PROJETS D'ÉVASION,
C'est le champion de Saint-Étienne ; on ne le renver-
rait pas pour un empire.
Il porte un képi à galons d'or et il prend des leçons
l'armes.
Malatestat me fait des signes de tête en passant et
me dit : « Salut , Vingtras ! » Salut , comme en latin .
«< Vingtras , » comme à un homme.
C'est la retenue qui m'ennuie le plus.
J'y gobe encore des pensums . ― Je suis si mala-
droit ! - C'est mon encrier que je renverse , c'est mon
porte-plume qui tombe , mes papiers qui s'envolent ,
mon pupitre que je démanche .
<< Vingtras , cent lignes ! >>
Patatras ! mon paquet de livres qui dégringole
et fait un tapage d'enfer !
<< Cent lignes de plus.
- M’sieu !
Vous répliquez ? Cinq pages de grammaire grec-
que. »
Encore ! Toujours !
Ils veulent me faire mourir sous le pensum , ces
gens-là !
C'est à peine si je vois le soleil !
Le dimanche , comme les autres jours , j'arrive pour
la grande retenue , de deux à six, dans cette salle
vraiment lugubre ce jour-là, à cause du silence écra-
sant, du bruit mélancolique que fait un soulier qui
passe , une porte qui tombe, un fredon solitaire, un
cri de marchand bien loin , bien loin !
PROJETS D'ÉVASION. 167
Nous sommes là une vingtaine .
Une plume grince , quelqu'un tousse, le pion fait
deux ou trois tours en regardant le ciel à travers les
croisées .
« M'sieu ..... sortir ! »>
Il fait oui de la tête , et sous prétexte d'aller là-bas ,
je traîne un peu dans les longs corridors , je fourre le
nez dans des salles vides , je jette par une fenêtre une
bille , j'envoie une boulette de pain à un moineau , je
lorgne l'infirmière et je tâche d'aller chiper des fruits
au réfectoire , puis je reviens à cloche -pied , dans l'é-
tude.
Je me replonge la tête dans ce qui me reste de pa-
pier , que je barbouille avec ce qui me reste d'encre ,
-
je pense à toute autre chose qu'à ce que j'écris et
il se trouve qu'il y a quelquefois dans mes pensums
des «
< Turfin pignouf. Turfin crétin. »>
Mardi matin.
C'était composition en version latine .
Je cherchais un mot , dans un dictionnaire tout pe-
tit que mon père m'a donné à la place de Quicherat.
Turfin croit que c'est une traduction .
Il s'avance et me demande le livre que je cachais
tout à l'heure.
Je lui montre le petit dictionnaire.
« Ce n'est pas celui- là.
-- Si , m’sieu !
- Vous copiez votre version.
168 PROJETS D'ÉVASION.
Ce n'est pas vrai ! »
Je n'ai pas fini le mot qu'il me soufflète .
Mon père et ma mère me battent, mais eux seuls
dans le monde ont le droit de me frapper. Celui -là
me bat parce qu'il déteste les pauvres.
Il me bat pour indiquer qu'il est l'ami du sous -pré-
et, qu'il a été reçu second à l'agrégation .
Oh ! si mes parents étaient comme d'autres , comme
ceux de Destrême qui sont venus se plaindre parce
qu'un des maîtres avait donné une petite claque à
leur fils !
Mais mon père , au lieu de se fâcher contre Turfin ,
s'est tourné contre moi , parce que Turfin est son col-
lègue , parce que Turfin est influent dans le lycée ,
parce qu'il pense avec raison que quelques coups de
plus ou de moins ne feront pas grand'chose sur ma
caboche. Non , mais ils font marque dans mon cœur .
J'ai eu un mouvement de colère sourd contre mon
père .
Je n'y puis plus tenir ; il faut que je m'échappe de
la maison et du collège.
Où irai-je ? -- A Toulon.
Je m'embarquerai comme mousse sur un navire et
je ferai le tour du monde .
Si l'on me donne des coups de pied ou des coups
de corde, ce sera un étranger qui me les donnera . Si
l'on me bat trop fort, je m'enfuirai à la nage dans
quelque île déserte , où l'on n'aura pas de leçon à ap-
prendre ni du grec à traduire.
PROJETS D'ÉVASION . 169
Il y a encore une consolation , même si l'on est at-
taché au grand mât ou enchaîné à fond de cale ; il y
a l'espérance d'arriver à être officier à son tour, et
l'on a le droit de souffleter le capitaine.
Turfin , lui , peut me tourmenter tant qu'il voudra ,
sans que je puisse me venger.
Mon père peut me faire pleurer et saigner pendant
toute ma jeunesse : je lui dois l'obéissance et le
respect.
Les règles de la vie de famille lui donnent droit de
vie et de mort sur moi.
Je suis un mauvais sujet, après tout !
On mérite d'avoir la tête cognée et les côtes cassées ,
quand au lieu d'apprendre les verbes grecs , on re-
garde passer les nuages ou voler les mouches .
On est un fainéant et un drôle , quand on veut être
cordonnier, vivre dans la poix et la colle , tirer le fil ,
manier le tranchet , au lieu de rêver une toge de pro-
fesseur , avec une toque et de l'hermine.
On est un insolent vis- à-vis de son père, quand on
pense qu'avec la toge on est pauvre , qu'avec le tablier
de cuir on est libre !
C'est moi qui ai tort , il a raison de me battre .
Je le déshonore avec mes goûts vulgaires , mes ins-
tincts d'apprenti , mes manies d'ouvrier.
Mes parents m'ont donné de l'éducation et je n'en
veux plus !
Je me plais mieux avec les laboureurs et les save-
tiers qu'avec les agrégés ; et j'ai toujours trouvé mon
oncle Joseph moins bête que M. Beliben !...
15
170 PROJETS D'ÉVASION.
<< Fort comme il est , et si fainéant ! » disent- ils tou-
jours. C'est justement parce que je suis fort que je
m'ennuie dans ces classes et ces études où l'on me
garde tout le jour. Les jambes me démangent , la
nuque me fait mal.
Je suis gai de nature ; j'aime à rire et j'ai la rate
qui va en éclater quelquefois ! Quand je peux échap-
per aux pensums , éviter le séquestre, être loin du pion
ou du professeur, je saute comme un gros chien , j'ai
des gaietés de nègre .
Être nègre !
Oh ! comme j'ai désiré longtemps être nègre !
D'abord , les négresses aiment leurs petits . - J'au-
rais eu une mère aimante.
Puis quand la journée est finie , ils font des paniers
pour s'amuser , ils tressent des lianes , cisèlent du coco ,
et ils dansent en rond !
Zizi , bamboula ! Dansez Canada !
Ah ! oui ! j'aurais bien voulu être nègre. Je ne le
suis pas , je n'ai pas de veine !
Faute de cela je me ferai matelot.
Tout le monde s'en trouvera bien .
« Je les fais périr de chagrin ? » ils me l'ont assez
dit, n'est-ce pas?
Ils vont revivre , ressusciter.
Je leur laisse ma part de haricots , ma tranche de
pain ; mais ils devront finir le gigot !
Finir le gigot ?
Je suis une triste nature décidément ! Je ne songe
pas seulement au plaisir d'échapper à ce gigot , mais
PROJETS D'ÉVASION. 171
dévoré d'une idée de vengeance , je me dis comme un
petit jésuite , que c'est eux qui auront à le manger ,
rôti , revenu , en vinaigrette , à la sauce noire , en
émincés et en boulettes , — comme je faisais .
Je vais plus loin , hypocrite que je suis !
Je me dis qu'il faut m'exercer , me tâter , m'endurcir ,
et je cherche tous les prétextes possibles pour qu'on
me rosse .
J'en verrai de dures sur le navire. Il faut que je me
rompe d'avance , ou plutôt qu'on me rompe au métier ;
et me voilà pendant des semaines , disant que j'ai cassé
des écuelles , perdu des bouteilles d'encre, mangé tout
le papier ! Il faut dire que je mange toujours du
papier et que je bois toujours de l'encre , je ne peux
pas m'en empêcher.
Mon père ne se doute de rien et se laisse prendre au
piège, le malheureux ! ...
Je lui use trois règles et une paire de bottes en
quinze jours , il me casse les règles sur les doigts , et
m'enfonce ses bottes dans les reins.
Je lui coûte les yeux de la tête , je le ruine , cet
homme !
Je pense qu'il me pardonnera plus tard en faveur
de l'intention ; et d'ailleurs il me semble que cela ne
l'ennuie pas trop.
Un peu fatigué seulement quand il m'a rossé trop
longtemps ,- il a chaud !
Je me traîne alors jusqu'à la fenêtre , et je la ferme
pour qu'il n'attrape pas de courants d'air.
172 PROJETS D'ÉVASION.
La nuit, je me couche dans une malle ,- en che-
mise.
Je me couche en chemise !
Dieu puissant ! favorise
Cette sainte entreprise !
Partirai -je seul ?
C'est bien ennuyeux ! Et puis à plusieurs on peut
s'emparer d'un navire , faire le corsaire, au besoin
mener les révoltes , et quand on est fatigué , fonder
une colonie .
Qui entraînerai-je dans cette expédition ?
Malatestat est justement parti d'hier.
Sa mère est tout d'un coup tombée malade , et il
est allé la voir.
Il adore sa mère , une mauvaise mère , cependant !
Elle lui envoie toujours des pastèques , des dattes et
des oranges ; elle lui fait passer de l'argent en cachette
du proviseur .
<< Elle est donc bien riche , ta mère ? lui demandai-
je un jour.
Non , mais elle est si bonne !
Tu l'aimes bien !
-
Si je l'aime ! >>
Il me dit cela avec une petite larme dans les yeux.
Lui qui doit être soldat !
Avoir une si mauvaise mère et l'aimer tant ! Une
mère qui le console quand il est puni , qui mange peut-
être moins de pain pour que son enfant ait plus
d'oranges !
PROJETS D'ÉVASION. 173
<< Que fait- elle , ta mère ?
Elle est charcutière à Modène. »
Et il n'a pas l'air de rougir !
Charcutière ! Tout s'explique . C'est une femme du
commun.
Ma mère n'aurait jamais été charcutière . Jamais !
Ah ! elle est fière , ma mère , il faut lui donner
cela.
Si ce n'avait pas été pour elle , c'eût été pour son
fils qu'elle n'eût pas voulu vendre du jambon .
Elle préférait crever la misère , conseiller à mon
père d'être lâche ! ...
Elle préférait vivre d'une vie sourde , bête et vile ;
mais elle était la femme d'un fonctionnaire , une dame ,
et son enfant dirait un jour :
<< Mon père était dans l'Université . »
Ah ! cela me fera une belle jambe , et on a l'air de
les estimer drôlement ces messieurs de l'Université !
Si elle entendait ce que j'entends , moi , non pas seu-
- ce n'est
lement ce que les élèves marmottent
rien mais ce que les parents disent , elle verrait ce
qu'on pense des professeurs ! si elle savait comme ils
sont méprisés par les chefs même : le proviseur , l´in-
specteur, le censeur, qui , quand une mère riche se
plaint , répondent :
»
<< N'ayez peur : je lui laverai la tête ! >
Du petit cabinet où l'on m'enferme d'habitude
avant de me mener au cachot , je puis saisir ce qu'on
dit dans le salon du proviseur , et je n'ai pas manqué
15
174 PROJETS D'ÉVASION .
d'appliquer mes oreilles contre le mur, chaque fois
que j'ai pu .
Un jour, un des maîtres est venu se plaindre qu'un
domestique l'avait insulté. Le proviseur n'a fait ni
une ni deux : il appelle le pion Souillard , qui lui
sert de secrétaire : << Monsieur Souillard , il y a
M. Pichon qui se plaint de ce que Jean lui ait parlé in-
solemment devant les élèves ; - il faut que l'un des
deux file . Je tiens à Jean : il nettoie bien les lieux .
M. Pichon est un imbécile qui n'a pas de protections ,
qui achète cent francs de bouquins pour faire son livre
d'étymologie et qui porte des habits qui nous dés-
honorent.
« Ecrivez en marge à son dossier :
<< PICHON. Se commet avec les domestiques - a des
<< habitudes de saleté - sait ses classiques . Rendrait
<< de grands services dans une autre localité. >>
Ah ! vivent les charcutiers , nom d'une pipe !
Et les cordonniers aussi ! vivent les épiciers et les
bouviers !
Vivent les nègres ! ...
Moi , plutôt que d'être professeur , je ferai tout ,
tout, tout !...
Il n'y a donc pas à compter sur Malatestat qui est
à la charcuterie de Modène et il a même laissé intacte
dans son pupitre une boîte de fruits confits qu'on se
partage en retenue.
Je cherche de tous côtés d'autres complices ; je
PROJETS D'ÉVASION . 17.
jette sur la foule des camarades le regard creux du
capitaine. Je fais des ouvertures à plusieurs : ils hé-
sitent. Les uns disent qu'ils ne s'ennuient pas à la
maison , qu'ils s'y amusent beaucoup , au contraire ,
que leur père rigole avec eux , que leur mère a les
mêmes défauts que celle de Malatestat.
<< On ne te bat donc pas ?
Si , quelquefois , mais je suis content ces jours-là;
je suis sûr que le soir on me mènera au spectacle ou
bien qu'on me donnera une pièce de dix sous . Mon
père en est tout embêté , et ils se cherchent des rai-
sons avec ma mère.— C'est toi qui en est cause.— Je
te dis que c'est toi. Tu ne lui as pas fait de mal au
-
moins ! J'ai bien tapé un peu fort , quel brutal je
suis ! >>>
<< Tu lui as fait du mal au moins, » demande ma
mère à mon père , à l'envers de ces parents imbéciles .
« J'espère qu'il l'a senti cette fois ! »>
Et il faut bien avouer que ma mère est logique. Si
on bat les enfants , c'est pour leur bien , pour qu'ils se
souviennent, au moment de faire une faute , qu'ils
auront les cheveux tirés , les oreilles en sang , qu'ils
souffriront , quoi ! ... Elle a un système , elle l'applique .
Elle est plus raisonnable que les parents de ce petit
à qui on donne dix sous quand on lui a envoyé une
taloche ; qui tapent sans savoir pourquoi , et qui re-
grettent d'avoir fait mal .
Je ne comprends pas comment mon camarade
aime tant ses parents , qui sont si bêtes , et ont si peu
d'énergie .
176 PROJETS D'ÉVASION.
Je suis tombé sur une mère qui a du bon sens , de
la méthode .
Je ne trouverai donc personne qui veuille s'enfuir
avec moi !
Ricard ?
Ils sont neuf enfants .
On les fouette à outrance. - Quel bonheur !
-
Je tâte Ricard ; — quand je dis je tâte , je parle au
figuré il me défend de le tâter (il a trop mal aux
côtes) il est sale comme un peigne ; il m'explique
que c'est parce qu'ils sont sales que leur mère les
bat ; mais elle est diablement sale aussi , elle !
Elle les rosse encore parce qu'ils disent des gros
mots ; ils jurent comme des charretiers ; il y a le
petit de cinq ans qui crie toujours : « Crotte pour
toi! »
Il n'y en a qu'un dans la famille qui est bien sage
et qui ne jure pas . C'est celui qui est en classe avec
moi.
On le bat tout de même. Pourquoi donc ?
Parce qu'il ne faut pas faire de préférences dans
les familles , c'est toujours d'un mauvais effet . Les
autres pourraient s'en plaindre.
Puis , « il est là comme une oie. >
»
Il est là comme une oie.— Voilà pourquoi on le bat.
On fouette les autres parce qu'ils font du bruit et
qu'ils jurent et sont grossiers : on le fouette , lui , parce
qu'il ne dit rien et se tient tranquille.
« Il est là comme une oie... »
PROJETS D'ÉVASION. 177
Il a encore une faiblesse , -(qui n'a pas les siennes ! )
- - il pisse
au lit.
Voilà le secret de sa misère , pourquoi il est triste ,
pourquoi sa mère crie toujours qu'elle va lui enlever
la peau de ceci , la peau de cela !
Et ses parents ont l'air de croire que c'est pour
s'amuser, parce qu'il y trouve du plaisir , que c'est
par coquetterie ou défi , un jeu ou une menace , une
fantaisie de talon rouge , un mouvement de désœuvré..
Le malheureux fait pourtant ce qu'il peut , - ce qu'il
fait ne sert à rien . Il se réveille dans le crime , et
on est obligé de mettre ses draps à la fenêtre , tous
les matins .
On lui procure cette honte. Tout le monde sait
sa faute ; comme on sait que le roi est aux Tuileries ,
quand le drapeau flotte au-dessus du château ! …....
Il en pleure de douleur , le pauvre mâtin , il se prive
de tout , exprès , quand il soupe le soir, et boit avec
une paille .
C'est en vain qu'il prie Dieu , la sainte Vierge et
cherche s'il y a un saint spécialement affecté à ce
genre de péché ; il retombe désespéré sous le coup de
torchon de sa mère , qui a une drôle d'expression pour
annoncer que la danse commence. Elle dit de sa
grosse voix , et en levant le fouet :
<«< Ah ! nous allons faire pleurer le lapin! »
Allusion , sans doute (ironique et cruelle) , à la fai-
blesse de son enfant et à l'opération que le chasseur
fait subir au lapin atteint par son plomb meur-
trier.
178 PROJETS D'ÉVASION .
Je le décide . Il fera son hamac lui-même à bord du
navire, et personne ne saura que le lapin a pleuré !
Si je parlais aussi à Vidaljan ?
C'est le fils d'un rat-de- cave ; il reçoit, comme moi ,
des roulées à tout casser.
Encore un qui voudrait être ce que son père ne
voudrait pas qu'il fût : il voudrait être escamoteur.
Il est venu un escamoteur au collège. Les élèves
payaient vingt sous . Vidaljan a eu le malheur d'être
choisi pour monter sur l'estrade et tenir le paquet de
cartes ; il a vu couper le cou à la tourterelle , brûler le
mouchoir ; il a frôlé Domingo , le compère.
<< Pardon , mon ami, qu'avez-vous là dans votre
poche? >>
Et on a retiré de sa poche une perruque.
<< Vous portez donc vos économies dans vos che-
veux? »
Et on râfle sur sa tête une pièce de cinq francs .
<< Maintenant, mon ami, je vous remercie. >>
Il est descendu à sa place devant tout le collège ,
entouré, questionné , envié ; sa classe crève de jalousie.
Pourquoi est-ce lui qu'on a pris ? Qui l'a fait choisir?
« Il a de la chance, » a dit Ricard aîné, qui pense
que, la nuit prochaine ...
Depuis cette soirée où il a eu son rôle , éclairé par
toutes les bougies du sorcier, objet de l'attention de
j
la foule , dévoré par les regards des grands et des
moyens , depuis ce jour-là, la résolution de Vidaljan
PROJETS D'ÉVASION. 179
est prise , sa vocation est décidée : il va se mettre au
travail tout de suite . Il a toujours eu un penchant
pour l'escamotage !
C'est le plus grand chippeur du collège ; il aimait
déjà à fouiller dans les pupitres , et il savait retirer un
crayon de dessus l'oreille d'un camarade , sans que le
camarade s'en doutât . Il savait couper une orange en
huit et cacher une pièce dans le coin d'un mouchoir .
Il escamotait déjà la toupie , l'agate et la plume à
tête de mort. Il avait une collection de petits dessins
cueillie à l'aide de fausses clefs dans les boîtes des
copains .
Non qu'il aimât les arts , mais il se plaisait à faire
de la serrurerie sournoise et à passer sa main entre
les fentes . Il volait les cahiers de punition et les listes
de places dans la poche des maîtres . Il avait une fois
subtilisé le portefeuille d'un professeur , et les secrets
de M. Boquin avaient été à la merci des moutards
pendant huit jours .
Le pauvre Boquin en avait manqué un mariage et
failli perdre sa place.
Vidaljan avait apporté aussi des améliorations dans
la plume à pensums : il était parvenu à ficeler quatre
becs ensemble , ce qui ne s'était jamais vu encore , de
l'aveu même de Gravier , qui avait été trois mois en
pension à Paris , et il écrivait quatre vers de Virgile à
la fois.
Déjà porté à l'escamotage , il eut la tête tournée par
la magie blanche .
Il acheta les Secrets du petit Albert. Nous le vimes
180 PROJETS D'ÉVASION .
avec des gobelets et des muscades, avec des crapauds
séchés et des coquilles d'œufs vides .
Il fabriquait de la poudre .
C'est ce qui me décida à m'adresser à lui , — malgré
l'espèce de défiance que m'inspiraient ses habitudes.
Il avait , deux jours auparavant, failli être assommé
par l'auteur de ses jours , qui avait appris qu'au lieu de
faire ses devoirs son fils se livrait à la mécanique ; et ,
en retournant le lit de son enfant, la mère avait trouvé
des peaux de serpent et des punaises de cuivre mê-
lées aux punaises de famille.
Je lui offris d'être mon lieutenant.
Il accepta . Ricard aussi. 1
Mais, au jour fixé , le drapeau flotte à la fenêtre de
Ricard , et il me jette par cette fenêtre un papier , ur
peu humide, qui me donne de douloureux détails . Il
a été criminel plus que de coutume et on l'a battu plus
que jamais ; il ne peut pas se traîner.
Et Vidaljan ? - Il n'est pas au rendez-vous. Les élèves
arrivent l'un après l'autre , la cloche sonne , on entre,
il n'est pas là. Que s'est-il passé ?
Je vais du côté de sa maison en me cachant , je ren-
contre des commères qui racontent que le quartier a
failli sauter, et le fils Vidaljan avec. « Il a laissé tom-
ber une allumette sur une écuelle où il faisait de la
poudre. C'est un petit vaurien qui lui avait mis ça
dans la tête , le petit de cette dame qui marchande
toujours , vous savez, et qui a son châle collé sur le
dos comme une limande Vingtrou, Vingtras... On
PROJETS D'ÉVASION. 181
doit être en train de le chercher. J'espère qu'on le
fichera en prison .
Mais le voilà, je le reconnais , » crie une commère ,
qui m'aperçoit tout d'un coup dans le coin où j'étais
courbé, et d'où j'essayais de filer.
On s'empare de moi. On me ramène à la maison.
Ma mère m'en donna une volée !
Elle ne s'arrêta que quand j'eus promis sur tous les
saints du paradis de ne plus m'échapper .
Et Vidaljan? - Il guérit et ne fit plus de poudre .
Et Ricard aîné? -- La peur qu'il eut en apprenant
l'accident de Vidaljan lui fit une révolution et il ne
pissa plus au lit.
C'est toujours ça.
46
XVI
UN DRAME
Madame Brignolin , une voisine , est devenue une
amie de la maison .
C'est une petite créature potelée , vive , aux yeux
pleins de flamme ; elle est gaie comme tout , et c'est
plaisir de la voir trottiner, rigoler , coqueter , se pen-
cher en arrière pour rire , tout en lissant ses cheveux !
d'un geste un peu long et qui a l'air d'une caresse ! et
elle vous a des façons de se trémousser qui paraissent
singulières à mon père lui-même , car il rougit , pâlit ,
perd la voix , et renverse les chaises .
Drôle de petite femme ! Elle a trois enfants .
Elle conduit et élève tout cela avec une activité fié-
vreuse, elle ne fait qu'aller, venir; habillant l'un ,
savonnant l'autre , plantant une casquette sur cette
binette , un bonnet sur ce bout de crâne, recousant les
culottes , repassant les robes, mouchant celui- ci , net-
toyant celle -là . Toujours en l'air !
Le soir, elle sort un peignoir frais , et fait un bout
de musique , devant un vieux piano à queue ; à la fin
UN DRAME. 183
de chaque morceau, elle en arrache un boum grave du
côté des notes graves et un hi flûté du côté des notes
minces. Boum, boum, hi hi....
<< Monsieur Vingtras , vous êtes triste comme un
bonnet de nuit , c'est que vous ne vous êtes pas fait
raser, voyez-vous ! Revenez demain en sortant de chez
le coiffeur. Je vous embrasserai ; vous me donnerez.
l'étrenne de votre barbe . >>
Et en même temps elle passe près de lui , met sa
main sur sa main , le frôle avec sa jupe. Elle lui prend
le bras même , et lui donne sa ceinture à presser.
« Valsons , » dit-elle .
Et avançant , d'un air joyeux, ses petits pieds hardis ,
le buste rejeté en arrière , les cheveux flottants, elle
entraîne son cavalier ; un ou deux tours dans la cham-
bre trop étroite, et elle va retomber, en riant , sur
une chaise qui crie, devant mon père qui ne dit rien .
Puis elle file du côté de la cuisine où l'on a entendu
du bruit.
C'est la fillette qui est à terre ; c'est le gamin qui a
cassé une cruche ; elle roule comme un tourbillon de
mousseline , s'engouffre, disparaît, revient , tapageuse
et folle , serrant ses deux mains à plat , penchée pour
mieux rire, et secouant sa jolie tête , en racontant
quelque aventure salée arrivée à un de ses rejetons.
Elle trouve encore moyen d'effleurer et de bousculer
M. Vingtras en passant .
M. Brignolin est rarement là ; c'est un savant. Il
184 UN DRAME.
est associé dans une fabrique de produits chimiques ,
et il a déjà inventé un tas de choses qui font bouillir
ses fourneaux et sa marmite : il est toujours dans les
cornues, et j'ai même remarqué que l'on riait quand
on disait ce mot-là.
Il y a une cousine dans la maison : mademoiselle
Miolan.
Elle a vingt ans douce , complaisante et pâle, pâle
comme la cire , et j'entends dire tout bas qu'elle va
bientôt mourir.
Madame Brignolin est pleine de bonté pour elle ,
nous l'aimons tous ; nous jouons aux cartes et aux dés
sur ses genoux ; elle nous fait des cocardes avec des
bouts de rubans , - elle est si habile de ses doigts
maigres ! elle a dans une poche un portefeuille à coins
de nacre , la seule chose qu'elle nous empêche de tou-
cher : « c'est là qu'est mon cœur >» , a-t-elle dit
un jour, et l'on raconte qu'elle meurt d'un amour
perdu.
Le jour où madame Brignolin contait cela , mon
père était près d'elle . Ma mère était absente. Je tour-
nai la tête j'entendis un soupir , et , quand je regar-
dai , je vis madame Brignolin qui avait les mains sur
celles de mon père et les yeux dans ses yeux ! Il avait
l'air gêné, lui ; elle souriait doucement , et elle lui dit :
<< Grand bête ! »>
Je devinai que je les embarrassais et ils jetèrent sur
moi , tous les deux en même temps , un regard qui
voulait dire : « Pas devant lui , » ou « Pourquoi est-il
UN DRAME. 185
là ? » Je n'ai jamais oublié ce « grand bête ! » si tendre
et ce geste si doux .
Pour mademoiselle Miolan , on a loué un bout de
campagne, où l'on va passer deux ou trois heures le
soir, après le collège ; où l'on dépense , quand il fait
beau, toute la journée du dimanche.
Les belles heures pour les petits Brignolin et moi !
Les environs de la maison de plaisance ne sont pas
beaux , -- c'est au bout d'un chemin désert , noir de
charbon, jaune de sable , gris de poussière , qui sent
le brûlé, a des odeurs de cendre , sur lequel les sou-
liers s'écorchent et les voitures crient. Il y a une mine
là-bas et deux briqueteries qui montrent leurs toits
plats dans le vide des champs ; - l'herbe est maigre
et roussie , elle traîne par places comme des restes de
poil sur un dos de chameau ; il y a des débris de coke
et de briques , rougeâtres et ternes comme des gru-
meaux de sang caillé ; mais nous entassons tout cela
en forme de portiques et de cabanes , et nous faisons
des trous dans la terre ; on y allume du feu , l'on
souffle , et la flamme brille , la fumée tourne dans le
vent . Cela sent le travail , rappelle Robinson , on est
seul dans cette vaste plaine - comme si l'on devait
vivre sans le secours des villes on parle comme des
hommes , et comme des hommes on a l'émotion que
donne toujours le silence .
Quand on est las de cette nature muette et vide ,
quand le froid de la nuit descend , quand les bruits
tombent un à un comme des pierres dans un gouffre ,
16.
186 UN DRAME .
on revient vers la petite maison qui est coiffée de
rouge et chaussée de vert.
Il y a un jardinet , deux arbres , des carrés de pen-
sées , un soleil.
Ces pensées , je les vois encore , avec leurs prunelles
d'or , et leurs paupières bleues, je sens le velours de
leurs feuilles , et je me rappelle qu'il y avait une touffe
dont je prenais soin ; il en reste encore des pétales
dans un vieux livre où je les avais mises .
Quelquefois la maison s'allume , et nous voyons de
loin la lampe qui luit comme une étoile.
Ces dames et mon père improvisent un souper de
fruits, avec du lait et du pain noir . On est allé cher-
cher tout cela dans le fond du village. -— Quel calme !
J'en ai des larmes de félicité dans les yeux.
Le dimanche, c'est un brouhaha ! Nous portons les
provisions . Madame Brignolin met un tablier blanc ,
ma mère retrousse sa robe , et mon père aide à éplu-
cher les légumes . - On nous jette , à nous , quelques
carottes crues à grignoter, et nous aidons pour la
cuisine , nous faisons tourner le poulet devant le feu
de braise (en arrêtant en route les larmes de jus) ;
nous embrouillons tout, nous troublons tout , nous
cassons tout , personne ne s'en plaint.
C'est un bruit de casseroles et d'assiettes , puis un
bruit de mâchoires, puis un bruit de bouchons ! -
Au dessert, on goûte au vin blanc mousseux.
On trinque, on retrinque.
UN DRAME. 187
C'est toujours à la santé de madame Vingtras qu'on
boit d'abord !
Elle répond toute rouge de joie son sang de pay-
sanne coule plus libre dans cette atmosphère de cam-
pagne , avec ces petites odeurs de cabaret et ces vues
de fermes dans le lointain !
A peine elle pense à mon pantalon que je dois re-
trousser, à mes chaussures neuves qui ont des boulets
de boue . Madame Brignolin , d'ailleurs , l'en empêche .
<< Il faut que tout le monde s'amuse ! » dit-elle en lui
fermant la bouche et en la tirant par le bras pour l'en-
traîner à la promenade ou au jardin.
C'est mon père qui paraît heureux !
Il joue comme un enfant ; c'est lui qui fait le pôt
aux quatre coins , qui pousse la balançoire quand on
est las de jouer , il chante (il a un filet de voix) . Ma-
dame Brignolin lance après lui des chansons du Midi.
Ma mère ---- paysanne dit : « Ça, c'est des airs
de freluquets , » et elle entonne en auvergnat :
Digue D'janette ,
Te vole marigua
Laya !
Vole prendre un homme !
Que sabe trabailla,
Laya!
« Laya! » reprend madame Brignolin en esquissant
à son tour une pose de danse - rien qu'un geste , la
tête renversée, le buste pliant, et puis tout d'un coup
un ramassis de jupes , un rejeté de hanche !
188 UN DRAME .
Elle tape du pied, fait claquer ses doigts , et elle a
l'air enfin de s'évanouir avec les lèvres entr'ouvertes ,
par ой passe un souffle qui soulève sa poitrine ; elle
est restée un moment sans rire , mais elle repart bien
vite dans un accès de gaieté qui mêle la cachucha et
a bourrée, l'espagnol et l'auvergnat ,
La madone et la fouchtra,
Laya !
« Qu'est-ce que cela veut dire? » demande M. Bri-
gnolin, un positif, qui vient de temps en temps pour
le malheur des sauces .
Il essaie des jus concentrés basés sur la chimie , qui
sentent le savant et gâtent le dîner.
On joue, il embrouille le jeu , ne devine ja-
mais !
Il l'est toujours .
<< C'est lui qui l'est ! »
Madame Brignolin dit cela d'une drôle de façon et
presque toujours en regardant mon père ; puis elle
ajoute en secouant son mari :
<«< Allons , tu n'es bon qu'à donner le bras ; prends
le bras de madame Vingtras . Monsieur Vingtras,
voulez-vous me donner le vôtre ? Jacques , toi, tu
seras avec mademoiselle Miolan. »
Pauvre fille ! tandis que nous jouons et faisons ta-
page, elle est souvent prise d'un serrement de cœur ou
d'une quinte de toux qui amène le sang à ses joues,
puis la laisse retomber sur l'oreiller qui rembourre sa
UN DRAME. 189
chaise longue ; - elle sourit tout de même et elle se
fâche quand nous voulons nous taire à cause d'elle .
<« Non , non, amusez-vous , je vous en prie . Cela me
fait plaisir, cela me fait du bien , amusez- vous . »
Sa voix s'arrête , mais son geste continue et nous
dit :
<<< Amusez-vous ! >>
CHÔMAGE
La vie change tout d'un coup .
J'ai été jusqu'ici le tambour sur lequel ma mère a
battu des rrra et des fla , elle a essayé sur moi des
roulées et des étoffes , elle m'a travaillé dans tous les
sens , pincé, balafré , tamponné , bourré , souffleté ,
frotté, cardé et tanné , sans que je sois devenu idiot ,
contrefait, bossu ou bancal, sans qu'il m'ait poussé
des oignons dans l'estomac ni de la laine de mouton
sur le dos après tant de gigots pourtant !
A un moment , son affection se détourne . Elle se
relâche de sa surveillance .
On n'entendait jadis que pif, paf, v'lan , v'lan et allez
donc ! - On m'appelait bandit , sapré gredin ! - Sapré
pour sacré ; elle disait aussi , bouffre pour bougre.
Depuis treize ans , je n'avais pas pu me trouver de-
vant elle cinq minutes - non , pas cinq minutes, sans
la pousser à bout, sans exaspérer son amour.
Qu'est devenu ce mouvement , ce bruit, le train-train
des calottes?
190 UN DRAME.
Je ne détestais pas qu'on m'appelât bandit , gredin ;
j'y étais fait , -
– même cela me flattait un peu .
Bandit ! - comme dans le roman à gravures .
Puis je sentais bien que cela faisait plaisir à ma mère
de me faire du mal ; qu'elle avait besoin de mouve-
ment et pouvait se payer de la gymnastique sans aller
au gymnase , où il aurait fallu qu'elle mît un petit pan-
talon et une petite blouse. Je ne la voyais pas
bien en petite blouse et en petit pantalon.
Avec moi , elle tirait au mur ; elle faisait envoler le
pigeon , elle gagnait le lapin , elle amenait le grena-
dier.
Je vis donc depuis quelque temps , sans rien qui me
rafraîchisse ou me réchauffe , comme la gerbe qui
moisit dans un coin , au lieu de palpiter sous le fléau ,
comme l'oie qui , clouée par les pattes, gonfle devant
le feu.
Je n'ai plus à me lever pour aller cible résignée
vers ma mère ; je puis rester assis tout le temps !
Ce chômage m'inquiète.
Rester assis , c'est bien , ― mais quand on retour-
nera aux habitudes passées , quand l'heure du fouet
sonnera de nouveau , où en serai -je ? Les délices de
Capoue m'auront perdu je n'aurai plus la cuirasse
de l'habitude , le caleçon de l'exercice, le grain du
cuir battu !
Que se passe-t-il donc?
Je ne comprends guère , mais il me semble que ma-
}
UN DRAME . 191
dame Brignolin est pour quelque chose dans cette
tristesse noire de la maison , dans cette colère blanche
de ma mère .
Ma mère reste de longues soirées sans rien dire , les
yeux fixes et les lèvres pincées . Elle se cache derrière
la fenêtre et soulève le rideau , elle a l'air de guetter
une proie.
<< Vous ne voyez plus madame Brigolin ? lui de-
mande un jour une voisine.
Si , si !
.Il y a un peu de froid ?
- Non , non ! ... nous allons même à la campagne
ensemble, dimanche prochain. >>
En effet , j'ai entendu parler d'une partie qui est
comme une réconciliation après quelques semaines de
froideur ; j'ai aussi distingué quelques mots que ma
mère a prononcés tout bas : « N'avoir l'air de rien , les
laisser seuls , venir à pas de loup ... »
On se fait de nouveau des amitiés , on se voit le jeudi
et l'on combine tout pour le dimanche .
J'avais justement gobé une retenue !
J'avais laissé tomber un morceau de charbon en
pleine classe du charbon ramassé près de la maison
de campagne. J'avais entendu M. Brignolin dire qu'il
y avait du diamant dans les éclats de mine ; et depuis
ce jour-là, je ramassais tous les morceaux qui avaient
une veine luisante , un point jaune.
Le professeur crut à une farce , - me voilà pincé !
192 UN DRAME.
forcé de rester en ville ce dimanche-là, pour aller à
une heure faire ma retenue - dans l'étude des in-
ternes , au lycée même.
Adieu la maison de campagne !
Je les vis partir avec les paniers de provisions.
Les dames avaient mis ce jour-là des robes neuves .
Madame Brignolin était charmante : un peu décol-
letée , avec une écharpe à raies bleues , des bottines
prunelle , et elle sentait bon mais bon !
Ma mère étrennait un châle vert qui criait comme
un damné à côté de la robe de mousseline fraîche à
pois roses , qui faisait brouillard autour de madame
Brignolin.
On m'avait tracé mon programme . Je devais déjeu-
ner avec des haricots à l'huile , aller en retenue — puis
me rendre chez l'économe , M. Laurier , qui me ferait
dîner à sa table .
« C'est plus que tu ne mérites , » m'avait dit ma
mère .
Cette perspective était assez flatteuse pour que le
regret de ne point aller à la maison de campagne ne
fût pas trop grand ; et j'acceptai mon sort de bon
cœur .
Je mangeai les haricots à l'huile , j'allai jouer aux
billes avec des petits ramoneurs que je connaissais . ---
J'arrivai à la retenue en retard et couvert de suie , ―
je trouvai moyen, sous prétexte de besoins urgents,
d'aller flâner dans le gymnase , où je décrochai un
trapèze et faillis me casser les reins ; je bâclai mon
UN DRAME. 193
pensum , bus un peu d'encre , et six heures arrivè-
rent.
La retenue était finie , on nous lâcha , je montai chez
M. Laurier.
<< Te voilà , gamin ?
- Oui, M'sieu .
- Toujours en retenue , donc !
- -Non , M'sieu !
Tu as faim ?
-Oui, M'sieu !
- Tu veux manger?
- Non , M'sieu ! >>
Je croyais plus poli de dire non : ma mère m'avait
bien recommandé de ne pas accepter tout de suite , ça
ne se faisait pas dans le monde. On ne va pas se jeter
sur l'invitation comme un goulu , « tu entends ; » et
elle prêchait d'exemple.
Nous avions dîné quelquefois chez des parents d'é-
lèves.
<< Voulez-vous de la soupe , Madame ?
- Non, si , comme cela , très peu...
-Vous n'aimez pas le potage?
--Oh ! si , je l'aime bien , mais je n'ai pas faim ...
- Diable ! pas faim , déjà ! >>
« Tu dois toujours en laisser un peu dans le fond . >>
Encore une recommandation qu'elle m'avait faite.
En laisser un peu dans le fond .
C'est ce que je fis pour le potage , au grand éton-
nement de l'économe , qui avait déjà trouvé que j'étais
17
194 UN DRAME.
très bète en disant que j'avais faim , mais que je ne
voulais pas manger.
Mais moi , je sais qu'on doit obéir à sa mère - elle
connaît les belles manières , ma mère , - j'en laissé
dans le fond , et je me fais prier.
L'économe m'offre du poisson . Ah ! mais non !
Je ne mange pas du poisson comme cela du premier
coup , comme un paysan.
<<« Tu veux de la carpe?
- Non , M'sieu !
- Tu ne l'aimes pas ?
Si , M’sieu ! »
Ma mère m'avait bien recommandé de tout aimer
chez les autres ; on avait l'air de faire fi des gens qui
vous invitent, si on n'aimait pas ce qu'ils vous ser-
vaient.
<<< Tu l'aimes ? eh bien ! »
L'économe me jette de la carpe comme à un niais,
qui y goûtera s'il veut, qui la laissera s'il ne veut pas .
Je mange ma carpe - difficilement.
Ma mère m'avait dit encore : « Il faut se tenir écarté
de la table ; il ne faut pas avoir l'air d'être chez soi ,
de prendre ses aises . » Je m'arrangeais le plus mal
possible , --- ma chaise à une lieue de mon assiette ;
je faillis tomber deux ou trois fois.
J'ai fini mon pain !
Ma mère m'a dit qu'il ne fallait jamais « demander , >>
les enfants doivent attendre qu'on les serve .
J'attends ! mais M. Laurier ne s'occupe plus de moi
UN DRAME . 195
- il m'a lâché , et il mange , la tête dans un journal .
Je fais des petits bruits de fourchette , et je heurte
mes dents comme une tête mécanique. Ce cliquetis à
la Galopeau , à la Fattet , le décide enfin à jeter un
regard , à couler un œil par-dessous le Censeur de
Lyon, mais il voit encore de la carpe dans mon assiette ,
avec beaucoup de sauce.
J'ai le cœur qui se soulève , de manger cela sans
pain , mais je n'ose pas en demander !
Du pain, du pain !
J'ai les mains comme un allumeur de réverbères ,
je n'ose pas m'essuyer trop souvent à la serviette .
« On a l'air d'avoir les doigts trop sales , m'a dit ma
mère , et cela ferait mauvais effet de voir une serviette
toute tachée quand on desservira la table . >>
Je m'essuie sur mon pantalon par derrière , - - geste
qui déconcerte l'économe quand il le surprend du
coin de l'œil . - Il ne sait que penser !
« Ça te démange?
- Non , M'sieu !
Pourquoi te grattes-tu?
- - Je ne sais pas . »
Cette insouciance , ces réponses de rêveur et ce fata-
lisme mystique , finissent , je le vois bien , par lui in-
spirer une insurmontable répulsion .
« Tu as fini ton poisson?
- Oui, M'sieu ! »
M. Laurier m'ôte mon assiette et m'en glisse une
autre avec du riz de veau et de la sauce aux cham-
pignons.
196 UN DRAME.
<< Mange, voyons , ne te gêne pas , mange à ta faim . »
>
Ah ! puisque le maître de la maison me le recom-
mande ! et je me jette sur le riz de veau .
Pas de pain ! pas de pain !
Le veau et le poisson se rencontrent dans mon es-
tomac sur une mer de sauce et se livrent un combat
acharné .
Il me semble que j'ai un navire dans l'intérieur, un
navire de beurre qui fond , et j'ai la bouche comme
si j'avais mangé un pot de pommade à six sous la
livre !
Le dîner est fini : il était temps ! M. Laurier me
renvoie, non sans mettre son binocle pour regarder
les dessins dont j'ai tigré mon pantalon bleu ; le repas
finit en queue de léopard.
7 heures et demie.
Je suis étendu tout habillé sur mon lit ; un bout de
lune perce les vitres ; pas un bruit !
J'ai la tête qui me brûle, et il me semble qu'on m'a
cassé le crâne d'un côté .
Je me souviens de tout du pain qui manquait , du
poisson qui nageait , du veau qui tétait ...
Ça ne fait rien ; je puis me rendre cette justice, que
j'ai au moins conservé les belles manières . J'ai souf-
fert, mais je suis resté loin de la table , je n'ai pas eu
l'air de mendier mon pain ; j'ai été fidèle aux leçons
de ma mère.
9 heures.
Deux heures de sommeil ; le mal de tête est parti.
UN DRAME. 197
Si je voyais un veau dans la chambre , je sauterais
par la fenêtre ; mais ce n'est pas probable , et je rê-
vasse en me déshabillant.
10 heures.
J'avais allumé la chandelle , et je lisais ; mais la
chandelle va finir , il n'en reste plus qu'un bout pour
mes parents quand ils rentreront .
Je monte dans ma soupente. Je couche dans une
soupente à laquelle on arrive par une petite échelle ;
on y étouffe en été , on y gèle en hiver ; mais j'y suis
libre , tout seul, et je l'aime, ce cabinet suspendu , où
je peux m'isoler, dont les murs de bois ont entendu
tous les murmures de mes colères et de mes douleurs .
Minuit.
Je m'étais assoupi ! - Je me suis réveillé brusque-
ment !
Un bruit confus , des cris déchirants , - un surtout
qui m'entre au cœur et me le fend comme un coup de
couteau. C'est la voix de ma mère...
Je saute au bas de l'échelle , en chemise ; l'échelle
n'était pas accrochée et je tombe avec fracas . Je me
suis presque fendu le genou sur le carreau .
C'est dans l'escalier que le drame se passe ; entre
ma mère qui est renversée sur la rampe, les yeux ha-
gards , et mon père qui la tire à lui , pâle , échevelée.
Je me jette en pleurant au milieu d'eux . Qu'y
a-t-il ?
17.
198 UN DRAME.
Je veux crier.
<< Non, non ! fait mon père en me fermant la bou-
che , non ! >> ― Il me brise presque les dents sous son
poing. - << Non, non ! >» Il y a autant de colère que
de terreur dans sa voix .
Je me penche sur ma mère évanouie ; j'inonde sa
face de mes larmes. C'est bon , il paraît, des larmes
d'enfant qui tombent sur les fronts des mères ! La
mienne ouvre tout d'un coup les yeux, et me recon-
naît, elle dit : «< Jacques ! Jacques ! » - Elle prend ma
main dans sa main , et elle la presse . C'est la première
fois de sa vie .
Je ne connaissais que le calus de ses doigts , l'acier
de ses yeux et le vinaigre de sa voix : en ce moment,
elle eut une minute d'abandon , un accès de tendresse ,
une faiblesse d'âme , elle laissa aller doucement sa
main et son cœur .
Je sentis à ce mouvement de bonté que lui arra-
chait l'effroi dans cet instant suprême , je sentis que
tous les gestes bons auraient eu raison de moi dans la
vie.
<< Retourne te coucher, » m'a dit mon père.
J'y retourne glacé, j'ai attrapé froid sur les dalles
de l'escalier , puis dans la grande chambre , avec les
fenêtres ouvertes , pour que la malade eût de l'air !
Qu'est-il donc arrivé ?
Mon cœur aussi a son orage , et je ne puis assem-
bler deux pensées , réfléchir dans ma fièvre ! Les heu-
res tombent une à une.
UN DRAME . 199
Je regarde mourir la nuit , arriver le matin ; une
espèce de fumée blanche monte dans le ciel .
J'ai vu, comme un assassin , passer seules en face
de moi les heures sombres ; j'ai tenu les yeux ouverts
quand les autres enfants dorment ; j'ai regardé en face
la lune ronde et sans regard comme une tête de fou ;
j'ai entendu mon cœur d'innocent qui battait au-
dessus de cette chambre silencieuse . Il a passé un
courant de vieillesse sur ma vie , il a neigé sur
moi . Je sens qu'il est tombé du malheur sur nos
têtes !
Qu'est-il arrivé ? je voudrais le savoir.
J'ai connu souvent des situations douloureuses ;
mais je n'ai jamais tremblé comme je tremblais ce jour-
là, quand je me demandais comment on allait m'ac-
cueillir , de quel œil me regarderait mon père qui
avait dit si pâle : « Non , non , n'appelle pas ! »
J'avais peur qu'ils eussent honte devant moi.
Je cherchais quel visage il fallait qu'eût leur fils ,
quels mots je devais dire , s'il ne serait pas bon d'aller
les embrasser . Mais par qui commencer ?
Et je frissonnais de tous mes membres... chose
bizarre , plus effrayé d'être gauche , d'avancer , ou
de pleurer à faux , qu'effrayé du drame inconnu dont
je ne savais pas le secret.
C'est ainsi quand on n'est point sûr du cœur des
siens et qu'on craint de les irriter par les explosions
de sa tendresse ; instinctivement on sent qu'il ne faut
pas à ces douleurs un accueil cruel , le cœur ne saurait
200 UN DRAME.
l'oublier et il garderait, noire ou rouge , une tache ou
une plaie , une tristesse ou une colère.
Aussi on hésite , on recule !
1
Ne rien dire ? ― Mais ils peuvent vous accuser
d'être méchant puisque vous ne semblez pas ému
de leur douleur ! Parler ? Mais ils vous en vou-
dront de ce que vous avez souligné leur faute ou
leur crime, de ce que vous avez le matin , réveillé par
vos larmes , vos simagrées - des fantômes qui
devaient mourir avec le dernier cri , le premier
soleil !
Et je ne savais que faire !
Il y avait longtemps que c'était le matin . - · Mon
père se levait d'ordinaire à sept heures afin d'être prêt
pour la classe de huit heures. Je me levais aussi.
Je fis comme toujours ; je m'habillai , mais lentement ,
et ne mis pas mes souliers ; j'attendis assis sur mon lit.
Il ne venait aucun bruit de leur chambre : un si-
lence de mort .
Enfin , au quart avant huit heures mon père m'ap-
pela.
Il ne parut point étonné de me trouver tout prêt :
à travers la porte il me demanda du papier et de
l'encre ; écrivit une lettre au censeur et une autre à
un médecin, et me chargea de les porter .
<< Tu reviendras dès que tu les auras remises .
-
Je n'irai pas en classe ?
- Non , il faut soigner ta mère malade. Si le cen-
seur te demande ce qu'elle a , tu lui diras qu'elle a
UN DRAME . 201
été prise de frayeur dans la campagne , et qu'elle est
au lit avec la fièvre... »
Il disait cela sans paraître trop ému , avec un peu
de vulgarité dans la tournure , ―― il traînait ses pan-
toufles sur le parquet , et rajustait son pantalon .
Que s'était-il passé ?
Je ne l'ai jamais bien su . A des cris qui échappèrent
dans des orages , à des éclats de querelles que mes
oreilles recueillirent, je crus comprendre que ma
mère s'était mise en embuscade et avait surpris ma-
dame Brignolin causant bas avec mon père au détour
du jardin , dans ce dimanche de malheur !
Il s'en était suivi une scène de jalousie et de bataille ,
il paraît, et qui s'était continuée jusqu'au milieu de
la nuit , jusqu'à l'heure où je les avais vus revenir.
Je ne pouvais questionner personne ; d'ailleurs , le
souvenir seul de ce moment m'obsédait comme
un mal , et je le chassais au lieu d'essayer de le
savoir !
Savoir quoi ? Ce qui était fait était fait !
Je suis peut-être le plus atteint , moi , l'innocent, le
jeune , l'enfant !
Mon père , depuis ce jour-là (est- ce la fièvre ou le
remords , la honte , ou le regret ?) mon père a changé
pour moi. Il avait jusqu'ici vécu en dehors du foyer,
par la raison ou sous le prétexte qu'il avait à donner
des répétitions au collège et à assister à quelques
conférences que faisait le professeur de rhétorique,
pour les maîtres qui r'étaient pas agrégés.
202 UN DRAME.
Il reste à la maison , maintenant, quatre fois sur
six ; il y reste , le sourcil froncé , le regard dur , les
¹èvres serrées , morne et pâle , et un rien le fait écla-
ter et devenir cruel.
Il parle à ma mère d'une voix blanche , qui soupire
ou qui siffle ; on sent qu'il cherche à paraître bon et
qu'il en souffre ; il lui montre une politesse qui fait
mal et une tendresse fausse qui fait pitié.
Il a le cœur ulcéré , je le vois .
Oh ! la maison est horrible ! et l'on marche à pas
lents , et l'on parle à voix basse.
Je vis dans ce silence et je respire cet air chargé de
tristesse.
Quelquefois , je trouble cette paix de mes cris.
Mon père a besoin de rejeter sur quelqu'un sa
peine et il fait passer sur moi son chagrin , sa co-
lère. Ma mère m'a lâché , mon père m'empoigne .
Il me sangle à coups de cravache , il me rosse à
coups de canne sous le moindre prétexte , sans que je
m'y attende bien souvent , je le jure , sans que je le
mérite.
J'ai gardé longtemps un bout de jonc qu'on me
cassa sur les côtes et auquel j'avais machinalement
emmanché une lame , je m'étais dit que si jamais je
me tuais, je me tuerais avec cela. - Et j'ai eu l'idée
de me tuer une fois !
Voici à quelle occasion.
Mon père rentre brusque et pâle, et me prenant
par le bras qu'il faillit casser :
UN DRAME. 203
« Gredin ! dit- il entre ses dents , je vais te laisser
pour mort sur le carreau ! »
-
J'entrevis un supplice et justement , j'étais à
peine guéri d'une dernière correction qui m'avait
rompu les membres .
Il prétendit que chez le proviseur, au moment où
l'on traitait la question des boursiers et des non-
payants , quand on était arrivé à mon nom , le provi-
seur, s'avançant , lui avait dit :
<< Monsieur Vingtras , votre fils pourrait tenir dans
la classe un autre rang que celui qu'il tiént , s'il tra-
vaillait. Nous vous conseillons de vous occuper de
lui... entendez-vous ?
- C'est toi , misérable , qui me fais avoir des repro-
ches du proviseur ? » et il se jeta sur moi avec fureur .
Ce furent de véritables souffrances , mais mon
chagrin était bien plus grand que mon mal !
Quoi ! j'étais pour quelque chose dans son avenir ,
je serais cause qu'on le déplacerait par disgrâce , ou
peut-être qu'on le destituerait ! Je me donnai sur la
poitrine , en mea culpa , des coups plus forts que ceux
de ses poings fermés , et je me serais peut- être tué ,
tant j'étais désespéré , si je n'avais pensé à réparer le
mal que mon père m'accusait d'avoir fait.
Je me mis à travailler bien fort, bien fort ; on ne me
punissait plus au collège, mais à la maison , on me
battait tout de même.
J'aurais été un ange qu'on m'aurait rossé aussi bien
en m'arrachant les plumes des ailes , car j'avais résolu
de me raidir contre le supplice , et comme je dévorais
204 UN DRAME.
mes larmes et cachais mes douleurs , la fureur de mon
père allait jusqu'à l'écume.
Deux ou trois fois , je dus pousser des cris comme
en poussent ceux qu'on tue en leur arrachant l'âme :
il en fut épouvanté lui - même ! mais il recommençait
toujours, tant il avait la pensée malade , l'esprit noir .
- Il croyait vraiment que j'étais un gredin , je le
pense. - Il voyait tout à travers le dégoût ou la
fureur !
Quelquefois , c'est plus affreux encore , - ma mère
intervient ; - et elle qui m'a calotté à outrance, ac-
cuse mon père de barbarie !
<< Tu ne toucheras pas cet enfant ! »
De temps en temps ils se raccommodent et me bat-
tent tous deux à la fois ! Les raccommodements
durent peu .
Je suis bien malheureux, mais j'ai toujours à cœur
le reproche sanglant de mon père, et je me dis que
je dois expier ma faute , en courbant la tête sous les
coups et en bûchant pour que sa situation universi-
taire déjà compromise ne souffre pas encore de ma
paresse !
Je fais tous ce que je peux : je me couche quelque-
fois à minuit, et même ma mère , qui jadis m'accusait
de dormir trop tôt, m'accuse maintenant de brûler
trop de chandelle : « Et pourquoi faire ? Des singe-
ries , tout ça. »
Mon père prétend que je lis des romans en cachette ,
on ne me sait pas gré du mal que je me donne , et
UN DRAME. 205
c'est à peine si l'on paraît content de ce que j'ai de
bonnes places , car j'ai repris la tête et je suis le pre-
mier de la classe .
Pour arriver à cela , quelles heures ennuyeuses j'ai
passées !
Ce Gradus ad Parnassum où je cherche les épithètes
de qualité , et les brèves et les longues , ce sale bou-
quin me fait horreur !
Mon Alexandre a les coins mangés ; c'est moi qui
les ai mordus de rage et j'ai de son cuir dans l'esto-
mac .
Tout ce latin , ce grec , me paraît baroque et
barbare ; je m'en bourre , je l'avale comme de la
boue .
Je ne cause pas , je ne bavarde plus ; on m'aimait
davantage avant , et j'entends qu'on dit par der-
rière :
<< C'est parce que son père lui donne des danses . >>
On dit aussi :
<< Ne trouvez-vous pas qu'il est devenu sournois et
qu'il a l'air sainte- nitouche ? »
J'ai été premier en je ne sais plus quoi , et le pre-
mier porte les compositions au proviseur , mais il est
en conversation particulière avec quelqu'un et l'on
me dit d'attendre dans le cabinet voisin celui d'où
l'on entend tout.
On parlait de nous.
<< Nous ne disons rien de l'affaire Vingtras , c'est
er tendu?
18
206 UN DRAME.
―― Non , rien , ce serait lui faire du tort pour toute
sa vie dans l'Université , et puis , vous savez , j'au-
rais été à sa place, avec une femme comme celle
qu'il a...
- Il est de fait ! et toujours à vous parler des co-
chons qu'elle a gardés, des bourrées qu'elle a dansées
- Youp, la, la ! - tandis que madame Brignolin ,
eh ! eh !
- Plus-bas , dit le proviseur, si ma femme enten-
dait ! »
J'eus peur dans mon cabinet . Je me les figurais
allant à la porte , l'entr'ouvrant pour voir s'il y avait
des oreilles.
C'était le proviseur et l'inspecteur d'académie ;
j'avais reconnu leur voix . Ils reprirent :
<«< Je me suis contenté de lui donner un avertisse-
ment une fois . J'ai pris le prétexte de son fils .
-- Qu'est- ce que c'est que ce garçon-là ?
- Un pauvre petit malheureux qu'on habille
comme un singe , qu'on bat comme un tapis , pas bête ,
bon cœur. Il a plu beaucoup à l'inspecteur , la der-
nière fois ... Je l'ai donc pris pour prétexte . <« Occu-
« pez-vous plus de votre fils ; » cela voulait dire ; « Res-
<« tez un peu plus avec votre femme , » et il a tenu
compte de l'observation . >>
Je restai rêveur toute la journée du lendemain...
Mon père s'en fâcha , et me bousculant avec un
geste de colère :
<< Vas-tu retomber dans tes rêvasseries , fainéant ?
UN DRAME . 207
L'inspecteur doit arriver dans quelque temps, il ne
s'agit pas de me faire honte , comme l'an passé , et de
nous faire souffrir tous de ta paresse ! »
Quelle honte? quelle paresse ?
Mon père m'avait menti.
XVII
SOUVENIRS
M. Laurier, l'économe , qui a passé dans un col-
lège de première classe du côté de l'Ouest , a entendu
dire qu'une place est vacante à Nantes . La chaire d'un
professeur de grammaire est vide . Il s'est démené
pour que mon père l'obtînt.
La nomination arrive.
Nous allons quitter Saint-Étienne. Je viens de
ranger les cahiers d'agrégation de mon père : les
thèmes grecs ici , les versions latines par-là ; il y en a
des tas.
Mes parents vont faire leurs adieux.
Ils sortent , je les vois qui descendent la rue sans
se parler.
Instinctivement, près du passage Kléber , ils se dé-
tournent et prennent la gauche du chemin , pour évi-
ter la maison où madame Brignolin demeure...
J'enfile du regard cette rue qui d'un côté mène au
SOUVENIRS. 209
collège , de l'autre à la place Marengo ; qui me rap-
pelle le plaisir , la peine, les longues heures d'ennui
et les minutes de bonheur.
Ah ! j'ai grandi maintenant ; je ne suis plus l'enfant
qui arrivait du Puy tout craintif et tout simple . Je
n'avais lu que le catéchisme et je croyais aux reve-
nants . Je n'avais peur que de ce que je ne voyais pas ,
du bon Dieu , du diable ; j'ai peur aujourd'hui de ce
que je vois ; peur des maîtres méchants , des mères
jalouses et des pères désespérés . J'ai touché la vie de
mes doigts pleins d'encre . J'ai eu à pleurer sous des
coups injustes et à rire des sottises et des mensonges
que les grandes personnes disaient.
Je n'ai plus l'innocence d'autrefois . Je doute de
la bonté du ciel et des commandements de l'Église .
Je sais que les mères promettent et ne tiennent pas
toujours.
A l'instant , en rôdant dans cet appartement où
traînent les meubles comme les décors d'un drame
qu'on démonte , j'ai vu les débris de la tire -lire où
ma mère mettait l'argent pour m'acheter un homme
et qu'elle vient de casser.
Est -ce le silence , l'effet de la tristesse qui m'en-
vahira toujours plus tard , quand j'aurai quitté un
ieu où j'ai vécu , même un coin de prison ?
Est-ce l'odeur qui monte de toutes ces choses en-
tassées ? Je l'ignore , mais tous mes souvenirs se
ramassent au moment de partir.
Voici , dans ce coin , un bout de ruban bleu .
18.
210 SOUVENIRS .
C'était à ma cousine Marianne . On l'avait fait venir
de Farreyolles sous prétexte qu'elle était née avec des
manières de dame , et qu'un séjour de quelque temps
dans notre famille , ne pouvait manquer de lui donner
le vernis et la tournure qu'on gagne dans la com-
pagnie des gens d'éducation et de goût.
Pauvre cousine Marianne !
On en fit une domestique , qu'on maltraitait tout
comme moi, -- moins les coups .
Nous étions ensemble dans la cuisine , - je faisais
le gros ― un hom
me doit savoir tout faire . Je grattais
le fond des chaudron , elle en faisait reluire le ventre .
s
Pour les assiettes , c'est moi qui raclais le ventre , c'est
elle qui essuyait le fond : c'était la consigne . Ma mère
avait fait remarqu a c q ce qui est
er vec onviction ue
sale dans les chaudron , c'est le dessous ; que ce qui
s
est sale dans les assiettes , c'est le dessus . Et voilà
pourquoi je faisais le gros .
On l'a obligée aussi à garder son petit bonnet de
campagne . Elle en était toute fière à Farreyrolles et
savait que les gars disaient qu'elle le portait bien .
Mais elle sentait qu'à Saint-Étienne cela faisait rire.
On détournait la tête , on la regardait avec curiosité.
Ma mère de dire :
<«< C'est que je l'aime comme mon fils , voyez- vous !
Je ne fais pas de différence entre eux deux. » Et elle
ajoutait «< Jacques pourrait presque s'en fâcher.
Oui, je me fâche , et je voudrais qu'on fit une diffé-
rence ; c'est bien assez qu'on m'ait ennuyé comme on
l'a fait, sans qu'on l'ennuie aussi.
SOUVENIRS. 211
M. Laurier lui-même a fait observer que ce n'était
point de mise à la ville ; ma mère a répondu :
<< Croyez-vous donc que je rougisse de mon ori-
gine ? Voulez-vous que j'aie l'air d'être honteuse de
mes sœurs et de ne pas oser sortir avec ma nièce
parce qu'elle a un bonnet de campagne ?... Ah ! vous
me connaissez mal , monsieur Laurier ! »
Un jour cependant elle crut avoir assez brisé la
volonté de sa nièce , et , assez prouvé qu'elle ne rou-
gissait pas de son origine ; elle supprima la coiffe ;
mais elle dicta un bonnet, coupa elle- même une robe .
« Je ne sortirai jamais habillée comme ça , dit Ma-
rianne le jour où on les essaya .
- Tu entends par là que ta tante n'a pas de goût ,
que ta tante est une bête , qui ne sait pas comment on
s'habille , qui souillonne ce qu'elle touche . Ah ! je
souillonne ?...
-- Je n'ai pas dit ça , ma tante.
Et hypocrite avec ça ! —Oui va- t'en dire partout
que je souillonne les robes de mes nièces - Tu ajou-
teras peut- être aussi que je les laisse mourir de
faim ! »
Une pause.
Tout d'un coup se tournant vers moi , d'une voix
qui était vraiment celle du sang , dans laquelle on
sentait mourir la tante et ressusciter la mère .
<< Jacques , fit- elle , mon fils, viens embrasser ta
mère.... >>
Tant d'amour, de tendresse , cette explosion , ce
212 SOUVENIRS.
cœur qui tout d'un coup battait au- dessus du sein
qui m'avait porté, tout cela me troubla beaucoup et
je m'avançai comme si j'avais marché dans de la
colle .
<«< Tu ne viens pas embrasser ta mère ! » s'écria t-elle
attristée de ce retard en levant les mains au ciel.
Je pressai le pas , - elle m'attira par les cheveux
et elle me donna un baiser à ressort qui me rejeta
contre le mur où mon crâne enfonça un clou !
Oh ! ces mères ! quand la tendresse les prend ! Ca
ne fait rien , le clou m'a fait une mâchure.
Ces mères qu'on croit cruelles et qui ont besoin
tout d'un coup d'embrasser leur petit !
Quel coup ! j'ai mal pourtant ! et je me frotte l'oc-
ciput.
<«< Jacques ! veux-tu ne pas te gratter comme ça !
Ah ! tu sais , j'ai regardé le fond du grand chaudron ,
tout à l'heure ; - tu appelles ça nettoyer, mon gar-
çon , tu te trompes ? Il y a deux jours qu'on n'y a pas
touché, je parie !
- Ce matin, maman !
- Ce matin ! tu oses !...
― Je t'assure.
- Allons c'est moi qui ai tort , c'est ta mère qui
ment.
- Non ! m'man .
― Viens que je
te gifle ! »
Chère Marianne, depuis ce jour-là, elle fut bien
malheureuse . Elle écrivit à sa mère qui l'aimait bien,
SOUVENIRS. 213
et lui demanda de retourner tout de suite au village.
Mais à la lettre qui vint de Farreyolles , ma mère
répliqua :
<<< Veux-tu donner raison à ta fille contre moi ?
Crois-tu ta sœur une menteuse ? Crois-tu, comme elle
l'a dit, que je souillonne ! Crois -tu ?... -- Si tu le
crois, - c'est bien ! »
C'est moi qui mis les virgules et les pluriels.
On n'osa pas reprendre Marianne tout de suite, et
elle resta un mois encore.
Elle souffrit beaucoup pendant ce mois-là , mais
moi, comme je fus heureux !
Elle était blonde , avec de grands yeux bleus tou-
jours humides, un peu froids , qui avaient l'air de
baigner dans l'eau. - Ses cheveux étaient presque
couleur de chanvre, et ses joues étaient saupoudrées
de rousseurs ; mais la peau du cou était blanche , tendre
et fine comme du lait caillé .
Je l'ai revue , longtemps après, dans le fond d'un
couvent, à travers une grille : elle s'était faite reli-
gieuse.
« Si j'étais restée plus longtemps à Saint-Étienne ,
murmura- t-elle en baissant les paupières , je ne serais
peut-être jamais venue ici .
― Le regrettez-vous ? »
Elle éloigna du guichet sa tête pâle encadrée dans
la grande coiffe blanche des sœurs de Charité et ne
répondit rien, mais je crus voir deux larmes tomber
de ses yeux clairs , et il me sembla reconnaître un geste
de regret et de tendresse...
214 SOUVENIRS .
Elle disparut dans le silence du couloir muet qu'or-
nait un Christ d'ivoire taché de sang .
Voilà le pupitre noir devant lequel je m'asseyais ,
qui était si haut ; il fallait mettre des livres sur ma
chaise.
Quelles soirées tristes et maussades j'ai passées là
et quelles mauvaises matinées de dimanche , quand
on exigeait que j'eusse fait dix vers ou appris trois
pages avant de mettre ma chemise blanche et mes
beaux habits !
Mon père m'a souvent cogné la tête contre le coin ,
quand je regardais le ciel par la fenêtre au lieu de
regarder dans les livres. Je ne l'entendais pas venir ,
tant j'étais perdu dans mon rêve , et il m'appelait
«
< fainéant » en me frottant le nez contre le bois.
C'est sensible , le nez ! On ne sait pas comme c'est
sensible.
J'avais fait un jour une entaille dans ce pupitre. Il
m'en est resté une cicatrice à la figure , d'un coup de
règle qu'il me donna pour me punir.
Voilà , plein de vieille vaisselle , un panier rongé !
C'était là que dormait Myrza, la petite chienne que
l'ancien censeur, envoyé en disgrâce, nous avait
donnée pour en avoir soin. Il n'avait pas d'argent
pour l'emmener avec lui ; puis il ne savait pas si ,
dans le trou où on l'enterrait, il aurait seulement du
pain pour sa femme et son enfant.
Myrza mourut en faisant ses petits , et l'on m'a appelé
SOUVENIRS. 215
imbécile , grand niais , quand , devant la petite bête
morte , j'éclatai en sanglots, sans oser toucher son
corps froid et descendre le panier en bas comme un
cercueil !
J'avais demandé qu'on attendît le soir pour aller
l'enterrer. Un camarade m'avait promis un coin d
son jardin.
Il me fallut la prendre et l'emporter devant ma
mère , qui ricanait. Bousculé par mon père , je faillis
rouler avec elle dans l'escalier . Arrivé en bas , je dé-
tournai la tête pour vider le panier sur le tas d'or-
dures , devant la porte de cette maison maudite . Je
l'entendís tomber avec un bruit mou , et je me sauvai
en criant :
<< Mais puisqu'on pouvait l'enterrer ! » C'était une
idée d'enfant, qu'elle n'eût point la tête entaillée par
la pelle du boueux ou qu'elle ne vidât pas ses entrailles
sous les roues d'un camion ! Je la vis longtemps ainsi ,
guillotinée et éventrée , au lieu d'avoir une petite place
sous la terre où j'aurais su qu'il y avait un être qui
m'avait aimé , qui me léchait les mains quand elles
étaient bleues et gonflées , et regardait d'un œil où je
croyais voir des larmes son jeune maître qui essuyait
les siennes...
XVIII
LE DÉPART
Quelle joie de partir , d'aller loin !
Puis , Nantes , c'est la mer ! Je verrai les grands
vaisseaux , les officiers de marine , la vigie , les hommes
de quart, je pourrai regarder des tempêtes !
J'entrevois déjà le phare , le clignotement de son
œil sanglant, et j'entends le canon d'alarme lancer
son soupir de bronze dans les désespoirs des nau-
frages.
J'ai lu la France maritime , ses récits d'abordages ,
ses histoires de radeau , ses prises de baleine , et ,
n'ayant pu être marin , par la catastrophe Vidaljan ,
je me suis rejeté dans les livres , où tourbillonnent les
oiseaux de l'Océan .
J'ai déjà fait des narrations de sinistres comme si
j'en avais été un des héros , et je crois même que les
phrases que je viens d'écrire sont des réminiscences
de bouquins que j'ai lus , ou des compositions que j'ai
esquissées dans le silence du cachot .
Désespoirs des naufrages , soupirs de bronze , tourbil-
LE DÉPART . 217
lonnage des oiseaux ; il me semble bien que c'est de
Fulgence Girard , mon tempêtard favori . Je me répète
ces grands mots comme un perroquet enchaîné au
grand mât ; mais au fond de moi -même il y a l'espé-
rance du galérien qui pense s'évader cette fois .
A Nantes , je pourrai m'échapper quand je voudrai .
En face de la grande tasse ! on se laisse glisser et
l'on est dans l'Océan .
Je n'appartiens plus à mon père ; je me cache dans
la sainte-barbe , je me fourre dans la gueule d'un
canon , et quand on s'aperçoit de ma disparition , je
suis en pleine mer.
Le capitaine a juré, sacré - mille sabords du
diable ! en me voyant sortir de ma cachette et
m'offrir comme novice, mais il ne peut pas me jeter
par-dessus bord ; je suis de l'équipage !
Le voyage actuel , en attendant l'évasion par eau
salée , est déjà plein de poésie .
Nous avons d'abord la diligence , l'impériale , ---
puis nous entrons dans une gare !
Les machines renaclent comme des ânes , ou beu-
glent comme des bœufs, et jettent du feu par les
naseaux. Il y a des coups de sifflet qui fendent
l'âme!
ORLÉANS
Nous arrivons à Orléans la nuit.
Nous laissons les malles à la gare
19
218 LE DÉPART .
Il y a des choses qu'il faut garder avec soi , dit ma
mère , et elle a gardé beaucoup de choses ; on les
entasse sur moi , j'ai l'air d'une boutique de marchand
de paniers , et je marche avec difficulté.
Il s'écroule toujours quelque boîte qu'on ramasse
aux clartés de la lune.
On ne se décide à rien : on est porté , par l'heure
et le calme inmense, à un espèce de recueillement
très fatigant pour moi qui ai tout sur le dos.
Il y a bien eu des facteurs et des garçons d'hôtels
qui, à la gare , ont voulu nous emmener au Lion- d'Or ,
-
au Cheval-Blanc , au Coq-Hardi , « A deux pas ,
Monsieur ! Voici l'omnibus de l'hôtel ! »
Aller à l'hôtel , au Cheval-Blanc , au Lion-d'Or ,
mon cœur en battait d'émoi ; mais mes parents ne
sont pas des fous qui vont se livrer comme cela au
premier venu et suivre un étranger dans une ville
qu'ils ne connaissent pas.
Ma mère sait juger son monde , elle a voulu trouver
une figure qui lui convint, et elle rôde , tirant mon
père comme un aveugle, hasardant des regards et
lançant des questions qui se perdent dans l'obscurité
et le brouhaha.
Elle a si bien fait, qu'à un moment, on s'est trouvé
seuls comme un paquet d'orphelins .
On éteint les lumières . Il n'est plus resté qu'un
réverbère à l'huile devant la grande porte comme un
hibou ; et voilà comment nous errons , muets et sans
espoir , sur une place à laquelle nous sommes arrivés
LE DÉPART. 219
en nous traînant , ma mère disant à mon père : « C'est
ta faute ; » mon père répondant : « C'est trop fort ;
est-ce que ce n'est pas toi !
Ah ! par exemple ! »
Nous avons hêlé des isolés qui passaient par là ;
nous avons même cru voir une chaise à porteurs,
mais nos cris se sont perdus dans l'espace.
La lune est dans son plein - toutes mes nuits qui
datent l'ont eue jusqu'ici pour témoin .
Elle inonde la place de ses rayons , et nous tachons
l'espace de notre ombre. C'est même curieux.
J'ai l'air énorme avec mon échafaudage biblique,
et quand mon père ou ma mère courent après un
colis qui est tombé, les ombres s'allongent et se co-
gnent sur le pavé. Mon père a un nez !
- si je riais , je laisserais en-
Je ne puis pas rire ;
core échapper quelque chose ; - puis, je n'ai pas
grande envie de rire.
« Quelqu'un là- bas ! »
Je me tourne comme une paysanne qui porte un
seau , comme un jongleur qui attend une boule ;; j'ai
la tête qui m'entre dans la poitrine , les bras qui me
tombent des épaules ; j'ai l'air d'un télescope qu'on
ferme.
<< Quelqu'un !
--- C'est une femme ! Je te dis que c'est une femme !
-
Sur quoi est-elle montée ?
- Sur quoi ?
220 LE DÉPART.
Oui , sur quoi ? - (Ma mère est aigre , très
aigre. )
- Hé ! la bonne femme ! »
Rien ne bouge que mes colis qui ont failli s'écrouler.
<< Mes amis , nous nous sommes tous trompés ... »
La voix de mon père a un accent religieux , des
notes graves ; on dirait qu'une larme vient d'en mouil-
ler les cordes.
<< Tous trompés , reprend-il avec le ton du plus
sincère repentir .
<
«
< Ce que nous avons devant nous n'est pas un homme ,
n'est pas une femme, c'est la PUCELLE D'ORLÉANS . »
Il s'arrête un moment :
<< Jacques , c'est la Pucelle ! »
J'ai entendu parler d'elle en classe la vierge de
Domrémy, la bergère de Vaucouleurs !
<< C'est la Pucelle , Jacques ! »
Je sens qu'il faut être ému , je ne le suis pas. J'ai
trop de paniers , aussi !
Ma mère a pris dans le ménage le rôle ingrat , elle
a voulu être mère de famille , selon la Bible , et elle
n'a guère eu que le temps de fouetter son enfant et
de lui faire des polonaises ; elle connaît de réputation
Jeanne Darc , mais elle ignore le nom chaste que lui
a donné l'Histoire .
« Quand tu auras fini de dire des saletés à cet
enfant ! >>
Les bras lui tombent en voyant que mon père me
dit des mots qui ne doivent pas se dire , pendant que
LE DÉPART. 221
je porte des bagages , à deux heures de la nuit , dans
une ville de province , que nous ne connaissons pas ...
« C'est Jeanne Darc, reprend ce père accusé d'être
léger devant son enfant, celle qui a sauvé la France !
- Oui , répond ma mère d'un air distrait, et elle
ajoute d'un air content : on peut s'asseoir contre . »
Nous avons passé la nuit là - c'était un peu dur,
mais on avait le dos appuyé .
Un sergent de ville qui nous a vus s'est approché.
Le sergent de ville nous a pris pour une famille de
pèlerins fanatiques , qui étaient venus tomber d'épui-
sement —— avec beaucoup de bagages , par exemple ,
-aux pieds de leur sainte ; - il ne nous a pas brusqués ,
mais il nous a dit qu'il fallait partir , il s'est offert à
nous mener dans une auberge tenue par son beau-
frère même , au bout de la rue , près du marché .
<< Tu n'as pas faim? demande mon père à ma mère
pendant le chemin.
- Pourquoi aurais -je faim ? >>
Il faut dire que mon père , dans la soirée , avait
parlé de dîner au buffet de Vierzon , de peur de manger
trop tard si on ne prenait pas cette précaution . Ma
mère s'y était opposée et elle n'entendait pas qu'on
eût l'air de jeter un reproche sur sa décision en lui
demandant si elle avait faim .
Mon père ne souffle mot. - Le sergent de ville
coule vers ma mère un regard de terreur.
Nous sommes dans l'auberge.
19.
222 LE DÉPART.
Elle s'éveillait ; un garçon d'écurie rôdait avec une
lanterne , on attelait la carriole d'un paysan . Le ser-
gent de ville appelle son beau-frère , en tapant contre
une cloison .
Un grognement.
<< On y va , on y va ! »
A travers les fentes , on voit passer une lumière et
l'on entend l'homme qui s'habille en bâillant , ses
bretelles qui claquent et ses souliers qui traînent .
<< Ces personnes demandent à coucher et un mor-
ceau sur le pouce. »
Morceau sur le pouce est dit , le visage tourné vers
mon père. Il se souvient de ce : « Pourquoi aurais-je
faim ? » de ma mère.
Mais elle intervient.
<«< Coucher seulement , fit- elle ; nous mangerons en
nous réveillant.
- Comme vous voudrez , »> fait l'aubergiste, à qui il
importe peu de vendre à manger le matin ou la nuit ,
et qui préfère même, une fois les voyageurs couchés ,
se recoucher aussi.
J'entends les boyaux de mon père qui grognent
comme un tonnerre sous une voûte : les miens hur-
lent ; - c'est un échange de borborigmes ; ma mère
ne peut empêcher, elle aussi , des glouglous et des bâil-
lements ; mais elle a dit , à la station , qu'il ne fallait
pas dîner et l'on ne mangera pas avant demain . On ne
man-ge-ra pas.
Elle a pourtant crié à mon père :
<< Mange si tu veux, toi! »
LE DÉPART. 223
Mon père a simplement branlé la tête ; il a ouvert
la bouche comme une carpe, et il a murmuré :
<< Non, non, demain. »
Il sait ce que cela signifie : « Mange , si tu veux , toi !»
Cela signifie Je ne veux pas que tu prennes une
miette, que tu grattes un radis , que tu effleures une
andouille, que tu respires un fromage !
Mon père va se coucher ; ma mère le suit. On met
une paillasse pour moi dans un coin.
Je tombe de fatigue et je m'endors ; mes parents
en font autant .
Mais nous nous réveillons tous les trois , par mo-
ments , au bruit que font nos intestins.
Ma mère est du concert comme les autres , - mais
elle ne cèdera pas. C'est une femme de tête , ma
mère . Ah ! je l'admire vraiment ! Quelle volonté !
Quelle différence avec moi ! Si j'avais faim, moi, je
le dirais , et même, je mangerais ... s'il y avait dø
quoi !
Nature vulgaire , poule mouillée , avorton !
Regarde donc ta mère , qui, pour être fidèle à sa
parole , s'en tenir à ce qu'elle a dit , passe la nuit à
se serrer le ventre , et attend le matin pour casser
une croûte. Elle fera encore celle qui mange par ha-
bitude , sans appétit , tu verras . ― Tu as pour mère
une Romaine, Jacques ! tu ne tiens pas d'elle , -sur-
tout par le nez , car tu l'as en pied de marmite.
Nous avons déjeuné , ― ma mère , du bout des
dents mais je l'ai vue qui dévorait , dans un coin , an
224 LE DÉPART.
foie de veau qu'elle avait demandé à la cuisine , et
-
qu'on lui avait enfoui dans du pain ; — elle mordait
là-dedans !
-
Mon père a mangé à en éclater , il en a les oreil-
les bleues.
Il ne s'est pas rebiffé cette nuit , parce qu'il a les
mains liées et qu'il a commis , au moment du départ
une grande imprudence. Il a confié à ma mère tout
l'argent.
Ma mère avait dit, sans avoir l'air de rien :
<< Mes poches sont plus grandes que les tiennes ,
l'argent y tiendra mieux ; c'est moi qui paierai en
route. »
Mon père n'a pas compris tout de suite l'étendue
de son malheur , la gravité de la faute ; mais au pre-
mier relai il a senti la blessure. Il ne lui restait plus
rien , pas une pièce d'un franc, pas une pièce de
deux sous. Il avait vidé sa monnaie dans les mains
des gens à pourboire , porteurs du roulage ou facteurs
des messageries , et il n'avait pas même de quoi pren-
dre un verre de groseille .
Il mourait de soif.
<< Donne-moi de l'argent.
- Tu veux de l'argent ?...
Oui, Jacques a soif... >>
Ma mère se tourne vers moi .
<<< Tu as soif? »
Ma foi je veux bien soutenir mon père , quand
c'esɩ vossible ; mais , pourquoi , quand il a soif, dit-il
que c'est moi?
LE DÉPART. 225
Je ne réponds rien à la question de ma mère , dont
les yeux vont avec une ironie froide de son fils à son
époux .
<< Il peut attendre , bien sûr , dit- elle en se replon-
geant dans son coin , et ne paraissant pas plus se sou-
cier de mon père que s'il n'existait pas . >>
Cela a duré trois jours , les demandes d'argent et
les refus de versement !
Mon père s'est fâché ; il y a même eu scandale ,
d'abord , sur le pas d'une auberge , puis dans un
wagon et ma mère a eu le dessus : mon père a de-
mandé grâce .
C'est qu'elle est courageuse et franche . - Elle dit
souvent : « Je suis franche comme l'or. >>
Et , comme elle est franche , elle reproche tout haut
à mon père , devant les hôteliers , devant les voya-
geurs , d'être un homme sans cœur , un époux sans
conduite .
Elle conte son histoire , elle dit les noms tout haut .
« C'est le regret de quitter ta Brignoline qui te ta-
lonne. - Ah ! ah ! - On veut s'empiffrer pour ou-
blier... Monsieur veut peut- être l'argent pour lâcher
sa femme et son fils et retourner chez sa maîtresse . »
Mon père qui a demandé cinq malheureux francs !
Ce n'est pas avec cela !
Il est sur des épines , tâche de couper les phrases ,
de morceler les mots , de détruire l'effet ; mais , ma
mère est si franche .
« Tu ne me feras pas taire , je pense ! Tu n'as pas
226 LE DÉPART.
besoin de me pousser le coude : ce que je dis est vrai ,
tu le sais bien ……. Heureusement qu'il y a du monde ;
tune me frapperas pas devant le monde , peut-être?...>>
SUR LE BATEAU
Le bateau nous affranchit , - ma mère se trouve
malade heureusement.
Elle est restée trop longtemps sans manger , elle a
avalé le foie de veau trop vite , ― elle n'a pas fermé
l'œil de la nuit. - Enfin, la migraine la prend et
l'endort.
Mon père reste près d'elle, le temps moral néces-
saire pour être sûr qu'elle repose , qu'elle est en plein
sommeil , et qu'elle n'a plus la force de fondre sur lui.
Il monte sur le pont...
UNE RECONNAISSANCE
<< Chanlaire !
Vingtras ! >>
Chanlaire est un ancien pion du Puy, qui possède
à Nantes un oncle avec lequel il était brouillé pendant
le pionnage , mais avec lequel il s'est raccommodé , et
chez qui il retourne après un voyage à Paris dans
l'intérêt de la maison .
Il est heureux , gagne de l'argent .
« Quelle rencontre !
- Nous allons faire la noce, - votre femme n'est
pas avec vous ? »
Il pose cette question , comme on manifeste un es-
LE DÉPART. 227
poir, et il semble un peu désappointé quand mon père
répond, d'un air triste :
<< En bas , - et d'un air plus gai : malade .
Ce ne sera rien.
Non , - non, - non.
Ça n'empêche pas de décoiffer une bouteille de
bourgogne, au contraire... >>
Se tournant vers moi :
<< Savez-vous qu'il a grandi , votre gamin ? Quelle
-
tignasse et quels yeux ! Garçon ! >>
Il y avait des sous-officiers qui allaient en congé,
et avaient aussi rencontré des camarades.
La table de la cabine est couverte de bouteilles de
vin et de cruches de bière .
De la gaîté, des rires comme je n'en ai jamais en-
tendu de si francs ! On joue aux cartes , on allume des
punchs, on boit des bishofs ; il y a une odeur de ci-
tron.
Voilà qu'on chante, maintenant !
Un fourrier entonne un air de garnison , - - tous au
refrain !
Je m'en mêle , et ma voix criarde se mêle à leurs
voix mâles : j'ai bu un petit coup , il faut le dire , dans
le verre de mon père , qui a les pommettes roses , les
yeux brillants.
Il a conté bravement à Chanlaire , — après la troi-
sième tournée , --- qu'il a le gousset vide.
C'est la bourgeoise qui a le sac !
<< Voulez-vous vingt francs , vous me les rendrez à
228 LE DÉPART.
Nantes , nous nous y reverrons , j'espère , et, nous y
ferons de bonnes parties ... Mais , je dis cela devant le
moutard ...
Il n'y a pas de danger . »
Non, père, il n'y a pas de danger. Ah ! comme
il a l'air jeune ! et je ne l'ai jamais vu rire de si bon
cœur .
Il me parle comme à un grand garçon .
<< Allons , Jacques , une goutte ! »
Puis une idée lui vient :
<< Si nous cassions une croûte ? Ces pieds de co-
chon me disent quelque chose ; j'ai envie de leur ré-
pondre deux mots. »
C'est un langage hardi pour un professeur de
septième ; mais le proviseur de Saint-Étienne est
loin ; le proviseur de Nantes , n'est pas encore là ,
et les pieds de cochon tendent leurs orteils odo-
rants.
Oh ! j'ai encore le goût de la sauce Sainte- Mene-
hould , avec son parfum de ravigote , et le fumet du
vin blanc qui l'arrosa !
On me donne un couvert , comme aux autres , et on
me laisse me servir et me verser moi-même . C'est la
première fois que je suis camarade avec mon père,
et que nous trinquons comme deux amis .
Je m'essuie à la serviette , tant pis ! - je mets
ma chaise commodément , encore tant pis ! - J'ai de
mauvaises manières , je suis à mon aise ! on ne me
parle ni de mes coudes , ni de mes jambes , j'en fais
LE DÉPART. 229
ce que je veux , C'est un quart d'heure de bonheur
indicible ! Je ne l'ai pas encore connu ; ma jeunesse
s'éveille , ma mère dort.
..... Ma jeunesse s'éteint , ma mère est éveillée !
Elle apparaît comme un spectre dans la cabine ,
- elle était dans celle du fond , nous sommes dans
celle du devant , - elle vient droit à nous , et va
commencer une scène.
Mais bah ! le tapage couvre sa voix . - Les gar-
çons vont et viennent , le cuisinier passe avec ses
plats , les sous- officiers rôdent avec des bouteilles sur
le cœur ; il y a une farce qui part, une chanson qui
éclate , un vacarme, un tohu-bohu ! Sa fureur fait long
feu.
« Seule de femme , » elle est d'avance sûre d'être
vaincue ; puis , elle a vu de l'argent dans la main de
mon père , qui paie les pieds de cochon.
« Oui , nous avons de l'argent , dit mon père , guil-
leret et narquois , et il crie :
- Une bouteille de ce jaune-là.
- Je n'ai pas soif.
Mais , moi, j'ai soif. - Jacques a soif aussi.
As-tu soif? »
C'est la riposte joyeuse au trait de la veille ; il y
met de la malice , pas de méchanceté , le vin l'a rendu
bon.
<< Et vous , Madame , » fait-il en tendant un verre et
la bouteille ?
Il n'y a pas moyen de se fâcher. Ma mère ne s'y
20
230 LE DÉPART.
frotte pas et sent que le terrain lui manque. Elle dit
sans trop de mauvaise humeur :
« Je monte sur le pont. Tu me rejoindras quand
tu auras fini . Jacques , viens avec moi.
- Non , il reste avec nous ! Nous allons jouer une
partie de dominos , il fera le troisième . »
Faire le troisième , à côté des sous-officiers , sur la
même table ; écarter les bouteilles pour placer mon
jeu, avec les garçons qui me demandent pardon quand
ils me heurtent en passant ! Je ne me tiens pas d'or-
gueil , .et c'est moi , moi le fouetté , le battu , le sanglé,
qui suis là , écartant les jambes , ôtant ma cravate ,
pouvant rire tout haut et salir mes manches !
La partie de dominos est finie.
«< Jacques , va dire à ta mère que nous montons . »
Nous l'avions oubliée, et j'en ai , dès que le coup
de feu de la première émotion est passé , j'en ai un
peu de remords.
Ma mère m'accueille d'un regard dur et d'un mot
menaçant ; mon remords s'en va . Il me semble qu'elle
aurait dû deviner que je pensais en ce moment à elle ;
qu'il y avait un sentiment tendre qui surnageait au-
dessus de mon explosion de gaîté , et je lui en veux de
son accueil.
« Quand nous serons arrivés , tu me paieras tout ça. >»
Payer quoi ? un moment de bonheur ? Ai -je donc
fait du mal ? J'ai trempé le bout de mes lèvres dans
y avait de la mousse, et où je voyais
des verres où illy
danser le soleil. Il faudrait payer cela. Oh ! je ne
LE DÉPART. 231
le paierai jamais trop cher , et , quand je serai arrivé
vous pourrez me battre...
C'est mon jour de chance !
Une dame est venue s'asseoir près de nous et la
conversation s'est engagée . Madame Vingtras est tou-
jours aux anges quand une femme bien mise lui fait
l'honneur de causer avec elle .
On parle , et les enfants qui viennent de temps en
temps , rire à leur mère, m'entraînent dans leurs jeux .
<< Jacques , reste là .
— Laissez-les s'amuser ensemble , dit avec
un air
de bonté l'interlocutrice élégante .
- Vous n'avez pas peur qu'ils se noient ? »
C'est tout ce que ma mère trouve à dire , mais elle
est flattée que son fils soit admis dans un jeu d'en-
fants de riches , et si je me noie , tant pis !
Je crois vraiment qu'elle a peur que je me noie !
Quand nous approchons d'un feu , elle a peur que je
me brûle. Un jour , un ballon partait dans la cour du
collège , elle a crié : « Il va t'emporter ! »
Mais elle ne sait donc pas que chaque fois qu'elle a
soufflé ou tapé sur ma curiosité , mes envies ont enflé
comme ma peau sous le fouet.
C'est plus fort que moi. Je me dis que je ne dois
pas être plus poltron que les autres , et je cherche
toutes les occasions de m'amuser comme mes cama-
rades s'amusent ; ils ne se noient pas , ils ne se brû-
lent pas , les ballons ne les emportent pas. Et je n'ai
232 LE DÉPART.
jamais raté un filage ; je me suis empressé de manquer
la classe aussi souvent que j'ai pu , pour filer en bateau
sur le Furens, ou près de la forge, dans la grande
usine, dont le père de Terrasson est le contre-maître .
Je suis monté sur le grand arbre du Clos Pélissier,
et je suis allé jusqu'au bout de la grande branche.
Je me rappelle tout cela en ce moment ; j'ai le cer-
veau un peu émoustillé . Je me figure que je tiens
une balance. Si on m'empêche d'aller sur le bord de
l'eau , de m'approcher des briqueteries ou des bal-
lons , je ne dirai rien, — je ne veux pas que ma mère
ait peur ; mais , à la première occasion , je me rat-
traperai , j'entrerai dans la rivière jusqu'à la ceinture ,
et je mettrai mon pied au- dessus des coulées de fer
fondu.
C'est bien décidé . En attendant , ce soir , comme
ma mère m'a laissé libre, je ferai tout pour ne pas me
noyer.
Si elle m'avait défendu de jouer , je n'aurais pas pu
m'empêcher de me pencher sur la roue , de chercher
à prendre de l'écume dans le creux de la main...
Nous courons d'un bout du bateau à l'autre ; nous
hélons le mécanicien , nous tourmentons l'homme du
gouvernail , nous touchons aux cordages, nous tâtons
le cabestan, nous essayons de soulever l'ancre...
La journée fuit, le soir arrive.
Nous nous laissons prendre comme des hommes
par la mélancolie du crépuscule ; les joues froides,
avec un frisson dans le cou , nos grands cheveux se-
LE DÉPART. 233
coués par le vent, nous regardons le sillon que creuse
le bateau dans sa marche, nous fixons les premières
étoiles qui tremblent au ciel , et nous suivons dans
l'eau moirée les traînées de lune.
La machine fait poum , poum !
C'est la cloche qui parle à présent ; nous appro-
chons du pont .
Nous voici à Tours : on relâche ici.
M. Chanlaire connaît un hôtel , pas cher. Nous irons
tous , si l'on veut. C'est entendu . Et dix minutes après
le débarquement, nous arrivons au Grand Cerf.
Nous dinons à la table d'hôte .
Il y a des commis -voyageurs , une Anglaise , un
prêtre tout le monde fait honneur à la cuisine, qui
sent bon, et une certaine moutarde de Dijon a un
succès qui profite à la cave. Son piquant donne soif.
J'ouvre des yeux énormes , j'écarte les narines et je
dresse les oreilles . Quel luxe ! Combien de réchauds
d'argent ! Dix plats ! On bavarde , on dévore .
<< Passez-moi le civet.- Voulez-vous du saumon ? »>
Il me semble que je suis à un repas des Mille et une
Nuits.
Je suis profondément étonné de voir que tout le
monde foule aux pieds les préceptes que m'a incul-
qués ma mère, sur la façon de se tenir en société. Le
curé lui-même a les coudes sur la nappe et sa chaise
tout près de la table comme j'étais , moi aussi , ce
20.
234 LE DÉPART .
matin, dans la cabine, en face du pied de cochon
grillé et du petit vin jaune .
Ma mère est à côté de la dame de Paris , qui nous
a placés à sa droite , ses fils et moi.
Je suis presque libre , je tombe sur les plats. Ma
mère ne s'en plaint pas , et même elle se fâche à un
moment parce que je refuse de quelque chose.
<< Comme si on voulait le faire mourir de faim !
C'est bien à prix fixe , n'est-ce pas ? demanda- t-elle à
M. Chanlaire .
Oui, deux francs par tête
Jacques , crie-t- elle aussitôt , mange de tout ! >>
C'est jeté comme un cri des croisades , comme une
devise de combat : « Mange de tout ! »
Cela s'entend par-dessus le bruit des cuillers et des
fourchettes , et fait rire tout un coin de table .
1
Elle ne peut s'empêcher de s'occuper de moi , de la
place où elle est , et veille toujours sur son enfant .
Jacques, on ne fait pas des tartines de moutarde.
Jacques , tu sais bien que je ne veux pas qu'on suce
ses doigts . ―― Veux-tu bien ne pas faire ce bruit en
te mouchant ! Jacques , tu ne sais pas manger les
croupions ! >>
Je la vois en ce moment qui ramasse en cachette et
glisse dans sa poche des provisions qui traînent . On
la remarque. J'en deviens rouge.
<< Jacques , veux-tu bien ne pas rougir comme cela ! »
Ah ! elle m'a gâté mon plaisir... Je m'aperçois par-
faitement que les voisins se moquent d'elle , et les
maîtres de l'hôtel la regardent de travers. Puis j'au-
LE DÉPART. 235
rais voulu avoir l'air d'un homme, en redemander
aux garçons : « Passez-moi ce plat-là ! » m'essuyer
la bouche avec une serviette , en me renversant en
arrière , et dire en finissant : « En voilà encore un
que les Prussiens n'auront pas. »
M. Chanlaire se lève :
<< Mesdames, messieurs et gamins , j'offre du cham-
pagne.
- Jacques , tu boiras dans mon verre , dit ma mère ,
du ton dont elle dirait : « On ne m'enlèvera pas mon
fils . »
- Non , il boira dans le sien , et c'est lui qui aura
l'étrenne de cette bouteille , dit M. Chanlaire en pres-
sant le bouchon , qui part comme une balle ; les en-
fants les premiers ! >>
Il remplit mon verre , qui déborde , et dit :
<< Vide-moi ça ! »
Ma mère me lance des yeux terribles , et tape de
petits coups sur la table , qui veulent dire regarde-
moi donc !
Je n'ose la regarder ni boire .
<< Tu es là comme un empoté, voyons ! »
Empqté ! M. Chanlaire dit cela tout haut, j'en ai
le cœur qui se fend , la main qui tremble , et je
renverse la moitié du champagne sur une robe d'à
côté.
<< Nigaud ! » dit l'inondée...
<< Empoté ! Nigaud ! » C'est ma mère qui est cause
que j'ai été si bête.
236 LE DÉPART.
Elle me sermonne encore après , en renchérissant
sur les autres.
Je vais me coucher gonflé et piteux .
<< Par ici, votre chambre , » dit le garçon .
Au moment où je suis au bout du corridor , disant
adieu à la dame de Paris et à ses fils , qui m'ont fait
tout le soir des amitiés , ma mère m'appelle :
<< Jacques , LES CABINETS SONT EN BAS ! >>
Il y a l'accent du commandement dans la voix
de la sollicitude aussi ― elle prend des précautions
auxquelles son enfant, avec l'imprudence de son âge,
ne songe pas.
Mes camarades sourient , leur mère rougit , la
mienne salue.
Aujourd'hui encore dans mes rêves , dans un salon
quelquefois , au milieu de femmes décolletées , à table
dans un bal , j'entends, comme Jeanne Darc , une
voix : << Jacques ! les cabinets sont en bas ! >>
Le lendemain matin nous reprenons le bateau .
La dame de Paris est encore avec ma mère et je ·
suis avec ses fils .
Ils sont plus remuants que moi et ne s'arrêtent pas
au milieu du pont , les lèvres entr'ouvertes et le nez
frémissant, pour respirer et boire le petit vent qui
passe : brise du matin ' qui secoue les feuilles sur les
cimes des arbres et les dentelles au cou des voya-
geuses . Le ciel est clair, les maisons sont blanches , la
rivière bleue ; sur la rive, il y a des jardins pleins de
LE DÉPART. 237
roses , et j'aperçois le fond de la ville qui dégringole
tout joyeux !
Là-bas , un pont sur lequel trottinent des paysannes
qui rient et un vieillard qui va lentement , avec un
chapeau à grandes ailes et des cheveux gris , sans
barbe, une redingote comme en ont les prêtres , l'air
jésuite aussi .
« C'est lui ! c'est lui ! »>
Quelqu'un a donné un nom à cet homme qui passe
et on l'a reconnu .
« C'est le chantre des Gueux , Jacques, c'est Béranger .>>
Mon père me dit cela, comme il m'a dit : c'est la
Pucelle !
Il a ôté son chapeau , je crois , et il a pris un air
grave, comme s'il faisait sa prière. Il est plein de res-
pect pour les gloires , mon père , et il s'enrhumerait
pour les saluer. Il n'a pas encore réussi à m'inspirer
cette vénération, et tandis qu'on regarde Béranger
sur le pont , je regarde au loin , dans un champ , des
oiseaux qui font des cercles autour d'un grand arbre.
puis , s'abattent et plongent dans l'argent des trem-
bles et dans l'or des osiers.
Dans ma géographie, j'ai vu qu'on appelait ce pays
le jardin de la France.
Jardin de la France ! oui , et je l'aurais appelé
comme ça, moi gamin ! C'est bien l'impression que
j'en ai gardée ; - ces parfums , ce calme , ces rives
semées de maisons fraîches , et qui ourlent de vert et
rose le ruban bieu de la Loire !...
238 NANTES .
Il se tache de noir , ce ruban ; il prend une couleur
glauque, tout d'un coup , et il semble qu'il roule du
sable sale , ou de la boue . C'est la mer qui approche,
et vomit la marée ; la Loire va finir , et Océan com-
mence.
Nous arrivons , voici la prairie de Mauves ! - Je
suis resté tout le jour sous l'impression calme du
matin . — J'ai peu joué avec mes petits camarades ,
qui s'étonnaient de mon silence .
L'espace m'a toujours rendu silencieux .
Nous sommes près du pont en fil de fer , je lis au
loin Hôtel de la Fleur.·― Nous sommes à Nantes.
NANTES
Ma mère a tanné monsieur Chanlaire pour lui de-
mander où nous ferions bien d'aller en débarquant, et
elle s'y est prise si bien , qu'il l'a envoyée au diable
- tout bas , et qu'il s'esquive aussitôt qu'on arrive.
Il jette son adresse à mon père , sa valise à un por-
tefaix , et le voilà loin.
La dame de Paris s'en va de son côté. Nous nous
serrons la main avec ses enfants , et, voilà monsieur
Vingtras , professeur de sixième au collège de Nantes ,
debout, sur le pavé de la ville , avec ses malles , sa
femme et son garçon .
Notre spécialité est d'encombrer de notre présence
et de gêner de nos bagages la vie des cités où nous
pénétrons. Pour le moment , nous avons l'air de vou-
NANTES . 239
loir demeurer sur le versant du quai , et l'on croit que
nous allons allumer du feu et faire la soupe . Nous
sommes un obstacle au commerce , les déchargements
se font mal. A nous trois , nous tenons plus de
place qu'il n'est permis dans un port marchand ; et
déjà il se forme des rassemblements autour de notre
colonie.
Ma mère a entrepris mon père.
<< Tu ne pouvais pas demander à M. Chanlaire...
― Puisque c'est toi qui t'en étais chargée :
- Moi ! »
Elle a la note aiguë , et qui fait retourner les pas-
sants . On s'attroupe .
Un portefaix s'approche.
<«
< Combien ? dit ma mère , pour emporter nos ba-
gages ?
― Trois francs.
- Trois francs !
- Pas un sou de moins.
Je vais en trouver un , moi, laisse faire , qui ne
demandera pas trois francs , dit ma mère , confiant ses
paquets , ses châles et une boîte à mon père et allant
à un malheureux en guenilles qui traînait par là . »
Il a à peine le temps de répondre que le portefaix
arrive , montre sa médaille , fond dans le tas , accable
le déguenillé de coups et la famille Vingtras d'in-
jures :
Dans la bagarre , les boîtes s'écroulent et roulent
vers la rivière .
« Jacques , Jacques ! »
>
240 NANTES .
Je cours après un paquet, ma mère en poursuit un
autre ; elle pousse des cris , le déguenillé aussi ; les
gendarmes arrivent vers mon père. Je remonte pour
le secourir ; on nous cerne. Voilà notre entrée à
Nantes.
Ouf!!!
Nous sommes installés , ce n'est pas sans peine.
Nous avons passé huit jours dans une auberge dont
le propriétaire s'appelait Houdebine , je m'en sou-
viens , je ne l'oublierai jamais .
Nous avons eu naturellement des discussions avec
lui , et ma mère a trouvé moyen de mettre la maison
sens dessus dessous : histoires de corridors , disputes
d'escalier, piques avec des femmes de voyageurs. On
a discuté sur la note ; la bonne a réclamé un pour-
boire. On nous a chassés : nous nous sommes trouvés
de nouveau à midi , sur le pavé, M. Vingtras , son
épouse et son rejeton.
Heureusement , M. Chanlaire est arrivé au moment
où nous montions la garde autour des malles . Moi ,
j'avais les paquets pour pouvoir me mettre en route ,
comme une division sac au dos , dès qu'on saurait où
se diriger.
Nous étions déjà connus dans le quartier qui avait
remarqué nos querelles avec les portefaix. Ce nou-
veau déballage en pleine rue , cet entassement de
caisses qui , une fois de plus , interrompait le mouve-
ment des affaires dans la ville, ma tournure , les cris
de ma mère, l'embarras de mon père , tout avait fait
NANTES . 241
sensation et, après avoir inspiré la curiosité , com-
mençait à inspirer la défiance .
Que j'aurais donc voulu être sur un navire , pendant
une bataille navale, la hache d'abordage à la main ,
sous les boulets , loin des bagages !
Nous étions dans la rue , - ma mère d'un côté , moi
de l'autre , mon père en éclaireur morne quand
M. Chanlaire vint par hasard ; il est notre providence
décidément.
Il nous mena comm une ban
e de de prisonniers
dans un logement qu'il connaissait : je crois que des
agents nous suivirent . Ils se demandaient ce que vou-
lait cette famille .
Mon père n'avait pas voulu dire qui il était , l'au-
berge étant indigne de sa situation , et il planait du
mystère sur nos têtes .
Mon père est entré en fonctions le lendemain même
de notre emménagement , et il a fait peur aux élèves ,
tout de suite : cela lui garantit la tranquillité dans sa
classe , pour toujours , et des leçons particulières , en
quantité. -— Il a l'air si chien , — on prendra des ré-
pétitions !
Tout va bien ! Voyons maintenant la ville !
Toutes mes illusions sur l'Océan , envolées ; tous mes
rêves de tempêtes tombés dans l'eau douce , car c'était
de l'eau douce !
Point de vaisseaux avec des canons qui tendent la
gueule , et des officiers à chapeau de commandement ;
point de salves d'artillerie ni de manoeuvres de
21
242 NANTES .
guerre ; pas de faces de corsaires ni de soute aux
poudres ; point de répétition de branle-bas ; pas
d'exercice d'abordage ; des odeurs de goudron , point
de parfums de mer. J'eus une espérance , on me
parla de têtes de mort entassées sur un trois mâts ;
c'étaient des fromages de Hollande .
Comme la vie de marin me paraît bête !
Il y a une petite buvette en bas de notre maison ;
j'y vais chercher du vin en chopine pour notre dîner ,
et j'y coudoie des matelots. Ils ne parlent jamais de
combats , ils ne savent pas nager ; ils ne plongent
donc pas , du haut , du grand mât , « dans la vague
écumante >> ils ne luttent pas <« contre la fureur des
flots... » Non , s'ils tombaient à l'eau , ils se noieraient.
Il n'y a pas cinq matelots sur dix capables de traver-
ser la Loire. Ah bien ! merci !
Il faut dire que nous demeurons au haut de la
ville et que les grands vaisseaux sont au bas , sur la
Fosse ; mais je ne fais pas grande différence entre les
navires marchands et les bateaux . Vu cet absence de
canons et d'uniformes , je confonds le matelot et le
marinier dans un même mépris ; j'enveloppe dans
mon dédain , je confonds dans ma désillusion le loup
de mer et l'ameneur de fromages.
MON PROFESSEUR
J'ai pour professeur un petit homme à lunettes cer-
clées d'argent, au nez et à la voix pointus , avec un
brin de moustache , des bouts de jambes un peu ca-
NANTES . 243
gneuses , elles ne l'empêcheront pas de faire son
chemin , - insinuant, fouilleur , chafoin , furet , be-
lette , taupe : il arrive de Paris , où il a été reçu comme
Turfin, un des premiers à l'agrégation ; il y a laissé
des protecteurs que son esprit de gringalet amuse ; il
en a rapporté une femme amusante , jolie , et qui doit
trouver tous ces provinciaux bien sots .
M. Larbeau, c'est son nom , se fiche un peu de ses
élèves , - il est caressant avec les fils des influents
qu'il ménage , et auprès de qui il a conquis une popu-
larité parce qu'il les traite comme de grands garçons ,
mais il n'est pas rosse pour les autres . Pourvu qu'on
rie de ce qu'il dit ! - il fait des calembours et propose
quelquefois des charades ; on l'appelle le Parisien .
Je crois qu'il me trouve un peu couenne , parce
que ses blagues ne m'amusent pas : puis , il a entendu
dire par un camarade qui prend des répétitions avec
lui, que j'ai voulu être cordonnier, et que maintenant
j'aimerais être forgeron . Je lui semble commun ; ma
mère d'ailleurs lui paraît vulgaire , et mon père lui
fait l'effet d'un pauvre diable . Mais il ne me tour-
mente pas , il a l'air de me croire , même quand je dis
que j'ai oublié mes devoirs , ou que je me suis trompé
de leçon .
A la fin de l'année , aux compositions de prix , il
nous lit des romans de Walter Scott.
- ou
Arrive la Distribution solennelle ; — je n'ai rien
j'ai quelque chose , -il me semble bien que je rappor-
tai une ou deux couronnes , et que je fus embrassé sur
244 NANTES .
l'estrade par un homme qui empoisonnait. - Tou-
jours done !
Mais je n'avais pas la foi , et je me moquais d'avoir
des prix ou de n'en avoir pas , du moment que mon
père ne me tourmentait pas.
LA MAISON
Nous demeurons dans une vieille maison replâtrée ,
repeinte , mais qui sent le vieux , et quand il fait chaud
il s'en dégage une odeur de térébentine et de fonte
qui me cuit comme une pomme de terre à l'étouffée :
pas d'air, point d'horizon !
Je passe là , les dimanches surtout , des heures pé-
nibles . Pas de bruit , que celui des cloches , et ma
tristesse d'ailleurs , même en semaine , est plus lourde
dans ce pays , sous ce ciel clair, que sous le ciel fu-
meux de Saint- Étienne .
J'aimais le bruit des chariots , le voisinage des for-
gerons , le feu des brasiers ; et il y avait une chroni-
que des malheurs de la mine et des colères des mi-
neurs .
Ici , dans le quartier que nous habitons du moins,
il n'y a pas d'usines à étincelles et d'hommes à œil
de feu , comme presque tous ceux qui travaillent le
fer et vivent devant les fournaises.
Il y a des paysans aux cheveux longs et rares , tris-
tes et laids ils vont muets derrière leurs chariots à
travers la ville et ont l'air terne et morne des sourds .
Pas de gestes robustes , point l'allure large, la voix
NANTES . 245
forte ! La lèvre est mince ou le nez est pointu , l'œil et
creux et la tempe en front de serpent , ― ils ne res-
semblent pas, comme les paysans de la Haute-Loire ,
à des bœufs , w ils ne sentent pas l'herbe, mais la
vase ; ils n'ont pas la grosse veste couleur de vache ,
ils portent une camisole d'un blanc sale comme un
surplis crotté. Je leur trouve l'air dévot , dur et faux ,
à ces fils de la Vendée , à ces hommes de Bretagne.
Le cours Saint-Pierre me paraît si vide avec ses
quelques vieux qui viennent s'asseoir sur les bancs !
Il y a aussi les ombres qui glissent comme des insectes
noirs du côté de l'église ...
Je me sens des envies de pleurer !
On ne me bat plus. C'est peut-être pour ça . J'étais
habitué à la souffrance ou à la colère , je vivais
toujours avec un peu de fièvre.
On ne me bat plus . Le proviseur n'est pas de cette
école. Il a entendu parler d'un de ses professeurs qui
appliquait la même méthode que mon père sur les
reins de son fils ; -il l'a fait venir .
<< Vous irez rosser vos enfants ailleurs , si cela vous
tient trop , a-t-il dit , mais si j'apprends que vous con-
tinuez ici , je demande votre changement et j'appuie
pour votre disgrâce .' »
La nouvelle est arrivée aux oreilles de mon père et
a protégé les miennes .
Ma mère a fait connaissance de la femme d'un pro-
fesseur, qui es bossue .
24 .
246 NANTES .
On va se promener tous les soirs quand il fait
beau.
J'ai l'air d'un prisonnier qu'on sort un peu. Je
marche devant , avec ordre de ne pas m'écarter , de
ne pas courir, et je ne puis même pas me baisser pour
ramasser une branche on un caillou, cela ferait
éclater mon pantalon .
Il est arrivé qu'une de mes culottes a craqué un
jour, et madame Boireau , qui n'y voit pas clair , a
cependant été très offusquée . On m'a défendu de me
baisser jusqu'à ce qu'on m'ait fait une culotte large.
On me l'a faite, il n'y a plus de danger - j'y flâne
à l'aise - j'ai l'air d'un canard dont le derrière
pousse.
Je vois bien qu'on me regarde, et les mariniers
m'entourent, mais ils me respectent comme l'in-
connu ! Les camarades qui me connaissent me font
des niches , tirent cela en passant comme la queue
d'un chien, on y met du sel aussi , -
- on m'appelle
Circé.
Costumes et trahisons politiques.
Le supplice à propos de ma toilette recommence.
Beaucoup de personnes me croient légitimiste. - J'ai
une cravate qui fait trois fois le tour de mon cou ,
comme en portaient les incroyables , comme en avaient
les royalistes sous la Restauration. Cependant les
espérances que ce parti a pu concevoir à mon pro-
NANTES . 247
pos , ne tardent pas à s'évanouir . Ma mère a trouvé à
côté d'un collier de chien , dans le fond d'une malle ,
un col en crin ; et je le mets. On crie « au bonapar-
tisme » cette fois ! C'est le signe de ralliement des
brigands de la Loire , la cravate des duellistes du café
Lenblin .
Suis-je venu pour chercher querelle aux membres
du club blanc , qui est justement là , sur la place ? On
se perd en conjectures, mais l'étonnement devient
bien autre, quand un dimanche on me voit apparaître
sur le cours , vêtu comme la meilleure des républi-
ques.
J'ai une redingote marron, un parapluie vert et un
chapeau gris.
C'est mon costume de demi-saison . Ma mère voit
que je grandis, et elle a voulu m'habiller comme un
homme des classes moyennes, qui a de l'étoffe , ne
vise pas au freluquet , et a pourtant son cachet à lui.
J'ai du cachet mais je suis modeste, et je préfère-
rais vivre dans l'obscurité , ne pas donner aux partis
des espérances étouffées le lendemain, avec cela.
que j'étouffe aussi ! cette redingote est si lourde , et
les manches sont si longues que je ne puis pas me
moucher.
Légitimiste aujourd'hui , bonapartiste demain , con-
stitutionnel après-demain , c'est ainsi qu'on pervertit
les consciences et qu'on démoralise les masses !
Puis les camarades sont toujours là, on m'ap-
pelle Louis -Philippe. C'est même dangereux par ce
temps de régicide.
248 NANTES .
Les jours de classe moyenne , quand je suis en bour-
geois citoyen, je rentre brisé.
NOS BONNES
Nous avons une bonne , - il paraît que mon père
gagne de l'argent.
Il donne la répétition en tas ; il prend six où sept
élèves qui lui valent chacun vingt- cinq francs , et il
leur dit pendant une heure des choses qu'ils n'écou-
tent pas ; à la fin du mois il envoie sa note , - et il se
fait avec cette distribution de participes , entre les deux
classes , une assez jolie somme par trimestre .
Les répétés ont moins de pensums et flânent pendant
ces va-et-vient dans les corridors. C'est pendant ce
temps-là que s'écrivent ou se dessinent sur les murs
et sur les tableaux , des farces contre les professeurs ,
ou les pions , - le nez de celui- ci , les cornes de celui-
là, avec des vers de haute graisse au fusain . On en
met de raides , et la femme du censeur est gênée
quand elle passe .
Nous la regardons à travers des trous , des fentes :
elle est bien jolie , bien fraîche ; elle a épousé le cen-
seur parce qu'il avait quelques sous , puis qu'il sera
proviseur un jour. ― C'est ce que j'ai entendu mar-
motter à ma mère qui ajoute aussi qu'elle s'habille
mal.
« Si c'est ça, la mode de Paris , j'aime encore
mieux celle de cheux nous. »
Cela est lancé à la paysanne , d'un ton bon enfant ,
NANTES . 249
avec un petit rire qui a sa portée . Moi, je n'aime pas
mieux celle de chez nous !
Bien désintéressé dans la question , - puisque j'é-
tonne même les tailleurs du pays , et que je ne suis
vêtu à aucune mode connue depuis l'antiquité jus-
qu'à nos jours ! mannequin inconscient d'une politi-
que que je ne comprends pas , caméléon sans le vou-
loir, - je puis apporter mon témoignage , il a son
poids.
Eh bien, je préfère l'écharpe rose que la femme du
censeur entortille autour de sa taille souple , au châle
jaunâtre dont ma mère est maintenant si fière . Je
préfère le chapeau de la Parisienne , à petites fleurs
tremblotantes , avec deux ou trois marguerites aux
yeux d'or , à la coiffure que porte celle qui m'a donné
ou fait donner le sein , - je ne me rappelle plus , --
où il y a un petit melon et un oiseau qui a un trop
gros ventre.
On est donc heureux à la maison.
Ça m'ennuie que l'on ait pris une bonne ! car j'étais
occupé au moins , quand j'allais chercher de l'eau ,
quand je montais du bois , lorsque je déplaçais les
gros meubles . J'aimais à donner des coups de mar-
teau , des coups d'épaule et des coups de scie. Je me
sentais fort , et je m'exerçais à porter des armoires
sur le dos et des seaux pleins à bras tendus. Je ne
dois plus toucher à rien , et si je suis pressé , je ne
puis même pas décrotter mes souliers .
<< Il y a de la boue autour !
250 NANTES .
-- C'est l'affaire de la bonne , cela !
- Avec la grosse brosse seulement ?
--- Nous avons une bonne , ce n'est pas pour qu'elle
reste à bâiller toute la journée . »
Elle n'a pas le temps de bâiller la pauvre fille ! Oh !
ma mère a l'œil !
Ce n'est pourtant pas son enfant , ni sa nièce ! Pour-
quoi donc lui montrer les mêmes égards qu'à moi ?
Elle fait pour les étrangers ce qu'elle faisait pour Jac-
ques . Elle n'établit pas de différence entre sa domes-
tique et son fils . Ah ! je commence à croire qu'elle ne
m'a jamais aimé !
La pauvre fille ne peut plus y tenir . On la nourrit
bien, cependant. Ma mère lui donne tout ce dont nous
n'avons pas voulu .
<< Ce n'est pas moi qui épargnerais le manger à une
bonne !>>
Et elle met sur un rebord d'assiette les nerfs , les
peaux, le suif cuit.
« C'est bon pour son tempérament , ces choses-là .
Et les boulettes froides , voilà qui fortifie ! »
Pauvre Jeanneton ! Si elle n'était pas soignée si
bien, comme elle dépérirait ! Car même avec ce ré-
gime , elle se porte mal , elle n'est pas grasse, tant
s'en faut !
Je crois m'apercevoir que Jeanneton n'est pas folle
de ma mère, et qu'elle s'applique à la contrarier.
« Voulez-vous un verre de cidre , Jeanneton .
Merci, Madame.
- Merci oui , ou merci non.
NANTES . 231
-Non, Madame .
-
Vous n'aimez pas le cidre ? »
Jeanneton , balbutie.
<< Commevous voudrez , ma fille ! » Etma mère ajoute
d'un air dépité : « Je mets le verre là , vous le pren-
drez tout à l'heure si vous voulez ; vous le laisserez
s'éventer , si cela vous amuse. »
Le cidre ne s'éventera pas, il y à bon temps qu'il
l'est. Il y a deux jours qu'il traîne dans une bouteille
que mon père a repoussée parce qu'elle sentait l'aigre
et qu'on a oublié de boucher . - Il est tombé un cafard
dedans . Mais ma mère l'a retiré tout à l'heure , avec
grand soin, comme elle aurait fait pour elle , et c'est
parce qu'elle a senti le cidre qu'elle s'est décidée à
l'offrir à Jeanneton .
« Le cidre neuf, le cidre frais a un acide qui est
mauvais pour les femmes faibles... Rappelle-toi cela ,
mon enfant. »
Je me le rappellerai. Si jamais j'ai les poumons fai-
bles , je prendrai du cidre comme celui -là, qui n'a
pas d'acide, qui sent l'aigre et le moisi. Faudra- t-il
mettre un cafard dedans ?
Ma mère m'avait vu regarder ce cafard en réflé-
chissant.
« C'est signe que le cidre est bon. S'il était mau-
vais , il n'y serait pas allé. Les insectes ont leur
jugeotte aussi. >>
Ah ! les malins !
Encore une observation dont je tiendrai compte.
Quand il y a des insectes dans quelque chose , c'est
252 NANTES .
bon. Et moi qui ne voulais pas manger de fromage
parce qu'il y avait des vers , et qui aimais mieux qu'il
n'y eût pas de mouches dans l'huile !
Jeanneton est partie en refusant encore un verre de
vin que ma mère lui offrait en signe d'adieu .
<< Jacques , m'avait- elle dit, va chercher la bouteille
qui était pour faire du vinaigre, tu sais, qui avait des
fleurs. »
Jeanneton a refusé.
On remplace Jeanneton par Margoton .
Mais la maison est connue maintenant pour les
distributions de nerfs , de peaux et de gras cuit. Mar-
goton fait ses conditions en entrant.
<< Moi, je n'ai pas les poumons faibles , dit- elle , et
elle se donne un coup de poing dans l'estomac, un
gros estomac qui danse dans sa robe d'indienne ; je
n'ai pas les poumons faibles et j'aime la viande ; je
veux manger chaud. »
Margoton joue gros jeu.
Mais Margoton vient de la part de la femme du
proviseur, et l'estomac de Margoton est protégé
comme les reins du petit Vingtras . L'autorité veille
dans le corsage de la bonne comme dans la culotte
de l'enfant. On ne destituera pas publiquement mon-
sieur Vingtras parce qu'il flanquera en passant une
roulée à son rejeton, ou parce qu'il étouffera sa bonne
avec des chicots de boulettes ou du gras de mouton ;
mais il fera bien tout de même de ne pas déplaire au
NANTES. 253
grand chef à propos de son môme et de sa domes-
tique .
Ah ! quelle faute on a commise en s'adressant à la
femme du proviseur ! par genre , pour avoir l'air de
demander avis !
On n'ose pas renvoyer la grosse recommandée ,
malgré les prétentions qu'elle affiche , et elle entre en
place.
Ma mère a toujours la main sur le gigot et un pied
dans la tombe , à propos de cette bonne.
Elle n'est pas forte , et ça la fatigue de couper .
Couper une tranche pour son mari , pour son enfant ,
c'est son devoir d'épouse , c'est son rôle de mère ; elle
n'y faillira pas !
Mais quand il faut servir Margoton ! ...
<< Vous avez encore faim ?
- - Oui , Madame .
-- Comme cela ?
Encore un petit morceau , si vous voulez. »
Ma mère en mourra ; je le vois bien , je le vois aux
sons douloureux qu'elle étrangle quand elle reprend
le couteau, à l'expression de ses yeux quand elle
ajoute du jus , et elle est si lasse au dessert, qu'elle
est forcée de mettre les cerises dans l'assiette de la
bonne, une par une , comme avec un déchirement.
Marguerite en redemande toujours.
Mais ma mère renaît à vue d'œil . Mon Dieu ! mon
Dieu ! soyez béni !
22
254 NANTES.
Elle renaît , redevient espiègle , reprend des cou-
leurs . Elle est entrée un jour dans le cabinet de mon
père, toute joyeuse.
<<< Antoine ! - et elle lui a parlé à l'oreille .
Tu es sûre, » a répondu mon père avec stupeur
et en dérangeant son bonnet grec.
Elle se contente de hocher la tête en souriant.
<< Il ne s'agit plus que de les surprendre ... >>
Elle enlève le bonnet grec et dépose d'un geste à
la fois langoureux et hardi , sur le front d'Antoine , son
époux, mon père , un baiser furtif.
On a surpris quelque chose ce matin , je ne sais pas
quoi , mais ma mère a mis son châle jaune, et son
beau chapeau - celui au petit melon et à l'oiseau
au gros ventre . Elle va chez la femme du provi-
seur.
Elle en revient en se frottant les mains , et en ba-
lançant joyeusementla tête : à en faire tomber l'oiseau
et le melon.
Dix minutes après , je vois Margoton qui fait ses
paquets et à qui on règle son compte. Elle a laissé
de la viande dans son assiette : qu'y a-t- il ?
Les larmes lui sortent des yeux comme des gouttes
de bouillon.
<< Madame, c'était pour le bon motif !
- Pour le bon motif !... dans une cave ! ... >>>
Qu'est- ce que c'est que le bon motif? On ne m'en
dit rien, mais quelques jours après , ma mère parlant
à mon père cause de Margoton.
NANTES . 255
<< Heureusement, nous avons eu cette occasion de
la renvoyer sans que le proviseur se fâche . Si elle
n'avait pas eu ce roulier pour amant ! »
Je ne comprends pas.
Il est décidé qu'on ne prendra plus de bonnes qu'on
nourrira ça fatigue trop ma mère !
Je vois arriver un matin une grosse fille , rouge,
mais rouge ! avec des taches de rousseur , courte et
ronde, - une boule. Des yeux qui sortent de la tête,
et de l'estomac qui crève sa robe ! Il nous vient beau-
coup d'estomac à la maison .
Elle doit venir faire la vaisselle , l'ouvrage sale , et
accompagner ma mère au marché pour porter le-
provisions. Ma mère veut même qu'elle sorte avec
moi , pour montrer que nous avons toujours une
bonne , qu'il y a une domestique attachée à ma per-
sonne. J'obéis , en allant un peu en avant ou en ar-
rière de Pétronille , c'est son nom. Elle a malheureu-
sement la manie de parler , et elle s'accroche à moi ;
on nous voit ensemble.
On nous voit, et il arrive qu'un matin , en entrant
au collège , on m'appelle suçon . Sur les murs des
classes , je vois le portrait de mon père avec suçon au
bas et l'on ne nous nomme plus que les Suçons.
Voici pourquoi :
Pétroniile occupe ses heures de loisir à vendre des
sucres d'orge dans les rues , et les élèves la connais-
sent bien. On s'est demandé , en me rencontrant avec
elle , quel lien mystérieux nous reliait , et le bruit se
répand que nous fabriquons les sucres d'orge la nuit ,
256 NANTES.
que mon père a ajouté cette branche d'industrie au
professorat.
On dit même qu'ils sont moins bons depuis qu'il
est associé à Pétronille .
Comme je m'ennuie ! - Je trouve mal qu'on ne me
permette pas de rester à la maison et qu'on me force
à sortir pour marcher , sans avoir le droit de ramasser
des fleurs. On m'en fait ramasser quelquefois , mais
c'est comme si je m'appelais Munito - comme si les
fleurs étaient des dominos , que j'ai à aller chercher
sur un coup d'œil ; qu'il faut prendre comme ceci ,
puis placer comme cela . Hé ! Munito !
Je me pique dans les orties , je m'enfonce les épines
sous la peau , c'est une corvée , un embêtement ! J'en
arrive à haïr les jardins , à détester les bouquets , à con-
fondre les fleurs nobles et les fleurs comiques , les
roses et les gratte- culs .
Je dois faire de très grands pas , c'est plus homme,
puis ça use moins les souliers. Je fais de grands pas
et j'ai toujours l'air d'aller relever une sentinelle, de
rejoindre un guidon , d'être à la revue. Je passe dans la
vie avec la raideur d'un soldat, et la rapidité d'une
ombre chinoise .
Et toujours une petite queue d'étoffe par derrière !
Je voudrais être en cellule , être attaché au pied
d'une table, à l'anneau d'un mur ; mais ne pas aller
me promener avec ma famille , le soir .
NANTES . 257
J'ai marché ce matin pieds nus, sur un chose de
bouteille . (Ma mère dit que je grandis et que je dois
me préparer à aller dans le monde , elle me demande
pour cela de châtier mon langage , et elle veut que je
dise désormais : chose de bouteille, et quand j'écris je
dois remplacer chose par un trait. ).
J'ai marché sur un chose de bouteille et je me suis
entré du verre dans la plante des pieds . Ah ! quel mal
cela m'a fait ! le médecin a eu peur en voyant la
plaie.
<< Vous devez souffrir beaucoup , mon enfant ? »
Oui , je souffre , mais à ce moment le vent a en-
tr'ouvert ma fenêtre ; j'ai aperçu dans le fond le coin
du faubourg, le bout de banlieue , le bord de cam-
pagne triste où l'on m'emmène tous les soirs . Je
n'irai plus de quelque temps . J'ai le pied coupé .
Quelle chance !
Et je regarde avec bonheur ma blessure qui est
laide et profonde .
MON ENTRÉE DANS LE MONDE
Ma mère ne se contente pas de me recommander la
chasteté pour les mots , elle veut que je joigne l'élé-
gance à la pudeur.
Elle a eu l'idée de me faire donner des lecons de
«< comme il faut. »
Il y a M. Soubasson qui est maître de danse , de
chausson et professeur de « maintien. »
C'est un ancien soldat , qui boit beaucoup , qui bat
22.
258 NANTES.
sa femme, mais qui nage comme un poisson et a une
médaille de sauvetage. Il a retiré de l'eau l'inspec-
teur d'académie qui allait se noyer . On lui a donné
cette chaire de chausson et de danse au lycée en ma-
nière de récompense et de gagne- pain . Il y a adjoint
son cours de maintien , qui est très suivi , parce que
M. Soubasson a la vue basse , l'oreille dure , aime à
téter, et qu'en lui portant aux lèvres un biberon plein
de tord-boyaux, on est libre de faire ce qu'on veut
dans son cours .
Dieu sait ce qu'on n'y fait pas !
Mais moi j'ai des leçons particulières en dehors du
lycée. M. Soubasson vient à la maison . Il amène son
fils , que mon père saupoudre d'un peu de latin , et en
échange, M. Soubasson me donne des répétitions de
maintien.
Ma mère y assiste.
<< Glissez le pied , une, deux, trois , — la révérence !
souriez !
-Tu entends , Jacques , souris donc ! mais tu ne
souris pas ! >>
Je ne souris pas ? Mais je n'en ai pas envie .
Il faut essayer tout de même, et je fais la bouche
en chose de poule.
Ma mère elle , minaude devant la glace , essaie ,
cherche, travaille et trouve enfin un sourire qu'elle
me présente comme une grimace.
<<< Tiens comme cela ! »
Je dois aussi tenir le petit doigt en l'air , ça me fa-
tigue !
NANTES. 259
« Attention à l'auriculaire , » dit toujours M. Sou-
basson , qui s'est fait indiquer les noms scientifiques
des doigts de la main , et qui trouve que le latin est
une bien belle chose , vu que c'est toujours avec ce
petit doigt qu'il se fouille l'oreille. Il se la fouille même
un peu trop à mon idée.
Ce que ma mère me dit de choses blessantes pen-
dant la leçon de maintien , ce que je la fais souffrir
dans ses goûts d'élégance , cette femme , à quel point
je suis commun et, j'ai l'air d'un paysan , non ce
n'est pas possible de le dire ! Je ne puis pas arriver
à glisser mon pied ni même tenir mon petit doigt
en l'air !
« Je te croyais fort , » dit ma mère , qui sait que je
pose un peu pour le mognon , et qui veut me blesser
dans mon orgueil.
Je ne suis pas fort , il paraît, puisque au bout de
dix minutes , l'auriculaire retombe énervé , demandant
grâce , crispé comme une queue de rat empoisonné !
Rien que d'y penser il se tord encore aujourd'hui et
j'en ai la chair de poule..
Au bout de deux mois , c'est à peine si je suis en
état de faire une révérence à trois glissades ; en tous
cas , je suis incapable de parler en même temps. Sije
parlais, il me semble que je dirais : j'avons, jarnigué,
moussu le maire, parce que je salue comme les vii-
lageois dans les pièces . Il me prend des envies quand
je répète avec ma mère de l'appeler «< Nanette >>
et de lui crier que je m'appelle « Jobin , » ce qui
260 NANTES.
est faux, on le sait , et ce qui est mal , je le sens
bien !
Il faut pourtant que tout ce temps-là n'ait pas été
perdu , que je mette en pratique, tôt ou tard , mes
leçons d'élégance, et que je fasse plus ou moins hon-
neur à M. Soubasson , à ma mère .
<< Jacques , nous irons samedi voir la femme du
proviseur. Prépare ton maintien . >>
J'en serre l'auriculaire avec frénésie , je fais et refais
des révérences , j'en sue le jour , j'en rêve la nuit !
Le samedi arrive , nous allons chez le proviseur en
cérémonie .
« Pan, pan !
Entrez ! >>
Ma mère passe la première , je ne vois pas comment
elle s'en tire ,j'ai un brouillard devant les yeux.
C'est mon tour !
Mais il me faut de la place , je fais machinalement
signe qu'on s'écarte.
La compagnie stupéfaite se retire comme devant
un faiseur de tours.
On se demande ce que c'est vais-je tirer une
baguette , suis-je un sorcier ? Vais-je faire le saut de
carpe ? On attend
J'entre dans le cercle e je commence :
Une -- je glisse
Deux ― je recule.
4
NANTES. 261
Trois -― je reviens , et je fends le tapis comme avec
un couteau.
C'est un clou de mon soulier. ·
Ma mère était derrière modestement et n'a rien vu .
Elle me souffle :
« Le sourire, maintenant ! »
Je souris.
<< Et il rit, encore ! » murmure indignée la femme
du proviseur .
Oui , et je continue à éventrer le tapis.
« C'est trop fort ! »
On se rapproche , on m'enveloppe , je suis fait pri-
sonnier. Ma mère demande grâce .
Moi j'ai perdu la tête et je crie : « Nanette ! Nanette ! >>
<< Mon avancement est fichu pour cinq ans , dit
mon père , le soir en se couchant. >>
On renvoie M. Soubasson le lendemain , comme un
malotru , et nous en faisons tous trois une maladie .
Je retourne aux mauvaises manières ; je n'en suis pas
fâché pour mon petit doigt qui se détend , reprend sa
forme accoutumée. Je préfère avoir de mauvaises ma-
nières et n'avoir pas l'auriculaire comme une queue
de rat empoisonné .
J'ai une veine dans mon malheur .
Ma blessure au pied était mal guérie . Elle se rou-
vre de temps en temps , et je mens un peu d'ailleurs
pour avoir le droit de ne pas sortir , sous prétexte que
je ne puis marcher . Je la gratte même , et je la grat-
terais encore davantage , mais ça me chatouille.
262 NANTES.
Ce chose de bouteille (je vous obérai , ma mère) m'a-
rendu un fier service . Je reste à la maison et je ne
rôde plus dans des chemins vides , bordés d'arbres ,
auxquels je ne puis pas grimper , ourlés d'herbe sur
laquelle je ne puis pas me rouler , et dans la poussière
desquels je traîne, comme un insecte estropié dans la
boue.
Je reste devant une table où il y a des livres que j'ai
l'air de lire , tandis que je fais des rêves qu'on ne
devine pas.
Mon père travaille de l'autre côté et ne me gêne
pas , excepté quand il se mouche avec trop de fracas .
Il a bien, bien soin de son nez.
Je n'ai pas besoin de travailler beaucoup pour le
collège , je suis souvent le premier, et je n'ai qu'à faire
claquer les feuilles du dictionnaire pour que mon père
croie que je cherche des mots , tandis que je cours
après des souvenirs de Farreyrolles , du Puy , de Saint-
Étienne ...
Je trouve une drôle de joie à regarder dans ce
passé !
On nous donne quelquefois un paysage à traiter en
narration. J'y mets mes souvenirs .
<< Vous avez fait de mauvais devoirs cette semaine ,
me dit le professeur , qui n'y retrouve ni du Virgile ,
ni de l'Horace , si ce sont des vers ; ni des guenilles de
Cicéron, si c'est du latin ; ni du Thomas , ni du Mar-
montel, si c'est du français. >>
Mais je vais arriver à être le dernier un de ces
matins !
NANTES. 263
Je me sens grandir , j'oublie les anciens. Je songe
plus à ce que je deviendrai qu'à ce qu'est devenu
l'empereur romain. Ma facilité , mon imagination s'é-
vanouissent, meurent, sont mortes !!! (Bossuet , Orai-
sons funèbres).
Un M. David , qui est président de l'Académie
poétique de Nantes , donne de grandes soirées . Il
invite les professeurs et leurs femmes à venir danser
chez lui.
C'est dans un grand salon nu , où il y a le buste
de Socrate sur la cheminée . Une jeune dame le re-
garde et dit :
« C'est donc si vilain que ça , un philosophe?
Ma mère vient avec mon père , naturellement, et
même on m'a amené au commencement .
Notre arrivée est annoncée avec plaisir , et est
accueillie avec faveur .
Mon père est, comme toujours , sec , maigre , le nez
en corne , le front comme un toit sur des yeux gris :
on dirait deux chats sous une gouttière . Il a l'air peu
commode .
Ma mère ! ... hum ! ... ma mère ! ... Elle a une robe
raisin avec une ceinture jaune ; aux poignets , des
nœuds jaunes aussi , un peu bouffants, comme des
nœuds de paille à la queue troussée d'un cheval.
Rien que ça comme toilette. Être simple, c'est sa
devise.
Une fois seulement, elle a ajouté l'oiseau de son
chapeau -- en broche , le bec en bas , le chose en l'air.
264 NANTES .
Une fantaisie , un essai ! Comme la Metternich mit un
serpent en bracelet .
« Qu'est-ce que cet oiseau fait là , » demande- t-on ?
Il y en avait qui auraient préféré le bec en l'air , le
chose en bas .
Ma mère faisait la mignonne , agaçant le bec de la
bête comme s'il était vivant.
« Ti... ti ... le joli petit-toiseau , c'est mon toiseau ! »
Mon père a obtenu qu'elle laissât l'oiseau sur le
chapeau , - le joli toiseau !
Mais pour les nœuds , comme il avait voulu y tou-
cher une fois :
<< Antoine, avait répondu ma mère , suis -je une hon-
nête femme? Oui ou non ! Tu hésites , tu ne dis
rien ! Ton silence devient une injure !...
― - Ma chère amie !
-Tu me crois honnête , n'est- ce pas ?... Jamais tu
n'as pu soupçonner que Jacques , notre enfant , prove-
nait d'une source impure , était un fruit gâté , avec un
ver dedans ?
- Avec un ver dedans ? reprend- elle. Eh bien , aie
confiance. Ta femme a un soupçon de coquetterie ,
peut-être , - nous sommes filles d'Eve , ― - que veux-tu ?
Mais aie confiance , Antoine. Si j'allais trop loin, - je
suis ignorante , moi ! - tu aurais le droit de me faire
des reproches ; mais , non ! ... Et ne prends, pas pour
les hommages d'une flamme coupable , les poli-
tesses qu'on fait à un brin de toilette et de bon
goût. >>
Elle tape sur sa jupe et taquine un des nœuds
NANTES. 265
jaunes , puis donne un petit coup sec sur la main de
mon père :
<< Vilain jaloux ! >>
On danse .
« Vous ne dansez pas , madame Vingtras ?
Nous sommes trop vieux , dit mon père avec un
sourire et en saluant.
.- Trop vieux ! C'est pour moi que tu as dit cela ?
fait ma mère . »
La scène se passe dans un coin où elle a acculé
Antoine , derrière un rideau.
<< Ce ne peut être que pour moi , puisque ce mon-
sieur est plus jeune que sa femme . Antoine , écoute-
moi...
- Parle moins haut .
- Je parlerai sur le ton qu'il me plaît. >>
Elle élève encore plus la voix .
<«< Oh ! tu ne me feras pas taire ! Non . Si tu veux
m'insulter , je n'ai pas envie de l'être , entends - tu .
Trop vieux ! (Elle le toise des pieds à la tête . ) Trop
vieux ! parce que je n'ai pas l'âge de la Brignoline ,
n'est-ce pas ? »
Je suis sur des épines , et je fais un peu de bruit
avec mes pieds , un peu de bruit avec ma bouche . Pour
couvrir leurs voix, j'imite dans mon coin des instru-
ments à vent au risque d'être calomnié !
Enfin, on s'apaise derrière le rideau.
Je ne m'amuse pas aux soirées du proviseur ; on
23
266 NANTES.
me trouve trop triste. Je suis habillé à neuf.
Seulement on a choisi une drôle d'étoffe , j'ai l'air
d'être dans un bas de laine , c'est terne , à côtes , mais
si terne !
Comme ça déteint , je fais des taches aux habits des
autres .
On s'écarte de moi. Ma mère elle-même ne me
parle que de loin comme à un étranger presque !
Oh ! mon Dieu !
« Je dan-se-rai , » a- t-elle dit ; et elle danse.
Elle embrouille le quadrille , marche sur quelques
pieds , mais , bah ! elle sauve tout par de petites plai-
santeries et des petits airs ; - une véritable écolière ,
je vous dis !
Au galop final une idée lui vient, celle de faire
partager à son enfant les joies de Terpsichore , et
. s'éloignant du galop une seconde , elle me saisit et
m'attire dans le tourbillon . Le galop est fini que
je saute encore , et elle a l'air d'un Savoyard qui fait
danser une marionnette. ----- Ça me fait si mal sous
les bras !
Depuis quelque temps elle est rêveuse .
<< Ta mère a quelque idée en tête , » fait mon père
du ton d'un homme qui prévoit un malheur.
Elle s'enferme toute seule , et on entend des bruits ,
des petits cris , des tressaillements de plancher ; on l'a
surprise à travers la porte qui faisait des grâces
devant un miroir, en s'appuyant le front.
NANTES. 267
Soirée chez M. David. La femme du professeur d'his-
toire , qui est d'origine espagnole , esquisse un fandango
assez leste , eh ! eh ! quoique revu et corrigé comme les
morceaux choisis par l'archevêque de Tours .
La femme du professeur d'allemand , une Alsa-
cienne , chante un titi la itou, la itou la la , en valsant
une valse du pays.
C'est fini . Elle se repose sur la banquette et le cercle
où l'on vient de danser est vide.
On entend un petit cri.
Eh youp! eh youp !
Mon père, qui est en face de moi , a l'air frappé
d'un coup de sang , et je vais voler dans ses bras.
Et youp ! eh youp ! la Catherina ! eh youp!
En même temps une apparition traverse le salon
et tourne sur le parquet.
L'apparition chante :
Ché la bourra, la la !
Oui la bourra, fouchtra !
Et la voix devenant énergique, presque biblique,
dit tout d'un coup :
<< Anyn, mon homme ! »
Cet homme , c'est Antoine qui au premier youp !
youp! avait pressenti le danger, -- c'est mon père
qui est entraîné comme je le fus le jour des marion-
nettes.
<
« Anyn , mon homme, anyn ! »
Et ma mère le plante devant elle , en le gourman-
268 NANTES.
"
dant de sa mollèche- à la chetupéfacchion de l'assis-
tance , qui n'a pas été prévenue .
<< Eh chante ! chante donque ! >>
J'ai peur qu'on chonge à moi aussi , et je disparais
dans les cabinets . Toute la soirée je répondis :
« Il y a quelqu'un !….. »
La nuit me trouva harassé , vide !
Je sortis enfin quand la dernière lampe fut éteinte ,
ct je revins au logis , où on ne pensait pas à moi.
Ma mère seule avec mon père murmurait à son
oreille :
<«< Eh bien ! Est-ce que la bourrée ne vaut pas le
fandango ? >>
Et elle ajouta d'une voix un peu tremblante :
<< Dis-moi cha ! »
C'était la mutinerie dans la fierté , l'espièglerie
dans le bonheur !
Tout se gâte .
Mon père -Antoine n'a plus voulu aller dans
le monde avec ma mère.
La soirée de la bourrée lui a complètement tourné
la tête , elle s'est grisée avec son succès ; restant dans
dans la veine trouvée , s'entêtant à suivre ce filon , elle
parle charabia tout le temps , elle appelle les gens
mouchu et monchieu.
Mon père à la fin lui interdit formellement l'auver-
gnat.
Elle répond avec amertume :
<«< Ah ! c'est bien la peine d'avoir reçu de l'éduca-
NANTES. 260
tion pour être jaloux d'une femme qui n'a pour elle
que son esprit naturel! Mon pauvre ami , avec ta lati-
nasserie et ta grecaillerie , tu en es réduit à défendre
à ta femme, qui est de la campagne , de t'éclipser ! »
Les querelles s'enveniment .
<< Tu sais, Antoine , je t'ai fait assez de sacrifices ,
n'en demande pas trop ! Tu as voulu que je ne dise
plus estatue , je l'ai fait . Tu as voulu que je ne dise
plus ormoire, je ne l'ai plus dit , mais ne me pousse
pas à bout , vois-tu , ou je recommence . »
Elle continue :
« Et d'abord ma mère disait estatue ... elle était
aussi respectable que la tienne , sache -le bien ! »
>
Mon père se trouve menacé de tous côtés , entre es-
tatue et mouchu.
Il met les pieds dans le plat et défend l'un et
l'autre.
Ma mère se venge en l'injuriant ; elle cherche des
mots qui le blessent : escargot - espectacle ! esto-
- esquelette ! Ces diphtongues entrent profon-
mac
dément dans le cœur de mon père. Le samedi suivant,
il s'habille sans mot dire et va en soirée sans elle.
Le samedi d'après , même jeu , mais à minuit ma
mère vient me réveiller.
< Lève toi, tu vas aller attendre ton père à la porte
«
de chez M. David , et quand il sortira tu crieras : La
la fouchtra ! J'arriverai , tu nous laisseras . >>
J'ai crié: La la fouchtra ! j'ai eu tort.
23.
270 NANTES.
Elle lui fait une scene devant tout le monde , tout
haut, disant qu'il laisse mourir sa famille de faim pour
courir les bals .
<«< Il a un bien gros derrière pour un enfant qui
meurt de faim , dit quelqu'un .
- Oui, répète ma mère , il nous laisse mourir de
faim . »
Nous avons mangé une grosse soupe à dîner, puis
des andouilles ; pour finir , il y a eu du lapin . Moi,
je ne meurs pas de faim ; elle a beaucoup mangé
aussi.
Ma mère crie toujours.
<< Mon enfant n'a pas une chemise à se mettre sur
le dos , voyez comme il est mis ! »
Je ne suis pas en noir aujourd'hui , je suis en habit
gris , pantalon gris ; j'ai l'air d'un infirmier .
Le monde s'amasse , mon père veut glisser sour
une voiture, s'égare entre les jambes des chevaux . Il
faut le tirer de là-dessous.
Il reparaît enfin ; son chapeau de soirée est écrasé
et a l'air d'un accordéon . Ma mère lui prend le bras
comme ferait un sergent de ville .
«< Viens , mon enfant , ajoute -t - elle , en me parlant
<
avec des larmes . Viens , dis-lui que tu es son fils ! »
Il le sait bien ; est-ce qu'il ne m'a pas reconnu ?
Est-ce que je suis changé depuis sept heures ?
Tout le long du chemin, je tâche de trouver à la
porte des modistes ou des tailleurs une glace, pour
voir quelle figure j'ai depuis que je meurs de faim.
NANTES. 271
Tu, vous
La maison est redevenue morne presque autant que
jadis , du temps de madame Brignolin , quand c'était
si triste . Mon père ne va plus en soirée , il va je ne
sais où.
Ma mère, un soir , m'a ordonné de le suivre en me
cachant. Mais mon père est arrivé au même moment.
Je me tenais devant elle , tout craintif, tout hon-
teux, me disant tout bas : Est- ce que c'est bien d'es-
pionner son père ?
<< Voulez-vous donc faire un policier de votre fils ?
a-t-il dit. J'ai entendu ce que vous lui recomman-
diez . »
Ce vous la fit pâlir. Jamais elle ne m'en reparla
depuis.
Elle essaie de rattraper par quelque bout le ter-
rain qu'elle perd , on le sent à l'accent, on le voit au
geste.
« C'est que , dit - elle , ce n'est pas gai d'être éveillé
tous les soirs quand tu rentres ...
- Je ne vous réveillerai plus , répond mon père. >>
Le soir de ce jour-là , mon père alla chercher un
matelas et un pliant dans le grenier.
On n'entendit plus de bruit dans la maison . Nous
vivions chacun dans notre coin , et on se parlait à
peine.
Les femmes de ménage au bout de huit jours par-
taient , disant qu'on jaunissait dans cette baraque .
272 NANTES.
Comme c'est triste là-dedans ! - C'était le pro-
verbe du quartier .
Il y a longtemps que cela dure. Ma mère m'oblige
à lui tenir compagnie le soir , et je lui lis des choses
saintes , dans sa chambre , à la lueur d'une mauvaise
chandelle , près d'un feu sans flamme.
Il n'est question que d'enfer et de douleur. C'est
toujours des désolations dans ces livres d'église .
Une scène !
Mon père , en retournant une vieille malle, a dé-
couvert quelque chose de lourd , de sonnant.
C'est un bas plein jusqu'à la cheville de pièces de
cent sous .
Il est en train de s'étonner, quand ma mère entre
comme une furie et se jette sur le bas pour le lui
arracher.
« C'est à moi cet argent-là. Je l'ai économisé sur
ma toilette . »>
Mon père ne lâche pas, ma mère crie :
<< Jacques, aide-moi ! »
Moi je ne sais que crier et dire en allant de l'un à
l'autre :
<< Papa ! Maman ! »
Mon père reste maître du sac et l'enferme dans son
armoire.
Ils se sont raccommodés !
Ma mère est tout simplement allée trouver mon
père et lui a dit :
NANTES. 273
« Je ne puis plus vivre comme cela , j'aime mieux
partir -retourner chez ma sœur , emmener mon en-
fant. »
Mais elle ne veut pas s'en aller , et elle finit par le
dire tout haut, par l'avouer à Antoine , à qui elle con-
fesse qu'elle a eu tort -- et lui demande d'oublier.
Il en a assez lui aussi , sans doute , et il ne se défend
que pour la forme, il se fait un peu tirer l'oreille ; il
est flatté qu'on lui demande grâce ; c'est le fond de sa
nature , qu'on s'agenouille devant lui ; et maintenant
qu'il est sûr d'être maître , qu'elle a lâché pied , il pré-
fère s'évader de la gêne où le mettait tant de tristesse
et de silence .
« Faut-il reporter le pliant et le matelas au gre-
nier , dis, papa ? »
J'ai regret de ce que j'ai dit, je les vois embar-
rassés .
<< Jacques , répond mon père, tu peux aller jouer
avec le petit du premier. »
XIX
LOUISETTE
M. Bergougnard a été le camarade de classe de mon
père .
C'est un homme osseux , blême , toujours vêtu sévè-
rement.
Il était le premier en dissertation, mon père n'était
que le second , mais mon père redevenait le preu en vers
latins. Ils ont gardé l'un pour l'autre une admiration
profonde , comme deux hommes d'État qui se sont
combattus , mais ont pu s'apprécier.
Ils ont tous les deux la conviction qu'ils sont nés
pour les grandes choses , mais que les nécessités de la
vie les ont tenus éloignés du champ de bataille.
Ils se sont partagé le domaine .
« Toi , tu es l'Imagination , dit Bergougnard , une
imagination brûlante... >>
Mon père se rengorge et se donne un mal du diable
pour se mettre un éclair dans les yeux , il jette un
- et se dépeigne
regard un peu trouble dans l'espace
en cachette.
LOUISETTE. 275
<«<< Tu es l'Imagination folle ... »
Mon père joue l'égarement et fait des grimaces ter-
ribles .
<< Moi , reprend Bergougnard , je suis la Raison
froide , glacée , implacable. » Et il met sa canne toute
droite entre ses jambes.
Il ajuste en même temps , sur un nez jaunâtre , piqué
de noir comme un dé, il ajuste une paire de lunettes
blanches qui ressemblent à des lentilles solaires , et
me font peur pour mon habit un peu sec.
On croit qu'elles vont faire des trous. Je me de-
mande même quelquefois si elles ne lui ont pas cuit
les yeux , qui ont l'air d'une grosse tache noire , là-
dessous.
« Je suis la Raison froide, glacée , implacable... >>
II y tient . Il dit cela presque en grinçant des dents ,
comme s'il écrasait un dilemme et en mâchait les
cornes .
Il a été dans l'Université aussi , ça se voit bien ; mais
il en est sorti pour épouser une veuve , - qui crut se
marier à un grand homme et lui apporta des petites
rentes , avec lesquelles il put travailler à son grand
livre De la Raison chez les Grecs.
Il y travaille depuis trois ans ; toujours en ayant
l'air de grincer des dents ; il tord les arguments
comme du linge , il veut raisonner serré , lui , il ne veut
pas d'une logique lâche , ce qui le constipe , il pa-
raît , et lui donne de grands maux de tête .
<< Le cerveau, vois- tu , dit-il à mon père , en se tapo-
tant le front avec l'index ...
276 LOUISETTE .
- Pas le cerveau , » dit le médecin , qui croit à une
affection du gros intestin ; si bien qu'il ne sait pas
au juste si M. Bergougnard est philosophe parce qu'il
est constipé, ou s'il est constipé parce qu'il est phi-
losophe.
On en parle ; il s'élève quelques petites discussions
très aigres à ce propos dans les cafés . Le cerveau a
ses partisans.
Ma mère s'était d'abord prononcée avec vio-
lence.
Mon père, un certain jour , avait eu l'idée de prendre
M. Bergougnard comme orateur et de le dépêcher à
elle , solennel , les dents menaçantes , venant, avec
l'arme de la raison , essayer de la convaincre qu'elle
s'écartait quelquefois , vis- à- vis de son mari , des lois
du respect tel que les anciens et les modernes l'ont
compris, en lui faisant des scènes dont on n'avait pas
l'équivalent dans les grands classiques.
« Je viens vous poser un dilemme.
- Vous feriez mieux de vous mettre des sinapismes
quelque part. »
Il était parti , et il ne serait jamais revenu si ma
mère n'avait surmonté ses répugnances à cause de
moi.
Elle mit sa réponse un peu verte sur le compte
d'une gaieté de paysanne qui aime à rire un brin, et
elle qui ne faisait jamais d'excuses , en avait fait pour
que M. Bergougnard revînt - dans mon intérêt —
par amour pour son fils.
LOUISETTE . 277
C'est pour son Jacques qu'elle s'abaissait jusqu'à
l'excuse, et faisait encore asseoir près d'elle , -
— au-
tant que s'asseoir se pouvait , - cette statue vivante
de la constipation .
Pour moi, oui ! - parce que M. Bergougnard m'ap-
prenait, me montrait dans les textes , me prouvait ,
livre en main , que les philosophes de la vieille Grèce
et de Rome battaient leurs fils à tour de bras ; il rossait
les siens au nom de Sparte et de Rome , -- Sparte
les jours de gifles , et Rome les jours de fessées .
Ma mère, malgré son antipathie , par amour pour
son Jacques, s'était rejetée dans les bras horrible-
ment secs de M. Bergougnard , qui avait les entrailles
embarrassées, comme homme , mais qui n'en avait
pas comme philosophe , et qui mouillait des chemises
à graver les principes de la philosophie sur le chose de
ses enfants , ― comme on cloue une enseigne, comme
on plante un drapeau.
Ma mère avait deviné que je n'avais pas la foi cu-
tanée .
« Demande à M. Bergougnard ! vois M. Bergou-
gnard, regarde les côtes du petit Bergougnard ! »>
En effet, après avoir mis quatre ou cinq fois le
nez dans le ménage de M. Bergougnard , je trouvais
ma situation délicieuse à côté de celles dans lesquelles
les petits Bergougnard étaient placés journellement :
tantôt la tête entre les jambes de leur père, qui , du
même coup , les étranglait un peu et les fouettait com-
modément ; tantôt en face , enlevés par les cheveux et
époussetés à coups de canne, mais à fond, ― - jus-
24
278 LOUISETTE.
qu'à ce qu'il n'y eût plus de cheveux ou de pous-
sière .
On entendait quelquefois des cris terribles sortir de
là- dedans.
Des hommes du pays montraient la Villa Bergou-
gnard à des illustrations :
« C'est là que demeure le philosophe , disaient-ils
en étendant les bras vers la villa, - - c'est là que
M. Bergougnard écrit : De la raison chez les Grecs...
C'est la maison du sage. »
Tout d'un coup ses fils apparaissaient à la fenêtre
en se tordant comme des singes et en rugissant
comme des chacals .
Oui, les coups qu'on me donne sont des caresses à
côté de ceux que M. Bergougnard distribue à sa fa-
mille.
M. Bergougnard ne se contente pas de battre son
fils pour son bien, -- le bien de Bonaventure ou de
Barnabé , et pour son plaisir à lui Bergougnard .
Il n'est pas égoïste et personnel , il est dévoué à
une cause , c'est à l'humanité qu'il s'adresse , en rele<
vant d'une main la chemise de Bonaventure, en fai
sant signe de l'autre aux savants qu'il va exercer
son système.
Il donne une fessée comme il tire un coup de canon ,
et il est content quand Bonaventure pousse des cris à
faire peur à une locomotive.
Il aurait apporté aux rostres le derrière saignant de
son fils ; en Turquie , il l'eût planté comme une tête
LOUISETTE. 279
au bout d'une pique , et enfoncé à la grille devant le
palais .
Je ne suis qu'un isolé , un déclassé, un inutile , - je
ne sers à rien, - on me bat, je ne sais pas pourquoi ;
tandis que Bonaventure est un exemple et entre à
reculons , mais profondément dans la philosophie.
Je ne plains pas Bonaventure .
Bonaventure est très laid , très bête, très méchant.
Il bat les petits comme son père le bat , il les fait
pleurer et il rit. Il a coupé une fois la queue d'un chat
avec un rasoir et on la voyait dégoutter comme un
bâton de cire à la bougie ; il faisait mine de cacheter
les lettres avec les gouttes de sang . Une autre fois ,
il a plumé un oiseau vivant.
Son père était bien content.
« Bonaventure aime à se rendre compte , Bonaven-
ture aime la science... >>>
Depuis qu'il a coupé la queue du chat , depuis qu'il
a plumé l'oiseau , je le déteste. Je le laisserais écraser
à coups de pierre comme un crapaud. Est-ce que je
suis cruel aussi ? L'autre jour il tordait le poignet
d'un petit, je l'ai bourré de coups de pied et tapé le
nez contre le mur.
Mais sa petite sœur ! - ô mon Dieu !
Elle était restée chez une tante , au pays. La tante
est morte, on a renvoyé l'enfant. Pauvre innocente ,
chère malheureuse !
280 LOUISETTE .
Mon cœur a reçu bien des blessures , j'ai versé bien
des larmes ; j'ai cru que j'allais mourir de tristesse
plus d'une fois , mais jamais je n'ai eu devant l'amour,
la défaite , la mort , des affres de douleur , comme
au temps où l'on tua devant moi la petite Louisette.
Cette enfant , qu'avait-elle donc fait ? On avait
raison de me battre , moi , parce que , quand on
me battait, je ne pleurais pas , — je riais quelquefois
même parce que je trouvais ma mère si drôle quand
elle était bien en colère , j'avais des os durs , du
moignon, j'étais un homme.
Je ne criais pas , pourvu qu'on ne me cassât pas les
membres , - parce que j'aurais besoin de gagner ma
vie.
«< Papa, je suis un pauvre , ne m'estropie pas ! »
Mais la petite Louisette qu'on battait , et qui de-
mandait pardon , en joignant ses menottes, en tom-
bant à genoux , se roulant de terreur devant son père
qui la frappait encore... toujours !…..
<< Mal , mal ! Papa , papa ! »
Elle criait comme j'avais entendu une folle de
quatre-vingts ans crier en s'arrachant les cheveux ,
un jour qu'elle croyait voir quelqu'un dans le ciel
qui voulait la tuer!
Le cri de cette folle m'était resté dans l'oreille , la
voix de Louisette , folle de peur aussi, ressemblait à
cela !
<< Pardon, pardon ! >>
J'entendais encore un coup ; à la fin je n'entendais
plus rien, qu'un bruit étouffé, un râle.
LOUISETTE. 281
Une fois je crus que sa gorge s'était cassée , que sa
pauvre petite poitrine s'était crevée , et j'entrai dans.
la maison .
Elle était à terre , son visage tout blanc, le san-
glot ne pouvant plus sortir, dans une convulsion
de terreur , devant son père froid , blême , et qui ne
s'était arrêté que parce qu'il avait peur , cette fois , de
l'achever.
On la tua tout de même. Elle mourut de douleur à
dix ans . · •
De douleur !... comme une personne que le chagrin
tue.
Et aussi du mal que font les coups !
On lui faisait si mal ! et elle demandait grâce en
vain .
Dès que son père approchait d'elle , son brin de
raison tremblait dans sa tête d'ange. •
Et on ne l'a pas guillotiné , ce père-là ! on ne lui a
pas appliqué la peine du talion à cet assassin de son
enfant , on n'a pas supplicié ce lâche , on ne l'a pas
enterré vivant à côté de la petite morte !
«< Veux -tu bien ne pas pleurer , » lui disait-il , parce
qu'il avait peur que les voisins entendissent , et il la
cognait pour qu'elle se tût : ce qui doublait sa ter-
reur, et la faisait pleurer davantage .
Elle était gentille , toute rose, toute gaie , toute con-
tente , quand elle arriva , tendant ses petits bras ,
donnant son petit sourire.
24.
282 LOUISETTE .
Au bout de quelque temps , elle n'avait plus de cou-
leurs déjà , et elle avait des frissons comme un chien
qu'on bat, quand elle entendait rentrer son père.
Je l'avais embrassée en caressant ses joues rondes
et tièdes ! aux Messageries , où nous avions accom-
pagné M. Bergougnard , pour la recevoir comme un
bouquet.
Dans les derniers temps (ah ! ce ne fut pas long,
heureusement pour elle ! ) elle était blanche comme
la cire ; je vis bien qu'elle savait que toute petite encore
elle allait mourir, son sourire avait l'air d'une gri-
-
mace. Elle paraissait si vieille , Louisette , quand
elle mourut à dix ans , de douleur , vous dis-je !
Ma mère vit mon chagrin le jour de l'enterrement.
<< Tu ne pleurerais pas tant , si c'était moi qui étais
morte ? >>
Ils m'ont déjà dit çà quand le chien est crevé.
<< Tu ne pleurerais pas tant. >>
Je ne dis rien .
<< Jacques ! quand ta mère te parle , elle entend que
tu lui répondes... - Veux-tu répondre ? >>
Je n'écoute seulement pas ce qu'ils disent , je songe
à l'enfant morte , qu'ils ont vu martyriser comme moi ,
et qu'ils ont laissé battre , au lieu d'empêcher M. Ber-
gougnard de lui faire du mal ; ils lui disaient à elle
qu'elle ne devait pas être méchante , faire de la peine
à son papa !
Louisette , méchante ! cette miette d'enfant, avec ce
sourire , ces menottes...
Voilà que mes yeux s'emplissent d'eau , et j'em-
LOUISETTE . 283
brasse je ne sais pas quoi , un bout de fichu , je crois ,
que j'ai pris au cou de la pauvre assassinée .
<< Veux-tu lâcher cette saleté ! »
Ma mère se précipite sur moi . Je serre le fichu
contre ma poitrine ; elle se cramponne à mes poignets
avec rage.
<< Veux-tu le donner !
---· C'était à Louisette...
- Tu ne veux pas? - Antoine, vas -tu me laisser
traiter ainsi par ton fils ? >>
Mon père m'ordonne de lâcher le fichu.
<< Non , je ne le donnerai pas .
Jacques, crie mon père furieux . >>
Je ne bouge pas .
<< Jacques ! » Et il me tord les bras .
Ils me volent ce bout de soie que j'avais de Loui-
sette.
<
«< Il y a encore une saleté dans un coin que je vais
1
faire disparaître aussi , dit ma mère. >>
C'est le bouquet que me donna ma cousine.
Elle l'a trouvé au fond d'un tiroir, en fouillant un
jour .
Elle va le chercher , l'arrache et le tue . Oui , il me
sembla qu'on tuait quelque chose en déchirant ce
bouquet fané ...
J'allai m'enfermer dans un cabinet noir pour les
maudire tout bas ; je pensais à Bergougnard et à ma
mère, à Louisette et à la cousine...
284 LOUISETTE .
Assassins ! assassins !
Cela sortait de ma poitrine comme un sanglot , et je
le répétai longtemps dans un frisson nerveux...
Je me réveillai , la nuit , croyant que Louisette était
là , assise avec son drap de morte , sur mon lit. Il y
avait son petit bras qui sortait, avec des marques de
coups ! ...
X.X
MES HUMANITES
Comme mon professeur de cette année est serin !
Il sort de l'École normale , il est jeune , un peu
chauve , porte des pantalons à sous- pieds et fait une
traduction de Pindare . Il dit arakné pour araignée , et
quand je me baisse pour rentrer mes lacets dans mes
souliers , il me crie : « Ne portez pas vos extrémités
digitales à vos cothurnes. » De beaux cothurnes,
vrai , avec des caillots de crotte et des dorures de
fumier.
Je vais toujours rôder dans une écurie , qui est près
de chez nous , et où je connais des palefreniers , avant
d'entrer en classe , et je n'ai pas seulement du crottin
aux pieds , j'en dois avoir aussi dans mes livres .
Il dit cothurnes et arakné avec un bout de sourire ,
pour qu'on ne se moque pas trop de lui , mais il y croit
au fond , cela se voit , il aime ces allusions antiques ,
je le sais (imité de Bossuet).
Il m'aime, parce que je trousse bien le vers latin :
286 MES HUMANITÉS.
<«< Quelle imagination il a , et quelle facilité ! Minervo
est sa marraine !
--- Tante Agnès , dit ma mère.
Tantagnès , Tantagnétos , Tantagnététon .
Vous dites , fait madame Vingtras , qui semble
effrayée par une de ces consonnances , et a rougi du
génitif pluriel !
Quelle imagination ! » répète le professeur pour
se sauver.
Et je laisse dire que je suis intelligent, que j'ai des
moyens.
JE N'EN AI PAS !
On nous a donné l'autrejour comme sujet , - << Thé-
mistocle haranguant les Grecs . » - Je n'ai rien trouvé,
rien , rien !
<< J'espère que voilà un beau sujet, hé ! » a dit le pro-
fesseur en se passant la langue sur les lèvres , - une
langue jaune, des lèvres crottées.
C'est un beau sujet certainement, et , bien sûr , dans
les petits collèges , on n'en donne pas de comme ça ; .
il n'y a que dans les collèges royaux , et quand on a
des élèves comme moi.
Qu'est-ce que je vais donc bien dire ?
<< Mettez-vous à la place de Thémistocle. »
Ils me disent toujours qu'il faut se mettre à la
place de celui-ci , de celui-là , - avec le nez coupé
comme Zopyre ? avec le poignet rôti comme Scé-
vola?
C'est toujours des généraux , des rois , des reines !
MES HUMANITÉS. 287
Mais j'ai quatorze ans , je ne sais pas ce qu'il faut
faire dire à Annibal , à Caracalla , ni à Torquatus , non
plus !
Non , je ne le sais pas !
Je cherche aux adverbes , et aux adjectifs du Gra-
dus , et je ne fais que copier ce que je trouve dans
l'Alexandre.
Mon père l'ignore, je n'ai pas osé l'avouer .
Mais lui , lui-même ! (oh ! je vends un secret de
famille !) j'ai vu que ses exercices à lui , pour l'agré-
gation étaient faits aussi de pièces et de morceaux .
Sommes-nous une famille de crétins ? ...
Quelquefois il compose un discours où il faut faire
parler une femme . Les plaintes d'Agrippine , Aspa
sie à Socrate , Julie à Ovide .
Je le vois qui se gratte le front , et il touche sa barbe
avec horreur ; - Il est Agrippinus , Aspasios , il n'est
pas Aspasie , il n'est pas Agrippine, il se tord les
poils et se les mord désespéré !
Jesens toute l'infériorité de ma nature , et j'en souffre
beaucoup .
Je souffre de me voir accablé d'éloges que je ne
mérite pas , on me prend pour un fort , je ne suis qu'un
simple filou . Je vole à droite , à gauche, je ramasse
des rejets au coin des livres . Je suis même malhon-
nête quelquefois . J'ai besoin d'une épithète ; peu
m'importe de sacrifier la vérité ! Je prends dans le
dictionnaire le mot qui fait l'affaire , quand même il
dirait le contraire de ce que je voulais dire . Je perds
la notion du juste ! Il me faut mon spondée ou mon
288 MES HUMANITÉS .
dactyle , tant pis ! - la qualité n'est rien , c'est la quan-
tité qui est tout .
Il faut toujours être près du Janicule avec eux .
Je ne puis cependant pas me figurer que je suis un
Latin.
Je ne puis pas !
Ce n'est pas dans les latrines de Vitellius que je vais ,
quand je sors de la classe . Je n'ai pas été en Grèce
non plus ! Ce ne sont pas les lauriers de Miltiade qui
me gênent, c'est l'oignon qui me fait du mal . Je me
vante dans mes narrations de blessures que j'ai re-
çues par devant , adverso pectore; j'en ai bien reçu
quelques-unes par derrière .
« Vous peindrez la vie romaine comme ci , comme
ça... >>
Je ne sais pas comment on vivait , moi ! je fais la
vaisselle , je reçois des coups , j'ai des bretelles , je
m'ennuie pas mal ; mais je ne connais pas d'autre
consul que mon père , qui a une grosse cravate et des
bottes ressemelées ; et en fait de vieille femme (anus),
la mère Gratteloux qui fait le ménage des gens du
second.
Et l'on continue à dire que j'ai de la facilité.
C'est trop d'hypocrisie. Oh ! le remord m'étouffe !...
Il y a M. Jaluzot , le professeur d'histoire, que tout
le monde aime au collège. On dit qu'il est riche de
chez lui, et qu'il a son franc-parler. C'est un bon gar-
çon.
MES HUMANITÉS . 239
Je me jette à ses pieds et je lui dis tout.
<< M'sieu Jaluzot !
Quoi donc , mon enfant?
M'sieu Jaluzot ! >>
Je baigne ses mains de mes larmes .
<«< J'ai , M'sieu , que je suis un filou ! »
Il croit que j'ai volé une bourse et commence à
rentrer sa chaîne .
Enfin j'avoue mes vols dans Alexandre et tout ce
que j'ai réavalé de rejets , je dis où je prends le der-
rière de mes vers latins .
<< Relevez-vous , mon enfant ! D'avoir ramassé ces
épluchures et fait vos compositions avec, vous n'êtes
au collège que pour cela, pour mâcher et remâcher ce
qui a été mâché par les autres .
- Je ne me mets jamais à la place de Thémis-
tocle ! >>
C'est l'aveu qui me coûte le plus .
M. Jaluzot me répond par un éclat de rire , comme
s'il se moquait de Thémistocle. On voit bien qu'il
a de la fortune !
Pour la narration française , je réussis aussi par le
retapage et ressemelage , par le mensonge et le vol.
Je dis dans ces narrations qu'il n'y a rien comme la
patrie et la liberté pour élever l'âme.
Je ne sais pas ce que c'est que la liberté , moi , ni ce
que c'est que la patrie. J'ai été toujours fouetté, gif-
flé, - voilà pour la liberté ; - pour la patrie , je ne
connais que notre appartement où je m'embête , et
23
290 MES HUMANITÉS .
les champs où je me plais , mais où je ne vais pas.
Je me moque de la Grèce et de l'Italie , du Tibre et
de l'Eurotas . J'aime mieux le ruisseau de Farreyrol-
les , la bouse des vaches , le crottin des chevaux , et
ramasser des pissenlits pour faire de la salade.
RÉCITATION CLASSIQUE ET DÉBIT
<< Plus fort, mon enfant ! »
C'est ma mère qui parle , elle a bien de la douceur
aujourd'hui ! « Plus fort, » est dit comme par une
sœur d'hôpital à un malade dont on tient le front
brûlant ; «< plus fort ! là ! du courage ! c'est bien ! »
Je retombe exténué sur un fauteuil , les bras pen-
dants et mous comme un lapin mort ; j'ai même ,
comme le lapin assassiné , une goutte de sang au bout
du museau : puis , tout autour, la peau est rougeâtre
et lisse comme une pelure d'oignon , lisse , lisse ! ... Si
j'avais quelques petits poils qui faisaient les fous , ils
sont partis , noyés , tant il m'a passé d'eau dans les
narines depuis ce matin !
C'est qu'aujourd'hui on compose en récitation clas-
sique et débit, et ma mère veut que j'aie le prix .
Pour cela, il faut non-seulement savoir, mais bien
dire ; et un nez vigoureusement clarifié permet d'avoir
la voix claire.
On m'a clarifié le nez.
Ma mère l'a pris et mis dans l'eau ; il est resté là
longtemps , longtemps ! oh ! les minutes étaient des -
MES HUMANITÉS. 291
siècles ! Enfin elle l'a retiré bien proprement et m'a
dit :
<< Renifle , mon enfant ! renifle ! >>
Je ne pouvais plus.
« Fais un effort, Jacques ! >>
Je l'ai fait.
Seringue molle , mon nez a tiré et craché l'eau pen-
dant une demi-heure , peut être plus , et il me semble
qu'on m'a vidé et que ma tête tient à mon cou comme
un ballon rose à un fil ; le vent la balance. J'y porte
la main . «< Où est- elle ? Ah ! la voilà ! »
Il n'y a que le nez qui compte ; il me cuit comme
tout et il flambe comme un bouchon de carafe.
Je m'y attache , je le prends par le bout, moi-
même, et je me conduis comme cela , sans me
brusquer, jusqu'à mon pupitre , où je repasse ma
leçon.
Quelquefois le but est manqué, mon nez dégoutte
dans tous les sens , il entombe des perles d'eau comme
d'un torchon pendu , et je dis : « Baban . »
BABAN, pour appeler celle qui m'a donné le jour !
Oh! baban , ba bère! pour dire : Maman , ma mère.
En classe , quand je récite le premier chant de
l'Iliade, je dis : Benin, aeïdél - atchiou ! theia Beleia-
deo, atchiou!
Je traîne dans le ridicule le vieil Hobère ! Atchoum !
Atchoum ! Zim , mala ya , boum , boum !
Quelquefois le rhume ne vient pas , et je parle sim-
plement comme un trombone qui a un trou , — où
292 MES HUMANITÉS .
j'ai le nez Je représente bien l'homme tel qu'un
philosophe l'a dépeint, un tube percé par les deux
bouts.
Rien de meilleur pour une tête d'enfant , dit le pro-
viseur parlant de l'exercice de purification nasale
dont ma mère lui a parlé. Rien de meilleur pour en
faire une pâte , oui.
Je suis malgré ou balgré tout , avec ou sans
atchiou, atchoum , - d'une force énorbe en récitation.
Ma mémoire prend ça comme mon nez prend l'eau ,
et je renifle des chants entiers de l'Iliade et des
chœurs d'Eschyle , du Virgile et du Bossuet , mais
ça part comme c'est venu . J'oublie le Bossuet comme
on oublie l'aloès bienfaisant.
LES MATHÉMATIQUES
<< Il a une imagination de feu , cet enfant. »
C'est acquis . Je suis un petit volcan (dont la
bouche sent souvent le chou : on en mange tant à la
maison ! )
<< Une imagination de feu , je vous dis ! ah ! ce n'est
pas lui qui sera fort en mathématiques ! »>
On a l'air d'établir qu'être fort en mathématiques
c'est bon pour ceux qui n'ont rien là.
Est- ce qu'à Rome , à Athènes , à Sparte , il est ques-
tion de chiffres , une minute ! Justement je n'aime pas
MES HUMANITÉS . 293
faire des soustractions avec des zéros , et je ne com-
prends rien à la preuve de la division , rien , rien !
Mon père en rit , le professeur de lettres aussi .
Je suis toujours dans les six derniers.
Mais un beau jour , une nouvelle se répand .
Grand étonnement. Rumeur dans la cour , sous les
arcades .
J'ai été premier en géométrie.
Le professeur de lettres me fait un peu la mine.
Suis-je un volcanou n'en suis-je pas un?...
Le coup est tellement inattendu qu'on se demande
si je n'ai pas pillé , copié , truqué, et l'on m'appelle
au tableau pour voir si je m'en tirerai la craie à la
main .
Je m'en tire , et j'ajoute même à la leçon. Je me
tourne vers mes camarades et je leur explique le pro-
blème en faisant des gestes , en prenant des livres , en
ramassant des bouts de bois ; je roule des cornets , je
bâtis des figures et je ne m'arrête que quand le
professeur me dit d'un air blessé :
<« Est-ce que vous avez bientôt fini votre manège.
"
Est-ce vous qui faites le cours , ou moi ? »
Je remonte à ma place au milieu d'un murmure
d'admiration.
A la fin de la classe , on m'interroge :
<< Comment as-tu donc fait ? Quand as-tu appris ? »
Comment j'ai appris ?
Il y a dans une petite rue une maison bien triste
avec quelques carreaux cassés qu'on a emplâtrés de
25.
294 MES HUMANITÉS .
papier ; une cage noire pend à la fenêtre du second ,
au-dessus d'un pot de fleur qui grelotte au vent .
Là demeure un pauvre, un Italien proscrit ,
La première fois que je le vis , je frissonnai ; j'étais
ému . Tout le passé de mes versions allait m'apparaître
en chair et en os , représenté par un homme qui s'était
baigné dans le Tibre : Tacite , Tite-Live , le cheval de
César, la chèvre de Septimus, la torche de Néron ! ...
Mais comme ce logement est triste !
Une petite lampe qui brûle sur une table chargée
de vieux livres , un chien qui me regarde en faisant
les yeux blancs , et un homme à cheveux gris , avec
de grosses lunettes , qui racommode une culotte en
guenilles.
C'était le Romain.
« Je viens de la part de mon père , M. Vingtras ... >>
Je lui remis une lettre qu'on m'avait chargé de
porter. Il lut , je le suivais des yeux .
Quoi ! il venait de Rome ? Il était du pays des gla-
diateurs , ce vieux tout gris , qui avait l'air d'un hibou
dans une échoppe de savetier et qui mettait un fond
à son pantalon.
C'était son vexillum à lui , et cette aiguille était son
épée ? Où donc son casque et son bouclier ? Il a un
tricot de laine...
En regardant, je vis qu'il lui manquait trois doigts
à la main ; c'était laid , ces bouts d'os ronds , et les
autres doigts qui restaient avaient l'air de deux
cornes.
Il trembla un peu en refermant la lettre .
MES HUMANITÉS. 295
<< Vous remercierez bien votre père , » dit-il .
Il me sembla qu'il avait une tache brillante , une
goutte d'eau dans les yeux .
Il pleurait, -- mais est- ce que les Romains pleu-
raient ?
Je commençais à croire qu'on s'était trompé ou
qu'il avait menti ; il me tendit un petit livre.
<< C'est moi qui l'ai fait, dit- il. Aimez- vous les
mathématiques ?...
Il vit que non à mon air.
<< Non ! ― Eh bien ! mon livre vous plaira peut-
être tout de même. Tenez , il y a une boîte avec. »
Il me conduisit jusqu'à la porte , tenant toujours sa
culotte , et relevant ses lunettes avec ses bouts de
doigts ; je l'entendis qui disait à son chien :
<< C'est une leçon de quarante sous ; tu auras de la
pâtée; moi , j'aurai du pain. »
Il avait été adressé à mon père , par hasard , et
mon père lui avait trouvé une répétition ; c'était
l'objet de la lettre.
<< Aimez-vous les mathématiques ? >>
Il ne voyait donc pas tout de suite que j'étais un
volcan ? Est-ce qu'il les aimait , lui ? Est- ce que c'était
une âme de teneur de livres , ce descendant de Ro-
mulus ? Il n'avait vraiment rien du civis et du commi-
lito, avec son pantalon et ses lunettes !
Qu'y avait-il dans sa boîte ?
296 MES HUMANITÉS.
Des plâtres en tranches.
Et dans ce livre ? Des mots de géométrie .
Le lendemain , un dimanche , au lieu d'aller chez un
camarade, comme mon père me l'avait permis , je
passai ma journée avec ce livre et ces plâtres .
C'est le samedi suivant que j'étais premier.
J'allai tout joyeux en faire part à cet homme, qui
me raconta son histoire.
Il avait failli mourir sous les coups des agents du
roi de Naples , qui étaient venus pour l'arrêter comme
conspirateur, et contre lesquels il s'était défendu pour
sauver des papiers qui compromettaient d'autres gens.
C'est là qu'il avait eu les doigts hachés. Il avait pu se
traîner dans un coin ; on l'avait ramassé , sauvé, et il
était passé en France.
< Conspirateur ! Vous étiez conspirateur ?
«
— J'étais maçon , heureusement. J'ai profité de ce
que je savais de mon métier pour faire ces modèles
de géométrie . A propos : Vous avez compris mon
système, il paraît.
- Il n'y a qu'à regarder et à toucher . Tenez , voulez-
vous que je vous explique ? »
Prenant des plâtres que je trouvais sous la main, je
refis ma démonstration .
<< C'est ça ! c'est ça ! disait-il en hochant la tête .
On veut enseigner aux enfants ce que c'est qu'un
cône, comment on le coupe , le volume de la sphère ,
et on leur montre des lignes , des lignes ! Donnez- leur
le cône en bois, la figure en plâtre , apprenez-leur
MES HUMANITÉS . 297
cela , comme on découpe une orange ! De la théo-
logie, tout leur vieux système ! Toujours le bon Dieu !
le bon Dieu !
Qu'est-ce que vous dites du bon Dieu ?
-- Rien , rien. >>
Il eut l'air de sortir d'une colère , et il me reparla
de la géométrie avec des fils et du plâtre.
XXI
MADAME DEVINOL
<< Monsieur Vingtras , quand Jacques sera premier ,
je l'emmènerai au théâtre avec moi .
Voulez-vous ? »
C'est madame Devinol qui demande cela. Elle a un
fils dans la classe de mon père , qui est un cancre et
un bouzinier. Si M. Devinol n'était pas un personnage
influent , riche , on aurait mis le moutard à la porte
depuis longtemps .
Mais sa mère est distinguée , un peu trop brune
peut-être ; les yeux si noirs , les dents si blanches !
Elle vous éclaire en vous regardant. Elle vous serre
les mains quand elle les prend . C'est doux , c'est
bon.
<< Pourquoi deviens-tu rouge ? me demande-t-elle
brusquement. »
Je balbutie , et elle me tape sur la joue en disant :
« Voyez-vous ce grand garçon ! ... Oui , je l'emmè-
nerai au théâtre chaque fois qu'il sera premier. >>
Cela flatte mon père qu'on me voie dans la société
MADAME DEVINOL. 299
d'une si importante personne , mais cela étonne beau-
coup ma mère.
<< Vous n'avez pas peur qu'il vous fasse honte ?
Honte ! Mais savez-vous qu'il a de la tour-
nure, votre fils , un petit mulâtre , et qui marche
comme un soldat !
- Il a un bien gros ventre ! dit ma mère. On
ne le dirait pas... mais Jacques a beaucoup de
ventre. >>
Moi , du ventre ? Je fais des signes de protesta-
tion.
« Oui, oui , c'est comme ça , peut -être moins main-
tenant, mais tu as eu le carreau, mon enfant . ( Se
tournant vers madame Devinol .) Je dissimule ça par
la toilette . >>
Madame Devinol sourit en me regardant.
<«< Moi , il me plaît comme il est . Veux-tu prendre
ton chapeau , mon ami , et m'accompagner ?
Quel chapeau ? Le gris ? Celui des classes moyennes,
qui me fait ressembler à Louis-Philippe ?
Ma mère consent à me laisser sortir avec ma cas-
quette .
J'ai par hasard un habit assez propre , gagné à la
loterie. Il y avait une tombola. Une maison de con-
fection avait offert un costume ; ma mère avait pris
un numéro au nom de son enfant.
Le numéro est sorti.
<< Tu le vois , mon fils , la vertu est toujours récom.
pensée.
Et ceux qui n'ont pas gagné ?
300 MADAME DEVINOL.
-Les desseins de Dieu sont impénétrables . Ce
n'est pas tout laine , par exemple . »
Madame Devinol m'emmène.
<< Donne- moi ton bras , pas un petit bout de rien
du tout... Comme ça , là ; très bien ! Je puis m'ap-
puyer sur toi ; tu es fort. »
Je ne sais pas comment je n'éclate pas brusque-
ment , d'un côté ou d'un autre, tant je gonfle et raidis
mes muscles pour qu'elle sente la vigueur du biceps.
<< Et maintenant , dis- moi , il y a donc une histoire
sur ce chapeau gris ? Et puis , tu as eu le carreau ; tu
as bien des choses à me conter ! >>
Je perds contenance, je rougis , je pâlis . Ah ! bah !
tant pis ! je lui conte tout .
Elle rit, elle rit à pleine bouche , et elle se trémousse
à mon bras en disant :
<< Vrai , la polonaise , le gigot ! »
Et ce sont des ah ! ah! sonores et gais comme des
grelots d'argent .
Je lui ai dit mes malheurs .
J'ai jeté mon chapeau gris par -dessus les moulins ,
et je lui ai dévidé mon chapelet avec un peu de
verve ; je crois même que je l'ai tutoyée à un mo-
ment ; je croyais parler à un camarade.
« Ça ne fait rien , va , a-t-elle dit en s'apercevant de
ma peur . Je te tutoie bien , moi . Vous voulez bien
qu'on vous tutoie, Monsieur ? C'est que je pourrais
être ta maman , sais-tu ? »
Fichtre comme j'aurais préféré ça !
MADAME DEVINOL . 301
« Je suis une vieille... Me trouves-tu bien vieille ,
dis? >>
Elle me regarde avec des yeux comme des étoiles .
<< Non , non.
Tu me trouves jolie ou laide ? Tu n'oses pas me
répondre ? C'est que tu me trouves laide alors , trop
laide pour m'embrasser...
- Non... mais non...
Eh bien ! embrasse-moi donc , alors ... >>
Elle me mène au spectacle chaque fois que je suis
premier, comme c'est convenu .
Il y a un mois que nous nous connaissons .
<
«<< Tu aimes à venir avec moi ? me demanda-t-elle
un jour .
- Oui , Madame , moi j'aime bien le théâtre, je me
plais beaucoup à la comédie. »
Une fois , à Saint -Étienne , on m'avait mené voir les
Pilules du Diable ; j'étais sorti fou , et je n'avais fait
que parler, pendant deux mois , de Seringuinos et de
Babylas. C'était des drames , maintenant ; quelquefois
de l'opéra . Il n'y avait plus tant de décors ! Mais ,
comme je prenais tout de même à cœur la misère des
orphelins , les malheurs du grand rôle ! Et les Hugue-
nots , avec la bénédiction des poignards ! La Favorite,
quand mademoiselle Masson chantait : « O mon Fer-
nand ! »
Elle dénouait ses cheveux , tordait ses bras :
O mon Fernand, tous les biens de la terre !
26
302 MADAME DEVINOL.
Elle disait cela avec son âme , et comme si elle était
une de ces chrétiennes dont on nous racontait le mar-
tyre au collège . Mais ce n'était pas le ciel qu'elle
priait , c'était un grand brun , qui avait une mous-
tache noire , des bottes molles .
Ce n'était donc pas pour le bon Dieu seulement
qu'on soupirait fort et qu'on tournait les yeux !
Oh ! viens dans une autre patrie !
Viens cacher ton bonheur..
Mes jambes tremblaient, et mon col se mouillait
sur ma nuque ; - la mère Vingtras disait que ces
soirées , c'était la mort du linge.
Même avant que le rideau fût levé , je me sentais
grandi et pris d'émotion .
J'ouvrais les narines toutes larges pour humer
l'odeur de gaz et d'oranges , de pommades et de bou--
quets , qui rendait l'air lourd et vous étouffait un peu .
Comme j'aimais cette impression chaude , ces par-
fums , ce demi-silence ! ... ce froufrou de soie aux pre-
mières, ce bruit de sabots au paradis ! Les dames dé-
colletées se penchaient nonchalamment sur le devant
des loges ; les voyous jetaient des lazzis et lançaient
des programmes . Les riches mangeaient des glaces ;
les pauvres croquaient des pommes ; il y avait de la
lumière à foison!
J'étais dans une île enchantée; et devant ces femmes
qui tournaient la traîne de leurs robes , comme des
MADAME DEVINOL . 303
sirènes dans nos livres de mythologie tournaient la
queue , je pensais à Circé et à Hélène.
Il y avait le gémissement du trombone , le pleur du
violon , le pchhh des cymbales , en notes sourdes
comme des chuchotements de voleur , quand les mu-
siciens entraient un à un à l'orchestre , et essayaient
leurs instruments.
Lorsque mademoiselle Masson était en scène , j'ou-
bliais que madame Devinol était là .
Elle s'en apercevait bien .
<< Tu l'aimes plus que moi , n'est- ce pas ?
―
Non ! ... oui ! ... je l'aime bien . »
Madame Devinol était venue me prendre un peu
plus tôt, certain jour , pour faire un tour, et nous flâ-
nions près du théâtre.
Nous croisons une dame en chemin .
« La reconnais-tu ?
- - Qui?
-- Cette femme, là-bas , qui passe près du café ,
avec un mantelet de soie. »
Je regarde.
<< Mademoiselle Masson ? » -
Je ne suis pas encore bien sûr.
« Oui , mon Fernand, » fit madame Devinol en
riant...
Quelle désillusion ! Elle avait presque la figure
d'un homme , puis trop de choses au cou : un fichu , `
une dentelle , un boa, - je ne sais quoi aussi en
304 MADAME DEVINOL.
poil ou en laine , qui pendait à sa ceinture , trop
gros , et elle relevait mal sa jupe.
<<< Eh bien ! » me dit madame Devinol.
A ce moment même , le directeur du théâtre passa
et salua l'actrice qu'il vit la première , madame Devi-
nol ensuite.
Elles répondirent à son salut : l'actrice comme tout
le monde, madame Devinol avec une inclinaison de
tête, et un jeu de paupières qui lui donnèrent une pe-
tite mine de religieuse , mais si jolie , et un air fier ,
mais si fier !
Le directeur disparu , elle s'appuya de nouveau sur
mon bras.
<< Eh bien ! l'aimes-tu toujours mieux que moi?
-Oh ! non! par exemple !
- Il dit cela de si bon cœur ! grand gamin, va ! On
me préfère alors ? >>
Quand je suis dans sa baignoire , elle me fait as-
seoir près d'elle, tout près .
<< Encore plus près. Je te fais donc peur ? >>
Un peu.
Comme je bûche mes compositions , maintenant !
De temps en temps je rate mon affaire tout de
même. Je ne suis pas premier.
Oh! une fois ! en vers latins !
On nous avait donné à raconter la mort d'un perro-
quet. J'ai dit tout ce qu'on pouvait dire quand on a
à parler d'un malheur comme celui-là que jamais
MADAME DEVINOL . 305
je ne m'en consolerais, que Caron en voyant passer
la cage cercueil aujourd'hui , - en laisserait tom-
ber sa rame, que d'ailleurs j'allais l'ensevelir moi-
même ! - triste ministerium - et que nous verse-
rions des fleurs . Manibus date lilia plenis.
Dans un vers ingénieux , je m'étais écrié : « Main-
tenant , hélas ! vous pouvez planter du persil sur la
tombe ! >>
Le professeur a rendu hommage à ce dernier trait ,
mais je ne dois passer qu'après Bresslair , dont
l'émotion s'est encore montrée plus vive , la douleur
plus vraie. Il a eu l'idée , comme dans les cantiques , de
mettre un refrain qui revient :
Psittacus interiit ! Jam fugit psittacus, eheu!
Eheu, quatre fois répété ! je ne puis pas crier à
l'injustice. Oh ! c'est bien !
Je ne suis que second , et je n'irai pas au théâtre .
C'est à s'arracher les cheveux : et je m'en arrache . Je
les mets même de côté . Qui sait ?
Ils sont gras comme tout , par exemple ! Car je me
pommade, maintenant. J'ai soin de moi. Je me rase
aussi. Je voudrais avoir de la barbe.
Mon père cache ses rasoirs . J'ai pris un couteau
que je fourre sous mon matelas , parce qu'il a le fil
tout mince et tout bleu . Je l'ai usé à force de frotter
sur la machine.
26.
306 MADAME DEVINOL.
Le matin, au lever du soleil , je le tire de sa retraite ,
etje me glisse, comme un assassin ... dans un lieu retiré.
Je ne suis pas dérangé. Il est trop tôt !
Je puis m'asseoir.
J'accroche un miroir contre le mur , je fouette
mon savon, je fais tous mes petits préparatifs , et je
commence .
Je racle , je racle , et je fais sortir de ma peau une
espèce de jus verdâtre , comme si on battait un vieux.
bas.
J'attrape des entailles terribles .
Elles sont souvent horizontales ― ce qui fait beau-
coup réfléchir le professeur d'histoire naturelle , qui
demeure au second , et qui me prend la tête quand il
a le temps .
<< Ou cet enfant se penche de côté exprès , pour que
le chat puisse l'égratigner, ce qui n'est pas dans la
nature humaine ... >>
Il s'arrête pensif et m'interroge.
<< Te penches-tu pour qu'il t'égratigne ?
- Quelquefois. (Je dis ça pour me ficher de lui. )
-Pas toujours ?
- Non, M'sieu.
- Pas toujours ! - C'est donc les mœurs du chat
qui changent ... Après avoir été donné , pendant des
siècles , de haut en bas , le coup de patte est donné
maintenant de droite à gauche... Bizarrerie du grand
Cosmos ! métamorphose curieuse de l'animalisme ! >>
Il s'éloigne en branlant la tête.
MADAME DEVINOL . 307
Nous étions au théâtre . Madame Devinol me dit :
<< Tu as l'air tout drôle aujourd'hui. Qu'as tu donc
Tu es fâché ?... >>
Fâché ! elle croit que je puis être fâché contre elle ,
moi qui ai quinze ans , des lacets de cuir , qui ai un
pensum à faire pour demain, moi l'indécrottable.
Je ne suis pas fâché. Mais je me suis , hier, presque
coupé le bout du nez en me rasant , et j'ai une petite
place rose comme une bague.
Je dirai tout de même : je suis fâché !
C'est commode comme tout. J'ai un prétexte pour
lui tourner le dos et cacher mon nez.
Je m'arrangeai pour n'être pas premier, tant que la
cicatrice fit anneau, et pour n'être pas là quand elle
venait à la maison. Enfin , il ne resta qu'une petite.
place blanche d'un côté . Je pus lui parler de profil .
Quelles soirées !
Nous revenons du théâtre ensemble et tout seuls
quelquefois . Son mari ne s'occupe point d'elle , il est
toujours au Café des acteurs , où l'on fait la partie
après le spectacle . C'est un joueur. Elle prend mon
bras la première , et elle le presse. Elle languit
contre moi . Je sens depuis son épaule jusqu'à ses
hanches. Il y a toujours une de ses mains qui me
touche la main ; le bout de ses doigts traîne sur mon
poignet entre ma manche et mon gant.
Arrivés à sa porte , nous revenons sur nos pas , et
nous recommençons ce manège jusqu'à ce qu'elle dé-
308 MADAME DEVINOL .
gage elle - même mon bras d'un geste lent et sans me
lâcher.
«< Tu me retiens toujours si longtemps ... »
<
Moi ! Mais je ne l'ai jamais retenue , j'ai même été
si étonné le premier jour où , au lieu de rentrer , elle a
voulu se promener encore et rôder en chatte sur le
trottoir, où sonnaient ses bottines ! Elle relevait sa
robe et je voyais le chevreau qui moulait sa cheville,
en se fronçant quand elle posait son petit pied ; elle
avait un bas blanc , d'un blanc doré comme de la
laine , un peu gras comme de la chair.
Elle s'arrêta deux ou trois fois .
« Est- ce que je n'ai pas perdu mon médaillon ? »
Elle cherchait dans son cou mat , et elle dut défaire
un bouton.
<
< Tu ne le vois pas ? dit-elle . -Oh ! il aura glissé ! »
«
Ses doigts tournaient dans sa collerette , comme les
miens dans ma cravate quande elle serre trop .
« Aide-moi ... >>
Au même moment le médaillon jaillit et brilla sous
la lune.
On aurait dit qu'elle en était furieuse .
<
«< Tu as perdu quelque chose aussi , fit-elle , d'une
voix un peu sèche , en voyant que je me baissais.
-
Non , je lace mes souliers. >>
Je lace toujours mes souliers parce que les lacets
sont trop gros et les œillets trop petits , puis il y a
une boutonnière qui a crevé.
<«< Jacques , si tu es premier pour le second samedi
MADAME DEVINOL . 309
du mois , je t'emmènerai à Aigues-la-Jolie . Je dirai à
mon mari que je vais chez la nourrice de Joséphine ,
et nous partirons pour la campagne tous les deux , en
garçons. Nous mangerons des pommes vertes dans le
verger, et puis des truffes dans un restaurant. »
Des truffes ? Ah ! j'ai besoin de lacer mes souliers !
J'ai entendu parler de truffes une fois par un ami
de mon père , devant ma mère qui a rougi.
Je suis premier, parbleu !
J'ai accouché d'une poésie latine qui a soulevé de
l'admiration .
<< Ne croirait-on pas entendre le gallinacé ? » a dit
le professeur.
Il s'agissait encore d'un oiseau , — d'un coq.
Et j'avais fait un vers qui commençait :
Caro, cara canens... (Harmonie imitative) .
Nous irons donc à la campagne, comme c'était
convenu .
Nous nous trouverons dans la cour de l'auberge où
est la diligence pour Aigues . Le conducteur achève
d'habiller les chevaux .
Je m'étais caché au coin de la rue pour la voir
venir, et je ne suis arrivé qu'après elle ; j'avais peur
de rester là tout seul. Si l'on m'avait demandé ?
<< Qui attendez-vous ? »
Elle m'a dit qu'il faudrait l'appeler « ma tante »
devant le monde. Elle m'a dit cela hier, et elle me le
répète aujourd'hui , en montant dans la voiture.
310 MADAME DEVINOL.
Il arrive une goutte d'eau , comme un crachat, sur
la vitre du coucou .
Le ciel devient sombre un coup de tonnerre au
loin , -- la pluie à torrents .
Un voyageur de l'impériale demande si on peut lui
donner asile. On n'ose lui refuser, mais chacun se fait
gros pour ne pas l'avoir à son côté.
Ma tante seule se fait mince et montre qu'il y a de
la place à sa gauche , de son côté.
Elle est bonne et se sacrifie ; elle appuie à droite ,
elle est presque assise sur moi , qui en ai la chair de
poule...
A chaque coup de tonnerre , elle fait un saut et paraît
avoir bien peur. Je crains qu'elle ne voie la petite
cicatrice qui fait anneau , et je ne sais où mettre mon
nez. Mais comme c'est doux , cette femme à moitié dans
mes bras , et dont le souffle me fait chaud dans le dos ! ...
Nous sommes arrivés ; il pleut toujours.
Elle se retrousse , sous le porche , pendant qu'on
détèle la diligence dont la bâche ruisselle, et que j'étire
mes jambes moulues.
<< Il n'y a pas moyen d'avoir une voiture ?
-
Une voiture , pour aller aux Aigues , avec des
chemins larges d'un pied , et des ornières comme des
cavernes ! Vous plaisantez , ma petite dame !
Dis - donc, Jacques ! Qu'allons -nous devenir ? >>
Elle me regarde , et elle rit.
<
«< S'il y avait une chambre où s'abriter en regar-
dant l'orage.
MADAME DEVINOL . 311
Nous en avons une , dit l'aubergiste .
--
- Ah ! >»
DANS LA CHAMBRE
« Je me sens toute mouillée , sais-tu ... »
Comment ! le temps d'aller de la voiture sous le
porche !
<<< Toute mouillée. - J'ai de l'eau plein le cou. Ça
me roule dans la poitrine . Oh ! c'est froid ... Il faut
que j'ôte ma guimpe ... Tu permets ! .. Je vous fais
peur , Monsieur ? >>
Des cris , une explosion de cris !
On m'appelle...
<< Vingtras ! Vingtras ! »
Ils sont dix à demander Vingtras .
C'est la seconde étude qui est venue en promenade
de ce côté et qui s'est précipitée dans l'auberge .
Je vois cela à travers le rideau .
Madame Devinol saute sur la porte et la ferme à
clef ; puis elle se ravise .
<«< Non , sors plutôt ; va , va vite ! »
>
Je cherche mon chapeau , qui n'y est pas .
« Avez-vous vu mon chapeau ?
Sors donc, que je referme !
- Oui , oui ; mais qu'est- ce que je dirai ?
- Tu diras ce que tu voudras , IMBÉCILE ! »
Voici ce qui s'était passé.
En entrant dans l'auberge on avait remarqué sur
312 MADAME DEVINOL.
une table un pardessus bizarre , c'était le mien , et
mon chapeau à gros poils .
On m'avait reconnu ! ...
ÉPILOGUE
Je suis forcé de quitter la ville . On a jasé de mon
aventure .
Le proviseur conseille à mon père de m'éloigner.
<< Si vous voulez, mon beau-frère le prendra à Pa-
ris, à prix réduit , comme il est fort, dit le professeur
de seconde . Voulez -vous que je lui écrive ?
―
Oui , mon Dieu , oui , dit mon père , qui a envie
d'aller faire un tour à Paris . C'est une occasion.
On fixe le chiffre . Je me jette dans les bras de ma
mère ; je m'en arrache , et en route !
Nous courons sur Paris.
XXII
LA PENSION LEGNAGNA
Je suis à Paris .
J'y suis arrivé avec une fluxion . Legnagna , le maî-
tre de pension , m'a accueilli avec étonnement . Il a
dit à sa femme : « Ce n'est pas un élève , c'est une
vessie . »
Enfin , cela n'empêche pas d'avoir des prix au con-
cours .
<< Vous travaillerez bien , n'est- ce pas ? »
Et moi , dont la lèvre tient toute la joue , je réponds :
« Boui , boui . »
Il m'a trouvé moins fort qu'il ne pensait . Je mets
du mien dans mes devoirs .
<< Il ne faut pas mettre du vôtre , je vous dis : Il faut
imiter les anciens . >>
Il me parle haut ; me fait sentir que je paie înoins
que les camarades .
Il y a fait allusion dès le second jour . Il y avait des
épinards. Je n'aime pas les épinards , et voilà que
je laisse le plat.
27
314 LA PENSION LEGNAGNA.
Il passait. 8
« Vous n'aimez pas ça ?
― Non , Monsieur !
Vous mangiez peut-être des ortolans , chez vous ?
Il vous faut sans doute des perdrix rouges ?
Non ; j'aime mieux le lard ! >>
Il a ricané en haussant les épaules , et s'est en allé
en murmurant : « Paysan ! »
Il donne des soirées , le dimanche ; on m'invite.
Je dis toujours : « Sacré mâtin ! » C'est une habi-
tude ; elle me suit jusque dans son salon.
« Mossieu Vingtras , me crie-t-il d'un bout de la
table à l'autre , où avez-vous été élevé ? Est- ce que
vous avez gardé les vaches ?
-- Oui, Monsieur, avec ma cousine . »
Il en perd la tête et devient tout rouge.
<< Croyez-vous , Madame ! » dit-il à une voisine.
Et se tournant vers moi :
<< Allez au dortoir ! >>
Je suis dans la classe des grands , qui se fichent de
moi tant soit peu , mais sans que ça me gêne ; qui
ont l'air de faire les malins , et que je trouve bêtes ,
mais bêtes ! ... Il y a une gloire , un prix de concours ;
il est maigre , vert, a comme la danse de Saint-Guy ,
se gratte toujours les oreilles, et cherche constam-
ment à s'attraper le bout du nez avec le petit bout de
sa langue .
Il y a une demi-gloire, - Anatoly.
LA PENSION LEGNAGNA. 315
Il est pour les bons rapports entre les élèves et les
maîtres ; il voudrait qu'on s'entendit bien , -pour-
quoi donc?
J'ai l'air mastoc ; on me trouve lourd quand je joue
aux barres , on me blague comme provincial. Anatoly
me protège .
« Il se fera , ne l'embêtez pas ! Dans un mois , il
sera comme nous ; dans deux , vous verrez ! »
Oh ! on ne m'embête pas beaucoup ! Je suis solide ,
et je n'ai pas mes parents pour me rendre timide ,
honteux , gauche. Ça m'est à peu près égal qu'on me
blague , je ne suis pas ébloui par les copains .
Ah ! je me faisais une autre idée de ces forts en la-
tin ! Je trouvais la province plus gaie , moi !
Ils parlent toujours , mais toujours de la même
chose, de celui - ci qui a eu un prix , de celui-là qui
a failli l'avoir ; il y a eu un barbarisme commis par
Gerbidon , un solécisme par...
<< Chez Labadens , tu sais , le petit qui devait avoir
le prix de version grecque , il n'est pas venu parce que
son père était mort le matin. Labadens a été le cher-
cher en lui promettant qu'il le ramènerait en voi-
ture à l'enterrement. Il n'a pas voulu et a continué à
pleurer. >>
Ils ont l'air de trouver ce petit stupide.
La pension mène à Bonaparte.
Le mardi , on a le droit de rester pour fignoler sa
composition, et je reste jusqu'à ce que le professeur
ait eu le temps de tourner le coin ; alors , je m'échappe
aussi. J'ai devant moi une grande heure, au bout de
316 LA PENSION LEGNAGNA.
laquelle j'irai porter chez son concierge la copie qu'on
me croit en train de finir.
Je flâne dans les rues pleines de femmes en che-
veux ; elles sont si gaies et si jolies avec leurs grands
sarraux d'atelier ! Je les suis des yeux , je les écoute
fredonner, et je les regarde à travers les vitres déjeu-
ner à côté de ciseleurs en blouses blanches et d'im-
primeurs en bonnets de papier . C'est tout ce que je
regarde.
Je n'ai pas envie de voir les monuments , quoiqu'il
n'y ait plus de bagages pour m'en empêcher ; je
trouve que toutes les pierres se ressemblent , et je
n'aime que ce qui marche et qui reluit.
Je ne connais donc rien de Paris , rien que les alen-
tours du faubourg Saint-Honoré, le chemin du lycée
Bonaparte, la rue Miromesnil, la rue Verte , place
Beauveau ; j'y rencontre beaucoup de domestiques en
gilet rouge et de femmes de chambre, en coiffe , dont
les rubans volent à la brise .
Le dimanche, nous allons en promenade.
Le plus souvent, c'est aux Tuileries , dans l'allée du ·
Sanglier.
Ce Sanglier ! je le déteste , il m'agace avec son
groin de pierre .
Je m'ennuie moins cependant , à partir du jour où
M. Chaillu devient notre pion .
Il n'a pas la foi , lui ; il nous laisse nous éparpil-
ler le dimanche, à condition qu'à six heures nous
soyons là.
LA PENSION LEGNAGNA. 317
Nous , nous filons sur les Hollandais , au Palais-
Royal. C'est le café des Saint-Cyriens et des volailles.
On appelle volailles , ceux qui se destinent aux écoles
à uniforme et en ont un déjà, à bande orange , à
collet saumon , avec des képis à visières dures , à ga-
lons d'or ou d'argent.
Quoique des lettres , je suis bien avec les volailles ,
surtout avec les Lauriol. Malheureusement , je n'ai
que des semaines de vingt sous , et je suis forcé d'y
regarder à deux fois avant de trinquer .
Un jour j'ai eu une fière peur . Nous avions joué et
j'avais perdu 1 franc 50. A partir de la première par-
tie , je voulais me lever ; je n'ai pas osé.
<< Allons , allons , reste là ! >>
Sueur dans le dos, frissons sur le crâne.
Je joue mal, et je laisse voir mes dominos. Tout est
fini , j'ai la culotte !...
Par bonheur on se battit. Il s'éleva une querelle
entre une volaille jaune et une volaille rouge , entre
des nouveaux et des anciens de Saint- Cyr , et les ca-
rafons se mirent à voler.
Ce fut une mêlée , je m'y jetai à corps perdu.
Je comptais sur quelque coup qui me mettrait en
pièces . Pas de chance ! je donne beaucoup et ne reçois
rien.
Je n'en fus pas moins sauvé tout de même.
On nous jeta à la porte, tout un lot, pour débar-
rasser la place , et je partis vers le Sanglier, devant
trente sous aux Hollandais ; mais j'avais jusqu'à
l'autre dimanche.
27.
318 LA PENSION LEGNAGNA.
Je vendis un discours latin à la composition du
mardi , - vingt sous comptant .
Je faisais ce commerce quelquefois , je procurais
ainsi une bonne place à quelqu'un qui attendait un
oncle, ou qui voulait épater pour sa fête , ou qui
avait un intérêt quelconque à être dans les dix, quoi !
Je retournai aux Hollandais , mes trente sous dans
le creux de ma main . On ne voulut pas de mon
argent. C'est la caisse de Saint-Cyr ou une souscrip-
tion des volailles qui avait réglé la casse et les con-
sommations .
J'eus de l'argent devant moi , et en plus une répu-
tation de friand du coup de poing.
N'importe , je reviens toujours pensif de cet estami-
net de riches ! Et la nuit , dans mon lit d'écolier , je
me demande ce que je deviendrai , moi que l'on des-
tine à une école dans laquelle j'ai peur d'entrer , moi
qui n'ai pas , comme ces volailles , ma volonté , mon
but, et qui n'aurai pas de fortune.
Ma vie des dimanches change tout d'un coup .
Il y avait au collège de Nantes un élève modèle
nommé Matoussaint.
Matoussaint vient rester à Paris . Mon père lui a donné
une lettre qui l'autorise à me faire sortir le dimanche.
Matoussaint n'est libre qu'à deux heures . C'est bien
assez de la demi-journée , - nous ne savons que faire
jusqu'à cinq heures ; nous ne voulons pas aller au
café pour ne pas dépenser notre argent. Il m'a apporté
vingt francs de la part de ma mère : mais je les ménage.
LA PENSION LEGNAGNA. 319
Nous tuons mal l'après-midi . C'est ennuyeux ,
je trouve, de se promener quand tous les autres se
promènent aussi , et qu'on a tous l'air bête . Ah ! si
c'était comme en semaine ! On verrait grouiller le
monde ! Aujourd'hui , on ne fait pas de bruit ; on
glisse comme des prêtres .
Il faudrait aller à Meudon ! Là on rit , on s'amuse .
Mais , c'est dix sous de Paris à Meudon ! Attendons
qu'on ait fait fortune !
« Ça fait du bien de marcher par ce froid-là , » dit
Matoussaint , qui veut me faire croire qu'il s'amuse ,
mais qui grelotte , comme un lustre qu'on époussette .
J'aimerais mieux me porter plus mal et avoir plus
chaud.
Les dimanches de pluie, nous allons dans les mu-
sées.
« On apprend toujours quelque chose, » dit Ma-
toussaint , en entrant dans les galeries .
<< On apprend quoi ?
- Tu contemples les tableaux , les marbres !
Et après ? >>
Matoussaint m'appelle positif , et me dit avec
amertume :
« Toi qui as fait de si beaux vers latins ! >>
C'est vrai , tout de même !
Matoussaint me voit ébranlé et continue :
<< Tu renies tes dieux , tu craches sur ta lyre !
Messieurs , crie le gardien en habit vert , en éten-
dant sa baguette et nous montrant du son , si vous
voulez cracher, c'est dans le coin. >>
320 LA PENSION LEGNAGNA.
Cinq heures arrivent enfin . Je ne suis pas fou des
chefs-d'œuvre et des monuments , décidément .
C'est à cinq heures que Lemaître nous rejoint . Le-
maître est calicot et Matoussaint le tient en petite es-
time ; il ne comprend que les professions nobles . Ce-
pendant, comme Lemaître connaît des douillards et
des rigolos , il l'accueille à bras ouverts.
Il arrive et l'on va prendre l'absinthe à la Rotonde,
ou à la Pissote , où l'on espère rencontrer Grassot .
<<< Oh ! voici Sainville ! Non ! Si ! »
L'absinthe une fois sirotée dans le demi-jour de
six heures , nous filons du côté du Palais-Royal , où
l'on doit trouver les amis chez Tavernier . Ils se met-
tent toujours dans la grande salle, à la table du coin.
Nous dinons à trente-deux sous.
Les calicots , camarades de Lemaître , sont avec
leurs petites amies , bien chaussées , toutes gentilles ,
et qui rient, qui rient, à propos de tout et de rien...
Et comme c'est bon ce qu'on mange !
Purée Crécy, Côtelettes Soubise , sauce Montmorency .
A la bonne heure ! Voilà comment on apprend l'his-
toire !
Ça vous a un goût relevé , piquant, ces plats et ces
sauces !
M. Radigon , le loustic de la bande , n'est pas pour
toutes ces blagues -là.
« Garçon , un pied de cochon grillé ... Pour faire
des pieds de cochon , prenez vos pieds, grattez-les . »
On rit. Moi , je ne dis rien , j'écoute .
LA PENSION LEGNAGNA. 321
<< Votre ami est muet , monsieur Matoussaint ? »
Je fais une grimace et pousse un son, pour établir
que je n'appartiens pas aux disciples de l'abbé de
l'Épée . On me discute au coin de la table.
<< Une tête - des yeux - Mais il a l'air trop
couenne ! »
Je me rattrape par les tours de force . J'abaisse les
poignets , j'écrase les doigts , je soulève la soupière
avec les dents , je reste quatre-vingts secondes sans
respirer, à la grande peur des gens d'à côté , qui
voient mes veines se gonfler ; les yeux me sortent de
la tête .
« Je n'aime pas qu'on fasse ça près de moi quand
je mange , » dit un voisin .
Radigon lui -même en a assez .
<< Ah ! c'est qu'il nous embête à la fin , avec sa res-
piration ! >>
Après le dîner, il faut que je parte.
Les autres élèves de la pension , ont jusqu'à minuit .
Legnagna - par méchanceté , exige que je sois là à
huit heures .
Je quitte la société et je redescends du côté du fau-
bourg Saint-Honoré.
Il me reste un quart d'heure à assassiner avant de
regagner le bahut, mais j'aurais l'air de n'avoir pas
su où dépenser mon temps si je reparaissais avant
l'heure .
J'aimerais mieux être rentré . Je ne crains pas la
solitude de ce dortoir où j'entends revenir un à un les
322 LA PENSION LEGNAGNA.
camarades . Je puis penser, causer avec moi , ce sont
mes séuls moments de grand silence. Je ne suis pas
distrait par le bruit de la foule où ma timidité m'isole ,
je ne suis pas troublé par les bruits de dictionnaires ,
ni les récits de grand concours .
Je me souviens de ceci, de cela, - d'une prome-
nade à Vourzac , d'une moisson au grand soleil ! - et
dans le calme de cette pension qui s'endort , la tête
tournée vers la fenêtre d'où j'aperçois le champ du
ciel , je rêve non à l'avenir , mais au passé.
n m'appelle un jour chez Legnagna .
Il me délivre un paquet que ma mère m'envoie ; il
a l'air furieux .
<< Vous emporterez cela aussi , » me dit-il.
Il me glisse en même temps un pot et me reconduit
vers la porte.
Je n'y comprends rien , je déplie le paquet. J'y
trouve une lettre :
<< Mon cher fils ,
« Je t'envoie un pantalon neuf pour ta fête, c'est
ton père qui l'a taillé sur un de ses vieux , c'est moi
qui l'ai cousu . Nous avons voulu te donner cette
preuve de notre amour. Nous y ajoutons un habit
bleu à boutons d'or. Par le même courrier , j'envoie à
M. Legnagna un bocal de cornichons pour le dispo-
ser en ta faveur .
<< Travaille bien , mon enfant, et relève tes basques
quand tu t'assieds . »
LA PENSION LEGNAGNA. 323
Il y avait un mot de mon père aussi .
Je lui avais écrit que Lagnagna essayait de m'hu-
milier, que je voudrais quitter la pension , vu que je
souffrais d'être ainsi blessé tous les jours .
Mon père m'a répondu une lettre qui m'a tout
troublé. Fait-il le comédien ? Est-il bon au fond ?
<< Prends courage , mon ami ! Je ne veux pas te
dire que c'est de ta faute si tu es à Paris... Aie de
la patience, travaille bien , paye avec tes prix ta pen-
sion , puis tu pourras lui dire ses vérités . >>
Pas une allusion au passé, rien ! Pas un reproche ;
presque de la bonté, un peu de tristesse !... Je lui
aurais sauté au cou s'il avait été là .
Je ferai comme il l'a dit : j'attendrai et j'essaierai
d'avoir des prix .
Et cependant comme ce latin et ce grec sont en-
nuyeux ! Et qu'est- ce que cela me fait à moi les bar-
barismes et les solécismes !
Et toujours , toujours le grand concours !
Le professeur s'appelle D...
Il a une petite bouche pincée , il marche comme un
canard , il a l'air de glousser quand il rit , et sa per-
ruque est luisante comme de la plume. Il a eu pour
la troisième fois le prix d'honneur au concours géné-
ral ; l'an passé , on l'a décoré , il a une crête rouge . Il
parle un peu comme un incroyable , il prononce :
<< Cicé-on , discou -e , Alma pa-ens . »
Il est le professeur de latin , il a un français à lui.
Quand des élèves ont manqué la classe pour aller
324 LA PENSION LEGNAGNA .
au café ou au bain et qu'il aperçoit des bancs vides ,
il dit :
« Je vois ici beaucoup d'élèves qui n'y sont pas. >>
Le professeur de français s'appelle N... c'est le frère
d'un académicien qui a deux morales au lieu d'une :
abondance de bien ne nuit pas .
Il est long , maigre et rouge , a une redingote à la
prêtre , des lunettes de carnaval, une voix cassée ,
flûtée , sifflante. De cette voix-là il lit des tirades
d'Iphigénie ou d'Esther , et quand c'est fini , il joint les
mains, regarde le plafond plein d'araignées, et crie:
« A genoux ! à genoux ! devant le divin Racine ! >>
Il y a un nouveau qui , une fois , s'est mis à genoux
pour tout de bon.
Et d'un geste de dédain , chassant le bouquin qu'il a
devant lui , le professeur continue :
<< Il ne reste plus qu'à fermer les autres livres . >>
Je ne demande pas mieux.
« Et à s'avouer impuissant ! >>
C'est son affaire.
J'ai commencé par avoir de bonnes places en dis-
cours français , mais je dégringole vite .
De second, je tombe à dixième , à quinzième !
Ayant à parler de paysans qui , pour fêter leur roi,
trinquent ensemble , j'avais dit une fois :
Et tous réunis, ils burent un BON verre de vin.
« UN BON ! Ce garçon-là n'a rien de fleuri , rien,
rien ; je ne serais pas étonné qu'il fût méchant. UN
BON ! Quand notre langue est si fertile en tours heu-
LA PENSION LEGNAGNA. 323
reux , pour exprimer l'opération accomplie par ceux
qui portent à leurs lèvres le jus de Bacchus , le nectar
des Dieux ! Et que ne se souvenait-il.de l'image à la
fois modeste et hardie de Boileau :
Boire un verre de vin qui rit dans la fougère !
C'est que je n'ai jamais compris ce vers-là , moi !
Boire un verre qui se tient les côtes dans l'herbe , sous
la coudrette !
Je suis sec , plus sec encore qu'il ne croit , car il y a
un tas de choses , que je ne comprends pas davantage .
<<< Bien peu là- dedans fait le professeur en met-
tant un doigt sur son cœur.
Il s'arrête un moment :
<«< Mais rien là-dedans , bien sûr » , ajoute-t-il en so
frappant le front, et secouant la tête d'un air de
compassion profonde. « Il a une fois réussi , parce
- mais allez c'est un garçon
qu'il avait lu Pierrot,
qui aimera toujous mieux écrire « fusil » , qu'arme qui
vomit la mort. »
C'est que ça me vient comme cela à moi ! nous
parlons comme cela à la maison ; --- on parle comme
cela dans celles où j'allais . — Nous fréquentions du
monde si pauvre !
Je me rejette sur le vers latin , et le vers latin me
réussit .
Il était temps .
28
326 LA PENSION LEGNAGNA.
Je sentais le moment où ce misérable Legnagna ,
dans son dépit de me voir sans succès , me porterait
trop de coups sourds. Je lui aurais , un beau matin ,
cassé les reins .
J'avais même songé une fois à filer pour tout de
bon : non pas pour aller flâner aux Champs-Elysées
ou devant les saltimbanques , comme je faisais quand
je manquais la classe ; mais pour lâcher la pension du
coup , et me plonger, comme un évadé du bagne, dans
les profondeurs de Paris .
Qu'aurais-je fait ? Je l'ignore .
Mais je me suis demandé souvent s'il n'aurait pas
autant valu que je m'échappasse ce jour-là , et qu'il
fût décidé tout de suite que ma vie serait une série de
combats ? Peut - être bien.
Ma résolution était presque prise . C'est Anatoly-le-
Pacifique qui la changea , parce qu'il crut bon d'avertir
Legnagna.
Celui-ci me fit venir et me dit qu'il savait ce que je
voulais faire. Il ajouta qu'il avait prévenu le commis-
saire , et que si je m'échappais , j'appartenais aux
gendarmes . Ce mot me fit peur.
C'est sur ces entrefaites que je composai une pièce
en distiques , qui fut , paraît-il, une révélation . J'au-
rais le prix si je m'en tirais comme cela au con-
cours .
Le prix au concours , je voudrais bien . Ce serait
pour payer ma dette, et en sortant de la Sorbonne , en
pleine cour, je prendrais les oreilles de Legnagna et je
ferais un nœud avec.
LA PENSION LEGNAGNA. 327
Le jour du concours arrive.
Nous nous levons de grand matin . On nous donne
un filet qui est un des trophées de la maison , et l'on
y met du vin , du poulet froid. Legnagna me tend la
main. Je ne puis pas lui refuser la mienne , mais je la
tends mal , et ce geste de fausse amitié est pire que
l'hostilité et le silence.
<< Distinguez-vous... >>
Il rit d'un rire lâche.
Nous partons , Anatoly et moi ; il fait un petit froid
piquant.
Nous arrivons presque en retard .
Je n'avais jamais vu Paris par le soleil frais du
matin, vide et calme , et je me suis arrêté cinq minutes
sur le pont, à regarder le ciel blanc et à écouter
couler l'eau . Elle battait l'arche du pont.
Il y avait sur le bord de la Seine un homme en
chapeau qui lavait son mouchoir. Il était à genoux
comme une blanchisseuse ; il se releva , tordit le bout
du linge et l'étala une seconde au vent. Je le suivais
des yeux . Puis il le plia avec soin et le mit à sécher
sous sa redingote , qu'il entr'ouvrit et reboutonna
d'un geste de voleur .
Il ramassa quelque chose que j'avais remarqué par
terre . C'était un livre comme un dictionnaire.
Anatoly me tira par les basques , il fallait partir ;
mais j'eus le temps de voir une face pâle , tout d'un
coup au-dessus des marches .
Je l'ai encore devant les yeux , et toute la journée
323 LA PENSION LEGNAGNA.
elle fut entre moi et le papier blanc . Je ferais mieux
de dire qu'elle a été devant moi toute ma vie.
C'est que dans la face de ce laveur de guenille , plus
blanc que son mouchoir mal lavé , j'avais lu sa vie !
Ce livre me disait qu'il avait été écolier aussi , lauréat
peut-être. Je m'étais rappelé tout d'un coup toute
l'existence de mon père , les proviseurs bêtes , les élèves
cruels , l'inspecteur lâche , et le professeur toujours
humilié , malheureux , menacé de disgrâce !
<< Je parierais que ce pauvre que je viens de voir
sous le pont est bachelier, » dis-je à Anatoly.
Je ne me trompais pas.
Au moment même où l'on nous appelait pour entrer
à la Sorbonne , un Charlemagne avait crié, montrant
une ombre noire qui montait la rue :
<< Tiens , l'ancien répétiteur de Jauffret ! »
C'était la face pâle, l'homme au mouchoir , le pau-
vre au livre.
On dicte la composition .
Vais-je la faire ? A quoi bon !
Pour être répétiteur comme cet homme , puis de-
venir laveur de mouchoirs sous les ponts ? Quelle est
son histoire à cet être qui obsède ma pensée ?
Je ne sais. Il a peut-être gifflé un censeur , pas
même gifflé , blagué seulement .
Il a peut-être écrit un article dans l'Argus de Dijon
ou le Petit homme gris d'Issingeaux , et pour cette
raison on l'a destitué.
LA PENSION LEGNAGNA. 329
Pas de ce métier-là, non , non !
Il faut cependant que je me conduise honnêtement ,
il faut que je fasse ce que je puis.
Je ne trouve rien , rien -
— j'ai du dégoût comme
une fois où j'avais , tout petit , mangé trop de mé-
lasse.
Voilà enfin quarante alexandrins de tournés ! C'est
ma copie.
<«< Tu as fini , me dit mon voisin.
- - Oui.
Moi aussi . Veux-tu que nous fassions cuire des
petites saucisses ? »
Il tire un petit fourneau à esprit-de-vin et le cache
entre les dictionnaires , puis il sort un bout de poêle.
« Ça va crier , prends garde ! »
Le professeur qui surveillait était Deschanel ; c'était
un garçon d'esprit, - il entendit cuire les saucisses .
G On avait le droit de manger cru dans la longue
séance C il pensa qu'on pouvait manger cuit. Tant
pis pour celui qui tenait la casserole au lieu du dic-
tionnaire dans la bataille !
« Le café , maintenant. J'aime bien mon café , et
toi? »
Celui de Charlemagne fit le café.
Il manquait la goutte . On vendit des morceaux de
composition, des tranches de copie à des bouche- trou
de Stanislas et de Rollin qui avaient des faux- cols
droits , des rondins de drap fin, et de l'argent dans
leurs goussets . Nous eûmes une bonne rincette et une
28.
330 LA PENSION LEGNAGNA.
petite consolation. Pour finir , je me chargeai spécia-
lement du brulőt.
Ton brouillon ? » fit Anatoly- le -Pacifique , dès
que je rentrai à la pension.
Legnagna arriva et ils l'épluchèrent ensemble.
Je sais que ma composition est ratée , et maintenant
que le souvenir de la face pâle est moins vif, et que
les fumées de notre banquet sont évanouies , je me sens
chagrin, j'éprouve comme des remords.
Legnagna ne me dit pas un mot. Il me jette un
regard de haine .
Le résultat est connu. Je n'ai rien !
Mais Anatoly n'a rien non plus , la classe n'a rien ,
le collège n'a pas grand'chose . C'est un désastre pour
le lycée.
Les bûcheurs et les malins n'ont pas fait mieux que
moi, ma conscience est plus calme .
La distribution des prix arrive. J'y assiste obscur
et inglorieux ! Fractis occumbam inglorius armis!
Et chacun s'en va....
Moi je reste.
J'attends une lettre de mon père , et des instructions.
Rien ne vient . On me laisse ici à la merci de Legnagna
qui me hait.
Nous sommes quatre dans la pension .
Un qui n'a pas de parents et dont le tuteur envoie
LA PENSION LEGNAGNA. 331
la pension , un créole des Antilles qui ne sort que
par hasard , et un petit Japonais qui ne sort jamais .
Ils paient cher, ceux-là ; moi , je suis engagé an
rabais , et je devais avoir des prix. Je n'ai rien eu, et
je mange beaucoup .
J'ai écrit. Si mes parents ne viennent pas demain,
si je n'ai pas de réponse , je quitte la maison et je
pars.
Legnagna me laissera filer , par économie, sans aller
chez le commissaire , cette fois.
Oh ! ces lettres attendues ! ce facteur guetté ! mes
supplications dont mon père et ma mère se rient !
J'ai presque pleuré dans mes phrases , en deman-
dant qu'on vînt me chercher, parce que Legnagna me
larde de reproches éternels .
« C'était bien assez de me nourrir pendant l'année ,
il faut qu'il me nourrisse encore pendant les vacances ! »
Un jour une scène éclate ; mon père est en jeu. Le-
gnagna arrive échevelé.
<
< Quoi ! me dit-il en écumant , je viens d'apprendre
«
que monsieur votre père gagne de l'argent , s'est fait
huit mille, cette année ; je viens d'apprendre que j'ai
été sa dupe , que je vous ai fait payer comme à un
gueux , quand vous pouviez payer comme un riche .
C'est de la malhonnêteté cela , monsieur, entendez-
vous ?
II frappe du pied, marche vers moi....
Oh ! non , halte-là ! Gare dessous , Legnagna !
332 LA PENSION LEGNAGNA.
Il devine et s'échappe en déchargeant sa colère
contre la porte avec laquelle il soufflette le mur .
Une fois parti , le bruit de ses injures tombé , je
réfléchis à ce qu'il vient de dire , et je lui donne raison .
Oh ! mon père ! vous pouviez m'éviter ces humilia-
tions !
Est-ce bien vrai que vous n'êtes pas un pauvre ?
C'est vrai . - Celui qui a averti Legnagna est son
beau-frère lui- même , arrivé de Nantes la veille .
Après la scène , Legnagna est venu à moi dans la
cour.
<«< Je n'aurais rien dit, fait-il, si votre père vous
avait retiré à la fin des classes , mais voilà huit jours
qu'on vous laisse ici sans nouvelles ; cela a l'air d'une
moquerie, vous comprenez ! >>
Je balbutie , et ne trouve rien à répondre ; je pense
comme lui.
<< Mon père payera ces huit jours .
- Il le peut. Votre père a plus gagné que moi cette
année , et il n'avait pas besoin de venir demander une
remise de 300 francs sur votre pension. »
C'est pour 300 francs que j'ai tant souffert .
XXIII
MADAME VINGTRAS A PARIS
<< Jacques ! >>
C'est ma mère ! Elle s'avance , et mécaniquement,
me prend la tête . Le petit Japonais rit , le créole bâille ,
-il bâille toujours .
Ma tête a été prise de côté , et ma mère a toutes les
peines du monde à trouver une place convenable
pour m'embrasser.
On nous a fait entrer dans une chambre où l'on
voit à peine clair , c'est le soir , et la bougie que le
concierge apporte ne jette qu'une faible lumière .
<« Comme tu as grandi ! comme tu es devenu fort ! »
C'est son premier mot. Elle ne me laisse pas le
temps de parler ; elle me tourne, retourne , et vire sur
ses petites jambes .
<< Embrasse-moi donc comme il faut ; va , ne sois pas
méchant pour ta mère. »
C'est dit d'assez bon cœur. Elle crie toujours :
<< Tu as si bonne tournure ! Je t'ai apporté un habit
334 MADAME VINGTRAS A PARIS.
à la française ; je te ferai faire des bottes . Mais fais-
toi donc voir de la moustache ! tu as des mousta-
ches ! »
Elle n'y peut plus tenir de joie , d'orgueil . Elle lève
les mains au ciel et va tomber à genoux.
« C'est que tu es beau garçon , sais - tu ! »
Elle me dévisage encore.
<< Tout le portrait de sa mère ! »
Je ne crois pas . J'ai la tête taillée comme à coups
de serpe , les pommettes qui avancent et les mâchoires
aussi , des dents aiguës comme celles d'un chien. J'ai
du chien . J'ai aussi de la toupie , le teint jaune comme
du buis .
Quant à mes yeux , prétendait madame Allard , la
lingère , qui me demanda une fois si je la trouvais
potelée, je ne pouvais pas cacher que j'étais Auver-
gnat ; ils ressemblaient à deux morceaux de charbon
neuf.
« Tu as l'air sérieux aussi , sais - tu ? »
Peut- être bien . Cette année-là a été la plus dure.
J'ai été humilié pour de bon , sans gaieté pour faire
· balance .
J'ai aussi un dégoût au cœur. Ma désillusion de
Paris a été profonde.
Je vois l'horizon bête , la vie plate , l'avenir laid . Je
suis dans la grande Babylone ! Ce n'est que cela,
Babylone !
Les gens y sont si petits ! Je n'ai entendu que parler
latin !
Dimanche et semaine , j'ai été à la merci de ce Le-
MADAME VINGTRAS A PARIS. 335
gnagna qui est né faible , envieux , capon , et que l'in-
succès a encore aigri.
Ces dix derniers jours surtout m'ont pesé comme
un supplice .
<< Pourquoi ne m'écrivais-tu pas ?
Je m'attendais à partir d'un jour à l'autre , dit
ma mère . »
C'était pour épargner un timbre.
Je lui parle des reproches de pauvreté qu'on me
faisait, des humiliations que j'ai bues .
« C'est lui qui parle de notre pauvreté ! Quand il
aura gagné ce qu'a gagné ton père cette année , il
pourra dire quelque chose...
- Mais alors , si mon père a gagné de l'argent , pour-
quoi ne pas lui avoir payé ma pension au prix des
autres , quand je vous ai écrit qu'il m'insultait et que
j'étais si malheureux ?
Des insultes , des insultes ? ― Eh bien, après ?
Est-ce que tu t'en portes plus mal , dis , mon garçon ?
Nous aurons toujours épargné trois cents francs , et tu
seras bien content de les trouver après notre mort.
Il y a trois cents francs et plus, tiens là - dedans ... Ce
n'est pas lui qui les aura ! »
>
Elle rit et tape sur sa poche .
« Il faut faire comme ça dans le monde, vois-tu ;
maintenant que tu es grand , tu dois le savoir. Crois-tu
par hasard qu'il t'a pris pour tes beaux yeux et pour
nous faire la charité ? Non , on t'a pris comme une
bonne vache , tu ne vêles pas comme ils veulent , tu
336 MADAME VINGTRAS A PARIS .
n'as pas des prix à leur grand concours . Il fallait
choisir mieux qu'ils te tâtent avant que tu com-
mences . Je vais lui dire son affaire , moi , attends un
peu, va ! »
Je souffre de la voir se fâcher ainsi. Cet homme que
je croyais haïr , voilà qu'il me fait de la peine !
Tout en m'annonçant ses intentions de le sabouler
d'importance , ma mère dit :
<< Fais tes paquets ! »
Nous étions déjà dans le corridor - le concierge y
était aussi.
<< Madame, rien ne peut sortir de la maison.
― Les affaires de mon fils ! - Je n'aurais pas le
droit de prendre son linge ? Les chaussettes de mon
enfant ! ... C'est votre Gnagnagna qui a dit ça ?
---- Non . C'est le propriétaire , à qui M. Legnagna
doit, et qui a donné la consigne .
Il y a le boulanger aussi qui a une note , puis le
boucher...
Triste homme, oui , triste homme ! Il bousculait les
pauvres , car il n'y avait pas que moi qu'il traitât
mal . Tous ceux qui étaient abandonnés ou à prix
réduit recevaient ses crachats , et les petits même
recevaient des coups .
Il est bête - on parle de lui comme d'un type ,
entre pensions . On emploie son nom pour dire
cuistre , bêta et un peu cafard .
Le raisonnement que vient de me tenir ma mère ,
MADAME VINGTRAS A PARIS. 337
l'argument de la vache, m'a ôté des scrupules , m'a
frappé.
Cette vache .... c'est vrai ! Ils ne m'ont pas pris
pour mes beaux yeux , bien sûr !
<< Non , va , tu peux être tranquille , » a repris ma
mère, qui lisait mes réflexions dans mon silence et
mon regard.
Je le plains tout de même , ce malheureux . J'obtiens
de ma mère qu'elle ne fasse pas de scène , et nous
obtenons du propriétaire qu'il laisse sortir mon trous-
seau.
On quitte la pension , je ne sais comment . On prend
un fiacre pour aller rejoindre les malles que ma mère
a laissées au bureau de la diligence.
Elle murmure toujours des injures contre Legnagna ;
ce sont des ricanements , des cris : elle le blague et
le bouscule de la voix , du geste , comme s'il était là :
« Voulez- vous bien vous taire ! Ah ! si vous m'aviez
dit ce que vous lui avez dit ! (se tournant vers moi :)
Tu n'as pas eu de cœur de t'être laissé traiter ainsi !
Ah ! tu n'es pas le fils de ta mère ! »
Suis-je un enfant du hasard ? Ai-je été fouetté par
erreur pendant treize ans ? Parlez , vous que j'ai ap-
pelée jusqu'ici genitrix, ma mère , dont j'ai été le
cara soboles, parlez !
<< Et où allons-nous , maintenant ? »
Ma mère me pose cette question quand nous
29
338 MADAME VINGTRAS A PARIS.
sommes déjà empilés dans la voiture. Le cocher
attend.
<< Nous n'allons pas coucher dans le fiacre , n'est- ce
pas ? Voilà un an que tu es à Paris , et tu ne sais pas
encore où mener ta mère , tu ne connais pas un en-
droit où descendre ? »
Je connais la Sorbonne ? -- Le Sanglier ? Est-ce
qu'on lui ferait un lit aux Hollandais ?
<«< Allons , c'est moi qui vais te conduire ! Ah ! les
enfants . >>
Elle me pousse vers la portière.
<< Appelle le cocher ?
Cocher ! >>>
Il arrête et se penche .
« Connaissez-vous l'Écu-de-France ?
C'est à Dijon, ça, ma bourgeoise !
Dans toutes les villes , il y a un hôtel qui s'ap-
pelle l'Écu-de-France.
--- Connais pas ici ! »
Relevant son châle sur ses épaules , prenant son sac
de voyage d'une main , elle empoigne la portière de
l'autre , et saute à terre.
« Je ne resterai pas une minute de plus dans cette
voiture .
Comme vous voudrez , mes enfants ; j'aime pas
trimballer du monde qui est si chose que ça ! Payez
l'heure , et voilà vos malles. >>
Nous payons , -- et l'histoire d'Orléans , de la place
de la Pucelle , de Nantes et du quai , recommence .
Nous sommes debout devant des colis et des cartons
MADAME VINGTRAS A PARIS . 339
à chapeau qui s'écroulent . Ma mère ne peut pas en-
trer dans une ville sans embarrasser la voie !...
Elle me donne des coups de parapluie.
<< Mais remue-toi donc ! >>
Je remue ce que je peux , il faut que je veille aux
cartons , je n'ai pas grand'chose de libre sur moi , tout
est pris , il me reste un doigt.
<< Arrête une autre voiture. »
Je fais signe à un nouvel automédon, mais l'équili-
bre a des lois fatales qu'il ne faut pas violer , et ce
signe me perd ! La montagne de bagages s'écroule . — -
Ma mère pousse un cri ! Les voitures s'arrêtent,
des sergents de ville accourent , toujours tou-
jours ! Quelle spécialité !
Que serions-nous devenus sans des philanthropes
qui passaient par là?
Ils ne nous demandèrent rien qui pût attenter à nos
convictions politiques ou religieuses ! Non , rien . Ils
nous aidèrent de leurs conseils , sans exiger ni tran-
saction de conscience ni lâcheté . Ce n'est pas les jé-
suites qui auraient fait ça !
Ils nous conseillèrent d'aller en face <« juste en face,
où il y a un écriteau » et ils nous apprirent que les
chambres meublées étaient pour les gens qui n'en
avaient pas .
« Tu ne le savais donc pas , Jacques ! dit ma mère .
C'est les vers latins qui l'auront rendu comme ça ! ou
peut-être un coup . Tu n'es pas tombé sur la tête ,
dis ?
340 MADAME VINGTRAS A PARIS.
- Non, sur le derrière seulement . »
Ma mère paraît un peu plus tranquille .
Nous sommes installés : une chambre et un ca-
binet.
Des cris dans la chambre de ma mère...
<< Jacques , Jacques !
- Me voilà. >>
A peine j'ai le temps de passer mon pantalon , mais
j'ai tout le mal du monde pour le garder.
Elle l'a attrapé par le fond , et elle m'attire à elle ,
à rebours .
<< Es-tu mon fils ? »
Je commence à être sérieusement inquiet. Elle me
l'a déjà demandé une fois .
Je vois , éparpillées sur la table , deux culottes et
deux vestes que j'ai portées toute cette année .
Elle me fait tourner brusquement et me fixe comme
si elle soupçonnait toujours que je lui ai présenté un
étranger à ma place.
Enfin presque sûre que je ne me suis pas trompé ,
avertie d'ailleurs par la voix du sang , elle laisse
échapper sa douleur.
Jacques , dit-elle , Jacques , sont- ce là les culottes ,
sont- ce là les vestes , est-ce l'habit bleu barbeau que
je t'ai envoyés ? Je sais comme un habit est tout de
suite sale avec toi , je le sais , mais je ne puis pas
croire que tu aies mangé la couleur pour t'amuser ,
et puis ce que je t'ai envoyé était plus large ! Il y
MADAME VINGTRAS A PARIS . 341
avait une ressource dans le fonds , du flottant, de
l'air, de la place ! Ici , rien ! rien ! »
<< Jacques , nous l'avons cousu ensemble , ton père
et moi ! Je te l'ai écrit , tu le savais ! — Qu'ont-ils fait
de mon fils ? >>
C'est la troisième fois qu'elle a l'air d'être inquiète !
Je me tâte.
<< Mais explique toi , imbécile ! »
>
Oh non , elle m'a bien reconnu.
J'explique l'histoire des vêtements .
J'avais usé les habits que je portais en arrivant .
Ceux qu'on m'avait envoyés , taillés par mon père ,
cousus par ma mère , étaient trop larges ; il aurait pu
tenir quelqu'un avec moi dedans. Je ne connaissais
personne.
Je suis tombé sur Rajoux qui était deux fois gros
comme moi , et qui avait , lui , des habits trop petits .
Il m'a demandé si je voulais changer, que j'avais
une si drôle de tournure avec ces fonds trop abon-
dants. Ça inquiétait beaucoup de gens de me voir
marcher avec difficulté ! Que ne disait- on pas?
Nous avons signé le marché un jour au dortoir , il
m'a donné ses frusques , j'ai pris les siennes , et j'ai
pu jouer aux barres , de nouveau .
Ma mère se taisait. J'attendais accablé ; enfin elle
sortit de son silence.
« Ah ! ce n'est pas du mauvais drap ! ... Mais il ne
devait rien y connaître , ton Rajoux, tu aurais pu de-
mander quelque chose en retour , un gilet de flanelle ,
29.
342 MADAME VINGTRAS A PARIS .
un bout de caleçon . Ah ! si ç'avait été moi ! va ! Oui
le drap est bon. Seulement nous n'avons pas de pièce
(examinant un fond rayé) ; pour ce fond-là je ne vois
que le tapis de ma chambre. Je pourrai arranger
cette doublure avec mes vieux rideaux. »
Diable !
<< Tu ne peux pas faire des conquêtes avec ça , par
exemple . Et moi j'aime bien un homme qui a un peu
de coquetterie dans sa toilette , - une redingote
verte , - un'pantalon à carreaux ... Oh ! je ne voudrais
pas qu'on en abuse ! Plaire , mais non pas se lancer
dans le vice ; parce qu'on est bien mis, ne pas rouler
dans la vie dorée , non ! mais , tu diras ce que tu vou-
dras, un brin d'originalité ne fait pas de mal , et je ne
t'en aurais pas voulu , si on s'était retourné pour te
regarder à mon bras dans la rue . Qui est-ce qui se
retournera pour te regarder ? personne ! Tu passeras
inaperçu . Enfin , si tu es modeste ! ... (il y a un peu
.
d'ironie et de désappointement dans l'accent) , mais
c'est du bon, je ne dis pas que ce n'est pas du bon.
« Où me mènes-tu dîner ? »
Elle dit ça presque comme mademoiselle Herminie
le disait à Radigon , en me câlinant .
Il me va et me touche , cet air bon enfant, et je
lui parle tout de suite de Tavernier, à trente-deux
sous.
« Je voudrais aller une fois aux Frères-Provençaux
ou chez Véfour ; - pour une fois , on n'en meurt pas-
va ; puis ton père a fait une si bonne année ! »
MADAME VINGTRAS A PARIS. 343
J'ai eu toutes les peines du monde à éviter Véfour.
Elle était disposée à ne pas lésiner ; s'il fallait dix
francs , on les mettrait ! « Ah ! tant pis ! on fait la
noce ! >>
Dix francs , fichtre ! - j'entrevis la note montant à
un louis , ma mère les appelant voleurs . « Je sais le prix
de la viande, moi ! Vous ne m'apprendrez pas ce que
c'est qu'un rognon . Vingt sous pour un fromage ! >>
Je mentis un peu , je dis qu'il y avait des amis qui
y avaient dîné , et qu'ils m'avaient juré que les côte-
lettes coûtaient trente sous .
<< On s'est moqué de toi , mon garçon ! Ah ! tu ne
t'es pas plus déluré que ça dans ton Paris ! Tu ne me
feras pas croire qu'on demande trente sous pour une
côtelette . Mais avec trente sous on peut avoir un petit
cochon dans nos pays !
- Ce n'est pas si bon qu'on le croit ! (je hasarde
cela timidement).
Si c'est mauvais , je leur savonnerai la tête pour
leurs dix francs , sois tranquille ! >>>
Je ne l'étais pas , et je reprends :
« Essayons de Tavernier d'abord , crois-moi, »
>
Nous allons chez Tavernier .
Elle a commencé par dire en entrant :
<< C'est trop beau ici pour qu'ils donnent bon ; tout
ça c'est du flafla , vois-tu ? »
Elle parlait tout haut, comme chez elle , et j'étais
tout honteux en voyant la dame du comptoir des des-
serts qui l'entendait.
344 MADAME VINGTRAS A PARIS .
Pour trouver une place , nous avons fait trois fois le
tour de la salle.
On commence à dire que nous passons bien souvent !
Enfin ma mère paraît fixée.
<< Nous serons bien ici... ― ∙ non , de ce côté-là…… -
Va-t'en voir si nous ne pourrions pas nous mettre
près de la fenêtre , au fond. »
Je traverse le restaurant, rouge jusqu'aux oreilles.
Nous interrompons la circulation des garçons de
salle et la délivrance des menus. Il m'arrive deux ou
trois fois de m'opposer absolument au passage d'une
sole et d'un œuf sur le plat. Le garçon prenait à
gauche, moi aussi ! - A droite : il me trouvait encore !
Il allait droit halte-là !
Des paris s'engagent dans le fond.
Passera, passera pas !
Ma mère disait : C'est mon fils !
« Je vous en félicite , madame ! »
Je parviens
• à la rejoindre ; le garçon m'a filé sous le
bras, aux applaudissements des spectateurs . Ceux
qui ont perdu à cause de moi , règlent leurs paris en
louchant de mon côté , en me regardant d'un air
courroucé.
Nous sommes plus forts à deux ; ma mère ne veut
plus me quitter.
<< Restons ensemble , dit- elle ! >>
Nous nous portons sur un point stratégique qui nous
paraît le plus sûr , et nous tenons conseil.
On nous regarde beaucoup .
<< Tu as faim? mon pauvre enfant ! »
MADAME VINGTRAS A PARIS . 345
Pourquoi m'appelle-t- elle son pauvre enfant , devant
tout ce monde- là ?
Une scie s'organise.
« Va rincer l'pau...
- Consoler l'pau...
-
Remplir l'pau... vre enfant.
Mais on est allé avertir le patron, qui mettait du
vin en bouteilles. Il arrive avec sa serviette qui frémit
sous son bras .
«< Êtes- vous venus pour dîner? Voyons ! »
Je réponds « non » , audacieusement .
Étonnement de cet homme , ― murmure de la
foule .
J'ai dit non, parce qu'il avait l'air si furieux .
<< Vous n'êtes pas venus pour dîner ? Pourquoi faire
donc?
- Monsieur , je m'appelle madame Vingtras , j'ar-
rive de Nantes , - Il s'appelle Jacques , lui ! >>
On crie bravo ! dans la salle. - Écoutez! écoutez !
laissez parler l'orateur !
Mes oreilles tintent. Je n'entends plus . Je distingue
seulement que le patron dit : Il faut en finir !
On vint à bout de nous ; on nous accula dans un
coin.
J'avouai à la fin que nous étions venus pour
diner .
On nous servit en se tenant sur la défensive .
« Je connais ça , disait un des garçons , un vieux ; ce
sont des frimes , ils font les ânes pour avoir du foin,
tout à l'heure , ils pisseront à l'anglaise . »
346 MADAME VINGTRAS A PARIS.
<< J'aime autant un autre restaurant, et toi ? demande
ma mère .
- Moi aussi , oh ! oui , moi aussi . Je déteste la
chanson : Rincer l'pau..., Vider le pau... Nous irons
chez Bessay, il est à deux pas justement , et ce n'est
que vingt-deux sous. »
Ma mère s'installe chez Bessay.
« Qu'allez-vous me donner , monsieur le garçon ?
- Maman, on ne dit pas Monsieur le garçon ?
- Ah ! tu es devenu impoli , maintenant ! Il ne faut
pas être si fier avec les gens , on ne sait pas ce qu'on
peut devenir, mon enfant ! >>
Le garçon n'a pas répondu à la question polie de
ma mère , il est occupé avec un client, à qui il dit :
<< Nous avons une tête de veau , n'est- ce pas ? »
Le monsieur fait signe que oui , il ne nie pas , il a
bien une tête de veau .
Le garçon revient à nous.
« Voyons , que nous conseillez -vous ? dit ma mère.
- Je vous recommande le fricandeau.
- Je ne suis pas venue à Paris pour manger
ce que
je puis manger chez moi, - non. - Que mangeriez-
vous , vous-même ? Dites-nous ça . »
Elle compte qu'il lui parlera comme un ami . « Là,
voyons , qu'y a-t-il de bon ? De quel pays êtes-vous? >>
Il propose un plat , ella a l'air d'accepter , mais,
non , non , elle a réfléchi...
<< Jacques, rappelle- le !
- Garçon ! »
MADAME VINGTRAS A PARIS. 347
Je dis ça timidement, comme on sonne à la porte
d'un dentiste . J'espère qu'il ne m'entendra pas.
<«< Tu ne vois donc pas qu'il s'en va ; cours après
lui , cours donc ! >>
Je rattrape le garçon qui , un pied en l'air , la tête
en bas , crie d'une voix de Stentor dans l'escalier :
« ET MES TRIPES ? >>
Il se retourne brusquement :
« Qu'y a-t-il?
- Ce n'est pas un rôti qu'il faut.
- Qu'est-ce qu'il faut, alors ! >>
Ma mère, du fond de la salle :
« Une bonne côtelette , pas très grasse ; si elle est
grasse , il n'en faut pas ; avec une assiette bien chaude ,
s'il vous plaît ! »
« La côtelette ... enlevons !
Je vous ai dit : pas grasse !
- Ce n'est pas gras , ça , madame !
Voyons , mon ami , si vous êtes franc ... »
Le garçon a disparu .
Ma mère tourne et retourne la côtelette du bout de
sa fourchette ; elle finit par accoucher de cette propo-
sition :
<< Jacques , va t'informer à la cuisine si on veut te
la changer.
· Maman !
- Si on ne peut pas avoir ce qu'on aime avec son
argent ! Ne dirait- on pas que nous demandons la cha-
rité , maintenant ! (d'une voix tendre) : Tu voudrais
348 MADAME VINGTRAS A PARIS.
donc que je mange quelque chose qui me ferait du
mal ? Va prier qu'on la change , va , mon ami . »
Je ne sais où me fourrer ; on ne voit que moi ,
on n'entend que nous ; je trouve un biais , et d'un
air espiègle et boudeur, (je crois même que je mords
mon petit doigt) :
«< Moi qui aime tant le gras !
<
-Tu l'aimes donc , maintenant ? Qu'est-ce que je
te disais , quand j'étais forcée de te fouetter pour que
tu en manges ? que tu en serais fou un jour. Tiens ,
mon enfant, régale-toi. »>
Je déteste toujours le gras , mais je ne vois que
ce moyen pour ne pas reporter la côtelette , puis je
pourrai peut-être escamoter ce gras -là . En effet , j'ar-
rive à en fourrer un morceau dans mon gousset , et
un autre dans ma poche de derrière .
Mais un soir ma mère me prend à part ; elle a à me
parler sérieusement :
<< Ce n'est pas tout ça , mon garçon , il faut savoir ce
que nous allons faire maintenant. Voilà une semaine
que nous courons les théâtres , que nous nous gober-
geons dans les restaurants, et nous n'avons rien décidé
pour ton avenir. »
Chaque fois que ma mère va être solennelle , il me
passe des sueurs dans le dos . Elle a été bonne femme
pendant sept jours ; le huitième , elle me fait remarquer
qu'elle se saigne aux quatre veines , que j'en prends
bien à mon aise . « On voit bien que ce n'est pas toi
MADAME VINGTRAS A PARIS . 349
qui gagne l'argent . Le restaurant, ce n'est que 22
sous pour un, mais pour deux c'est 44 sous , sans
compter le garçon . Tu as voulu qu'on lui donnât trois
sous ! Je les ai donnés , c'est bien , quand deux auraient
suffi parfaitement ; si c'était moi , je ne donnerais rien ,
pas ça!
Elle a une façon de souligner les plaisirs qu'elle
m'offre qui les gâte un peu .
Quand nous sommes allés au Palais -Royal , par
exemple, il faut que je rie pendant deux jours - pour
bien montrer que ça n'a pas été de l'argent perdu . -
Si je ne me tords pas les côtes , elle dit : - C'était bien
la peine de dépenser 4 francs !
Je ris autant que je puis ! Dès qu'elle tourne la
tête , je me repose un peu , mais ça fatigue tout de
même !
Elle m'a mené voir l'Hippodrome - nous sommes
revenus à pied . Elle aime marcher , moi pas. J'ai l'air
mélancolique.
<< Monsieur fait le triste , maintenant ! Tu ne faisais
pas le triste quand tu jouais au mirliflor dans une
bonne seconde et que tu regardais les écuyères.
Au mirliflor ???
- Allons ! Que va-t-on faire de toi ?
― Je n'en sais rien !
― - As -tu une idée ?
- Non .
Il faut finir tes classes . >>
Je n'en vois pas la nécessité .
30
350 MADAME VINGTRAS A PARIS.
Ma mère devine le fond de ma pensée.
« Je parie, -- oui , je parie ! ― qu'il consentirait
à ce que les sacrifices qu'on a faits pour lui soient
perdus . Il accepterait de quitter le collège , tenez ! Il
laisserait ses études en plan ! ... »
Pour ce que ça m'amuse et pour ce que ça me ser-
vira ! ... (c'est en dedans toujours que je fais ces ré-
flexions).
<< Mais répondras-tu , crie ma mère , me répon-
dras-tu ?
- A quoi voulez-vous que je réponde ?
- Que comptes-tu faire ? As-tu une idée , quelque
chose en tête ? »
Je ne réponds pas , mais tout bas je me dis :
Oui , j'ai une idée et quelque chose en tête ! J'ai
l'idée que le temps passé sur ce latin , ce grec ces
blagues ! est du temps perdu ; j'ai en tête que
j'avais raison étant tout petit , quand je voulais ap-
prendre un état ! J'ai hâte de gagner mon pain et de
me suffire !
Je suis las des douleurs que j'ai eues et las aussi
des plaisirs qu'on me donne. J'aime mieux ne pas re-
cevoir d'éducation et ne pas recevoir d'insultes . Je ne
veux pas aller au théâtre le lundi , pour que le mardi
on me reproche de m'y avoir conduit ; je sens que je
serai malheureux toujours avec vous , tant que vous
pourrez me dire que je vous coûte un sou ! ...
Voilà ce que je pense , ma mère !
J'ai à vous dire autre chose encore ; malgré moi
je me souviens des jours , où , tout enfant, j'ai souffert
MADAME VINGTRAS A PARIS . 351
de votre colère . Il me passe parfois des bouffées de
rancune, et je ne serai content , voulez-vous le savoir,
que le jour où je serai loin de vous ! ...
Ces pensées -là, à un moment, m'échappent tout
haut !
Ma mère en est devenue pâle.
« Oui , je veux entrer dans une usine , je veux être
d'un atelier, je porterai les caisses , je mettrai les vo-
lets , je balaierai la place , mais j'apprendrai un métier.
J'aurai cinq francs par jour quand je le saurai . Je
vous rendrai alors l'argent du Palais-Royal , et les trois
sous du garçon !
- Tu veux désespérer ton père , malheureux !
- Laissez-moi donc avec vos désespoirs ! Ce que je
veux, c'est ne pas prendre sa profession , un métier
de chien savant ! Je ne veux pas devenir bête comme
N***, bête comme D***. J'aime mieux une veste comme
mon oncle Joseph, ma paie le samedi, et le droit d'al-
ler où je veux le dimanche. »
« Et tu voudrais ne plus nous voir , tu dis ? »
Elle a oublié toutes les autres colères qui blessent
son orgueil, dérangent ses plans , déconcertent sa vie,
pour ne se rappeler qu'une phrase , celle où j'ai crié
que je ne les aimais pas , et ne voulais plus les voir !
Son air de tristesse m'a tout ému ; je lui prends les
mains .
<< Tu pleures ? »
>
Elle n'a pu retenir un sanglot, et avec un geste si
352 MADAME VINGTRAS A PARIS.
chagrin, comme j'en ai vu dans les tableaux d'église ,
elle a laissé tomber sa tête dans ses mains ...
Quand elle releva son visage , je ne la reconnaissais
plus ; il y avait sur ce masque de paysanne toute la
poésie de la douleur ; elle était blanche comme une
grande dame, avec des larmes comme des perles dans
les yeux .
<<< Pardon ! >>
Elle me prit la main . Je demandai pardon encore
" une fois.
« Je n'ai pas à te pardonner….. j'ai à te demander
seulement , vois-tu , de ne plus me dire de ces mots
durs . >>
Elle baissa la voix et murmura :
<< Surtout , si je les ai mérités , mon enfant...
Non, non, dis-je à travers les larmes .
-- Peut- être , fit-elle . Je veux être seule ce soir, tu
peux sortir... Laisse-moi. Laisse-moi. >>
Elle me fit donner la clef < pour qu'il puisse
«
rester jusqu'à minuit , » avait-elle dit à M. Molay, le
propriétaire.
Je pris le premier chemin qui s'ouvrit devant
moi , je me perdis dans une rue déserte , et je
pensai , tout le soir , aux paroles touchantes qui ve-
naient d'effacer tant de paroles dures et de gestes
cruels ...
« Jacques ? est-ce que tu veux nous accorder cette
<
grâce d'aller encore au collège ?
Oui , mère. >>
MADAME VINGTRAS A PARIS. 353
Je ne l'appelai plus que « mère » à partir de ce
jour jusqu'à sa mort.
< Ah ! tu me fais plaisir ! Merci , mon enfant ! Vois-
«
tu ! J'aurais tant souffert de voir qu'après avoir fait
toutes tes classes tu t'arrêtais avant la fin. C'est pour
ton père que ça me faisait de la peine. Tn le conten-
teras, tu seras bachelier, et puis après... Après , tu
feras ce que tu voudras ... puisque tu serais malheu-
reux de faire ce que nous voulons ... >>
Il a été décidé , le lendemain du jour où elle avait
pleuré , que l'on ne parlerait plus de l'École normale ,
et que je préparerais simplement mon baccalauréat .
J'ai accepté , heureux d'essuyer avec cette promesse ,
et de laver avec ce sacrifice les yeux de la pauvre
femme !
Elle ne me parle plus comme jadis.
Elle est si grave, et a si peur de me blesser !
« Je t'ai fait bien souffrir avec mes ridicules ,
n'est- ce pas ? »
Elle ajoute avec émotion :
« C'est toi qui me gronderas maintenant. Tu auras
la bourse , d'abord . Ne dis pas non , j'y tiens , je le
veux. Puis je suis une vieille femme , tu dois t'ennuyer
d'être avec moi tout le temps . Je puis très bien rester
à causer avec madame Molay. Elle me mènera voir
les belles choses aussi bien que toi . Je veux que tu
aies tes soirées , au moins. Revois tes amis , tes cama-
rades ; va chez Matoussaint . »>
J'ai rejoint Matoussaint dans une chambre du
30.
354 MADAME VINGTRAS A PARIS.
quartier latin , où il demeure avec un homme qui a
dix ans de plus que lui , qui est jacobin et qui écrit
dans un journal républicain . Il fait une histoire de la
Convention.
Matoussaint écrit sous sa dictée.
Ils étaient en train de causer gravement. On m'a
fait bon accueil , mais on a continué la conversation .
Leurs phrases font un bruit d'éperons :
<< Un journaliste doit être doublé d'un soldat, »>
« Il faut une épée près de la plume , » - « Être prêt
à verser dans son écritoire des gouttes de sang. »
« Il y a des heures dans la vie des peuples . >>
Matoussaint et son ami le journaliste , comme nous
l'appelons , m'ont prêté des volumes que j'ai emportés
jeudi. Le dimanche suivant , je n'étais plus le même.
J'étais entré dans l'histoire de la Révolution .
On venait d'ouvrir devant moi un livre où il était
question de la misère et de la faim , où je voyais passer
des figures qui me rappelaient mon oncle Joseph ou
l'oncle Chadenas , des menuisiers avec leurs compas
écartés comme une arme , et des paysans , dont les
fourches avaient du sang au bout des dents.
Il y avait des femmes qui marchaient sur Versailles,
en criant que madame Veto affamait le peuple ; et la
pique à laquelle était embrochée la miche de pain
noir -- un drapeau - trouait les pages et me crevait
les yeux .
C'était de voir qu'ils étaient de pauvres gens comme
mes grands parents , et qu'ils avaient les mains coutu-
MADAME VINGTRAS A PARIS. 355
rées comme mes oncles ; c'était de voir les femmes
qui ressemblaient aux pauvresses à qui nous donnions
un sou dans la rue , et d'apercevoir avec elles des en-
fants qu'elles traînaient par le poignet ; c'était de les
entendre parler comme tout le monde, comme le
père Fabre , comme la mère Vincent, comme moi ;
c'était cela qui me faisait quelque chose et me remuait
de la plante des pieds à la racine des cheveux .
Ce n'était plus du latin , cette fois . Ils disaient :
« Nous avons faim ! Nous voulons être libres ! »>
J'avais mangé du pain trop amer chez nous , j'avais
été trop martyr à la maison pour que le bruit de ces
cris ne me surprît pas le cœur .
Puis je déchirais , en idée , les habits si mal bâtis
que j'avais toujours portés et qui avaient toujours fait
rire ; je les remplaçais par l'uniforme des bleus , je
me glissais dans les haillons de Sambre- et-Meuse .
On n'était plus fouetté par sa mère , ni par son père ,
on était fusillé par l'ennemi , et l'on mourait comme
Barra. Vive le peuple !
C'étaient des gens en tablier de cuir , en veste d'ou-
vrier, et en culottes rapiécées , qui étaient le peuple
dans ces livres qu'on venait de me donner à lire , et
je n'aimais que ces gens- là , parce que , seuls , les pau-
vres avaient été bons pour moi , quand j'étais petit.
Je me rappelais maintenant des mots que j'avais
entendus dans les veillées , des chansons que j'avais
entendues dans les champs , les noms de Robespierre
ou de Buonaparte au bout de refrains en patois ; et un
356 MADAME VINGTRAS A PARIS.
vieux , tout vieux , avec des cheveux blancs , qui vivait
seul au bout du village , et qu'on appelait le fou . Il
mettait quelquefois sur ses cheveux blancs un bonnet
rouge et regardait les cendres d'un œil fixe .
Je me rappelais celui qu'on appelait le sans -culotte
et qui ne tolérait pas les prêtres . Il était sorti de la
maison le jour où sa femme, avant de mourir, avait
demandé le bon Dieu.
Je me souvenais aussi des gestes qu'on avait faits ,
devant moi , en tapant sur la crosse d'un fusil, ou en
allongeant le canon, avec un regard de colère , du
côté du château .
Et tout mon sang de fils de paysanne, de neveu
d'ouvriers , bondissait dans mes veines de savant
malgré moi !
Il me prenait des envies d'écrire à l'oncle Joseph
et à l'oncle Chadenas... « Soyez sûrs que je ne vous
ai pas oubliés , que j'aurais mieux aimé être avec vous
à la charrue ou à l'étable , qu'être dans la maison au
latin . Mais si vous marchez contre les aristocrates,
appelez-moi ! »
« Tu as l'air tout exalté depuis quelque temps , >>
dit ma mère .
C'est vrai --- j'ai sauté d'un monde mort dans un
monde vivant. - Cette histoire que je dévore, ce n'est
pas l'histoire des dieux , des rois , des saints , - c'est
l'histoire de Pierre et de Jean , de Mathurine et de
Florimond , l'histoire de mon pays , l'histoire de mon
village ; il y a des pleurs de pauvre , du sang de ré-
MADAME VINGTRAS A PARIS . 357
volté, de la douleur des miens dans ces annales-là ,
qui ont été écrites avec une encre qui est à peine
séchée.
Comme je profite avec passion de la liberté que me
laisse ma mère ! J'arrive tous les jours rue Jacob pour
mettre le cœur dans les livres qui sont là , ou pour
entendre le journaliste parler du drapeau républicain
engagé sur les ponts , et défendu par les brigades au
cri de : «< Vive la nation ! - A bas les rois ! - La liberté
ou la mort. »
Être libre ? Je ne sais pas ce que c'est, mais je sais
ce que c'est d'être victime , je le sais , tout jeune que
je suis.
Nous nous imaginons quelquefois avec Matoussaint
que nous sommes en campagne , et chacun fait ses
rêves .
Il voudrait, lui, le chapeau de Saint-Just aux ar-
mées , les épaulettes d'or et la grande ceinture tri-
colore.
Moi je me vois sergent, je dis : Allons-y ! Eh ! mes
enfants ! On est tous du même pays , autour du même
feu du bivouac , et l'on parle de la Haute-Loire.
Je rêve l'épaulette de laine , le baudrier en ficelle .
Je voudrais être du bataillon de la Moselle . Avec
des paysans et des ouvriers. L'oncle Joseph serait
capitaine et l'oncle Chadenas , lieutenant.
Nous retournerions faire de la menuiserie , ou mois-
sonner les champs « après la victoire. »
358 MADAME VINGTRAS A PARIS.
Rue Coq-Héron.
Le journaliste nous mène un soir à l'imprimerie,
dans le rez -de - chaussée noir où le journal se tire ;
il est l'ami d'un des ouvriers.
La machine roule , avale les feuilles , et les vomit ,
les courroies ronflent. Il y a une odeur de résine et
d'encre fraîche .
C'est aussi bon que l'odeur du fumier. Ça sent aussi
chaud que dans une étable. Les travailleurs sont en
manches de chemise , en bonnet de papier. Il y a des
commandements comme sur un navire en détresse.
Le margeur , comme un mousse , regarde le conduc-
teur , qui surveille comme un capitaine.
Un rouleau de la machine s'est cassé. ― Ohé !
oh !
On arrête , - et, cinq minutes après , la bête de bois
et de fer se remet à souffler.
J'ai trouvé l'état qui me convient .....
J'aurai , moi aussi , le bourgeron bleu , et le bonnet
de papier gris , j'appuierai sur cette roue, je brusque-
rai ces rouleaux , je respirerai ce parfum, -c'est gri-
sant, vrai ! comme du gros vin.
Compositeur ? Non . - Imprimeur , à la bonne
heure ! Le beau métier, où l'on entend vivre et gémir
une machine , où tout le monde à un moment est
ému comme dans une bataille
MADAME VINGTRAS A PARIS . 359
Il faut être fort , de grands gestes . Il y a du fer,
du bruit, j'aime ça. On gagne sa vie , et l'on lit le
premier le journal .
Je n'en parle pas ; je garde pour moi mon projet.
Je sens que c'est une force d'être muet , quand ce que
l'on veut est ce que les autres ne veulent pas . Je ne
dirai rien , mais quelle joie !
Il y a un peu de vanité cruelle dans cette joie -là.
Je pense que je vais être si supérieur aux cama-
rades qui mènent la vie de bohème ! -- il n'y a pas à
dire parce qu'ils n'ont pas d'ouvrage sûr ; tandis
que moi, je me ferai mes cinq francs par jour vaille
que vaille , en nè fatiguant que mes bras .
Je ne dépendrai de personne , et la nuit je lirai , le
dimanche j'écrirai , ― Je serai d'une société secrète ,
si je veux. J'aurai mangé quand j'irai , et je pourrai
encore donner quelque chose pour les prisonniers
politiques ou pour acheter des armes...
Vivre en travaillant, mourir en combattant !
1
«< Jacques , j'ai reçu une lettre de ton père , qui
décide que nous retournerons à Nantes pour que tu
prépares ton baccalauréat avec lui. »
Je n'y pensais plus . J'étais dans la révolution jus-
qu'au cou , et j'aimais Paris maintenant . Cette impri-
merie !... Puis nous avions été manger des ordinaires
dans des crèmeries , où il venait des ouvriers qui
360 MADAME VINGTRAS A PARIS.
avaient appartenu aux Saisons et qui avaient été mê-
lés à des émeutes .
La blouse et la redingote s'asseyaient à la même
table et l'on trinquait.
Le dimanche , nous allions dans une Goguette , la
Lyre chansonnière ou les Enfants du Luth : je ne me
rappelle plus bien.
Je m'ennuyais un peu quand on chantait des gau-
drioles ; mais on disait tout à coup : « C'est Festeau ,
c'est Gille . » Et il me semblait entendre dans le loin-
tain la batterie sourde d'un tambour républicain, puis
la batterie était plus claire , Gille entonnait, et cette
musique tirait à pleines volées sur mon cœur.
Je ne sais pas cependant, si je ne préfère pas aux
chansons qui parlent de ceux qui vont se battre et
mourir , les chansons de batteur de blé ou de forgeron,
qu'un grand mécanicien , qui a l'air doux comme un
agneau , mais fort comme un bœuf, chante à pleine
- le gronde-
voix . Il parle de la poésie de l'atelier ,
--
ment et le brasier , · il parle de la ménagère qui dit :
«< Courage, mon homme,
< travaille, - c'est pour le
moutard. >>
A un moment , le chanteur baisse la voix . «< Fermez
la fenêtre , dit quelqu'un . » Et l'on salue au refrain :
Le drapeau que le peuple avait à Saint- Merry !
Il y a de la révolte au coin des vers. - Moi j'en
MADAME VINGTRAS A PARIS. 361
mets du moins , moi qui , hier , ai ouvert l'Histoire de
dix ans, qui n'en suis plus à 93. J'en suis à Lyon et
au drapeau noir. Les tisseurs se fâchent, et ils crient :
Du pain ou du plomb !
<< Jacques , c'est lundi que nous partirons pour
Nantes. >>
Un coup de couteau ne me ferait pas plus de
mal.
Il y a un mois , je serais parti content , et j'aurais
peut- être craché sur Paris en passant la barrière ,
tant j'avais été étouffé là - dedans , tant j'avais eu
de désillusions en voyant mes camarades , et mes
maîtres.
Mais depuis un mois il y a eu les larmes de ma mère,
et au lendemain de cette scène , la liberté pleine ;
de temps en temps quarante sous , pour souper d'un
peu de cochon avec des amis , et , le dimanche , d'un
bœuf braisé à Ramponneau .
J'ai été mêlé à la foule , j'ai entendu rire en
mauvais français , mais de bon cœur. J'ai entendu
parler du peuple et des citoyens , on disait Liberté et
non pas Libertas.
Il a toujours été question de pauvreté autour de moi ;
mon père a été humilié parce qu'il était pauvre , je
l'ai été aussi , et voilà qu'au lieu des discours de Ca-
ton, de Cicéron, des gens en o , onis, us, i, orum,
je vois qu'on se réunit sur la place publique pour
34
362 MADAME VINGTRAS A PARIS .
discuter la misère , et demander du travail ou la
mort.
<«< Hé ! Jean Marie , puisqu'il n'y a pas de miche
à la maison , vaut-il pas mieux passer le goût du
pain? »
Retourner là- bas ?
A qui parlerai-je de république et de révolte ?
Est-ce qu'on s'est jamais soulevé à Nantes ? Ce
serait autre chose à Lyon !
Oh ! si je n'avais promis à ma mère ! - si elle
n'avait pas pleuré !
Si elle n'avait pas pleuré , j'aurais dit : « Je ne veux
pas partir. » Le puritain m'aurait placé comme gar-
çon de bureau , comme homme de peine , dans un des
journaux. Il y a justement (c'était une chance ! ) , il
y a une place au National; on donne trente francs
par mois pour tenir la copie, pour lire à l'homme
qui corrige . J'aurais vécu avec ces trente francs-là .
Ma besogne faite , je descendais dans l'imprimerie
sentir l'encre et le papier , et je demandais aux
ouvriers de m'apprendre l'état.
Si j'en parlais à ma mère ?
Je lui en parle .
« Tu m'avais dit, cependant...
- C'est vrai , oui . »
Je vais dire adieu au journaliste et à Matoussaint.
Le journaliste me donne du courage .
MADAME VINGTRAS A PARIS. 363
<< Vous reviendrez , mon cher.
- Écrivez moi , au moins !
Oui. Même , dit-il en souriant , si c'est pour vous
appeler à l'assaut de l'Élysée.
-- Surtout dans ce cas, ciwyen ! >>
XXIV
LE RETOUR
Ah ! que la route est triste !
Ma mère voit bien ma douleur et essaie de me con-
soler, ce qui m'irrite , et je suis forcé de me retenir
pour ne pas la brusquer. Je m'en veux de paraître
accablé je n'ai donc pas de courage !
Non, je n'en ai pas ; les noms de stations criés à la
gare m'entrent dans la poitrine comme des coups de
corne.
Beaugency ! Amboise ! Ancenis !
On signale un château , une ruine ; mais c'est tout
près de Nantes , cela !
<< Jeune homme, nous n'en sommes pas à plus de
cinq lieues.
Oh mon Dieu !
Nous y sommes. >>>
Comme les rues paraissent désertes ! Sur le quai où
nous demeurons , il y a deux ou trois personnes qui
-
passent pas plus . Je reconnais un ancien capitaine
LE RETOUR. 365
sur le banc où je le voyais jadis en allant en classe ,
puis un nègre en guenilles qui avait des enfants à qui
l'on faisait la charité.
Quel silence ! on dirait qu'on est dans une cam-
pagne.
Je lève les yeux vers la fenêtre de notre appar-
tement.
Mon père est là , maigre , l'air chagrin , immobile.
Il me repoussait quand j'étais petit , et qu'on me
jetait dans ses bras pour un baiser.
Aussi , chaque fois qu'il y a la solennité d'un départ
ou d'une retrouvée , est-ce un embarras pour nous
deux !
Il m'offre à embrasser , cette fois , une face pâle, un
front de pierre .
Je n'ose pas .
Ma mère nous pousse un peu , j'avance le cou , il
tend le sien . Mes cheveux l'aveuglent et sa barbe me
pique , nous nous grattons d'un air de rancune tous
les deux .
On monte les escaliers sans dire un mot.
Mon père arrive par derrière ; on dirait une exécu-
tion à la Tour de Londres.
Si l'on exécutait tout de suite , - mais non mon
père prend des temps de solennité.
C'est le latin . C'est le souvenir des pères qui
assassinent leurs fils dans l'histoire : Caton , Brutus .
Il ne pense pas à m'assassiner , mais au fond , je suis
sûr qu'il se trouve lâche , et il voudrait que son fils ,
que Bruticule lui en sût gré ; et chaque fois que je
31.
366 LE RETOUR.
fais un geste , ou que je dis un mot un peu vif, il
fronce les sourcils , serre les lèvres (ça doit le fatiguer
beaucoup , ce digne homme ! ) et il semble me dire :
« Tu oublies donc que tu ne vis que par charité , et
que je pourrais te donner un coup de hache , te livrer
au licteur ? »
Il reste antique jusqu'à ce que le nez lui chatouille ;
ou qu'il ne puisse plus y tenir.
Il s'épuise à la fin , à force de vouloir paraître amer ,
et il est forcé de se desserrer la mâchoire de temps
en temps .
Jamais il n'a été si Brutus qu'aujourd'hui.
Il a rejeté le gland de son bonnet grec, comme s'il
y avait de la faiblesse dedans, et il se tient dans le
fauteuil comme si c'était une chaise curule .
« Vous êtes mon fils , je suis votre père. »
-- Oh ! oui , tu peux en être sûr , Antoine ! a l'air
de dire ma mère .
Il y avait à Rome une loi (m'écoutez-vous , mon
fils ?) qui donnait au père déshonoré , dans la personne
d'un des siens , le droit de faire mourir ce... ce... ce
sien... suum . »
Il s'embrouille.
PHILOSOPHIE
<< Tu feras ta philosophie jusqu'à Pâques , et à Pâ-
ques tu te présenteras au baccalauréat. >»
Telle est la décision adoptée .
LE RETOUR. 367
On me regarde un peu quand je reparais dans la
cour des classes. On m'entoure , et l'on me dévisage.
Un garçon qui revient de Paris ... , jugez ! ...
Le professeur est un jeune homme qui , sorti le
premier de l'École normale , a été reçu à l'agrégation
le premier ; qui arrive toujours le premier au cours ,
et qui se présente toujours le premier à l'économat
pour toucher ses appointements . Il loge au premier ,
dans une maison au fond d'une rue lugubre . Au théâ-
tre, il va aux premières , et au premier rang.
C'est sa mère qui a fait cette combinaison.
<«< Je veux que tu sois partout, partout , le premier. »
Ce professeur me traite assez bien. Il compte sur
moi pour faire le péripatéticien chez lui , dans son
jardin.
Il avait du monde autrefois , à qui il faisait tirer de
l'eau pour arroser son potager ; il n'a plus per-
sonne.
Il pense que moi , fils de collègue — qui suis d'Éleu-
sis aussi , -
— j'ai l'étoffe d'un disciple et d'un tireur
d'eau.
Je ne sais comment il a été nommé à ce poste-là.
Je trouvais mes professeurs de réthorique ennuyeux
à Paris, mais l'on m'assurait qu'il y avait parmi les
professeurs de philosophie des gens qui raison-
naient, qui pensaient , qui avaient la tête pleine .
Une fois même, il y en avait un qui était venu ser-
368 LE RETOUR.
rer la main du journaliste , quoique ce journaliste fût
républicain .
J'avais grande idée de ces chercheurs de vertu .
Mais celui-ci est vraiment comique !
EN CLASSE
<< Monsieur Vingtras. quelles sont les preuves de
l'existence de Dieu ? »
Je me gratte l'oreille.
<< Vous ne savez pas ? »
Il paraît étonné , il a l'air de dire : « Vous qui ar-
rivez de Paris , voyons !
Gineston, les preuves de l'existence de Dieu ?
- M'sieu, je ne sais pas , il manque des pages dans
mon livre .
- Badigeot?
M'sieu, il y a le consensus omnium!
- Ce qui veut dire
?... » (Le professeur prend les
poses de Socrate accouchant son génie).
- Ce qui veut dire... - Pitou, souffle-moi donc !
Ce qui veut dire (reprend le professeur aidant
le malade) , que tout le monde est d'accord pour re-
connaître un Dieu?
Oui , m'sieu.
-
Ne sentez-vous pas qu'il y a un être au- dessus
de nous ? >>
Badigeot regarde attentivement le plafond !
Rafoin y a lancé le matin un petit bonhomme en
papier qui pend à un fil au bout d'une boulette de
pain mâché .
LE RETOUR . 369
« Oui , m'sieu , il y a un bonhomme là-haut.
- Bonhomme, bonhomme , (dit le professeur qui
est myope, et n'a pas vu ce qui pend au plafond) ,
mais c'est aussi le Dieu de la Bible. Sa droite est ter-
rible ! >>
Le mot ne lui a pas déplu , cependant.
« J'aime cette familiarité, tout de même, » disait-
il en sortant de la classe. « Il y a un bonhomme là-
haut !.. Ce cri d'un enfant pour désigner Dieu ! »
>
Il en a parlé en haut lieu .
« Qu'en dites-vous , monsieur le proviseur ? N'est-
ce pas l'enfant qui ne sait rien , parlant comme le
vieillard qui sait tout ? ____ Oui, il y a un bonhomme
là-haut! >>>
A la classe suivante il s'adresse de nouveau à Badi-
geot et commence en lui rappelant le mot :
<<< Il y a un bonhomme là-haut ? »
- Non, m'sieu , il n'y est plus. >>
Il tenait mal et il est tombé.
MON AME
Le professeur m'a mis aux facultés de l'âme.
Les autres n'y sont pas encore , il fait cela pour
moi.
Ce n'est qu'après Pâques qu'on sait comment l'âme
est faite dans ce collège - ci .
Il y a sept facultés de l'âme.
370 LE RETOUR .
<< Comptez sur vos doigts , c'est plus facile, » me
dit le maître.
On annonce à Nantes l'arrivée d'un professeur de
faculté célèbre , M. Chalmat. Chalmat lui-même est
dans nos murs !
Il a connu mon père à Paris au moment de l'agré-
gation.
Ils dînaient à côté l'un de l'autre , dans un restau-
rant à prix fixe. M. Chalmat sortit le premier , ou-
bliant un manuscrit, que mon père prit . Il y avait
l'adresse , et il put rapporter le paquet à son proprié-
taire désespéré .
« Quand vous aurez besoin de moi , dit le philoso-
phe, je suis là. »
Il était là , en chair et en os, par hasard , et par
hasard aussi il y avait un appartement meublé dans
notre maison , ce qui fit de lui notre voisin .
M. Chalmat dormait sur le même carré que nous.
Il dormait peu , et la nuit il parlait tout haut. Je
l'entendais qui disait : « Il y en a HUIT, HUIT ! Oui , il
y en a HUIT. »
Il voulut me faire un cadeau.
Il nous prit à part, mon père et moi ; il nous parla
à cœur ouvert.
<< Mes amis , dit-il (il m'honorait moi-même de ce
nom), je désire vous payer du service que vous m'a-
vez rendu jadis , en sauvant mon manuscrit. Je n'ai
LE RETOUR. 371
pas de fortune , mais je vous donnerai ce que j'ai , le
résultat de vingt ans de réflexions et de travail ! »
Mon père semble dire : « c'est trop . »
« Non, non ! Écoutez-moi bien . >>
Nous retenons notre souffle , on aurait entendu vo-
ler une mouche .
<< On vous dit qu'il y a sept facultés de l'âme ? Il
y en a huit! »
On me trompait donc ? On me volait d'une ? Pour-
quoi ? Que signifie ?
« Oui, oui , c'est comme ça , » et M. Chalmat me
montrait ses cinq doigts de la main droite et trois
autres couchés dans la main gauche.
Il a ajouté avec bonté :
<< Servez-vous de la découverte , je vous y autorise ;
on l'ignore encore, dans deux mois seulement ce
sera dans mes livres ¹ . >>
Rennes , lundi .
Je suis arrivé ce matin . Demain la version . Mon
père voulait me suivre à Rennes , mais il est forcé de
rester avec ses pensionnaires .
Mardi.
Je suis le second en version.
J'ai fait encore trop près du texte , sans cela j'au-
rais été le premier.
1. Le livre a paru. Dans ce livre, M. Chalmat accusait publi-
quement huit facultés de l'âme au lieu de sept. Cette révélation
fit grand bruit dans le temps.
372 LE RETOUR.
Cette après-midi l'examen.
Je repasse, je repasse, comme si je pouvais avaler
le Manuel en trois bouchées .
<< Monsieur Vingtras ! »
C'est mon tour.
On tire les boules.
<< Traduisez-moi ceci , traduisez -moi cela. »
Je traduis comme un ange.
« On voit, dit publiquement le doyen , non- seule-
ment que vous avez été bercé sur les genoux d'une
tête universitaire, mais encore que vous vous êtes
abreuvé aux grandes sources , que vous avez passé
par cette belle école de Paris , à laquelle nous avons
tous appartenu . ( Se ravisant) : Ah ! non , pas tous ;
il y a notre collègue M. Gendrel. >>
M. Gendrel est le professeur de philosophie . Il est
licencié de province, docteur ès lettres de province ;
il n'a pas bu aux fortes sources comme eux , comme
moi , et, comme c'est un cafard, à ce qu'on dit , le
doyen le pique chaque fois qu'il le peut. Il m'a pris
pour prétexte à l'instant.
M. Gendrel est jaune, jaune comme un coing, avec
des lunettes comme celles de Bergougnard .
Je passe par le professeur de mathématiques avant
d'arriver à lui.
Je ne sais pas grand chose de ce qu'on me demande,
mais l'éloge qu'on vient de m'adresser publiquement
engage le professeur à être indulgent.
« Qu'est-ce que le pendule compensateur?
LE RETOUR. 373
C'est un pendule qui compense.
Bien, très bien ! >>
Se penchant à l'oreille du doyen :
<< Il est intelligent . >»
Se retournant vers moi :
« Et la machine pneumatique , quel est von usage?
La machine pneumatique ?...
Oh ! je ne vous demande pas grands détails. C'est
pour faire le vide , n'est- ce pas ? Et si on met des oi-
seaux dedans , ils meurent. Bien , très bien ! >>
Il reprend :
« Vous avez en géométrie la section d'un cône ? »
Oui, mais il me faut un chapeau pour faire une
bonne démonstration, comme avec les plâtres du
vieil Italien , et je la fais à la bonne franquette .
Prenant un chapeau qui me tombe sous la main , et
d'où je retire un vieux mouchoir , je coupe mon cône.
On rit dans la salle parce que la coiffe est très
grasse et le mouchoir très sale ; les examinateurs me
regardent avec un sourire de bonne humeur.
Le professeur de mathématiques , qui décidément
veut faire sa cour au doyen (il doit épouser sa fille) ,
me parle à son tour :
<< Monsieur, on voit que vous préférez Virgile à
Pythagore , mais comme le disait si bien monsieur le
doyen tout à l'heure , vous avez bu aux grandes sour-
ces , et Pythagore même en a profité. »>
Murmure flatteur.
Encore un coup à Gendrel !
C'est à lui que j'ai affaire maintenant.
32
374 LE RETOUR.
Il me fixe ses lunettes flamboient comme des
pièces de cent sous toutes neuves .
Il lui prend l'envie de se moucher.
Il cherche son mouchoir, c'est lui que j'ai retiré
tout à l'heure et remis dans la coiffe si grasse.
C'était le chapeau de Gendrel.
Je suis perdu !
Il m'en veut pour les allusions que le doyen a lan-
cées contre lui sous mon couvert ; il m'en veut pour
la coiffe et le mouchoir.
Il ne me laisse pas le temps de me reconnaître.
<< Monsieur , vous avez à nous parler des facultés
de l'âme. >>
(D'une voix ferme) : « Combien y en a-t-il ? »
Il a l'air d'un juge d'instruction qui veut faire
avouer à un assassin , ou d'un cavalier qui enfonce un
carré avec le poitrail de son cheval.
« Je vous ai demandé , monsieur , combien il y a de
facultés de l'âme? »
Moi , abasourdi : « Il y en a HUIT . »
Stupeur dans l'auditoire, agitation au banc des
examinateurs !
Il y a un revirement général, comme il s'en pro-
duit quelquefois dans les foules , et l'on entend :
Huit, huit, huit.
Piwit !...
A
1
J'attends l'opinion de Gendrel. Il me regarde bien
en face.
LE RETOUR. 375
« Vous dites qu'il y a huit facultés de l'âme ? Vous
ne faites pas honneur à la source des hautes études à
laquelle monsieur le doyen vous félicitait si généreu-
sement de vous être abreuvé , tout à l'heure . Dans le
collège de Paris où vous étiez , il y en avait peut- être
huit, monsieur . Nous n'en avons que sept en pro-
vince . »
Les examinateurs , qui lui en veulent, ne peuvent
cependant accepter ma théorie des huit publiquement ,
et je vais porter la peine d'avoir lancé à un examen
une franchise qui avait besoin de volumes et d'hom-
mes célèbres pour la faire accepter.
Le doyen rentre et ditsèchement : «Monsieur Ving-
tras est appelé à se présenter à une autre session . >>
La foule se retire en se demandant qui je suis , ce
que je veux, et où l'on en arriverait si l'on jouait
ainsi avec l'âme ; je renverse les bases sur lesquelles
repose la conscience humaine.
Je n'y tiens pas du tout, moi ! C'est la faute à
M. Chalmat , qui m'a dit qu'il y en a huit . Je ne suis
pas un instrument aux mains d'une secte ou d'une
faction .
J'ai dit ce qu'il m'a dit !
Il n'y a donc que sept facultés de l'âme : j'en perds
une , je m'en fiche, -- mais je serai forcé de me
représenter devant la Faculté de Rennes, - et je ne
m'en fiche pas . Je suis bien triste...
Mon père me reçoit , les lèvres serrées , le front plissé ,
l'œil cave.
376 LE RETOUR.
C'est qu'il n'est pas seulement blessé dans ma per-
sonne ! Il l'est dans son propre orgueil !
Un élève qui lui en veut a retourné le poignard
dans la plaie.
Le soir du même jour où l'on apprit que j'étais re-
fusé, on lisait sur notre porte :
A LA BOULE NOIRE
AUBERGE DES RETOQUÉS
AGREGATION ET BACCALAURÉAT
(On porte tout de même des participes en ville)
On porte tout de même des participes en ville ! c'est-à-
dire qu'on donne des répétitions tout de même et
qu'on demande 25 fr. par mois , tout comme si on
avait été reçu d'emblée, comme si on avait passé des
agrégations du premier coup , et comme si le fils de
la maison avait jonglé avec des blanches!...
<< Jacques , il vaut mieux que tu ne te mettes pas à
table avec nous. »
Ma pauvre mère ne vit plus . Elle assiste chaque
jour à des scènes pénibles .
Mon père me reproche le pain que je mange.
On m'apporte des provisions dans ma chambre ,
comme à un homme qui se cache .
<< Oh ! je ne veux plus de cette vie ! Je veux repar-
tir pour Paris .
LE RETOUR. 377
- Dans ces habits ? » dit ma mère en regardant
mes hardes .
Je serai donc toujours écrasé par mon costume !
Ah ! je partirai tout de même !
Mon père a eu vent de ce propos .
<< S'il part, dis-lui que je le ferai arrêter par les
gendarmes . >>
Legnagna m'avait déjà menacé d'eux...
Vous voulez faire de moi un gibier de prison , mon
père ?
Il a donc le droit de me faire prendre , il a le droit
de me traiter comme un voleur , il est maître de moi
comme d'un chien...
<< Jusqu'à ta majorité , mon garçon ! »>
Il a dit cela avec emportement , en tapant sur un
livre qui s'appelle le Code ; je le retrouve le soir dans
un coin, ce vieux livre . Je le lis en cachette , à la lueur
du réverbère qui éclaire ma chambre.
« Peut être enfermé, sur l'ordre de ses parents , etc. »>
Me faire arrêter ? Pourquoi ?
Parce que je ne veux pas qu'il dise que je ne gagne
pas la pâtée que je mange , ―― parce que je ne veux
pas qu'il s'amuse à me frapper , moi qui pourrais le
casser en deux , parce que je veux avoir un état, et
que ça l'humilie de penser que lui , qui a tant lutté
pour avoir une toge roussie , il aura un fils qui aura
une cotte , un bourgeron !
ll me fera mettre les menottes peut-être et ordon-
32.
378 LE RETOUR.
nera aux gendarmes de serrer dur si je résiste .
Et cela, parce que je ne veux pas être professeur
comme lui.
Je comprends. C'est que j'insulte toute sa vie en
déclarant que je veux retourner au métier comme nos
grands parents ! Dire que je désire entrer en atelier,
c'est dire qu'il a eu tort de lâcher la charrue et l'é-
curie .
Il me ferait donc conduire de brigade en brigade ;
si ce n'est pas ce soir , ce sera demain , ou dans un
mois. Jusqu'à vingt et un ans , il le peut. •
On a pensé à moi pour une leçon.
Mes succès de collège m'ont fait une réputation ;
et puis quelques personnes , devinant peut-être le
drame muet qui se joue chez nous , veulent me mon-
trer de l'amitié.
L'une de ces personnes s'adresse à ma mère ; c'est
une dame qui veut que j'apprenne un peu de latin à
son fils. Ma mère a répondu :
« Madame , je serais bien contente s'il pouvait ga-
gner un peu d'argent, parce qu'il se disputerait moins
avec son père. Ils sont bons tous deux , dit-elle , mais
ils se chamaillent toujours . --- Il faudrait , par exemple ,
que vous parliez à M. Vingtras pour qu'il achète une
culotte à Jacques , si vous ne voulez pas (esquissant
un sourire) qu'il aille chez vous tout nu -- sauf votre
respect. Je vous dis ça comme une paysanne ; c'est
que je suis partie de bas. - J'ai gardé les vaches ,
voyez-vous ! »
LE RETOUR. 379
J'entends cela de la chambre où je suis. Pauvre
mère !
La personne qui venait chercher la leçon s'en va,
ayant peur de recevoir une carafe à la tête , quelque
bouteille égarée de son chemin, si mon père ren-
trait et que nous nous prissions aux cheveux . Puis
elle ne se sent pas le courage de parlementer pour
ma culotte. En un mot, on a gardé des animaux dans
notre famille , et elle vient chercher un professeur et
non pas un berger.
Ma mère attend une réponse . (On doit lui écrire) .
<< Je lui ai pourtant dit ce qu'il fallait dire , fait-elle
en croisant les bras ; oh ! ces riches , ces riches ! ... >>>
Ah ! cette paysanne !
Ma réputation de fort en thème me fait retrouver
pourtant une leçon, mais mon père, afin de m'humi-
lier, ne me laisse pas même prendre dans sa garde-
robe une culotte neuve. Mes habits ne tiennent pas.
Je suis forcé de m'asseoir de côté .
Je tremblai si fort un jour où l'on me dit :
<< Donnez donc votre leçon dans le jardin , mon-
sieur Vingtras , et ôtez votre paletot. Il fait si chaud !
Vous suez à grosses gouttes .
- Oh ! non, au contraire , merci.
Je ruisselle .
- Il a l'air timide, un peu inquiet , votre fils , dit-
on à ma mère qu'on n'attendait pas , mais qui est
380 LE RETOUR.
venue un jour pour demander si l'on était content de
moi et pour parler en ma faveur .
- Ne vous y fiez pas ! et si vous avez des de-
moiselles qui ont de beaux yeux , ne les laissez pas
trop courir quand il est là. Il y a déjà eu des histoi-
res ! Il est Parisien pour ça , allez ! et avant même
d'aller à Paris , il avait (elle fait des cornes sur son
front avec ses doigts) , oui , oui , commeje vous dis ! ...>>
On me chasse le lendemain .
Mais j'étais engagé pour un mois , et l'on me paye
le mois entier. « Cinquante francs . >>
Avec cet argent-là, je vais me commander des ha-
bits . Ma mère intervient.
« Je te les ferai moi-même, nous achèterons du
drap .
- Oh ! non, par exemple, non !
- Mon fils ne m'aime plus , conte-t-elle, le soir, à
une voisine qui a sa confiance. -- S'il me laissait
choisir le drap encore ! »
J'achète un costume tout fait.
Ma mère me suit en cachette et pendant que je
traite elle demande à parler en particulier au pa-
tron de l'établissement et lui explique mon histoire.
<< Donnez-lui du solide , murmure-t-elle , les larmes
aux yeux ! >>
Je vois un peu plus de monde, maintenant que je
suis propre. Ma mère me prie de l'accompagner chez
des gens qu'elle connaît.
LE RETOUR. 381
Elle en est si contente et si fière !
Mais au milieu d'une conversation elle dit tout-à-
coup :
« Comme ça fronce ! Et comme on voit qu'il n'y
a qu'une demi-doublure ! Si tu te tenais comme ça
au moins , ça cacherait ! » ( et elle me tire mon gilet
pour le faire aller , elle tripote ma cravate).
Claquant la langue tristement , elle ajoute :
<< Tu peux te vanter d'avoir choisi du salissant !
Et il n'a seulement pas demandé des morceaux ! »
>
Mon père sent que je suis ulcéré , et un jour où il me
voyait pâlir , il eut peur de mon désespoir.
-Ton fils a voulu s'empoisonner, dit-il à ma
mère .
Il en est à croire cela.
La pauvre femme reste muette , glacée.
Il est d'ailleurs las , lui -même , de la vie que nous
menons sous le même toit. La maison a l'air d'une
maison maudite .
Dis-lui de m'écrire ce qu'il compte faire.
C'est le dernier mot qu'il adresse à ma mère, après
cette soûleur du suicide .
C'est affreux de prendre cette grande feuille de
papier vide pour écrire à son père . Il faut mettre
« VOUS. »>
Je dis vous pour la première fois .
Je ne vois pas bien avec la chandelle.
382 LE RETOUR.
<< Mère, donne-moi donc une bougie.
- Ça n'éclaire pas mieux , va, c'est un peu plus
propre, mais ça éclaire moins bien , et c'est beaucoup
plus cher, vois-tu ! >>
J'écris à mon père ! je rature, et je rature !
Tout en écrivant, il m'est venu de la sensibilité , j'ai
peur de paraître faible.
Je recommence ; c'est difficile et douloureux.
Ah ! ma foi , non ! et je déchire encore...
Je vais mettre deux lignes seulement, - pas deux
lignes , - quatre mots. Ça m'évitera ce « vous , » et ce
que je veux dire y sera tout de même. J'écris simple-
ment ceci :
JE VEUX ÊTRE OUVRIER.
<< Ton père est furieux , » me glisse à l'oreille ma
mère, qui vient de remettre le bout de papier.
Il me rencontre dans un corridor :
Tu te f... de moi , dis... ?
Il lève la main , et j'ai cru qu'il allait m'écraser.
L'abîme est creusé , TR il va arriver un malheur.
XXV
LA DÉLIVRANCE
Le malheur est arrivé !
-
Je sors quelquefois , le soir bien rarement. Que
dirais-je aux gens que je rencontrerais ? Je n'ai pas le
sou pour aller au café où les collégiens vont. Je ne
veux pas me laisser offrir et ne pas payer : je suis
trop pauvre pour cela . C'est quand j'ai de l'argent
dans ma poche que j'accepte , parce que je sens que
l'on ne me fait pas l'aumône et qu'à mon tour je
puis régaler .
Mais il y a longtemps que je n'ai plus rien - même
un sou.
J'avais fait un peu d'argent avec mes livres de prix .
La Poésie au seizième siècle, par Sainte-Beuve , un
Bossuet , et les œuvres de M. Victor Cousin.
Ma mère trouvant cinq francs dans ma poche
m'avait demandé où je les avais pris. Elle avait l'air
de croire que c'était le produit d'un vol ou d'un assas-
sinat. « Il se sera laissé entraîner par les mauvais
384 LA DÉLIVRANCE.
conseils. Ce sont les mauvais conseils qui perdent les
jeunes gens . >>
Qui me donnerait des conseils ? - Des copains ? Je
suis plus vieux qu'eux , même s'ils ont mon âge. On ne
les a pas battus tant que moi . Ils n'ont pas connu
Legnagna et la maison muette . Des vieux ? les col-
lègues de mon père ? Ils ont bien assez affaire de
nouer les deux bouts , et puis ils ne savent que ce qui
-
se passait chez les anciens , et n'ont pas le temps ,
à cause des répétitions - de juger ce qui passe au-
tour d'eux .
J'avais dit à ma mère d'où venaient ces cinq francs.
Elle avait levé les mains au ciel.
« Tu as vendu tes livres de prix , Jacques !... >>
Pourquoi pas ? Si quelque chose est à moi , c'est
bien ces bouquins , il me semble ! Je les aurais gardés ,
si j'avais trouvé dedans ce que coûte le pain et com-
ment on le gagne . Je n'y ai trouvé que des choses
de l'autre monde ! - tandis qu'avec l'argent , j'ai pu
acheter une cravate qui n'était pas ridicule et aller
aussi prendre un gloria aux Mille- Colonnes . J'y lis la
feuille de Paris , qui sent encore l'imprimerie , quand
le facteur l'apporte .
Mais je me suis trouvé un soir face à face avec
mon père qui passait. Il m'a insulté, d'un mot, d'un
geste.
« Te voilà, fainéant ? >>
Et il a continué son chemin .
Fainéant? — Ah ! j'avais envie de courir après lui
et de lui demander pourquoi il m'avait jeté entre les
LA DÉLIVRANCE. 385
dents , et sans me regarder en face , ce mot qui me
faisait mal!
Fainéant ! - Parce que , dans le silence glacial de la
maison, ce travail de bachau et cet acharnement sur
les morts m'ennuient , parce que je trouve les batailles
des Romains moins dures que les miennes , et que
je me sens plus triste que Coriolan ! Oh ! il ne faut pas
qu'il m'appelle fainéant !
Fainéant !
Si mon père était un autre homme , j'irais à lui , et
je lui dirais :
« Je te jure que je vais travailler, bien travailler ,
mais n'aie plus vis - à - vis de moi cette attitude
cruelle ! >>
Il me renverrait comme un menteur. J'ai bien vu
cela, quand j'étais plus jeune .
Deux ou trois fois quand il allait m'humilier ou me
battre , je lui promis , s'il ne le faisait point , de tenir
n'importe quelle parole il voudrait. Il avait fait fi de
mes engagements , et je lui en avais voulu , tout en-
fant que je fusse, de si peu croire au courage de son
fils .
Aujourd'hui encore il me rirait au nez et il croirait
que je caponne !
Allons ! je vivrai à côté de lui comme à côté d'un
garde chiourme , et je travaillerai tout de même !
C'est dit.
Mais le lendemain soir, ma mère venait m'annon-
cer , toute effrayée , que mon père ne voulait plus que
je restasse dehors et que je courusse les cafés comme
33
386 LA DÉLIVRANCE .
un vagabond. Il fallait être rentré à huit heures , ou
sinon je coucherais dans la rue.
J'y ai couché.
C'est long, une nuit à assassiner , et vers deux
heures du matin il a plu. J'étais trempé jusqu'aux
os , j'avais les pieds glacés , et je me cachais sous les
auvents des portes . J'avais peur aussi des sergents de
ville ! J'ai tourné , tourné , autour de la maison. A dix
heures , elle avait été fermée, suivant la menace.
J'avais trouvé le verrou mis.
Demain encore , je le trouverai tiré si mon père a
autant de courage que moi.
Je ne tiens pas à rôder dans les rues . J'aimerais
mieux être dans ma chambre , mais on a l'air de me
menacer. Je ne veux pas paraître avoir peur, et je
grelotte, et mes dents claquent.
Comme c'est froid, quand le soleil se lève !
Je ne suis rentré que quand mon père devait être
au collège, à huit heures et demie du matin.
Il n'était pas sorti . C'est la première fois , depuis la
scène sanglante avec ma mère , qu'il a manqué la
classe.
M'avait-il vu et m'attendait-il ? Etait-il malade de
fureur ?
La porte était à peine poussée qu'il s'est jeté sur
moi. Il était blanc comme un mort .
<< Gredin, dit- il , je vais te casser les bras et les
jambes ! >>
LA DÉLIVRANCE. 387
Dans la maison, une heure après .
<< Qu'y a-t-il?
- Il y a le fils Vingtras , qui a voulu assassiner son
père ! >>
Je n'ai pas essayé d'assassiner mon père. C'est lui
qui m'aurait volontiers estropié ; il répétait :
<< Je te casserai les reins et les jambes . >>
- Eh bien, non ! Vous ne casserez les bras ou les
reins à personne . Oh ! je ne vous frapperai pas ! Mais
vous ne me toucherez point . C'est trop tard ; je suis
trop grand .
BAS LES MAINS ! OU GARE A VOUS !
Minuit.
Mon père me fera arrêter bien sûr.
La prison demain , comme un criminel.
Ma vie sera une vie de bataille . C'est le sort de celles
qui commencent comme cela. Je le sens bien.
Je ne resterais en prison qu'une semaine , pas plus ,
que je serais tout de même montré au doigt pour
longtemps dans cette province.
L'idée m'est presque venue d'en finir.
Si je me tuais cette nuit , pourtant, ce serait mon
père qui m'aurait assassiné !
Et qu'ai-je fait de mal ? des fautes de quantité et de
grammaire , voilà tout. Puis j'ai, sur un faux rensei-
388 LA DÉLIVRANCE .
gnement, dit qu'il y avait huit facultés de l'âme
quand il n'y en a que sept.- Voilà pourquoi je me
pendrais à cette fenêtre ?
Je n'ai pas un reproche à m'adresser .
Je n'ai pas même une bille chippée sur la conscience.
Une fois mon père me donna 30 sous pour acheter un
cahier qui en coûtai 29 ; je gardai le sou . C'est mon
seul vol . Je n'ai jamais rapporté, oh ! non ! ni cané
quand il fallait se battre .
Si c'était à Paris , encore ! En sortant de prison , on
me serrerait la main tout de même. Ici , point !
Eh bien ! je ferai mon temps ici , et j'irai à Paris
après , et quand je serai là, je ne cacherai pas que
j'ai été en prison, je le crierai ! Je défendrai le DROIT
DE L'ENFANT , comme d'autres les DROITS DE
L'HOMME .
Je demanderai si les pères ont liberté de vie et de
mort sur le corps et l'âme de leurs fils ; si M. Vingtras
a le droit de me martyriser parce que j'ai eu peur
d'un métier de misère , et si M. Bergougnard peut
encore crever la poitrine d'une Louisette .
Paris ! oh! je l'aime !
J'entrevois l'imprimerie et le journal, la liberté de
se défendre , la sympathie aux révoltés .
L'idée de Paris me sauva de la corde ce jour-là. Je
tourmentais déjà ma cravate.
Encore des cris , des cris ! C'est deux jours après.
Ma mère , éperdue , entre dans ma chambre.
« Jacques, viens , viens J
LA DÉLIVRANCE. 389
On était en train d'insulter mon père. Il avait,
quelques jours auparavant , frappé un de ses élèves ,
et voilà que dans la maison où la veille il avait failli
me tuer, les parents de l'enfant calotté venaient exiger
une réparation. On voulait que M. Vingtras fit des
excuses, demandât pardon ; et comme M. Vingtras
balbutiait, on lui mettait le poing sous le nez .
Ils étaient deux , le père et le frère aîné, un vieux et
un jeune.
« Qu'y a-t-il?
- Il y a, disait le jeune , que votre père s'est permis
de gifler mon frère. S'il n'était pas si décati , c'est moi
qui le giflerais .
― Malheureux ! »
Je l'ai pris à bras-le-corps. Ah ! il ne pèse pas lourd !
et le vieux non plus. Par la porte, allons ! Un peu
plus , ils étaient en morceaux .
Ils amassaient du monde dans la rue.
<< Viens donc, me crie le frère aîné écumant.
Eh ! je viens ! >>
On nous a séparés à grand'peine. Il a dix-huit ans ,
c'est un saint- cyrien, il est courageux , mais je le règle.
Je le tiens comme j'ai vu l'oncle Chadenas tenir des
cochons . Je ne veux pas lui faire de mal , maintenant
qu'il est à terre . Seulement il bouge encore . On me
tire par les cheveux.
On me l'a à peine ôté des mains qu'il me jette une
carte par-dessus la foule.
« Si c'était devant une épée , tu ferais moins le
33.
390 LA DÉLIVRANCE .
fier. C'est l'épée qui est mon arme, à moi » et il ges-
ticule , et il en conte !...
L'imbécile !
< Hé , Massion , veux-tu aller lui dire que s'il ne se
«
tait pas , je vais le casser de nouveau , mais que s'il
se tait, je me battrai à l'épée avec lui. »
Prairie de Mauves, 7 h. du matin.
Ça s'est arrangé sans que chez nous on n'en sût
rien. Tout le collège en parle , par exemple , mais
mon père est au lit avec la fièvre , le médecin a
même ordonné qu'on le laissât reposer, ce qui me
donne ma liberté.
J'ai trouvé des témoins : tous ceux de mes anciens
condisciples qui ont un brin de moustache et veulent
entrer à Saint-Cyr ou à la Navale s'offrent pour la
chose.
« Vous êtes bien jeune, dit quelqu'un mêlé aux
pourparlers.
-- J'ai dix-huit ans. »
Je mens de deux ans , voilà tout.
On se demande tout bas si au dernier moment je ne
fouinerai pas devant Saint-Cyr.
Ils ne savent pas que la vie m'embête, qu'un duel
est comme un paletot neuf non choisi par ma mère,
que c'est la première fois que je fais acte d'homme.
C'est que j'en ai envie ; nom d'un tonnerre ! Si le
saint-cyrien ne voulait plus , je l'y forcerais.
Je suis ému tout de même ! Je vais peut- être avoir
LA DÉLIVRANCE. 391
l'air si gauche ! Mais je me ferai tuer tout de suite sí
on rit.
Nous sommes sur le terrain .
<< Avancez , messieurs ! >>
Les témoins sont plus inquiets que nous, et puis ils
ont peur de rater le cérémonial.
L'autre ne vient donc pas ?.. Il a engagé le fer , puis
a fait un bond en arrière et il me laisse là.
J'ai l'air d'un chien qui a perdu son maître.
Il ne vient pas, j'avance.
Cri du médecin !
<< Quoi donc ?
- Vous êtes blessé.
- - Moi?
- Vous avez la cuisse pleine de sang. >>
Je ne sens rien .
<< Recommençons , recommençons- çà ! »
Et croyant que c'est le grand genre de bondir en
arrière comme a fait l'autre , je bondis .
<< Mais c'est un saltimbanque , dit le chirurgien ! >>
Enfin on m'amène à lui . Je ne sais pas encore
pourquoi .
« Le gras de la cuisse traversé !
Vous croyez ?
-Et quinze jours sans marcher ! >>
Oh ! je n'ai pas grand endroit où aller!
Je suis donc blessé , il paraît . En effet , ça saigne.
Le saint-cyrien me serre la main et me dit : « Je
regrette... >>
392 LA DÉLIVRAnce.
Moi, je ne regrette rien . C'est un quart d'heure de
passé , et j'ai vu que ça ne me faisait pas plus qu'un
cautère sur une jambe de bois.
J'avais laissé un mot à ma mère le matin : « Je suis
chez un camarade. »
Elle a même fait cette remarque :
« C'est mal pendant que son père est malade. >»
Je suis revenu en voiture. Il a fallu de l'argent pour
cette voiture ; je n'en avais pas. En arrivant , j'ai dû
demander trente sous à ma mère qui m'a cru fou.
<< Il prend des voitures , maintenant ! >>
L'escalier est noir.
J'ai monté en me tenant la jambe , sans rien dire ,
et sous prétexte de migraine (on croit que j'ai bu)
je suis allé me fourrer dans mon lit.
Mais une voisine, — à peine étais-je dans les draps ,
lui a conté toute l'histoire . Ma mère lâche le che-
vet de son époux pour le mien .
<< Jacques , tu as été en duel !
- - Et mon père , comment va- t- il ? »
Il est dans la chambre à côté de la mienne depuis
ce matin . Le médecin a fait observer qu'il y avait
plus d'air. Ma mère retourne à lui.
Je ne comprends pas bien ce qu'ils disent , mais
on parle de moi , elle raconte l'histoire . Je saisis des
bribes.
Un bruit qui se faisait dans l'escalier s'éteint et
j'entends tout.
LA DÉLIVRANCE. 393
C'est mon père qui parle avec émotion :
<< Oui, quand il sera guéri , il partira.
רPour Paris?
- Pour Paris . Il n'est pas blessé grièvement ,
n'est ce pas ? Ce n'est rien , au moins ?
- Je t'ai dit que non . »
Un silence .
<< C'est pour moi qu'il s'est battu ... Après la scène
de la veille !... >>
Il semble que sa voix tremble.
« Oui , oui ... il vaut mieux que nous nous séparions .
De loin, nous ne nous querellerons pas . De près , il me
haïrait !..Il me hait peut-être déjà ! Mais c'est plus fort
que moi ! Ce professorat a fait de moi une vieille bête
qui a besoin d'avoir l'air méchant, et qui le devient, à
force de faire le croquemitaine et les yeux creux... Ça
vous tanne le cœur... On est cruel... J'ai été cruel .
Comme moi, dit ma mère... Mais je le lui ai dit
un jour à Paris, je lui ai presque demandé pardon , et
si tu avais vu comme il a pleuré !
- - Toi, tu as su lui dire , moi je ne saurais pas.
J'aurais peur de blesser la discipline . Je craindrais
que les élèves , je veux dire que mon fils ne rie de moi.
J'ai été pion et il m'en reste dans le sang . Je lui parle-
rai toujours comme à un écolier , et je le confondrai
avec les gamins qu'il faut que je punisse pour qu'ils
me craignent et qu'ils n'attachent pas des rats au
collet de mon habit... Il vaut mieux qu'il parte.
Tu l'embrasseras avant de partir.
- Non. Tu l'embrasseras pour moi . Je suis sûr que
394 LA DÉLIVRANCE .
j'aurais encore l'air chien sans le vouloir. C'est le pro-
fessorat, je te dis ! ... Tu l'embrasseras... et tu lui diras ,
en cachette , que je l'aime bien ... Moi , je n'ose pas.
<< Madame , madame !
- Quoi donc !
Il y a les agents en bas !
- Les agents ! >>
Il y a, en effet , des étrangers dans l'escalier, et
j'entends parler .
<< Nous venons pour emmener votre fils .
-
Parce qu'il s'est battu? »
Elle remonte vers mon père.
« Plus bas , plus bas , mon amie , c'est moi qui avais
écrit pour qu'on se tînt prêt à l'arrêter, depuis huit
jours déjà !... J'avais signé après cette scène... Oh !
j'ai honte... Il n'entend pas , dis , au moins , à travers
la cloison ? >>
J'entends .
Quel bonheur que j'aie été blessé et que je sois
couché dans ce lit ! Je n'aurais jamais su qu'il m'aimait.
Ah ! je crois qu'on eût mieux fait de m'aimer tout
haut ! Il me semble qu'il me restera toujours de ma
vie d'enfant, des trous de mélancolie et des plaies
sensibles dans le cœur !
Mais aussi j'entre dans la vie d'homme, prêt à la
lutte , plein de force , bien honnête . J'ai le sang pur
et les yeux clairs , pour voir le fond des âmes ; ils sont
LA DÉLIVRANCE. 395
comme cela, ai-je lu quelque part, ceux qui ont un
peu pleuré.
Il ne s'agit plus de pleurer ! il faut vivre.
Sans métier, sans argent , c'est dur ; mais on verra.
Je suis mon maître à partir d'aujourd'hui . Mon père
avait le droit de frapper... Mais malheur mainte-
nant, malheur à qui me touche ! - Ah ! oui ! malheur
à celui-là !
Je me parle ainsi , la cuisse tendue dans mon lit de
blessé.
Huit jours après , le chirurgien vient , défait le ban-
dage et dit :
« Grâce à mon pansement, -- un nouveau système ,
vous êtes guéri ; vous pouvez vous lever aujourd'hui
et vous pourrez sortir demain . »
Ma mère remercie Dieu .
<< Oh ! j'ai eu si peur ! ... S'il avait fallu te couper la
jambe ! - Je vais t'apprendre une nouvelle mainte-
nant... >>
Elle me conte tout ce que je sais , ce que j'ai en-
tendu à travers la cloison .
« Tu vas me quitter ! dit-elle en sanglotant. »>
Je veux me lever tout de suite pour ramasser un
peu mes livres , faire ma petite malle , et je lui demande
mes habits.
Ce sont ceux du duel.
Ma mère les apporte. Elle aperçoit mon pantalon
avec un trou et taché de sang.
396 LA DÉLIVRANCE.
<< Je ne sais pas si le sang s'en irà... la couleur
partira avec , bien sûr... >>
Elle donne encore un coup de brosse , passe un petit
linge mouillé, fait ce qu'il faut - elle a toujours eu
si soin de ma toilette ! - mais finit par dire en hochant
la tête :
<< Tu vois , ça ne s'en va pas... Une autre fois ,
Jacques, mets au moins ton vieux pantalon !
FIN.
Paris. Imp. E. CAPIOMONT et V. RENAULT, 6, rue des Poitevins.
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