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La Princesse de Clèves

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La Princesse de Clèves

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Pieras pradilan Proche

LA

PRINCESSE
DE

CLEVES.
TOME I.

AA 4929
A PARIS ,
Par la Compagnie des Libraires
Aſſociés.

M DCCLII.

AVEC PRIVILEGE DU ROI.


ANTONALE
IBLIOTHEQUE C
ET UNIVER
LAUSANNE

SITAIRES
:

LE LIBRAIRE

AU LECTEUR.
UEL
tion qu'ait eu cette Hif-
toire dans les Ledares qu'on
en a faites , l'Auteur n'a pu ſe
refoudre à se declarer ; il a
craint que fon nom ne diminuât
lefuccès de fon Livre. Il ſçait
par expérience , que l'on con-
damne quelquefois les Ouvra-
ges fur la médiocre opinion
qu'on a de l'Auteur , & il
fçait auſi que la réputation de
i l'Auteur donneſouvent du prix
aux Ouvrages.. Il demeure
donc dans l'obscuritéoùil est
acij
pour laiſſer les jügemens plus
libres & plus équitables ,
il ſe montrera néanmoins fi
cette Hiftoire eſt auſſi agréable
au Public queje l'eſpere.
LA

PRINCESSE
DE

CLEVES
PREMIERE PARTIE .

A magnificence & la
galanterie n'ont jamais
paru en France avec
tant d'éclat que dans les
dernieres années du regne de
Henri ſecond. Ce Prince étoit
galand , bien fait & amoureux ,
quoique ſa paſſion pour Diane de
Poitiers,Ducheſſe deValentinois,
eût commencé il y avoit plus de
vingt ans,elle n'en étoit pasmoins
violente , & il n'en donnoit pas
des témoignages moins éclatans.
Comme il réüſſiſſoit admirable-
TomeI. A
2 LA PRINCESSE
ment dans tous les exercices du
corps , il en faisoit une de ſes plus
grandes occupations. C'étoit tous
les jours des parties de chaſſe &
depaulme , desbalets, descourſes
debagues , ou de ſemblables di-
vertiſſemens ; les couleurs & les
chiffresdeMadamedeValentinois
paroiſſoientpar tout,& elle paroif.
Toit elle-même avec tous les ajuſte-
mens que pouvoit avoir Made-
moiſelledelaMarck ſapetite-fille,
qui étoit alors à marier.
La préſencede la Reine autori-
foit la ſienne : Cette Princeſſe
étoit belle , quoiqu'elle eût paſſé
ſa premiere jeuneſſe ; elle aimoit
la grandeur , la magnificence &
les plaiſirs. Le Roi l'avoit épousée
lorqu'il étoit encore Duc d'Or-
leans , & qu'il avoit pour aîné le
Dauphin qui mourut à Tournon ;
Prince que fa naiſſance & fes
grandesqualitésdeſtinoientà rem-
plir dignement la place du Roi
François premier , ſon pere.
DE CLEVES .. 3
L'humeur ambitieuſe de laReine
lui faiſoit trouver une grande
douceuràregner; ilſembloitqu'el-
lefouffrît fans peine l'attachement
du Roi pour la Ducheſſe de Va-
lentinois , & elle n'en témoignoit
aucune jalouſie ; mais elle avoit
uneſi profondediſſimulation,qu'il
étoit difficile de juger de ſes ſen-
timens , & la politique l'obligeoit
d'approcher cette Ducheſſe de ſa
perſonne , afin d'en approcher
auſſi le Roi . Ce Prince aimoit le
commerce des femmes , même de
cellesdontiln'étoitpas amoureux :
Il demeuroit tous les jours chez la
Reine à l'heure du Cercle , où tout
ce qu'il y avoit de plus beau & de
mieux fait de l'un & de l'autre
ſexe nemanquoitpasde ſetrouver.
Jamais Cour n'a eu tant debel-
les perſonnes , & d'hommes ad-
mirablement bien faits,& il ſem-
bloit que la nature eût pris plaiſir
à placer ce qu'elle donne de plus
beau,dans les plus grandes Prin-
A ij
4 LA PRINCESSE
ceſſes , & danslesplusgrandsPrin-
ces:Madame Elizabeth de France,
qui fut depuis Reine d'Eſpagne ,
commençoit à faire paroître un ef-
prit ſurprenant , & cette incom-
parable beauté qui lui a été ſi fu-
neſte . Marie Stuart Reine d'E-
coffe , qui venoit d'épouſer Mon-
ſieur le Dauphin , & qu'on appel-
loit la Reine Dauphine , étoit une
perſonne parfaite pour l'eſprit &
pour le corps : Elle avoit été éle
vée à la Cour de France , elle en
avoit pris toute la politeſſe , & elle
étoit née avec tant de diſpoſitions
pour toutes les belles chofes , que
malgré ſa grande jeuneſſe , elle les
aimoit, & s'yconnoiſſoit mieuxque
perſonne. La Reine ſa belle-mere,
&Madame fœurduRoi , aimoient
auſſi les Vers , la Comedie , & la
Muſique: Le goûtquele Ro Fran-
çoispremier avoit eupourlaPoëfie
& pour les Lettres , regnoit encore
en France , & le Roi fon fils ai-
mant les exercices du corps , tous
DE CLEVES . 5
lesplaiſirs étoient à la Cour ; mais
ce qui rendoit cette Cour belle &
majestueuſe , étoit le nombre in-
fini de Princes , & de grands Sei-
gneursd'unmériteextraordinaire.
Ceux que je vais nommer , étoient
en des manieres différentes , l'or-
nement & l'admiration de leur
fiécle.
Le Roi de Navarre attiroit le
reſpect de tout le monde par la
grandeur de ſon rang , & par celle
qui paroiſſoit en ſa perſonne. II
excelloit dans la guerre , & le Duc
de Guife lui donnoit une ému-
lation qui l'avoit porté pluſieurs
fois à quitter ſa place deGeneral ,
pour aller combattre auprès de lui
comme un ſimple foldat , dans
les lieux les plus périlleux. Il eſt
vrai auſſi que ce Duc avoit donné
des marques d'une valeur ſi admi-
rable , & avoit eu de ſi heureux
fuccès , qu'il n'y avoit point de
grand Capitaine qui ne dût le re-
garder avec envie. Sa valeur étoit
Aiij
1-
6 LA PRINCESSE
foutenue de toutes les autres gran-
des qualités : il avoit un eſprit vaſte
& profond , une ame noble & éle-
vée , & une égale capacité pour la ‫جر‬

guerre& pour les affaires. LeCar-


dinal de Lorraine fon frere étoit
né avec une ambition démeſurée ,
avec un eſprit vif& une éloquence
admirable , & il avoit acquis une
ſcience profonde , dont il ſeſervoit
pour ſe rendre conſidérable endé-
fendant la Religion Catholique ,
qui commençoit d'être attaquée.
Le Chevalierde Guiſe , que l'on.
appelladepuislegrandPrieur,étoit
un Prince aimé de tout le monde ,
bien fait , plein d'eſprit , plein d'a-
dreſſe , & d'une valeur célébre par
toute l'Europe. Le Prince de Con-
dédansun petit corps, peu favorifé
dela nature , avoit une ame grande
&hautaine , & un eſpritqui le ren-
doit aimable aux yeux même des
plus belles femmes : Le Duc de
Nevers ,dont la vie étoit glorieuſe
par laguerre ,&par lesgrandsem-
:
DE CLEVES . 7
plois qu'il avoit eus , quoique dans
un âge un peu avancé , faifoit les
délices de la Cour. Il avoit trois
fils parfaitement bien faits ; le ſe-
cond qu'on appelloit le Prince de
Cleves , étoitdigne de foutenir la
gloire de fon nom ; il étoit brave
&magnifique , & il avoitune pru-
dence qui ne ſe trouve guéres
avec la jeuneſſe. Le Vidame de
Chartres , defcendu de cette an-
cienneMaiſonde Vendôme , dont
les Princes du Sang n'ont point
dédaigné de porter le nom , étoit
égalementdiftinguédans la guerre
&dans la galanterie.Il étoit beau,
de bonne mine , vaillant , hardi ,
liberal : Toutes ces bonnes quali-
tés étoientvives & éclatantes ; en-
fin il étoit ſeul digne d'être-com-
paré auDuc de Nemours , fi quel-
qu'un lui eût pû être comparable .
Mais ce Prince étoit un chef-d'œu-
vre de la nature ; ce qu'il avoit de
moins admirable , étoit d'être
l'homme du monde le mieux fait
A iiij
8 LA PRINCESSE
& le plus beau. Ce qui le mettoit
au-deſſus des autres , étoit une va-
leurincomparable, & unagrément
dans fon eſprit, dans fon viſage,&
dans ſes actions,que l'on n'a jamais
vûqu'àlui ſeul; ilavoit un enjoue-
ment qui plaiſoit également aux
hommes & aux femmes , une a-
dreſſe extraordinaire dans tous fes
exercices , une maniere de s'habil-
ler qui étoit toujours ſuivie de tout
le monde , fans pouvoir être imi-
tée ; & enfin un air dans toute fa
perfonne , qui faisoitqu'on ne pou-
voit regarder que lui dans tous les
lieux où il paroiſſoit. Il n'y avoit
aucune Dame dans la Cour , dont
la gloire n'eût été flatée de le voir
attachée à elle ; peude celles à qui
ils'étoitattaché , ſe pouvoient van-
ter de lui avoir reſiſté , & même
pluſieurs à qui il n'avoit point té-
moigné de paſſion , n'avoient pas.
laiſſé d'en avoir pour lui . Il avoit
tant dedouceur & tant de diſpo-
fition à la galanterie , qu'il ne pou-
DE CLEVES. 9
voit refuſer quelques foins à celles
qui tachoient de lui plaire : Ainſi
il avoit pluſieurs Maîtreſſes , mais
il étoit difficile de deviner celle
qu'il aimoit véritablement. Il al-
loit ſouvent chez la Reine Dau-
phine ; la beauté de cette Princef-
fe , fa douceur , le ſoin qu'elle avoit
deplaire à tout le monde , & l'eſti-
me particuliere qu'elle témoignoit
à ce Prince , avoit ſouvent donné
lieu de croire qu'il levoit les yeux
juſques à elle. Meſſieurs de Guiſe
dontelleétoitniéce, avoientbeau-
coup augmenté leur crédit & leur
conſidérationpar fonmariage;leur
ambition les faiſoit aſpirer à s'éga-
ler aux Princes du Sang , & à par-
tager le pouvoir du Connétable
de Montmorency. Le Roi ſe re-
poſoit fur lui de la plus grande
partie du gouvernement des af-
faires , & traitoit le Duc de Guiſe
:
: & le Maréchal de Saint-André ,
comme ſes favoris : Mais ceux que
10 LA PRINCESSE
la faveur , ou les affaires appro-
choientdeſaperſonne, nes'ypou-
voient maintenir qu'en ſe ſoumet-
tant à la Ducheſſe de Valentinois ;
&quoiqu'elle n'eût plus de jeunef-
ſe ni de beauté , elle le gouvernoit
avec un empire fi abſolu , que l'on
peutdire qu'elle étoit maîtreſſe de
ſa perſonne & de l'Etat.
Le Roi avoit toujours aimé le
Connétable , & fi - tôt qu'il avoit
commencéàregner , il l'avoit rap-
pellé de l'exil où le Roi François
premier l'avoit envoyé. La Cour
étoit partagée entre Meſſieurs de
Guiſe& le Connétable , qui étoit
foutenudes Princes duSang. L'un
&l'autre parti avoit toûjours fongé
à gagner la Ducheſſe de Valenti-
nois. Le Duc d'Aumale , frere du
Duc de Guiſe , avoit épousé une de
fes filles : le Connétable afpiroit
à la même alliance. Il ne fe con-
tentoit pas d'avoir marié fon fils
aîné avec Madame Diane fille du
DE CLEVES . IF

Roi , & d'une Dame de Piémont ,


qui ſe fit Religieuſe auffi-tôt qu'el-
le futaccouchée. Ce mariage avoit
eu beaucoup d'obſtacles , par les
promeſſesque Monfieur de Mont-
morency avoit faites à Mademoi-
felle de Piennes , une des filles
d'honneur de la Reine : & bien
que le Roi les eût ſurmontés
avec une patience & une bonté
extrême , ce Connétable ne ſe
trouvoit pas encore affez appuyé ,
s'il ne s'aſſuroit de Madame de
Valentinois , & s'il ne la féparoit
de Meſſieurs de Guife , dont la
grandeur commençoit à donner
de l'inquiétude à cette Ducheſſe.
Elle avoit retardé autant qu'elle
avoit pû , le mariage du Dauphin
avec la Reine d'Ecoſſe : La beauté
-
& l'eſprit capable & avancédecet-
te jeune Reine , & l'élevation que
cemariage donnoit àMeſſieursde
Guiſe , lui étoient inſupportables.
Elle haïſſoit particulierement le
Cardinal de Lorraine ; il lui avoir
12 LA PRINCESSE
parlé avec aigreur , & même avec
mépris. Elle voyoit qu'il prenoit
des liaiſons avec laReine ;de forte
que le Connétable la trouva dif-
poſée à s'unir avec lui , & à entrer
dans ſon alliance , par le mariage
de Mademoiselle de la Marck fa
petite-fille , avec Monfieur d'An-
ville ſon fecond fils , qui fuccéda
depuis à ſa Charge ſous le regne
deCharles IX. Le Connétable ne
crut pas trouver d'obſtacles dans
l'eſprit de Monfieur d'Anville
pour un mariage , comme il en
avoit trouvé dans l'eſprit de Mon-
ſieurde Montmorency;mais quoi-
que les raiſons lui en fuffent ca-
chées , les difficultés n'en furent
guéres moindres. Monfieur d'An-
ville étoit éperduement amoureux
de la Reine Dauphine , & quel-
que peu d'eſpérance qu'il eût dans
cette paffion , il ne pouvoit fe ré-
foudre à prendre un engagement
qui partageoit ſes ſoins. Le Ma-
réchalde Saint-André étoit le ſeul
DE CLEVES . 13
dans la Cour qui n'eût point pris
de parti ; il étoit un des Favoris, &&
ſa faveur ne tenoit qu'à ſa perſon-
ne : Le Roi l'avoit aimé dès le
tems qu'il étoit Dauphin , & de-
puis il l'avoit fait Maréchal de
France dans un âge où l'on n'a pas
encore accoutumé de prétendre
aux moindres dignités. Sa faveur
lui donnoit un éclat qu'il foute-
noit par fon mérite & par l'agré-
ment de ſa perſonne , par une
grande délicateſſe pour ſa table &
pour ſes meubles , & par la plus
grande magnificence qu'on eût
jamais vue en un particulier. La
liberalité du Roi fourniſſoit à
cette dépenſe : Ce Prince alloit
juſqu'à la prodigalité pour ceux
qu'il aimoit ; il n'avoit pas toutes
- les grandes qualités , mais il en
avoit pluſieurs , & fur tout celle
d'aimer la guerre , & de l'enten-
dre ; auſſi avoit-il eu d'heureux
ſuccès , & fi on en excepte la ba-
raille de SaintQuentin, ſonregne
14 LA PRINCESSE
n'avoit été qu'une ſuite de victoi-
res. Il avoit gagné en perſonne la
bataillede Renty : lePiémontavoit
été conquis ; les Anglois avoient
été chaſſés de France , & l'Empe-
reur Charles-Quint avoit vû finir
ſa bonne fortune devant la ville
de Metz , qu'il avoit affiégée inu-
tilement avec toutes les forces de
l'Empire & de l'Eſpagne. Néan-
moins, comme le malheur de Saint
Quentin avoit diminué l'eſpérance
de nos Conquêtes , & que depuis
lafortune avoit ſemblé ſe partager
entre lesdeux Rois , ils ſe trouve-
rent inſenſiblement diſpoſés à la
Paix.
La Ducheſſe douairiere de Lor-
raine avoit commencé à en faire
des propoſitions dans le tems du
mariage de Monfieur le Dauphin ;
il y avoit toujours eudepuis quel-
que négociation fecrete. Enfin
Cercandans le pays d'Artois , fut
choiſi pour le lieu où l'on devoit
s'aſſembler. Le Cardinal de Lor-
DE CLEVES .. 15
raine , le Connétable de Montmo-
rency & le Maréchalde Saint-An-
dré s'y trouverent pour le Roi.
Le Duc d'Albe & le Prince d'O-
range, pour Philippe II.& le Duc
&la Duchefſe de Lorraine furent
les Médiateurs. Les principaux ar-
ticles étoient le mariage de Mada-
me Elizabeth de France avecDom
Carlos Infant d'Eſpagne , & celui
de Madame fœur du Roi avec
Monfieur de Savoye.
Le Roi demeura cependant
fur la frontiere , & il y reçut la
nouvelle de la mort de Marie Rei-
ne d'Angleterre. Il envoya le
Comte de Randan à Elizabeth fur
fon avenement à la Couronne ;
elle le reçut avec joye : Ses droits
étoient ſi mal établis , qu'il lui
étoit avantageux de ſe voir recon-
nue par le Roi, Ce Comte la trou-
va inſtruite des intérêts de la Cour
de France , & du mérite de ceux
; qui la compofoient ; mais fur tour
il la trouva ſi remplie de la réputa
16 LA PRINCESSE
tion du Duc de Nemours ,elle
lui parla tant de fois de ce Prince,
&avec tant d'empreſſement , que
quand Monfieur de Randan fut
revenu , & qu'il rendit compte au
Roi de ſon voyage , il lui dit qu'il
n'y avoit rien que M. de Nemours
ne pût prétendre auprès de cette
Princeſſe , & qu'il ne doutoitpoint
qu'ellene fûtcapable de l'épouſer.
Le Roi en parla à ce Prince dès
le ſoir même , il lui fit conter par
Monfieur de Randan toutes fes
converſations avec Elizabeth , &
lui conſeilla de tenter cette gran-
de fortune. Monfieur de Nemours
crut d'abord que le Roi ne lui
parloit pas ſérieuſement , mais
comme il vit le contraire : Au
moins , Sire , luidit-il , ſije m'em-
barque dans une entrepriſe chi-
merique par le conſeil & pour
le ſervice de votre Majesté , je la
ſupplie de me garder le fecret ,
juſqu'à ce que le ſuccès me juſtifie
vers le public ; & de vouloir bien
ne
DE CLEVES . 17
ne me pas faire paroître rempli
d'une affez grande vanité , pour
prétendre qu'une Reine qui ne
m'a jamais vû , me veuille épouſer
par amour. Le Roi lui promit de
ne parler qu'au Connétable de ce
deffein , & il jugea même le fécret
néceſſaire pour le ſuccès. Mon-
ſieur de Randan conſeilloit à
Monfieur de Nemours d'aller en
Angleterre ſur le ſimple prétexte
de voyager ; mais cePrince ne put
s'y réſoudre.Il envoya Lignerolle,
qui étoit un jeune homme d'eſprit
ſon favori , pourvoirles fentimens
de la Reine , & pour tâcher de
commencer quelque liaiſon. En
attendant l'évenement de ce voya..
ge, il alla voir leDuc de Savoye qui
étoit alors à Bruxelles avec le Roi
d'Eſpagne. La mort de Marie
d'Angleterre apporta de grands
obſtacles à la paix ; l'Aſſemblée ſe
rompit àla fin deNovembre , & le
Roi revint à Paris .
Il parut alors une beauté à la
TomeI. B
18 LA PRINCESSE
Cour , qui attira les yeux de tout
le monde , & l'on doit croire que
c'étoit une beauté parfaite , puif-
qu'elle donna de l'admiration dans
un lieu où l'on étoit ſi accoutumé
de voir de belles perfonnes. Elle
étoitdelamême maiſon que le Vi-
dame de Chartres , & unedes plus
grandes héritieres de France. Son
pereétoitmortjeune,& l'avoit laif-
fée fous la conduite de Madame de
Chartres ſafemme , dontlebien ,
la vertu & le mérite étoient ex-
traordinaires. Après avoir perdu
fon mari , elle avoit paffé pluſieurs
années fans revenir à la Cour.
Pendant cette abſence , elle avoit
donné fes foins à l'éducation de fa
fille ; mais elle ne travailla pas feu-
lement à cultiver fon eſprit & fa
beauté , elle fongea auſſi à lui
donner de la vertu & à la lui ren-
dre aimable. La plupart des meres
s'imaginent qu'il fuffit de ne par-
ler jamais de galanterie devant les
jeunes perſonnes pour les en éloi-
DE CLEVES . ‫ود‬
gner. Madame de Chartres avoir
une opinion oppofée , elle faifoit
ſouvent à ſa fille des peintures de
Pamour , elle lui montroit ce qu'il
a d'agréable , pour la perfuader
plus aisément ſur ce qu'elle lui
en apprenoit de dangereux ; elle
lui contoit le peu de ſincérité des
hommes , leurs tromperies , &
leur infidélité ; les malheurs do-
f

meſtiques où plongent les en-


gagemens ; & elle lui faifoit voir
d'un autre côté , quelle tranquilli-
té ſuivoit la vie d'une honnête
femme , & combien la vertu don-
noit d'éclat & d'élevation à une
perſonne qui avoit de la beauté &
de la naiſſance : Mais elle lui fai-
foit voir auſſi qu'elle ne pouvoir
conferver cette vertu , que par une
extrême défiance de ſoi-même ,
& par un grand foin de s'attacher
à ce qui ſeul peut faire le bonheur
d'une femme , qui eſt d'aimer fon
mari & d'en être aimée.
...Cette héritiere étoit alors un
Bij
20 LA PRINCESSE
des grands partis qu'il y eût en
France , & quoiqu'elle fût dans
une extrême jeuneſſe , l'on avoit
déja propofé pluſieurs mariages.
Madame de Chartres , qui étoit
extrêmement glorieuſe , ne trou-
voitpreſque riendigne de ſa fille ,
la voyantdans ſa ſeiziéme année ,
elle voulut la mener à la Cour.
Lorſqu'elle arriva , le Vidame alla
au devant d'elle : Il fut furprisde
lagrande beauté de Mademoiselle
de Chartres , & il en fut ſurpris
avec raifon . La blancheur de fon
reint& fes cheveuxblonds luidon-
noient un éclat que l'on n'a jamais
vû qu'à elle ;tous ſes traits étoient
réguliers , & fon vifage & faper-
fonne étoient pleins de graces &
de charmes.
Le lendemain qu'elle fut arri-
vée , elle alla pour aſſortir des
pierreries chez un Italien qui en
trafiquoit par tout le monde. Cet
homme étoit venu de Florence
avec laReine ,& s'étoit tellement
DE CLEVES. 21

enrichi dans ſon trafic , que ſa


maiſon paroiſſoit plûtôt celle d'un
grand Seigneur , que d'un Mar-
chand. Comme elle y étoit , le
Prince de Cleves y arriva. Il fut
tellement furpris de fa beauté ,
qu'il ne put cacher fa ſurpriſe , &
Mademoiselle de Chartres ne put
s'empêcher de rougir en voyant
l'étonnement qu'elle lui avoit
donné : Elle ſe remit néanmoins
fans témoigner d'autre attention
aux actions de ce Prince , que
cellequela civilité lui devoit don-
ner pour un homme tel qu'il pa-
roiſſoit . Monfieur de Cleves la
regardoit avec admiration , & il
ne pouvoit comprendre qui étoit
cette belle perſonne qu'il ne con-
noiſſoit point. Il voyoit bien par
fon air , & par tout ce qui étoit
à ſa fuite , qu'elle devoit être de
grande qualité. Sa jeuneſſe lui
faifoit croire que c'étoit une fille
mais ne lui voyant point de mere ,
& l'Italien qui ne la connoiffoit
22 LA PRINCESSE
point , l'appellant Madame , il ne
içavoit que penſer , & il la regar-
doit toujours avec étonnement.
Ils'apperçut que ſes regards l'em-
baraſſoient ,contre l'ordinaire des
jeunes perſonnes , qui voyent tou
jours avec plaifir l'effet de leur
beauté : Il lui parut même qu'il
étoit cauſe qu'elle avoit de l'im-
patience de s'en aller , & en effet
elle fortit affez promptement.
Monfieur de Cleves fe confola
de la perdre de vûe , dans l'eſpé-
rance de ſçavoir qui elle étoit ;
mais il fut bien ſurpris quand il
fçut qu'on ne la connoiffoit point :
Il demeura fi touché de fa beau-
té , & de l'air modeſte qu'il avoit
remarqué dans ſes actions , qu'on
peut dire qu'il conçut pour elle
dès cemoment une paffion & une
eſtime extraordinaire : Il alla le
foir chez Madame ſœur du Roi .
Cette Princeſſe étoit dans une
grande conſidération , par le cré
dit qu'elle avoit fur le Roi fon fre
DE CLEVES. 23
re;& ce crédit étoit ſi grand , que
le Roi en faiſant la paix, confen-
toit à rendre le Piémont , pour lui
faire épouſer le Duc de Savoye.
Quoiqu'elle eût déſiré toute fa
vie de ſe marier , elle n'avoit ja-
mais voulu époufer qu'un Souve-
rain , & elle avoit refuſé pour
cette raiſon le Roi de Navarre
lorſqu'il étoit Duc de Vendôme ,
& avoit toujours fouhaité Mon-
fieur de Savoye ; elle avoit con-
fervé de l'inclination pour lui de-
puis qu'elle l'avoit vû à Nice à
l'entrevûe du Roi François pre-
mier & du Pape Paul troifiéme.
Comme elle avoit beaucoup d'ef-
prit & un grand difcernement
pour les belles chofes , elle attiroit
tous les honnêtes gens,& il y avoit
de certaines heures où toute la
Cour étoit chez elle.
Monfieur de Cleves y vint à fon
ordinaire ; il étoitſi rempli de l'ef-
prit& de la beauté de Mademoi-
felle de Chartres , qu'il ne pou
24 LA PRINCESSE
voit parler d'autre choſe. Il conta
tout haut fon avanture , & ne pou-
voit ſe laſſer de donner des louan-
ges à cette perſonne qu'il avoit
vûe , qu'il ne connoiſſoit point.
Madame lui dit , qu'il n'y avoit
point de perſonnes comme celle
qu'il dépeignoit , & que s'il y en
avoit quelqu'une , elle feroit con-
nue de tout le monde. Madame
de Dampierre , qui étoit ſa Dame
d'honneur , & amie de Madame
de Chartres , entendant cette con-
verfation s'approcha de cette
,

Princeſſe , & lui dit tout bas , que


c'étoit ſans doute Mademoiselle
de Chartres que Monfieur de
Cleves avoit vûe. Madame ſe re-
tourna vers lui , & lui dit que
s'il vouloit revenir chez elle le
lendemain,elle lui feroit voir cet-
te beauté dont il étoit ſi touché.
Mademoiselle de Chartres parut
en effet le jour ſuivant ; elle fut
reçûe des Reines avec tous les
agrémens qu'on peut s'imaginer ,
DE CLEVES. 25
& avec une telle admiration de
tout le monde , qu'elle n'enten-
doit autour d'elle que des louan-
ges. Elle lesrecevoit avec une mo-
deſtie ſi noble , qu'il ne ſembloit
pas qu'elle les entendît , ou du
moins qu'elle en fût touchée. Elle
alla enfuite chez Madame fœur du
Roi. Cette Princeſſe après avoir
loué ſa beauté , lui conta l'éton-
nement qu'elle avoit donné à
Monfieur de Cleves. Ce Prince
entra un moment après : Venez ,
lui dit - elle , voyez ſi je ne vous
tiens pas ma parole , & fi en vous
montrant Mademoiselle de Char-
tres , je ne vous fais pas voir cette
Beauté que vous cherchiez : Re-
merciez - moi au moins de lui
avoir appris l'admirationque vous
aviez déja pour elle.
Monfieur de Cleves ſentit de
lajoye de voir que cette perſonne
-
qu'il avoit trouvée ſi aimable, étoit
d'une qualité proportionnée à ſa
beauté: Il s'approcha d'elle , & il
TomeL C
26 LA PRINCESSE
la ſuppliade ſe ſouvenir qu'il avoit
été le premier à l'admirer , & que
ſans la connoître il avoit eu pour
elle tous les ſentimens de reſpect
& d'eſtime qui lui étoient dûs.
Le Chevalier de Guiſe & lui ,
quiétoient amis , fortirent enſem-
ble de chez Madame. Ils louerent
d'abord Mademoiselle de Char-
tres ſans ſe contraindre. Ils trou-
verent enfin qu'ils lalouoient trop ,
& ils ceſſerent l'un & l'autre de
dire ce qu'ils en penſoient ;mais
ils furent contraints d'en parler
les jours ſuivans par tout où ils ſe
rencontrerent. Cette nouvelle
beauté fut long - tems le ſujet de
toutes les converſations. La Reine
lui donna de grandes louanges ,
&eut pour elle une conſidération
extraordinaire ; La Reine Dau
phine en fit une de ſes Favorites ,
& pria Madame de Chartres de
la mener ſouvent chez elle. Mef-
dames , filles du Roi , l'envoye
rent chercher pour être de tous
DE CLEVES . 27
leurs divertiſſemens . Enfin elle
étoit aimée & admirée de toute la
Cour , excepté de Madame de
Valentinois. Ce n'eſt pasque cet-
te beauté lui donnât de l'ombra-
ge ; une trop longueexpérience lui
avoit appris qu'elle n'avoit rien à
craindre auprès du Roi ; mais elle
avoit tantde hainepourle Vidame
de Chartres , qu'elle avoit fouhaité
d'attacher àelle parle mariaged'u-
ne de ſes filles , & qui s'étoit atta-
ché à la Reine , qu'elle ne pouvoit
regarder favorablement une per-
fonne qui portoitfonnom , & pour
qui il faiſoit paroître une grande
amitié.
Le Prince de Cleves devint
paſſionnément amoureux de Ma-
demoiselle de Chartres , & fou-
haitoit ardemment de l'épouſer ;
mais il craignoit que l'orgueil de
Madame deChartres ne fûtbleſſé ,
dedonnerſa fille à un homme qui
n'étoit pasl'aîné deſa maiſon.Ce-
Cij
28 LA PRINCESSE :

pendant cettemaiſonétoit ſigran-


de , & le Comte d'Eu qui en étoit
l'aîné , venoit d'épouſer une per-
ſonne ſi proche de la maifon
Royale , que c'étoit plutôt la ti-
midité que donne l'amour , que
de véritables raiſons qui cauſoient
les craintes de Monfieur de Cle-
ves. Il avoit un grand nombre de
Rivaux ; le Chevalier de Guiſe
lui paroiſſoit le plus redoutable
par ſa naiſſance , par fon mérite ,
& parl'éclat que la faveur donnoit
à ſa maiſon. Ce Prince étoit de-
venu amoureux de Mademoiselle
de Chartres le premier jour qu'il
l'avoit vûe : Il s'étoit apperçû de
la paſſion de Monfieur de Cle-
ves, comme Monfieur de Cleves
s'étoit apperçu de la ſienne. Quoi
qu'ils fuſſent amis , l'éloignement
que donnent les mêmes préten.
tions , ne leur avoit pas permis de
s'expliquer enſemble ; & leur ami-
tié s'étoit refroidie, ſans qu'ils euf,
fent eu la force de s'éclaircir, L'a-
DE CLEVES . 29
vanture qui étoit arrivée à Mon-
ſieur de Cleves, d'avoir vû le pre-
mier Mademoiselle de Chartres ,
lui paroiſſoit un heureux préſage ,
& ſembloit lui donner quelque
avantage ſur ſes Rivaux ; mais il
prévoyoit de grands obſtacles par
le Duc de Nevers , fon pere. Ce
Duc avoit d'étroites liaiſons avec
la Ducheſſe de Valentinois : Elle
étoit ennemieduVidame , & cette
raifon étoit ſuffiſante pour empê-
cher le Duc de Nevers de con-
fentir que fon fils penſât à ſa nié-
ce.
:

Madame de Chartres qui avoit


eutantd'application pour inſpirer
la vertu à ſa fille , ne diſcontinua
pas de prendre les mêmes ſoins
dans un lieu où ils étoient li né-
ceſſaires , & où il y avoit tant d'e-
xemples fi dangereux. L'ambition
& la galanterie étoient l'ame de
cette Cour , & occupoient égale-
ment les hommes & les femmes.
Il y avoit tant d'intérêts & tant
Ciij
30 LA PRINCESSE
de cabales differentes , & les Da-
mes y avoient tant de part , que
l'amour étoit toujours mêlé aux
affaires , & les affaires à l'amour.
Perſonne n'étoit tranquille ni in-
different; on fongeoit à s'élever ,
à plaire , à ſervir , ou à nuire; on
neconnoiſſoit ni l'ennui ni l'oiſive-
té, & on étoit toujours occupé des
plaiſirs oudesintrigues.LesDames
avoient des attachemens particu-
liers pour la Reine , pour la Reine
Dauphine,pour laReine deNavar-
re, pourMadame ſœur du Roi, ou
pour la Duchefſe de Valentinois.
Lesinclinations,lesraiſonsdebien-
féance , ou le rapport d'humeur ,
faifoient cesdifferens attachemens.
Celles qui avoient paſſé la premie-
re jeuneſſe , & qui faifoient pro-
feſſion d'une vertu plus auſtere ,

étoientattachées à la Reine. Celles


qui étoient plus jeunes , & qui
cherchoient la joie & la galante-
rie , faifoient leur cour à la Reine
Dauphine. La Reine de Navarre
DE CLEVES . 31
avoit ſes Favorites ; elle étoit jeu-
ne , & elle avoit du pouvoir ſur le
Roi fon mari. Il étoit joint au
Connétable , & avoit par-là beau-
coup de crédit : Madame fœur du
Roi conſervoit encore de labeau-
té , & attiroit pluſieurs Dames au-
près d'elle : la Ducheſſe de Valen
tinois avoit toutes celles qu'elle
daignoit regarder ; mais peu de
femmes lui étoient agréables ; &
excepté quelques-unes qui avoient
ſa familiarité& ſa confiance , &
dont l'humeur avoit du rapport
avec la ſienne , elle n'en recevoit
chez elle que les jours où elle pre-
noit plaiſir à avoir une Cour com-
me celle de la Reine .
Toutes ces differentes cabales
avoientde l'émulation & del'envie
les unes contre les autres : les Da-
mesqui lescompoſoient , avoient
auſſi de la jalouſie entr'elles , ou
pour la faveur , oupour les amans ;
les intérêts de grandeur & d'élé-
vation ſe trouvoient ſouvent joints
Cij
32 LA PRINCESSE
à ces autres intérêts moins impor-
tans , mais qui n'étoientpas moins
ſenſibles. Ainſi il y avoit une
forte d'agitation fans défordre
dans cette Cour , qui la rendoit
très-agréable , mais aufſi très-dan-
gereuſe pour une jeune perſonne :
Madame de Chartres voyoit ce
peril , & ne fongeoit qu'aux
moyens d'en garantir ſa fille. Elle
la pria , non pas comme ſa me-
re , mais comme ſonamie , de lui
faire confidence de toutes les ga-
lanteries qu'on lui diroit , & elle
lui promit de lui aider à ſe con.
duire dans des chofes où l'on étoit
ſouvent embarraffé quar.don étoit
jeune.
Le Chevalier de Guiſe fit tel-
lement paroître les ſentimens &z
les deſſeins qu'il avoit pour Ma-
demoiselle de Chartres , qu'ils ne
furent ignorés de perfonne. Il ne
voyoit néanmoins que de l'im-
pflibilité dans ce qu'il déſiroit :
il ſçavoit bien qu'il n'étoit point
DE CLEVES . 33
un parti qui convînt à Mademoi-
ſelle de Chartres , par le peu de
bien qu'il avoit pour foutenir fon
rang , & il ſçavoitbien auſſique ſes
freresn'approuveroient pas qu'il ſe
mariât , par la crainte de l'abaiſſe-
ment que les mariages des cadets
apportent d'ordinaire dans les
grandesmaiſons. Le Cardinal de
Lorraine lui fit bientôt voir qu'il
ne ſe trompoit pas; il condamna
l'attachement qu'il témoignoit
pour Mademoiselle de Chartres ,
avec une chaleur extraordinaire ,
mais il ne lui en dit pas les vérita-
blesraiſons. Ce Cardinalavoitune
haine pour le Vidame qui étoit
fecrette alors , & qui éclata de-
puis. Il eut plutôt conſenti à voir
fon frere entrer dans toute autre
alliance , que dans celle de ceVi-
dame , & il déclara ſi publique-
ment combien il en étoit éloi-
gné , que Madame de Chartresen
fut ſenſiblement offenſée. Elle
pritde grands foins de faire voir
34 LA PRINCESSE
que le Cardinal de Lorraine n'a
voit rien à craindre , & qu'elle ne
fongeoit pas à cemariage. Le Vi-
dame prit la même conduite , &
fentit encore plus que Madame de
Chartres , celle du Cardinal de
Lorraine , parce qu'il en ſçavoit
mieux la caufe.
Le Prince de Cleves n'avoitpas
donné des marques moins publi-
ques de fa paffion , qu'avoit fait le
Chevalier de Guiſe. Le Duc de
Nevers apprit cet attachement
avec chagrin ; il crut néanmoins
qu'il n'avoit qu'à parler à fon fils ,
pour le faire changer de condui-
te , mais il futbien furpris de trou-
ver en lui le deſſein formé d'é-
pouſer Mademoiselle de Char-
tres. Il blama ce deſſein , il s'em-
porta , & cacha ſi peu fon em-
portement , que le ſujet s'en ré-
pandit bientôt à la Cour , & alla
juſqu'à Madame de Chartres. El-
le n'avoit pas mis en doute que
Monfieur de Nevers ne regardât
DE CLEVES . 35
le mariage de ſa fille comme un
avantage pour ſon fils , elle fut
bien étonnée que la maiſon de
Cleves & celle de Guife craignif-
ſent ſon alliance , au lieudela fou-
haiter. Le dépit qu'elle eut , lui
fit penſer à trouver un parti pour
ſa fille , qui la mît au - deffus de
ceux qui ſe croyoient au deffus
-

d'elle. Après avoir tout examiné ,


elle s'arrêta au Prince Dauphin ,
fils du Duc de Montpenſier. Il
étoit lors à marier , & c'étoit ce
qu'il y avoit de plus grand à la
Cour. Comme Madame de Char-
tresavoit beaucoup d'eſprit , qu'el-
le étoit aidée du Vidame qui étoit
dans une grande conſideration ,
&qu'en effet fa fille étoit un parti
confiderable,elleagitavectantd'a-
dreſſe & tantde ſuccès , que Mon-
ſieur de Montpenſier parut fouhai-
ter ce mariage ,& il ſembloit qu'il
nes'ypouvoittrouverdedifficultés.
Le Vidame qui ſçavoit l'atta-
chement de Monfieur d'Anville
36 LA PRINCESSE
pour la Reine Dauphine , crut
néanmoins qu'il falloit employer
le pouvoir que cette Princeſſe
avoit fur lui , pour l'engager à fer-
vir Mademoiselle de Chartres au-
près du Roi & auprès du Prince
de Montpenfier , dont il étoit ami
intime. Il en parla à cette Reine ,
& elle entra avec joye dans une
affaire où il s'agiſſoit de l'élévation
d'uneperfonnequ'elle aimoitbeau-
coup ; elle le témoigna au Vida-
me ; & l'aſſura que quoiqu'elle ſçût
bien qu'elle feroit une choſe défa-
gréable au Cardinal de Lorraine
fon oncle , elle paſſeroit avecjoye
par-deffus cette confideration >

parce qu'elle avoit ſujet de ſe


plaindre de lui , & qu'il prenoit
tousles jours les intérêts de laRei-
necontre les ſiens propres.
Les perſonnes galantes font
toujours bien-aiſes qu'un prétexte
leur donne lieu de parler à ceux
qui les aiment. Si-tôt que le Vi-
dame eut quitté Madame la Dau-
DE CLEVES . 37
phine , elle ordonna à Châtelart ,
qui étoit Favori de Monfieur
d'Anville , & qui ſçavoit la paf-
ſion qu'il avoit pour elle , de lui
allér dire de ſa part de ſe trouver
le foir chez la Reine . Châtelart
reçut cette commiſſion avec beau-
coup de joye & de reſpect. Ce
Gentilhomme étoit d'une bonne
maiſon de Dauphiné , mais fon
mérite &. fon eſprit le mettoient
au-deſſus de ſa naiſſance. Il étoit
reçu & bien traité de tout ce qu'il
y avoit de grands Seigneurs à la
Cour , & la faveur de la maiſon
de Montmorency l'avoit particu-
lierement attaché à Monfieur
d'Anville : Il étoit bien fait de fa
perſonne , adroit à toutes fortes
d'exercices ; il chantoit agréable-
ment , il faiſoit des vers , & avoit
un eſprit galant & paffionné qui
plut fi fort à Monfieur d'Anville ,

qu'il le fit confident de l'amour


qu'il avoit pour la Reine Dauphi-
ne. Cette confidence l'approchoit
38 LA PRINCESSE
de cette Princeſſe , & ce fut en la
voyant ſouvent qu'il prit le com-
mencement de cette malheureuſe
paſſionquilui ôta la raiſon , & qui
lui coûta enfin la vie.
Monſieur d'Anville ne manqua
pas d'être le ſoir chez la Reine ;
il ſe trouva heureux que Madame
la Dauphine l'eût choiſi pour tra-
vailler à une choſe qu'elle déſi-
roit , & il lui promit d'obéïr exaс-
tement à ſes ordres ; mais Mada-
me de Valentinois ayant été aver-
tie du deſſein de ce mariage , l'a-
voit traverſé avec tant de ſoin , &
avoit tellement prévenu le Roi ,
que lorſque Monfieur d'Anville
lui en parla , il lui fit paroître
qu'il ne l'approuvoit pas , & lui
ordonna même de le dire auPrin-
cede Montpenſier. L'on peut ju-
ger ce que ſentit Madame de
Chartres par la rupture d'une cho-
ſe qu'elle avoit tant déſirée , dont
le mauvais ſuccès donnoit un ſi
grandavantage à ſes ennemis, &
DE CLEVES . 39
faiſoit un ſi grand tort à ſa fille.
La Reine Dauphine témoigna
àMademoiselle de Chartres , avec
beaucoup d'amitié , le déplaiſir
qu'elle avoit de lui avoir été inu-
tile : Vous voyez, lui dit-elle , que
j'ai un médiocre pouvoir ; je ſuis
ſi haïe de la Reine & de la Du-
cheſſe de Valentinois , qu'il eſt
difficile que par elles , ou par ceux
qui ſont dans leur dépendance ,
elles ne traverſent toujours toutes
les choſes que je defire : Cepen-
dant(ajouta-r'elle ) je n'ai jamaiş
penſé qu'à leur plaire : auſſi elles
ne me haïffent qu'à cauſe de la
Reine ma mere , qui leur a donné
autrefois de l'inquiétude & de la
jalouſie. LeRoienavoitétéamou-
reux avant qu'il le fût de Madame
de Valentinois ; & dans les pre-
mieres années de ſon mariage ,
qu'il n'avoit point encore d'en-
fans , quoiqu'il aimât cette Du-
cheſſe , il parut quaſi réſolu de ſe
démarier pour épouſer la Reine
40 LA PRINCESSE
ma mere. Madame de Valentinois
qui craignoit une femme , qu'il
avoit déja aimée , & dont la beau-
té & l'eſprit pouvoient diminuer
ſa faveur , s'unit au Connétable ,
qui ne ſouhaitoit pas auſſi que le
Roi épouſât une ſœur de Meſſieurs
de Guiſe : Ils mirent le feu Roi
dans leurs fentimens, & quoiqu'il
haït mortellement la Ducheſſe de
Valentinois , comme il aimoit la
Reine , il travailla avec eux pour
empêcher le Roi de ſe démarier ;
mais pour lui ôter abſolument la
penſée d'épouſer la Reine ma me-
re ; ils firent ſon mariage avec le
Roi d'Ecoffe, qui étoit veuf de
Madame Magdelaine ſœur du
Roi , & ils le firent parce qu'il
étoit plus prêt àconclure, &man-
querent aux engagemens qu'on
avoit avec le Roi d'Angleterre ,
qui la ſouhaitoit ardemment. Il
s'enfalloit peu même que ce man-
quement ne fit une rupture entre
les deux Rois, Henri VIII. ne
pouvoit
DE CLEVÉS . 41
pouvoit ſe conſoler de n'avoir pas
épouſé la Reine ma mere , &quel-
que autre Princeſſe Françoiſe 1

qu'on lui propoſât , il diſoit tou-


jours qu'elle ne remplaceroit ja-
mais celle qu'on lui avoit ôtée.
Il eſt vrai auſſi que la Reine ma
mere étoit une parfaite beauté ,
& que c'eſt une choſe remarqua-
ble , que veuve d'un Duc de
Longueville , trois Rois ayent
ſouhaité de l'époufer : fon mal-
heur l'a donnée au moindre , &
l'a miſe dans un Royaume où elle
ne trouve que des peines. Ondit
que je lui reſſemble , je crains de
lui reſſembler auſſi par fa malheu-
reuſe deſtinée , & quelque bon-
heur qui femble ſe préparer pour
moi , je ne ſçaurois croire quej'en
- jouiffe.
Mademoiſelle de Chartres dit
à la Reine , que ces triftes pref-
fentimens étoient fi mal fondés ,
qu'elle ne les conferveroit pas
long tems , & qu'elle ne devoir
TameI. D
*
42 LA PRINCESSE
point douter que fon bonheur ne
répondit aux apparences..
Perſonne n'oſoit plus penſer à
Mademoiselle de Chartres, par la
crainte de déplaire au Roi, ou par
la penfee de ne pas réuſſir auprès
d'une perſonne qui avoit eſperé
un Prince du Sang. Monfieur de
Cleves ne fut retenu par aucune
de ces confiderations. La mort du
Duc de Nevers fon pere , qui ar-
riva alors , le mit dans une entiere
liberté de ſuivre fon inclination ,
& fi-tôt que le tems de la bien-
féance du deuil fut paffé , il ne
fongea plus qu'aux moyens d'é-
poufer Mademoiselle de Char-
tres. Il ſe trouvoit heureux d'en
faire la propoſition dans un tems
où ce quis'étoit paſſé ,avoit éloi-
gné les autres partis , & où il étoit
quaſi aſſuré qu'on ne la lui refu-
feroitpas; cequitroubloitſajoye ,
étoit la crainte de ne lui être pas.
agréable , & il eût préferé le bon-
beur de lui plaire à la certitur
DE CLEVES . 43
de de l'époufer ſans en être aime.
Le Chevalierde Guiſe lui avoit
donné quelque forte de jaloufie ;
mais comme elle étoit plutôt fon-
dée furle méritede ce Prince , que
fur aucune des actions de Made-
moiſelle de Chartres , il fongea
feulement à tâcher de découvrir
s'il étoit affez heureux pour qu'el-
le approuvât la penſée qu'il avoit
pour elle : Il ne la voyoit que chez
les Reines , qu'aux aſſemblées ; il
étoit difficile d'avoir une conver-
fation particuliere. Il en trouva
pourtant les moyens , & il lui par-
lade ſon deſſein & de fa paſſion
avec tout le reſpect imaginable ;
il la preſſa de lui faire connoître
quels etoient les ſentimens qu'elle
avoit pour lui , & il lui dit que
ceux qu'il avoit pour elle , étoient
d'une nature qui le rendroient
éternellement malheureux , fi elle
n'obéiffoit que par devoir aux
volontés de Madame fa mere...
41

Dij
44
. LA PRINCESSE
Comme Mademoiselle de Char-
tres avoit le cœur très - noble &
très-bien fait , elle fut véritable-
ment touchée de reconnoiſſance
du procedé du Prince de Cleves.
Cette reconnoiſſance donna à ſes.
réponſes & à ſes paroles , un cer-
tain air de douceur qui ſuffiſoit
pour donner de l'eſperance à un
homme auſſi éperdûement amou-
reux que l'étoit ce Prince : deforte
qu'il ſe flatta d'une partie de ce
qu'il fouhaitoit.
Elle rendit compte à ſa mere
de cette converſation , & Mada-
me de Chartres lui dit qu'il y
avoit tant de grandeur & de bon-
nes qualités dans Monfieur de
Cleves , & qu'il faiſoit paroître
tant de ſageſſe pour fon âge , que
fi elle fentoit fon inclination por-
tée à l'épouſer , elle y confenti-
roit avec joye. Mademoiſelle de
Chartres répondit , qu'elle lui re-
marquoit les mêmes bonnes qua-
lité's , qu'elle l'épouseroit même
DE CLEVES. 45
avec moins de répugnance qu'un
autre , mais qu'elle n'avoit aucune
inclination particuliere pour ſa
perſonne.
Dès le lendemain ce Prince fit
parler à Madame de Chartres ;
elle reçut la propoſition qu'on lui
faifoit , & elle ne craignit point
de donner à ſa fille unmari qu'elle
ne pût aimer , en lui donnant le
Prince de Cleves . Les articles fu-
rent conclus , on parla au Roi ,
& ce mariage fut fçu de tout le
monde.
Monfieur de Cleves fe trouvoit
heureux , fans être néanmoins en-
tiérement content. Il voyoit avec
i beaucoup de peine que les ſenti-
mens de Mademoiselle de Char-
tres ne paſſoient pas ceux de l'efti-
me & de la reconnoiſſance , & il
ne pouvoit ſe flatter qu'elle en ca-
chât de plus obligeans , puiſque
l'état où ils étoient lui permettoit
de les faire paroître ſans choquer
fon extrême modeftie. Ilneſe paf-
46 LA PRINCESSE
foit guéres de jours qu'il ne lui en
fit ſes plaintes. Eft-il poſſible , lui
difoit - il , que je puiſſe n'être pas
heureux en vous épouſant ?cepen-
dant il eſt vrai que je ne le ſuis
pas , vous n'avez pour moi qu'une
forte de bonté qui ne me peut fa-
tisfaire ; vous n'avez ni impatien-
ce , ni inquiétude , ni chagrin ,
vous n'êtes pas plus touchée de ma
paſſion , que vous le ſeriez d'un
attachement qui ne feroit fondé
que fur les avantages de votre for-
tune , & non pas fur les charmes
de votre perfonne. Ily a de l'in-
juſtice à vous plaindre , lui ré-
pondit - elle ,je ne ſçais ce que
vous pouvez ſouhaiter au de-là de
ce que je fais , & il me fembleque
la bienféance ne permet pas que
j'en faffedavantage. Il eſt vrai ,
lui répliqua-t'il , que vousme don-
nez de certaines apparences dont
je ferois content , s'ily avoit quel-
que choſe au de-là , mais au lieu
que la bienféance vous retienne
DE CLEVES. 47
c'eſt elle ſeule qui vous fait faire
ce que vous faites. Je ne touche
ni votre inclination , ni votre
cœur , & ma préſence ne vous
donne ni de plaiſir , ni de trou-
ble. Vous ne ſçauriez douter ,
reprit - elle , que je n'aye de la
joye de vous voir , & je rougis ſi
fouvent en vous voyant , que vous
ne ſçauriez douter auſſi que votre
vûe ne me donne du trouble . Je
ne me trompe pas à votre rou-
geur , répondit - il , c'eſt un fenti-
ment de modeſtie , & non pas un
mouvement de votre cœur , & je
n'en tire que l'avantage que j'en
dois tirer.
Mademoiselle de Chartres ne
fçavoit que répondre , & cesdiftin-
Aions étoient au-deſſus de ſes con-
noiſſances . Monfieur de Cleves
ne voyoit que trop combien elle
étoit éloignée d'avoir pour lui des
fentimens qui le pouvoient fatis
faire , puiſqu'il lui paroifſſoit même
qu'elle ne les entendoit pas..
48 LA PRINCESSE
Le Chevalier de Guiſe revint
d'un voyage peu dejours avant les
nêces. Il avoit vû tant d'obſta-
cles infurmontables au deſſein
qu'il avoit eu d'épouſer Made-
moiſelle de Chartres , qu'il n'a-
voit pû ſe flatter d'y réuſſir , &
néanmoins il fut ſenſiblement
affligé de la voir devenir la fem-
me d'un autre : cette douleur n'é-
teignit pas fa paſſion , & il ne de-
meura pas moins amoureux. Ma-
demoiselle de Chartres n'avoit
pas ignoré les fentimens que ce
Prince avoit eus pour elle. Il lui
fit connoître à ſon retour qu'elle
étoit cauſe de l'extrême triſteſſe
qui paroiſſoit ſur ſon vifage , & il
avoit tant de mérite & tant d'a-
grément , qu'il étoit difficile de
le rendre malheureuxfansen avoir
quelque pitié. Aufſi ne ſe pou-
voit - elle défendre d'en avoir ,
mais cette pitié ne la conduiſoit
pasàd'autres ſentimens : elle con-
toit à la mere la peine que lui
donnoit
DE CLEVES . 4
donnoit l'affection de ce Prince.
Madame de Chartres admiroit
la ſincérité de ſa fille , & elle l'ad-
miroit avec raifon , car jamais
perſonne n'en a eu une ſi grande
& fi naturelle; mais elle n'admi-
roit pas moins que fon cœur ne
fût point touché ,& d'autant plus
qu'elle voyoit bien que le Prince
de Cleves ne l'avoit pas touchée ,
non plus que les autres. Cela fut
cauſe qu'elle prit de grands foins
de l'attacher à fon mari , & de lui
faire comprendre ce qu'elle devoit
àl'inclination qu'il avoit eûe pour
elle , avant que de la connoître ,
& à la paſſion qu'il lui avoit té
moignée , en la préferant à tous
les autres partis , dans un temps
où perſonne n'oſoit plus penfer
à elle.
Ce mariage s'acheva, la céré-
monie s'en fit au Louvre , & le
foir le Roi & les Reines vinrent
ſouper chez Madaine de Char-
tres avec toute la Cour , où ils fu-
Tome I. E
50 LA PRINCESSE
rent reçûs avec une magnificence
admirable. Le Chevalier de Guiſe
n'oſa ſe diftinguer des autres , &
ne pas aſſiſter à cette cérémonie ,
mais il y fut fi peumaître de ſa trif-
teffe , qu'il étoit aifé de la remar-
quer.
Monfieur de Cleves ne trouva
pas que Mademoiselle de Char-
tres eût changé de ſentimens , en
changeant de nom. La qualité
demari lui donna de plus grands
privileges ; mais elle ne lui donna
pas une autre place dans le cœur
de ſa femme. Cela fit auſſi que
pour être fon mari , il ne laiſſa
pas d'être ſon amant , parce qu'il
avoit toujours quelque choſe à
ſo thaiter au de-làde ſapoſſeſſion;
& quoiqu'elle vêcût parfaitement
bien avec lui , il n'étoit pas entie-
re nentheureux. Ilconſervoitpour
elle une paffion violente & inquié-
te qui troubloit ſa joye : la jalou-
ſie n'avoit point de part à ce trou-
ble ; jamais mari n'a été ſi loin
DE CLEVES . SI
d'en prendre , & jamais femme
n'a été ſi loin d'en donner . Elle
étoit néanmoins expoſée au milieu
de la Cour : elle alloittousles jours
chez les Reines , & chez Mada-
me. Tout ce qu'il y avoit d'hom-
mes jeunes & galans la voyoient
chez elle , & chez le Duc de Ne-
vers fon beau-frere , dont la mai-
fon étoit ouverte à tout le monde;
mais elle avoit un air qui inſpiroit
un ſi grand reſpect , & qui paroif-
foit fi éloigné de la galanterie ,
que le Maréchal de ſaint André ,
quoiqu'audacieux & foutenu de la
faveurdu Roi , étoit touché de ſa
beauté , ſans ofer le lui faire pa-
roître que par des ſoins & des de-
voirs. Pluſieurs autres étoient dans
le même état , & Madame de
Chartres joignoit à la ſageſſe de
ſa fille , une conduite di exacte
pour touteslesbienſéances , qu'elle
achevoit de la faire paroître une
perſonne où l'on ne pouvoit at-
teindre.
Eij
52 LA PRINCESSE
La Ducheſſe de Lorraine en
travaillant à la Paix , avoit auſſi
travaillé pour le mariage du Duc
de Lorraine fon fils ; il avoit été
conclu avec Madame Claude de
France , ſeconde fille du Roi. Les
nôces en furent réſolues pour le
mois de Fevrier.
Cependant le Duc de Nemours
étoit demeuré à Bruxelles , entie-
rement rempli & occupé de ſes
deſſeins pour l'Angleterre. Il en
recevoir , ou y envoyoit conti-
nuellement des Couriers : fes ef
pérances augmentoient tous les
jours , & enfin Lignerolles lui
manda qu'il étoit temps que ſa
préſence vînt achever ce qui étoit
fi bien commencé. Il reçut cette
nouvelle avec toute la joye que
peut avoir un jeune homme am-
bitieux, qui ſe voit porté au Trô-
ne par ſa ſeule réputation. Son
eſprit s'étoit inſenſiblement ac-
coutumé à la grandeur de cette
fortune , & au lieuqu'il l'avoitrey
DE CLEVES . 53
jettée d'abord comme une chofe
où il ne pouvoit parvenir , les dif
ficultés s'étoient effacées de fon
imagination , & il ne voyoit plus
d'obstacles .
Il envoya en diligence à Paris ,
donner tous les ordres néceſſaires
pour faire un équipage magnifi-
que , afin de paroître en Angle-
terre avec un éclat proportionné
au deſſein qui l'y conduiſoit , & il
ſe hâta lui - même de venir à la
Cour pour affifter au mariage de
Monfieur de Lorraine.
Il arriva à la veilledes fiançail-
les & dès le même ſoir qu'il
,

fut arrivé , il alla rendre compte


au Roi de l'état de fon deſſein ,
& recevoir fes ordres & fes con-
ſeils pour ce qui lui reſtoit à faire.
Il alla enfuite chez les Reines .
Madame de Cleves n'y étoit pas ,
de forte qu'elle ne le vit point ,
& ne ſcut pas même qu'il fût ar-
rivé. Elle avoit oui parler de ce
Prince à tout le monde , comme
E iij
54 LA PRINCESSE
de ce qu'il y avoit de mieux fait &&
de plus agréable à la Cour ,& fur
tout Madame la Dauphine le lui
avoit dépeint d'une forte , & lui
en avoitparlé tant de fois , qu'elle
lui avoit donné de la curioſité, &
même de l'impatience de le voir.
Elle paſſa tout le jour des fian-
çailles chez elle à ſe parer , pour
ſe trouver le foir au bal & au feſtin
royalqui ſe faiſoitauLouvre.Lorf-
qu'elle arriva , l'on admira ſabeau-
té & fa parure ; le balcommen-
ça , & comme elle danſoit avec
Monfieur de Guiſe , il ſe fit un
affez grand bruit vers la porte de
la Salle, comme de quelqu'un qui
entroit ,& àqui on faifoit place.
Madame de Cleves acheva de:
danſer , & pendant qu'elle cher-
choit des yeux quelqu'un qu'elle
avoit deſſein de prendre , le Roi
lui criade prendre celui qui arri-
voit. Ellefetourna ,& vit un hom-
me qu'elle crut d'abord ne pouvoir
être que Monfieur de Nemours ,
DE CLEVES 55
qui paſſoit pardeſſus quelque fie-
ge , pour arriver où l'on danſoit.
Ce Prince étoit fait d'une forte ,
qu'il étoit difficile de n'être pas
ſurpriſe de le voir quand on ne
l'avoitjamais vû , ſur tout ce foir-
là , où le foin qu'il avoit pris de ſe
parer , augmentoit encore l'air
brillant qui étoitdans fa perſon-
ne ; mais il étoit difficile auſſi de
voir Madame de Cleves pour la
premiere fois , ſansavoir un grand
étonnement.
Monfieur de Nemours fut telles
ment furpris de ſa beauté , que
z
lorſqu'il fut proche d'elle ,

qu'elle lui fit la reverence , il ne


put s'empêcher de donner des
marques de fon admiration.
Quand ils commencerent à dan-
fer , il s'élevadans la Salleun mur-
mure de louanges. Le Roi &
les Reines fe fouvinrent qu'ils ne
s'étoient jamais vûs , & trouve-
rent quelque choſe de ſingulier
de les voirdanſer enſemble ſans
E iiij
56 LA PRINCESSE
ſe connoître. Ils les appellerent
quand ils eurent fini , fans leur
donner le loiſir de parler à per-
fonne , & leur demanderent s'ils
n'avoient pas bien envie de ſça-
voir qui ils étoient, & s'ils ne s'en
douroient point. Pour moi , Ma-
dame , dit Monfieur de Nemours ,
je n'ai pas d'incertitude ; mais
comme Madame de Cleves :n'a
pas les mêmes raiſons pour de-
viner qui je fuis , que celles que
j'ai pour la reconnoître , je vou-
drois bien que votre Majesté eût
la bonté de lui apprendre mon
nom : Je crois , dit Madame la
Dauphine , qu'elle le ſçait auſſi-
bien que vous ſçavez le ſien. Je
vous affure Madame , repřit Ma-
dame de Cleves , qui paroiſſoit
un peu embaraffée , que je ne de-
vine pas ſi bien que vous penſez.
Vous devinez fort bien , répondit
Madame la Dauphine , & il y a
même quelque choſe d'obligeant
pour Monfieur de Nemours , à
DE CLEVES . 57
: ne vouloir pas avouer que vous le
connoiſſez ſans l'avoir jamais vû.
La Reine les interrompit , pour
faire continuer le bal , Monfieur
de Nemours prit la Reine Dau-
phine. Cette Princeſſe étoit d'une
parfaite beauté , & avoit paru telle
auxyeux deMonfieurdeNemours,
avant qu'il allât en Flandre ; mais
de tout le foir il ne put admirer
que Madame de Cleves.
Le Chevalier deGuiſe qui l'ado-
C roit toujours , étoit à ſes pieds , &
cequivenoit de ſe paſſer , lui avoit
donné une douleur ſenſible. Il prit
comme un préſage , que la fortune
deſtinoit Monfieur de Nemours à
être amoureux de Madame de Cle-
ves ; & foit qu'en effet il eût paru
quelque trouble fur fon viſage , ou
que la jaloufie fit voir au Cheva-
lier de Guiſe au de-là de la vérité ,
il crut qu'elle avoit été touchée de
la vûe de ce Prince , & il ne put
s'empêcher de lui dire que Mon-
ſieur de Nemours étoit bien heu-
58 LA PRINCESSE
reux de commencer à être connu
d'elle , par une avanture qui avoit
quelque choſe de galant & d'ex-
traordinaire.
Madame de Cleves revint chez
elle l'eſprit ſi rempli de ce qui
s'étoit paſſé au bal , que quoiqu'il
fût fort tard , elle alla dans la
chambre de ſa mere pour lui en
rendre compte ; & elle lui loüa
Monfieur de Nemours avec un
certain air qui donna à Madame
de Chartresla même penſée qu'a-
voit euë le Chevalier de Guife.
Le lendemain la cérémonie des
noces ſe fit ; Madame de Cleves
y vit le Duc de Nemours avec
une mine & une grace ſi admira-
ble , qu'elle en fut encore plus
furpriſe.
Les jours fuivans, elle le vit chez
la Reine Dauphine , elle le vit
jouer à lapaulme avecle Roi , el-
lele vit courre la bague , elle l'en-
tendit parler ; mais elle le vit tou-
jours furpaffer de ſi loin tous les
DE CLEVES. 59
autres , & ſe rendre tellement
maître de la converſation dans
tous les lieux où il étoit , par l'air
de ſa perfonne , & par l'agrément
de ſon eſprit ,qu'il fit en peu de
temps une grande impreſſion dans
fon cœur .
Il est vrai auſſi , que comme
M. de Nemours ſentoit pour
elleune inclination violente , qui
lui donnoit cette douceur & cet
enjoüement qu'inſpirent les pre-
miers deſirs de plaire ; il étoit
encore plus aimable qu'il n'avoit
accoutumé de l'être. De ſorte que
ſe voyant ſouvent , & ſe voyant
l'un & l'autre ce qu'il y avoit de
plus parfait à la Cour , il étoit
difficile qu'ils ne ſe pluſſent infini-
ment.
La Ducheſſe de Valentinois
étoit de toutes les parties de plai-
fir , & le Roi avoit pour elle la
même vivacité , & les mêmes
foins que dans les commencemens
de ſa paffion. Madame de Cleves
-.
60 LA PRINCESSE
qui étoit dans cet âge où l'on
ne croit pas qu'une femme puiffe
être aimée quand elle a paffé
vingt-cinq ans , regardoit avec un
extrême étonnement l'attache-
ment que le Roi avoit pour cette
Ducheſſe , qui étoit grand-mere ,
& qui venoit de marier ſa petite-
fille. Elle en parloit ſouvent à Ma-
dame de Chartres : Eſt-il poſſible ,
Madame lui diſoit - elle , qu'il y
ait ſi long - temps que le Roi en
foit amoureux ? Comment s'eſt - il
på attacher à une perſonne qui
étoit beaucoup plus âgée que lui ,
qui avoit été maîtreſſe de ſon pe-
re , & qui l'eſt encore de beau-
coup d'autres , à ce que j'ai oui
dire ? Il est vrai , répondit-elle ,
que ce n'eſt ni le mérite , ni la
fidélité de Madame de Valenti-
nois , qui a fait naître la paffion
du Roi , ni qui l'a confervée , &
c'eſt auſſi en quoi il n'eſt pas ex-
cufable ; car fi cette femme avoit
eu de la jeuneſſe & de la beauté
DE CLEVES . 61
jointe à ſa naiſſance ,qu'elle eût eu
le mérite de n'avoir jamais rien ai-
mé , qu'elle eût aimé le Roi avec
une fidélité exacte , qu'elle l'eût
aimé par rapport à ſa ſeule per-
ſonne , ſans intérêt de grandeur ,
ni de fortune , & fans ſe ſervir de
ſon pouvoir que pour des chofes
honnêtes ou agreables au Roi
même ; il faut avouer qu'on au-
roit eu de la peine à s'empêcher
de louer ce Prince du grand at-
tachement qu'il a pour elle. Si je
ne craignois , continua Madame
de Chartres , que vous diſiez de
moi ce que l'on dit de toutes
les femmes de mon âge , qu'elles
aiment à conter les hiſtoires de
leur temps , je vous apprendrois
le commencement de la paſſion
du Roi pour cette Ducheffe , &
pluſieurs choſes de la Cour du
feu Roi , qui ont même beaucoup
de rapport avec celles qui ſe paſ-
ſent encore préſentement. Bien
Join de vous accuſer , reprit Ma-
62 LA PRINCESSE
dame de Cleves , de redire les
hiſtoires paffées , je me plains ,
Madame , que vous ne m'ayez
pas inſtruite des préſentes , &
que vous ne m'ayez point appris
les divers intérêts & les diverſes
liaiſons de la Cour. Je les ignore
ſi entierement , que je croyois il
y a peu de jours , que Monfieur le
Connétable étoit fort bien avec la
Reine. Vous aviez une opinion
bien oppoſée à la verité , répon--
dit Madame de Chartres. La
Reine haït Monfieur le Conné-
table , & fi elle a jamais quelque
pouvoir , il ne s'en appercevra.
que trop. Elle ſçait qu'il a dit plu-
ſieurs fois au Roi , que de tous
ſes enfans il n'y avoit que les na-
turels qui lui reſſemblaſſent. Je
n'euſſe jamais ſoupçonné cette
haine , interrompit Madame de
Cleves , après avoir vû le ſoin que
la Reine avoit d'écrire à Mon-
ſieur le Connétable pendant ſa
priſon, la joyequ'ellea témoignée
DE CLEVES . 63
à fon retour , & comme elle l'ap-
pelle toujours mon compere ,
auſſi-bien que le Roi. Si vousju-
L gez ſur les apparences en ce lieu-
ci , répondit Madame de Char-
tres , vous ferez toujourstrompée :
cequi paroît , n'eſt preſque jamais
la vérité.
Mais pour revenir à Madame
de Valentinois , vous ſçavez qu'el-
le s'appelle Diane de Poitiers : \

ſa maiſon est très - illuſtre , elle


vient des anciens Ducs d'Aqui-
taine ; ſon ayeule étoit fille natu-
relle de Louis XI. & enfin il n'y
a rien que de grand dans ſa naif-
ſance. SaintValierfonpereſetrou-
va embarraffé dans l'affaire du
Connétable de Bourbon , dont
vous avez oüi parler. Il fut con-
damné à avoir la tête tranchée &
conduit fur l'échaffaut. Safilledont
la beauté étoit admirable , & qui
avoit déja plû au feu Roi , fit &
bien(je ne ſçai parquels moyens)
qu'elle obtint la vie de ſon pere.
64 LA PRINCESSE
On lui porta ſa grace comme il
n'attendoit quele coup de la mort,
mais la peur l'avoit tellement ſaiſi ,
qu'il n'avoit plus de connoiſſance ,
& il mourut peu de jours après.
Sa fille parut à la Cour comme la
Maîtreſſe du Roi. Le voyage
d'Italie & la prifon de ce Prince
interrompirent cette paffion : lors
qu'ilrevintd'Eſpagne , & que Ma-
dame la Régente alla audevantde
lui à Bayonne , elle mena toutes
ſes filles , parmi leſquelles étoit
Mademoiselle de Piſſeleu , qui a été
depuis la Ducheſſe d'Estampes.
Le Roien devint amoureux . Elle
étoit inferieure en naiſſance , en
eſprit & en beauté à Madame de
Valentinois , & elle n'avoit au-
deſſus d'elle que l'avantage de la
grande jeuneſſe. Je lui ai oüi di-
re pluſieurs fois qu'elle étoit née
le jour que Diane de Poitiers
avoit été mariée ; la haine le lui
faifoit dire , & non pas la vérité :
car je ſuis bien trompée ſi la Du-
cheffe
DE CLEVES . 65
cheſſe de Valentinois n'époufa
Monfieur de Brezé , grand Sé-
néchal de Normandie , dans le
même temps que le Roi devint
amoureux de Madame d'Eftam-
pes. Jamais il n'y a eu une ſi gran-
de haine que l'a été celle de ces
deux femmes. La Ducheſſe de
Valentinois ne pouvoit pardonner
à Madame d'Estampes , de lui
avoir ôté le titre de Maîtreſſe du
Roi. Madame d'Estampes avoit
une jaloufie violente contre Ma-
dame de Valentinois , parce que
le Roi confervoit un commerce
avec elle. Ce Prince n'avoit pas
une fidelité exacte pour ſes maî-
treſſes , il y en avoit toujours une
qui avoit le titre & les honneurs ,
mais lesDames que l'on appelloit
de lapetite bande , le partageoient
tour à tour. La perte du Dauphin
fon fils , qui mourut à Tournon ,
& que l'on crut empoiſonné, lai
donna une ſenſible affliction . Il
n'avoitpas la même tendreſſe , ni
Tome I. F
66 LA PRINCESSE
le même goût pour ſon ſecond!
fils , qui regne préſentement ; il
ne lui trouvoit pas affez de har-
dieſſe , ni affez de vivacité. Il
s'en plaignit un jour à Madame
de Valentinois , & elle lui dit
qu'elle vouloit le faire devenir
amoureux d'elle , pour le rendre
plus vif & plus agréable. Elle y
réuffit comme vous le voyez ; il y
a plus de vingt ans que cette
paffion dure , fans qu'elle ait été
alterée , ni par le temps , ni par
les obſtacles.
Le feu Roi s'y oppoſa d'abord ,
& foit qu'il eût encore affez d'a-
mour pour Madame de Valenti-
nois pour avoir de la jalouſie , ou
qu'il fût pouffé par la Ducheffe
d'Eſtampes , qui étoit au défef-
poir que Monfieur le Dauphin
fût attaché à ſon ennemie , il eſt.
certain qu'il vit cette paſſion avec
une colere & un chagrin dont il
donnoit tous les jours des mar-
ques. Son fils ne craignit ni fa
DE CLEVES . 67
colere, ni ſahaine , & rien ne put
l'obliger à diminuer ſon attache-
ment, ni à le cacher, il fallut que
le Roi s'accoûtumât à le ſouffrir.
Auſſi cette oppoſition à ſes vo-
lontés , l'éloigna encore de lui ,
& l'attacha davantage au Duc
d'Orleans fon troiſiéme fils . C'é-
toit un Prince bien fait , beau ,
plein de feu & d'ambition , d'une
jeuneſſe fougueuſe , qui avoit be-
ſoin d'être moderé ; mais qui eût
fait auſſi un Prince d'une grande
élevation , ſi l'âge eût meuri ſon
eſprit.
Le rang d'aîné qu'avoit leDau-
phin , & la faveur du Roi qu'a-
voit le Duc d'Orleans , faiſoit en-
tr'eux une forte d'émulation , qui
alloit juſqu'à la haine. Cette ému-
lation avoit commencé dès leur
enfance , & s'étoit toujours con-
ſervée. Lorſque l'Empereur paffa
en France , il donna une préfe-
rence entiere au Duc d'Orleans
fur Monfieur le Dauphin , qui la
Fij
68 LA PRINCESSE
reſſentit ſi vivement , que comme
cet Empereur étoit à Chantilly , il
voulut obliger Monfieur le Con-
nétable à l'arrêter , ſans attendre
le commandement du Roi. Mon-
fieur le Connétable ne le voulut
pas ; le Roi le blâma dans la ſuite ,
de n'avoir pas ſuivi le confeil de
fon fils , & lorſqu'il l'éloigna de la
Cour , cette raifon y eut beaucoup
de part.
La diviſiondesdeuxfreres don-
na la penſée à la Ducheſſed'Eſtam-
pes de s'appuyer de Monfieur le
Duc d'Orleans , pour la foutenir
auprès du Roi contre Madame
-de Valentinois. Elle yréuffit : Ce
Prince ſans être amoureux d'elle ,
n'entra guéres moins dans ſes in-
térêts , que le Dauphin étoit dans
ceux de Madame de Valentinois.
Cela fit deux cabales dans la Cour,
telles que vous pouvez vous les
imaginer : mais ces intrigues ne ſe
borerent pas ſeulementà des dé-
mélésde femmes.
DE CLEVES .. 69
L'Empereur qui avoit confervé
de l'amitié pour le Duc d'Or-
leans , avoit offert pluſieurs fois
de lui remettre le Duché de Milan .
Dans les propoſitions qui ſe firent
depuis pour la Paix , il faifoit ef-
perer de lui donner les dix - ſept
Provinces , & de lui faire époufer
fa fille. Monfieur le Dauphin ne
ſouhaitoit ni la Paix , ni ce ma-
riage. Il ſe ſervit de Monfieur le
Connétable , qu'il a toujours ai-
mé , pour faire voir au Roi de
quelle importance il étoit de ne
pasdonneràfon fucceſſeurun frere
auſſi puiſſant que le feroit un Duc
d'Orleans , avecl'alliance del'Em-
pereur , & les dix-sept Provinces.
Monfieur le Connétable entra
d'autant mieux dans les fentimens
de Monfieur le Dauphin , qu'il
s'oppofoit par-là à ceux de Ma-
dame d'Eſtampes , qui étoit fon
ennemie déclarée , & qui ſouhai-
toit ardemment l'élevation de
Monfieur le Duc d'Orleans.
70 LA PRINCESSE
Monfieur le Dauphin comman-
doitalors l'ArméeduRoi enCham-
pagne , & avoit réduit celle de
l'Empereur en une telleextremité,
qu'elle eût peri entierement , ſi la
Ducheſſe d'Eſtampes , craignant
que de trop grands avantages ne
nous fiſſent refufer la paix & l'al-
liance de l'Empereur pour Mon-
fieur le Duc d'Orleans n'eût fait
fecrettement avertir les ennemis
de ſurprendre Eſpernay & Châ-
teau-Thierry qui étoient pleins de
vivres. Ils le firent , & fauverent
par ce moyen toute leur Armée .
Cette Ducheſſe ne jouit pas
long-temps du fuccès de fa trahi-
fon . Peu après , Monfieur le Duc
d'Orleans mourut à Farmoutiers
d'une eſpece de maladie conta-
gieufe. Il aimoit une des plus
belles femmes de la Cour , & en
étoit aimé. Je ne vous la nomme-
rai pas , parce qu'elle a vêcu de-
puis avec tant de ſageſſe, & qu'el...
le a même caché avec tant de ſoin.
DE CLEVES . 71
la paſſion qu'elle avoit pour ce
Prince , qu'elle a merité que l'on
conſerve ſa réputation. Le hazard
fit qu'elle reçut la nouvelle de la
mort de fon mari , le même jour
qu'elle apprit celle de Monfieur
d'Orleans ; de forte qu'elle eut ce
prétexte pour cacher ſa véritable
affliction , fans avoir la peine de
fe contraindre.
Le Roi ne ſurvêcut guéres le
Prince fon fils , il mourut deux ans
après. Il recommanda à Monfieur
le Dauphin de ſe ſervir du Cardi-
nal de Tournon & de l'Amiral
d'Annebault & ne parla point
2

de Monfieur le Connétable , qui


étoitpour lors relegué àChantilly.
Cefut néanmoins lapremiere cho-
ſeque fiuleRoi ſon fils ,de le rap-
- peller , & de lui donner le gouver-
nement des affaires .
Madame d'Eſtampes fur chaf
fée , & reçut tous les mauvais trai-
temens qu'elle pouvoit attendre
72 LA PRINCESSE
d'une'ennemie toute puiſſante :
La Ducheſſe de Valentinois ſe
vengea alors pleinement , & de
cette Ducheffe , & de tous ceux
qui lui avoient déplû. Son pou-
voir parut plus abſolu ſur l'eſprit :
du Roi , qu'il ne paroiſſoit enco-
re pendant qu'il étoit Dauphin.
Depuis douze ans que ce Prince
regne , elle eſt maîtreffe abfolue
de toutes chofes , elle diſpoſe des
Charges & des affaires : Elle a
fait chaffer le Cardinal de Tour-
non , le Chancelier Olivier , &
Villeroy. Ceux qui ont voulu
éclairer le Roi fur fa conduite ,
ont peri dans cette entrepriſe. Le
Comte de Taix , grand Maître de
l'Artillerie , qui ne l'aimoit pas ,
ne put s'empêcher de parler de
fes galanteries , & fur - tout de
celles du Comte de Briffac , dont
le Roi avoit déja eû beaucoup
de jaloufie : Néanmoins elle fit fi
bien , que le Comte de Taix fur
diſgracié,
DE CLEVES . 73
diſgracié , on lui ôta ſa Charge ,
& ce qui eſt preſque incroyable ,
elle la fit donner au Comte de
Briffac , & l'a fait enſuite Maré-
chal de France. La jalouſie du
Roi augmenta néanmoins d'une
telle forte , qu'il ne put fouffrir
que ce Maréchal demeurât à la
Cour ; mais la jalouſie qui est
aigre & violente en tous les au-
tres , eft douce & modérée en
lui , par l'extrême reſpect qu'il a
pour ſa maîtreſſe : en forte qu'il
n'oſa éloigner ſon Rival , que fur
le prétexte de lui donner le Gou-
vernement de Piémont. Il ya
paſſé pluſieurs années : Il revint
l'hyver dernier , ſur le prétexte
de demander des Troupes , &
-d'autres chofes néceſſaires pour
l'Armée qu'il commande. Le
defir de revoir Madame de Va-
lentinois , & la crainte d'en être
oublié , avoit peut-être beaucoup
de part à ce voyage. Le Roile
reçut avec une grande froide..
Tome I, G
74 LA PRINCESSE
Meſſieurs de Guiſe qui ne l'aiment
pas , mais qui n'oſent le témoi-
gner , à cauſe de Madame de Va-
lentinois , ſe ſervirent de Mor .
ſieur le Vidame qui eſt ſon enne-
mi déclaré , pour empêcher qu'il
n'obtînt aucune des choses qu'il
étoit venu demander. Il n'étoit
pas difficile de lui nuire : Le Roi
le haïſſoit , & ſa préſence lui don-
noit de l'inquiétude : de forte qu'il
fut contraint de s'en retourner ,
fans remporter aucun fruit de fon
voyage , que d'avoir peut - être
rallumé dans le cœur de Madame
de Valentinois des ſentimens que
l'abſence commençoit d'éteindre.
Le Roi a bien eud'autres fujetsde
jaloufie ; mais ou il ne les a pas
connus , ou il n'a oſé s'en plain-
dre.
Je ne ſçai , ma fille , ajoutaMa-
dame de Chartres , ſi vous ne
trouverez point que je vous ai
plus appris de choſes , que vous
n'aviez envie d'en ſçavoir, Je ſuis
DE CLEVES . 75
très-éloignée , Madame , de faire
cette plainte , répondit Madame
deCleves , & fans la peur de vous
importuner , je vous demanderois
encorepluſieurs circonſtances que
Jignore.
La paſſion de Monfieur de
Nemours pour Madame de Cle-
ves fut d'abord fi violente, qu'el-
le lui ôta le goût , & même le
ſouvenir de toutes les perſonnes
qu'il avoit aimées , & avec qui il
avoit conſervé des commerces
pendant fon abſence. Il ne prit
pas ſeulement le ſoin de chercher
des prétextes pour rompre avec
elles; il ne put ſe donner la pa-
tience d'écouter leurs plaintes ,
& de répondre à leurs reproches.
Madame la Dauphine , pour qui
il avoit eu des ſentimens affez
paſſionnés , ne put tenir dans ſon
cœur contre Madame de Cleves,
Son impatience pour le voyage
d'Angleterre commença même à
ſe ralentir , & il ne preffa plus
Gij
2
76 LA PRINCESSE
avec tant d'ardeur , les chofes qui
étoient néceſſaires pour ſon dé-
part. Il alloit ſouvent chez la Rei-
ne Dauphine , parce que Mada-
me de Cleves y alloit ſouvent ,
& il n'étoit pas fâché de laiſſer
imaginer ce que l'on avoit crû de
fes fentimens pour cette Reine.
Madame de Cleves lui paroiſſoit
d'un ſi grand prix , qu'il ſe réfo-
lut de manquer plutôt à lui don-
ner des marques de fa paffion ,
que de hazarder de la faire con-
noître au public. Il n'en parla pas
même au Vidame de Chartres ,
qui étoit ſon ami intime , & pour
qui il n'avoit rien de caché. Il prit
une conduite ſi ſage , & s'obferva
avec tant de ſoin , que perſonne
ne le ſoupçonna d'être amoureux
de Madame de Cleves , que le
Chevalier de Guiſe ; & elle auroit
eu peine à s'en appercevoir elle-
même , ſi l'inclination qu'elle avoir
pour lui , ne lui eût donné une at
tention particuliere pour ſes ac
: DE CLEVES . 77
tions , qui ne lui permit pas d'en
douter.
Elle ne ſe trouva pas la
même diſpoſition à dire à ſa mere
ce qu'elle penſoit des ſentimens
de ce Prince , qu'elle avoit eûe à
lui parler de ſes autres Amans ,
fans avoir un deſſein formé de
}
lui cacher ‫نور‬ elle ne lui en
parla point ; mais Madame de
Chartres ne le voyoit que trop ,
auffi-bien que le penchant que fa
fille avoit pour lui. Cette con-
noiffance lui donna une douleur
fenſible ; elle jugeoit bien le pe-
ril où étoit cette jeune perſonne ,
d'être aimée d'un homme fait
comme Monfieur de Nemours ,
pour qui elle avoit de l'inclina-
tion. Elle fut entierement confir-
mée dans les ſoupçons qu'elle
avoit de cette inclination , par
une choſe qui arriva peu de jours
après.
Le Maréchal de ſaint André ,
qui cherchoit toutes les occafions
Ginj
78 LA PRINCESSE
defaire voirfa magnificence ,fup-
plia le Roi ſur le prétexte de lui
montrer ſa maiſon , qui ne venoit
que d'être achevée, de lui vouloir
faire rhonneur d'y aller fouper
avec les Reines. Ce Maréchal
étoit bien aiſe auſſi de faire paroî-
tre aux yeux de Madame de Cle-
ves , cette dépenſe éclatante qui
alloit jufqu'à la profuſion.
Quelques jours avant celui qui
avoit été choiſi pour ce fouper ,
leRoi Dauphin , dontlaſantéétoit
affez mauvaiſe , s'étoittrouvé mal ,
& n'avoit vû perfonne. La Reine
ſa femme avoit paffé tout le jour
auprès de lui. Sur le foir , comme
il ſe portoit mieux , il fit entrer
toutes les perſonnes de qualité
qui étoientdans fon antichambre.
La Reine Dauphine s'en alla chez
elle ; elle y trouva Madame de
Cleves & quelques autres Dames
qui étoient le plus dans ſa fami-
liarité.
Comme il étoit déja aſſez tard ,
DE CLEVES 79
&qu'elle n'étoit point habillée ,
elle n'alla pas chez la Reine , elle
fit dire qu'on ne la voyoit point ,
& fit apporter ſes pierreries afin
d'en choiſir pour lebal du Ma-
réchal de ſaint André , & pour
endonner à Madame de Cleves ,
à qui elle en avoit promis. Com-
me elles étoient dans cette occupa-
tion , le Prince de Condé arri-
va. Sa qualité lui rendoit toutes
les entrées libres. La Reine Dau-
phine lui dit , qu'il venoit ſans
doute de chez le Roi ſon mari ,
& lui demanda ce que l'on y fai-
ſoit ? L'on diſpute contre Mon-
ſieur de Nemours , Madame , ré-
pondit- il , & il défend avec tant
de chaleur la cauſe qu'il ſoutient ,
qu'il fautque ce ſoit la fienne. Je
croi qu'il a quelque maîtreſſe qui
: lui donne de l'inquiétude quand
elle eſt au bal , tant il trouve que
c'eſt une choſe fâcheuſe pour un
amant , que d'y voir la perſonne
qu'ilaime.
Giiij
80 LA PRINCESSE
Comment , reprit Madame la
Dauphine , Monfieur de Nemours
ne veut pas que fa maîtreffe aille
au bal ? J'avois bien crû que les
maris pouvoient fouhaiter que
leurs femmes n'y allaſſent pas ,
mais pour lesamans , je n'avois ja-
mais pensé qu'ils pûffent être de
ce fentiment. Monfieur de Ne-
mours trouve , repliqua le Prince
de Condé , que le bal eft ce qu'il
y a de plus infupportable pour les
amans , foit qu'ils foient aimés ,

ou qu'ils ne le foient pas. Il dit


que s'ils font aimés , ils ont le
chagrin de l'être moins pendant
pluſieurs jours ; qu'il n'y a point
de femme que le foin de fa pa-
rure n'empêche de fonger à fon
amant ; qu'elles en font entiere-
ment occupées ; que ce foin de
fe parer eft pour tout le monde ,

auffi-bien que pour celui qu'elles


aiment ; que lorſqu'elles font au
bal , elles veulent plaire à tous
ceux quiles regardent; que quand
DE CLEVES . 81
1 elles font contentes de leur beau-
té , elles en ont une joye dont
leur amantne fait pas la plusgran-
de partie. Il dit auſſi que , quand
on n'eſt point aimé , on ſouffre
encore davantage de voir fa maî-
treffe dans une aſſemblée ; que
plus elle eft admirée du public ,
plus on ſe trouve malheureux de
n'en être point aimé , que l'on
craint toujours que ſa beauté ne
faſſe naître quelque amour plus
heureux que le ſien : Enfin il
trouve qu'il n'y a point de fouf-
france pareille à celle de voir ſa
maîtreſſe au bal , fi ce n'eſt de
fçavoir qu'elley eſt , & de n'y être
pas.
Madame de Cleves ne faifoit
:
pas ſemblant d'entendre ce que
diſoit le Prince de Condé , mais
elle l'écoutoit avec attention . Elle
jugeoit aisément quelle part elle
avoit à l'opinion que foutenoit
Monfieur de Nemours ,
& fur
tout à ce qu'il diſoit du chagrin

82 LA PRINCESSE
de n'être pas au bal où étoit ſa
maîtreſſe , parcequ'il nedevoit pas
être à celui du Maréchal de ſaint
André , & que le Roi l'envoyoit
au devant du Duc de Ferrare.
La Reine Dauphine rioit avec
le Prince de Condé , & n'ap-
prouvoit pas l'opinion de Mon-
fieur de Nemours. Il n'y a qu'une
occafion , Madame , lui dit ce
Prince , où Monfieur de Nemours
conſente que fa maîtreſſe aille au
bal , qu'alors que c'eft lui qui le
donne ,& il dit que l'année paſſée
qu'il endonnaun à votreMajesté,
il trouva que fa maîtreſſe lui fai-
foit une faveur d'y venir , quoi-
qu'elle ne ſemblât que vous y
ſuivre ; que c'eſt toujours faire
une grace à un amant , que d'al-
ler prendre ſa part à un plaiſir
qu'il donne ; que c'eſt auſſi une
choſe agréable pour l'amant , que
ſamaîtreſſe levoye le maître d'un
lieuoù eſt toute la Cour , & qu'elle
le voye ſe bien acquitter d'en
DE CLEVES. 83
faire les honneurs. Monfieur de
Nemours avoitraiſon , dit laReine
Dauphine , en fouriant , d'approu-
ver que fa maîtreſſe allât au bal. Il
y avoit alors un ſi grand nombre
de femmes à qui il donnoit cette
qualité , que fi elles n'y fuſſent
pointvenues, il y auroit eu peude
monde.
Si- têt que le Prince de Condé
avoit commencé à conter les fen-
timens de Monfieur de Nemours
fur le bal , Madame de Cleves
avoit ſenti une grande envie de
ne point aller à celui du Maré-
chal de faint André. Elle entra
aiſément dans l'opinion qu'il ne
falloit pas aller chez un homme
dont on étoit aimée , & elle fut
bien aiſe d'avoir une raiſon de
ſeverité pour faire une choſe qui
étoit une faveur pour Monfieur de
Nemours ; elle emporta néan-
moins la parure que lui avoit
donnée la Reine Dauphine : mais
le foir , lorſqu'elle lamontra à ſa
84 LA PRINCESSE
mere , elle lui dit qu'elle n'avoit
pas defſein de s'en ſervir : que le
Maréchal de ſaint André prenoit
tant de ſoin de faire voir qu'ilétoit
attaché à elle , qu'elle ne doutoit
point qu'il ne voulût auſſi faire
croire qu'elle auroit part au diver-
tiſſement qu'il devoit donner au
Roi , & que fous prétexte de faire
l'honneur de chez lui , il lui ren-
droit des foins dont peut-être elle
feroit embarraffée . ;

:
Madame deChartres combat-
tit quelque temps l'opinionde fa
fille , comme la trouvant parti-
culiere : mais voyant qu'elle s'y
opiniatroit , elle s'y rendit , & lui
dit qu'il falloit donc qu'elle fit
la malade pour avoir un prétexte
de n'y pas aller ; parce que les
raiſons qui l'en empêchoient , ne
feroient pas approuvées , & qu'il
falloit même empêcher qu'on ne
les ſoupçonnât. Madame de Cle-
ves confentit volontiers à paffer
quelques jours chez elle , pour ne
DE CUEVES . 85
1
point aller dans un lieu où Mon-
ſieur de Nemours ne devoit pa
être , & il partitſans avoir leplaiſir
de ſçavoir qu'elle n'iroit pas.
Il revint le lendemain du bal ,
& ſçut qu'elle ne s'y étoit pas trou
vée ; mais comme il ne ſçavoit
pas que l'on eût redit devant elle
la converſation de chez le Roi
Dauphin , il étoit bien éloigné
de croire qu'il fût affez heureux
pour l'avoir empêché d'y aller,
Le lendemain comme il étoit
chez la Reine , & qu'il parloit à
Madame la Dauphine , Madame
de Chartres & Madame de Cle-
ves y vinrent , & s'approcherent
de cette Princeſſe. Madame de
Cleves étoit un peu négligée ,
comme une perſonne qui s'étoit
trouvée mal , mais fon viſage ne
répondoit pas à fon habillement,
Vous voilà ſibelle , lui dit Mada-
me la Dauphine , que je ne ſcau-
rois croire que vous ayez été ma-
lade. Je pense que Monfieur le
86 LA PRINCESSE
Prince de Condé en vous con-
tant l'avis de Monfieur de Ne-
mours ſur le bal , vous a perfua-
dée que vous feriez une faveur au
Maréchal de ſaint André , d'aller
chez lui, & que c'eſt ce qui vous a
empêchée d'y venir. Madame de
Cleves rougit , de ce que Mada-
me la Dauphine devinoit ſi juſte ,
& de ce qu'elle diſoit devant
Monfieur de Nemours ce qu'elle
avoit deviné.
Madame de Chartres vit dans
ce moment pourquoi ſa fille n'a-
voit pas voulu aller au bal ; &
pour empêcher que Monfieur de
Nemours ne lejugeât auſſi - bien
qu'elle , elle prit la parole avec un
airqui ſembloit être appuyé ſur la
vérité. Je vous aſſure , Madame ,
dit-elle à Madame la Dauphine ,
que votre Majeſté fait plus d'hon-
neur à ma fille qu'elle n'en mé-
rite. Elle étoit véritablement ma-
lade ; mais je crois que ſije ne l'en
euſſe empêchée , elle n'eût pas
DE CLEVES . 87
laiſffé de vous ſuivre & de ſe mon-
trer auſſi changée qu'elle étoit ,
pour avoir le plaiſir de voir tout
ce qu'il y a eu d'extraordinaire
au divertiſſement d'hier au foir.
Madame la Dauphine crut ce que
diſoit Madame de Chartres ;
Monfieur de Nemours fut bien
fâché d'y trouver de l'apparence :
néanmoins la rougeur de Mada-
me de Cleves lui fit ſoupçonner
que ce que Madame la Dauphi-
ne avoit dit , n'étoit pas entiere-
ment éloigné de la vérité. Ma-
dame de Cleves avoit d'abord été
fâchée que Monſieur de Nemours
eût eu lieu de croire que c'étoit
lui qui l'avoit empêchée d'aller
chez leMaréchal de faint André ;
mais enſuite elle ſentit quelque
eſpece de chagrin , que ſa mere
lui en eût entierement ôté l'opi-
nion.
Quoique l'Aſſemblée de Cer-
camp eût été rompue , les nego-
L
ciations pour la Paix avoient tou-
:
88 LA PRINCESSE
jours continué , & les choſes s'y
diſpoſerent d'une telle ſorte , que
fur la fin de Février on ſe raſſem-
bla à Château - Cambreſis . Les
mêmes Députés y retournerent ,
& l'absence du Maréchal de ſaint
Andrédéfit Monfieurde Nemours,
du Rival qui lui étoit plus redou-
table , par l'attention qu'il avoit à
obſerver ceux qui approchoient
Madame de Cleves , que par le
progrès qu'il pouvoit faire auprès
d'elle.
Madame de Chartres n'avoit
pas voulu laiſſer voir à ſa fille ,
qu'elle connoiſſoit ſes ſentimens
pour ce Prince , de peur de ſe
rendre ſuſpecte ſur les choſes
qu'elle avoit envie de lui dire.
Elle ſe mit un jour à parler de
lui , elle lui en dit du bien , &
y mêla beaucoup de louanges
empoisonnées , ſur la ſageſſe qu'il
avoit d'être incapable de devenir
amoureux , & fur ce qu'il ne ſe
faiſoit qu'un plaifir , & non pas
un
DE CLEVE'S . 89
un attachement ferieux du com-
merce des femmes. Ce n'eſt pas ,
ajoûta - t'elle , que l'on ne l'ait
ſoupçonné d'avoir une grande
paffion pour la Reine Dauphine ;
je vois même qu'il y va très-fou-
vent, & je vous conſeille d'éviter
autant que vous pourrez de lui
parler , & fur-tout en particulier ,
parce que Madame la Dauphine
vous traitant comme elle fait , on
diroit bien - tôt que vous êtes leur
confidente , & vous fçavez com-
bien cette réputation eſt déſagréa-
ble. Je ſuis d'avis ‫د‬ ſi ce bruit
continue , que vous alliez un peu
moins chez Madame laDauphine,
afinde ne vous pas trouver mêlée
dans des avantures de galante-
rie.
Madame de Cleves n'avoit ja-
mais oui parler de Monfieur de
Nemours & de Madame la Dau-
phine : elle fut ſi ſurpriſe de ce
que lui dit ſa mere , & elle crut
fi bien voir combien elle s'étoit
Tame I
१० LA PRINCESSE
trompée dans tout ce qu'elle avoit
penſé des ſentimens de ce Prince ,
qu'elle en changea de viſage. Ma-
dame de Chartres s'en apperçut :
il vint dumonde dans ce moment ,
Madame de Cleves s'en alla chez
elle , & s'enferma dans ſon cabi-
ner .

L'on ne peut exprimer la dou-


leur qu'elle fentit , de connoître
par ce que lui venoit de dire ſa
mere , l'intérêt qu'elle prenoit à
Monfieur de Nemours : Elle n'a-
voitencore ofé ſe l'avouer à elle-
même. Elle vit alors que les fenti-
timens qu'elle avoit pour lui ,

étoient ceux que Monfieur de


Cleves lui avoit tant demandés ;
elle trouva , combien il étoit hon-
teux de les avoir pour un autre ,
que pour un mari qui les méri-
toit. Elle fe fentit bleſſée & em-
baraffée de la crainte queMon-
fieur de Nemours ne la voulût
faire fervir deprétexte à Madame
la Dauphine , & cette penſée la
DE CLEVES 91
détermina à conter à Madame de
Chartres ce qu'elle ne lui avoit
point encore dit.
Elle alla le lendemain matin
dans ſa chambre pour exécuter
ce qu'elle avoit réſolu ; mais elle
trouva que Madame de Chartres
avoit un peu de fiévre , de forte
qu'elle ne voulut pas lui parler.
Ce mal paroiſſoit néanmoins fi
peu de choſe , que Madame de
Cleves ne laiſſa pas d'aller l'après-
dînée chez Madame la Dauphi-
ne : Elle étoit dans ſon cabinet
avec deux ou trois Dames qui
étoient le plus avant dans fa fa-
miliarité. Nous parlions de Mon-
ſieur de Nemours , lui dit cette
Reine en la voyant , & nous ad-
mirions combien il eſt changé
depuis fon retour de Bruxelles :
devant que d'y aller il avoit un
nombre infini de maîtreſſes , &
c'étoit même un défaut en lui ,
car il ménageoit également celles
qui avoient du mérice , & celles
Hij
92 LA PRINCESSE
qui n'en avoient pas ; depuis qu'il
eft revenu , il ne reconnoît ni les
unes , ni les autres , il n'y ajamais
eu un ſi grand changement ; e
trouve même qu'il y en a dans fon
humeur , & qu'il eſt moins gai
quede coutume.
Madame de Cleves ne répon-
ditrien ,& elle penſoit avec hon-
re , qu'elle auroit pris tout ce que
Pon diſoit du changement de ce
Prince , pour desmarques de ſa
paffion,fi elle n'avoit point été
détrompéc. Elle fe fentoit quel-
que aigreur contre Madame la
Dauphine , de lui voir chercher
desraifons,& s'étonner d'une cho-
fe dont apparemment elle fçavoit
mieux la vérité que perfonne.
Elle ne put s'empêcher de lui en
témoigner quelque chofe ; &
comme les autres Dames s'éloi-
gnerent , elle s'approcha d'elle
& lui dit tout bas : eft - ce auffi
jour moi , Madame , que vous
verez de parler,& voudriez-vous
DE CLEVES . 93
me cacher que vous fuffiez celle
qui a fait changer de conduite à
Monfieur de Nemours ?Vous êtes
injuſte , lui dit Madame la Dau-
phine ; vous fçavez que je n'ai
rien de caché pour vous. Il eſt
vrai que Monfieur de Nemours ,
devant que d'aller à Bruxelles , a
eu, je croi, intention de me laiſſer
entendre qu'il ne me haïfſoit pas ;
mais depuis qu'il eſt revenu , il ne
m'a pas même paru qu'il ſe ſou-
vînt des chofes qu'il avoit faites :
& j'avoue que j'ai de la curioſité
de ſçavoir ce qui l'a fait changer,
Il fera bien difficile que je ne le
démêle , ajoûra-t'elle ; le Vidame
de Chartres qui eſt ſon ami in-
time , eft amoureux d'une perſon
ne fur qui j'ai quelque pouvoir ,
& je ſçaurai par ce moyen ce qui
a fait ce changement. Madame
la Dauphine parla d'un air qui
perfuada Madame de Cleves , &
elleſe trouva malgré elle dans un
état plus calme & plus doux , que
94 LA PRINCESSE
celui où elle étoit auparavant.
Lorſqu'elle revint chez fa me-
re , elle ſçut qu'elle étoit beau-
coup plus mal qu'elle ne l'avoit
laiſſée. La fiévre lui avoit redou-
blé, & les jours fuivans elle aug-
menta de telle forte , qu'il parut
que ce ſeroit une maladie con-
ſiderable . Madame de Cleves
étoit dans une affliction extrême ,
elle ne fortoit point de la cham-
bre de famere; Monfieur de Cle-
ves y paſſoit auſſi preſque tous les
jours ,& par l'intérêt qu'il prenoit
à Madame de Chartres , & pour
empêcher ſa femme des'abandon-
ner à la triſteſſe , mais pour avoir
auſſi le plaifirde la voir; ſa paſſion
n'étoit point diminuée.
Monfieur de Nemours qui avoit
toujours eu beaucoup d'amitié
pour lui , n'avoit ceſſé de lui en
témoigner depuis fon retour de
Bruxelles. Pendant la maladie de
Madame de Chartres , ce Prince
trouvale moyen de voir pluſieurs
DE CLEVES. 95
fois Madame de Cleves , en fai-
fant ſemblant de chercher fon
mari , ou de le venir prendre pour
le mener promener. Il le cher-
choit même à des heures où il
ſçavoit bien qu'il n'y étoit pas , &
ſous le prétexte de l'attendre , il
demeuroit dans l'antichambre de
Madame de Chartres, où il yavoit
toujours pluſieurs perſonnes de
qualité. Madame de Cleves y ve-
noit ſouvent , & pour être affligée
elle n'en paroiſſoit pas moins bel-
le à Monfieur de Nemours. Il lui
faiſoit voir combien il prenoit
d'intérêt à ſon affliction , & il lui
en parloit avec un air fi doux & fi
foumis , qu'il la perfuadoit aifé-
ment que ce n'étoit pas de Ma-
dame la Dauphine dont il étoit
amoureux .
Elle ne pouvoit s'empêcher
d'être troublée de ſa vûe , & d'a-
voir pourtant du plaiſir à le voir ;
mais quand elle ne le voyoit plus ,
& qu'elle penſoit que ce charme
96 LA PRINCESSÉ
qu'elle trouvoit dans ſa vûe , étoit
le commencement des paflions ,
il s'en falloit peu qu'elle ne crût le
haïrpar ladouleur que lui donnoit
cette penſée.
Madame de Chartres empira fi
confiderablement , que l'on com-
mença à déſeſperer de ſa vie ; elle
reçut ce que les Medecins lui
dirent du péril où elle étoit , avec
un couragedigne de ſa vertu &
de ſa pieté. Après qu'ils furent
fortis , elle fit retirer tout le mon-
de , & appeller Madame de Cle-
ves.

Il faut nous quitter , ma fille ,


luidit-elle ,enluitendantla main ;
le peril où je vous laiffe , & le
beſoin que vous avez de moi ,
augmentent le déplaifir que j'aide
vous quitter. Vous avez de l'in-
clination pour Monfieur de Ne-
mours ; je ne vous demande point
de me l'avouer : Je ne fuis plus en
état de me fervir de votre fincé-
rité pour vous conduire. Ilyadéja
long-temps
DE CLEVES . 97
long - temps que je me fuis ap-
perçûe de cette inclination ; mais
je ne vous en ai pas voulu parler
d'abord , de peur de vous en faire
appercevoir vous-même. Vous ne
la connoiſſez que trop préſente-
ment , vous êtes fur le bord du
précipice : il faut de grands efforts
&de grandes violences pour vous
retenir. Songez ce que vous vous
devez à votremari , fongez ce que
vous vous devez à vous-même , &
penſez que vous allez perdre cette
réputation que vous vous êtes
acquiſe, & que je vous ai tant fou-
haitée. Ayez de la force & du
courage , ma fille , retirez-vous de
la Cour , obligez votre mari de
vous emmener ; ne craignez point
de prendre des partis trop rudes
& trop difficiles , quelqu'affreux
qu'ils vous paroiſſent d'abord , ils
feront plus doux dans les ſuites ,
que les malheurs d'une galante-
rie. Si d'autres raiſons que celles
de la vertu & de votre devoir vous
I
Tome1.
LA PRINCESSE
98
pouvoient obliger à ce queje fou-
haite , je vous dirois que ſi quel-
que choſe étoit capable de trou-
bler le bonheur que j'eſpere en
fortant de ce monde , ce ſeroit
de vous voir tomber comme les
autres femmes ; mais ſi ce malheur
vous doitarriver , je reçois la mort
avec joye , pour n'en être pas le
témoin,
Madame de Cleves fondoit en
larmes ſur la main de ſa mere ,
qu'elle tenoit ferrée entre les
fiennes , & Madame de Chartres
ſe ſentant touchée elle - mème ;
Adieu , ma fille , lui dit-elle , fi-
niſſons une converſation qui nous
attendrit trop l'une & l'autre , &
ſouvenez -vous , ſi vous pouvez ,
de tout ce que je viens de vous
dire .
Elle ſe tourna de l'autre côté
en achevant ces paroles , & com-
manda à ſa fille d'appeller ſes
femmes ſans vouloir l'écouter ,
ni parler davantage . Madame de
DE CLEVES . 99
Cleves fortit de la chambre de fa
mere en l'état que l'on peut s'i-
maginer , & Madame de Chartres
ne fongea plus qu'à ſe préparer à
la mort. Elle vécut encore deux
jours , pendant leſquels elle ne
voulut plus revoir ſa fille , qui
étoit la feule choſe à quoi elle ſe
fentoit attachée.
Madame de Cleves étoit dans
une affliction extrême ; ſon mari
ne la quittoit point , & fi - tôt que
Madame de Chartres fut expirée,
il l'emmena à la campagne , pour
l'éloigner d'un lieu qui ne faiſoit
qu'aigrir ſa douleur. On n'en a
jamais vû de pareille , quoique
la tendreſſe & la reconnoiſſance
y euſſent la plus grande part ; le
beſoin qu'elle fentoit qu'elle avoit
de fa mere pour ſe défendre con-
tre Monfieur de Nemours , ne
laiſſoit pas d'y en avoir beaucoup.
Elle ſe trouvoit malheureuſe d'ê-
tre abandonnée à elle-même , dans
un temps où elle étoit ſi peu maî
I ij
100 LA PRINCESSE
treſſe de ſes ſentimens , & où elle
eûttant ſouhaité d'avoir quelqu'un
qui pût la plaindre & lui donner
dela force. La maniere dont Mon-
ſieur de Cleves en uſoit pour elle ,
lui faifoit ſouhaiter plus fortement
que jamais , de ne manquer à rien
de ce qu'elle lui devoit. Elle lui
témoignoit auſſi plus d'amitié &
plus de tendreſſe qu'elle n'avoit
encore fait , elle ne vouloit point
qu'il la quittật , & il lui ſembloit
qu'à force de s'attacher à lui , il la
défendoit contre Monfieur de
Nemours,
Ce Prince vint voir Monfieur
deCleves à la campagne , il fit ce
qu'il pût pour rendre auſſi une vi-
lite à Madame de Cleves ; mais
ellenelavoulut point recevoir , &
ſentant bien qu'elle ne pouvoit
s'empêcher de le trouver aimable ,
elle avoit fait une forte réſolution
de s'empêcher de le voir , & d'en
éviter toutes les occaſions qui dé-
pendroient d'elle.
DE CLEVES . 101
Monfieur de Clevesvint à Pa-
ris pour faire ſa Cour , & promit
à ſa femme de s'en retourner le
lendemain , il ne revint néan-
moins que le jour d'après. Je vous
attendis tout hier , lui dit Mada-
me de Cleves lorſqu'il arriva ;
& je vous dois faire des reproches
de n'être pas venu comme vous
me d'aviez promis. Vous ſçavez
que ſi je pouvois ſentir une nou-
velle affliction en l'état où je ſuis ,
ce feroit la mort de Madame de
Tournon , que j'ai appriſe ce ma-
tin : j'en aurois été touchée quand
je ne l'aurois point connue ; c'eſt
toujours une chofe digne de pi-
tié, qu'une femme jeune & belle
comme celle - là foit morte en
deux jours; mais de plus , c'étoit
une des perſonnes du monde qui
me plaiſoit davantage , & qui pa-
roiſſoit avoir autant de ſageſſe &
demérite.
Je fus très-fâché de ne pas re-
venir hier , répondit Monfieur de
I iij
102 LA PRINCESSE
Cleves , mais j'étois ſi néceſſaire
à la confolation d'un malheureux ,
qu'il m'étoit impoſſible de le quit-
ter. Pour Madame de Tournon ,
je ne vous confeille pas d'en être
affligée , ſi vous la regretez comme
une femme pleine de ſageſſe , &
digne de votre eſtime. Vousm'é-
tonnez ,reprit MadamedeCleves,
&je vous ai oui dire pluſieurs fois ,
qu'il n'y avoit point de femme à la
Cour que vous eſtimaſſiez davan-
tage. Il est vrai , répondit-il , mais
les femmes font incomprehenfi-
bles ; & quandje les vois toutes ,
je me trouve fi heureux de vous.
avoir , que je ne ſçaurois affez ad-
mirer mon bonheur. Vous m'eſti-
mez plus que je ne vaux , repliqua
Madame de Cleves en ſoupirant ,
& il n'eſt pas encore tems de me
trouver digne de vous. Apprenez-
moi , je vous en ſupplie , ce qui
vous a détrompé de Madame de
Tournon. Il y a long - tems que
je le fuis , repliqua - til, & que je
DE CLEVES . 103
ſçai qu'elle aimoit le Comte de
Sancerre àqui elledonnoit des ef-
perances de l'épouſer. Je ne ſcau-
rois croire , interrompit Madame
de Cleves , que Madame de Tour-
non après cet éloignement ſi ex-
traordinaire qu'elle a témoigné
pour le mariage depuis qu'elle eſt
veuve , & après les déclarationis
publiques qu'elle a faites, de ne ſe
remarier jamais , ait donné des
efperances à Sancerre Si elle n'en
eût donné qu'à lui , repliquaMon-
ſieur de Cleves , il ne faudroit pas
s'étonner ; mais ce qu'il y a de
furprenant , c'eſt qu'elle en don-
noit auſſi à Eſtouteville dans le
même tems : & je vais vous ap-
prendre toute cette hiſtoire.

Fin de lapremierePartic.

I iiij
104 LA PRINCESSE

LA

PRINCESSE
DE

CLEVES .
SECONDE PARTIE.
Ous
Vy a entreſçavez l'amitié qu'il
Sancerre & moi ;
néanmoins il devint amoureux de
Madame de Tournon il y a en-
viron deux ans , & me le cacha
avec beaucoup de foin , auſſi-
bien qu'à tout le reſte du mon-
de ; j'étois bien éloigné de le
ſoupçonner. Madame de Tour-
non paroiſſoit encore inconfola-
ble de la mort de ſon mari , &
vivoit dans une retraite auftere.
La fœur de Sancerre étoit quaſi
DE CLEVES . 105
la ſeule perſonne qu'elle vit , &
c'étoit chez elle qu'il en étoit de-
venu amoureux .

Un ſoir qu'il devoit y avoir une


Comédie au Louvre , & que l'on
n'attendoit plus que le Roi &Ma-
dame de Valentinois pour com-
mencer , l'on vint dire qu'elle s'é-
toit trouvée mal , & que le Roi ne
viendroit pas. On jugea aiſément
que le mal de cette Ducheſſe étoit
quelque démêlé avec le Roi : Nous
fçavions les jalouſies qu'il avoit
eues du Maréchal de Brifac pen-
dantqu'il avoit été à la Cour , mais
il étoit retourné en Piemont de-
puis quelques jours , & nous ne
pouvions imaginer le ſujet decette
brouillerie.
Comme j'en parlois avec San-
cerre , Monfieur d'Anville arriva
dans la Salle , & me dit tout bas ,
que le Roi étoit dans une afflic-
tion & dans une colere qui faiſoit
pitié , qu'en un raccommodement
qui s'étoit fait entre lui & Mada
106 LA PRINCESSE
me de Valentinois , ily avoitquel-
ques jours , fur des démêlés qu'ils
avoient eus pour le Maréchal de
Brifac , le Roi lui avoit donné
une bague , & l'avoit priée de la
porter ; que pendant qu'elle s'ha-
billoit pour venir à la Comédie ,
il avoit remarqué qu'elle n'avoit
point cette bague , & lui en avoit
demandé la raiſon ; qu'elle avoit
paru étonnée de ne la pas avoir ,
qu'elle l'avoit demandée à ſes fem-
mes , leſquelles par malheur , ou
fauted'êtrebien inſtruites ,avoient
répondu qu'il y avoit quatre ou
cinq jours qu'elles ne l'avoient
vûe.
Ce tems eſt précisément celui
dudépart du Maréchal de Briſac ,
continua M. d'Anville , le Roi
n'a point douté qu'elle ne lui ait
donné la bague , lui diſant adieu.
Cette penſée a réveillé ſi vive-
menttoute cette jalouſie , qui n'é-
toit pas encore bien éteinte , qu'il
s'eſtemporté contre ſon ordinai-
DE CLEVES . 107
re , & lui a fait mille reproches.
Il vient de rentrer chez lui très-
affligé , mais je ne ſçai s'il l'eſt da-
vantage de l'opinion queMadame
de Valentinois a ſacrifié ſa bague ,
quede la crainte de lui avoir dé-
plu par ſa colere..
Si-tôt que Monfieur d'Anville
eutachevédeme conter cette nou-
velle , je me rapprochai de San-
cerre pour la lui apprendre ; je la
lui dis comme un fecret que l'on
venoit de me confier , & dont je
lui défendois de parler.
Le lendemain matin j'allai d'af-
ſez bonne heure chez ma belle-
fœur , je trouvai Madame de
Tournon au chevet de fon lit , elle
n'aimoit pas Madame de Valenti-
nois , & elle ſçavoit bien que ma
belle-fœur n'avoit pas ſujet de s'en
louer , Sancerre avoit été chez elle
au fortir de la Comédie. Il lui
avoit appris la brouillerie du Roi
avec cette Ducheſſe , & Mada-
me de Tournon étoit venue la
108 LA PRINCESSE
conter à ma belle-ſœur , ſans ſça-
voir ou fans faire réflexion que c'é-
toit moi qui l'avoit appriſe à fon
Amant .
Si - tôt que je m'approchai de
ma belle-fœur , elle dit à Madame
de Tournon , que l'on pouvoit me
confier ce qu'elle venoit de lui
dire , & fans attendre la permif-
fion de Madame de Tournon elle
me conta mot pour mot tout ce
que j'avois dit à Sancerre le ſoir
précédent. Vous pouvez juger
comme j'en fus étonné. Je regar-
dai Madame de Tournon , elle
me parut embaraſſée Son emba-
ras me donna du ſoupçon ; je n'a-
vois dit la choſe qu'à Sancerre , il
m'avoit quitté au fortir de la Co-
médie ſans m'en dire la raiſon;je
me ſouviens de lui avoir oui ex-
trêmement louer Madame de
Tournon . Toutes ces choſes m'ou-'
vrirent les yeux , & je n'eus pas
de peine à démêler qu'il avoit
une galanterie avec elle , & qu'il
DE CLÉVES. 109
l'avoit vûe depuis qu'il m'avoit
quitté.
Je fus ſi piqué de voir qu'il me
cachoit cette avanture , que je dis
pluſieurs choſes qui firent con-
noître à Madame de Tournon
l'imprudence qu'elle avoit faite ;
je la remis àſon caroſſe , & je l'af-
furai en la quittant , quej'enviois
le bonheur de celui qui lui avoit
appris la brouillerie du Roi & de
Madame de Valentinois.
Je m'en allai à l'heure même
trouver Sancerre , je lui fis des
reproches , & je lui dis que je ſça-
vois ſa paſſion pour Madame de
Tournon , ſans lui dire comment
je l'avois découverte : Il fut con-
traint de me l'avouer , je lui con-
rai enſuite ce qui me l'avoit ap-
priſe , & il m'apprit auſſi le détail
de leur avanture ; il me dit que
quoiqu'il fût cadet de ſa maiſon ,
& très-éloigné de pouvoir préten-
dre un auſſibon parti , que néan-
moins elle étoit réſolue de l'épou
110 LA PRINCESSE
ſer. L'on ne peut être plus ſurpris
que je le fus. Je dis à Sancerre de
preſſer la concluſionde ſon ma-
riage , & qu'il n'y avoit rien qu'il
ne dût craindre d'une femme qui
avoitl'artifice de foutenir aux yeux
du public , un perſonnage ſi éloi-
gné de la vérité. Il me répondit
qu'elle avoit été véritablement
affligée ; mais que l'inclination
qu'elle avoit eue pour lui avoit
furmonté cette affliction , & qu'el-
le n'avoit pû laiſſer paroître tout
d'un coup un ſi grand change--
ment. Il me dit encore pluſieurs
autres raiſons pour l'excufer , qui
me firent voir à quel point il en
étoit amoureux : Il m'aſſura qu'il
la feroit confentir que je ſcuſſe la
paſſion qu'il avoit pour elle , puis
qu'auſſi - bien c'étoit elle - même
qui me l'avoit appriſe. Il ly obli-
gea en effet , quoi qu'avec beau-
coup de peine , & je fus en-
ſuite très - avant dans leur confi-
dence.
DE CLEVES. III

Je n'ai jamais vû une femme


avoir une conduite ſi honnête & fi
agréable à l'égard de fon Amant;
néanmoins j'étois toujours choqué
de fon affectation à paroître en-
core affligée. Sancerre étoit fi
amoureux , & fi content de la
maniere dont elle en uſoit pour
lui , qu'il n'oſoit quaſi la preſſer
deconclure leurmariage , de peur
qu'elle ne crût qu'il le fouhaitoit
plutôt par intérêt , que par une
véritable paſſion. Il lui en parla
toutefois , & elle lui parut réſo-
lue à l'époufer ; elle commença
même à quitter cette retraite où
elle vivoit , & à ſe remettre dans
le monde : Elle venoit chez ma
belle -fœur à des heures où une
partie de laCours'ytrouvoit.San-
cerre n'y venoit que rarement ,
mais ceux qui y étoient tous les
foirs , & qui l'y voyoientſouvent ,
latrouvoient très-aimable .
Peu de tems après qu'elle eut
commencé à quitter la folitude ,
112 LA PRINCESSE
Sancerre crut voir quelque refroi-
diſſement dans la paſſion qu'elle
avoit pour lui. Il m'en parla plu-
ſieurs fois , ſans que je fiſſe aucun
fondement ſur ſes plaintes : mais
à la fin , comme il me dit qu'au
lieu d'achever leur mariage elle
ſembloit l'éloigner , je commen-
çai à croire qu'il n'avoit pas de
tort d'avoir de l'inquiétude : Je
lui répondis que quand la paſſion
de Madame de Tournon dimi-
nueroit après avoirduré deux ans ,
il ne faudroit pas s'en étonner ;
que quand même ſans être di-
minuée elle ne ſeroit pas aſſez
forte pour l'obliger à l'époufer ,
qu'il ne devroit pas s'en plaindre ;
que ce mariage à l'égard du pu-
blic , lui feroit un extrême tort ,
non -feulement parce qu'il n'étoit
pas un affez bon parti pour elle ,
mais par le préjudice qu'il appor-
teroit à ſa réputation : qu'ainſi
tout ce qu'il pouvoit ſouhaiter ,
étoit qu'elle ne le trompât point
&
DE CLEVES .
113
& qu'elle ne lui donnât pas de
fauſſes eſperances. Je lui dis er-
core , que fi elle n'avoit pas la
force de l'épouſer , ou qu'elle lui
avouât qu'elle en aimoit quelque
autre , il ne falloit point qu'il
s'emportât , ni qu'il ſe plaignit ;
mais qu'il devroit conſerver pour
elle de l'eſtime & de la reconnoif-
fance.
Je vous donne , lui dis-je , le
conſeil que je prendroispourmoi-
même ; car la fincérité me touche
d'une telle forte , que je crois que
fi ma Maîtreffe , & même ma fem-
me , m'avouoit que quelqu'un lui
plût , j'en ferois affligé ſans en être
aigri. Je quitterois le perfonnage
d'amant ou de mari , pour la con-
feiller & pour la plaindre.
Ces paroles firent rougir Ma-
dame de Cleves , & elle y trouva
un certain rapport avec l'état οù
:
elle étoit, qui la furprit, & qui
lui donna un trouble , dont elle .
fut long-temsà fe remeture.
Tome I. K
114 LA PRINCESSE
Sancerre parla, à Madame de
Tournon , continua Monfieur de
Cleves , il lui dit tout ce que je
lui avois conſeillé , mais elle le
rafſura avec tant de foin , & pa-
rut ſi offenfée de ſes ſoupçons ,
qu'elle les lui ôta entierement.
Elle remit néanmoins leur maria-
ge après un voyage qu'ilalloit fai-
re , & qui devoit être affez long :
maiselle fe conduiſit fibien juſqu'à
fon départ , & en parut ſi affligée,
que je crûs auſſi-bien que lui qu'el-
le l'aimoit véritablement. Il par-
tit il y a environ trois mois : pen-
dant fon abfence j'ai peu vû Ma-
dame de Tournon , vous m'avez
entierement occupé , & je ſçavois
feulement qu'il devoit bien-tôt re-
venir..
Avanthier en arrivant à Paris ,
j'appris qu'elle étoit morte ; j'en-
voyai ſçavoir chez lui ſi on n'a-
voit point eu de ſes nouvelles ,
on me in rda qu'il étoit arrivé
dès, la veille ,, qui étoit précilé
DE CLEVES. 115
ment le jour de la mort de Ma-
dame de Tournon. J'allai le voir
à l'heure même , me doutant bien
de l'état où je le trouverois :
mais fon affliction paſſoit de
beaucoup ce que je m'en étois
imaginé.
Je n'ai jamais vű une douleur
ſi profonde & fi tendre ; dès le
moment qu'il me vit , il m'em-
braſſa fondant en larmes : Je ne
la verrai plus , me dit-il , je ne la
verraiplus , elle eſt morte , je n'en
étois pas digne , mais je la ſuivrai
bien-tôt..
Après cela il ſe tût , & puis de
tems en tems , rediſant tou-
jourselle eſt morte , & je ne la
verrai plus , il revenoit aux criss
& aux larmes , &demeuroit com-
meun homme qui n'avoit plus de
raifon. Il me dit qu'il n'avoit pas
reçu ſouvent de ſes Lettres pen-
dant fon abfence ; mais qu'il ne
s'en étoit pas étonné , parce qu'ill
la connoiffoit, & qu'il fçavoit la
Kij
116 LA PRINCESSE
peine qu'elle avoit à hazarder fes
Lettres. Il ne doutoit point qu'il
ne l'eût épousée à fon retour , il
la regardoit comme la plus aima-
ble & la plus fidéle perſonne qui
eût jamais été ; il s'en croyoit ten-
drement aimé , il la perdoit dans
le moment qu'il penſoit s'attacher
à elle pour jamais. Toutes ces.
penſées te plongeoient dans une
affliction violente , dont il étoit
entierement accablé , & j'avoue
que je ne pouvois m'empêcher
d'en être touché..
Je fus néanmoins contraint de
le quitter pour aller chez le Roi ,
je lui promis que je reviendrois
bien-têt. Je revins en effet , & je
ne fus jamais fi furpris , que de le
trouver tout different de ceque je
l'avois quitté. Il étoit debout dans
fa chambre avec un viſage furieux,
marchant & s'arrêtant, comme
s'il eût été- hors de lui - même..
Venez, venez , me dit-il , venez,
voir l'homme du monde le plus,
DE CLEVES. 117
déſeſperé,je ſuis plus malheureux
mille fois que je n'étois tantôt , &
cequeje viensd'apprendre de Ma-
dame de Tournon eſt pire que ſa
mort .

Je crus que la douleur le trou-


bloit entierement , & je ne pou-
vois m'imaginer qu'il y eût quel-
que chofe de pire que la mort
d'une Maîtreſſe que l'on aime ,
& dont on eſt aimé. Je lui dis
que tant que fon affliction avoit
eu des bornes , je l'avois approu-
vée , & que j'y étois entré), mais
que je ne le plaindrois plus s'il
s'abandonnoit au déſeſpoir , & s'il
perdoit la raifon. Je ſerois trop
heureux de l'avoir perdue , & la
vie aufſi , s'écria-t'il : Madame de
Tournon m'étoit infidéle , & j'ap-
prens fon infidélité & fa tra-
hiſon le lendemain que j'ai ap-
pris ſa mort , dans un tems où
mon ame eft remplie & pénetrée
de la plus vive douleur & de la
plus tendre amour que l'on air ja
118 LA PRINCESSE
mais ſentie : Dans un tems où ſon
idée est dans mon cœur comme la
plus parfaite choſe qui aitjamais
été , & la plus parfaite à mon
égard ; je trouve que je me ſuis
trompé , & qu'elle ne mérite pas
que je la pleure ; cependant j'ai la
même affliction de fa mort , que
ſi elle m'étoit fidéle , & je ſens
fon infidélité comme fi elle n'étoit
point morte. Si j'avois appris fon
changementdevant ſa mort , laja-
louſie, lacolere , larage m'auroient
rempli & m'auroient endurci en
quelque forte contre la douleur de
ſa perte ; mais je ſuis dans un état
oùje ne puis ni m'enconſoler nila
hair.
Vous pouvezjuger ſi je fus fur-
prisde ceque me difoit Sancerre;
je lui demandai comment il avoit
ſçû ce qu'il venoit de me dire. Il
me conta qu'un moment après
que j'étois forti de ſa chambre ,
Eſtoutevi equi eſt ſon ami intime,;
mais qui ne içavoit rien de foni
DE CLEVES . 119
amour pourMadame de Tournon,
l'étoit venu voir ; que d'abord
qu'il avoit été affis , il avoit com-
mencé à pleurer , & qu'il lui avoit
ditqu'illui demandoit pardon de
lui avoir caché ce qu'il lui alloit
apprendre ; qu'il le prioit d'avoir
pitié de lui ; qu'il venoit lui ou-
vrir ſon cœur , & qu'il voyoit
Thomme du monde le plus affligé
de la mort de Madame de Tour-
non.

Ce nom , medit Sancerre , m'a


tellement ſurpris , que quoique
mon premier mouvement ait été
de lui dire que j'en étois plus af-
fligé que lui , je n'ai pas eu néan-
moins la force de parler. Il a con-
tinué , & m'a dit qu'il étoit amou-
reux d'elle depuis fix mois , qu'il
avoit toujours voulu me le dire ,
mais qu'elle le lui avoit défendu
expreffément , & avec tant d'au-
torie , qu'il n'avoit ofé lui défo-
bar ; qui lui avoit plu. quafi
dans le neme tems qu'il l'avoit
120 LA PRINCESSE
aimé , qu'ils avoient caché leur
paſſion à tout le monde ; qu'il
n'avoit jamais été chez elle pu-
bliquement , qu'il avoit eu le plai-
fir de la conſoler de la mort de
fon mari : & qu'enfin il l'alloit
épouſer dans le tems qu'elle étoit
morte , mais que ce mariage ,
qui étoit un effet de paffion , au-
roit paru un effet de devoir & d'o-
béiſſanee ;qu'elle avoit gagné fon
pere pour fe faire commander de
l'époufer , afin qu'il n'y eût pas un
trop grand changement dans fa
conduite , qui avoit été ſi éloignée
de fe remarier.
Tant qu'Eſtoutevillem'a parlé ,
me dit Sancerre , j'y ai ajouté foi
àſes paroles,parce quej'y ai trouvé
de la vrai - femblance , & que le
tems où il m'a dit qu'il avoit
commencé à aimer Madame de
Tournon eſt précisément celui
où elle m'a paru changée ; mais
un moment après je l'ai crû un
menteur , ou du moins un viſion-
naire
DE CLEVÉS . 121

naire : j'ai été prêt à le lui dire ,


j'ai pensé enſuite à vouloir m'é-
claircir , je l'ai queſtionné , je lui
ai fait paroître des doutes : enfin
j'ai tant fait pour m'aſſurer de
mon malheur , qu'il m'a demandé
ſi je connoiſſois l'écriture de Ma-
dame de Tournon , il a mis fur
mon lit quatre de ſes Lettres &
fon portrait : mon frere eſt entré
dans ce moment . Eftouteville
avoit le viſage ſi plein de larmes ,
qu'il a été contraint de fortir
pour ne ſe pas laiſſer voir ; ilm'a
dit , qu'il reviendroit ce foirre-
querir ce qu'il me faisoit , & moi
je chaſſai mon frere , fur le pré-
texte de me trouver mal , par l'im-
patience de voir ces Lettres que
l'on m'avoit laiſſées , & eſperant
- d'y trouver quelque choſe qui ne
me perfuaderoit pas tout ce qu'E-
touteville venoit de me dire. Mais
helas ! que n'y ai-je pointtrouvé ?
Quelle tendreſſe , quels fermens ,
quelles aſſurances de l'époufer ,
Tome I. L
122 LA PRINCESSE
quelles Lettres ? Jamais elle ne
m'en a écrit de ſemblables . Ainsi ,
ajouta - t'il , j'éprouve à la fois la
douleur de la mort , & celle de
l'infidelité ; ce ſont deux maux
quel'on a ſouvent comparez , mais
qui n'ont jamais été ſentis en mê-
me-tems par la même perſonne.
J'avoue à ma honte , que je fens
encore plus ſa perte que ſon chan-
gement ; je nepuis la trouver aſſez
coupable pour conſentir aſa mort.
Si elle vivoit , j'aurois le plaiſir
&
de lui faire des reproches ,
de me venger d'elle , en lui fai-
ſant connoître ſon injustice ;
mais je ne la verrai plus , repre-
noit-il , je ne la verrai plus ; ce
mal eſt le plus grand de tous les
maux : Je souhaiterois de lui
rendre la vie aux dépens de la
mienne . Quel ſouhait ! ſi elle re-
venoit , elle vivroit pour Eſtoute-
ville. Que j'étois heureux hier ,
Y

s'écrioit-il , que j'étois heureux !


j'étois l'homme du monde le plus
DE CLEVES . 123
affligé , mais mon affliction étoic
raiſonnable , & je trouvois quel-
que douceur à penfer que je ne
devois jamais me conſoler ; au-
jourd'hui tous mes ſentimens font
injuſtes : je paye à une paſſion fein-
te qu'elle a eue pour moi ,le mê-
me tributdedouleurqueje croyois
devoir à une paſſion véritable. Je
ne puis ni haïr , ni aimer ſa mé-
moire , je ne puis me conſoler ni
m'affliger : du moins , me dit-il ,
en ſe retournant tout d'un coup
vers moi faites je vous en
, ,

conjure , que je ne voye jamais


Eſtouteville , fon nom ſeul me fait
horreur. Je ſçai bien que je n'ai
nul ſujet de m'en plaindre ; c'eſt
ma faute de lui avoir caché que
j'étois Madame de Tournon ,

s'il l'eût ſçû , il ne s'y ſeroit peut-


être pas attaché , elle ne m'auroit
pas éré infidéle , il eſt venu me
chercher pour me confier ſa dou-
leur , il me fait pitié. Hé ! c'eſt
avec raiſon , s'écrioit-il. Il aimoit
Lij
124 LA PRINCESSE
Madame de Tournon , il en étoit
aimé , & il ne la verra jamais ;
je ſens bien néanmoins que je ne
ſçaurois m'empêcher de le haïr.
Et encore une fois ,je vous con-
jure de faire en forte que je ne le
voye point.
Sancerre ſe remit enſuite à
pleurer , à regreter Madame de
Tournon , à lui parler , & à lui
dire les chofes du monde les plus
tendres : Il repaſſa enfuite à la
haine , aux plaintes , aux repro-
ches & aux imprécations contre
elle. Comme je le visdans un état
ſi violent , je connusbien qu'il me
falloit quelque fecours pour m'ai-
deràcalmer fon eſprit : J'envoyai
querir ſon frere , que je venois
de quitter chez le Roi : j'allai lui
parler dans l'antichambre avant
qu'il entrât , & je lui contai l'é-
tat où éroit Sancerre. Nous don-
L

nâmes des ordres pour empêcher


qu'il ne vit Eftouteville , & nous
employâmes une partie de la nuit
DE CLEVES. 125
à tâcher de le rendre capable de
raiſon. Ce matin je l'ai encore
trouvé plus affligé : ſon frere eft
demeuré auprès de lui , & je ſuis
revenu auprès de vous.
L'on ne peut être plus ſurpriſe
que je fuis , dit alors Madame de
Cleves , & je croyois Madame
de Tournon incapable d'amour
& de tromperie. L'adreſſe & la
diſſimulation , reprit Monfieur de
Cleves , ne peuvent aller plus loin
qu'elle les a portées. Remarquez
que quand Sancerre crût qu'elle
étoit changée pour lui , elle l'é-
toit véritablement , &qu'ellecom-
mençoit à aimer Eſtouteville.
Elle diſoit à ce dernier , qu'il
la confoloit de la mort de fon
mari , & que c'étoit lui qui étoit
cauſe qu'elle quittoit cette gran-
de retraite , & il paroiſſoit à San-
cerre que c'étoit parce que nous
avions réſolu qu'elle ne témoi-
gneroit plus d'être ſi affligée. Elle
faifoit valoir à Eſtouteville de
Liij
126 LA PRINCESSE
cacher leur intelligence , & de
paroître obligée à l'époufer par le
commandementde ſonpere, com-
me un effet du ſoin qu'elle avoit
de fa réputation , & c'étoit pour
abandonner Sancerre , ſans qu'il
eût ſujet de s'en plaindre. Il faut
que je m'en retourne , continua
Monfieur de Cleves , pour voir
ce malheureux , & je croi qu'il
faut que vous reveniez auſſi à
Paris. Il eſt tems que vous voyïez
le monde , & que vous receviez ce
nombre infini de viſites,dont auſſi-
bien vous ne ſçauriez vous dif-
penfer.
Madame de Cleves conſentit à
fon retour , & elle revint le len-
demain. Elle ſe trouva plus tran-
quille ſur Monfieur de Nemours
qu'elle n'avoit été ; tout ce que
lui avoit dit Madame de Chartres
en mourant , & la douleur de fa
mort avoit fait une ſuſpenſion à
ſes ſentimens , qui lui faifoit croire
qu'ils étoient entierement effacés.
DE CLEVES . 127
Dès le même ſoir qu'elle fut
arrivée , Madame la Dauphine la
vint voir , & après lui avoir té-
moigné la part qu'elle avoit priſe
à fon affliction , elle lui dit , que
pour la détourner de ces triftes
penfées , elle vouloit l'inſtruire de
tout ce qui s'étoit paſſé à la Cour
en ſon abſence : elle lui conta en -
ſuite pluſieurs choſes particulieres .
Mais ce que j'ai le plus d'envie de
vousapprendre , ajoûta-t'elle, c'eſt
qu'il eſt certain que Monfieur de
Nemours eſtpaſſionnément amou-
reux , & que ſes amis lesplus inti-
mes , non-feulement ne font point
dans ſa confidence , mais qu'ils ne
peuvent deviner qui eft la perfon-
ne qu'il aime. Cependant cet
amour eſt aſſez fort pour lui faire
négliger ou abandonner , pour
mieux dire , les efpérances d'une
Couronne .
Madame la Dauphine conta
enſuite tout ce qui s'étoit paffé
fur l'Angleterre. J'ai appris ce
L iiij
128 LA PRINCESSE
que je viens de vous dire , conti-
nua-t'elle , de Monfieur d'Anvil-
le , & il m'a dit ce matin que le
Roi envoya querir hier au foir
Monfieur de Nemours , fur des
lettres de Lignerolles , qui de-
mande à revenir , & qui écrit au
Roi qu'il ne peut plus foutenir
auprès de la Reine d'Angleterre ,
les retardemens de Monfieur de
Nemours ; qu'elle commence à
s'en offenfer , & qu'encore qu'el-
le n'eût point donné de parole
poſitive , elle en avoit affez dit
pour faire hazarder un voyage.
Le Roi lut cette Lettre à Mon-
ſieur de Nemours , qui au lieu de
parler ſérieuſement ,
comme il
avoit fait dans les commence-
mens , ne fit que rire , que badi-
ner , & fe mocquer des eſperan-
cesdeLignerolles. Il ditque toute
l'Europe condamneroit ſon im-
prudence , s'il hazardoit d'aller en
Angleterre comme un prétendu
mari de la Reine , ſans être afſuré
DE CLEVES . 129
du ſuccès. Il me ſemble auſſi ,
ajouta-t'il , que je prendrois mal
mon tems , de faire ce voyage
préſentement que le Roi d'Ef-
pagne fait de ſi grandes inſtances
pour épouſer cette Reine. Ce ne
feroit peut-être pas un Rival bien
redoutable dans une galanterie ;
mais je penſe que dans un maria-
ge votre Majefté ne me conſeille-
roit pas de lui diſputer quelque
choſe. Je vous le conſeillerois en
cette occafion , reprit le Roi
mais vous n'aurez rien à lui dif-
puter; je ſçai qu'il a d'autres pen-
ſées , & quand il n'en auroit pas ,
la Reine Marie s'eſt trop mal
trouvée du joug de l'Eſpagne ,
pour croireque ſa ſœur le veuille
reprendre , & qu'elle le laiſſe
éblouir à l'éclat de tant de Cou-
ronnes jointes enſemble. Si elle
ne s'en laiſſe pas éblouir , répartit
Monfieur de Nemours , il y a ap-
parence qu'elle voudra ſe rendre
heureuſe par l'amour. Elle a aimé
130 LA PRINCESSE
leMilord Courtenay il y a déja
quelques années : Il étoit auſſi ai-
mé de la Reine Marie , qui l'au-
roit épousé du conſentement,de
toute l'Angleterre , ſans qu'elle
connût que la jeuneſſe & labeau-
té de ſa ſœur Elifabeth le tou-
choient davantage quel'eſpérance
de régner. Votre Majesté ſçait
que les violentes jaloufies qu'elle
en eut , la porterent à les mettre
l'un & l'autre en priſon , à exiler
enfuite le Milord Courtenay , &
la déterminerent enfin à épouſer
le Roi d'Eſpagne. Je croi qu'Eli-
ſabeth ,qui eſt préſentement fur
leTrône , rappellera bien-tôt ce
Milord , & qu'elle choiſira un
homme qu'elle a aimé , qui eſt
fort aimable , qui a tant fouffert
pour elle , plutôt qu'un autre
qu'elle n'a jamais vû. Je ferois
de votre avis , repartit le Roi , fr
Courtenay vivoit encore ; mais
j'ai fçû depuis quelques jours ,
qu'il eſt mort à Padoue , où il
DE CLEVES . 131
étoit relegué. Je vois bien , ajoû-
ta-t'il , en quittant Monfieur de
Nemours , qu'il faudroit faire vo-
tre mariage comme on feroit ce-
lui de Monfieur le Dauphin , &
envoyer épouſer la Reine d'An-
gleterre par des Ambaſſadeurs.
Monfieur d'Anville & Mon-
ſieur le Vidame qui étoient chez
le Roi avec Monfieur de Ne-
mours , font perfuadés que c'eſt
cette même paſſion dont il eſt
occupé , qui le détourne d'un ſi
grand defſein. Le Vidame qui le
voit de plus près que perfonne ,
a dit à Madame de Martignes ,
que ce Prince eſt tellement chan-
gé , qu'il ne le reconnoît plus ;
&ce qui l'étonne davantage , c'eſt
qu'il ne lui voit aucun commer-
се, ni aucunes heures particu-
lieres où il ſe dérobe , en forte 4

qu'il croit qu'il n'a point d'intel-


ligence avec la perſonne qu'il ai-
me ; & c'eſt ce qui fait méconnoî-
tre Monfieur de Nemours de lui
132 LA PRINCESSE
voir aimer une femme , qui ne ré-
pond point àfon amour.
Quel poiſon pour Madame de
Cleves , que le diſcours de Ma-
dame la Dauphine ! Le moyen
de ne ſe pas reconnoître pour cet-
te perſonne dont on ne ſçavoit
point le nom , & le moyen de
n'être pas pénetrée de reconnoif-
fance & de tendreſſe , en appre-
nant par une voye qui ne lui pou-
voit être ſuſpecte , que ce Prince
qui touchoit déja ſon cœur , ca-
choit ſa paſſion à tout le monde ,
& négligeoit pour l'amour d'elle
les eſpérances d'une Couronne !
Auſſi ne peut - on repréſenter ce
qu'elle fentit , & le trouble qui
s'éleva dans ſon ame. Si Ma-
dame la Dauphine l'eût regar-
dée avec attention , elle eût ai-
fément remarqué que les chofes
qu'elle venoit de dire ,
ne lui
étoient pas indifférentes ; mais
comme elle n'avoit aucun ſoup-
çonde la vérité, elle continua de
(
DE CLEVES . 133
parler , ſans y faire de réflexion,
Monfieur d'Anville , ajoûta - t'el-
le , qui comme je vous viens de
dire , m'a appris tout ce détail ,
m'en croit mieux inſtruite que
lui , & il a une ſi grande opinion
de mes charmes , qu'il eſt perfua-
dé que je fuis la ſeule perſonne
qui puiſſe faire de fi grands chan-
gemens en M. de Nemours.
Ces dernieres paroles de Ma-
dame la Dauphine donnerent une
autre forte de trouble à Madame
de Cleves , que celui qu'elle avoit
en quelques momens auparavant.
Je ſerois aifément de l'avis de
Monfieur d'Anville , répondit-
elle ; & il y a beaucoup d'ap-
parence , Madame , qu'il ne faut
pas moins qu'une Princeſſe telle
que vous , pour faire mépriſer la
Reine d'Angleterre. Je vous l'a-
voüerois ſi je le ſçavois , répartit
Madame la Dauphine , & je le
ſçaurois , s'il étoit véritable. Ces
fortes de paſſions n'échappent
134 LA PRINCESSE
point à la vue de celles qui les
cauſent : elles s'en apperçoivent
les premiers. Monfieur de Ne-
mours ne m'a jamais témoigné
que de legeres complaiſances ,
mais il y a néanmoins une fi
grande difference de la maniere
dont il a vêcu avec moi , à celle
dont il y vit préſentement , que
je puis vous répondre que je ne
fuis pas la cauſe de l'indifference
qu'il a pour la Couronne d'An-
gleterre.
Je m'oublie avec vous , ajoûta
Madame la Dauphine , & je ne
me ſouviens pas qu'il faut que
j'aille voir Madame. Vous ſçavez
que la paix eſt quaſi conclue ,

mais vous ne ſçavez pas que le


Roi d'Eſpagne n'a voulu paſſer
aucun article qu'à condition d'é-
pouſer cette Princeſſe , au lieu du
Prince Dom Carlos fon fils. Le
Roi a eu beaucoup de peine à
s'y réſoudre : enfin il y a conſenti ,
& il eſt allétantôt annoncer cette
DE CLEVES. 135
nouvelle à Madame. Je croi
qu'elle fera inconfolable ; ce n'eſt
pas une choſe qui puiffe plaire ,
d'épouſer un homme de l'âge &
de l'humeur du Roi d'Eſpagne ,
fur tout à elle , qui a toute la
joye que donne la premiere jeu-
neſſe jointe à la beauté , & qui
s'attendoit d'épouſer un jeune
Prince pour qui elle a de l'incli-
nation, ſans l'avoir vû. Je ne ſçai
ſi le Roi en elle trouvera toute
l'obéiſſance qu'il défire : il m'a
chargéde lavoir , parce qu'il ſçait
qu'elle m'aime , & qu'il croit que
j'aurai quelque pouvoir fur fon
efprit. Je ferai enſuite une autre
viſite bien differente , j'irai me
réjouir avecMadamefœur duRoi.
Tout eft arrêté pour fon mariage
avec Monfieur de Savoye , & il
ſera icidans peu de tems. Jamais
perſonne de l'âge de cette Prin-
ceſſe n'a eu une joye ſi entiere de
ſe marier. La Cour va être plus
belle & plus groſſe qu'on ne l'a
136 LA PRINCESSE
jamais vûe , & malgré votre affli-
ction il faut que vous veniez nous
aider à faire connoître aux Etran-
gers que nous n'avons pas de mé-
diocres beautés.
Après ces paroles Madame la
Dauphine quitta Madame de
Cleves , & le lendemain le ma-
riage de Madame fut ſçu de tout
le monde. Les jours ſuivans le
Roi & les Reines allerent voir
Madame de Cleves. Monfieur de
Nemours qui avoit attendu fon
retour avec une extrême impa-
(
tiencee , & qui ſouhaitoit ardem-
ment de lui pouvoir parler ſans
témoins , attendit pour aller chez
elle l'heure que tout le monde en
fortiroit , & qu'apparemment il ne
reviendroit plus perſonne. Il
réuffit dans ſon deſſein , & il ar-
riva comme les dernieres viſites en
fortoient.
Cette Princeſſe étoit ſur fon
lit , il faifoit chaud , & la vue de
Monfieur de Nemours achevade
lui
DE CLÉVÈS . 137
lui donner une rougeur qui ne
diminuoit pas ſa beauté. Il s'affit
vis-à-vis d'elle avec cette crainte
& cette timidité que donnent les
véritables paſſions. Il demeura
quelque tems fans pouvoir par-
ler. Madame de Cleves n'étoit
pas moins interdite , de forte
qu'ils garderent affez long-tems
le filence. Enfin Monfieur de Ne-
mours prit la parole , & lui fit des
complimens fur fon affliction ;
Madame de Cleves étant bien
aiſe de continuer la converſation
fur ce ſujet , parla affez long-
tems de la perte qu'elle avoit
faite , & enfin elle dit que quand
le tems auroit diminué la vio-
lence de fa douleur , il lui en
demeureroit toujours une ſi forte
impreſſion , que fon humeur en
feroit changée. Les grandes af-
flictions & les paſſions violentes ,
répartit Monfieur de Nemours ,
font de grands changemens dans
l'eſprit ; & pour moi , jeM
ne me
Tome I.
138 LA PRINCESSE
reconnois pas depuis que je ſuis
revenu de Flandres. Beaucoup
de gens ont remarqué ce chan-
gement , & même Madame la
Dauphine m'en parloit encore
hier. Il est vrai , repartit Ma-
dame de Cleves , qu'elle l'a re-
marqué , & je crois lui en avoir
oui dire quelque choſe. Je ne ſuis
pas fâché ‫د‬ Madame , repliqua
Monfieur de Nemours , qu'elle
s'en foit apperçue ; mais je vou-
drois qu'elle ne fut pasſeule à s'en
appercevoir. Il y a des perſonnes
à qui on n'oſe donner d'autres
marques de la paſſion qu'on a
pour elles , que par les chofes
qui ne les regardent point , &
n'ofant leur faire paroître qu'onn
les aime , on voudroit du moins
qu'elles viſſent que l'on ne veut
être aimé de perſonne. L'on
voudroit qu'elles fçuſſent qu'il n'y
a point de beauté dans quelque
rangqu'elle pût être , que Fon ne
regardas avee indifference , &&
DE CLEVES . 139
qu'il n'y a point de Couronne que
l'on voulût acheter au prix de ne
les voir jamais. Lesfemmesjugent
d'ordinaire de la paſſion qu'on a
pour elles , continua - t'il par le
ſoin qu'on prend de leur plaire &
de les chercher; mais ce n'eſt pas
une choſe difficile,pourpeuqu'el-
les foient aimables ; ce qui eft
difficile , c'eſt de ne s'abandonner
pas au plaiſir de les ſuivre , c'eſt
de les éviter par la peur de laif-
fer paroître au public , & quafi à
elles - mêmes , les fentimens que
l'on a pour elles. Et ce qui mar-
que encore mieux un véritable at-
tachement , c'eſt de devenir en-
tierement oppofé à ce que l'on
étoit , & de n'avoir plus d'ambi-
tion , ni de plaiſirs , après avoir
éré toute ſa vie occupé de l'un &
de l'autre .
Madame de Cleves entendoit
aifément la part qu'elle avoit à
ces paroles. I lui ſembloit qu'el-
le devoit y répondre & ne les
Mij
140 LA PRINCESSE
pas fouffrir. Il lui ſembloit auſſi
qu'elle ne devoit pas les enten-
dre, ni témoigner qu'elle les prît
pour elle : Elle croyoit devoir par-
ler,& croyoit nedevoir rien dire.
Le difcours de Monfieur de Ne-
mours lui plaifoit & l'offençoit
quaſi également , elle y voyoit la
confirmation de tout ce que lui
avoit fait penfer Madame la Dau-
phine , elle y trouvoit quelque
choſe de galant & de refpectueux ;
mais auſſi quelque choſe de hardi
& de trop intelligible. L'incli-
nation qu'elleavoit pour ce Prin-
ce , lui donnoit un trouble dont
elle n'étoit pas maîtreſſe. Les
paroles les plus obfcures d'un
homme qui plaît , dounent plus
d'agitation , que des déclara-
tions ouvertes d'un homme qui
ne plaît pas. Elle demeuroit donc
ſans répondre , & Monfieur de
Nemours ſe fût apperçu de fon
filence , dont il n'auroit peut-être
pas tiré de mauvais préſages , ſi
DE CLEVES 141
l'arrivée de Monfieur de Cleves
n'eût fini la converſation & fa
viſite.
Ce Prince venoit conter à ſa
femme des nouvelles de San-
cerre , mais elle n'avoit pas une
grande curioſité pour la ſuite de
cette avanture. Elle étoit fi oc-
cupée de ce qui ſe venoit de
paſſer , qu'à peine pouvoit - elle
cacher la diſtraction de ſon eſprit.
Quand elle fut en liberté de ré-
ver , elle connut bien qu'elle s'é-
toit trompée , lorſqu'elle avoit
crû n'avoir plus que de l'indiffe-
rence pour Monfieur de Ne-
mours. Ce qu'il lui avoit dit ,
avoit fait toute l'impreſſion qu'il
pouvoit ſouhaiter , & l'avoit en-
tierement perfuadée de ſa paſſion .
_ Les actions de ce Prince s'accor-
doient trop bien avec ſes paroles ,
pour laiſſer quelque doute à cette
Princeſſe. Elle ne ſe flatta plus
de l'eſpérancede ne le pas aimer ,
-- elle fongea ſeulement à ne lui
142 LA PRINCESSE
en donner jamais aucune marque.
C'étoit une entrepriſe difficile
dont elle connoiſſoit déja les pei-
nes; elle ſçavoit que le feul moyen
d'y réuſſir , étoit d'éviter la pré-
fence de ce Prince , & comme
fon deuil lui donnoit lieu d'être
plus retirée que de coutume , elle
fe fervitde ce prétextepour n'aller
plus dans les lieux où il la pouvoit
voir. Elle étoit dans une triſteſſe
profonde , la mortde fa mere en
paroiſſoit la cauſe , & l'on n'en
cherchoit point d'autres.
Monfieur de Nemours étoit
déſeſperé de ne la voir preſque
plus ,& ſcachant qu'il ne la trou-
veroit dans aucune aſſemblée , &
dans aucun des divertiſſemens où
étoit toute la Cour , il ne pouvoit
fe refoudre d'y paroître , il fei-
gnit une paſſion grande pour la
chaffe , & il en faiſoit des par-
ties les mêmes jours qu'il y avoit
des aſſemblées chez les Reines .
Unelegere maladieluifervitlong-
DE CLEVES 143
tems de prétexte pour demeurer
chez lui , & pour éviter d'aller
dans tous les lieux où il fçavoit
bien que Madame de Cleves ne
feroit pas.
Monfieur de Cleves fut malade
à peu près dans le même tems.
Madame de Cleves ne fortit point
de ſa chambre pendant ſon mal ,
mais quand il ſe porta mieux, qu'il
vit du monde , & entr'autresMon-
ſieur de Nemours, qui ſur le pré-
texte d'être encore foible y paſſoir
la plus grande partie du jour, elle
trouva qu'elle n'y pouvoit plus de-
meurer , elle n'eut pas néanmoins
la force d'en fortir les premieres
fois qu'il y vint. Il y avoit trop
long. - tems qu'elle ne l'avoit vû ,
pour ſe reſoudre à ne le voir pas.
Ce Prince trouva le moyen de lui
faire entendre par desdiſcours qui
neſembloient que généraux ; mais
qu'elle entendoit néanmoins , par-
ce qu'ils avoient du rapport à ce
144 LA PRINCESSE
qu'il lui avoit dit chez elle ; qu'il
alloit à la chaſſe pour réver , &
qu'il n'alloit point aux aſſemblées ,
parce qu'elle n'y étoit pas.
Elle exécuta enfin la réſolution
qu'elle avoitpriſe defortirde chez
ſonmari , lorſqu'il y feroit ; ce fut
toutefois en ſe faiſant une extrême
violence. Ce Prince vitbien qu'el-
le le fuyoit , & en futſenſiblement
touché.
Monfieur de Cleves ne prit pas
garde d'abord à la conduite de ſa
femme , mais enfin il s'apperçut
qu'elle ne vouloit pas être dans ſa
chambre lorſqu'il y avoit du mon-
de. Il lui en parla , & elle lui ré-
pondit qu'elle ne croyoit pas que
la bienféance voulut qu'elle fût
tous les ſoirs avec ce qu'il y avoit
de plus jeune à la Cour , qu'elle
leſupplioitde trouver bien qu'elle
menâtune vie plus retirée qu'elle
n'avoit accoûtumé ; que la vertu
& la prefence de ſa mere autori-
foient
DE CLÉVES . 145
foient beaucoup de choſes qu'une
femme defon âge ne pouvoit fou-
tenir.
Monfieur de Cleves qui avoit
naturellement beaucoup de dou-
ceur & de complaiſance pour ſa
femme , n'en eut pas en cette oc-
cafion , & il lui dit qu'il ne vou-
loit pas abſolument qu'elle chan-
geât de conduite. Elle fut prête
de lui dire que le bruit étoit dans
le monde , que Monfieur de Ne-
mours étoit amoureux d'elle ; mais
elle n'eut pas la force de le nom-
mer . Elle fentit auſſi de la honte
de ſe vouloir ſervir d'une fauſſe
raiſon , & de déguiſer la vérité à
un homme qui avoit ſi bonne opi-
nion d'elle.
Quelques jours après , le Roi
étoit chez la Reine à l'heure du
Cercle , l'on parla des Horoſco-
pes & des Prédictions . Les opi-
nions étoient partagées ſur la
croyance que l'on y devoit don-
ner. La Reine y ajoutoit beau-
Tome 1. N
146 LA PRINCESSE
coup de foi ; elle foutint qu'après
tant de choſes qui avoient été
prédites , & que l'on avoit vû ar-
river , on ne pouvoit douter qu'il
n'y eût quelque certitude dans
cette ſcience. D'autres foute-
noient , que parmi ce nombre in-
fini de prédictions , le peu qui ſe
trouvoient véritables , faifoit bien
voir que ce n'étoit qu'un effet du
hazard.
J'ai eu autrefois beaucoup de
curioſité pour l'avenir , dit le Roi ,
mais on m'a dit tant de choſes
fauſſes & fi peu vraiſemblables ,
que je ſuis demeuré convaincu
que l'on ne peut rien ſçavoir de
véritable. Il y a quelques années
qu'il vint ici un homme d'une
grande réputation dans l'Aftro-
logie. Tout le monde l'alla voir ,
j'y allai comme les autres , mais
ſans lui dire quij'étois, & je me-
nai Monfieur de Guiſe , & Def-
cars , je les fis paſſer les premiers.
L'Aftrologue néanmoins s'adreſſa
i
DE CLEVES . 147
d'abord à moi , comme s'il m'eût
: jugé le maître des autres : Peut-
être qu'il me connoiffoit ; cepen-
dant il me dic une choſe qui ne
me convenoit pas, s'il m'eût con-
nu. Il me prédit que je ſerois tuẻ
enduel. Il dit enſuite à Monfieur
de Guiſe , qu'il feroit tué par der-
riere ; & à Deſcars , qu'il auroit
la tête caſſée d'un coup de pied
de cheval. Monfieur de Guiſe
s'offenſa quaſi de cette prédic-
tion , comme ſi on l'eût accufé
de devoir fuir. Deſcars ne fut
guéres fatisfaitde trouver qu'il de-
voit finir par un accident ſi mal-
heureux. Enfin nous fortîmes tous
très-mal contens de l'Aftrologue.
Je ne ſçais ce qui arrivera à Mon-
ſieur de Guiſe & à Deſcars ,

mais il n'y a guére d'apparence


que je fois tué en duel. Nous
1
venons de faire la paix le Roi
d'Eſpagne & moi , & quand nous
ne l'aurions pas faire , je doute
que nous nous battions , & que
Nij
1
148 LA PRINCESSE
je le fiſſe appeller comme le Roi
mon pere fit appeller Charles-
Quint.
Après le malheur que le Roi
conta qu'on lui avoit prédit , ceux
qui avoient foutenu l'Aftrologie ,
abandonnerent le parti , & tom-
berent d'accord qu'il n'y falloit
donner aucune croyance. Pour
moi , dit tout haut Monfieur de
Nemours je ſuis l'homme du
,

monde qui dois le moins y en


avoir ; & fe tournant vers Mada-
me de Cleves auprès de qui il
étoit : On m'a prédit , lui dit-il
tout bas , que je ferois heureux
par les bontés de la perſonne du
monde pour qui j'aurois la plus
violente & la plus reſpectueuſe
patlion. Vous pouvez juger , Ma-
dame , ſije dois croire auxprédic
tions.
Madame la Dauphine qui crut
par ce que Monfieur de Nemours
avoit dit tout haut , que ce qu'il
diſoit toutbas étoit quelque fauſſe
L

DE CLEVES . 149
prédiction qu'on lui avoit faite ,
demanda à ce Prince ce qu'il di-
foit à Madame de Cleves. S'il eût
eu moins de prefence d'eſprit , il
eût été ſurpris de cette demande.
Mais prenant la parole fans hefi-
ter : Je lui diſfois , Madame , ré-
pondit-il , que l'on m'a prédit que 1

je ſerois élevé à une ſi haute for-


tune , que je n'oſerois même ypré-
tendre. Si l'on ne vous a fait que
cette prédiction , repartit Mada-
&
me la Dauphine en fouriant ,

penfant à l'affaire d'Angleterre ,


je ne vous confeille pas de décrier
l'Aſtrologie , & vous pourriez
trouver des raiſons pour la foute-
nir. Madame de Cleves comprit
bien ce que vouloit dire Madame
la Dauphine ; mais elle entendoit
bien auſſi que la fortune dont
Monfieur de Nemours vouloit
parler , n'étoit pasd'être Roi d'An-
gleterre.
Comme il y avoit déja aſſez
long-tems de la mort de fa me-
N iij
150 LA PRINCESSE
re , il falloit qu'elle commençât à
paroître dans le monde , & à
faire fa Cour comme elle avoit
accoutumé : elle voyoit Monfieur
de Nemours chez Madame la
Dauphine , elle le voyoit chez
Monfieur de Cleves , où il venoit
fouvent avec d'autres perfonnes
de qualité de fon âge ; afin de
ne ſe pas faire remarquer ; mais
elle ne le voyoit plus qu'avec un
trouble dont il s'appercevoit aifé-
ment .

Quelque application qu'elle


eût à éviter fes regards , & à lui
parler moinsqu'à un autre , il lui
échapoit de certaines choſes qui
partoient d'un premier mouve-
ment , qui faifoit juger àce Prince
qu'il ne lui étoit pas indifferent.
Un homme moins pénétrant que
lui , ne s'en fût peut - être pas ap-
perçu ; mais il avoit déja été ai-
mé tant de fois , qu'il étoit diffi- 1

cile qu'il ne connût pas quand


onl'aimoit. Il voyoit bien que le
5
DE CLEVES . 151
Chevalier de Guiſe étoit fon Ri-
val , & ce Prince connoiſſoit que
Monfieurde Nemours étoit le ſien .
Il étoit le ſeul homme de la Cour
qui eût démêlé cette vérité ; fon
intérêt l'avoit rendu plus clair-
voyantque les autres ; la connoif-
fance qu'ils avoient de leurs fenti-
mens , leur donnoit une aigreur
qui paroiſſoit en toutes chofes ,

fans éclater néanmoins par aucun


démêlé , mais ils étoient oppoſés ,
toujours de di erent parti dans les
courſes de bagues , dans les com-
bats à la barriere , & danstous les
divertiſſemens où le Roi s'occu-
poit , & leur émulation étoit ſi
grande qu'elle ne ſe pouvoit ca-
cher.
L'Affaire d'Angleterre revenoit
ſouvent dans l'eſprit de Madame
de Cleves : il lui ſembloit que
Monfieur de Nemours ne réſiſte-
roit point aux conſeils du Roi &.
aux inſtances de Lignerolles. Elle:
voyoit avecpeine , que ce dernier
Nilij,
152 LA PRINCESSE
n'étoit point encore de retour , &
elle l'attendoit avec impatience. Si
elle eût ſuivi ſes mouvemens , elle
ſe feroit informée avec ſoin de l'é-
tat de cette affaire ; mais le même
ſentimentqui lui donnoit de la cu-
rioſité , l'obligeoit à la cacher , &
elle s'enqueroit ſeulement de la
beauté , de l'eſprit & de l'humeur
de laReineElifabeth. On apporta
un de ſes portraits chez le Roi ,
qu'elle trouva plus beau qu'elle
n'avoit enviedeletrouver; & elle
ne put s'empêcher de dire , qu'il
étoit flaté. Je ne le crois pas , re-
prit Madame la Dauphine , qui
étoit préſente ; cette Princeſſe a la
réputation d'être belle , & d'avoir
un eſprit fort au-deſſus du com-
mun , & je ſçais bien qu'on me l'a
propoſée toute ma vie pour exem-
ple. Elle doit être aimable ſi elle
refſemble à Anne de Boulen ſa
mere. Jamais femme n'a eu tant
de charmes & tant d'agrémens
dans ſa perſonne & dans ſon hu-
DE CLEVES . 153
meur. J'ai ouï dire que ſon viſage
avoit quelque choſe de vif& de
fingulier , & qu'elle n'avoit aucune
reſſemblance avec les autres beau-
tés angloiſes. Il me ſemble auſſi ,
reprit Madame de Cleves , que
l'onditqu'elle étoit née enFrance.
Ceuxqui l'ont cru ſe fonttrompés ,
répondit Madame la Dauphine ,
&je vais vous conter ſon hiſtoire
enpeude mots.
Elle étoit d'une bonne maiſon
d'Angleterre. Henri VIII. avoit
été amoureux de ſa ſœur & de fa
mere , & l'on a même ſoupçonné
qu'elle étoit ſa fille. Elle vint ici
avec la ſœur de Henri VII. qui
épouſa le Roi Louis XII. Cette
Princeſſe qui étoit jeune& galan-
te , eut beaucoup de peine à quit-
ter la Courde France aprèsla mort
de fon mari ; mais Anne de Boulen
qui avoit les mêmes inclinations
que ſamaîtreſſe, ne put ſe refoudre
à en partir. Le feu Roi en étoit
:
154 LA PRINCESSE
anoureux ; & elle demeura fille
d'honneur de la Reine Claude .
Cette Reine mourut , & Madame
Marguerite fœur du Roi , Du-
cheſſe d'Alençon , & depuis Rei-
ne de Navarre , dont vous avez vu
lescontes , la prit auprès d'elle , &
elle prit auprès de cette Princeſſe
les teintures de la Religion nou-
velle. Elle retourna enſuite en An-
gleterre , & y charma tout le mon-
de ; elle avoit les manieres de
France qui plaiſent à toutes les
Nations ; elle chantoit bien; elle
danſoit admirablement ; on la mit
fille de la Reine Catherine d'Ar-
ragon , & le Roi Henri VIII. en
devint éperduement amoureux.
Le Cardinal de Volſey fon Fa-
vori & fon premier Miniſtre
avoit prétendu au Pontificat : &
mal fatisfait de l'Empereur , qui
ne l'avoit pas foutenu dans cette
prétention , il réfolut de s'en ven-
ger , & d'unir le Roi ſon Maître
DE CLEVES . 155
à la France. Il mit dans l'eſprit de
Henri VIII. que fon mariageavec
la tante de l'Empereur étoit nul ,
& lui propoſa d'épouſer la Du-
chefſe d'Alençon , dont le mari
venoit de mourir. Anne de Bou-
len, qui avoit de l'ambition , re-
garda ce divorce comme un che-
min qui la pouvoit conduire au
Thrône. Elle commença à donner
au Roi d'Angleterre des impref-
ſions de la Religion de Luther ,
& engagea le feu Roi à favorifer
àRome le divorce de Henri , fur
l'eſperance du mariage de Mada-
me d'Alençon. Le Cardinal de
Volſey ſe fit députer en France
fur d'autres prétextes , pour traiter
cette adaire ; mais fon Maître ne
put ſe refoudre à fouffrir qu'on en
fit ſeulement la propofition , & il
lui envoya un ordre à Calais , de
ne point parler de ce mariage.
Au retour deFrance , le Cardi
nal de Volſey fut reçu avec des
1
156 LA PRINCESSE
honneurs pareils à ceux que l'on
rendoit au Roi même : jamais Fa-
vori n'a porté l'orgueil & la vanité
àun ſi haut point. Il ménagea une
entrevûe entre les deux Rois , qui
ſe fit à Bologne. Françoispremier
donna la main à Henri VIII qui
ne la vouloit point recevoir : Ils fe
traiterent tour àtour avec une ma-
gnificence extraordinaire & fe
,

donnerentdeshabits pareils à ceux


qu'ils avoient fait faire pour eux-
mêmes. Je me souviens d'avoir
ouï dire , que ceux que le feu Roi
envoya au Roi d'Angleterre ,

étoient de ſatin cramoiſi, chamar-


ré en triangle , avec des perles &
desdiamans , & la robe de velours
blanc brodée d'or. Aprèsavoir été
quelques jours à Bologne , ils alle-
rent encore à Calais : Anne de
Boulen étoit logée chez Henri
VIII. avec le train d'une Reine ,
&François premier lui fit les mê
mes preſens , & lui rendit les mê-
DE CLEVES . 157
meshonneurs que ſi elle l'eût été.
Enfin après une paſſion de neuf
années , Henri l'épouſa ſans atten-
dre la diſſolution de ſon premier
mariage , qu'il demandoit à Rome
depuis long-tems. Le Pape pro-
nonça les fulminations contre lui
avec précipitation , & Henri en
futtellementirrité , qu'il ſe déclara
Chef de la Religion , & entraîna
toute l'Angleterredans le malheu-
reuxchangement où vous la voyez.
Anne de Boulen ne jouit pas
long-tems de ſa grandeur ; car
lorſqu'elle la croyoit plus aſſurée
par la mort de Catherine d'Arra-
gon , unjour qu'elle affiſtoit avec
toute la Cour à des courſes de ba-
gue que faifoit le Vicomte de Ro-
chefort fon frere , le Roi en fut
- frappé d'une telle jalouſie , qu'il
quitta bruſquement le ſpectacle ,
s'envint à Londres , & laiſſa or-
dre d'arrêter la Reine , le Vi-
comte de Rochefort , & pluſieurs
158 LA PRINCESSE
autres , qu'il croyoit amans ou con-
fidens de cette Princeſſe.Quoique
cette jalouſie parût née dans ce
moment , il y avoit déja quelque
tems qu'elle lui avoit été inſpirée
par la Vicomteffe de Rochefort ,
qui ne pouvant ſouffrir la liaiſon
étroitede fon mari avec la Reine ,
la fit regarder au Roi comme une
amitié criminelle ; en forte que ce
Prince , qui d'ailleurs étoit amou-
reux de Jeanne de Seimer , ne fon-
gea qu'à ſedéfaire d'Anne deBou-
len. Enmoinsde trois ſemaines il
fit faire le procès à cette Reine &
à ſon frere , leur fit couper la tête ,
& épouſa Jeanne Seimer. Il eut
enfuitepluſieurs femmes , qu'il ré-
pudia , ou qu'il fit mourir , & en-
tr'autres Catherine Havart , dont
la Comteſſe de Rochefort étoit
confidente , & qui eutlatête cou-
pée avec elle. Elle fut ainſi punie
des crimes qu'elle avoit ſuppo-
ſés à Anne de Boulen , & Henri
:

DE CLEVES . 159
VIII. mourut étant devenu d'une
groſſeur prodigieufe .
Toutes les Dames qui étoient
préſentes au récit de Madame la
Dauphine , la remercierent de les
avoir ſi bien inſtruites de la Cour
d'Angleterre , & entr'autres Ma-
dame de Cleves , qui ne put s'em-
pêcher de lui faire encore pluſieurs
queſtions ſur la Reine Eliza-
beth.
La Reine Dauphine faiſoitfaire
des portraits en petit de toutes
les belles perſonnes de la Cour ,
pour les envoyer à la Reine ſa
mere. Le jour qu'on achevoit ce-
lui de Madame de Cleves , Ma-
dame la Dauphine vint paſſer l'a-
près dînée chez elle. Monfieur de
Nemours ne manqua pas de s'y
trouver ; il ne laiſſoit échapper
aucune occaſion de voir Madame
de Cleves , ſans laiſſer paroître
néanmoins qu'il les cherchât. Elle
étoit ſi belle ce jour-là , qu'il en
feroit devenu amoureux quand il
160 LA PRINCESSE
ne l'auroit pas été : Il n'oſoit pour-
tant avoir les yeux attachés ſur elle
pendant qu'on la peignoit , & il
craignoit de laiſſer trop voir le
plaiſir qu'il avoit à la regarder.
Madame la Dauphine deman-
da à Monfieur de Cleves un petit
portrait qu'il avoit de ſa femme ,
pour le voir auprès de celui que
l'on achevoit : Tout le monde dit
ſonſentimentdel'un &de l'autre;
& Madame deCleves ordonna au
Peintre de raccommoder quelque
choſe à la coëffure de celui que
l'on venoit d'apporter. Le Peintre
pour lui obéir ôta le portrait de
la boëte où il étoit , & après y
avoir travaillé il le remit fur la
table.
Ily avoit long-tems que Mon-
ſieur de Nemours ſouhaitoit d'a-
voir le portrait de Madame de
•Cleves. Lorſqu'il vit celui qui
étoit à Monfieur de Cleves , il
ne put réſiſter àl'envie de le dé-
rober à un mari qu'il croyoit ten-
drement
DE CLEVES . 161

drement aimé ; & il penſa que


parmitant deperſonnes quiétoient
dans ce même lieu , il ne feroit pas
ſoupçonné plutôt qu'un autre.
Madame la Dauphine étoit
afſiſe ſur le lit , & parloitbas à Ma-
dame de Cleves , qui étoit debout
devant elle . Madame de Cleves
appercut par un des rideaux qui
n'étoit qu'à demi fermé Monfieur
deNemours ledos contre latable ,
qui étoit au pied du lit , & elle vic
que ſanstourner la tête , il prenoit
adroitement quelque choſe ſur
cettetable. Elle n'eut pas de peine
à deviner que c'étoitſon portrait ,
& elle en fut fi troublée , que Ma-
dame la Dauphine remarqua
qu'elle ne l'écoutoit pas , & lui
demanda tout haut ce qu'elle re-
gardoit. Monfieur deNemours ſe
tourna à ces paroles, il rencontra
les yeux de Madame de Cleves qui
étoient encore attachés fur lui , &
il penſa qu'il n'étoit pas impoffible
Tome L.
162 LA PRINCESSE
qu'elle eût vu ce qu'il venoit de
faire.
Madame de Cleves n'étoit pas.
peu embarraffée , la raifon vouloit
qu'elle demandât fon portrait ;
mais en le demandant publique-
ment , c'étoit apprendre à tout le
monde les ſentimens que ce Prin-
ce avoit pour elle , & en le lui
demandant en particulier , c'étoit
quaſi l'engager à lui parler de fa
paffion ; enfin elle jugea qu'il va-
Ibir mieux le lui laiſſer , & elle
fut bien aiſe de lui accorder une
faveur qu'elle lui pouvoit faire
fans qu'il ſcut même qu'elle la
lui faifoit. Monfieur de Nemours:
qui remarquoit ſon embarras , &
qui en devinoit quaſi la cauſe , s'a
procha d'elle , & lui dit tout bas::
Si vous avez vu ce que j'ai ofé
faire , ayez la bonté , Madame, de
me laiſſer, croire que vous l'igno-
nez , je n'oſe vous en demander
davantage , & il ſe retira après
DE CLEVES . 163
ces paroles , & n'attendit point fa
réponſe.
Madame la Dauphine fortit:
pour s'aller promener , ſuivie de
toutes les Dames , & Monfieur
de Nemours alla ſe renfermer chez
lui , ne pouvant foutenir en pu-
blic la joie d'avoir un portrait de
Madame de Cleves. Il ſentoit tout
ce que la paffion peut faire fentir
de plus agreable; il aimoit la plus
aimable perſonne de la Cour ; il
s'en faiſoit aimer malgré elle , &
il voyoit dans toutes les actions
cette forte de trouble & d'embar-
ras que cauſe l'amour dans l'in-
nocence de la premiere jeu--
neuffe.
Le foir on chercha ce por--
trait avec beaucoup de foin ;
comme on trouvoit la boëte où
il devoit être , l'on ne ſoupçonna:
point qu'il eût été dérobé ,, &
l'on crut qu'il étoit tombé par
hazard ..Monfieur de Cleves étoitt
affligé de cette perte , & aprèss
Oijj
164 LA PRINCESSE
qu'on eut encore cherché inutile-
ment , il dit à ſa femme , mais
d'une maniere qui faiſoit voir qu'il
ne le penſoit pas , qu'elle avoit
fans doute quelque amant caché
àqui elle avoitdonné ce portrait ,
ou qui l'avoit dérobé , & qu'un
autre qu'un amant ne ſe feroit pas
contenté de la peinture ſans la
boëte.
Ces paroles , quoique dites en
riant , firent une vive impreffion
dans l'efprit de Madame de Cle-
ves : Elles lui donnerent des re-
mors; elle fit réflexion à la vio-
lence de l'inclination qui l'entraî-
noit vers Monfieur de Nemours ;
elle trouva qu'elle n'étoit plus
maîtreſſe de ſes paroles & de fon
viſage; elle penſa que Lignerolles
étoit revenu , qu'elle ne craignoit
plus l'affaire d'Angleterre ; qu'elle
n'avoit plus de ſoupçons fur Ma-
dame la Dauphine ; qu'enfin il
n'y avoit plus rien qui la pût dé-
fendre , & qu'il n'y avoit de fû-
DE CLEVES . 165
reté pour elle qu'en s'éloignant.
Mais comme elle n'étoit pas maî-
treſſe de s'éloigner , elle ſe trou-
voit dans une grande extrémité
& prête à tomber dans ce qui lui
paroiſſoit le plus grand des mal-
heurs , qui étoit de laiſſer voir à
Monfieur de Nemours l'inclina-
tion qu'elle avoit pour lui. Elle
ſe ſouvenoit de tout ce que Ma-
dame de Chartres lui avoit dit
en mourant , & des conſeils qu'el-
le lui avoit donnés de prendre
toutes fortes de partis , quelque
difficiles qu'ils puſſent être , plu-
tôt que de s'embarquer dans une
galanterie. Ce que Monfieur de
Cleves lui avoit dit ſur la ſince-
rité , en parlant de Madame de
Tournon , lui revint dans l'eſprit , 1

il lui ſembla qu'elle lui devoit


avouer l'inclination qu'elle avoit
pour Monfieur de Nemours.
Cette penſée l'occupa long-tems ,
enfuite elle fut étonnée de l'avoir
eue , elle y trouva de la folie , &
166 LAPRINCESSE
retomba dans l'embarras de ne
ſçavoir quel partiprendre.
La paix étoit ſignée , Madame
Elifabeth après beaucoup de ré-
pugnance , s'étoit réfolue à obéir
au Roi ſon pere. Le Duc d'Albe
avoit été nommé pour venir l'é-
poufer au nom du Roi Catholi-
que , & il devoit bien-tôt arriver.
L'on attendoit le Duc de Savoye
qui venoit épouser Madame fœur
du Roi ,
& dont les noces ſe
devoient faire en même - tems.
L Roi ne fongeoit qu'à rendre
ces néces célébres , par des diver-
tiſſemens où il pût faire paroître
l'adreſſe & la magnificence de ſa
Cour. On propofa tout ce qui ſe
pouvoitfaire de plus grand pour
des balets & des Comédies ; mais
le Roi trouva ces divertiſſemens :
trop particuliers , & il en voulut
d'un plus grand éclat.. Il réſolut
de faire un Tournoi "
où les
Etrangers feroient reçus , & dont
lepeuple pourroit être ſpectateur..
DE CLEVES . 167
Tous les Princes & les jeunes Sei-
gneurs entrerent avec joie dans
le deſſein du Roi , & fur-tout le
Duc de Ferrare , Monfieur de
Guife , & Monfieurde Nemours ,
qui ſurpaſſoient tous les autres
dans ces fortes d'exercices. Le
Roi les choiſit pour être avec
lui les quatre tenans du Tour-
noi.
L'on fit publier par tout le
Royaume , qu'en la Ville de Pa-
ris le pas étoit ouvert au quin-
-ziéme Juin , par Sa Majesté Très-
Chrétienne , & par les Princes
Alphonse d'Eſt Duc de Ferrare ,
François de Lorraine Duc de
Guife , & Jacques de Savoye Duc ‫فر‬

de Nemours , pour être tenu


contre tous venans , àcommencer
le premier combat à cheval en
lice , en double piéce , quatre
coups de lance , & un pour les
Dames . Le deuxième combat. à.
coups d'épée , un à, un , ou deux
a deux, a la volonté des Maîtress
168 LA PRINCESSE
du Camp. Le troiſiéme combat
à pied , trois coups de piques &
fix coups d'épées ; que les tenans
fourniroient de lances , d'épées
& de piques au choix des affail-
lans , & que ſi en courant on don-
noit au cheval , onferoit mis hors
des rangs. Qu'il y auroit quatre
Maîtres du Camp pour donner
les ordres , & que ceux des affail-
lans qui auroient le plus rompu ,
& le mieux fait , auroient un prix
dont la valeur feroit à la difcre-
tion des Juges ; que tous les aſſail-
lans tant François qu'Etrangers ,
feroient tenus de venir toucher à
l'un des Ecus qui ſeroient pendus
au Perron au bout de la lice , ou
à pluſieurs , felon leur choix , que
là ils trouveroient un Officier d'ar-
mes qui les recevroit pour les en-
roller felon leur rang , & felon les
Ecus qu'ils auroient touchés , que
les afſaillans ſeroient tenus de fai-
re apporter par un Gentilhom-
me leur Ecu , avec leurs armes ,
pour
DE CLÉVES . 169
pour le pendre au Perron trois
jours avant le commencement du
Tournoi ,
qu'autrement ils n'y
ſeroient point reçus ſans le congé
des tenans.
On fit faire une grande lice
proche de la Baſtille , qui venait
du Château des Tournelles , qui
traverſoit la rue ſaintAntoine , &
qui alloit rendre aux Ecuries
Royales. Il y avoit des deux côtés
des Echafauds & des Amphithéâ-
tres , avec des Loges couvertes ,
qui formoient des eſpeces de Ga-
leries qui faiſoient un très bel effet
à la vue , & qui pouvoient con-
tenir un nombre infini de perſon-
nes. Tous les Princes & Seigneurs
ne furent plus occupés que du
ſoin d'ordonner ce qui leur étoit
néceſſaire pour paroître avec
éclat , & pour mêler dans leurs
chiffres , ou dans leurs deviſes ,
quelque choſe de galant qui eût
rapport aux perſonnes qu'ils ai-
oientm .
TomeI. P
170 LA PRINCESSE
Peu de jours avant l'arrivée du
Duc d'Albe , le Roi fit une partie
de paume avec Monfieur de Ne-
mours , le Chevalier de Guiſe , &
le Vidame de Chartres. Les Rei-
nes les allerent voir jouer , ſui-
vies de toutes les Dames , & en-
tr'autres de Madame de Cleves.
Après que la partie fut finie ,

comme l'on fortoit du jeu de


paume , Chaſtelart s'approcha de
la Reine Dauphine , & lui dit
que le hazard lui venoit de met-
tre entre les mains une Lettre de
galanterie qui étoit tombée de la
poche de Monfieur de Nemours .
Cette Reine qui avoit toujours
de la curioſité pour ce qui regar-
doit ce Prince , dit à Chaſtelart
de la lui donner ; elle la prit &
ſuivit la Reine ſa belle-mere , qui
s'en alloit avec le Roi voir tra-
vailler à la lice. Après que l'on y
eut été quelque tems , le Roi
fit amener des chevaux qu'il avoit
fait venir depuis peu. Quoiqu'ils
DE CLEVES . 171
ne fuſſent pas encore dreſſés , il
les voulut monter , & en fit don-
ner à tous ceux qui l'avoient fui-
vi. Le Roi & Monfieur de Ne-
mours ſe trouverent ſur les plus
fougueux , ces chevaux ſe voulu-
rent jetter l'un à l'autre. Mon-
ſieur de Nemours par la crainte
de bleſſer le Roi , recula bruf-
quement , & porta fon cheval
contre un pilier du manége , avec
tant de violence , que la ſecouffe
le fit chanceler. On courut à lui ,
& on le crut conſiderablement
bleſſé. Madame de Cleves le crut
encore plus bleſſé que les autres.
L'intérêt qu'elle y prenoit , lui
donna une apprehenfion & un
trouble qu'elle ne fongea pas à
cacher ; elle s'approcha de lui
avec les Reines , & avecun vilage
ſi changé , qu'un homme moins
intéreſſféque le Chevalier de Gui-
ſe , s'en fût apperçu; auſſi le re-
marqua - t'il ailément , & il eut
bien plus d'attention à l'état où
Pij
17.2 LA PRINCESSE
étoit Madame de Cleves , qu'a
celui où étoit Monfieur de Ne-
mours. Le coup que ce Prince
s'étoit donné , lui cauſa un ſi
grand éblouiſſement , qu'il de-
meura quelque tems la tête pan-
chée ſur ceux qui le foutenoient.
Quand il la releva , il vit d'abord
Madame de Cleves , il connut
fur fon viſage la pitié qu'elle
avoit de lui , & il la regarda de
maniere à lui faire juger com-
bien il en étoit touché. Il fit en-
fuite des remercimens aux Rei-
nes de la bonté qu'elles lui té
moignoient , & des excuſes de l'é-
tat où il avoit été devant elles. Le
Roi lui ordonna de s'aller repo-
fer.
Madame de Cleves après être
remiſe de la frayeur qu'elle avoit
eue , fitbientôtréflexion aux mar-
ques qu'elle en avoit données.
Le Chevalier de Guiſe ne la
laiſſa pas long-tems , dans l'eſpe-
rance que perfonne ne s'en feroit
DE CLEVES . 173
apperçu , il lui donna lamain pour
la conduire hors de la lice. Je ſuis
plus à plaindre que Monfieur de
Nemours , Madame , lui dit- il ,
pardonnez -moi ſi je fors de ce
profond reſpect que j'ai toujours
eu pour vous , & fije vous fais pa-
roître la vive douleur que je fens
de ceque je viens de voir , c'eſt la
premiere fois que j'ai été affez
hardipour vous parler , & ce fera
auſſi la derniere. La mort ou du
moins un éloignement éternel
m'ôteront d'un lieu où je ne puis
plus vivre , puiſque je viens de
perdre latriſte conſolationdecroi-
re que tous ceux qui oſent vous re-
garder , font auſſi malheureuxque
moi .
Madame de Cleves ne répon-
dit que quelques paroles mal ar-
rangées , comme ſi elle n'eût pas
entenduce que ſignifioient celles
du Chevalier de Guiſe. Dans un
autre tems elle auroit été offen-
Piij
174 LA PRINCESSE
ſée qu'il lui eût parlé des fentimens
qu'il avoit pour elle; mais dans ce
moment elle ne ſentit que l'afflic-
tion de voir qu'il s'étoit apperçu
de ceux qu'elle avoit pour Mon-
fieur de Nemours. Le Chevalier
de Guiſe en fut ſi convaincu , &
fi pénetré de douleur , que dès ce
jour il prit la réſolution de ne pen-
ferjamais à être aimé de Madame
deCleves. Mais pour quitter cette
entrepriſe qui lui avoit paru ſi dif-
ficile & fi glorieuſe , il en falloit
quelqu'autre dont la grandeur pût
l'occuper. Il ſe mit dans l'eſprit de
prendre Rhodes , dont il avoit
déja eu quelque penſée ; & quand
la mort l'ôta du monde dans la
fleurde fa jeuneſſe, & dans le tems
qu'il avoit acquis la réputation
d'un des plus grands Princes de
fon fiécle, le ſeul regret qu'il té-
moigna de quitter la vie , fut de
n'avoir pu exécuter une ſi belle
réſolution ,dont il croyoit le ſus
DE CLEVÉS. 175
cès infaillible par tous les foins
qu'il en avoit pris.
Madame de Cleves en fortant
de la lice alla chez la Reine l'ef-
prit bien occupé de ce qui s'étoit
paſſé. Monfieur de Nemours y
vint peu de tems après , habillé
magnifiquement , & comme un
homme qui ne ſe ſentoit pas de
l'accidentquilui étoitarrivé: Il pa-
roiſſoit même plus gai que de cou-
tume ; & la joye de ce qu'il croyoit
avoir vu , lui donnoit un air qui
augmentoit encore ſon agrément.
Tout le monde fut furprislorſqu'il
entra , & il n'y cut perſonne qui
ne lui demandât de fes nouvelles ,
excepté Madame de Cleves , qui
demeura auprès de la cheminée
fans faire ſemblant de le voir. Le
Roi fortit d'un cabinet où il étoit ,
& le voyant parmi les autres , il
l'appella pour lui parler de ſon
aventure. Monfieur de Nemours
paſſa auprès de Madame de Cle-
ves , & lui dit tout bas : J'ai reçu
Piiij
176 LA PRINCESSE
aujourd'hui des marques de votre
pitié , Madame ; mais ce n'eſt pas
de celles dont je ſuis le plus di-
gne. Madame de Cleves s'étoir
bien doutée que ce Prince s'étoit
apperçu de la ſenſibilité qu'elle
avoit eue pour lui ; & ſes paroles
lui firent voir qu'elle ne s'étoit
pas trompée. Ce lui étoit une
grande douleur de voir qu'elle
n'étoit plus maîtreſſe de cacher
ſes ſentimens, & de les avoir laiffé
paroître au Chevalier de Guife..
Elle en av it auſſi beaucoup que
Monfieur de Nemours les con-
nût ; mais cette derniere douleur
n'étoit pas ſi entiere , & elle étoit
mêlée de quelque forte de dou-
ceur.

La Reine Dauphine qui avoit


une extrême impatience de ſça-
voir ce qu'il y avoit dans la Lettre
que Chaſtelart lui avoit donnée ,
s'approcha de Madame de Cle-
ves : Allez lire cette Lettre , lui
dit-elle , elle s'adreſſe à Monfieur
DE CLEVES. 177
de Nemours , & felon les appa-
rences elle eſt de cette maîtreſſe
pour qui il a quitté toutes les au-
tres : Si vous ne la pouvez lire
préſentement , gardez - là , venez
ce ſoir à mon coucher pour me
la rendre , & pour me dire fi vous
en connoiſſez l'écriture. Madame
la Dauphine quitta Madame de
Cleves aprèsces paroles,& lalaiſſa
ſi étonnée & dans un ſi grand
ſaiſiſſement , qu'elle fut quelque
tems ſans pouvoir fortir de fa
place. L'impatience & le trouble.
où elle étoit , ne lui permirent
pas de demeurer chez la Reine ,
elle s'en alla chez elle , quoiqu'il
ne fût pas l'heure où elle avoit
accoutumé de ſe retirer ; elle te-
noit cette Lettre avec une main.
tremblante , ſes penſées étoient ſi
confuſes , qu'elle n'en avoit au-
cune diſtincte , & elle ſe trouvoit
dans une forte de douleur inſup-
portable , qu'elle ne connoiſſoit
178 LA PRINCESSE
point , & qu'elle n'avoit jamais
ſentie. Si-tôt qu'elle fut dans fon
cabinet , elle ouvrit cette Lettre ,
&la trouva telle :

LETTRE.

E vous ai trop aimé pour vous


J laifſfer croire que le changement
qui vous paroît en moi ,ſoit un ef
fet de ma legereté ;je veux vous
apprendre que votre infidelité en
est la cause. Vous êtes bienfurpris
queje vousparle de votre infidelite;
vous me l'aviez cachée avec tant
d'adreſſe , &j'aipris tant deſoinde
vous cacher queje leſçavois , que
vous avezraiſon d'être étonnéqu'el-
le me foit connue. JeSuisſurpriſe
moi - même que j'aie pu ne vous en
rienfaireparoître.Jamaisdouleurn'a
étépareille à la mienne : Je croyois
que vous aviez pour moi une paſſion
violente , je ne vous cachois plus
celle quej'avois pour vous ; &dans
DE CLEVES. 179
le tems queje vous la laiſſois voir
toute entiere , j'appris que vous me
trompiez , que vous en aimiez une
autre , & queselon toutes les appa-
rences vous mefacrifiiez àcettenou-
velle maîtreſſe. Je le ſçus le jour de
la courſe de bague , c'est ce qui fit
queje n'y allai point ;jefeignis d'ê-
tre malade pour cacher le désordre
de mon esprit , maisje le devins en.
effet , &mon corps ne putSupporter
unefi violente agitation. Quandje
commençai à me porter mieux ,je
feignis encore d'être fort mal , afin
d'avoir unprétexte denevouspoint
voir & de ne vous point éccire. Je
voulus avoir du tems pour refoudre
de quelleforte j'en devois user avec
vous ; je pris &je quittai vingtfois.
les mêmes refolutions , mais enfinje
vous trouvai indigne de voir ma
douleur , &je réfolus de ne vous la
point faire paroître. Je voulus blef-
fer votre orgueil , en vous faiſant
voir que ma paſſion s'affoibliſſoit
180 LA PRINCESS E
d'elle-même. Je crus diminuerpar
tà leprix du ſacrifice que vous en
faiſiez ,je ne voulus pas que vous
cuffiez te plaisir de montrer combien
je vous aimois pour enparoîtreplus
aimable. Je refolus de vous écrire
des lettres tiedes & languiſſantes ,
pourjetterdans l'espritde celle aqui.
vous les donniez , que l'on ceſſoitde
vous aimer. Je ne voulus pas qu'elle
cût leplaisir d'apprendre quejesça-
vois quelle triomphoit de moi , ni
augmenterſon triomphepar mon de-
fespoir & par mes reproches.. Je
penfai que je ne vous punirois pas
afſſez en rompant avec vous , &que
je ne vous donnerois qu'une legere
douleurfi je ceſſois de vous aimer
lorſque vous ne m'aimiez plus. Je
trouvai qu'ilfalloit que vous m'ai-
maſſiez poursentir lemal den'être
point aimé que j'éprouvois fi cruel-
lement. Je crus queſi quelque chose
pouvoit rallumer lessentimens que
vous aviez eus pour moi , c'étoit de
yousfaire voirqueles miens étoient
DE CLEVES. 181
changés, mais de vous lefaire voir
en feignant de vous le cacher , ‫م‬
commesije n'euſſe pas eu la force de
l'avouer. Jem'arrêtai à cette reſolu-
tion , mais qu'elle me fut difficile à
prendre,&qu'en vous revoyant elle
meparut impoſſible aexecuter !Jefus
prète centfois àéclaterparmes repro-
ches &par mespleurs, l'étatoùj'étois
encorepar mafantémeſervit àvous
- déguiser mon trouble & mon afflic-
tion. Je fusfoutenue enfuite par le
plaisir de diffimuler avec vous , com-
me vous diſſimuliez avec moi; néan-
moins je me faisois une ſi-grande
violencepour vous dire &pourvous
écrire queje vous aimois , que vous
vites plutôtque je n'avois eudeſſein
de vous laiſſer voir, que mes fenti-
mens étoient changés. Vous enfûtes
blessé, vous vous.en plaignites : Je
tâchois de vous raſlurer ; mais c'é-
toit d'une maniere si forcée , que
vous enétiez encore mieux perfuadė
que je ne vous aimois plus : Enfin
jefis tout cequej'avois eu intention
182 LA PRINCESSE,
defaire. La bizarreriedevotre cœur
vous fit revenir vers moi à mesure
quevous voyiez quejem'éloignoisde
vous. J'ai joui de tout le plaiſir que
peut donner la vengeance ; il m'a
paru que vous m'aimiez mieux que
vous n'aviezjamaisfait , &jevous
ai fait voir que je ne vous aimois
plus. J'ai eu lieu de croire que vous
aviez entierement abandonné celle
pour qui vous m'aviez quittée. J'aż
eu auſſi des raiſons pour êtreperfua-
dée que vous ne lui aviez jamais
parlé de moi ; mais votre retour &
votre discretion n'ont pu reparer
votre legereté. Votre cœur a étépar-
tagéentre moi & une autre , vous
m'avez trompée ; cela fuffit pour
m'ôterleplaisird'être aimée devous,
commeje croyois mériter de l'ètre ,
&pour me laiſſer dans cette reſolu-
tion que j'ai priſe de ne vous voir
jamais, & dont vous êtesſiſurpris.
DE CLEVES . 183
Madame de Cleves lut cette
Lettre & la relut pluſieurs fois ,
ſans ſçavoir néanmoins ce qu'elle
avoit lu : Elle voyoit ſeulement
que Monfieur de Nemours ne l'ai-
moit pas comme elle avoit pen-
ſé , & qu'il en aimoit d'autres qu'il
trompoit comme elle. Quelle
vue & quelle connoiſſance pour
une perſonne de ſon humeur ,

qui avoit une paſſion violente ,


qui venoit d'en donner des mar-
ques à un homme qu'elle en ju-
geoit indigne , & à un autre qu'el-
le maltraitoit pour l'amour de
lui ! Jamais affliction n'a été ſi
piquante & ſi vive : il lui ſem-
bloit que ce qui faiſoit l'aigreur
de cette affliction , étoit ce qui
s'étoit paſſé dans cette journée ,
& que ſi Monfieur de Nemours
n'eût point eu lieu de croire qu'el-
le l'aimoit , elle ne ſe fût pas fou-
ciée qu'il en eût aimé une autre.
Mais elle ſe trompoit elle-même;
& ce mal qu'elle trouvoit ſi in
184 LA PRINCESSE
ſupportable , étoit la jalouſie avec
toutes les horreurs dont elle peut
être accompagnée. Elle voyoit
par cette Lettre que Monfieur de
Nemoursavoit une galanterie de-
puis long-tems. Elle trouvoit que
cellequi avoit écrit la Lettre, avoit
de l'eſprit & du mérite ; elle lui
paroiſſoit digne d'être aimée ; elle
lui trouvoit plus de courage qu'el-
le ne s'en trouvoit à elle - même ,
& elle envioit la force qu'elle
avoit eûe de cacher ſes ſentimens
à Monfieur de Nemours. Elle
voyoitparla fin de la Lettre , que
cette perſonne ſe croyoit aimée ;
elle penſoit que la difcrétion que
ce Prince lui avoit fait paroître ,
& dont elle avoit été ſi touchée ,
n'étoit peut - être que l'effet de la
paffion qu'il avoit pour cette autre
perſonne à qui il craignoit de
déplaire. Enfin elle penſoit tout
ce qui pouvoit augmenter fon
affliction & fon déſeſpoir. Quels
retours ne fit - elle point fur elle-
même !
DE CLEVÉS . 185
même ! quelles réflexions fur les
conſeils que fa mere lui avoit
donnés ; combien ſe repentit-elle
de ne s'être pas opiniâtré à ſe
ſéparer du commerce du mon-
de, malgré Monfieur deCleves ,
ou de n'avoir pas ſuivi la penſée
qu'elle avoit eue de lui avouer
l'inclination qu'elle avoit pour
Monfieur de Nemours ! Elle trou-
voit qu'elle auroit mieux fait de
la découvrir à un mari , dont elle
connoiſſoit la bonté , & qui auroit
eu intérêt à la cacher , que de la
laiſſer voir à un homme qui en
étoit indigne , qui la trompoit ,
qui la facrifioit peut - être , & qui
ne penſoit à être aimé d'elle
que par un ſentiment d'orgueil
& de vanité : Enfin elle trouva
que tous les maux qui lui pou-
voient arriver , & toutes les ex-
trêmités où elle ſe pouvoit por-
ter , étoient moindres que d'avoir
laiſſé voir à Monfieur de Ne-
mours qu'elle l'aimoit,& de com
Tome Lo
186 LA PRINCESSE
noître qu'il en aimoit une autre.
Tout ce qui la conſoloit , étoit de
penfer au moins , qu'après cette
connoiſſance elle n'avoit plus rien
à craindre d'elle-même , & qu'elle
feroit entierement guérie de l'in-
clination qu'elle avoit pour ce
Prince.
Elle ne penfa guére à l'ordre
que Madame la Dauphine lui
avoit donné de fe trouver à fon
coucher , elle fe mit au lit &
feignit de fe trouver mal : en
forte que quand Monfieur de
Cleves revint de chez le Roi , on
lui dit qu'elle étoit endormie ;
mais elle étoit bien éloignée de
la tranquillité qui conduit au fom-
meil. Elle pafía la nuit ſans faire
autre choſe que s'affliger & relire
la Lettre qu'elle avoit entre les
mains.
Madame de Cleves n'étoit pas
la feule perſonne dont cette Let-
tre troubloit le repos. Le Vidame
de Chartres qui l'avoit perdue ,
DE CLEVES 187
& non pas Monfieur de Ne-
mours , en étoit dans une extrê-
me inquiétude ; il avoit paſſe
tout le foir chez Monfieur de
Guiſe , qui avoit donné un grand
fouper au Duc de Ferrare fon
beau-frere , & à toute la jeuneſſe
de la Cour. Le hazard fit qu'en
ſoupant on parla de jolies Let-
tres. Le Vidame de Chartres dit
qu'il en avoit une ſur lui plus
jolie que toutes celles qui avoient
jamais été écrites. On le preſſa
de la montrer : il s'en défendia
.
Monfieur de Nemours lui fou-
tint qu'il n'en avoit point , &
qu'il ne parloit que par vanité.
Le Vidame lui répondit qu'il
pouſſoit ſa diſcrétion à bout , que
néanmoins il ne montreroit pas
la Lettre , mais qu'il en liroit
quelques endroits qui feroient
juger que peu d'hommes en re-
cevoient de pareilles. En même
tems il voulut prendre cette
Lettre , & ne la trouva point :
Qij
188 LA PRINCESSE
Il la chercha inutilement , on lui
en fit la guerre ; mais il parut fi
inquiet , que l'on ceſſa de lui en
parler. Il ſe retira plutôt que les
autres , & s'en alla chez lui avec
impatience pour voir s'il n'y avoit
point laiſſé la Lettre qui lui man-
quoir. Comme il la cherchoit en-
core , le premier Valet de Cham-
bre de la Reine le vint trouver ,
pour lui dire que la Vicomteſſe
d'Ufez avoit cru néceſſaire de l'a-
vertir en diligence , que l'on avoit
dit de chez la Reine qu'il étoit
tombé une Lettre de galanterie
de ſa poche pendant qu'il étoit au
jeu de paume ; que l'on avoit ra-
conté une grande partie de ce qui
étoit dans la Lettre ; que la Reine
avoit témoigné beaucoup de cu-
riofité de la voir ; qu'elle l'avoit
envoyé demander à un de fes
Gentilshommes fervans 2 mais.
qu'il avoit répondu qu'il l'avoit
laiffée entre les mains de Chaſte-
Lart.
DE CLEVES. 189
Le premier Valet de Cham-
bre dit encore beaucoup d'autres
choſes au Vidame de Chartres
qui acheverent de lui donner un
grand trouble. Il. fortit à l'heure
même pour aller chez un Gentil-
homme qui étoit ami intime de
Chaſtelart ; il le fit lever , quoi-
que l'heure fût extraordinaire
pour aller demander cette Let-
tre , ſans dire qui étoit celui qui
la demandoit, & qui l'avoit per-
due. Chaſtelart qui avoit l'eſprit
-

prévenu qu'elle étoit à Monfieur


de Nemours , & que ce Prince
étoit amoureux de Madame la
Dauphine , ne douta point que
ce ne fût lui qui la faiſoit rede-
mander.. Il répondit avec une
maligne joie , qu'il avoit remis la
Lettre entre les mains de la Reine
Dauphine. Le Gentilhomme vint
faire cette réponſe au Vidame de
Chartres : Elle augmenta l'in--
quiétude qu'il avoit déja , & y en
joignit encore de nouvelles , après
190 LA PRINCESSE
avoir été long-tems irréſolu ſurce
qu'ildevoit faire , iltrouva qu'il n'y
avoit que Monfieur de Nemours
qui pût lui aider à ſortir de l'em-
barras où il étoit.
Il s'en alla chez lui & entra
dans ſa chambre que le jour ne
commençoit qu'à paroître. Ce
Prince dormoit d'un fommeil
tranquille ; ce qu'il avoit vu le
jour précedent de Madame de
Cleves , ne lui avoit donné que
des idées agréables. Il fut bien
furpris de fe voir éveillé par le
Vidame de Chartres , & il luide-
manda ſi c'étoit pour ſe venger
de ce qu'il lui avoit dit pendant
le fouper , qu'il venoit troubler
fon repos. Le Vidame lui fit
bien juger par ſon viſage , qu'il
n'y avoit rien que de ſérieux au
ſujet qui l'amenoit. Je viens vous
confier la plus importante affaire
de ma vie , lui dit-il. Je ſçais
bienque vous ne m'en devez pas
être obligé , puiſque c'eſt dans
DE CLEVES. 191
un tems où j'ai beſoin de votre
fecours ; mais je ſçai bien auſſi
que j'aurois perdu de votre eſti-
me , ſi je vous avois appris tout
ce que je vais vous dire , ſans
que la néceſſité m'y eût con-
traint. J'ai laiſſé tomber cette
Lettre dont je parlois hier au
ſoir ; il m'eſt d'une conféquence
extrême que perſonnne ne ſçache
qu'elle s'adreſſe à moi. Elle a été
vûe de beaucoup de gens qui
étoient dans le jeu de paume
où elle tomba hier; vous y étiez
auſſi , & je vous demande en
grace , de vouloir bien dire que
c'eſt vous qui l'avez perdue. Il
faut que vous croyez que je n'ai
point de maîtreſſe , reprit Mon-
fieur de Nemours en fouriant ,
pour me faire une pareille pro-
poſition , & pour vous imaginer
qu'il n'y ait perſonne avec qui
je me puiſſe brouiller en laiſſant
-
croire que je reçois de pareilles
lettres. Je vous prie , dit le Vi
192 LA PRINCESSE
dame , écoutez - moi ſérieuſe
ment : Si vous avez une maî-
treffe , comme je n'en doute
point , quoique je ne ſçache
pas qui elle eſt , il vous ſera aifé
de vous juſtifier , & je vous en .
donnerai les moyens infaillibles ;
quand vous ne vous juſtifieriez
pas auprès d'elle , il ne vous en
peut courer que d'être brouillé
pour quelques momens ; mais
moi par cette aventure , je des-
honore une perſonne qui m'a
paſſionnement aimé , & qui eft
une des plus eſtimables femmes
du monde ; & d'un autre côté
je m'attire une haine implaca-
ble , qui me coûtera ma fortune ,
& peut - être quelque choſe de
plus. Je ne puis entendre tout ce
que vous me dites , répondit Mon-
ſieur de Nemours ; mais vous me
faites entrevoir que les bruits qui
ont couru de l'intérêt qu'une
grande Princeffe prenoit à vous ,
ne font pas entierement faux..
Lis
DE CLEVES. 193
Ils ne le ſont pas auſſi , repartit le
Vidame de Chartres ; & plût à
Dieu qu'ils le fuſſent , je ne me
trouverois pas dans l'embarras où
je me trouve ; mais il faut vous
raconter tout ce qui s'eſt paſſé ,
pour vous faire voir tout ce que
j'ai àcraindre.
Depuis que je ſuis à la Cour ,
laReine m'a toujours traité avec
beaucoup de diſtinction & d'a-
grément , & j'avois eu lieu de
croire qu'elle avoit de la bonté
pourmoi ; néanmoins il n'y avoit
rien de particulier , & je n'avois
jamais fongé à avoir d'autres ſen-
timens pour elle que ceux du
reſpect. J'étois même fort amou-
reux de Madame de Themines : II
eſt aiféde juger enla voyantqu'on
peut avoir beaucoup d'amour
pour elle quand on en eſt aimé ,
& je l'étois. Il y a près de deux
ans que comme la Cour étoit à
Fontainebleau , je me trouvai
☐ deux ou trois fois en converſation
Tome I. R
194 LA PRINCESSE
avec la Reine à des heures où il y
avoit très - peu de monde. Il me
parut que mon eſprit lui plaiſoit ,
& qu'elle entroit dans tout ce
que je diſois. Un jour entr'au-
tres on ſe mit à parler de la con-
fiance , je dis qu'il n'y avoit per-
ſonne en qui j'en eufſe une entie-
re ; que je trouvois que l'on ſe
repentoit toujours d'en avoir , &
que je ſçavois beaucoup de cho-
les dont je n'avois jamais parlé.
La Reine me dit qu'elle m'en
eftimoit davantage ; qu'elle n'a-
voit trouvé perſonne en France
qui eût du ſecret , & que c'étoit
ce qui l'avoit le plus embarraffée ,
parce que cela lui avoit ôté le
plaifir de donner ſa confiance.
Que c'étoit une choſe néceſſai-
re dans la vie , que d'avoir quel-
quun à qui on pût parler , &
fur- tout pour les perſonnes de
fon rang. Les jours ſuivans elle
reprit encore pluſieurs fois la mê
me converſation : elle m'apprit
DE CLEVES . 195
même des chofes afſez particu-
lieres qui ſe paſſoient. Enfin il
me ſembla qu'elle ſouhaitoit de
s'aſſurer de mon fecret , & qu'elle
avoit envie de me confier les
ſiens. Cette penſée m'attacha à
elle,jefustouché de cette diſtinc-
tion , & je lui fis ma cour avec
beaucoup plus d'aſſiduité , que je
n'avois accoûtumé. Un ſoir que
leRoi& toutes lesDames s'étoient
allés promener à cheval dans la
Forêt , où elle n'avoit pas voulu
aller , parcequ'elle s'étoit trouvée
un peu mal ; je demeurai auprès
d'elle , elle defcendit au bord de
l'étang , & quitta la main de ſes
Ecuyers pour marcher avec plus
de liberté. Après qu'elle eut fait
quelques tours , elle s'approcha
de moi , & m'ordonna de la fui-
vre. Je veux vous parler , me dir-
elle , & vous verrez par ce que
je veux vous dire , que je ſuis
de vos amies. Elle s'arrêta à ces
paroles , & me regardant fixe-
Rij
196 LA PRINCESSE
ment : Vous êtes amoureux , con-
tinua - t'elle , & parce que vous
ne vous fiez peut-être à perſon-
ne , vous croyez que votre amour
n'eſt pas ſcu ; mais il eſt connu ,
& même des perſonnes intéreſ-
fées. On vous obſerve , on ſçait
les lieux où vous voyez votre
maîtreſſe , on a deſſein de vous
y furprendre. Je ne ſçais qui elle
eſt ; je ne vous ledemande point ,
& je veux ſeulement vous ga-
rantir des malheurs où vous pou-
vez tomber. Voyez , je vous
prie , quel piege me tendoit la
Reine , & combien il étoit diffi-
cilede n'y pas tomber. Elle vou-
loit ſçavoir ſi j'étois amoureux ;
&en ne me demandant pointde
qui je l'étois , & en ne me laiſſant
voir que la ſeule intention de me
faire plaiſir , elle m'ôtoit la penſée
qu'elle me parlât par curioſité , ou
par deſſein .
Cependant contre toutes for-
tes d'apparences , je demêlai la
DE CLEVES . 197
vérité. J'étois amoureux de Ma-
dame de Themines ; mais quoi-
qu'elle m'aimât , je n'étois pas
aſſez heureux pouravoirdes lieux
particuliers à la voir , & pour
craindre d'y être ſurpris , & ainſi
je vis bien que ce ne pouvoit
être celle dont la Reine vouloit
parler. Je ſçavois bien auſſi que
j'avois un commerce de galan-
terie avec une autre femmemoins
belle & moins fevere que Mada-
me de Themines , & qu'il n'étoit
pas impoſſible que l'on eût dé-
couvert le lieu où je la voyois ,
mais comme je m'en fouciois
peu , il m'étoit aifé de me mettre
à couvert de toutes fortes de pé-
rils en ceſſant de la voir. Ainſi je
pris le parti de ne rien avouer à
la Reine , & de l'aſſurer au con-
traire , qu'il y avoit très - long-
tems que j'avois abandonné le
defir de me faire aimer des fem-
mes dont je pouvois eſperer de
l'être , parce que je les trouvois
Riij
198 LA PRINCESSE
quaſi toutes indignes d'attacher
un honnête- homme , & qu'il n'y
avoit que quelque chofe fort au
deſſus d'elles qui pût m'engager.
Vousne me répondez pas fincere-
ment , répliqua la Reine ; Je ſçais
le contraire de ceque vous medi-
tes. La maniere dont je vous par-
le , vous doit obliger à ne me rien
cacher. Je veux que vous foyez
de mes amis , continua - t'elle ,
mais je ne veux pas en vous don-
nant cette place , ignorer quels
font vos attachemens. Voyez ſi
vous la voulez acheter au prix
de me les apprendre : je vous
donne deuxjours pour y penfer ;
mais après ce tems - là , fongez
bien à ce que vous me direz , &
fouvenez-vous que ſi dans la fuire
je trouve que vous m'ayez trom-
pée , je ne vous le pardonnerai
dema vie.
La Reine me quitta après m'a-
voir dit cesparoles , fans attendre
ma réponſe. Vous pouvez croire
DE CLEVES . 199
que je demeurai l'eſprit bien
rempli de ce qu'elle me venoit
de dire. Les deux jours qu'elle
m'avoit donnés pour y penſer ,
ne me parurent pas trop longs
pour me déterminer. Je voyois
qu'elle vouloit ſçavoir ſi j'étois
amoureux& qu'elle ne ſouhaitoit
pas que je le fuſſe. Je voyois les
fuites& les conféquences du par-
ti que j'allois prendre ; ma vanité
n'étoit pas peu flatée d'une liai-
fon particuliere avec une Reine ,
& une Reine dont la perſonne
eft encore extrêmement aima-
ble. D'un autre côté j'aimois
Madame de Themines , & quoi-
que je lui fiffe une eſpece d'in-
fidélité pour cette autre femme
dont je vous ai parlé , je ne me
pouvois réfoudre à rompre avec
elle Je voyois auſſi le péril oùje
m'expofois ,en trompant la Rei-
ne , & combien il étoit difficile
de la tromper ; néanmoins je ne
pus me réſoudre à refuſer ce que
200 LA PRINCESSE
la fortune m'offroit , & je pris le
hazard de tout ce que ma mau-
vaiſe conduite pouvoit m'attirer.
Je rompis avec cette femme dont
on pouvoit découvrir le com-
merce , & j'eſperai de cacher ce-
lui que j'avois avec Madame de
Themines.
Au bout des deux jours que la
Reine m'avoit donnés ; comme
j'entroisdans la chambre où tou-
tes les Dames étoient au Cer-
cle; elle me dit tout haut , avec
un air grave qui me ſurprit :
Avez -

vous penſé à cette affaire


dont je vous ai chargé , & en
ſçavez-vous la vérité. Oui , Ma-
dame , lui répondis je ,& elle eſt
comme je l'ai dite à votre Ma-
jeſté.Venez ce ſoir à l'heure que
je dois écrire , répliqua-t'elle , &
j'acheverai de vous donner mes
ordres. Je fis une profonde re-
verence fans rien répondre , &
ne manquai pas de me trouver à
Theure qu'elle m'avoit marquée.
DE CLEVES. 201

Je la trouvai dans la Galerie où


étoit ſon Secretaire & quelqu'une
de ſes femmes. Sitôt qu'elle me
vit , elle vint à moi , & me me-
na à l'autre bout de la Galerie.
Hébien , me dit-elle , eſt- ce après
y avoir bien penſé , que vous
n'avez rien à me dire , & la ma-
niere dont j'en uſe avec vous ,
ne mérite - t'elle pas que vous me
parliez ſincerement ? C'eſt parce
que je vous parle ſincerement ,
Madame , lui répondis - je , que
je n'ai rien à vous dire ; & je
jure à votre Majesté , avec tout
le reſpect que je lui dois , que
je n'ai d'attachement pour au-
cune femme de la Cour. Je le
veux croire, repartit la Reine ,
parce que je le ſouhaite ; & je
le ſouhaite , parce que je deſire
que vous ſoyez entierement at-
taché à moi , & qu'il feroit im-
poſſible que je fuſſe contente de
votre amitié ſi vous étiez amou-
reux. On ne peut ſe fier à ceux
202 LA PRINCESSE
qui lefont , on nepeut s'aſſurer de
leur fecret. Ils font trop diſtraits
& trop partagés , & leur maî-
treſſe leur fait une premiere oc-
cupation qui ne s'accorde point
avec la maniere dont je veux
que vous ſoyez attaché à moi.
Souvenez - vous donc , que c'eſt
fur la parole que vous me don-
nez , que vous n'avez aucun en-
gagement , que je vous choiſis
pour vous donner toute ma con-
fiance. Souvenez - vous que je
veux la vôtre toute entiere ; que
je veux que vous n'ayez ni ami ,
ni amie , que ceux qui me ferorit
agréables , & que vous abandon-
niez tout autre foin que celui de
me plaire. Je ne vous ferai pas
perdre celui de votre fortune ; je
la conduirai avec plus d'applica-
tion que vous-même , & quoique
je faſſe pour vous , je m'en tien-
drai trop bien récompenfée , fi
je vous trouve pour moi tel que
je l'eſpere. Je vous choiſis pour
DE CLEVÉS . 203
vous confier tous mes chagrins ,
& pour m'aider à les adoucir.
Vous pouvez juger qu'ils ne font
pas médiocres. Je ſouffre en ap-
parence fans beaucoup de peine
l'attachement du Roi pour la
Duchefſe de Valentinois ; mais il
m'eft inſupportable. Elle gou-
verne le Roi , elle le trompe ,
elle me mépriſe , tous mes gens
font à elle . La Reine ma belle-
fille , fierede ſa beauté & du cré-
dit de fes Oncles , ne me rend
aucun devoir. Le Connétable de
Montmorency eſt maître du Roi
& du Royaume ; il me hait , &
m'a donné des marques de ſa hai-
ne , queje ne puisoublier. LeMa-
réchaldefaintAndré eſtunjeune
Favori audacieux, quin'enuſe pas
mieux avec moi que les autres.
Le détail de mes malheurs vous
feroit pitié , je n'ai oſé juſqu'ici
me fier à perſonne , je me fie à
vous , faites que je ne m'en re-
pente point , & foyez ma ſeule
204 LA PRINCESSE
confolation. Les yeuxde la Reine
rougirent en achevant ces paro-
les , je penſai me jetter à ſes pieds
tant je fus véritablement touché
de la bonté qu'elle me témoi-
gnoit. Depuis ce jour-là , elle eut
en moi une entiere confiance ,
elle ne fit plus rien ſans m'en par-
ler, & j'ai confervé une liaiſon
quidureencore.

FindupremierTome.
LA

PRINCESSE
DE

CLEVES .
TO ME II.
LA

PRINCESSE
DE

CLEVES .
TOME II.

AA 4929
A PARIS ,
Par la Compagnie des Libraires
Aſſociés.

M. DCC. LII .
AVEC PRIVILEGE DU ROI.
::
1

LA

PRINCESSE
DE

CLEVES
TROISIEME PARTIE.
EPENDANT quelque
rempli & quelque oc-
cupé que je fufſe de cette
nouvelle liaiſon avec la
Reine , je tenois à Madame de
Themines par une inclination
naturelle que je ne pouvois vain-
cre il me parut qu'elle ceſſoit
de m'aimer , au lieu que ii
Tome II. A
2 LA PRINCESSE
j'euſſe été ſage , je me fuſſe ſer-
vi du changement qui paroiſſoit :

en elle , pour aider à me guérir ;


mon amour en redoubla , & je
me conduifois ſi mal , que la
Reine eut quelque connoiſſan-
ce de cet attachement. La ja-
louſie eſt naturelle aux perfon-
nes de ſa nation , & peut- être
que cette Princeſſe a pour moi
des ſentimens plus vifs qu'elle
ne penſe elle - même. Mais enfin
le bruit que j'étois amoureux ,
lui donna de ſi grandes inquiétu-
des , & de fi grands chagrins ,
que je me crus cent fois perdu
auprès d'elle. Je la raſſurai en-
fin à force de ſoins , de foumif-
fions & de faux ſermens : mais
je n'aurois pu la tromper long-
tems , ſi le changement deMada-
me de Themines ne m'avoit dé-
tâché d'elle , malgré moi . Elle
me fit voir qu'elle ne m'aimoit
plus , & j'en fus ſi perfuadé , que
jeſus contraint de ne la pas tour-
DE CLEVES . 3
menter davantage , & de la laif-
ſer en repos. Quelque - tems après
elle m'écrivit cette Lettre que
j'ai perdue. J'appris par-là qu'el-
le avoit ſçu le commerce que j'a- .
vois eu avec cette autre femme
dont je vous ai parlé , & que
c'étoit la cauſe de ſon change- 1

ment. Comme je n'avois plus


rien alors qui me partageât , la
Reine étoit affez contente de
moi : mais comme les ſentimens
que j'ai pour elle , ne ſont pas
d'une nature à me rendre inca-
pable de tout autre attachement ,
& que l'on n'eſt pas amoureux
par la volonté , je le ſuis devenu
de Madame de Martigues , pour
qui j'avois déja eu beaucoup
d'inclination pendant qu'elle
éroit Ville - montais , fille de la
Reine Dauphine. J'ai lieu de
croire que je n'en ſuis pas haї ,
la difcretion que je lui fais pa-
roître , & dont elle ne ſçait pas
toutes les raiſons , lui eſt agrea-
A ij
4 LA PRINCESSE
ble. La Reine n'a aucun ſoup-
çon ſur ſon ſujet : mais elle en
a un autre qui n'eſt guére moins
facheux. Comme Madame de
Martigues eſt toujours chez la
Reine Dauphine , j'y vais auffi
beaucoup plus ſouvent que de
coûtume. La Reine s'eſt imagi-
née que c'eſt de cette Princeſſe
que je ſuis amoureux. Le rang
de la Reine Dauphine qui eft
égal au ſien , & la beauté & la
jeuneſſe qu'elle a au-deſſus d'elle ,
lui donnent une jalouſie qui va
juſqu'à la fureur , & une haine
contre fa belle - fille qu'elle ne
ſçauroit plus cacher. Le Cardi-
nal de Lorraine , qui me paroît
depuis long - tems aſpirer aux
bonnes graces de la Reine , &
qui voit bien que j'occupe une
place qu'il voudroit remplir ,
ſous prétexte de raccommoder
Madame la Dauphine avec elle ?

eſt entré dans les differens qu'el-


les ont eus enſemble. Je ne dou-
A
DE CLEVES . 亨
te pas qu'il n'ait démêlé le véri-
table ſujet de l'aigreur de la
Reine , & je crois qu'il me rend
toutes fortes de mauvais offices
ſans lui laiſſer voir qu'il a deſſein
de me les rendre. Voilà l'érat
où ſont les choses à l'heure que
je vous parle. Jugez quel effer
peut produire la Lettre que j'ai
perdue , & que mon malheur m'a
fait mettre dans ma poche , pour
la rendre à Madame de Themi-
nes. Si la Reine voit cette Let-
tre , elle connoîtra que je l'ai
trompée & que preſque dans
,

le tems que je la trompois pour


Madame de Themines , je trom
pois Madame de Themines pour
une autre ; jugez quelle idée ce-
la lui peut donner de moi , &
ſi elle peut jamais fe fier à mes
paroles. Si elle ne voit point cet-
te Lettre , que lui dirai-je ? Elle
ſçait qu'on l'a remiſe entre les
mains de Madame la Dauphine :
elle croira que Chaſtelart a re-
Aiij
6 LA PRINCESSE
connu l'écriture de cette Reine ,
& que la Lettre eſt d'elle : elle
s'imaginera que la perſonne dont
on témoigne de la jalouſie , eſt
peut-être elle-même : enfin il n'y
a rien qu'elle n'ait lieu de penſer ,
& il n'y a rien que je ne doive
craindre de ſes penſées. Ajoutez
à cela que je ſuis vivement tou-
ché de Madame de Martigues :
qu'aſſurément Madame la Dau-
phine lui montrera cette Lettre
qu'elle croira écrite depuis peu :
ainſi je ferai également brouillé ,
& avec la perſonne du monde
que j'aime le plus , & avec la
perſonne du monde que je dois
le plus craindre. Voyez après
cela , ſi je n'ai pas raiſon de vous
conjurer de dire que la Lettre
eſt à vous , & de vous deman-
der en grace de l'aller retirer
des mains de Madame la Dau-
phine.
Je vois bien , dit Monfieur de
Nemours , que l'on ne peut être
DE CLEVES. 7
dans un plus grand embarras que
celui où vous êtes , & il faut
avouer que vous le méritez. On
m'a accufé de n'être pas un
Amant fidele , & d'avoir pluſieurs
galanteries à la fois : mais vous
me paſſez de ſi loin , que je n'au-
rois ſeulement ofé imaginer les
choſes que vous avez entrepriſes.
Pouviez-vous prétendre de con-
ferver Madame de Themines en
vous engageant avec la Reine ,
& eſperiez-vous de vous enga-
ger avec la Reine & de la pou-
voir tromper ? Elle eſt Italienne
& Reine ,
& par conféquent
pleine de ſoupçons , de jalouſie
& d'orgueil : quand votre bonne
fortune plutôt que votre bonne
conduite , vous a ôté des enga-
gemens, où vous étiez , vous en
avez pris de nouveaux , & vous
vous êtes imaginé qu'au milieu
de la Cour , vous pourriez ai-
mer Madame de Martigues , fans
que la Reine s'en apperçût. Vous
A iiij
8 LA PRINCESSE
ne pouviez prendre trop de ſoins
de lui ôter la honte d'avoir fait
les premiers pas. Elle a pour vous
une paffion violente : votre dif-
cretion vous empêche de me le
dire , & la mienne de vous le de-
mander : mais enfin elle vous ai-
me , elle a de la défiance , & la
vérité eſt contre vous. Eft - ce à
vous à m'accabler de répriman-
des , interrompit le Vidame , &
votre expérience ne vous doit-
elle pas donner de l'indulgence
pour mes fautes ? Je veux pour-
tant bien convenir que j'ai tort :
mais fongez , je vous conjure , à
me tirer de l'abîme où je ſuis. Il
me paroît qu'il faudroit que vous
viſſiez la Reine Dauphine ſi - tôt
qu'elle fera éveillée , pour lui
redemander cette Lettre , com-
me l'ayant perdue. Je vous ai
déja dit , reprit Monfieur de Ne
mours , que la propoſition que
vous me faites , eſt un peu ex-
traordinaire , & que mon inté !
DE CLEVES. ‫و‬
rêt particulier m'y peut faire
trouver des difficultés : mais de
plus , ſi l'on a vu tomber cette
Lettre de votre poche , il me
paroît difficile de perfuader qu'el-
le foit tombée de la mienne. Je
croyois vous avoir appris , ré-
pondit le Vidame , que l'on a dit
à la Reine Dauphine que c'étoit
de la vôtre qu'elle étoit tombée.
Comment , reprit bruſquement
Monfieur de Nemours , qui vit
. dans ce moment les mauvais of-
fices que cette méprife lui pou-
voit faire auprès de Madame de
Cleves , l'on a dit à la Reine
Dauphine , que c'eſt moi qui ai
laiffé tomber cette Lettre ? Oui
reprit le Vidame , on le lui a dit.
Et ce qui a fait cette mépriſe ,
c'eſt qu'il y avoit pluſieurs Gen-
tilshommes des Reines dans une
des chambres du jeu de paume ,
où étoient nos habits , & que vos
gens & les miens les ont été que-
rir. En même tems la Lettre eft
10 LA PRINCESSE
tombée , cesGentilshommes l'ont
ramaffée , & l'ont lue tout haut.
Lesuns ont cruqu'elle étoità vous,
& les autres à moi. Chaſtelart qui
l'a priſe , & à qui je viens de la
faire demander , a dit qu'il l'avoit
donnée à la ReineDauphine,com-
me une Lettre qui étoit à vous ; &
ceux qui en ont parlé à la Reine ,
ont dit par malhenr qu'elle étoit à
moi; ainſi vous pouvez faire aifé-
ment ce que je ſouhaite , & mô-
ter de l'embarras où jeſuis.
Monfieur de Nemours avoit
toujours fort aimé le Vidame de
Chartres , & ce qu'il étoit à Ma-
dame de Cleves , le lui rendoit
encore plus cher. Néanmoins il
ne pouvoit fe refoudre à prendre
le hazard qu'elle entendit parler
de cette Lettre , comme d'une
choſe où il avoit intérêt. Il ſe mit
à rêver profondement,& le Vi-
dame ſe doutant à peu près du
ſujet de ſa rêverie : Je croisbien ,
DE CLEVES. II

lui dit-il , que vous craignez de


vous brouiller avec votre Mar-
treffe ,
& même vous me don-
neriez lieu de croire que c'eſt
avec la Reine Dauphine , fi le
peu de jaloufie que je vous vois
deMonfieur d'Anville , ne m'en
ôtoit la penſée : mais quoiqu'il
en ſoit , il eſt juſte que vous ne ſa-
crifiez pas votre repos au mien ,
& je veux bien vous donner les
moyens de faire voir à celle que
vous aimez , que cette Lettre
s'adreſſe à moi , & non pas à
vous : voilà un billet de Mada-
me d'Amboiſe , qui eſt amie de
Madame de Themines , & à qui
elle s'eſt fiée de tous les fenti-
mens qu'elle a eus pour moi.
Par ce billet elle me redeman-
de cette Lettre de fon amie ,
que j'ai perdue. Mon nom eſt
fur le billet , & ce qui eſt de-
dans prouve ſans aucun doute
que la Lettre que l'on me rede-
mande eſt la même que l'on a
12 LA PRINCESSE
trouvée. Je vous remets ce bil-
let entre les mains , & je con-
ſens que vous le montriez à vo-
tre Maîtreſſe pour vous juſtifier.
Je vous conjure de ne perdre
pas un moment , & d'aller dès-
ce matin chez Madame la Dau-
phine.
Monfieur de Nemours le pro-
mit au Vidame de Chartres , &
prit le billet de Madame d'Am-
boiſe: néanmoins fon deſſein n'é-
toit pas de voir la Reine Dau-
phine , & il trouvoit qu'il avoit
quelque choſe de plus preffé à
faire. Il ne doutoit pasqu'elle n'eût
déja parlé de la Lettre à Mada-
me de Cleves , & il ne pouvoit
ſupporter qu'une perſonne qu'il
aimoit ſi éperduement , eût lieu
de croire qu'il eût quelque atta-
chement pour une autre.
Il alla chez elle à l'heure qu'il
crut qu'elle pouvoit être éveil-
lée , & lui fit dire qu'il ne de-
: :
DE CLEVES. 13
manderoit pas à avoir l'honneur
de la voir à une heure ſi extraor-
dinaire , fi une affaire de confé--
quence ne l'y obligeoit. Mada-
me de Cleves étoit encore au
lit , l'eſprit aigri & agité des
triſtes penſées qu'elle avoit eues
pendant la nuit. Elle fut extrê-
mement ſurpriſe lorſqu'on lui dit
que Monfieur de Nemours la
demandoit. L'aigreur où elle
étoit , ne la fit point balancer à
répondre qu'elle étoit malade >

& qu'elle ne pouvoit lui parler.


Ce Prince ne fut pas bleſſé de
ce refus ; une marque de froi-
deur dans un tems où elle pou-
voit avoir de la jalouſie , n'étoit
pas un mauvais augure. Il alla
à l'appartement de Monfieur de
Cleves , & lui dit qu'il venoit
de celui de Madame ſa femme ,

qu'il étoit bien fâché de ne la


pouvoir entretenir , parce qu'il
avoit à lui parler d'une affaire
importante pour le Vidame de
14 LA PRINCESSE
Chartres. Il fit entendre en peu de
mots à Monfieur de Cleves lacon-
ſéquence de cette affaire , & Mon-
ſieur de Cleves le mena à l'heure
même dans la chambre de ſa fem-
me. Si elle n'eût point été dans
l'obſcurité , elle eût eupeine à ca-
cher ſon trouble & fon étonne-
ment de voir entrer Monfieur de
Nemours conduit par ſon mari.
Monfieur de Cleves lui dit qu'il
s'agiſſoit d'une Lettre , où l'on
avoit beſoin de ſon ſecours pour
les intérêts du Vidame , qu'elle
verroit avec Monfieur de Ne-
mours ce qu'il y avoit à faire , &
que pour lui il s'en alloit chez le
Roi qui venoitde l'envoyer que-
rir.
Monfieur de Nemours demeu-
ra ſeul auprès de Madame de
Cleves , comme il le pouvoit
ſouhaiter. Je viens vous deman-
der , Madame , lui dit- il , ſi Ma-
dame la Dauphine ne vous a
point parlé d'une Lettre que
DE CLEVES . 15
Chaſtelart lui remit hier entre
les mains. Elle m'en a dit quel-
que choſe , répondit Madame
de Cleves : mais je ne vois pas
ce que cette Lettre a de com-
mun avec les intérêts de mon
oncle , & je vous puis aſſurer
qu'il n'y eſt pas nommé. Il eſt
vrai , Madame , repliqua Mon-
ſieur de Nemours , il n'y eft
pas nommé , néanmoins elle s'a-
dreſſe à lui , & il lui est très-
important que vous la retiriez
des mains de Madame la Dau-
phine. J'ai peine à comprendre ,
reprit Madame de Cleves , pour-
quoi il lui importe que cette Let-
tre ne ſoit pas vue, & pourquoi il
faut la redemander ſous ſon nom .
Si vous voulez vous donner le
loiſir de m'écouter , Madame ,
dit Monfieur de Nemours je ,

vous ferai bien - tôt voir la vé-


rité & vous apprendrez des
2

choſes ſi importantes pour Mon-


fſieur le Vidame , que je ne les
16 LA PRINCESSE
aurois pas même confiées à Mon-
ſieur le Prince de Cleves , ſi je
n'avois eu beſoin de ſon ſecours
pour avoir l'honneur de vous
voir. Je pense que tout ce que
vous prendriez la peine de me di-
re , feroit inutile , répondit Ma-
dame de Cleves avec un air affez
fec , & il vaut mieux que vous al-
liez trouver la Reine Dauphine ,
& que fans chercher de détours ,
vous lui diſiez l'intérêt que vous
avez à cette Lettre , puiſqu'auſſi-
bien on lui a dit qu'elle vient de
yous.
L'aigreur que Monfieur de
Nemours voyoit dans l'eſprit de
Madame de Cleves , lui don
noit le plus ſenſible plaiſir qu'il
eût jamais eu , & balançoir fon
impatience de ſe juſtifier. Je nẻ
ſçais , Madame , reprit-il , cequ'on
peut avoir dit à Madame la Dau-
phine : mais je n'ai aucun intér
rêt à cette Lettre , & elle s'a
dreſſe à Monfieur le Vidame : Je
DE CLEVES. 17
le crois , repliqua Madame de
Cleves : mais on a dit le contrai
re à la Reine Dauphine , & il
ne lui paroîtra pas vraiſembla-
ble que les Lettres de Monfieur
le Vidame tombent de vos pro-
ches : c'eſt pourquoi à moins que
vous n'ayez quelque raiſon que je
ne ſçais point , à cacher la vérité
à la Reine Dauphine , je vous
conſeille de la lui avouer. Je n'ai
rien à lui avouer , reprit - il , la
Lettre ne s'adreſſe pas à moi , &
s'il y a quelqu'un que je fouhaite
d'en perfuader , ce n'eſt pas Ma-
dame la Dauphine : mais Madame
comme il s'agit en ceci de la for-
tune de Monfieur le Vidame
trouvez bonque je vous apprenne
des choſes qui font même dignes
de votre curioſité. Madame de
Cleves témoigna par fon filence
qu'elle étoit prête à l'écouter
Monfieur de Nemours lui conta l'e
plus fuccintement qu'il lui fur
Tome II. B 2
18 LA PRINCESSE
poſſible , tout ce qu'il venoit
d'apprendre du. Vidame. Quoi-
que ce fuſſent des chofes pro-
pres à donner de l'étonnement ,
& à être écoutées avec atten -
tion , Madame de Cleves les en-
tendit avec une froideur ſi gran-
de , qu'il ſembloit qu'elle ne les
erûr pas véritables , ou qu'elles
lui fuſſent indiferentes .. Son ef-
pritdemeura dans cette ſituation ,
juſqu'à ce que Monfieur de Ne
mours lui parla du billet de Ma-
dame d'Amboise , qui s'adreſſoit:
1
au Vidame de Chartres , & qui
étoit la preuve de tout ce qu'il
lui venoit de dire. Comme Ma-
dame de Cleves ſçavoit que cet-
te femme étoit amie de Mada-
me de Themines , elle trouva
une apparence de vérité à ce què
luidiſoit Monfieur de Nemours ,
qui lui fit penſer que la Lettre
ne s'adreſſoit peut-être pas à lui..
Cetre penſée la tira tout d'un
coup & malgré elle de la froi
DE CLEVES. 19
deur qu'elle avoit eue juſqu'a-
lors. Ce Prince , après lui avoir
lù ce billet qui faiſoit ſa juftifi-
! cation , le lui préſenta pour le
lire , & lui dit qu'elle en pou-
voit connoître l'écriture ; elle ne
put s'empêcher de le prendre ,
de regarder le deſſus pour voir
s'il s'adreſſoit au Vidame de
Chartres , & de le lire tout entier
pourjuger ſi la Lettre que l'on re-
demandoit , étoit la même qu'elle
avoit entre les mains. Monfieur
de Nemours lui dit encore tout ce
qu'il crut propre à la perfuader : &
comme on perfuade aiſément une
vérité agréable , il convainquit
Madame de Cleves qu'il n'avoit
point de part à cette Lettres
Elle commença alors à rai-
fonner avec lui fur l'embarras &
le peril où étoit le Vidame , à le
blâmer de fa méchante condui
te , à chercher les moyens de le
fecourir : elle s'étonna du proce
Bij
20 LA PRINCESSE
dé de la Reine , elle avoua a
Monfieur de Nemours qu'elle
avoit la Lettre : enfin , ſitôt qu'el-
le le crut innocent , elle entra
avec un eſprit ouvert & tran-
quille dans les mêmes chofes
qu'elle ſembloit d'abord ne dai
gner pas entendre. Ils convin-
xent qu'il ne falloit point ren-
dre la Lettre à la Reine Dau-
phine , de peur qu'elle ne lamon-
trất à Madame de Martigues ,
qui connoiſſoit l'écriture de Ma-
dame de Themines , & qui au-
roit aifément deviné par l'inté-
rêt qu'elle prenoit au Vidame
qu'elle s'adreſſoit à lui. Ils trou-
verent auſſi qu'il ne falloit pas
confier à la Reine Dauphine
tous ce qui regardoit la Reine ſa
belle- mere. Madame de Cleves
fous le prétexte des affaires de
fon oncle , entroit avec plaifir
à garder tous les fecrets que
Monfieur de Nemours lui con-
fioic.
DE CEÉVE 3 . 21

Ce Princene lui eût pastoujours


parlé des intérêts du Vidame , &
-
la liberté où il ſe trouvoit de l'en-
tretenir , lui eût donné urte har-
dieſſe qu'il n'avoit encore ofé
prendre, ſil'on ne fût venudire à
Madame de Cleves , que la Reine
Dauphine lui ordonnoit de l'al-
ler trouver. Monfieur de Nemours
fut contraint de fe retirer. Il alla
trouver le Vidame pour lui dire
qu'après l'avoir quitté il avoit
penſé qu'il étoit plus à propos de
s'adreſſer à Madame de Cleves qui
éroit la niéce , que d'aller droit à
Madame la Dauphine. Il ne man-
qua pas de raiſons pour faire ap-
prouver ce qu'il avoit fait , & pour
en faire eſperer unbon ſuccès.
Cependant Madame de Cle
ves s'habilla en diligence pour
aller chez la Reine. A peine pa-
Fut - elle dans ſa chambre , que
cette Princeſſe la fit approcher, &
hui dit tout bas : Il y a deux heu
12 LA PRINCESSE
res que je vous attens , & ja-
mais je n'ai été ſi embarraſſée à
déguiſer la vérité que je l'ai été
ce matin. La Reine a entendu
parler de la Lettre que je vous
donnai hier , elle croit que c'eſt
le Vidame de Chartres qui l'a
laiſſée tomber. Vous ſçavez
qu'elle y prend quelque inté-
rêt : elle a fait chercher cette
Lettre , elle l'a fait demander
à Chaſtelart ; il a dit qu'il me l'a-
voit donnée : on me l'eſt venu
demander ſur le prétexte que
c'étoit une jolie Lettre qui don-
noit de la curioſité à la Reine .
Je n'ai oſé dire que vous l'aviez ,
j'ai cru qu'elle s'imagineroit que
je vous l'avois miſe entre les
mains à cauſe du Vidame votre
oncle , & qu'il y auroit une
grande intelligence entre lui &
moi. Il m'a déja paru qu'elle
fouffroit avec peine qu'il me vit
fouvent , de forte: que j'ai dit
que la Lettre étoit dans les habits
DE CLEVES. 23.
que j'avois hier , & que ceux qui
en avoient la clef, étoient fortis.
Donnez - moi promptement cette
Lettre , ajouta-t'elle , afin que je
la lui envoye , & que je la life
avantque de l'envoyer , pour voir
ſi je n'en connoîtrai point l'écri
ture..
Madame de Cleves ſe trouva
encore plus embarraſſée qu'elle
n'avoit penſé. Je ne ſçais , Mada-
me, comment vous ferez ,

pondit - elle ; car Monfieur de
Cleves à qui je l'avois donnée
à lire , l'a rendue à Monfieur
de Nemours qui eſt venu dès-ce
matin le prier de vous la rede-
mander. Monfieur de Cleves a
eu l'imprudence de lui dire qu'il
l'avoit , & il a eu la foibleſſe de
ceder aux prieres que Monfieur
de Nemours lui a faites de la lui
rendre.. Vous me mettez dans le
plus grand embarras où je puiſ
ſe jamais être , répartit Madame
la. Dauphine , & vous avez tort
24 LA PRINCESSE
d'avoir rendu cette Lettre à
Monfieur de Nemours ; puiſque
c'étoit moi qui vous l'avois don-
née , vous ne deviez point la
rendre fans ma permiſſion. Que
voulez - vous que je diſe à la Rei-
ne , & que pourra -t'elle s'ima-
giner ? Elle croira & avec appa-
rence , que cette Lettre me re-
garde , & qu'il y a quelque choſe
entre le Vidame & moi. Jamais
on ne lui perfuadera que cette
Lettre foit à Monfieur de Ne-
mours. Je ſuis très - affligée , ré-
pondit Madame de Cleves , de
l'embarras que je vous cauſe
je le crois auſſi grand qu'il eſt :
mais c'eſt la faute de Monfieur
de Cleves & non pas la mienne.
C'eſt la vôtre , repliqua Madame
la Dauphine , de lui avoir don-
né la Lettre , & il n'y a que vous
de femme au monde qui faffe
confidence à fon mari de toutes
les choses qu'elle ſçait : je crois
que
DE CLEVES. 25
que j'ai tort , Madame , répli-
qua Madame de Cleves : mais
fongez à réparer ma faute , &
non pas à l'examiner. Ne vous
ſouvenez-vous point à peu près
de ce qui eſt dans cette Lettre ,
dit alors la Reine Dauphine ?
Oui , Madame , répondit - elle ,
jem'en reſſouviens , & l'ai relue
plus d'une fois. Si cela eſt , reprit
Madame la Dauphine , il faut
que vous alliez tout-à-l'heure la
faire écrire d'une main incon-
nue ; je l'envoyerai à la Reine ,
elle ne la montrera pas à ceux
qui l'ont vûe ; quand elle le fe-
roit , je foutiendrai toujours que
c'eſt celle que Chaſtelart m'a
donnée , & il n'oferoit dire le
:
contraire.
!
Madame de Cleves entra dans
cet expédient ; & d'autant plus
qu'elle penſa qu'elle enverroit
querir Monfieur de Nemours
- pour r'avoir la Lettre même ,
afin de la faire copier mot-à-
Tome II.
26 LA PRINCESSE
mot , & d'en faire à peu près
imiter l'écriture , & elle crut que
la Reine y feroit infailliblement
trompée. Sitôt qu'elle fut chez
elle , elle conta à ſon mari l'em-
barras de Madame la Dauphi-
ne , & le pria d'envoyer cher-
cher Monfieur de Nemours. On
le chercha, il vint en diligence,
Madame de Cleves lui dit tout
cequ'elle avoit déja appris à ſon
mari , & lui demanda la Let-
tre : mais Monfieur de Nemours
répondit qu'il l'avoit déja ren-
due au Vidame de Chartres qui
avoit eu tant de joie de la ra-
voir , & de ſe trouver hors du
péril qu'il auroit couru , qu'il l'a-
voit renvoyée à l'heure même à
l'amie de Madame de Themines .
Madame de Cleves ſe retrouva
dans un nouvel embarras ; & en-
fin après avoir bien conſulté ,

ils refolurent de faire la Lettre


de memoire. Ils s'enfermerent
pour y travailler ; on donna or
3 DE CLEVÉS 27
dre à la porte de ne laifferen
trer perfonne on renvoya
tous les gens de Monfieur de
Nemours. Cet air de myſtere &
de confidence n'étoit pas d'un
médiocre charme pour ce Prin
ce, & même pour Madame de
Cleves. Lapreſence de fon mari,
& les intérêts du Vidame de
Chartres,la raſſuroient enquel-
que forte ſur ſes ſcrupules ; elle
ne ſentoit que le plaisir de voir
Monfieur de Nemours , elle en
avoit une joie pure & fans mé-
lange qu'elle n'avoit jamais fen-
tie : cette joie lui donnoit une li-
berté & un enjouement dans
l'eſprit , que Monfieur de Ne-
-
mours ne lui avoit jamais vue
& qui redoubloit fon amour.
Comme il n'avoit point eu en-
core de ſi agréables momens , ſa
vivacité en étoit augmentée , &
quand Madame de Cleves vou-
lut commencer à ſe ſouvenir de
la Lettre & à l'écrire , ce Prince
Cij
28 LAPRINCESSE
au lieu de lui aider ſérieuſement ,
ne faiſoit que l'interrompre , &
lui dire des choſes plaiſantes.
Madame de Cleves entra dans
le même eſprit de gaieté , de
forte qu'il y avoit déja long-tems
qu'ils étoient enfermés , & on
étoit déja venu deux fois de la
partde la Reine Dauphine , pour
dire à Madame de Cleves de ſe
dépêcher , qu'ils n'avoient pas
encore fait la moitié de la Let-
tre. :

Monfieur de Nemours étoit


bien aiſe de faire durer un tems
qui lui étoit ſi agréable , & ou
blioit les intérêts de ſon ami.
Madame de Cleves ne s'ennuyoit
pas , & oublioit auſſi les inté-
rêts de ſon oncle. Enfin à peine
à quatre heures la Lettre étoit- :
elle achevée , & elle étoit fi mal ,
& l'écriture dont on la fit copier
reſſembloit ſi peu à celle que l'on
avoit eu deſſein d'imiter , qu'il
çût fallu que la Reine n'eût gue-
DEOCLEYES. 29
res prisde ſoin d'éclaircir la vé
rité pour ne la pas connoître.
Aufſi n'y fut- elle pas trompée.
Quelque foin que l'on prît de lui
perfuader que cette Lettre s'a-
dreſſoit àMonfieur de Nemours,
elle demeura convaincue , non-
ſeulement qu'elle étoit au Vida-
me de Chartres, mais elle crut
que la Reine Dauphine y avoit
part , & qu'il y avoit quelque in-
telligence entr'eux: cette penſée
augmentatellement lahainequ'el-
le avoit pour cette Princeſſe ,

qu'elle ne lui pardonna jamais ,


& qu'elle la perſfécuta juſqu'à ce
qu'elle l'eût fait fortir de Fran-
ce. :

Pour le Vidame de Chartres ,


: il fut ruiné auprès-d'elle , & foit
que le Cardinal de Lorraine ſe
fût déja rendu maître de ſon ef-
i prit, ou que l'aventure de cette
Lettre qui lui fit voir qu'e le
-
étoit trompée , lui aidât à dé-
mêler les autres tromperies que
C iij
30 LA PRINCESSE
le Vidame lui avoit déja faites;
il eſtcertainqu'il neputjamaisſe
raccommoder fincerement favec
elle. Leur liaiſon ſe rompit ,&
elle le perdit enſuite à la conju-
ration d'Amboiſe , où ilſe trouva
embarraffé.unico suomob so
Après quon eűtpenvoyé la
Lettre à Madame la Dauphine,
Monfieur deCleves & Monfieur
deNemours s'en allerent. Mada-
me de Cleves demeura ſeule, &
fitôt qu'elle ne fut plus foute-
nue par cette joie que donne la
préſence de ce que l'on aime ,
elle revint comme d'un ſonge ,
& regarda avec étonnement la
prodigieuſe difference de l'état
où elle étoit le foir , d'avec ce-
lui où elle ſe trouvoit alors ; elle
ſe remit devant les yeux l'ai-
greur & la froideur qu'elle avoit
fait paroître à Monfieur de Ne-
mours , tant qu'elle avoit cru que
la Lettre de Madame de The-
mines s'adreſſoit à lui ; quel cal
DE CLEVES. 31
me & quelle douceur avoit fuc-
cedé à cette aigreur , ſitôt qu'il
l'avoit perfuadée que cette Let-
tre ne le regardoit pas. Quand
elle penſoit qu'elle s'étoit répro-
ché comme un crime le jour
précedent de lui avoir donné des
marques de ſenſibilité que la feu-
le compaſſion pouvoit avoir fait
naître , & que par fon aigreur
elle lui avoit fait paroître des
ſentimens de jalouſie qui étoient
des preuves certaines de paſſion .
Elle ne ſe reconnoiſſoit plus el-
le - même , quand elle penſoit en-
core que Monfieur de Nemours
voyoit bien qu'elle connoiſſoit
ſon amour ; qu'il voyoit bien
auſſi que malgré cette connoif-
fance elle ne l'en traitoit pas plus
mal en préſence même de ſon
mari , qu'au contraire elle ne
l'avoit jamais regardé ſi favora-
blement , qu'elle étoit cauſe que
Monfieur de Cleves l'avoit en-
voyé querir , & qu'ils venoient
C iiij
32 LA PRINCESSE
de paſſer une après - dînée en
ſemble en particulier. Elle trou-
voit qu'elle étoit d'intelligence
avec Monfieur de Nemours ;
qu'elle trompoit le mari du mon-
de qui méritoit le moins d'être
trompé , & elle étoit honteuſe
deparoître ſipeu digne d'eſtime
aux yeux même de ſon Amant.
Mais ce qu'elle pouvoit moins
ſupporter que tout le reſte, étoie
le fouvenir de l'état où elle avoit
paſſé la nuit ,& les cuifantesdou-
leurs que lui avoit cauſé la pen-
ſée que Monfieur de Nemours ai-
moit ailleurs & qu'elle étoit
,

trompée.
Elle avoit ignoré juſqu'alors
les inquiétudes mortelles de la
défiance & de la jalouſie ; elle
n'avoit penſé qu'à fe défendre
d'aimer Monfieur de Nemours ,
& elle n'avoit point encore com-
mencé à craindre qu'il en aimât
une autre. Quoique les foupçons
que lui avoit donné cette Let-
DE CLEVES. 33
tre fuſſent effacés , ils ne laiſſe-
rent pas de lui ouvrir les yeux
fur le hazard d'être trompée , &
de lui donner des impreſſions de
défiance & de jalouſie qu'elle
n'avoit jamais eues. Elle fut éton-
née den'avoir point encore pen-
fé , combien il étoit peu vraiſem-
blable qu'un homme comme
Monfieur de Nemours , qui avoit
toujours fait paroître tantde le-
geretéparmi les femmes , fût ca-
pable d'un attachement ſincere
&durable. Elle trouva qu'il étoit
preſque impoſſible qu'elle pût
être contente de ſa paſſion. Mais
quand je le pourrois être , diſoit-
elle, qu'en veux-je faire ? Veux-
je la ſoufrir ? Veux-je y répon-
dre ? Veux - je m'engager dans
une galanterie ? Veux-je man-
quer à Monfieur de Cleves ?
Veux-je me,manquer àmoi-mê-
me ? Et veux-je enfin m'expoſer
aux cruels repentirs & aux mor-
telles douleurs que donne l'a-
34 LA PRINCESSE
mour ? Je ſuis vaincue & fur-
montée par une inclination qui
m'entraîne malgré moi : toutes
mes reſolutions ſont inutiles ; je
penſai hier tout ce que je penſe
aujourd'hui , & je fais aujour-
d'hui tout le contraire de ce que
je refolus hier. Il faut m'arracher
de la préſence de Monfieur de
t
Nemours ; il faut m'en aller à la
campagne , quelque bizarre que
puiſſe paroître mon voyage ; &
ſi Monfieur de Cleves s'opiniâtre
à l'empêcher , ou à en vouloir
ſçavoir les raiſons , peut - être lui
ferai-je lemal &à moi-même auſſi
de leslui apprendre. Elle demeu-
ra dans cette réſolution , & paſſa
tout le foir chez elle ſans aller
ſçavoir de Madame la Dauphine
ce qui étoit arrivé de la fauſſe
Lettre du Vidame .
Quand Monfieur de Cleves
fut revenu , elle lui dit qu'elle
vouloit aller à la campagne ,
DE CLEVES
3,5
qu'elle ſe trouvoit mal , & qu'el-
le avoit beſoin de prendre l'air .
Monfieur de Cleves à qui elle
paroiſſoit d'une beauté qui ne
lui perfuadoit pas que ſes maux
fuſſent confiderables , ſe mocqua
d'abord de la propoſition de ce
voyage , & lui répondit qu'elle
oublioit que les nôces des Prin-
ceffes , & le Tournoi s'alloient
faire, & qu'elle n'avoit pas trop
de tems pour ſe préparer à y pa-
roître , avec la même magnifi-
cence que les autres femmes.
Les raiſons de fon mari ne la
firent pas changer de deſſein ;
elle le pria de trouver bon que
pendant qu'il iroit à Compiegne
avec le Roi , elle allât à Cou-
lomiers qui étoit une belle mai-
ſon àune journée de Paris , qu'ils
faifoient bâtir avec ſoin. Mon-
ſieur de Cleves y conſentit; elle
y alla dans le deſſein de n'en pas
revenir ſitôt , & le Roi partit
pour Compiegne , où il ne de
36 LA PRINCESSE
voit être que peu de jours.
Monfieur de Nemours avoit
eubien de la douleur de n'avoir
point revuMadamedeClevesde-
puis cette après-dînée qu'il avoit
paſſée avec elle ſi agréablement ,
& qui avoit augmenté ſes eſpé-
rances. Il avoit une impatience
de la revoir qui ne lui donnoit
point de repos , de forte que
quandle Roi revint à Paris , il
reſolut d'aller chez ſa ſœur la
Ducheſſe deMercœur qui étoit à
la campagne , aſſez près de Cou-
lomiers. Ilpropoſa auVidamed'y
aller avec lui , qui accepta aifé-
ment cette propoſition , & Mon-
ſieur de Nemours la fit dans l'ef-
perance de voir Madame de Cle- -

ves, & d'aller chez elle avec le


Vidame.
Madame de Mercœur les re-
çut avec beaucoup de joie , &
ne penſa qu'à les divertir & à
leur donner tous les plaiſirs de
la campagne. Comme ils étoient :
DE CLEVES. 37
àlachaſſeàcourir le Cerf, Mon-
fieur de Nemours s'égara dans
la forêt. En s'enquerant du che-
min qu'il devoit tenir pour s'en
retourner , il ſçut qu'il étoit pro-
che de Coulomiers. A ce mot
de Coulomiers fans faire aucune
réflexion , & fans ſçavoir quel
étoit fon deſſein , il alla à tou-
te bride du côté qu'on lui mon-
troit : Il arriva dans la forêt ,
& ſe laiſſa conduire au hazard
par des routes faites avec ſoin ,
qu'il jugea bien qui conduifoient
vers leChâteau, Il trouva au bout
de ces roures un Pavillon dont
le deſſous étoit un grand falon
accompagné de deux cabinets ,
dont l'un étoit ouvert for un
jardin de fleurs, qui n'étoit fe
paré de la forêt que par des pa-
liſſades , & le ſecond donnoit
ſur une grande allée du parc.
Il entra dans le Pavillon, &
il ſe ſeroit arrêté à en regarder
la beauté , ſans qu'il vit venir
38 LA PRINCESSE
par cette allée du parc Monfieur
& Madame de Cleves accompa-
gnés d'un grand nombre de do-
meſtiques. Comme il ne s'étoit
pas attendu à trouver Monfieur
de Cleves qu'il avoit laiſſé au-
près du Roi , ſon premier mou-
vement le porta à ſe cacher : il
entra dans le cabinet qui don-
noit ſur le jardin de fleurs , dans
la penſée d'en reſortir par une
porte qui étoit ouverte fur la fo-
rêt : mais voyant que Madame
de Cleves & fon mari s'étoient
aſſis ſous le Pavillon , que leurs
domeſtiques demeuroient dans
le parc , & qu'ils ne pouvoient
venir à lui ſans paſſer dans le lieu
où étoient Monfieur & Madame
deCleves , il ne put ſe refufer le
plaiſir de voir cettePrinceſſe, ni
reſiſter à la curioſité d'écouter ſa
converfation avecun mari qui lui
donnoit plus de jaloufie , qu'au-
cunde ſes rivaux.atiosi
Il entendit que Monfieur de
DE CLEVÉS. 39
Cleves diſoit à ſa femme : Mais
pourquoi ne voulez - vous point
revenir à Paris ? Qui vous peut
retenir àla campagne ?Vous avez
depuis quelque tems un goût
pour la folitude qui m'étonne
& qui m'afflige , parce qu'il nous
ſepare. Je vous trouve même plus
triſtequedecoûtume , & je crains
que vous n'ayez quelque ſujer
d'affliction . Je n'ai rien de fa-
cheux dans l'efprit , répondit-
elle avec un air embarraſſé : mais
letumulte de laCour eſt ſi grand,
& il y a toujours un ſi grand
monde chez vous , qu'il eſt im-
poſſible que le corps & l'eſprit
ne ſe laffent , & que l'on
ne cherche du repos. Le repos ,
repliqua -t'il , n'eſt guéres pro-
pre pour une perſonne de votre
âge. Vous êtes chez vous &
dans la Cour , d'une forte à ne
vous pas donner de laffitude , &
je craindrois plutôt que vous ne
fuſſiez bien aiſe d'être ſeparée de
;
40 LA PRINCESSE
moi. Vous me feriez une gran
de injusticed'avoir cette penſée ,
reprit-elle avec un embarras qui
augmentoit toujours : mais je
vous ſupplie de me laiſſer ici. Si
vous y pouviez demeurer , j'en
aurois beaucoup de joie, pourvû
quevous ydemeuraſſiez ſeul , &
que vous vouluſſiez bien n'y
avoir point ce nombre infini de
gens qui ne vous quittent pref-
quejamais. Ah , Madame s'écria
Monfieur de Cleves , votre air
& vos paroles me font voir que
vous avez des raiſons pour ſou-
haiter d'être ſeule , que je ne
ſçais point , & je vous conjure
deme les dire. Il la preſſa long-
tems de les lui apprendre ſans
pouvoir l'y obliger ; & après
qu'elle ſe fut défendue d'une
maniere qui augmentoit toujours
la curioſité de ſon mari , elle
demeura dansun profond ſilen-
ce,lesyeuxbaiſſés , puis toutd'un
coup, prenantla parole & le re-
gardant
1

DE CLEVES. 41
gardant : Ne me contraignez
point, lui dit-elle , à vous avouer
une choſe que je n'ai pas la for-
ce de vous avouer , quoique j'en
aye eu plufieurs fois le deſſein.
Songez ſeulementque lapruden-
ce ne veut pas qu'une femme de
mon âge , & maîtreſſe de ſa con-
duite ,demeure expoſée au mi-
lieu de la Cour. Que me faites-
vous enviſager , Madame , s'é-
criaMonfieur deCleves? Je n'o-
ſerois vous le dire de peur de
vous offenſer. Madame de Cle-
ves ne répondit point , & fon fi-
lence achevant de confirmer fon
mari dans ce qu'il avoit penſé :
Vous ne me dites rien , reprit-il ,
& c'eſt me dire que je ne me
trompe pas. Hé bien , Monfieur ,
lui répondit -elle en ſe jettant à
ſes genoux , je vais vous faire
un aveu que l'on n'a jamais fair
àfon mari : mais l'innocence de
ma conduite & de mes intentions)
- m'en donne la force. Il eſt vrai
Tome II. D
42 LA PRINCESSE
que j'ai des raiſons pour m'é-
loigner de la Cour , & que je
veux éviter les perils où ſe trou-
vent quelquefois les perſonnes
de mon âge. Je n'ai jamais don-
né nulle marque de foibleffe , &
je ne craindrois pas d'en laiſſer
paroître , ſi vous me laiſſiez la
liberté de me retirer de la Cour ,
ou ſi j'avois encore Madame de
Chartres pour aider à me con-
duire. Quelque dangereux que
foit le parti que je prens , je le
prens avec joie pour me confer-
ver digne d'être à vous. Je vous
demande mille pardons , ſi j'ai
des fentimens qui vous déplai-
fent , du moins je ne vous dé-
plairai jamais par mes actions.
Songez que pour faire ce que je
fais , il faut avoir plus d'amitié
& plus d'eſtime pour un mari
que l'on n'en a jamais eu : con-
duiſez-moi , ayez pitié de moi
&aimez-moi encore ſi vous pou
vez .
DE CLEVES . 43
Monfieur de Cleves étoit de-
meuré pendant tout ce diſcours
la tête appuyée ſur ſes mains ,
hors de lui - même , & il n'avoit
pas ſongé à faire relever ſa fem-
me . Quand elle eut ceſſé de par-
ler , qu'il jetta les yeux ſur elle ,
qu'il la vit à ſes genoux le vifa-
ge couvert de larmes , & d'une
beauté ſi admirable , il penſa
mourir de douleur , & l'embraf-
ſant en la relevant : Ayez pitié de
moi , vous-même , Madame , lui
dit-il, j'en ſuisdigne , & pardon-
nez ſi dans les premiers momens
d'une affliction auſſi violente
qu'eſt la mienne , je ne répons
pas comme je dois à un proce-
dé comme le vôtre. Vous me pa-
roiſſez plus digne d'eſtime &
d'admiration , que tout ce qu'il
ya jamais eu de femmes au mon-
de : mais auſſi je me trouve le
plus malheureux homme qui ait
jamais été. Vous m'avez donné
de lapaſſion dès-le premier mo
Dij
44 LA PRINCESSE
ment que je vous ai vûe; vos rí-
gueurs & votre poſſeſſion n'ont
pu l'éteindre , elledureencore:je
n'ai jamais pu vous donner de l'a-
mour , & je vois que vous crai-
gnez d'en avoir pour un autre.
Etqui eſt-il , Madame, cethom-
me heureux qui vous donne cette
crainte ?Depuisquandvous plaît-
il ? Qu'a - t'il fait pour vous plai-
re ? Quel chemin a- t'il trouvé
pour aller à votre cœur ? Je m'é-
tois confolé en quelque forte de
ne l'avoir pas touché par la pen-
ſée qu'il étoit incapable de l'être.
Cependant un autre fait ce que
je n'ai pu faire : j'ai tout enſem-
ble la jalouſie d'un mari & celle
d'un amant : mais il eſt impoſſi-
ble d'avoir celle d'un mari après
un procedé comme le vôtre. II
eft trop noble pour ne me pas
donner une fûreté entiere , il me
conſole même comme votre
Amant. La confiance & la ſince-
rité que vous avez pour moi ,
DE CLEVES . 45
font d'un prix infini : vous m'ef-
timez aſſez pour croire que je
n'abuſerai pas de cet aveu. Vous .

avez raiſon , Madame , je n'en


abuferai pas , & je ne vous en
aimerai pas moins Vous me ren-
dez malheureux par la plus gran-
de marque de fidélité que ja-
mais une femme ait donnée à
ſon mari : mais , Madame , ache- 1

vez & apprenez- moi qui eſt ce-


lui que vous voulez éviter. Je
vous ſupplie de ne me le point
demander , répondit-elle , je ſuis
réfolue de ne vous le pas dire ,
& je crois que la prudence ne
veut pas que je vous le nomme.
Ne craignez point , Madame ,
reprit Monfieur de Cleves , je
connois trop le monde , pour
ignorerque la conſideration d'un
mari n'empêche pas que l'on ne
foitamoureux de ſa femme. On
doit haïr ceux qui le font , & non
pas s'en plaindre ; & encore une
➤ fois , Madame ,je vous conjure
46 LA PRINCESSE
de m'apprendre ce que j'ai envie
de ſçavoir. Vous m'en preſſeriez
inutilement , répliqua - t'elle , j'ai
de la force pour taire ce que je
ne crois pas devoir dire. L'aveu
queje vous ai fait , n'a pas été par
foibleſſe , & il faut plusde cou-
rage pour avouer cette vérité ,
que pour entreprendre de la ca-
cher.
Monfieur de Nemours ne per-
doit pas une parole de cette con-
verſation , & ce que venoit de
dire Madame de Cleves , ne lui
donnoit guéres moins de jalouſie
qu'à fon mari. Il étoit ſi éper-
duement, amoureux d'elle , qu'il
croyoit que tout le monde avoit
les mêmes ſentimens. Il étoit vé-
ritable auſſi qu'il avoit pluſieurs
rivaux : maisil s'en imaginoit en-
core davantage , & foneſprit s'é-
garoit à chercher celuidont Ma-
dame de Cleves vouloit parler.
Il avoit cru bien des fois qu'il
ne lui pas étoit défagréable , &
DE CLEVES. 47
il avoit fait ce jugement ſur des
choſes qui lui parurent ſi legeres
dans ce moment , qu'il ne put s'i-
maginer qu'il eût donné une paf-
ſion qui devoit être bien violente
pour avoir recours à un remede
ſi extraordinaire . Il étoit ſi tranf-
portéqu'il ne ſçavoitquaſi cequ'il
voyoit , & il ne pouvoitpardon-
ner à Monfieur de Cleves de ne:
pas affez preſſer ſa femme de lui
dire ce nom qu'elle lui cachoit.
Monfieur de Cleves faifoit
néanmoins tous ſes efforts pour
le ſçavoir , & après qu'il l'en
eut preſſée inutilement : Il me
ſemble , répondit-elle , que vous
devez être content de ma ſince-
rité , ne m'en demandez pas da-
vantage , & ne me donnez point
- lieu de me repentir de ce que je
viens de faire : contentez - vous
de l'aſſurance que je vous donne
encore , qu'aucune de mes actions.
n'a fait paroître mes ſentimens ,
48 LA PRINCESSE
& que l'on ne m'a jamais rien
dit dont j'aye pu m'offenſer. Ah !
Madame, reprit tout d'un coup
Monfieur de Cleves , je ne vous
ſçaurois croire. Je me souviens
de l'embarras où vous fûtes le
jour que votre portrait ſe perdit,
Vous avez donné , Madame ,
vous avez donné ce portrait qui
m'étoit ſi cher & qui m'apparte-
tenoit ſi légitimement. Vous n'a-
vez pu cacher vos ſentimens ,
vous aimez , on le ſçait , votre
vertu juſqu'ici vous a garantie
du reſte. Eſt - il poſſible , s'écria
cette Princeſſe ; que vous puif-
ſiez penſer qu'il y ait quelque
déguiſement dans un aveu com-
me le mien , qu'aucune raiſon ne:
m'obl'geoit à vous faire ? Fiez-
vous à mes paroles , c'eſt par un
affez grand prix que j'achete la
confiance que je vous demande.
Croyez , je vous en conjure , que
jen'ai pointdonné mon portrait:
il eſt vrai que je le vis prendre ,
mais
DE CLEVES. 49
mais je ne voulus pas faire pa-
roître que je le voyois , de peur
de m'expoſer à me faire dire des
choſes que l'on ne m'a encore
ofé dire . Par où vous a-r'on donc.
fait voir qu'on vous aimoit , re-
pritMonfieurde Cleves , & quel-
les marques de paſſion vous a-
t'on données ? Epargnez-moi la
peine , répliqua - t'elle , de vous
dire des détails qui me font
honte à moi - même de les avoir
remarqués , & qui ne m'ont que
trop perfuadée de ma foibleſſe.
Vous avez raiſon Madame ,
,

-
reprit- il, je ſuis injuſte , refu-
ſez-moi toutes les fois que je vous
demanderai de pareilles chofes :
mais ne vous offenfez pour-
tant pas , fije vous les deman-
de.
Dans ce moment , pluſieurs
de leurs gens qui étoient demeu-
rés dans les allées , vinrent aver-
tir Monfieur de Cleves , qu'un
Gentilhomme venoit le cher-
Tome II. E
50 LA PRINCESSE
cher de la part du Roi , pour lui
ordonner de ſe trouver le foir à
Paris . Monfieur de Cleves fut
contraint de s'en aller , & il ne
put rien dire à ſa femme , finon
qu'il la ſupplioit de venir le len-
demain ,& qu'il la conjuroit de
croire que quoiqu'il fût affligé , il
avoit pour elle une tendreſſe &
une eſtime dont elle devoit être
fatisfaite .
Lorſque ce Prince fut parti ,
que Madame de Cleves demeu-
ra ſeule , qu'elle regarda cequ'el-
le venoit de faire , elle en fut fi
épouvantée , qu'à peine put-elle
s'imaginer que ce fût une vérité.
Elle trouvaqu'elle s'étoit ôté elle-
même le cœur & l'eſtime de fon
mari , & qu'elle s'étoit creuſé un
abîme dont elle ne fortiroit ja-
mais. Elle ſe demandoit pour-
quoi elle avoit fait une choſe ſt
hazardeuſe , & elle trouvoit
qu'elle s'y étoit engagée ſans en
avoir preſque eu le deſſein. La
DE CLEVES. I
51
La fingularité d'un pareil aveu
dont elle ne trouvoit point d'e-
xemple , lui en faiſoit voir tout le
péril.
Mais quand elle venoit à pen-
fer que ce remede , quelque vio-
lent qu'il fût , étoit le ſeul qui
la pouvoit défendre contre Mon-
ſieur de Nemours , elle trou-
voit qu'elle ne devoit point ſe
repentir , & qu'elle n'avoit point
trop hazardé. Elle paſſa toute la
nuit , pleine d'incertitude , de
trouble & de crainte : mais en-
fin le calme revint dans ſon ef-
prit. Elle trouva même de la
douceur à avoir donné ce té-
moignage de fidélité àun ma-
ri qui le méritoit ſi bien , qui
avoit tant d'eſtime & tant d'a-
mitié pour elle , & qui venoit
de lui en donner encore des
marques par la maniere dont il
avoit reçu ce qu'elle lui avoit
avoué.
Cependant Monfieur de Ne
E ij
52 LA PRINCESSE
mours étoit forti du lieu où il
avoit entendu une converſation
qui le touchoit ſi ſenſiblement ,
&s'étoit enfoncé dans la Forêt,
Ce qu'avoit dit Madame de Cle-
ves de fon portrait , lui avoit
redonné la vie , en lui faiſant
connoître que c'étoit lui qu'elle
ne haïſſoit pas, Il s'abandonna
d'abord à cette joie : mais elle
ne fut pas longue , quand il fit
réflexion que la même choſe qui
lui venoit d'apprendre qu'il avoit
touché le cœur de Madame de
Cleves , le devoit perfuader auf-
ſi qu'il n'en recevroit jamais nul-
le marque , & qu'il étoit im-
poſſibled'engager une perſonne
qui avoit recours à un remedę
ſi extraordinaire. Il ſentit pour-
tant un plaiſir ſenſible de l'avoir
réduite à cette extrémité : Il
trouva de la gloire à s'être fait
aimer d'une femme ſi differente
de toutes celles de ſon ſexe . En-
fin il ſe trouva cent fois heu-
DE CLEVES . 53
reux & malheureux tout enfem-
ble. La nuit le ſurprit dans la fo-
rêt , & il eut beaucoup de peine
à retrouver le chemin de chez
Madame de Mercœur. Il y arri-
va àlapointedujour;il fut affez
embarraffé de rendre compte de
ce qui l'avoit retenu , il s'en dé-
mêla le mieux qu'il lui fut poffi-
ble , & revint ce jour même à
Paris avec le Vidame .
Ce Prince étoit fi rempli de
ſa paffion , & ſi ſurpris de ce
qu'il avoit entendu , qu'il tom-
ba dans une imprudence aſſez
ordinaire , qui eſt de parler en
termes généraux de ſes ſenti-
mens particuliers , & de con-
ter ſes propres aventures ſous
des noms empruntés. En reve-
nant il tourna la converſation
fur l'amour , il exagera le plai-
fir d'être amoureux d'une per-
ſonnedigne d'être aimée. Il par-
la des effets bizarres de cette
paſſion , & enfin ne pouvant ren-
E iij
54 LA PRINCESSE
fermer en lui - même l'étonne-
ment que lui donnoit l'action
de Madame de Cleves , il la con-
ta au Vidame , ſans lui nommer
la perſonne , & fans lui dire
qu'il y eût aucune part : mais il
la conta avec tant de chaleur &
avec tant d'admiration , que le
Vidame ſoupçonna aiſément que
cette hiſtoire regardoit ce Prin-
ce. Il le preſſa extrêmement de
le lui avouer : il lui dit qu'il con-
noiſſoit depuis long - tems qu'il
avoit quelque paſſion violente ,
& qu'il y avoit de l'injustice
de ſe défier d'un homme qui
lui avoit confié le ſecret de fa
vie. Monfieur de Nemours étoit
trop amoureux pour avouer fon
amour : il l'avoit toujours caché
au Vidame ; quoiquece fût l'hom-
me de la Cour qu'il aimât le
mieux. Il lui répondit qu'un de
fes amis lui avoit conté cette
aventure , & lui avoit fait pro-
mettre de n'en point parler , &
DE CLEVES . 55
qu'il le conjuroit auſſi de garder
ce fecret. Le Vidame l'aſſura
qu'il n'en parleroit point : néan-
moins Monfieur de Nemours ſe
repentit de lui en avoir tant ap-
pris.
i
Cependant Monfieur de Cle-
ves étoit allé trouver le Roi ,
le cœur pénetré d'une douleur
mortelle. Jamais mari n'avoit eu
une paſſion ſi violente pour fa
femme , & ne l'avoit tant efti-
mée. Ce qu'il venoit d'apprendre
ne lui en ôtoit pas l'eſtime : mais
elle lui en donnoit d'une eſpece
differente de celle qu'il avoit eue
juſqu'alors , ce qui l'occupoit le
plus étoit l'envie de deviner
celui qui avoit fçu lui plaire,
Monfieur de Nemours lui vint
d'abord dans l'eſprit , comme ce
qu'il y avoit de plus aimable à
Ja Cour ; & leChevalier de Gui-
fe , & le Maréchal de faint An-
dré , comme deux hommes qui
avoient penſé à lui plaire ; &
E iiij
56 LA PRINCESSB
qui lui rendoient encore beau-
coup de foins : de forte qu'il s'ar-
rêta à croire qu'il faltoit que ce
fût l'un des trois. Il arriva au
Louvre , & le Roi le mena dans
f n cabinet pour lui dire qu'il
l'avoit choiſi pour conduire Ma-
dame en Eſpagne ; qu'il avoit cra
que perfonne ne s'acquitteroit
mieux que lui de cette commif-
fion & que perſonne auſſi ne fe-
roit tant d'honneur à la France
que Madame de Cleves. Mon-
fieur de Cleves reçut l'honneur
de ce choixcomme il le devoit ,
& le regarda même comme une
choſe qui éloigneroit fa femme
de la Cour , fans qu'il parût de
changement dans ſa conduite :
néanmoins le tems de ce départ
étoit encore trop éloigné pour
être un remede à l'embarras où il
fe trouvoit . Il écrivit à l'heure-
même à Madame de Cleves ,
pour lui apprendre ce que le Roi
venoîtde lui dire , & il lui manda
DE CLEVES.. 57
encore qu'il vouloit abſolument
qu'elle revînt à Paris. Elle y re-
vint comme il l'ordonnoit , &
lorſqu'ils ſe virent , ils ſe trouve-
rent tous deux dans une triſteſſe
extraordinaire .
Monfieur de Cleves lui parla
comme le plus honnête homme
du monde , & le plus digne de
ce qu'elle avoit fait. Je n'ai
nulle inquiétude de votre con-
duite , lui dit - il , vous avez plus
de force & plus de vertu que
vous ne penſez ; ce n'eſt point
auſſi la crainte de l'avenir qui
m'afflige , je ne ſuis affligé que
de vous voir pour un autre des
fentimens que je n'ai pu vous
donner. Je ne ſçais que vous ré-
pondre,luidit-elle , je meurs de
honte en vous en parlant ; épar-
gnez-moi , je vous en conjure ,
de fi cruelles converſations , re-
glez ma conduite , faites que je
ne voye perſonne : c'eſt tout ce
que je vous demande : mais trou
58 LA PRINCESSE
vez bon que je ne vous parle
plus d'une choſe qui me fait pa-
roître ſi peu digne de vous , &
que je trouve ſi indigne de moi.
Vous avez raiſon , Madame , ré-
pliqua-t'il , j'abuſe de votredou-
ceur & de votre confiance : mais
:
auſſi ayez quelque compaſſion de
l'état où vous m'avez mis , &
fongez que quoique vous m'ayez
dit, vous me cachez un nom qui
me donne une curiofité , avec
laquelle je ne ſçaurois vivre : Je
ne vous demande pourtant pas
de la fatisfaire: mais je ne puis
m'empêcher de vous dire que je
crois que celui que je dois en-
vier , eſt le Maréchal de ſaint
André , le Duc de Nemours , ou
le Chevalier de Guiſe. Je ne vous
répondrai rien , lui dit - elle en
rougiffant , & je ne vous donner
rai aucun lieu par mes réponſes,
de diminuer ni de fortifier vos
ſoupçons : mais ſi vous eſſayez
de les éclaircir en m'obſervant ,
DE CLEVES. 59
vous me donnerez un embarras
qui paroîtra auxyeux de tout le
monde. Au nom de Dieu , com-
tinua-t'elle , trouvez bon que fur
le prétexte de quelque maladie ,
je ne voye perſonne. Non , Ma-
dame , répliqua-t'il , on démêle-
roit bientôt que ce ſeroit une
choſe ſuppoſée , & de plus je ne
me veux fier qu'à vous - même :
c'eſt le chemin que mon cœur me
conſeille de prendre , & la rai-
fon me le conſeille auſſi. De l'hu-
meur dont vous êtes en vous laif-
fant votre liberté , je vous don-
ne des bornes plus étroites que
je ne pourrois vous en pref-
crire.
Monfieur de Cleves ne ſe
trompoit pas : la confiance qu'il
témoignoit à fa femme , la for-
tifioit davantage contre Mon-
ſieur de Nemours , & lui faifoit
prendre des réſolutions plus auf-
teres qu'aucune contrainte n'au-
roit pu faire. Elle alla donc au
60 LA PRINCESSE
Louvre & chez la Reine Dau
phine à fon ordinaire : mais elle
évitoit la préfence & les yeux de
Monfieur de Nemours avec tant
de foin , qu'elle lui ôta quafi tou-
te la joie qu'il avoit de fe croire
aimé d'elle. Il nevoyoit riendans
fes actions qui ne lui perfuadât le
contraire. Il ne ſçavoit quaſi ſi ce
qu'il avoit entendu n'étoit point
un fonge , tant il y trouvoit peu
de vraiſemblance. La ſeule cho-
ſe qui l'aſſuroit qu'il ne s'étoit pas
trompé , étoit l'extrême triſteſſe
de Madame de Cleves , quelque
effort qu'elle fit pour la cacher ,
peut être que des regards &
des paroles obligeantes n'euf-
fent pas tant augmenté l'amour
de Monfieur de Nemours que
faifoit cette conduite auſtere.
Un ſoir que Monfieur & Ma-
dame de Cleves étoient chez la
Reine , quelqu'un ditque le bruit
couroit que le Roi nommeroit en
DE CLEVES. 61
core un grand Seigneur de la
Cour , pour aller conduire Ma-
dame en Eſpagne. Monfieur de
Cleves avoit les yeux ſur ſa fem-
me , dans le tems qu'on ajouta
que ce ſeroit peut - être le Che-
valier de Guiſe ou le Maréchal
de ſaint André. Il remarqua
qu'elle n'avoit point été émue
de ces deux noms, ni de la pro-
poſition qu'ils fiffent ce voyage
avec elle. Cela lui fit croire que
pas un des deux n'étoit celui dont
elle craignoit la préſence : & vou-
Jant s'éclaircir de ſes ſoupçons ,
il entra dans le cabinet de la Rei-
ne où étoit le Roi. Après y avoir
demeuré quelque tems , il revint
auprès de ſa femme , & lui dit
tout bas , qu'il venoit d'appren-
dre que ce feroit Monfieur de
Nemours qui iroit avec eux en
Eſpagne.
Le nom de Monfieur de Ne-
mours , & la penſée d'être expo-
ſée à le voir tous lesjours pen
62 LA PRINCESSE
dant un long voyage , en pré-
fence de fon mari , donna un
tel trouble à Madame de Cle-
ves , qu'elle ne le pût cacher ,
& voulant y donner d'autres
raiſons : C'eſt un choix bien dé-
fagréable pour vous , répondit-
elle , que celui de ce Prince. Il
partagera tous les honneurs , &
il me ſemble que vous devriez
eſſayer de faire choiſir quelque
autre. Ce n'eſt pas la gloire ,
Madame , reprit Monfieur de
Cleves , qui vous fait apprehen-
der que Monfieur de Nemours
ne vienne avec moi. Le chagrin
que vous en avez , vient d'une
autre cauſe. Ce chagrin m'ap-
prend ce que j'aurois appris d'u-
ne autre femme , par la joie
qu'elle en auroit eue. Mais ne
craignez point , ce que je viens
de vous dire n'eſt pas véritable ,
& je l'ai inventé pour m'aſſu-
rerd'unechoſequeje ne croyois
déjaquetrop. Il ſortit après ces
: DE CLEVES . 63
paroles , nevoulant pas augmen-
ter par fa préſence l'extrême
embarras où il voyoit fa fem-
me.

Monfieur de Nemours entra


dans cet inſtant , & remarqua
d'abord l'état où étoit Mada-
me de Cleves. Il s'approcha
d'elle , & lui dit tout bas , qu'il
n'oſoit par reſpect lui demander
ce qui la rendoit plus rêveufe
que de coûtume. La voix de
☑Monfieur de Nemours la fit re-
venir , & le regardant ſans avoir
entendu ce qu'il venoit de lui
dire , pleine de ſes propres pen-
ſées & de la crainte que fon ma-
ri ne le vit auprès d'elle : Au
nom de Dieu , lui dit -elle , laif-
fez-moi en repos. Helas ! Ma-
dame , répondit - il , je ne vous
y laiſſe que trop : de quoi pou-
vez-vous vous plaindre ? Je n'oſe
vous parler , je n'oſe même vous
: regarder: Je ne vous approche
qu'en tremblant. Par-oùme ſuis-
‫رمق‬
64 LA PRINCESSE
je attiré ce que vous venez de
me dire ? Et pourquoi me faites-
vous paroître que j'ai quelque
part au chagrin où je vous vois ?
Madame de Cleves fut bien fa-
chée d'avoir donné lieu à Mon-
ſieur de Nemours de s'expliquer
plus clairement qu'il n'avoit fait
entoute ſa vie. Elle le quitta ſans
lui répondre , & s'en revint chez
elle , l'eſprit plus agité qu'elle ne
l'avoit jamais eu. Son mari s'ap-
perçut aifément de l'augmenta-
tionde fon embarras. Il vit qu'el-
le craignoit qu'il ne lui parlật
de ce qui s'étoit paſſé. Il la ſui-
vit dans un cabinet où elle étoit
entrée. Ne m'évitez point , Ma-
dame , lui dit-il , je ne vous di-
rai rien qui puiſſe vous déplaire :
je vous demande pardon de la
ſurpriſe que je vous ai faite
tantor. J'en ſuis affez puni , par
ce que j'ai appris. Monfieur de
Nemours étoit de tous les hom-
mes celui que je craignois le
plus
DE CLEVES. 65
plus. Je vois le péril où vous
êtes , ayez du pouvoir ſur vous ,
pour l'amour de vous-même , &
s'il eſt poſſible , pour l'amour de
moi. Je ne vous ledemande point
comme un mari , mais comme un
homme dont vous faites tout le
bonheur , & qui a pour vous une
paſſion plus tendre & plus vio-
lente que celui que votre cœur
lui préfere. Monfieur de Cleves
s'attendrit en prononçant ces
dernieres paroles , & eut peine à
les achever. Sa femme en fut pé-
nétrée , & fondant on larmes ,
elle l'embraſſa avec une tendreſſe
& une douleur qui lemit dans un
état peu différent du ſien. Ils
demeurerent quelque tems fans
ſe rien dire , & ſe ſéparerent
fans avoir la force de ſe par-
ler.
Les préparatifs pour le ma-
i
riage de Madame étoient ache
vés. Le Duc d'Albe arriva pour
!-
l'époufer : Il fut reçu avec rou-
Tome II. F
66 LA PRINCESSE
te la magnificence & toutes les
cérémonies qui ſe pouvoient fai-
re dans une pareille occaſion.
LeRoi envoya au-devant de lui
le Prince de Condé , les Cardi-
naux de Lorraine & de Guiſe ,
les Ducs de Lorraine , de Fer-
rare , d'Aumale , de Bouillon ,
de Guife & de Nemours. Ils
avoient pluſieurs Gentilshom-
mes , & grand nombre de Pa-
ges vêtus de leurs livrées. Le
Roi attendit lui- même le Duc
d'Albe à la premiere porte du
Louvre ,avec les deux sensGen-
tilshommes ſervans , & le Con-
nétable à leur tête. Lorſque ce
Duc fut proche duRoi , il vour
lut lui embraffer les genoux ,
mais le Roi l'en empêcha & le
fit marcher à fon côté juſques
chez la Reine , & chez Mada-
me , à qui le Duc d'Albe apporta
un prefent magnifique de la part
de fon Maître. Il alla enfuite
chez. Madame Marguerite fœur
DECLEVES. 67
du Roi, lui faire les complimens
deMonfieur de Savoye , & l'af-
furer qu'il arriveroit dans peu de
jours. L'on fit de grandes Af-
ſemblées au Louvre pour faire
voir auDuc d'Albe & au Prince
d'Orange qui l'avoit accompa
gné les beautés de la Cour.
Madame de Cleves n'oſa ſe
diſpenſer de s'y trouver , quel-
que envie qu'elle en eût , par la •

erainte de déplaire à fon mari ,


qui lui commanda abſolument
d'y aller. Ce qui l'y déterminoit
encore davantage , étoit l'abſen-
ce de Monfieur de Nemours. Il
étoit allé au-devant de Monfieur
de Savoye,& aprèsque ce Prin-
ce fut arrivé il fut obligé de
fe tenir preſque toujours auprès
de lui pour lui aider à toutes les
choſes qui regardoient les céré-
monies de ſes nôces ; cela fit
que Madame de Cleves ne ren-
contra pas ce Prince auffi fou
" Fij
68 LA PRINCESSE
vent qu'elle avoit accoutumé , &
elles'entrouvoitdansquelque for-
tede repos.
Le Vidame de Chartres n'a-
voit pas oublié la converfation
qu'il avoit eue avec Monfieur
de Nemours . Il lui étoit demeu-
ré dans l'eſprit , que l'aventure
que ce Prince lui avoit contée
étoit la fienne propre , & il l'ob-
fervoit avec tant de foin , que
peut- être auroit-il démêlé la vé-
rité , ſans que l'arrivée du Duc
d'Albe & celle de Monfieur de
Savoye firent un changement
&une occupationdans la Cour ,
qui l'empêcha de voir ce qui au-
roit pu l'éclairer. L'envie de s'é-
claircir , ou plutôt la diſpoſition
naturelle que l'on a de conter
tout ce que l'on ſçait à ce que
l'on aime , fit qu'il rédio à Ma-
dame de Martigues l'action ex-
traordinaire de cette perſonne ,
qui a oit avoué à fon mari la
pallion quelle avoit pour un au
DE CLEVES. 69
tre. Il l'aſſura que Monfieur de
Nemours étoit celui qui avoit
inſpiré cette violente paſſion , &
il la conjura de lui aider à obſer-
ver ce Prince. Madame de Mar-
tigues fut bien aiſe d'apprendre
ce que lui dit le Vidame : & la
curioſité qu'elle avoit toujours
vûe à Madame laDauphine , pour
ce qui regardoit Monfieur de
Nemours , lui donnoit encore
plus d'envie de pénétrer cette
aventureu sebaran
Peu de jours avant celui que
l'on avoit choiſi pour la céré-
monie dumariage, laReineDau-
phine donnoit à fouper au Roi
fon beau-Pere , & à la Ducheſſe
deValentinois. Madame de Cle-
ves qui étoit occupée à s'habil-
fer pallabau Louvre plus tard
que de coûtume. En y allant elle
trouva un Gentilhomme qui la
venoit querir de la part deMa-
dame la Dauphine ; comme elle
enera dans la chambre , certe
70 LA PRINCESSE
Princeſſe lui cria de deſſus ſon
lit où elle étoit , qu'elle l'atten-
doit avec une grande impatien-
ce. Je crois , Madame , lui ré-
pondit-elle , que je ne dois pas
vous remercier de cette impa-
tience , & qu'elle eſt ſans doute
cauſéepar quelqu'autre choſe que
par l'envie de me voir.Vous avez
raiſon,lui répliqna la ReineDau-
phine ; mais néanmoins vous de-
vez m'en être obligée ; car je
veux vous apprendre une aven-
ture que je ſuis afſurée que vous
ferez bien aiſe de ſcavoir .
Madame de Gleves ſe mit à
genoux devant fon lit , & par
bonheur pour elle , elle n'avoit
pas le jour au vilage. Vous fçar
vez, lui dit cette Reine , l'envie
que nous avions de deviner ce
qui cauſoit de changement qui
paroît au Duc de Nemours : Je
crois le ſçavoir , & c'eſt une cho
fe qui vous ſurprendra. Il eſt
éperduement amoureux & fort
DE CLEVES . 71
aiméd'unedes plusbelles perſon-
nes de la Cour. Ces paroles que
Madame de Cleves ne pouvoit
s'attribuer , puiſqu'elle ne croyoit
pas que perſonne ſçût qu'elle ai-
moit ce Prince , lui cauferent
une douleur qu'il eſt aiſé de s'i-
maginer. Je ne vois rien en ce-
Ia , répondit - elle , qui doive
furprendre d'un homme de l'âge
de Monfieur de Nemours & fait
comme il eſt. Ce n'eſt pas aufſi ,
reprit Madame la Dauphine ,
ce qui vous doit étonner : mais
c' ft de ſçavoir que cette femme
qui aime Monfieur de Nemours ,
ne lui en a jamais donné aucune
marque , & que la peur qu'elle
a eue de n'être pas toujours maî-
treſſe de ſa paſſion , a fait qu'el-
le l'a avouée à ſon mari , afin
qu'il l'ötât de la Cour. Et c'eſt
Monfieur de Nemours lui - mê-
me qui a conté ce queje vous dis.
Si Madame de Cleves avoit
72 LA PRINCESSE
eu d'abord de la douleur par la
penſée qu'elle n'avoit aucune
part à cette aventure , les der-
nieres paroles de Madame la
Dauphine lui donnerent du dé-
fefpoir , par la certitude de n'y
en avoir que trop. Elle ne put
répondre , & demeura la tête
penchée ſur le lit pendant que
la Reine continuoit de parler , ſi
occupée de ce qu'elle diſoit
qu'elle ne prenoit pasgarde à cer
embarras. Lorſque Madame de
Cleves fut un peu remiſe : Cet-
te hiſtoire ne me paroît guére
vraiſemblable , Madame , répon-
dit-elle, & je voudrois bien ſça-
voir qui vous l'a contée. C'eſt
MadamedeMartigues , répliqua
Madame la Dauphine , qui l'a
appriſe du Vidame de Chartres .
Vous ſçavez qu'il en eſt amou-
reux , il la lui a confiée comme
un ſecret,& il la ſçait du Duc
de Nemours lui - même : il eft
wrai que le Duc de Nemours ne
luit
DE CLEVES. 73
lui apasdit le nom de la Dame ,
& ne lui a pas même avoué que
ce fut lui qui en fût aimé : mais le
Vidame de Chartres n'en doute
point.
Comme la Reine Dauphine
achevoit ces paroles , quelqu'un
s'approcha du lit. Madame de
Cleves étoit tournée d'une forte
qui l'empêchoit de voir qui c'é-
toit : mais elle n'en douta pas
lorſque Madame la Dauphine ſe
récria avec un air de gaieté &
de ſurpriſe : Le voilà lui-même ,
& je veux lui demander ce qui
en eſt. Madame de Cleves con-
nut bien que c'étoit le Duc de
Nemours , comme ce l'étoit en
effet. Sans ſe tourner de fon cô-
té , elle s'avança avec précipi-
tation vers Madame la Dauphi-
ne , & lui dit tout bas qu'il fal-
loit bien ſe garder de lui parler
de cette aventure , qu'il l'avoit
confiée au Vidame de Chartres ,
&que ce ſeroit une choſe capa-
Tome II. G
74 LA PRINCESSE
ble de les brouiller. Madame la
Dauphine lui répondit en riant ,
qu'elle étoit trop prudente , & fe
retourna vers Monfieur de Ne-
mours. Il étoit paré pour l'Aſſem-
blée du foir , & prenant la parole
avec cette grace qui lui étoit ſi
naturelle : Je crois , Madame ,
dit-il , queje puis penſer ſans té-
merité que vous parliez de moi
quand je ſuis entré , que vous
aviez deſſein de me demander
quelque chofe , & que Madame
deCleves s'y oppoſe. Il est vrai ,
répondit Madame la Dauphine :
mais je n'aurai pas pour elle la
complaiſance que j'ai accoutumé
d'avoir. Je veux ſçavoir de vous
ſi une Hiſtoire que l'on m'a con-
rée eſt véritable , & ſi vous n'êtes
pas celui qui êtes amoureux , &
aimé d'une femme de la Courqui
vous cache ſa paſſion avec ſoin ,
& qui l'a avouée à fon mari . 1

Le trouble & l'embarras de


Madame de Cleves étoit au-delà
DE CLEVES . 75
de tout ce que l'on peut s'imagi-
ner , & fi la mort ſe fût préſen-
tée pour la tirer de cet état , elle
l'auroit trouvée agréable : mais
M. de Nemours étoit encore plus
embarraſſé s'il eſtpoſſible.Ledif-
cours de Madame la Dauphine ,
dont il avoit eu lieu de croire
qu'il n'étoit pas haï , en préſence
deMadame de Cleves , qui étoit
la perſonne de la Cour en qui
elle avoit le plus de confiance , &
qui en avoit auſſi le plus en elle ,
lui donnoit une ſi grande confu-
ſion de penſées bizarres , qu'il
lui fut impoſſible d'être maître
de ſon viſage. L'embarras où il
voyoit Madame de Cleves par
ſa faute , & la penſée du juſte
ſujet qu'il lui donnoit de le haïr ,
lui cauſa un ſaiſiſſement qui ne
lui permit pas de répondre. Ma-
dame la Dauphine voyant à quel
point il étoit interdit , Regardez-
le, regardez- le , dit-elle à Ma-
dame de Cleves , & jugez ſi cet
Gij
76 LA PRINCESSE
te aventure n'eſt pas la ſienne.
Cependant Monfieur de Ne-
mours revenant de ſon premier
trouble & voyant l'importance
de fortir d'un pas ſi dangereux ,
ſe rendit maître tout d'un coup
de ſon eſprit & de ſon visage ;
J'avoue , Madame , dit - il , que
l'on ne peut être plus ſurpris &
plus affligé que je le ſuis de l'in-
fidelité que m'a faite le Vida-
me de Chartres , en racontant
l'aventure d'un de mes amis que
je lui avois confiée. Je pourrois
m'en venger , continua - t'il en
fouriant , avec un air tranquille ,
qui ôta quaſi à Madame la Dau-
phine les foupçons qu'elle venoit
d'avoir. Il m'a confié des chofes
qui ne ſont pas d'une médiocre
importance ; maisje ne ſçais , Ma-
dame , poursuivit-il , pourquoi
yous me faites l'honneur de me
mêler à cette aventure. Le Vida-
me ne peut pas dire qu'elle me
regarde , puiſque je lui ai dit le
DECLEVES. 77
contraire. La qualité d'un hom-
me amoureux me peut convenir ,
mais pour celle d'un homme ai-
mé , je ne crois pas , Madame ,
que vous puiſſiez me la donner.
Ce Prince fut bien aiſe de dire
quelque choſe à Madame la Dau-
phine qui eût du rapport à ce
qu'il lui avoit fait paroître en
d'autres tems , afin de lui dé-
tourner l'eſprit des penſées qu'el-
le avoit pu avoir. Elle crut auffi
bien entendre ce qu'il diſoit :
mais ſans y répondre , elle con-
tinua à lui faire la guerre de fon
embarras. J'ai été troublé , Ma-
dame , lui répondit-il , pour l'in-
térêt de mon ami , & par les juſ-
tes reproches qu'il me pourroit
faire , d'avoir redit une choſe qui
lui eſt plus chere que la vie. Il
ne me l'a néanmoins confiée qu'à
demi , & il ne m'a pas nommé
la perſonne qu'il aime : je ſçais
ſeulement qu'il eſt l'homme du
Giij
78 LA PRINCESSE
monde le plus amoureux & le
plus à plaindre. Le trouvez-vous
ſi à plaindre , répliqua Madame
la Dauphine , puiſqu'il eſt aimé ?
Croyez-vous qu'il le ſoit , Mada-
me , reprit - il , & qu'une per-
fonne qui auroit une véritable
paſſion , pût la découvrir à fon
mari ? Cette perſonne ne con-
noît pas fans doute l'amour , &
elle a pris pour lui une legere
reconnoiffance de l'attachement
que l'on a pour elle. Mon ami
ne ſe peut flater d'aucune eſpe-
rance : mais tout malheureux
qu'il eſt , il ſe trouve heureux
d'avoir du moins donné la peur
de l'aimer , & il ne changeroit
pas ſon état contre celui du plus
heureux Amant du monde. Vo-
tre ami a une paſſion bien aiſfée
à fatisfaire , dit Madame la Dau-
phine , & je commence à croire
que ce n'est pas de vous dont
vous parlez. Il ne s'en faut gué
res , continua -t'elle , que je ne
DE CLÉVES . 79
Tois de l'avis de Madame de
Cleves , qui ſoûtient que cette
aventure ne peut être véritable.
Je ne crois pas en effet qu'elle
le puiffe être , reprit Madame
deCleves , qui n'avoit point en-
coreparlé, & quand il ſeroit pof-
fible qu'elle le fût , par – où l'au-
-

roit-on pu ſçavoir ? Il n'y a pas


d'apparencequ'une femme capa-
ble d'une choſe ſi extraordinaire
eût la foibleſſe de la raconter ,
apparemment fon mari ne l'au-
roit pas racontée non plus , ou
ce feroit un mari bien indigne
du procedé que l'on auroit eu
avec lui. Monfieur de Nemours
qui vit les ſoupçons de Mada-
me de Cleves ſur ſon mari , fut
bien aiſe de les lui confirmer. Il
ſçavoit que c'étoit le plus re-
doutable rival qu'il eût à détrui-
re. La jaloufie , répondit-il , &
la curioſitéd'enſçavoir peut-être
davantage que l'on ne lui en a
dit , peuvent faire faire bien des
Giiij
80 LA PRINCESSE
imprudences à un mari.
Madame de Cleves étoit à la
derniere épreuve de ſa force z
de ſon courage , & ne pouvant
plus foutenir la converſation,elle
alloit dire qu'elle ſetrouvoit mal ,
lorſque parbonheur pour elle , la
Ducheſſe de Valentinois entra ,
qui dit à Madame la Dauphine
que le Roi alloit arriver. Cette
Reine paſſa dans fon cabinet
pour s'habiller : Monfieur de
Nemours s'approcha de Mada-
me de Cleves , comme elle la
vouloit ſuivre. Je donnerois ma
vie, Madame , lui dit - il , pour
vous parler un moment : mais de
tout ce que j'aurois d'important
à vous dire , rien ne me le pa-
roît davantage que de vous fup-
plier de croire , que ſi j'ai dit
quelque choſe où Madame la
Dauphine puiſſe prendre part ,
je l'ai fait par des raiſons qui ne
la regardent pas. Madame de
Cleves ne fit pas ſemblant d'en-
DE CLEVES 81
tendr e Monf ieur de Nemo urs :
elle le quitta ſans le regarder , &
ſe mit à ſuivre le Roi qui venoit
d'entrer. Comme ily avoit beau-
coup de monde , elle s'embar-
raſſadans ſa robe , & fit un faux
pas : elle ſe ſervit de ce prétexte
pour fortir d'un lieu où elle n'a-
voit pas la force de demeurer ,
& feignant de ne ſe pouvoir
foutemir
nir , elle s'en alla chez
elle.
Monfieur de Cleves vint au
Louvre , & fut étonné de n'y
pas trouver ſa femme : on lui
dit l'accident qui lui étoit ar-
rivé. Il s'en retourna à l'heure
même pour apprendre de ſes
nouvelles; il la trouva au lit , & il
ſçutque fon maln'étoit pas confi-
derable. Quand il eut été quel-
que tems auprès - d'elle , il s'ap-
perçut qu'elle étoit dans une
triſteſſe ſi exceſſive qu'il en fut
furpris. Qu'avez-vous , Madame ,
lui dit - il ? Il me paroît que vous
82 LA PRINCESSE
avez quelqu'autre douleur que
celle dont vous vous plaignez.
J'ai la plus ſenſible affliction que
je pouvois jamais avoir , répon-
dit-elle : quel uſage avez - vous
fait de la confiance extraordi-
naire , ou pour mieux dire folle ,
que j'ai eue en vous ? Ne mé-
ritois-je pas le fecret , & quand
je ne l'aurois pas mérité , votre
propre intérêt ne vous y enga-
geoit-il pas ? Falloit-il que la cu-
rioſité de ſçavoir un nom que je
ne dois pas vous dire , vous obli-
geât à vous confier à quelqu'un
pour tâcher de le découvrir ? Ce
ne peut être que cette ſeule cu-
rioſité qui vous ait fait faire une
ſi cruelle imprudence ; les ſui-
tes en font auſſi fâcheuſes qu'el-
les pouvoient l'être. Cette aven-
ture eſt ſque , & on me la vient
de conter , ne ſçachant pas que
j'y eufſe le principal intérêt.
Que me dites-vous , Madame ,
lui répondit-il ? Vous m'accuſez
DE CLEVES. 83
d'avoir conté ce qui s'eſt paſſé
entre vous & moi , & vous m'ap-
prenez que la choſe eſt ſque. Je
ne me juftifie pas de l'avoir re-
dite, vous ne le ſçauriez croire ,
& il faut fans doute que vous
ayez pris pour vous ce que l'on
vous a dit de quelqu'autre. Ah !
Monfieur , reprit - elle , il n'y a
pas dans le monde une autre
aventure pareille à la mienne ;
il n'y a point une autre femme
capable de la même choſe : Le
hazard ne peut l'avoir fait inven-
ter , on ne l'a jamais imaginée ,
& cette penſée n'eſt jamais tom-
bée dans un autre eſprit que le
mien. Madame laDauphine vient
de me conter toute cette aven-
ture, elle l'a ſçue par le Vidame
de Chartres qui la ſçait de Mon-
ſieur de Nemours. Monfieur de
Nemours , s'écria Monfieur de
Cleves avec une action qui mar-
quoit du tranſport & du défef-
poir ; quoi , Monfieur de Ne
84 LA PRINCESSE
mours ſçait que vous l'aimez,
& que je le ſçais ? Vous voulez
toujours choiſir Monfieur de Ne-
mours plutôt qu'un autre , répli-
qua - t'elle : je vous ai ditque je
ne vous répondrois jamais fur
vos ſoupçons. J'ignore ſi Mon-
ſieur de Nemours ſçait la part
que j'ai dans cette aventure ,
& celle que vous lui avez don-
née : mais il l'a contée au Vida-
me de Chartes , & lui a dit qu'il
la ſçavoit d'un de ſes amis , qui
ne lui avoit pas nommé la per-
ſonne. Il faut que cet ami de
Monfieur de Nemours foit des
vôtres , & que vous vous ſoyez
fié à lui pour tâcher de vous
éclaircir . A-t'on un ami au mon-
de à qui on voulût faire une tel-
le confidence , reprit Monfieur
de Cleves , & voudroit-on éclair-
cir ſes foupçons , au prix d'ap-
prendre à quelqu'un ce que l'on
(ſouhaiteroit de ſe cacher à foi-
même ?Songez plutôt, Madame,
DE CLEVES . 85
à qui vous avez parlé. Il eſt plus
vraiſemblable que ce ſoit par
vous que par moi , que ce ſecret
foit échapé. Vous n'avez pu fou-
tenir toute ſeule l'embarras où
vous vous êtes trouvée , & vous
avez cherché le ſoulagement de
vous plaindre avecquelque confi-
dente qui vous a trahie. N'ache-
vez point de m'accabler , s'écria
t'elle , & n'ayez point la dureté
dem'accuſer d'une faute que vous
avez faite , Pouvez vous m'en
ſoupçonner , & puiſque j'ai été
capable de vous parler , fuis-je
capable de parler à quelqu'au-
tre ?
L'aveu que Madame de Cle
ves avoit fait à ſon mari , étoit
une ſi grande marque de ſa ſince-
rité , & elle nioit fi fortement
de s'être confiée à perfonne , que
Monfieur de Cleves ne ſçavoit
que penſer ; d'un autre côté , il
étoit aſſuré de n'avoir rien redit ,
c'étoit une choſe que l'on ne pou
86 LA PRINCESSE
voit avoir devinée , elle étoit
ſque , ainſi il falloit que ce fut
par l'un des deux : mais ce qui lui
cauſoitunedouleur violente,étoit
de ſçavoir que ce ſecret étoit en-
tre les mains de quelqu'un , &
qu'apparemment il ſeroit bientôt
divulgué.
Madame de Cleves penſoit à
peu près les mêmes choſes ; elle
trouvoit également impoſſible
que ſonmari eût parlé , & qu'il
n'eût pas parlé ; ce qu'avoit dit
Monfieur de Nemours , que la
curioſité pouvoit faire faire des
imprudences à un mari , lui pa-
roiſſoit ſe rapporter ſi juſte à
l'état de Monfieur de Cleves ,
qu'elle ne pouvoit croire que ce
fût une choſe que le hazard eût
fait dire , & cette vraiſemblan-
ce la déterminoit à croire que
Monfieur de Cleves avoit abuſé
de la confiance qu'elle avoit en
lui. Ils étoient ſi occupés l'un &
l'autre de leurs penſées , qu'ils
:

DE CLEVES .. 87
furent long-tems ſans parler , &
ils ne fortirent de ce filence , que
pour redire les mêmes choſes
qu'ils avoient déja dites pluſieurs
fois , & demeurerent le cœur &
l'eſprit plus éloigné & plus al-
teré qu'ils ne l'avoient encore
eu .

Il eſt aiſé de s'imaginer en


quel état ils paſſerent la nuit.
Monfieur de Cleves avoit épui-
ſé toute ſa conſtance à foute-
nir le malheur de voir une fem-
me qu'il adoroit , touchée de paf-
ſion pour un autre. Il ne lui
reftoit plusde courage ; il croyoit
même n'en devoir pas trouver
dans une choſe où ſa gloire &
fon honneur étoient ſi vivement
bleſſés. Il ne ſçavoit plus que
penſer de ſa femme : il ne voyoit
plus quelle conduite il lui devoit
faire prendre , ni comment il ſe
devoit conduire lui - même , & il
ne trouvoit de tous côtés que
des précipices & des abîmes.
88 LA PRINCESSE
Enfin après une agitation & une
incertitude très-longue , voyant
qu'il devoit bientôt s'en aller en
Eſpagne , il prit le parti de ne
rien faire qui pût augmenter les
ſoupçons ou la connoiſſance de
fon malheureux état. Il alla trou-
ver Madame de Cleves , & lui
dit qu'il ne s'agiſſoit pas de dé-
mêler entr'eux qui avoit manqué
au ſecret : mais qu'il s'agiſſoit de
faire voir que l'Hiſtoire que l'on
avoit contée , étoit une fable où
elle n'avoit aucune part : qu'il
dépendoit d'elle de le perfuader
à Monfieur de Nemours & aux
autres , qu'elle n'avoit qu'à agir
avec lui avec la ſeverité & la
froideur qu'elle devoit avoir pour
un homme qui lui témoignoit de
l'amour : que par ce procedé elle
lui ôteroit aifément l'opinion
qu'elle eût de l'inclination pour
lui ; qu'ainſi il ne falloit point
s'affliger detout ce qu'il auroit pu
penſer, parceque fidans la fuite
elle
DE CLEVES . 89
elle ne faifoitparoître aucune foi-
bleffe, toutes fes penſées ſe dé-
truiroient aifément , & que fur-
tout il falloit qu'elle allât au Lou-
vre & aux Aſſemblées comme à
l'ordinaire .
• Après ces paroles , Monfieur
deCleves quitta ſa femme , fans
attendre ſa réponſe. Elle trouva
beaucoup de raiſon dans tout ce
qu'il lui dit , & la colere où elle
étoit contre Monfieur de Ne-
mours lui fit croire qu'elle trou-
veroit auſſi beaucoup de facili-
té à l'exécuter : mais il lui parut
difficile de ſe trouver à toutes les
cérémonies du mariage , & d'y
paroître avec un viſage tran-
quille & un eſprit libre : néan-
moins comme elle devoit porter
la robe de Madame la Dauphi-
ne , & que c'étoit une choſe où
elle avoit été préferée à pluſieurs
autres Princeſſes, iln'y avoit pas
moyen d'y renoncer , ſans faire
beaucoup de bruit & fans en fai-
Tome II. H
१० LA PRINCESSE
re chercher des raiſons. Elle fe
reſolut donc de faire un effort
fur elle - même , mais elle prit le
reſte du jour pour s'y préparer ,
& pour s'abandonner à tous les
fentimens dont elle étoit agitée.
Elle s'enferma ſeule dans fon ca→
binet ; de tous ſes maux celui qui
ſe préſentoit à elle avec le plus
de violence , étoit d'avoir ſujer
de fe plaindre de Monfieur de
Nemours , & de ne trouver au-
cun moyen de le juſtifier. Elle ne
pouvoit douter qu'il n'eût conté
cette aventure au Vidame de
Chartres , il l'avoit avoué , &
elle ne pouvoit douter auffi par
la maniere dont il avoit parlé ,
qu'il ne ſçût que l'aventure la re-
gardoit. Comment excufer une
ſi grande imprudence , & qu'é-
toit devenue l'extrême diſcretion
de ce Prince , dont elle avoit
été ſi touchée ? Il a été diſeret ,
diſoit-elle , tant qu'il a cru être
malheureux : mais une penſée
DE CLEVES .. 91
d'unbonheur même incertain , a
fini ſa diſcrétion. Il n'a pu s'ima-
giner qu'il étoit aimé , ſans vou-
loir qu'on le ſçût. Il a dit tout ce
qu'il pouvoit dire : Je n'ai pas
avouéque c'étoit lui que j'aimois ,
il l'a foupçonné , & il a laiſſé voir
fes foupçons. S'il eût eu des cer-
titudes, il en auroit ufé de la mê-
me forte. J'ai eu tort de croire
qu'il y eût un homme capable de
cacher ce qui flate fa gloire.
C'eſt pourtant pour cet homme
que j'ai cru ſi different du reſte
des hommes , que je me trouve
comme les autres femmes , étant
ſi éloignée de leur reſſembler.
J'ai perdu le cœur & l'eſtime d'un
mari qui devoit faire ma félicité.
Je ſerai bientôt regardée de tout
le monde comme une perſonne
qui aunefolle & violentepaffion.
Celui pour qui je l'ai ne l'ignore
plus ; & c'eſt pour éviter cesmal-
heurs que j'ai hazardé tout mon
repos & même ma vie. Ces trif-
Hij
92 LA PRINCESSE
tes réflexions étoient ſuivies d'un
torrent de larmes : mais quelque
douleur dont elle ſe trouva acca-
blée , elle fentoit bien qu'elle au-
roit eu la force de les ſupporter
fi elle avoit été fatisfaite de Mon-
fieur de Nemours
Ce Prince n'étoit pas dans
un état plus tranquille. L'impru-
dence qu'il avoit eu d'avoir
parlé au Vidame de Chartres ,
& les cruelles ſuites de cette im-
prudence , lui donnoient un dé-
plaiſir mortel. Il ne pouvoit ſe
repreſenter ſans être accablé ,
l'embarras , le trouble & l'afflic-
tion où il avoit vu Madame de
Cleves. Il étoit inconfolable de
lui avoir dit des choſes ſur cet-
re aventure , qui bien que ga-
lantes par elles- mêmes , lui pa-
roiffoient dans ce moment grof-
fieres ou peu polies , puiſqu'el-
les avoient fait entendre à Mada-
me de Cleves qu'il n'ignoroit pas
qu'elle étoit cette femme qui
DE CLEVES . 93
avoit une paſſion violente , &
qu'il étoit celui pour qui elle l'a-
voit. Tout ce qu'il eût pu fou-
haiter , eût été une converſation
avec elle : mais il trouvoit qu'il la
devoit craindre plutôt que de la
deſirer. Qu'aurois-je à lui dire ,
s'écrioit-il ? Irois - je encore lui
montrer ce que je ne lui ai déja
que trop fait connoître ? Lui fe-
rai-je voir que je ſçai qu'elle m'ai-
me, moiqui n'ai jamais ſeulement
ofé lui dire queje l'aimois ?Com-
mencerai-je à lui parler ouverte-
ment de ma paſſion , afin de lui
paroîtreun homme devenu hardi
par des eſpérances ? Puis-je pen-
ſer ſeulement à l'approcher , &
oſerois - je lui donner l'embarras
de foutenir ma vue ? Par - où
pourrois-je me juſtifier ? Je n'ai
point d'excuſe , je ſuis indigne
d'être regardé de Madame de
deCleves, & je n'eſpere pas auſſi
qu'elle me regarde jamais. Je lui
94 LA PRINCESSE
aidonné par ma faute , de meil-
leurs moyens pour ſe défendre
contre moi que tous ceux qu'elle
cherchoit , & qu'elle eût peut-
être cherchés inutilement. Je
perds par mon imprudence le
bonheur & la gloire d'être aimé
de la plus aimable & de la plus
eftimable perſonne du monde :
mais ſi j'avois perdu ce bonheur ,
ſans qu'elle en eût fouffert , &
fans lui avoir donné une douleur
mortelle , ce me feroit une con-
folation ; & je ſens plus dans ce
moment le mal que je lui ai fait ,
que celui que je me fuis fait au-
prèsd'elle.
Monfieur de Nemours fut
long-tems à s'affliger & à penfer
les mêmes choſes. L'envie de
parler à Madame de Cleves , lui
venoit toujours dans l'eſprit. Il
fongea à en trouver les moyens ,
ilpenſa à lui écrire : mais enfin
il trouva qu'après la faute qu'il
avoit faite & de l'humeur dont
DE CLEVÉS. 95
elleétoit ,lemieuxqu'ilpûtfaire,
étoit de lui témoigner un profond
reſpect par ſon affliction & par
fon filence , de lui faire voir mê-
me qu'il n'oſoit fe préſenter de-
vant elle , & d'attendre ce que le
tems , le hazard , & l'inclination
qu'elle avoit pour lui , pourroient
= faire en ſa faveur. Il refolut auff
de ne point faire de reproches au
Vidame de Chartres de l'infide- )
lité qu'il lui avoit faite , de peur
de fortifier ſes ſoupçons.
Les fiançailles de Madame qui
fe faifoient le lendemain , & le
mariage qui ſe faifoit le jour ſui-
vant , occupoient tellement tou-
te la Cour , que Madame de
Cleves & Monfieur de Nemours
cacherent aifément au public
leur triſteſſe & leurtrouble. Mada-
me la Dauphine ne parla même
qu'en paſſant à Madame de Cle-
ves de la converſation qu'elles
avoient eue avec Monfieur de
96 LA PRINCESSE
Nemours , & Monfieur de Cle
ves affecta de ne plus parler à ſa
femme de tout ce qui s'étoit paſſé :
de forte qu'elle ne ſe trouva pas
dans un auſſi grand embarras
qu'elle l'avoit imaginé.
Les fiançailles ſe firent auLou-
vre , & après le feſtin & le bal ,
toute la Maiſon Royale alla cou-
cher à l'Evêché comme c'étoit
la coûtume. Le matin le Duc
d'Albe qui n'étoit jamais vêtu
que fort fimplement , mit un habit
de drap d'or , mêlé de couleur
de feu , de jaune & de noir , tout
couvert de pierreries , & il avoit
une couronne fermée ſur la tête.
Le Prince d'Orange habillé auſſi
magnifiquement avec ſes livrées ,
& tous les Eſpagnols fuivis des
leurs , vinrent prendre le Duc
d'Albe à l'Hôtel de Villeroi , où
il étoit logé , & partirent mar-
chant quatre à quatre pour ve-
nir à l'Evêché. Sitôt qu'il fut ar
rivé ,
DE CLEVES . 97
rivé , onalla par ordre àl'Eglife :
leRoi menoitMadame , qui avoit
auſſi une couronne fermée , &
ſa robe portée par Meſdemoi-
ſelles de Montpenſier & de Lon-
gueville. La Reine marchoit en-
luite , mais fans couronne. Après
elle , venoient la Reine Dauphi-
ne , Madame fœur du Roi , Ma-
dame de Lorraine , & la Reine
d . Navarre , leurs robes por-
tées par des Princeſſes.. Les Rei-
nes & les Princeſſes avoient tou-
tes leurs filles magnifiquement
habillées des mêmes couleurs
qu'elles étoient vêtues : Enfor-
te que l'on connoiſſoit à qui
étoient les filles par la couleur
de leurs habits. On monta fur
l'échafaud, qui étoit préparé
dans l'Fglife , & l'on fit la céré-
monie des mariages. On retour-
na enſuite dîner à l'Evêché , &
fur les cinq heures on en partic
pour aller au Palais , où ſe fai-
-foit lefeſtin , & où le Parlement ,
Tome II. I
98 LA PRINCESSE
les Cours Souveraines , & la Mai-
fon de Ville étoient priées d'af-
ſiſter. Le Roi , les Reines , les
Princes & Princeſſes mangerent
ſur la table de marbre dans la
grande ſale du Palais. Le Duc
d'Albe aſſis auprès de la nouvelle
Reine d'Eſpagne , au deſſous des
dégrés de la table de marbre , &
à la main droite du Roi , étoit
une table pour les Ambaſſadeurs ,
les Archevêques & les Cheva-
liers de l'Ordre , & de l'autre
côté une table pour Meſſieurs du
Parlement,
Le Duc de Guiſe vêtu d'une
robe de drap d'or friſé , ſervoit
le Roi de Grand Maître
Monfieur le Prince de Condé ,
de Panetier , & le Duc de Ne-
mours , d'Echanſon. Après que
les tables furent levées , le bal
commença ; il fut interrompu
par des balets & par des mas
chines extraordinaires : On le re-
prit enſuite ; & enfin après mi
REDE CLEVES. 99
nuit , le Roi & toute la Cour
s'en retourna au Louvre. Quel-
que triſte que fût Madame de
Cleves , elle ne laiſſa pas de pa-
roître aux yeux de tout le mon-
de, & fur-tout aux yeux de Mon-
ſieur de Nemours , d'une beauté
incomparable. Iln'oſa lui parler ,
quoique l'embarras de cette cé-
rémonie lui en donnât pluſieurs
moyens; mais il lui fit voir tant
de triſteſſe , & une crainte fi ref-
pectueuſe de l'approcher , qu'elle
ne le trouva plus ſi coupable,
quoiqu'ilne lui eût riendit pourſe
juſtifier. Il eut la même conduite
les jours ſuivans , & cette con-
duite fit auſſi le même effet fur
le cœur de Madame de Cle-
ves.

Enfin le jour du Tournoi arri-


va. Les Reines ſe rendirent dans
les galeries , & fur les échafauds
qui leur avoient été deſtinés. Les
quatre Tenans parurent au bout
de la lice , avec une quantité de
I ij
JOO LA PRINCESSE
chevaux & de livrées qui fai-
ſoient le plus magnifique ſpecta-
cle qui eût jamais paru en Fran-
ce.

Le Roi n'avoit point d'autres


couleurs que le blanc & le noir
qu'il portoit toujours à cauſe de
Madame de Valentinois qui étoit
veuve. Monfieur de Ferrare &
toute ſa ſuite avoient du jaune &
du rouge. Monfieur de Guiſe
parut avec de l'incarnat & du
blanc : On ne sçavoit d'abord
par quelle raiſon il avoit ces cou-
leurs , mais on ſe ſouvint que
c'étoient celles d'une belle per-
ſonne qu'il avoit aimée pendant
qu'elle étoit fille , & qu'il ai.
moit encore , quoiqu'il n'ofât
plus le lui faire paroître. Mon-
ſieur de Nemours avoit du jaune
& du noir; on en chercha inu-
tilement la raiſon. Madame de
Cleves n'eut pasde peine à la de
viner : elle ſe ſouvint d'avoir dit
devant lui qu'elle aimoit le jaus
DE CLEVES . 101

ne,& qu'elle étoit fâchée d'être


blonde parce qu'elle n'en pou-
voit mettre. Ce Prince crut pour
voir paroître avec cette couleur ,
fans indifcrétion , puiſqueMada-
me deCleves n'en mettant point ,
on ne pouvoit foupçonner que ce
fût la ſienne
Jamais on n'a fait voir tant d'a-
dreffeque les quatre Tenars en
firent paroître. Quoique le Roi
fût le meilleur homme de cheval
de ſon Royaume , on ne ſçavoit
à qui donner l'avantage. Mon-
ſieur de Nemours avoit un agré-
ment dans toutes ſes actions , qui
pouvoit faire pencher en fa fa-
veur des perſonnes moins inté-
reffées que Madame de Cleves.
Sitôt qu'elle le vit paroître au
bout de la lice , elle fentit une
émotion extraordinaire , & àtou-
tes les courſes de ce Prince , elle
Javoitde la peine à cacher ſa joie ,
lorſqu'il avoit heureuſement
fourni fa carriere.obb ১৪
I iij
102 LA PRINCESSE
Sur le foir comme tout étoir
prefque fini , & que l'on étoit
prêt de ſe retirer , le malheur de
l'Etat fit que le Roi voulut en-
core rompre une lance. Il manda
au Comte de Montgomery qui
étoit extrêmement adroit , qu'il fe
mît ſur la lice. Le Comte ſupplia
leRoidel'endiſpenſer, & allegua
toutes les excuſes dont il pût s'a-
vifer ; mais le Roi quafi en co-
lere , lui fit dire qu'il le vouloit
abfolument . La Reine manda au
Roi qu'elle le conjuroit de ne
plus courir , qu'il avoit fi bien
fait , qu'il devoit être content ,
& qu'elle le fupplioit de revenir
auprès d'elle. Il répondit que
c'étoit pour l'amour d'elle , qu'il
alloit courir encore , & entra
dans la barriere. Elle lui renvoya
Monfieur de Savoye pour le
prierune feconde fois de reve-
nir ; mais tout fut inutile. Il
courut , les lances ſe briſerent ,
& un éclat de celle du Comte de
1
DE CLEVES . 103
Montgomery lui donna dans
l'œil , & y demeura. Ce Prince
tomba du coup. Ses Ecuyers , &
Monfieur de Montmorency qui
étoit un des Maréchaux de
Camp , coururent à lui. Ils fu
rent étonnés de le voir ſi bleffé ,
mais le Roi ne s'étonna point.
Il dit que c'étoit peu de choſe ,
& qu'il pardonnoit au Comte de
Montgomery. On peut juger
quel trouble & quelle affliction
apporta un accident fi funefte
dans une journée deſtinée à la
joie. Sitôt que l'on eût porté le
Roi dans ſon lit, & que les Chi-
rurgiens eurent viſité ſa plaie, ils
la trouverent très- conſiderable .
Monfieur le Connétable fe fou-
vintdans ce moment de la pré-
dictionquel'onavoit faite au Roi,
qu'il feroit tué dans un combat
fingulier ; & il ne douta point
1
.
que la prédiction ne fût accom-
plie.
Le Roi d'Eſpagne qui étoit
I iiij
104 LA PRINCESSE
alors à Bruxelles , érant avertide
cet accident , envoya fon Mede-
cin qui étoit un homme d'une
grande réputation ; mais il jugea
leRoi fans efperance.
Une Cour auſſi partagée &
auſſi remplie d'intérêts oppoſés ,
n'étoit pas dans une médiocre
agitation à la veille d'un ſi grand
événement ; néanmoins tous les
mouvemens étoient cachés , &
l'on ne paroiſſoit occupé que de
l'unique inquiétude de la ſanté
du Roi. Les Reines,les Princes&
les Princeſſes ne fortoient pref-
que point de ſon antichambre .
Madame de Cleves ſçachant
qu'elle étoit obligée d'y être ,
qu'elle y verroit Monfieur de Ne-
mours ; qu'elle ne pourroit ca-
cher à fon mari l'embarras que
lui cauſoit cette vûe , connoif-
fant auſſi que la ſeule prefence
de ce Prince le juſtifioit à ſes
yeux , & détruifoit toutes ſes re-
ſolutions , prit le parti de fein-
DE CLEVES . 1 105
dre d'être malade. La Cour étoit
trop occupée pour avoir de l'at
tention à ſa conduite & pour
démêler fi fon mal étoit faux
ou véritable Son mari ſeul pou-
voit en connoître la vérité ; mais
elle n'étoit pas fâchée qu'il la 1.

connût : ainſi elle demeura chez


1
elle peu occupée du grand chan-
;
gement qui ſe préparoit ; & rem-
plie de ſes propres penſées , elle
:
avoit toute la liberté de s'y aban-
donner. Tout le monde étoit
chez le Roi. Monfieur de Cle-
ves venoit à de certaines heures
lui en dire des nouvelles. Il con-
fervoit avec elle le même pro-
cedéqu'il avoit toujours eu , hors
que quand ils étoient ſeuls , il y
avoit quelque choſe d'un peu plus
froid & de moins libre. Il ne lui
avoit point reparlé de tout ce qui
s'étoit paſſé , & elle n'avoit pas
eu la force , & n'avoit pas même
jugé à propos de reprendre cette
conversation.
106 LA PRINCESSE
Monfieur deNemours qui s'é-
toft attendu à trouver quelques
momens à parler à Madame de
Cleves , futbien ſurpris & bien
affligé de n'avoir pas ſeulement
le plaifir de la voir. Le mal du
Roiſe trouva ſiconſiderable,que
le ſeptiéme jour il fut déſeſperé
desMédecins. Il reçut la certitude
de fa mort avec une fermeté ex-
traordinaire , & d'autant plus ad-
mirable qu'il perdoitla vie par un
accident fi malheureux , qu'il
mouroit à la fleur de ſon âge ,
heureux , adoré de ſes peuples ,
& aimé d'une maîtreſſe qu'il ai-
moit éperduement. La veille de
fa mort , il fit faire le mariage
de Madame ſa ſœur avec Mon-
fieur de Savoye fans cérémonie.
L'onpeut juger en quel état étoit
la Ducheffe de Valentinois. La
Reine ne permit point qu'elle
vit le Roi , & lui envoya de-
mander les cachets de ce Prin-
ce , & les pierreries de la Cou-
DE CLEVES. 107
ronne qu'elle avoit en garde.
Cette Ducheſſe s'enquit ſi le Roi
étoit mort : & comme on lui
eut répondu que non : Je n'ai
donc point encore demaître , ré-
pondit-elle , & perſonne ne peut
m'obliger à rendre ceque ſa con-
fiance m'a mis entre les mains.
Sitôt qu'il fut expiré au Château
des Tournelles,le Duc de Fer-
rare , le Duc de Guife& le Duc
de Nemours conduiſirent au
Louvre la Reine Mere, le Roi&
la Reine ſa femme. Monfieur de
Nemours menoit la Reine Mere .
Comme ils commençoient à
marcher , elle ſe recula dequel-
ques pas , & dit à la Reine fa
belle - fille , que c'étoit à elle à
paſſer la premiere ; mais il fut
aiſé de voir qu'il y avoit plus
d'aigreur que de bienféancedans
cecompliment.
Findela troisième Partic.
108 LA PRINCESSE

LA

PRINCESSE
DE

CLEVES
QUATRIE ME PARTIE.
Promme
E Cardinal de Lorraine
L s'étoit rendu maître ab-
folu de l'eſprit de la Reine
Mere Le Vidame de Char-
tries n'avoit plus aucune part
dans ſes bonnes graces , &
l'amour qu'il avoit pour Mar
dame de Martigues , & pour la
liberté , l'avoit même empê-
ché de fentir cette perte , autant
DE CLEVES . 109
qu'elle méritoit d'être ſentie .
- Ce Cardinal pendant les dix
jours de la maladie du Roi ,
avoit eu le loiſir de former fes
deffeins , & de faire prendre à
la Reine des refolutions confor-
mes à ce qu'il avoit projetté ;
de forte que ſitôt que le Roi
fut mort , la Reine ordonna au
Connétable de demeurer aux
Tournelles auprès du Corps du
feu Roi , pour faire les Céré-
monies ordinaires. Cette Com-
miſſion l'éloigno't de tout , &
lui ôtoit la liberté d'agir. Il en-
voya un courier au Roi de Na-
varre pour le faire venir en dili-
gence , afin de s'oppoſer enſem-
ble à la grande élevation où il
voyoit que Meſſieurs de Guiſe
alloient parvenir. On donna le
Commandement des Armées au
Duc de Guiſe , & les Finances
au Cardinal de Lorraine. LaDu-
cheſſe de Valentinois fut chaffée
de la Cour ; on fit revenir le
110 LA PRINCESSE
Cardinal de Tournon , ennemi
déclaré du Connétable , & le
Chancelier Olivier , ennemi dé-
claré de la Duchefſe de Valenti-
tinois : Enfin la Cour changea
entierement de face. Le Duc de
Guiſe prit le même rang que
les Princes du Sang à porter le
Manteau du Roi aux cérémo-
nies des Funerailles : Lui & fes
freres furent entierement les
maîtres , non - ſeulement par le
credit du Cardinal ſur l'eſprit de
la Reine , mais parce que cette
Princeſſe crut qu'elle pourroit
les éloigner s'ils lui donnoient
de l'ombrage , &qu'elle ne pour-
roit éloigner le Connétable ,

qui étoit appuyé des Princes du


Sang.
Lorſque les Cérémonies du
deuil furent achevées , le Con-
nétable vint au Louvre , & fut
reçu du Roi avec beaucoup de
froideur. Il voulut lui parler en
particulier , mais le Roi appella
DE CLEVES . III

Meſſieurs de Guiſe , & lui dit


devant eux , qu'il lui conſeilloit
de ſe repoſer ; que les Finances ,
& le Commandement des Ar-
méesétoientdonnés , & que lorf-
qu'il auroit beſoin de ſes conſeils
il l'appelleroit auprès de ſa per-
ſonne. Il fut reçu de la Reine
Mere encore plus froidement
!
que du Roi & elle lui fit
,

même des reproches de ce qu'il


avoit dit au feu Roi , que ſes
enfans ne lui refſſembloient point.
Le Roi de Navarre arriva , &
ne fut pas mieux reçu. Le Prin-
ce de Condé moins endurant
que ſon frere , ſe plaignit hau-
tement ; ſes plaintes furent.inu
tiles , on l'éloigna de la Cour
ſous le prétexte de l'envoyer en
Flandre ſigner la ratification de
la Paix. On fit voir au Roi de
Navarre une fauſſe lettre du Roi
d'Eſpagne , qui l'accuſoit de fai-
redesentrepriſes ſur ſes Places ;
on luifit craindre pour ſes terres;
112 LA PRINCESSE
enfin on lui inſpira le deſſein de
s'en aller en Bearn. La Reine
lui en fournit un moyen , en lui
donnant la conduite de Mada-
me Elizabeth , & l'obligea même
à partir devant cette Princeſſe ,
& ainſi il ne demeura perſonne
à la Cour qui pût balancer lepou-
voir de la Maiſon de Guiſe .
Quoique ce fut une choſe fa-
cheuſe pour Monſieur de Cleves
de ne pas conduire Madame Eli-
fabeth , néanmoins il ne put s'en
plaindre par la grandeur de celui
qu'on lui préferoit ; mais il re-
grétoit moins cet emploi par
Thonneur qu'il en eût reçu , que
parce que c'étoit une choſe qui
éloignoit ſa femme de la Cour ,
fans qu'il parût qu'il eût deſſein
de l'en éloigner.
4
Peu de jours après la mort du
Roi , on réſolut d'aller à Reims
pour le Sacre. Sitôt qu'on parla
de ce voyage , Madame de Cle-
ves qui avoit toujours demeuré
chez
2 DE CLEVES . 113
chez elle , feignantd'être malade,
pria fon mari de trouver bon
qu'elle ne ſuivît point la Cour ,
& qu'elle s'en allât à Coulomiers
prendre l'air & fonger à ſa ſanté.
Il lui répondit qu'il ne vouloit
point pénetrer ſi c'étoit la raiſon
de fa fanté qui l'obligeoit à ne
pas faire le voyage , mais qu'il
confentoit qu'elle ne le fit point.
Il n'eut pas de peine à confentir
àune choſe qu'il avoit déja refo-
lue : quelque bonne opinion qu'il
eût de la vertu de ſa femme , il
voyoit bien que la prudence ne
vouloit pas qu'il l'expofât plus
long - tems à la vue d'un homme
:
qu'elle aimoit.
:
Monfieur de Nemours ſçur
bientôt que Madame de Cle-
ves ne devoit pasſuivre la Cour
il ne put ſe refoudre à partir ſans
la voir , & la veille du départ
il alla chez elle auſſi tard que la
bienféance le pouvoit perimer-
- tre, afin de la trouver ſeule. Lat
Toma Il
114 LA PRINCESSE
fortune favoriſa fon intention
.
Comme il entra dans la cour , il
trouva Madame de Nevers &
Madame de Martigues qui en
fortoient , & qui lui dirent qu'el-
les l'avoient laiſſée ſeule. Ilmon-
ta avec une agitation & un trou-
ble, qui ne ſepeut comparer qu'à
celui qu'eût Madame de Cleves ,
quand on lui dit que Monfieur
de Nemours venoit pour la voir.
La crainte qu'elle eut qu'il ne
lui parlât de la paſſion , l'appre-
henfionde lui répondre trop fa-
vorablement , l'inquiétude que
cette viſite pouvoit donner à fon
mari , la peine de lui en rendre
compte , ou de lui cacher, toutes
ces choſes ſe préſenterent en un
momentàfon eſprit , & lui firent
un ſi grand embarras , qu'elle
prit la réſolution d'éviter la cho-
ſe du monde qu'elle ſouhaitoit
peut être le plus. Elle envoya
-

une de ſes femmes à Monfieur


de Nemours , qui étoit dans fon
DE CLEVES. 115
antichambre, pourlui dire qu'elle
venoit de ſe trouver mal , &
qu'elle étoit bien fâchée de ne
pouvoir recevoir l'honneur qu'il
lui vouloit faire. Quelle douleur
pour ce Prince de ne pas voir
Madame de Cleves , & de ne la
pas voir parce qu'elle ne vouloit:
pas qu'il la vît ! Il s'en alloit le
lendemain ; il n'avoit plus rien
à eſperer du hazard : Il ne lui
avoit rien dit depuis cette con-
verſation de chez Madame la
Dauphine , & il avoit lieu de
croire que la faute d'avoir parlé
au Vidame , avoit détruit toutes
fes efperances ; enfin il s'en alloit
avec tout ce qui peut aigrir une
vivedouleur.
Sitôt que Madame de Cle-
ves fut un peu remife du trouble
que lui avoit donné la penſée
dela viſite de ce Prince , toutes
les raiſons qui la lui avoient fait
refuſer difparurent , elle trouva
L
même qu'elle avoit fait une fau
Kij
116 LAPRINCESSE
te , & fi elle eût ofé , ou qu'il
eût encore été affez à tems , elle
l'auroit fait rappeller.
Meſdames de Nevers & de
Martigues , en fortant de chez
elle , allerent chez la Reine Dau-
phine. Monfieur de Cleves y
écoit. Cette Princeſſe leur de-
manda d'où elles venoient ; elles
lui dirent qu'elles veroient de
chez Madame de Cleves , où el-
les avoient paſſé une partie de
l'après-dînée avec beaucoup de
monde , & qu'elles n'y avoient
laiſſé que Monfieur de Nemours.
Ces paroles qu'elles croyoient
indifférentes , ne l'étoient pas
pourMonfieur de Cleves. Quoi-
qu'il dût bien s'imaginer que
Monfieur de Nemours pouvoit
trouver ſouvent des occaſions de
parler à ſa femme , néanmoins
la penſée qu'il étoit chez elle ,
qu'ily étoit ſeul , & qu'il lui pou-
voit parler de fon amour , lui pa-
rur dans ce moment une chofe
DE CLEVES. 117
fi nouvelle & ſi inſupportable ,
que la jalouſie s'alluma dans ſon
cœur avec plus de violence qu'el-
le n'avoit encore fait. Il lui fut
impoſſible de demeurer chez la
Reine; il s'en revint ne ſçachant
pas même pourquoi il revenoit ,
& s'il avoit deſſein d'aller inter-
rompre Monfieur de Nemours.
Sitôt qu'il approcha de chez lui ,
il regardà s'il ne verroit rien qui
lui put faire juger ſi ce Prince y
! étoit encore : il fentit du foula-
gement en voyant qu'il n'y étoit
plus , & il trouva de la douceur à
penſer qu'il ne pouvoit y avoir
demeuré long-tems. Il s'imagi-
na que ce n'étoit peut - être pas
Monfieur de Nemours , dont il
devoit être jaloux : Et quoiqu'il
n'en doutât point , il cherchoit à
en douter ; mais tant de chofes
!
l'en auroient perfuadé , qu'il ne
demeuroit pas long - tems dans
cette incertitude qu'il deſiroit.
Il alla d'abord dans la cham-
118 LA PRINCESSE
bre de fa femme , & après lui
avoir parlé quelque tems de
choſes indifferentes , il ne pût
s'empêcher de lui demander ce
qu'elle avoit fait , & qui elle
avoit vû; elle luien renditcomp-
te. Comme il vit qu'elle ne lui
nommoit point Monfieur de Ne-
mours, il lui demanda en trem-
blant , ſi c'étoit tout ce qu'elle
avoit vû , afin de lui donner lieu
denommer ce Prince , & de n'a-
voir pas la douleur qu'elle lui en
fitune fineſſe. Comme elle ne l'a-
voit point vû , elle nele lui nom-
ma point ,& Monfieur deCleves
reprenant la parole avec un ton
qui marquoit ſon affliction : Et
Monfieurde Nemours , lui dit-
il , ne l'avez-vous point vû , ou
l'avez - vous oublié ? Je ne l'ai
point vû en effet , répondit-elle ,
jeme trouvois mal , & j'aien
voyé une de mes Femmes lui
faire des excuſes. Vous ne vous
trouviez donc mal que pour lui ,

1
DE CLEVES. 119
repritMonfieur deCleves; puil-
que vous avez vû tout le monde ,
pourquoi des distinctions pour
- Monfieur de Nemours ? Pour-
quoi ne vous est- il pas comme
un autre ? Pourquoi faut- il que
vous craigniez ſa vûe ? Pourquoi
lui laiſſez - vous voir que vous la
craignez ? Pourquoi lui faites-
vous connoître que vous vous
ſervez du pouvoir que ſa paffion
vousdonne fur lui ? Oferiez-vous
refufer de le voir , ſi vous ne
1
fçaviezbien qu'il diſtinguevos ri-
gueurs, de l'incivilité ?maispour-
quoi faut- il que vous ayez des
rigueurs pour lui ?D'une perfon-
ne comme vous , Madame , tout
eſt des faveurs hors l'indifferen--
ce. Je ne croyois pas , reprit
Madame de Cleves , quelque
foupçon que vous ayez ſur Mon-
ſieurdeNemours , que vous puf
fiez me faire des reproches de
ne l'avoir pas vû. Je vous en fais
pourtant , Madame , répliqua-
120 LA PRINCESSE
t'il,& ils font bienfondés:pour-
quoi ne le pas voir , s'il ne vous a
riendit ?Mais , Madame , il vous
a parlé; ſi ſon ſilence feul vous
avoit témoigné fa paffion , elle
n'auroit pas fait en vous une ſi
grande impreffion ; vous n'avez.
pu me dire la vérité toute en-
tiere , vous m'en avez caché la
plus grande partie ; vous vous
êtes repentie même du peu que
vous m'avez avoué; & vous n'a-
vez pas eu, la force de conti-
nuer. Je ſuis plus malheureux
que je ne l'ai cru & je ſuis le
plusmalheureux de tous les hom-
-mes. Vous êtes ma femme , je
vous aimé comme ma maîtreſſe ,
& je vous en vois aimer un au-
tre, cet autre eſt le plus aimable
de la Cour , & il vous voit tous
les jours , il ſçait que vous l'ai-
mez. Hé j'ai pu croire , s'écria-
til , que vous furmonteriez la
paffion que vous avez pour lui!
il faut que j'aie perdu la raifon
Rour
DE CLEVES. 121

pour avoir cru qu'il fût poſſible.


Je ne ſçais , reprit triſtement Ma-
dame de Cleves , ſi vous avez
eu tort de juger favorablement
d'un procedé auſſi extraordinaire
que le mien; mais je ne ſçais
je ne me ſuispas trompée d'avoir
cru que vous me feriez juſtice ?
N'en doutez pas , Madame , ré-
pliqua Monfieur deCleves , vous
vous êtes trompée , vous avez
attendu de moi des choſes auſſi
impoffibles que celles que j'at-
tendois de vous. Comment pou-
viez -vous eſperer que je confer-
vaſſe de la raiſon ? Vous aviez
= donc oublié que je vous aimois
éperduement , & que j'étois vo-
tremari; l'undes deux peut por-
ter aux extrémités , que ne peu-
vent point les deux enſemble ?
Hé , que ne font-ils point auſſi ?
continua-t'il, je n'ai que des ſen-
timens violens & incertains dont
je ne ſuis pas le maître. Je ne me
trouve plus digne de vous ; vous
Tome II. L
122 LA PRINCESSE
ne me paroiſſez plus digne de
moi. Je vous adore , je vous hais ,
jevous offenſe ,je vous demande
pardon;jevousadmire , j'ai hon-
te de vous admirer : Enfin il n'y
a plus en moi ni de calme ni de
raiſon. Je ne ſçais comment j'ai
pu vivre depuis que vous me par-
lâtes à Coulomiers , & depuis le
jour que vous apprites de Ma-
dame la Dauphine , que l'on ſça-
voit votre aventure. Je ne ſcau-
rois démêler par - où elle a été
ſque , ni ce qui ſe paſſa entre
Monfieur de Nemours & vous ,
fur ce ſujet : vous ne me l'expli-
querez jamais , & je ne vous de-
mande point de me l'expliquer ,
je vous demande ſeulement de
vous ſouvenir que vous m'avez
rendu le plus malheureux hom-
me du monde.
Monfieur de Cleves ſortit de
chez ſa femme après ces paroles ,
&partitle lendemain ſansla voir,
mais illui écrivit une Lettre plei-

DE CLEVES . 123
ne d'affliction , d'honnêteté &de
douceur ; elle y fit une réponſe
ſi touchante & fi remplie d'aſſu-
rance de ſa conduite paſſée , &
de celle qu'elle auroit à l'avenir ,
que comme ſes aſſurances étoient
fondées ſur la vérité , & que c'é-
toit en effet ſes ſentimens : cette
Lettre fit de l'impreſſion ſur
Monfieur de Cleves & lui don-
na quelque calme , joint que
Monfieur de Nemours allant
trouver le Roi , auſſi bien que
lui , il avoit le reposde ſçavoir
qu'il ne ſeroit pas au même lieu
que Madame de Cleves. Toutes
les fois que cette Princeſſe par-
loit à ſon mari , la paſſion qu'il
lui témoignoir , l'honnêteté de
fon procede, l'amitié qu'elle avoit
pour lui , & ce qu'elle lui de-
voit , faisoient des impreſſions
dans fon cœur qui affoiblifſoient
l'idée de Monfieur de Nemours ;
mais ce n'étoit que pour quel-
que tems ; & cette idée reve-
Lij
124 LA PRINCESSE
noit bientôt plus vive , & plus
preſente qu'auparavant.
Les premiers jours du départ
de ce Prince , elle ne ſentit quafi
pas ſon abſence ; enfuire elle lui
parut cruelle: Depuis qu'elle l'ai-
moit , il ne s'étoitpoint paſſfé de
jour qu'elle n'eût craint , ou ef-
peré de le rencontrer , & elle
trouva une grande peine àpen-
fer qu'il n'étoit plus, au pouvoir
du hazard de faire qu'elle le ren-
contrât.
Elle s'en alla à Coulomiers ; &
en y allant , elle eut ſoin d'y
faire porter de grands Tableaux
qu'elle avoit fait copier for des
originaux qu'avoit fait faireMa-
dame de Valentinois , pour ſa
belle maiſon d'Anet. Toutes
les actions remarquables qui s'é
toient paſſées du Regne du Roi ,
étoient dans ces Tableaux. Il y
avoit entr'autres le fiege de
Metz , & tous ceux qui s'y
Stoient diftingués étoient peints
DE CLEVES . 125
fort reſſemblans. Monfieur de
Nemours étoit de ce nombre , &
c'étoit peut - être ce qui avoit
donné envie à Madame de Cle
ves, d'avoir ces Tableaux.
Madamede Martigues qui n'a-
voit pu partir avec la Cour , lui
promit d'aller paſſer quelques
jours à Coulomiers. La faveur
de la Reine qu'elles parta-
geoient , ne leur avoit point
donné d'envie , ni d'éloignemerrt
l'une de l'autre : elles étoient
amies , fans néanmoins fe con-
fier leurs fentimens. Madame de
Cleves ſçavoit que Madame
de Martigues aimoit le Vidame :
mais Madame de Martigues ne
ſçavoit pas que Madame de Cle-
ves aimat Monfieur de Nemours,
ni qu'elle en fût aimée. La qua-
lité de niéce du Vidame ren-
doit Madame de Cleves plus
chere à Madame de Martigues ,
& Madame de Cleves l'aimoit
auſſi comme une perſonne qui
Lij
126 LAPRINCESSE
avoit une paſſion auflibien qu'el-
le, & qui l'avoit pour l'ami inti-
i
me de fon Amant.
Madame de Martigues vint à
Coulomiers , comme elle l'avoit
promis à Madame de Cleves ;
elle la trouva dans une vie fort
folitaire. Cette Princeſſe avoit
même cherché le moyen d'être
dans une folitude entiere , & de
paſſer les foirs dans les jardins ,
fans être accompagnée de ſes
domeſtiques : Elle venoit dans
ce pavillon où Monfieur de Ne-
mours l'avoit écoutée ; elle en-
troît dans le Cabinet qui étoit
ouvert fur le jardin. Ses femmes
& fes Domeſtiques demeuroient
dans l'autre cabinet , ou fous le
pavillon , & ne venoient point
à elle qu'elle ne les appellat.
Madame de Martigues n'avoit
jamais vu Coulomiers ; elle fut
ſurpriſe de toutes les beautés
qu'elle y trouva , & fur-tout de
l'agrément de ce pavillon ;
DE CLEVES . 127
Madame de Cleves & elles y
paſſoient tous les ſoirs. La liber-
té de ſe trouver ſeules la nuitdans
le plus beau lieu du monde , ne
laiſſoit pas finir la converſation
entre deux jeunes perſonnes qui
avoient des paſſions violentes
dans le cœur ; & quoiqu'elles ne
s'en fiſſent point de confidence ,
elles trouvoient un grand plaiſir
à ſe parler. Madame de Marti
gues auroit eu de la peine à quit-
ter Coulomiers , ſi en le quittant
elle n'eûtdû aller dans un lieu où
étoit leVidame: Elle partit pour
aller à Chambort , où la Cour
étoit alors.
Le Sacre avoit été fait à Rheims
par le Cardinal de Lorraine , &
1

l'ondevoitpaſſer le reſte de l'Eté


dans le Château de Chambort
qui étoit nouvellement bâti. La
Reine témoigna une grande
joie de revoir Madame de Mar-
tigues : & après lui en avoir
donné pluſieurs marques , elle
Liiij
128 LAPRINCESSE
lui demanda des nouvelles de
Madame de Cleves , & de ce
qu'elle faifoit à la campagne.
Monfieur de Nemours , & Mon-
fieur de Cleves étoient alors
chez cette Reine. Madame de
Martigues qui avoit trouvé Cou-
lomiers admirable , en conta tou-
tes les beautés , & elle s'éten-
dit extrêmement ſur la deſcrip-
tion de ce pavillon de la Forêt ,
& fur le plaiſir qu'avoit Mada-
me de Cleves de s'y promener
feule une partie de la nuit. Mon-
fieur de Nemours qui connoif-
foit affez le lieu pour entendre
ce qu'en diſoit Madame de Mar-
tigues , penſa qu'il n'étoit pas
impoſſible qu'il y pût voir Ma-
damede Cleves , ſans être vu que
d'elle. Il fit quelques queſtions à
Madame de Martigues pour s'en
éclaircir encore ; & Monfieur
de Cleves qui l'avoit toujours
regardé pendant que Madame
de Martigues avoit parlé , crut
T DE CLEVES. 129
voir dans ce moment , ce qui
lui paſſoit dans l'eſprit. Les quef-
tions que fit ce Prince le confir-
merent encore danscette penſée :
en forte qu'il nedouta point qu'il
n'eût deſſein d'aller voir ſa fem-
me. Il ne ſe trompoit pas dans
ſes ſoupçons. Ce deſſein entra ſi
fortement dans l'eſprit de Mon-
ſieur de Nemours , qu'après avoir
paſſé la nuità ſonger aux moyens
de l'exécuter , dès le lendemain
matin il demanda congé au
Roi pour aller à Paris , fur
quelque prétexte qu'il inventa.
Monfieurde Cleves ne douta
point du ſujet de ce voyage ,
mais il reſolut de s'éclaircir de
la conduite de ſa femme , & de
ne pas demeurer dans une cruelle
incertitude. Il eut envie de par-
tir en même tems que Mon-
ſieur de Nemours , & de venir
lui-même caché , découvrir quel
ſuccès auroit ce voyage : mais
craignant que fon départ ne pa-
130 LA PRINCESSE
rût extraordinaire , & que Mon-
ſieur de Nemours , en étant
averti , ne prit d'autres meſures ;
il refolut de ſe fier à un Gentil-
homme qui étoit à lui , dont il
connoiſſoit la fidelité & l'eſprit :
Il lui conta dans quel embarras
il ſe trouvoit. Il lui dit quelle
avoit été juſqu'alors la vertu de
Madame de Cleves , & lui or-
donna de partir ſur les pas de
Monfieur de Nemours , de l'ob-
ſerver exactement , de voir s'il
n'iroit point à Coulomiers , &
s'il n'entreroit point la nuit dans
lejardin.
Le Gentilhomme qui étoit
très-capable d'une telle commif-
ſion , s'en acquitta avec toute
l'exactitude imaginable. Il ſuivit
Monfieur de Nemours juſqu'à un
Village , à une demie - lieue de
Coulomiers , où ce Prince s'ar-
rêta , & le Gentilhomme devina
aiſément que c'étoit pour y at-
tendre la nuit. Il ne crut pas à
DE CLEVES. 131
propos de l'y attendre auffi ; il
paſſa le Village , & alla dans la
Forêt à l'endroitpar-où iljugeoit
que Monfieur de Nemours pou-
voit paffer ; il ne ſe trompa point
dans tout ce qu'il avoit penſé.
Sitôt que la nuit fut venue , il
entendit marcher , & quoiqu'il
fit obfcur , il reconnut aifément
Monfieur de Nemours : Il le vit
faire le tour du jardin , comme
pour écouter s'il n'y entendroit
perfonne , & pour choisir le lieu
par-où il pourroit paſſer le plus
aifément. Les paliſfades étoient
fort hautes , & il y en avoit en
core derriere , pour empêcher
qu'on ne pût entrer , enforte
qu'il étoit affez difficile de ſe
faire paſſage. Monfieur de Ne-
2
mours en vint à bout néan
moins ; ſitôt qu'il fut dans ce
jardin , il n'eut pas de peine à
démêler où étoit Madame de
Cleves; il vit beaucoup de lu-
mieres dans le cabinet , toutes
132 LA PRINCESSE
les fenêtres en étoient ouvertes;
& en ſegliſſant le long des pa-
liſſades ,il s'en approcha avec un
trouble & une émotion qu'il eft
aiféde ſe repreſenter. Il ſe ran-
gea derriere une des fenêtres qui
fervoient de porte , pour voir ce
que faifoit Madame de Cleves.
Il vit qu'elle étoit ſeule , mais
il la vit d'une ſi admirable
beauté , qu'à peine fut - il maî-
tre du tranſport que lui donna
cette vûe. Il faisoit chaud , &
elle n'avoit rien ſur ſa tête && i

fur fa gorge , que ſes cheveux


confuſement rattachés Elle
étoit ſur un lit de repos avec une
table devant elle , où il y avoit
pluſieurs corbeillespleines de ru-
bans ; elle en choiſit quelques-
uns , & Monfieur de Nemours
remarqua que c'étoit des mêmes
couleurs qu'il avoit portées au
Tournoi. Il vit qu'elle en fai-
foit des nœuds à une canne des
Indes fort extraordinaire , qu'il
DE CLEVES.I 138
avoit portée quelque tems , &
qu'il avoit donnée à ſa ſœur , à
qui Monfieur de Cleves l'avoit
priſe ſans faire femblant de la re-
connoître , pour avoir été à
Monfieuri de Nemours. Après
qu'elle eut achevé fon ouvrage
avecune grace & une douceur
que répandoient ſur ſon viſage
les ſentimens qu'elle avoit dans le
cœur , elle prit un flambeau &
s'en alla proche d'une grande ta-
ble , vis-à-vis du Tableau du Sie-
ge de Metz , où étoit le portrait
de Monfieur de Nemours ; elle
s'affit , & fe mit à regarder ce
portrait avec une attention &
une rêverie , que la paſſion ſeule
peut donner,
Omne peut exprimer ce que
ſentit Monfieur de Nemours
dans ce moment. Voir au milieu
de la nuit , dans le plusbeau lieu
du monde , une perſonne qu'il
adoroit, la voir ſans qu'elle ſçûr
qu'il la voyoit, & la voir toute
134 LA PRINCESSE
occupée de choſes qui avoient
du rapport à lui & à la paſſion
qu'elle lui cachoit : c'eſt ce qui
n'a jamais été goûté ni imaginé
par nul autre Amant .
Ce Prince étoit auſſi tellement
hors de lui -même , qu'il demeu-
roit immobile à regarder Mada-
me de Cleves , ſans fonger que
les momens lui étoient précieux.
Quand il fut un peu remis , il
penſa qu'il devoit attendre à lui
parler qu'elle allât dans le jar-
din; il crut qu'il le pourroit fai-
re avec plus de ſureté , parce
qu'elle feroit plus éloignée de
ſes femmes; mais voyant qu'elle
demeuroit dans le Cabinet , il
prit la reſolution d'yrentrer.
Quand il voulut l'exécuter,quel
trouble n'eut - il point : Quelle
crainte de lui déplaire ? Quelle
peur de faire changer ce viſage
où il y avoit tant de douceur ,
& de le voir devenir plein de
ſeverité & de colere ?
DE CLEVES. 135
Il trouva qu'il y avoit eu de
la folie , non pas à venir voir
Madame de Cleves ſans être vu,
mais à penſer de s'en faire voir ;
il vit tout ce qu'il n'avoit point
encore enviſagé. Il lui parut de
l'extravagance dans ſa hardieſſe
de venir ſurprendre au milieu de
la nuit , une perſonne à qui iln'a-
voit encore jamais parlé de fon
amour. Il penſa qu'il ne devoit
pas prétendre qu'elle le voulût
écouter , & qu'elle auroit une juf-
te colere du péril où il l'expo-
foit par les accidens qui pou-
voient arriver. Tout ſon cou-
rage l'abandonna , & il fut prêt
pluſieurs fois à pren ire la refo-
lution de s'en retourner, ſans ſe
faire voir : Pouffé néanmoins
par le deſir de lui parler , & raf-
ſuré par les eſpérances que lui
donnoit tout ce qu'il avoir vu ,
il avançaquelques pas , mais avec
tant de trouble , qu'une écharpe
qu'il avoit , s'embarraſſa dans la
136 LA PRINCESSE
fenêtre, enforte qu'il fit dubruit.
Madame de Cleves tourna la tê-
te , & foit qu'elle eût l'eſprit
rempli de ce Prince , ou qu'il
fût dans un lieu où la lumiere
donnoit aſſez pour qu'elle le pût
diftinguer , elle crut le recon-
noître ,& fans balancer ni ſe re-
tourner du côté où il étoit , elle
entra dans le lieu où étoient ſes
femmes. Elle y entra avec tant
detrouble , qu'elle fut contrainte
pour le cacher , de dire qu'elle
ſe trouvoitmal ; & elle le dit auf-
fi pour occuper tous ſes gens ,
& pour donner le tems à Mon-
ſieur de Nemours de ſe retirer.
Quand elle eut fait quelque réfle-
xion , elle penſa qu'elle s'étoit
trompée , & que c'étoit un effer
de ſon imagination d'avoir cru
voir Monfieur de Nemours. Elle
ſçavoit qu'il étoit à Chambort ;
elle ne trouvoit nulle apparence
qu'il eût entrepris une choſe ſi
hazardeuſe; elle eut envie plu-
fleurs
DE CLEVES . 137
fieurs fois de rentrer dans le Ca-
binet , & d'aller voir dans le
jardin s'il y avoit quelqu'un.
Peut-être ſouhaitoit-elle , autant
qu'elle le craignoit , d'y trouver
Monfieur de Nemours : mais
enfin la raiſon & la prudence
l'emporterent ſur tous ſes autres
ſentimens , & elle trouva qu'il
valoit mieux demeurer dans le
douteoù elle étoit , que de pren-
dre le hazard de s'en éclaircir.
Elle fut long - tems à ſe reſou-
dre à fortir d'un lieu dont elle
penſoit que ce Prince étoit peut-
être ſi proche , & il étoit quafi
jour quand elle revint au Châ
teau
Monfieur de Nemours étoit
demeuré dans le jardin , tanc
qu'il avoit vu de la lumiere ,
il n'avoit pu perdre l'efperance
de revoir Madame de C'eves ,
quoiqu'il fût perfuadé qu'elle
Lavoit reconnu , & qu'elle ne
toit fortie que pour l'éviter :
Tomac IL. M
138 LA PRINCESSE
mais voyant qu'on fermoit les
portes, il jugeabien qu'il n'avoit
plus rien à eſpérer. Il vint re-
prendre ſon cheval tout proche
du lieu où attendoit le Gentil-
homme de Monfieur de Cleves.
Ce Gentilhomme le ſuivit juf-
qu'au même Village , d'où il étoit
parti le foir. Monfieur de Ne-
mours ſe réfolut d'y paffer tout
le jour , afin de retourner la nuit
à Coulomiers , pour voir fi Ma-
dame de Cleves auroit encore la
cruauté de le fuïr , ou celle de ne
fe pas expoſer à être vue , quoi-
qu'il eût une joie ſenſible de l'a-
voir trouvée ſi remplie de fon
idée. Il étoit néanmoins très-af-
fligé de lui avoir vu un mouve-
ment fi naturel de le fuir. .[

La paſſion n'a jamais été fi


tendre& fiviolente , qu'elle l'é-
toit alors ence Prince. Il s'en alla
ſous des ſaules le long d'un petit
ruiſſeau qui couloit derriere la
maifon où il étoit caché. Il s'é-
DE CLEVES . 139
loigna le plus qu'il lui fut poſſible,
pour n'être vu ni entendu de per-
Tonne ; il s'abandonna aux tranf-
ports de fon amour , & fon cœur
en fut tellement preſſé , qu'il fut
contraint de laiſſer couler quel-
ques larmes ; mais ces larmes
n'étoient pas de celles que la
douleur ſeule fait répandre , elles
étoient mêlées de douceur & de
ce charme qui ne ſe trouve que
dans l'amour.
Il ſe mit à repaſſer toutes
les actions de Madame de
Cleves , depuis qu'il en étoit
amoureux ; quelle rigueur hon-
nête & modeſte elle avoit
toujours eue pour lui , quoi-
qu'elle l'aimât : Car enfin elle
m'aime, diſoit- il , elle m'aime ,
je n'en ſçaurois douter ; les plus
grands engagemens & les plus
grandes faveurs , ne font pas des
marques ſi aſſurées que celles
que j'en ai eues : cependant je
ſuis traité avec la même rigueur
Mij
140 LA PRINCESSE
que ſi j'étois haï ; j'ai eſperé au
tems ,je n'en dois plus rien at-
tendre , je la vois toujours ſe dé-
fendre également contre moi &
contre elle-même. Si je n'étois
point aimé,je ſongerois àplaire;
mais je plais , on m'aime & on
me le cache. Que puis-je done
efperer , & quel changement
dois - je attendre dans ma deſti-
née ? Quoi ! je ferai aimé de la
plus aimable perſonne du mon-
de ,& je n'aurai cet excès d'a-
mour que donnent les premieres
certitudes d'être aimé , que pour
mieux ſentir la douleur d'être
maltraité ? Laiſſez-moi voir que
vous m'aimez , belle Princeſſe ,
s'écria - t'il , laiſſez - moi voir vos
ſentimens. Pourvuqueje les con-
noiſſe par vous une fois en ma
vie , je conſens que vous repre-
niez pour toujours ces rigueurs
dont vous m'accablez. Regar-
dez-moi du moins avec ces mê-
mes yeux dont je vous ai vue
DE CLEVES. 141
rette nuit regarder monportrait,
pouvez-vous l'avoir regardé avec
tant de douceur ,& m'avoir fuï
moi même ſi cruellement ? Que
craignez - vous ? Pourquoi mon
amour vous eſt - il ſi redoutable?
Vous m'aimez , vous me le ca-
chez inutilement ; vous - même
m'en avez donné des marques
involontaires. Je ſçais monbon-
heur , laiſſez-m'en jouir , & cef-
fez de me rendre malheureux .
Eſt-il poſſible , reprenoit-il , que
je fois aimé de Madame de Cle--
ves , & que je fois malheureux ?
Qu'elle étoit belle cette nuit !
comment ai-je pu reſiſter à l'en-
vie de me jetter à ſes pieds ? Si
je l'avois fait ,je l'aurois peut-
être empêchée de me fuïr , mon
reſpect l'auroit raſſurée ; mais
peut - être elle ne m'a pas recon-
nu ; je m'afflige plus que je ne !
dois , & la vue d'un homme à
une heure ſi extraordinaire , l'a
effrayée.
142 LA PRINCESSE
Ces mêmes penfées occupe-
rent tout le jour Monfieur de
Nemours ; il attendit la nuit
avec impatience ; & quand elle
fut venue , il reprit le chemin
de Coulomiers. Le Gentilhom-
me de Monfieur de Cleves qui
s'étoit déguiſé afin d'être moins
remarqué, le ſuivit juſqu'au lieu
où il l'avoit ſuivi le ſoir d'au-
paravant , & le vit entrer dans
le même jardin. Ce Prince con-
nut bientôt que Madame de
Cleves n'avoit pas voulu hazar-
derqu'ileſſayât encore de lavoir,
toutes les portes étoient fermées:
Il tourna de tous les côtés pour
découvrir s'il ne verroit point
de lumieres ; mais ce fut inutile-
ment.
Madame de Cleves s'étant
doutéque Monfieur de Nemours
pourroit revenir , étoit demeurée
dans ſa chambre ; elle avoit ap-
prehendé de n'avoir pas toujours
la force de le fuïr , & elle n'a-
DI CLEVES. 143
voit pas voulu fe mettre au nha-
zard de lui parler d'une maniere
fi peu conforme à la conduite
qu'elle avoit eue juſqu'alors.
Quoique Monfieur de Ne-
mours n'eût aucune eſpérance de
la voir , il ne put ſe refoudre
à fortir ſitôt d'un lieu où elle
étoit ſi ſouvent. Il paſſa la nuit
entiere dans le jardin , & tro
va quelque confolation à voir du
moins les mêmes objets qu'elle
voyoit tous les jours. Le Soleil
étoit levé devant qu'il penſât à
fe retirer : mais enfin la crainte
d'être découvert l'obligea à s'en
aller.
Il lui fut impoſſible de s'éloi-
gner sans voir Madame de Cle-
ves ; & il alla chez Madame de
Mercœur qui étoit alors dans
cette maifon qu'elle avoit pro-
che de Coulomiers. Elle fut ex-
trêmementſurpriſe del'arrivéede
fon frere. Il inventa une caufe
de fon voyage affez vraiſembla-
144 LA PRINCESSE
ble pour la tromper ;& enfin il
conduiſit fi habilement ſon def-
fein,qu'il l'obligea à lui propo-
ſer d'elle-même d'aller chez Ma-
dame de Cleves. Cette propoſi-
tion fut exécutée dès-le même
jour , & Monfieur de Nemours
dit à ſa ſœur qu'il la quitteroit
à Coulomiers , pour s'en retour-
ner en diligence trouver le Roi.
Il fit ce deſſein de la quitter à
Coulomiers , dans la penſée de
l'en laiſſer partir la premiere ; &
il crut avoir trouvé un moyen in-
faillible de parler à Madame de
Cleves.
Comme ils arriverent , elle ſe
promenoitdansune grande allée
qui borde le parterre. La vûe
de Monfieur de Nemours ne lui
cauſa pas un médiocre trouble ,
& ne lui laiſſa plus douter que ce
ne fût lui qu'elle avoit vu la nuit
précédente : Cette certitude lui
donna quelque mouvement de
colereparlahardieſſe& l'impru
dence
DE CLEVES . 145
dence qu'elle trouvoit dans ce
qu'il avoit entrepris. Ce Prince
remarqua une impreſſion de froi-
deur fur fon viſage qui lui donna
une ſenſible douleur. La conver-
fation fut de choſesindi erentes :
&néanmoins il y trouva l'art d'y
faire paroître tant d'eſprit , tant
de complaifance , & tant d'ad-
miration pour Madame de Cle-
ves , qu'il diſſipa malgré elle une
partie de la froideur qu'elle avoit
eue d'abord.
Lorſqu'il ſe ſentit raſſuré de
ſa premiere crainte , il témoigna
une extrême curioſité d'aller
voir le pavillon de la Forêt :
il en parla comme du plus agréa-
ble lieu dumonde : & en fit même
une deſcription ſi particuliere ,
que Madame de Mercœur lui
dit , qu'il falloit qu'il y eût été
pluſieurs fois pour en connoître
fi bien toutes les beautés. Je ne
crois pourtant pas , reprit Mada-
me de Cleves , que Monfieur de
Tome II. N
146 LA PRINCESSE
Nemours y ait jamais entré , c'eſt
un lieu qui n'eſt achevé que de-
puis peu. Il n'y a pas long-tems
auſſi que j'y ai été , reprit Mon-
fieur de Nemours en la regar-
dant , & je ne ſçais ſi je ne dois
point être bien aiſe que vous ayez
oublié de m'y avoir vu. Madame
de Mercœur qui regardoit la
beauté des jardins , n'avoit point
d'attention à ce que diſoit fon
frere. MadamedeCleves rougit ,
& baiſſant les yeux , fans regar-
der Monfieur de Nemours : Je
ne me ſouviens point , lui dit-
elle, de vous y avoir vu : & fi
vous y avez été , c'eſt ſans que
je l'aye ſcu. Il eſt vrai Madame ,
repliqua Monfieur de Nemours ,
que j'y ai été ſans vos ordres , &
j'y ai paſſé les plus doux & les
plus cruelsmomens de ma vie.
Madame de Cleves entendoit
trop bien tout ce que diſoit ce
Prince , mais elle n'y répondit
point : elle fongea à empêcher
DE CLEVES . 147
Madame de Mercœur d'aller
dans ce Cabinet , parce que le
portrait de Monfieurde Nemours
y étoit , & qu'elle ne vouloit
pas qu'elle l'y vît. Elle fit ſi bien
que le tems ſe paſſa inſenſible-
ment , & Madame de Mercœur
parla de s'en retourner : mais
quand Madame de Cleves vit
que Monfieur de Nemours & fa
fœur ne s'en alloient pas enfem-
ble , elle jugea bien à quoi elle
alloit être expoſée; elle ſe trouva
dans le même embarras où elle
s'étoit trouvée à Paris , & elle
prit auſſi le même parti. La crain-
te que cette viſite ne fût encore
une confirmation des ſoupçons
qu'avoit fon mari , ne contribua
pas peu à la déterminer ; & pour
éviter que Monfieur de Nemours
ne demeurât ſeul avec elle , elle
dit à Madame deMercœur qu'el-
le l'alloit conduire juſques au
bord de la Forêt , & elle ordon-
na que fon carofie la ſuivît. La
Nij
148 LA PRINCESSE
douleur qu'eut ce Prince detrou-
ver toujours cette même conti-
nuation de rigueurs en Mada-
me de Cleves , fut fi violente K

qu'il en pâlit dans le même mo-


ment. Madame de Mercœur lui
demanda s'il ſe trouvoit mal ;
mais il regarda MadamedeCle-
ves , ſans que perſonne s'en ap-
perçût , & il lui fit juger par
ſes regards qu'il n'avoit d'autre
mal que ſon déſeſpoir. Cepen-
dant il fallut qu'il les laiſſat partir
ſans ofer les ſuivre , & après ce
qu'il avoit dit , il ne pouvoit plus
retourner avec ſa ſœur ainſi il
revint à Paris & en partit le len
demain.
Le Gentilhomme de Monfieur
de Cleves l'avoit toujours obſer
vé : il revintauſſi à Paris , & com-
me il vit Monfieur de Nemours
parti pour Chambort; il prit la
poſte , afin d'y arriverdevant lui,
& de lui rendre compte de ſon
voyage. Son maître attendoir
DE CLEVES. 149
fon retour , comme ce qui alloit
décider du malheur de toute fa
vie.
Sitôt qu'il le vit , il jugea
par fon viſage& par fon filen-
ce , qu'il n'avoit que des choſes
fâcheuſes à lui apprendre : I
demeura quelque tems ſaiſi
d'affliction , la tête baiffée ſans
pouvoir parler ; enfin il lui fit
figne de la main de ſe retirer.
Allez , lui dit - il , je vois ce que
vous avez à medire : mais je n'ai
pas la force de l'écouter. Je n'ai
rien à vous apprendre , lui ré-
ponditleGentilhomme , ſur quoi
on puiſſe faire de jugement af-
furé : il eſt vrai que Monfieur
de Nemours a entré deux nuits
de ſuitedans le jardin de la Fo-
rêt , & qu'il a été le jour d'après
à Coulomiers avec Madame de
Mercœur. C'eſt affez , répliqua
Monfieur de Cleves , c'eſt aſſez ,

en lui faiſant encore ſigne de ſe


retirer , & je n'ai pas beſoin d'un
Niij
150 LA PRINCESSE
plus grand éclairciſſement Le
Gentilhomme fut contraint de
laiſſer ſon Maître abandonné à
fon déſeſpoir : il n'y en a peut-
êtrejamais eu un plus violent ,
& peud'hommes d'un auſſi grand
courage & d'un cœur auſſi paf-
ſionné que Monfieur de Cleves , .

ont reffenti en même tems la


douleur que cauſe l'infidelité
d'une Maîtreſſe & la honte d'être
trompé par une femme.
Monfieur de Cleves ne put
réſiſter à l'accablement où il ſe
trouva. La fiévre lui prit dès la
nuit même , & avec de ſi grands
accidens , que dès ce moment
ſa maladie paruttrès-dangereuſe:
on en donna avis à Madame de
Cleves : elle vint en diligence.
Quand elle arriva , il étoit en-
core plus mal , elle lui trouva
quelque choſe de ſi froid & de
ſi glacé pour elle , qu'elle enfut
extrêmement ſurpriſe & affligée.
Il lui parut même qu'il recevoit
DE CLEVES . 151
avec peine les ſervices qu'elle
lui rendoit : mais enfin elle penfa
que c'étoit peut - être un effet de
fa maladie.
D'abord qu'elle fut à Blois ,
où la Cour étoit alors , Mon-
fieur de Nemours ne put s'em-
pêcher d'avoir de la joie de ſça-
voir qu'elle étoit dans le même
lieu que lui : Il eſſaya de la voir ,
& alla tous les jours chez Mon-
fieur de Cleves , ſur le prétexte
de ſçavoir de ſes nouvelles ;
mais ce fut inutilement. Elle ne
fortoit point de la chambre de
fon mari , & avoit une douleur ,
✓violente de l'état où elle le
voyoit. Monfieur de Nemours
étoit déſeſperé qu'elle fût ſi af-
fligée. Il jugeoit aifément com-
bien cette affliction renouvelloit
l'amitié qu'elle avoit pour Mon-
ſieur de Cleves & combien
cette amitié faiſoit une diver-
fiondangereuſe à la paffion qu'el-
le avoit dans le cœur . Ce fenti-
1
N iiij
152 LA PRINCESSE
nent lui donna un chagrin mor-
tel pendant quelque tems ; mais
l'extrêmité du mal de Monfieur
de Cleves , lui ouvrit de nouvel-
les efperances. Il vit que Ma-
dame de Cleves feroit peut-être
en liberté de ſuivre ſon inclina-
tion , & qu'il pourroit trouver
dans l'avenir une ſuite de bon-
heur &de plaiſirs durables. Il ne
pouvoit foutenir cette penſée ,
tant elle lui donnoit de troubles
& de tranſports , & il en éloi-
gnoit ſon eſprit par la crainte de
le trouver trop malheureux , s'il
venoit à perdre fes eſpérances.
Cependant Monfieur de Cle-
ves étoit preſque abandonné des
Médecins. Un des derniers jours
de ſonmal , après avoir paſſéune
nuit très - fâcheuſe , il dit ſur le
matin qu'il vouloit repoſer. Ma-
dame de Cleves demeurà ſeule
dans ſa chambre ; il lui parut
qu'au lieu de repoſer , il avoit
beaucoup d'inquiétude : elle s'ap-
DE CLEVES. 153
procha , & vint ſe mettre à ge-
noux devant ſon lit , le viſage
tout couvert de larmes. Mon-
ſieur de Cleves avoit reſolu de
ne lui point témoigner le violent
chagrin qu'il avoit contre elle ,
mais les ſoins qu'elle lui rendoit ,
& fon affliction qui lui paroiſſoir
quelquefois véritable , & qu'il
regardoit auſſi quelquefois com-
me des marques de diſſimulation
& de perfidie , lui caufoient des
ſentimens ſi oppofés & fi dou-
loureux , qu'il ne les put renfer-
mer en lui-même .
Vous verſez bien des pleurs ,
Madame, lui dit-il ,pourune mort
que vous cauſez , & qui ne vous
peutdonner la douleur que vous
faites paroître. Je ne ſuis plus
en état de vous faire des repro-
ches , continua - til avec une
voix affoiblie par la maladie &
par la douleur ; mais je meurs
du cruel déplaiſir que vous m'a-
vez donné. Falloit - il qu'une
154 LA PRINCESSE
action auſſi extraordinaire que
celle que vous aviez faite de me
parler à Coulomiers , eût ſi peu
de ſuite ? Pourquoi m'éclairer
fur la paſſion que vous aviez pour
Monfieur de Nemours , fi votre
vertu n'avoit pas plus d'étendue
pour y réſiſter ? Je vous aimois
juſqu'à être bien aiſe d'être trom-
pé , je l'avoue à ma honte ; j'ai
regreté ce faux repos dont vous
m'avez tiré. Que ne me laiſſiez-
vous dans cet aveuglement tran-
quille dont jouiffent tant dema-
ris ? J'euſſe peut-être ignoré tou-
te ma vie , que vous aimiez Mon-
ſieur de Nemours. Je mourrai ,
ajouta - t'il , mais ſçachez que
vous me rendez la mort agréa-
ble , & qu'après m'avoir ôté l'ef-
time & la tendreſſe que j'avois
pour vous , la vie me feroit hor-
reur. Que ferois-je de la vie , re-
prit- il , pour la paſſer avec une
perſonne que j'ai tant aimée , &
dont j'ai été ſi cruellement trom-
DE CLEVES. 155
-pé , ou pour vivre ſeparé decette A

même perſonne , & en venir à


un éclat & à des violences ſi op-
poſées à mon humeur & à la
paffion que j'avois pour vous ?
Elle a étéau de-là de ce que vous
en avez vu , Madame ; je vous
en ai cachéla plus grande partie ,
par la crainte de vous importu-
ner, ou de perdre quelque cho-
ſe de votre eſtime , par des ma-
nieres qui ne convenoient pas à
un mari : enfin je méritois votre
cœur encore une fois : je meurs
fans regret , puiſque je n'ai pu
l'avoir , & que je ne puis plus le
defirer . Adieu , Madame , vous
regréterez quelque jourunhom-
me qui vous aimoit d'une paffion
véritable & légitime. Vous ſen-
tirez le chagrin que trouvent les
perſonnes raiſonnables dans ces
engagemens , & vous connoîtrez
la difference d'être aimée , com-
me je vous aimois , à l'être par
des gens , qui en vous témoi-
156 LA PRINCESSE
gnant de l'amour , ne cherchent
que l'honneur de vous ſéduire :
mais ma mort vous laiſſera en
liberté , ajouta-t'il , & vous pour-
rez rendre Monfieur deNemours
heureux , fans qu'il vous en cou-
te des crimes. Qu'importe , re-
prit - il , ce qui arrivera quand
je ne ſerai plus , & faut - il que
jaye la foibleſſe d'y jetter les
yeux ?
Madame de Cleves étoit ſi
éloignée de s'imaginer que fon
mari pût avoir des foupçons
contre elle , qu'elle écouta toutes
ces paroles fans les compren-
dre , & fans avoir d'autre idée ,
finon qu'il lui reprochoit ſon in-
clination pour Monfieur de Ne-
mours : enfin , fortant tout d'un
coup de fon aveuglement , Moi ,
des crimes , s'écria-t'elle , la pen-
fée même m'en eſt inconnue. La
vertu la plus auſtere ne peut inf-
pirer d'autre conduite que celle
que jai eue ;& je n'ai jamais fait
DE CLEVES . 157
d'action dont je n'euſſe ſouhaité
que vous euffiez été témoin.
Euffiez - vous fouhaité , répliqua
Monfieur de Cleves , en la re-
gardant avec dedain , que je
Teuſſe été des nuits que vous
avez paſſées avec Monfieur de
Nemours ? Ah ! Madame , eſt-
ce de vous que je parle , quand
je parle d'une femme qui a paſſé
des nuits avec un homme ?Non ,
Monfieur , reprit- elle ; non ce
n'eſt pas de moi que vous par-
lez : je n'ai jamais paſſe ni de
nuits ni de momens avec Mon-
fieur de Nemours. Il ne m'a ja-
mais vue en particulier ; je ne l'ai
jamais fouffert ni écouté , & j'en
ferois tous les ſermens ... N'en
dites pas davantage , interrom-
pit Monfieur deCleves , de faux
fermens , ou un aveu me feroient
peut - être une égale peine. Ma-
dame de Cleves ne pouvoit ré-
pondre , ſeslarmes & ſa douleur
lui ôroient la parole ; enfin , fai-
158 LA PRINCESSE
fantun effort :Regardez-moi, du
moins ; écoutez-moi , lui dit-elle;
s'iln'y alloit que de mon intérêt.,
jeſouffrirois ces reproches , mais
il y va de votre vie : écoutez-
moi , pour l'amour de vous-mê-
me : il eſt impoſſible qu'avec
tant de vérité , je ne vous per-
fuade mon innocence. Plût à
Dieu que vous me la puſſiez per-
ſuader , s'écria-t'il , mais que me
pouvez-vous dire ? Monfieur de
Nemours n'a - t'il pas été à Cou-
lomiers avec ſa ſœur ? Et n'avoit-
il pas paſſé les deux nuits précé-
dentes avec vous dans le jardin
de la Forêt ? Si c'eſt-là mon cri-
me , répliqua - t'elle , il m'eſt aifé
de me juſtifier : je ne vous de-
mande point de me croire ;
mais croyez tous vos domeſti-
ques , & ſçachez ſi j'allai dans le
jardin de la Forêt la veille que
Monfieur de Nemours vint à
Coulomiers, & fi je n'en ſortis
pas le ſoir d'auparavant deux
DE CLEVES . 159
heures plutôt que je n'avois ac-
coutumé. Elle lui conta enſuite
comme elle avoit cru voir quel-
qu'un dans ce jardin : Elle lui
avoua qu'elle avoit cru que c'é-
toit Monfieur de Nemours . Elle
lui parla avec tant d'aſſurance ,
& la vérité ſe perfuade ſi aifé-
ment , lors même qu'elle n'eſt
pas vraiſemblable , que Mon-
ſieur de Cleves fut preſque con-
vaincu de fon innocence. Je ne
ſçais , lui dit - il , ſi je me dois
laiſſer aller à vous croire ? Je me
ſens ſi proche de la mort , que je
ne veux rien voir de ce qui me
pourroit faire regréter la vie .
Vous m'avez éclairci trop tard ;
mais ce me ſera toujours un fou-
lagement d'emporter la penſée
- que vous êtes digne de l'eſtime
que j'ai eue pour vous. Je vous
prie que je puiſſe encore avoir
la confolation de croire que ma
mémoire vous ſera chere , & que
- s'il eût dépendu de vous , vous
160 LA PRINCESSE
euffiez eu pour moi les ſentimens
que vous avez pour un autre. Il
voulut continuer ; mais une foi-
bleſſe lui ôta la parole. Madame
de Cleves fit venir les Médecins :
ils le trouverent preſque ſans vie.
Il languit néanmoins encore
quelques jours , & mourut enfin
avec une conſtance admirable.
Madame de Cleves demeura
dans une affliction ſi violente ,
qu'elle perdit quaſi l'uſage de la
raiſon . La Reine la vint voir avec
ſoin , & la mena dans un co
vent , ſans qu'elle ſçût où on la
conduiſoit. Ses belles ſoœurs la
ramenerent à Paris , qu'elle n'é-
toit pas encore en état de fentir
diſtinctement ſa douleur Quand
elle commença d'avoir la force
de l'enviſager & qu'elle vit
,

quel mari elle avoit perdu ,


qu'elle confidera qu'elle étoit la
cauſe de ſa mort , & que c'étoit
par la paſſion qu'elle avoit cue
pour un autre , qu'elle en étoit
caufe ,
DE CLEVES . 161
l'horreur qu'elle eut pour elle-
même , & pour Monfieur de Ne-
mours , ne ſe peut repreſenter.
Ce Prince n'oſa dans ces com-
mencemens lui rendre d'autres
foins que ceux que lui ordon-
noit la bienséance. Il connoif-
foit affez Madame de Cleves ,
pour croire qu'un plus grand
empreſſement lui feroit défa-
gréable : mais ce qu'il apprit en-
fuite lui fit bien voir qu'il devoit
avoir long-tems la même con-
duite.
Un Ecuyer qu'il avoit , lui
conta que le Gentilhomme de
Monfieur de Cleves ; qui étoit
fon ami intime , luiavoit dit dans
fa douleur de la perte de fon
maître , que le voyage de Mon-
fieur de Nemours à Coulomiers ,
étoit cauſe de ſamort. Monfieur
de Nemours fut extrêmement
furpris de ce diſcours ; mais
après y avoir fait réflexion,il de-
vina une partie de la vérité , &
Tome II.
162 LA PRINCESSE
il jugea bien quels ſeroient d'a-
bord les ſentimens de Madame
de Cleves , & quel éloignement
elle auroit de lui , ſi elle croyoit
que le mal de ſon mari eût été
cauſé par la jaloufie. Il crut qu'il
ne falloit pas même la faire fitôt
fouvenir de fon nom; & il ſuivit
cette conduite , quelque pénible
qu'elle lui parût.
Il fit un voyage à Paris , &
ne put s'empêcher néanmoins
d'aller à ſa porte pour apprendre
de ſes nouvelles. On lui dit que
perſonne ne la voyoit , & qu'elle
avoit même défendu qu'on lui
rendît compte de ceux qui l'i-
roient chercher. Peut-être que
ces ordres ſiexacts étoient don-
nés en vue de ce Prince , &
pour nepoint entendre parler de
lui. Monfieur de Nemours étoit
trop amoureux pour pouvoir vi-
vre ſi abfolument privé de la
vue de Madame de Cleves . Il
reſolut de trouver des moyens ,
DE CLEVES. 163
quelques difficiles qu'ils puſſent
être , de fortir d'un état qui lui
! paroiſſoitſi inſupportable.
La douleur de cette Princeſſe
paſſoit les bornes de la raiſon.
C Ce mari mourant , & mourant
à cauſe d'elle & avec tant de
tendreſſepour elle , ne lui fortoit
point de l'eſprit. Elle repaffoit
inceſſamment tout ce qu'elle lui
is devoit , & elle ſe faiſoit un crime
de n'avoir pas eu de la paſſion
pour lui , comme ſi c'eût été une
choſe qui eût été en ſon pouvoir.
Elle ne trouvoit de confolation
qu'à penfer qu'elle le regrétoit
autant qu'il méritoit d'être regré-
e té , & qu'elle ne feroit dans le
de reſte de la vie , que ce qu'il auroit
été bien aiſe qu'elle eût fait s'il
avoit vécu.
Elle avoit penſé pluſieurs fois
comment il avoit fçu que Mon-
fieur de Nemours étoit venu à
Coulomiers:elle ne ſoupçonnoit
pas ce Prince de l'avoir conté ,
Oij
164 LA PRINCESSE
& il lui paroiſſoit même indiffe-
rent qu'il l'eût redit , tant elle
fe croyoit guérie & éloignée de
la paffion qu'elle avoit eue pour
lui. Elle fentoit néanmoins une
douleur vive de s'imaginer qu'il
étoit cauſe de la mort de fon
mari , & elle ſe ſouvenoit avec
peine de la crainte que Monfieur
deCleves lui avoit témoigné en
mourantqu'elle ne l'épouſât ; mais
toutes ces douleurs ſe confon-
doient dans celle de la perte de
fon mari , & elle croyoit n'en
avoir point d'autre.
Après que pluſieurs mois fu-
rent paffés , elle fortit de cette
violente affliction où elle étoit ,
& paſſa dans un étatde triſteſſe
& de langueur. Madame deMar-
tigues fit un voyage à Paris , &
la vit avec ſoin pendant le fé-
jour qu'elle y fit. Elle l'entretint
de la Cour & de tout ce quis'y
pafloit : & quoique Madame de
Cleves ne parût pas y prendre
DE CLEVES. 165
intérêt , Madame de Martigues
ne laiſſoit pas de lui en parler
pour la divertir.
Elle lui conta des nouvelles
du Vidame , de Monfieur de
Guiſe , & de tous les autres qui
étoient diftingués par leur per-
fonne ou par leur mérite. Pour
Monfieur de Nemours , dit-elle ,
je ne fçais ſi les affaires ont pris
dans ſon cœur la place de la ga-
lanterie , mais il a bien moins de
joie qu'il n'avoit accoutumé d'en
avoir , il paroît fort retiré du
commerce des femmes : il fait
fouvent des voyages à Paris , &
je crois même qu'il y eſt préfen-
tement. Le nom de Monfieur
de Nemours furprit Madame de
Cleves , & la fit rougir : elle
changea de diſcours , & Mada-
me de Martigues ne s'apperçut
pointde fon trouble .
Le lendemain cette Princeffe
qui cherchoit des occupations
conformes à l'état où elle étoit ,
166 LA PRINCESSE
alla proche de chez elle voir un
homme qui faiſoit des ouvrages
de foie d une façon particuliere ;
& elle y fut dans le deſſein d'en
faire faire de ſemblables. Après
qu'on les lui eut montrés , elle
vit la porte d'une chambre où
elle crut qu'il y en avoit encore ,
elle dit qu'on la lui ouvrit : Le
Maître répondit , qu'il n'en avoit
-

pas la clef , & qu'elle étoit occu-


pée par un homme qui y venoit
quelquefois pendant le jour pour
deſſiner de belles maisons & des
jardins que l'on voyoit de fes fe-
nêtres. C'eſt l'homme du monde
le mieux fait , ajouta-til , il n'a
guéres la mine d'être réduit à
gagner ſa vie. Toutes les fois
qu'il vient céans , je le vois tou-
jours regarder les maiſons & les
jardins; maisjene le vois jamais
travailler.
Madame de Cleves écouroit
ce diſcours avec une grande at-
tention. Ce que lui avoit dit Ma-
DE CLEVES . 167
dame de Martigues , que Mon-
ſieur de Nemours étoit quelque-
fois à Paris , ſe joignit dans fon
imagination à cet homme bien
fait qui venoit proche de chez
elle, & lui fit une idée de Mon-
ſieur de Nemours , & de Mon-
fieur de Nemours appliqué à la
voir , qui lui donna un trouble
confus , dont elle ne ſçavoit pas
même la cauſe. Elle alla vers les
fenêtres pour voir où elles don-
noient ; elle trouva qu'elles
voyoient tout fon jardin , & la
face de ſon appartement : & lorf- :

qu'elle fut dans ſa chambre 2

elle remarqua aifément cette mê-


me fenêtre où l'on lui avoit dit
que venoit cet homme. La pen-
fée que c'étoit Monfieur de Ne-
mours , changea entierement la
ſituation de fon eſprit ; elle ne ſe
trouva plus dansun certain triſte
repos qu'elle commençoit à gou-
ter , elle ſe ſentit inquiété &
agitée : enfin ne pouvant de-
168 LA PRINCESSE
meurer avec elle-même , elle ſor-
tit , & alla prendre l'air dans un
jardin hors des Fauxbourgs , où
elle penſoit être ſeule. Elle crut
en y arrivant qu'elle ne s'étoit
pas trompée : elle ne vit aucune
apparence qu'il y eût quelqu'un ,
& elle fe promena affez long-
tems.

Après avoir traverſé un petit


bois ,
elle apperçut au bout
d'une allée , dans l'endroit leplus
reculé du jardin , une maniere
de Cabinet ouvert de tous cô-
tés , oùelle adreſſa ſes pas , com-
me elle en fut proche , elle vit
un homme couché fur des bancs
qui paroiſſoit enfeveli dans une
rêverie profonde , & elle recon-
nut que c'étoit Monfieur de Ne-
mours. Cett vue l'arrêta tour_
court; mais fes gens qui la fui-
voient firent quelque bruit , qui
tira Monfieur de Nemours de
fa rêverie , ſans regarder qui
avoit cauſé le bruit qu'il avoit
entendu
DE CLEVES. 169
entendu. Il ſe leva de ſa place
pour éviter la compagnie qui
venoit vers lui ,& tourna dans
une autre allée , en faiſant une
reverence fort baſſe , qui l'empê-
cha même de voir ceux qu'il fa-
luoit.
S'il eût ſcu ce qu'il évitoit 2

avec quelle ardeur feroit-il re-


tourné ſur ſes pas ? Mais il con-
tinua à ſuivre l'allée , & Mada-
me de Cleves le vit fortir par
une porte de derriere où l'atten-
doit fon carroffe. Quel effet pro-
duiſit cette vûe d'un moment
dansle cœur de Madame de Cle-
ves ! Quelle paſſion endormie ſe
ralluma dans ſon cœur , & avec
quelle violence ! Elles'alla aſſeoir
dans le même endroit d'où ve-
noit de fortir Monfieur de Ne-
mours ; elle y demeura comme
accablée. Ce Prince ſe préſenta
à ſon eſprit , aimable au-deſſusde
tout ce qui étoit au monde , l'ai-
mant depuis long-tems avec une
Tome II. P
170 LA PRINCESSE
paffion pleine de reſpect & de fi-
delité , mépriſant tout pour el-
le , reſpectant juſqu'à ſa dou-
leur , fongeant àlavoir ſans fon-
ger à en être vû , quittant la
Cour , dont il faifoit lesdélices ,
pour aller regarder les murailles
qui la renfermoient, pour venir
rêverdans des lieux oùil ne pou-
voit prétendre de la rencontrer ,
enfinunhomme digne d'être ai-
mé par ſon ſeul attachement , &
pour qui elle avoit une inclina-
tion ſi violente , qu'elle l'auroit
aimé , quand il ne l'auroit pas ai-
mée; mais de plus , un homme
d'une qualité élevée & convena-
ble à la ſienne. Plus de devoir ,
plus de vertu qui s'oppoſaſſent à
ſes ſentimens , tous les obſtacles
étoient levés, & il ne reſtoit de
leur état paffé que la paſſion de
Monfieur de Nemours pour elle ,
& que celle qu'elle avoit pour
lui.
Toutes ces idées furent nou-
DES CLIEVIE S .. 171
velles à cette Princeffe. L'afflic-
mon de la mort de Monfieur
de Cleves l'avoit affez occupée ,
pour avoir empêchée qu'elle n'y
eût jetté lesyeux. La préſence de
Monfieur de Nemours les ame-
na en foule dans ſon eſprit; mais
quand il en eût été pleinement
rempli , & qu'elle ſe ſouvint auſſi
que ce même homme qu'elle re-
gardoit , comme pouvant l'é-
poufer , étoit celui qu'elle avoit
aimé du vivant de fon mari , 80
qui étoit la caufe debſa mort
que même en mourant il lui
avoit témoigné de la crainte
qu'elle ne l'épousat , ſon auftere
vertu étoit fi bleſſée de cette
imagination , qu'elle ne trouvoit
guére moins de crime à épouſer
Monfieur de Nemours , qu'elle
en avoit trouvé à l'aimer pen
dant la vie de fon mari. Elle s'a-
bandonnaà ces réflexions ſi con-
traires à fon bonheur : elle les
fortifia encore de pluſieurs rai
Pij
172 LA PRINCESSE
ſons qui regardoient fon repos ,
& les maux qu'elle prévoyoit en
époufant ce Prince. Enfin après
avoir demeuré deux heures dans
le lieu où elle étoit, elle s'en re-
vint chez elle , perfuadée qu'elle
devoit fuïr ſa vue comme une
choſe entierementoppoſée à fon
devoir. :::

Mais cette perfuafion qui


étoit un effet de ſa raiſon & de
fa vertu , n'entraînoit pas ſon
cœur. Il demeuroit attaché à
Monfieur de Nemours avec une
violence qui la mettoit dans un
état digne decompaſſion , & qui
ne lui laiſſa plus de repos : Elle
paſſa une des plus cruelles nuits
qu'elle eût jamais paſſée. Le ma-
tin, ſon premier mouvement fut
d'aller voir s'il n'y auroit perſon-
ne à ſa fenêtre qui donnoit chez
elle : elle y alla , elle y vit Mon-
ſieur de Nemours. Cette vûe la
durprit , & elle ſe retira avec une
1 romptitude qui fit juger à ce
DE CLEVES... 173
Prince qu'il avoit été reconnu.
Il avoit ſouvent deſuré de l'être ,
depuis que fa paſſion lui avoit
faittrouver ces moyens de voir
Madame de Cleves ; & lorſqu'il
n'eſperoit pas d'avoir ce plaiſir ,
il alloit rêver dans le même jar-
din où elle l'avoirtrouvé..od )
Laffé enfin d'un état fi malheu-
reux& fi incertain , il reſolut de
tenter quelque voie d'éclaircir
fa deſtinée. Que veux-je atten-
dre?diſoit-il, ily a long-tems
queje ſçaisquej'enſuisaimé;elle
eftilibre, elle n'a plus de devoir
à m'oppofer ; pourquoi me ré-
duire àla voir ſans en être vû, &
fanslui parler ? Eſt-il poſſibleque
lamour m'ait ſi abſolument ôté
lainraifon & la hardieſſe ,
qu'il m'ait rendu ſi different de
ce que j'ai été dans les autres
paſſions de ma vie ? J'ai dû ref-
pecter la douleur de Madame de
Cleves ,mais je la reſpecte trop
long-tems,& je lui donne le loi
Piij
174 LA PRINCESSE
fir d'éteindre l'inclination qu'elle
a pour moi. I
Aprèscesréflexions,il ſongea
auxmoyens dont il devoit de fer-
vir pour la voir. Il crut qu'il n'y
avoit plus rien qui fobligeât à
cacher ſa paffion au Vidame de
Chartres. Il refolut de duien
parler; & de lui dire le deſſcin
i
qu'il avoit pour faniéce.
Le Vidame étoit alorsàParis;
tout le monde y étoit venu don-
ner ordre à fon équipage & à
ſes habits , pour fuivre deRoi ,
qui devoit conduire la Reine
d'Eſpagne. Monfieur de Ne-
mours alla donc chez le Vida
me , & lui fit un aveu ſincerede
tout ce qu'il lui avoit caché juf-
qu'alors, la reſerve des fenti!
mens de Madame de Clevesip
dont il ne voulut pas paroître
inftruit . Selv smisbane !
Le Vidame requtrout ce qu'il
lui dit avec beaucoup de joie ,
& l'affura quel fans ſçavoir fos
DE CLEVES. 175
fentimens, il avoit ſouvent pen
ſé, depuis que Madame de Cle-
ves étoit veuve , qu'elle étoit la
ſeule perſonne digne de lui.
Monfieur de Nemours le pria
de lui donner les moyens de lui
parler , & deſçavoir quelles
étoient ſes diſpoſitions.
Le Vidame lui propoſa de le
mener chez elle : mais Monfieur
de Nemours crut qu'elle en ſe-
roit choquée , parce qu'elle ne
voyoit encore perfonne. Ils trou-
verent qu'il falloit que Mon-
fieur le Vidame la priât de ve-
mir chez lui , fur quelque prétex-
te , & que Monfieur de Nemours
y vint par un eſcalier dérobé ,
afin de n'être vû de perſon-
-ne. Cela s'exécuta , comme ils
l'avoient reſolu : Madame de
Clevés vint , le Vidame l'alla
recevoir ,& la conduifit dans un
grand Cabinet , au bout de fon
appartement : Quelque tems
après Monfieur de Nemours en
Piiij
176 LAPRINCESSE
tra comme ſi le hazard l'eût con-
duit. Madame de Cleves fut ex-
trêmement ſurpriſe de le voir :
elle rougit & eſſaya de cacher
ſa rougeur. LeVidame parlad'a-
bord de choſes indifferentes , &
fortit , ſuppoſant qu'il avoit quel-
que ordre à donner. Il dit à
Madame de Cleves qu'il la prioit
de faire les honneurs de chez lui,
& qu'il alloit rentrer dans un
moment.
L'on ne peut exprimer ce que
fentirent Monfieur de Nemours
& Madame de Cleves , de ſe
trouver feuls & en état de ſe
parler pour la premiere fois. Ils
demeurerent quelque tems fans
-riendire: Enfin Monfieur deNe-
mours rompant le filence : Par-
donnerez - vous à Monfieur de
Chartres , Madame ,lui dit- il ,
de m'avoir donné l'occaſion de
vous voir ,& de vous entretenir ,
que vous m'avez toujours fi
-cruellement ôrée ? Je ne lui dois
DE CLEVES. 177
pas pardonner , répondit- elle ,
d'avoir oublié l'état oùje ſuis &
àquoi il expoſe ma réputation ;
Enprononçant ces paroles , elle
voulut s'en aller ; & Monfieur
de Nemours la retenant : Ne
craignez rien , Madame , répli-
qua - t'il , perſonne ne ſçait que
je ſuis ici ,& aucun hazard n'eſt
à craindre. Ecoutez-moi , Ma-
dame , écoutez-moi,ſi ce n'eſt par
bonté, que ce ſoit du moins pour
l'amour de vous-même , & pour
vous délivrer des extravagances
oùm'emporteroit infailliblement
une paſſion dont je ne ſuis plus le
maître.
Madame de Cieves ceda pour
la premiere fois au penchant
qu'elle avoit pour Monfieur de
Nemours , & le regardant avec
des yeux pleins de douceur & de
charmes : Mais qu'eſperez-vous ,
lui dit -elle , de la complaiſance
que vous me demandez ? Vous
vous repentirezpeut-être de l'a-
178 LA PRINCESSE
voir obtenue , & je me repenti
rai infailliblement de vous l'avoir
accordée. Vous méritez une def.
tinée plus heureuſe que celle
que vous avez eue juſques ici ,
& que celle que vous pouvez
trouver à l'avenir, à moins que
vous ne la cherchiez ailleurs.
Moi , Madame, lui dit-il , cher-
cher du bonheur ailleurs , & y
en a-t'il d'autre , que d'être ai-
mé de vous ? Quoique je ne vous
aye jamais parlé,je ne sçaurois
croire, Madame , que vous igno.
riez ma paſſion , & que vous ne
la connoiffiez pour la plus véri
table & la plus violente qui ſera
jamais : Aquelle épreuve a-t'elle
été par des choſes qui vous font
inconnues ? Et à quelle épreuve
l'avez-vousmifeparvosrigueurs?
Puiſque vous voulez que je
vous parle , & que je m'y refous ,
répondit Madame de Cleves , en
s'aſſeyant , je e ferai avec une
fincérité que vous trouverez
DE CLEVES. T
179
mal aifément dans les perſonnes
de mon ſexe. Je ne vous dirai
point que je n'aye pas vu l'atta-
chement que vous avez eu pour
moi , peut - être ne me croiriez-
fe dirois :
vous pas quandje yous. le
Je vous avoue donc non - ſeule-
ment que je l'ai vu , mais que
je l'ai vu tel que vous pouvez
ſouhaiter qu'il m'ait paru. Et ſi
vous l'avez vu , Madame inter-
rompit-il , est-il poſſible quevous
n'en ayez point été touchée ? Er
oferois-je vous demander s'il n'a
fait aucune impreffion dans vo-

tre cœur ?Vous en avez dû juger


par ma conduite , lui répliqua-
c'elle mais je voudrois bien ſca-
voir ce que vous en avez penſé.
Il faudroit que je fuſſe dans un
état plus heureux pour vous l'o-
ſerdire , répondit-il , & ma def-
tinée a trop peu de rapport à ce
que je vous dirois . Tout ce que
je puis vous apprendre, Mada-
me , c'est que j'ai ſouhaité ar
180 LA PRINCESSE
demment que vous n'euffiez pas
avoué à Monfieur de Cleves ce
que vous me cachiez , & que
vous lui euſſiez caché ce que vous
m'euſſiez laiſſé voir. Comment
avez - vous pu découvrir , reprit-
elle en rougiſſant , que j'aye avoué
quelque choſe à Monfieur de
Cleves ? Je l'ai ſcu par vous-
même , Madame , répondit - il ;
mais pour me pardonner la har-
dieſſe que j'ai eue de vous écou- -

ter, fouvenez- yous ſi j'ai abuſé


de ce que j'ai entendu , ſt mes
efperances enont augmenté , &
ſi j'ai eu plus de hardieſſe à vous
parler ?
Il commença à lui cónter
comme il avoit entendu fa con-
verſation avec Monfieur de Cle-
ves ; mais ellel'interrompit avant
qu'il eût achevé. Ne m'en dites
pas davantage , lui dit- elle ; je
vois préſentement par où vous
-

avez été fi bien inftruit ; vous


neme le parûtes déja que trop
DE CLEVES. 181
chezMadame la Dauphine , qui
avoit ſcu cette aventure par ceux
à qui vous l'aviez confiée .
Monfieur de emours lui ap-
prit alors de quelle maniere la
choſeétoit arrivée. Ne vous excu-
ſez point , reprit elle , ilyalong-
tems que je vous ai pardonné ,
ſans que vous m'ayez dit la rai-
fon; mais puiſque vous avez ap-
pris par moi-même ce que j'avois
eu deſſein de vous cacher toute
ma vie, je vous avoue que vous
m'avez inſoiré des ſentimens qui
m'étoient inconnus devant que
de vous avoir vu , & dont j'a-
vois même ſi peu d'idée , qu'ils
me donnerent d'abord une fur-
priſe qui augmentoit encore le
trouble qui les ſuit toujours. Je
vous fais cet aveu avec moins
de honte , parce que je le fais
dans un tems où je le puis fai-
re ſans crime , & que vous avez
vu que ma conduite n'a pas été
réglée par mes ſentimens,
182 LA PRINCESSE
Croyez-vous ,Madame, luidit
Monfieur de Nemours , en fe
jettantàfesgenoux , que je n'ex-
pire pas à vos pieds de joie &
de tranſport. Je ne vousapprens ,
lui répondit - elle en ſouriant ,
que ce que vous ne ſçaviez dé-
ja que trop. Ah ! Madame , ré-
pliqua-t'il , quelle difference de
le ſçavoir par un effet du hazard ,
oude l'apprendre par vous- mê-
me , & de voir que vous voulez
bien quejele ſcache ? Il eſt vrai ,
lui dit-elle , que je veuxbien que
vous le ſçachiez , & que je trou-
vede la douceur à vous le dire:
Je ne ſçais même ſi je ne vous
le dis point , plus pour l'amour
demoi, quepourl'amourdevous.
Car enfin cet aveu n'aura point
de ſuite; & je ſuivrai les régles
auſteres que mon devoir m'im-
poſe. Vous n'y ſongez pas , Ma-
dame, réponditMonfieurde Ne
mours , il n'y a plus de devoir
qui vous lie , vous êtes en liber-
DE CLEVES. 183
té; & fi j'ofois , je vous dirois
même qu'il dépend de vous de
faire enforte que votre devoir
vous oblige unjour à conferver
les ſentimens que vous avez pour
moi. Mon devoir , répliqua-t'el-
le , me défend de penſer ja-
mais àperſonne , & moins à vous
qu'à qui que ce ſoit au monde ,
pardes raiſons qui vous font in-
connues . Elles ne me le font
peut-être pas , Madame , reprit-
il; mais ce ne font pointde vé-
ritables raiſons. Je crois ſçavoir
que Monfieur de Cleves m'a crù
plus heureux que je n'étois ,
& qu'il s'eſt imaginé que vous
aviez approuvé des extravagan-
ces, que la paſſion m'a fait en-
treprendre ſans votre aveu. Ne
parlons point de cette aventure ,
luidit - elle, je n'en ſçaurois fou-
renir la penſée , elle me fair
honte , & elle m'eſt auſſi trop
douloureuſe par les ſuites qu'elle
a eues. Il n'eſt que trop vérita
184 LA PRINCESSE
ble que vous êtes cauſe de la
mort de Monfieur de Cleves ;
Les ſoupçons que lui a donné
votre conduite inconſiderée , lui
ont couté la vie , comme ſi vous
la lui aviez ôtée de vos propres
mains . Voyez ce que je devrois
faire , ſi vous en étiez venu en-
ſemble à ces extrêmités , & que
le même malheur en fût arrivé :
Je ſçais bien que ce n'eſt pas la
même choſe à l'égarddumonde ;
mais au mien il n'y a aucunedif-
ference , puiſque je ſçais que c'eſt
par vous qu'il eſt mort , & que
c'eſt à cauſe de moi. Ah ! Ma-
dame , lui dit Monfieur de Ne-
mours , quel fantôme de devoir
oppoſez - vous à mon bonheur ?
Quoi , Madame une penſée
,

vaine & fans fondement vous


1
empêchera de rendre heureuxun
homme que vous ne haïſſez pas ?
Quoi j'aurois pu concevoir l'ef-
perance de paſſer ma vie avec
vous; ma deſtinée, m'auroit con-
DECHEVES. 185
duit à aimer la plus eſtimable
perſonne du monde ; j'aurois
vu en elle toutce qui peut faire
une adorable Maîtreſſe elle ne
m'auroit pas haï & je n'aurois
trouvédans ſa conduite que tout
ce qui peut être à deſirer dans
une femme ? Car enfin , Mada-
me, vous êtes peut-être la feule
perſonne en qui ces deux choſes
ſe ſoient jamais trouvées au dé-
gréqu'elles font en vous. Tous
ceux qui épouſent des Maîtreſſes
dont ils font aimés , tremblent
en les épouſant , & regardent
aveccrainte,par rapport aux au-
tres , la conduite qu'elles, ont
eûe avec eux ; ais en vous ,
Madame rien n'eſt à craindre ,
& on ne trouve que des ſujets
d'admiration. N'aurois-je envila-
gé, dis-je ,une fi grande félici-
té,que pour vous y voir appor-
ter vous -même des obſtacles ?
Ah ! Madame , vous oubliez que
vous m'avez diftingué du reſte
Tome II.
186 LA PRINCE SIS E
des hommes ,tou plutorevous ne
m'en avez jamais diftingué :
Vous vousêtestrompée, & je me
fuis flatéSMOSEL
Vous ne vous êtes point finté ,
lui répondit-eltelestraifonsode
mon devoir ne me paroîtroient
peut-être pas fi fortes fans cette
diftinction dont vous vous dour
rez , & c'eft elle qui me fait
enviſager des malheurs à m'at
tacher à vous. Je n'ai rien à ré-
pondre , Madame , reprit - il ,
quand vous me faites voir que
vous craignez des malheurs :
mais je vous avoue qu'après tour
ce que vous avez bien vouli
me dire , je ne m'attendois pas
à trouver une fi cruelle raiſon.
Elle eſt ſi peu offenfante pour
vous, reprit Madame deCleves,
que j'aimême beaucoup de pei-
ne à vous l'apprendre. Helas !
Madame ,répliqua-t'il,quepou-
vez-vous craindre qui me flate
trop , apres ce que vous venez
DE CLEVES. 187
de me dire ? Je veux vous par-
ler encore avec la même ſince-
rité que j'ai déja commencé ,
reprit-elle , & je vais paſſer par
deſſus toute la retenue & toutes
les délicateſſes que je devrois
avoir dans une premiere con-
verſation ; mais je vous conjure
de m'écouter ſans m'interrom-
pre.
Je croisdevoir à votre attache-
:
ment la foible récompenſe de ne
vous cacher aucun de mes fen-
timens , & de vous les laiffer
voir tels qu'ils font. Ce fera ap-
3

paremment la feule foisde ma vie


que je me donnerai la liberté de
vous lesfaire paroître ; néanmoins
je ne ſçaurois vous avouer , fans
honte , que la certitude de n'e-
tre plus aimée de vous , com-
meje le fuis , me paroîtun fi hor-
riblemalheur , que quand je n'au-
rois point des raifons de devoir
infurmontables , je doute ſi je
pourrois me refoudre à m'ex-
Qij
T

188 LA PRINCESSE
poſer à ce malheur. Je ſçais que
vous êtes libre , que je le fuis ,
& que les choſes font telles
1

que lepublic n'auroit peut - être


pas ſujet de vous blâmer , ni
moi non plus , quand nous nous
engagerions enfemble pour ja-
mais ; Mais les hommes confer-
vent-ils de la paffion dans ces :

engagemens éternels ?dois-je ef-


perer un miracle en ma faveur :
& puis - je me mettre en étatde
voir certainement finir cettepaf-
fion dont je ferois toute ma fé-
licité?Monfieur de Cleves étoit
peut - être l'unique homme du
monde capable de conſerver de
l'amourdans lemariage. Madef-
tinée n'a pas voulu que j'aye pu
profiter de ce bonheur , peut-
être aufli que fa paffion n'auroit
fubfifté que parce qu'il n'en au-
toit pas trouvé en moi ; mais je
n'aurois pas le même moyen de
conferver la vôtre : je crois mê
me que les obftacles ont fait vo-
DECLEVES. 189
treconſtance. Vous en avez affez
trouvé pour vous animer à vain-
cre , & mes actions involontai
res , ou les choſes que le hazard
vous a appriſes , vous ont donné
affez d'eſperance pour ne vous
pas rebuter. Ah ! Madame , re-
prit Monfieur de Nemours , je
ne fçaurois garder le ſilence que
vous m'impofez vous me fai-
tes trop d'injuſtice , & vous me
faites trop voir combien vous
êtes éloignée d'être prévenue
en ma faveur. J'avoue , répondit-
elle, que les paſſions peuvent me
conduire,maiselles nefçauroient
m'aveugler ; rien ne me peut
empêcher de connoître que vous
êtes né avec toutes les diſpoſi
tions pour la galanterie , & tou-
tes les qualités qui ſont propres
à y donner des ſuccès heureux
vous avez déja eu pluſieurs paf-
fions ; vous en auriez encore
jene feroisplus votre bonheur ,
je vous verrois pour une autre
190 LA PRINCESSE
comme vous auriez été pourmoi :
J'en auroisune douleur mortelle ,
& je ne ferois pas même aſſurée
de n'avoir point le malheur de
lajaloufie. Je vous en ai trop dit
pour vous cacher que vous me
l'avez fait connoître , & que je
fouffris de fi cruelles peines le
foir que la Reine me donna cette
Lettre de Madame de Themi-
nes , que l'on difoit qui s'adreſ-
foit à vous , qu'il m'en eſt de-
meuréune idée qui me fait croire
quec'eſt le plusgrand de tous les
maux. 5

Par vanité ou par goût tou-


tes les femmes ſouhaitent de
yous attacher : Il y en a peu à
qui vous ne plaiſiez : mon ex-
perience me feroit croire qu'il
n'y en a point à qui vous ne
puiſſiez plaire Je vous croirois
toujours amoureux & aimé , &
je ne me tromperois pas fou-
vent ; dans cet état néanmoins ,
jen'auroisd'autre parti àprendre
2DE 191
que celui de lafouffrance:: je ne
Įçais même ti j'oferois me plain-
dre. On fait des reproches à un
Amant , maisen fait- on à unma-
ri quand on a qu'à lui reprocher
de n'avoir plus d'amour ? Quand
je pourrois m'accoûtumer àcette
forte de malheur , pourrois - je
m'accoutumer à celui de croire
voir toujours Monfieur de Cle-
ves vous accufer de la mort? me
reprocher de vous avoir aimé ?
de vous avoir épousé ? & me faire
fentir la difference de fon atta-
chement au votre ? Il eſt impof-
fible,continua-t'elle , de paſſfer
par - deſſus des raifons fi fortes :
T

il faut que je demeure dans l'é-


tat où je fuis , & dans les réſolu-
tions que j'ai priſes de n'en for-
tir jamais. Hé ! croyez - vous le
pouvoir , Madame, s'écria Mon-
fieur de Nemours ? Penſez- vous
que vos réſolutions tiennent
contre un homme qui vous ado-
re, & qui eft affez heureuxpour
192. LA PRINCESSE
vous plaire ? Il eſt plus difficile
1

que vous ne penſez , Madame ,


de réſifter à ce qui nous plaît,
& à ce qui nous aime : Vous l'a-
vez fait par une vertu auftere ,
qui n'a preſque point d'exemple:
Mais cette vertu ne s'oppoſe plus
àvos fentimens,& j'efpere que
vous les ſuivrez malgré vous. Je
ſçais bien qu'il n'y ariende plus
difficileque ce quej'entreprens ,
répliqua Madame de Cleves; je
me défie de mes forces au mi
lieu de mes raiſons : Ce que je
crois devoir à la mémoire de
Monfieur de Cleves, feroit foi-
ble ,s'iln'étoit foûtenu par l'inté
rêtde mon repos; & les raiſons
demon repos ont beſoin d'être i
foûtenues de celles de mon de-
voir : mais quoiqueje me défie
de moi -même je croisqueje ne
vaincrai jamais mes fcrupules ,
D

& je n'efpere pas aufft de fur-


monter Finclination que j'ai
pour vous. Elle me rendra mal- 1
heureuſe ,
DE CLEVES . 193
heureuſe , & je me priverai de
votre vûe ‫و‬ quelque violence
qu'il m'en coûte. Je vous con-
jure par tout le pouvoir que j'ai
fur vous , de ne chercher aucune
occaſion de me voir. Je ſuis
dans un état qui me fait des
crimes de tout ce qui pourroit
être permis dans un autre tems ,
& la feule bienſéance interdit
tout commerce entre nous.
Monfieur de Nemours ſe jetta à
ſes pieds , & s'abandonna à tous
les divers mouvemens dont il
étoit agité. Il lui fit voir , & par
ſes paroles , & par ſes pleurs ,
la plus vive & la plus tendre paf-
fion dont un cœur ait jamais été
touché. Celui de Madame de
Cleves n'étoit pas inſenſible , &
regardant ce Prince avec des
yeux un peu groſſis par les lar-
mes: Pourquoi faut -il ,s'écria-
t'elle , que je vous puiſſe accu-
fer de la mort de Monfieur de
Cleves ? Que n'ai-je commen-
Tome II. R
194 LA PRINCESSE
cé à vous connoître depuis que
je ſuis libre , ou pourquoi ne
vous ai-je pas connu devant que
d'être engagée ?Pourquoi ladef-
tinée nous fepare - t'elle par un
obſtacle ſi invincible ? Il n'y a
point d'obstacle , Madame , re-
prit Monfieur de Nemours : vous
ſeule vous oppoſez à mon bon-
heur, vous ſeule vous impoſez
une loi que la vertu & la raiſon
ne vous ſçauroient impoſer. Il
eft vrai , repliqua-t'elle , que je
facrifie beaucoup à un devoir qui
nefubfifte que dans mon imagi-
gination : attendez ce que le
tems pourra faire. Monfieur de
Cleves ne fait encore que d'ex-
pirer , & cet objet funefte eſt
trop proche , pour melaiſſerdes
vues claires & diftinctes ; ayez
cependant le plaisir de vous être
fait aimer d'une perſonne qui
n'auroit rien aimé , fi elle ne
vous avoit jamais vû : croyez que
Les ſentimens que j'ai pour vous,
Y

DECLEVES. 195
feront éternels , & qu'ils fubfif-
teront également , quoique je
faffe. Adieu , lui dit-elle; voici
une converſation qui me fait
honte : rendez - en compte à
Monfieur le Vidame , j'y con-
fens, & je vous en prie.
Elle fortit , en diſant ces pa-
roles, fans que Monfieur de Ne-
mours pût la retenir. Elle trou-
va Monfieur le Vidame dans la
chambre la plus proche : Il la
vit fi troublée , qu'il n'oſa lui
parler, & il la remit en fon Car-
roſſe ſans lui rien dire. Il revint
trouver Monfieurde Nemours ,
qui étoit fi plein de joie , de
triſteſſe , d'éronnement & d'ad-
miration ; enfin , de tous les ſen-
timens que peut donner une
paſſion pleine de crainte & d'ef-
pérance , qu'il n'avoit pas l'ufa-
ge la raifon. Le Vidame fut
{ long - tems à obtenir qu'il lui
rendit compte de ſa converſa-
tion. Il le fit enfin ; & Monfieur
Rij
196 LA PRINCESSE
deChartres, ſansêtre amoureux,
n'eut pas moins d'admiration
pour la vertu , l'eſprit & le mé-
rite de Madame de Clves , que
Monfieur de Nemours en avoir
lui - même. Ils examinerent ce
que ce Prince devoit eſperer de
ſa deſtinée ; & quelques crain-
res que fon amour lui pût don-
ner , il demeura d'accord avec
Monfieur le Vidame , qu'il étoit
impoſſible que Madame deCle-
ves demeurât dans les réſolu-
tions où elle étoit. Ils convin-
rent néanmoins qu'il falloit fui-
vre ſes ordres , de crainte que fi
le public s'appercevoit de l'atta-
chement qu'il avoit pour elle ,
elle ne fit desdéclarations , & ne
prit des engagemens vers lei
monde , qu'elle fouti ndroit dans
la ſuite , par la peur qu'on ne
crût qu'elle l'eût aimé du vivant
de ſon mari,
Monfieur de Nemours ſe dé-
termina à ſuivre le Roi. C'étoit
DE CLEVES. 197
un voyage dont il ne pouvoit
auſſi bien ſe difpenfer , & il re-
folut à s'en aller , fans tenter
mêine de revoir Madame de Cle-
ves , du lieu où il l'avoit vûe
quelquefois. Il pria Monfieur le
Vidame de lui parler. Que ne
lui dit - il point pour lui dire ?
Quel nombre infini de raiſons
pour la perfuader de vaincre ſes
ſcrupules ? Enfin une partie de
la nuit étoit paſſée devant que
Monfieur de Nemours ſongeât à
le laiſſer en repos.
Madame de Cleves n'étoit pas
en état d'en trouver; ce lui étoit
une choſe ſi nouvelle d'être for-
tie de cette contrainte , qu'elle
s'étoit impoſée , d'avoir fouffert
pour la premiere fois de ſa vie ,
qu'on lui dit qu'on étoit amou-
reux d'elle , & d'avoir dit elle-
même qu'elle aimoit , qu'elle ne
ſe connoiſſoit plus. Elle fut éton-
née de ce qu'elle avoit fait ; elle
s'en repentit : elle en eut de la
Riij
198 LA PRINCESSE
joie : tous ſes ſentimens étoient
pleins de trouble & de paſſion.
Elle examina encore les raifons
de fon devoir , qui s'oppoſoient
à fon bonheur : Elle fentit de la
douleur de les trouver ſi fortes ,
& elle ſe repentit de les avoir fo
bien montrées à Monfieur de
Nemours. Quoique la penſée
de l'épouſer lui fût venue dans
l'eſprit ſitôt qu'elle l'avoit revu
dans ce jardin , elle ne lui avoit
pas fait la même impreſſion que
venoit de faire la converfation
qu'elle avoit eue avec lui , & il y
avoit des momens où elle avoit
de la peine à comprendre qu'elle
pût être malheureuſe en l'épou-
fant. Elle eût bien voulu ſe pou-
voir dire qu'elle étoit mal fon-
dée , & dans ſes ſcrupules du
paffé , & dans ſes craintes de l'à-
venir. La raiſon & fon devoir
lui montroient dans d'autres mo-
mens , des choſes toutes oppo-
fées , qui l'emportoient rapide-

DE CLEVES. 199
ment à la refolution de ne fe
point remarier ,&de ne voir ja
mais Monfieur de Nemours;mais
c'étoit une réſolution bien vio
lente à établir dans un cœur auf
fi touché que le ſien & auffi nou
vellement abandonné aux char-
més del'amour. Enfin , pour ſe
donner quelque calme , elle pen
ſa qu'il n'étoit point encore né-
ceſſaire qu'elle ſe fit la violen-
ce de prendre des réfolutions ;
la bienféance lui donnoit un
tems confiderable à ſe détermi-
ner; mais elle reſolut de demeu-
rer ferme à n'avoir aucun com
merce avec Monfieur de Ne-
mours. Le Vidame la vint voir ,
& fervit ce Prince avec tout l'ef-
prit& l'application imaginable :
Il ne la put faire changer ſur ſa
conduite , ni fur celle qu'elle
avoit impoſée à Monfieur de Ne
mours. Elle lui dit que fon
deſſein étoit de demeurer dans
Pétat où elle ſe trouvoits qu'elle
R iiij
200 LA PRINCESSE
connoiffoit que ce deſſein étoit
difficile à exécuter , mais qu'elle
eſperoit d'en avoir la force. Elle
lui fit fi bien voir à quel point
elle étoit touchée de l'opinion
queMonfieur de Nemours avoit
causé la mort à fon mari , &
combien elle étoit perfuadée
qu'elle feroit une action contre
ſon devoir en l'épouſant , que le
Vidame craignit qu'il ne fût mal
aifé de lui ôter cette impreſſion.
Ilne dit pas à ce Prince cequ'il
penſoit,& enluirendant compte
deſaconverſation, il lui laiſſa tou
te l'eſpérance que la raiſon doit
donner à unhomme qui eſt aimé.
Ils partirent le lendemain , &
allerent joindre le Roi. Monfieur
le Vidame écrivit à Madame de
Cleves à la priere de Monfieur
de Nemours , pour lui parler de
ce Prince; & dans une ſeconde
Lettre qui ſuivit bientôt la pre-
miere , Monfieur de Nemours
ymitquelques lignes de ſamain.
DE CLEVES . 201

Mais Madame deCleves qui ne


vouloit pas fortir des régles
qu'elle s'étoit impoſées , & qui
craignoit les accidens qui peu-
ventarriver parles Lettres , man-
da au Vidame qu'elle ne rece-
vroit plus les fiennes , s'il conti-
nuoit à lui parler de Monfieur
de Nemours ; & elle lui man-
da ſi fortement , que ce Prince
le pria même de ne le plusnom-
mer.
La Cour alla conduire la Rei-
ne d'Eſpagne juſques enPoitou.
Pendant cette abfence , Mada-
me deCleves demeura à elle-mê-
me ; & à mesure qu'elle étoit
éloignée de Monfieur de Ne-
mours , & de tout ce qui l'en
pouvoit faire ſouvenir , elle rap-
pelloit la memoire de Monfieur
de Cleves , qu'elle ſe faiſoit un
honneur de conſerver. Les rai-
fons qu'elle avoit de ne point
épouſer Monfieur de Nemours ,
lui paroiſſoient fortes du côté
202 LA PRINCESSE
de fon devoir , & insurmonta-
bles du côté de ſon repos. La
fin de l'amour de ce Prince , &
les maux de la jalouſie qu'elle
croyoit infaillibles dans un ma-
riage lui montroient un malheur
certain où elle s'alloit jetter ;
mais elle voyoit auſſi qu'elle en-
treprenoit une choſe impoſſible , :

que de réſiſter en préſence au


plus aimable homme du monde
qu'elle aimoit , & dont elle étoit
aimée , & de lui reſiſter ſur une
choſe qui ne choquoit ni la ver.
tu , ni la bienſéance ; Elle ju-
gea que l'abſence ſeule , & l'éloi-
gnement , pouvoit lui donner
quelque force ; elle trouva qu'elle
enavoit beſoin, non - feulement
pour foutenir la réſolution de ne
ſe pas engager , mais même pour
fe défendre de voir Monfieur de
Nemours , & elle refolut de fai-
re un affez long voyage , pour
paſſer tout le tems que la bien-
féance l'obligeoit à vivre dans
DE CLEVES . 203
la retraite. De grandes Terres
qu'elle avoit vers les Pyrenées
lui parurent le lieu le plus pro-
pre qu'elle pût choiſir : Elle par-
tit peu de jours avant que laCour
revînt ; & en partant elle écrivit
à Monfieur le Vidame , pour le
conjurer que l'on ne fongeât
point à avoir de ſes nouvelles ,
ni à lui écrire.
Monfieur de Nemours fut af-
fligé de ce voyage , comme un
autre l'auroit été de la mort de
fa Maîtreſſe. La penſée d'être
privé pour long-tems de la vue
de Madame de Cleves , lui étoit
une douleur ſenſible , & fur- tout
dans un tems où il avoit fenti le
plaiſir de la voir , & de la voir
touchée de fa paſſion. Cepen-
dant il ne pouvoit faire autre
choſe que s'affliger , mais fon
affliction augmenta conſiderable-
ment. Madame de Cleves , dont
l'eſprit avoit été fi agité , tomba
dans une maladie violente ſitor
1
204 LA PRINCESSE
qu'elle fut arrivée chez elle. Cet-
1
te nouvelle vint à la Cour . Mon-
fieur de Nemours étoit inconfo-
lable ; ſa douleur alloit au déſeſ-
poir & à l'extravagance. Le Vi-
dame eut beaucoup de peine à
!
l'empêcher de faire voir ſa paf-
ſion au public , il en eut beau-
coup auſſi à le retenir , & à lui
ôter le deſſein d'aller lui - même
apprendre de ſes nouvelles. La
parenté & l'amitié de Monfieur
le Vidame fut un prétexte à y
envoyer pluſieurs Couriers ; on
ſçut enfin qu'elle étoit hors de
cet extrême peril où elle avoit
été , mais elle demeura dans une
maladie de langueur qui ne laif-
foit guéres d'eſpérance de ſa
vie
Cette vûe ſi longue & fi pro-
chainede la mort , firent paroî-
tre à Madame de Cleves les
choſesde cette vie, de cet œil fi
different dont on les voit dans
la ſanté. La néceſſité de mourir ,
DE CLEVES . 205
dontelleſevoyoit fi proche,l'ac-
coûtuma à ſe détacher de toutes
choſes , & la longueurde fa ma-
ladie lui en fit une habitude .
Lorſqu'elle revint de cet état ,
elle trouva néanmoins que Mon-
ſieur de Nemours n'étoit pas
effacé de fon cœur , mais elle
appella à fon fecours pour ſe dé-
fendre contre lui, toutes les rai-
ſons qu'elle croyoit avoir pour
ne l'épouſer jamais. Il ſe paſſa un
aſſez grand combat en elle -mê-
me. Enfin elle ſurmonta les ref-
tes de cette paſſion qui étoit af-
foiblie par les ſentimens que fa
maladie lui avoit donnés : les
penſées de la mort lui avoient re-
proché la mémoire de Monfieur
de Cleves. Ce fouvenir qui s'ac-
cordoit à ſon devoir , s'imprima
fortement dans fon cœur : Les
paffions & les engagemens du
monde lui parurent tels qu'ils
paroiffent aux perſonnes qui
ont des vûes plus grandes &
206 LA PRINCESSE
plus éloignées. Sa ſanté qui de-
meura confiderablement affoi-
blie , lui aida à conſerver ſes ſen-
timens ; mais comme elle con-
noiſſoit ce que peuvent les oc-
caſions ſur les réſolutions les plus
ſages , elle ne voulut pas s'expo-
ſer à détruire les ſiennes, ni re-
venir dans les lieux où étoit ce
qu'elle avoit aimé. Elle ſe reti-
ra fur le prétexte de changer
d'air , dans une maiſonReligieu-
ſe , ſans faire paroître un deſſein
arrêté de renoncer à la Cour.
A la premiere nouvelle qu'en
Jeut Monfieur de Nemours , il
ſentit le poids de cette retraite ,
-& il en vit l'importance. Il crut
dans ce moment qu'il n'avoit
-plus rien à eſperer ; la perte de
fes efperances ne l'empêcha pas
de mettre tout en uſage pour
faire revenir Madame de Cle-
ves. Il fit écrire la Reine , il fit
¡ écrire le Vidame , il l'y fit aller ,
mais tout fut inutile. Le Vidame
DE CLEVES. 207
la vit , elle ne lui dit point qu'elle
eût pris de reſolution. Il jugea
néanmoins qu'elle ne reviendroit
jamais. Enfin Monfieur de Ne-
mours y alla lui- même , fur lé
prétexte d'aller à des bains. Elle
fut extrêmement troublée & fur-
prife d'apprendre ſa venue. Elle
lui fit dire par une perſonne de
merite qu'elle aimoit , & qu'elle
avoit alors auprès d'elle , qu'elle
le prioit de ne pas trouver étran-
ge ſi elle ne s'expofoit point au
péril de le voir , & de détruire
par ſa préſence des fentimens
qu'elledevoit conferver; Qu'elle
vouloit bien qu'il ſçût , qu'ayant
trouvé que fon devoir & for re-
pos s'oppofoient au penchant
qu'elle avoit d'être à lui , les au-
treschofes du monde lui avoient
paru ſi indifferentes , qu'elle y
avoit renoncé pourjamais ; qu'el-
lene penſoit plus qu'à celles de
Tautre vie , & qu'il ne lui reſtoit
aucun fentiment que le defir de
208 LAPRINCESSE
levoir dans les mêmes diſpoſi-
tions où elle étoit.
Monfieur de Nemours penſa
expirer de douleur en préſence
de celle qui lui parloit. Il la
pria vingt fois de retourner à
Madame de Cleves , afin de fai-
re enforte qu'il la vît : mais cet-
te perfonne lui dit que Mada-
me de Cleves lui avoit non-
feulement défendu de lui aller
redire aucune choſe de ſa part,
mais même de lui rendre comp-
te de leur converſation . Il fal-
lut enfin que ce Prince repartit ,
auſſi accablé de douleur , que le
pouvoit être un homme qui per-
doit toutes fortes d'eſperancesde
revoir jamais une perſonne qu'il
aimoit d'une paſſion la plus vio-
lente , la plus naturelle , & la
mieux fondée qui ait jamais éré.
Néanmoins il ne fe rebuta point
encore , & il fit tout ce qu'il put
imaginer de capable de la faire
changer de deſſein. Enfin desan-
nées
1

1
DE CLEVES . 209
nées entieres s'étant paſſées , le
tems & l'abſence ralentirent ſa
douleur , & éteignirent fa paf-
ſion . Madame de Cleves vécut
d'une fortequi ne laiſſa pas d'ap-
parence qu'elle pût jamais reve-
nir. Elle paſſoit une partie de
ľannée dans cette Maiſon Reli-
gieuſe, & l'autre chez elle , mais
dans une retraite & dans des oc-
cupations plus faintes que celles
*des Couvents les plus auſteres ;
& fa vie , qui fut affez courte ,
laiſſa des exemplesde vertu ini-
mitables.

FIN.
:

APPROBATION.

'Ai lû par ordre de Monſeigneur


J le Chancelier ,un Livre intitulé ,
La Princeffe de Cleves , dans lequel
je n'ai rien trouvé qui doive empê-
cher qu'on en donne une nouvelle
Edition. A Paris ce treiziéme Sep-
tembre 1703 .
:


PRIVILEGE DU ROY.
८ ;

OUS , par laGrace deDieu,Roi de


IFrance & de Navarres
feaux Confeillers les Gens tenans nos Cours
de Parlement , Maîtres des Requêtes ordi-
naires de notre Hôtel , Grand Confeil ,
Prevôr de Paris , Baillis , Sénéchaux , leurs
Lieutenans Civils " & autres nos Jufticiers
qu'il appartiendra : SALUT. Notre bien
amé Henry Charpentier , Libraire à Paris ,
Nous ayant fait ſupplier de lui accorder nos
Lettres de Permiſſion pour l'impreſſion de
pluſieurs petits Livres intitulés , Zayde ,
Histoire Espagnolepar le Sieur de Segrais , avec
un Traité de l'Origine des Romans par lefieur
Huet , & la Princeffe de Cleves ; Nous avons
permis & permettons par ces Préſentes audit
Charpentier de faire imprimer leſdits Livres
en tels volumes , forme , marge , caractere ,
conjointement ou ſéparément , & autant de
fois que bon luiſemblera , & de les vendre ,
fairevendre &debiter par toutnotreRoyal
me,pendant le tems de fixannées confècu-
tives ,à compter du jour de la date def ites
Préſentes. Faiſons défenſes à tous Libraires ,
Imprimeurs , & autres perſonnes de quel-
que qualité & conditionqu'elles foient , d'en
introduire d'impreſſion étrangere dans aucun
Tieudenotre obéiffance ; à la charge que ces
Préfentes feront enregistrées tout au long
fur le Regiſtre de la Communauté des Li-
braires & Imprimeurs de Paris , & ce dans
trois mois de la date d'icelles ; que l'im-
preffion de ce Livre ſera faite dans notre
Royaume & non ailleurs ; en bon papier &
beaux caracteres con
conformement aux Ré-
glemens de la Librairie , & qu'avant que de
T'expofer en vente , les
les Manuscrits ou Im-
primés qui auront ſervi de copie à l'impref-
fion defdits Livres , feront remis dans le mê-
me état où les Approbations y auront été
données , ès mains de notre très - cher
féal Chevalier Garde des Sceaux de France
le Sieur de Voyer de Paulmy , Marquisd'Ar-
genſon , & qu'il en fera enſuite remis deux
Exemplaires dans notre Bibliotheque pus
blique, un dans celle de notre Château du
Louvre , & un dans cellede notre très -cher
& feal Chevalier , Garde des Sceaux de
France , le Sieur de Voyer de Paulmy , Mar-
quis d'Argenſon ;le tout à peine de nullité
des Préſentes. Du contenu deſquelles vous
mandons & enjoignons de faire jouir ledit:
Sieur Expoſant ou ſes ayans-cauſe , pleine
ment & paiſiblement fans fouffrir qu'il
,

Feur foit fait aucun trouble ou empêchement ;


Voulons qu'à lac pie deſdites rétentes
qui fera imprimée tout au long, au commen-
cement ou à la fin deſdits Livres foi foit
ajoutée , comme à l'Original. Commandons
S ij
au premier notre Huiffier ou Sergent d
faire pour l'execution d'icelles tous Actes
requis &néceſſaires , ſans demander d'autre
permiſſion , & nonobſtant clameur de Ha-
ro , Charte Normande & Lettres à ce con-
traires. CAR tel eſt notre plaiſir. DONNE'
à Paris le vingt-deuxième jour du mois de
Fevrier , l'an de grace mil ſept cent dix-
neuf, &de notre Regne le vingt-quatriéme.
Par le Roi en fon Confeil.

Signé , DESAINT HILAIRE ,


Registré fur le Registre IV. de la Commu-
nauté des Libraires & Imprimeurs de Paris ,
page442. No. 485. conformément aux Régle
mens , & notamment à l'Arrêt du Conseildu
13 Août 1703. A Paris , le 27. Février
1719.

Signé , DE LAULNE, Syndica

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