IL ÉTAIT UNE FOIS
UN VIEUX COUPLE
HEUREUX
Né en 1941, à Trafraout, dans le Sud marocain. Après d
études secondaires à Casablanca, il travailla un temps dans
fonction publique, avant de se consacrer à l’écriture. Il publ
ses premiers poèmes dans La Vigie marocaine avant de collabo
rer dans les années 60 à la revue Souffles qu’animait le poè
Abdelatif Laabi. Il s’installa en France en 1966, et publia, l’an
née suivante, Agadir (Seuil). Suivront, chez le même éditeu
Corps négatif suivi de Histoire d’un bon dieu (1968), Sole
arachnide (1969), Moi l’Aigre (1970), Le Déterreur (1973),
Ce Maroc ! (1975). Son dernier recueil de poèmes, Mémoria
a paru au Cherche-midi éditeur en 1991. Mohammed Khaï
Eddine retourna au Maroc en 1993, où il mourut deux an
plus tard, à Rabat.
Mohammed Khaïr-Eddine
I L É TA I T U N E F O I S
UN VIEUX COUPLE
HEUREUX
récit
Éditions du Seuil
TEXTE INTÉGRAL
ISBN 978-2-02-134510-0
(ISBN 2-02-055091-1, 1re publication)
© Éditions du Seuil, mai 2002
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une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectue
Qu’y a-t-il de plus fascinant et de plus inquiétan
que des ruines récentes qui furent des demeures qu’o
avait connues au temps où la vallée vivait au rythm
des saisons du labeur des hommes qui ne négligeaien
pas la moindre parcelle de terre pour assurer leur sub
sistance? Ces maisons de pierre sèche, bâties sur l
flanc du roc à quelques mètres seulement au-dessus d
la vallée, ne sont plus qu’un triste amas de décombre
domaine incontesté des reptiles, des arachnides, de
rongeurs et des myriapodes. Le hérisson y trouve se
proies mais il n’y gîte pas. Il y vient seulement chas
ser la nuit quand un clair de lune blafard fait surgir ç
et là des formes furtives qu’on confondrait assurémen
avec les anciens habitants des lieux disparus depui
longtemps, peut-être au moment même où de nou
veaux édifices poussaient dans la vallée: villas somp
tueuses, palais et complexes ultramodernes copie
conformes des bâtiments riches et ostentatoires de
grandes mégapoles du Nord. Une de ces ruines dress
des pans de murs difformes par-dessus un buisso
touffus de ronces et de nopals et quelques amandier
vieux et squelettiques. Elle avait été la demeure d’u
couple âgé sans descendance qui n’attirait guère l’a
tention car il vivait en silence, presque en secret a
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tique fortune qu’il n’avait pas trouvée. Un sobrique
lui était resté de cette longue absence, Bouchaïb, car
avait dû travailler à Mazagan *. De la femme, o
savait peu de choses sinon qu’elle venait d’un villag
lointain, d’une autre montagne sans doute.
Depuis son retour au pays, Bouchaïb n’était plu
tenté par le Nord. Il ne voyageait plus que pour s
rendre à tel ou tel moussem annuel comme celui d
Sidi Hmad Ou Moussa… et il ne ratait jamais le sou
hebdomadaire, où il allait à dos d’âne tous les mercre
dis. Un âne timide et bien mieux traité que les baudet
de la région. Il n’était jamais puni. Son maître y tena
comme à un enfant et il le disait crûment aux persécu
teurs des bêtes. Ce gentil équidé en imposait aux autre
ânes, qu’il savait mettre au pas si nécessaire durant le
battages de juin lors desquels on assistait à de
bagarres mémorables entre animaux rendus fous pa
les grosses chaleurs ou par le rut que favorisait l
nombre. Bouchaïb était un fin lettré. Il possédait de
vieux manuscrits relatifs à la région et bien d’autre
grimoires inaccessibles à l’homme ordinaire. Il fré
quentait assidûment la mosquée, ne ratait pas une seul
prière; il était aux yeux de tous un croyant exemplair
qui devrait nécessairement trouver sa place au Paradi
Il tenait la comptabilité de la mosquée sur un cahie
d’écolier vert. Les biens de la mosquée, à savoir le
récoltes, allaient au fqih en exercice, qui en était l
légitime propriétaire. À la communauté de seme
labourer, etc., tout revenait à l’imam en temps voulu
* El-Jadida.
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envoyait aux siens par le truchement d’un voyageu
plutôt que par la poste. Il expliquait les réponses e
donnait des conseils aux indécis. Il vivait comme
l’entendait après les vagabondages de sa jeunesse, don
il évitait de parler. Le souvenir de cette existence d’e
rances et de dangers avait fini par déserter sa mémoire
D’aucuns murmuraient qu’il avait été en prison dans l
Nord: «Il a fait de la taule, ce gaillard devenu un sain
dans sa vieillesse», disaient-ils. «Il a même été solda
quelque part, ajoutaient les plus finauds, si c’est ça qu
vous appelez faire de la taule. Mais il a déserté car
trouvait ce métier pénible et dangereux.» Rien de tou
cela n’était tout à fait juste, seul le vieux Bouchaï
détenait le secret de sa jeunesse enfuie. Cependan
comme il fallait donner un sens à tout, certains n’hés
taient pas à broder des histoires qui n’en collaient pa
moins durablement au personnage visé. On ne pouva
pas se défaire d’un passé peu glorieux ni des men
songes colportés par des gens de mauvaise foi. Ma
peu lui importait ce qu’on disait de lui! Bouchaïb n’ac
cordait aucun crédit aux ragots, qu’il savait être l
seule arme des ratés. Il avait une échoppe à Mazagan
Il l’avait donnée en gérance à un garçon d’un autr
canton qui lui envoyait régulièrement un mandat, d
quoi vivre à l’aise dans ces confins où l’on pouvait s
contenter de peu. Ainsi le vieux couple mangeait-il d
la viande plusieurs fois par mois. Des tagines préparé
par la vieille, qui s’y connaissait. Cela donnait lieu
un rituel extrêmement précis. Seul le chat de la maiso
* Policier de village.
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attendait que les braises soient bien rouges pour place
dessus un récipient de terre dans lequel elle prépara
soigneusement le mets. Allongé sur un tapis no
rugueux en poils de bouc, le Vieux sirotait son verre d
thé et fumait ses cigarettes, qu’il roulait lui-même. N
l’un ni l’autre ne parlaient à ce moment-là. Chacu
appréciait ce calme crépusculaire qui baignait les env
rons d’une étrange douceur et que seul le bruit de
bêtes rompait par intermittence. On avait apprêté le
lampes à carbure et l’on attendait patiemment le décli
du jour pour les allumer. On pouvait manger et passe
la nuit sur la terrasse car l’air était agréable et le cie
prodigieusement étoilé; on voyait nettement la Voi
lactée, qui semblait un plafond de diamants rayon
nants. En observant cette fantastique chape de joyau
cosmiques, le Vieux louait Dieu de lui avoir permis d
vivre des moments de paix avec les seuls êtres qu’
aimât: sa femme, son âne et son chat, car aucun de ce
êtres n’était exclu de sa destinée, pensait-il. De temp
en temps, il se remémorait les vieilles légendes, mais s
pensée allait surtout s’égarer parmi ces feux chatoyant
à la fois proches et lointains. «Est-ce là que se trouve l
fameux Paradis? se demandait-il. Et l’Enfer? Où sera
donc l’Enfer?» Comme il n’y avait aucune réponse,
oubliait vite la question. Inutile de fouiller dans le
mystères célestes pour savoir où est ceci ou cela.
L’air devenait de plus en plus agréable à mesure qu
la nuit tombait. C’était l’heure où la vieille alluma
les deux lampes et où les insectes, appelés comme pa
un signal, tombaient lourdement sur la terrasse. L
vieille s’installait à son tour à côté du Vieux, prena
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le sifflement reconnaissable de certains serpents. Tou
les prédateurs se préparaient à la chasse, une chass
risquée où le plus fort pouvait survivre bien que le so
de la proie fût scellé d’avance.
Dans l’étable, la vache avait fini de manger e
comme elle ne meuglait pas, la vieille femme pouva
la croire endormie. C’était sa bête favorite. Elle faisa
comme elle les labours dès les primes pluies d’octobre
Elle produisait un bon lait que la maîtresse de maiso
barattait dès la traite matinale. Ensuite, elle le metta
au frais pour le repas de midi. Elle obtenait un peti
lait légèrement aigrelet qu’elle parfumait d’une pincé
de thym moulu et de quelques gouttes d’huile d’argan
Le couscous d’orge aux légumes de saison passait bie
avec cela. Un couscous sans viande que le vieux coupl
appréciait par-dessus tout. Pour la corvée d’eau, l
vieille allait au puits deux fois le matin. À son retou
elle ne manquait jamais d’arroser copieusement u
massif de menthe et d’absinthe dont elle découpa
quelques tiges pour le thé qu’on consommait matin
midi et soir. Les voisins avaient pris la fâcheuse hab
tude de venir quémander quelques brins de ces plante
mais rien n’irritait le vieux couple, qui aimait rendre ce
menus services. On les aimait parce qu’ils n’avaient pa
d’enfants, aucun litige avec les gens et que, après eux
leur lignée serait définitivement éteinte, ce que tout l
monde regretterait sans doute… oui on aimait ces deu
vieillards. Mais personne n’osait aborder ce sujet tabo
car l’homme stérile se considérait à tort moins qu’u
homme vu que son sperme n’était qu’une eau sans vie
Le Vieux ne pensait plus à cela. Il savait que toute ligné
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fini. Mais est-ce qu’il est permis de se reproduire a
Paradis?» se disait-il. Des questions cul-de-sac qui n
menaient qu’à un mur infranchissable. Il n’avait don
aucun regret, pas la moindre amertume. Au contraire,
se sentait en paix avec son âme, heureux et totalemen
éloigné de certaines vanités terrestres comme de possé
der une nichée bruyante et batailleuse qui vous attir
surtout les remontrances et la hargne du voisinage.
n’avait donc jamais envié les pères de famille nom
breuse et encore moins ces pauvres hères qui alignaien
tellement d’enfants qu’ils en étaient accablés. Il sava
aussi que la plupart d’entre eux n’avaient aucun aven
et qu’ils répéteraient fatalement le même processus d
misère en ce monde frénétique et dur. Beaucoup qui
taient le pays et allaient s’échouer dans un quelconqu
bidonville du Nord. Ils ne revenaient plus au village
Les plus chanceux étaient engagés en Europe comm
mineurs de fond. Et ceux qui trimaient à Casablanca n
relevaient la tête que s’ils étaient soutenus par les ép
ciers. Ils apprenaient alors le métier sur le tas et finis
saient souvent par ouvrir un magasin d’alimentation
– Non! Décidément, je n’envie pas le sort de ce
reproducteurs.
Sa vieille femme interrompit ses réflexions.
– À quoi penses-tu donc? dit-elle.
Il ne répondit pas tout de suite. Il s’écoula un bo
moment puis il dit:
– À quoi je pense? Eh bien, à tous ces gens qui on
trop d’enfants et qui ne peuvent même pas les nourri
– Eh bien, moi, je suis une grand-mère sans petits
enfants, mais je suis heureuse.
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Il se leva, fit sa prière, puis revint.
Ils mangèrent calmement en devisant. Il lui parla d
sa journée à la mosquée. Elle l’entretint de la vache
de ses poules bonnes pondeuses, qu’un chat sauvag
égorgeait depuis peu.
– Qu’est-ce que tu peux faire contre lui? dit-elle.
– Lui tendre un piège. Après quoi…
– Mais tu as déjà essayé! Au lieu de ce maudit cha
c’est le coq blanc, ton préféré, qui a été pris.
– Je mettrai le piège où la volaille ne peut pas alle
c’est tout. J’ai mon idée là-dessus.
– Merci.
– Ton tagine est fameux. Et le pain aussi.
Elle rit.
– Dieu nous en fasse profiter, dit-elle.
Ils se resservirent du thé.
– Cette année a été bénéfique, il a beaucoup plu.
est même tombé de la neige sur les hauteurs. Le
moissons approchent. Tout le monde s’y prépare. As
tu pensé aux moissons? demanda le Vieux.
– Oui, j’y pense. Je trouverai bien quelqu’un pou
m’aider. Il y a un tas de jeunes filles disponibles e
serviables.
– Que Dieu t’entende!
Ils parlèrent encore un bon moment. Le Vieu
fumait en avalant de toutes petites gorgées de ce th
vert de Chine qu’un ami lui envoyait de France. U
thé prohibé qu’il appréciait plus que tout au monde.
Plus tard, ils s’allongèrent côte à côte et s’endorm
rent sous le ciel étoilé du Sud.
«Mais qu’est-ce que vous nous dites là? Des gen
d’ici seraient-ils recherchés par la police? Mai
qu’ont-ils donc fait et qui sont-ils?»
Un Mokhazni armé d’un M.A.S. 36 était venu c
jour-là à la mosquée en compagnie du Mokaddem.
exhibait une liste de noms de gens recherchés à Casa
blanca pour faits de résistance – ce qu’on appelait l
terrorisme à l’époque. Et c’est en sa qualité d’An
flouss que Bouchaïb le reçut. Dans toutes les villes d
Nord, la résistance à l’occupation était très active. Il
avait des attentats à la bombe, des rafles massives e
des exécutions sommaires. Les traîtres étaient châtié
sans pitié mais les feddaïns payaient de leur vie leur
exploits. Comme Zerktouni ou Allal ben Abdallah…
Certains commerçants nationalistes qui aidaient finan
cièrement la résistance étaient connus des service
secrets mais on ne pouvait pas les arrêter car il
s’étaient fondus dans la nature. On pensait donc qu’il
étaient allés se cacher dans leur village d’origine. Cer
tains d’entre eux s’y trouvaient bel et bien mais nu
n’osait les dénoncer, pas même le Mokaddem ni l
Cheik, qui les fréquentaient quotidiennement, déjeu
naient ou jouaient aux cartes avec eux. Le Cheik éta
lui-même un résistant notoire, il militait pour l’indé
pendance.
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et faites-lui savoir que ces gens-là ne sont pas revenu
ici depuis des années.
– D’accord. Mais on croit que…
– On peut croire ce qu’on veut. Ils ne sont pas ic
un point c’est tout.»
Le Mokhazni repartit sans avoir obtenu le moindr
renseignement ni le plus petit indice de leur présence
Il reprit le chemin du bureau en jurant avoir reconn
en la personne d’Untel l’un de ces fugitifs, mais
n’en était pas vraiment sûr.
«Nous ne sommes pas des traîtres, dit Bouchaïb a
Mokaddem.
– Ah, ça non!»
Cependant, il informa les intéressés de cette visite
mais ils ne s’inquiétèrent pas.
«Tout ça, c’est du vent. Qui peut nous atteindre ici
Il faudrait une armée. Quand on est dans la montagne
on est insaisissable», dirent-ils.
Cet incident n’eut pas de suite. Les résistants cont
nuèrent de vivre leur exil chez eux jusqu’à l’indépen
dance.
Ce souvenir était si cher au vieil homme qu’il e
reparlait souvent. «Cette époque était celle de l’en
thousiasme, du sacrifice et de l’honneur. Où est tou
cela, à présent?» affirmait-il, puis il revenait au quo
tidien. Un quotidien calme qu’il appréciait car
n’avait aucun souci à se faire, et sa seule obligatio
était de vivre et de prier. Ses journées se passaien
entre la mosquée, les champs et la maison où, après l
repas de midi, il faisait une longue sieste, à l’abri de l
canicule qui régnait dehors. Il dormait dans un coi
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pour lui l’une des musiques secrètes de la vie, un lan
gage essentiel adapté à l’univers des êtres qui lutten
contre la mort omniprésente.
– Ce soir, j’irai mettre des pièges. On mangera d
lièvre demain.
Il avait plusieurs assortiments de pièges et il sava
où les tendre pour capturer tel ou tel gibier. Il aima
bien la chair du porc-épic, mais il lui préférait celle d
lièvre, qui sentait bon les aromates. Et c’est sans sur
prise que le lendemain à l’aube il rapporta deux lièvre
qu’ils dégustèrent, sa femme et lui, le soir même sur l
terrasse. Le chat eut une grosse part.
– J’ai donné un peu de ce gibier à la voisine, dit l
vieille.
– Tu as bien fait. Elle ne mange pratiquement pa
de viande. Une fois l’an peut-être, à l’occasion d
l’Aïd, si des gens charitables lui en offrent. Il y a long
temps qu’elle vit seule. Elle n’a personne au monde.
faut penser à cette femme de temps en temps, recom
manda le Vieux.
– Je pense souvent à elle, je ne la néglige pas.
Cette pauvre vieille vivait dans une immense bâtiss
en partie délabrée parmi des multitudes de rats et d
chauves-souris. Elle était encore assez vigoureuse pou
entretenir une vache et s’occuper des corvées journa
lières. Tout le voisinage la respectait et l’aidait. Elle n
manquait de rien, en vérité. On la surnommait Talou
qit * sans trop savoir pourquoi. Il y avait ainsi de ce
* Boîte d’allumettes.
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elle avait dans la cour de sa maison un grand four e
terre battue qu’elle utilisait à merveille. Les enfants qu
venaient là ne repartaient pas sans emporter une galett
rembourrée d’un œuf dur en coque cuit à l’intérieur d
la pâte. On aimait cette femme dont on savait seule
ment qu’elle était une sainte et qu’elle lisait et écriva
couramment en arabe classique et en berbère *. Ell
tenait ces connaissances de ses ancêtres, qui étaient de
cheiks vénérés, fait rare dans le clan des Aït Al Hassan
qui préféraient la guerre à la science. C’était donc un
Tagourramte ** capable d’engager une joute verbal
avec n’importe quel alim ***. Mais elle évitait de pas
ser pour une guérisseuse, même occasionnellemen
alors qu’elle n’ignorait rien des vertus des simple
seule pharmacopée de l’époque. Cependant, elle du
parfois soigner des enfants atteints de typhoïde ou d
toute autre maladie grave. «Les enfants sont des ange
disait-elle. Je peux les soigner mais c’est Dieu qui le
guérit.» Elle ne vendait donc pas son savoir au pre
mier venu comme ces charlatans qui infestaient le
souks et les rassemblements saisonniers. Elle s’occu
pait tout particulièrement des maâroufs **** comm
celui de Sidi Bourja, dont le monument funéraire dom
nait l’entrée d’un ancien cimetière ceint d’un mur d
pierre et d’épineux, à l’écart du village et tout à côt
de ruines presque entièrement effacées, si bien qu’o
* Le Tifinagh.
** Sainte.
*** Savant en science religieuse.
**** Sacrifice rituel et repas en commun sous l’égide d’un sain
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fallu le concours d’experts pour les traduire en clair, c
qui n’intéressait personne vu l’insignifiance historiqu
de ces lieux reculés où l’on avait coutume de se réfugie
pour fuir les envahisseurs de tout poil qui s’emparaien
surtout des plaines côtières et des ports. Ces peuples de
montagnes n’avaient connu que des guerres, des ven
dettas, et quand l’étranger ne les inquiétait pas ils s’étr
paient entre eux, s’engageant ainsi dans des luttes intes
tines sanglantes et interminables.
– Talouqit est une sainte femme, dit le Vieux.
– Tout le monde en convient, répondit la vieille
Elle est capable de réciter le Coran d’une seule traite
– Elle me fait penser à Lalla Tiizza Tasemlalt, saint
et savante dont on dit peut-être à tort qu’elle fut l
maîtresse attitrée de Sidi Hmad Ou Moussa n’Zzaoui
le saint aux mille et un miracles et prodiges.
– Que ne dit-on pas! On fabrique des histoires
défaut de détenir la stricte vérité, rétorqua la vieille
Les gens sont plus mauvais que la teigne.
– Pire! On peut soigner la teigne mais on ne peu
changer les mentalités.
– En tout cas, il n’y a plus de femme de ce genre
précisa la vieille. Il n’y a plus que des ignorante
bâtées qui triment sous le soleil ou dans la tourmente
– C’est vrai! L’ignorance fait des ravages. Nou
n’appartenons pas à cette époque. Nous ne créon
rien, mais nous consommons tout. Serions-nous don
inutiles? Nous ne valons pas grand-chose, crois-mo
Un jour, peut-être… Les peuples du monde entie
avancent dans la lumière d’un jour nouveau pendan
que nous stagnons au fond d’une obscurité semblabl
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paraissant. Le monde peut très bien se passer de mo
car même ceux qui m’enterreront ne seront pas d
mon sang. C’est aussi bien comme ça. On est ven
tout nu, on repart tout nu. C’est de l’autre côté d
visible qu’existe le miracle tant espéré même par le
Prophètes, et c’est pourquoi je prie Dieu de me pré
server des turpitudes d’ici-bas.
– C’est de la tristesse, dit la vieille.
– Eh non! Je suis logique avec moi-même, c’es
tout. Tu sais, il y a quand même de très bonnes chose
comme ce dîner par exemple. Mais avant de nous cou
cher, j’aimerais t’apprendre une chose… ou plutô
deux. Tout d’abord, demain nous offrons un gran
sacrifice à la mosquée. Deux bœufs seront égorgé
Chaque famille aura sa part de viande et il y aura u
repas commun auquel seuls les hommes participeron
Ce sera magnifique. Et maintenant, voici l’autre chose
depuis quelque temps, je fais un rêve absurde, toujour
le même. Il y a là un grand arbre, un amandier véné
rable plus haut que tous les autres… et sur ses branche
supérieures beaucoup d’amandes qu’il est impossibl
de gauler sans grimper. Fasciné par elles, je n’hésit
pas, je monte… et c’est au moment où je lève le bra
pour gauler que je perds l’équilibre et tombe. Et pui
plus rien. Qu’est-ce que ça veut dire?
– Je ne sais pas. Mais tu devrais faire attention
À ton âge, on ne grimpe plus aux arbres. Dors bien e
rêve d’autre chose.
Cette nuit-là encore, il rêva du même arbre. C’éta
le même scénario. Ce qui le turlupinait, c’était de n
pas pouvoir donner un sens à ce songe obsédant.
aurait pu en toucher un mot au fqih, mais il ne le f
pas. «Après tout, presque tous les rêves relèvent d
l’absurdité pure et simple, pensait-il. Mais pourquo
celui-ci fausse-t-il ma gaieté?»
En se rendant à la mosquée, il oublia complètemen
cet incident. Il rencontra le boucher et un vénérabl
vieillard qui ne sortait de chez lui qu’occasionnelle
ment. Ils empruntèrent le même chemin montan
aidant le vieux à avancer, et ce, jusqu’à la mosqué
située tout en haut du village, raison pour laquell
on l’appelait Timzguid n’t Gadirt *. Cette mosquée
aujourd’hui désaffectée, a été remplacée par un édific
en béton doté de panneaux solaires et situé sur le so
ferme et non plus sur la roche granitique. Elle n
désemplit pas car son accès est aisé. On ne s’essouffl
pas pour y parvenir. Même les plus réfractaires à l
marche à pied s’y rendent.
Arrivés tout en haut, à destination, Bouchaïb et l
boucher quittèrent le vieillard et allèrent voir les bête
* «Mosquée haute», tagadirt signifiant ici «hauteur».
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