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De Baumugnes, Un - Giono, Jean

Le document présente une liste des œuvres de Jean Giono, publiées principalement par Bernard Grasset et Le Livre de Poche, incluant des titres célèbres comme 'Regain' et 'Les Vraies Richesses'. Il contient également un extrait narratif où un personnage évoque ses souvenirs et ses réflexions sur la vie, la solitude et son pays d'origine, Baumugnes. Ce passage met en lumière la richesse des émotions et des paysages qui caractérisent l'écriture de Giono.

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De Baumugnes, Un - Giono, Jean

Le document présente une liste des œuvres de Jean Giono, publiées principalement par Bernard Grasset et Le Livre de Poche, incluant des titres célèbres comme 'Regain' et 'Les Vraies Richesses'. Il contient également un extrait narratif où un personnage évoque ses souvenirs et ses réflexions sur la vie, la solitude et son pays d'origine, Baumugnes. Ce passage met en lumière la richesse des émotions et des paysages qui caractérisent l'écriture de Giono.

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ŒUVRES DE JEAN GIONO

Chez Bernard Grasset :

PRÉSENTATION DE PAN (Les amis des Cahiers Verts).


PAN I : COLLINE.
PAN II : UN DE BAUMUGNES.
PAN III : REGAIN.
NAISSANCE DE L’ODYSSÉE.
JEAN LE BLEU.
LE SERPENT D’ÉTOILES.
QUE MA JOIE DEMEURE.
LES VRAIES RICHESSES.
(Ed. illustrée de 112 photographies de Kardas).
LES VRAIES. RICHESSES (Ed. courante).
TRIOMPHE DE LA VIE (supplément aux Vraies Richesses).
PRÉCISIONS.
LETTRES AUX PAYSANS SUR LA PAUVRETÉ ET LA PAIX.
MORT D’UN PERSONNAGE.

Dans Le Livre de Poche :

LES ÂMES FORTES.


REGAIN.
QUE MA JOIE DEMEURE.
COLLINE.
LE MOULIN DE POLOGNE.
LE SERPENT D’ÉTOILES.
LE CHANT DU MONDE.
LES GRANDS CHEMINS.
LE GRAND TROUPEAU.
UN ROI SANS DIVERTISSEMENT.
NOÉ.
RONDEUR DES JOURS.
L’OISEAU BAGUÉ.
SOLITUDE DE LA PITIÉ.
JEAN GIONO

Un de Baumugnes
BERNARD GRASSET
© Éditions Bernard Grasset, 1929.
Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation
réservés pour tous pays, y compris la Russie.
À L’AMITIÉ DE LUCIEN JACQUES
ET DE MAXIME GIRIEUD.
I
Je sentais que ça allait venir.
Après boire, l’homme qui regarde la table et qui soupire, c’est qu’il va
parler. Surtout de ces hommes qui sont seuls dans le monde, seuls sur leurs
jambes avec un grand vide autour, tout rond ; enfin, un de notre bande, un de
ceux qui se louent dans les fermes, à la moisson, ou à peu près.
Cette fois, j’étais de la louée des foulaisons à Marigrate, un gros ménage sur
les bords de Durance, une campagne avec des blés à perte de vue, des bois
chasseurs, des vignes, tout le tremblement. Un gros ménage, quoi.
Ça s’était fait de pur hasard.
Nous autres, il y a rien de plus bohémien que nous. Dix jours avant, j’étais à
Peyruis, dans une baraque, seul valet, un peu mon maître ; peu de travail, bonne
table, et puis, la maîtresse c’était une femme chaude ; enfin, coq en pâte. Pour
un oui, pour un non, je lâche tout et je descends. J’arrive à Marigrate. Ils étaient
tous à suer sur les aires.
— Eh, j’y dis, vous prenez du monde ?
— Des fois.
— Des fois, ça peut être ce coup-ci ?
— Amène-toi.
Et me voilà engagé.

On avait les dimanches soirs. On allait à Manosque boire le litre à la


“Buvette du Piémont” ; un bar tout en haut de la ville, dans le faubourg, qu’ils
disent. Il y avait de la fesse ; le patron jouait de l’accordéon comme s’il tirait sur
de la pâte à berlingot ; le litre de rouge, vingt sous : ça nous allait comme un
gant.
On s’assemblait par sympathie ; ça, chez nous c’est de règle. On se met à
cinq ou six, au jugé, d’après la tête, et en avant. J’en avais visé un, grand, avec
des yeux d’eau claire qui débordaient sur ses joues, et, sous sa moustache, un
rire comme de la neige. Ce qui m’avait attiré, je ne vous cache pas, c’est que,
dans ces yeux, y avait un quelque chose d’amer, une ombre, comme le reflet
d’une viande qui pourrirait au fond d’une fontaine. Il s’appelait Albin. Il était de
la montagne. C’est lui, ce soir-là, que ça travaillait.
Il pousse son verre et il souffle un soupir long de ça, que dans sa poitrine
grosse comme deux miennes ça a fait un ronflement de vent collinier.
— Alors, ça va pas ? que je dis pour l’aider.
Faut faire un peu l’accoucheur, des fois. Ça leur fait tant de bien de se
soulager. Moi qui suis une vieille noix j’ai passé par là vingt fois avant eux. En
dedans, je me disais :
— Allez, mon gars, vas-y, tu peux pas digérer, rends-le.
Il l’a rendu !
— Je suis ici à me pourrir, qu’il parle : je vais plier mon paquet et je
décampe.
— Laisse tomber, que j’y réponds, s’il y a quelqu’un qui t’a malmené, ou si
on t’a dit une raison de trop, faut jamais s’en souvenir avec du vin dans le
gésier. C’est un mauvais moment. Les choses, ça passe au courant du jour, laisse
tomber : Une heure ? une heure. Un jour ? un jour. À mesure que ça défile, ça
efface.
C’est pas de ça, qu’il me fait ; les mauvaises raisons c’est rien pour moi. Ce
que j’ai, c’est du sérieux et ça compte ; ça m’est entré dedans petit à petit
comme un fil d’eau, et, maintenant, c’est gros et lourd sur mes jambes et ça
m’empêche d’être heureux au soleil. Tant vaut que je parte.
Après ça, y avait plus besoin de rien dire, vous pensez bien. Il était lancé. Ça
allait tout seul.
Le patron, ce soir-là, pansait son accordéon avec de la colle de pâte et des
morceaux de vieux corsages ; on avait la paix.
Il faisait une belle nuit d’été, étendue toute nue sur les beaux ormes. Le
boulevard était vide ; un vent léger y jouait avec de la poussière, comme un
gosse.
Mon homme dit :
— Ça fait la deuxième fois que je reviens à Marigrate. La fois d’avant,
c’était il y a trois ans, pour ma première louée. Je descendais frais de chez nous ;
je n’y suis plus remonté. J’ai passé les hivers dans les petites villes du Sud :
Cavaillon, Apt, Lauris, Pertuis… je ne voulais pas m’éloigner des fois que
j’aurais appris quelque chose…
Et, voilà ce que c’est :
Cet an-là, y avait avec nous un type de Marseille, un jeune tout creux
comme un mauvais radis, la peau sur l’os et un tatouage à la paume de la main
où il y avait d’écrit “Merde”. Il tripotait le blé avec ça !
Il s’appelait le Louis. Crevé, fin crevé. La gerbe tremblait au bout de sa
fourche, et toujours à s’en prendre au bon Dieu. Comme si c’était lui, le
responsable ! Au fond, c’était peut-être la première fois qu’il travaillait.
Maintenant que je sais un peu la vie, je crois qu’il avait dû faire une chose sale
et qu’il avait changé d’air pour quelque temps. Ça va.
C’était pas un mauvais compagnon, non, mais, hors du travail. Il chantait en
tournant sa tête comme une poule ; il blaguait. Ah, pour l’avoir à la langue,
c’était toujours trop tard !
C’est ça qui a fait le mal : sa langue, et parce qu’il se coiffait avec des
accroche-cœur en trempant ses cheveux de la fontaine et qu’il se foutait du
parfum sur la gueule comme une femme de peu.
On sortait ensemble. Ça s’était fait comme ça. Il ne me déplaisait pas. Tu
comprends, j’arrivais de là-haut et toutes ses singeries m’engourdissaient. C’est
difficile à dire : avec lui, je n’étais pas à mon aise ; j’avais vergogne. Mais, s’il
me disait de payer un litre au “Piémont” j’y allais, volontiers.
Où il me dégoûtait surtout c’était avec les femmes. La première fois qu’on
est venu ici, ça a commencé avec l’Anaïs. Il l’a pas laissée servir un verre sans y
faire du boniment. Une petite qui était sur ses quinze ans, à peine, à ce moment-
là ! Une fois, elle vient porter du vin à la table derrière nous. Et je voyais qu’il
s’était baissé, puis qu’il riait, puis qu’il avait une drôle de pose et qu’il reniflait
fort. La petite, elle, restait là. Elle parlait avec ceux qui avaient tapé pour boire ;
elle bougeait un peu de la hanche comme un jeune arbre. Je voyais bien qu’elle
restait plus qu’il fallait. Quand elle a été partie il s’est redressé.
Si c’est des façons ! Une petite de quinze ans ! Mais, bon…
C’est vers le milieu de l’août que la chose vint. C’est à ce moment-là, oui, et
alors, je connaissais déjà mon bonhomme de la tête à l’arpion, en passant par
tout ce qu’il avait dedans comme tripes et boyaux.
Un soir, on se met ici où nous sommes, sur la terrasse, un soir comme ce
soir. C’était tard. Il coulait entre les arbres un torrent de silence qui noyait tout.
Moi, je pensais au pays. Ça faisait trois mois à peine que j’en étais parti.
D’ailleurs, de ce pays, tout à l’heure, je te dirai… parce que ça explique
pourquoi l’histoire et parce que ça va me faire du bien, maintenant que je vais
en prendre la route.
Une belle nuit !
Les choses de la terre, mon vieux, j’ai tant vécu avec elles, j’ai tant fait ma
vie dans l’espace qu’elles laissaient, j’ai tant eu d’amis arbres, le vent s’est tant
trotté contre moi que, quand j’ai de la peine c’est a elles que le pense pour la
consolation.
Je regardais donc mon pays dans moi, et c’était de la douleur ; mais dans
l’orme, là, en face, ce fut le rossignol qui chanta, puis, tous les bassins
ronflèrent sous les gosiers des rainettes, puis la chouette se mit à chouler et,
alors, la lune sauta par-dessus la colline.
Juste à ce moment, le bruit d’un char vint d’en haut ; de char, de charrette
plutôt, et qui allait vite, cheval au grand trot.
L’an dernier, à cette maison que tu vois là-bas, fermée et tout aveugle de
volets, il y avait une épicerie. Une épicerie modèle, qu’ils disaient. Elle a fait
“banque” L’homme s’est foutu un coup de fusil dans la ganache et on a vendu la
moutarde et le sel à l’encan. Mais, l’an dernier, elle restait ouverte très tard,
avec toutes ses lumières, parce qu’elle faisait déjà de mauvaises affaires et
qu’en restant tard, elle espérait toujours que quelqu’un viendrait quand il aurait
fait le tour des autres magasins fermés.
L’attelage s’arrête devant l’épicerie, d’un coup de rêne en première : le
patatro, puis, d’un seul coup, les quatre sabots plantés dans la poussière, et, plus
de bruit. Une bonne main qui menait, solide et juste. C’était une fille.
Je dis bien : une fille, et pas une femme, parce que, ici une femme de la
campagne, tu les connais comme moi, c’est du bois et de la pierre ; ça marche
comme un saint qu’on porte, tout d’une pièce usé que c’est par la terre et par
l’homme. Ça, c’était une fille : deux sauts de pigeon, et la voilà dans la
boutique. Je la voyais de côté : son nez et sa bouche, c’était juste devant la
lumière, et c’était net, et c’était beau, j’en ai encore plein la tête.
Et l’épicier est venu jusqu’à la carriole porter les paquets parce qu’il se
disait qu’avec une cliente comme ça tous les soirs, il pourrait peut-être éviter de
se fourrer les canons de son fusil de chasse dans la bouche.
Elle prend les guides, dit : “oh, hi, oh” de sa voix qui est encore là, avec
d’autres mots, dans ma tête, et vire. Alors, c’est la lune qui lui tape en plein
dessus, du pied au cheveu, et c’est elle que je vois, entière, avec ses jambes et
son doux ventre et ses deux seins pleins que le corsage tenait, et sa belle tête
aux tresses tortillées.
Je suis d’une race où on n’a pas de sainte vierge et toi, compagnon, comme
moi, tu ne vas pas souvent dans les églises, bien sûr, mais, tu sais, si tu te
souviens de ton temps de jeunot, la belle figure qu’on y fait à la vierge de ces
pays, comme regard et comme bras pliés pour tenir l’enfant, avec des courbes
pareilles à celles des osiers quand on prépare la corbeille, comme épaules et
comme tout, tu t’en souviens ?
C’était ça !
La vierge !
Ce que je t’en dis, c’est long. Ça s’était fait au viré de l’œil ; cheval de sang
et poigne de maître ça allait vite. Ça filait comme un passage d’étoiles, mais
c’est resté, parce que c’était de belle force.
Moi qui vous raconte ce que ce gars-là me disait pour se dégonfler et qui
vous raconterai tout à la file la suite de l’histoire, je m’attendais, pardi, à la
chose ordinaire d’un chacun, avec des coups de poing sur la table et des
gueuleries contre le fermier ; mais, ça, vraiment, ça ne s’annonçait pas comme le
blé de tout le monde.
Y m’avait, le gars !
D’autant que je repensais, entre-temps, à ce noir qui tremblait dans ses yeux,
et que, au fond, son dire sentait son monsieur plutôt dur sur le mors et à la coule
des beaux sentiments. Rien que son coup de la sainte vierge, déjà… Tout
couillon que je suis, et j’ai pissé dans presque tous les bénitiers, je revoyais à
l’éclair ces images de communion… enfin, vous me comprenez.
Y m’avait, je vous dis.
Il reste un moment muet et je fais venir un litre. Je paie, je verse, je bois je
me remets à écouter ; plus de langue :
— Mais, j’y souffle, depuis ton commencement, je te suis et il y a des
choses qui demandent un mot. Tu as parlé de ton pays tu dis qu’il compte dans
l’histoire. D’où es-tu ?
— De Baumugnes qu’il fait.
— C’est loin ?
C’est sur cette demande qu’il est reparti, en plein fil, tout droit, comme
d’une chose qu’il savait par cœur.

— Mon pays, mon pays, attends, je vais t’en parler de mon pays ; c’est
obligé. C’est pas que ça compte dans l’histoire, c’est toute l’histoire.
Dans cette chose, vois-tu, c’est deux pays qui se sont battus : le mien et un
autre. Le mien, droit et solide, l’autre tors et le cœur pourri. Attends : avant il
faut que je te finisse.
Je ne suis pas saoul : de vin, du moins ; d’autres choses, de celles que je
raconte, peut-être, c’est possible, mais, si je te parle, à toi, c’est pas comme au
premier venu ; je t’ai trouvé à mon goût. Avant de partir il faut que je laisse mon
poids de souvenirs comme en dépôt ; comme quand on cache son baluchon sous
les broussailles avant de monter à une ferme haute et loin. Je t’ai trouvé à mon
goût avec tes mots durs, doux, qui savent où est le cœur.
Ça me flattait, tout ça.
Il reprend :
— Déjà, la nuit se ferme sur elle et sur le bruit de sa charrette et je reste seul
avec le Louis. J’étais loin de lui, dans de hautes prairies, avec des gentianes
jusqu’au ventre.
Tu comprendras tout à l’heure.
— T’as vu la gosse, qu’il fait, de sa voix pleine de crachats ? C’est une
poupée comme celle-là qu’il me faudrait, à moi.
Je pouvais l’écraser sur place : il devait peser dans les quarante kilos…
Je t’ai dit, déjà : c’était de la viande honteuse et qui puait pour qui a le nez
fin, mais, sa honte et sa mauvaise odeur ça m’engourdissait. Ça faisait mal, et
c’était bon.
Je ne réponds pas et il s’en va sur son idée qui avait dû pousser d’un coup,
au moment où, comme moi, il avait vu la fille en face de ses yeux.
— Cette cochonnerie de travail c’est pas fait pour moi, non, très peu, c’est
pas une vie. Faut être l’andouille, née de l’andouille pour s’accoutumer. Le blé,
maintenant, ça me fait vomir rien que de le regarder. C’est bon pour toi, mais,
moi qui suis de la Marsiale et qui sais nager, ça dépasse tout ce que j’ai fait, ça.
Ce qu’il me faudrait, tu vois, c’est une femelle dans le genre de celle de la
voiture. Ça, mon vieux, c’est de l’or ; et je compte pas le temps de l’éducation,
le premier bénéfice et l’agréable pour bibi à s’envoyer en douce les premiers
coups.
Je compte pas le premier bénéfice, la maison de commerce, c’est après. Je
suis de la place du Lenche ; je sais y faire avec les dames. Une femme comme
celle-là de tout à l’heure, tu y paierais pour cinquante balles de fringues
d’étalage, des dessous d’attaque, un promenoir au “Palais” et, au boulot. Un
jour dans l’autre, ça te rapporterait dans les cent francs, tous frais payés.
Il avait dit ça, mon Albin, avec l’accent, avec les mots de l’autre. On voyait
que c’était entré dur dans la tête, et bien resté. Il avait dit ça, comme changé,
comme un autre homme, et je voyais le fond de ses yeux, tout douloureux. Puis,
il les ferma, en même temps qu’il soupirait et, foi de vieux rouleur, je vous le
jure, il ajouta d’un ton qui vous gelait les poils du dos :
— Dire que je pouvais l’écraser sur place !
II
Il se faisait tard. J’appelle le patron – son accordéon lui gémissait dans les
mains – et je paie. L’Albin était bloqué à la table de fer :
— Tu viens ? j’y dis.
Il se ramasse, tout lourd, tout gros qu’il était et on file vers Marigrate. Mon
tour s’en venait vers les cinq heures du matin, juste le temps d’aller là-bas, de se
coucher et de se lever.
On fait comme ça, sans parler, jusqu’à Palerne, au bout des peupliers, puis,
au moment où on prenait le chemin de terre, je ne peux plus tenir et je dis :
— Et alors ?…
Et il reprend, alors, juste au fil.
C’était devenu son papier à musique, cette chose-là.
— Je t’ai dit que mon pays c’était l’histoire, et toute l’histoire ; je te l’ai dit
parce que c’est vrai. C’est son pays qui l’avait fait ce qu’il était. Ça lui bourrait
la peau.
Moi, j’ai dans moi Baumugnes tout entier, et c’est lourd, parce que c’est fait
de grosse terre qui touche le ciel, et d’arbres d’un droit élan ; mais c’est bon,
c’est beau, c’est large et net, c’est fait de ciel tout propre, de bon foin gras et
d’air aiguisé comme un sabre.
Baumugnes !
La montagne des muets ; le pays où on ne parle pas comme les hommes.
Ah, je te vois te rigoler, et tu t’en vas à penser que pour un fils de là-haut je
t’en raconte tout seul depuis une heure. Ne t’y fie pas. C’est pas exactement de
la parole, maintenant, c’est comme si je saignais. C’est comme d’un mauvais
apostume que j’ai crevé du couteau et qui saigne du sang et du pus ; voilà ma
parole de ce soir, voilà. C’est du mal qui s’en va. De ces trois ans, dans ces
pays, j’ai pas dit vingt mots de plus que le nécessaire pour se faire manger et
boire. Il a fallu toi et aussi parce que c’est l’heure. Je vais tourner le dos à cette
terre, je vais remonter à Baumugnes et, là-haut, c’est fini. Je veux que cette
histoire reste dans ta bonne barbe, sur ton vieux cœur qui le mérite.
L’était à la coule, le garçon !
— Baumugnes !
Dans le matin, si tu arrivais, au bout de ton pas, sur le rebord de Baumugnes
(c’est guère possible, mais admettons) si tu y arrivais, dans le matin, ce serait
dix maisons et le poids silencieux de la forêt.
Et puis, ce serait, aussi, suivant l’heure, des musiques d’harmonicas, comme
des chants d’oiseaux. Tu entendrais ça s’envoler du buisson, de la prairie, de la
forge ou du débit, et puis, tu verrais peut-être bien une ménagère sur le pas de sa
porte en train de souffler de la musique…
Je vais te dire pourquoi : ça vient de loin.
Nous, on a été, d’abord, dans le temps, de ces gens qui n’ont pas cru à la
religion de tous : et, pour ça, à ceux de cette époque qui ont été les grands-pères
de nos grands-pères, à ceux-là, donc, on leur a coupé le bout de la langue pour
qu’ils ne puissent plus chanter le cantique. Et après, d’un coup de pied dans le
cul, on les a jetés sur les routes, sans maisons, sans rien. Allez-vous-en !
Alors, ils ont monté, comme ça, dans la montagne : les hommes, les femmes,
tous ; ils ont monté, et ils ont monté beaucoup plus haut que jamais ceux qui
avaient coupé leurs langues auraient cru. Beaucoup plus haut parce qu’ils
n’avaient plus d’espoir pour peser sur leurs épaules et ils sont arrivés sur cette
petite estrade de roche, au bord des profondeurs bleues, tout contre la joue du
ciel, et il y avait là encore un peu de terre à herbe, et ils ont fait Baumugnes.
De parler avec leurs moignons dans la bouche ça faisait l’effet d’un cri de
bêtes et ça les gênait de ressembler aux bêtes par le hurlement ; et c’est sur ça,
justement qu’ils avaient compté, ceux d’en bas, en maniant le couteau à
langues.
Alors, ils ont inventé de s’appeler avec des harmonicas qu’ils enfonçaient
profond dans la bouche pour pouvoir jouer avec le bout de langue qui leur
restait.
Et ainsi ils faisaient, pour appeler les ménagères, les petits, les poules ou la
vache ; et tout cela avait l’habitude et comprenait.
Le dimanche, ils se réunissaient sous le grand cèdre. Le plus ancien faisait le
prêche à l’harmonica, et, on entendait ce qu’il voulait dire comme s’il avait eu
sa langue d’avant, et ça tirait les larmes des yeux. Après, tous ensemble, ils
dressaient vers le ciel leurs yeux et leurs larmes ; et ça, c’était le prêche. Il était
bon à leur garder le cœur solide toute la semaine ; et, ainsi, de semaine en
semaine.
Enfin, par la pitié des choses, il est né des petits qui avaient la langue
entière.
Maintenant, nous, on a gardé l’habitude. Nous avons tous notre musique de
fer. Pour la fête, on s’en va, dans le fin creux de la pâture, avec des bouteilles de
liqueur d’orge. Là, nous faisons tous sonner notre “monica” ensemble, pour la
merci des vieux qui ont semé notre race. Chacun joue pour soi et les femmes
écoutent la “monica” de leur homme et elles se disent : “C’est lui qui joue le
mieux” et les petits écoutent la “monica” de leur père, et rien que celle-là, dans
le milieu de la musique de tous, et, de cette façon, on se parle encore l’ancienne
langue des vieux brûleurs de loups et c’est celle qu’on comprend le mieux. À la
fin, on sonne ensemble le bel air qui dit qu’on a du beau foin, de la bonne eau
glacée et des chairs dures de santé et de force : du marmouset au grand-père.
Ça m’en bouchait un rude coin !
Je commençais à me demander si j’étais bien toujours sur mes jambes et si
c’était bien le gars Albin qui marchait, côte à côte, dans le chemin.
— Donc, tu vois, qu’il reprend, Baumugnes, c’est moi. C’est, tout en tas,
fourré dans ma peau les choses solides, de la couleur et du goût des herbes, du
chant des arbres, du grincement des maisons de bois dans le vent glacé, et des
choses, comme qui dirait des choses d’air, ça qui fait que le cœur tremble de
joie, ou s’alentit, adoloré, de ce que le bruit, le parfum ou la couleur porte en
plus de sa chose propre.
On se remet à la besogne, le Louis et moi, lui dans son équipe, moi dans la
mienne. Je le voyais passer dans la poussière, avec son ombre de grillon maigre,
chargé de la gerbe ou ramassant la paille à la fourche. Moi, j’avais pris le travail
à bras-le-corps et je luttais à qui mordrait la terre le premier. Ça me désennuyait.
Mais, dès que ma tête quittait la lutte, je trouvais devant moi la forme et la chair
de la jeune fille et son poing qui retenait le cheval. Alors, je regardais autour de
moi et, toujours j’atteignais aussitôt le Louis et ses épaules crapaudes.
Ce fut des jours : cinq, six, peut-être dix ; en tout cas, près d’un dimanche, le
Louis s’approcha du coin où je débottelais avec tant de rage que mes bras
étaient autour de moi comme des rayons de roue.
Et le travail me tombe des mains rien qu’à voir sur sa figure le rire noir
derrière le mégot :
— Goitreux, qu’il dit, pour le matin qu’on a campo, si on allait pêcher
l’écrevisse ? Je sais l’endroit et je te montrerai quelque chose de joli ; tu te
rendras compte si, en fait de démerdard, on est soigné à la Marsiale.
Une poche amère crève au fond de moi et je comprends que le malheur s’est
mis en marche.

Ce matin-là, beau jour couleur de paille et à peine né que, parfumé à la rose,


il riait en jouant dans les peupliers. Ça chatouillait toute ma peau. La vie
s’appuyait contre ma bouche avec son bon goût mais, la chose amère était
montée jusqu’au ras de ma gorge et j’en étouffais.
Nous descendions vers la Durance.
Une fois sur le flanc de l’eau, le Louis va le long d’une draille et moi sur ses
talons, et on s’enfonce dans ces replis de couleuvre. On vient à un ruisseau tout
noir qui avait troué le fourré d’un tunnel sous les feuilles. De là, on voyait
l’autre bord comme dans une lorgnette. C’était là. De marcher, ça m’avait un
peu guéri. Dans le silence, le mal revient. Je me mets nu et je saute dans l’eau
froide et je prends encore la pêche comme une bataille et tout le ruisseau
bouillonne et danse sous mes pieds et sous mes mains. Le panier et la musette
sont pleins à midi. Après, on dort dans l’oseraie. Il ronflait. Moi, le sommeil
entrait dans mes yeux comme une fleur, puis j’étais réveillé par l’amertume de
ma bouche.
Tant qu’à la fin, je me dresse, je le secoue et je lui dis :
— Qu’est-ce que tu voulais me faire voir ?
— Attends, c’est pas encore l’heure.
Le soir vient et, en même temps un bruit qui me glace le fond du ventre :
c’était une chanson chantée par une femme. Avant même de me dresser, je
savais que c’était elle qui chantait.
Et je l’ai vue, à travers le voile d’un saule, parce que je m’étais approché
comme la grive à l’appeau. Elle était sur l’autre bord de Durance, dans un
champ lisse comme du poil de chat. Elle arrosait le regain. C’était bien elle. Je
la reconnaissais à la forme juste de son geste. Elle avait troussé son jupon et elle
était nue de toutes ses cuisses ; sans corsage, elle était nue de ses seins roux
comme de grosses prunes et, ainsi faite, elle pataugeait dans l’herbe et l’eau en
chantant.
J’avais honte. Elle me brûlait comme un fer à marquer les moutons ; je la
sentais s’imprimer toute chaude, en me faisant mal, dans le tendre de moi.
Mais lui, il n’avait pas honte. C’est toujours comme ça !
Il sort du saule, et, tout droit, au découvert, sur les galets, il hausse la
casquette à bout de bras en criant :
— Ohé…
Je la vois, là-bas, qui se redresse au-dessus de l’herbe. Elle bouge en l’air
son grand chapeau de paille puis, au bout d’un moment, arrive sur nous le grain
de sa voix :
— O… hé.
Tu vois, c’est là toute la différence. Il aurait fallu que, moi aussi, je ne
craigne pas la vergogne, que je sorte de l’ombre debout sur les galets, bien au
soleil ; alors, cette fleur de voix serait venue se poser sur moi, sortie de la
bouche chaude, jetée vers moi à travers l’air.
— De la belle peau, qu’il fait, le Louis !
Il me dit qu’elle était la fille de la ferme “La Douloire” là, en face, cette
grangette sous les peupliers, qu’elle s’appelait Angèle et Barbaroux.
Ce qu’il ne me dit pas, cette fois-là, et qu’il a fallu que j’apprenne, tout seul,
petit à petit, par un mot, par un bruit, puis d’un coup, par le dire de mes yeux,
c’est qu’il l’avait guettée, le soir, dans le chemin du gué, qu’il l’avait eue,
brusquement, avec une bonne gifle, et les mots qu’il faut pour parler aux bêtes,
et qu’il l’avait, maintenant, quand il voulait, tous les soirs, à sa fantaisie, et
docile.

Toi, l’ancien, tu te dis, sûrement : “Cette belle fille qu’il m’en a fait comme
de la Sainte Vierge, c’était comme les autres. Le Louis n’a eu que des restes. Ça
avait l’habitude d’aller le dos à l’herbe, avec son poids d’homme sur la peau”.
Dis pas, c’est ça que tu penses !
Eh bien, non !
C’était neuf !
Le Louis s’en est vanté ; mais il ne s’en est pas vanté comme il l’aurait fait si
ça n’avait pas été vrai. Parfois, en revenant de la voir, il restait abasourdi et tout
sourd, et tout saoul, avec comme une lampe dans ses mauvais yeux, parce que,
quand même, tout pourri qu’il était, il y avait des moments où c’était trop lourd
pour lui. Ça l’écrasait.
C’était le premier, et, si ça t’étonne, tu vas me comprendre :
Il avait su parler à la bête. Ça, c’était fait de la forte fille avec les guides
tendues dans le poing serré, et puis, c’était fait aussi de la belle bête aux cuisses
comme de l’eau.
Et c’est à la bête qu’il avait parlé, et c’est avec la bête qu’il avait fait son
marché : tope et ça y est.
Je te le fais court, je vois les calens de Marigrate.
Un matin, je rentre dans la grange pour prendre mon tabac et je vois le Louis
qui préparait ses paquets. Il me dit :
— Ce soir, je vous laisse en plan. Je pars avec la gosse. Elle est dressée ;
c’est fini la rigolade. Maintenant, au boulot.

Ce que je reproche à Baumugnes, tu vois, ce que je lui reproche, à mon


village qui m’a fait, c’est qu’il ne m’a pas appris à tuer. Ça aurait demandé une
minute, une petite minute. Je le poussais sous la paille, je sortais, et c’était dit.
Au contraire, ça m’a fait comme au printemps, quand toute la neige glisse d’un
coup et déshabille la montagne : il n’est plus resté, en face du ciel, que le grand
couteau de mes os, tout nus.
Je suis revenu sur l’aire. Pas moi, pas tout moi : mes os et ma viande
seulement ; le reste, c’était… je ne sais pas, c’était parti. Et j’ai quitté mon
chapeau, et j’ai travaillé tout le jour sans chapeau, et le soleil tapait dessus avec
son gros marteau que toute ma peau en sonnait. On me disait : “Tu es fou, le
grand” et on essayait de me faire mettre mon chapeau, et je les poussais du bras
si fort qu’on me laissa faire ; et puis, vers les quatre heures de vêpres, vers les
quatre heures seulement parce que je suis puissant, je tombai dans la paille
comme mort.

Et maintenant, le reste, je me le rappelle comme quand on a rêvé et qu’assis


sur le bord du lit on cherche à se souvenir et que la lumière du matin empêche.
Ah, dans cette histoire-là, tout a été comme arrangé d’avance pour que je
souffre. C’est avec les choses que je vais te dire, pour finir, que je pourrai
redevenir heureux. Et elles sont troubles comme si, penché sur un bassin, je les
regardais bouger au fond de l’eau. C’est arrivé en rêvant ; ça ne compte pas.
On avait dû me monter à la grange, sur ma paillasse. Et on m’avait laissé là.
Il me semblait que j’étais une bouteille pleine de vin rouge et que je voyais le
jour au travers de moi. C’est resté un bon moment comme ça, puis, devant mes
yeux, s’est mise à danser la figure du pays, les champs de Marigrate, la terre, les
arbres, ce que j’avais eu dans mes yeux au moment où j’étais tombé. C’était tout
tordu comme les branchillons dans une corbeille de jonc. La grande coque des
champs de blé coupé se pliait sur moi comme des feuilles de vigne autour d’un
fromage blanc. Je me sentais liquide et aigre, du lait caillé tout en grumeaux
séparés qui nageaient chacun de leur côté. Un mot s’écrit sur le fond rouge de
mon sang : “Lenche” en lettres vivantes. Derrière, le Louis ; rien que sa bouche
avec les dents gâtées et le mégot, et le jet de salive qui saute, mais lui tout
entier, bien plus qu’entier avec toute sa méchanceté et sa pourriture. Ça se
brouille. Ça devient un verre d’absinthe sur une table avec une branche de
fusain, puis, dans l’absinthe une main de femme, des billets de dix francs ; un
escalier, des cuisses nues qui montent, des jambes d’hommes qui montent. Des
jambes comme des sarments de vigne, des cuisses de femmes plus propres que
l’eau. Et à ce moment, une grande force noire qui me prend et me soulève.
J’ai dû me dresser et m’avancer dans le blanc de la lune.
Il me semble que ma maman est là et qu’elle a apporté tout le torrent de
Baumugnes et qu’elle me verse l’eau sur la tête. C’est frais, c’est bon, c’est
plein de fleurs. C’est des caresses de ma mère et des lèvres de l’eau.
Je sens une petite odeur de foin qui cherche à entrer dans mon nez et je crois
que j’ouvre mes narines avec mes doigts pour qu’elle entre ; il me semble que,
quand elle sera dans ma tête, cette odeur, ça va faire comme un grand pré tout
vert et tout doux à porter, puis c’est un bruit de cheval qui tape dans l’écurie.
Et alors dans ce rêve que j’ai fait du poids du soleil, il me semble que je
descends l’échelle.
Et je vois devant moi le fil blanc du chemin et je marche sur lui comme sur
une corde tendue en prenant l’équilibre de mes bras ouverts.
Il y a trois pins qui font de la musique avec leurs branches.
Tous ceux de Baumugnes et même les ancêtres aux langues coupées sont
derrière moi à sonner de leurs “monicas” un air qui m’emporte comme un bon
vent.
Je vais vers la “Douloire”. À la croisée du chemin de la Douloire et de la
route du “Thor” j’entends un pas. Je m’arrête tout branlant comme une herbe
d’eau.
Celle qui vient c’est elle.
Elle marche vite, elle porte un petit paquet noué dans un fichu à fleurs.
Et quand elle est sur moi, je ne sais pas comment, mais je lui prends la main
et je lui parle. Je lui dis… je lui dis… Je ne sais pas. Tu vois bien, c’est un rêve
de malade. Et elle pleure, et elle pleure sur mes mains. Et j’ai gagné, et, là, j’ai
gagné dans mon rêve ; je me souviens, elle me dit : “C’est trop tard,
maintenant.”mais je parle encore et je la serre contre moi.
C’est un rêve. Tu vois bien.
Alors, on siffle là-bas, dans la nuit ; un sifflet qui vient du Louis ; elle se
détache de moi comme un fruit mûr de la branche ; elle court vers le sifflet ; elle
s’enfonce dans la nuit tirée par le sifflet comme par une corde.
Voilà.
III
Entre-temps, nous avions marché dur, et voilà qu’à travers la chênaie de
Cadarache on voyait Marigrate ; on la voyait à ses feux d’aires, on entendait
parler les hommes au fond de la nuit. Le bois à traverser, et on y était : un quart
d’heure autant dire.
Cette histoire bouillait dans ma tête comme du raisin écrasé. Je ne suis pas
tombé de la dernière pluie, non, et des contes de ceux qui ont le noir, vous
pensez qu’il en a coulé dans le poil de mes oreilles, ah bien oui. Mais, des
choses de ce genre-là, de ma putain de vie si j’en ai jamais entendu !
Le plus, c’est qu’il avait serré ses dents maintenant, et le seul bruit, c’étaient
nos clous de souliers sur les pierres et les herbes qui frottaient nos pantalons.
Je reprends : “Ce qui t’a fait dire que tu as rêvé ?…”
Il dit :
— Au jour, ceux qui prenaient le tour de l’aube m’ont trouvé tout accroupi
au bas de l’escalier.
De partir, d’aller vers elle, à sa rencontre, me mettre entre elle et le Louis,
pourri, dame, le plein vouloir y était, mais, de la force, où la prendre ? Le soleil
m’en avait laissé tout juste assez pour me lever, pour descendre ; quand j’ai été
en bas, il n’y avait plus rien pour porter les os et le reste. Alors, ce vouloir de la
tête c’est parti, seul en avant dans la nuit et ça a fait ce que ça a fait, personne en
sait rien ; c’est du rêve.
— Et après ?
— Oh, après, ça a été simple, après ça a été net, simple. Elle était partie. Et
je ne l’ai plus vue.
Tu sais, vieux, les choses si simples, si claires, quand c’est pour le bien, tant
mieux, mais quand c’est pour le mal, ça fait de suite penser au couteau : ça entre
un peu plus profond chaque jour et ça coupe.

Voilà : je vous ai raconté tout ce qu’Albin avait dit, ce soir-là ; ce que je peux
pas vous faire comprendre, c’est le ton de tout ça.
Ça avait commencé comme une voix de tout le monde, mais à mesure qu’il
entrait dans le chaud-vif de son malheur elle devenait plus sienne, elle semblait
faite exprès pour l’histoire. C’était parti du moment où le nom de son village lui
était monté à la bouche. De ce coup, ce son de langue, ce ne fut plus la voix
d’un homme. Rigolez, si vous voulez, de ce que moi, la vieille andouille qui se
dit à la coule s’embranche dans des couillonnades comme ça, mais, foi parfaite,
c’était grave, profond, de long souffle et de même verte force que le vent. Ça
semblait comme le vent, la parole des arbres, des herbes, des montagnes et des
ciels. Il me semblait que, sortie de sa bouche, cette voix lente partait dans la
nuit, droit devant elle comme un trait et qu’elle dépassait le rond du monde. Ça
avait la luisance d’une faux.

Nous arrivons. On en était au gros gerbier, au gros qui dure six nuits et
c’était mon équipe qui l’avait commencé. C’est vous dire qu’à la volée, j’entre
en bagarre tout de suite avec le blé. Le temps de me mettre en train, que les bras
aient pris leur balancement, que les poignets se soient habitués au poids, et l’œil
à voir dans la nuit la taille de la gerbe où il faut piquer les fourchons, et voilà de
nouveau dans ma tête libre l’histoire d’Albin, bien assise, comme s’il était là à
la dévider près de moi.
Il avait raison : c’était une chose têtue. Ça m’écœurait. Je l’avais vu aller se
coucher de son pas lourd d’homme qui porte un sac. Et voilà qu’il me prenait
l’envie de le soulager, l’envie de le voir lever le col et dire en riant “ça y est, ça
va mieux”.
À force vint l’aube, puis, dix heures du matin qui était notre heure de cesse,
et on s’arrêta pour aller dormir.
La paupière pesait et une sacrée saloperie de douleur me tirait l’alentour des
bras – on se fait vieux – mais je tourne l’abreuvoir et, au lieu de monter chez
nous dans la grange neuve, je vais chez lui.
Il logeait avec l’équipe à Clodomir dans ce vieux restant de porcherie qui ne
sert plus. Tout ça dormait, plein jusqu’au ras des yeux. Tu marchais avec du
sommeil jusqu’aux genoux dans cette baraque. Lui, il était tout au fond, couché
près de ses paquets faits. Il dormait aussi ; un beau sommeil sans bruit, bouche
serrée et nez ouvert. Là que je pouvais le regarder à mon aise, je voyais sur sa
figure les blessures de son mal. Ça lui avait mis comme un mors dans la bouche,
un bon bridon, et ça le menait où ça voulait et ça avait gâté le coin de ses lèvres ;
ça se voyait bien.
Un bel homme ! Jeunet, sain, large et qui dépassait la longueur des autres de
deux bons pans. Il dormait sans qu’on l’entende respirer, couché à plat sur le
dos comme les beaux dormeurs. De réveiller ça, c’était un crime, surtout quand
on sait que, dès l’œil ouvert, c’est pour voir sa triste vie. Je m’assis à côté sur sa
caisse, je le regardai un moment puis – je ne suis pas bâti en ciment – cela fut
comme si je tombais dans un bassin d’eau noire et je me mis à dormir en
éperdu, en claironnant de la narine.
Sa main sur mon épaule me réveilla. Ça pouvait être dans les deux heures de
l’après-midi, à en juger. Il était debout devant moi, tout prêt, harnaché de ses
trois musettes et du sac en baluchon. Il voulait me faire lever pour prendre sa
caisse.
— Qu’est-ce qu’il t’a pris, vieux, de venir dormir chez nous ? qu’il me dit.
Son œil c’était, sans bouger, comme une fleur d’hysope et je fus sur le
moment de me demander si toute cette histoire ça n’avait pas été le jeu du vin
dans ma cervelle ; mais il lui vint subitement dans le fond de ses yeux cette
ombre… et le pli de sa bouche se tordait sous la moustache comme un
serpentelet… et, sûr qu’il comprenait pourquoi j’étais là.
Je dis alors :
— Oui, c’est pour ça.
Il fit comme ça, des épaules pour signifier : “À quoi bon ?” et ça creva dans
moi comme une eau qui pèse sur une digue de terre puis gagne, renverse et
inonde le verger.
— Garçon, écoute, assieds-toi là à côté de moi. J’ai à te parler. Tu es un fier,
tu as gardé ça dans toi, bien fermé comme des figues à sécher. T’as eu tort. T’as
pas eu tort bien en plein et même tu as eu raison d’en parler à la vieille couenne
que je suis, mais maintenant tu as tort de croire que c’est allé dans l’oreille d’un
sourd. Écoute, ne pars pas tout de suite. Non, ce n’est pas ce que je veux dire ;
ne va pas dans ton pays tout de suite, voilà. Quitte Marigrate, oui, c’est bon,
mais ne monte pas jusqu’à ton pays tout de suite. Sitôt arrivé, il se refermera sur
toi et alors, plus jamais de remède, plus jamais. Et cette chose-là, jusqu’à la fin
des fins, mélangée à l’air que tu respires.
Tu m’entends ?
Ne va pas tout de suite sur la route de ton pays. Écoute : les batailles avec les
mauvaises choses, garçon, ça dure toujours longtemps, mais, même quand on a
touché des deux épaules, on ne doit pas dire : c’est fini. On se relève et on
recommence ; à la fin, c’est le malheur qui reste dans la poussière.
Crois-moi ; crois le vieux papa des familles qui sait quand même encore un
peu se bouger dans la vie. Écoute : je vais aller à la Douloire, moi ; je saurai de
quoi il retourne et j’irai te dire. Attends-moi. Va jusqu’à Peyruis par ce côté-ci
de Durance ; à la main droite, après le pont, prends le chemin de terre et
demande la ferme d’Esménard ; c’est au fond d’un pré dans trois saules. Tu
diras que tu viens de ma part. Tâche de voir la femme en premier, c’est elle qui
commande là-dedans et, à te dire le vrai franchement, j’ai couché avec elle
pendant plus d’un an. Dis-lui : “Je viens de la part d’Amédée.” Et ça ira. Tu
feras ce qu’y aura à faire. Méfie-toi : y a une truie qui mord, donne lui à manger
sans entrer, c’est la noire. Bon. Moi, je saurai vite ce que je veux savoir, je
monte là-haut, je te le dis et alors, garçon, alors seulement, va-t’en chez toi. On
aura fait tout ce qu’il faut.
Il me regardait sans me voir. Je sentais les deux raies de son regard qui
passaient de chaque côté de ma tête pour aller plus loin sur quelque chose d’au-
delà des murs.
— Bon, qu’il dit à la fin, ça va, je vais t’attendre là-haut.
Il pose son baluchon à terre, il compte sur ses doigts.
— Je t’attendrai jusqu’à novembre, jusqu’à novembre vers le milieu, je peux
pas plus.
— J’y serai avant, garçon.
Il se charge, il descend l’échelle. En bas, il tourne un peu sa figure vers moi
pour me dire au revoir des yeux et le voilà parti.
Ça avait pris une heure sur mon sommeil !

Quand on a promis, faut tenir et tout de suite, sans quoi il se mêle dans le
mitan de ce qu’on veut faire et soi-même un tas de choses bien gentilles mais
bien empêcheuses.
Je dors au déboulé, c’était le plus pressé, puis je me lance à ramasser mes
affaires et à les fourrer dans le sac, mais je laisse dehors ma belle pelure de
mécano bleue comme une lavande et propre pire qu’une eau de roche. Je voulais
arriver à la Douloire dans mon avantage.
J’aurais pu aller trouver Baptistin pour me faire donner un coup de rasoir sur
les joues, mais, à bien réfléchir, il valait mieux garder mes poils plutôt sel que
poivre. Ça inspirait confiance ; ça faisait vieux et rassis. Ça et ma salopette,
c’était d’un effet ! juste ce qu’il fallait : propre et pas jeune, de l’expérience et du
goût, du bon travail, et pas de risques du côté femme. Ce qu’on peut être
pignouf dans notre race ! Enfin, cette fois, c’était pour le bien du bien.
Tout ça m’avait mené dans les six heures. Le travail mâchait du grain sur
l’aire. Y faisait bon à ne pas savoir quoi faire de sa peau. C’était trop tard pour
ce jourd’hui. Aller à cette heure à la Douloire – en comptant le chemin et le
tâtonnement pour passer la Durance à pied – ça faisait mon arrivée là-bas pour
les neuf heures. C’était détruire d’un seul coup le bon effet de ma barbe et de
mon costume. D’un autre côté, j’avais donné mon congé et j’étais payé ; c’était
couillon de recommencer le travail. Je fourre mon baluchon sous la paille et,
mains dans les poches, je vais faire le bourgeois dans les champs.
Ce soir-là, j’ai compris à la fois ce qui m’avait paru un peu fou dans le conte
du collègue et combien elle peut tenir de place dans notre dedans cette rosse de
terre, si dure d’ongle et si belle de poils. Je ne suis pas de ces pays-ci ; je dis
toujours : je suis de partout. Non, dans le vrai fond, je suis de la terre, de celle-là
comme Marigrate, lourde de blés, avec des cyprès contre des bastidettes, avec
des touffes de chênes-verts, avec de l’herbe roussie de soleil et des ruisseaux
vides où coule, à la place de l’eau, le bruit des charrettes, le parfum du thym et
le rire des gardeuses de chèvres.
Si je ne suis pas d’ici, en tout cas, c’est cette terre qui m’a fait, qui m’a fait,
moi, ma façon de penser, et j’en suis fier. Pourquoi ? Faites ce que je fais,
battez-vous avec elle que les bras vous en pètent et vous le verrez.
Quand il fut nuit, je fis mon lit à côté d’un pré qui chantait de toutes ses
herbes, et, la figure contre les étoiles, je me mis à dormir à mort.
IV
Je ne savais pas la place du gué. Je le cherchais de l’œil : rien. C’était pas le
coup de faire son Michel l’hardi sans se rendre compte. Dans cette belle eau
dodue, le pied vous perd, le courant vous traîne et on vous trouve (quand on
vous trouve) des jours après, en train de tourner dans un trou avec un ventre
comme une pastèque de comice agricole. À la tienne ! Il me fallut remonter dans
les galets, le long d’une Durance partout bien en chair : des islettes de bouleaux,
des lacs plats, bien creux et tranquilles. Des poissons s’amusaient à sauter et
retombaient comme des gifles.
J’étais bien plus haut que la Douloire. Elle avait disparu – toujours de l’autre
côté – derrière une épaule de mamelon et je montais. Enfin, voilà ma Durance
qui fait sa risette blanche sur des pierres et je me dis : “Mon vieux cochon, si tu
ne passes pas là, t’es bien capable de remonter de ce bord-ci jusqu’en Italie.” Je
passe ; je passe en me mouillant le ventre, mais c’est pas mauvais, le matin.
J’atterris au mitan d’une broussaille de ginestes serrées pire qu’un feutre à
chapeau, avec des épines comme des couteaux de piémontais. Ça va pas mieux !
Je m’en tire en gueulant des “salope de bonne mère” que ça n’aide en rien, mais
que ça soulage, et je tombe sur une petite route à la poudre de riz qui faisait son
serpent contre le flanc du plateau.
Faut vous dire que, de ce côté-ci, c’est pas du tout gras et de belle épaisseur
comme vers Marigrate, mais seulement un petit ruban de terre entre la colline et
les bois fous de la Durance. Ça peut avoir dans les cent mètres de large, aux
beaux endroits : d’un bord, l’eau, et quelle eau ! la rage des montagnes. De
l’autre, la colline, et quelle colline ! le plateau de Valensole : des roches, des
épines, un versant raide comme pour monter au ciel et là-haut le bon Dieu qui
foule l’orage avec son tonnerre de dieu, tout l’été. Vous voyez ça d’ici !
Tout ça pour vous expliquer que je marche sur la route durant une bonne
heure sans voir personne, sans rencontrer de ferme, sans entendre de fontaine,
et, dans la poussière, pas de traces de roues, rien que les trois cornes des pattes
de pie.
De temps en temps, la gueule d’un ravin s’ouvre qui a déchargé du dernier
orage deux tombereaux de gravier en travers du chemin.
Enfin, la Douloire. Elle est adossée au plateau ; sa grange touche le rocher.
Devant, deux platanes et un pré de luzerne jusqu’au torrent ; c’est-à-dire un pré
de deux cents pas de long, tout mangé au bout en dents de scie, avec des
morceaux minés qui s’éboulent et qui s’en vont, herbe en dessus sur le roulis
des eaux. Fais-toi gras !
D’un côté, un verger de pauvre, vert d’humide, avec le pied des arbres tout
blanc de moisi. De l’autre côté, un chaume. Ah, celui-là, un peu plus long, assez
conséquent, mais qui montrait ses os et ses pierres. Voilà la Douloire. On sentait
bien que c’était pas riche, à voir le bois des portes et le rapiéçage du toit.
Il s’agissait de faire son plan. Je me mets dans le buisson et je tire du sac
mon beau veston de toile bleue, mon pantalon et mon béret. Une fois habillé, je
comprenais que j’avais bel air, mais j’osais pas encore.
Quand c’est de finesse qu’il faut travailler, j’aime bien que le vent me flûte
autour des oreilles. Je mange un morceau en pensant : “C’est bien le diable si tu
ne vois pas tout à l’heure quelqu’un qui te renseignera un peu.”
Voilà que, vers midi, une chèvre débouche du tournant, puis deux, puis cinq
avec deux chevreaux et un petit gars haut comme ça qui marchait en baissant la
tête, occupé à gratter le ventre d’une cigale.
— Oh ! que j’y fais.
Tout l’escadron s’arrête, un pied en l’air. L’habit fait toujours le moine, quoi
qu’on dise. Sans ma belle pelure, ils décampaient tous dans la colline.
— C’est pas la Douloire, ça ?
— Oui, qu’il fait, le petit.
— C’est la ferme à Barbaroux ?
— Oui, qu’il fait encore, en serrant la cigale dans son poing.
— Tu sais pas s’ils veulent quelqu’un pour les aider à fouler ?
— Je sais pas, dit le petit, je suis pas d’ici, je suis de Rousset.
Me voilà bien renseigné. Avec ça, mon vieux, il y avait de quoi faire.
D’autant que, à force de regarder cette Douloire rechignée dans sa mauvaise
terre, le courage avait coulé, au point que j’étais là à me dire : “Tu y vas ? Tu y
vas pas ?”
Pas que je sois plus peureux qu’un autre mais la mauvaise chose suintait de
partout. Ça venait de ces os de roches, de cette couleur de jour malade, de ces
buissons d’épines et poussières mêlées et surtout de cette Douloire, accroupie
dans le pissat de ses fumiers, près de sa maigre terre, terne et croûteuse comme
une vieille guenipe. Et puis, ça venait aussi que, d’en travers tout ça, y avait le
mal d’Albin et une chose à laquelle j’avais pensé : ça, au fond, qui me poussait
vers la ferme et qui était pas beau, je t’en fiche !
Donc, à me tâter, me voilà dans mon nid tout pimpant, en veste bleue et
béret, jusque vers les trois heures de l’après-midi, à en juger au soleil. Cette fois
c’est un homme qui débouche à l’angle de la route ; un que c’était à pas y
croire : en habits de dimanche, des habits noirs, une cravate à ressort, un col de
cellulo et un chapeau de paille dure. La grande allure, quoi ! Un jour de
semaine ! Y suait comme dix cruches et-rouge à en péter. Je le tâte aussi tout
doucement pour savoir de quoi il retourne.
— Ah ! mon garçon, qu’il me répond, j’en sais pas plus que toi ; moi, je suis
de la ville. Je fais les “assavoirs” pour l’enterrement de la belle-mère de
Justinien, et, justement, à la Douloire, j’y suis pas allé ; ils sont fâchés.
Pas de chance.
Le coquin de dieu me prend : “Tant pis, que je dis, tu vas y aller ; on te
mangera pas, quand même ?”
On ne m’a pas mangé, non, mais, il s’en est fallu d’un poil qu’on me fiche
un coup de fusil.
La route faisait un détour loin de la ferme en contournant le chaume. Un
chemin de terre y menait. Je le prends. Comme j’arrive sous les deux platanes,
la porte s’ouvre (y devait guetter depuis que j’avais commencé à venir vers lui).
Un homme sort sur le seuil. Il n’en finissait plus dans sa longueur, cet homme-
là, avec une fourrure de poils noirs sur sa figure, et, dessous, on devinait un gros
menton en avant comme un coutre d’araire, et puis deux yeux qui luisaient. Il
avait le bras droit en écharpe dans un foulard rouge et, de la main gauche, il
serrait un fusil par le milieu.
— Où tu vas, qu’il fait ?
— Pardon, j’y dis, et je m’étais arrêté à dix pas de lui comme on fait pour un
chien méchant, je venais voir si on voulait pas un homme à fouler, par hasard,
des fois…
Je le sentais qu’il venait sur moi, avec ses yeux, et qu’il tâtait la belle vêture
bleue et l’allure, et je faisais la bonasse avec toute ma gueule.
— Allez, allez, trace de la route. Pas besoin de toi, ici.
J’y vais de ma petite romance.
— Patron, j’y dis, je suis pas un mauvais diable, chacun sa chance sous le
soleil. Je demande pas de soupe pour rien, je sais travailler et je suis souple au
commandement. Prenez-moi, je me fais vieux, on ne me veut plus dans les gros
ménages ; alors, si on ne me veut pas non plus dans les petits, faut que je crève ?
— Tu peux crever, qu’il fait, sec comme un sarment. Il en restera toujours
trop de ta qualité. Allez, débarrasse !
— Patron…
Mais il ne me laisse pas dire.
— Tu veux que je te foute un coup de fusil, qu’il crie ; dis, tu veux ?
Et il relève son chassepot, et il essaie un geste de son bras malade, mais ça
lui tord toute sa figure sous les poils.
À vous dire vrai, je m’apprêtais à détaler.
— Qu’est-ce que c’est encore ? dit, du dedans, une voix de femme.
Celle-là, cette femme-là, je vous la dépeindrai tout à l’heure, parce que c’est
sur son visage à elle que, petit à petit, j’ai eu tous les renseignements sur mon
affaire, et c’est en pensant à elle que j’ai, à la fin finale, fignolé mon ouvrage
comme un maître fignoleur.
En tout cas, elle peut se vanter de m’avoir fait plaisir : rien qu’à l’entendre,
je me dis : “Maintenant, il n’osera pas tirer.” Non pas qu’elle se soit montrée en
plaisantine, ah, que non ! ou grosse commère, non, non ; elle aurait plutôt fait
peur, peur de pitié ; mais j’étais rassuré, c’était comme ça ; allez chercher…
La maîtresse arrive donc à la porte en même temps que sa voix. Je tire mon
béret – on sait les usages.
— Salut, maîtresse.
Elle, déjà, tenait le bras valide du patron et elle l’entreprenait d’autorité tout
en ayant peur, ça se voyait, mais fermement quand même, comme une bonne
femme en bois d’arbre qu’elle semblait être.
— Encore le fusil, Clarius, toujours ça à la main ? Tous ceux qui passent,
alors, tous ceux qui pourraient venir te demander un peu de l’eau de ton puits,
ou de ton pain ? Pour tous, alors, c’est le fusil ? T’as désappris la bonté, de ce
coup-ci ? Je te connais plus, mon homme. Qu’est-ce qu’il t’a fait, celui-là ? Tu
vois pas que c’est un vieux ?
Elle avait pas dû bien me regarder. Un vieux ? Ah, va, je lui aurais encore
fait plaisir, tout vieux… Allons bon, je dis des couenneries. Cette femme-là – je
l’ai appréciée par la suite – c’était du beurre sur notre vie moisie.
Elle lui tapait le dos, à petites tapes, comme on fait à un cheval qui a peur, et
le bras qui tenait le fusil se baissa, et le fusil fut posé contre le mur. Alors, je
risquai un pas, puis deux, vers la Douloire et j’entrai dans l’ombre de la maison
parce que mon idée me tirait comme un crochet de fer.
— Qu’est-ce que tu veux, toi, brave homme ?
— Maîtresse, moi, comme ça, je suis à chercher du travail. Je demandais si,
des fois, pour les foulaisons… ou autre…
L’homme, comme hébété, regardait ses pieds et il caressait de la main son
bras en écharpe.
C’est ce bras que la maîtresse regarda.
— On pourrait peut-être s’entendre, qu’elle dit. Ne fais pas ton mulet ;
arrangé comme tu es tu en as pour trois mois. Combien tu voudrais, l’homme ?
Pendant que je calculais un prix raisonnable, pas trop fort (je voulais rester)
pas trop petit (pour rien faire comprendre) elle ajouta pour moi :
— Il faudrait monter tout le foulage : nous avons un mulet et Saturnin, mais,
Saturnin, n’y comptons guère.
Et pour le patron, à voix plus éteinte, mais j’ai l’ouïe bonne.
— Rien à craindre.

Marché conclu à trente sous par jour, la soupe et le coucher. Pour rester sur
la bonne impression, je leur dis : “Je peux commencer tout de suite, c’est encore
jour pour un moment. Ce qu’on fait ce soir, demain c’est plus à faire.”
On s’entend pour que je nettoie l’écurie et pour préparer l’aire. Je quitte ma
veste bleue, je la plie bien comme il faut, dans le pli du dos, avec bien du soin,
parce que je sais que les femmes, elles aiment ça, et, de fait que la maîtresse me
regardait faire ; puis elle rentre.
Ça y était ! Ça ne me semblait pas vrai. Ces gens-là m’auraient demandé sur-
le-champ de fouler toute la nuit j’aurais dit : “Bon.” J’aurais foulé.
Le patron, quand on le regardait d’un peu près, ç’avait pas l’air d’un
mauvais homme. Sous sa grande barbe noire, toute emmêlée, on voyait le dessin
de sa figure, encore à beaux traits ; ses yeux, quoique charbonneux et à feu,
comme des ailes de guêpe, avaient, par longs moments, des fils de regards doux
comme de l’eau douce et pleins de bonnes paroles ; mais, dame, le menton
disait : “ce que je veux, je le veux.”
Dans ces affaires, j’ai vite fait, moi, de me mettre au courant et dans le bon
courant. Je travaille et je ferme mon bec. On pense : “celui-là, c’est un
d’attaque, pas besoin de le surveiller”, ça me laisse de bonnes heures pour après.
Donc, je mets la main sur la fourche comme si c’était moi qui l’avais quittée
là de tantôt, je devine l’écurie au tintement du mors, mais, comme je tourne le
coin de la grange, je me mets nez à nez avec un loustic que ça aurait été ailleurs
j’en aurais eu pour rigoler pendant deux jours. Figurez-vous un peu un vieux
type – celui-là, il était vieux du bon – mal embraillé, des oreilles en paravent
comme une mule qui voit son ombre, du poil roux semé à l’avare sur les joues,
une grande bouche qui rit et un front qui lui allait jusque derrière la tête avec
comme une couronne de cheveux rouges. Ça riait en se tapant les cuisses.
Je peux pas m’empêcher d’y jeter en passant :
— Et alors, ça va pas mieux ?
— Et qu’est-ce que tu vas faire, toi, là, qu’il répond ?
— Moi, je vais travailler.
— Tu vas travailler ? T’as vu le patron ?
— Bien sûr.
— Et t’as pas reçu de coup de fusil ?
— Coup de fusil ? Où t’as vu ça, toi ? J’ai la gueule d’un type qu’on reçoit à
coups de fusil, moi ? Tu m’as pas regardé, dis ? Bien sûr, j’ai vu le patron, y m’a
serré la main, puis y m’a dit : “Bonjour, mon vieux, ça serait un effet de ton
obligeance d’aller curer l’écurie ?” Ça se refuse pas et j’y vais.
Vlan !
Et je le laisse là à se tordre comme un osier pelé.

Ça, c’était Saturnin.


Le soir, mon assiette fut à côté de la sienne. Sa maladie c’était le rire. Y
pouvait pas s’empêcher de rire et ça faisait plutôt mauvais effet dans cette
maison.
La maîtresse – on l’appelait Philomène – allait, sans dire un mot, les dents
serrées, de l’âtre à la table, avec sa grande louche qui charriait chaque fois une
pleine écuellée de soupe aux choux. Elle savait l’ordre des choses : une louchée
pour le patron, une pour Saturnin, une pour moi, le dernier venu, une pour elle.
C’était une femme qu’on sentait sèche et plate sous ses habits : son corsage
gonflait bien un peu par-devant, mais rien que d’un côté, et parce qu’elle y
tenait son mouchoir. J’aurais taillé une tête de femme dans du bois avec mon
couteau, ça aurait fait sa tête. Son cou, comme un cou de poule et nerveux
comme ça. Mais il y avait sa bouche : une bonne bouche à goût de pain ; il y
avait ses yeux toujours mouillés et la façon de renifler son pleur avec le bout de
son nez qui en disait long sur son bon cœur. Au fond, voyez-vous, elle et Clarius
qui était penché de travers sur son assiette de soupe et qui serrait les dents
quand son bras le tirait un peu fort, c’étaient de bonnes gens, de très bonnes
gens ; mais il était venu ce qui était venu, et la larme coulait d’elle comme d’une
source, et lui ne pensait plus qu’à son fusil. Trouvez-leur tort, vous !
Pendant ce temps, Saturnin rigolait.
Ça, c’était, croyez-moi, plutôt désagréable. On prenait le repas du soir dans
une grande pièce dallée de grès et haute de plafond. C’était éclairé par l’âtre, à
petit feu puisque on était encore aux beaux jours, et par la porte ouverte. Le soir
entrait comme chez lui avec ses étoiles et son reflet d’herbe. Y avait, dans le
fond, un dressoir avec des pommes qui séchaient. Ça sentait bon, mais, c’est
une odeur qui rend triste. À côté de la cheminée, il y avait l’évier. Quand j’étais
entré là-dedans, le premier coup, en faisant mon regard d’inspection, mes yeux
étaient tombés sur cet évier. Sur la première planchette au milieu des bols de
terre épaisse et des assiettes à bords cassés, j’avais remarqué une jolie petite
tasse de porcelaine, bleue à pois blancs, quelque chose de fin, de coquet, une
tasse de jeune fille. Elle était retournée cul en l’air sur sa soucoupe, comme les
tasses propres doivent être dans un ménage bien ordonné. Ça m’avait remué et
je pensais à ça, le nez sur ma soupe, et je jetais des cuillers de soupe sur une
chose amère qui était au fond de ma gorge.
Pendant ce temps, je vous dis, Saturnin rigolait. Ce corps-là, c’était du rire,
rien de plus, ou, plutôt, ç’avait dû être du rire, du bon rire clair, parce qu’il fait
bon, parce que le ciel est profond bleu, parce qu’il y a des gens comme ça qui
voient la vie comme un verger de mai, et la fleur vole. Ç’avait dû être du rire,
car, pour l’instant, c’était pas précisément du rire. C’est dur à vous faire
comprendre ça. Je vais essayer. Mettez que ce soit du bon rire clair et puis que
ça gèle subitement comme de l’eau. Mettez ça. C’est gelé parce qu’une chose
est arrivée d’un coup qui glace le rire, et le rire s’est gelé, et il est là comme un
bloc d’eau. Puis, le temps passe et c’est encore la tiède vie qui vient, la vie têtue
qui ne sait pas de quoi il retourne au-dehors et qui coule dans le sang, toujours,
et tiède, sans se soucier des soucis. Donc, la vie revient tiède, et c’est le dégel,
et alors, le rire coule encore, mais il est trouble, du trouble des eaux qui ont gelé
et qui dégèlent. Voilà.
Ce rire de Saturnin, au fond, c’était pas très loin de la longue mine à douleur
du patron et des pleurs de maman Philomène.
Ça me coupait l’appétit.
Voilà donc, en face de moi, le patron, avec son bras cassé dans le foulard
rouge et, sur lui, le mal de son bras et le mal de son dedans comme des rats qui
le mangeaient vif. À côté, la maîtresse qui s’asseyait après avoir départagé ses
louchées de soupe. Elle avait sous les yeux deux longues rigoles où la peau était
usée par les larmes, et sa paupière était toute usée, aussi, et rouge. Elle se servait
beaucoup de sa larme pour amollir son mal.
Et puis, d’un coup, Saturnin qui s’esclaffe.
Le patron relève la tête, un œil qui pense à autre chose.
La maman soupire.
Le bruit des cuillers, et mon Saturnin qui se mord la lèvre et qui a un air
comme pour se dire : “Voyons, c’est pas à faire, ce travail-là ; tu vois pas qu’ils
ont du chagrin ; t’as pas fini de faire l’andouille ?” Et alors, un éclat de rire si
fort qu’il est obligé de faire semblant de tousser dans sa serviette pour l’étouffer.
Moi, à la fin, j’avais tant pitié de tous les trois que j’ai poussé mon assiette :
— Bonsoir, la compagnie.
V
Dès le matin cinq heures, je racle l’aire, je fais le trou, puis je me mets à
chercher le poteau. Tout le monde dormait encore. La Douloire aussi dormait.
Les maisons, ces fermes seules comme ça au milieu des mauvaises terres, ça vit
d’une vie de grande personne.
Je dis : celles-là. Les autres, les grasses, ça vit aussi, mais à la manière des
gros lards qui ont des bedaines de cinquante kilos sur leurs jambes, des vies pas
intéressantes pour deux sous : ça rote, c’est orgueilleux de son appétit et ça
fatigue le pauvre monde avec ses exigences de riche. Les malheureuses, ça a
plus de sel. C’est d’abord tout mussé comme de honte derrière des barrières
d’aulnes, et quand on passe, ça offre doucement une treille de roses ou une belle
glycine, pas plus, et puis, les fleurs sauvages sont tout autour bien à leur aise,
sans avoir peur.
J’aime ça, moi.
La Douloire dormait et, dans son sommeil, elle laissait voir son corps de
pauvresse. Ça n’était pas fameux.
Moi, ce qu’il me fallait, c’était un bon pieu, bien solide, pour faire le pivot
de la ronde. J’avais beau fouiller le hangar et tourner comme un mouton lourd
dans la grangette, c’était zéro en beaux chiffres. De guerre lasse je prends la
hache et je vais couper une belle branche dans les oseraies du bord de l’eau, une
bien droite et grosse comme ma cuisse ; je la plante au milieu de l’aire, je la cale
avec de bonnes pierres choisies, bien dures, et voilà.
Ça avait bel air, ma foi, c’était droit dans le matin comme un drapeau.
Il me semblait que j’entendais toute l’oisellerie d’alentour qui disait : “Tiens,
on va fouler à la Douloire enfin, c’est pas malheureux qu’ils s’y mettent ; ça a
donc changé ?”
Oui, mes petits, ça avait changé ; y avait de l’Amédée là-dessous. Quand je
prends une chose à cœur, moi, faut que ça pète ou que ça craque. Et je l’avais
prise à cœur, oui, pour tout un tas de choses qui m’avaient servi d’oreiller, de
couverture et d’édredon, cette nuit-là. Mais, je vous parlerai de ça tout à l’heure.
Si bien, quand le patron arriva, que c’était tout rangé en cercle de barrique
sur l’aire : les gerbes, le ventoir, les draps, les sacs pour le grain, tout prêts pour
la bataille avec, comme soldats, le mulet et moi :
— T’es un artiste, qu’il fait, en sifflant de contentement !
Il tourne un peu par-ci, par-là, pour voir l’ouvrage, puis, comme il arrive
derrière mon dos, il me touche l’épaule ; je me retourne : il me tendait la main. Il
m’a fallu un petit bout de temps pour comprendre qu’il voulait me la serrer :
— Tu m’en veux pas ? qu’il demande.

Lui en vouloir ? Pensez un peu si je lui en voulais ! Ah, pauvre ! Depuis la


soupe de la veille, cette rage de douleur, ça m’avait donné ma maladie
ordinaire : mon mal d’aider.
Moi, voyez-vous, si j’avais été riche, j’aurais pas mis mes sous à des cigares
à bagues ou à des casquettes en poil de bichard. Non, voyez-vous, j’aurais passé
mon temps à me guérir. C’est pas beaucoup des vingt sous qu’on distribue à
droite et à gauche, ou des cinq francs, quand on est riche, et ça fait du bien dans
le pauvre monde ; ça met comme une petite fleur dans l’heure ; vous vous doutez
pas de ce que ça peut faire.
J’ai pas souvent donné, moi, bien sûr, parce que neuf fois sur dix j’avais
rien, mais, j’y allais de mon travail ou bien de l’aide de mes bras. Ça me faisait
chaud et bon sous les poils de la poitrine ; même, des fois… enfin, c’est le faible
de ma nature et ça me fait faire des couillonnades que c’est pas des choses à
s’en vanter.
Cette ferme pourrie et ces trois là-dedans – même Saturnin, à bien voir –
toujours à souffler sur la braise de leur mal, ça m’avait piqué toute la nuit. Je
m’étais dit : “Amédée, si tu n’es pas le fichu porc que tu es, tu vas leur rendre
service, à ces trois andouilles : fais-leur la foulaison. Le patron a le bras cassé,
on va venir leur acheter le blé sur gerbes et ça rendra pas. Fais-leur un peu de
sous.”
Même que j’étais passablement emmiellé, passez-moi l’expression. Ça se
mariait mal avec la chose première, qui était de rendre service à Albin. Pour
celui-là, en un clin d’œil, j’avais vu l’affaire fin clair : pas de fille, donc
mauvaises nouvelles.
C’est dans la matinée, sur le tard, après deux belles airées et en pelotant un
gros sac de grains propres que j’arrivai à mettre tout d’accord, à peu près.
Pour les mauvaises choses, y a toujours temps. L’Albin allait m’attendre, là-
haut, jusqu’à mi-novembre ; je connaissais la maison, il y serait bien. Tant valait
qu’il apprenne sa condamnation le plus tard possible ; ça me permettrait
d’apprêter le travail ici jusqu’au bras guéri. Je bâtis mon plan : la foulaison, ça
ferait dix jours ; j’engrangerais, je ferais la meule, je couperais le peu de raisins.
Dans un mois le vin serait prêt, il me resterait quinze beaux jours devant moi.
Tout seul, vous me direz, ça fait beaucoup ; oui, mais ça leur avait donné du
montant à tous de me voir démener comme un diable et ils y allaient, eux aussi,
bon poids, bon argent. Quand le mulet s’endormait, mon Saturnin prenait la
longe et il le réveillait d’une chatouille. Je le voyais, il se baissait pour fouiller
sous la paille et tirer une poignée de grains ; il la laissait couler entre ses doigts
pour tâter le poids et il riait. Mais, là, son rire, ça n’avait plus le mauvais son ;
on pouvait supposer qu’il riait de son beau travail retrouvé. Malgré son bras
estropié, le Clarius y allait de son coup de fourche, sans desserrer les dents, et, à
dix heures, la mère Philomène cria : “À la soupe”, presque comme une personne
naturelle.
C’était trop beau !
Le deuxième jour, après une heure de soleil, voilà mon Clarius qui tourne de
l’œil et qui s’affale sur la paille ; heureusement pas du côté de son bras malade.
Je te le prends comme un pantin et je le porte sur son lit. Le mulet s’était
arrêté tout net. Ces bêtes-là, ça profite de tout.
— Fais-le marcher, je crie à Saturnin, allez, et que ça ronfle.
Et je reste avec la maman Philomène.
Celle-là, on pouvait pas lui en mettre plus qu’elle en avait du malheur ; ça
débordait.
Alors, à dîner, entre elle et moi – l’homme geignait au fond de l’alcôve – il
fut décidé qu’elle le porterait à la ville, le lendemain, pour voir le médecin.
Ce matin qui suit, tôt levé, j’étrille le mulet et je prépare le harnais. Maman
Philomène vient dans l’écurie sur le coup de six heures. Elle s’était faite un peu
belle. La ville, c’est pas un endroit où on peut garder sa douleur à l’aise sur le
visage ; c’est plein de gens qui disent ci et ça, et on a son amour-propre ; il vaut
mieux faire envie que pitié. Elle avait en premier mis sa belle perruque noire
bien partagée par la raie, bien lisse, pas un cheveu dépassant l’autre, en bonne
ménagère ordonnée ; son corsage en faille, sa grosse jupe de laine grise et, à la
ceinture, une broche de jais.
J’aurais été à la rigolade, j’aurais dit : “Maîtresse, vous avez donné un
fameux coup de pied à l’armoire” mais, là, il me suffit de la voir comme toute
ajeunie par cet arrangement pour penser à l’autre, à celle d’Albin, et pour
baisser mon museau sur les bras de la charrette. Elle était venue pour parler, je
le sentais, j’attendais, et elle parla :
— Mon garçon, qu’elle fit, je suis bien contente de t’avoir un moment à moi
seule ; écoute : j’ai quelque chose à te dire.
Avant, regarde un peu s’il n’est pas derrière la porte.
Non ? Ça va.
D’abord, tu es une brave personne, bien dévouée ; ça m’adoucit le cœur de te
savoir ici. Mais, ce n’est pas là le principal : je veux te parler un peu sur ce train
que nous menons à la ferme pour que tu ne croies pas des choses qui ne sont
pas.
On ne parle guère, mais ce n’est pas de fierté. Il t’a reçu au bout du fusil,
mais ce n’est pas de méchanceté.
Il jure sur le nom de Dieu tout le jour entier… c’est parce qu’on ne sait plus
où donner de la tête ; on est de gros malheureux. Le malheur est autour de lui
comme une ruche de guêpes.
Elle se toucha la poitrine.
— Moi, c’est là, tu vois, lourd comme une pierre et ça m’écrase toute.
Ça nous tue, ça, mon pauvre.
Si tu me vois, parfois, à rester la louche en l’air ou si je ne te sers pas à ton
tour, faut pas m’en vouloir, prends dans le pot toi-même, à ton service, comme
si tu étais chez toi. Si, des fois, je te rencontre dans les champs, ou près de la
maison, et que je passe près de toi sans souffler, ne pense pas à la fierté, ça me
ferait de la peine ; pense que je suis en train de chercher une place où mon mal
soit un peu tranquille.

J’en étais lourd, de ces mots, à plus savoir où il fallait mettre l’ardillon de la
sous-ventrière. Elle dit encore :
— Moi qui avais tant d’appétit pour les choses propres, nettes, le penser
comme les paroles…
Il me sembla qu’elle allait aussi me dire l’histoire d’Angèle et, ça, vraiment
ça, non, j’aurais pas pu l’entendre sans lui lâcher tout mon ballot. Mais elle
s’arrêta pour continuer un peu sa litanie dans son intérieur.
Elle dit encore :
— Et pour Clarius, je te demande d’être souple ; fais-toi une excuse une
bonne fois pour toutes pour les saletés qu’il te dira, et ferme les oreilles. C’est le
plus brave de toute la campagne.
Dans un temps, pas très loin encore, on venait le voir par plaisir. Serviable
comme pas un, toujours sur le point de se prêter pour un foin qui pressait ou
pour veiller un mort. Quand il a fallu aller repêcher le garçon des Roumanières
qui s’était jeté dans le puits parce qu’il avait attrapé une sale maladie, c’est lui
qui est descendu au bout de la corde, c’est lui tout seul qui avait gardé sa tête. Il
avait fallu deux hommes pour tenir Mariannette, la mère qui ruait comme une
mule folle ; eh bien, c’est lui qui l’a raisonnée, seul à seule, dans la grande
cuisine des Roumanières, rien qu’avec son parler doux et juste, et ça a évité
sûrement un second malheur… Et puis, maintenant, c’est notre tour, et c’est
plus fort que lui. Il y a des fois où j’ai peur de le voir devenir méchant, mais tu
sais, voilà ce qu’il faut que tu te dises, et c’est la vérité, je le connais bien :
quand il fait le mal, c’est le bien qu’il voudrait faire, seulement, il ne sait plus.
C’est un vent qui le porte, il entend tout de travers, il fait tout de travers. Faut
pas lui en vouloir, il a bon fond.
Elle s’arrêta encore et ça fit un gros silence. Puis elle demanda :
“C’est prêt ?”
Et je répondis : “C’est prêt, maîtresse, et, pour la chose, ne vous en faites
pas.”
Le patron attendait devant la porte et j’arrivai en tirant l’attelage par la
figure ; maîtresse suivait.
Il était là, à tenir son bras plié dans le foulard rouge, sa main sortait des
linges, elle était violette et gonflée comme une fleur cultivée. La bienvenue, ce
fut une sacrée saloperie de cochonnerie où le bon Dieu en prenait pour son
grade, puis :
— Tu voudrais me voir crever, qu’il dit à sa femme ; ça te fait rien que j’aie
mal à plus savoir où me mettre ; ça devrait être prêt depuis une heure. Et cet
autre là qui…
Elle eut le temps de me cligner un regard qui ne fut pas perdu. Il la bouscula
de sa main valide, il la poussa contre la voiture. Lui, il se tourna vers la porte, la
tira à lui, donna, en peinant, deux tours de clef et fourra la grosse clef dans la
poche de sa veste.
Maîtresse était sur le siège ; elle aida le patron à monter. Comme je l’aidais
aussi, par-derrière, nos deux regards, d’elle et moi, se rencontrèrent et elle dit :
— Mon garçon, c’est l’usage : on ferme ainsi à la Douloire quand le maître
s’en va ; c’est pas méfiance, c’est l’usage, demande à Saturnin. Je vous ai
préparé le panier à tous les deux, vous le mangerez sous les arbres ou dans la
grange.
— Qu’est-ce que tu as à expliquer, gronda Clarius, c’est comme ça, un point
c’est tout. S’il n’est pas content, qu’il change !
Elle avait pris les guides, et du coup, ça se présenta net devant le rond de
mes yeux. Ce n’était plus la belle fille dure et noble et le beau cheval de sang ;
c’était maintenant la vieille maman Philomène avec le visage tout cassé et le
mulet qui commença dans les herbes molles du chemin le trot mou du feignant.
Pour du beau travail, le Louis avait fait du beau travail !

Après, je m’aperçus qu’à part la porte, les volets étaient barrés solidement
en dedans et que la ferme n’était plus, devant moi, qu’un bloc de pierre sans
ouverture.
— Tu peux te fouiller, me dit Saturnin, c’est chaque fois pareil.
— Eh bien, c’est pas propre que j’y réponds : j’ai jamais vu ça, moi ; il a
peur qu’on y barbote son escalier ? Ça sait pas plus vivre que rien du tout, ça !
— Je vais te dire, qu’il commença… puis il resta à boitiller sur ces mots en
l’air ; je vais te dire… Et il finit : “Viens, on va voir ce qu’on a pour dîner.”
Naturellement fallait plus parler de foulage, ce jour-là, le mulet étant parti.
Je mesurai le blé fini et ça me fit l’effet d’avoir rendu en conséquence. Puis, on
se mit sous l’abri du hangar, le Saturnin et moi et on découvrit le panier.
La maîtresse avait bien fait les choses : un bout de jambon d’attaque, une
omelette baveuse et deux litres de vin d’une robe de toute beauté.
Là, on comprenait que Saturnin rigole.
À part ce rire qui lui prenait comme par crises, c’était pas un homme de
beaucoup d’usage. Il bâfrait à pleine gorge, sans rien dire. Moi, quand je mange,
je réfléchis à un tas de choses, et ça me paraissait drôle, cette fermeture soignée
de la baraque. Je versai à boire à l’artiste sans ménager mon litre particulier :
j’avais mon idée.
Comme il commençait à grogner à la manière des petits porcs (et moi, je me
sentais net et sec comme une avoine) je me dis : “Tu vas l’avoir, y va chanter
sans prière.”
— Alors, que je fais comme ça, avec mon plus bel air niais et bon enfant, ils
ont eu du malheur, les patrons ?
Il répond :
— Tu peux même dire qu’ils n’ont eu que ça, depuis quelque temps.
— Depuis longtemps ? que je fais.
— Assez, oui, toujours trop.
C’était pas un gros renseignement.
— Enfin, je dis, je sais pas si c’est de ça, mais il est plutôt bousculeur, le
patron.
— C’est de ça, qu’il fait. Tu l’aurais connu il y a… avant, je veux dire… tu
te serais dit : c’est la crème des hommes, et ça l’était. Ça l’est encore : le panier,
là, tu vois, c’est lui qui l’a préparé pendant que tu attelais. C’était un homme
que, jusque de l’autre côté du plateau, on venait le trouver pour se faire arranger
les choses de famille, des choses qui vont pas, tu sais, tu me comprends, des
affaires entre frères, des fois, de ces partages où personne a son compte, ou bien
de ces filles qui…
Il s’arrêta et il resta muet, sans rire. Ça faisait drôle. Il se leva, il tremblait un
peu sur ses jambes d’avoir trop bu. Maintenant, sans son rire, il était comme une
pomme bien triste, toute ridée, toute seule au bout de la branche du pommier
tout nu au cœur de l’hiver. Il avait encore plus vilaine façon que Clarius, plus
vilaine façon que maman Philomène ; c’était le plus triste des trois. Il assura son
pas dans la paille avec ses bras en balancier et il sortit.
Eh bien, vous voyez, ce vieux valet, je le comprends, maintenant. Ce valet à
l’ancienne mode, peut-être un rouleur comme moi, qui avait, à la fin, trouvé sa
place, il était de la famille, plus que s’il en avait eu le sang et la chair.
Il sentait dur le mal de la famille. Ce qui perçait la viande des deux autres,
ça perçait la sienne du même coup.
Et pourtant, il n’était rien ; il était Saturnin.
On pouvait lui dite : “Saturnin, voilà ton compte, on n’a plus besoin de toi,
file.” Il n’était rien. Eh bien, quand il a vu qu’entre le vin et moi on allait arriver
à le faire parler, il s’est dressé, il a étendu ses bras en aile de pigeon et il est
parti.
Voilà comment je les aime, les hommes. Ah, il y en a bien encore quelques-
uns de ce genre par ici. Ça console des autres.
VI
De tout l’après-midi, bien sûr, il ne fallut plus penser à mettre la main sut
Saturnin. Il était là-bas – je le voyais – dans le fin fond du verger à regarder
dans la ramure des vieux arbres et, comme une fois je faisais mine d’y aller
aussi, il s’écarta vers la saulaie en marchant comme les canards.
Le grain, vous pensez bien, ça avait été trié et mesuré très vite, on avait à
peine foulé un jour, et, quant à faire autre chose, il n’y fallait pas compter. À
cette époque de l’année, toutes les heures c’est pour le blé ; alors, je restais là, à
regarder mon aire bien propre de goût d’artiste en fait d’aire, et souple au pied,
et dure aux épis, et puis sa rondeur juste et l’air heureux qu’elle avait avec son
poids de paille et de grain.
C’était réussi.
Je regardais aussi à quoi elle ressemblait dans le milieu de cette terre
méchante : à un bouquet.
Je regardais aussi la maison ; la maison en pierre, les murs et les tuiles, et le
bois des volets, et le bois des portes, tout cela bien joint, bien fermé sur l’air
noir du dedans et je ne pouvais pas arriver à comprendre pourquoi c’était si bien
fermé, pourquoi on avait mis cet air du dedans à l’abri de nos mains et de notre
œil.
Vers le soir, j’entends la clochette du mulet et je vois revenir l’attelage, au
pas, dans le chemin de la Douloire. On avait mis le bras du patron entre de
petites planches, comme qui dirait dans un cercueil.
— Mon garçon, dit la maîtresse, c’est toi, maintenant, qui vas mener la
maison. L’homme, à ce qu’on nous a fait promettre, ne doit plus toucher l’outil
d’un temps.
C’était bien un bras mort, enterré dans son cercueil, seulement, au lieu de le
mettre dans un trou, le patron le portait en bandoulière, voilà tout, mais, au
fond, c’était un bras mort.
Il l’avait compris, lui aussi, parce qu’en me jetant les guides, il me dit d’un
ton plus agréable :
— Tiens, garçon.

Voilà : pour la fille, j’en étais arrivé à me fixer sur cette chose-là : elle était
partie pour de bon et jamais plus rien d’heureux pour ces trois-là et pour l’autre
qui m’attendait.
C’était pitié de penser à ça, mais, comment faire ? À mon idée, et ; du mieux
que je pouvais pour me guérir de cette sacrée maladie qui me fait souffrir du
mal des autres, j’allais mener la Douloire tant que Clarius serait malade. Je
prendrais un jour – le plus tard possible – pour aller prévenir Albin, puis, je
reviendrais, je finirais mon ouvrage, et, quand le bras du patron serait redevenu
vivant, au petit bonheur la chance, on aviserait.
Vous voyez, ça n’était pas réjouissant.

Et alors, c’est à ce moment-là qu’il arrive une petite chose de rien du tout,
qui me bouleverse, qui me dit : “Amédée, oh, belle andouille !” et qui me laisse
tout trépignant avec l’espoir pendu à mon poing comme un chasseur qui a pris
le lièvre.
Voilà : un matin, j’entre dans la cuisine pour prendre le café. Ici, il faut
d’abord que je vous explique : quand je me levais, à l’aube, maman Philomène
dormait encore ; je descendais doucement, j’ouvrais la porte, les volets de la
cuisine, je préparais le petit bois pour le feu et je sortais à mon travail. Elle avait
aussi pris l’habitude, pour me remercier, de m’appeler, vers les sept heures, pour
me donner un bol de café chaud. Ce matin-là, donc, je rentre dans la cuisine –
c’est vrai qu’elle ne m’avait pas appelé – mais, c’était tellement réglé qu’à
l’heure ordinaire j’avais maintenant envie de café. Je rentre donc dans la
cuisine ; il n’y avait personne. Ça, qu’il n’y ait personne, je m’en suis seulement
aperçu au moment où j’étais en plein dedans et prêt à m’asseoir à la table. Et,
tout d’un coup, je vois une chose que, sans comprendre, de l’abord, la tête m’en
tourne comme une roue d’eau.
Là, sur le coin de la table, il y a la petite tasse de porcelaine bleue, la petite
tasse de jeune fille.
Elle vient de servir.
Il y a encore un peu de café au lait au fond avec comme des miettes de pain.
Je vous dis, la tête me tourne, sans comprendre ; le gros des réflexions, c’est
venu après, mais, sur le moment, ça a fait comme une porte qui s’ouvre devant
moi, une porte qui s’ouvrait sur quelque chose de foutrement large.
Je reste là à regarder la tasse et elle s’imprime bien dans mes yeux. Ah, oui,
ça, je peux le dire, je la vois encore, maintenant, telle qu’elle était.
Elle est là, toute seule, au coin de la table, comme une fleur. La table toute
vide, unie, avec, cependant, je me souviens, dans l’autre coin, une queue de
poireau. Vous voyez.
Une porte s’ouvre derrière moi : c’est la porte de la cave. Maman Philomène
en sort. Elle a à la main la soucoupe de la tasse et, dans la soucoupe, il 7 a un
quignon de pain.
On se comprend avec elle dans deux regards.
Le mien dit : “Qu’est-ce que c’est, qu’est-ce que c’est ?…”Et il va peut-être
crier cette chose dure qui s’est caillée d’un coup dans ma poitrine.
Mais le sien dit, très vite, très triste : “Rien, c’est rien, c’est comme ça, mais,
c’est rien.”
C’est étonnant, ce qu’on peut être menteur, au naturel !
— Ah, ton café, c’est vrai, dit maman Philomène.
— J’ai le temps, faites, que je réponds.
Pas plus.
Je lampe mon café tout bouillant à me faire peler la gargatière, sans y
penser, l’œil attaché sur la tasse bleue. Puis, maman Philomène vient, et, d’un
air de pas y toucher, elle ramasse doucement la tasse et elle la porte vers l’évier
en la cachant sous son tablier.
Pas plus, mais, quand je sors, j’ai toutes les cloches de Pâques dans la tête.
J’étais ce jour-là à vanner sous le hangar parce que le temps semblait vouloir
se mettre au mauvais. Et je commence un peu à vanner aussi cette idée de la
tasse.
Voyons : le patron ? Non, il déjeunait, à son habitude, par un quelque chose
de fort : des oignons sauvages et de l’anchois, ou de ce fromage en pot qu’à le
découvrir on se disait : “Tiens, on a marché dans le sale !” Ça ne pouvait pas être
lui ; il avait vraiment pas la gueule appropriée.
Maman Philomène, ça, c’était une autre histoire, et à examiner de près. Elle
buvait quelquefois le café et le lait en mélange dans un gros bol, c’est vrai,
comme un bain de pied, mais le fait était là : elle en buvait. Seulement, pour ce
matin particulier, ça faisait exception. Je veux dire : fallait aussi ne pas la
compter pour la tasse bleue parce que, pendant que je buvais mon café, elle
avait sorti son bol, fait sa trempette et déjeuné quasiment devant moi.
Bon pour ces deux.
Restait Saturnin. Ça, on m’aurait dit : “C’est Saturnin qui déjeune dans la
tasse bleue”, j’aurais répondu : “Non, et ta sœur ?” et soutenu mordicus jusqu’à
la dernière que ça ne pouvait pas aller ensemble, mais c’était trop délicat pour
en décider d’un seul coup avant de me lancer dans les suppositions qui étaient
devant moi, toutes prêtes, pas gaies, je vous assure, mais avec de petites feuilles
d’espoir.
Des fois, je me disais : “Et pourquoi pas lui, après tout ; si c’était sa tasse
désignée ?” Et d’autres fois, je me disais : “Tête de courge, tu voudrais pas,
quand même. Saturnin, la tasse bleue ? Alors pour toi, par exemple, c’est une
tasse en or qu’il faudrait !”
Je vous le fais long avec cette babiole de porcelaine mais, c’est que, c’est la
chose qui a déclenché toute la terminaison et que, entendez-moi bien, si ce
matin-là, j’avais attendu que maman Philomène me hèle pour le café, je serais
arrivé dans la cuisine quand la tasse fin proprette aurait été installée à nouveau
sur la planchette de l’évier et ça aurait fait du malheur pour quatre. Pour quatre ?
Qu’est-ce que je dis ? Du malheur pour cinq, pour cinq et demie, même pour six
et demie, en me comptant moi ! Alors, vous voyez !
C’est la demie qui vous intrigue ? Vous comprendrez tout à l’heure.

Saturnin arrive pour charrier les sacs de poussiers.


— Dis, que je lui fais, dans quoi tu déjeunes, toi, le matin ?
Ça le fait rire.
— Oui, dis un peu, qu’est-ce que tu prends, du café au lait dans une tasse ?
Il écoula sa rigolade jusqu’à la dernière goutte.
— Tu me vois, toi, avec du café au lait, qu’il répond à la fin. Mon garçon,
c’est une habitude de jeunesse : moi, je prends un verre de vin et une bonne
chique. Tu vois, tiens, ça fait bon estomac.
Andouille !
Andouille que je suis ! Et c’est ça qui m’avait arrêté tout le matin !
Donc, et ce que je vous dis, c’est un coup que ça s’est pensé, plus vite que je
le dis, donc : c’est pas Clarius, c’est pas Philomène ni Saturnin, ni moi…
La porte ouverte s’ouvre encore plus, c’est tout devant moi… C’est donc
qu’il y a en plus de nous quelqu’un d’autre à la Douloire.
C’est ça ! Et je revois l’œil de maman Philomène qui revient de la cave avec
sa soucoupe et son quignon de pain.
Angèle !
Elle est là, la fille.
Ah, j’allais en faire du beau !
Tant ce serait si, ayant tout quitté, j’étais monté penaud vers Albin.
Vous voyez à quoi ça tient !
Vous voyez à quoi ça tient, parfois !
D’autant que, maintenant, fin clair, ça faisait soleiller bien des points
obscurs : ça expliquait la bastide fermée et la bouche cousue de Saturnin.
Et, pour ce qui est du pourquoi de la chose, ça devenait facile à dire, du fait
que vous le savez aussi bien que moi : les gens d’ici sont très fins sur l’amour-
propre et la réputation. Une fille qui se dérobe, et encore avec un pignouf de ce
genre, ça fait parler, ça fait dresser les index.
On dit : “La fille à Barbaroux, tu sais…”
Quand elle disparaît pour tout de bon, encore, on reste avec son malheur,
seulement, c’est dedans, personne le voit ; mais, quand elle revient !
Bien sûr, c’est quand même la fille, et surtout pour la mère, et c’est toujours
bon, les caresses sur sa joue, mais… mais on dit : “Ce Barbaroux, les femmes en
font ce qu’elles veulent. Tu sais, sa fille, eh bien…”
Alors, ces hommes doux, ils sont tous comme ça : on prend le bras de la
fille, on le lui tord, on la bouscule, on la gifle, et d’un coup de pied au cul on la
lance dans une chambre. Un tour de clef et puis, on reste à se ronger les sangs
devant les verrous. Voilà.
C’est pas la première fois que je voyais ça.
Vous non plus, n’est-ce pas ?
Vous avez bien entendu dire qu’à Mane, à la ferme d’En-chau, le Séguirand
avait, de la sorte, cloîtré sa sœur. Lui mort, et enterré comme bien se doit, ne lui
connaissant personne de parent proche, sauf cette Clairette Séguirand, envolée,
disait-on, avec la jolie pomme de ses vingt ans aux joues, et sans savoir que
celle-là était à En-chau, verrouillée dans la chambre de derrière, on met la barre
à la porte et on s’en va. Vous connaissez En-chau ? Non ? Bon : c’est dans une
pente de la montagne vers Banon, dans un repli de terre, sous le poil des chênes
et des cyprès et, faut savoir que c’est là, pour le voir.
Passe deux ans, en passe trois, jusqu’à ce qu’un d’Aix, qui cherchait une
terre à chasseur loue En-chau pour un automne. Il s’installe là, à la garçonnière,
avec deux galavards des Pennes, de la mangeaille, et deux basses putes pour
remplacer sa femme. Ces chasses, c’est toujours comme ça, pour les messieurs.
Vous voyez le carnaval d’ici. Dans le mitan de la nuit, la viande saoule monte
l’escalier, eux débraillés, elles nues, et qui pissaient de rire à chaque marche. Or,
en poussant la porte de la chambre, la Clairette Séguirand s’allongea, toute
sèche, sur le plancher, décarcassée comme une pannerée d’osselets. Elle s’était
accrochée dans le bois de la porte avec ses onglons et là, morte de faim, elle
était restée.
Aux autres, ça leur a collé une descente de ventre pour six mois, un en est
resté muet qu’on dit. Ça serait risible.
Mais le plus malheureux, c’est que la fille avait fauté avec un petit pâtre de
Saumane qui pensait toujours à elle. Sachant ça, de rage d’avoir laissé mourir sa
bonne amie, à une portée de sonnaille de ses avé, il se pend, tout roide.
Les femmes, voyez-vous, ça complique beaucoup la vie.

Pour en revenir à notre affaire, me voilà donc avec la grosse nouvelle. L’air
en était devenu tout miel et la Douloire plus aimable de savoir sous sa coque de
pierre l’amande de cette Angèle. J’aurais voulu crier ça par-dessus la colline
pour que l’autre, là-haut, qui engrenait les porcs chez Esménard, laisse tomber
son malheur.
Ça me dure toute la matinée. À la soupe de midi je mâche en silence entre
Clarius qui grognait de son bras et le Saturnin qui avait des hoquets de rire sous
sa serviette. Et puis, je passe tout l’après-dîner à me dire en riotant : “Vieille
couenne, va, vieille couenne.”
Ça va bien le jour, mais la nuit les choses de la cervelle ont tout de suite plus
d’importance. Tourne-toi que je te tournerai, je sautais sur mon lit comme vif
sur la braise. Cette nuit-là, de guerre lasse j’ai fait tout le tour de la maison, de
la cuisine au grenier sur mes pieds mous, doucement, les bras étendus dans
l’ombre comme un crucifix. C’était partout le silence avec les rats.
Pas plus tôt rentré chez moi, le sommeil m’assomme comme un coup de
masse.
J’ai beau être fatigué, moi, les bords de mon sommeil, c’est cassant comme
du verre. Ce fut un bruit qui me réveilla, oh, très petit, il était mélangé dans les
soupirs de la vieille maison, mais il n’était pas là, d’habitude ; ou bien, de penser
à la chose ça m’avait rendu plus sensible. Enfin, de toute façon, ça me réveilla.
Ça semblait comme le geindre d’un nourrisson.
VII
Le jour où j’ai trouvé l’affaire de la tasse, on m’aurait dit : “Combien tu
paries que tu feras ce que tu veux faire ?” j’aurais parié le tonnerre de Dieu, cent
francs même ; mais dans les jours qui suivent, je suis beaucoup moins fier et,
des fois, je donnerais pas un pet de lapin sur ma chance.
C’était bien beau de dire : “La tasse a servi c’est qu’Angèle est là.” Oui,
mais, où, d’abord ?
Et puis, à quoi ça avançait ?
Et puis, est-ce que j’en étais sûr ? Les suppositions c’est toujours les
suppositions.
Et puis, ce qui plumait mon espoir comme un pigeon c’est que la Douloire,
c’était toujours la Douloire d’avant. D’évidence, il n’y avait pas la place pour
d’autre vie que celle du Clarius, de Saturnin, de maman Philomène et de moi.
On ne sentait pas la respiration d’autres gens, par là. Il n’y avait que le pas de
ces quatre dans les murs ; il n’y avait pas d’autre voix que les nôtres. Je pensais
bien de temps en temps à ce gémir de marmouset qu’il m’avait semblé entendre
de nuit. Mais quel rapport ça avait ? Il ne restait qu’une chose : la tasse bleue,
avec son fond de café au lait, et le quignon de pain sur la soucoupe. Mais, même
pour ça, la tasse n’avait plus bougé de son étagère et elle était là, propre depuis.
Alors ?…

Le temps, tout d’un coup, avait commencé à se salir vers le sud.


Tous les jours, c’étaient de longues haleinées de vent tiède à vomir et tout
chargé de nuages. Il y avait comme une barrière de fumée du côté de Valensole
et ça, ça voulait dire de la pluie.
Quand on s’arrêtait de travailler, on entendait de très loin, là-haut, sur le
plateau, venir des bruits de charrettes et des appels, et ça, ça voulait dire que,
même au calme, tout le mouvement de l’air était du sud au nord et ça laissait
prévoir de la grosse pluie, grosse et longue.
Ça commença une nuit, beaucoup plus haut que nous, dans la vallée de
l’Asse, vers Mézel, par un orage qui enflammait tout le ciel.
De chez nous, couché, on l’entendait, là-haut, qui écrasait la terre avec ses
gros pieds. Je me levai pour barrer le volet, je le collai contre le mur et je le
tenais d’une main, tout tressautant comme une aile d’oiseau. Pendant que je
cherchais la fermeture, un gros éclair souffla ; je vis les nuages qui venaient de
notre côté.
Le lendemain, la Durance monta sur le pré et elle était aussi, là-bas, dans le
bosquet de bouleaux ; on l’entendait gratter contre les arbres. Ça venait.
Jusque-là, c’était toujours pour nous du mauvais temps sec. Je dis à
Saturnin : “On va profiter de monter ces sacs de grains au grenier.” Il y en avait
vingt-sept. Une fois ça à l’abri, je fais mon tour d’inspection, j’amarre la
charrette sous le hangar et on est paré. Le lendemain, ça prend du côté de
Niozelles après avoir tourné sur Oraison. C’était en face de nous de l’autre bord.
Il faisait chaud comme devant un four. On happait, la bouche ouverte, de grands
morceaux d’air brûlant qui voulaient pas passer et ça vous donnait les trois
sueurs.
Ça descendait, là-bas sur Niozelles d’une façon pas ordinaire ; ça cachait la
colline dans une nuit et il y avait dans la plaine une grande barre noire qui
pendait du ciel et qui se promenait lourdement sur les champs.
Cette fois-là, il tomba sur la Douloire une poignée de grosses gouttes
blanches, larges et bruyantes comme des frelons. On se disait : “Ça va enfin
rafraîchir.” Ça mit dans l’air une braise de plus et, le soir, on n’eut pas le
courage de manger la soupe et je vidai, à moi seul, l’eau de la cruche qui était
comme du pissat d’âne.
On voulait la pluie : on l’eut.
Deux jours se passent où le ciel débarbouillé montre un peu sa joue bleue
fleurie d’un épi de soleil. Le mauvais semblait se pousser vers Lure et le haut
pays où ça grondait encore, mais loin.
Un après-midi, sur les trois heures, je me dis : “Tu vas pas faire le santon à
perpétuité”, et je monte dans le flanc du plateau pour aller chercher le faisceau
de tine.
Vous savez ce que c’est ? C’est un fagot de tiges d’asperges sauvages qu’on
met dans la cuve, devant la bonde, pour que le marc ne bouche pas le robinet.
Je dépasse à peine le premier rebord de terre que ça me fait comme un grand
froid noir sur l’échine.
Je lève l’œil. Il y avait dans le ciel cinq gros nuages lancés à fond de train et
c’était l’avant-garde. Ça avait encore un peu figure humaine, mais ce qui venait
derrière : la fin de tout, une confiture d’encre, sans forme ni rien, avec des
tressautements de tonnerre et un grand rire d’éclair qui montrait ses dents en
silence avant de bramer.
Je cavale en vitesse sur la pente et, tout d’un coup, j’entends la grande
averse qui court après moi.
C’est cette course qui nous a garantis du mal parce qu’elle m’a vite essoufflé
et que je suis resté dans le hangar. Si j’avais pu attraper la porte et rentrer dans
la Douloire, nous serions peut-être tous noyés à présent. Tous, vous
m’entendez ? Ça veut dire nous et les autres.
Donc, comme d’un coup de rein je m’esquive sous le hangar, à bout d’air et
la bouche ouverte, ça me rejoint et ça me dépasse. Ça, c’était l’orage, mais
l’orage tout massif, serré en bloc, épais comme un fleuve, un orage qu’on aurait
dit avoir des gestes d’homme.
Je vois un peuplier de la ferme se mettre à trembler tout droit, malgré le
vent, puis se tordre en pas de vis et partir en flèche dans le haut ciel ; les tuiles
du hangar s’envolaient comme des perdreaux. Il tombe des grêlons plus gros
que des œufs de poule.
En même temps que la grêle et que l’eau, c’était aussi un orage de feuilles ;
des centaines de kilos de feuilles de chênes arrachées au plateau passaient dans
l’air et des branches entières aussi qui venaient de plus de deux kilomètres.
Les éclairs fusaient de la terre comme des jets d’eau.
En face de la Douloire, dans le plateau, est une faille étroite qui débouche
sur la route à vingt mètres de la maison. Tout d’un coup, de ce côté-là, ça
gronde comme un tremblement de terre.
Je parais le nez. Ah, tonnerre de Dieu, si ça descendait là-dedans ! Je ne peux
pas vous dire, vous ne le croiriez pas. Il n’y a qu’une chose qui peut vous en
donner une idée : quand on a rearrangé la route, à cet endroit-là, on a été obligé
de creuser des tranchées dans la terre de trois mètres de profondeur pour trouver
le sol de la route qui, au fond, dormait comme un serpent mort.
Ça descendait : de la pierre, de la roche, de la terre, de l’eau enragée.
Sur le moment, je suis là comme déjà écrasé, et puis, le reste, je le fais sans
me rendre compte, d’un élan des nerfs.
Je me souviens juste de deux choses : d’abord, d’être au milieu de l’air avec
des fouets de pluie qui me font mal sur le dos et sur les flancs ; des grêles qui
écorchent mes joues, puis, de voir à travers le grillage de la pluie s’avancer sur
moi le torrent avec, devant, comme tambour-major, un gros rocher qui fait le
pitre en se roulant sur le ventre.
Après, un coup de tonnerre sec qui me fout au garde à vous, raide comme la
justice et un bruit doux de soie froissée.
C’était passé.
Il pleuvait encore fort, mais sans hâte. De chaque côté de la Douloire coulait
un fleuve de boue. Le rocher tambour-major était là, à deux mètres de moi,
coincé dans le flanc de notre tombereau. Ça partageait le torrent en deux. Il
coulait de chaque côté de nous avec des bruits de soie.
Il paraît que c’est moi qui avais roulé le tombereau devant la Douloire, entre
deux vieux mûriers qui avaient tenu le coup.

La nuit était venue d’un bloc.


Ils étaient là, dans la cuisine, sans souffler mot.
Saturnin ne riait pas.
Clarius tenait son bras.
Maman Philomène, têtue, restait, le front contre la vitre de la fenêtre pour
voir dehors.
Comme j’entrai, elle tourna les yeux vers moi. Dans le reflet de l’âtre, son
regard était rouge.
— Quelle saloperie, je dis, pour me donner contenance.
— Oui, répond la mère.
On reste comme ça dans le noir un moment, sans rien dire.
— En fait de saloperie, dit Clarius, tu es allée voir ?
— Moi ? que je demande.
— Non, pas toi, la mère.
Maman Philomène quitte sa vitre :
— J’y vais.
Je dis : “Si vous sortez, maîtresse, prenez méfiance, la cour est pleine de
branches arrachées.”
Pas de réponse, le bruit des savates, puis, j’entends s’ouvrir la porte de la
cave et maman Philomène qui descend, sans lumière, en tâtant l’ombre de son
pied de coton.
Un moment encore ; puis, la voix de la femme monte :
— Clarius, viens un peu.
Et celui-là tire la porte sur lui.
On n’était plus que tous les deux, Saturnin et moi ; des éclairs éclaboussaient
encore la fenêtre mais trop vite pour fendre cette encre qui emplissait la cuisine.
Il était donc par là-dedans, avec moi, quelque part, dans un coin. À tout hasard,
sans intention, je vous jure, seulement pour mettre un peu de vie dans cette nuit
qui était vraiment de trop, à la fin, je dis :
— Il doit y avoir de l’eau dans la cave.
Et j’entends près de moi le vieux qui dit, dans son rire pareil à du pleurer :
— Non, compagnon, non, avec moi, il n’y a rien à faire.
Il pensait à ça, lui aussi.
Alors, pour me mettre un peu à l’aise, et dans des choses saines, j’ouvre la
porte sur la pluie et je sors.
Et c’est ce soir-là que je l’ai vue.
Oui, c’est ce soir-là que, pour la première fois je l’ai vue, elle, celle qui était
comme une lampe dans la tête d’Albin : Angèle, la fille aux gestes justes, la
meneuse de chevaux, l’amande de la Douloire.
Elle avait dû beaucoup changer. Quand une pomme tombe du pommier, que
voulez-vous, les vers s’y mettent. Enfin, moi, je m’en étais fait une autre idée et
peut-être bien qu’elle avait été, une fois, pareille à cette idée.
Pourtant, elle eut un geste qui était bien d’elle, du temps des beaux jours.
Voilà : dehors, la pluie tombait comme une fine étoffe et le torrent ne coulait
plus contre le flanc de la Douloire. Je tourne derrière la maison ; tout de suite, je
vois dans l’ombre une raie d’or qui fendait le mur, une porte entrebâillée et de la
lumière derrière.
Il m’a fallu beaucoup de précaution pour marcher sans bruit dans le gravier.
J’ai dû enlever mon chapeau parce que, dessus, la pluie y jouait au tambour.
Et je les ai vus :
Clarius tenait la lanterne.
— Monte, disait maman Philomène, la figure penchée sur l’escalier.
J’entends un petit pas.
Il me semblait que le bruit de mon cœur grondait à des kilomètres autour de
moi comme un tonnerre.
— Attends, maman, dit la voix – sa voix qui me coupa l’haleine – j’ai peur
qu’il s’éveille.
— Nom de Dieu,… commença la grosse voix de Clarius.
— Chut, fit maman Philomène…
Et l’autre ferma la bouche.
Elle parut dans la raie d’or.
Oh, doucette des prés, elle tenait, sur son bras amolli comme une corbeille,
un enfantelet, tête ballante : le Jésus !
De la porte entrebâillée sur l’orage coulait une petite langue d’air frais.
Elle regarde avec sa colère de fille ce méchant air froid, puis, de sa main qui
est comme une feuille, elle couvre la petite tête sans cheveux.
VIII
À partir de ce moment-là, trois images sont peinturées dedans ma tête, telles
que, vivantes, et qui se mettent entre le pays et moi, si bien que je les vois quand
mon œil, pourtant, regarde l’arbre, l’herbe, la pomme ou le dos des collines.
Je vois l’Albin ; l’ombre de sa montagne est sur lui. L’Albin, avec sa
procession de joueurs d’harmonicas ; chargé de son village qu’il porte comme
un baluchon en le tenant par une poignée de son herbe grasse.
Je vois l’Angèle ; comme elle est ! Et puis, je vois le petit.
Il faut accorder tous ces gens-là ensemble. Je m’approche de maman
Philomène avant la soupe et j’y dis :
— Maîtresse, voilà la foulaison finie et le tout engrangé prêt à vendre. Il y a
quatre ou cinq jours qui servent à rien, laissez-les-moi ; j’ai de la famille et je
voudrais bien lui dire un petit bonjour.
Elle reste avec sa pincée de sel au-dessus de la soupe.
— C’est pas des mensonges ?
— Pas des mensonges, mais de vrai.
Et puis, je vous laisse tout ; je ne veux même pas que vous me régliez la
paie ; ça se fera de retour.
Et puis, aussi, je vous recommande : ne vendez rien avant que je sois là. Le
patron, c’est un bon homme mais il y a des choses à quoi il pense qui
l’empêchent de bien vendre. Je ferai les prix moi-même.
— Où ils sont, tes parents ?
— À Peyruis.
Elle lâche sa pincée de sel.
— Si c’est comme ça, ça va, mon garçon, tu peux profiter. Mais, retourne.
C’est moi qui te le demande. Depuis que tu es là, je revis.
— Bien le merci, maîtresse, je reviendrai.
— Et quand tu pars ?
— Demain matin.
Le lendemain, levée avant moi, elle m’avait préparé du lard, du pain et un
litre, tout ça enveloppé dans un grand foulard rouge.
Droit dans les yeux, je lui dis : “au revoir” et elle comprend que c’est bien
“au revoir” pas adieu, et elle sourit.
Bonne femme.
Des maîtresses comme ça, ça fait les bons valets. Ça fait les bonnes fermes,
aussi, quand rien se met à la traverse.

Je n’avais pas pris de sous sur moi pour pas être tenté de boire.
D’Oraison, au lieu de passer par le plan des Mées, je m’embranche sur La
Brillanne parce que la route est à l’ombrage et douce au pied. Au croisement de
la route de Forcalquier, je rencontre l’équipe à Casimir qui revenait de
Niozelles, sa louée finie et, ça, c’est des choses qui s’arrosent. Jusqu’après
dîner, je fais du “sur place” dans le “Café du Commerce” et c’est seulement vers
les cinq heures du soir que je les quitte.
L’Adolphe était sous la table à ronfler comme un porc ; deux dormaient sur
la banquette. Un jeunot pleurait ses trente francs qui étaient partis en apéritifs et
le Casimir avait commencé un petit poker des familles avec le type du garage
qui laissait corner les autos devant sa pompe à essence.
Bonne affaire !
Moi, j’avais un peu la bouche poivrée mais la tête libre.
Bien plus, il me semblait que ma tête était là-haut dans le ciel.
Je marchais comme un maire.
Malgré ça, après Lure, je commençais à sentir mes genoux et j’arrivais à
Peyruis sur les neuf heures du soir.
Ce que c’est que de boire, quand même !
Du village chez Esménard, c’est dans les trois kilomètres et par un mauvais
chemin.
Naturellement, ils étaient couchés.
Comme je mets le pied sur le champ, la chienne me vient aux mollets :
“Allons, Diane, que j’y fais, on reconnaît plus les amis ?” À ma voix, elle se
calme et saute après ma main. Bon, je pense, on t’a pas oublié.
Diane était seule, c’est donc que le gros Turc était à garder les moutons. Et,
comme je fais cette réflexion, je vois, là-haut, sur la pente de Ganagobie, le petit
fanal rouge d’Esménard.
Ah, le gaillard, toujours le même, toujours pas plus de souci pour sa femme.
Tant ç’aurait été si l’Albin n’avait pas eu sa charge. Avec un mâle de ce
genre on se méfie, d’habitude.
Ah, va, l’Esménard, il ne s’en faisait pas pour si peu : il sifflait son chien,
allumait son fanal, bourrait ses quatre pipes pour les avoir toutes prêtes et toutes
froides sous la main et, en avant, devant les moutons. Et maintenant, si vous
voulez vous frotter, vous deux, frottez, moi je m’en fous, je suis en bois d’arbre.
Je vais sous la fenêtre de la chambre – que je connais – j’appelle :
— Hé, Clorinde !
Elle paraît en chemise :
— C’est toi, Médée ? J’ai reconnu ta voix. Attends, que je passe mes bas ; je
vais t’ouvrir.

Je suis rentré dans son lit de bon cœur, je ne vous cache pas. C’était tiède et
doux. Ça me faisait drôle de me coucher dans des draps chauffés par une autre
viande et puis de sentir ces deux jambes dans les miennes.
C’est quelque chose, la femme, quand même !

Le matin, pendant qu’elle se peignait, elle me dit :


— Alors, c’est toi qui nous as envoyé l’homme ?
— Oui, c’est un camarade. Il fait l’affaire ?
— Viens le voir.
Je me lève, et, de derrière le rideau, j’aperçois mon Albin qui donnait aux
cochons.
Il était toujours le même : gros et noir. Il me faisait l’air d’être noir, quoique
toujours rasé et de peau plutôt blonde. Ça devait venir de sa tristesse.
— Ce qu’il a, qu’elle fait, c’est qu’il ne parle pas et qu’il ne donne pas plus
attention à moi que si j’étais de la pierre ou du nuage. Il passe sur vous sans
desserrer les dents et puis il a un calendrier et il barre tous les jours dessus, un
après l’autre.
— Oui, que je rigole, eh bien, c’est pour ça que je viens.
Je me mets devant lui comme il retourne des étableries. Il me regarde, il fait :
hé, puis il s’avance sur moi de son large pas et, tout de suite :
— Alors ? qu’il demande.
Je souris, et, chose extraordinaire, il sourit comme moi.
— Ça va.
— Ça va, comment, dis ?
— Ça va, eh bien, ça va, parce que ton Angèle, elle est à la Douloire, ma
vieille noix vomique, voilà.
Il reste comme une borne, mais, pendant cette petite pincée de secondes où il
est là, devant moi, immobile, je vois son mal qui glisse de lui comme un vieux
manteau, choit dans l’herbe, et le laisse net, clair comme un bel Albin de
l’Albinerie de Baumugnes qu’il était.
Ah, si l’Angèle l’avait vu, comme ça !
— Tu lui as parlé ?
— Ah, pour ça, écoute, que je te dise tout en plein. Devant que ça soit dit, ça
fera un moment ; allons à l’écarté du pré, sous les pommiers.
Ainsi, on s’asseoit à l’ourlet du champ, sur le talus du canal d’arrosage, les
pieds à l’ombre et la tête à l’air.
Bien sûr, ça n’était pas la peine de se soucier de Clorinde. S’il y avait eu
Esménard, passe encore, on aurait fait semblant de travailler, mais avec
Clorinde, à quoi ça servirait donc de coucher avec elle ?
Je lui explique tout.
Tout ? Non, pas bien tout, mais ma peine à trouver, et puis la découverte, et
que j’étais sûr, enfin.
— Alors, il dit, elle est comme ça enfermée tout le jour, toute la nuit, si bien
recluse qu’on ne la voit ni de l’aube ni du soir ? Faut que ce soit méchantes gens
son père et sa mère.
— Que non, peut-être pas précisément, mais c’est des gens pas habitués au
malheur, alors, ça y applique des remèdes de bonne femme, comme qui dirait…
Et puis…
— Et puis, quoi ?
— Eh bien, voilà, ça c’est une chose que j’ai gardée pour la fin, non pas
parce que c’est la meilleure, mon gars, les meilleures, on les dit tout de suite ;
non, mais parce que c’est la plus mauvaise à dire. Écoute : elle est retournée,
bien sûr, c’est le principal, mais faut pas oublier qu’entre-temps il y a eu le
Louis…
— Et après ?…
— Et que ce sont des choses qui comptent, ça ; et qui laissent des marques…
— Et après ?…
— Et après, et après… bien… elle a un petit, voilà.

Alors, c’est venu tout droit de Baumugnes, en droite ligne des beaux arbres
et de la belle glace qui connaissent pas le mal.
C’est venu, clair et franc, sans lie, sans arrière-pensée, comme un verre de
marc.
— Ça n’y fait rien, qu’il a dit.

Après ça, il a été question de partir, vous pensez bien. Et tout de suite, et
sans dîner, et comme ça. Mais, ça ne faisait pas si exactement mon affaire : un
peu de respiration, que diable ! D’autant que je reniflais vers la cuisine une
vague odeur de poulaille ; et puis… vous me comprenez. Je voulais dire au
revoir à Clorinde. Ça faisait bien six mois…
Pour cette affaire-là, elle était tout à fait maligne. Après, le dîner, je lui
cligne juste un petit mouvement de tête et la voilà qui monte à la chambre. Moi,
je me gênais d’Albin comme si ç’avait été une jeune pucelle, vous croyez pas,
ça ! Je chantonnais en faisant mon malin, tout en pensant : “Qu’est-ce que tu vas
bien lui dire pour qu’il ne comprenne pas ? Qu’est-ce qu’il va penser de toi de te
voir si porté ?…”
Enfin, je me décide :
— Un peu de sieste, garçon ? C’est loin, la Douloire.
Il était tout de même pas si nigaud.
— En fait de cochons… qu’il commence. Puis : “Un peu de sieste, oui, pour
toi” qu’il dit avec un grand rire blanc dans la figure.
C’était plus le même homme, je vous dis. Ça faisait plaisir à voir.
Vous pensez bien qu’elle et moi, on n’a pas dormi, c’était manière de dire.
Au bout d’un moment que j’étais à plat dos sur le lit, les bras croisés sous la
tête, au repos, je dis :
— Qu’est-ce que c’est que ça, Clorinde ?
Ça, c’était une musique de vent, ah, mais une musique toute bien savante
dans les belles choses de la terre et des arbres.
Ça sentait le champ de maïs ténébreux : de longues tiges et de larges feuilles.
Ça sentait la résine et le champignon et l’odeur de la mousse épaisse.
Ça sentait la pomme qui sèche.
— Ça, fait Clorinde, c’est lui, en bas, qui se désennuie en jouant de sa
musique. C’est comme ça tous les jours. C’est rudement beau.
Oui, c’était rudement beau.
Et ça poignait durement dans le milieu du ventre comme quand on vous dit
toute l’expression de la vérité bien en face.

Et, comme ça, vers les six heures, on est parti, l’Albin et moi.
Et puis, voilà la route aux platanes et le village ; et puis, voilà la route entre
Durance et Ganogobie, et, là-haut, dans le flanc de la colline, comme la nuit
vient, le fanal d’Esménard qui s’allume.
Nous, on va.
IX
On arriva dans les parages le lendemain matin, vers cinq heures.
Vous comprenez bien qu’il n’était pas question de faire entrer Albin à la
Douloire, avec moi, tout plan comme un homme attendu ; non, on avait calculé
la chose, tout en marchant, et voilà ce qu’on avait pensé : je connaissais dans le
vallon de Villedieu, sur la pente aubaine et toute au clair, dans comme un pré de
thym et de sarriette, une cabane de pierre, ronde et pointue comme un pain de
sucre. On l’appelait d’ailleurs le “Pain de sucre” ou encore “La Tour de Pierre-
le-Brave” Ça servait de bergerie, parfois. On y monterait.
On y monte.
Ça faisait tout à fait l’affaire. C’était solide, plus vieux que Barabbas, en
pierre sèche, noir comme un four, mais ce qu’il fallait exactement pour un
homme dans les dispositions de mon gars.
D’ailleurs, il avait senti ça tout de suite.
On pend les musettes, on arrange la literie, on nettoie le foyer et on flambe,
en bienvenue, une grosse branche de pin.
L’odeur de la résine et aussi la graisse d’une andouillette qui crachotait sur
les braises, ça faisait matin de fête, et puis, le soleil monté vint sur le pas de la
porte comme un pigeon doré. Des oiseaux giclaient de tous les buissons.
La belle vie !

— Voyons un peu qu’il dit, Albin, où elle est, cette Douloire ?


Je lui pointai mon doigt vers cette petite crotte de ferme, encore toute
emmaillotée de brouillard.
Il la regarda un long moment et sa narine bougea comme font les chiens qui
prennent le pied.
Il dit :
— Alors, comme ça, elle est murée là-dedans, à pas respirer de bon air de
fleur, à pas sentir le vent dans ses jambes ? Elle ne voit donc jamais le soleil sur
sa peau ? C’est mauvais…
Puis, l’andouillette tomba dans la braise et il fallut la retirer en se brûlant les
doigts, puis on déjeuna en face du soleil, dans le bon vent.

Je passai cette journée avec lui. Il avait bien le temps d’être seul, d’ici-là que
la chose soit au point.
L’après-midi, une fois la brume levée, on commença à voir le pays et la
garce de Durance en train de manger les terres. On entendait d’ici le grignotis
de ses dents.
La Douloire était là ; dans le fond de la vallée, on apercevait Marigrate,
rouge de ses tuiles neuves, toute ornée, toute pareille à une fille de riche qui va
au marché.
Là-bas, il n’y avait plus la poussière des tarares. Les gars étaient partis ; on
restait plus que nous deux, l’Albin et moi sur cette terre ; nous deux à guetter la
Douloire et son amande.
— Voilà, qu’il dit : ce qu’il faut, c’est apprendre où elle est et comment elle
y vit, et si elle est bien, et si elle ne manque de rien.
Il me vint en mémoire la tasse bleue.
— Elle manque de rien, que j’y fais, c’est sûr.
— Donc, lui parler, si on peut, qu’il faut.
Cette fois, il ajouta :
— Je suis bien décidé à pas rester dans l’ombre des saules. C’est du malheur
pour tous que ça ferait.
Vint la nuit et je lui dis :
— Joue un peu de ta musique, comme là-haut, à Peyruis…
Il dit :
— Non, avec son air de : “C’est pas la peine…” et on mangea l’andouillette.
Il se réveilla une fois. Il demanda :
— Tu dors ?
Je dis non ; je ne dormais pas.
De penser à tout ce qu’il y avait à faire pour lui donner son Angèle, ça me
tenait éveillé.
Il continua :
— Il faudra lui dire que, moi, c’est de longtemps… avant l’autre… que
j’étais sous l’ombre des saules. C’est ça, l’affaire.

Et, le matin levé, je m’en allai.


— Ah, voilà notre homme ! fait maman Philomène. Allez, garçon, prends ton
café avec la goutte, pour le retour.
C’est comme ça qu’elle était, cette femme.
Mais, comme je lampais à petites clappées le verre de goutte, en train de
sentir son chaud dans mon dos, Clarius entre.
Je vois tout de suite que ça va mal.
— Il a fini le monsieur ? qu’il dit sans me regarder.
Je ne savais pas quoi faire. Je suis pas habitué à être bousculé, moi. Quand
ça arrive, ça arrive une fois et pas plus, soit que j’y mette mon poing sur la
gueule, soit, de toute façon, je fais mon paquet et, bonsoir. C’est pour ça que j’ai
pas l’habitude. Mais ici…
Je ne réponds pas ; je pose le verre.
Il se tourne de mon côté :
— Oui, il a fini le monsieur ? Parce que, autrement, il faudrait pas se gêner.
S’il avait encore besoin de promenade, on pourrait lui prêter le cheval et lui
donner de l’argent de poche, hé ?
— C’est pour moi que vous dites ça, patron ?
— Non, pour le pape. Alors, toi, tu t’imagines que ça va durer ? On te paie
pas pour aller faire la rosse. Et puis, quand tu as quelque chose à demander,
c’est à moi, c’est à moi, tu entends qu’il faut demander. De patron, il y en a
qu’un ici, c’est moi. On demande pas aux femmes.
Maman Philomène était toute coite, petite dans son fichu, une assiette à la
main ; l’assiette tremblait. Je dis :
— Ne vous fâchez pas, patron, mais j’ai cru…
Il marchait à travers la cuisine et tenait son bras en écharpe.
Il vient sur moi :
— Tu as cru… quoi ? Dis-le ; qu’est-ce que tu as cru, qu’est-ce qu’on t’a dit,
qu’est-ce que tu as cru ? Tu as cru que c’étaient les femmes qui commandaient
ici ? Ah, tu as cru ça, toi ? Ah bien, tonnerre de Dieu, je vais te montrer que c’est
pas les femmes, c’est moi, moi, le patron : Clarius Barbaroux, pas un autre. Moi,
je fais ce que je veux, ce que je veux, tu entends ?…
J’en étais gonflé de tout ça.

Je sors. Comme je ferme la porte sur moi, j’entends la petite voix tremblante
mais têtue de maman Philomène :
— Clarius, je te connais plus ; c’est plus ça, toi ; tu fais tort à ta raison, tu fais
tort à ton bon sens, Clarius !

Cet homme-là, voyez-vous, c’était comme une gale qui le rongeait à des
endroits qu’il ne pouvait pas gratter seul. Pendant que j’étais à Peyruis, tout le
monde avait dû en prendre pour son grade.
Saturnin aussi.
Le pauvre vieux marchait à côté de la charrue, saoul d’aller dans les mottes
grasses. Il en avait sa pleine mesure : malgré ça, il tirait quand même le mulet.
La pièce de terre où nous étions se courbait comme un fer de faucille ; elle
cachait sa pointe là-bas, dans une saulaie. À l’abri des feuillages, je freine
l’araire et je dis à Saturnin :
— Repose-toi, mon vieux.
La sueur fumait autour du mulet.
Il s’en venait tout le long de Durance un air d’Alpe, franc de lame comme
un rasoir.
Mon Saturnin (et ça, je l’ai apprécié tout de suite), mon Saturnin tombe la
veste et couvre le mulet.
— Si des lois il prenait froid, qu’il dit, comme tout honteux de la chose.
Je reste un moment sans parler, puis je dis :
— Et toi, si tu prenais froid, des fois ?
Il a son petit rire en bruit de fagot.
— Moi, qu’il dit, si je me pose là, au beau courant d’air, je le veux bien,
c’est de mon vouloir, mais la bête, c’est tout niais, sans bras devant le mal.
Alors si c’est pas un peu nous qui prenons sa défense, qui ça sera ?
Et puis après, comme il venait de se trémousser dans un long frisson, il dit
encore, peut-être pour que je réponde oui :
— Ce que c’est couillon, un homme !

Et ça, ça m’expliqua un peu pourquoi il pouvait rire, à la Douloire, lui seul,


de son rire où il n’y avait pas de contentement, mais comme un bruit de
branches mortes.

Tout bel et bon ce fut pendant six jours, un “cours après” avec la cachette
d’Angèle.
Ça avait été entendu, l’Albin et moi, de rechercher l’endroit de la prison,
pour ainsi dire ; puis une fois ça sous la main, de lui parler la bonne parole et de
lui dire qu’il y avait un homme qui l’aimait. Comme c’était facile ! Fallait
l’Albin avec sa tête à l’envers pour avoir combiné ça. Le plus est que je ne
trouvais pas mieux et que, jour après jour, à sonder de l’œil et de l’oreille les
murs de la Douloire, sans résultat, à s’imaginer que, pourtant, de pure vérité, il y
avait là-dessous Angèle qui étouffait, ça me faisait venir les quatre sueurs à moi-
même.
Ça devenait une affaire personnelle.
Quand je mangeais en bas, dans la cuisine, et que le Clarius était un peu
tranquille (on était aux beaux jours roux d’automne) je regardais, chaque midi,
un petit épi de soleil qui, d’entre les rideaux, s’en venait farauder sur le nickel
de la machine à coudre.
Je me disais : “Qui sait ce qu’elle mange, elle” ; et, “elle ne peut pas jouer
des yeux avec ce petit coucou de soleil qui picore les murs” et “t’as pas bien
regardé le petit chambron au fond du couloir ; c’est peut-être là.”
Sitôt fini, vous pensez bien, je me coulais dans l’escalier, à la douce, et
j’allais au chambron. Rien !
Si la maman Philomène me donnait le bon café du matin, j’avais envie de lui
dire, d’autant que la tasse de terre bleue n’avait plus l’air de bouger : “Vous lui
en portez au moins, à votre fille, de ce café ?”
Et puis, je pensais au niston, ce petit voyou de roupilleur qui dormait sur sa
maman la nuit de l’orage.
Ça, c’était toujours le soir, après le souper. Saturnin rotait, restait un moment
tranquille, puis riait sous sa barbe, puis recommençait le rot, le silence et le rire,
comme une horloge. Clarius mettait son coude sain sur la table, la tête dans sa
main et il restait là à regarder, semblait-il, ses doigts violets sortir de son
pansement et, au vrai, à tâter le mal de son cœur et à le voir de plus en plus
malade. La maman tricotait une énorme chaussette – d’homme – qui était
toujours au même point.
Et moi, je me disais :
— Bande d’andouilles ! Est-ce que ça ne serait pas plus brave d’avoir là la
fille qui irait d’un côté et de l’autre, peut-être une chanson aux dents ? Ça serait
pas plus brave, toi, la mère, d’avoir le niston dans ton tablier : un plein tablier de
viande chaude, de rires, de cris, et de pissarotte ? Toi, le Clarius, ça serait plus
brave de faire esclaffer le petit en lui sifflant entre les fesses et de te dire : “C’est
le petit de ma fille ; elle a fait ça, ma fille ; c’est une brave fille” et d’oublier
qu’elle l’avait pas fait seule. Bande d’andouilles !
Quand le Saturnin avait fini de roter, il pouvait plus tenir son rire et il allait
dehors finir en plein. Le patron allumait sa bougie et, sans bonsoir, montait se
coucher. Moi, ça n’aurait pas été convenable de rester seul avec la maîtresse. Je
montais sur les talons de Clarius. Et maman Philomène continuait un moment à
tricoter dans la grande cuisine, seule avec le bruit de ses aiguilles. Puis,
j’entendais son pas dans l’escalier de bois, la porte de la chambre qui grinçait,
se fermait.
Alors, la maison délivrée s’étirait dans l’ombre en faisant craquer ses
jointures et, au bout d’un moment, suintait d’un coin que j’aurais voulu
connaître le miaulement imperceptible du marmot.

C’était devenu, je vous dis, une affaire personnelle. Ça me faisait mal, à


moi…
Six jours comme ça, à chercher, et six jours pendant lesquels, à pas de chat,
du grenier à la cave, j’avais ouvert toutes les portes et reniflé dans l’ombre de
toutes les chambres.
Il m’arrivait de rester là, dans le noir, sans bouger, sans souffler, de longs
moments, parce qu’il m’avait semblé entendre…
Rien. C’était chaque fois le silence des murs et la petite odeur de moisi qui
coulait du crépi humide.
Notamment un après-midi j’eus la maison à moi seul, pour un quart d’heure,
maman Philomène étant à la vigne, et le patron, et Saturnin, et moi aussi, mais
moi, esquivé sous le prétexte d’un besoin ; et je restais tout ce temps devant une
porte sans oser l’ouvrir parce que, derrière, tapait comme un petit bruit de
langue qui tète.
— C’est elle !
Mais, entrer, comme ça, d’autorité, ça va la tuer, cette petite !
Le restant du jour, je le passai à me répéter : “C’est elle, c’est enfin elle !”
Le soir venu, je prends sur moi de pousser la porte : c’était la resserre à
l’huile et, dans une jarre, un gros rat s’était noyé. J’en devenais fou et, comme
on est vite injuste, j’accusais Angèle. Je me disais : “Alors elle ne lui chante
donc jamais à son petit ? Elle ne sait pas que les mères, ça fait du lait et des
chansons tout à la fois, pour le manger de la bouche et le manger de la cervelle ?
Ça sera donc un petit qui ne saura de la vie que les mauvais bruits, les bruits
durs ? Il n’aura pas sous sa tête ces chansons de la mère qui sont comme des
fruits et que moi, tout malheureux que je suis, j’ai encore bien frais, et bien
ronds, et bien juteux ?”
Six jours comme ça !
Et puis, le sixième, tout marri, je mets dans la poche un bout de lard et du
pain et je monte à la tour de Pierre-le-Brave. Censément, j’allais tailler des
pieux à vigne, mais je montais vers l’Albin.
Il m’écouta comme je lui disais ce que je vous dis, sans broncher, les yeux
fixés sur la Douloire.
Il m’avait demandé le tabac et il fumait sa cigarette sans rien d’autre de
vivant que ses joues qui pompaient la fumée et le rond de sa bouche qui la
soufflait. Et maintenant, tout passionné de ma recherche, je lui disais mon
malheur (c’en était un véritable) et lui, il était à m’écouter sans broncher,
comme si ça ne le regardait pas ou comme si j’avais été un arbre ; sans
importance.
— Allons, compagnon, qu’il dit enfin, je vois, je vois. Il faudra que ce soit
moi qui parle.
Je le regardai tout ébahi.
— T’as pas entendu, donc, garçon ? C’est bien la peine ! Puisque je te dis
qu’elle est comme morte et enterrée et sans qu’on sache où. Puisque je te dis
qu’elle est effacée de dessus la terre comme si elle n’avait jamais été.
Il demanda :
— S’agit de savoir, toi, si tu crois qu’elle est encore à la Douloire ou bien,
des fois, si tu crois qu’ils l’ont fait partir pour ailleurs ?
Ça ne m’était jamais venu à l’idée seulement.
— Non, elle est là, j’en mettrais la tête à couper. Elle est dans ces murs-là,
ça se sent, ça se voit à leur figure, ça se voit dans les yeux de la maman
Philomène. Elle est là.
— Alors (il y avait dans sa voix un petit peu de joie comme une clochette)
alors, je te dis, compagnon, il faut que ça soit moi qui lui parle.
Il mit la main à la poche.
— Parce que, tu ne sais pas mais tu vas savoir.
Il avait tiré de sa poche deux choses de fer qui tintaient dans sa main.
— Voilà : celle-là, c’est pour l’amusette.
Il dressa en face de mes yeux une de ces musiques à bouche qu’on achète
dans les foires : du fer et du bois.
— C’est pour l’amusette et pour le calmant du cœur et ça suffit quand je me
joue pour moi, parce que je sais déjà, et que ça tombe sur un morceau de mon
cœur qui est sensible comme un œil malade. L’autre, c’est pour le sérieux et
pour la guérison de l’homme.
Il tenait dans l’allongement de ses doigts une chose qui était un peu pareille
à une règle de fer courte et épaisse. À mieux regarder c’était percé de trous
comme un nid de guêpes, et, sur le bord de ces trous, c’était plus luisant que de
l’argent.
— … pour la guérison de l’homme et de la femme, et des filles de la terre.
Pour la guérison de tous ceux qui sont de la terre, ceux qui ont de l’herbe
dans le sang, de grandes poitrines en prairies et en vergers, des bras comme la
branche des chênes, la peau comme de l’écorce d’arbre, et le chatouillis du vent
dessus.
Compagnon, celui qui a tété le lait de la terre, celui-là, même s’il n’a sucé
qu’une goutte, même s’il a senti seulement ce lait sur ses lèvres et puis, après, il
l’a craché, celui-là, je te le dis, je viens et je le guéris.
Je regardais le nid de guêpes.
— Qu’est-ce que c’est, ça ?
— C’est du vieux fer ; cet endroit qui luit, tu vois, sur les trous, c’est un
endroit où le vieux fer bien dur a été usé par la peau de la bouche.
Et, ça s’est usé parce que, en même temps qu’avec sa bouche, l’homme
frottait là-dessus avec son cœur, bien plus dur que le vieux fer.
C’est la “monica de Baumugnes”, la monica du brûleur de loups qui a été le
père du grand-père de mon grand-père. Celle que je t’ai montrée en premier,
celle qui est de bois et de fer mou, c’est la monica des jeunes d’à présent, la
monica des foires.
Tandis que celle-là !
Ah ! si tu jouais avec elle à la foire, on te dirait : “Tas pas fini de nous
emmerder ?”
Seulement, voilà : le lendemain, les marchands sont partis ; il n’y a plus que
la paille des déballages ; des pommes d’amour qu’on a jetées parce qu’elles sont
pourries.
Alors, le vin est bu, et, le vin bu, tu le sais, c’est amer.
Alors, les soucis sont là et, tu le sais, les soucis, c’est amer aussi.
Alors, tout ce qui est amer t’a attendu, et c’est là, en travers de ton chemin.
Et la monica de fer-blanc, c’est cataplasme sur jambe de bois.
Alors compagnon, l’autre, l’ancienne, la née du malheur s’avance, et, c’est
fini !

Franchement, lui qui parlait de se saouler, il était comme saoul.


Il criait ça tout fort, dans la colline où il n’y avait personne – heureusement
– que nous deux et la nuit venue.
Je regardais le vieil harmonica.
Il était là, lourd et dur, dans la main d’Albin.
Je ne sais pas combien de temps je suis resté à regarder le vieux fer troué
peser dans la paume d’Albin, je ne sais pas ; je ne sais pas non plus si ce fut un
effet de la voix que je venais d’entendre ou de cette nuit parfumée et un peu
froide et qui nous léchait de sa langue râpeuse comme une mère chatte ; je ne
sais pas…
Mais, je peux vous dire : là, j’ai vu, tout clair, que nous avions déjà Angèle
dans la main.
X
Il m’avait dit : “Maintenant, la nuit est mûre vers les huit heures du soir” et
je lui avais répondu : “Oui, mais il y a encore un peu de lune.”
Il avait dit aussi : “Je passerai par cette barrière de cyprès, là, puis le long du
ruisseau.”
Et ce chemin devait le mener en tête du pré, derrière la maison.
Il était neuf heures. J’étais à la fenêtre de ma chambre à regarder les cyprès
et le champ d’herbe sous la jeune lune.
Il y en avait juste un peu de lune et c’était pendu sous le ciel comme une
poussière, à croire que tout le troupeau des étoiles piétinait dans du sable blanc.
À l’habitude, Clarius était couché et maman Philomène aussi et ça faisait
déjà un moment qu’ils étaient couchés parce que j’entendais ronfler dans leur
chambre. Pour moi, j’avais éteint ma chandelle, et, dans le noir, j’avais
doucement ouvert la fenêtre et je m’étais accoudé au bord de la nuit.
J’étais tout habillé, sauf les souliers, parce que c’était plus commode de
marcher pieds nus pour aller écouter le sommeil du patron ; mais j’avais mis les
souliers à côté de moi, sur une chaise, prêts à être enfilés au cas où il aurait fallu
descendre pour aider l’Albin.
C’était vraiment une belle nuit ; on entendait ronronner la Durance.
En face de moi, au commencement du pré, il y avait ce qu’on appelait la
glacière et qui était, à proprement dire, un silo, un vieux silo. Ça avait l’aspect
d’un petit mamelon rond, couvert d’herbes mais il y avait dans le flanc une
porte. Dans les premiers temps, j’avais regardé dedans ; c’était propre et bien
sec, tout dallé, tout tapissé de grosses pierres carrées, bien franches ; un peu
tiède quand l’air était vif et sacrément froid en plein août. Ça devait être fameux
pour garder le grain. Depuis je ne sais pas pourquoi on avait fermé la porte.
Je regardais cette glacière quand j’ai vu l’Albin venir. Oh, ça se voyait à
peine, mais, vous savez, quand on attend et qu’on est prévenu, la moindre des
choses vous guide. Le patron ronflait toujours. Devant la porte du silo, il y avait
un figuier au tronc courbé comme un banc.
C’est là qu’il a dû s’asseoir et il se peut que la chose n’ait commencé que
longtemps après ; il est peut-être resté quelque temps muet, à regarder cette
Douloire en pierre, la robe de sa bonne amie ; la robe et le corsage, et si lourd
que la bonne amie étouffait dessous. Et, même, à y réfléchir, ça a dû être comme
ça ; il a dû arriver là, en face de la ferme et s’asseoir sur le tronc courbé du
figuier, et moi je l’avais perdu dans le feuillage de l’arbre et aussi dans le
feuillage de la pensée parce que, la nuit, c’est toujours un peu câlin ; et puis,
d’un coup, j’ai reçu la chose en travers de la figure.
Ah, je dis bien : en travers de la figure, parce que ça m’a fait l’effet d’un
coup de pierre.
Il appelait ça parler à Angèle !
Certes, d’un côté, ça pouvait s’appeler comme ça, mais, au lieu de mots,
c’étaient les choses elles-mêmes qu’il vous jetait dessus.
D’abord, ce fut comme un grand morceau de pays forestier arraché tout
vivant, avec la terre, toute la chevelure des racines de sapins, les mousses,
l’odeur des écorces ; une longue source blanche s’en égouttait au passage
comme une queue de comète. Ça vient sur moi, ça me couvre de couleur, de
fleurance et de bruits et ça fond dans la nuit sur ma droite.
Y avait de quoi vous couper l’haleine !
Alors, j’entends quelque chose comme vous diriez le vent de la montagne
ou, plutôt, la voix de la montagne, le vol des perdrix, l’appel du berger et le
ronflement des hautes herbes des pâtures qui se baissent et se relèvent toutes
ensemble, sous le vent.
Après, c’est comme un calme, le bruit d’un pas sur un chemin : et pan, et
pan ; un pas long et lent qui monte et chante sur des pierres, et, le long de ce pas,
des mouvements de haie et des clochettes qui viennent comme à sa rencontre.
Ça s’anime, ça se resserre, ça fuse en gerbes d’odeur et de son, et ça
s’épanouit : abois de chien, porte qui claque, foule qui court, porc, gros canard
qui patouille la boue avec sa main jaune. Tout un village passe dans la nuit. J’ai
le temps d’entendre un seau qui tinte sur le parquet, une poulie, un char, une
femme qui appelle ; j’ai le temps de voir une petite fille comme une pomme, une
femme les mains aux hanches, un homme blond, et ça s’efface.
Tout ça, c’était pur !
Là, il faut que je m’arrête et que je vous dise bien, parce que c’est ça qui
faisait la force de toute la musique, combien on avait entassé de choses pures là-
dedans.
Ce qui frappait, ce qui ravissait la volonté de bouger bras et jambes, et qui
gonflait votre respiration, c’était la pureté.
C’était une eau pure et froide et que le gosier ne s’arrêtait pas de vouloir et
d’avaler ; on en était tout tremblant ; on était à la fois dans une fleur et on avait
une fleur dans soi, comme une abeille saoule qui se roule au fond d’une fleur.
Le plus fort, c’est que c’était dit avec nos mots et de notre manière à nous.
Moi, vous savez, c’est pas pour dire, mais j’ai entendu déjà pas mal de
musique et même, une fois, la musique des tramways qui est venue donner un
concert à Peyruis pour la fête. J’avais payé une chaise trente sous ; c’est vrai
qu’avec ça j’avais droit à un café. Y avait, pas loin de moi, la femme du notaire
et la nièce du greffier ; et tout le temps, ç’a été des : “oh, ça, que c’est beau !”,
“oh, ma chère, cette fantaisie de clarinette !” Moi, j’écoutais un petit bruit dans
les platanes, très curieux et que je trouvais doux : c’était une feuille sèche qui
tremblait au milieu du vent.
La grosse caisse en mettait à tours de bras. Alors, je suis parti sans profiter
de ma chaise et de mon café pour mieux entendre ce qu’elle disait, cette feuille.
Ça vient de ce qu’on n’a pas d’instruction ; que voulez-vous qu’on y fasse ?
Cette feuille-là, elle me disait plus à moi que tous les autres en train de faire les
acrobates autour d’une clarinette.
C’est comme ça.
Eh bien, la musique d’Albin, elle était cette musique de feuilles de platane,
et ça vous enlevait le cœur.
Savez-vous ce que je peux vous dire encore pour vous faire comprendre
comment du mitan de la nuit étaient nées, vivantes, ces images ? Eh bien, voilà :
je ne sais pas si ça vous est jamais arrivé, mais, pour moi, chaque fois, ça me
produit le même effet : c’était comme quand on apporte dans une chambre une
corbeille de champignons.
Rien que l’odeur, d’un coup, ça renverse les murs et je suis dans la forêt
avec la pluie dans les feuilles ; j’entends la pluie, je vois les arbres ; j’étendrais
la main, sûr, je toucherais le corps d’un chêne. Eh bien ça, c’était pareil.
Il avait trouvé ça, cet homme !
J’allai pieds nus jusqu’à la porte ; j’écoutai dans le couloir. Le ronflement de
Clarius s’était arrêté et, comme j’étais là à respirer vite, dans ma peur de voir
arriver le patron avec sa chandelle, la musique tomba.
Un long moment avec rien que le silence.
Doucement, dans les régions de la nuit où venait de danser la force
lumineuse d’Albin, une masse sombre monta : c’était la Douloire qui regroupait
ses murs, qui recollait son grand corps mauvais aux murs de prison et, quand je
revins vers la fenêtre, elle était revenue tout entière dure, immobile.
C’était la Douloire.
Albin n’était plus assis sur la branche courbe du figuier.
Au café, maman Philomène tourne vers moi son vieux visage :
— C’est toi qui jouais cette nuit ? dit-elle.
Si elle me l’avait demandé d’autre façon, je ne sais pas ce que j’aurais
répondu, mais, là, c’est elle qui me disait la réponse.
— Oui, je dis.
— De quoi ?
— De l’harmonica !
— On dirait pas. C’est donc l’harmonica qui fait ce son ?
— Bien sûr.
— Ce son qui ronfle ? Ce son qui pleure ? Aussi celui qui semble le gémir
des innocents et l’autre qu’on dirait le chœur de l’église ?
— Bien sûr.
— Ce doit être bien difficile !
J’étais embêté. Moi, au fond, j’aime pas me vanter, mais, là, je ne pouvais
pas aller contre, fallait durer.
— Oh, non, je dis, on souffle, et puis, et puis… voilà.
Elle reste un moment à me regarder et sa lèvre fait deux ou trois fois le
mouvement de parler ; elle ne dit rien et puis, enfin, elle se décide, mais ça n’a
pas l’air d’être bien exactement le fond de sa pensée.
— C’est que tu dois avoir le cœur bon et blanc.
Je vous répète : ce n’était pas exactement le fond de sa pensée ; c’était venu
comme ça, sur sa lèvre, mais elle pensait encore autre chose en surplus ; ça se
voyait.

À midi, le Clarius pousse son assiette et fait le monologue. Moi, bouche


cousue ; c’était pas la peine de l’énerver.
— Il paraît que c’est toi qui musiquais ?
—…
— Manquait plus que ça.
—…
— Pour une fois ça passe, mais, si tu travaillais le jour tu penserais moins à
nous corner au moment de dormir.
C’est pas un bastringue ici, tu entends ?
— … et puis, ce que tu joues, ça fait mal.
Saturnin, aux premiers mots, avait arrêté sa cuiller ; moi, j’allais comme si
rien n’était. Le Clarius commence à manger, le Saturnin s’y remet aussi et je
remarquais qu’il ne riait pas autant que les autres jours ; à peine deux ou trois
esclaffades dans la serviette. À la sortie, il me hèle.
— Hé, là, où tu vas, l’artiste ?
— Tu le sais bien.
C’était seulement pour m’arrêter. Il s’approche et, après un regard autour
pour nous voir seuls :
— Où tu as appris à jouer comme ça ? qu’il demande.

Sacré garçon !
Fils de… fils de… j’allais dire : fils de pute, mais, dans mon genre c’est
censément un éloge que je voulais dire ; ainsi, il avait touché de main sûre la
Douloire tout entière.
Non pas seulement moi qui le guettais par le fénestron, mais aussi, et de jet
aussi juste, ceux du dedans des murs, ceux sans yeux, ceux que la chose avait
tirés de leur sommeil pour les lancer dans le grand méli-mélo de leurs
souvenances.
Et la Douloire accusait le coup.
C’était bon signe et c’était mauvais signe : selon.
Ça ne disait rien où on puisse se guider pour la suite. Ça avait touché, sûr et
certain, et voilà tout.
Après ça, tous les trois, ce fut comme si on leur avait coupé la langue.
Le train-train ordinaire de la Douloire, avec ses bruits de poules, mais, de
voix d’homme… pas.
Ils allaient, ils venaient, sans rien dire. Ils avaient à côté d’eux un
compagnon qui parlait, lui, mais rien que pour eux, en leur particulier.
La maman donna à manger aux pigeons sans appeler : petits, petits ; elle
jetait les graines comme ça, de loin, d’ailleurs.

Savoir s’il retournerait ?…


À tout hasard, l’heure venue, je me plante pieds nus devant la fenêtre.
Cette nuit-là, il y avait dehors une petite pluie de peu : donc, de l’encre, et
les feuilles faisaient du bruit comme une robe de faille.
C’est pour ça que je ne le vis pas venir et c’est pour ça que je ne distinguai
pas le moment juste où sa musique commença ; mais, tout d’un coup, elle sauta
hors de la pluie et je sus qu’il était là.
Vous dire, c’est difficile, je ne peux pas. Ce sont des choses que, quand j’y
pense, je suis là pour me bousculer comme un bègue : “Eh, si tu ne peux pas le
parler, siffle-le.” Il faudrait les siffler et les danser, peut-être aussi parce que, en
les dansant, on pourrait faire les gestes de la petite maman, delindelon à son
marmot et des seins qui pissent le lait, et tout : les beaux bras ronds des femmes,
les lèvres qui s’appointent, et tout, et tout, enfin, toujours plus beau !

Ce matin qui suit, maman Philomène vient droit sur moi. Elle met à mon
épaule sa main sèche. Elle se dresse là, contre moi : elle lève ses yeux parce que
je suis plus grand qu’elle et elle dit :
— Tu es donc sorcier, garçon ?
À ce moment-là, elle me regarde en plein dans les yeux. Elle doit voir que je
cherche pour comprendre.
— Ah ! je suis folle, qu’elle souffle le long de moi, et sa parole s’écrase toute
chaude sur ma figure ! Je suis folle ! Je t’ai écouté cette nuit et tu m’as dit des
choses que je pense et que je n’ose pas dire, moi ! Elles étaient dans ta musique,
c’était là, dans l’air, sorti de toi, mais comme sorti de moi aussi. Je pensais :
“Enfin, les oreilles qui doivent entendre ça vont entendre !”
Et j’étais là comme si j’allais faire un enfant. Je mordais le drap pour ne pas
gémir. Je voulais que l’homme entende, je voulais qu’il sache, je voulais qu’il
comprenne… Il était là, à côté de moi, comme une pierre.
Et puis, d’un coup, il n’a pas pu retenir un grand soupir qui l’a rendu tout
vivant ; la chose était entrée en lui : il a su !
Il a compris ce qui me gonflait le cœur depuis si longtemps que ça traînait
ma mort avec !
Je suis soulagée !

Je ne sais plus ce que je lui ai répondu. J’ai dû bredouiller, et faire non, et


faire oui, tout effrayé que j’étais cette fois de la force de Baumugnes.
C’est pour ça qu’après, en finissant de herser le champ prêt aux semailles, je
reste le temps de dix tours sans piper, tout à ma réflexion, et Saturnin marche à
côté de moi. Tout d’un coup, je m’aperçois que, de ce temps-là, il est resté sans
glousser son rire de poule.
— Ça t’a passé, le rire ?
— Plus envie.

Ça, dans la matinée.


En allant à la soupe, on entendait gueuler le Clarius d’une heure loin. Dès
qu’il m’aperçoit, il est sur moi, et alors, je peux voir ce que c’est qu’un homme
fou.
Il a fait :
— Toi, écoute bien : tel que je suis là, vivant, si tu joues encore une fois de
ta saloperie, je me lève, je te fous un coup de fusil dans la tête. Et voilà !
Il m’a lâché. Il s’en va à reculons, sans me quitter des yeux :
— Tu entends ? Si je ne le fais, que je tombe mort !
Voilà. Faites-vous gras !

À l’heure d’Albin, j’étais encore devant la fenêtre, mais tout équipé cette
fois, les souliers aux pieds, la musette en bandoulière. J’avais mesuré la hauteur
du mur, je savais que je pouvais sauter, et j’attendais.
Dehors, c’était noir, épais à couper au couteau, mais il ne pleuvait pas et, en
m’habituant à la nuit, je pouvais voir le ventre blanc du tronc du figuier. C’est
ça que je guettais parce que c’était le seul endroit possible. De temps en temps,
je lâchais de l’œil cette tache blanche, puis je la retrouvais encore et je savais
alors qu’il n’y avait personne d’assis.
On entendait un vent haut qui voyageait de nuit dans la direction de
l’Afrique. Sur la terre, c’était tout calme, sauf un petit bruit léger, pareil à un
bourdon d’abeille.
Tout en guettant le blanc de la branche, je me disais : “Qu’est-ce que c’est,
mais qu’est-ce que c’est ça ?”
Une ou deux fois déjà, ça avait pris l’allure d’une chanson quand, d’un coup,
j’entendis tout un morceau, bien clair, grâce à un plongeon de vent, et c’était la
chanson de la Fanfarnette à pas douter, la Fanfarnette qu’on bourdonne aux
enfants pour les endormir.
C’était ça, et c’était chanté par une femme. Ça je vous jure, et ça disait
beaucoup, ce petit zonzon au fond de la nuit.
Ça disait que la Douloire était touchée au bon endroit.
Et, tout d’un coup, je cherche la tache blanche. Plus de tache blanche. La
chanson casse.
Alors, doucement, je me tire vers la fenêtre, j’assure mes musettes, j’attrape
à pleins poignets la barre et… je reste là à attendre les premières notes de la
“monica”. J’étais prêt à foutre le camp en vitesse. J’avais pas envie d’être
fusillé.
Rien, plus rien, le bruit du vent haut.
Pourtant, il y avait quelqu’un assis sur la branche du figuier, ça ne faisait pas
de doute.
Un long moment où j’entends battre le sang dans mes poignets, puis, la
tache blanche reparaît ; on marche dans l’herbe du pré, puis le bourdon de la
Fanfarnette monte…
Ça semblait une odeur de rose !
Donc, cette nuit-là, l’Albin était venu sans jouer.
Ç’avait été une rude chance mais trop hasardeuse pour être bonne deux
nuits. Sitôt levé, je cours au fond de la vigne et, de là, en deux sauts, je suis à la
colline et je monte à Pierre-le-Brave.
Il dormait.
Je le réveille ; il me voit sans faire l’étonné.
— Hé, qu’il dit, tu as compris ?
— Compris quoi ?
Il se reprend :
— Rien, dis, toi le premier.
— Eh bien, voilà… et je lui explique les deux nuits de musique vues de mon
côté et les deux jours après vus de la Douloire pendant qu’il était ici, lui, à se
reposer sur son lit de thym sec, et ma troisième, passée cramponné à la fenêtre,
avec l’espoir de se dire : “Va falloir sauter.”
— Garçon, cette fois, j’ai bien peur qu’on soit obligé de plier bagages.
Ce qui m’étonnait, c’est qu’il ne cessait pas de sourire, mais, des fois, avec
ces gens qui ont une idée fixe, il faut répéter les choses sur deux tons.
— … oui, plier bagages et filer ; c’est fini.
— Tu as raison, qu’il dit, oui, c’est fini, on va plier bagages et filer, tous les
quatre.
XI
— … que tu dis, je demande, et, où tu les trouves ces quatre ?
Alors, lui au lieu d’expliquer, il dit, avec un rire nouveau :
— Donne-moi du tabac, que je fume.
Ça me pressait de savoir, au fond je me demandais quoi.
— Eh bien, voilà : ces quatre-là ce sera, si tu le veux bien, compagnon, toi
en premier. Honneur aux vieux ! et puis moi, puisque je te suis toujours comme
le lundi le dimanche ; et puis, les deux autres, bon Dieu, ça sera (ça, entre nous
et si tu le veux bien) eh bien ça sera – je vois que tu bous en dedans comme une
lessive : ça sera Angèle et monsieur Pancrace qui va sur ses dix mois. Voilà.
J’étais capot et sans atout.
— Tu ne veux pas dire que…
— Je ne veux pas dire, mon vieux, je dis, et je le dis parce que c’est.
Il était redevenu le sérieux homme de près des neiges, mais deux fleurs aux
yeux.
— Compagnon, nous sommes au bout. Tu as parlé juste à point tout à
l’heure, il faut plier bagages ; on va le faire et on s’en ira tout de suite après,
tous les quatre, les quatre que je te dis là. C’est prêt, c’est entendu, et c’est pour
cette nuit.
J’avais pris un peu d’haleine, et puis, ça me semblait encore trop beau.
— Comme ça, là ?
— Comme ça.
J’en avais assez, à la fin, de faire la souris avec le chat, d’autant que ça
paraissait sérieux comme une messe. J’avalai ma vergogne et je demandai la
raison de tout ça avec toute l’explication au long du pourquoi de la chose. Il dit :
— Tu vas savoir que ça s’est fait la seconde nuit au moment où j’ai serré la
monica dans ma poche, dans l’instant même où tu as fermé doucement tes
volets.
Ça avait fait un petit bruit de bois cogné et, tout de suite, je n’ai pas saisi que
ce n’était pas le même bruit qui suivait ; ça ressemblait, mais, à la fin, j’ai
compris qu’on ne met pas si longtemps à barrer sa fenêtre. J’étais toujours assis
sur le figuier ; ça venait de ma gauche, du côté de la glacière et à la hauteur de
ma poitrine.
Je me tire un peu dans ce sens ; j’étends le bras et je touche une porte : une
porte de bois ; et, à l’endroit juste où je touche, je sens que, de l’autre côté de ce
bois épais il y avait quelqu’un qui frappait de petits coups.
Je te raconte tout bref les choses. Il n’est pas besoin que je te dise aussi ce
que ça faisait dans moi, tu le sais.
Je me lève et je vais là, contre, à toucher ce bois avec toute ma viande et je
sens qu’on frappe avec le poing de l’autre côté et, sur tout moi, j’entends passer
le petit tremblement du bois.
Du moment, j’ai tout su. J’ai approché ma bouche de la serrure et là, dans le
fer froid, j’ai glissé ma voix :
— Qui est là, qui frappe ?
On m’a dit :
— Moi.
Puis :
— La fille de la ferme, Angèle.
Et, deux fois, elle a répété : je suis enfermée, je suis enfermée.
Je me suis redressé, j’ai pris une grande goulée d’air de nuit parce que, ces
choses de dedans la poitrine, c’était trop turbulent ; puis, je me suis baissé
encore sur la serrure et tout de suite je lui ai dit :
— C’est vous ? Ah, je vous ai trouvée ! C’est pour vous que je viens !
Et alors, elle m’a dit :
— Je le sais.
Et encore :
— Je vous connais.
Ces mots-là, les derniers, ils sont venus tout chauds dans ma bouche qui était
restée collée à la serrure. Tout chauds !
Elle avait aussi collé sa bouche de l’autre côté du trou et les mots étaient
passés de sa bouche dans la mienne sans se rafraîchir à l’air.
Comme ça, tout d’un coup, j’ai eu l’odeur de sa bouche dans ma bouche. Et
voilà : il y avait à peine cinq minutes que je l’avais trouvée, elle, et c’était déjà
une caresse !
J’en ai pleuré. Elles étaient bonnes à couler, mes larmes !
Il s’arrêta pour se racler la gorge et me redemander du tabac.
— Mais, je lui dis : Qu’est-ce que ça signifiait ces mots-là, justement ? Elle
le savait comment ? Elle te connaissait comment ?
Sa cigarette était roulée ; il l’alluma ; puis, il se mit à sourire avec de la neige
sous sa moustache à ne plus savoir si ce sourire venait du bon goût du tabac ou
des arrière-pays de ma question.
— Ah, voilà : ici, à ce moment de l’histoire, compagnon, il semble qu’on est
des bonshommes de la crèche dans un pays où il y a des ruisseaux en papier de
chocolat. C’est un miracle.
Tu te souviens du rêve que j’ai fait cette fois où, de désespoir, j’avais rempli
ma tête de soleil, à en mourir ? Tu te souviens que je t’ai dit :“Il m’a semblé que
j’allais au-devant d’elle avec mes bras en croix pour lui barrer le chemin.
Rappelle-toi : le Louis siffle et elle quitte ma main, et elle part dans la nuit avec
son petit paquet, tirée par le sifflet comme par une corde.” Tu t’en souviens ?

Donc, je lui souffle doucement, à travers la serrure – et j’entendais sa


respiration comme si elle avait eu sa tête contre mon épaule :
— Demoiselle, vous le saviez que je devais venir ?
Vous saviez que c’était moi ?
Elle répond :
— Oui, je le savais. Je me suis dit : enfin il t’a trouvée ! Et ça ne pouvait être
personne autre que vous.
— Pourquoi ?
— Parce que vous m’avez parlé hier soir avec les mêmes mots qu’il y a deux
ans.
Et alors, sur le coup, j’ai eu peur, parce que je ne lui avais jamais parlé et
que c’était seulement le Louis qui… Mais, je me suis souvenu que, la veille, je
n’avais pas parlé non plus ; j’avais seulement joué de la monica.
— Il y a deux ans, quand vous êtes venu à ma rencontre la nuit, dans le
chemin, ah, si je vous avais écouté !
Alors, compagnon, elle m’a dit et j’ai su.
Ce rêve, ces choses de brouillard qui étaient restées en moi et dont je disais :
c’est un rêve, c’était du vrai dans lequel j’étais entré comme ivre, avec ma tête
pleine de soleil.
Mon corps, tu sais, c’est fort et c’est solide, et cet amour, c’est fort et c’est
solide aussi ; ensemble l’un portant l’autre, ils ont fait la chose dans le vrai.
J’y suis allé, sur le chemin, à sa rencontre, tout entier, pas seulement ma
pensée, ou, tout moins, ma pensée peut-être en avant, mais, bon gré mal gré, la
carne et les os suivaient. Et c’est bien elle qui s’en venait en face de moi, dans
la nuit, en tapant du talon sur le chemin sec, et elle avait son petit trousseau dans
le fichu.
C’est arrivé, c’est tout vrai, je lui ai pris la main, je lui ai parlé, elle m’a
écouté, là, tremblante dans la nuit, à ne plus savoir ce qu’il fallait penser, dans
un moment comme ça, de ce gros homme mal d’aplomb et qui parlait… et qui
parlait de ce beau pays de là-haut, au bout de tous les chemins ; de son cœur
transparent et clair comme de la glace ; de la maison où il y avait de la place
pour les berceaux. De ce gros homme qui lui disait : “Nous serons bâtis tous les
deux ensemble avec un ciment qui tiendra dur jusqu’au bout de nos haleines.”
Oui, ce soir maudit d’il y a deux ans, je lui ai parlé de tout ça et c’est de ça
aussi que je lui avais parlé la veille, avec ma musique.
Et moi, alors, j’ai dit :
— Je veux toujours, et vous ?
Alors, elle s’est mise à pleurer, là, derrière la porte, et elle a dit :
— Moi, je ne peux plus, maintenant.
Et, ce soir-là, ç’a été tout.
Le soir suivant, qui était le troisième, qui était hier soir, dès que j’ai été là-
bas, j’ai mis ma bouche à la serrure et j’ai demandé :
— Demoiselle, vous m’avez dit : “Je ne peux plus.” Pourquoi ?
— Parce que j’ai changé, parce que je ne suis plus la même.
— Ça ne fait rien.
— Oh, si ! D’abord, là, à travers la porte, et dans la nuit, j’ose vous parler,
mais, si c’était à l’air, vous verriez que je ne peux plus vous regarder en face.
— Mais, vous savez bien que, moi, je vous aime.
— Je le sais, et c’est justement pour ça que ça me serait pénible d’être
debout devant vous au plein du jour, vous qui m’avez connue, avant… et de
vous faire voir ce que je suis devenue, parce que ça se voit, ça se voit tout-clair.
— Demoiselle, vous vous faites des imaginations. Moi, je vous dis : je vous
aime.
Bien sûr, ça date de cette époque d’avant… mais, pour moi, vous resterez
toujours pareille comme le premier soir que je vous ai vue.
— Non, allez, c’est pas la peine de dire mais, je le sais bien, moi, que j’ai
changé et d’abord, puisque vous êtes là, de l’autre côté de la porte, j’ai réfléchi
depuis hier soir, faut que je vous fasse tout savoir…

Cette fille-là, compagnon, c’était de la fine fleur et il y a longtemps que je le


savais ; depuis le moment où elle avait bloqué son cheval et son char devant
moi, d’un simple coup de son poignet juste.
Quand tu es venu me chercher à Peyruis et que tu m’as dit qu’elle avait un
petit, je me suis pensé : elle te racontera tout elle-même parce qu’elle est
franche. J’en aurais mis ma main au feu. Il n’y avait qu’à voir comme elle se
comportait avec l’attelage.
On ne peut pas être d’une sorte avec les bêtes et d’une autre sorte avec soi-
même. J’en aurais mis ma main au feu.
De fait que, la voilà qui va à faire revivre sa vie devant moi.
Elle la soufflait par le trou de la serrure. Rien ne l’obligeait, ou bien, si
quelque chose l’obligeait, c’était seulement sa justice : ça du tréfonds de son
corps qui lui disait : “c’est juste, fais-le.”
Tu te doutes de ce qu’il lui a donné comme métier, l’autre ? Eh oui, celui
qu’il disait, bien sûr ! Il l’a vendue comme ça, aux uns et aux autres.
À tant le moment.
C’est ça qu’elle m’avouait, par petits copeaux. Elle y allait sans pitié. Je
sentais l’aubier sensible qui pleurait sous les coups de rabot.
Et moi, j’étais à l’avance tout plein de pardon comme un bon pâturage et je
voulais l’arrêter :
— Ça va, demoiselle, je sais…
Mais elle poussait de l’avant ; à toute force, elle se menait bride haute et
fouet en main comme elle avait l’habitude de mener l’allure.
Enfin, il est venu le moment où tout était dit, sauf le plus dur.
Il ne restait plus que ça à dire, le plus dur, et c’est bien excusable. Alors, elle
est restée un long moment muette ; c’est naturel. C’était une femme, après
tout… C’est tendre, une femme.
Moi non plus, je n’osais pas parler. Que dire ? Et j’attendais, et je pensais :
“On se complique les choses ; on se complique et c’est tout simple.”
Alors, elle a donné un coup de bride, elle s’est reprise en main et elle a
demandé :
— Vous êtes toujours là ?
— Oui, je vous écoute respirer.
— Eh bien, je suis la dernière des dernières : j’ai un petit.
— Bon, je dis, je sais, et après ?
Peut-être, elle ne m’a pas entendu ; elle continuait à parler, là, tout contre la
serrure, à se vider le cœur. Je l’écoutais, je l’écoutais dans toute ma joie parce
que je savais que je portais le pardon. Elle parlait comme une qui est à l’article
de la mort, qui avoue tout, puis se passe le lacet au cou et se pend :
— J’ai un petit ; je ne sais pas qui c’est son père ; j’ai été la femme de tout le
monde, je me fais honte dans mon corps. Quand ma mère vient porter mon
manger, je n’ose pas lui dire : “je veux t’embrasser.” Je ne peux pas embrasser
ma mère en me souvenant de ce que j’ai fait avec ma bouche. Je suis la dernière
de toutes, je suis salie en dedans, je me suis servie de ma chair pour gagner des
sous…
Et puis, à mener trop dur, on énerve le cheval, elle s’est mise à pleurer et le
petit s’est réveillé.
— Demoiselle, je lui ai dit, allez rendormir le pétit monsieur, puis nous
verrons.
Alors, quand elle est revenue, c’est moi qui me suis expliqué :
Ça a duré, ça a duré…
À la fin, toute brisée, elle a soufflé par le trou de la serrure :
— Moi aussi, oh, moi aussi, je voudrais !

Maintenant, voilà : j’ai voulu tout finir avec elle ; j’ai tout fini. Ce que je
veux, tu le sais, je la veux, elle, heureuse.
Tu vas rentrer ; cherche dans le caisson de la voiture ; il y a un tournevis, elle
me l’a dit. Au commencement de la nuit, va à la glacière ; tu n’as pas besoin de
parler, elle sait. Creuse sous la porte avec tes mains, la terre est molle, et pousse
ton tournevis dedans ; elle le prendra. Elle dévissera la serrure. Toi, prépare-tes
paquets et attends. Alors, je viendrai.
Compagnon, ce que je te demande, c’est le dernier coup de main pour
charger le fardeau ; après, je te débarrasserai ; j’irai seul dans mon chemin ; j’ai
les épaules larges et le pied sûr.

Cette histoire-là, ça m’avait rendu lourd comme un toupin.


Figurez-vous cette chose qui vous tombe dessus toute prête, cette corde
nouée qui se dénoue toute seule : c’était à se taper le cul dans un seau.
— Garçon, je dis, dans notre confrérie, d’habitude, on passe pour assez
débrouillard, mais, toi, alors, tu es le président de la république des
débrouillards ; à toi le pompon !
Mais, c’est pas tout ça, qu’est-ce que tu feras après ?
— Après ? Eh bien, après, c’est tout clair.
— Comment, c’est tout clair ?
— Eh bien, on va à Baumugnes.
— Oui, et puis ?
— Et puis, j’ai encore, là-haut, comme un pré et un semblant de grangette
qu’à nos débuts on pourra s’imaginer que c’est une maison. Je me louerai
alentour, on gagnera la soupe, et puis, et puis, tu en demandes trop.
— Et le petit ?
— Le petit ? Quoi, le petit ? Il est d’Angèle, rien que d’Angèle ; eh bien il
sera à moi, je le ferai mien. Il sera de Baumugnes ; il ne sera pas à plaindre. Ça
fait point de trop vilains gars, ce pays-là, pas, grand-père ?
— Je t’en foutrai du grand-père que je lui dis en riant, non, ça fait point trop
de vilains gars ton pays, surtout pour le dedans de la tête.

Et c’est comme ça que je m’acheminais vers le dernier soir à passer à la


Douloire.
Ça me tirait souci.
De fait, venu six heures et la nuit on entre à la cuisine et maman Philomène
pose quatre assiettes de soupe sur la table. Il n’y avait dans cette cuisine, au
moment du repas, que le bruit des gestes, jamais le bruit du parler.
Ce soir-là, donc, il y a d’abord les quatre bruits des assiettes posées sur la
table, puis les trois bruits de Clarius, Saturnin et moi, qui approchons nos
chaises ; puis, pendant un moment, les tapotements de la haute pendule et, enfin,
le bruit de la maîtresse qui tire sa chaise aussi.
Voilà.
Après, on entend les cuillers tinter sur la faïence et les “hopf” de Saturnin
qui pompe la soupe à travers ses moustaches. Il y a aussi, quelque part par là, le
petit chat qui joue avec un bout de papier. Il y a l’âtre qui geint sous sa charge
de braise et une mouche qui bourdonne du côté de la batterie de cuisine ; il y a le
vieux pétrin qui craque d’un coup sec et alors le petit chat reste une patte en
l’air et ne pousse plus son papier.
On a fini la soupe.
Pas un mot.
Maman Philomène recule sa chaise et se dresse. Les pantoufles de maman
Philomène s’entendent à peine. Le guichet du placard claque, on apporte le lard,
le fromage et le pain.
Bruit des assiettes.
Le silence.
Le couteau de Clarius cogne contre l’assiette chaque fois qu’il coupe un
morceau de fromage. Clarius n’est pas adroit de la main gauche. Depuis trois
jours Saturnin ne rit plus.
Le silence…
On entend la pendule et le chat. Le chat s’amuse maintenant avec une
bobine de fil. Je coupe un morceau de fromage. Je vais doucement ; pourtant, la
pointe du couteau tinte sur le fond de l’assiette.
Pas un mot !
Maman Philomène soupire. Clarius la regarde. Je sais qu’il la regarde ; je
n’ai pas levé la tête. Je sais qu’il la regarde.
Le silence.
Un sarment humide siffle dans le feu. Voilà !
Voilà les repas à la Douloire ! Voilà ce que c’était tous les soirs ! Jamais
comme ce soir-là je n’avais senti le besoin de parler, le besoin d’écouter parler.
On a fini ; je tire ma blague. Je roule une cigarette. Je vais la fumer dehors.
Là, dans la poche de mon pantalon, le tournevis est raide et froid contre ma
cuisse.
Je dis : “Bonsoir, la compagnie.”
Pour dire ça seulement il a fallu que je racle ma gorge ; ça s’embourbe là-
dedans à n’y rien faire. Ni Clarius, ni Saturnin, ni maman Philomène qui, là-bas
place les assiettes sous l’évier – elle n’a peut-être pas entendu – ne répondent.
Je redis :
— Bonsoir.
Rien.
Je sors.

J’avais passé ce tournevis sous la porte et j’avais senti qu’on le tirait vite de
l’autre côté. Mon baluchon était là, dans l’herbe. Maintenant, il n’y avait plus
qu’à attendre.
À la fenêtre de la chambre il y eut de la lumière. Clarius se couchait. Puis,
elle s’éteignit.
Il tombait une forte rosée de nuit.
J’allai à mon paquet pour toucher si ça ne mouillait pas ma provision de
tabac. Un petit vent posé sur le figuier menait un train du diable dans les
grandes feuilles.
Au bout d’un moment, la lumière revient à la fenêtre : la maîtresse allait au
lit. Puis la lumière s’éteint.
Il n’y avait qu’à attendre.
J’entendais le tournevis qui grignotait la serrure.

Je l’entendis venir de loin, à travers le pré, et pourtant je sursautai quand il


me posa la main sur l’épaule :
— C’est moi, compagnon.
L’Albin s’approcha aussitôt de la porte. Moi, je tirai un peu vers l’écart. Les
amoureux, ça aime d’être entre soi, blague à part.
Oh ! la belle nuit !
Si c’était pas un péché… si c’était pas un péché, je me pensais, de clôturer
une chrétienne quasiment sous terre quand il faisait si beau dehors.
L’air était bon comme de la soupe, de la soupe d’arbre. Ça sentait la feuille
humide et l’herbe épaisse. La nuit était sur nous comme un capuchon tout
luisant. Il y avait des étoiles jusqu’au tonnerre de Dieu !
La Durance chantait doucement sous les peupliers. Vers Oraison, on avait dû
allumer des feux pour brûler les fanes de vignes ; de temps en temps une grande
flamme rouge éclatait de ce côté et on voyait monter dans la nuit une fumée qui
flottait comme une crinière de cheval.
Albin me héla à voix basse :
— Hé, compagnon, viens voir.
Je viens.
C’était Angèle !
Elle était droite dans le creux de la porte ouverte.
Au fond du silo, elle avait laissé la chandelle allumée.
On voyait Angèle à contre-jour, pliée dans un grand châle qui lui couvrait la
tête et la poitrine et qu’elle tenait serré sur elle en croisant les bras. On
apercevait aussi un peu son nez. Rien que ça, ce peu de nez et la forme du corps,
c’était déjà bien plus beau que la nuit.

Vous n’avez jamais enlevé de filles, vous ? Non ? Eh bien, à ces moments-là,
les présentations sont vite faites.
D’ailleurs, il avait dû lui parler de moi, déjà. Elle savait qui j’étais.
Albin avait préparé un couffin en osier, et il l’avait à moitié rempli de paille
sèche ; et voilà pour monsieur Pancrace.
— Nous le porterons à deux, vous et moi, demoiselle, comme une pannerée
de pommes et, balalin-balalan, il n’aura jamais si bien dormi.

Ça, c’est beau en paroles, mais, si on n’avait qu’à combiner pour que tout
s’accomplisse, ça serait plus le monde. Monsieur Pancrace fut couché dans le
couffin, oui, mais, pour le balalin-balalan, ce fut plutôt dans une secouée de
galopade qu’il quitta la Douloire.
Je ne sais pas si, dans notre joie, nous avions parlé plus fort qu’il se doit en
cas pareil, ou si notre “chuchu”, tout bien mesuré était encore trop pointu, ou
bien… enfin, tout ce qu’on veut, mais, comme on passe le coin de la maison, je
me sens comme un froid à l’échine ; ça vous fait cet effet-là quand quelqu’un
vous plante ses regards dans le dos.
Je pense à Clarius, je lâche les paquets, je plonge mes deux bras dans
l’ombre et je touche de l’homme et de l’acier froid.
Lui… et son fusil, naturellement.
— Ah, salaud !
Déjà, il avait mes bras comme ceinture et moi comme agrafe.
J’entends les deux autres qui courent dans le pré.
C’était le fusil que je voulais, et, d’un autre côté, j’osais pas faire avec lui
comme avec un homme entier. Je respectais sa patte cassée, je savais ce qu’il
cherchait à faire : à dégager sa pétoire pour m’en faire éclater un coup dans la
gueule.
Ce fut serré, je vous en fiche mon billet, et à la muette.
Je lui bourrai les côtes avec la noix du poing et je lui collai de la tête dans le
menton et je lui trépignai les pieds en même temps : tous les coups en vache,
quoi, mais, quand la vie est au bout !…
C’est curieux : à ce moment-là, je voyais clair comme en plein jour l’Albin
et sa bonne amie courir dans un pré tout fleuri en balançant balalin-balalan le
couffin au marmot et je me disais : “Tiens bon encore, tant qu’ils n’ont pas
dépassé le petit ruisseau ; après, laisse…”
Je le sens soudain tout mollet comme si j’avais entre les bras, au lieu d’un
homme en colère, une fascine de jonc. Le fusil tombe et sonne sur les pierres. Je
pense : “ toujours ça de moins”. Puis, je me rends compte qu’il est plus luttable
et je l’allonge doucement par terre.
Sans le faire exprès, j’avais dû lui coincer un peu son bras malade.
Je frotte mon briquet.
Il était étendu comme crucifié. Il ne bougeait plus, mais il avait les yeux
ouverts et, le regard de ces yeux, je ne l’oublierai jamais plus, même si je dure
autant que Mathusalem. Sous sa barbe, il était pâle comme la mort. La flamme
au poing, je le regardais : il était sur sa croix !
Il avait lutté contre le mauvais (à son idée) tant que ça pouvait ; maintenant,
c’était la fin (toujours à son idée, bien entendu).
Il ouvre la bouche sans me quitter de l’œil :
— Tue-moi, qu’il dit.
Oh ! sacrée tête de navet !
Ah ! il s’imaginait que ça se faisait comme ça ! J’avais donc l’air de
quelqu’un qui frappe un homme par terre ?
Vous voyez, l’ingratitude !
Je l’enjambe (avec bien des précautions), je ramasse mon paquet, et, comme
je vais pour filer par le pré, je me retourne et je lui donne sa leçon :
— Veux-tu que je te le dise, Clarius ? Eh bien, tu n’es qu’un fichu saligaud !
XII
Si j’avais été l’Albin, en sortant du pré, j’aurais quitté les bords dangereux
de la Durance et, en remontant le long du ruisseau aux écrevisses, je serais allé à
la route. Là, il y avait un gros chêne, pas haut, mais trapu comme un
charbonnier. J’aurais attendu mon compagnon dans l’ombre. Aussi, c’est là que
je le retrouvai, lui et son Angèle, et son couffin à marmot :
— Bien calculé, compagnon.
Je leur explique mon histoire, à ma façon, à l’usage des dames, pour ne pas
effrayer Mme Albin, et ça va.
D’ailleurs, ils avaient l’un et l’autre de quoi occuper leurs cervelles : ils
étaient ensemble.
Ces deux-là, ç’aurait été péché de ne pas faire ce qu’on avait fait.
Maintenant qu’ils étaient enfin réunis, ça avait éclaté tout d’un coup, à la façon
d’un feu qui couve longtemps, puis se jette tout allongé vers le ciel.
C’était plus de l’amour, c’était de la rage !
Entendez-moi : je ne veux pas dire qu’ils faisaient ça à la “bal de village”
avec des baisers comme des gifles et des “mon gros poulot” à vous mettre la
plante des pieds en chair de poule. Non, c’était calme et solide comme un beau
matin ; on entendait venir par-derrière tout un long charroi de lumières.
Remarquez que je ne les voyais même pas, mais ça, ils devaient le souffler dans
l’air autour d’eux, avec leur respiration.
Malgré tout, il était prudent de mettre encore un peu de la terre et des bois
entre la Douloire et nous, et on se met en route. Point de direction : la vallée de
l’Asse, c’était le chemin de la montagne.
Albin portait monsieur Pancrace tout endormi dans le couffin. Angèle
marchait à côté de lui ; en plus de son bonheur, elle avait celui de ne pas
rencontrer de mur devant elle tous les trois pas.
Et moi, je m’en venais en arrière-garde. J’étais le mulet du troupeau.
C’est plus fatigant de marcher de nuit que de jour.
Le jour, les yeux peuvent s’amuser, le regard gambade devant et par côté
comme un bon chien, et il rapporte des choses plaisantes : tantôt une pomme,
tantôt un verger avec ses fleurs ; ça occupe. La nuit, si par malheur on a du
souci, il vous saute dessus, se carre sur vos épaules ; tant va la route, il faut le
porter, lui en plus de tout le reste et ça fait beaucoup pour deux jambes.
Moi, mon souci, c’était la Douloire.
Je revoyais, sous la clarté de mon briquet, Clarius étendu sur l’herbe, sur sa
croix je veux dire ; j’entendais son “Tue-moi”. Au point où il en était, ça faisait
un homme voué à la mort.
Un pas, deux pas, cent pas ; la nuit. On marche sur des pierres. Il n’y a plus
de fleurs aux buissons.

Aussi sûr que j’avais trouvé Albin et Angèle sous le chêne parce que c’était
le seul chemin raisonnable, aussi sûr je savais, je pouvais voir les gestes de
Clarius. Oh, pas de clous haut plantés aux poutres du grenier, pas de corde,
quoiqu’on se pende beaucoup à la campagne, pas de fusil dans la bouche avec
l’orteil qui cherche la gâchette, non plus. Le saut des hautes fenêtres sur les
dalles de la cour ? Non. Il me semblait que j’étais dans sa peau, que j’entendais
la naissance de ses gestes.
C’était un homme qui avait un rendez-vous avec la mort : avec la mort de
l’eau.
De ce soir, depuis que sa fille était partie une seconde fois pour suivre
l’homme (il ne savait donc pas que c’était Albin, cette fois !) de ce soir, il avait
entendu la mort, sa bonne amie, lui dire à l’oreille demain”. Et demain, il irait
au rendez-vous. Il irait se foutre à la Durance.
Demain !
C’était maintenant dans les onze heures à en juger. Demain, ça faisait une
chose pas bien loin.
La nuit sent la feuille mouillée et le bois pourri. Les deux, là-devant, parlent
entre eux de choses douces. Le chemin monte, ils ne le savent pas, et c’est moi
qui me cogne dans toutes les pierres, nom de Dieu !

Oui, pour sûr, demain, tout à l’heure, il irait au rendez-vous.


Vous comprenez : souffrir, avoir le cœur qui se gâte comme une dent, et puis,
là, à deux pas, le remède, le seul (à son idée, l’andouille) qui y tiendrait ?
Dans ces cas-là, pour ces amours particulières avec la mort, on cherche les
petits coins tranquilles, on se cache pour bien embrasser, on ne fait pas ça avec
des flonflons et des ronds de jambe. Non, ce qu’on veut, avant tout, c’est être
tranquille et serrer son amoureuse, et prendre en toute sécurité, loin des gêneurs,
la bonne caresse qui guérit. La Durance, ça faisait juste l’affaire et puis, c’était
sous la main. Si c’est pas malheureux des têtes de couillon comme ça !
Et pourtant, cette histoire-là, c’était une chose écrite ; il n’y avait pas à sortir
de là. S’il avait bien raisonné, son malheur c’était lui qui se l’était fait. Du jour
où il avait vu retourner sa fille, du jour où elle était arrivée de Marseille, par la
route peut-être, avec son niston dans le tablier, du jour où elle avait poussé la
porte : “C’est moi, maman”, il n’y avait qu’à remettre ça dans le train-train de la
vie, s’il avait eu pour deux liards de sens !
Eh bien, voyez-vous, moi, je m’attache aux choses et aux gens. Plus aux
choses. Cette Douloire, c’était dans ma peau. Ah, je sais, je suis changeant
comme tous ceux de notre race : tantôt ici, tantôt là, et après ? Vous croyez qu’on
part toujours content, même quand on part de son gré ?
Mais la chose n’est pas là ; cette Douloire, cette maman Philomène (et celle-
là, qu’est-ce qu’il avait l’intention d’en faire, le demain qui allait se lever tout
rouge de jour dans le droit fil de la route ?) le Saturnin avec son nid de vieux
sanglier et même le Clarius, ça avait pris de la place dans moi.
Ah, j’aurais donné dix francs pour être là à le surveiller quand il irait se
foutre à l’eau, je l’aurais laissé faire, ah oui ! je l’aurais laissé boire un bon
coup, puis, je serais allé le chercher : tel que je vous le dis ! Et puis, là, au milieu
de l’eau, où ça aurait pu avoir l’excuse du sauvetage, je te lui en aurais flanqué
sur la gueule tant et plus, à bien me passer mon envie. Après, je lui aurais dit :
“Ah, vous savez, si j’ai frappé un peu fort, c’est que vous me teniez les jambes”
mais en moi-même, j’aurais jubilé.
Dix francs… je vous dis !

Les chiens aboyaient quand nous passions près des fermes. Je remarquai que
les chiens aboyaient sur notre gauche ; ça voulait dire qu’on avait dépassé
l’endroit où la Durance serrait de près le bord du plateau et que maintenant, de
ce côté-là aussi, il y avait de la terre à blé. Ça suffisait.
Je dis :
— Hé là, les amoureux !
Et de rire là devant.
Ils ne s’étaient pas même rendu compte qu’ils marchaient depuis un bout de
temps appréciable.
— Si on faisait la “posette” ? Autant qu’on peut voir au frais de l’air ça doit
être dans les trois, quatre heures de la matinée ?
Une fois assis dans une couche douce tapissée de thym sec ça tirait tellement
souci de se lever qu’on resta.

Ce petit miaulement de marmot qui me réveilla fit que je pensai à mi-


sommeil : “Cette fois, tu vas la trouver, la cachette.” Je m’imaginais encore à la
Douloire à chercher Angèle. L’œil ouvert, je m’aperçus qu’elle était là, devant
moi et même, qu’enfin, pour la première fois, j’allais la voir.
Vous vous en souvenez peut-être ? Au fond, je ne l’avais jamais vue, cette
fille. Ça ne s’appelle pas voir ce passage dans un rais de lampe, là-bas, à la
ferme, et cette forme pliée dans son châle sur la porte du silo.
Il faisait encore un peu nuit mais, dans un moment, je la verrais.
C’était l’aube. On avait comme délayé de la chaux dans le ciel. Il y avait
encore des plaques de nuit dans les vallons, et, sur l’autre bord de Durance, des
lumières brillaient encore dans le village de Villeneuve.
Et c’était l’aube. Une alouette s’élança droite au milieu du vent ; elle y
grinçait comme un couteau dans un fruit vert. Et puis, d’un coup, bien avant le
soleil qui était encore là-bas en Italie, ce fut le jour et je vis Angèle.
Elle s’était baissée sur le panier d’osier, elle avait eu aussitôt, les mains
pleines de monsieur Pancrace. Je la vois qui le pose sur ses doux genoux
sensibles et elle en relevait un peu un pour faire oreiller à la petite tête. Elle
écarte son fichu, elle dégrafe son corsage, elle sort un beau globe de sein fleuri,
elle le penche sur la bouche affolée et les cris s’arrêtent. Alors, elle relève sa
tête : ses yeux et ses lèvres sont pleins d’un immense rire immobile.
Monsieur Pancrace mâchait la fleur du sein comme un éperdu ; il lui coulait
des fils de lait sur toute la figure ; jusque dans son œil qu’il clignait sans
s’interrompre.
C’était beau ! C’était la leçon de la vie. Voilà ce que, malgré tout, vent et
marée, elle avait fait. Quelle beauté !

Angèle !
Je la voyais tout entière, maintenant, toute sortie de la nuit. Je la voyais dans
ses prolongements de ce qui avait été et dans ses prolongements de ce qui serait.
Une femme comme ça, c’était un morceau de la terre, le pareil d’un arbre, d’une
colline, d’une rivière, d’une montagne. Ça faisait partie du rond ensemble. Ça
durerait autant que les étoiles !
Et belle à crier au péché quand on savait, comme moi, que ça avait été
enfermé sous terre !
Ah ! c’était beau, je vous jure, cette fille comme un gros fruit, et ce sein
aimable et chariteux, et ce tété goulu. Monsieur Pancrace avait sorti sa petite
main et il caressait l’outre douce, et il y pianotait dessus avec ses doigts comme
des allumettes.
De voir cette belle poitrine dans l’air du matin, un peu mordeur, Albin
demanda :
— Vous n’avez pas froid, demoiselle ?
Angèle, c’était une mère : une mère comme ça, ça mélange sans honte
l’amour du mâle et l’amour de son fruit.
Elle dit, toute oublieuse, entière à son amour.
— Donne-moi l’écharpe du petit.
Puis aussitôt :
— Oh, j’ai dit “Tu”
Et l’Albin !
Il prend l’écharpe, il la lui tend :
— Tiens, ma belle !

Voilà : la vie était devant eux. Ah, j’étais sans souci de ce côté. La vie était
devant eux parce qu’ils s’aimaient et surtout parce qu’ils s’aimaient comme des
gens libres. Vous me direz : “comme des bêtes” ; et puis après ?
J’y ai bien réfléchi ; à ça : Baumugnes, c’était un endroit où on avait refoulé
des hommes hors de la société. On les avait chassés ; ils étaient redevenus
sauvages avec la pureté et la simplicité des bêtes.
Ils n’étaient pas compliqués : ils étaient sains, ils étaient justes ; je vous
explique ça comme je le sais, sans falbalas.
Ils venaient au-devant de la vie comme des enfants, les mains en avant, avec
des gestes qui ne tombaient pas d’aplomb.
L’Albin avait voulu la femme qu’il aimait : il l’avait. Ce qui est passé est
passé. Un autre aurait traîné ça toute sa vie comme un boulet ; lui, il regardait
dans le vert de l’aube ce sein et les ruisselets de lait sur la figure du petit.
Ce qui est passé est passé.
Elle vient de le tutoyer et le ciel, avec tout son verger d’étoiles, est en lui.
Vous me direz : ils s’aimaient comme des bêtes… et je vous redirai : oui… et
après ?…
Le Clarius, tout intelligent qu’il était, tout homme qu’il était, n’arrivait pas à
faire du bonheur avec ça ; et, pour la même chose, il allait se flanquer à la
Durance tout à l’heure.

Monsieur Pancrace avait fini : il avait pompé avec le lait doux un sommeil
plein de fleurettes et il le ronronnait déjà, la bouche ouverte.
Angèle le coucha dans le couffin et le couvrit.
Le ciel saignait comme une grenade mûre :
— En route, dit Albin.
Je voyais, devant nous, dans le flanc noir des collines, une vallée pleine de
brumes bleues : le torrent d’Asse, la porte ! C’était de là qu’on allait monter à
Baumugnes.
On était face au levant.
Pour vous expliquer ce qui vient après, il faut vous souvenir que mes soucis
sur le Clarius, mes réflexions sur la chute de la Douloire (ce qui était mon
ouvrage au fond) ça ne m’avait pas quitté.
C’était au fond de moi comme une eau, ça ballottait à la mesure de mon pas
et le bruit m’accompagnait. Mais j’avais une idée qui me disait : tant qu’il ne
fait pas jour en plein, ça ne risque rien encore, ça peut être sauvé ; et j’attendais
le miracle.
Le miracle, ça vint de moi.
De moi, et de l’image qui, d’un coup, remplit ma tête, à savoir : la figure de
maman Philomène, droite, bonne, simple, noble à tout dire, et qui monta devant
mes yeux précisément à la minute où, le soleil ayant débordé des Alpes, son eau
d’or bouillonnant sur les collines du plat pays, le danger commençait pour la
Douloire.
En trois longs pas je dépassai Albin chargé du petit et qui marchait
doucement en soutenant Angèle.
Et je lui barrai la route de la montagne avec mes bras en croix, et je lui dis :
— Mon gars, mon pauvre gars, c’est à refaire.
Il me demanda à l’étonné :
— Tu es malade, grand-père ?
Sa voix était triste parce qu’il avait deviné.
— Ah, garçon, malade ! Peut-être bien que je le suis, mais ce qu’il y a de sûr,
c’est qu’il faut que je te parle. Ce qui commence, avec ton pas, avec le pas de la
demoiselle, c’est une vie. Ta vie ! Eh bien, voilà ce que je te demande : attends
une minute ; je vais te dire ce que j’ai à te dire ; après, je me lèverai de devant
ton chemin, et, si tu veux passer, tu passeras.
Il quitta la taille d’Angèle. Son bras avait pris le pli ; il mit longtemps à
glisser, mais il y avait quelqu’un dans la tête.
— Ça va, parle.
— D’abord, garçon, une chose : un beau travail, ça ne débute jamais par une
crapulerie.
— Oui, et puis ?…
— Et puis, voilà.
— Après, je veux dire.
— Après, c’est tout, c’est tout là.
Il resta un bon moment à me regarder le fond de l’œil.
— Si tu dis ça pour moi, compagnon, tu penses ce que je pense.
— Possible. Et alors ?…
— Alors, tu vas savoir : si j’ai attendu que tu parles le premier, c’est à cause
de celle-là que j’aime et qui est là. Tu sais, toi, si j’en ai eu soif d’elle ! Et
maintenant, c’est un matin, et me voilà, en face de la bonne route, avec du grand
soleil bien clair qui me coule dessus ; là, dans mon bras, je l’ai, elle ; elle, sa
chaleur et son poids et sa vie qui bouge ; ça excuse beaucoup de choses.
Ah, bien sûr, je sais, ce que j’ai fait pour l’avoir, ça a été de l’ouvrage vite
faite, c’est pas fignolé, c’est pas vu en détail, ça a été empaqueté tout en gros
dans ma volonté, et je t’emporte…
Ah, j’ai raisonné ça dans moi-même, et peut-être avant toi, mais, jusqu’à ce
dernier pas que tu as arrêté le pied en l’air, je m’endormais en me disant : mal
que mal, aux mauvais ans le blé se sème et il pousse. Si tu as mal semé, tant pis,
fais confiance au temps qui vient. Et puis, il y a encore une chose : elle est là,
elle, avec sa chaleur vivante, et elle a voix au chapitre, elle a le droit de son
idée, elle a le droit de dire : “À mon idée on doit faire comme ça.” C’est plus
moi seul, maintenant, tout compte.
Il regarda Angèle.
Un peu l’air du matin qui la surprenait, un peu de parler de ça qu’elle voyait
bien où ça menait, elle était blanche comme une feuille de papier. Il n’y avait de
la couleur que dans ses yeux.
Elle appuya sa tête sur l’épaule de son homme :
— Fais comme tu veux.
Elle disait avec tout son corps : “On est deux dans un, c’est toujours toi seul.
Où tu veux, mais avec toi.”
Le soleil montait. L’autre, là-bas, était peut-être déjà en train de prendre le
chemin de la Durance. C’était peut-être une affaire de quart d’heure.
— Alors, dit Albin, si c’est comme je veux, ma femme, on retourne.
Je veux parler à ton père, à ta mère, et m’en aller de la Douloire avec toi,
dans le plein jour, sous les yeux de tous, et qu’on sorte pour nous regarder
partir, et qu’il y ait, sur le pas de la porte, le papa et la maman en train de faire
“au revoir” en bougeant les mains. Voilà ce que je veux !
Ça pouvait tout sauver… ou tout perdre.
Je dis :
— Réfléchis bien : si c’est pour mon estime que tu le fais, marche devant, va
à Baumugnes, tu en as assez fait.
— Non, c’est pour la mienne, d’estime.
— Il y a encore une chose : quand nous serons tous les trois de front vers la
Douloire, en plein jour, il y a encore le fusil de Clarius, il faut y compter.
— C’est sûr, dit Angèle.
— C’est quand même demi-tour, grand-père !

Sur le chemin du retour, il fit, une fois, comme en se parlant à lui-même :


— … Parce que je ne veux pas faire comme l’autre.
Et une autre fois :
— … de toute façon, c’est ma femme pour toujours, maintenant.
Et enfin :
— … moi je suis de Baumugnes.
Après, il s’est mis à rigoler avec le petit.
Monsieur Pancrace, tout éveillé par le pas sec et long, avait pris la chose
avec le rire. Le soleil jouait dans la dentelle de son bonnet. C’était nouveau.
Vous ne voulez pas être de bonne humeur, avec ça ?
Albin l’avait juché sur son bras. Il lui chantait en plein dans la figure le
“mouli de la mouline” et le “pouli de la pilo de la poulette”.
Ah mon cochon !
De ça, et puis du vent qui était comme une infusion de verdure, il en bavait,
ce jeunot !
On marchait tous les trois sur la même ligne, du même pas qui entraînait en
avant. Du bon sang rouge avait mûri les joues d’Angèle. On entendait le cri des
pies et le rire de monsieur Pancrace.
Mais, je ne vous cache pas, je pensais surtout au fusil.
Sur le coup de onze heures, la Douloire, enfin !
Enfin, parce que je n’en pouvais plus de malaise et de peur. Non pas Angèle ;
elle marchait toujours, bravette et tout sourire, en agaçant d’une longue paille le
monsieur Pancrace, habitué à Albin jusqu’à lui avoir pissé sur la manche.
Non, j’étais seul à avoir peur. Les deux autres, ils allaient vers leur destin…
Voilà la Douloire.
Elle était là, dans les terres, et le chemin qui y menait partait de nos pieds,
entre deux gros chênes, et filait droit jusqu’à, là-bas, la porte noire, ouverte vers
nous comme une gueule.
S’il n’était pas déjà parti se noyer, il était là-bas, dans cette ombre, le
Clarius.
Nous, on allait s’emmancher dans ce chemin, droit et clair, en face de lui ; il
aurait bien le temps de nous voir venir, de viser et…
C’était une belle chose : Albin et Angèle ! Ces deux-là, ensemble, c’était
aussi beau que tout le monde entier.
On s’était arrêté sous le chêne de droite. Albin plaça le petit solidement en
selle sur le creux de son coude.
— Mets ton bras autour de moi, Angèle. Lui, il entoura mes épaules de son
bras libre.
Ah ! un beau poids, je vous assure, bien ami, bien franc : une franchise
d’arbre ; sa figure avait le sourire de l’herbe.
— Les enfants, en avant !
Une, deux… une, deux !
On tapait sur les pierres de nos six pieds bien résolus. Et monsieur Pancrace
chantait : lo, lo, lo ; en mesure.
Dire que le vieux couillon était là-bas, dans l’ombre, avec son fusil.
Dire que j’étais aussi couillon que lui d’avoir attiré ces trois vies du bon
Dieu sur ce sacré putain de chemin, droit comme une ligne de mire !
Si on pouvait seulement aller jusqu’au saule !
Le saule ! Une, deux, il est dépassé !
Une, deux ; en avant, de front, comme à la guerre !
Si on pouvait seulement aller jusqu’au premier peuplier !
Le voilà ; puis le deuxième, le troisième !
Une, deux ; déjà, on est aux platanes ! Oh, le bruit qu’on fait !
Tous les trois, liés par les bras comme un mur, un mur de chair, un mur de
vagues. La vie qui vient comme une vague sur la Douloire !
Et le vieil andouille avec son fusil dans l’ombre !
Ah, peut-être il va tirer par la fenêtre !
Voilà le pavé de la cour.
Toute la boule du monde tourne sous mes pieds avec sa charge d’arbres, de
fermes, de fusils et d’étoiles.
Je marche parce que je suis cramponné au bras d’Albin.
Monsieur Pancrace chante “acre bibi”.
Trois pas, deux pas, un, la porte ! On entre ; on est entré !
Voilà !

Dans un grand silence, je nous revois, tous les trois alignés dans la cuisine.
Albin hausse au-dessus de nous monsieur Pancrace qui roucoule.
Eux, ils sont là, assis près de l’âtre vide : maman Philomène, l’œil et la
bouche larges avec, dans la figure, autant d’ombre que de chair. Lui, cramponné
au bras de la chaise de bois, tout bandé sur lui-même comme une bête qui va
bondir.
Sa tête où est plantée là pipe se tend vers nous, dents découvertes.
Silence !
On entend nos trois haleines.
Monsieur Pancrace dit : “Pépé !”
Le tuyau de la pipe s’est cassé entre les dents de Clarius.
Maman Philomène glisse sur les genoux et, les mains jointes » elle dit :
“Bonne vierge,
Par le fruit de vos entrailles.
Priez pour nous !”
XIII
Non, il n’a pas tiré !
Oh ! Il a pris le fusil, et il nous a tenus un bon moment, tous les quatre, dans
le rayon des deux canons noirs, et il a craché le bout du tuyau de pipe pour dire :
— Pute !
Angèle est droite et fière, serrée contre Albin ; son corsage est dégrafé, et
l’on voit son sein de nourrice.

Il n’a pas tiré.


Ce n’est ni Philomène, ni la vierge, loin, là-haut, qui l’ont retenu.
Il n’a pas osé.
C’était quelque chose, vous savez, l’Albin dans cette maison : cet homme
pur comme de la glace.
Voilà l’histoire.
Moi, voyez-vous, si je suis ici, dans cette maison, c’est que j’ai baissé en
grade.
Notre bâton de maréchal, à nous autres, c’est le travail du blé, mais on ne l’a
que quand on est jeune. Je suis trop vieux.
Maintenant, je fais les haricots, les lentilles. Je suis allé jusqu’à me louer
pour ramasser des pastèques. Même, je vous le dis à vous : un jour de la semaine
dernière j’ai trié des pommes d’amour chez un revendeur espagnol.
Voilà la vie.
Il faut manger.
Quand j’ai l’occasion, comme ce soir, je ne me fais pas faute de me souvenir
du beau temps.
Ah ! le blé à Marigrate et vingt tarares à vous pouffer du poussier dans la
figure ; la batteuse qui mange ses bottelées à pleine gueule, et se démener dans
cette odeur de paille, de sueur et de pain !

Depuis le moment que je commençais à décliner du rapport de la situation,


je venais volontiers dans les environs de ces terres à blé voir le travail de loin ; il
semblait que j’y étais, mêlé aux autres, et ma charge d’ans s’envolait.
Mais, si on me prenait, c’était pour nettoyer la draille ou pour curer le
ruisseau.
La dernière fois que je suis venu dans ces parages, il me vint l’envie de
revoir la Douloire. Je savais que c’était toujours à Clarius.
De loin, déjà, les terres semblaient plus propres ; de près, on les voyait
nettes, et on devinait leur maître un homme de sens et de bon goût.
On avait coupé les arbres fous du vieux verger, des arbres qui avaient toutes
les peines du monde à faire des feuilles et qui ne pensaient guère aux fruits,
comme de juste.
C’était devenu une terre à primeurs.
Je me suis posé sur le talus de la route, mon bâton et ma besace entre les
jambes, et là, j’ai réfléchi à tout ce changement, jusqu’au moment où, derrière
trois chèvres qui balançaient trois clochettes, il est arrivé une petite fille, haute
comme ça, et qu’à la voir, j’ai eu dans la figure tout le souffle chaud du passé,
comme si j’avais ouvert une porte de four.
Elle n’était pas peureuse, et de beau sang ; elle faisait paître sa troupaille tout
alentour de moi :
— Et alors, la demoiselle, je lui dis, vous êtes de par là ?
Elle devait avoir cinq ans.
— Oh non, qu’elle répond, avec une petite moue ; je suis de Baumugnes,
moi !
Vous pensez si ça faisait la marmite qui bout dans mon dedans. Mais, il
fallait prendre l’affaire au comique si je voulais savoir quelque chose.
— C’est loin ?
— Bien loin, là-haut, bien plus loin que les nuages.
— Et c’est de si loin que ça que vous venez garder les chèvres ici ?
— Vous ne voudriez pas ! Il faut des jours de train et des jours pour venir ici,
et on ne me laisserait pas dans le train avec mes chèvres, et puis, pour le boire
des bêtes comment faire dans le train ?… Non, je suis là – elle montra la
Douloire du bout de son petit doigt – chez mon pépé. Et puis, il y a mon frère
aussi, il est là-bas, dans le champ, tu vois, monsieur, à côté de la charrue.
Je le voyais : c’était un petit garçon qui suivait l’araire en fouettant le cheval.
— Et comment on te dit ?
— On me dit : Angèle ; comme la maman.
— C’est ton papa cet homme là-bas ?
— Oh non ! mon papa il est plus gros, et puis plus fort, et puis, quand il
laboure, ça va plus vite. Il n’est pas ici, mon papa ; il est là-haut, à mon pays,
avec ma maman ; il viendra me chercher, moi, et puis mon frère, dans huit jours.
Et alors, on remontera à mon pays, et puis, on s’arrêtera à Gap, et puis, chaque
fois qu’on s’arrête à Gap, mon papa m’achète un beau tablier, et puis il achète
des pantalons de velours à mon frère, et-puis il achète une robe pour ma maman,
et puis, quand nous arrivons à mon pays, ma maman elle lui dit : “Tu es fou et
puis, alors, lui il l’embrasse.
— Tu l’aimes bien, ton papa ?
Elle me regarda pour voir si c’était pour de bon que je demandais ça, et
alors, elle eut un air comme de pitié pour moi.
— Oui, bien sûr.
Je me dressai, je chargeai ma besace.
— Écoute, je lui dis : quand il viendra, ton papa, donne-lui donc le bonjour
d’Amédée ; tu te rappelleras ? D’Amédée ; il saura qui c’est.
Et je m’en allai dans mon chemin.
Vous allez me demander : et alors, tu n’étais plus copain avec l’Albin ?
C’était bien facile de t’approcher de la Douloire et de dire : c’est moi. Après ce
que tu avais fait, on l’aurait trouvé tout naturel. Au lieu de ça, tu donnes ce
bonjour de paille à la fillette qui va l’oublier.
Oui, à la fillette qui allait l’oublier – je le savais – dès que j’aurais tourné le
coude de la route. Eh bien, c’est ce que je souhaitais, d’ailleurs.
Quant à ce que vous me dites de n’être plus copain avec l’Albin, écoutez : ce
que j’ai fait, je ne l’aurais pas fait pour tout le monde.
Faut pas vous croire qu’Amédée c’est un gars comme ça qu’on fait marcher
pour des commissions aux filles. Non, je peux bien vous le dire, maintenant : ce
garçon, cet Albin, il me tenait au fond des entrailles comme s’il avait été mien.
Ça ne se voit pas tous les jours, savez-vous, un homme clair comme de l’eau,
dans notre race, et on peut dire, dans les hommes en général.
Vous avez beau rire ; j’ai bien trente ans de plus que lui, et, au verso de l’âge,
c’est pas rare qu’on se dise à soi-même, entre quatre-z-yeux : “Tu pourrais avoir
un garçon dans le genre de celui qui passe, si tu avais été un peu moins porté sur
le goût des promenades.”
Laissons ça.
Mais plus copains ! C’est-à-dire, au contraire, qu’il l’était trop pour moi et
qu’il a fallu que, peu à peu, je le tue en moi jusqu’au moment où il est devenu
ce qu’il est maintenant : un dont je ne sais presque plus le nom : un de
Baumugnes !
Le bonheur, voyez-vous, c’est encore la meilleure corde pour attacher les
rodomonts.
En voilà un qui se démène, et qui lutte la vie avec les coups réguliers, à la
loyale, et qui est là comme un hercule.
Bon.
Un tour avec la corde du bonheur, et le voilà sans défense comme un arbre.
Le voilà à ne plus oser bouger ni ses bras, ni ses jambes, ni sa langue, à
peine un peu ses yeux…
Ingrat, alors… ?
Ah, non ! À qui me dirait ça, je foutrais sur la gueule, et de bon cœur !
Ingrat ? Non !
Ah, si vous aviez vu ses yeux !…
Quand nous sommes partis de la Douloire, c’était au bel honneur du jour,
comme il voulait, et du plein gré de tous, et Clarius a dit : “Au revoir les
enfants” ; et maman Philomène a dit : “Enroule le caban sur les pieds du petit” ;
et ils nous ont regardés tant loin que leurs yeux allaient, et cet andouille de
Saturnin monté sur la meule de paille faisait le télégraphe avec son chapeau au
bout du bras. C’est vous dire !…
Il faisait froid à cause d’un mistral bâtard pas bien dans son axe.
Comme on entrait dans Oraison, je leur dis :
— Les enfants, on va boire un café chaud.
— Que non, fait l’Albin, tout drôle.
Une envie qui n’osait pas dire oui ; c’est ce qui me met la puce à l’oreille.
Pendant qu’Angèle faisait téter monsieur Pancrace, dans un coin du café où,
quand même, il avait bien fallu qu’il vienne, je le confessai.
Ah ! pour ce qui était des choses tout près de la folie, comme d’aller
demander en mariage la fille de la Douloire avec un air d’harmonica, mon Albin
disait : “présent !” mais, pour les choses de la raison…
Il n’avait pas voulu prendre un sou là-bas et il n’avait pas un sou dans sa
poche.
Il comptait monter là-haut à pied, donc ! Il n’avait plus confiance en moi,
donc !
Il a fallu que j’en dise !…
Et, à la fin, il s’est rendu, à cause d’elle et du petit.

On est arrivé à la gare au terme du jour. On formait un train. Il était


présentement tout le long du trottoir, sans tête, et comme mort, avec tous ses
compartiments ouverts. Il partait vers les sept heures, je crois.
Je leur ai pris deux billets, de mon argent. Il me restait trois francs ; je lui ai
demandé sa blague à tabac, censément pour bourrer ma pipe, et j’ai mis les trois
francs dedans la blague, bien au-dessus du tabac, pour qu’il les trouve quand il
voudrait fumer sa cigarette, plus tard.
Et je les ai installés dans un wagon.
On voyait bien que nous n’avions pas l’habitude ; c’était encore trop tôt pour
ce train-là ; et nous étions seuls dans la gare. Là-bas, de l’autre côté du quai, à
travers les portes vitrées, on voyait des gens en casquettes noires assis devant
des lampes à pétrole. Il y avait le chef : un gros rouge qui grattait son poêle à
tours de bras. A un moment donné, un de ces hommes en casquette était parti le
long des rails avec une lanterne rouge et verte pour chercher je ne sais pas quoi.
À part ça, il y avait nous et le vent.
Moi, j’étais resté sur le trottoir, devant le compartiment. Ils avaient laissé la
porte ouverte, mais, déjà, ils n’étaient plus avec moi. Angèle, endormie, avait
posé sa tête sur l’épaule d’Albin. Elle était toute serrée contre lui ; monsieur
Pancrace, enroulé dans le caban, sur les genoux de l’homme, allait dormir aussi.
Une dernière fois il avait ouvert ses paupières, et, maintenant, il tétait le pouce
d’Albin.
Et le voilà, lui, solide et droit, et il n’osait pas bouger, il n’osait pas respirer
trop fort, ni parler… sans force, tout lié en gerbe par cette sacrée corde du
bonheur.
Mais, si vous aviez vu ses yeux !…
Je le regardais, il me regardait, et ça s’est fini comme ça, sans une parole.
J’ai d’abord fait un pas en arrière, puis encore un. À un moment donné, je
me suis trouvé juste à la limite d’où je pouvais voir encore ses yeux.
Alors, j’ai entendu que ces yeux là disaient :
— Merci, mon copain, mon plus que copain ; merci, grand-père-du-bonheur.
Ça va ; ça va aller, maintenant ; c’est fini, tu vois ! Merci, merci !…

J’étais au bout de la ficelle d’amitié amarrée dans nos deux cœurs ; encore
un pas, elle cassait.
Et j’ai fait ce pas en arrière, et je suis parti.
Voilà !

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