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Gori - de Quoi La Psychanalyse Est Elle Le Nom

sur l´actualité de la psychanalyse

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Gori - de Quoi La Psychanalyse Est Elle Le Nom

sur l´actualité de la psychanalyse

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Roland Gori

De quoi la psychanalyse
est-elle le nom ?
Démocratie et subjectivité
À toutes celles et à tous ceux
à qui j’ai soustrait ce temps,
au premier rang desquels Marie-José
qui m’a donné le sien.
Préambule

Les textes de cet essai proviennent pour la plupart de conférences données


tout au long de ces trois dernières années. Certaines ont prolongé les
recherches exposées dans La Santé totalitaire 1 et Exilés de l’intime 2, ouvrages
publiés en collaboration avec Marie-José Del Volgo. D’autres se sont tenues à
l’occasion de débats faisant suite à l’analyse critique de notre société telle que
nous l’avons entreprise avec mes amis de l’Appel des appels en lien avec le
Manifeste que j’ai lancé avec Stefan Chedri en décembre 2008 et dont un
ouvrage 3 est venu porter témoignage. L’unité de ces travaux ne m’est apparue
qu’après coup. Elle s’est révélée fondée par la conviction intime que le « sujet
historique » fabriqué par la psychanalyse se trouvait inséparable de certaines
formes de démocratie qui reconnaissent à la mémoire et à la parole leur pleine
et entière valeur, fondements d’un monde humain que nous aurions en
partage, en commun et dont l’espace public aurait à prendre soin. Ce sujet
historique existe malgré, avec et contre le flux incessant des événements qui
frappent sa conscience, mais ne s’inscrivent dans sa mémoire comme histoire
qu’à la suite d’un travail particulier, psychique autant que social, bref
symbolique. A contrario de la vulgate psychanalytique autant
qu’antipsychanalytique, ce « sujet historique » n’est pas un destin prédéterminé
par les événements du passé. Le passé n’est pas l’histoire et c’est même ce qui
maintient proche ce réel dont nous avons sans cesse horreur autant qu’il nous
attire, pour réécrire nos vies dans les rencontres nouvelles, celles de l’amour, de
l’art et de la politique. Toutes les doctrines, les pratiques politiques comme de
soin ou d’assistance ou encore d’éducation, d’information, de recherche ou de
justice qui tentent d’escamoter ce réel vont dans le décor. « Dans le décor »
dans tous les sens du terme, à commencer par ce « semblant » de civilisation
que nous sert la politique actuelle, globalisée autant que fragmentée 4, réalisant
ce paradoxe d’inciter à la fois à l’homogénéité des langues, des cultures et des
marchés, et de parvenir toujours plus à isoler les peuples qui les incarnent. Le
lecteur ne s’étonnera pas qu’à cette globalisation, à cette mondialisation, je
préfère la « mondialité », la « créolisation » des cultures chantée par le poète
antillais Édouard Glissant 5.
L’unité de cet essai provient aussi d’une autre conviction tout aussi intime,
acquise par plusieurs décennies de pratiques thérapeutiques : la manière dont
une culture accueille et traite la vulnérabilité, symbole d’une « humanité dans
l’homme », conditionne culturellement les formes du lien social autant que du
savoir 6.
La manière de soigner, comme celle d’informer, de juger, d’éduquer, de faire
de la recherche, révèle la substance éthique d’une civilisation, la hiérarchie de
ses valeurs, son horizon philosophique, c’est-à-dire politique. Parviendra-t-on
encore à soigner demain, à faire de la politique, à enseigner, à juger, à chercher,
à informer ? On pourrait croire ces questions incongrues, déplacées, sécrétées
par un de ces esprits petit-bourgeois propres aux classes moyennes qui se
lamentent de leur inévitable et constante prolétarisation. J’ai la faiblesse de
penser que tel n’est pas le cas. J’ai la faiblesse de penser que la catastrophe
culturelle qui s’annonce est plus grave que la crise financière, économique,
politique que nous venons de connaître. Ou du moins qu’elle appartient au
même phénomène, au même processus, celui d’une catastrophe écologique dont
l’environnement n’est que cette part de la nature que l’humain a rendue
étrangère à lui-même pour mieux pouvoir l’arraisonner comme fonds
énergétique à exploiter. Feignant du même coup d’oublier qu’en objectivant la
nature, le sujet humain s’objective lui-même. Et ce d’autant plus facilement
que cette forme de civilisation prétendra le « naturaliser » comme « animal »,
animal que dans les démocraties « compassionnelles » on peut transformer en
« animal pitoyable 7 ».
Au risque des ruptures de ton et des ruptures de style, j’ai laissé dans cet
essai les traces de ce parcours, conçu comme autant de mouvements successifs
que le chercheur pourra accompagner dans le détail des références et des
démonstrations, mais que l’« amateur 8 » pourra tout aussi bien accueillir
comme autant d’idées et de propositions surgissant çà et là dans des chemins
de traverse. Peut-être est-ce là d’ailleurs, dans ces chemins de traverse de la
culture, que nous pourrons trouver le salut de notre civilisation tant il est vrai,
comme l’écrit Hölderlin, que :
« Mais là où est le danger, là aussi
Croît ce qui sauve 9. »

1. Roland Gori, Marie-José Del Volgo, La Santé totalitaire. Essai sur la médicalisation de l’existence
(2005), Paris, Flammarion-Poche, 2009.
2. Roland Gori, Marie-José Del Volgo, Exilés de l’intime. La médecine et la psychiatrie au service du
nouvel ordre économique, Paris, Denoël, 2008.
3. Roland Gori, Barbara Cassin, Christian Laval (dir.), L’Appel des appels. Pour une insurrection des
consciences, Paris, Mille et une nuits, 2009.
4. Pierre-Noël Giraud, La Mondialisation. Émergences et fragmentations, Paris, Seuil, 2008.
5. Édouard Glissant, Le Discours antillais, Paris, Gallimard, 1997.
6. Les formes de savoir sont indissociables des formes de pouvoir mises en œuvre comme pratiques
sociales et construction d’un monde commun.
7. Alain Badiou, Le Siècle, Paris, Seuil, 2005.
8. Ce mot extraordinaire d’« amateur » qui renvoie à l’amour, notre civilisation technico-économique
l’a dévalorisé tout autant que la chose. Un amateur serait « moins » qu’un spécialiste, une sorte de degré
zéro de la compétence. Degré zéro de la compétence sans laquelle tout savoir, toute technique ne serait
que fonctionnelle, mercenaire et servile. J’écris aussi et surtout pour les amateurs, puissent-ils me
pardonner parfois mes emportements de « spécialiste ». Ce développement de la culture de masse, le
développement de la civilisation technique prend à contre-pied cette société d’amateurs dont rêvait
Roland Barthes écrivant : « Le profit énorme de cette situation d’amateur, c’est qu’elle ne comporte pas
d’imaginaire, de narcissisme. […] C’est donc une libération, je dirai presque une libération de
civilisation. À inclure dans une utopie à la Fourier. Une civilisation où les êtres agiraient sans
préoccupation de l’image qu’ils vont déclencher chez les autres » (Roland Barthes, Œuvres complètes, IV,
1972-1976, Paris, Seuil, 1995, p. 861).
9. Hölderlin cité par Heidegger, « La question de la technique », in Essais et conférences (1954), Paris,
Gallimard, 1958, p. 47.
Surveiller et soigner

Aujourd’hui, 6 avril 2010, les médias ne parlent que de cela : comment


aurions-nous pu dépister et interner, préalablement à son acte et sans son
consentement, le « pousseur du métro » qui a reconnu avoir projeté le 2 avril
un voyageur contre une rame du RER A qui arrivait Gare de Lyon à Paris ? Le
pousseur du métro, un jeune homme de 28 ans au lourd passé psychiatrique,
avait interrompu son traitement depuis plusieurs semaines. Le diagnostic de
« schizophrénie » a été jeté à la cantonade par les médias et avec d’autant plus
de facilité que sa mère s’est montrée accusatrice à l’égard de l’hôpital, auquel
elle reprocherait de ne pas avoir entendu les signaux d’alarme qu’elle avait
lancés.
Ce fait divers tombe à pic pour promouvoir le lancement d’un projet de loi
sur la psychiatrie que la ministre de la Santé et le président de la République
avaient annoncé pour le printemps. Aujourd’hui, c’est sur les plateaux de
télévision que se construit à partir de n’importe quel fait divers la manipulation
de l’opinion pour lui vendre un projet politique fabriqué comme une marque
de lessive. La politique et l’image, le fait divers et l’émotion collective tendent à
l’emporter sur la démonstration argumentée et rationnelle qu’exigeait autrefois
la mission pédagogique que l’État s’octroyait. Ce fait divers du 2 avril 2010,
amplifié par ces nouveaux crieurs publics que sont les médias, s’inscrit dans une
série dramatique d’actes qui, pour ne pas être statistiquement fréquents, se
révèlent toujours tragiques pour les victimes et leurs familles et donnent
l’occasion à chacune des idéologies d’assurer sa promotion. Et ce quelle que soit
la nature de ces idéologies : politique, sociale ou scientifique. De telles
idéologies tendent systématiquement à prendre l’opinion publique à témoin du
bien-fondé de leurs recommandations et de la légitimité de leur ambition dans
le gouvernement de la Cité. L’aversion de la raison politique à l’égard de la
contingence, de l’imprévisible et de l’accidentel donne à chacune de ces
idéologies l’occasion de faire croire au bien-fondé de ses principes.
L’exemple vient de haut puisque, à la suite d’un événement tragique au cours
duquel un jeune homme avait été poignardé en plein Grenoble par un
schizophrène en fugue de l’hôpital psychiatrique voisin, le président de la
République avait déclaré le 13 décembre 2008 à l’hôpital psychiatrique
d’Antony : « Des gens dangereux dans la rue, c’est un scandale aussi. Qu’on ne
vienne pas me dire que c’est un cas de temps en temps. »
La violence des propos présidentiels assimilant les patients psychiatriques à
des criminels potentiels avait ému le monde de la psychiatrie 1, celui des
familles de malades et une partie de l’opinion. Se retrouvait dans cette
déclaration du président Sarkozy le style sécuritaire de ses discours, martelés
sans cesse du temps où il était ministre de l’Intérieur et systématiquement
repris comme une rengaine tout au long de sa campagne présidentielle
de 2007. L’émotion soulevée par ses déclarations politiques sur la « psychiatrie
criminelle » prolonge celle de novembre 2006 lorsque, ministre de l’Intérieur,
Nicolas Sarkozy annonçait qu’il fallait s’appuyer sur une expertise de
l’Inserm 2 pour préparer un projet de loi sur la prévention de la délinquance.
Cette expertise, très contestée au motif qu’elle prétendait dépister les signes
prédictifs de la délinquance à partir des souffrances psychiques des enfants de
moins de trois ans, souffrances exprimées par des troubles des conduites 3,
donnait à un projet politique sécuritaire la caution et les apparences de
l’objectivité scientifique.
Cette indignation des professionnels de la santé mentale se manifeste de
nouveau au printemps 2010, au moment où le gouvernement présente un
projet de loi réduisant les trois types d’hospitalisation en vigueur aujourd’hui –
hospitalisation libre, hospitalisation à la demande d’un tiers et hospitalisation
d’office – à deux types de soins, avec ou sans consentement. Ce projet de loi doit
être débattu à l’automne par le Parlement, il concerne selon la ministre près
de 70000 patients par an qui souffrent de troubles psychiques rendant difficile
leur consentement aux soins. Ce projet de loi a un triple objectif : permettre
une meilleure prise en charge des personnes nécessitant des soins
psychiatriques ; assurer leur sécurité et celle des tiers, lorsqu’elles représentent
un danger ; garantir aux patients le respect de leurs droits fondamentaux et de
leurs libertés individuelles. Remarquons d’entrée de jeu que, pour légitimes
que soient les trois objectifs de ce projet de loi, la manière même dont il a été
une fois de plus élaboré, comme la philosophie sécuritaire et la politique
technico-administrative qui l’inspirent, tend à réduire considérablement sa
valeur d’authentique dispositif législatif soucieux de permettre des soins.
Plusieurs syndicats et collectifs de psychiatres se sont d’ailleurs étonnés de
découvrir par voie de presse un projet de loi les concernant directement, et
auquel ils n’auraient pas été véritablement associés. C’est une constante des
réformes actuelles que d’associer insuffisamment la participation des gens de
métier à l’élaboration des projets de loi qui les concernent, tant à l’université
qu’à l’hôpital, ou à l’école, ou dans le domaine de la justice ou encore dans
celui de l’information. Les professionnels ne sont pas des interlocuteurs
privilégiés de ce pouvoir politique, pas davantage d’ailleurs que ne le sont les
parlementaires, auxquels ces projets de loi sont soumis pour la forme. La cible
véritable de ce marketing législatif des réformes actuelles et des communiqués
frénétiques qu’elles inspirent demeure encore et toujours l’opinion publique.
Le message publicitaire adressé à cette même opinion publique, sacrée
« reine du monde 4 » dans notre démocratie d’opinion, par ce projet de loi sur
les soins sans consentement peut se résumer ainsi : « On va vous protéger des
fous, des dangers de la folie, en vous autant qu’autour de vous. »
Selon ce projet de loi, les soins sans consentement seraient délivrés à la
demande d’un tiers sur « simple certificat médical » conduisant à une
hospitalisation initiale obligatoire, période d’observation de 72 heures
maximum, permettant de choisir la modalité de prise en charge la mieux
adaptée au cas du patient. Passé ce temps, il sera possible de prendre en charge
p p p p p g
le patient sans son consentement, soit en hospitalisation partielle, soit en soins
obligatoires. Le patient devrait être informé des raisons qui motivent les soins
psychiatriques sans consentement et leur éventuelle prolongation « de manière
régulière et appropriée à son état de santé ». Outre le droit du patient de saisir
la commission départementale de soins psychiatriques, plusieurs autres voies de
recours sont envisagées comme la saisine du juge des libertés et de la détention.
Les sorties d’essai seraient supprimées. Seules des sorties de courte durée,
inférieures à 12 heures, subsisteraient. D’une manière plus générale, la réforme
renforce le contrôle administratif des procédures de soins psychiatriques qu’elle
tend à judiciariser toujours plus, posant le principe d’un soin sous contrainte
tant à l’hôpital qu’au domicile du patient, au risque, en le fichant et en le
contraignant, de l’enfermer dans une véritable loi d’exception qui le dépouille
de ses prérogatives citoyennes. On peut imaginer sans peine les effets d’un tel
dispositif sur les patients paranoïaques ou mélancoliques !
Mais le soin est-il véritablement la préoccupation de ce projet sécuritaire ?
Les syndicats et collectifs de psychiatres déplorent cette incitation du projet de
loi à transformer la psychiatrie en « police sanitaire » qui sert de caution à des
mesures de contrôle administratif au nom de l’ordre public 5. Cette philosophie
sécuritaire du projet de loi peut se résumer ainsi : simplification des modalités
d’admission dans une procédure de soins sans consentement et complication
des possibilités de lever ces mêmes mesures.
Ce projet de loi est accueilli de manière favorable par les associations de
familles de malades, mais de manière plus réservée par une partie de la
communauté psychiatrique, qui dénonce une « frénésie 6 » sécuritaire.
Remarquons au passage le logiciel désormais traditionnel du pouvoir actuel :
contrôle social renforcé et économie budgétaire accrue sur les services publics
permettant de transférer leurs offres de service aux établissements privés.
L’expression « soins sans consentement » vient remplacer l’expression
« hospitalisation » au moment même où l’hôpital manque cruellement de
moyens en personnel et où les praticiens tendent à le déserter. Derrière la
rhétorique du projet de loi proclamant son souci d’assurer un meilleur accès
aux soins et une garantie de leur continuité, on constate l’accroissement du
pouvoir administratif aux dépens du projet thérapeutique et, en même temps,
le démantèlement des institutions publiques, grandes entités logico-politiques,
au profit des réseaux privés des industries de santé. La philosophie de ce projet
de loi renforce les pratiques d’une « société de surveillance 7 » au sein de
laquelle la folie est représentée comme un état de dangerosité et d’exception et
le soin un marché concurrentiel.
Cette réponse du gouvernement à la « crise de la psychiatrie » paraît
aujourd’hui résulter d’un choix tout autant idéologique qu’économique,
appuyé par le retour en force d’une conception purement « médicale » de la
souffrance psychique et de son traitement. Au moment où je termine cet
ouvrage, les décrets d’application de la loi du 9 août 2004 réglementant l’usage
du titre de psychothérapeute font du psychiatre le modèle idéal du
psychothérapeute, le dispensant totalement des suppléments de formation en
psychopathologie clinique exigés pour les autres praticiens du soin psychique,
psychanalystes, psychologues et médecins non psychiatres. Ironie de l’histoire,
jamais autant qu’aujourd’hui les cursus de formation hospitalo-universitaire des
j q j p
psychiatres n’ont été aussi indigents en matière de formation aux
psychothérapies. Et pour cause, le recrutement des hospitalo-universitaires de
psychiatrie, à l’exception de quelques pédopsychiatres remarquables comme les
professeurs Pierre Delion et Bernard Golse, est réalisé sur la base de critères
épistémologiquement non compatibles avec les exigences du soin psychique
référé à la psychanalyse, à la phénoménologie ou à la psychothérapie
institutionnelle 8. Mais là encore, le message législatif, nonobstant la sincérité
des déclarations de son promoteur, le président de l’Assemblée nationale
Bernard Accoyer, ne contient aucun souci éthique et clinique, mais s’adresse à
l’opinion publique : « Nous vous protégeons des charlatans. » Sauf que les
dispositions prises dans l’annexe du décret se révèlent comme une imposture
dès lors qu’on voudra bien avec Freud rappeler : « Permettez-moi de donner au
mot “charlatan” le sens auquel il peut prétendre en lieu et place de sa
signification légale. Pour la loi est charlatan celui qui traite les malades sans
pouvoir justifier de la possession d’un diplôme d’État de médecin. Je
préférerais une autre définition : est charlatan celui qui entreprend un
traitement sans posséder les connaissances et les capacités requises 9. » Mais que
les braves gens se rassurent, ces nouveaux préfets sanitaires que sont les
nouveaux directeurs d’agence régionale de santé veilleront sur leur âme par
l’agrément des instituts de formation conditionnant l’accès au titre de
psychothérapeute. La médicalisation de la souffrance psychique vient de
franchir une nouvelle étape, la « soi-disant » protection des usagers sûrement
pas 10 !
Par ailleurs cette solution à la crise de la psychiatrie et aux difficultés de
traitement de la folie consiste à remplacer les soins relationnels des personnels
psychiatriques par un dispositif technico-administratif criminalisant toujours
davantage les malades mentaux, érigeant autour d’eux des murs ultramodernes
par une incarcération chimique, spatiale, juridique ou par des systèmes divers
et variés de vidéosurveillance. La publicité faite autour de la création d’unités
hospitalières spécialement aménagées (UHSA), permettant la prise en charge
psychiatrique en détention des malades mentaux incarcérés, accroît chaque
jour davantage dans l’opinion publique la confusion entre soin, détention et
sanction. Au-delà des problèmes réels rencontrés dans la prise en charge des
psychotiques coupables de crimes ou de délits, la mise en scène médiatique du
message politique permet d’entretenir une confusion de genre entre la
délinquance sociale et les maladies mentales présentant des risques de passage à
l’acte.
Là où, hier encore, la culture humaniste et démocratique de notre modernité
concevait la délinquance sociale comme une maladie psychique ou un
problème de société, liée aux formes de civilisation, aujourd’hui le politique
fait du malade psychique ou du précaire social un criminel en puissance ou au
moins un individu à risque, « exemplaire » de la grande famille des
« populations à risque ». La « remédicalisation » de la psychiatrie ne provient
pas d’événements scientifiquement majeurs justifiant la recomposition de son
champ, ni même d’un engouement personnel des politiques qui lui accordent
leur préférence. Cet attrait du pouvoir pour une « médicalisation » des
souffrances psychiques et sociales provient d’un choix idéologique. Cette
psychiatrie « médicale » permet mieux que les savoirs et les pratiques du soin
py p q p q
psychique de légitimer dans la forme de la connaissance scientifique l’extension
des pouvoirs de punir des conduites autres que celles des infractions. Elle est
« sécuritaire ». C’est ce que l’on appelle la « normalisation » sociale 11, sur
laquelle je reviendrai.
Les « expertises » psychiatriques inspirées par cette nouvelle « biopolitique »
ne suffisent pas à emporter la conviction de l’opinion tant, au sein même de la
communauté des experts, elles posent question. C’est alors au pouvoir du « fait
divers » médiatisé que notre « démocratie d’opinion » confie la tâche de faire
campagne au bénéfice des politiques sécuritaires, des industries de santé et des
experts qui peuvent « cuire leur petite soupe » aux feux que de telles
informations allument !
Il n’est donc pas un seul fait divers qui ne soit l’occasion de réaffirmer le
bien-fondé de cette politique, laquelle esquive le défi démocratique que
constitue pour une société donnée le meurtre immotivé, le passage à l’acte
délirant d’aliénés qui vivent leurs hallucinations dans l’espace ordinaire de la
rue. L’espace citoyen des débats politiques s’est transformé en plateau de
télévision sur lequel les hommes politiques s’agitent pour participer à cette
nouvelle forme de démocratie que Bernard Manin 12 nomme la « démocratie
du public ». C’est-à-dire la démocratie de l’audimat. Les citoyens sont
transformés en spectateurs que l’homme politique prend à témoin à partir d’un
fait divers pour fabriquer le dispositif publicitaire qui lui permettra de vendre
sa marchandise. La scénologie marketing de la démocratie d’opinion a
remplacé le débat citoyen des démocraties antiques ou même celui des espaces
républicains. Au passage s’installe une crise de la démocratie représentative et
des corps intermédiaires de la politique, désormais placés sous la pression de
l’opinion publique et de ses fabricants. Nous y reviendrons. Mais c’est
précisément cette violence symbolique qui fait de la logique de marché de
l’audimat la contrainte structurale essentielle modelant, captant et fabriquant le
débat politique et éthique. C’est dans cette stratégie de diversion de l’opinion
publique par l’usage abusif du fait divers que le politique et la démocratie
perdent leur autorité authentique et l’autonomie de leur champ spécifique : dès
lors que la politique s’empare du fait divers pour justifier ses choix
idéologiques, elle fait diversion. Bourdieu disait à propos des faits divers qui
font la une des journaux télévisés : « Les faits divers, ce sont aussi des faits qui
font diversion. Les prestidigitateurs ont un principe élémentaire qui consiste à
attirer l’attention sur autre chose que ce qu’ils font 13. »
C’est la faiblesse du champ politique actuel que de devoir en passer par la
violence symbolique de la logique d’audimat des médias pour faire entendre
son message. Nous y reviendrons, mais le canal même de communication de
ces messages influence considérablement leurs contenus : l’homme politique et
l’animateur de plateau télévisé se confondent, ils deviennent quasiment
interchangeables. Du coup, ce qui passe à la trappe, c’est le débat démocratique
lui-même, qui permettrait que des questions aussi essentielles que celles de la
folie et de son traitement soient l’occasion sur la place publique d’information,
de dialogue, dont le caractère performatif n’échappera à personne : parler de la
folie dans un espace communautaire, c’est déjà participer à son traitement
social, c’est déjà contribuer à lui offrir une « hospitalité 14 ».
Dans nos sociétés de contrôle, face à la folie le pouvoir choisit une autre voie
que celle du débat authentiquement citoyen. Il choisit de cacher ses choix
idéologiques, rendus indispensables pour satisfaire les préjugés de sa
« clientèle » électorale, en montrant les faits divers, « denrée élémentaire » de
l’information, disait Bourdieu, qui justifient comme « naturel », évident et
technique son dispositif de lois. Face à la folie et au crime immotivé, le
politique, dans son ambition moderne de fonder sa légitimité sur le
gouvernement rationnel des hommes, se trouve particulièrement mis au défi par
les actes irrationnels.
Comment la rationalité qui prétend conduire le monde et organiser au
mieux nos démocraties pourrait-elle tolérer ce qu’elle maintient à l’extérieur de
son royaume, cette déraison qui sans cesse la mine de l’intérieur, à l’ordinaire
de ses formes mineures de folie que sont les passions, les bizarreries et les
absurdités ?
Comment ce monde nouveau du capitalisme qui trouve dans la notion
d’« intérêt » le centre de gravité moral essentiel à sa vision marchande du
monde pourrait-il survivre à cette entreprise qui le mine à l’intérieur d’une cité
lorsque des individus agissent contre leur intérêt et dérèglent ainsi le principe
sur lequel se fonde notre société ? Passe encore qu’on puisse commettre un
crime ou un délit pour l’appât du gain ou le goût du lucre, mais qu’on le fasse
« sans bénéfices », voilà qui défie le paradigme 15 dans lequel nous évoluons
depuis au moins le XVIIe siècle. Si l’intérêt ne gouverne plus le monde, la
prévisibilité des comportements dictés par l’intérêt économique se trouve mise
à mal et c’est tout l’ordre capitaliste et son éthique qui se voient ainsi contestés.
C’est la paix civile elle-même qui se trouve menacée par la folie des passions,
des bizarreries, des délires et des anomalies. Le fou, le bizarre, l’anomalique, le
délirant travaillent contre leur intérêt, incarnent la tyrannie des passions et
deviennent les emblèmes d’un chaos que le commerce n’aurait pas réussi à
polir, à adoucir et à réguler.
Les passions sont ces folies mineures que l’« homme de l’intérêt » se doit de
juguler pour lui-même et les autres. Albert O. Hirschman a montré comment
au XVIIIe siècle s’installe ce nouveau paradigme culturel qui introduit dans le
comportement humain un élément de calcul sur le modèle du prêt d’argent,
des stratégies de prudence et d’efficacité qu’il requiert et de la pensée du profit
qu’il exige. La frénésie avaricieuse, l’avidité usurière, condamnées par la
religion, méprisées par les idéaux aristocratiques, s’imposent toujours
davantage comme une police morale qui adoucit les mœurs en neutralisant les
passions destructrices de la chair, de l’ambition du pouvoir, de l’arbitraire du
despote qui mène à la guerre, à la destruction et au chaos. La cupidité s’est
transformée en vertu, et le commerce, objet d’opprobre et de mépris au siècle
précédent, devient le modèle de la « douce » conduite policée et utile de
l’individu comme de la société. Cette fiction anthropologique qui s’installe au
moment même où les « physiocrates » vantent les valeurs du marché pour fixer
le juste prix des choses, et subsidiairement la vérité des hommes, constitue
véritablement un nouveau système de civilisation des mœurs avec ses dispositifs,
ses discours, ses institutions, ses normes, ses savoirs et ses pratiques.
« Civilisation des mœurs » dans le sens donné par Norbert Elias 16 à cette
expression : moyens et manières d’orienter le comportement de l’homme en
p y p
société en définissant des règles et des normes de bonne conduite. Ce contrôle
social modèle les relations affectives, les met en formes et en manières, c’est-à-
dire en normes avec les rituels de coutume, de convenance, les rhétoriques et les
manières de vivre ensemble qui sont propres à une civilisation et définit son
style, style qui structure tout autant les mœurs que les processus psychiques.
Les découvertes techniques elles-mêmes sont conditionnées par la
transformation des normes culturelles qui les favorisent ou les inhibent et
qu’en retour elles contribuent puissamment à stabiliser et à diffuser.
Cette civilisation de l’intérêt n’a pas oublié la leçon de Machiavel : ce n’est
pas la vertu des grands qui permet de gouverner les peuples mais leur capacité à
prévoir logiquement le comportement des hommes et à agir en conséquence au
mieux de leurs propres ambitions et intérêts. Loin des idéaux héroïques, ceux
de la vertu républicaine ou de l’honneur aristocratique, l’envahissement de la
logique de l’intérêt dans le champ de la morale et de la politique conduit… au
machiavélisme. Cette civilisation produit un style nouveau dans l’éducation, le
soin et la compréhension des hommes : ce n’est pas la raison ou le savoir qui
jugulent les passions dévastatrices mais l’intérêt que les pauvres, les déviants, les
anormaux et les individus d’une manière générale peuvent trouver dans le
commerce humain. Le commerce dans tous les sens du terme.
La médicalisation de la folie est en marche, la pédagogie des compétences et
des habiletés sociales aussi. Il s’agit dans tous les cas de faire naître, développer
ou corriger les aptitudes qui permettent à chacun de se conduire au mieux de
ses intérêts. L’individualisme et la massification sont les effets de cette nouvelle
fiction anthropologique, à la fois matrice et produit d’une nouvelle civilisation
des mœurs. Cette nouvelle « herméneutique du sujet 17 » installe toujours
davantage une éthique des aptitudes et des compétences dans laquelle le souci
de soi de la culture antique ou le « courage de la vérité 18 » cède le pas aux
idéaux d’objectivité et de maîtrise des nouveaux savoirs qui arraisonnent le
monde, les autres et soi-même comme des continents à explorer pour mieux les
dominer, les maîtriser et les exploiter. L’idéal du voyage et de l’aventure
s’estompe au profit des expéditions économiques et des colonisations
culturelles accomplies maintenant au nom de la raison universelle par les
moyens de la persuasion combinés à ceux de la force. Avant d’exporter la
démocratie, l’Occident a tenté d’exporter les conditions culturelles et
l’anthropologie qui rendaient possibles certaines de ses formes de savoir et de
pouvoir.
Dans cette civilisation, les sentiments, les relations sociales, leur psychologie
et leur psychopathologie tendent toujours davantage à se forger, à s’éduquer, à
se corriger, à se juger et se soigner par le langage du commerce, de l’économie
et, plus récemment, de la haute finance. Le rêve doit toujours davantage céder
le pas au profit calculé, aux valeurs de rentabilité, d’utilité et aux stratégies des
jeux économiques. Les savoirs et les pratiques qui produisent ces objets sont
eux-mêmes hiérarchisés et façonnés par le style anthropologique dominant
d’une société donnée à une époque donnée. D’où, dans notre civilisation
aujourd’hui, ces idéaux d’objectivité, de rationalité, d’efficacité et de
probabilité, au sens de preuve, qui sont portés au pinacle des valeurs et qui
prévalent sur l’amour de la vérité, le sens de l’honneur, la dignité humaine, le
goût de l’autre et l’hospitalité pour le rêve ou la folie. Ce monde des valeurs
g p p
dominantes dans notre civilisation s’impose non seulement dans la
recomposition des champs du savoir ou du soin, mais encore dans celui de la
justice, de l’éducation, de la culture et des relations sociales. La hiérarchie des
sentiments et des valeurs reflète et s’interpénètre avec la hiérarchie qui structure
implicitement les pratiques et les organisations sociales, morales et politiques.
Si, au cours du XXe siècle, un mélange s’est opéré entre les postures du
marché économique et les dispositifs de la psychologie conduisant par exemple
au coaching 19, c’est bien parce qu’ensemble ces postures et ces dispositifs ont
été rendus possibles par la civilisation dont ils émergent et qui n’a eu de cesse
de les rapprocher jusqu’à les confondre. Ce « capitalisme émotionnel », comme
l’appelle Eva Illouz 20, et dont elle dit qu’il est d’abord une culture dans laquelle
les pratiques et les discours émotionnels et économiques s’interpénètrent
mutuellement, plonge ses racines dans cette civilisation usurière dont je viens
de tracer rapidement le panorama. Comme nous le verrons, depuis une
trentaine d’années au moins, cette civilisation a franchi une nouvelle étape
dans son développement. On ne saurait comprendre sans cette mise en
perspective généalogique ce qui se produit aujourd’hui dans le champ des
réformes mises en œuvre en Europe, par exemple dans les domaines de la santé,
de la justice, de l’éducation, de la culture, de l’information, de la psychologie et
de la psychiatrie. Il nous faut prendre la mesure de ce que ces réformes doivent
aux différentes révolutions civilisationnelles qui les ont précédées et les ont
rendues possibles, révolutions civilisationnelles dont la passion de l’intérêt est
l’ancêtre fondateur.
Je tenais dès à présent à souligner combien les sentiments et leur pathologie,
loin d’être des évidences factuelles ou des essences naturelles, se déduisent de
dispositifs anthropologiques qui les captent, les font émerger, les forment dans
tous les sens du terme et qu’en retour ces mêmes sentiments tendent à recoder
et à stabiliser les normes dont ils proviennent. Au-delà de la validité partielle et
locale des données scientifiques de la biologie ou de la génétique, toute
naturalisation des normes participe d’une idéologie et d’une pratique qui
désavouent ce que la science doit au savoir culturel qui la rend possible.
Chaque société a les maladies mentales qu’elle mérite et la psychiatrie qui lui
convient. À distance des idéologies médicales qui font la santé mentale
d’aujourd’hui, je dirais que les symptômes au nom desquels les patients
viennent consulter portent la marque d’une époque et les valeurs de sa culture.
Les dispositifs conceptuels qui capturent et fabriquent ces symptômes pour en
établir le diagnostic et le soin ont une histoire. Je dirais en ce sens, avec Michel
Foucault, que la psychopathologie est aussi un « fait de civilisation 21 ».
Autrement dit, les objets, les concepts et les pratiques des psychiatres et des
psychologues ont une histoire, histoire qui révèle des styles de civilisation, voire
de société 22. Dans la manière de s’y prendre avec la souffrance psychique des
êtres humains qui la composent, une société révèle ses valeurs, sa substance
éthique. Aujourd’hui, les idéologies médicales à la mode en psychopathologie
ressemblent à ce que l’historien polonais Johann Droysen appelle une
« objectivité d’eunuque ».
Cette « pseudo-objectivité », assimilant les souffrances psychiques et sociales
à des maladies comme les autres, et la psychiatrie à une spécialité médicale
comme une autre, n’est pas idéologiquement et socialement désintéressée.
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Dans le champ des diagnostics des « maladies mentales », plus que dans tout
autre, il n’y a pas d’Immaculée Conception du savoir. Plus on feint d’ignorer ce
rapport des savoirs au pouvoir, plus on transforme la « science » et ses pratiques
en idéologies. Et plus on expose les savoirs et leurs pratiques à se faire les
instruments d’un pouvoir qui traite l’homme en instrument.
Rien de plus fréquent dans nos sociétés de masse que de concevoir l’individu
et ses pathologies comme une unité naturelle, organique. Psychiatrie sans
histoire, sans signification, singulière ou collective, la « nouvelle psychiatrie »
ancre ses savoirs dans le champ de l’hygiène publique, hygiène publique du
corps social, avec comme concept privilégié la notion de « risque ». Cette
« nouvelle psychiatrie » se donne pour mission de dépister, d’archiver et de
redresser, à l’aide de la chimie et des techniques psychorééducatives, les
« troubles du comportement », les individus appartenant à des « populations à
risque », dont il faut évaluer le degré de « dangerosité ».
Le gouvernement des hommes fondé sur les actions calculées et rationnelles
qu’inspirent l’intérêt et son éthique utilitariste n’a cessé d’élargir le périmètre
des risques qui menaceraient l’ordre économique sur lequel il fonde sa
légitimité. D’où cette frénésie à toujours rationaliser davantage les conduites de
vie et d’existence des individus et des populations au miroir de la
rationalisation des techniques et des sciences 23. Cette forme de rationalisme
occidental s’est accélérée considérablement au cours des dernières décennies
jusqu’à faire de la production économique et financière, fractionnée dans ses
processus selon des critères scientifiques, l’impératif moral, la matrice
conceptuelle pour penser le monde, les autres et soi-même. L’union d’une
certaine forme de savoir scientifique et technique et des exigences propres à
l’économie capitaliste, puis néolibérale, a été largement consommée. L’enfant
né de cette union est un gouvernement politique des hommes par le moyen des
expertises qui, en les rendant commensurables, les transforment en choses et en
marchandises.
À fonder toujours plus le gouvernement démocratique de masse sur la
rationalité des expertises, des évaluations et des techniques de gestion, la société
actuelle, société du risque 24, voit toujours davantage s’accroître les occasions de
réaffirmer son règne. Face à ces défis, la démocratie comme forme de société
multiplie sous forme capillaire et dans une expansion infinie les réseaux de
contrôle social et de normalisation des individus et des populations. Cette
organisation rencontre très vite ses limites et le tranchant de ses contradictions.
Comment faire l’éloge de la liberté dans un univers de séquestration insidieuse
qui emprisonne toujours plus les sujets dans les mailles d’un filet qui donnent à
leur existence singulière ces formes de « prêt-à-porter » des conduites à l’œuvre
dans nos civilisations de masse ? Comment concilier dans le même projet de loi
définissant les « soins sous contrainte » la liberté citoyenne du patient,
l’information sur ses droits et son état, et la procédure sécuritaire qui le prive
de cette même liberté de décider ? Ce défi, la démocratie le rencontre en
permanence sur son chemin, et historiquement elle le traite chaque fois à sa
manière, mais la nôtre aujourd’hui ne serait-elle pas l’hypocrisie sociale et
culturelle ? Hypocrisie sociale et culturelle qui exige un dispositif nous faisant
croire au caractère objectif de nos prises de décision.
C’est là que l’expertise et l’évaluation surgissent comme autant de
justifications quasi religieuses dans le monde désenchanté des sociétés laïques.
Mais pour que ces voies de l’expertise s’infiltrent fermement et insidieusement
dans nos têtes, encore faut-il une mise en spectacle que permettent ces « crieurs
publics » qui fabriquent l’opinion et que l’on désigne par le nom de médias.
D’où cette tentation sans cesse renouvelée au quotidien qui conduit les
politiques, les experts et les simples citoyens à s’emparer religieusement du fait
divers comme autant d’indulgences achetées au royaume sacré de l’opinion
publique, nouvelle transcendance par rapport à laquelle les gouvernants
mesurent régulièrement le bien-fondé de leurs politiques. Il n’est qu’à examiner
le budget que l’Élysée consacre aux sondages et aux enquêtes d’opinion pour
s’en convaincre : la politique se fait à l’audimat et il est révolu le temps où un
homme politique, le général de Gaulle en l’occurrence, pouvait traiter ses
« gouvernés » de « veaux » ! Au moment même où je conclus cet ouvrage, le
président de la République se saisit de l’occasion du 14 juillet pour préciser sa
politique et lever les malentendus que les affaires récentes, Woerth-
Bettencourt, auraient aggravés dans l’opinion. Remarquons tout de suite qu’à
la solennité d’un discours présidentiel Nicolas Sarkozy préfère un dispositif qui
se rapproche au plus près des contraintes traditionnelles du débat télévisuel.
Débat traditionnel des plateaux de télévision lorsque les journalistes
interrogent une personnalité du monde politique, économique et scientifique
ou artistique sur un événement, denrée élémentaire des news. On est davantage
dans la presse à sensation contre laquelle se sont créés les journaux d’opinion à
la fin du XIXe siècle que dans le champ spécifique du politique appelant à la
réflexion et au débat, ou même dans le champ du journalisme pédagogique des
années 1960-1970. Comme les commentaires d’un discours révèlent la nature
même de ce discours, ce que nous apprend la pratique de la psychanalyse, le
résultat ne s’est pas fait attendre. Dans les heures qui ont suivi, les médias se
sont moins préoccupés d’analyser de manière serrée le discours présidentiel,
d’en faire l’exégèse, d’en marquer les inclinations doctrinales, le style
idéologique ou les revirements politiques que d’en mesurer l’impact commercial.
La première information entendue sur l’une des meilleures radios de notre
espace médiatique, je veux parler de France Culture, indique que 6,6 millions
de téléspectateurs ont écouté l’intervention du président et que 32 %
seulement de la population l’a trouvé convaincant dans sa prestation. Les
nouveaux prêtres de la démocratie d’opinion, je veux parler des directeurs
d’instituts de sondage, précisent qu’il s’agit de « son plus mauvais score depuis
que nous mesurons l’impact de ses interventions télévisées 25 ». Sportifs de la
république, encore un effort pour être républicains… 62 % des Français n’ont
pas été convaincus par les explications du chef de l’État sur le dossier Woerth-
Bettencourt et 23 % seulement l’ont été. Fait remarquable, ces pourcentages ne
correspondent pas à ceux qui ont réellement vu l’émission, mais incluent ceux
qui en ont entendu parler et correspondent donc à l’ensemble des Français
sondés. Il n’est plus besoin maintenant de décortiquer des discours politiques,
ni même de les écouter, il suffit d’en entendre parler. C’est seulement l’onde de
diffusion d’un produit de spectacle que l’audimat mesure pour savoir quel
impact il a sur ses cibles.
C’est dire que le champ politique se réduit dans sa nature et dans sa
fonction, dans sa valeur et son autonomie, au succès commercial immédiat du
message. Cette « mentalité audimat » qui mesure le taux d’audience du
discours présidentiel et son évaluation par les consommateurs de son spectacle
politique constitue une injure à la démocratie autant qu’à l’autonomie du
champ politique 26. Cette « mentalité audimat » dégouline des salles de
rédaction sur l’ensemble des secteurs de nos existences sociales et publiques.
Comment le président pourrait-il alors énoncer autre chose que des idées
reçues par tout le monde, banales, convenues, communes, conformistes,
fabriquées par le dispositif même de l’espace télévisuel ? On imagine sans peine
ce qu’aurait pu donner la préparation par le général de Gaulle de son discours
du 18 juin 1940 à la logique de l’audimat 27. Ou encore la production des plus
hautes œuvres scientifiques et artistiques de l’humanité mesurée à la toise de
leur impact commercial. Et encore une fois dans une logique de l’immédiateté
et de l’urgence qui transforme la parole des politiques, des savants, des poètes
ou des penseurs en produits immédiatement consommables et jetables. La loi
de la gravitation de Newton, combien d’audimat la première semaine ? Van
Gogh, combien de ventes à la quinzaine ? Onfray 28, 250000 exemplaires
vendus dès le premier mois, écrase Freud, qui n’a vendu L’Interprétation des
rêves qu’à moins de 500 exemplaires la première année. Mais qui se souviendra
de M. Onfray dans un siècle ?
Pour qu’une communication soit instantanée, il est indispensable que son
sens soit aplati par une forme réduite et condensée, une seule idée exprimée par
un sujet, un verbe, un complément, que son effet soit immédiat et apparent, et
que son énoncé touche le maximum de personnes en un minimum de temps.
Dès lors, comme le remarquait encore Bourdieu, ce sont des faits divers en tant
que faits omnibus qui se prêtent le mieux à l’exercice 29. Au risque alors de
n’échanger que des banalités, que l’on pourra accommoder aux sauces
« piquantes » du sexe, de l’argent, du crime et de ces éléments de scandale qui
hantent, tels des spectres, notre espace public. L’échange de lieux communs et
de banalités révèle alors que la communication médiatique n’a d’autre contenu
que le fait même de communiquer. Et c’est l’effet commercial de cet exercice
qui lui donne pragmatiquement sa pleine valeur : on s’interdira de penser le
contenu de ce qui est dit, le discours qui le dit, pour mesurer le nombre de
personnes disposées à l’acheter.
C’est sans doute cette « prise » dans l’opinion publique qui fait que nous
n’arrivons pas suffisamment à nous débrancher du fait divers dans la société du
spectacle 30 pour proposer des alternatives à cette société de masse qui
s’apparente en plus d’un point à une démocratie totalitaire. Dès lors que l’on
veut bien entendre par « totalitaire » une forme de gouvernement qui
administre les comportements sociaux en visant à les conformer sans reste, c’est-
à-dire sans responsabilité singulière, subjective ou politique, aux impératifs des
nouvelles idéologies. Ces nouvelles idéologies ne sont pas celles d’un parti,
d’une théologie, d’une quelconque transcendance autre que celle produite par
des évaluations diverses et variées que la civilisation libérale déverse, à un
moment donné et dans une culture donnée, au gré des croyances collectives
que génèrent le marché tout autant que la « science » ou l’état de l’opinion.
Chose courante dans nos démocraties que déplorait déjà et à sa façon
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Tocqueville. Sauf que maintenant rien de l’espace public autant que privé ne
saurait devoir échapper à cette soumission sociale librement consentie, à cette
servitude volontaire généralisée à tous les niveaux de notre existence.
Par le moyen de la télé-réalité, la transparence tend à devenir totalitaire : à
l’exhibition publique et imagée de l’intimité correspond une « télépolitique »
au sein de laquelle l’action publique se construit à partir de la coalition et du
rapport de forces des opinions privées. L’État républicain était censé protéger le
citoyen de la propagande des régimes totalitaires, la démocratie néolibérale
tend à le mettre à la portée de toutes les bourses… ou presque. L’« alliance
libéro-libertaire », en dissociant la télévision de l’État, a ouvert la voie à un
« échangisme généralisé 31 » où chacun des secteurs de notre existence sociale,
politique et culturelle se trouve mis en relation avec les autres, homogénéisé et
interchangeable.
D’où ce caractère fluide et liquide des informations distribuées par les
médias : éphémères, elles n’incitent pas à réfléchir, à incuber, à penser, à
mémoriser, elles visent le « scoop » et brouillent les frontières entre l’espace
politique et le domaine privé. L’information est devenue une antimémoire, les
médias la surface d’un écran sur lequel défilent à toute allure des informations
hétérogènes et contradictoires que nulle mémoire, nulle pensée n’a le temps
d’incuber, de digérer, de classer et de mettre en archives, en mémoire et en
réflexions. Et ensuite on prétend que les enfants sont hyperactifs et que les
adultes sont déprimés parce qu’ils ne se sentent pas à la hauteur des exigences
imposées à leur existence ! Notre réalité psychique n’est pas seulement le reflet
des événements sociaux et culturels avec lesquels elle entre en contact et se
connecte, qu’elle incube, métabolise, transforme, fragmente et recompose, mais
encore faut-il lui en laisser le temps, lui permettre de transformer en histoire ce
qui n’était encore qu’événements d’actualité.
À revenir sur ce fait divers du 6 avril du « pousseur du métro », on peut
constater que le politique n’est pas le seul à s’en emparer pour moudre son
grain sécuritaire. Les déclarations intempestives de « bio-psychiatres »
universitaires, plus prompts à la « mondanité » de la « chose » pharmaceutique
ou politico-médiatique qu’au contact rugueux de l’angoisse et de la culpabilité
dans le colloque singulier de la relation thérapeutique, le révèlent de manière
exemplaire. L’occasion offerte par ce « fait divers » est trop tentante pour ne pas
rappeler les éléments de la doctrine dont ces « bio-psychiatres » se font les
porte-voix : la psychiatrie, c’est de la médecine, la folie est une maladie du
cerveau et son traitement relève d’une molécule comme une autre. C’est cette
« crasse ignorance » de l’histoire, du sens et du contexte social, intersubjectif,
bref humain, d’où émergent les symptômes, qui conduisit encore récemment
ce représentant de la « nouvelle psychiatrie » à déclarer qu’il fallait dépister le
schizophrène dangereux comme le diabète ! Quitte alors, dans un autre
hebdomadaire à fort tirage, après avoir « tartiné » une page entière de
rhétorique de propagande sur le caractère médical de la psychiatrie et de ses
traitements, d’en appeler en une ligne de conclusion à la vertu de l’écoute !
Cette « nouvelle psychiatrie » ressemble à s’y méprendre à celle du XIXe
siècle, à laquelle la société demandait, comme le rappelle Foucault, « comment
le criminel ressemblait à son crime avant de l’avoir commis 32 ». Cette
« nouvelle psychiatrie » nie l’histoire et le sens des souffrances psychiques au
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profit des vulnérabilités génétiques, des dysfonctionnements neurocognitifs et
des événements de stress.
Pas étonnant, dès lors, que les troubles du comportement soient en
extension croissante. Le catalogue qui les établit – le fameux DSM 33 – en
recensait en 1952 une centaine. En 1994, ils étaient près de quatre cents. Ces
derniers temps, on a vu émerger les « troubles des conduites » chez l’enfant de
moins de trois ans, censés prédire la délinquance 34. Mais aussi le trouble de
l’attention et de l’hyperactivité donnant à chaque enfant « un compagnon pour
la vie », entendez la Ritaline, comme le proclamait la publicité du laboratoire
Novartis. On a encore vu apparaître la dysphorie prémenstruelle diagnostiquée
par le DSM (trouble féminin de l’humeur avant les règles), le trouble de
l’anxiété sociale faisant de la timidité une maladie et banalisant aux États-Unis
un médicament connu sous le nom de Paxil (équivalent du Deroxat en
France), le trouble dépressif dont le diagnostic a été multiplié par sept
entre 1979 et 1996 35, les troubles de la dyscalculie, de la dysorthographie, de
la dyslexie, de la dysfonction érectile, etc.
Malgré la prétention à cette « objectivité d’eunuque » des experts qui
établissent le catalogue des troubles du comportement, et dont le Washington
Post a rappelé en 2006 36 les liens étroits qu’ils entretenaient avec l’industrie
pharmaceutique, ces diagnostics favorisent un type de civilisation. Civilisation
de l’urgence, de l’extraversion, du scoop, de l’événement, de la raison
instrumentale, fabriquant la fiction d’un homme neuroéconomique,
intériorisant les normes sociales pour pouvoir bien se conduire. Cette
civilisation impose ses valeurs aux dépens d’une culture, celle d’un homme
tragique, divisé par la culpabilité et le désir, soucieux de son histoire et du sens
de sa vie, un « homme de l’intérieur » autant qu’un animal politique.
Le fait divers devient ici le support et le vecteur d’une véritable propagande
où, au-delà des bénéfices personnels escomptés, l’expert avance les pions de sa
discipline et le parti pris des théories auxquelles il se réfère pour accroître ses
droits d’accès aux marchés, marchés autant symboliques que matériels. Sauf
que les sujets concrets et singuliers de ce drame – la victime, les membres de sa
famille et le « schizophrène » – sont totalement passés à la trappe des
déclarations et des débats publics.
Ces sujets singuliers et concrets ne subsistent plus qu’en tant que types,
profils et cas paradigmatiques d’une variété de populations, celle des victimes
innocentes que l’État n’a pas su protéger, des malades psychiatriques à risque
que la psychiatrie n’a pas su dépister à temps en contenant suffisamment leur
potentiel de dangerosité. Quant à la mère du patient, elle devient l’exemple de
ce « tiers » insuffisamment écouté par les dispositifs administratifs et de soins
lors de la prise en charge de ce type de patients. Comme nous le savons depuis
Max Weber, la catégorisation intellectuelle, qui constitue l’essence même de la
rationalité, introduit sur le plan éthique une distance entre le moi et l’objet
propice à sa réification. Jorge Arditi a montré de manière très intéressante que
la distance sociale ne proviendrait pas de l’absence de traits communs, mais de
la nature abstraite de ces traits. À la suite du travail de Georg Simmel, il a
montré que l’appauvrissement progressif de la vie intime était la conséquence
de la séparation croissante, du clivage entre notre expérience et le monde des
objets, que l’éloignement entre les personnes ne provient pas de ce qu’elles
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n’ont rien en commun, mais de ce qu’elles ne partagent que des choses trop
communes, peu spécifiques 37. L’amour est situé aux antipodes de ce clivage, de
cette perte de spécificité, puisqu’il permet l’appréhension de l’autre
concrètement et intimement en transgressant les catégories abstraites qui
médiatisent la plupart du temps les relations sociales. La proximité provient de
la spécificité et de l’exclusivité des relations concrètes, historiques et signifiantes
entre des sujets. La standardisation, la typologie et les protocoles dépouillent
les relations sociales et subjectives de la chair même de leur histoire et de leur
signification au profit de leurs valeurs abstraites dont nous savons que la
monnaie est le paradigme originaire.
Alors bien sûr, nous rétorquera-t-on, cette disparition de l’homme concret et
singulier s’impose logiquement dès lors qu’il est question de sciences ou de
politique de santé publique, de protection des populations ou de statistiques de
la misère, de la vulnérabilité, de la folie ou du crime. Sauf que cette manière de
penser le singulier et le collectif dans notre civilisation n’est pas sans
conséquences morales, politiques et psychologiques. Cette manière de penser le
sujet singulier comme une simple copie, un exemplaire de la série, un segment
de population à laquelle statistiquement il appartient, se trouve profondément
liée aux processus d’industrialisation qui affectent non seulement les rapports
sociaux de production mais plus encore tous les secteurs de l’existence sociale :
santé, éducation, information, culture, justice, recherche, travail social,
relations sociales, etc. Nous avons montré que la souffrance au travail
aujourd’hui émerge chez des professionnels qui concevaient jusque-là leurs
pratiques selon le modèle de l’artisan, médecins, psychologues, juges, artistes,
enseignants, journalistes, travailleurs sociaux, etc. 38. Professionnels qui se
trouvent brutalement mis en demeure de recomposer leurs pratiques sur la base
des valeurs de la production industrielle des services qu’ils rendent. Cette
recomposition des champs 39 opère sous la double injonction idéologique et
politique d’une rationalisation économique et d’une rationalité technico-
administrative, modélisées par la pensée statistique. Cette manière de penser le
sujet singulier autant que collectif est constituée de pied en cap, dans sa nature
et sa fonction, par nos pratiques sociales qui permettent notamment au pouvoir
politique de gouverner et de faire des choix idéologiques sans les avouer
comme tels, en les justifiant au moyen de la rationalité statistique, comme une
administration objective et scientifique du vivant. Le sujet n’est plus alors que
l’élément exemplaire d’une loi des grands nombres, un effet de cette notion
hybride économico-morale de « populations 40 » qui le fait apparaître comme
une unité numérique et disparaître en tant qu’être concret, irréductible à toute
typologie, à toute force égalisatrice des nombres et à toute poussée
homogénéisante des normes. Le sujet se trouve alors réduit par
l’instrumentalisme qui n’est pas seulement l’application pratique d’une manière
de penser l’humain, mais devient la forme et l’essence même de toute pensée :
« Les comportements adaptés au stade le plus avancé du développement
technique ne se limitent pas aux secteurs où ils sont effectivement requis. C’est
ainsi que la pensée ne se soumet pas seulement au contrôle social là où il est
imposé professionnellement, mais adapte l’ensemble de sa complexion à ce
contrôle. Du fait que la pensée se pervertit en résolvant les tâches qui lui sont
assignées, elle traite même ce qui ne lui a pas été assigné suivant le schéma de
g q p g
ces tâches. […] L’instrumentalisation, cette ultime version du pragmatisme, a
cessé depuis longtemps d’être une simple question d’application de la pensée,
elle est la condition a priori de sa forme 41. »
La « tarification à l’activité », qui recompose l’ensemble des pratiques
professionnelles, ne procède pas seulement d’une rationalité économique ou
technique, elle est devenue le moyen par lequel le pouvoir politique institue la
matrice permanente d’une « servitude volontaire 42 » au moyen des
« expertises ». L’expertise se trouve promue opérateur d’un nouveau paradigme
de civilisation, d’une nouvelle morale positive et curative, et produit des
mutations sociales et culturelles profondes, comparables à celles que le concept
d’« intérêt » avait su produire dès le XVIIe siècle dans l’art de gouverner. C’est
une étape supplémentaire dans la « mathématisation » du monde conduisant à
laisser aux « spécialistes de la résolution des problèmes », spécialistes issus de
l’univers de l’économie expérimentale et de la théorie des jeux 43, le soin de
« décider » à notre place. Non sans devoir laisser aux médias le soin de
convaincre les individus de se soumettre librement à cette manière de voir le
monde comme un ensemble de situations-problèmes à résoudre.
De ce fait, lorsque nous adoptons les valeurs et les critères des « spécialistes
de la solution des problèmes » pour penser le monde et notre existence à partir
de leur calcul, et si cette transmutation des valeurs s’avère inappropriée à notre
vie, ce n’est pas seulement tel ou tel problème qui demeure sans solution, mais
c’est bien le monde comme notre existence que nous risquons de perdre. Ce
que les analyses d’Hannah Arendt ont montré à partir des « documents du
Pentagone » qui rendaient compte de la manière dont, aux États-Unis, la
guerre du Vietnam avait été préparée, à partir des scénarios des spécialistes de
résolution de problèmes et de leurs ordinateurs. Ce n’est pas seulement la
guerre que ces experts ont perdue, mais c’est aussi le monde, notre monde,
auquel ils avaient substitué un monde virtuel, perdant au passage le goût de la
vérité, du jugement et de la responsabilité pour leur substituer cet art du
mensonge qui les conduisait en fonction du public auquel ils s’adressaient à se
débarrasser des faits au profit de scénarios imaginaires composés à l’intention
des auditoires réels.
Il semble que nous n’ayons pas retenu la leçon, pas davantage d’ailleurs que
celle que nous aurions pu tirer de l’incapacité des agences de notation en
Bourse de prévoir la crise financière de 2008 44. Ce qui ne les empêche pas, en
ce mois de mai 2010, de manipuler les hommes politiques et les peuples pour
mieux leur imposer une soumission culturelle aux marchés financiers. C’est la
même logique qui prévaut dans ce type de politique, accréditer la thèse selon
laquelle l’évaluation formelle et quantitative est neutre et objective, simple
miroir ou thermomètre, alors même que c’est son mercure déréglé qui donne la
fièvre. Comment ne pas se rappeler ici cette réflexion d’Hannah Arendt : « À la
lecture des mémorandums, des options et des scénarios, à voir la façon dont
des projets d’opérations sont affectés de pourcentages de risques et de profits
[…] on a parfois l’impression que l’Asie du Sud-Est a été prise en charge par
un ordinateur plutôt que par des hommes “responsables des décisions”. Les
spécialistes de la solution des problèmes n’appréciaient pas, ils calculaient. Leur
confiance en eux-mêmes n’avait même pas besoin de l’autosuggestion pour se
maintenir intacte en dépit de tant d’erreurs de jugement, car elle se fondait sur
p j g
une vérité purement rationnelle et mathématique. Le malheur est que cette
“vérité” était dépourvue de tout lien avec les données du “problème” à
résoudre 45. »
Le calcul tombe juste mais le monde n’est plus là…
Alors où est passé le sujet concret et singulier que désigne l’expression « le
pousseur du métro » ? Où est passé le sujet concret et singulier que l’on
proclame schizophrène dangereux ? Où est passé le sujet concret et singulier
que l’on nomme la victime ? Où sommes-nous passés en tant que sujets
concrets et singuliers, vivant tragiquement le drame de nos existences
historiques et en quête de sens lorsque nous sommes passés à la trappe de
toutes ces classifications qui nous typent ? À n’être plus que « type » ou
exemplaire d’une espèce de populations, quelles qu’elles soient, statistiques,
médicales, scientifiques, sociales, culturelles ou politiques, nous risquons
l’extermination de ce qui constitue notre irréductibilité aux normes, soit notre
singularité. Réduire un être vivant singulier à un type, cela se nomme le racisme.
On prête à Lacan cette phrase selon laquelle « le racisme a un bel avenir » dans
nos sociétés de masse. Cela ne veut pas dire, bien évidemment, que l’on doive
s’abstenir de classifier, de compter et de traiter statistiquement les individus et
les populations pour faire science. Cela veut dire tout simplement que l’on ne
peut pas fonder une politique ou une psychologie sur une quelconque
objectivité des types sans risquer le racisme ou le totalitarisme. Croire à
l’objectivité d’un consensus non seulement est une illusion épistémologique,
mais constitue aussi une perversion du politique. Comment ne pas évoquer ici
cette terrible phrase de Jean-Claude Milner qui, à la suite de Sartre, rappelle
que « le nom juif n’a rien d’objectif et que c’est être antisémite déjà que de
croire à une objectivité de ce nom 46 » ?
Croire à l’objectivité des noms qui désignent une classe sociale, un type de
population ou de culture, n’est-ce pas déjà s’exposer et se prédisposer au
racisme ? Croire en l’objectivité d’une appellation ou d’une typologie, n’est-ce
pas déjà courir le risque d’une pensée réifiée qui chosifie par un rationalisme
morbide tout autant le vivant dont elle se saisit que l’esprit qui y prétend ?
Faute de prendre en compte le reste des opérations rationnelles, la pensée et la
politique deviennent « folles ».
Cette perte de la substance éthique, sociale et psychologique de nos sociétés
de masse et des modes de gouvernement politique qui les contrôlent et les
normalisent constitue sans nul doute le grand défi de la démocratie à laquelle
ces mêmes sociétés prétendent. Ce sujet singulier et collectif, ce « pluriel des
singuliers » dont parle Hannah Arendt, dès lors qu’il passe à la trappe de
l’individualisme et de la massification – deux versants du même phénomène –,
se trouve recouvert, aliéné, ou au moins falsifié par une vision du monde qui,
en l’objectivant, le façonne comme une marchandise et un spectacle, spectacle
où la marchandise se contemple elle-même dans la consommation des illusions
collectives qu’elle produit.
Où est passé le sujet singulier et historique du « pousseur du métro » dans
les rodomontades de ce psychiatre ou de ce criminologue qui le type comme un
schizophrène dont le risque de dangerosité serait à dissoudre dans la molécule ?
Où sont passées l’angoisse et les hallucinations de ce sujet que l’on nomme
p g j q
« psychotique » et dont on prétend détecter la folie comme « le diabète », en la
dépistant précocement et férocement ? Le spectacle serait-il parvenu à occuper
si totalement notre espace social ordinaire que nous devrions dans la geste de
notre vie quotidienne détecter chez ceux que nous croisons les signes
annonciateurs de leurs passions criminelles ? C’est ce que pourrait laisser
penser le propos quelque peu brutal, mais qui a le mérite de la franchise, d’un
autre psychiatre, convié à une émission télévisée pour parler du « pousseur du
métro », et qui nomme « spectateurs » les « voyageurs » de nos métros, les
chargeant au passage du devoir de repérer et de prévenir les événements
dramatiques… Dans cette société de surveillance réciproque, où tout camarade
devient un surveillant, chaque voyageur devient pour l’autre le spectacle d’une
folie potentielle, non sans devoir se faire en retour pour l’autre, à son tour
spectateur, un sujet potentiellement à risque ! Prendre le métro, c’est déjà
entrer sur l’une des scènes mises à la disposition des individus par notre société
du spectacle où se joue la hantise de la folie, du terrorisme et du risque dans un
monde qui conjure l’imprévisible et le hasard. Société du regard qui dans
l’intersubjectivité m’incite à épingler à tout moment et sans paroles autrui, à le
figer et à l’objectiver, à charge réciproquement qu’il me chosifie à son tour
comme image. Nous sommes bien ici dans cet univers d’aliénation dont Sartre
comme Lacan ont montré l’intimité qu’il entretenait avec cette « passion
triste » que l’on appelle la haine.
Pourrions-nous espérer que ceux-là mêmes qui protestent contre le caractère
« sécuritaire » de cette psychiatrie ou revendiquent des politiques différentes du
sujet et de la folie puissent échapper à cette société du spectacle et de la
réification ? Rien n’est moins sûr. On retrouve les mêmes tribulations, le même
entrisme au niveau des pouvoirs politiques et médiatiques, les mêmes
stratégies, la même servitude parfois, et les mêmes valeurs pragmatiques et
d’instrumentalisation que les discours contestataires déconstruisent et
dénoncent paradoxalement à l’envi.
Toute mon expérience des collectifs me conduit à ce diagnostic tristement
mélancolique dont je ne saurais m’exempter : nous sommes colonisés par les
mêmes valeurs que nous combattons et façonnés par la même langue, celle de
notre civilisation, civilisation de servitude volontaire. Parfois nous trouvons des
clairières pour nous chauffer au soleil de la résistance à cette soumission sociale
généralisée et librement consentie. J’en ai rencontré sur les chemins de Pas de
zéro de conduite et de l’Appel des appels. Là, parfois, j’ai croisé l’amitié,
dialecte de l’amour, et la générosité, antidotes de nos passions pour la
servitude. Mais inutile de tomber dans cette « morale d’état civil » qui
assignerait à résidence les qualités et les défauts aux origines des individus : ce
sont des moments qualifiés et des rencontres analogues aux créations de
l’Amour et de l’Art, à leurs aléas et à leurs grâces. Ce sont des rencontres, pas
des états ou des « marques ».
À la question de savoir comment il se fait que les pratiques de la
contestation ressemblent à s’y méprendre à celles du pouvoir et à ses
injonctions de servitude volontaire, il n’est qu’une réponse simple et
douloureuse : nous appartenons à la même civilisation. Notre manière de penser
le monde, les autres et nous-mêmes est « prise » dans les mêmes pratiques
sociales, le même conformisme et les mêmes limitations propres à notre
p p
histoire, à cette commune « philosophie implicite » et spontanée qu’Antonio
Gramsci appelait le « folklore 47 », folklore qui nous colle à la peau parce qu’il
s’incarne dans la langue de tous les jours. Et la langue de tous les jours
aujourd’hui, celle des dominants, c’est la langue de la « technique », de la
« solution des problèmes », celle qui exige conformisme et soumission. Comme
l’écrit Camus : « L’époque qui ose se dire la plus révoltée n’offre à choisir que
des conformismes. La vraie passion du XXe siècle, c’est la servitude 48. » C’est
cette passion de la servitude qui colle à la peau d’une civilisation qui s’est
voulue libérale alors qu’elle n’institue qu’une « époque des individus » au sein
de laquelle « les affections domestiques remplacent les grands intérêts
publics 49 ».
Du moins jusqu’à un certain point si je veux éviter de tomber dans cette
typologie que j’évoquais précédemment, c’est-à-dire précisément le point où le
sujet irrédentiste à la normalisation de notre économie de masse et de spectacle
fait entendre sa voix, ses anomalies dans l’acte d’amour, de culture, de poésie, de
don, de mythe et de rêve et de toutes ces petites choses inutiles qui font la
spécificité de l’« humanité dans l’homme ». Bref tout au long de ces chemins de
traverse qui nous mènent dans ces clairières où nous apercevons
subrepticement ce réel 50 de la raison que recueille le mythe et que
l’instrumentalisme tente aujourd’hui de recouvrir brutalement et totalement
par les techniques de pouvoir et de spectacle des sociétés néolibérales.
Dans cet essai, je forme l’espoir que cette « humanité dans l’homme » est
cela même dont la psychanalyse pourrait être le nom aujourd’hui, à condition
sans doute que les psychanalystes ne cèdent pas trop aux sirènes de notre
époque et à la tentation sans cesse renouvelée de se transformer en idéologie ou
en religion. Dans une société où règne la tyrannie de la norme, faire de la
psychanalyse le site de résistance du singulier, du contingent, du hasard et de
l’inattendu aux dispositifs de chosification de l’humain peut surprendre.
La vulgate épistémologique, de Karl Popper 51 à Michel Onfray 52 en passant
par Adolf Grünbaum 53, et parfois chez les psychanalystes eux-mêmes, présente
la psychanalyse comme une construction déterministe du monde et du sujet.
Sur le plan de l’épistémologie de la psychanalyse, et dans la lignée des travaux
de Jacques Lacan ou de Conrad Stein, je me suis expliqué : la psychanalyse est
moins une « prédiction du passé » qu’une « prédication de l’infantile 54 ».
Mais sur le plan culturel et social, la psychanalyse aujourd’hui, celle qui vit à
l’ordinaire de ses pratiques, de l’angoisse de la clinique, de la culpabilité de son
acte, du travail qui s’accomplit dans la cure ou ailleurs, cette psychanalyse-là
n’est-elle pas le nom de ce qui s’oppose à une police des normes par laquelle
s’accomplissent la disparition du politique et le déni de la démocratie ?
Cette psychanalyse-là n’est-elle pas le nom de ce qui garantit l’importance de
la trace, de l’indice, de l’empreinte et de leur convergence dans l’interprétation
ou le mythe scrutant les liens les plus infimes pour donner du sens à une
histoire face à une civilisation de l’actualité, de l’anonymat des protocoles et au
standard des classifications sociales ou pathologiques ? Mais ce que le goût de la
trace célèbre, n’est-ce pas davantage l’absence qu’elle indique que le signe qui la
présentifie ? Et si ce réel qui marque un vide était aussi le fondement même de
la démocratie ? Au moment où le « pétainisme 55 » tend à faire retour au sein
même des systèmes symboliques dont le brûlot de Michel Onfray me semble
y y q y
un des derniers avatars, il me plaît de penser que la psychanalyse, malgré
parfois les psychanalystes eux-mêmes, pourrait être le nom de cette
vulnérabilité sensible que l’on appelle l’humanité, dont Jean Jaurès disait
qu’elle « n’existe pas encore ou à peine ».

1. « La nuit sécuritaire », www.collectifpsychiatrie.fr ; Franck Chaumont, « Malaise dans la santé


mentale », in Roland Gori, Barbara Cassin, Christian Laval (dir.), L’Appel des appels, op. cit., p. 105-119.
2. Cf. Inserm, « Trouble des conduites chez l’enfant et l’adolescent », disponible sur www.inserm.fr.
3. Pas de zéro de conduite, Pas de zéro de conduite pour les enfants de 3 ans !, Toulouse, Érès. Site :
www.pasde0deconduite.org.
4. Jacques Julliard, La Reine du monde. Essai sur la démocratie d’opinion, Paris, Flammarion, 2009.
5. Agnès Noël, « Psychiatrie sécuritaire », Témoignage chrétien, 12 mai
2010 (www.temoignagechretien.fr) ; communiqué du Comité d’action syndical de la psychiatrie (CASP)
du 6 mai 2010 (www.collectifpsychiatrie.fr).
6. Communiqué de l’Union syndicale de la psychiatrie (USP), « De la loi de 90 »,
11 mai 2010 (www.uspsy.fr).
7. David Forest, Abécédaire de la société de surveillance, Paris, Syllepse, 2009.
8. Roland Gori, Marie-José Del Volgo, La Santé totalitaire, op. cit.
9. Sigmund Freud, « La question de l’analyse profane » (1926), in Œuvres complètes, tome XVIII,
Paris, PUF, 1994, p. 58.
10. On pourra se reporter à ce sujet à l’ouvrage d’Élisabeth Roudinesco, Le Patient, le thérapeute et
l’État, Paris, Fayard, 2004.
11. Cf. Michel Foucault, Les Anormaux, Cours au Collège de France (1974-1975), Paris, Gallimard,
1999.
12. Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, 2008.
13. Pierre Bourdieu, Sur la télévision (1996), Paris, Raisons d’agir, 2008, p. 16.
14. Guy Dana, Quelle politique pour la folie ? Le suspense de Freud, Paris, Stock, 2010.
15. Albert O. Hirschman, Les Passions et l’intérêt, Paris, PUF, 1980.
16. Norbert Elias, La Civilisation des mœurs (1939), Paris, Calmann-Lévy, 1973.
17. Michel Foucault, L’Herméneutique du sujet. Cours au Collège de France (1981-1982), Paris,
Gallimard, 2001, p. 174.
18. Michel Foucault, Le Courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres II. Cours au collège de
France (1983-1984), Paris, Gallimard, 2009.
19. Roland Gori, Pierre Le Coz, L’Empire des coachs, Paris, Albin Michel, 2006.
20. Eva Illouz, Les Sentiments du capitalisme, Paris, Seuil, 2006.
21. Michel Foucault, Maladie mentale et psychologie (1954), Paris, PUF, 2005 ; Roland Gori, Marie-
José Del Volgo, La Santé totalitaire, op. cit.
22. Roland Gori, Marie-José Del Volgo, Exilés de l’intime, op. cit.
23. Max Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1904- 1905), Paris, Flammarion, 2002.
24. Ulrich Beck, La Société du risque (1986), Paris, Flammarion, 2001.
25. « Sarkozy n’a pas convaincu les Français », Le Parisien, 14 juillet 2010 (www.leparisien.fr).
26. Aujourd’hui la capacité de gouverner se ramène à une performance télévisuelle : sur les trois grands
sujets abordés au cours de l’émission du 12 juillet 2010 sur France 2, Nicolas Sarkozy a été jugé
convaincant par 23 % des Français sondés sur l’affaire Woerth-Bettencourt, 37 % sur la réforme des
retraites et 29 % sur la réduction des déficits (leparisien.fr, ibid.).
27. Comme le remarque l’historien Henry Rousso, les premiers appels du général de Gaulle à Londres
dans lesquels il dénonce « “un gouvernement tombé sous la servitude ennemie” [19 juin] ne rencontrent
qu’une faible audience » (Le Régime de Vichy, Paris, PUF, 2007, p. 18).
28. Michel Onfray, Le Crépuscule d’une idole. L’affabulation freudienne, Paris, Grasset, 2010.
29. Pierre Bourdieu, Sur la télévision, op. cit.
30. Guy Debord, La Société du spectacle (1967), Paris, Gallimard, 1992.
31. Pierre Musso, Télé-politique. Le sarkoberlusconisme à l’écran, La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube,
2009.
32. Michel Foucault, Les Anormaux, op. cit.
33. Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders.
34. www.pasde0deconduite.org.
35. Philippe Pignarre, Comment la dépression est devenue épidémie, Paris, Hachette, 2001.
36. « Experts Defining Medical Disorders Are Linked to Drug Firms », Washington Post,
20 avril 2006 (repris sur www.encognitive.com/node/1215).
37. Cité par Eva Illouz, Les Sentiments du capitalisme, op. cit.
38. Roland Gori, Barbara Cassin, Christian Laval (dir.), L’Appel des appels, op. cit.
39. Au sens de Bourdieu. Cf. Pierre Bourdieu, Le Sens pratique, Paris, Éditions de Minuit, 1980 ;
Pierre Bourdieu, Les Structures sociales de l’économie, Paris, Seuil, 2000.
40. Michel Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France (1977-1978), Paris,
Seuil, 2004 ; idem, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France (1978-1979), Paris, Gallimard,
2004.
41. Theodor W. Adorno, Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée (1951), Paris, Payot, 2003,
p. 263.
42. Roland Gori, « De l’extension sociale de la norme à l’inservitude volontaire », in R. Gori, B.
Cassin, Ch. Laval (dir.), L’Appel des appels, op. cit., p. 265-278.
43. Roland Gori, Marie-José Del Volgo, Exilés de l’intime, op. cit.
44. Dont les conflits d’intérêts sont pourtant évidents puisqu’elles sont rémunérées par ceux-là mêmes
qu’elles évaluent.
45. Hannah Arendt, Du mensonge à la violence (1969), Paris, Calmann-Lévy, 1972, p. 40-41.
46. Jean-Claude Milner, Les Penchants criminels de l’Europe démocratique, Lagrasse, Verdier, 2003,
p. 10. Cf. aussi Élisabeth Roudinesco, Retour sur la question juive, Paris, Albin Michel, 2009.
47. Gérard Granel, « Cours sur Gramsci. Boukharine et Bordiga (1973- 1974) ». Cours radiodiffusé et
disponible sur www.gerardgranel.com.
48. Albert Camus, L’Homme révolté, Paris, Gallimard, 1951, p. 293.
49. Benjamin Constant, Principes de politique (1806), Paris, Hachette, 1997.
50. Le concept de « réel » a été introduit par Lacan pour rendre compte d’une nécessité structurale :
l’existence d’un point d’impasse et de butée de toute formalisation des deux réalités, matérielle et
psychique. Élisabeth Roudinesco et Michel Plon rappellent que Lacan emprunte à Georges Bataille sa
conception d’une « hétérologie », « science de l’irrécupérable », de la « part maudite », pour forger son
concept de « réel » (Dictionnaire de la psychanalyse (1997), Paris, Fayard, 2000, p. 898).
51. Karl Popper, La Logique de la découverte scientifique (1934), Paris, Payot, 1973.
52. Michel Onfray, Le Crépuscule d’une idole, op. cit.
53. Adolf Grünbaum, La Psychanalyse à l’épreuve, Cahors, Éditions de l’Éclat, 1993.
54. Roland Gori, La Preuve par la parole (1996), Toulouse, Érès, 2008.
55. Alain Badiou, De quoi Sarkozy est-il le nom ?, Paris, Nouvelles Éditions Lignes, 2007 ; idem, « De
l’obscurantisme contemporain », Le Monde, 8 mai 2010.
LA CIVILISATION CONTEMPORAINE
DES MŒURS

« De nos jours, l’ordre économique capitaliste est un immense cosmos


dans lequel l’individu est pris dès sa naissance ; il est pour lui une
donnée, un carcan qu’il ne peut transformer, du moins à titre
individuel, et dans lequel son existence doit se dérouler. Il impose à
l’individu pris dans les rets du marché les normes de son activité
économique. »
Max WEBER,
L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme

[À propos de l’idée de créativité] « Il s’agit avant tout d’un mode


créatif de perception qui donne à l’individu le sentiment que la vie
vaut la peine d’être vécue ; ce qui s’oppose à un tel mode de
perception, c’est une relation de complaisance soumise envers la réalité
extérieure : le monde et tous ses éléments sont alors reconnus mais
seulement comme étant ce à quoi il faut s’ajuster et s’adapter. La
soumission entraîne chez l’individu un sentiment de futilité, associé à
l’idée que rien n’a d’importance. »
Donald W. WINNICOTT,
Jeu et réalité
1

Informer pour oublier et (se) soumettre

« L’autorité reposait sur une fondation dans le passé qui lui tenait
lieu de constante pierre angulaire, donnait au monde la permanence et
le caractère durable dont les êtres humains ont besoin précisément
parce qu’ils sont les mortels – les êtres les plus fragiles et les plus futiles
que l’on connaisse. Sa perte équivaut à la perte des assises du monde,
qui, en effet, depuis lors, a commencé de se déplacer, de changer et de
se transformer avec une rapidité sans cesse croissante en passant d’une
forme à une autre, comme si nous vivions et luttions avec un univers
protéen où n’importe quoi peut à tout moment se transformer en
quasiment n’importe quoi. »
Hannah ARENDT,
La Crise de la culture

L’autorité est en crise. Quand l’autorité est en crise, le pouvoir s’accroît. Le


pouvoir n’est pas l’autorité. L’autorité requiert toujours l’obéissance, mais elle
exclut l’usage de moyens extérieurs de contrainte. Hannah Arendt le rappelle :
« Là où la force est employée, l’autorité proprement dite a échoué 1. » La
disparition de l’autorité accompagne le déclin des religions, des idéologies, des
traditions. Cet effacement de l’autorité requiert la mise en place de nouveaux
dispositifs de persuasion, d’argumentation et de manipulation de l’opinion
pour obtenir la soumission sociale des individus et des populations. Dans les
périodes où l’État se donne une fonction pédagogique d’éduquer les foules
pour mieux les gouverner, le pouvoir politique, dès lors qu’il prétend rester
démocratique, joue sur la persuasion et l’argumentation pour obtenir la
conviction indispensable à la soumission sociale. Ce fut par exemple l’époque
du monopole de la télévision publique en France, l’ORTF, qui tout en
prétendant garantir le pluralisme démocratique permettait à un parti politique
d’occuper le champ du pouvoir audiovisuel. On parlait alors de la « télé du
Parti » pour rendre compte de ce mode d’organisation et de contrôle du
paysage télévisuel subordonné à un État-nation, à son administration et à son
arbitrage.
Cette période couvre en France à peu près les Trente Glorieuses, de l’origine
de la télévision d’après-guerre au milieu des années 1970 2. Mais au fur et à
mesure que le monopole public de l’information fut démantelé en France sous
les feux d’une critique convergente des « libéraux » et des « libertaires », le
système audiovisuel fut soumis à une dérégulation sans précédent dont
Berlusconi est devenu rapidement l’emblème. L’Italie constitue le modèle, le
laboratoire expérimental d’une télévision commerciale, de divertissement,
vivant de publicité et, en toute logique, de l’audimat qui l’accompagne. La
critique sociale et intellectuelle du monopole public de l’information détourné
au profit du parti au pouvoir, véritable « télé du Parti », confiscation de la
parole par le pouvoir politique, a constitué le cheval de Troie à partir duquel la
logique du marché s’est progressivement imposée. Les forces du marché se sont
peu à peu invitées avec la cohorte de leurs produits commerciaux et
publicitaires dans le champ ainsi dévasté par une critique de « gauche » de la
télé publique ! Le marché et le style de discours qu’il fabrique se sont installés
dans le champ de ruines d’une télévision qui se voulait en vain « citoyenne ».
L’analyse menée par Bourdieu montre les principaux effets de la télévision
sur la manière de communiquer dans l’espace public. Cette analyse me paraît
d’autant plus pertinente lorsqu’elle rend compte des pratiques de la
« nouvelle » télévision. Cette « nouvelle » télévision, qui se transforme avec ses
chaînes commerciales concurrentes en prestataires de service de divertissement,
fait du téléspectateur un consommateur, un abonné plus ou moins fidèle aux
services de divertissement et de spectacles.
À distance de la vocation de la télé publique qui prétendait à l’éducation et à
l’information pédagogique, les télés commerciales prétendent conquérir
l’opinion, lui plaire et bénéficier en retour de ses suffrages. Du coup, le discours
politique lui-même doit doublement se transformer. D’une part dans la mise
en scène de ses messages, d’autre part dans le contenu politique de sa
communication, qui doit toujours plus coller à l’opinion ou, du moins,
comme le disait Lénine à propos du Parti et du prolétariat, ne la précéder que
d’un pas. On est ainsi passé de la « télé du Parti » au « Parti de la télé ». Sans
devoir entrer dans le détail de ces périodes d’évolution de la « Télé-
politique 3 », disons, en un mot comme en cent, que faute d’autorité le pouvoir
n’a pu accroître son influence que par la manipulation croissante de l’opinion à
l’aide de réseaux invisibles et insidieux qui tendent à transformer les
instruments de la démocratie en systèmes d’oppression symbolique. Cette
manière de faire de la propagande politique n’est pas sans rappeler – toutes
proportions gardées – la façon dont une force d’occupation procède pour
« divertir » le peuple, lui faire oublier qu’il est asservi, et pratique la censure
pour assurer sa pleine victoire idéologique et économique 4. Les créateurs, les
artistes, les journalistes et les éditeurs pour continuer à exister doivent accepter
des compromis, sont écartelés entre leurs désirs de résister et leurs besoins de
survivre. Face à une réécriture de l’histoire par les vainqueurs, la censure et
l’autocensure qu’elle induit, les professionnels négocient en permanence leurs
conditions d’existence et leurs discours critiques. Répétons-le, toutes
proportions gardées, le champ culturel est aujourd’hui occupé par les forces
marchandes.
Cette nouvelle manière de civiliser les mœurs installe durablement une
censure sociale d’autant plus forte qu’elle est invisible, anonyme et
prétendument objective. Cette nouvelle et prodigieuse censure sociale, qui pèse
alors sur les activités et les produits de la culture, doit prendre d’autres formes,
épouser d’autres modalités que celles mises en œuvre dans les régimes
politiques autoritaires, disciplinaires et ouvertement répressifs. Elle nécessite
d’autres dispositifs de contrainte, pour imposer aux existences des exigences et
des valeurs, que ceux qui norment les conduites individuelles ou collectives au
nom d’une loi religieuse ou républicaine, ou encore au nom d’idéologies
g p g
transcendantales et souveraines. Il faut que ces dispositifs de normalisation
sociale fassent perdre au sujet son autonomie de penser et de décider de
manière invisible et souterraine, à l’extrémité d’institutions qui ne semblent pas
directement dépendre du pouvoir politique. D’où l’importance, par exemple,
de la mise en scène du fait divers dans le paysage audiovisuel ou encore la
généralisation des dispositifs d’expertise, d’évaluation, dans la recherche, le
soin, la justice, l’enseignement, la police, le travail social. Il faut en somme que
les normes s’imposent comme évidentes et naturelles conduisant les individus à
adopter des modes de conduite conformes à une civilisation raisonnable des
mœurs que partagent les gens de « bonne compagnie ».
J’ai déjà précédemment évoqué, après Bourdieu, ce pouvoir invisible et
anonyme de la télévision, qui manipule d’autant mieux son public et ses
journalistes qu’ils en sont inconscients, qu’ils en intériorisent les normes en
usage et finissent par penser comme on le leur demande. Comme on le leur
demande, c’est-à-dire selon une logique de marché mise en œuvre par les
prescriptions de l’audimat. Ce faisant, si aux dires d’Hegel l’époque moderne se
caractérise par le fait que la lecture quotidienne du journal a remplacé la prière
du matin, on mesure l’impact de la télévision et de ses annexes sur l’opinion.
Dans une civilisation où les jeunes Français passent plus de temps avec ces
« industries de programmes 5 » qu’avec leurs parents, on peut légitimement
s’inquiéter du rôle et de la fonction de ce dispositif de transmission culturelle
dans la formation des esprits. On sait par exemple que la télé reste allumée en
moyenne 5 h 30 par jour dans les foyers français, que les enfants de 11-14 ans
passaient en 2008 en France en moyenne 2 heures par jour devant la
télévision 6. Si la télévision tend à occuper une place essentielle dans les
systèmes de transmission, le rapport privilégié qu’elle entretient à l’urgence, au
scoop et aux nouvelles heurte frontalement les exigences de la tradition et de la
mémoire. Or, comme le remarquait déjà Alexis de Tocqueville, « le passé
n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres ». C’est donc la
formation même des esprits qui se trouve mise en question par cette
« corruption structurelle », comme écrivait Bourdieu 7, de la télévision comme
canal privilégié de communication organisé par le court terme des scoops et
des nouvelles dont le flux incessant objecte à la « pensée pensante ».
Cette civilisation de l’opinion heurte structurellement le travail de la culture
en exigeant du sujet singulier autant que collectif des formes de temporalité
propres à l’urgence des « nouvelles » nouvelles, à la structure de leur message et
au mode d’attention qu’elles requièrent. Nous sommes ici en contrepoint de la
temporalité de la pensée réfléchie ou du rêve qui nécessite un temps d’après
coup pour incuber l’actualité dans une mémoire qui transforme les événements
en histoire. Que devient le « sujet historique » dans une civilisation du court
terme, où l’individu est soumis à des flux incessants d’informations et de
nouvelles ? Alors même que les informations exigent, pour prendre sens et
trouver une valeur, d’être triées, sélectionnées, unifiées, mises en récit, inscrites
dans une histoire. Pour qu’un événement fasse histoire, il faut qu’il « dure »,
qu’il « dure » dans une mémoire collective autant qu’individuelle, structurée
par des traces, des archives, des souvenirs, des réminiscences et des objets
matériels autant que symboliques. Que l’on puisse se rappeler quelque chose
sans en avoir le souvenir, c’est ce dont témoigne l’expérience psychanalytique
g p py y q
avec ses concepts de transfert, de répétition et d’inconscient. C’est ce qui fait
d’ailleurs de la psychanalyse une création analogue à la rencontre amoureuse
telle qu’André Breton l’évoque au moment où il écrit : « C’est comme si je
m’étais perdu et qu’on vînt tout à coup me donner de mes nouvelles. »
Cette mémoire qui fait histoire, c’est aussi celle que Marx découvre avec le
matérialisme historique en corrélant les croyances et les idéologies aux
conditions sociales de l’existence et à leurs métamorphoses. Chacune à leur
manière, la psychanalyse, la sociologie marxiste, les connaissances historiques et
les humanités heurtent frontalement les « valeurs » de notre civilisation, qui
prônent la culture du potentiel, la rentabilité du court terme, la flexibilité des
expériences, l’idéalisation des instants et des événements, la liquidité des
relations et le speed dating avec les œuvres et les partenaires.
Les médias sont un enjeu démocratique essentiel dans la refondation au
quotidien du lien social, de l’espace public autant que privé. Ce qui me choque
dans la télé-réalité, ce n’est pas seulement son caractère pornographique, c’est
qu’elle révèle, tel un symptôme, la liquidation de l’espace public autant que de
l’espace privé. Que des gens se mettent à « baiser » devant des millions de
spectateurs qui se gavent de manière auto-érotique de ces scènes dont ils ne
sont pas, qui les excluent plus qu’elles ne les impliquent par un partage
d’émotions collectives, me paraît autant une liquidation de l’espace public que
de l’espace privé. C’est un peu comme si, faute de pouvoir partager et débattre
sur l’Acropole, l’on faisait descendre le peuple sur la place publique, sur les
lieux d’une Agora transformée en supermarché. C’est notre espace public que,
tel un symptôme, cette télé-réalité met en scène. On a moins affaire à des
moments d’exhibition de l’intimité de quelques individus qu’à la structure
même des dispositifs des industries de programmes. Dispositifs qui font, via les
faits divers, le quotidien de nos prières médiatiques. Diogène pouvait « baiser »
ou se masturber sur l’Acropole, mais c’était pour qu’on en parle, pour faire de
la philosophie. Aujourd’hui, a contrario, la télé-réalité révèle la réalité de la télé,
rend visible la structure habituellement invisible de son dispositif : une lente,
insidieuse mais constante liquidation de l’espace public qui se révèle
inséparable de la liquidation des espaces privés 8. C’est d’ailleurs ce qui rend
difficile la critique pertinente et crédible du pouvoir d’autorité de la télévision
puisque cette critique court sans cesse le risque de devoir se modeler sur le
dispositif qu’elle déconstruit pour se vendre. Un exemple récent en a été fourni
par le documentaire de Christophe Nick « Le Jeu de la mort », diffusé sur
France 2 le 17 mars 2010 et qui a fait un tabac dans la presse à sensation et au-
delà. Ce documentaire prétendait reprendre l’expérience de Milgram des
années 1960 pour démontrer le pouvoir de la télévision et la soumission des
individus à l’autorité ; il a donné lieu à une déferlante médiatique avant même
sa diffusion. Ce documentaire a été présenté comme une expérience
rigoureusement menée avec le soutien de l’autorité scientifique. Les résultats
ont été martelés avec force dramatisation, celle des mots, et des chiffres. Le
pouvoir de la télévision serait enfin évalué scientifiquement puisque le taux
d’obéissance des sujets s’élève à 81 %. Les candidats questionneurs, ceux qui
délivrent les décharges électriques, ont obéi à l’autorité de la télévision,
capables – horreur absolue – d’aller jusqu’à administrer la mort. Voilà le
message « publicitaire » qui nous a été assené par ceux qui ont participé à
g p q p q p p
l’émission et par ceux qui ont fait leurs gros titres sur ce sujet avant sa
diffusion : le pouvoir de la télé peut aller jusqu’à tuer. La principale critique
que l’on pourrait faire à l’encontre de ce documentaire inspiré des travaux de
Milgram et de Jean-Léon Beauvois 9 était justement qu’il se transformait à
l’image de ce qu’il dénonçait 10. À lire le témoignage d’Alexandre Lacroix, qui a
participé au débat 11 qui a suivi le documentaire, la violence symbolique de la
télévision aurait été mise en acte sur le plateau même où le débat s’est tenu.
Alexandre Lacroix accuse explicitement dans son ouvrage le journaliste
Christophe Hondelatte de prolonger, par la manière même dont il mène les
débats, la violence mise en scène dans le documentaire. Si un tel effet de miroir
entre « Le Jeu de la mort » et le débat a eu lieu, alors oui, la corruption mine les
fondamentaux de la démocratie, car il n’y a pas de démocratie sans débats
pacifiques et argumentés.
Le pouvoir actuel puise dans nos intimités portées au-devant de la scène
médiatique les denrées élémentaires, les molécules d’une rhétorique justifiant sa
politique, ingrédients indispensables à sa propagande. D’où cette dérive du
pouvoir actuel d’accoupler quasi systématiquement la préparation d’une loi
avec un fait divers dont elle serait la solution immédiate et bienvenue. D’où
cette attention soutenue du pouvoir à une « veille de l’opinion » nécessaire à
l’art libéral de gouverner qui repose, comme le remarque Foucault, sur deux
grands éléments de réalité qu’il se doit de manipuler : « Économie et opinion,
ce sont là, je crois, les deux grands éléments de réalité que le gouvernement
aura à manipuler 12. »
Un exemple, datant de novembre 2008, révèle l’existence de deux appels
d’offres, l’un lancé par le Service d’information du gouvernement, l’autre par
les ministères de l’Éducation nationale et de l’Enseignement supérieur,
consacrés à la « veille de l’opinion ». L’hebdomadaire Marianne et plusieurs
blogueurs se sont émus de ces dispositifs de « veille de l’opinion », de mesures
d’impact de la « marque gouvernement » et de sa pénétration dans les esprits,
voire de la surveillance de plus en plus serrée et dense des journalistes
professionnels et occasionnels.
Le gouvernement a beau jeu d’insister sur la transparence de ces opérations
qui ne datent pas d’aujourd’hui. Effectivement. La nouveauté consiste plutôt
dans la mise en forme scientifique de cette traque de l’opinion, de sa diffusion,
de sa fabrique, qui prend ici une allure systématique, tout en s’inscrivant par
son dispositif dans la logique d’un marché d’appels d’offres. L’obsession
marketing du gouvernement du président Sarkozy conduit à une confusion
quasi complète entre l’exercice du pouvoir, la maîtrise de l’information et l’art
du storytelling, conduisant le politique à organiser sa propagande sur le modèle
agressif des conquêtes de marché dans la vente des produits commerciaux et
industriels. Le politique est une marchandise comme une autre. C’est bien ce
qu’aujourd’hui montrent, tel un symptôme, les campagnes marketing des
gouvernements libéraux qui se prévalent moins de l’intérêt général ou des
ambitions de la nation pour organiser leurs campagnes de propagande que de
l’efficacité de leur communication par la promotion de leurs projets frappés à
la « marque » du gouvernement et vendus comme des savonnettes ou des
médicaments dans l’art du storytelling 13. Par le recours à l’image, au slogan et à
toutes les techniques que permet à l’heure numérique le service de marketing
de la grande entreprise. Réjouissons-nous que, pour une fois, un gouvernement
avoue qu’il « raconte des histoires » en mettant en œuvre une politique qui les
fabrique dans une dimension industrielle !
Au moment où je termine cet ouvrage, à la une de son édition
du 16 juillet 2010, Libération titre : « Présidentielle [email protected] », et sous-titre :
« Pour préparer 2012, le chef de l’État s’apprête à remanier la communication
gouvernementale, pariant sur le storytelling politique et l’internet. À la clé un
budget de 120 millions d’euros. »
Comment ne pas y voir l’illustration la plus parfaite de cette campagne
marketing du pouvoir actuel, néolibéral, dans lequel s’enferme le
sarkoberlusconisme 14 ? Face aux affaires Woerth-Bettencourt, à la démission de
deux ministres, à la crise de confiance de l’opinion, nous pouvions
politiquement parlant nous attendre à un remaniement ministériel… nous
avons eu un remaniement de la com gouvernementale, des services de
communication de l’Élysée chargés des techniques de propagande, de
storytelling et des logiques de pub de l’ère numérique.
Avec les nouveaux dispositifs de « veille de l’opinion », ce n’est plus
simplement la police qui « veille » avec ses « mouchards » pour capter des
renseignements sur les risques de révolte et de contagion du peuple. Ce n’est
même plus le système numérique planétaire qui explore les communications
interceptées par la collecte d’informations prélevées à partir des services
centraux de sécurité, type COMINT 15 avec des logiciels comme le logiciel
« limier » installé par la NSA 16 dès 1995 17, mais plus encore un dispositif de
mise en forme et de veille de l’opinion qui ressemble à s’y méprendre à un
dispositif de veille sanitaire. L’analyse de ce nouveau dispositif, à partir du
langage même qu’il emploie dans ses appels d’offres, présente les opinions
comme des « virus » susceptibles de s’attaquer au corps sain de la « marque »
gouvernementale. Concept hybride entre la logique promotionnelle des
produits du marché et les dispositifs traditionnels d’hygiène et de santé
publique, les appels d’offres présentent le dispositif qu’elles appellent à
construire comme un système de surveillance et d’hygiène du corps social dont
les opinions seraient les agents infectieux, présentant des risques plus ou moins
grands de contagion et de crise, dont il faut dépister les vecteurs de
transmission favorisant plus ou moins leur virulence.
Là encore, à l’instar des communications traquées et traitées par les systèmes
de surveillance moderne des services de renseignement, rien ne vient nous
garantir que de tels dispositifs ne seront pas utilisés à des fins commerciales ou
privées. De même que, depuis les années 1960, les informations traitées par les
services de renseignement ont pu être détournées à des fins commerciales
favorisant par exemple les entreprises américaines ou australiennes aux dépens
des entreprises européennes lors de transactions sur le marché mondial, rien ne
garantit qu’en matière de veille de l’opinion, les pouvoirs qui les financent n’en
détourneront pas l’usage. Ce risque est d’autant plus grand aujourd’hui que la
vente à la découpe des services publics s’accompagne d’une externalisation de
leurs fonctions et de leurs prestations vers le privé, ses entreprises, ses
commerces et ses industries. Les priorités du Service d’information du
p
gouvernement, dirigé par un publicitaire, inscrivent plus ce dispositif de veille
de l’opinion dans le champ d’une « étude de marché » que dans celui d’un
système de surveillance. Il s’agit, précise le cahier des charges de l’appel d’offres
de la délégation à la communication, d’une « veille de l’opinion dans les
domaines de l’éducation, de l’enseignement supérieur et de la recherche 18 ». Le
dispositif de veille vise en particulier Internet et consiste à :
– Identifier les thèmes stratégiques (pérennes, prévisibles ou émergents).
– Identifier et analyser les sources stratégiques ou structurant l’opinion.
– Repérer les leaders d’opinion, les lanceurs d’alerte et analyser leur potentiel
d’influence et leur capacité à se constituer en réseau.
– Décrypter les sources des débats et leurs modes de propagation.
– Repérer les informations signifiantes (en particulier les signaux faibles).
– Suivre les informations signifiantes dans le temps.
– Relever des indicateurs quantitatifs (volume des contributions, nombre de
commentaires, audience, etc.).
– Rapprocher ces informations et les interpréter.
– Anticiper et évaluer les risques de contagion et de crise.
– Alerter et préconiser en conséquence.
Les informations signifiantes pertinentes sont celles qui préfigurent un
débat, un « risque opinion » potentiel, une crise ou tout temps fort à venir
dans lesquels les ministères se trouveraient impliqués 19.
En même temps que ce dispositif de veille de l’opinion définit et analyse les
cibles susceptibles de modifier le marché des sensibilités politiques et la
pénétration de nouveaux besoins en son sein, il doit assurer « un suivi précis de
l’évolution de l’opinion internaute et des arguments émergents relayés et
commentés sur ce canal ».
C’est-à-dire que ce dispositif devient aussi un dispositif de salubrité morale
et publique qui veille à l’hygiène des opinions pour pouvoir juguler et prévenir
les risques épidémiques susceptibles de menacer l’ordre et le progrès de l’action
gouvernementale. Remarquons que, dans la philosophie même de ce texte,
l’opinion est devenue un « risque »… Quelques jours plus tard, c’est au tour du
ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur de lancer un appel
d’offres du même genre visant à anticiper les crises par la surveillance et le
traitement de sources stratégiques pouvant structurer ou modifier l’opinion.
Bien sûr, les blogueurs, les syndicats et les partis d’opposition ont réagi avec
suspicion à ces appels d’offres. Mais je ferai deux remarques concernant ces
appels d’offres.
La première, c’est qu’ils ne sont qu’une étape parmi d’autres des évaluations
généralisées des conduites qui viennent se substituer à une politique de
gouvernement par une administration scientifique et technique des
populations, administration adossée à une promotion publicitaire des produits
gouvernementaux offerts à la consommation médiatique. Certes, l’entrée des
publicitaires dans le champ de l’action politique s’est fortement accrue au cours
de la Ve République en France pour accomplir « la propagande au
quotidien 20 » du pouvoir. Elle a su prendre le relais et les moyens des systèmes
totalitaires, mais elle ne date pas du XXe siècle. La manipulation de l’opinion
par des publicistes commence, selon Foucault, au XVIIe avec les premières
grandes campagnes d’opinion qui ont accompagné en France la politique
mercantiliste de Richelieu : « Richelieu a inventé la campagne politique par
voie de libelles, de pamphlets, et a inventé cette profession de manipulateurs de
l’opinion que l’on appelait à cette époque “les publicistes”. Naissance des
économistes, naissance des publicistes. Ce sont les deux grands aspects du
champ de réalité, les deux éléments corrélatifs du champ de réalité qui apparaît
comme corrélatif du gouvernement, l’économie et l’opinion 21. »
L’analyse et la manipulation de l’opinion s’avèrent inséparables d’une
civilisation qui depuis le XVIIe siècle pose le concept d’« intérêt » comme
concept universel de gouvernement. L’abandon d’une conception tragique ou
vertueuse de la condition humaine et de la vie sociale suscite l’impératif
politique de connaître les intérêts d’un peuple pour pouvoir le gouverner. Ce
concept d’intérêt s’étend au cours du XVIIIe siècle du domaine des activités
économiques à celui des penchants de l’opinion qu’il faut canaliser et manipuler
pour maintenir l’ordre et accomplir le progrès. Richelieu fait ici figure de
visionnaire, quelques siècles plus tard aucune autorité n’oserait s’exercer sans se
prévaloir des intérêts d’un peuple, d’un État ou d’une nation. Cette « idée
régulatrice » d’intérêt, apparue avec le mercantilisme, se révèle comme une
nécessité interne à toutes les formes de capitalisme. Gouverner, c’est prévoir. Et
on ne peut désormais prévoir qu’à la condition expresse de déterminer, de
repérer et de manipuler les intérêts des individus et ceux qui composent les
forces sociales. Ces deux intérêts se reflètent à la surface des opinions qui
circulent à un moment donné dans une société donnée. Les deux appels
d’offres de veille de l’opinion lancés par le gouvernement actuel témoignent
simplement que nous avons franchi une étape supplémentaire dans l’art libéral
de gouverner. L’invitation gouvernementale à un traitement commercial autant
que sanitaire des réseaux de communication de l’opinion, des risques de crise
qu’elle comporte, nécessite une organisation industrielle pour pouvoir la
canaliser et l’influencer. L’État se révèle ici comme un entrepreneur de
rationalisation et de fabrique des opinions, chargé de construire une « nouvelle
raison du monde 22 » et des formes d’assujettissement individuel qui
l’accompagnent.
Ma deuxième remarque porte sur ce qui m’apparaît aujourd’hui comme une
grande menace pour la démocratie. Il n’est pas politiquement parlant innocent
que, dans la forme même de ces appels d’offres, l’opinion soit présentée comme un
produit concurrent du marché dont il faut cibler en quelque sorte les leaders afin
d’assurer la consommation et la promotion de sa propre marque. Sur ce point, je
rejoindrai Bernard Stiegler écrivant : « Le marketing politique, qui répand la
misère politique, s’empare de ces techniques [numériques] pour en faire des
simulacres qui sont la négation même de cette participation sociale sans
laquelle il ne saurait y avoir de sociation, c’est-à-dire de paix sociale 23. »
Désormais gouverner ce n’est même plus faire croire, faire de la propagande,
c’est promouvoir une vente et adapter ses produits aux demandes sociales des
consommateurs ! De la parole politique ne subsistent plus que le storytelling !
Le gouvernement politique devient un pilotage de trader, un œil rivé sur les
sondages d’opinion et l’autre sur les données du système de veille de l’opinion
pour mieux évaluer les actions politiques à vendre ou à acquérir. Une autre
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stratégie de vente de la marque gouvernement consiste à s’emparer des mots
qui circulent sur les réseaux de diffusion des opinions critiques pour atténuer
leur virulence en les vidant de leur signification et en les replaçant dans son
propre discours néolibéral, « acrobatie radicale, avec ingestion du discours de
l’autre 24 ». Ce type de stratégie fonctionne sur le modèle de la variolisation en
médecine. Cette stratégie est une des pièces maîtresses de la pratique du
benchmarking qui consiste en « un processus de recherche systématique des
meilleures pratiques et des innovations dans le but de les adopter, les adapter et
les appliquer pour une plus grande performance de l’entreprise. Le
benchmarking consiste à rechercher les méthodes les plus performantes pour
une activité donnée, permettant de s’assurer une supériorité par rapport à la
concurrence 25 ». Il ne s’agit pas seulement d’une technique de comparaison,
mais véritablement d’un changement de culture qui recompose les savoir-faire
et les pratiques des entreprises : ce n’est plus un projet dont la planification est
établie en amont et qui doit être réalisé par une équipe sous la direction des
contrôles d’un contremaître. C’est une nouvelle chaîne de fabrication en phase
directe avec le marché, au sein de laquelle le contrôle du contremaître fait place
à la commande du client. Quant à la planification, elle se construit au fur et à
mesure qu’elle se réalise en prélevant chez le concurrent celle qui de ses
pratiques concurrentes s’avère la plus compétitive. Cette technique du
benchmarking devient un principe d’organisation sociale qui recompose
radicalement les réseaux de pouvoir et d’autorité. Il faut prendre très au sérieux
ce principe de benchmarking dès lors qu’il est appliqué au champ du politique,
car il le recompose de fond en comble en faisant perdre aux mots leur
signification originelle et en « variolisant » les populations contre les opinions
critiques.
Répétons-le encore et encore, ce n’est plus la propagande des systèmes
totalitaires qui propagent leur foi dans la construction d’un homme nouveau,
relayant ainsi le magistère religieux qui avait employé ce terme au XVIIe siècle,
mais une nouvelle logique de publicitaire qui s’impose pour vendre à l’opinion
les marques et les produits de ses actions politiques sur le modèle d’une société
de marché. Nous ne sommes plus dans un art de gouverner qui vise à
promouvoir des normes politiques préalablement établies par un projet pour la
cité ou la nation, nous sommes davantage dans un art de gouverner qui
« scanne » les normes différentielles des opinions des populations pour prélever
celles qu’il peut promouvoir au mieux de ses intérêts et de ceux qui l’ont porté
au pouvoir. Dans ce cas, la norme n’est pas première, elle est seconde et se
trouve fabriquée de pied en cap, dans sa structure et sa fonction, par une
logique de marché. Il devient ainsi possible de faire au printemps l’éloge d’un
homme néolibéral entièrement régulé par la logique du marché et à l’automne
de lancer un vibrant appel à l’ingérence du politique sur le marché financier
pour mieux « encastrer » l’économique dans le social 26. Ce changement de cap
du gouvernement provient moins ici d’une analyse ou d’une réflexion politique
conduisant à des révisions doctrinales qu’il ne résulte de la prise en
considération des enquêtes d’opinion dans une logique d’audimat. La
« liquidité », au sens de Zygmunt Bauman 27, s’empare du discours politique,
lequel obéit alors à la logique du court terme déduite du caractère instantané,
immédiat des « nouvelles » nouvelles qui, tels des faits divers, réclament leur
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solution impatiente. Dès lors, comment rendre crédible la prééminence du
discours politique sur les exigences du marché financier lorsque la
communication qui le fabrique n’est autre que celle qui se forme et se structure
dans la logique même du marché ?
Le néolibéralisme se révèle ici comme doublement subordonné à une
logique de marché, dans la structure économique de ses contraintes autant que
dans la structure symbolique de ses messages politiques, dans son capital
matériel autant que dans son capital symbolique. D’où cette tendance
récurrente aujourd’hui à douter de la démocratie, à perdre confiance dans les
valeurs qu’elle porte et dans les vertus qui la fondent. Or, comme le rappelle
Jaurès, le pire ennemi de la démocratie, c’est le manque de confiance qu’elle
peut avoir en elle-même : « Je dirai, au risque d’étonner et malgré les
prétentions démesurées de quelques hommes ou de quelques groupes, que ce
qui manque à la démocratie, c’est la confiance en elle-même, c’est le sentiment
de sa force, c’est l’ambition vraie 28. »
Comment ne pas évoquer le risque politique que ce « populisme » des
industries d’opinion fait courir à la démocratie en préparant les individus à se
résoudre à la servitude volontaire, à se résigner à la seule jouissance matérielle
immédiate et protéiforme, à se satisfaire de ces ersatz de démocratie que
constitue aujourd’hui le spectacle des débats d’opinion réduits aux périmètres
des jeux de cirque ou des combats truqués de catch ? Comment ne pas évoquer
à nouveau Alexis de Tocqueville écrivant : « Les hommes des temps
démocratiques ont besoin d’être libres, afin de se procurer plus aisément les
jouissances matérielles après lesquelles ils soupirent sans cesse. […]
« Lorsque le goût des jouissances matérielles se développe chez un de ces
peuples plus rapidement que les lumières et que les habitudes de la liberté, il
vient un moment où les hommes sont emportés comme hors d’eux-mêmes, à
la vue de ces biens nouveaux qu’ils sont prêts à saisir. Préoccupés du seul soin
de faire fortune, ils n’aperçoivent plus le lien étroit qui unit la fortune
particulière de chacun d’eux à la prospérité de tous. […] L’exercice de leurs
devoirs politiques leur paraît un contre-temps fâcheux qui les distrait de leur
industrie. […] Ces gens-là croient suivre la doctrine de l’intérêt, mais ils ne
s’en font qu’une idée grossière, et, pour mieux veiller à ce qu’ils nomment leurs
affaires, ils négligent la principale qui est de rester maîtres d’eux-mêmes 29. »
Cette soumission à la logique du marché qui aliène le citoyen de nos
démocraties ne devient-elle pas chez le responsable politique un véritable crime
culturel contre le bien public et contre le capital symbolique qui fonde nos
démocraties ? Comment ne pas y reconnaître les effets d’un dispositif de
censure sociale d’autant plus insidieuse qu’elle est invisible ?
Car l’on ne manquera pas de me rétorquer que jamais autant qu’aujourd’hui
n’a existé la liberté d’informer et que nous souffririons moins de censure que de
surinformation. À quoi je répondrai que la frénésie d’informer, propre à la
logique des « scoops », n’est pas tout à fait la même chose que la liberté de
parole qui suppose un débat et un dialogue. La surinformation produit des
faux crédibles, et elle ne permet pas le travail d’appropriation de la vérité par la
pensée, la réflexion et la mémoire.
C’est la forme privilégiée que prend aujourd’hui la censure sociale et
culturelle dans nos sociétés occidentales, moins la répression que la stimulation.
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Je trouve chez Foucault quelques lignes qui vont dans le même sens. Alors que
l’on fait remarquer à Foucault que le Pouvoir a peut-être récupéré le corps et la
sexualité par la pornographie et la publicité après que les institutions sociales
les ont systématiquement quadrillés et maîtrisés, il répond : « Je ne suis pas
tout à fait d’accord pour parler de “récupération”. C’est le développement
stratégique normal d’une lutte 30. » Et il poursuit : après avoir fait l’objet d’une
surveillance et d’une récupération, la sexualité et le corps sont devenus les
enjeux d’une révolte des enfants et des individus contre les instances de
contrôle. À quoi « par une exploitation économique (et peut-être idéologique)
de l’érotisation, depuis les produits de bronzage jusqu’aux films pornos… En
réponse même à la révolte du corps, vous trouvez un nouvel investissement qui
ne se présente plus sous la forme du contrôle-répression, mais sous celle du
contrôle-stimulation : “Mets-toi nu… mais sois mince, beau, bronzé !” À tout
mouvement d’un des deux adversaires répond le mouvement de l’autre 31 ».
Voilà la nouvelle forme que pourrait prendre la censure dans nos sociétés
modernes : le contrôle-stimulation.
Comment dès lors la « science » pourrait-elle encore affirmer que ce sont les
enfants qui sont hyperactifs… à cause de leurs vulnérabilités génétiques et de
leurs dysfonctionnements neuronaux ! Comment méconnaître à ce point le
contexte social et culturel d’où émergent les symptômes psychiques en les
isolant de la civilisation d’où ils proviennent et dont ils révèlent souvent la
substance éthique ? Et ce quelles que soient par ailleurs les composantes
génétiques ou neurocognitives qui pourraient favoriser leur apparition, dont la
« science » tous les jours nous annoncerait la bonne nouvelle sans toutefois
parvenir à sa démonstration.
Depuis son origine, la démocratie se fonde sur une distribution de la parole
qui contribue à l’espace public et invite toujours plus depuis les Lumières à la
pensée critique et à la réflexion. Or, aujourd’hui, une nouvelle civilisation
s’annonce qui tend à confier au couple des experts et des publicitaires le soin de
penser à notre place en fabriquant une opinion majoritaire maquillée en vérité
« scientifique » ou en valeur universelle. La publicité et la propagande rendent
crédible une pure logique de distinction sociale et culturelle. L’expertise et la
publicité constituent les deux opérateurs qui émergent d’un univers dépolitisé et
tendent en retour à le recoder dans la novlangue d’une logique de marché
insidieusement véhiculée au nom de l’objectivité scientifique et des droits de
l’homme.
Pour conclure ici sur la fabrique du sujet singulier autant que collectif que
constitue le dispositif médiatique, rappelons qu’il ne s’agit pas seulement de
modeler et de capter l’opinion publique, mais plus encore de mettre en œuvre
une civilisation des mœurs. Civilisation des mœurs au cours de laquelle la
tradition, l’histoire et la mémoire se trouvent dévaluées au profit d’une
nouvelle manière de penser le monde, l’autre et soi-même, centrée sur l’instant,
le nouveau et la diversion. La télécratie n’est pas seulement une menace pour la
démocratie 32, elle entraîne aussi le sujet singulier autant que collectif dans une
fragmentation de son être et produit par une surstimulation incessante une
conscience d’exister d’autant plus difficile à fonder sur l’histoire et le sens. C’est
en tant que sujet historique ayant une réalité psychique en relation intime avec
l’Autre que l’existence est menacée.
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Ce sont aussi des valeurs et des hiérarchies de valeurs qui sont fabriquées et
transmises par ce canal de civilisation des mœurs. Ce n’est pas seulement le
reflet de la réalité que communiquent les industries de l’information (bien au-
delà de la télévision), mais aussi un dispositif social, cognitif et psychique
qu’elles installent, dispositif par lequel le monde se donne, c’est-à-dire se
construit collectivement et singulièrement.
Quand je dis « collectivement et singulièrement », je souligne le caractère
inséparable pour moi entre la fabrique du psychisme et la culture d’où il émerge
par le jeu du langage, par la politique de la langue qui est celle de sa
civilisation. Ce qui ne veut pas dire bien évidemment que l’un puisse se réduire
à l’autre.
Concernant la question qui ici nous occupe, je dirais simplement que ce
sujet collectif autant qu’individuel se trouve fabriqué par les industries
d’opinion, capturant le vivant et le façonnant par une « mentalité audimat »
qui étend son empire bien au-delà du champ de l’information, car il pénètre
l’ensemble des productions culturelles, s’infiltre jusque dans les institutions
savantes, intervient dans les décisions de justice, participe à des choix
politiques et, pour finir, fonde des institutions comme celles de la « néo-
évaluation » dont je parlerai dans le prochain chapitre. Cette « mentalité
d’audimat », par laquelle la logique du marché pénètre et remodèle les
institutions autant que les âmes, conduit à des stratégies individuelles et
collectives aussi absurdes que cyniques. Cette logique réalise son œuvre de
mort jusqu’à l’absurde en faisant perdre à chacun des champs qu’elle colonise
non seulement sa spécificité – soigner, enseigner, chercher, informer, juger, etc.
– mais encore son autonomie et celle des membres qui le composent en
subordonnant leur logique à celle du marché. Là est la vraie censure sociale
aujourd’hui.
Il ne faut pas nous y tromper, nous sommes en guerre. Non pas une guerre
des civilisations, mais une guerre à l’intérieur de la civilisation dont un des
constituants menace matériellement et symboliquement tous les autres. Cette
composante que l’on nomme parfois « logique du profit » menace le travail de
la culture, la capacité de penser, le plaisir de jouer, la responsabilité de décider,
d’aimer, c’est-à-dire de désirer en vain, bref ce qui fait œuvre culturelle.
L’évaluation est le nom de ce dispositif d’audimat qui fait perdre à chacun des
champs de l’existence sociale et politique sa valeur spécifique. Nous sommes
aujourd’hui face à une catastrophe culturelle, analogue à la catastrophe
écologique dont d’une certaine façon elle fait partie 33.
Avant d’analyser la logique de l’évaluation, je voudrais préalablement
rappeler combien son dispositif s’inscrit dans un système dont la télévision
actuelle est l’emblème, système qui, par la pression de l’urgence et les discours
d’immédiateté qu’elle exige, évite le déploiement de ce que Bourdieu nomme
« la pensée pensante », c’est-à-dire celle qui prend le temps de la
démonstration, de la réflexion et de la mémoire. A contrario, les exigences de
l’audimat tentent à privilégier les fast-thinkers qui proposent du fast-food
culturel, de la denrée mentale prédigérée et préformatée dispensant d’avoir à
faire une appropriation critique du monde, des idées, de l’autre et de ce qui de
soi appelle à penser. En lieu et place de cette réflexion critique, il faut des
combats de gladiateurs, du sang et du sexe, des spécialistes de la pensée jetable,
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des habitués du spectacle, bref ceux que les journalistes entre eux appellent les
« bons clients ». Ceux qui vous résument Kant en une phrase, un sujet, un
verbe, un complément. Si possible avec un ou deux mots, pas plus, bien
croustillants, un peu salaces. Des mots jetables mais forts qui alimentent la
haine et l’effroi médiatiques, sans développement durable. Des mots qui font
frissonner dans les chaumières et nourrissent les émotions collectives du
nouveau bovarysme. Merde, j’ai lâché un mot compliqué… surtout ne pas
demander au lecteur-auditeur d’avoir à se servir d’un dictionnaire. Faute de
quoi je mets mon éditeur au chômage, je ne suis plus invité à parler sur les
radios, je n’ai plus d’articles dans les journaux et je me retrouve dans
l’inexistence médiatique, ce néant du social d’où il est si difficile d’émerger !
Le pouvoir de domination symbolique des industries d’opinion tend à se
confondre, dans la forme comme dans le fond, avec ce pouvoir de domination
économique que confèrent les parts de marché et les sources budgétaires qui
financent leurs services. Ce qui échappe encore à ce pouvoir de domination
symbolique autant que matériel, à cette logique de marché que constitue la
« mentalité audimat », nous le devons à l’intelligence exigeante des journalistes,
à leur éthique professionnelle et au plaisir qu’ils prennent à créer des débats, à
analyser des situations, les productions artistiques et scientifiques, bref à faire
œuvre de culture. C’est-à-dire à tout ce qui échappe à cette conception des
industries d’opinion que condensait une formule de Patrick Le Lay, PDG de
TF1, inlassablement répétée depuis 2004 : « À la base, le métier de TF1, c’est
d’aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit » par un message
publicitaire qui se doit d’être perçu à condition « que le cerveau du
téléspectateur soit disponible », et la vocation de la télévision, c’est « de le
rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer
entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de
cerveau humain disponible ».
Je ne peux ici que rejoindre l’analyse de Bernard Stiegler considérant que les
industries de programme, que la télécratie menace sérieusement la démocratie.
Comment ne pas penser encore à Alexis de Tocqueville : « Si, à la place de
toutes les puissances diverses qui gênaient ou retardaient outre mesure l’essor
de la raison individuelle, les peuples démocratiques substituaient le pouvoir
absolu d’une majorité, le mal n’aurait fait que changer de caractère. Les
hommes n’auraient point trouvé le moyen de vivre indépendants ; ils auraient
seulement découvert, chose difficile, une nouvelle physionomie de la servitude.
[…] Pour moi, quand je sens la main du pouvoir qui s’appesantit sur mon
front, il m’importe peu de savoir qui m’opprime, et je ne suis pas mieux
disposé à passer ma tête dans le joug, parce qu’un million de bras me le
présentent 34. »
C’est peut-être moins en empilant les informations contradictoires offertes à
la consommation de cerveaux disponibles, avides de divertissement et d’oublis
de leur condition tragique, de leur aliénation sociale, que l’on restituera à la
démocratie ses prérogatives, mais plutôt en laissant une place à la docte
ignorance socratique qui invite les hommes à se parler. Seule manière de ré-
inventer le journalisme, un « journalisme d’idées » et pas seulement un
« journalisme de l’information brute », mais néanmoins formatée, telle qu’elle
circule dans les médias 35.
L’espace numérique constitue-t-il pour la démocratie le moyen par lequel les
citoyens peuvent renouveler leur foi dans le vivre ensemble d’un monde
commun ou celui par lequel la dissolution du politique dans la séduction du
marché, ses pacotilles et ses colifichets, ses fétiches et ses talismans, ses
divertissements de la présence de la mort dans la vie, fait définitivement
basculer l’humain dans l’oubli de sa propre histoire, histoire que gardent en
réserve dans la culture la tradition et la mémoire qui sont l’autre nom du
sujet ? Ce sujet, nous aurions pu tout aussi bien le nommer « culture » pour
souligner ce que son existence doit à une mémoire symbolique collective, son
« folklore », sa philosophie, aurait dit Antonio Gramsci, sans laquelle il ne
serait plus cet « animal politique » qui fait la spécificité de l’homme. À devoir
perdre cette dimension « politique » que Gramsci, encore, rapproche jusqu’à les
confondre de la culture, l’homme deviendrait un « animal » comme un autre et
aurait perdu son « humanité » : « La société de masse, où règne l’homme-
animal social, et où l’on pourrait, semble-t-il, assurer mondialement la survie
de l’espèce, peut dans le même temps menacer d’anéantir l’humanité 36. »
Nul doute que c’est dans un rapport au temps et à l’histoire que le
« troupeau » humain scelle son bonheur au néant de l’instant, aussi vite arrivé
qu’évanoui, aussi vite échappé du chaos que rattrapé par lui. On aura reconnu,
à peine déformés, les propos de Nietzsche dans Considérations inactuelles
arcboutant le « sens historien » de l’homme contre l’animal qui vit de manière
non historique. C’est cet horizon des sociétés animales qui guette nos sociétés
de masse entièrement captives des actualités : « Observe le troupeau qui paît
sous tes yeux : il ne sait ce qu’est hier ni aujourd’hui, il gambade, broute, se
repose, digère, gambade à nouveau, et ainsi du matin au soir et jour après jour,
étroitement attaché par son plaisir et son déplaisir au piquet de l’instant, et ne
connaissant pour cette raison ni mélancolie ni dégoût 37. »
Ce bonheur animal dont Nietzsche nous dit qu’il est « le cynique
accompli », ce bonheur animal qui met l’homme sur le seuil de l’instant, c’est
cela même que promeut notre culture de l’information. Ce qui vient heurter la
psychanalyse et une certaine philosophie 38 n’est autre aussi que le cynisme que
Nietzsche accouple ici à la jouissance de l’instant autant qu’au bonheur de
l’animal « non historique 39 ».

1. Hannah Arendt, La Crise de la culture (1954), Paris, Gallimard, 1989, p. 123.


2. Pierre Musso, Télé-politique, op. cit.
3. Ibid.
4. Cf. Stéphanie Corcy, La Vie culturelle sous l’Occupation, Paris, Perrin, 2005.
5. Bernard Stiegler, La Télécratie contre la démocratie, Paris, Flammarion, 2006.
6. Aux États-Unis, les enfants passent en moyenne de 4 à 5 heures par jour devant la télévision.
7. Pierre Bourdieu, Sur la télévision, op. cit.
8. « Étant donné la nature du rapport entre domaine privé et domaine public, il semble fatal que le
dernier stade de la disparition du domaine public s’accompagne d’une menace de liquidation du domaine
privé » (Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne (1958), Paris, Calmann-Lévy, 1994, p. 101).
9. Robert-Vincent Joule, Jean-Léon Beauvois, Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens
(1987), Grenoble, PUG, 2004.
10. Marie-José Del Volgo, « Le jeu de la mort, une pseudo-expérience », L’Humanité, 24 mars 2010.
11. Alexandre Lacroix, Le Téléviathan, Paris, Flammarion, 2010.
12. Michel Foucault, Sécurité, territoire, population, op. cit., p. 278.
13. Le storytelling est, en politique et ailleurs, un dispositif de fabrication d’histoires, héritier du
pouvoir de séduction des mythes et de la narration. Sa vocation est d’influencer les esprits, de promouvoir
un service ou de mettre en scène un message susceptible d’accroître la confiance dans une marque ou un
produit.
14. Pierre Musso, Télé-politique, op. cit.
15. Communications Intelligence.
16. National Security Agency.
17. Cf. Duncan Campbell, Surveillance électronique planétaire, Paris, Allia, 2000.
18. Cahier des clauses particulières CCP n° 2008/57 du 15 octobre 2008.
19. Ibid.
20. Éric Hazan, LQR. La propagande du quotidien, Paris, Raisons d’agir, 2006.
21. Michel Foucault, Sécurité, territoire, population, op. cit., p. 278.
22. Pierre Dardot, Christian Laval, La Nouvelle Raison du monde, Paris, La Découverte, 2009.
23. Bernard Stiegler, La Télécratie contre la démocratie, op. cit., p. 28.
24. Barbara Cassin, « Post-scriptum », in Roland Gori, Barbara Cassin, Christian Laval (dir.), L’Appel
des appels, op. cit., p. 374.
25. Laurent Hermel, Pierre Achard, Le Benchmarking, La Plaine-Saint-Denis, Afnor, 2007, p. 3.
26. Karl Polanyi, La Grande Transformation (1944), Paris, Gallimard, 1983.
27. Zygmunt Bauman, L’Amour liquide (2003), Rodez, Le Rouergue/ Chambon, 2004 ; idem, La Vie
liquide (2005), Rodez, Le Rouergue/Chambon, 2006.
28. Jean Jaurès, Rallumer tous les soleils, Paris, Omnibus, 2006, p. 58. Extrait de « Nous faisions un
beau rêve », La Dépêche de Toulouse, 11 novembre 1888.
29. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique 2 (1840), Paris, Flammarion, 1981, p. 175-
176.
30. Michel Foucault, Dits et écrits II (1970-1975), Paris, Gallimard, 1994, p. 755.
31. Ibid., p. 755.
32. Bernard Stiegler, La Télécratie contre la démocratie, op. cit.
33. Ce rapprochement m’est suggéré par une intervention de Nicolas Roméas, directeur de la revue
Cassandre dont le numéro 82 de 2010 est consacré à l’« art en procès ».
34. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, op. cit., p. 19.
35. Philippe Petit, « Le journalisme est une idée neuve », in R. Gori, B. Cassin, Ch. Laval (dir.),
L’Appel des appels, op. cit., p. 331-337.
36. Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, op. cit., p. 85.
37. Nietzsche, « Considérations inactuelles », in Œuvres I, Paris, Gallimard, 2000, p. 501.
38. Cf. Jean-Luc Nancy, « Freud, Heidegger, notre histoire », Le Monde, 4 novembre 2005 ; Alain
Badiou, « De l’obscurantisme contemporain », Le Monde, 8 mai 2010.
39. Nietzsche, « Considérations inactuelles », op. cit., p. 501. L’histoire dont il est question dans ces
« considérations inactuelles » n’est pas l’automatisme de la mémoire biologique mais une histoire que
Nietzsche associe à sa « profession de philologue classique » qui lui donnerait le droit de montrer
comment les époques anciennes continuent d’« exercer une influence inactuelle, c’est-à-dire d’agir contre
le temps, donc sur le temps, et, espérons-le, au bénéfice d’un temps à venir » (ibid., p. 500). L’association
de l’inactuel et de la philologie me semble avoir son importance. Et, comme il le précise plus loin, ce
dont l’animal est dépourvu, c’est du sens historien qui ne lui permet pas de donner aux choses qu’il vit
leur dimension proprement historique.
2

Le sujet de la psychanalyse : un sujet inactuel ?

Dans nos sociétés de contrôle, la mémoire, la tradition et l’histoire sont


congédiées au profit d’un sujet actuel, saisi au ras de ses comportements, de ses
performances et dans la jouissance ou les souffrances de l’instant. Notre société
est celle de l’extase qui déporte le sujet hors de lui-même dans des instants
successifs et éphémères auxquels manque bien souvent le sentiment de
continuité que procure par exemple le récit historique. A contrario, pour la
psychanalyse, le sujet ne se construit que dans et par l’histoire, et l’instant ne
s’y présente que comme inactuel, « prédication de l’infantile 1 ». C’est par cette
conception seulement que le sujet de la psychanalyse peut se faire ordonnateur
de son propre destin. L’« actuel » en psychanalyse n’est qu’un état économique
de la libido, état transitoire et fonctionnel, hors du champ psychanalytique
proprement dit. Par exemple, si la privation de liberté sexuelle provoque des
états d’angoisse ou des troubles névrotiques, ils ne sont pas à analyser en tant
que tels puisqu’il suffit de supprimer la situation pour qu’ils disparaissent. Ces
états n’entretiennent qu’un rapport lointain avec les symptômes des névroses de
transfert qui veulent dire quelque chose à quelqu’un. Le champ
psychanalytique proprement dit est celui du transfert et de la mémoire dont les
événements actuels fournissent les occasions.
On a beaucoup glosé sur le concept de transfert : amour, haine, répétition,
mode permanent selon lequel le sujet constitue ses objets de désir. Tout cela est
juste et vrai, mais rate, à mon avis, l’essentiel de la découverte de Freud : le
transfert, c’est se rappeler sans se souvenir 2. La chose est d’importance tant il est
vrai que notre civilisation de l’événement congédie notre souci de reconnaître au
sujet historique sa place dans la culture. Un sujet historique n’est pas un sujet
programmé par son passé mais bien plutôt, comme nous le verrons, un sujet
qui ne cesse d’écrire son histoire du présent avec les restes de sa mémoire dont
les événements actuels lui donnent l’occasion.
Pour reprendre la formule de Philippe Petit à propos du distinguo qu’il
propose entre médias (d’information) et journalistes (d’idées), le sujet
historique que congédie notre civilisation est celui d’une pensée qui moud le
grain de l’information au moulin du psychisme. C’est-à-dire une pensée qui
n’est pas seulement mue par un flot d’informations à la surface desquelles
l’individu zappe les événements de son existence, mais par une
« appropriation 3 », dans les deux sens du terme, qui seule permet la
sédimentation dans le psychisme, leur mise en sens et en histoire.
Cette pensée, qui prend le temps de moudre le grain de l’information au
moulin du psychisme, constitue sa principale et essentielle réalité. Cette pensée
n’est pas sans rapport avec « la pensée pensante » de Bourdieu. Comme elle,
elle prend le temps de l’appropriation des événements, de leur incubation, de
leur digestion et de leur restitution critique, réflexive. La psychanalyse insiste
davantage sur le fait que cette « pensée pensante » résulte de processus
inconscients, refoulés, avec lesquels le psychisme s’identifie.
Prenons un exemple simple. Deux patients, médecins l’un et l’autre,
assistent à l’une de mes conférences sur « l’évolution de la psychopathologie
aujourd’hui, sur les conditions sociales et culturelles qui recomposent
aujourd’hui les pratiques de soins ». L’un d’entre eux, lors de la séance de
psychanalyse qui suit cette rencontre, me dit longuement son accord sur mes
propos, leur pertinence et leur portée, et ce d’autant plus que dans le service de
chirurgie où il exerce il en ressent tous les jours les effets. Le discours est clair,
le souvenir de mes propos aussi, et peu de liens se développent avec sa position
subjective, ses rêves ou ses symptômes. L’événement est là, au ras de l’actuel et
sans prendre – au moins à l’instant où il en parle – le relief d’une histoire qui
pourrait subjectivement le concerner. Le second ne dit mot de cette rencontre
inopinée en dehors des séances, et pourtant tout au long de la séance il ne cesse
sans le savoir de m’en parler. Sans devoir entrer dans le détail de l’histoire qui
appartient en propre au patient, ni dans le détail de la méthode qui me permet
de l’entendre, je dirai que ce patient ne cesse tout au long de la séance de me
rapporter ses angoisses d’homosexualité face à un homme qui le séduisait
moins par son attrait physique, par une poussée de son désir, que par
l’envoûtement, la fascination, la séduction que produisait le charme des idées
partagées, et la crainte de dépossession de lui-même qu’il en avait éprouvée,
notamment à l’adolescence. Rêves, souvenirs, associations défilent alors comme
autant de fantasmes qui épiaient l’occasion de se manifester, occasion fournie
par cette rencontre hors cadre. Je sais par ailleurs la sympathie de ce patient
pour mes recherches et ne peux donc mettre sur le compte d’un simple
désintérêt qu’il ne m’en ait pas parlé 4. Un événement de la vie rapatrié dans le
discours transférentiel de la séance donne l’occasion de manifester un fantasme
et l’angoisse qui l’accompagne.
Que le souvenir ne se confonde pas avec la mémoire, c’est ce que Freud
montre dès le début de sa découverte et que l’expérience de la psychanalyse ne
dément pas.
Un deuxième exemple. La patiente arrive avec dix minutes de retard à son
rendez-vous. Après s’être allongée, elle commence par dire son étonnement
d’avoir été « reçue » cinq minutes en avance. L’analyste lui demande ce qu’elle
veut dire par là. « Eh bien oui, dit-elle, l’heure de ma séance étant à 19h45,
vous m’avez fait entrer à 19h40 alors que j’avais cinq minutes d’avance. » Elle
« oublie » manifestement qu’elle a accepté, plusieurs mois auparavant,
d’« avancer » son rendez-vous à 19h30 et qu’elle s’y rend depuis à cette heure-
là. L’oubli s’avère – au moment où elle parle – total. Elle questionne avec
insistance son analyste. Devant son silence elle récapitule, avec une étonnante
précision, tous ses horaires de rendez-vous depuis le début de son analyse,
commencée quelques années auparavant. Elle passe en revue tous les
changements survenus depuis, jusqu’à la moindre modification du « cadre »,
tout en oubliant complètement le changement d’horaire convenu six mois
auparavant.
p
Sa mémoire est étonnante, la clarté de ses souvenirs, la précision et l’acuité
de ses références contrastent à l’évidence avec son oubli. Elle manifeste un
agacement certain devant ce « trou de mémoire » dont elle conteste jusqu’à
l’existence en affirmant que l’heure de sa séance est bien 19h45 et que
l’analyste doit se tromper. Elle se souvient que l’analyste a récemment réajusté
ses honoraires. Elle se souvient qu’avant les vacances certains rendez-vous de
jours fériés ont été remplacés, mais le « trou de mémoire » persiste
obstinément. Alors elle se lance dans une série de questions égrenées comme
dans un jeu de devinette : « Était-ce avant les vacances ? Celles de l’été ? de
l’automne ? de Noël ? », « Est-ce un changement définitif ou occasionnel ? »,
« Suis-je déjà venue à une autre heure ? ». Enfin, elle mentionne un précédent
« oubli ». Deux mois plus tôt, la veille d’un départ en vacances, l’analyste avait
avancé son rendez-vous d’une heure. Le jour convenu, oubliant ce changement
occasionnel, elle était arrivée à son heure habituelle et, la séance suivante, elle
avait manifesté sa tristesse et son dépit de ne pas avoir eu de séance la fois
précédente. Sa séance s’était limitée à ce bref moment où, arrivant à l’heure
habituelle, elle s’était rendu compte de son oubli. Dans la séance en question,
elle évoque alors d’autres « oublis » : lors d’un examen universitaire elle était
arrivée avec une heure de retard à une épreuve dont la durée lui semblait
pourtant trop brève ; enfant, elle faisait partie d’un groupe chargé de présenter
un enchaînement de gymnastique qu’elle connaissait bien pour l’avoir
longuement préparé à l’avance et, au moment de l’exécution, au cours de la
représentation, elle avait eu un « trou en plein milieu ». Un « trou en plein
milieu », c’est son expression même, dont le « trou de mémoire » à propos de
l’heure de son rendez-vous assure l’évocation.
L’acuité et la précision des souvenirs, « anormalement clairs », contrastent,
de manière spectaculaire, avec l’oubli du changement horaire. Quant au « trou
de mémoire actuel », il permet l’évocation d’un oubli précédent sur lequel peu
de choses avaient été dites et dont pourtant le sens transférentiel s’avérait
manifeste : « Puisque tu me prives de dessert par ta faim d’autres choses que de
moi, ça tombe bien, je n’ai pas faim du tout et je ne me mettrai pas à table ! »
L’évocation de la durée de l’épreuve universitaire renvoie à ce champ de
représentations : se priver encore davantage de ce qui peut apparaître comme
une limite de la disponibilité de l’analyste. Et l’oubli du changement d’horaire
actualise ce qu’une telle privation convoque de représentations inconscientes.
« En plein milieu de quoi ? » aurait pu être la question à lui poser. Ce trou, en
plein milieu de la relation entre l’analyste et l’analysant, peut, par l’équivocité
même de cette expression, renvoyer à un autre manque, une autre limite, celle-
là même qu’impose la différence sexuée. Un récit de rêve que l’analysante
rapporte en séance à la suite des associations déjà mentionnées se charge de
préciser les choses dans ce sens. Mais il appartient en propre à l’histoire de
l’analysante. C’est une autre histoire. Celle-là même qui précise les
circonstances à l’origine du moment choisi pour son oubli.
Pour la psychologie cognitive, la « mémoire » renvoie à une aptitude à se
souvenir, autrement dit à des compétences modulaires et computationnelles,
des processus de stockage et de récupération des informations au niveau
cérébral. L’oubli apparaît alors comme un déficit cognitif de cette fonction, un
échec de récupération des données. La psychopathologie cognitive trouve dans
p py p g g
les expériences de laboratoire sur les possibilités d’apprentissage ou dans les
témoignages cliniques des patients cérébrolésés l’occasion d’explorer ces
phénomènes et leurs connexions neurobiologiques. Soulignons au passage que
l’informatique a offert de nouveaux concepts et un nouveau langage
permettant la modélisation des théories neuropsychologiques de la mémoire
conçue comme aptitude à se souvenir.
C’est dans un tout autre sens que la psychanalyse définit le concept de
mémoire, dont la formulation la plus radicale se trouve sous la plume de
Freud : « La conscience naîtrait là où s’arrête la trace mnésique 5. » C’est dire
d’entrée de jeu que conscience et mémoire sont exclusives l’une de l’autre. La
mémoire, c’est l’inconscient qui doit trouver des occasions de se manifester en
inscrivant son message en contrebande dans les actes conscients et
préconscients.
Dans la conception freudienne, la mémoire se trouve constituée par des
réminiscences qui rappellent au sujet son histoire et exigent de lui un travail
psychique de transformation de l’actualité des informations de sa vie
quotidienne. Le sujet se les rappelle mais sans s’en souvenir, il se les rappelle
dans ses rêves, ses transferts et ses symptômes, lesquels commémorent à son
insu les chapitres oubliés de son histoire. Freud précise dès le chapitre V de
L’Interprétation des rêves 6 que les souvenirs d’enfance les plus anciens, nous ne
les avons plus à notre disposition, ils sont remplacés par des rêves et des
transferts. Pour le dire autrement, le transfert comme le rêve ne seraient que
des ersatz de la mémoire. Ainsi, chaque nuit, nous nous rappelons à notre insu
notre histoire sans nous en souvenir. Notre histoire qui, grâce aux événements
du jour et à leur transformation par le rêve, ne se confond pas avec le passé.
Cette distinction est essentielle selon moi pour ne pas transformer la
psychanalyse en théorie déterministe et sa pratique en instrument d’aliénation
du sujet à ses traumatismes.
La mémoire, c’est ce qui a été oublié, voire ce qui n’a jamais été conscient et
s’est inscrit comme empreintes, traces mnésiques, échos d’une jouissance à
jamais inaccessible. Ces restes, ces résidus, comme Freud les appelle, sont des
souvenirs qui « n’ont rien à voir avec la conscience. Les plus intenses et les plus
tenaces de ces souvenirs sont ceux laissés par des processus qui ne sont jamais
parvenus à la conscience 7 ». Ce fonds mnésique originaire constitue ce que
nous pourrions appeler le mycélium traumatique de la mémoire. Ce mycélium
ramasse les impressions, les empreintes, les réminiscences, les échos des
jouissances et des terreurs originaires. Exilées de la conscience, ces impressions
laissées par les traumatismes précoces réclament, tout en s’y dérobant sans
cesse, une représentation et une figuration. C’est la raison pour laquelle cette
terre d’exil de l’oubli originaire ne cesse en permanence de s’inscrire et de se
transcrire dans tout le travail de la pensée et de la représentation. Mais c’est
paradoxalement par le travail du déplacement et de l’oubli que cette mémoire
inconsciente, en troublant la pensée et le souvenir, se révèle par les
déformations tendancieuses qu’elle impose aux représentations conscientes.
Dans L’Homme Moïse et la religion monothéiste, Freud écrit : « C’est ainsi que
presque toutes les parties comportent des lacunes évidentes, des répétitions
gênantes, des contradictions manifestes, indices qui trahissent des choses dont
la communication n’était pas recherchée. Il en va de la déformation d’un texte
p
comme d’un meurtre. Le difficile n’est pas d’exécuter l’acte mais d’en éliminer
les traces 8. »
Le souvenir trahit la mémoire, trahit dans les deux sens du terme, la
manifeste et la déforme. L’oubli, loin d’être un avatar, un effet secondaire du
souvenir, en est l’exigence structurale même.
Les souvenirs infantiles retrouvés sous hypnose, avec cette « fraîcheur » si
chère à Freud aux premiers temps de sa découverte, et leur trop suspecte clarté,
se laissent d’autant plus facilement exhumer qu’ils retranchent de l’analyse les
réminiscences du transfert. L’hypnose est fille de cet aveuglement, de cet oubli,
partagés par le psychothérapeute et son patient. Avec le texte de 1937 9, il faut
désormais se contenter de « compromis », même à la fin d’une analyse la
mémoire demeure inexpugnable et nous devons nous contenter d’ersatz.
Le terme de réminiscence, emprunté à la théorie platonicienne, me paraît
plus approprié que celui de « souvenir inconscient », terme souvent employé en
psychanalyse pour rendre compte de ce qui se trouve à la base de la mémoire,
forcément inconsciente selon Freud. Je rappellerai rapidement le mythe
platonicien du Ménon 10.
Léthé, déesse de l’Oubli, est sœur du sommeil et de la mort. Boire à sa
source, située aux Enfers, permet aux morts d’oublier leur vie terrestre, et aux
âmes qui remontent de s’incarner, en oubliant ce qu’elles ont vu dans le monde
souterrain. Elle est une source de passage entre la terre et l’enfer. L’oubli permet
d’effacer le souvenir, mais laisse subsister la réminiscence. Platon met en scène
Socrate faisant découvrir la géométrie à un jeune esclave. Sur une figure tracée
sur le sol, Socrate raisonne tandis que l’esclave, que nul n’a jamais initié à la
géométrie, suit chaque étape du raisonnement. L’esclave, aidé par Socrate,
redécouvre les propriétés des figures sans jamais les avoir apprises auparavant.
Les vérités mathématiques « surgissent chez lui comme en un songe ». S’il
retrouve tout « sans aucun maître, par de simples interrogations », c’est, dit
Socrate, qu’il n’apprend pas, à proprement parler, des choses nouvelles, mais
qu’il reconnaît des connaissances qu’il possédait à son insu. Comment est-ce
possible ?
Platon l’explique par le mythe de la réminiscence. Avant de naître, cet esclave,
comme nous tous, vivait parmi les pures Idées, au ciel des Vérités éternelles.
Puis l’âme est tombée dans un corps, mais elle conserve sur terre un vague
souvenir des Idées qu’elle contemplait avant son incarnation. Ainsi, l’esclave ne
retrouve les théorèmes que parce qu’il se les rappelle grâce aux interrogations de
Socrate. « Chercher et apprendre n’est autre chose que se ressouvenir », écrit
Platon. Mais se « ressouvenir » de quoi ? « Le monde des Idées », ce lieu perdu,
ne sera plus jamais accessible à l’esclave. Seules subsistent des réminiscences qui
le guideront – à son insu – sur les chemins terrestres de la découverte.
Dans le texte de 1910 11, Freud, tout en reconnaissant le caractère fantaisiste
du souvenir infantile de Léonard 12, lui accorde néanmoins une valeur
essentielle de révélation de la réminiscence. Il écrit d’abord : « Ce dont un
homme croit se souvenir de son enfance n’est pas indifférent ; en général sont
cachés derrière des traces mnésiques non comprises de lui-même,
d’inestimables témoignages sur les lignes les plus importantes de son
développement psychique 13. » Et il précise : « Derrière cette fantaisie ne se
pp p q p
cache pourtant rien d’autre qu’une réminiscence du fait de téter le sein de la
mère – ou de recevoir la tétée – […] 14. » Le souvenir-écran de Léonard,
distinct de la réminiscence qu’il contient, a l’avantage de la trahir, c’est-à-dire
de lui permettre de se manifester sur un mode déguisé.
Freud parle alors en 1910 d’« impressions », comme dans d’autres textes
d’« empreintes », tout en précisant le processus supposé à l’origine du souvenir-
écran : « Le jour où il lut chez un Père de l’Église ou dans un livre de sciences
naturelles que les vautours étaient tous femelles et savaient se reproduire sans le
concours de mâles, surgit en lui un souvenir qui se transforma en cette
fantaisie, mais qui voulait dire qu’il avait été lui aussi un de ces enfants de
vautour, qui avait eu une mère mais pas de père, et à cela s’associa, de la façon
dont seules des impressions si anciennes peuvent s’exprimer, un écho de la
jouissance qui lui avait été dispensée sur le sein maternel 15. »
Nous ne saurons jamais jusqu’à quel point la construction freudienne
restitue la vérité du fonctionnement psychique de Léonard – elle me paraît
davantage celle de Freud 16 –, mais elle présente l’incontestable avantage de
s’offrir au lecteur comme une heuristique en marche. Cette heuristique
reconstruit le procédé par lequel la réminiscence peut se transformer en
souvenir-fantaisie par le jeu d’un « reste diurne » qui l’évoque. Freud suppose
alors les séquences suivantes : une impression de lecture, un reste diurne
« surgit », évoque un souvenir, probablement un souvenir préconscient refoulé
aussitôt, lequel « se transforme » en fantaisie et « s’associe » à des traces
mnésiques de « l’écho de la jouissance qui lui avait été dispensée sur le sein
maternel ».
Mais, rappelle Freud, « nous ne sommes pas en droit d’attendre chez
Léonard autre chose que des traces d’une tendance sexuelle non
transformée 17 ». Traces à jamais perdues, mais définitivement inscrites, que
bordent et circonscrivent désespérément d’autres traces (préconscientes
refoulées) évoquées par les impressions permanentes de l’actualité et auxquelles
elles donnent, après transformations, l’occasion de se manifester.
Dès 1895, Freud avait rapproché le phénomène de transfert du processus de
la « compulsion à l’association » entièrement déterminé par le besoin de se
rappeler « l’oublié », l’inédit de la réminiscence. Il avait comparé
avantageusement la force de cette compulsion à « la liquidation d’une vieille
dette 18 ». Le terme de compulsion – Zwang – est ici particulièrement
intéressant, si nous redonnons à ce mot – qui a pris le sens de « contrainte » –
sa signification étymologique. Dans la langue juridique, ce mot a pris le sens
particulier et aujourd’hui disparu d’« exiger en vertu d’un acte officiel,
communication d’une pièce 19 ». Or cette « pièce », dont la mémoire exige à la
conscience communication, a été perdue. L’original fait défaut, nous n’en
possédons que des copies, des transcriptions offertes par le rêve, le transfert, le
souvenir-écran, le symptôme névrotique, la construction délirante,
l’hallucination, la création artistique et la production théorique. Telles sont les
voies de retour de cette mémoire exilée.
Dès lors, tout événement récent fournit au sujet l’occasion de trahir ses
pensées refoulées en tant qu’elles représentent l’oublié et l’inédit des
réminiscences. Comme Freud l’écrit dans le Moïse : « Lorsque dans le vécu
récent, à un moment quelconque, surgissent des impressions, des vécus qui
q q g p q
sont si analogues au refoulé qu’ils ont le pouvoir de le réveiller. Alors le récent
se renforce de l’énergie latente du refoulé et le refoulé parvient à agir derrière le
récent avec l’aide de celui-ci 20. »
Cette convocation, cette astreinte de la pensée à l’endroit de la mémoire se
voit très tôt comparée par Freud à une dette. Le sujet se trouverait à jamais
endetté de son passé sans pouvoir s’en acquitter une fois pour toutes. Ce qui le
condamne à créer sans cesse. Faute de quoi il demeurerait sidéré par le
traumatisme, voué à sa pure et simple répétition.
Par la complaisance du hasard, et bien plus souvent par la complaisance de
la langue, le sujet rencontre dans les événements de la vie du jour le matériel
propice à ces créations. D’où l’importance considérable selon moi de la
manière même dont les sujets rencontrent et sont soumis aux événements de
leur vie, aux informations qui « frappent » leurs consciences, excitent leurs
psychismes et peuvent tant bien que mal y prendre place en se connectant, en
se liant aux « traces mnésiques ». Ce qui suppose du temps, une certaine
temporalité que permet le travail du deuil, du rêve ou de la création par
exemple.
C’est sans doute dans son œuvre ultime, L’Homme Moïse et la religion
monothéiste, que Freud nous montre que le psychisme se construit comme une
sépulture de l’événement du jour. C’est cette mise en sépulture de l’actualité
qui fait histoire, histoire vivante.
C’est ce qui m’intéresse dans ce texte de Freud. Moins sa validité
anthropologique ou religieuse que sa portée psychanalytique : « le progrès dans
la vie de l’esprit ». On pourrait ajouter sans ironie le progrès de la vie de l’esprit
dans la théorie et dans la pratique de la psychanalyse. Ce « roman secret » de
Freud constitue un mythe, un mythe fondateur de la pensée psychanalytique,
de sa généalogie et de son cheminement. Ce progrès est celui que Freud
parcourt entre Totem et tabou ou Le Moïse de Michel-Ange de 1914 et Le Moïse
de 1939 : il nous faut renoncer en psychanalyse à l’évidence sensible de
l’événement, à la preuve tangible, au figuratif et au matériel, mais nous
contenter dans le langage de ce qu’il nomme le « sentiment linguistique ». Le
« sacrifice » que Freud met en scène dans Le Moïse, par le meurtre supposé de
deux Moïse, meurtre du père autant que de l’enfant (« Moïse » signifie
étymologiquement « enfant »), ce sacrifice est le mouvement par lequel des
événements du passé acquièrent une « vérité historique », morceaux d’actualité
que la tradition et les religions transmettent tout autant que le délire, le rêve, le
transfert et l’amour.
Cette « dématérialisation » des événements est essentielle à la constitution de
la vérité tant dans le psychisme individuel que dans la mémoire collective
culturelle. Cette vérité historique individuelle autant que collective se conserve
par ses points de fixation à des traumas comme par les déformations qu’elle
inflige aux souvenirs, notamment les plus récents, en particulier ceux de
l’actualité dès lors qu’ils ont été intégrés dans le psychisme. Ce qui suppose un
temps d’incubation pour qu’ensuite cette vérité propre à l’histoire puisse se
mettre en scène dans la parole et à fleur des mots du rêve, de l’amour et de la
création. Ce qui me paraît particulièrement intéressant dans ce texte provient
du lien qu’il établit entre les processus psychiques et ceux de la culture,
processus qui exigent dans les deux cas une mise en pièces des perceptions
immédiates et leur recomposition symbolique.
Ce travail de démantèlement et de reconstitution que l’on trouve tant dans
le « travail du deuil 21 » que dans le « travail du rêve » est véritablement la
condition de la créativité du psychisme. C’est à cette condition, comme le
remarque Winnicott, que la vie vaut la peine d’être vécue, que l’action dérive
de l’être, que la pensée est authentiquement création, que les individus se
sentent authentiquement vivants.
Le travail du rêve, c’est authentiquement un travail de transfert, c’est-à-dire
un travail de transformation par lequel les événements de la veille, restes
diurnes, sont vidés de leur sens, deviennent un matériel proprement signifiant
pour faire passer un autre message, un message en lien avec l’histoire du sujet.
J’ai ailleurs 22 amplement développé cette conception du rêve et de son récit et
je ne m’y attarderai pas. Je voudrais simplement montrer ici que la réalité
psychique procède de ce travail de mise en sépulture des événements et de leur
restitution sous une forme vivante, celle de la création, sans laquelle il n’y a pas
de vraie vie.
Comment procède la création ? Elle procède d’une rencontre qui transforme
l’objet, telle la passion amoureuse. André Breton montre ce travail à l’œuvre
dans ce texte fabuleux qu’est L’Amour fou 23. Dans le cas de la rencontre
amoureuse, comme dans celui de la rencontre avec l’objet qui va devenir
support de la création, les signes, les traits, les indices convoquent des traces de
la mémoire qui vont pouvoir donner au jamais-vu cette impression du déjà-vu
que portent en elles-mêmes les choses révélées. Tout se passe alors comme si
l’objet rencontré, qu’il s’agisse d’une personne aimée ou d’un objet matériel,
faisait fonction de catalyseur électif permettant la précipitation, la cristallisation
et l’élaboration des vœux refoulés, des rêveries inconscientes. Il suffit pour cela
qu’un indice nous parle. La cuiller de bois achetée par Breton sur le marché en
compagnie de Giacometti vient, dans l’après-coup d’une « phrase de réveil »,
figurer l’objet onirique de la pantoufle perdue de Cendrillon : « La pantoufle
merveilleuse en puissance dans la pauvre cuiller. […] Il devenait clair que
l’objet que j’avais désiré contempler jadis s’était construit, hors de moi, très
différent, très au-delà de ce que j’eusse imaginé, et au mépris de plusieurs
données immédiates trompeuses 24. »
À propos de la rencontre de Giacometti avec un autre objet actuel, un
masque, catalyseur de la création d’une sculpture, André Breton rapproche le
rêve et la création. Il écrit : « La trouvaille d’objet remplit ici rigoureusement le
même office que le rêve, en ce sens qu’elle libère l’individu de scrupules
affectifs paralysants, le réconforte et lui fait comprendre que l’obstacle qu’il
pouvait croire insurmontable est franchi 25. » Il y a un autre monde, disait
Eluard, mais il est dans celui-ci. Cette « surréalité », dont le surréalisme fait son
objet, procède de cet état particulier où « l’ombre et la proie [sont] fondues
dans un éclair unique 26 ». Peut-on trouver plus belle métaphore pour évoquer
ce travail du rêve, comme de la création, qui élève les « restes diurnes » à la
dignité des « pensées de transfert » dès lors qu’ils ont, un temps, été « fondus »
aux pensées nocturnes de l’infantile ? Ce travail de création du rêve dure toute
notre vie. De cela provient cette aptitude chaque nuit à nous rappeler notre
propre histoire, dont nous n’avons pas le souvenir, et au matin à en présentifier
p p p p
chaque fois, ou presque, des traces différentes dans les motifs singuliers et
divers de nos récits de rêve 27- 28.
Les peintres connaissent cette valeur de support et d’obstacle à la fois de
l’objet, du modèle, permettant l’actualisation du fantasme fondateur de
l’œuvre. Les objets nuisent à ma peinture, dit Kandinsky. Et Bonnard précise :
« La présence de l’objet, du motif est très gênante pour le peintre […] au
moment où il peint. Le point de départ d’un tableau étant une idée, si l’objet
est là au moment où l’on travaille, il y a toujours danger pour l’artiste de se laisser
prendre par les incidences de la vue directe, immédiate, et de perdre en route
l’idée initiale… Par la séduction ou idée première, le peintre atteint l’universel.
Si cette séduction, cette idée première s’effacent, il ne reste plus que le motif,
l’objet qui envahit, domine le peintre. À partir de ce moment, il ne fait plus sa
propre peinture 29. »
Que l’objet soit ici l’analogue du reste diurne pour le rêve peut être illustré
par l’anecdote suivante : alors qu’il était en train de peindre, on demanda un
jour à Courbet quel objet lui servait de motif. Il s’arrêta de peindre, posa ses
pinceaux et s’approcha de cet attrape-regard sur lequel il avait posé son
imagination, l’examina et répondit alors : « Un fagot de bois. » Francis Bacon
évoque aussi ce processus de rencontre entre l’objet actuel et la mémoire, en
attente de la création, dans un dialogue avec David Sylvester :
« Francis Bacon : Ce que je veux faire, c’est déformer la chose et l’écarter de
l’apparence, mais dans cette déformation la ramener à un enregistrement de
l’apparence.
« David Sylvester : Voulez-vous dire que la peinture est presque un moyen
de provoquer le retour de quelqu’un et que l’acte de peindre est presque
semblable à un acte de rappel ?
« Francis Bacon : C’est ce que je veux dire. Et je pense que les méthodes
selon lesquelles on fait cela sont artificielles à tel point que, dans mon cas, avoir
le modèle devant soi empêche que fonctionne l’artifice grâce auquel cette chose
peut être rappelée 30. »
C’est cette « créativité » à laquelle invite la psychanalyse et à laquelle elle
parvient tant bien que mal, à condition, et à condition seulement, qu’elle
demeure, lors de sa mise en œuvre, elle-même dans ce champ de la création.
Pour exemple l’interprétation proprement dite en psychanalyse est
rigoureusement parlant réalisée par les liens associatifs du discours du patient,
de ses rêves et de leurs récits au cours d’une cure. Le rêve, par exemple, est déjà
une interprétation, interprétation des événements qui l’ont généré.
« Interpréter » ne saurait en aucune manière se réduire à la communication au
patient d’un « sens » que le savoir du psychanalyste lui révélerait, mais procède
d’une méthode par laquelle l’analysant lui-même peut être amené à entendre ce
qu’il dit, à condition qu’il y soit préparé. Ce que Freud n’a appris, comme bien
souvent chacun d’entre nous, qu’à ses dépens, tant il est vrai que comme tout
un chacun il a résisté à reconnaître cette mise en acte dans la parole de la réalité
psychique 31. Mais cette souffrance à devoir supporter l’incertitude
fondamentale de la réalité du psychisme, c’est ce dont témoignent, me semble-
t-il, les œuvres ultimes de Freud, Constructions dans l’analyse 32 et L’Homme
Moïse et la religion monothéiste. Transmises tel un testament, ces œuvres
permettent à Freud de réaffirmer la prévalence de la trace sur l’acte, la nécessité
p p
de devoir renoncer au sensible, aux figures matérielles et aux monuments de
l’histoire, pour pouvoir penser sa découverte et la pratique analytique.
Je ne saurais pour ma part comprendre ces derniers textes de Freud
autrement que comme des effets de sa pratique analytique, le conduisant à la
fin de sa vie et dans son écriture même à reconnaître l’exil du psychisme, le
deuil sans cesse recommencé qu’il implique et la « nostalgie du père » qu’il
convoque. Toute l’œuvre freudienne me paraît une conversation fondamentale
que son auteur mène avec cette découverte présente dès le début, arrachée à
son désir de l’ignorer, puis à nouveau oubliée, si ce n’est dans la théorie au
moins dans la pratique 33, avec les tourments, les passions, les petites lâchetés
aussi, souvent l’espoir insensé de trouver une garantie, un appui, un sauveur,
une preuve tangible, un Père ou à défaut un héritier, pour finir par cet aveu du
Moïse, à des années-lumière de sa foi positiviste : il n’y a dans la réalité
psychique que des traces, elles sont invisibles, montrent ce qu’elles disent dans
la mise en scène des mots, et ne se fabriquent que sous la poussée des occasions
fournies par la réalité du moment, à commencer par le moment de la cure. Fini
Totem et tabou, fini Le Moïse de Michel-Ange, fini le tourment imposé à
l’Homme aux loups sur le caractère réel ou fantasmatique du souvenir
infantile. La notion de preuve en psychanalyse change de statut conceptuel.
Finie aussi cette conception d’une cure qui comblerait à jamais les lacunes de la
mémoire : il nous faut « attraper la carpe de la vérité avec l’appât du
mensonge ». C’est désormais par le « sentiment linguistique » qu’il faut se
laisser guider dans la recherche, conçue comme un travail de fouille
archéologique des discours tenus en séance, travail d’excavation auquel on
invite le patient, et dont la vérité ne se déduit pour l’analyste comme pour
l’analysant que des effets qu’elle produit dans le dialogue des séances 34.
Telle est du moins ma lecture des textes freudiens pris dans le contexte d’une
pratique analytique, non sans séductions, non sans tourments obsessionnels
aussi, et dont on peut penser qu’ils sont au moins en grande partie les effets du
transfert de Freud sur la vérité des analysants et des élèves qui l’affecte. Sans
doute est-ce la spécificité d’une œuvre analytique que d’être indissociable des
séductions, des angoisses, des inhibitions et des dépassements que sa pratique
clinique a générés 35.
On a le droit, à condition de ne pas dire n’importe quoi, d’avoir d’autres
lectures des textes de Freud. Il n’empêche qu’à mon avis ces textes, même ceux
dits de « psychanalyse appliquée 36 », doivent être replacés dans le contexte
clinique dont ils sont nécessairement issus, avec ses découvertes et ses échecs.
Leurs vérités concernent moins Léonard de Vinci, Moïse, Goethe ou le père de
la horde primitive… que Freud lui-même, empêtré comme tout un chacun
dans les tourments du transfert 37.
Dans ce contexte clinique, ce que nous apportent ces textes, c’est
l’impérieuse nécessité qu’il y a de s’éloigner du sensible pour pouvoir faire
œuvre de création, véritablement œuvre de création symbolique où se fabrique
le sujet singulier autant que collectif.
D’où cette importance considérable de laisser au flux des événements que
nous vivons le temps de nous toucher, d’être incubés, oubliés et mis en lien
avec des traces mnésiques qui n’attendent que des occasions pour se manifester,
pour recevoir le renforcement dont elles ont besoin pour provoquer ces
p p p q
créations que nous nommons rêves, transfert, amour, mot d’esprit… bref,
pensée. Non la pensée calculatrice mais la pensée symbolique par laquelle se
donne un autre monde, celui de l’amour et de l’art. Cet art dont Nietzsche
nous disait que nous l’avons pour « ne pas périr » de la vérité, de la vérité de
l’homme « théoricien », qui oublie bien souvent le caractère métaphorique de
nos concepts et la qualité d’artefact de nos données : « Qu’est-ce donc que la
vérité ? Une armée mobile de métaphores, de métonymies,
d’anthropomorphismes, bref une somme de corrélations humaines qui ont été
poétiquement et rhétoriquement amplifiées, transposées, enjolivées, et qui,
après un long usage, semblent à un peuple stables, canoniques et obligatoires :
les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont, des métaphores
qui ont été usées et vidées de leur force sensible, des pièces de monnaie dont
l’effigie s’est effacée et qui ne comptent plus comme monnaie mais comme
métal 38. »
Ce travail de création qui s’impose au psychisme dès lors que l’on ne réduit
pas ce terme à la conscience est considérable. Il rend nécessaire de sélectionner,
de trier, de relier, d’archiver, de mettre en ordre et en sens toutes les excitations
qui proviennent du monde extérieur autant que du corps. Et plus le flux de ces
excitations est intense et exige du sujet un effort au-dessus de ses moyens
psychiques et culturels, plus on risque de voir sa personnalité se fragmenter, se
soumettre sans s’approprier ce qui lui arrive ou élever toutes sortes de défenses
mises en évidence par des travaux comme ceux de Ferenczi ou de Winnicott,
issus de leurs pratiques avec des sujets abusés, traumatisés ou terrorisés.
Comme nous venons de le voir, il y a, selon moi, deux types d’oubli : un
oubli immédiat qui laisse les informations en provenance du monde intérieur
comme extérieur glisser et s’effacer sans ancrage psychique et un oubli après
coup lié à l’incorporation psychique des pensées, des affects et des paroles du
jour, processus par lequel ils sont métabolisés dans le psychisme et appelés à
devenir l’essentielle réalité de son histoire.
L’individu peut ainsi, tout comme la société d’ailleurs, mettre en place des
systèmes de défense de type faux soi qui permettent une adaptation
superficielle aux contraintes de l’existence tout en coupant les sujets de leur
pouvoir de création. Créer, c’est donner la vie, et toute scission de l’individu de
son potentiel créatif est une véritable catastrophe psychique qui le dispose à
une « crainte de l’effondrement » telle qu’il va être obsédé par sa survenue dans
le futur, alors même qu’elle a déjà eu lieu dans son passé 39. Je reviendrai sur ce
point. Notre obsession du risque n’est pas aujourd’hui sans rapport avec le fait
que sans doute pour un grand nombre d’individus et dans la catastrophe
naturelle qui est la nôtre, le désastre a déjà eu lieu : nos conditions sociales
d’existence, notre civilisation des mœurs font que ceux auxquels on demande
de se lever tôt n’ont plus le temps d’analyser leurs rêves. Manière comme une
autre de dire que notre civilisation a perdu sa bonne santé alors que, comme
nous allons le voir, elle est obsédée par sa politique sanitaire. Je terminerai ces
remarques avec Winnicott :
« On pourrait démontrer que chez certaines personnes, à certains moments,
les activités indiquant qu’elles sont vivantes sont simplement des réactions à un
stimulus. Une vie entière peut être construite sur ce modèle. Supprimez les
stimuli et l’individu n’a aucune vie. Dans ce cas extrême, cependant, le mot
p
“être” ne convient pas. Pour pouvoir être et avoir le sentiment que l’on est, il
faut que le faire-par-impulsion l’emporte sur le faire-par-réaction 40. »
Comment s’étonner après de telles déclarations que la psychanalyse heurte
toujours plus notre civilisation de l’instant, de l’information en temps réel et de
l’hyperactivité sociale ?
Cette civilisation de l’instant, de l’information en temps réel, de
l’hyperactivité sociale se doit aussi de faire diversion aux exigences de la
mémoire et de l’histoire. Comment s’y prend-elle ? Eh bien, elle procède à
l’aide du tittytainment. Ce mot-valise condense entertainment,
« divertissement », et tits, « les seins » en argot américain 41. Selon l’ancien
conseiller de Jimmy Carter, Zbigniew Brzezinski, le tittytainment consiste en
« un cocktail de divertissement abrutissant et d’alimentation suffisante
permettant de maintenir de bonne humeur la population frustrée de la
planète 42 ».
C’est bien à ce mode spécifique de gestion de l’existence humaine, le
tittytainment, produit à la fois de divertissement et de dépendance perfusée,
que nous devons certains « chefs-d’œuvre » de la société du spectacle comme le
dernier ouvrage de Michel Onfray. Telle est du moins la thèse que je propose
ici.

1. Conrad Stein, « De la prédiction du passé » (1965), in La Mort d’Œdipe, Paris, Denoël, 1977,
p. 65-74.
2. Sigmund Freud, « Remémoration, répétition et élaboration » (1914), in La Technique
psychanalytique, Paris, PUF, 1967, p. 105-115.
3. À Ferenczi qui s’inquiète auprès de lui des déformations que les élèves font subir à sa théorie, Freud
écrit que c’est une façon de se l’approprier : « Les “modifications” n’ont pas d’importance, ce sont des
tentatives pour s’“approprier” les choses, au double sens qu’exprime notre langue avec tant de
perspicacité » (Sigmund Freud, Sandor Ferenczi, lettre 64F du 13 juin 1909, in Correspondance (1908-
1914), Paris, Calmann-Lévy, 1992, p. 74.).
4. Je laisse le soin à M. Homais d’Argentan de ne pas trouver évidente l’interprétation psychanalytique.
Rassurons-le, elle échappe à l’évidence. C’est même par quoi la méthode dont elle se dote ne détient sa
valeur que de ceux dont elle se prive. Roland Barthes nous le rappelle : « L’énonciation se fait sous deux
instances que nous ne connaissions pas autrefois : d’une part l’idéologie, la conscience de l’idéologie,
d’autre part l’inconscient, et, si je puis dire, la conscience de l’inconscient. Maintenant, tout le problème
de l’énoncé, du discours, où qu’il se tienne, doit passer par la considération de ces deux instances. Or, ces
deux instances échappent par statut au sujet qui écrit, qui ne sait pas exactement dans quelle idéologie il
est et ne connaît pas son inconscient. Le problème des sciences humaines est qu’elles ignorent ces deux
instances. Or, si je puis me permettre ce jeu de mots, s’il est normal qu’on les méconnaisse, il n’est pas
normal qu’on les ignore » (Roland Barthes, Œuvres complètes, IV, 1972-1976, op. cit., p. 857). J’emprunte
ce rapprochement entre Michel Onfray et M. Homais à Alain-Gérard Slama, qui en a fait la proposition
lors des « Matinales » de France Culture le vendredi 16 juillet 2010. M. Homais est un personnage de
roman de Gustave Flaubert. Pharmacien, archétype du notable de province, bouffi d’orgueil qui fait
peindre partout son nom en lettres d’or, qui témoigne de son goût du commerce plus que de la santé
d’autrui, « n’exprimant rien que la satisfaction de soi-même », il impressionne son canton, dans lequel,
voltairien et scientiste, il met en vente des médicaments qui relèvent davantage de l’épicerie que de la
médecine.
5. Sigmund Freud, « Au-delà du principe de plaisir » (1920), in Essais de psychanalyse, Paris, Payot,
1984, p. 31.
6. Sigmund Freud, L’Interprétation des rêves (1900), Paris, PUF, 1987.
7. Sigmund Freud, « Au-delà du principe de plaisir », op. cit., p. 30.
8. Sigmund Freud, L’Homme Moïse et la religion monothéiste (1939), Paris, Gallimard, 1986, p. 115.
9. Sigmund Freud, « Constructions dans l’analyse » (1937), in Résultats, idées, problèmes, II, Paris,
PUF, 1985, p. 269-281.
10. Platon, Ménon, in Protagoras, Euthydème, Gorgias, Ménexène, Ménon, Cratyle, Paris, Garnier-
Flammarion, 1967, p. 323-375.
11. Sigmund Freud, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci (1910), Paris, Gallimard, 1987.
12. Freud fait allusion aux carnets du peintre évoquant une pensée incidente qui lui serait revenue à la
mémoire : « Étant encore au berceau, un vautour est descendu jusqu’à moi, m’a ouvert la bouche de sa
queue et, à plusieurs reprises, a heurté mes lèvres de cette même queue » (ibid., p. 89).
13. Ibid., p. 93.
14. Ibid., p. 97.
15. Ibid., p. 103, souligné par moi.
16. Cf. Roland Gori, La Preuve par la parole, op. cit.
17. Sigmund Freud, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, op. cit., p. 121.
18. Sigmund Freud, Joseph Breuer, Études sur l’hystérie (1895), Paris, PUF, 1956, p. 54.
19. O. Bloch, W. von Wartburg, Dictionnaire étymologique de la langue française (1932), Paris, PUF,
1986, p. 147.
20. Sigmund Freud, L’Homme Moïse et la religion monothéiste, op. cit., p. 188.
21. Pierre Fédida, Des bienfaits de la dépression, Paris, Odile Jacob, 2001.
22. Roland Gori, La Preuve par la parole, op. cit. ; idem, « Le rêve n’existe pas », Le Bloc-notes de la
psychanalyse, n° 15, 1997-1998, p. 139-153.
23. André Breton, L’Amour fou (1937), Paris, Gallimard, 1989.
24. Ibid., p. 50.
25. Ibid., p. 44.
26. Ibid., p. 38.
27. Il faut beaucoup de mauvaise foi ou de méconnaissance débilitante pour vouloir accréditer la thèse
selon laquelle une psychanalyse menée à son terme dissiperait la nécessité du rêve ou du fantasme (Adolf
Grünbaum, La Psychanalyse à l’épreuve, op. cit.).
28. La Divine Comédie de Dante part d’un récit de rêve, dont le poème s’avère le commentaire
déployé.
29. Cité par Roger Bordier, L’Art moderne et l’Objet, Paris, Albin Michel, 1978, p. 53, souligné par
moi.
30. Francis Bacon, L’Art de l’impossible, entretiens avec David Sylvester, Genève, Skira, tome I, 1976,
p. 82-83.
31. Robert Pujol, « La scène primitive : à revoir », Nouvelle Revue de psychanalyse, n° 46, 1992, p. 25-
39 ; Conrad Stein, L’Enfant imaginaire, Paris, Denoël, 1971 ; Roland Gori, La Preuve par la parole, op. cit.
32. Sigmund Freud, « Constructions dans l’analyse », op. cit.
33. Roland Gori, La Preuve par la parole, op. cit. ; Anne Millet, Psychanalystes, qu’avons-nous fait de la
psychanalyse ?, Paris, Seuil, 2010.
34. Roland Gori, « Freud, pragmatiste malgré lui ? », Topique, n° 70, 1999, p. 113-134.
35. Conrad Stein, La Mort d’Œdipe, op. cit. ; Roland Gori, Marie-José Del Volgo, Exilés de l’intime,
op. cit.
36. La psychanalyse appliquée est une tentative menée très tôt par Freud et ses élèves pour développer
des hypothèses psychanalytiques appliquées à des domaines extérieurs à la clinique, comme ceux de la
création littéraire, de l’art, de l’histoire ou de l’anthropologie. Depuis le début de la psychanalyse, cette
extension de la théorie et de la pratique de l’interprétation produit de vives controverses, tant de la part
des spécialistes des champs concernés que des psychanalystes eux-mêmes.
37. Roland Gori, Logique des passions (2002), Paris, Flammarion, « Champs », 2005 ; Élisabeth
Roudinesco et Michel Plon, Dictionnaire de la psychanalyse, op. cit.
38. Nietzsche, Vérité et mensonge au sens extra-moral, Arles, Actes Sud, 1997, p. 16-17.
39. Donald W. Winnicott, Jeu et réalité, op. cit.
40. Donald W. Winnicott, Conversations ordinaires, Paris, Gallimard, 1988, p. 54-55.
41. Cf. Jean-Claude Michéa, L’Enseignement de l’ignorance et ses conditions modernes (1999), Paris,
Climats, 2006, p. 42.
42. Zbigniew Brzezinski cité par Jean-Claude Michéa, ibid., p. 42.
3

Les affabulations de Michel Onfray :


un produit de tittytainment comme un autre ?

Ma question maintenant est de savoir comment les affabulations de Michel


Onfray, qui prétend dans un ouvrage prétentieux et sans rigueur, déboulonner
une idole, peuvent-elles aujourd’hui se trouver portées au-devant de la scène
médiatique ? En un mot comme en cent, de quoi Michel Onfray est-il le nom
dans cette logique de l’audimat où l’« arbitrage médiatique » a remplacé le
« mérite intellectuel » reconnu par les pairs 1 ?
Si ce n’est, sans doute, de cette promotion du « fait divers » en « problème
de société » justifiant qu’un auteur à sensation, ayant rapproché Kant du nazi
Eichmann, Jésus d’Hiroshima, et Charlotte Corday 2 d’une vierge romaine,
figure de proue d’une pensée qui se veut libertaire, hédoniste et athée, fasse la
une de grands hebdomadaires, dégouline sa haine et sa rancœur sur toutes les
radios, même France Culture, soit invité au journal de 20 heures, etc. J’en
passe et des meilleures !
Qu’est-ce qui dans ce gros ouvrage à sensation séduit l’opinion au point de
le transformer en fait divers du 20 heures ? Où est la secte dont Onfray
suppose qu’elle constitue le mode privilégié d’organisation de l’institution
psychanalytique ? Celle de la « démocratie d’audimat » ou des sociétés
psychanalytiques supposées constituer une secte organisée sur « le mode
guerrier et combattant de saint Paul, il fallait mettre la psychanalyse en ordre
de marche en créant une organisation militante extrêmement hiérarchisée,
construite sur le mode de l’Église catholique, apostolique et romaine […] tout
cela fait de la psychanalyse une discipline qui revendique ouvertement la
domination universelle – et s’en donne les moyens en dehors de toute morale 3 ».
Quant à Freud, le fondateur de la discipline, dont Onfray nous annonce
qu’il « n’a pas inventé la psychanalyse : il n’a créé ni le mot, contrairement à ce
qui se répète partout, ni la chose, qui lui préexiste depuis la plus haute
antiquité – et qui lui survivra parée de nouveaux atours 4 », il est décrit comme
un « affabulateur accablé par un lourd dossier », « un philosophe qui a détesté
la philosophie », « un aventurier prêt à tout » dont la « grande passion fut
l’inceste et [qui] a étendu son fantasme à l’univers entier », « un faussaire qui a
sciemment falsifié les résultats cliniques afin de dissimuler les échecs », a
magnifié la causalité magique, a torturé sa fille en lui imposant des flagellations
morales lors de séances de psychanalyse, a pratiqué l’« inceste » en couchant
avec sa belle-sœur toute sa vie durant sous le toit conjugal, a tué le père encore
et toujours et même après sa mort, a encensé les dictateurs les plus sanguinaires
de notre histoire, comme Mussolini et le chancelier Dollfuss, a été misogyne et
homophobe « ontologique » (sic !). J’en oublie sûrement. Pour plus
É
d’informations, le lecteur pourra se reporter avec intérêt à l’ouvrage d’Élisabeth
Roudinesco 5, Mais pourquoi tant de haine ?
Examinons maintenant quelques-unes des « pièces à charge » du procureur
Onfray. Freud a-t-il ou non couché avec sa belle-sœur ? Je ne saurais en toute
honnêteté répondre à cette question, mais une chose est sûre – elle a été relevée
par Élisabeth Roudinesco – insinuer que Minna pouvait être enceinte à l’âge
de 58 ans et que Freud l’a obligée à avorter me paraît quelque peu inouï.
Onfray souhaite montrer l’inefficacité thérapeutique de la psychanalyse et le
bidouillage que Freud aurait fait de ses résultats. Il écrit : « La psychanalyse n’a
jamais guéri Anna O. au contraire des affirmations constamment répétées par
Freud pendant toute sa vie ; qu’elle n’a pas non plus tiré d’affaire les cinq cas
présentés comme archétypiques de la psychanalyse 6. » Le problème, c’est que
Freud n’a jamais prétendu « guérir » le président Schreber puisqu’il ne l’a
jamais rencontré, n’a jamais prétendu l’avoir pris en analyse, et a simplement
proposé une lecture psychanalytique des Mémoires de ce magistrat pour
comprendre les mécanismes de la psychose. Quant à Bertha Pappenheim, alias
Anna O., elle n’a jamais été en analyse avec Freud mais a été l’une des patientes
de Joseph Breuer, lequel avait parlé de son cas à Freud ! Concernant les Cinq
Psychanalyses sur les textes desquels Onfray s’appuie, il a dû sans doute en faire
une lecture rapide puisqu’il confond deux patients, l’Homme aux rats et
l’Homme aux loups : « Freud qui diagnostiquait des fantasmes de
sodomisation avec des rats chez un patient, le fameux Homme aux loups, qui,
comme lui, souffrait de problèmes intestinaux 7. »
Il est vrai qu’Onfray a fait un speed dating avec l’œuvre freudienne et ses
pourtours, quelques mois de son propre aveu, et les 10000 pages de lecture des
textes psychanalytiques qu’il présente comme une exploration titanesque ne
paraîtront pas aux étudiants, aux chercheurs et aux praticiens une si longue
marche que ça, eux qui bien souvent ont été invités à comparer les traductions,
à lire et relire les textes dans un sens et dans un autre, à épier les moindres
détails, à replacer les mots dans le contexte des recherches, des pratiques, des
histoires et des épistémologies. Un exemple parmi cent, là où Onfray expédie
en un retour de plume la question de la croyance de Freud dans la transmission
de pensée 8, la confondant parfois allégrement avec la pensée magique et la
superstition obsessionnelle, combien de travaux, d’articles et d’ouvrages pour
essayer d’en approcher l’« obscur objet 9 » ? Combien de lectures et de travaux
pour essayer de comprendre la position de Freud et son évolution
entre 1923 et 1933 à propos des Gedankenübertragung 10, c’est-à-dire de ce
transfert des pensées dont Onfray ne prend même pas la peine de corriger la
traduction française ? Pour Onfray, les choses sont évidentes, la prudence de
Freud en 1923 est une tactique délibérée sur la scène publique pour donner
une honorabilité à la psychanalyse alors même que dans ses correspondances
privées – confondues à mon avis par Onfray avec le texte de 1933 – Freud
avoue cette croyance dans une pensée magique qu’il dénie en public. En
somme, une difficulté épistémologique, celle du « transfert de pensée » sur
laquelle trébuchent les analystes, se transforme pour le philosophe médiatique
en vulgaire manœuvre politique. Mais comme il en attribue lui-même à Freud
la tendance, qu’importent la méthode et le résultat puisque « seul compte
l’échafaudage de cette vision du monde […] 11 ». Mais la vision du monde de
qui ? De Freud ou de Michel Onfray ?
Là où Freud évoque le fantasme de l’Homme aux rats, celui d’un scénario
supposé refoulé et péniblement reconstruit par l’analyse, d’un masochisme
passif à l’égard du père, Onfray traduit, dans le plus pur style des romans de
gare : « Conclusion du docteur viennois : l’homme aux rats aimerait se faire
sodomiser par son père 12… » Au moins, c’est clair, c’est évident, c’est bien
dans le goût de l’époque. Fort et vulgaire à la fois, ce n’est même plus
Hollywood, c’est Blanche-Fesse et les sept mains et Jurassic Park réunis. Marilyn
Monroe, analysée par Anna Freud, Marianne Kris et Ralph Greenson, se
suicide en léguant un quart de sa fortune et de ses droits d’auteur à sa
psychanalyste… c’est pas tout à fait un meurtre mais ça lui ressemble, ou au
moins peut-on l’insinuer dans la présentation des choses : « Si effectivement
son psychanalyste ne l’a pas tuée, lui et sa science n’auront pas empêché qu’elle
meure […] chaque mois, les royalties issues de la légende Marilyn Monroe
entrent dans les caisses de la Fondation Anna Freud à Londres 13… » C’est
Agatha Christie version Chicago. Une suggestion à Michel Onfray pour la
prochaine édition de son Dallas freudien : ne pas oublier d’insinuer un peu de
sexe dans cette histoire. Rater ça avec Marilyn, ce n’est pas digne d’un
spécialiste du tittytainment !
Freud soutenait l’abrogation d’un article du Code pénal allemand réprimant
l’homosexualité, la chose embarrasse légèrement Onfray qui tient à décrire le
fondateur de la psychanalyse comme phallocrate, misogyne et réactionnaire.
Alors lui vient l’astuce suprême de faire de Freud non un « homophobe
politique » mais un « homophobe ontologique » : « La phallocratie et la
misogynie de Freud se doublent d’une homophobie ontologique 14. »
L’homophobie ontologique considère l’homosexualité « au regard d’une norme
en face de laquelle elle apparaît comme anormale ou perverse – pour utiliser le
mot de Freud 15 ».
C’est un peu tortueux, bizarre même, et on a envie de dire à Onfray :
« Ontologique, ontologique… vous avez dit ontologique… comme c’est
ontologique ! »
Je rappellerai pour ceux que cela intéresse vraiment que Freud a toujours
affirmé que « nul ne saurait être tenu comme homosexuel en fonction de son
choix d’objet » et qu’il n’était sûrement pas « homophobe »… Mais peu
importe pour Onfray, qui tient à affirmer que Freud, à la fois adultère,
impuissant et incestueux – ce qui fait beaucoup pour un seul homme –,
présentait une vie sexuelle pour le moins tourmentée : « Les relations concrètes
qu’il entretenait au sexe féminin ont été pour le moins tortueuses. […] La
théorie, on s’en doute, souffre des mêmes torsions 16… » Il fallait bien qu’une
« homophobie » se cache quelque part !
Sans devoir détailler davantage les approximations, les dérapages, les erreurs
contenus dans ce pensum de 577 pages qui m’a soustrait un temps précieux
dans un agenda surchargé, je voudrais avant de conclure donner quelques
exemples de la confusion réalisée par Onfray entre la démarche de Freud, pris
dans les aléas du transfert à ses patients, ses élèves et la lecture directe qu’un
philosophe médiatique fait subir aux textes freudiens. Là où Freud laisse
paraître bien malgré lui ses propres tourments transférentiels, Michel Onfray
p g p p y
les interprète comme des intentions criminelles et idéologiques, celles d’un
dictateur avide de pouvoir et d’ambition. Onfray transforme la pensée
pensante de Freud en fast-food pour société de masse. Ainsi, il interprète
l’ouvrage de Freud Ma vie et la psychanalyse comme une tactique et une
rhétorique politiques, délibérément manipulatrices. Il lui prête alors une
volonté et une obsession de célébrité : il « veut absolument qu’on souscrive à sa
narration 17 », il est « obsédé par sa célébrité 18 », qui « lui mange l’âme au
quotidien 19 », et a, « à dessein, emmêlé l’écheveau, délibérément brouillé les
pistes, sciemment effacé les traces, théorisé l’impossibilité de la chose, falsifié les
résultats de ses découvertes et la plupart du temps pratiqué la licence littéraire
en se cachant derrière le prétexte scientifique, détruit les correspondances,
cherché à racheter les plus dangereuses qui mettaient en péril le scintillement
de sa légende, voilà qui, bien au contraire, rend la tâche intéressante : la
biographie intellectuelle de Freud se confond avec la biographie intellectuelle
du freudisme qui recouvre évidemment la biographie intellectuelle de la
psychanalyse 20 ». Onfray transforme les tourments névrotiques de Freud en
une volonté de « salaud », au sens sartrien du terme.
Dans cette « volonté forcenée » qu’il prête à Freud « de se vouloir sans Dieu
ni Maître » et de vouloir faire de Nietzsche « l’homme à abattre » pour satisfaire
sa « soif de réputation », Onfray en vient à faire du découvreur de la
psychanalyse celui qui « a assis son fonds de commerce sur l’idée que la racine
de toute chose est inconsciente 21 » et l’inscrit dans la longue liste des
conquistadors qui, de Cortés à Colomb, n’ont reculé « devant aucune
immoralité pour parvenir à [leurs] fins. On doit aux conquistadors des
génocides, des massacres, des épidémies et des pandémies […] des destructions
de civilisation, des massacres en masse […] le tout pour remplir leurs caisses
d’un or […] découvertes par leurs soins dans ce seul but 22… ». Cortés,
Colomb, Freud, même combat. Tout ça, c’est Staline et Hitler réunis. De la
volaille crapuleuse, on vous dit !
À lire Michel Onfray, j’ai eu parfois l’impression de me retrouver dans ces
salles enfumées de « bistrots » des quartiers marseillais de mon enfance lorsque
j’allais avec mes copains jouer aux flippers. Entre deux parties me parvenaient
les propos aigres et viciés sur tel ou tel homme politique ou sur tel ou tel
« type » racial, national ou social : « tous pareils », « ils se valent tous », « ils s’en
mettent plein les fouilles », « ils pensent qu’au cul » et « baiseraient même leur
belle-sœur », « comme les curés ils font pas ce qu’ils te disent de faire et font ce
qu’ils te disent de pas faire… » ! Je porte, comme Onfray, de l’amour au
« populaire », mais manifestement nous ne parlons pas du même, le mien serait
plutôt celui que je retrouve dans les textes de Jaurès ou de Cavanna.
La pensée dans le texte d’Onfray n’est que procès d’intention, ponctuée tout
au long de l’ouvrage de points de suspension, traces d’insinuations qui
viennent en lieu et place d’authentiques démonstrations pour celui qui veut
ouvrir les portes des « aveux » de Freud, lequel « sans s’en apercevoir […]
donne toujours les clés de ses serrures les mieux verrouillées 23 ». Ce qui permet
à Onfray, par une lecture immédiate des textes et des faits rapprochés avec plus
ou moins de rigueur et de sérieux, de découvrir « le nœud de vipères de
psyché 24 » de la pensée freudienne. L’expression « nœud de vipères » revient
fréquemment dans l’ouvrage et elle se trouve associée à la page 117 à
q g p g
l’inhibition de Freud d’entrer dans Rome, énigme que perce Onfray :
« découvrir le nœud de vipère le montrant accouplé à sa propre mère 25 ». Mais
comment le sait-il ? Comment connaît-il les pensées secrètes de Freud, ses
fantasmes les plus intimes ? Oubliant la vieille malédiction lancée par Fliess,
motif de la rupture avec Freud : « Celui qui lit dans les pensées d’autrui n’y
trouve que les siennes. »
Sur les pensées secrètes d’Onfray, je me garderais bien de gloser et de
proposer une interprétation psychanalytique. Pour commencer, ma question
serait, pour l’instant, celle d’un étonnement : pourquoi met-il parfois « vipère »
au singulier et parfois au pluriel ? Comment se fait-il qu’il parle à la place de
Freud, lui faisant dire : « “Ce que Nietzsche écrit est juste, mais il ne concerne
que les philosophes ; or je suis un psychanalyste, un scientifique ; donc je ne
suis pas concerné par cette analyse. Va pour Spinoza ou Kant, sur lesquels
Nietzsche exerce sa méthode avec une cruauté ravissante, mais pas pour Kepler
ou Galilée, Darwin ou… moi-même” 26 ! » ?
Si Onfray se met à la place de Freud, pourrait-on alors penser sans outrance
qu’il met Freud à sa place ? Au moins dans la matière même d’un ouvrage qui,
prétendant procéder d’une « histoire nietzschéenne de Freud, du freudisme et
de la psychanalyse » – rien que ça ! –, faire de la psychanalyse « l’exégèse du
corps de Freud 27 », reconnaissant que « toute philosophie procède d’une
autobiographie », se présente lui-même comme une « psychobiographie
nietzschéenne de Freud 28 » ! Mais alors puisqu’on ne saurait écrire autre chose
dans un texte philosophique que sa propre histoire – ce que je veux bien
admettre dès lors qu’on en préciserait épistémologiquement les termes, de
manière plus rigoureuse et sérieuse que ne le fait Onfray –, en quoi son propre
texte échapperait-il à cette thèse ? Comment ne pas penser à l’historiette reprise
par Freud : si le Christ porte le monde et si Christophe porte le Christ, où
donc Christophe met-il les pieds ? Brisons là sur ces quelques remarques pour
simplement se demander jusqu’où l’auteur du Traité d’athéologie va aller dans la
démolition du monde philosophique, lui qui prétend : « Le freudisme est
comme le spinozisme ou le nietzschéisme, le platonisme ou le cartésianisme,
l’augustinisme ou le kantisme, une vision du monde privée à prétention
universelle. La psychanalyse constitue l’autobiographie d’un homme qui
s’invente un monde pour vivre avec ses fantasmes – comme n’importe quel
philosophe 29… » Et la sienne ?
Dès lors, je touche ici à l’essentiel de mon propos. Michel Onfray n’a pas
cette reconnaissance par les pairs que confèrent les épreuves universitaires et les
critères d’habilitation des commissions de spécialistes de la République –
quelles que soient les critiques que par ailleurs je ne manque pas de leur
adresser –, n’a aucune pratique thérapeutique avec les patients, n’a qu’une
lecture rapide de l’œuvre freudienne dans une de ses traductions françaises, ne
s’est jamais frotté au travail des séminaires de lectures philosophiques,
psychanalytiques, linguistiques, germaniques, anthropologiques, des textes de
Freud, de ses élèves et de leurs commentateurs, semble avoir principalement
éclairé les parts d’obscurité de l’histoire freudienne à la lumière noire du Livre
noir de la psychanalyse, et produit un gros ouvrage méchant, vulgaire,
approximatif et souvent paralogique. Comment se fait-il alors qu’un tel auteur
puisse être placé au-devant de la scène des médias, « sous les feux de la rampe »
p p p
comme il le dit pour Freud, conduisant à un chiffre record des ventes,
comparable à celui de ses ouvrages précédents, dont le tirage avait tellement
impressionné un ancien candidat à la présidence de la République qu’il lui
avait fait l’honneur d’un débat retranscrit dans Philosophie Magazine ?
Là est pour moi véritablement la question, celle de notre société du spectacle
et de la marchandise 30 dont Pierre Bourdieu nous avait montré le lien étroit
qu’elle entretient avec la logique de la télévision, les luttes qu’elle suscite,
l’arbitraire qu’elle produit et les effets invisibles qu’elle entraîne et qui, en un
mot comme en cent, consistent à fixer et retenir l’attention de l’opinion
publique sur des événements sans conséquences politiques, faits divers suscitant
des indignations pathétiques, des considérations moralisantes, des jeux de
cirque 31, « appelés à la rescousse, pour redonner sens à l’insignifiant, à
l’anecdotique et à l’accidentel, que l’on a artificiellement porté sur le devant de
la scène et constitué en événement, port d’un fichu à l’école, agression d’un
professeur ou tout autre “fait de société” bien fait pour susciter des
indignations pathétiques […] 32 ».
Entre la burqa de la compagne d’un Français musulman suspect de
polygamie, l’agression d’un professeur par un élève ou la gifle reçue par un
élève d’un professeur excédé, le découpage à la tronçonneuse de la maîtresse du
goal brésilien, les prestations de service d’une prostituée mineure aux
footballeurs d’une équipe en déroute, le bistouri rock and roll de l’ancienne
idole des jeunes, alors oui, Onfray a bien sa place dans cette série de faits divers
conduisant les médias à renouer avec ce journalisme à sensation qui avait
jusque-là suscité la peur ou le dégoût d’un public soucieux de marquer sa
distinction intellectuelle. Les nouveaux produits des médias de masse
dégénèrent dans le populisme, le voyeurisme et l’exhibitionnisme le plus abject,
dont j’ai essayé précédemment avec Pierre Bourdieu de montrer les enjeux
sociaux. Il s’agit par tous les moyens de produire des effets afin « de faire le vide
politique, de dépolitiser et de réduire la vie du monde à l’anecdote et au
ragot 33 ». Au milieu des tas d’immondices de la psychobiographie
nietzschéenne d’Onfray sur Freud, on cherche désespérément une pensée
pensante. Pour être juste, à la fin de l’ouvrage, j’en ai entr’aperçu quelques
germes sur la place de la psychanalyse dans un monde sans religion, qui
auraient pu constituer un élément de débat. Comment ne pas évoquer ici ces
critiques qui empêchent qu’une œuvre produise son véritable effet et dont
parle Nietzsche : « L’encre la plus noire, ils y appliquent aussitôt leur papier
buvard, le dessin le plus charmant, ils le barbouillent à gros coups de pinceaux,
qu’ils font passer pour des corrections ; et de nouveau tout en reste là. Mais
leur plume critique ne cesse jamais de courir, car ils ont perdu leur pouvoir sur
elle, et sont menés par elle plus qu’ils ne la mènent 34 » ?
Qu’Onfray ne soit pas reconnu par ses pairs mais par une logique d’audimat,
par la part du marché médiatique qu’elle lui confère et, avec elle, par la vente
record de ses ouvrages me paraît symptomatique de la manière dont se
constituent aujourd’hui la notoriété publique et le capital symbolique qu’elle
produit. Les analyses politiques et intellectuelles de nos quotidiens sont-elles
fonction de leur nombre d’abonnés ? La vérité se réduit-elle à l’opinion ? La
rigueur d’une pensée politique ou la valeur d’une œuvre à sa popularité ou à
son chiffre de vente ? Si tel était le cas, il faudrait brûler Van Gogh pour ne
g p
conserver que les tableaux de Bouguereau ? Oui, je sais, c’est plus compliqué.
Picasso ne réussissait pas si mal. Mais lorsque la valeur se réduit au prix ? Alors
commence en profondeur la recomposition du champ intellectuel, un
bouleversement dans la géographie culturelle du fait de l’« occupation »
marchande, si totale que nous risquons la réification du langage et de la pensée,
seuls outils à même de nous permettre de penser l’aliénation, de la déconstruire
et de pouvoir, au moins partiellement, y échapper.
C’est cette dépendance même à l’audimat qui conditionne la survie de ces
« intellectuels médiatiques » et les rend davantage hétéronomes, comme l’avait
montré Bourdieu, à la « visibilité médiatique », seule à même de leur conférer
ce capital symbolique sans lequel leur existence sociale se verrait compromise.
Moins ils sont reconnus par leurs pairs, davantage ils dépendent de la
« télévision », et principalement de la télévision « commerciale » 35 ! Ce que
Bourdieu analyse comme « effets de l’intrusion » dans le champ culturel du
pouvoir médiatique et de la pression des marchés qui tendent, bien malgré lui,
à le structurer 36.
Ce qui ne veut pas dire évidemment qu’il ne faut pas aller dans les médias,
que ceux qui vont dans les médias sont tous des « intellectuels médiatiques » et
des produits de « grande consommation », que la proximité des chercheurs, des
intellectuels aux réseaux médiatiques leur ferait perdre leur « autonomie » et les
éloignerait du foyer de leurs valeurs éthiques et de leurs spécificités culturelles.
On apprend beaucoup en allant dans les médias, on apprend aussi à s’y
exprimer et pas toujours, comme le pensait Bourdieu, aux dépens de la
« pensée pensante ». Loin de là. Cela m’a parfois obligé à préciser une idée qui,
dans mon milieu, serait tombée dans le champ de l’évidence, et que pour
l’occasion il m’a fallu démontrer ou au moins expliquer. Alors en toute
honnêteté, je le dis en un mot comme en cent, il est de la plus haute
importance que les intellectuels, les artistes, les chercheurs aillent dans les
médias. Mais, selon moi, à condition d’une part qu’ils n’en dépendent pas trop,
qu’ils soient reconnus par ailleurs par leurs pairs, et d’autre part qu’ils en
connaissent les enjeux, le champ spécifique, ses forces, ses réseaux, et ses
dérives. Les conseils d’amis journalistes sont essentiels pour ne pas y perdre son
âme et sa pensée. Comme dans tout champ il est important d’en connaître la
géographie avant d’en tenter l’aventure.
Les journalistes sont des gens formidables dont j’ai bien souvent pu
constater non seulement l’amour du métier, la culture intellectuelle, le
professionnalisme, mais aussi les souffrances qu’ils peuvent ressentir parfois à
devoir l’exercer dans des conditions qui privilégient la logique du marché, celle
de l’audimat sur les exigences culturelles. Souvent contraints au grand écart
entre la pression commerciale, économique de la grande production et le
besoin d’œuvrer dans le travail en leur âme et conscience, ils sont bien souvent
à l’avant-garde des problèmes fondamentaux de notre société, aux avant-postes
de ce risque que fait courir à la démocratie une notoriété issue moins du mérite
que de la soumission sociale et culturelle aux contraintes du marketing. Ils se
débattent, comme tous les professionnels aujourd’hui des lieux des productions
culturelles, artistiques, intellectuelles, scientifiques, politiques même, entre les
exigences de popularité que sanctionne cette nouvelle forme de légalité que
constituent les « taux » d’audience ou les impact factors, et la volonté
p f
démocratique d’exercer un métier, d’obtenir les moyens de le faire dans des
conditions éthiques et politiques justes et correctes 37.
Ce ne sont pas seulement les consommateurs libres et éclairés des médias qui
souffrent de l’emprise de la logique de marché, les journalistes eux-mêmes sont
conduits tous les jours à devoir mener les luttes et les combats pour la
démocratie, l’éthique de leur métier et l’autonomie auxquelles ils aspirent 38.
Comme nous le verrons dans le prochain chapitre, tous les professionnels sont
atteints d’une manière ou d’une autre par cette « logique des taux de
popularité » qui prétendent leur dicter leurs métiers. Au risque d’une
« occupation » marchande de nos champs de métiers.
Si la psychanalyse aujourd’hui est en récession idéologique davantage qu’en
recul scientifique ou thérapeutique, c’est plus à cette forme de penser les
métiers qu’elle le doit qu’à ses erreurs ou ses errances spécifiques qui, pour
autant, sont loin d’être négligeables.
Pourquoi est-ce aujourd’hui que la psychanalyse est menacée dans son
existence sociale et pas lors des décennies précédentes au cours desquelles notre
culture recyclait la découverte freudienne à la mode Hollywood, s’en emparait
pour mieux assurer le management « paternaliste » des « sentiments du
capitalisme », la culpabilisation rampante des individus et la métaphysique de
leur désir et de leur « accomplissement personnel » ? Eh bien parce qu’un autre
savoir, celui de l’expertise, permet davantage au pouvoir d’obtenir la soumission
sociale librement consentie des individus et des populations, dispositif de
servitude volontaire plus en phase avec les valeurs de l’époque. Rien de
nouveau dans le champ scientifique ne permet ce changement de manière de
penser le sujet singulier autant que collectif, comme savoir et pratique d’un
sujet « tragique » dont il faudrait permettre d’élaborer les conflits qui le
divisent. Seule une recomposition du champ idéologique le justifie.
En plaçant l’évaluation généralisée au cœur de cette société de l’expertise, la
nouvelle « civilisation des mœurs » a trouvé un moyen plus rapide et efficace
que la psychanalyse pour transformer l’investissement en automatisme de
profit, quitte au passage à promouvoir une culture du faux, faux soi,
fétichismes du nombre et du spectacle permettant que ne subsistent plus que
les décors de scènes sociales désertées par les acteurs. Quelles pièces pourrions-
nous encore y jouer ?

1. Pierre Bourdieu, Sur la télévision, op. cit.


2. Guillaume Mazeau, « Onfray ou l’affabulation », in Élisabeth Roudinesco, Mais pourquoi tant de
haine ?, Paris, Seuil, 2010, p. 63-71.
3. Michel Onfray, Le Crépuscule d’une idole, op. cit., p. 556-557.
4. Ibid., p. 439.
5. Élisabeth Roudinesco, Mais pourquoi tant de haine ?, op. cit.
6. Michel Onfray, Le Crépuscule d’une idole, op. cit., p. 35.
7. Ibid., p. 155.
8. Ibid., p. 353.
9. Wladimir Granoff, Jean-Michel Rey, L’Occulte, objet de la pensée freudienne, Paris, PUF, 1983.
10. Roland Gori, Anne Sablé, « Les versions du transfert », Cliniques méditerranéennes, n° 3-4, 1984,
p. 171-196.
11. Michel Onfray, Le Crépuscule d’une idole, op. cit., p. 415.
12. Ibid., p. 429.
13. Ibid., p. 251.
14. Ibid., p. 513.
15. Ibid., p. 514.
16. Ibid., p. 505.
17. Ibid., p. 44, souligné par moi.
18. Ibid., p. 46, souligné par moi.
19. Ibid., p. 47, souligné par moi.
20. Ibid., p. 49, souligné par moi.
21. Ibid., p. 53.
22. Ibid., p. 84.
23. Ibid., p. 107.
24. Ibid., p. 114.
25. Ibid., p. 117.
26. Ibid., p. 71.
27. Ibid., p. 69.
28. Ibid., p. 576.
29. Ibid., p. 40.
30. Roland Gori, « La psychanalyse heurte la culture du moment », entretien avec Gilbert Charles,
L’Express, 26 avril 2010.
31. Roland Gori, « Jeux de cirque », Mediapart, 19 avril 2010.
32. Pierre Bourdieu, Sur la télévision, op. cit., p. 59.
33. Ibid., p. 59.
34. Nietzsche, Considérations inactuelles, op. cit., p. 532.
35. Pierre Bourdieu, Sur la télévision, op. cit., p. 88.
36. Ibid.
37. Cf. R. Gori, B. Cassin, Ch. Laval (dir.), L’Appel des appels, op. cit.
38. Je conserve, à ce propos, un souvenir très vif, en particulier de l’intervention de Florence Aubenas,
d’une soirée de la presse libre et indépendante à laquelle j’avais été convié au Théâtre du Châtelet en
mars 2009.
ÉVALUER : LA NOUVELLE MANIÈRE
DE DONNER DES ORDRES

« L’évaluation n’est pas un mot, mais un mot d’ordre. »


Jean-Claude MILNER,
La Politique des choses

« J’avance qu’il y a un lien de cause à effet entre l’exigence industrielle


d’une productivité accrue et le fait de dépouiller l’ensemble des
publications d’une signification autre que celle d’être des unités
comptables. Les humanités sont aujourd’hui en crise parce que bien
des présupposés à propos de ce qui y compte – qui est précisément,
sans mauvais jeu de mots, le fait même de compter – leur sont
radicalement hostiles. »
Lindsay WATERS,
L’Éclipse du savoir

Nos sociétés de la norme et du contrôle tendent aujourd’hui à envahir


l’ensemble de la planète par leur manière de concevoir le « vivre ensemble ».
Pour ce faire, on ne demande pas aux gens ce qu’ils pensent, ce qu’ils vivent et
encore moins leurs projets de société. Nous ne sommes plus dans l’ère des
utopies, des espoirs insensés des idéologies, des rêves les plus fous des fictions
collectives. Non, aujourd’hui à l’ère du soupçon, on ne rêve plus, on prévoit.
Pour prévoir, on calcule et on élabore avec l’aide de jeunes matheux
fraîchement issus des grandes écoles d’ingénieurs, de commerce et des PhD des
universités, anglo-saxonnes de préférence, des modèles d’existence privée et
professionnelle au moindre coût et au plus grand ratio de profit pour les fonds
de pension qui investissent le marché. Et, pour que cela soit bien clair, des
« experts » sont chargés dans tous les domaines de notre vie sociale de cette
nouvelle forme d’évangélisation des masses. Pour parvenir à leur fin, à cette
nouvelle colonisation des âmes, ces « missionnaires » du capitalisme financier
disposent d’une Bonne Parole au nom de laquelle ils peuvent « crucifier »
individus et entreprises, nations et populations : l’évaluation. Pas la bonne et
vieille évaluation qui prétendait demander à des gens de métier de déterminer
la valeur du travail ou du service accompli par d’autres gens de métier. Non,
vous n’y êtes pas du tout… surtout pas. Aujourd’hui pour réorganiser un
service de dépistage échographique anténatal dans un grand hôpital parisien,
on fait appel à des jeunes matheux sortant de Polytechnique ou de l’École
supérieure de commerce qui n’ont jamais vu un malade de leur vie, et ensuite à
des jeunes publicistes spécialistes du marketing pour vendre aux populations
« cibles » le carnet de suivi des femmes enceintes et de leurs fœtus 1, « qui le
valent bien » comme l’on dit dans les publicités de L’Oréal ! Cette néo-
évaluation, cette nouvelle folie procède d’une véritable passion, d’une
diabolique démesure : vouloir tout mesurer, tout rendre commensurable et
définir, à partir de là, des prévisions et des spéculations de toutes sortes dont
peu importent les conséquences humaines et environnementales au long terme.
Cette néo-évaluation innerve l’ensemble des tissus sociaux et substitue à la
chair du monde, à son économie réelle un système purement mathématique,
abstrait, virtuel. La prolifération des audits de toutes sortes participe à la
préparation des plans sociaux pour toujours plus augmenter les taux de profit à
court terme, véritables « nettoyeurs » d’entreprises chargés de « fabriquer » des
bilans financiers pour rassurer les actionnaires 2 et non pour accroître la qualité
ou la production des produits. On ne fabrique plus des objets et des services de
l’industrie, on « fabrique » des chiffres aux liens plus ou moins distendus avec
la réalité du terrain économique. Les agences de notation diverses et variées qui
sévissent sur les marchés financiers à l’aide d’algorithmes bien souvent détachés
de la production réelle en sont un des plus beaux et des plus terrifiants
exemples. Ce monde d’analyse systémique mathématique qui calcule des
positions optimales de produits financiers sur le marché des cotations, pour
mieux permettre un gain sans rapport avec la réalité de la production, s’est
transformé ces dernières années en matrices d’analyse et de gouvernement de
tous les secteurs de notre existence sociale, à l’hôpital, à l’université, dans les
services de police, dans les médias, dans la gestion du travail social et dans les
services de justice. Au risque d’ailleurs de produire des chiffres sur le travail, des
analyses économiques et formelles sophistiquées sur les métiers, de les orienter,
de les modeler au point de menacer leurs existences, comme celles des
entreprises, des populations, voire des pays qu’elles prétendent gérer. Les crises
récentes ont apporté des témoignages terrifiants à la fois de l’incapacité de ces
agences de notation de prévoir les catastrophes financières, la quote-part
qu’elles y ont prise et la permanence du système qu’elles maintiennent, comme
si l’histoire n’existait pas ! À force de chiffrer le travail, ces agences le font
disparaître, à force d’évaluer les pays, elles détruisent les nations, à force
d’évaluer l’homme, elles le dévaluent.
Un exemple parmi cent me permettra d’ouvrir ce chapitre sur la néo-
évaluation dans le domaine qui est le mien depuis maintenant plusieurs
décennies. Il s’agit de la bibliométrie. La bibliométrie scientifique se définit
comme l’application des mathématiques et des méthodes statistiques aux
publications scientifiques. Cette analyse est censée rendre compte de l’activité
des producteurs (chercheur, laboratoire, institut, faculté, etc.) ou des diffuseurs
(périodique, éditeur, etc.) de l’information scientifique, tant d’un point de vue
quantitatif que qualitatif. La bibliométrie scientifique permettrait d’évaluer par
exemple la qualité d’une revue par son impact. Ce mot de bibliométrie laisse
songeur car voilà une bien drôle d’idée que d’associer la « mesure » au « livre ».
Le facteur d’impact est l’indicateur bibliométrique le plus connu. Le terme
et la fonction ont été inventés par Eugene Garfield, consultant en information
et conseiller de documentation pour une entreprise pharmaceutique avant la
mise en œuvre de son projet de bases de données scientifiques. C’est
p j q
en 1958 qu’Eugene Garfield crée l’ISI, Institute for Scientific Information,
avec le soutien de l’administration américaine de la recherche et celui de
sociologues comme Robert King Merton. L’hégémonie de l’anglais a été dès le
début une volonté clairement affirmée 3. C’était non seulement le fameux
« publier ou périr », mais aussi publier en anglais dans le monde entier. Le
premier volume de Science Citation Index voit le jour en 1963. Pour les sciences
sociales, le Social Science Citation Index paraît en 1972, et le Citation Index
en 1975 pour les arts et les humanités.
Le très fameux « facteur d’impact » correspond au rapport entre le nombre
de citations obtenues par une revue pendant deux ans et le nombre d’articles
publiés par la même revue pendant la même période. Il mesure donc la
fréquence moyenne avec laquelle l’ensemble des articles de ce journal est cité
pendant une durée définie. C’est un indice de mesure rétrospective de l’impact
d’une revue à très court terme. Cet indicateur, tout comme les autres
indicateurs d’ailleurs et en tant que mesure, caractérise le contenant, la structure
formelle, et non le contenu, la valeur.
Tout en étant de plus en plus adopté dans tous les domaines de la
connaissance, le facteur d’impact est aujourd’hui extrêmement critiqué. Voici
quelques-unes seulement de ces critiques, tant leur exhaustivité serait
fastidieuse. Le nombre de citations ne mesure pas réellement la qualité de la
publication. La fenêtre temporelle est trop courte ; les articles classiques sont
cités fréquemment même après plusieurs décennies. La nature des résultats
dans les différents domaines scientifiques implique une quantité de
publications différente à un rythme différent, et cela a un effet direct sur le
facteur d’impact ; par exemple, les revues médicales ont des facteurs d’impact
bien supérieurs aux revues de mathématiques. Relevant la fréquence de
citations par article et négligeant le prestige de la revue, le facteur d’impact est
une mesure de popularité, non de prestige. Le facteur d’impact peut être
artificiellement augmenté par une politique éditoriale adéquate, cela conduit
les chercheurs à multiplier à l’extrême le nombre des auteurs : on dénombre
jusqu’à 27 auteurs pour un article de 12 paragraphes 4 ! Et les citations de
complaisance font que certains articles présentent des bibliographies
extrêmement volumineuses pour citer les collègues amis ou les revues où l’on
publie. Le facteur d’impact est lié à la revue et non à l’article, un article publié
dans une revue à fort impact peut avoir un nombre de citations très bas, voire
nul.
Donc si le facteur d’impact a été créé à l’origine comme mesure de la
réputation d’une revue, il est de plus en plus employé comme mesure de la
productivité des chercheurs.
Dans la recherche d’indices fiables d’évaluation des publications elles-
mêmes, de nouveaux indices de citations voient le jour, en particulier dans le
but d’évaluer le chercheur lui-même. Ainsi, en ayant accès au nombre de
citations de chaque publication dudit scientifique via ISI Web of Science 5 (accès
via BiblioVie et BiblioInserm), les indices H et M peuvent être attribués
individuellement à chaque scientifique. Ces indices sont simples à calculer. Cet
indice individuel de Hirsch (indice H), que l’on indiquera sans doute très
prochainement sur sa carte de visite, établit une relation entre un nombre total
de publications et leurs citations. C’est la fameuse simplicité des nombres, la
p p
magie des nombres. Le how many est plus compréhensible que le who’s who.
C’est en novembre 2005 que Jorge E. Hirsch 6 a publié dans Proceedings of the
National Academy of Sciences of the United States of America (PNAS) un article
intitulé « An index to quantify an individual’s scientific research output » dans
lequel il propose le concept d’« indice H » ainsi que des algorithmes de
pondération. Pour calculer l’indice M, il suffit de diviser H par le nombre
d’années depuis la première publication. De ce savant calcul il ressort – oh !
surprise – qu’en fait cet indice est tout simplement d’autant plus élevé que l’on
a plus publié, donc que l’on publie depuis plus longtemps. Cela revient à faire
la différence entre les jeunes et les vieux chercheurs. Tout ça pour ça !
Si, globalement, l’usage des indicateurs bibliométriques ne semble plus
véritablement contesté dans le domaine des sciences dures, les choses sont plus
compliquées en sciences humaines et sociales. En 2002, Johan Heilbron 7 fait
état d’un rapport ayant fait scandale aux Pays-Bas et dont les auteurs rattachés
à un centre de scientométrie (Leyde) avaient simplement éliminé les livres des
listes de publication et avaient par conséquent déclassé certains laboratoires au
profit d’autres.
Par une manipulation astucieuse des chiffres, quand bien même ils se
révéleraient fallacieux par la suite, il devient possible d’opérer dans tous les
domaines – soin, justice, enseignement, journalisme, recherche, etc., comme
les « requins de la finance ». Il s’agit de penser de la même manière, d’employer
le même langage, d’avoir les mêmes codes, de posséder le même cynisme pour
recomposer à son profit le champ dans lequel on exerce et les logiques de
domination qui le structurent. Voilà pourquoi bien souvent ce sont les plus
« arrivistes » et parfois les plus médiocres qui sont devenus les « experts »
chargés d’évaluer le travail de leurs anciens collègues ! Leurs « expertises » des
professions procèdent moins de la reconnaissance de leurs pairs que de leur
complicité avec le langage des nouveaux maîtres. Ils parlent le même langage,
ils emploient les mêmes codes, ceux de la gestion, de la finance et du profit. À
cette condition, ils deviennent hétéronomes de ces mêmes champs de valeurs et
s’éloignent toujours plus de leur métier d’origine. Managers de laboratoires de
recherche, ils deviennent moins chercheurs. Entrepreneurs de pôles médico-
chirurgicaux, ils sont moins médecins, etc. Et leur ascension dans les sphères
du pouvoir provient toujours plus de leur proximité de pensée avec les
commerciaux, les publicistes et les économistes qui les dirigent. Ils sont
devenus semblables à ces « intellectuels médiatiques » dont j’ai parlé dans le
précédent chapitre. Et, comme eux, ils deviennent dépendants de la logique de
domination néolibérale à laquelle ils participent. Nous sommes ici de nouveau
dans cette logique de popularité et d’audimat qui vise simplement à accroître
son influence moins sur sa réelle valeur que sur les stratégies pour augmenter
son audience.
Cette logique de l’audimat, cheval de Troie de la logique du marché, dont
nous avons vu les effets désastreux sur « la pensée pensante » dans la culture de
l’information, nous la voyons désormais à l’œuvre dans tous les secteurs de
notre vie sociale. Elle se présente sous l’expression plus que paradoxale du mot
évaluation. Je dis « plus que paradoxale » dans la mesure où ce dispositif
procède moins du souci de donner aux hommes, à leurs produits ou à leurs
p p
activités une valeur que d’un usage conçu pour mieux la leur faire perdre, pour
mieux les soumettre socialement. Cette nouvelle forme d’évaluation, cette
« néo-évaluation 8 », est le nom qu’on a trouvé pour annoncer à l’humain la
perte des valeurs qui lui étaient spécifiques. C’est ce dispositif qui permet
aujourd’hui, au nom de la performance, de la transparence et de l’égalité, des
transformations de la culture, de l’ensemble de ses ressources et de ses activités
en choses quantifiables et interchangeables.
Peu importe d’ailleurs que cette transformation soit économiquement,
intellectuellement, moralement ou épistémologiquement justifiée, qu’elle
produise des catastrophes humaines, voire techniques. Là n’est pas la question.
L’objectif de la « néo-évaluation » est de rendre performatif 9 un message qui
doit permettre à tout un chacun de croire dans la théologie du marché, et de
guider l’ensemble de sa vie en conséquence : « Tout ce que vous êtes, tout ce
que vous faites, ne vaut pas mieux que le prix d’une marchandise sur le marché
de la concurrence. » Le XVIIIe siècle, par la foi des physiocrates dans la
naturalité du marché, avait apporté la Bonne Nouvelle : le juste prix d’un grain
de blé, c’est celui que le marché fixe. La fin du XXe siècle apporte une autre
Bonne Nouvelle : le juste prix d’un homme, de ce qu’il est, de ce qu’il fait, c’est
son degré d’obéissance à la « politique des choses 10 ».
Cette Bonne Nouvelle, construite comme une vision métaphysique du
monde et des hommes transformés en marchandises et en produits financiers, a
aujourd’hui ses appareils (différentes agences d’évaluation), ses hommes de
main (les experts) et sa philosophie. Cette philosophie a séduit jusqu’au plus
haut sommet de l’État en transformant les hommes politiques en nouveaux
prophètes de cette « religion » du marché et de la haute finance. L’acte de foi de
cette nouvelle religion repose sur une formulation très simple : les hommes ne
sont ce qu’ils sont, ne font ce qu’ils font que parce qu’ils sont mis en
concurrence et qu’en tant que leur performance ne reçoit sa reconnaissance
sociale que par une récompense formellement établie. Bref, version adulte de
l’adage bien connu selon lequel les élèves sont « naturellement » paresseux et ne
travaillent que pour être les mieux placés au moment de la distribution des prix
et des bons points. Il n’y a donc dans l’humain rien qui le pousse à aimer ce
qu’il fait, à désirer partager et à faire reconnaître son travail, s’il n’était
préalablement incité à le faire par des dispositifs de récompenses et de
sanctions formellement contraignants. C’est toute une vision du monde, une
métaphysique autant qu’une anthropologie, une culture autant qu’une
politique, qui se trouve sans cesse réaffirmée par les rituels divers et variés de
l’évaluation. Quand je dis « rituels », cela implique des mythes autant que des
philosophies qui ont leurs prophètes et leurs hommes de main. Au plus haut de
l’État, on trouve aujourd’hui des prophètes de cette « néo-évaluation » : « Moi
je vois dans l’évaluation la récompense de la performance. S’il n’y a pas
d’évaluation, il n’y a pas de performance 11. »
Ce style de civilisation des mœurs entretient des affinités électives d’une part
avec un mode de rationalité formelle, pratique et utilitaire, sans considération
de personne et de valeur autre que celle que lui donne le système, et d’autre
part les lois en usage dans la pratique des affaires. Selon Max Weber, dans son
« idéal type » la rationalité formelle-pratique s’oppose à la rationalité
substantielle, celle du monde des valeurs. Ces affinités électives entre des types
yp
de rationalité centrés sur les intérêts immédiats d’adaptation aux situations, de
stratégies de calcul rationnel en référence à des règles formelles, et les exigences
d’une morale utilitariste du marché produisent des visions du monde, des types
de « personnalité » et de liens sociaux particuliers à une époque donnée dans
une civilisation donnée. Concernant le point qui nous occupe ici, ce type de
rationalité parfaitement en phase avec les exigences du capitalisme financier
produit nécessairement une forme de bureaucratie fondée sur des règles
abstraites et anonymes permettant de prendre des décisions sans considération
de personne ou de valeur, inclinant à une généralisation de calculs pour réguler
automatiquement et de manière universelle les conduites, avec une prévalence
des moyens et des objectifs à court terme sur le monde des valeurs, des fins et
des singularités.
Le monde naturel, social et humain organisé par ce type de société se
présente comme une totalité ordonnée de façon significative et méthodique
propre au rationalisme économique du capitalisme et de l’éthique protestante
qui l’a favorisé 12. Sans devoir entrer dans l’analyse des conséquences de ce type
de rationalité sur le lien social et la réalité psychique, notons simplement que la
perspective wébérienne, à laquelle je souscris, met en lumière les symptômes
actuels que nous rencontrons dans les pratiques de la néo-évaluation :
bureaucratie, formalisation excessive conduisant à des conformismes et à des
stratégies absurdes, utilitarisme et rationalisme morbides sans grand rapport
avec le concret de la pratique et de ses finalités, égalité abstraite et formelle
rendant toutes choses commensurables mais lui faisant perdre sa valeur
spécifique. Cette rationalité formelle-pratique, qui conditionne aux dires de
Max Weber la réussite dans les affaires, a produit une rationalisation extrême
de l’existence, de nos conduites de vie et du vivre ensemble. Par la
domestication des humains et de la soumission sociale qu’elle requiert, ce type
de rationalité étranger au monde de l’éthique menace tout autant les libertés
politiques que la créativité psychique. Elle cache sa misère éthique sous le
manteau de miséricorde d’une « objectivité formelle » dont le caractère
idéologique est évident. Alors même qu’elle prétend pouvoir se dispenser de
toute philosophie, de toute culture, de toute politique, ce type de rationalité
formelle-pratique est aussi une idéologie. Comment ne pas ici se rappeler cette
remarque d’Adorno : « L’objectivité dans les relations entre les hommes, qui
fait place nette de toute enjolivure idéologique, est déjà devenue elle-même une
idéologie qui nous invite à traiter les hommes comme des choses 13 » ?
Peu importe que ce type de rationalité nous conduise dans le décor ou
s’emballe dans la frénésie d’une pensée obsessionnelle qui ne sait plus où elle
va, centrée sur les moyens dont elle se dote pour ne pas savoir ce qui la
détermine. La civilisation dominée par ce style de rationalité formelle-pratique
ressemble à s’y méprendre au synopsis d’un film récent : À l’origine de Xavier
Giannoli.
Dans ce film, le héros, Paul, petit escroc qui vit d’abus de confiance et de
combines, se trouve suite à une méprise pris pour le chef de chantier d’une
grande multinationale de travaux publics qui, en stoppant ses travaux de
construction d’une autoroute, a mis au chômage toute la population d’une
petite ville. L’attente désespérée de cette population mise au chômage depuis
deux ans et les impostures de l’escroc suffisent à produire l’illusion. Appâté par
p p pp p
les propositions de pots-de-vin des entrepreneurs locaux qui magouillent pour
l’attribution des marchés, Paul décide de continuer la supercherie à son
bénéfice. Avec l’aide active de la municipalité, dont il séduit la représentante, et
de la population locale affamée autant de pain que d’espoir, Paul réussit à
relancer les travaux en prenant la tête d’une filière fictive d’un grand groupe. La
machine s’emballe, il suffit de l’alimenter avec des faux en écriture, des
usurpations de titres et de résultats à court terme. Le mensonge tend à se
transformer en vérité. En jouant d’astuces, de « cavaleries » et d’escroqueries
diverses auprès de vraies entreprises de travaux publics et de banques, Paul
avance dans une réalisation à laquelle lui-même croit de plus en plus, au point
de renoncer à ces pots-de-vin qu’il avait mis de côté à son profit. L’illusion
collective s’effondre, l’escroc est arrêté, le tronçon d’autoroute achevé. Et la
dernière image montre une route construite, mais isolée de tout et n’allant
nulle part. Le film est adapté d’une histoire vraie qui s’est déroulée à proximité
du Mans en 1997, au cours de laquelle un escroc se fit passer pour un
entrepreneur, parvint à reprendre des travaux interrompus par décision
administrative pour la protection d’une espèce rare de scarabée, et finit par
construire un tronçon d’autoroute parfaitement fonctionnel. Ce fait divers
invraisemblable qui a inspiré le scénario du film me semble la parabole de la
civilisation dans laquelle nous sommes plongés. Notre réalité dépasse la fiction
puisque le tronçon de route construit sous la direction de l’escroc,
techniquement irréprochable, fabriqué plus vite et moins cher qu’à l’habitude,
fut détruit parce qu’il était construit illégalement… pour devoir être
reconstruit par la suite ! telle est l’aventure… de notre humanité aujourd’hui.
Dans ce monde où règne la rationalité formelle-pratique-utilitaire, nous
avons perdu le sens et la valeur de ce que nous faisons. La valeur du travail,
comme les valeurs du sujet singulier et collectif, n’est plus qu’un article de
société, article qui n’a aucune signification en lui-même et qui, comme d’autres
marchandises ou d’autres produits de la finance, ne se justifie qu’en tant que
dispositif d’une logique de distinction sociale et culturelle. Miracle si, de temps à
autre, ils nous permettent quand même de construire des routes ou d’habiter le
monde. Cette pensée est une véritable menace pour le vivre ensemble, car
comme le remarquait Hannah Arendt, ce qui rend nos sociétés de masse si
difficiles à supporter et à vivre, ce n’est pas principalement le nombre de gens,
c’est que le monde qu’il y a entre eux, ce monde commun, ce bien commun, n’a
plus le pouvoir de les rassembler, de les relier, ni même de les différencier. C’est
aussi cette perte d’un monde commun que produit la néo-évaluation en
propulsant l’humain dans un univers où l’existence est réifiée, quantifiée,
faussement objective, sans histoire et sans valeur.
C’est ce monde commun que nous perdons au profit d’un monde abstrait,
numérisé, homogénéisé, calculé, marchandisé, donné dans cette « objectivité
illusoire » de la quantification et de la mesure, qui masque, par le fétichisme de
la marchandise et de la monnaie, les relations entre les hommes et les femmes.
C’est le monde du désir qui se trouve perdu par la forme rationalisée et close
des systèmes marchands et financiers, par le monde des maîtres. Ce maître
dont Lacan nous dit qu’il « ne désire rien savoir du tout – il désire que ça
marche 14 ». Si ce pouvoir du maître qui soustrait à l’esclave son savoir pour
accroître son profit s’appuie sur les sciences et les techniques à l’époque
p pp q p q
moderne, c’est moins pour faire avancer le curseur du savoir que pour mieux
arraisonner la nature et l’humain comme fonds à exploiter. Ce Désir ne suscite
pas la demande d’Amour ou de Savoir, il est simplement désir que « ça
fonctionne », désir fonctionnel ! Désir infini de profit.
Disséminé dans de multiples dispositifs réticulaires et capillaires, le nouveau
Maître anonyme impose à l’humain de se transformer en ressources pour faire
fructifier le capital en ingurgitant de nouvelles règles de conduite, une nouvelle
langue technique et de nouvelles valeurs morales. Souvent installées au nom
même de la liberté et de la transparence démocratique, ces nouvelles
servitudes 15 exigent un consentement volontaire des sujets. Les « experts » qui
nous disent comment nous devons nous comporter dans notre manière
d’exister intimement et professionnellement, nouvelle incarnation des
dispositifs de la censure sociale, nouveaux scribes de nos normes morales, ces
experts participent à cet « art libéral de gouverner » dont Michel Foucault a su
faire la « généalogie 16 ».

1. Cf. Alexandra Benachi, Roland Gori, Odile Buisson, « Dépistage prénatal : les marchands de
risques », lemonde.fr, 25 novembre 2009.
2. Vincent Petitet, Les Nettoyeurs, Paris, Jean-Claude Lattès, 2006.
3. Robert A. Day, How to Write and Publish a Scientific Paper (1979), Philadelphie, ISI Press, 1983.
4. Ibid.
5. Luc Buée, Jacques Brocard, Francis Castets, Thierry Galli, « La bibliométrie est une science ? », La
Lettre des neurosciences, n° 30, 2006, p. 7.
6. J.E. Hirsch, « An index to quantify an individual’s scientific research output », novembre 2005,
disponible en ligne sur www.pnas.org.
7. Johan Heilbron, « La bibliométrie, genèse et usages », Actes de la recherche en sciences sociales, 2002,
2, 141, p. 78-79.
8. Selon l’expression de Jean-Claude Milner à la suite de mon intervention au forum
du 7 février 2010 organisé à Paris à la Mutualité par Jacques-Alain Miller sur le thème « Évaluer tue ».
9. Un énoncé performatif est un énoncé qui produit ce qu’il est en train de dire. Cf. John Lanshaw
Austin, Quand dire c’est faire, Paris, Seuil, 1970 ; Barbara Cassin, L’Effet sophistique, Paris, Gallimard,
1995.
10. Jean-Claude Milner, La Politique des choses, op. cit.
11. Nicolas Sarkozy dans son discours à l’Élysée du 22 janvier 2009.
12. Max Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, op. cit.
13. Theodor W. Adorno, Minima Moralia, op. cit., p. 51.
14. Jacques Lacan, Le Séminaire. Livre XVII. L’Envers de la psychanalyse (1969-1970), Paris, Seuil,
1991, p. 24.
15. Yves Charles Zarka et Les Intempestifs, Critique des nouvelles servitudes, Paris, PUF, 2007 ; Roland
Gori, « Les scribes de nos nouvelles servitudes », Cités, n° 37, 2009, p. 65-76.
16. Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit. ; idem, Sécurité, territoire, population, op. cit.
1

La fièvre de l’évaluation à l’université

L’évaluation des travaux de recherche, des enseignements et des pratiques de


santé n’est pas une pratique nouvelle ni une exigence illégitime. C’est la forme
et les modalités actuelles de cette évaluation, saisissant non seulement les
autorités de tutelle et les bailleurs de fonds mais encore les directeurs de
laboratoire de recherche et les universitaires eux-mêmes, qui viennent
témoigner d’un changement fondamental dans les significations
anthropologiques de la notion de « valeur » des soins, des recherches et des
enseignements.
La référence à l’« objectivité » dans cette néo-évaluation managériale de la
recherche participe davantage d’une rhétorique de propagande qu’elle ne
procède d’une rigueur méthodologique. Cette authentique révolution
idéologique dont a bénéficié la notion d’évaluation depuis une vingtaine
d’années procède moins d’une nécessité intérieure à la communauté
scientifique d’améliorer ses activités que d’un art néolibéral de gouverner les
individus. Cette exigence est extérieure au champ de la recherche et de
l’enseignement, elle provient d’une exigence sociale, celle de manager les
activités, de justifier les décisions politiques au nom d’une organisation
rationnelle et technique, d’inoculer une novlangue 1 pour mieux conduire les
individus à s’autogouverner en intériorisant les normes de ce new public
management qui s’est imposé dans tous les services publics au cours des
années 1980.
Le succès actuel des palmarès des hôpitaux, des universités, des revues
scientifiques procède de cette philosophie du benchmarking 2 dont j’ai parlé
précédemment, qui aboutit par exemple au fameux classement de Shanghai des
universités ou encore à la pitoyable tentative de l’AERES 3 de classer les revues
universitaires du champ des sciences humaines et sociales. Peu importe que ces
palmarès baroques soient établis sur de « faux indicateurs » dont on ferait
« mauvais usage » 4, peu importe que les indicateurs bibliométriques se révèlent
peu fiables au niveau individuel, peu importe que la diversité des champs
disciplinaires interdise de transférer sans précautions la manière de fixer un
indicateur de performance d’un secteur de la connaissance à un autre,
l’essentiel est d’installer au cœur des groupes et des individus la matrice
normative d’un certain style de pensée, d’une certaine manière de concevoir les
pratiques professionnelles.
Nonobstant les réserves et les analyses que mobilisent les dispositifs actuels
de l’évaluation de l’enseignement, de la recherche et du soin, les dispositifs
s’installent au nom de cette administration technique et gestionnaire
prétendument objective. C’est en ce sens que je dirai encore et encore que la
néo-évaluation n’est pas une pratique scientifique mais se révèle comme une
idéologie permettant l’exercice d’un pouvoir au nom d’une soi-disant objectivité
dont, avec Adorno, nous avons révélé le caractère réifiant.
Nous sommes entrés à pieds joints à l’université dans les paysages de
l’urgence, de la rentabilité immédiate et de l’exploitation optimale des
« potentiels ». C’est une authentique initiation sociale normative qui se met en
place par des rituels d’évaluation de la recherche et de l’enseignement. La
pertinence des critères importe bien moins que la promotion des valeurs
morales et normatives que la civilisation du temps « court » requiert. Pour
exemple, la durée moyenne de vie d’une publication scientifique, c’est-à-dire sa
valeur institutionnelle pour la communauté professionnelle, est d’environ
quatre ans, de deux ans pour certaines « banques de données ». Les
qualifications prononcées par les sections du Conseil national des universités
permettant de concourir à des postes universitaires le sont pour une durée de
quatre ans, de même les accréditations et les habilitations des laboratoires de
recherche, avec parfois des évaluations à « mi-parcours ». Il est fréquemment
exigé des services « gestionnaires » des universités que les enseignants
« donnent » à l’administration les sujets d’examen avant même d’avoir
commencé les cours… La durée et le nombre de thèses sont de plus en plus
strictement limités, quel que soit le champ disciplinaire, ses contraintes
spécifiques ou celles du candidat. Ici ce sont les doctorants eux-mêmes qui
deviennent flexibles, jetables, homogènes, mis sans cesse en demeure de se
montrer réactifs et en permanence disponibles. Bref des « gaspis » comme les
autres pour la « cuisinière » technico-administrative mangeuse d’hommes.
Dans la « société du spectacle 5 » où la recherche tend à se mettre en scène à
partir des travaux évalués seulement sur les « marques » des revues qui les
publient, au moins les doctorants sont-ils dispensés d’avoir à apprendre leur
métier, de s’inscrire dans des réseaux de loyauté mutuelle ou d’avoir à se faire
confiance. Cette course effrénée à une productivité formelle et éphémère accroît
la précarité des conditions d’existence institutionnelle des universitaires. Pour
donner un exemple concret, cette précarité a atteint dans certains pays une telle
ampleur qu’au Portugal, par exemple, plus de 18 % des agents de l’État sont
assimilés à des travailleurs indépendants licenciables à tout moment, sans
indemnités de chômage ni congés payés. C’est le statut hypocrite d’auto-
entrepreneur 6 qui se généralise dans certains États européens pour constituer
une « armée de réserve » de professionnels des classes moyennes, prolétarisés,
précarisés, plus nécessairement enclins à la soumission sociale. On comptera
bientôt de nombreux universitaires et enseignants parmi ces auto-entrepreneurs
chargés de prendre le relais des emplois publics stables, fonctionnaires plus
réticents à la flexibilité de l’emploi et à la précarité des services. Au Portugal, ce
statut de recibo verde concernerait près de 900000 personnes parmi
les 2 millions de précaires sur les 5 millions d’actifs avec des salaires avoisinant,
par exemple, 700 euros par mois pour un professeur d’anglais 7. On peut
imaginer sans peine les affinités électives qui peuvent se nouer entre le
dispositif de la néo-évaluation et la précarité de statut des universitaires : mieux
les compter pour qu’ils ne comptent plus !
Nous sommes avec ces dispositifs actuels d’évaluation quantitative des actes
et des productions dans un maillage de contrôle social des universitaires,
confinés à des activités professionnelles rigoureusement et régulièrement
contrôlées, cadrées, standardisées, homogénéisées… et façonnées par le
« fétichisme de la marchandise ». Occupés à produire des publications à partir
desquelles ils seront « évalués » en permanence, les universitaires deviennent
des bureaucrates dépouillés de toute subjectivité, de toute responsabilité
politique, de toute originalité créatrice. Employés interchangeables, ils sont
strictement ajustés à leur fonction définie par la machinerie institutionnelle et
ses systèmes de domination symbolique. Les professeurs d’université sont ainsi
libérés d’avoir à penser, à critiquer ou à réfléchir à la finalité de leur entreprise
ou même de leurs recherches : « Dans notre civilisation technique, il est en fin
de compte inévitable que ne soit pas tant récompensée la puissance créatrice de
l’individu que son pouvoir d’adaptation. Dit en une formule : la société des
experts est en même temps une société de fonctionnaires. Car ce qui constitue
le concept du fonctionnaire, c’est qu’il se concentre lui-même sur l’exercice de
sa fonction 8. » Ici encore fin de « l’idéal héroïque ». Nous nous rapprochons
toujours plus de ce « travailleur idéal », figure indifférenciée de la machine,
matérielle ou symbolique, qu’il sert, qui se dépouille de toute pensée, de tout
jugement, de toute subjectivité et qui ne peut retrouver son statut d’être
parlant que dans la souffrance 9.
L’évaluation des enseignements et des recherches constitue un analyseur
précieux de cette nouvelle « politique de civilisation » qui fait de l’évaluation et
de l’expertise d’authentiques dispositifs d’initiation sociale 10. La « monnaie »
qui a cours aujourd’hui sur le « marché » des enseignements et de la recherche
ou du soin se rapproche sans cesse et toujours davantage, dans sa forme et dans
sa fonction, des modes de gestion et d’investissement de l’argent et des
capitaux. L’« unité de compte » – dans tous les sens du terme – se trouve, à
l’université, promue véritablement « monnaie étalon » de l’évaluation du
« commerce des pensées 11 » dans l’enseignement comme dans la recherche.
Non seulement parce que de l’évaluation dépendent les crédits et les postes,
mais encore davantage comme manière de penser la recherche, l’enseignement
ou le soin. Ce modèle de la néo-évaluation prend la forme (Bildung) d’une
pensée calculatrice, dans tous les sens du terme, et finit par déterminer même les
contenus. L’« unité de compte » homogénéise, standardise, normalise les
enseignements et les « produits » de la recherche en les rendant commensurables.
Les systèmes d’équivalence nationaux et européens exigés, par exemple lors de
la mise en place de la réforme LMD 12, ont favorisé pour des raisons de
commodité cette tendance à rendre commensurables les « produits » de
l’enseignement et de la recherche.
Cette tendance à reconfigurer le paysage formel des pratiques et des objets à
partir de nouveaux espaces communautaires, internationaux, propres à la
géopolitique du capitalisme est indéniable, sans doute irréversible et pas
toujours néfaste. Il convient néanmoins de prendre la mesure des effets
culturels spécifiques que cette production géopolitique accomplit en tant que
pratique sociale et comme nouveau paradigme idéologique. Par exemple, ce
dispositif de l’« unité de compte », qui impose une forme numérique au savoir,
produit des conséquences anthropologiques, sociales et politiques. À
p q p gq p q
l’université comme à l’hôpital, c’est la « tarification à l’activité » qui s’impose
pour conférer une « valeur » aux pratiques du soin et de la formation : ce qui
n’est pas comptable ne compte pas, le temps passé auprès d’un patient angoissé
ou le travail réalisé avec un doctorant qui ne soutiendra jamais sa thèse. Cette
matrice d’assujettissement consiste notamment à ne retenir comme savoir,
recherche ou soin que ce qui compte, ce qui s’échange et peut se transmuter en
chose. Ce rationalisme économique du monde, de soi, de ses actes et de ses
relations à autrui se révèle comme un puissant dispositif anthropologique qui
substitue à l’autorité des savoirs les normes des appareils qui les transmettent 13.
La « fièvre de l’évaluation 14 » qui s’empare aujourd’hui des dispositifs de
gouvernance de la recherche, de l’enseignement supérieur et des établissements
de santé constitue à la fois les symptômes et les opérateurs de cette extension sociale
de la norme économique dans les démocraties néolibérales, leurs dispositifs de
contraintes morales et sociales. J’entends « dispositif » au sens fort et précis de
ce terme tel que Giorgio Agamben le définit après Foucault : « Tout ce qui a,
d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de
déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les
conduites, les opinions et les discours des êtres vivants 15. »
Le dispositif présente pour Foucault une nature et une fonction
essentiellement stratégiques qui supposent des interventions dans les jeux de
pouvoir par des types de savoir dont ils sont à la fois l’occasion, la conséquence
et l’origine. Comme l’écrit Giorgio Agamben, « le dispositif est donc, avant
tout, une machine qui produit des subjectivations et c’est par quoi il est aussi
une machine de gouvernement 16 ».
Ce dispositif de l’évaluation quantitative, dont nous voyons crûment les
méfaits 17 dans les domaines du soin, de la recherche et de l’éducation, tend à
transformer ces institutions en matrice essentielle de subjectivation et d’idéaux
normatifs. Ce guide moral des conduites dans les domaines du soin, de la
culture et de l’éducation érige la figure anthropologique d’un homme réifié. Cet
homme nouveau, mutilé et réifié dans ses activités d’enseignement et de
recherche, sélectionne ses partenaires en fonction de ce qu’ils lui rapportent, et
choisit ses concepts, ses thèmes de recherche et les citations d’auteurs de ses
articles en fonction des supports de publication auxquels il les adresse et des
membres des comités d’expertise auxquels il les destine. Bref, l’expertise
bibliométrique quantitative qui tend aujourd’hui à s’imposer dans l’évaluation
des travaux de recherche fabrique un chercheur nouveau qui se vend sur le
marché des publications comme on présente son profil sur le Net pour
chercher des partenaires amoureux ou préparer des entretiens d’embauche,
c’est-à-dire dans une totale autoréification 18.
Un des symptômes les plus massifs de cette pathologie sociale de la « société
du mépris 19 » se manifeste avec insistance ces derniers temps dans l’application
systématique d’un principe de classement des revues scientifiques, et en
conséquence des chercheurs et des équipes à partir d’un impact factor dont la
validité s’avère pourtant des plus problématiques 20. Cette passion
bibliométrique propre au nouveau paradigme idéologique de l’expertise peut
rendre invisibles des secteurs entiers de la connaissance, annihiler par des
pratiques éditoriales « mafieuses » ou « claniques » le travail des chercheurs ou
p q q
encore les conduire à devoir adopter des stratégies de soumission à de puissants
« réseaux intellectuels » assurant l’hégémonie de la culture et du « marché »
scientifiques anglo-américains 21. N’oublions pas que l’évaluation de la
production scientifique des chercheurs et des laboratoires détermine à
l’université l’habilitation des diplômes, l’accréditation des équipes et la carrière
comme la promotion des enseignants-chercheurs. N’oublions pas aussi le
marché de l’édition scientifique 22, considéré comme l’un des plus prometteurs
en termes de profits et d’investissements 23.
Auparavant cette évaluation se fondait en toute légitimité sur l’évaluation
des travaux de recherche par les pairs et pouvait donner lieu à de larges débats
tant en ce qui concerne la qualité de la recherche que les supports de
publication (revues, livres, etc.). Cette époque « préhistorique » est terminée.
Aujourd’hui, à l’époque de l’homme numérique et à l’heure de la google-
civilisation 24, on tend à lui préférer l’évaluation bibliométrique, qui évite aux
évaluateurs d’avoir à lire les travaux qu’ils expertisent en ne fondant leur
jugement que, pour l’impact factor par exemple, sur le niveau de citation des
revues, pour l’essentiel nord-américaines, dans lesquelles ils sont publiés.
Politique des marques par laquelle la popularité vient là aussi se substituer dans
tous les secteurs de notre vie sociale aux concepts de vérité ou d’exactitude.
Nous voilà revenus à la logique de l’audimat dont j’ai rappelé dans le chapitre
précédent ce qu’elle doit à la logique du marché.
Passons sur les biais méthodologiques de cet impact factor, passons sur la
normalisation des recherches et des chercheurs qu’il produit en les conformant
aux intérêts économiques et scientifiques américains, passons encore sur le
quasi-monopole qu’il confère aux organismes scientifiques et éditoriaux
américains sur le « marché » scientifique, passons enfin sur le pouvoir de
domination idéologique, linguistique et culturel qu’il apporte au « rêve
américain », il est des disciplines scientifiques où sa commodité l’impose sans
compromettre pour autant le devenir des recherches et des chercheurs. Il en est
d’autres où ce système d’évaluation constitue une normalisation idéologique à
l’intérieur même de la discipline en favorisant certains courants de pensée
(solubles dans le modèle anglo-saxon) et en en stigmatisant d’autres (les plus
européens) 25. C’est le retour des « bien-pensants » 26.
La pathologie que ce dispositif produit révèle sa philosophie même : publish
or perish. Il n’y a d’existence que visible et, pour obtenir la visibilité, certains
individus et certains groupes sont prêts à tout. La valeur d’une recherche ne
repose plus seulement sur sa validité épistémologique, mais se déduit de sa
visibilité sociale établie par le marché des publications sur lequel elle tente sa
cotation. Non sans produire quelques effets pervers, comme le révèle
récemment le cas du Dr Reuben, véritable « “Dr Madoff ” de la pharmacie 27 »,
qui a publié des travaux « bidons » préconisant l’usage de certains médicaments
censés accélérer le rétablissement postopératoire des patients. Les revues
scientifiques n’ont rien vu de cette fraude puisque la structure des articles se
révélait « conforme » aux canons traditionnels du genre en matière de
publications, étalant des séries de statistiques sans fondements. Ces résultats
frauduleux du Dr Reuben ont tout autant assuré le succès de sa carrière que les
bénéfices colossaux des laboratoires commercialisant les médicaments
prétendument expertisés. Cet exemple n’est qu’un cas particulier de la fraude
p p p q p
scientifique que favorise un système d’évaluation dans lequel une
reconnaissance scientifique ne se construit que sur des critères formels de
productivité 28. Mais qui a dit que cette logique de l’audimat que consacrent la
néo-évaluation et ses impact factors devait être morale, juste et raisonnable ? Le
semblant suffit à la rationalité formelle, pratique et utilitaire réclamée par le
milieu des affaires. Benjamin Franklin lui-même rappelait que les vertus ne
sont vertus que dans la mesure où elles sont pratiquement utiles à l’individu,
en particulier dans le commerce : « L’honnêteté est utile parce qu’elle donne du
crédit, de même que la ponctualité, l’ardeur à la besogne et la tempérance –
c’est pour cela qu’elles sont des vertus. D’où il faudrait par exemple conclure
que lorsque l’apparence de l’honnêteté rend les mêmes services, celle-ci est
suffisante, et qu’un surplus inutile de vertu ne pourrait apparaître, aux yeux de
Franklin, que comme une dépense improductive et condamnable 29. »
Pourquoi l’université ne suivrait-elle pas les mêmes coutumes que le commerce,
dès lors que ce sont les normes du monde des affaires qui y règnent et que c’est
la logique de l’audimat qui la régule ?
La philosophie de ce modèle de l’université-entreprise pourrait devenir une
des causes principales du déclin de la moralité des chercheurs et de la rigueur
des résultats de leurs recherches. On peut se demander avec Lindsay
Waters 30 si l’arnaque de Sokal ne révèle pas davantage les faiblesses des
dispositifs d’expertise des revues et celles des modalités actuelles de l’évaluation
de la recherche que les « impostures intellectuelles » des chercheurs
postmodernes des sciences sociales et des humanités que les auteurs cherchaient
à « épingler ». Là où la forme, la procédure formelle domine, c’est la
« mascarade » qui devient la norme. Là où les chiffres sont donnés pour faire
taire et non pour faire débat, c’est le fétichisme qui règne en maître. Fétichisme
au sens psychanalytique du terme si on veut bien prendre la mesure de ce
qu’une telle posture doit au déni de cette vulnérabilité de l’humain et de ses
productions, de leur contingence, de la relativité de leurs valeurs et de leurs
vérités.
Un des credo de cette nouvelle manière de gouverner la recherche,
l’enseignement et le soin repose sur l’idée qu’il faut accroître la compétition des
pairs d’une discipline ou d’une activité pour les transformer en concurrents
rentables et performants dont l’obsession fondamentale doit devenir la
comparaison de leurs « produits » face à ceux des autres opérateurs du champ.
Cette évaluation par benchmarking provient directement des manuels de
management de Rank Xerox et de Toyota. Ce dispositif de gouvernance vient
briser la hiérarchie de la « cage de fer 31 » des unités de production industrielle
calquées sur le modèle militaire pour y substituer d’autres instances de contrôle
social et de gestion dans lesquelles les principes de compétitivité féroce, de
concurrence impitoyable, de flexibilité et de réactivité incessantes, de profit à
court terme et de dépassement permanent, règnent en maître.
C’est la nouvelle culture du capitalisme financier 32 : acheter et vendre des
publications scientifiques sur le marché fluide, mobile et impatient de l’édition
scientifique où dominent les valeurs nord-américaines pour obtenir des
bénéfices plus rapides, plus importants en postes, en crédits de recherche, en
bourses doctorales et post-doctorales, en labellisations de diplômes et de
laboratoires. Cette obsession devient le lot commun de tous les « patrons »
p
d’équipes de recherche qui ont plus ou moins avantageusement incorporé les
normes et les coutumes des managers. Inutile de récompenser la loyauté
institutionnelle, la solidarité d’équipe, l’originalité des recherches, l’innovation
des concepts et des méthodes. Si on veut la rentabilité à court terme, il
convient de réagir vite, opportunément, de rafler les récompenses, choisir les
bons réseaux, instrumentaliser cyniquement ses partenaires et entreprendre le
marketing efficace de ses travaux pour s’assurer une visibilité sociale suffisante.
C’est aussi un éloge indirect de la culture de l’extraversion propre à la civilisation
américaine qui se trouve ici acté dans nos pratiques : n’existe que ce qui est
socialement visible. Il y a des primes de civilisation qui se trouvent de ce fait
importées dans la culture. De même que l’extension sociale du « trouble de
l’anxiété sociale » a favorisé une civilisation de l’extraversion aux dépens d’une
culture de l’intériorité. Peu importe que ce système altère la façon dont les
chercheurs travaillent ensemble, peu importe qu’il engendre de forts niveaux de
stress et d’angoisse, peu importe son immoralité sociale et subjective, le déficit
de loyauté, de confiance informelle et de savoir institutionnel, peu importe
qu’il fasse revenir le spectre de l’inutilité et de la précarité, peu importe qu’il
incite à la fraude et à la supercherie, peu importe qu’il érode la valeur de
l’expérience accumulée, peu importe qu’il aggrave toujours plus les inégalités et
fracture toujours davantage la communauté entre une élite luxueuse et
éphémère et une masse prolétarisée, managée par la peur dans laquelle chacun
s’essouffle pour pouvoir se maintenir dans la course. Compte tenu des déficits
sociaux et psychologiques de cette forme de culture, est-on vraiment certain
qu’elle soit économiquement rentable ? N’est-elle pas plutôt un dispositif de
servitude volontaire, une politique de civilisation où la notion même
d’évaluation a perdu son sens étymologique de « valeur » au profit d’une
mesure qui rabaisse les hommes pour mieux pouvoir les dominer ?
C’est par le concept d’information que se recomposent aujourd’hui les
sensibilités sociales, morales et épistémologiques de la vieille notion de valeur
en matière de santé, d’éducation et de recherche. Cette recomposition opère
véritablement une révolution idéologique dans les pratiques de l’évaluation et
transforme insidieusement la signification anthropologique de la notion de
valeur : n’a de valeur que ce qui peut se réduire à l’information conçue comme
gain sur l’entropie. Et nous pourrions ajouter : une information qui peut se
vendre et circuler comme une marchandise, à un prix du marché, un marché
où règnent le virtuel, la marque plus que l’objet, le temps de son usage plus
que son utilité.
Ce qui vaut, ce qui a donc de la valeur, ce qui compte, c’est ce qui se
monnaie sur le marché de l’information où l’audience est le mètre-étalon, la
part d’action qui s’achète en Bourse. Cette valeur de l’information comme
segment essentiel du marché de l’opinion plus que de la réflexion fait aussi
qu’elle se dévalue très vite et que le temps seul demeure ce qui compte. D’où
une civilisation du fait divers, du scoop, davantage qu’une culture de la
réflexion et de la pensée critique, dans le journalisme bien sûr, comme dans la
recherche, l’enseignement, la justice ou le soin. Ne comptent que les
publications récentes, conduisant certains psychologues à se demander
comment on peut encore citer Lacan, Freud, Platon ou Parménide.
La production effrénée des objets dans nos sociétés ne provient pas
seulement d’une culture consumériste, mais elle se déduit d’une stratégie
économique rationnelle consécutive au prix de plus en plus élevé du temps. La
hausse de la valeur du temps conduit le consommateur à se montrer toujours
plus économe de son temps et en conséquence fortement avide d’objets et de
services qui se dévaluent au fur et à mesure : « Le prix des biens et des objets
diminuant relativement au prix du temps, le consommateur moderne est
conduit à utiliser de plus en plus d’objets par unité de temps 33. » C’est-à-dire
que plus la valeur économique du temps s’accroît, plus celle des objets diminue et
encourage en conséquence leur consommation. Oserions-nous dire qu’il
pourrait en être de même de tout ce qui est humain ?
Marx avait théorisé cette « géographie de la domination 34 » capitaliste qui
suppose « l’annihilation de l’espace par le temps », le capitalisme a besoin d’une
expansion spatiale pour produire toujours davantage une économie de marché
et un accroissement des échanges qui ne peut se réaliser que par l’augmentation
de la vitesse. La « modernité liquide », chère à Zygmunt Bauman 35, qui affecte
l’ensemble des relations sociales, se révèle inséparable de cette loi générale du
capitalisme de devoir produire de l’espace pour mieux se développer en
annihilant le temps par la vitesse. C’est cette valeur « vitesse » qui recompose
aujourd’hui nos pratiques de recherche, plus qu’on ne le dit, plus qu’on ne le
croit.
La vitesse est du temps spatialisé qui exclut la profondeur de la durée et de
l’histoire par une mesure qui rend commensurable toute chose et supprime ses
caractères particuliers produits par son histoire. Comment ici ne pas penser à
cette terrible phrase de Marx : « Il ne faut pas dire qu’une heure [de travail]
d’un homme vaut une heure d’un autre homme, mais plutôt qu’un homme
d’une heure vaut un autre homme d’une heure. Le temps est tout, l’homme
n’est plus rien ; il est tout au plus la carcasse du temps. Il n’y est plus question
de la qualité. La quantité seule décide de tout. Heure par heure, journée par
journée 36. » Nul étonnement, dès lors, qu’un article scientifique puisse avoir le
même poids qu’un autre article scientifique s’il est publié dans la même revue
et à peu près à la même date, et ce quels que soient le contenu des travaux
publiés, leur validité et leur originalité.
Les commissions de recrutement et de promotion des universitaires comptent
le nombre des publications récentes et la marque des revues qui les supportent
sans pour autant devoir en lire ou en critiquer les contenus. Ce n’est plus une
bataille d’idées au cours desquelles s’affrontent des féodalités doctrinales. Le
curseur des luttes d’influence se déplace vers les « rentes de monopole » que
confèrent les marques des revues les plus en vue. L’article est devenu un
« article » comme un autre, sorte d’unité d’un capital culturel, coté sur le
marché de l’édition scientifique où les protections locales et les privilèges
monopolistiques ne sont pas moins féroces que dans le commerce du vin ou
dans celui de l’assurance-vie. Il n’est pas rare d’ailleurs de constater dans le
domaine de l’évaluation universitaire que les plus habiles partisans de la
mondialisation scientifique soutiennent avec férocité les projets locaux
susceptibles de leur rapporter des rentes de monopole – par exemple, dans le
domaine de recherche qui est le mien, les revues nord-américaines plus friandes
de psychologie cognitive que de psychanalyse. Il faut bien comprendre que
py g g q py y p q
l’effet-vitesse sur les valeurs des productions scientifiques s’accompagne
nécessairement, structurellement, d’un besoin de stabilité établi par les rentes-
monopoles des revues. De même que la mondialisation a rendu plus
nécessaires les luttes de monopole des produits régionaux et locaux qui
capitalisent leurs valeurs par leurs marques.
Que ce système d’évaluation souffre de toutes sortes de maux, de
mystifications, de perversions conduisant à marchandiser de manière éhontée
toute chose, éliminant la biodiversité des espèces épistémologiques, disney-
ifiant jusqu’au ridicule et à l’outrance les mœurs universitaires, n’entame en
rien la confiance emphatique des « dirigeants » dans ces instruments de
l’évaluation. « L’éclipse du savoir 37 » dans le monde en est la conséquence, aux
États-Unis comme ailleurs. Mais aucune critique ne semble susceptible
d’entamer cet éloge de l’évaluation quantitative et formelle, même pas les
critiques sévères des chercheurs en bibliométrie eux-mêmes 38.
Le système est performant, moins quant à l’objectif qu’il se donne
d’accroître la performance des chercheurs en les mettant en concurrence que
du point de vue de la soumission sociale à laquelle ce dispositif les force à
adhérer librement. Dispositif de servitude volontaire, la néo-évaluation
aujourd’hui réalise doublement l’hégémonie culturelle du néolibéralisme. D’une
part, elle exige une adhésion à une idéologie de la valeur fétiche au moment
même où, comme le dit Barbara Cassin, « la qualité est devenue une propriété
émergente de la quantité 39 », et d’autre part, elle assure des rentes à un
ensemble de pratiques sociales qui garantissent des rentes de monopole à la
civilisation nord-américaine.
Le commerce de l’édition scientifique est tout autant un marqueur
idéologique qu’une forme de « capital culturel », comme disait Bourdieu,
produisant des luttes et des affrontements qui ne sont pas de pur prestige. La
lutte pour le monopole des marques de distinction et du capital culturel d’un
groupe dans un monde hyperconcurrentiel fait rage aujourd’hui dans
l’ensemble des activités humaines. À l’université comme à l’hôpital, la
mondialisation a recomposé le paysage des protections monopolistiques et
reflète tout autant les réseaux sociaux et culturels dominants qu’elle en organise
la dynamique et le monopole.
La substance éthique de ce dispositif qui décompose les actes d’éducation et
de recherche en séquences techniques commensurables, contrôlables et que
l’on doit suivre à la trace a été rendue possible par la rationalisation technique
des conduites propre à la civilisation capitaliste analysée par Max Weber. Weber a
montré d’une part que « nous ne cessons de constater – y compris pour des
sphères de conduite de vie qui évoluent (apparemment) indépendamment les
unes des autres – que c’est en Occident, et seulement en Occident, que se sont
développés certains modes de rationalisation 40 », et d’autre part que, « liée à la
rationalisation de la technique et à celle du droit, l’émergence du rationalisme
économique fut en effet également tributaire de la capacité et de la disposition
des hommes à adopter des formes spécifiques de conduite de vie pratique et
rationnelle 41 ». Sans cette victoire de l’essence technique du monde, des
hommes et de leurs activités, cette néo-évaluation ne saurait exister et se
maintenir.
L’évaluation est aussi de nos jours une manière sociale d’exister pour les
individus et de se penser dans le monde, en rapport avec autrui. L’évaluation se
révèle comme un dispositif de construction du sujet éthique 42, une manière de
s’y prendre pour que la valeur marchande et monétaire devienne la valeur
morale, le moyen par lequel les exigences sociales et culturelles permettent une
« financiarisation » totalitaire des activités de l’humanité. Avec cet humour
caustique qui fait la joie de ses lecteurs, Le Canard enchaîné du 2 décembre
2009 relate un exemple des plus significatifs de la conception managériale des
soins aujourd’hui dans les hôpitaux où les pôles médico-chirurgicaux sont
invités à réaliser un niveau d’activité compatible avec les prévisions budgétaires
des experts financiers. Les chefs du service pédiatrique ont reçu du directeur du
centre hospitalier d’Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis) un courrier les
invitant à réaliser chaque mois des interventions chirurgicales pour
« 125 enfants ». Comme il en manque 80, un des chirurgiens ironise : « On
devrait demander au personnel s’il y a des volontaires pour aller à la sortie des
écoles renverser un ou deux gosses qui traversent la chaussée, pousser un petit
dans l’escalier ou le faire tomber de vélo. En attendant les beaux jours où il
conviendra de les envoyer se brûler un peu sur le barbecue. »
C’est toute une nouvelle civilisation des mœurs professionnelles qui se met
en place par des dispositifs incitatifs nécessitant que les praticiens et les
étudiants intériorisent les normes des logiques du marché, les incorporent dans
leurs pratiques, dans leurs têtes, jusqu’à devoir convertir tant leur monde
environnant que leur monde intérieur en espèces sonnantes et trébuchantes. Je
ne vais pas reprendre ici les exemples de dérives de la tarification à l’activité sur
lesquelles plusieurs travaux de recherche 43 ont porté, tant en médecine, en
psychiatrie 44 que dans le travail social 45, puisqu’ils constituent la matière
d’ouvrages précédents 46.
Je prendrai un seul exemple, qui est largement passé inaperçu. Il s’agit des
« contrats d’amélioration de pratiques individuelles » (CAPI), instaurés par la
Caisse nationale de l’assurance-maladie contre l’avis des syndicats médicaux et
du conseil de l’ordre des médecins. Cette convention prévoit des primes
individuelles versées aux médecins généralistes signataires d’un contrat sur
objectifs. Les thèmes du contrat retenus par la convention entre les praticiens
et la caisse d’assurance-maladie sont définis en référence à des priorités de santé
publique du gouvernement et aux avis de la Haute Autorité de santé. Ce
contrat comporte trois axes – un axe prévention, un axe suivi des maladies
chroniques et un axe optimisation des prescriptions. Pour chaque thème, les
objectifs cibles sont fixés à trois ans à partir de la date d’entrée en vigueur du
contrat et sont identiques pour tous les médecins traitants. Pour chaque
médecin, « l’assurance-maladie mesure, à la date de la signature du CAPI, son
niveau de départ et calcule son taux de réalisation annuel 47 ». Ce contrat
payant le médecin à la performance évalue au premier anniversaire de sa mise
en place un montant moyen de prime de 3000 euros versés aux médecins
signataires. Le directeur général de l’assurance-maladie se félicite des résultats et
prévient que le CAPI « préfigure la réforme de la rémunération de la médecine
générale ». Il ne m’appartient pas de me prononcer sur les incidences
spécifiquement médicales de ces modifications. Mais un tel contrat ne produit-
p q p
il pas dans le colloque singulier médecin-malade une forte incitation à devoir y
incorporer des indicateurs de gestion ? Si tel était le cas, il serait bien davantage
qu’un supplément d’« âme administrative » à la pratique médicale. Il la
recomposerait en faisant non plus de la gestion le moyen du soin, mais bien du
soin le moyen de parvenir à la gestion.
Au moment où les règles de bonne pratique, les protocoles standardisés de
soin et de diagnostic de toutes sortes s’imposent, l’installation de contrats
individuels sur objectifs accroît toujours davantage la normalisation sociale des
pratiques de soins. Peut-on toujours parler d’un colloque singulier médecin-
malade ?
La répartition très inégale de l’offre de soins sur le territoire français inquiète
jusqu’à Élisabeth Hubert 48, chargée d’une mission sur la médecine de
proximité. Elle prédit que dans certains endroits, à très brève échéance, des
populations entières vont manquer de médecins. Dès lors un pilotage
technique, administratif, gestionnaire, inclinant davantage à la mise en place de
dispositifs sanitaires qu’à des pratiques relationnelles singulières est probable. Ce
pilotage risque d’incliner les pratiques de soins vers les industries de santé plus
qu’il n’autorise un développement des pratiques artisanales au sein desquelles
les professionnels font œuvre de thérapeutes. On peut le déplorer au nom du
souci thérapeutique ou s’en réjouir au nom de l’objectivité formelle que donne
la puissance des statistiques et des exigences de nos sociétés modernes. Il
n’empêche, insidieusement se mettent en place dans tous les secteurs
professionnels de nouvelles pratiques qui n’auront bientôt plus de point
commun avec les anciennes que le nom. Au moment où l’influence des
laboratoires sur la recherche et le développement de nouvelles molécules sur les
« maladies négligées » est mise en évidence jusqu’au niveau de l’instance
suprême de l’Organisation mondiale de la santé, on peut légitimement
s’inquiéter d’une politique de santé publique qui recompose ses priorités à
partir des seuls indicateurs de gestion et d’équilibres financiers.
Cette perte de spécificité des données médicales s’est récemment manifestée
dans la sous-traitance de comptes rendus médicaux par Internet et leur
délocalisation vers des pays étrangers où la main-d’œuvre est moins chère 49.
L’externalisation partielle de la saisie des comptes rendus est déjà effective dans
certains hôpitaux parisiens et la presse s’en est émue à l’occasion de
l’attribution par l’hôpital Beaujon de ce marché à une entreprise française de
sécurité qui a un centre offshore au Maroc proposant des tarifs défiant toute
concurrence. Les syndicats fustigent la privatisation des services publics et la
mise au chômage des emplois nationaux. Les médecins font part de leur
inquiétude concernant le secret médical. Outre les problèmes posés par le
caractère spécifiquement médical de ces comptes rendus, une telle pratique
conduit à transmettre des données personnelles, nationales, vers l’étranger.
Mais pour mieux introduire cette logique de marché dans les actes
professionnels des pratiques de santé, il faut qu’à tous les étages de nos
existences sociales et de nos vies individuelles, nous puissions en intérioriser les
normes et en incorporer la rationalité formelle-pratique afin que l’hôpital et les
réseaux de santé se transforment en entreprises comme les autres. C’est ce que
propose sans états d’âme le rapport du professeur Guy Vallancien sur la
réforme de la gouvernance hospitalière.
g p

1. Roland Gori, Marie-José Del Volgo, Exilés de l’intime, op. cit.


2. Isabelle Bruno, « La recherche scientifique au crible du benchmarking. Petite histoire d’une
technologie de gouvernement », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2008, n° 55-4 bis, p. 28-45.
3. Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur en France.
4. Yves Gingras, « Du mauvais usage de faux indicateurs », Revue d’histoire moderne et contemporaine,
2008, n° 55-4 bis, p. 67-79. Ce numéro de la revue est consacré à la « fièvre de l’évaluation ».
5. Guy Debord, La Société du spectacle, op. cit.
6. Lors d’une séance du séminaire de l’Appel des appels, Serge Portelli a montré à partir de sa pratique
de magistrat comment à l’heure actuelle ce statut d’auto-entrepreneur constituait une nouvelle forme de
servitude sociale permettant, au nom de la liberté d’entreprendre, d’en finir avec le droit du travail auquel
peut prétendre le salarié de par son statut.
7. François Musseau, « Obligation de service précaire », Libération, 14 avril 2010.
8. Hans-Georg Gadamer, Langage et vérité, Paris, Gallimard, 1995, p. 288.
9. Comme le remarquait Jean-Claude Milner, ce n’est pas la « machine » qui à proprement parler
produit directement cette abstraction du « travailleur idéal » pour le capitaliste, mais des processus actifs
de dépouillement, processus de contrainte par corps, qui lui ôtent toute subjectivité pour l’assigner à une
place fonctionnelle. Quitte à ne pouvoir retrouver cette subjectivité que par la souffrance, jusqu’à ne
devoir retrouver son statut d’être vivant et parlant qu’en s’absentant de cette place fonctionnelle, en créant
un manque dans l’Autre, paradoxalement jusqu’à en mourir. (Jean-Claude Milner, intervention au forum
du 7 février 2010 organisé à Paris à la Mutualité par Jacques-Alain Miller sur le thème « Évaluer tue »).
10. Jacques-Alain Miller, Jean-Claude Milner, Voulez-vous être évalué ?, Paris, Grasset, 2004.
11. Jean-Luc Nancy, Sur le commerce des pensées, Paris, Galilée, 2005.
12. Licence, master, doctorat.
13. Je ne reprendrai pas ici les descriptions et les analyses auxquelles le lecteur intéressé pourra se
reporter notamment dans Roland Gori, « Les scribes de nos nouvelles servitudes », Cités, op. cit. ; Roland
Gori, Marie-José Del Volgo, La Santé totalitaire, op. cit. ; Isabelle This Saint-Jean, Michel Saint-Jean,
« Réforme ou assassinat de la recherche et de l’enseignement supérieur ? », in R. Gori, B. Cassin, Ch.
Laval (dir.), L’Appel des appels, op. cit., p. 169-182.
14. Yves Gingras, « Du mauvais usage de faux indicateurs », cit.
15. Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ? (2006), Paris, Payot & Rivages, 2007, p. 31.
16. Ibid., p. 42.
17. Roland Gori, « Les scribes de nos nouvelles servitudes », Cités, op. cit. ; Roland Gori, Marie-José
Del Volgo, « De la société de la norme à une conception managériale du soin », Connexions, n° 91, 2009,
p. 123-147.
18. Axel Honneth, La Réification. Petit traité de théorie critique (2005), Paris, Gallimard, 2007.
19. Axel Honneth, La Société du mépris. Vers une nouvelle théorie critique (2004), Paris, La Découverte,
2006.
20. Cf. entre autres le dossier de La Lettre des neurosciences, « Quelle bibliométrie, pour quelle
évaluation ? », n° 30, 2006, p. 7-17 ; Cliniques méditerranéennes, « Soigner, enseigner, évaluer », n° 71,
2005 ; Revue d’histoire moderne et contemporaine, n° 55-4bis, 2008.
21. Olivier Milhaud, « Les géographes parlent-ils tous du même monde ? Les réseaux intellectuels :
hégémonie anglo-américaine et vision du monde », Actes du festival international de géographie 2005,
« Lieux visibles, réseaux invisibles ». Texte disponible sur http://fig-st-die.education.fr.
22. Jean-Salençon et Alexandre Moatti, « Rapport du comité IST Information scientifique et
technique », 19 mai 2008, disponible en ligne sur www. enseignementsup-recherche.gouv.fr.
23. Olivier Milhaud, « Les géographes parlent-ils tous du même monde ? », op. cit.
24. Barbara Cassin, Google-moi, Paris, Albin Michel, 2007 ; Philippe Büttgen, Barbara Cassin, « “J’en
ai 22 sur 30 au vert”. Six thèses sur l’évaluation », Cités, n° 37, 2009, p. 27-42.
25. Pour exemple, la psychanalyse n’ayant jamais eu droit de cité en psychologie aux États-Unis,
normaliser les publications européennes sur les critères des revues nord-américaines de la discipline, c’est
prononcer sa quasi-exclusion du champ universitaire européen de psychologie clinique.
26. Cf. Roland Gori, Marie-José Del Volgo, « La ségrégation de la langue dans la science ? », Le
Croquant, n° 13, 1993, p. 14-19 ; Guy Tiberghien, Jean-Léon Beauvois, « Domination et impérialisme
en psychologie », Psychologie française, n° 53, 2008, p. 135-155 ; Jean-Léon Beauvois, Pascal Pansu,
« Facteur d’impact et mondialisation culturelle », Psychologie française, n° 53, 2008, p. 211-222 ; Olivier
Milhaud, « Les géographes parlent-ils tous du même monde ? », op. cit.
27. Le Monde, 21 mars 2009.
28. William Broad, Nicholas Wade, La Souris truquée (1982), Paris, Seuil, 1987.
É
29. Max Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, op. cit., p. 90-91.
30. Lindsay Waters, L’Éclipse du savoir, op. cit.
31. Max Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, op. cit.
32. Richard Sennett, La Culture du nouveau capitalisme, Paris, Albin Michel, 2006.
33. Henri Lepage, Demain le capitalisme, Paris, Librairie générale française, 1978, p. 330.
34. David Harvey, Géographie de la domination (2001), Paris, Les Prairies ordinaires, 2008.
35. Zygmunt Bauman, L’Amour liquide ; La Vie liquide ; op. cit.
36. Marx cité par Georg Lukács, Histoire et conscience de classe, Paris, Éditions de Minuit, 1960,
p. 117.
37. Lindsay Waters, L’Éclipse du savoir, op. cit.
38. Ibid.
39. Barbara Cassin, « L’État schizophrène, Dieu et le nous raisonnable », in L’Appel des appels, op. cit.,
p. 351-371.
40. Max Weber, L’Éthique protestante et l’Esprit du capitalisme, op. cit., p. 67.
41. Ibid., p. 63.
42. Au sens de Michel Foucault.
43. Roland Gori, Marie-José Del Volgo, Exilés de l’intime, op. cit. ; André Grimaldi, L’Hôpital malade
de la rentabilité, Paris, Fayard, 2009 ; Didier Dreyfuss, André Grimaldi, Marie-José Del Volgo, « Malaise
dans l’hospitalisation », in R. Gori, B. Cassin, Ch. Laval (dir.), L’Appel des appels, op. cit., p. 89-104 ;
Isabelle This Saint-Jean, Michel Saint-Jean, « Réforme ou assassinat de la recherche et de l’enseignement
supérieur ? », in R. Gori, B. Cassin, Ch. Laval (dir.), L’Appel des appels, op. cit., p. 169-182.
44. En psychiatrie, la tarification à l’activité, sans être encore entrée en vigueur dans les textes,
s’installe toujours davantage dans les mœurs.
45. Michel Chauvière, Trop de gestion tue le social (2007), Paris, La Découverte, 2010.
46. Roland Gori, Marie-José Del Volgo, Exilés de l’intime, op. cit. ; R. Gori, B. Cassin, Ch. Laval
(dir.), L’Appel des appels, op. cit.
47. « Premier anniversaire du CAPI, premières primes, “3000 euros en moyenne” », Le Quotidien du
médecin, n° 8799, 28 juin 2010.
48. Jacques Degain, « Des milliers d’habitants vont manquer de médecins à très brève échéance,
prévient Élisabeth Hubert », Le Quotidien du médecin, n° 8787, 10 juin 2010.
49. « Des données médicales délocalisées au Maroc », Journal du dimanche, 11 juillet 2010.
2

L’hôpital-entreprise

Dans son rapport de mission remis en juillet 2008 au ministre de la Santé


sur « la place et le rôle des nouvelles instances hospitalières 1 » dans le cadre de
la réforme de la gouvernance des établissements, le professeur Guy
Vallancien 2 annonce sa « foi » en un hôpital-entreprise.
Mon analyse se limite strictement aux « effets de discours » de ce rapport,
sans devoir en discuter le bien-fondé technique. Je laisse ce soin à d’autres. La
chose est d’importance car nous avons tellement pris l’habitude de confier aux
experts le soin de diriger notre vie que nous nous interdisons par une véritable
autocensure sociale de réagir à leurs propos. Or la matière de toute expertise ne
relève pas seulement du motif technique, scientifique ou professionnel qui
l’occasionne, mais se révèle tout autant comme un fait de civilisation 3 par le
style dans lequel elle se donne. Et je dois dire que là, véritablement, le
professeur Vallancien me simplifie la tâche et illustre dans les moindres détails
la thèse que je développe dans cet ouvrage. Le rapport de la commission
Larcher avait déjà distribué les cartes d’une réforme hospitalière par laquelle la
logique gestionnaire et l’esprit managérial devaient s’imposer aux
établissements de soins : « mieux gérer les flux de patients non programmés » ;
développer « une politique d’évaluation de la satisfaction des usagers » ; former
aux « fonctions de management […], de communication avec le patient »
devient un enjeu principal ; les facteurs de la réforme doivent conduire à
« accroître la concurrence entre établissements » ; « le directeur doit être un
manager d’excellence, formé et évalué régulièrement » ; il convient de
« dynamiser la gestion des directeurs d’hôpitaux […] sur des critères
managériaux » ; pour les chefs d’établissement s’impose une « validation des
qualifications des candidats selon les méthodes mises au point par les cabinets
de recrutement pour les cadres dirigeants d’entreprise 4 ». Mais avec le
président Larcher, le style du rapport conservait l’équilibre, la rondeur et la
bonhomie du langage sénatorial. Le professeur Vallancien joue plutôt dans la
cour des grands patrons de médecine convaincus que tous leurs malheurs et les
dysfonctionnements de leurs services proviennent des « pollutions internes et
externes multiples » qui perturbent leur autorité et sont orchestrées par des
« puissances qui ne veulent pas du changement ». Aussi, dans ce rapport du
professeur Vallancien, l’expression de « culture managériale » en arrive à jouer
en tant que remède le rôle que pour les médecins de Molière le foie jouait
naguère dans la cause des maladies. La culture managériale devient le fétiche, la
panacée, le parangon de toutes les vertus, qui délivrerait d’une « gouvernance
hospitalière [qui] reste bloquée sur une pierre, les pieds mouillés au milieu du
gué, incapable de choisir entre les habitudes administratives protectrices et le
vrai risque managérial ». Ce rapport est un hymne énamouré aux bienfaits de la
libre entreprise appliquée à l’hôpital public, un éloge emphatique et naïf d’un
« management serein » permettant « une chaîne de production de soins » pour
des établissements qui auraient le courage de penser « en termes d’efficacité »
en s’engageant dans une « démarche de benchmark intelligente ». À cette
condition les établissements publics cesseront de « perdre des parts de marché
[…] en rationalisant leur production centrée sur le soin ». Bref, dans un
langage qui prône « l’évaluation objective des hommes » tout en s’abandonnant
compulsivement aux délices boulimiques des métaphores, l’auteur martèle tout
au long de ce rapport que l’hôpital est une entreprise comme une autre et qu’il
faut lui imposer « une véritable éthique de production » lui permettant de ne
plus vivre sur cette obsolète « notion de métier avec tous les cloisonnements
qu’une telle division génère ». Une telle notion devrait être remplacée par « la
notion d’entreprise où les employés travaillent à un même projet ». On
pourrait multiplier à l’infini et cruellement les exemples. Un dernier suffit pour
illustrer ce style de discours faisant de l’entreprise la matrice de subjectivation
et de contrôle social de l’établissement de soins : après avoir posé la question de
savoir si l’organisation de l’hôpital peut se faire sur la base d’un modèle
industriel, le professeur Vallancien évoque « les trois questions clés qui se
posent à toute entreprise quelque [sic !] soit son statut public ou privé :
1. Quel est mon cœur de métier ?
2. Suis-je une entreprise différente des autres ?
3. Comment puis-je établir une gouvernance qui respecte les personnels tout
en les mobilisant dans une dynamique de production accélérée 5 ? »
Qui est-ce « je » ?
L’entreprise prendrait-elle la place du sujet ou le professeur Vallancien en
vient-il à se considérer lui-même comme une entreprise ?
Ce qui m’intéresse à la lecture de ce rapport concerne moins, pour une fois,
l’éthique et la politique du soin que le dispositif de l’évaluation qui se trouve
placé au cœur même de cette réforme de la gouvernance hospitalière. Et quand
je dis « placé », c’est ici un euphémisme, tant le propos est clair et brutal. Ce
qui m’intéresse dans ce cas précis, c’est l’invitation de l’expert à recoder nos
sensibilités psychologiques et sociales du soin par le modèle de l’entreprise, élevé à la
dignité d’un médicament miraculeux des pathologies de l’hôpital.
Peut-être conviendrait-il d’inviter l’auteur à réfléchir au moins en tant que
citoyen, c’est le droit réservataire qu’ici je m’accorde, à la pertinence
aujourd’hui de ce modèle entrepreneurial et de cette logique managériale dont
la plupart des économistes et des sociologues nous disent l’obsolescence ?
C’est même une des souffrances le plus communément reconnues par les
sociologues et les psys qu’aujourd’hui les managers, les entrepreneurs, les cadres
et les salariés se trouvent toujours plus piégés par la logique économique du
capitalisme financier au mépris des canons traditionnels de la rationalité
industrielle. Cet idéal de performance duquel les rapports Larcher et Vallancien
se réclament à l’envi a fait place à une fluidité, une liquidité, une volatilité et
une instantanéité des investissements qui pulvérisent tout autant les
organisations que les individus qui y travaillent. Cette pathologie de l’urgence
envahit nos vies 6, sacre dans nos existences le règne du court terme et corrode
g
les individus comme les institutions. Alors, si Guy Vallancien veut trouver un
modèle de gouvernance up to date et rentable à court terme, c’est davantage du
côté des fonds de pension et des stock-options qu’il devrait le chercher que du
management ou de l’entreprise.
Il semblerait d’ailleurs que d’autres y aient pensé. Jean-Louis Servan-
Schreiber 7, qui ne saurait être considéré comme un dangereux gauchiste,
rapporte l’anecdote suivante : à l’occasion d’un conseil d’administration de
l’hôpital de Pittsburgh qui montrait des résultats d’exploitation déficitaires de
ses activités pour l’année alors qu’il constituait un profit substantiel dégagé par
le fonds financier gérant les dotations en capital de l’institution, un membre du
conseil n’a pas hésité à lancer : « Pourquoi ne pas fermer l’hôpital et conserver
seulement le fonds ? » Un hôpital sans malades, sans médecins, n’est-ce pas le
rêve de cette civilisation économique qui « financiarise » toutes les activités
humaines et ceux qui les réalisent ? Et puis pourquoi s’arrêter à l’hôpital ?
Pourquoi ne pas généraliser cette financiarisation des institutions à l’école, à la
justice, aux associations d’accompagnement social, aux salles de spectacle, aux
plateaux de télévision, aux universités, aux églises, aux journaux, aux services
d’assistance divers et variés ? Et pourquoi pas à l’Élysée et à Matignon ?
Mais encore faut-il modifier les cursus pour qu’ils s’ajustent à de telles
exigences. C’est ce que paraît annoncer un rapport parmi d’autres, celui du
président de l’université de Bordeaux II établissant « les besoins actuels et
futurs des industries de santé en termes de formation 8 ». Rapport up to date, de
style rationalité formelle-pratique.
Le rapport précise d’entrée que « l’enseignement supérieur et la recherche
sont au carrefour de ce double enjeu, scientifique et industriel. Enjeu
scientifique, car la production des connaissances est essentiellement le fruit de
la recherche au long cours, principalement portée par les structures
académiques, et enjeu industriel, car ce sont les universités et les établissements
d’enseignement supérieur qui sont susceptibles de donner les compétences sur
lesquelles reposeront les stratégies futures ». Il ajoute : « Qu’il s’agisse de la
recherche et de l’innovation ou de la formation, nos performances sont elles
aussi confrontées à une compétition mondialisée dans laquelle les universités
françaises doivent tenir leur rang. Désormais autonomes ou sur la voie de
l’autonomie, elles sont, et seront demain davantage, les opérateurs de recherche
et de formation sur lesquels doivent pouvoir compter les entreprises. Dans
cette optique, elles doivent se saisir collectivement du besoin de formation dans
un secteur donné comme aujourd’hui celui des industries de santé. »
Les recommandations ont le mérite de la clarté et le souci majeur et légitime
d’offrir aux étudiants et aux universités de nouveaux débouchés professionnels
en rapprochant les industries de santé des formations et des recherches dans les
sciences de la vie et de la santé. Non seulement ces industries de santé
deviennent dans le rapport des partenaires obligés des universités, mais encore
leurs préoccupations pilotent et orientent le texte. Au point qu’il recommande,
entre autres, d’impliquer les professionnels de l’industrie dans des équipes
pédagogiques, et surtout de les associer à l’évaluation des formations en tant
qu’experts de l’AERES en les incluant dans les démarches d’auto-évaluation des
universités et des écoles afin de définir des critères d’évaluation de leurs projets
pédagogiques comme de leurs plates-formes de recherche. Par « industries de
p g gq p
santé », le rapport entend dans le sens le plus large « un éventail de
compétences incluant le médicament, les biotechnologies, les dispositifs et
appareils médicaux, le secteur de la santé animale, auxquelles viennent s’ajouter
des secteurs d’interface impliquant désormais l’industrie alimentaire,
l’informatique, les nanotechnologies, l’industrie de la cosmétique ».
Sans entrer dans le détail des analyses et des recommandations du rapport,
ce qui pourrait surprendre, c’est la manière dont, sans états d’âme politiques,
moraux et épistémologiques, se présente le recadrage des formations et des
recherches et leur alignement pur et simple sur les nécessités de la compétition
internationale, industrielle.
Et comme j’essaierai de le montrer par la suite, ce dispositif ne provient pas
seulement d’un souci « technique » d’offrir des débouchés à des étudiants et à
des universités, il participe d’un véritable programme politique qui reconstruit
l’ensemble des services publics selon le même logiciel, le même schéma. Ce
schéma pourrait être le suivant : d’une part, un service public minimal contrôlé
politiquement par le pouvoir (comme pour la nomination politique de France
Télévisions) et, d’autre part, une mise en place de services « publics »
autonomes remodelés par les logiques néolibérales, chargés d’épauler les grands
groupes nationaux. On reconnaît ici la philosophie « étato-libertaire » d’Alain
Minc, qui a inspiré toutes les révolutions conservatrices en France et que Pierre
Musso 9 a nommée « sarkoberlusconisme » dans son analyse des évolutions de
la télévision. Le marché devient régulateur des univers sociaux, comme
l’université ou l’hôpital, d’où il était jusque-là banni, et ces mêmes services sont
invités à se transformer en complexe étato-industriel chargé de soutenir
l’agressivité compétitive des entreprises des grandes firmes nationales. À
l’université on aurait ainsi un large « collège » chargé de dispenser une culture
générale et minimale pour l’ensemble d’une classe d’âge en attente d’emplois,
et des pôles d’excellence façonnés sur le modèle des entreprises privées
performantes et en partenariat avec elles.
On voit dans le rapport précité que le président de l’université a fait sienne
la leçon du pouvoir : le « défi de la santé » est conçu non seulement en termes
de santé publique des populations mais encore en termes de chiffres d’affaires
et de moteur de croissance économique. En somme, il faut saisir les
opportunités et mettre en place des stratégies ciblant jusqu’aux bien-portants
dès lors que la taille de leurs populations pourrait être plus avantageuse que
celle des malades pris en charge par une médecine curative. Je ne fais
qu’accentuer ici les traits du rapport, que l’on en juge : « Il est vraisemblable
que les années à venir seront marquées par un double changement quantitatif
et qualitatif du secteur de la santé, créant des opportunités qu’il faudra savoir
saisir et anticiper. L’allongement de l’espérance de vie, le vieillissement de la
population, les progrès scientifiques et techniques dans le domaine médical, les
nouvelles stratégies thérapeutiques vont s’accompagner d’une augmentation de
la demande de soin et de prévention à laquelle il faudra répondre au plan
industriel, économique et social. Le chiffre d’affaires généré par cette nouvelle
économie de la santé pourrait ainsi atteindre 20 % du PIB en 2030 et peut-être
stimuler, par effet d’entraînement, d’autres secteurs productifs. » Le rapport
poursuit : « Les spécialistes du secteur de la santé s’accordent ainsi sur la place
prépondérante que prendra la médecine des bien-portants tournée vers le bien-être
p p q p p
et la prédiction des maladies, l’approche plus personnalisée des pathologies en
raison de l’avancée des connaissances génétiques, la prise en charge de la
dépendance en rapport avec le vieillissement de la population 10. » Enfin, le
rapport avoue de manière exemplaire cette extension sociale de la
médicalisation de l’existence 11 des populations et des investissements
industriels : « Le bien-être est un objectif légitime des populations qui se
décline désormais au plan médical, économique et sociétal dans les pays riches
et technologiquement avancés. En France, ce nouveau chapitre de la santé est
reconnu comme l’un des défis à relever dans le schéma stratégique national de
recherche et d’innovation […]. Il se traduit déjà par un marché en croissance,
tourné vers l’esthétique, la remise en forme ou la nutrition, susceptible de
s’amplifier considérablement à la faveur des découvertes scientifiques à venir. Il
correspond à une demande étroitement associée à l’augmentation de notre
espérance de vie et suppose une réponse médicale nouvelle à la frontière entre le
normal et le pathologique 12. Du point de vue industriel, cette orientation peut
correspondre également à des interfaces entre l’industrie du médicament et
celle de l’aliment (nutraceutique) ou de la cosmétologie. »
La suite du rapport dévoile son réalisme statistiquement affirmé : « Cette
même approche devrait s’accompagner, dans les années qui viennent, d’un
essor de la médecine préventive, collective et individuelle avec une
transformation des pratiques lourde de conséquences au plan économique, si
l’on considère la taille de la cible des bien-portants par rapport à celle des malades
actuellement pris en charge par une médecine curative 13. À l’échelle des
populations, l’environnement au sens large (physique, nutritionnel, habitus)
reste déterminant dans la genèse des maladies (tabac, alcool, accidentologie) et
doit en cela être la cible de nos actions. » Pourquoi se priver de l’ensemble de la
population et ne prendre en charge qu’une partie d’entre elle – les malades –
quand il y a bien plus de profits à en tirer – dans tous les sens du terme – en se
saisissant de tout ce qui bouge ?
Au niveau des professions auxquelles cet institut des métiers de la santé
devrait préparer, on note l’importance des fonctions de marketing et de
management qui seront renforcées en nombre, en nature et en importance.
L’« orientation client » et la « recherche du maintien de la rentabilité » créeront
un grand nombre de fonctions liées à la « performance commerciale » dans les
industries de santé, par exemple en « pharmaco-économie ».
Il ne s’agit pas pour moi ici de critiquer la validité ou la pertinence de ce
rapport ou le mérite de son auteur mais de montrer en quoi il appartient de
pied en cap, dans sa structure et sa fonction, à un « régime de savoir » qui rend
possibles des pratiques professionnelles, en booste certaines et en inhibe
d’autres. C’est toute une géographie professionnelle, celle des métiers de santé,
qui en sera bouleversée.

1. Jacques Degain, « Le rapport Vallancien précise le rôle et les missions des nouvelles instances », Le
Quotidien du médecin, n° 8404, 2008, p. 4.
2. Jean-Pierre Davant, Thomas Tursz, Guy Vallancien avec Pierre Boncenne, La Révolution médicale,
Paris, Seuil, 2003.
3. Roland Gori, Marie-José Del Volgo, Exilés de l’intime, op. cit.
4. « Les missions de l’hôpital », rapport de la commission de concertation présidée par Gérard Larcher,
avril 2008, disponible en ligne (La Bibliothèque des rapports publics, www.ladocumentationfrancaise.fr).
5. Guy Vallancien, « Réflexions et propositions sur la gouvernance hospitalière et le poste de président
du directoire », rapport remis le 10 juillet 2008 à Roselyne Bachelot, disponible en ligne sur le site du
ministère de la Santé et des Sports (www.sante-sports.gouv.fr).
6. Nicole Aubert, Le Culte de l’urgence, Paris, Flammarion, 2003.
7. Jean-Louis Servan-Schreiber, Trop vite !, Paris, Albin Michel, 2010, p. 95.
8. « Les besoins actuels et futurs des industries de santé en termes de formation », rapport de Manuel
Tunon de Lara remis en février 2010 à Valérie Pécresse, disponible en ligne (La Bibliothèque des rapports
publics, www. ladocumentationfrancaise.fr).
9. Pierre Musso, Télé-politique, op. cit.
10. « Les besoins actuels et futurs des industries de santé en termes de formation », op. cit., souligné
par moi.
11. Roland Gori, Marie-José Del Volgo, La Santé totalitaire, op. cit.
12. « Les besoins actuels et futurs des industries de santé en termes de formation », op. cit., souligné
par moi.
13. Ibid., souligné par moi.
3

L’homo economicus 1, encore et toujours plus !

Michel Foucault nous a montré qu’à partir du XVIIIe siècle l’art de gouverner
suppose que la raison d’État puisse s’imposer toujours davantage à la
population qu’elle gère dans le grain ténu de son existence par une référence
toujours plus grande à l’idée de liberté corrélée avec la mise en place de
dispositifs de sécurité. Il ne s’agit plus d’imposer des croyances vraies ou fausses
auxquelles on demande aux individus de se soumettre, telle, par exemple, celle
de faire croire aux sujets en la légitimité d’une souveraineté royale de droit
divin, mais de connaître, de modifier et de modeler toujours davantage
l’opinion de la population, à laquelle il est demandé une servitude volontaire ou
une soumission sociale librement consentie 2.
Pour cela, il faut une police des conduites qui prélève, rapporte, rassemble et
analyse des données sur les forces et les ressources d’une population, ce qu’on
appelle la « statistique ». Avant d’être une science ou une méthode, la
statistique apparaît étymologiquement comme une connaissance de l’État et
par l’État qui estime le potentiel humain dont il dispose pour le gérer au mieux
dans l’exercice de son pouvoir. La statistique constitue un savoir que l’État doit
constituer à partir d’enquêtes ou de sondages pour agir sur le comportement
des individus conçus comme sujet économiques, et sur leurs représentations
sociales, individuelles et collectives en tant que sujets politiques. C’est donc
l’activité de l’homme concret dans le grain le plus fin de son existence qui fait
l’objet d’un savoir pratique constitutif d’un guide politique pour l’exercice du
pouvoir et d’un guide moral, normatif, pour la population, à laquelle le
pouvoir renvoie en retour les informations qui la concernent. La statistique
devient le moyen de faire de la politique sans l’avouer comme un choix
politique, mais en se dissimulant derrière elle comme une pure administration
technique et « objective » du vivant.
D’entrée de jeu on voit, d’une part, comment les « sciences » sont
convoquées pour construire un savoir sur la population qui permette l’action
politique et l’hygiène des conduites, et d’autre part, on peut souligner
comment tous les médias et leurs réseaux, des plus archaïques aux plus
sophistiqués, se trouvent invités à modeler l’« opinion » que les gens peuvent se
faire de la manière dont ils sont gouvernés pour leur bien.
L’individu n’est plus qu’un « segment de population » et de la statistique et
un « exemplaire de l’espèce » médiatique sur lequel s’exercent les dispositifs de
capture et de formatage de l’opinion. La notion de population est essentielle à
cet art de gouverner, notion hybride éthico-économique, elle s’oppose point
par point à celle de peuple. Le peuple est l’esprit des collectifs et des individus
qui composent un monde, leur histoire collective, l’esprit des collectifs que les
langues et les pratiques conservent en mémoire. Alors que la notion de
population, en tant que spectre statistique et médiatico-économique, en est la
négation. Une population ne connaît ni peuple ni classe sociale, à moins que
celles-ci ne se reconnaissent comme telles par des entités logico-politiques :
nation, prolétariat, bourgeoisie, etc.
Nul mieux que Foucault n’a su analyser et conceptualiser les ressorts de cette
rationalité gouvernementale moderne qui articule le nouveau régime de
pouvoir mis en place au XVIIIe siècle, le savoir d’une économie politique qui
l’exige et les dispositifs de sécurité et de modelage de l’opinion qu’ils
requièrent. Et ce d’autant plus que ce réglage du pouvoir ne s’exerce plus au
nom de la sagesse ou de la vertu, mais toujours davantage au moyen d’un
calcul rationnel qui porte sur la société civile et ses intérêts. Plus l’art de
gouverner limite ses interventions dans le champ économique pour ne pas
gêner l’autorégulation « naturelle » du marché, plus il se préoccupe de la
conduite rationnelle de sa population et constitue la société civile comme
l’objet spécifique de ses actions. Cet art de gouverner n’aura de cesse dans notre
civilisation libérale de promouvoir la figure anthropologique d’un homo
economicus 3 capable de gérer lui-même toutes ses conduites au mieux de ses
intérêts économiques. C’est bien parce qu’il y a un homo economicus guidé par
son intérêt que l’homme de la modernité devient gouvernable puisque
prévisible dans ses conduites. Calculateur, il se trouve lui-même, par cette
nouvelle anthropologie, toujours mieux calculé pour être gouverné.
Il n’y a rien de mieux que les chiffres pour administrer et gouverner
l’humain, administration morale et politique qui se masque autant que possible
sous les traits neutres et pseudo-objectifs des statistiques ordinaires et des
valeurs numériques. La limitation du politique et la normalisation des mœurs
se réalisent ainsi par la force homogénéisante et égalisatrice des chiffres qui, en
recensant les richesses et les misères du capital humain, structure le monde et
injecte insidieusement de nouvelles normes morales et intellectuelles 4.
La théorie du « capital humain » que propose Gary Becker 5 dans la filiation
aux économistes de l’école de Chicago, incarne une extension de la conception
néolibérale de pensée, d’analyse et d’action. Le Capital humain est paru
en 1964 et propose une nouvelle théorie de la consommation dans laquelle le
consommateur n’est pas seulement un être qui consomme, un agent passif,
mais un acteur économique qui produit sa propre satisfaction en cherchant à
optimaliser de manière rationnelle son capital. C’est-à-dire que ce
consommateur sacrifie une part de son revenu pour obtenir ses satisfactions par
un comportement rationalisé de consommation. L’objet de l’analyse
économique consiste à dégager le calcul par lequel les décisions ont été prises.
Le travailleur apparaît lui-même comme une sorte d’entreprise qui va chercher à
produire son propre rendement, le rendement de ce capital humain qui lui est
propre en interaction économique avec les autres. Le travail lui-même se trouve
analysé en tant que conduite économique rationnelle, calculée, pour produire
et rentabiliser ce capital. Le travail ne produit pas seulement un salaire, mais se
révèle comme un capital qui s’évalue en argent, mais aussi en temps ou en
ressources nécessaires à l’entretien de cette micro-entreprise que constitue
l’individu.
L’extension de la science économique à la criminologie récuse la
psychopathologie des délinquants et recode les conditions pénales de sanction
des crimes et des délits. Le crime est un métier comme un autre, dont
l’augmentation constante provient de sa plus grande « attraction » économique
parce que la punition devient moins probable et moins sévère. Gary Becker
constate que la proportion de jeunes dans une population contribue à
l’augmentation du nombre de crimes et de délits. Cela provient du fait qu’ils
courent moins de risques d’être punis lorsqu’ils sont arrêtés que les autres
classes d’âge. L’analyse économique fait de l’excuse pénale de minorité ou de
jeunesse une des causes de l’augmentation des comportements déviants et
violents des « jeunes » dans nos sociétés et sa plus grande fréquence dans cette
partie de la population. Le remède à cette maladie sociale se révèle de même
nature que les instruments qui en assurent le diagnostic : Gary Becker propose
de rendre le « métier » de déviant moins « attractif » du point de vue
économique. Pour cela, il propose aux pouvoirs publics des solutions de
dissuasion pour décourager le crime par l’augmentation des peines, en
développant des forces de police et en exemptant les jeunes gens des lois sur le
salaire minimum. Le chômage assisté facilite la criminalité des jeunes non
qualifiés. Il suffit donc de leur couper les ressources sociales minimales pour les
contraindre à travailler et à conjurer leur attrait pour la criminalité.
Avec ce néo-utilitarisme, Gary Becker poursuit l’analyse des systèmes
d’assurance sociale et de retraite comme des politiques d’immigration. Les
systèmes de retraite, tout en pénalisant l’épargne, affaiblissent les relations
familiales et amoindrissent la solidarité des enfants à l’égard de leurs parents. Si
les dépenses de santé croissent avec les revenus, il convient d’analyser ce
phénomène à partir du temps conçu comme unité essentielle au capital
humain. Les membres des classes sociales avantagées par leurs revenus n’ont pas
des dépenses de santé plus élevées parce qu’ils auraient plus facilement accès
aux soins, « mais parce que, étant donné le coût plus élevé de leur temps
individuel, ils ont un intérêt plus immédiat à consacrer une part plus
importante de leurs ressources “sociales” à leur éviter les coûts plus importants
que représente pour eux la maladie 6 ». Ce néolibéralisme se révèle tellement
obsédé par la finalité économique des conduites qu’il tombe dans une
téléologie du capitalisme proche du délire mystique : « Chaque individu
hériterait à sa naissance d’un capital santé qui se déprécierait au cours des ans à
un rythme accéléré à partir d’un certain âge. […] La mort interviendrait
lorsqu’un capital tombe en dessous d’un certain seuil physiologique. Les
investissements entrepris pour freiner la dépréciation résultant de décisions
individuelles, on aboutit à l’idée que chacun d’entre nous choisirait en fait la
date de certaines jouissances immédiates (qui le priveraient des ressources
nécessaires à l’achat des soins pour soigner son capital) par rapport à sa
préférence de vivre vieux 7. » Ici le véritable dieu de ces « authentiques
croyants », c’est la matière conçue comme un « capital » à faire fructifier et qui
préfère se détruire elle-même plutôt que de devoir renoncer aux valeurs de
l’économie du marché. Le biologique n’est plus que l’extension et le produit de
l’économique, seul véritable maître et dieu dans l’univers du capital humain.
Comment oublier ici l’appellation de « juifs économiquement utiles 8 » pour
ceux qui, dans les camps de concentration, n’étaient pas encore destinés à la
« sélection » ?
Dans les années 1970, Gary Becker poursuit l’extension de son analyse
économique aux institutions du mariage et de la famille qu’il convertit dans les
valeurs du capital. Les ménages se révèlent une unité de production au même
titre que n’importe quelle entreprise, ses fondements sont identiques à
n’importe quelle firme commerciale ou industrielle. Le « marché » du mariage
repose sur la maximisation des investissements propres au capital humain. La
relation entre les partenaires se révèle analogue à une relation commerciale au
sein de laquelle chacun, par des stratégies interactives, produit ses propres
satisfactions et ses bénéfices personnels, non sans parfois devoir se spécialiser
par une division du travail dans certaines tâches, comme l’éducation des
enfants ou le travail domestique socialement « invisible ». L’accroissement du
travail féminin pourrait résulter de la diminution des écarts de salaire dans le
couple et favoriser ainsi le divorce comme l’union libre. Le divorce se banalise
quand les occasions de rémunérations s’accroissent pour les femmes. De même
en ce qui concerne l’enfant, « conçu comme un bien de consommation » du
couple, sa production entraîne des dépenses pour les parents, mais leur apporte
des satisfactions. La baisse de la démographie s’expliquerait, toutes choses étant
égales par ailleurs, par l’augmentation relative du coût des dépenses que les
ménages seraient prêts à consentir pour élever leurs enfants. Alors même que,
dans un pays peu développé et agricole, l’enfant peut être très vite considéré
comme un investissement en capital dans la mesure où il travaille très jeune,
augmente le revenu familial et ne nécessite pas les dépenses habituelles en cours
dans nos sociétés. Le désir, c’est le marché.
Cette véritable ré-information des comportements sociaux et individuels
selon le modèle d’une entreprise économique revendique de pouvoir participer
aux décisions politiques des pouvoirs publics et privés. Résolument
pragmatiques, ces analyses prescrivent des recommandations pour des actions
politiques et proposent des dispositifs techniques précis. Pour exemple, dans les
années 1990, Gary Becker produit une analyse économique de l’immigration
qui débouche sur un nouveau « marché » des immigrés. Pour certains libéraux
radicaux, la morale du capitalisme ne permet pas de tolérer sans contrepartie
l’immigration des individus pauvres vers des pays riches qui ont eu le souci
dans leur histoire de capitaliser leurs ressources et de faire fructifier leurs
richesses. Dans cette logique ultralibérale, les immigrés n’auraient pas
impunément le droit de profiter d’un patrimoine économique national auquel,
par définition, ils n’ont pas contribué et qu’ils n’ont pas reçu en héritage.
Toujours dans la même logique, il conviendrait de leur faire « payer » ce droit
d’accès aux richesses nationales en le mettant sur le marché de l’immigration,
qui en fixera le juste prix. Ainsi, les « revenus de transfert » économiques dont
les immigrés espèrent bénéficier pourraient se vendre dans une « foire » à
l’immigration choisie et achetée. Transferts et avantages économiques ont
chacun un prix, qui est celui du marché ; « aux candidats à l’immigration de les
acheter et d’en payer le prix qu’affichera le marché. Le prix du permis
[d’immigrer] ne serait que ce prix du marché 9 ». Un nouveau marché aux
esclaves ?
Cette civilisation de l’homo economicus a franchi une étape supplémentaire
dans son développement avec cette « fièvre de l’évaluation » qui recompose
toutes nos sensibilités – psychologiques, sociales et culturelles – en étendant la
logique du marché à des secteurs qui en étaient jusque-là préservés.
L’espoir viendrait, paraît-il, des recherches actuelles en économie
expérimentale qui tendraient à montrer que l’honnêteté paie dans les affaires.
Le Temps du 6 novembre 2009 relate les travaux de recherche de Rajna Gibson,
professeure de finance à l’université de Genève, et de Carmen Tanner,
professeure en psychologie sociale. À l’issue de trois expériences d’économie
expérimentale, elles ont montré que, contrairement à la théorie économique
classique selon laquelle les individus prennent leur décisions avant tout en vue
de maximiser leurs propres intérêts, ce sont les individus les plus moraux qui
obtiennent les meilleurs résultats économiques. Les chercheuses pensent
transposables dans la réalité leurs résultats expérimentaux : « Les personnes
munies de valeurs éthiques élevées non seulement résistent mieux aux pressions
extérieures et aux incitations financières, mais elles agissent de manière plus
stable et prévisible, et contribuent également au développement de la
crédibilité et de la confiance envers l’entreprise […]. Ces dirigeants attirent
également davantage les investisseurs, car l’honnêteté est hautement associée à
la confiance et elle les rassure. Enfin, les dirigeants qui possèdent de hautes
valeurs éthiques génèrent des effets positifs sur les employés. »
Au-delà de la validité de ces travaux de recherche d’économie expérimentale,
la bonne nouvelle que leur philosophie implicite apporte, c’est que la morale et
l’économie font bon ménage. Ce qui conduit l’une des chercheuses à prôner
l’utilisation de tests et d’instruments de mesure pour déterminer lors des
embauches l’intelligence morale des candidats.
Nonobstant cette bonne nouvelle apportée par ces deux chercheuses en
économie expérimentale, répétons-le : la rationalisation expertale des pratiques
professionnelles doit progressivement embrasser l’ensemble des secteurs de
l’existence et des formes d’apparition du vivant jusqu’à produire un individu
qui perd tout autant la substance sociale de ses relations que la substance
psychique de sa subjectivité dans une réification rationnelle et cognitivo-
instrumentale du monde et de lui-même. Cette « objectivité fantomatique »,
comme la nomme Georg Lukács 10, qui confond exactitude et utilité, draine
avec elle une pseudo-subjectivité où l’homme, socialement anéanti, morcelé,
divisé, se trouve contraint de devoir construire une unité imaginaire qui le pose
comme individu sans autrui. À son insu, tout en se revendiquant propriétaire
de lui-même, le sujet singulier et social s’est transformé en chose factice : « La
métamorphose de la relation marchande en chose dotée d’une “objectivité
fantomatique” ne peut donc pas en rester à la transformation en marchandise
de tous les objets destinés à la satisfaction des besoins. Elle imprime sa
structure à toute la conscience de l’homme ; les propriétés et les facultés de
cette conscience ne se relient plus seulement à l’unité organique de la personne,
elles apparaissent comme des “choses” que l’homme “possède” et “extériorise”,
tout comme les divers objets du monde extérieur 11. »
La matrice normative que constitue aujourd’hui la néo-évaluation des
recherches, des enseignements et des soins incorpore, je l’ai dit, les nouvelles
méthodes de management du capitalisme financier, mais plus encore elle
g p p
contraint tout sujet à intérioriser ces normes de performance, de concurrence
généralisée et d’exigences publicitaires par lesquelles, au-delà de son activité
professionnelle, il pense et vit le monde, l’autre et lui-même. Le sujet se modèle
dans ses sensibilités psychologiques selon les normes sociales de sa niche
écologique culturelle. Il y puise ses valeurs, que lui fournit le dispositif de la
néo-évaluation. Ce dispositif de servitude volontaire s’appuie sur des
tyranneaux et des scribes qui vont initier le petit peuple des laboratoires, des
hôpitaux, des tribunaux, des écoles et des rédactions de presse, à cette nouvelle
civilisation.
Dans Le Mal propre, Michel Serres 12 montre que pour s’approprier le
monde il faut le polluer moins par le sang ou l’urine que par un sigle qui
marque un territoire. Il nous rappelle que les putains d’Alexandrie ciselaient
leurs initiales en négatif sous leurs semelles pour inciter les clients à suivre leurs
traces, et précise que nos publicitaires sont les bons fils de ces putains-là.
J’ajouterai pour ma part que les experts en sont aujourd’hui les dignes et
légitimes descendants : par la néo-évaluation ils nous invitent à suivre leurs
traces.
Cette logique de managers et de publicitaires prévaut non seulement dans
les cadres institutionnels où se réalisent les actes de recherche, d’enseignement,
de jugement, de police, d’information, d’éducation ou de soin, mais
insidieusement à l’intérieur de chacun d’entre eux. L’initiative de l’Appel des
appels a largement démontré cette colonisation de toutes les pratiques
professionnelles par la novlangue managériale et l’hégémonie culturelle qu’elle
produit 13.
À ce point de notre réflexion, il ne s’agit plus d’étudier la validité des
dispositifs actuels de l’évaluation, mais d’essayer d’approcher les conditions
sociales et politiques qui les ont rendus possibles. Nous sommes entrés de plain-
pied dans une civilisation de l’évaluation généralisée à l’ensemble des secteurs
de l’existence, qui en fait un ensemble de règles et de contraintes propres à un
certain type de discours, en particulier scientifique, que Foucault définit
comme « régime du savoir » : « Le mot savoir indique toutes les procédures et
tous les effets de connaissance qu’un champ spécifique est disposé à accepter à
un moment donné 14. »
Si des dispositifs d’évaluation numérique s’imposent aussi facilement dans le
champ universitaire avec la bibliométrie, comme dans celui du soin avec les
indicateurs de performance et de productivité des activités de soin, ou encore
en politique avec la déferlante des sondages d’opinion et les dérives d’une
gouvernance à vue médiatique, ou encore dans l’éducation et la prévention
avec l’obsession sécuritaire des dispositifs de mesure du développement
cognitif, émotionnel et social, c’est bien parce que nous nous trouvons en
présence d’une catégorie nouvelle de penser la vie et la raison.
Nous sommes en présence d’une nouvelle figure de rationalité propre aux
nouvelles formes du capitalisme qui prescrit de penser l’ordre du monde
physique, psychique et social selon un modèle au sein duquel tout devient
commensurable pourvu qu’on l’ait préalablement homogénéisé, standardisé
sous une forme numérique. L’émergence de cette civilisation numérique qui
segmente et analyse toute activité comme une série d’actes commensurables
procède de la mise en place de dispositifs d’initiation sociale à cette manière de
p p p
penser le monde, le rapport à soi-même et aux autres. Cette numérisation du
monde constitue l’artifice par lequel s’établit une communauté de savoir entre
des réalités différentes pour lesquelles cette normalisation se révèle plus ou
moins pertinente et productive. Peu importe la validité de ces procédures et
leur adéquation aux objets et aux pratiques qu’elles prennent dans leur
dispositif, seule compte la servitude volontaire qu’elle impose aux sujets qui s’y
façonnent ou y résistent avec plus ou moins de bonheur. Là réside la
productivité sociale qui justifie la mise en place de ces dispositifs. La conception
managériale du soin ne constitue qu’une étape supplémentaire de cette longue
histoire du rationalisme économique occidental qui exerce une formidable et
monstrueuse puissance de contrôle social et d’asservissement subjectif au nom
même des libertés individuelles et des dispositifs sécuritaires qui les
accompagnent. Les experts, au premier rang desquels se placent les
scientifiques, les médecins et les économistes, deviennent alors « les scribes de
ces nouvelles servitudes 15 » auxquels les publicistes n’auront qu’à prêter main-
forte pour imposer à l’opinion publique le goût d’une soumission sociale. Nous
sommes dans une société de l’évaluation généralisée, au sein de laquelle le
président de la République prétend soumettre jusqu’à l’action des ministres
eux-mêmes : « Nous insistons sur le fait qu’un bon ministre ne se reconnaîtra
pas à la progression de ses crédits, mais à ses résultats et à sa contribution à la
réalisation du projet présidentiel, y compris sur le plan financier 16. » Notons
au passage que, dans cette idéologie, ce n’est plus à la nation que le ministre ou
le professionnel a des comptes à rendre mais au président ou, ce qui revient au
même, à son projet présidentiel. Le concept du nouvel art de gouverner est
donné, l’évaluation dans le « sarkozysme sans Sarkozy 17 » est le maître mot en
tant que c’est le mot du maître, le mot au nom duquel le maître donne des
ordres.
Ce savoir de la néo-évaluation au nom duquel s’exerce le pouvoir repose sur
un principe fondamental : la récompense des activités, sans laquelle un sujet ne
réaliserait pas de performances. Donc nul désir chez les professionnels de
réaliser leur travail comme une œuvre dans laquelle ils se réalisent eux-mêmes
en relation avec d’autres. Dans cette société de l’évaluation généralisée, l’autre
est un concurrent dont on prélève les traits les plus compétitifs pour les
incorporer à sa manière de faire ou de réaliser son travail. L’autre est un rival
dans l’assiette duquel on pique les parts les plus consistantes et recherchées
pour assurer sa propre subsistance. Dans cette civilisation de la haine et de la
rivalité, le désir et l’amour sont proscrits, et l’incitation à voler plus tenace et
solide que le goût de partager.
L’hystérique nous apprend que le sujet peut mettre en panne ses organes, ses
fonctions ou ses activités pour célébrer la cause du désir et exprimer à l’Autre
un message oublié. Dans le monde de la néo-évaluation, que devient
l’hystérique ? Que devient l’hystérique dans un monde où l’évaluation
quantitative et neutre réduit la valeur au monde des choses ? Que devient
l’hystérique dans un monde où la servitude, pour être totale, doit conduire
celui qui la subit à reconnaître qu’il n’a d’autre valeur que celle que lui donnent
les évaluations ? Dans sa vocation à mettre en échec le savoir et le pouvoir du
Maître, l’hystérique saborde les évaluations ou quitte la scène sociale, à moins
qu’il ne transforme sa souffrance en révolte en refusant de dire que sa
dévaluation est une bonne chose pour que tourne la machine à normaliser.
Quand je dis « hystérique », c’est à cette part en chacun d’entre nous, où se
fabrique la subjectivité, que je fais allusion, et non à quelques catégories
psychopathologiques qui sont toujours pour moi susceptibles de masquer au
mieux des jugements de valeur, pire des injures. Alors à la question de savoir ce
que devient l’hystérique dans cette société de la néo-évaluation je répondrai
qu’il refuse de multiples façons l’aveu que réclame la servitude dans les régimes
totalitaires et que dénonçait si passionnément Albert Camus. Dans L’Homme
révolté, après avoir montré que l’évaluation quantitative permet de réduire la
valeur humaine au monde des choses, il précise : pour que la servitude soit
totale encore faut-il que celui qui la subit reconnaisse qu’il n’a pas d’autre
valeur que celle-là. « On peut asservir un homme vivant et le réduire à l’état
historique de chose. Mais s’il meurt en refusant, il réaffirme une nature
humaine qui rejette l’ordre des choses. C’est pourquoi l’accusé n’est produit et
tué à la face du monde que s’il consent à dire que sa mort sera juste et
conforme à l’Empire des choses 18. »
L’évaluation est le dispositif par lequel on extirpe cet aveu aux travailleurs en
oubliant que le travail peut être aussi une œuvre, une valeur, un concept autant
qu’une pratique par lesquels nous édifions notre monde, nous-mêmes et les
autres. Le personnage de Bartleby 19 n’est-il pas aujourd’hui la figure de
l’hystérique mettant en panne le désir du Maître, le désir que ça fonctionne
sans savoir pourquoi, ni pour qui, auquel nous pourrions répondre sans haine
et sans violence dans l’inservitude mélancolique : « I would prefer not to » ?
Dans cette nouvelle de Melville un avoué des plus conformistes se trouve
corrompu, pourrait-on dire, par ce copiste étrange qu’est son subordonné
Bartleby. Bartleby, copiste, à la « silhouette lividement nette, pitoyablement
respectable, incurablement solitaire 20 ». Quasiment anorexique, affamé de
copies, silencieux, blême et mécanique, et qui un jour à la requête coutumière
de son patron répond : « Je préférerais n’en rien faire. » Et à toutes les requêtes,
y compris celles qui lui demandent des explications sur son étrange
comportement, il répond : « I would prefer not to. » Avec cette douceur
magique qui désarme tous ses interlocuteurs, Bartleby, copiste de Wall Street,
induit ce que Melville appelle « une fraternelle mélancolie ». Bartleby, publié au
milieu même du XIXe siècle, ne représente-t-il pas la figure mélancolique sur
laquelle se fracasse le management de « notre civilisation qui naufrage au
moment même de son triomphe », comme disait René Char ? Famélique
Bartleby, ombre qui hante désespérément toutes nos habitudes, habitudes dont
la vocation originaire est peut-être de nous oublier nous-mêmes. Cet oubli de
nous-mêmes est la condition première de l’obéissance. Mélancolique Bartleby
qui restitue aux scribes leur étincelle d’humanité par cette résistance passive et
obstinée qui finit par corrompre le langage des maîtres. Les scribes et les
copistes dans les cabinets desquels Bartleby « préférerait ne pas » finissent aussi
par être corrompus par son langage. Ils emploient malgré eux le verbe
« préférer ». Il y a un discours de la servitude comme il y a un discours de la
résistance qui désintoxique la langue de ses corruptions morales et sociales 21. À
quoi fait échec Bartleby, si ce n’est à sa transformation en « travailleur idéal »
que réclame la mise en servitude, la pensée rationnelle-formelle-pratique du
q p p q
système ? Or, cette pensée rationnelle-formelle, nous la rencontrons en
psychopathologie sous la figure obscène du « rationalisme morbide ».

1. On se reportera également à l’ouvrage de Christian Laval, L’Homme économique. Essai sur les racines
du néolibéralisme, Paris, Gallimard, 2007.
2. Robert-Vincent Joule, Jean-Léon Beauvois, La Soumission librement consentie, Paris, PUF, 1998.
3. Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1950, p. 271.
4. Thomas Berns, Gouverner sans gouverner. Une archéologie politique de la statistique, Paris, PUF,
2009.
5. Georges Lane, « Gary Becker et l’analyse économique des phénomènes sociaux », 1er mai 2006 (en
ligne sur le blog de Georges Lane http://blog. georgeslane.fr).
6. Henri Lepage, Demain le capitalisme, Paris, Librairie générale française, 1978, p. 349.
7. Ibid., p. 349.
8. Primo Levi, Si c’est un homme (1947), Paris, Pocket, 2006, p. 65.
9. Georges Lane, « Gary Becker et l’analyse économique des phénomènes sociaux », op. cit.
10. Georg Lukács, Histoire et conscience de classe, op. cit.
11. Ibid., p. 129.
12. Michel Serres, Le Mal propre. Polluer pour s’approprier ?, Paris, Le Pommier, 2008.
13. Cf. R. Gori, B. Cassin, Ch. Laval (dir.), L’Appel des appels, op. cit., 2009.
14. Michel Foucault cité par Giorgio Agamben, Signatura rerum. Sur la méthode, Paris, Vrin, 2008,
p. 10.
15. Roland Gori, « Les scribes de nos nouvelles servitudes », op. cit.
16. Lettre de mission de Nicolas Sarkozy, président de la République, adressée à Brice Hortefeux,
ministre de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Codéveloppement,
9 juillet 2007.
17. Serge Portelli, Le Sarkozysme sans Sarkozy, Paris, Grasset, 2009.
18. Albert Camus, L’Homme révolté, op. cit., p. 298.
19. Herman Melville, Bartleby (1850), Paris, José Corti, « Le nouveau commerce », 1976.
20. Ibid.
21. J’ai présenté ce travail sur l’« inservitude volontaire » à Montreuil le 31 mars 2009 et il a été publié
dans Roland Gori, « De l’extension sociale de la norme à l’inservitude volontaire », in R. Gori, B. Cassin,
Ch. Laval (dir.), L’Appel des appels, op. cit., p. 265-278.
4

La néo-évaluation va-t-elle nous rendre fous ?

Joseph Gabel 1 comme Eugène Minkowski ont chacun à leur manière traité
du phénomène de la dévitalisation du monde que l’on rencontre fréquemment
dans la schizophrénie sous la forme morbide d’une pensée qui géométrise,
« planifie » et quantifie l’univers, l’individu et le rapport qu’il entretient aux
autres. Ce syndrome du rationalisme morbide découpe entièrement le monde
selon un principe d’identité abstraite qui constitue selon ses auteurs une
psychopathologie de la « pensée dialectique ». Ainsi, Gabel donne l’exemple de
ce patient, M.B., arrêté pour scandale, qui hallucine des déplacements
spontanés d’objets dans l’espace et est pris par le projet de tuer son frère. Trois
éléments frappent le Dr Gabel : une façon froidement théorique et inhumaine
de poser les problèmes moraux, une « morale objective » sur l’utilité des
relations, et enfin une véritable obsession du dessin qui le pousse à vouloir
dessiner tous les êtres qu’il rencontre. Ce patient définit l’amitié comme
« l’addition des services rendus ».
Serait-on ici en présence d’un émule de Gary Becker ?
L’idée de tuer son frère ne se justifie pas par une quelconque haine ou
jalousie qu’il lui porterait mais constitue simplement aux dires de ce patient
une solution à un problème intellectuel : pourquoi ne pas le faire ? Quant à
une éventuelle amante, elle est présentée par ce patient comme un modèle
possible pour ce dessinateur impénitent et en rien comme une rencontre
amoureuse. Bref, nous sommes en présence d’une « pensée morbide » dominée
par un « principe utilitaire » qui organise le monde de manière radicale et sans
aucune place pour le hasard. Cette organisation mentale véritablement
totalitaire du patient, tout en ayant cédé à un électrochoc, s’est maintenue sous
une forme atténuée, celle d’un style et d’une posture phénoménologique
guindée, distante, et d’une politesse excessive…
Nous sommes avec ce type de patients confrontés à une pathologie de la
pensée dialectique au profit d’un rationalisme morbide, dont j’ai eu l’occasion
d’évoquer à plusieurs reprises l’existence dans notre culture sous des formes
morbides atténuées 2, la culture contemporaine offrant aux souffrances
psychiques les enveloppes formelles des symptômes.
L’apport de Gabel à la théorie de la réification d’origine marxiste est
essentiel. Il se réclame des travaux de Georg Lukács et d’Henri Lefebvre 3 pour
établir les rapports entre le phénomène de réification et le fait psychiatrique. Il
considère la réification comme une « schizophrénisation 4 » du monde telle que
la prépondérance de l’aspect quantitatif rend commensurables toutes les
activités humaines, les dissocie du vécu, les atomise, les mutile de leur durée
concrète et de leur subjectivité produisant « une fausse conscience ». Cette
réification arrache la conscience réifiée à la conscience de l’histoire, elle est une
« conscience anhistorique » qui « ne comprend pas l’événement et y substitue la
notion de catastrophe, conséquence de l’action extérieure 5 ». Ces patients, qui
ne vivent pas dans la durée concrète mais dans un temps géométrisé et
spatialisé, vivent bien souvent dans un univers concentrationnaire dans lequel
l’espace et le temps sont parfaitement homogènes, bien souvent égalisés et
chosifiés, dans lequel règne ce « planisme » qu’Eugène Minkowski a bien mis
en évidence chez les grands schizoïdes. Ce « planisme morbide », Gabel en
fournit un exemple extraordinaire dans l’observation d’un autre patient, qu’il
nomme l’« ingénieur infatigable de la vie humaine ». Les commentaires de
Gabel sont terriblement savoureux tant il rapproche les données de
l’observation clinique fournie par ce patient et la structure de notre civilisation
des mœurs, au moins dans le tableau que j’ai pu en faire dans ce chapitre. Je ne
peux résister au plaisir de citer intégralement cette observation clinique tant
elle constitue pour moi la conclusion de cette partie :
« L.M. arrive à une réglementation quasi exhaustive de la vie : synchronisme
de tous les actes essentiels, y compris l’acte charnel ; uniformité des repas, etc.
Planisme qui est sans aucun doute encore un phénomène réificationnel :
expression d’un monde où l’homme, de but en soi (comme le prescrit la
morale de Kant), devient “le capital le plus précieux”. Organisée jusque dans
ses détails les plus infimes, la vie est mise au service de la collectivité et de
l’utilisation rationnelle de toutes les ressources ; dans la commune
modèle 6 organisée selon les plans de L.M. il y a tout… sauf un peu d’espace
libre où pourraient aller flâner les poètes et les amoureux 7. »

1. Joseph Gabel, La Réification (1951), Paris, Allia, 2009.


2. Roland Gori, Marie-José Del Volgo, Exilés de l’intime, op. cit.
3. Henri Lefebvre, Pour connaître la pensée de Karl Marx (1947), Paris, Bordas, 1966.
4. Joseph Gabel, La Réification, op. cit., p. 10.
5. Ibid., p. 14.
6. Il s’agit de la commune – l’espace – dans laquelle il pense vivre.
7. Joseph Gabel, La Réification, op. cit., p. 39-40.
LE RISQUE,
UN AMI QUI VOUS VEUT DU BIEN

« Le progrès de la technique rencontre une humanité qu’elle prend au


dépourvu. »
Hans-Georg GADAMER,
Philosophie de la santé

« […] le nombre est précisément ce qu’il y a de plus étonnant dans les


choses. Toute la légalité qui nous impressionne tellement dans le cours
des astres et dans le processus chimique coïncide au fond avec ces
propriétés que nous-mêmes apportons aux choses, de sorte que nous
nous impressionnons nous-mêmes. »
Friedrich NIETZSCHE,
Vérité et mensonge au sens extra-moral

La santé des populations est un souci majeur des États modernes. Le


pouvoir politique y joue sa légitimité et l’efficacité de son autorité. Et pourtant,
nous le savons, il n’existe pas de science de la santé. Son périmètre est flexible,
mouvant, dynamique, incertain, relatif, mêlant le subjectif au politique, au
social et à l’organique. Or, si l’on prend soin aujourd’hui de sa forme et de son
corps, comme naguère on se souciait de son âme, on sait aussi que la
médicalisation de nos existences peut prendre très vite une tournure politique,
le pouvoir et ses « experts » indiquant au peuple et aux sujets comment ils
doivent se comporter pour bien se porter, les invitant parfois à une véritable
servitude volontaire.
Que dire alors de ces nouveaux dispositifs sanitaires qui ne prétendent
désormais plus simplement traiter une maladie ou une pathologie singulière,
mais se soucient de dépister férocement et précocement des risques statistiques ?
Les services rendus par l’épidémiologie à la rationalité médicale sont majeurs,
mais l’usage intensif des statistiques peut contenir quelques effets pervers :
morale hygiéniste et police des conduites. Dans ces cas-là, l’expertise médicale
risque de se transformer en censure morale ou en guide normatif des
existences. Elle devient à un niveau individuel l’exemple même de ce qui se
produit au niveau collectif dans nos sociétés de contrôle.
À l’échelle collective autant qu’individuelle, nous sommes plongés
aujourd’hui dans ce que le sociologue autrichien Ulrich Beck a nommé la
« société du risque », forme nouvelle de la modernité. Nouvelle étape dans le
développement de la modernité, cette « société du risque » succède à la société
industrielle et la prolonge.
Dans cette société du risque, la production des risques et leur gestion sociale
aussi bien que politique tendent à prévaloir sur la logique de répartition des
richesses et mettent un terme à la croyance d’une civilisation infinie de progrès
technique et social. La notion de risque devient le concept politique et
scientifique fondamental, propre à nos sociétés. Cette signification nouvelle du
« risque » convoque la construction de nouvelles formes de savoirs et de
pratiques, de techniques de prévention et de dépistage, et fabrique de nouvelles
exigences éthiques, comme celle du principe de précaution.
Il ne s’agit pas seulement d’un problème technique ou épistémologique qui
consiste à remplacer la notion de « cause » par celle de « facteur de risque » ou
de « vulnérabilité », par exemple génétique, mais bien d’un séisme culturel et
social dans la manière de penser l’individu et la société.
Séisme qui bouleverse à mon avis l’ensemble des disciplines médicales et des
pratiques de soins comme des prises en charge thérapeutiques qui leur sont
affines, celles de la psychopathologie, du travail social, de la justice ou de
l’éducation. Ces savoirs et ces pratiques tendent tous à se réorganiser autour
d’une nécessité autant épistémologique que sociopolitique : prévenir et gérer les
risques en tant que potentiel de « catastrophes » à venir plus ou moins importantes.
Le risque tend ici à devenir la cause ultime de nos actions, l’Autre au nom
duquel se prennent les décisions et se donnent les ordres. On peut toujours,
comme le notait déjà Antonio Gramsci, retrouver dans la quête de la cause
unique et ultime l’une des manifestations de la recherche de Dieu 1. La vieille
métaphysique occidentale semble aujourd’hui se parer des habits neufs de la
science et de la technique pour se hausser à la dignité d’une métaphysique du
risque. Le risque devient ce nouveau Dieu autorisant les surveillances
constantes des individus et des populations comme leur management par la
peur.
On retrouve à l’échelle des individus et des populations le modèle de la
« société du risque » qui, au niveau historique et collectif, s’est imposée depuis
une trentaine d’années dans nos démocraties occidentales, à savoir que, dans le
domaine du politique, les risques liés à la modernisation et à leurs effets sur
l’homme et l’environnement recèlent une forte charge explosive. Comme l’écrit
Ulrich Beck, « dans la société du risque se dessine ainsi par sauts petits ou
grands – dans le cas de l’alerte au smog, dans les cas d’intoxication, etc. – le
potentiel politique des catastrophes. S’en prémunir et les gérer, voilà qui peut
impliquer une réorganisation du pouvoir et des attributions. La société du risque
est une société de la catastrophe. L’état d’exception menace d’y devenir un état
normal 2 ». Ulrich Beck ajoute que nos sociétés aujourd’hui sont devenues des
« manufactures du risque », qui prolifèrent avec cet individualisme croissant
qui a détruit les solidarités sociales et que la société de masse accompagne
comme son ombre.
Comme le montrent les travaux du philosophe Giorgio Agamben, dans nos
sociétés occidentales, lorsque l’état normal se rapproche, jusqu’à s’y confondre,
de l’« état d’exception », c’est toujours par l’extension du concept de sécurité :
« Conformément à une tendance en acte dans toutes les démocraties
occidentales, la déclaration de l’état d’exception est progressivement remplacée
p p g p
par une généralisation sans précédent du paradigme de la sécurité comme
technique normale de gouvernement 3. »
À l’échelle individuelle autant que collective, cet état d’exception et de
catastrophe potentielle conduit à un nouveau mode de gouvernance des
conduites à tous les étages du lien social : un management par la peur justifié au
nom du risque. Dominique Lecourt a parlé récemment de « campagnes
d’épouvante ». Une politique de précaution tend ainsi dans nos sociétés
européennes à se substituer aux principes du « bon gouvernement » guidé par
les vertus de sagesse, de justice et de prudence.
Nous ne devrions jamais oublier la solidarité secrète qui conjoint la
surveillance des corps à la politique, solidarité secrète qui fonde cette
« biopolitique », ce « biopouvoir », dont Michel Foucault a su faire la
généalogie. Pour Michel Foucault, la biopolitique constitue un art rationnel de
gouverner trouvant dans les traits du vivant, et en particulier de l’espèce
humaine, les moyens et les occasions d’inscrire une technologie de pouvoir 4.
En un mot comme en cent, il montre comment, à la fin du XVIIIe siècle, la
population devient véritablement un objet de police pour l’État, qui veille sur
sa santé et sa sécurité ; aussi, l’État « exerce son pouvoir sur les individus en
tant qu’êtres vivants, et sa politique est, en conséquence, nécessairement une
biopolitique 5 ». À ce titre, au nom de la sécurité individuelle ou collective,
l’État peut installer dans les pratiques du droit un « état d’exception » ou
inciter les pratiques médicales autant que pédagogiques à se recomposer sous
l’ombre portée de ce paradigme de l’état d’exception. Il les invite alors à se
saisir de l’état normal comme d’un état permanent de catastrophes potentielles
dont les facteurs de risque se révèlent les signaux intermittents que les pratiques
se doivent de surveiller. Au moment de l’épidémie de grippe A H1N1, la
priorité de cette surveillance des risques sur les pratiques de soins est telle qu’à
aucun moment le ministère de la Santé n’a paru se préoccuper des effets des
consignes qu’il donnait aux professionnels de santé sur les actes ordinaires de
soins qu’ils dispensaient et la logistique qui les rendait possibles. Le risque
d’épidémie – réel ou imaginaire, à pronostic létal plus ou moins grave – établit
un « état d’exception » dans les pratiques.
L’état d’exception pour une collectivité comme pour un individu suspend le
droit ordinaire au nom de la sécurité et des risques potentiels qui la menacent.
À partir de là et quelles que soient les formes politiques de gouvernement,
l’état d’exception est devenu l’état normal au nom duquel on gère et on
administre des « vies nues », des existences dépouillées de leur dignité morale,
de leur caractère sacré et de leur pouvoir citoyen.
Cette formulation peut paraître provocante si nous tendons à oublier que
l’exigence d’éthique qui a saisi nos démocraties occidentales après la Seconde
Guerre mondiale ne s’était pas justement imposée par le constat que les
sciences médicales et biologiques de notre modernité croisaient plus que jamais
le pouvoir politique. La biopolitique moderne risquait alors, au nom de la
sécurité collective ou individuelle, de dépouiller le citoyen de son droit à la
décision dans les affaires qui le concernent. Le concept de consentement 6 est la
réponse culturelle d’aujourd’hui au défi d’une civilisation qui, tout en se
plaçant sous le paradigme de la sécurité pour installer sa technologie de
gouvernement, enjoint aux citoyens de consentir librement aux décisions qui le
g j y q
concernent. Mais ici encore le concept de risque autant que celui de
consentement mettent en place et justifient les dispositifs institutionnels
chargés de corréler la liberté et la sécurité. Cette configuration culturelle est
valable aussi bien pour une société que pour un individu et constitue tout
autant une philosophie de prévoyance qu’une politique de contrôle social plus
ou moins indolore.
Le risque d’installer un état d’exception dans la surveillance médicale des
corps est d’autant plus grand que la biopolitique de la modernité trouve dans la
bioéconomie des industries de santé et de recherche une caisse de résonance
qui transforme radicalement la signification et les missions du médecin. Le
médecin se trouve toujours plus invité à collaborer à une économie humaine
rationalisée, et chargé de faire fructifier le capital humain des ressources
biologiques, en vue d’un développement économique et moral optimal.
Les principes mêmes de cette nouvelle biopolitique qui charge le médecin
autant que le politique de préserver l’humain comme « capital », individuel et
collectif, furent dans les heures noires de notre Histoire ceux des monstruosités
totalitaires. « Donner forme à la vie d’un peuple » fut le programme du
national-socialisme, dont l’Institut allemand de Paris vantait en 1942 les
mérites aux « amis et alliés français » en indiquant que le national-socialisme ne
faisait que garantir et protéger « le corps biologique de la nation » par sa
politique de santé publique et d’eugénisme 7.
Plus le médecin inscrit son acte dans des chaînes de production des
industries de santé et de recherche, à distance d’une pratique d’artisan 8, moins
il tend à prendre en charge la pathologie d’un sujet singulier, plus il participe à
la gestion différentielle d’un « segment d’une population », segment à risque
auquel se trouve réduit le patient. Cette conception managériale du soin et de
la gouvernance hospitalière met en synergie la société du risque et les industries
de santé, qui la portent autant qu’elle les porte 9. Sans devoir être confondue
avec les médecines des systèmes totalitaires, cette conception managériale du
soin et de la prévention tend à faire du patient un « exemplaire » des protocoles
de diagnostic et de soin en oubliant sa singularité au risque de le chosifier de
différentes manières.
Tant au niveau individuel que collectif, cette « société du risque », et cette
nouvelle figure anthropologique qu’est l’« individu du risque » prolongent la
logique technico-économique du capitalisme. Les risques sont devenus, comme
le dit encore Ulrich Beck, le big business de ce type de société qui diffuse et
commercialise les risques tout autant liés à l’industrialisation que simplement à
la vie. Il y a donc un véritable marché, et ce d’autant plus que les risques liés à
la vie comme à la civilisation sont des réservoirs sans fond de besoins de toutes
sortes, besoins insatiables qui tendent sans cesse à s’autoproduire.
Je prolongerai à ma manière dans le domaine des pratiques de soins ce
constat qu’Ulrich Beck fait de la civilisation postmoderne : « Cela signifie que
c’est la société industrielle qui, en exploitant économiquement les risques
qu’elle déclenche, produit les situations de menace et le potentiel politique de
la société du risque 10. » En un mot comme en cent, les peurs et les menaces
que génèrent plus ou moins légitimement les industries et les commerces
deviennent elles-mêmes des produits industriels et commerciaux. Il y a
maintenant de véritables « entreprises » du risque qui vendent ou achètent toutes
p q q
sortes de « sécurité » en feignant d’oublier qu’à vouloir supprimer tous les risques,
c’est la vie même qu’on risque de supprimer 11.
À partir de ce moment-là, les scientifiques se trouvent de plus en plus invités
à participer à la définition des risques, à revoir leurs périmètres, à prévoir leur
développement et à gérer les conséquences éventuelles. Conseillers du prince
en matière de définition et de gestion des risques, les experts vont toujours plus
étendre leur champ d’influence sociale et d’action politique avec, en retour et
en contrepartie, l’immixtion de l’opinion publique dans l’expertise elle-même,
dans sa procédure comme dans l’interprétation de ses résultats. C’est l’effet
rebond du pouvoir politique de l’expertise, l’expertise elle-même se trouve
influencée, voire soumise au politique, au social et à l’économique autant
qu’elle les justifie.
En devenant un expert, le scientifique prétend plus ou moins explicitement
à une posture de sagesse qui repose tout autant sur sa compétence que sur ses
qualités personnelles d’honnêteté, d’indépendance et de responsabilité. Et ce
d’autant plus que l’expertise devient le lieu et le support par lequel un expert
parvient à promouvoir sa discipline, son paradigme ou accroître ses propres
intérêts. C’est la raison pour laquelle, d’ailleurs, le contrôle des expertises se
penche de plus en plus sur les conditions formelles des procédures par lesquelles
elles produisent leurs résultats. Ce sont les « règles du jeu » de l’expertise qui
font l’objet de toutes les attentions. « Science publique », l’expertise,
convoquée pour éclairer les décideurs politiques, se voit elle-même contre-
expertisée tout autant par les scientifiques « concurrents » que par l’examen du
respect des règles administratives ou par la pression continue des attentes
comme des craintes de l’opinion publique ou des politiques qui l’ont
commanditée.
Par exemple dans le domaine de la psychopathologie, les expertises Inserm
dans le champ de la santé mentale conduisant à repérer les symptômes du
« trouble des conduites » chez les enfants de moins de trois ans comme signes
prédictifs de la délinquance ont soulevé de nombreuses critiques. En premier,
des critiques éthiques et politiques sont apparues dans l’opinion publique, qui
refusait de voir les bébés comme des « délinquants en couches-culottes ».
Ensuite les professionnels eux-mêmes ont relevé les biais méthodologiques de
la procédure d’expertise, laquelle ne respectait pas les principes fondateurs des
expertises collectives : indépendance des experts et absence de conflits
d’intérêts. Les experts appartenaient tous au même paradigme théorique et ils
n’avaient retenu pour leur étude que les supports de publication des travaux de
recherche de leur communauté, éliminant les autres travaux de recherche. De
plus, leurs questions étaient formulées de telle manière que les réponses ne
pouvaient apparaître que telles que les experts les attendaient. Tout cela a
conduit dans l’expertise à des recommandations faisant l’éloge de leur propre
problématique et de leur méthodologie. Nous sommes ici à la limite du
« conflit d’intérêts » puisque ces recommandations invitaient les pouvoirs
publics à financer davantage les recherches de neurobiologie et de génétique
des comportements, incitaient à un remodelage des formations universitaires
en psychopathologie au profit des théories et des pratiques neurocognitives.
Pour problématique qu’elle ait pu apparaître d’un point de vue scientifique,
cette étude répondait parfaitement aux attentes de la communauté politique
p p p q
dont elle devenait la caution. Ses résultats apportaient de l’eau au moulin du
rapport sécuritaire du député Bénisti 12 qui l’avait précédée. Cette expertise
tendait aussi à devenir la caution scientifique d’une loi de prévention de la
délinquance en pleine préparation. Le ministre de l’Intérieur de l’époque ne s’y
est pas trompé en affirmant qu’il fallait s’appuyer sur ce rapport de l’Inserm
pour écrire le texte de sa loi, laquelle établissait un « carnet de comportement »
des enfants dès le plus jeune âge. La mobilisation de l’opinion publique, les
critiques des professionnels de terrain comme celles d’autres chercheurs, et le
soutien du ministre de la Santé avaient permis, au moins provisoirement,
l’abandon de cette mesure du « carnet de comportement ». Le CCNE, saisi par
le mouvement de « Pas de zéro de conduite », avait de son côté émis un avis
réservé sur cette expertise, soulignant en particulier les risques qu’elle pouvait
faire courir aux enfants par sa logique de stigmatisation, de discrimination,
d’exclusion. Les risques des prophéties autoréalisatrices 13 que certains discours
contiennent en matière de diagnostic psychiatrique sont bien connus 14. L’effet
Pygmalion ne concerne pas que les évaluations scolaires mais constitue une
sérieuse menace pour la morale collective lorsque la société se protège des plus
faibles, des exclus.
Si je mentionne à nouveau cet exemple, c’est en tant qu’il montre de
manière obscène la façon dont un pouvoir politique peut aujourd’hui
participer à l’exploitation du marché infini des risques. Dans une négociation
incessante avec les différents courants d’une communauté scientifique, le
pouvoir choisit parmi eux les cautions de ses choix politiques.
Le récent rapport remis le 17 novembre 2009 à Mme Nathalie Kosciusko-
Morizet par Mme Viviane Kovess-Masféty étendant au champ de « la santé
mentale positive » les approches multifactorielles de la néopsychiatrie me paraît
présenter quelques a priori idéologiques et épistémologiques exemplaires,
conduisant à des dispositifs et des modèles d’analyse stratégique des
« compétences émotionnelles, sociales et cognitives » du « capital humain »
contestés par une bonne partie de la communauté des « psys ». Nous voilà
désormais dans des projets politiques qui en instrumentalisant les savoirs
réalisent les fantasmes les plus fous des romans de science-fiction : 1984, Le
Meilleur des mondes, L’Homme qui voulait être coupable 15, etc.
L’épanouissement personnel, le bonheur est une affaire d’État…
Il est vrai que, dans la société du risque qui est la nôtre, il n’est pas rare,
comme le remarque Ulrich Beck, que l’on prépare des programmes politiques
en choisissant dans le cercle des conseillers les représentants d’une discipline
scientifique dont le savoir s’avère soluble dans lesdits programmes. Ulrich Beck
écrit : « Les sciences – y compris les sciences naturelles – se transforment en
magasins en libre-service pour des commanditaires financièrement solides et
demandeurs d’argumentations. La complexité et la prolifération des
découvertes scientifiques offrent aux acheteurs des opportunités de sélection à
l’intérieur des groupes d’experts et entre eux 16. »
Un exemple parmi d’autres. Le Monde du 27 mars 2010 révèle l’existence
d’un rapport rédigé par un groupe d’experts de l’OMS consacré à la recherche
sur les « maladies négligées », les maladies des pauvres – comme la leishmaniose
viscérale, la maladie du sommeil, et autres maladies parasitaires – par les grands
laboratoires pharmaceutiques, qui s’en désintéresseraient faute de pouvoir en
p q q p
tirer des profits suffisants. La très prestigieuse revue médicale britannique The
Lancet accusait même les lobbies pharmaceutiques de rançonner les pauvres du
monde pour accroître leurs profits industriels. On y apprenait également que la
Fédération internationale des fabricants de médicaments avait pu consulter en
primeur et de manière « confidentielle » ledit rapport accusateur. Ce qui laisse
planer un doute sur les liens de dépendance de certains experts avec les
laboratoires et leur possibilité d’influencer les politiques de santé publique. Et
l’article du Monde de se demander : « L’OMS a-t-elle été manipulée par les
grands laboratoires pharmaceutiques ? » Cette interdépendance des organismes
chargés de la politique de santé publique, de la recherche et de la formation des
praticiens, d’une part, et des industries de santé, d’autre part, ne fonctionne-t-
elle pas à tous les étages institutionnels avec pour partenaires supplémentaires
les idéologies des gouvernements politiques et leur volonté de diriger les
opinions publiques ? Telles ont été les questions posées tout au long de la
campagne de vaccination des populations contre le virus H1N1. Obscurément,
l’opinion publique s’est montrée méfiante et réservée à l’endroit d’une
campagne de vaccination que de nombreux spécialistes trouvaient pourtant
justifiée. Simple retour de bâton d’une opinion publique managée par la peur,
avec les campagnes de propagande sur les « schizophrènes dangereux » et les
« délinquants en couches-culottes », et rendue méfiante par la proximité
supposée du pouvoir avec les industries de santé. Les campagnes de santé
publique subissent, comme les marchés, des caprices inexplicables… des
citoyens dès lors qu’ils ont été transformés en actionnaires.
On pourrait rétorquer à mon analyse que les dérives sociales et politiques
d’un management des populations par la peur, dans nos « sociétés du risque »,
sont fort éloignées des pratiques médicales et de soin. De même que l’on ne
peut mettre sur le même plan les pratiques de dépistage et de contrôle de santé
et les phénomènes totalitaires des biopolitiques. Certes. Apparemment, on
pourrait légitimement le penser, mais sans pouvoir totalement convaincre. Du
moins faut-il préciser ce qui radicalement les distingue en tant qu’événements,
et ce qui les rapproche en tant que conception du monde moderne, fabriquée
par l’« essence de la technique », comme l’écrivait Heidegger.
La biopolitique moderne a toujours davantage tendu à identifier la vie et la
politique en plaçant la vie entière des individus et des populations dans un état
d’exception. Ce qui ne signifie pas, bien évidemment, que les pratiques de santé
de nos démocraties puissent de quelque manière être considérées comme des
pratiques nazies organisant l’extermination et admettant la barbarie. Bien au
contraire. Dans nos cultures s’imposent les garde-fous citoyens comme les
principes de consentement, d’éthique, de décision partagée et d’information
loyale et éclairée que je viens d’évoquer. Simplement, il y a un paradigme
biopolitique qui fait que la « médicalisation de l’existence 17 » a fondé depuis le
XVIIIe siècle un nouvel art de gouverner au risque de devenir « totalitaire » en
prescrivant aux individus et aux populations comment ils doivent se comporter
pour bien se porter, les invitant à une surveillance constante de leur existence.
Ce risque est d’autant plus grand que le médecin s’éloigne de l’artisanat de la
clinique pour s’inscrire toujours dans une chaîne de production de soins ou de
dépistage « à flux tendus », comme dit un expert actuel qui veut transformer
p g p q
l’hôpital en aéroport ! Le problème, c’est qu’aujourd’hui tous les textes
législatifs vont dans ce sens d’une industrialisation des pratiques de santé.
Je voudrais maintenant montrer comment ce concept du risque, et les
recompositions qu’il a pu produire sur les savoirs et les pratiques de santé, a pu
s’inscrire avec d’autant plus de facilité dans le sillon d’un management de la
peur par l’usage de la norme, que l’anomalie a été confondue avec le
pathologique.

1. Gérard Granel, Cours sur Gramsci, Boukharine et Bordiga (1973- 1974), op. cit.
2. Ulrich Beck, La Société du risque, op. cit., p. 43.
3. Giorgio Agamben, État d’exception. Homo sacer, Paris, Seuil, 2003, p. 29.
4. Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit.
5. Michel Foucault, Dits et écrits IV (1980-1988), Paris, Gallimard, 1994, p. 826.
6. Jean-Paul Caverni, Roland Gori (dir.), Le Consentement, droit nouveau du patient ou imposture ?,
Paris, In Press, 2006.
7. Cf. Giorgio Agamben, Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue (1995), Paris, Seuil, 1997.
8. Richard Sennett, Ce que sait la main. La culture de l’artisanat (2008), Paris, Albin Michel, 2010.
9. Roland Gori, Marie-José Del Volgo, « De la société de la norme à une conception managériale du
soin », Connexions, n° 91, 2009, p. 123-147.
10. Ulrich Beck, La Société du risque, op. cit., p. 42.
11. D’où la prolifération des services divers et variés de surveillance des individus et des populations
malgré la médiocrité de leurs résultats (cf. supra). De même, dans les hôpitaux, il existe aujourd’hui « une
véritable industrie de la protection contre les rayons X, de la protection contre les infections, des logiciels
dédiés, des procédures de prescriptions des médicaments, sans qu’aucune de ces mesures n’ait fait la
preuve de son efficacité. Elles ont, en revanche, un coût » (Laurent Sedel, Chirurgien au bord de la crise de
nerfs, Paris, Albin Michel, 2008, p. 255).
12. « Sur la prévention de la délinquance », rapport remis par Jacques-Alain Bénisti à Dominique de
Villepin, ministre de l’Intérieur, en octobre 2004, disponible sur http://cirdel.lyon.free.fr.
13. Cf. Pas de zéro de conduite pour les enfants de 3 ans !, op. cit. www. pasde0deconduite.org.
14. Erving Goffman, Stigmate (1963), Paris, Éditions de Minuit, 1975.
15. Henrik Stangerup, L’Homme qui voulait être coupable (1973), Paris, Payot, 1989.
16. Ulrich Beck, La Société du risque, op. cit., p. 383.
17. Roland Gori, Marie-José Del Volgo, La Santé totalitaire, op. cit.
1

La norme est polémique

La « traque » des risques n’a eu qu’à s’inscrire dans ce long processus de


civilisation qui fait de la « raison sanitaire » le guide normatif des conduites,
avec toujours davantage d’attention portée à cette « petite monnaie » de
l’anormalité que sont les figures éparses et multiples des anomalies. Anomalies
que la querelle des « experts » porte tout autant sur la scène du théâtre des
débats démocratiques que sur le champ de bataille des dispositifs de
standardisation et de correction tout aussi démocratiques, sans oublier le
marché commercial que les contradictions de l’expertise autorisent et qui
l’alimente en retour.
Comme l’écrit Michel Foucault, « la norme est porteuse […] d’une
prétention de pouvoir. La norme, ce n’est pas simplement, ce n’est même pas
un principe d’intelligibilité ; c’est un élément à partir duquel un certain
exercice du pouvoir se trouve fondé et légitimé. Concept polémique – dit M.
Canguilhem. Peut-être pourrait-on dire politique. En tout cas […] la norme
porte avec soi à la fois un principe de qualification et un principe de
correction. La norme n’a pas pour fonction d’exclure, de rejeter. Elle est au
contraire toujours liée à une technique positive d’intervention et de
transformation, à une sorte de projet normatif 1 ».
Cette citation de Michel Foucault, extraite de son cours au Collège de
France – Les Anormaux – donné en 1975, met d’entrée de jeu l’accent sur les
caractères à la fois polémique et politique du terme de « norme ». « Polémique »
dans le sens où, à la suite de Canguilhem, Foucault met en évidence le
caractère équivoque de ce terme. Précisons.
Le terme de norme désigne ce qui a une grande fréquence, est conforme à la
moyenne, a une valeur quantitative déduite d’une description scientifique de la
réalité, repérage des régularités fonctionnelles produites par des corrélations de
phénomènes.
Mais le terme de norme désigne aussi ce qui prescrit un modèle de conduite,
une manière idéale de se comporter ou de régler une affaire conformément à
des jugements de valeur établissant une partition entre ce qui est licite et ce qui
est malsain, entre ce qui est bien et ce qui est mal.
Dans le premier sens, la norme désigne un fait d’exactitude déduit d’une
procédure scientifique déterminant un régime particulier de vérité, le plus
souvent probabiliste, mais toujours quantitatif et objectif. Par exemple, le
terme est employé dans ce sens pour désigner ce que l’on qualifie parfois un
peu abusivement de lois de la nature lorsqu’elles rendent compte de
l’apparition de phénomènes attendus et scientifiquement déterminés. En ce
sens, il est « normal » que l’eau bouille à 100 °C ou qu’un corps terrestre tombe
à la vitesse v = ½ gt2. La norme ici est la vérité des faits.
Dans un deuxième sens, la norme qualifie par un jugement de valeur un état
psychologique ou social conforme à un idéal fixé par des modèles sociaux, des
règles ou des coutumes communautaires, ou encore par des exigences éthiques
propres à un sujet. Il est normal que l’on apprécie les femmes belles,
intelligentes et de compagnie agréable. C’est à la fois un jugement esthétique,
social et psychologique. Il est normal que, par empathie et compassion, les
individus portent secours aux personnes les plus vulnérables, les enfants, les
malades, les vieillards et les fous. Dans ce sens les normes sociales révèlent la
substance éthique de la société au sein de laquelle se fabriquent des idéaux et se
mettent en acte des pratiques sociales et institutionnelles. L’idéal normatif se
distingue ici de la loi en tant qu’il n’a pas un caractère d’obligation, qu’il
n’établit pas un partage entre ce qui est permis et ce qui est défendu. Il s’agit
dans ce cas-là d’appréciation plus que d’impératif, même si l’impératif se profile
plus ou moins insidieusement à l’horizon du normatif. Dans ce sens-là, le
terme de norme prend une signification qualitative participant à une
construction des sensibilités psychologiques et sociales. Dans son sens moral et
imagé, la conduite normale sera une conduite droite et juste. La norme
concerne alors le domaine de la pratique morale et du droit, elle résulte d’une
construction sociale et historique.
Chacun de ces deux sens constitue à la fois l’opérateur d’un régime de
production de la vérité. Lorsque la « norme » a un sens quantitatif de
fréquence, de moyenne d’un phénomène décrit scientifiquement, le vrai se
confond avec l’exact. Lorsque la norme a un sens essentiellement qualitatif de
modèle, de règle, d’appréciation qualifiante, c’est-à-dire « normative », le vrai
se rapproche du bien ou du beau. Ces deux sens se déduisent de l’étymologie
même du mot « norme », qui signifie « équerre ». Est normal ce qui tombe
droit, perpendiculaire, en ne penchant ni à gauche ni à droite.
Donc il convient d’emblée de souligner l’équivoque de ce terme de
« norme ». La confusion de ces deux sens principaux comporte des
conséquences épistémologiques et sociales considérables, tant dans la
discussion philosophique que dans l’usage des concepts médicaux dictant les
pratiques de santé comme leur normalisation. C’est le Dictionnaire de
philosophie de Lalande 2 qui remarque cette fréquence de confusion des deux
sens du terme de « norme » dans les discussions philosophiques comme dans la
langue médicale, la tendance à les rabattre l’un sur l’autre en fonction des
besoins de la démonstration et de l’opportunité des arguments.
Cette confusion des deux sens du mot « norme » dans la langue médicale se
révèle d’autant plus importante que ce terme s’est imposé toujours plus dans
notre culture, au point qu’il est depuis quelques années d’un usage courant.
Car il convient de remarquer que l’apparition de ce terme de « normal » au
sens de « régulier » ne date que du XVe siècle et que ce n’est qu’à la fin du XVIIIe
siècle qu’il apparaît dans des décrets pour désigner les écoles qui forment des
professeurs : les écoles normales. C’est d’ailleurs à partir de cette époque et plus
encore tout au long du XIXe siècle que l’extension linguistique du terme atteint le
langage désignant les savoirs, les pratiques et les institutions sanitaires, sociales
g g g p q
et éducatives. Au point que Michel Foucault peut écrire qu’à la fin du XVIIIe
siècle « la France normalisait ses canons et ses professeurs, l’Allemagne
normalisait ses médecins 3 ». Je serais tenté de conclure que l’extension
linguistique des termes de « norme » et de « normal » correspond à une extension
sociale des dispositifs de normalisation conformes aux exigences de rationalisation
sans cesse accrues de la civilisation capitaliste et de son machinisme industriel.
L’emploi du mot s’étend avec l’amplification de la chose. Avec
l’accroissement des dispositifs de fabrication des normes, au point qu’à l’heure
actuelle le mot lui-même tend à devenir un concept de civilisation permettant
de calibrer les comportements comme les tomates… et qu’à devoir suivre ce
« calibrage » des uns comme des autres nous allons bientôt perdre le goût de
l’un et de l’autre pour n’en saisir que les formes standardisées.
Comment ne pas penser à 1984 et à son auteur, Orwell, remarquant avec
finesse : « Ce qui fait que les gens de mon espèce comprennent mieux la
situation que les prétendus experts, ce n’est pas le talent de prédire des
événements spécifiques, mais bien la capacité de saisir dans quelle sorte de
monde nous vivons 4 » ?

1. Michel Foucault, Les Anormaux, op. cit., p. 46.


2. André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie (1926), Paris, PUF, 1993.
3. Michel Foucault, Dits et écrits III (1976-1979), Paris, Gallimard, 1994, p. 213.
4. Simon Leys, Orwell ou l’horreur de la politique (1984), Paris, Plon, 2006, p. 11.
2

Le biopouvoir : normaliser au nom de la science

Dès à présent, notons que c’est par un échange de bons procédés,


essentiellement métaphoriques, qu’on en vient à confondre ces deux sens,
quantitatif et qualitatif, factuel et moral, du terme de « norme », et que cela
n’est pas sans conséquences tant dans la construction scientifique des savoirs
que dans les pratiques sociales qu’elle accompagne. C’est un point essentiel
pour comprendre comment la médecine, la psychiatrie et la psychologie, au-
delà de leurs savoirs scientifiques et de leurs pratiques professionnelles
spécifiques, ont pu en tant que pratiques sociales participer au gouvernement
des conduites des individus et des populations. Il y a une historicité des savoirs
du fait même que leur connaissance appartient de pied en cap, dans leur nature
et leur fonction, à une société donnée, ontologiquement marquée dans toutes
ses activités par la même philosophie, même si ces savoirs en se transformant
en sciences se trouvent soumis à des exigences épistémologiques d’un autre
ordre. Mais ce serait une grave illusion idéaliste que de croire qu’une fois
épurés par l’alchimie de l’ascèse scientifique ces « savoirs » n’imprègnent pas les
activités concrètes de la science en action. Cette confusion de la norme comme
fait scientifique avec la norme comme jugement éthique a permis aux pratiques
de santé de « se faire les instruments d’un pouvoir qui traite l’homme en
instrument », pour reprendre la phrase de Canguilhem à propos de la
psychologie.
En ce sens, le concept de « norme » n’est plus seulement « polémique », il est
aussi, comme le remarque Michel Foucault, « politique ».
Il n’y a pas de science de la santé qui puisse justifier les normes dont se
prévalent les pratiques. La santé n’est pas un concept scientifique, c’est un
concept vulgaire, trivial, commun, à la portée de tous, comme le rappelle
encore Canguilhem écrivant : « La santé n’est pas seulement la vie dans le
silence des organes, c’est aussi la vie dans la discrétion des rapports sociaux 1. »
À oublier ce principe autant épistémologique que politique, le savoir médical et
les pratiques de santé réalisent un gommage anthropologique du vivant au nom
d’exigences comptables prétendument objectives et d’idéologies scientifiques.
Dans ce désaveu tout autant du sens existentiel de la maladie que de ses valeurs
socio-politiques, les dispositifs de santé risqueraient de révéler, bien malgré eux,
que pour la logique des faits il n’y a aucun représentant possible qui ne soit
immergé dans un monde de valeurs éthiques et de pouvoir politique. Comme
l’écrit encore Canguilhem, « la quantité c’est la qualité niée, mais non la qualité
supprimée 2 ».
La modification constante des normes biologiques expose des populations
entières aux diagnostics de morbidité et de prévention. Déterminer une norme
pour l’hypertension artérielle ou la densité osseuse ne se réduit pas à un acte
biologique, cela constitue aussi une décision qui a des conséquences sociales,
économiques, en un mot anthropologiques. Pour exemple, lorsqu’en 1974 la
Ligue allemande de lutte contre l’hypertension artérielle abaisse la norme
de 16/10 à 14/9, elle fait tripler en un seul jour le nombre de malades à soigner
ou à suivre. L’OMS a contribué à l’élargissement du tableau clinique de
l’ostéoporose en fixant depuis les années 1990 des critères de normalité de la
densité osseuse tels que le nombre de patients vulnérables ne pouvait que
s’accroître et nécessiter de plus en plus de traitements préventifs. L’ostéoporose
est-elle une maladie ? Sans nul doute. Mais encore convient-il de préciser
qu’après 70 ans chaque individu a perdu un tiers de sa substance osseuse et un
tiers de sa masse musculaire. On imagine sans peine les enjeux commerciaux de
la définition des normes dans ce cas, comme dans celui des seuils de normalité
des lipides sanguins ou encore des marqueurs plus ou moins sensibles du
diabète. On constate aujourd’hui qu’un nouveau débat est ouvert sur le
dépistage du cancer de la prostate par le dosage du PSA 3 (antigène spécifique
de la prostate) circulant dans le sang sous forme libre ou liée à une protéine.
Accompagné d’un toucher rectal, ce dosage s’est avéré un outil de surveillance
intéressant pour le suivi individuel d’hommes de 50 à 75 ans. Mais en termes
de santé publique, donc de populations, la sensibilité de ce test, par les biopsies
qu’il favorise, les angoisses qu’il mobilise, les interventions chirurgicales qu’il
entraîne avec leurs effets indésirables, inconfortables et parfois mutilants, pose
question. Et ce d’autant plus qu’il convient de distinguer le risque
« cliniquement significatif » d’un cancer de la prostate susceptible de se
développer de manière agressive avec des métastases, d’une part, des cancers de
la prostate relativement communs au fur et à mesure du vieillissement, d’autre
part. À ces questions scientifiques du ressort des seuls spécialistes s’ajoutent
bien évidemment les questions économiques (coût pour la Sécurité sociale) et
culturelles (transformation des métiers et prévalence du modèle
épidémiologique en médecine).
Prenons également pour exemple la définition que l’OMS donne en 1947 de
la santé, « état de complet bien-être physique, mental et social, qui ne consiste
pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ». Nous constatons
d’une part que cette définition provient des aspirations culturelles de l’époque,
celle de la Libération, et d’autre part que nos conduites et nos comportements
tendent toujours davantage à être placés du début à la fin de la vie sous le
magistère médical depuis le XVIIIe siècle. À ce titre, c’est un pas supplémentaire
accompli dans la rationalisation de nos existences propres au capitalisme qui
explique cet élargissement considérable du périmètre de la santé.
Cette rationalisation des conduites, mise en évidence par Max Weber, dans notre
civilisation capitaliste prend toujours davantage la forme d’une médicalisation de
l’existence. C’est bien en ce sens que les normalisations sociales autorisées par
les pratiques de santé actuelles révèlent que la notion de « norme » n’est pas
seulement « polémique » (avec Canguilhem), mais aussi « politique » (avec
Foucault). L’industrialisation s’accroît tout au long du XIXe siècle, accélère
l’urbanisation et place l’hygiène publique au centre des préoccupations
p yg p q p p
médicales, véritable clinique du social 4 qui invite toujours davantage les
médecins à prendre part à la politique de la cité.
Comme le remarque Gérard Jorland 5, à partir du XIXe siècle, l’hygiène
publique n’est pas seulement une discipline médicale, elle constitue une
épistémè 6, un savoir qui met en connexion la médecine, la pharmacie, la
chimie, la médecine vétérinaire, le génie civil et militaire, l’administration
publique, les statistiques et l’économie politique. Les différents conseils de
salubrité, mis en place à ce moment-là, tendent à étendre leurs compétences à
tout ce qui concerne l’homme, de sa conception à son inhumation, de sa
manière de vivre à celle de mourir. Comme le remarque encore Gérard Jorland,
à partir de Jean-Noël Hallé, le sujet de cette épistémè est tout autant l’individu
que le social. Le paradigme de l’hygiène ne fait pas seulement de la médecine
l’art de retrouver la santé, mais aussi celui de la conserver en évitant de tomber
malade, étend ses territoires de compétence à l’hygiène privée et à l’hygiène
publique, dans les espaces privés autant que dans les espaces publics.
C’est encore de cette épistémè-là que nous sommes les descendants.
Aujourd’hui l’épidémiologie constitue la conscience statistique privilégiée des
spécialités médicales. C’est dans les recherches statistiques des travaux
d’hygiène du XIXe siècle à partir des tableaux de morbidité et mortalité que l’on
doit retrouver cette manière de penser les pathologies : rejeter tout ce qui relève
de l’idiosyncrasie des sujets, les dépouiller de leur environnement concret et
historique, de leurs caractères singuliers et irréductibles pour, par exemple, ne
laisser apparaître que des variables isolées, comme celles de la pauvreté ou de
l’insalubrité ou des maladies nosocomiales. Le sujet de la pathologie devient
toujours plus abstrait, mathématisé et dépouillé des idiolectes et des
événements de son existence concrète, réduit au facteur de morbidité qui le
définit comme un segment de la population sur lequel l’hygiéniste travaille.
Ces préoccupations sanitaires construisent une conscience collective des
conditions sociales d’existence qui rencontre tôt ou tard le politique et son
administration des populations. Ce qui a conduit, comme le remarque encore
Gérard Jorland, les médecins hygiénistes à se faire élire au Parlement afin de
faire voter les législations sanitaires et de participer, pour un certain nombre
d’entre eux, au progrès social.
Mais cette épistémè a un prix. Celui de devoir « piloter » toujours plus les
populations dans les moindres replis de leurs existences au nom de l’hygiène
privée et de la santé publique. La médicalisation de l’existence voit s’ouvrir un
peu plus encore l’empire des « sociétés de contrôle » social dont les fondements
sont établis selon Michel Foucault à partir du XVIIIe siècle, de la crise éthique
de la modernité, de l’effacement des grands récits religieux et des grands
messages de la transcendance. Crise éthique qui conduit le pouvoir à
convoquer la médecine et les sciences du vivant pour définir de nouvelles
normes de vie conformes au contrôle social des populations. La santé devient
l’objet d’une véritable attention politique, incitant à la surveillance et à la
rationalisation des corps comme du temps des populations. L’État invite
toujours plus la médecine et les médecins à participer à ces nouvelles
technologies de pouvoir qui visent au gouvernement des conduites individuelles
et collectives.
Dans cette « médicalisation de l’existence 7 », la psychologisation du social
n’a constitué qu’une annexe, une résidence secondaire de cette « biopolitique »
et de ce « biopouvoir ». La médecine, la psychiatrie et la psychologie
contribuent, au nom de la santé publique transformée en véritable salut
religieux, à nous dire comment il faut nous comporter dans tous les aspects de
notre vie quotidienne pour bien nous porter.
Répétons-le encore et encore, nous ne croyons plus qu’une morale puisse
être fondée sur une religion, nous ne voulons pas d’un système de lois qui
interviennent dans notre vie privée, personnelle et intime, nous ne croyons
plus à la moralité des grands systèmes politiques. Dès lors, nous n’arrivons pas
à trouver d’autres morales que celles qui se fondent sur des connaissances
prétendument scientifiques. Au risque de l’ignorance que véhicule le
« scientisme », car l’ignorance n’est rien d’autre parfois que cette illusion d’un
savoir qui réduit la complexité du vivant à la simplification des résultats
nécessairement partiels et locaux des laboratoires.
L’espoir de trouver dans la science le guide moral de nos conduites s’avère
tout à la fois vain, naïf et dangereux. Il repose essentiellement sur cette
confusion de la norme prise comme fait objectif et de la norme conçue comme
valeur. La médicalisation progressive de notre existence nous apporte un
exemple saisissant de la manière dont notre culture moderne tente de résoudre
cette grave crise éthique en s’appuyant sur cette confusion afin d’administrer
scientifiquement et techniquement le vivant.
Cette médicalisation de l’existence s’est accrue sans cesse depuis le XVIIIe siècle.
Elle s’est dotée tout au long du XIXe siècle des savoirs, des discours et des
institutions chargés de définir et de gérer de manière toujours plus serrée,
précise, dense, technique et administrative les anomalies du vivant. Et de
manière schématique, on peut dire que ce rêve, ce cauchemar des idéologies du
XIXe siècle prônant un programme d’administration scientifique et rationnel du
vivant, le XXe siècle a commencé à le mettre en œuvre massivement jusqu’à faire
apparaître le spectre d’une « santé totalitaire 8 ». L’extension infinie du domaine
de la santé, « colonisant » les régions naguère attribuées à la morale, à la
religion, à l’éducation, au social et au politique, a accompagné le passage des
sociétés fondées sur la loi souveraine à des sociétés fondées sur la norme.
La révolution épistémologique accomplie par une médecine devenue
expérimentale et scientifique, qui a su bénéficier des fabuleuses prouesses des
techniques et des sciences affines comme, plus récemment, de l’industrie, a fait
le reste. À l’aube du XXIe siècle, le projet hyper-rationaliste d’organiser
scientifiquement l’humanité et de fabriquer le vivant dont Ernest Renan
voulait faire la nouvelle religion, « religion de la science », pourrait être en passe
de s’accomplir : « La science qui gouvernera le monde, ce ne sera plus la
politique. […] organiser scientifiquement l’humanité, tel est donc le dernier mot
de la science moderne, telle est son audacieuse mais légitime prétention. […]
L’œuvre universelle de ce qui vit étant de faire Dieu parfait […]. Il est
indubitable que la raison, qui n’a eu jusqu’ici aucune part à cette œuvre,
laquelle s’est opérée aveuglément et par la sourde tendance de ce qui est, la
raison, dis-je, prendra un jour en main l’intendance de cette grande œuvre et,
après avoir organisé l’humanité, organisera Dieu 9. »
C’est dans un rapport constant avec les politiques épistémologiques et
sociales définissant le champ du médical que les sujets doivent négocier les
formes expressives de leurs souffrances comme les diagnostics et les traitements
des experts qui les prennent en charge. Cette construction du domaine de la
maladie, du handicap et de la déviance circonscrit le « pathologique » comme
un fait à géométrie variable arpenté et défini à la fois par les sciences, les
techniques, le social, le psychologique, le politique et l’économique. Et plus on
s’éloigne de l’évidence biologique des anomalies, plus les pratiques du soin
demeurent dépendantes des idéologies qui les favorisent et les régulent, comme
de la « niche écologique » des cultures d’où elles émergent. Dans ce sens, j’ai
l’habitude de dire que les diagnostics et les traitements sont des « réalités
transactionnelles » et qu’ils ne reposent sur aucune évidence naturelle.
Si la médecine a pu construire la figure anthropologique d’un homme
biomédical en ouvrant une médicalisation illimitée des problèmes sociaux,
politiques et psychologiques, elle n’a pu véritablement se transformer en
« biopouvoir » qu’en s’inscrivant dans le développement d’une économie
particulière, celle du capitalisme. Les pratiques médicales n’ont sans cesse accru
le contrôle social et l’organisation rationnelle du corps et du temps des
individus que pour mieux augmenter la productivité économique et les
conditions d’existence qui lui sont corrélées. Cette culture moderne a inventé
de nouveaux dispositifs de normalisation des conduites et de gouvernement des
comportements. Un nouveau style anthropologique s’installe qui est autant une
fabrique du corps qu’une matrice du sujet éthique. Définir la « qualité de vie »
d’un humain n’est pas seulement affaire médicale, c’est aussi affirmation de
principes moraux.
Aujourd’hui l’homme « en forme » se révèle d’abord comme un « homme
formel », c’est-à-dire un homme dont on a cadré, régulé, défini, structuré de
manière serrée, précise, fine les structures formelles de ses conditions
d’existence, en particulier les manières d’utiliser son corps et son temps au point
qu’il se trouve convié à une surveillance médicalisée-médicalisante permanente.
La pratique de plus en plus répandue d’autotests de diagnostic de la
dépression, du diabète, de l’hypertension artérielle, du VIH, de certaines
anomalies génétiques, etc., participe de cette surveillance sociale médicalisée de
soi-même, de son corps conçu comme un capital, un patrimoine dont on épie
les anomalies et dont on pilote la conduite. À quand des appareils IRM
portatifs qui signaleraient aux individus les mouvements suspects de leur
organisme ? À quand des profils génétiques dont chacun disposerait en
permanence pour piloter son existence ? Par l’exploration sociale et
commerciale des hypocondries individuelles, on incite les sujets politiques et
les populations à s’autocontrôler et à adhérer à des dispositifs de surveillance
qui prédisposent à la servitude volontaire.
Dans son Histoire des pratiques de santé, Georges Vigarello écrit : « Le
pilotage que chacun peut exercer sur lui-même est facilité par la révolution de
l’épidémiologie [et, on pourrait ajouter, par la médecine prédictive] : le
privilège donné aux facteurs de risque et surtout à leur possible profil
individuel. » Et plus loin il ajoute : « C’est à épier les facteurs de risque que
s’oriente le régime de vie : adapter le comportement aux menaces individuelles
et chiffrées. » Et encore : « Pour la première fois, une “médecine prédictive”
p p
fondée sur le “dépistage prénatal et préclinique” devrait désigner le profil
sanitaire d’un individu, ses risques, ses maladies à venir 10. » En théorie, cela
devrait permettre à chaque individu d’organiser la niche écologique de son
existence en fonction de son capital génétique et de son patrimoine
biomédical. L’individu néolibéral qui prétend, aux dires de Foucault, devenir
« l’entrepreneur de lui-même », cet individu prétendument libre, autonome et
responsable pourrait se voir doté d’indicateurs supplémentaires offerts par la
génétique et aptes à faire fructifier son existence comme un capital. On
pourrait ainsi rêver ou cauchemarder des annonces matrimoniales fondées non
plus sur les affinités électives des sujets mais sur leurs affinités génétiques, des
candidatures d’embauche établies sur des profils génétiques. Mais ce sujet-
entrepreneur de lui-même sera d’autant plus voué à l’extrême solitude que le
dialogue de la clinique sera en médecine porté au second plan.
Dans une véritable « société de surveillance réciproque », les possibilités
qu’offrent aujourd’hui la technique et la logistique s’avèrent tout aussi
prometteuses qu’inquiétantes.
Dans Le Quotidien du médecin du 14 mai 2007, Stéphanie
Hasendahl 11 mentionne des extraits du rapport du Bureau international du
travail (BIT) intitulé « L’égalité au travail : relever les défis 12 », mettant en
garde contre une nouvelle forme de discrimination, celle des tests génétiques à
l’embauche. Une prise de décision d’embauche fondée sur la probabilité de la
prédisposition d’un individu « à développer une maladie plutôt que sur sa
capacité avérée à faire son travail est discriminatoire ». Quelques exemples de ce
type de discrimination sont rapportés. En 2001, la commission américaine
pour l’égalité des chances en matière d’emploi a révélé qu’une entreprise de
chemins de fer américaine a secrètement soumis ses employés à des tests
clandestins de recherche d’un marqueur génétique lié au syndrome du canal
carpien. En 2000, le gouvernement chinois avait refusé l’embauche de trois
hommes sous prétexte que leurs parents étaient atteints de schizophrénie ; ils
ont obtenu un dédommagement du tribunal de leur ville. Notons qu’en
France, en Suède, en Finlande et au Danemark, les discriminations génétiques
sont prohibées. Et aux États-Unis, la loi contre la discrimination génétique,
interdisant l’usage inapproprié de données génétiques dans les domaines de
l’assurance santé et de l’emploi, a été votée par la Chambre des représentants
le 25 avril 2007, mais elle n’avait toujours pas, six mois plus tard, été
approuvée par le Sénat. Manuela Tomei, auteur du rapport du BIT, précise que
« le débat reste ouvert pour savoir s’il existe des raisons objectives pour exclure
ou traiter moins favorablement un individu en raison de ses gènes ». Cette
chosification de l’humain n’est pas seulement sociale, elle est aussi psychologique
car elle induit une posture, une attitude du sujet envers lui-même, une attitude
objectivante qui le conduit à se considérer comme une micro-entreprise en
concurrence avec les autres, ouverte sur le marché de l’existence.
Ce risque d’une réification du sujet au sens de Georg Lukács et de l’école de
Francfort constitue un danger ontologique et anthropologique majeur. Comme
Axel Honneth 13 l’a développé, les pratiques actuelles de rencontres par
Internet encouragent les sujets à « adopter des attitudes d’autoréification »
comparables aux habitus mis en œuvre dans les entretiens d’embauche. La
forme d’une prise de contact standardisée dans laquelle on se présente selon
p q p
une « typification » procède d’une authentique réification conduisant à éviter la
rencontre pour s’ajuster aux lois sociales du marché des conduites. De telles
pratiques développent une ignorance du besoin de reconnaissance sociale
inhérent à l’imprévu de la rencontre pour se transformer en un « procédé qui
conduit à une forme de rapport à soi dans lequel les désirs et les buts ne sont
plus articulés à la lumière de ce qu’apporte une rencontre personnelle : ils ne
sont plus évalués et mis sur le marché qu’au regard des critères du traitement
accéléré de l’information 14 ».
Or les marqueurs, en particulier biologiques, constituent des signatures
spécifiques permettant de suivre à la trace le parcours d’un individu, de sa
conception à sa mise en terre. Et au nom du dépistage on engrange un nombre
considérable de données, dont certaines s’avèrent essentielles pour les
consultants (les marqueurs de la trisomie 21 dans le dépistage anténatal par
exemple), d’autres plus discutées (comme certains marqueurs des risques
d’accouchement prématuré dans le même domaine), d’autres encore
terriblement prédictives puisque annonçant un risque ou une maladie pour
laquelle il n’existe pas de traitement (telles les mutations génétiques de la
maladie de Huntington). Mais dans tous les cas l’abondance des données
rassemblées paraît disproportionnée parfois par rapport aux services que leur
collecte rend au patient eu égard aux angoisses qu’elle mobilise, au marché
industriel qu’elle ouvre, et au quadrillage sécuritaire auquel elle risque de
participer. Et ce d’autant plus que le périmètre de l’anomalie s’agrandit
toujours davantage.

1. Georges Canguilhem, Écrits sur la médecine, Paris, Seuil, 2002, p. 62.


2. Georges Canguilhem, « Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique »
(1943) suivi des « Nouvelles réflexions concernant le normal et le pathologique » (1963-1966), in Le
Normal et le pathologique, Paris, PUF, 1979, p. 66.
3. www.labtestsonline.fr/PSA.html.
4. Gérard Jorland, Une société à soigner. Hygiène et salubrité publiques en France au XIXe siècle,
Gallimard, 2010.
5. Ibid.
6. Cette expression désigne chez Michel Foucault les a priori historiques d’une culture sans lesquels les
sciences et les connaissances ne peuvent à une époque donnée se constituer. C’est un champ de savoir
rendant possible à une époque donnée et dans une société donnée les connaissances et les sciences d’un
certain type (cf. Barbara Cassin (dir.), Vocabulaire européen des philosophes, Paris, Seuil, 2004). Je
rapprocherai implicitement ce concept de Foucault du concept de « culture générale » de Gramsci
entendu comme cette culture qui « en général », à une époque donnée, produit des conceptions du
monde implicites qui favorisent la soumission sociale. Cette « culture générale », sorte de philosophie
naïve, présente à tout instant et pour tout un chacun, provient de la nécessité de penser les problèmes
déterminés par la réalité historique, les exigences de l’actualité et les contradictions des discours qui en
rendent compte. Cette « culture générale » colle à la peau de toutes les conceptions du monde que les
sujets sociaux se font, qu’ils les expriment ou pas. Cette « culture générale », comparée par Gramsci à un
« folklore », est un véritable dispositif présent dans le langage qui permet l’hégémonie culturelle et
idéologique d’une classe sociale.
7. Roland Gori, Marie-José Del Volgo, La Santé totalitaire, op. cit.
8. Ibid.
9. Ernest Renan, L’Avenir de la science (1890), Paris, Flammarion, 1995, p. 106.
10. Georges Vigarello, Histoire des pratiques de santé. Le sain et le malsain depuis le Moyen Âge (1993),
Paris, Seuil, 1999, p. 300-301.
11. Stéphanie Hasendahl, « Discriminations au travail : la tentation des tests génétiques », Le
Quotidien du médecin, n° 8165, 2007, p. 12.
12. Le rapport « Equality at work : tackling the challenges » est disponible à l’adresse suivante :
www.ilo.org/declaration.
13. Axel Honneth, La Réification, op. cit.
14. Ibid., p. 121.
3

Norme, anomalie et pathologie

Plus que jamais aujourd’hui, le concept de « norme » s’avère « polémique »


(Canguilhem), politique et éthique. Les expertises de plus en plus précoces et
féroces des comportements 1 ne sont qu’un des symptômes de cette pathologie
de la raison moderne qui s’autodétruit pour satisfaire des intérêts économiques
et politiques des plus douteux.
Par exemple, grâce à une « clinique des sujets fragiles 2 » on accroît le
nombre virtuel de consommateurs de psychotropes pour le plus grand profit
des laboratoires pharmaceutiques, mais sans que pour autant de telles pratiques
puissent se trouver scientifiquement et éthiquement validées. Certaines études
récentes 3 ont émis des doutes sur l’efficacité des antidépresseurs dans certaines
formes de dépression, dont on proclame à l’envi qu’elle serait devenue une
épidémie, un fléau national 4. À cette occasion d’ailleurs on a rappelé une
nouvelle fois, d’une part, que les experts étaient fortement liés à l’industrie
pharmaceutique 5 et, d’autre part, qu’une clinique nosologique plus fine des
formes différentielles de dépression aurait pu atténuer les résultats
catastrophiques de cette expertise contestant l’efficacité de la prise en charge
chimiothérapeutique. Ce qui est sûr, par contre, c’est que la « seconde jeunesse
du Prozac 6 », prescrit aux enfants et aux adolescents, alerte les autorités
sanitaires suite à l’augmentation des suicides et des comportements agressifs
des jeunes patients auxquels on avait généreusement prescrit des
antidépresseurs, sans compter les risques de troubles de la croissance et de la
maturation sexuelle mis en évidence par des études françaises de toxicité
animale. Ce qui n’a pas empêché l’Agence européenne du médicament
d’émettre en 2006 un avis favorable à la prescription du Prozac aux enfants et
aux adolescents dépressifs 7.
De même, ne nous étonnons pas si le démantèlement de la psychiatrie
traditionnelle par la notion extrêmement flexible de « troubles du
comportement » des DSM conduit à multiplier par quatre le nombre d’entités
psychopathologiques entre 1952 (une centaine) et 1994 (392) ou encore à
multiplier par sept le nombre de diagnostics de dépression entre 1979 et 1996.
Cette technologie de pouvoir que constitue la nouvelle politique de santé
mentale, en participant à une expertise généralisée des comportements
anomaliques, transforme la psychiatrie en simple gestion sociale et en
maintenance administrative des populations à risque dont le profil différentiel
s’établit toujours davantage sur la base de critères neurogénétiques aux dépens
du pathos de la souffrance psychique et sociale. C’est ce que j’appelle la traque
des dys, dysfonctionnants de toutes sortes : dyslexiques, dysorthographiques,
dyscalculiques, dysphoriques, dysthymiques, dysérectiles, etc. Les « dys » ont
remplacé les malades, les troubles ont remplacé les symptômes, ce qui constitue
un changement de perspective essentiel quant aux critères de partage du
normal et du pathologique.
Ce glissement d’apparence « technique » entre les « troubles » et les
« symptômes » s’avère lourd de conséquences, autant épistémologiques que
politiques. Et ce glissement se déduit justement de cette confusion imméritée
de l’anomalie et du pathologique, du sens statistique de la norme et de son sens
normatif. Là est la question essentielle des rapports entre l’anormal, l’anomal et le
pathologique.
Comme le montre Canguilhem 8 dès 1943 dans Le Normal et le
Pathologique, la confusion entre l’anomalie et le pathologique est loin d’être
innocente tant sur le plan épistémologique que politique. L’anomalie, en toute
rigueur sémantique, désigne un fait bizarre, c’est un terme descriptif pour
rendre compte d’un phénomène insolite, inaccoutumé, irrégulier, une variation
individuelle. C’est « un concept purement empirique ou descriptif, elle
[l’anomalie] est un écart statistique 9 ». Toute anomalie n’est pas anormale ou
pathologique et Canguilhem donne les exemples du pied-bot, du bec-de-lièvre
ou du situs inversus, voire de l’hémophilie dans certaines conditions ou encore
parfois des mutations génétiques favorisant la diversification d’une espèce.
« Anomalie » vient du grec anomalia qui signifie « inégalité », « aspérité »,
« rugueux », « irrégulier », « inégal », au sens qu’on donne à ces mots en parlant
d’un terrain. Or une confusion étymologique a conduit parfois à l’erreur qui
consiste à faire dériver « anomalie » de nomos qui signifie « loi ». Façon de
transformer l’anormal en hors-la-loi…
Nous voyons l’importance en médecine et en psychiatrie de cette confusion entre
l’anomalie, l’anormalité et l’illégalité, sa portée anthropologique et ses
conséquences tout autant épistémologiques que politiques. On glisse
progressivement de l’anomalie à l’anormalité et de l’anormalité à l’illégalité.
D’ores et déjà, nous pouvons remarquer avec Canguilhem que la saisie de
l’anomalie dans le champ des pratiques de santé ne se réalise presque toujours
qu’en tant que concept empirique pris dans un cadre normatif qui fait
apparaître l’anomalie comme une pathologie en puissance. L’anomalie n’est plus
un fait anatomiquement décrit, une variation individuelle définie par un écart
statistique, mais elle devient le signe d’une différence normative suspecte, à
même de contrarier le bon fonctionnement organique ou comportemental.
Car il n’y a pas en soi et a priori de différence ontologique entre une forme
vivante réussie et une forme vivante manquée. Telle est d’ailleurs l’affirmation
de Georges Canguilhem dans sa préface à la deuxième édition du Normal et le
Pathologique 10. C’est-à-dire qu’à son insu le physiologiste le plus positiviste
qu’il se puisse être se doit d’introduire un jugement de valeur par rapport à une
norme lorsqu’il veut distinguer le normal du pathologique pour pouvoir rendre
compte d’un phénomène physiologique. La quantification des faits
biologiques, la mesure de leurs indices et de leurs marqueurs, pour importants
et valides qu’ils puissent être, ne restituent pas l’originalité du pathologique du
point de vue du vivant. Le pathologique apparaît par rapport au normal moins
comme une différence de degré de ses paramètres que comme « une autre
allure de la vie ». C’est l’enseignement sans cesse réaffirmé de Canguilhem :
g g
« L’état pathologique n’est pas un simple prolongement, quantitativement varié
de l’état physiologique, […] il est bien autre 11. »
C’est du neurologue Goldstein que Canguilhem retient cette leçon : la
maladie aussi semble créer ses propres normes. Elle n’est pas seulement pertes
et déficits, elle est aussi création de nouvelles conduites, elle est création de
nouvelles normes produites par la créativité du vivant. En ce sens, dit
Canguilhem, et a contrario de la psychiatrie actuelle, il n’y a jamais de
« pathologie objective ». Il n’y a jamais de « pathologie objective » parce qu’il
n’y a que des pathologies « objectivées », prises dans l’appel du malade et
insérées dans des contextes cliniques et phénoménotechniques qui leur
donnent sens et portée.
On ne peut décrire objectivement, dit encore Canguilhem, des structures
pathologiques sur la foi d’aucun critère « objectif », et il ajoute :
« Objectivement on ne peut définir que des variétés ou des différences sans
valeur vitale positive ou négative. » La pathologie n’est une forme d’existence à
valeur « négative » que pour l’être individuel normé d’une nouvelle manière,
qui angoisse et qui se trouve limité dans ses possibilités d’existence. Il n’y a pas
de maladie qui puisse se réduire à un trouble sans devoir affecter la totalité de
l’organisme en relation avec son environnement et la subjectivation de cet état
par le malade. La notion de « trouble du comportement », fondement de la
psychiatrie anglo-saxonne actuelle, constituerait pour Canguilhem une
aberration épistémologique puisqu’elle méconnaît le niveau de l’individualité
humaine concrète tout autant que le dispositif socio-économique de l’époque
qui l’entraîne à adopter cette caricature de scientificité. Cette illusion
épistémologique conduit à confondre l’objet d’une « science », qui est toujours
immanent à un dispositif, et la « chose réelle », que le sens commun, justement
parce qu’il n’a pas la rigueur de la méthode, croit pouvoir saisir. Cette illusion
épistémologique détient un pouvoir politique bien réel, celui de ne pas avoir à
interroger l’épistémè d’une époque et son affinité avec les sciences ou les experts
qu’une telle épistémè favorise socialement en échange des services idéologiques
que ceux-ci lui rendent.
Quant à la guérison, Canguilhem précise qu’elle ne saurait être confondue
avec la restauration de l’état de santé antérieur, mais qu’elle est création d’un
état nouveau qui intègre l’expérience de la maladie : « La nouvelle santé n’est
pas la même que l’ancienne 12. »
A contrario de la tendance qui cherche dans la moyenne l’équivalent objectif
et scientifique du normal, Canguilhem montre que c’est la moyenne qui
demeure subordonnée à la norme. Une santé parfaite est anormale du point de
vue de la statistique, mais normale du point de vue de l’idéal de l’espèce. Les
variations de la durée de vie moyenne au cours des âges, 39 ans en 1865,
52 ans en 1920 et 73 ans en 2000 en France pour les individus de sexe
masculin, révèlent que la norme statistique se trouve entièrement déterminée
par un cadre social normatif. Ce cadre normatif donne à la moyenne son
véritable sens, qui implique tout autant les conditions sociales de la vie à une
époque donnée que les possibilités physiologiques de l’humain. Canguilhem
écrit : « La durée de vie moyenne n’est pas la durée de vie biologiquement
normale, mais elle est en un sens la durée de vie socialement normative. Dans
ce cas encore, la norme ne se déduit pas de la moyenne, mais se traduit dans la
moyenne 13. »
La vie n’a pas d’autre finalité que sa propre réalisation, l’accomplissement de
ses processus, par lesquels elle prend des formes et des allures plus ou moins
stabilisées, plus ou moins aléatoires mais dépourvues de signification. C’est la
connaissance du vivant, sa normation sociale et psychologique qui lui
confèrent un sens d’existence plus ou moins caractérisée par les exigences
propres à un individu singulier, à son milieu social et à la culture de son temps.
Il faut dire que, dans cet éclairage réciproque de la norme comme moyenne
statistique et de la norme comme jugement de valeur, nous venons à nouveau
d’introduire les termes de « vie », de « mort » et de « santé », qui ne sont pas
des concepts scientifiques mais des notions vulgaires. Ce n’est pas un hasard
puisque ces termes sont les opérateurs par lesquels l’existence devient humaine.
Ces notions ne détiennent leur pouvoir d’évidence que des jugements et des
décisions qui les produisent.
Le partage entre le vif et le mort ne saurait entièrement se réduire au fait
biologique scientifique sans inclure à un moment ou à un autre des données
religieuses, sociales et techniques propres à une société et à une époque
données. Le dispositif par lequel une décision médicale sépare le mort du
vivant ne se déduit pas d’une procédure purement scientifique. Aujourd’hui
plus que jamais, les pratiques et les connaissances médicales déduites des
progrès des sciences et des techniques modernes dévoilent le caractère
partiellement construit et conventionnel des concepts biologiques. Ainsi, par
exemple, au cours des années 1960 le critère de la mort qui reposait jusque-là
sur le seul signe de l’arrêt cardiaque pose problème, car il entre en conflit avec
l’essor des techniques de réanimation en même temps qu’avec le
développement des greffes. Dès lors le corps humain ne peut plus
juridiquement être reconnu comme « mort » au même instant biologique et
selon les mêmes critères qu’auparavant. Le constat de mort cérébrale s’est
progressivement substitué au critère de l’arrêt cardiaque. Le décret
de 1996 consacre à ce critère de « mort cérébrale », défini par le jugement
médical, un statut quasi ontologique : la « mort cérébrale » (critère médical) et la
mort de l’être humain en tant que « personne juridique » se trouvent
confondues. On ne meurt plus alors au même moment !

1. Cf. le BO de l’Éducation nationale du 11 novembre 2003 incitant au « fichage » des enfants


psychologiquement à risques. Qui évaluera les effets de telles prophéties sociales et leur tendance à
l’autoréalisation ?
2. Jean-Michel Azorin, « Vers une clinique des gens fragiles », Brochure du laboratoire Lilly, mars 2004,
p. 21-22.
3. Irving Kirsch, Brett J. Deacon, Tania B. Huedo-Medin, Alan Scoboria, Thomas J. Moore, Blair T.
Johnson, « Initial Severity and Antidepressant Benefits : A Meta-Analysis of Data Submitted to the Food
and Drug Administration », Plos Medicine, 2008 (disponible en ligne sur le site www. plosmedicine.org).
4. Philippe Pignarre, Comment la dépression est devenue épidémie, op. cit.
5. Yves Mamou, « La seconde jeunesse du Prozac », Le Monde, 24 janvier 2007.
6. Ibid.
7. Ibid.
8. Georges Canguilhem, Le Normal et le Pathologique, op. cit.
9. Ibid., p. 82.
10. Ibid.
11. Ibid., p. 51.
12. Ibid., p. 128.
13. Ibid., p. 103-104, souligné par moi.
4

La décision et les normes

Nous pouvons constater que la question de la décision médicale apparaît plus


que jamais comme truffée de pied en cap, dans sa nature clinique et sa fonction
sociale, de présupposés éthiques. À ne plus savoir « où commence le corps
humain 1 » et où se terminent les exigences de l’espèce, on peut se demander
quels risques une morale utilitariste peut faire courir lorsqu’elle prône par
exemple comme « normale » la logique sacrificielle non seulement des dons et
des organes, mais encore de la vie.
Bien sûr, nous avons tous à l’esprit les notions philosophiques de « vie
indigne d’être vécue », formule qui a donné aux politiques d’extermination
nazies les motifs idéologiques de leurs atrocités et de leurs barbaries. Mais il y a
plus insidieusement, au cœur de nos sociétés contemporaines, un courant
utilitariste qui recycle gaiement les notions de « qualité de vie » en prônant par
exemple le « devoir de mourir » lorsqu’on devient un fardeau pour sa famille et
le système de santé. On note par exemple dans Le Quotidien du
médecin 2 du 26 septembre 2008 que la baronne Mary Warnock, philosophe
considérée en Grande-Bretagne comme une autorité morale, prône le suicide
pour le bien d’autrui autant que pour soi-même lorsque le prolongement de la
vie devient trop coûteux pour les autres et que les systèmes de santé ne peuvent
plus prendre en charge correctement toutes les personnes. Cette question
éthique des choix à réaliser dans un contexte social où la logique gestionnaire
prévaut, et qui refait régulièrement surface, semble renouer sous une forme
euphémisée avec les impératifs du régime nazi, lequel se prévalait naguère de
« faire de la biologie appliquée 3 ».
Un autre exemple pris cette fois outre-Atlantique accomplit le saut de la
théorie à la pratique. Dans l’Oregon, deux patients atteints de cancer ont reçu
de la part du système d’assurance de l’État une lettre de refus de prendre en
charge leurs chimiothérapies au motif que leurs chances de survie dans les cinq
ans étaient inférieures à 5 %. On leur proposait en revanche un suicide
médicalement assisté, légal dans l’Oregon, en le justifiant en tant que… soins
palliatifs ! Comme l’a sobrement commenté l’une des deux patientes, « dire à
quelqu’un : “Nous vous payons pour mourir, mais nous ne paierons pas pour
que vous viviez” est cruel 4 ».
Les mutations à la fois technologiques, juridiques et culturelles révèlent le
caractère artificiel et conventionnel des définitions du vivant, de l’humain, du
sujet et de son corps. En ce sens, la médecine et, de manière générale, les
pratiques de santé constituent aujourd’hui ces problèmes de l’homme concret
qui appellent, plus que jamais, une réflexion critique et philosophique 5. La
volonté de naturalisation de ces questions philosophiques par la science
positive comporte des risques politiques et anthropologiques considérables. On
ne saurait oublier que le fait biologique inclut en amont comme en aval des
éléments qui lui sont extrinsèques et qui participent pourtant à déterminer sa
signification.
À devoir faire l’impasse sur ce principe épistémologique élémentaire selon
lequel le fait scientifique se donne comme un artefact, on serait conduit à
rappeler avec l’humour de Canguilhem que « les hérissons, en tant que tels, ne
traversent pas les routes. Ils explorent à leur façon de hérisson leur milieu de
hérisson, en fonction de leurs impulsions alimentaires et sexuelles. En
revanche, ce sont les routes de l’homme qui traversent le milieu du hérisson.
[…] Or, la méthode expérimentale […] c’est aussi une sorte de route que
l’homme biologiste trace dans le monde du hérisson 6 ».
À ne pas prendre en considération qu’il s’avère impossible de traduire
directement un fait expérimental biologique en décision politique sans le
préalable d’un véritable débat épistémologique et démocratique, on court le
risque d’un gouvernement totalitaire des hommes administré au nom de la
science comme aux temps les plus obscurs de notre Histoire.
Les normes constituent le point où se croisent la science et l’éthique, le fait
biologique et le jugement de valeur, l’organique et la parole. Proposer pour les
sociétés humaines une organisation politique fondée sur les sciences du vivant,
c’est, comme le rappelle encore Canguilhem, « au fond rêver d’un retour non
pas même aux sociétés archaïques mais aux sociétés animales 7 ». Le modèle
animal, modèle expérimental par excellence, constitue de nos jours la
justification suprême des rhétoriques scientifiques.
C’est en expérimentant sur les souris mutantes que l’on va chercher l’allèle
du chromosome de la schizophrénie, celui de la fidélité conjugale, ou encore les
gens porteurs des vulnérabilités à la dépression suicidaire 8 ou au trouble des
conduites. Les modèles de conjugalité et de parentalité tendent à relever
davantage des récepteurs d’ocytocine des campagnols des plaines et des
campagnols des montagnes que des modèles sociaux ou des singularités d’une
histoire subjective. Il est plus commode socialement parlant de dénicher
l’origine cérébro-vasculaire de la dépression des seniors par la mise en évidence
à l’IRM d’une lésion de la substance blanche cérébrale 9 que de rechercher les
facteurs psychologiques et sociaux qui pourraient déprimer les « vieux ». Il est
plus normal socialement parlant d’impliquer l’amygdale droite et le cortex
cingulaire antérieur rostral dans la neurobiologie de l’optimisme 10 que
d’analyser les conditions sociales et psychologiques de ce pathos. De même, il
est socialement parlant plus correct d’apprendre aux enfants la compassion 11 en
les entraînant aux rudiments d’une méditation tibétaine contrôlée par l’IRM
du cerveau que de remettre en cause les conditions sociales et psychologiques
de leur environnement qui pourraient les conduire à manquer d’empathie pour
autrui. La mise en évidence de la vulnérabilité génétique dans les
comportements dysfonctionnels comme le trouble de l’hyperactivité, le trouble
des conduites, les troubles addictifs et les troubles dépressifs invite socialement
parlant à faire toujours davantage l’impasse sur ce que de tels symptômes
doivent à la substance éthique de la société au sein de laquelle ils apparaissent.
q q pp
Que dire alors de cette implication de l’IRM du cerveau pour détecter le
mensonge et condamner une jeune femme pour meurtre, élevant ainsi la foi
dans une image cérébrale à la dignité d’une preuve irréfutable 12 ?
Dans notre culture actuelle se profile de nouveau la folle illusion de pouvoir
traduire les concepts biologiques en concepts politiques, voire juridiques. On
va jusqu’à désormais parler de « neuro-lois » rapprochant toujours davantage
les travaux de recherche des neurosciences et l’écriture des lois. Pour exemple,
des initiatives actuelles proposent l’IRM fonctionnelle du cerveau comme
détecteur du mensonge et témoin de vérité. L’IRM comme témoin de moralité
parti à la conquête des tribunaux s’est déjà emparée du monde des affaires.
Deux sociétés américaines se sont en effet lancées sur ce créneau en claironnant
pour l’une que « l’IRM ne ment pas » et pour l’autre que « la vérité est notre
business 13 ».
Cette utilisation de l’IRM fonctionnelle repose sur le postulat selon lequel
mentir exige un effort cognitivo-cérébral qui mobilise davantage d’oxygène
dans le cortex préfrontal. La fiabilité de l’examen est de 90 % en laboratoire et
les tribunaux américains n’acceptent pas pour l’instant les résultats d’IRM à
titre de preuves. Néanmoins le Conseil national de recherche américain a
souligné l’intérêt de cette technique dans la lutte contre le terrorisme. C’est-à-dire
ce concept du risque qui justifie cet état d’exception permanent pour la société
comme pour l’individu que j’évoquais au début de cette partie. Les deux sociétés
américaines spécialisées dans ce type de preuves « biologiques » de la vérité
proposent leurs services en toute légalité pour régler les litiges avec les
compagnies d’assurances ou participer aux entretiens d’embauche ! Là le
« risque » est mineur mais se profile dans sa forme embryonnaire que l’on
nomme devoir de « sécurité ».
Il ne s’agit pas de contester la validité des recherches neurobiologiques et
génétiques dès lors qu’elles ne prétendent pas rendre compte des phénomènes
de la vie ordinaire, et qu’elles se limitent à l’exposé des données partielles
produites comme des artefacts du laboratoire. Par contre, il convient de
s’interroger sur la civilisation d’où émergent leurs idéologies scientifiques et qui
tendent en retour à recoder les sensibilités psychologiques et sociales de la culture.
Il s’agit aussi de souligner une nouvelle fois le danger politique qui consiste à
oublier la valeur de la parole au profit d’un traitement zoologique de l’espèce
humaine, faisant de l’existence sociale ce « corps nu » de la biopolitique soumis
à un pouvoir qui prive l’humain de sa liberté et de son aptitude à juger par une
conversion immédiate incessante des résultats factices de la science et les
décisions toujours critiques de la politique ou du droit. Je ne dis pas bien
évidemment que les sciences ne doivent pas participer à l’établissement de la
preuve, mais plus simplement et plus radicalement qu’elles ne sauraient se
substituer à cette capacité de décider dont Hannah Arendt rappelait dans ses
Considérations morales qu’elle s’avérait inséparable de « la faculté de juger, que
l’on peut appeler très justement la plus politique des facultés mentales de
l’homme 14 ».
Répétons-le encore et encore, le fait scientifique tel qu’il est construit par
une procédure spécifique ne détient sa signification vitale que de la valeur dont
le savant le dote pour répondre à une question dont sa méthode même le prive.
Comme le rappelle le philosophe Wittgenstein, « les lois de la nature ne sont
pp p p g
pas naturelles ». C’est-à-dire qu’elles sont construites par des dispositifs qui les
rendent, en permanence, flexibles et soumises à révision. D’où l’exigence
éthique qui s’impose aux chercheurs dès lors qu’ils quittent leurs laboratoires
pour rejoindre le champ du soin, du dépistage et de l’expertise. Surtout si
lesdits experts prétendent devenir les conseillers du pouvoir !
Nous avons vu avec Georges Canguilhem que les normes se révèlent comme
l’ensemble des exigences imposées aux existences, concept qui confère des
valeurs aux événements de la vie. Ce faisant, Georges Canguilhem invalide les
prétentions positivistes qui méconnaissent le caractère construit des jugements
scientifiques, en montrant qu’un impensé normatif se cache toujours derrière les
énoncés en apparence les plus formels. Mais c’est sous l’influence de son élève
Michel Foucault que, lors de la deuxième édition du Normal et le Pathologique
en 1966, Georges Canguilhem repose autrement la question des normes, non
seulement approchées comme régulation interne du vivant qui cherche à se
connaître, mais aussi comme prescription sociale, produit et opérateur d’une
normalisation que le pouvoir exige de la rationalisation des modes de vie
propres au machinisme industriel des civilisations occidentales. Il ne s’agit plus
seulement d’un impensé moral du jugement scientifique, mais bien davantage
d’un impensé social.
Georges Canguilhem montre alors « comment une norme technique renvoie
de proche en proche à une idée de la société et de sa hiérarchie de valeurs 15 »,
« comment par le biais de leur relation à l’économie, l’activité technique et sa
normalisation entrent en rapport avec l’ordre juridique 16 » et enfin comment
la « co-relativité dans un système social tend à faire de ce système une
organisation 17 ».
La problématique philosophique de la théorie critique des normes se
déplace : il ne s’agit plus seulement de les envisager comme le produit de
jugements de valeur cachés derrière des jugements d’existence, mais de les
considérer comme le résultat de dispositifs de normalisation sociale nécessaires au
pouvoir de la société. J’entends le terme de « dispositif » au sens fort proposé
par Michel Foucault et Giorgio Agamben, dont j’ai précédemment rappelé la
portée 18.
Cette solidarité du pouvoir, du droit et de la vérité s’organise de manière très
particulière pour fabriquer un sujet selon une matrice de subjectivation qui
l’individualise autant qu’elle le conformise dans les replis les plus intimes de son
existence. Le droit, bien sûr, est le dispositif d’assujettissement le plus
ouvertement impératif, par lequel la soumission et l’obéissance se transforment
en obligations légales régulant les moindres détails de notre existence ordinaire.
Cette sujétion de l’intime par la loi se pare aujourd’hui dans son économie de
discours de la langue des « sciences du bien-être ». La soumission sociale opère
aujourd’hui non au niveau de la transcendance des discours religieux ou
souverains, mais par des techniques d’assujettissement, des procédures légales
qui captent les corps, dirigent les gestes, modèlent les comportements au nom
de discours de vérité produits par les institutions de la science. C’est dans les
sciences que le pouvoir va chercher la légitimité au nom de laquelle il peut
produire ses effets de domination sociale et réguler les liens sociaux nécessaires
à son économie, dans tous les sens du terme.
Nous ne sommes plus dans des sociétés disciplinaires qui, au nom de la
transcendance, imposent souverainement leurs lois. Nous ne sommes plus
simplement dans des sociétés juridiques articulées essentiellement à la loi pour
normer les individus, nous devenons tous les jours davantage une société
articulée à la norme. Cela ne veut pas dire que le pouvoir de la loi est en train
de disparaître ou de régresser, mais seulement qu’il doit sans cesse s’intégrer à
un pouvoir plus général, qui est celui de la norme.
Ce pouvoir de normalisation de nos sociétés sécuritaires, nous en apercevons
d’autant mieux la structure que nous l’exhumons de ces réseaux capillaires
d’assujettissement qui s’enracinent profondément dans la gestion intime de nos
existences ordinaires. C’est dans les extrémités institutionnelles en apparence
les plus éloignées de la domination sociale que s’insèrent et se densifient le plus
intensément les effets de pouvoir et d’assujettissement. C’est d’ailleurs à notre
époque, bien souvent, au nom même de la liberté, que se créent de « nouvelles
formes de servitude 19 ». Dans la sourde et discrète matérialité des dispositifs de
sécurité, de surveillance et de contrôle social se noue aujourd’hui un lien
toujours plus paradoxal entre l’individu et le pouvoir. Dans la famille, à l’école,
au travail, dans le soin, le loisir, la sexualité comme le crime s’inscrivent
insidieusement de nouvelles normes sociales comme autant de produits et
d’opérateurs des dispositifs de normalisation. C’est dans ces institutions en
apparence les plus éloignées qui soient de la normalisation sociale que
s’accomplit l’initiation aux valeurs d’une époque, la surveillance et la correction
des individus.
Ces dispositifs de normalisation s’imposent moins au sujet qu’ils ne le
fabriquent. Michel Foucault écrit : « Le pouvoir fonctionne, le pouvoir s’exerce
en réseau et, sur ce réseau, non seulement les individus circulent, mais ils sont
toujours en position de subir et aussi d’exercer ce pouvoir ; ils ne sont jamais la
cible inerte ou consentante du pouvoir, ils en sont toujours les relais.
Autrement dit, le pouvoir transite par les individus, il ne s’applique pas à eux.
[…]. L’individu est un effet du pouvoir et il est en même temps, dans la
mesure même où il est un effet, un relais : le pouvoir transite par l’individu
qu’il a constitué 20. » Le pouvoir est ici tout autant ce qui « mutile » l’individu
que ce qui le fait advenir.
Cette société de la norme exige des systèmes de surveillance de contrôle et de
gouvernementalité des conduites différents de ceux des sociétés disciplinaires.
Cette société de normalisation se préoccupe moins par exemple de sanctionner
le crime que de prévenir les risques de criminalité et de déviance des individus
et des populations soupçonnés par la science de pouvoir devenir dangereux.
Quitte à devoir pénaliser les problèmes sociaux en les médicalisant, la société
de normalisation demande toujours davantage à la psychiatrie d’identifier les
personnalités à risques.
Comme au XIXe siècle, le pouvoir de la psychiatrie d’aujourd’hui cible
l’enfance comme une pièce charnière de ce dispositif dans la saisie des
conduites et des troubles déviants en les éloignant toujours davantage de la
folie et du délire. Il suffit pour cela de configurer les conduites pathologiques
comme des syndromes qui se réfèrent à l’état général des anomalies. Par la
nosographie des syndromes, des excentricités, des irrégularités, la psychiatrie
vient toujours davantage substituer à l’analyse des grandes structures
j g y g
pathologiques l’expertise généralisée des comportements. La nouvelle
psychiatrie renoue ainsi secrètement avec la psychiatrie du XIXe siècle. Elle
prend sa référence dans le développement normatif des individus en faisant
l’impasse sur le pathos des souffrances psychiques et sociales. Ce n’est plus la
maladie mentale qui l’intéresse mais tout « ce petit peuple des anormaux » qu’il
s’agit de dépister le plus férocement et le plus précocement possible pour
rendre compte de leur « trajectoire d’agression physique », quitte à leur ouvrir
la « carrière » des exclus par une prophétie autoréalisatrice. Norbert Elias avait
en son temps démonté ces logiques de l’exclusion et de la discrimination 21.
Cette police des conduites des individus et des populations n’est possible
aujourd’hui dans notre culture libérale que parce que les pratiques de santé qui
l’accompagnent ou la mettent en œuvre peuvent se revendiquer de l’institution
scientifique. Le pouvoir médical et ses annexes, la psychologie, l’éducation ou le
travail social, peuvent assurer une visibilité incessante, une classification, une
qualification permanentes des individus parce qu’ils sont susceptibles de dire le
vrai sur le vrai. Et cela même lorsque les conditions de production du vrai
doivent davantage aux rhétoriques de propagande sociale, industrielles ou
politiques qu’aux exigences scientifiques elles-mêmes.
Bien sûr, toutes les pratiques de santé ne se valent pas au regard de leur
enracinement dans le fait scientifique, même si toutes, comme nous avons pu
le montrer, incluent des jugements normatifs et prescriptifs implicites. Là
encore, Foucault nous indique la voie : on ne saurait traiter de la même
manière la médecine et la psychiatrie ou la psychologie. Elles n’entretiennent
pas le même rapport à la connaissance positive.
La médecine participe au contrôle social, produit des effets
d’assujettissement, sert de couverture à des intérêts sociaux, politiques et
industriels, mais elle repose aussi sur des politiques de soins et de recherches
qui obéissent à leurs propres logiques. Ce qui ne veut pas dire pour autant que
le pouvoir ne tente pas d’inclure dans la manière de penser et d’agir des
praticiens du soin des modèles de normalisation sociale. Simplement, comme
le remarque Foucault, « on ne peut pas traiter du même souffle la médecine et
la psychiatrie, qui, elle, fonctionne sans rapport, sauf imaginaire, avec un savoir
de type scientifique. La critique ne se situe pas au même niveau 22 ».
C’est ici sans doute qu’il nous faut comprendre et situer aujourd’hui en
psychopathologie cet impérialisme arrogant de l’objectivisme médical et
technique dont les expertises soi-disant scientifiques en santé mentale
annoncent chaque jour la bonne parole dans un « marché » du soin maquillé
en salut messianique.
Les dispositifs de surveillance et de normalisation de la santé mentale se
parent aujourd’hui d’une idéologie médicale qui fait de la maladie mentale une
maladie comme les autres, du psychiatre un médecin spécialiste comme un
autre, des traitements psychiatriques des soins médicaux comme les autres,
assujettis à la même logique des essais cliniques et de l’évaluation
« scientifique » de la médecine par les preuves, etc.
On voit ici comment les objets spécifiques de la psychopathologie, qu’il
s’agisse de la folie ou de la souffrance psychique, produits par ses méthodes et
ses thérapeutiques, devaient être dissous par la logique médico-économique de
l’évaluation sanitaire. Ce reste irréductible à la logique médicale, qui depuis des
gq q p
siècles, avec la folie et l’hystérie, trouble le paysage ordonné du savoir
anatomophysiopathologique, serait enfin réduit, contraint à rendre gorge sous
les effets conjugués de l’imagerie cérébrale qui « visualise » l’âme, du système
dopaminergique qui la « substantifie », des antipsychotiques qui la
« modifient » et des thérapies cognitivo-comportementales qui la « redressent ».
On pourrait enfin transformer la schizophrénie en catégorie médicale comme
une autre, avec ses risques plus ou moins grands, ses évolutions plus ou moins
cycliques et sa prévention chimique plus ou moins précoce. Il n’y aurait plus de
schizophrènes mais des individus à risque schizophrénique.
Peu importe d’ailleurs que de telles expertises soient contestées et
contestables. Elles assurent une performativité sociale en rendant commensurable
ce qui ne l’est pas forcément et en réalisant ainsi une véritable civilisation
libérale des mœurs comme des façons de penser le lien social, la subjectivité et
leurs pathologies. C’est une nouvelle « politique de la folie » à contre-courant
de toutes celles qui avaient inspiré les recherches et les pratiques de
psychothérapies institutionnelles 23.
Par de nouveaux dispositifs de « séquestration » sociale, la psychiatrie
postmoderne s’avère à la fois davantage totalitaire et toujours plus libérale. Au
nom de la prévention et du dépistage des risques sanitaires et sociaux, elle
prétend diriger démocratiquement les conduites et les comportements des
populations dans les replis les plus intimes de leur existence tout en requérant
formellement le consentement social des individus à leur propre servitude 24.
Cette « détection des anomalies » du développement psychique réalisée
précocement, dès la maternelle et l’école primaire, constitue un des objectifs
prioritaires définis par le rapport « Sur la santé mentale de l’enfant de la
maternelle à la fin de l’école élémentaire » adopté par l’Académie nationale de
médecine en séance du 24 juin 2003. L’école, les enseignants et les parents se
trouvent invités à devoir toujours davantage contribuer à la détection des
anomalies du développement physique, mental, intellectuel et à celle des
troubles sensoriels et psychomoteurs. Les responsabilités parentales et
pédagogiques se trouvent « débordées » par des « protocoles » codifiés de
détection des anomalies auxquels les parents et les enseignants seraient initiés.
Cette mission normative excède les finalités sur lesquelles la famille et l’école se
sont fondées pour toujours davantage, dans une structure qui dissocie le
diagnostic et le soin, contribuer à la mise en place de dispositifs de
« surveillance mutuelle ». Par une véritable passion « normative », les parents et
les enseignants se voient invités à contribuer à une œuvre de salut public qui ne
cache pas ses ambitions morales.
Nos diagnostics en psychopathologie en disent au moins autant sur la
« substance éthique » d’une culture que sur la souffrance des patients et
davantage encore sur le mode de formation des praticiens qui les prennent en
charge. C’est en ce sens par exemple que l’on a tenté de dire comment « la
dépression est devenue une épidémie 25 » et plus encore comment sa prise en
charge médicamenteuse s’est progressivement légitimée en médecine
générale 26 à partir de 1975 en déconnectant les troubles dépressifs des entités
psychiatriques classiques comme la mélancolie. C’est en ce sens également qu’il
s’avère aujourd’hui impossible de ne pas reconnaître dans les troubles du
comportement portés au spectacle de l’opinion publique – troubles
p p p p p q
oppositionnels, troubles de l’attention et hyperactivité, troubles des conduites,
suicide, dépression, addiction, troubles alimentaires et « dys » de toutes sortes –
la substance éthique de la culture de ceux-là mêmes qui les posent.
Comment ne pas reconnaître dans le miroir de tels diagnostics les formes
mêmes de la culture d’où ils émergent, de ses savoirs et de son éthique ?
Comment ne pas reconnaître dans ces pathologies du narcissisme
accomplissant à l’égard de soi-même ou d’autrui la violence froide et
instrumentale d’une destruction subjective le désaveu de la réalité intérieure et
intime qui est celui-là même des modèles psychiatriques contemporains qui
prétendent les expliquer ?
Un lien secret et intime rassemble aujourd’hui dans notre civilisation les
formes des symptômes de la souffrance psychique et les modèles psychiatriques
qui tentent d’en rendre compte : le désaveu de l’Autre auquel le symptôme
s’adresse et que d’une certaine façon il inclut. C’est ce point aveugle des
symptômes psychopathologiques autant que des modèles et des dispositifs de la
santé mentale contemporaine qui révèle la substance éthique de notre
civilisation.
Ainsi, avec l’expansion des paradigmes actuels de la santé mentale,
l’épidémie des troubles du comportement progresse toujours davantage, en
particulier au rythme des « nouveaux » médicaments mis sur le marché. Ces
médicaments, paradoxalement, fabriqueraient les diagnostics davantage qu’ils
ne traiteraient les maladies. Au point que certains auteurs se sont émus de ces
manœuvres de manipulation de l’industrie pharmaceutique responsables de
l’invention de maladies 27. Qu’il s’agisse des troubles de l’anxiété sociale, des
troubles déficitaires de l’attention et de l’hyperactivité, de la dysphorie
prémenstruelle, de la dysfonction érectile, des troubles oppositionnels de
provocation ou de toutes les nouvelles maladies de l’âme, il s’avère de plus en
plus difficile de savoir ce qui du diagnostic ou du traitement est premier.
Plus la pathologie se donne dans la flexibilité et la liquidité de ses frontières,
plus la ligne de partage entre le normal et le pathologique se trouve brouillée,
plus encore il est difficile de faire la différence entre la prescription
« thérapeutique » et la prescription « cosmétique » ou sociale. Et ce d’autant
plus que les « bizarreries » seraient reconnues comme des troubles
« subautistiques » et les « singularités » comme des « vulnérabilités
subsyndromiques ».
Avant de vendre un médicament, il faut vendre la maladie et soutenir les
réseaux d’experts qui sont prêts à l’adopter. Andrew Lakoff 28 a montré à la
suite de Ian Hacking 29 que dans certains domaines, comme la psychiatrie, où
la cible du diagnostic est extrêmement mouvante, le diagnostic ne saurait se
solidifier qu’à l’aide des réseaux d’expertise et des institutions qui le dotent
d’une stabilité introuvable par son épistémologie.
Pour le dire autrement, la norme sur laquelle s’appuient les diagnostics
psychiatriques s’avère mal définie, discutable, sans marqueurs biologiques ou
génétiques incontestés. Alors, à partir de ce moment-là, seuls les contextes
administratifs, politiques, culturels et industriels qui structurent de nouveaux
modes de connaissance et de nouvelles techniques peuvent permettre à
certaines pratiques scientifiques ou professionnelles de s’imposer comme
dominantes dans une communauté. Faute de pouvoir trouver dans l’objet du
p j
soin et de la recherche l’origine d’une norme, le système dominant à un
moment donné la déduit des procédures qu’il met en place par la
normalisation des professionnels et de leurs manières de traiter les questions.
C’est la raison pour laquelle on assiste tout au long de l’histoire de la
psychiatrie, fût-elle à prétention biologique, à des épidémies de « maladies
transitoires », comme celles du trouble de la personnalité multiple ou de la
fugue pathologique. Le diagnostic se révèle plus que jamais comme une
« réalité transactionnelle 30 » co-construite par les différents pouvoirs en
concurrence.
C’est ainsi que l’industrie pharmaceutique a largement participé à la
promotion des différents troubles du comportement des dernières éditions du
DSM. Le trouble des conduites a davantage été construit par la Ritaline que
soigné par elle. Aux États-Unis entre 1985 et 1992, la bataille de diagnostics
qui a conduit à remplacer le concept de « phobie sociale » par celui de « trouble
de l’anxiété sociale », rassemblant la timidité, la peur d’uriner dans les toilettes
publiques, de manger seul au restaurant et de faire une gaffe, a permis de faire
bondir le pourcentage d’Américains affectés par cette « maladie » de moins
de 4 % à 20 %. En modifiant le seuil de tolérance sociale des bizarreries
subcliniques, on inclut toujours davantage de personnes dans le périmètre des
diagnostics et des traitements, en l’occurrence le Paxil, équivalent du Deroxat
en France 31.
Nous reconnaissons ici ces modalités de recomposition actuelle de la norme
qui, sous l’effet des nouvelles sensibilités sociales, culturelles et psychologiques,
traquent les « anomaliques » et le potentiel de « catastrophe » qui caractérise
nos « sociétés du risque ».
Et, si nous voulons prendre toute la mesure et la portée de la biopolitique de
la modernité et de son influence sur les pratiques de santé, il nous faut
comprendre comment aujourd’hui plus que jamais la rationalité sanitaire
constitue pour le politique le moyen de retrouver une partie du pouvoir dont il
s’est dessaisi au profit de l’économique. Ce faisant, nous pourrons mieux
comprendre en quoi, pour abusive parfois qu’elle puisse être, la généralisation
des techniques de dépistage et de prévention participe de cette culture de
précaution qui devient le lieu même et l’essentielle légitimité du politique.
Mais ce principe constitue aussi un aveu : il y a un point d’ignorance dans la
science. C’est sur ce point de réel que le politique dépose un nom par lequel il
retrouve son pouvoir véritable.

1. Pierre Fédida, Par où commence le corps humain ?, Paris, PUF, 2000.


2. Renée Carton, « Le devoir de mourir », Le Quotidien du médecin, 26 septembre 2008.
3. Philippe Lacoue-Labarthe, Jean-Luc Nancy, Le Mythe nazi, La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube,
1991.
4. Renée Carton, « Bien assurés », Le Quotidien du médecin, 10 septembre 2008.
5. Pierre Le Coz, Petit Traité de la décision médicale, Paris, Seuil, 2007.
6. Georges Canguilhem, La Connaissance de la vie (1965), Paris, Vrin, 1992, p. 39.
7. Georges Canguilhem, Le Normal et le pathologique, op. cit., p. 190.
8. Guy Benzadon, « Sous traitement antidépresseur. Deux gènes pour les idées suicidaires », Le
Quotidien du médecin, 1er octobre 2007, cf. American Journal of Psychiatry, octobre 2007.
9. Guy Benzadon, « L’origine cérébro-vasculaire : la piste blanche de la dépression des seniors », Le
Quotidien du médecin, 9 novembre 2007.
10. Élodie Biet, « Le cerveau des optimistes en zones sûres », Le Quotidien du médecin,
25 octobre 2007.
11. Renée Carton, « Compassion », Le Quotidien du médecin, 27 mars 2008.
12. Greg Miller, « Les abus de l’imagerie médicale », Le Courrier international, hors-série « À votre
santé », 2008, p. 20-21.
13. « La vérité est notre business », Les Échos, 6 janvier 2010.
14. Hannah Arendt, Considérations morales (1971), Paris, Payot & Rivages, 1996, p. 72.
15. Georges Canguilhem, Le Normal et le Pathologique, op. cit., p. 183.
16. Ibid., p. 184.
17. Ibid., p. 185.
18. Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, op. cit., p. 31.
19. Yves Charles Zarka et Les Intempestifs, Critique des nouvelles servitudes, op. cit. ; Roland Gori,
« Les scribes de nos nouvelles servitudes », op. cit.
20. Michel Foucault, Dits et écrits III, op. cit., p. 180.
21. Cf. Roland Gori, Marie-José Del Volgo, Exilés de l’intime, op. cit.
22. Michel Foucault, Dits et écrits III, op. cit., p. 76.
23. Guy Dana, Quelle politique pour la folie ?, op. cit.
24. Cf. Jean-Paul Caverni, Roland Gori, Le Consentement, op. cit.
25. Philippe Pignarre, Comment la dépression est devenue épidémie, op. cit.
26. Claude Legrand, « Les modes de légitimation de la prescription de médicaments psychotropes en
médecine générale dans la presse professionnelle depuis 1950 », in Alain Ehrenberg, Anne M. Lovell
(dir.), La Maladie mentale en mutation, Paris, Odile Jacob, 2001, p. 219-228.
27. Jörg Blech, Les Inventeurs de maladies (2003), Arles, Actes Sud, 2005 ; Philippe Pignarre, Comment
la dépression est devenue épidémie, op. cit. ; idem, Le Grand Secret de l’industrie pharmaceutique, Paris, La
Découverte, 2003 ; Guy Hugnet, Antidépresseurs : La grande intoxication, Paris, Le Cherche-Midi, 2004.
28. Andrew Lakoff, La Raison pharmaceutique (2005), Paris, Seuil, 2008.
29. Ian Hacking, Les Fous voyageurs, Paris, Seuil, 2002.
30. Roland Gori, Marie-José Del Volgo, Exilés de l’intime, op. cit.
31. Cf. Christopher Lane, Comment la psychiatrie et l’industrie pharmaceutique ont médicalisé nos
émotions (2007), Paris, Flammarion, 2009.
5

La politique, c’est la santé

Michel Foucault avait nommé « libéralisme » un certain art de gouverner


qui, depuis la fin du XVIIIe siècle, n’a fait que creuser plus profondément ses
sillons dans notre culture. Cet art se caractérisait selon lui par trois traits :
« Véridiction du marché, limitation par le calcul de l’utilité gouvernementale
et, maintenant, position de l’Europe comme région à un développement
économique illimité par rapport à un marché mondial 1. » La véridiction du
marché, cela signifie une liberté du commerce qui fait que la vraie valeur des
choses est donnée par le prix du marché. Le calcul de l’utilité gouvernementale
signifie qu’au fur et à mesure de son développement, le libéralisme dont nous
sommes contemporains exige toujours moins d’État et davantage de services
conçus sur le modèle du marché jusqu’à promouvoir la figure d’un individu
« entrepreneur de lui-même ». Le principe d’une retenue de l’État en matière
d’économie de marché déporte le curseur de son autorité sur la prise en charge
des populations qu’elle va toujours davantage gérer dans le grain ténu de leur
existence, dans les replis les plus subtils de leurs comportements sociaux et
individuels.
Passons sur les développements extrêmes de ce libéralisme qui a intégré sans
restriction tous les secteurs de l’existence sociale et culturelle à une économie
de marché, autant européenne que mondiale, et essayons de comprendre en
quoi plus précisément le pouvoir politique va devoir toujours davantage se
saisir du « risque sanitaire » comme levier de récupération de son pouvoir.
Depuis plus de trente ans que Foucault 2 a donné son cours sur la naissance
de la biopolitique au Collège de France (1978-1979), les traits qu’il a tracés
d’une société néolibérale dont l’homme néolibéral serait le microcosme n’ont
cessé de s’aggraver. En matière de technologie de gouvernement ou de
techniques de subjectivation, le néolibéralisme que Foucault nomme
« américain » s’est imposé davantage 3. Ce n’est plus l’État qui légitime ses
prétentions pour permettre le développement d’un libéralisme économique,
c’est l’exigence même du libéralisme commercial et mondialisé qui modèle les
politiques du gouvernement. Et ce jusque dans ses responsabilités éducatives,
thérapeutiques, sociales, culturelles, où toujours davantage les dispositifs qu’il
met en place doivent constituer une initiation sociale et culturelle à « la théorie
du capital humain 4 ». Ce qui signifie que l’économie devient la science reine
du comportement humain et que les missions du pouvoir politique seront de
toujours davantage préserver ce capital humain qu’il se doit de faire fructifier.
Ce qui signifie d’une part que l’analyse des modèles et des méthodes de
l’économie vient toujours davantage s’imposer comme grille de déchiffrement
de tous les phénomènes humains, culturels, éducatifs, médicaux, sociaux, etc.,
et d’autre part que certains savoirs médicaux, comme ceux de la génétique par
exemple, tendent toujours davantage à accroître leurs valeurs en tant qu’ils
permettent de décomposer les éléments d’un patrimoine humain comme les
vecteurs de sa transmission dans une société où le « capital humain » devient la
principale préoccupation du politique.
Il n’y a pas d’Immaculée Conception des savoirs et des pratiques
professionnelles et, si aujourd’hui l’épidémiologie, la génétique et l’imagerie
médicale se révèlent comme les sciences reines de notre civilisation, c’est moins
en tant que des événements scientifiques auraient accru irréversiblement leur
prestige qu’en tant qu’elles s’avèrent davantage solubles dans ce nouvel art de
gouverner et dans la fiction anthropologique d’un capital humain qu’elles
participent à construire et à légitimer.
Il s’agit moins ici d’analyser la validité de ces honorables pratiques
scientifiques que de reconnaître leur affinité élective avec les valeurs que porte
notre civilisation et qui toutes, à un moment ou à un autre, se trouvent
recomposées par ce concept de risque.
Pour exemple, Michel Foucault montre que « l’un des intérêts actuels de
l’application de la génétique aux populations humaines, c’est de permettre de
reconnaître les individus à risque et le type de risque que les individus courent
tout au long de leur existence 5 ». Et comme il le précise encore, ce qu’il y a de
politique dans le développement actuel de la génétique humaine, c’est que la
technologie qui l’accompagne peut non seulement laisser espérer une
amélioration du capital humain des individus et de sa transmission, mais qu’au
nom de sa nouvelle rationalité gouvernementale les pouvoirs publics se mêlent
toujours plus des conditions d’existence de ce capital qu’est l’homme. Ce
faisant, comme nous le constatons tous les jours en psychiatrie, le pouvoir tend
à favoriser les savoirs qui pensent en termes de risques et les dispositifs
institutionnels qui les accompagnent. À une « société du risque », « sciences du
risque » et fabrique d’un « individu à risques ».
Pour prendre un bref exemple dans le champ du dépistage anténatal,
systématiser les examens pour traquer les risques d’anomalies… n’est pas sans
risques 6. Comme le note un article du Journal international de médecine (JIM),
si l’échographie fœtale est devenue incontournable dans le suivi de la grossesse
dans les pays développés, où elle contribue à diminuer la morbidité et la
mortalité périnatales, à détecter certaines malformations et anomalies, elle
présente aussi des limites. Si la mesure de la « clarté nucale 7 » au premier
trimestre de la grossesse constitue depuis plusieurs années un marqueur
intéressant des anomalies chromosomiques détectées par l’échographie fœtale,
il n’en va pas de même d’une pratique qui consisterait, sous prétexte de
dépistage, à transformer la prévention des risques en obstétrique en prise en
charge systématique de la grossesse transformée en maladie. En référence à la
conférence d’Israël Nisand, avec qui je partage la préoccupation, pour chacun
de nous dans nos domaines spécifiques, de devoir éviter de voir transformer les
bien-portants en malades, je pense qu’il est essentiel :
– d’une part d’établir une analyse épistémologique de la sensibilité et de la
spécificité 8 des données fournies par les marqueurs ;
– d’autre part d’analyser en quoi la logique de nos systèmes sociaux et
économiques ne favorise pas les dérives, tant dans les politiques de dépistage
que dans leurs pratiques.
S’il est essentiel de constater par exemple que l’échographie fœtale a permis
des progrès considérables dans le dépistage de la trisomie 21, la présentation de
procédures de dépistage échographiques ou biologiques comme étant adaptées
à la situation de chaque femme, scientifiquement validées et prenant en charge
de manière optimale la grossesse, n’est pas sans faire question 9.
Ce n’est évidemment pas du point de vue technique que je me place, mais
d’un point de vue anthropologique et psychologique pour noter avec l’article
du JIM 10 que les conséquences d’un diagnostic faux positif, celles d’un
diagnostic faux négatif ne sont pas négligeables pour les familles. Mais l’article
montre aussi que les performances de l’échographie prénatale varient selon
l’expérience des praticiens, la qualité de leurs appareils, et les différences de
définition qu’ils donnent aux anomalies et aux malformations. Bref, tout ce qui
tend à échapper aux protocoles de masse… précisément ce reste dont le risque
ne peut se saisir et qui conditionne tout autant la recherche scientifique que la
psychanalyse. Canguilhem n’avait-il pas d’ailleurs remarqué que c’est en tant
qu’étude de l’équation personnelle propre à chaque astronome utilisant le
télescope que la psychologie « scientifique » s’est imposée 11 ?
En un mot comme en cent, s’il appartient entièrement aux spécialistes
d’évaluer, souvent de manière contradictoire quand il s’agit de dépistage
d’anomalies 12, la validité des dispositifs de prévention des risques en
obstétrique et en périnatalité, il revient au philosophe et au citoyen d’ouvrir le
champ d’un débat sur les avantages et les inconvénients anthropologiques et
psychologiques de ces pratiques dès lors qu’elles pourraient devenir abusives, et
ce d’autant qu’elles s’avèrent problématiques sur un plan scientifique. Mais ce
que je voudrais surtout souligner, c’est en quoi la généralisation de ces systèmes
de dépistage se montre solidaire d’une pensée du risque par laquelle le pouvoir
politique retrouve aujourd’hui la légitimité et l’autorité dont il s’est dessaisi au
profit du marché.
La prudence du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) dans son
avis n° 107 témoigne d’une incitation à la prudence qui montre peut-être que
c’est bien dans la culture des métiers qu’on peut trouver les fondements de
l’éthique 13. Et plus les pouvoirs publics s’abstiendront de consulter les gens de
métier pour légiférer, plus ils feront l’aveu par un abus de pouvoir de la
faiblesse de leur autorité. Consulter les gens de métier, ce n’est pas seulement
choisir parmi eux ceux dont les savoirs et les pratiques se révèlent les plus
solubles dans les choix politiques d’un pouvoir, mais c’est saisir d’une question
essentielle l’ensemble de la communauté concernée.
Pour conclure je voudrais surtout avancer que, si le gouvernement est jaloux
de ses prérogatives en matière de raison sanitaire corrélée à ce véritable « état
d’exception » permanent que fabrique le « risque », et que son épistémè tend à
fabriquer en retour, c’est bien en tant qu’aujourd’hui ce domaine est un des
seuls qui restituent son pouvoir au politique et lui garantissent une autorité face
au marché, par exemple. Ce qui me conduit à évoquer brièvement ce
« principe de précaution 14 » qui ne cesse depuis une trentaine d’années de
s’étendre et de se renforcer pour justifier la gestion des ressources et la
p j g
protection de la planète en affirmant toujours davantage la prépondérance de la
protection administrative de la santé publique eu égard à tout autre intérêt.
Ce principe de précaution devient la norme dont les États sont
respectivement chargés pour accroître leurs politiques de « développement
durable » et de sécurité sanitaire, chacun à leur manière et en laissant une
grande liberté d’appréciation à leur administration. Qu’il s’agisse de la vache
folle, de la culture des OGM ou des épidémies de grippe, chacun des États qui
composent, par exemple, la Communauté européenne détient le pouvoir de
prendre les mesures de précaution qui s’imposent pour la santé de ses citoyens
et la protection de son environnement. Avec le principe de précaution, le
retour du politique et du pouvoir des États passe par le gouvernement sanitaire
et écologique, principe emblématique de notre culture, il constitue une « clause
de sauvegarde » face aux juridictions de l’OMC et à la liberté de commerce
qu’elle exige.
Face à la mondialisation du commerce et de la finance, le principe de
précaution constitue « une condition d’acceptabilité politique de la liberté du
commerce » et des bouleversements qu’elle produit dans les mœurs des
populations et leurs conditions d’existence. En reconnaissant aux États ce
pouvoir politique de « précaution » de leurs populations, ce principe devient
« opposable » aux exigences du commerce mondial et de son pouvoir
économique. Intégré en France dans la Constitution de la Ve République, le
principe de précaution, par le biais de la Charte de l’environnement, confère
au pouvoir public une autorité qui dépasse de loin le périmètre traditionnel de
la santé publique. Ce faisant, c’est au nom de la « réduction du risque » et pas
seulement de sa « gestion » que ce pouvoir s’établit par une nouvelle attitude à
l’égard de l’ignorance ou de l’incertitude scientifique. Depuis les années 1990,
l’absence de certitudes scientifiques ne saurait exempter les États des mesures
nécessaires à l’évitement d’un danger et à la menace potentielle que son risque
comporte.
À partir de là s’établit véritablement toute une technologie d’« évaluation des
risques », distincte des « techniques de gestion des risques », et qui au nom
d’une « politique de précaution » dépasse largement les conclusions des
expertises scientifiques pour justifier la promulgation des mesures de
précaution. En outre, le principe de précaution n’est pas simplement un
principe de réduction des risques qui peuvent menacer à un moment donné
une population, c’est aussi et d’abord un principe et un ensemble de dispositifs
de gestion des ressources humaines, naturelles et administratives. Comme le
remarque François Ewald, ce « principe encourage aussi une sorte de
prolifération indéfinie des risques, réels ou supposés ; elle les multiplie, toute
activité se trouvant progressivement dédoublée par les risques qui
l’accompagnent 15 ».
Le pouvoir s’appuie sur les commissions d’experts pour prendre les décisions
qu’impose la politique de précaution, mais bien évidemment les contradictions
inévitables des communautés scientifiques lui fournissent une marge de
manœuvre telle qu’il peut ainsi mener à terme ses propres choix de société. Là
comme ailleurs, l’administration soi-disant scientifique et technique du vivant
vient à point nommé pour masquer les décisions authentiquement politiques
que prennent les gouvernements. Les normes qui en résultent se trouvent
q p g q
insidieusement construites et transmises dans la conception d’un
gouvernement des populations qui se veut simplement numérique et technique
au point que, dans notre modernité, la croyance en des faits ventriloques efface
les frontières entre l’objectivité et la décision, tant dans le domaine des sciences
que dans celui du politique.
Cette politique de précaution permet aux États de manipuler l’opinion en
lui laissant croire que les décisions politiques se fondent sur une objectivité
évaluant une zone d’ignorance du savoir, elle a le mérite de leur restituer une
relative indépendance par rapport à la libéralisation absolue du commerce
mondial. Et comme on a pu le constater pour l’affaire des hormones et des
OGM, les ultralibéraux n’ont pas manqué de voir dans les politiques de
précaution des États européens, dont la France, le retour déguisé d’un
protectionnisme.
Mais cette politique de précaution est d’autant plus difficile à contester que
les recours dont elle peut faire l’objet doivent porter sur le « respect des
procédures », dont l’évaluation des risques, et non sur l’objectivité réelle ou
actuelle du risque. Ici encore, le respect de règles formelles dans nos
civilisations modernes prévaut sur le fond des questions dont elles se saisissent.
D’où, dans cette modernité, la prolifération du droit dans de multiples
domaines qui jusqu’alors lui échappaient plus ou moins, comme la médecine
ou l’environnement. Le droit se trouve ici chargé de recycler ce reste que la
science ou la technique ne peuvent traiter.
Ce principe de précaution, auquel le politique ne saurait évidemment
renoncer sans perdre totalement le pouvoir et l’autorité qui sont les siens, a
pour conséquence une véritable culture du risque, une fabrication infinie de ses
menaces potentielles, avec pour corrélats la prolifération de dispositifs
sécuritaires de contrôle, de surveillance, d’inspection, d’alerte et de monitoring
en tous genres, ayant pour horizon commun, comme le remarque François
Ewald, une « utopie de la précaution […] d’organiser le monde comme un
grand laboratoire 16 ». Non sans risquer alors ce que Dominique Lecourt
appelle un « éco-populisme ».
Une véritable technocratie du risque s’installe et vient doubler le pouvoir
politique, en particulier celui des citoyens, auxquels incombe désormais la
tâche d’inventer une « démocratie du risque » qui ne cède ni sur les exigences
légitimes de sécurité ni sur les valeurs fondamentales de la démocratie. À
commencer par une « démocratie du risque » au sein des sciences elles-mêmes,
ce qui est loin d’être le cas.
À cette condition seulement, nous éviterons que la politique de précaution
ne se transforme en dispositif de servitude volontaire d’un pouvoir politique qui
n’ose plus dire son nom et ses choix, et qui fait du « risque » son fonds de
commerce. Fonds de commerce négocié, partagé et disputé avec les puissances
industrielles et commerciales et avec la complicité morale et sociale des
technocraties de l’expertise. Là est le défi actuel auquel nous sommes
confrontés, tant au niveau général de la société qu’à celui, plus particulier, de
nos pratiques de soins, de dépistage et d’expertise. Ce qui suppose le goût de la
vérité plutôt qu’un art du mensonge. Rien de très évident dans nos sociétés
aujourd’hui, où les « faussaires » s’emparent bien vite des défroques du
réalisme : « Le mensonge est souvent plus plausible, plus tentant pour la raison
g p p p p
que la réalité, car le menteur possède le grand avantage de savoir d’avance ce
que le public souhaite entendre ou s’attend à entendre. Sa version a été
préparée à l’intention du public, en s’attachant tout particulièrement à la
crédibilité, tandis que la réalité a cette habitude déconcertante de nous mettre
en présence de l’inattendu, auquel nous n’étions nullement préparés 17. »
Comme nous avons pu le constater tout au long de cette partie, il y a un
reste qui résiste à cette entreprise totalitaire de normalisation sociale des
conduites que la civilisation capitaliste des mœurs s’acharne toujours plus à
contrôler, à prévoir et à éradiquer. Par ce dispositif elle espère dans la
soumission sociale des sujets transformés en « travailleurs idéaux », sans
subjectivité, pièces fonctionnelles d’un système qui tend à transformer le vivre
ensemble en société animale dont on pourrait faire oublier la condition par le
spectacle et le divertissement. Ce reste, têtu et constant, qui résiste à toute
formalisation et à toute normalisation, nous le nommons avec Lacan en
psychanalyse « le réel », « point d’impasse de toute formalisation ». Mais qu’on
le nomme réel, hasard, indétermination ou incertitude selon les modes de
connaissance qui l’approchent, ce reste est un point de résistance essentiel pour
vivre, aimer et penser. De plus, dans notre culture, il constitue cette part
d’indétermination qui confère au sujet humain sa responsabilité et sa liberté et
à la démocratie son fondement philosophique.
Nous avons pu le constater, ce reste fait exploser littéralement le paysage
grotesque d’une psychiatrie transformée en catalogue de troubles du
comportement dont la liste ne cesse de s’allonger. Psychiatrie transformée en
santé mentale sous les coups de boutoir conjoints du positivisme médical, de la
pression des industriels de santé, des idéologies politiques sécuritaires et de la
néo-évaluation des praticiens et des institutions qui dispensent les soins. Dans
une traque des risques qui confond anomalie, anormalité et pathologie, la
biopolitique de notre civilisation dérape. Elle multiplie sans cesse les dispositifs
de surveillance sans que pour autant on puisse se convaincre de leurs résultats,
dispositifs matériels et symboliques qui doivent essentiellement produire dans
l’espace subjectif et social le sentiment d’une surveillance constante et d’un
contrôle permanent et totalitaire des conduites, des pensées et du langage.
Comment expliquer autrement que ces industries du risque prolifèrent malgré
les résultats peu probants de leurs dispositifs ? Comme le constate Laurent
Mucchielli, la vidéosurveillance, par exemple pour Lyon ou Saint-Étienne,
coûte très cher pour des résultats très faibles. Il estime de façon approximative
qu’à Saint-Étienne « la vidéosurveillance a probablement permis de repérer
entre 1 et 2 % des crimes et délits que la police a poursuivis 18 ». Ces résultats
concordent avec ceux de Lyon, dont l’enquête de la Chambre régionale des
comptes établit que l’impact de la vidéosurveillance sur la répression de la
délinquance était « marginal ». Or ces dispositifs consomment une part
importante du budget municipal, qui pourrait représenter près d’une centaine
d’emplois municipaux de proximité, par exemple à Lyon. Là encore, comme en
psychiatrie, la civilisation contemporaine des mœurs choisit d’investir dans le
matériel plutôt que dans le capital symbolique et humain qui permet le soin,
l’éducation et le travail social. On ne transforme pas les institutions du travail
social en entreprises pour leur permettre de mieux fonctionner par le jeu de la
p p p p j
concurrence. On les transforme en entreprises concurrentes du « service à la
personne » pour mieux les faire disparaître en tant que prestataires de service
social. En lieu et place, les réformes favorisent la recomposition des services
d’assistance sociale et de sécurité des personnes au profit d’industries du risque
qui « vendront » demain la sécurité jusqu’aux confins de la sécurité publique et
militaire 19.
Parallèlement, le seuil de tolérance sociale aux déviances comportementales
ne cesse de baisser depuis près de vingt ans, c’est-à-dire depuis que les
chancelleries diverses et variées ont donné pour consignes au parquet et au
nom de la « tolérance zéro » de poursuivre les délits et les incivilités qui jusque-
là demeuraient sans suite 20. Les chiffres ne sont pas ventriloques. On a
progressivement inclus ceux de la délinquance « légère » pour changer de
paradigme dans le traitement des déviances sociales. Bertrand Rothé 21 a
revisité La Guerre des boutons, ce classique de Louis Pergaud publié en 1912 et
porté à l’écran par Yves Robert en 1961. L’intrigue est originale et relate sur un
ton épique et rabelaisien les affrontements entre les enfants de deux villages
voisins. Pour composer une nouvelle version de l’ouvrage, Bertrand Rothé s’est
documenté sur la manière dont aujourd’hui les professionnels de la
délinquance des mineurs prenaient en charge cet affrontement de bandes
rivales. Lecture faite avec les lunettes de notre civilisation, le chef supposé
d’une des deux bandes se retrouverait aujourd’hui, avant même d’avoir atteint
sa majorité, redevable de trois mois ferme de réclusion et de trois ans de prison
avec sursis suite à la plainte de la mère du chef de la bande adverse. Non sans
avoir, préalablement au jugement, subi une palpation de sécurité, été mis en
garde à vue, auditionné par les services de police, visité par des éducateurs.
Passons sur les détails du roman, auquel le lecteur pourra avantageusement se
reporter ainsi qu’à la postface de Laurent Bonelli 22, spécialiste des politiques
sécuritaires, qui montre qu’en un siècle ce n’est pas la violence qui s’est
déchaînée mais notre refus d’y faire face autrement que par le recours à des
dispositifs répressifs. Ne nous y trompons pas, comme les centres de détention
et les prisons se remplissent au-delà de leur capacité, ce n’est pas la délinquance
qui sera stoppée par des mesures répressives dont nous n’avons même pas les
moyens. Nous sommes ici encore dans une pathologie de la forme qui permet de
justifier le quadrillage des individus et des populations. Et ce d’autant plus que
les médias offrent une mise en scène des faits divers les plus tragiques ou les
plus spectaculaires. Dans une « société du mépris 23 », le besoin de visibilité
sociale est tel que ces spectacles consommés comme des marchandises offrent
aux plus démunis l’ambition d’être vus, fût-ce dans la logique d’exclusion, et à
l’homme commun l’occasion d’accepter la restriction de ses libertés 24. Je crois
qu’il nous faut bien comprendre là encore qu’il s’agit moins d’exclure sur les
marges les déviants, devenus simples motifs, que d’installer des dispositifs de
séquestration sociale de l’ensemble des individus et des populations. Populations
dont on surveillera plus particulièrement celles pour lesquelles on a établi à un
moment donné le potentiel de « dangerosité », c’est-à-dire de risques de
dérapage social. C’est donc une stratégie de civilisation qui multiplie les prises
de température et les examens biologiques pour apaiser tant bien que mal les
symptômes, au risque parfois de les aggraver sans devoir traiter à la racine les
causes de sa maladie.
Les incivilités que nous subissons aujourd’hui, les délits et les infractions
dont nous pouvons être victimes, les tragédies qui nous affectent
douloureusement sont inadmissibles et insupportables. Ces « comportements
antisociaux 25 », au sens de Winnicott, appellent une réponse, inexorablement.
Une réponse d’abord pour ceux qui les subissent car, bien souvent aujourd’hui,
ils les subissent dans la solitude, la peur et l’humiliation. À la société
industrielle a succédé la société du risque, qui a redoublé les injustices de
répartition des richesses par des injustices liées à la répartition des risques. Ces
tendances antisociales appellent aussi une réponse du politique, du culturel,
pour traiter radicalement des symptômes qui sont aussi des discours d’espoir,
espoir de voir reconnues parfois les humiliations et les injustices subies sur un
mode qui révèle, plus qu’on ne souhaiterait l’admettre, les valeurs d’une
époque. Alors bien sûr, il y a aussi une part de ces « antisociaux » que l’on
pourrait nommer « irrécupérable », composée de personnalités dénuées de tout
scrupule et de toute moralité, dont le rationalisme instrumental prolifère avec
des fortunes diverses dans les bandes comme sur les marchés financiers. Cette
frange « déshumaine » qui nous effraie et nous terrorise et que l’on rencontre
parfois au niveau même des horreurs les plus ordinaires 26 fait pourtant partie
de l’humanité. Elle est un défi pour toute civilisation et la seule réponse que
nous pouvons lui apporter est précisément formulée par Freud.
Dans sa réponse à Einstein l’interrogeant sur le besoin de l’humain de haïr et
d’anéantir par la guerre et après avoir rappelé que la complaisance à la guerre
émane bien d’une pulsion de mort en contradiction avec Éros et la culture,
Freud écrit que « tout ce qui promeut le développement culturel travaille du
même coup contre la guerre 27 ».
C’est peut-être autour du « risque » que se joue l’avenir de nos démocraties.
Une démocratie du risque qui ne reculerait ni devant les dangers véritables
qu’elle prend en toute responsabilité, la fraternité de partager, ni devant les
spectres du Mal que les plus « populistes » d’entre les politiques finissent par
créer, d’une façon ou d’une autre.

1. Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 62.


2. Ibid.
3. Ibid.
4. Roland Gori, Marie-José Del Volgo, Exilés de l’intime, op. cit. ; R. Gori, B. Cassin, Ch. Laval (dir.),
L’Appel des appels, op. cit.
5. Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 234.
6. Cf. Alexandra Benachi, Roland Gori, Odile Buisson, « Dépistage prénatal : les marchands de
risques », op. cit.
7. C. Talmant, F. Aubron et les membres du Collège français d’échographie fœtale (CFEF), « Courbes
de l’épaisseur de la nuque : principe de mesure, apport dans le diagnostic des anomalies, étude
comparative », 3es Journées parisiennes d’échographie gynéco-obstétricale, juin 1997.
8. Le cas de la polydactylie, par exemple, dépistée à l’échographie fœtale est intéressant car elle peut
constituer le signe d’une pathologie grave (une ciliopathie comme le syndrome de Bardet-Biedl par
exemple) ou n’être qu’une simple anomalie sans pathologie associée. Cf. C. Rooryck, D. Lacombe, « Le
syndrome de Bardet-Biedl », Encyclopédie Orphanet, 2008 (www.orpha.net) ; Nicole Philip, « Conduite à
tenir devant une polydactylie », communication orale, 15es Journées de médecine fœtale de Morzine,
mars 2010.
9. « Dépistage prénatal : les marchands de risques », op. cit.
10. Viola Polena, « Échographie fœtale : ombres et lumières », JIM.fr, 22 décembre 2009.
É
11. Georges Canguilhem, « Qu’est-ce que la psychologie », in Études d’histoire et de philosophie des
sciences, Paris, Vrin, 1956.
12. Je remercie ici Alexandra Benachi, gynécologue-obstétricienne, et Odile Buisson, échographiste,
pour les informations, les articles scientifiques et les documents qu’elles m’ont transmis sur la prévention
des risques en obstétrique. Dans sa conférence sur « Risque et dépistage » lors des 15es Journées de
médecine fœtale de Morzine en mars 2010, Israël Nisand a remarquablement montré qu’en se
multipliant les procédures de dépistage ont eu tendance à se transformer en outils de diagnostic. Et ce
d’autant plus que, comme il le souligne, l’initiateur d’un test de dépistage s’arrange toujours pour vendre
et promouvoir sa technique.
13. « Un avis du CCNE sur les diagnostics anténatals : le cadre juridique est “satisfaisant” », Le
Quotidien du médecin, n° 8660, 19 novembre 2009, p. 11.
14. François Ewald, Christian Gollier, Nicolas de Sadeleer, Le Principe de précaution (2001), Paris,
PUF, 2008, p. 36.
15. Ibid., p. 36.
16. Ibid., p. 51.
17. Hannah Arendt, Du mensonge à la violence, op. cit., p. 11.
18. www.laurent-mucchielli.org. Cf. textes sur « Délinquance, justice et autres questions de société ».
19. Maj Britt Theorin, « Rapport sur l’environnement, la sécurité et la politique étrangère : stratégie
en vue de l’utilisation de ressources militaires à des fins environnementales », 14 janvier 1999, disponible
sur www.mecanopolis.org.
20. Véronique Le Goaziou et Laurent Mucchielli, La Violence des jeunes en question, Paris, Champs
social, 2009.
21. Bertrand Rothé, Lebrac, trois mois de prison, Paris, Seuil, 2009.
22. Cf. aussi Laurent Bonelli, « Nous sommes dans une logique d’extension du contrôle », Le Monde,
5 février 2009.
23. Axel Honneth, La Société du mépris, op. cit.
24. Serge Portelli, « La justice et l’Appel des appels », in R. Gori, B. Cassin, Ch. Laval (dir.), L’Appel
des appels, op. cit., p. 79-88.
25. Donald W. Winnicott, Jeu et réalité, op. cit.
26. Harald Welzer, Les Exécuteurs. Des hommes normaux aux meurtriers de masse (2005), Paris,
Gallimard, 2007.
27. Sigmund Freud, « Pourquoi la guerre ? » (1932), in Œuvres complètes 1931-1936, tome XIX, Paris,
PUF, 1995, p. 81.
NOTRE CULTURE
DU SUJET DÉMOCRATIQUE

Pour introduire cette partie consacrée à « notre culture du sujet


démocratique » qui s’oppose point par point à « la civilisation des mœurs » de
la première partie, voici une petite histoire que j’ai entendue du généticien
Albert Jacquard au cours d’un colloque récent 1. Albert Jacquard raconte que,
lorsqu’un enfant lui demande qui sont ses parents, il répond qu’il en a cinq :
son père, sa mère, un spermatozoïde, un ovule et… le hasard.
C’est cette part du hasard que nous devons à tout prix préserver pour établir
dans leurs prérogatives les fondements de la subjectivité comme de la
démocratie. Le hasard fait que la vie peut encore devenir une création. À
condition de ne pas tirer sur les feuilles pour faire pousser les arbres…

1. Colloque scientifique international « Violences ? Parlons-en, parlons-nous ! État des lieux des
discours et des pratiques », Arles, Palais des congrès, les 29, 30 et 31 octobre 2009.
1

Œdipe est de retour

« Les principaux mythes grecs sont imprimés dans l’évolution de notre


langage et en particulier de nos grammaires. […] notre parole charrie
des traces organiques de mythes. D’où la permanence dans notre
mentalité et dans notre culture d’Œdipe et d’Hélène, d’Éros et de
Thanatos, d’Apollon et de Dionysos. »
George STEINER,
Les Antigones

« La fabulation antique, la mythologie comme vous appelez ça –


Claude Lévi-Strauss aussi appelle ça comme ça – de l’aire
méditerranéenne […] la mythologie est parvenue aussi à quelque
chose dans le genre de la psychanalyse. »
Jacques LACAN,
Le Séminaire. Livre XX. Encore (1972-1973)

Que Freud se soit nourri de la mythologie, de la tragédie, de la pensée


grecque pour élaborer les concepts de sa découverte constitue une évidence.
L’évidence du fait ne mérite pas qu’on le néglige. Par exemple, si le terme
même de mythologie surgit sous la plume de Freud lorsqu’il tente de cerner le
concept de pulsion, c’est bien en tant que celui-ci contient une dimension de
fiction que le mythe, comme forme de pensée, s’expose à recueillir.
Là où se dérobent la logique et la rationalité du concept, en ce point
ombilical du savoir, il n’y a plus que le mythe pour dire ce que la science et la
logique ne parviennent pas à formaliser. Reconnaître que le logos n’épuise pas le
mythos, c’est reconnaître que dans tout discours persiste un point d’impasse,
celui de toute formalisation, que nous nommons le réel et sur lequel Freud
dépose le nom d’Œdipe. Telle est ma thèse. Mais la découverte de Freud ne
consiste pas seulement à énoncer ce point d’impasse. Dans son cheminement
même, elle nous montre que nous n’avons que le recours au mythe pour en
cerner les bords. La grande découverte de Freud, c’est que la connaissance se
trame à l’étoffe des rêves et des mythes, et comme Lacan le rappelle encore « il
n’y a pas de connaissance qui ne soit d’illusion ou de mythe 1 ».
Comment la tragédie antique a-t-elle pu s’inviter à la fin du XIXe siècle à
Vienne dans les grands boulevards ouverts par la science et l’industrialisation,
au moment même où les valeurs de l’Ordre, de la Raison et du Progrès
sillonnaient toutes les routes de la pensée des capitales européennes ?
Comment un médecin travaillant sur les organes sexuels des anguilles, partisan
du manifeste positiviste 2 toute sa vie durant ou presque, a-t-il pu replacer au
cœur de cette civilisation le travail d’une culture antique et introduire le mythe
au cœur même de la raison ?
Pour pouvoir répondre, au moins en partie, à cette question, il m’est
nécessaire de revenir à Foucault et à la thèse selon laquelle les formes du savoir
sont étroitement dépendantes des formes de pouvoir. Ce qui fait dépendre les
formes de rationalité des pratiques sociales d’une société donnée, à un moment
donné. C’est dire encore et encore que les nouveaux modes de connaissance
qui apparaissent à une époque dans une culture dépendent étroitement des
conditions sociales et de civilisation qui la rendent possible. Les formes de
savoir émergent de la niche écologique d’une civilisation qu’elles participent à
recoder en retour, recomposant dans l’après-coup les sensibilités
psychologiques et sociales d’une culture et de ses idéologies.
Ne croyant pas à l’Immaculée Conception des savoirs et des pratiques,
j’affirmerai d’entrée de jeu que les cultures de soi, les pratiques de soi de la
pensée grecque contiennent une herméneutique du sujet 3 qui permet, en partie,
la découverte freudienne. N’est-ce pas alors cette part de la culture grecque qui
permet la découverte freudienne, tel un retour du rejeté au sein d’une
civilisation avide de la rationalité des sciences positives pour administrer le
vivant ?
Ce rejeté d’une culture antique du « souci de soi » s’installe au sein des
sciences positives, sous les coups de boutoir de la civilisation du capitalisme
industriel au moment où la médecine tend à réifier le sujet comme individu
rationnel, autonome et solitaire. Mais pour que la psychanalyse advienne au
sein de cette civilisation positiviste, encore fallait-il que la culture grecque, tels
les restes diurnes d’un rêve, puisse permettre, à quelqu’un qui pouvait s’en
saisir, d’affirmer que le spectre de la subjectivité rôdait toujours dans les grands
boulevards des sciences les plus propices à accueillir les valeurs d’Ordre et de
Progrès de l’Europe capitaliste. Encore fallait-il que cet homme, Freud, ait le
courage d’accueillir le fantôme de l’Antiquité, qui hantait déjà les
thérapeutiques parallèles de l’histoire de la médecine, pour s’en saisir et le
replacer au cœur de la science.
Je fais de la psychanalyse une rescapée. La rescapée de cette civilisation
antique et démocratique qui tend à la fin du XIXe siècle à disparaître en partie
sous l’effet des nouveaux dispositifs de subjectivation de la civilisation
industrielle. Ce spectre de la pensée antique cherche sans cesse à faire retour
dans l’histoire des techniques et des savoirs, en particulier au sein de la
médecine. C’est même par quoi, au cours de cette histoire, le scientisme et le
démoniaque se sont souvent trouvés parallèlement harnachés au même
attelage. Plus on veut l’ignorer, plus on y est soumis. Comme l’histoire des
sciences le montre, on constate une co-occurrence de l’idéologie scientiste et de
la solution mystique. L’acte de foi mystique ou animiste éponge le reste de
l’opération « scientifique » 4. Ce dont témoigne à sa façon le martyre d’Auguste
Comte, qui retrouve à la fin de sa vie, à ses dépens, lors d’une crise passionnelle
et mystique avec Clotilde de Vaux, cette « fameuse » subjectivité que la
démarche positiviste avait exilée dans la physiologie. Ou encore Charles
Richet, prix Nobel de physiologie, qui finit par faire tourner les tables à Alger
dans la villa Amalia pour communiquer avec les esprits féminins ! À disjoindre
la raison de la pensée mythique, de la souffrance qu’elles provoquent par leur
p y q q p q p
constante proximité, les spectres de l’une comme de l’autre reviennent tôt ou
tard les hanter. Mais c’est une autre histoire. Concluons provisoirement que la
raison et la pensée animiste n’en finissent pas de faire attelage tout au long de
l’histoire des sciences, au moment même précisément où dans la culture elles
participent à dévaloriser la pensée mythique.
C’est au moment même où s’épanouissent l’homo economicus et sa
rationalité, comme nous l’avons vu avec Ernest Renan 5, que la psychanalyse
restitue par le biais du mythe ce qui se dérobe au savoir totalitaire de cette
forme de rationalité calculatrice. Ce que le mythe tient en réserve, ce qui se
dérobe à la pensée calculatrice et technique, c’est justement ce que Freud
rencontre sur sa route pour tenter de rendre compte de sa psychopathologie et
de celle de ses patients. Freud, penseur de la modernité, héritier d’une
civilisation bourgeoise et positiviste, croise sur sa route la connaissance
tragique, le pathei mathos de la culture grecque, disait Pierre Fédida 6. C’est-à-
dire ce savoir que l’on ne peut obtenir que par la souffrance et qu’évoque
Eschyle dans l’Agamemnon. Connaissance tragique que Nietzsche met au
centre de sa philosophie.
Comme le remarque Didier Anzieu 7, dans un article intitulé « Freud et la
mythologie », paru en 1970, l’intérêt de Freud pour la mythologie grecque s’est
particulièrement développé au cours de son autoanalyse entre 1895 et 1899,
c’est-à-dire au moment même où sa rencontre renouvelée avec le mythe
d’Œdipe fait interprétation de ses rêves et de ses symptômes. Cette rencontre
avec le discours de Sophocle lui permet de trouver le concept capable de rendre
compte du fonctionnement psychique des névroses et de la psychopathologie
de la vie quotidienne. Dans une lettre à Fliess du 15 octobre 1897, Freud
reconnaît en lui-même les sentiments que la tragédie de Sophocle Œdipe roi
met en scène. C’est justement parce que chaque humain a été un jour en
imagination un Œdipe que cette tragédie produit un « effet saisissant ».
L’herméneutique du sujet avec laquelle Freud à ce moment-là est en train de
renouer est celle de la connaissance tragique de la culture grecque et s’éloigne
toujours davantage de la rationalité de la science positive, qui tend alors à
objectiver le psychisme dans cette « physiologie mentale » chère à l’époque 8.
Quelques semaines après la lettre à Fliess d’octobre 1897, Freud précise que
les mythes sont les obscures perceptions internes que les sujets ont de leurs
appareils psychiques. Si les mythes et les tragédies parlent aux hommes, c’est
bien parce qu’ils leur parlent de leur histoire, de leur mémoire, de leurs pensées
inconscientes. C’est que de tels discours sont autant une connaissance
endopsychique que les sujets se donnent, à leur insu, qu’un savoir légendaire
sur les origines de la cité et ses passions. Le mythe et la tragédie se révèlent à
l’interface du politique et du subjectif, de l’inconscient et du social. Ce sera ma
thèse tout au long de ce chapitre.
Précisons qu’à proprement parler, Freud n’interprète pas le mythe d’Œdipe
et la tragédie de Sophocle mais qu’il se laisse interpréter par la vérité de leurs
discours. C’est un point important tant il me paraît absurde d’interpréter ce qui
s’offre déjà comme une interprétation. Freud trouve dans la tragédie de
Sophocle les mots pour dire ce qui échappe à la pensée rationnelle et dont le
mythe seul peut restituer la continuité du discours jusques et y compris dans la
psychopathologie de la vie quotidienne. Le mythe expose une vérité que la
py p g q y p q
logique et les sciences expérimentales congédient. Cette vérité à fleur de mythe,
inutile de s’en saisir dans la saisie-arrêt de nos significations doctrinales. Cette
vérité, elle parle d’elle-même. Laissons-la parler.
Le psychanalyste, de mon point de vue, a tout avantage à renoncer à
interpréter les mythes et les tragédies par une lecture directe des discours qui ne
lui renverrait que ses propres pensées. Tout au plus peut-il, comme dans
l’analyse, déplacer des fragments, modifier l’ordre des phonèmes, permuter les
séquences, accentuer autrement les valeurs de la parole, pour faire apparaître,
mettre en relief un autre discours dans le discours. C’est la démarche même de
Freud, déplaçant sans cesse les pièces des discours pour constater à la fin de sa
vie, dans son œuvre ultime que constitue L’Homme Moïse, que c’est seulement
par « le sentiment linguistique » que le psychanalyste doit se laisser guider.
Seulement, pour déplacer les pièces du discours, encore faut-il qu’il y ait un
discours. C’est sur ce point que porte ma thèse : c’est bien parce qu’il y avait
un discours de la culture grecque qui rôdait sur le parvis même du savoir
positif à la fin du XIXe siècle que Freud a pu trouver les enveloppes formelles de
sa découverte. Mais j’insiste encore et encore, c’est moins le contenu de ce
discours antique qui a permis la découverte freudienne, quelle que soit sa
participation à forger ses concepts, c’est moins le contenu de ce discours
antique que la forme de rationalité qu’il autorise. Ce que Freud réhabilite à la
fin de ce XIXe siècle qui rêve d’une « religion de la science » administrant
l’humain en le délivrant du politique, c’est le mythe et son pouvoir de dire le
vrai. Et cette réhabilitation œuvre à son corps défendant, tant Freud, enfant de
son époque, rêvait jusqu’à la fin de ses jours d’inscrire la psychanalyse dans le
champ des sciences de la nature. C’est moins par goût personnel qu’il est
conduit à cette réhabilitation du mythe que par la matière fantasmatique qui
s’offre à lui et qu’il ne peut en bon névrosé ni proscrire ni admettre.
Remarquons la manière même dont il se défend de sa découverte dès les Études
sur l’hystérie : « Je m’étonne moi-même de constater que mes observations de
malades se lisent comme des romans et qu’elles ne portent pour ainsi dire pas
ce cachet sérieux, propre aux écrits des savants. Je m’en console en me disant
que cet état de choses est évidemment attribuable à la nature même du sujet
traité et non à mon choix personnel 9. »
Tout au long de son œuvre, il se débat avec cette proximité de la « fiction »
et de la « théorie », qui le gêne. Pourtant elle ne le lâche pas. C’est d’ailleurs
lorsque le concept devient plus incertain, plus vacillant, qu’il produit ce trouble
particulier de la pensée face à l’abîme que constitue l’absence de preuves
empiriques et logiques, c’est à ce moment-là précisément que Freud fait appel
au mythe en déposant le mot « mythologie » sur ce qui lui demeure encore
énigmatique. Ainsi en va-t-il, par exemple, de ce que Freud nomme sa
« mythologie des pulsions », n’hésitant pas à s’appuyer sur l’autorité
d’Empédocle d’Agrigente pour donner à sa théorie de la pulsion de mort la
légitimité que ses élèves eux-mêmes contestent. Dans son texte tardif de 1938,
Abrégé de psychanalyse, Freud remarque dans une note de bas de page à propos
de la dualité pulsionnelle Éros-Thanatos : « Le philosophe Empédocle
d’Agrigente avait déjà adopté cette façon de considérer les forces fondamentales
ou instincts, opinion contre laquelle tant d’analystes s’insurgent encore 10. » La
philosophie et ses racines mythiques viennent à point nommé au secours de la
conceptualisation freudienne.
Freud se méfie des systèmes philosophiques qui parviennent, sans les
tâtonnements, les ratés et les résultats partiels et limités des sciences ou de la
clinique, à proposer des systèmes généraux, des visions totales et séduisantes du
monde. Ce qui ne veut pas dire, comme le croient les fast-thinkers 11
contemporains, qu’il ne l’aime pas ou ne la connaît pas. Il n’y recourt, c’est la
thèse de ce travail, qu’au moment où il est en difficulté et que la logique de la
théorie et l’expérience de la clinique rencontrent leurs points d’impasse, de réel.
À ce moment-là il faut de l’hétérogène pour mettre un nom ou le nom d’une
autorité pour parvenir à formuler ce que l’on ne parvient pas à dire autrement.
C’est le point ombilical de toute pensée qui ne recule pas devant ce qui
l’appelle 12.
Comment ignorer que Freud à plusieurs reprises reconnaît à la culture
antique la priorité épistémologique et anthropologique sur sa découverte ? Si
on veut bien prendre toute la portée de cette affirmation, il nous faut alors
reconnaître la dépendance de notre « science », de ses concepts et de ses
pratiques aux fondamentaux de la civilisation antique. C’est moins l’appui
d’une autorité que Freud cherche auprès des philosophes et des dramaturges
grecs que les restes d’un discours qui rend possible sa découverte, un discours qui
reconnaît à la parole mythique son pouvoir d’accueillir et de mettre en réserve
ce que la rationalité et la logique révoquent. Or, comme nous le verrons, ce
conflit fondamental entre le mythe et la raison, ce conflit fondamental entre ces
deux formes de rationalité est au cœur de la cité démocratique comme du drame
tragique, au moins chez Sophocle, à qui Freud emprunte le nom d’Œdipe pour
en faire un concept.
Le nom d’Œdipe, que Freud emprunte à Sophocle, est le nom d’une vérité,
vérité singulière à chaque sujet qui en reçoit l’interprétation sauvage. Vérité
collective d’une mutation dans les pratiques sociales de la cité, de sa vision
anthropologique du savoir et de la preuve. La pensée grecque est aussi ce débat
permanent, ce dialogue contradictoire entre le savoir mythique et la rationalité
de la science que les tragédies mettent en scène et que les philosophies
conceptualisent. Cette tension propre au rapport de la vérité et du savoir dont
Lacan disait qu’« ils souffrent ensemble, l’un de l’autre : c’est la vérité 13 ».
Cette formule de Lacan détient une extraordinaire portée sur laquelle, comme
d’habitude, le Maître ne s’attarde pas, laissant le soin à ses élèves de rassembler
les morceaux éparpillés dans l’œuvre. Avec Freud, les pièces de ces discours de
vérité et d’exactitude se déplacent ; d’opposés et d’inséparables, la vérité et le
savoir se trouvent par le geste freudien devoir révéler ce qui les conjoint :
l’homme de la raison est miné de l’intérieur par les forces mêmes qui en érigent
la maîtrise.
La psychanalyse naît du giron de la médecine pour dire ce qui à la fin du
XIXe siècle se soustrait de la méthode expérimentale et scientifique. La méthode
anatomo-clinique et l’approche expérimentale laissent en jachère un reste, un
hétérogène, qui relevait jusque-là de la compétence et de l’art du médecin, et
qu’en un mot je désignerai comme une éthique des passions. Cet hétérogène est
justement ce qui constitue la substance du soin et en fait une pratique
artisanale irréductible à la production industrielle que notre civilisation
p q
voudrait imposer à ces corps de métiers, les conduisant parfois « au bord de la
crise de nerfs 14 ».
Cette substance éthique du soin que la psychanalyse prend de surcroît en
charge par les effets de sa méthode, ce n’est pas dans la science positive qu’elle
peut la trouver, mais bien plutôt dans les restes de ce discours antique avec
lequel à son insu la psychanalyse renoue. Savoir mythique qui, tout au long des
siècles précédents, irriguait les idéologies et les pratiques préscientifiques de la
médecine. Mais avec la science, un savoir s’impose dans une prétention
d’autonomie par rapport au savoir mythique servant à refouler cette vérité qui
habitait jusque-là la pratique médicale et que la psychanalyse redécouvre à sa
manière sous les auspices de l’hystérie et de l’amour de transfert. Dans son
Séminaire sur le transfert, Lacan évoque la définition qu’Eryximaque donne de
la médecine : « La médecine est la science des érotiques du corps 15 » ; pour
ajouter ensuite : « On ne peut, me semble-t-il, donner meilleure définition de
la psychanalyse 16. » C’est bien parce que la pensée grecque, par le discours
d’Eryximaque, promeut une conception du soin qui excède le « médical » au
sens moderne du terme que l’on peut entrapercevoir ce que l’art du médecin
doit à l’amour et au transfert dont la science positive ne veut pas entendre
parler. Ce que la platitude technique des recherches contemporaines nomme
parfois « effet placebo » !
Nous voyons bien aujourd’hui comment, à devoir prétendre ne traiter que
scientifiquement des problèmes qu’elle rencontre, la médecine contemporaine
a dû ajouter un « supplément d’âme », l’éthique, à son dispositif. C’est
reconnaître que le thérapeutique excède le iatrique, le médical proprement
dit 17. C’est à devoir distinguer le thérapeutique du médical qu’une invention
comme la psychanalyse est devenue possible. Cette invention n’est justement
devenue possible que parce que des fragments du savoir mythique se sont
trouvés là à disposition pour recueillir ce qui à un moment donné se voyait
empêché, inhibé par le savoir dominant d’une civilisation, savoir du Maître,
disait Lacan. Savoir que Freud a mis sur la sellette pour lui faire rendre gorge et
accoucher d’une vérité dont le mythe fait son miel et que Freud a placée au
cœur de son dispositif thérapeutique.
Si aujourd’hui nous pouvons refuser la réduction du thérapeutique au
médical, si nous pouvons par la pratique psychanalytique refuser de faire du
soin psychique cette « orthopédie sociale » chère à nos sociétés de contrôle,
c’est bien parce que Freud et Lacan nous ont montré la voie, mais c’est aussi
parce qu’une culture a permis, à un moment donné, par sa langue et ses formes
de pensée, de dire que l’art de soigner incluait nécessairement le « souci de
soi 18 », comme esthétique et éthique de l’existence. Comment pourrait-on sans
cette culture et cette langue oser dire encore aujourd’hui que le vrai continue à
se dérober au milieu de l’exactitude ?
Cette question est plus que jamais actuelle au moment où, comme nous
l’avons vu 19, en France par exemple, la législation d’accès au titre de
psychothérapeute porte de nouveau cette question 20 aux avant-postes de la
scène sociale et politique : la souffrance psychique n’est-elle qu’un « trouble
médical » relevant de la seule médecine et de ses annexes ? Cette question se
pose au moment même où le sujet se trouve réduit à la somme de ses
comportements et où, dans cette civilisation, le savoir dominant réduit les
p
souffrances psychiques et sociales à des « anomalies », à des
« dysfonctionnements » neurogénétiques. C’est une question politique autant
qu’épistémologique.
Or c’est justement cette « brèche » entre le thérapeutique, au sens antique du
terme, et le médical au sens moderne de cette notion, que le discours
d’Eryximaque ouvre lorsqu’on le lit aujourd’hui. Et, ce faisant, il permet de
penser et de dire toute la distance et le lien qui rétrospectivement sépare et
rapproche à la fois le iatrique et le thérapeutique. Nous avons ici, avec les
fragments du savoir mythique, les conditions culturelles permettant
l’émergence de ce qui devient ensuite la « psychothérapie » et la
« psychanalyse ». Dans le discours d’Eryximaque, même la notion d’harmonie,
d’« accord », qui se rapporte au domaine musical, offre le concept d’un art
médical qui n’exclut pas la dimension thérapeutique. Dimension thérapeutique
que la psychanalyse à sa manière vient prolonger et développer.
Alors je ne voudrais pas tomber dans ce que Canguilhem appelait le « mythe
du prédécesseur » et dire que Platon était le prédécesseur de Freud. Mais je
voudrais simplement insister sur un point : tous deux appartiennent à des
moments différents à une culture, à une culture qui rend possible la découverte
de la psychanalyse et conditionne socialement et historiquement son
émergence 21 parce qu’elle s’avère une culture de soi. C’est bien parce que le
spectre antique rôde encore dans les capitales européennes, positivistes et
capitalistes de son époque que Freud peut y trouver les mots et les fragments de
discours qui lui permettent d’entreprendre sa découverte. Il les rencontre, au
sens fort du terme, grâce à la complaisance d’une langue et d’une culture
antiques, aptes à préserver ce que le savoir dominant de l’époque refuse dans le
champ médical comme forme de rationalité. Ici, la découverte de la
psychanalyse devient aussi le symptôme d’une civilisation en proie à une
mutation. Civilisation dont Freud est bien le contemporain en tant que, bien
malgré lui, il perçoit de son époque non les lumières mais l’obscurité qui les
rend possibles.
C’est un peu l’hypothèse à laquelle je me risque : la psychanalyse émerge
comme « rescapée » d’une culture antique et démocratique qui résiste à sa
disparition programmée par les nouveaux dispositifs de subjectivation de la
civilisation capitaliste. À me suivre sur cette voie, on comprend, je pense, en
quoi de tels enjeux sont plus que jamais d’actualité. Et pourquoi aussi le
« pétainisme culturel » d’aujourd’hui lance ses chiens de garde sur certaines
formes de savoir dont la psychanalyse fait partie.

1. Jacques Lacan, « Radiophonie » (1970), in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 432.
2. En 1911 encore, Freud, qui rechigne devant les « visions du monde », signe le manifeste positiviste.
Cf. Christian Hoffmann, « Le manifeste positiviste signé par S. Freud en 1911 », Cliniques
méditerranéennes, n° 45-46, 1995, p. 6-11.
3. Michel Foucault, L’Herméneutique du sujet, op. cit.
4. On trouve aujourd’hui cette tendance chez les cognitivistes qui, de Francisco Varela à Christophe
André, vont recycler par le bouddhisme ce que leurs pratiques réifient de l’esprit humain (cf. Roland
Gori, La Preuve par la parole, op. cit.).
5. Cf. le chapitre « Le biopouvoir : normaliser au nom de la science ».
6. Pierre Fédida, Crise et contre-transfert, Paris, PUF, 1992.
7. Didier Anzieu, « Freud et la mythologie », Nouvelle Revue de la psychanalyse, n° 1, 1970, p. 114-
145.
8. Cf. Griesinger et Kraepelin, dont toute la neuropsychiatie contemporaine s’inspire : Jacques
Hochmann, L’Histoire de la psychiatrie (2004), Paris, PUF ; Georges Lantéri-Laura, « Introduction
générale », Évolution psychiatrique, n° 70, 2005, p. 219-247.
9. Sigmund Freud, Joseph Breuer, Études sur l’hystérie (1895), Paris, PUF, 1956, p. 127.
10. Sigmund Freud, Abrégé de psychanalyse (1949), Paris, PUF, 1967, p. 9.
11. Comment ne pas penser à Michel Onfray, Le Crépuscule d’une idole, op. cit.?
12. Martin Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ? (1959), Paris, PUF, 1992.
13. Jacques Lacan, « Radiophonie » (1970), in Autres écrits, op. cit., p. 440.
14. Laurent Sedel, Chirurgien au bord de la crise de nerf, op. cit.
15. Jacques Lacan, Le Séminaire. Livre VIII. Le transfert (1960-1961), Paris, Seuil, 1991, p. 89.
16. Ibid., p. 89.
17. Roland Gori, Marie-José Del Volgo, La Santé totalitaire, op. cit.
18. Michel Foucault, Le Souci de soi (1984), Paris, Gallimard, 1997.
19. Cf. « Surveiller et soigner » au début de l’ouvrage.
20. Sur l’amendement dit Accoyer, cf. Élisabeth Roudinesco, Le Patient, le thérapeute et l’État, op. cit.
21. Au sens de Ian Hacking, L’Émergence de la probabilité (1975), Paris, Seuil, 2002.
2

Le souci de soi

Prétendre que la psychanalyse constitue un retour de la « culture de soi » des


civilisations antiques au sein même d’une modernité triomphante suppose
qu’au moins très brièvement je rappelle avec Michel Foucault ce que j’entends
par « souci de soi ».
Disons-le, quelles que soient les significations que la notion de « souci de
soi 1 » peut prendre dans les philosophies antiques, elles prescrivent toutes que
le sujet doit se transformer dans son être pour être capable de vérité et donc apte à la
connaissance.
Nous sommes avec ces cultures du « souci de soi » à l’opposé de notre
conception moderne du savoir, qui suppose que, toute connaissance
impliquant le sujet, son ontologie, sa présence dans le savoir, le disqualifie
comme non scientifique et se trouve ainsi discréditée dans sa rationalité et
progressivement dans son éthique en tant que guide des conduites humaines.
Dans la modernité dès lors qu’un savoir est scientifiquement exact on pourrait
le transvaser, le déplacer d’un lieu à l’autre, sans devoir vérifier pour autant que
celui qui le reçoit se révèle apte à l’accueillir. C’est, par exemple, la fameuse
exigence posée aujourd’hui au médecin de donner une information loyale et
éclairée au patient pour obtenir son consentement aux soins 2. Prescription qui
permet bien souvent d’oublier le sens originaire d’in-former : la forme que l’on
donne « prend » dans un matériau préalablement établi et relève ainsi
davantage de l’« œuvre » de l’artisan que de la « canalisation » et de la
circulation des biens et des marchandises. Ce qui veut dire précisément que
l’obligation éthique de devoir accompagner le malade dans l’élaboration de sa
maladie comme drame de son existence, l’information est tout et l’être n’est plus
rien. Pour paraphraser Marx, je dirais qu’il n’est plus que « la carcasse de
l’information » !
Ce point critique où conduit la question de savoir si la connaissance
présuppose du sujet une modification de son être constitue selon la réponse
qu’on lui apporte un déterminant essentiel non seulement des malentendus de
la médecine moderne, mais encore des malaises de notre civilisation. Michel
Foucault nous le rappelle avec le commentaire d’Alcibiade de Platon : la
connaissance de soi, le fameux « connais-toi toi-même » de la prescription
delphique 3, demeure dans la culture grecque entièrement subordonnée au
« soucie-toi de toi-même ». C’est la réponse de Socrate à Alcibiade : « Si tu
veux connaître le gouvernement des hommes, le fonctionnement de la Cité et
de la Nature, commence par te soucier de toi-même, commence par t’occuper
de toi. » Donc ce n’est pas la connaissance (de soi) qui est prescrite dans cette
formule, « connais-toi toi-même », en tant que fondement de la morale, de la
spiritualité ou de la politique, c’est le souci de soi, le souci de devoir « s’occuper
de soi-même ». Comme le remarque Foucault, lorsque Épicure prescrit
également la nécessité de « s’occuper de soi », il emploie le verbe therapeuein,
qui est un verbe à valeurs multiples et dont la polysémie même se révèle
intéressante : il faut être le thérapeute de soi-même pour accéder véritablement à
la connaissance de la vérité. Mais therapeuein se réfère à plusieurs actions dont
chacun des référentiels tend à absorber dans le registre qui est le sien ce « souci
de soi » :
– Le modèle médical des soins médicaux qui prescrit de devoir s’occuper de
l’âme comme du corps.
– Le modèle social ou familial dans le cadre duquel ce verbe renvoie au
service qu’un serviteur tend à rendre à son maître. C’est-à-dire un modèle
proche de celui de l’économie de la « maison ».
– Le modèle religieux qui rapporte le therapeuein au service des cultes que
l’on rend aux divinités. C’est-à-dire le « spirituel ».
Cette polysémie du « thérapeutique » innerve l’ensemble des pratiques
sociales qui vont traiter tout au long des siècles et dans la culture occidentale de
ce « souci de soi ». Et ce jusqu’aux malentendus des débats actuels autour de
l’encadrement législatif des psychothérapies : ce « souci de soi » dont s’occupe
le thérapeute relève-t-il de la médecine ? De la psychologie ? De la religion
« sectaire » ? De la pédagogie ? De l’individu ou du collectif ? Est-ce le « savoir
être » qui compte ou le savoir ?
Rappelons que si cette question du « traitement de soi », de son « souci », se
pose aujourd’hui à l’occasion du problème de l’encadrement législatif des
psychothérapies, cela provient de la logique médicale moderne poussée au
terme d’un processus d’objectivation de l’être, d’une réification qui n’est pas sans
rapport, comme nous l’avons vu, avec le fétichisme galopant du capitalisme 4.
C’est un point essentiel qui, au-delà de la question de la psychothérapie, révèle
la substance des valeurs de notre civilisation, la manière même dont elle traite la
question de l’être. Cette exclusion progressive du « souci de soi » de la
connaissance rationnelle et morale de la médecine au profit d’un « soi »
« objectivé » dans des pratiques sociales d’expertise des comportements
jumelées à une science moderne de la nature est historiquement datée. Cette
exclusion, ce clivage n’existait pas dans la culture antique. Il a constitué sans
nul doute le prix à payer pour que la connaissance techno-scientifique du
monde progresse. Mais avec pour conséquence l’arraisonnement d’un monde
incluant le corps humain, le vivant que la technique a transformé en fonds à
exploiter. C’est ainsi que l’efficacité des connaissances rationnelles des maladies
a pu progresser aux dépens de la prise en charge subjective du malade, aux
dépens de son souci de soi. Les progrès scientifiques comme les progrès sociaux
sont incontestables. Mais cela a un prix : cette médecine rationnelle et efficace
ne serait pas morale si elle ne trouvait pas, d’une manière ou d’une autre,
l’occasion d’accueillir le retour du « souci de soi » au sein de ses pratiques et de
leur théorisation 5.
Comme l’écrit Michel Foucault, cette « culture du soi » des thérapeutiques
antiques se présente comme un « champ de valeurs organisé, avec ses exigences
de comportement et son champ technique et théorique associé 6 ». Ce sur quoi
p p q q q
je voudrais insister, après Foucault, consiste à dire que cette connaissance de soi,
déduite d’une préoccupation spirituelle et ontologique, n’est absolument pas en
position d’exclusion par rapport à la connaissance de la nature. Bien au contraire,
elle en est la condition préalable. C’est-à-dire qu’il n’est pas nécessaire de
« naturaliser » le soi pour le connaître objectivement : « “Se convertir à soi” est
encore une certaine manière de connaître la nature 7. »
Jean-Pierre Vernant le souligne, dans le monde grec la vision n’est possible
que parce qu’il y a une parenté et une « entière réciprocité » entre l’objet visé
par le regard et celui qui le regarde. Ils appartiennent au même monde, « le
regard, quand il atteint l’objet, lui transmet ce qu’éprouve, à sa vue, le
voyant 8 », et « notre regard opère dans le monde où il trouve sa place comme
un morceau de ce monde 9 ». Ce qui a fasciné les philosophes et les spécialistes
des sciences humaines dans les expériences de la physique quantique, c’est
moins la sophistication des opérations mathématiques (les équations de
Schrödinger) et des procédures expérimentales (les expériences d’Alain Aspect),
inaccessibles pour nombre d’entre eux, que le retour d’une vieille question – la
réciprocité entre le sujet et l’objet – par une route que l’on croyait
définitivement « fermée » : la physique, cette science reine de l’exactitude. Il y
avait dans les principes de complémentarité (de Bohr) ou d’incertitude
(d’Heisenberg) plus que des questions scientifiques, un séisme dans la manière
moderne de penser les pensées les rapports de l’être et du savoir 10.
Si l’éthique fait défaut à la science moderne, c’est bien parce que celle-ci s’est
sans cesse éloignée de la pensée 11, de la pensée de ce « souci de soi » qui
constituait la finalité de la connaissance antique. Une connaissance qui n’était
pas « éthico-poiétique », pour reprendre le mot de Foucault, n’était pas digne
d’intérêt puisqu’elle ne présupposait pas la modification de l’être même du
sujet pour accéder à la vérité. Une telle connaissance, qui ignore l’importance
du dire vrai, qui ne se soucie que de l’utile, que des services, était dans la cité
antique celle que l’on réservait aux esclaves. A contrario de la formation des
jeunes citoyens, l’instruction reçue par un esclave, cet apprentissage précoce des
techniques, était en intime relation avec le type de services qu’il était appelé à
rendre à son maître dans la maison ou à l’extérieur.
Le XXIe siècle qui commence nous promet une civilisation des services à la
personne. Sera-t-il cette culture d’esclave, que l’université devrait
démocratiquement promouvoir comme servitude volontaire ? S’il en était ainsi,
on pourrait se demander comment la psychanalyse pourrait encore y trouver
une place.
La psychanalyse dont le savoir renoue par son épistémologie avec la procédure
anthropologique de la pensée antique, à savoir que le sujet n’a accès à la vérité de
son être qu’en se modifiant et qu’en retour cet accès à la vérité transforme ses
positions éthiques et son rapport au savoir. La transformation de sa position
singulière lui permet d’avoir un autre accès à la connaissance de son milieu et
de la nature dont il fait partie, milieu politique s’il en est.
Précisons pour finir sur ce point que la pratique du « souci de soi » est aux
antipodes d’une psychologie introspective, intimiste, prise dans la fiction d’une
intériorité mentale. Elle se révèle inséparable d’une politique et d’une éthique
qui passent nécessairement par ce rapport à l’autre dont les « sciences »
contemporaines font si peu mention.
p p
Quel qu’en soit le dialecte, la langue de la pensée grecque fait injonction au
sujet de se soucier de soi, d’être le thérapeute de soi-même en s’adonnant à des
pratiques qui révèlent sa vérité. Cette vérité n’est pas individuelle, mais
singulière, inséparable du multiple qui trouve dans le cosmos et la cité un ordre
cohérent permettant de poser sans cesse cette question : « Qu’est-ce que
l’homme ? » Question qu’Œdipe reçoit sous une forme inversée dans l’énigme,
et dont la réponse est incluse métonymiquement dans son patronyme.
Précisons enfin que l’angle qui est le mien pour parler des origines grecques
de la psychanalyse ne prétend pas être celui de l’histoire, mais s’inscrit
davantage dans la perspective d’une généalogie des discours dont Foucault,
après Nietzsche, a tracé la voie.
C’est ce qui me permet d’avancer que si nous prenons la psychanalyse
comme dispositif de subjectivation, dans ses pratiques comme dans les discours
qui en rendent compte, son émergence, au sens de Ian Hacking 12, n’a été
possible que parce que notre civilisation a trouvé dans la culture grecque les
conditions matricielles de sa réalisation, les « restes diurnes » qui ont permis à
l’homme de la Modernité un transfert sur l’homme de l’Antiquité.
Pour le dire autrement, les conditions sociales et culturelles qui ont rendu
possibles les conditions d’émergence de la psychanalyse au XIXe siècle
proviennent de ces « pratiques de soi 13 », de cette « culture du soi », de ce
« souci du soi », qui participent dans les civilisations antiques à ce que Foucault
appelait une « herméneutique du sujet 14 ». Ces pratiques, qui font retour à la
fin du XIXe siècle sous une autre forme, émergent au moment où les dispositifs
sociaux et les savoirs positifs sont en pleine mutation et inversent la position de
l’être et du savoir : le savoir est tout et l’être n’est plus rien. L’être n’est plus rien
puisque sa connaissance a été transférée à la volonté inaccessible d’un Dieu
dont les voies sont impénétrables et condamne le croyant à la frénésie du faire,
d’entreprendre pour mieux l’honorer 15.
Les traces de ces cultures antiques se trouvaient là, à disposition de celui qui
voulait bien s’en saisir ou se laisser saisir par elles dans le sommeil d’une
modernité dont elles pouvaient encore devenir le rêve à condition qu’un désir s’en
mêle.
Je dis « cultures antiques », au pluriel, car bien évidemment il n’existe pas de
« culture grecque », pas davantage qu’il n’existe un « homme grec », du guerrier
de l’époque héroïque au Grec de la période hellénistique en passant par le Grec
citoyen de l’époque classique, il y a bien sûr toute une diversité que recouvre
confusément l’expression unitaire de « culture grecque ».
Comme ce n’est pas en historien, en philologue ou en helléniste que j’ai
abordé ces questions, je me limite pour l’essentiel au moment où en Grèce,
entre le VIe et le IVe siècle avant J.-C., s’élabore une figure de « l’homme grec »
telle que Jean-Pierre Vernant 16 l’a campée et qui correspond plus
particulièrement à l’époque de Sophocle, puis de Platon et encore un peu
d’Aristote. C’est-à-dire au moment où émergent de nouvelles formes
d’intelligibilité du monde, des autres et de nous-mêmes constitutives d’un style
de « présence » particulier, peut-être même productrices d’un style
anthropologique. Or ce style anthropologique est peut-être le premier qui voit
dans les tragédies s’affronter le savoir de la pensée mythique et celui de la
rationalité.
En prenant la liberté de m’appuyer sur Jean-Pierre Vernant, je dirais
d’ailleurs que ce n’est pas du Grec que je parlerai, mais « du Grec et nous. Non
pas le Grec tel qu’il fut en lui-même, tâche impossible parce que l’idée même
en est dénuée de sens, mais le Grec tel qu’il nous apparaît aujourd’hui au terme
d’une démarche qui procède, à défaut de dialogue direct, en incessants aller et
retour, de nous à lui, de lui à nous, en conjuguant analyse objective et effort de
sympathie, en jouant de la distance et de la proximité […] 17 ».
Si j’évoque plus particulièrement la période de changement culturel et social
que constitue l’âge classique de la Grèce, que mettent en drames justement les
tragédies de Sophocle et que conceptualise la philosophie de Platon, c’est bien
en tant qu’elle nous concerne peut-être aujourd’hui davantage que nous le
pensons, davantage que nous le disons au moment où se pose la question de la
place et de l’existence de la psychanalyse dans notre civilisation. À condition de
se rappeler la thèse à laquelle je me risque depuis le début : Œdipe est le nom
que Freud dépose sur le réel qui se dérobe à toute forme de rationalité et qui
conditionne tout autant l’existence des sujets que cette forme particulière de
gouvernement qu’est la démocratie antique. Bien malgré lui, Freud, héritier d’une
culture antique, solidaire de la modernité, ouvre le chemin d’un avenir
postmoderne mettant en question la science autant que le progrès de l’histoire.
À ce titre, Freud est par excellence le contemporain de son siècle, à condition
d’entendre dans cette expression cette position déphasée de celui qui, tout en
appartenant à son époque, « reçoit en plein visage le faisceau de ténèbres qui
provient de son temps 18 ».

1. Michel Foucault, Le Souci de soi, op. cit.


2. Jean-Paul Caverni, Roland Gori, Le Consentement, op. cit.
3. Une des maximes des Sept Sages inscrite dans le temple de Delphes.
4. Roland Gori et Marie-José Del Volgo, Exilés de l’intime, op. cit.
5. Roland Gori, Marie-José Del Volgo, La Santé totalitaire, op. cit.
6. Michel Foucault, L’Herméneutique du sujet, op. cit., p. 174.
7. Ibid., p. 248.
8. Jean-Pierre Vernant (dir.), L’Homme grec (1991), Paris, Seuil, 1993, p. 23.
9. Ibid., p. 25.
10. Cf. Roland Gori, La Preuve par la parole, op. cit.
11. Martin Heidegger.
12. Ian Hacking préfère le terme d’émergence à celui de naissance employé par Michel Foucault par
exemple à propos de la « naissance de la clinique », car, dit-il, « une naissance est sans précurseur », une
émergence est « une floraison soudaine après presque rien » (Ian Hacking, L’Émergence de la probabilité,
op. cit., p. 24).
13. Au sens de Michel Foucault, Le Souci de soi ; L’Herméneutique du sujet, op. cit.
14. Michel Foucault, L’Herméneutique du sujet, op. cit.
15. Cf. Max Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, op. cit.
16. Jean-Pierre Vernant (dir.), L’Homme grec, op. cit.
17. Ibid., p. 12.
18. Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ? (2005-2006), Paris, Payot & Rivages, 2008,
p. 22.
3

La tragédie d’Œdipe : une affaire de raison ?

Je lirai la tragédie d’Œdipe avec Michel Foucault, en tant que son travail sur
ce texte me paraît à même de rendre compte des relations entre le pouvoir
politique et les formes de connaissance que le théâtre de Sophocle met en
scène. Crise entre les formes de savoir et les formes de pouvoir dont notre
civilisation ne s’est pas encore libérée et que le malaise actuel de notre
démocratie rend plus que jamais actuel.
Sans devoir reprendre la totalité du commentaire de Michel Foucault 1, j’en
retiendrai l’heuristique principale, à savoir : « La tragédie d’Œdipe est donc
l’histoire d’une recherche de la vérité ; c’est une procédure de recherche de la
vérité qui obéit exactement aux pratiques judiciaires grecques de l’époque 2. »
Ces pratiques de recherche de la vérité ont changé entre la Grèce de l’époque
archaïque et la Grèce de l’époque classique. Ce changement ne se fait pas, si
j’ose dire, sans drame et conflits éthiques autant que politiques, ce dont
témoignent les tragédies de Sophocle. Foucault montre qu’au sein de la
tragédie d’Œdipe se met en scène la mutation décisive des procédures de
production de la vérité.
Dans L’Iliade d’Homère, lorsque Ménélas accuse Antiloque d’avoir commis
une irrégularité lors d’une course et conteste sa victoire, la manière dont est
réglé le conflit n’a rien à voir avec notre conception moderne de la justice ou
son prototype rationaliste de la Grèce classique. C’est une « épreuve » qui
établit la vérité, c’est-à-dire que Ménélas jette à Antiloque un défi, celui de
jurer devant Zeus qu’il n’a pas commis d’irrégularités. Le refus d’Antiloque de
prêter serment vaut aveu. Un détail significatif, le témoin visuel qui assistait à
la course n’est pas requis pour établir la vérité, c’est la parole devant les dieux
qui seule compte en tant que preuve. Cette épreuve est caractéristique, nous dit
Foucault, de la société grecque archaïque et nous la retrouvons dans le haut
Moyen Âge. Quand, dans la tragédie de Sophocle, Œdipe, et toute la cité de
Thèbes avec lui, recherche la vérité, ce n’est plus le modèle de l’épreuve qu’ils
utilisent. Même si dans la pièce de Sophocle demeurent des « restes de la vieille
tradition 3 ». Foucault remarque que, dès la deuxième scène de la tragédie, les
réponses d’Apollon et de Tirésias nous donnent les vérités de l’énigme sous la
forme bien particulière de la prophétie, de la prédiction et de la prescription :
la peste qui tombe sur Thèbes est le résultat d’une souillure envoyée par les
dieux pour punir un assassinat. Tirésias, si proche d’Apollon, incarne la parole
prophétique, désigne Œdipe comme l’assassin de Laïos. Mais la tragédie
montre qu’il manque encore quelque chose à même de satisfaire les nouvelles
exigences de la pensée rationnelle : l’enquête quasi policière qui seule peut
établir la culpabilité de celui qui est accusé à partir du témoignage de ce qui
s’est réellement passé. C’est-à-dire que la vérité, pour être efficace, doit
désormais se fonder sur cette évidence factuelle qui anticipe notre modernité. Il
faut prouver ce que les dieux ont proféré pour que les hommes y croient. C’est
le regard du témoin qui maintenant est convoqué : « Nous pouvons donc dire
que toute la pièce d’Œdipe est une manière de déplacer l’énonciation de la
vérité d’un discours de type prophétique et prescriptif vers un autre discours
d’ordre rétrospectif, non plus de l’ordre de la prophétie, mais du
témoignage 4. » Les témoignages sont d’abord ceux des souvenirs de Jocaste et
d’Œdipe établissant que Laïos a été assassiné au croisement des trois chemins,
là où Œdipe a tué un homme. Il manque encore la preuve qu’Œdipe est bien
le fils de Laïos. Jocaste en a la conviction intime et prie Œdipe d’arrêter là sa
recherche de la vérité. Mais Œdipe tombe dans le piège de cette volonté de voir
et de savoir inscrite jusque dans son nom, oïda, et il pousse le témoignage
jusqu’au bout de la vérité. Ce dont les témoignages de l’esclave de Polybe et du
berger apporteront les preuves définitives. C’est ce savoir « tyrannique » et
« aristocratique » de l’homme – qui « a vu », qui « a trouvé » – qui est en train
de se décomposer à Athènes à l’époque de Sophocle et qui est en train de faire
place à un savoir plus rationnel et collectif. C’est ce pouvoir qu’Œdipe réclame
davantage que son innocence, qui ne lui importe qu’en tant qu’elle devient
inséparable de sa « valeur » aux yeux de Thèbes. L’Œdipe de Sophocle est « sans
complexe ».
La culpabilité d’Œdipe, comme le dit Conrad Stein 5, concerne son désir de
savoir bien plus que ses actes parricides et incestueux, dont il est ignorant au
moment où il les commet. Œdipe est à la fois le prototype de ce héros
moderne qui court à sa perte au nom de cette responsabilité d’un destin dont il
a dépossédé les dieux, et en même temps la figure archaïque de ces tyrans
autocratiques qui, dans leur soif de gouverner dans l’excès, sont hantés par les
figures légendaires des rois mycéniens.
Toute la tragédie déploie cette nécessité nouvelle qu’exige dans la cité la
Raison : devoir faire la preuve d’une vérité que les dieux ont inspirée, mais que
les hommes ont maintenant le devoir de démontrer, de mettre au jour par
l’existence des faits. Heurt d’une pensée mythique et d’une pensée rationnelle
que la tragédie dramatise par le jeu des personnages.
Ce changement du statut conceptuel de la preuve, nous le retrouvons par
exemple avec la notion de « probabilité ». Si nous prenons la préhistoire du
concept de « probabilité » entre le haut Moyen Âge et le XVIIe siècle, nous
constatons que ce terme désigne d’abord le crédit que l’on peut apporter à une
opinion en fonction de la récusation des autorités qui l’énoncent. Ce n’est
qu’ultérieurement que le terme de probabilité émerge 6 avec une autre
signification épistémologique, statistique, fondée sur des régularités des
fréquences « objectives » où la Nature est la seule autorité digne de crédit. Le
statut de la preuve se modifie et la notion de probabilité tend sans cesse à
passer de la confiance accordée à une parole d’autorité à une probabilité
statistique approchée par les sciences. Ian Hacking a montré ce changement de
signification anthropologique tel qu’il s’opère au XVIIe siècle lorsqu’on passe de
la notion de probabilité comme degré de croyance et de conviction à la
probabilité conçue comme évidence factuelle – ce que l’anglais appelle
p ç q g pp
evidence –, comme dispositif de capture de fréquence et de régularité
permettant l’induction et la prédiction de certains phénomènes. Avec
l’émergence de la probabilité comme approche chiffrée de l’aléatoire, on entre
dans un processus d’évaluation qui fonde la décision non plus sur le crédit
accordé à une opinion ou à une autorité de personnes respectées, mais sur la
mesure numérique, le signe factuel donné par la nature, c’est-à-dire par les
choses. Ce n’est plus le témoignage des personnes qui compte, mais celui des
choses. L’ancien sens de probabilité, conçue comme un attribut d’opinion,
s’efface au profit des signes que la nature et les choses mettent en évidence pour
prendre une décision. C’est tout un paysage mental qui se trouve recomposé
avec cette nouvelle signification qui émerge au XVIIe siècle dans le concept de
probabilité, un paysage qui s’installe davantage encore au XVIIIe siècle pour
permettre les conjectures, les réfutations et les prédictions. Les faits modernes
deviennent ventriloques et la parole perd ce pouvoir de révélation qu’on lui
accordait jusque-là 7.
Si j’apporte ce complément au commentaire de Foucault, c’est pour essayer
de dire, d’une part, que la manière d’établir la vérité par les savoirs est comme
des couches tectoniques perpétuellement en mouvement et beaucoup plus
mobiles et enchevêtrées qu’il n’y paraît au sein d’une culture et à une époque
données ; et, d’autre part, en quoi cette question soulevée par Foucault des
conflits et des procédures du savoir évoquée à propos de la Grèce antique
traverse toute notre histoire et fait entendre aujourd’hui encore ses échos. Nous
sommes tellement « prisonniers » de notre civilisation que nous ne pouvons pas
imaginer d’autres preuves, d’autres manières de prouver que celle de l’évidence
des faits 8.
Cette priorité philosophique du fait sur les preuves, du document sur la
parole, se trouve par exemple affirmée par Platon dans le livre III des Lois, au
moment où, discutant sur ce qui doit être institué comme disposition pour
fonder la cité idéale, l’étranger d’Athènes par la bouche duquel s’exprime
souvent le philosophe déclare : « Eh bien, cette fois-ci, nous donnerons des
bases plus solides à notre thèse ; le hasard nous ayant fait rencontrer des
événements qui, semble-t-il, ont réellement eu lieu, nous en sommes venus à la
même conclusion qu’auparavant. Ainsi notre enquête ne restera plus dans
l’abstraction, mais portera sur ce qui s’est vraiment passé et sur ce qui présente de la
réalité 9. »
Les légendes et les mythes laissent progressivement leur place aux récits et
aux témoignages historiques pour penser rationnellement les lois, leur écriture
des conduites et la rédaction des normes auxquelles ces conduites doivent obéir
pour fabriquer le citoyen idéal. L’éthique ne se fonde plus seulement sur le
sacré, elle en appelle au dispositif rationnel des lois pour forger les mœurs des
citoyens.
Un des intérêts, non des moindres, du commentaire de Foucault d’Œdipe
roi de Sophocle, c’est de montrer que ce savoir spécial qui est en train de
s’instituer en Grèce au moment où Sophocle écrit sa tragédie est inséparable
d’une nouvelle forme de pouvoir politique qui met à bas la figure du tyran
sourd aux prophéties des dieux comme à la parole du peuple. Foucault avance
alors l’hypothèse selon laquelle ce que Sophocle met en scène est la même
chose que ce que Platon mettra en philosophie : le déclin de la Grèce
q q p p
archaïque, la prétention des tyrans à conjoindre le pouvoir et le savoir et le
démantèlement d’un pouvoir magico-religieux coagulé dans le pouvoir. Pour
Foucault, « plusieurs pièces de Sophocle, comme Antigone et Électre, sont une
espèce de ritualisation théâtrale de l’histoire du droit. Cette dramatisation de
l’histoire du droit grec nous présente un résumé de l’une des grandes conquêtes
de la démocratie athénienne : l’histoire du processus à travers lequel le peuple
s’est emparé du droit de juger, du droit de dire la vérité à ses propres maîtres,
de juger ceux qui le gouvernent 10 ». Mais il convient sans doute d’étendre ce
que dit Foucault du droit à la plupart des dispositifs de fabrique de la vérité.
Œdipe, avant d’être le nom d’un complexe et d’un concept, se présente
comme nous venons de le voir comme un mythe et une tragédie, qui surgit en
Grèce au moment où la « pensée mythique » se trouve progressivement
« emmurée », incorporée vivante dans cette nouvelle forme de Raison qui
structure tout autant la pensée politique, la philosophie, la vie sociale et
économique de la cité que l’espace culturel.
Retenons pour l’instant que cette nouvelle manière d’établir la vérité ne peut
se lier au pouvoir que par une double médiation telle qu’elle apparaît dans le
dernier dialogue de Platon, Les Lois, et en particulier au livre V. Cette autorité
des lois que met en exercice le pouvoir, après qu’elles ont fait l’objet d’études et
de débats par un collège démocratique de sages, s’applique comme une éthique
prescriptive immanente aux conduites, devenant un mode de vie rationalisé des
citoyens dans la cité. En ce sens, cette conception porte en germe une vision
« totalitaire 11 » du social dont le concept d’individu pourrait être le grand
absent. La technique législative devient l’instrument d’une gestion rationnelle
de la cité dans l’ultime dialogue de Platon, Les Lois. Le droit devient, en tant
que technique de production de la vérité, le nom d’une autre politique qui se
prévaut de la Raison pour imposer la surveillance et le contrôle des citoyens.
Nous quittons avec Les Lois le plan de la transcendance, de la culture archaïque
pour celui de l’immanence d’une loi qui prescrit les modes de vie, de formation
et de bonnes mœurs des citoyens.
L’architecture de la cité et de sa gestion se fonde sur des rationalisations
extrêmes, non seulement des territoires, non seulement de la structure des
collèges qui la gèrent, mais encore dans une mise au monde mathématique des
choses humaines. Cette mathématisation du monde et du vivant fait que le
Nombre devient l’équivalent éminent d’une autorité divine ou tyrannique. Il y
a véritablement dans Les Lois révélation d’une fonction politique du Nombre et
de sa puissance organisatrice pour accoucher du cosmos, de la cité ou du
citoyen. C’est la même architecture symbolique qui, par l’incommensurabilité
des êtres et des choses, permet leur mise en ordre, leur prescrit une mesure que
l’on peut entendre aussi bien dans un sens éthique de modération et
d’harmonie que dans un sens plus littéral d’évaluation chiffrée. La technique
du stratège fait son apparition pour fonder une politique et produire une
vérité, non plus analogue au rite de l’oracle ou du devin, mais comparable à
celle du navigateur, du pilote ou du médecin : « Que c’est un dieu, et de
concert avec ce dieu le hasard et l’occasion qui gouvernent toutes les affaires
humaines, sans exception. Il faut pourtant bien convenir que s’ajoute à cette
liste un troisième élément, plus policé : la technique 12. » Le gouvernement par la
technique est en marche.
q
Le deuxième opérateur de cette rationalisation des conduites par les lois
éloigne le pouvoir de son champ coercitif pour le rapprocher du champ
pédagogique : le discours législatif est accompagné très souvent d’un texte
préliminaire qui vise à persuader du bien-fondé de la loi, en appelle à un
assujettissement consenti aux bonnes mœurs. Ce texte préliminaire des Lois,
intitulé « Préambule », constitue une authentique éducation à la valeur éthique
de la loi dans la conduite de l’existence. Il a valeur d’incantation, d’exhortation
qui cherche à persuader et pas seulement à interdire. Ce discours, dans sa
fonction éducative et édifiante, s’apparente pour Platon dans Les Lois à celui de
l’autorité familiale : « Quels sont et combien sont les titres d’autorité qui
permettent à ceux qui commandent de maintenir d’autres personnes sous leur
commandement, soit dans de grandes ou de petites cités, soit dans de grandes
ou petites maisons ? L’un de ces titres n’est-il pas celui de père ou mère ? Et, en
général, le fait d’être géniteur ne serait-il pas un juste titre d’autorité partout
reconnu 13 ? » La comparaison avec les parents se prolonge par l’analogie avec le
traitement du médecin qui s’occupe du malade et le soigne en « adoucissant ses
peines par le moyen de la persuasion […] [et qui] ne lui prescrit rien avant de
l’avoir persuadé d’une manière ou d’une autre 14 ».
L’Occident poursuivra sous différentes formes et par de multiples dispositifs
cette innovation philosophique de Platon de conjoindre contrainte et
persuasion pour rationaliser les conduites de la vie quotidienne 15. À prendre
toute la mesure de cette conjonction entre la contrainte et la persuasion, on
comprend aisément que là où l’autorité peut au nom de la loi interdire, il lui
faut convoquer davantage les armes de la persuasion lorsqu’elle veut
contraindre, et ce d’autant plus qu’elle tend à se réduire à une normalisation.
Sans devoir développer davantage ce que l’extension sociale de la norme doit à
l’effondrement de l’autorité de la loi, nous pouvons entrapercevoir avec
Antigone l’horizon d’incomplétude de la loi dès lors que son fondement sacré
s’estompe. Ce défi est celui de la modernité. Modernité au sein de laquelle la
raison formelle-pratique organise la conception d’un monde qui n’est réel que
parce qu’il est rationnel. Il en va de même en politique avec l’émergence de la
démocratie. Cette démocratie inséparable d’une conception rationnelle de la
politique d’administration de la cité. Il y a dans les deux cas – du savoir et de la
politique – un reste. Un reste sur lequel les Grecs ont eu la sagesse de mettre un
nom, le hasard, comme vestige de l’ancienne manière de penser qui laissait aux
dieux, à l’Autre, le soin de garantir le fonctionnement du monde et de la cité.
Ce que la tragédie d’Antigone ne manque pas de rappeler.
Antigone, figure héroïque de la révolte contre l’arbitraire de la loi, révèle
l’incomplétude du pouvoir dirimé du sacré. Ce pouvoir se réduit à celui du
tyran 16, dont Antigone se révèle l’épouse à jamais vierge et immaculée. Couple
inséparable de l’absolu et du contingent, du transcendant et de l’immanent, de
l’idéal et de l’ordinaire, de l’autorité et du pouvoir, Antigone et Créon sont les
allégories qui révèlent la bipartition du politique détaché du sacré. Cette
bipartition tragique du politique, étiré entre incomplétude et inconsistance,
expose les lois qui fondent et organisent la cité au double visage de l’impérieuse
nécessité et du hasard, volonté des dieux. Parce qu’elles fondent et ratent à la
fois l’autorité, les lois du politique, dès lors qu’elles s’appuient sur la raison,
ouvrent vers le domaine de l’éthique sans l’appui du religieux. J’exclus du
q pp g J
politique cette contrainte pure du pouvoir que les Grecs considéraient comme
« barbare » parce qu’elle s’appuie sur la force et non sur la persuasion.
C’est bien aussi parce que la tragédie d’Antigone nous ouvre le royaume de
l’éthique que Lacan s’en empare pour en faire l’héroïne du désir pur du
psychanalyste. Figure qui rappelle sans cesse qu’orphelin du sacré, le pouvoir
tyrannique ou démocratique détient une part de contingence, de hasard,
d’indétermination. Ce qui fait sa grandeur autant que sa fragilité. La décision
perd le pouvoir absolu que lui confère la logique des mythes religieux, elle
contient désormais une part d’arbitraire (dont la tyrannie est la figure
exemplaire) ou une part d’équilibre provisoire du rapport de forces des partis
en conflit (dont la démocratie).
Cette part « intraitable » et « crue » de la subjectivité, que figure Antigone, la
pensée lyrique, la logique nocturne des mythes et des religions en ont fait un
traitement distinct de celui qui est en train de s’imposer en Grèce au Ve siècle
avant J.-C. à l’époque de Sophocle, et qui n’est rien d’autre que l’émergence de
la Raison, de la rationalité collective, projetées sur le monde, la cité et
l’individu. C’est de cet accouchement aussi que parlent les tragédies de
Sophocle, de cette transformation de la vie politique et sociale, de la religion,
de la culture, au moment où la pensée mythique accouche non sans douleur
d’une raison qui va modifier l’homme grec et son style de présence au monde,
à lui-même et aux autres.
Sophocle est la figure de transition entre la pensée nourrie de la puissance
lyrique de la tragédie antique et la vérité dramatique d’une nouvelle épopée
dans laquelle se perdent l’emphase et les échos du rituel dionysiaque. Là où
Sophocle demeure le continuateur d’Eschyle, Euripide ouvre ce rationalisme
dont Socrate établit les principes philosophiques. Nietzsche analyse l’évolution
de la tragédie : « Avec Euripide surgit une rupture dans le développement de la
tragédie : la même rupture qui se fait jour à cette époque dans toutes les formes
de la vie. De puissantes lumières veulent remodeler le monde selon la pensée ;
tout ce qui existe est soumis à une critique dissolvante : dissolvante parce que
la pensée est encore simultanément développée. Les Tragiques, qui se sont
toujours considérés comme les éducateurs du peuple, transmettent cette
nouvelle éducation au peuple. Euripide donne l’impulsion, lui qui tout
d’abord, en tant qu’individu, comme Socrate, va à contre-courant de la faveur
populaire et finalement la conquiert. La tragédie d’Euripide est le baromètre de
la pensée éthico-politico-esthétique de ce temps ; en opposition avec le
développement instinctif de l’art antérieur qui prend fin avec Sophocle 17. »
Lacan a parfaitement situé le moment éthique de la tragédie d’Antigone, le
plan où se révèle le cœur même du drame subjectif qu’elle représente et
l’incarcération de l’enfant, de la « gosse » dans le langage 18. Peut-être a-t-il
laissé de côté en quoi ce plan recoupe spécifiquement dans la tragédie de
Sophocle un autre plan, celui d’une mutation des pratiques sociales qui
s’accompagne d’un changement éthico-politique dans la manière de dire le
vrai ?
Dans cette ritualisation de ce que Michel Foucault appelle « l’histoire du
droit », la tragédie ouvre « la porte des mères de l’être » où le théoricien
socratique doit déposer les armes face au chaos du vivant. Antigone est le nom
de cette incomplétude de la loi fondée sur une nouvelle raison sociale du
p
monde qui tente de s’affranchir du religieux et de sa pensée archaïque.
Antigone est le nom de l’enfant cru, sauvage, intraitable qui demeure
structurellement irréductible au royaume de la raison et qui ouvre sur l’empire
du rêve, de l’amour et de la poésie. Faute de quoi la raison s’engage sur la voie
d’un rationalisme morbide où elle devient folle, d’une autre folie que celle du
tyran auquel elle impose son pouvoir mais qui la menace tout autant. Folie
d’un monde abstrait, décharné, chosifié, objectivé, monétarisé dont nous avons
vu qu’à l’extrême il conduisait à sa propre dévitalisation, au rationalisme
morbide où se perdent autant le Monde que la Raison.
Antigone est contemporaine du monde de Créon, en déphasage avec lui, mais
inséparable de son pouvoir, elle « éclaire » les ténèbres de ce siècle, du moment
même où la pensée lyrique, mythique, cède la place à la raison, raison d’État
autant que raison du sujet, raison formelle-pratique d’où elle fait surgir
l’obscurité qui la nourrit. Contemporaine du Ve siècle avant J.-C., Antigone
nous devient aussi furieusement contemporaine pour poser la question de
l’autorité dès lors que l’édiction sociale des normes tend à se substituer à la
tradition sacrée de la loi. C’est sans doute parce qu’elle ouvre les portes du
royaume de l’éthique que cette tragédie mobilise un intérêt d’autant plus vif
que les repères du monde vacillent. Face au défi de la modernité que constitue
le « désenchantement du monde » dont parlait Max Weber, l’Antigone de
Sophocle nous rappelle, aujourd’hui encore, qu’une loi sans le sacré a la
contingence des normes, que sa valeur se réduit à l’arbitrage d’un pur rapport
de forces politiques et culturelles. Dès lors que les lois se prétendent adossées à
la raison, elles fissurent « l’opacité du transcendant » et font apparaître un
manque dont la pédagogie et l’éthique doivent impérieusement faire leur objet
dans la culture et le social. C’est même par ce manque d’un Autre absolu que
les lois permettent la démocratie, la liberté et la responsabilité 19.
De ce point de vue je dirais que l’Antigone de Sophocle et Les Lois de Platon
apparaissent contemporaines 20, mais elles sont contemporaines aussi de toutes
les époques où les questions éthiques de la légitimité des impératifs moraux et
politiques se posent.
La folie de notre époque est de vouloir boucher ce « trou » dans le sacré, que
les lois de la démocratie ont fait apparaître, par une prolifération obsessionnelle
de procédures, procédures de l’expertise et procédures d’emballement législatif.
La folie de notre époque serait de vouloir en finir avec ce manque et, en
conséquence, avec la créativité du conflit dont il est porteur 21.
Ce vide qui désormais se dénude dans les fondements de la loi est traité par
une nouvelle forme de rationalité qui s’installe dans la Grèce classique. Ce vide
qui vient apporter la bonne nouvelle contenue peut-être dans les tragédies de
Sophocle : les humains, par la Raison, peuvent enfin être libres de savoir, de
connaître, de se débarrasser du tyran qui est en chacun d’entre eux et les voue
aux excès, mais ce faisant, ce qu’ils découvrent ainsi les conduit à leur perte.
Cette perte n’est plus la volonté des dieux mais la conséquence de leurs actes,
de leurs actes d’humains, fussent-ils guidés par la raison ou, mieux, à cause
d’elle.
Œdipe est le nom de cette mutation des pratiques sociales dans la cité et de
son effet dans les subjectivités.
La Sphinge, figure de cet Orient dont les rois mycéniens étaient encore si
proches, tend à disparaître du champ social autant qu’individuel. En somme le
destin d’Œdipe est de devoir la refouler, l’incorporer 22, mais ce sera au prix
d’autres souffrances, dont la démocratie en Occident est sans cesse le théâtre.
La démocratie autant que le sujet. Pour la subjectivité c’est par Œdipe que
Freud approche en lui, et dans chacun de nous, cette Sphinge incorporée, cette
figure outrancière de Jocaste la séductrice 23, tentation du désir absolu et
tyrannique de l’enfant autant que du monarque, vide que de telles prétentions
ouraniennes recouvrent, réel qui leur échappe et que Freud nomme
« psychanalyse ». Pour la démocratie c’est la philosophie politique tout entière
qui se construit sur cette tragédie de la raison dans le gouvernement des
hommes. Mais l’une ne peut, de mon point de vue, être dissociée de l’autre
tant il me paraît évident au point où nous en sommes que la raison est sociale
et que leurs formes de rationalité dépendent des pratiques sociales en usage
dans la cité. À vouloir en finir avec ce reste dont la psychanalyse est le nom,
reste contemporain à la raison pratique-formelle qui se construit par son
refoulement, on risque de perdre et la Raison et la Démocratie.

1. Michel Foucault, Dits et écrits II, op. cit., p. 555-623.


2. Ibid., p. 555.
3. Ibid., p. 557.
4. Ibid., p. 561.
5. Conrad Stein, La Mort d’Œdipe, op. cit.
6. Ian Hacking, L’Émergence de la probabilité, op. cit.
7. On retrouve cette conception hyperbolique de la probabilité comme seule « preuve » aujourd’hui en
médecine avec l’expression evidence-based medicine traduite par « médecine fondée sur les preuves ». Il
s’agit simplement d’une conception probabiliste du « diagnostic » fondé sur des « arbres de décision » et
des « probabilités » de validité établies par l’état des savoirs d’une communauté. Démarche certes
précieuse, mais dont l’expression même gomme le présupposé sur lequel elle s’appuie : dans la modernité
la preuve est fournie par la régularité du mouvement des choses (telles qu’elles nous apparaissent dans nos
dispositifs). Ce qui disparaît, c’est le dispositif et le sujet qui le fabrique et en interprète les résultats. Ce
gommage anthropologique de l’humain dans le savoir n’est pas sans conséquences sociales,
psychologiques et politiques.
8. Pour le meilleur (la science), pour le pire (le scientisme), mais ce faisant nous sommes aveugles au
moyen de parvenir à l’évidence des faits ou des résultats. Par où la rhétorique fait retour au sein du
discours scientifique.
9. Platon, Les Lois, livres I à VI, Paris, Flammarion, 2006, p. 178. Souligné par moi.
10. Michel Foucault, Dits et écrits II, op. cit., p. 570-571.
11. « La cité antique est une fin en soi, un absolu qui ne laisse à aucun de ses membres une grande
liberté et qui accapare l’activité de tous. En ce sens, elle est foncièrement totalitaire. Cela est évident pour
Sparte. Pour Athènes, les aspects libéraux du caractère athénien peuvent masquer cette réalité profonde,
qui n’en existe pas moins » (Robert Flacelière, La Vie quotidienne en Grèce au siècle de Périclès, Hachette,
1959, p. 49). Que le lecteur me pardonne cet anachronisme puisque, bien évidemment, la notion
d’individu n’a pas dans la culture grecque le sens que l’Occident lui donne depuis plus de trois siècles.
12. Platon, Les Lois, op. cit., p. 224 ; souligné par moi.
13. Ibid., p. 191.
14. Ibid., p. 246.
15. Ibid.
16. Le tyran est la figure populaire qui fait transition entre la théocratie et la démocratie. Elle est le
pouvoir d’un seul sur tous les autres reconnus comme égaux.
17. Nietzsche, Introduction aux leçons sur l’Œdipe-Roi de Sophocle (1870), La Versanne, Encre Marine,
1994, p. 75-76. Cette « pensée » dont parle Nietzsche est ici la pensée rationnelle.
18. Jacques Lacan, Le Séminaire. Livre VII. L’éthique de la psychanalyse (1959-1960), Paris, Seuil, 1986.
19. À moins que la cité ne s’en démette au profit d’un tyran.
20. Même si près d’un siècle les sépare du point de vue de l’histoire événementielle.
21. Je rejoins ici les thèses de Guy Dana (Quelle politique pour la folie ?, op. cit.) sur le caractère
créateur du conflit dans la prise en charge des psychoses et le lien à la démocratie.
22. Je rejoins ici une hypothèse avancée par Fethi Benslama au colloque « Les origines grecques de la
psychanalyse » à Athènes, le 25 octobre 2009.
23. Conrad Stein, La Mort d’Œdipe, op. cit.
4

Une raison sociale ?

« Aussi, en fournissant aux citoyens le cadre dans lequel ils concevaient


leurs rapports réciproques, la pensée politique a-t-elle du même coup
orienté et façonné les démarches de leur esprit dans d’autres
domaines. »
Jean-Pierre VERNANT,
Les Origines de la pensée grecque

Cette rationalité qui émerge entre le VIe et le Ve siècle avant J.-C. en Grèce se
trouve mise en acte dans des pratiques sociales de la cité qui fondent la
démocratie. Cette isonomie 1 fait de chaque citoyen un « semblable »
participant librement à la gestion des affaires politiques, à égale distance du
centre de ce cercle nommé Agora. L’égalité dont il s’agit n’a rien à voir avec
l’égalité arithmétique de « grains de sable indéfiniment substituables 2 » les uns
aux autres, elle est une égalité géométrique, garantissant à chacun une même
distance au centre de la décision des affaires de la cité.
Cette transformation des pratiques sociales des Grecs, qui s’étend du VIe au
IV siècle avant J.-C., ne concerne pas seulement la vie politique, elle se révèle
e
comme une matrice de civilisation qui décompose, recompose et modèle tous
les secteurs de la vie et qui réorganise les cadres de pensée comme leurs
significations anthropologiques. L’isonomia devient un modèle, une catégorie
pour penser le monde, le rapport à soi-même et aux autres. C’est une
« catégorie » au sens fort du terme, donnant littéralement un style de présence au
monde, à soi-même et aux autres dans tous les secteurs de la pensée et de la vie
humaine dont la cité est simplement l’incarnation collective.
L’acte de naissance de cette forme de rationalité propre à la pensée grecque
de cette époque permet de penser l’ordre du monde physique, social et humain
selon le même modèle : rapport de symétrie, d’équilibre et d’égalité entre les
différents éléments qui le composent. Jean-Pierre Vernant montre que, « de
fait, c’est sur le plan politique que la Raison, en Grèce, s’est tout d’abord
exprimée, constituée, formée […] en fournissant aux citoyens le cadre dans
lequel ils concevaient leurs rapports réciproques, la pensée politique a […] du
même coup orienté et façonné les démarches de leur esprit dans d’autres
domaines 3 ».
La philosophie, la logique, les mathématiques, la physique, la justice, l’art, la
médecine, l’architecture, se transforment en miroir des pratiques sociales qui
tendent au quotidien à s’imposer dans la cité. Les concepts même de loi,
d’écriture, de parole, de vertu, de vérité et de preuve, d’administration, de
monnaie, de raison, d’espace, etc., se transforment sous la pression d’un savoir
qui fait de la tempérance, de la mesure, du juste milieu les conditions
nécessaires pour rendre le monde intelligible et le rapport aux autres et à soi-
même raisonnable. Cette géométrisation rationnelle et abstraite du monde
constitue l’artifice par lequel s’établit une communauté de savoir entre des
réalités différentes. Le calcul raisonné, l’astronomie, l’architecture, la médecine,
la philosophie et la démocratie émergent progressivement de ce savoir
rationnel, dans le cadre duquel leurs cohérences particulières s’élaborent.
Chacun de ces domaines fait apparaître, avec les procédures qui lui sont
propres, les connaissances, les pratiques et les objets qui sont les siens à
condition que leurs profils – que je dirais ontologiques – puissent être admis,
au moins un temps et en partie, par cette épistémè.
Les rapports de pouvoir et de normalisation qui s’inscrivent matériellement
dans l’espace social favorisent l’émergence de nouveaux paysages de pensée et
de représentation, qui viennent en retour les recoder, les légitimer et les
sélectionner. Mutations dont témoignent, comme je l’ai développé
précédemment, les tragédies de Sophocle et dont la matière pourrait être en
partie la souffrance d’un sujet pris dans l’émergence des nouvelles formes de
rationalité consubstantielles à de nouvelles formes de pratiques sociales propres
à son époque.
C’est peut-être cette souffrance, née d’une contradiction entre les discours
du mythe et de la raison, que les tragédies de Sophocle mettent en scène.
Contradiction entre les discours du mythe et de la raison, mais aussi
contradiction à l’intérieur de chacun de ces discours qui permet de comprendre
que cette souffrance puisse être autant singulière que collective. Car il y a bien
une forme de rationalité dans le mythe, la Raison porte en elle ses propres
mythes, qu’elle feint d’ignorer.
À suivre cette hypothèse, les questions qui se posent aujourd’hui sur la place
et l’existence de la psychanalyse au sein d’une culture qui s’éloigne sans cesse
du tragique au profit de l’objectif peuvent s’éclairer d’un jour nouveau. Cette
distance que notre civilisation accomplit sans cesse aujourd’hui à l’égard de la
dimension tragique de la condition humaine l’expose à ce que j’appelle une
« tyrannie des normes », et qui n’est pas sans trouver d’échos dans les discours
tragiques et philosophiques.
Proposant une jonction entre le plan politique et celui des formations
subjectives mises au jour par la psychanalyse, jonction qui établit une solidarité
entre certaines formes de démocratie et certaines « pratiques de soi », j’en viens
à me demander si aujourd’hui les conditions sociales et culturelles qui rendent
possibles nos pratiques et nos mythologies du soin psychique sont encore
réunies. Et le lecteur l’aura compris, la question obsédante pour moi est de
savoir si la psychanalyse aujourd’hui a encore une place dans notre espace
social, dans les idéologies de notre civilisation, dans le relief de nos dispositifs
de subjectivation. Une place légitime, au-delà des effets politiques que son
organisation peut prescrire, bien sûr.
Ce faisant, c’est la question de savoir si cette difficulté sociale et politique à
exister que rencontre aujourd’hui la psychanalyse, sans pour autant devoir
disculper dans ce malheur la part qui en revient aux psychanalystes, n’est pas
véritablement le symptôme d’un changement de civilisation qui m’intéresse.
Il n’y a pas de forme d’intelligibilité du monde et de soi-même qui ne soit
séparable des pratiques sociales et politiques qui les empêchent ou les rendent
p p q p q q p
possibles. Je le répète, telle est ma thèse, et à faire l’impasse sur les conditions
sociales et culturelles de leur acte, les psychanalystes risquent d’en payer le prix
fort. À devoir ignorer qu’ils étaient les enfants de Créon autant que ceux
d’Antigone, ils ont cru à leurs légendes. Ils ont cru que Freud faisait « rupture »
dans la généalogie du savoir de son époque, ils ont cru à la « révolution
freudienne », ils ont cru à la « subversion du sujet ». Nous avons cru à nos
mythes et à nos légendes sans avoir pris la mesure du savoir contemporain d’où
elles émergeaient et qui les rendaient possibles. Non, la psychanalyse, en tant
que savoir, n’a pas fait rupture avec celui de son époque, elle lui a été
contemporaine au sens défini plus haut, inactuelle au sens de Nietzsche 4. Par sa
méthode mise en acte dans une pratique, et uniquement par sa méthode, elle a
fait bouger les lignes du savoir, le sexe, l’enfant, la famille, l’histoire,
l’inconscient, l’affect étaient dans l’air de l’époque. Par sa méthode, la
psychanalyse en a fait des concepts, c’est-à-dire en a réduit la polysémie pour
mieux les rendre solidaires d’un dispositif, celui de sa pratique clinique. Mais
rappelons-le encore et encore, cette découverte n’a été possible qu’en tant
qu’elle est contemporaine d’une certaine culture et des pratiques sociales
auxquelles sa civilisation est liée.
De même que la psychanalyse a pris le relais de certaines « technologies de
soi » de la culture antique, récusées par la nouvelle science médicale à la fin du
XIXe siècle, pour refonder une sorte d’esthétique de l’existence, on peut se
demander si aujourd’hui, à l’ère du « coaching 5 », nous ne sommes pas face à
un nouvel empêchement, une nouvelle récusation, de ces pratiques éthico-
poiétiques et dont nous ne pouvons pas dire encore d’où elles pourraient
ressurgir et sous quelles formes. J’emploie le mot « empêchement » au sens fort
du terme, au sens freudien de l’inhibition qui se distingue du symptôme.
Cet « empêchement » ne provient pas des nécessités ou de la logique interne
des savoirs du soin psychique ou de ses mutations épistémologiques, mais se
déduit d’une profonde mutation dans les pratiques sociales d’une nouvelle
forme de démocratie qui, par le dispositif de l’évaluation, par exemple, institue
cette « tyrannie des normes ». « Tyrannie des normes » qui, au nom de la
technique, tente d’en finir avec le hasard, la contingence, l’indéterminé par où
la démocratie tenait encore au réel. C’est de cette indétermination même que
nous sommes contemporains dans une culture qui veut tout prévoir, tout
contrôler, tout prédire, et dont, à sa façon la psychanalyse est le nom. La
psychanalyse, mais aussi le politique authentique qui assume la charge infinie
des décisions au point ombilical où le futur reprend ses droits de ne pas être
seulement tel que le présent l’avait prévu. C’est même en quoi l’histoire est
indispensable comme connaissance d’un passé dont le présent n’est pas
seulement l’évolution naturelle – autre folie de notre époque –, le prolongement
attendu, mais bien l’inattendu. À ne plus accueillir cet inattendu, le sujet
comme la démocratie risqueraient de périr dans ce qui les fonde et de
dégénérer alors en pures formes, spectres assoiffés du sang des créations à
jamais disparues.
J’ai développé ailleurs et précédemment l’hypothèse selon laquelle
l’évaluation expertale d’aujourd’hui serait en train de devenir dans notre
culture et dans tous les secteurs de nos existences la matrice permanente d’un
pouvoir politique qui nous inviterait à consentir librement à de « nouvelles
p p q q
servitudes », nous conduisant à adhérer librement et collectivement à une
nouvelle conception animale et fonctionnelle du sujet. En effet si, une fois
encore, on veut bien prendre la mesure de ce qui est en train de se passer
aujourd’hui dans notre culture, nous nous devons d’analyser en quoi les
nouvelles formes que prend aujourd’hui la « valeur », par exemple, dépendent
de nos nouvelles formes de pouvoir et constituent des faits de civilisation.
Qu’il s’agisse de la notion de valeur ou de celle d’écriture, le même mot n’est
plus le même concept dès lors qu’il a été vidé de sa substance pour servir une
autre cause sociale et politique. Il ne s’agit plus aujourd’hui avec la néo-
évaluation de se servir de l’écriture 6 comme moyen d’inscrire les termes d’un
débat au sein de la cité ou de la communauté, mais davantage de constituer des
archives administratives recensant les ressources dites « humaines » par des
techniques de comptabilité et de contrôle accomplies par un personnel
administratif et spécialisé qui se fait l’instrument d’un pouvoir qui traite
l’homme en instrument. Prenons des fragments généalogiques de ces mots
d’« écriture » ou de « valeur » et leurs changements de sens au cours des
périodes les plus reculées de notre histoire.
On peut par exemple retrouver ce changement dans le sens d’un mot et des
pratiques qu’il désigne avec la fonction de l’écriture dans l’économie palatiale
mycénienne. La vie sociale était centrée par le palais, autour duquel se
concentraient non seulement la vie économique, militaire, religieuse, mais
encore les dispositifs administratifs, comptables et de contrôle. Le personnel
administratif, avec ses techniques de comptabilité et ses réglementations strictes
de la vie économique et sociale, était entièrement au service des monarques.
Tout ce système de contrôle reposait sur l’emploi de l’écriture et la constitution
d’archives, transformées en formidables instruments de puissance de l’État sur
un territoire, une population et des individus. Jean-Pierre Vernant met en
évidence l’importance des scribes, en particulier crétois, passés au service des
dynasties mycéniennes dans la mise en place des moyens de contrôle et de
réglementation. Et, comme il le remarque, dans la chute de l’Empire mycénien
c’est le système palatial tout entier qui s’écroule avec son appareil administratif
au point que « l’écriture elle-même disparaît, comme engloutie dans la ruine
des palais 7 ».
Quand les Grecs redécouvrent l’écriture vers la fin du IXe siècle avant J.-C.,
en l’empruntant cette fois aux Phéniciens, sa signification anthropologique n’est
plus la même : « Ce ne sera pas seulement une écriture d’un type différent,
phonétique, mais un fait de civilisation radicalement autre : non plus la
spécialité d’une classe de scribes, mais l’élément d’une culture commune. Sa
signification sociale et psychologique se sera aussi transformée – on pourrait
dire inversée : l’écriture n’aura plus pour objet de constituer à l’usage du roi des
archives dans le secret d’un palais ; elle répondra désormais à une fonction de
publicité ; elle va permettre de divulguer, de placer également sous le regard de
tous, les divers aspects de la vie sociale et politique 8. » L’écriture est plus que
l’écriture, c’est une fonction sociale, comme le remarquait déjà Louis Gernet,
« il y a des fonctions mentales, comme celles du droit et de l’économie, dont
pour un peu on oublierait qu’elles en sont : c’est qu’elles s’accomplissent dans
nos sociétés suivant un mécanisme dont l’homme lui-même paraît absent 9 ».
Modeler nos « valeurs » sur le droit et l’économie comme on tend à le faire
aujourd’hui, c’est mettre en place une « catégorie » qui permet de penser
l’homme et l’univers en oubliant l’humain, en produisant son absence. C’est
alors n’autoriser que les objets du monde et de nous-mêmes qui ne peuvent se
donner ontologiquement que sous une telle forme. C’est exterminer du monde
et de nous-mêmes ce qui ne peut se donner sous cette forme, ou du moins
l’exclure socialement ou le refouler subjectivement.
C’est une grande imposture politique de faire croire qu’un changement dans
les pratiques sociales se déduit d’une simple nécessité technique ou d’un
progrès interne au savoir. C’est une grande imposture politique que de croire
que la notion de « valeur » doit impérativement prendre la signification d’une
mesure quantifiée, abstraite et universelle, hors du champ de laquelle les objets
et les êtres perdent toute estimation socialement acceptable. C’est une grande
imposture politique que de faire croire qu’une notion comme celle de « valeur »
ne concerne que des secteurs spécialisés de nos pratiques sociales et
professionnelles alors qu’en les recomposant à sa manière et dans sa « langue »
la signification qu’elle impose affecte la totalité de l’existence dans toutes ses formes
de vie et de pensée. Comme le dit Louis Gernet, la notion de « valeur » est une
« notion globale ». L’étude, par exemple, qu’il consacre à « la notion mythique
de la valeur en Grèce 10 » montre qu’entre l’époque où s’échangent par dons et
contre-dons les objets précieux (agalmata) qui donnent à l’individu sa valeur
(timê) et le texte d’Aristote L’Éthique à Nicomaque où toute chose est mesurée
par la monnaie, il n’y a pas seulement passage d’un système d’évaluation à un
autre, mais plus profondément transformation d’une civilisation dans laquelle
c’est la conception même de l’homme qui change, sa valeur en tant que
fondement de ce qu’il est. Ce n’est pas seulement le monétaire qui se substitue
au prémonétaire, mais toute une civilisation qui se modifie dans sa manière de
concevoir le monde, l’humain et elle-même. C’est toute une évolution de la
pensée qui marque un déclin progressif et de plus en plus accentué du mythe
au profit des savoirs rationnels dans une solidarité des formes sociales, des
structures mentales, du paysage architectural, qui s’établit sur la notion d’un
ordre abstrait, fondé par une stricte égalité des éléments, une vision
géométrique de l’univers physique, social et mental, situé dans un espace
homogène et symétrique. L’émergence de la raison est sociale, mais ses
conséquences excèdent le social et affectent l’ensemble des activités humaines,
le rapport au monde, entre les hommes et à eux-mêmes.
Cette géométrisation de l’univers physique, psychique et social se trouve
préfigurée dans la pensée grecque, en particulier dans Les Lois de Platon qui
font du chiffre le grand organisateur de la société totale et du « préambule » le
discours pédagogique qui doit conduire tout un chacun à adhérer librement à
cette forme de soumission sociale. L’intériorisation des normes est en route et
elle se développera toujours davantage au fur et à mesure que la démocratie
comme forme de comportement social tendra à échanger la sécurité des
individus contre leur servitude volontaire, leur confort intellectuel et social
contre leurs passions déraisonnables. Nul besoin de censure extérieure pour
cela, la censure morale suffit, « du moment où nous avons le sens du confort
intellectuel, nous n’avons que faire d’une censure. Nous éliminons de nous-
mêmes ce qui nous paraît devoir constituer pour nous un danger 11 ».
L’intériorisation des normes est la censure de la pensée autant que sa matrice.
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L’émergence de la pensée « monétaire » et de la Raison suppose des
conditions sociales qui font de la « valeur » non plus « la possession privilégiée
d’une classe en qui se prolongent l’héritage des royautés mythiques et la vertu
de leurs symboles 12 », mais une « valeur économique » que représente la notion
abstraite de « monnaie ». Cette émergence fait de la monnaie l’instrument
privilégié d’une circulation des richesses dans une économie convertie au
commerce, que la civilisation antique rejetait jusque-là, en partie du moins.
Ces transformations qui se mettent en œuvre tout au long de l’histoire des
civilisations montrent que le passage d’une notion à une autre, ou son
changement de sens, n’affecte pas que le champ d’où ce changement provient,
comme celui de l’économie, mais l’ensemble des activités humaines, même
celles qui semblent les plus éloignées du secteur social où s’est opérée la
mutation.
Il n’est pas sans intérêt de remarquer que le travail de Louis Gernet consacré
à la « valeur » en Grèce est paru pour la première fois dans le Journal de
psychologie. Il y écrit explicitement à propos de la valeur, je le cite, qu’« il n’est
pas interdit [d’y] reconnaître une espèce de pensée 13 ». Cette « espèce de
pensée » non seulement suppose pour émerger des conditions sociales, mais elle
fabrique l’« homme » dans ses conduites, éthiques, politiques et
psychologiques. Nous sommes alors face à une nouvelle manière de catégoriser
le monde et l’ontologie de ses objets.
Ce qui ne veut pas dire bien évidemment qu’avec l’abstraction de la
monnaie, permettant tout autant les échanges avec les autres pays que la
régulation sociale à l’intérieur d’une cité égalitaire et démocratique, la pensée
mythique des temps anciens s’évanouisse. Avec la monnaie comme « signifiant
le plus annihilant qui soit de toute signification » se perpétue néanmoins, à
travers elle, une pensée mythique « irréductible », comme le note Louis Gernet,
« à la pensée rationnelle » : « Il est certain que l’instrument [de la monnaie] une
fois créé se prête admirablement à cet office de circulation qui s’est généralisé si
tôt, en Grèce même. Mais dans le milieu historique où le signe est apparu
d’abord, c’est un certificat d’origine des symbolismes religieux, nobiliaires ou
agonistiques que retiennent ces premiers échantillons : jusqu’au point même
où la création en a été possible, une pensée mythique s’est perpétuée. Ce qui
peut laisser entendre que, dans la valeur et donc dans le signe même qui la
représente, il y a un noyau irréductible à ce qu’on appelle vulgairement la
pensée rationnelle 14. »
C’est sans doute cette irréductibilité qu’à leur manière les tragédies mettent
en scène. C’est peut-être cette irréductibilité de la pensée mythique à la pensée
rationnelle que chacune nomme à sa manière et dont la psychanalyse a fait son
objet et dont elle pourrait être le nom.
Il y a une solidarité des champs, une interdépendance autant qu’une
différenciation. À prendre la mesure de cette solidarité, il nous faut
comprendre qu’aujourd’hui le passage de la monnaie sonnante et trébuchante à
la monnaie virtuelle – et demain à quoi ? – n’affecte pas que les champs
financiers et économiques, mais l’ensemble de nos activités, sociales et
psychiques, l’ensemble de nos mentalités, la manière même de sentir le monde,
de le rendre présent et d’entrer en relation avec lui, de le partager avec les
autres et de nous construire nous-mêmes.
D’où ces malentendus sur l’usage des techniques, des nanotechnologies, des
jeux vidéo, d’Internet, etc., et de leurs influences néfastes ou bénéfiques sur nos
enfants et nous-mêmes. La question est fort mal posée : au lieu de nous
demander si ces usages de la technique sont une bonne ou une mauvaise chose
pour les sujets et leur lien social, nous devrions nous demander de quelle niche
écologique de notre culture de tels usages émergent. De quelles pratiques
sociales et de quelles formes de subjectivités sont-ils les symptômes ? De quelle
culture sont-ils les rejetons ? Et cette culture est-elle encore démocratique ? Et
son anthropologie est-elle encore celle que nous connaissions pour définir les
subjectivités ? Là est la question. De quoi ces inquiétudes sont-elles le
symptôme, si ce n’est d’avoir déjà changé de civilisation, et que de tels
comportements révèlent ?
Souvenons-nous, le gouvernement de Vichy prône le retour à la terre pour
redresser moralement la nation, renforcer la famille et galvaniser les efforts
nécessaires à la Restauration nationale. La propagande et la censure s’en
donnent à cœur joie pour promouvoir ces réformes intellectuelles et morales
souhaitées par Vichy 15. Échec. Échec avant même la Libération ou la
Résistance, échec parce que les pratiques sociales et la matrice culturelle avaient
déjà rendu obsolète une telle manière de penser le monde, les autres et soi-
même. Les conditions sociales des modes d’existence, et culturelles, matrice
symbolique, n’étaient plus à même de fournir aux spectres de Vichy la chair
dont ils avaient besoin pour mener leur politique.
Entre le VIe siècle et le IVe siècle avant J.-C. en Grèce, une Raison se dégage
progressivement du mythe, constituant une mutation décisive qui jette sur le
monde physique, politique, social et mental les fondamentaux d’une laïcisation
progressive de la pensée dont le langage, l’écriture et le nombre sont des
instruments. La parole n’est plus le langage rituel et magique, l’écriture a
changé sa signification, les lois se sont démocratisées et doivent être débattues
et divulguées selon les nouvelles procédures du savoir rationnel. L’institution et
le développement de la monnaie d’État ne constituent qu’un élément de cette
profonde transformation des pratiques sociales et politiques, qui doivent
toujours plus répondre au souci de codification et de mesure des lois de la cité.
Cette notion de « mesure » obéit aux idéaux de justice du rationalisme
politique de la démocratie, à la tempérance et à la modération exigées par la
vertu civique pour des rapports sociaux fondés sur la réciprocité et l’égalité,
favorise une positivité des échanges économiques à l’intérieur et à l’extérieur de
la cité et parvient à faire du un avec du multiple en rendant toute chose
commensurable.
Ce sont les mêmes arguments que l’on trouve aujourd’hui sous la plume des
néodémocrates libéraux lorsqu’ils défendent « l’évaluation » par la mesure :
l’exigence d’une égalité numérique face au pouvoir des « féodaux » et une
transparence totale offrant à l’opinion publique les garanties que l’autorité ne
parvient plus à assurer. Au risque de faire de cette forme d’équité une égalité
purement formelle, d’apparence.
Je rejoins ici en partie les analyses de Jean-Claude Milner qui, dans La
Politique des choses 16, rapproche les dispositifs de l’évaluation de cette
dégénérescence de la démocratie que constitue « la démocratie verbale »,
fondée sur une égalité purement formelle de « grains de sable indéfiniment
substituables 17 » auxquels ces techniques d’appareil de gouvernement, que
donne le pouvoir de l’évaluation, confèrent une nouvelle substance qui est celle
des choses et des marchandises. L’évaluation accomplit cette transformation du
vivant en un vaste entrepôt de choses évaluables et de marchandises mises en
circulation. Ce n’est pas seulement le règne de la quantité et de son étalon
monétaire qui s’impose ici mais une politique et une éthique. Politique qui, au
nom d’une rationalité technique, domestique, asservit et qui n’est rien d’autre
que le résultat du rapport des forces sociales en présence. Non sans courir
chaque fois le risque d’appeler idéologiquement « liberté » une servitude totale.
Dans L’Homme révolté, Albert Camus montre comment le système totalitaire
s’installe par cette transformation « de la quantité en qualité », mais n’y
parvient qu’en obtenant le consentement ou l’aveu du sujet placé en servitude :
« On peut asservir un homme vivant et le réduire à l’état historique de chose.
Mais s’il meurt en refusant, il réaffirme une nature humaine qui rejette l’ordre
des choses. C’est pourquoi l’accusé n’est produit et tué à la face du monde que
s’il consent à dire que sa mort sera juste et conforme à l’Empire des choses 18. »
Donc, si on veut bien prendre la mesure de ce qui est en train de se passer
aujourd’hui dans notre culture, nous nous devons d’analyser en quoi les
nouvelles formes « financières » que prend aujourd’hui la « valeur » dépendent
des nouvelles formes de pouvoir et constituent des faits de civilisation. Il s’agit
moins peut-être de faire reconnaître la valeur de la psychanalyse par des
dispositifs au sens fort du terme qui récusent sa conception du sujet et du
monde, que de montrer en quoi ces dispositifs participent d’un pouvoir qui
tend à réduire le singulier à une anomalie dans l’empire tyrannique des
normes. La « guerre » idéologique qui fait rage aujourd’hui autour de la notion
de « valeur » est vitale, pour la psychanalyse certes, mais aussi et d’abord pour
ce dont elle est le nom : l’indéterminé. C’est ce défi politique, épistémologique
et éthique que le psychanalyste se doit aujourd’hui de relever tant il est vrai,
comme l’écrivait Lacan, que « l’idée que le savoir puisse faire totalité est, si je
puis dire, immanente au politique en tant que tel 19 ».
La découverte freudienne, loin d’être l’« autobiographie 20 » d’un « fort
tropisme incestueux de Freud » mis en scène théorique par un faussaire, un
pervers et un affabulateur, se révèle, selon moi, comme le produit d’une
époque et d’une société donnée, celle de l’homo economicus et de la pensée
rationnelle, qui met en souffrance un point de réel où se fabriquent les
subjectivités et sur lequel le mythe dépose un nom et des paroles.
Peut-être le psychanalyste rencontrera-t-il sur la voie de cet irréductible aux
normes le philosophe et le sociologue critiques qui, tel Bourdieu, pourraient
dire :
« Le rationalisme scientiste, celui des modèles mathématiques qui inspirent
la politique du FMI ou de la Banque mondiale, celui des law firms, grandes
multinationales juridiques qui imposent les traditions du droit américain à la
planète entière, celui des théories de l’action rationnelle, etc., ce rationalisme
est à la fois l’expression et la caution d’une arrogance occidentale, qui conduit à
agir comme si certains hommes avaient le monopole de la raison, et pouvaient
s’instituer, comme on le dit communément, en gendarmes du monde, c’est-à-
dire en détenteurs autoproclamés du monopole de la violence légitime,
capables de mettre la force des armes au service de la justice universelle. La
violence terroriste, à travers l’irrationalisme du désespoir dans lequel elle
s’enracine presque toujours, renvoie à la violence inerte des pouvoirs qui
invoquent la raison 21. »

1. Isonomie signifie « égalité » devant la loi.


2. Jean-Claude Milner, La Politique des choses, op. cit., p. 27, reprenant la métaphore de Marx.
3. Jean-Pierre Vernant, Les Origines de la pensée grecque, op. cit., p. 131- 132.
4. Nietzsche, Considérations inactuelles, op. cit.
5. Roland Gori, Pierre Le Coz, L’Empire des coachs, op. cit.
6. J’ai ailleurs rapproché l’écriture de l’expertise de l’écriture des scribes des palais mycéniens (cf.
Roland Gori, « Les scribes de nos nouvelles servitudes », op. cit.).
7. Jean-Pierre Vernant, Les Origines de la pensée grecque, op. cit., p. 31, souligné par moi.
8. Ibid., p. 31-32.
9. Louis Gernet, Anthropologie de la Grèce antique (1968), Paris, Flammarion, 2002, p. 121.
10. Ibid., p. 121-179.
11. Marcel Aymé, Le Confort intellectuel, Paris, Flammarion, 1949, p. 14.
12. Louis Gernet, Anthropologie de la Grèce antique, op. cit., p. 178.
13. Ibid., p. 171.
14. Ibid., p. 179.
15. Stéphanie Corcy, La Vie culturelle sous l’Occupation, op. cit.
16. Jean-Claude Milner, La Politique des choses, op. cit.
17. Ibid., p. 27.
18. Albert Camus, L’Homme révolté, op. cit., p. 298.
19. Jacques Lacan, Le Séminaire. Livre XVII. L’Envers de la psychanalyse, op. cit., p. 33.
20. Pour reprendre les floraisons vénéneuses d’Onfray.
21. Pierre Bourdieu, Contre-feux, Paris, Liber-Raisons d’agir, 1998, p. 25.
L’ŒUVRE DE CULTURE

« Il n’en reste pas moins que la science, éperonnée avec toute la


vigueur de sa puissance d’illusion, se précipite sans cesse à ses limites,
contre lesquelles vient se briser l’optimisme qui se cache dans l’essence
de la logique. […] Et lorsque là, transi d’effroi, il [l’homme noble]
découvre qu’à cette limite la logique s’enroule sur elle-même et finit
par se mordre la queue – alors surgit une nouvelle forme de la
connaissance, connaissance tragique, qui réclame, pour être
supportable, le remède et la protection de l’art. »
Friedrich NIETZSCHE,
La Naissance de la tragédie

« Le collectif n’est rien, que le sujet de l’individuel. »


Jacques LACAN,
Écrits

À la fiction collective d’un « individu entrepreneur » que fabrique notre


civilisation de masse s’oppose point par point la culture du sujet démocratique
qui ne recule ni devant le conflit ni devant le hasard et l’indéterminé. À cette
condition le sujet démocratique pourra jouir de cette liberté que constituent les
droits de l’homme, dont Lacan nous dit qu’ils sont « la liberté de désirer en
vain ». Au-delà de la formule, Lacan souligne par cette phrase le lien intime qui
unit la liberté et l’indétermination, concept dont la psychanalyse fait la cause du
désir.
Ce sujet démocratique se trouve aujourd’hui menacé par une civilisation qui
fabrique un lien social et une subjectivité de masse dans laquelle le monde
commun, qui relie non seulement les individus entre eux mais aussi en eux, est
en train de se perdre. Le vide que produit cette érosion culturelle de la
civilisation aujourd’hui tend à être recouvert par un voile d’ignorance tissé à la
trame de la norme, du risque et de la peur. Mesurant sans cesse les mailles du
filet qu’elle jette sur les peurs et les angoisses collectives qu’elle fabrique à son
insu, cette civilisation s’installe dans le rationalisme morbide des procédures
formelles du droit et de l’expertise. Ces procédures perdent jusqu’au concept
même de « démocratie » pour se prévaloir d’une légitimité usée jusqu’à la corde
qu’elle recouvre des oripeaux d’un discours scientifique perverti et
instrumentalisé, et d’une conception des droits de l’homme par lesquels elle
impose à l’ensemble de la planète sa philosophie locale. Comme nous le
verrons dans le chapitre suivant, cette civilisation a pris en France la défroque
d’un « pétainisme culturel » faisant l’éloge de l’évidence et du sens commun,
incitant à un redressement moral apolitique fondé sur la technique, exigeant
que notre culture se modèle sur les expériences anglo-saxonnes qui réussiraient
mieux que nous, invitant les travailleurs à une résignation tranquille à devoir
perdre leurs droits acquis par la conquête du travail salarié et les rapports que
ces droits entretiennent avec la construction du citoyen 1, tout en se saisissant
des médias pour les transformer en porte-voix de sa propagande. Pour le dire
en une phrase, fût-elle un peu rude, la rationalité formelle-pratique s’est
donnée comme une rationalité substantielle. De manière plus approximative, je
dirais que les moyens se sont donnés comme fins. Le conformisme et le
formalisme des procédures se sont transformés en valeurs finales, au nom
desquelles elles avaient été fondées. D’où cette folie obsessionnelle à laquelle on
assiste aujourd’hui, et dans tous les domaines, de vouloir frénétiquement
légiférer la moindre « bise » sociale.
Si nous voulons bien comprendre les enjeux majeurs que constitue
aujourd’hui l’existence de la culture et des « humanités 2 » dans notre
civilisation, il nous faut distinguer ces deux termes comme nous l’avions très
largement fait dans un ouvrage précédent 3.
En référence aux travaux de Norbert Elias 4, je dirais que, dans la tradition
allemande, à partir des XVIIIe et XIXe siècles, la civilisation s’oppose à la culture 5.
La civilisation, c’est la politesse, les bonnes manières, les rituels de courtisanerie
qui permettent d’obtenir les honneurs, les signes de distinction sociale de
l’aristocratie et le témoignage de son style de vie. A contrario, la culture
revendique la formation de l’esprit, la vie intellectuelle et ses vertus propres à
une bourgeoisie allemande exilée de la vie politique et repliée sur le domaine
des arts, des sciences, des lettres et de la philosophie. Dans l’Allemagne du XIXe
siècle, un homme cultivé ne se confond pas avec un homme civilisé. Sans
devoir entrer dans le détail des recherches de Norbert Elias, je dirais
simplement que la civilisation procède de ce qui donne un style formel aux
mœurs et non pas de ce qui les fonde substantiellement dans leur vertu ou leur
légitimité. Cette morale formelle, qui constitue la culture néolibérale actuelle,
organise tous nos actes quotidiens. Elle constitue une forme de politesse de
notre culture contemporaine, dont les expertises se font le garant et les
« prophètes de laboratoire » les nouveaux directeurs de conscience. D’où
l’importance de notre « société de l’information » chargée de « civiliser » les
masses au moyen des médias et des rhétoriques de propagande. Afin de pouvoir
analyser ce style particulier à notre culture néolibérale, il convient de prendre
toute la portée du concept de « civilisation » introduit par Norbert Elias. Ce
concept fonde les opérateurs de la civilité occidentale et nous laisse
entrapercevoir par quelles modalités nos capitalismes et nos libéralismes
successifs ont pu les utiliser à leur profit.
En Occident aujourd’hui, l’évolution des mœurs incline toujours plus vers
une civilisation au sein de laquelle l’intériorisation des normes
(l’autocontrainte individuelle) se substitue au système disciplinaire des
sanctions. Cette civilisation-là devient même un signe de distinction sociale et
hiérarchique en massifiant les traits caractéristiques d’une classe sociale dite
supérieure. Dans un ouvrage rédigé avec John L. Scotson 6, Norbert Elias
analyse la manière dont ces configurations de signes distinctifs peuvent servir à
monopoliser les rouages du pouvoir et à en user pour exclure et stigmatiser. Ce
qui me semble particulièrement intéressant dans ce travail de Norbert Elias
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provient de son articulation des logiques d’exclusion avec sa théorie de la
civilisation. La domination d’un groupe sur l’autre peut se maintenir du seul
fait de ses manières de faire, de se comporter, alors même que son pouvoir de
domination a décru ou disparu. L’autocontrainte, le self-control, le
renoncement et la soumission des membres du groupe dominant
s’accomplissent au nom d’un idéal de rationalité, de règles de civilisation qui,
tout en accomplissant la conformisation sociale, permettent la stigmatisation
des autres sur la seule base de manifestations formelles et symboliques. Chaque
membre du groupe, dès lors qu’il ne se soumet plus aux normes de civilisation
qui conforment sa conduite, devient un déviant, réel ou supposé, et sa déviance
« se solde par une perte de pouvoir et un abaissement de son statut 7 ». Norbert
Elias fait explicitement référence au processus de réification dont les exclus font
l’objet. Il écrit : « Le stigmate social que ses membres attachent au groupe des
exclus se transforme dans leur imagination en stigmate matériel. Il est réifié. Il
fait figure de réalité objective 8. »
Les changements dans les comportements sociaux des individus et des
populations qui résultent des modes particuliers de civilisation sont des
changements de « configurations ». C’est-à-dire que pour Norbert Elias il y a
une imbrication permanente à partir d’une situation donnée entre le
comportement individuel d’autocontrainte et les idéaux de contrainte sociale
qui le recodent. Pierre Bourdieu a su tirer parti de la pensée de Norbert Elias
en posant l’existence de signes distinctifs qui façonnent nos habitus 9 à partir de
codes de conduite jamais explicités mais requérant pour être respectés la
collaboration de tous les membres d’un groupe social.
Pour Norbert Elias, la notion de civilisation se réfère profondément aux
bonnes manières et aux modes par lesquels les courtisans obtiennent les faveurs
du Prince. Que ces bonnes manières soient physiques, psychologiques, sociales
ou affectives, dans tous les cas elles concernent le comportement humain et ses
normes. On pourrait dire du concept de « civilisation » de Norbert Elias ce que
Michel Foucault disait du « pouvoir » : il ne se possède pas, il s’exerce. La
civilisation constitue la matrice formelle du processus de normalisation sociale
et psychologique dans le filet duquel les sujets sont plus ou moins pris à leur
insu : « Dans ce drame, les deux parties jouaient leur rôle comme des
marionnettes au bout d’un fil 10. »
S’il est vrai que civiliser, c’est policer, on pourrait parler aujourd’hui d’une
police technicoéconomique des mœurs. Il faudrait produire une certaine
uniformité afin que tout le monde soit « en forme ». Être en forme, ce serait se
conformer à travers une certaine manière de s’y prendre tant avec ses vêtements
qu’avec ses expressions, sa gestion du corps ou ses façons de se mouvoir dans
l’espace et dans le temps ou encore de soigner ou encore de faire de la
recherche ou de publier. À défaut d’une culture démocratique, c’est bien une
civilisation néolibérale qui s’installe.
En désignant la civilisation neuroéconomique des mœurs 11, j’avais
précédemment à l’esprit la façon dont le savoir scientiste 12 et le modèle
économique peuvent servir à définir cette nouvelle civilité, ces nouvelles
manières sociales de se rapporter à soi-même et aux autres. L’enjeu est d’établir
alors un code de bonne conduite, un code de savoir-vivre avec soi-même et les
autres pour fabriquer un nouveau sujet éthique.
p q j q
Pour conclure sur ce point, le concept de civilisation que j’emprunte à
Norbert Elias pourrait constituer ce que je nomme dans un autre langage les
enveloppes formelles des normes d’identification. Normes d’identification à
partir desquelles un sujet se constitue de pied en cap, dans sa structure et dans
sa fonction, comme un individu. Tout autre est l’œuvre de la culture. Bien sûr,
« civilisation » et « culture » sont des concepts et non des « réalités
empiriques », lesquelles comprennent toujours à doses inégales les deux aspects
du même phénomène et leur imbrication.
Lorsqu’elle rédige la préface de ses essais rassemblés sous le titre de La Crise
de la culture (1954) 13, Hannah Arendt pose d’entrée de jeu la question de la
culture comme matrice sociale, historique et politique qui permet de penser
l’événement des actions humaines. Citant l’aphorisme de René Char « Notre
héritage n’est précédé d’aucun testament 14 », Hannah Arendt montre la portée
extraordinaire de cette phrase qui condense la vérité de la résistance pour toute
une génération d’écrivains et d’hommes de lettres européens.
Mais cet aphorisme révèle aussi le vide politique qui s’est installé sur la scène
culturelle française juste avant la défaite de 1940, perte de ce « trésor »
qu’incarne la « liberté », liberté de la pensée vraie autant que de l’action juste.
C’est ce « vide politique » paralysant la possibilité de penser l’action et la
capacité d’agir selon la pensée qui porte en son ventre stérile cette « crise de la
culture », son effondrement, dont résulte l’abandon du pays à un guignol de
coquins et d’imbéciles. Les hommes de la Résistance ont redécouvert ce
« trésor » qui est la vraie liberté, la liberté de penser l’événement et d’agir l’acte
du penser que la tradition européenne avait échoué à conserver et à
transmettre. La culture ici est indissociable de la faculté de juger, de décider,
qui n’est pas un exercice intellectuel mais un acte politique, comme dit Hanna
Arendt dans ses Considérations morales, « la faculté de juger, que l’on peut
appeler très justement la plus politique des facultés mentales de l’homme 15 ».
Reprenant le commentaire de l’aphorisme de René Char, « nous avons reçu
notre héritage sans testament », Hannah Arendt précise que, dans l’histoire des
révolutions qui s’échelonnent de l’été 1776 à Philadelphie, de l’été 1789 à
Paris, à l’automne 1956 à Budapest, politiquement ce « roman » intime de la
modernité pourrait s’écrire « sous la forme d’une parabole, comme la légende
d’un trésor sans âge qui, dans les circonstances les plus diverses, apparaît
brusquement, à l’improviste, mais disparaît de nouveau dans d’autres
conditions mystérieuses comme s’il était une fée Morgane 16 ». L’héritage de la
« liberté » est ce « trésor » qui apparaît et disparaît au gré des conditions
historiques et culturelles qui ont su ou pas en garder le témoignage vivant dans
la culture. À condition bien sûr de penser la tradition non pas comme la
conservation des « ossements du passé », les décombres et les reliques de ce qui
n’est plus, mais bien au contraire comme la présence dans les savoirs et les
pratiques sociales les plus modernes, up to date, des traits, des indices et des
symboles de l’histoire. De l’histoire en tant qu’elle est indéfiniment « le roman
du vrai 17 » à proximité de l’origine, du commencement (archê) des événements
et des émergences. La tradition que j’évoque ici avec Hannah Arendt demeure
à proximité de la mémoire plus que des souvenirs 18. C’est le lieu et la structure
par laquelle le vivant vit d’autant plus qu’il accueille en son sein la dimension
de ce qui est perdu ou n’a pas encore été. Comment ne pas évoquer ici André
q p p p q
Malraux plaçant l’art comme épicentre d’une pensée politique invitant à
l’action culturelle ? Malraux s’écriant : « La vraie culture commence lorsque les
œuvres ne sont plus des documents : lorsque Shakespeare est présent. Dans
Michel-Ange. Dans Cézanne. Dans Beethoven […] dans notre discothèque,
dans notre bibliothèque […]. La culture de chacun de nous, c’est la
mystérieuse présence dans sa vie de ce qui devrait appartenir à la mort 19. »
Le désastre de la culture provient de la perte des conditions sociales et
politiques de sa mise en œuvre dans l’acte et la pensée quand la culture se
transforme en simple divertissement, en spectacle, en fadaises jetées sur
l’inauthenticité des existences. Mais quand la culture n’est plus mémoire mais
oubli ou qu’elle se trouve instrumentalisée comme propagande ou publicité, quand
la pensée et l’action concrète, politique divorcent, c’est l’absence de nom du
trésor perdu qu’est la liberté qui s’installe, avec son cortège de malheurs,
d’apathie politique, de cynisme désespéré, d’arrivisme des pitres et des catins,
avec la farandole des oublis – oubli de la responsabilité, oubli de l’engagement,
oubli de la justice, oubli de la solidarité. Humus d’où émerge la tyrannie des
normes, à moins que ce ne soit l’inverse.
La culture n’est plus alors que consommation de spectacles auto-érotiques
où se sabordent le désir et la propension à aimer, lunes mortes des mémoires
collectives autant que singulières des avoirs et des fétiches, des luttes de pur
prestige et des parades d’opérette qui objectent au manque, au manque à être
où se précipitent le don et l’amour comme échanges. La consommation se
consume en consommant, l’excitation se relance en boucle en contrepoint du
désir, la manière de vivre est à la mode du jour, dépassée avant d’avoir été.
C’est le moment historique, généalogique, dirais-je avec Nietzsche et
Foucault, où disparaît le testament, c’est-à-dire le vecteur de la transmission, la
tradition par laquelle le trésor se conserve et s’offre de génération en
génération. C’est le moment généalogique autant que politique où la démocratie
se ratatine, se racornit en forme de comportement social et perd ses valeurs de
mode de pensée politique. La liberté apparaît alors comme ce mirage produit
par un nihilisme extrême qui vide l’existence de toute consistance ontologique
et pousse le sujet à se croire libre dans la quête de produits, d’objets, d’ombres
à consommer et à prélever sur le marché des marchandises, du fétichisme de
leur fonction, davantage que du plaisir véritable qu’ils procurent. Le sujet n’est
plus dans ce qu’il fait et doit faire toujours plus pour courir après son être, sans
percevoir que c’est bien en le poussant au-devant de la consommation des
objets qu’il s’y dérobe.
La pensée elle-même est devenue spéculation, fruit et vecteur d’une
civilisation du marketing au sein de laquelle les usuriers n’arrivent plus à penser
l’événement du présent autrement que dans l’instant éphémère dont la
jouissance est reportée sur le futur de l’avenir d’un profit qui ne se réalise
jamais puisque remisé sans cesse. Reporté sans cesse au taux de l’usure, ce futur
est usé avant même d’advenir. L’histoire n’a pas davantage de place que l’avenir
dans la civilisation de l’oubli qu’est le monde réifié, rationalisé. Seule subsiste
l’évolution de l’adaptation là où avant c’était l’histoire comme création humaine
qui s’imposait.
Il n’y a pas d’émancipation politique sans émancipation économique, mais il
n’y a pas non plus d’émancipation politique sans émancipation morale et
y p p p p q p
intellectuelle. C’est un message qui revient en boucle dans les textes de Jaurès :
pour que la liberté soit la liberté et qu’elle soit préservée au cœur de la tradition
républicaine, « il faut donner aux enfants du peuple, par un exercice
suffisamment élevé de la faculté de penser, le sentiment de la valeur de
l’homme et, par conséquent, du prix de la liberté, sans laquelle l’homme n’est
pas. […] il ne me paraît pas juste que les enfants du peuple, précisément parce
que leur vie sera faite de labeurs monotones et routiniers, soient déshérités des
joies de l’art, et qu’ils ne soient pas mis en état de comprendre la beauté simple
et grande des chefs-d’œuvre de notre langue 20 ». Le mépris dans lequel
aujourd’hui on tient la formation des jeunes par les « humanités » constitue
une catastrophe écologique. C’est la nature même de la pensée, l’environnement
mental que l’on sacrifie aux intérêts directs des apprentissages techniques et
scientifiques. Nous sacrifions ainsi délibérément ou inconsciemment le vecteur
le plus profond et parfois le moins visible de la culture du sujet démocratique.
Cette dévaluation des humanités constitue le moyen le plus sûr pour les classes
dominantes de maintenir leur système de domination symbolique par lequel
elles se reproduisent. Bourdieu et Passeron ont montré comment le cœur du
rapport bourgeois à la culture consiste dans la constitution d’un capital
symbolique qui se transmet aux héritiers et sur la base duquel les institutions
scolaires légitiment la distinction dans leurs pratiques évaluatives. En même
temps que dans leurs principes elles ne cessent de réaffirmer l’égalité formelle
des élèves.
Ces principes d’une école démocratique et égalitaire sont sans cesse bafoués
par une logique et une économie qui fondent leurs signes distinctifs 21 et le
pouvoir de domination symbolique qu’ils octroient, sur les valeurs
extrascolaires que confère la culture. A contrario, une authentique philosophie
de liberté, d’affranchissement et d’émancipation des élèves supposerait
paradoxalement que ce soit dans la culture autour autant que dans l’école que
soit rendue possible l’égalité. En d’autres termes il n’y aura aucune fonction
libératrice de la détermination sociale des enfants par l’école tant que celle-ci ne
leur donnera pas les moyens d’accéder en dehors de son institution au capital
symbolique de la culture. Ce qui suppose qu’elle reconnaisse en son sein
pleinement la valeur. Faute de quoi l’école perd tous les jours son lendemain, sa
mission républicaine et démocratique. La haine aujourd’hui pour la pédagogie
Freinet, qui rejoint en plus d’un point la haine pour la psychanalyse, dans le
pétainisme culturel actuel, n’est pas que la haine du désir, c’est aussi la haine
des conditions d’accès égalitaires à la pensée et au savoir. Haine des conditions
sociales et culturelles de la pensée et du savoir qui, partant de l’être social
autant que singulier de l’élève, pourrait recomposer le champ de la pédagogie
et lui restituer l’autonomie que la logique sociale et marchande est parvenue à
lui contester, à reconquérir, sans pour autant toucher aux principes formels
d’égalité et de liberté, mais en les vidant de leur sens et de leurs effets, en les
démolissant en contrebande.
Avons-nous oublié aujourd’hui les audaces de l’éducation populaire et les
ambitions de la culture populaire ? Cette culture populaire prolonge une
culture d’artisans, d’ouvriers qui font œuvre de leurs mains, une culture de
serviteurs de la nation qui font œuvre de pensée, de parole et d’action. Cette
culture populaire s’oppose point par point à la culture du capitalisme financier,
p p pp p p p p
culture d’usuriers, culture de l’instant sans traces, sans archives, sans caractère
durable, culture insensée sans histoire et sans responsabilité, « morale
d’épicier », dont parlait Marx, pour laquelle l’humanité est composée de
« pièces détachées » indéfiniment convertissables en actions par le « travail de
notre corps » dans « les eaux glacées des calculs égoïstes ».
L’essence de la culture est son existence même en tant qu’ensemble des
conditions sociales et politiques de toute pensée qui élabore les conditions
tragiques de l’existence humaine, depuis les paroles d’amour de l’ordinaire des
rencontres jusqu’aux œuvres d’art unanimement reconnues, depuis le récit de
rêve partagé avec un(e) autre jusqu’au poème public, au regard exposé dans la
saisie d’une pellicule, analogique ou sur une surface numérique, plastique ou
cinématographique. La culture, c’est le monde symbolique, tel qu’il s’actualise
dans l’univers des hommes et dans toutes les régions de leur existence, et elle ne
saurait se trouver cantonnée à un secteur privilégié, sauf à devoir déjà s’avouer
dégénérée, mutilation d’un homme réifié.
La distinction entre le travail et l’œuvre que propose Hannah Arendt pour
rendre compte des activités humaines est efficiente dans tous les secteurs de
l’existence, au cœur de nos métiers, de nos relations, de la politique et de l’art.
Si le « travail » vient étymologiquement de tripalium, instrument de torture
qui draine peines et malheurs, c’est en tant que part funeste de l’œuvre où
s’accomplit l’humain dans son rapport ontologique à la mort et au temps. Le
mépris du travail dans la cité grecque provient aussi de cette volonté passionnée
de se libérer des nécessités de l’existence pour en penser la condition. À quoi
sans doute l’ancienne coutume politique des citoyens grecs qui reposait sur une
ségrégation et une exclusion d’une partie de leur population (femmes, esclaves,
métèques…) les condamnait aussi à leur perte.
Par leur mépris du travail, les Grecs avaient leurs raisons de se méfier d’un
homo faber qui les éloignait de leur condition d’« animal politique », se méfier
du travail corporel rendu nécessaire pour les besoins de l’existence, avec la
servilité que ce labeur comporte en germe, servitude et asservissement
incompatibles avec la liberté et la dignité humaines mises en œuvre dans la
gestion des affaires publiques. Mais cette fonction d’amollissement des âmes,
que Xénophon, par exemple, prête aux métiers d’artisans qui négligent l’amitié
et le patriotisme, apparaît moins provenir de la nature même de la tâche que de
la perte de la spiritualité qu’elle contient. Les Grecs avaient perçu la dimension
d’esclavage que contiennent les exigences des travaux et des services, mais à
devoir les imposer à d’autres ils ont couru le risque inévitable d’être à leur tour
pris dans ce mode de civilisation. On ne peut indéfiniment se maintenir dans
une oligarchie.
L’homme grec libre et indépendant, c’est le paysan cultivant sa propre terre
ou la faisant cultiver par d’autres, mais qui dans tous les cas ne s’en tient pas à
l’économique, et encore moins à la spéculation honnie par la cité, mais renforce
toujours davantage le lien « religieux » et « politique » que l’exploitation
agricole permet. Le travail est un « service », donc une prestation d’« esclave »,
quel que soit le statut de celui qui l’accomplit dès lors qu’il le réalise sans lien de
spiritualité à son acte. C’est un point important pour comprendre en quoi la
modernité ne cesse dans son essence technique et économique de transformer
inéluctablement tout métier en prestations de service « décervelé »,
p
« désenchanté », en activité d’« esclave ». C’est cette civilisation même qui a
permis la transformation de l’ouvrier en prolétaire lorsque son savoir est passé
dans la machine. C’est cette civilisation même qui a permis la transformation
du paysan en agriculteur lorsque son rapport à la terre qu’il exploitait a été
« urbanisé » et « industrialisé ». C’est cette civilisation même qui transforme
aujourd’hui les professionnels de l’espace public en nouveaux « esclaves »
instrumentalisés en faisant passer leurs savoirs et savoir-faire dans la machine à
broyer les esprits que sont les protocoles d’évaluation. Transformer l’ensemble
des activités professionnelles des praticiens du soin, de l’éducation, de la
justice, de la recherche, de l’information, du travail social, etc., en segments
techniques commensurables, numérisables, « financiarisés » a constitué un tour
de force anthropologique considérable quand on y pense. Il s’agit d’une
corruption de ces activités par un autre champ dont elles avaient jusque-là été
préservées, celui du marché et de ses agents de subordination que sont les logiques
d’audimat, de popularité et de productivité formelle.
Quand l’ouvrier a perdu son activité d’artisan, son œuvre s’est réduite au
travail. Aujourd’hui, notre civilisation tend à imposer la même chose aux
« ouvriers » du soin, de la recherche, de la justice, etc. Le refus passe
nécessairement par une « intelligence collective » des situations et des actions,
mais aussi et avant tout par le recours à une culture, qui appelle à penser ce que
la technique désavoue et sans laquelle la démocratie serait un vain mot pour
masquer les soumissions sociales. La perte de la culture constitue cette perte de
la spiritualité de l’acte, sans laquelle se perdent le monde commun et l’essence
du politique.
C’est la parole et l’action politique qui font des services et des instruments
nés de l’essence de la technique une activité proprement humaine prise dans le
rêve, l’imagination de l’art et la pensée mythique.
La perspective d’enseignement et d’éducation, réduits à la portion congrue
de la professionnalisation, va toujours plus dans le sens d’ajuster les individus
aux fonctions sociales et professionnelles qui pourraient devenir les leurs,
méprisant au passage ce que tout enseignement digne de ce nom doit avoir
pour mission : la formation de l’esprit critique que requiert la vie d’un citoyen.
Une éducation qui ignore l’importance du dire vrai, qui ne se soucie que de
l’utile, que des services, était dans la cité antique celle que l’on réservait aux
esclaves.
L’apprentissage d’une activité, artisanale ou agricole, ne faisait pas partie
dans de nombreuses cités démocratiques antiques du processus par lequel
l’enfant était conduit à devenir un homme, un citoyen. Non seulement parce
que ces activités étaient aux mains des esclaves et des étrangers, mais plus
encore en tant que la philosophie et la pédagogie se trouvaient disjointes de
l’initiation aux activités artisanales et agricoles. L’apprentissage ne fait pas
partie de la paidéia qui est un processus d’intégration progressive au tissu social
politique et militaire par le « jeu », paidia. Ce mot s’oppose à spoudè qui
signifie le « travail sérieux » 22. Même lorsqu’un enfant construit des maisons,
des bateaux et des charrettes, ces jeux n’ont pas pour vocation de le préparer à
des activités artisanales, mais le prédisposent à recevoir une éducation
supérieure, philosophique, politique et militaire 23. Nous retrouvons ici cette
substance de la spiritualité dans l’activité, sur laquelle j’ai précédemment
p q j p
insisté : ce qui compte, ce n’est pas ce que l’on fait, mais ce que l’on est dans ce
que l’on fait, ce que l’on est psychiquement autant que socialement. Il y a là
véritablement une sorte d’économie symbolique de toutes nos actions dans
l’existence qui les inscrit dans une logique de distinction sociale autant que
dans des sphères différenciées du psychisme.
Jaurès ne s’est pas trompé sur l’enjeu politique de cette question de la
pédagogie. Il exigeait pour les enfants du peuple « une culture élevée et
vraiment humaine » leur permettant une émancipation tout autant
économique que politique. Pas d’émancipation économique et politique sans
émancipation culturelle, puisque les travailleurs « voudront conquérir dans
l’ordre économique, comme ils l’ont fait dans l’ordre politique, leur part de
souveraineté et participer plus largement aux fruits et à la direction du travail,
il est nécessaire que les enfants du peuple, en même temps qu’ils respireront au-
dehors de ces légitimes et hautes ambitions, acquièrent à l’école, par un
exercice suffisant de l’esprit, la réflexion, la discipline volontaire, le
discernement dans l’appréciation des supériorités vraies et toutes les vertus
nécessaires à la constitution d’un ordre nouveau 24 ».
Face à la montée croissante des exigences de la société industrielle, de ses
normes et de ses rationalisations de l’existence, l’importance et le besoin de la
vie culturelle sous toutes ses formes se font sentir tous les jours. L’art recueille
ce besoin de spiritualité que traitait la religion. Dans nos sociétés postmodernes,
le déclin de l’art conduit nécessairement les hommes à revenir vers le religieux
et le religieux le plus traditionaliste pour satisfaire cette soif de spiritualité. On
ne saurait comprendre les différents intégrismes sans devoir les rapprocher de la
destruction de la culture démocratique au sein d’une civilisation industrielle
dont ils sont la part d’ombre ou de lumière, selon le point de vue d’où on se
place. La désacralisation de la vie quotidienne, à moins de se résigner à la vie
animale ou de cultiver les nostalgies réactionnaires d’un retour à l’économie du
don et du contre-don, de rêver d’un futur anthropotechnique ou d’un avenir
prédateur des vestiges du passé, réclame que soit reconnue comme une priorité
ce désir de culture et les « denrées mentales » qui pourraient lui convenir. Faute
de penser ce commencement de nos actes quotidiens que la culture prend dans
sa garde, c’est dans l’origine des « fondamentalismes » que les plus fanatiques
des déçus, des humiliés, des apeurés et des révoltés se précipiteront. À moins de
remplir ce vide de spiritualité qu’implique la division « tayloriste » des activités
sociales et professionnelles, des chaînes de production de nos existences, par un
« art de jouir » à la manière de Michel Onfray, chantre actuel de l’hédonisme,
mettant dans ce vide son propre corps. Ce faisant, on ne ferait que rendre
supportable l’occupation actuelle de nos existences par les forces marchandes.
À moins que nous ne laissions à l’industrie de la culture le pouvoir d’inscrire
définitivement sa logique de marché dans la rationalisation des activités
culturelles.
De telles pratiques de performances commerciales ne sont pas sans
conséquences sur la création elle-même des œuvres culturelles. Ce qui signifie
somme toute un déclin du politique, si on veut bien entendre par là son unité
structurelle avec la culture, et constater avec Jean-Michel Djian à propos de la
frénésie de consommation des biens culturels des Français aujourd’hui : « Au-
delà des chiffres, deux commentaires s’imposent. Le premier est de constater à
p p
quel point la culture est devenue un produit marchand banalisé et le deuxième
d’observer que le monde politique et intellectuel contemporain a peu de prise
sur cette réalité qui semble lui échapper. Il reste que la culture n’a jamais été
aussi disponible et accessible mais que, paradoxalement, sa portée comme sa
fonction sont de plus en plus indéfinissables 25. » Cette « accessibilité » dont
parle Jean-Michel Djian nécessiterait d’être précisée et définie tant il me semble
aujourd’hui qu’elle se restreint toujours davantage au niveau de la tradition
dont les œuvres sont tout autant la géographie que l’histoire. Alors oui, en tant
que paysages, les biens culturels sont aujourd’hui plus que jamais accessibles au
plus grand nombre. Mais en tant qu’histoires, récits de l’origine de ce que l’on
fait dans l’existence sociale et pas seulement à côté, là rien n’est moins sûr.
La culture est la matrice symbolique qui permet de penser l’existence
comme autre chose que des instants oubliés dès qu’arrivés. La culture permet
leur intégration dans une histoire autant singulière que collective. La culture ne
saurait être oubli qu’à dégénérer en spectacle ou en divertissement. Elle doit
être avant tout mémoire et c’est pourquoi elle ne saurait se limiter au seul
domaine de l’art. Elle est, nous dit Gramsci, une sorte de « religion laïque » qui
fabrique une conception du monde et de la norme qui s’y conforme. Si
Gramsci privilégie le terme de religion par rapport à celui d’idéologie, c’est
pour mieux insister sur cette fonction de lien que détiennent ces philosophies
du monde qui sont de véritables institutions culturelles permettant aux
individus et aux groupes sociaux de trouver un sens et une histoire à leur
existence. Cette philosophie du monde produit pour Gramsci un « sens
commun » qui est, comme le « folklore », une sorte de philosophie implicite
présente sous des formes innombrables dans l’existence sociale. En tant que tel,
ce « sens commun » participe à l’homogénéité autant qu’à la distinction des
groupes sociaux puisqu’il assure une hégémonie culturelle qui justifie les logiques
de domination.
Dès lors qu’en Grèce, au IVe siècle avant J.-C., s’ouvre la voie des reproches
adressés à ceux qui dans la cité se préoccupent davantage de profiter des
revenus que permettent le commerce et la colonisation marchande aux dépens
de la participation aux affaires publiques, c’est une autre civilisation qui
s’installe. Sans devoir exagérer les traits, nous passons entre le VIIe et le IVe siècle
avant J.-C. d’une démocratie paysanne propre à l’homme grec avec son apogée
au Ve siècle à une configuration hellénistique dans laquelle les conquêtes
macédoniennes autant que le changement anthropologique du sens de la
monnaie et du commerce maritime ouvrent un monde immense à administrer
sinon pour l’accroissement de la production et des échanges marchands du
moins pour la nécessité des gestions financières et techniques. Nous sommes
alors loin de l’animal politique qu’Aristote cherchait à faire renaître dans sa
philosophie pour toujours davantage se rapprocher d’un homme hellénistique
soumis à ses affaires privées, à ses ponctions fiscales et à ses prêts usuraires. Les
dimensions de la cité ont changé de sens et de direction, le commerce maritime
aussi, la monnaie également, la mission des banques et des prêts à l’évidence,
les stratagèmes fiscaux, etc., et en conséquence les relations entre les hommes. Le
contraste qu’établit Claude Mossé 26 entre le théâtre d’Aristophane mettant en
scène un monde paysan gaillard et hautement politisé et celui de Ménandre
(fin du IVe siècle) est frappant. Dans le théâtre de Ménandre, « l’homme grec a
( ) pp g
fait place à l’homme hellénistique 27 », les Grecs administrent les finances des
souverains macédoniens, un véritable marché méditerranéen s’est établi, la vie
politique n’y subsiste que de façon formelle, et les personnages de Ménandre
n’ont pour vie héroïque que les drames « bourgeois » avec leurs intrigues
domestiques, leurs querelles de générations, leurs états d’âme amoureux, leurs
frivolités ordinaires. Comme le remarque Claude Mossé, il serait peut-être
« excessif et hasardeux de dire que l’homme grec est devenu à la fin du IVe siècle
un homo economicus 28 », mais on n’est plus dans la même société. Le
« marché » est passé par là…
Nous retrouvons ce même reproche, selon lequel l’intérêt privé nuit à la
pleine participation à la vie collective, chez Jaurès : la financiarisation, le
triomphe de l’argent ne produit pas seulement un dommage matériel dans le
prolétariat et les classes moyennes, chez les scientifiques qui perdent le sens
d’émancipation de la science, mais encore et aussi il corrompt ceux qui le
possèdent. Par le naufrage des sentiments de liberté et de fraternité, la féodalité
capitaliste elle-même entre en servage, subit l’oppression de l’argent, qu’elle sert
plus qu’il ne la sert. Jaurès va jusqu’à parler des « misères du patronat » car, dit-
il, « si l’on va au fond des choses, le système d’individualisme à outrance,
d’âpre concurrence, de lutte sans merci qui régit aujourd’hui la production, fait
presque autant de mal à la classe bourgeoise dans son ensemble qu’à la classe
ouvrière. Le patronat a ses misères qui ne sont pas les mêmes que celles de
l’ouvrier, qui sont moins apparentes, moins étalées, mais qui souvent sont
poignantes aussi 29 ». Difficile de ne pas s’autoréifier quand on exige ou que
l’on participe à la réification de ses semblables ! Mais cette remarque de Jaurès
me paraît à souligner, car elle permet de préciser deux choses.
Premièrement, il n’y a pas de théorie du « complot » qui expliquerait que des
classes sociales ou des groupes possédants organiseraient la mise en servitude
des plus démunis. Le pouvoir « ne se possède pas, disait Foucault, il s’exerce ».
Chaque individu est à la fois un « effet » de ce pouvoir et son lieu d’exercice,
son agent. C’est la structure même de notre civilisation qui est en cause et non
tel ou tel groupe, telle ou telle personnalité qui en sont davantage les
symptômes que les causes.
Deuxièmement, l’effritement du salariat, la « précarisation » des gens de
métier, l’instrumentalisation et l’hyperexploitation des professionnels au profit
des hommes de la finance, des managers, du capitalisme financier produisent
un délitement du lien collectif qui ne les épargne pas eux-mêmes. Ils subissent
comme tous les autres cette civilisation de l’« entousement 30 », ou disparition
d’un tous grégaire, et son injonction à être un individu « sans autrui 31 » dans
une société de masse. Bien sûr, ils ont moins besoin que les plus vulnérables
d’un État social, et d’« ateliers protégés » de la grande infirmité sociale. Bien
sûr, ils subissent moins que d’autres la séquestration sociale et la police des
pauvres, et participent souvent à cette société du mépris dont ils sont, parfois,
les composantes les plus arrogantes. Cet effritement de la société salariale qu’ils
appellent de tous leurs vœux pour justifier au-devant de la scène sociale
l’idéologie de « libre concurrence » justifiant la servitude des plus démunis, ils
en chantent les louanges jusqu’à ce que, hasard ou nécessité, ils en deviennent
eux-mêmes les victimes. Quand je dis « eux-mêmes », cela veut dire eux-mêmes
ou leurs enfants, quelle que soit par ailleurs la logique de distinction sociale du
q q p gq
capital symbolique qu’ils peuvent leur léguer comme avantages. Mais il
n’empêche, combien de cadres supérieurs, combien de managers se retrouvent
un beau jour excentré des pouvoirs de domination dont ils bénéficiaient ?
Combien se trouvent dans une souffrance subjective, et parfois sociale, qu’ils
hésitent toujours à partager avec les plus démunis, tant ils savent humainement
parlant, que ça leur plaise ou non, qu’ils en sont solidaires ? Combien en ai-je
entendu se plaindre sur mon divan, maltraités eux-mêmes par la civilisation
dont ils pensaient jusque-là, en pleine illusion sociale, pouvoir vanter les
mérites ? L’enfant du rêve et de la création, celui de l’amour et de la « fraternité
mélancolique », se trouve blessé chez tous les individus par les mêmes appareils
de civilisation qui le chosifient, le réifient et méconnaissent son existence. Sauf
chez quelques grands pervers que je ne saurais assigner à résidence civile, cet
enfant meurtri, je l’entends tous les jours souffrir et gémir, dans une « carcasse
d’adulte », des mauvais traitements qu’on lui fait subir. Mauvais traitements
qu’il ne manque pas d’ailleurs de s’infliger à lui-même. Masochisme dont
l’analyse lui permet bien souvent de prendre conscience sans toujours parvenir
à l’en délivrer, tant est puissant le « besoin de punition » que Freud distingue
du « sentiment inconscient de culpabilité » 32. Quant aux mauvais traitements
que la civilisation lui fait subir, ils sont du ressort de la politique, mais une
politique inscrite dans la culture. Car comme le remarquait déjà Winnicott, la
greffe sociale ne suffit pas, il faut des créations autant singulières que
collectives : « Ni la démocratie ni la maturité ne peuvent être inculquées à une
société 33. »

1. Robert Castel, La Montée des incertitudes, Paris, Seuil, 2009.


2. Comment ne pas évoquer ici Camille Laurens écrivant : « On ne naît pas humain, on le devient. Et
ce qui peut aider à cette conquête, me semble-t-il, c’est l’étude de tout ce qui nous est propre – hommes
et livres, œuvres humaines – et qu’on nommait d’un mot si beau, autrefois, maintenant désuet, quand on
disait : faire ses humanités » (Camille Laurens, Le Grain des mots, Paris, P.O.L., 2003, p. 33).
3. Roland Gori, Marie-José Del Volgo, Exilés de l’intime, op. cit.
4. En particulier Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, op. cit. ; idem, La Dynamique de l’Occident
(1969), Paris, Calmann-Lévy, 1977.
5. Ibid.
6. Norbert Elias, John L. Scotson, Logiques de l’exclusion (1965), Paris, Fayard, 1997.
7. Ibid., p. 69.
8. Ibid., p. 62.
9. L’habitus est un concept de Bourdieu qui constitue un produit de l’histoire des sujets autant que le
résultat de leurs positions dans le champ social, économique ou symbolique. Il devient un guide d’action
individuelle dans tous les champs de l’existence sociale.
10. Norbert Elias, John L. Scotson, Logiques de l’exclusion, op. cit., p. 87.
11. Roland Gori, Marie-José Del Volgo, La Santé totalitaire, op. cit.
12. Ce modèle est critiqué par les scientifiques eux-mêmes. Cf. Catherine Vidal in Sylviane Giampino,
Catherine Vidal, Nos enfants sous haute surveillance. Évaluations, dépistages, médicaments, Paris, Albin
Michel, 2009.
13. Hannah Arendt, La Crise de la culture, op. cit.
14. René Char, Dans l’atelier du poète, Paris, Gallimard, 1996, p. 457.
15. Hannah Arendt, Considérations morales, op. cit., p. 72.
16. Hannah Arendt, La Crise de la culture, op. cit., p. 13.
17. Cf. supra et Roland Gori, La Preuve par la parole, op. cit.
18. Je maintiens cet oxymore – juxtaposition de termes contradictoires – pour souligner qu’au-delà de
la perte, c’est aussi ce qui demeure inappropriable qui pousse à penser.
19. André Malraux cité par Jean-Michel Djian, Politique culturelle : la fin d’un mythe, Paris, Gallimard,
2005, p. 19.
20. Jean Jaurès, Rallumer tous les soleils, op. cit., p. 51.
21. Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit, 1979.
22. Giuseppe Cambiano, « Devenir homme », in Jean-Pierre Vernant (dir.), L’Homme grec, op. cit.,
p. 121.
23. Ibid.
24. Jean Jaurès, Rallumer tous les soleils, op. cit., p. 51.
25. Jean-Michel Djian, Politique culturelle : la fin d’un mythe, op. cit., p. 83-84.
26. Claude Mossé, « L’homme et l’économie », in Jean-Pierre Vernant (dir.), L’Homme grec, op. cit.,
p. 35-74.
27. Ibid., p. 72.
28. Ibid.
29. Jean Jaurès, Rallumer tous les soleils, op. cit., p. 85.
30. Jean-Pierre Lebrun, La Perversion ordinaire, op. cit.
31. Ibid.
32. Sigmund Freud, « Le problème économique du masochisme » (1924), in Névrose, psychose et
perversion, Paris, PUF, 1973, p. 287-297.
33. Donald W. Winnicott, Conversations ordinaires, op. cit., p. 378.
1

Une civilisation désœuvrée ?

La civilisation du divertissement, la société du spectacle s’inscrivent dans une


logique sociale, culturelle et politique au sein de laquelle l’art comme activité
humaine est devenu un travail comme un autre, un service d’esclave,
désacralisé, délié de sa dimension sacrée et spirituelle, c’est-à-dire humaine, que
seule l’œuvre contient. Cette perte de la substance d’œuvre de l’art est révélatrice
de la perte de la substance de tous les métiers en train de se transformer en
services. En quoi ceux qui les exercent perdent leurs signatures d’humains pour
se rapprocher toujours plus d’une organisation d’esclaves économiques dont
l’horizon rejoint toujours plus celle des sociétés animales. Le « désœuvrement »
de notre monde conduit aussi bien au « travail “mort-vivant” 1 », dans lequel
l’humain incorpore les règles de fonctionnement et les logiciels des nouvelles
machines technologiques, qu’à la consommation divertissante des scènes et des
produits de notre « société du spectacle 2 ».
L’idéal, « nullement utopique hélas », écrit Hannah Arendt, qui guide les
théories de Marx montrant que le « surplus » de la force de travail de quelques-
uns peut être canalisé et exploité par une « division du travail » qui fait de
chaque exécutant spécialisé un esclave de sa fonction dans la production. Ce
qui se perd en conséquence, c’est le « travail qualifié », la distinction entre
l’œuvre et le travail, et « c’est pourquoi ce que l’on vend et ce que l’on achète
sur le marché du travail, ce n’est pas le talent individuel, c’est une “force de
travail” dont tous les êtres humains devraient posséder à peu près la même
quantité. En outre, une œuvre non qualifiée étant une contradiction dans les
termes, la distinction elle-même n’est valable que pour le travail, et en essayant
d’en faire un système de référence on montre déjà que l’on abandonne en
faveur du travail la distinction entre le travail et l’œuvre 3 ».
Lorsque la culture devient une activité spécialisée pour le divertissement de
quelques-uns, le travail d’un spectacle, elle perd progressivement sa substance
d’œuvre et, ce faisant, participe toujours davantage à se transformer en secteur
social spécialisé dans une activité, à distance de se révéler comme les conditions
mêmes qui permettent de penser humainement les conditions tragiques de
l’existence, c’est-à-dire les sacrifices qu’elle requiert et les dépassements qu’elle
exige. Il n’y a pas d’authentique démocratie sans cette « démocratie culturelle »
permettant que la culture soit accessible à chacun dans l’ordinaire de son
quotidien, qu’il ne la fréquente pas comme on va au cinéma une fois par
quinzaine, au festival d’Aix ou au festival d’Avignon une fois par an, mais
qu’elle puisse être un lieu d’invention, d’ouverture, de rencontre et de partage
d’émotions collectives et singulières. Les programmes télévisuels des
catastrophes se nourrissent aussi de cette culture de l’oubli et du divertissement
en présentant les événements dramatiques du monde sous la forme d’ersatz des
grandes tragédies antiques. Ils perfusent ainsi ces sentiments de crainte et de
pitié que mobilisait naguère le théâtre. Mais cette forme prise dans la
massification et l’individualisme télévisuel s’inscrit parfaitement dans les
logiques du marché, audimat, compassion humanitaire et bonnes affaires. On
mobilise les émotions collectives et pendant ce temps-là… Le Marché arrive
dans la culture, le marché est là, partout avec sa complainte, toujours la même :
« Entrer dans le débat sur le “trop” – trop d’intermittents, trop de compagnies,
trop de théâtres – c’est admettre que nous serons un jour ou l’autre sur la liste
de ces surnuméraires. Qui aujourd’hui est prêt à prendre le pari qu’il ne sera
jamais considéré comme “de trop” 4 ? »
Tous les secteurs en sont frappés même s’ils n’en meurent pas tous – hôpital,
école, justice, journalisme, recherche, travail social, culture, etc. Et partout la
question des valeurs, de la rationalité substantielle dont parle Max Weber, passe
à la trappe des systèmes d’épuration d’une misérable mais triomphante raison
comptable, la rationalité formelle-pratique.
C’est pour cela d’ailleurs que si nous voulons comprendre aujourd’hui ce qui
se passe dans cette « casse des métiers » qu’évoque l’Appel des appels et prendre
la mesure de ce en quoi notre civilisation financiarisée détruit la culture, il
importe de revenir vers cette distinction entre travail et œuvre.
Le travail possède une productivité propre, sans trace durable ;
prolongement du métabolisme corporel, il n’est tourné que vers la satisfaction
du processus vital ; produits utiles à la dure nécessité de subsister, ces « bonnes
choses » après un séjour éphémère dans notre monde retournent au processus
naturel qui les a fournies, bien que faites par des hommes et pour des hommes
elles s’inscrivent dans le cycle vital de l’animal humain.
C’est donc moins la nature de la tâche qui qualifie une activité de travail que
l’investissement de celui qui la produit – « le travail de notre corps et l’œuvre
de nos mains » –, en quoi la distinction d’Arendt transcende les distinctions
traditionnelles entre travail normal et travail intellectuel, travail productif et
travail improductif, etc. En quoi, comme elle le rappelle dans ses Considérations
morales, pour Hannah Arendt « l’acte de connaître n’est pas moins un acte
d’édification du monde que celui de construire des maisons 5 », et si les
produits de l’œuvre garantissent la permanence, la durabilité, sans lesquelles il
n’y aurait point de monde humain possible, cela suppose une fabrique d’objets.
Mais ce n’est pas le caractère ou la qualité des objets produits qui font la
différence mais l’implication d’autrui, sa présence, sa reconnaissance sociale et
morale que produit l’économie de l’œuvre. C’est un point important
aujourd’hui où l’on peut se demander si les objets que l’on fabrique ou les
services que l’on rend ne sont pas toujours davantage transformés en produits
du travail qu’en œuvres à partager. Ce faisant, ils se trouvent consommés
solitairement comme ils ont été produits, même si cette consommation se fait
en masse. On le sait, pour Hannah Arendt, l’action, la parole et la pensée
appartiennent à une troisième manière d’être au monde, « elles ne “produisent”
pas, elles ne produisent rien, elles sont aussi futiles que la vie 6 ». C’est parce
qu’elles participent à l’édification de notre monde avec autrui que la parole,
l’action et la pensée peuvent fonder une biographie, un récit, par lequel la vie
p p g p p q
humaine devient « une sorte de praxis », disait Aristote, passe du bios de la vie
normale en zoë de l’existence humaine. C’est cette plus-value symbolique de nos
activités que la parole, l’action et la pensée ajoutent au monde du travail et de
l’œuvre. C’est cette plus-value symbolique qui est revendiquée dans la défense
des métiers 7, au cœur des métiers 8.
On comprend ici qu’à dépouiller sans cesse nos activités humaines de cette
dimension symbolique, elles puissent tomber dans le monde des objets, des
produits et des services fabriqués par le travail et l’œuvre, en se rapprochant
toujours davantage de ce « métabolisme de l’homme avec la nature » dont
parlait Marx pour définir le travail. À partir de là, l’horizon d’une société
animale au sein de laquelle chacun serait adapté à sa fonction technique ou
économique présuppose que cet ajustement soit naturel, biologiquement déterminé,
incontestable. Peut-on contester la nature ? La condition humaine, dès lors
qu’elle est réduite à la nécessité de subsister selon les lois parfaites des sociétés
animales, requiert l’ascension soudaine, spectaculaire du travail, vecteur de
liberté et agent de morale, pour mieux déshonorer la parole, la pensée et
l’action politique réduites à la portion congrue de leurs dimensions
instrumentales.
L’effort du travail constituant aux dires de Marx « une nécessité éternelle
imposée par la nature », la parole se transformerait en instrument
d’information interactive permettant un traitement des données par signaux, la
pensée deviendrait une cognition biologiquement déterminée par le marché
intérieur des gènes et des neurones, l’action politique se réduirait à une
administration technique et « scientifique » des humains. Cette révolution
culturelle ferait de l’humain le simple moyen par lequel la force de la vie, en
tant que reproduction et multiplication potentielle, trouverait son
prolongement dans les échanges de marchandises et de valeurs financières. La
politique ne serait alors que l’ensemble des stratagèmes neuroéconomiques par
lesquels la civilisation tendrait à rendre isomorphe la multiplication du vivant
et celle du capital pour le bien de l’espèce au risque d’anéantir son humanité.
Sauf que la multiplication anarchique du vivant est la signature même du
cancer dont l’accroissement effréné des processus conduit à la mort de celui
qu’elle traverse.
Si le corps aujourd’hui devient la quintessence de tous nos modèles
d’existence depuis la neuroéconomie jusqu’aux panoplies du bien-être en
passant par les formes rectifiées de l’esthétique, c’est bien en tant que le
métabolisme corporel re-devient le parangon de toutes les modalités d’exister.
Hannah Arendt notait déjà : « L’hédonisme, pour lequel seules les sensations
du corps sont réelles, n’est que la forme la plus radicale d’un mode de vie
apolitique, totalement privé […] 9. » À quoi inviterait le pétainisme culturel
d’aujourd’hui.
Nous risquons alors de nous approprier le monde en alignant simplement
l’ensemble de nos activités sur celles du travail, de la besogne, tout en
revendiquant d’autant plus l’originalité de notre intimité que nous avons
perdue dans le conformisme du labeur, et nous-mêmes et le monde. Nous
devenons un « segment de la population », un exemplaire de l’espèce d’une
« humanité socialisée » par ces théories du développement et de l’évolution que
sont l’économie et la biologie, dont Hannah Arendt notait qu’elles avaient en
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commun le concept de processus, concept le mieux à même de rendre compte de
ce métabolisme corporel qu’est le travail. Les rapports sociaux eux-mêmes se
modifient dans ce nouveau dispositif de capture et de fabrique du vivant : le
lien devient fonctionnel, non durable, dépourvu de sens et d’histoire racontée,
perdant sa substance de praxis. Il devient un produit comme un autre où le sens
même d’« unité » s’est modifié : « La division du travail se fonde sur le fait que
deux hommes peuvent mettre en commun leur force de travail et “se conduire
l’un envers l’autre, comme s’ils étaient un”. Cette “unité” est exactement le
contraire de la coopération, elle renvoie à l’unité de l’espèce par rapport à
laquelle tous les membres un à un sont identiques et interchangeables 10. »
Cinquante ans plus tard, ces lignes d’Hannah Arendt n’ont pas pris une ride.
Dans cette société de consommateurs le travailleur lui-même est devenu un
produit du travail et, à l’instar des autres produits, ne saurait être durable en
tant qu’œuvre ou praxis, mais se trouve seulement réduit à un usage, il devient
usager en transit, ou travailleur intermittent. Comme le remarque encore
Hannah Arendt, l’artiste « est le dernier “ouvrier” dans une société du
travail 11 » au sein de laquelle « la richesse s’évalue en termes de gain et de
dépense, qui ne sont que des modifications du double métabolisme du corps
humain. Le problème est donc d’adapter la consommation individuelle à une
accumulation illimitée de richesse 12 ». La consommation suppose une
distinction incessante des objets et des services dont l’intériorisation des normes
produit non seulement l’« homme mutilé » dont parlait Marx, l’« homme
réifié » dont parlait Georg Lukács 13, mais encore un « homme futile », « sans
qualités » durables, sans permanence et sans cet engagement que donne la
parole en tant que promesse et pacte. Un homme « liquide » à l’image des
relations qu’il entretient avec ses semblables et le monde.
Ce n’est plus seulement la violence de la fabrication que l’on trouve
inhérente au travail et à l’œuvre, mais plus encore cette violence de
l’instrumentation qui dépouille la parole, la pensée et l’action de ses valeurs
symboliques, de la plus-value par laquelle une vie devient une praxis. Le
mensonge d’un chef d’État ne conduit plus à un impeachment, une promesse
non tenue n’interrompt plus le lien social, la manipulation remplace la ruse, le
désaveu d’autrui ne fait plus l’opprobre social, seule compte la valeur
fonctionnelle, usuraire des actes réduits à leur instrumentalité, fût-elle virtuelle.
Benjamin Franklin disait déjà que lorsque l’apparence de l’honnêteté suffit
pourquoi faire davantage.
L’inconvénient de la norme d’utilité inhérente à tous les dispositifs de capture
du vivant aujourd’hui se révèle dans cette « pathologie du nihilisme » qui
exprime nos idéaux de futilité, de jouissance immédiate et de réification
d’autrui autant que de soi-même 14.
Pour immuniser la critique des valeurs qu’il gère, promeut et incarne, le
pouvoir se contente de faire son marché parmi les savoirs qu’une époque lui
offre, pour prélever ceux qui servent ses intérêts. Si la pathologie des individus
dans une société donnée, à une époque donnée, ne révèle pas la substance
éthique de sa civilisation, alors le pouvoir peut continuer à ignorer la part qui
est la sienne dans la fabrication des symptômes. Quel savoir, mieux que celui
qui assure la naturalisation des souffrances psychiques et sociales, pourrait
délivrer l’individu et le pouvoir d’avoir à penser ce qui leur arrive ? D’où cette
p p q
dévaluation généralisée aujourd’hui du monde et de l’humain par une
naturalisation des souffrances du vivre ensemble. La nature elle-même d’ailleurs
se trouve méprisée par la vulgarité de cet utilitarisme qui l’arraisonne comme
fonds à exploiter.
La dégradation des hommes en marchandises provient dans une société de
travail de l’évaluation des hommes d’après les fonctions qu’ils remplissent dans
le processus de travail. Ce qui suppose que, d’une manière ou d’une autre, ils
aient pu préalablement être homogénéisés avec les autres produits de la nature
et des métabolismes corporels. Il y a des formes de savoir et des pratiques de
pouvoir pour cela : « Ce qu’il y a de fâcheux dans les théories modernes du
comportement, ce n’est pas qu’elles sont fausses, c’est qu’elles peuvent devenir
vraies, c’est qu’elles sont, en fait, la meilleure mise en concepts possible de
certaines tendances évidentes de la société moderne – qui commença par une
explosion d’activité humaine si neuve, si riche de promesses – s’achève dans la
passivité la plus inerte, la plus stérile que l’Histoire ait jamais connue 15. »
La cognition produit toujours un but défini que peuvent fixer des
considérations pratiques ou des nécessités logiques, mais toujours
instrumentales. L’artiste ou l’écrivain philosophe sont traversés par une autre
forme de pensée, pensée poétique ou rythmique, qui s’interrompt au moment
de « la réification naturalisante de leur œuvre 16 », comme le remarque Hannah
Arendt. La raison de la rationalité cognitive n’est rien d’autre que le « calcul des
conséquences » de la machine ou du processus vital dans une vie « biologisée »
où ne se manifestent pas encore la pensée, la parole et l’action politique qui
font de la vie une biographie authentique. Les sciences cognitives et les
neurosciences produisent des recherches de grande qualité, et sont donc en tant
que telles tout à fait honorables, mais ce qui me paraît aujourd’hui inquiétant
réside dans leur promotion idéologique comme savoir dominant de l’époque.
Savoir qui les promeut parce que leur manière de se saisir du vivant et du social
entretient des affinités électives avec les rationalités formelles pratiques de notre
civilisation. Ce n’est pas seulement la psychanalyse que ces formes de
rationalité menacent, mais bien plutôt toutes les pratiques et les disciplines où
s’exercent d’autres formes de pensée, et à terme l’utilité sociale de ces sciences
elles-mêmes sera menacée lorsqu’elles auront fait la preuve que leurs résultats
ne peuvent tenir les promesses idéologiques du dispositif idéologique qui les a
capturés.
Lorsque aujourd’hui on constate avec la nouvelle culture du capitalisme
financier que les récits de vie ne sont plus lisibles parce que l’espace a été vaincu
par le temps, comme le prévoyait Marx, et que cette civilisation de l’instant et
du futile produit de nouvelles souffrances psychiques et sociales, on oublie de
dire la cohérence structurale qui conjoint cette biologisation sans trace, sans
parole, sans plus-value symbolique et cette société animalisée sans histoire, sans
mythe, sans poésie, offerte à se consumer dans sa consommation incessante.
C’est ici que nous retrouvons cette perte de la tradition, qui est tout autant la
perte du nom de ce trésor que la Résistance nomma liberté. C’est ici que, réduite
à son résidu biologique, la vie humaine n’a plus que le travail pour s’exprimer ou
le loisir pour s’occuper : « Le gouvernement au sens ancien a, à bien des égards,
cédé la place à l’administration, et l’accroissement constant du loisir pour les
masses est un fait dans les pays industrialisés 17. »
L’artiste, qui constitue le lieu social et politique d’une résistance à cette
transformation sociale du monde, ne saurait, sauf à se désavouer, se réduire à
un travailleur de la production culturelle. Il a au contraire pour fonction sociale
et politique d’être le garant d’une pensée artiste potentiellement à l’œuvre chez
tout citoyen digne de ce nom. De même que ces autres missionnaires de la
plus-value symbolique de nos activités « ouvrières » que sont la recherche,
l’enseignement, l’information, le soin, etc., auxquels le pouvoir s’en prend
comme à autant de résistants à l’instrumentation de l’humain et à sa
transformation en marchandises virtuelles productrices de plus-values usuraires.
Œuvre ou travail ? Tel est l’enjeu de notre futur pour que l’humanité puisse
exister.
Pour répondre à une telle question, il faut rappeler que pour le psychanalyste
l’œuvre entretient une relation privilégiée avec le jeu par où l’enfant construit
authentiquement sa subjectivité et élabore le monde dans lequel il vit. Le jeu
en tant qu’espace potentiel dans lequel Winnicott 18 localise l’expérience
culturelle en tant que lieu où nous vivons vraiment, zone intermédiaire entre la
réalité objective et la réalité subjective. Cet espace potentiel permet au sujet de
se construire dans une pause des contraintes tant extérieures, qu’il doit sans
cesse respecter pour ne pas devenir fou, que des contraintes subjectives
imposées par les exigences pulsionnelles sans lesquelles il se couperait de son
expérience corporelle. L’espace potentiel est le lieu où le sujet n’est pas
contraint de choisir entre la brutalité des formes objectivées et le chaos des
excitations de désir, informes, morcelées et morcelantes. Cet espace de l’illusion
vraie, espace du jeu – playing – constitue le prototype de ce qui au cours du
développement s’étend progressivement à l’art, à la culture et à l’œuvre de
pensée. Le jeu en train de se faire, de s’inventer, constitue une thérapie en soi,
grâce à laquelle nous entrons en relation avec le monde sans devoir nous
couper de notre intimité corporelle et des fantasmes qui lui sont associés. Cette
expérience essentielle du vivant risque à tout moment de s’interrompre du fait
d’une excitation sexuelle trop grande ou d’une intrusion de l’environnement,
exigeant un rapport plus objectif et objectivant au monde. Cette prise en
compte de l’environnement dans la psychanalyse est essentielle de mon point
de vue en tant qu’elle met en évidence l’importance des conditions sociales et
culturelles dans la production des subjectivités. Si le monde environnant ne
permet pas cette transformation qu’autorise l’illusion du rêve, de l’amour, de
l’art et de la culture, alors le sujet lâche le playing au profit du game. Le game est
un jeu organisé dans des règles formelles et précises, qui nécessite davantage des
stratégies cognitives et des satisfactions haineuses que le playing. Il est
l’introduction du monde de la guerre dans l’espace du jeu par l’exigence de
compétition et de dépassement des performances. Il est plus proche d’un sport
virtuel que de l’expérience créatrice de l’art. Ce qui ne veut pas dire, bien
évidemment, qu’il soit à condamner puisque les deux formes du jeu sont
indispensables pour enrichir notre expérience du monde. Mais le game est
également un jeu intéressé par ses résultats, et peut-être est-ce ce qui explique
en partie la place privilégiée qu’il occupe dans le monde contemporain. Ce
faisant, seul le playing détient cette inutilité essentielle par laquelle le jeu
p y g p q j
humain localise culturellement l’expérience fondamentale qui le maintient à
distance des risques majeurs que sont le rationalisme morbide et l’expérience
hallucinatoire 19.

1. « Le travail mort-vivant » in Bulletin critique des sciences, de la technologie et de la société industrielle,


n° 8, 2008.
2. Guy Debord, La Société du spectacle, op. cit.
3. Hannah Arendt, La Crise de la culture, op. cit., p. 135.
4. « Le mot “culture” dérive de “colère”. Pour une nouvelle culture politique : pas de culture sans
droits sociaux ! », tract du 12 mars 2010 de la CIP (Coordination des intermittents et précaires (Île-de-
France) : www.cip-idf.org).
5. Hannah Arendt, Considérations morales, op. cit., p. 32.
6. Hannah Arendt, La Crise de la culture, op. cit., p. 140.
7. R. Gori, B. Cassin, Ch. Laval (dir.), L’Appel des appels, op. cit.
8. Yves Clot, Le Travail à cœur. Pour en finir avec les risques psychosociaux, Paris, La Découverte, 2010.
9. Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, op. cit., p. 160.
10. Ibid., p. 173.
11. Ibid., p. 177.
12. Ibid., p. 174.
13. Georg Lukács, Histoire et conscience de classe, op. cit.
14. Cf. Roland Gori, Marie-José Del Volgo, Exilés de l’intime, op. cit.
15. Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, op. cit., p. 400-401.
16. Ibid., p. 226.
17. Ibid., p. 32.
18. Donald W. Winnicott, Jeu et réalité, op. cit.
19. Cf. Roland Gori, Le Corps et le Signe dans l’acte de parole, Paris, Dunod, 1978.
2

Lecteur, encore un effort…

Cette fabrication aujourd’hui d’un individu « entrepreneur de lui-même »


est en contrepoint de la fabrique du citoyen que permet l’émancipation
intellectuelle et culturelle que prône tout au long de son œuvre et de sa vie Jean
Jaurès. L’actualité de Jaurès se fait plus que jamais sentir dans notre histoire
contemporaine. On trouve chez Jaurès comme chez Orwell le même
attachement aux valeurs morales qui seules évitent de transformer le socialisme
en collectivisme totalitaire : « La race humaine ne sera sauvée que par une
immense révolution morale 1. »
Jaurès n’a de cesse de réclamer pour les enfants du peuple l’apprentissage
d’un savoir qui les mène au bout du monde en les mettant au contact avec les
« idées de travail, d’égalité, de justice, de dignité humaine qui sont la
démocratie elle-même 2 » et il en « veu [t] mortellement à ce certificat d’études
primaires qui exagère encore ce vice secret des programmes. Quel système
déplorable nous avons en France avec ces examens à tous les degrés, qui
suppriment l’initiative du maître et aussi la bonne foi de l’enseignement, en
sacrifiant la réalité à l’apparence 3 ! ». Que n’aurait-il dit aujourd’hui de la bêtise
et de l’imposture des dispositifs d’évaluation des CE1 et CM2 4 ?
Comment ne pas déceler aujourd’hui dans la proportion d’admis au
baccalauréat d’une classe d’âge cette imposture sociale, cette hypocrisie de
notre civilisation, qui permet d’autant plus facilement l’accès à un diplôme que
son capital symbolique a été dévalué. Qui pourrait contester que si 13 %
seulement de la classe d’âge obtiennent le baccalauréat en 1960 alors qu’ils
sont 43 % en 1990, et près de 64 % en 2008, ce n’est pas le même diplôme
qu’ils obtiennent ! Ou du moins le même capital symbolique qu’ils acquièrent et
auquel ce grade est associé. Le mot est resté le même mais sa signification
sociale a changé, et ce d’autant plus que la multiplication des filières recouvre
des inégalités sociales, culturelles et symboliques considérables. On mesure ici
encore l’imposture des indices de popularité et d’audience que la civilisation
tend à imposer aux professionnels de l’enseignement et de la recherche dans la
hiérarchie du spectacle que les palmarès se complaisent à afficher ! C’est une
nouvelle façon de gouverner le mécontentement des masses que de les satisfaire
sur la forme sans rien céder sur le fond. On dévalue sans cesse le capital
symbolique des acquis sociaux accordés de haute lutte en conservant le même
mot pour des choses qui n’ont plus la même signification sociale : le travailleur
devient libre d’entreprendre, comme auto-entrepreneur, pour mieux gérer sa
précarité et sa perte des droits salariaux ; les enseignants seront « primés » aux
pourcentages de « reçus » aux diplômes universitaires, mais ce ne seront plus les
mêmes diplômes ! Et ce ne seront plus les mêmes enseignants !
Ce n’est pas cette culture-là que j’invoque avec Jaurès, ce n’est pas cette
culture-là qui participe au désir du citoyen de trouver dans l’école les moyens
de penser et de vivre sa vie.
L’émancipation politique chez Jaurès est inséparable d’une émancipation
intellectuelle qui permet l’acquisition beaucoup plus longue et difficile de la
liberté, de son goût qui fait l’humanité même : « Voilà pourquoi il faut donner
aux enfants du peuple, par un exercice suffisamment élevé de la faculté de
penser, le sentiment de la valeur de l’homme et, par conséquent, du prix de la
liberté, sans laquelle l’homme n’est pas 5. »
L’expression de Jaurès « la valeur de l’homme » vaut son pesant d’or
démocratique, aujourd’hui où l’évaluation est le nom que l’on donne à ce qui a
été perdu de cette valeur de l’homme.
L’évaluation est le nom d’une perte d’une substance éthique et politique de
la notion même de valeur. Ne demeure plus que l’évaluation qui abaisse le
travail et corrompt les consciences en faisant toujours perdre davantage à la
démocratie cette confiance en elle-même dont Jaurès faisait le grand rêve
collectif. Prophétique, Jaurès annonce ce triomphe de la machine et des grands
capitaux, qui prolétarise toujours davantage la classe moyenne et lui fait subir
« pas seulement un dommage matériel, elle subit un dommage moral ; non
seulement elle est atteinte dans son esprit d’indépendance, mais elle est
menacée dans ce sentiment de générosité humaine que développent presque
toujours la haute éducation et la science 6 ».
Ce dommage moral sur lequel Jaurès ne cesse d’insister est celui qui fait « le
prix de la vie humaine » dans cette vie surmenée où toutes les classes sont
atteintes et aliénées, et ce jusqu’au patronat, aux industriels : « Par le plus
déplorable enchaînement, des hommes de travail sont engagés, malgré eux et à
leur insu, dans des péripéties de spéculations qui ne les enrichiront pas si elles
réussissent, qui les ruineront si elles échouent 7. » Et il ajoute : « Je considère
comme une des plus grandes misères du patronat d’être réduit à ne voir au
fond dans les hommes que des éléments 8. »
Nous sommes là de nouveau confrontés aux concepts de réification et
d’autoréification que nous avons évoqués à plusieurs reprises. À distance d’un
collectivisme purement économique, Jaurès réaffirme la nécessité d’un ordre
moral et intellectuel, fondé sur des valeurs qui font, comme il dit, que « nous
ne sommes pas tenus, pour rester dans le socialisme, de nous enfuir hors de
l’humanité 9 ». Psychologue, Jaurès souligne ici le risque de faillite subjective
que courent les individus qui éprouvent le besoin social et la nécessité
personnelle de ne voir dans autrui que le moyen d’accroître leur profit et
n’entrent en relation avec les autres que par la rationalisation technique.
Je trouve chez Jaurès comme chez Orwell le même enseignement :
l’imagination n’a pas qu’un pouvoir esthétique, elle a aussi pour fonction
principale de penser la vérité, sans laquelle le socialisme ne serait pas porteur de
justice et de liberté. L’imagination, la pensée étho-poétique sont garantes de la
création des démocraties véritables, sans lesquelles le socialisme devient un
collectivisme purement économique conduisant tôt ou tard au totalitarisme.
Les faits économiques n’existent pas à l’état pur. Ils ne sont pas ventriloques.
Nous avons besoin de la culture pour pouvoir en parler et, à cette condition, ils
cesseront d’être les instruments que le pouvoir a trouvés pour nous faire taire.
À ne pas reconnaître cette dimension essentielle de l’humain, on court sans
cesse le risque d’un totalitarisme qui prétend nous dispenser du travail de
penser : « L’histoire a déjà montré à plusieurs reprises qu’il ne faut pas grand-
chose pour faire basculer des hommes dans l’enfer de 1984 : il suffit pour cela
d’une poignée de voyous organisés et déterminés. Ceux-ci tirent l’essentiel de
leur force du silence et de l’aveuglement des honnêtes gens. Les honnêtes gens
ne disent rien, car ils ne voient rien. Et s’ils ne voient rien, en fin de compte, ce
n’est pas faute d’avoir des yeux, mais, précisément, faute d’imagination 10. »
Il n’y a pas de liberté là où manque l’imagination.
N’est-ce pas ce manque d’imagination qui a conduit toute une partie de la
gauche à baisser les bras devant les valeurs libérales du marché et la
transformation des productions culturelles en divertissement de masse ? N’est-
ce pas ce manque d’imagination qui a conduit à la pensée TINA (There Is No
Alternative) de Margaret Thatcher pour justifier le caractère inéluctable de la
rigueur néolibérale et les coupes dans les dépenses publiques conduisant à la
destruction du tissu social et culturel en Grande-Bretagne ?
Cette imagination dont nous avons besoin pour ne pas nous résigner à la
servitude, est-ce ce que cherchaient ces millions de Français qui, dans la France
occupée, se sont précipités dans les théâtres, les salles de cinéma ou dans la
lecture ?
Le paradoxe est connu : pendant les quatre années d’Occupation et de
collaboration vichyste, les Français ne se sont jamais autant réfugiés dans la
culture. Cette même culture que les Allemands voulaient transformer en
instrument idéologique de domination et que la Révolution nationale a tenté
de transformer en propagande des valeurs de Famille, Travail, Patrie. Bien sûr,
la culture fut un lieu privilégié d’une guerre idéologique sur laquelle se sont
affrontés résistants et collabos. Mais ce fut aussi un lieu d’asile, de refuge face à
l’occupant. En 1938, on constate que les recettes des salles de cinéma
s’élevaient à 1,3 milliard, pour passer en 1943 à 3,8 milliards et, selon la
Confédération nationale du cinéma, atteindre une augmentation de 80 % du
chiffre d’affaires par rapport à 1939. Stéphanie Corcy 11 remarque qu’en 1944,
malgré les bombardements et les risques que fait toujours plus courir
l’évolution de la guerre, les salles de théâtre ne désemplissent pas… À trois
jours de la libération de Paris, les pièces Antigone et Huis clos font recette ! Plus
surprenant encore, on a constaté en 1943 l’existence d’une corrélation entre le
moment où la France a les rations alimentaires les plus basses, où elle est
meurtrie par l’escalade des attentats, des bombardements et des représailles
d’une part, et la hausse de la fréquentation des salles de théâtre d’autre part :
« Aller au théâtre sous l’Occupation serait donc probablement un phénomène
de compensation ou de refuge 12. » Les concerts en plein air deviennent aussi
l’occasion de moments d’évasion, évasion que mettent à la mode les
adolescents avec leur musique swing et leur attitude zazoue. Tout se passe
comme si à l’incitation de l’occupant à se divertir, si possible avec des produits
culturels allemands, répondait le besoin de s’évader et de se libérer par la
culture. Je verrais volontiers dans cette forme d’exil et de clandestinité qu’offre
J q
la culture l’équivalent euphémisé ou le préalable des actes de résistance. Une
chose est sûre : « La culture est un élément décisif de la stratégie de domination
allemande 13 », et à la volonté d’affaiblir économiquement le rayonnement de
la culture française s’ajoute la tentative d’instrumentaliser les spectacles pour en
faire un acte de divertissement et d’oubli de la défaite. Sur cette scène de la
culture se reproduisent les vieilles fractures idéologiques entre l’occupant, le
gouvernement de Vichy et la Résistance. Pour Vichy, il s’agit moins de faire
oublier la défaite que d’en tirer parti pour sa propagande réactionnaire,
conservatrice, régionaliste et traditionnellement tournée vers les coutumes
paysannes. Ce qui implique un certain effort de la part de l’État, que n’oubliera
pas le Conseil national de la Résistance lorsqu’il voudra promouvoir la culture
populaire qu’avait à sa façon favorisée le gouvernement de Vichy lors du
développement des centres nationaux d’art populaire. Poursuivant ainsi l’effort
consenti avant la guerre par le Front populaire pour démocratiser les pratiques
culturelles. Malgré leurs détestations réciproques, ces gouvernements successifs
n’eurent de cesse de décentraliser la culture et d’affirmer ainsi sa fonction
essentielle, celle d’être une politique de la pensée.
L’ambition de porter au sein de la culture les idéologies politiques, de faire
de ses réseaux le lieu de communication avec l’opinion publique, d’en faire le
vecteur d’émancipation et de formation des esprits, a occupé une bonne partie
du XXe siècle. Depuis au moins deux décennies, le mur des idéologies est tombé
dans nos têtes, plus encore que dans la réalité géopolitique. La guerre est
toujours là. Plus violente que jamais. Une guerre à l’intérieur des civilisations
davantage qu’entre elles. Mais les forces en présence ont changé d’uniformes.
Elles ont revêtu les uniformes « marchands » permettant à la guerre de se
poursuivre par d’autres moyens. Les motifs économiques ont été de tout temps
évidents dans le rapport entre les peuples et, bien souvent, le commerce est
apparu comme un moyen d’éviter la guerre, d’y faire suppléance. Mais
aujourd’hui, nous passerions à côté de l’essentiel à sous-estimer les rapports de
domination symbolique qui s’installent à l’échelle planétaire par le jeu
économique de la culture. L’issue de cette lutte ne saurait bien longtemps
demeurer à l’abri d’une exception culturelle. C’est par un autre mouvement que
me viendrait l’espoir. Espoir de maintenir la « mondialité » du monde et la
« créolisation » de ses cultures.
À l’heure de la plainte de la Terre 14, alors que se font entendre ses cris de
misère, c’est moins de la liberté de circulation des objets, des marchandises, des
hommes-marchandises qu’il nous faut faire l’éloge que de celle de créer, de
créer des choses à la fois inutiles et essentielles sans lesquelles l’homme n’est
pas. Liberté qui sauvegarde cette place vide, irrémédiablement vide que bordent
l’amour, l’art et la communauté fraternelle. Manque ontologique, indéterminé,
que ne peut saturer aucun objet et certainement pas ceux de la consommation
qui en désavoue la portée. Mieux que je ne saurais le dire, le poète résistant
René Char l’énonce : « À tous les repas pris en commun nous invitons la liberté
à s’asseoir. La place demeure vide mais le couvert reste mis 15. »
Le travail de la culture constitue chez Freud le point par lequel le sujet évite
d’assouvir sa pulsion de mort et de destruction dans la guerre ou dans ce qui
lui tient lieu en période de paix, le conformisme.
On ne saurait comprendre le mouvement de l’Appel des appels, qui
rassemble médecins, psychologues, chercheurs artistes, journalistes, magistrats,
éducateurs, etc., si l’on ne prend pas la mesure du refus de ces professionnels
qui prennent soin de l’humanité dans l’homme et refusent que leurs métiers
soient cassés au profit d’activités qui transforment leurs professions en
instruments d’un pouvoir politique traitant l’homme en instrument. Le refus
de ces professionnels est le refus d’une normalisation idéologique qui
transformerait leurs métiers en dispositifs de soumission librement consentie et
de servitude libérale pour les populations, en particulier les plus vulnérables.
Ce à quoi résistent les professionnels de l’Appel des appels, c’est à se voir
transformés en instruments assurant l’hégémonie culturelle et sociale du
capitalisme financier.
Or, si on veut bien comprendre aujourd’hui la souffrance de ces
professionnels de l’espace public face au caractère idéologique des réformes qui
tendent à les transformer en « malgré nous » des armées néolibérales censées
partir à la conquête des grands marchés internationaux, il faut après Jaurès et
Gramsci réévaluer le rôle et la fonction de la culture dans les passions
politiques, la formation des citoyens et les servitudes volontaires que le pouvoir
organise. Il nous faut sortir de cette zone de turbulences actuelle où le
« folklore », par moments, a des relents de pétainisme culturel. Un pétainisme
culturel qui a su prendre, parfois, le masque de résignation du nihilisme. Le
fragment d’un texte de Simone de Beauvoir me revient en mémoire : « Un
homme épris de liberté peut trouver un allié dans le nihiliste parce qu’ils
contestent ensemble le monde sérieux ; mais il voit aussi en lui un ennemi en
tant que le nihiliste est refus systématique du monde et de l’homme ; et si ce
refus s’achève en volonté positive de destruction, alors il instaure une tyrannie
contre laquelle la liberté doit se dresser 16. »

1. Jean Jaurès cité par Jean-Pierre Rioux, Jean Jaurès (2005), Paris, Perrin, 2008, p. 261.
2. Jean Jaurès, Rallumer tous les soleils, op. cit., p. 46.
3. Ibid., p. 47.
4. Cf. Christian Laval, « La réforme managériale et sécuritaire de l’école », in R. Gori, B. Cassin, Ch.
Laval (dir.), L’Appel des appels, op. cit., p. 153-168.
5. Jean Jaurès, Rallumer tous les soleils, op. cit., p. 51.
6. Ibid., p. 71.
7. Ibid., p. 86.
8. Ibid., p. 89.
9. Jean Jaurès cité par Jean-Pierre Rioux, Jean Jaurès, op. cit., p. 108.
10. Simon Leys, Orwell ou l’horreur de la politique, op. cit., p. 32.
11. Stéphanie Corcy, La Vie culturelle sous l’Occupation, op. cit.
12. Ibid., p. 240.
13. Ibid., p. 359.
14. Marie-José Mondzain, « Grand témoin », Cassandre, n° 82, 2010, p. 14-19.
15. René Char, Dans l’atelier du poète, op. cit., p. 469.
16. Simone de Beauvoir, Pour une morale de l’ambiguïté (1944), Paris, Gallimard, 1947.
3

Comment sortir du pétainisme culturel


d’aujourd’hui ?

« Le philosophe se reconnaît à ce qu’il a inséparablement le goût de


l’évidence et le sens de l’ambiguïté. Quand il se borne à subir
l’ambiguïté, elle s’appelle équivoque. Chez les plus grands elle devient
thème, elle contribue à fonder les certitudes, au lieu de les menacer. »
Maurice MERLEAU-PONTY,
Éloge de la philosophie

« Le “pétainisme” analogique d’aujourd’hui consiste à soutenir que les


Français n’ont qu’à accepter les lois du monde, le modèle yankee, la
servilité envers les puissants, la domination des riches, le dur travail
des pauvres, la surveillance de tous, la suspicion systématique envers
les étrangers qui vivent ici, le mépris des peuples qui ne vivent pas
comme nous, et qu’alors tout ira bien. »
Alain BADIOU,
De quoi Sarkozy est-il le nom ?

Le pétainisme est né d’abord et avant tout d’un état de « désorientation »


dans lequel la défaite de 1940 avait plongé les Français, et de la faillite d’un
régime républicain au sein duquel la culture parlementaire n’avait pas pu
empêcher la désagrégation sociale, administrative et économique du pays. C’est
dans cet effondrement de la confiance populaire que la droite et l’extrême
droite françaises, malgré leur syncrétisme idéologique, purent s’emparer des
manettes du pouvoir en s’appuyant sur le capital symbolique du maréchal
Pétain 1. Qu’en est-il aujourd’hui de la confiance des Français et du niveau de
désorientation qui serait le leur ?
Le dernier rapport 2 du médiateur de la République, Jean-Paul Delevoye, est
un événement significatif de l’histoire de cette institution, dans la mesure où il
témoigne sans complaisance de l’état de « désorientation » des Français dans la
République. Ce terme de « désorientation » est important pour comprendre
comment cet état de l’opinion peut parfois la prédisposer à cette « défaite
consentie » des « restaurations 3 » dont parle Alain Badiou 4.
Pour la première fois depuis la création de ce rôle en 1973, le messager
national ne donne pas simplement un compte rendu des dysfonctionnements
administratifs, mais il est assez courageux pour faire état du climat social et
politique actuel en France, et y ajouter un diagnostic psychologique : la société
française serait « fatiguée psychiquement ». Dans le rapport, Delevoye constate
qu’il est « inquiet que le chacun pour soi a remplacé l’envie de vivre
ensemble », une inquiétude qui semble refléter l’opinion publique. Deux
exemples illustrent l’existence de ce malaise. D’après un sondage récent,
environ 50 % de Français pensent qu’un jour ils pourraient se trouver « sans
domicile fixe ». D’après une autre étude, environ 78 % estiment que l’avenir de
leurs enfants risque d’être pire que le leur. Cette idée démontre la fin d’une
croyance collective dans le progrès social. Les Français ont perdu la foi dans un
meilleur avenir pour leurs enfants, que ce soit sur un plan social, économique
ou politique.
De mon point de vue, le médiateur de la République a parfaitement
accompli sa mission en communiquant les craintes de l’opinion publique aux
responsables politiques. Il utilise l’expression « fatigue psychique », qui sonne
bien mais qui n’est pas un concept en soi. Il s’agit simplement d’une
métaphore qui vise à souligner la souffrance sociale actuelle. Le point
important qu’il soulève est celui de la détresse sociale du pays et la perte
importante de confiance dans ses institutions politiques et publiques,
notamment celles chargées de la protection sociale. « Finalement, notre
système dans son ensemble se fragilise d’année en année. L’époque où le “vivre
ensemble” se fondait sur l’existence de règles communes, sur des autorités de
proximité les faisant respecter, et sur des citoyens qui les connaissaient et y
adhéraient semble révolue. Les espérances collectives ont cédé la place aux
inquiétudes collectives et aux émotions médiatiques. Notre société gère son
angoisse par une décharge d’agressivité là où nous attendions un regain de
solidarité 5. »
En France, il y a un fort héritage du rôle social de l’État dont nous sommes,
aujourd’hui et a contrario des années de « méfiance » des décennies
précédentes, souvent nostalgiques. Nostalgie en rapport avec cette illusion
collective des années de la Résistance, perçues rétrospectivement comme celles
d’une unité nationale issue des maquis. Les réformes politiques des dernières
années semblent avoir non seulement provoqué une augmentation de
commerce libre au détriment des libertés personnelles, mais encore participé à
remettre en cause les acquis que cette « culture de réconciliation », qu’aurait été
la Libération, avait permis. Le terme d’illusion ne saurait être conçu comme
péjoratif. Il désigne cette partie de la culture qui participe à la constitution
d’un « imaginaire collectif » produisant des effets bien réels 6. C’est même
l’absence d’imagination qui risque de conduire au « pétainisme culturel » !
La crise économique globale a amplifié le malaise social actuel et l’a
transformé en crise morale de confiance. La globalisation est indéniablement
en train de creuser l’écart entre les riches et les pauvres au niveau mondial et
national, entre les pays mais aussi en chacun d’eux. Là est la « nouvelle donne »
qui recompose les champs économiques, politiques, sociaux et culturels.
Comme le remarque encore le rapport du médiateur de la République, « le
soupçon est une gangrène pour notre démocratie 7 ». Et ce d’autant plus que la
crise financière et économique, dont l’onde de choc a secoué l’ensemble des
champs sociaux, politiques et culturels, a rendu tangibles les difficultés du vivre
ensemble aujourd’hui. L’empilement ininterrompu des textes législatifs et
réglementaires aggrave l’insécurité du citoyen plus qu’il ne la traite. Là encore
le rapport pointe ce décalage entre les situations de détresse des individus et les
pp p g
dispositifs législatifs ou institutionnels en charge de les traiter, qui bien souvent
ne font qu’aggraver le sentiment d’abandon depuis le début : « Trop distendu,
le filet social qui doit atténuer les chocs en vient à infliger des blessures
supplémentaires à ceux qu’il est censé aider 8. »
Sur ce terreau de la désespérance se recomposent le champ de l’opinion et
l’émergence, la floraison, de cette « fleur » vénéneuse du « pétainisme
culturel », de la défaite et de la résignation consentie. Face à cette réalité, les
Français ressentent de la colère et de la tristesse. Ils sont partagés entre l’apathie
politique, avec des taux d’abstention record dans les élections récentes, et la
tentation du populisme de droite ou de gauche. La question d’une « fin du
politique 9 » est posée de multiples façons, mais toutes soulignent cette
aliénation des forces d’opposition politique au dogme capitaliste, au discours
essentiellement économique d’où tout le poétique et le symbolique ont été
évacués.
Dès lors, la révolte des Antilles en février 2009, tel un symptôme, a fait
entendre la voix poétique dans l’architecture symbolique d’une culture baroque
faite, comme l’énonce Patrick Chamoiseau, de « mélanges, de synthèses
inachevées, de traces recomposées 10… ». Ceux qui avaient eu à subir toutes les
modalités des systèmes d’oppression de la colonisation et de l’esclavage, dans
leur chair et dans leur âme, dans les espaces économiques autant que
symboliques, n’ont pas pour autant oublié la nécessité d’adjoindre au
militantisme la posture de la poétique, c’est-à-dire ce par quoi l’humain
« rejoint l’obscur, l’impensable, l’inexprimable. L’inexplicable à mon avis relève
du poétique, la partie humaine la plus oubliée, la plus profonde, la part
symbolique perdue de vue. Tellement perdue de vue qu’elle n’est pas
formulable ; je ne l’ai pas entendue dans les revendications. Je n’ai pas entendu
de revendication symbolique ou poétique 11 ».
Cette posture poétique, Patrick Chamoiseau la rencontre ailleurs, dans « une
chorale de gospel, une vieille dame [qui] chante [r] et danse [r] dans la rue ; j’ai
vu des musiciens jouer, des jeunes se rassembler et échanger ; […] des gens
créer des chansons ensemble, se tenir la main, avancer ensemble, j’ai entendu
une chanson écoutable à l’infini, les gens y mettre ce qu’ils ressentent, c’était
une chanson énigmatique 12 ». Il déplore que cette part du poétique ne soit
jamais prise en compte par le politique, lequel s’avère infirme à l’inscrire dans
ses projets et ses initiatives. C’est le point par lequel les syndicats, les partis
politiques et l’ensemble des forces sociales demeurent solidaires des régimes
culturels et politiques qu’ils combattent. À l’exception de cette part de
l’opposition, de la résistance aux dogmes capitalistes et à ses formes de
rationalités formelles-pratiques, qui trouve dans la posture poétique et
symbolique les conditions et les mesures de préservation de l’humanité dans
l’homme. Seule cette part qui demeure hétérogène à notre époque tout en étant
solidement en prise avec elle pourrait constituer la clause de sauvegarde d’une
pensée vivante et d’une existence digne de l’humain. C’est cette part qui fait de
la résistance la présence d’un contemporain, contemporain de tous les dispositifs
d’oppression qui dévaluent le vivant, émergent comme systèmes totalitaires,
« restaurations » ou encore comme formes « dégénérées » de la démocratie. Le
contemporain est cet « inactuel » dont parle Nietzsche, à la fois solidaire d’une
époque et en décalage avec elle.
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En France, plus peut-être que dans d’autres pays européens, ce contemporain
se manifeste notamment dans la crainte de devoir adopter le mode de penser
de cette civilisation néolibérale, que l’on considère à tort ou à raison comme
celui des cultures américaines. Et ce d’autant plus que la politique des
propagandes gouvernementales fait l’éloge des valeurs dont cette civilisation
s’enorgueillit : toujours plus de compétition, toujours plus de profit à court
terme, toujours plus d’évaluation, sans souci véritable pour les conséquences
néfastes de ce « folklore » néolibéral, comme la précarité sociale, l’incertitude
sur l’avenir, et la perte de légitimité de l’autorité de l’État qui les
accompagnent.
Les événements récents dans le monde n’ont fait que confirmer la toxicité de
ce capitalisme financier. Pourquoi dès lors devoir adopter un modèle qui a
amené le monde au bord du gouffre ? À tort ou à raison, cette culture du
capitalisme financier est souvent identifiée à la civilisation anglo-saxonne et à la
dérégulation économique qu’elle permettrait. Je ne crois pas qu’une façon de
penser ou de vivre puisse être exportée, qu’il s’agisse de la démocratie
néolibérale ou des valeurs républicaines mais bien impérialistes du XIXe siècle. Il
est essentiel que nous puissions partager la diversité de nos expériences
culturelles. C’est le dialogue entre elles et l’accueil pour chacune de ce qui lui
est étranger qui permettent de véritables créations : « Développer partout,
contre un humanisme universalisant et réducteur, la théorie des opacités
particulières […] consentir à l’opacité, c’est-à-dire à la densité irréductible de
l’autre, c’est accomplir véritablement, à travers le divers, l’humain 13. » Il nous
faut le contemporain des autres cultures pour mieux être contemporains de la
nôtre.
Ce rapport récent de Jean-Paul Delevoye pourrait marquer un tournant. Il
souligne l’importance d’une réflexion plus profonde sur certaines questions,
comme celles des risques d’une société du mépris et de déshumanisation. Cette
supposée « fatigue psychique » ne saurait être ramenée à un problème
psychologique, c’est surtout et avant tout un problème politique, un nouveau
défi : celui de la confiance d’une société dans sa démocratie. La
« désorientation » de l’opinion s’accroît au moment même où les politiques des
gouvernements libéraux fondées sur la culture de « l’intérêt » que chacun
pourrait spontanément trouver dans l’économie du marché se heurtent tous les
jours aux contradictions qui les minent et leur font perdre toute crédibilité.
Notre crise de civilisation est aussi la crise d’un discours symbolique, d’une
économie symbolique, crise qui ne permet plus de penser l’espoir et de donner
la foi dans un progrès social que la réalité dément tous les jours. Gramsci
rapprochait jusqu’à les confondre le politique et la culture, qui donnent une
vision du monde suffisante pour penser le monde dans lequel on vit. C’est
même d’ailleurs l’adhésion des classes dominées à cette philosophie commune
qui assure, à leur insu, une hégémonie idéologique et culturelle permettant leur
soumission sociale. Le décalage aujourd’hui entre cette vision du monde
façonnée principalement au sens commun d’un libéralisme et les scènes sociales
où se déroulent nos existences produit authentiquement une crise. Une crise
qui nous amène à nous souvenir de celles que nos parents, nos ancêtres, ont
traversées. Crise qui incite la « petite bourgeoisie intellectuelle 14 » tout comme
les autres travailleurs, intellectuellement en partie affranchis de cette
p
hégémonie idéologique et culturelle dont je viens de parler, de se lancer dans la
danse des idées propres à certaines périodes. Mais c’est aussi le moment où
croît le danger d’une résignation tranquille, d’une capitulation consentie
devant ces formes de management par la peur et le risque que de telles
situations de crise convoquent.
Je dirai une fois pour toutes que je ne me suis rallié à ce concept de
« pétainisme » proposé par Alain Badiou qu’avec réticence et sans
enthousiasme, craignant ces analogies hasardeuses qui conduisent ceux qui s’y
risquent au point Goldwin des débats. Ce point Goldwin 15 provient d’une loi
proposée en 1990 par Mike Goldwin relative au réseau Usenet et largement
popularisée depuis sur la Toile, selon laquelle « plus une discussion en ligne
dure longtemps, plus la probabilité d’y trouver une comparaison impliquant les
nazis ou Hitler s’approche de 1 ». C’est-à-dire que ce point G qui n’a rien
d’érotique est le moment où une discussion s’arrête en tant que débat et que,
faute d’arguments, l’un des interlocuteurs tente de stigmatiser l’adversaire en le
traitant de « fasciste » ou de « nazi ».
Ce n’est donc pas de gaieté de cœur que j’en viens à accepter de parler de
« pétainisme culturel » pour désigner une certaine philosophie du sens
commun qui s’est infiltrée insidieusement dans notre culture au cours de ces
vingt dernières années, pour lui inoculer ces poisons de l’évidence, du bon
sens, du réalisme, de la résignation au pire, de la stigmatisation des plus faibles,
de la propagande généralisée en faveur des modèles anglo-saxons, d’un soupçon
de racisme à l’égard des étrangers, d’une corruption des principes républicains
en faveur d’une démocratie d’audimat et enfin d’un mépris obscène pour les
périodes contestataires de notre histoire, conduisant par exemple à considérer
Mai 68 comme un désastre moral et culturel, n’hésitant pas à recourir à
l’amalgame et à la simplification 16.
Nombre de qualificatifs que j’emploie pour définir les critères de ce
pétainisme culturel se superposent sans pour autant se confondre 17 à ceux
qu’Alain Badiou a présentés comme caractéristiques du pétainisme soft de la
politique actuelle. Pour ma part, dans cette philosophie du sens commun qui
tend aujourd’hui à s’emparer de la frange la plus désespérée de l’opinion
publique, mais pas seulement puisque nombre de partis politiques y puisent la
matière de leurs discours, c’est l’authentique passion pour la servitude qu’elle
prône que je nomme « pétainisme culturel ». Ce faisant, cette passion pour la
servitude peut sans dommages se travestir d’un appel à l’hédonisme, dont
Hannah Arendt nous a montré qu’il constituait une des formes les plus
radicales du déni du politique. Ce qui permet aujourd’hui d’expliquer les
mouvements « girouettes » de ces produits d’audimat qui appelaient à voter
avant-hier Olivier Besancenot, hier José Bové, aujourd’hui Jean-Luc
Mélenchon et demain peut-être… Nicolas Sarkozy. On peut sans trop de
dommages inverser l’ordre d’apparition des noms de ces personnalités
politiques tant aujourd’hui ils sont eux-mêmes atteints par la flexibilité de
l’opinion. Cette philosophie du sens commun aujourd’hui invite toujours plus
les sujets à s’exempter de devoir penser par eux-mêmes en se désistant en faveur
des médias autant que des « experts » et autres « spécialistes » du vivant.
Le premier danger qui guette alors notre démocratie consiste à promouvoir le
discours du déclin qu’elle serait susceptible de produire dans les consciences
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individuelles et collectives.

1. Cf. Henry Rousso, Le Régime de Vichy, op. cit.


2. Rapport annuel 2009 du médiateur de la République remis en 2010 au président de la République,
disponible sur www.mediateur-republique.fr.
3. La Restauration s’étend de 1814 à 1830, où règnent sur la France Louis XVIII et Charles X, qui
restaurent l’Ancien Régime dans l’ordre politique et social après les périodes de la Révolution et de
l’Empire. Les éléments essentiels du régime parlementaire se restreignent et provoquent l’apathie
politique du pays. Malgré les injonctions à s’enrichir, l’économie française reste en faible progression et la
vie politique demeure limitée. Par contre, la Restauration est l’une des plus brillantes périodes de l’histoire
de la pensée et témoigne d’une intense activité intellectuelle tant dans le domaine des idées que dans celui
des sciences. On retrouve cette fracture entre le politique et la vie culturelle sous l’Occupation au
moment de la collaboration pétainiste.
4. « Comment appeler les vingt dernières années du siècle, sinon la deuxième restauration ? On
constate en tous cas que ces années sont obsédées par le nombre […]. Mais, plus profondément, toute
restauration a horreur de la pensée et n’aime que les opinions, singulièrement l’opinion dominante. Une
fois pour toutes concentrée dans l’impératif de Guizot : “Enrichissez-vous !” […] une restauration est
d’abord une assertion quant au réel, à savoir qu’il est toujours préférable de n’avoir avec lui nul rapport »
(Alain Badiou, Le Siècle, op. cit., p. 45).
5. Rapport annuel 2009 du médiateur, op. cit., p. 3.
6. Cornelius Castoriadis, Démocratie et relativisme (1994), Paris, Mille et une nuits, 2010.
7. Rapport annuel 2009 du médiateur, op. cit., p. 5.
8. Ibid., p. 3.
9. Daniel Le Scornet, Le Politique, fin de règne, Paris, Éditions de l’Atelier, 2010.
10. Patrick Chamoiseau, « Grand témoin », Cassandre, n° 78, 2009, p. 7-13.
11. Ibid., p. 8.
12. Ibid., p. 8, souligné par moi.
13. Édouard Glissant, Le Discours antillais, op. cit., p. 418.
14. Jean-Claude Milner, L’Arrogance du présent, Paris, Grasset, 2009.
15. « Loi de Godwin », Wikipédia.
16. Ce que mon ami Pierre Delion appelle une « harrypotterisation » de la pensée.
17. N’ayant pas l’impératif du philosophe de devoir constituer un système cohérent et total, je n’hésite
pas ici, comme le lecteur pourra s’en rendre compte, à emprunter des fragments d’œuvres présentées
habituellement comme contradictoires ou opposées comme celles d’Alain Badiou, de Jean-Claude Milner
ou de Jacques Rancière. Ils sont pour moi, chacun à leur manière, contemporains d’une civilisation que
leurs travaux mettent en perspective par une pensée critique. Puissent-ils me pardonner à leur tour, tout
en gardant vive la présence de leurs travaux, de placer ma lecture en décalage ?
4

Frivolités et tourments de l’homme démocratique

Un discours déclinologique s’empare de ce que le sociologue Alain


Ehrenberg 1 nomme « la société du malaise », société caractérisée selon lui en
France par un discours plaintif, nostalgique des grands souvenirs du passé, mais
victimaire à l’égard du malheur social présent. Opposant l’individualisme
français et l’individualisme américain de manière contrastée et un peu
manichéenne, Alain Ehrenberg analyse la sociologie de ce discours d’affliction
en France. A contrario des Américains, dont les « jérémiades » porteraient sur la
perte d’autonomie, le discours du déclin en France concernerait la perte des
protections sociales, les conséquences négatives de l’autonomie et de ses excès
et le danger du délitement social par la perte d’autorité des institutions. Le
désarroi français nommerait « souffrance sociale » ce malaise, et se manifesterait
plus précisément dans le champ du travail et la gestion des ressources
humaines. Le sociologue pose l’hypothèse que la souffrance sociale au travail en
France serait aujourd’hui « le produit de la confrontation entre la traditionnelle
égalité de protection et la nouvelle égalité de l’autonomie qui place au premier
plan des significations faisant appel à la personnalité ou au personnel 2 ».
Alain Ehrenberg analyse ainsi la contradiction sociale qui s’installe au cœur
du travail entre une autonomie conçue comme indépendance forgée aux
valeurs républicaines de la condition salariale, et une autonomie du travail
flexible et compétitif fabriquée à l’idéologie de la culture libérale. J’ai déjà fait
quelques réserves et remarques sur cet ouvrage 3 qui, d’une part, présente la
France et l’Amérique comme des entités culturelles homogènes alors qu’elles
sont l’une et l’autre traversées par des forces et des courants culturels
hétérogènes, et qui, d’autre part, trace un paysage des psychanalyses françaises
et américaines bien trop schématique, sans trop distinguer d’ailleurs ce qui
relève de leur clinique et ce qui relève des dispositifs qui les théorisent et
dépendent à coup sûr des enveloppes culturelles. Quoi qu’il en soit de ces
réserves, cette recherche érudite a le mérite de mettre en évidence une plainte
constante des populations : eu égard à la masse des souffrances que les peuples
vivent, ils énoncent qu’ils ne sont plus dans une « vraie » société. La « vraie »
société c’était avant. Ce discours de plainte, Alain Ehrenberg l’analyse en tant
que phénomène social comme un ensemble de « représentations que chaque
société se donne d’elle-même ». Sans davantage commenter ce travail, malgré
mon désaccord quant au rapport qu’il établit entre la santé mentale et les
questions sociales, je soulignerai qu’il a le mérite de rendre sensible ce
« discours du déclin » que l’on voit toujours plus s’affirmer ces dernières
années.
Donc, en ce qui me concerne, et quels que soient les caractères idéologiques
et culturels de ce discours, je dirai qu’il a le mérite de recoder un malaise social,
celui de la démocratie quand la vie de ceux qui la composent ne permet plus de
garantir qu’ils sont toujours dans ce régime ! Et si la « souffrance au travail »,
par exemple, se donne sur un mode « victimaire », peut-être est-ce parce que le
statut social de « victime » est un des rares, sinon le seul, qui garantissent
encore l’égalité de droit et le sentiment d’un collectif lié par le malheur ?
Peut-être aussi parce que le discours d’affliction que tiennent les individus
aujourd’hui n’est-il pas sans relation avec les maux dont souffre l’« homme
démocratique », et dont on retrouve dans plus d’un travail philosophique ou
psychopathologique les échos 4 ?
S’il en était ainsi, nous serions alors rapidement conduits à devoir examiner
la manière dont la modernité a transformé le régime politique de la démocratie en
forme de société.
Pour cela je reprendrai certains fragments de l’analyse de Jean-Claude
Milner qui, avec la subtilité et le raffinement qui sont les siens, en vient à
considérer que les maux dont souffre l’« homme démocratique », narcissique,
égoïste, individualiste, jouisseur, consumériste, calculateur, addictif, fétichiste,
frivole, contingent, désavouant la filiation et la différence sexuelle, célébrant le
culte de l’autonomie qui n’est que l’envers de son extrême solitude, que ces
maux, dis-je, sont le résultat d’une transformation historique du concept de
démocratie.
La démocratie ne serait plus une forme de gouvernement fondée par la
tradition logico-politique, républicaine pour l’essentiel, qui imposait limites et
formes collectives à la société. La démocratie, comme forme de gouvernement
politique, reposait sur le droit et la loi reconnaissant à chacun de ses membres
une égalité formelle dans l’espace public, et à tous une liberté dans l’usage et
l’autonomie des corps dès lors qu’ils sont situés dans un espace privé sans
porter dommage aux autres. Pour Milner, ce paradigme logico-politique du
gouvernement démocratique se serait effondré après la Première Guerre
mondiale et tout ce que le XIXe siècle avait légué « comme forme politique
limitée 5 », peuple, État, nation, se serait transformé. Même lorsque les mots
sont maintenus, ils ne recouvrent plus la même signification. Très tôt, selon
Milner, les analyses ont démontré que les démocraties occidentales n’avaient
gagné la guerre qu’en reniant les principes philosophiques, politiques et
juridiques de leur fonctionnement. Le curseur se serait déplacé, ce serait
désormais la technique industrielle qui serait chargée d’assurer la supériorité
des forces militaires et non plus la capacité de mobilisation que donnaient à
peu près jusque-là les grandes entités logico-politiques dont Valmy reste
l’emblème. À partir de ce moment-là, « le logico-politique est chose passée 6 ».
La « modernité du moderne », c’est à la technique que le politique le confie.
Milner rappelle ces propos d’un fonctionnaire nazi : « Auschwitz était une
usine. Treblinka était une chaîne de mort, primitive certes, mais qui
fonctionnait bien. Belzec était le laboratoire 7. » Pour Milner, le problème juif
« pour être définitivement résolu [a nécessité] une invention technique : le juif
est celui pour qui la chambre à gaz a été inventée 8 ». C’est le secret qu’il faut
taire. L’unification européenne s’est accomplie par un processus qui fondait la
société moderne sur « l’illimité » que lui offre la technique congédiant le
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logico-politique. La démocratie change de nature et son mot de signification,
ce mot « désigne un comportement social, autant et plus qu’un choix
politique 9 ». Une version européenne de la démocratie entièrement absorbée
comme forme de société s’installe alors, et ce jusqu’à ce jour. Mais comme il le
remarque très justement, « la démocratie comme forme politique n’est pas la
même chose que la démocratie comme forme de société. Rien ne prouve
qu’elles aient à faire l’une avec l’autre 10 ».
À partir de ce moment-là, un constat s’impose : toutes les formes logico-
politiques limitées – peuple, État, nation, etc. – que le XIXe siècle nous avait
léguées subissent une mutation anthropologique brutale et la « modernité du
moderne » se transforme radicalement. Le pouvoir politique se doit de
construire une forme substantielle de démocratie qui constitue un style de vie,
une fabrique de l’homme moderne, que l’on va doter par toutes sortes de
techniques des attributs normatifs nécessaires à l’existence. Ce qui ne peut être
transformé par ces nouvelles techniques de gouvernement doit être éliminé
d’une manière ou d’une autre : « Dans la société moderne, la modernité du
moderne est la technique, et dans la technique, il ne faut pas inclure seulement
sa capacité de production, mais aussi, et peut-être surtout, sa capacité de
destruction 11. »
Le mot « démocratie » tend ici davantage à désigner un « comportement
social » autant et plus qu’un choix politique. Ce type de société va devoir alors
s’exporter non seulement à l’extérieur des espaces nationaux qui s’en réclament,
mais plus encore de mon point de vue, c’est ma propre contribution à la thèse
de Milner, s’intérioriser en chacun d’entre nous comme normes. Les droits de
l’homme s’identifient ici aux droits d’un individu fabriqué par la substance de
ce type de société. Et les instances de contrôle social sous forme capillaire,
organisées en rhizomes, se multiplient toujours davantage dans un horizon
« illimité » : « Rien ne fait limite à rien, et rien n’est exclu d’avance du champ
des possibles légaux ou administratifs. De la permissivité la plus débridée à
l’oppression la plus tatillonne 12. » Mais comme j’ai essayé de le montrer tout
au long de l’ouvrage, ce type de démocratie n’a plus alors que la forme à
s’injecter comme substance, la « pensée formelle-pratique » en lieu et place de
la « pensée substantielle ».
Comme on peut le constater, une telle conception de la démocratie comme
forme de société se révèle très éloignée de l’égalité et de la liberté de la cité
antique. La norme donne une substance à l’égalité et tend à la saturer jusqu’à
l’aveuglement du singulier, aveuglement par lequel elle risque tôt ou tard de se
transformer en tyrannie normative ou en aristocratie plus ou moins mafieuse
des groupes de pression, entre autres de l’ordre économique. Dans tous les cas,
la démocratie comme type de société risque de rater ce singulier dont le
psychanalyste fait son objet : « Le démocrate, comme le savant, manque le
singulier ; l’individu n’est pour lui qu’une somme de traits universels. Il s’ensuit
que sa défense du juif sauve le juif en tant qu’homme et l’anéantit en tant que
juif 13. »
C’est d’ailleurs dans le nom « juif » que Jean-Claude Milner voit l’obstacle à
cet impérialisme social de la démocratie moderne dans sa volonté de passer
outre à toute limite. Pour Milner, la démocratie européenne comme mode de
société porte cette volonté technico-politique de l’extrême modernité qui, pour
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arriver à ses fins, doit se débarrasser du peuple juif, dont le principe même
d’existence est celui de la filiation et de la transmission. Principe qui ferait
obstacle à ce totalitarisme de la norme, à cette subjectivité de masse que j’ai
tout au long de cet ouvrage essayer de mettre en évidence. Cette égalité de
« grains de sable » indéfiniment substituables les uns aux autres fait que les
deux éléments que la formule a = b met en rapport deviennent identiques : a =
b qui devient a. Au passage le signe = devient inutile, ou du moins prend un
sens très limité d’assimilation plus que d’équivalence. Ce que l’on retrouve au
niveau des langues aujourd’hui avec le globish 14, qui menace tout aussi bien
l’anglais que toutes les autres langues auxquelles son usage tend à se substituer.
Là s’arrête mon compagnonnage avec l’analyse de Jean-Claude Milner.
Comme l’a parfaitement montré Jacques Rancière 15, pour subtile et raffinée
que soit cette analyse de la démocratie moderne par Jean-Claude Milner, elle
peut se transformer tôt ou tard en « haine de la démocratie ». On risque alors
paradoxalement d’attribuer à la démocratie les traits despotiques et
destructeurs naguère mis au compte des totalitarismes. Claude Lefort l’avait
déjà mis en évidence à propos de l’aveuglement de ces « gauchistes » dont la
« haine de la “démocratie bourgeoise” leur a dérobé la vérité de la démocratie.
Le fantasme de la révolution comme partage absolu de l’ancien et du nouveau,
de la société pervertie et de la bonne société, leur a dissimulé l’ouvrage de la
révolution démocratique qui, cheminant depuis longtemps, à travers nombre
d’épisodes violents ou non, reste toujours le théâtre d’un conflit entre les forces
[…] 16 ». Forces qui tendent à rétablir sous différentes formes l’« aristocratie »
comme gouvernement des meilleurs, avec des critères variables selon les
époques : économiques, politiques, bureaucratiques, intellectuels… et les forces
qui poussent toujours plus à élargir l’assise populaire de la démocratie. Cette
notion de « conflit » est essentielle dans la mesure où elle maintient vivantes
nos pensées dialectiques qui assument la contradiction et n’essaient pas de la
policer par une hiérarchie ou une police des normes faisant de l’égalité une
pure et simple assimilation. Cette notion de conflit constitue l’instance
politique sociale autant que psychique qui reconnaît la place d’un vide
irréductible qu’aucune valeur ou forme ne peut venir pleinement saturer. En
quoi a = b n’est pas la même chose que la tautologie a = a. C’est cette crainte
d’une tautologie assimilatrice qui conduit ceux qui dénoncent depuis des
siècles les désordres innommables du gouvernement de la multitude à chercher
à jeter le bébé de la démocratie avec l’eau du bain de l’égoïsme et du
conformisme social.
La thèse de Jean-Claude Milner, à distance de la vulgate antidémocratique,
est beaucoup plus subtile. Elle témoigne de mon point de vue d’une vérité,
vérité portée par l’enseignement freudien, à savoir cette « nostalgie du père »
que l’homme éprouve lorsqu’il s’éloigne radicalement de l’évidence sensible,
des critères religieux, militaires ou matériels. Ainsi en va-t-il chaque fois que
dans l’histoire humaine se réalisent de grands bouleversements dans les
manières de vivre qui donnent l’illusion que c’est l’espèce elle-même qui est en
train de muter ! L’atteinte à cette « quadriplicité », dont parle Milner, que
semblent aujourd’hui porter les techniques (médicales ou le droit) aux
fondamentaux anthropologiques de la différence de sexe et de génération
constitue sans nul doute des occasions propices aux incertitudes fondamentales
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de l’être humain. Et, ce faisant, à faire porter à la démocratie le poids écrasant
de nos doutes. D’où à chacune de nos crises de confiance cette tentation d’un
« rappel du Père », comme dit Freud à la fin de L’Homme Moïse et la religion
monothéiste, de sa figure sous les traits du Pasteur, du Nom juif ou de la
Science.
Par ailleurs, ce que l’ouvrage de Jacques Rancière met parfaitement en relief,
c’est que l’analyse des critiques de la démocratie individualiste et des droits de
l’homme dans une société bourgeoise et égoïste s’inscrit dans une longue
déploration que l’on trouve aussi bien chez Marx que chez Platon ou encore
dans quelques passages de Tocqueville, dont les modernes pourfendeurs de la
démocratie se veulent les héritiers. Rancière ne manque pas de nous rapporter
ces passages savoureux du livre VIII de La République de Platon au cours
desquels le philosophe dénonce les maux de la démocratie qui conduisent les
hommes à consommer le plaisir plutôt qu’à s’occuper des affaires de la cité, qui
sacrent le règne de l’individu faisant tout à sa guise aux dépens de l’ordre
politique, du renversement des relations entre le maître et l’élève, de la
démission de l’autorité, du culte de la jeunesse, de la prétention du métèque et
de l’étranger à se faire les égaux du citoyen, de la parité homme/femme et de la
liberté des bêtes qui bousculent leurs maîtres. Comme l’écrit Rancière, « la
longue déploration des méfaits de l’individualisme de masse à l’heure des
grandes surfaces et de la téléphonie mobile ne fait qu’ajouter quelques
accessoires modernes à la fable platonicienne de l’indomptable âne
démocratique 17 ».
De mon point de vue, la thèse essentielle de l’ouvrage de Rancière consiste à
poser que le portrait péjoratif de l’homme démocratique provient « d’une
opération à la fois inaugurale et indéfiniment renouvelée, qui vise à conjurer
une impropriété qui touche au principe même de la politique 18 ».
C’est encore chez Platon que Rancière exhume le trouble et le scandale que
porte en son principe la démocratie. Platon se livre à un recensement des titres
justifiant l’occupation d’un pouvoir politique dans la cité démocratique dans le
troisième livre des Lois. Étant donné qu’il y a dans toute cité, comme dans
chaque maison, des gouvernants et des gouvernés, il convient de savoir sur
quels principes repose le pouvoir. Platon en dénombre sept, dont quatre se
présentent comme des différences qui touchent à la naissance : pouvoir des
parents sur les enfants, des vieux sur les jeunes, des gens bien nés sur les
hommes de rien, etc. Suivent deux autres principes qui se réclament de la loi
de la nature, des forts sur les faibles, des savants sur les ignorants. Tous ces
titres remplissent deux conditions : ils définissent une hiérarchie des positions
fondant l’ordre de la cité sur la loi de filiation et ils définissent cet ordre en
continuité avec les lois de la nature. Mais c’est le septième titre qui inaugure le
champ du politique, ce titre qui définit les places de supérieur et d’inférieur ne
repose sur rien d’autre que le tirage au sort, loi du hasard : « titre qui n’en est pas
un et que pourtant, dit l’Athénien, nous considérons comme le plus juste : le
titre d’autorité “aimé des dieux” : le choix du dieu hasard, le tirage au sort, qui
est la procédure démocratique par laquelle un peuple d’égaux décide de la
distribution des places.
« Le scandale est là : un scandale pour les gens de bien qui ne peuvent
admettre que leur naissance, leur ancienneté ou leur science ait à s’incliner
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devant la loi du sort […] 19 ».
Cette dissociation de la compétence des « meilleurs » et du pouvoir de
gouverner disjoint la démocratie de toutes les aristocraties au-delà des critères
qui les définissent. Je rajouterai bien volontiers qu’aujourd’hui où l’on traque
l’évaluation des performances jusqu’à devoir les justifier par la biologie pour
fonder leur hiérarchie, on mesure ce qu’un tel dispositif comporte par le biais
des critères propres à nos sociétés de contrôle, de prétentions aristocratiques.
Car je rejoindrai ici encore Rancière pour dire qu’une distribution des places
sociales qui se fonderait sur le seul critère de compétence pour organiser la
société transformerait le politique en simple affaire de « police ». À quoi
d’ailleurs la forme actuelle du politique tend sans cesse.
Cette tendance actuelle du politique à se transformer en simple « police des
normes » est d’autant plus dangereuse que le champ proprement dit du
« politique » commence là où s’arrête celui du judiciaire ou du juridique. C’est
cette spécificité des champs qui est reconnue avec l’exigence de séparation des
pouvoirs. L’autonomie du champ politique est la garantie de sa consistance. Ce
que la démocratie comme forme de société tend à ignorer. Depuis quand en
France n’avons-nous plus eu d’homme politique ?
Un champ, nous l’avons vu au début de cet ouvrage, se doit d’avoir un
capital matériel et symbolique suffisant pour affirmer son autonomie face aux
autres champs. Il a donc une spécificité qui le rend irréductible aux autres
même si à l’intérieur du champ de nombreuses forces luttent pour s’approprier
son système de domination et faire reconnaître leurs prétentions. Un champ est
non seulement un ensemble d’individus et un ensemble de pratiques, mais
aussi toute une logique et une économie établissant des distinctions
symboliques et matérielles qui œuvrent en son sein comme dans les rapports
qu’il entretient avec les autres champs. Faute de quoi il perd la spécificité de
son univers, de ses règles et tend à devenir hétéronome par rapport à d’autres
champs de pouvoir. Plus concrètement quand le politique aujourd’hui tend à
se subordonner à la logique médiatique de l’audimat, aux valeurs du monde
financier et économique, à la police des normes sociales, et qu’il reconvertit ses
capitaux symboliques au taux de change de ses autres univers, alors oui, il n’est
plus tout à fait non seulement légitime mais encore réellement actif dans les
rapports de domination qu’il institue. Ces rapports de domination sociale que
le pouvoir politique met en œuvre subsistent alors, mais plus en tant que
pouvoir qu’en tant que politique. De tels rapports de domination ne sont plus
que les spectres du politique.
Pour que la démocratie demeure comme forme politique de gouvernement,
elle doit nécessairement accueillir en son sein le hasard, la contingence que
symbolise, par exemple, le tirage au sort des citoyens dans la constitution de
fonctions proprement politiques. Ce qui signifie que les fonctions
spécifiquement politiques ne peuvent plus seulement se trouver liées à la
compétence et au mérite techniques. C’est même à cette condition que
l’autonomie du champ politique peut être réaffirmée : le tirage au sort rappelle
au moins symboliquement que chaque citoyen vaut politiquement un autre. Il
serait souhaitable qu’au moins une part de ceux qui sont appelés à exercer des
responsabilités politiques soit, chaque fois que cela est possible, tirée au sort.
Pas tous et pas systématiquement. Faute de quoi ce serait le meilleur moyen de
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mettre fin à l’expérience, mais suffisamment pour que chacun se sente
concerné, impliqué par la démocratie. Il y a des fonctions bien évidemment
qui exigent des compétences, comme celles que les Grecs reconnaissaient aux
stratèges par exemple, et qui ne doivent pas se voir confier au caprice du sort.
Ce fut même la naïveté du nouveau gouvernement d’Union de la gauche qui,
au début des années 1980, avait conduit à tirer au sort l’ensemble des membres
du Conseil national des universités chargé du recrutement et de la promotion
des universitaires. L’expérience tourna court. Mais confier au sort ne serait-ce
qu’une petite partie des membres de ces agences d’évaluation actuelles plutôt
que d’en confier le soin aux « scribes » du Prince prendrait de mon point de
vue une symbolique démocratique.
Cette égalité dans le champ politique permettrait sans doute que chacun
puisse dans les autres champs faire reconnaître sa valeur, sa différence, ce que
les Grecs nommaient timè. Ce mot grec désigne la valeur sociale qui est
reconnue à chaque individu pour ses qualités personnelles, son origine, son
statut et les honneurs qui s’y rattachent. Même dans l’Athènes démocratique
du Ve siècle avant J.-C. les valeurs aristocratiques de compétition pour la gloire
restent dominantes. Les égaux rivalisent d’autant plus librement dans les
compétitions qu’ils sont reconnus semblables dans la gestion des affaires
communes 20. L’égalité dans le champ politique est la condition pour que dans
les autres champs l’inégalité des performances puisse être reconnue. Là est à
mon avis le défi actuel pour la démocratie.
Car il s’agit presque chaque fois en démocratie de faire bouger les lignes
entre une société forcément inégalitaire et la multitude des relations égalitaires
qu’elle permet de conserver ou d’acquérir. Le politique ici, paradoxalement, se
fonde sur une contradiction qui fait qu’en démocratie rien ne légitime
naturellement le pouvoir de gouverner, et « la démocratie n’est ni une société à
gouverner, ni un gouvernement de la société, elle est proprement cet
ingouvernable sur quoi tout gouvernement doit en définitive se découvrir
fondé 21 ». N’est-ce pas la reconnaissance de cette part ingouvernable qui
permet le conflit comme émergence et reconnaissance des forces et des intérêts
divergents qui composent une société, et dont la manière particulière dont elle
l’élabore à un moment donné fait pleinement Nation, nation fondée non sur le
sol mais sur la lettre, la lettre de l’écriture démocratique.
Cette part ingouvernable que le philosophe dévoile au cœur du
gouvernement démocratique trouve sa correspondance au sein de la réalité
psychique. Je l’ai approchée par le concept lacanien de « réel ».
Point d’impasse de toute structure, de toute forme d’organisation, ce réel
constitue son opération même, le reste qui lui permet de se manifester. Toute
production psychique laisse dans sa marge une part informe ou préfigurée :
représentation, affect, trace, débris de mots ou d’histoires. Quelque chose se
perd ou se refoule qui est la cause même d’un désir. Rêver d’un mort, c’est déjà
donner une forme à ce qu’on a perdu, c’est entreprendre un travail de deuil. Ce
qui ne se trouve pas dans l’image de la conscience ou du rêve, et qui la hante,
constitue ce point de fuite ou d’évanouissement par lequel les objets
apparaissent tels les paysages des tableaux du Quattrocento. La perspective n’est
possible en peinture ou dans l’œuvre de pensée que parce qu’elle est hantée de
part en part par ce qui ne s’y trouve pas et lui permet de prendre forme. Pour
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prendre un exemple simple, le concept d’ambivalence ne fait que reconnaître
qu’aucun des affects que nous portons à quelqu’un, haine ou amour, ne peut à
lui seul épuiser l’expérience subjective. Autre exemple, l’interprétation du rêve,
du lapsus ou du symptôme ne s’épuise jamais dans une signification, ni celle de
son sens immédiat que le patient se donne, ni celle qui émerge au cours de
l’analyse, pas davantage d’ailleurs par les rêves ou les transferts qui peuvent
dans la suite des séances apparaître comme autant d’interprétations. Une part
d’indéterminé demeure, à la fois trou et point d’ombilic, d’où surgissent
d’autres pensées, d’autres affects, indéfiniment, comme autant de formes du
vivant en train de se créer.
La négation de cet inappropriable, la prétention de le remplir par le sens, la
signification, la norme, ou toute autre valeur qui voudrait le combler, constitue
le désaveu de ce sur quoi se fonde justement la démocratie autant que la
subjectivité.
C’est la pleine reconnaissance de la valeur de cette part d’inappropriable que
symbolise par exemple le tirage au sort en politique, qui donne toute sa portée
à la notion d’égalité. Une égalité suppose un vide sur lequel est déposé un signe
conventionnel. Ce signe = marque la place d’un vide auquel il se substitue.
Comme tout signe il est à la fois une présence (en tant qu’écriture) et une
absence (celle du vide qui permet l’écriture). Je verrais volontiers dans le
traitement différent des équations qui mettent en relation les humains ce qui
pourrait différencier une société fondée sur la loi d’une société fondée sur la
norme. Et, ce faisant, essayer d’entrapercevoir ce qui pourrait différencier d’une
certaine façon la démocratie comme gouvernement par des entités politiques
de la démocratie comme forme de comportement social. Essayons.
Dans les sociétés de la norme, ce n’est pas l’égalité qui est virtuellement
impossible, elle est même sans cesse réaffirmée comme la raison d’être du
politique qui lui court après : vérifier que la société fonctionne selon les normes
définies par un gouvernement des choses. Non, c’est le signe même qui
l’autorise, la marque, soit le signe =, qui n’est rien d’autre que l’espace d’un
vide désavoué. Lorsque la culture démocratique tend à saturer ce vide par des
modes de comportements sociaux, l’égalité demeure mais c’est le vide qui
permettait de l’écrire qui disparaît. Par ce désaveu du vide, cette forme de
démocratie rate le singulier et tend à faire de chacun une chose interchangeable
avec une autre. Alors s’ouvrent, plus que jamais, les luttes de pur prestige, les
associations mafieuses, l’appel désespéré à rétablir des critères de
différenciation, fussent-ils porteurs de nouvelles formes d’oligarchie,
d’aristocratie ou retour de nouvelles figures de transcendance religieuses ou
bureaucratiques, voire totalitaires. Voilà à mon avis le risque que courent nos
démocraties occidentales aujourd’hui.
À la différence des sociétés de la norme, les sociétés de la loi, surtout quand
elles se fondent sur des principes religieux ou des idéaux politiques, établissent
des différences, voire des égalités, mais dissimulent le vide en le recouvrant de
la volonté de Dieu, du Parti ou de toute autre forme de transcendance. D’où
cette tentation constante que courent toutes les démocraties d’un « rappel du
Père » provoqué par cette « nostalgie du Père » dont parlait Freud dans Le
Moïse. La « différence » établie par les deux éléments de l’équation et
avidement recherchée lors de ce rappel du Père expliquerait son retour par la
menace que constituerait une égalité devenue « substantielle ».
Dans les deux cas, le signe de l’égalité pose problème car il n’est pas reconnu
pour ce qu’il est : une écriture du vide. Dans un cas, il est recouvert par une
volonté extérieure qui peut différencier, mais avec une tendance à l’inégalité
conçue comme raison substantielle. Dans l’autre cas, le pouvoir du signe de
fonder l’égalité est bien posé, mais ce sont du coup les deux éléments mis en
égalité que l’on tend à remplir de substance.
De ce dilemme, me semble-t-il, que pose depuis son origine la démocratie
proviennent la plupart de nos débats. Par exemple aujourd’hui, l’idéologie
républicaine, traditionnelle, veut une égalité abstraite et universelle à partir de
laquelle chacun pourra en fonction de ses mérites faire apparaître son
excellence. L’idéologie néodémocratique préfère, comme nous l’avons vu, une
égalité formelle, quitte à devoir en exempter quelques-uns, auxquels le
politique n’a plus les moyens de « passer la muselière ». Au risque alors de
valider cette inégalité qui l’obsède et que pourtant elle autorise en confortant
les logiques de domination matérielles et symboliques.
Le politique exige, et c’est sans doute ce que la démocratie apporte au moins
virtuellement, que soit reconnue la distinction entre, d’une part, sa logique et
son économie et, d’autre part, celles de la société civile, les types de
comportement qu’elle exige et les intérêts des forces économiques qui la
constituent. Cette hétérotopie structurale entre le politique et le social se
trouve paradoxalement revendiquée par Milner et par Rancière pour des
raisons diamétralement opposées. Mais c’est sur cette hétérotopie que je
m’arrêterai pour dire à quel point nous vivons dans des sociétés et des États qui
oscillent sans cesse entre une police républicaine des compétences qui tend au
mieux à fonder des oligarchies sur des mérites et une police néodémocrate qui
normalise les individus dans des systèmes capillaires de contrôle infini des
existences ordinaires. Non sans risquer d’ailleurs, quand ces sociétés de contrôle
se prévalent de l’objectivité de la science et de la technique, d’une éradication
des anomalies et d’une logique de l’adaptation, de transformer les sociétés
humaines à l’horizon d’un retour vers les sociétés animales.
A contrario de Michel Onfray qui voit la psychanalyse comme l’aventure
existentielle autobiographique, strictement personnelle de Freud, conduisant à
présenter comme objectifs et scientifiques ses propres fantasmes, j’ai essayé de
montrer comment la théorie freudienne, née de la niche écologique d’une
culture sociale et politique d’où elle émerge et que, durant un siècle, elle a
façonnée en retour, provient aussi de ce besoin de faire reconnaître une
singularité au moment même où elle est menacée. La manière même dont nous
lisons ce signe de l’égalité conditionne sans doute les formes de vie sociale de
notre modernité. Ce signe n’est pas qu’un intermédiaire qui s’effacerait devant
les termes qu’il met en rapport. Il est lui-même un terme de la relation. Son
existence suppose une nécessité, nécessité qui s’impose parce que les choses
comme les égalités ne sont pas évidentes, transparentes comme le voudraient
les « braves gens », qui ne manqueront pas de dire que je complique
inutilement ! Mais ce signe qui fonde une égalité reste quand même pour moi
l’essentiel de la question démocratique, les conditions de son invention 22.
Là est peut-être aujourd’hui le débat démocratique auquel le psychanalyste
ne saurait se soustraire. L’issue de ce débat conditionne socialement et
culturellement parlant les dimensions d’une pratique inséparable de la culture
qui a permis dans une société donnée et à un moment donné son émergence.
« Les penchants criminels de l’Europe démocratique 23 » me semblent moins
résulter de « l’égalité qui fait que n’importe qui peut parler de n’importe quoi à
la place de n’importe qui 24 » que du désaveu de ce qui rend possible un tel
signe, à savoir le vide sur lequel il est déposé. Les tragédies d’Antigone et Œdipe
seraient-elles à leur façon le nom de cette place vide ? Si tel était le cas, le
psychanalyste n’aurait pas seulement affaire à l’ontologie – « l’ontologie est
donc astreinte à proposer une théorie du vide 25 » – mais aussi à la politique, à
laquelle il devrait proposer une théorie du vide.
C’est cet appel créé par le vide qui fabrique ce besoin de spiritualité, que
Jaurès, adversaire des Églises, reconnaît aux religions, cette puissance
d’attachement « à des croyances communes qui relient toutes les âmes en les
rattachant à l’infini, d’où elles procèdent et où elles vont ». En tant que
psychanalyste, je situerais volontiers comme point de réel, point d’impasse de
toutes les formalisations, ombilic de tous nos idéaux, source de toutes nos
indispensables illusions, cet infini évoqué par Jaurès. C’est par « l’idéal » que
nous atteignons le réel pour participer à la fabrique de cette « humanité qui
n’existe pas encore ou à peine ». C’est cette place du rêve, de l’indéterminé, du
singulier que Jaurès autant que la psychanalyse nous invite à préserver. Faute de
quoi nous sombrerions définitivement dans cette « fausse conscience » de la
pensée utilitaire dont Joseph Gabel avait su montrer, comme nous l’avons vu,
le caractère morbide.
Arrivé à ce point de mon propos, il me paraît indispensable de conjoindre
simultanément dans une tension créatrice le hasard, l’indéterminé, le
contingent, comme condition de l’égalité démocratique, et la reconnaissance
du mérite comme principe républicain. On tend aujourd’hui en transformant
la démocratie en calibrage des comportements sociaux à désavouer l’un comme
l’autre, le hasard comme le mérite. Or cette part du hasard, de l’incertitude, de
l’indétermination se révèle, nous l’avons vu, essentielle pour fonder la
démocratie et on en mesure l’importance dans la culture à la manière même
dont une civilisation traite ceux qui s’écartent de la norme 26. Tel un
symptôme, le traitement qu’une culture réserve aux plus vulnérables d’entre ses
membres révèle sa consistance démocratique et son incomplétude dans la
police des normes qu’elle impose. C’est ce partage des individus qui s’impose
toujours plus lorsque la société échoue à fonder son égalité sur
l’indétermination et la contingence et que nécessairement alors elle s’engage à
la réduire à une assimilation, quitte à devoir appauvrir la culture même dont
elle se sert pour coloniser les âmes. Le respect fétichiste qu’une telle culture
porte aux formes de sa pensée officielle, et aux dispositifs de normalisation qui
produit cette pensée officielle, la dispense de devoir réfléchir et de s’interroger
sur sa substance. Comment ne pas évoquer ici ce que le poète Édouard
Glissant écrit du « positiviste anxieux » : « Il chosifie : non seulement sa
pratique du monde mais, préservant son illusion d’être, l’image quantifiée qu’il
se fait de lui-même. Il espère ainsi, tout comme nos lettrés de l’ancienne
époque, figer la réalité sociale et perpétrer l’immobilité culturelle dont il est un
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des tenants. Comme le paysan martiniquais, il a peur du surplus. Pour y
échapper, il est prêt à cette forme de consommation passive qui consiste à
s’affiner dans la manipulation des techniques mais à refuser toute possibilité
d’invention technique, laquelle suppose à la fois la responsabilité productive et
la subversion méthodologique qui en provient comme liberté 27 ».

1. Alain Ehrenberg, La Société du malaise, Paris, Odile Jacob, 2010.


2. Ibid., p. 259.
3. Face-à-face entre Roland Gori et Alain Ehrenberg sur « Le nouveau malaise français », Le Nouvel
Observateur du 25 mars 2010.
4. Christopher Lasch, La Culture du narcissisme (1979), Paris, Flammarion, 2000 ; Jean-Pierre Lebrun,
La Perversion ordinaire : vivre ensemble sans autrui, Paris, Denoël, 2007 ; Dany-Robert Dufour, La Cité
perverse, Paris, Denoël, 2009 ; Serge Lesourd, Comment taire le sujet ? Des discours aux parlottes libérales,
Toulouse, Érès, 2006 ; Marie-Jean Sauret, Malaise dans le capitalisme, Toulouse, Presses universitaires du
Mirail, 2009 ; Charles Melman, La Nouvelle Économie psychique : la façon de penser et de jouir aujourd’hui,
Toulouse, Érès, 2009.
5. Jean-Claude Milner, Les Penchants criminels de l’Europe démocratique, op. cit.
6. Ibid., p. 55.
7. Cité par Jean-Claude Milner, ibid., p. 59.
8. Ibid., p. 59.
9. Ibid., p. 83.
10. Ibid., p. 41.
11. Ibid., p. 55.
12. Ibid., p. 86.
13. Jean-Paul Sartre, Réflexions sur la question juive (1946), Paris, Gallimard, 1962.
14. Globish est un mot-valise combinant « global » et « english », autrement dit le jargon utilisé par des
locuteurs de diverses autres langues quand ils veulent communiquer en anglais.
15. Jacques Rancière, La Haine de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2005.
16. Claude Lefort, L’Invention démocratique (1981), Paris, Fayard, 1994, p. 28.
17. Jacques Rancière, La Haine de la démocratie, op. cit., p. 43.
18. Ibid., p. 44.
19. Ibid., p. 47, souligné par moi.
20. Giuseppe Cambiano, « Devenir homme », op. cit.
21. Jacques Rancière, La Haine de la démocratie, op. cit., p. 56-57.
22. Claude Lefort, L’Invention démocratique, op. cit.
23. Jean-Claude Milner, Les Penchants criminels de l’Europe démocratique, op. cit.
24. Jean-Jacques Milner, « Leçon inaugurale », Rencontres de Pétrarque 2009,
www.fabriquedesens.net/Lecon-inaugurale-par-Jean-Claude.
25. Alain Badiou, L’Être et l’Événement, Paris, Seuil, 1988.
26. Guy Dana, Quelle politique pour la folie ?, op. cit.
27. Édouard Glissant, Le Discours antillais, op. cit., p. 355-356.
5

Passion de la servitude et éloge du détournement 1

Au sein de cette société de la norme, on ne saurait méconnaître ce que


l’aliénation et la réification doivent à la passion de servitude du sujet. Ce en
quoi, quelles que soient les limites politiques, épistémologiques et
anthropologiques de la psychanalyse, elle demeure irremplaçable pour
comprendre cette complaisance du sujet humain à la servitude. L’illusion des
intérêts individuels que les tyranneaux espèrent escompter explique avec La
Boétie le mécanisme social de la servitude, mais n’en épuise pas les causes. Le
déficit de culture de notre civilisation néolibérale explique la part historique
imputable aux différentes étapes du capitalisme. Mais demeure cette sourde et
obscure énigme qui conduit les sujets humains non seulement à renoncer à leur
faculté de juger et de décider, mais encore à jouir de ce renoncement et à aimer
ceux qui les mettent en servitude, tyrans de toutes sortes, laïcs ou religieux,
princes ou experts, protocoles ou directeurs de conscience, coachs ou gourous.
Après Freud et Lacan, je considère que le retournement de la haine contre le
sujet lui-même participe à cette complaisance à entrer dans le cercle de son
aliénation, de son instrumentation et de sa réification. Ce concept de
réification est essentiel pour rendre compte de la manière dont le sujet humain
se trouve transformé en chose, en marchandise, en objet d’échange ou d’usage
au profit d’une logique purement organisationnelle. Georg Lukács a montré
que la réification en tant que stade suprême de l’aliénation structure la
conscience elle-même du sujet et des représentations qu’il se donne de ses
actions. Ces phénomènes de réification produisent une « fausse objectivité »
d’un monde purement calculé et rationalisé par une structure formelle qui se
substitue à la réalité elle-même. Ce fétichisme de la forme métamorphose le
sujet en un système de lois abstrait, formel, rationnel et mathématisé de ses
comportements. Il y perd sa responsabilité subjective autant que politique.
Bref, l’humain se transforme à l’image de la machine ou de la technique qu’il
sert. Lukács pose l’existence d’un « taylorisme » du psychisme à côté du taylorisme
du travail. À partir de ce moment-là, la forme du calcul imprime une
« objectivité fantomatique » aux hommes et aux choses. Cette rationalisation
du monde déshumanisée et déshumanisante prétend à l’objectivité et à
l’universel alors même qu’elle n’est qu’un moment particulier de l’histoire
sociale et économique. Mais comment le sujet humain en vient-il à participer à
son propre anéantissement en acceptant toujours davantage sa métamorphose
en valeur abstraite, calculée, rationalisée et formatée ? Là est la question qui
excède les logiques des économies matérielles et symboliques.
Nous sommes dans une culture conformiste qui requiert, au nom d’une
passion de l’ordre, de la forme et de la norme, une passion ordinaire en somme,
des modes de conduite toujours plus conformes, exemplaires, standardisés, bref
« recalculés ». Au point que le finalisme des sociétés animales jette son ombre
portée sur le destin de l’humain. N’y a-t-il pas une force, quelque chose qui
dans l’être humain veut sans cesse en finir avec la singularité ? Sans cette force
d’anéantissement de sa propre subjectivité, la culture haineuse de la norme et
du conformisme ne rencontrerait-elle pas plus massivement des éléments
susceptibles de lui faire objection ? L’intériorisation des normes sociales comme
l’adhésion aux dispositifs d’administration des conduites ne supposent-elles pas
une complaisance subjective au conformisme ? Le conformisme n’est-il pas en
temps de paix l’équivalent de la mort en temps de guerre ? Une mort soft, qui
ne concernerait que la singularité, la subjectivité, la part créatrice de l’individu,
dont elle maintiendrait par ailleurs intactes les autres parties ? Il me semble que
Freud a nommé cette force pulsion de mort, pulsion d’autodestruction et
d’anéantissement. Accepter d’être normé, c’est accepté d’une certaine façon et
plus ou moins de disparaître, d’être anéanti sans mourir, par une identification
à l’agresseur dont « les cliniques du traumatisme » de Ferenczi 2 et de
Winnicott ont donné de nombreux exemples. La civilisation, un « trauma »
comme un autre ? Auquel le « traumatisé-civilisé » est d’autant plus fixé qu’il
lui donne la forme par laquelle il peut apparaître dans le champ social. Forme
qui bien souvent le délivre de la culpabilité à devoir décider, à se risquer.
L’expérience de la psychanalyse nous le montre fréquemment : la
complaisance à se soumettre aux exigences morales d’une culture provient de
l’alibi que l’on se donne pour ne pas prendre le risque de désirer. Lacan 3 note
après Jones qu’il n’y a bien souvent dans ce que l’être humain s’impose de
sacrifices que la crainte des risques à prendre s’il ne se les imposait pas. Et
Lacan de poursuivre avec ce que l’analyse du névrosé nous enseigne : « Dans le
fond, il est plus commode de subir l’interdit que d’encourir la castration 4. »
On ne saurait mieux dire la dimension haineuse de la culture conformiste. En
échange d’un renoncement à notre subjectivité, cette passion conformiste,
poussée parfois jusqu’au « terrorisme », nous donne une forme, une logique et un
ordre des choses comme de nous-mêmes. Nous avons lâché la proie de la
« substance éthique », politique et subjective pour l’ombre d’un individu
toujours plus isolé de lui-même et des autres. Dans cette douce « barbarie »
culturelle, la haine creuse le lit d’une crise éthique qui fait symptôme dans le
lien social. Si nous nous laissons instrumentaliser, réifier, calculer,
comptabiliser, transformer en marchandise, recalculer comme « exemplaires »,
c’est bien parce que quelque chose nous pousse vers « l’inanimé » « où Freud
nous apprend à reconnaître la forme dans laquelle se manifeste l’instinct de
mort 5 ». Notre civilisation est une civilisation de la haine, produisant le monde
et le sujet sous la forme des objets homogènes, standardisés, interchangeables,
grains de sable indéfiniment substituables les uns aux autres, à l’instar de la
monnaie sous la forme de laquelle ils tendent à se façonner. Civilisation aussi
de la transparence, qui exige en permanence que soit exposée au regard de tous,
dans la transparence absolue, la conformité des individus à la norme. Cette
exigence de transparence, de « voir » plus que de savoir ou de comprendre
disqualifie la foi dans la parole et requiert les preuves formelles de la science, de
q p q p
la technique et des procédures juridiques. Ce désir de transparence désavoue le
mystère, le rêve, l’histoire, les effets de contexte autant que ceux de la culture.
Le sujet se trouve réduit à ce que l’on voit de lui, au premier chef sa forme
individualisée comme les évidences qui le constituent. Nonobstant les
difficultés épistémologiques que soulève le problème de l’individu 6, cette
idéologie scientifique de l’évidence postule un positivisme qui ne retiendrait
que les faits en oubliant le dispositif qui les fabrique et les révèle. Au premier
rang desquels viennent évidemment le langage et la parole. Là encore il faut
faire comme si les dispositifs s’effaçaient au profit des résultats, donnant aux
faits d’expérience ce caractère d’évidence qui désavoue un écart, une
indétermination, un vide.
Ce goût de l’évidence sans l’intranquillité de la pensée anxieuse,
trébuchante, pudique, discrète, peut faire bon ménage de nos jours avec un
hédonisme revendiqué, proclamé haut et fort sur la scène médiatique. Nous
avons déjà vu précédemment en quoi l’ouvrage de Michel Onfray Le
Crépuscule d’une idole me semblait s’inscrire d’abord et avant tout dans
l’économie symbolique de nos sociétés de spectacle et de marchandise. Je
voudrais simplement évoquer ici en quoi l’auteur qui a entrepris une histoire
critique de la philosophie, une « contre-histoire », s’inscrit aujourd’hui dans
l’une de ces pensées les plus conformistes de notre temps, qui fournit au
« pétainisme culturel » la puissance de sa houle médiatique. Cette « contre-
histoire » fait l’éloge de l’évidence, du redressement moral, du ressentiment, de
la haine portée à la pensée mythique, témoignant d’une méfiance viscérale
envers la spiritualité au profit d’une philosophie obscurément enracinée dans la
terre. Ce matérialisme-là de Michel Onfray n’est pas le mien, mon
matérialisme est celui des pratiques qui exigent discussion, transformation,
excavation, exhumation des processus qui traversent de part en part une pensée
ou une action. Comme le remarquait, en 2005 déjà, Jean-Luc Nancy à propos
de Freud et de Heidegger, il convient de se demander : « Pourquoi l’un et
l’autre subissent-ils régulièrement le retour d’opérations de dénonciation et de
démolition 7 ? » Qu’ont-ils donc de commun si ce n’est que, pour l’un comme
pour l’autre, « le “sens” n’est plus disponible, ni donné, ni constructible ou
projetable, ni par déchiffrement ni par encodage du monde, ni par lutte ni par
partage. Le “sens” de l’homme, de l’histoire, de la culture – n’est plus en acte ni
en puissance 8 ». L’expérience de l’évidence et de l’immédiateté où s’enracine le
bon sens, dans cette « terre qui ne ment pas », comme disait Maurras,
l’ambiguïté et la négativité n’ont plus leur place, la pensée est « toujours privée
du proche par l’immédiat 9 ». Le bon sens revendiqué par Michel Onfray, on le
voit, pour qui un oui est un oui et un non est un non à propos des avances que
M.K faisait à Dora, oubliant au passage le contexte du transfert par lequel le
récit de la patiente à Freud trouve sa place. De même, pour l’Homme aux rats,
le rat du souvenir qu’Ernst a du supplice imposé par le capitaine cruel ne peut
être que le rat, au diable le symbole ou l’imaginaire que seul un faussaire
incestueux comme Freud a pu avoir le besoin d’inventer. Quant à la découverte
du dispositif du divan, pourquoi aller chercher bien loin alors qu’on peut
facilement l’expliquer par le besoin que Freud pouvait avoir de « faire sa sieste »
sans être vu par son patient. Enfin nous voilà à proximité de ce redressement
moral qu’exige la philosophie lorsqu’elle constate que la « racaille » a brouillé
q g p p q q
les pistes et effacé dangereusement les repères par la révolution nihiliste et que
« la séparation ne s’effectue plus entre personnes normales & gens anormaux,
psychopathologie & santé mentale, névrose, psychose, phobie, paranoïa &
équilibre mental, nécrophiles, zoophiles, pédophiles & personnes équilibrées
[…] 10 ». Ce philosophe est aussi un philosophe du ressentiment, de la morale
davantage que de l’éthique, reprochant à la psychanalyse les effets de séduction
qu’elle a pu avoir sur lui-même comme sur ses élèves, et écrivant : « La
psychanalyse théoriquement enseignée devenait concrètement leur psychanalyse,
l’analyse de leur psyché de jeunes femmes et de jeunes hommes. […] J’ai un
peu touché du doigt, là, le pouvoir dangereux des psychanalystes. J’ai alors
développé une méfiance instinctive et viscérale à l’endroit de leur caste
sacerdotale et leur pouvoir de prêtres 11… » Cette fausse science qui trouble les
esprits, enjolive le pessimisme foncier de la méchanceté originaire, excite les
corps tout en refusant de les satisfaire, séductrice comme toutes les religions,
qui n’est qu’un texte autobiographique masqué, d’où détient-elle son pouvoir ?
Du siècle et de ses valeurs, nous dit Michel Onfray, en quoi, soyons justes, le
débat pourrait ici commencer s’il n’avait pas été précédé par le venin de
l’araignée. L’araignée au sens nietzschéen du terme, esprit de vengeance et de
ressentiment, elle exprime la volonté de punir et de juger, elle saisit les esprits
dans les fils de sa morale.
Je ne saurais soupçonner Michel Onfray d’un engagement à l’extrême droite
de l’échiquier politique. Je ne saurais pas davantage l’accuser d’antisémitisme
ou de fascisme. Je dirai par contre sans hésiter que le style par lequel il restitue
la découverte freudienne, la première et la quatrième de couverture de son
ouvrage donnent dans le populisme le plus criard. Qu’il le veuille ou non, qu’il
le sache ou non, il s’inscrit par ses arguments parmi tous ceux qui aujourd’hui
réclament le retour de l’ordre et du bon sens dans la culture. Qu’on le déplore
ou qu’on s’en réjouisse, on ne peut que le constater, son ouvrage a fait l’objet
d’une stratégie commerciale, on ose à peine dire éditoriale, qui en a assuré la
promotion comme un produit de grande consommation, sans égard pour la
philosophie, pas davantage pour la science. Qu’il le veuille ou non, qu’il le
sache ou pas, la thèse selon laquelle ce que Freud a dit de vrai n’était pas
nouveau et que ce qu’il a dit de nouveau était faux, que la psychanalyse est une
religion dont le fondateur a créé un ordre secret avec ses comités, ses réunions
et son langage, qu’il a menti, falsifié, créé une discipline sur d’énormes
sophismes logiques, a été largement développée par des ouvrages comme celui
du Dr Jean Gautier 12, intitulé Freud a menti, paru il y a presque un demi-
siècle. Que ce rapprochement déplaise autant aux auteurs du Livre noir qu’à
Michel Onfray et autres Bénesteau, encore fallait-il le rappeler. Freud est
« démasqué » par cet émule d’Alexis Carrel et fervent partisan de l’opothérapie
glandulaire chez les arriérés, mongoliens, asthéniques, désadaptés, émotifs,
dépressifs, allergiques et asthmatiques. Les arguments du Dr Gautier. Le
rapprochement avec Le Crépuscule d’une idole déplaît à Michel Onfray, il l’a dit
et écrit, on le comprend. Jean Gautier, l’auteur de L’Enfant, ce glandulaire
inconnu, n’est pas de bon lignage idéologique, car non seulement il fait de
Freud un primitif qui travaille contre l’esprit et le sens moral, mais encore il
peut prétendre que ce « propagateur de l’animalité chez l’homme » est juif et,
chez les Juifs, « le choc de la circoncision, survenant à ce moment précis […]
J p
induit une modification définitive de l’équilibre glandulaire du sujet,
déterminant le type physiologique des Juifs, avec prédominance hypophysaire
et thyroïdienne et affaiblissement de l’interstitiel 13 ». Non sans avoir pris la
précaution à la page précédente de préciser que « ce n’est donc pas la
circoncision qui est la cause de l’antisémitisme, mais les difficultés sociales que
soulève la mentalité juive 14 ». Gautier aussi reproche à Freud son orgueil, son
esprit de vengeance et son désir de revanche sociale, sa prétention à être un
« surhomme intellectuel », sa personnalité dépourvue de sens moral. Les
caractéristiques des quatre types glandulaires qui conditionnent les manières
d’aimer – amour charnel, amour sentimental, amour platonique, amour
fraternel – sont conditionnées par les complexes endocriniens et en particulier
la glande interstitielle. N’en rajoutons pas, mais dans le style humour noir, le
docteur Gautier ne manque pas de talent. Alors bien sûr, je ne saurais dire que
Michel Onfray s’inscrit dans le lignage politique de Gautier. Il n’empêche,
nombre d’arguments de ses propos sont non seulement semblables mais
quasiment identiques lorsqu’il parle de Freud et de la découverte freudienne.
Jugeons sur pièces. Là où Michel Onfray accuse Freud de « psychologie
littéraire », on trouve dans le texte de Jean Gautier : « Freud est un médecin qui
a adopté les allures d’un romancier scientifique. Son langage ne possède pas les
qualités requises pour l’exposition des faits positifs. Il n’est ni simple, ni clair,
ni démonstratif. Quand il veut prouver contre l’évidence, ce qui est fréquent, il
est lent, pénible, et puissamment imaginatif. Une étude positive de l’homme et
de son esprit postulerait d’autres exigences 15. » Freud est « l’imaginaire »,
« atteint de verbosité », « n’émet que des hypothèses », parle des tabous qui
sont les siens, notamment celui de la jouissance sexuelle, « la mentalité de
Freud est celle de l’enfant, du primitif, du rêveur, du névrosé 16 ». C’est pour
cela qu’il est atteint d’ignorance et de verbiage. Dépourvu du « sens moral du
savant », il « est passé maître dans l’art de n’examiner que quelques cas
particuliers et exceptionnels en négligeant les cas les plus nombreux et les plus
importants pour en tirer des généralisations invraisemblables 17 ». Ce faisant, il
a prêté aux autres les traits de sa propre névrose, comme « l’ambivalence », a
jeté dans le monde sa propre préoccupation sexuelle. « La théorie de Freud
comporte de nombreux attraits : une compréhension accessible à tous et d’une
extrême simplicité, une heureuse application aux diverses tendances
émotionnelles et sentimentales d’une catégorie importante de sujets
appartenant le plus souvent à la classe intellectuelle 18. » Et pour finir, je
limiterai le rapprochement entre les deux ouvrages par le titre du chapitre II de
celui du Dr Gautier : « La vie et les rêves de Freud nous expliquent la
psychanalyse ». Dans ce chapitre il est écrit : « Il [Freud] nous apparaît comme
le metteur en scène modèle de sa propre personnalité dans des travaux à allure
scientifique. Il est fort probable qu’il est l’un des rares savants au monde qui
soit arrivé à accomplir si parfaitement ce tour de force, de se dépeindre alors
qu’il prétend peindre l’homme, et de prêter sa propre mentalité à l’humanité
tout entière 19. »
La thèse du complot et celle de l’inceste avec Minna et Anna, l’humour noir
involontaire en moins, c’est toute la matière de l’ouvrage de Michel Onfray
que l’on trouve massivement dans le livre du Dr Gautier. Qu’on le veuille ou
non, on retrouve dans les deux ouvrages une hostilité manifeste à l’égard des
g g
« élites intellectuelles », à l’endroit de l’indisponibilité du sens et de sa réticence
à s’offrir dans des faits positifs lorsqu’il s’agit de l’humain, et cette
revendication radicale de l’évidence qui est presque toujours selon moi une
passion pour l’aveuglement. Passion qui nourrit bien des populismes de
l’extrême droite à l’extrême gauche.
Plus que Freud et les psychanalystes, c’est l’homme freudien qui est ici visé
ainsi que les poches de résistance où il a trouvé refuge. Promouvoir par
l’évidence et le bon sens un homme énucléé de ses rêves, de ses illusions et de
ses croyances permet de justifier une anthropologie de marchands sans états
d’âme. Noircir la psychanalyse n’éclaire pas le débat sur le malaise actuel de la
psychiatrie ! Après les invectives des scientistes, les ambitions des industries de
la santé mentale et de leurs affidés, nous voilà revenus au temps des
« marronniers », poussés aujourd’hui au suc des ressentiments de ceux qui se
plaignent du désordre de ce monde freudien rétif à s’offrir aux amants de
l’évidence ! L’évidence dont le poète nous dit : « L’évidence est la forme extrême
du vide formulaire. C’en est, en quelque sorte, l’aspect idéologique. Elle
affirme au nom du “bon sens”, et sera donc précieuse à observer quand il
faudra éclairer les vecteurs de l’aliénation 20. »
Alors à quelles conditions peut-on voir apparaître ce vide que l’évidence
subjective comme les conformismes sociaux tendent systématiquement à
recouvrir et à désavouer ? Si nous voulons tirer profit de ce que la psychanalyse
apporte dans la pratique quotidienne, il nous faut parler maintenant de l’amour
et de l’amitié, dont La Boétie déjà évoquait au XVIe siècle qu’ils constituaient
des objections à l’aliénation consentie.
Ce faisant, toujours avec La Boétie, empruntons les voies de la résistance à la
servitude volontaire, celles de la mémoire, des œuvres mais aussi celles de
l’amour et de l’amitié. Le point commun à toutes ces voies consiste dans leur
capacité à déconstruire l’évidence, pour faire apparaître le rêve et l’espoir. Cette
évidence qui conditionne tous les servages librement consentis, et par laquelle
s’imposent tous les systèmes de domination. À commencer par cette évidence
que l’on nomme coutume et qui permet aux serfs de s’habituer à leur état : « La
coutume, qui a en toutes choses grand pouvoir sur nous, n’a en aucun endroit
si grand’vertu qu’en ceci, de nous enseigner à servir, et comme l’on dit de
Mithridate qui se fit ordinaire à boire le poison, pour nous apprendre à avaler
et ne trouver point amer le venin de la servitude 21. » Cette force de l’évidence
et de la coutume prédispose les sujets à embrasser la servitude dont ils espèrent
tirer profit pour avoir les biens nécessaires à satisfaire leur avarice. C’est le
doublet « avarice et cruauté » qui constitue le ressort essentiel de la tyrannie dès
lors que le tyran ne peut exercer son pouvoir que par la complicité des sujets et
la corruption originelle de leur nature humaine. La Boétie oscille entre une
conception de l’avarice naturelle qui prédispose à l’assujettissement et une
conception de l’assujettissement comme cause de l’avarice. Chose remarquable,
La Boétie pose que l’avarice ne procéderait pas d’un amour de soi
dommageable pour la collectivité mais qu’il serait plutôt le résultat de sa
dissolution. A contrario, ce serait donc l’accroissement des liens dans un
collectif, un groupe ou une communauté qui peut faire objection à la
servitude. Le premier de ces liens, La Boétie le nomme « amitié 22 », il écrit :
p
« L’amitié, c’est un nom sacré, c’est une chose sainte […] et [elle] ne se prend
que par une mutuelle estime […]. Il n’y peut avoir d’amitié là où est la cruauté,
là où est la déloyauté, là où est l’injustice ; et entre les méchants, quand ils
s’assemblent, c’est un complot, non pas une compagnie : ils ne s’entr’aiment
pas, mais ils s’entre-craignent ; ils ne sont pas amis, mais ils sont complices 23. »
Le mot est lâché, l’amour est l’antidote à ce poison que constituent la
tyrannie et sa compagne la servitude. L’amour ne connaît pas la tyrannie, sauf
la tyrannie amoureuse. Donc si nous voulons progresser dans l’analyse des
moyens par lesquels s’affranchir de la servitude, il nous faut comprendre
davantage les ressorts de l’amour, du transfert qui en est la vérité, et ce faisant,
gageons tout net que nous y trouverons des analogies avec les processus de la
création et de la politique. L’amour est de pied en cap, dans sa nature et sa
fonction, hanté par la perte 24. Angoisse de perdre l’objet aimé, de perdre
l’amour, qui n’est que la conséquence de la folle passion qui en a provoqué
l’état. La description de cette angoisse par Winnicott en termes de « crainte de
l’effondrement » a inspiré Roland Barthes, qui écrit à son sujet : « De même,
semble-t-il, pour l’angoisse d’amour : elle est la crainte d’un deuil qui a déjà eu
lieu, dès l’origine de l’amour, dès le moment où j’ai été ravi. Il faudrait que
quelqu’un puisse me dire : “Ne soyez plus angoissé, vous l’avez déjà
perdu(e) 25.” » Cette perte à venir, qui angoisse l’amoureux et le conduit parfois
à la solution dépressive, voire mélancolique, a déjà eu lieu ou plus précisément
a été tant bien que mal traversée au moment du développement de la
subjectivité. Cette perte si redoutée porte moins sur un objet du passé que sur
un objet n’ayant jamais été possédé et qui se trouve au cœur même de l’être du
sujet. Revoilà notre part d’« inappropriable », d’indéterminé, de vide, que nous
avons approchée.
Ainsi, une lecture psychanalytique qui ramènerait le transfert à l’expérience
du passé raterait ce que son processus doit à la création, marque d’un vide,
d’un indéterminé, d’une contingence à partir de laquelle le sujet tente de
réécrire un chapitre de son histoire et s’offre en quelque sorte une session de
rattrapage. Une lecture qui désavouerait cet écart en niant ce vide qui est au
cœur de l’être et qui s’actualise dans la cure au cœur de la relation analyste-
analysant ne ferait qu’aliéner davantage le sujet à son passé, objectant ainsi à la
création d’une nouvelle histoire. Or c’est cette part de création qui me paraît
essentielle dans le processus amoureux et transférentiel, qui le détermine autant
qu’il détermine les créations culturelles et politiques. Il y a détournement
d’éléments récents pour permettre l’apparition, la création d’éléments à réécrire
de l’histoire du sujet. Ma contribution revient à rapprocher ce travail d’un
trope du langage, d’une figure de style que l’on nomme catachrèse.
Ouvrons une parenthèse pour définir la catachrèse et le sens que je donne à
ce mot en psychanalyse et revisiter à ma façon l’œuvre freudienne. La
catachrèse comme trope provient de l’incomplétude de la langue à un moment
donné pour désigner une réalité nouvelle. Par exemple, lorsqu’il a fallu désigner
la « partie latérale d’un avion », réalité nouvelle qui n’avait pas de nom, le mot
« aile » a acquis une extension métaphorique en raison d’une analogie de forme
et de fonction entre l’organe de vol des oiseaux et cette partie de l’avion. Ou
bien encore, lorsque le préfet Poubelle impose l’usage de boîtes pour recueillir
les ordures, son nom se lexicalise très vite pour désigner par métonymie cette
p g p y
nouvelle réalité. De nombreuses figures sont ainsi « éteintes » ou
« mortes » 26 dans le langage lorsqu’elles se trouvent absorbées par le lexique et
que s’effacent leurs origines.
Au regard de la psychanalyse, l’intérêt pour la catachrèse concerne le
moment initial de la création, lorsque la signification habituelle d’un mot se
trouve suspendue, flottante, dégradée, à la limite de sa dissolution formelle,
pour ensuite se recomposer autrement afin de désigner une réalité nouvelle qui
n’avait pas été jusque-là réalisée. C’est ce caractère d’exception à une règle
traditionnelle qui confère au processus de la catachrèse un caractère
authentiquement créatif dans et par la parole que je rapprocherai du concept
de transfert. Bien évidemment, il s’agit d’un moment mythique au cours
duquel la langue permet à la fois de pallier un manque, un vide, une
incertitude, tout en les faisant apparaître. Dans un déplacement infini, par un
détournement incessant de la signification, l’événement de la catachrèse met en
évidence que la vérité ne peut pas toute se dire, qu’elle est même ce à quoi les
mots manquent et par où elle touche au réel en tant que non réalisé dans le
langage.
Il y aurait donc en permanence un autre discours dans le discours qui
produirait des effets à l’insu des sujets qui se trouvent ainsi pris dans un
dialogue inconscient. La méthode de la psychanalyse consiste à produire une
situation particulière d’interlocution où se révèle l’existence de cet autre
discours dans le discours 27.
Il convient d’insister sur ce point, c’est la méthode analytique elle-même qui
produit une souffrance spécifique à la situation psychanalytique que Freud
découvre sous les auspices de l’amour, c’est-à-dire du transfert. C’est le geste
analytique qui, par l’écoute flottante, restitue la multiplicité des points de vue,
la polysémie des mots, introduit un écart dans le sens des discours, les
recompose, fait jouer les équivoques de la langue et fait exploser du même coup
l’apparence des significations du discours pour mettre en évidence la
multiplicité des sens qu’il peut prendre lorsque les mots ou les fragments de
mots qui le composent sont disposés dans un autre ordre, agencés selon une
autre logique. En débridant ainsi la parole verrouillée par la saisie-arrêt du sens,
la méthode psychanalytique entame ce « fétichisme de la forme » et ouvre sur
l’abîme d’une perte de sens. Alors surgit une autre logique, celle de l’amour et
des passions qui œuvrent dans le transfert.
La passion amoureuse révèle dans sa logique que l’amour naît comme parure
à une expérience de perte, perte ontologique dont elle s’avère le désaveu. Le
transfert approché par le phénomène de l’amour, et non plus comme pure
répétition, apparaît comme une création nouvelle, comparable, à plus d’un
titre, à la métaphore. C’est d’ailleurs un des enseignements de Freud lorsqu’il
déclare dans « le cas Dora » que la productivité de la névrose n’est pas éteinte,
qu’elle s’exerce en créant des états psychiques particuliers, auxquels on peut
donner le nom de transferts, dont certains ne sont que des copies et des
nouvelles éditions de fantasmes alors que d’autres sont « des éditions revues et
corrigées et non plus des réimpressions 28 ». Le maître mot de l’opération du
transfert s’avère un processus de substitution comparable aux procédés de la
métaphore. Substitution sans doute d’une personne à une autre et plus
radicalement encore d’une signification à l’autre. Cette substitution n’est
g
rendue possible que par la mise en suspens de la signification des discours,
auxquels le geste de l’analyse restitue l’ambiguïté et l’équivocité que la raison et
la logique ont tendance à congédier.
Dans Délire et rêves dans la « Gradiva » de Jensen, Freud trouve une
illustration littéraire de la manière dont l’analyste procède avec l’amour de
transfert. Dans le roman de Jensen, un archéologue, Norbert Hanold, tombe
passionnément amoureux d’un fantôme errant dans les ruines de Pompéi qu’il
prend pour la Gradiva, personnage d’un passé révolu depuis 2000 ans. La
Gradiva n’est autre que son amie d’enfance Zoé Bertgang, et les deux
patronymes (Gradiva et Bertgang) signifient « celle qui brille par sa
démarche ». C’est par la concordance des deux patronymes qu’un fantôme peut
prendre chair et un état passionnel s’installer.
Dans un premier temps, Freud nous indique que les conditions d’émergence
du délire de Norbert se trouvent liées à l’apparition du bas-relief antique,
lequel « réveille en lui l’érotisme qui sommeillait et rend l’activité aux souvenirs
d’enfance 29 ». Et les souvenirs d’Hanold doivent rester inconscients, ses
fantasmes sur la Gradiva n’en constituant que des échos, des rejetons. Puis
Freud nous montre que c’est par un usage particulier de la fonction
symbolique que Zoé Bertgang, tel l’amour médecin de la psychanalyse, délivre
Norbert Hanold de son délire. Le discours de Zoé maintient l’ambiguïté lors
de son dialogue avec Hanold dans les rues de Pompéi, et son maniement de
l’équivoque progresse à la mesure de la résistance de son interlocuteur à
reconnaître le sens secret d’un amour noué par la coïncidence des patronymes.
Mais avant le dénouement du drame qui repose sur la mise en retrait de la
signification des patronymes et de leurs procédés d’antonomase, Zoé traite le
délire passionnel d’Hanold par des discours ambigus : « Le premier sens
s’adapte au délire d’Hanold, afin de pénétrer sa pensée consciente, le second
dépasse le délire et nous offre d’ordinaire la traduction de ce délire dans le
langage de la vérité inconsciente qu’il représente. C’est un triomphe de l’esprit
que de pouvoir rendre, dans une même formule, le délire et la vérité 30. » Puis
Freud poursuit : « Pourquoi cette prédilection frappante pour les discours
ambigus dans Gradiva ? Elle ne nous semble pas relever du hasard, mais dériver
nécessairement de ce qui est à la base du récit. Elle n’est qu’une annexe de la
double détermination des symptômes, en tant que les discours eux-mêmes
constituent des symptômes, et que tous ceux-ci résultent de compromis entre
le conscient et l’inconscient. À la différence près que les discours révèlent
mieux que les actes cette double origine et que – la plasticité du matériel verbal
souvent le permet –, quand le même assemblage de mots réussit à exprimer
chacune des deux intentions du discours, alors se produit ce que nous appelons
une ambiguïté 31. »
Le concept de transfert s’avère inséparable de ce « double niveau de la
parole » constitué par l’équivocité du matériel signifiant en contrepoint de la
saisie-arrêt de la signification. C’est en utilisant à son profit cette plasticité du
matériel verbal que le sujet de l’inconscient peut passer son message en
contrebande et faire entendre sa voix.
Le concept de transfert révèle ce processus de catachrèse qui nous fait trouver
dans les formes évidées des mots le matériel avec lequel le sujet peut constituer
d’autres paroles, faire passer d’autres messages. La familiarité des significations
p p g g
dans la communication commune nous prive de cette proximité d’un autre
discours que l’ambiguïté des discours permet et dont les rêves et les transferts
tirent leurs effets comme leurs procédés.
J’avais noté précédemment 32 que préférer le concept de catachrèse à celui de
métaphore pour désigner le transfert déplace la question de l’amour dans son
rapport au désir et au manque comme au moyen de les détourner et de les
révéler en même temps. L’opération de substitution dans la catachrèse et la
métaphore ne procède pas tout à fait de la même manière. Si, dans la
catachrèse, il n’y a pas de mot avant son invention pour dire la réalité nouvelle,
et si c’est sous son angle que nous considérons le transfert et l’amour, alors
nous nous trouvons contraints de devoir les situer non plus par rapport au réalisé
mais par rapport au réel. Les figures du discours et les figures du transfert, de
l’amour, deviennent révélatrices et supplétives de ce qui de l’être vient à
manquer dans l’énonciation du sujet.
Soyons réalistes : le concept de transfert se déduit ici d’une nécessité, celle de
devoir traiter le réel d’une scène de séduction sexuelle qui s’accomplit dans et
par la parole dans le cabinet même de Freud au moment même où il en
déplace complaisamment l’enjeu en la situant comme réalisée ailleurs et par un
autre que lui. La théorie du fantasme ne fait qu’amender ce déplacement : une
représentation inconsciente de désir trouve dans le transfert l’occasion de se
manifester. Mais qu’est-ce qui nous garantit l’existence antérieure de ces
représentations inconscientes qui viendraient « prendre par-derrière 33 » le
discours actuel ?
Pouvons-nous garantir l’existence d’une représentation inconsciente avant
même que les mots du rêve et du transfert n’en assurent l’interprétation dans
l’analyse ? À répondre par l’affirmative on pourrait approcher le transfert par la
métaphore, à répondre par la négative la notion de catachrèse s’imposerait
davantage pour rendre compte du geste analytique. Entre les deux alternatives,
c’est le statut du réel qui doit être reconsidéré. Le transfert naît-il de la
nécessité de traiter le réel de l’espace analytique ou provient-il de la prédiction
du passé ?
Pour prendre toute la mesure de l’intérêt que nous aurions à concevoir le
processus fondamental du transfert à partir de la notion de catachrèse plutôt
que de celle de métaphore, il convient de rappeler plus précisément ce qui les
distingue. Je le ferai à partir de la distinction établie par Quintilien, pour qui la
catachrèse est employée quand il n’y a pas de terme spécifique utilisable, et la
métaphore quand il y en a un autre. Ainsi, « la saisie des données
informatiques » est formée par catachrèse, tandis que « saisir par le regard » est
une expression métaphorique pour dire « apercevoir ».
Ma thèse est que la notion de catachrèse rend mieux compte du transfert en
psychanalyse en tant que cette figure du discours insiste plus sur le caractère
nouveau et inconnu du réel de la séance de psychanalyse, qui ne saurait se
réduire à la copie de situations réalisées.
Au point où nous en sommes, l’autre discours, supposé inconscient, qui
apparaît dans le discours associatif de l’analysant s’avère inséparable de l’écoute
de l’analyste et de sa conduite de la cure qui consiste à amener l’analysant à
reconnaître que « les mots qui vont surgir savent de nous ce que nous ignorons
d’eux 34 ». Ce faisant, l’analyse dévoile un point d’inconnu sans cesse en
y p
déplacement dont le discours associatif et interprétatif assurerait la catachrèse.
Recouvrir ce point d’inconnu comme les procédés de catachrèse qu’il mobilise
constituerait une entrave au processus analytique lui-même, conçu comme un
travail de deuil. La catachrèse ici n’est pas seulement une opération langagière
mais une manière de penser le psychisme au plus près du discours qui le fait
advenir autant par ce qu’il saisit que par ce qui s’y dérobe.
Une des conséquences de ce choix consiste davantage à considérer l’analyse
comme un procédé par lequel le sujet a à retrouver les significations qui
entraveraient son plaisir qu’à reconnaître dans un trajet sans cesse renouvelé
son exil et sa solitude, son manque essentiel dont les figures du langage comme
celles de l’amour ne s’avèrent que les suppléances, les catachrèses. C’est bien un
travail de deuil qui a à s’accomplir et à se renouveler sans cesse. Deuil d’un
Autre, « lecteur de pensées », qui dispenserait chaque sujet d’avoir à recueillir sa
vérité à fleur de son dire. Ne subsistent alors que les figures du langage et celles
de l’amour pour suppléer à ce manque à être dans un détournement infini des
significations au profit du sens.
Tout au long de son histoire, le sujet s’est vu dupé par la parole de l’Autre
qui l’a fixé comme objet d’amour ou d’abjection à des significations. Au point
même que la fabrication de symptômes a pu constituer pour le sujet une façon
de faire sa place au réel et à sa subjectivation. Il serait paradoxal que dans
l’analyse l’analyste, qui fournit à l’analysant l’occasion d’une désillusion, ne
manœuvre pas dans sa théorie et sa pratique à la hauteur de cette ambition :
faire une place au réel.
Sans devoir solliciter davantage l’attention du lecteur, je ferai simplement
l’éloge du détournement pour rendre compte de cette métamorphose des mots et
de leurs significations qui rend possibles l’amour, le transfert, la poésie et la
politique en faisant apparaître ce manque, ce réel à partir duquel un
changement devient possible. La psychanalyse est un des noms de ce travail de
déconstruction des évidences et du sens commun pour promouvoir l’invention
singulière autant que collective. Sans ce travail de déconstruction, il n’y aura ni
émancipation singulière ni affranchissement collectif.
Aujourd’hui où l’histoire a cédé la place à l’évolution, où la création a cédé
sa place à l’adaptation, où le projet a cédé sa place à la prédiction, il est plus
que jamais nécessaire pour rendre possible le changement social et culturel de
mener aussi le conflit démocratique dans l’arène des idéologies, c’est-à-dire sur
la scène des langages. La querelle des idéologies aujourd’hui a essentiellement
pour enjeu le statut et la place de l’histoire face à une civilisation au goût
immodéré de l’événement, du fait divers et du scoop. Cette querelle
idéologique est aussi une bataille des langues et des discours. La victoire
linguistique en déterminera le destin. Pour y parvenir, il nous faudra plus que
jamais être inactuels à notre époque, contemporains de ce qui advient, nous
élever à la dignité du poète, cueillir avec Jaurès « les fleurs du hasard » et dire
avec René Char : « Le poète est le passeur de tout cela qui forme un ordre. Et
un ordre insurgé 35. »
1. Cf. Yves Clot, Roland Gori, Catachrèse : éloge du détournement, Nancy, PUN, 2003.
2. Sandor Ferenczi, Journal clinique (1932), Paris, Payot, 1985 ; idem, « Confusion de langue entre les
adultes et l’enfant » (1933), in Psychanalyse IV, Paris, Payot, 1982, p. 125-135.
3. Jacques Lacan, Le Séminaire. Livre VII. L’éthique de la psychanalyse, op. cit.
4. Ibid., p. 354.
5. Ibid., p. 327.
6. Cf. Georges Canguilhem, La Connaissance de la vie (1965), Paris, Vrin, 1992, p. 62.
7. Jean-Luc Nancy, « Freud, Heidegger, notre histoire », Le Monde, 4 novembre 2005.
8. Ibid.
9. Martin Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ? (1959), Paris, PUF, 1992, p. 18.
10. Michel Onfray, Le Crépuscule d’une idole, op. cit., p. 461.
11. Ibid., p. 27.
12. Jean Gautier, Freud a menti (1964), Mandres-les-Roses, CEVIC, 1977.
13. Ibid., p. 107.
14. Ibid., p. 106.
15. Ibid., p. 45.
16. Ibid., p. 121.
17. Ibid., p. 230.
18. Ibid., p. 7.
19. Ibid., p. 35.
20. Édouard Glissant, Le Discours antillais, op. cit., p. 640.
21. La Boétie, Discours de la servitude volontaire, Paris, Vrin, 2002, p. 35.
22. Cf. Danièle Brun, La Passion dans l’amitié, Paris, Odile Jacob, 2005.
23. La Boétie, Discours de la servitude volontaire, op. cit., p. 51.
24. Roland Gori, Logique des passions, op. cit.
25. Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Paris, Seuil, 1977, p. 38.
26. Marc Bonhomme, Les Figures clés du discours, Paris, Seuil, 1998.
27. Roland Gori, La Preuve par la parole, op. cit.
28. Sigmund Freud, « Fragment d’une analyse d’hystérie (Dora) » (1905), in Cinq Psychanalyses, Paris,
PUF, 1970, p. 87.
29. Sigmund Freud, Délire et rêves dans la Gradiva de Jensen (1907), Paris, Gallimard, 1949, p. 182.
30. Ibid., p. 231.
31. Ibid., p. 232-233.
32. Roland Gori, Logique des passions, op. cit.
33. C’est l’expression proposée par Jacques Lacan, Le Séminaire. Livre I. Les écrits techniques de Freud
(1953-1954), Paris, Seuil, 1975, p. 309.
34. René Char, Éloge d’une soupçonnée (1977), Paris, Gallimard, 1991, p. 190.
35. René Char, Dans l’atelier du poète, op. cit., p. 641.
Pour conclure

L’empire de la prévision s’étend aujourd’hui à presque tous les champs


d’existence des individus et des populations. Les expertises techniques qu’il
installe en lieu et place d’un authentique gouvernement politique reposent sur
une folle passion de la mesure que me semble illustrer l’historiette suivante, qui
circule depuis quelques mois sur le Net :
« Un berger faisait paître son troupeau au fin fond d’une campagne quand
d’un nuage de poussière surgit un rutilant Range Rover venant dans sa
direction. Le chauffeur, un jeune homme dans un complet Armani, chaussures
Gucci, lunettes Ray Ban et cravate Hermès, se penche par la fenêtre et
demande au berger : “Si je peux vous dire exactement combien de moutons il y
a dans votre troupeau, m’en donnerez-vous un ?” Le berger regarde le jeune
homme puis son troupeau broutant paisiblement et répond simplement :
“Certainement !” L’homme gare sa voiture, ouvre son ordinateur portable, le
branche à son téléphone cellulaire, navigue sur Internet vers la page de la
NASA, communique avec un système de navigation par satellite, balaie la
région, ouvre une base de données et quelque trente fichiers Excel aux formules
complexes. Finalement, il sort un rapport détaillé d’une dizaine de pages de
son imprimante miniaturisée et s’adresse au berger en disant : “Vous avez
exactement 1586 moutons dans votre troupeau.” “C’est exact, dit le berger. Et
comme nous en étions convenus, prenez-en un.” Il regarde le jeune homme
faire son choix et expédier sa prise à l’arrière de son véhicule, puis il ajoute : “Si
je devine avec précision ce que vous faites comme métier, me rendrez-vous ma
bête ?” “Pourquoi pas ?” répondit l’autre. “Vous êtes expert de la DGSE 1 et
vous faites des audits et du conseil”, dit le berger. “Vous avez parfaitement
raison, comment avez-vous deviné ?” “C’est facile. Vous débarquez ici alors que
personne ne vous l’a demandé, vous voulez être payé pour avoir répondu à une
question dont je connais déjà la réponse et dont tout le monde se fout et,
manifestement, vous ne connaissez absolument rien à mon métier.
Maintenant, rendez-moi mon chien…” »
La thèse principale de cet ouvrage consiste à développer l’hypothèse selon
laquelle la façon de considérer le monde pour un sujet singulier et collectif se
trouve inséparable des pratiques sociales qui s’imposent à un moment donné
dans une société donnée. J’ai alors essayé d’explorer l’état des lieux des savoirs
et des pratiques qui non seulement nous permettent aujourd’hui de vivre
ensemble mais encore soutiennent et limitent nos modes de connaissance, en
particulier dans le domaine qui est le mien, celui de la psychopathologie et de
la psychanalyse.
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Comme le rappelle l’historien de la médecine, Henry Sigerist 2, la découverte
de la physiologie de la circulation par Harvey s’avère inséparable de l’histoire
intellectuelle de l’Europe au début du XVIIe siècle. C’est la profonde
transformation dans la façon de considérer le monde qui trouve son premier
écho dans les arts plastiques avec l’épanouissement du baroque, qui donne à la
science médicale ce point de vue perspectiviste ouvert à l’illimité et l’infini qui
permet de passer du modèle anatomique à l’idéal physiologique. Sigerist écrit :
« L’homme du baroque ne s’intéresse pas à ce qui est, mais à ce qui va être. Le
baroque est infiniment plus qu’un style dans l’art ; il est l’expression d’une
forme de pensée qui règne à cette époque dans tous les domaines de l’esprit : la
littérature, la musique, la mode, l’État, la façon de vivre, les sciences. […] On
peut exactement porter à son compte [le médecin] ce que Wölfflin a dit de
l’artiste : il ne voit pas l’œil humain, mais seulement son regard. Lui aussi ne
s’attachera plus au corps dans son harmonie figée, mais au mouvement sans
entraves de l’organisme dans son ensemble et de ses diverses parties 3. » Il
précise : « La physiologie, l’idée fonctionnelle en médecine, est née de l’esprit
baroque et Harvey se range par là au niveau d’hommes comme Michel-Ange et
Galilée, chez lesquels, et d’une façon tout à fait analogue, se produit, dans le
domaine de la physique, une évolution qui les amène de l’idée statique à l’idée
dynamique.
« Nous voyons que la médecine est des plus étroitement liée à l’ensemble de
la culture, toute transformation dans les conceptions médicales étant
conditionnée par des transformations dans les idées de l’époque 4. »
Aujourd’hui la démocratie comme forme sociale a apporté une conception
des droits de l’homme fondée à la fois sur le cynisme de l’homo economicus et la
compassion des spectacles de télévision. Ainsi, pour reprendre l’expression de
Sigerist, elle s’intéresse plus à ce qui est qu’à ce qui va être. Ce qui lui manque,
c’est la perspective par où elle pourrait retrouver sa renaissance. Cette
conception tend à saturer le vide sur lequel se fonde la démocratie comme
gouvernement des égaux conçus moins comme des « grains de sable
indéfiniment substituables les uns aux autres » que comme des semblables à
égale distance des centres de décision politique. Le tirage au sort des citoyens
dans la composition des instances strictement politiques en charge de la cité a
pu constituer la figure la plus emblématique dans l’Antiquité de cette part
d’indétermination qu’implique la démocratie. À la fin du XVIIIe siècle et tout au
long du XIXe, nonobstant les diverses tentatives de restauration des ordres
anciens, cette conception de la démocratie égalitaire s’est tant bien que mal
maintenue sous les traits et les profils républicains. L’enseignement, la justice,
la santé, la liberté d’informer, les droits salariaux, la liberté d’association, le
droit et le devoir de participer à la gestion des affaires publiques, le devoir de
protéger les plus vulnérables et les plus démunis ont constitué des lieux de
confrontation et de conflit où la « vieille musique de la misère du monde »
pouvait se transformer en champ de désespoir ou d’allégresse. Le XXe siècle fut
celui des terreurs totalitaires, des utopies et des grands massacres, parfois
perpétrés au nom de la cause de l’homme et de la raison universelle, bien
souvent au nom de l’amélioration de l’espèce. L’essence d’une pensée
technique, les progrès qui l’accompagnent comme les horreurs qu’ils
engendrent ont participé à la production industrielle des hommes comme des
g p p p
choses, pour le meilleur et pour le pire. Ce fut le siècle des grandes découvertes,
celui aussi de la grande victoire de l’espace par le temps, donc de la vitesse, qui
fait des moyens dont l’homme se dote le but final de son existence, existence
dont il peine à trouver le sens, qu’il peine à vivre en tant qu’histoire.
Ce qui rend toujours plus nécessaire ce collectif dont l’esprit de l’époque le
prive au moment même où paradoxalement elle le dote de moyens d’y
parvenir, moyens jusque-là inégalés. De même, jamais autant qu’aujourd’hui
l’époque n’a consenti à ouvrir ses frontières culturelles tout en réduisant
toujours plus la notion de culture au périmètre étroit des zones de
divertissement et d’oubli. Cette culture dont Gramsci faisait l’autre nom de la
politique, nous en aurions d’autant plus besoin qu’à l’évidence, la globalisation
convoque de nouveaux défis par les pratiques économiques, sociales et
culturelles. Faute de quoi la tentation serait grande de retrouver dans les vieilles
lunes des gouvernements autoritaires la fausse sécurité des valeurs
réactionnaires. Et ce d’autant plus que se distille insidieusement et
dangereusement le venin d’un « pétainisme culturel » fait de résignation
consentie, de défaitisme économique, de replis communautaires entretenus, de
managements par la peur, d’une hantise cultivée des risques, d’une propagande
pour les marchandises et les spectacles qui invitent à la soumission sociale et à
la jouissance « frigide » de ceux qui ne sont plus que des spectateurs exclus de
leurs propres existences, « belles âmes » qui jouissent des désolations du monde
auxquelles jusque-là elles ont échappé. Le politique est malade, très malade. Il
agonise entre l’impuissance face à la dictature des marchés et la police
tatillonne des menus « illégalismes » qu’il conçoit comme des provocations
permanentes, confiant aux « experts », scribes de nos nouvelles servitudes, le
soin d’apprendre au peuple l’usage d’une liberté dont on le prive au moment
même où on en lui confie l’ambition.
Dans ces sociétés de la norme, la civilisation « globale » devient une véritable
catastrophe écologique dont le massacre de l’environnement n’est que la part la
plus émergée. Si nous parvenons à ne pas tous en mourir, l’espèce pourra
nourrir quelque espoir de rejoindre le règne animal, dont l’unité fonctionnelle
deviendrait pour l’humain le modèle. Seule une culture qui respecterait la
biodiversité des langues, des histoires et de leurs valeurs, qui inviterait à leur
« rhapsodie fluviale 5 » et à une « créolisation » de leurs traits pourrait redevenir
cette matrice permettant de penser les conditions tragiques de l’existence.
Une culture qui ne se réduirait pas à un secteur réservé de l’existence sociale,
supplément d’âme ou training préliminaire au jeu économique, pourrait nous
laisser une chance de refonder le lien social et la démocratie comme forme
politique du vivre ensemble. Cette culture-là fut rêvée par l’« ambition » de
Jean Jaurès, lançant le 13 avril, à l’aube du siècle des terreurs, ce mot d’ordre
qui aurait dû les éviter : « Ce qui a fait la beauté de la civilisation antique, c’est
la familiarité de l’art qui pénétrait partout, qui se mêlait à tout. Notre ambition
est de retrouver cela. » Puissions-nous réaliser cette ambition au XXIe siècle, qui
sera « culturel » ou ne sera pas, pour paraphraser une formule de Malraux.
Ce faisant, je n’oublie pas l’économie, sans l’émancipation de laquelle les
sociétés aujourd’hui ne peuvent pas grand-chose, mais une économie qui ne
confondrait pas science et prévision, marché et politique, travail et spéculation.
Une économie remise à sa juste place, comme l’écrivait l’un des plus grands de
j p p g
ses représentants avant qu’il ne soit déclassé par plus cyniquement « libéral »
que lui :
« Ainsi donc l’auteur de ces essais, malgré tous ses croassements, continue
d’espérer et de croire que le jour n’est pas éloigné où le Problème économique
sera refoulé à la place qui lui revient, l’arrière-plan, et que le champ de bataille
de nos cœurs et de nos têtes sera occupé, ou plutôt réoccupé, par nos véritables
problèmes : ceux de la vie et des relations entre les hommes, ceux des créations
de l’esprit, ceux du comportement et de la religion. Et il se trouve que pour
une subtile raison tirée de l’analyse économique la foi, dans ce cas particulier,
peut agir. En effet si nous agissons continûment sur la base d’une hypothèse
optimiste, cette hypothèse tendra à devenir réalité, alors que nous pouvons
nous maintenir à jamais dans l’enfer du besoin en prenant pour base de nos
actions une hypothèse pessimiste 6. »

1. Ou de l’AERES, ou de l’ANR, ou de l’OMS, etc. Cochez l’acronyme de votre choix !


2. Henry E. Sigerist, Introduction à la médecine, Paris, Payot, 1932 ; souligné par moi.
3. Ibid., p. 41.
4. Ibid., p. 42.
5. J’emprunte la métaphore à Hamidou Sall, entendu lors de sa conférence au congrès de la Ligue de
l’enseignement à Toulouse le 26 juin 2010.
6. John Maynard Keynes, Sur la monnaie et l’économie (1931), Paris, Payot, 2009, p. 9-10.
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enfants pareils ?
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Table des matières

Préambule
Surveiller et soigner
LA CIVILISATION CONTEMPORAINE DES MŒURS
1 - Informer pour oublier et (se) soumettre
2 - Le sujet de la psychanalyse : un sujet inactuel ?
3 - Les affabulations de Michel Onfray : un produit de tittytainment
comme un autre ?
ÉVALUER : LA NOUVELLE MANIÈRE DE DONNER DES ORDRES
1 - La fièvre de l’évaluation à l’université
2 - L’hôpital-entreprise
3 - L’homo economicus , encore et toujours plus !
4 - La néo-évaluation va-t-elle nous rendre fous ?
LE RISQUE, UN AMI QUI VOUS VEUT DU BIEN
1 - La norme est polémique
2 - Le biopouvoir : normaliser au nom de la science
3 - Norme, anomalie et pathologie
4 - La décision et les normes
5 - La politique, c’est la santé
NOTRE CULTURE DU SUJET DÉMOCRATIQUE
1 - Œdipe est de retour
2 - Le souci de soi
3 - La tragédie d’Œdipe : une affaire de raison ?
4 - Une raison sociale ?
L’ŒUVRE DE CULTURE
1 - Une civilisation désœuvrée ?
2 - Lecteur, encore un effort…
3 - Comment sortir du pétainisme culturel d’aujourd’hui ?
4 - Frivolités et tourments de l’homme démocratique
5 - Passion de la servitude et éloge du détournement
Pour conclure
9, rue du Cherche-Midi, 75278 Paris cedex 06
www.denoel.fr

© Éditions Denoël, 2010


Illustration : George Segal, Movie House © The George and Helen Segal
Foundation - Adagp © RMN / Philippe Migeat
Doit-on dépister les schizophrènes dangereux comme on dépiste le diabète ?
Doit-on soigner sans consentement les malades mentaux soupçonnés de
présenter un danger pour eux-mêmes ou autrui ? L’imagerie médicale du
cerveau dit-elle la vérité ? Devrait-on y soumettre les prévenus, les conjoints
adultères et les employés soupçonnés d’indélicatesse ? Autant de questions que
nos sociétés abordent par le fait divers et les émotions collectives pour ne pas
avoir à y réfléchir.
Face à une logique de l’audimat qui ne cesse de gagner du terrain, face à une
régression sécuritaire qui atteint la vie politique, mais aussi la justice, l’école et
la santé, la psychanalyse apparaît comme un antidote. Elle résiste aux nouvelles
idéologies de la résignation en reconnaissant à l’humain sa dimension tragique,
conflictuelle, singulière autant qu’imprévisible.
Confrontés aux nouveaux cyniques qui veulent en finir avec elle et avec la
culture qui en est issue, il nous importe plus que jamais de savoir de quoi la
psychanalyse est le nom.

Roland Gori a notamment publié Logique des passions


(Denoël, 2002), La Santé totalitaire (Denoël, 2005),
Exilés de l’intime (Denoël, 2008).
Il fut en 2009 l’un des initiateurs de l’Appel des appels.
DU MÊME AUTEUR

Appel des appels. Pour une insurrection des consciences


(dir. Roland Gori, Barbara Cassin et Christian Laval),
Mille et Une Nuits, 2009
Exilés de l’intime. La médecine et la psychiatrie au service
du nouvel ordre économique (avec Marie-José Del Volgo),
Denoël, 2008
Le Consentement du patient. Droit nouveau ou imposture ?
(dir. Jean-Paul Caverni et Roland Gori), In Press, 2006
L’Empire des coachs (avec Pierre Le Coz), Albin Michel, 2006
La Santé totalitaire. Essai sur la médicalisation de l’existence,
Denoël, 2005. Flammarion-Poche, 2009
Éloge du détournement (avec Y. Clot, ouvrage collectif ),
Presses universitaires de Nancy, 2003
Logique des passions, Denoël, 2002
La Science au risque de la psychanalyse (avec Ch. Hoffmann),
Érès, 1999
La Preuve par la parole. Sur la causalité en psychanalyse,
PUF, 1996, rééd. Érès, 2001, 2008
L’Unité de la psychologie ?
(ouvrage collectif sous la direction de), Navarin, 1989
Le Corps et le signe dans l’acte de parole, Dunod, 1978
Dictionnaire pratique de psychopathologie (avec Y. Poinso),
Éditions universitaires, 1972
Éléments de psychologie pour travailleurs sociaux
(avec J. Durand), Éditions universitaires, 1971
Le Vécu de l’alcoolique (avec A. Bondoux),
Éditions universitaires, 1970
Cette édition électronique du livre De quoi la psychanalyse est-elle le nom ? de Roland Gori a été réalisée le
28 octobre 2010 par les Éditions Denoël.
Elle repose sur l'édition papier du même ouvrage, imprimé par CPI Firmin Didot (ISBN :
9782207109625)
Code Sodis : N45077 - ISBN : 9782207109632
177849
septembre 2010

Le format ePub a été préparé par ePagine


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à partir de l'édition papier du même ouvrage.

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