Convaincre un auditoire, cela ne s’improvise pas.
Le trac, le manque
d’habitude, la difficulté à dompter son émotion et à organiser sa pensée sont
autant d’embûches sur la route du « bien-parler ». Or la capacité à
s’exprimer clairement est déterminante, dans la vie professionnelle comme
ailleurs.
Mais comment vaincre le trac ? Comment donner vie à ses paroles ?
Comment trouver le mot juste ? Comment bâtir une argumentation ?
Quelles sont les erreurs à éviter ? Autant d’interrogations auxquelles chacun
est confronté au moment de prendre la parole. Pour y répondre, un seul
secret : le travail et l’entraînement.
Brillant orateur formé à l’école classique de la rhétorique, Gilbert Collard
rassemble en une méthode moderne les secrets de fabrication du discours,
les recettes de « cuisine oratoire » et les savoir-faire nécessaires pour
devenir un bon artisan de la parole.
« À quoi sert d’avoir des idées, si on ne sait pas les exprimer ? »
demandait Épictète le stoïcien. Travail sur la respiration et sur la voix ;
exercices d’articulation ; expression d’une émotion ; recherche de la
meilleure formulation ; mise en ordre des arguments : l’auteur déploie tout
un arsenal de techniques et d’astuces, qui constituent une véritable stratégie
de l’art oratoire, à la portée de tous.
GILBERT COLLARD
L’ART DE S’EXPRIMER
EN TOUTES
CIRCONSTANCES
Les secrets dévoilés des orateurs
PRESSES
DE LA
RENAISSANCE
Sommaire
Couverture
Présentation
Page de titre
Dédicace
INTRODUCTION
PREMIÈRE PARTIE - L’ART DE PARLER A UNE HISTOIRE
Chapitre 1 - Le lever de rideau
Chapitre 2 - Ces coquins de sophistes
Chapitre 3 - Aristote, Démosthène, Cicéron & Cie
DEUXIÈME PARTIE - PRENDRE LA PAROLE
Chapitre 4 - Dire ou ne pas dire, se faire maudire ou se faire applaudir ?
Chapitre 5 - L’art de se présenter, l’art de se rencontrer : ethos et pathos
Faire face : l’ethos
Face à face : le pathos
Chapitre 6 - Le carnaval des mots Ce qu’il ne faut pas faire
Les erreurs d’utilisation
1. La superfluité
2. L’obscurité
3. La complexité
4. L’entêtement
Les erreurs d’expression
Chapitre 7 - C’est à vous de parler
TROISIÈME PARTIE - OUTILS, RECETTES, SECRETS ET FIGURES
Chapitre 8 - Du mot au sens, comment faire bonne figure ?
Les figures de mots
Les figures de sens
Chapitre 9 - Construire sa pensée
Les figures de construction
Les figures par soustraction
Les figures par répétition
Les figures par permutation
Les figures de pensée
Chapitre 10 - L’argumentation et le raisonnement
Les lieux communs
Premier lieu : la définition
Second lieu : les circonstances
Figures argumentatives
Types d’arguments
Chapitre 11 - Le plan de bataille
L’introduction
Narration et proposition
La clarté
La brièveté
La crédibilité
La réfutation
La conclusion
Chapitre 12 - L’entraînement
Travailler au quotidien
Exercices de gymnase verbal
Premier enseignement : le travail sur un texte fétiche
Deuxième enseignement : le plan physique
Troisième enseignement : le plan émotionnel
Quatrième enseignement : le plan intellectuel
QUATRIÈME PARTIE - LA PREUVE PAR L’EXEMPLE
Chapitre 13 - Citations, histoires et anecdotes
Mirabeau : la formule qui fait mouche
Danton : un harangueur de génie
Le roi, l’avocat et la plaidoirie manquée
Saint-Just : le lyrisme d’un « tueur »
Napoléon Bonaparte, maître de la question rhétorique
Controverse autour d’un drapeau
L’art de la narration selon Gambetta
Moro-Giafferi, ou les saisissants raccourcis
Entre récitation et gymnastique, l’éloquence
L’efficacité selon l’intarissable René Floriot
Tixier-Vignancour, ou la littérature dans le prétoire
Maurice Garçon, défenseur de l’éditeur de Sade
Les flèches empoisonnées d’Henry Torrès
La banalité instrumentalisée : Henri René Garaud
Chapitre 14 - Le professeur silencieux
Épilogue - Silence, on parle !
À propos de l’auteur
Notes
Copyright d’origine
Achevé de numériser
A mon père,
Georges Collard.
INTRODUCTION
Les paroles jetées en l’air retombent toujours sur le jongleur.
J’avais promis, comme ça, à mes collaborateurs de leur donner quelques
conseils sur l’ingrat métier de la parole, je leur avais même promis un petit
texte pour les aider. Promesse vite oubliée, je l’avoue, malgré l’imprudent
pari qui l’accompagnait...
À la première occasion, ils me rappelèrent mes engagements. Ils se
plaignaient et ils avaient raison ; ils n’avaient nulle part de méthode pour
apprendre à parler en public, pour s’améliorer dans cette technique où
chacun s’invente, de bric et de broc, des recettes. Je leur avais promis un
texte, sous peine, en cas de défection, de devoir accomplir un gage... que je
garderai secret.
Je ne pouvais donc pas me permettre de perdre ce pari. Alors, je me suis
mis à écrire d’abord des notes éparses, puis ce livre pratique, sans
prétention universitaire, recueil de vingt-six ans de pratique oratoire sur
tous les champs de bataille des mots.
C’est vrai : on ne naît pas orateur, on le devient ! On est, certes, plus ou
moins doué, mais chacun peut s’améliorer par le travail, à condition d’avoir
sous les yeux une méthode à suivre ; une méthode qui n’est pas exclusive et
qui se veut seulement un carnet de route des difficultés de la prise de parole
en public ; une ordonnance pour trouver des remèdes au trac, au manque
d’imagination, à la faiblesse de la voix, aux défauts psychologiques,
stylistiques, théoriques ; un remède aux fautes classiques que tout apprenti
orateur commet.
Ces remèdes ont été élaborés dans les officines de mes expériences, de
mes maîtres, de mes succès et surtout de mes échecs.
On peut apprendre à s’exprimer en public ! Vous voulez parier ?
PREMIÈRE PARTIE
L’ART DE PARLER A UNE HISTOIRE
Chapitre 1
Le lever de rideau
Au commencement, évidemment, était le Verbe...
Mais avant qu’il prenne forme dans la diversité de toutes les formes, il
aura fallu à l’humanité beaucoup de temps, de travail, et surtout de géniaux
inventeurs.
Si les histoires de famille ne vous intéressent pas, vous pouvez passer le
gué, mais si vous aimez le roman familial, les transmissions héréditaires, les
querelles testamentaires, les secrets cachés sous les matelas, alors là, vous
serez servis.
Le verbe est l’architecture de l’humanité, à son abri elle se raconte les
plus belles et les plus laides histoires. L’envol du verbe, sur la vieille
machine de la rhétorique, épopée aussi extraordinaire que celle des
aéroplanes, conte l’histoire de l’homme aux prises avec la fuite des mots,
des idées, et la difficulté, jamais réduite, d’arriver à dire ce que l’on veut
dire de la plus belle manière, c’est-à-dire éloquemment.
Comme la nouveauté, c’est vieux comme le monde... Permettez-moi de
vous présenter les vieux inventeurs dans l’art de la parole, afin de vous
aider à mieux connaître les secrets de famille, ici de vrais secrets de
fabrication.
L’art oratoire remonte à la nuit des temps, au mythe d’Orphée :
l’éloquence fut envoyée aux humains par Jupiter afin, paraît-il, de créer les
premières sociétés, et de permettre l’essor de l’humanité. L’éloquence est
donc dans son essence un principe de culture et de civilisation. La preuve
par l’aboiement, de ce point de vue-là, est irréfutable. Si nous n’avions pas
la parole, serions-nous bien différents des animaux ?
Le premier qui donna la parole à la parole fut Homère, « le prince des
orateurs ». Ce poète ambulant, dans le soleil couchant, marche et sème à
tous les vents ioniens et éoliens la dispute d’Achille et d’Agamemnon, les
adieux d’Hector et d’Andromaque... L’Iliade et L’Odyssée représentent,
d’après Fumaroli, un chef-d’œuvre prérhétorique.
Le vieil Homère, l’aveugle des mots, éducateur de la Grèce selon Platon,
premier maître de Cicéron, vécut au VIIIe siècle av. J.-C. Des érudits se
demandèrent même s’il avait existé, puis s’il n’avait pas existé à plusieurs ;
il y aurait eu un collectif d’Homère. Abondance d’Homère ne peut nuire.
Mais qu’importe l’érudition, pourvu qu’on ait l’ivresse de cette poésie
épique mondiale !
Les plus grands orateurs, conteurs, prosateurs de tous les temps ont
appris à écrire et à parler l’humain par Homère. Quel est, en effet,
« l’orateur qui a traité les passions avec plus d’art et de vérité » ? Jean
Giraudoux conseillait même aux heureux écrivains de faire tous les matins
« des haltères avec L’Iliade et L’Odyssée » et Flaubert dans sa
correspondance écrivait : « Je me lèverai comme de coutume à 4 heures, je
ferai de l’Homère [...]. »
Aujourd’hui, quelle importance Homère peut-il avoir ? Ne sent-il pas le
livre d’école ? Si l’on veut savoir s’exprimer en public, est-il nécessaire
d’en passer par ce Grec d’Asie Mineure que personne, à en croire la rumeur,
ne lirait plus ?
Ah ! oui ! D’abord, parce que c’est un bonheur de le lire, lentement, en
flânant le long des phrases à califourchon sur le cheval de Troie. Pendant un
voyage en bateau vers les îles Lipari, tous les soirs, avant que vienne la nuit,
des amis et moi-même, à tour de rôle, nous lisions à haute voix jetée à la
mer des extraits de L’Iliade et de L’Odyssée. Le professeur Marcel Ruffo,
titulaire de la chaire de pédopsychiatrie, était le commandant de ce bateau
ivre de mots. Il y avait là un anthropologue, un artisan, un médecin.
Franchement, le Stromboli ne nous fit pas plus d’effet que la poésie oratoire
du « seigneur du chant de haute altitude ». Au demeurant nul besoin d’avoir
une culture classique pour l’apprécier, ni même un bateau.
Ensuite, parce qu’il y a dans l’œuvre tous les secrets de l’art de parler. Le
XVIIe siècle avait sacré Agamemnon, Nestor et Ulysse comme des modèles
d’orateurs, rappelle toujours Fumaroli.
Et Marie-Joseph de Chénier comptait que :
Trois mille ans ont passé sur la cendre d’Homère ; Et depuis trois mille
ans Homère respecté Est jeune encor de gloire et d’immortalité.
Enfin, pour la simple raison qu’avec Homère tout commence. « Le
monde naît, Homère chante. C’est l’oiseau de cette aurore 1. » Et c’est
toujours dommage de rater le lever du rideau.
Le rideau une fois levé, on aperçoit au loin la ville de Syracuse, au nom
énigmatique. On est en l’an 476 de l’ère préchrétienne. À proprement
parler, c’est là, sur le plateau calcaire des Épipoles, que la rhétorique, c’est-
à-dire l’art de persuader par la parole, est née. Pendant deux millénaires et
demi, de Gorgias à Napoléon III, la rhétorique ne bougea pratiquement pas,
constate Roland Barthes.
Mais disons un mot sur le terme lui-même. Aujourd’hui, chaque fois
qu’on l’emploie, qu’il s’agisse de la rhétorique de l’image, de celle de
l’inconscient ou de celle de la publicité, c’est toujours à la rhétorique des
Grecs que l’on fait allusion. Mais ce mot a mal vieilli. Recouvert de
poussière, il attire à lui des rimes railleuses. Aussi, pour ne pas lutter
vainement contre la force des préjugés, dès que l’on se sera éloigné des
fonts baptismaux, on utilisera l’expression moderne : art de persuader.
La bonne vieille rhétorique naquit donc en Grande-Grèce, à Syracuse, où
naquit aussi la comédie. Elle vint avec la liberté, à la chute des tyrans :
« Violent et sanguinaire, Thrasybule fit mourir injustement beaucoup de
citoyens et, après en avoir exilé un grand nombre sur des accusations
mensongères, il confisqua leurs biens au profit du trésor royal 2. » Le peuple
se révolta et envoya promener en exil ce voleur tyrannique. De cette colère
naquit l’art oratoire. Un art qui est donc né en même temps qu’un peuple
opprimé se libérait. Belle origine que la liberté...
Cicéron raconte comment la parole vint aux muets de la tyrannie : « Ce
fut seulement après l’abolition de la tyrannie en Sicile, quand les procès,
longtemps réglés par les tyrans, furent de nouveau soumis à des tribunaux
réguliers, que chez ce peuple sicilien, d’une intelligence aiguisée, deux
hommes, Corax et Teisias, composèrent une théorie de la rhétorique avec
des préceptes. Avant eux personne n’avait, pour parler, une méthode
raisonnée. »
Il fallait, pour récupérer son bien, savoir bien parler. En ce temps béni où
ni les avocats ni la TVA n’existaient, les plaideurs avaient recours à des
logographes, sorte d’écrivains publics qui rédigeaient des plaidoiries lues
tant bien que mal devant le tribunal. Cette manière de convaincre était peu
convaincante. Le génie de Corax et de Tisias fut de répondre à la demande
d’un public avide d’en découdre et de recoudre avec des mots, avide
d’effacer un trop long silence par le cliquetis de la chicane, avide de la vie
de la parole libre qui donne, à tort ou à raison, mais sans violence, la
victoire dans une cause judiciaire.
Pragmatiques, les compères publièrent un art oratoire à l’intention des
justiciables afin de « rendre l’argument le plus faible le plus fort ». Ils
avaient inventé la rhétorique, l’art d’argumenter à partir, non du vrai, mais
du vraisemblable. Autour d’une parcelle de terre que deux propriétaires se
disputent, comme autour d’une table, il faut désormais discuter, argumenter,
convaincre, et pour emporter le lopin séduire le juge. Hier encore, il fallait
serrer les poings pour gagner et aujourd’hui il faut serrer les mots ; le
paysan sicilien n’en revient pas et ne sait que dire. Alors on va l’aider à
dire...
Un maître en ville enseigne l’art de parler aux hommes : c’est Corax ; un
disciple rédige pendant ce temps, peut-être sur les rives fraîches de la
rivière Ciane, le premier traité d’argumentation judiciaire : c’est le fidèle et
méticuleux Tisias. Si Homère est un poète, ces deux originaux sont des
professeurs, des pédagogues : ils enseignent l’art de persuader.
Il y avait, au-dessus d’eux, surélevé, un mage vêtu de pourpre qui aurait,
paraît-il, ressuscité une morte et qui laissait entendre sur son passage une
parole salvatrice : le philosophe Empédocle. Aristote lui attribue même
l’invention de la rhétorique ! Cet inventeur d’humanité ne risquait pas de
jeter les livres au feu, mais il n’hésita pas à se jeter vivant dans le feu
purificateur de l’Etna. C’est depuis que l’on parle de la flamme de
l’éloquence...
Ces rhéteurs eurent une ribambelle d’enfants agités, presque tous frères
ennemis. Leurs noms compliqués entrent difficilement dans nos mémoires
modernes : Antiphon, élaborateur de la théorie du vraisemblable, Gorgias,
prosateur d’arguments, Protagoras, fondateur de la sophistique et véritable
professeur, Prodicos, Thrasimaque, Hippias, Lysias, Isocrate, « traqueur »
au point de ne pouvoir parler en public, mais chercheur d’euphonie,
Démosthène, le rigoureux, Platon, Socrate, les ennemis jurés des sophistes,
Aristote, systématisateur et réconciliateur, Caton, Cicéron, l’avocat et
l’humaniste, Quintilien, le synthétiseur, et bien d’autres... jusqu’à Perelman.
Il fallait bien que ces querelleurs chroniques se disputent entre eux.
L’avènement des sophistes allait déclencher une bataille homérique.
Chapitre 2
Ces coquins de sophistes
Sophiste ? Ce qualificatif n’a pas toujours eu le sens de raisonneur subtil,
d’acrobate des arguments. Il a voulu dire pendant longtemps savant, poète,
esprit ouvert. On doit beaucoup aux sophistes et ils méritaient mieux que la
mauvaise réputation que Socrate leur fit. Ce mauvais caractère leur
reprochait d’utiliser le vraisemblable à des fins coupables, d’être prêts à
tout pour convaincre, de faire prendre des vessies pour des lanternes ; de
n’accorder aucune importance à la vérité en tant que telle ; de s’abandonner
au relativisme le plus complet ; de faire de l’homme la mesure de toute
chose ; d’affirmer que tout se discute et se dispute, dans un universel
retournement des arguments. En somme, c’étaient des réalistes, ces
sophistes !
La vérité n’a pas d’adresse connue, elle loge chez l’individu, se déplace
avec lui et déménage à la cloche de bois : voilà l’intuition fondamentale des
sophistes. Dès lors, la vérité n’existant pas en tant que telle, chacun ayant sa
vérité, la meilleure des choses est de la faire valoir par les moyens les plus
efficaces, donc par la rhétorique.
Cette doctrine porte en elle le pire et le meilleur. Elle peut légitimer
toutes les violences, toutes les propagandes, toutes les publicités. Elle fonde
également le principe de tolérance ; elle combat le fanatisme et
l’intégrisme. On doit aux sophistes les premières ébauches de grammaire, la
disposition du discours, l’ornement du style, l’idée que la vérité « n’est
jamais qu’un accord entre interlocuteurs », l’insistance sur le moment
opportun pour agir, l’esprit d’à-propos, le kairos. On leur reproche d’avoir
voulu gagner toujours et à tout prix dans la course aux arguments, par tous
les tours de l’esprit.
Mais ils sont sympathiques, ces sophistes : eux, au moins, ne se
justifiaient pas de vouloir convaincre, aucune hypocrisie chez eux ; ils
voulaient se faire entendre et ne s’affublaient pas du chapeau de la vertu,
comme Cicéron ou Démosthène. À leurs yeux, toute cause est défendable,
toute cause doit être défendue, quoi qu’il en coûte, même si le prix à payer
est celui de la réprobation et de la mauvaise réputation. Ils disputent et
discutent contre les vents et les marées de l’opinion.
Les sophistes ont eu le mérite d’être des mercenaires du verbe - à leurs
risques et périls, ce qui rachète tout – , de donner la parole aux petits et
d’affirmer que tout le monde a le droit de s’exprimer. Pour les sophistes, la
voix du puissant ne porte pas plus loin que la voix du faible. Chacun dans
l’assemblée doit bénéficier du même temps de parole : c’est le principe
d’isegoria ; et la majorité dira, par son vote, qui a raison, qui a tort. C’est la
loi du grand nombre qui, selon Athénagoras, « une fois informé prend les
meilleures décisions »...
Les sophistes méritaient-ils donc d’être à ce point décriés ? Marc
Fumaroli tente une conciliation :
« Supposons qu’une trêve intervienne, et que quelques combattants
réfléchissent enfin sur ce qui s’est passé. Puisque l’on n’échappe pas à
persuader, sauf à faire le coup de poing ou de pistolet, apprenons à bien
persuader. Cela fera de nous des sophistes, mais du moins saurons-nous
notre métier et nous le ferons bien : nous ne nous leurrerons pas sur le but
que nous poursuivons, l’emporter sur autrui, mais nous leurrerons autrui un
peu moins, et surtout moins mal que les sophistes d’instinct qui ne se
connaissent pas pour tels. À ce second stade, on s’est élevé au-dessus de la
barbarie persuasive, et cette première forme d’honnêteté, artisanale ou
artiste, si sceptique et cynique qu’elle se cache, n’en a pas moins sa morale.
Elle ne peut laisser le philosophe tout à fait indifférent 3. »
La rhétorique est un instrument de culture, un art de dire et de vivre. Le
travail lucide sur l’art de persuader est un humanisme. Comme le proclame
la formule d’Isocrate : « Apprendre à bien parler, c’est apprendre à bien
vivre. »
Chapitre 3
Aristote, Démosthène, Cicéron & Cie
Un géant surgit de cette histoire de mots : Aristote, génie qui analysa en
détail le rapport de l’homme au langage. Il marque encore profondément
notre culture, à tel point qu’on se réfère à lui jusque dans les ateliers
d’écriture cinématographique aux États-Unis.
Ce contemporain anachronique est né en 384 à Stagire, bourgade
macédonienne perchée au-dessus de la mer entre Salonique et le mont
Athos. Pendant vingt ans, il travailla dans l’ombre de Platon puis, faute de
pouvoir lui succéder, il fonda sa propre école, le Lycée. N’aurait-il formé
qu’un seul élève, celui-là suffirait à sa gloire. En effet, Alexandre le Grand
s’assit petit sur les bancs de son école, et se leva grand pour conquérir le
monde. Et des détracteurs oseraient encore médire que l’art de parler ne sert
à rien...
Le général de Gaulle aimait à répéter : « Au fond des victoires
d’Alexandre, on retrouve toujours Aristote. » On lui doit tout ce que l’on
sait sur la rhétorique, qui pour lui « consiste dans la faculté de découvrir
tous les moyens possibles de se faire croire sur tous sujets ». On lui doit la
création d’une rhétorique du vraisemblable, du sens commun, du bon sens,
fondée sur le raisonnement, l’intelligence des opinions, des intérêts et des
passions humaines. On lui doit d’avoir façonné deux instruments magiques,
la dialectique et la rhétorique ; la dialectique est l’art de la discussion bien
organisée, l’instrument des sciences ; la rhétorique l’art du discours public,
l’instrument de l’opinion. Notre dette envers Aristote est immense :
« Aristote n’est pas qu’Aristote », s’écriait Michel Villey dans la discrétion
injuste de son cours de philosophie, « mais une des clés de notre culture, en
métaphysique, en morale, politique, logique. Il n’y a donc pas à s’étonner si
l’on a fini par se lasser d’entendre son nom 4... »
On cherchera midi à quatorze heures, on tournera et on virera, on lira
tous les livres ; pourtant, sous les mots nouveaux on retrouvera partout le
précepteur d’Alexandre.
Voici un autre Grec, exact contemporain d’Aristote (tous deux naquirent
en 384 et moururent en 322 av. J.-C.), et qui dut accomplir bien des efforts
pour parler en public : Démosthène. Il se mit des cailloux dans la bouche
pour travailler l’articulation, hurla contre les flots afin d’acquérir de la
puissance vocale, s’enferma et se rasa le crâne pour mieux travailler, se
piqua l’épaule avec la pointe d’une épée dans le but de corriger un tic
nerveux ; il fit des folies pour réussir à être écouté ! Alors, en cas de
découragement, il faut penser à Démosthène.
Il fut le modèle de Georges Clemenceau, qui admirait ses qualités de
simplicité et de rigueur démonstrative ; les Philippiques étaient son livre de
chevet et lui permirent d’achever à coups de mots quelques adversaires.
Un autre grand personnage antique a également une importance capitale,
mais j’hésite à murmurer son nom tant il fait vieux jeux : Cicéron !
l’antique terreur des faibles en thème, la victime expiatoire du préjugé
scolaire et de la mauvaise réputation des avocats. Malheureusement, il
demeure la propriété exclusive des universitaires qui l’enferment dans la
naphtaline de leur cénacle et le rendent inapprochable. Il faudrait un
traducteur populaire de Cicéron pour lui faire retrouver sa fraîcheur oubliée,
Cicéron traduit par Vialatte !
Mais permettez-moi de vous présenter le maître... Marcus Tullius Cicero
est né en 106 av. J.-C., à Arpinum, en pays volsque, d’une famille
honorable. Il eut la chance de vivre au plus beau siècle de l’éloquence
romaine et la malchance d’avoir à gagner sa vie sous la loi Cincia, qui
interdisait à l’avocat d’être rémunéré... Mais il lui restait la gloire, qu’il
acquit dès l’âge de vingt-cinq ans, en plaidant pour un parricide, Sextus
Roscius.
Sur la puissance de la parole en tant qu’instrument de paix, il a eu, sans
doute, les plus belles paroles : « C’est notre unique, ou notre meilleur
avantage sur les bêtes sauvages, que de parler entre nous et de pouvoir, par
le langage, exprimer nos sentiments. Aussi rien n’est plus admirable, rien
ne doit à nos yeux mériter plus d’efforts que de vaincre les hommes eux-
mêmes, là où ils l’emportent sur les bêtes 5... »
Sa pensée peut se résumer en une phrase, qui traversa les siècles : « Les
armes cèdent devant la toge. » L’affirmation, il faut l’avouer, subit
aujourd’hui quelques revers.
Le maître nous a laissé des livres, un enseignement, une méthode, un
mode d’emploi de l’art oratoire. Son enseignement figure essentiellement
dans De l’orateur.
Voici sa leçon, résumée : en matière de rhétorique, et en dehors des
causes et discours particuliers (qui n’ont pas un objet général), il existe trois
genres majeurs : le judiciaire, qui concerne les affaires civiles et pénales,
c’est-à-dire le passé ; le délibératif, qui concerne les opinions que tout un
chacun peut se forger et défendre sur les grands sujets, et tout ce qui touche
à l’avenir ; l’épidictique, qui concerne la louange ou le blâme et se rapporte
au présent. A chaque genre correspondent des arguments spécifiques.
Le travail de l’orateur selon Cicéron comprend cinq étapes évidentes :
1. D’abord, trouver des idées. C’est la moindre des choses, il n’est pas
inutile de s’y attarder : les orateurs qui se jettent à l’eau du discours sans
idées ne manquent pas.
2. Ensuite, les disposer, les répartir, les arranger suivant leur importance,
mais ils ne manquent pas, là encore, ceux qui croient qu’un beau désordre
est un effet de l’art.
3. Encore, revêtir et embellir ces idées de la « bonne » expression.
4. De surcroît, les fixer dans la mémoire.
5. Enfin, les dire comme il faut.
Voilà pour la méthode, voici maintenant pour la manière : avant toute
chose, il est nécessaire de frapper poliment au moment d’entrer, c’est-à-dire
de chercher à se concilier l’esprit des auditeurs, puis se montrer juste et
clair en exposant l’affaire, en indiquant le point de discussion, en donnant
ses preuves, réfutant les objections, amplifiant les arguments favorables.
Mais, comme dit le sage, « le plus beau des commentaires sur l’eau ne
peut pas désaltérer ». Alors que faire, pour que la plus belle traduction serve
à bien parler ? Cicéron nous a légué ses secrets, qui sont très efficaces, mais
ne peuvent se détacher d’une théorie d’ensemble.
Le maître offre la particularité d’avoir été à la fois un théoricien et un
praticien, à la différence de Démosthène, d’Aristote et de Quintilien ;
encore que ce dernier fût avocat, mais il le fut si peu... il préféra écrire sur
l’art de parler, plutôt que de mettre en application ses théories et de prendre
la parole. Mais n’anticipons pas : nous reviendrons plus loin sur Quintilien
et ses préceptes.
Pourquoi cette digression dans le passé alors que tout presse
aujourd’hui ?
Pour la beauté de la tradition, et les enseignements qu’elle dispense ;
pour rappeler que l’art de parler est né d’une exigence de justice, et qu’à ce
titre il est juste d’apprendre à parler ; qu’il est né aussi d’un effort de
maîtrise sur le monde des mots et des pensées, qu’il est donc normal de
s’entraîner à cette maîtrise, et qu’enfin il est né avec la démocratie, qu’il est
donc fondateur de démocratie.
On n’en finirait pas de raconter l’histoire des travailleurs du verbe, aussi
ai-je préféré n’en présenter que quelques figures marquantes, repères pour
une expérimentation de l’art oratoire. Il faut passer maintenant aux actes,
entrer sur le champ de bataille, apprendre, s’entraîner à prendre la parole, à
expliquer, convaincre, démontrer...
DEUXIÈME PARTIE
PRENDRE LA PAROLE
Chapitre 4
Dire ou ne pas dire, se faire maudire ou se faire
applaudir ?
L’orateur convaincant peut être tourmenté par sa conscience... Est-il bien
moral, bien honnête d’apprendre à bien parler pour mieux influencer
autrui ? Rhéteur, beau parleur, menteur ?
Vieille, très vieille question, que celle de la moralité de l’art oratoire : art
de libération, d’explication ou de tromperie ?
Le pouvoir des mots n’a, selon Václav Havel, « rien d’univoque ni de
transparent. Il peut être libérateur comme le discours de Walesa, il peut crier
gare comme celui de Sakharov, il peut avoir la force du livre de Rushdie, de
toute évidence interprété en dépit du bon sens. Car à côté de la parole de
Rushdie, il y a la parole de Khomeyni. À côté de la parole dont la liberté et
la véracité galvanisent, il y a aussi la parole qui hypnotise, qui trompe, qui
fanatise, une parole forcenée, menteuse, dangereuse, mortelle. Une parole
flèche 6 ».
On peut, grâce au pouvoir des mots, agir sur la volonté, sur les décisions,
sur la vie. Les hommes sont comme des lapins, on les attrape par les
oreilles. Les manipulateurs de mots, les illusionnistes du sens, avocats,
hommes politiques, journalistes, humoristes, publicitaires, méritent-ils le
couteau pour leur couper la langue ? Mais on fait en réalité, à travers les
hommes, le procès d’une technique, d’un art.
Le pouvoir des mots ? Huxley verse son témoignage au dossier : « Les
mots (comme les images, les expressions...) ressemblent aux rayons X ;
bien utilisés, ils peuvent tout transpercer. »
La musique reste respectable, même si Wagner suscite la folie meurtrière
de certains. De même, les rayons X sont d’abord et avant tout un outil
médical extrêmement précieux.
L’art oratoire demeure honnête, même s’il en est fait un usage
malhonnête. Ce n’est pas l’art qui est blâmable, c’est l’utilisateur. Et il faut
savoir faire la différence entre l’orateur « aux mains nues », armé de son
seul talent verbal, parfois aidé par l’autorité que lui confère un vêtement
professionnel, et l’orateur pervers, mû par des ambitions inavouables qui le
rapprochent du gourou : celui-ci se sert de tous les moyens (environnement
sonore, lumineux, gestuelle et rituels symboliques...) pour parvenir à ses
fins. Entre la persuasion et la manipulation, il y a tout de même un fossé !
Cela dit, quel bonheur que celui de pouvoir convaincre, séduire, plaire
grâce à des procédés intelligents ! De toute manière, il n’existe pas de
parole qui ne doive subir l’épreuve du feu de l’auditoire : à partir de là elle
se soumet à la discussion, à la contradiction, à l’épreuve du débat. C’est
cela qui sauve toute parole, même celle qui est travaillée, ou rusée.
L’apprentissage de l’acte de bien parler permet d’avoir une méthode de
classement et de mise en ordre des idées, un art de la clarté intellectuelle,
une audace, le relativisme du pour et du contre et, enfin, il « ouvre un autre
parler, comme font le vin et l’amour » (Montaigne).
Dans ce monde si parfait où les machines parlent pour nous, où les
hommes adoptent de plus en plus un langage de machines, où l’on parle
« électroniquement » jour et nuit, où sévit une souffrance moderne liée à la
perte du sens et de l’humanisme, n’y a-t-il pas besoin de rattraper au vol la
parole perdue, de conjurer ainsi le péril d’inhumanité qui nous menace ?
Mais faut-il vraiment apprendre à parler ? On le sait, on l’a dit et répété :
on naît poète, on devient orateur ; mais comment le devenir ? Est-ce un but
honnête ? À quoi cela peut-il servir ?
N’importe qui, interrogé sur une question personnelle, peut se révéler
bon orateur ; la passion, l’enthousiasme peuvent, un temps, remplacer tout
le savoir du monde. Mais, pour ce qui sera des autres circonstances, mieux
vaut posséder une méthode de communication. Communiquer est d’abord
une action, un acte de chair et de sang, de sueur et de peur. Il s’inscrit au
cœur d’un univers social, politique, économique, éthique, juridique,
culturel, symbolique.
Parler, c’est agir ; se taire, c’est mourir. L’art de parler est un art du
mouvement vers l’autre. Voilà pourquoi les régimes totalitaires ne crient
que par une seule voix.
La maîtrise de ces enjeux peut-elle naître de l’air du temps ? Peut-on
compter sur son seul talent ?
La réponse vient de Quintilien, mais elle ne porte aucune ride :
« Où est l’homme non seulement assez ignorant, mais même privé de
sens, pour s’imaginer qu’il y a de l’art à bâtir une maison, à mettre des
laines en œuvre, à faire un vase de terre, alors que la rhétorique serait
arrivée au point où elle en est sans le secours des règles ? Les deux (science
et naturel) sont nécessaires pour faire un orateur accompli. Le naturel tout
seul peut beaucoup sans la science, la science ne peut même pas subsister
sans le naturel. Si l’on possède les deux à un degré médiocre, c’est le
naturel qui compte le plus. Mais si l’un et l’autre sont à un degré éminent,
c’est la science qui compte le plus. Il en est comme d’une bonne terre et
d’une mauvaise : cette dernière, quelque soin qu’on en prenne, sera toujours
stérile ; la bonne au contraire rapportera d’elle-même, sans être cultivée,
mais si on la cultive la moisson sera abondante. »
En résumé, il vaut toujours mieux travailler, même si l’on a du génie !
« Parce qu’il n’y a pas d’œuvre d’art sans système 7. »
Et l’on en revient à la lancinante question : la finalité de cet art trompeur
est-elle honorable ? Question vieillotte et rebattue dans notre monde
manipulé par les médias. Ce n’est pourtant pas une raison pour négliger les
vieilleries de conscience.
On décoche quatre principaux griefs à la rhétorique : elle est fondée sur
le vraisemblable, et non sur le vrai ; elle est totalement polémique ; elle
manipule les faits et les esprits ; elle mélange (et confond parfois)
affectivité et rationalité.
Ces critiques méritent-elles d’être retenues ? Pour nous faire une opinion,
examinons-les l’une après l’autre.
Sur quoi d’autre que le vraisemblable la rhétorique pourrait-elle se
fonder ? Comment définir une vérité absolue ? Un monde humain fait de
vérités uniquement objectives serait un monde effrayant, médical,
biologique, un mur d’évidences incontournables. La vie sociale est faite du
pour et du contre. Les causes les plus justes ne s’imposent jamais d’elles-
mêmes, mais leur vérité et leur justice n’apparaissent souvent qu’après
coup. Calas a eu besoin de Voltaire pour faire reconnaître son innocence, et
encore ne lui fut-elle signifiée que dans l’au-delà, par le truchement de la
postérité.
La justice est loin d’être au coin de tous les bois de justice ! On y trouve
plus souvent l’injustice. Rien n’est facile, la justice ne coule pas de source,
sinon de source empoisonnée. La grande folie est de croire qu’il suffit de se
baisser pour la ramasser. La justice est toujours un combat ; elle se
conquiert de haute lutte.
Voilà pourquoi la rhétorique, instrument de la guerre des mots, est
naturellement polémique. Mais la guerre des mots est une guerre pacifique,
démocratique.
De fait, si on se parle, on ne se piétine pas. On sait, grâce à Lacan
notamment, que le crime est un échec de la parole. Alors vive la parole,
même si elle cherche à parodier, à manipuler. Dans la vie, tout le monde
manipule tout le monde. L’important est de le savoir. À chacun sa cause et
que chacun se batte pour elle. Le meilleur antidote à la manipulation est
l’apprentissage de la manipulation, donc la connaissance de l’arsenal
rhétorique ; et qu’importe si celui-ci fait coexister, comme dans toute
l’humanité, l’affectif et le rationnel : c’est la vie ! Et la vie se venge
toujours des menteurs. Lincoln disait : « Il est possible de tromper une
personne tout le temps. Il est possible de tromper tout le monde pendant un
certain temps. Mais il n’est pas possible de tromper tout le monde tout le
temps. »
Et puis, au fond, le pouvoir des mots, s’il se déploie dans la liberté de la
contradiction, vaut mieux que tous les autres pouvoirs qui ne relèvent pas
de l’esprit, mais sont autrement plus destructeurs !
L’art verbal est donc régi par des règles, en quelque sorte, une
grammaire. S’il existe des règles, mieux vaut les apprendre ; elles apportent
méthode et clairvoyance. La réticence à l’égard d’un enseignement procède
de l’orgueil romantique dans le génie naturel. La blague ! Le génie est une
chose, mais que serait-il sans travail ?
On peut décréter avec Molière, dans La Critique de l’École des femmes :
« Je voudrais bien savoir si la grande règle de toutes les règles n’est pas de
plaire, et si une pièce de théâtre qui a attrapé son but n’a pas suivi un bon
chemin. » La règle de toutes les règles est en effet de plaire, entendez de
convaincre. Mais pour arriver à ce but, il faut connaître toutes les autres
règles, savoir manier l’outil, entrer dans l’atelier verbal.
Ce qui n’empêchera pas l’orateur d’être un artiste, en ce sens qu’il
invente, au-delà d’une technique, des formes, des émotions, des images, des
arguments, sur la page invisible de l’improvisation ; en ce sens aussi que,
comme le funambule, il marche sur un fil ténu, environné de vide et de
bruit, pour offrir un spectacle où il se risque dangereusement ; en ce sens,
enfin, qu’il ignore jusqu’au dernier mot ce qu’est sa performance, s’il
réussira ou non à transfigurer le quotidien et le banal.
Mais l’artiste du verbe a besoin, comme le funambule, d’une technique,
d’un entraînement ; ceux-ci ne peuvent être que la rhétorique. En général,
on se casse la tête pour parler d’elle sans la nommer ; c’est injuste, parce
qu’on lui doit beaucoup. Elle a été discréditée par ses propres fils : Victor
Hugo voulait lui faire la guerre, et Verlaine lui tordre le cou... Depuis,
supprimée des programmes en 1885, elle pend au gibet des anachronismes
injustes.
Il est amusant de retrouver, dans les traités contemporains, les vieilles
règles prétendument ringardes, déguisées sous un aspect moderne et dans le
vent. Elle sert encore, la rhétorique, mais chut ! il ne faut pas murmurer son
nom... même si elle crie des slogans publicitaires sur tous les murs des
villes.
« La rhétorique comme art oratoire n’est pas morte. La presse et les
moyens de diffusion électriques apportent le forum à domicile. La
rhétorique est présente dans la publicité, dans la politique, dans tout ce qui
est matière à endoctrinement. Le public peut trouver de l’intérêt à connaître
par leur nom quelques-uns des procédés dont il est destinataire 8. »
Et pourquoi avoir honte de cet art qui a formé les plus grands écrivains
de notre langue ? Prévert, Céline, Cendrars, Vialatte, pour ne citer que
quelques modernes, sont tous des professeurs de rhétorique (ou, à tout le
moins, d’excellents élèves), mais bien malin qui les y prendra : ils cachent
le métier ; c’est le triomphe de l’art.
« On ne gagnera pas la bataille économique sans batailler sur les mots.
En les jetant aux ordures de l’archaïsme, nous jetons les armes. Le Japon
triomphe en s’étayant sans cesse sur sa propre culture. Nous ne vaincrons
pas dans l’abandon de la langue. Futilité ? Détail ? Marge ? Ce qu’on dit
mal n’est pas toujours mal pensé. Mais très vite on se met à penser ce qu’on
dit mal et l’on pense faux. Il est temps que le mot “académique” désigne
une vertu et non plus un vice. Il est temps d’instituer 9. »
Jean Gaspard Deburau, le mime (tiens, encore un art inventé en Sicile à
la même époque que la rhétorique), disait sous son masque de poudre
blanche, tarte de lune : « La nouveauté, c’est vieux comme le monde. »
Vieille nouveauté, technique antique et toujours d’actualité, la rhétorique
est une méthode moderne de communication, une technique d’expression
orale, un art de parler en public, un art d’argumenter - on n’en finirait pas
de citer les étiquettes modernes collées sur la rhétorique ancienne, relookée
au goût du jour. Quelles sont aujourd’hui les applications de cette jeune
ancêtre ?
Premièrement, elle sert à persuader. Comment est-elle censée s’y
prendre ? Par la raison et le sentiment ; à la raison correspond l’argument,
au sentiment correspondent le caractère de l’orateur et celui de l’auditoire.
L’hybridité de la persuasion tient à son aspect à la fois argumentatif et
oratoire.
Deuxièmement, elle sert à comprendre l’autre. C’est un art divinatoire
difficile qui réclame psychologie, disponibilité, écoute fraternelle, écoute
contrebandière, écoute analytique, introspection et détachement de soi.
Pourquoi cette dernière qualité ? Parce que l’orateur qui ne s’occupe que de
lui parlera pour lui-même, et donc à côté des autres. Le bon orateur est un
narcissique altruiste ! Il n’existe pas de rhétorique solitaire.
Un vieil avocat que je fatiguais de questions, il y a bien longtemps, sur
l’art de parler, m’avait sèchement répondu : « La rhétorique ! la rhétorique !
Peuh... Peuh... La seule rhétorique, c’est celle de la poignée de main ! Tu
serres la main du juge et tu dois savoir à quel caractériel tu as affaire. »
Dans mon ignorance d’alors, j’avais ressenti un profond mépris pour cet
avocat ignare, vulgaire, maquignon. Et pourtant, il avait entièrement raison.
Peut-être que s’il m’avait cité Francis Bacon, j’aurais cédé à l’argument
d’autorité : « Si l’on veut manœuvrer un homme, il faut connaître ou bien sa
nature et ses façons et le conduire par ce moyen, ou ses desseins et ainsi le
persuader, ou ses faiblesses et ainsi l’effrayer, ou encore ceux qui lui portent
intérêt et ainsi le gouverner. »
En traitant avec des gens rusés, il nous faut toujours considérer leurs buts
pour interpréter leurs discours ; et il est bon de leur en dire le moins
possible, et ce à quoi ils s’attendent le moins. Dans une négociation
difficile, il ne faut pas chercher à semer et à récolter en même temps, mais
préparer son affaire et la laisser mûrir peu à peu 10. »
La rhétorique sert, troisièmement, à découvrir. Elle recherche non point
la vérité absolue qui « n’est ni au ciel ni sur la terre, et pas davantage entre
le ciel et la terre », d’après un évangile apocryphe, mais le vraisemblable.
La vie n’est jamais catégorique, elle oscille entre le plus et le moins
vraisemblable, le plus et le moins probable. Il faut choisir entre ces
incertitudes plausibles. Le métier de la rhétorique, c’est, dans l’échange
dialectique, d’aider le juge, le tiers désintéressé, l’électeur, l’auditeur, le
lecteur ou le simple interlocuteur, à se forger une opinion grâce aux
arguments fournis de part et d’autre. En ce sens la rhétorique éclaire
l’opinion.
Enfin, quatrièmement, elle sert à apprendre. Elle fournit les instruments
pour construire des cathédrales de mots, des architectures de pensées. On ne
peut pas persuader sans comprendre, sans inventer, sans ordonner, sans
enchaîner, sans communiquer. Cela s’apprend ! Mais on ne l’enseigne
plus...
Je cite un témoin, Marc Fumaroli : « L’acte de bien parler, autrement dit
de s’adresser à autrui et de lui dire quelque chose qu’il prenne vraiment
pour lui, c’est en réalité l’humanitas même dont faisaient grand cas les
Anciens. Il n’est plus possible aujourd’hui de faire passer l’art qui y prépare
comme un luxe de riches oisifs et d’héritiers. La souffrance moderne, le mal
du siècle, est d’abord dans la perte de cette humanitas, dans l’aphasie et
l’amnésie qui nous gagnent, au beau milieu de la surabondance des
informations et des communications 11. »
Un dernier mot pour la défense du mot : rhétorique ? Ce terme fait
tellement peur que j’ai renoncé à intituler ce livre d’un titre qui m’aurait
plu, mais qui aurait fait fuir le lecteur : Rhétorique moderne. Et pourtant ce
mot maudit signifie tout simplement « art de parler aux autres, d’agir, dans
le respect des lois et des libertés, sur le psychisme, au sens large, d’autrui ».
Il signifie aussi « ensemble des règles qui apprennent à bien parler et
réflexion sur la parole afin de l’adapter au mieux à l’autre ».
La rhétorique est le produit de la civilisation gréco-romaine, la synthèse
de siècles d’efforts enfin transmise par Aristote pour Athènes, par Cicéron
et Quintilien pour Rome, par saint Augustin pour l’Église. Cet héritage a
nourri l’esprit des hommes pendant des siècles, et puis, d’un coup, on l’a
laissé apparemment tomber. Il réapparaît dans les années 1960, mais jamais
le mot « rhétorique » n’est franchement employé : Perelman publie un
Traité de l’argumentation qui révolutionne la rhétorique. Mais cette
discipline demeure soit la propriété des universitaires, soit l’apanage des
spécialistes de la publicité.
Les avocats, premiers usagers de la parole publique, l’ignorent souvent.
Il est donc temps d’agir en sa faveur ! Ouvrons les portes de l’atelier
verbal pour gravir les échelons du verbe : apprenti, compagnon, maître mot.
Chapitre 5
L’art de se présenter, l’art de se rencontrer : ethos et
pathos
L’art verbal repose sur quatre piliers : l’invention, l’élocution, la
disposition et l’action ; ou, si l’on préfère, la recherche de ce que l’on va
dire, l’ordre dans lequel on va le dire, la forme et la manière dont on va le
dire et le fait de dire. On peut, certes, se passer de tout cela, mais à la seule
condition de l’avoir appris ! Nous allons étudier ces quatre piliers dans les
pages suivantes.
Mais, n’importe quel architecte vous le dira, des piliers ont toujours une
fonction précise : supporter une voûte. En matière de prise de parole, il y a
toujours trois buts à atteindre ; persuader, plaire, émouvoir. Les chemins qui
y conduisent rencontrent souvent les murs, les ronces de la résistance ; la
parole est un art de l’obstacle, alors mieux vaut savoir sauter et... retomber !
C’est l’instant du grand silence intérieur, de la méditation sur le sujet, sur
ce qu’on va avoir à dire. Cette prière pour une intervention future, on peut
la faire assis, debout, couché, immobile ou mobile. La marche aide le
cerveau à marcher.
Premier travail : s’interroger sur l’auditoire, l’imaginer, le voir, le
rencontrer, le toucher. De loin, le regarder. S’identifier à lui pour qu’il
s’identifie à soi, l’imiter pour qu’il imite, l’assimiler pour qu’il s’assimile. Il
faut de la psychologie, une certaine qualité d’intuition, de magie sensorielle.
Savamment, on dit que l’orateur doit placer le discours sous l’angle
oratoire. Pour y parvenir, il doit dominer son sujet.
Deuxième travail : rechercher les arguments. C’est évidemment dans
l’objet de son intervention qu’il faudra les chercher, cependant il existe des
moyens et des techniques annexes pour s’aider dans cette recherche. Dans
sa Rhétorique, Aristote passe en revue les différents moyens de préparer
une argumentation. Il les range sous trois grandes catégories : l’ethos (ce
qui se rattache à l’orateur lui-même), le pathos (ce qui touche le public), et
le logos (la logique, le raisonnement, les exemples et images). Ce dernier
fait l’objet de développements ultérieurs (voir notamment la troisième
partie de ce livre). Nous allons maintenant envisager les deux premiers,
ethos et pathos.
Faire face : l’ethos
L’ethos, c’est l’image morale que l’orateur donne de lui. Il construit, par
sa parole, une représentation de lui-même, qui réagit sur la situation
d’argumentation. Il met son crédit d’image au service de son propos. Il doit,
à tout le moins, apparaître sérieux, sincère, sympathique. Ses mots, ses
gestes, son allure, son ton, son regard, son vêtement, tout en lui porte du
sens et vise à le présenter à l’auditoire comme un être sérieux, sincère,
sympathique.
Laurent Fabius rate son ethos quand, lors d’un débat télévisé, il répond à
Jacques Chirac qui vient de le traiter de roquet : « Vous parlez au premier
ministre de la France. » Autre exemple : les canines pointues, puis limées,
de François Mitterrand appartiennent au registre de l’ethos.
Il s’agit de disposer favorablement l’auditoire : « Si, par exemple, celui
qui parle s’énonce avec facilité, s’il garde une mine agréable, [...] s’il a l’air
d’un honnête homme et d’un homme d’esprit, si c’est une personne de
qualité et d’un grand train, s’il parle avec autorité et gravité, [...] enfin s’il
est assez heureux pour plaire et pour être estimé, il aura raison dans tout ce
qu’il avancera et il n’y a pas jusqu’à son collet et ses manchettes qui ne
prouveront quelque chose. Mais s’il est assez malheureux pour avoir des
qualités contraires à celles-ci, il aura beau démontrer, il ne prouvera jamais
rien 12. »
On voit l’importance du paraître, au sens le plus noble du terme. Le
costume rouge sang du magistrat, la robe noire de grand deuil des illusions
humaines des avocats, la blouse blanche du médecin, la vieille soutane
d’antan du curé de campagne, tout ce décorum sert, par l’image, la chose à
dire.
Il suffit, pour s’en convaincre, de voir le juge officier dans la majesté de
son habit, puis de le revoir au sortir de l’audience, dans la trivialité de son
costume élimé, étriqué ; il est un autre homme, plat et ordinaire.
La personne est, selon la formule de Perelman, « le contexte le plus
précieux pour apprécier le sens et la portée d’une argumentation. » À tout
prendre, on écoutera plus volontiers, en matière économique, le conseil
d’un riche industriel que celui d’un failli, même si le premier est un âne et
le second un génie.
La « preuve éthique » joue un rôle considérable, compte tenu de la
médiatisation de la vie sociale ; l’image oratoire est au premier plan ; le
paraître, paradoxalement, fait l’être : « Je parais donc je suis. »
Évidemment, l’idée de sincérité en prend un coup, et pourtant, la règle
qui règle tout, c’est la sincérité. On ne peut pas être sincère tout le temps,
c’est vrai, mais il n’existe pas de situation humaine, sauf répulsion
ontologique, qui ne porte en elle un élément susceptible d’attirer la
sympathie. Il faut le chercher, le trouver, l’extraire et s’y accrocher.
Tout d’abord, rester simple et sincère envers soi-même : « En suivant sa
bonne petite vérité intérieure, on est sûr de ne pas se tromper et que l’on
acquiert je ne sais quelle tranquillité d’âme que rien ne peut plus altérer 13. »
Être sincère est fondamental, mais est-ce suffisant pour apparaître comme
« un orateur digne de foi » ? Mais de quelle foi s’agit-il ? La foi en la
réussite, celle que l’orateur met en lui, celle qu’il porte à son propos, celle
qu’il nourrit pour sa cause ? La foi, on le sait, peut soulever des montagnes,
mais il faut, ici, tout de même, aider la poussée.
Aristote disait : « C’est surtout aux honnêtes gens qu’on accorde son
attention 14. » Le drame, c’est que l’on peut être parfaitement honnête et
paraître malhonnête... et inversement.
Il suffit, par exemple, de donner l’impression de manquer d’objectivité,
de ne pas respecter les faits pour paraître malhonnête. Il faut donc se
montrer « relativement objectif ».
Il faut également mettre en valeur les qualités qu’on est censé ne pas
posséder : dans ce but, l’orateur réputé trop habile bredouillera. Le
politicien de droite réputé sans cœur dira à son adversaire réputé généreux
par affiliation idéologique (Valéry Giscard d’Estaing à François Mitterrand,
lors d’un débat télévisé en 1974) : « Vous n’avez pas le monopole du
cœur. » L’avocat réputé agressif recevra des coups sans réagir... tout de
suite. Le journaliste réputé grincheux se moquera de lui-même. Le
professeur hautain admettra qu’il peut se tromper.
De toute manière et en toute situation, il faut adopter à l’égard de soi-
même une certaine désinvolture, un certain humour ; cela nous évitera de
faire comme tous les gens honnêtes qui ne cessent, selon Brassens, de se
mentir à eux-mêmes, et ainsi de mentir aux autres. Il faut se dire la vérité,
pour le meilleur et pour le pire, et ne pas craindre de rire un peu de soi :
« On a si souvent ri de moi et j’ai pris tant de plaisir à me joindre aux
railleurs que je ne sais souvent pas moi-même si je pense ce que je dis ou si
je me moque », écrivait Georg Groddeck 15, le Montaigne de la
psychanalyse.
Un journaliste célèbre avait méchamment diffamé un comédien non
moins célèbre ; les deux célébrités ne jouaient pas dans la même catégorie ;
le diffamateur était famélique et le diffamé athlétique. À la terrasse d’un
café mondain, le journaliste mondain sirotait un verre, le petit doigt en l’air,
quand le comédien vint à passer ; il se rua sur lui, le saisit par le revers, et
devant l’assistance ravie le gifla d’un ample aller-retour ; l’atterrissage fut
brutal, rapetissant. Les gens riaient. Que fit le journaliste décoiffé, rougi,
fessé ? Il se releva, s’épousseta et toisa l’agresseur du bas de sa petite
taille ; puis, sur un ton de mépris, il lui lança de bas en haut : « Monsieur,
savez-vous que vous venez de frapper un lâche ? » Il se rallia ainsi les
moqueurs, qui se retournèrent contre l’autre.
Rire de soi est sans aucun doute le seul exercice qui rende intelligent et
sympathique ; mais c’est un exercice difficile. D’une manière générale, il
est très délicat de faire rire. Quintilien reconnaît que c’est la chose la plus
difficile à réussir dans l’éloquence. C’est pourquoi tant d’orateurs, tant de
comiques sont tristes comme des tentures funèbres.
Un autre exemple de preuve par l’ethos, souvent cité, et magnifique
celui-là, se trouve dans l’œuvre de ce grand rhétoriqueur de Molière :
Tartufe vient d’être dénoncé par le fils d’Orgon ; il est pris en flagrant délit
de fourberie ; l’image oratoire va produire son plein effet persuasif au profit
de Tartufe : va-t-il nier s’être mal comporté ? Point du tout. Il est un dévot,
et sa parole va être celle d’un dévot... habile :
Oui, mon frère, je suis un méchant, un coupable,
Un malheureux pécheur, tout plein d’iniquité,
Le plus grand scélérat qui jamais ait été ;
Chaque instant de ma vie est chargé de souillures ;
Elle n’est qu’un amas de crimes et d’ordures ;
Et je vois que le ciel pour ma punition,
Me veut mortifier en cette occasion [...]
Non, non : vous vous laissez tromper à l’apparence,
Et je ne suis rien moins, hélas ! que ce qu’on pense ;
Tout le monde me prend pour un homme de bien ;
Mais la vérité pure est que je ne vaux rien.
Incroyable, mais vrai : Tartufe dit la vérité, mais Orgon ne le croit pas,
tant la preuve par l’image oratoire est forte. Mais il y aura le dessous-de-
table, et Tartufe perdra alors tout crédit.
L’ethos titille toujours. On en trouve la preuve dans la question
métaphysique du costume des membres de la Cour de justice de la
République désignés pour juger trois ministres dans l’affaire du sang
contaminé. Comment allaient-ils donc se vêtir ? Cette seule question
souleva une dispute qui ne dura pas moins de six mois ! Les gens les plus
graves prennent très au sérieux l’image oratoire : rat de ville ou rat de
robe ? Tenue civile ou robe noire ? Tenue grise de ville pour les
parlementaires ou robe noire pour les juges professionnels ? La robe avec
ou sans écharpe, avec ou sans baromètre ?
Le président Le Guhenec voulait la robe pour tous, mais d’autres
membres ne voulaient pas entendre parler de cet accoutrement volatil.
Pendant le temps de cette controverse stérile, les victimes attendaient la
justice qui n’est jamais nue, même si elle est rarement vue. Un vote eut lieu,
un vote grave, un vote vestimentaire. La robe l’emporta sur le costume de
ville par 17 voix sur 30.
Cette anecdote peut être traitée sur le mode comique, ce qui est la
meilleure manière de ne pas la comprendre ; elle est, en réalité, très
sérieuse, car si l’habit ne fait pas le moine, il fait l’apparence du juge.
Après l’ethos froufroutant, disons un mot de l’ethos lyrique, qui structure
l’histoire : le poète russe Goumilev fut assassiné par la police de Lénine
parce qu’il n’avait jamais cessé de sourire, tant chez le sinistre procureur
que sous la torture, que pendant le chemin vers le peloton d’exécution,
qu’au moment de mourir. Ce sourire sans arme, quelle arme !
Face à face : le pathos
À trop parler de soi et de l’effet qu’il faut produire, on finirait par oublier
l’essentiel, c’est-à-dire l’auditoire ; il ne suffit pas de se préparer soi-même,
il faut aussi préparer l’autre, le spectateur, l’auditeur. Et cela nous amène au
pathos. Ce mot compliqué signifie « l’ensemble des émotions, passions et
sentiments que l’orateur doit susciter dans son auditoire grâce à son
discours 16 ».
Cela oblige à rechercher l’angle sous lequel on doit prendre l’auditoire
pour le convaincre ; c’est le contraire du rebrousse-poil. Il passe par la
psychologie des auditeurs. Pas de communication sans communion ; pas de
communion sans identification : l’orateur doit rechercher la communication
par la communion et l’identification. On voit l’importance de la
psychologie. C’est le moment de rappeler ce que la littérature, le théâtre,
l’analyse des passions doivent à l’art de parler en public. Créer
l’identification est le premier travail du dramaturge, c’est la première tâche
de l’orateur.
Comment créer cette magique rencontre ? Les lois du théâtre, filles de la
rhétorique, l’expliquent : par l’accroche, la crainte, la pitié, la frustration, le
changement de fortune, la reconnaissance, la méprise, le malentendu, le
quiproquo, la condition sociale, la morale, la dette, les difficultés partagées,
les corps meurtris 17...
L’homme ne pense qu’à lui. Faut-il en rire, faut-il s’en étonner, faut-il
s’en indigner vertueusement sous cape ? Je ne résiste pas au plaisir, oui, le
mien, comme par hasard, de vous faire partager l’analyse de ce lucide
coquin de Groddeck :
« Celui d’entre nous qui est honnête sait bien que nous rapportons
toujours tout à nous ; c’est une erreur plus ou moins sincère que de croire
que nous vivons pour les autres ou pour quelque chose d’autre. Cela, nous
ne le faisons jamais, pas un instant, jamais. [...] Le Christ le savait bien ; car
n’est-ce pas lui qui a émis ce commandement, considéré sans doute par lui
comme le suprême idéal, presque impossible à atteindre : “Aime ton
prochain comme toi-même” ? [...] Le Christ était convaincu que l’être
humain s’aime avant tout lui-même ; c’est pourquoi il flétrit les belles
déclarations vertueuses des “gens de bien” de pharisaïques ou d’hypocrites,
ce qu’elles sont, en effet 18. »
Dans l’intérêt de ce qu’il va dire, pour servir la persuasion, l’orateur doit
donc s’oublier pour ne penser qu’à l’auditoire. Mais qu’est-ce qu’un
auditoire ?
Autant s’interroger sur la synthèse des opinions et des sentiments
humains qui dans un petit ou un grand groupe s’entrechoquent, se
contredisent, s’interpénètrent, fusionnent, divorcent et se réconcilient.
Perelman 19 définit trois types d’auditoire : l’universel, l’individuel et
l’intérieur.
L’auditoire universel est « constitué par chacun à partir de ce qu’il sait de
ses semblables, de manière à transcender les quelques oppositions dont il a
conscience ». Comme son nom l’indique, l’auditoire individuel est constitué
par un seul individu. L’auditoire intérieur, quant à lui, n’est constitué que
par soi-même.
La délibération avec soi-même était pour Pascal le plus sûr moyen
d’arriver à la vérité : « Le consentement de vous-même à vous-même est la
voix constante de votre raison. » Aller de soi aux autres, voilà le chemin
difficile que l’orateur doit parcourir ; aussi, à moins d’être spécialisé, lui
faut-il une disponibilité intellectuelle et émotive, une réceptivité sans
préjugé, un impitoyable sens critique à l’égard de lui-même, de ses idées, de
ses arguments ; sinon, comment pourrait-il à partir de lui trouver la route
des autres, se mettre à la place de l’autre ? Un moyen d’arriver à cette
dialectique intérieure est de tenir un journal ; le papier renvoie la parole
comme un tiers le ferait. Mais je reviendrai sur cette idée plus loin (chapitre
14).
Un autre moyen consiste à simuler les situations d’argumentation avec ou
sans comparse, avec ou sans enregistrement (audio ou vidéo). Le livre peut
être un bon punching-ball, à condition de se colleter avec lui, comme le
faisait Voltaire ; il faut feuilleter le Corpus des notes marginales 20 pour voir
comment cet intellectuel hors normes s’entraînait à discuter avec ses livres ;
en marge, on découvre un combat d’idées, un combat passionnant et sans
fin. On peut aussi être à soi-même un excellent punching-ball ; il faut, sans
pitié, se porter des coups : quelles sont les faiblesses d’un argument, quelle
réplique lui apporter, comment le renforcer, comment l’améliorer ? Il faut
être à soi-même un rhéteur intraitable, un critique cruel, un adversaire
pervers : ne rien se passer, aucun tour de passe-passe !
S’adresser à un homme, cent hommes, mille hommes nécessite qu’on se
souvienne d’une évidence pas si évidente : ne jamais oublier que l’homme
est fait d’une tête, d’un corps et d’une paire de jambes, et que l’on doit
parler, dans le même temps, à Bergson et à Mistinguett.
« Si on parle à l’homme pour agir sur l’homme, il faut accepter l’homme,
le prendre tel qu’il est pour le faire autre qu’il n’est. Traiter l’homme en pur
esprit et ne lui appliquer que le pur raisonnement, c’est se condamner à
l’impuissance, puisque l’homme a un corps qui, dans l’état de la nature
déchue, altère et tyrannise l’esprit. Il faut donc s’adresser à l’homme tout
entier, raison et volonté, intelligence et sens 21. »
Auditoire, qui es-tu ? As-tu donc une âme ?
On respire un auditoire à petits poumons, par brises parfois trompeuses.
Il faut avoir le sens du vent mental. Le meilleur moyen de développer ce
sens est de s’intéresser sincèrement aux autres, de s’efforcer de les
caractériser, de les analyser, de les comprendre. Après, il faudra chercher
dans le groupe l’ami inconnu afin de lui parler.
Mais qu’est-ce qu’un groupe ?
Il y a le petit groupe et le grand groupe. Le petit groupe (douze
personnes) est l’échelon intermédiaire entre l’individu et la foule.
On peut dire qu’un groupe existe à partir du moment où ses membres
sont reliés entre eux par un courant affectif et par un dénominateur
commun : leader, idéal, projet. Pour comprendre un groupe, il faut savoir
compter en données préhistoriques : ensemble, trente agrégés de lettres
afficheront un comportement très proche de celui de trente camionneurs,
pour des raisons physiologiques liées au phénomène du groupe. L’homme
plongé dans un groupe devient le groupe : il vit, pense, agit selon le groupe.
Le prestige de la quantité démultiplie son abdication devant le nombre et sa
fermeté devant l’orateur : « L’orgueilleux sentiment de leur nombre enivre
les hommes rassemblés et leur fait mépriser l’homme isolé qui parle 22. »
Quelle est la raison de ce mépris du grand nombre pour l’individu ? Pour
répondre, il faut s’aider d’une connaissance rudimentaire, mais
indispensable, du cerveau humain : on distingue, en son intérieur, deux
zones principales, le cortex et le thalamus. L’écorce cérébrale représente la
zone supérieure, fondement des processus conscients, rationnels,
intellectuels ; le thalamus représente la zone inférieure, assise des
déploiements inconscients, irrationnels, affectifs. Il est, d’une certaine
manière, la tribu humaine. C’est le cerveau primitif, reptilien.
L’intense circulation affective qui électrifie le groupe privilégie le
fonctionnement thalamique. Plus les individus seront nombreux, plus
l’activité thalamique sera sollicitée. En conséquence, plus le thalamus est
agité, moins le cortex l’est. L’homme seul est moins soumis aux agitations
de son thalamus que l’homme en groupe qui obéit alors à son affectivité. La
logique si chère à Pascal ne guide plus personne en situation de nombre. La
dualité humaine, ce double que Gogol a génialement dépeint, surgit de la
foule.
L’orateur doit en permanence tenir compte de cette relation entre la
neurologie et l’arithmétique élémentaire ; entre le grand et le petit nombre,
entre le haut et le bas.
Haut, bas, fragile : en toutes circonstances, l’être humain demande une
manipulation délicate. Comment appréhender par la persuasion et la
conviction la complexité de l’écheveau humain ? Un mot, maître mot du
ballet des mots, dit le précepte en cette matière : adaptation ! Le mur sur
lequel l’orateur se fracasse est celui de la résistance. La puissance de
pénétration d’un argument tient essentiellement à sa capacité de s’adapter
au terrain, de forcer les objections dites et non dites.
Mais comment venir à bout des résistances d’un auditoire ? En premier
lieu, il faut venir à bout de ses propres résistances ; lorgner les souterrains
de son moi, trouver du courage « pour se supporter, supporter sa propre
méchanceté, ou mieux sa propre humanité. Celui qui ne sait pas qu’il a lui-
même guetté ainsi derrière chaque haie, chaque porte, celui qui est
incapable de parler des tas d’ordures cachées derrière ces portes et ces haies
et encore moins de se souvenir du nombre d’ordures qu’il y a lui-même
déposées, celui-ci n’ira pas bien loin. C’est en s’observant soi-même que
l’on apprend à mieux connaître les résistances 23 ».
Ceux que la spéléologie de l’âme rebuterait - ils auraient tort - devront
cependant s’en tenir toujours à ces règles de prophylaxie de la résistance :
D’abord, se montrer solidaire du groupe.
Ensuite, se montrer impartial, ce qui ne veut pas dire objectif.
Encore, rester dans le registre de la normalité.
De surcroît, favoriser l’imitation, l’identification.
Enfin, considérer l’être humain comme un « symbole ».
Écoutons le conseil de ce vieux malin de Voltaire, aux philosophes qui
s’apprêtent à lutter pour Calas. Il relève du pathos, de la prise en
considération de l’auditoire, du jeu des symboles : « Voici, mon cher grand
homme, le mémoire tel qu’il est fait pour les catholiques. Nous nous faisons
tous à tout, avec l’apôtre ; il m’a paru qu’un protestant ne devait pas
désavouer sa religion, mais qu’il devait en parler avec modestie et
commencer par désarmer, s’il est possible, les préjugés qu’on a en France
contre le calvinisme, et qui pourraient faire un très grand tort à l’affaire
Calas. Comptez qu’il y a des gens capables de dire : “Qu’importe qu’on ait
roué, ou non, un calviniste ? C’est toujours un ennemi de moins dans
l’État.”
« Soyez très sûr que c’est ainsi que pensent plusieurs honnêtes
ecclésiastiques. Il faut donc prévenir leurs cris par une exposition modeste
de ce que la religion protestante peut avoir de plus raisonnable. Il faut que
cette petite profession honnête et serrée laisse aux convertisseurs une
espérance de succès [...] nous avons une viande plus crue pour les pays
étrangers. Ce mémoire-ci est pour la France, et il est au bain-marie 24. »
Que cela est joliment dit, si l’on met de côté la rouerie de Voltaire ! C’est
qu’il a, lui, les mots pour le dire, et une belle cause à gagner.
Les mots pour le dire ? Voilà posée la question du logos, que Voltaire
définissait, dans son Dictionnaire philosophique, comme l’articulation entre
parole et raison. Le logos, c’est le discours en lui-même, l’argumentation
proprement dite, le fleuve dont les deux rives sont l’ethos et le pathos.
Après avoir exploré ces rives, il est maintenant temps de nous jeter à l’eau,
et d’apprendre à nager.
Chapitre 6
Le carnaval des mots Ce qu’il ne faut pas faire
À parler, comment parler ? À argumenter, comment argumenter ? Où
trouver de l’aide en cas de panne verbale ? En cas de panne d’arguments ?
Là, il faut ouvrir la boîte à outils, qui contient un bon dictionnaire de
langue, un dictionnaire des analogies, un dictionnaire étymologique, un
dictionnaire de rhétorique.
Si tous ces outils sont fort utiles, un seul est indispensable : le bon vieux
dictionnaire. Blaise Cendrars, même quand il écrivait sur les terrasses
bleues de l’Estaque, ne s’en séparait jamais ; et Vladimir Nabokov le
considérait comme aussi important que le sens artistique, l’imagination et la
mémoire. A mon humble avis de mauvais élève, il ne faut pas suivre les
prescriptions de la faculté dans l’usage de ces médicaments scolaires que
sont les dictionnaires. Il faut les prendre sucrés de curiosité, de
gourmandise.
A ce propos, liaison facile (mais dangereuse), je voudrais en venir à la
question des péchés capitaux à ne pas commettre.
Les erreurs d’utilisation
1. La superfluité
Elle consiste dans le fait de dire des choses qui ne sont pas nécessaires ;
de fatiguer l’auditeur pour rien ; de diluer chaque information ; de parler
pour parler. Faites des économies, l’auditeur s’enrichira et le profit sera
pour vous. Gagnez du temps, faites court, allez à l’essentiel, appliquez la loi
de la synthèse. Les hommes sont pressés, qu’à cela ne tienne : pressons-
nous.
Un maître dans la parcimonie du langage est, évidemment, un
Auvergnat : Blaise Pascal. « Pascal ne dit que pour l’utilité, intellectuelle ou
spirituelle, jamais pour le seul plaisir d’entendre le son de sa voix. [...] Son
éloquence n’est jamais plaisir gratuit 25. »
2. L’obscurité
Elle consiste dans l’absence de clarté, dans le fait d’éteindre la lumière
tout en criant : regardez-moi !
Être clair ? C’est se souvenir que tout discours, écrit ou oral, est fait pour
être compris ; ce que La Bruyère dit à sa manière : « Est-ce un si grand mal
d’être entendu quand on parle et de parler comme tout le monde ? »
Il existe une esthétique de la clarté, qui est non seulement la politesse de
l’homme de lettres, mais également celle de l’homme du verbe.
D’où vient donc le manque de clarté ?
D’abord, il est dû la prétention de certains orateurs, qui croient déchoir
s’ils sont clairs dans leurs propos.
Il réside ensuite dans le fait que l’orateur conçoit mal ce qu’il veut dire ;
or, comme chacun sait, « ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement ».
Enfin, dans un dérèglement de la boussole : l’orateur ne sait pas où il va ;
ce qu’il cherche lui demeure confus ; il se jette tête baissée sur les obstacles.
Il existe un rapport entre la visée du discours et sa clarté. Si l’intention de
dire n’est pas nette, le discours sera confus. Il est important de toujours
garder présent à l’esprit que ce que l’on dit doit être reçu ; compris, intégré
par le (ou les) interlocuteur (s). Plus on lui facilitera la tâche, et mieux le
message passera.
Grâce à la clarté, l’auditoire se sent intelligent. Dieu sait qu’il en est
reconnaissant ! Il est donc primordial de ne pas naviguer à vue, de ne pas se
laisser aller au fil de l’eau, au fil du discours. Boussole, carte et sextant en
main, faites le point avant de prendre la mer ; de cette manière vous éviterez
de sombrer corps et biens. Les bouées de sauvetage ne suffisent pas. En
contournant les écueils de l’obscurité, on s’épargne de ressembler à ces
orateurs dont parle Churchill : « C’est un de ces orateurs qui, quand ils se
lèvent, ne savent pas ce qu’ils vont dire, quand ils parlent, ne savent pas de
quoi ils parlent, et quand ils se sont assis, ne savent pas ce qu’ils ont dit. »
Du point de vue de la clarté, Voltaire disait : « Je suis clair parce que peu
profond. » Il faisait bien sûr de l’ironie ; il était clair et très profond, comme
l’eau très claire, qui permet de voir jusqu’au fond, d’un seul coup d’œil.
3. La complexité
Elle réside dans le fait de manquer à la simplicité ; d’y aller par quatre
chemins ; de multiplier détours, périphrases et digressions ; d’employer des
mots abstraits, alors que le langage doit être imagé, concret.
« Il n’y a de poésie que du concret », disait Aragon. C’est pourquoi les
phrases doivent être charnues, odorantes, rabelaisiennes, capables de
projeter la réalité en images, comme le fait le cinéma. Pour y parvenir, il
faut s’habituer à se représenter mentalement des images. Il faut que vos
phrases soient, selon le conseil du philosophe Alain, « pleines de pierres, de
métaux, de chaises, de tables, d’animaux, d’hommes et de femmes ». Il faut
rendre présent ce que l’on dit, penser les mots : sous le mot pavé, la rue, ses
voitures et ses passants ; sous le mot plage, la mer, ses vagues et ses
embruns.
Ainsi les mots concrets, ces fils conducteurs de l’électricité verbale,
créeront l’émotion ; la caractérisation, l’emploi du détail vrai, le trait
circonstancié, la matérialité des choses de la vie, jetteront des flots
d’émotion dans le discours.
Perelman cite l’exemple d’un auditoire qui était demeuré insensible à la
relation sur le carnage de Fontenoy, mais qui fondit en larmes à l’évocation
d’un petit détail relatif à la mort de deux jeunes gens 26.
On pèche encore contre la simplicité quand on fatigue l’auditoire sans
tenir compte de ses signes de détresse. Rien de pire que l’orateur aussi
intarissable qu’un long fleuve tranquille d’éloquence. Il faut être bref
comme un slogan publicitaire ! Quand on sait que les maîtres du cinéma
mesurent la durée d’un film pour ne pas lasser, il faut une sacrée
inconscience pour s’imaginer pouvoir parler des heures sans endormir le
public. Peter Brook l’avouait en ces termes : « Il est nécessaire qu’une pièce
de théâtre soit courte. Au bout de deux heures de spectacle, je m’agite et
m’impatiente. Shakespeare lui-même emploie la formule “deux heures”
pour parler de la durée de ses propres œuvres 27. »
D’une manière générale, à moins d’être très entraîné, un individu
normalement constitué ne peut enregistrer à la file plus de trois
informations importantes. L’argumentation n’est pas affaire de quantité,
mais de qualité. Et le meilleur discours du monde ne devrait jamais
dépasser une heure, l’idéal étant le discours de quarante minutes. J’ai vu, de
mes yeux vu, comme dit Molière, des jurés s’endormir, je les ai vus...
jusqu’à ce que je m’endorme à mon tour ! Devant l’ennui, l’homme fuit
plus sûrement que devant un pendu.
Il serait terrible de ressembler à l’homme aux papiers décrit par James de
Coquet : « Quand un orateur prend la parole avec des feuillets à la main, il
faut se réjouir, même s’il a beaucoup de feuillets. Cela signifie qu’en tout
cas, quand il sera arrivé au dernier, il s’arrêtera. »
4. L’entêtement
Il consiste dans le fait de s’obstiner si l’on ne vous comprend pas, ou
quand l’argument ne passe pas. En rhétorique comme en escrime, rompre
n’est pas fuir ! Il n’y a rien de pire que l’obstination, elle est le poison de
l’argumentation : « Obstination et ardeur d’opinion est la plus sûre preuve
de bêtise : est-il rien certain, résolu, dédaigneux, contemplatif, grave,
sérieux comme l’âne ? » rappelle opportunément Montaigne.
Il existe plusieurs moyens de lutter contre le défaut d’entêtement. Le
premier est de se persuader que l’on n’a pas toujours raison. Le deuxième
est de « laisser venir à soi les petits poissons » ! Cette référence halieutique
signifie que si l’on veut faire adopter ses idées par quelqu’un, il faut
l’amorcer patiemment, discrètement, en se comportant comme le pêcheur
qui tente la truite en lançant sa mouche auprès d’elle. Il faut de la patience ;
laisser venir le poisson ; ne pas brusquer !
Le troisième moyen consiste à demander plutôt qu’à affirmer. Rares sont
les hommes qui aiment subir l’ordre de la volonté d’autrui. Si vous faites
passer les choses en douceur, plutôt qu’en force, vous n’en aurez que de
meilleurs résultats.
Le quatrième moyen est de laisser penser que vous pouvez vous
tromper... Mais pas longtemps. Benjamin Franklin disait que le meilleur
moyen de convaincre quelqu’un consiste à « exposer son point de vue avec
modération et précision puis d’ajouter que l’on a pu se tromper ». « Je me
fis une règle, poursuit-il, d’éviter toute résistance aux opinions de mon
interlocuteur, ainsi que toute affirmation trop positive des miennes. Je
m’interdis même l’usage des mots et expressions qui impliquaient une
opinion définitive, tels que “certainement”, “indubitablement”, que je
remplaçais par des locutions plus souples [...] 28. »
C’est de cette manière que Franklin réussit à vaincre l’opposition
rencontrée pour faire adopter son projet de constitution pour les États-Unis :
« J’avoue que je n’approuve pas totalement cette constitution ; mais, à
vrai dire, je ne suis pas sûr de ne jamais l’approuver car, au cours de ma
longue existence, je me suis vu, pour m’être mieux renseigné ou pour avoir
réfléchi plus avant, amené à réviser des jugements - même sur des questions
importantes - que j’estimais justes de prime abord. Je ne peux m’empêcher
de souhaiter que les membres de la Convention qui peuvent avoir encore
des objections doutent, eux aussi, un tant soit peu de leur infaillibilité, et
que, pour faire éclater notre unanimité, ils mettent leur nom au bas de ce
document 29. »
Lincoln n’agissait pas autrement.
Les erreurs d’expression
« À quoi sert d’avoir des choses à dire si on ne sait pas les dire ? »,
interrogeait le stoïque Épictète ; et c’est vrai que les plus belles idées du
monde ont besoin du vol des mots pour aller de l’une à l’autre. Entre nous,
il n’existe pas de décollage plus difficile que celui de la lourde pensée par
les mots. Pour le coup, on est en plein dans ce que l’on appelle l’élocution,
c’est-à-dire dans le détail de l’expression ; on est au cœur de la langue, du
style, du portage des idées et des arguments par les mots.
Maurice Garçon rappelait : « Il faut avoir appris à éclaircir sa propre
pensée avant de pouvoir tenter de l’exposer et de la faire admettre. [...] la
correction verbale ne s’acquiert en grande partie que par une habitude
d’écrire, de lire et de réciter 30. »
Pour savoir parler, il faut savoir écrire ; plus modestement, pour parler, il
faut écrire : c’est un excellent moyen de voir clair dans ses pensées.
L’habitude d’écrire, où et comment la contracter ? Il faut saisir toutes les
occasions d’écrire, en faire un petit artisanat ; tenir un journal est un
excellent exercice, sur lequel nous reviendrons plus loin.
Quels autres conseils donner, sinon ceux que des prédécesseurs ont déjà
donnés, mais que, sourds du temps, on n’entend plus ? Il faut employer des
mots simples, des figures claires. Chercher le rythme. Taper sur la peau des
mots. Utiliser des mots concrets, pleins de sens, et jeter à la poubelle, au
contraire, les mots vides de sens, les approximations creuses, les
métaphores hasardeuses. Traquer les tics verbaux qui grattent le langage :
« euh », « bon », « alors », « donc », « génial », « formidable »...
Enregistrez-vous quand vous parlez, puis écoutez-vous : c’est une
excellente méthode d’auto-correction. Chercher le style qui s’adapte au
sujet et empoigner des mots familiers à l’auditoire. Clarté, brièveté,
rythmicité, rusticité : telles sont les roues motrices du train des mots.
Il y a une franchise du style dans laquelle l’auditeur retrouve l’orateur.
Avoir l’âme d’un violoniste, mais surtout être soi-même le violon des
sanglots longs, et par là devenir capable de donner vie au discours pour en
faire un témoignage du corps éloquent.
Mais comment, dans le difficile commerce des mots, faire bonne figure ?
« Le choc de deux idées ne frappe pas beaucoup s’il n’est pas imposé,
d’une façon quelconque, à l’oreille en même temps qu’à l’esprit. Cela peut
se faire de cent manières : par la similitude des mots qui supportent
l’opposition, similitude absolue ou partielle [“réparer des ans l’irréparable
outrage”], par un accent de précision frappant l’un et l’autre terme [“les
mots ne suffisent plus, il nous faut des actes”], par la disposition symétrique
des mots contrastants dans chaque groupe [“nous ne vivons pas pour penser,
nous pensons pour vivre”], le nombre identique des syllabes, etc., en un
mot : toujours des effets acoustiques plus ou moins apparents 31. »
Ces effets acoustiques sont produits par le clavier à sonorité des figures
de style. Là encore, on peut se passer de connaître ces procédés antiques,
qui sont cependant vraiment modernes, tant la publicité en fait un usage
immodéré. Mais, au-delà du décryptage des publicités, il est intéressant de
savoir manier de telles armes.
Les créateurs de publicité sont les rhétoriqueurs d’aujourd’hui. Leurs
procédés sont les instruments de sculpture des mots ; la rue est leur école, la
rue bouillonnante de mots, d’inventions, de métaphores gigantesques ; la
rue où l’on croise Marius, Fanny, César, Jules et Jim, Marius et Jeannette, et
où l’on prend à la volée un tramway nommé désir. Écoutez la rue, elle parle
sans crainte, sans reproche et sans scrupule. On y trouve, vivants, les
procédés que nous allons examiner inanimés dans les chapitres suivants,
mais qu’un frisson de parole peut raviver.
Ces figures dites de style sont des moules, à l’intérieur desquels la phrase
se construit, librement disciplinée. Elles jouent un rôle figuratif et
argumentatif sur le théâtre du langage. Il faut redevenir enfant, ce que l’on
ne devrait jamais cesser d’être, pour apprécier le jeu des figures masquées.
Au carnaval de la Venise des mots, chacun porte le masque pour mieux se
faire voir, il faut donc savoir regarder ; voilà pourquoi on définit
l’identification d’une figure comme une « gymnastique du regard critique ».
Chapitre 7
C’est à vous de parler
Dans quelques instants, il va falloir se lever pour parler... C’est comme le
premier saut d’un parachutiste qui craindrait le vide.
Comment faire ? Comment oser ? Que dire ? Les secondes passent vite,
trop vite ! C’est à vous !
Mieux vaut se préparer avant...
L’action, c’est le corps en mouvement, et le mouvement du corps au
service du discours. C’est par la voix, le geste, le caractère, le regard que
l’orateur insuffle vie à sa parole ; qu’il magnétise le verbe. À proprement
parler, il offre sa vie sous forme d’énergie à la vie des mots.
Ce que l’on dit est certes important, mais la façon de le dire l’est tout
autant. Par là, l’orateur se rapproche du comédien ou devrait au moins
tenter de s’en rapprocher. L’orateur est un comédien de la vérité, de sa
vérité. Il a besoin, pour servir sa cause, de la technique du comédien, la
voix, le souffle, le geste, l’expression. Il y a cependant une différence
irréconciliable entre le comédien et l’orateur, différence qui tient au texte.
Le texte de l’orateur, c’est la vie réelle ; celui du comédien, c’est la vie
fictive.
Le comédien doit interpréter, l’orateur doit interpénétrer. Pour passer, son
émotion exige une complète identification à la cause, une harmonie entre ce
qu’il dit et ce qu’il éprouve. Il doit faire sienne l’émotion sincère du
voyageur : ressentir, aimer, éprouver loyalement les paysages humains qu’il
traverse. « Pour me tirer des pleurs, il faut que vous pleuriez », conseillait
Boileau. Certes, mais il faut pleurer sans oignons. Rien de pire que de
feindre une émotion qui, fausse qu’elle est, sonnera faux. La sensibilité de
l’auditoire est un détecteur de fausse monnaie émotionnelle.
Que rien de ce qui est humain ne nous soit indifférent dans le beau et
dans le laid, dans le sublime et dans le sordide, dans le grand et dans le
petit ; alors la sincérité sera naturellement au rendez-vous. S’intéresser
sincèrement aux autres rend sincère et ouvre les portes de la
communication. « C’est en s’oubliant qu’on se retrouve soi-même, c’est en
se donnant que l’on reçoit », aimait à dire saint François d’Assise.
Le célèbre ascète qui parlait aux oiseaux et érigea la frugalité en règle de
vie m’oblige à dire un mot de la sobriété. Celui qui prend la parole en
public doit avoir de la sobriété et du naturel en toutes choses : en gestes, en
voix, en mots, en émotion... Rien n’est plus difficile à garder que le naturel.
C’est une longue patience. Le naturel se travaille, pour paradoxal que cela
puisse paraître, à travers la voix, le ton, le geste, le corps, le style.
L’instrument de l’orateur, c’est lui-même, dans la plénitude de ses moyens.
Comment se présenter devant l’auditoire ?
Le moment du démarrage, de l’entrée en matière, de la présentation est
redoutable. On se demande toujours : « Comment faire ? » Le plus
simplement du monde : plus c’est simple, mieux ça passe. Il faut garder le
juste milieu entre la vanité et l’extrême humilité. Tâchez de faire preuve de
bonne humeur, d’amabilité. Ayez, si possible, le sourire. Et surtout, quelle
que soit la nature du discours, attaquez simplement l’introduction en parlant
bas et en articulant !
Pour être à l’aise, cherchez un point d’appui, chaise, table, pupitre, peu
importe, mais trouvez un refuge. S’il n’y en pas, c’est dur, très dur, mais il
faut faire sans ; de quelle manière ? Il convient de se tenir bien droit, l’une
des deux jambes légèrement avancée et le poids du corps se portant sur
l’autre. Les bras tombent alors naturellement le long du corps 32. Le geste
doit toujours devancer la parole ; les bras ne doivent jamais masquer la
physionomie ; il faut faire peu de gestes, mais des gestes sobres,
harmonieux et véridiques.
C’est à vous dans un instant...
TROISIÈME PARTIE
OUTILS, RECETTES, SECRETS ET
FIGURES
Chapitre 8
Du mot au sens, comment faire bonne figure ?
Les figures de mots
« De la musique avant toute chose ! », réclamait Verlaine. C’est le
moment d’avoir recours aux figures de rythme, qui mettent, comme
quelqu’un le disait de la phrase de Paul Morand, du jazz dans l’air.
Un autre maître en la matière était Blaise Cendrars, qui voulait qu’au
commencement fût le rythme. De même, les proverbes, les slogans et les
petites phrases qui alimentent la chronique politique possèdent un rythme
intérieur entraînant : « Ce n’est qu’un début, continuons le combat ! »,
« Bien faire et laisser dire », « Pompidou, des sous ! ».
N’ayez pas peur des vocables compliqués que l’on va employer
maintenant ; sous des abords prétentieux, ils cachent une douce simplicité.
♦ La parisose ♦
Ne craignez pas d’attraper une maladie parasitaire : la parisose n’est
qu’une figure de rythme, mais si efficace qu’il faut la connaître pour la
détecter. Elle repose sur une période composée de deux membres de phrase
de même longueur :
« Boire ou conduire, il faut choisir. »
♦ La clausule ♦
La clausule, elle, n’a rien à voir avec les notaires et leurs clauses, elle
salue la salle et fait tomber le rideau en beauté. Elle clôture la phrase. Voici
un exemple classique, où la phrase est en marche militaire, elle entraîne
l’adhésion au pas de charge. Il s’agit d’une phrase de Danton, sur quoi se
referme une belle envolée lyrique :
« Pour les vaincre, messieurs, il nous faut de l’audace, encore de
l’audace, toujours de l’audace, et la France est sauvée 33. »
♦ L’allitération ♦
Du son contre les murs de l’entêtement ; du son contre le mur des sons ;
c’est une figure sonore, qui joue sur la répétition d’une même consonne
(dans le cas d’une répétition de voyelle, on parle d’assonance) :
● « Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur nos têtes ? », interroge
Racine dans Andromaque (acte V, scène 5).
● « La grogne, la rogne et la hargne » : de Gaulle évoque les
ronchons 34.
♦ La paronomase ♦
C’est une figure qui célèbre des unions libres ; elle rapproche des mots
qui jettent presque le même son, mais projettent des sens différents.
Exemple courant : « Tu parles, Charles ! » Dans la publicité, ce procédé est
fréquemment employé : « Il n’y a que Maille qui m’aille. » En littérature,
on la trouve par exemple chez Ronsard : « Ma douce Hélène, non, mais
bien ma douce haleine 35... » ; ou encore chez Éluard : « Lingères légères ».
On n’est pas loin du calembour.
♦ L’antanaclase ♦
Celle-ci fait du transformisme sans en avoir l’air ; elle jette des ponts et
joue sur le double sens des mots. Dans un dialogue, elle répète les mots de
l’interlocuteur et les fait changer de sens, en les orientant vers une autre
signification qui nous arrange :
• « Et ce roi, ce n’est pas toi qui l’as tué ?
— Je te l’accorde.
— Tu me l’accordes ! Que Dieu t’accorde alors la damnation pour ce
forfait ! » (Shakespeare).
• C’est au cœur (milieu) de la société que l’on manque le plus de cœur
(charité).
• Le cœur a ses raisons (motifs) que la raison (esprit géométrique) ne
connaît pas 36.
♦ La dérivation ♦
Proche parente de l’antanaclase, c’est encore une figure rythmique qui
associe un mot à un autre mot de même souche, en se fondant non sur le
seul sens, mais sur la famille à laquelle appartiennent les mots en question :
Aux étudiants d’étudier, aux enseignants d’enseigner, aux travailleurs
de travailler.
Tout cela est fort bien, mais à quoi cela sert-il de faire en le sachant ce
que l’on fait si bien sans le savoir ? A donner de la lucidité, un mode
d’emploi, un art initial permettant de monter et de démonter à volonté le
Meccano des mots. C’est que ces drôles de figures, on ne les oublie plus
après les avoir une fois rencontrées ; elles nous saluent dans les slogans de
publicité pour Perrier, Danone ; ou chez les poètes, chanteurs, et autres
artistes du langage : Prévert, Renaud ou Devos. Leur force tient dans une
musique, une petite musique accrocheuse qui retient l’attention. Quand
Renaud chante : « Je donne ma langue au chagrin », l’effet poétique créé
porte en lui le plaisir d’entendre.
Les figures de sens
Elles jouent à contre-pied. Elles tapent dans le mot pour le faire
bourlinguer dans un sens qui n’est pas habituel. Il existe trois grandes
figures de sens : la métonymie, la synecdoque, la métaphore. Un bel
exemple en est donné par Claudel dans la métaphore : « L’œil écoute 37. »
Un ballon roule et arrive au but transformé en montgolfière, voilà une
figure de sens.
♦ La métonymie ♦
C’est une figure de substitution, très difficile à définir, chaque auteur y
allant de sa définition. Elle est la reine des changements d’identité, des
vrais-faux passe-mots. Métonymie signifie transposition, ou changement de
nom, un nom pour un autre. En ce sens cette figure comprend tous les
autres tropes 38. « Les maîtres de l’art restreignent [sic] la métonymie aux
usages suivants. La cause pour l’effet : par exemple vivre de son travail,
c’est-à-dire vivre de ce qu’on gagnait en travaillant [...]. L’effet pour la
cause [...]. Le contenant pour le contenu : comme quand on dit, il aime la
bouteille, c’est-à-dire il aime le vin [...]. Le nom du lieu où une chose se
fait, se prend ou la chose même [...]. Le signe pour la chose signifiée [...].
Ainsi le sceptre se prend pour l’autorité royale [...]. Le nom abstrait pour le
concret [...]. Les parties du corps qui sont regardées comme le siège des
passions se prennent pour les sentiments mêmes [...] 39. » Exemples :
• « Un sentiment tricolore intense », pour un sentiment patriotique
(Claudel, Œuvres en prose).
• Un malfaiteur a fait irruption dans la banque, un calibre à la main.
• Le maillot jaune, pour le vainqueur du Tour de France.
• Les Chemises noires, pour désigner les fascistes.
• La couronne, pour la monarchie.
• Avoir les yeux plus grands que le ventre.
♦ La synecdoque ♦
La particularité de la métonymie, comme on vient de le voir, est d’unir le
terme substitué au terme qu’il remplace par un lien symbolique, mais non
nécessaire, par une relation de proximité, de contiguïté. C’est là une
différence essentielle avec la synecdoque, qui fonctionne sur un rapport de
nécessité unissant les deux termes ; elle est cependant une manière de
métonymie, une sorte de cas particulier. Elle consiste à prendre le plus pour
le moins, la matière pour l’objet, l’espèce pour le genre, la partie pour le
tout, le singulier pour le pluriel... ou inversement. Exemples :
• Une voile, pour un navire.
• Les mortels, pour les hommes.
• Le fer, pour une épée.
• « Il regarde [...] grimper sur la pente de la côte les guêtres du
voyageur, aidé de son bâton ferré » (Lautréamont, Les Chants de
Maldoror).
♦ L’antonomase ♦
Il s’agit d’une figure qui fonctionne sur la permutation des noms, et par
laquelle on « remplace un nom commun par un nom propre ou un nom
propre par un nom commun 40 ». Ou encore, pour prendre la définition du
Grand Robert, l’antonomase est une « figure de langage qui consiste à
désigner un personnage par un nom commun ou une périphrase qui en
résume le caractère, ou, inversement, à désigner un individu par le
personnage dont il rappelle le caractère typique ». Roland Barthes y voit
quelque chose de mythique, « l’incarnation d’une vertu dans une figure ».
Exemples :
• Le malin, pour Satan.
• Un harpagon, pour un avare.
• Un don juan, pour un séducteur.
• Un hercule de foire, pour un homme très musclé.
• Un Tapie de la finance, pour une personne à la réussite fulgurante.
♦ La métaphore ♦
Cachant son jeu, la métaphore est une comparaison sous-entendue, qui
compare tellement vite qu’on n’y voit goutte. Elle n’héberge jamais chez
elle les termes « ainsi que », « tel », « tel que », « pareil à », « sembler »,
« paraître », « ressembler », « comme » ; préférant l’implicite à l’explicite,
elle gomme le comparant pour ne garder que le comparé. La métaphore
consiste à transporter un mot de sa signification propre à quelque autre
signification, en vertu d’une comparaison virtuelle, mais non marquée.
C’est une « transposition par comparaison instantanée », dit Albala.
Exemples :
• Dire d’un homme « c’est un lion ».
• Mettez un tigre dans votre moteur.
• « Je parle un langage de décombres où voisinent les soleils et les
plâtras » (Aragon, Traité du style).
À côté de ces grandes gueules de la parole, existent d’autres voix, plus
discrètes, moins usitées, mais qui toutes ont quelque chose à nous
apprendre : l’hyperbole, l’énallage, l’hypallage, l’oxymore, la métalepse...
♦ L’hyperbole ♦
C’est la Marseillaise du répertoire. Elle exagère tout : avec elle, une
sardine peut boucher le port ! « L’hyperbole exprime au-delà de la vérité
pour ramener l’esprit à la mieux connaître », déclare La Bruyère. Elle peut
déformer dans un sens ou dans l’autre, vers le haut ou vers le bas.
• « Je suis mort de fatigue », pour « je suis fatigué ».
• Un bruit à réveiller un mort.
• Un vent à décorner les bœufs.
♦ L’énallage ♦
Cette figure de grammaire permet de se moquer de la grammaire. Très
utilisée en publicité, elle jongle avec les règles syntaxiques, elle substitue
un mode verbal à un autre, un temps à un autre, un adverbe à un adjectif,
une personne à une autre. Exemples :
• « Des prix libres », pour des prix librement fixés.
• « Votez utile », pour votez utilement.
• « On les aura », pour on aura leur peau.
• « Manger végétarien », pour manger à la manière végétarienne.
♦ L’hypallage ♦
Il s’agit d’une figure de style consistant à attribuer à un objet l’acte ou
l’idée convenant à l’objet voisin 41. Exemples :
• « L’odeur neuve de ma robe 42. »
• « Et pendant qu’il séchait ce haillon désolé D’où ruisselaient la pluie
et l’eau des fondrières, Je songeais que cet homme était plein de
prières. » (Le haillon désolé devient un haillon de désolation : il porte
la marque physique d’un état moral.)
• « Le lit dormait d’un sommeil profond » (J. Arp, Rire de coquille).
• « Larguez les continents. Hissez les horizons » (R. Ducharme,
L’avalée des avalés).
♦ L’oxymore ♦
Voici une figure bizarre, qui marie l’eau et le feu, le chaud et le froid.
Elle consiste simplement dans la réunion de deux termes incompatibles.
Exemples :
• Cette obscure clarté qui tombe des étoiles.
• « Le soleil noir de la mélancolie » (Gérard de Nerval, Les Chimères).
♦ La métalepse ♦
Cette dernière figure de sens permet de faire comprendre implicitement
quelque chose, en en évoquant une autre qui rappelle aussitôt la première à
l’esprit. Elle se rapproche du sous-entendu ou de la périphrase. Certains
auteurs la dédaignent : elle serait une « figure invoquée par les auteurs de
traités de rhétorique pour expliquer de prétendus transferts [...] de
signification ; ainsi dans l’emploi de entendre au sens de comprendre, de
écouter au sens de obéir 43. » Exemple :
• « Il a vécu » ou « Nous le pleurons », pour « Il est mort ».
• « Je ne veux pas vous déranger plus longtemps », pour : « Je m’en
vais 44. »
Chapitre 9
Construire sa pensée
Les figures de construction
On les classe en trois catégories pour simplifier : celles qui agissent par
soustraction, celles qui agissent par répétition, celles qui agissent par
permutation 45. Selon les auteurs, l’une ou l’autre change de cadre, mais cela
n’a pas d’importance en ce qui nous concerne.
Les figures par soustraction
♦ L’ellipse ♦
Elle fonctionne sur le principe d’économie, et passe sous silence les mots
ou morceaux de phrase que l’esprit reconnaît facilement ; elle consiste à
dédaigner dans une phrase des mots qui devraient y être en toute logique,
mais que l’on gomme pour aller plus vite.
• « L’ai reconnue tout de suite, les yeux de son père » (Joyce, Ulysse).
• « CRS, SS ! »
♦ L’asyndète ♦
Gommant les mots de liaison, elle pulvérise les conjonctions de
coordination, de concession, d’opposition. Le roi du style asyndétique est
sans conteste Louis-Ferdinand Céline, qui a trouvé dans ce procédé le
moyen de créer un style populaire, heurté, reflet d’un malaise existentiel. Il
s’est aussi beaucoup aidé, dans son entreprise de chamboulement du monde
et du langage, de la parataxe, qui n’a rien à voir avec le fisc. Elle serait
même plutôt prolétarienne en ce sens qu’elle traque les particules. Elle
juxtapose les mots ou les groupes de mots en décapitant les particules de
liaison :
• Un mot de plus, je t’étrangle.
• L’homme descend du singe, le singe de l’arbre.
• Je suis venu, j’ai vu, j’ai vaincu (« Veni, vidi, vici », Jules César).
♦ L’anacoluthe ♦
Dans le même genre de procédé désintégrant, il y a l’anacoluthe, que j’ai
toujours prise pour un chapeau à clochettes, mais qui est en réalité un
moyen de briser la logique de la phrase, en introduisant une rupture dans la
construction syntaxique. Céline entre autres était un grand consommateur
d’anacoluthes.
• Pour qui a vu une révolution sait à quoi s’en tenir.
• Le roman n’est pas pressé comme au théâtre 46.
♦ L’aposiopèse ♦
Ce n’est pas un produit de régime, mais une figure qui introduit le
vacarme du silence dans la phrase ; elle en suspend le cours pour laisser à
l’auditoire le soin de combler le vide des points de suspension. Elle
interrompt brusquement la phrase, par exemple sous le coup d’une
émotion :
• « Elle blêmit : « Il... Oh ! le... Il m’avait juré qu’il ne vous dirait
rien » (Sartre, L’Âge de raison).
• J’ai des choses à dire... des choses terribles... Voici, mais... passons !
♦ Le zeugma ♦
Encore appelé attelage, il consiste à atteler « des compléments de natures
différentes au même verbe ou à la même préposition 47 ». Exemples :
• L’air était plein d’encens et les prés de verdure (Hugo, Tristesse
d’Olympio).
• Le sommeil ne vint pas, mais cette douce ivresse... (Musset,
Namouna).
• Il arriva en train et en colère.
• Je suis sorti avec mon parapluie et ma belle-mère.
Les figures par répétition
♦ L’anaphore ♦
C’est un procédé très utilisé, qui consiste à répéter en tête de plusieurs
phrases successives, ou segments de phrases, le même mot ou groupe de
mots. Il est fréquent dans les énumérations, par exemple.
« Ceux qui écaillent le poisson
ceux qui mangent la mauvaise viande
ceux qui fabriquent les épingles à cheveux
ceux qui soufflent vides les bouteilles que d’autres boiront pleines
ceux qui coupent le pain avec leur couteau
ceux qui passent leurs vacances dans les usines »
(J. Prévert, Paroles).
♦ L’épanalepse ♦
Ce procédé est le perroquet de la phrase, mais un perroquet musical. Il
consiste à répéter un mot ou un groupe de mots, notamment en plaçant un
même mot en début et en fin de phrase. Exemples :
• Et rose elle a vécu ce que vivent les roses.
• L’homme est un loup pour l’homme.
• Tiens, tiens, tiens, le pickpocket fait sien le mien et le tien.
• « Mais ils ne sont pas là où je suis quand j’ai les yeux fermés. Là où
je suis quand j’ai les yeux fermés, il n’y a personne, il n’y a que moi »
(R. Ducharme, L’Avalée des avalés).
♦ L’antithèse ♦
Tacite, qui en fut un grand spécialiste, explique que cette figure « réside
dans l’expression des contrastes à l’état pur, et dans la forme plus ou moins
symétrique qui les met en valeur 48 ». « L’antithèse est une opposition de
deux vérités qui se donnent du jour l’une à l’autre », selon La Bruyère.
• Grand par les pieds, petit par les idées.
• Ridiculement vêtus, les soldats avaient un port de héros.
• Clochard, sans un sou, mais riche de tout.
• « Ce n’était ni la veille, ni le lendemain, mais le jour même. Ce
n’était ni la gare du Nord, ni la gare de Lyon, mais la gare Saint-
Lazare » (R. Queneau, Exercices de style).
Encore une fois, cette classification n’est pas la seule ; d’autres auteurs
n’hésitent pas à proposer une classification différente des figures.
Les figures par permutation
♦ L’hyperbate ♦
Sans aucun rapport avec la plongée sous-marine ni avec le base-ball,
c’est une figure d’inversion qui brise la syntaxe, et par laquelle on disjoint
deux termes ou groupes de mots habituellement réunis :
« Que malgré la pitié dont je me sens saisir, Dans le sang d’un enfant
je me baigne à loisir 49 ? »
♦ Le chiasme ♦
Celui-ci est la figure miroir, qui opère l’inversion de l’ordre de deux
groupes de mots syntaxique-ment équivalents. Tout repose sur le croisement
et la symétrie :
• Il faut manger pour vivre et non pas vivre pour manger.
• La croix des croisés et les croisés de la croix.
• Blanc bonnet et bonnet blanc.
• Le roi des vins, le vin des rois.
♦ La gradation ♦
Cette figure de rhétorique consiste à disposer plusieurs mots ou
expressions selon une progression croissante ou décroissante. Sur les plans
rythmique et sémantique, elle établit une accumulation, une montée en
puissance.
• Je t’aime un peu, beaucoup, passionnément, à la folie...
• Je ne t’aime presque plus, presque plus du tout, plus du tout.
• « Ah ! Oh ! Je suis blessé, je suis troué, je suis perforé, je suis
administré, je suis enterré. » (A. Jarry, Ubu roi)
• « L’amour, l’honneur, la vanité, l’intérêt, l’ambition, la jalousie, la
paillardise, le Roi, le mari, Pierre, Paul, Jacques et le diable : Tout le
monde aurait eu sa part. » (P. Claudel, Le Soulier de satin)
Les figures de pensée
Là encore, les différents auteurs ne sont pas d’accord sur la définition ;
tant mieux, on risque moins ainsi de se tromper ! Faisons simple, la figure
de pensée donne une forme à la pensée, elle la sculpte, la met en forme et la
modèle. Comme la pensée prend mille aspects, les formes pour la dire sont
multiples.
♦ L’ironie ♦
La plus connue des figures de pensée consiste à dire le contraire de ce
qu’on pense ou de ce qu’on veut dire. Comprenne qui pourra... Jules Renard
disait qu’elle est « la pudeur de la sincérité ». Il avait raison en ce sens que
l’ironie est l’art de railler en feignant l’ignorance ou la naïveté ; cependant
il serait peut-être plus juste de dire qu’elle est l’hypocrisie de la sincérité.
Dans la parole publique, l’esprit, c’est aussi la repartie. C’est être, à l’instar
de Cyrano, « un grand riposteur du tac au tac ».
Ironie et humour ne sont pas synonymes. L’humour tourne le dos à
l’ironie, qui s’en prend aux faux sages graves au nom d’une gravité
supérieure, tandis que l’humour abandonne toute importance pour rire
d’abord de lui ; c’est un démineur.
Dans la grande famille de l’ironie, les variantes sont multiples :
— l’antiphrase (un terme employé dans un sens contraire à sa
signification « vraie », naturelle) ;
— le sarcasme (moquerie agressive, cruelle) ;
— la contrefision (ou ironie amère, douloureuse) ;
— l’astéisme (ironie mondaine, déguisée sous un habillage de léger
badinage) ;
— le chleuasme (ironie tournée vers soi-même, dans l’attente d’une
protestation de l’interlocuteur) ;
— le paradoxe (affirmation qui choque, qui heurte les idées communes).
♦ La précaution ♦
Celle-ci est un commencement prudent dans lequel on avoue
humblement ses limites. On commence par tremper un pied dans l’eau, avec
l’air de dire : « Si je frissonne, c’est que je dois être frileux, et non parce
que l’eau est glacée. » Mais rapidement, après cette prudente entrée en
matière, on en viendra à montrer que l’eau est bel et bien glacée.
• Je ne suis pas un grand spécialiste de la question, je n’ai donc aucune
prétention à dire la vérité, cependant un examen approfondi montre
que...
• À mon humble avis, qui est celui d’un néophyte,...
♦ La concession ♦
Cette figure est une feinte ; on admet apparemment ce que dit
l’adversaire pour mieux le contredire par la suite. La générosité ainsi
simulée est un piège où faire tomber l’auditoire.
• « Oui, sans doute, je ne suis qu’un voyageur, un pèlerin sur la terre.
Êtes-vous donc plus ? » (Goethe, Les Souffrances dujeune Werther).
• Oui, vous avez raison, je comprends bien ce que vous voulez me
dire... Toutefois...
• Il est clair que, de ce point de vue-là, je ne vous contredirai pas.
Cependant...
♦ L’anticipation ♦
Par cette futurologie argumentative, on répond aux objections avant
qu’elles ne soient formulées, en les prenant de court, et même en les
suscitant pour mieux leur couper l’herbe sous le pied. C’est une stratégie
consistant à prendre les devants, car la meilleure défense, c’est l’attaque.
• J’entends déjà les grincheux me dire...
• On m’objectera que mon raisonnement ne tient pas debout. Mais
réfléchissez...
♦ La correction ♦
Elle permet de revenir sur ce qu’on a dit précédemment, pour l’amplifier,
le préciser, le nuancer, souligner quelque chose, insister sur un point passé
inaperçu, etc. On peut ainsi expliquer plus en détail, à la lumière de ce qui
vient d’être dit, un aspect de la question envisagé auparavant.
Ce que je vous ai dit tout à l’heure ne prenait pas en compte le fait
que...
♦ L’apodioxis ♦
Ce nom désigne le rejet d’un argument, ou d’un point de discussion,
qualifié d’absurde ou de hors sujet. On ne prend même pas le temps de le
discuter. Le meilleur moyen, pour évacuer une question embarrassante, est
de la rejeter en prétextant que ce n’est pas le lieu d’en discuter. Jarry en
donne un exemple ironique 50 :
• « Le lait est-il un aliment ? Une telle discussion dépasserait le cadre
de cet article... »
• « Affirmation dont nous lui laissons la responsabilité et dont
l’évidente mauvaise foi me dispense de répondre point par point à son
article. » (A. Breton, faisant face à des critiques concernant le groupe
surréaliste.)
• Ce point est intéressant, et mériterait un examen approfondi, mais ce
n’est pas aujourd’hui que nous pourrons y apporter de solution.
• Non, vraiment, je ne vois pas où vous voulez en venir. Revenons à
notre sujet...
♦ La communication ♦
Ce terme ne renvoie pas seulement au fait d’établir une relation avec
quelqu’un. En rhétorique, il a une signification extrêmement précise : c’est
un procédé par lequel on s’en rapporte, du moins en apparence, à l’avis de
l’auditoire... On fait semblant de consulter son interlocuteur pour mieux
l’influencer. Quand il est utilisé sous sa forme interrogative, le procédé
n’est pas très éloigné de la question rhétorique.
« Je vous demande, qu’eussiez-vous fait dans une circonstance aussi
délicate ? » (Cicéron, dans une plaidoirie, s’adressant à l’adversaire de
son client).
♦ L’hypotypose ♦
Parmi les figures de mise en valeur, servant à habiller le texte, se trouve
notamment l’hypotypose, qui peint énergiquement les choses en un tableau
réaliste et animé, et les rend pour ainsi dire « vivantes », en une phrase dont
la construction imite ce qui est décrit.
« Des gens arrivaient hors d’haleine ; des barriques, des câbles, des
corbeilles de linge gênaient la circulation ; les matelots ne répondaient
à personne ; on se heurtait. » (Flaubert, L’Éducation sentimentale)
♦ L’accumulation ♦
Elle ajoute, enfile, entasse des mots ou groupes de mots de même valeur
syntaxique. Effet rythmique garanti.
« Et là se fait entendre un perpétuel piétinement, caquettement,
mugissement, beuglement, bêlement, meuglement, grondement,
rognonnement, mâchonnement, broutement des moutons et des porcs
et des vaches à la démarche pesante. » (J. Joyce, Ulysse)
♦ La question rhétorique ♦
C’est une fausse interrogation, qui contient déjà sa propre réponse en
filigrane, et met donc l’interlocuteur ou l’auditoire au défi de pouvoir
répondre).
• « Ah ! Fallait-il en croire une amante insensée ? Ne devais-tu pas lire
au fond de ma pensée ? », reproche Hermione à Oreste après qu’il a
tué Pyrrhus, comme elle le lui avait elle-même demandé (Racine,
Andromaque).
• (Voir aussi « Napoléon, maître de la question rhétorique », in chapitre
13)
La conglobation (ou accumulation de preuves), l’expolition (qui expose à
nouveau, et plus nettement, une idée déjà présentée), l’interrogation (qui
cache souvent une assertion), la prosopopée (qui met en scène des absents,
des objets inanimés ou des esprits), la parenthèse (qui permet d’insérer un
supplément d’informations), la tapinose (qui sert à exprimer une idée par
une autre, moins forte et donc moins polémique : c’est un euphémisme
argumentatif) sont quelques autres exemples de figures de rhétorique, dont
il n’est pas possible ici de faire un inventaire exhaustif 51. Le but de ce livre
n’est pas de lasser le lecteur par une interminable énumération, mais
seulement de lui indiquer quelques pistes où mener ses investigations et
expérimentations.
Tous ces procédés sont autant de cartes, de boussoles et de sextants pour
un voyage au pays de la métamorphose merveilleuse des mots. Tout
discours est nécessairement enfermé dans le temps ; il faut donc
impérativement ménager son temps et l’attention des auditeurs. Dans ce
défi, ces techniques apportent aide et assistance.
Tout cela a l’air un peu pointilleux, scolaire, mais c’est un jeu utile,
comme tous les jeux de mots ; c’est un jeu de patience, alors patience ! Et si
vous pensez que ce charabia est stérile, demandez-vous pourquoi vous
« mettez un tigre dans votre moteur » !
Chapitre 10
L’argumentation et le raisonnement
Il faut être logique et rigoureux et, par conséquent, inspiré : c’est
l’exigence dialectique (la capacité du raisonnement à emporter l’adhésion
de l’interlocuteur), aspect le plus délicat, mais aussi le plus passionnant de
l’art oratoire.
De nombreux livres ont été écrits sur ce sujet. Parmi eux, je me permets
de recommander l’ouvrage de Chaïm Perelman, Traité de l’argumentation,
pour la bonne raison qu’il modernise la rhétorique ; il donne une seconde
jeunesse à Aristote, la jeunesse des arguments.
Faire un discours, c’est prouver, démontrer, asseoir une thèse. Cela
s’apprend. Ici, on ne peut éviter d’avoir recours aux anciens
enseignements ; aux bonnes vieilles leçons de la bonne rhétorique.
Aucune recette sur parchemin n’existe qui permettrait de fabriquer la
potion magique pourvoyeuse d’idées ; mais des procédés vieux comme le
monde viennent en aide : les preuves et les lieux, sortes de filets à papillons
d’idées.
On dénombre deux types de preuves : les preuves naturelles et les
preuves artificielles.
Il suffit d’être un tant soit peu attentif pour découvrir des preuves
naturelles ; puis il n’y a qu’à se baisser pour les ramasser : témoignages,
aveux, lois, contrats, photos, enregistrements, rapports d’expertise
balistique sautent aux yeux.
Les preuves artificielles, quant à elles, relèvent du talent de l’orateur.
Elles dépendent directement de son savoir-faire ; de sa capacité à travailler
le réel pour en extraire du « vraisemblable réaliste ». Pour l’aider dans cette
extraction, il dispose des six fidèles serviteurs de Rudyard Kipling : qui,
quand, comment, pourquoi, quoi, où ? Ces serviteurs de toute une vie
exigent du maître un minimum de travail et de rigueur : qu’il ait étudié le
cas ou le problème dans son ensemble.
Les lieux communs
Les lieux occupent une place importante dans l’invention de
l’argumentation. Mais que signifie, en rhétorique, ce mot : « lieu » ? On
risque de s’entendre répondre : c’est au sous-sol !
Autrefois, au temps de saint Thomas d’Aquin, cette bête de somme de
l’argumentation, le lieu s’appelait « topique » ; aujourd’hui, il se nomme
lieu commun, lieu oratoire. Il s’agit de catégories fondamentales
d’arguments, de principes essentiels, sur lesquels on ne peut transiger. Ils
fondent la logique d’un discours. Dupriez en recense une quarantaine, dont
« la non-contradiction ou tiers exclu (Il faut qu’une porte soit ouverte ou
fermée), le lien entre l’acte et la personne (Celui qui assassine est un
assassin), le lien entre l’antécédent et le conséquent, celui du tout et des
parties ou du groupe avec l’individu, les inséparables (On ne fait pas
d’omelette sans casser des œufs), etc. Ces lieux débouchent sur des
conclusions, non pas véridiques, mais vraisemblables [...]. Les lieux
“logiques” visent à assurer une certaine véracité. Aussi l’un des plus
importants est-il la règle de justice ».
À l’origine, si l’on appelait ces moyens de trouver des arguments lieux
communs, c’est parce que ces procédés servaient dans plusieurs disciplines.
Mais ils ont, depuis lors, connu un tel succès, ils ont été utilisés à tellement
de sauces différentes, convoités par les ignorants, rabâchés dans les écoles
de l’art oratoire, qu’on les rapproche maintenant des clichés, c’est-à-dire
des arguments et expressions tout faits, utilisables indifféremment dans
n’importe quel discours, dans n’importe quel contexte, comme l’explique
Dupriez.
Exemples de lieux communs :
• faire valoir l’enfance malheureuse de l’accusé, dans une plaidoirie ;
• l’adage : nul n’est censé ignorer la loi ;
• l’axiome : les meilleurs partent les premiers ;
• et, de manière générale, tous les avatars éculés de la sagesse
populaire (proverbes, maximes, dictons...).
Les lieux sont vraiment les points de rencontre des rhétoriqueurs
pointilleux. Chacun veut y aller de sa classification, de sa définition, de son
innovation. Il s’agit de magasins d’arguments. Avec l’influence de Cicéron,
l’adresse de l’orateur devient déterminante, et la véracité un peu moins. Les
lieux « logiques » cèdent peu à peu la place à des lieux plus empiriques : la
personne (et tout ce qu’elle est, tout ce qui la définit) ; l’affaire (dans son
ensemble, dans son développement et dans ses détails) ; la définition, les
circonstances et les hypothèses. Nous allons maintenant étudier plus
particulièrement les lieux relevant de cette troisième et dernière catégorie.
Ces lieux, que Cicéron compare à des étiquettes, peuvent servir, à
condition d’en faire un usage modéré, mais les chausser ne dotera jamais
l’orateur de bottes secrètes.
Premier lieu : la définition
Elle permet d’encadrer le sujet, en un mot de le circonscrire. Il existe
quatre types de définitions : l’étymologique, l’analytique, la philosophique,
la négative.
Tout d’abord, la définition étymologique s’attache à donner la racine,
l’histoire et l’évolution d’un mot, c’est-à-dire son étymologie, et révèle par
là son inconscient, ses connexions historiques et linguistiques, ses filiations
de sens. Imaginons qu’il nous faut faire un exposé sur le métier d’avocat ;
l’étymologie du mot, ad-vocatus, signifie : l’homme qui est appelé auprès
de quelqu’un. L’information est utile, elle prépare un développement
généreux. Ensuite, la définition analytique s’attache à analyser une idée, à
la comprendre dans sa totalité, à la démonter dans toutes ses parties
uniques. Elle comprend par exemple l’énumération des parties, où l’on
recherche les liens qui unissent un objet, une idée, une fonction à son
environnement. Imaginons qu’il nous faille faire un exposé sur le métier de
forgeron : on évoquera l’origine du métier, son exercice, les causes de sa
disparition. D’autre part, la définition philosophique pose la question :
quid ? Que faut-il penser de... ? Et enfin, la définition négative formule ce
qu’une chose n’est pas pour faire comprendre ce qu’elle est.
Second lieu : les circonstances
Ce sont les particularités qui accompagnent un événement, son contexte.
On recense : la cause, le moment, le lieu, la manière, le moyen... Le plus bel
exemple est tiré du plaidoyer de Cicéron pour Milon. Il expose la
personnalité de son client, les faits qui lui sont reprochés, les lieux où ces
faits se sont déroulés...
Il existe évidemment beaucoup d’autres lieux, des lieux de quantité, de
qualité, de probabilité, de comparaison, de supposition, d’ordre,
d’opportunité, de personne... Ces lieux appartiennent, tout de même, à
l’ancienne rhétorique ; l’art de parler n’y fait plus appel, si ce n’est
inconsciemment.
Figures argumentatives
Une fois que l’on a trouvé de quoi argumenter, encore faut-il argumenter
convenablement ! Car une terrible punition frappe l’imprudent qui pèche
contre l’argumentation : l’autophagie. Son argument se dévore tout seul !
Son discours n’a même pas besoin d’être contredit pour être disqualifié.
Aussi faut-il, dans un premier temps, connaître la grammaire des
arguments, même si l’on doit s’en débarrasser, dans un deuxième temps,
pour construire son argumentation sur l’intelligence des situations,
l’apprivoisement du bon sens, la force de l’adversaire. De toute façon,
moins on argumente, mieux l’argumentation se porte et plus elle porte !
Aussi ne faut-il pas abuser de ce jeu argumentatif et savoir jongler avec lui
pour varier les genres.
Dès qu’on ouvre un livre de rhétorique, le risque est fort de déclencher
une avalanche d’arguments : le syllogisme, l’épichérème, l’enthymème,
l’induction, le sorite, le dilemme, l’argument disjonctif, l’argument ad
hominem, l’argument ab absurdo, l’argument d’autorité, l’exemple, le
précédent, l’analogie, la tautologie, l’alternative... Sous ces noms savants,
qui sentent le médecin de Molière, on trouve des habitudes de penser, de
raisonner, qui accompagnent le langage quotidien.
Je vais brièvement étudier ces arguments. Le lecteur que les arcanes de la
rhétorique risquent de fatiguer peut enjamber. Mais il aurait tort de renâcler
à se dégourdir les méninges.
♦ Le syllogisme ♦
Ce raisonnement dans les formes de la logique ancienne est le tricycle de
la rhétorique. Il repose sur trois propositions d’égale valeur mathématique :
deux prémisses, la majeure et la mineure, et puis la conclusion.
La majeure est la proposition de départ du syllogisme, elle tient dans une
vérité générale. La mineure est une proposition centrale, elle exprime une
vérité particulière. La conclusion célèbre l’union de la vérité générale et de
la vérité particulière.
On peut faire dire ce que l’on veut à un syllogisme. Il ne convainc que
son inventeur. Il peut être déclaré inefficace en ce sens que l’affirmation de
la majeure contient déjà, en germe, la conclusion. La mauvaise réputation
de la rhétorique doit beaucoup à cet argument tiré par les cheveux. C’est
l’artillerie lourde. Et pourtant cette vieille escopette a encore son utilité.
Le syllogisme ne sert pas à trouver ce que l’on ignore, mais à prouver ce
que l’on sait. Il est une structure d’ordre, de dépouillement, de présentation
aérodynamique de l’argument. Voici quelques exemples :
• Tous les hommes sont mortels.
Or Socrate est un homme.
Donc, Socrate est mortel.
• Tout ce qui est rare est cher.
L’or est cher.
Donc, l’or est rare.
• Toute substance qui pense est spirituelle.
Or, l’âme raisonnable est une substance qui
pense.
Donc, l’âme raisonnable est spirituelle.
♦ L’épichérème ♦
Les arguments secs du syllogisme ne se suffisent pas toujours à eux-
mêmes ; il leur faut parfois une preuve pour les soutenir, un développement
pour les étayer. C’est le rôle de l’épichérème, qui est un syllogisme gras. Il
repose sur l’amplification de chacune des propositions du syllogisme
maigre ; il devient un syllogisme oratoire.
La plaidoirie de Cicéron pour Milon repose sur ce type de syllogisme
amplifié. On pouvait défendre le père de l’association Légitime Défense en
trois phrases : on a le droit de tuer un agresseur qui tend une embuscade ;
Clodius est un agresseur ; donc il était permis à Milon de tuer Clodius.
Cicéron développe la première proposition en démontrant par le droit
naturel, le droit des gens, par les exemples, qu’on peut tuer un agresseur ; il
passe à la deuxième proposition en s’efforçant de peindre l’équipage, la
fuite, les préparatifs, le voyage de Clodius, afin de montrer qu’il veut tuer ;
enfin, il conclut à l’innocence de Milon.
♦ L’enthymème ♦
C’est un syllogisme unijambiste, mais qui court, malgré tout, plus vite. Il
lui manque la majeure ; seule la mineure est là pour conduire à la
conclusion, mais elle y va vite. Puisque l’une des propositions du
raisonnement est sous-entendue, on évite les redites et répétitions, ou la
lourdeur d’une évidence. Ce procédé permet d’alléger un texte ou une
intervention orale. Il est très fréquemment utilisé, pour cette excellente
raison. « Je pense, donc je suis », dit Descartes, qui expose en réalité la
version courte d’un syllogisme : « penser, c’est être ; or je pense, donc je
suis ». Autres exemples :
• « Socrate est mortel, puisqu’il est homme. » La majeure, « tous les
hommes sont mortels », est passée sous silence.
• « Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts » : la
majeure, « les plus forts sont toujours vainqueurs », est gommée, mais
n’en est pas moins présente (exemple emprunté à Olivier Reboul).
♦ L’induction, l’argument a fortiori et a pari ♦
L’induction ressemble à une poupée russe qui grandit par surprise, de la
plus petite à la plus grande ; des petites vérités particulières, on arrive à une
vérité générale. Alors que sa jumelle, la déduction, est tirée d’un principe
général, l’induction, elle, prend comme point de départ une observation
particulière, pour élargir vers un propos plus général.
L’argument a fortiori lui est apparenté, il consiste à montrer que si telle
cause produit tel effet, une cause plus forte produira un effet égal ou
supérieur. C’est l’argument du plus ou du moins. Exemples :
• « Je t’aime inconstant, qu’aurais-je fait fidèle ? »
• « Si mourir pour son prince est un illustre sort
Quand on meurt pour son Dieu, quelle sera la mort ? » (Corneille,
Polyeucte).
L’argument a pari, c’est un jeu de miroir travaillé. On part d’un fait qui a
des reflets ressemblant à un autre fait pour conclure en faveur des reflets ;
on joue sur l’analogie, la parité, la similitude entre les deux faits et on
applique à l’un, en vertu de la règle de justice, le traitement admis pour
l’autre. Maurice Hougardy donne cet exemple : dans un débat sur
l’interdiction de la vente d’alcool dans les débits de boissons en Belgique,
un député pourrait faire ce raisonnement : « Le poète ivrogne Verlaine avait
trouvé dans la cellule de la prison de Mons de splendides éloges de
l’abstinence ; la contrainte qu’on allait imposer à l’ouvrier belge finirait par
se muer en louanges à l’adresse d’une telle mesure de publicité
publique 52. »
♦ L’argument disjonctif ♦
C’est un argument qui sélectionne, et qui permet de ne pas prendre des
vessies pour des lanternes. Face à une question, un problème, une énigme,
un choix, on envisage l’une après l’autre toutes les hypothèses, toutes les
solutions, et on procède à leurs gommages successifs pour cause
d’incongruité, de contradiction ou d’impossibilité ; finalement, on n’en
retient qu’une seule.
Un employé modeste, du jour au lendemain, se retrouve riche comme
Crésus ; il existe deux hypothèses : ou il vient d’hériter, ou il a commis
un vol... On prouvera la vérité de l’une des deux hypothèses en
démontrant la fausseté de l’autre.
♦ Le sorite ♦
C’est un maître d’école sentencieux et strict, qui enchaîne les arguments,
qui les enfile comme autant de perles sur un collier. Il est fait d’une batterie
de jugements, architecturés de telle sorte que le conséquent du premier
devienne l’antécédent du second, le conséquent du second l’antécédent du
troisième, et ainsi de suite, jusqu’à ce que, de rebondissement en
rebondissement, le terme final renvoie à l’égalité du tout. C’est compliqué,
et pourtant c’est simple. Le journal de Jules Renard offre un exemple
évidemment drôle :
« Si j’avais du talent, on m’imiterait. Si on m’imitait, je deviendrais à
la mode. Si je devenais à la mode, je passerais bientôt de mode. Donc,
il vaut mieux que je n’aie pas de talent. »
♦ Le dilemme ♦
Appelé aussi « argument cornu », c’est l’argument de la division
implacable. On étale deux hypothèses, pour décréter que toutes deux
aboutissent au même résultat, en général redouté, ou pour décréter que
chacune est incompatible avec une règle primordiale.
« Ne le châtie pas. Car ou bien il craint le châtiment, ou bien il ne le
craint pas. S’il le craint, il est bon, inutile de le châtier. S’il ne le craint
pas, il n’en tiendra pas compte 53. »
♦ L’alternative ♦
L’alternative, proche parente du dilemme, est issue du principe de non-
contradiction (ou du tiers exclu) exposé par Aristote dans sa Rhétorique : il
faut qu’une porte soit ouverte ou fermée. C’est un procédé d’exclusion par
lequel on propose à l’interlocuteur un choix entre deux arguments, entre
deux possibilités qui s’excluent mutuellement. Le choix s’impose
finalement en faveur de l’une des deux options par élimination de l’autre,
entachée de fausseté, d’absurdité ou d’incompatibilité avec les hypothèses.
Il n’y a pas de demi-mesure possible. Exemple :
« La bourse ou la vie ! »
On peut se demander à quoi peut bien servir tout cet attirail, dans la
parole moderne. Il est clair que l’usage de ces formules ne transformera
personne en logicien ; ce n’est pas un bain duquel on sort miraculeusement
changé en Blaise Pascal. En revanche, la recherche de ces procédés pendant
une lecture, leur repérage dans toutes les formes d’expression enrichissent
l’expérience oratoire et créent un jeu de cache-cache avec les secrets de
fabrication. La relation avec le verbe écrit ou parlé devient alors interactive.
Types d’arguments
En plus de ces figures savantes et fort utiles, aux noms souvent étranges,
il existe des raisonnements en kit, faits d’arguments simples et toujours à
portée de main. Ce sont des arguments « clés en main », qui permettent de
cadrer son discours, de structurer sa démonstration en ayant recours aux
vieilles ficelles argumentatives, toujours aussi efficaces.
♦ L’argument par l’absurde ♦
C’est l’argument raisonnable du déraisonnable. Il consiste à faire éclater,
souvent dans un éclat de rire, l’inconsistance d’une proposition en
soulignant ses contradictions, ses incompatibilités, ses ridicules. On déploie
une hypothèse, on explore ses implications, qui se révèlent absurdes et
mettent donc en doute l’hypothèse sur laquelle elles étaient construites. Le
dépassement des extrêmes est un excellent moyen de raisonner par
l’absurde.
♦ La tautologie ♦
La tautologie, qui n’a rien à voir avec la tauromachie, se dit d’une
manière dépréciative à propos d’une expression inutile qui n’apporte rien de
nouveau ; d’une manière subtile, c’est un procédé qui joue sur l’écho des
mots, c’est un paradoxe de la raison qui sert à « valoriser quelque chose
positivement ou négativement par un pléonasme » (Perelman). Exemples :
• « Un sou est un sou. »
• « Une femme est une femme. »
• « Quand on voit tout ce qu’on voit, et qu’on entend ce qu’on entend,
on a raison de penser ce qu’on pense. »
♦ L’exemple, l’autorité, le précédent ♦
Ce sont les arguments aux cheveux blancs, les vénérables anciens de la
tribu. Dans une argumentation, ils en imposent toujours.
L’exemple peut jouer plusieurs personnages : celui de l’exemple, bien
sûr, celui de l’illustration, celui du modèle. L’exemple doit bénéficier du
statut de fait. Ce fait peut avoir un caractère réel ou fictif. Il sert de base à
une justification du cas évoqué. L’illustration renforce l’argument. Le
modèle et l’antimodèle, c’est bonne figure et mauvaise mine. Ils jouent tous
deux sur le clavier de l’imitation, de l’identification.
L’argument d’autorité, c’est la parole du vieux du village, l’opinion
savante, la leçon du professeur. Par snobisme ou pour couper court à la
discussion, on cite des mots attribués à une autorité reconnue. Une phrase
relevée par Perelman l’explique : « L’exemple des grands est si bon
rhétoricien qu’il persuade jusqu’aux choses les plus infâmes. » Tout ce qui
se fonde sur une autorité : livre, citation, expertise, statistique, expérience,
témoignage, tout cela est amené à servir d’argument.
Le précédent est un cas de référence, un exemple particulier, une décision
qui pourra servir d’exemple, un fait antérieur qu’on admettra comme règle
de conduite dans un cas semblable. Ce qui a été vrai une fois sera vrai à
l’avenir.
♦ L’argument du fidèle ♦
C’est l’argument fondé sur les valeurs communes. Elles changent et cela
rend la météorologie argumentative très délicate ; elles changent en fonction
des lieux, des hommes, des cultures, des sous-cultures, des époques, des
orientations médiatiques. On peut cependant distinguer dans le brouillard
trois catégories de valeurs : les valeurs universelles (le vrai, le beau, le bon,
le bien), fondamentales (la justice, la liberté) et actives (responsabilité,
solidarité).
♦ L’argument du conformiste ♦
Il procède de l’idée, sacro-sainte dans l’art de persuader, qu’on ne
persuade jamais personne contre sa volonté, sa logique, ses préjugés, son
ego... Il s’agit des opinions partagées, des lieux communs, des évidences
grises, des modèles, des « prêts-à-penser » pour moutons de Panurge.
♦ L’argument du béni-oui-oui ♦
Il s’agit d’obtenir d’entrée une réponse positive, un assentiment, un
« oui » de l’auditoire sur le point de départ de la démonstration. Ainsi est
créé un courant d’acceptation qui ouvre les portes aux autres arguments, et
fraie peu à peu le chemin jusqu’à la conclusion. Socrate procédait ainsi avec
sa maïeutique. Faites voter oui au premier argument, il y a des chances pour
que la thèse soit élue.
♦ L’argument du cow-boy ♦
On l’appelle ainsi parce qu’il fonctionne sur une double détente
argumentative. Le premier coup sert à créer les conditions d’un accord
préalable, le second développe l’argumentation dans le sens que l’on veut
prouver.
« Je vous prie de bien vouloir lever les mains en l’air, afin de vous
dégourdir les bras. Merci. Maintenant, je tire. »
Mais pour bâtir un exposé, un raisonnement, un discours, il ne suffit pas
d’égrener des arguments à la suite. Il faut savoir les organiser, les regrouper,
les faire défiler en rangs serrés, les disposer selon une stratégie quasi
militaire. Tous ces renards du langage, ces astuces, ces recettes, ces
habiletés, ces ruses de mots, doivent marcher en ordre et respecter une
discipline de fer. La science de cette discipline repose sur la réalisation du
plan.
Chapitre 11
Le plan de bataille
« Tout le secret de l’art est peut-être de savoir ordonner des
émotions, mais de les ordonner de telle façon qu’on en fasse sentir
encore mieux le désordre. »
(C.-F. RAMUZ)
L’ordre est toujours un bel effet de l’art.
Le plan de vol, pour faire un discours, est aussi obligatoire que pour
joindre en avion Paris à Athènes. « Première opération, le plan avec la
division en trois parties principales », dit Goldoni. Et Fénelon fait de l’ordre
la principale qualité d’un orateur. La construction du plan est l’œuvre
originale par excellence ; même si tout a déjà été dit et que nos montres
retardent d’une éternité, le plan peut toujours tout rénover ; c’est le fuselage
du discours.
Il faut toujours un plan, même pour établir la structure d’une simple
lettre, même pour dire trois mots ; c’est une habitude à prendre, une
rectitude intellectuelle rassurante, un renfort. On peut s’entraîner à tirer des
plans en lisant attentivement la table des matières des bons livres, en
retrouvant sous les histoires l’architecture du plan.
Quel est le meilleur plan ?
Si on le savait, on vous le dirait. Hélas ! il n’existe pas de plan idéal. Le
bon plan, le plan nécessaire est celui qui permet la marche de la parole. On
s’accorde sur la structure ternaire : thèse, antithèse, synthèse, comme étant
la plus efficace, parce que dialectique. Le plan classique, celui de la vieille
rhétorique, possède des vertus immuables : proposition, confirmation,
réfutation, conclusion. On ajoute parfois la narration.
Le plan doit respecter l’unité et le mouvement, le choix des arguments et
la succession des idées, en tenant compte de la loi d’économie, qui oblige à
mettre chaque idée à la place où elle développera tous ses effets ; de la loi
du rapprochement familial, qui ordonne de respecter les liens de parenté
unissant les mêmes idées ; de la loi de la logique, du lien de cause à effet.
Voici l’avis de G. Lançon, un maître en la matière : « L’ordre qu’on
donne à ses idées doit être tel, en résumé, que ce qu’on dit ; chaque moment
s’explique pleinement par ce qui a été dit déjà : ne demandez jamais de
crédit au lecteur, ni pour donner la preuve d’une proposition ni pour
expliquer la possibilité d’un fait 54. »
Ce conseil n’est applicable qu’à la condition de savoir où l’on doit
commencer et où l’on doit finir ; cela peut sembler évident, mais il faut un
commencement, un milieu et une fin, dans un discours comme dans la vie ;
avec une différence : dans la vie on ne connaît jamais sa fin, tandis que,
dans un discours, il est essentiel de la connaître.
Faute de quoi, l’orateur sera pareil à l’avion qui, ne pouvant atterrir,
tourne indéfiniment au-dessus de la piste sans pouvoir toucher le sol,
jusqu’au moment où il s’écrase, ayant épuisé son carburant.
Voici l’avis d’un autre connaisseur, Buffon :
« C’est faute de plan, c’est pour ne pas avoir encore assez réfléchi sur son
sujet qu’un homme d’esprit se trouve embarrassé et ne sait par où
commencer. Il aperçoit à la fois un grand nombre d’idées et, comme il ne
les a ni subordonnées ni comparées, il ne se détermine pas à préférer les
unes aux autres. C’est par le plan que l’orateur pourra espérer donner à son
discours l’unité. »
Comment s’entraîner à faire des plans qui ne soient pas sur la comète ?
L’entraînement par la démarche analytique a fait ses preuves depuis
longtemps : déjà l’admirable Aristote avait utilisé cette méthode pour écrire
sa Poétique. Examiner les œuvres de ses prédécesseurs et de ses
contemporains permet d’en tirer des règles ; lire la table des matières d’un
bon auteur est un commencement d’initiation à l’art du plan ; ensuite, il faut
décomposer et recomposer le plan, démonter et remonter la mécanique, se
salir d’encre jusqu’au coude.
Il existe ainsi des passages obligés du discours, parties immuables qu’on
visite obligatoirement.
L’introduction
C’est l’entrée du discours, ou exorde.
Elle a pour but de serrer la main des auditeurs, de les préparer à ce qui va
être dit, de gagner leurs bonnes grâces. Elle doit impérativement vaincre les
résistances au sens psychanalytique du terme.
En règle générale, l’exorde est là pour donner envie d’écouter l’orateur.
Chacun a son introduction favorite, chacun a son talent propre, mais il
existe des caractéristiques que toute introduction doit présenter. De la même
manière qu’un bon scénario doit comporter un facteur déclenchant efficace,
une bonne introduction doit amorcer la curiosité ; elle doit accrocher
l’intérêt de l’auditeur. Elle doit le sécuriser et le valoriser. Elle doit indiquer
la route qui va être suivie, l’idée générale (si elle existe) autour de laquelle
va tourner le débat et le but à atteindre. Elle doit, enfin, créer l’atmosphère.
Il est clair que la règle des règles n’existe pas. Le régulateur, c’est le sujet
et l’auditoire. On trouve dans les vieilles recettes quelques conseils utiles. Il
faut :
« — un début simple et sans appareil ;
« — débuter avec une autorité calme sur un ton assez bas, mais bien
posé ;
« — prendre son temps ;
« — énoncer d’entrée l’idée maîtresse qui servira d’appui à l’œuvre tout
entière ;
« — désavouer ce qui ne peut être défendu 55. »
Narration et proposition
Immédiatement après l’introduction, la narration présente les faits ; la
proposition expose la thèse qui va être soutenue. Dans les deux cas, il faut
s’efforcer de rendre son développement clair, crédible, court.
La clarté
Elle ne tombe pas des étoiles, contrairement à ce qu’affirme le poète. Elle
naît de la structure chronologique du discours, du crescendo des idées, de la
ligne droite ; la titubation du discours crée, en revanche, une confusion
d’ivrogne. L’auditoire doit toujours pouvoir comprendre. Il doit savoir, en
chaque point de votre discours, d’où vous êtes parti, et où vous en êtes de
votre chemin, ainsi qu’avoir une intuition de ce qu’il vous reste à parcourir.
La brièveté
Voici le conseil d’Arthur Miller : « Ne pas écrire un mot inutile dans
l’intérêt de la forme mais faire plier la forme dans l’intérêt de la chose à
dire. » Pour y arriver, ne pas hésiter à utiliser la poubelle à arguments et à
idées, pour ne garder que l’essentiel, le probant, le nécessaire.
Edgar Faure recevait, il y a quelques années de cela, les heureux lauréats
de la Conférence du stage 56 ; il était, je crois, président de l’Assemblée
nationale et, à coup sûr, ancien lauréat. En ma qualité de lauréat - à Paris on
dit secrétaire -, j’eus l’honneur et le plaisir d’un moment de conversation
avec celui qui était à la fois ministre, professeur et avocat. Trois fonctions
en un seul homme !
Évidemment je lui demandai un conseil, un truc, quoi, un petit truc de
rien.
« Je vais vous raconter une anecdote, me dit-il avec un petit “ceveu” sur
la langue. J’arrivai à une audience civile avec un énorme dossier. Le
président, voyant la masse de documents amoncelés devant moi, prit peur et
me demanda : “Vous en avez pour combien de temps ?” Je lui répondis
vertement : “Dix minutes, ou cinq heures.” Et j’ajoutai tout de suite : “Je
ferai tenir les cinq heures dans les dix minutes.” » Et il y parvint !
La crédibilité
On y atteint en jouant cartes sur table, après quoi il faut jouer des cartes
et de la table.
La narration a exposé les faits, le premier pas est franchi ; il faut alors
faire le second, celui de la confirmation. Cet ordre n’a rien de militaire.
Encore une fois, l’orateur ne doit jamais être prisonnier des règles de
l’éloquence.
Le seul ordonnancement qui vaille est celui qui conduit au but. Mais,
quel que soit l’ordre de marche, la confirmation est la partie indispensable
du discours. Elle est le moment où l’orateur défend sa thèse, prouve et
argumente. Il déploie, alors, la batterie logique, pragmatique et
argumentative des figures de rhétorique.
En un mot, il dit ce qu’il croit utile au triomphe de sa cause. Ici se pose
une très vieille question toujours d’actualité : dans quel ordre présenter les
arguments ? Faut-il d’abord avancer sur l’échiquier les plus faibles, puis les
plus forts ? Faut-il adopter l’ordre dit « homérique », qui présente en
premier les arguments forts, puis les plus faibles, et enfin le reliquat des
arguments forts ? L’expression « ordre homérique » vient de L’Iliade, où
l’on voit l’empereur Nestor placer au milieu ses troupes les moins sûres.
La simplicité s’accommode de l’argumentation dite « unitaire » : chaque
discours ne renferme qu’un seul argument, les autres ne faisant que le
reprendre sous d’autres formes pour lui donner un autre visage.
L’idéal est que les arguments se passent le relais les uns aux autres
jusqu’à l’arrivée en triomphe.
La réfutation
Une fois la thèse solidement installée, il faut régler son compte à
l’antithèse de service, c’est le travail de la réfutation. Si le poids des
objections est trop lourd, autant s’en débarrasser tout de suite. L’orateur
peut alors placer la réfutation en premier. Si le poids est léger, la réfutation
peut n’être qu’effleurée, et venir en dernier. En tout cas, il ne faut jamais
oublier qu’accorder trop d’importance à un adversaire peut conduire à
l’opposé du but visé, en faisant tourner le débat autour de lui et non de ce
que vous désirez dire. Il convient donc de réfuter avec sérieux, mais sans
gravité.
La conclusion
L’orateur reste sur le quai de la gare et les voyageurs s’en vont avec pour
seul bagage son discours... Que vont-ils en faire ? L’oublier, le laisser à la
consigne, le conserver précieusement ? D’où l’importance de l’au revoir.
C’est le moment de récapituler dans ce geste de la main, en une tournure
ultime, tous les arguments, tous les sentiments, et de montrer, une dernière
fois, le chemin.
Un bon procédé consiste à boucler la boucle, à revenir sans se répéter à
l’essentiel, à faire écho dans les derniers mots du discours aux premiers, en
appelant à prolonger ce qui a été dit par des actes. C’est déjà une manière
d’être dans l’action.
Chapitre 12
L’entraînement
Travailler au quotidien
L’art de dire est un art de vivre. Il faut être plein de défauts : curieux,
voleur, égoïste.
Curieux ? Oui, en ce sens qu’il faut écouter et voir.
Voleur ? Oui, en ce sens que tout est à prendre dans ce qui passe dans
l’air des mots. Il faut tout retenir. Tout attraper, et tout garder en mémoire,
ou dans des carnets, comme le faisait Pirandello, avec ses notes pour bien
écrire.
Le père de Mirabeau disait que son fils faisait, de toutes les choses de la
vie, « sa chose et sa chair ». Il retenait tout et restituait tout, sous sa
signature.
Voleur ou assimilateur ? Les deux, mais surtout assimilateur. Cette
faculté permet d’éveiller la mémoire, d’acquérir l’œil du chasseur, puis de
trier les informations inconsciemment.
J’ai eu le bonheur de rencontrer dans l’intimité de grands orateurs et de
grands écrivains. Ils notaient tout sur des petits carnets : faits, gestes,
formules, couleurs et couleuvres du temps. Ce travail avait un seul but :
muscler la faculté d’expression, développer la mémoire « verbomotrice »
d’articulation, qui est la mémoire de l’orateur.
Égoïste ? On doit s’acharner à dire mentalement ses idées, à les formuler
en esprit. Parler dans sa tête permet de parler dans le monde. Il faut aussi
extérioriser chaque idée par les mots jusqu’à la précision parfaite, jamais
atteinte, mais on peut, on doit rêver d’y arriver.
Comment se préparer intellectuellement à la parole moderne ?
Par la méditation, d’abord. Grâce à elle on pêche dans le vivier à idées.
Elle permet de penser en silence à la matière du discours, de construire le
plan, d’entendre le son du discours, de créer les phrases clés. Elle permet de
poser des repères, de jeter des idées sur le papier ; de tracer la carte du
discours, ici émotif, là logique, plus loin ironique, encore plus loin
exaspéré, et ainsi de suite. Le discours intérieur prépare le discours
extérieur.
Par la répétition ensuite. Non point devant le miroir, mais dans la tête où
le texte, la teneur de ce qu’on a à dire, doit passer et repasser en son, en
rythme, en phrases, en émotion. On peut rester une heure sur le seuil d’une
idée, à se demander si elle est bonne ou mauvaise, bien ou mal présentée, à
sa place ou pas. Est-ce que je vais les convaincre, est-ce que je m’y prends
bien ? Comment ciseler l’argument pour qu’il trace sa route ?
On peut s’interroger longuement sur la tournure d’une phrase afin de
savoir si elle dit ou ne dit pas ce qu’elle doit dire. Sensation du tireur à l’arc
qui vise la cible, tend la corde, lâche prise et scrute la course de la flèche.
Comment apprendre à parler ? En premier lieu, en pensant à voix haute.
Certes, pas en tout lieu ni en tout temps. Mais le plus souvent possible. Il ne
faut pas craindre de parler seul, de se parler pour formuler convenablement
une idée, une pensée, un sentiment. On risque de passer pour un original,
mais c’est mieux que de passer pour un duplicata.
Un gouffre sépare le non-dit du dit. Pour réussir à traduire en mots précis
l’immatérialité de la pensée et en rendre un juste compte, il faut beaucoup
d’entraînement.
Comment maîtriser sa respiration ? Comment acquérir une voix qui porte
sans se fatiguer ? Comment lutter contre le trac ? Comment s’exercer à
formuler et reformuler ? Comment préparer son intervention ? Au-delà
s’étend l’incertitude impressionnante du comportement de l’auditoire :
comment réagira-t-il ? À dire vrai, on s’interroge sur tout, car on ne sait
rien, sinon qu’il faut tenter de convaincre par des idées, des arguments, des
mots, des sons, des rythmes, à partir de son propre silence.
La réponse à ces questions ne naît pas de l’air du temps, elle vient avec
l’entraînement. Ces qualités se retrouvent chez tous les orateurs en action.
Tous, ils ont lutté pour apprendre, s’améliorer et corriger sans cesse leurs
défauts. Depuis Milon de Crotone, on sait qu’il faut, pour porter le taureau,
avoir porté le veau, aussi serait-il insensé de vouloir porter la parole sans
s’y être habitué, exercé, entraîné ; d’où l’utilité du gymnase verbal.
Exercices de gymnase verbal 57
Premier enseignement : le travail sur un texte fétiche
D’abord et avant tout, il faut choisir chez un auteur un texte dense. C’est
le texte modèle, qu’il s’agit de lire avec attention, en s’interrogeant sur la
signification des mots, sur la portée des pensées, sur le bonheur des
expressions, sur les liaisons entre les idées.
Une fois la lecture faite, on reconstitue à haute voix, du mieux que l’on
peut, le texte initial. Il faut décortiquer le plan général et les plans
particuliers qui assurent la circulation des idées, accrocher le squelette du
texte au mur des réflexions. Il faut rechercher dans le texte fétiche les mots
porteurs d’émotion, la formule alchimique qui trouble, émeut, bouleverse.
L’étude des formules oratoires offre un exemple d’expression, et par là
facilite l’expression de nos propres idées. On voit comment la peur, la faim,
la tristesse, l’éloignement, la guerre et la paix, l’amour et la haine, que sais-
je ? ont été représentés. Cette peinture, il faut se la mettre dans les yeux et
les oreilles pour qu’elle resurgisse au moment voulu, de manière non pas
répétitive, mais quasi subliminale. C’est le processus de l’imprégnation
poétique et mentale.
Le texte fétiche constitue un ensemble harmonieux grâce aux transitions
qui lient les différentes parties du discours entre elles. L’art des transitions
et des articulations logiques jette des ponts, ouvre des passages à travers le
texte. Comment saisir l’intelligence de cette architecture, connaître ses
secrets ? Le seul moyen est d’étudier sans cesse les orateurs célèbres en
observant les mécanismes d’articulation et de développement des idées, de
pourchasser le texte à la recherche des agents de liaison.
En même temps on recherche l’ordre et la gradation des différents
éléments dans le texte fétiche. Il s’agit de ne pas se laisser bercer par la
musique, même si elle doit être, conformément au vœu de Verlaine, « avant
toute chose ». Bien plutôt, le but est de cerner les arguments, d’étudier le
tour de main qui fabrique tel moyen, telle preuve, telle réfutation. Il faut se
dire : « Comment aurais-je fait à sa place pour façonner tel argument ? »
Comment a-t-il fait ? On vérifie le raisonnement, on suit successivement
chacune des idées principales et secondaires du texte fétiche.
Scalpel en main, on ne coupe pas les cheveux en quatre, mais on dissèque
le texte, afin d’entrer dans l’anatomie de l’écriture et de sa logique, selon le
conseil de Flaubert. On joue au clinicien du style. Écouter les battements du
cœur de la phrase, peser sa lourdeur, examiner sa colonne vertébrale, lire
ses humeurs, décoder ses fantasmes, radiographier ses jointures : tout cela
constitue le travail d’appropriation. Comme le coquillage garde le bruit de
la mer, l’oreille finit par garder le bruit des phrases. C’est pourquoi il faut
toujours travailler sur le même texte, jusqu’à l’incorporer.
Analyse et synthèse, synthèse et analyse sont les verres des lunettes qu’il
faut chausser pour découvrir comment l’orateur réfute les objections et
donne des preuves, crée l’unité entre les pensées et les sentiments tout au
long du discours.
On est désormais d’accord sur un point : pour être heureux en parole, il
faut posséder un texte fétiche, lu et relu, tourné et retourné, corné et
recorné. Flanqué de cette bible profane, on peut continuer le chemin pour
apprendre. On s’amuse alors à comparer notre grand manitou de texte avec
tous les textes possibles. La comparaison, à elle seule, offre un
enseignement remarquable.
On essaie de repérer dans nos lectures les procédés dits « de rhéteur »,
mais dont Séguéla, l’inventeur de « la force tranquille 58 », se régale,
comme de nombreux autres publicitaires.
Une « force tranquille », qu’est-ce ? Un président ? C’est aussi (et
surtout) un oxymore... On peut s’aider pour ce jeu, sans honte ni tricherie,
du « Que sais-je ? » sur les figures de style 59.
Voici les exercices de loin les plus utiles :
— analyser en toute question le pour et le contre ;
— réfuter, à haute voix, le texte fétiche, d’abord dans son ensemble,
page par page, idée par idée, dans un renversement continuel du pour et du
contre ;
— enfin, comme le seul moyen d’apprendre à parler est de parler,
imaginer que vous racontez vos lectures, les films que vous avez vus à
Bernard Pivot, à Isabelle Giordano...
Il faut par tous les temps s’exercer à parler, avoir la pudeur de parler mal,
pour avoir l’impudeur, un jour, de parler bien. Il faut oser ! Et peu importe,
comme le dit Horace, si on produit des marmites après avoir médité des
amphores... Il faut affronter le ridicule du bégaiement, du bredouillement,
du bafouillage ; payer le tribut de l’amour-propre blessé. On s’en remet
toujours, d’autant que le terrain gagné sur l’amour-propre vaut de l’or
métaphysique.
Une fois sur le terrain, cependant, pas d’état d’âme et en avant toute :
courage ! Il faut viser le but et l’atteindre quoi qu’il arrive. Cris et
chuchotements, réactions de l’assistance doivent laisser indifférent, ou en
tout cas ne pas vous atteindre trop, du moins en apparence. Ce qui requiert
une belle maîtrise de soi, et la connaissance de certains trucs.
Deuxième enseignement : le plan physique
Pour apprendre à s’exprimer, il faut s’interroger constamment sur chaque
aspect de sa prestation, décortiquer tous les mécanismes, notamment
physiques, impliqués dans l’acte de prendre la parole, et travailler
patiemment à peaufiner sa technique. Apprendre à parler en public
s’apparente à de l’artisanat. Voici en vrac quelques outils que tout apprenti
orateur doit découvrir et manier afin de maîtriser l’art complexe de la prise
de parole !
♦ Entraîner sa respiration ♦
Quintilien indique l’objectif : « Que la respiration soit libre et aisée, que
les intervalles en soient raisonnablement longs, et qu’elle puisse continuer
de même un temps considérable. »
La respiration est chose essentielle, la grande affaire de la vie ! Le souffle
est la métaphysique du verbe, comme l’expose Paul Valéry : « Je nais à
chaque instant pour chaque instant. VIVRE !... JE RESPIRE. N’est-ce pas
tout ? JE RESPIRE... J’ouvre profondément chaque fois, toujours pour la
première fois, ces ailes intérieures qui battent le temps vrai. Elle portent
celui qui est, de celui qui fut à celui qui va être... JE SUIS, n’est-ce pas
extraordinaire ? Se soutenir au-dessus de la mort comme une pierre se
soutiendrait dans l’espace ? Cela est incroyable. »
On doit à la respiration la sonorité et la flexibilité de la voix. Quand on
parle, comment respirer ? À dire vrai, à ce moment-là, ce n’est plus guère le
moment d’y penser. Impossible de respirer par le nez, comme le conseillent
les professeurs ; dans le feu de l’action, seule la respiration buccale permet
de ne pas s’étouffer. Ce qui est sûr, c’est qu’il ne faut jamais parler que sur
l’expiration.
Quand on demandait à Louis Jouvet ce qu’il apprenait à ses élèves, ce
qu’il y avait de plus important à savoir, il inspirait un grand coup et
répondait : « Je leur apprends à respirer. » Respirer, c’est le seul moyen
pour ne pas se noyer dans le flot du discours. Mais si tout le monde ne peut
avoir Jouvet pour professeur, n’importe qui peut faire comme Abraham
Lincoln : tous les matins, dans sa cabane enfumée, il lisait le journal à haute
et intelligible voix, en y mettant le ton. Au moins le journal lui servait-il à
quelque chose.
Contrairement aux idées reçues, on ne respire pas qu’avec les poumons.
Pour bien placer son souffle, il faut suivre le conseil de Georges Le Roy :
respirer avec le ventre ! La respiration est trop souvent bloquée dans le
torse, comprimée par le diaphragme ; il faut qu’elle descende jusqu’à
l’abdomen. Un bon moyen de localiser l’endroit du souffle juste consiste à
s’allonger sur le dos, les mains posées sur le ventre, et de respirer
lentement ; ainsi se fait la localisation du point de souffle.
Une fois ce point découvert, familiarisez-vous avec lui, trouvez un
rythme confortable. Puis passez aux autres exercices, qui permettent d’aller
plus loin. Georges Le Roy conseille les exercices suivants :
« Tous les exercices de respiration doivent être faits sans nervosité et
dans la position debout. Sur un morceau convenable s’exercer à dire, sans
modulation de la voix et d’une seule expiration, un seul alexandrin d’abord,
puis deux, puis trois, le plus lentement et le plus largement possible [...].
« La voyelle “A” est indiquée pour les exercices concernant l’expiration
car son émission est plus simple :
« a) aspirer largement ;
« b) aussitôt que la provision d’air est faite, laisser l’air s’échapper
lentement en faisant entendre le son A sans chevrotement 60. »
Ce qui fait que, de la respiration, qui fait vibrer les cordes vocales, on en
arrive tout naturellement au son, puis à la voix.
♦ Entraîner sa voix ♦
« Longtemps, longtemps, la voix humaine fut base et condition de la
littérature. La présence de la voix explique la littérature première, d’où la
classique prit forme et cet admirable tempérament. Tout le corps humain
présent sous la voix est support, condition d’équilibre de l’idée. Un jour
vint où l’on sut lire des yeux sans épeler, sans entendre, et la littérature fut
tout altérée. Évolution de l’articulé à l’effleuré - du rythmé et enchaîné à
l’instantané -, de ce que supporte et exige un auditoire à ce que supporte et
emporte un œil rapide, avide, libre sur une page 61. »
Parler sans s’emmêler les pinceaux, sans s’abîmer les cordes vocales,
c’est facile à dire, plus difficile à faire, surtout dans le feu de l’action
oratoire. Aussi est-il préférable de s’entraîner régulièrement. Rien ne
remplace un professeur de diction, même pour quelques conseils pratiques.
À défaut, il faut entraîner la voix pour apprendre à articuler et à moduler.
Cela nécessite de s’exercer à lire lentement, à haute et intelligible voix,
toutes les lectures qui passent. « Le meilleur exercice consiste à parler
souvent dans un endroit vaste, même en plein air, à la condition que la voix
soit appuyée contre un obstacle (mur, paroi, etc.) et que la sonorité n’en soit
pas perdue 62. »
La voix n’est pas seulement une affaire de son ; c’est une force qui
énergétise les mots, elle traduit un « vouloir vocal », une volonté de
convaincre.
De toute manière, si la voix n’est pas libre, il est impossible d’être
sincère, sympathique, sérieux et d’être soi-même ; on ne peut monter à
l’assaut de l’auditoire sur une échelle vocale branlante et tremblante.
« Notre voix doit nous donner la sensation qu’elle a deux points d’appui :
son point de départ, qui est en nous-même, et son point d’arrivée, le public,
la salle, le fond de la salle ; il faut que vous la sentiez appuyée autant en
dehors de vous qu’en vous-même qui l’émettez.
« Le véritable appui que vous devez offrir, chercher à votre voix est
surtout son point d’arrivée, bien plus que son point de départ. C’est le seul
sur lequel vous pouvez utilement et réellement compter ; nos effets de force
doivent avoir dans la salle leur base objective, et non sur nous-même ; ayez
la sensation que vous appuyez votre voix devant vous, à vingt mètres, à
cinquante mètres [...]. La voix est alors comme posée sur l’auditoire, et de
cet appui fixe et bien orienté, elle tire les meilleurs appuis subjectifs, les
meilleures attitudes vocales. »
L’orateur « ne se sent plus d’appui de poitrine, de gorge, de bouche
même : il sent sa voix lui échapper, se faire à tel point à l’extrémité buccale
labiale de son appareil vocal qu’il a souvent la sensation qu’elle se fait toute
seule, en dehors de lui, là, dans l’espace où elle résonne, comme si la salle,
la nef où il parle était une autre, une plus grande cavité vocale complétant
ses cavités organiques 63 ».
D’après Quintilien, qui traite d’une époque où les micros n’existaient
pas, il faut « avoir un parler léger, facile, net, doux et poli. Il faut donc
premièrement que la voix parte d’un organe qui soit sain. En second lieu,
qu’elle ne soit ni sourde ni grossière, ni effrayante, ni dure ni raide, ni
fausse, ni épaisse, ni trop déliée, ni mal articulée, ni aigre, ni faible, ni
molle ou efféminée. [...] Il ne suffit pas que la prononciation soit correcte, il
faut qu’elle soit claire ; à quoi deux choses contribueront. La première c’est
de bien articuler tous les mots [...]. La seconde chose, c’est de bien
distinguer toutes les parties de la phrase, en sorte que celui qui parle donne
à chacune tout ce qui lui appartient, commençant et finissant précisément
où il faut 64. »
La voix de l’orateur, c’est son physique ! Platon disait : « Parlez, afin que
je vous connaisse. » Certains ont une voix qui passe bien ; d’autres ont une
voix qui passe mal. Qui osera jurer que la voix de Jacques Chaban-Delmas
ne l’a pas desservi ? Une bonne voix est un atout. Que faire pour améliorer
sa voix ? La voix de l’orateur d’aujourd’hui devra développer trois traits
fondamentaux :
— l’amplitude,
— la sonorité,
— la modulation.
L’amplitude, ou puissance de la voix, dépend du registre employé, lui-
même lié au souffle ; le vent dans les voiles de la voix, c’est lui.
La voix humaine a trois registres : l’aigu, le médium et le grave. Il est
important de bien placer sa voix, ni trop en haut ni trop en bas. Une voix
sonore, c’est-à-dire bien timbrée, est une voix portée par le souffle et posée
sur le médium.
« La note médium est celle qui se trouve au milieu des différents registres
de toute voix humaine. Le registre médium (ou plus simplement le médium)
est l’ensemble des notes voisinant la note médium et produites dans une
émission facile et analogue à celle de cette note.
« Le registre aigu est le plus fatigant ; en effet, les cordes vocales étant
plus tendues, elles ne vibrent que sous une poussée d’expiration plus
abondante ; par contre le registre grave demande moins de souffle. Le plus
souvent, les débutants attaquent dans le registre aigu - au-dessus de leur
voix normale - tout morceau qu’ils se proposent de dire. Leur diction,
toujours conventionnelle, devient vite fatigante pour leurs auditeurs et pour
eux-mêmes. L’emploi du registre grave est plus légitime ; cependant il
amène rapidement à la monotonie et à la prétention.
« Le registre médium est de beaucoup celui dont l’emploi doit dominer ;
il correspond aux notes que nous employons instinctivement dans la
conversation 65. »
À ce stade des explications, la question qui se pose est : comment faire
pour découvrir son médium ? Georges Le Roy propose une réponse qui
situe, logiquement, le travail sur la voix dans la prolongation directe de
celui sur la respiration et le souffle :
« Il faut respirer assez largement [...]. Émettre le son “A” en ayant soin
de ne donner aucune nasalité au son et en ne contractant d’aucune façon la
gorge. Choisir parmi les notes émises sans effort celle qu’on peut donner le
plus facilement et avec le maximum de sonorité. En adoptant cette note
comme médium, lire quelques vers en ayant soin de faire graviter la voix
autour de cette note. »
Avec de l’entraînement, la voix deviendra, enfin, souple. Elle permettra à
l’orateur de varier les effets, de moduler. C’est très difficile à faire et, là
encore, la lecture à haute voix sur des textes préparés est le meilleur
exercice.
Qu’est-ce qu’un texte « préparé » ? C’est un texte étudié en fonction de
la lecture à haute voix, avec, sur le papier, les indications relatives à la
lecture, sans rapport avec la ponctuation. Richard Bohringer appelle cela
« tricoter le texte ».
J’ai eu le bonheur de tenir entre mes mains le manuscrit sur lequel Raimu
a appris à dire le texte de son rôle dans La Femme du boulanger : quelle
leçon de diction ! Une barre pour une pause, deux barres pour un arrêt, des
mots impossibles à mettre en bouche carrément changés, des phrases même
et, ici et là, des indications de ton : une superposition de musiques
harmonieuses et solidaires, celle de Raimu sur celle de Pagnol.
C’est en comprenant profondément un texte, en travaillant sur son sens,
qu’on arrive à le dire d’une voix juste. On se rappelle le conseil de
Molière :
« Nous ne savons pas nos rôles.
« — Vous les saurez, vous dis-je ; et, quand même vous ne les sauriez
pas tout à fait, ne pouvez-vous pas y suppléer de votre esprit, puisque c’est
de la prose, et que vous savez votre sujet 66 ? »
Une autre idée sera d’écouter de bons comédiens réciter le répertoire
classique. Essayez de dire des extraits de Tartufe, le résultat sera médiocre ;
puis écoutez Robert Hirsch, qui en fut un excellent interprète : ce sera
sublime. A vous de combler la différence, en vous inspirant de ce que vous
avez entendu.
Ce travail permet, à la longue, de lutter contre la monotonie du débit,
dont la grisaille fatigue l’auditeur et épuise l’orateur ; parler toujours sur le
même ton appelle l’édredon. Il faut varier le débit, ce qui permet, en
donnant vie à ce qu’on dit, de surprendre l’auditoire, de réamorcer son
attention.
Cette exigence de variation oblige notamment à changer de vitesse. On
passe de la première à la seconde, de la seconde à la troisième, de la
troisième à la quatrième, et surtout on repose le moteur par des arrêts, des
silences - tant il est vrai qu’en diction, « les choses les plus importantes sont
celles que l’on ne dit pas 67 ». Il existe des signes dans la circulation
verbale, il faut les respecter sous peine d’accident, de carambolage, de
dérapage, de saut. On appelle ces signes et ces repères les pauses, les temps,
la ponctuation.
EXERCICES D’ACROBATIE ARTICULATOIRE
1. Au milieu de l’escalier, je perdis un soulier.
2. Je joue sagement à ce jeu.
3. Je juge Georges et Jean.
4. L’assassin sur son sein suçait son sang sans cesse.
5. Si ces six sangsues sont sur son sein sans sucer son sang, ces
six sangsues sont sans succès.
6. Trois très grands grains gros gras dureront rarement.
7. Petit pot de beure, quand te dépetitpotdebeurreras-tu ? Je me
dépetitpotdebeurrerai quand tous les petits pots de beurre se
dépetitpotdebeurreront.
8. Ciel ! si ceci se sait ces soins sont sans succès.
9. Cette taxe fixe excessive est fixée exprès à Aix par le fisc.
10. Que ce sage garde-chasse sache chasser de sa chasse ce chat
sans âge qui chasse.
11. Ce chasseur si cher se sèche ce soir à son séchoir, mais son
cher chien sage se lèche et chasse seul.
12. S’étant séché chaudement, ce sensé chasseur se chausse
sagement.
13. Sept chocs secs sur le sol net du golf du parc de l’Ouest se
répercutent en rade, vers le sud, dans un bruit mat.
14. Si six scies scient six cigares, six cents six scies scient six
cents six cigares.
15. Les chaussettes de l’archiduchesse sont-elles sèches,
archisèches ?
Un petit truc pour avoir le ton naturel : avant d’entrer en scène, Talma
demandait l’heure au premier venu ; sur un ton naturel, il répondait :
« Merci, monsieur. » Il entrait alors en scène avec ce diapason et prononçait
les premiers mots sur le ton du « merci, monsieur ». Un autre truc, pour
poser la voix, consiste à tousser légèrement : le ton de la toux situe le
médium. La voix, je le rappelle, doit être placée dans le masque, c’est-à-
dire en avant, le plus loin possible.
♦ Améliorer son articulation ♦
En plus d’une voix sonore, ample et souple, il faut une voix bien ar-ti-cu-
lée ! Celle-ci doit permettre au mot « chien » de mordre. Pour ce faire, la
voix doit obéir, elle doit être entraînée, « éduquée à l’obéissance ».
Comment faire ? Il faut articuler des lèvres, en souplesse. Par une
articulation légère et vigoureuse, les mots peuvent arriver avec netteté au
tympan de chaque personne de l’auditoire.
Le travail sur l’articulation peut se faire sans professeur. Ne pas craindre
l’exercice du crayon entre les dents, c’est moins dangereux que le couteau,
et c’est avec le temps plus persuasif. Vous serez étonné de constater à quel
point cet exercice fait mal aux mâchoires. Les mots sont des fruits verts. On
prend un crayon entre les dents et au milieu des lèvres et on articule des
textes en s’imposant de maintenir fermement le crayon. C’est un supplice !
Peu de trucs, sinon des trucs difficiles ; lire en s’efforçant d’articuler
pleinement les mots, et à voix basse. Répéter régulièrement et un certain
nombre de fois, de plus en plus vite, les exercices d’acrobatie articulatoire
(voir tableau). Se rappeler également les conseils de Jacques Charon sur la
lecture. Parole d’orfèvre :
« A vous la lecture à pleine voix des sermons de Bossuet, à vous les
alexandrins de Racine et de Corneille largement balancés, à vous les petits
cailloux dans la bouche trop molle et la mâchoire qui fait mal d’avoir
mordu des heures dans des morceaux bien musclés de la langue française, à
vous les répétitions jusqu’à l’obtention du son exact des syllabes et des
finales bien soutenues, à vous les exercices d’acrobatie 68 ! »
Troisième enseignement : le plan émotionnel
♦ Traquer le trac ♦
Comment lutter contre le trac, cette bête dont la piqûre paralyse ? Tout le
monde a le trac qui détraque. Seuls les insensés en sont dépourvus.
On raconte qu’un jour, au moment d’entrer en scène, Sarah Bernhardt
était comme à son habitude torturée par le trac. Une jeune comédienne
insouciante s’étonna de ce fait : elle n’avait pas le trac, elle ! Avec un petit
rire idiot, elle voulut consoler la tragédienne à la jambe de bois en lui
disant : « Regardez-moi, je n’ai pas le trac. » Sarah Bernhardt la toisa et
l’écrasa de cette réplique : « Vous aurez le trac, ma petite, quand vous aurez
du talent ! »
Le trac ne doit pas complexer, il est un phénomène normal, voire utile, à
condition qu’on sache le maîtriser et l’utiliser. Il donne une espèce
d’accélération à l’organisme, une disponibilité nécessaire. J’ai toujours eu
l’impression qu’il mettait le feu aux poudres.
Comme dit le pape, reprenant la phrase du maître : « N’ayez pas peur ! »
C’est le meilleur moyen d’aller au feu de la parole, au feu de la vie, au feu
des combats, sans embarras. N’ayez pas peur ! Simplement, il faut se
répéter que les meilleurs ont, eux aussi, le trac. Les plus grands orateurs de
notre époque m’ont tous confié qu’ils l’avaient. J’ai même vu un célèbre
médecin médiatique boire un coup, en douce, avant de parler en public. Il
serait donc anormal, voire inquiétant qu’un débutant ne soit pas sujet au
trac !
Une bonne façon d’attaquer le trac de front est de ne pas prendre, les
premières fois, la parole tout seul. L’aide d’un tiers orateur rassure, comme
le moniteur d’auto-école ou le maître nageur. À la longue, on apprivoise sa
peur et on réussit à parler seul. Au fur et à mesure que l’habitude de parler
en public s’installe, le trac s’estompe, pour ne plus laisser qu’une trace
délicieuse, une peur excitante...
Un vieil avocat m’avait donné un conseil pour lutter contre le trac :
inventer un cri de guerre secret et silencieux. Il avait l’habitude de se dire
au moment de prendre la parole : « Je vais la foutre en l’air, cette
cathédrale ! », allusion à la configuration du prétoire. Moi, je préfère
méditer un instant et me dire : « Esprit, enrichis ma voix de ta parole ! »
L’art de parler est un art sacré. Mais à chacun son truc !
De toute manière, quel que soit l’antitrac adopté, respirer lentement,
profondément et expirer en relâchant les épaules et les mâchoires : voilà un
bon moyen pour chasser le trac, au moment de commencer. Le microbe du
trac ne résiste pas à l’air des poumons.
♦ Rester soi-même ♦
Quoi qu’il en coûte, soyez vous-même. d’abord et avant tout, pour la
bonne raison que si vous n’êtes pas vous-même, qui donc le sera ? Le
manque de naturel est, de ce point de vue-là, une mort métaphysique.
Ensuite parce qu’on n’imite que les défauts du modèle, ses tics.
Enfin parce que tout être humain possède une originalité qui, si elle est
assumée, trace sa signature. Regardez Devos, Coluche, Pasqua, Laguiller,
de Villiers, Hue, Mégret... Ils passent tous très bien. L’authenticité donne un
style, crée une image ; ce n’est donc pas une bonne idée de la fuir. Mieux
vaut chercher à l’assumer. Imaginez Charles Pasqua cherchant à prendre
l’accent parisien...
Ce n’est pas facile d’être soi-même, parce qu’on s’expose alors tel que
l’on est ; on croit toujours qu’en imitant un modèle qui a réussi on réussira,
ce qui est faux. La spontanéité, dans cet univers de pâles copies, de prêt-à-
penser et de marketing calculateur, fait pétiller la vie. Alors, soyez vous-
même, et tant mieux si cela gêne, dérange.
♦ Mettre du cœur dans ses paroles ♦
Chaque fois que j’entends sœur Emmanuelle, j’ai l’impression qu’elle
vient de quitter Jésus, et qu’elle va le retrouver dans un instant. Elle met
tout son cœur dans ses paroles, simplement, et cela suffit à faire ressentir le
surnaturel. Sans qu’il soit besoin d’avoir la foi, il faut tout de même se
rappeler qu’elle peut soulever des montagnes, et mettre du cœur à l’ouvrage
de la parole la rend efficace.
Pour convaincre ou simplement intéresser vos interlocuteurs, il est clair
que vous devez leur sembler convaincu, sincèrement, profondément, de ce
que vous leur dites. Il faut croire en ce que l’on dit parce qu’on cherche à le
transmettre. Croire en ce que l’on dit engage l’être, demande de l’énergie,
fait transpirer et aide à mûrir.
Enfin, mais oserai-je le dire ? Aimez les poètes, ils sont les maîtres des
orateurs, il donnent l’onction lyrique, au sens où « le lyrisme est une façon
d’être et de sentir ». Mode d’expression des sensations et des sentiments, le
lyrisme n’est pas que l’affaire des poètes, même si ceux-ci ont beaucoup à
nous apprendre dans ce domaine. Goûtez la poésie, pour tâcher de
l’apprivoiser et de l’utiliser au besoin.
Des accents de lyrisme, s’ils sont maîtrisés, donneront à votre
intervention une teinte d’authenticité qui touchera l’auditoire plus sûrement
que beaucoup d’arguments. Les poètes le savent bien. Pour vous en inspirer,
entraînez-vous à la lecture de leurs œuvres ; cela élargira également votre
imagination, vous donnera l’art de la nuance, affinera votre sens du rythme
et vous apprendra à construire des discours imagés.
La poésie sauvera le monde. Il faut lire et relire les poètes, les grands, les
petits, tous les poètes du monde : Villon, Verlaine, Rimbaud, Michaux,
Neruda, Lorca, Ferré, Renaud et tous les autres qui, un jour, ont fait un
rêve... comme le pasteur assassiné, un rêve de poète plus vrai que la réalité.
Que dire de plus ?
Que « le plus beau des commentaires sur l’eau ne peut pas désaltérer », et
qu’il faut, pour devenir un orateur, s’entraîner et s’entraîner, toujours.
Quatrième enseignement : le plan intellectuel
♦ Savoir s’approvisionner ♦
La tête, d’abord, doit être nourrie de lectures, de notes de lecture (l’art de
faire des fiches), de synthèses, de belles phrases ; elle sert de magasin à
fournitures ; ne jamais oublier le carnet de notes où la vie est photographiée
par le clic-clac des mots ; enrichir son vocabulaire en ne laissant jamais
dormir un mot inconnu dans le dictionnaire ; enrichir ses réflexes verbaux
en ne cessant de discuter avec soi-même, d’argumenter contre soi-même, on
ne lâche pas le pour sans connaître le contre, et ainsi de suite...
Il est important également d’aller puiser dans les réservoirs d’éloquence,
où les exemples abondent qui enrichiront votre discours et lui donneront des
modèles. Puisez, lisez, relisez, imprégnez-vous ! Car, sauf si l’on a la
chance d’être là au moment où l’orateur parle, on ne peut pour entendre sa
voix que se reporter à la lecture de son œuvre, drôle de voix de papier qui
rend compte de la structure, mais jamais de la magie du verbe. Il
n’empêche : la lecture des classiques du texte oral et écrit, en donnant à voir
et à étudier l’imagerie du texte, permet de comprendre l’intelligence des
arguments, le mouvement des passions, le contexte et la visée
argumentative, toutes choses qui se révèlent fort utiles au moment de
prendre la parole à son tour. D’où l’intérêt d’aller fureter dans les
anthologies de l’éloquence, au demeurant peu nombreuses ; on a celle de
Maurice Garçon et celle de Dauzier et Lombard. Il existe aussi quelques
rares enregistrements sonores ou visuels.
♦ Trouver la bonne formulation ♦
Qu’est-ce que je veux dire ? Comment le dire ? Comment attraper le mot
juste ? La cible de l’expression exacte est-elle atteinte ?
Pour répondre à toutes ces questions, il ne faut pas hésiter à
recommencer, reformuler, retravailler. Tout seul, chez vous, avant la prise
de parole, ajustez les mots à la pensée avec une précision de serrurier, c’est
là que réside le secret du verbe, la clé qui ouvre les portes d’une
communication réussie. « Cent fois sur le métier vous remettrez
l’ouvrage », préconisait Boileau.
Petit inconvénient : on risque de s’écouter parler ! Et pourtant il faut bien
s’écouter pour se corriger. Ce qui est défendu, c’est de se délecter
pompeusement de sa parole. Mais il faut de l’oreille. Une oreille musicale,
sensible aux rythmes, aux rimes, aux résonances. Il faut écouter le son du
corps au fond de soi.
Nous possédons de grands exemples de la recherche géniale de cette
petite musique. Flaubert, qui faisait passer ses phrases à travers son célèbre
« gueuloir », Chateaubriand dictant son œuvre, Céline tricotant sa musique
nous ont offert des preuves que le style passe par les poumons.
Ce travail et ce tâtonnement préalable sont certes nécessaires, mais non
suffisants. S’il n’y avait qu’à s’écouter pour être audible, la vie serait facile.
Il faut, hélas ! d’autres conditions.
♦ Préparer son intervention ♦
Mais il ne suffit pas d’avoir trouvé le mot juste pour qu’au moment de
prendre la parole vous retrouviez votre chemin. Encore faut-il évidemment
que la route soit bien éclairée sous vos mots. Se jeter dans un discours sans
préparation revient à pratiquer le saut à l’élastique sans élastique. Pour
triompher de sa peur, il faut être parfaitement préparé, ce qui ne signifie pas
que l’on doit apprendre par cœur son texte, bien au contraire. C’est la
confiance en soi qui est indispensable.
J’ai entendu de nombreux orateurs réciter leur texte : parfois, la chose va
de soi ; mais, comme en équitation, au moindre refus d’obstacle, la chute
est assurée.
Voici une anecdote, dont j’ai un peu honte, mais je vais la raconter quand
même, car elle est significative du danger que représente l’apprentissage
« par cœur ». Un avocat prétentieux et vindicatif m’attaquait
personnellement en récitant sa plaidoirie par cœur (avec talent, du reste) ;
très à l’aise dans sa méchanceté, il allait son chemin et m’énervait un rien.
A un moment j’eus une méchante idée, une idée de sale gosse, une idée à
la Buster Keaton : j’ai regardé les pieds de mon confrère et je lui ai fait
signe que ses lacets étaient défaits ; il s’est arrêté une seconde, fatale
seconde, pour regarder ses pieds ; il a perdu le fil de son discours ; il s’est
pris les pieds dans le tapis de sa mémoire et a fait une vilaine chute. Je
regrette. Mais il était vraiment odieux.
Le « par cœur » expose à la peur : un bruit, un cri, une opposition dans la
salle, une interruption, même due au hasard, brise le rythme du texte débité
« par cœur ».
En revanche, il faut préparer son intervention méthodiquement, d’abord
en établissant un plan qui récapitule les idées, qui les classe, les organise et
trace la route. On peut utiliser une fiche par idée, par développement ; on
peut utiliser des chemises avec des notes brèves contenant les pièces utiles.
On doit toujours posséder, en revanche, une introduction prête, afin de ne
pas patauger sur le seuil du discours. Mais cela ne suffit pas.
J’essaie souvent mes arguments sur mes amis. C’est un excellent moyen
de tester la connaissance que j’ai de la question, l’impact et la portée du
propos, la valeur des arguments. Le ping-pong des idées est le meilleur
entraînement. On peut même en faire un jeu.
Il est important de vivre et revivre à l’avance son intervention. Pour cela,
revisiter dans sa tête le discours que l’on doit tenir, l’entendre vraiment, le
faire sonner sur les mots, le rythmer intérieurement, l’incorporer. Pour que
l’énergie psychique porte le discours, il faut une malléabilité du verbe, une
préimprégnation mentale, laquelle n’est possible qu’à la condition de
ressasser indéfiniment le discours dans sa tête, afin de l’irradier.
S’il le faut, pour préciser une idée, on peut l’écrire. L’écriture est
maîtresse d’école de la parole. Elle cerne l’idée et l’oblige à rendre l’âme de
son expression.
Travailler en imagination non sans avoir, préalablement à tout, réfléchi
sur son sujet, classé les idées, rangé les arguments, ordonné la tactique. Il
faut posséder le squelette du discours et le coucher sur un papier ; c’est de
ce squelette que naîtra la chair des mots.
Constamment se demander : « Ce que je veux dire, comment vais-je le
dire ? » Comment rendre un argument percutant ? Quelle forme lui donner,
par quelle tournure le présenter au mieux ? Pour s’y exercer on peut prendre
les arguments des autres et leur donner une tournure personnelle ; on peut
également faire le même travail en lisant. La sculpture d’arguments est un
art de patience.
Et puis, méditer, laisser flotter la pensée, composer une musique
intérieure.
QUATRIÈME PARTIE
LA PREUVE PAR L’EXEMPLE
Chapitre 13
Citations, histoires et anecdotes
Dans les pages qui suivent, je vais beaucoup parler des avocats : c’est
eux, hélas, que je fréquente le plus souvent. Il faut bien dire que la prise de
parole, c’est un peu leur domaine, bien qu’il existe des avocats auxquels il
ne manque que... la parole. Chaque histoire vient illustrer une qualité
particulière de l’orateur.
Mirabeau : la formule qui fait mouche
Mirabeau, génial tribun du peuple, rétribué par la cour, apostrophe le
marquis de Deux-Brézé, grand maître des cérémonies du roi, chargé
d’expulser les députés, en une formule qui traversa l’histoire comme une
baïonnette héroïque et rhétorique : « Je vous déclare que si l’on vous a
chargé de nous faire sortir d’ici, vous devez demander des ordres pour
employer la force, car nous ne quitterons nos places que par la puissance de
la baïonnette. » (Ce texte existe en de nombreuses versions. Celle qui est ici
reproduite est celle qu’en donnent Dauzier et Lombard.)
À l’occasion de la mort de Benjamin Franklin, le même Mirabeau offre
un bel exemple d’exorde direct, brutal, simple : « Franklin est mort... Il est
retourné au sein de la divinité, le génie qui affranchit l’Amérique et versa
sur l’Europe des torrents de lumière. »
L’auditoire sait que Franklin est mort, cependant en le disant d’entrée
Mirabeau semble avoir tout dit, et place l’oraison sous le signe de cette
évidence terrible et en même temps presque incroyable : Franklin est mort !
Il utilise aussi une inversion pour marquer une fois encore la fin de
Franklin 69.
Danton : un harangueur de génie
Par sa parole, Danton, belle voix, belle tête, hélas ! coupée, orateur
révolutionnaire, frère de Mirabeau à peu de chose près, galvanisa les
énergies. Son discours pour la levée en masse est un modèle de pousse-à-
l’action. D’emblée, il utilise la gradation, pour rythmer l’urgence :
« Tout s’émeut, tout s’ébranle, tout brûle de combattre. »
La péroraison est sublime, elle sonne littéralement la charge, le canon
tonne, le tocsin retentit :
« Nous demandons qu’il soit fait une instruction aux citoyens pour
diriger leurs mouvements. Nous demandons qu’il soit envoyé des courriers
dans tous les départements pour avertir des décrets que vous aurez rendus.
[Attention, retenez votre souffle : en quatre lignes, Danton enflamme les
courages.] Le tocsin qu’on va sonner n’est point un signal d’alarme, c’est la
charge sur les ennemis de la patrie. Pour les vaincre, messieurs, il nous faut
de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace [la répétition du mot
« audace », porté par « encore » et « toujours », produit un effet d’« en
avant »] et la France est sauvée ! [La clausule « la France est sauvée »
produit un effet de rythme et de conclusion sonore.] »
Le roi, l’avocat et la plaidoirie manquée
De Sèze, le bien nommé, fut l’un des avocats de Louis XVI, aux côtés de
Tronchet et de Malesherbes. De sa plaidoirie, on retiendra ce qui ne fut pas
dit et qui eût pu changer la face de l’histoire. Sur 720 votants, la mort rallia
361 voix... Ce décompte, à lui seul, prouve qu’il fallait jouer sur tous les
registres, y compris et surtout le registre affectif. Dans sa péroraison, de
Sèze voulait émouvoir, et c’était bien vu, car il y avait en effet de la place
pour l’appel au cœur. Cependant, le roi « ne voulait pas les attendrir », et de
Sèze ne put recourir à l’émotion forte qui secoue les cœurs.
Saint-Just : le lyrisme d’un « tueur »
Saint-Just, le terrifiant enfant de la Terreur, parlait sec, froid, raide. Son
nom ne peut pas être étranger à son destin : être à la fois un saint et un juste,
c’est beaucoup pour un seul homme qui veut être à la hauteur de ce qu’il
affiche.
Il ne fut ni l’un ni l’autre, mais il parla comme on tue. Il sut se composer
un ethos remarquable. À sa mort, on trouva sur lui ces quelques lignes
grandioses, griffonnées sur un bout de papier : « Je méprise la poussière qui
me compose et qui vous parle ; on pourra la persécuter et la faire mourir,
cette poussière ! Mais je défie qu’on m’arrache cette vie indépendante que
je me suis donnée dans les siècles et dans les cieux... »
Le discours que « cette poussière » prononça sur le jugement de Louis
reste un modèle de rhétorique fatale, fondée sur les exemples du passé
romain et sur un argument majeur : le roi est coupable d’être roi et on serait
coupable de ne pas châtier un coupable ! Voici un extrait de ce texte, où l’on
remarquera l’ancrage répétitif du verbe « s’étonner », qui relance la
période ; il sert aussi, d’une certaine manière, à mettre en cause les juges
timorés :
« Un jour, peut-être, les hommes, aussi éloignés de nos préjugés que nous
le sommes de ceux des Vandales, s’étonneront de la barbarie d’un siècle où
ce fut quelque chose de religieux que de juger un tyran, où le peuple qui eut
un tyran à juger l’éleva au rang de citoyen avant d’examiner ses crimes,
songea plutôt à ce qu’on dirait de lui qu’à ce qu’il avait à faire ; et, d’un
coupable de la dernière classe de l’humanité, je veux dire celle des
oppresseurs, fit, pour ainsi dire, un martyr de son orgueil.
« On s’étonnera un jour qu’au XVIIIe siècle, on ait été moins avancé que
du temps de César : là le tyran fut immolé en plein sénat, sans autres
formalités que vingt-trois coups de poignard et sans autre loi que la liberté
de Rome. Et aujourd’hui l’on fait avec respect le procès d’un homme
assassin d’un peuple, pris en flagrant délit, la main dans le sang, la main
dans le crime ! »
La répétition finale du mot « main », associée à la gradation du « sang »
au « crime », opposé au respect avec lequel on fait procès à l’assassin d’un
peuple, donne à cette contradiction un caractère intolérable. Au demeurant,
toute la théorie du procès politique est là dans son ignominie.
Napoléon Bonaparte, maître de la question rhétorique
Au cours de l’une de ses innombrables et épuisantes campagnes,
Napoléon harangua ainsi ses troupes, qui n’en pouvaient plus :
« Soldats, vous êtes nus, mal nourris ; le gouvernement vous doit
beaucoup, il ne peut rien vous donner. Votre patience, le courage que vous
montrez au milieu de ces rochers sont admirables ; mais ils ne vous
procurent aucune gloire ; aucun éclat ne rejaillit sur vous. Je veux vous
conduire dans les plus fertiles plaines du monde. De riches provinces, de
grandes villes seront en votre pouvoir ; vous y trouverez honneur, gloire et
richesse. Soldats d’Italie, manqueriez-vous de courage ou de
constance 70 ? »
À une telle question, aucun soldat ne pouvait répondre par l’affirmative.
Controverse autour d’un drapeau
Lamartine et Blanqui n’aimaient pas les mêmes couleurs. Le premier
aimait l’alliance bleu-blanc-rouge ; le second s’en tenait au rouge. Le 25
février 1848, le poète célébra le drapeau tricolore ; le lendemain, 26 février
1848, le reclus défendit le drapeau rouge. Voici ce bel échange oratoire :
Lamartine : « En voyant le drapeau rouge, [l’Europe] ne croira voir que
le drapeau d’un parti ! C’est le drapeau de la France, c’est le drapeau de nos
armées victorieuses, c’est le drapeau de nos triomphes qu’il faut relever
devant l’Europe. La France et le drapeau tricolore, c’est une même pensée,
un même prestige, une même terreur, au besoin, pour nos ennemis ! [...]
Citoyens, pour ma part, le drapeau rouge, je ne l’adopterai jamais, et je vais
vous dire pourquoi je m’y oppose de toute la force de mon patriotisme :
c’est que le drapeau tricolore a fait le tour du monde avec la République et
l’Empire, avec vos libertés et vos gloires, et que le drapeau rouge n’a fait
que le tour du Champ-de-Mars, traîné dans le sang du peuple. »
Blanqui répond : « Le drapeau tricolore n’est pas le drapeau de la
République. Il est celui de Louis-Philippe et de la monarchie. C’est le
drapeau tricolore qui présidait aux massacres de la rue Transnonain, du
faubourg de Vaise, de Saint-Étienne. Il s’est baigné vingt fois dans le sang
des ouvriers. [...] On dit que c’est un drapeau de sang. Il n’est rouge que du
sang des martyrs qui l’a fait l’étendard de la république. Sa chute est un
outrage au peuple, une profanation de ses morts. [...] Ouvriers ! c’est votre
drapeau qui tombe. Écoutez bien ! La république ne tardera pas à le
suivre. »
La comparaison de ces deux discours montre à merveille l’utilisation
dans la sincérité d’arguments fondés sur une perception à la fois réaliste et
symbolique des choses de la vie. Lamartine et Blanqui ne voyaient pas les
mêmes couleurs du temps, mais le temps était le même 71 !
L’art de la narration selon Gambetta
Gambetta, que l’on voit toujours dans un ballon avec un gros ventre et
une belle crinière, offre, dans sa plaidoirie pour Delescluze, un bel exemple
de narration oratoire, bien qu’il osât fustiger les « banalités de la
rhétorique ». L’Empire avait engagé des poursuites contre Delescluze pour
avoir prononcé un discours séditieux.
« Rappelez-vous ce que c’est que le 2 décembre. Rappelez-vous ce qui
s’est passé. Les actes viennent d’être repris, racontés par M. Ténot, dans
leurs épisodes navrants [...] Oui ! Le 2 décembre, autour d’un prétendant, se
sont groupés des hommes que la France ne connaissait pas jusque-là, qui
n’avaient ni talent, ni honneur, ni rang, ni situation, de ces gens qui, à toutes
époques, sont les complices des coups de force, de ces gens dont on peut
répéter ce que Salluste a dit de la tourbe qui entourait Catilina [...]. »
Moro-Giafferi, ou les saisissants raccourcis
Un petit saut dans le temps nous amène au digne descendant de
Gambetta, Vincent de Moro-Giafferi. Ce grand avocat, ce tribun, défendait,
un jour, en cour d’assises, un jeune homme de bonne famille accusé d’avoir
tué son enfant dans des circonstances dramatiques. En ce temps-là, les
familles avaient des principes stricts, obtus. La maîtresse de ce jeune
homme le faisait chanter avec leur enfant ; elle demandait de plus en plus
d’argent, sous peine de tout révéler à la famille. L’homme, honteux, ne
pouvait plus acheter son silence ; le scandale risquait fort d’éclater,
compromettant la carrière honorable qui s’ouvrait devant lui.
Un soir de pluie, sa maîtresse lui donna rendez-vous dans une ruelle de
Toulouse, non loin du palais de justice ; elle avait l’enfant dans les bras et
demandait encore de l’argent ; elle était flanquée d’une espèce de brute, un
souteneur. D’un coup, elle lui jeta l’enfant dans les bras et s’enfuit en riant
aux éclats. Ne sachant que faire de ce fardeau braillard et gigotant, il courut
à la maternité, où l’on refusa de recevoir l’enfant ; alors, après plusieurs
heures d’errance sur les pavés gras de Toulouse, il se dirigea vers le canal, y
jeta l’enfant et rentra chez lui comme si de rien n’était. Le silence de
l’irréprochable bourgeoisie provinciale s’abattit sur sa vie jusqu’à la
découverte du crime.
Où trouver des explications, où dénicher des circonstances atténuantes ?
A l’époque, le couperet coupait allègrement les têtes criminelles ; l’assassin
risquait la peine de mort.
Peu de choses pouvaient être retenues en sa faveur, à part une balle reçue
pendant la Première Guerre mondiale, qui aurait permis aux experts de
conclure à son irresponsabilité. Malheureusement pour le jeune assassin, les
experts conclurent avec certitude qu’un projectile dans la tête ne causait
même pas de migraines. La seule explication possible au geste meurtrier
était la folie ; or aucun expert ne voyait de folie dans la tête percée de cet
invalide.
Comment l’avocat allait-il discuter la compétence des experts ?
Difficile de s’attaquer à des spécialistes, qui savent tout par titularisation
judiciaire. La trouvaille de l’avocat fut assez géniale : il réussit à discréditer
les experts sans même s’en prendre directement à eux.
Il saisit le rapport, le rejeta dédaigneusement et s’écria :
« Jurés de Toulouse, vous aviez dans votre ville un clocher qui faisait non
seulement l’orgueil de votre cité, mais l’admiration du monde entier : c’était
le clocher de la Dalbade ! À un moment donné, une fêlure est apparue dans
ce clocher et le vénéré pasteur de votre cathédrale s’est empressé de
signaler le fait aux pouvoirs publics ; envoyés par le ministère des Beaux-
Arts, trois experts sont venus, tous titrés, tous décorés, d’une compétence
reconnue ; ils ont examiné consciencieusement le monument et ont conclu
que votre clocher était solide ; on les a raccompagnés au train avec des
remerciements, des félicitations, des fleurs et des couronnes... Ils sont
repartis contents, tranquilles et... rassurés. Trois jours après, oui, trois jours
après, le clocher s’effondrait... en parfait état d’expertise ! Voilà, messieurs,
ce que c’est qu’une expertise. »
L’événement, survenu quelques semaines auparavant, avait défrayé la
chronique toulousaine. Pour réussir cet argument par l’exemple, par la
comparaison, il avait fallu que l’avocat respire l’air de la ville et trouve les
mots pour parler aux gens de ce qui les intéressait. C’est pourquoi il fut bien
plus efficace que s’il avait discuté pendant des heures sur l’inopportunité
d’un diagnostic.
Par la suite, Vincent de Moro-Giafferi fut l’avocat de Landru, ce qui le
sauva d’être celui de Pétain : le maréchal refusa d’être défendu par le porte-
parole du petit monsieur de Gambais. Henri Désiré Landru était accusé
d’avoir consumé dans son fourneau les corps de ses maîtresses ; l’argument
évident de l’accusation était la disparition des victimes. Il fallait que la
défense réponde efficacement sur ce point.
Voici comment l’avocat argumenta : désignant aux jurés les pièces à
conviction qui trônaient sur une table, il s’empara d’une vieille chaise et
s’écria : « Si l’un de vous, messieurs les jurés, réclamait ce meuble en
audience civile, la justice le lui refuserait, parce que le “délai d’absence”
concernant sa propriétaire n’est pas encore écoulé... Cette chaise, monsieur
l’avocat général empêcherait qu’on la donne ; cette tête, celle de mon client,
il la réclame. »
Moro déploya un autre argument destiné à ébranler les jurés. Il voulait
insinuer le doute sur la réalité de cette disparition collective ; à un moment,
il tonna, se tournant vers l’entrée : « Imaginez que la porte s’ouvre et
qu’une de ces femmes entre, regardez... » Les jurés, impressionnés, se
tournèrent pour regarder... mais pas Landru !
Entre récitation et gymnastique, l’éloquence
Le maître de l’éloquence moderne est selon moi Henri Robert ; il a
introduit la brièveté et l’utilité dans l’éloquence contemporaine. En guise
d’hommage, on a donné son nom à une impasse : les chemins de la
reconnaissance sont parfois tortueux !
Grâce à l’admirable travail d’un passionné d’art oratoire, le Dr Wicart, on
possède les confidences de Henri Robert, qui méritent vraiment lecture :
« Au collège, j’ai toujours eu le prix de récitation et le prix de
gymnastique. J’éprouve quelque orgueil à vous faire cette confidence... La
récitation a eu le double avantage de m’apprendre à articuler en parlant et
d’exercer ma mémoire. Je ne rougis pas d’avouer que j’ai récité beaucoup
de vers et joué souvent la comédie d’amateurs. Vous noterez que c’est là
encore un excellent entraînement pour dompter la timidité, défaut
redoutable ! [...] Lorsque j’ai débuté au Palais, j’ai commencé par écrire
mes plaidoiries, que j’apprenais soigneusement par cœur. Peu à peu, j’ai
abandonné la récitation qui tue pour me livrer aux redoutables hasards de
l’improvisation qui, seule, donne la vie à la parole. Entendons-nous bien, le
véritable improvisateur a longuement réfléchi à ce qu’il va dire. Il a fait son
plan, préparé ses arguments et, au besoin, pour rendre sa pensée plus claire
et son action plus forte, il a composé ce qu’on appelle d’ordinaire quelques
couplets. [...] Aujourd’hui la véritable éloquence est faite de clarté, de
simplicité et de concision. [...] Le trac, quel est l’être humain qui peut se
vanter de n’en avoir pas été torturé ? [...] Un dernier mot. Mon modèle ?
C’est l’orateur qui sait se faire écouter. » Belle leçon, n’est-ce pas ?
L’efficacité selon l’intarissable René Floriot
La théorie de René Floriot repose sur un principe : être utile ! Mais il
était un peu long : pour défendre le sinistre docteur Petiot, il plaida durant
six heures et trente-cinq minutes et, pour Otto Abetz, sept heures ! Vraiment
trop long...
Il dut sa réussite à un hasard cynique : on reprochait à l’un de ses clients,
Michon, d’avoir assassiné un convoyeur de fonds pour lui voler les deux
millions qu’il transportait ; malgré les charges, Floriot le fit acquitter.
L’exploit passa inaperçu... Mais quinze jours plus tard, Michon fut victime
d’un accident de la route. Police secours retrouva sur lui un reçu d’une
valeur d’un million provenant d’un sac postal. Michon était donc une erreur
judiciaire, dans le bon sens du terme, si j’ose dire.
Il a écrit plusieurs ouvrages, notamment Au banc de la défense, où il
confie ses recettes. Pour illustrer sa propre méthode, il s’appuie sur l’échec
de Cicéron à défendre Milon. Ce dernier avait été condamné au
bannissement à Marseille. Après la condamnation, Cicéron réécrivit sa
plaidoirie - le Pro Milone, devenu un grand classique - dans le silence de
son cabinet, loin du tumulte du forum, des gardes en armes et du regard des
juges. Puis il envoya son texte à Milon, lequel lut le plaidoyer silencieux et
écrivit à son avocat : « Ô Cicéron, si tu avais parlé de la sorte, je ne
mangerais pas des rougets à Marseille ! » Le seul critère de l’éloquence
pour Floriot était l’efficacité, le but à atteindre. Ainsi reproche-t-il à
Cicéron de ne pas avoir été capable de prononcer la bonne plaidoirie devant
les juges, et de ne l’avoir écrite qu’après coup.
Floriot est intéressant aussi par son art de la petite phrase au curare.
Il défendait un guérisseur poursuivi par l’ordre des médecins : « On
reproche à mon client de n’être pas médecin. Je reproche, moi, aux
médecins de n’être pas tous des guérisseurs. »
Tixier-Vignancour, ou la littérature dans le prétoire
Aujourd’hui sans doute oublié, réactionnaire mais grand tribun,
défenseur notamment de Louis-Ferdinand Céline, adversaire politique du
Général, Jean-Louis Tixier-Vignancour plaida la cause perdue de l’Algérie
française. Lui aussi répétait ses plaidoiries et sur le métier remettait son
ouvrage. Il avait pour habitude de s’adresser à son âne, qui portait le nom
de son adversaire politique.
Nous avons des choses à apprendre de lui, surtout un truc génial : la
transposition littéraire. Dans la péroraison de l’affaire des Barricades, il
récita La Dernière Classe d’Alphonse Daudet, en la transportant sur la terre
algérienne. Tout le monde pleurait. De la même manière, dans la défense du
général Salan, il s’inspira de Grandeurs et servitudes militaires, de Vigny,
pour évoquer les devoirs du grand soldat. Tixier-Vignancour voulait
montrer que ce qui est permis à l’homme politique ne l’est pas au militaire.
Mais la transposition est un art difficile à pratiquer, et qui réclame une
parfaite maîtrise du texte. Écoutons celle-ci, elle s’adresse à des militaires :
« À la différence du général de Gaulle qui est un homme d’État, le
général Salan est un homme d’armes. Ce qui est permis, ce qui est autorisé
pour un homme d’État, ses armes habituelles, normales, connues, que sont
la ruse et la feinte, l’homme d’armes ne peut les accepter ni les employer.
Pourquoi ? C’est, messieurs, la “canne de jonc” qui nous répond avec M. de
Vigny : parce que la différence entre l’homme d’État et l’homme d’armes,
c’est que l’homme d’État écrit sur du papier avec une plume, et l’homme
d’armes écrit dans la poussière avec son sang et celui de ceux dont il a la
charge. »
Maurice Garçon, défenseur de l’éditeur de Sade
Un mot sur Maurice Garçon et ses trucs. Il avait commencé sa carrière
par une surprise pédagogique : le grand Laborit, avocat de Dreyfus, était
venu, en ami de la famille, écouter sa première plaidoirie. Il lut
scrupuleusement le texte préparé et repréparé par le jeune Maurice : « Bien,
très bien, remarquablement écrit », dit-il. Puis il déchira le texte en mille
confettis et lui dit : « Bon, maintenant, à l’eau, plus de bouée, on nage. » Il
nagea si bien qu’il arriva jusqu’au quai Conti et devint académicien. On lui
doit un excellent livre sur l’art oratoire, ainsi qu’une très belle défense des
Fleurs du mal et des œuvres du marquis de Sade.
En décembre 1956, Jean-Jacques Pauvert comparaissait devant la dix-
septième chambre correctionnelle de Paris pour avoir publié les œuvres
complètes de Sade. Autres temps, autres mœurs, comme disait si bien
Cicéron. L’exorde prononcé dans cette affaire par Maurice Garçon montre
bien son talent de conciliateur, sur un sujet délicat pour l’époque.
« Je tiens tout d’abord à rendre hommage au talent et à la mesure du
représentant du ministère public. Dans ce procès où il était si facile d’être
excessif, il a requis avec une sévérité modérée, n’est point tombé dans
l’outrance dont certains de ses prédécesseurs lui avaient montré le chemin
et a demandé une condamnation qui, lorsqu’il s’agit du marquis de Sade et
qu’on n’est pas particulièrement averti, semble, je le reconnais volontiers,
s’imposer impérieusement. S’il est une vérité certaine, c’est que l’œuvre du
marquis de Sade est résolument pornographique, et vous n’attendez pas de
moi, je pense, une tentative de justification de ces obscénités. Cependant, le
procès n’est pas là 72... » Et en avant la démonstration...
Les flèches empoisonnées d’Henry Torrès
Sous l’orateur se cache souvent un acteur, il n’y a pas de honte à
l’avouer.
Ainsi Henry Torrès, grand avocat, voulait être comédien. Il ne le put à
cause d’un léger zézaiement qui lui fut d’une terrible fidélité tout au long de
sa carrière. Comme beaucoup d’infirmes mineurs, de blessés organiques de
l’amour-propre, il avait la dent très dure. D’un avocat à l’éloquence pâteuse,
il disait : « Il ne lui manque que la parole » ; à un indicateur : « Je sais que
vous faites mouche à tous les coups » ; à un homme très laid : « Vous
devriez intenter un procès en malfaçon à votre mère. »
Si l’ironie est l’arme des orateurs, la méchanceté peut-elle l’être ? À coup
sûr, non ! Parce qu’elle ne fait qu’avouer une nature, montrer sous les mots
le méchant, l’infirme du cœur. L’ironiste mesquin se venge sur autrui de lui-
même ; c’est un bossu qui cache sa bosse et roule avec elle les autres dans
la farine.
La banalité instrumentalisée : Henri René Garaud
Ultima verba ! Je voudrais, ici, évoquer un orateur étonnant qui, malgré
une licence de philosophie, réussit, dans un génial jeu de rôles, à incarner le
Français moyen s’adressant aux Français moyens. Son nom dira-t-il
quelque chose encore, tant nos gloires sont éphémères : Henri René
Garaud ? Je l’avais surnommé « le Maréchal ». Béret basque, flûte de pain
et camembert étaient ses armoiries. Il s’entraînait à être réactionnaire : un
rien de modernisme aurait ruiné son affaire. Il avait réussi le prodige
oratoire d’être parfaitement à la portée des jurés, dans le ton (un parlé
presque paysan), dans la voix (un accent ariégeois à couper au couteau),
dans les arguments (le faux bon sens et le vrai bon sens, mais toujours la
simplicité, appuyée sur des exemples de tous les jours, des arguments
d’évidence...). Il maintenait toujours la complicité avec les auditeurs, dans
le style : « Je suis comme vous, vous êtes comme moi », « parlons des
choses qui vous intéressent », « comment va le petit ? », « les affaires
marchent bien ? les temps sont durs, n’est-ce pas ? », etc. Tout cela est
certes démagogique, mais d’une redoutable efficacité !
De lui, je retiens ces préceptes : être comme l’auditoire, être modeste ;
plus un argument est simple, plus vite il traverse l’atmosphère et entre dans
les esprits. La banalité aiguisée, instrumentalisée est de loin l’argument le
plus fort.
Cet extraordinaire personnage a laissé ses souvenirs dans un livre
passionnant 73, où il parle de ses trucs. Écoutons aux portes de son livre :
« Je n’ai pas de secret, plaider [on peut lire « parler »] c’est être soi-
même. [...] J’ai besoin d’ancrage, de points de repère, j’ai peur d’oublier un
argument, et on ne sait jamais quel sera celui qui contribuera à convaincre
les juges. »
« Ces notes bien préparées, numérotées, ce résumé d’une affaire qui a pu
être dramatique et durer des années, voilà une fameuse béquille. Le drame
serait de ne plus retrouver ces notes quelques instants avant de plaider, car
l’improvisation, le talent, la conviction ne pourraient pallier le choc des
arguments qui doivent emporter la conviction des magistrats ou des jurés. »
On pourrait citer des tonnes d’anecdotes, chaque orateur a ses qualités et
ses défauts ; chacun a ses secrets, ses campagnes perdues et ses victoires,
ses hauts et ses bas. On va me reprocher, je le sens, de n’avoir évoqué que
des disparus, mais je n’entretiens de bonnes relations avec mes confrères
qu’une fois qu’ils sont morts.
Chapitre 14
Le professeur silencieux
À dire vrai, l’art oratoire, c’est un peu comme la bicyclette : il faut
tomber souvent pour tenir toujours, et c’est fatigant. De même qu’il faut se
montrer pour être un orateur, il est nécessaire de savoir aussi se cacher ;
c’est en cachette que se prépare l’élixir de parole. En cela, comme en
d’autres aspects, l’art de parler est un art du risque, un art de vivre, un
humanisme.
Dès lors, il aurait été injuste de ne point rendre hommage au professeur
en humanité que demeure Montaigne. J’en appelle à lui parce que je suis un
peu son valet de chambre, je ne le quitte pas et chaque jour il m’apprend
quelque chose. Voilà pourquoi je vous invite à suivre « le savoir-faire » du
merveilleux Montaigne. C’est, en effet, un grand professeur d’éloquence ; il
manie une éloquence simple, populaire, sans apprêt. Il reste un orfèvre dans
l’art de s’exprimer simplement, de trouver les mots chauds, crus, les mots
qui ont une matière, une consistance. Ce serait dommage de ne pas écouter
ce grand maître si simple.
Salut, l’humaniste !
L’antre de Montaigne est plein d’alambics, d’athanors et de fourneaux où
se mijotent les bonnes recettes du bien-parler.
Montaigne est un bon maître pour les autodidactes qui ne veulent pas de
maître, un sacré compagnon pour les temps d’aujourd’hui. Il nous
recommande d’abord de nous connaître nous-mêmes : « Connaître ce qu’il
est et ce qui lui est propre est le fait de qui s’aime et se cultive avant toute
autre chose. »
Essayons de savoir le vrai sur notre compte, pour savoir le vrai sur le
compte d’autrui : « Cette longue attention que j’emploie à me considérer
me dresse à juger aussi passablement des autres, et il est peu de chose de
quoi je parle plus heureusement et excusablement. »
Mais la chose n’est pas facile : le seul moyen d’y parvenir est l’examen
personnel, l’introspection : « C’est une épineuse entreprise, et plus qu’il ne
semble, de suivre une allure si vagabonde que celle de notre esprit ; de
pénétrer les profondeurs opaques de ses replis internes ; de choisir et arrêter
tant de menus airs de ses agitations. C’est un amusement nouveau et
extraordinaire qui nous retire des occupations communes du monde, oui, et
des plus recommandées. »
Cette démarche conduit tout naturellement à la méditation, non pas au
sens bouddhiste du terme, mais au sens d’un art de réfléchir, de conduire ses
pensées. On circonscrit un sujet, puis on y réfléchit avec méthode, selon les
lois de la logique, du bon sens et de l’association d’idées, sans vagabondage
mental, ce qui n’interdit pas la marche, les allées et venues de Montaigne :
« Mes pensées dorment si je les assois ; mon esprit ne va pas seul, comme si
les jambes l’agitent ! »
C’est que le monde extérieur importe dans son défilement et son
enseignement. En un mot, il faut sortir, voir et regarder : quel spectacle !
Montaigne se disait posséder « une âme à divers étages », et pouvoir « se
tendre et se desmonter... deviser avec son voisin de son bâtiment, de sa
chasse et de sa querelle, entretenir avec plaisir un charpentier et un
jardinier... »
Choses vues, spectacle du monde, comédie, tragédie et croquis de tout
cela sur le calepin de la mémoire enrichissent notre lopin d’expérience.
« On emprunte à chacun selon sa marchandise » : c’est la documentation
humaine.
Une autre chose qu’il faut apprendre (et Dieu sait qu’elle est difficile à
acquérir !), c’est la modestie. Qualité première, propreté de l’orateur, la
modestie est le passeport indispensable pour franchir les frontières de
l’auditoire. La présomption et la vanité détournent les oreilles.
« Il y a une autre sorte de gloire (présomption, vanité) qui est une trop
bonne opinion que nous concevons de notre valeur. C’est une affectation
inconsidérée, de quoi nous nous chérissons, qui nous représente à nous-
même autre que nous sommes. »
« J’aime ces mots qui amollissent et modèrent la témérité de nos
propositions : à l’aventure... aucunement... quelque... on dit... je pense... et
semblables. » C’est là le plus sûr moyen de ne jamais braquer un auditeur.
Montaigne livre le secret d’une bonne culture : lire, converser, discuter,
écrire.
Lire ? Il donne des leçons de lecture : lire lentement, lire peu, relire,
prendre des notes. « Le maniement et l’emploi des beaux esprits donnent
prix à la langue ; non pas l’innovant, tant comme la remplissant de plus
vigoureux et divers services, l’étirant et ployant... »
Montaigne avait une très mauvaise mémoire, aussi notait-il presque tout
sur des « petits brevets décousus comme des feuilles sibyllines ». On
devrait posséder pour notre usage personnel « ces petits brevets décousus »
qui engrangent des données, font de nous des reporters de la lecture
quotidienne et, à l’occasion, renseignent sur un sujet ou alimentent le
discours.
Dans son cours de littérature, Nabokov, vraiment moderne, donne des
conseils pour bien lire : « Quel est donc le véritable outil que doit utiliser le
lecteur ? C’est l’imagination impersonnelle et le plaisir artistique. [...] Il
nous faut voir les choses et entendre les choses, il nous faut nous
représenter les décors, les vêtements, les manières d’être des personnages
de l’auteur. La couleur des yeux de Fanny Price dans Mansfield Park et le
mobilier de sa froide petite chambre sont importants. »
Converser, discuter ? La conversation permet, en les exposant, d’éclaircir
ses pensées ; la discussion entraîne à la controverse. « Qui me contredit
m’enrichit », disait Montaigne. La discussion est un terrain d’exercice. On
s’y entraîne à n’être pas, comme Thomas Diafoirus, « ferme dans la dispute,
fort comme un Turc sur ses principes, ne démordant jamais de ses opinions
et poursuivant un raisonnement jusque dans les derniers recoins de la
logique ». On s’y entraîne à l’ouverture d’esprit et au calme devant
l’adversité :
« Nulles propositions m’étonnent, dit Montaigne, nulle créance me
blesse, quelque contrariété qu’elle ait à la mienne. »
« Je festoie et caresse la vérité en quelque main que je la trouve et m’y
rends allègrement et lui tends mes armes vaincues de loin que je la voie
approcher. »
On s’y entraîne à l’ordre dans l’échange :
« L’un va à l’orient, l’autre en occident ; ils perdent le principal et
l’écartent dans la presse des incidents. Au bout d’une heure de tempête, ils
ne savent plus ce qu’ils cherchent : l’un est bas, l’autre haut, l’autre
côtier... »
On s’y entraîne, enfin, au combat d’esprit :
« Si je confère avec une âme forte et un roide jouteur, il me presse les
flancs, me pique à gauche et à dessert, ses imaginations élancent les
miennes ; la jalousie, la contention me poussent et rehaussent au-dessus de
moi-même... »
Écrire ? Comme je l’ai déjà suggéré ici ou là, au détour de ces pages,
tenir un journal est un excellent exercice, à condition de suivre le conseil
prodigué par Jean-René Huguenin dans son Journal : « Ne pas se faire un
problème de ce que l’on a à dire, de la chose que l’on veut écrire. Progrès
de l’écrivain, conquête du naturel, de la simplicité. Il faut dire les choses
comme elles vous viennent, comme on les voit, comme on y vient. Le
truquage ne paie pas. On ne triche pas avec sa personnalité. Le génie, c’est
d’être soi-même 74. » Pour ne citer qu’eux, André Gide, Julien Green, Jules
Renard, Paul Claudel ont raconté à quel point cette pratique du livre de bord
les avait aidés dans leur démarche d’écrivain, pour se forger un style, pour
s’habituer à jongler avec les mots.
Écrire... D’accord, mais sur quoi ? Montaigne montre le chemin ; sa
méthode est parfaite. « Je suis moi-même la matière de mon livre », dit-il.
Que sont ces Essais, « sinon un registre de ses expériences et des réactions
qu’elles ont produites en lui, des pensées qu’elles ont suscitées dans son
esprit ? [...] Il est le centre de son livre ; il est sans cesse en scène 75 ».
En même temps qu’il fait son livre, son livre le fait. « Qui se souvient de
s’être tant et tant de fois mécompté de son propre jugement, n’est-il pas un
sot de n’en entrer pour jamais en défiance ? Quand je me trouve convaincu
par la raison d’autrui d’une opinion fausse, je n’apprends pas tant ce qu’il
m’a dit de nouveau comme en général j’apprends ma débilité et la trahison
de mon entendement ; d’où je tire la réformation de toute la masse. En
toutes mes autres erreurs, je fais de même, et sens de cette règle grande
utilité à la vie. Je ne regarde pas l’espèce et l’individu comme une pierre où
j’ai bronché ; j’apprends à craindre mon allure partout et m’attends [je
m’applique, je m’efforce] à la régler. »
Si l’on n’a pas de sujet sur lequel écrire, il suffit de tenir un journal et
d’écrire sur la vie, au jour le jour. Si le procédé qui a formé les plus grands
auteurs paraît vieillot, on peut le moderniser en remplaçant la plume d’oie
par l’ordinateur. Ça décomplexe tout de suite ! Quelle drôle d’idée, allez-
vous penser, de conseiller de tenir un journal pour se former à l’art de
parler ! Mais aujourd’hui plus que jamais, il convient de marquer le pas, de
s’efforcer de penser, même mal, par soi-même et, à l’instant du silence
conquis sur la folie du monde, de s’ériger en spectateur impartial de soi-
même et des autres.
Il n’existe pas d’autre moyen pour s’entraîner à parler que de s’entraîner
à écrire, et comment s’entraîner à écrire régulièrement sinon en tenant un
journal ? Qu’est-ce, finalement, que tenir un journal ? Ce n’est ni plus ni
moins qu’une longue lettre que l’auteur s’écrit à lui-même, et le plus
étonnant c’est qu’il se donne à lui-même de ses propres nouvelles, selon la
définition de Julien Green.
Et entre nous, journal pour journal, le vôtre mérite autant d’intérêt que
celui qui tous les matins vous prend une demi-heure.
Et puis, au moins, pendant ce temps-là on se tait. N’oublions jamais que
l’art de se taire fait partie de l’art de parler ! C’est dans le silence des
espaces intérieurs que se fabrique l’énergie nécessaire à la parole. Gandhi
une fois par semaine se taisait quoi qu’il arrive ; l’abbé Dinouart écrit :
« C’est dans le temps du silence et de l’étude qu’il faut se préparer à écrire
[...]. Pourquoi vous précipitez-vous, emportés par la passion d’être auteur ?
Attendez, vous saurez écrire [ou parler] quand vous aurez su vous taire et
bien penser 76. »
Se taire comme Montaigne, qui ne cesse de soliloquer et de nous parler
depuis des siècles...
Épilogue
Silence, on parle !
L’industrie cinématographique, qui a conquis le monde, a de bonnes
raisons d’oser dire, au moment de s’adresser à l’humanité : « Silence ! on
tourne ! » C’est que le silence est inséparable de la parole ; il la met en
valeur et lui fait écho.
Le silence entre dans l’éloquence, il en fait partie, en ce sens qu’il
souligne la parole et élève l’orateur au-dessus de son propre discours. De
plus, en faisant parler le corps, il indique une vraie maîtrise de soi.
On le vérifie tous les jours, le silence d’autrui est très difficile à
supporter, c’est toujours la peur du silence analytique. Sur les milliers de
types de silences qui existent, trois m’intéressent particulièrement : le
silence dans le discours, le silence en dehors du discours, mais en rapport
avec lui, le silence sans le discours.
Le premier type de silence est d’un art difficile ; il faut oser marquer un
temps d’arrêt en plein propos pour écouter un instant l’auditoire, comme si
on n’allait jamais reprendre, et puis retrouver le fil perdu et continuer. Il
revient à marquer un temps d’arrêt pour permettre au public de recevoir
l’ensemble des messages, et pour le laisser se reposer, simplement ! A ce
moment-là, ce sont le visage, les yeux, les gestes qui parlent ; le langage du
corps est éloquent. Mais attention : le silence fait peur, il inquiète, il
surprend.
Le deuxième silence relève d’une stratégie relationnelle ; il permet de
s’abriter, de se mettre en retrait du discours. On doit savoir que parler, c’est
se découvrir, se déposséder de soi pour autrui, ne plus s’appartenir. Le
silence à partir de ce constat devient une asepsie verbale, il met à l’abri de
l’autre, des autres. Il est un poste d’observation du monde.
Le troisième silence, le plus profond, le plus essentiel, est une source
d’énergie psychique. Il donne la force d’être, de se battre, de rire et de
pleurer ; c’est le vrai repos du guerrier moderne... Silence du promeneur
solitaire, silence de la méditation, de la prière, du vide, silence tout court,
silence du silence... À chacun son silence !
Au commencement était le silence. De toutes les façons envisageables,
celui-ci constitue la seule piste d’envol de la parole ; dès lors, ce n’est qu’en
puisant dans les profondeurs magnétiques du silence qu’on trouvera l’or
enfoui de la parole.
Avocat au barreau de Marseille, Gilbert Collard est célèbre pour ses
qualités oratoires. Auteur de nombreux ouvrages, membre de l’Association
internationale d’histoire de la rhétorique, il fut lauréat de la Conférence du
stage, un concours d’éloquence judiciaire.
Notes
1
Victor Hugo.
2
Diodore de Sicile.
3
Marc Fumaroli, préface à Yvon BELAVAL, Digression sur la rhétorique,
Ramsay, 1988.
4
Michel VILLEY,Philosophie du droit, Dalloz, 1982.
5
De l’orateur, 1, 8, 30, sq.
6
Václav HAVEL, Slovo Oslovu, Éditions de l’Aube, 1989.
7
Yves LAVANDIER, La Dramaturgie : les mécanismes du récit, Le Clown
et l’enfant, 1997.
8
Henry SUHAMY, Les Figures de style, PUF, 1995.
9
Alain ETCHEGOYEN, Le Pouvoir des mots, Dunod, 1994.
10
Francis BACON, De la négociation.
11
Marc FUMAROLI, L’Âge de l’éloquence, Albin Michel, 1991.
12
Cité par Marc Fumaroli dans sa préface à Yvon BELAVAL, op. cit.
13
ALAIN-FOURNIER et Jacques RIVIÈRE, Correspondance, Gallimard,
1991.
14
ARISTOTE, Rhétorique, liv. III, chap. XIV.
15
Georg GRODDECK, Le Livre du ça, Gallimard, 1965, rééd. 1973.
16
Olivier REBOUL, Introduction à la rhétorique, PUF, 1991.
17
Se reporter au très beau livre de Michel CHION, Écrire un scénario,
Cahiers du cinéma/INA, 1995.
18
Georg GRODDECK, op. cit.
19
Chaïm PERELMAN, Traité de l’argumentation, PUF, 1958.
20
VOLTAIRE, Corpus des notes marginales, Voltaire Foundation, 1983.
21
G. LANÇON, L’Art de la prose, Arthème Fayard, épuisé.
22
G. TARDE, L’Opinion et la foule, Alcan, 1901.
23
Georg GRODDECK, op. cit.
24
VOLTAIRE, Correspondance, « La Pléiade », Gallimard.
25
Alexandre VIALATTE, L’Auvergne absolue, Julliard, 1983.
26
PERELMAN, op. cit.
27
Cité par LAVANDIER, op. cit.
28
Cité in Dale CARNEGIE, Comment se faire des amis, Livre de poche,
Hachette, 1975.
29
Cité par WHEELER, Reader’s Digest.
30
Maurice GARÇON, Essai sur l’éloquence judiciaire, Mercure de France,
1941.
31
Charles BALLY, Le Langage de la vie, Droz, 1952.
32
Georges LE ROY, Grammaire de la diction française, Grancher, 1970.
33
SUHAMY, op. cit.
34
REBOUL, op. cit.
35
MORIER, Dictionnaire de poétique et de rhétorique, PUF, 1981.
36
Id., ibid.
37
Cité in REBOUL, op. cit.
38
Un trope est le changement de sens d’un mot.
39
César CHESNEAU DU MARSAIS, Traité des tropes, Flammarion, 1988,
« La métonymie ».
40
MORIER, op. cit.
41
MORIER, op. cit.
42
SUHAMY, op. cit.
43
MAROUZEAU, « Lexique de la terminologie linguistique », in Le Grand
Robert électronique.
44
SUHAMY, op. cit.
45
REBOUL, op. cit.
46
Exemples cités, comme de nombreux autres, in Bernard DUPRIEZ,
Gradus. Les procédés littéraires (dictionnaire), Union générale d’éditions,
1984. Cet ouvrage est une précieuse mine de renseignements.
47
SUHAMY, op. cit.
48
SUHAMY, op. cit.
49
RACINE, Andromaque, I, 2.
50
Alfred JARRY, La Chandelle verte, cité par B. DUPRIEZ, op. cit.
51
Je renvoie les curieux au dictionnaire de Henry MORIER, à celui de
Georges MOLINIÉ et Michèle ALQUIEN, Dictionnaire de rhétorique et de
poétique, « La Pochothèque », LGF, 1996, ainsi qu’à celui de B. DUPRIEZ.
52
Maurice HOUGARDY, La Parole en public, Baude, 1957.
53
Exemple cité in B. DUPRIEZ, op. cit.
54
G. LANÇON, Conseils sur l’art d’écrire, Hachette.
55
Maurice GARÇON, op. cit.
56
Concours d’éloquence organisé annuellement par tous les barreaux de
France, pour désigner les deux meilleurs orateurs parmi les avocats.
57
Ces exercices sont fondés sur une libre interprétation des doctes
enseignements d’Eugène Paignon, publiés chez Cotillon (sic) en 1846.
58
Expression empruntée, en réalité, à Léon Blum.
59
SUHAMY, op. cit.
60
Georges LE ROY, op. cit.
61
Paul Valéry, cité in Michel BERNARDY, Le Jeu verbal, Éditions de l’Aube,
1988.
62
Georges LE ROY, op. cit.
63
Pierre BONNIER, La Voix, Alcan.
64
Georges MOLINIÉ et Michèle ALQUIEN, op. cit.
65
Georges LE ROY, op. cit.
66
MOLIÈRE, L’Impromptu de Versailles.
67
Georges LE ROY, op. cit.
68
Jacques CHARON, Moi, un comédien, Albin Michel, 1975.
69
Cité in DAUZIER et LOMBARD, Anthologie de l’éloquence française, de
Jean Calvin à Marguerite Yourcenar, La Table ronde, 1995.
70
Cité in DAUZIER et LOMBARD, op. cit.
71
DAUZIER et LOMBARD, op. cit. ; Maurice GARÇON, Tableau de
l’éloquence judiciaire, Corréa, 1943.
72
Cité in DAUZIER et LOMBARD, op. cit.
73
Henri René GARAUD, Une vie d’avocat politiquement incorrect, Plon,
1996.
74
Jean-René HUGUENIN, Journal, Le Seuil, 1964.
75
Paul BERNARD.
76
Abbé DINOUART, L’Art de se taire, Atopia, Jérôme Millon éditeur, 1996.
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