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Littérature 2TI ETUDIANTS 2020 Du Baroque Au Surréalisme

Le document présente un cours de littérature de France Neven sur l'évolution littéraire du baroque au surréalisme, en se concentrant sur le baroque du XVIe siècle. Il décrit les caractéristiques, les représentants et les œuvres majeures de cette période, ainsi que des extraits de textes emblématiques comme 'Don Quichotte' de Cervantès et 'L'Illusion comique' de Corneille. Le cours met en avant la richesse stylistique et thématique du baroque, ainsi que son impact sur la littérature ultérieure.

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Littérature 2TI ETUDIANTS 2020 Du Baroque Au Surréalisme

Le document présente un cours de littérature de France Neven sur l'évolution littéraire du baroque au surréalisme, en se concentrant sur le baroque du XVIe siècle. Il décrit les caractéristiques, les représentants et les œuvres majeures de cette période, ainsi que des extraits de textes emblématiques comme 'Don Quichotte' de Cervantès et 'L'Illusion comique' de Corneille. Le cours met en avant la richesse stylistique et thématique du baroque, ainsi que son impact sur la littérature ultérieure.

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2 TI – Littérature – France Neven – 2019-2020 – Du baroque au surréalisme

Bloc 2 en Traduction-Interprétation

Littérature
Du baroque au symbolisme
Théorie et textes

France Neven

2019-2020

1
2 TI – Littérature – France Neven – 2019-2020 – Du baroque au surréalisme

Le Baroque (XVIe siècle)


1) Date : XVI e s.

2) Mots-clés : barroco, bizarre, compliqué, démesuré, surchargé, Contre-Réforme


(Italie, XVIe siècle), grotesque, maniérisme, préciosité (raffinement dans l’analyse des
sentiments) et burlesque (à l’opposé de la préciosité).

3) Représentants : William Shakespeare, Cervantès, Calderon de la Barca, Michel de


Ghelderode, Albert Cohen.

4) Caractéristiques :
1. Un mélange des genres et des styles ;
2. Un foisonnement de personnages et une complication des intrigues ;
3. Une thématique de l’instabilité ;
4. Un goût du bizarre et de l’artifice, voire du merveilleux ;
5. Une recherche des extrêmes.

5) Auteurs et œuvres :

Pour la poésie : Agrippa d’Aubigné (1552-1630) : Les Tragiques ; Jean de Sponde (1557-
1595) : sonnets ; Mathurin Régnier (1573-1613) ; Théophile de Viau (1590-1626) ; Saint-
Amant (1594-1661).

Pour le théâtre : Jean Rotrou (1609-1650) ; Pierre Corneille (1606-1684) : L’Illusion comique.

Velazquez ( ?), Nain avec un chien ou Portrait de bouffon avec un chien (1645-1650)

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6) Textes :

Miguel de Cervantès Saavedra, L’ingénieux hidalgo Don Quichotte de La


Manche (1605-1615)

Chapitre I

Qui traite de la qualité et des occupations du fameux hidalgo don Quichotte de la


Manche.

Dans une bourgade de la Manche, dont je ne veux pas me rappeler le nom, vivait, il n’y a pas
longtemps, un hidalgo, de ceux qui ont lance au râtelier, rondache antique, bidet maigre et lévrier de
chasse. Un pot-au-feu, plus souvent de mouton que de bœuf, une vinaigrette presque tous les soirs, des
abatis de bétail1 le samedi, le vendredi des lentilles, et le dimanche quelque pigeonneau outre
l’ordinaire, consumaient les trois quarts de son revenu. Le reste se dépensait en un pourpoint de drap
fin et des chausses de panne avec leurs pantoufles de même étoffe, pour les jours de fête, et un habit de
la meilleure serge du pays, dont il se faisait honneur les jours de la semaine. Il avait chez lui une
gouvernante qui passait les quarante ans, une nièce qui n’atteignait pas les vingt, et de plus un garçon
de ville et de campagne, qui sellait le bidet aussi bien qu’il maniait la serpette. L’âge de notre hidalgo
frisait la cinquantaine ; il était de complexion robuste, maigre de corps, sec de visage, fort matineux et
grand ami de la chasse. On a dit qu’il avait le surnom de Quixada ou Quesada, car il y a sur ce point
quelque divergence entre les auteurs qui en ont écrit, bien que les conjectures les plus vraisemblables
fassent entendre qu’il s’appelait Quijana. Mais cela importe peu à notre histoire ; il suffit que, dans le
récit des faits, on ne s’écarte pas d’un atome de la vérité.

Or, il faut savoir que cet hidalgo, dans les moments où il restait oisif, c’est-à-dire à peu près toute
l’année, s’adonnait à lire des livres de chevalerie, avec tant de goût et de plaisir, qu’il en oublia presque
entièrement l’exercice de la chasse et même l’administration de son bien. Sa curiosité et son
extravagance arrivèrent à ce point qu’il vendit plusieurs arpents de bonnes terres à labourer pour
acheter des livres de chevalerie à lire. Aussi en amassa-t-il dans sa maison autant qu’il put s’en
procurer. Mais, de tous ces livres, nul ne lui paraissait aussi parfait que ceux composés par le fameux
Feliciano de Silva2. En effet, l’extrême clarté de sa prose le ravissait, et ses propos si bien entortillés lui
semblaient d’or ; surtout quand il venait à lire ces lettres de galanterie et de défi, où il trouvait écrit en
plus d’un endroit : « La raison de la déraison qu’à ma raison vous faites, affaiblit tellement ma raison,
qu’avec raison je me plains de votre beauté ; » et de même quand il lisait : « Les hauts cieux qui de
votre divinité divinement par le secours des étoiles vous fortifient, et vous font méritante des mérites
que mérite votre grandeur. »

Avec ces propos et d’autres semblables, le pauvre gentilhomme perdait le jugement. Il passait les nuits
et se donnait la torture pour les comprendre, pour les approfondir, pour leur tirer le sens des
entrailles, ce qu’Aristote lui-même n’aurait pu faire, s’il fût ressuscité tout exprès pour cela. […]

Enfin, notre hidalgo s’acharna tellement à sa lecture, que ses nuits se passaient en lisant du soir au
matin, et ses jours, du matin au soir. Si bien qu’à force de dormir peu et de lire beaucoup, il se
dessécha le cerveau, de manière qu’il vint à perdre l’esprit. Son imagination se remplit de tout ce qu’il
avait lu dans les livres, enchantements, querelles, défis, batailles, blessures, galanteries, amours,
tempêtes et extravagances impossibles ; et il se fourra si bien dans la tête que tout ce magasin

1
Il y a dans le texte duelos y quebrantos ; littéralement des deuils et des brisures. Les traducteurs, ne comprenant point ces mots,
ont tous mis, les uns après les autres, des œufs au lard à la manière d’Espagne. En voici l’explication : il était d’usage, dans les bourgs de la
Manche, que, chaque semaine, les bergers vinssent rendre compte à leurs maîtres de l’état de leurs troupeaux. Ils apportaient les pièces de
bétail qui étaient mortes dans l’intervalle, et dont la chair désossée était employée en salaisons. Des abatis et des os brisés se faisait le pot-
au-feu les samedis, car c’était alors la seule viande dont l’usage fût permis ce jour-là, par dispense, dans le royaume de Castille, depuis la
bataille de Las Navas (1212). On conçoit comment, de son origine et de sa forme, ce mets avait pris le nom de duelos y quebrantos.
2
Voici le titre littéral de ces livres : La Chronique des très-vaillants chevaliers don Florisel de Niquéa, et le vigoureux Anaxartes,
corrigée du style antique, selon que l’écrivit Zirphéa, reine d’Agines, par le noble chevalier Feliciano de Silva. – Saragosse, 1584. Par une
rencontre singulière, cette Chronique était dédiée à un duc de Bejar, bisaïeul de celui à qui Cervantès dédia son Don Quichotte.

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d’inventions rêvées était la vérité pure, qu’il n’y eut pour lui nulle autre histoire plus certaine dans le
monde. […]

Finalement, ayant perdu l’esprit sans ressource, il vint à donner dans la plus étrange pensée dont
jamais fou se fût avisé dans le monde. Il lui parut convenable et nécessaire, aussi bien pour l’éclat de sa
gloire que pour le service de son pays, de se faire chevalier errant, de s’en aller par le monde, avec son
cheval et ses armes, chercher les aventures, et de pratiquer tout ce qu’il avait lu que pratiquaient les
chevaliers errants, redressant toutes sortes de torts, et s’exposant à tant de rencontres, à tant de périls,
qu’il acquît, en les surmontant, une éternelle renommée. Il s’imaginait déjà, le pauvre rêveur, voir
couronner la valeur de son bras au moins par l’empire de Trébizonde. Ainsi emporté par de si douces
pensées et par l’ineffable attrait qu’il y trouvait, il se hâta de mettre son désir en pratique. La première
chose qu’il fit fut de nettoyer les pièces d’une armure qui avait appartenu à ses bisaïeux, et qui, moisie
et rongée de rouille, gisait depuis des siècles oubliée dans un coin. Il les lava, les frotta, les
raccommoda du mieux qu’il put. Mais il s’aperçut qu’il manquait à cette armure une chose importante,
et qu’au lieu d’un heaume complet elle n’avait qu’un simple morion. Alors son industrie suppléa à ce
défaut : avec du carton, il fit une manière de demi-salade, qui, emboîtée avec le morion, formait une
apparence de salade entière. Il est vrai que, pour essayer si elle était forte et à l’épreuve d’estoc et de
taille, il tira son épée, et lui porta deux coups du tranchant, dont le premier détruisit en un instant
l’ouvrage d’une semaine. Cette facilité de la mettre en pièces ne laissa pas de lui déplaire, et, pour
s’assurer contre un tel péril il se mit à refaire son armet, le garnissant en dedans de légères bandes de
fer, de façon qu’il demeurât satisfait de sa solidité ; et, sans vouloir faire sur lui de nouvelles
expériences, il le tint pour un casque à visière de la plus fine trempe.

Cela fait, il alla visiter sa monture ; et quoique l’animal eût plus de tares que de membres, et plus triste
apparence que le cheval de Gonéla, qui tantum pellis et ossa fuit3, il lui sembla que ni le Bucéphale
d’Alexandre, ni le Babiéca du Cid, ne lui étaient comparables. Quatre jours se passèrent à ruminer
dans sa tête quel nom il lui donnerait : « Car, se disait-il, il n’est pas juste que cheval d’aussi fameux
chevalier, et si bon par lui-même, reste sans nom connu. » Aussi essayait-il de lui en accommoder un
qui désignât ce qu’il avait été avant d’entrer dans la chevalerie errante, et ce qu’il était alors. La raison
voulait d’ailleurs que son maître changeant d’état, il changeât aussi de nom, et qu’il en prît un
pompeux et éclatant, tel que l’exigeaient le nouvel ordre et la nouvelle profession qu’il embrassait.
Ainsi, après une quantité de noms qu’il composa, effaça, rogna, augmenta, défit et refit dans sa
mémoire et son imagination, à la fin il vint à l’appeler Rossinante4, nom, à son idée, majestueux et
sonore, qui signifiait ce qu’il avait été et ce qu’il était devenu, la première de toutes les rosses du
monde.

Ayant donné à son cheval un nom, et si à sa fantaisie, il voulut s’en donner un à lui-même ; et cette
pensée lui prit huit autres jours, au bout desquels il décida de s’appeler don Quichotte. C’est de là,
comme on l’a dit, que les auteurs de cette véridique histoire prirent occasion d’affirmer qu’il devait se
nommer Quixada, et non Quesada5 comme d’autres ont voulu le faire accroire. Se rappelant alors que
le valeureux Amadis ne s’était pas contenté de s’appeler Amadis tout court, mais qu’il avait ajouté à
son nom celui de sa patrie, pour la rendre fameuse, et s’était appelé Amadis de Gaule, il voulut aussi,
en bon chevalier, ajouter au sien le nom de la sienne, et s’appeler don Quichotte de la Manche,
s’imaginant qu’il désignait clairement par là sa race et sa patrie, et qu’il honorait celle-ci en prenant
d’elle son surnom.

3
Pietro Gonéla était le bouffon du duc Borso de Ferrare, qui vivait au quinzième siècle. Luigi Domenichi a fait un recueil de ses
pasquinades. Un jour, ayant gagé que son cheval, vieux et étique, sauterait plus haut que celui de son maître, il le fit jeter du haut d’un
balcon, et gagna le pari. – La citation latine est empruntée à Plaute (Aulularia, acte III, scène VI).
4
Ce nom est un composé et un augmentatif de rocin, petit cheval, bidet, haridelle. Cervantès a voulu faire, en outre, un jeu de
mots. Le cheval qui était rosse auparavant (rocin-antes) est devenu la première rosse (ante-rocin).
5
Quixote signifie cuissard, armure de la cuisse; quixada, mâchoire, et quesada, tarte au fromage. Cervantès a choisi pour le nom
de son héros cette pièce de l’armure, parce que la terminaison ote désigne ordinairement en espagnol des choses ridicules.

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Jean-Baptiste Chassignet (1571-1635), Un Corps mangé de vers

Mortel, pense quel est dessous la couverture


D’un charnier mortuaire un cors mangé de vers,
Descharné, desnervé, où les os descouvers,
Depoulpez, desnouez, delaissent leur jointure ;

Icy l’une des mains tombe de pourriture,


Les yeux d’autre costé destournez à l’envers
Se distillent en glaire, et les muscles divers
Servent aux vers goulus d’ordinaire pasture ;

Le ventre deschiré cornant de puanteur


Infecte l’air voisin de mauvaise senteur,
Et le né my-rongé difforme le visage;

Puis connoissant l’estat de ta fragilité,


Fonde en Dieu seulement, estimant vanité
Tout ce qui ne te rend plus sçavant et plus sage.

Pieter Claesz, Vanité avec le « Tireur d’épine » (1628)

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Pierre Corneille, L’Illusion comique (1635)

Voici le résumé d’une comédie de jeunesse de Pierre Corneille, comédie qui


ressortit à l’esthétique baroque. Identifiez les tendances baroques de la pièce.

Un père (Pridamant) cherche son fils qu'il n'a plus vu depuis 10 ans, il sera amené dans la
Grotte d'un magicien qui a le pouvoir de lui montrer la vie de son fils durant le temps où il ne
l'a plus vu.

Le premier acte commence à l’entrée d’une caverne qui ressemble à une grotte où se
présentent deux personnages : Pridamant, un père éploré par la disparition de son fils
(Clindor) et Dorante à qui il explique les causes possibles de cette disparition. Dorante veut
lui présenter un magicien qui serait capable de l’aider (sc. 1). Ce magicien, Alcandre, devine
tout de suite les raisons de la venue de Pridamant et lui annonce qu’il pourra lui faire voir la
vie de son fils grâce à des illusions. Avant cela, il demande à Dorante de partir (sc. 2). Une
fois seuls, Alcandre commence par raconter à Pridamant que son fils a connu une existence
de pícaro depuis son départ, qu’il s’est mis au service d’un « brave » dans la région de
Bordeaux et qu'il ne souhaite pas être retrouvé (sc. 3).

Au début du 2e acte, Alcandre et Pridamant regardent l'illusion du magicien grâce à laquelle


ils peuvent voir les « deux fantômes vains » qui représentent Clindor et son maître Matamore
(sc. 1). Clindor écoute avec complaisance Matamore se vanter d’exploits improbables en
attendant l’arrivée d’Isabelle qui apparaît accompagnée de son prétendant officiel. Matamore
se dérobe à leur arrivée (sc. 2). Adraste est éconduit par Isabelle mais cela ne l’empêche pas
de partir aller demander sa main à son père (sc. 3). Après son départ, Matamore et Clindor se
montrent et le maître en profite pour faire à nouveau valoir ses prouesses(sc. 4) lorsqu’un
page vient le chercher pour qu’il aille s’occuper des prétendues affaires amoureuses qui le
pressent (sc. 5). Seule avec Clindor, Isabelle lui réaffirme son amour avant de s’enfuir au
retour d’Adraste (sc. 6). Le prétendant se doute de la rivalité de Clindor et le met en garde
mais celui-ci lui répond avec fierté et noblesse (sc. 7). Lyse, la servante d’Isabelle, propose à
Adraste de l’aider à surprendre les deux amants (sc. 8). Seule, Lyse se réjouit de pouvoir faire
payer à Clindor sa préférence pour Isabelle (sc. 9). Les deux « spectateurs » que sont
Alcandre et Pridamant se retrouvent seuls sur scène et le magicien essaye de rassurer le père
de Clindor sur ce qui attend son fils (sc.10).

L’acte III débute sur les reproches de Géronte à sa fille qui refuse Adraste pour époux (sc. 1).
Seul, Géronte se persuade qu’il parviendra à ses fins avec sa fille (sc. 2). Puis il met dehors
Matamore venu fanfaronner devant lui (sc. 3). De loin, Matamore menace le vieil homme
puis il se laisse aller à sa mauvaise foi, changeant en honneur ce qui est couardise, avant de
s’enfuir en croyant entendre les valets de Géronte (sc. 4). Clindor fait mine de séduire Lyse, la
servante d’Isabelle et lui propose de devenir son amant quand il sera marié, elle refuse (sc. 5).
Lyse restée seule, se laisse aller à son amertume et décide de se venger (sc. 6). Lyse partie,
Matamore entre en scène, épouvanté par des menaces imaginaires (sc. 7), se cache quand il
aperçoit Clindor et Isabelle. Il écoute, dissimulé, les propos d’amour des deux jeunes gens
puis sort de sa cachette, furieux (sc. 8). Clindor, lui fait croire que les valets de Géronte sont à
sa poursuite pour lui faire peur, lui soumet le choix « de fuir en diligence, ou d’être bien
battu », puis le menace. Matamore cède (sc. 9) en faisant mine de s’effacer vis-à-vis d’Isabelle
(sc. 10). Adraste surprend le baiser d’Isabelle et Clindor, ce dernier le tue d’un coup d’épée,
mais est arrêté par les domestiques de Géronte (sc. 11). Pridamant se désole du sort de son
fils (sc. 12).

Quatre jours plus tard. Isabelle, désespérée, se jure de mourir dès que son amant Clindor sera
exécuté (sc. 1). Lyse vient lui dire qu’elle va sauver Clindor en séduisant le geôlier de la
6
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prison, Isabelle est folle de joie (sc. 2). Restée seule, Lyse explique son revirement. (sc. 3).
Matamore surgit, ivre, il s’était caché dans le bûcher en se « nourrissant » de bouteilles
d’alcool, les femmes le font sortir (sc. 4). Isabelle et Lyse sont seules, la première explique
comment elle a trouvé Matamore (sc. 5). Le geôlier vient dire que tout est prêt pour l’évasion
de Clindor (sc. 6). Dans sa prison, Clindor se désole (sc. 7) quand le geôlier arrive pour lui
annoncer qu’on va l’exécuter (sc.8), les bourreaux ne sont autres que Isabelle et Lyse qui sont
là pour le faire évader (sc. 9). Pridamant est soulagé, Alcandre lui explique qu’il va
maintenant le voir deux ans plus tard (sc. 10).

Alcandre demande à Pridamant de rester à l’écart, malgré son éblouissement, lorsque


arrivent les jeunes héros, complètement métamorphosés (sc. 1). La nuit, dans le jardin d’un
palais, Isabelle paraît dans des habits de princesse, et raconte à Lyse que son « perfide
époux » a rendez-vous avec la princesse Rosine (sc. 2). Clindor arrive, prend Isabelle pour
Rosine et lui déclare son amour par mégarde. Sa femme s’en prend alors à lui et lui reproche
ses infidélités alors qu’elle a tout quitté pour le suivre. Clindor lui réaffirme son amour en
faisant au passage l’éloge de l’infidélité. Devant les menaces de suicide d’Isabelle, il renonce à
Rosine (sc. 3). Cette dernière arrive tandis qu’Isabelle se cache. Clindor lui résiste
effectivement (sc. 4). C’est alors que surviennent les hommes de main du prince Florilame
qui tuent Rosine et Clindor. Isabelle, quant à elle, est amenée auprès du prince qui est en
réalité amoureux d’elle (sc. 5). Pridamant est effondré devant les sarcasmes d’Alcandre qui
finit par lui montrer son fils et les autres personnages, bien vivants, en train de se partager de
l’argent. Clindor et ses amis sont en fait devenus des comédiens et ils viennent d’interpréter
le dernier acte d’une tragédie. La pièce se termine sur l’apologie du théâtre et du métier de
comédien fait par Alcandre à Pridamant pour l’assurer du bon choix de son fils (sc. 6).

Albert Cohen, Belle du Seigneur (1968)

Attentes, ô délices, attentes dès le matin et tout le long de la journée, attentes des heures du
soir, délices de tout le temps savoir qu'il arriverait ce soir à neuf heures, et c'était déjà du
bonheur. Aussitôt réveillée, elle courait ouvrir les volets et voir au ciel s'il ferait beau ce soir.
Oui, il ferait beau, et il y aurait une nuit chaude avec beaucoup d'étoiles qu'ils regarderaient
ensemble, et il y aurait du rossignol qu'ils écouteraient ensemble, elle tout près de lui, comme
la première nuit, et ensuite ils iraient, iraient se promener dans la forêt, se promener en se
donnant le bras. Alors, elle se promenait dans sa chambre, un bras arrondi, pour savourer
déjà. Ou bien, elle tournait le bouton de la radio, et si c'était une marche guerrière déversée
de bon matin, elle défilait avec le régiment, la main à la tempe, en raide salut militaire, parce
qu'il serait là ce soir, si grand, si svelte, ô son regard.
Parfois, elle refermait les volets, tirait les rideaux, fermait à clef la porte de sa chambre,
mettait des boules de cire dans ses oreilles pour n'être pas dérangée par les bruits du dehors,
bruits que cette belle pédante appelait des réducteurs antagonistes. Dans l'obscurité et le
silence, couchée, elle fermait les yeux pour se raconter, souriante, ce qui s'était passé hier
soir, tout ce qu'ils avaient dit et tout ce qu'ils avaient fait, se le raconter, blottie et ramassée,
avec des détails et des commentaires, s'offrir une fête de racontage à fond, comme elle disait,
et puis se raconter aussi ce qui se passerait ce soir, et il lui arrivait alors de toucher ses seins.
Parfois, avant de se lever, elle chantait tout bas, tout bas pour n'être pas entendue par la
domestique, chantait contre l'oreiller l'air de la Pentecôte de Bach, remplaçait le nom de
Jésus par le nom de l'aimé, ce qui la gênait, mais c'était si agréable. Ou encore elle parlait à
son père mort, lui disait son bonheur, lui demandait de bénir son amour. Ou encore elle
écrivait le nom de l'aimé sur l'air, avec son index, l'écrivait dix fois, vingt fois. Et si, n'ayant
pas encore pris son petit déjeuner, elle avait soudain un borborygme de faim, elle se fâchait
contre le borborygme. Assez! criait-elle au borborygme. C'est vilain! Tais-toi, je suis
amoureuse! Bien sûr, elle se savait idiote, mais c'était exquis d'être idiote, toute seule, en
liberté.

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2 TI – Littérature – France Neven – 2019-2020 – Du baroque au surréalisme

Ou encore elle décidait de faire une séance de regardage à fond. Mais d'abord se purifier,
prendre un bain, indispensable pour le rite, mais attention, engagement d'honneur de ne pas
se raconter dans le bain comment ce serait ce soir, sinon on n'en finirait plus et ça retarderait
le rite. Vite le bain et puis vite avec lui, vite la séance de regardage ! A cloche-pied parce
qu'elle était heureuse, elle courait vers la salle de bains. Devant la baignoire lente à se
remplir, elle entonnait de toute âme l'air de la Pentecôte.
Mon âme croyante,
Sois fière et contente,
Voici venir ton divin roi.
Après le bain, c'était le même cérémonial que pour le racontage. Volets fermés, rideaux tirés,
lampe de chevet allumée, boules de cire dans les oreilles. Le dehors n'existait plus et le rite
pouvait être célébré. Les photographies étalées sur le lit, mais à l'envers pour ne pas risquer
de les voir d'avance, elle s'étendait, prenait la photographie préférée, lui sur le sable d'une
plage, la recouvrait tout entière de sa main, et c'était la fête de regarder. D'abord, rien que les
pieds nus. Beaux, bien sûr, mais pas follement intéressants. Sa main remontait un peu,
découvrait les jambes. C'était mieux, beaucoup mieux déjà. Aller plus haut? Non, pas tout de
suite, attendre jusqu'à n'en plus pouvoir. Enfin, par petits coups, sa main se déplaçait,
révélant progressivement, et elle se repaissant. C'était lui, lui de ce soir. Ô le visage, le visage
maintenant, lieu de bonheur, le visage, son beau tourment. Attention, ne pas regarder trop.
Lorsqu'on regardait trop, on ne sentait plus. Oui, le visage était tout de même le plus
important, quoique le reste aussi, tout le reste, même ce qui, enfin oui. Lui, tout lui, de tout
lui sa religieuse.
Elle se défaisait de son peignoir, regardait tour à tour son homme nu et la femme nue de son
homme. Ô Sol, sois ici, soupirait-elle, et elle éteignait, pensait à ce soir, dès qu'il arriverait,
leurs bouches. Mais elle n'oubliait pas, ne voulait pas oublier que c'était lui qu'elle aimait
avant tout, lui, son regard. Et ensuite il y aurait ce qu'il y aurait, l'homme et la femme, poids
béni, ô lui, son homme. Lèvres ouvertes, lèvres humides, elle fermait les yeux, et ses genoux
se rapprochaient.
Attentes, ô délices. Après le bain et le petit déjeuner, merveille de rêvasser à lui, étendue sur
le gazon et roulée dans des couvertures, ou à plat ventre, les joues dans l'herbe et le nez
contre de la terre, merveille de se rappeler sa voix et ses yeux et ses dents, merveille de
chantonner, les yeux arrondis, en exagérant l'idiotie pour mieux se sentir végéter dans l'odeur
d'herbe, merveille de se raconter l'arrivée de l'aimé ce soir, de se la raconter comme une pièce
de théâtre, de se raconter ce qu'il lui dirait, ce qu'elle lui dirait. En somme, se disait-elle, le
plus exquis c'est quand il n'est pas là, c'est quand il va venir et que je l'attends, et aussi c'est
quand il est parti et que je me rappelle. Soudain, elle se levait, courait dans le jardin avec une
terreur de joie, lançait un long cri de bonheur. Ou encore elle sautait par-dessus la haie de
roses. Solal! criait cette folle à chaque bond.

7) Peinture :

Diego Velázquez, Las Meninas (Les Ménines), 1656 : une des toiles les plus
commentées de la peinture occidentale. Elle est exposée au musée du Prado, à Madrid. Ce
tableau une grande pièce du palais de l'Alcázar de Madrid, à l’époque du roi Philippe IV
d'Espagne. Dans cette pièce se tiennent plusieurs personnages de la Cour autour de l’infante
Marguerite-Thérèse. En quoi ce tableau est-il représentatif de l’esthétique baroque ?

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Rembrandt, Le Sacrifice d’Abraham (1635)

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Jacob Jordaens, Le roi boit (1640)

Jan Stenn, La Fête de Saint-Nicolas (1665-1668)

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Le Classicisme (1661-1715)

1) Dates : début du XVIIe siècle (Malherbe), 1636, Le Cid de Corneille, apogée : de 1660
à 1685.

2) Mots-clés : ordre, mesure, modération, harmonie, respect des règles.

3) Représentants : La Fontaine, Pascal, Boileau, Racine, Molière (et, plus tard, Voltaire
et Marivaux)

4) Caractéristiques :

1. L’imitation des Anciens (théorie de la littérature inspirée d’Aristote, modèles de


genres littéraires venant des auteurs antiques, sujets mythologiques ou historiques);
2. L’utilité morale de l’art (par le rire, par l’admiration pour les grands hommes, par la
catharsis ou la purgation des passions) : les Classiques veulent plaire et instruire
(Molière, La Fontaine, Corneille, Racine, Fénelon) ;
3. Le goût de l’analyse morale (Les Maximes et Les Caractères);
4. Une conception universaliste de l’homme (Les Maximes et les comédies de Molière,
par exemple);
5. Une conception fixiste du beau (respect du bon goût, raison, ordre, équilibre, clarté,
discrétion de l’expression (« Rien de trop ») ;
6. Le respect des règles (règles de vraisemblance, de bienséance, de hiérarchie des
genres et des tons et, pour le théâtre, règle des trois unités). Cette règle des trois
unités (de lieu, de temps et d’action) fait de la tragédie la représentation d’une crise
violente et rapide.

5) Auteurs et œuvres :

Pour la tragédie : Pierre Corneille (1606-1684) : Le Cid, Horace, Cinna,… ; Jean Racine
(1639-1699) : Andromaque, Phèdre, Bérénice, Britannicus, Iphigénie,…

Pour la comédie : Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière (1622-1673) : L’Avare, Le


Misanthrope, Le Bourgeois gentilhomme, Les Femmes savantes, Tartuffe, Dom Juan,…

Pour la littérature de pensées et de réflexion (moralistes, épistoliers, prédicateurs,


pédagogues) : Blaise Pascal (1623-1662) : Les Pensées ; le duc de La Rochefoucauld (1613-
1680) : Maximes ; Jean de La Bruyère (1645-1696) : Les Caractères ; Madame de Sévigné
(1626-1696) ; Bossuet (1627-1704) ; Fénelon (1651-1715) : Les Aventures de Télémaque.

Pour la poésie : Malherbe (1555-1628) : Elégies, Odes, Stances ; Nicolas Boileau (1636-1771) :
L’Art poétique ; Jean de La Fontaine (1621-1695) : Fables, Contes.

Pour le genre narratif : Madame de la Fayette (1634-1693) : La Princesse de Clèves ; Charles


Perrault (1628-1703) : Histoires ou contes du temps passé, avec des moralités (1697).

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2 TI – Littérature – France Neven – 2019-2020 – Du baroque au surréalisme

6) Textes :

N. Boileau, L’Art poétique (1674):

Chant I

[…]

N’offrez rien au lecteur que ce qui peut lui plaire.


Ayez pour la cadence une oreille sévère :
Que toujours dans vos vers, le sens, coupant les mots,
Suspende l’hémistiche, en marque le repos.
Gardez qu’une voyelle, à courir trop hâtée,
Ne soit d’une voyelle en son chemin heurtée,
Il est un heureux choix de mots harmonieux.
Fuyez des mauvais sons le concours odieux :
Le vers le mieux rempli, la plus noble pensée
Ne peut plaire à l’esprit, quand l’oreille est blessée.

Durant les premiers ans du Parnasse françois,


Le caprice tout seul faisait toutes les lois.
La rime, au bout des mots assemblés sans mesure,
Tenait lieu d’ornements, de nombre et de césure.
VILLON sut le premier, dans ces siècles grossiers,
Débrouiller l’art confus de nos vieux romanciers.
MAROT, bientôt après, fit fleurir les ballades,
Tourna des triolets, rima des mascarades,
À des refrains réglés asservit les rondeaux
Et montra pour rimer des chemins tout nouveaux.
RONSARD, qui le suivit, par une autre méthode,
Réglant tout, brouilla tout, fit un art à sa mode,
Et toutefois longtemps eut un heureux destin.
Mais sa Muse, en français parlant grec et latin,
Vit, dans l’âge suivant, par un retour grotesque,
Tomber de ses grands mots le faste pédantesque.
Ce poète orgueilleux, trébuché de si haut,
Rendit plus retenus DESPORTES et BERTAUT.
Enfin MALHERBE vint, et, le premier en France,
Fit sentir dans les vers une juste cadence,
D’un mot mis en sa place enseigna le pouvoir,
Et réduisit la Muse aux règles du devoir.
Par ce sage écrivain la langue réparée
N’offrit plus rien de rude à l’oreille épurée.
Les stances avec grâce apprirent à tomber,
Et le vers sur le vers n’osa plus enjamber.
Tout reconnut ses lois ; et ce guide fidèle
Aux auteurs de ce temps sert encor de modèle.
Marchez donc sur ses pas; aimez sa pureté ;
Et de son tour heureux imitez la clarté.
Si le sens de vos vers tarde à se faire entendre,
Mon esprit aussitôt commence à se détendre ;
Et, de vos vains discours prompt à se détacher,
Ne suit point un auteur qu’il faut toujours chercher.

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2 TI – Littérature – France Neven – 2019-2020 – Du baroque au surréalisme

[…]
Travaillez à loisir, quelque ordre qui vous presse,
Et ne vous piquez point d’une folle vitesse ;
Un style si rapide, et qui court en rimant,
Marque moins trop d’esprit que peu de jugement.
J’aime mieux un ruisseau qui, sur la molle arène,
Dans un pré plein de fleurs lentement se promène,
Qu’un torrent débordé qui, d’un cours orageux,
Roule, plein de gravier, sur un terrain fangeux.
Hâtez-vous lentement ; et, sans perdre courage,
Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage :
Polissez-le sans cesse et le repolissez ;
Ajoutez quelquefois, et souvent effacez.

C’est peu qu’en un ouvrage où les fautes fourmillent,


Des traits d’esprit, semés de temps en temps, pétillent.
Il faut que chaque chose y soit mise en son lieu ;
Que le début, la fin, répondent au milieu ;
Que d’un art délicat les pièces assorties
N’y forment qu’un seul tout de diverses parties,
Que jamais du sujet le discours s’écartant
N’aille chercher trop loin quelque mot éclatant.

Craignez-vous pour vos vers la censure publique ?


Soyez-vous à vous-même un sévère critique.
L’ignorance toujours est prête à s’admirer.
Faites-vous des amis prompts à vous censurer ;
Qu’ils soient de vos écrits les confidents sincères,
Et de tous vos défauts les zélés adversaires.
Dépouillez devant eux l’arrogance d’auteur,
Mais sachez de l’ami discerner le flatteur :
Tel vous semble applaudir, qui vous raille et vous joue.
Aimez qu’on vous conseille, et non pas qu’on vous loue.

Citations renommées de L’Art poétique :

Avant donc que d'écrire, apprenez à penser (Chant I)

Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement,


Et les mots pour le dire arrivent aisément. (Chant I)

Hâtez-vous lentement, et sans perdre courage,


Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage,
Polissez-le sans cesse, et le repolissez,
Ajoutez quelquefois, et souvent effacez. (Chant I)

Un sot trouve toujours un plus sot qui l'admire. (Chant I)

Il n'est point de serpent ni de monstre odieux,


Qui par l'art imité ne puisse plaire aux yeux,
D'un pinceau délicat l'artifice agréable
Du plus affreux objet fait un objet aimable. (Chant III)

Qu'en un lieu, qu'en un jour, un seul fait accompli


Tienne jusqu'à la fin le théâtre rempli. (Chant III)

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Soyez plutôt maçon, si c'est votre talent. (Chant IV)

Charles Perrault : Histoires ou contes du temps passé, avec des moralités


(1697) : Contes analysés :

– Le Petit Chaperon rouge, La Barbe bleue, Les Souhaits ridicules vs le Chat botté, Peau
d’âne vs Cendrillon, La Belle au Bois dormant

8) Quelques concepts importants :

1) La Querelle des Anciens et des Modernes


2) La bienséance
3) La vraisemblance :
Jamais au spectateur n’offrez rien d’incroyable :
Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable.
Boileau, Art poétique (chant III)

4) Le jardin à la française : les parterres de l’Orangerie du Château de Versailles et les


jardins du Château de Vaux le Vicomte (Seine et Marne, France)

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Les Lumières (le XVIIIe siècle)

1) Date : XVIIIe s., développement de 1715 à 1789

2) Mots-clés : volonté de comprendre le monde à la seule « lumière naturelle » de la raison


(Descartes, XVIIe siècle), Aufklärung, Enlightenment, le Philosophe.

3) Représentants : Montesquieu, Voltaire, Diderot, Rousseau, Swift, Pope, Lessing, Herder.

4) Caractéristiques des Lumières :

1. Une interrogation sociopolitique sur les fondements du droit, du pouvoir, de la liberté


individuelle (Montesquieu, Voltaire) ;
2. Une pensée essentiellement laïque voire anticléricale, fondée sur l’héritage antique et sur la
science moderne. Si certains philosophes croient en une « grand horloger » ou en un
« architecte » de l’univers, d’autres, comme Diderot, se déclarent matérialistes. Mais tous
dénoncent les abus de l’Eglise et les superstitions.
3. Une grande confiance dans l’esprit humain, éclairé par la raison. Cette confiance expliqua la
place majeure accordée à l’éducation, qui conduira les peuples au progrès et au bonheur
(Condorcet, Helvétius et Rousseau) ;
4. Un rêve de retour à la nature (cf. mythe du « bon sauvage »). Ce thème de la nature entrevue
comme source de beauté et de bonheur (Rousseau) se développera à partir de 1750 et inspirera
les romantiques dès la fin du XVIIIe siècle (Bernardin de Saint-Pierre, Mme de Staël) ;
5. Un art de l’ironie qui devient l’emblème de l’irrévérence et de la liberté (Voltaire).

5) Auteurs et œuvres :
- L’Encyclopédie (vingt volumes de texte et onze volumes de planches), soit l’Encyclopédie ou
Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, dirigée par Diderot et d’Alembert.
L’Encyclopédie, qui reprend toutes les connaissances dans bon nombre de domaines (sciences,
techniques, philosophie, etc.), a demandé trente ans de travail et la collaboration de cent
cinquante spécialistes éminents, dont Montesquieu, Voltaire, Rousseau.
- Charles de Montesquieu (1689-1755) : Les Lettres persanes, De l’Esprit des lois.
- François Marie Arouet, dit Voltaire (1694-1778) a pratiqué tous les genres littéraires (tragédie,
comédie, poésie, essai,…). Le plus célèbre des philosophes a combattu l’intolérance religieuse
et le fanatisme, notamment dans ses contes (Candide ou l’optimisme, Zadig ou la destinée).
- Denis Diderot (1713-1784), dramaturge, poète et fondateur de l’Encyclopédie. Auteur de La
Religieuse (dénonciation de l’oppression dans les couvents), du Neveu de Rameau et de
Jacques le Fataliste et son maître (sorte d’antiroman qui préfigure les audaces du Nouveau
Roman du XXe siècle).
- Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), philosophe, moraliste, musicien. Auteur de Emile ou de
l’Education, Du Contrat social, La Nouvelle Héloïse, Confessions et rêveries du promeneur
solitaire (qui ouvre la voie à l’autobiographie et annonce déjà le romantisme).
- Marivaux (1688-1763) : Le Jeu de l’amour et du hasard, La Double inconstance).
- Beaumarchais (1732-1799) : Le Barbier de Séville et Le Mariage de Figaro.
- Choderlos de Laclos (1741-1803) : Les Liaisons dangereuses (roman épistolaire montrant les
facettes d’une société amorale et libertine).

6) Textes :

C’est en 1759 que Voltaire rédige Candide, conte philosophique qui contredit la théorie de
l'optimisme de Leibniz, théorie selon laquelle tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes

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2 TI – Littérature – France Neven – 2019-2020 – Du baroque au surréalisme

possibles. Aux réflexions métaphysiques et à l’illusion d’un paradis sur terre, Voltaire préfère le travail
de la terre permettant d’assurer indépendance financière et bonheur. Il faut cultiver son jardin.

Dans l’extrait ci-dessous, Candide et Pangloss se trouvent dans la capitale portugaise aux lendemains
du tremblement de terre, survenu en 1755.

Voltaire, Candide (1759)

Chapitre sixième : Comment on fit un bel auto-da-fé pour empêcher les tremblements de terre, et
comment candide fut fessé
Après le tremblement de terre qui avait détruit les trois quarts de Lisbonne, les sages du pays n'avaient
pas trouvé un moyen plus efficace pour prévenir une ruine totale que de donner au peuple un bel auto-
da-fé ; il était décidé par l'université de Coïmbre que le spectacle de quelques personnes brûlées à petit
feu, en grande cérémonie, est un secret infaillible pour empêcher la terre de trembler.
On avait en conséquence saisi un Biscayen convaincu d'avoir épousé sa commère, et deux Portugais
qui en mangeant un poulet en avaient arraché le lard : on vint lier après le dîner le docteur Pangloss et
son disciple Candide, l'un pour avoir parlé, et l'autre pour avoir écouté avec un air d'approbation : tous
deux furent menés séparément dans des appartements d'une extrême fraîcheur, dans lesquels on
n'était jamais incommodé du soleil ; huit jours après ils furent tous deux revêtus d'un san-benito, et on
orna leurs têtes de mitres de papier : la mitre et le san-benito de Candide étaient peints de flammes
renversées et de diables qui n'avaient ni queues ni griffes ; mais les diables de Pangloss portaient
griffes et queues, et les flammes étaient droites. Ils marchèrent en procession ainsi vêtus, et
entendirent un sermon très pathétique, suivi d'une belle musique en faux-bourdon. Candide fut fessé
en cadence, pendant qu'on chantait ; le Biscayen et les deux hommes qui n'avaient point voulu manger
de lard furent brûlés, et Pangloss fut pendu, quoique ce ne soit pas la coutume. Le même jour la terre
trembla de nouveau avec un fracas épouvantable.

Chapitre trentième : Conclusion


Il y avait dans le voisinage un derviche très fameux, qui passait pour le meilleur philosophe de la
Turquie ; ils allèrent le consulter ; Pangloss porta la parole, et lui dit : « Maître, nous venons vous prier
de nous dire pourquoi un aussi étrange animal que l'homme a été formé.
– De quoi te mêles-tu ? dit le derviche, est-ce là ton affaire ? – Mais, mon Révérend Père, dit Candide,
il y a horriblement de mal sur la terre. – Qu'importe, dit le derviche, qu'il y ait du mal ou du bien ?
Quand Sa Hautesse envoie un vaisseau en Égypte, s'embarrasse-t-elle si les souris qui sont dans le
vaisseau sont à leur aise ou non ? – Que faut-il donc faire ? dit Pangloss. – Te taire, dit le derviche. –
Je me flattais, dit Pangloss, de raisonner un peu avec vous des effets et des causes, du meilleur des
mondes possibles, de l'origine du mal, de la nature de l'âme et de l'harmonie préétablie. » Le derviche,
à ces mots, leur ferma la porte au nez.
Pendant cette conversation, la nouvelle s'était répandue qu'on venait d'étrangler à Constantinople
deux vizirs du banc et le muphti, et qu'on avait empalé plusieurs de leurs amis. Cette catastrophe
faisait partout un grand bruit pendant quelques heures. Pangloss, Candide et Martin, en retournant à
la petite métairie, rencontrèrent un bon vieillard qui prenait le frais à sa porte sous un berceau
d'orangers. Pangloss, qui était aussi curieux que raisonneur, lui demanda comment se nommait le
muphti qu'on venait d'étrangler. « Je n'en sais rien, répondit le bonhomme, et je n'ai jamais su le nom
d'aucun muphti ni d'aucun vizir. J'ignore absolument l'aventure dont vous me parlez ; je présume
qu'en général ceux qui se mêlent des affaires publiques périssent quelquefois misérablement, et qu'ils
le méritent ; mais je ne m'informe jamais de ce qu'on fait à Constantinople ; je me contente d'y envoyer
vendre les fruits du jardin que je cultive. » Ayant dit ces mots, il fit entrer les étrangers dans sa maison
: ses deux filles et ses deux fils leur présentèrent plusieurs sortes de sorbets qu'ils faisaient eux-mêmes,
du kaïmac piqué d'écorces de cédrat confit, des oranges, des citrons, des limons, des ananas, des
pistaches, du café de Moka qui n'était point mêlé avec le mauvais café de Batavia et des îles. Après quoi
les deux filles de ce bon musulman parfumèrent les barbes de Candide, de Pangloss et de Martin.
«Vous devez avoir, dit Candide au Turc, une vaste et magnifique terre ? – Je n'ai que vingt arpents,
répondit le Turc ; je les cultive avec mes enfants ; le travail éloigne de nous trois grands maux : l'ennui,
le vice, et le besoin.»
Candide, en retournant dans sa métairie, fit de profondes réflexions sur le discours du Turc. Il dit à
Pangloss et à Martin : « Ce bon vieillard me paraît s'être fait un sort bien préférable à celui des six rois
avec qui nous avons eu l'honneur de souper. – Les grandeurs, dit Pangloss, sont fort dangereuses,
selon le rapport de tous les philosophes : car enfin Églon, roi des Moabites, fut assassiné par Aod ;
Absalon fut pendu par les cheveux et percé de trois dards ; le roi Nadab, fils de Jéroboam, fut tué par
Baaza ; le roi Éla, par Zambri ; Ochosias, par Jéhu ; Athalia, par Joïada ; les rois Joachim, Jéchonias,
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2 TI – Littérature – France Neven – 2019-2020 – Du baroque au surréalisme

Sédécias, furent esclaves. Vous savez comment périrent Crésus, Astyage, Darius, Denys de Syracuse,
Pyrrhus, Persée, Annibal, Jugurtha, Arioviste, César, Pompée, Néron, Othon, Vitellius, Domitien,
Richard II d'Angleterre, Édouard II, Henri VI, Richard III, Marie Stuart, Charles Ier, les trois Henri de
France, l'empereur Henri IV ? Vous savez... – Je sais aussi, dit Candide, qu'il faut cultiver notre jardin.
– Vous avez raison, dit Pangloss : car, quand l'homme fut mis dans le jardin d'Éden, il y fut mis ut
operaretur eum, pour qu'il travaillât, ce qui prouve que l'homme n'est pas né pour le repos. –
Travaillons sans raisonner, dit Martin ; c'est le seul moyen de rendre la vie supportable. »
Toute la petite société entra dans ce louable dessein ; chacun se mit à exercer ses talents. La petite
terre rapporta beaucoup. Cunégonde était à la vérité bien laide ; mais elle devint une excellente
pâtissière ; Paquette broda ; la vieille eut soin du linge. Il n'y eut pas jusqu'à frère Giroflée qui ne rendît
service ; il fut un très bon menuisier, et même devint honnête homme ; et Pangloss disait quelquefois à
Candide : « Tous les événements sont enchaînés dans le meilleur des mondes possibles ; car enfin, si
vous n'aviez pas été chassé d'un beau château à grands coups de pied dans le derrière pour l'amour de
Mlle Cunégonde, si vous n'aviez pas été mis à l'Inquisition, si vous n'aviez pas couru l'Amérique à pied,
si vous n'aviez pas donné un bon coup d'épée au baron, si vous n'aviez pas perdu tous vos moutons du
bon pays d'Eldorado, vous ne mangeriez pas ici des cédrats confits et des pistaches. – Cela est bien dit,
répondit Candide, mais il faut cultiver notre jardin. »

Voltaire, L’Ingénu (1767)

Un jour saint Dunstan, Irlandais de nation et saint de profession, partit


d'Irlande sur une petite montagne qui vogua vers les côtes de France, et arriva par
cette voiture à la baie de Saint-Malo. Quand il fut à bord, il donna la bénédiction à sa
montagne, qui lui fit de profondes révérences et s'en retourna en Irlande par le même
chemin qu'elle était venue.
Dunstan fonda un petit prieuré dans ces quartiers-là et lui donna le nom de
prieuré de la montagne, qu'il porte encore, comme un chacun sait.
En l'année 1689, le 15 juillet au soir, l'abbé de Kerkabon, prieur de Notre-Dame
de la Montagne, se promenait sur le bord de la mer avec Mlle de Kerkabon, sa sœur,
pour prendre le frais. Le prieur, déjà un peu sur l'âge, était un très bon ecclésiastique,
aimé de ses voisins, après l'avoir été autrefois de ses voisines. Ce qui lui avait donné
surtout une grande considération, c'est qu'il était le seul bénéficier du pays qu'on ne
fût pas obligé de porter dans son lit quand il avait soupé avec ses confrères. Il savait
assez honnêtement de théologie; et quand il était las de lire saint Augustin, il
s'amusait avec Rabelais: aussi tout le monde disait du bien de lui.
VOLTAlRE, L'Ingénu, dans Romans et
contes. Paris, Gallimard, 1979, « La Pléiade»,
pp. 285-286.

* Bénéficier: Celui qui a un bénéfice ecclésiastique. (Littré)

Rousseau, Les Confessions (1782)


Intus, et in cute (Intérieurement et sous la peau)

Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple et dont l'exécution n'aura point d'imitateur. Je
veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature; et cet homme ce sera moi.
Moi seul. Je sens mon cœur et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j'ai
vus; j'ose croire n'être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis
autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m'a jeté, c'est ce dont on ne
peut juger qu'après m'avoir lu.

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2 TI – Littérature – France Neven – 2019-2020 – Du baroque au surréalisme

Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra; je viendrai, ce livre à la main, me
présenter devant le souverain juge. Je dirai hautement: voilà ce que j'ai fait, ce que j'ai pensé, ce que je
fus. J'ai dit le bien et le mal avec la même franchise. Je n'ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon, et
s'il m'est arrivé d'employer quelque ornement indifférent, ce n'a jamais été que pour remplir un vide
occasionné par mon défaut de mémoire; j'ai pu supposer vrai ce que je savais avoir pu l'être, jamais ce
que je savais être faux. Je me suis montré tel que je fus, méprisable et vil quand je l'ai été, bon,
généreux, sublime, quand je l'ai été: j'ai dévoilé mon intérieur tel que tu l'as vu toi-même. Être éternel,
rassemble autour de moi l'innombrable foule de mes semblables; qu'ils écoutent mes confessions,
qu'ils gémissent de mes indignités, qu'ils rougissent de mes misères. Que chacun d'eux découvre à son
tour son cœur au pied de ton trône avec la même sincérité; et puis qu'un seul te dise, s'il l'ose: Je fus
meilleur que cet homme-là. […]
Mon oncle Bernard était ingénieur: il alla servir dans l'Empire et en Hongrie sous le prince Eugène. Il
se distingua au siège et à la bataille de Belgrade. Mon père, après la naissance de mon frère unique,
partit pour Constantinople, où il était appelé, et devint horloger du sérail. Durant son absence, la
beauté de ma mère, son esprit, ses talents, lui attirèrent des hommages. M. de la Closure, résident de
France, fut des plus empressés à lui en offrir. Il fallait que sa passion fût vive, puisqu'au bout de trente
ans je l'ai vu s'attendrir en me parlant d'elle. Ma mère avait plus que de la vertu pour s'en défendre,
elle aimait tendrement son mari, elle le pressa de revenir: il quitta tout et revint. Je fus le triste fruit de
ce retour. Dix mois après, je naquis infirme et malade; je coûtai la vie à ma mère, et ma naissance fut le
premier de mes malheurs.
Je n'ai pas su comment mon père supporta cette perte, mais je sais qu'il ne s'en consola jamais. Il
croyait la revoir en moi, sans pouvoir oublier que je la lui avais ôtée; jamais il ne m'embrassa que je ne
sentisse à ses soupirs, à ses convulsives étreintes, qu'un regret amer se mêlait à ses caresses; elles n'en
étaient que plus tendres. Quand il me disait: Jean-Jacques, parlons de ta mère. je lui disais: hé bien!
mon père, nous allons donc pleurer; et ce mot seul lui tirait déjà des larmes. Ah! disait-il en gémissant,
rends-la-moi, console-moi d'elle, remplis le vide qu'elle a laissé dans mon âme. T'aimerais-je ainsi si tu
n'étais que mon fils? Quarante ans après l'avoir perdue, il est mort dans les bras d'une seconde femme,
mais le nom de la première à la bouche, et son image au fond du cœur.
Tels furent les auteurs de mes jours. De tous les dons que le ciel leur avait départis, un cœur sensible
est le seul qu'ils me laissèrent; mais il avait fait leur bonheur, et fit tous les malheurs de ma vie. […]
Je sentis avant de penser: c'est le sort commun de l'humanité. Je l'éprouvai plus qu'un autre. J'ignore
ce que je fis jusqu'à cinq ou six ans; je ne sais comment j'appris à lire; je ne me souviens que de mes
premières lectures et de leur effet sur moi: c'est le temps d'où je date sans interruption la conscience de
moi-même. Ma mère avait laissé des romans. Nous nous mîmes à les lire après souper mon père et
moi. Il n'était question d'abord que de m'exercer à la lecture par des livres amusants; mais bientôt
l'intérêt devint si vif, que nous lisions tour à tour sans relâche et passions les nuits à cette occupation.
Nous ne pouvions jamais quitter qu'à la fin du volume.
Quelquefois mon père, entendant le matin les hirondelles, disait tout honteux: allons nous coucher; je
suis plus enfant que toi.
Comment serais-je devenu méchant, quand je n'avais sous les yeux que des exemples de douceur, et
autour de moi que les meilleures gens du monde? Mon père, ma tante, ma mie, mes parents, nos amis,
nos voisins, tout ce qui m'environnait ne m'obéissait pas à la vérité, mais m'aimait, et moi je les aimais
de même. Mes volontés étaient si peu excitées et si peu contrariées, qu'il ne me venait pas dans l'esprit
d'en avoir. Je puis jurer que jusqu'à mon asservissement sous un maître, je n'ai pas su ce que c'était
qu'une fantaisie. Hors le temps que je passais à lire ou écrire auprès de mon père, et celui où ma mie
me menait promener, j'étais toujours avec ma tante, à la voir broder, à l'entendre chanter, assis ou
debout à côté d'elle, et j'étais content. Son enjouement, sa douceur, sa figure agréable, m'ont laissé de
si fortes impressions. que je vois encore son air, son regard, son attitude: je me souviens de ses petits
propos caressants; je dirais comment elle était vêtue et coiffée, sans oublier les deux crochets que ses
cheveux noirs faisaient sur ses tempes, selon la mode de ce temps-là.
[…]
Comme Mlle Lambercier avait pour nous l'affection d'une mère, elle en avait aussi l'autorité, et la
portait quelquefois jusqu'à nous infliger la punition des enfants quand nous l'avions méritée. Assez
longtemps elle s'en tint à la menace, et cette menace d'un châtiment tout nouveau pour moi me
semblait très effrayante; mais après l'exécution, je la trouvai moins terrible à l'épreuve que l'attente ne
l'avait été, et ce qu'il y a de plus bizarre est que ce châtiment m'affectionna davantage encore à celle qui
me l'avait imposé.
Il fallait même toute la vérité de cette affection et toute ma douceur naturelle pour m'empêcher de
chercher le retour du même traitement en le méritant; car j'avais trouvé dans la douleur, dans la honte
même, un mélange de sensualité qui m'avait laissé plus de désir que de crainte de l'éprouver derechef
par la même main. Il est vrai que, comme il se mêlait sans doute à cela quelque instinct précoce du

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sexe, le même châtiment reçu de son frère ne m'eût point du tout paru plaisant. Mais, de l'humeur
dont il était, cette substitution n'était guère à craindre, et si je m'abstenais de mériter la correction,
c'était uniquement de peur de fâcher Mlle Lambercier; car tel est en moi l'empire de la bienveillance, et
même de celle que les sens ont fait naître, qu'elle leur donna toujours la loi dans mon cœur.
Cette récidive, que j'éloignais sans la craindre, arriva sans qu'il y eût de ma faute, c'est-à-dire de ma
volonté, et j'en profitai, je puis dire, en sûreté de conscience. Mais cette seconde fois fut aussi la
dernière, car Mlle Lambercier, s'étant sans doute aperçue à quelque signe que ce châtiment n'allait pas
à son but, déclara qu'elle y renonçait et qu'il la fatiguait trop. Nous avions jusque-là couché dans sa
chambre, et même en hiver quelquefois dans son lit. Deux jours après on nous fit coucher dans une
autre chambre, j'eus désormais l'honneur, dont je me serais bien passé d'être traité par elle en grand
garçon.
Qui croirait que ce châtiment d'enfant, reçu à huit ans par la main d'une fille de trente, a décidé de mes
goûts, de mes désirs, de mes passions, de moi pour le reste de ma vie, et cela précisément dans le sens
contraire à ce qui devait s'ensuivre naturellement? En même temps que mes sens furent allumés, mes
désirs prirent si bien le change, que, bornés à ce que j'avais éprouvé, ils ne s'avisèrent point de
chercher autre chose. Avec un sang brûlant de sensualité presque dès ma naissance, je me conservai
pur de toute souillure jusqu'à l'âge où les tempéraments les plus froids et les plus tardifs se
développent. Tourmenté longtemps sans savoir de quoi, je dévorais d'un œil ardent les belles
personnes; mon imagination me les rappelait sans cesse, uniquement pour les mettre en œuvre à ma
mode, et en faire autant de demoiselles Lambercier.
Même après l'âge nubile, ce goût bizarre, toujours persistant, et porté jusqu'à la dépravation, jusqu'à la
folie, m'a conservé les mœurs honnêtes qu'il semblerait avoir dû m'ôter. Si jamais éducation fut
modeste et chaste, c'est assurément celle que j'ai reçue. […]
J'ai fait le premier pas et le plus pénible dans le labyrinthe obscur et fangeux de mes confessions. Ce
n'est pas ce qui est criminel qui coûte le plus à dire, c'est ce qui est ridicule et honteux. Dès à présent je
suis sûr de moi: après ce que je viens d'oser dire, rien ne peut plus m'arrêter. On peut juger de ce
qu'ont pu me coûter de semblables aveux, sur ce que, dans tout le cours de ma vie, emporté
quelquefois près de celles que j'aimais par les fureurs d'une passion qui m'ôtait la faculté de voir,
d'entendre, hors de sens et saisi d'un tremblement convulsif dans tout mon corps, jamais je n'ai pu
prendre sur moi de leur déclarer ma folie, et d'implorer d'elles, dans la plus intime familiarité, la seule
faveur qui manquait aux autres. Cela ne m'est jamais arrivé qu'une fois dans l'enfance, avec une enfant
de mon âge; encore fut-ce elle qui en fit la première proposition.

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Jean-Louis David, Le serment des Horaces (1784-1785)

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Le romantisme (fin du XVIIIe s. et XIXe s.)


1) Dates : fin du XVIIIe s. en Allemagne (Herder, Goethe, Novalis, Schlegel – Sturm und
drang « Tempête et élan »), au Royaume-Uni (Blake, Byron, Schelley) et en France
avec Chateaubriand (Atala, 1801, René, 1802, Génie du christianisme, 1802),
Bernardin de Saint-Pierre (Paul et Virginie, 1787) et Mme de Staël (Lettres sur les
ouvrages et le caractère de Jean-Jacques Rousseau, 1788, De l'influence des passions
sur le bonheur des individus et des nations, 1796, De la littérature considérée dans
ses rapports avec les institutions sociales, 1800) et XIXe s. en France avec Victor
Hugo, Lamartine, etc.
Quelques compositeurs romantiques : Beethoven, Schubert, Chopin, Berlioz,
Wagner,… Quelques peintres : Friedrich, Turner, Géricault, Delacroix,…

2) Mots-clés : idéalisme, sentiments, sensibilité, particularités, liberté, diversité, droits


de l’individu et du peuple (Victor Hugo), élans nationaux (cf. aspiration des peuples
« opprimés » à devenir indépendants), promotion des langues et des cultures
nationales au nom du Génie national (frères Grimm en Allemagne).

3) Caractéristiques :
1. Une exaltation du moi, qui se fonde sur l’affirmation de la subjectivité. Le poète est vu
comme un génie ; la création artistique est sacralisée.
2. Une sensibilité exacerbée, qui conduit à des effusions lyriques (Lamartine, Hugo).
3. Une affection pour la nature : la nature fait naître les sentiments du poète, et elle les
reflète. Poète et nature sont en parfaite communion (Julie ou la nouvelle Héloïse,
1761).

4) Auteurs et œuvres :

François-René de Chateaubriand (1768-1848) : grand précurseur du Romantisme. Ses


premiers récits sont imprégnés d’exotisme (Attala), de ferveur religieuse (Génie du
Christianisme), de rêverie et de passions qui torturent l’âme (René, ou les Effets de la
passion).

Benjamin Constant (1767-1840) : Adolphe – roman autobiographique aux accents


romantiques.

Alphonse de Lamartine (1790-1869) : Méditations poétiques (1820)

Alfred de Vigny (1797-1863) : au théâtre : Chatterton ; en poésie : Les Destinées.

Victor Hugo (1802-1885) : romantique pleinement engagé dans son temps, comme
Lamartine, chef du gouvernement provisoire de l’éphémère IIe république. Au théâtre :
Cromwell, Hernani ; en poésie : Odes, Ballades, Feuilles d’automne, Les Contemplations, La
Légende des siècles. En prose : Notre-Dame de Paris, Quatrevingt-Treize, Les Misérables.

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5) Textes

Alphonse de Lamartine – Le lac – Méditations poétiques, 1820

" Mais je demande en vain quelques moments encore,


Le temps m'échappe et fuit;
Je dis à cette nuit : " Sois plus lente "; et l'aurore
Va dissiper la nuit.

" Aimons donc, aimons donc ! de l'heure fugitive,


Hâtons-nous, jouissons !
L'homme n'a point de port, le temps n'a point de rive;
Il coule, et nous passons ! "

Alfred de Musset – La nuit de mai – 1835

Rien ne nous rend si grands qu'une grande douleur.


Mais, pour en être atteint, ne crois pas, ô poète,
Que ta voix ici-bas doive rester muette.
Les plus désespérés sont les chants les plus beaux,
Et j'en sais d'immortels qui sont de purs sanglots

Alphonse de Lamartine – L'automne –


Méditations poétiques, 1820
Salut, bois couronnés d'un reste de verdure !
Feuillages jaunissants sur les gazons épars !
Salut, derniers beaux jours ! le deuil de la nature
Convient à la douleur et plaît à mes regards.

Oui, dans ces jours d'automne où la nature expire,


À ses regards voilés je trouve plus d'attraits ;
C'est l'adieu d'un ami, c'est le dernier sourire
Des lèvres que la mort va fermer pour jamais.

Alfred de Musset – La Nuit d'octobre – 1837


L'homme est un apprenti, la douleur est son maître,
Et nul ne se connaît tant qu'il n'a pas souffert.

Alphonse de Lamartine – Le lac – Méditations poétiques, 1820


Un soir, t'en souvient-il ? nous voguions en silence;
On n'entendait au loin, sur l'onde et sous les cieux,
Que le bruit des rameurs qui frappaient en cadence
Tes flots harmonieux.

Tout à coup des accents inconnus à la terre


Du rivage charmé frappèrent les échos;
Le flot fut attentif, et la voix qui m'est chère
Laissa tomber ces mots :

" Ô temps, suspends ton vol ! et vous, heures propices,


Suspendez votre cours !

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Alfred de Musset – On ne badine pas avec l'amour – fin de l'acte II

PERDICAN : Adieu, Camille, retourne à ton couvent, et lorsqu'on te fera de ces récits hideux qui t'ont
empoisonnée, réponds ce que je vais te dire: Tous les hommes sont menteurs, inconstants, faux,
bavards, hypocrites, orgueilleux et lâches, méprisables et sensuels; toutes les femmes sont perfides,
artificieuses, vaniteuses curieuses et dépravées; le monde n'est qu'un égout sans fond où les phoques
les plus informes rampent et se tordent sur des montagnes de fange; mais il y a au monde une chose
sainte et sublime, c'est l'union de deux de ces êtres si imparfaits et si affreux.
On est souvent trompé en amour, souvent blessé et souvent malheureux; mais on aime, et quand
on est sur le bord de sa tombe, on se retourne pour regarder en arrière; et on se dit: "J'ai souffert
souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j'ai aimé. C'est moi qui ai vécu, et non pas un être factice
créé par mon orgueil et mon ennui."

Alfred de Musset, Poésies

J'ai perdu ma force et ma vie,


Et pourtant elle est éternelle,
Et mes amis et ma gaîté;
Et ceux qui se sont passés d'elle
J'ai perdu jusqu'à la fierté
Ici-bas ont tout ignoré.
Qui faisait croire à mon génie.

Quand j'ai connu la Vérité,


Dieu parle, il faut qu'on lui réponde.
J'ai cru que c'était une amie;
Le seul bien qui me reste au monde
Quand je l'ai comprise et sentie,
Est d'avoir quelquefois pleuré.
J'en étais déjà dégoûté.

Benjamin Constant – Adolphe – 1806, publié en 1816


" Ellénore, lui écrivais-je un jour, vous ne savez pas tout ce que je souffre. Près de vous, loin de vous, je
suis également malheureux. Pendant les heures qui nous séparent, j'erre au hasard, courbé sous le
fardeau d'une existence que je ne sais comment supporter. La société m'importune, la solitude
m'accable. Ces indifférents qui m'observent, qui ne connaissent rien de ce qui m'occupe, qui me
regardent avec une curiosité sans intérêt, avec un étonnement sans pitié, ces hommes qui osent me
parler d'autre chose que de vous, portent dans mon sein une douleur mortelle."

Victor Hugo - Les Rayons et les ombres, 1840

Peuples! écoutez le poète !


Écoutez le rêveur sacré !
Dans votre nuit, sans lui complète,
Lui seul a le front éclairé.
Des temps futurs perçant les ombres,
Lui seul distingue en leurs flancs sombres
Le germe qui n'est pas éclos.
Homme, il est doux comme une femme.
Dieu parle à voix basse à son âme
Comme aux forêts et comme aux flots.

Alfred de Musset – La Nuit de décembre – Novembre 1835

Le ciel m'a confié ton cœur.


Quand tu seras dans la douleur,
Viens à moi sans inquiétude,
Je te suivrai sur le chemin ;

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Mais je ne puis toucher ta main


Ami, je suis la solitude.

Alfred de Vigny – Les Destinées – 1863


Si ton corps, frémissant des passions secrètes,
S'indigne des regards, timide et palpitant ;
S'il cherche à sa beauté de profondes retraites
Pour la mieux dérober au profane insultant ;
Si ta lèvre se sèche au poison des mensonges,
Si ton beau front rougit de passer dans les songes
D'un impur inconnu qui te voit et t'entend,
Pars courageusement, laisse toutes les villes ; […]
Marche à travers les champs une fleur à la main.
La Nature t'attend dans un silence austère ;
L'herbe élève à tes pieds son nuage des soirs,
Et le soupir d'adieu du soleil à la terre
Balance les beaux lis comme des encensoirs.

Réponse à un acte d'accusation

Donc, c'est moi qui suis l'ogre et le bouc émissaire.


Dans ce chaos du siècle où votre cœur se serre,
J'ai foulé le bon goût et l'ancien vers françois
Sous mes pieds, et, hideux, j'ai dit à l'ombre : "Sois !"
Et l'ombre fut. – Voilà votre réquisitoire.
Langue, tragédie, art, dogmes, conservatoire,
Toute cette clarté s'est éteinte, et je suis
Le responsable, et j'ai vidé l'urne des nuits.
De la chute de tout je suis la pioche inepte
C'est votre point de vue. Eh bien, soit, je l'accepte ;
C'est moi que votre prose en colère a choisi ;
Vous me criez : Racca ; moi, je vous dis : Merci !
Cette marche du temps, qui ne sort d'une église
Que pour entrer dans l'autre, et qui se civilise ;
Ces grandes questions d'art et de liberté,
Voyons-les, j'y consens, par le moindre côté,
Et par le petit bout de la lorgnette. En somme,
J'en conviens, oui, je suis cet abominable homme ;
Et, quoique, en vérité, je pense avoir commis
D'autres crimes encor que vous avez omis,
Avoir un peu touché les questions obscures,
Avoir sondé les maux, avoir cherché les cures,
De la vieille ânerie insulté les vieux bâts,
Secoué le passé du haut jusques en bas,
Et saccagé le fond tout autant que la forme,
Je me borne à ceci : je suis ce monstre énorme
Je suis le démagogue horrible et débordé,
Et le dévastateur du vieil A B C D ;
Causons.

Quand je sortis du collège, du thème,


Des vers latins, farouche, espèce d'enfant blême
Et grave, au front penchant, aux membres appauvris ;
Quand, tâchant de comprendre et de juger, j'ouvris
Les yeux sur la nature et sur l'art, l'idiome,
Peuple et noblesse, était l'image du royaume ;
La poésie était la monarchie ; un mot
Etait un duc et pair, ou n'était qu'un grimaud ;

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Les syllabes, pas plus que Paris et que Londre,


Ne se mêlaient ; ainsi marchent sans se confondre
Piétons et cavaliers traversant le pont Neuf ;
La langue était l'État avant quatre-vingt-neuf ;
Les mots, bien ou mal nés, vivaient parqués en castes ;
Les uns, nobles, hantant les Phèdres, les Jocastes,
Les Méropes, ayant le décorum pour loi,
Et montant à Versaille aux carrosses du roi ;
Les autres, tas de gueux, drôles patibulaires,
Habitant les patois ; quelques-uns aux galères
Dans l'argot ; dévoués à tous les genres bas,
Déchirés en haillons dans les halles ; sans bas,
Sans perruque ; créés pour la prose et la farce ;
Populace du style au fond de l'ombre éparse ;
Vilains, rustres, croquants, que Vaugelas leur chef
Dans le bagne Lexique avait marqués d'une F ;
N'exprimant que la vie abjecte et familière,
Vils, dégradés, flétris, bourgeois, bons pour Molière.
Racine regardait ces marauds de travers ;
Si Corneille en trouvait un blotti dans son vers,
Il le gardait, trop grand pour dire : Qu'il s'en aille ;
Et Voltaire criait : Corneille s'encanaille !
Le bonhomme Corneille, humble, se tenait coi.
Alors, brigand, je vins ; je m'écriai : Pourquoi
Ceux-ci toujours devant, ceux-là toujours derrière ?
Et sur l'Académie, aïeule et douairière,
Cachant sous ses jupons les tropes effarés,
Et sur les bataillons d'alexandrins carrés,
Je fis souffler un vent révolutionnaire.
Je mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire.
Plus de mot sénateur ! plus de mot roturier !
Je fis une tempête au fond de l'encrier,
Et je mêlai, parmi les ombres débordées,
Au peuple noir des mots l'essaim blanc des idées ;
Et je dis : Pas de mot où l'idée au vol pur
Ne puisse se poser, tout humide d'azur !
Discours affreux ! – Syllepse, hypallage, litote,
Frémirent ; je montai sur la borne Aristote,
Et déclarai les mots égaux, libres, majeurs.
Tous les envahisseurs et tous les ravageurs,
Tous ces tigres, les Huns, les Scythes et les Daces,
N'étaient que des toutous auprès de mes audaces ;
Je bondis hors du cercle et brisai le compas.
Je nommai le cochon par son nom ; pourquoi pas ?
Guichardin a nommé le Borgia ! Tacite
Le Vitellius ! Fauve, implacable, explicite,
J'ôtai du cou du chien stupéfait son collier
D'épithètes ; dans l'herbe, à l'ombre du hallier,
Je fis fraterniser la vache et la génisse,
L'une étant Margoton et l'autre Bérénice.
Alors, l'ode, embrassant Rabelais, s'enivra ;
Sur le sommet du Pinde on dansait Ça ira :
Les neuf muses, seins nus, chantaient la Carmagnole ;
L'emphase frissonna dans sa fraise espagnole ;
Jean, l'ânier, épousa la bergère Myrtil.
On entendit un roi dire : "Quelle heure est-il ?"
Je massacrai l'albâtre, et la neige, et l'ivoire,
Je retirai le jais de la prunelle noire,
Et j'osai dire au bras : Sois blanc, tout simplement.
Je violai du vers le cadavre fumant ;
J'y fis entrer le chiffre ; ô terreur ! Mithridate

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[…]

Tous les mots à présent planent dans la clarté.


Les écrivains ont mis la langue en liberté.
Et, grâce à ces bandits, grâce à ces terroristes,
Le vrai, chassant l'essaim des pédagogues tristes,
L'imagination, tapageuse aux cent voix,
Qui casse des carreaux dans l'esprit des bourgeois ;
La poésie au front triple, qui rit, soupire
Et chante ; raille et croit ; que Plaute et que Shakspeare
Semaient, l'un sur la plebs, et l'autre sur le mob ;
Qui verse aux nations la sagesse de Job
Et la raison d'Horace à travers sa démence ;
Qu'enivre de l'azur la frénésie immense,
Et qui, folle sacrée aux regards éclatants,
Monte à l'éternité par les degrés du temps,
La muse reparaît, nous reprend, nous ramène,
Se remet à pleurer sur la misère humaine,
Frappe et console, va du zénith au nadir,
Et fait sur tous les fronts reluire et resplendir
Son vol, tourbillon, lyre, ouragan d'étincelles,
Et ses millions d'yeux sur ses millions d'ailes.

Paris, janvier 1834.


Les Contemplations, Livre premier VII

Géricault, Le Radeau de la Méduse (1818-1819) 4,91 m x 7,16 m

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Delacroix, La Liberté guidant le peuple (1830)

Géricault, Portrait de malades mentaux

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Le réalisme (le XIXe siècle – 1826-1870) et le naturalisme (1865-1890)


1) Dates pour le réalisme : troisième quart du XIXe siècle (en France), mais naissance du
réalisme déjà dans le roman anglais du XVIIIe siècle (Richardson, Jane Austen). Fin
du mouvement réaliste en France : vers 1870, mais prolongements dans le
naturalisme (1865-1890), qui en accentue les caractéristiques (Camille Lemonnier,
Un Mâle ; Georges Eckhoud, Kermesses).

2) Mots-clés : changements sociaux sous Second Empire (1852-1870).

3) Caractéristiques :
1. Une volonté de décrire la réalité sociale contemporaine, en particulier dans les
milieux les moins favorisés.
2. Une attention aux questions individuelles et sociales du temps plutôt qu’à l’histoire
passée et aux grandes figures mythiques.
3. Un privilège accordé au roman et à la nouvelle qui deviennent les genres dominants.
4. Une recherche de la vraisemblance : les personnages romanesques sont des êtres
ordinaires voire des anti-héros (le couple Bovary, par exemple). Les sujets
romanesques sont souvent issus de faits divers.
5. Une description précise du réel, des lieux, des personnages, des situations qui n’évite
pas les détails jugés inconvenants ou graveleux (suicide de Mme Bovary).
6. Une volonté d’objectivité, opposée à tout épanchement lyrique : récits en il, refus de
l’emphase et du lyrisme, recours à des explications scientifiques (surtout dans le
naturalisme, pour montrer les déterminismes biologiques et sociaux qui pèsent sur
l’homme).

4) Auteurs et œuvres :
- Gustave Flaubert (1821-1880) : L’Education sentimentale, Madame Bovary.
- Les frères Goncourt (Edmond, 1822-1896 ; Jules : 1830-1870) : ils ouvrent la voie au
naturalisme, avec leurs personnages souvent pathologique (Germaine Lacerteux
étudie un cas d’hystérie).
- Emile Zola (1840-1902) : s’inscrit dans la lignée de Balzac avec Les Rougon-
Macquart. Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire. Il s’agit
d’en ensemble de vingt romans, tous fondés sur un travail de documentation
considérable où il suit les destinées des membres d’une famille marquée par une
lourde hérédité. Rêvant de méthode expérimentale, il y soumet des tempéraments
physiologiques (nerveux, sanguins, etc.) à des conditions sociales variées (l’univers de
la mine dans Germinal, celui des affaires dans La Curée, celui des halles dans Le
Ventre de Paris…) pour découvrir les déterminismes qui régissent les comportements
individuels. Sa lutte pour Dreyfus (J’accuse, 1898) et son intérêt pour la condition
ouvrière feront de Zola l’une des figures majeures des écrivains engagés.
- Jules Vallès (1832-1885) : L’Enfant, Le Bachelier, l’Insurgé, etc.
- Alphonse Daudet (1840-1897) : Le Petit Chose, Jack, etc.
- Au XXe siècle, on trouve de nombreux héritiers du courant réaliste, au nombre
desquels on trouve Marcel Proust (1871-1922), François Mauriac (1885-1970), Louis-
Ferdinand Céline (1894-1961), Georges Simenon (1903-1989).

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2 TI – Littérature – France Neven – 2019-2020 – Du baroque au surréalisme

5) Textes

Analyse d’extraits de Madame Bovary, de Gustave Flaubert (1857) (voir fichier


en pdf)

Frères Goncourt – Germinie Lacerteux – Préface de la première édition octobre


1864

Il nous faut demander pardon au public de lui donner ce livre, et l'avertir de ce qu'il y trouvera.
Le public aime les romans faux : ce roman est un roman vrai.
Il aime les livres qui font semblant d'aller dans le monde : ce livre vient de la rue.
Il aime les petites œuvres polissonnes, les mémoires de filles, les confessions d'alcôves, les saletés
érotiques, le scandale qui se retrousse dans une image aux devantures des libraires : ce qu'il va lire est
sévère et pur. Qu'il ne s'attende point à la photographie décolletée du Plaisir : l'étude qui suit est la
clinique de l'Amour.
Le public aime encore les lectures anodines et consolantes, les aventures qui finissent bien, les
imaginations qui ne dérangent ni sa digestion ni sa sérénité : ce livre, avec sa triste et violente
distraction, est fait pour contrarier ses habitudes et nuire à son hygiène.
Pourquoi donc l'avons-nous écrit ? Est-ce simplement pour choquer le public et scandaliser ses goûts ?
Non.
Vivant au dix-neuvième siècle, dans un temps de suffrage universel, de démocratie, de libéralisme,
nous nous sommes demandé si ce qu'on appelle «les basses classes» n'avait pas droit au Roman; si ce
monde sous un monde, le peuple, devait rester sous le coup de l'interdit littéraire et des dédains
d'auteurs qui ont fait jusqu'ici le silence sur l'âme et le cour qu'il peut avoir. Nous nous sommes
demandé s'il y avait encore, pour l'écrivain et pour le lecteur, en ces années d'égalité où nous sommes,
des classes indignes, des malheurs trop bas, des drames trop mal embouchés, des catastrophes d'une
terreur trop peu noble. Il nous est venu la curiosité de savoir si cette forme conventionnelle d'une
littérature oubliée et d'une société disparue, la Tragédie, était définitivement morte; si, dans un pays
sans caste et sans aristocratie légale, les misères des petits et des pauvres parleraient à l'intérêt,
l'émotion, à la pitié, aussi haut que les misères des grands et des riches; si, en un mot, les larmes qu'on
pleure en bas pourraient faire pleurer comme celles qu'on pleure en haut.
Ces pensées nous avaient fait oser l'humble roman de Sour Philomène, en 1861; elles nous font publier
aujourd'hui Germinie Lacerteux.
Maintenant, que ce livre soit calomnié : peu lui importe. Aujourd'hui que le Roman s'élargit et grandit,
qu'il commence à être la grande forme sérieuse, passionnée, vivante, de l'étude littéraire et de l'enquête
sociale, qu'il devient, par l'analyse et par la recherche psychologique, l'Histoire morale contemporaine,
aujourd'hui que le Roman s'est imposé les études et les devoirs de la science, il peut en revendiquer les
libertés et les franchises. Et qu'il cherche l'Art et la Vérité; qu'il montre des misères bonnes à ne pas
laisser oublier aux heureux de Paris; qu'il fasse voir aux gens du monde ce que les dames de charité ont
le courage de voir, ce que les reines autrefois faisaient toucher de l'oil à leurs enfants dans les
hospices : la souffrance humaine, présente et toute vive, qui apprend la charité; que le Roman ait cette
religion que le siècle passé appelait de ce large et vaste nom : Humanité;--il lui suffit de cette
conscience : son droit est là.

Emile Zola – Nana – 1880

Et la discussion continua.
On déshabillait Bismarck ; chacune lui allongeait un coup de pied, dans son zèle bonapartiste ;
pendant que Tatan Néné répétait d’un air vexé :
- Bismarck ! m’a-t-on fait enrager avec celui-là ! Oh ! je lui en veux !... Moi, je ne le connaissais pas, ce
Bismarck ! On ne peut pas connaître tout le monde.
- N’importe, dit Léa de Horn pour conclure, ce Bismarck va nous flanquer une jolie tripotée...
Elle ne put continuer. Ces dames se jetaient sur elle. Hein ? quoi ? une tripotée ! C’était Bismarck
qu’on allait reconduire chez lui, à coups de crosse dans le dos. Avait-elle fini, cette mauvaise
Française !
- Chut ! souffla Rose Mignon, blessée d’un tel tapage.
Le froid du cadavre les reprit, elles s’arrêtèrent toutes à la fois, gênées, remises en face de la mort, avec
la peur sourde du mal. Sur le boulevard, le cri passait, enroué, déchiré :

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2 TI – Littérature – France Neven – 2019-2020 – Du baroque au surréalisme

- À Berlin ! à Berlin ! à Berlin !


Alors, comme elles se décidaient à partir, une voix appela du corridor :
- Rose ! Rose !
Étonnée, Gaga ouvrit la porte, disparut un instant. Puis, quand elle revint :
- Ma chère, c’est Fauchery qui est là-bas, au fond... Il ne veut pas avancer, il est hors de lui, parce que
vous restez près de ce corps.
Mignon avait fini par pousser le journaliste. Lucy, toujours à la fenêtre, se pencha ; et elle aperçut ces
messieurs sur le trottoir, la figure en l’air, lui faisant de grands signes. Mignon, exaspéré, tendait les
poings, Steiner, Fontan, Bordenave et les autres ouvraient les bras, d’un air d’inquiétude et de
reproche ; tandis que Daguenet, pour ne pas se compromettre, fumait simplement son cigare, les
mains derrière le dos.
- C’est vrai, ma chère, dit Lucy en laissant la fenêtre ouverte, j’avais promis de vous faire descendre...
Ils sont tous à nous appeler.
Rose quittait péniblement le coffre à bois. Elle murmura :
- Je descends, je descends... Bien sûr, elle n’a plus besoin de moi... On va mettre une sœur...
Et elle tournait, sans pouvoir trouver son chapeau et son châle. Machinalement, sur la toilette, elle
avait empli une cuvette d’eau, elle se lavait les mains et le visage, en continuant :
- Je ne sais pas, ça m’a donné un grand coup... Nous n’avions guère été gentilles l’une pour l’autre. Eh
bien ! vous voyez, j’en suis imbécile... Oh ! toutes sortes d’idées, une envie d’y passer moi-même, la fin
du monde... Oui, j’ai besoin d’air.
Le cadavre commençait à empoisonner la chambre. Ce fut une panique, après une longue insouciance.
- Filons, filons, mes petites chattes, répétait Gaga. Ce n’est pas sain.
Elles sortaient vivement, en jetant un regard sur le lit. Mais, comme Lucy, Blanche et Caroline étaient
encore là, Rose donna un dernier coup d’oeil pour laisser la pièce en ordre. Elle tira un rideau devant la
fenêtre ; puis, elle songea que cette lampe n’était pas convenable, il fallait un cierge ; et, après avoir
allumé l’un des flambeaux de cuivre de la cheminée, elle le posa sur la table de nuit, à côté du corps.
Une lumière vive éclaira brusquement le visage de la morte. Ce fut une horreur. Toutes frémirent et se
sauvèrent.
- Ah ! elle est changée, elle est changée, murmurait Rose Mignon, demeurée la dernière.
Elle partit, elle ferma la porte.
Nana restait seule, la face en l’air, dans la clarté de la bougie. C’était un charnier, un tas d’humeur et de
sang, une pelletée de chair corrompue, jetée là, sur un coussin. Les pustules avaient envahi la figure
entière, un bouton touchant l’autre ; et, flétries, affaissées, d’un aspect grisâtre de boue, elles
semblaient déjà une moisissure de la terre, sur cette bouillie informe, où l’on ne retrouvait plus les
traits. Un oeil, celui de gauche, avait complètement sombré dans le bouillonnement de la purulence ;
l’autre, à demi ouvert, s’enfonçait, comme un trou noir et gâté. Le nez suppurait encore. Toute une
croûte rougeâtre partait d’une joue, envahissait la bouche, qu’elle tirait dans un rire abominable. Et,
sur ce masque horrible et grotesque du néant, les cheveux, les beaux cheveux, gardant leur flambée de
soleil, coulaient en un ruissellement d’or. Vénus se décomposait. Il semblait que le virus pris par elle
dans les ruisseaux, sur les charognes tolérées, ce ferment dont elle avait empoisonné un peuple, venait
de lui remonter au visage et l’avait pourri.
La chambre était vide. Un grand souffle désespéré monta du boulevard et gonfla le rideau.
- À Berlin ! à Berlin ! à Berlin !

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Courbet, Les raboteurs de parquet (1875)

Courbet, L’atelier du peintre (1855)

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Le symbolisme (1870-1890)
1) Date : à partir de 1870. Apogée entre 1880 et 1890.

2) Mots-clés : monde réel et monde invisible (univers caché), poète interprète des
correspondances qui existent entre les deux mondes, refus du réalisme, hermétisme.

3) Représentants :
- 1886 – Manifeste du symbolisme écrit par Jean Moréas
- Emile Verhaeren (1855-1916)
- Georges Rodenbach (1855-1898)
- Maurice Maeterlinck (1862-1949)
- Jean Moréas, Albert Samain, René Ghil, Henri de Régnier et Jules Laforgue.
- Paul Verlaine (1844-1896)
- Stéphane Mallarmé (1842-1898)
- Charles Baudelaire (1821-1867)
- Arthur Rimbaud (1854-1891)

4) Caractéristiques des symbolistes :

1. Développement d’une pensée et de thèmes idéalistes ;


2. Une haute idée de la mission du poète ;
3. La conviction que l’essentiel est indicible et ne peut être qu’évoqué par un langage
poétique nouveau.

Claude Monet, Impression, Soleil levant (1875)


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Edouard Manet, Déjeuner sur l’herbe (vers 1863)

5)Textes :
Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal (1857)

La mort des amants

Nous aurons des lits pleins d'odeurs légères,


Des divans profonds comme des tombeaux,
Et d'étranges fleurs sur des étagères,
Écloses pour nous sous des cieux plus beaux.

Usant à l'envi leurs chaleurs dernières,


Nos deux cœurs seront deux vastes flambeaux,
Qui réfléchiront leurs doubles lumières
Dans nos deux esprits, ces miroirs jumeaux.

Un soir fait de rose et de bleu mystique,


Nous échangerons un éclair unique,
Comme un long sanglot tout chargé d'adieux ;

Et plus tard un ange, entr'ouvrant les portes,


Viendra ranimer, fidèle et joyeux,
Les miroirs ternis et les flammes mortes.

Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal (1857)

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La Musique

La musique souvent me prend comme une mer !


Vers ma pâle étoile,
Sous un plafond de brume ou dans un vaste éther,
Je mets à la voile ;

La poitrine en avant et les poumons gonflés


Comme de la toile
J'escalade le dos des flots amoncelés
Que la nuit me voile ;

Je sens vibrer en moi toutes les passions


D'un vaisseau qui souffre ;
Le bon vent, la tempête et ses convulsions

Sur l'immense gouffre


Me bercent. D'autres fois, calme plat, grand miroir
De mon désespoir !

Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal (1857)

00Je te donne ces vers...

Je te donne ces vers afin que, si mon nom


Aborde heureusement aux époques lointaines,
Et, navire poussé par un grand aquilon,
Fait travailler un soir les cervelles humaines,

Ta mémoire, pareille aux fables incertaines,


Fatigue le lecteur ainsi qu’un tympanon,
Et par un fraternel et mystique chaînon
Reste comme pendue à mes rimes hautaines ;

Être maudit à qui de l’abîme profond,


Jusqu’au plus haut du ciel rien, hors moi, ne répond ;
— Ô toi qui, comme une ombre à la trace éphémère,

Foules d’un pied léger et d’un regard serein


Les stupides mortels qui t’ont jugée amère,
Statue aux yeux de jais, grand ange au front d’airain !

Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal (1857)

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La vie antérieure

J'ai longtemps habité sous de vastes portiques


Que les soleils marins teignaient de mille feux,
Et que leurs grands piliers, droits et majestueux,
Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques.

Les houles, en roulant les images des cieux,


Mêlaient d'une façon solennelle et mystique
Les tout-puissants accords de leur riche musique
Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux.

C'est là que j'ai vécu dans les voluptés calmes,


Au milieu de l'azur, des vagues, des splendeurs
Et des esclaves nus, tout imprégnés d'odeurs,

Qui me rafraîchissaient le front avec des palmes,


Et dont l'unique soin était d'approfondir
Le secret douloureux qui me faisait languir.

Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal (1857)

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Correspondances

La Nature est un temple où de vivants piliers


Laissent parfois sortir de confuses paroles;
L'homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l'observent avec des regards familiers.

Comme de longs échos qui de loin se confondent


Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

II est des parfums frais comme des chairs d'enfants,


Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
- Et d'autres, corrompus, riches et triomphants,

Ayant l'expansion des choses infinies,


Comme l'ambre, le musc, le benjoin et l'encens,
Qui chantent les transports de l'esprit et des sens.

Georges Rodenbach, Bruges-la-Morte (1892) :

Hugues Viane, fuyant une ville « cosmopolite », probablement Paris, s'est fixé au Quai
du Rosaire à Bruges. Il y mène, avec sa pieuse servante flamande, Barbe, une vie calme
et retirée, cultivant sa douleur dans le souvenir de son épouse disparue. De celle-ci, il a
conservé dans un coffret de cristal une tresse blonde qu’il vénère chaque jour. Ce n'est
pas par hasard qu'il a choisi Bruges : la ville, par sa mélancolie et son caractère triste
(canaux, port ensablé), s'associe à son chagrin et s'assimile même à la morte. La ville, à
travers les yeux du veuf inconsolable, est un personnage à part entière. Un soir, à la
sortie de Notre-Dame, Hugues rencontre une jeune inconnue dont la ressemblance avec
la défunte le remplit de stupeur. Il la prend en filature jusqu'au Théâtre. Là, il découvre
que Jane Scott joue le rôle d’une danseuse dans Robert le Diable de Meyerbeer. En
devenant son amant, il espère retrouver le bonheur qu'il a connu avec sa compagne.
Mais il se trompe : Jane Scott n’est qu’une intrigante vénale et vulgaire. Hugues Viane
s’aperçoit de sa méprise, mais trop tard : la ville austère lui reproche cette liaison
scandaleuse... Le récit se termine en tragédie. Lors de la procession du Saint-Sang,
Hugues Viane étrangle la comédienne avec la tresse de cheveux blonds de la Morte. C’est
le prix à payer pour avoir profané le sanctuaire de l’épouse adorée.

Hugues recommençait chaque soir le même itinéraire, suivant la ligne des quais, d'une
marche indécise, un peu voûté déjà, quoiqu'il eût seulement quarante ans. Mais le
veuvage avait été pour lui un automne précoce. Les tempes étaient dégarnies, les
cheveux pleins de cendre grise. Ses yeux fanés regardaient loin, très loin, au delà de la
vie. Et comme Bruges aussi était triste en ces fins d'après-midi ! Il l'aimait ainsi ! C'est
pour sa tristesse même qu'il l'avait choisie et y était venu vivre après le grand désastre.
Jadis, dans les temps de bonheur, quand il voyageait avec sa femme, vivant à sa
fantaisie, d'une existence un peu cosmopolite, à Paris, en pays étranger, au bord de la
mer, il y était venu avec elle, en passant, sans que la grande mélancolie d'ici pût
influencer leur joie. Mais plus tard, resté seul, il s'était ressouvenu de Bruges et avait eu

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l'intuition instantanée qu'il fallait s'y fixer désormais. Une équation mystérieuse
s'établissait. À l'épouse morte devait correspondre une ville morte. Son grand deuil
exigeait un tel décor. La vie ne lui serait supportable qu'ici. Il y était venu d'instinct. Que
le monde, ailleurs, s'agite, bruisse, allume ses fêtes, tresse ses mille rumeurs. Il avait
besoin de silence infini et d'une existence si monotone qu'elle ne lui donnerait presque
plus la sensation de vivre. Autour des douleurs physiques, pourquoi faut-il se taire,
étouffer les pas dans une chambre de malade ?

Pourquoi les bruits, pourquoi les voix semblent-ils déranger la charpie et rouvrir la
plaie ?
Aux souffrances morales, le bruit aussi fait mal. Dans l'atmosphère muette des eaux et
des rues inanimées, Hugues avait moins senti la souffrance de son cœur, il avait pensé
plus doucement à la morte. Il l'avait mieux revue, mieux entendue, retrouvant au fil des
canaux son visage d'Ophélie en allée, écoutant sa voix dans la chanson grêle et lointaine
des carillons.
La ville, elle aussi, aimée et belle jadis, incarnait de la sorte ses regrets. Bruges était sa
morte. Et sa morte était Bruges. Tout s'unifiait en une destinée pareille. C'était Bruges-
la-Morte, elle-même mise au tombeau de ses quais de pierre, avec les artères froidies de
ses canaux, quand avait cessé d'y battre la grande pulsation de la mer. Ce soir-là, plus
que jamais, tandis qu'il cheminait au hasard, le noir souvenir le hanta, émergea de
dessous les ponts où pleurent les visages de sources invisibles. Une impression
mortuaire émanait des logis clos, des vitres comme des yeux brouillés d'agonie, des
pignons décalquant dans l'eau des escaliers de crêpe. Il longea le Quai Vert, le Quai du
Miroir, s'éloigna vers le Pont du Moulin, les banlieues tristes bordées de peupliers. Et
partout, sur sa tête, l'égouttement froid, les petites notes salées des cloches de paroisse,
projetées comme d'un goupillon pour quelque absoute. Dans cette solitude du soir et de
l'automne, où le vent balayait les dernières feuilles, il éprouva plus que jamais le désir
d'avoir fini sa vie et l'impatience du tombeau. Il semblait qu'une ombre s'allongeât des
tours sur son âme ; qu'un conseil vînt des vieux murs jusqu'à lui ; qu'une voix
chuchotante montât de l'eau — l'eau s'en venant au-devant de lui, comme elle vint au-
devant d'Ophélie, ainsi que le racontent les fossoyeurs de Shakespeare. Plus d'une fois
déjà il s'était senti circonvenu ainsi. Il avait entendu la lente persuasion des pierres ; il
avait vraiment surpris l'ordre des choses de ne pas survivre à la mort d'alentour.
Et il avait songé à se tuer, sérieusement et longtemps. Ah ! cette femme, comme il l'avait
adorée ! Ses yeux encore sur lui ! Et sa voix qu'il poursuivait toujours, enfouie au bout de
l'horizon, si loin ! Qu'avait-elle donc, cette femme, pour se l'être attaché tout, et l'avoir
dépris du monde entier, depuis qu'elle était disparue. Il y a donc des amours pareils à ces
fruits de la Mer Morte qui ne vous laissent à la bouche qu'un goût de cendre
impérissable ! S'il avait résisté à ses idées fixes de suicide, c'est encore pour elle. Son
fond d'enfance religieuse lui était remonté avec la lie de sa douleur. Mystique, il espérait
que le néant n'était pas l'aboutissement de la vie et qu'il la reverrait un jour. La religion
lui défendait la mort volontaire. C'eût été s'exiler du sein de Dieu et s'ôter la vague
possibilité de la revoir.

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Les surréalistes et leurs précurseurs, poètes de la fantaisie


1) Dates du surréalisme
2) Définition
3) Caractéristiques
4) Courants précurseurs
5) Liens entre le surréalisme et le dadaïsme
6) Techniques d’écriture surréalistes
7) Les surréalistes et leurs précurseurs : quelques poèmes

Magritte, Echos de mon grenier

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1) « Fantaisie » de Gérard de Nerval dans Odelettes (1831)

FANTAISIE

Il est un air pour qui je donnerais


Tout Rossini, tout Mozart et tout Weber,
Un air très vieux, languissant et funèbre,
Qui pour moi seul a des charmes secrets.

Or, chaque fois que je viens à l’entendre,


De deux cents ans mon âme rajeunit :
C’est sous Louis treize ; et je crois voir s’étendre
Un coteau vert, que le couchant jaunit,

Puis un château de brique à coins de pierre,


Aux vitraux teints de rougeâtres couleurs,
Ceint de grands parcs, avec une rivière
Baignant ses pieds, qui coule entre des fleurs ;

Puis une dame, à sa haute fenêtre,


Blonde aux yeux noirs, en ses habits anciens,
Que, dans une autre existence peut-être,
J’ai déjà vue… – et dont je me souviens !
Gérard de Nerval

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2) La Cigarette de Jules Laforgue dans Le Sanglot de la Terre


(1901)6

LA CIGARETTE
(Sonnet)

Oui, ce monde est bien plat : quant à l’autre, sornettes.


Moi, je vais résigné, sans espoir à mon sort,
Et pour tuer le temps, en attendant la mort,
Je fume au nez des dieux de fines cigarettes.

Allez, vivants, luttez, pauvres futurs squelettes.


Moi, le méandre bleu qui vers le ciel se tord
Me plonge en une extase infinie et m’endort
Comme aux parfums mourants de mille cassolettes.

Et j’entre au paradis, fleuri de rêves clairs


Où l’on voit se mêler en valses fantastiques
Des éléphants en rut à des chœurs de moustiques.

Et puis, quand je m’éveille en songeant à mes vers,


Je contemple, le cœur plein d’une douce joie,
Mon cher pouce rôti comme une cuisse d’oie.

3) Métempsychose de Max Jacob, dans Le cornet à dés (1916)

MÉTEMPSYCHOSE

Ici ténèbres et silence ! les mares de sang ont la forme des nuages. Les sept femmes de
Barbe-Bleue ne sont plus dans le placard. D’elles il ne reste que cette cornette en
organdi ! Mais là-bas ! là-bas ! sur l’Océan, voilà sept galères, sept galères dont les
cordages pendent des huniers dans la mer comme des nattes aux épaules des femmes.
Elles approchent ! elles approchent ! elles sont là !

6 Poème sans doute composé entre 1878 et 1883. Publication posthume.


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4) Ma bohème (Fantaisie) d’Arthur Rimbaud (1870)

MA BOHÈME (FANTAISIE)

Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées;


Mon paletot aussi devenait idéal;
J'allais sous le ciel, Muse, et j'étais ton féal;
Oh ! là là ! que d'amours splendides j'ai rêvées !

Mon unique culotte avait un large trou.


Petit-Poucet rêveur, j'égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.
Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou

Et je les écoutais, assis au bord des routes,


Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
De rosée à mon front, comme un vin de vigueur;

Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,


Comme des lyres, je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon cœur !

Rimbaud Arthur, Ma bohème (1870)

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5) Le hareng saur de Charles Cros

Le hareng saur

Il était un grand mur blanc - nu, nu, nu,


Contre le mur une échelle - haute, haute, haute,
Et, par terre, un hareng saur - sec, sec, sec.

Il vient, tenant dans ses mains - sales, sales, sales,


Un marteau lourd, un grand clou - pointu, pointu, pointu,
Un peloton de ficelle - gros, gros, gros.

Alors il monte à l'échelle - haute, haute, haute,


Et plante le clou pointu - toc, toc, toc,
Tout en haut du grand mur nu - nu, nu, nu.

Il laisse aller le marteau - qui tombe, qui tombe, qui tombe,


Attache au clou la ficelle - longue, longue, longue,
Et, au bout, le hareng saur - sec, sec, sec.

Il redescend de l'échelle - haute, haute, haute,


L'emporte avec le marteau - lourd, lourd, lourd,
Et puis, il s'en va ailleurs - loin, loin, loin.

Et, depuis, le hareng saur - sec, sec, sec,


Au bout de cette ficelle - longue, longue, longue,
Très lentement se balance - toujours, toujours, toujours.

J'ai composé cette histoire - simple, simple, simple,


Pour mettre en fureur les gens - graves, graves, graves,
Et amuser les enfants - petits, petits, petits.

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6) Calligrammes de Guillaume Apollinaire

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7) Princes de la Chine de Paul-Jean Toulet, dans Contrerimes (1921)

PRINCES DE LA CHINE
a. Les trois princes Pou, Lou et You,
Ornement de la Chine,
Voyagent. Deux vont à machine,
Mais You, c’est en youyou.

Il va voir l’Alboche au crin jaune


Qui lui dit : « I love you. »
– Elle est Française ! assure You.
Mais non, royal béjaune.

Si tu savais ce que c’est, You ;


Qu’une Française, et tendre ;
Douce à la main, douce à l’entendre :
Du feu… comme un caillou.

b. Mgr Pou n’aime ici-bas


Que le sçavoir antique,
Ses aïeux, et la politique
Du Journal des Débats.

Elle qui naquit sous le feutre


Des chevaliers mandchoux,
Sa femme a le cœur dans les choux :
Dieu punisse le neutre !

Mgr Pou, mauvais époux,


Tu cogites sans cesse.
Pas tant de g. pour la Princesse :
Fais-lui des petits Pous.

c. Sous les pampres de pourpre et d’or,


Dans l’ombre parfumée,
Ivre de songe et de fumée,
Le prince Lou s’endort.

Tandis que l’opium efface


Badoure à son côté,
Il rêve à la jeune beauté
Qui brilla sur sa face.

Ainsi se meurt, d’un beau semblant,


Lou, l’ivoire à la bouche.
Badoure en crispant sa babouche
Pense à son deuil en blanc.

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8) Jules Supervielle - À Lautréamont (1925)

N'importe où je me mettais à creuser le sol en espérant que tu en sortirais


J'écartais du coude les maisons et les forêts pour voir derrière.
J'étais capable de rester toute une nuit à t'attendre, portes et fenêtres ouvertes
En face de deux verres d'alcool auxquels je ne voulais pas toucher.
Mais tu ne venais pas,
Lautréamont.
Autour de moi des vaches mouraient de faim devant des précipices
Et tournaient obstinément le dos aux plus herbeuses prairies,
Les agneaux regagnaient en silence le ventre de leurs mères qui en mouraient,
Les chiens désertaient l'Amérique en regardant derrière eux
Parce qu'ils avaient voulu parler avant de partir.
Resté seul sur le continent
Je te cherchais dans le sommeil où les rencontres sont plus faciles,
On se poste au coin d'une rue, l'autre arrive rapidement.
Mais tu ne venais même pas,
Lautréamont,
Derrière mes yeux fermés.

Je te rencontrais un jour à la hauteur de Fernando Noronha


Tu avais la forme d'une vague mais en plus véridique, en plus circonspect,
Tu filais vers l'Uruguay à petites journées.
Les autres vagues s'écartaient pour mieux saluer tes malheurs,
Elles qui ne vivent que douze secondes et ne marchent qu'à la mort
Te les donnaient en entier,
Et tu feignais de disparaître
Pour qu'elles te crussent dans la mort leur camarade de promotion.
Tu étais de ceux qui élisent l'océan pour domicile comme d'autres couchent sous les ponts
Et moi je me cachais les yeux derrière des lunettes noires
Sur un paquebot où flottait une odeur de femme et de cuisine.
La musique montait aux mâts furieux d'être mêlés aux attouchements du tango,
J'avais honte de mon cœur où coulait le sang des vivants,
Alors que tu es mort depuis 1870, et privé du liquide séminal
Tu prends la forme d'une vague pour faire croire que ça t'est égal.
Le jour même de ma mort je te vois venir à moi
Avec ton visage d'homme.
Tu déambules favorablement les pieds nus dans de hautes mottes de ciel,
Mais à peine arrivé à une distance convenable
Tu m'en lances une au visage,
Lautréamont.

Jules Supervielle, Gravitations (1925)

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9) Le cancre de Jacques Prévert, dans Paroles (1946)

LE CANCRE

Il dit non avec la tête


Mais il dit oui avec le cœur
Il dit oui à ce qu'il aime
Il dit non au professeur
Il est debout
On le questionne
Et tous les problèmes sont posés
Soudain le fou rire le prend
Et il efface tout
Les chiffres et les mots
Les dates et les noms
Les phrases et les pièges
Et malgré les menaces du maître
Sous les huées des enfants prodiges
Avec des craies de toutes les couleurs
Sur le tableau noir du malheur
Il dessine le visage du bonheur

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10) Jacques Prévert - Je suis comme je suis

Je suis comme je suis


Je suis faite comme ça
Quand j’ai envie de rire
Oui je ris aux éclats
J’aime celui qui m’aime
Est-ce ma faute à moi
Si ce n’est pas le même
Que j’aime chaque fois
Je suis comme je suis
Je suis faite comme ça
Que voulez-vous de plus
Que voulez-vous de moi

Je suis faite pour plaire


Et n’y puis rien changer
Mes talons sont trop hauts
Ma taille trop cambrée
Mes seins beaucoup trop durs
Et mes yeux trop cernés
Et puis après
Qu’est-ce que ça peut vous faire
Je suis comme je suis
Je plais à qui je plais

Qu’est-ce que ça peut vous faire


Ce qui m’est arrivé
Oui j’ai aimé quelqu’un
Oui quelqu’un m’a aimée
Comme les enfants qui s’aiment
Simplement savent aimer
Aimer aimer…
Pourquoi me questionner
Je suis là pour vous plaire
Et n’y puis rien changer.

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11) Conversation de Jean Tardieu dans Monsieur, Monsieur (1951)

CONVERSATION

(AVEC BONHOMIE, SUR LE PAS DE


LA PORTE)

Comment ça va sur la terre ?


- Ça va ça va, ça va bien.
Les petits chiens sont-ils prospères ?
- Mon Dieu oui merci bien.
Et les nuages ?
- Ça flotte.
Et les volcans ?
- Ça mijote.
Et les fleuves ?
- Ça s'écoule.
Et le temps ?
- Ça se déroule.
Et votre âme ?
- Elle est malade
le printemps était trop vert
elle a mangé trop de salade.

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2 TI – Littérature – France Neven – 2019-2020 – Du baroque au surréalisme

12) Dans Paris de Paul Eluard in Les sentiers et les routes de la poésie (1954)

DANS PARIS...

Dans Paris il y a une rue;


Dans cette rue il y a une maison;
Dans cette maison il y a un escalier;
Dans cet escalier il y a une chambre;
Dans cette chambre il y a une table;
Sur cette table il y a un tapis;
Sur ce tapis il y a une cage;

Dans cette cage il y a un nid;


Dans ce nid il y a un œuf,
Dans cet œuf il y a un oiseau.

L'oiseau renversa l'œuf;


L'œuf renversa le nid;
Le nid renversa la cage;
La cage renversa le tapis;
Le tapis renversa la table;
La table renversa la chambre;
La chambre renversa l'escalier;
L'escalier renversa la maison;
la maison renversa la rue;
la rue renversa la ville de Paris.

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2 TI – Littérature – France Neven – 2019-2020 – Du baroque au surréalisme

13) Aragon - Tu n'en reviendras pas (1956)

Tu n'en reviendras pas toi qui courais les filles


Jeune homme dont j'ai vu battre le cœur à nu
Quand j'ai déchiré ta chemise et toi non plus
Tu n'en reviendras pas vieux joueur de manille

Qu'un obus a coupé par le travers en deux


Pour une fois qu'il avait un jeu du tonnerre
Et toi le tatoué l'ancien Légionnaire
Tu survivras longtemps sans visage sans yeux

On part Dieu sait pour où Ça tient du mauvais rêve


On glissera le long de la ligne de feu
Quelque part ça commence à n'être plus du jeu
Les bonshommes là-bas attendent la relève

Roule au loin roule le train des dernières lueurs


Les soldats assoupis que ta danse secoue
Laissent pencher leur front et fléchissent le cou
Cela sent le tabac la laine et la sueur

Comment vous regarder sans voir vos destinées


Fiancés de la terre et promis des douleurs
La veilleuse vous fait de la couleur des pleurs
Vous bougez vaguement vos jambes condamnées

Déjà la pierre pense où votre nom s'inscrit


Déjà vous n'êtes plus qu'un nom d'or sur nos places
Déjà le souvenir de vos amours s'efface
Déjà vous n'êtes plus que pour avoir péri

Louis Aragon, Le Roman inachevé, 1956

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2 TI – Littérature – France Neven – 2019-2020 – Du baroque au surréalisme

14) Anagrammes de Pierre Coran, dans Jaffabules (2003)

ANAGRAMMES

Par le jeu des anagrammes


Sans une lettre de trop,
Tu découvres le sésame
Des mots qui font d’autres mots.

Me croiras-tu si je m’écrie
Que toute neige a du génie ?

Vas-tu prétendre que je triche


Si je change ton chien en niche ?

Me traiteras-tu de vantard
Si une harpe devient phare ?

Tout est permis en poésie.


Grâce aux mots, l’image est magie.

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2 TI – Littérature – France Neven – 2019-2020 – Du baroque au surréalisme

15) Alors commençons de Bernard Friot, dans Poèmes pressés (2015)

ALORS COMMENÇONS

Alors commençons :
Je t’aime comme si
Et comme ça

Salsifis
Et rutabaga

Salé poivré
Très épicé

Grillé doré
Ou crudité

Salade de fruits
Pizza raviolis
Ananas et poule au riz

Sans oublier
Trois cuillérées

De crème fouettée
Ah oui L’amour me donne
De l’appétit

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2 TI – Littérature – France Neven – 2019-2020 – Du baroque au surréalisme

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