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La Chambre M C de - Les Characteres Des Passions Vol 1 - 1648

Ce document présente un livre numérisé par Google, qui fait partie d'un projet visant à rendre accessible le patrimoine littéraire mondial. Le livre est dans le domaine public et contient des notes de bas de page de l'édition originale, tout en soulignant l'importance de respecter les droits d'auteur lors de son utilisation. Google encourage l'utilisation personnelle des fichiers et met en garde contre les abus commerciaux et les requêtes automatisées.

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La Chambre M C de - Les Characteres Des Passions Vol 1 - 1648

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ITIONALL

F

{
9

1 .
111111111

LES
CHARACTERES
DES
Passions
Par le dela
Chambre medecine
de Monseigneur
LeChancellier.

L. de lahinTh . Mafre fo. WLIETTA MAE


TECRIO EMANUELE
P

./
6.F
14- !

. Chez
-
LES

CHARACTERES

DES

PASSIONS

Par le SP DE LA CHAMBRE ,

Medecin de Monſeigneur

le Chancelier.

100L
S
TE

A PARIS ,

Chez P. ROCOLET , Imprimeur & Libraire ordinaire


du Roy , au Palais , en la Galerie des Priſonniers. OF
TZ
WI
M. DC . XLVIII.

AVEC PRIVILEGE DV Roy .


DLD

MONSEIGNEVR

SEG VIER

CHANCELIER

DE FRANCE .

M ONSEIGNEVR ,

Ce ne vous eſt pas yne choſe

nouuelle de voir les effets & les

1
deſordres
que cauſent les Pal

fions, puiſque la Iuſtice que vous

rendez n'a point de plus ordinai

re occupation que de les enten


r :
dre & de les condamne Mais
1
c'eſt vne choſe inoüye que l'on

vous en demande la protection ;

qu'on les vueille authoriſer par

vous meſme ; Et que l'on ſe ferue

de voſtre nom pour les faire pal

fer dans le Public & leur donner

vne approbation generale . C'eſt

pourtant , MONSEIGNEVR ,

ceque ie fais aujourd'huy en vous

dédiant cet Ouurage ; ie vous

rends le Protecteur des excez

que j'y repreſente ; je dis meſme


que vous en eſtes en quelque fa

con l'autheur , puiſque vos com

mandemensles ont fait naiſtre ;Et

parvne hardieſſe quin'a point d'e .

xemple , j'employe l'illuſtre nom

DES SE GVIER S eſtre


pour

l'appuy des vices , & les fais paroi

ſtreau jourauec le meſme auanta

dont la vertu ſe tiendroit fort


ge

honorée . Ileſt vray qu'ils ne ſont

pas de la nature de ceux qui cor

rompent les mæurs & qui crai

gnent la feuerité des loix: Cen'en

ſont que les Images & les Figu

res , qui peuuent eſtre receuës

comme celles des Monſtres &

des Tyrans , & qui ne vous doi

*. iij
uent pas eſtre moins agreables à

voir, que les Portraits des vaincus

ont accouftumé de l'eſtre aux

vainqueurs . Mais quoy que ma

temerité deuienne par là moins

ie voy bien qu'elle n'en


odieuſe, ie

eſt pas plus excuſable ‫;ܪ‬ Et que

vous meblaſmerez touſiours d'a

uoir prophané voſtre Nom enle

meſlant parmy tant de deffaux ;

d'auoir expoſé à vos yeux des

choſes dont l'art n'eſt guieres

moins vicieux que la matiere ; Et

d'auoir creu que ie pouuois vous

dire quelque choſe de nouueau

fur vn ſujer dont vous n'ignorez

rien que le mauuais vſage. S'il


plaiſt neantmoins à voſtre Gran

deur de ſe ſouuenir qu'elle eſt l'ob

jet de toutes mes penſées ; que ie

ne puis rien faire qui ne porte les

marques de ſes biens- faits ;Et que

meſme les Tempeſtes que ie fais

voir icy , ſont les effets du calme

& de la tranquillité qu'elle m'a

procurée : Elle verra bien


que

c'eſt autant par neceſsité que par

eflection , queie luy conſacre ce

petit Ouurage ; Et que me trou

uant obligé de publier le reſſenti

ment que i'ay des faueurs extre

mes dont elle m'a comblé , ie de

uois apprendre dans les paſsions


violentes la maniere d'exprimer

celle quci'ay d'eſtre toute ma vie ,

MONSEIGNEVR ,

De Voltre Grandeur ,

Letres - humble , tres -obeïffant,

& tres - fidelle ſeruiteur ,


LA CHAMBRE .
D

ADVIS NECESSAIRE

A V LECTEVR .

E que je te donne icy n'eſt qu'une

petite partie d'un grand deſſein , où

je veux examiner les Paßions , les


Vertus et les Vices , les Maurs

e les Couftumes des Peuples, les diuerſes In


clinations des hommes , leurs Temperamens,

les Traicts de leur viſage; en un mot où je pre

tends mettre ce que la Medecine, la Morale

e la Politique ont de plus rare


de de plusex

cellent. Fe ſçay bien que tu penſes deſia , qu'il


a de la temerité dans cette entrepriſe , qu'elle
I

eſt au deſſus de mes forces, & qu'il n'y a pas


d'apparence que je puiſſe venir à bout d'un

Ouurage, dont les moindrespieces ont eftonné

les plus grands Hommes des ſiecles paſſez .

Mais je te prie , Lecteur, de conſiderer que

je ne ſuis qu'au commencement , & que ie ne

**
veux pas paſſer outrefans ſçauoir tes ſenti

mens & ſans prendre tes aduis : Car ſi cet

Eſay ne te contentepas ,& fi tu crois qu'une

ſi richeMatiere demande de plus adroites &

de plus ſçauantes mains que les miennes, je

ſuis preſt d'abandonner mon trauail, e dele

finir par où ie l'ay commencé :Pour le moins

j'auray la ſatisfaction d'auoir eu le ſoin de te

plaire , & d'auoir trouué pour ton diuertiſſe

le plus
ment un Deffein qui pourroit paffer pour

grand & le plusbeau qui ait iamais efté con

ҫеи ,
. s'ileſtoit bien executé. Etafin de t'en don

ner une plus particuliere connoiſſance, je t'en

veux dreſſer le Plan , & te faire voir que les

mauuais Architectes ne laiſſent pas d'auoir

de beaux caprices, &gdeſe former quelquefois


de nobles de feins.

Celuy donc que ie me ſuis proposé, eft dete


donner L'ART DE CONNOISTRE

LES HOMMES , qui contiendra cing


Regles generales. La premiere eft fondée ſur

les Characteres des Paßions , desVertus ego

des Vices ; Et faitvoir que ceux qui ont natu


rellement le mefme Air qui accompagne les

Paßions ou les Actions des vertus do des


vices , font außi naturellement enclins aux

meſmes Paßions & aux meſmes Actions. La

ſeconde eft tirée de la Rellemblance que les

Hommes ont auec les Animaux , & apprend

que ceux qui ont quelque partie ſemblables à

celles des Beſtes , ont auſi les mefmes inclina

tions qu'elles . La troiſiéme eſt fondée ſur la

Beauté des Sexes , & monſtre que les hommes

qui ont quelque choſe de la Beauté feminine,

font naturellement effeminez , & que lesfem


mes qui ont quelque choſe de la Beauté virile ,

participent außiauxinclinations des hommes.

La quatriéme ſe tire de la Reffemblance que


les Hommes d'un climat ont auec ceux d'un

autre : Ainſi ceux qui ont le nez camus , les

levres groffes ,les cheueux creſpez & le teint


bazané comme ont les Maures , font ſujects

aux memes vices auſquels ceux -cy font en

clins
. Enfin la cinquième & la derniere s'ap

pelle Syllogiſtique, parce queſans ſe feruir des


Jignes particuliers qui ont accouffumé de defi

gner les meurs desperſonnes, elleles deſcouure

. Ce qui ſe
par diſcours & par raiſonnement

fait par deux moyens principaux ; Le premier

eft la connoiſſance des Temperamens ; car


fans
* * Ü
fçauoir les ſignes de l'Inclination que l'on a

pour la Cholere , pourueu que l'on connoiſ

qu'un homme eſt bilieux, on peut dire qu'il eſt

enclin à cette Paſsion : Le


ſecond eſt le plus in

genieux , & ſetirede la Connexion & de l'en

chaifnement que les Paßions & les Habitudes 1

ont entr'elles : Ainſi quand on ſçait qu'un

homme eſt timide , on peut aſſeurer qu'il a in

clination à l'auarice , qu'il


eſt artificieux en

dißimulé , qu'il a accouſtumé de parler auec


douceur & foubmißion ,qu'ileft
foubçonneux,

incredule , mauuais amy & autres ſembla

bles .Et bienque l'on ne remarquepoint de fi

gnes particuliersde toutes ces dernieres quali

tez , on ne laiſſe pas de juger qu ettessy trou

uent,parce que l'on a conneu le principe d'ois

elles prennent leur origine .

Voila les premiers traicts ſur leſquels il

faut conduire le Plan de ce grand Ouurage

que nous deſſeignons : Car comme toutes ces

Regles font fondées ſurlerapport que les Hom

mes ont auec d'autres choſes , il eſt impoſible de

s'en bien feruir ſi


, on n'a la connoiſſance de ces

choſes- là ; Et il eſtinutile de dire que quelqu'un

eft enclin à telle paßion ,parce qu'ilen a le-Cha


ractere , fi on ne ſçait quel eſt ce Charactere.

Jl faut donc faire autant de Traictez qu'il y

a defondemens de ces Regles generales, & di

wifertout cet Ouurage en ſept Parties.

La I.traictera des Characteres des Paf

fions, des Vertus g des Vices.

La 11. de la Nature des Animaux qui

peuuent feruirà cette fcience .


La Ill. de la Beauté des Hommes de des

Femmes , & des inclinations qui lesfuyuent.

La IV . de la difference des Corps & des

Meurs des peuples.


La V. des Temperamens & des effects

qu'ils cauſent dans l'Ame do ſur le Corps


.

La V I. de la Connexion que les Paßions


e les Habitudes ont entr'elles.

LaVII. mettra en ordre tous les ſignesqui

auront eſtépuiſez de ces grandesſources ,en


apprendra l'uſage, & donnera enfin L'ART

DE CONNOISTRE LES HOM

MES.

Apres cela , Lecteur, tu verras bien pour

quoy j'ay entrepris les Characteres des Paf

ſions, & pourquoy j'en fais l'entrée & lefron

tiſpice de mon Ouurage


. Mais parce que jy
** iy
!

tiens un ordre aſſez particulier, ie croy qu'il

eſt encore à propos de te dire les raiſons qui


m'ont obligé à le ſuyure.

Je suppoſe donc que les Paßions font des

mouuemens de l'Appetit , par leſquels l'ame

taſche de s'approcher du bien & de s’eſloigner

du mal ; Et qu'il
y a deux Appetits dans l'hom

me , le Senſitif & l'Intellectuel qui eft la Vo

lonté. Toutes les actions de l'AppetitSenſitif

ſont appellées Paßions ‫ر‬


; dautantque l'ame eſt

agitée parelles&o que le Corpspatiſt &os'altere


fenfiblement dans ſes mouuemens: Mais tou

tes lesactions de la Volonté quoy que ce ſoient

des mouvemens , ne portent pas le nom des

Paſions : Car elle en a de deux fortes , les

vnes qui ne ſe font pas pour celuy qui agiſt

mais pour autruy, comme


font les actions juf
tes & iniuftes : Les autres qui ſe font ſeule

ment pour celuy qui agift , telle qu'eſt l'A


mour , la Haine , l'Orgueil & les autres mou

uemens de la volonté . Lespremieres font fima

plement nommées Actions ou Operations:


Les
autres font appellées Paßions , à cauſe de la

reſſemblance qu'elles ont auec les emotions de

ľ Appetit. En effet les mouuemens que la Vo


lonté fait pour le bien pour le mal qui la re

gardent, font tout à fait femblables à ceux de

* Appetit, ſi on ne confidere point l'alteration

du corps qui accompagne ces dernieres, & qui

ne fait point partie del'eſſence de la paßion,

n'en eſtant quel'effet : Car la volonté aymeego

hait je
, réjouift ou s'attriſte , craint & eſpere

façon que l'Appetit, & a comme


de la mefme

luy ſapartie concupiſcible & iraſcible. Quoy

qu'il en ſoit ,les Paßions Humaines,foit


qu'el
les s'efleuent dans la volonté ;ſoit qu'elles fe

forment dans l'appetit ſenſitif font de deux

fortes: Carles unes font Šimples quineſetrou

uent que dans la partie Concupiſcible ou dans


l'Irafcible: Les autres font Mixtes qui proce

des deux enfemble .


dent

Les Simples qui appartiennent à la partie

Concupiſcible , regardent le bien ou le mal,

fans conſiderer s'il y a de la difficulté à le re


chercher ou à le fuir , fo
& nt
L'Amour. La Hayne.

Le Deſir . L'Auerſion .

Le Plaiſir. La Douleur.

Celles qui appartiennent à l'Irafcible , con

fiderent la difficulté qu'il y a à pourſuiure


le bien ou à s'eſloigner du mal, e font
L'Eſperance. Le Deſeſpoir.

La Hardieſſe. La Crainte.
1
La Cholere .

Les Paßions Mixtes les plus conſiderables 1


1
La Honte .
sont

L'Impudence.
La Pitié.

L'Indignation .
L'Enuic.

L'Emulation .

La lalouſie.

Le Repentir.
L'Eſtonnement.

Car la Honte eſt un meſlange de la Dou

leur & de la Crainte que donne l'Infamies


.
L'Impudence ſe fait du Plaiſir dã de la

Hardieſſe que l'on a de faire des choſes des

bonneſtes
. L'Indignation vient de la Cholere

& de la Douleur que l'on a de voir arriuer

du bien ou du mal à ceux qui en font indi


gnes. La Pitié procede de la Triſteſſe que les

maux d'autruý nous font reſſentir , og de

Apprehenſion de tomber aux meſmes afli


tions. L'enuie vient de la Douleur de de

quelque
quelque Deſeſpoir de poſſeder le Bien qui ar

riue à quelqu'un. Pour l'Emulation "


, elle

naiſt du regret de n'auoir pas les perfections

que l'on reconnoiſt aux autres , & de l'eſpe

rance d'y arriuer


. La lalouſie eſt une confu

fion d'Amour, de Hayne, de Crainte de

Deſeſpoir
. Le Repentir vient de la Triſteſſe

que l'on reffent d'auoir mal


fait, & de l'epe

rance du pardon. Enfin l'Eſtonnement"eft

mejlé de Surpriſe , de Crainte , de Douleur ég

de Deſeſpoir , comme ie feray voir dans les

Characteres de chacune de ces Paßions.

Suiuant cette methode , ie traitteray pre

mierement des Paßions Simples , & en ſuite

de celles qui fontMixtes : Et parcequ'entre les

Paſions Simples , il y en a qui tendent au

bien d'autres qui attaquent le mal , & d'au

tres qui le fuyent ; j'ay creu qu'au lieu de les

ranger comme on fait ordinairement auec

leurs contraires , il eſtoit plus à propos de les

‫ز‬
examiner en cet ordre ; parce que naturelle

ment elles le gardent en leur production , ego

que celles d'un meſme genre ſe tiennent ordi

nairement compagnie”; Et parce que leurs

* * *
1

1
mouuemens ayant beaucoup de conuenance

enſemble ſe fontconnoiſtre l'un l'autre , & for

ment ainſi des Idées de chaque Paſion plus

parfaites que ſi on les meſoit auec leurs con

. Tu verras donc icy les Paßions qui


traires

ont le bien pour objet , ſçauoir eft l'Amour,

la loye , le Riz , le Deſir , & l'Eſperance: Car

ie ne conſidere pas le Riz comme un pur effet


‫ ر‬mais j'y comprens l'efmotion de l'a
corporel;

mé qui le cauſe, & en cette conſideration il

peut paſſer pour vne paſion particuliere , &

pour une eſpece de la loge. Ne t'arreſte pas

pourtant à cela , il eſt indifferent pour mon

deſſein que c'en ſoit vne , ou que ce n'en ſoit

que l'effet : Il y a beaucoup de choſes que ien'e

xaminepas icy auec la feuerité de l'Eſchole : le

diſtingue quelque fois celles qu'elle n'a point

Separées ; ie confondsfouuent celles qu'elle croit

eftre differentes
. Cela ne m'arriue pourtantia

mais que ie n'y fois contraint par la neceßité

de mon ſujet qui ne me permet pas touſiours

de m'eſtendre, ou par le deffaut de noſtre

langue qui ſe trouue pauure & ſterile dans

les diſcours Dogmatiques. Tu verras bien les

endroits où ie trahis ſa pureté de ſon elegan

1
1
ce par les termes
de la Medecine qu'elle n'a pas

encore authoriſez , & dont i'ay eſté contraint

de me feruir .

Au reſte chaque Paſion fera diuiſee en

quatre Parties principales


. La premiere en fe

ra voir la deſcription. La ſeconde monſtrera

quelle eſt ſa nature. La troiſieſme quel mou

uement elle cauſe dans les Eſprits & dans les


Humeurs. La quatrieſme" deſcouurira les
en aura une cin
cauſes de tous ſes effets. Flyena
quieſıne dans l'Amour où je cherche la Na

ture de la Beauté en general, & pourquoy el

le ſe fait aymer .Peut- eſtre que la een beau

coup d'autres endroits , tu ne trouueras pas

toute la ſatisfaction que tut'en ſeras promiſe,

e que tu me blaſmeras d'auoir obſcurcy des


choſes qui ſemblent fi claires , par des diffi

cultez dont on ne s'eſtoit point encore adui

fé. Mais auant que de me condamner , fou

uiers toy que ce que nous penſonslemieux ſça

uoir , eſt fouuent ce que nous connoiſſons le

moins ; que la meilleure partie de nous mef

mes nous eſt inconnuë ; que nous en ignorons

la nature les mouuemens , & qu'il eft bien

difficile de penetrer dansſes abyſmes qu'on n'y

* * * 4
rencontre de grandes obfcuritez .I'yay neant

moins porté toutela lumiere qu'il m'a efté pof

ſible, & ſi ie ne me trompe , elle eſt aſſez gran

de pour te faire remarquer toutes les nouuelles

obſeruations que je penſey auoir faites .Sielles

font iuftes, ie m'aſſeure que tu ne les eſtimeras 1


ľon a
pas moins que ces nouuelles eftoiles que

deſcouuertes depuis peu , puiſque nous auons

plus d'intereſt à nous connoiſtre nous mefmes,

que les choſes qui fonthors denous. Quefi ie n'y

aypas bien reüßi, c'eſt touſiours beaucoup d'a

uoir monftré le chemin , & d'auoir marqué

les lieux où il faut aller.

Ce n'eſt pas pourtant que ie croye eftre le


1

premier qui ait pris garde à ce quimanquoit


à l'entiere connoiſſance des Paßions: Il y a cu

tant de grands Eſprits qui ont trauaillé ſur


cette matiere , qu'il eſt impoſible qu'ils n'ayent

veu mieux que moy ce qu'il y falloit adiou

ſter : Mais comme ceſont des Actions com


munes à l'ame age au corps ,& qu'il fautque

la Medecine de la Philofophie Morale ſefe

courent l'vne l'autre pour en parler bien exa

Etement, il eſt arriué que ceux qui l'ont voulu

entreprendre ne les y ont peu employer toutes


deux , de que ceux qui le pouuoienfaire
t , ont

eu d'autres deſſeins qui les ont empeſché de

nous deſcouurir la nature de ces choſes, dont

le bon ou le mauuais uſage fait tout le bon

beur ou le mal- heur de la vie . En effet fiel

les font bien reglées , elles forment les vertus

& conferuent la ſanté ; mais fielles vont dans

l'excez , ce font les fources d'où les defordres de

l'ame & du corps prennent leur origine ; Et

qui voudra conſiderer tout ce grand nombre

de maladies dont la vie des Hommes eſt à


ma
tous momens attaquée , & cesdifferentes

nieres par leſquelles elle a decouſtume de fe per

dre , n'en trouuera gueres qui n'ait pour pre

miere cauſe quelqu'unedes Paßionsde l'ame:

De forte que ie puis dire que les plus utiles

parties de laſageſſe & de la Medecine , n'ont

pas eſté juſques icy exactement traictées ‫ ز;ر‬Et

que fi ie leur ay voulu donner quelque partie

de mes ſoins & demon petit trauail, ie neme


ſuis pas ſi fort eſloignéde mon deuoir & dema

profeſsion comme quelques -uns ſe pourroient

imaginer
. Enfin quelque fuccez que puiſſe
auoir mon entrepriſe, elle merite à mon aduis

quelque approbation ou quelque excuſe : Et,

*** iy
I

LES

CHARACTERES

DES PASSIONS

CHAPITRE PREMIER .

Quels font les Charalteres des Paf

fions en general
.

A Nature ayanc deſtiné l'hom

me pour la vie Ciuile , ne s'eſt

pas concencée de luy auoir don

né la langue pour deſcouurir

ſes intentions ; elle a encore voulu impri

mer ſur ſon front & dans ſes yeux les Ima
afin que s'il arriuoit
ges de les penſées ;

que la parole yint à démentir ſon cæur, ſon

viſage pcult démentir la parole. En effed


А
!

2 LES CHARACTER ES

quelques ſecrets que ſoient les mouuemens

de ſon ame , quelque ſoin qu'il prennede les

cacher, ils ne ſont pas pluſtoft formez qu'ils

paroiſſent ſur ſon viſage; Ec le trouble qu'ils

y cauſent eſt quelquefois ſi grande que l'on

peut dire que ce ſont veritablement des

tempeſtes qui ſont plus violantes au riuage

qu'en pleine mer ; et que celuy qui donnoit


aduis de conſulter ſon miroir dans la chole

re , auoit raiſon de croire que les paſſions ſe


deuoient mieux connoiſtre dans les yeux

que dans l'ame meſme. Mais ce qui eſt de

plus merueilleux,les Actions que la vertu &


le vice font naiſtre ſe deſcouurent de la meſ

me ſorte ; Et bien que la bonté & la malice

qu'elles ont , ſemblent n'auoir point de com

merce auec le corps , elles luy en laiſſent

pourtant ie ne ſçay qu'elles images ; Et ſans

que l'ame s'apperçoiue meſme de ce qu'elle

faict, elle diſpoſe les parties en telle maniere ,

que par le maintien & la contenance qu'elles

prennent , on peut juger ſi ſes actions fonc

bonnes ou mauuaiſesEnfin
. l'Entendement

ne ſçauroit agir ſi ſecretement que les ſons 1

ne s'en apperçoiuent: S'il efleue les penſées,


DES PASSIONS, CHA P. I. 3

s'il ſe recueille en luy -meſme; le regard de

uient fixe, l'oreille n'entend point , il fe fait

enfin vne generale ſuſpenſion des fens & du

mouuement : Et ſoit que l'ame ne puiſſe vac


quer en meſme temps à des fonctions fi diffe

rentes; ſoit que la partie inferieure reſpecte


& ne veille
pas deſtourner ſa maiſtreſſe, on

connoiſt que celle - cy eſt occupée quand

l'autre ne trauaille point .

C'eſt donc vne choſe certaine , que le

corps s'altere & ſe change quand l'ame s'ef

meur , & que celle -cy ne fait preſque point

d'actions qu'elle ne luy en imprime les mar

ques , que l'on peut appeller Characteres ,

puis qu'ils en font les effets, & quils en por

tent l'image & la figure.

Or parce que la premiere regle de la Phy


fionomie eſt fondée ſur ces Characteres , &

qu'elle s'en ſert pour deſcouurir les inclina

tions , afſeurant que ceux qui ont naturelle


ment le meſme air & la meſme contenance

qui accompagnent les actions Morales , fono

cnclins aux meſmes actions: Le deſſein que

nous auons pris veut que nous propoſions

icy les Characteres particuliers de toutes les

Aij
LES CHARACTERES
4
Paſſions & en ſuite ceux des Vercus & des

Vices . Mais auparauant il faut ſçauoir en

quoy conſiſtent ces Characteres , & quelles


en font les cauſes.

Les CHARACTERES des Paſſions &

des habitudes eſtans les marques des mou

uemens & des deſſeins de l'ame, en ſont auſſi

les effets, comme nousauons dit :mais par

ce qu'il y a deux ſortes de ces effecs ,ceux qui

ſe font en l'ame , & ceux qui ſe font ſur le


corps : Il y a auſſi deux ſortes de Characte

res, dont les vns ſone Moraux , & les autres

Corporels. Car ſi l'on conſidere vn homme

qui eſt en cholere ; la violance paroiſt en

toutes ſes actions , fes paroles font płcines


d'injures & de menaces, il cric , il court , il

frappe ,la raiſon & les remonſtrances l'offen

cent , & il ne connoiſt plus d'amis que ceux

qui fauoriſent fa paſſion. D'un autre coſté

ſon viſage s'enflamme,les yeux eſtincelent,


ſon front fe ride , les paroles s'entrecoupent,

ſa voix deuient affreuſe , ſon regard farou


che , & tout ſon maintien furieux. Voila

donc deux ſortes d'effets , & deux ſortesde

Characteres , dont les vns conſiſtent aux

1
1
DES PASSIONSCHAP. I. $

actions Morales , & les autres au change

ment & en l'alteration du corps.

Il faut voir maintenant quelles ſont ces

Actions & quel eſt ce Changement : cartou

tes les actions Morales ne peuuent pas ſer

uir de Characteres, autrement il y en auroic

qui ſeroient les Characteres d'elles -mefmes,

puiſque les Paſſions & les Vertus ſont des


Actions Morales .

Pour leuer cette difficulté , il faut remar

quer que l'eſſence des Actions humaines

conſiſte dans l'eſmotion interieure que l'ob

ject formc dans l'appetit :, & que toutes les


font des
choſes qui ſe font en ſuite , ne que

ruiſſeaux qui découlent de cette ſource.


Ainſi la Cholere n'eſt rien qu'on apperit de

vengeance ; Et en ſuite de cette eſmotion

l'aine produit les actions exterieures qui


peuuent ſeruir à ce deſſein , comme les me

naces , les coups & les autres violances que

nous appellons Characteres, parce qu'elles


cxpriment & deſcouurent l'alteration & le

mouuement interieur de l'appetit .

Mais il y a encorc icy vne autre choſe à

conſiderer; c'eſt que quand nous parlons des


A iij
6 LES CHARACTERES ?

Paſſions,des Vercus ou des Vices , nous ne les

conceuons pas comme des qualitez ou des

actions ſimples; mais commedes qualitez &

des actions completes , qui ſont accompa

gnées de beaucoup d'autres, & qui toutes


neantmoins rendent à yne fin principale que

l'ame s'eſt propoſée. Car bien que l'Amour,


à proprement parler , ne ſoit qu'vne ſimple

eſmotion de l'ame, par laquelle elle s'vniſt à

ce qui eſt aymable: Ce n'eſt pas là pourtant

l'idée entiere que nous nous en formons:


Nous la conſiderons comme vne Paſſion qui

a pour object la Beauté , & qui pour la pofle

der employe le deſir , l'eſperance, le plaiſir,


& c : De meſme la luſtice eft vne ferme vo

lonté de rendre à chacun ce qui luy appar

tient; mais pour l'effectuer etle fc ſert de la

Prudence qui luy fait conſiderer la qualité

des perſonnes, le temps ,les lieux & les autres


circonſtances : Elle ſe ſert de la Temperance

& de la Force pour moderer les paſſions qui

viennent ſouuent trauerfer ſon deſſein : Et

bien que ce ſoient des actions qui ne luy ap

partiennent pas preciſément , elle ne laiſſe

pas de ſe les approprier, parce qu'elles ſer


DES PASSIONS , CHAP . I. 7

uent à la fin principale.Ortoutes ces actions

empruntées & poſterieures font encore par

tie des Characteres Moraux , parce qu'elles

deſignent la paſſion ou l'habitude principa

le qui eſt la ſource & la premiere cauſe d'où


elles deriuent .

Il y a bien plus de difficulté à dire en quoy


conliſtent les Characteres Corporels, & qu'el

le intention a la Nature en les formant. On

void bien que chaque Paſſion apporte ie ne


fçay quel Air ſur le viſage , & que la vertu

fait couler dans ſes actiós vne certaine grace

& vnecontenance agreable qui ne ſe trouue


dans les vicieuſes. Mais comme on a tou.
pas

jours appellé cela Le iene ſçayquoy, il ſemble

qu'on ait auſſi voulu enſeigner que l'on ne

pouuoit dire ce que c'eſt . Car ie ſuppoſe,


.
comme il eſt veritable, que les Characteres

que nous cherchons ne ſont autre choſe que

l'Air dont nous venons de parler :Or il ſe

trouue en tant de choſes differentcs, qu'il eſt

preſque impoſſible de marquer ce qu'elles

ont de commun , où l'on puiſſe eſtablir ſon

eſſence. Car il ſe rencontre le plus ſouuent


8 LES CHARACTERES

dans le mouuement des parties; & quelques

yns ont creu que l'Air n'eſtoit rien que ce

mouvement : Mais il eſt bien cercain qu'ily

a vn Air fixe & naturel , où les parties ne ſe

meuuent point & qui n'eſt pasvn effet des


eſmociós de l'ame. Ainſi il y auroit plus d'ap

parence que cét Air ne fuft autre choſe qu'ya

certain rapport des parties entr'elles , qui

vient de la fituation qu'elles prennent quand

elles ſe meuuent ou qu'elles le repoſent.Mais

cela ne ſuffit pas encore , puis que la Couleur

qui n'eſt point compriſe dans ce rapport ,fait

partie de l'air du viſage; & que la rougeureſt

1 yn des principaux Characteres de la honte,

comme la pâleur l'eſt de la craince . Cecy

meſme accroiſt la difficulté; puis qu'en defi

niſſant la Beauté , on dit que c'eſt vne juſte

proportion des parties accompagnée d'vne

couleur agreable & de la grace ; & que l'on

conſidere la couleur & la grace comme deux


choſes differentes: Car la Grace n'eſt autre

choſe qu'vn Air agreable, voire meſme lyſa

ge l'applique ſouuent à celuy qui ne l'eſt pas ,


quandondit qu'vn homme a mauuaiſe gra
ce ; & en ce cas la Grace eſt ynemeſmechoſe

que l'Air . Pour


DĚ S P A Š SIÓNS, CHA P. I. 9

Pour ſçauoir donc quel eſt cét Air mer

úeilleux où la ferenité & les orages de l'ame

paroiſſent ; Il faut premierement remarquer

que l’Air des perſonnes ſe reconnoiſt dans

leurs portraits ; que la grace d'un beau viſa

ge ſe laiffe exprimer par les couleurs ; & qu'il

faut par conſequent que ce ſoitquelque cho

fe qui s'arreſte & qui ne fuye point , puis

qu'il n'y a que les choſes ſtables & permanen

tes ſur qui la Peinture ait du pouuoir , & que

de tous les objets viſibles ,il n'y a que lemou

uement qui ne s'aſſujettiſſe point au pinceau .

Oril eſt impoſſible de trouuer quelque cho

fe de ſtable qui ſoit commun aux choſes vi

uantes & à leurs portraits, que la figure & la

couleurdes parties : & parcantil ſemble que


c'eſt là où l'Air doit eſtre placé.Mais parce

qu'il y a encore quelque autre choſe dans la

Grace où la Peinture ne ſçauroir atteindre,

& qu'il y avne certaine viuacité qu'elle ne

peut arreſter ſur la toile ; Il y a raiſon pour

croire que le mouuement ſert encore à la :


grace , que c'eſt luy qui rend la beauté viue .

& picquante , & que ſans luy elle eſt fade,

morte & fansattraits . En effet on ne peut


B
10 LES CHARACTER ES

douter que le mouuement des parties ne faf

ſe quelque choſe de cette viuacité , puis qu'il

fait partie de leur perfection . Mais parce

qu'apres qu'il eſt ceſſé, il y a encore vn je ne

{ çay quoy qui demeure ſur le viſage; & que

l'on yoid briller dans les yeux vn certain ef

clat qui ne deſpend point de leur figure , de

leur mouuement ou de leur couleur ; Il faut

aſſeurément adjouſter à tout cela quelque

ſecreţe influence qui ſe jette dans les yeux ,

& qui ſe reſpande ſur les parties du viſage.

Et ſans doute apres auoir bien recherché ce

que ſe peur eſtre ,on trouuera que ce ſont les

eſprits que l'ame enuoye concinuellement

en ces lieux , & qui y laiſſent l'eſclar dela lu

miere naturelle qu'ils ont. Et de faic il y a

des viſages qui de pres ſemblent auoir


' la

couleur aſſez bonne, qui de loing paroiſſent

l'auoir fort mauuaiſe ; parce que les eſprits

ne l'animent pas & que l'eſclat qu'ils luy

donnent eſt fi foible , que les eſpeces n'en

peuucnt eſtre portées bien loing & laiſſent

ainſi celles de la couleurplus ternies .

La Grace ſe trouue donc dans la couleur,

dans la figure & dans le mouuement des par


DES PASSIONS , CHA P. I. 11

ties & des eſprits :mais cela ne veut pas pour

tant dire que toutes ces choſes ſoient la Gra

ce ; car ſi elles eſtoient en d'autres ſujets que

dans l'homme , elles ne ſeroient pas agrea

bles ; & la couleur verte qui eſt la plus par

faire de toutes , feroit yne difformité affreu

ſe ſi elle ſe trouuoit ſur vn viſage. Il faut

donc que comme les Sons ne ſontpas agrea

d'eux -meſınes , mais entant qu'ils ſont

en certaine proportion ; toutes ces choſes

auſſi ne foient agreables à la veuë , que


parce
qu'elles ſont dans vn certain rapport & vne

certaine conuenance qui plaiſt aux yeux &


qui contente l'ame.

Pour connoiſtre certe conuenance , il

faut ſçauoir qu'il y a deux forces de Beauré

en l'homme, l'Intelligible & la Senſible.La

premiere n'eſt autre que la perfection inte

rieure , c'eſt à dire , le juſte aſſemblage de

toutes les facultez qui ſont neceſſaires à

l'homme, pour faire les fonctions auſquel

les il eſt deſtiné: Er la Beautć ſenſible confi.

ſte aux diſpoſicions que doivent auoir les

Organes pour ſeruir à ces facultez.De forte

que ce qui rend la figure , la couleur & le


Bij
12 LES CHARACTERE S

mouuement agreable , eſt la conuenance

que ces choſes ont auec la Nature de l'hom

me : Car quelque belle couleur , quelque

parfaite figure qu'ayent les parties, quelques

reglez qu'en ſoient les mouuemens ; s'ils ne

font conformes à la Nature , ils ne ſçauroient

faire Beaucé ny Grace , au contraire ils cau

ſeront de la difformité & rendront le Corps

deſagreable. Orquoy qu'il n'y ait peut-eftre

que Dieu ſeul qui connoiſſe le principe de

cette conformité , & pourquoy les formes

ont plus d'inclination pour vne figure , pour

yne couleur , ou pour tel autre accident que


pour vn autre : Il y a neantmoins dans no

ître ame des ſemences ſecretes de cette con

noiffance , qui ſont cauſe qu'elle ſe plaiſt en

ces objects ſans qu'elle en fçache la raiſon :

tour dé meſme qu'elle les trouue deſ -agrea

bles , quand la conuenance & la proportion

qu'ils doiuent auoir ne s'y rencontrent pas.

On dira peut - cſtre que ie confonds icy la

Grace auec la Beauté, mettant la Grace dans

la proporcion des parcics & dans la Couleur,

qui dans la definition ordinaire de la Beauté

ſont ſeparées de la Grace . Mais j'eſtime qu'il


DES PASSIONS, CHA P. I. 13

n'y a point d'inconuenient en cecy , & qu'il

eft vray que tout ce qui eſt bcau eſt agreable ,

& que la proporcion des parties eſtant belle,


il faut qu'elle plaiſe aux yeux & partant que

la Grace s'y trouue . Et de fait les Anciens

qui eſtoient plus ſçauans que nous en ces

choſes, n'ont point fait cette difference, &

ont toujours mis les Graces par tout où ils

ont placé la Beauté . Car bien qu'Ariſtote

ait dit que les Petits pouuoient eſtre gentils

& agreables, mais que l'on ne pouuoit les ap


peller Beaux : C'eſt qu'ilparloit de la Beauté

entiere & parfaite qui ne ſe peut trouuer

dans les petits corps ,


à cauſe qu'ils n'ont pas

cette julte grandeur qui conuient à la perfc


tion de l'homme.

Ily a pourtant quelque fondement de la

difference que l'on a miſe depuis entre la


Beauté & la Grace : Car comme la matiere

& la forme entrent en la compoſition de

l'homme, on a mis la Beauté dans la figure

& dans la couleur qui appartiennent à la ma


tiere ; & la Grace dans les mouuemens qui

ſont les effets de l'ame. Ce n'eſt pas que la

Grace ne ſe trouue dans la couleur & dans

в ііі
LES CHARACTER ES
14

la figure ;ou que la Beauté ne ſoit dans les

mouuemens: Mais parce qu'elle eſt plus ex

cellente en ceux- cy , à cauſe que l'ame qui

en eſt le principe eſt plus parfaite que la ma

tiere , & que l'action eſt la derniere perfe


& tion des choſes ; on a donné le nom de

Grace à la Beauté qui deuoit eſtre la plus


agreable : quoy qu'en effect il doiue eſtre

commun à tout ce qui eſt Beau ; & que la

couleur , la figure & le mouuement ayant

chacun leur Beauté , doiuent auoir auſſi

chacun leur Grace particuliere.

Mais pour retourner à noſtre ſuject , la


Grace eſt vne forte d'Air & ne dit rien da

uantage que cette conucnance & propor

tion dont nous auons parlé : Car quandľ Air

eſt accompagné de cette proportion , il eſt

agreable . De forte que l' Air en general ſe

trouue dans les meſmes choſes que la Grace ,

& on le peur definir, ne certaine qualité ex

terieure es senſible qui naiſt de la figure , com

leur es mouvement des parties. Que ſi l'on y

adjouite , que ces trois choſes font propor

tionnées & conformes à la perfection de

l'homme, ce ſera la definition de la Grace.


DES PASSIONS , CHAP . I. IS

Il faut neantmoins remarquer que PAir

en certaines rencontres paroiſt dauantage

en l'une de ces trois choſes , qu'aux autres :

Car celuy qui eſt fixe & naturel , vient prin

cipalement de la figure & de la ſituation des

parties: Celuy qui accompagne les pallions

depend plus du mouuement & de la cou


leur : Celuy des actions vertueuſes eſt quel

quefois dans le repos , parce que la raiſon


empeſche les mouuemens qui ne ſeroient

pas conuenables à la moderation & à la quie

tude qu'elle recherche : Telle eſt la mine

graue & modeſte ; telle eſt la contenance

d'vn homme qui medite & qui penſe à de

grandes choſes : Et il y a de l'apparence que

les vices qui ſont dans l'excez , ont vn Air

actif & turbulent , & que ceux quiſont dans


le défaut l'ont tour au contraire : Ainſi vn

homme ardant & precipité eſt toujours en

action , & le pareſſeux eſt immobile ,

De plus,l Air paroiſt quelquefois plus en

vne partie qu'en vne aurre ; & bien qu'il ſoic

plus remarquable au viſage qu'en aucun au

tre lieu, il y en a pourtant quelqu'vn quiap


partient au marcher , l'autre aux bras ,& lau,
S
16 LES CHARACTERE

tre à tout le corps. Noſtre langue a eſté plus

heureuſe à exprimer ces differences que


quelqu'autre que ce ſoit : Car elle ne s'eſt pas

contentée de l'Air & de la Grace, elley a ad

jouſté la Mine, la Contenance, le Maintien ,

le Gefte & lc Port .LaMine appartient prin

cipalement au viſage ;le Port aumarcher;le

Maintien & le Gefte aux bras ;l Air,la Gra

ce & la Contenance à tout le corps : Et com

me le Port & le Ceſte marquent le mouue


ment , la Mine , le Maintien & la Contenance

s'accommodent micux auec le repos : mais

P Air & la Grace' font communs à tous les

deux . Quoy qu'il en ſoit, l Air qui ſe trouue


dans les Paſſions & dans les Actions Mora

les , vient principalement du Mouuement.

Mais il faut ſçauoir qu'elle eſt la cauſe de ce


Mouuement : car de cette connoiſſance de

pendla plus grande partie de ce que nous di-

rons en ſuits : Et parce que cela paroiſtra

mieux dans les Paſſions, ce ſera par elles que


nous en commencerons la recherche.

Nous auons deſia dit ,& nous ferons ſous

uent obligez de le repeter ; Que les Paflions


ne
DES PASSIONS , CHAP . I. 17

ne font rien que des eſmotions de l'appetit ,

par leſquelles l'ame ſe porte vers le bien &

s'eſloigne du mal : Et comme elle a diuers

organes qui peuuent feruir à cette fin , elle

les employeaulli & les fait mouuoir confor.

mément à ſon intention . Or les Eſprits ſont

ſans difficulté les premiers dont elle fe fert,

à cauſe qu'ils ſont les plus mobiles , & qu'ils


prennent leur naiſſance au lieu mefme où

clle forme fes deſſeins: de ſorte qu'il ne faut

pas s'eſtóner s'ils font les premiers à les exc

cuter , pais qu'ils ſemblent eſtre les premiers


qui en ont connoiſſance.

L'ame porte donc les eſprits au dehors, &

les reſpand ſur les parties exterieures , ſi c'eſt

pour accueillir le bien ou pour s'oppoſer au


mal : Mais quand celuy -cy eſt trop puiſſant,

& qu'elle ne fe fent pas affez force pour luy


refifter , elle les recire au dedans & les ren

uoyeau coeur . Orce flux & ce reflux appor

tent deux grands changemens,parce que les


humeurs eſtans entrailnées auec eux , leur

abord enfic & agite les parties & les peine

de la meſmc couleur qu'elles onc : Au con

traire leur fuite les abar , les faic pallir & les
rend iinmobiles . С
18 : LES CHARACTERES

Il ne feroit pas peut - eſtre inutile d'exami

ner icy ſi chaque Pallion a yn particulier

mouuement d'eſprits ; & ſi la Cholere les ef

meur autrement que la Honte , l'Amour , la

loye & les autres qui les portent au dehors :


Si la Peur les fait retirer au dedans d'vne au

tre façon que la Haine, l'Auerſion , & laDou.

leur . Car si cela eſtoit vericable , & que l'on

peuſt connoiſtre ces differences, il y auroit

bien plus de facilité qu'il n'y a à deſcouurir

les cauſes de l'alteration qu'ils produiſent.

Pour moy ie tiens, que puis qu'en chaque

Paſſion l'appetit a vne eſmotion & vne fin

particuliere, ilfautque les moyens dont il ſe

ſert ſoient auſſi particuliers ; & que le mou

uement des eſprits ſoit conforme à l'inten

tion qu'il a , & à l'agitation qu'il s'eſt don

née ; Et partant que celuy qui ſe fait en vne

Paſſion ſoit different de ceux qui ſe font

dans les autres . De ſorte qu'il eſt fort vray

ſemblable qu'en l'vne ils ſe jettent auec im

petuoſité & à gros bouillons comme les to

rens ; qu'en vne autre ils coulent doucement

comme font les riuieres ; Que l'vne les fait

delborder, l'autre les retient dansleurs bor


DES PASSIONS, CHA P. I. 19

nes : Que tantoft leur cours eſt droit , & tan

toft ineſgal : Qu'enfin on peut dire que l'A

· mour les dilate , le Deſir les eflance , la loye

les reſpand , l'Eſperance les tient fermes ,

l'Audace les pouſſe,& que la Cholere les jet

te à gros bouillons , & ainſi des autres , com

me nous verrons plus particulierement dans

les diſcours des Paſſions. Bien qu'à dire le

vray, j'eſtime que noſtre eſprit n'eſt pas aſſez

clair -voyant pour diſcerner exactement tou

tes ces differences, & qu'en ce cas la feneſtre

de Momus lay feroic bien neceſſaire .

Quoy qu'il en ſoit, l'ame ne ſe concente

pas dans les Paſſions d'agiter les eſprits & les

humeurs de cette forte,elle fait encore mou

uoir les parties qui ſont capables dumouue

ment volontaire , cóme eftant celles qui font

les plus puiſſantes pour rechercher ou pour


embraſſer le bien , & pour repouſſer ou pour

fuïr le nial. Et pour en parler vericablement,

ce mouuemeirt des Eſprits eft fouuent vn


fecours bien inutile à l'ame , & quiſert plus

à marquer fa precipitation & fon aueugle

ment , qu'à obtenir ce qu'elle s'eſt propoſé.

Car quand ils ſe jettent ſur le viſage, elle fe


Сії
S
20 LES CHARACTERE

figute que c'eſt elle -


meſme quiy accourt; &
que quand ils ſe recirent au cæeur, c'eſt elle

auffi quis'y va cacher ; Quoy qu'elle ſoit del

ja au lieu où elle veuc aborder, & qu'elle n'a .

bandonne point celuy d'où elle penſe s'elloi

gner. Ec que fert à l'animal que les eſprits &

le ſang aillent à la rencontre d'vne choſe

agreable, puiſque l'ame ny le corps ne s'en

approchent pas de plus pres, qu'ils ne s'ynif


ſent pas dauantage à elle, & que les ſens font

les ſeuls qui doiuent faire cette vnion : On en

peut dire de meſme de la reſiſtance qu'elle

penſe faire aux maux qui ſe preſentent : Car

quel rapport y a - t'il entre les eſprits & vne

injure ; Et quel effort peuuent- ils faire pour

repouſſet vn mal qui n'eſt le plus ſouuent

que dans l'opinion , qui quelque - fois n'eft

plus , ou quimeſmen'eſt pas encore fait ?

Mais il n'en eſt pas ainſi du mouuemenc

volontaire; Car en effet les mains attirent &

prennent ce qui eſt veile ; le corps ſe porte

vers ce qui eſt aimable ; Il s'eſloigne verita

blement de ce qui eft mauuais ; il fuir ou

chaſſe ce qui l'incommode .

Il eſt yray qu'il y a quelques -vns de ces

et
DES PASSIONS ,CHAP. I. 20

mouuemens où l'ame ſe trompe aufli bien

qu'en celuy des Elprits :Combien de pas per.

dus , de poſtures ridicules & de paroles inu

tiles dans les Paſſions : Que leur peuuent fer

uir ces divers mouvemens detefte, ces diffe

rences figures que le front , les yeux,le nez &

la bouche y formeorilly a bien quelque rap

port auec le delein que l'ame s'eſt propoſé,

puis qu'il eſt certain qu'elle abbat les yeux


dans la Honte comme ſi elle vouloit ſe ca

cher ;Qu'elle les efleue dans la Cholere com

me ſi cela ſeruoic à repouſſer l'injure ; &

dans le Meſpris, comme


qu'elle hauſſe le nez
fi elle vouloit chaſſer ce qu'elle dédaigne.

Mais il eft aiſé de voir auſſi qu'elle ſe trompe,


& que l'aueuglement & le trouble où elle

cſt , luy fair employer des moyens qui neler

uent de rienà obtenir ce qu'elle deſire.

Ce n'eſt pas pourtant à dire qu'il la faille

condamner en tous ces mouuemens : ll y en

a beaucoup qui arriucnt fans qu'elle ait del

ſein de les faire ; & quoy qu'ils ne ſoient pas

conore ſon intention , ce n'eſt pas neant

moins elle qui en eft la cauſe : C'eft par vne

certaine necellicé qu'ils viennent enſuite des

ciij

TICA M2
SBETRBTUORRIO
K ROMNA E
EMA UEL DE
22 LES CHARACTER ES

mouuemens que l'ame excite au dedans . Car

on ne peut dire auec raiſon qu'elle ſe propo


ſe dans la Cholere d'empeſcher la reſpira

tion & la parole ,d'enflammer le viſage ,


& de

rendre les yeux eſtincelans: Mais ce ſont des

effets qui viennent en ſuite de l'agitation

des eſprits , qui ſe jeccent impecueuſement

aux parties extcricures ,comme nous dirons .

Il eſt aiſé de voir par ce diſcours non feu

lement quelles ſont les cauſes des mouue

mens que les Paſſions excitent , mais encore

qui ſont ceux qui font les Characteres Mo

raux & ceux qui font les Corporels . Car


ceux que l'ame employe par vne connoiſ

fance claire & diſtincte pour obtenir la fin

qu'elle pretend en chaque Paſſion , fonc les


Characteres Moraux : & ceux dont elle fe

fert par vn pur inſtinct , ou qui ſuruiennent

ſans qu'elle ait intention de les faire, font les

Characteres Corporels : Car ces derniers


font de deux ſortes , les vns ſe font par le

commandement de lame , & les autres par

neceſſité ; comme on verra plus particulic


remenc dans les diſcours ſuiuans.
23

ULE

L E S

CHARACTERES

DE L'AMO V R.

CHAPITRE I I.

' AMOVR n'eſt pas ſeulement la


ſource de toutes les Paſſions ,el

le l'eſt encore de tous les biens

靈 & de tous les maux qui arriuenć


aux hommes . Sans elle les ſciences ne ſe

roient point au monde , la vertu ſeroic


ſans fectateurs & la ſocieté Ciuile ſeroit

vn bien imaginaire . C'eſt elle qui fait nai

ſtre en nous le deſir des belles choſes , qui

nous les fait poſſeder , & qui par vn mer


ueilleux enchancement , nous change &
TERES
LES CHARAC
24

nous transforme en elles . Nous luy deuons

tous les biens que nous poſſedons , elle nous

peur donner ceux qui nous manquent , Et fi

elle ne chaſſe les maux que cette vie entraiſ

nc neceſſairement auec ſoy , pour le moins

elle les adoucit , elle les rend meſmes agrea

bles , & en fait les inſtrumens de noſtre fe

licité .

Mais auſſi c'eſt elle qui corrompt les ver

tus, qui ruïne les ſocietez , qui fait meſpriſer

les arts; Et s'il eſt vray qu'elle ait mis au mon

deces excellentes choſes,il ſemble que ce ne

ſoit que pour les en chaſſer. Cette noble vi

gueur qui porte l'eſprit aux belles actions;

Ce feu diuin dont on dit que l'ame eft reue.

ftuë & qui l'eſleue naturellement vers le

Ciel,languit & s'eſteint ſous le poids des cho .

ſes baſſes & terreſtres où cette paſſion la

tient arreſtée . C'eſt elle enfin qui forme toue

tes les tempeſtes dont noſtre vie eſt agicée; Ib

n'y auroit point de Douleur , de Craince ny

de Deſeſpoir s'il n'y auoic point d'Amour :Et


1
qui voudroit conſiderer de pres touces les

Paſſions , pourroit facilement croire que ce

ne ſant que de diuers mouuemens qu'elle ſe

donne,
DE L'AMOVR , CHAP. I I. 25

donne , & de differentes figures qu'elle

prend .

Or comme il n'y a gueres d'objets dont

l'ame puiſſe eſtre touchée , qui ne ſoient ca

pables d'exciter cerce Paſſion ; Que les Ri

cheſſes, les Honneurs,lesPlaiſirs, en vn mor

tous les biens faux & veritables la peuuent

eſmouuoir : Nous ne voulons pas icy def

broüiller ce grand Chaos , & noſtre deſſein

ne nous permet pas de parler d'vne autre

forte d'Amour que de celle que la Beauté

fait naiſtre dans l'appetit.

Ce n'eſt pas pourtant vne petite entre

priſe, quelque ſecours que nous ayent donné

ces grands Hommes du temps paſſé, & quel

que effortque nous ayons defia fait pour en

deſcouurir l'origine,nousſommes contrains

d'auoüer qu'il y a quelque choſe de diuin en

elle où noſtre eſprit ne ſçauroic atteindre, &

que la Pauureté qui ſe trouue comme on dit


à ſa naiſſance, fe rencontre auſi dans nos pen

ſées quand nous en voulons parler . Que s'il


eſtoie meſme neceſſaire d'en marquer tous

les effets, on conteroit pluftoft les vagues de

la mer que les mouuemens qu'elle forme


D
T E
26 LES CHARAC RES

dans l'ame ; Et la chaleur ne produit & ne

corrompt pas plus de choſes au monde que


l'Amour y cauſe de bonnes & de mauuaiſes

actions .

En effet c'eſt l'inſtrument de cét Art diuin

que la nature a trouué pour conſeruer ſes

plus excellens ouurages ;


ſans elle il y a long

temps que l'on ne parleroit plus de familles

de Peuples ny deRepubliques ;et celles que

l'on a eſtimées les plus fleuriſſantes n'au

roient eſté que des aſſemblées de quelques

animaux farouches & ſauuages , ſi l'Amour

ne les euſt adoucies & ciuiliſces. Car c'eſt elle

qui nous forme à la vie Ciuile qui eſt la veri

table vie des hommes Spuis qu'elle nous fait


deuenir liberaux , courtois & genereux ;

qu'elle nous apprend à eſtre diſcrets , obeil

ſans & fideles ; qu'elle nous rend diſerts, elo .

quécs & ingenieux .Et c'eſt pour cette raiſon

que le plus ſage homme de l'antiquité a dit

autresfois qu'il eſtoitignorant en toutescho .

fes excepté en l'art d'aimer, parce qu'il eſti

moir que l'Amour eſt l'Eſcole de l'hõneur &

de la vertu , & que par tout où elle regne elle


y apporte la Paix, l'abondance & la felicité.
DE L'AMOVR , CHA P. I I. 27

Ec veritablement ſi elle n'auoit point eſté

alterée par les hommes elle ne produiroit ja.

mais d'autres effets que ceux- là, & l'on nc fe

roit pas obligé d'adjouſter à ſes Eloges les

crimes dont on l'accuſe , & les maux qu'elle

a fait de tous temps par toucc la terre. Mais

comme le feu , quelque pureté qu'il ait, elle

ue des fumées puantes & dangereuſes s'il ſe

prend à des matieres corrompuës ; Il ne fauc

pas s'eſtonner fi cette flamme diuine ſe nour

riſſant parmy les vices dont la Nature de:

l'homme eſt infectée , ne produit que de ſa

les deſirs, ne forme que de mauuais deſfeins ,


Et fi au lieu des biens qu'elle deuroie aporter

aux hommes , elle ne leur cauſe que destrou


bles, des ſoucis & des malheurs .

Nous n'auons pas entrepris de tenir icy

compte de tous ſes deſordres, & nous ne vou .

lons pas ſoüiller cadiſcours du ſang, du poi

fon & de l'infamie qu'elle a porté dans les fa

milles & dans les Eſtats,& des ſacrileges dont

elle a violé les choſes les plusſainctes:Ceſera

aſſez de dire que c'eſt le plus dangereux en

nemy que puiſſe auoir la Sageſſe : Parce que

de toutes les Paſſions qui la peuuenttrou-:


Dij
ES
AC TER
28 LES C HAR

bler , il n'y a que l'Amour contre qui elle n'a

point de deffence. Celles qui entrent ſubite

ment & impetueuſement dans l'Ame n'y du:

rent preſque qu’yn moment , & la raiſon

trouue ſes excuſes dans leur precipitation :

Pour les autres qui viennent peu à peu , elle

les fent venir , & leur peut fermer les paffages

ou les chaſſer dans la foibleſſe qu'elles ont :

Mais l'Amoury coule ſi ſecretement qu'il eſt

impoſſible d'en remarquer l'entrée ny les dé .

marches : Commevnennemy maſqué elle s'a

uance & fe ſaiſit de toutes les principales par

ties de l'ame auant qu'on la puiſſe recon

noiſtre , & pour lors il n'y a plus de moyen

de la faire ſortir ; Il fauc qu'elle triomphe , &

que la Sageſſe & la Raiſon deuiennent les

eſclaues. Et c'eſt à mon aduis ce que les an

ciens ont voulu dire quand ils ont feint tan

toſt que l'Amour eſtoit le maiſtre des Dieux ,

tantoſt que c'eſtoit vn Demon qui les faiſoic


1
deſcendre du ciel en terre : Par ce qu'il eſt 1
1
certain que cette paſſion ſe rend maiſtreſſe

des plus ſages hommes du monde ; Et que ce

n'a pas eſté ſans ſuject que Laïs s'eſt autres

fois vantée de voir plus dePhiloſophes chez


DE L'AMOUR , CHA P. I I. 29

elle que d'autres ſortes de gens . Mais laiſſons

aux Amans ces matieres pour entretenir

leurs plaintes ; et ſans nous intereſſer dans le

blaſme ou dans la louange de l'Amour , con

fiderons du port où nous fommes les orages

qu'elle excite dans l'ame & dans le corps .

La premiere bleſſeure que la beauté faic

en lame eſt preſque inſenſible ; Et bien que

le venin de l'amour y ſoit defia & qu'il ſe ſoit

meſme reſpandu en toutes ſes parties, elle ne

croit pas pourtanteſtre malade , ou pour le

moins elle ne penſe pas que ce ſoit d'vn ſi

grand mal . Car comme on ne donne point

aux Abeilles le nom qu'elles portent , ſinon

lors qu'elles ont leur aiguillon & leurs aiſles:


Aufli l'Amour ne s'appelle Amour que

quand il a des traits , & qu'il peut voler , c'eſt

à dire quand il eſt picquant & inquiet. Aupa

rauát on le prend pour vn ſimple agreement

& vne complaiſance que l'on a pour vne per.

ſonne aymable : On le plaiſt en la preſence,

on aymeà en parler , le ſouuenir en eft doux ,

& les deſirs que l'on a de la voir & de l'entre

tenir ſont ſi tranquilles , que la Sageſſe auec

D iij
LES CHARACTERES
30

toute la ſeuerité ne les ſçauroit condamner ,

elle les approuue melme & les fait paſſer


pour des ciuilitez & des deuoirs neceſſaires.

Mais ils ne demeurent pas long -temps en cét

cftat,ils s'augmentent peu à peu , & enfin par

agitation qu'ils donnent à l'a


la frequente

me , ils allument le feu qui y eſtoit caché , &

font croiſtre la flamme qui l'a bruſle & qui la

deuore. Alors cette Image agreable qui ne ſe

preſentoir à l'eſprit qu’auec de la douceur &

du reſpect, deuient inſolente & imperieuſe,

clle y entre à tous momens, ou pour mieux .

dire elle ne l'abandonne jamais, elle ſe meſle

parmy ſes penſées les plus ſerieuſes , elle trou

ble les plus agreables , elle prophane les plus

fainctes : Elle
ſe gliſſe meſme parmy ſes ſon

ges; & par vne perfidie infupportable elle s'y

reprefente ſeuere & cruelle quand il n'a rien

à craindre , ou l'abuſe d'vne vaine eſperance

quád il eſt dansvn veritable deſeſpoir, Alors

l'Amour qui n'eſtoit auparauant qu'vn En

fant, deuient le pere de toutes les Paſſions;

mais vn pere cruel, qui n'en a pas pluſtoſt

produit.yne, qu'ilne l'eſtouffe pour dóner le

jour à vne autre qu'il n'épargne non plus que


DE L'AMOUR , CHA P. II . 30

la premiere :Il fait naiſtre & mourir en meſ

me temps cent ſortes de deſirs & de deſſeins;

Et à voir l'Eſperance & le Deſeſpoir , la Har

dieſle & la Crainte , la loye & la Douleur

qu'il fait ſucceder continuellement l'vne à

l'autre , le Deſpit & la Cholere qu'il fait eſcla

ter à tous moinens, & le mellange qu'il fait

de toutes ces paſſions ; il eſt impoſſible que

l'on ne ſe figure quelque grande tempeſte ,

où la fureur du vent efleue, abbat & cõfond

les vagues , où les eſclairs & les foudres rom

pent les nuées, où la clarté & les cenebres ,

le ciel & la terre ſemblent retourner en leur

premiere confuſion.

Mais commeil y a des temps où les ora

ges ſontplus violans & plus ordinaires, il y a

auſſi des rencontres où cette tempeſte d’A

mour eſt plus forte & plus frequente: Les

principales à mon aduis ſont la Preſence &

I'Abſencede la perſonne aymée, ſon Amour


& fa Hayne , & la concurrance d'vn Riual .

Et l'on peut dire que ce ſont là les cinq Ades

où tous les Accidens & tous les Intrigues

de cette Paſſion ſont repreſentez : Pour le

moins s'il y en a d'autres , ils ſe paſſent der


LES CHARACTERES
32

riere le Theatre & hors la veuë des ſpecta


teurs .

S'il arriue donc qu'vn Amant ſoit Abfent

de l'object aymé , alors l'inquietude & le cha

grin leſuiuent par tour , il n'a plus d'amis qui

ne l'importunent, les diuertiſſemens qui luy

eſtoiét les plus agreables luy ſont ennuyeux,

il n'y a rien enfin dans la vie qui ne luy del

plaiſe, excepcé le ſilence & la folitude. Com

me s'il eſtoit atteint de ces eſtranges mala

dies qui font haïr la lumiere & les hommes,

il n'ayme que les tenebres & les deſerts ; là il

entretient les bois , les ruiſſeaux , les vents &

les aſtres ; Ils n'ont rien à ſon aduis qui ne

ſoit conforme à l'humeur de celle qu'il ay

me, & à la peine qu'il endure , il les appelle in


ſenſibles comme elle , il les trouue en perpe

ruelle agitation comme luy ; Et apres s'eſtre

long-temps tourmenté l'eſprit de femblables

Chimeres, il vient à penſer à ces heureux

moments qu'il reuerra cér object agreable ,

qu'il luy pourra parler , & luy rendre compte

des fouſpirs & des larmes qu'il aura jettées

en ſon abſence.Tantoftil medite les plaintes


dont
DE L’AMOVR , CHA P. I I. 33

dont il doit amolir la rigueur, les remercie

mens dont il payera ſes faueurs , & les fer ,

mens quiconfirmeront les væux de ſa ſerui

tude . Tantoft il met la main à la plume , il eſ

crit, il efface , il deſchire , & s'il y a quelques

penſées qui puiſſent demeurer en ſeureté ſur

fon papier , ce ſont celles quiparlent de l'ex

cez de ſon amour & de fa fidelité .Apres cela

quels artifices n'employe- t'il point pour faia


re rendre ſes lectres ? quelles extrauagances

ne fait - il pas quand il en reçoit ? ou quand

meſmes quelques choſes qui ont ſeulement

touché la perſonne qu'il ayme tombent en


tre ſes mains ? il les cient touſiours colées à

ſes yeux ou à ſes levres , il en fait ſes Idoles , &

ne les voudroit pas changer ayec des ſce

ptres & des couronnes. Enfin on peut di

re que l'Abſence eſt la Nuict veritable des


e leur
Amans, non pas ſeulement à cauſe qu

Soleil ne les eſclaire plus comme ils diſent,

mais encore parce que cous leurs plaiſirs ne

font qu'en fonge, & que tous leursmaux s'ir

ritent & s'augmentent en ce temps - là .

Mais conſiderons le lour qui ſuccede à


E
34 LES CHARACTERES

cette Nuict , c'eſt infailliblement la Preſence

de la perſonne aymée : En effet, vn Amant

ne l'appelle point autrement; Il croit quand

il l'aborde que toute la Beauté du monde ſe

deſcouure à fes yeux , il ſent vne nouvelle

chaleur quiſereſpand en ſon ame , & vn cer

tain mellange de joye & d'eſtonnement luy

cauſe yn trouble li agreable ,qu'il en eſt rauy

& comme hors de luy-


meſme.Alors quelque
fuperbe, hardy , & éloquent qu'il ſoit, il faut

qu'il s'humilie , qu'il craigne , & qu'il perde

la parole ; il ne luy ſert de rien d'auoir prepa

rélon courage & ſesdiſcours , ce ſont autant

de fonges & de phantofmes qui s'eſuanouiſ

fent à la veuë de cette lumiere : Il n'y a que

ſes yeux qui parlent pour luy , & qui font

reconnoiſtre par leurs regards quel eſt l'ex

cez du plaiſir & du reſpect quecette rencon

tre luy donne.Orquoy que l'on dic que c'eſt

là le langage particulier de l'Amour , il y en

a toutesfois vn autre qui luy eſt bien plus

propre , & quieſt auſſi bien plus eſtrangeque


celuy-là. Car bien qu'ily ait desPaſſions auſti

violantes que celle -cy, il n'y en a pourtant


point qui inſpire comme elle des paroles ſi
DE L'AMOVR , CHA P. I I. 35

extrauagantes & fi ridicules , puis qu'vn

Amant ne profere pas vn motqui ſoit vray

ſemblable ; quelque ſoin & quelque intereſt

qu'il ait de faire croire ce qu'il dit , tous ſes


diſcours & ſes eſcrits font deperpetuelles hy

perboles ; Il bruſle, il languit , il meurt ; Il ne

parle que de priſon , de fers & de tourmens ;

Il nomme celle qu'il ayme , ſon ſoleil , ſon

cour, ſon ame & la vie ; Iljure qu'il a plus

d'amour tout ſeul que tous les hommes en

ſemble, que la paſſion eſt infinie & qu'elle


fera eternelle. Enfin toures fes paroles ſont

au deſſus de la verité , ſes deſſeins & ſes pro

meſſes au deſſus de ſon pouuoir, & toutes ſes

actions au deſſous de ſon courage : Caril n'y

a point de fubmiſſion fi laſche qu'il ne faffe ,

il n'y a point de ſeruice ſi bas & li vil qu'il ne

rende , il n'y a point de ſujettion parmy les

eſclaues qui ſoit ſi affiduë, ſi ſoigneuſe & fi

empreſſée que la ſienne : Il faut ſouuentqu'il

adore yne perſonne qui le deſdaigne , qu'il

falſe la cour à yne confidente qui le trahit ,

qu'il careſſe des valets qui ſe mocquent de:

luy : Il faut qu'iltraitre ſes ennemis auec re

ſpect , ſes amis auec indifference , & tout le

E ij
R
R ACTE
LES CHA ÉS
36

reſte du monde auec mcſpris : Il faut qu'il

fouffre ſans fe plaindre , qu'il craigne tout ;

qu'il deſire beaucoup , qu'il eſpere peu : En

vn mot, il faut qu'il ayme fon mal& qu'il ſe

haïſſe ſoy -meſme. le laiſſe à part les profu

fions qu'il fait , & les dangers qu'il court ,

pour cirer ſeulement yne parole ou vn re

gard fauorable ;Les tranſports de joye qu'vn

bon accueilluy donne , l'excez de douleur &

de deſeſpoir qu'vn deſdain luy cauſe , & les

fureurs que la jalouſie luy inſpire, quand yn

riual vient trauerſer ſa pourſuite. Comme

nous parlerons deces Paſſions en particulier,

će ſera lors auſſi que nous feronsvoir le reſte


des extrauagances que l'Amour fait faire .

Quoy qu'à la verité ie ne penſe pas qu'on les

puiſſe dire toutes :Car outre qu'il n'y a point

de deſreglemens aux autres Paſſions qui ne

ſe trouuent en celle-cy , qu'elle eſt capable

de toutes les folies qui peuuent entrer en vn

eſprit eſgaré; elle a tant de faces & de diffe

rens viſages, qu'il eſt impoſſible de les pou


uoir dépeindre : Tanroſt elle eſt violente &

impetueuſe, cantoft elle eſt douce & paifi

ble; Elle eſt en quelques yns plaiſante & en


DE L'AMOVR , CHAP. I I. 37

jouée, aux autres elle eſt chagrine & feuere ;


D'autres l'ont hardie & inſolente , d'autres

l'ont timide & modeſte ; Il s'en void d'inge

nieufe & de ſtupide,de fantaſque, de volage,

de furieuſe , & de cent autres façons ; qui

ont à mon aduis eſté cauſe que quelques vns

ont feint que l'Amour eſtoit fils du Vent &

de l'Iris , pour monſtrer la merueille & la di

uerfité qu'il y auoit en cerre Paſſion, & pour

nous apprendre que l'origine en eft aufli ca

chée que celle de ces deux ſortes de Meteo

res . Mais auparauant que d'entreprendre de

la deſcouurir, voyons les changemens qu'el

le fait au viſage.

Ie ne croy pas que celuy qui le premier

peignit l'Amour auec yn bandeau ſur les

yeux ,cuft deſſein de marquer l'aueuglement

qui ſe trouue en cette Paſſion, mais quepar

Pimpuiſſance ou par le priuilege de fon Art il

fut obligé de cacher ce qu'il ne pouuoit pas

dépeindre. En effet qu'elles couleurs, voire

meſmes qu'elles paroles pourroient expri

mer tous les changemens que l'Amour cauſe

dans les Yeux ? Comment pourroit -on ré

E iij
RE S
38 LES CHARACTE

preſenter cette Humidité eſclatante que

ľon y void briller ? Cette Inquietude mode

fte, cette Triſteſſe riante , & cette Cholere

amoureuſe que l'on y apperçoit ? Tantoft

vous les voyez ſe mouuoir d'yn coſté & d'au .

tre , tantoſt s'eſleuer doucement , s'abaiſſer

peu à peu & ſe tourner pitoyablement vers

l'objet aymé : Par fois ils s'arreſtent ſur luy

comme s'ils y eſtoient attachez; par fois ils


s'en deltournent comme s'ils en eſtoient

eſbloüis. Tantoft leurs regards ſont vifs &

prompts,tantoſt ils ſont doux & languiſſans;

tantoſt ils ſortent en liberté,tantoſt ils ſe deſ

robent & s'eſchapent d'entre les paupieres

qui ſemblent ſe vouloir fermer : En vn mot

tous les mouuemens dont les yeux ſont agi


tez dans les autres Paſſions ſe remarquent en

celle - cy : On y void touſiours le riz ou les

larmes quiquelque-fois meſmes s'accordent

& ſe meſlent enfemble. Quoy qu'ils deuien


nenr caues & enfoncez , ils ne ſe deflechent

& ne ſe diminüent pas pour cela, au contrai,

re, ilsparoiſſent plus grands & plus humides

qu'ils n'eſtoient auparauant: Si ce n'eſtapres

yne longue triſteſſe & vn extreme deſeſpoir ;


DE L'AMOVR , CHA P. I I. 39

car alors ils deuiennent ſecs , obſcurs , abba

tus & immobiles . Le Front ſe referre rare

ment en cette Paſſion ,au contraire, ilſemble

qu'il s'eſtende , & fi la triſteffe l'abbat quel

que- fois , les rides n'en rompent preſque

point l'eſgalité. C'eſt là où commence à pa

roiſtre la rougeur que l'Amour fait fouuent

monter au viſage, & lors meſmes que les au


ures parties ſont paſles, celle -cy retient touſ

jours quelque choſe de ſa premiere couleur .

Tantoſt les Levres y font & humi


rouges

des , tantoſt pafles & ſeiches , & elles ne ſe

mcuuent preſque jamais qu'elles ne forment

quelque fouriz agreable : Quelque -fois on


void celle de deſſous qui tremble & qui blan

chiſt d’yne eſcume ſubtile : Quelque -fois la

Langue s'auance ſur elles , & par vnleger tre

mouſſement qu'elle ſe donne , elle les flatte

& les chatouille : Si elle veur former quel

ques paroles elle begaye, & l'humidité que

le deſir fait monter à la bouche les naye &

les eſtouffe.Enfin les Oreilles ne feruent preſ.

que de rien à vn Amant , il n'entend pas la

moitié de ce que l'on dic, s'il reſpond c'eſt

auec confuſion , & ſes diſcours ſont à tous


40 LES CHARACTER ES -

momens interrompus par de grands & de

longs fouſpirs que le coeur & les poulmons

exhalent ſans ceſſe. S'il parle de la Paſſion


c'eſt auec vne voix tremblante & adoucie

qu'il fleſchiſt à tous coups par ces accens

paſſionnez , quele deſir , la douleur , & l'ad

miration ont accouſtume de former. Il de

uient palle & maigre , ilpert l'appetic, il ne

peut dormir ; Et ſi quelque- fois la triſteſſe &

la laſſitude l'aſſoupiſſent , fon ſommeil eſt


ſans ceſſe interrompu par les fonges , qui don

nent ſouuent plus de peine à ſon eſprit, que

les maux veritables qu'il endure. Quand la

perſonne aymée ſe preſente à ſes yeux, quád


on la nomine ſeulement, ou quand quelque

choſe luy en réueille le ſouucnir , au meſmo

inſtant ſon coeur s'eſleue & s'agire , ſon poux

ſe rend ineſgal & deſreglé, il deuient inquiet

& ne peut plus demeurer en place . Tantoft

les friſſons le ſaiſiſſent , tantoſt la chaleur al

lume tout ſon ſang ; par fois il ſe ſent animé

d'vn courage & d'une force extraordinaire,

par fois il ſe trouue abbaru & languiſſant,


quelque fois meſme il combe en deffailláce.

Enfin il ſe ſent frappé d'vne maladie qui ſe


ric
DE L'AMOVR , CHA P. I I. 41

de rit de l'art des Medecins , & qui ne trouue

ns point de remedes que dans la mort ou dans


on L'Amour meſme. Mais ne paſſons pas outre ,

cie & finiſſons ce diſcours par l'artificedu Pein


ens
tre qui l'a commencé : Cachonsce que nous
ad ne pouuons pas deſcrire , & nous contentons

de de chercher les cauſes des effets que nous ve

ne nons de marquer, dans l'eſſence & la nature

de cette Paſſion .
&

eſt

ON De la Nature de l'Amour.

que
I la II . PARTIE .

jad

que NE des plus grandes merueilles

inc qui ſe rencontre dans l'Amour ,

UX eſt que cette Paſſion eſtant ſi com

iet mune & fi generale, & dót on peut

olt dire que tous les ſçauans hommes ont eſté

al touchez ; il ne s'en eſt point encore trouué

mé qui ait bien clairement deſcouuert ſa na

re , cure & ſon origine . Car apres auoir veu

۲ tout ce qu'ils en ont eſcric , on peut aſſeu


e. rer que l'Amour des Philofophes eſt auſſi

le bien aucugle que celuy des Poëtes ; Et que

it
42 LES CHARACTER ES,

celuy qui diſoit que c'eſtoit vn ie ne ſçay

quoy ,quivenoit de ie ne ſçay où , & qui s'en

alloit ie ne ſçay comment , n'eſt pas yn de

ceux qui a le plus mal rencontré . Or quoy

que ie ne veüille pas examiner toutes les

definitions que l'on en a données , les bor

nes que ie me ſuis preſcrites , eſtans trop


eſtroites pour ſouffrir vn ſi long diſcours ;

Il y en a pourtant quelques vnes quipaſſent

pour les plus raisonables,dont il faut que ie

marque les deffaux, fi ie veux bien eſtablir

cellc
que ie dois propoſer. Car on pourroit
celle
s'eſtonner de ce que ie n'approuue pas

de Socrate , qui a eſté plus ſçauát en Amour

que tous les Philoſophes de l'antiquité ; ny

celle de Sainą Thomas qui a mieux enten

du la Morale qu'aucun qui ait eſté apres

luy : De ſorte que ie ſuis obligé de dire les

raiſons qui m'elloignent de leurs ſentimens,

& qui me font prendre vn autre chemin

que celuy qu'ils ont pris .

Pour ce qui eſt du premier qui a definy l'A


mour un defir de la Beauté , il confond deux

paſſions en vne , voire meſme il les deſtruit

coutes deux ; veu que le Delir ne ſe porte


DE L'AMOV R , CHA P. I 1 . 43

qu'aux choſes que l'on n'a pas , & qu'il s'e

fteint quand on les poffede ; quoy que l'A

mour le conſerue dans la poſſeſſion , & s'y

rende meſme quelque-fois plus violante : Et


l'Amour eſt yn Deſir, ce ne ſera
pour lors ſi
l'on ne peut defirer
plus Amour , puis que

ce quel on a ; & par la meſme raiſon le Deſir

ne ſera plus Defir.Ie ſçay bien que l'on me di


t ra qu'il n'y a point de poſſeſſion ſi pleine & fi

entiere où leDeſir ne puiſſe crouuer ſa place;


r Et que quand il n'y auroit que la continüa

t cion du bien done on jouift, cc ſeroit aſſez

e pour l'ocuper & pour le rendre inſeparable


T de l'Amour.Mais cette fuite eſt inutile , car fi

la poffeflion n'eſt pas entiere , elle fuppoſe


Y
quelque partie donton ne jouiſt pas encore:

ES Et qui ſouhaite la continuation d'un bien , ne

ES le conſidere plus comme preſent, mais com

me vne choſe qui eſt à venir; Ec partant il

1 forme vne nouuelle idée du bien qu'il poſſe


de , & a vn motif different de celuy que fa

preſence luy donne. Etcela ſuffit pour cauſer

deux diuerſes paſſions,autrement il faudroic

confondre encore l'Amour auec l'Eſperant

ce ,voire meſme auec tous les autres mouue.

Fij
LES CHARACTERES
44

mens de l'ame qui ſe forment fouuent parvn

ſeul objet, ſelon que l'on le conſidere en di

uerſes manieres.

Pour Sainet Thomas qui dit que l'Amour

eſt une complaiſance de l'Appetit en la choſe

aimable : où bien il prend le mot de Com

plaiſance pour l'agréement que l'appetit

trouue dans l'objet que l'imagination luy

propoſe ; ou bien pour le plaiſir & la joye

que cér objet luy donne : Si c'eſt l'aggrée


ment , il ſe forme auant l'Amour ; Si c'eſt

le Plaiſir il ſuruient à l'Amour.Car il eſt cer

tain que lors que l'imagination ou l'enten

dement ont jugé qu'vne choſe eſt bonne, la

premiere choſe que fait l'appetit eſtde l'ag

gréer & de conſentir au jugement qu'ils en

ont fait.Et quoy que cela paroiſſe plus claire

ment dans la volonté que dans l'appetit ſen

ſitif, parce que la volonté eſt libre de con


ſentir ou de refuſer ce que l'on luy propoſe,

& que le Conſentement ſemble eftre vn acte

qui luy ſoit particulier ; Il y a pourtant dans

l'appetit quelque image de cette action ,

& il eſt vray - femblable qu'il approuue ce

que l'imagination luy preſente auant qu'il


DE L'AMOVR , CHÄP. II . 45
s'eſmeuue & fe porte vers luy : Et cette ap

probation & aggréement eſt laComplailan

ce dont nous parlons , qui n'eſt rien autre

choſe que la ſatisfaction & le repos que

prend l'appetit à la veüe des objets qui luy


ſont conformes . Ainſi la lumiere refioüit les

yeux auparauant meſme que l'appetit ſoit

eſmeu , & le plaiſir qu'ils reçoiuent en cette

rencontre , n'eſt pas vne paſſion ny vn mou

uement, mais vn certain repos qui vient de

la conformité de l'objet auec la puiſſance :Le

meſme arriue à l'appetit quand l'imagina

tion luy propoſe quelque choſe d'aimable;

Il l'aggrée & s'eſmeut apres pour la poſſe

der : De ſorte que l'aggréement va deuant


l'Amour, & la joye vient apres comme nous
1
verrons en ſuite.

Pour former donc yne definition de l'A

mour qui n'ait point ces difficultez & ces


1
deffaux , On doit premierement ſuppoſer la

difference qu'il y a entre l'Amour qui eſt une

habitude , & celle qui eſt vne paſſion. Car

la paſſion eſtant vn mouuement , quand ce

mouuemét ceſſe ,la paſſion .finit auſli, & l'on


F iij
R
ACTE
46 LES CHAR ES

peut dire qu'il n'y a plus d'Amour; mais l'ha

bitude ne laiſſe pas d'y eſtre encore ,qui n'eſt

rien autre choſe que l'impreſſion de l'objet

aimable qui eſt demeuré dans l'ame, & qui

fait qu'à toutes les fois que la penſée le pro

poſe à l'appetit , il s'eſmeut & forme la paſſion

dont nous parlons . La Paſſion d'Amour eſt

donc yn mouvement , & parce que les mou


uemens cirent leurs differences de la fin où

ilstendent , il faut voir quelle eſt la fin de ce


luy -cy.Orcomme l'appetit ne s'eſmeut que

pour poſſeder le bien & pour fuïr le mal, il

ne faut pas douter que la poſſeſſion du bien


ne ſoir la fin de l'Amour ; Et comme on ne

peut poſſeder quelque choſe fans s'vnir en

quelque façon à elle ,ils'enſuit neceſſairemét

que l'Amour eſt un mouuement de l'appetit

par lequel l'ame s’unit à ce qui lesy ſemble bon .

Il eſt vray que d'abord cecy ne ſemblera pas

veritable à cauſe que le plus ſouuent dās l'A

mour,l'objet aimable eſt abſent ,auec lequel

il n'eſt pas vray -ſemblable que lame s'yniſſe:

Mais quand on conſiderera que les objets 1


1
ſe peuuét vnir aux puiffances par leurs eſpe
ces & par leurs images ,ou par leur cftre veri
DE L'AMOVR , CHA P. II . 47

table ; Et qu'il y a par conſequent yne vnion


réelle & vne qui ne l'eſt pas que l'eſchole
ap
e
pelle Intentionell , & que l'on peut nommer

Ideale : On verra que l'ynion qui ſe fait de


n
l'appetit auec l'objet que l'imaginatio luy

propoſe ,eſt de cette derniere forte;parceque

I’eſtre veritable des choſes n'entre point das


n
l'imaginatio , il n'y a que leur idée & leur

image. Et cette vnion eſt la ſeule qui con


ement
uient naturell à l'appetit, ne pouuant

à ſon eſgard s'ynir autrement au bien qui

luy eſt preſenté. Que s'il ſe porte à quelque


1
autre ſorte d'ynion , ce n'eſt pas pour luy qu'il

la recherche, mais pour les autres puiſſances

1 qui peuuent s’vnir réellement à leursobjets .

I Car l'appetit eſt vne faculté politique qui ne

trauaille pas pour elle ſeule ,mais pour toutes

les autres quiſont au deſſous d'elle; Et com


n
me l'imaginatio eſt le centre de tous les

fens, l'appetit l'eſt auſſi de toutes les inclina

cions qui ſe trouuent dans les parties : De for:


n t
te que l'imaginatio ou l'entendemen luy

propoſant ce qui leur eſt conuenable , il le

recherche pour elles & taſche de les en faire

joüir : Et alors ſi elles ſont capables de s’vnir


48 LES CHARACTER ES

réellement auec leurs objets, il en ſouhaite


l'vnion : Mais cela n'empeſche pas qu'il ne

s’vniſſe auparauant auec eux par l'vnion qui

luy eſt propre , & qui eſt comme le principe


de la ſource de toutes les autres vnions qui

conuiennent à l'Ame .

On dira peut-eſtre que l'Entendement &

l'Imagination s'yniſſent de la meſme forte à

ce qui leur eſt conuenable & partant que

l'Amour s'y peut former auſſi bien que dans

l'appetit .Mais il y a bien de la difference ;par

ce que les objets viennent & entrent dans

l'entendement & dans l'imagination , & la

connoiſſance qu'ils en ont ſe fait pluſtoſt par

le repos que par le mouuement , comme dit

Tout au contraire de l’Appetit qui


Ariſtote:

ſe porte vers fon objet & fort comme hors de

ſoy -meſme pour s'ynir à luy . De forte quc

l'vnion qui ſe fait dans l'entendement & dás

l'imagination , eſt purement paſfiue fans au


cun mouuement de ces facultez ;Mais celle

de l’Appetit eſt actiue & ſe fait auec agita

tion.loint que l'ynion qui ſe fait par l'appe

tit eſt plus parfaite que celle qui ſe fait par la

connoiſſance ;Dautant que l'ame peut auoic


auerſion
DE L'AMOVR , CHA P. II . 49

auerſion à vne choſe qu'elle a conçeuë, qui

eſt vne ſorte deſeparation ;Et partant l'Union

n'en eſt pas fi parfaite comme celle de l'Ap

petit qui ne peut fouffrir cette diuiſion , &

qui par conſequent eſt la plus accomplic qui

ſe puiſſe trouuer dans les actions vitales.

Mais ſi l'Amour eſt yn mouuement de l'a

me pour s'vnir à ce qui eſt aimable, il ſemble

que lors qu'elle ſera vnie auec luy , il n'y aura

plus de mouuement ny par conſequent plus


d'Amour : Et comme l'ynion s'en peut faire

en vn moment , par ce qu'iln'y a rien qui le

puiſſe empeſcher , il ſemble auſſique ce mou


ucment ſe doit faire en yn inſtant, & partant

que l'amour ne doit pas durer dauantage;

qui ſeroit vne propoſition bien eſtrange &


contraire à la verité.

Pour reſpondre à cette objection ,il faut

remarquer qu'il y a des choſes qui fe meu

uent pour arriuer à quelque fin ſeparée de

leur mouuement; Et qu'il y en a d'autres qui


-trouuent dans le mouuement mefine la fin

qu'elles recherchent. Les premieres ceffent

de ſe mouuoir quand elles ont atteint leur


G
1
so LES CHARACTERE'S

but & leur fin :Mais celles qui n'en ont point
d'autre que le mouuemét ,ou pour le moins

qui ſoit ſeparée du mouuement, ne preten

dent jamais à ſe repoſer : Et commele repos

eſt vne perfection en celles - là, c'eſt vne im

perfection en celles - cy . Or l'Appetit eſt de

ce dernier genre , il ſe meut veritablement

pour s’vnir au bien , mais l'ynion qu'il recher

che ne ſe peut faire que dans le mouuement;

& quand il ceſſe, elle ſe perd : De ſorte que

pendant que l'objet aimable eſt preſent , il

faut qu'il s'agite ſans ceſſe pour obtenir la

fin qu'il deſire, qui eſt de s'ynir auec luy : Et


s'il vient à ſe repoſer,cela procede de ce que

cet objet ne luy eſt plus preſent ,ou pour le

moins de ce qu'il ne luy eſt plus offert com


me bon . L'Amour eſt donc yn mouuement

& vne vnion de l'Appetit à ce qui eſt aima

ble , preſent ou abſent ; par ce que ſon abſen

ce n'empeſche pas que l'imagination n'en

propoſe l'idée à l’Appetit , qui eſt la ſeule


auec qui il ſe puifle naturellement vnir . Il

eſt vray que trauaillant pour les autres puif


ſances, comme nous auons dit , il ne s'arreſte

pas à certe ſimple vnion ; Il recherche encore


DE L'AMOVR , CHA P. I I. SI
celle qui leur eſt coucnable ; il deſire pour la

veuë & pour l'ouïe, que leurs objecs ſoiét en

vne diſtance raiſonable ; il veut pour le gouſt

& pour le toucher que les leurs ſoient vnis


immediatement à leurs organes ; enfin en

autantde manieres que les choſes fe peuuene

ynir, l'appetit & la volonté ſouhaitent pour


elles l'ynion qui leur eſt propre . Et il faut

auoüer que le concours de tous ces mouue

mens fait la paſſion d'Amour complete &

entiere, & que le premier dont nous venons


1
de parler, quoy qu'il contienne toute fon ef
fence & fa forme,n'en a pas toute l'eſtenduë ;
dire c'en eſt la ſource & que les
on peut que

autres ſont des ruiſſeaux qui la groffiffent.

Voyons maintenant quelle eſt l'agitation

particuliere que l'appetit ſe donne pour fai

re cette vnion , & enquoy elle eſt differente


de celle qui fe trouue dans la joye,dansle de

ſir , & dans l'eſperance, par lefquelles , auſſi

bien que par l'Amour ,il femble que l'ame


fe veüille vnir au bien qui luy eſt repreſenté .

Car ce n'eſt pas aſſez pour la parfaire con

poiſfance des paſſions de dire que ce font des


Gij
52 LES CHARACTERES

mouuemens , lion ne marqueles differences

de ces mouuémés, & fi on ne fait yoir les dif

ferentes impreſſiós , & les diuers progrez que

la diuerſité des objets cauſe dans l'appetit.

Il faut donc ſuppoler qu'il y a quelque rap

port entre les mouvemens de l'ame & ceux


du corps ; & que les differences qui ſe crou .

uent en ceux-cy ſe rencontrent en quelque


façon aux autres : Car puiſque les effets font

femblables à leurs cauſes, les mouuemens du

corps qui ſont des effets de l'ame, doiuent

cftre les images de l'agitation qu'elle fe don

ne.En effet on dit que l'Entendement ſe por


ſe

replie ſur luy ,qu'il r'entre en foymeſme,qu'il

s’eſgare & qu'il ſe confond : Qui ſont toutes

façons de parler tirées des mouuemens ſenſi

bles , & qui doiuent faire croire qu'il ſe fait

quelque choſe de pareil en l'ame , & princi

palement en la partie apperitiue, par ce que

c'eſt par elle qu'elle s'eſmeut & s'agite en ef.


fet.Et il ne ſerc de rien de dire que ce ne font

pas de veriçablesmouuemens, & qu'ils ſont

ſeulement metaphoriques: Car outre qu'il

faudroit alors confeffer que toutes les defini,


DE L'AMOVR , CHA P. I I. 53

tions des paſſions , où le mot de mouuement

eſt touſiours employé ,ſont metaphoriques;

Il eſt certain que cela n'épeſche pas qu'il n'y

ait de la reſſemblance entre les vns & les au

tres, quoy qu'ils ſoient de diuers genre . Mais

ie dy bien plus , à conſiderer exactement les

mouuemens corporels, on peur dire que ce

ne ſont pas de fi parfairs & de fi veritables

mouuemés que ceux de l'ame, & que ce n'en

font que des images groffieres & imparfai

tes ; Puis qu'il eſt vray que dans l'ordre des

choſes , celles qui ſont inferieures ſont plus

noblement & plus parfaitement dans les fu

perieures ; & que toutes ne font que des cop

pies tiréesles vnes des autres , dont l'original


eft en la fouueraine Idée de tous les Eſtres.

Quoy qu'il en ſoit, puiſque en definiſſant

la paſſion en general on fé fert du mot de

monnement , il faur de neceſſité pour mar

quer les differences des Paſſions, y employer

les differences du mouuement , & trouueren

chacune d'elles quelque agitatió particulie

re qui ait de la conuenance & du rapport

auec quelqu'vn des mouuemens ſenſibles.

Pour defcouurir donc celuy qui eſt pro

Gij
LES CHARACTERES
54

pre à l'Amour, il faut premierement ſçauoir

où eſt l'Image du bien ; & ſi elle demeure dás

l'imagination ,ou ſi elle s'efcoule dans l'appe

tit ; eſtant certain que ſi l'appetit la va cher

cher hors de ſoy , ildoit s'agiter d'une autre

forte ques'il la rencontre en luy-


meſme.Il eſt

vray que cela n'eſt pas aiſé à decider , & quel

que party que l'on puiſſe prendre ,il s'y trou

ue des inconueniens qui ſemblent inéuita

bles . Car ſi l'image du bien ne ſort point de

l'imagination , l'appetit qui eſt vnc puiffan

ce aueugle ne la peut pas connoiſtre ; & par

tát il ne doit pas ſe mouuoir pour s'ynir à el


le ne ſçachantpas qu'elle y foit.De dire auſſi

qu'elle en ſorte & qu'elle s'eſcoule dans l'ap

petit,elle y ſera inutile pour la meſme raiso;

puis qu'elle ne ſert que pour repreſenter les

choſes & en donner la connoiffance , dont

l'appetit n'eſt pas capable . Ioint qu'ileſt mal

ayfe de conceuoir ', comment cette image

peur couler de l'imagination en vne autre

puiſſance ; parce que outre que les accidens

ne peuuét paſſer d'vn fubjer à l'autre, elle eſt


le terme & l'effet formel d'vne action jinma

qui
nente , a cela de propre de ne ſortir jamais
DE L'AMOVR , CHAP. II. 55

de la faculté où il a eſté produic .

Pour éuicer cer embarras & ne s'engager

pas plus auantdans les doubtes de l'Elchole;

Il faut dire que l'image qui eſt dans l'imagi

nation ne ſort point en effet hors d'elle pour

la raiſon que nous venons d'apporter : Mais

comme à la préſence des corps lumineux , la

lumiere ſe produit dans l'air qui les enuiron

ne ; Auſſiquand cette image s'eſt formée dás


l'imagination elle ſe multiplie dás toutes les

parties de l'ame , elle les eſclaire , & excite

apres celles qui sót capables d'eſtre elmeuës.

Il y a meſme grande apparence que c'eſt en

effet quelque lumiere raffinée & purifiée;

puiſque les imagesdes choſes corporellesqui


frappent nos yeux ,ne ſont autre choſe que
des lumieres comme nous auons demonſtré

en ſon lieu ; Et qu'il n'y a rien qui ſoit plus

conforme à l'eſprit, que cette qualité qui eſt

comme le milieu ou l'Orizon des choſes ſpi.

rituelles & des corporelles . Quoy qu'il en ſoit

on ne doit pas douter que ces images ne ſe

multiplient auſſi bien que celles des corps;

puis qu'elles ſont plus excellentes qu'elles , &

que nous en auons des preuues aſſeurées dás


S
A CTERE
56 LES CHAR

les effets de la memoire & de la vertu forma.

trice qui doit neceſſairement eſtre imbuë de

ces images, pour former les parties confor

mement au deſſein que l'imagination luy

propoſe bien ſouuent contre la conduite

ordinaire .

Mais s'ileſt vray que ces Idées ne ſont pro


pres qu'à repreſenter les choſes , & en donner

la connoiſſance , que ſeruiront -elles aux fa

cultez qui ne connoiſſent point,comme sot

celles dont nous venons de parler:Il faut ref

pondre , qu'il y a deux ſortes de connoiſsáce,


I'vne eſt claire & diſtincte qui appartient

aux ſens,à l'imagination & à l'entendement;


l'autre eſt obſcure & confuſe qui ſe trouue

dans l'appetit & dans toutes les autres puiſ

fances , qui ont vne connoiffance naturelle

de leurs objets & dece qu'elles doiuét faire .

Il eſt donc certain que l'Image du bien eft

dans l'imagination comme vne lumiere qui

reſpand ſes rayonsdans l'appetit, qui l'eſclai

re & l'excite apres à ſe mouuoir pour s'vnir à

elle : Car bie qu'elle ſe foie multipliée , & que

l'appetit foit tout plein de l'eſclat qu'elle

jettezil ne ſe contente pas de cette influence,


il taſche
DE L'AMOVR , CHA P. I I. S7

il taſche de s'ynir au centre & à la ſource

dont elle eſt découlée ; comme on void qu'il

arriue au fer, qui ayant receu la vertu Ma

gnetique , le porte vers l'Aimant qui en eft

le principe & la ſource , afin de s'ynir plus


eſtroitement à luy .

De ſorte qu'il eſt fort vray - ſemblable que

pour former la paſſion d'Amour,lapperit ſe

porte droit vers l'idée du bien qui eſt dans l'i

magination ; & que ce mouuement eſt ſem

blable à celuy de toutes les autres choſes na

turelles qui ſe meuuent ainſi vers ce qui leur


eft conforme.

Mais cecy fait naiſtre de grandes difficul

tez : Car bien que l'on puiſſe conceuoir cette

force de mouuement dans l’Appetit ſenſitif ,

à caufe qu'ileſt placé en yn organe different


de celuy de l'imagination, & qu'il y a quel

que eſpace entre deux ,où l'on peut ſe figurer

que ce mouuement fe fait : Cela ne peut

auoir lieu dans l’Amour qui ſe forme dans la

partie ſuperieure de l'ame,où la volonté n'eſt

point feparée de l'entendement , & vers le

quel par conſequent elle ne ſe porre point ,

puis qu'elle eſt touſiours naturellement vnie


H

7
TER
58 LES CHARAC ES

auec luy . Ie dy bien plus , quand il ne ſeroit

queſtion que de l'Appetit ſenſitif, il eſt bien

difficile de comprendre comment il fe peut

mouuoir ainſi : Car il n'y a pas d'apparen

ce qu'il forte hors de ſon ſiege & de ſon

organe pour ſe ioindre à celuy de l'imagina

tion , puiſque tous ſes mouuemens ſont des

actions immanentes : S'il n'en ſort point auſ

ſi , comment s'vnira - t’il à cette idée qui eſt

dans l'imagination ?

Pour leuer ces difficultez & reſpondre à

ces raiſons qui ſemblent aſſez preffantes, il

faut ſe ſouuenir que les mouuemens de l'ame

bien qu'ils ayent de la conuenāce auec ceux

du corps , ne leur ſont pas tout à fait ſembla

bles , & que s'ils participent à quelque choſe

de leur nature , ils n'en ont point les deffaux:

Car ils ne demandent point cette ſucceſſion

de temps , ny ce changement de lieu qui ſe

trouue touſiours en ceux - là , & qui ſont des

ſuites neceſſaires de l'imperfection de lama

tiere ; Ils ſe font en vn moment & en meſine

endroit , pour le moinsne ſortent - ils point

de la puiſſance où ils ſe formet.Car il ne faut

pass'imaginer que l'Appetit en s'approchant


DE L'AMOVR , CHAP. II . 59

du bien , ou en s'eſloignantdumal, quitte ſes

bornes naturelles & qu'il paſſe dyn lieu à

l'autre à la maniere des corps animez : Toutes

ſes agitations ſe font en luy meſme , & com

me l'eau qui eſt enfermée en vn gouffre ſe

peut mouuoir en diuerſes façons ſans en ſor


S
tir , auſſi certe puiſſance qui eſt comme vn
ſ
abyſıne dans l'ame,peuteftre diuerſement
1
agitée dans ſes propres bornes ; & par le dif

ferent tranſport de ſes parties , venir tantoſt

heurter ſes limites, tantoſt ſe retirer vers ſon


il centre, en vn mot faire tous les mouuemens

70 qui ſe remarquent dans les paſſions. Il n'eſt

donc point neceſſaire que la volonté foie ſe

2. & qu'il y ayt quelque


paréede l'entendemét ,

1c
cſpace entr'eux deux pour faire le mouue
x! ment dont nous parlons: S'agitant en elle

meſme & pouſſant les parties vers l'idée du

C bien qui luy eſt repreſentée par l'entende

ES ment ,elle s'yniſt à elle autant qu'elle peur , &

fait ainſi la paſſion d'amour. Il en eſt demeſ


e me de l'Appetit ſenſitif, car bien que fon prin

I cipal organe ſoit eſloigné de celuy de l'ina

gination ,il ne faut pas croire que ces deux fa ..

culcez ſoient toutes renfermées en ces par


Hij
60 LES CHARACTER ES

ties , elles ſe reſpandent par tout le corps , &

font touſiours jointes enſemble , comme

nous monſtrerons plus amplement au dif

cours de la loye. De ſorte que le mouue

ment qui s'y fait eſt ſemblable à celuy de la

volonté , & en l’yn & l'autre l'Amour n'eſt

rien qu'vn mouuement de l'appetit ,qui ſe


porte droit vers l'idée du bien & qui s'yniſt

à elle : Ce qui ne ſe fait pas dans les autres


paſſions, comme nous ferons voir.

Voila donc ce que c'eſt que l'Amour en

general , dont il eſt facilede marquer les dif


ferences par les differences des objets qui le

peuuenc efmouuoir : Car comme il y a des

Biens de l'ame , du corps & de la fortune, &


que chacun d'eux eſt honefte , vtile ou dele

cable ; il eſt certain qu'encore que les mou

uemens par leſquels on aime toutes ces cho


ſes ſoient de meſme nature , & qu'ils ayent en

generalyne meſme fin , qui eſt d'vnir l'appe

tit à ce qui eſt bon ; ils ſont neantmoins dif

ferens entr'eux à cauſe que ces biens ſont

differens: Ainſi il y a vn Amour des richeſ

ſes, des plaiſirs, des honneurs , & des vertus :


DE L'AMOVR , CHA P. I I. 61

en yn mot , autant qu'il y a de ſorte de biens

faux ou veritables , il y a autant de ſortes

d'Amour, dont nous n'auons pas fait deſſein

de parler icy , par ce que la plus part de ces

eſpeces ſont compriſes dans les vertus & les


vices dont nous traiterons en ſuite, & par ce

que nous nous ſommes reſtrains à l'Amour

que la Beauté fait naiſtre dans l'appetit .

Céu Amour ſe peut definir un mouucment

de l'Appetit par lequel l'ame s'unit à ce qui

luy ſemble Beau. De ſorte que toute la diuer

ſité qu'il y a en cette definition & celle de

l'Amour en general, conſiſte dans la Beauté .

e C'eſt pourquoy nous auons deux choſes à

S examiner, premierement ce que c'eſt que la

Beautézen ſecond lieu,pourquoy elle donne

de l'Amour . Mais par ce que cette recher


che eſt extremement haute & difficile , &

qu'elle pourroit rompre la ſuite de ce dif

cours, nous l'auons miſe à la fin de ce Chapi

tre ,pour parler des effets que l'Amour cauſe

dans les humeurs & dans les Eſprits.

H iij .
62 LES CHARACTER ES

Quel eſt le mouvement que l'Amour cauſe

dans les Eſprits es dans les


humeurs.

III . PAR TI E.

VISQVE dans les paſſions les mou

uemens des Eſprits & du ſang, ſont


P
conformes à ceux que l'amereſſent

en elle meſme;il n'y a point de dou

te que l'Amour vniſſant l'appetit à l'idée du

bien qui luy eſt repreſentée, ne produiſe auf

fi dans les Eſprits quelque ſorte de mouue

ment qui ſeconde ſon deſſein , & qui rende

cette vnion plus forte. Mais comme les ſens

ne nous ſeruent de guere pour connoiſtre la


difference de ces mouuemens , il faut que

l'Entendement ſuppléc à leur deffaut, & que

le diſcours falfe voir quel eſt ce mouuement

d'eſprits qui eſt le plus vnitif , puiſque c'eſt

celuy qui doit accompagner cette paſſion.

A cet effet , il faut ſuppoſer deux choſes

tres -veritables ; la premiere, que le Coeur eſt


DE L'AMOVR , CHA P. II . 63

le principal organe de l'appetit ſenſitif ; La

ſeconde quele
Cerueau eſt celuy de l'imagi
nation . Or comme l'idée du bien ſe forme

dans l'imagination , & que le mouuemét des


eſprits commence au cæur ; il faut de necef
fité que l'ame ayant deſſein de les vnir au

bien qu'elle a conçeu , les tranſporte du lieu


où ils commencent à ſe mouuoir vers celuy

où ils doiuent rencontrer cet objet : Et parce

que la premiere naiſſance de l’Amour le fait

par cette vnion interieure de l'appetit dont

nous auons parlé ; il faut auſſi que le premier

mouuement que ſouffrent les eſprits les

pouſſe au cerueau , où il ſemble que cette

vnion ſe doit faire : Car l'idée ne ſort point de

la faculté qui la produit , comme nous auons

monftré . Et d'autant que les eſprits portent

auec eux la chaleur & le ſang ,de là vient que


l'imagination des Amans s'eſchauffe , & fair

apres tant de belles productions, & des extra


uagances meſme, file mouuement & la cha

leur ont trop de violance . L'on peut dire en

core que la Paſleur qui leur eſt ſi ordinaire ,

vient en partie de ce traſport d'eſprits au de

dans du cerueau , qui abandonnans ainſi le


LES CHARACTER ES
64

viſage, le laiſſent ſans chaleur & ſans eſclat.

Mais s'il ſe rencontre que l'objet aimable ſe

preſente aux ſens , alors la plus grande par

tie de ces eſprits accourent aux parties exte

rieures , & les peignent de la couleur du ſang.

qu'ils entraiſnent auec eux , & qui eſt le plus

pur qui ſoit dans les veines comme nous di

rons tantoſt. Il eſt vray qu'il y a des paſſions

qui ſe mellent auec celle- cy , & qui cauſent


fouuent dans les humeurs yn mouuement

contraire à celuy que nous venons d'expri

mer ; mais nous ne conſiderons icy que les

effets qui ſont propres à l'Amour , & non

ceux qu'elle emprunte des autres . C'eſt

pourquoy nous pouuons conclurre que le

premier effet de l'Amour ſur les eſprits, eft

de les faire ſortir du cour, & de les tranſpor

ter au cerueau & aux parties exterieures.

Mais cela ne fuffiç pas encore , il faut voir

ſi dans ce mouuement ils coulent auec liber

té ou auec contrainte , c'eſt à dire s'ils ſe di

latent ou s'ils ſe reſferrent;Car il ſemble que

ce ſoient là les deux premieres differences

du mouuement local . Or comme il n'y a

que
DE L'AMOVR , CHA P. II . 65

que deux rencontres qui puiſſent obliger l'a


me à cenir les eſprits ferrez en leur moyue

ment , ſçauoir eſt quand elle attaque le mal,

ou quand elle le fuit; parce qu'en iyne elle a

ſoin de ſe fortifier , & pour ce ſubjec de ra

maſſer & reünir les eſprits; Et qu'en l'autre la

fuite ſe fait auec empreffement , qui les pre

cipite & les confondenfemble : Il eſt certain

I qu'elle n'a aucun de ces motifs en cette paſ

fion, & que neconfiderant autre choſe que


la bonté de ſon objet , elle ne void point d'en

S nemy qu'elle veüille affaillir ou qu'elle doiue

1 craindre :C'eſt pourquoy elle agite les eſprits


auec liberté, elle les dilace , & lemble les ou
+
urir pour micux roceuoir le bien qui ſe pre
C

7 fente & pour s'ynir ainſi plus parfaitement à

luy .

Pafforts encore plus auant , & voyons fice


Mouuement eſt Inegal , & s'il ſe fait auec ve

hemence comme celuy quiſuruient dans les

paffions impecueuſes : Il eſt certain que la

Cholere eſmeur les eſprits & les humeurs,

auec plus de confufion & de deſordre que ne

fait l'Amour,à cauſe des diuers & frequens


I
66 LES CHARACTER ES

efforts que l'ameeft contrainte de faire pour


chaſſer le mal ; Et qu'il en eſt de meſme que

des Torrens dont les vagues ſe precipitent

les vnes ſur les autres , & font vn courant

tout plein de bouillons & d'eſcume; Mais

que l'Amour fait couler les eſprits & le ſang

dans les veines de la meſme ſorte que l'eau

court dans les canaux des fontaines , ou dans

les riuieres dont le lit eſt large & vny :Car l'a

me qui dilate les eſprits ,eflargit à proportion

les vaiſſeaux , & leur donnant ainſi plus de li


berté, elle rend leurs cours moins turbulent

& moins confus.Mais la principale raiſon de

l'eſgalité qui s'y trouue , vient de ce que l'A

mour n'a point pour l'ordinaire de paſſions à

ſa ſuite qui ayent des mouuemens contrai

res , comme a la cholere que la douleur ac

compagne touſiours, & qui retire les eſprits

vers le coeur au meſme temps qu'elle les

pouffe au dehors . Car bien que la joye , le de

lir , & l’eſperance qui ſont preſque touſiours

auec l'Amour,remuent diuerſement le ſang,

elles ne luy imprimée pas pourtant des mou


uemens tout à fait oppoſez comme nous

monſtrerons ; C'eſt pourquoy il n'eſt pas ſu


DE L'AMOVR , CHAP. II. 67

jet au choc ,nyà cette agitation ineſgale que


la contrarieté des mouuemens cauſe dás les

corps fluides:Mais de quelque violance qu'il

foit pouffé,toutes ſes parcies coulent efgale


S ment & ſans confuſion. Et il ne faut point

3 douter que cette joye fecrette que reſſentée


1 les Amans fans penſer mefme à l'objet aymé,

IS ne vienne de cerre forte de imouuement ,

dont l'impreſſion eſt demeurée dans les hu

1 meurs apres que l'agitation de l'ame eſt cel

li ſée : Car comme la nature ayme l'ordre &

l'eſgalité en coutes ſes actions , quand elle

de void que lemouuement du fang eſt confor


me à fon inclination , elle reſſent vne certai

ne joye ,dont l'image ou l'ombre fe preſente

à noſtre eſprit , & nous rend gais fans que

C nous en fçachions la cauſe.Et ie croy pour la

meſme raiſon que ſi les humeurs eſtoient

es touſiours agitées de ceflus & reflus que les

pafſions oppoſées ont accouſtume de cauſer,

il n'y auroit aucun moment dans l'Amour


'S
qui fuft exempt de chagrin & d'ennuy , &

que l'on n'y fenciroit iamais cét excés de joye

qui s'y rencontre ſi, ſoquent;parce que l'aine


IS
ne peur ſouffrir de mouvemens concraires

I ij
S
A CTERE
68 LES CHAR

qu'elle ne fouffre en meſme temps quelque

peine & quelque forte de douleur. Mais que

dirons-nous donc quand ces paffions turbu

lentes, telle qu'eſt la Cholerc, la Peur , & le

Deſeſpoir ,ſe mellent auec l'Amour?Doit-el

le leur quitter la place , quand elles entrent

dans l'Aine , & mourir quand elles naiſſent,

puiſque leur mouuement eſt contraire au

ſien ?Certainement ie croy que l'habitude de


l'Amour demeure couſiours ,mais que la pal

fion ceſſe quand il y en a yne autre qui de


ftruit ſon mouuement, principalement ſi el

le eſt violante : Et de fait vn homme qui

eft en cholere , ou qui eſt faifi de la peur , ne

penſe pas à l'objet aymé; pour le moins les

penſées qu'il en a ſont eftouffées par celles de


la Vengeance ou du peril qu'il veut éuiter . It

cft vray que comme ces pafſions


entrent
promptement dans lame,elles en forrentor

dinairement bien viſte ; & au mefine temps

la premiere y retourne , l'impreſfion de l'ob

jet aymé fourniſſant de nouuelles idées qui

refueillent l'appetit , & y cauſent vne nou

uelle eſmotion. Ce qui n'eſt pas difficile à

croire, ſi l'on confidere que l'appetit & les ef.


DE L'AMOVR , CHAP. I I. 69

prits s'agitent plus facilement que l'Air ; &

que leur mouvement eſt en quelque façon


ſemblable à celuy des efclairs ,qui percent les

nuées en yn inftant , qui ſe ſuiuent coup ſur

coup , & qui ne laiſſent apres eux aucune tra

ce duchemin qu'ils ont faic- Que ſi ces paf

fions font foibles elles peuuent veritable

ment compacir auec l'Amour , mais ellesen

diminüent l'ardeur ; par ce que l'eſprit qui

ſe partage à diuersobjers, ne peut ſe donner

tout entier à celuy qui eſt aimable , & parce


que l'agitacion que celle - cy cauſe dans les

humeurs,eſt empeſchée par leflor des autres

qui s'oppoſent à ſon cours.

Voyons maintenant qu'elle eſt la Vehe

mence qui accompagnece mouuement d'ef

prits, & fi elle eſt aufli grandeen cette paffion

qu'elle eſt dans la cholere , dans la peur , &

dans quelques autres : Car il eſt certain qu'il

y en a quelques -vnes qui de leur nature ne

font pas fi violantes,celle qu'eſt l'Eſperáce &

la Compaſſion , où l'on ne remarque iamais

ces extremes tranſports que l'on voit en cel

les - là. Or il ne faut pas croire que l'Amour


I ij
70 LES CHARACTER ES

ſoit comme ces deux dernieres , & qu'il ait

toujours la moderation qu'elles ont;Les fail

lies qu'elle fait & les tépeftes qu'elle excite ,

font quelques fois ſi grãdes qu'elles renuer

ſent l'eſpritzEt l'alteration que ſouffre tout le


corps en ces rencontres , monſtre euidem

ment que les humeurs font eſineuës auec

grande impetuoſité. A la verité les commen

cemens en ſont doux , & l'on peut dire qu'ils

font ſemblables à ces vents paiſibles qu'vne

foible chaleur efleue , & qui ſe changent


1
apres en tourbillons quand elle eſt denenuë

plus forte : Car comme dans la naiſſance de

cette paſſion l'idée de l'objet aymé ne fait pas

grande impreſſion ſur l'eſprit , ny eſtant, s'il

faut ainſi parler , que legerement & fuperfi

ciellement emprainte ,elle ne fait auſſi qu'v .

ne legere eſmotion dans l’Appetit : Mais

buand elle s'eſt inſinüée au fonds de l'ame, &

qu'elle s'eſt rendue maiſtreſſe de l'imagina


tion , alors elle ſouleue puiſſamment toutes

jes facultez motiues , & cauſe ces grands ora

ges qui font ſouuent perdre la raiſon & la

fanté.

le ne veux pas pourtant dire que quand


DE L'AMOVR, CH A P. I I. 71

l'ame eſt venuë à cet excez , l'Appetit & les

eſprits ſoient continuellement agitez auec

cette violance : le ſçay que la tempeſte n'en

eſt pas touſiours elgale, qu'elle ſe relaſche

bien ſouuent , & que meſme elle ſe diſſipe;


ſoit
que les diuersdeſſeins que cette
paſſion

inſpire, deſtournent l'ame de ſa premiere &

principale penſée ; ſoit que toutes les cho

ſes de la nature ne puiſſent pas long- temps

demeurer en vn eſtat violant , & que l'eſprit

ſe laſſe d'eſtre touſiours tendu vers yn meſme

objet ; d'où vient que les plus fortes paſſions

deuiennent à la fin languiſſantes & s'appai

fent d'elles meſmes . à la verité ces grands


Et

Tranſports dont nous parlons ,ne ſe font que

lors que l'objet aymé ſe preſente à l'imagina

tion auec quelque puiſſant attrait, comme il


arriue dás les premieres penſées qu'elle en a ,

ou quand il paroiſt inopinément aux fens,ou

quand l'eſprit s'y figure de nouuelles perfe

ctions , & forme de nouueaux deſſeins pour

les poſſeder : Car alors lame qui eſt ſurpriſe

par cette aymable nouueauté , s'eſbranle tout

à coup , & pouſſe les eſprits comme vn grand

flot qui la doit porter vers le bien qui ſe pre


ſente .
72 LES CHARACTERES

Mais quoy ! ſi l'Amour eſmeut ainſi les Ef

prics ,ilfaudra qu'elle produiſe les meſmes ef

fets que la loye, & que fa violence eſteigne la


chaleur des entrailles & cauſe des deffaillan

ces & des ſyncopes commefait celle - cy . Il

ſemble meſme que de neceflicé ces accidens

s’y doiuent rencontrer, puiſque ces deux pal

ſions ont yn meſme objet, qu'elles ne ſe ſepa

rentgueres l'vne de l'autre, & qu'elles ont de


1
meſmes accroiſſements ; car quand l'Amour

eſt extreme , la joye le doit eſtre auſſi. Er

neantmoins on n'a point remarqué aucun de

ces ſymptomes dans l'Amour dont nous par


1
lons ; Pour le moins s'il eſt arriué quelque

choſe de pareil aux Amans, ileſt certain que

l'excez de ces deux paſſions n'en a pas eſté la

cauſe; mais que ç'a eſté la douleur , le deſel 1

poir , ou quelque autre femblable . Com .

ment fe peut - il donc faire que l'Amour de la

Beauté ne produiſe pas les meſmes effetsque

la joye ; ou que la loye ne cauſe les meſmes

accidens en cette paſſion qu'elle cauſe fou


uent toute ſeule ?

Pour découurir ce fecret ,il faut premiere

ment ſuppoſer, que ces deſordres n'arriuent

pas
DE L'AMOVR , CHAP . I I. 73

pas ſouuét, qu'on ne les a remarquez qu'aux


vieillards & aux femmes , & que la loye qui

les a excitez a eſté cauſée ou par le gain de

quelque victoire ineſperée , ou par la ren

contre de quelque objet fort ridicule, ou par

la deſcouuerte de quelque grand ſecret dans

les ſciences, qui ſont choſes dont la iouiſſan

ce appartient ſeulement à l'eſprit . En effet

comme les choſes fpirituelles ont cela par


deſſus les corporelles , qu'elles ſont plus no

bles & qu'elles entrent dans l'ametoutes en

tieres & ſans ſe partager , la poſſeſſion en doit

eſtre plus parfaite & la ioye plus rauiſſante :

C'eſt pourquoy ileſt vray - femblable que les


fyncopes, qui doiuenc eſtre les effets d'vne

paſſion violante , fuiuent les ioyes ſpirituelles

comme les plus grandes & les plus fortes, &

qu'ils ſuruiennent pluſtoft aux natures foi

bles
, qu'à celles qui ſont robuſtes & capables
de leur reſiſter . L'ame ſe trouuant donc ſur

priſe à l'abord de ces objets , & s'agitant


auec precipitation pour s'ynirà eux , les Ef

prits qui ſuiuent ſes mouuemens , ſortent du


caur & s'eflancent auec tant de violance

aux parties ſuperieures , qu'ils perdent l'v


K
74 LES CHARACTERE S

nion qu'ils auoient auec leur principe , en la

meſme force que l'eau fe diuiſe eftant poul

ſée auec trop d'impetuoſité. Or parce que le

coeur doit continuellement inſpirer fa vertų

aux parties , & qu'il n'y a que les Efprits quila

leur puiſſent porter ; quand ils viennent à ſe

deſvnir dauec luy , il faut que cette influen

ce s’arreſte, & que les actions fenfitiues & vi.

tales qui en dependent ; ceſſent iuſques à ce

qu'ils s'y ſoient reünis :Et parce que l'amc eſt


alors toute rauie dans la iouiffance d'vn bien

qu'elle eſtime excellent , elle n'a pas le ſoin

de remedier à cette interruption qui s'eſt fai

te dans les Eſprits ,ny de ramener ceux qui ſe


font eſcartez , ou d'en enuoyer d'autres pour

remplir les vuides qui s'y ſont faits : C'eſt

pourquoy ces deffaillances durent long

temps , & cauſent quelquesfois la mort ; la

chaleur s'eſteignant toutà fait,& la nature

n'ayant pas la force de reparer ſes pertes , ny

de ſe remettre en ſon premier eſtat.

Mais ce deſordre ne peut arriuer dans l'A

mour dont nous parlons; d'autāt que l'on ne

poſſede iamais entierement la Beauté corpo

relle , & qu'il y a touſiours quelque choſe qui


}
DE L'AMOVR , CHA P. I I. 75

entretient le deſir, l'eſperance & la crainte ;

C'eſt pourquoy l'ame le partageant à diuers

deſſeins , & ne ſe laiſſant pas tranſporter fi

puiſſamment comme elle fait dans la iouiſ

ſance des biens ſpirituels;les Eſprits ne ſe ier

tent pas auec tant de precipitation ny d'im

petuofité ,& ne ſont pas ſubjets à cette diui


lion qu'ils ſouffrent quelquefois dans la loye

& qui eſt la cauſe des ſyncopes dont nous ve

nons de parler. Nous toucherons encore à


cette macierech d'aucres lieux : Voyons quel:

le eſt la Chaleur que cette Paſſion excite , &

quelles humeurs elle eſineur particulierc.


ment.

Il eſt certain que l'Amour, la loye & le

Deſir,reſpandent par cour le corps vnc Cha

leur humide & agreable, d'autant que les EC

prits remüent en ces paſſions les humeurs

les plus temperées , dont les vapeurs font


douces & humides :Mais ces humeurs y ſont

pluftoft eſmcuës que les autres , parce que les

Eſprits quiontynegrande conuenance auec

les plus pures & les plus ſubtiles parties du

ſang ,comme eſtántcelles dont ils cirencleur

origine,doiuent ſe meſler & s’ynir plus facia


Kij ;
LES CHARACTERE
76 S

lement auec elles qu’auec les autres quiſont

plus groſfieres & qui ſont eſloignées de leur

nature : Et partant il ne faut pas douter que

quand ils s'agitent, ils n'entraiſnent premie


rement ces parties du ſang ,auſquelles ils ſont
1
plus fortement attachez ,& qui eſtãt les plus

ſubtiles ſont auſſi les plus faciles à ſe mou

uoir . Ioint que l'ame à qui les humeurs fer

uent d'inſtrumes pour arriuer à la fin qu'elle

ſe propoſe , employe les vnes ou les autres,


ſuiuant qu'elles ont des qualitez propres à

executer ce qu'elle veut :d'où vient quedans

les animaux venimeux elle agite le venin

pendant la Cholere , & dans tous les autres


elle excite la bile & la melancholie , parce

que ce ſont des humeurs malignesqui peu


uent deſtruire le mal qu'elle attaque. De

ſorte que n'ayant point d'ennemis à com

batre dans les paſſions dont nous parlons ,

elle ne doit point eſmouuoir d'autres hu

meurs que celles qui font conformes au

Bien qu'elle veut accueillir : C'eſt pour

quoy il n'y a que le Sangle plus doux & le

plus pur qui s'agite ordinairement dans l'A

mour , & qui cauſe cette Chaleur douce


DE L'AMOUR , CHA P. II .
77

& vaporeuſe qui ſe reſpand par tout le

corps.

Quelles font les cauſes des characteres de


l'Amour.

IIII . PARTIE .

Ais il eſt temps d'arriuer au but

que nous nous ſommes propoſez :

M Il faut que nous tirions des prin


cipes que nous venons d'eſtablir,

les Cauſes des Characteres de cette Paſſion .

Examinons donc premierement les Actions


Morales .

Comme il n'y a point de Paſſion qui pro

duiſe tant de differentes actions ny qui faſſe

tant d'extrauagances que celle - cy , ce feroit

vne choſe bien ennuyeuſe de faire la recher

che de toutes , & qui meſme ſeroit inutile ,

puiſque la pluſpart procede des autres Paſ

ſions qui l'accompagnent, dont il nous faut

parler en particulier . C'eſt pourquoy nous

ne toucherons icy que les principales qui

K iij
78 LES CHARACTER ÉS

ſont à mon aduis , La Penſée continäelle d'un

Amant a l'objet aymé; La haute eſtime qu'il en

fait; Les moyens qu'ilemploye pour le poſſeder ;


Et l'extrauagance des paroles dont il ſefert pour

parlerdefa paſsion.Cariln'y a gueres d'a &tions


dans l'Amour , qui ne ſe puiſſent rapporter

à quelqu'vne de ces quatre .,

Pour ce qui regarde la premiere ' , quoy

que ce ſoit vne choſe commune à toutes les

paflions d'occuper fortement l'eſprit, & de

le tenir cendu vers l'objet qui les entretient;;

il n'y en a pourtant point qui le faſſe plus

puiſſamment & plus longuement que l'A

mour : Car , ou elles ſont impetueuſes &

curbulentes, ou bien elles ſont lentes & do-

ciles ; les premieres ſe diſſipent incontinent,

Et l'on peut appaiſer ou détourner les autres

par la force du diſcours , voire meſme par

d'autres paſſions. Ainſi les faſcheuſes s'adou-

ciſſent par les plaiſirs, les agreables ſe dimi

nüent par les afflictions, & toutes ſe peuuent

chāger en d'autres plus fortes s'il ſe preſente

des objets plus puiſſans queceux qui les ont


excitées;car yne grandedouleur en faitou-

blier: vne legere , & vne loye exceſſiue ofte


DE L'AMOVR , CHA P. II . 79

le ſentiment d'vne mediocre . Mais il n'en va

pas ainſidans l'amour , elle a cela de propre

qu'elle eſt vehemente & de longue durée ,

qu'elle n'eſcoute point la raiſon , & querare


ment elle
peut cftre changée ou diminuée

par l'effort de quelque paſſion que ce ſoit .

D'autant que l'imagination eſt tellement


bleſfée,qu'elle n'eftime pas qu'il y ayt de plus

grand bien à poffeder , & qui luy puiſſe don

ner plus de contentement que l'objet aymé :

C'eſt pourquoy il n'y en a point d'autre,quel

que excellent qu'il foit , qui puiffe détour


ner ſon inclination ,& c l'accirer à luy ; parce

que l'amenc quitte jamais vn plus grád bien

pour en rechercher yn moindre. Il en eſt de

mefme du deſplaiſir ; car ſi l'on eſt aymé , il

n'y a point de peine ny de douleur qui ne ſe

diſſipe par le contentement que l'on en re

çoit ; Et ſi on ne l'eſt pas , comme l'ame ne

connoift point de plus grandmal que celuy

là , tous les autresſont trop foibles pour luy

en ofter la penſée: C'eſt pourquoy elle conſi


dere continuellement le bien dont elle eſt

priuće , elle le deſire ſans ceſſe , & cherche en

fa poffeffion l'ynique remede qui peur guerir


80 LES CHARACTER ES

tous ſes deſplaiſirs. Mais la premiere origine

de tous ces effets eſt la puiſſante impreſſion

que la Beauté fait en l'ame, de ſorte qu'en

faiſant voir pourquoy les objets des autres

paffions ne la peuuent faire ſi forte ny ſi pro

fonde,on fera voir auſſi pourquoy elle eſt de

plus longue durée , & pourquoy elle tient

l'eſprit plus tendu quepas vne des autres .


C'eſtyne verité bien aſſeurée qu'il y a en

nous vne ſecrete cónoiſſance des choſes qui


ſeruent à noſtre conſeruation ; Et il eſt vray

ſemblable que cette connoiſſance ſe fait par

le moyen de quelques idées que la Nature a

imprimées au fondsde lame, & qui eſtant

comme cachées , & enſeuelies dans ſes abyf


mes,s'excitent & le releuent à l'abord de cel

les que les ſens y apportent, & caufent apres

dans l'appetit l'amour ou la haine , le deſirou

l'auerſion . Or comme il n'y a que deux cho

ſes qui ſeruent à noſtre conſeruation , la re


cherche du bien & la fuite du mal,il eſt bien

certain que la nature penſe pluſtoſt à cher

cher le bien qu'à s'elloigner du mal : Et

comme il y a encore des biens qui ſont plus


excellents & plus vtiles que les autres , qu'el

le
DE L'AMOVR , CHAP. II. 81

le a plus de ſoin de ceux-là que de ceux qui

ne le ſont pas tant , qu'elle en forme yn Idée

plus exacte , & que l'impreſſion qu'elle en

fait eſt plus forte & plus profonde. Cela

eſtant il ne faut pas douter que la Conſerua

tion de l'eſpece eſtant yn bien plus general

& plus excellent que tous les autres qui ne


regardent que le particulier, n'ait obligé la
nature d'en donner à l'ame yne connoiſſance

plus efficace & vn deſir plus ardant que de

quelque autre que ce ſoit; Et quelle ne luy ait

par conſequét imprimé puiſtamment l'idée

de la Beauté , puiſque c'eſt la marque qui luy

fait connoiſtre ce bien là & l'attrair qui l'ex

cite à fa poffeffion.De forte que la Beauté ex

terieure entrant dans l'imagination , & ren

contrát cette Idée generale que la nature ya

grauée, s’vnit auec elle , excite & reueille ce

fecret & puiſſant deſir qui l'accompagne, &

l'applique à l'objet qu'elle lay repreſente. Et

c'eſt là d'où vient cette forte attention qui

attache continuellement l'eſprit d'vn Amāt

à la perſonne aymée ; & qui luy cauſe apres


l'Amour du ſilence & de la folitude , le defi

gouſt de tous les diuertiſſemens qui luy


L
82 LES CHARACTERES

cſtoient les plus agreables , & toutes les vi

ſions qu’yne vie lolitaire inſpire à vne ame

agitée de crainte & d'eſperance , en vn mot

bleſſée de la plus cruelle de routes les pal


fions,

Nous auons maintenant à chercher la

ſource de cetre Haute Eſtime que l'on fait de

l'objet aymé ; car c'eſt d'elle que deſcoulent


:
les reſpects , les ſoumiſſions , les ſeruices , &

la pluſpart de ces façons de parler dont les

Amans ſe ſeruent.Et certainement c'eſt vne

choſe eſtrange & qui ſeroit incroyable , ſi on


ne la remarquoit tous les iours , de voir les

Roys foubmettre leur couróne & leur puiſ


ſance à la Beauté d'vne Eſclaue,les plus ſages

adorer vne perſonne viticuſe, & les plus cou

rageux s'aſſujettir à des ames foibles , baſſes

& dignes de meſpris. D'où peut venir ce

puiſſanc charme qui fait meſconnoiſtre ce

que l'on eſt & ce que l'on ayme , & qui nous

donne vnefi mauuaiſe opinion de nous meſ-.

mes , & vne ſi auantageuſe de ce que nous ay .

mons ? Il ne faut pas douter que l'Imaginatió

ne ſoit la principale cauſe de cette erreur ;

N
DE L'AMOV R , CHA P. I I. 83

comme elle a le pouuoir d'agrandir les Ima

ges qu'elle reçoit , & de les charger meſmo


de nouueaux phantoſmes qui déguiſent les
chofes & les font paroiſtre tout autres qu'el

les ne ſont , elle fait ſur l'Image de la Beauté

qui fuy eft repreſentée ce qu'elle a accouſtu


mé de faire dans lesſonges ,ou ſur vne legere

idée qu'elle a de l'humeur quis'agite,elle for

me cene forces de chimeres qui ont quelque

conformité aucc cette humeur. Car l'Imagi

nation receuant l'Image de l'objet aymé, la

forme ſur le modelle de cette Idée generale

de la Beauté que la nature luy a imprimée,la

pare des meſmes graces qu'elle a , la confond

auec elle , & ſe repreſente ainſi la perſonne

aymée beaucoup plus parfaite qu'elle n'eſt

en effet.Et l'on peut dire encore qu'il en arri-

ue icy come dansces maladies de l'eſprit , où

Perreur particuliere qui le tienten defordre ,

altere & corrompr coutes les penſées qui ont

quelque rapport auec elle , celles quien font

celloignées demeurant aſſez raiſonnables ::

d'autant qu'vn Amant peut bien conſerver

ifoniugement libre dans ce qui'ne concerne

poiar la perſonne qu'il ayme ; mais fi - toft

Lij

7
84 LES CHARACTERES

qu'elle y eſt intereſée ,il faut qu'il ſoit eſcla

ue de la paſion , & qu'il iuge des choſes ſui

uant cette agreable erreur qu'elle luy a inſpi

rée. En effet c'eſtvne merueille qu'vn viſage

difforme, & que l'on viendra de iugertel,pa

roiſſe incontinent apres plein d'attraits,


comme fi l'imaginacion l'auoit fardé , ou

qu'elle en eſt effacé tous les deffaux ; mais le

fard ou la perfection qu'elle luy donne ,vient

de cette Idée dont elle eſt toute remplie , &

que la nature luy a donnée pour l'obliger à

rechercher le plus grand bien qui luy puiſſe


arriuer .

Quoy qu'il en ſoit, l'ame eftant abuſée

dans le iugement qu'elle fait de la Beauté, &


la prenant pour yn bien tres -excellent, dont

la poffeffion la doit rendre plus parfaite, fc

ſoubmet entierement à elle , & ne la conſide

re plus que comme vne Reync qui luy doit


commander . Car le Bien a cela de
propre

qu'il ſe communique auec empire, & qu'il


ſe rend maiſtre des choſes qui le reçoiuent :

D'autant que c'eſt yne perfection qui cient

lieu d'acte & de forme , commela choſe qui

lereçoic tient lieu depuiſsãce & demațiere:


DE L'AMOVR , CHA P. I I. 85

Or c'eſt vne maxime affeurée que la forme ſe

rend maiſtreſſe de la matiere , autrement elle

ne la perfectionneroit pas ; Et par conſequent

il faut que la Beauté ait cette qualité domi

nante, & que l'ame qui en eſt touchée s'aſſu

jettiſſe à ſon empire. Et de là viennent en


ſuite toutes ces ſoubmiſſions & ces reſpects,

cous ces termes de feruitude & de captiuité

qui ſont ſi ordinaires aux Amans ' ; dont il eſt


aiſé.de tirer les raiſons du principe que nous

venons d'eſtablir. Voyons maintenant les

moyens que l'Amour a inuéntez pour poſſe


der le bien où elle cend .

Bien que
l'Amour puiſſe ſubſiſter dans la

ſeule vnion qui ſe fait del'appetit auec l'Idée

de l'objet aymé , on peut dire pourtant que

cette vnion & cette amour ne ſont pas par

faites ,que l'ame ne s’arreſte pas là , & qu'elle


caſche touſiours de s'vnir réellement aucc la

choſe aymće . Or elle ne peut s'ynir réelle

ment que par la communication des penſées

& par la preſence actuelle que les ſens de

mandent ; L'ame fortant en quelque façon

hors d'ellé meſme par la parole , & les ſens


L iij
86 LES CHARA
CTER
ES
feruans de canaux par leſquels les objets cou .

lent dans l'imagination : De ſorte qu'elle


croit que par le moyen du diſcours elle s'v

nit fortement à la perſonne aymée , & que

celle -cy s’vnit auec elle par le moyé des fens.

Et de là vient que les Amans ſouhaitent con


tinuellement de voir ce qu'ils ayment , de

lentedre & de l'entretenir : Le Baiſer meline

où ils mettent vne de leurs plus grandes feli

citez , n'a point d'autre but que d'vnir leur

ame auec celle de l'objet aymé; C'eſt pour

quoy il n'y a que les parties par leſquelles il


femble qu'elle fe communique d'auantage,

qui le donnent & qui le reçoiuent: Comme

La Bouche parce que c'eſt la porte des pen

ſées ; Les Yeux parce que ce ſont les canaux


par où les paſſions s'eſcoulent au dehors , &

les Mains parce que ce ſont les principaux


organes de les Adions.

Mais entre cous les moyens que la nature-a

enſeignez pour arriuer à cette vnió parfaite ,

il n'y en a point de plus conſiderable que l'A

mour Reciproque; parce que l'ynion ſuppo

ſånt deux choſes , l'Amant & l'objet , il faut

pour eſtre accomplie que l'on & l'autre s'v


DE L'AMOVR , CHA P. II . 87

niſſent réellement enſemble : Or ſi l'objet ay.

mé eſt capable d'aymer , il ne peut s'ynir au

trement que par l'Amour, d'autāt que l'ame

ne s’vnit auec les choſesqui ſont hors d'elle

que par cette paſſion. C'eſt pourquoy le pre


mier ſoin d'vn Amant eſt de ſe faire aymer ,

& pour ce ſubjet de ſe rendre agreable : D'où

vient en ſuite qu'il s'accommode aux incli

nations de la perſonne aymée , qu'ilchange

d'humeur & de vie , qu'il deuient liberal ,

courtois, propre ,en vn mot qui fait tout ce

qu'il penſe le pouuoir faire aymet .

Il ne nous reſte plus qu'à chercher la cauſe

de cette façon de Parler Extrauagáte qui eſt

ſi particuliere aux Amans . L'on peut dire en


general que l'ameſe portant hors d'elle -mef

me en cette paſſion, porte auſſi les choſes au

delà de ce qu'elles ſont, & en forme despen

ſées quipaſsét l'expreſſion naturelle qu'elles

deuroient auoir : D'où vient que le bien & le

mal qu'elle cóçoit ont toûjours quelqueex

cez ; Et ſi la nature de la choſe ne le peur ſouf.

frir, elle la charge de quelque idée eſtrágere


pour en accroiſtre la ſignificatio, & fait ainſi
88 LES CHARACTERES

ces Metaphores audacieuſes qui donnent à

l'objec ayméle nom des plus belles & des plus

nobles choſes dumonde;qui font d'yne dou

ce chaleur , vn feu brulant ; d'vne legere in

quietude , vn tourment & vn ſupplice ; d'vne

petite ſoubmiſſion que la Beauté demande,

vnc captiuité ,des priſons & des fers , & ainisé

des autres . A quoy contribuë beaucoup l'er

reur de l'imagination , quieſtant toute rem

plie de cet inſtinct violant qu'elle a' pour la

Beauté , penſe qu'il n'y a point de plus grand

bien ny de plus grand mal que ceux qu'elle


attend dans l’Amour : C'eſt pourquoy elle ſe

les repreſente touſiours extremes , & fe fert

en ſuite de termes plus extrauagās qu'elle ne

fait en aucune autre paſſion. Ioint que les

Amans qui n'employent d'ordinaire en leur

entretien que fort peu de penſées , & qui ne


fe laffent iainais de les redire , ſont obligez

d'en diuerſifier les termes , afin qu'elles en

foient moins ennuyeuſes : Ce qu'ils ne peu

uent faire que par beaucoup de Metaphores

qui ſont à la fin


extrauagantes , n'en trouuant

pas aſſez de raiſonables pour ſuffircà la varic

céqu'ils recherchent.
Outre
DE L'AMOVR , CHA P. II . 89

Outreces raiſons generales,ily en a enco

re de particulieres pour quelques Mots qui

ſont preſque toûjours en la bouchede ceux

quiayment; Comme quand ils nomment la

perſonne aymée , leur Cæur , leur Ame Es leur

Vie , qu'ils l'appellent Ingrate , Homicide

& Cruelle , & qu'ils diſent li fouuent qu'ils

Meurent d'amour. Car bien que toutes ces

façons de parler ſemblent extrauagantes,

elles viennent neantmoins d'vn principe qui

les rend en quelque ſorte veritables.D'aučát

que l'Amour tenant touſiours l'ame tenduë

vers l'objet aymé , & la tranſportant hors

d'elle-meſme pour s'ynir à luy , la ſepare auſſi

moralement du ſubjet qu'elle anime , & luy


ofte en effet le fouuenir & le ſoin de tout ce

qui la regarde : De ſorte que l'on peut dire

en cet efgard qu'elle ne vit plus en luy , ny

pour luy , eſtant toute dans la perſonne ay

mée ; Qu'vn Amant à raiſon de l'appeller ſon


Cæur eo fon Ame, puiſque ſes deſirs & les

penſées qui font la plus noble partie de la vie ,

ſont en elle ſeule ; Et qu'il eſt veritable qu'il

meurt ,voire meſme qu'il eſt mort, puisqu'il ne

vit plus en luy. Or comme il n'y a que l'A


qu l'A
M e
LES CHARACTER ES
90

mour reciproque qui le puiſſe faire reuiure ,

d'autant qu'alors la perſonneaymée ſe trans

forme en luy , & luy communique auſſi ſon

Ame & ſa Vie , S'il eſt malheureux iuſques à

ce point qu'ilnepuiſſe eſtre aymé , il ſemble

qu'il a ſujet de l'appeller Ingrate, Cruelle for


Homicide: Puiſque le donnant tout à elle feu.

le , elle eſt obligée de reconnoiſtre cette hau

ce liberalité ; Qu'en ſeparant ſon ame de luy ,

meſme, elle le cuë , et qu'il y a de la cruauté

de le laiſſer mourir , luy pouuant donner la

vie . Il eſt vray que pour en parler ſainement,

l'on peut dire qu'il n'y a qu'vne ombre fort

leger de verité en toutes ces paroles;Que l'a


me fait icy comme dans les ſonges ; Et que la

Philoſophie Platonique qui a approuué ces

viſions, a eſté d'intelligence auec cette paſa

ſion , ou qu'elle a voulu conſoler les Amans

dans les maux qu'ils endurent , Laiſſons la

dans vn fi beau deſſein , & cherchons les

Cauſes des Characteres Corporels que nous

auons deſcripts.

Au reſte nous ne voulons pas icy exami

ner d'où vient cette grande diuerſité qui pa


DE L'AMO VR , CHA P. I I. 91

roiſt en cette Paſſion , & qui fait qu'aux yns

elle eſt enjouée ou chagrine,aux autres paiſi

ble ou turbulente , qu'en vn mot il ne s'eſt

peur - e tre jamais trouué deux perſonnes où


elle ait elté tout à fait ſemblable . Car il eſt

cercain que cela vient des diuerſes inclina

cions que le Temperament ou la Couſtume

a fait couler dans l'ame , qui entraiſnent les


Pallions dans le penchant qu'ellesprennent ,

& leur fone ſuiure le meſme cours qu'elles

ont accouſtumé d'auoir. Le meſlange des

autres Pallions y contribuë auſſi, ne ſe pou

uant faire que l'Amour ſoit gaye quand elle

ſe trouue auec la triſteſſe ou la cholere , ny

qu'elle ſoic feuere quand l'eſperance ou la

joye luy tiennent compagnie. Mais toutes

ces diuerſitez ſont faciles à comprendre:Pal

fons à noſtre principal deſſein .

Pour ſuiure la merode que nous auons:

eſtablie , il faut mettre icy deux ſortes de ces

Characteres : Les yais qui ſe font pour quel

que finzles autres qui arriuentpar vne pure


neceſſité. Les premiers ſe font par le com

mandement de l'amc qui les iuge neceffaircs


Mij
LES CHARACTER ES
92

pour executer ſa paſſion , quoy qu'ils luy


foient ſouuent inutiles comme nous auons

dit . Les autres ſont purement naturels & ſe

font ſans deſſein , n'eſtant rien que des effets


qui par vne ſuite neceſſaire viennent du

trouble & de l'agitation qui ſe fait au de


dans .

Ceux du premier ordre ſont les Mouue


nens des yeux & du front , le Tremouſſe

ment de la langue , l'Adouciſſement & les

diuerſes Inflexions de la voix , le Riz & le

Maintien du corps : Tous les autres font pu


rement naturels.

Pour ce qui eſt du Mouuement des Teux ,

il y en a de tant de fortes qu'il eſt preſque im

poſſible de les pouuoir marquer: Car comme


toutes les paſſions peuuent naiſtre de l'A

mour & compatir auec elle , & chacune fai

ſant mouuoir les yeux diuerſement ; il arriue

auſſi que tous leurs mouuemens ſe rencon

trent icy : De ſorte que le Plaiſir les fait petil


ler, le Deſir les auance en dehors , la Triſteſſe

les abbat , la Crainte les rend inquiets , le Ref

pect les abbaiſc, le Deſpit les allume & ainſi


DE L'AMOVR , CHAP . I I. 93

du reſte, dont nous déduirons les cauſes dans

le diſcours de chaque Paſſion .

Tout ce que nous pouuons faire en celle


cy ,; eſt de chercher quels ſont les Teux es les

Regards Amoureux, & ce qui oblige l'ame à

les faire : d'autant qu'il y a grande difficulté


en l'vn & en l'autre .

Pour le premier il y en a qui croyent que

les Yeux Amoureux , ſont ceux dont les re

gards ſont vifs & prompts , & quiſe iettent

en yn moment d'un coſté & d'autre;d'autant

qu'Ariſtote parlant des yeux Laſcifs;qu'il ap

pelle Mapgou's , quelques traducteurs les ont

nommés , Infanos , qui ſont proprement les

yeux Elgarez & qui ſont en perpecuelmou


uement.Mais outre que ce n'eſt paslà le ſens

ď Ariſtote , & qu'il a voulu deſigner ceux

qu'ils nomment ,deuorantes,dontnous allons

parler , il eſt certain que les yeux eſgarez ne

conuiennent point à l'Amour , & qu'ils ſont

plus propres à la Cholere , à l'Inquietude & à

la Legerecé d'eſprit ,qu'à cette paſſion. D'au

tres penſent que ce ſont ceux dont la prunel

le s’eſleue en haut & ſe cache à demy ſous la

paupiere , qui ſont les yeux Mourans ; parce

M iij
94 LES CHARACTER ES

que ceux qui meurent les ont ordinairement

ainſi comme Ariſtote a remarqué dans les

Problemes , où il adjouſte que cela arriuc aul

ſi en quelques actions d'Amour ; Mais pour

lors l'ame n'a point deſſein de caufer ce mou

uement , & c'eſt vn effet purement naturel

qui ſuit l'excez du plaiſir , comme nous di


rons en fon licu.Hors delà,cette forte de re

gards eſt vne marque de douleur & de lan

gueur . On pourroit dire encore que ce ſont

ces regards Preſſans , par leſquels les yeux ,


femblent ſe letter fur leurs objecs , & les vou

loir deuorer comme l'on dir; que les Latins


nomment fi heurcufemér Inftantes, procaces ,

deuorantes ; mais nous auons deſia dit qu'ils

naiſfoient du defir & non pas de l'Amour.


donc
Pour moy ie penſe que les yeux

eft queſtion ſont ceux que les Latins appel

lent Patos , & qu'ils ont pour ce fubjet don


nezà Venus : Car ils font rians & fonc fortir

leurs regards comnic à la delrobée , les pau

pieres s'abaiſſant doucement & ſe fermantà

demy.En effet il n'y en a point qui ayenc tanc

de correſpondance auec la nature de l'A

mour que ceux -cy ;d'autant que par vn ſeul


DE L'AMOVR , CHA P. II . 95

regard il font connoiſtre tous les principaux

mouuemens qui ſe trouuét en cette paflion :

Car nous auons monftré que l'Amour confi

{ toit principalement dans l’ynion interieure

de l'appetit auec l'objet aymé; que le plaiſir

l'accompagnoit touſiours ; que la Beautéin

{ piroit la ſoubmiſſion & le reſpect; qu'aymer

n'eſtoit rien que mourir ; Et que li vn Amant


ne poſſede la perſonne aymée,le deſir l'en ſol

licite ſans ceſſe. Or le regard dont nous par .

lons fait paroiſtre tous ces mouuemens ; car

le Riz eft vn effet de la loye ; le Reſpect & la

ſoubmiſſion abaiſſe les paupieres ; la prunel

le qui ſe tourne doucement vers l'objet ay


mé , marque la langucur amoureuſe que l'a

me reſſent; & les regards qu'elle iette ſur luy

font connoiſtre les defirs qui la preſſent. En.

fin quoy que les yeux ſe ferméra demy parce

que lc Riz fait reſſerrer les muſcles des pau


pieres ,on pourroit neantmoins dire qu'ils ſe

ferment ainſi , comme ſi l'ame vouloit rete

nir l'Image qu'ils viennent de receuoir & la

conſiderer plus attentiuement, & que meſ

me elle les fermeroit tout à fait , s'il ne s'en

preſentoir à tous momens yne nouvelle ,


ES
AC TER
LES CHAR
96

qu'elle ne veut pas perdre & qui l'oblige à


partager ainſi ſes ſoins, comme elle fait fou

uent dans la Peur & dans la Cholere , où il

ſemble qu'elle veut en meſme temps voir &

ne voir pas le mal qu'elle fuit ou qu'elle deſ

daigne . 1

Le Front eſt toûjours riant & ſerein dans

l'Amour , & il ſemble qu'il s'ouure & qu'il

s'eſtende , qui eft vne marque de flatterie ;

c'eſt pourquoy le chien qui eſt yn animal fla

teur, la couſiours ainſi quand ilcareſſe quel

qu’yn , comme dit Ariſtote : Or le mot de


e la
flatterie ne ſignifie icy autre choſe qu

complaiſance & les careſſes, & non pas ce vi.


ce qui eſt la peſte de la Cour & de l'amitié . Il

ne faut pas donc s'eſtonner, ſi l'Amour eſtant

flatteule & complaiſante diſpoſe le Front de

la ſorte ; mais la premiere cauſe de cet effet

eft la loye qui accompagne toutes ces pal

fions , & qui a cela de propre de rendre le

viſage ouuert , tranquille & riant comme


nous dirons en fonlieu .

Pallons à yn autre effet dont la cauſe eſt

exrte
A

DE L’AMOVR , CHA P. I I. 97

extremement cachée ; c'eſt le Mouuement de

la Langue quitremouſſe ſouuent entre les le

vres & qui ſemble les chatoüiller . Or cela

arriue dans vn grand excez d'Amour , ſoit

que l'ardeur que cette paſſion allume,deſſe

che les levres & oblige l'ame de les hume

& ter; ſoit que les Eſprits qui petillent partout

cauſent en cette partie la meſme agitation

qui paroiſt en toutes les autres qui font fort

mobiles ; ſoit enfin que cela vienne de la ve

hemence du Deſir , car le meſme effet arriue

ſouuent à ceux qui regardent manger quel

que choſe qu'ils deſirent ardemment. Er il

ſemble meſmequ'il conuienne mieux à l'ap

perit des viandes qu'à quelqu'autre deſir que

ce ſoit, auſſibien que l'Humidité qui monte


à la bouche comme nous dirós, par ce que le

Mouuement de la langue & l'Humeur dont

elle s'abreuue , ſeruent à gouſter les alimens


& à les faire deſcendre dans l'eſtomach :Mais

comme l'ame n'a pas vne connoiſſance di

ftinete de ce qu'elle fait , & que la violence de

la Paſſion la trouble & la faireſgarer ,il arriue

auſſi qu'elle employe les moyens qui font ne

ceſſaires pour vn deſſein ; en yn autre où ils


N
98 LES CHARACTER ES

ſont inutiles , & fait ainſi dans le deſir de la

dans
Beauté ce qu'elle ne deuroit faire que

celuy desalimens.

L'adouciſſement de la voix marque le rel


peet & la ſoubmiſſion dyn Amant: Et quoy

que ce ſoit vn effet neceſſaire de la crainte,

qui eſtreſſiſſant les paſſages & rendant le

mouuement des poulmons plus laſche , fait

que la voix eſt molle, douce & languiſſante;

Si eſt - ce que bien ſouuent ſans quecette ne

ceſſités'y trouue,lame a deſſein de la former

ainſi, afin de teſmoigner la modeſtic & ſon

reſpect: Parce qu'elle ſçait que la voix forte


& vehemente eſt vn effet de la hardieſſe , &

que celle qui eſt rude & afpre fuit vne hu

meur farouche;quiſont des qualitezincom

patibles auec l'Amour , & qu'vn amant doit


cacher ſi la nature ou l'accouſtumance les

luy a données .

Pour ce qui regarde toutes les Inflexions

de la voix , elles procedent des diuers mou

uemens qui agitent l'ame,ſoit que l'admira

tion la rauiſſe , ſoit que la douleur la preſſe,

ſoit que le deſir la tranſporte, ou que quel


DE L'AMOV R , CHA P. II . 99

ques difficultez s'oppoſent à ſon contente


ment ; parce qu'entoutes ces rencontres elle

charge la voix d'accens particuliers , tantoft

l'eſleuant auec exclamation , tantoſt l'abaif

ſant auec langueur , tantoſt la coupant ou

l'allongeant , ſuiuant la nature des Pallions

qu'elle ſouffrc.

Le Rizeſtant yn effet de la joye doit eſtre

examiné dans cette paſſion , où nous parle

rons amplement de fa nature & de les cau

ſes.De ſorte que nous n'auons plus que leGe

1 fteegele Maintien quiſemble nous deuoir ar

2 reſter : Mais ſi l'on y prend garde , il n'y en a

point qui ſoit particulier à l'Amour; Éc ce

luy qui s'y remarque & qui eft fi changeant ,


ſuit les diverſes paſſions qui accompagnent

celle-cy :Car tantoſt le reſpect le rend moder

ſte ,la joye & la crainte le rendent inquier, la

triſteſſe le rend abbacu & languiſfant: Tan

toft vn Amant eſt en poſture de ſuppliant,de

content ou de deſeſperé ; par fois il marche

viſte , lentement , ou demeure ferme, fuiuane

que le deſir, l'eſtonnement ou la douleur le

faiſir : De ſorte que cous ces mouucmens


Nij
100 LES CHARACTERES

eſtant du reſſort des autres paſſions, ne nous

obligent pas d'en faire icy l'examen ; mais

nous deuons le remettre au diſcours que

nous ferons de chacune en particulier . Fai

ſons maintenant celuy des Characteres qui

ſont purement Naturels & Neceſſaires , &

où il ſemble que l'ame n'a point de part .

Les yeux ſont Brillans dans l’Ampur à cau

ſe de la quantité d'eſprits qui y accourent :

Car on ne ſçauroit douter que ce ne ſoit


d'eux te
que vienne cette viuacité eſclatan

que l'on void en cette partie ; puis qu'elle la

pert quand ils s'en retirent , ou qu'ils ſe diſli

pét , comme il arriue à ceux qui ſont ſaiſis de

crainte , ou à ceux qui meurent . Mais ce qui

aide a augmenter cet eſclat qui paroiſt dans

les yeux , c'eſt que la membrane qui les enui

ronne eſtant enflée & tenduë par l'abord des

yapeurs & des eſprits , deuient plus vnie &

par conſequent plus brillante ; Et qu'il y a


toûjours deſſus vne certaine humidité où la

lumiere reſplendiſt & eſtincele .

Mais d'où peut venir cette humidité? Eſt


DE L'AMOV R , CHA P. I'I. IOI

ce point que la Chaleur & l'agitation que les

eſprits cauſent dans le cerueau, liquefient &

font couler les humeurs ſur les yeux , car les

lar mes fe font ainſi dans la ioye ; ou pluſtoſt

que les vapeurs ſubtiles du ſang que l'ame

pouſſe auec impetuoſité , ſortent dehors &

s'eſpaiſliffent incontinentpar la froideur des

meinbranes & de l'air . Et de fait les yeux

font icy caues & enfoncez , quoy qu'ils pa

roiſſent toûjours grands & humides ; ce qui


n'arriueroit pas fi certe humidité venoit des

humeurs qui tombent du cerueau ; car elles

enfleroient les parties qui ſont à l'entour de

l'oeil , & le tiendroient efleué : Et partant il

é du dedās, &
fauroque cette humidit vienne

que les muſcles & les parties charnuës qui


l'enuironnér fe fleſtriſſent: Car commeleur

ſubſtance eft molle & ſe fait d'un fang fort

ſubtil, elle ſe reſour incontinent & s'abbat,

d'où vient que l'oeil s'enfonce : Mais le corps

en demeure toûjours plein ,humide & eſtin

celant , à cauſe des vapeurs & des eſprits qui

y accourent ſans ceſſe. Si ce n'eſt qu'à la fin la

longueur du mal ,la Triſteſſe & le Deſefpoir

cſteignent la chaleur naturelle , qui fait que


N iij
102 LES CHARACTERE S

les yeux perdent leur eſclat & leur viuacité ,

& demeurent obſcurs , arides & immobiles ,

comme nous montrerons dans le Chapitre


de la Triſteſſe , où nous rendrons encore rai

ſon des larmes qui ſont li ordinaires aux


Amans .

La Rougeur que l'Amour fait fi ſouuent pa


roiſtre ſur le Front a vne cauſe aſſez difficile

à trouuer . Car bien qu'il ſoit ayfé de dire que

le ſang monte au viſage dans toutes les paf


fions où l'ame pouſſe les eſprits au dehors ;
ncantmoins il y en a qui le portent en vnc

partie pluitoſt qu'en vne autre : La Rou

geur qu'excite la Cholere commence par


les yeux : celle de la Honte par les extremi

tez des joües & des oreilles ; & celle de l'A

mour par le front; Et c'eſt dans cette diuerſi-.

té que la cauſe de cet effet eſt tres - difficile à

rencontrer. Ie penſe pourtant que l'on peut

dire pour ce qui regarde la que


Cholere ,

les yeux eſtant les premiers où les paſſions


ſe font reconnoiſtre , fe reſfentent auſti l'es

premiers du mouuement des Eſprits : Or

comme le fang bouillonne dans la Chole


DE L'AMOVR , CHA'P. II . 103

re , & que la tempeſte qui l'agite le pouſſe

auec deſordre & confuſion aux parties exte.

rieures , de là vient que les Eſprits qui cou

rent aux yeux , y entraiſnent les flots de ce

ſang agité , qui enfle leurs veines & les fait

paroiſtre toutesrouges ; au lieu que dans les

autres paſſions, ils n'y portent que les plus

pures & les plus ſubtiles parties du ſang qui

ne peuuent cauſer cet effet. Et partantileſt

vray que la Cholere fait pluſtoſt monter la

Rougeur au viſage que quelqu'autre paſſió ,

& qu'elle commence à la faire paroiſtredans

les yeux ; parce que le ſang ſuit les Eſprits

qui abbordent en cette partie pluſtoſt

qu'à toutes les autres . Pour ce qui eſt de la

Honte , il faut ſçauoir que l'ame qui en cft cf

meuë , forme en meſme temps le deſſein


d'attaquer & de fuir le mal , & l'on peut dire

qu'elle le veut attaquer en fuyát. C'eſt pour

quoy elle pouſſe le ſang au viſage pour le


chaffer ; mais la crainte le fait en meſme
temps retirer en arriere , d'où vient les
que

extremitez des joües & des oreilles rougiſ

ſent , comme nous ferons voir plus ample


ment en ſon lieu . Examinons maintenant la
104 LES CHARAC
TERES

Rougeur que l'Amour porte ſur le front.

Viendroit - elle point de la loye , dans laquel

le les Eſprits apres s'eſtre vnis au bien que l'a

meconçoit ,ſe deſbordentſur les parties voi

fines ? car ſi cela eſt, le front s'en doit reſſentir

le premier ; ou bien que l'imagination eſtant

placée au deuant du cerueau , cette partie

s'eſchauffe par la continuelle agitation des

Eſprits , & communique apres fon alteration

au front auec lequel elle a grade ſympathie ,


cominc la Medecine enſeigne.Et de fait,puis

que la palleur qui ſe rencontre ſur le reſte du

viſage, vient fouuét du tranſportdes Efprijs


au dedans du cerueau , il y a grande apparen

ce ,ou qu'il s'en fait yn reflusſur les partiesles


plus proches , ou qu'elles ſe reſſentent de la

chaleur qu'ils y cauſent ; d'où vient qu'elles

ſont moins cernies & moins palles que les au

tres . Au reſte quoy que cette Rougeur ſoit

particuliere à l'Amour , celle des autres paf


1
fions ne laiſſe pas de s'y rencontrer ; Et il peut

arriuer qu'vn Amant rougira de Honte , de


Cholere, de loye ou de Deſir, ſuiuant que

ces paſſions fe meſleront auec celle -cy. Mais

ce n'eſt pas icy le lieu d'en parler.


Les
DE L'AMOUR , CHA P. II . 105

Les Leures ſont ſouuent rouges & humi

des par l'abord du ſang vaporeux qui ſe iet

te ſur le viſage, & qui teint facilement ces

parties, à cauſe qu'elles ſont molles & qu'el

les ont la peau fort delicate . Et cecy arriue

principalement au commencement des ef

motions qui ſont ſi frequentes en cette pal

Car à la finces parties ſe deſſeichent &


ſion :

paſliffent ; ſoit que l'ardeur conſume les plus

ſubtiles & les plus douces parties du sāg ;ſoic

que les Eſprits en ſe retirant les remportent

ou dedans, & laiffent ainſi ſur les levres la

palleur & la ſeichereffe .

Mais d'où vient que celle de deffous tremble

quelquefois ? Il ne faut pas penſer que ce ſoit

yn effet de la Crainte ou de la Cholere , puis

qu'il ſuruient dans la plus grande ardeur de

l'Amour. Il eſt donc vray ſemblable que les

Eſprits que la violence du Defir pouſſe auec

empreſſement, pecillent en ces lieux & font

tremouſſer cette partie qui eſt fort mobile

& qui n'eſt point ſouſtenuë comme les au

tres . Et c'eſt dans cette rencontre qu'elle

blanchit parfois d'vne eſcume ſubtile; l'Hu

midité qui monte à la bouche & qui ſe ref


O
-106 LES CHARACTERÉS

pand ſur les levres eſtant agitée par ces El

prits.

La Langue begaye, parce que l'ame qui eſt

diſtraicte par l'excez de la paſſion , ne penſe


pas aux paroles qu'elle doit former ,& retire

les Eſprits qui deuroient ſeruir à cette action

aux lieux où elle eſt occupée ; d'où vient que

la langue s'arreſte ou ſe meut láſchement: Et

dans cette impuiſſance on perd la parole; ou

bien ſi l'on parle c'eſt auec peine & en bega

yant. A quoy contribuë auſſi la quantité


d'humeur dont la bouche fe remplit par le

Deſir , car elle empeſche que la langue ne ſe

remuë facilement, & qu'elle ne frappe nette

ment la voix . Au reſte la diſtraction dont

nous venons de parler eſt auſſi cauſe de ce

que les Amans n'entendent pas la moitié de

ce que l'ondit, & que leurs diſcours ſont or


dinairement confus & extrauagans .

Les Soupirs meſme qui les entrecou

pent à tous momens,doiuent leur premiere

origine à cette grande attention d'eſprit qui

deſtourne l'ame, & luy fait perdre le ſouue


DE L'A'M O VR, CHA P. II . 107

nir des actions les plus neceſſaires à la vie :

Car n'enuoyant pas ſuffiſamment des Eſprits

pour faire la reſpiration , les poulmons ſe


meuuent foiblement , & le coeur ne tire pas

le ſecours qu'il attédoit de leurſeruice, d'au

tant qu'ils ne luy fourniſſent pas aſſez d'air

pour temperer le feu que cette paflion y allu

me , & qu'ils ne le deſchargentpas aſſez ſou

uent des vapeurs& des fumées que l'agita


tion des humeurs y eſleue . Apres dóc que ce
deſordre à continué quelque temps ,& qu'à

la fin il pourroit ruiner toute l'economie

naturelle , l'ame preſſée par la neceſſité ſere


ueille & taſche de ſuppléer à fon deffaut par

ces grandes & extraordinaires reſpirations ;


Et de fait les Soulpirs naiſſent principale

ment au ſortir de quelque penſée quia forte

ment arreſté l'eſprit, & non pas durant qu'il

y eſtoit occupé .

Le Viſage deuient Paſe; Soit parce que

les Eſprits le retirent au dedans du cerueau ,

comme nous auons deſia dic ; Soit parce que

dans le progrez de cette paſſion, l'eſtomach


s'affoiblit & le ſang s'altere. Car puiſque la

p
6 u ij
108 LES CHARACTER ES

diuerſion des Eſprits de tourne auſſi la cha

leur & la verru qui deuroient couler dans

l'eſtomach pour fairela digeſtion , il ne faut

pas s'eſtonner s'ildeuient languide , li les ali

mens ſe changent en cruditez , & ſi le ſang

qui s'en fair eſt impur , puiſque les dernieres

coctions ne corrigent point le deffaut des

premieres . Mais ce qui ayde encoreà ce de

fordre , eſt la conţinüelle ardeur que cette

paſſion allume dans le ſang , & les diuerſes

agitations que la Peur , la Triſteſſe & la Cho

lere y excitent à tousmomens : Car cela faic

que les Eſprits ſe diſſipent , que les facultez

deuiennét languiſlantes, & que les humeurs

s'enflamment & ſe corrompens ; D'où vient

à la fin cerce maladie Erotique que la Mede

cine met au rāg de la folie & de la fureur. Le

ſang eſtant donc encer eſtat , n'a plus ſa ver

tu ny ſa couleur naturelle ; Il deuient inutile

à la nourriture des parties , & ne leur com

munique plus cet agreable vermillon qu'il

leur donnoit auparauant: Et en cetteforte il

faut qu'elles deuiennent pafles , maigres &


fleſtries.
DE L'AMOVR , CHA P. I I. 109

"L'Appetit ſeperd pour les meſmes raiſons,

parce que l'objet ayméoccupant touces les

penſées de l'ame,luy ofte le ſoin de toutes les

fonctions de la vie : les Eſprits eſtant auſſi

deſtournez, ne portent plus dans l'eſtomach

le ſentiment qui cauſe l'appetit: Enfin le de

ſordre qui eſt dans les humeurs & dans tou

tes les parties naturelles empeſche que celle

cy ne puiſſe faire la fonction.

Le Sommeil eſtant yn repos du ſens com

mun & des Eſprits, ſe rencontre rarement

dans les paſſions violentes,puis qu'elles tien

nent l'ame & le corps en vne continuelle agi


tation : Mais l'Amour le ſouffre encore moins

que les autres , parce qu'outre la tempeſte

qu'elle excite , elle corrompt à la fin le ſang

dont les vapeurs ſont acres , qui par conſe

quent n'ont pas cette douce humidité qui

aſloupit les ſens.

Il eſt vray que la langueur & la laffitude le

rappellent quelquefois ; parce que l'ame

ſçait que la vie nepeut ſubliſter ſans luy , &

qu’apres yne ſi grande diſſipation d'Eſprits ,il


eft neceſſaire de les reparer: C'eſt pourquoy

o iij
IIO LES CHARACTER ES

elle les recueille & les arreſte. Car bien que

ceſte vapeur humide qui prouoque ordinai

rement le ſommeil ne ſe rencontre pas icy

comme nous venons de dire , il ne faut pas

croire auſſi que le ſommeil ne puiſſe venir


que par ſon moyen : Il a deux cauſes naturel

les & ordinaires ; la vapeur qui bouche le

paſſage des Eſprits, & l'ame qui les lie & les

arreſte :Comme il n'y a donc point icy de va


peur qui puiſſe produire cet effer , la neceſſi

té oblige l'amed'y trauailler toute ſeule.

Mais ce ſommeil eſt interrompu par les Son

ges qui agitent inceſſamment l'eſprit ; d'au

tant que l'imagination qui ne perd point en


cer eſtat la liberté d'agir , & qui eſt toute plei

ne des Images que la paſſion luy a ſuggerées,

les remuë concinüellement , les confond &


les
augmente ; en ſorte qu'elles luy repreſen

tent toujours les choſes plus grandes qu'elles

ne ſont en effet, & forment en ſuite dans l'ap

petit de plus puiſſans mouuemens que nc fe

roient les objets veritables .

Le ſouuenir ou l'abord inopiné de la per

fonne aymée,enflele Cour & le Pouls ;parce


DE L'AMOUR , CHA P. I I.

que l'ame dilate les organes pour receuoir le


bien & pourenuoyer des Eſprits à ſarencon

tre.Onpropoſe ſur ce ſubjet vne grande dif

ficulté , à ſçauoir ſi l'Amour a une espece de

Pouls qui luy ſoit propre ; d'autant que quel

ques vns ſe ſont vantez d'auoir deſcouuert

certe Paſſion par le battement des Arteres .

Mais ſans nous arreſter aux conteſtatiós qui

ſe ſont formées là deſſus, nous diſons hardi

ment qu'il n'y a pas plus de raiſon d'en don

ner vne qui ſoit propre à la Cholere & à la

Triſteſſe qu'à l'Amour ; que le Coeur ne ſe


doit
pas moins reſſentir de l'eſmotion que

cette paſſion cauſe dans l'appetit ,que de celle

que les autres y excitent ; Et que les organes


ſe mouuant conformement à l'intention de

l'ame, il faut que cette partie s'agite autre

ment dans l'Amour que dans les autres pal

fions,puis qu'elle avn autre deſſein que celuy

qu'elles ont. Il eſt vray qu'il eſt bien difficile


de reconnoiſtre exactement cette differen

ce , parce que l'on n'en a point fait de iuſte

obſeruation : Et peut -eſtre qu'il eſt impoſſi

ble de la faire ,d'autant que le Coeur eſt enfer

mé au centre du corps , & qu'il peut ſouffrir


112 LES CHARACTERES

des mouuemens qu'il ne communique point

aux arteres . Neantmoins parmy les eſpeces


de Pouls telles qu'on les a peu remarquer,en

coreen peut-on trouuerquelqu'vne qui con

uienne particulierement à l'amour. Pour

entendre cecy , il faut ſçauoir que le Coeur a

beaucoup de mouuemēs qui ſont communs

à pluſieurs paſſions ; car il ſe dilate dans la

loye,dans l'Eſperance & dans la Cholere ; &

ſe reſſerre dans la Triſteſſe ,dansla Crainte &

dans le Deſeſpoir : Aux vnes il va vilte &


auec violence ; aux autres il eſt tardif & lan

guiſſant : Et il eſt certain que ces differences

generales ne peuuent toutes ſeules marquer

celles qui ſont propres à chaque Paſſion :


Mais comme la Medecine nous appréd qu'il

y a vingt eſpeces de Pouls ſimples , & qu'elles

ſe peuuent meſler diuerſement les ynes auec

les autres , chaque paſſion peut trouuer dans

cette grande varieté l'eſpece qui luy eſt pro

pre . Ainſi le Pouls de la Cholere n'eſt pas ſeu

lement grand , ou cſleué , ou viſte ou fre

quent ou vehement, mais il eſt compoſé de

toutes ces differences :Celuy de la crainte eſt

viſte, dur , ineſgal & deſregić : Celuy de la

loye
DE L'AMOVR , CHA P. I I. : 113

loye eft grand , rare & cardif : Celuy de la

Triiteile eft foible , pecir , tardif & rare . Ec

comme on dit que ce ſont - là les eſpeces du

Pouls qui ſont propres à ces paſſions, on peut

auſſi en marquer vne de cette forte qui ſera

propre à l'Amour . Et de faic le battemer des

Arteres y eſt grand , large , inégal & deſreglé;

il eſt Grand & Large,parce que le cours'ou

ure pour receuoir le bien qui ſe prefente,

Et il eſt Ineſgal
comme nous venons de dire:

& defregléà cauſe des diuerſes paſſions dont


celle - cy eſt continüellement traucrſée. Car

comme nous ne parlons pas icy de cette

Ainour ſimple & imparfaite qui n'eſt en

core que dans l'ame , mais de celle qui eſt

complere & acheuée , & qui a deſia fait im

preſſion ſur le corps : Il eſt impoſſible que le

defir & la crainte, la joye & la douleur ne ſe

confondent à tous momens auec elle ; d'où

vient enſuite le mouuement inégal du coeur

& des Arteres . Et cecy ſe remarque prin .

cipalement dans le ſouuenir & dans l'abord

inopiné de la perſonne aymée : Car apres ce

premier fouleuement qui ſe fait en cette ren

contre , il fe change en cent façons; il paroiſt

P
LES CHARACTERES
114

petit & languiffant, & retourne incontinent

à la premyere vehemence ; de viſte & de le

ger , il dcuient lent & peſant, & tout d'vn

coupil reprend la premiere viſteſſe , qu'il re

perd en vn moment , & paſſe ainſi d'vnc dif


ference à l'autre ſans ordre & ſans propor .

cion .

Il y a fore peu de Characteres qui reſtent

àexaminer ,dont les cauſes ne ſoient fort eui.

dentes : Car l'Inquietude vient des diuerſes

agications que lame reſſent : Les Friffons Ed

l' Ardeurluiuent le fus & le reflus des Eſprits;

D'aucant que la crainte & la triſtelle qui les

retirent en dedans ,oftent aux partics excc

ricures la chaleur qu'elles auoient ; tour de

mcſmc que la joye & l'eſperance la leur re

donnent & l'augmentent. Et à meſure que

l'audace ou la cholere ramaſſent les Eſprits,

la force croiſt auſſi ; comme elle ſe diminuë

quand lajoye les diffipe,ou que la triſteſſe les


eſtouffe.

Il n'y a que les Syncopes & les Extaſes qui

arriuent quelquesfois aux Amans où nous


DE L’AMOVR , CHA P. I I. IIS

puiſſions trouuer quelque difficulté : Mais

nous auons deſia monſtré que l'Amour ne

pouuoit toute ſeule cauſer les ſyncopes ny

les deffaillances ,
& qu'il falloit que ce fuſt la

douleur ,le deſeſpoir , ou la joye.

Pour l'Extafé, il eſt vray qu'elle peut ve


nir de l'Amour : Il faut neantmoins remar

quer que ce mot a pluſieurs ſignifications,


Les Medecins le prennent ſouuent pour vne

cxcrême alienation d'eſprit, celle qu'eſt celle

des Phrenetiques & des Maniaques : Quel

quesfois pour cette ektrange maladie qu'ils


appellent Catoché , laquelle oſte tour d'un

coup l'vlage des ſens & du mouuement ,

cient le corps roide& dans la meſme poftu

se où elle l'a ſurpris.Il y en a quicroyent que

la vraye Excaſe ſe fait quandľame ne fait au

cune action dans le corps , ſoit qu'elle y de

meure , foit qu'en effec elle en forre pour

quelque temps ; comme il arriue dans les

Energumenes & dās ceux qui font rauis par

l'Eſprit de Dicu . Mais celle dont nous par

lons n'eſt rien autre choſe qu'vn certain ra

uiſſement de l'ame qui ofte au corps I'vfage

des ſens exterieurs & du mouuement;lima

Pij
116 LES CHARACTER ES

gination & l'entendement ne laiſſant pas d'a

gir.Ce qui arriue par vneforte attention qui

tient l'ame attachée à l'objet aymé , qui luy

fait perdre le ſoin de toutes les fonctions ani

males , & qui occupant tous les Eſprits à ſa

penſée, empeſche qu'ils ne coulent aux orga.


nes des ſens & du mouuement . Et ce rauiſſe

ment peut quelquefois paſſer à tel excez que


les facultez vitales ne receuront plus l'in

fluence de l'ame , en ſorte que la reſpiration

ceſſera & qu'il n'y aura que la ſeule vertu na .

turelle qui ſoutiennela vie .


DE L’A MOVR , CHAP. II . 117

De la Nature de la Beauté en

general.

Et

Pourquoy elleſe fait aymer.

V. PARTIE .

Voy que les ſens ayent eſté don

nez à l'eſprit pour luy ayder à


connoiſtre les choſes , il ſemble

neantmoins que celles qui ſont

les plus ſenſibles ſoiết les moins

conneuës ; Ec ie ne ſçay ſi c'eſt vne grace ou

yn artifice de la Nature qui ait voulu ap

procher de nos ſens ce qui deuoit eſtre le

plus elloigné de noſtre eſprit , & recompen

ſer par cette connoiſſance exterieure le peu


de progrez que nous deuions faire dans la

veritable & effentielle. Quoy qu'il en ſoit,

il eſt tres -aſſeuré qu'il n'y a rien au monde

de plus ſenſible que la Beauté , ny rien de plus

Piij
118 LES CHARACTERE S

difficile à connoiſtre. Les plus grands hom

en ont igno
mes qui en ont reſſenty les effets

ré les cauſes ; Et l'on peut dire qu'elle leur a

fait perdre la raiſon quand ils en


ont eſté cou .

chez & quand ils en ont voulu parler.Car les

vns ont dit que c'eſtoic la iufte proportion

des parties, les autres que c'eſtoic la forme

des choſes, enfin que c'eſtoic l'eſclat & la

fplendeur de la bonté . Mais cette derniere

definition eſt cquiuoquc & metaphorique,

& les autres ne ſe peuuent appliquer à la

Bcauré diuine , qui cit la ſource & lemodelle

de toutes les beaurez; parce que dans I'vaicé

& la ſimplicité infinic de Dieu , il n'y peut

auoir de proportion ny de formc.

Pour tenir donc vne route plus certaine

que
celle que l'on a priſe iuſques icy, & pour
nes'efgarer pas en vnc maciere ſi vaſte & fi

difficile ; Il faut conſiderer que les choſes ne


ſont eſtimées Belles, qu'enrant qu'elles peu

uent tomber ſous vne connoiffance bien di

ftin & e & bien exacte .C'eſt pourquoy il n'y a

que les objets de l'Encendement, de la Veue

& de l'Oüye a qui on donne la Beauté ,parce

que de toutes les faculccz ccnnoiſſantes, cc


DE L'AMOVR , CHA P. II . 119

font celles qui iugent plus parfaitement de

leurs objets & qui s'y trompent le moins. Er

ces meſmes objets que l'on iuge eftre Beaux


font encore eſtimez Bons ; car on ne dit pas

ſeulement qu'vne ame , vne couleur , ouvne

muſique ſoient belles, elles peuuent encore

eſtre appellées bonnes. Mais les objets des

autres ſens & de toutes les autres puiſſances

peuucnt ſeulement eſtre appellez Bons, & nc

meritent iamais le nom de Beauté:Carce ſe

roit vne choſe ridicule de dire que la chaleur

ou l'humidité ,la douceur ou l'amertumeful


fent belles . De là il faut neceſſairement con

clurre que tout ce qui eft bon n'eſt pas beau ,

mais que tout ce qui eſt beau eſt bong & para

cant que le Beau eſt vne eſpece de Bon . Or

comme le Bon n'est bon qu'encant qu'il eſt

conucnable ,il faur , puiſque le beau eſt bon ,

qu'il ſoit auſſiconuenable à quelque choſe :


Et partant s'il n'y a que les facultez connoif

ſantes à qui le beau ſerue d'objet , il faut ne

ceſſairement dire que le Beau eſtce qui eft con

senable aux facultez.connoiffantes, comme le

Bon eſt ce qui cſt conuenable à quoy que co


foit .
120 LES CHARACTERES
.
Or parce que la connoiffance n'a point

d'autre objet que l’Eſſence & la Verité des

choſes, il faut que la beauté ſoit de ce genre

là , & que les objets ſoient plus beaux ou l'cf

fence & la verité eſt mieux exprimée . C'eſt


pourquoy les ames ſont plus belles que les

corps , & l'entendement qui connoiſt l’in

terieur des choſes , eſt plus capable de con

noiſtre la Beauté que les ſens qui n'en con

noiſſent que l'exterieur. De là vient encore


que les beltes ſont rarement touchées de la

Beauté , parce qu'il n'y a que les fens qui agif


ſent en elles ; au lieu dans l'homme l'en
que
tendement concourt à leur action , & pene

tre dauantage la nature & l'eſſence de leurs

objets . Et nous experimentons en nous mef

mes que les choſes où nous n'apportons pas

grande attention , & dont nousneconnoiſ

fonspas bien la nature,nous ſemblent moins

belles ; Et qu'il n'y a que les Maiſtres en

quelque Art que ce foit qui puiffent iuger

de la beauté d'vn ouurage , parce qu'iln'y a

qu'eux qui en ayent la veritable connoiſ


fance .

Ce n'eſt pas pourtant à dire que la Beau


té con
DE L'AMOUR , CHA P. IT. I21

té conſiſte en la ſeule Connoiſſance , car il

s'enſuiuroir que les choſes ne ſeroient belles

que lors que l'on les connoiſtroit ; bien qu'il


ſoit tres - veritable que Dieu ne laiſſeroit pas

d'eſtre infiniment beau , quand il ne ſeroit

point conneu ; Et qu'il y a des choſes dont la

connoiſſance eſt eſgallement claire & certai

ne qui ne ſont pas efgallement belles : Car


l'entendeinent reconnoiſt des natures plus

& moins parfaites ; cout de meſme que les

yeux & les oreilles iugent qu'il y a des cou

leurs & des harmonies qui ſont plus belles

les vnes que les autres .


Comme donc les choſes ſont ſenſibles, non

pas à cauſe que l'on les ſent,mais parce qu'el

les ſe peuuent faire fentir ; Et que l'effence

n'eſt pas bonne entant qu'elle ſe communi

que,
mais parce qu'elle ſe peut cómuniquer :
Auſſi la Bonté n'eſt pas belle, parce que l'on

la connoiſt ,mais parce qu'elle peut eſtre con

neuë.De ſorte que la Beauté n'eſt autre cho

ſe que la Bóté entant qu'elle a vn ordre & vn

rapport eſſentiel à la connoiſſance , c'eſt à dire

qu'elle fe peut communiquer aux facultez

connoiſſantes.Et c'eſt à mon aduis comme il

Q
122 LES CHARACTERES

faut entendre Placon quand il dit que la

Beauté eſt l'éclat & la ſplendeur de la Bonté:

Car comme l'éclat de la Lumiere eſt ce qui


la rend viſible , l'éclat de la Bonté doit eſtre

auſſi ce qui la peut faire connoiſtre , & cet

éclat n'eſt autre choſe que l'acte par lequel

la bonté reſplendit ,eſclaire & ſe communi

que aux facultez connoiſſantes.

Or parce qu'ily a deux ſortes de ces facul

tez ,les intellectuelles & les ſenſitiues,ilfaut

qu'il y ait auſſi deux ſortes de Beauté , l'vne

qui eſt Intelligible & l'autre qui eſt Senſible .

Et parce qu'en l'vn & l'autre genre il y a des

ſujets qui ſont plus excellens & plus beaux

les vns que les autres , il faut ſur le fondemét

que nous venós d'eſtablir, marquer la cauſe


de
de cette difference. Il eſt vray que cecy

mande vne medication plus haute , & vn

plus long diſcours que noſtre deſſein ne pour

fouffrir :Mais auſſi nous n'en toucherons que

les principes , & ce qui ſera neceſſaire pour

entendre ce que nous dirons en ſuite de la

Beauté humaine .

Suppoſé donc que la Beauté n'eſt rien en

effet que la Boncé , entant qu'elle a rapport


DE L'AMOVR , CHAP. I I. 123

aux facultez connoiſſantes ; Et que la Bonté

n'eſt rien auſſi que l'Eſtre & la perfection des

chofes, entant qu'elle ſe peut communiquer,

comme l’eſchole enſeigne ; il faut que les

choſes ſoient meilleures, plus parfaites &

plus belles qui ont plus d'Eltre & d'Eſſence :

Er l'on reconnoiſt qu'elles ont plus d'Eſtre,

quand elles ont plus d'vnité,& que dans cet

te vnité elles ont plus de puiſſances & de ver

tus differentes. Ainſi Dieu a vne perfection

infinie, parce que dans vne tres- parfaite &

tres- limple ynité il a la puiſſance de faire

toures choſes. Les Intelligences qui ſont les

plus ſimples & les plus agiſſantes de toutes

les creatures font auſſi les plus excellentes .

Entre les Corps melme , lesMixtesſont plus

parfaits que les Simples dont il font compo

ſez , les Animez plus que les Naturels , & ceux

qui ont l'ame raiſonnable plus que ceux qui

n'ont que la fenfitiue:Parce qu'en comparai

ſon de ceux cy , ils ont plus de differentes

vercus & plus d'actions ,& partant plus de

diuers degrez d'eſſence. Voila pour ce qui

regarde la beauté intelligible.

Mais dans les objets Senſibles la perfection

Q
LES CHARACTERES
124

ne ſe conſidere pas abſolumét comme celle

là ; il faut qu'elle depende non ſeulement de

l'Eſtre qu'ils ont ,


mais encore des organes des

ſens qui les reçoiuent , & de la conuenance

qu'ils doiuentauoir auec les corps où ils pa

roiſſent. Ainſi la lumiere la plus eſclatante eſt


plus parfaite que toutes les couleurs; mais eu

eſgard aux yeux , le verd l'eſt d'auantage ,

quoy que cettemeſme couleur ſoit deſagrea

ble en certains ſujets. Or la cauſe de cette di

uerſité vient premieremét de ce que les ſens

ayant eſté donnez à l'animal poạr la conſer

uation , il ne faut pas qu'ils le deſtruiſent : Ec

comme leur action ſe fait par l'impreſſion

que les objets font dás leurs organes , fi cette

impreſſion ne leur eſt proportionnée , leur

action ſera imparfaite : C'elt pourquoy ilfaut

qu'elle ſoit aſſez forte pour donner connoif


ſance de la choſe , mais qu'elle ne ſoit pas ſi

violente qu'elle puiſſe corrompre les orga

nes. De là vient que les ſens ne peuuent bien

iuger des extremic ez de leurs objets , comme

les yeux d'vne trop grande lumiere, ny des

tenebres ; l'oreille d'vn ſon trop violent ny

du ſilence; Et Ariſtote dit que l'vne & l'autre


>
DE L'AMOVR , CHA P. I I. 125

ne ſont pas ſenſibles , parce que celle -cy ne

fait point d'impreſſion veritable , & que l'au

tre deſtruir les organes ; de ſorte qu'il n'y a

que les objets quilont entre ces deux extre

mitez , qui puiſſent faire l'impreſſion iuſte &

proportionnée que les ſens demandent . Ce

n'eſt pas pourtant que tous ces objets tou

chent eſgalement les ſens , il y en a entr'eux

qui ſont plus parfaits & plus agreables que

les autres; le Verd eſt plus beau que le Gris


ou le Noir ; l'Octaue entre les harmonies

eſt plus douce que la Quarte : Mais la cauſe

de cette difference eſt extremement obſcu

re : Si l'on prend neantmoins garde à ce que

nous auons die de la perfection des choſes

intelligibles , on trouuera qu'elle depend du

meſme principe .

Car il elt cercain que les Couleurs & les


Harmonies tirent leur beaucé des propor

tions qu'elles ont , & que celles qui les ont

plus parfaites ſont auſſi les plus agreables.Or

les proportions ont plus de perfection à me

ſure qu'elles approchent plus de l'vnité , &

que dans cette vnité elles ſont plus compo

ſées. Ainſi le Diapasó qui eſt la plus agreable

‫ و‬ii ‫ز‬
R
R ACTE
126 LES CHA ES

de toutes les harmonics ſimples le fait dans la

proportion double , ſçauoir eſt de deux à vn ,

qui eſt la plus parfaite de toutes les propor

tions ſimples, parce qu'elle eſt la plus proche

de l'vnité, n'y ayantrien ſi proche de l’vnité

que le nombre de deux ; Et qu'elle eſt la plus

compoſée; car ce qui eft deux fois plus, eſt

plus compoſé que ce qui n'eſt qu'vne fois &

demy , ou vne fois & vn tiers , comme ſont

les autres proporcions qui font le Diapente


& le Diateſſaron . Il en eſt de meſıne des Cou

leurs ; car les proportions qui font les harmo

nies parfaites font auſſi les belles couleurs ,

comme dit Ariſtote; Et partant le Verd qui

eſt la plus agreable de couces , fe doit faire

dans la meſme proportion que le Diapaſon ;

& le Bleu , & le Pourpre dans celle du Dia

pente & du Diateſſaron . Mais comme nous

auons examiné ees choſes en leur lieu , ce

la Beauté & la
la ſuffic pour monſtrer que

perfection des choſes ſenſibles ſe tire du

meſme principe que celle des choſes in

telligibles , ſçauoir eſt de ce qu'elles ont

plus d'vnité , & que dans cette vnité , elles

ont plus de puiſſances , en vn mot de ce


DE L'AMOVR ,CHA P. I I. 127

qu'elles ont plus de l'Eſtre fenfible.

Il eſt ayſe de voir par ce diſcours, que la

Lumiere conſiderée en ſoy eſt la plus belle


choſe qui fe puiſſe preſenter à la veuë ; mais

que le Verd eu eſgard aux organes eſt encore

plus agreable qu'elle. Il ne reite plus qu'à ça

uoir pourquoy cette couleur ne fait pas

beauté en tous les corps où elle ſe trouue.

Pour cela il faut ſe reſſouuenir que les choſes

n'agiſſent qu'autant qu'elles ont de puiſſan

ces , & que ces puiſſances ſuiuent les degrez

de leur Eſtre:Or comme il y a des choſes qui


!
ne peuuent agir ſans la matiere, il eſt aſſeuré

que cette matiere doit eſtre ajuſtée & pro

portionnée à leurs actions & à leurs puiſſan

ces ; Et cette proportion fait la Beauté Corpo

relle , qui n'eſt rien qu'un iufte aſſemblage de

toutes les diſpoſitions qui font neceſſaires aux

corpspour faire lesfonctions auſquelles ils font

deſtinez . De ſorte que toutes les qualitez

materielles pour excellentes qu'elles ſoient ,

rendront difformes les ſujets où elles ſe trou

ueront ,fi elles ne ſont proportionnées à l'ef

ſence & à la vertu interieure qu'ils ont.Aindi

la figure Róde qui eſt la plus parfaite de tou


128 LES CHARACTERES

tes , parce qu'elle eſt la plus ſimple & qu'elle


contient toutes les autres, ne ſe peut accom

moder auec les actions de toutes les parties

du corps humain , qui ſeroit monſtrueux &

horrible s'il n'auoit que cette figure.Il en eft

de meſıne des plus belles Couleurs qui n'ont

pas de la conformité auec le temperament de

I'homme , & qui marqueroient yne extrême

alteration dans les humeurs ſi elles paroiſ

ſoient ſur le viſage.Le Ton meſmede la voix

qui doit eſtre aux hommes plus fort & plus


eſclatant , feroit vn defaut en vne femme,

parce qu'il n'eſt pas conforme à ſon tempe

rament qui doit eſtre proportionné à la puiſ


fance naturelle de fon fexe. Voila donc la

raiſon quimonſtre que la Beauté des objets


Senſibles ſe cire , non ſeulement de leur eſtre

abſolu & du rapport qu'ils ont auec les or

ganes , mais encore de la conuenance qu'ils


doiuent auoir auec leurs ſubjets.

Ie ne parle pas maintenant des ſentimens

particuliers que l'on peut auoir de la beauté ,

ny pourquoy l'vn eſtime le rouge plus que le


verd , le tein brun plus que le vermeil, & les

yeux bleus plus que les noirs . Ce n'eſt par icy


le lieu
DE L'AMO VR , CHA P. Ü . 129

le lieu où nous deuons examiner ces choſes;

nous netouchons qu'aux generales , & nous

penſons auoir ſatisfait à noſtre deſſein quand


nous aurons encore dit quelque choſe de la

Beauté Humaine , parce que c'eſt elle qui

cauſe l’Amour dontnous parlons.

Il y a diverſes forces ou diuers degrez de


Beauté en l'Homme ; carily a premierement

l'Intelligible , quieſt Eſſentielle ou Acciden

celle ; l'Eſſentielle, ſe conſidere dans l'eſpece

& dans le ſexe ;lAccidentelle , dans les habi.

tudes & dans les actions ; enfin ily a la Beau


té Sendible & Corporelle .

La raiſon de cela eſt , que l'Eſpece de cha

que animal a en ſoy ſa Beauté , qui n'eſt rien


autre choſe que ſon Eſtre & ſon Eſſence , où

ſont compriſes toutes les puiſſances & les

vertus qui luy ſont deuës . Mais parce qu'en

treces puiſſances, il y en a qui ſont deſtinées

pour l'entretien des Eſpeces qui ſe per

droient auec la vie des animaux , ſi Dieu ne

leur auoit donné la vertu d'engendrer leurs

ſemblables ; Et que la Generation ne ſe peut

faire qu'il n'y ait vnePuiſſance Actiue & vne

Puiſſance Palliue: Il a eſte neceſſaire que cha


R
130 LES CHARACTERES

que Eſpecefuſt diuiſée en deux,& qu'il y euſt

deux Sexes à qui ces deux puiſſances fuſſent

partagées. Et d'autant que la Beauté Senſible

n'eſt rien qu'vn allemblage de toutes les dif

poſitions corporelles qui font neceflaires

aux puiſſances pour faire leurs fonctions , il

faut auſſi que chaque Sexe ait ces diſpofitios

differentes, puis qu'ils ont des puiſſances dif


ferentes. Et c'eſt là la fource d'où vient la dif

ference de la Beauté Malle & Femelle, qui ne

ſe trouue pas ſeulement en quelques parties,

mais en tout le corps : Parce que les qualitez

premieres eſtent les principales diſpoſitions


de ces deux Puiſſances; Et la Chaleur& la Se

cherefle qui en ſont les plus agiſſantes, deuất

accompagner la Puiſſance Ačtiue , comme


la Froideur & l'Humidité la Puiſſance Paffi

ue ; Il a fallu que toute la maſſe des humeurs

ſe reſſeneiſt de ces qualitez : De ſorte que le


temperament du Malle deuant eftre chaud

& ſec , & celuy de la Femelle froid & humi

de , ils'enſuit que toutes les parties de l'vn &


de l'autre ſexe,ont deu auoir des diſpoſicions
& des Beautez differentes.

Mais d'autant que l'homme a l'Entende


DE L'AMOUR , CHA P. I I. 131

ment & la Raiſon par deſſus les animaux , &

que cette faculté eſtant naturellement capa

ble de toutes choſes, ne peut auoir fa perfe

Aion qu'en les poffedant ; il faut qu'elle ac

quiere les diſpoſitions qui font neceſſaires

pour arriuer à certe perfection . Etce ſont les

habitudes Intellectuelles & Morales qui font

cette beauté accidentelle & acquiſe , dont

nous auons parlé , & qui reçoiuent leurder

nier accompliſſement dans les actions qu'el

les doiuent produire:Car la fin eſt la derniere

perfection, n'y ayant rien d'abſolument par


faict lans la fin ; Et l'action eſtant la fin de tou

tes choſes.

Voila ce que nous pouuions dircen gene

ral de la Nature de la Beauté , & ce qu'il fal

loit ſçauoir auparauant que de chercher la

caufe qui nous oblige à l'aimer. Car bien que

quelques-yns ayent dit que l'on ne deuoit

point demander pourquoy la beauté plaift,

& que c'eſtoit autant que ſi l'on vouloit ſça


uoir pourquoy le feu eſchauffe; que c'eſt fa

nature & vne proprieté eſſentielle qu'elle a

dont on ne peut rendre raiſon . Tous n'ont


Rij
LES CHARACTERES
132

pourtant pas eſté de cet aduis ; Platon n'a pas

creu que cette recherche fut indigne de ſon

Socrate, & il n'y a perſonne quine confeſſe


librement que ſi la connoiſſance s'en peut

trouuer , elle ne doiue eſtre bien rare &bien

excellente . Or quoy que ic ne deſapprouue

pas tout à fait la péſée de Platon , qui dit que


la beauté des choſes crées nous rauit , parce

que c'eſt yn Rayon & vne Image de la Beau

té Diuine, quieſtant ſouuerainement bonne

inſpire neceſſairement l'amour quand elle ſe


fait connoiſtre : Neantmoins comme il y a

beaucoup de choſes à ſuppoſer dans cette

opinion que l'Eſchole d'Ariſtote ne veut pas

receuoir ; Et qu'enfin il faut toûjours en re

uenir là , de ſçauoir pourquoy la Bonté Sou

ueraine eſt aymable , nous ſommes obligez

de prendre un autre chemin qui nous puifle


conduire à ces haures veritez .

Il faut donc dire que ce qui eſt bon & con

uenable à quelque choſe ,la perfectionne;car

il adjouſte ce qui luy manquoic, & augmen

te ainſi en quelque façon ſon Eſtre,luy don

nant ce qu'elle n'auoit pas , & vniſſant ce qui

eſtoit diuiſé. Et c'eſt là le fondement de tou


DE L'AMOUR , CHA P. I I. 133

tes les Inclinations qui ſe trouuent dans la

Nature , & de l'Amour que l'on a pour tout

ce qui eſt .veritablement ou apparemment


bon .

Or comme dans les Facultez Connoil

ſantes il n'y a rien de tout ce qu'elles doiuent


connoiſtre ; l'Entendement & les Sens eſtant

à leurs objets ce que la matiere eſt aux for


mes ; quand ces objets s'vniſſent à ces facul

tez , ils leur donnent une perfection qu'elles,

n'auoient pas & dont elles eſtoient capables :

Et la connoiſſance qu'elles ont de cette per


fection eft caufe del'agréement qu'elles y

trouuent , qui par apres eſt ſuiuy de l'Amour

& du Plaiſir que forme l'appetit quand l'en

tendement & l'imagination luy ont propoſé

cela comme vne choſe qui leur eſt bonne &


conuenable .

Mais d'autant qu'il y a des objets qui don


les au
nent plus d'Amour & de Plaiſir que

tres , il faut neceſſairement qu'ils perfection

nent d'auantage les facultez connoiſſantes :

Et ce ſont infailliblement ceux qui ſont les

plus parfaits , c'eſt à dire qui ont plus d'Eftre


& d'Eſſence comme nous auons dit ; parce

Riij
RES
ACTE
134 LES CHAR

qu'ils rempliſſent d'auantage la capacité na


turelle que ces facultez ont de connoiſtre,

tourel'eftenduë de l'Eſtre qui leur fert d'ob

jer . C'eſt pourquoy il n'y a que Dieu qui

puiſſe remplir l'entendement, & donner à la

volonté vne amour & vne joye parfaite,

parce qu'il n'y a que luy ſeul qui poffede tout

l'Eſtre : Et en ſuite les choſes qui en ont d'a

uantage les perfectionnent à proportion , &

cauſent auſſi par leur connoiſſance vne plus

grande ſatisfaction & vn plus grand plaiſir .


Ce n'eſt pas que bien ſouuent les choſes les

moins parfaites ne contentent d'auantageles


ſens & fentendement; mais cela procede de

l'erreur que leurs mauuaiſes inclinations leur

donnent ; leſquelles viennent d'ordinaire du

temperament, de la couftume & de la foi

bleſſe de l'eſprit.

Or d'autant que la connoiſſance eft vn bien

qui ne regarde pasſeulement les facultez qui

l'exercent, mais encore toutes les autres à qui

elle eſt vtile : parce que les ſens n'ont pas eſté

donnez à l'animal pour eux meſmes , mais

pour ſa confcruation ; Et que la Raiſon eſt vne

lumiere qui ne s'efclaire pas à elle ſeule,mais à


DE L'AMOV R , CHAP. I I. 135

toutes les autres vertus quiſonten l'homme:

Delà vient que la connoiſſance que les ſens

& l'entendement ont des choſes qui font en

quelque façon vtiles à l'animal,perfection

nent ces facultez ; parce qu'eſtant deſtinées a

ſon ſeruice , elles obtiennent la fin où elles

tendent quand elles agiffent pour luy ; Et en

cet eſgard elles acquierent ync perfection

qui eſt en quelque ſorte plus excellente que

celle qui les regarde ſeulement , comme


eſtant leur derniere fin & le but que la nature

leur a propoſé. C'eſt ainſi que les yeux trou

uent beau tout ce qui fait connoiſtre la bon


té des alimens ; Et la couleur du vin ou de

l'eau meſme eſt pour cette raiſon plus agrea

ble à voir à vn homme qui eſt alteré , que la

plus belle verdure du monde : En vn mot

tout ce que l'Entendement & l'Imagination


connoiffent par le moyen de la Veuë & de

l'Oüye , pour eftre la marque de ce qui nous


peut eftre vtile ou agreable , eſt eſtimé beau

& perfectionne ces facultez ; d'autant que

leur perfection conſiſte à connoiſtre ce qui

nous peut ſeruir. C'eſt ainſi que la Beauté

Corporelle nous rayit l'ame & les fens , parce


R
ACTE
136 LES CHAR ES

qu'elle eſt la marque de la puiſſanceinterieu .

re qui nous doit rendre plus parfaits : Et c'eſt

principalement en ce ſens qu'il eſt vray de

dire que la Beauré eſt la fleur & l'eſclat de la


Bonté .

Mais auant que nous faſſions voir com

ment cette Puiſſance nous doit rendre plus

parfaits , il faut remarquer ce que nous auós


deſia dic des Puiſſances : Car il y en a qui re

gardent la nature de l'homme en general, &

d'autres qui ſont propres aux ſexes.Celles -cy

ont leurs diſpoſitions particulieres qui font

la Beauté Malle & Femelle , & qui n'eſtano

autre choſe que les inſtrumens dont elles ſe

doiuent ſeruir pour faire leurs fonctios , ſont

encore les marques qui font connoiſtre ſi el

les les peuuét bien ou mal faire. Car aſſeure

ment la Beauté Malle n'eſt rien autre choſe à

nos ſens , que la marque de la bonne conſti


tution de la Puiſſance Actiuedans la genera

tion; tout de meſıne que la Beauté Femelle

eft vnſigne que la Puiſſance Paſſiue a tout ce

qui eſt neceſſaire pour y faire la fonction. Or

comme la Generacion eſt la plus naturelle &

la plus excellente de toutes les operaciós qui


fonc
DE L’AMOVR , CHA P. I I. 137

ont communes aux animaux , parce que les

rendant en quelque façon eternels, elle les

approche auſſi en quelque ſorte de la perfe

dion Diuine & les rend plus ſemblables a

leur cauſe & à leur principe ; Il ne faut pas

douter que la Nature ne leur en ait imprimé

vn tres -puiſſant deſir , & qu'elle ne leur ait

auſſi donné la connoiſſance qui pouuoit ſer

uir à cette inclination . Il eſt vray que cette

Connoiſſance eſt obſcure & cachée,& qu'el


le ſe trouué dans nous mefmes ſans l'aide du

diſcours & ſans que nous y penſions : Auſſi

eſt elle du mefint ordre quecelle que la Na

ture a inſpirée à toutes les choſes du monde

qui connoiſſent ſans ſçauoir ce qui leur eſt


vtile . Car dans les actions mefmes des ſens

& de l'entendement , nous ſentons qu'il y a

des objets qui nous ſont plus agreables que

les autres ſans que nous en fçachions la rai

ſon : Et l'on ne peut dire autre choſe , ſinon

qu'il y a dans noſtre ame vne ſecretre ſource

d'intelligence , ou pluftoft que c'eſt l’Eſprit

de Dieu quis'eſt caché dans ſes ouurages &

qui pouſſe les choſes à la fin qui leur eſt ne

ceſſaire : Car comme l'Artiſan conduit l'a

S
RES
ACTE
LES CHAR
138

Étion des choſes naturelles à la fin qu'il pre

tend , & qu'il faut rapporter tout l'ordre qui

paroiſt dans l'artifice , à ſa connoiſſance &

non pas aux choſes dont il ſe ſert qui ne le

ſçauroient connoiſtre : Auſſi dans toutes les


choſes de la nature où l'on void tant de

marques d'vne ſageſſe admirable , il ne faut

pas croire que ce ſoit d'elles qu'elle procede ;

mais que c'eſt l’Eſprit de Dieu qui fe coule

dans leurs effets, qui leur donne l'ordre & le

mouuement , & qui les guide à la fin qu'il leur

a preſcripte.
Quoy qu'il en ſoit , c'eſt par cette con

noiſſance obſcure & cachée que la Beauté

Corporelle ſe preſentant aux ſens lame la re

connoiſt incontinant pour la marque de la

puiſſance naturelle du ſexe où elle eſt ; Et en

meſme temps ce ſecret & puiſſant deſir qu'el

le a de perpetuer ſon eſpece, ſe reueille en el

le & forme l'amour qui l'agite apres ſi vio


lamment .

Ie ſçay bien pourtant qu'vne perſonne lai

de peut cauſer le meſme mouuement dans l'a


la
me ; qu'il n'eſt pas toûjours veritable que

Beauté ſoit yne marque certaine de la parfai


DE L'AMOUR , CHAP. I I. 139

te diſpoſition des puiſſances qui ſeruent à la


peut toucher
Generation ; Et qu'enfin elle

ceux qui ſont d'un meſme ſexe auſquels ce


motif eſt inutile .

Mais pour ce qui eſt de la Laideur nous


auons monſtré au traité de l'Amour d'Incli ,

nation , que bien que cette Paſſion ne ſemble

pas alors cirer ſon origine de la Beauté , ily


a neantmoins dans l'ame yne ſecretce Idée

de perfection contraire à celle que les ſens

luy ont preſencée qui cauſe ce charme ad


mirable . Pour les deux autres objections

qui reſtent ,il faut dire que la Nacure ſouf


fre des deffaux dans les particuliers, parce

qu'elle n'y trouue pas toûjours la matiere


obeüffante ,d'où vient qu'il y a des parties qui

demeurent imparfaites ; Et parce que nous

abuſons fouuent des dons qu'elle nous a faits,

les employant à des choſes qui font contrai

res à la fin qu'elle s'eſtoit propoſée.

Il y a vn autre ſorte d'Amour entre les

hommes que la Beaucé Corporelle peut en

core exciter , mais dont le motif eſt diffe

rent de celuy dont nous venons de parler :


Sij
LES CHARACTER ES
140

Car il ne regarde point le ſexe , mais toute

l’Eſpece qui deuant auoir ſes vertus & ſes

puiſſances , doit auoir auſſi les diſpoſitions

corporelles quileur peuuent ſeruir .

Orces Diſpoſitionsſont Naturelles ou Ac

quiſes; les Naturelles ſont celles qui viennent

de la naiſſance & qui rendent l'homme ca

pable des fonctions de l'Entendement . Car

comme tout ce qui eſt dans l'homme eſt

deſtiné pour le ſeruice de cette faculté qui


eſt la maiſtreſſe de toutes les autres ; puis

qu'elle nepeutconnoiſtre les choſes que par


l'entremiſe des fens , & quc les ſens ne peu

uent agir ſi leurs organes ne ſont bien diſpo

ſez , il faut de neceſſité que toutes les parties

du corps ayent quelque proportion & con

uenance auec l'Entendemen : Et pour lors


t
l'ame qui void par ce ſecret ſentiment dont

nous auons parlé , que c'eſt la marquede la

perfection humaine ,ſe plaiſt en cet objet &

forme l'amour qui l’yniſt au bien qu'elle re

connoiſt. C'eſt ainſi que les hommes bien

faits ſont agreables à voir ,parce que la beau

té corporelle qu'ils ont, eft vne marque qu'ils

ſont naturellemen propres aux actions les


t
DE L'AMOVR , CHA P. I I. 141

plus parfaites de l'ame ; Et la connoiſſance

que nous auons ainſi de leurs vertus , nous

les fait aymer comme vn bien excellent qui

nous doit rendre plus parfaits . Car il n'y a

point de vertu qui ne ſoit bien - faiſante ,

ſoit par l'exemple qu'elle nous donne & qui

nousoblige de l'imiter;ſoit par les biens que

ſes effets apportent à chacun de nous en par


ticulier & à toute la ſocieté pour laquelle

l'homme eſt né , & à qui toutes les vertus tant

Intellectuelles que Morales ſeruent de fon


dement .

Pour ce qui eſt des Diſpoſitions qui ſont

Acquiſes, elles marquent auſſi les vertus &

les puiſſances acquiſes , telles que ſont les ha


les Chara
bicudes qui ſe reconnoiſſent par

Eteres dont nous traictons icy , c'eſt à dire

par les actions tant Intellectuelles que Mora


les , & par l'Air , le Gefte & le Maintien du

corps qui fait yne partie de la Beauté Cor

porelle : Car comme il y a vne certaine Gra

ce qui accompagne les actions des vertus ,

quand elle paroiſt à nos yeux elle nous fait

croire que les vertus y ſont, & forme ainſi

Siij
142 LES.CHARACTER ES

l'amour que nous auons naturellement pour


elles .

Ce n'eſt pas que ces marques ne ſoient

bien ſouuent trompeuſes ,& qu'elles ne nous

faſſent aymer quelque-fois des ſujets qui


nous deuroient donner de la haine : Mais

cela vient de ce que la connoiſſance quiſere


à cet amour eſtant obſcure & confuſe com

me nous auons dit , elle emporte l'appetit

auparauant que le diſcours la puiſle exami

ner , & nous fait ainſi aymer des biens ima

ginaires . Quelque erreur qu'il y ait pour


tant , l'Imagination & l'Entendement trou

uent toûjours leur perfection dans la con

noiſſance que les ſens leur donnent , parce

qu'ils ne croyent pas eftre trompez,& qu'ils


penſent deſcouurir par cette Beauté Senſible

le bien qui la deuoit accompagner , & dont

la poſſeſſion nous pouuoit rendre plus par

faits; c'eſt pourquoy ils la trouuent agrea

ble , & la propoſent à l'appetit comme vn


objet digne d'amour & qui peur donner du

plaiſir.

Voila les principes qui nous peuuent


DE L'AMOVR , CHA P. I I. 143

donner connoiſſance de la nature & des ef

fets de la Beauté . Car de vouloir examiner

tout ce qui s'en peut dire en particulier , il


faudroit des volumes entiers ; Et ces marie

res eſtant trop releuces laſſeroient l'eſprit par

la longueur du diſcours, & feroient naiftre

le degouſt d'vne choſe qui n'en doit iamais

donner. Il n'y a qu'vne difficulté ſur ce ſujet

que nous n'oſerions laiſſer ſans examen &

dont la reſolution n'eſt pas ayſée à trouuer :

Car ceux que l'on eſtime Beaux en yn Climat

ne le ſont pasen vn autre ; Et meſme en quel


lieu
que que ce foit, vn viſage qui ſemblera

beau aux vns paroiſtra laid à pluſieurs : Et

de là quelques - vns on creu que la Beauté

n'eſt pas vne qualité réelle ny veritable &

qu'elle n'eſt que dans l'opinion. Mais on nc

ſçauroit deſauoüer que la proportion des

parties & les autres choſes qui font la beauté


ne ſoient réelles & veritables , & que ce ne

ſoient des qualitez qui annobliſſent le ſujet

où elles ſont , & qui contentent l'eſprit & les

yeux . Or puiſque la nature ſe propoſe tou

jours la perfe & ion , & qu'il n'y a qu'vne per

fection veritable en chaque ordre de choſes,


LES CHARACTERES
144

il fautqu'elle ait eu le deſſein d'vne beauté

particuliere en chaque Eſpece, qui doit eſtre

le modelle de toutes celles que les particu

liers peuuent auoir: Et comme le corps hu

main eſt le plus temperé de tous ceux qui

font dans la nature , il eſt vray- femblable qu'il

doit rencontrer cette beauté parfaite dans le

Climat le plus temperé . Mais d'où vient

donc qu'elle n'eſt pas reconneuë dans les au

tres Climats , qu'au contraire on y trouue

beau ce qui eſt eſtimé laid dans celuy - là ; car

les plus noirs chez les Mores ſont eſtimez les

plus beaux , lesplus camus chez les Chinois &


ainſi des autres .

De moy ic penſe qu'il faut dire que le Cli

mat donne vne certaine diſpoſition au corps,

& luy fait changer ſon temperament, & que

tel temperament donne telle inclination &

telle puiſſance à l'ame. Or parce que le corps

doit eſtre proportionné aux puiſſances, c'eſt

vne ſuite neceſſaire que les corps dans les

Climats ayent les marques de ces inclina

tions : De ſorte que la Beautéconſiſtant dans


la proporcion que les corps ont auec leurs

vertus & leurs puiſſances , & les hommes

ayant
DE L'AMOVR , CHA P. II . 145

ayant telles puiſſances en certains Climats, il

faut qu'ils eſtiment beaux ceux qui ont ces

marques ; parce que cesinclinationsleur ſont

comme naturelles & communes ; ainfi ils iu

gent de la Beaucé ſuiuant leur inclination

naturelle , tout de meſme que dans les païs

temperez , il s'en trouue quiiugent diuerſe

ment de la Beaucé à cauſe du temperament

particulier qu'ils ont, & qui porte leur iuge

ment à eſtimer ce qui leur eſt le plus confor


me .
-

T
147

L E S

CHARACTERES

DE LA IOYE

CHAPITRE TROISIESME .

Voy que la Nature ſemble eſtre

auare du Plaiſir & de la Volupté,


.

& qu'en les meſát toûjours auec

la douleur , elle faſſe croire qu'el

le ne les donne qu'à regret & par

contrainte ; ſi faut -il auoüer qu'il n'y a point

de choſe au monde où la liberalité & la ma

gnificence paroiſſent d'auantage; Et l'on peut

dire que tous ces autres preſens ſont des deb


e s que celuy- cy eſt vnc
tes qu'elle pay , mai

grace & vne faucur toute pure . Car bien


тij
4
ARACTE R
148 LES CH ES

qu'elle donne l'Eſtreà chaque choſe, qu'elle

ait ſoin de la conſeruation , & qu'elle la con

duiſe à la fin , elley eſt obligée; Et iln'y a rien

dans l’Vniuers qui ne luy puiſſe demander


auec iuftice ce qui eſt neceſſaire pour la per

fection de ſon Eſtre. Mais comme l'action est

la fin & la perfection de toutes choſes; quand

/ elles ſont arriuées iuſques - là , elles ne peu

uent plus rien exiger de la Nature quis'eſt

acquitée de ce qu'elle leur' deuoir ; Et ſi elle

y adjouſte quelque choſe c'eſt par faueur &


fai
non point par obligation . De forte que

ſant toujours couler la Volupté ſur les

actions qui luy ſont conformes &


, les cou

ronnant en quelque façon par elle , on ne

peut douter que ce ne ſoit vn effet ſingulier

de la munificence , ou pour mieux dire que

ce ne ſoit le comble de toutes les graces

qu'elle ſçauroit iamais faire.

Auſi ſçachant combien elle eſtoit pre

cieuſe ,elle ne la voulu communiquer qu'aux

choſes les plus nobles & les plus excellentes:

Elle a creu que celles qui n'auoient point de


connoiſlance en eſtoient indignes , & qu'il

.
n'y auoit que le Şens & la Raiſon qui la peuſ
DE LA I OYE , CHA P. III . 149

ſent meriter : Voire meſme comme ſi ç’euſt

eſté vn bien qui ne ſe deuoit poſſeder que

dans le ciel, elle n'a pas voulu qu'elle fuſtpu

re & parfaite icy bas; Elle l'a meſlée auec les

ſoucis & les peines; elle la detrempée auec


les larmes ,& a voulu qu'elle commençaſtou

qu'elle finift toûjours par la douleur.

Mais comme le Soleil ne laiſſe pas d'eſtre

la plus belle & la plus voile choſe du monde ,

bien qu'il ait des taches & qu'il ſouffre des

Ecliples; auſſi quelque imparfaite que ſoit la

Volupté, de quelque meſláge qu'elle ait eſté

affoiblie , cela n'empeſche pas qu'on ne la

doiue eſtimer la plus excellente & la plus de

ſirable de toutes les choſes qui peuuent arri

uer aux hommes : Et veritablement on peut


dire
que c'eſt la lumiere de tous les autres

biens , & que ſi on l'oſtoit de la vie on ny laiſ

ſeroit que l'horreur& la confuſion . En effet

ce ſeroit pluſtoſt vn flus continüel de maux

que d'années ; les ſens ſeruiroient pluſtoſt de

portes à la douleur qu'à la connoiſſance ; la

ſcience meſme paſſeroit pour vne affli tion


d'eſprit , & la vertu pour vne ſeruitude en

nuyeuſe. Il n'y a que la Volupté qui donne le

Tiij
LES CHARACTER ES
150

prix à toutes ces choſes & qui les rende

agreables ; pour le moins elles


ne paroiſſent

bonnes qu'autant qu'elle ſe trouue mellée

auec elles; Et fi l'ame n’eſperoic de la rencon


trer en tout ce qu'elle fait, elle demeureroit

languiſſante & immobile ' , elle ſeroit fans

action & ſans vigueur , & il ne faudroit plus

parler de vie , de bon- heur ny de felicité.

Certainement à voir les merueilleux ef.

fets qu'elle cauſe, comme elle eſt la maiſtreſ

ſe & la diſpenfatrice de tous les biens, qu'elle

rappelle ceux qui ſont paſſez, qu'elle fait ſen


tir ceux qui ne ſont pas encore , qu'elle rend

meſme les chagrins , les larmes & les perils

agreables; il faut auoüer que l'on a eu raiſon

de dire que la Nature eſt vne grande Magi

cienne , & que la Volupté eſt le plus puiſſant

charme qu'elle employe à produire les mer

ueilles . En effet c'eſt vn charme qui fait dif

paroiſtre tous les maux qui nous attaquent,

qui nous eſleue au deſſus de nous meſmes ,qui


nous change en d'autres hommes , & d'hom

mes nous transforme en de petits Dieux :

Mais nous en faiſons fouuent vn poiſon qui

eſteint tout ce qu'il y a de diuin en noſtre


DELA I OYE ,CHAP. III . ISI

ame, qui abrutit noſtre eſprit , & qui nous

rendſemblables, voire melme inferieurs aux


Beſtes .

Car bien que les Voluptez du Corps ſoient


innocentes d'elles meſmes , & qu'elles nous

ayent eſté données pour feruir d'attrait aux

plus neceſſaires & aux plus nobles actions de

Ia vie , neantmoins quand nous en peruertiſ

ſons I'vſage & que nous ne les rendons pas


obeiſſantes à la raiſon, elles ſe rebellent con

tre elle , l'arrachent du chroſneoù elle eſt, la

precipitent dans la boüc & dans l'ordure , &

y eſtouffent toutes les ſemences de vertu &

d'intelligence qui ſont nées auec elle.

Auſſi n'y a -t'il point eu de choſe où la Sa

geffe fe foit plus occupée qu'à chercher les

moyens pour euiter vn ſi dangereux enne

my, qui fiatce à ſon entrée & qui met apres le

trouble & la confuſion partout ; qui remplit

l'ame de ſang & de flammes , le corps d'infir

mitez & de douleurs, & qui ne laiſſe apres luy

que le repentir .

Nous ne voulous pas propoſer les aduis &


les preceptes qu'elle a donnez ſur ce ſujet: Il

faudroit rapporter icy toutes les loix que la


152 LES CHARACTERES

Medecinc,la Morale & la Religion ont pref

criptes, au moinsy en a -t'il peu qui n'ayent

eſté faites pour preuenir ou pour corriger les

deſordres que la Volupté peut cauſer : Mais


nous penſons pourtant ſeconder ſon deſſein

en faiſant voir la difformité que l'excez de

cette paſſion produit dans l'Ame & ſur le

Corps.

Le Tableau de la Volupté ne ſe peut faire

qu'il n'y entre beaucoup de figures; car ou

tre qu'il y a des loyes qui n'ont aucun com

merce auec le corps , & qui ne ſe trouuent

que dans la plus haute partie de l'ame , celles

des ſens ſont ſi differentes entr’ - elles qu'au

tant qu'il y a d'objets agreables qui les peu

uent elmouuoir , on peut dire qu'il y a auſſi


autant de diuerſes ſortes de Plaiſir. Er verita

blement qui voudroit deſſeigner le Portraict


que nous entreprenons ſuiuant l'ordre des

Sens, & depeindre la volupté que chacun


d'eux peut reſſentir en particulier, l'inuen

tion ny l'ordonnance n'en ſeroient pas mau

uaiſes : Mais nous ne pouuons nous en ſeruir

ſans faire tort à d'autres deffeins où il faut

employer
DE LA IO YE , CHAP . III . 153

employer les meſmes traits & les melines

couleurs que celuy - cy nous demanderoit .

Car ſi nous nous arreſtions à exprimer les

Characteres du Plaiſir qui ſe trouue au Gouſt

& au Toucher , il faudroit neceſſairement y

deſcrire auſſi ceux de la Gourmandiſe ,del’Y .

urongnerie , de l'Impudicité, & ainli des au

tres dont nous deuons faire des Tableaux

particuliers. C'eſt pourquoy fans venir au


detail de toutes ces choſes , nous choiſirons

ce qu'il y a de commun en tous les Plaiſirs,

diuiſant ce diſcours en deux Parties , dont

l'vne traictera de la loye Serieuſe où le riżne

ſe rencontrepoint,& l'autre de la loye Rian

te & enjouée quin'eſt autre que la Paſſion du


Riz .

La loye n'eſt pas de ces Paſſions dont le's

commencemens ſont foibles & les progrez

vehemens ; elle a toute ſa force & lagrandeur

dés ſa naiſsáce , & le temps ne ſert de rien qu'à

l'affoiblir ou à la diminuer . Si-coſt qu'elle eſt

entrée dans l'ame,elle la tranſporte & la met

hors d'elle -meſme; Et le rauiffement qu'elle

luy cauſe eſt quelque-fois ſi violent qu'illuy


oſte l’yſage des ſens, luy fait abandonner les
V.
154 .: LES CHARACTÈRES

ſoins de la vie,& la fait perdre bien fouuent.


Mais quoy qu'elle n'aille pas à cet excez , on

reconnoiſt bien coûjours par cette impa

tience enjoüée qui paroiſt en toutes ſes

actions , qu'elle a de la peine à ſe tenir en les

bornes,qu'elle s'eſchappe & qu'elle taſche de


ſortir au dehors .

Car on ne ſçauroit arrefter les penſées ny

les paroles d'vn homme Content; il ne ſonge

qu'à ſa bonne fortune , il en parle continüel

lement , & ' s'il n'eſt point interrompu il n'a

rien dans le cour qu'il ne porte ſur la langue,

il deſcouure ſes plus fecrets deſſeios, & fait

ainſi de fa joye l'ennemy de ſon repos & de


ſon contentement .

S'il ſe taift , il ne faut point l'entretenir

d'autres diſcours que de ceux quifauoriſent

ſa paſſion : Quelques diuertiffans que puiſ


fent eſtre les autres, ils luy font importuns, il

les rompt à tous momens , il y fait toûjours

entrer quelque choſe de ſon tranſport ; ou


bien le peu d'attention qu'il leur donne fem

ble eſtre yne marque du meſprisqu'il en fait,

où vn reproche de ce qu'ils interrompent ſes


plaiſirs.
DE LA I OYE , C HA P. III. 155

Mais ſi on luy parle du ſujet qui les fait nai

ftre , fi on admire fon bon - heur , fi on luy

teſmoigne que l'on y prenne part ;alors quel

que falcheux & ſeucre qu'il puiffe eſtre ,il

deuient complaiſant, il carreſſe , il embraſſe,

& fouuentpar des ciuilitez & des faucursrir

dicules , il perd le reſpect qu'il doit you fait

perdre celuy qui luy eſt deu .

Du premier quil'abordeil en fait ſon amy

& ſon confidenc , il en prend le conſeil , ilen


ſuit les aduis ; Et il ſe trouue quelque fois que

c'eſt yn enfant , vn valet ou vn ennemy à qui


ila'confié ſon ſecret & fa conduite . Dans cet

aueuglement il approuve tout ce qu'ils luy

propofent à l'auaritage de la paſſion ;de quel

ques vanitez donc ils la nourriſſent, de quel

ques bons ſucceż dont ils la flattent , il n'y a

iamaisrié à ſon aduisqu'il ne doiue croire &

qu'il ne puiſſe eſperer : Comme ſi toutes cho

fes deuoient reſpecter les plaifirs , ilne penſe

pas qu'il y en ait aucune qui ofalt les cráuer

ſer; il:void le peril quiles enuironne'dc cous


coſtez ſans s'en eſmouuoir ;
' Et par vne con

fiance aueugle il croit eſtre chleureté quand

fa perte eftlouucnt la plus affeuróc: Deforte


Ýij
1567 L ËS:CHARACTERE S

qu'on peut dire qu'il n'y a point d'homme ſi

credule auec fi peu d'apparence , fi hardy

auec tant de foibleſſe ,ny fi malheureux auec

tant de bon- heur .

Il veut faire croire qu'il eſt content , il ſe le

perſuade à luy meſme, & cependāt les deſirs

trahiſſent ſon deſſein & ſon contentement ;

car ils s'irritent par la jouiſſance, & ne fe por

tans qu'aux biens qu'il n'a pas, ils rendent inu

tiles ceux qu'il poſſede, & font de la joye mel.

me le ſujet de ſon inquietude: La volupté a

cela de propre, que bien qu'on en jouïſſe elle

ne laiſſe pas de ſe faire defirer, qu'elle ne ſe.

contente iamais , & qu'elle eſt pluſtoft laſſe

du bien qui l'entretient qu'elle n'en eſt plei

nement ſatisfaite. Mais c'eſt aſſez parlé du

trouble qu'elle excite dans l'ame,voyons ce

luy qu'elle fait ſur le Viſage.

Il y a de certains Plaiſirs dont on peut dire

que l'ame eſt jalouſe,qu'il ſemble qu'elle veil

le poſſeder en ſecret & qu'elle n'oſe commu

niquer aux ſens:Mais pourtant quelque ſoin

qu'elle prenne de les cacher ,elle ne ſçauroir

bien faire qu'on n'en reconnoiffe quelque


DE LA IO YE , CHA P. II 1. 157

choſe; la retraite la rend ſuſpecte, & fe vou

lant celer , c'eſt lors qu'elle le deſcouure d'a

uantage .
Car le regard deuient fixe & arreſté , tout

le corps eft immobile, les fens oublient leurs

fonctions, il ſe fait enfin vne generale ſuſpen


ſion de toutes les vertus animales . Et bien

que du premier abbord on puiſſe douter fi

cela procede de l’Eſtonnement ou de la Tri

ſteſſe quiproduiſent fouuent les meſmes ef

fets, l'on reconnoiſt apres parvn certain ef

clat qui demeure ſur le viſage, par ie ne ſçay

quelle douceur quireſte dans les yeux & par

vne legere image du ſouriz qui paroiſt ſur les

levres, que ces faſcheuſes paſſions n'ont point


de part en ce tranſport ,& qu'il vient de cette

Ioye interieure dont l'ame eſt rauie & com

mcenyurée .

Mais quand le Plaiſir a la liberté de ſe ref

pandre au dehors , que les ſens y prennent

part, & que l'eſprit & le corps ſemblent r’en

trer en commerce & en intelligence; alors il 2

eſt bien aiſé de connoiſtre l'agication qui ſe

fait dans l'ame parcelle qui paroiſt en coures

les parties extericures.


Viij

!
R
R ACTE >
LES CHA ES
158

Vous voyez fur le viſage vne certaine yi

uacité gaye ,vne inquietude agreable & vne

hardieſſe riante ; le plaiſir perille dans les

yeux , la douceur en accompagne tous les

mouuemens; Et quand ils viennenr à pleurer

ou qu'ils iettent quelques regards mourans ,

vous diriez que le riz ſe confond auec leurs

larmes , & que la gayeré ſe meſle auec leur.

langueur. Le Fronty eſt tranquille & ſerein ,

fes ſourcils n'y eſleuent iamais de rides ny de

nuages, & il ſemble qu'ils'ouure & s'eſtende

de touscoſtez . Les Levres y ſont rouges &

humides , le ſouriz ne les quicte iamais; Et ce

leger tremblement qui leurarriue quelque


fois peut faire croire qu'elles treſfaillent d'ai

fe . La Voix deuient plus groſſe qu'à l'ordi

naire , par fois elle ſe rend eſclatante :, & elle

ne fort iamais qu'auec empreſſemenc : Caril

n'y a point de paſſion ſi babillarde que la

Toye; quelque fterilicé qu'il y ait dans l'eſprit,

quelque peſanteur qui ſoit ſur la langue,elle


fait parler continüellement, & il n'y a que fa

propre violence qui ferme quelque- fois la

bouche & qui arreſte rout à coup la parolc .

Enfin tour le viſage prend vn embon -point:


DELA IO Y E, C HA P. I 11 . 159

extraordinaire ;Et de palle, chagrin & ſeuere

qu'il eſtoit auparauant , il deuient alors ver

meil ,affable & content .

Le reſte du corps ſe reſſent encore de cette

alteration ; vne chaleur douce & vaporeuſe ·

ſe reſpand en toutes ſes parties qui les enfle &

leur donne une plus viue couleur:ellesen de

uiennent meſme plus fortes & font leurs


actions plus parfaites qu'elles ne faiſoient au
parauant . En effet de toutes les eſmotions de

l'ame,il n'y en a point qui ſoit plus amie de la

ſanté que celle -cy , pourueu qu'elle ne ſoit

pas extrême; Elle chaſſe les maladies ,elle pu

rific le ſang & les eſprits, & rend, commedit

le Sage , les années fleuriſſantes.Si-toft qu'el


le eſt entrée dans le Cæurelle le fait enfler par

grands battemens , elle elleue la poitrine par

de longues reſpirations, elle fait dansles ar

teres vn pouls large & eftendu : Et neant

moins quoy que tous ces mouuemens ſe fal

ſent lentement & ſans vehemence , ceux des

autres parties ſe font auec precipitation &

vigueur ; la Tefte & les Yeux ſont en vnc

continuelle agitation ; les Mains ſe remüent


ſans ceſſe : Onya , on vient , on ſaute ,on ne
160 LES CHARACTERES

ſçauroit demeurer en place. Mais il arriue

auſſi quelque fois que la violence de cette

paſſion ofte tout à fait l'vſage des ſens & du

mouuement , qu'elle eſteint la chaleur natu

relle , qu'elle cauſe des ſyncopes, & qu'en yn

moment elle faitperdre la vie . Voyonsdonc

comment elle peut produire tant d'effets fi


contraires & fi merueilleux .

De la Nature de la loye.

II . PARTIE .

VELQV'VN pourroic trouuer

eſtrage de ce que la loye qui par

le tant d'elle meſme n'a point en

core dit ce qu'elle eſt : Mais il y a

bien plus dequoy s'eftonner de

ce que la Philoſophie qui nous promet la

connoiſſance de toures choſes foit demeurée

court en celle - cy , quoy qu'il n'y ait rien qui


taſchetant à ſe faire connoiſtre que le Plaiſir:

Il penetreiuſques au fond de l'ame, il l'enui

ronne de tous coſtez , il la ſollicite par tous

les
DELAIO Y E, C HA P. II I. 161

les endroits de la connoiſſance ; c'eſt la fin de

tous ſes deſirs , le couronnement de toutes ſes

actions ; auec tout cela ſa nature luy eſt in

conneuë , & les plus grands eſprits qui l'ont

recherchée ne font pas meſme d'accord du

genre ſouslequel il la faut placer.

Car il y en a qui ont dit que la Volupté n'e


ſtoit autre choſe que le repos & la tranquilli

té de l'ame: D'autres quec'eſtoit vne paſſion

toute pure dans laquelle lame n'agiſſoic

point : Et de ceux qui l'ont miſe au rang des


actions, il y en a qui ont creu qu'elle nepro

cedoit pas del'Appetit , mais de la Connoir


fance : Enfin il s'en eſt trouué qui n'oſans pas

la mettre au rang des autres paſſions, ont dit

que c'en eſtoit le principe ; d'autres que c'en

eſtoit le genre ou la premiere eſpece.

Si nous n'auions banny de noſtre deſſein

la Chicane & la Critique de l'Eſchole, nous

ferions obligez d'examiner toutes ces opi


nions & de chercher dans leurs ruines les

fondemens ſur leſquels nous deuons baſtir la

definition & l'Idée de la Volupté ; mais puiſ

que nous n'auons pas cette liberté , & que

nous rendrions le Plaiſir importun & deſa


X
162 LES CHARACTER ES

greable , par la longueur des diſcours qu'il y

faudroit employer ;ſans demander le conſeil

d'autruy nous voulons conſulter la choſe

meſme, & voir ſi elle ſe deſcouurira à nous

apres s'eſtre cachée à tant d'excellens ef

prits.

Nous diſons donc qu'il ne faut point dou


ter que le Plaiſir ne ſoit vn mouuement de

l'Ame, & qu'il eſt impoſſible de conccuoir

le calme & le repos dans la tempeſte qu'il

excite aux penſées , aux eſprits & aux hu


meurs . Comme ces choſes -là ne ſe meuuent

pas d'elle -meſmes, il faut que lame les agite ,

& qu'elle ſe donne le meſme branle qu'elle

leur imprime: Car il eſt certain que les effets


eftans ſemblables à leurs cauſes , lesmouue

mens du corps qui ſont les effets de l'ame doi

uent eſtre les Images de l'agitation qu'elle ſe

donne.Ie ſçay bien que l’Eſchole ne veut pas

appeller ces agitations de veritables mouue

mens ; mais cela ne nous arreſte point ; il ſuf

fit qu'ils ſoient tels que l'ame les peut auoir,

& que le Plaiſir en ſoit vn de cet ordre - là .

Toutefois comme elle a deux parties qui

ſe peuuent mouuoir ; on pourroit douter à


DE LA I OYE , CHA P. III . 163

laquelle des deux appartient le Plaiſir . Car


t
bien que tout le monde auoie que ce ſoi

yne paſſion & par conſequent vn mouue

ment de l’Appetit,il ſemble neantmoins qu'il

y en a quelqu'vn qui eſt propre à la Connoiſ

fance ,veu que les ſens & l'entendement trou

uentde la complaiſance dans les objets qui

leur ſont conformes auparauant meſme que

l'appetit ſoit eſmeu . Mais auſſi comme nous


auons deſia monſtré au diſcours de l'Amour

que cette Complaiſance n'eſt pas vn verita

ble Plaiſir , & que les Demons qui ſont capa

bles de cet agréement ne peuuent eſtre tour

chez de la joye qu'ils deuroient pourtant ref

ſentir bien parfaite ſi elle venoit de la ſeule


connoiſſance, il faut en demeurer à l'opinion

commune , & dire auec elle quele Plaiſir eft

vn mouuement de l’Appetit,puis que c'eſt le

bien qui eſimeut cette partie de l'ame , & que


le plaiſir n'a point d'autre objet que le meline
bien .

Cecy pourtant fait naiſtre yne autre diffi

culté ; car s'il eſt vray que l'ame ceſſe de ſe

mouuoir quand elle eſt arriuée au butoù elle

tendoit ;comme elle ſe meut pour poſſeder le


Xij
LES CHARACTER ES
164

bien , la poſſeſſion doit eſtre la fin & le ter

me de ſon mouuement; & partant ilfautque

le Plaiſir qui vient toûjours apres la poffef

ſion ſoit pluſtoſt vn repos qu'vn mouuemét

de l’Appetit. Neantmoins quand nous ſe

rions d'accord que la Poſſeſſion eſt le but &

la fin de ces mouuemens de l'ame ; nous di

rions que cela ſe doit entendre ſeulement de

ceux qu'elle employe pour y arriuer ; car

bien qu'elle ne ſe porte plus vers le bien

qu'elle poffede , cela n'empeſche pas qu'elle

ne s'agite encore pour le gouſter , & qu'elle ne

ſe rauiſſe dans la jouiſſance qu'elle ena. Mais

pour en parler plus exactement, la Poſſeſſion

n'eſt pas la derniere fin que l'ameſe propoſe ;

c'eſt la louiſſance qui eſt la perfection & l'ac

compliſſement de la poffeflion :Car il eſt cer

tain que l'on poſſede des choſes dont on ne

joüiſt pas , & l'on peut dire que le bien ſe rend

maiſtre de lame quand il ſe preſente & s’vnic


a elle , mais qu'elle en deuient la maiſtreſſe

quand elle en joüiſt . Apres tout il ne faut ia

mais dire que le repos loir la fin que l'ameſe

propoſe, puis que la fin eſt la perfection des

choſes, & qu'il y en a qui veulent toûjours


DE LA IOYE , CHÄP. III. 165

eſtre en action poureſtre parfaites : Or l'ame

eſt de ce genre -là, elle ne tend iamais au re

pos ſice n'eſt par foibleſſe; Et partant il eſt ne


ceſſaire que la loye & la louiſſance ſoient

dans le mouuement ; voyons donc quel il eſt.

Pour le deſcouurir il faut remarquer que

la Volupté ny la loye ne ſe forment iamais

dans l'ame qu’apres que le bien y a inſpiré

l’Amour : Car comme le premier mouue

ment de l'Appetit vers le bien eſt de s'ynir à

luy , & que l'Amour conſiſte en cette vnion ,

il eft iinpoſſible de ſe figurer aucun autre

mouuement qui ne ſoit poſterieur à celuy

là ; & partant li la Volapté eſt vne elmotion

de l'ame vers le bien , elle doit preſuppoſer

l’Amour & venir toûjours apres luy .

Or quoy que l'Amours la precede toû

jours , il ne s'enſuit pas qu'il ſoit toûjours ac

compagné d'elle ; il y peut auoir des obſta


cles
qui empeſcherontl'Appetit de ſe mou
uoir pour former cette paffion ; & la triſteſſe

peut eſtre ſi grande qu'elle occupera toute


l'ame & n'y laiſſera pas entrer vn ſeul rayon

de joye . Mais il eſt certain auſſi que s'il n'y a

rien qui retienne l'Appetit ,il ira toûjours de


xiij
166 LES CHARACTERES

l'Amour iuſques au Plaiſir ; parce que l'ame


nes’ynit au bien que pour en joüir ,& qu'il eſt

impoſſible qu'elle en jouiſſe que par le plaiſir.

Et à dire le vray la louiſſance n'eſt autre cho

fe que la Volupté qui ſe trouue dans la poffer

ſion du bien ; Et ſelon que la iouïſſance eſt

plus parfaite, elle eſt auſſi plus grande & plus


excellente .

Quel Mouuement peut donc ſouffrir l’Ap

petit dansle plaiſir & dans la louiſſance ou

tre celuy de l’Amour par lequel il s'vnit au


bien ?Certainement c'eſt vne choſe bien mal

aiſée à conceuoir ; comme ces actions ſe pal

ſent dans vne puiſſance qui eſt toute aueugle

& qui eſt cachée au plus profond de l'ame ,


elles ſont extrémement obſcures , & quelque

lumiere que l'eſprit y puiſſe porter elles ne ſe

laiſſent voir qu'auec bien de la peine.

Neantmoins puiſque nous nous ſommes

engagez à faire voir la difference des pal

ſions par les differences des mouuemens cor

porels, il faut de neceſſité pour connoiſtre


quelle eſt la loye , trouuer dans les choſes

ſenſibles yne ſortede mouuement qui puiſſe

repreſenter l'agitation quel'ame ſouffre en


cette rencontre ..
DE LA 10 YE , CHA P. III . 167
Comme il arrive donc dans la Paſſion d'A

mour que l'Appetit ſe porte vers l'objet ay

mable , qu'ily court & qu'ils'ynit à luy ; on


peut dire que ce mouuement eſt ſemblable à

celuy des corps fluides qui coulent vers leur

centre & qui penſent y trouuer leur repos :

Mais parce que lors qu'ils y ſont arriuez ils ne

s'arreſtent pas pourcelà, qu'ils retournent &


ſe reſpandent ſur eux -melmes,qu'ils s'enflent

& ſe deſbordent en ſuite ;auſſi apres que l'Ap

perit s'eſt yny au bien , il ne finift pas là ſon

mouuement; il retourne ſur ſes pas, il ſe ref


pand ſur ſoy -meſme, & ſe deſborde ſur les

puiſſances quiluy ſont les plus proches . Par

cette effufion lame ſe replie ſur l'image du

bien qu'elle a receuë , elle ſe meſle & ſecon

fond auec elle , & penſe ainſi le poffeder d'aua .

tage s’vniſſant doublement à luy ;voire mel

me come l'Appetit s'enfle & fe groffit parce

reflus ,il ne peur demeurer dans les bornes , &

eſt contraint de s'eſcouler ſur la faculté qui

luy a donné la connoiſſance de cet objet ;luy

faiſant ainſi part du bien qu'il auoit receu

d'elle , & faiſant par ce moyen concourir tou

tes les parties de l'ame à la poſſeſſion ,ou con


168 Les CHARACTERES

fifte la parfaite louiſſance. Car puis que l'ame

n'a point d'autre but que de poſſeder parfai

tement le bien , & que pour le poſſeder par

faitement il faut qu'elle connoiſſe qu'elle le


poffede ; l'Appetit n'ayantpoint de connoif

fance ne peut tout ſeul la faire ioüir de ce

qu'elle ayme ; il faut que l'Imagination &

PEntendement y contribuent , & qu'apres

qu'ils ont propoſé le bien à l’Appetit, & que


l'Appetit s'y eſt vny,ilretourne furlyn & fur

l'autre, & leur rčde compte de ce qu'il a fait ;

afin qu'en vniſſant ainſi leurs fonctions,l'ame

s’vniffe au bien en coutes fes parties, & qu'el

le faſſe pour luy ce mouuement Circulaire

qui luy eſt fi naturel & où conſiſte l'accom

pliffement & la perfection de ſes operations,

comme enſeigne la Philoſophie Placonique.

Apres tout, s'il eſtvray que l'Ame & les Ef

prits s'agitent d'vne meſme façon dans les

paſſions, on ne ſçauroit douter que le mou


uemét que
que l'Ame ſouffre dans la Ioye ne ſoit

tel que nous auons dit ,puis que celuy des Ef


prits y eſt tout à fait séblable : Car apres que

P'Amour les a porcez vers le bien', ils ſe ref:

pandent & fe deſbordent ſur les organes


des
DE LA LOYE , CHAP. I I I. 169

des ſens comme nous allons faire voir : De

force qu'on ne ſçauroit manquer en diſant

que la Toye eft une effufion de l' Appetit par

laquelle l'ame fe refpand ſurle bien pour le por

ſeder plus parfaitement.

le fçay bien que la definition qu'Ariſtote


en a donnée eſt bien differente de celle -cy ;

car il dir que c'eſt vn mouuement de l'ame

qui la mec ſubitement & ſenſiblement dans

yn eſtat conuenable à la Nature : Mais le lieu

où il l'a propofée monſtre aſſez qu'il n'auoit

pas deſſein de la rendre bien exacte , ne trai

tant là qu'auec des Orateurs & non pas auec

des Philoſophes. Et veritablement qui l'exa

minera de prez ny trouvera rien moins que


l'Eſſence de cette Paſſion : Combien ſe ren

contrera - t'il de mouuemens tels qu'il les a


marquezoù le plaiſir ne ſe trouuera iamais ?

Toutes les actions naturelles ne mettent - el

les pas l'ame en vn eſtat conuenable à la n'a


ture , & ne fe
& ne ſe peuuent-elles pas faire ſubite

ment & ſenſiblement ſans qu'elles ſoient

pour cela delectables ? La paſſion d'Amour

ne ſe forme - t'elle pas ainſi; Et n'eſt -ce pas vn

eftat bien conuenable à la nature de s'ynir au


Y
170 LES CHARACTERES

bien & de le poffeder , & cependant le plaiſir

ne l'accompagne pas toûjours ? Et puis ne

peut -on pas dire que ce n'eft pas la loye qui


apporte cet eſtat conuenable à la Nature ,

mais pluftoft que c'eſt luy qui fait naiſtrela

loye ?

De plus qu'eſt- il beſoin de dire que c'eſt

vn mouuement fubit, puiſque l’Appetit n'a

point d'autres mouuemens : Car s'il arriue

que l'ame ne s'efmcuue pas fi promptement

en quelques paſſions, cette pareffe ne vient

pas de l'Appetit , mais de la faculté qui luy

propoſe le bien auec trop de difficultez , &

qui luy commande trop lafchement de le

pourſuiure :Eſtant vne puiffance aueugle , el

le ne marche que comme elle eft conduite, &

fi - coſt que le commandement luy eſt fair,elte


obeït & s'eſmeur en yn inſtant.

Il eſt vray que de fon coſté ,ily peut auoir


des obſtacles qui empefcheront qu'il n'obeif

ſe pas ſi promptemene ,comme lors qu'il y a

des paſlions contraires à celles que l'objet de

uroit inſpirer ; car yne extrême triſteſſe ne

fouffrira iamais que la loye ſe forme dans

l'Appetit : Mais aulli quand l'empefchement


DE LA IO YE, CHAP . III . 171

eſt leué , il s'eſmeut fubitement & produir

toûjours en yn moment la paſſion auſſi par

faite qu'eſt la connoiffance


& le motif qu'on

luy propoſe. Car ſi l'Amour à des commen

cemensfoibles , cela vient de ce que le bien

eſt repreſenté foiblemenr , & les progrez

qu'elle fait, ſont de nouueaux mouvemens de

l'Appetit qui font cauſez par la repreſenta

tion denouuelles idées & de nouuelles per


fections.

En effet l'on peut dire de toute la ſuice &

de tous les accroiſſemens des Paſſions , qu'il

en eſt comme de la flamme & de la lumiere

qui s'encreciennent & qui s'augmentent par

vne infinité de productions reïterées de mo

ment en moment; celle qui paroiſt n'eſtane

pas celle qui eſtoit auparauant , & quiſera


meſme incontinant fuiuie d'ync nouuelle ;

car toutes fe fuccedant ainſi l'vne à l'autre

fans interruption , ſemblentn'eftre qu'ync

meſme choſe qui s'eſt conſeruće & entrete


nue.

Ainfi en eſt - il de la loye & de coutes les


aucres Paſſions , elles fc forment tout d'un

coup , & paffcat en yn inſtant ;mais auſſi à

Y ij
172 LES CHARACTER ES

chaque moment elles ſe renouuellent , fai

fant ainſi yn flus continüel de pluſieurs mou

uemens parfaits , qui dure tout autant de

temps que la connoiſſance follicite l’Appetit


à fe mouuoir .

Il eſt donc veritable que l’Appetit n'a

point de mouuemens qui ne ſoient ſubits :

Que neantmoins il commence à ſe mouuoir

pluſtoſt vne fois que l'autre, parce que la fa

culté qui luy commande eſt diligente ou pa

reſſeuſe , ou parce qu'il y a quelque mouue

ment contraire qui le retient. Et cela eſt faci

le à conceuoir par l'exemple des yeux qui

voyent les choſes en vn inſtant , quoy que

pour les voir ils s'ouurent quelque-fois plus

viſte ou plus lentement , & que meſme apres

eftre ouuerts ils peuuent auoir quelque indiſ

poſition qui les empeſchera d'agir.


Ie ſçay bien que les Medecins ſemblent ſe

feruir de la meſme definition d'Ariſtote ,

quand ils diſent que le Plaiſir eſt vn mouue


ment prompt & ſenſible , qui met la nature

en vn eſtat qui luy eſt conuenable ; Et que fi

les objets ne font vne prompte & ſenſible

impreſſion ſur les ſens , ou s'ils ne la font pas


DE LA IO YE ,CHA P. III . 173

proportionnée à la nature ,ils ne cauſeront ia

mais de plaiſir. Mais il eſt aiſé de voir que le

mouuement dont ils parlent , n'eſt pas celuy

de l’Appetit où conſiſte le plaiſir , & que ce


n'en eſt que la cauſe : Car auparauant que

l'Appetit ſe meuue , il faut que les objets fal

ſent l'impreſſion telle que nous venons dedi

re ; Et pour lors l'ame qui la ſent & qui void

que ce luy eſt yn bien , ſe reſpand ſur luy pour


le poffeder plus parfaitement, & forme ainſi

le Plaiſir qui eſt augmenté par l'effuſion des


Eſprits, comme nous dirons tantoſt . le ne

m'arreſte pas à examiner comment la dou .

leur ſuruient quelque-fois à ce mouuement

prompt qui porte la nature à vn eſtat qui luy

eft conuenable; comme quand on approche

du feu les mains extrémement froides ; cela

appartient à la Paſſion de la Douleur : Il ſuffi

ra icy de marquer que les Objets qui ne font

pas cette prompte impreſſion ne cauſent

point de Plaiſir ; parce que s'inſinuant peu à

peu , la nature s'y accouſtume & ne ſent pas le

changement qui luy arriue : C'eſt pour quoy

ne connoiſſant pas le bien qu'elle reçoit, l'i

magination ne le propoſe point à l'Appetit ,

Y iij
LES CHARACTERES
174
qui par conſequent n'en eſt point elmeu :

C'eſt encore ainſi que l'on ſe laſe des choſes

les plus agreables quand on les a trop long

temps gouſtées : Mais nous parlerons plus

amplement de cecy à la fin de ce diſcours.

Reprenons le fil de celuy que nous auons

laiſſé , & diſons que bien que tous les mouue

mens de l'Appetit ſe faffent ſubitement, il eſt

pourtantveritable que de tous les objets qui

excitent les Paſſions, il n'y en a point dont la

preſence elincuuc fi - toft & li facilement

l'Appetit que celuy de la loye : Et cela vient

à mon aduis de ce que l'objec du Plaiſir eft le

Bien entant qu'il eſt deſia aymé ; car nous


auons monftré
que l'Amour deuance toû .

jours la loye ; de forte qu'eſtant defia voy à

l'Appetit par le moyen de l'Amour , il n'yà

plus rien à ſon eſgard qui empeſche le mou


uemét que cette puiſſance doit faire pour le

gouſter . Mais il n'en va pas ainſi dans les au

tres Paffions dont les objecs doiuent eſtre

examinez par la connoiſſance auparauant

que d'eftre propoſez à l'Appetit; Et comme il


nºy a gueres de biens ny de maux qui foient

auſſi ſe trouue-til toûjours beaucoup


purs,
DE LA IOYE , CHAP. III . 175

de choſes qui diminüent leur bonté & leur

malice , & qui fufpendent le jugement qui

s'en doit faire. Mais pour cxcicer la loye cet

examen eſt inutile; l'Appetir poſſedanc defia


1
le bien , tous les conſeils ſont pris , tous les

doutes ſont leuez , & il doit par neceſſité s'ef

mouuoir au mefme inſtant qu'il s'eſt yny à

luy pour en iouïr, en quoy conſiſte la loye &


le Plaiſir .

Mais c'eft penetrer trop auant dans les ſe

crers del'Ame , & s'arrefter trop long - temps

laiſſons
à des choſes qui ne s'arreſtent point;

ces mouuemens imperceptibles , & voyons

fi ceux qui ſe font dans les Humeurs & dans

les Eſprits ſont plus ayſez à connoiſtre .

Neantmoins auant que d'entrer en cet

re recherche, il fera bon de dire quelque

chofe de l'Objet qui efmeut cette Paſſion :

Car bien que nous ayons defia dir que c'eſtoit

le Bien , il faue voir ſous quelle conſideration

il merite cette qualité , eftant certain que

fous diuers refpeéts it cauſe diuers moude


1
mens dans lame.
S
CTERE
176 LES CHARA

Comme donc le Bien entant qu'il eſt ay

mable eſt l'objet de l'Amour , auſſi entant

qu'il eſt delectable c'eſt celuy de la loye ; EC

il n'eſt point efficacement delectable que

quand il eſt aymé, parce que le Plaiſir pre


fuppoſe l'Amour:De ſorte que le Bien entant

qu'ileft aymé doit eſtre le veritable objet de

là loye . On dira peut-eſtre que le Deſir pre


le
ſuppoſe auſſi l'Amour , & qu'il faut que

bien ſoit aymépour eftre deſiré : Il eſt vray ;


mais le Deſir demande vne autre condition ,

c'eſt à ſçauoir l’Abſence qui ne ſe rencontre


iamais dans la loye où il faut toûjours que le

bien ſoir preſent: Car quand les choſes pal

ſées, où celles qui ſont à venir nous dele

etent, c'eſt yn effet de l'imagination qui nous

les rend preſentes & qui les fait paſſer pour

telles qu'elles ſont en noftre penſée,

Au reſte par le mot de Bien , il ne faut pas

ſeulement conceuoir ce qui eſt veritable

ment ou apparemment bon , mais encore les

maux que l'on a éuitez: C'eſt ainſi que le fou

uenir des peines que l'on a ſouffertes, & des

dangers que l'on a courus , eſt agreable, d'au

tant que c'eſt yn bien que d'en eſtre deliuré :

C'eſt
DE LA LOYE , CHA P. III . 177

C'eſt ainſi que la vengeance eſt ſi douce ,

parce qu'en ſurmontant le malon n'en craint

plus les attaques : C'eſt ainſi que les larmes

font quelquefois delicicuſes ,parce qu'elles

deſchargent la nature d'vn


fardeau inutile ,

& qu'il ſemble que la triſteſſe qui les a exci


tées s'efcoule & s'en aille auec elles ,

Il faut encore remarquer que le Bien


eſtant vne choſe conuenable à la nature , cela

ſe doit entendre auſſi bien de la nature de

prauée commede celle qui eſt parfaite ; car

yn malade prend plaiſir à des choſes qui luy


ſont contraires , & les hommes vicieux trou
uent du contentement dans leurs deſbau

ches ; parce qu'elles ſont conformes à leur na

ture corrompuë & deſreglée.

De vouloir apres cela examiner en détail

tout ce quinous peur donner du plaiſir, ou

tre que ce ſeroit faire tort à noſtre deſſein & à

celuy du Lecteur qui nous demandent tous

deux de la briefueté; cela eſt ſi aiſé à connoi

ſtre que ce ſeroit perdre le temps & les paro

les que de s'y arreſter. Il ſuffira de dire, que

puiſque le Bien eſt la ſource de toutes les dou

ceurs que cette paſſion fait couler dans l'A

Z
.
178 LES CHARACTE Ř E S

me , & que ce n'eſt autre choſe que ce qui eſt

conuenable à noſtre nature & ce qui la per

fectionne ; il faut que les biens qui nous per

fectionnét d'auantage, excitentauſſide plus

grands & de plus ſolides Plaiſirs. Or comme

nous ſommes compoſez de deux parties , de

l’Eſprit & du Corps, & que celle-là eſt in

comparablement plus excellente que celle

cy , il s'enſuit que la perfection qui luy arriue

eſt auſſi la plus excellente; Et partant que les

Biens qui la cauſent ſont les plus nobles & les


plus delectables.

Mais encore parce que les Biens du Corps

ſont pour la conferuation de l'Eſpece ou de

l'Indiuidu , & que celle - là eſt plus conſidera

ble à la nature , comme eſtant vn Bien plus

commun & plus general : De là vient que le

Plaiſir qui l'accompagne eſt plus doux &

plus ſenſible que pas vn des autres : Et par la

meſme raiſon les Objets du Gouſt & du


Toucher delectent d'auantage ; parce que ce

ſont les ſens qui ſont les plus neceſſaires à la

vie & ſans leſquels l'animal ne peut ſubſiſter.

Il eſt vray que les Objets de la Veuë & de

l'Oüye pourroient conteſter cet auantage ,


DE LA IO YE , CHA P. III. 179

eſtant plus nobles que ces qualirez baſſes &

materielles qui touchent les ſensinferieurs :


Mais ſi l'on conſidere qu'il n'y a preſque

point d'animaux qui ſe laiſſent flatter par la

beauté des ſons & des couleurs , on confeffc

ra que generalement parlant , les Objets du

Gouſt & du Toucher ſont les plus dclecta


bles:Que neantmoins dans l'homme ceux de

la Veuc & de l'Oüye le font d'auantage,par

ce que ces deux ſens ayant grande affinité

auec l’Entendement , & eſtant principale

ment deſtinez à fon ſeruice ,leur fin y eſt auſſi

plus noble & plus neceſſaire qu'elle n'eſt dans


les beſtes,où ils n'ont point d'autre vlage que

pour conferuer la vie animale qu'elles ont,

De toutes ces conſiderations, il eſt aiſé de

tirer les principales differences de la Volup

té ; car elle eſt Intellectuelle ou Senſible, Pu

re ou Impure, Fauſſe ou Veritable . Les veri

tables Voluptez font celles qui ſont pures ,

c'eſt à dire qui ne ſont point attachées ny


mellées auec la Douleur : Et ce ſont celles - là

qui conuiennent à l'homme dans l'eſtat le

plus par fait que la nature luy puiſſe donner.

Tels ſontles plaiſirs qui ſe trouuent dans la


Zij
180 LES CHARACTER ES

contemplation , & dans l'exercice des vertus ;

tels ſont ceux qui ſuiuent les actions d'une

parfaite ſanté & les fonctions des ſens parfai

cement diſpoſez.

Or ces plaiſirs ont cela de propre qu'ils

font de longue durée, qu'ils ne laffent iamais ,

qu'ils ſe peuucnt gouſter en tout temps , &


que la douleur ne les deuance & ne les fuit ia

mais : Car vn homme qui eſt en yn eſtat de


perfection naturelle ,ne s'ennuye iamais de la

meditation ny de faire de bonnes actions ;

la vie luy eſt toûjours douce & agreable , &

ſes ſens ſont toûjours diſpoſez à receuoir

leurs objets auec plaiſir.

On pourroit dire là deſſus que le boire &

le manger & quelques autres actions natu

relles ſont cóuenables à la nature parfaite de

l'homme , qui neantmoins apportent du de


gouſt: Car la muſique & la veuë des plus bel

les choſes laſſe à la fin les oreilles & les yeux ;

& les fleurs les plus douces dont Venus ſoit


couronnée , comme dit Pindare , ſe rendent

enfin importunes & deſagreables. Il eſt vray ;

mais auſli faut-il ſe ſouuenir que toutes ces

choſes pour eſtre conucnables à la nature


DELA IO Y E, C HA P. III . 181

doiuent auoir les conditions que la perfe

&tion demande ; il faut qu'elles ſoient mode


rées dans la quantité & dansla qualité ; que

les circonſtancesdu temps , du lieu & des per

ſonnes s'y rencontrent : Outre quc la plus

part ne ſont pas cóuenables d'elles - memes à

la nature , mais ſeulement par accident , c'eſt

à dire qu'elles ne luy conuiennent qu'à cauſe

du deſreglement qui les deuance , & auquel


elles ſcruent de remede : Ainſi le boire & le

manger gueriſſent la faim & la foif ; ainfi le

repos & le ſommeil font ceſſer le trauail &

la laſſitude
; en vn mot la pluſpart des actions

ne donnent du plaiſir que parce que la nature

ſe vuide ou ſe remplit, & qu'elle corrige I'vn

par l'autre : C'eſt pourquoy la Volupté qui

les ſuit n'eſt pas abſolument pure ny verita

ble , mais ſeulement par occaſion ; d'où vient

qu'elle laſſe, qu'elle ne duregueres & qu'on

n'eſt pas capable dela gouſter en tout temps ,

comme celles qui ſont abſolument pures .

Mais laiſſons ces ſpeculations à la Philoſo

phie Morale , & fans nousarreſter d'auantage


à des choſes qui ſont connuës de tout lemon

de,cherchons-en de nouuelles ; Et voyons ſi

Z iij
182 LES CHARACTER ES

la tempeſte que cette Paſſion excite ne nous

jettera point en quelques terres inconnuës,

& nous pourra faire connoiſtre le mouue

ment des Eſpritsqui ſont comme des Eſtoiles

errantes , dont on n'a point encore obſerué

les routes ny les periodes .

Quel eſt le mouuement des Eſprits dans la

.
loye

III . PARTI E.

Nroute ſorte de mouuement il

faut toûjours le figurer deux

termes ;ľvn où il doit commen

cer & l'autre où il doit finir : Si

donc les Eſprits ſe meuuent dās

la loye , il ſemble qu'ils doiuent partir du

coeur puiſque c'en eſt la ſource, & que de là

ils ſe portent vers le bien en quelque lieu

qu'il ſe preſente à lame. Veritablement ſila

loye fe pouuoit former toute feule , il fau

droit que le mouuement des Eſprits s'y fiſt

ainſi , & qu'elle les fit ſortir du coeur pour al


DE LA I OYE, CHA P. III. 183
ler à la rencontre du bien : Mais parce qu'elle

ne vient iamais qu'auec l'Amour qui la doit

toûjours deuancer , c'eſt à luy à cauſer ce

mouuement ſans que la loyey contribuë au

cune choſe : Deſorte qu'il en faut chercher

vn autre pour elle qui ſoit conforme à celuy

de l’Appetit ; en vn mot il faut monſtrer que

les Eſprits ſe reſpandent en quelque ſorte

comme luy dans cette Paſſion .

Cela ne ſera pas mal - aiſé à conceuoir apres

auoir remarqué que l'Amour les porte vers le

bien : Car ne pouuant aller plusauant , il faut,

ou qu'ils s'arreſtent,ou qu'ils retournent vers

leur origine, ou qu'ils ſe reſpandent. Ils ne

peuuent pas s'arreſter, puis qu'ils ſuiuentla

gitation de l'ame qui pour lors eſt eſmeuë; ils

ne peuuent pas auſſi retourner vers le coeur ,

puis qu'il n'y a que la preſence du mal qui les

y puiffe contraindre: il faut donc qu'ils le ref

pandent & qu'ils ſe deſbordent.loint que l'a

me qui employe les meſmes motifs pour le

mouuement des Eſprits que pour le lien pro

pre , a ſoin de les faire mouuoir ainſi , afin de

les vnir d'auantage au bien , comme nous


auons dit auparauant: Car par cette effuſion
1

184 Les CHARACTERES

ils ſe dilacent dans les organes , & occupant

plus de place , ils penſent toucher le bien qui

le preſente en plus de parties.

Mais ou peuuent -ils ſe reſpandre ? Pour

entendre cecy il faut ſe fouuenir que le Bien

netouche l'ameque par la preſence, & qu'il

n'y a que la connoiſſance qui le luy rende

preſent : Or certe connoiſſance ſe fait par

l'entendement & par l'imagination ou par

les ſens : Et comme l'imagination a ſon ſiege

dans lecerueau , & que les ſensſont dans leurs

organes particuliers, il faut auſſi que le Bien

ſoit en l'vn ou en l'autre , & par conſequent

que l'Amour porte les Eſprits en ces lieux- là,


& que la loye les reſpande aux meſmes en

droits . Car ſi le bien eſt ſeulement dans la

phantaiſie & qu'il ne touche point les ſens

exterieurs , tous les Eſprits abordent au ſiege

de l'imagination & ſe reſpandent dans le cer

ucau . Mais s'il y a quelqu'vn des ſens qui pof

ſede le bien , alors les Eſprits quiy eſtoient

accourus ſe reſpandent auſſi ſur ſes organes ,

& y apportent la Chaleur , la Rougeur & la


Viuacité .

Par cette effufion le plaiſir de l'ame s’aug

mente
DE LA IO YE , CHA P. III . 185
mente , à cauſe de la chaleur douce & tem

perée qui coule dans les parties & qui les flac

ce & les chatouille : C'eſt pourquoy les Plai

ſirs qui ſont accompagnez de cerce agitation

corporelle font plus grands & plus ſenſibles

que quand elle ne s'y trouue point. Voire


meſme apres que l'eſmotion de l'Appetit
à

ceſſé,l'agitation des Eſprits continüant, laiſ


ſe dans l'ame vne certaine loye confuſe qui

ne vient pas de l'objet qui l'auoit auparauano

touchée , mais de ce chatoüillement que les


ſens luy ont fait connoiſtre commeynecho

ſe conforme & conuenable à leur nature .

Et cela me fait croire que toutes ces loyes

ſecretes que nous reffentós ſans en ſçauoir la

raiſon , viennent de la meſmecauſe , & qu'il

faut neceſſairement qu'il y ait quelque choſe

qui reſpande ainſi les Eſprits & qui inſpire

apres le Plaiſir dans l'ame; ſoit par la connoif

ſance qu'elle a du chacoüillement qui ſe fais

dans les parties;ſoit que coutes les differen

ces des mouuemens qu'elle employe en cha

que paſſion luy eſtant connues , elle void

que celle -cy eſt propre à la loye , & for

me en meſme temps yn objet delectable


A a
186 LÉS :CHARACTERES

comme nous auons dit qu'il arriuoit dans


l'Amour d'inclination .

Ondira peut- eſtre que cecte Effuſion d'El

prits ſei peut faire bien ſouuent ſans plaiſir;

que la Cholere qui les ietce au viſage , que.


2
la douleur qui les attire aux parties mala

des , & que la fievre qui les pouffe par tout

aucc impetuoſité, les reſpandent enſuite , &

cauſenc la meſme alteration que la loye im

primeſur le corps ; Et que neantmoins lame

ne reſſent alors aucun plaiſir.

Mais nous pouuons reſpondre à cecy en

deux façons: Premierement s'il eſt vray que


les objets les plus delectables ſont ſouuent

empeſchez par de petites douleurs de faire

impreſſion dans l'ame ; ce ' mouuement d’Er

prits qui eft fi ſecret , & que le ſens a peine à

deſcouurir , doit eſtre beaucoupmoins puiſ

ſant dans les grands obſtacles que luy don


nent ces faſcheuſes rencontres,

Mais ſuppoſé meſme qu'ilexcite quelque

plaiſir , il eſt fi foible & fi leger qu'il est


eſtouffé moindre incommodité que
par la

l'on puiſſe reſſentir : Car c'eſt vne choſe qu'il

faut bien remarquer , qu'encore que l'Appe


DE LA TOYE; CHAP. 111. 187

cit Senſitif ſemble ne pouuoir ſouffrir en


meſme temps de
s paſſions contraires ; cela

n'eſt pas abſolument veritable , puis que l'on


reconnoiſt manifeſtement que la langue fe

plaiſt en des faueursagreables pendant que


le coeur eſt plein d'amertume & de triſteſſe.

Et la raiſon de cela eft , que l'Apperit Senſitif

n'eſt pas renfermé dans vne ſeule partie com

me font la pluſparc des autres facultéz ; il eſt

reſpandu dans tous les organes des ſens ; &

Yon peut dire queſon tronc & fa racine font

bien dans le coeur , mais que les rameaux &


fes branches s'eſtendent par tout le corps .

Car eſtane vne puiſſance generale & necef

faire à toutes les parties de l'animal ,il falloit

qu'elle fuft preſente à toutes afin que le mou

uement nefuſt pas eſloignédela connoiffan

ce, & que lame ne languiſt pas dans l'attente

de poſſeder lebien ou de fuir le mal apres les


auoié reconnus ; la nature ayant fait pour

l'Appetit ce qu'elle a fait pour le Pouls , quia

le coeur pourſon principal organe , & qui ne

laiſſe pas deſe foriner dans toutes les arteres

ou meſine it fe trouue quelque-fois diffe

rente de celuy qui agite le coeur: 320110


A a ij
188 LES CHARACTE RES

Cela eſtant ainſi, le Plaiſir peut eſtre en yn

endroit & la Douleur en l'autre , bien qu'ils

ſoient incompatibles en yne meſme parric ;

mais auſſi il eſt vray que quand la paſſion s'eſt

efleuée au centre & en la ſource de l’Appetir,

celle qui ſe fait en ces petits ruiſſeaux eſt bien

foible & femble diſparoiſtre ; quoy que les

Eſprits ne laiſſent pas de s'agiter aux lieux où


elle s'eſt formiče ; d'où viennent en ſuite ces

ſentimens ſecrets de plaiſir qui ſe defrobent


ſouuent à la connoiſſance de l'entendement

& de l'imagination meſme.

Voila la premiere reſponće que l'on peut

faire à l'objection propoſée; en voicy vne au


tre qui nous plaift d'auantage & qui s'accom
mode mieux à noftre deſſein : Car nous vou

lons monſtret que chaque paſſion a vn mou

uement particulier d’Eſprits ; Et partant fi


l'effuſion s'en fait en quelques autres qu'en la

Ioye , il faut qu'il y ait


quelque difference qui

la luy rende propre & particuliere , & qui ne

ſe trouue point dans toutes les aụtres .

Il fąut donc confeſſerque la Cholere , la

Douleur,la Ficure, & beaucoup de choſes cx

tericures peuucnt reſpandre les Eſprits ;mais


DE LA IOYE , CHA P. III . 189

c'eſt par violence , & cómo ynetempefte qui

eſcarte la pluye , & qui la tranſporte çà & là

aucc impctuoſité
: Au lieu que la loye les rel

pand doucement & les fait coulerſur les par


ties comme yne douce roſée. Or cela fait de

bien differentes impreſſions ſur les ſens : Car

les Eſprits qui ſont pouſſez de force, & qui ſe

precipitent les vns ſur les autres , donnent yn


ſentiment fafcheux à la nature & l'irritent

pluſtoſt qu'ils ne la flattent


: Mais ceux qui ſe
reſpandent comme d'eux-meſmes & quis’in

ſinüent doucement dans les parties, la cha


toüillent & la contentent. Ioint que dans les

paſſions qui ont le mal pour objet, les Eſprits

le tiennent vnis & ſerrez pour l'attaquer ou

pour le fuir ; d'où vient qu'ils ſont plus per


çants & qu'ils picquent les parties où ils

abordent : Mais dans la loye où ils ſe dilatenc

pour embraſſer le bien, il faut que leur poin

te s’eſmouſſe & qu'ils perdent toute l'impe

tuoſité qu'ils pouuoient auoir auparauant:

C'eſt pourquoy quelque effuſion qui s'en fal


ſe dans la Cholere & dans la Douleur , elle

n'apporte iamais le plaiſir aucc ſoy , parce


qu'elle n'eſt pas ſemblable à celle qui accom

A a iij
LES CHARACTERES
192

pagne la loye . Pour auoier cette verité il ne

faut que conſulter le viſage d'vn homme

Joyeux ; car vous y voyez ie ne ſçay quelle

viuacité bien plus agreable , vn eſclat beau

coup plus net & plus pur ,& vnechaleur bien

plus douce qu'en ces aucres paſſions dont

nous venons deparler ; à cauſe que la pureté

des Eſprits n'y eſt point alterée par ces fu

mées acres & tenebreuſes qui s'efleuent en

toutes les autres ; Et que leur mouuementy

eſt plus libre , plus efgal & plus conforme à


leur nature.

On pourroit demander ſi cette Effuſion

d'Eſprits ne ſe fait qu'aux lieux où le bien fe

preſente à l'ame. A la vericé elle ne luy eſt ne

ceffáire qu'en ces endroits - là , puis qu'elle ne

les reſpanid que pour poffeder le bien, & que

le bien ne la touche point ailleurs qu'où il ſe


fait connoiſtre.Il eſt certain pourtant qu'elle

les verſe abondamment dans les entrailles, &

que quand la loye eſt grande il n'y a point de

partie ſur laquelle elle


ne les faſſe deſborder ;

c'eſt pourquoy le Coeur & les Poulmons ſe

retaſchent,commedit Hippocratejon ſent ic

ne fçay quelle agreable clinotion qui agice


DE LA I OYE , CHA P. III . 191

toutes les partiesinterieures , & vnechaleur

douce & vaporeuſe qui ſe reſpand par tout le

corps . Or cela vient à mon aduis de ce que


l'Ame Senſitiue n'a pas toûjours yne con

noiſſance bien claire & bien certaine de ſes

objets , & qu'eſtant charmée par celuy de la

loye , elle ſe figure qu'elle le doit rencontrer

par tout ', & qu'elle doit auſſi enuoyer par

tout des Eſprits pour l'accueillir : Ou pluſtoſt

l'empreſſement qu'elle ſe donne pour jouir

promptement du bien qui ſe preſente , eſt

cauſe qu'elle lespouſſe d'un colté & d'autre

ſans choix , ſans ordre , & fans diſcerner les


lieux où ils doiuent aborder .

Cecy ſuffiroit pour la connoiſſance du

mouuement des Eſprits dans la loye , apres

l'examé que nous en auons deſia fait au trais

té de l'Amour : Mais il reſte yne difficulté que

le diſcours precedent a fait naiſtre , & dont la

reſolution donnera quelque clarté à l'obſcu


rité de cette matiere. Carnous auons dit que

les Eſprits ne s'agitent point icy auec violen


ce , & que le mouuement en eſt coûjours

doux & tranquille :Quoy que cela ne ſemble

pas s'accorder bien auec les tranſports , les


LES CHARACTER ES
192

rauiſſemens & les excez qui ſont fiordinai

resà ceſte paſſion , & que l'on ne peut con

ccuoir fans yne violence agitation d'Eſprits.

Et de fait quand nous en comparions le

mouuement auec celuy qui ſe fait dans l'A

mour, nous n'auions pas craint de dire qu'ils

eſtoient pouſſez dans la loye comme yn

grand flor , & qu'il ſembloit alors que l'ame


fe vouluſt ierter toute entiere & tour d'un

coup au deuant de ſon objet: De ſorte que.

cela ne ſe pouuant faire fans violence ; Et

ayant aſſeuré qu'il n'y en auoit point dans


l'effuſion des Eſprits,nous ne pouuons éuiter

le blaſme d'auoir parlé contre la verité &


contre nous -meſmes.

Il eſt neantmoins bien facile de reſpondre

à cette objection , en ſe ſouuenant que la loye

eſt inſeparable de l'Amour ; Et que ces deux

paſſions eſtant pour ce ſujet bien ſouuent

conſiderées comme ſi ce n'en eſtoit qu'vne

ſeule , on confond auſſi leurs mouuemens &


que

le qui tire les Eſprits du coeur & les pouſſe

au dehors , on dit communément que la loye

les y tranſporte auſſi : Et comme ce mouue


ment
DELA TOY E , C HA P. III . 193

ment ſe fait par la violence & qu'il cauſe de

faſcheux accidens , on peut dire la meſme

choſe de la loye . C'eſt ainfi quenous en par

lions au Chapitre precedent où nous ne

comparions pas abſolument l'Amour auec la

loye , mais ſeulement l'Amour de la Beauté

auec les autres Amours où la loye caufe des

deffaillances & des fyncopes , confondanc

comme on fait ordinairement, cesdeux paf

fions en vne : Mais icy , où nous en faiſons

yne plas exacte Anatomie,nousſeparons les


mouuemens de l'vne & de l'autre , & diſons

que le Tranſport des Eſprits vers le bien eſt

l'effet particulier de l'Amour, & que l'Effu

fion qui s'en fait apres , eſt celuy de la loye :

De forte que s'il y a de la violence dans ce

premier mouuement , elle vient route de l'A

mour ; le plaiſir n'y a pointde part, & quel

que impetueuſe qu'elle ſoit , il faut qu'elle ſe

rompe & qu'elle s'amoliſſe , quand les Eſprits

viennent à fe reſpandre :Autrement la loye

ſe deſtruiroit elle mefine par le faſcheux fen

timent que ce mouuement imperueux &


turbulent exciteroit dans les parties .

Il ne s'enſuit pourtant pas que certe Effur


Bb
194 LES CHARACTER ES

lion ,pour n’eſtre pas violente & impetueuſe,

ſe falle lentement ; car les Eſprits ſont des

corps fi mobiles & li ſubrils, qu'ils penetrent


partout ſans aucune reſiſtancezec leurs mou

uemens ſont ſi prompts,qu'on n'a rien trouué

dans la nature a qui on les puiſſe comparer

que la lumiere : Et c'eſt par elle encore que

l'on peut repreſenter comment ils ſe reſpan

dent dans la loye; car elle s'infinuë en vn mo

ment dans les corps Diaphanesſans y faire

violence ; elle coule en toutes leurs parties

ſans confuſion ; elle s'y dilate & s'y eſtend fans

contrainte ; Et l'on peut dire que ſi ces corps

auoient de la connoiſſance, ils reſſentiroient

yn extrême plaiſir dans cette douce , quoy

que fubite effufion de la lumiere. Ainfi en

eft - il de celle qui ſe fait dans la loye ;car apres

que l'amç a porté les Eſprits vers le bien &

qu'elle croit les auoir vnis enſemble, elle qui

ce l'empreſſement, l'inquietude & la precipi

tation qu'elle s'eſtoit donnée pour arriuer là :

Et pouuant alors ce luy ſemble jouïr en ſeu

reté du bien qu'elle poffede , elle ſe dilate

auec liberté , elle s'eſtend ſans empeſchemét,

& penetre en vn inſtant toutes les parties de


DE LA TOYE , CHAP. II I. 195
fon objet ; faiſant faire la meſme chole aux

Eſprits qu'elle trouue toûjours obeïffans à

fes commandemens. Il eſt vray qu'en ſuite il

s'en fait une grande diſſipation que l'ame n'a

pas le ſoin de reparer, eſtant touce occupée à

la jouiſſance du bien qu'elle auoit recherché,


& eftant comme charmée & rauie de fa bon

ne fortune ; d'où viennent en ſuite les foi

bleſſes,lesdeffaillances & les autres accidens

dont nous auons parlé .

Les Cauſes des Characteres de la Foge.

IV . PARTIE .

OIL A ce que nous auions


à dire de la nature de cette

Paſſion auant que de cher:


cher les cauſes des Characte

res qui la font reconnoiſtre.


Examinons donc premiere

menit les Actions Morales , & voyons

pourquoy la loye eſt- fi Babillarde , fi Vai

ne', & fi Credule ; pourquoy'elle a tant de

B bij
S
196 LES CHARACTERE

Ćonfiance en elle -meſme ; pourquoy elle ſe

fait deſirer bien qu'elle ſoit preſente , &

pourquoy elle ſe laffe fi-toft du bien qui l'a

fait naiftre : Car ce ſont là les effets les plus


remarquables qu'elle produit dans l'ame, &

d'où il ſemble qu
e les autres prennent leur
origine . Cherchons donc les cauſes de ſon

Babil.

Il y a des paſſions qui veulent coûjours

parler, & d'autres qui ayment à ſe taire ; le fi

Ience accompagneordinairementla Triſteſ

ſe, le Deſeſpoir & la Crainte ; la loye, l'Auda

ce & la Cholere & generalement toutes cel

les qui ſe portent vers le bien ou qui atra

quent le mal , ſont fecondes en paroles ; mais

il n'y en a point qui le ſoit tant que la Ioye :


Toutes les autres ſemblent pouſſer les paro

les & les chaſſer de force comme ſi c'eſtoit vn

fardeau dont l'amefur chargée; Celle - cy les

reſpand auec liberté , elle les fait couler auec

plaiſir, & l'on peut dire que c'eſt pluſtoſt la

bondance qui les fait fortir que la contrain

te : En effet la loye eſt vne babillarde , elle ſe

plaiſt à parler , & trouue toujours dequoy


entretenir ſon caquet.
DE LA IO YE , CHA P. III . 197

La raiſon de cecy eſt aſſez facile à connoi

ſtre, fi l'on conſidere que les paroles eſtant les

Images des penſées , il faut pour dire beau

coup de choſes, que beaucoup de penſées ſe


ſoient formées dans l'ame ; qu'elles ayent la

liberté d'en ſortir, & que les organes ſoient

diſpoſez pour les exprimer. Or commel'i

magination eſt la ſource des penſées , qu'elle

en eſt plus ou moins feconde, ſuiuant qu'elle

eſt plus ou moins actiue , & que toute ſa vi

uacité dépend de celle des Eſprits qui luy ſer

uent en les operations ; Il eſt neceſſaire

qu'aux grands Parleurs les Eſprits ſoient ex

tremement actifs, & que les organes de la pa


role ſoient fort mobiles : Et partant puiſque

c'eſt la chaleur qui rend les Eſprits actifs , &

que l'humidité rend les corps ſouples & mo

biles , il faut que ces deux qualitez ſe trou

uent en ceux qui parlent beaucoup ; Et de


ſi fort que
plus que le iugement n'y ſoit pas
n , afin qu'il n'examine pas ſeue
l'imaginatio

rement les penſées ,qu'il ne les retienne pas ,


& qu'elles ſortent toutes en liberté . C'eſt

pour cette raiſon que les jeunes gens & les

femmes , les fanguins & les bilieux parlent


Bb iij
ES
RA CTER
198 LES CHA

plus que les autres ; que le vin , la bonne che

re & Ia folie ayment tant à parler ; Et que les

oyleaux meſme chantent plus ordinaire

ment quand ils font l'Amour,parce qu'eſtant

alors incitez par la nature à faire leurs petits ;

leur ſang ſe fermente & deuient fumeux ;


leurs Eſprits s’augmentent & s'allument , &

agitent apres l'imagination & les organes de


la voix .

Cela ſuppoſé , il eſt aiſé de voir pourquoy

l'es paſſions quiſeportent vers le bien ou qui

attaquent le mal,fontparler d'auantage que

les autres ; parce que dans le deſſein qu'elles


ont de ſortir au dehors il faut que les Eſprits

ſe portét au cerueau & aux parties exterieu

res , que la chaleur s'y augmente & que les

humeurs s'y reſpandent; Er en ſuite que l'i


les de
magination s'agite , & que organes
uiennent plus mobiles . De ſorte que toutes

ces diſpoſitions ſe rencontrant auec la foi

bleſſe du iugement qui accompagne toutes

les paſſions , il faut qu'il ſe faſſe vn grand flus

de paroles en celles - cy ; Et principalement

dans la Ioye , puiſque c'eſt parelle que l'ame

fe dilate& fereſpand, & qu'il n'y a rien par


DE LA TOYE , CHA P. III. 199
où elle ſe puiſſe mieux reſpandre que par la

parole , qui eſt le veritable eſcoulement des

penſées. Outre que l'imagination eſt plus li

bre en cette paſſion qu'en toutes les autres

où l'abſence du bien & la preſence du mal la

contraignent & luy donnent des ſoins qu'el

le n'a pas dans la loye , y poffedant le bien


auec ſeureté & confiance , ſans diſtraction &

ſans trouuer aucun obſtacle qui arreſte ſes

conceptions, & qui les empeſche de fortir au


dehors.

Pour ce qui eſt de la Confiance , comme

c'eſt vne pallion qui nous perſuade que le

maleſt eſloigné de nous , & que quand il ſe

preſenteroit nousſerions aſſez puiſſans pour


le ſurmonter , il ne faut pas douter queceux

qui ſont ioyeux & contens ne ſoient dans la

meſme creance , eſtans dans la poſſeſſion du

Bien . Car le Bien à cela de propre qu'il eſloi

gne le mal par ſa preſence & qu'il fortifie l'a

me quand elle en joüift ; parce qu'en la perfc

& tionnant il l'accroiſt en quelque ſorte, & la

fait paroiſtre plus grande & plus vigoureuſe

qu'elle n'eſtoit. loint qu'eſtant toute occu


200 LES CHARACTERES

pée & rauie dans la jouiſſance du Bien , & ne

penſant point aux difficultez qui peuuent

trauerſer ſes deſſeins , elle n'eſtime pas qu'ils

puiſſent auoir de mauuais ſuccez; Ec fe rem

pliſſant ainſi de bonnes eſperances , elle croit


& entreprent tout , & rien ne luy ſemble dif

ficile. Mais ce qui fomente encore ſa hardieſ

fe , eſt la chaleur qu'elle excite en coutes les

parties : Car comnie cette qualité eſt le prin

cipe de toute la vigueur qu'elles ont l'ame

qui voit qu'elle s'eſt augmentée , fe figure

auſſi que les forces ſont accreuës , & s'imagi

ne en ſuite qu'elle eſt plus affeurée , ayant


tant de ſecours & pour attaquer le mal &

pour luy reſiſter.

Or parce que cette vaine Confiance eſt

vne ſorte d'orgueil qui eſleue l’ame au deſſus

de ce qu'elle eſt & qui la flatte d'vne excel

lence imaginaire; de là vient que la loye eſt


ordinairement Infolente e Preſomptueuſe,

qu'elle ayme d'eſtre flatrée , & qu'elle tombe


facilement dans ſes propres louanges , eſtant

commme elle eſt li babillarde & ù ſoigneuſe

de ſe produire.
Cette
DE LA TOYECH A P. II I. 201

Cetce Preſomption n'empeſche pas pour

tant qu'elle ne ſoit Complaiſante, Facile e

Credule, quoy que l'orgueil rende les hom

mes opiniaſtres & peu traitables ; parce que

nes'entretenant que dans les vaines eſperar

ces qu'elle conçoit , & ne heurtant que ceux

qui s'y veulent oppoſer, elle eſcoute volon

tiers ceux qui les fauoriſent & ſe laiſſe facile

ment perſuaderà leur flatcerie, la confiance

qu'elle a luy figurár touteschoſes poſſibles.

loint que la poſſeſſion du bien eſtant celle

qui la produit & qui la fomente , elle ſuit les

qualitez du bien quiclt deſe communiquer ,

& ſe rend par conſequent ſociable , facile &

complaiſante.

Mais comment la loye peut -elle laiffer

dans l'ainé vn defir de foymefme , puis qu'el

le y eſt preſente , & qu'il ſemble que ce ſoit

vne choſe incompatible auecla Sarieté que

nous auons dit qu'elle apporte ? Pour reſou

dre cette difficulté , il faut ſuppoſer que le

Plaiſir peut eſtre preſent en deux façons;


quand il couche actuellement fame , ou

quand le ſouuenir le rappelle en la penſée :


Сс
202 LES CHARACÍ ERES

Celuy.cy fair naiſtre neceffairement le de

fir ; d'autant qu'il eſt conçeu comme vne

choſe qui n'eſt plus , & qui laiſſe pourtant

dans la memoire tous les attraits qui le doi


uent faire ſouhaiter : L'autre eftant actuelle.

ment preſent ne peut en cette conſidera

tion ſe faire deſirer , parce que le deſir ne ſe

porte qu'aux choſes que l'on n'a pas ; mais

feulement en tant que l'on y conçoit quel

que choſe que l'on ne poſſede pas encore;


comme quand on en deſire la continüation ,

ou que l'objet delectable ne ſe preſente pas

tout entier & tour d'yn coup à la connoiſ

ſance ; Et alors ce qui en reſte à poſſeder

entretient & enflamme le deſir . Or l'objet


fon
ne ſe preſente pas tout à vne fois, par

propre deffaut, ou par celuy de la puiſſan


ce qui le reçoit : Car il y'a des choſes dont

on ne peut jouir que par ſucceſſion de temps,


& qu'il faut reprendre à diuerſes fois pour

enauoir vne entiere & parfaite poſſeſſion :

Ainſi vn diſcours excellent , vne muſique

agreable , les plaiſirs du boire & du man

ger demandent du temps & diuerſes repri


ſes
pour eſtre encierement poffedez : Mais
DE LA IOYE , CHA P. III. 203

il y en a auſſi qui ne dependent point du

temps , & où il faut pourtant que l'ameen

employe ſi elle en veuc ioüir parfaitement ;


ſoit à cauſe des difficultez qu'elle y trouue ,

comme dans la recherche des ſciences ; ſoit

à cauſe de leur excellence qu'elle ne peut

comprendre tout d'un coup , & où elle

trouue toûjours de nouueaux ſujets d'admia


ration : Telle eſt la connoiſſance que nous

auons icy bas des choſes diuines , qui font


couler dans la volonté ce torrent de delices

qui'ne la deſaltere iamais , & qui luy laiſſe

toûjours vne ſoif ardente que l'Eternité

meſme ne ſçauroit eſteindre .

Voila donc comment la Voluptépeut

faire naiſtre le defir , voyons comment elle

cauſe la fatieté. Il eſt certain que les choſes

peuuent raſlaſier en deux façons , ou quand

elles ne flattent plus le ſens d'aucun plaiſir,

ou quand elles luy donnent du degouſt: Les

fauffes voluptezcommefont celles des ſens,


deuiennér ennuyeuſes & importunes,parce

qu'elles ne ſont pas abſolumét conuenables

à la nature , qu'elles ſurpaſſent la capacité

naturelle des puillances , & que leur vlage

Сcij
LES CHARACTERES
204

en affoibliſt & corrompt les organes : Mais

celles qui ſont pures & veritables , ne don

nent iamais dedegouft,d'autár qu'elles n'ex

cedent point la portée naturelle de l'ame ,

qu'elles la perfectionnent, & qu'au lieu de la

charger & de laffoiblir, elles la ſoulagent &


la fortifient.Il eſt vray qu'elles peuuent ſere.

laſcher , parce que l'eſprit eſtant amoureux

de la nouueauté , & ne la trouuant plus dans

vn objet où il s'eſt long -temps appliqué , il

n'y trouue plus auſſi la ſatisfaction qu'il y

auoit priſe au commencement , & cherche

dans le changement dequoy nourrir ſonde

fir & ſon inclination . Mais c'eſt aſſez parlé

de ces choſes dont la Philoſophie Morale

eſt toute pleine : Examinons les Characteres

que la loye imprime ſur le Corps.

De tout ce grand nombre de Characte

res que la loye imprime ſur le corps, il n'y


a que les Regards,la Serenité du frot, le Riz ,

les Careſſes,& l'Inquietude qui ſe faſſent par


le commandement de l'ame : Tout le reſte

ſe fait ſans qu'elle y penſe , & n'a point d'au

tre cauſe que l'agitation des humeurs qui


DE LA I OYE ,CHĀ P. III . 205

produit neceſſairement ces effets là .

Pour ce qui eſt des Regards , il y en a de

trois fortes qui ſont ordinaires à cette pal

fion ; car elle les rend Doux , Mourans & In

quiets : Nous dirons quelle eſt la cauſe de

ceux - cy , en parlant de l'Inquietude & de

l'Impatience qui paroiſt en toutes ſes autres


actions.

Les Regards font Doux , ou parce qu'ils

ſont Modeſtes, ou parce qu'ils ſont Rians;


Et ceux- cy ſont propres à la loye qui fait
reſſerrer & abbaiſſer vn peu les paupieres ,

& qui remplit les yeux d’yn certain eſclat

agreable:Or cet eſclat vient des Eſprits qui

abordent en ces parties ; Et le mouuement


des paupieres eſtyn effer du ſouriz & dudeſ.

ſein qu'à l'ame de conferuer l'image de l'ob

jet agreable , comme nous auons monſtré

en cherchant les cauſes des regards amou

reux : De ſorte que nous n'auons icy que

ceux que l'on appelle Mourans qui deman

dent ynlong examen .


Nous auons deſia dit au diſcours de l'A

mour qu'on les appelloit ainſi, parce que

ceux qui meurent en iettent de ſemblables ;

Cc iij
S
206 LES CHARACTERE

leurs yeux s'eſleuant en haut & ſe cachant

à demy fous la paupiere. Mais cela ſemble

bien difficile à conceuoir que les regards qui


accompagnent la langueur , la triſteffe & la

mort ſe trouuent dans l'excez du plaiſir .

Neantmoins comme il y a beaucoup de

choſes contraires qui ont des effets com

muns ,parce qu'elles ont des cauſes commu

nes;il ſe peut faire auſſi que cette forte de

Regards trouue vne melme cauſe dans la

triſteſſe & dans la joye , dans les douleurs

de la mort , & dans les rauiſſemens du plai

ſır :Examinons donc les raiſons pour leſquel

les ils fe trouuent dans ces fafcheuſes pal


ſions, afin de voir s'il y en aura quelqu'vne

qui puiſſe s'accommoder auec la loye . Pre

mierement on ne ſçauroit douter que la

Triſteſſe n'eſlęue les yeux en haut , & ne re

garde le Ciel comme le lieu d’où elle attend

le ſecours pour chaſſer le mal qui la preſſe:

Car la nature a donné à l'homme cet in

ſtinct & cette inclination de recourir aux

cauſes ſuperieures quand il croit eſtre aban .


donné des autres : C'eſt pourquoy fans y

penſer ſa bouche les inuoque , les yeux ſe


DE LA IÓ YE , CHA P. I I I. 207

tournent vers elles , & ſes bras ſe hauſlent

pour leur demander aſliſtance . Il arriuc aufli

que cette paſſion qui veut fuir le mal qui ſe

preſente , ſe recueillant en elle -meſine en


traiſne auec elle toutes les parties les plus

mobiles , & retire ainſi les yeux en dedans ,

commeſi elle penſoit ſe bien cacher en ca

chant ſes organes où il ſemble qu'elles ſe

produiſe d'auantage. Ou pluſtoft cela vient

dece queces parties eſtans vuides d'Eſprits

que l'effort de la douleur a dillipez ou tranſ

portez ailleurs ,elles reprennent d'elles -meſ

mes leur ſituation naturelle qui eſt d'eſtre yn


l'aſſiette
peu elleuće: Car il eſt certain que

qu'ont les parties quand elles ſe repoſent ,

leur eſt plus naturelle que celles qu'elles

ont dans l'action , où il y a toûjours quel

que ſorte de contrainte ; Et par conſequent

il faut croire que les yeux qui prennent cet

te ſituation dans le fommeil, la recherchent

comme la plus tranquille , & celle qui leur eſt

la plus naturelle :De ſorte qu'il y a de l'appa

rence que les Regards deuiennent Mourans


dans la Triſtelle comme dans le Sommeil

par la fuite des Eſprits qui laiſſent les yeux

en repos .
208. LES CHARACTERES

La Mort peut auſſi cauſer cet effet par la

conuullion qui l'accompagne bien ſouuent,

& qui retire les nerfs vers leur origine ; ou

par la foibleſſe qui ne peut retenir les par

ties dans la tenſion que leur action deman

de : C'eſtpourquoy les paupieres s'abaiſſent

& les yeux s'eſleuent , reprenant cominc

nous auons dit leur ſicuation naturelle .

De toutes ces cauſes , il n'y a que le Rea


cueillemér de l'ame & la Retraction des Ef

prits qui puiſſent ſe trouuer dans la loye , 8

de qui ſes Regards Mourans puiſſent pren

dre leurnaiſſance : Car il n'y a point de ſe

cours à implorer ny de conuullion à crain

dre ; mais dans le Tranſport que la jouiſſan

ce du bien donne à l'ame , elle quitre ſou

uent les parties exterieures , elle ramaſſe les

Eſprits au dedans ou les porte en d'autres

endroits, & abandonnant ainſi les yeux , elle

les laiſſe en liberté de reprendre leur ſitua

tion naturelle qui les fait paroiſtre Languiſ,


ſans & Mourans.

Le Front eft ſerein quand il eſt eſgal &

fans rides ; Et cette eſgalité vient de ce que

tous

1
DE LA IO Y E ,CHAP. III . 209

tous fes muſcles ſont condus & le tirent el

galement de cous coſtez ; ou de ce qu'ils


ſont tous en repos & le laiſſent en ſon aſſiet

te ordinaire . Or il ſemble que la loye cauſe


la Serenité du front en l'yne & l'autre ma

niere : Caril eſt certain , que comme elle a

cela de propre de dilater & de reſpandre l'a

me & les Eſprits , elle taſche de faire la meſ

me choſe en toutes les parties du corps :

C'eſt pourquoy lesmuſcles ne ſe pouuant

mouuoir qu'en ſe reſſerrant , elle n'a garde

de faire agirceux du front, puis qu'elle cau


fèroit vn mouuement contraire à fon def

fein ; principalement leur action n'eſtant

poine neceſſaire en cette rencontre , com


me pourroit eſtre celle des yeux , de la lan

gue & d'autres qu'elle agite dans cette paf

ſion pour des raiſons particulieres . Le Front

у demeure donc tranquille & ſans ſe reſſer

rer , au contraire il femble qu'il s'ouure &

s'eſtende de tous coſtez , à cauſe des Eſprits

qui rarefient les parties & les font paroiſtre

plus grandes . Neantmoins parce que dans le

Riz le front deuient eſgal par la tenſion des

muſcles qui le tirenc eſgalement en hauc &


D d
210 LES CHARACTERES

en bas , il y auroit de l'apparence que la

loye qui eſt cauſe du Riz , le fuſt auſſi de

cette tenſion , & qu'elle apportaſt la ſerenité


ſur le front en faiſant mouuoir les muſcles

auſſi bien qu'en les relaſchant . Mais nous

ferons voir au diſcours ſuiuant que ce n'eſt

pas la loye qui produit cét effet là , mais la

Surpriſe qui eſtla veritable cauſe du Riz : Ce

n'eſt pas pourtant à dire que l'ame ne puiſſe

ſans cette ſurpriſe eſtendre le front en reſſer

rant les muſcles , mais pour lors c'eſt yne

ſerenité feinte & forcée , comme eſt celle

des flatteurs , dont Ariſtote dit que le front

eſt á tevés ,c'eſt à dire tendu , & non pas ref

ſerré , comme les traducteurs l'ont expli .

qué ; car ce ſont les muſcles qui ſe reſſer

rent, inais le front s'eſtend & s'applanit par


leur contraction .

Toutes les Careſſes ne ſont pas propre

ment des effets de la loye ; Si l'on en ofte la

ſerenité du viſage , le ſouriz , & la douceur

des yeux , le reſte vient de la paſſion d’A

mour qui afſujettit lame au bie qu'elle con

çoit & la remplit du deſir de le poſſeder :


DE LA IO YE , CHA P. I I I.

Car les offres de ſeruice , les complimens &

les ciuilitez reſpectueuſes , ſont autant de

marques de la ſoumiſſion qu'elle rend à la

perfection & à l'excellence des perſonnes

qu'elle ayme: Et les embraſſemens, les bai

ſers , & les regards amoureux ſont les tel

moins du defir qu'elle a , & des ſoins qu'elle


elles .
prend de s'ynirà

Pour le Riz , quoy qu'il ſemble eſtre yn

effet particulierde la loye, il ne ſe rencon

cre pas toûjours auec elle ; Et quand il l'ac

compagne ce n'eſt pas à elle ſeule qu'il doit

ſa naiſſance ; Il y a d'autres cauſes qui y con

tribuent & qui excitent dans l'ame vne ef


motion differente de celle du plaiſir : C'eſt

pourquoy nous n'auons pas craint de l'ap

peller vne paſſion , ne conſiderant pas ſeu

lement le mouuement exterieur qui paroiſt

ſur le viſage , mais celuy que l'ame ſouffre

au dedans, dont nous examinerons la natu

re & les effets au Chapitre ſuiuant .

Il ne reſte plus quel'Inquietude e l'Im

patience dont il faut rechercher la cauſe :


Ddij
E RES
212 LES CHARACT

Mais auparauant il faut remarquer qu'elles


ne ſe rencontrent pas auec toute ſorte de

loye : Il y a des Plaiſirs tranquilles où l'ame

ne s'impatiente point , & où l'on peut dire

qu'elle ſe repoſe en ſon mouuement : Tels

ſont ceux qui accompagnent l'exercice des

vertus , la connoiſſance des ſciences, & la

poſſeſſion des biens ſurnaturels ; En yn mot

toutes les Voluptez Pures & Veritables ne

donnent point d'Inquietudes à l'ame ; elles

y laiſſent toûjours vn calme & vne ſerenité

agreable; Et quoy qu'elles y excitent ſou

uent des deſirs qui l'agitent , on peut dire

que ce ſont de petits vents qui l'eſpurent

& qui ny cauſent point d'orages :ou qu'ils

fone ſemblables à ces douces fumées que la

flamme fait efleuer,qui la nourriſſent au lieu

de la diſſiper , & qui entretiennent pluſtoft

l'eſgalité de ſon mouuement qu'elles ne la


troublet.Mais il n'en va pas ainſi des Fauſſes

Voluptez ; comme elles ſe font ſentir peu à


peu , & qu'elles ſeruent de remode à la dou

leur , il faut que iuſques à ce qu'elles ſoient


entierement poffedées, il demeure toujours

quelque choſe de faſcheux dans l'ame ; Et


DE LA IO Y E , C HA P. II I. .213

pour lors il ne faut pas s'eſtonner ſi l'Impa

tience accompagne les deſirs qu'elle a d'en


eſtre deliurée , & de ſe voir dās ce plaiſir par
fait où elle doit trouuer la fin de la douleur.

Mais elle ne preuoit pas que ſon contente

menty doit finir auſſi ,& qu'auſſi-coſt qu'elle

aura l'étiere poffeffio du bien qu'elle recher

che , elle en fera dégouſtée ; Ainſi ne pou

uant iamais eſtre ſatisfaite , elle ne peut auſſi

qu'elle ne ſoit en de perpetuelles inquietu


des ; cherchant ce qu'elle ne peut trouuer , &

rencontrát ce qu'elle necherche pas . Outre


cela toutes ſes vaines eſperances que la loye

luy inſpire , font naiſtre diuers deſſeins ; Et


comme elle va de l'un à l'autre ſans s'arrefter

à pas yn , il eſt impoſſible que dans cette agi

cation toutes ſes actions ne paroiſſent in

les regards in
quietes,ſes diſcours ſans ordre,

conftans & tour le corps en vn mouuement

continüel : A quoy contribuë encore le pe

tillement des Eſprits qui chatouille les nerfs

& ſollicite les parties à ſe mouuoir . Ioint

que ces plaiſirs ne fe pouuant acquerir que

par l'action despuiſſances corporelles quiſe

Jaſſent à la fin , il faut que l'inquietude les ac


D d iij
214 LES CHARACTER ES

compagne , puiſque c'eſt un effet de la laf

ſitude.

Voila les Characteres que la loye impri

me ſur le corps par le commandement de

l'ame; voyons maintenant ceux qui ſe font

ſans ſes ordres , & qui par vne ſuite neceſſai


re procedent de l'agitation qui ſe fait dans

les humeurs & dans les Eſprits


.

La Viuacité des yeux vient de leur eſclar

& de leur mouuement , qui ſont les mar


ques les plus aſſeurées de leur vie & de leur

vigueur,puiſque la mort les rend obſcurs &

immobiles.Comme les Eſprits ſe reſpandent

donc dans la loye , & qu'ils ſont lumineux

& actifs , il faut que les yeux qui les reçoi,

uent abondamment , & qui font tranſpa

rens & faciles à mouuoir , deuiennent eſcla

tans & agiles . Outre que l'humidité qui ſe


reſpand lur eux venant à eſtre agitée par le

mouuement qu'ils font , la lumiere y pa


roiſt tremblante , & y fait yn certain eſclac

mobile qui frappe la veuë de diuers rayons ,

& repreſentcà l'imagination le mouuement


DE LA LOYE , CHAP . II I. 215

& le bruit que les eſtinceles de feu font en

naiſſant, d'où vient que l'on appelle cela pe

tiller . Or cette Humidité peut venir de deux

cauſes ; où parce que les paupieres en ſe ref

ſerrant eſpraignent les humeurs qu'elles

contiennent & rendent les yeux humides,

comme nous monſtrerons plus particulie


rement au diſcours du Riz ; ou parce que la

chaleur & les Eſprits ouurent les paſſages , &

fondent les humeurs qui coulent apres ſur

les parties & les rendent moites ; voire mel

me ſi le cerueau eſt bien humide , ilsen ti

rent des ruiſſeaux de larmes , qui ſont, à ce


que l'on dit, toutes differentes de celles que

la triſteſſe a accouſtumé d'exciter , non pas

ſeulement en leur cauſe , mais en leur quali

té meſme: Car elles ſont froides dans la loye

& chaudes dans la triſteſſe , quoy qu'il fem


ble que tout le contraire arriuer ,
у deuſt

puiſque la loye eſchauffe & que la triſteſſe

refroidiſt; Et cela meſmea obligé quelques

vns de dire que les Larmes de la loye eſtoiét


chaudes : Mais il eſt facile de les accorder &

de trouuer la raiſon de cette difference , en

diſant que les Larmes que la loye fait reſ


R
R ACTE
216 LES CHA ES

pandre, font veritablement chaudes à com

paraiſon des autres;mais qu'elles paroiſſenc

plus froides à cauſe qu'elles coulent ſur le

viſage que cette Paſſion a eſchauffé par

l'effuſion des Eſprits. Au contraire celles de

la triſteſſe ſont plus froides en effet ; mais

comme elles viennent à tomber ſur les loües

que la fuite des Eſprits a priuées de chaleur,

elles ſemblent eſtre plus chaudes : De la mef


me façon que l'eau tiede donne diuers ſenti

mens de chaud & de froid , ſuiuant que la

main ſera plus chaude ou plus froide . Mais

nous traiterons de cecy plus exactement au

diſcours que nous feronsdes Larmes.

Pour ce qui eſt de la Rougeur, de l'Embon

point eg de la Chaleur vaporeuſe qui paroiſ

ſent ſur toutes les parties exterieures , elles

procedent encore de cette effufion d'Eſprits

qui entraiſnent auec eux le ſang & les plus

douces vapeurs quis'eſleuét dans les veines,

qui enflent les parties où ils abordene, les

rendent vermeilles & leur inſpirent vne cha

leur humide & agreable .

Le Tremouſſement des levres vient enco


re des
DE LA LOYE , CHA P. II I. 217

re des Eſprits qui coulant abondamment

dans ces parties qui ſont molles & ſuſpen

duës , les agitent du meſme mouuement

qu'ils ont , & les font paroiſtre tremblantes,

comme il arriue aux fueilles qui ſont bat

cuës du vent ou de la pluye .

La voix ſe rend plus groffe, parce que les

muſcles qui ſeruent à la former , ſe relal


chent yn plus
par la chaleur , & luy font

grand & vn plus large paſſage. Il eſt vray

qu'elle deuient quelque -fois aiguë ed eſcla


tante , mais c'eſt un effet du Riz Vehement

qui reſſerre les muſcles & eſtreſlic le conduit

de la voix ; ou bien de l'Impatience & de

quelques autres Paſſions impetueuſes qui

ſe meſlent auec celle - cy & qui obligent l'a

me à pouſſer la voix auec violence. Sou

uent elle s'arreſte tout à coup par le rauiſſe

ment de l'ame qui luy fait oublier la pluſ

part de ſes fonctions ordinaires , & laiſſe les

organes de la voix ſans mouuement & fans

action .

Enfin c'eſt de la que toutes les Vertus Na

turelles tirent leur force & leur vigueur ;


Еe
1
218 LES CHARACTER ES

car comme elles n'agiſſent que par le ſe

cours des Eſprits , quand ils viennent à ſe

reſpandre ſur les organes , il faut'neceſſaire

ment qu'elles deuiennent plus fortes, & quc

leurs fonctions ſe faffent plus parfaitement :

Ainſi il n'y a point de mauuaiſes humeurs

qui alterent la puretédu ſang,puiſque la ver

tu qui les cuit en eſt toûjours la maiſtreſſe ,

& que celle qui les doit chaſſer les trouue

obeiſſantes; car les Eſprits les fondent, les

portent à la ſurface & ouurent lespaſſages

pour les faire ſortir. Deforte qu'il eſt verita

ble qu'il n'y a point de Paſſion qui ſoit ſiamie

de la ſanté que la loye , pourucu qu'elle ſoit

moderée ; car ſi elle eſt exceſſiue , elle altere

toute l'oeconomie naturelle , elle eſteint la

chaleur des entrailles , & enfin par des fon

copes mortels ou par des langueurs incura

bles , elle fait perdre la vie . Nous en auons


deſia touché les raiſons au diſcours prece

dent , où nous auons monſtré que l'Amour

& la loye portant les Eſprits au dehors auec

precipitation , il arriue ſouuent que dans la

violence de ce tranſport, ils perdent la con

tinüité & l'ynion qu'ils doiuent toûjours


DE LA LOYE , CHAP. III . 219

auoir auec leur principe , d'où viennent eu

ſuite les Deffaillances & les Syncopes.Carie

n'eſtime pas que la diſſipation des Eſprics

ſoit , comme on dit communément , la prin

cipale cauſe de ces accidens , puiſque tant

de veilles , cant de trauaux , tant de grandes

maladies qui les difſipent bien d'auantage

que quelque paſſion que ce ſoit , ne cauſenc

point ces faſcheux Symptomes : Mais cela

vient à mon aduis de ce qu'ils ſe def-vnif

ſent & ſe ſeparent du cour ; Et que l'ame

ne pouuant animer les parties ſeparées ny


leur communiquer ſa vertu , il faut
que les

actions qu'ils doiuent faire, ceſſent par cette

ſeparation que l'effort de leur mouuemenc

a cauſée: C'eſt pourquoy l’eau iettée ſur le

viſage fait ſouuent paſſer ces deffaillances

en renuoyant au coeur ces Eſprits eſgarez ;


3)

ce qui n'arriueroit pas s'ils eſtoient tout à

fait perdus. Ce n'eſt pas pourtant à dire

qu'il ne s'en faſſe icy vne grande diſlipa

tion : Comme ils ſe reſpandent abondam

ment ſur toutes les parties , & principale

ment ſur les exterieures , & que l'ame qui

eſt toute occupée dans la jouiſſance du bien

Ecij
RES
220 LES CHARACTE

n'a pas le ſoin d'en continuer le cours &

d'en produire de nouueaux , il faut necef

fairement qu'il s'en faſſe vne grande perte,

& qu'en ſuite la chaleur naturelle ſe dimi

nuë , d'où vient la foibleſſe & la langueur

des parties, la corruprion des humeurs , les


3
maladies faſcheuſes & enfin la mort . On

pourroit demander pourquoy la loye fait

pluſtoſt mourir que l'Amour & la Cholere ,


mais nous auons monſtré cela au diſcours

particulier de ces paſſions.

Il ne reſte donc icy que les mouuemens du

'Cæur, des Arteres egº de la Reſpiration à exa

miner , qui ſont tous ſemblables en cela ,

qu'ils ſont Grands , Rares , Tardifs & ſans

Vehemence ; ſi ce n'eſt que cette paſſion


ſoit exceſſiue : Car à la fin ils deuiennent
3
Petits ,Foibles , & Frequens,& ſouuent mef
me ils ceſſent tout à fait. Le mouuement

du Coeur eſt donc Rare & Tardif, parce que

la chaleur n'y eſt pas vehemente , l'ayanten

uoyée auec les Eſprits aux parties exterieu

res ; c'eſt pourquoy n'ayant pas beſoin de

grand rafraiſchiſſement, il ne le haſte pas


DELA I OYE ,CHA P. II 1. 221

de ſemouuoir . Ioint que l'ame qui eftrauie

dans la joüiflance du bien ne ſonge au mou

uement du cour , qu'autant qu'elle eſt preſ

ſée par la neceſſité , d'où vient qu'elle l'agi

te lentement & par de grands interualles :


Mais afin de ſuppléer à la negligence , elle

l'ouure & l'eſtend beaucoup à chaque fois,

recompenſant la pareſſe par la grandeur du

mouuement . Or parce qu'il faut toûjours


quelque vigueur pour ouurir & eſtendre

ainſi cette partie ; Quand la violence de la

Paſſion a diſſipé les forces , il faut que le


mouuement du coeur deuicnne Foible &

Petit , & que la neceſſité qu'il a de ſe mou

uoir pour la generation des Eſprits le rende

Vifte & Frequent, ne pouuant plusſuppléer

à la tardiueté par la grandeur du mouue

ment . Que ſi la foibleſſe eſt extrême , il perd


encore ſa viſteſſe & il deuient Lent & Rare :

Enfin il ceſſe tout à fait . La meſme choſe ſe

fait dans le Pouls & dans la Reſpiration, car

ils ont les meſmes yſages & les meſmes cau

ſes que le mouuement du cæur , comme la


Medecine enſeigne.

E e iij
223

L E S

CHARACTERES

D V R I Z.

CHAPITRE I V.

E ne ſçay pourquoy Socrate a dit


aucre - fois que l'homme eſtoit vn

animal ridicule ; mais ie ſçay bien

que s'il y a quelque raiſon qui le

puiſſe faire croire , il ne faut point la cher

cherplus loing que dans le Riz meſme,puis


qu'il n'y a rien qui ſoit plus ridicule que de

voir celuy qui ſe meſle de controller toute

la nature & qui croit eſtre ſon confident ,

ignorer la choſe qui luy eſt la plus propre

& la plus familiere ; rire à tous momens


224 LES CHA ES
RAC
TER
fans ſçauoir pourquoy , & ne connoiſtre pas .

meſme les ſujets ny les mouuemens qui

forment cette Paſſion . Car tous les plus

Grands Hommes des ſiecles paſſez qui en

ont voulu chercher les cauſes , ont dit fran

chement que leur eſprit n'eſtoit pas capable

de cette connoiſſance , qu'il la falloic ren

uoyer à ce Philofophe qui rioit continuel

lement , & qu'elle eſtoit cachée dans le mef

me abyſme où il auoit enfermé la verité .

Or quoy que nous ne penſions pas eſtre

plus clairuoyans qu'eux , li eſt - ce que no

Itre deſſein nous ayant obligez de toucher


à cette matiere ; nous ſommes contrains de

paſſer plus auant qu'ils n'ont fait, & d'entre

prendre yne choſe qui leur a fait perdre

courage : Mais quelque ſuccez qui nous en

puiſſe arriuer , le diſcours n'en peut eſtre

que diuertiſſant & agreable ; car s'il ne fait


connoiſtre la Nature du Riz , pour le moins

il augmentera le nombre des choſes ridi


cules .

Pour le commencer donc dans l'ordre

que nous auons tenu iuſqucs icy ; il faut

premie
D

DV Riz , CHAP . I V. 225

premierement en faire la peinture & puis


chercher les cauſes qui le produiſent.

Or comme il peut eſtre Foible , Medio

cre , ou Vehement , il eſt certain que c'eſt

principalement de ce dernier dont il faut

marquer les Characteres, parce qu'en tout

genre de choſes le plus grand doit eſtre

coûjours la meſure du plus petit ; Et parce

que ſes effets ſont plus ſenſibles que ceux


des autres : Voire meſıne l'on peut dire qu'il

n'y a point de Pallions , quelques violentes

qu'elles ſoient ,qui cauſent de li grands chan

gemens au corps que fait celle -cy.

Car ſi vous conſiderez le Viſage , le


front s'eſtend , les ſourcils s'abbaiſſent , les

paupieres ſe reſſerrent au coin des yeux , &

toute la peau qui les enuironneſe rend ineſ

gale & fe couure derides. Les yeux s'appe


tiſſent & ſe ferment à demy , ils deuiennent

brillans & humides ; Et ceux là meſme de

qui la douleur n'a iamais peû tirer des lar

mes ſont alors contrains de pleurer . Le nez

ſe fronce & ſe rend aigu , les levres ſe reci


rent & s’alongent, les dens ſe deſcouurent,

les jouës s'efleuent & ſe rendent plus fer


Ff
226 LES CHARACTER ES

mes , & quelque - fois leur milicu ſe creuſe

doucement & formeces agreables foſſettes

où les Poëtes ont logé le Riz & les Graces .

La bouche qui eſt contrainte de s'ouurir ,

fait voir la langue qui tremouffe & qui ſe

tient ſuſpenduč ; Et la voix qui en ſort n'eſt

rien qu'vn ſon eſclatant & entrecoupé que

l'on ne ſçauroit arreſter , & qui ne finit


qu'auec la perte de l'haleine . Le col s'enfile

& fe raccourcit , toutes les veines ſont grof

fes & renduës ; yn certain eſclar agreable ſe

reſpand ſur tout le viſage , & quelque palle

& leucre qu'il ſoit , il faut qu'il rougitle &

qu'il paroiſſe content.

Mais tout cela n'eſt rien à comparaiſon

de ce qui ſe fait dans les autres parties ; la

poitrine s'agite fi impetucuſement & par des


ſecouſſes Gi promptement redoublées ,
que

l'on a de la peine à reſpirer , que l'on perd

l'vſage de la parole , & qu'il eſt impoſſible

d'aualer quoy que ce ſoit. Vne douleur fi

preſſante s'efleue dans les flancs , qu'il ſem

ble que les entrailles ſe deſchirent & qu'el

les fe vont ouur ir ; Et dans cetteviolence

on void tout le corps qui ſe plic, ſe tord &


DV RIZ , CHAP . I V.
227
fe ramaffe ; les mains ſe jettent ſur les coſtez

& les preſſent viuement; la ſueur monte au

viſage, la voix fe perd en fanglots & l'ha


leine en foupirs eſtouſſez Quelque- fois

cette agitation va à cel exccz , qu'elle pro

duit le meſmc effet que les medicamens,

qu'elle chaſſe les os de leurs iointures, qu'el

le cauſe des ſyncopes, & qu'enfin elle don


ne la mort . La certe & lesbras ſouffrent les

meſmes ſecouſſes, que la poitrine & les

fancs ; mais parmy ces mouuemens vous

voyez qu'ils ſe iettent cà & là auec precipi

tation & deſordre , & qu’apres ils fe laiſſent


aller d'un coſté & d'autre , comme s'ils

auoient perducoute leur vigueur ;les mains


deuiennent lafches ,les jambes ne fe
pcu .

uent ſouſtenir & le corps eft contraint de


tomber .

Voila les principaux traits qui ont ac


couſtumé de former le Riz Vehement : Car

de vouloir deſcrire toute cette diucrfité de

mouuemens , d'air , de mine & de conte

nance qu'il donne à chacun, ce feroit au

tant que fi l'on vouloir dépeindre tous les


hommes enſemble ; puis qu'il n'y en a pas.
Ff ij
228 LES CHAŘ ACTE RE'S

yn qui ne faſſe en riant quelque grimaſe

particuliere ; Et il eſt certain qu'il y a autant

de fortes de Riz qu'il y a de differens viſages:

Cefon meſme entrecoupé qui l'accompa

gne eft fi diuers, qu'à peine pourroit-on trou


uer deux hommes où il fuſt tout à fait fem

blable .

Pour le Riz Mediocre , il cauſe preſque

le meſme changement ſur le viſage , & agite


la poitrine & les Alancs en la meſme forte

que le Riz Vehement ; mais c'eſt auec beau

coup moins de violence : Auſſi n'ofte - t'il

point la reſpiration ny la parole , il fait feu

lement que la voix paroiſte plus groſſe :Quel

que - fois meſme il l'a contraint de paſſer


par les narines , & luy fait faire vn mu

giſſement entrecoupé : Il ne cauſe point auf

fi de douleur , ny de langueur dans les par

ties , ny ces faſcheux accidens qui ſe trou .

uent dans l'autre.

Enfin le Souriz qui eſt le plus Foible & le

plus Petit de tous, ne fait aucun change

ment que ſur le viſage, & principalement


DV R IZ , CHAP. IV .. 229

für les levres & dans les yeux ; car les pau

pieres ſe reſſerrént vn peu , les yeux s'adou

ciſſent & les levres s'alongent fans que la

bouche ſoit contrainte de s'ouurir , & fans

que la voix ou la parole ſe changent : Sou

uent meſme il n'y a que les levres où il ſe

puiſſe remarquer , comme quand il vient

du deſdain ou de la diſſimulation ou de

quelque maladie .

Pour deſcouurir donc la ſource de tous

ces mouuemens, il faut premierement voir

qui ſont les choſes qui excitent le Riz ; car

en eftát comme l'objet & la matiere , ce ſont

auſſi les premieres cauſes qui contribuent à

fa naiſſance. Cen'eſt pas pourtant vne choſe


fi ayfée à determiner ; Ec il ſemble que la

Nature ſe ſoit voulu rendre ridicule dans les

choſes ridicules , les ayant faites ſi eſloi


gnécs les ynes des autres & fi differentes

entr'elles , qu'il eſt preſque impoſſible de

trouuer yne notion generale & vne raiſon

commune qui les puiſſe reduire ſous vn


certain genrc .

Car on void que le Riz vient des Actions


F f iij
ERES
LES CHARACT
230

& des Paroles plaiſantes & faceticules , de

l'Admiration , du Defpit , du Mefpris , des

Careffes ,du Chatouillement & de quelques

Maladies : Et comme d'abbord il ſemble

qu'il n'y ait aucun rapport entre toutes ces


choſes ; on peut facilement croire que lo

Rizeſt vn mot equiuoque qui marque des


effers de differente nature ; Et que celuy qui

vient de la pluſpart de ces objets , cſt feint


&
menſonger & n'a pas la forme veritable du
Riz.

En effet tous ceux qui en ont parlé les

one mis fous diuers genres , les vns plus , les


autres moins , fuiuant les diuers motifs du

Riz qu'ils ſe font imaginez dans les objets

ridiculcs : ic prends icy le mor de Ridicule

pour tout ce qui excite le Riz . ) Or parce

que la reſolution de cette difficulté depend


toute de la connoiſſance de ce motif , &

qu'il eſt impoſſible de diſcerner le veritable

Riz , ny les objets qui font vrayement ridi

cules , li on ne connoiſt le principe & la rai

ſon pourquoy ils l'excitencil faut examiner

les opinions que l'on a euës ſur ce ſujet, afin

de choiſir celle qui ſera la plus raiſonnable,


1
DY RIZ , C.H.AP. IV . 231

& qui pourra ſeruir de fondement pour


connoiſtre la nature & les effets de cerce

Paſſion .

Mais auparauant il faut remarquer que lo

Riz qui ſe fait par la Conuulfion des muſcles

du viſage , n'a iamais eſté pris de qui que ce


ſoit pour yn Rizveritable ; eſtanc yne choſe

contre nature où la volonté ne contribuë

point comme elle fait en tous les autres : Tel

eſt peut - eſtre celuy qui ſuccede aux bleſſeu

res du Diaphragme, & celuy que cauſe cette

herbe de la Sardaigne que l'on appelle

Apium riſus , d'où eſt venu le mot de Riz


Sardonien : On dit meſme que le Saffran ,

la Tarantole , & quelques autres venins font


le meſme effer. Mais peut- eſtre que le Riz

qui eſt cauſé par ces derniers , n'eſt pas vne

vraye conuulfion , non plus que celuy qui


arriue dans les delires & dans les maux de

mere , & qu'il peut auoir le meſme motif

qu'a le Riz veritable comme nous verrons


en ſuite .

Cela fuppoſé on pourroit ſoupçonner


LES CHARACTERES
2322

d'abord que les Objets qui font rire font

ceux qui ſont Plaiſans & Agreables ; parce


le Riz & les Pleurs eſtant contraires , il
que
faut qu'ils ayent des cauſes contraires ; &

parcant que le Riz vienne de la loye , puiſ

que les Larmes procedent de la Triſteſſe .

En effet il ſemble que le Riz ne ſoit iamais

ſeparé du plaiſir : Et ceux- là meſmes qui

rient par contrainte caſchent toûjours de

paroiſtre ioyeux & contens . Neantmoins

parce que toutes les choſes agreables n’ex,


citent
pas le Riz , que meſme il ne ſe ren

contrepoint où la loye eſt la plus grande,


& que les beſtes qui ſont touchées de cette

paſſion ne font point capables du Riz : Il

faut tenir pour certain que ce n'en eſt point

là le motif general , & que les raiſons qui

fouſtiennent cette opinion preuuent ſeule

ment que ces objecs doivent eſtre agreables,


mais non pas que pour cela ils ſoient ridicu

les : Et fi le Meſpris & l'Indignation cauſen

vn veritable Riz , ily a grande apparence que

l'agréement & le plaiſirne ſe rencontrent pas

toujours aucc luy .

Cette
DVRIZ , CHA P. I V. 233

Cette conſideration a fait penſer à quel

ques.vns que l'Admiration eſtoit la caufe du

Riz , & que quand il ſe preſentoit quelque


choſe de merueilleux à noſtre eſpric , il for

moit en meſme temps cette Paſſion : Qus

pour ce ſujet il n'y a que l'homme qui rie,

parce qu'il n'y a que luy ſeul qui admire ;

Que les a & ions & les paroles facetieuſes font

ridicules , parce qu'elles ſont nouuelles , &


que la nouueaucé eſt la ſource de l'admira

tion : Qu'enfin les ignorans & les fous rient

plus que les ſages , parce qu'ils trouueng

beaucoup plus de choſes à admirer que

ceux - cy . Mais quoy que cette opinion tou

che d'abbord l'eſprit elle ne le ſatisfait pour

tant pas , & a les difficultez comme la pre

miere. Car il y a beaucoup de chofes mer

ucilleuſes & que l'on admire , qui ne font pas

rire ; meſme îi l'admiration eſt fort grande,

elle empeſche le Riz . Et il ne ſert de rien de

dire qu'elle doit eſtre mediocre & legere


pour l'émouuoir , puis qu'il arriue ſouuent

que l'on rit des choſes que l'onadmire beau

coup . En effet l'addreſſe qu'a yn homme

facecieux à bien repreſenter les actions, les

Gg
LES CHARACTER ES
234

paroles & les geſtes d'autruy , à dire de bons

mots , & à faire des rencontres ſubtiles &

ingenieuſes, n'eſt pas moins à admirer que


celle d'yn Peintre qui fait quelque portrait

excellene , où d’yn homme qui dit ſerieu

ſemer de fort belles choſes : Pourquoy donc

l'admiration que celle - là cauſe,excite-t'elle

le Riz , & que celle -cy l'empeſche ? N'y a - il

pas cent ſortes de choſes qui ſont nouuelles

& que l'on admire mediocrement , comme

la pluſpart de celles qui font rares ,qui pour

tant ne font iamais rire ? Au contraire ny

en a - t'il pas qui ſemblent auoir perdu la gra

ce de la nouueauté , & qui ne peuuent faire

naiſtre l'admiration , qui ſont pourtant ri

dicules ? Celuy qui fait vn bon conte , eſt

ſouuent le premier qui en rit , & neanc

moins il ne luy eſtpas nouueau ny admi

rable , puis qu'il le fçauoit auparauant.

Comme il y a donc des choſes Ridicules qui

ſont merueilleuſes, & d'autres quine le font

point , il faut chercher la cauſe du Riz ail


licurs
que dans l’Admiracion .

Il y en a cu bcaucoup qui pour éuiter


DV RIZ , CHAP . I V. 235

ces difficultez , ont joint ces deux opinions

enſemble , & ont dit que la loye & l'Admi

ration faiſoient le motif veritable du Riz ;

Et que s'ily a des choſes merueilleuſes qui

ne l'excitent point , c'eſt qu'elles ne ſont pas

agreables ; tour de meſme que les agreables

ne ſont point ridicules , ſi elles ne font mer

ueilleuſes. Mais il eſt certain que la pluſpart

des inconueniens que nous venons de re

marquer , ſe rencontrent encore icy , & qu'il

y a beaucoup de choſes qui ſont agreables

& merueilleuſes qui n'excitent iamais le

Riz . Y a - t'il rien de ſi beau ny de fi admi

rable que le Soleil ? Toutes ces diuerſitez de

fleurs & de fruits que les ſaiſons nous ap

portent , tous ces threſors que la terre nous

donne , tous ces chef -d'oeuures que les Arts

nous fourniſſent, & toutes ces rarerez que .

les eſtrangers nous enuoyent , ne ſont - elles

pas agreables & ne ſe font elles pas admirer ?

L'on n'a pourtant iamais veu rire perſonne


à la veuë de toutes ces choſes.

D'autres ſe ſont imaginez que toutes ces

opinions ſe pouuoient fouftenir , ſi on leur

Gg ij

236 LES CHARAC Ê es

donnoit quelque modification ; Qu'il eſtoit

veritable qu'abſolument parlant, la loye &

l’Admiration ne cauſenc point le Riz ; mais


que quand elles ſont recreatiues , c'eſt à dire

quand elles ne ſont pas ſerieuſes, & qu'elles

ſe trouuent dans les jeux , c'eſt lors qu'elles


l'excitent ; Et que la nature demandant ces

diuertiſſemens pour relaſcher l'eſprit & le


corps , & leur donner de nouuelles forces,

elle faiſoit paroiſtre par ce mouuement ex

terieur le plaiſir qu'elley recherchoir. Mais

n'y a - t'il pas des jeux & des diuertiſſemens

qui ne font point rire ? Et quand on les re

duiroit aux choſes facetieuſes , comment les

trouueroit -on dans le chatoüillement, dans

l'abbord des amis , dans l'indignation & la


cholere, & dans l'admiracion mefme des cho,

ſes ſerieuſes

Voila ce que les Philoſophes nous ont


laiſſé touchant les choſes Ridicules : Mais
1

puis qu'ils ne nousfatisfont pas , voyons ce


que les Poëtes & les Orateurs en ont dit ;

car le Ridicule eſt l'objet de la Comedie ; &

l'Orateur eft quelque -fois obligé de l'em


DV RIZ , CHA P. I V. 237

ployer en ſes diſcours. Ariſtote & Ciceron .

ſont ceux qu'il faut conſulter en cette ma

tiere ; le premier traitant de la Comedie , a

definy le Ridicule vne difformité ſans dos


leur. Et à la verité il ſemble que ce que nous

appellons proprement Ridicule , eſt vneim

perfection qui en apparence ne cauſe au

cun mal à celuy qui l'a : Car ſi l'on penſoit

qu'elle luy en apportaft , elle n'exciteroit

pas le Riz , mais la Compaſſion . Et cette

difformité ſe remarque en tout ce qui ſe fait

ou ſedic contre la couſtume, contre noſtre

attente,ou contre l'opinion des Sages .

Pour Ciceron il auouë bien qu'il y a de


la difformité dans le Ridicule ; mais il y veut

vne autre condition que celle qu'Ariſtote у

a remarquée. Car il dit que la nature con

ſiſte à repreſenter de bonne grace des cho

ſes qui ſont laides & difformes : Et que s'il


ſe trouue des paroles ou des actions qui faf

fent voir agreablement les deffaux d'autruy,


elles exciteront infailliblement le Riz .

Ces deux opinions ont eſté ſans raiſon

Gg iij

1
LES CHARACTERES
238

ſuiuies ou rejettées de beaucoup de Philo

ſophes. Car ceux qui diſent qu'elles ne com

prennent pas toutes les choſes Ridicules , &

qu'il n'y a aucune laideur ou difformité dans

l'abbord des perſonnes qui nous font che

res , dans le chatoüillement , & dans beau

coup de choſes ſerieuſes qui nous font rire :

Qu'enfin yn impertinent fait des actions &

des diſcours de mauuaiſe grace qui ſont ex

treméinent ridicules : Ceux- là , dis - je , fe

trompent auſſi bien que les autres qui cher

chant en general la nature & l'eſſence du

Ridicule , s'attachent à cesdefinitions com

me ſi elles l'exprimoient parfaitement , &

geſnent leur eſprit pour excuſer les deffaux

qui s'y rencontrent : Car il eſt certain que


l'yne & l'autre ne conſiderent le Ridicule

qu'entant qu'il regarde le Theatre ou le Bar

reau : Que celle de Ciceron marque celuy


qui conuient à l'Orateur ; et que celle d'A .

riſtore comprér tous les ſujets Ridicules qui

peuuent ſeruir à la Comedie . De ſorte que

les objections qu'on leur fait ſont vaines &

foibles , d'autant que le chatoüillement ne

conuient point au Theatre 3 comme les im


DV RIZ , CHA P. I V. 239

pertinences faites de mauuaiſe grace n'en


trent point dans les regles du bien dire . Et

de fait poumonſtrer qu'Ariſtote ne trait


toit pas
là du Ridicule en Philoſophe , &

qu'il n'en cherchoit pas la forme eſſentielle,

il n'a point parlé de cette difformité aux

lieux où il a examiné les cauſes du Riz . Et

quand illa faudroit ſuppoſer, ne ſeroit -elle

pas inutile pour connoiſtre la nature de cet

te Paſſion ? Quelle raiſon y a - t'il qu'vn ob

jet doiue exciter le Riz pour eftre difforme


ſans douleur ?

Ie ſçay bien qu'il y en a quelques - vns qui

ont dit que le Riz eſt compoſé de Tri

ſteſſe & de loye ; que celle-là procede de la


difformité , comme la Ioye vient de ce

qu'elle eſt ſans douleur ; Et que dans le com

bat que ces deux paſſions donnent à l'ame ,


ſc forment ces mouuemens contraires du

ceur ,du Diaphragme& des autres parties,

qui paroiſſent dans le Riz. Mais quelle ap


parence y a -t'il que la Triſteſſe ait part en

cette action Comment peut-elle cauſer vne

li violente agitation , ou ſubliſter ſi long ,


temps auec l'excez du plaiſir ; cftant fi peri
LES CHARACTER ES
240

te & legere comme ils la figurent ? Quelle

douleur peut-on reſfentir dans l'abord des

perſonnes que l'on ayme , dans le tecit d'une

bonne nouuelle , ou de quelque rencontre

ingenieuſe ? Et il ne faut pas dire que le Souſ

riz , que ces objets excitent n'eſt pas vn Riz

Veritable : Car l'on n'eſt point different de

l'autre , que par ce qu'il eſt plus grand ou

plus petit; et l'on void à tous momens qu'vn

meſme objer excite le Riz aux ýns , & le


Soufriz aux autres .

Voila les opinions les plus confiderables

que l'on a euës ſur ce ſujet , qui manquent


toutes à mon aduis en ce qu'elles ſuppoſent
qu'il y a diuersgenres de Ridicules & de Rizz

EC que l'on ne peut trouuer aucune notion

generale qui leur puiſſe eſtre cfgalement

commune . Car ie ne puis m'imaginer que

la Nature qui eſt ſi reguliere & fi vniforme


en toutes ſes autres actions , ſe ſoit oubliée

en celle- cy ; qu'elle ait voulu donner diuer

ſes cauſes à vn meline effet ; Et qu'eſtant ve

ritable que toute forte de Riz à quelque

choſe decommun ,l'Ame n'ait pas yn motif

gene .
DV RIZ ,CHA P. IV . 241

general d'vne action commune & gene


iti Es
" in
rale.

Il faut donc taſcher à le deſcouvrir , & fi

nous n'y reüſliſſons pas , nous feruir des

meſmes excuſes que la difficulté de cette re

cherche fournit à ceux qui l'ont faite de

uant nous ; veu qu'il n'y a peur -eſtre rien

dans toute la Nature , dontla connoiſſance

ſoit plus cachée que celle - cy . 1.6;

. Poury paruenir ie penſe qu'il faut pre

mierement conſiderer que le Riž ne fe fait

iamais que l'ame ne ſoit en quelque façon

deceuc & ſurpriſe ; commel'on peut voir

dans toutes lesactions Ridicules qu'Ariſto

te appelle difformitez ſans douleur ; puis

qu'elles ſe font toutes contre la couſtume,

contre l'attente , & contre le ſentiment des

Sages. " Il en eſt de mefiñe de la rencontre

ineſperée d'vne choſe agreable , de l'injure

que l'on reçoit d'vn homme que l'on ne

croyoit pas qui de uſt offenſer , du bien &

du mal que l'on void arriuer à ceux qui en

ſont indignes : Car il y a par töút là quel

que choſe qui ſurprend l'eſprit par la nou

ueauté; qui ſe trouue meſme dans le cha


Hh

1
242 LES CHARACTER ES

toüillement ; d'où vient qu'on ne ric point

en ſe chatoüillane , parce que l'on n'eſt point

nouueau ny eſtranger à ſoy -meſme.

Il faut neantmoins que cette Surpriſe ſoit

legere ; car ſi elle eſt violente , elle eſtonne

l'ame, & l'arreſte li puiſſamment qu'elle ne

peut s'eſcouler aux parties exterieures pour

les faire mouuoir : C'eſt pourquoy les objets

fort merueilleux & extremément agreables

n'excitent point le Riz , mais le rauiſſement


& l'extaſe ; comme les terribles cauſent l'e

ſtonnement & la peur . Ce n'eſt pas pour

tant à dire que la Surpriſe qui eſt la plus le

gere excite dauantage le Riz ; cela ne ſe doit

entendre qu'en comparaiſon de celle qui


eſtonne & rauit l'ame : Car il eſt certain

que la plus grande , pourueu qu'elle ne trou

ble & n'emporte point l'eſprit , cauſera vn


le
Riz plus vehement ; ne faiſant pas ſeu

ment mouuoir les muſcles du viſage , mais

encore ceux des flancs & de la poitrine,


comme nous dirons en ſon lieu .

Il faut encore que cette Surpriſe foie

agreable , & que les objecs Ridicules produi

fent quelque forte de loye dans l'ame


. On

1
DY RIZ , CHA P. I V. 243
la reſſent manifeſtement dans les choſes fa .

cerieuſes & dans la rencontre des amis ; Et

l'on ne recherche les occaſions de rire quc

pour le plaiſir que l'on penſe y trouuer . Et

bien que l'on puiſſe douter du Riz que l'Indi.

gnation , le Meſpris, & la Cholere excitent

quelque -fois, nous ferons voir neantmoins

qu'il y a quelque choſe qui donne du con


tentement , ſoir feint , ſoit veritable . Car il

eſt certain qu'il y a vn Riz menſonger &

diſſimulé , où l'on ne reſſent pas en effet du

plaiſir, & où l'on feint ſeulement d'en rece

uoir ; ce qui eſt fort ordinaire à la flatterie

& à la complaiſance : Souuent meſme quoy

que l'objet loir agreable , l'ame y veut trou

uer plus de plailir qu'il n'eſt capable d'en

donner , & s'excite ainſi & ſe chatouille ;

comme on dit , pour ſe faire rire .

Mais ce que i'eſtimede plus conſidera

ble pour connoiſtre la nature du Riz , eſt

qu'il ſe fait rarement quand on eſt ſeul, &

que la pluſpart des objets qui l'excitent puiſ

ſamment dans la conuerſation , ne l'eſmeu

uent point du tour dans la ſolitude. De for

te qu'il eſt vray -ſemblable que la compagnie


Hh ij
244 LES CHARACTERES

fert de quelque choſe à la production , &

l'ameveut faire voir qu'elle eſt ſurpri


que
ſe ; ce qui ſeroit inutile ſielle n'auoit quel

qu'vnqui fuft témoin de ce qu'elle veut fai

re. C'eſt pourquoy elle ne doit point exciter

le Riz quand on eſtſeul; Et fi dansla con

uerſation iky a quelque ſurpriſe agreable

qui ne l’eſmeuue point ; c'eſt qu'elle neveup

pas la faire paroiſtre; comme quand il y a

quelque chofe qui luy déplaiſt, ou que la

prudence , ou la diſſimulation l'en empela


che.

Il ne faut pas pourcant croire qu'en ce


deſſein elle ſe ferue du Riz , comme d'vne

marque priſe à plaiſir , telles que ſont celles

qui partent de noſtre choix & de noſtre in

uention :Mais comme d'vne marque naru

relle qui a vne connexion neceſſaire auec

l'eſmotion qu'elle repreſente.

Pour ſçauoir qu'elle eſt cette connexion

& la raiſon particuliere qui oblige l'ameà ſe

ſerụir de ce mouuement pluſtoſt que d'vn

autre pour marquer la Surpriſe où elle eft, il

faut preſuppoſer qu'entoute Surpriſe l'amo

ſe retire & rentreen elle meſme; la pencórre


DV Riz , CHAP. IV . 245

d'vne choſe impreuevës'oppoſant à la liber


ré de fes penſées, & la contraignare de fore

cueillir pour'mieux diſcerner l'objet qui ſe

preſente : Et alors fi elle a deſſein de faia

re paroiſtre en queleftar elle eſt , il faut par

la loy qui proportionne les organes & les ef

fets à leurs caufes , qu'elle excire quelque

mouuement dans les parties exterieures qui

ſoit ſemblable à celuy qu'elle ſouffre ; & par

conſequent qu'elle falle retirer les muſcles

vers leur origine, comme elle ſe retire & ſe


ramaſſe en elle mefme.

Or parce que leſprit peut eſtre ſurpris

par les objets faſcheux auſſi bien quepar les


agreables , cette retraction des muſcles ſe

peut auſſi bie trouuerauec la Douleur qu'a

vec la loye : Er dé fait vous voyez dans les

Pleurs queles levres & quelques autres para

ties du vifagé ſe retirent tout demelmeque

dans le Riz D'où vient qu'ily a des perſon

nes auſquelles il ſeroit mal - aiſé de diſcerner,

du premier abord l'vn d'auec l'autre , tant ils

ont de rapport enſemble : Ce qui a fait pen

fer à quelques -vos que la Nature qui com


mence a yie par les cris & lès larmes; faiſoic
Hh iij
LES CHARACTER ES
246

yn eſſay & yn deſſein des traits qu'elle deuoit

acheuer dans le Riz qui ne ſe forme que qua.

rante jours apres la naiſſance. Neantmoins

comme on ne dira iamais que la retraction

des levres qui accompagne la Triſteſſe ſoic

vn Riz veritable, il faut conclurre de là quc

le Riz ne conſiſte pas au ſimple mouuement

des muſcles , mais qu'il y a encore quelque

Air que la loye reſpand ſur le viſage , & qui

en fait la principale difference .

Quoy qu'il en ſoie , le Rizeltantprincipa

lement deſtiné pour la conuerſacion , les

objets qui la regardent particulierement

ſont auſſi ceux qui font plus facilement ri

re . Telles ſont les actions & les paroles fa

cerieuſes qui comprennent tout ce qui eſt

difforme & malleant, les dommages legers

faits à deſſein ou receus par ſottiſe, les trom

peries de petite conſequence, les railleries,


en vn mor toutes les difformitez ſans dou

leur : Car toutes ces choſes excitent le Riz,

parce qu'elles marquent le deffaut des qua


ſitez néceſſaires à la Conuerſation , comme

de la bonne grace , de la bien - ſeance , de

l'accorciſe, de la bonté , & des autres ; l'eſprit


DY RIZ , CHA P. I V. 247

ſe trouuant ſurpris quand il void des actions

contraires à ces vertus qui ſont les fonde


mens de la ſocieté & de la vie ciuile .

Toute la difficulté qu'il y a en cecy , eft

de ſçauoir pourquoy l'ame veut faire paroi

ſtre la ſurpriſe qu'elle ſouffre en ces rencon

tres ; car il ſemble que c'eſt yn deffaut qu'el.


le feroit bien mieux de cacher qu de der.
e
couurir . Eteffer c'eſt yne marque d'igno

rance de ſe laiſſer ſurprendre par la nou

ueauté , comme c'en eit vne de malice de ſe

plaire aux manquemens d'autruy ; d'où

vient que les ſages rient bien moins ſou

uent que les autres , parce qu'ils ne ſont ny

ignorans ny malicieux, qu'il y a peu de cho

ſes qui leur ſoient nouuelles , & qu'ils excu


ſent facilement les imperfecti Neanc
ons.
moins Gi l'on conſidere que l'Homme eft na

curellement amoureux de ſoy -meſme, qu'il

pretend toûjours à l'excellence & à la fupe

riorité ; on ne trouuera pas eſtrange ſi en

voyant les deffaux des autres , il taſche de

teſmoigner qu'il en eſt exempt , & s'il veut

faire croire par la ſurpriſe & l'eſtonnemen


t
que leurs imperfecti
on s luy donnét ,qu'il eſt
TER
RAC
482 LES CHA ES

plus parfait qu'eux. Que ſi l'on rit ſouuét de

les propres deffaux,c'eſt la meſme choſe que

quand l'on ſe met en cholere contre ſoy

meſme; car le trouble que ces paſſions jet

tent dans l'ame , empeſche qu'elle ne puiſſe

diſcerner les objets qui l'eſmeuuent , & luy

fait prendre pour eſtranger ce qui eſt à elle

meſıne. Quoy qu'il en ſoit, cette raiſon eft

generale pour toutes les difformitez Ridicu.

les, & pourtoutes les choſes que l'on Mef

priſe : Elle ſe peut meline appliquer au Riz

que la Cholere & l'Indignation excitent

quelque-fois ; d'autant que l'vne & l'autre

ſuppoſant toûjours quelque injuſtice , ſoit

dans l'offence que l'on reçoit, ſoit dans le

bien & le mal que l'on void arriuer à ceux

quien ſont indignes ; l'ame qui faitparoiſtre

leſtonnement que cela luy cauſe, veut aulli

perſuader tacitement qu'elle n'eſt pas capa

ble de ces mauuaiſes actions; & qu'elle eſt

trop juſte pour faire du mal ou du bien à

ceux qui ne le meritent pas . 14.1. 2.; : *

Er il eſt certain que dans cette penſée el


le fe fent chatouiller de quelque loye ſecre

te que cette excellence pretenduċ lay ap

porte ;
DV RIZ , CHAP . I V.
249

porte ; mais elle eſt petite , à caule du déplai.

fir qui accompagne ces paſſions ; la conſide

ration du mal preſent l'eſtouffant preſque

en meſme temps qu'elle s'y eſt formée; doù

vient auſſi que le Riz y eſt leger & ne dure

gueres .
Or ſi dans ces rencontres on ſe ſent toua

ché de quelque plaiſir , on ne ſçauroit plus

douter que cous les objets qui font rire ne


ſoient agreables, comme nous auons dit au
commencement de ce diſcours. Toutela

difference qu'il y a en cecy , eſt que le Plai

ſir qui les ſuit a diuers principes : Aux yns il

vient de l'Amour de ſoy -meſme & de l'Ex

cellence propre que l'ame eſt bien ayſe de


faire paroiſtre ; aux autres il vient de l'A

mour de Bienueillance, & regarde la Socie

té qui demande la communication des bies

& des plaiſirs. Car quand nous rions à l'a


bord d'vn amy , dans les careſſes & dans la

complaiſance ; nous taſchons de perſuader

par ce langage naturel que les perſonnes,


les actions ou les paroles nous ſont agrea

bles , & que nous les eſtimons ; ſoit à cauſe

de l'excellence qu'elles ont, ſoit à cauſe de


li
S
LES CHARACTERE
250

l'vtilité ou du plaiſir qu'elles nous donnent .

On dira peut- eſtre que toutes ces condi

cions ne ſe rencontrent pas dans le Chatouil

lement , puis qu'au lieu d'exciter la loye il

cauſe de la douleur; qu'il y a peu de perſon

nes qui ne l'apprehendent; Et partant qu'il


n'eſt pas vray -ſemblable que le Riz qui en

vient , ſoit accompagné de plaiſir , & que

l'ame s'en ſerue pour marquer la ſurpriſe


agreable qu'elle y reſſent . Mais ſi cesraiſons

eltoient bonnes , il faudroit bannir le plaiſir

de toutes les paſſions : L'objet de l'Amour

ne ſeroit pas agreable , à cauſe qu'elle eſt pic

quante & inquiere , & qu'il n'y a guere de

perſonnes qui ne craignent d'en eſtre tou


chez : Il faudroit meſme en dire autant de

la loye ,puis qu'elle cauſe des deffaillances ,

que l'on en craint les excez , & qu'elle faic

quelque- fois mourir. l'auoüe bien que la

Douleur ſe meſle auec ces paſſions


, mais elle

y eſt comme eſtrangere & n'a point de part

à leur naiſſance ny àleur conſeruation ; el

les doiuent l’yne & l'autre au plaiſir , &

quand il n'y eſt plus , il faut neceſſairement


D'Y RIZ , CHAP. I V. 2 SI

qu'elles meurent . Quoy que l'on en vueille

croire , on ne peut douter qu'il n'y ait du

plaiſir dans le Chacoüillement , puis qu'il nc

ſe fair iamais que par yn attouchement de


di
licat qui flatte le ſens: Caron ne doit pas

re que cette maniere de toucher , le puiſſe


bleſſer; puis qu'il excite le ſommeil, & qu'en

preſſant plus fort les parties on ne leur fait

point de inal: Au contraire il faut tenir pour


! certain que l'ame ſe plaiſt en cér atcouche

1 ment , & qu'elle le mer au rang des careſſes;

puis qu'on n'attend iamais de déplaiſir de

ceux qui chatoüillent & que l'on les tient

toûjours pour amis . De forte que le Riz qui


accompagne ce mouuement , eſt vn teſmoi

gnage que l'ame veut rendre du plaiſir qu'el

le reçoit, & que la perſonne qui l'excite luy

eft agreable . Peut -eſtre meſme que cette Ex

y contribuë
cellence dont nous auons parlé,

encore quelque choſe ; d'autant que le ſens

du toucher, eſtant la marque de la bonne

ou mauuaiſe qualité de l'eſprit , & qu'à me

fure qu'il eſt plus parfait , les hommes font

auſſi plus fpirituels , comme la Phyſiono

mie & l'experience nous l'enſeignent; l'hom

Ii ij
R
ACTE
2.52 LES CHAR ES

me par yn inſtinct naturel le plaiſt au Cha

toüillement , & forme le Riz pour marquer

la perfection de ſes ſens & de ſon eſprit.

Voila quelle eſt la Nature de cette Paſ

fion , d'où à mon aduis il eſt ayſé de cirer le

motif des objets Ridicules : Car bien qu'il

ſemble que nous ſoyons dans le meſme len

timent de ceux qui ont misle Ridicule dans

les choſes Nouuelles & Agreables ; Et que les

meſmes abſurditez que nous auons remar .

quées en cette opinion , ſe rencontrent auſſi

dans la noſtre : Neantmoins ſi l'on prend

garde à ce que nous auons dit, on verra qu'il

ya vne grande difference ; parce que nous

adjouſtons à la Nouueauté vne circonſtan

ce qu'ils n'y mettent point , ſçauoir eſt que

l'ame yeur teſmoigner la ſurpriſe que cette

Nouueauté luy donne. C'eſt pourquoy ily

a des choſes Nouuelles & Agreables quinc

font pas rire , d'autant que l'amene pretend

pas de faire paroiſtre le ſentiment qu'elle en


i'on pen
a : Ainſiquand on eſt ſeul & que

ſe à quelque choſe de plaiſant , on n'en ric

pas d'ordinaire, mais ſeulement quand on


DVRIZ , CHAP. IV . 253

en fait le recit ; parce qu'alors l'ame fait deſ

ſein de teſmoigner la ſurpriſe qu'il luy a


cauſée .

Ie ſçay bien que l'on dira là deſſus, que l'on

rit ſouuent quand on eſt ſeul, & qu'il y a des

e bjets qui ſont fi puiffans qu'ils arrachent

le Riz aux hommes les plus ſages & les plus

ſolitaires , & que c'eſt vne choſe ordinaire


aux foux de rire de la force . Mais cette ve

rité ne deſtruit point celle que nous venons

d'eſtablir : D'autant que tout cela arriue par

l'erreur de l'imagination qui ſe deſtourne de

la fin que la nature luy a preſcripte : Et il

n'y a gueres d'effets dans les paſſions où le

meſme deſordre neſe puiſſe rencontrer. Par

exemple la voix qui a cſté donnée aux ani

maux pourfaire paroiſtre les mouuemens de

leur ame , s'eſchappe ſouuent par la violen

ce de la douleur : Il ſe void meſme des per

ſonnes qui ſe plaignent & qui parlent tous

ſeuls : Et cependant c'eſt contre l'intention


de la nature qui a deſtiné la voix & la paro

le pour eſtre des inſtrumens de la ſocieté , &

pour ſeruir à la communication que les ani


maux doiuent auoir enſemble . Or tout cela

li jij
254 LES CHARACTER ES

procede du trouble que lamereſſent, & qui

la fait efgarer du chemin qu'elle doit tenir.

Et ſans doute le Riz qui ſe remarque dans

les Delires, vientde la meſme ſource; l'ima

gination ſe formant des objets Ridicules

qui excitent apres l'appetit à produire le

Riz . Car bien qu'il ſoit difficile de com

prendre comment elle fe peut figurer quel

que choſe de plaiſant parmy les douleurs

que ces maux apportent ; Et que la Raiſon

qui ſe rrouue quelque-fois libre en ces ren

contres ne void rien qui la contente , qu'elle

auouë meſme que ce Riz eſt forcé, & qu'el

le ne le peut empeſcher : Il eſt neantmoins

bien certain qu'il y a toujours quelque plai

fir ſecret , ſoit dans la partie ſuperieure de


l'ame; ſoit dans la fenfitiue. Car l'alienation

d'eſprit ofte aux phrenetiques le ſentiment

du mal , & fait que les Chimeres Ridicules

qui s'y forment onc coure liberté de leur ex

citer le Riz. Que li la Raifon n'eſt point

bleſſée, il faut que le plaiſir ſoit caché dans

les ſens, & qu'il y cauſe cette eſmotion au


déceu de l'Entendement. L'Imagination

1
DVRIZ , CHAP. IV . 552

meſine ne diſcerne pas toûjours exacte

ment le plaiſir que les objets forment dans

les ſens particuliers; ſoit à cauſe qu'elle eſt

diſtraite ou ſurpriſe ; ſoit à cauſe que l'iin

preſſion qu'ils font,eft ſecrete :Quoy que ce

pendant les Eſprits, les humeurs & le corps

s'agitent puiſſamment. Ainſi les premiers

mouuemens de ces paſſions ſuruiennent ſans

que l’ame s'en apperçoiue ; Et il y a beau

coup de choſes qui nous eſmeuuent, que

nous auons bien de la peine à dire ſi elles

font faſcheuſes ou agreables. Il ne faut donc

pas s'eltonner ſi l'on rit quelque fois ſans en

connoiſtre le ſujet ; c'eſt aſſez que les ſens


en ayent yne connoiſſance confuſe & ſecre

te pour exciter apres ce mouuement dans

l’Appetit. Car il y a yne ſi forte connexion


entre ces puiſſances , que l'vne n'eſt ſi
pas

coft touchée d'vn objet ,que l'autre ne s'en

reſſente; dans cette precipitation l'ame n'a

pas le temps de diſcerner ce qui ſe fait , &

les parties ſont pluſtoſt eſmeuës qu'elle ne

s'en eſt auiſce : Et pour lors elle n'eſt pas ca

pable de retenir le branle qu'elle s'eſt don

né ; les Eſprits & les humeurs en ayant re


R
ACTE
LES CHAR ES
256
ceu l'impreſſion , dont l'impetuofité ne ſe

peut arreſter ſi promptement.Et de là viene

qu'il eſt tres difficile d'empeſcher le Riz

quand il eſt vehement , quoy que ce ſoit vne

action volontaire ; tour de meſıne qu'il ar.

riue dans les autres paſſions où l'ameſouffre

la meſme violence que celuy qui court dans

vn precipice : Car bien que ce ſoit luy qui

fe foit donné le mouuement , il n'eſt plus en

ſon pouuoir de l'arreſter ; il faut qu'il s'aban

donne au branle qu'il a pris , & au penchant

où il s'eſt precipité.

Ce qui reſte de plus important eſt de

ſçauoir , pourquoy de tous les animaux il

n'y a que l'Homme qui rie ; veu qu'il ſemble

que les beſtes peuuent eſtre ſurpriſes par la

nouueauté ; Et qu'il n'eſt pas impoſſible


qu'elles ne puiſſent auoir le deſſin de faire

paroiſtre le ſentiment qu'elles en ont , puis

qu'elles en font connoiſtre d'autres par la

voix & par les actions. Mais comme il n'y

a que deux Motifs qui obligent l'Homme à

faire voir la ſurpriſe que les objets Ridicu

les luy cauſent, ſçauoir eſt la propre Excel


lence,
Dv Riz , CH -AP. IV . 257

lence , & la Societé ciuile ; il eſt certain que

le premier eſt inutile aux beſtes qui ne ſont

iamais touchées de la gloire ny de la vanité:

Et pour la Societé , elle eſt fi imparfaite en

tre elles qu'elle ne regarde que les neceſſitez


du corps ,pour qui veritablement elles tra - 7

uaillent en commun ,mais ce n'eſt pourtant

que pour leur intereſt particulier : en forte

qu'il n'y a point de cominunication des plai

ſirs que chacune reſſent. Ioint que la nou

ucauté des choſes agreables ne les ſurprent

pas , à parler proprement, non plus que les

hommes tout à fait ſtupides ; parce qu'elles

ne diſcernent point ſi les choſes font nou

uelles ou non ; ne les conſiderant que com

me ſi elles auoient toûjours cfté preſentes ;

1 quoy que pour les reconnoiſtre nouuelles ,

il faille s'imaginer qu'elles n'ont pas coû


jours eſté ainti.

Et c'eſt pour cette raiſon que les Enfans

nerient point deuant ic quarantiefme jour ;

car l'ame qui eſt coure enfeuclie & com

me noyée danscette grande quantité d'hu

ucur qu'ils ont ', n'eſt capable d'aucune


Kk
258 LES CHARACTER ES

connoiſſance ; mais à meſure que l'Humidi

té ſe diminuë ſes lumieres s'augmentent ,

& elle acquiert ainſi peu à peu la puiſſance

de rire , commençant par le Souſriz,& qucl.

que temps apres ſe rendant capable du Riz

vehement . On dira peut-eſtre que l'Excel

lence dont l'homme le flatte, & l'Amour de

la Societé ne peuucnt pas plus toucher les

Enfans apres le quarantieſme le .


jour que

reſte des animaux , n'eſtans pas en eſtat de

penſer à l'vne ny à l'autre ; Et partant qu'ils


ne ſont pas alors plus capables de rire que

les beſtes , s'il n'y a point d'autres motifs du .

Riz que ceux -là .

Mais il n'eſt pas neceſſaire de connoiſtra

exactement les choſes pour leſquelles nous

auons quelque inclination naturelle . Ces de


4
ſirs eſtant nais auec nous , nous portent auſſi
.
par vn purinſtinct de nature à la recherche

de ces biens ; Et dés que noſtre ame a la li

d'agir , elle produit des actions qui

marquent les ſentimens ſecrets qu'elle a de


fa propre excellence & de fa deſtination å

la vie ciuile . Or comme les beſtes ne ſont

point capables de l'vne ny de l'autre , elles


DV RIZ , CHAP. I V. 259

n'ont point auſſi depart encét intinct ; dont

la ſource eſt cachée dans la partie inrellec

tuelle de l'ame, & ne pour venir d'aucunc

autre puiſſance inferieure. Car bien qu'il y

ait quelque ſorte de Riz qui ſemble depen


dre tout à faic de la Senſitiue , comme celuy

qui vient du chatouillement ; il eſt certain

que fansl'influancede la partie raiſonnable ,

les ſens ne peuuent produire cét effet : Sa

lumiere ſe reſpand inſenſiblement ſut tou

tes leurs actions, & le voyſinage qu'ils ont

auec elle leur communique toûjours quel

que choſe de la perfection. Ce qui ſert en

core à faire voir que les beſtes ne ſont pas

capables du Riz ; parce que leurs ſens font

priucz de cette clarté & de cette influence

que la Raiſon fait couler ſur les noſtres.

Auant que de finir ce diſcours , il

fauc dire en paſſant qui ſont ceux qui ont

plus de diſpoſicionà rire. Il eſt certain que

les leunes rient plus volontiers que les

„ Vieux ; les Femmes plus que les Hommes ;

les Fous plus que les Sages ;les Sanguins &

les Bilieux plus que les Picuiceux & les Me


Kk ij
S
260 LES CHARACTERE

lancholiques. Et cela vient de ce que le Riz


ſe faiſant par vne ſurpriſe agreable que l'on

veut faireparoiſtre ; ceux là ſont plus aylez

à ſurprendre & font naturellement plus

gaiz que ceux-cy : Car les eſprits qui vont

vifte & qui ne conſiderent pas les choſes ,

ſont les plus ayſés à deceuoir ; Et ceux qui

font les plus gaiz ſe laiſſent plus facilement

toucher aux objets agreables , & ſont plus

propres pour la conuerſation que les autres

qui ſont ſeueres & ſerieux. Comme il y a

-neantmoins diuerſes fortes d'objets Ridi


.cules ;i que les vns regardent l'Excellence

propre & les autres la Societé; qu'il y en a

qui demandent vne grande connoiſſance,

comme les railleries delicates , & d'autres

où il n'en faut auoir qu'vne mediocre ; il y

a auſſi des perſonnes qui ſont plus facile

ment touchées des vns que des autres . Les

Ieunes & les Bilieux rient pluftoft des def

faux d'autruy que les Vieux & les Sages,par

ce qu'ils ſont naturellement inlolens & lu

perbes: Les Fous & les Ignorans ne remar

quent pas les bons mots ny les rencontres

ingenicules: Les Femmes & les Sanguinis


DV Riz , CHA P. I V. 261

font les plus propres au Riz que les carel

ſes demandent ; parce qu'ils ont yne inclina


tion naturelle à la flatterie .

Apres auoir ainſi deſcouuert la nature du

Riz & des choſes Ridicules , il ſera bien ayſe

de rendre raiſon de tous les effets que cette

paſſion produit ſur le corps : Car il n'y en a

pas vn qui ne procede de la Surpriſe & de

la loye quel'ame reſſent: L'eſclat des yeux,

la rougeur du viſage , & les larmes viennent

principalement de la foyc ; tous les autres

viennent de la Surpriſe qui fait retirer les

muſcles vers leur origine ; l'ame ſe ſeruant

dece mouuement exterieur pour faire voir

celuy qu'elle ſouffre interieurement ; parce

qu'elle ſe retire en elle -meſme quand elle eſt


ſurpriſe , comme nous auons dit . De ſorte

que cette contraction desmuſcles , eſt .


com

me le principe de tous les autres effets du

Riz ; Et peut-eſtre n'y a- t'il qu'elle qui ſe

faſſe parle commandement de l'ame , cout'lc

reſte ſe faiſant par neceſſité & fans deſſein.

Car il n'eſt pas vray- ſemblable que l'ame ait

intention de faire ces plis & cesrides qui ſe


Kk iij
262 LES CHARACTERE'S

voyent au coin des yeux , de tenir les yeux

à demy fermez & la bouche ouuerte , de

rendre la voix eſclatante & entrecoupée, &

ainſi des autres ; mais ce ſont des effets qui

par vne ſuite neceſſaire accompagnent le


mouuement des muſcles.

Pour mieux encendre cecy , il faut fc

reſouuenir de ce que nous auons dit , que

quand la Surpriſe eſt fort legere , il n'y a que


les muſcles dès leyres , du front & des pau

pieres qui ſe remüent; parce que l'ame ayant

deſſein de faire paroiſtre l'eſmotion qu'elle

ſent , ſe ſert du mouuement qui eſt le plus


manifeſte & le plus ſenſible :Mais quand la

ſurpriſe eſt plus grande , elle eſmeut tous les

muſcles du viſage & de la poitrine ; Et enfin


ſi elle eſt fort vehemente , il n'y en a point en

tout le corps qui ne s'agite.

Or comme il n'y a gueres de muſcles qui

n'ayent leur contraires, & que quand il y en

a qui eſlcuent vne partic ou qui la portenc

d'on coſté , il y en a auſſi qui l'abaiſſent ou

qui la tirent de l'autre; Et que ncantmoins


1

!
D.V Riz , CHA P. IV . 263

dans cette contrarieté de mouuemens il

s'en trouuc qui ſont plus forts les vns que les

autres , l'action qu'ils doiuent faire deman

dant plus ou moins de force ; de là vient que


dans le Riz vous voyez les parties qui pren

nent la figure que cette contrarieté de mou


uement leur donne . Ainſi la Bouche ſe cient

à demy ouuerte ,parce que les muſcles qui

ſeruent à l'ouurir & à la fermer, agiſſant cha

cun de ſon coſté , il faut neceſſairement

qu'elle demeure en cette figure ; Et meſme

qu'elle paroiſſe plus fermée qu'ouuerte,par

ce que les muſcles qui ſeruent à la fermer,

ſont les plus puiſſans


. Ainſi le Front demeu

rc efgal & tendu ,d'autant qu'il eſt tiré elga

lement en haut & en bas. Les yeux ſont

auſſi à demy fermez , parce que les muſcles

qui abaiſsét les paupieres ſont plus forts que


ceux qui les efleuent : Et en fuite les rides ſe

forment versles temples , la peau qui eſt de

licate & deſcharnée cſtant attirée par le

mouuement de ces muſcles, & contrainte de

ſe rendre ineſgale. Le Nez ſe fronce & de

uient aigu , parce qee les muſcles qui le

hauſſent n'ayantpoint de cócraires,ont tous


264 LES CHARACTERE'S

te liberté de l’efleuer ; ce qui ne ſe peut fai

re que la peau qui les couure , ne ſe ride, &

que l'extremité du nez ne paroiſſe plus ai

guë . Les Livres s'allongent , parce que les

muſcles qui les tirent ainli de coſté,ſont plus


forts que ceux qui les reſſerrent : Et meſme

la levre de deſſus s'allonge dauantage que

celle de deſſous , parce que ſes muſcles font

plus puiſſans. La Langue fe racourcit vn

peu & ſe tiene fufpenduë eſtant tirée efga


lement de tous les coſtez . Le Col le ramaſſe

& legroſſiſt , parce que les muſcles ſe rac

courciſſent quand ils ſe retirent : Les Touës

s'eſleuent & ſe rendent plus fermes pour la

meſine raiſon : Et en quelques -uns , vn petit

creux ſe forme dans leur milieu , la peau

eſtant attachée en cér endroit par quelques

fibres qui la retiennent pendant que les par


cies d'alentours'eſleucnt.

Auant que de chercher les cauſes du

mouuement de la poitrine & des flancs

& de cette voix entrecoupée qui paroiſt

icy ; il faut remarquer que les muſcles ne ſe

retirent pas dans le Riz vehement par vne


contraction
DV RIZ , CHA P. I V. 205

contraction vniforme & continuë , mais

par repriſes & par ſecouſſes; ſoit que dans

le deſſein qu'a l'eſprit de teſmoigner ſa ſur


priſe , il s'excite luy -meſme & redouble fes

efforts; ſoit que la nouueauté de l'objet le

follicite , & fe repreſente à luy par faillies ;

comme il arriue dans les autres paſſions, où


de moment en moment l'ame s'anime & fe

laiſſe tranſporter par les nouuelles idées que

l'objec forme dans l'Imagination .

Voila donc la raiſon pourquoy ces mou

uemens redoublez paroiſſent dans le Riz , &

principalement aux Flancs , à cauſe du Dia

phragme qui eſt ſitué en cet endroit & qui

eft extremément mobile.Et parce que l'agi

tation en eſt violente , elle cauſe auſſi de la

douleur en cette partie où les mains ſe jet

tent comme ſi elles la deuoient ſoulager :

Car bien qu'on faſſe cela ſans y penſer , la

Nature qui a ſoin de la conferuation des par


ties , porte les mains aux lieux où le mal les

fans la raiſon & le dif


peut attaquer , que

cours les conduiſe : Aina quand on tombe

où que on eſt preſt de receuoir quelque


LI
266 LES CHARACTER ES

coup , les mains par vn inſtinct naturel fc

iectent au deuantdu viſage.

Au reſte comme le Diaphragme eſt le

principal organe de la Reſpiration , il faut

neceſſairement qu'elle ſe faſſe auec les mel


mes ſecouſſes ſouffre cette partie : Et
que

que la voix ſe coupe en ſuite , parce que

l'air ne fort pas eſgalement, & que les muſ

cles qui la doiuent former ,treffaillent com

me le Diaphragme : Car nous auons dit que


tous les muſcles ſe retiroient par ſurpriſes

dans le Riz vehement ; d'où vient que la

Teſte , les Eſpaules & les Bras ſe ſecoüent

de la meſme ſorte que les Flancs . Enfin certe .


1
contraction generale qui ſe fait en tous les
organes du mouuement volontaire ,eft cau

ſe que tout le corps ſe plie & fe ramaſſe ;

qu'il eſt impoſſible d'aualer quoy que ce

ſoit ,parce que les muſcles qui leruent à cet

te action ſe reſſerrent & ferment les paſſa

ges ; Et que le Riz cauſe quelque fois les

meſines effets que font les medicamens, par

la compreſſion qui ſe fait aux parties où les


humeurs ſont retenuës .

Or d'autant que ces frequentes ſecouſſes

1
DVRIZ , CHA P. I V. 267

du Diaphragme empeſchent la liberté de la

reſpiration , & ſont cauſe qu'il ne peut ſe

reſlerrer ny s'eſtendre autant qu'il dcuroit ;

de là vient que l'Haleine & la Parole ſe per


dent à la fin ; que le Pouls ſe deſregle; que

la Foibleſſe ſuruient & quelque- fois meſme

la Mort . Car la reſpiration eſt ſi neceſſaire

à la vie , que quand elle eſt empeſchức, il

faut que les forces ſe perdent & que toute

l'oeconomie naturelle le change : C'eſt pour

quoy dans cette neceſſité l'ame fait de

grands efforts pour s'oppofer à ce deſordre;

par fois elle ſe haſte d'attirer vne grande

quantité d'air , comme ſi elle déroboic ce

rafraiſchiſſement à la violence de la paſſion ;

par fois elle fait vn long ſouffle pour chaf

ſer les fumées que la chaleur du coeur pro

duit à tous momens , & forme ainſi ces San

glots & ces Souſpirs precipitez qui ſe mef


lent auec le Riz .

le ne m'arreſte pas à examiner particu

lierement pourquoy le Pouls ſe deſregle , ný

comment les Foibleſſes & les Syncopes ſur

uiennent en cette rencontre ; On (çait bien

que le Pouls & la reſpiration fe fuiuent l'vn

Llij
268 LES CHARACTERES

l'autre ,eſtant deftinez tous deux à yne mef.

me fin ; Et que la Foibleſſe & les Deffaillan

ces viennent du deſordre qui ſe fait au

cæur , qui n'en peut ſouffrir de plus grand

que l'empeſchement de la reſpirarion.

Auant
que de finir cette recherche , il

ne ſera pas mauuais de rapporter les opi

nions que l'on a cenuës iuſques icy, tou

chant le mouuement des muſcles qui ſe fait

dans le Riz ; parce que les abſurditez quis'y

trouuent, confirmeront dauantage les cau

ſes que nous en auons données . Tous ceux

qui en ont parlé ſe ſont accordez en ce point

que ce mouuement ſe fait par neceflicé, &

que lame n'en eſt point la maiſtreſſe. Mais

les vns'ont creu que les Eſprits en eſtoient la

premiere cauſc ; les autres que c'eſtoit l'agi


tation du cœur .

Les premiers diſent que la loye pouſſant

les Eſprits aux parties exterieures , elle en

remplift les muſcles qui font contrains de ſe

racourcir & de ſe retirer , comme il arriue

dans la conuulfion . Mais ſi cela eſtoit veri

table, il faudroit que toutes les paſſions qui


py R Iz , CH Á P. v. 269

portentles Eſprits au dehors , excitaſſent le

Riz : Que la Honte , la Cholere & le Defir

ne paruſlent iamais ſans luy ; Et que la fievre


& la douleur fiſſent rire inceſſamment , puis

qu'elles rempliſſent le viſage de lang &

d'Eſprits.

Les autres qui croyent que l'agitation du


cour eſt la ſource de tous ces mouuemens ,

diſent que la loye le faiſant mouuoir , ilfaut

par neceſſité que le Diaphragme qui eſt at


taché auec luy , ſuiue ſon mouuement , &

qu'apres il remuë les muſcles de la poitrine

& des levres auec leſquels il a communica

tion & ſympathie ; comme il eſt ayſé à iu

ger par la conuulſion des levres qui accom

págne toûjours les bleſſeures du Diaphrag

me . Pour confirmer cecy ils aſſeurent que

les.Beſtes ne rient point , parce que leur

Diaphragmc eſt attaché au cour auec de

plus larches& de plus foibles ligamens qu'il

n'eſt aux hommes ; d'où vient que le coeur

ne le peur eſbranler quelque cſmotion que

la loye luy puiſſe donner .

Mais cette opinion n'eſt pas moins ab

ſurde que la premiere , car il faudroit qu'en


Ll iij
270 LES CHARACTERES

toutes les paſſions où le cæur eft extraordi

nairement agité , le Diaphragme s'eſbran

laſt de la melme force , & qu'il excitaſt le

Riz : Il faudroic melme que le Riz ne ſe filt

iamais ſans l'agitation du Diaphragme , s'il


eſt vray que ſa contraction ſoit cauſe de cel

le des levres ; qui font coutes choſes con

craires à l'experience. Et partant l'obſerua

tion qu'ils apportent des ligamens du Dia

phragme n'eſt point conſiderable , & ne ſero

de rien pour prouuer ce qu'ils prccendent :

Car ſi celuy des Hommes eſt plus fortement

attaché à la membrane qui couure le coeur,

que celuy des Beſtes ; cela vient de ce que

penchant en bas & eſtant tout ſuſpendu

dans le corps humain à cauſe de la figure

droite , il eſtoit ncceſſaire qu'il fuſt plus puiſ

ſamment ſouſtenu que celuy des Beſtes , qui


n'eſt pas en cette ficuation .

Pour ce qui eſt de la ſympathie qu'il a

auec les Levres , ie la trouue vn peu douteu

ſe ; parce qu'outre qu'il ne leur communi

que pas toutes les indifpofitions qu'il a , nous

auons ſouuene remarqué de grandes bleſſeu

res en cette partie qui n'ont point excite


DV RIZ , CHA P. I V. 271

le Riz ; Et ſi cela eſt arriué quelque-fois , ic


ne croy pas que ç'ait eſté vn effetde la con

uullion ; puiſque Hipocrate dit que celuy

qui receur vn coup de trait en cette partie ,

ric dés le commencement de ſon mal, & ne

reffentir la conuulfion que le troiſieme jour

d'apres:De forte qu'ileſt vray- femblable que

ce ne fut pas la conuulſion , mais pluſtoſt le

delire où iltoinba ,qui luy cauſa le Riz en la

maniere que nous auons dice auparauant .

C'eſt donc vne choſe bien certaine que le

mouuement des muſcles qui forme le Riz ,


le
eſt vne action volontaire qui ſe fait par
commandement de l'ame & non point par

neceſlicé , comme le font les Larines , la

Sueur,l'Eſclat & la Rougeur du viſage: C'eſt

pourquoy on le peut empeſcher & retenir

au commencement ,‫ و‬lors que les humeurs


fort eſbran
& les Eſprits ne ſont pas encore

lez : Er de là vient , que bien ſouucnt tenant

la bouche fermée , l'haleine , & la voix qui

ſont contraints de paſſer par les narines , cau .

ſent ce Mugiffement entrecoupé qui ſe re


marque dans le Riz .
LES CHARACTER ES
272

Pour ce qui eſt de l'Eſclat des yeux , de la

Rougeur & de la Gayecé qui paroiſſent ſur

le vilage , de la Voix qui ſe rend plus grofle,

de la Sueur & des Larmes , nous auons delia

dit qu'elles venoient de la loye qui reſpand

les Eſprits par tout , qui fond les humeurs

& qui ouure les paſſages. Mais ie voudrois

adjouſter pour ce qui regarde les Pleurs ,

que le mouuement des muſcles qui font

mouuoir les yeux & les paupieres en eſt la

principale cauſe : Car quand ils viennent à

ſe reſſerrer, ils preſſent & eſpraignent les hu

meurs & les Eſprits, & les contraignent de

ſortir. Et de fait toutes ces parties ſont mol

les & humides , & la paupiere dedeſſous eft

en vne ſituation qui reçoit facilement les hu.

meurs qui découlent des parties voiſines : Il

femble meſme que la Nature l’ait deſtinée à

cette fin ; ſoit pour entretenir la fraiſcheur

& l'humidité naturelle de l'oeil ; foit pour le

deſcharger de celle qui le pourroit incom


moder . Et il y a grande apparence quele

pecic trou qui paroiſt ſur le bord ce cerce

paupiere , quand elle commence à quiter le

coin de l'oeil , n'a eſté fait que pour vuider


CCS
Dv RIZ , CHA P. I V. 273

ces humeurs quand elles y ſont en trop gran.

de quantité : Cela eſtant il ne faut pas dou

ter que lors que cette partie ſe reſſerre , l'hu

meur qui y eſt concenuë ne ſoit contrainte

de ſortir par ce petit paſſage , & qu'elle ne

rende les yeux humides . Et ce qui me con

firme en cette opinion , eſt que les Larmes


ne coulent dans le Riz comme dans la
pas
loye & dans la Triſteſſe ; il ſemble qu'elles

ſoient forcées & qu'elles ſortent par con

trainte ; Et il eſt ayſé à iuger que la ſource


n'en vient pas de ſi haut que celle des au

tres , & qu'il ne la faut pas aller chercher

plus loing que dans le voiſinage ; aufli n'y


font elles jamais ſi abondantes comme dans

ces paſſions là ; les yeux d'où elles viennent

n'eſtant pas capables de contenir tant d'hu


meurs comme le cerueau . Er ceux là mef

me que la triſteſſe n'a iamais fait pleurer à


cauſe de la fechereſſe naturelle qu'ils ont,

trouuent des larmes quand ils rient ; parce

qu'elles ne viennent que des parties Voiſi


nes , non plus que celles que la douleur des

yeux excite quelque- fois. Concluons donc

que la loye porte les humeurs & les Eſprits


Mm
LES CHARACT. DES PAS .
274

aux parties exterieures , & que l'agiration

des muſcles les eſpraint & les fait fortir ; d'où

viennent les Larmes aux yeux , & la Sueur

aux fancs & au viſage;parce que c'eften céc

endroit que le mouvement eſt plus violent,

& que la peau eſt plus delicate.

A
275

L ES

CHARACTERES

D V DESIR .

CHAPITRE V.

1
'Il eſt vray que l'Ame ait des Aif

les, comme Socrate a dit autres

fois ,il ne faut point les chercher

aillieurs que dans les Deſirs ; Ce

font eux qui la portent en tous les endroits

où elle veut aller,ils l’elleuět iuſques au Ciel,

ils la font deſcendre iuſques aux abyfines;" EC

par vne eſtrange & merueilleuſe ſorte de

mouuement , ils la font ſorcir hors d'elle

meline fans la diuiſer , & la tranſportent par

tout fans luy faire quitter le lieu où elle eſt .


Mmij
276 LES CHARACTERES

Auſſi peut -on dire que la Nature n'a iamais

eſté ſi ſage, ny ſi ingenieuſe en pas vn de ſes

ouurages , qu'elle a eſté en ceſtuy -cy : Car

ayant fait l'Āme vuide & deſpourueuë de

toutes choſes , & ayant mis hors d'elle tous

les biens qui luy eſtoient neceſfaires ; elle

cſtoit obligée de luy donner quelque vertu

qui la portaſt vers eux & . qui les peuſt vnir

enſemble : Il falloit que dans la priſon où

elle la tient enfermée , elle luy donnaît quel

queyſage de la liberté qui eſt née auec elle ;

Et que ſans rompre ſes chaiſnes, elle la laiſſaft

aller par tout lV niuers qu'elle a ſoulmis à ſes

loix & à ſes iugemens: Il falloit enfin qu'a


l'auoir cirée du Ciel & l'auoir bannie
pres
du lieu de ſa naiſſance , elle permiſt au

moins à ſes penſées d'y retourner quelque

fois ; Et que dans ſon exil elle euſt quelque

commerce auec les choſes Diuines qui luy

ſont alliées ,& qui doiuent à la fin couron

ner les peines & les trauaux de ſon banniſ.

ſement. Elle luy a donc donné les Deſirs

pour l'approcher des biens qu'elle n'auoic

pas , pour la mettre en liberté & pour l'elle

uer au Ciel , qui eſt le lieu de ſon origine &


DY DESIR , CHAR. V. 277
la ſource de ſes felicitez . En effet il faut croi

re que les principaux objets qui doiuent

exciter en nous cette belle Paſſion , ne ſe

trouuent pas dans la terie,ny parmyles cho

ſes baſſes & caduques : Noſtre ame eſtant


immortelle , n'a pas beſoin de ce qui eſt pe

riſſable ; Et s'il y a des biens dont elle doi

ue attendre la perfection , il faut qu'ils ſoient

plus nobles & plus excellens qu'elle n'eſt;

il faut qu'elle les cherche au deſſus d'elle

meſme ; en vn mot il n'y a que Dieu ſeul

qui doiue-allumer fes Defirs, puis qu'il n'y

a que luy ſeul qui puiſſe remplir cét abyſme

infiny, & ce vuide immenſe quiſe trouuent


I en elle .

Auſſi ce ſage Philoſophe qui s'eſtoit fi


guré qu'elle auoit des Aiſles , n'a eftimé
pas

qu'elles ſeruiſſent à d'autre vlage , qu'à la


porter vers cette premiere & ſouueraine

Idée du Bien : Quand il l'a veu deſcendre en

bas & courir apres les biens corruptibles ,

ila creu qu'elle les auoit perduës ,qu'elle fai

ſoit vne cheure pluſtoft qu'vne courſe , &

qu'alors elle eſtoit dans le corps non pas leu


lement comme en la Priſon , mais comme

Mm iij
RES
RA CTE
278
LE'S CHA

en ſon Tombeau . Car n'y reconnoiſſant :

plus aucun mouuement qui luy fuſt natu

rel , n'y voyant plus aucune agitation de ce

feu diuin dont on dic qu'elle eſt reueſtuë ,

il a eu raiſon de croire qu'elle n'eſtoit plus

viuante ; où qu'elle auoit paſſé dans la nature

, qui ne regardent que la


de ces ames brutales

terre , & qui a ſon aduis ſont pluſtoſt des om

bres que des eſtres veritables .

Il eſt vray que les ſens qui ſont ſous fa

conduite , l'obligent à rechercher ce qui


leur eſt conuenables qu'il faut qu'elle pour

uoye aux neceflicez du corps qui la ſert en


ſes fonctions : Mais la Raiſon à reduit ces

ſoins à des bornes fi eſtroites ; Et la nature a

rendu les choſes neceſſaires , ſi communes ,

qu'il n'y a preſque pas lieu de les ſouhaiter:

Pour le moins s'il y faut employer quelque

partie de nos Deſirs , ce doit eſtre la plus

foible & la plus petite .

Veritablement ce ſeroit offencer la di

gnité de l'ame, & l'excellence des Biens où

elle doit aſpirer; que de deſtiner tant de no

bles Deſirs qu'elle peut former , à des cho


DV DESIR , CHAP . V. 279

ſes ſi baſſes & fi inutiles ; Ce ſeroit meſme au

lieu de l'enrichir , la rendre necelliteule ;

puis qu'il eſt certain que le Deſir eſt la me

ſure de la pauureté , & qu'autant qu'il y a

de choſes que l'ame deſire, il y en a autant

dont elle a beſoin : De ſorte qu'en recher

chant plus de biens qu'il n'en faut au corps ,

elle le rend d'autant plus neceſſiteux , & fc

charge en ſuite de la pauureté qu'elle luy a


caulée ,

Apres tour , les Deſirs eftant comme les

arres & les gages que lame donne de la ſu

jection aux choſes qu'elle recherche , fi el


les ſont conformes à ſa nature & à la digni
!
té , la fujection en eſt honneſte & legitime ;

ce ſont les premiers pas qu'elle fait pour la

vertu & pour la felicité: Mais ſi elle s'enga

ge à des ſujets indignes d'elle , elle fe foub


mer à ſes ennemis & ouure la porte à tou

les vices & à tous les malheurs qui luy ſçau


roient arriuer .

Nous ne deuons pas nous engager plus

auant en ces conſideracions qui appartiene

nent à la Philofophie Morale ; luiuons no


RE
RA CTE
280 LES CHA S

ſtre delein & repreſentons icy les Chara

deres de cette paſſion.

Il faut eftre bien hardy pour entrepren

dre le Tableau du Deſir : C'eſt yne pafſion

ſi ſubtile & li changeante , qu'il eſt preſque


impoſſible de trouuer des couleurs qui la

puiſſent repreſenter : C'eſt vn Prothée qui

prend autant de figures qu'il y a de Biens

Imaginables : Elle fuit ſans ceſſe comme le

vent , elle ſe melle par tout comme l'air ; Et

la peinture n'a pas plus de peine à donner

des corps à toutes ces choſes, qu'en a l'El

prit à former les Characteres de cette Paf

ſion .

Il eſt vray qu'il y a des Deſirs que l'on

peut facilement dépeindre ; qu'il n'eſt pas

mal -ayſé de deſcrire l'Ambition , l'Auarice

& la Conuoitiſe ; que la Faim & les autres

appetits des fens ſe peuuent ayſément ex


former yne
primer : Mais ce ne ſeroit pas

idée generale di Dofir , comme nous ſom

mes obligez de faire , que de toucher à ces

differences. Pour ſuivre l'ordre que nous


nous
DY DESIR , CHA P. V. 281

nous ſommes propoſez ; il faut détacher cer

te Paſſion de tous les objets particuliers , &

conſiderer ſeulement les effets qui ſontcom

muns à toutes ſes eſpeces : Commençons

donc par les ActionsMorales. 17 !


i

Quoy que les Defirs, comme enfans de

l'Amour , ayent les meſmes progrez & les

meſmes accroiſſemens que l'Amour meſme;

Et que dans leur naiſſance ce ne ſoient que

de petites eſtincelles qui s'augmentent peu

à peu , & qui fe changent apresen de gran

des flammes ; ncantmoins il arriue bien

fouuent qu'ils eſclatent tout d'un coup , &

qu'ils ont en naiſſant la meſme force & la

meſme vehemence que le temps a accouftu

mé de leur donner . Vous diriez que ce ſont

de ces feux d'artifice qui s'allument en vn

moment , & dont la flamme ne paroiſt pas

fi-coſt , qu'elle deuore toute la matiere qui

luy ſere d'aliment, qu'elle entraiſne tout ce

qui la recient , & renuerſe cout ce qui s'oppo


ſe à ſon cours : Car aumeſme inſtant qu'ils ſe

ſont eſpris dans l'ame , ils occupent toutes

ſes penſées , ils emportent la raiſon , & la


Nn
282 LES CHARACTERE S

pouſſent vers le bien deſiré à trauers tous les

obſtacles & tous les empeſchemens qui ſe

peuuent preſenter. En effet elle ſe mocque


alors de cous les conſeils & de tous les dan

gers ; la deffencc allume fa conuoitiſc , la


difficulté l'irrite ; Et elle ne croit pas que

ſes Deſirs puiſſent eſtre nobles , s'ils ne ſont

cxtrêmes ; ny gencreux , s'ils ne ſont teme


faires .

En ſuite de ces dangereuſes maximes , il

ne faut pas s'eſtonner li celuy qui eſt agité

de cette paffion dcuient Infolent & Impor

tun : Il ne parle que de ce qu'il ſouhaite ,

il le demande inceffamment , le refus ne

le rebure point ; Et quand on luy a fermé la


bouche , les yeux ſollicitent encore pour el.

lc , & prient auec plus d'inſtance que ſes pa


roles ne faiſoient auparauant : Vousy voyez

vne certaine ardeur impatiente , & ie ne

ſçay quelle preſſante auidité qui ſemblent

pourſuiure lc bien deſiré ; Et lors qu'il ſe

preſente à eux , on diroit qu'ils le vont jecter

ſur luy , qu'ils le vont rauir , & deuorer mel

mcaucc lcursregards.
DV DESIR , CHA P. V. 283

Mais ſi en cette rencontre ſes yeux font

clairuoyans , ſon iugement eſt tout à fait

aucugle , il ne conſidere plus la condition

ny celle des autres . ; il y a coûjours en ſes


pourſuites , ou quelque liberté infolente ,

ou quelque ſoumiſſion infame ; Et toute

l'excuſe qu'il donne à ſon impudence ou

à ſa laſcheté , eſt qu'il croit mcriter ce

qu'il deſire & qu'abſolument il le veuc

auoir. Pour l'obtenir quels ſoins & quelles

peines ne prent - il pas : Il va , il vient , il cher

che ; il prend aduis de l'vn , il demande fe

cours à l'autre , il menace , il pric ; enfin il

n'eſt iamais en repos , & n'y laiſſc iamais per

ſonne : Car meſme quand il eſt ſeul, il re

muë en ſon eſprit toutes les puiſſances qui

peuuentle ſeruir ou le trauerſer; il n'a point

de penſées ou quelqu'un de ſes amis ou de

ſes ennemis ne ſoit intereſſé ; Et qui verroir

tous les deſſeins qu'il medite en lon coeur ,


pourroit dire que c'eſt là où ſe forment les

orages qui doiuent troubler tout le monde .

Mais à dire le vray toutes ces tempeſtes


du
nc font le plus ſouucnc autre choſe que
Nnij
3

284 LES CHARACTER ÉS

bruit ; elles ſe diſſipent en - des deſſeins ima

puiſſans ou inutiles ; Et tout le mal qu'elles

cauſent, c'eſt qu'elles chaſſent la tranquilli


té de l'ame où elles ſe font efleuées . En ef

fer celuy qui deſire eſt expoſé à quatre pal

ſions, qui comme des vents impetueux l'a

gitent ſans ceſſe ; la hardieſſe & la crainte ,


T'eſperance & le deſeſpoir l'c branlent alter

natiuement , & elles ſuccedent quelque - fois

l'vne à l'autre auec tant de viteſſe , qu'elles


ſemblent ſe meller & ſe confondre enſem .

ble ; Il craint , il eſpere & deſeſpere en mel

me temps , il veut & ne veut pas , & bien

fouuent à force de deſirer , il ne Içait ce qu'il

deſire .

Son irreſolution & ſes inquietudes paroiſ

ſent meſme au dehors , car il ne peut de

meurer en yne meſme place ný en vne mef

me poſture , il ſe tourne d’yn cofté & d'au .

tre , il s'aſſied , il ſe leue , il marche à grands

pas ; puis il s'arreſte tout à coup : Par fois il

reſue fi profondement qu'il ſemble eſtre ra


uy en extafe ; Et au meſme inſtant il ſe re

ueille , pouſſant auec de grands ſouſpirs vne


DV DE SIR ,CHAP. V. 285

voix tantoft aiguë, tantoft languillante : Ses

paroles ſont entrecoupées de langlots & de

larmes ; & ſes diſcours ſont pleins de lon

gues exclamations & de ces accens paſſion


nez qui accompagnent ordinairemičnı l'im

patience , le regret & la langueur. Le plus

louuent ilſe parle à luy -melme,il s'intero

ge & ſe reſpond ; Et fi d'autres l'entretien

nent , ſon eſprit eſt toujours diſtrait , ſes ref

ponces ſont confuſes & embaraſſées , &

quelquc-fois meſme ſa parole s'arreſte tout


à coup ,quelque effort qu'ilfalle pour la fai

re ſortir . Sa bouche ſe remplit d'une eau

claire & ſubcile , ſa langue tremouſſe par in

terualles , & frappant les levres , elle les hu


mecte & les blanchiſt d'eſcume. Tout ſon

viſage s'enfle & deuient rouge ,la teſte s'a


uance ſur l'objet deſiré , les bras s'eſtendent

vers luy ; ſon coeur meſme, tout contraint &

reſſerré qu'il eſt , s'eflance par de grandes fe

couſſes & eſleue la poitrine auec tant de

violence que les coſtes en quitent par fois

leurs jointures . L'appetit & le fomineil ſe

perdent ; le poil blanchiſt quelque-fois en vn


moment ; toute l'humeur radicale fe conſu

Nn iij

1
.
286 LES CHARACTERES

me , le corps s'amaigriſt & ſedeffeicche ; Et

il n'y a que la jouïſſance ou la mort qui puiſ

ſe terminer la langucur & ſes deſirs.

De la Nature du Defir.

II . PAR TI E.

L ſemble d'abord qu'il n'y a pas

grande peine à dire ce que c'eſt

que le Deſir : Comme il ne ſe

forme iamais que pour les choſes

que l'on n'a pas & que l'on veut auoir , on

peut facilement croire que l'objet qui l'ex

cite eſt le Bien Abſent, que l'ame taſche

de s'en approcher , & que le mouuement

qu'elle fait vers luy , fait auſſi couce l’Eſſens


ce de cette Paſſion .

Mais qui voudra examiner cela bien ſoi

gneuſement y trouuera plus de douces que


de reſolutions , & confeſfera en ſuite qu'il y

a beaucoup de choſes à deſirer dans la ſcien

ce ordinaire des Deſirs. Car outre que l'on


Dv D E SIR, C H Ả P. v. 287
deſire le bien que l'on poffede , & que le mal

meſme ſe fait quelque- fois ſouhaiter; Il eſt

certain que cette definition confond le De

ſir auec l'Amour, & qu'elle ne marque au


1
cune difference eſſentielle qui les puiſſe di

ſtinguer l'vn de l'autre. Car ſi le Bien pour


eſtre abſenc excice le Deſir , il faudra que

l'on ceſſe d'aymer le Bien quand il s'abſen

tera ; que l'Amour ſe change alors en De

fir , ou que l'Amour & le Defir ne faſſent

qu'vne meſme pallion ; quoy que ce ſoit


vne choſe inouïc parmy tes Philoſophes que

deux eſpeces ſe confondent en vne , & que

l'on ceſſe d'aymer vn bien pour n'eſtre plus

preſent. Ioint que l'Abſence ne ſemble pas

eſtre le veritable objec du Deſir , ny meſmes

en faire partie , comme quelques - vns ont

penſé ; puis qu'elle n'a rien en ſoy qui ſoit

capable d'attirer l'Appetit à elle ; eſtant plu

ſtoſt vn mal qu'vn bien : Et partant le De

fir ne pouuant auoir d'autre objet que la

Bonté , & le mouuement qu'il fait vers elle


deuant eſtre ſemblable à celuy de l'Amour,

il faudra , contre les maximes de la plus ſaine

Philoſophic , que ce ne ſoient pas deux paf

1
288 LES CHARACTERES

fions differentes ,& que l'Amour , le Deſir , &

la loye meſme , ne ſoient qu'vne meſme


choſe.

Or cette confuſion a pris ſon origine de

ce que l'on a definy ces paſſions en termes


trop generaux , & que l'on n'a pas ſpecifié la

difference du mouuement qui eſt propre à

chacune : Car puiſque toute leur eſſence


conſiſte dans le mouuement , il faut ſi elles

ſont differentes entr'elles , que ce ſoit par la

diuerſité des mouuemens , & que leurs defi


nitions expriment l'agitation particuliere

qui ſe trouue en chacune d'elles .

Pour trouuer donc celle du Deſir , il faut

fuppoſer que cette Paſſion vient toûjours

apres l'Amour ; parce qu'on ne deſire que

les choſes que l'on croit eſtre bonnes ; Et

quand les mauuaiſes excitent nos deſirs ,


c'eſt toûjours ſous la figure & l'apparence

du bien : Car la mort que recherche vn mal

heureux luy ſemble eſtre le port & la fin de

ſes miſeres , le peril eſt aux hommes de cou

rage la ſource de la gloire & de l'honneur ;


enfin tout le monde delire l'efloignement

du
DY DESIR , CHAP . V. 289

du mal , parce que c'eſt yn bien d'en eſtre


deliuré .

Le Defir a donc le Bien pour objet, & par

conſequent il vient toujours apres l’A

mour , puiſque l'Amour eſt le premier mou .


uement quel'ame fait vers le Bien . En effet

ſi -toſt que l’Appetit a receu l'image & l'Idée

du Bien , il ſe meut vers elle & s'y vnit au

meſme inſtant, parce qu'elle luy elt preſen

te ; Et cette vnion fait la paſſion d'Amour ,


comme nous auons dit aillieurs.Mais parce

que cette vnion ne fait pas toujours vne

parfaite pofleffion ; foit à cauſe que le bien

ne ſe preſente pas tout entier ; ſoit parce

qu'il y a des choſes qui outre cer eſtre Ideal

qu'elles ont dans la penſée, en ont vn autre

reel & veritable qui demande auſi vne

vnion réelle : Quand l'amea reconnu qu'el

le ne iouïſt pas entierement du bien qui luy


dece
eſt repreſenté , elle ne ſe contente pas

premier mouuement qu'elle a fait vers luy ,

ny de s'eſtre ynie à ſon Idée ; elle le cherch :

hors d'elle -meſme , & forme cette paſſion

que nous appellons Delir.

Cela eſtant, il eſt facile de conceuoir quel


AC TERES
LES CHAR
290

eſt le mouuement dont l'Appetit eſt agité


en cette rencontre : Car dans l’Amour il ſe

mais
porte tout droic vers l'Idéc du bien ,

dans le Deſir il ſemble la quiter , & comme

s'il vouloic fortir hors de ſoy , il s'eſlance

vers l'objet qui eſt abſent. C'eſt pourquoy

il y a grande apparence que ces deux mou

uemens ſe font l'vn apres l'autre , principa

lement s'ils ſont violens : Car chacun re

müant l'ame toute entiere , & la pouſſant en

des chemins differens , il ſemble qu'ils ne ſe

puiſſent rencontrer enſemble & qu'il faut de

neceſſité que l’Appetit s’vniſſe premiere

ment au bien imaginé, puis qu'il s'eſlance


: vers luy s'il eſt abſent ; Et qu’apres il repren

ne ſon premier cours , retournant ainſi de

l'vn à l'autre de moment en moment . En

effet nous experimentons que les Deſirs ne

paroiſſent dans l'ame que comme des eſ

clairs ; que ce ne ſont que des ſecouſſes &

des eſlans qu'elle ſe donne ; Et que toute

leur durée dépend du redoublement & des

frequentes repriſes qui s'en font.


C'eſt pour definir exa
quoy on les peut

Stement en diſant , que ce ſont des Moxuc


DV DESIR , CHÄP. V. -291

mens de l' Appetit , par leſquels l'ame s'eſlance

vers le bien abſent à deffein de s'en approcher Es

de s'unirà luy.

Il ne faut pas pourtant s'imaginer que

l'Appetit en s'Erlançant ainfi , forte de les

bornes naturelles , & qu'à la maniere des

corps animez , il paſſe d'vn lieu à l'autre pour

s'approcher du bien qui eſt eſloigné. Toute

cette agitation ſe fait en luy -meſme, com

me nous auons dit au diſcours de l'Amour;

Et quoy qu'il ſemble ſe vouloir jetter en de

hors , il ne fait autre choſe que heurter

ſes limites & pouſſer ſes parties comme des

flots qui battent le riuage ſans pouuoir pal

fer plus auant .

Mais puiſque l'ame ne ſort point en effet

hors d'elle -melme, & qu'elle ne s'approche

point par conſequent du bien deliré ; on

pourroit demander que luy peut ſeruir le

mouuement qu'elle fait en cette rencontre .


Certainement il faut confeller que bien

ſouuent il luy cit inutile : S'il ne paſſe dans

les facultez qui peuvent porter l'animal vers


Ooij
292 LES CHARACTERES

le bien , & le luy faire poſſeder; il ne luy ſert

de rien : Car la nature n'a donné à l'Appetit

la puiſſance de ſe mouuoir ainſi que pour

inſpirer le meline mouuement aux facultez

quiſont ſous la direction : L'agitation qu'il


le donne eſt l'idée de celle que les vertus

motrices doiuent faire au dehors ; c'eſt com

me le crayon & le deſſein de l'ouurage

qu'elle doit acheuer dans les organes .Mais

s'il en demeure là , ce ſont des ſecouſſes &

des faillies vaines & inutiles ; ce ſont des

mouuemens imparfaits & des deſirs infor

mes qui offencent en quelque façon la Natu

re : D'autant que les ayant deſtinez pour l'a

ction , ils deſtruiſene l'ordre & lecommer


ce
qu'elle a cſtably entre les facultez de l'ame ,

quand il ne les pouſſent pas à la fin qu'elle


leur a propoſée.

En effet il y a vn ſi grand rapport & vn

ordre ſi eſſentiel entre le Deſir & la louiſlan

ce , que l'on ne forme iamais de Deſirs pour

les choſes que l'on croit eſtre impoſſibles :

parce que l'ame n'a point alors de but ny

de viſée pour agir , & qu'elle ne ſçauroit

produire aucune action , ſi elle n'a quelque


ja e

DV DESIR , CHAP . V. 293

motif qui l'excite & qui l'elbranle ; puiſque

la fineſt la premiere de toutes les cauſes , &

celle qui leur donne l'efficace & le mouuc


ment .

le ſçay bien qu'il y a beaucoup de cho

ſes que l'on recherche inutilement , & que

l'on ne peut iamais acquerir , quelque ſoin

& quelque trauail que l'on y puiſſe appor

ter . Mais c'eſt que l'on ne conſidere pas les


empeſchemens & les obſtacles qui s'y doi

uent rencontrer : Et ſi la raiſon les propoſe

quelque - fois, & que contre les aduis on faf

ſe encore des ſouhaits pour ell


elles cc deſor
es ;;cc

n qui ſe figure le
dre vient de l'imaginatio

plus ſouucnt que les choſes ſont failables;

qui le perſuade facilement à l'Appetit , & y

faic naiſtre apres ces deſirs vains & chime

riques ,dont nous venons de parler.

La difficulté eſt bien plus grande à ſça

uoir Ellancemét,
comment ſe peut faire cét

quand le Deſir ſe meſle auec la Crainte , la

Douleur & les autres paſſions, où l'ame ſe

retire au dedans & r'entre pluſtoſt en ſoy

meſme qu'elle ne ſemble en ſortir.


Oo iij
llte
qua Refi due

294 LES CHARACTERE S

On pourroit croire, que ces mouuemens

ſe font I'vn apres l'autre,comine nous auons

dit qu'il arriuoit dans l'Amour ; qu'apres

que la preſence du mal à fait retirer l'Ap

petit , le Deſir le repouſſe en dehors pour

chercher le bien qui luy doit venir de l'ef

loignement du mal ; et qu'il ſe fait ainſi de

moment en moment yn flux & reflux con

tinüel de toutes ces paſſions. Mais ie m'i

magine que cela n'arriue pas toujours ainſi;

Et qu'en fuyant meſme, l'amc peur faire le

mouuement que le Deſir demande, ſans

qu'elle ſoit obligée de retourner ſur ſes pas :

Comme celuy qui fuit s'eſloigne en meſme

temps de ſon ennemy & s'approche des lieux


où il croit eſtre en ſeureté : Aulli eſt - il vray

ſemblable que l’Appetit en ſe retirant , peuc


éuiterle mal & rechercher le bien tout en

ſemble ; Et que les meſmes efforts & les mef

mes ellance nens qu'il fait pour hafter ſa fui


te , peuuent encore ſeruir à former les deſirs

qu'il a de poſſeder le bien qu'il s'y eſt figu

ré. Et alors il caſche de ſortir hors de ſoy en

la ineſine ſorte que quand il n'y a que le bien

tout pur qui l'attire à luy : Car l'amc eft fi


fuardata da da

DÝ DESIR , CHA P. V. 295

fort troublée par la preſence du mal , qu'il

luy ſemble que ce n'est pas aſſez de le fuir

& de s'en eſloigner ; qu'il faut qu'elle ſe


cache & ſe defrobe à elle meſme; Et qu'elle

peut en precipitant fa fuite, paſſer par deflus

ſes bornes & lortir hors de loy , comme elle

fait en courant apres le bien . Mais c'eſt yne

erreur que ces Paſſions inſpirent facilement

dans vne puiſſance aueugle & quine fecon

duit pas par la raiſon :Quelque effort qu'elle


ſes propres
faſſe , elle demeure toûjours en

limites , & ne quite point les lieux qu'elle


croit auoir abandonnez . Il eſt vra y que les

Eſprits qui ſuiuent ſes mouuemens ſe reti

rent en effet au centre du corps , & que les

autres organes font faire vne veritable fuite

à l'animal qui eſt ſurpris de cette paſſion ;

mais tout cela eſt exterieur à l'ame, & nous

ne parlons icy que de ce qui ſe fait au de


dans .

Il ne reſte plus pour l'entier eſclairciſſe

ment de la definition que nous auons don

née , que d'examiner ſi le Bien Abfent eſt le

veritable objet du Deſir ; car nous auons


1
j

296 LES CHARACTER ES

propoſé au commencement de ce diſcours

deux objections affez conſiderables , qui

ſemblent prouuer le contraire ; veu qu'il

eſt certain que l'on deſire quelque- fois les

choſes dont on jouift ; Et que l'Abſence

eſtant yn mal , eſt pluſtoſt capable d'elloi


gner l'Appetit que de l'attirer à elle : De for

te qu'il faudroit en ce cas , que l'objet du

Delir ne fuſt pas different de celuy de l’A

mour , & partant que toutes deux ne ful

ſent qu'vne meſme Paſſion .

Pour la premiere, nous auons deſia mon


ſtré aux diſcours precedens , que quand on

deſire le Bien que l'on poffedeon


, s'y figure
toûjours quelque choſe dont on ne jouïſt

pas encore ;ſoir que la plus part des biens ne

ſe preſentans pas tous entiers, ily a toûjours

quelqu'vne de leurs parties qui manque ;

ſoic que leur poffeffion ne deuant pas eſtre

de longue durée , on en deſire la continua

tion comme vn bien qui eſt encore ye


nir.

Pour la ſeconde , il faut dire que bien

qu'il ſoit veritable que l'Abſence n'attire pas

l'Appetit
i

D V DESIR , CHAP . V. 297

l’Appetit & quece ſoit la ſeule Bonté , il ne

s'coluit pas pourtant que l'Amour & le De

fir ayent vn meſme motif , ny que tous


deux ne faffent qu'vnc meſmc paſſion . Car

outre qu'il ſemble que le mouuement ne ti


re pas toûjours ſon eſpece du but & de la

fin où il tend , mais encore du milieu parou

il paſſe pour y paruenir ; comme l'on peut

iuger par le mouuement Circulaire qui


n'eit different du Droit que parce qu'il ſe

fait ſur vne lignecourbe ; Et que pour cet

te raiſon quand ces deux Paſſions auroient

vn meſme objet , elles ne laiſſeroient pas

d'eſtre de differente eſpece à cauſe du diffe

rent chemin qu'elles prennent pour y arri

uer : Il eſt certain que dans les choſes Mo

rales , les conditions & les circonſtances qui

font eſtrangeres à l'objet , diuerfifient lemo

tif des actions ; Et que l’Abſence du Bien


donne yn autre mouuement à l'Ame
quc
ne fait la Bonté toute ſeule. Car bien qu'el

le taſche toûjours de s’vnir au bien qu'elle

connoiſt ; s'iln'eſtpas preſent, il faut qu'el

le adjouſte yn autre deſſein à cette premie

re inclination , & qu'ellc aic ſoin de s'appro

Pp
R
ACTE
296 LES CHAR ES

propoſé au commencement de ce diſcours

deux objections affez conſiderables , qui


ſemblent prouuer le cont raire ; veu
contrair qu'il

eſt cercain que l'on deſire quelque -fois les


choſes dont on jouïſt ; Et que l’Abſence

eſtant vn mal , eſt pluſtoſt capable d'elloi


gner l'Appetit que de l'attirer à elle : De for

te qu'il faudroit en ce cas , que l'objet du


Deſir ne fuſt pas different de celuy de l’A

mour , & partant que toutes deux ne fuf

ſent qu'vne meſme Paſſion.

Pour la premiere , nous auons deſia mon

ſtré aux diſcours precedens , que quand on

deſire le Bien que l'on poſſede, on s'y figure

toûjours quelque choſe dont on ne jouiſt

pas encore; ſoit que la plus part des biens ne

ſe preſentans pas tous enriers, il y a coûjours

quelqu'vne de leurs parties qui manque ;

ſoit que leur poffeffion ne deuant pas eſtre

de longue durée , on en deſire la continüa .

tion comme yn bien qui eſt encore à ve


nir.

Pour la ſeconde , il faut dire que bien

qu'il ſoit veritable que l’Abſenccn'attire pas

l'Appetit
i

D V DESIR , CHAP. V. 297

l’Appetit & que ce ſoit la ſeule Bonté , il ne

s'enluit pas pourtant que l'Amour & le De

fir ayent vn mcſme motif , ny que tous

deux ne faſſent qu'vne meſme paſſion . Car

outre qu'il ſemble que le mouuement ne ti

re pas toûjours ſon eſpece du but & de la

fin où il tend , mais encore du milieu par où

il paſſe pour y paruenir ; comme l'on peut

iuger par le mouuement Circulaire qui


n'eſt different du Droit que parce qu'il ſe

fait ſur vne ligne courbe ; Et que pour cet

te raiſon quand ces deux Paſſions auroient

yn meline objet , elles ne laiſſeroient pas

d'eſtre de differente eſpece à cauſe du diffe

rent chemin qu'elles prennent pour y arri

uer : Il eſt certain que dans les choſes Mo

rales , les conditions & les circonſtances qui

ſont eſtrangeres à l'objet , diuerfifient le mo

tif des actions ; Et que l’Abſence du Bien

donne vn autre mouuement à l'Ame que

ne fait la Bonté toute ſeule. Car bien qu'el

le taſche toûjours de s'vnir au bien qu'elle

connoiſt; s'iln'eſt pas preſent, il faut qu'el

le adjouſte yn autre deſſein à cette premie

re inclination , & qu'elle ait ſoin de s'appro

Pp
*

LES CHARACTERES
298

cher de ce qui eſt eſloigné d'elle, aupara

uant que de s'y pouuoir vnir & d'en auoir

vne parfaite jouiſſance. De ſorte que le ve

ritable Motif du Deſir eſt l'approche que

doit faire l'ame, & non pas l'ynion ny la

jouiſſance ; celle- là ſeruant de motif à l'A

mour , & celle- cy au Plaiſir comme nous

auons dit aillieurs . C'eſt pourquoy l’Appe

tit s'agite de diuers mouuemens en toutes


ces Paſſions; car dans celle- cy il s'eſlance &

ſe jette hors de luy -meſme ; dans l'Amour il

s'attache à l'idée du Bien , & dans le plaiſir il

ſe reſpand ſur elle .


DV DESIR , CHAP . V. 299

Quel eſt le mouuement des Humeurs es des

Esprits dans le Defir.

III . PAR TI E.

Vis que le mouuementdes El

prits eſt conforme à celuy de

l’Appetit, il ne ſera pas mal -ayſć

de dire comment ils ſont agitez

en cette Paſſion ; apres auoir monſtré que

l’Appetit ſe deſtourne en quelque ſorte de

l'Idée du Bien pour ſe jetter vers l'objet ab

fent. Car l'Amour qui deuance toûjours le

Deſir, les ayant tirez du coeur , & les ayant

portez à l'imagination pour les vnir à l'íma

ge du Bien qu'elle s'eſt formée , le Defir

vient apres qui les retire & les jette en de

hors pour s'approcher du bien qu'elle penſe

eſtre eſloigné. Et de là vient que le viſage

s'enfle & deuient rouge ; que les yeux s'a


1
uancent & ſemblent vouloir ſortir de leur

place ; les Eſprits qui s'eſchapent entraiſnant

Pp ij
1
LES CHARACTERES
300

auec eux les parties les plus mobiles , &

pouſſant celles qui reſiſtent à leur ſortie.

Mais on pourroit demander , li l’Appetic

ne ſort point en effet hors de ſoy , en eſt- il

de meſme des Eſprits ? Eſt - ce aſſez qu'ils 1


viennent comme luy , heurter leurs limites

& qu'ils s'arreſtent apres ce vain effort ?

Certainement la plus grande part ne paſſe

pas outre : Commece ſont les premiers or

ganes de l'ame, & ſans leſquels elle ne peut


faire aucune action parfaite ; clle les retient

tant qu'elle peut , & eux auſſi ne ſe ſeparent

d'elle que par vne grande violence . Car s'ils

ſont animez comme il eſt vray - ſemblable ,

ou s'ils ſont de ces inſtrumens qui veulent

eſtre toûjours yniz à leur principe ; ils ne

pcuuent s'eſloigner de l'ame ſans le perdre :

Et quand cela arriue, il faut que ce ſoit con

tre leur deſſein , puiſque chaque choſe tra

uaille à ſa conſeruation . Quant le Deſir les

pouſſe donc à la ſurface du corps, l'Ame qui

eſt contrainte de demeurer dans ſes limites ,

y retient auſſi les Eſprits; mais cela n'em

peſche pas qu'il ne s'en eſchappe quelque


DV DESIR , CHA P. V. 301

partic , & que l'impetuoſité de leur mouue

ment ne les jette au delà des bornes qui leur

ont eſté preſcriptes. Ce ſont des corps fi


fluides qu'à la moindre agitation ils s'eſcar

tent & fedeſrobent ; ils penetrent par tout ,

il n'y a point d'obſtacles qui les puiſſe arre


fter : Et bien qu'entant qu'ils ſont organes

del'ame, ils ayment d’eſtre auec elle ; neant

moins comme ce ſont des corps ſubtils &

deſliez qui ont grande affinité auec l'air; leur


premiere inclination eſt de ſe deliurer de la

priſon où ils font enfermez , & de quiter le

mellange des choſes groſſieres & impures,

pour s'vnir à celles qui leur ſont ſemblables,

1 Mais il eſt encore vray qu'ils ſortent bien

ſouuent par le commandement de l'ame , qui

ne pouuant quitter le corps qu'elle anime ,

les enuoye pour executer les deſſeins, &

cauſe ce tranſport & cette influence des

Eſprits , dont nous auons tant parlé au diſ


cours de l'Amour d'Inclination .

Il faut pourtant remarquer que tous les

Deſirs en pouſſent pas ainſi les Eſprits aux

parties extericures ; il y en a meſme qui ne

Pp iij
302 LES CHARACTERES

les agitent pas , comme ceux quiſe formene

dans la plus haute partie de l'ame dont les

actions n'ont point beſoin d'organes. Il eſt

yray que ces deſirs ny peuuent demeurer

long -temps ſans que les Eſprits ſoient ef

meus : Car l'Imagination eſt fi proche de


l'Entendement, qu'enfin elle deſcouure toll

jours quelque partie de ce qui s'y fait ; Ec

pour lors trauaillant ſur les idées qu'elle en

a receuës , les Eſprits accourent à lon ſerui

ce , & agitent le corps dans les plus ſecretes

actions de la volonté: C'eſt pourquoy dans

les paſlions les plus ſpirituelles, qui deuroiét

eſtre cachées à toutes les puiſſances infe

rieures , nous voyons qu'elles y prennent

part , & qu'elles alterent ſenſiblement le

corps .

De ces Deſirs meſme qui ſe font dans

l’Appetit ſenſitif , il y en a qui ne deman

dent point l'aſſiſtance des ſens exterieurs :

Car quand on deſire vn bien qui n'eſt plus

ou qui eſt fort eſloigné , vous ne voyez

point que les oreilles ny les yeux ſoient em

ployez à la recherche : L'ame y trauaille

toute ſeule , & pour lors auſſi les Eſprits


DY DESIR , CHAP. V. 303

qu'elle pouſſe , n'abordent point ces orga


nes ; ils ſe jettent ſeulement dans la lub

ſtance du cerueau , & s'eſcartent d'vn coſté

& d'autre ſans apporter aucun changement

aux parties exterieures .

Enfin c'eſt yne choſe aſſeurée que le De

ſir qui accompagne la Crainte , l'Auerſion

& les autres paſſions qui fuyent ce qui eſt

nuiſible , ne porte pas les Eſprits au de


hors , comme ceux qui recherchent le bien

tout pur ou quiveulentattaquer le mal: Au

contraire illes retireen dedās ;pour le moins

ſi ce n'eſt luy qui leur donne ce mouue

ment , il n'y reſiſte pas & ſuit l'impetuoſité

dont les Eſprits ſont emportez . Mais il eſt

certain auſſi que quand ces laſches paſſions


les ont ramenez au coeur , le Deſir les eſlan

ce encore au delà , comme s'ils deuoient paf

ſer outre ; Et qu'incontinant apres ces pre

mieres les rappellent , faiſant ainſi vn long

combat de mouuemens contraires qui cau

ſe ce grand trouble & cette agitation vio


lente qu'alors on ſent dans les entrailles.

Il faudroit maintenant voir ſi le Deſir di


304 LES CHARACTERES

late les Eſprits , s'il les pouſſe auec violence

& auec eſgalité, enfin s'il ne remuë que le

ſang le plus pur & les humeurs les plus dou

ces quiſoient dans les veines , comme nous

auons monſtré qu'il ſe faiſoit dans l'Amour .


Mais
apres auoir remarqué que le . Deſir ſe

meſle auec toutes les Paſſions ; qu'il ſe trou

ue ſouuent auec la Douleur & la Craince

qui reſſerrent les Eſprits , & ſouuent auec

l'Amour & la loye qui les eſtendent ; qu'il

accompagnetoûjours la Cholere route tur

bulente & impetueuſe qu'elle eſt , & où les

humeurs les plusmalignes ſont agitées : On

confeſſera que toutes ces ſortes de mouue

mens luy ſont indifferentes , qu'il s'accom

mode auec toutes ; Et que tantoſt il dilate les

Eſprits, tantoft illes refferre ; que par - fois il

les pouſſe auec confuſion & vehemence ,

par- foisavec ordre & moderation , ſuiuant

la nature des Pafſions auec leſquelles il a fait


alliance.Neantmoins cela n'oſte pas toute la

difficulté : Car puiſque le Delir preſuppoſe


toûjours l'Amour , il ſemble que tous les

mouuemens qui accompagnent cette Paf

Lion , fe dcjuent trouuer dans le Deſir , &

que
DV DESIR , CHAP. V. 305

que par conſequent les Eſprits y ſont agitez

de la ſorte que nous auons dit . Mais outre


quenous n'auons pas parlé en ces lieux - là

de l'Amour en general , mais ſeulement

de celle que la beauté inſpire ; il eſt certain


que la plus part des paſſions fe forment ſuc

ceſſiuement , & qu'apres que l'Amour a di

laté les Eſprits, il s'en peut efleuer d'autres

qui les reſſerreront , auſquelles le Deſirs’allic


ra . D'ailleurs comme l'eſmotion de l'ame

precede celle des Eſprits , il ſe forme ſou

uent des paffionsod tes


Eſprits ne ſont point

eſmeus;parce que l'Appetit s'agite auec tant

de viteſſe , & paſſe ſi promptement d'une

paſſion à l'autre , qu'ils n'ont pas le temps de

ſuiure fes mouuemens , & n'obeïſſent qu'à


1
la derniere & à celle qui eſt la plus vehe

mente . C'eſt ainſi que l'Amour ſe peut meſ


ler auec le Deſir ſans donner aux Eſprits le

mouuement qu'ils auroient ſi elle eſtoit tou

te ſeule, ou ſi elle occupoit plus fortement

& plus long- temps .

Mais ſuppoſé que l'Amour les dilate , &

que le Defir ſe joigne auec elle , n'y appor

Qg
TER
RAC
LES CHA ES
306

cera - t'il aucun changement ? Certainement

comme lame void que le bien eft abfent &

qu'elle ne le poſſede pas en effet , il faut

qu'elle perde quelque choſe du deſſein

qu'elle auoit de s'ouurir & de s'eſtendre

pour s'vnirà ſon idée , & qu'elle ſe recueille

pour courir plus promptement vers luy :

De forte qu'il eſt vray ſemblable qu'elle ne

refferre pas les Eſprits dans cette paſſion ,

comme elle fait dans la peur ; mais qu'elle


les reüniſt & les ramaffe vn peu en les pouſ

fant vers le bien abſent. Laiſſons ces marie

res qui pour eſtre trop ſubtiles & crop ob

fcures fédérobent à la veuč & laſſent l'eſpritz

Et cherchons les cauſes des Characteres que

nous auons marquez .


DV DESIR , CHAP . V. " 307

Les Cauſes des Charadteres du

Defir.

I V. PARTIE .

' Amour & le Defir eſtant les plus

generales Paſſions qui ſoient

en l'ame, ſont auſſi les plus fç


condes en actions.; Mais ſi l'on

veut auoir eſgard aux cauſes qui ſont les

plus proches de leurs effets , on confeſſe

ra que le Deſir eſt plus agiſſant ; Et que

toutes les actions humaines , bien qu'el


les viennent de l'Amour comme de leur

premiere ſource , ſemblent tirer leur ori

gine du Deſir comme de leur cauſe plus

proche & plus ſenſible : De ſorte que l'on


peut dire que l'Amour en eſt comme la ſe

mence, mais que le Deſir en eſt la tige ou

le tronc qui donne à tous les rameaux la

vie & le mouuement. Quoy qu'il en ſoit ,

nous n'auons pas entrepris de rendre raiſon

Qq ij
R
ACTE
LES CHAR ES
308

de tous les effets que cette paſſion produit ;


Ce ſera aſſez d'en examiner les plus gene

raux & les plus ordinaires ; Et de chercher

premierement ce qui la rend Importune ,

Impudente , Laſche & Inquiete ; pourquoy

elle n'a point de bornes , & comment elle s'ir


rite par la difficulté .

Il eſt donc vericable que celuy qui deſire

ardemment quelque chofe fc rend facile

ment Import un , parce que la violente paf

fion qu'il a de l'obrenir , la luy fait recher

cher aueuglement, ſanscóliderer les perſon

nes & fans examiner le temps ny les lieux


qui pourroient eſtre fauorables à fon deſſein :

Il la pourſuit par tout , il la demande con

tinuellement; Et comme ſi tout le monde de.

uoit contribuer à ſes plaiſirs, il ſollicite , il

preſſe , il laſſe tous ceux dont il penſe tirer

du ſecours & qui peuuent le faire jouir du


bien deſiré. Auſfi n'ayant point d'autre pen

ſée que celle - là , & ſon eſprit eftant conti

nüellement tendu vers cér objet ; la raiſon

n'a point de temps pour ſe faire entendre ,

ny de force pour retenir les ſaillies de certe

paſſion effrenée ; elle s'y laiſſe meſme em


DV DESIR , CHA P. V. 309

porter , & abandonne ainli la conduite des

actions à des puiſſances aueugles & teme


raires .

Et c'eſt de là meſme que vient l'Impuden

ce qui accompagne ordinairement le Delir :

Car comme c'eit vne certaine hardieſſequi

fait entreprendre les choſes deshonnettes

auec plaiſir , & qui fait m'eſpriſer l'infamie

qu'elles peuuentapporter , il eſt certain que

celuy qui eſt preſſant & importun doit eſtre

Impudent , puisqu'it prend des libertez qui

ſont contre la bienfeance , & qu'il necraint

point le blaſme que merite ſon effronterie.

Mais ſi le Deſir donne de la hardieſſe ,

comment peut - il rendre vne perſonne Laf

cheer Timide ? On pourroit dire que cela ſe

fait en diuers temps ; que par-fois on ſe fi

gure que les choſes que l'on deſire font faci

les à obtenir ; que par - fois il y a de grands

obſtacles à ſurmonter ; Et qu'à meſure que

ces differentes penſées entrent dans l'ame,

elles y font venir la hardieſſe ou la crainte ,

l'eſperance ou le deſeſpoir. Neantmoins

Qq iij
S
310 LES CHARACTERE

quoy que cela ſoic veritable , il eſt certain

auſli que la Hardieſſe qui fait l'Impudence

n'eſt pas toujours incompatible auec la Laf

cheté ; Si elle n'apprehende pas l'infamic ,elle

peut craindre toute autre choſe ; Et l'on ne

Içauroit douter que celuy qui ſollicite auec

tant d'empreſſement & auec tant de ſub

miſſions yne perſonne qui luy eft inferieure,

n'ait yne hardieſſe bien laſche ,& vne iinpu

dence baſſe & feruile .

L'Inquietude, l'Impatience egº l'Irrefolus

tion , ſont encores inſeparables du Defir :

Car l'ame qui ſe void priuée du bien qu'el

le s’imagine luy eſtre neceſſaire, ne peut

auoir de repos qu'elle ne l'ait obtenu ; les

momens qui en retardent la jouiſſance luy

ſemblent eſtre des années & des ficcles; les

moindres empeſchemens luy paroiſſent de

grands obſtacles; Et tous les moyens qu'elle

trouue pour la faire pluſtoſt jouir du bien


deſiré , ſont à ſon aduis foibles & inutiles :

De ſorte que formant à tous momens de


nouueaux deſſeins, entaſſant deſirs ſur des

firs , & faiſant croiſtre les difficultez par ſes


DY DESIR , CHA P. V. 311

irreſolutions , elle s'agite & s'impatiente ſans

ceſſe, & ne trouue pas meſme dans la pof


feffion , la fin de ſes inquietudes , comme

nous auons monſtré au diſcours de la loye .

Mais d'où vient que les Defirs s'accumu

lento ſe multiplient ainſ ? Er qu'à la manic

re des ondes ils ſe ſuyuent & ſe pouſſent l'vn

l'autre; qu'ils s'augmentent par les obſtacles,

& qu'ils n'ont point de bornes qui les puiſ


ſent arreſter ? Il eſt vray que la plus part de

nos Deſirs font de cette nature qu'ils ne ſe

peuuent borner & qu'ils croiſſent à l'infiny ;

mais il y en a auſſi qui ont leur juſte eſten

duë laquelle ils ne paffent iamais. Pour ſça


uoir la cauſe de cette difference , il faut ſup

poſer qu'il y a des Deſirs Neceſſaires à la vie,

& d'autres qui ne le font pas : Ceux - là ſont

communs à tous les animaux & ſont inſpi

rez par la Nature ; Ceux -cy font propres à

l'Homme, & viennent de ſon opinion & de

ſon choix qui ne fe porte pas ſeulement

aux choſes neceffaires , mais encore aux ſu

perfluës. Les premiers ont leurs bornes cer

taines , parce que la Nature qui les conduir


S
CTERE
312 LES CHARA

eft determinée à yn certain but d'où ellen

s'eſcarte iamais , & où elle trouudſon re

pos quand elle y eſt arriuée ; Mais les autres

ſont infinis, dautant que la volonté dont ils

tirent leur origine eft vne puiſſance vniuer

ſelle qui ne ſe rempliſt que par la poffeffion

de toutes choſes ; Et qui ne pouuant eſtre

ſatisfaire de pas yne , court inceſſamment de

l'yne à l'autre , & forme autant de deſirs

qu'il y a de biens dont elle eſt priuée . Ce

n'eſt pas pourtant à dire que tous les Deſirs

qui partent de noſtre choix ſoient infinis ;

Quand ils ſont reglez par la droite raiſon, ils


ont auſſi leurs bornes ; Et l'on peut meſme

aſſeurer qu'ils ſont auſſi naturels & auſſine

ceſſaires que ceux qui ſeruent aux ne

ceſſitez de la vie : Car la droite raiſon n'e

ſtant rien autre choſe que ce qui eſt conue

nable à la nature de l'homme, les deſirs qui

ſont reglez par elle , luy ſont comme natu

rels , & d'autant plus neceſſaires qu'ils ſer

uent à la plus noble partie qui ſoit en luy .

Mais cecy appartient à vn autre diſcours.

Voyons pourquoy la difficulté irritele

Defir

}
DV DESIR , CHAP. V. 313

Defir . Seroit - ce point qu'en eſloignant l'a


me du bien dont elle penſoit jouïr prom

prement , elle l'oblige de faire plus d'effort

pour s'en rapprocher? Ou bien que les em

peſchemensluy inſpirant de nouucaux def

ſeins , luy donnent auſſi de nouueaux ſu

jers de Deſirs , qui s'vniſſant aux premiers

font paroiſtre la paſſion plus grande ? Mais

ces raiſons ne ſont pas yniuerſelles, car elles

ſuppoſent que l'on ſouhaite toûjours le bien

auparauant que les empeſchemens ſe pre

ſentent ; Et cependant iteft vray que la Dif


ficulté & la Deffence font ſouuent naiſtre le

Deſir de certaines choſes , que l'on n'auroit

point recherchées quelque deſirables qu'el

les fuſſent , ſi elles n'auoient eſté difficiles &


deffenduës. Il faut donc dire que la premie

re ſource de cér effet vient de l'inclination

naturelle que l'Homme a pour la liberté &


ſa propre excellence j car eſtant yn
pour
animal naturellement libre & glorieux , il

croit que la Difficulté luy reproche fon im

puiſſance, & que la Deffence bleſſe ſa liber

té: C'eſt pourquoy quand l'vne ou l'autre

ſe preſente ; il ſe ſouſleue contre elle ; Et


Rr
RES
314 LES CHARACTE

penſe qu'en ſe portant vers le bien qu'elles

luy conteſtent , il ſe conſerue les auantages

qu'il a receus de la Nature. Voila pour ce

qui regarde les ActionsMorales, examinons

maintenant les Characteres Corporels ,

Il y en a de deux ſortes comme nous


auons deſia dit ; les yns ſe font par le com

mandement de l'ame ; les autres ſont pure

ment naturels & viennent par neceſſité.

Les premiers , ſont les Yeux auancez & les


t de la
Regards preſſans , le Tremouſſemen

langue , l'Eau qui vient à la bouche ,les di

uerſes Inflexions de la voix , le Diſcours &

le Silence , l'Agitation & le Mouuement du

corps.

Les Yeux es' les Regards qui ſont pro

pres aux Deſirs , ne ſont pas ſeulement fi

xes & attachez à leurs objets; car la medi

tation & l'attention d'eſprit les peut rendre

tels ; mais il y a encore vne certaine ardeur

& viuacité quilesauance en dehors & ſem

ble les jetter ſur la choſe deſirée : Ce qui

n'arriue pas à ceux qui meditent dont les


DVD ESIR , CHA P. V. 315

yeux s'enfoncent & deuiennent obfcurs,

comme enſeigne Ariſtote , & comme nous


dirons en fon licu . Ces regards donc , que les

Latins nomment ſi heureuſement Inftantes,

Procaces , Devorantes, c'eſt à dire preſſans,

auides , & deuorans ; d'où meſme eſt venu

cette vulgaire façon de parler , il le mange

des yeux pour dire qu'il regarde auec ar

deur : Ces regards dis - je font les veritables

images du Deſir , qui n'eſtant rien qu'vn

tranſport & vne faillie que l'ame fait vers

le bien , imprime le meſme e lancement


dans les yeux quiſont les parties les plusmo

biles & les plus obeïſſantes qui ſoiét en tout

le corps , les jettant en dehors autant qu'elle

peut , & autant qu'ellesle peuuentfouffrir.


Ioint
que les Eſprits qui y accourent abon

damment & qui veulent fortir , les pouſſent

en auant pour ſe faire paſſage , & les rem

pliſſent de l'eſclat & de la viuacité que l'on

y apperçoit .

Le Tremouffement de la Langue e l'Eau

'qui vient à la bouche ſont des effets qui fer

uent à l’Appetit des alimens: Car l'ame qui


Rr ij
ES
TER
RAC
LES CHA
316

a vne connoiſſance ſecrete de ce qui eſt vtile

à ſes deſſeins , fçachant que le Gouſt nc ſe


faire ſanshumidicé , & que le mouue
peut
ment de la langue eſt neceſſaire pour faire

deſcendre les alimens dans l'eſtomach , fait

venir l'eau à la bouche & remuë la langue,

quand on void les choſes que l'on deſire,

ou que l'on en entend parler ‫;ز‬ l'imagina


tion les rendant en quelque façon preſentes,

& faiſant faire aux organes lameſme choſe

qu'ils feroient ſi elles eſtoient veritablement


ſur la langue .

Mais d'où peut venir cette Eau claire Es

fubtile ? Deſcendroit -elle point de ces glan

des qui ſont au fond de la bouche , dont le

principal vſage eſt de receuoir les humeurs

ſuperfluës du cerucau ,& de les reſpandre ſur

la langue afin de l'humecter ? il eſt certain


ordinairement ainſi , & que
que cela ſe fait

le mouuement des Eſprits que le Deſiramei

ne en ces parties , ouure les paſſages & rend

ces eaux plus coulantes . Mais il arriue auſſi

bien ſouuenc qu'elles viennent de l'eſto

mach , ſoit par lc moyen de ces Eſprits er


DV DESIR , CHAP . V. 317

rans qui y accourent pour faire la digeſtion ;

ſoit par la contraction de ſes fibres qui eſ

praint l'humeur dont elles ſont abreu

uées & la fait monter en haut ; Car clles

ſe reſſerrent quelque-fois fi fort dans les De

ſirs, qu'elles renuerſent meſme l'eſtomach ;

Et principalement aux poiſſons qui ſont

tous naturellement gourmands , & qui en

pourſuiuant tropardemment leur proye le


font ſortir hors de ſa place , & le jettent

quelque - fois juſques dans leur bouche .

Quoy qu'il en ſoit ,ilfaut croire que ces deux

effers appartiennent au Deſir des alimens , &

que l'ame a quelque raiſon de les employer

à cét vſage : Mais quand elle les fait ſeruir

aux autres Deſirs,comme il arriue bien ſou

uent , c'eſt vne erreur qui vient de ſon

aueuglement & de la precipitation , & qui

luy perſuade que ce qui eſt neceſſaire à yn

deſſein le peut eſtre encore à vn autre , quoy

qu'il luy ſoit tout à fait inutile .

Les diuerſes Inflexions de la voix qui ſe

jemarquent dans le Deſir ne viennent pas

toutes de luy : Comme il ſe melle auec les

Rr iij
ES
ER
A CT
AR
318 LES CH

autres paſſions , il emprunte d'elles les ſons

& les accens qui leur ſont familiers : Tantoft


il efleue la voix auec la Hardieſſe & la Cho

lerc ; tantoſt il l'abaiſſe auec la Crainte &

la Langueur; par -fois il la couppe auec la


Douleur & l’Eſtonnemét; par -fois il l'allon

ge auec l’Admiration & la Ioye . Mais le

changement qu'il ſemble luy donner tout

ſeul,eſtla Precipitation des paroles , & les

longues Exclamations qui commencent


tous ſes diſcours: Car l'empreſſemét qui ſuit

cette paſſion , fait ſortir les paroles en foule;


& l'ellancement de l'ame cauſe vn ellans

dans la voix , qui ſe fait toûjours auec les

voyelles les plus fortes, & où la bouche s'ou .

ure d'auantage ; comme ſi elle vouloit ſe

faire vn plus libre paſſage pour fortir plus

promptement. En effet on nevoid pas que


l'I , ny l’V , entrent ordinairement dans les

exclamations du Deſir; mais ſeulement l'A,

l'O & l'E , qu'elle charge meſme de vehe

nientes aſpirations qui marquent l'effort


qu'elle fait en la ſortie.

Le Silence et la Confuſion du diſcours font


DV DESIR , CHAP. V. 319

les effets d'une grande diſtraction d'eſprit,

qui eſt fort ordinaire à ceux qui deſirent ar

demment quelque choſe , quand on ne leur

parle point de leur paſſion, ou quand ils ſont

auec des perſonnes qui ne lesy peuuent ſer


uir. Carlamene quirant qu'à regret la pen

ſée du bien qui luy manque, & cherchant

ſans ceſſe les moyens pour le poſſeder , fuïc

la conuerſation qui peut troubler ſon plai

fir & ſes deſſeins ; Et r'entrant en ſoy -meſme

ou pluſtoſt s'efgarant dans la pourſuite qu'el

le fait, elle n'cfcoute plus ce que l'on dit ; el

le ſe taiſt ou reſpond auec deſordre; Et ſon

tranſport va quelque-fois à tel excez qu'il

luy ofte l'yſage des ſens , & la rauit meſme

en extaſe , comme nous auons monſtré au


diſcours de l'Amour .

Pour ce qui eſt de l’Agitation du corps el

le ſuit l'inquietude , ou le mouuement que

l'ame fait vers le bien : Car quand celuy qui

eſt couché de cette paſſion change à toute

heure de poſture & de place ; qu'il jette les

yeux çà & là ; qu'il ſe tourne d'un coſté &

d'autre ; qu'il ſeleuc & s'afficd; qu'il marche


LES CHARACTER ES
320
& s'arreſte de moment en moment ; ce ſont

les effets de ſes irreſolutions & des diuers

deſſeins que ſes inquietudes luy propoſent :


Mais que s’e
ſa teſte s'auance ; que fes bras

ftendent vers l'objec deſiré ; qu'il aille , qu'il

marche à grands pas , & qu'il coure vers

luy ; ce ſont des efforts que l'ame fait faire

aux parties pour s'approcher du bien qui eſt

eſloigné : Car bien qu'ils luy ſoient ſouuent

inutiles; dans l'erreur où elle eſt , elle croit

qu'elle auance ainſi ſon chemin , & qu'en jet

tant les yeux , la teſte , & les mains vers ce

qu'elle deſire, c'eſt autant de païs qu'elle ga

gne , & qu'enfin elle paruiendra au but où


elle tend .

Nous n'auons plus icy que les Effets Ne


ceſſaires du Deſir à examiner ; mais comme

la plus grande part ſe trouue dans les Paf

fions dont nous auons deſia parlé , nous

n'aurons pas grande peine à en chercher les

raiſons , & renuoyerons meſme le Lecteur

aux lieux où nous les auons auparauant de

duites . Car les Souspirs Egles Extaſes ; la

Perte de la parole, du ſommeil , & de l'appe


tit
DV DESIR , CHA P. V. 321
tit n'ont point d'autres cauſes icy que dans

l'Amour.

Le viſage douient rouge est enflé par l'a

bord du ſang & des Eſprits qui ſe jettent

aux parties exterieures, comme nous auons


deſia dit .

Les larmes viennent de la Douleur que

la priuation du bien trop attentiuement


conſiderée fair naiſtre dans l'ame .

Le Mouvement du Cœur & des Arteres

eſt grand , parce que l'ame s'efforce de les

ouurir pour enuoyer quantité d'Eſprits ; fre

quent , à cauſe de l'empreſſement & de la

haſte qu'elle a de les faire fortir; Et ineſgal

par le mellange des autres paffions.

Le Corps s'amaigriftes
fe deffeiche , par

ce que les parties qui cuifent les humeurs,

& celles qui s'en doiuent nourrir, eſtant af

foiblies par la fuite des Eſprits, ne les dige

rent pas comme il faut, & ne les peuuent

changer en leur ſubſtance , comme nous


auons dit au diſcours de l'Amour.

sr
LES CHARACTERES

Il ne nous reſte donc qu'vn effet du De

fir , quipour eftre fort extraordinaire meri

ce'vn plus long examen que les precedens;

C'eſt que le Défir trop ardans fait vieillir


en un jour , comme dit Theocrice ; c'eſt à

dire qu'il fait blanchir le poil en peu de

temps , ſuiuant l'explication ordinaire que

l'on donne à ce paſſage. Pour moy j'aduouë

que cette remarquc eſt aſſez particuliere, &

que ie ne me fouuiens pas de l'auoir vouë

aillieurs que dans cét autheur. Mais puiſ


que la meſme choſe arriue dans la Peur

& dans le Deſeſpoir qui changent le poil

cn vne nuit , & que les Soucis & les Dé

plaiſirs font griſonner auant le temps , il

n'eſt pas impoſſible que le Defir ne fáſle

quelque-fois le meſme effet. Toute la dif

ficulté eſt de ſçauoir comment cela ſe peut


faire.

Il faut donc ſuppoſer aucc Ariſtote , que

le Poil Blanchiſt par le deffaut de la chaleur

qui luy eſt proprc & naturelle ; qu'il ſouffre

alors quelque ſorte de corruption & de


w
DV DESIR , CHAP . V. 323

pourriture ; & qu'illuy en arriue comme à

toutes les autres choſes qui blanchiſſent en

ſe pourriſſant. En effet on ne peut nier que

ce ne ſoit la vieilleſſe du Poil ; Et puiſquc

celle de tout le corps vient de la diminu


tion de la chaleur naturelle , il eſt vray - ſem

blable que la ſienne procede de la meſme


cauſe . Quand donc cette chaleur vient à ſe

diminüer
elle produit deux effets dans le

Poil : Car l'aliment quile doit nourrir ne ſe

cuit pas & ſe change en vapeurs ; & l'air

entre dans la place que les Eſprits occu

poient : Or les vapeurs contiennent beau

coup d'air , & l'air eſt la premiere cauſe de

la blancheur, comme on void dans l'eſcume ;

Et l'experience nous apprend que pour ren

dre les cheueux blonds, il les faut moüiller

& les expofer à l'air.

Il eſt vray que la chaleur ſe pouuant af


foiblir peu à peu ou promptement ; l'in

digeſtion eſt la principale cauſe de la Blan

cheur du Poil quand la chaleur ſe conſume

peu à peu :Mais quand elle ſe diſſipe prom

ST ij
LES CHARACTERES
324
prement , comme il arriue dans les mala

dies & dans les paſſions vehementes , c'eſt

principalement l'air qui le fait Blanchir , ſe

coulant en ſes pores , & prenant la place des

Eſprits qui s'en foncretirez .

On dira que ſi cela eſtoit veritable le

Poil de ceux qui ſont morts deuroit toû

jours eſtre Blanc ; parce que la chaleur na

turelle en eft eftcinte , & que l'air qui l'en


uironne , peut facilement s'inſinüer dans ſes

pores . A cela il faut reſpondre, qu'apres la


mort il demeure dans le Poil vne chaleur

naturelle , comme dans les os , qui ſe con

ſerue long - temps apres que l'animal dont

ils ont fait partie eft expiré : Mais cette

chaleur eſt immobile & incapable d'aucu

ne fonction de la vie , parce qu'elle eſt pri

uée de l'influence de l'ame qui luy donnoit

l'efficace & le mouvement: Ainſi il ne s'y

fait plus de crudicez , parce que les ali

mens n'y montent plus; & l'air ny peut oc

cuper la place des Eſprits qui y ſont fixes &

arreſtez. Cercainement on ne ſçauroit def


DV DESIR ,CHA P. V. 325
auoüer que
l'ame n’inſpire quelque vertu

dans ces parties , qu'elle n'en prenne ſoin

& qu'elle ne les gouuerne comme il luy

plaiſt: Autrement, quiferoit cette peinture

ſi agreable & fi reguliere dans le plumage

des oyſeaux , qui compaſſeroit fi juſtement

les Sourcils , qui regleroit fi ſoigneuſement

le poil des paupieres , qui cauſeroit enfin

toute cette diuerſité ſi meſurée qui ſe re

marque dans le poil des beſtes ? Comme

cela fuit ordinairement l'eſpece de chaque

animal , il faut que lame où elle eſt conte

nuë , conduiſe auſſi cét ouurage , & qu'elle

diſpoſe à ſon gré de ces parties où elle fait

tant de merueilles. Cela eſtant il n'eſt pas


difficile de dire comment la Peur , le Deſir

& les Soucis peuuent changer le Poil ; car

en retirant les Eſprits ils le priuent de

l'influence qu'il en receuoit ; ils cariſſent

cette ſource de vie qui montoit à ſa racine ,


& entraiſnent cette chaleur vitale qui cou

loit le long de ſes pores .

Il eſt vray que cela arriue bien rarement,

Sſ iij
T ERES
326 LES CHARAC

& qu'il faut vne grande violence & vne

grande diſpoſition pour produire cet effet :


Car il y a de certaines actions dont il eſt

bien difficile de deſtourner la Nature , &

quelque tempefte qui luy ſuruienne , elle

n'en abandonne que bien rarement le gou


uernail & la conduite . Telles ſont les fon

& tions de l'ame vegetaciuc qui ſe font prin

cipalement par le moyen des Eſprits fixes,

qui n'eſtant pas ſujets à l'empire de l'ima

gination ny de l'appetit , demeurent cran

quilles pendant que les autres crrent d'vn

coſté & d'autre , & font agitez des diuers

mouuemens que les Paſſions leur impri

ment . Mais il arriue pourtant quelque

fois, qu'à cauſe de la liaiſon qu'il y a entre

les parties de l'ame , les deſordres de l'vne

ſe communiquent à l'autre , & que la faculté

naturelle ſe laiſſe emporter par la ſenſitiue,

principalement en ceux dont les Eſprits

ſont plus mobiles , & la ſubſtance des

parties plus molle : C'eſt pourquoy les

perſonnes qui one" l'imagination bien for

te , & qui ont le poil le plus foiblc , blan


DV D'ESIR , CHA P. V.. 327

chiſſent plus facilement que les autres par

l'effort des paſſions que nous venons de

marquer .
1

EU
329

4.
)
LES

CHARACTERES

DE L'ESPERANCE

CHAPITRE VI .

ELVY qui donna tout ce qu'il

auoir & ne fe reſerua que l'Ef

perance , ne fe fift pas vn fi

mauuais partage que l'on ſe

pourroit bien imaginer : Il

priſt pour luy ce qu'il y a de plus doux dans

la vie ; il choiſit le bien le plus durable qui s'y

puiſſe trouuer ; en yn moton peut dire qu'il

eut pour ſa part tout ce qu'il n'auoit pas , &

qu'il ſe partagea veritablement en Roy.

En effec comme il n'y a point d'autres


Tt
S
LES CHARACTERE
330

Biens qui ſe faffent ſentir que ceux que l'on

Poſſede & ceux que l'on Eſpere , il eſt cer


tain Poſſeſſion ne donne point icy
que la

bas de parfait contentement ;d'autant qu'el


le enyure l'ame , & luy ofte la connoiffan

ce du bien dont elle joüiſt ; qu'elle en cor

rompt meſme la nature & en fait naiſtre in

continant le dégouft: Mais l'Eſperance qui

reueille l'eſprit & le rend plus clairuoyant,

repreſente le Bien tel qu'il eſt , le fait voir

en fa pureté & en donne yn gouſt bien plus


delicieux que ne fait la louiſſance . Car el

le eſt fi ingenieuſe qu'elle le fepare de tous

auec luy ; qu'elle


les maux qui ſont meſlez
le purifie de tous les deffaux qui l'accom

pagnent; Et comme on peut dire que c'eſt

alors la Fleur de la Bonté qu'elle verſe dans

l'ame, on peut dire encore que la joye qu'el

le y reſpand , eſt la Fleur du Plaiſir & la dou

ceur toute pure de la Volupté .

Apres cela ſe faut - il eſtonner , ſi nous la

trouuons ſi douce & ſi agreable ; ſi nous la

faiſons entrer en tous nos deſſeins ; ſi nous

la mejlons en toutes nos actions , & ſi c'eſt

la derniere choſe que nous abandonnons


DE L'ESPERANCE, CHAP . VI . 331

dans la vie . C'eſt elle qui en adouciſt les ai

greurs & les amertumes, quien fait ſuppor


ter patiemment les diſgraces; Et de tous les

biens qui luy peuuent arriuer , c'eſt le ſeul

qui peut compatir auec toutes les miſeres

auſquelles elle eſt ſujette. Car quand tous

les maux ſe ſeroient débordez ſur yne per .

ſonne ; quand tous les malheurs & toutes


les calamitez que l'on ſe puiſſe imaginer ,

l'auroient accablée ; elle peut encore auoir

l'Eſperance , qui peut -eſtre luy vaut mieux

toute ſeule que ne feroient cous les autres


biens ſans elle .

A vray dire auſſi, c'eſt de coutes les Par


1
ſions celle qui eſt la plus naturelle à l'Hom

me : Il la ſent croiſtre , quand il croiſt en

perfections ; il la fent affoiblir quand elles

diminüent ; il ceſſe de viure quand il ceſſe

d'eſperer , & pour en parler ſainement , il

n'y a que luy ſeul qui Eſpere. Car tout le

reſte des Animaux n'a qu'vne ombre de l'Ef


perance non plus que de la raiſon : Les In

telligences ne la connoiſſent preſque pas ; EC

quand l'Homme paſſe en leur nature , quoy.

qu'il ſoit encore capable d'Amour ou de


Te ij
332 LES CHARACTERES
Haine, de loye ou de Douleur , de Crain

te & de Deſeſpoir, il ne l'eft plus alors d'EC

perance .

Certainement., puiſquec'eft elle quinous

conduit à la felicité , & qui nous en donne

les premiers ſentimens, elle euſt eſté inuci

le à ceux qui font deſia heureux , & à ceux

qui ne le peuuent : pas eſtre ; Et l'Homme

qui ſeul eft danslechemin de la felicité , eſt

auſſi le ſeulqui dcuoit eſtre touché de cer


te Paſſion . Il falloit que dans les tempeſtes

dont ſa vie eſt continuellement agitée, l'El

perance luy ſeruit de phanal & d'étoile pour

le conduire à ce dernier port ; Et que dans

les longueurs & les perils de ſon voyage , il


euft au moins cette ſatisfaction de voir de

loing le but où iltend , & de poſſeder en idée

& par auance le bon - heur où il aſpire : Car

la Nature qui ne ſouffre iamais queles cho

ſes arriuent cour d'un coup à leur derniere

perfe & ion , a voulu que l'Homme euft icy

bas quelque ſentiment de la ſienne ; qu'il en

fiſt comme l'eſſay , & qu'il gouftaft, s'il faut


ainſi dire , le Souuerain Bien auparauant que
1
de le poſſeder parfaitement.

1
DE L'ESPERANCE , CHAP . VI . 333

Mais puiſque c'eſt là le veritable vlage

de l'Eſperance , il ne faut pas l'employer à

d'autres , ny abuſer d'vn ſi noble ſecours en

la pourſuite de tant dechoſes vaines qui oc

cupent nos deſirs , & qui ſont indignes de


l'excellence de noſtre ame.Il ne faut pas que

ce qui eſt deſtiné pour nourrir & efleuer les

vertus ,' ſerue de louſtien & d'aliment aux

vices ; Etque ce quinous doit conduire à la

felicité, nous en eſloigne & nous precipite


dans le malheur : Car il eſt certain que ſi

l'Eſperance n'eſt reglée par la raiſon , il ne

ſe forme point demauuais deſſeins, il ne ſe

fait point de mauuaiſes actions , il n'y a

point de mauuaiſes habitudes , qui ne pren:

ne d'elle leur origine & leur accroiſſe

ment . C'eſt la ſemence de tout le mal qui ſe


comme dans le monde ; c'eſt la ſource de

toutes les miſeres qui y deſcoulent ; Et elle


peut paſſer dans la verité comme dans la fa

ble , pour vn des grands maux qui ait eſté

enuoyé aux hommes. Quoy qu'il en ſoit, il

eſt bien aſſeuré qu'il n'y a rien où leur foi

bleſſe ſe deſcouure dauantage,puiſque,com .

me dit le Sage , toutes leurs Eſperances ne


T t iij
RE
LES CHARACTE S
134

ſont qu'vne eſcume legere que la tempeſte

diſſipe en vnmoment ; qu'vnefumée que le

vent emporte , & qu'vn ſongequi amuſela

vie auec des phantoſmes & des chimeres .

Mais il faut laiſſer ces meditations à la Theo .

logie , & voir ſi nous pourrons d’eſcrire les


Characteres de cette Pallion .

Les Poëtes ont eu raiſon de feindre que

l'Eſperance eſtoit la ſeule qui demeura au

fond du vaſe que Pandore apporta aux hom

mes : Car il eſt certain qu'elle eſt toute ca

chée au fond de l'ame : Elle ne ſe produit

point comme les autres ; tout ſon cffort ſe

fait en ſecret , & le trouble qu'elle cauſe peut

eſtre comparé à ces tempeſtes qui ſe font

ſouuent en pleine mer ſans agiter les riua

ges :Quelque violence qu'elle apporte, qucl.


que elinotion qu'elle cauſe , il n'en paroiſt

rien au dehors ; Et n'eſtoit les autres paſſions

qui ſe mellene auec elle , on auroit bien de

la peine à la deſcouurir.

En effet celuy qui Eſpere eſt toûjours

entre les inquietudes du Deſir, & les rauif

ſemens de la loye : L'impatience & la ſatisfa


DE L'ESPERANCE , CHAP . VI. 335

& tion partagent eſgalement ſon eſprit ; Et la

priuation du bien auec la jouiſſance imagi

naire qu'il en a , fait vn certain meſlange de

chagrin & de plaiſir, qui le rendent preſque


content &mécontent tout enſemble. Mais

cecy paroiſt principalement quand les Er


perances ſont incertaines : Car les diffi

cultez qui ſont alors plus grandes , luy en fi

gurant le ſuccez plus douteux , mellent la

crainte à ſes deſirs, & le deſeſpoir à ſa crain

te . Puis tour d'un coup releuant ſon coura

ge , & flactant les deſſeins d'vn éuenement

fauorable, toutes ſes apprehenſions s'eſua

nouïſſent , & font place à la hardieſſe, à la joye

& à la perſeuerance. Il ne penſe plus aux

obſtacles qui l'eſtonnoient auparauat pour

le moins apres les auoir meſurez auec ſes

forces , apres auoir veu qu'ils ont eſté ſur

montez par d'autres , & qu'il peut eſtre auſſi


heureux qu'ils ont eſté ; il croit qu'il en

viendra facilement à bout , & que c'eſt aſſez

d'entreprendre quelque choſe de grãd pour

obliger la fortune. Il ſe ſouvient de toutes

les graces qu'il en a iamais cuës; il ſe perſua

de meſme qu'il les a meritécs ; qu'il n'en doit


CTER
LES CHARA ES
336
pas attendre de moindres ; Et qu'ayant alors

plus de pouuoir & de credit qu'il n'a iamais

cu , il ne doit pas douter du ſuccez qu'il eſ

pere . Il tient compte de tous ceux qui le

pourront ſeruir en cette occafion ; les vns à

ſon aduis y ſont obligez par deuoir ou par

intereſt , les autres paraffection ou par hon

neur ; Il ſe promec enfin l'aſſiſtance de tous

ceux qu'il a veus ou dont il a ouy parler ;

Et baſtiſſant là deſſus intrigue fur intri


gue , il s'imagine que fes deffeins font infail

libles & qu'ils doiuent reüſſir ſelon qu'il les

a projettez .
Comme s'il eſtoit deſia maiſtre du bien

qu'il recherche , il luy ſemble qu'il en peut

diſpoſer abfolument : il deſtine ceux qui au


ront part
à fon bon - heur ; il marque ceux
qui en doiuent eſtre exclus ; Et faiſant ainſi

qui luy plaiſt , heureux ou mal -heureux , il

penſe eſtre le diſpenſateur des faueurs & des

diſgraces de la fortune. Alors il deuient Pre

ſomptueux , Temeraire & Inſolent ; il luy

ſemble qu'il n'y a rien qui luy puiffe refifter

ny rien qu'il ne doiue entreprendre : Il mef

priſe les deſſeins d'yn jaloux & les pourſui

tes
DE L'ESPERANCE , CHAP . VI . 337
tes d'vn Riual ; Et comme s'ils ne deuoient

plus rien pretendre à ce qu'ils eſperent, il ſe


mocque de leur foibleſſe & ſe rit de leur

deſeſpoir. Dans cette confiance , il aban

donne le ſoin de ſes affaires , il ne ſonge

plus à la conſeruation ; Et ſans prendre gar

de aux embuſches qu'on luy prepare, il perd

par ſa negligence le bien qui luy eſtoit aſſeu

ré , & triomphe fouuent d’yn ennemy qui a

deſia emporté la victoire.

Enfinilfe rend Vain , Importun, & Ridi

cule ; il parle à toute heure des feruices qu'il

a rendus , des recompenſes qu'il a meritées ,

des moyens qu'il a d'obliger tout le monde :


Sion l'en veut croire , il eſt le ſeul qui peut

demander les graces & les faueurs, le ſeul à

qui elles appartiennent , & le ſeul auſſi qui

ſe peut vanger ſi on les luy refuſe . Là derius

venant à s'imaginer qu'il peut en effet eſtre

rebuté, il deuient chagrin & ſe met en cho

lere : Il reproche aux vns leur negligence


ou leur ingratitude , aux autres leur laſche

té ou leurperfidie ;Et fouuent ne ſçachant


à qui s'en prendre, il accuſe le Ciel & la For
Vu
ER
A CT
S AR
338 LE CH ES

tune du malheur qui peut - eſtre nc luy arri

uera pas .

Voila iuſques où va l’Eſperance quand

elle eſt defreglée : Mais il ne faut pas pour

tant croire qu'elle falſe tous ces progrez d'v

ne ſuite & ſans interruption : Les foupçons


& la deffiance la viennent trauerſer à tous

momens ; la crainte la recient à chaque pas ;

le deſeſpoir l'arreſte quelque-fois tout à


coup ; Et le deſir & la hardieſſe ſuccedant

incontinant elle ſe trouue continüel


apres ,

lemét emportée & retenuë par des mouue

mens contraires; Et de la plus tranquille de

toutes les paflions qu'elle eft , elle paroiſt la

plus inquiete & la plus turbulente. Mais à

dire le vray ce n'eſt pas elle qu'il faut accu

ſer de tous ces orages, ce ſont les paſſions

qui viennent à la ſuite; Et s'il y a quelque

choſe qu'elle puiſſe faire toute ſeule , c'eſt

qu'elle affermiſt l'amecontre les difficultez

qui ſe preſentent dans la recherche du Bien :

Deſorte que ce n'a pas eſté ſans raiſon qu'on

l'a figurée par l'Anchre ,quiarreſte veritable.

ment les vaiſſeaux, mais qui n'empeſche pas


DE L'ESPERANCE , CHAP . VI . 339

qu'ils ne ſoient encore agitez des vagues &

des tempeſtes.

Quoy qu'il en ſoit , l'Eſperance n'a point


de Charactere exterieur qui luy ſoit parti:

culier ; Et celuy qui l'accompagne n'eſt rien

qu'vn meſlange confus des traits que les au

tres mouuemens de l'ame impriment ſur le

corps : On le pourroit comparer à ces Ta

bleaux ingenieux où l'on void diuerſes figu

res en repreſenter vne autre qui n'y eſt pas


dépeinte : Car bien que l'on y reconnoiſſe
les
marques du Deſir , de la loye & de la

Hardieſſe , & bien ſouuent celles de la Crain .

te , du Deſeſpoir & de la Douleur ; cout cela

neantmoins ne repreſente autre choſe que

l'Eſperance.

En effet , quand elle commence à ſe faire

ſentir, le Corps ſe dreſſe , la Teſte s'efleue ,

le Sourcil ſe hauſſe , la Voix deuient ferme,

& le Regard aſſeuré: Et parmy cér air qui

a quelque choſe de ſeuere, vous voyez vne

loye moderée qui adouciſt les yeux , vae

certaine ſerenité quiſe reſpand ſur le viſage,

& vne viuacité gaye qui anime toutes les


Vu ij
RES
ACTE
LES CHAR
340

actions. Mais ce calme n'eſt pas de longue

durée ; de temps en temps l'impatience &

l'inquietude le viennent troubler : On jette

la veuë çà & là , on la porte fouuent vers

le Ciel , on ſouſpire à tous momens , on ne

peur demeurer en place . Par - foison deuient

chagrin & reſueur , on palliſt , on perd le

courage ; puis reprenant peu à peu cette

premiere aſeurance, on ſent augmenter ſes


forces,on ſe trouue eſchauffé d'vne nouuel

le ardeur ; on va , on vient , on ſaure, on eſt

en perpetuelle agitation . Mais pour en par


ler ſainement ces dernieres faillies ne vien

nent pas de l'Eſperance : Comme c'eſt vne

Paffion , quinaturellement eſt la plusmode

rée de toutes , elle ne vaiamais iuſques à ces

excez : Tous les mouuemens qu'elle cauſe


font ſans violence & ſans precipitation ; El
le fait le Pouls ferme ſans eſtre vehement ;

la Reſpiration forte fans eſtre empreſſée;elle

fortifie les actions de toutes les parties , elle

reueille les paſſions languiſſantes , elle re

cient les impetueuſes ; enfin c'eſt la plus yri

le de toutes pour la vertu & pour la ſanté :

Voyons donc qu'elle eſt ſa Nature , & com


DE L’E SPERANCE , CHAP . VI . 341

ment elle produit tous ces effets-là .

De la Nature de l'Eſperance ..

II . PAR TI E.

*Eſperance eſt vne choſe fi deli

cate & ſi deſliée , qui ſe forme

& ſe ruine par de fi foibles


moyens , quiſe meſle ſi eſtroite

ment auec les autres paſſions, & qui ſe pro

duit ſi peu comme nous auons dic; que ceux

qui en ont voulu chercher la nature , font


i
excuſables s'ils ne l'ont pas rencontrée . En

effet la liaiſon qu'elle a auec le Deſir &

auec la Hardieſſe eſt ſi grande , qu'il eſt bien

difficile de les pouuoir ſeparer , & de dif

cerner le mouuement qui eſt propre à cha


cune d'elles : Car la Hardieſle n'eſt iamais

fans l’Eſperance , ny l'Eſperance ſans le De


fir. D'ailleurs l'action de la partie Imagina

tiue eſclare ſi fort en cette paſſion, que cel

- le de l’Appetit n'y paroiſt preſque point : Et

cela a eſté cauſe que quelques - vns l'ont de


Vu iij
CT ERES
342 LES CHARA

finie Attente du bien , qui eſt


par [ vn pur

effet de l'imagination ; comme n'eftant au

cre choſe que la creance & l'opinion que

l'on a que le bien arriuera.

Mais outre que nous pouuons Attendre


des biens ſans les eſperer , commenous

monſtrerons cantoft ; l'Eſperance ne ſeroit

pas alors yncpaſſion , n'eſtant pas yn mou

uement de l'Appetit.Quant à ceux qui l'ont

miſe au rang des Paſſions ; les yns ont dic

que c'eſtoit la conſommation & la perfe


átion du Deſir ; les autres que c'eſtoic vne

certaine confiance que l'on a que le bien


deliré arriuera .

Mais les premiers la confondent auec le


Deſir ; les autres auec la Hardieſſe : Ou bien

fi la Confiance eſt vne force d’Eſperance

comme il eſt plus vray -ſemblable , ce ſera

definir le genre par l'eſpece , & vne choſe

obſcure par yne qui eſt moins cõnuë. En yn

moc toutes les definitions que l'on en a don

nées ſont vicieuſes, parce qu'elles ſont trop

eſtenduës,ou trop reſſerrées , & que pas vne

ne marque le mouuement particulier dont

l'Appetit eſt agité en cette paffion ; qui ſeul


1
DE L'ESPERANCE, CHAP . VI . 343

neantmoins fait toute ſon Ellence , & lans

lequel il eſt impoflible d'en connoiſtre la

Nature .

Il faut donc mettre pour fondement que

l'Eſperance ne regarde que les biens à venir ,

& que le Deſir la deuance toûjours; d'au

tant que le Deſir eſt le premier mouuement,

que l'ame fait vers cette ſorte de biens ; Et

que l'on 'n'eſpere iamais aucune choſe ſans

l'auoir auparauant deſirée. Mais parce qu'il

y en a auſſi que l'on deſire que l'on ne peut


cſperer, ( car on peut bien ſouhaiter la beau

té , la ſcience ,la gloire , les ſceptres & les cou


$
ronnes, qui ſont le plus ſouuent au deſſus de

nos Eſperances. ) Cela fait iuger que ce font

deux paſſions differentes , & queles objets,


les motifs & les mouuemens en doiucnt

eſtre differens.

Or il ne ſuffiſt pas pour l'Objec de l'Ef

perance que les choſes ſoient eſtimées pof

ſibles; car elle a cela de commun auec le De


fir , comme nous auons dit : Mais il faut ou

tre cela que l'on croye qu'elles arriveront en


effet. Et neantmoins cette creance ne doir
344 LES CHARACTER ES

pas eſtre tres - certaine ny infaillible ; car on

n'eſpere iamais les choſes qui doiuent arri

uer neceſſairement ; il faut qu'elle ſoit dou

teuſe,& quel'on s'imagine qu'ily aura quel

ques difficultez à l'obtenir.

Mais ou peut eſtre cette Difficulté car

elle ne ſe trouue pas toûjours dans les cho


fes
que l'on eſpere; puis qu'il y en a qui ex

citent cette paſſion , qui ſont neantmoins


tres - faciles ; ny dans les moyens que l'on

employe pour les acquerir , eſtant quelque

fois bien ayſez à executer.

Il faut donc dire que dans les choſes que

l'on eſpere , on s'imagine toûjours que l'on

n'en peut jouir que par le moyen d'autruy ;

ſoit qu'il trauaille en effet à nous les faire

obtenir ; ſoit qu'il n'y apporte aucun empef


chement . Car il eſt
eſt certain
certain que ſi elles

eſtoient tout à fait en noſtre pouuoir, & fi

nous croyions qu'il n'y euſt rien qui en peuſt

empeſcher la poſſeſſion , elles ne produi

roient iamais en nous l’Eſperance;Et l'ameſe

contenteroit d'adjouſter au deſir qu'elle for


meroit
DE L’ESPERANCE, CHAP. VI . 345
meroit alors la creance & la certitude que

la choſe auiendroit , qui eft yn effet du luge

ment & non de l'Appetit.

La Difficulté qui eſt donc dans l’Eſperan

ce vient toûjours d'un tiers qui tient com

me le milieu entre celuy qui eſpere & la

choſe eſperée , & en la liberté duquel on

penſe qu'il eſt de faire ou de ne faire pas ce

que l'on eſpere. Car bien que nous eſper


rions ſouuent du bien des choſes qui n'agif

ſent pas librement , voire meſıne de celles

qui lont inanimées ; comme quand nous

eſperons que les terres ſeront fertiles, & que

les ſaiſons ſeront agreables ; qu'vn animal

nous donnera du plaiſir , ou nous rendra

quelque feruice : Nous nous les figurons


toutes comme ſi elles eſtoient libres ; ſoit

parce qu'il y a dans les Beſtes quelque iina

ge de la vraye liberté; ſoit parce que nous

auons yn inſtinct naturel , qui nous inſtruic

ſecretement qu'il y a dans le monde vne

Puiſſance ſuperieure qui en difpoſe à ſon


gré , & ſuyuant qu'elle le iuge à propos .

De ſorte que ce que nous eſperons, dépen


dant de la volonté d'autruy , dont nous ne
Xx
RES
ACTE
LES CHAR
346

pouuons eſtre abſolument les maiſtres , il

eſt impoſſible que nous ne l'eſtimions diffi

cile , & que le ſuccez n'en paroiſſe dou

teux : Ce n'eſt pas pourtant que la Diffi

culté ne ſe trouue quelque - fois dans la

choſe meſme que l'on deſire , & dans les

moyens dont on ſe ſert pour l'obtenir ; mais

elle n'eſt pas conſiderable en cette paſſion,

neluy eſtant pas eſſentielle. Quoy qu'il en

ſoit de quelque part qu'elle vienne, il faut

tenir pour conſtant qu'elle eſt neceſſaire

pour former l'Eſperance.Voyons donc quel

eſt le deſſein , & quel eſt le mouuement

qu'elle cauſe dans l’Appetit


.

Toutes les Difficultez qui ſe preſentent à

l'ame, ſoit pour la recherche du bien , ſoit

pour l'attaque & la fuite du mal ; luy paroiſ

ſent ou moindres ou plus grandes que ſes

forces ; c'eſt à dire qu'elle croit les pouuoir

vaincre , où ne leur pouuoir reſiſter. Sielles

font moindres , elles produiſentl'Eſperance,


la Hardicfle , & la Cholere : Si elles ſont

plus grandes , elles cauſent le Deſeſpoir & la

Crainte .
DE L'ESPERANCE , CHAP . VI . 347

Or il eſt vray -ſemblalele que dans les Dif


ficultez l'ame fait en elle -meſme ce que nous

faiſons exterieurement quand elles ſe pre

fentent à nous : Car comme nous nous roi

diſſons contre elles, ſi nous penſons les pou

uoir ſurmonter , & que nous perdons le

courage & les forces, ſi elles nousparoiſſent

inuincibles; il faut , puiſque les mouuemens

du corps ſuiuent ceux de l'ame, & qu'il y a

quelque rapport & quelque reſſemblance

entr'eux ; que l'ameſe Roidiſſe ou ſe Relaf

che comme le corps dans la rencontre des

difficultez qu'elle s'eſt figurée. Er veritable

ment c'eſt la ſeule difference qui peut diſtin

guer les eſinotions de l’Appetit Iraſcible d'a

ueccelles du Concupiſcible :Car dans celles

cy , l'ame n'a point de ſujet d'employer ſon

courage ny ſes forces,ne voyant point d'en

nemy qu'elle doiue attaquer ou qui l'oblige


u fi
à ſe deffendre ; Et ſi elle pourſuit le bien ou

clle fuit le mal , c'eſt ſans ſe roidir ou ſans ſe

relaſcher .

Puiſque c'eſt doncyne choſe commune à

l’Eſperance , à la Hardieſſe & à la Cholere

Xx ij
LES CHARACTER ES
348

de faire Roidir l'ame contre les Difficultez ,

Voyons en quoy elles ſont differentes , &

principalement ce que l'Eſperance y a de

particulier, eſtant celle qui fere de ſujet à

ce diſcours. Il faut donc ſuppoſer que dans

l'Efperance l'ame regarde diſtinctement le

Bien , & ne void que confuſémentles Diffi


cultez ; au contraire dans la Hardieſſe &

dans la Cholere elle conſidere plus les Dif

ficultez que le Bien : Car encore qu'en cel

les - cy elle attaque le mal pour jouïr du

bien qu'elle attend en ſa victoire, elle arre

ſte principalement fa penſée à l'ennemy

qu'elle veur combatre , & ne ſonge au bien

qui luy en arriuera que comme à vne cho

fe elloignée qui ne preſſe pas tant que la

preſence du mal . Mais dans l'Eſperance elle

cnuiſage de prés le Bien qui ſe preſente; clle


le conſidere attentivement & ne void que

comme en paſſantles Difficultez dont il eſt

affiegé: C'eſt pourquoy elles ne luy paroiſ

ſent pas ſi grandes , & par conſequent ne

l'obligent pas à faire de fi grands efforts

pour leur reſiſter, qu'elle fait dans ces au

tres paſſions.
DE L’ESPERANCE , CHAP. VI . 349

En effet dans la Hardieſſe & dans la Cho

lercolle ſe ſouſleue & attaque le mal;par

ce qu'il luy ſemble fi puiſſant qu'elle ne croic

pas le pouuoir vaincre ſans aflaut ny fans

combat : Mais dans l’Eſperance il ne luy pa

roiſt pas ſi fort qu'elle le doiuc aſſaillir , ny

ſi foible qu'elle le doiue meſpriſer : Elle ſe

cient dans vne certaine mediocricé qui eſt

-1 entre l'ardeur & la negligence; Et ſans s'a


nimer contre luy , elle ſe met en ſeureté &

en eſtar de luy pouuoir reſiſter. Ce qu'elle


fait en ſe Roidiſſant & s'Affermiſſant en elle

meſme ; comme il arriue au corps qui te

nant toutes ſes parties eſgalement tenduës ,

ſans cháger de place & preſque ſans ſe mou

uoir , fait vn mouuement vigoureux quile


tient ferme & tendu , que l'on appelle pour

cette raiſon dans l’Eſchole Mouvement To

nique. L'amefait donc la meſme choſe en

cette Paſſion : Sans attaquer & ſans fuir le

mal qui la peut trauerſer , elle ſe fortific , ſe

IC tient ſur ſes gardes , & attend en aſſeurance

le bien qu'elle recherche. C'eſt pourquoy


DS
nous la
pouuons definir , un mouuement de

1 Appetit , par lequel l'ame en attendant le


Xx iij
S
L E Ś CHARACTERE
350

bien qu'elle defire , s'affermiſt er le roidift en

elle-meſme pour reſiſter aux difficultez qui s'y


rencontrent.

Veritablement toute la nature , les


pro

prietez & les conditions requiſes à l’Eſpe


rance ſont contenuës en cette definition .

Le Deſir , & l’Atcente qui conſiſte dans l'o

pinion que le bien doit arriuer , y ſont mar

quez comme les conditions neceſſaires qui

la deuancét toûjours ; le Bien Deſiré comme

l'objet qui l'excite; l'Apperit comme le ſujet

où elle eſt receuë, & l'Affermiſſement com

me la difference de l'eſmotion qui luy eſt

propre , & qui la diſtingue de toutes les

autres paſſions. Car bien que la Hardielle

& la Cholere faſſent auſſi Roidir l'ame, com

me nous auons dit , elles ne ſe contentent

pas de la tenir ferme en elle -meſme ; elles

la font encore ſoufleuer , la pouſſent contre

le mal , & la forcent à le combatre .

Mais cecy fait naiſtre vn doute fort rai

ſonnable ; car ſi l'ame ſe tient ferme & roide

dans la Hardieſſe & dans la Cholere , com

me elle fait dans l'Eſperance , il faudra que


DE L'ESPERANCE , CHAP. VI . 351

celle - cy ſe trouue toûjours auec elles : Et


neantmoins il eſt vray que l'on peut ſe jer

ter dans le peril ſans eſperance d'en lortir,

Et que l'on deſire quelque fois la vengean

ce d'vn outrage dont on ſçait bien que l'on


n'aura iamais ſatisfaction .Cela n'empeſche

pas pourtant que la propoſition ne ſoit tres


aſſeurée, & qu'il ne ſoit vray que la Har

dieſſe & la Cholere ſont perpetuellement

accompagnées de l'Eſperance. Car ce n'eſt

pas toûjours le ſeul bien que la Hardieſſe ſe

propoſe , que de ſortir du danger où elle ſe


jette : l'Honneur & la Gloire qui naiſſent des

actions genereufes , ſont ſouuent les biens

où elle aſpire, & dont elle eſpere toûjours

la jouiſſance , quelque malheur qui luy puiſ

ſe arriuer :Et bien qu'elle fuccombe ſous les


difficultez qu'elle attaque, elle penſe que ce

ſera les ſurmonter , quand elles luy feruiront

à obtenir ce qu'elle prétend , commenous

dirons plus amplement au diſcours de la


Hardieſſe.

Pour la Cholere , nous ferons voir en ſon

licu , que la ſatisfaction , qu'elle attend dans

la vengeance , & la fin principale que la Na


TER
LES CHARAC ES
352

cure lay a donnée , eſt d'empeſcher que la

choſe qui nous fait injure , ne continuë à

nous en faire : C'eſt pourquoy tout ce qui

peut arreſter le cours & la continuation du

mal, appaiſe la Cholere ; Ec nous ſommes ſa

tisfaits quand celuy qui nous a offencez

s'en repent; quand il fait voir que ce n'a pas


eſté par deſfein ; quand il fuit , ou quand il a

eſté bleſſé : parce qu'alors il teſmoigne qu'il


n'a
pas la volonté ou la puiſſance de nous

malfaire; ou bien nous penſons les luy auoir


oſtées .

Voila donc la ſatisfaction que la Chole

re ſe promet toûjours ; Ec s'il arriue que

nous deſeſperions de la pouuoir obtenir,

comme quand les choſes qui nous offen

cent nous paroiſſent ſi puiſſantes qu'elles


ſemblent eſtre au deſſus de nos forces & de

nos atteintes , & que nous n'eſperons pas de

pouuoir arreſter l'enuie qu'ils ont de nous

faire injure ; nous ne ſommes plus alors ca

pables de Cholere , parce que nous auons

perdu l’eſperance de nous venger , c'eſt à


dire de repouſſer le mal ſur celuy qui nous

le cauſe , afin qu'il ceſſe de nous en faire. S'il


y a donc
DE L'ESPERANCE , CHAP . VI . 353

y a donc quelque ſatisfaction que la ven

geance n'eſpere pas de pouuoir tirer , elle

n'eſt pas naturelle à la pallion , il faut qu'el

le ſoit eſtrangere , comme celle qui vient de

la couſtume du pais, de l'humeur des per

ſonnes , de la foibleſſe du iugement & au

tres ſemblables. Mais cecy s'examinera plus

ſoigneuſement en ſon lieu :Reprenons no


ſtre premier diſcours.

L'ame ſe roidiſt donc dans l'Eſperance &

ſouffre en quelque façon ce mouuement

Tonique qui ſuruiếc au Corps comme nous

auons monſtré. Mais on pourroit dire , que

quelque image que cér exemple puiſſe don

ner de la maniere dont l’Appetit eſt eſmeu ,

elle ne ſatisfait pas tout à fait l'eſprit , &

luy laiſſe toûjours la difficulté de conceuoir

comment l'Ameſe peut mouuoir ainſi: Car

il n'en va pascomme des Corps qui ont des


nerfs & des muſcles qui tendent les parties

& les tiennent fermes , en les tirant eſgale

ment de tous coſtez . On ne peut rien si

maginer de pareil en l’Ame qui eſttoure fim

ple , & qui ſouffriroit pluſtoſt d'eſtre com

Yy
TER
354 LES CHARAC ES

parée à des corps ſubtils & fluides où céref

fer ne peut arriuer ,qu'à ceux qui ſont mal

fifs & peſans où il ſe fait ordinairement.

Neantmoins quoy que cela ſoit verita

ble , il ne deftruit pas ce que nous auons

propoſé :Car il eſt certain que l'Ame ſe Roi

diſt auſſi bien que le Corps, & que la ma

niere en eſt tout à fait differente. Il n'eſt pas

toûjours neceſſaire que les meſmes mouue .


mens ſe faſſent d'vnemeſme façon ; Et nous

voyons que tous les Animaux plient &

eſtendent leurs corps , quoy que lesmoyens

en ſoient differens : Dans ceux qui ſont par

faits , les muſcles font cér effet en ſe reſer

rant & ſe relaſchant ; Mais il y en a beau

coup où ces parties ne ſe trouuent point,

comme en ceux qui ſont ſi petits qu'à pei

ne les peut -on voir , & où vray -ſemblable

ment les Eſprits & les nerfs font tous ſeuls

ces actions ſans auoir beſoin d'autres orga

nes . Il y a mille autres exemples dans la Na

ture qui font voir clairement cette verité ;

mais quand il n'y en auroit pas vn , l'Eſchole

nous apprend que les Subſtances Spirituel .


DE L'ESPERANCE , CHAP . VI . 355

les ſe portent d'vnendroit à l'autre ; qu'elles

peuuent occuper plus ou moins d'eſpace;

qu'elles pouſſent & entraiſnent les corps ;

qu'enfin elles font preſque tous lesmouue

mens que nous remarquons dans les corps

animez , quoy que la maniere & les moyens


en ſoient tout à fait diſſemblables. Cela

eſtant il ne faut pas douter que l'Appetit ne

ſe puiſſe roidir commeles parties viuantes,

ſans qu'il ſoit de beſoin qu'il le falſe en la


meſme façon , & par les meſınes moyens
dont elles ont accouſtumé de ſe feruir

Mais ſi l'on demandoit , quelle eſt donc


cette maniere , & quels ſont ſes moyens par

culiers dont l'Appetit ſe ſert en ce mou

uement ? Il faut auouer que cette demande

ſeroit bien hardie , à laquelle il ne ſemble

pas que l'eſprit humain puiſſe ſatisfaire. Car

puiſque fa connoiſſance pour haute qu'elle

ſoit ,tireſon origine de celle des ſens ; com

ment pourra - t'il en auoir aucune des cho

ſes où les ſens l'abandonnent ? Comment

deſcouurira - t'il les voyes que la Nature

tient aux mouuemens de l'Ame, qui ne ſont

Y y ij
RES
RA CTE
LES CHA
356

pas ſenſibles; puis qu'il ne connoiſt pas cel

les qu'elle garde en ceux du Corps qui frap

pent les ſens & qui ſont expoſez à nos yeux.

En effet il faut que toute noſtre Philoſo

phie confeſſe , qu'elle ne touche qu'aux ex


tremitez des mouuemens , & qu'elle ne par

le preſque iamais de ce qui ſe paſſe entre


deux : Et l'on peut dire Nature qui
que la

donne ſi liberalement toutes choſes, ſemble

eſtre jalouſe de l'art auec lequel elle les fait ,

& ne vouloir pas que l'on voye les reſſorts

de ſes ouurages . Quoy qu'il en ſoit , ie ne

l'on puiſſe affeurer autre


penſe pas que cho

ſe ſur ce ſujet , ſinon , que l’Ame ſe Roidiſt

en excitant & reueillant ſa vigueur , & la

mettant ,comme dit l’Eſchole , de puiſſance

en acte . Et de fait puiſque les Natures An

geliques peuuent ſe mouuoir , & tranſporter

meſme les corps d'vn endroit à l'autre , il

faut qu'elles ſe donnent & à eux auſli, quel

que impetuoſité qui change la ſituation &

la conſiſtence qu'elles auoient ; il faut que

quelque vertu particuliere fe reſpande en

toute leur eſtenduë,qui les rende plus fortes

& plus agiles : Et cette vertu n'eſt rien à


1
DE L'ESPERANCE, CHAP . VI . 357

mon aduis que leur volonté qui s'eſmeur ,


ou leur mouuement meſme; car les choſes

acquierent dans le mouuement , vne force

qu'elles n'ont pas dans le repos . La melme

choſe ſe peut dire à proportion de l'Appe

tit qui eſt la premiere puiſſance motiue qui


ſoit dans les animaux : Car en s'excitant il

s'agite & ſe fortifie, & en s'agitant d'un mou

uement eſgal & vniforme qui le tient com

me ſuſpendu ſans l'auancer & ſans le reti

rer , il demeure Roide & Ferie pour reſiſ

ter aux difficultez qui ſe peuuent preſenter.

Mais ſans nous engager plus auant dans cet

te recherche qui paſſe les bornes de noſtre

deſſein , il ſuffira de leuer vne difficulté qui

naiſt de ce que nous venons de dire .

Car ſi ce mouuement de l'Appetit n'eſt

rien qu'vne agitation eſgale & vniforme ,


par laquelle l'ame demeure ferme en ſoy

meſmeſans s'auancer & ſans ſe retirer ; il s'en

ſuiura que le Deſir ne ſe trouuera iamais

auec l'Eſperance , puis qu'il eſlance l'ame &

la pouſle hors d'elle-meſme, & que celle- cy

la recient . Il faut donc dire qu'il eſt verita

Yy iij
R
TE
R AC
LES C HA ES
358

ble que le Defir n'eſt pas toûjours auec l'El

perance , quoy qu'il la deuance toûjours . Et

de fait quand on deſire ardemment quelque

choſe , on ſent que l'Eſperance ſe relaſche


comme le Deſir diminuë quand l'Eſperan

ce croiſt : Aſſeurément l'vn & l'autre ſe

deſtruiſent quand ils ſe rencontrent ; d'au

tant que dans le Deſir l'ame ne conſidere le


bien
que comme abſent , & n'a point dau

tre ſoin que de s'en approcher : Mais dans

l'Eſperance elle ſe le figure ſi proche , ne

voyant point de difficultez qu'elle ne puiſſe


ſurmonter , qu'elle ſe l'imagine preſque com

me s'il eſtoit preſent,( d'où vient que la loye

y eſt plus grande que dans le Delir :) C'eſt

pourquoy elle n'y fait pas les eſlans ny les

Taillies qu'elle fait en celuy -cy , ſi elle n'eſt


violétée d'ailleurs ; au contraire elle s'arreſte

pour receuoir le bien qui ſemble ſe produi


re & s'auancer vers elle . Cette verité ſe del

couure meſme dans les façons de parler qui

ſont ordinaires en ces paſſions : Čar quand

on dit que le Deſir eſt preſſant, qu'il eſt ar


dent & violent , qu'il ſe porte vers le bien ;

Et que l'Eſperance eſt ferme & afleurée


DE L'E SPERANCE , CHAP . VI. 359

qu'elle ſoultient ceux qui eſperent , qu'elle


attend les choſes deſirées: On fait voir ſans

y penſer que l'ame s'eſlance dans le Deſir, &

qu'elle ſe retient dans l'Eſperance. De forte

que ces deux mouuemens eſtant oppoſez , il

eſt impoſſible qu'ils ſe puiffent faire en mef

me temps , & que ces deux paſſions ſe trou

uent alors enſemble ;mais il faut de neceſſi

té qu'elles ſe forment l'vne apres l'autre ,

comme nous auons dit qu'il arriuoit dans

celles dont nous auons parlé aux diſcours


precedens.

Il eſt pourtant vray que cela ne ſe fait

pas toûjours ainſi, & que l'Eſperance ſe mef

le le plus ſouuent auec le Deſir , la Hardieſ

ſe & la Cholere , ou l'ame ne manque ia

mais de ſe jetter en dehors : Car l'affermiſſe

ment qu'elle ſe donne en celuy - là , n'eſt pas


contraire à lellancement qu'elle fait en cel

les - cy ; le premier eſtant vn mouuement des

parties entr'elles , & l'autre yn mouuement


de toute la choſe : Et comme nous voyons

qu'vn corps ſe peut tenir Roide en foy -mer

me, & ſe mouuoir encore d'ŷn lieu à l'autre;


360 LES CHARACTERES

il faut conceuoir la meſme choſe dans lAp

petit , & ſe figurer que l'Eſperance le tient

ferme , pendant que ces autres paſſions le

tranſportent hors de luy -meſme. Mais alors

auſſi il ne s'arreſte pas comme nous venons

de dire , la cauſe de les Saillies eſtant plus for.

te que celle de la Retenuë , qui a vray dire


n'eſt
pas eſſentielle à l'Eſperance , mais vn

pur accident qui ne ſe rencontre auec elle

que lors qu'elle eſt toute ſeule.

Voyons maintenant ce qui fait ainſi Roi

dir l’Appetit ; car bien qu'il ait la vertu de ſe

mouuoir comme il luy plaiſt , & qu'il ſe Roi


diſſe pour reſiſter aux difficultez i; neant

moins eſtant yne puiſſance aueugle , il ne

connoiſt point les Difficultez , & il faut de

neceſſité que l'imagination les luy propoſe;

Et par conſequent que ce ſoit elle qui luy

donne le premier branle & qui luy enſeigne

le mouuement qu'elle doit employer en ceç.

te rencontre . Apres donc qu'elle a reconnu

les empeſchemens qui peuuent trauerfer ſes

deſſeins , & qu'elle a creu les pouuoir ſur

monter , elle commande à l'Appetic de ſe


mettre
DE L'ESPERANCE, CHAP . VI . 361

mettre en deffence & de ſe tenir ferme pour


leur reſiſter .

Mais d'où vient la creance qu'elle a de les

pouuoir ſurmonter ? C'eſt de la bonne opi

nion qu'elle a de les forces. C'eſt pourquoy

ceux qui ont beaucoup d'amis , d'honneurs

& de richeſſes; ceux qui n'ont point eſprou

ué de diſgraces , & à qui les choſes ont coû

jours fuccedé heureuſement ; ceux qui ſont


ieunes & robuftes ; enfintous ceux quipen

ſent eſtre puiſſansdans les biensdu corps, de

l'eſprit & de la forcunc, eſperent facilement;


parce qu'ils croyent auoir aſſez de forces

pour s'oppoſer à tous les obſtacles & vain

cre toutes les difficultez qui ſe: pounent

preſenter.

Cette Bonne Opinionieft fi neceſſaire à

l'Eſperance qu'elle en fait preſque toutes les

differences & les eſpeces : Selon qu'elle eſt

plus grande ou plus petite., elle fait la force

ou la foibleſſe , l'excez ou le deffaut de cette

-Paſſion :: C'eſt elle qui produic la Preſom

ption & la Confiance ; qui rend les Eſpe


Z z
LES CHARACTER ES
362

rances Certaines ou Doureuſes ,Bonnes ou

Mauuaiſes, qui lesaugmenteou qui les af

foibliſt. En effet la Preſomption n'eſt rien

qu'vne Eſperance immoderće qui vient de

la trop grande opinion que l'on a de ſes fora

ces : La Confiance eſt yne aſſeurance que l'on

prend au ſecours que l'on attend ; c'eſt com

ine la foy que l'on donne aux promeſſes que


les choſes ſemblent faire en ces rencontres :

Car on dit que la ſaiſon nous promet des

fruits ; que l'on ſe promet tel & cel ſuccez

de ſon courage , de ſes forces, & de ſes amis .

Enfin les Eſperances ſont Certaines ou Dou.

teuſes , Grandes ou Pecites,Bonnes ou Mau .

uaiſes ; ſuiuant que l'on croit les difficultez

plus fortes ou plus foibles , & que l'on pen

ſe qu'elles ſeront plus ou moins faciles à ſur


monter .

le penſe pourrant qu'il faut apporter icy

quelque diſtinction :Car l'Eſperance la plus

Certaine n'eſt pas toûjoursla plus Grande;


et il eſt vray -femblable qu'elle eſt plus Gran

de , quand l'ameſe Roidiſt d'auantage; puiſ

que c'eſt le mouuement particulier quifor


mecette Pallion : Or elle fe Roidiſt dauan

2
DE L'ESPERANCE , CHAP . VI . 363

cage quand elle rencontre de plus grandes

difficultez ; Mais quand les empeſchemens

ſont legers , elle n'a pas tant de ſoin de ſe

Roidir , & par conſequent l'Eſperance eſt

plus Petite quoy qu'elle ſoit plus Certaine .

La commune façon de parler confond


neantmoins toutes ces choſes : Car on dit

que l'on a de Grandes , de Fortes & de Bon

nes Eſperances ,pour dire qu'elles ſont Aſſeu

rées ; Et que l'on en a de Petites , de Mauuaiſes

& de Foibles quand elles ſont Douceuſes.

Cela n'empeſche pas pourtant qu'il ne les

faille diſtinguer comme nous auons fait :

Car il eſt certain qu'il y a des Eſperancos

qui ſont Foibles & Petites , non pas à cauſe

qu'elles ſont incertaines , mais parce que le


ſuccez en eft fi aſſeuré , & les difficultez ſi

lcgeres , que lame ne fait preſque aucun


mouuement pour elles : Et de fait on ne dira

iamais que ces Eſperances ſoient Mauuaiſes,

quoy que les grandes & les fortes paffentor


dinairement pour Bonnes .

On pourroit demander comment il ſe

peut faire qu'il y ait des Eſperances Certai


1 Zz ij
LES CHARACTERES
364

nes , puiſque la creance que l'on a de l’eue

nement des choſes que l'on efpere , eſt toû

jours douteuſe . Certainemét il faut auoüer

que la certitude qui s'y trouue n'eſt pas in


faillible & neceſſaire, elle eſt ſeulement vray :

ſemblable & morale ; Et l'on appelle les Ef

perances Certainės & Aſſeurées qui ſont les

moins douteuſes , & où il y a le moins à

craindre. Mais quoy , il ſemble donc que la

Crainte ſoit toûjours mellée auec l'Eſperan

cé , bien que ce ſoient deux paſſions cor

traires ? Il eſt vray qu'il y a toûjours quelque

fujet de Craindre , puis qu'il y a toujours ſu

jet de douter; mais il ne s'enſuit pas que la

Crainte ſe forme pour cela , & qu'elle ſe melle

auec l’Eſperance , quand melme Pame enſe

roit ſurpriſc. Les Paſſions ne s'efleuent pas

toûjours à la veuë de leurs objets; foit qu'il y

en air de plus fortes qui les retiennent ou

quiles eſtouffent en leur naiſſance; ſoit que

l'eſprit ne conſidere pas attentiuement les

cauſes qui les deuroientexciter. Dans l'Ef

perance l'ame eſt plus accentiuc au Bien

qu'aux Difficultez dontilcít aihegé ; Elle ne

les void que commeen paſſant , & croic les


DE L'ESPERANCE , CHAP . VI . 365

pouuoir ſurmonter : Alors auſſi quelque ſu

jet qu'il y ait de craindre,nel'examinant pas ,

elle ne craint pas en effec : Mais fi elle vicnt

à conſiderer les Difficulrez plus que le Bien ,

& ſi elle tombe dans l'opinion de ne les

pouuoir vaincre , l'Eſperance fait place à la

Crainte , qui s'enfuit à ſon tour pard'autres


conſiderations ; faiſant ainſi yn fax & reflux

qui eſt ſouuent ſi prompt & ſi rapide, qu'il

ſemble que ces deux Paſſions ſe mellent &

ſe confondent enſemble. Maisil faudra en

core retoucher ces matieres au difcours de

la Crainte : Voyons quel eſt le Mouuement

des Eſprits & des Humeurs dans l'Eſpe


rcane .

1 Zz iij
RES
ACTE
LES CHAR
366

Quel eſt le mouvement des Esprits dans

TE perance.

III . PAR TI E.

VISQVE les Eſprits ſe mcuucnt


dans les Paſſions conformément

à l'elmocion de l'ame , il faut que


comme elle fe Roidiſt & s'Affer

miſt en ſoy -meſme quand elle eſpere , ils

ſouffrent auſſi en quelque ſorte la meſme .


agitation . Toute la difficulté eſt donc de

ſçauoir comment cela ſe peut faire : Car il

n'eſt pas ayſć de conceuoir comment des

corps ſi fluides & fi ſubtils peuuent acque

rir vne qualité qui ne conuient qu'à ceux

qui fonc ſolides & groſſiers. Et il ne faut

pas croire qu'ils ſe congelent icy , comme

on dit qu'il arriue en certaines maladies ;ou

qu'ils ſe fixent à la maniere de ces Eſprits

Metalliques, dont la Chymie nous raconte

tant de merueilles : Car outre que ceux dont


DE L'ESPERANCE , CHAP . VI . 367

nous parlons ſont bien plus deſliez, & qu'ils

ſont peut-eſtre d'vn autre genre que ceux

là ; il faudroit qu'ils deuinflent alors immo

biles , & qu'en ſuite toutes les parties où ils


doiuent couler demeurallent ſans action ,

puis qu'elles ne peuuent agir que par leur

mouuement : Ce qui toutefois ne peut eſtre

veritable ; l'experience & la raiſon nous fai

fant voir que les organes ſe mcuuent libre

ment en certe Paſſion ; Et que le Deſir qui


fe meſle fouuent auec elle , comme nous
.
auonsmonſtré, faie mouuoir les Eſprits ſans
ruiner la fermeté & la conſiſtence que l'Els

perance leur donne ,

On pourroit peut - eſtre s'imaginer qu'ils


ſe reſſerrent & fe ramaſſent en cux -meſmes ;

qu'en vniſſant & preſſant enſemble leurs

parcies ‫;ز‬ ils deuiennent plus fermes & plus


forcs, & ſe mettent ainſi en eſtat de mieux

reſiſter aux attaques qu'on leur pourroit fai

re . Et certainement il y a grande apparence

qu'il ſe fait quelque choſe de ſemblable en


cette rencontre : Car lame qui ſçait quece

qui eſt yny eſt plus fort que ce qui cſt diuiſé,
ER
CT
A RA
368 LES CH ES

ne manque iamais de ſe fortifier ainſi quand

le mal ſe preſente : Or les difficultez qui ſe

trouuent toûjours dans l’Eſperance paſſent


pour vn mal , puis qu'elles s'oppoſent à la

poſſeſſion du bien ; Et partant il eſt vray


femblable que l'ame referre les Eſprits pour

ſe mieux deffendre de cét ennemy qui tra

uerſe ſes deſſeins. Neantmoins comme elle a

de couſtume en cette Paſſion de ne confi

derer qu'en paſſant les difficultez , qui par

conſequent ne luy ſemblent pas ſi grandes


ny ſi mal-ayſées à ſurmonter , il ne faut pas

douter, que ſi elle reſſerre les Eſprits, c'eſt fi

peu quecela n'eſt pas conſiderable , ny aſſez

puiſſant pour les affermir de la façon qu'ils


doiuent eſtre.

Et de fait les Eſprits ne fe peuuent reſſer

rer beaucoup qu'ils ne ſe retirent en dedans,

& qu'ils ne faſſent en ſuite paſlir le viſage;


d'autant qu'ils entraiſnent le ſang auec eux ,

& defrobent au teint la rougeur qu'il auoit

auparauant: Deforte que l'Eſperance ayant

cela de propre , de tenir le viſage cſgal & de


fi
n'en changer point la couleur , ilfaut que
elle les rend û fermes comme nous auons

dit ,
DE L’E SPERANCE , CHAP . VI . 369

dit , ce ſoit par vn autre moyen qu'en les


refferrant & les reüniſſant enſemble.

Pour conceuoir donc comment cela ſe

fait , il faut remarquer que l'ame ne pouuant

rien eſperer qu'elle ne l'ayme & ne le deſire

premieremér , il eſt neceſſaire que les Eſprits

le meuuent conformément à ces deux pal

fions deuant que l’Eſperance les puiſſe agi

ter . Or ils ſe dilatent , & s'ouurent dans l'A

mour pouraccueillir le Bien ; Et dans le De


fir ils le recueillent ordinairement yn peu ,

afin de s'eſlancer plus facilement vers luy :

Eſtant donc en céi eſtat , ſi l'Eſperance ſur

uient là -deſſus, elle ne change rien dans la

ſituation de leurs parties,elle les retient ſeu

lement dans la proportion qu'elles auoient

enſemble ; Et de libres & de vagabondes

qu'elles eſtoient , elle les aſſujettiſt à vn cer

tain ordre qu'elles gardent entr'elles tout

autant de temps que dure l’Eſperance : Ce

qui ſe fait par l'entremiſe de l'ame qui à vn

empire ablolu ſur elles , qui les place com

me elle veut , qui les arreſte où illuy plaiſt,

& les tient comme par la inain dans le rang


A Aa
LES CHARACTERE S
370

où elle les a mis : Et pour lors elles demeu

rent fermes & ſtables fans ſe confondre auec

les autres , ſans ſe retirer en dedans , & fans

s’auancer en dehors ; qui eſt le mouuement

particulier des Elprits en cette Paffion .

On dira peut-eſtre , que ſi ces parties de


meurent ainſi fermes & Itables , elles ne ſe

mouuront pas , & que par conſequent les

Eſprits n'auront aucun mouuement dans

l’Eſperance. Mais il y a des choſes qui pour

ne changer pas de place ne laiſſent pas de fe

mouuoir : Ainſi les corps elementaires qui

ne ſont pas en leurcentre , quoy qu'ils ſoient


retenus, & qu'ils ſemblenteſtreimmobiles,

font neantmoins vn certain effort pour re

tourner en leur lieu nacurel , qui les fait pa

roiſtre peſans ou legers. On peut dire la


meſme choſe des Eſprits qui eſtant retenus

par vne violence eſtrangere, ne ſont pas ve

ritablement en repos , & ſouffrent quelque

agitation ſecrete qui les tient continuelle

ment ſuſpendus.

Or quoy que les Eſprits demeurent ainſi


DE L'ESPERANCE, CHAP . VI . 371

fermes & ftables dans l'Eſperance , cela

n’empeſche pas qu'ils ne puiſſent en meſmo

tempseſtre agitez par les autres paſſions qui


ſe mellent auec elle . Ainſi le Deſir & la

Hardieſſe les peuuent eſlancer ſansruiner la

fermeté qu'ils ont , parce qu'elle ne conſiſte

que dans l'ordre de leurs parties , que cér

eſlancement ne deftruit pas , comme nous

auons dit ; puiſque l'on peut mouuoir vne

choſe d'un lieu à l'autre ,ſans empeſcher l'or

dre & le mouuement que ſes parties peu

uent auoir en elles -meſmes.

Il eſt vray auli que commele Deſir s'af

foiblift quand l'Eſperance eſt bien force ; ſi

les Eſprits ſont bien fermes , l'eſlancement

n'en peuteſtre fi grand ; parce qu'ils ne ſont

pas di libres ny li faciles à mouuoir qu'ils ſe

roient s'ils n'eſtoient point retenus. Que

s'il s'elleue des paſſions donc le mouvement


deſtruiſe tout à fait celuy de l'Eſperance ,

telle qu'eſt la Ioye & le Deſeſpoir ; alors

on peut aſſeurer que l’Eſperance ceſſe pour


yn temps , afin de faire place à celles - là ; Et

que les Eſprics perdent leur fermeté pour ſe


AAa ij
372 LES CHÄR Ä CTERÉS

reſpandre ou pour ſe relaſcher , reprenant

apres leur premiere conſiſtence ſi l'ame voit

de nouucaux ſujets d'eſperer : Ce qui arriue

quelque - fois lí promptement qu'il ſemble

que cela ſe faſſe en vn inſtant , & que ces


mouucmens ſe confondent les yns auec les

autres .

Ie ne voy plus rien icy qui nous puiſſe

arreſter ; linon qu'il peut tomber en la pen

ſée de quelques- vns , que s'il eſtoit veritable

que dans l’Eſperance l'ame & les Eſprits ſe


roidiſſent pour reſiſter aux Difficultez , il

faudroit qu'il en paruſt quelque choſe aux

parties exterieures , & qu'elles ſe roidiſſent

auſſi pour le meſme deſſein ; puiſque nous


voyons dans le Riz que les muſcles ſe reti

rent commel'ame ; que dans le Deſir & dans

la Cholere , ils s'eflancent en dehors comme

elle ; qu'ils ſe relaſchent dans la loye , & que

toutes les autres paſſions font ſur le Corps

la meſme impreſſion que les objets font dans

l'Appetit. Mais il faut conſiderer que les or

ganes du mouuement volontaire ne ſe meu

uent dans les paſſions, que par la Force &


1
1

DE L'ESPERANCE,CHAP. VI . 373

l'efficace de l'objet qui preffe l'ame & l'obli

ge d'employer tous les moyens qu'elle a

pour arriuer à la fin qu'elle s'eſt propoſée ,

comme on void qu'il arriuc dans toutes les

paſſions violentes : Ou bien par vn deſſein

particulier qu'elle a de faire paroiſtre au de

hors ce qu'elle reſſent interieurement, ainſi


qu'elle fait dans le Riz & dans les Careſſes.

De ſorte que n'ayant aucun de ces motifs

dans l'Eſperance , elle n'a que faire de re

müer lesparties exterieures, & ſe contente

de l'agitation qu'elle donne aux Eſprits. Ne

conſiderant le mal que comme en paſſant ,

clle ne l'eſtime pas ſi grand qu'elle doiue


employer contre luy tous fes efforts; c'eſt

pourquoy elle n'agite ordinairement que les

parties les plus mobiles , telles que ſont les

Eſprits ,les Yeux , les Sourcils & quelques


autres , comme it arriue dans toutes les au

tres paſſions qui ſont foibles ou moderées,

A Aa iij
i
374 LES CHARACTERES

Les cauſes des Charaderes de

l'Esperance.

IV . PARTIE .

A is c'eſt aſſez parlé de ces orages

ſecrets , voyons d'où viennent

ceux qui paroiſſent au dehors , &

examinons pourquoy l’Eſperance

rend les Hommes Hardis, Preſomprueux ,

Temeraires , Inſolens , Credules , Negli

gens en leurs affaires , & Impatiens en leurs

actions; Quoy que ce ſoit la plus moderée &

la plus tranquille de toutes les paſſions de


l'ame .

Pour ce qui eſt de fa Moderation , il eſt

bien ayſé d'en trouuer la cauſe , apres auoir

monftré comment elle eſmeut l'ame & les

Eſprits: Car il eſt impoſſible qu'elle les tien

ne Fermes & Roides cóme elle fait, & qu'el

le puiſſe eſtre ſujette à ces agitations violen


DE L’ESPERANCE , CHAP . VI . 375

tes qui ſe remarquét aux autres Paſſions; Au

contraire il faut que les languiſfantes & les

imperueuſes qui ſe meſlent auec elle , pren

nent yne mediocrité conforme à cette forte

de mouuement qui tient l'ame entre l'ar

deur & la negligence , commenous auons

die : C'eſt pourquoy elle affoibliſt le Defir

quand il eſt trop ardent , & l'excite quand

il ſe relaſche : Elle ſert d’eſperon à la Pareſſe

& de bride à la Violence ; elle empeſche la

Hardieſſe d'eſtre temeraire ; elle oſte à la

loyefes tranfports ; Et ſi elle ſe trouue auec


la Crainte & auec la Douleur , elle les

modere en telle ſorte qu'elles n'abattent

point lecourage , & ne refuſent pas l'entrée

aux plus douces paſſions.

Mais d'où vient donc qu'elle rend les


hommes Temeraires , Vains , & Impatiens ?

Comment la Cholere & la Fureur peu

uent - elles compatir auec elle ; Et fi elle exci

te & anime le Courage & lesDéſirs , com

ment fait - elle naiſtre la Negligence & la Pa

reſſe ? Certainement on ne ſçauroit douter

qu'elle ne ſoit en quelque ſorte cauſe de tous

ces effets: Mais auſſi quiconſiderera la ma


RES
376 LES CHARACTE

niere dont ils ſont produits ,confeſſera qu'el

len'en eſt pas la cauſe prochaine , ny meſme

la veritable : Car l'Eſperance fait bien naiſtre

la Hardieſſe ; mais la Hardieſſe paſſe apres

dans la Temerité : Elle excite & reueille les

Delirs ; mais ceux- cy font venir l'Impatien

ce & l'Inquietude: Elle ameine la loye auec

elle ; & la loye ſe jette apres dans ces Rauif


femens & ſes Extaſes : Elle inſpire l’Appetit

de Vengeance quiſe chāge apres en Fureur :

Enfin elle donne la Confiance, & celle - cy

cauſe la Preſomption , la Vanité & le Mel

pris de toutes les choſes qui peuuent trauer

fer nos deſſeins, d'où naiſſent apres la Negli

gence & la Pareſſe . De ſorte que tous ces


deffaux ne viennent pas immediatement de

l'Eſperance, mais des autres paſſions qui lac

compagnent : Et meſme il eſt certain que


lors
que celles-cy ſont venuës à cét excez,

elle diſparoiſt tout à fait, ou deuient extre

mément foible. Car quand on eſt touché

d'une grande loye , on n'a plus en ce mo

ment aucun ſentiment de l'Eſperance; elle

ne paroiſt preſque pas dans les Deſirs vio

lens , ny dans les tranſports de la Cholere ,


l'ame
DE L'E SPERANCE , CHAP. VI. 377

l'ame ſe laiſſant emporter aux motifs par

ticuliers de ces paſſions: Et la Preſomption

meſme qui ne ſemble rien qu'vn excez d'El

perance, la ruine tout à fait, en ſe figurant

qu'il n'y a plus de difficultez qui fe puiſſent

oppoſer à ſes deſſeins : Car où il n'y a plus

de difficulté , il n'y a plus d'Efperance

Quoy qu'il en ſoit , la Hardieffe fe joint

facilement à l'Eſperance , parce que l'ame

s'eſtant affermie par celle -cy pour refi

fter aux difficultez , eſt delia en eſtat de les

attaquer fi elles luy paroiſſent bien fortes,

& fi elle vient à conſiderer le peril où elles


la peuuent jetter faute de les combatre &

de les vaincre. Ioine que la bonne opinion

qu'elle a de les forces luy augmente le cou

rage , & lay perſuade que ce n'eſt pas aſſez


dedemeurer fur la deffenſiue, mais qu'il faut
1
pourſuiure & affaillir ſon enotmy. Que ſi

les forces ne font pas proportionnées à cette

bonne opinion , & li elles les croit plus

grandes qu'elles ne ſont en effet ; de là vient

la Preſomption : Et celle -cy jointe aucc la

Hardieſſe, fait la Temerité , & en ſuire l'In

B Bb
- 378 ; LES CHARACTER ES

ſolence; tout de mefine qu'auec la loye elle

produit la Vanité , le Babile l'importunité


comme nous dirons en fon licu .

L'Impatience regne puiſſamment en cet

te Paffioni, dautant que tenant ordinaire

ment compagnie à la loye, au Defir & à la

Crainte , il y a coûjours quelqu'vne de ces

trois auec l'Eſperance , & ſouuent meſme

elles s'y trouuent toutes enſemble : C'eſt

pourquoy il ne faut pas s'eſtonner ſi l'on eſt

Inquiet quand on elpere ; ſoit par l'appre


henſion que l'on a dene poſſeder pas affez

toft le bien que l'on arrend ; foit par l'em


1
preſſement que le deſir apporte ; ſoit par le

perillement qui accompagne le plaiſir : :


w

Il n'y a point de Paſſion ſi Credule que

l'Eſperance ; car les les autres ne donnent

creance qu'au bien ou au mal qu'on leur

propofe ; mais celle- cy la donne cfgale

menc à tous deux . En effet il n'y a que les

choſes agreables qui perfuadent la loye ,


l'Amour & le Defir ; le's faſcheuſes ne font

point d'impreſſion ſur elles ſans les deſtrui


DE L'E SPERANCE , CHAP . VI . 379

re : Au contraire il n'y a que le mal qui ſe

faſſe entendre de la Douleur de la Crainte

& du Deſeſpoir ; le bien ne trouue point

d'audienceny d'accueil chez ellés.Mais l’EL

perance preſte l'oreille à tous les deux , par


ce qu'eſtant comme au milieu de l'vn & de

l'autre , elle panche facilement vers ces ex

2
tremitez ; Et elle n'a pas ſi coft creu.ce qui

fauoriſe ſes deſſeins ; qu'elle eſcoute ce qui

les luy repreſente impoſſibles.

Les Characteres Corporels qui ſe trou

uent en cette paſſion , ſont de deux ſortes

comme en toures les autres : Les yns ſe font


1
par le commandement de l'Ame, les autres

par neceflicé. Les mouuemens de la Teſte,


: des Sourcils , des Yeux , de la Voix , & de

tout le Corps ſont du premier ordre : Le

reſte eſt au rang des effets neceſſaires.

Le Corps ſe dreffe , la Tefte ſe leue , les

Sourcils ſehauffent pour vn meline deſſein :

Carlame quiveutobtenir le bien & refilter

aux difficultez qui s'y oppoſent , ſe met en


eſtat de faire l'vn & l'autre : Or outre que

BBbij
1

.
O

S
LES CHARACTERE
380

cerce Poſture eſt auantageuſe pour voir de

loing ce qui peut arriuer , elle l'eſt encore

pourpourſuiure le bien , & pour ſe deffen

dre du malli l'on en eſt atcaqué. C'eſt la fi


les corps de
tuation la plus naturelle que

mandent pour agir ; c'eſt le mouuementqui


commence toutes les autres actions des Ani 11
.
maux : S'il leur faut courir apres les choſes

agreables ; s'il leur faut fuïr ou attaquer les


1
ha mauuaiſes , la premiere chofe qu'ils font eſt .
de leuer la teſte & le corps . L'ame ſe mec
tant donc icy en eſtat de fe deffendre , diſ
T
poſe ainſi ces organes afin de n'eſtre pas ſur

priſe , & les dreſſe pour eſtre plus fermes :

lo Comme dans le Deſeſpoir & dans la Crain


te où elle ſe relaſche , elle fait courber le

corps , pancher la teſte & abatre les yeux


& les ſourcils.
[
0

Le Regard aſſeure'ſe fait auec vne grande

ouuerture des paupierès, auec viuacité &

vne veuë ferme& arreſtée. Il eſt commun à


18
la Cholere,à l'Impudence,à la Hardieffe & à

l'Eſperance; auec cette difference pourtant

que les yeux ſont trop ardans dans la Cho


o

oo
DE L’ESPERANCE , CHAP . VI . 381

lere , trop ouuerts dans l'Impudence , & trop

rudes dans la Hardieſſe : Mais dans l’Eſpe

rance ils n'ont aucun de ces derfaux ; cout y

eſt moderé, & il ſemble que la douceur & la


ſeuerité ſe ſoient confonduës en tous leurs

mouuemens . Les Yeux y ſont donc plus ou

uerts qu'à l'ordinaire pour mieux voir le bié

& les difficultez qui ſe preſentent:La ferme

té de la veuë eſt vne marque que les empef

chemens n'eſtonnent point l'ame & qu'elle ,

croit de les pouuoir ſurmonter : La viuaci

té des Yeux vient des Eſprits que le Deſir

a pouſſez en ces parties, ou que la loye y a


fait reſpandre : Enfin la douceur & la ſeue

rité s'y trouuent meſlées enſemble , parce

qu'en meſme temps l'ame void le bien & le

mal ; qu'elle eſt touchée de l'vn & de l'autre ;

Et qu'elle n'eſt pas ſi fort affeurée d'obtenir

ce qu'elle pretend , qu'elle n'ait toûjours


quelque ſujet d'en douter.

Cette paſſion fait auſſi ſouuent tourner

les reux en haut , parce qu'ayant beſoin de


l'aide d'autruy pour acquerir ce qu'elle re

cherche , elle jette la vcuë au Ciel comme

B B b jij
382 I , ES CHARACTER ES

á la ſource generale de tous les biens , & au


commun ſecours de toute la nature ; Et re

court aux cauſes ſuperieures n'eſtant pas

N
toûjours aſſcurée de Palliſtance qu'elle s'eſt

promiſe des autres .

Mais quand les Regards fontPreffans ou

Inquiets , ce ſont des effets du Deſir & de

la Crainte qui ſe meflent auec elle ‫ ;و‬tour de

meſme que la loye y apporte ſouuent ſes

tranſports , ſes petillemens & les agitations.

Enfin la Voix en la Parole y font fermes,

c'eſt à dire fortes, fàns vehemence ny ineſ

galité; ne ſe hauſſant & ne s'abaiſſant point;


n'eſtant ny tremblantes ny precipitées : Car

l'ame qui ſe roidiſt pour refifter aux diffi

cultez , n'eſt pas en eſtat de craindre ; mais

ne les voulant pasauliattaquer, elle ne fait

aucun grand effort. C'eſt pourquoy la Voix

ne s'abaiſſe pas parce qu'iln'y a point de foi


auſſi
bleſſe dans l'ame ; elle ne ſe hauſſe pas

n'y ayant aucune violence : Elle n'eſt non

plus tremblante , parce qu'il n'y a point de

crainte ; ny precipicée , eſtant ſans impetuo .


DE L'ESPERANCE , CHAP . VI . 383

ſité : Mais elle eſt forte& eſgale , l'air eſtant

pouſſé fortement & efgalement par l'amo

qui s'eſt affermie & aſſeurée contre les dif


ficultez .

>
Il ne reſte plus que les Characteres Ne
ceſſaires qui viennent en ſuite de l'agitation

des humeurs & des Eſprits. Le Premier &

celuy qui ſemble le plus propre à l'Eſperan

ce eſt, que le Viſage ne change point de cou


leur, dont nous auons deſia touché la rai

fon au commencement de ce diſcours : Car

les Eſprits qui deuiennent fermes , arreſtent

auſſi leſang & empeſchent qu'il ſe retire en

dedans & qu'il fe. reſpande au dehors.

Que ſi l'on palliftquelque-fois , c'eſt vn ef

fet de la Crainte ; comme la Rougeur l'eſt

de l’Amour , du Deſir , de la loye & des au

cres paſſions quiportent le ſang aux parties


exterieures .

Les Soupirs fuiuent encore l'Amour & le

Defir : C'eſt la Crainte qui refroidiſt & faic

perdre le Courage: C'eſt la Hardieſſe qui l'ef


chauffe & le r'anime : Enfin l'Inquietude

vient principalement du Defir & de la


384 LES CHARACTER ES

Crainte,qui s'augmentent par les longueurs

& les delais qui retardent la poſſeſſion du


bien deſiré. Mais ce ſont là des Characteres

eſtrangers à l'Eſperance , dont l'examen ne

ſe doit pasfaire icy : Conſiderons ſeulement

ceux qui ſemblent luy eſtre propres & na


turels .

Elle rend le Pouls ferme ſans eſtre vehe

ment ; car le coeur & les arteres qui s'af


fermiſſent auſſi bien que les Eſprits , font
3

paroiſtre le Pouls vn peu plus dur qu'il n'e 1


1
ftoit; Et l'on fent au toucher qu'il a quelque 1
forte de fermeté qu'il n'auoit pas aupara

uant :Mais cela ſe fait ſans vehemence ,par

ce que l'ame ne fait point d'effort pour at

taquer comme nous auons dit , & que la


chaleur у eſt temperée qui demande vn

mouuement eſgal & moderć . Il eſt vray que

fi l'Efperance tombe en quelque nature froi

de & debile ,elle y fait le Pouls plus grand

& plus efleué qu'il n'eſtoit à l'ordinaire; dau

tant que l'ame qui connoiſt ſa foibleſſe 8

qui a deffein de ſe fortifier , auginente yn

peu la chaleur qui a befoin en ſuite d'yn

plus
DE L'ESPERANCE , CHAP. VI . 38 ;

plus grand rafraiſchiffement. Mais pour lors

le Pouls n'en eſt pas plus frequent , parce

que la Chaleur n'y eſt pas tellement accreue

quc lameait beſoin de ſe preſſer pour 'tem

perer l'ardeur qu'elle y pourroit cauſer : elle

fe contente d'eſlargir d'auancage le coeur &

les arceres pour y reccuoir vne plus grande

quantité d'air. Car c'eſt l'ordre que tient la

Nature quand la chaleur s'augmente , qu'el

le fait premierement le Pouls plus grand &

plus haut ; qu'apres elle le fait viſte , & en

fin qu'elle le rend frequent : Imitant en cet,

te rencontre ce qu'elle fait faire aux ani

maux , qui pour arriuer en quelque part

marchent premierement à grands pas ; qu'ils

redoublent s'ils ſont preſſez , & qui enfin ſe

mettent à courir . Quoy qu'il en ſoit , ce que

nous auons dit dų Pouls ſe rencontre dans la

Reſpiration , ſi'on en excepte la dureté que

le ſens n'y peut reconnoiſtre; bien qu'il ſoit


vray - ſemblable ſubſtance du Poul
que la
mon s'y affermiſt , comme Hipocrate dit

qu'il arriue dans la Cholere ; parce qu'il eſt

preſque impoſſible que les Eſprits qui cou

lent en toutes les parties , n'impriment la

ССc ..
TER
386 LES CHARAC -E S

qualité qu'ils ont en celle qui ſont molles.&

obeiſlantes comme ſont les Poulmons. En

vn mot l'Eſperance fortific routes les parties,

parce que les Eſpritsy font plus vigoureux :

Et comme elle les arreſte & les retient en for

te qu'ils ne ſe peuuent diffiper ny faire au

cun monuement violent on ne ſçauroic

conteſter que ce ne ſoit de toutes les Paſ


fions , celle qui eſt la plus auantageuſe pour

la ſanté , pour la longueurdela vic , & pour

la vertu meſme qui recherche auec tant de

ſoing la moderation qui ſe trouue naturelle

ment auec l'Eſperance . le dis çncore qu'elle

eſt auantagçule pour la longueurde la vie ;

car ce qui ſertpour vne grāde ſanté n'eſt pas

toûjours bon pour rendre vne vie bien lon

gue. La chaleur actiuç & veheméte produit


des actions fortes, mais elle abrege les jours ;

parce que les Eſprits te diſlipent facilement

& conſument promptement l'humidité'na

turelle:Deforte que pour viure long-temps,

il faut que la chaleur ſoit moderée ,que les

Eſprits ne ſoient pas vindamment agitez , &

qu'ils ne ſoient pas auſſi languiſfans. Or fi

la Nature ne leur donne cette juſteſieil ſem

EM
AN
UE
M

!
FI
IN
DE L'ESPERANCE, CHÁP . VI . 387

ble qu'il n'y a que l'Eſperance qui la leur

qui les re
puifle faire acquerir; C'eſt la ſeule

tient & qui les affermiſtſans ſouffrir de cha

leur exceſſiue ny de mouuemens deſreglez:

Er partant il ne faut pas s'eſtonner fi ceux

qui ſe nourriſſent de bonnes eſperances vi

uent plus long -temps que les autres, & fi


la mort ſuit ſouuent les grands ſuccez , par

ce qu'ils font perdre l'Eſperance qui eſt

l'Anchre veritable qui arreſte l'ame , la vie &

les années.co

FIN .

i
>

1
MAMBOR
LEGATORE DE
CORSO

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