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ITIONALL
F
等
{
9
1 .
111111111
LES
CHARACTERES
DES
Passions
Par le dela
Chambre medecine
de Monseigneur
LeChancellier.
L. de lahinTh . Mafre fo. WLIETTA MAE
TECRIO EMANUELE
P
./
6.F
14- !
. Chez
-
LES
CHARACTERES
DES
PASSIONS
Par le SP DE LA CHAMBRE ,
Medecin de Monſeigneur
le Chancelier.
100L
S
TE
A PARIS ,
Chez P. ROCOLET , Imprimeur & Libraire ordinaire
du Roy , au Palais , en la Galerie des Priſonniers. OF
TZ
WI
M. DC . XLVIII.
AVEC PRIVILEGE DV Roy .
DLD
MONSEIGNEVR
SEG VIER
CHANCELIER
DE FRANCE .
M ONSEIGNEVR ,
Ce ne vous eſt pas yne choſe
nouuelle de voir les effets & les
1
deſordres
que cauſent les Pal
fions, puiſque la Iuſtice que vous
rendez n'a point de plus ordinai
re occupation que de les enten
r :
dre & de les condamne Mais
1
c'eſt vne choſe inoüye que l'on
vous en demande la protection ;
qu'on les vueille authoriſer par
vous meſme ; Et que l'on ſe ferue
de voſtre nom pour les faire pal
fer dans le Public & leur donner
vne approbation generale . C'eſt
pourtant , MONSEIGNEVR ,
ceque ie fais aujourd'huy en vous
dédiant cet Ouurage ; ie vous
rends le Protecteur des excez
que j'y repreſente ; je dis meſme
que vous en eſtes en quelque fa
con l'autheur , puiſque vos com
mandemensles ont fait naiſtre ;Et
parvne hardieſſe quin'a point d'e .
xemple , j'employe l'illuſtre nom
DES SE GVIER S eſtre
pour
l'appuy des vices , & les fais paroi
ſtreau jourauec le meſme auanta
dont la vertu ſe tiendroit fort
ge
honorée . Ileſt vray qu'ils ne ſont
pas de la nature de ceux qui cor
rompent les mæurs & qui crai
gnent la feuerité des loix: Cen'en
ſont que les Images & les Figu
res , qui peuuent eſtre receuës
comme celles des Monſtres &
des Tyrans , & qui ne vous doi
*. iij
uent pas eſtre moins agreables à
voir, que les Portraits des vaincus
ont accouftumé de l'eſtre aux
vainqueurs . Mais quoy que ma
temerité deuienne par là moins
ie voy bien qu'elle n'en
odieuſe, ie
eſt pas plus excuſable ;ܪ Et que
vous meblaſmerez touſiours d'a
uoir prophané voſtre Nom enle
meſlant parmy tant de deffaux ;
d'auoir expoſé à vos yeux des
choſes dont l'art n'eſt guieres
moins vicieux que la matiere ; Et
d'auoir creu que ie pouuois vous
dire quelque choſe de nouueau
fur vn ſujer dont vous n'ignorez
rien que le mauuais vſage. S'il
plaiſt neantmoins à voſtre Gran
deur de ſe ſouuenir qu'elle eſt l'ob
jet de toutes mes penſées ; que ie
ne puis rien faire qui ne porte les
marques de ſes biens- faits ;Et que
meſme les Tempeſtes que ie fais
voir icy , ſont les effets du calme
& de la tranquillité qu'elle m'a
procurée : Elle verra bien
que
c'eſt autant par neceſsité que par
eflection , queie luy conſacre ce
petit Ouurage ; Et que me trou
uant obligé de publier le reſſenti
ment que i'ay des faueurs extre
mes dont elle m'a comblé , ie de
uois apprendre dans les paſsions
violentes la maniere d'exprimer
celle quci'ay d'eſtre toute ma vie ,
MONSEIGNEVR ,
De Voltre Grandeur ,
Letres - humble , tres -obeïffant,
& tres - fidelle ſeruiteur ,
LA CHAMBRE .
D
ADVIS NECESSAIRE
A V LECTEVR .
E que je te donne icy n'eſt qu'une
petite partie d'un grand deſſein , où
je veux examiner les Paßions , les
Vertus et les Vices , les Maurs
e les Couftumes des Peuples, les diuerſes In
clinations des hommes , leurs Temperamens,
les Traicts de leur viſage; en un mot où je pre
tends mettre ce que la Medecine, la Morale
e la Politique ont de plus rare
de de plusex
cellent. Fe ſçay bien que tu penſes deſia , qu'il
a de la temerité dans cette entrepriſe , qu'elle
I
eſt au deſſus de mes forces, & qu'il n'y a pas
d'apparence que je puiſſe venir à bout d'un
Ouurage, dont les moindrespieces ont eftonné
les plus grands Hommes des ſiecles paſſez .
Mais je te prie , Lecteur, de conſiderer que
je ne ſuis qu'au commencement , & que ie ne
**
veux pas paſſer outrefans ſçauoir tes ſenti
mens & ſans prendre tes aduis : Car ſi cet
Eſay ne te contentepas ,& fi tu crois qu'une
ſi richeMatiere demande de plus adroites &
de plus ſçauantes mains que les miennes, je
ſuis preſt d'abandonner mon trauail, e dele
finir par où ie l'ay commencé :Pour le moins
j'auray la ſatisfaction d'auoir eu le ſoin de te
plaire , & d'auoir trouué pour ton diuertiſſe
le plus
ment un Deffein qui pourroit paffer pour
grand & le plusbeau qui ait iamais efté con
ҫеи ,
. s'ileſtoit bien executé. Etafin de t'en don
ner une plus particuliere connoiſſance, je t'en
veux dreſſer le Plan , & te faire voir que les
mauuais Architectes ne laiſſent pas d'auoir
de beaux caprices, &gdeſe former quelquefois
de nobles de feins.
Celuy donc que ie me ſuis proposé, eft dete
donner L'ART DE CONNOISTRE
LES HOMMES , qui contiendra cing
Regles generales. La premiere eft fondée ſur
les Characteres des Paßions , desVertus ego
des Vices ; Et faitvoir que ceux qui ont natu
rellement le mefme Air qui accompagne les
Paßions ou les Actions des vertus do des
vices , font außi naturellement enclins aux
meſmes Paßions & aux meſmes Actions. La
ſeconde eft tirée de la Rellemblance que les
Hommes ont auec les Animaux , & apprend
que ceux qui ont quelque partie ſemblables à
celles des Beſtes , ont auſi les mefmes inclina
tions qu'elles . La troiſiéme eſt fondée ſur la
Beauté des Sexes , & monſtre que les hommes
qui ont quelque choſe de la Beauté feminine,
font naturellement effeminez , & que lesfem
mes qui ont quelque choſe de la Beauté virile ,
participent außiauxinclinations des hommes.
La quatriéme ſe tire de la Reffemblance que
les Hommes d'un climat ont auec ceux d'un
autre : Ainſi ceux qui ont le nez camus , les
levres groffes ,les cheueux creſpez & le teint
bazané comme ont les Maures , font ſujects
aux memes vices auſquels ceux -cy font en
clins
. Enfin la cinquième & la derniere s'ap
pelle Syllogiſtique, parce queſans ſe feruir des
Jignes particuliers qui ont accouffumé de defi
gner les meurs desperſonnes, elleles deſcouure
. Ce qui ſe
par diſcours & par raiſonnement
fait par deux moyens principaux ; Le premier
eft la connoiſſance des Temperamens ; car
fans
* * Ü
fçauoir les ſignes de l'Inclination que l'on a
pour la Cholere , pourueu que l'on connoiſ
qu'un homme eſt bilieux, on peut dire qu'il eſt
enclin à cette Paſsion : Le
ſecond eſt le plus in
genieux , & ſetirede la Connexion & de l'en
chaifnement que les Paßions & les Habitudes 1
ont entr'elles : Ainſi quand on ſçait qu'un
homme eſt timide , on peut aſſeurer qu'il a in
clination à l'auarice , qu'il
eſt artificieux en
dißimulé , qu'il a accouſtumé de parler auec
douceur & foubmißion ,qu'ileft
foubçonneux,
incredule , mauuais amy & autres ſembla
bles .Et bienque l'on ne remarquepoint de fi
gnes particuliersde toutes ces dernieres quali
tez , on ne laiſſe pas de juger qu ettessy trou
uent,parce que l'on a conneu le principe d'ois
elles prennent leur origine .
Voila les premiers traicts ſur leſquels il
faut conduire le Plan de ce grand Ouurage
que nous deſſeignons : Car comme toutes ces
Regles font fondées ſurlerapport que les Hom
mes ont auec d'autres choſes , il eſt impoſible de
s'en bien feruir ſi
, on n'a la connoiſſance de ces
choſes- là ; Et il eſtinutile de dire que quelqu'un
eft enclin à telle paßion ,parce qu'ilen a le-Cha
ractere , fi on ne ſçait quel eſt ce Charactere.
Jl faut donc faire autant de Traictez qu'il y
a defondemens de ces Regles generales, & di
wifertout cet Ouurage en ſept Parties.
La I.traictera des Characteres des Paf
fions, des Vertus g des Vices.
La 11. de la Nature des Animaux qui
peuuent feruirà cette fcience .
La Ill. de la Beauté des Hommes de des
Femmes , & des inclinations qui lesfuyuent.
La IV . de la difference des Corps & des
Meurs des peuples.
La V. des Temperamens & des effects
qu'ils cauſent dans l'Ame do ſur le Corps
.
La V I. de la Connexion que les Paßions
e les Habitudes ont entr'elles.
LaVII. mettra en ordre tous les ſignesqui
auront eſtépuiſez de ces grandesſources ,en
apprendra l'uſage, & donnera enfin L'ART
DE CONNOISTRE LES HOM
MES.
Apres cela , Lecteur, tu verras bien pour
quoy j'ay entrepris les Characteres des Paf
ſions, & pourquoy j'en fais l'entrée & lefron
tiſpice de mon Ouurage
. Mais parce que jy
** iy
!
tiens un ordre aſſez particulier, ie croy qu'il
eſt encore à propos de te dire les raiſons qui
m'ont obligé à le ſuyure.
Je suppoſe donc que les Paßions font des
mouuemens de l'Appetit , par leſquels l'ame
taſche de s'approcher du bien & de s’eſloigner
du mal ; Et qu'il
y a deux Appetits dans l'hom
me , le Senſitif & l'Intellectuel qui eft la Vo
lonté. Toutes les actions de l'AppetitSenſitif
ſont appellées Paßions ر
; dautantque l'ame eſt
agitée parelles&o que le Corpspatiſt &os'altere
fenfiblement dans ſes mouuemens: Mais tou
tes lesactions de la Volonté quoy que ce ſoient
des mouvemens , ne portent pas le nom des
Paſions : Car elle en a de deux fortes , les
vnes qui ne ſe font pas pour celuy qui agiſt
mais pour autruy, comme
font les actions juf
tes & iniuftes : Les autres qui ſe font ſeule
ment pour celuy qui agift , telle qu'eſt l'A
mour , la Haine , l'Orgueil & les autres mou
uemens de la volonté . Lespremieres font fima
plement nommées Actions ou Operations:
Les
autres font appellées Paßions , à cauſe de la
reſſemblance qu'elles ont auec les emotions de
ľ Appetit. En effet les mouuemens que la Vo
lonté fait pour le bien pour le mal qui la re
gardent, font tout à fait femblables à ceux de
* Appetit, ſi on ne confidere point l'alteration
du corps qui accompagne ces dernieres, & qui
ne fait point partie del'eſſence de la paßion,
n'en eſtant quel'effet : Car la volonté aymeego
hait je
, réjouift ou s'attriſte , craint & eſpere
façon que l'Appetit, & a comme
de la mefme
luy ſapartie concupiſcible & iraſcible. Quoy
qu'il en ſoit ,les Paßions Humaines,foit
qu'el
les s'efleuent dans la volonté ;ſoit qu'elles fe
forment dans l'appetit ſenſitif font de deux
fortes: Carles unes font Šimples quineſetrou
uent que dans la partie Concupiſcible ou dans
l'Irafcible: Les autres font Mixtes qui proce
des deux enfemble .
dent
Les Simples qui appartiennent à la partie
Concupiſcible , regardent le bien ou le mal,
fans conſiderer s'il y a de la difficulté à le re
chercher ou à le fuir , fo
& nt
L'Amour. La Hayne.
Le Deſir . L'Auerſion .
Le Plaiſir. La Douleur.
Celles qui appartiennent à l'Irafcible , con
fiderent la difficulté qu'il y a à pourſuiure
le bien ou à s'eſloigner du mal, e font
L'Eſperance. Le Deſeſpoir.
La Hardieſſe. La Crainte.
1
La Cholere .
Les Paßions Mixtes les plus conſiderables 1
1
La Honte .
sont
L'Impudence.
La Pitié.
L'Indignation .
L'Enuic.
L'Emulation .
La lalouſie.
Le Repentir.
L'Eſtonnement.
Car la Honte eſt un meſlange de la Dou
leur & de la Crainte que donne l'Infamies
.
L'Impudence ſe fait du Plaiſir dã de la
Hardieſſe que l'on a de faire des choſes des
bonneſtes
. L'Indignation vient de la Cholere
& de la Douleur que l'on a de voir arriuer
du bien ou du mal à ceux qui en font indi
gnes. La Pitié procede de la Triſteſſe que les
maux d'autruý nous font reſſentir , og de
Apprehenſion de tomber aux meſmes afli
tions. L'enuie vient de la Douleur de de
quelque
quelque Deſeſpoir de poſſeder le Bien qui ar
riue à quelqu'un. Pour l'Emulation "
, elle
naiſt du regret de n'auoir pas les perfections
que l'on reconnoiſt aux autres , & de l'eſpe
rance d'y arriuer
. La lalouſie eſt une confu
fion d'Amour, de Hayne, de Crainte de
Deſeſpoir
. Le Repentir vient de la Triſteſſe
que l'on reffent d'auoir mal
fait, & de l'epe
rance du pardon. Enfin l'Eſtonnement"eft
mejlé de Surpriſe , de Crainte , de Douleur ég
de Deſeſpoir , comme ie feray voir dans les
Characteres de chacune de ces Paßions.
Suiuant cette methode , ie traitteray pre
mierement des Paßions Simples , & en ſuite
de celles qui fontMixtes : Et parcequ'entre les
Paſions Simples , il y en a qui tendent au
bien d'autres qui attaquent le mal , & d'au
tres qui le fuyent ; j'ay creu qu'au lieu de les
ranger comme on fait ordinairement auec
leurs contraires , il eſtoit plus à propos de les
ز
examiner en cet ordre ; parce que naturelle
ment elles le gardent en leur production , ego
que celles d'un meſme genre ſe tiennent ordi
nairement compagnie”; Et parce que leurs
* * *
1
1
mouuemens ayant beaucoup de conuenance
enſemble ſe fontconnoiſtre l'un l'autre , & for
ment ainſi des Idées de chaque Paſion plus
parfaites que ſi on les meſoit auec leurs con
. Tu verras donc icy les Paßions qui
traires
ont le bien pour objet , ſçauoir eft l'Amour,
la loye , le Riz , le Deſir , & l'Eſperance: Car
ie ne conſidere pas le Riz comme un pur effet
رmais j'y comprens l'efmotion de l'a
corporel;
mé qui le cauſe, & en cette conſideration il
peut paſſer pour vne paſion particuliere , &
pour une eſpece de la loge. Ne t'arreſte pas
pourtant à cela , il eſt indifferent pour mon
deſſein que c'en ſoit vne , ou que ce n'en ſoit
que l'effet : Il y a beaucoup de choſes que ien'e
xaminepas icy auec la feuerité de l'Eſchole : le
diſtingue quelque fois celles qu'elle n'a point
Separées ; ie confondsfouuent celles qu'elle croit
eftre differentes
. Cela ne m'arriue pourtantia
mais que ie n'y fois contraint par la neceßité
de mon ſujet qui ne me permet pas touſiours
de m'eſtendre, ou par le deffaut de noſtre
langue qui ſe trouue pauure & ſterile dans
les diſcours Dogmatiques. Tu verras bien les
endroits où ie trahis ſa pureté de ſon elegan
1
1
ce par les termes
de la Medecine qu'elle n'a pas
encore authoriſez , & dont i'ay eſté contraint
de me feruir .
Au reſte chaque Paſion fera diuiſee en
quatre Parties principales
. La premiere en fe
ra voir la deſcription. La ſeconde monſtrera
quelle eſt ſa nature. La troiſieſme quel mou
uement elle cauſe dans les Eſprits & dans les
Humeurs. La quatrieſme" deſcouurira les
en aura une cin
cauſes de tous ſes effets. Flyena
quieſıne dans l'Amour où je cherche la Na
ture de la Beauté en general, & pourquoy el
le ſe fait aymer .Peut- eſtre que la een beau
coup d'autres endroits , tu ne trouueras pas
toute la ſatisfaction que tut'en ſeras promiſe,
e que tu me blaſmeras d'auoir obſcurcy des
choſes qui ſemblent fi claires , par des diffi
cultez dont on ne s'eſtoit point encore adui
fé. Mais auant que de me condamner , fou
uiers toy que ce que nous penſonslemieux ſça
uoir , eſt fouuent ce que nous connoiſſons le
moins ; que la meilleure partie de nous mef
mes nous eſt inconnuë ; que nous en ignorons
la nature les mouuemens , & qu'il eft bien
difficile de penetrer dansſes abyſmes qu'on n'y
* * * 4
rencontre de grandes obfcuritez .I'yay neant
moins porté toutela lumiere qu'il m'a efté pof
ſible, & ſi ie ne me trompe , elle eſt aſſez gran
de pour te faire remarquer toutes les nouuelles
obſeruations que je penſey auoir faites .Sielles
font iuftes, ie m'aſſeure que tu ne les eſtimeras 1
ľon a
pas moins que ces nouuelles eftoiles que
deſcouuertes depuis peu , puiſque nous auons
plus d'intereſt à nous connoiſtre nous mefmes,
que les choſes qui fonthors denous. Quefi ie n'y
aypas bien reüßi, c'eſt touſiours beaucoup d'a
uoir monftré le chemin , & d'auoir marqué
les lieux où il faut aller.
Ce n'eſt pas pourtant que ie croye eftre le
1
premier qui ait pris garde à ce quimanquoit
à l'entiere connoiſſance des Paßions: Il y a cu
tant de grands Eſprits qui ont trauaillé ſur
cette matiere , qu'il eſt impoſible qu'ils n'ayent
veu mieux que moy ce qu'il y falloit adiou
ſter : Mais comme ceſont des Actions com
munes à l'ame age au corps ,& qu'il fautque
la Medecine de la Philofophie Morale ſefe
courent l'vne l'autre pour en parler bien exa
Etement, il eſt arriué que ceux qui l'ont voulu
entreprendre ne les y ont peu employer toutes
deux , de que ceux qui le pouuoienfaire
t , ont
eu d'autres deſſeins qui les ont empeſché de
nous deſcouurir la nature de ces choſes, dont
le bon ou le mauuais uſage fait tout le bon
beur ou le mal- heur de la vie . En effet fiel
les font bien reglées , elles forment les vertus
& conferuent la ſanté ; mais fielles vont dans
l'excez , ce font les fources d'où les defordres de
l'ame & du corps prennent leur origine ; Et
qui voudra conſiderer tout ce grand nombre
de maladies dont la vie des Hommes eſt à
ma
tous momens attaquée , & cesdifferentes
nieres par leſquelles elle a decouſtume de fe per
dre , n'en trouuera gueres qui n'ait pour pre
miere cauſe quelqu'unedes Paßionsde l'ame:
De forte que ie puis dire que les plus utiles
parties de laſageſſe & de la Medecine , n'ont
pas eſté juſques icy exactement traictées ز;رEt
que fi ie leur ay voulu donner quelque partie
de mes ſoins & demon petit trauail, ie neme
ſuis pas ſi fort eſloignéde mon deuoir & dema
profeſsion comme quelques -uns ſe pourroient
imaginer
. Enfin quelque fuccez que puiſſe
auoir mon entrepriſe, elle merite à mon aduis
quelque approbation ou quelque excuſe : Et,
*** iy
I
LES
CHARACTERES
DES PASSIONS
CHAPITRE PREMIER .
Quels font les Charalteres des Paf
fions en general
.
A Nature ayanc deſtiné l'hom
me pour la vie Ciuile , ne s'eſt
pas concencée de luy auoir don
né la langue pour deſcouurir
ſes intentions ; elle a encore voulu impri
mer ſur ſon front & dans ſes yeux les Ima
afin que s'il arriuoit
ges de les penſées ;
que la parole yint à démentir ſon cæur, ſon
viſage pcult démentir la parole. En effed
А
!
2 LES CHARACTER ES
quelques ſecrets que ſoient les mouuemens
de ſon ame , quelque ſoin qu'il prennede les
cacher, ils ne ſont pas pluſtoft formez qu'ils
paroiſſent ſur ſon viſage; Ec le trouble qu'ils
y cauſent eſt quelquefois ſi grande que l'on
peut dire que ce ſont veritablement des
tempeſtes qui ſont plus violantes au riuage
qu'en pleine mer ; et que celuy qui donnoit
aduis de conſulter ſon miroir dans la chole
re , auoit raiſon de croire que les paſſions ſe
deuoient mieux connoiſtre dans les yeux
que dans l'ame meſme. Mais ce qui eſt de
plus merueilleux,les Actions que la vertu &
le vice font naiſtre ſe deſcouurent de la meſ
me ſorte ; Et bien que la bonté & la malice
qu'elles ont , ſemblent n'auoir point de com
merce auec le corps , elles luy en laiſſent
pourtant ie ne ſçay qu'elles images ; Et ſans
que l'ame s'apperçoiue meſme de ce qu'elle
faict, elle diſpoſe les parties en telle maniere ,
que par le maintien & la contenance qu'elles
prennent , on peut juger ſi ſes actions fonc
bonnes ou mauuaiſesEnfin
. l'Entendement
ne ſçauroit agir ſi ſecretement que les ſons 1
ne s'en apperçoiuent: S'il efleue les penſées,
DES PASSIONS, CHA P. I. 3
s'il ſe recueille en luy -meſme; le regard de
uient fixe, l'oreille n'entend point , il fe fait
enfin vne generale ſuſpenſion des fens & du
mouuement : Et ſoit que l'ame ne puiſſe vac
quer en meſme temps à des fonctions fi diffe
rentes; ſoit que la partie inferieure reſpecte
& ne veille
pas deſtourner ſa maiſtreſſe, on
connoiſt que celle - cy eſt occupée quand
l'autre ne trauaille point .
C'eſt donc vne choſe certaine , que le
corps s'altere & ſe change quand l'ame s'ef
meur , & que celle -cy ne fait preſque point
d'actions qu'elle ne luy en imprime les mar
ques , que l'on peut appeller Characteres ,
puis qu'ils en font les effets, & quils en por
tent l'image & la figure.
Or parce que la premiere regle de la Phy
fionomie eſt fondée ſur ces Characteres , &
qu'elle s'en ſert pour deſcouurir les inclina
tions , afſeurant que ceux qui ont naturelle
ment le meſme air & la meſme contenance
qui accompagnent les actions Morales , fono
cnclins aux meſmes actions: Le deſſein que
nous auons pris veut que nous propoſions
icy les Characteres particuliers de toutes les
Aij
LES CHARACTERES
4
Paſſions & en ſuite ceux des Vercus & des
Vices . Mais auparauant il faut ſçauoir en
quoy conſiſtent ces Characteres , & quelles
en font les cauſes.
Les CHARACTERES des Paſſions &
des habitudes eſtans les marques des mou
uemens & des deſſeins de l'ame, en ſont auſſi
les effets, comme nousauons dit :mais par
ce qu'il y a deux ſortes de ces effecs ,ceux qui
ſe font en l'ame , & ceux qui ſe font ſur le
corps : Il y a auſſi deux ſortes de Characte
res, dont les vns ſone Moraux , & les autres
Corporels. Car ſi l'on conſidere vn homme
qui eſt en cholere ; la violance paroiſt en
toutes ſes actions , fes paroles font płcines
d'injures & de menaces, il cric , il court , il
frappe ,la raiſon & les remonſtrances l'offen
cent , & il ne connoiſt plus d'amis que ceux
qui fauoriſent fa paſſion. D'un autre coſté
ſon viſage s'enflamme,les yeux eſtincelent,
ſon front fe ride , les paroles s'entrecoupent,
ſa voix deuient affreuſe , ſon regard farou
che , & tout ſon maintien furieux. Voila
donc deux ſortes d'effets , & deux ſortesde
Characteres , dont les vns conſiſtent aux
1
1
DES PASSIONSCHAP. I. $
actions Morales , & les autres au change
ment & en l'alteration du corps.
Il faut voir maintenant quelles ſont ces
Actions & quel eſt ce Changement : cartou
tes les actions Morales ne peuuent pas ſer
uir de Characteres, autrement il y en auroic
qui ſeroient les Characteres d'elles -mefmes,
puiſque les Paſſions & les Vertus ſont des
Actions Morales .
Pour leuer cette difficulté , il faut remar
quer que l'eſſence des Actions humaines
conſiſte dans l'eſmotion interieure que l'ob
ject formc dans l'appetit :, & que toutes les
font des
choſes qui ſe font en ſuite , ne que
ruiſſeaux qui découlent de cette ſource.
Ainſi la Cholere n'eſt rien qu'on apperit de
vengeance ; Et en ſuite de cette eſmotion
l'aine produit les actions exterieures qui
peuuent ſeruir à ce deſſein , comme les me
naces , les coups & les autres violances que
nous appellons Characteres, parce qu'elles
cxpriment & deſcouurent l'alteration & le
mouuement interieur de l'appetit .
Mais il y a encorc icy vne autre choſe à
conſiderer; c'eſt que quand nous parlons des
A iij
6 LES CHARACTERES ?
Paſſions,des Vercus ou des Vices , nous ne les
conceuons pas comme des qualitez ou des
actions ſimples; mais commedes qualitez &
des actions completes , qui ſont accompa
gnées de beaucoup d'autres, & qui toutes
neantmoins rendent à yne fin principale que
l'ame s'eſt propoſée. Car bien que l'Amour,
à proprement parler , ne ſoit qu'vne ſimple
eſmotion de l'ame, par laquelle elle s'vniſt à
ce qui eſt aymable: Ce n'eſt pas là pourtant
l'idée entiere que nous nous en formons:
Nous la conſiderons comme vne Paſſion qui
a pour object la Beauté , & qui pour la pofle
der employe le deſir , l'eſperance, le plaiſir,
& c : De meſme la luſtice eft vne ferme vo
lonté de rendre à chacun ce qui luy appar
tient; mais pour l'effectuer etle fc ſert de la
Prudence qui luy fait conſiderer la qualité
des perſonnes, le temps ,les lieux & les autres
circonſtances : Elle ſe ſert de la Temperance
& de la Force pour moderer les paſſions qui
viennent ſouuent trauerfer ſon deſſein : Et
bien que ce ſoient des actions qui ne luy ap
partiennent pas preciſément , elle ne laiſſe
pas de ſe les approprier, parce qu'elles ſer
DES PASSIONS , CHAP . I. 7
uent à la fin principale.Ortoutes ces actions
empruntées & poſterieures font encore par
tie des Characteres Moraux , parce qu'elles
deſignent la paſſion ou l'habitude principa
le qui eſt la ſource & la premiere cauſe d'où
elles deriuent .
Il y a bien plus de difficulté à dire en quoy
conliſtent les Characteres Corporels, & qu'el
le intention a la Nature en les formant. On
void bien que chaque Paſſion apporte ie ne
fçay quel Air ſur le viſage , & que la vertu
fait couler dans ſes actiós vne certaine grace
& vnecontenance agreable qui ne ſe trouue
dans les vicieuſes. Mais comme on a tou.
pas
jours appellé cela Le iene ſçayquoy, il ſemble
qu'on ait auſſi voulu enſeigner que l'on ne
pouuoit dire ce que c'eſt . Car ie ſuppoſe,
.
comme il eſt veritable, que les Characteres
que nous cherchons ne ſont autre choſe que
l'Air dont nous venons de parler :Or il ſe
trouue en tant de choſes differentcs, qu'il eſt
preſque impoſſible de marquer ce qu'elles
ont de commun , où l'on puiſſe eſtablir ſon
eſſence. Car il ſe rencontre le plus ſouuent
8 LES CHARACTERES
dans le mouuement des parties; & quelques
yns ont creu que l'Air n'eſtoit rien que ce
mouvement : Mais il eſt bien cercain qu'ily
a vn Air fixe & naturel , où les parties ne ſe
meuuent point & qui n'eſt pasvn effet des
eſmociós de l'ame. Ainſi il y auroit plus d'ap
parence que cét Air ne fuft autre choſe qu'ya
certain rapport des parties entr'elles , qui
vient de la fituation qu'elles prennent quand
elles ſe meuuent ou qu'elles le repoſent.Mais
cela ne ſuffit pas encore , puis que la Couleur
qui n'eſt point compriſe dans ce rapport ,fait
partie de l'air du viſage; & que la rougeureſt
1 yn des principaux Characteres de la honte,
comme la pâleur l'eſt de la craince . Cecy
meſme accroiſt la difficulté; puis qu'en defi
niſſant la Beauté , on dit que c'eſt vne juſte
proportion des parties accompagnée d'vne
couleur agreable & de la grace ; & que l'on
conſidere la couleur & la grace comme deux
choſes differentes: Car la Grace n'eſt autre
choſe qu'vn Air agreable, voire meſme lyſa
ge l'applique ſouuent à celuy qui ne l'eſt pas ,
quandondit qu'vn homme a mauuaiſe gra
ce ; & en ce cas la Grace eſt ynemeſmechoſe
que l'Air . Pour
DĚ S P A Š SIÓNS, CHA P. I. 9
Pour ſçauoir donc quel eſt cét Air mer
úeilleux où la ferenité & les orages de l'ame
paroiſſent ; Il faut premierement remarquer
que l’Air des perſonnes ſe reconnoiſt dans
leurs portraits ; que la grace d'un beau viſa
ge ſe laiffe exprimer par les couleurs ; & qu'il
faut par conſequent que ce ſoitquelque cho
fe qui s'arreſte & qui ne fuye point , puis
qu'il n'y a que les choſes ſtables & permanen
tes ſur qui la Peinture ait du pouuoir , & que
de tous les objets viſibles ,il n'y a que lemou
uement qui ne s'aſſujettiſſe point au pinceau .
Oril eſt impoſſible de trouuer quelque cho
fe de ſtable qui ſoit commun aux choſes vi
uantes & à leurs portraits, que la figure & la
couleurdes parties : & parcantil ſemble que
c'eſt là où l'Air doit eſtre placé.Mais parce
qu'il y a encore quelque autre choſe dans la
Grace où la Peinture ne ſçauroir atteindre,
& qu'il y avne certaine viuacité qu'elle ne
peut arreſter ſur la toile ; Il y a raiſon pour
croire que le mouuement ſert encore à la :
grace , que c'eſt luy qui rend la beauté viue .
& picquante , & que ſans luy elle eſt fade,
morte & fansattraits . En effet on ne peut
B
10 LES CHARACTER ES
douter que le mouuement des parties ne faf
ſe quelque choſe de cette viuacité , puis qu'il
fait partie de leur perfection . Mais parce
qu'apres qu'il eſt ceſſé, il y a encore vn je ne
{ çay quoy qui demeure ſur le viſage; & que
l'on yoid briller dans les yeux vn certain ef
clat qui ne deſpend point de leur figure , de
leur mouuement ou de leur couleur ; Il faut
aſſeurément adjouſter à tout cela quelque
ſecreţe influence qui ſe jette dans les yeux ,
& qui ſe reſpande ſur les parties du viſage.
Et ſans doute apres auoir bien recherché ce
que ſe peur eſtre ,on trouuera que ce ſont les
eſprits que l'ame enuoye concinuellement
en ces lieux , & qui y laiſſent l'eſclar dela lu
miere naturelle qu'ils ont. Et de faic il y a
des viſages qui de pres ſemblent auoir
' la
couleur aſſez bonne, qui de loing paroiſſent
l'auoir fort mauuaiſe ; parce que les eſprits
ne l'animent pas & que l'eſclat qu'ils luy
donnent eſt fi foible , que les eſpeces n'en
peuucnt eſtre portées bien loing & laiſſent
ainſi celles de la couleurplus ternies .
La Grace ſe trouue donc dans la couleur,
dans la figure & dans le mouuement des par
DES PASSIONS , CHA P. I. 11
ties & des eſprits :mais cela ne veut pas pour
tant dire que toutes ces choſes ſoient la Gra
ce ; car ſi elles eſtoient en d'autres ſujets que
dans l'homme , elles ne ſeroient pas agrea
bles ; & la couleur verte qui eſt la plus par
faire de toutes , feroit yne difformité affreu
ſe ſi elle ſe trouuoit ſur vn viſage. Il faut
donc que comme les Sons ne ſontpas agrea
d'eux -meſınes , mais entant qu'ils ſont
en certaine proportion ; toutes ces choſes
auſſi ne foient agreables à la veuë , que
parce
qu'elles ſont dans vn certain rapport & vne
certaine conuenance qui plaiſt aux yeux &
qui contente l'ame.
Pour connoiſtre certe conuenance , il
faut ſçauoir qu'il y a deux forces de Beauré
en l'homme, l'Intelligible & la Senſible.La
premiere n'eſt autre que la perfection inte
rieure , c'eſt à dire , le juſte aſſemblage de
toutes les facultez qui ſont neceſſaires à
l'homme, pour faire les fonctions auſquel
les il eſt deſtiné: Er la Beautć ſenſible confi.
ſte aux diſpoſicions que doivent auoir les
Organes pour ſeruir à ces facultez.De forte
que ce qui rend la figure , la couleur & le
Bij
12 LES CHARACTERE S
mouuement agreable , eſt la conuenance
que ces choſes ont auec la Nature de l'hom
me : Car quelque belle couleur , quelque
parfaite figure qu'ayent les parties, quelques
reglez qu'en ſoient les mouuemens ; s'ils ne
font conformes à la Nature , ils ne ſçauroient
faire Beaucé ny Grace , au contraire ils cau
ſeront de la difformité & rendront le Corps
deſagreable. Orquoy qu'il n'y ait peut-eftre
que Dieu ſeul qui connoiſſe le principe de
cette conformité , & pourquoy les formes
ont plus d'inclination pour vne figure , pour
yne couleur , ou pour tel autre accident que
pour vn autre : Il y a neantmoins dans no
ître ame des ſemences ſecretes de cette con
noiffance , qui ſont cauſe qu'elle ſe plaiſt en
ces objects ſans qu'elle en fçache la raiſon :
tour dé meſme qu'elle les trouue deſ -agrea
bles , quand la conuenance & la proportion
qu'ils doiuent auoir ne s'y rencontrent pas.
On dira peut - cſtre que ie confonds icy la
Grace auec la Beauté, mettant la Grace dans
la proporcion des parcics & dans la Couleur,
qui dans la definition ordinaire de la Beauté
ſont ſeparées de la Grace . Mais j'eſtime qu'il
DES PASSIONS, CHA P. I. 13
n'y a point d'inconuenient en cecy , & qu'il
eft vray que tout ce qui eſt bcau eſt agreable ,
& que la proporcion des parties eſtant belle,
il faut qu'elle plaiſe aux yeux & partant que
la Grace s'y trouue . Et de fait les Anciens
qui eſtoient plus ſçauans que nous en ces
choſes, n'ont point fait cette difference, &
ont toujours mis les Graces par tout où ils
ont placé la Beauté . Car bien qu'Ariſtote
ait dit que les Petits pouuoient eſtre gentils
& agreables, mais que l'on ne pouuoit les ap
peller Beaux : C'eſt qu'ilparloit de la Beauté
entiere & parfaite qui ne ſe peut trouuer
dans les petits corps ,
à cauſe qu'ils n'ont pas
cette julte grandeur qui conuient à la perfc
tion de l'homme.
Ily a pourtant quelque fondement de la
difference que l'on a miſe depuis entre la
Beauté & la Grace : Car comme la matiere
& la forme entrent en la compoſition de
l'homme, on a mis la Beauté dans la figure
& dans la couleur qui appartiennent à la ma
tiere ; & la Grace dans les mouuemens qui
ſont les effets de l'ame. Ce n'eſt pas que la
Grace ne ſe trouue dans la couleur & dans
в ііі
LES CHARACTER ES
14
la figure ;ou que la Beauté ne ſoit dans les
mouuemens: Mais parce qu'elle eſt plus ex
cellente en ceux- cy , à cauſe que l'ame qui
en eſt le principe eſt plus parfaite que la ma
tiere , & que l'action eſt la derniere perfe
& tion des choſes ; on a donné le nom de
Grace à la Beauté qui deuoit eſtre la plus
agreable : quoy qu'en effect il doiue eſtre
commun à tout ce qui eſt Beau ; & que la
couleur , la figure & le mouuement ayant
chacun leur Beauté , doiuent auoir auſſi
chacun leur Grace particuliere.
Mais pour retourner à noſtre ſuject , la
Grace eſt vne forte d'Air & ne dit rien da
uantage que cette conucnance & propor
tion dont nous auons parlé : Car quandľ Air
eſt accompagné de cette proportion , il eſt
agreable . De forte que l' Air en general ſe
trouue dans les meſmes choſes que la Grace ,
& on le peur definir, ne certaine qualité ex
terieure es senſible qui naiſt de la figure , com
leur es mouvement des parties. Que ſi l'on y
adjouite , que ces trois choſes font propor
tionnées & conformes à la perfection de
l'homme, ce ſera la definition de la Grace.
DES PASSIONS , CHAP . I. IS
Il faut neantmoins remarquer que PAir
en certaines rencontres paroiſt dauantage
en l'une de ces trois choſes , qu'aux autres :
Car celuy qui eſt fixe & naturel , vient prin
cipalement de la figure & de la ſituation des
parties: Celuy qui accompagne les pallions
depend plus du mouuement & de la cou
leur : Celuy des actions vertueuſes eſt quel
quefois dans le repos , parce que la raiſon
empeſche les mouuemens qui ne ſeroient
pas conuenables à la moderation & à la quie
tude qu'elle recherche : Telle eſt la mine
graue & modeſte ; telle eſt la contenance
d'vn homme qui medite & qui penſe à de
grandes choſes : Et il y a de l'apparence que
les vices qui ſont dans l'excez , ont vn Air
actif & turbulent , & que ceux quiſont dans
le défaut l'ont tour au contraire : Ainſi vn
homme ardant & precipité eſt toujours en
action , & le pareſſeux eſt immobile ,
De plus,l Air paroiſt quelquefois plus en
vne partie qu'en vne aurre ; & bien qu'il ſoic
plus remarquable au viſage qu'en aucun au
tre lieu, il y en a pourtant quelqu'vn quiap
partient au marcher , l'autre aux bras ,& lau,
S
16 LES CHARACTERE
tre à tout le corps. Noſtre langue a eſté plus
heureuſe à exprimer ces differences que
quelqu'autre que ce ſoit : Car elle ne s'eſt pas
contentée de l'Air & de la Grace, elley a ad
jouſté la Mine, la Contenance, le Maintien ,
le Gefte & lc Port .LaMine appartient prin
cipalement au viſage ;le Port aumarcher;le
Maintien & le Gefte aux bras ;l Air,la Gra
ce & la Contenance à tout le corps : Et com
me le Port & le Ceſte marquent le mouue
ment , la Mine , le Maintien & la Contenance
s'accommodent micux auec le repos : mais
P Air & la Grace' font communs à tous les
deux . Quoy qu'il en ſoit, l Air qui ſe trouue
dans les Paſſions & dans les Actions Mora
les , vient principalement du Mouuement.
Mais il faut ſçauoir qu'elle eſt la cauſe de ce
Mouuement : car de cette connoiſſance de
pendla plus grande partie de ce que nous di-
rons en ſuits : Et parce que cela paroiſtra
mieux dans les Paſſions, ce ſera par elles que
nous en commencerons la recherche.
Nous auons deſia dit ,& nous ferons ſous
uent obligez de le repeter ; Que les Paflions
ne
DES PASSIONS , CHAP . I. 17
ne font rien que des eſmotions de l'appetit ,
par leſquelles l'ame ſe porte vers le bien &
s'eſloigne du mal : Et comme elle a diuers
organes qui peuuent feruir à cette fin , elle
les employeaulli & les fait mouuoir confor.
mément à ſon intention . Or les Eſprits ſont
ſans difficulté les premiers dont elle fe fert,
à cauſe qu'ils ſont les plus mobiles , & qu'ils
prennent leur naiſſance au lieu mefme où
clle forme fes deſſeins: de ſorte qu'il ne faut
pas s'eſtóner s'ils font les premiers à les exc
cuter , pais qu'ils ſemblent eſtre les premiers
qui en ont connoiſſance.
L'ame porte donc les eſprits au dehors, &
les reſpand ſur les parties exterieures , ſi c'eſt
pour accueillir le bien ou pour s'oppoſer au
mal : Mais quand celuy -cy eſt trop puiſſant,
& qu'elle ne fe fent pas affez force pour luy
refifter , elle les recire au dedans & les ren
uoyeau coeur . Orce flux & ce reflux appor
tent deux grands changemens,parce que les
humeurs eſtans entrailnées auec eux , leur
abord enfic & agite les parties & les peine
de la meſmc couleur qu'elles onc : Au con
traire leur fuite les abar , les faic pallir & les
rend iinmobiles . С
18 : LES CHARACTERES
Il ne feroit pas peut - eſtre inutile d'exami
ner icy ſi chaque Pallion a yn particulier
mouuement d'eſprits ; & ſi la Cholere les ef
meur autrement que la Honte , l'Amour , la
loye & les autres qui les portent au dehors :
Si la Peur les fait retirer au dedans d'vne au
tre façon que la Haine, l'Auerſion , & laDou.
leur . Car si cela eſtoit vericable , & que l'on
peuſt connoiſtre ces differences, il y auroit
bien plus de facilité qu'il n'y a à deſcouurir
les cauſes de l'alteration qu'ils produiſent.
Pour moy ie tiens, que puis qu'en chaque
Paſſion l'appetit a vne eſmotion & vne fin
particuliere, ilfautque les moyens dont il ſe
ſert ſoient auſſi particuliers ; & que le mou
uement des eſprits ſoit conforme à l'inten
tion qu'il a , & à l'agitation qu'il s'eſt don
née ; Et partant que celuy qui ſe fait en vne
Paſſion ſoit different de ceux qui ſe font
dans les autres . De ſorte qu'il eſt fort vray
ſemblable qu'en l'vne ils ſe jettent auec im
petuoſité & à gros bouillons comme les to
rens ; qu'en vne autre ils coulent doucement
comme font les riuieres ; Que l'vne les fait
delborder, l'autre les retient dansleurs bor
DES PASSIONS, CHA P. I. 19
nes : Que tantoft leur cours eſt droit , & tan
toft ineſgal : Qu'enfin on peut dire que l'A
· mour les dilate , le Deſir les eflance , la loye
les reſpand , l'Eſperance les tient fermes ,
l'Audace les pouſſe,& que la Cholere les jet
te à gros bouillons , & ainſi des autres , com
me nous verrons plus particulierement dans
les diſcours des Paſſions. Bien qu'à dire le
vray, j'eſtime que noſtre eſprit n'eſt pas aſſez
clair -voyant pour diſcerner exactement tou
tes ces differences, & qu'en ce cas la feneſtre
de Momus lay feroic bien neceſſaire .
Quoy qu'il en ſoit, l'ame ne ſe concente
pas dans les Paſſions d'agiter les eſprits & les
humeurs de cette forte,elle fait encore mou
uoir les parties qui ſont capables dumouue
ment volontaire , cóme eftant celles qui font
les plus puiſſantes pour rechercher ou pour
embraſſer le bien , & pour repouſſer ou pour
fuïr le nial. Et pour en parler vericablement,
ce mouuemeirt des Eſprits eft fouuent vn
fecours bien inutile à l'ame , & quiſert plus
à marquer fa precipitation & fon aueugle
ment , qu'à obtenir ce qu'elle s'eſt propoſé.
Car quand ils ſe jettent ſur le viſage, elle fe
Сії
S
20 LES CHARACTERE
figute que c'eſt elle -
meſme quiy accourt; &
que quand ils ſe recirent au cæeur, c'eſt elle
auffi quis'y va cacher ; Quoy qu'elle ſoit del
ja au lieu où elle veuc aborder, & qu'elle n'a .
bandonne point celuy d'où elle penſe s'elloi
gner. Ec que fert à l'animal que les eſprits &
le ſang aillent à la rencontre d'vne choſe
agreable, puiſque l'ame ny le corps ne s'en
approchent pas de plus pres, qu'ils ne s'ynif
ſent pas dauantage à elle, & que les ſens font
les ſeuls qui doiuent faire cette vnion : On en
peut dire de meſme de la reſiſtance qu'elle
penſe faire aux maux qui ſe preſentent : Car
quel rapport y a - t'il entre les eſprits & vne
injure ; Et quel effort peuuent- ils faire pour
repouſſet vn mal qui n'eſt le plus ſouuent
que dans l'opinion , qui quelque - fois n'eft
plus , ou quimeſmen'eſt pas encore fait ?
Mais il n'en eſt pas ainſi du mouuemenc
volontaire; Car en effet les mains attirent &
prennent ce qui eſt veile ; le corps ſe porte
vers ce qui eſt aimable ; Il s'eſloigne verita
blement de ce qui eft mauuais ; il fuir ou
chaſſe ce qui l'incommode .
Il eſt yray qu'il y a quelques -vns de ces
et
DES PASSIONS ,CHAP. I. 20
mouuemens où l'ame ſe trompe aufli bien
qu'en celuy des Elprits :Combien de pas per.
dus , de poſtures ridicules & de paroles inu
tiles dans les Paſſions : Que leur peuuent fer
uir ces divers mouvemens detefte, ces diffe
rences figures que le front , les yeux,le nez &
la bouche y formeorilly a bien quelque rap
port auec le delein que l'ame s'eſt propoſé,
puis qu'il eſt certain qu'elle abbat les yeux
dans la Honte comme ſi elle vouloit ſe ca
cher ;Qu'elle les efleue dans la Cholere com
me ſi cela ſeruoic à repouſſer l'injure ; &
dans le Meſpris, comme
qu'elle hauſſe le nez
fi elle vouloit chaſſer ce qu'elle dédaigne.
Mais il eft aiſé de voir auſſi qu'elle ſe trompe,
& que l'aueuglement & le trouble où elle
cſt , luy fair employer des moyens qui neler
uent de rienà obtenir ce qu'elle deſire.
Ce n'eſt pas pourtant à dire qu'il la faille
condamner en tous ces mouuemens : ll y en
a beaucoup qui arriucnt fans qu'elle ait del
ſein de les faire ; & quoy qu'ils ne ſoient pas
conore ſon intention , ce n'eſt pas neant
moins elle qui en eft la cauſe : C'eft par vne
certaine necellicé qu'ils viennent enſuite des
ciij
TICA M2
SBETRBTUORRIO
K ROMNA E
EMA UEL DE
22 LES CHARACTER ES
mouuemens que l'ame excite au dedans . Car
on ne peut dire auec raiſon qu'elle ſe propo
ſe dans la Cholere d'empeſcher la reſpira
tion & la parole ,d'enflammer le viſage ,
& de
rendre les yeux eſtincelans: Mais ce ſont des
effets qui viennent en ſuite de l'agitation
des eſprits , qui ſe jeccent impecueuſement
aux parties extcricures ,comme nous dirons .
Il eſt aiſé de voir par ce diſcours non feu
lement quelles ſont les cauſes des mouue
mens que les Paſſions excitent , mais encore
qui ſont ceux qui font les Characteres Mo
raux & ceux qui font les Corporels . Car
ceux que l'ame employe par vne connoiſ
fance claire & diſtincte pour obtenir la fin
qu'elle pretend en chaque Paſſion , fonc les
Characteres Moraux : & ceux dont elle fe
fert par vn pur inſtinct , ou qui ſuruiennent
ſans qu'elle ait intention de les faire, font les
Characteres Corporels : Car ces derniers
font de deux ſortes , les vns ſe font par le
commandement de lame , & les autres par
neceſſité ; comme on verra plus particulic
remenc dans les diſcours ſuiuans.
23
ULE
L E S
CHARACTERES
DE L'AMO V R.
CHAPITRE I I.
' AMOVR n'eſt pas ſeulement la
ſource de toutes les Paſſions ,el
le l'eſt encore de tous les biens
靈 & de tous les maux qui arriuenć
aux hommes . Sans elle les ſciences ne ſe
roient point au monde , la vertu ſeroic
ſans fectateurs & la ſocieté Ciuile ſeroit
vn bien imaginaire . C'eſt elle qui fait nai
ſtre en nous le deſir des belles choſes , qui
nous les fait poſſeder , & qui par vn mer
ueilleux enchancement , nous change &
TERES
LES CHARAC
24
nous transforme en elles . Nous luy deuons
tous les biens que nous poſſedons , elle nous
peur donner ceux qui nous manquent , Et fi
elle ne chaſſe les maux que cette vie entraiſ
nc neceſſairement auec ſoy , pour le moins
elle les adoucit , elle les rend meſmes agrea
bles , & en fait les inſtrumens de noſtre fe
licité .
Mais auſſi c'eſt elle qui corrompt les ver
tus, qui ruïne les ſocietez , qui fait meſpriſer
les arts; Et s'il eſt vray qu'elle ait mis au mon
deces excellentes choſes,il ſemble que ce ne
ſoit que pour les en chaſſer. Cette noble vi
gueur qui porte l'eſprit aux belles actions;
Ce feu diuin dont on dit que l'ame eft reue.
ftuë & qui l'eſleue naturellement vers le
Ciel,languit & s'eſteint ſous le poids des cho .
ſes baſſes & terreſtres où cette paſſion la
tient arreſtée . C'eſt elle enfin qui forme toue
tes les tempeſtes dont noſtre vie eſt agicée; Ib
n'y auroit point de Douleur , de Craince ny
de Deſeſpoir s'il n'y auoic point d'Amour :Et
1
qui voudroit conſiderer de pres touces les
Paſſions , pourroit facilement croire que ce
ne ſant que de diuers mouuemens qu'elle ſe
donne,
DE L'AMOVR , CHAP. I I. 25
donne , & de differentes figures qu'elle
prend .
Or comme il n'y a gueres d'objets dont
l'ame puiſſe eſtre touchée , qui ne ſoient ca
pables d'exciter cerce Paſſion ; Que les Ri
cheſſes, les Honneurs,lesPlaiſirs, en vn mor
tous les biens faux & veritables la peuuent
eſmouuoir : Nous ne voulons pas icy def
broüiller ce grand Chaos , & noſtre deſſein
ne nous permet pas de parler d'vne autre
forte d'Amour que de celle que la Beauté
fait naiſtre dans l'appetit.
Ce n'eſt pas pourtant vne petite entre
priſe, quelque ſecours que nous ayent donné
ces grands Hommes du temps paſſé, & quel
que effortque nous ayons defia fait pour en
deſcouurir l'origine,nousſommes contrains
d'auoüer qu'il y a quelque choſe de diuin en
elle où noſtre eſprit ne ſçauroic atteindre, &
que la Pauureté qui ſe trouue comme on dit
à ſa naiſſance, fe rencontre auſi dans nos pen
ſées quand nous en voulons parler . Que s'il
eſtoie meſme neceſſaire d'en marquer tous
les effets, on conteroit pluftoft les vagues de
la mer que les mouuemens qu'elle forme
D
T E
26 LES CHARAC RES
dans l'ame ; Et la chaleur ne produit & ne
corrompt pas plus de choſes au monde que
l'Amour y cauſe de bonnes & de mauuaiſes
actions .
En effet c'eſt l'inſtrument de cét Art diuin
que la nature a trouué pour conſeruer ſes
plus excellens ouurages ;
ſans elle il y a long
temps que l'on ne parleroit plus de familles
de Peuples ny deRepubliques ;et celles que
l'on a eſtimées les plus fleuriſſantes n'au
roient eſté que des aſſemblées de quelques
animaux farouches & ſauuages , ſi l'Amour
ne les euſt adoucies & ciuiliſces. Car c'eſt elle
qui nous forme à la vie Ciuile qui eſt la veri
table vie des hommes Spuis qu'elle nous fait
deuenir liberaux , courtois & genereux ;
qu'elle nous apprend à eſtre diſcrets , obeil
ſans & fideles ; qu'elle nous rend diſerts, elo .
quécs & ingenieux .Et c'eſt pour cette raiſon
que le plus ſage homme de l'antiquité a dit
autresfois qu'il eſtoitignorant en toutescho .
fes excepté en l'art d'aimer, parce qu'il eſti
moir que l'Amour eſt l'Eſcole de l'hõneur &
de la vertu , & que par tout où elle regne elle
y apporte la Paix, l'abondance & la felicité.
DE L'AMOVR , CHA P. I I. 27
Ec veritablement ſi elle n'auoit point eſté
alterée par les hommes elle ne produiroit ja.
mais d'autres effets que ceux- là, & l'on nc fe
roit pas obligé d'adjouſter à ſes Eloges les
crimes dont on l'accuſe , & les maux qu'elle
a fait de tous temps par toucc la terre. Mais
comme le feu , quelque pureté qu'il ait, elle
ue des fumées puantes & dangereuſes s'il ſe
prend à des matieres corrompuës ; Il ne fauc
pas s'eſtonner fi cette flamme diuine ſe nour
riſſant parmy les vices dont la Nature de:
l'homme eſt infectée , ne produit que de ſa
les deſirs, ne forme que de mauuais deſfeins ,
Et fi au lieu des biens qu'elle deuroie aporter
aux hommes , elle ne leur cauſe que destrou
bles, des ſoucis & des malheurs .
Nous n'auons pas entrepris de tenir icy
compte de tous ſes deſordres, & nous ne vou .
lons pas ſoüiller cadiſcours du ſang, du poi
fon & de l'infamie qu'elle a porté dans les fa
milles & dans les Eſtats,& des ſacrileges dont
elle a violé les choſes les plusſainctes:Ceſera
aſſez de dire que c'eſt le plus dangereux en
nemy que puiſſe auoir la Sageſſe : Parce que
de toutes les Paſſions qui la peuuenttrou-:
Dij
ES
AC TER
28 LES C HAR
bler , il n'y a que l'Amour contre qui elle n'a
point de deffence. Celles qui entrent ſubite
ment & impetueuſement dans l'Ame n'y du:
rent preſque qu’yn moment , & la raiſon
trouue ſes excuſes dans leur precipitation :
Pour les autres qui viennent peu à peu , elle
les fent venir , & leur peut fermer les paffages
ou les chaſſer dans la foibleſſe qu'elles ont :
Mais l'Amoury coule ſi ſecretement qu'il eſt
impoſſible d'en remarquer l'entrée ny les dé .
marches : Commevnennemy maſqué elle s'a
uance & fe ſaiſit de toutes les principales par
ties de l'ame auant qu'on la puiſſe recon
noiſtre , & pour lors il n'y a plus de moyen
de la faire ſortir ; Il fauc qu'elle triomphe , &
que la Sageſſe & la Raiſon deuiennent les
eſclaues. Et c'eſt à mon aduis ce que les an
ciens ont voulu dire quand ils ont feint tan
toſt que l'Amour eſtoit le maiſtre des Dieux ,
tantoſt que c'eſtoit vn Demon qui les faiſoic
1
deſcendre du ciel en terre : Par ce qu'il eſt 1
1
certain que cette paſſion ſe rend maiſtreſſe
des plus ſages hommes du monde ; Et que ce
n'a pas eſté ſans ſuject que Laïs s'eſt autres
fois vantée de voir plus dePhiloſophes chez
DE L'AMOUR , CHA P. I I. 29
elle que d'autres ſortes de gens . Mais laiſſons
aux Amans ces matieres pour entretenir
leurs plaintes ; et ſans nous intereſſer dans le
blaſme ou dans la louange de l'Amour , con
fiderons du port où nous fommes les orages
qu'elle excite dans l'ame & dans le corps .
La premiere bleſſeure que la beauté faic
en lame eſt preſque inſenſible ; Et bien que
le venin de l'amour y ſoit defia & qu'il ſe ſoit
meſme reſpandu en toutes ſes parties, elle ne
croit pas pourtanteſtre malade , ou pour le
moins elle ne penſe pas que ce ſoit d'vn ſi
grand mal . Car comme on ne donne point
aux Abeilles le nom qu'elles portent , ſinon
lors qu'elles ont leur aiguillon & leurs aiſles:
Aufli l'Amour ne s'appelle Amour que
quand il a des traits , & qu'il peut voler , c'eſt
à dire quand il eſt picquant & inquiet. Aupa
rauát on le prend pour vn ſimple agreement
& vne complaiſance que l'on a pour vne per.
ſonne aymable : On le plaiſt en la preſence,
on aymeà en parler , le ſouuenir en eft doux ,
& les deſirs que l'on a de la voir & de l'entre
tenir ſont ſi tranquilles , que la Sageſſe auec
D iij
LES CHARACTERES
30
toute la ſeuerité ne les ſçauroit condamner ,
elle les approuue melme & les fait paſſer
pour des ciuilitez & des deuoirs neceſſaires.
Mais ils ne demeurent pas long -temps en cét
cftat,ils s'augmentent peu à peu , & enfin par
agitation qu'ils donnent à l'a
la frequente
me , ils allument le feu qui y eſtoit caché , &
font croiſtre la flamme qui l'a bruſle & qui la
deuore. Alors cette Image agreable qui ne ſe
preſentoir à l'eſprit qu’auec de la douceur &
du reſpect, deuient inſolente & imperieuſe,
clle y entre à tous momens, ou pour mieux .
dire elle ne l'abandonne jamais, elle ſe meſle
parmy ſes penſées les plus ſerieuſes , elle trou
ble les plus agreables , elle prophane les plus
fainctes : Elle
ſe gliſſe meſme parmy ſes ſon
ges; & par vne perfidie infupportable elle s'y
reprefente ſeuere & cruelle quand il n'a rien
à craindre , ou l'abuſe d'vne vaine eſperance
quád il eſt dansvn veritable deſeſpoir, Alors
l'Amour qui n'eſtoit auparauant qu'vn En
fant, deuient le pere de toutes les Paſſions;
mais vn pere cruel, qui n'en a pas pluſtoſt
produit.yne, qu'ilne l'eſtouffe pour dóner le
jour à vne autre qu'il n'épargne non plus que
DE L'AMOUR , CHA P. II . 30
la premiere :Il fait naiſtre & mourir en meſ
me temps cent ſortes de deſirs & de deſſeins;
Et à voir l'Eſperance & le Deſeſpoir , la Har
dieſle & la Crainte , la loye & la Douleur
qu'il fait ſucceder continuellement l'vne à
l'autre , le Deſpit & la Cholere qu'il fait eſcla
ter à tous moinens, & le mellange qu'il fait
de toutes ces paſſions ; il eſt impoſſible que
l'on ne ſe figure quelque grande tempeſte ,
où la fureur du vent efleue, abbat & cõfond
les vagues , où les eſclairs & les foudres rom
pent les nuées, où la clarté & les cenebres ,
le ciel & la terre ſemblent retourner en leur
premiere confuſion.
Mais commeil y a des temps où les ora
ges ſontplus violans & plus ordinaires, il y a
auſſi des rencontres où cette tempeſte d’A
mour eſt plus forte & plus frequente: Les
principales à mon aduis ſont la Preſence &
I'Abſencede la perſonne aymée, ſon Amour
& fa Hayne , & la concurrance d'vn Riual .
Et l'on peut dire que ce ſont là les cinq Ades
où tous les Accidens & tous les Intrigues
de cette Paſſion ſont repreſentez : Pour le
moins s'il y en a d'autres , ils ſe paſſent der
LES CHARACTERES
32
riere le Theatre & hors la veuë des ſpecta
teurs .
S'il arriue donc qu'vn Amant ſoit Abfent
de l'object aymé , alors l'inquietude & le cha
grin leſuiuent par tour , il n'a plus d'amis qui
ne l'importunent, les diuertiſſemens qui luy
eſtoiét les plus agreables luy ſont ennuyeux,
il n'y a rien enfin dans la vie qui ne luy del
plaiſe, excepcé le ſilence & la folitude. Com
me s'il eſtoit atteint de ces eſtranges mala
dies qui font haïr la lumiere & les hommes,
il n'ayme que les tenebres & les deſerts ; là il
entretient les bois , les ruiſſeaux , les vents &
les aſtres ; Ils n'ont rien à ſon aduis qui ne
ſoit conforme à l'humeur de celle qu'il ay
me, & à la peine qu'il endure , il les appelle in
ſenſibles comme elle , il les trouue en perpe
ruelle agitation comme luy ; Et apres s'eſtre
long-temps tourmenté l'eſprit de femblables
Chimeres, il vient à penſer à ces heureux
moments qu'il reuerra cér object agreable ,
qu'il luy pourra parler , & luy rendre compte
des fouſpirs & des larmes qu'il aura jettées
en ſon abſence.Tantoftil medite les plaintes
dont
DE L’AMOVR , CHA P. I I. 33
dont il doit amolir la rigueur, les remercie
mens dont il payera ſes faueurs , & les fer ,
mens quiconfirmeront les væux de ſa ſerui
tude . Tantoft il met la main à la plume , il eſ
crit, il efface , il deſchire , & s'il y a quelques
penſées qui puiſſent demeurer en ſeureté ſur
fon papier , ce ſont celles quiparlent de l'ex
cez de ſon amour & de fa fidelité .Apres cela
quels artifices n'employe- t'il point pour faia
re rendre ſes lectres ? quelles extrauagances
ne fait - il pas quand il en reçoit ? ou quand
meſmes quelques choſes qui ont ſeulement
touché la perſonne qu'il ayme tombent en
tre ſes mains ? il les cient touſiours colées à
ſes yeux ou à ſes levres , il en fait ſes Idoles , &
ne les voudroit pas changer ayec des ſce
ptres & des couronnes. Enfin on peut di
re que l'Abſence eſt la Nuict veritable des
e leur
Amans, non pas ſeulement à cauſe qu
Soleil ne les eſclaire plus comme ils diſent,
mais encore parce que cous leurs plaiſirs ne
font qu'en fonge, & que tous leursmaux s'ir
ritent & s'augmentent en ce temps - là .
Mais conſiderons le lour qui ſuccede à
E
34 LES CHARACTERES
cette Nuict , c'eſt infailliblement la Preſence
de la perſonne aymée : En effet, vn Amant
ne l'appelle point autrement; Il croit quand
il l'aborde que toute la Beauté du monde ſe
deſcouure à fes yeux , il ſent vne nouvelle
chaleur quiſereſpand en ſon ame , & vn cer
tain mellange de joye & d'eſtonnement luy
cauſe yn trouble li agreable ,qu'il en eſt rauy
& comme hors de luy-
meſme.Alors quelque
fuperbe, hardy , & éloquent qu'il ſoit, il faut
qu'il s'humilie , qu'il craigne , & qu'il perde
la parole ; il ne luy ſert de rien d'auoir prepa
rélon courage & ſesdiſcours , ce ſont autant
de fonges & de phantofmes qui s'eſuanouiſ
fent à la veuë de cette lumiere : Il n'y a que
ſes yeux qui parlent pour luy , & qui font
reconnoiſtre par leurs regards quel eſt l'ex
cez du plaiſir & du reſpect quecette rencon
tre luy donne.Orquoy que l'on dic que c'eſt
là le langage particulier de l'Amour , il y en
a toutesfois vn autre qui luy eſt bien plus
propre , & quieſt auſſi bien plus eſtrangeque
celuy-là. Car bien qu'ily ait desPaſſions auſti
violantes que celle -cy, il n'y en a pourtant
point qui inſpire comme elle des paroles ſi
DE L'AMOVR , CHA P. I I. 35
extrauagantes & fi ridicules , puis qu'vn
Amant ne profere pas vn motqui ſoit vray
ſemblable ; quelque ſoin & quelque intereſt
qu'il ait de faire croire ce qu'il dit , tous ſes
diſcours & ſes eſcrits font deperpetuelles hy
perboles ; Il bruſle, il languit , il meurt ; Il ne
parle que de priſon , de fers & de tourmens ;
Il nomme celle qu'il ayme , ſon ſoleil , ſon
cour, ſon ame & la vie ; Iljure qu'il a plus
d'amour tout ſeul que tous les hommes en
ſemble, que la paſſion eſt infinie & qu'elle
fera eternelle. Enfin toures fes paroles ſont
au deſſus de la verité , ſes deſſeins & ſes pro
meſſes au deſſus de ſon pouuoir, & toutes ſes
actions au deſſous de ſon courage : Caril n'y
a point de fubmiſſion fi laſche qu'il ne faffe ,
il n'y a point de ſeruice ſi bas & li vil qu'il ne
rende , il n'y a point de ſujettion parmy les
eſclaues qui ſoit ſi affiduë, ſi ſoigneuſe & fi
empreſſée que la ſienne : Il faut ſouuentqu'il
adore yne perſonne qui le deſdaigne , qu'il
falſe la cour à yne confidente qui le trahit ,
qu'il careſſe des valets qui ſe mocquent de:
luy : Il faut qu'iltraitre ſes ennemis auec re
ſpect , ſes amis auec indifference , & tout le
E ij
R
R ACTE
LES CHA ÉS
36
reſte du monde auec mcſpris : Il faut qu'il
fouffre ſans fe plaindre , qu'il craigne tout ;
qu'il deſire beaucoup , qu'il eſpere peu : En
vn mot, il faut qu'il ayme fon mal& qu'il ſe
haïſſe ſoy -meſme. le laiſſe à part les profu
fions qu'il fait , & les dangers qu'il court ,
pour cirer ſeulement yne parole ou vn re
gard fauorable ;Les tranſports de joye qu'vn
bon accueilluy donne , l'excez de douleur &
de deſeſpoir qu'vn deſdain luy cauſe , & les
fureurs que la jalouſie luy inſpire, quand yn
riual vient trauerſer ſa pourſuite. Comme
nous parlerons deces Paſſions en particulier,
će ſera lors auſſi que nous feronsvoir le reſte
des extrauagances que l'Amour fait faire .
Quoy qu'à la verité ie ne penſe pas qu'on les
puiſſe dire toutes :Car outre qu'il n'y a point
de deſreglemens aux autres Paſſions qui ne
ſe trouuent en celle-cy , qu'elle eſt capable
de toutes les folies qui peuuent entrer en vn
eſprit eſgaré; elle a tant de faces & de diffe
rens viſages, qu'il eſt impoſſible de les pou
uoir dépeindre : Tanroſt elle eſt violente &
impetueuſe, cantoft elle eſt douce & paifi
ble; Elle eſt en quelques yns plaiſante & en
DE L'AMOVR , CHAP. I I. 37
jouée, aux autres elle eſt chagrine & feuere ;
D'autres l'ont hardie & inſolente , d'autres
l'ont timide & modeſte ; Il s'en void d'inge
nieufe & de ſtupide,de fantaſque, de volage,
de furieuſe , & de cent autres façons ; qui
ont à mon aduis eſté cauſe que quelques vns
ont feint que l'Amour eſtoit fils du Vent &
de l'Iris , pour monſtrer la merueille & la di
uerfité qu'il y auoit en cerre Paſſion, & pour
nous apprendre que l'origine en eft aufli ca
chée que celle de ces deux ſortes de Meteo
res . Mais auparauant que d'entreprendre de
la deſcouurir, voyons les changemens qu'el
le fait au viſage.
Ie ne croy pas que celuy qui le premier
peignit l'Amour auec yn bandeau ſur les
yeux ,cuft deſſein de marquer l'aueuglement
qui ſe trouue en cette Paſſion, mais quepar
Pimpuiſſance ou par le priuilege de fon Art il
fut obligé de cacher ce qu'il ne pouuoit pas
dépeindre. En effet qu'elles couleurs, voire
meſmes qu'elles paroles pourroient expri
mer tous les changemens que l'Amour cauſe
dans les Yeux ? Comment pourroit -on ré
E iij
RE S
38 LES CHARACTE
preſenter cette Humidité eſclatante que
ľon y void briller ? Cette Inquietude mode
fte, cette Triſteſſe riante , & cette Cholere
amoureuſe que l'on y apperçoit ? Tantoft
vous les voyez ſe mouuoir d'yn coſté & d'au .
tre , tantoſt s'eſleuer doucement , s'abaiſſer
peu à peu & ſe tourner pitoyablement vers
l'objet aymé : Par fois ils s'arreſtent ſur luy
comme s'ils y eſtoient attachez; par fois ils
s'en deltournent comme s'ils en eſtoient
eſbloüis. Tantoft leurs regards ſont vifs &
prompts,tantoſt ils ſont doux & languiſſans;
tantoſt ils ſortent en liberté,tantoſt ils ſe deſ
robent & s'eſchapent d'entre les paupieres
qui ſemblent ſe vouloir fermer : En vn mot
tous les mouuemens dont les yeux ſont agi
tez dans les autres Paſſions ſe remarquent en
celle - cy : On y void touſiours le riz ou les
larmes quiquelque-fois meſmes s'accordent
& ſe meſlent enfemble. Quoy qu'ils deuien
nenr caues & enfoncez , ils ne ſe deflechent
& ne ſe diminüent pas pour cela, au contrai,
re, ilsparoiſſent plus grands & plus humides
qu'ils n'eſtoient auparauant: Si ce n'eſtapres
yne longue triſteſſe & vn extreme deſeſpoir ;
DE L'AMOVR , CHA P. I I. 39
car alors ils deuiennent ſecs , obſcurs , abba
tus & immobiles . Le Front ſe referre rare
ment en cette Paſſion ,au contraire, ilſemble
qu'il s'eſtende , & fi la triſteffe l'abbat quel
que- fois , les rides n'en rompent preſque
point l'eſgalité. C'eſt là où commence à pa
roiſtre la rougeur que l'Amour fait fouuent
monter au viſage, & lors meſmes que les au
ures parties ſont paſles, celle -cy retient touſ
jours quelque choſe de ſa premiere couleur .
Tantoſt les Levres y font & humi
rouges
des , tantoſt pafles & ſeiches , & elles ne ſe
mcuuent preſque jamais qu'elles ne forment
quelque fouriz agreable : Quelque -fois on
void celle de deſſous qui tremble & qui blan
chiſt d’yne eſcume ſubtile : Quelque -fois la
Langue s'auance ſur elles , & par vnleger tre
mouſſement qu'elle ſe donne , elle les flatte
& les chatouille : Si elle veur former quel
ques paroles elle begaye, & l'humidité que
le deſir fait monter à la bouche les naye &
les eſtouffe.Enfin les Oreilles ne feruent preſ.
que de rien à vn Amant , il n'entend pas la
moitié de ce que l'on dic, s'il reſpond c'eſt
auec confuſion , & ſes diſcours ſont à tous
40 LES CHARACTER ES -
momens interrompus par de grands & de
longs fouſpirs que le coeur & les poulmons
exhalent ſans ceſſe. S'il parle de la Paſſion
c'eſt auec vne voix tremblante & adoucie
qu'il fleſchiſt à tous coups par ces accens
paſſionnez , quele deſir , la douleur , & l'ad
miration ont accouſtume de former. Il de
uient palle & maigre , ilpert l'appetic, il ne
peut dormir ; Et ſi quelque- fois la triſteſſe &
la laſſitude l'aſſoupiſſent , fon ſommeil eſt
ſans ceſſe interrompu par les fonges , qui don
nent ſouuent plus de peine à ſon eſprit, que
les maux veritables qu'il endure. Quand la
perſonne aymée ſe preſente à ſes yeux, quád
on la nomine ſeulement, ou quand quelque
choſe luy en réueille le ſouucnir , au meſmo
inſtant ſon coeur s'eſleue & s'agire , ſon poux
ſe rend ineſgal & deſreglé, il deuient inquiet
& ne peut plus demeurer en place . Tantoft
les friſſons le ſaiſiſſent , tantoſt la chaleur al
lume tout ſon ſang ; par fois il ſe ſent animé
d'vn courage & d'une force extraordinaire,
par fois il ſe trouue abbaru & languiſſant,
quelque fois meſme il combe en deffailláce.
Enfin il ſe ſent frappé d'vne maladie qui ſe
ric
DE L'AMOVR , CHA P. I I. 41
de rit de l'art des Medecins , & qui ne trouue
ns point de remedes que dans la mort ou dans
on L'Amour meſme. Mais ne paſſons pas outre ,
cie & finiſſons ce diſcours par l'artificedu Pein
ens
tre qui l'a commencé : Cachonsce que nous
ad ne pouuons pas deſcrire , & nous contentons
de de chercher les cauſes des effets que nous ve
ne nons de marquer, dans l'eſſence & la nature
de cette Paſſion .
&
eſt
ON De la Nature de l'Amour.
que
I la II . PARTIE .
jad
que NE des plus grandes merueilles
inc qui ſe rencontre dans l'Amour ,
UX eſt que cette Paſſion eſtant ſi com
iet mune & fi generale, & dót on peut
olt dire que tous les ſçauans hommes ont eſté
al touchez ; il ne s'en eſt point encore trouué
mé qui ait bien clairement deſcouuert ſa na
re , cure & ſon origine . Car apres auoir veu
۲ tout ce qu'ils en ont eſcric , on peut aſſeu
e. rer que l'Amour des Philofophes eſt auſſi
le bien aucugle que celuy des Poëtes ; Et que
it
42 LES CHARACTER ES,
celuy qui diſoit que c'eſtoit vn ie ne ſçay
quoy ,quivenoit de ie ne ſçay où , & qui s'en
alloit ie ne ſçay comment , n'eſt pas yn de
ceux qui a le plus mal rencontré . Or quoy
que ie ne veüille pas examiner toutes les
definitions que l'on en a données , les bor
nes que ie me ſuis preſcrites , eſtans trop
eſtroites pour ſouffrir vn ſi long diſcours ;
Il y en a pourtant quelques vnes quipaſſent
pour les plus raisonables,dont il faut que ie
marque les deffaux, fi ie veux bien eſtablir
cellc
que ie dois propoſer. Car on pourroit
celle
s'eſtonner de ce que ie n'approuue pas
de Socrate , qui a eſté plus ſçauát en Amour
que tous les Philoſophes de l'antiquité ; ny
celle de Sainą Thomas qui a mieux enten
du la Morale qu'aucun qui ait eſté apres
luy : De ſorte que ie ſuis obligé de dire les
raiſons qui m'elloignent de leurs ſentimens,
& qui me font prendre vn autre chemin
que celuy qu'ils ont pris .
Pour ce qui eſt du premier qui a definy l'A
mour un defir de la Beauté , il confond deux
paſſions en vne , voire meſme il les deſtruit
coutes deux ; veu que le Delir ne ſe porte
DE L'AMOV R , CHA P. I 1 . 43
qu'aux choſes que l'on n'a pas , & qu'il s'e
fteint quand on les poffede ; quoy que l'A
mour le conſerue dans la poſſeſſion , & s'y
rende meſme quelque-fois plus violante : Et
l'Amour eſt yn Deſir, ce ne ſera
pour lors ſi
l'on ne peut defirer
plus Amour , puis que
ce quel on a ; & par la meſme raiſon le Deſir
ne ſera plus Defir.Ie ſçay bien que l'on me di
t ra qu'il n'y a point de poſſeſſion ſi pleine & fi
entiere où leDeſir ne puiſſe crouuer ſa place;
r Et que quand il n'y auroit que la continüa
t cion du bien done on jouift, cc ſeroit aſſez
e pour l'ocuper & pour le rendre inſeparable
T de l'Amour.Mais cette fuite eſt inutile , car fi
la poffeflion n'eſt pas entiere , elle fuppoſe
Y
quelque partie donton ne jouiſt pas encore:
ES Et qui ſouhaite la continuation d'un bien , ne
ES le conſidere plus comme preſent, mais com
me vne choſe qui eſt à venir; Ec partant il
1 forme vne nouuelle idée du bien qu'il poſſe
de , & a vn motif different de celuy que fa
preſence luy donne. Etcela ſuffit pour cauſer
deux diuerſes paſſions,autrement il faudroic
confondre encore l'Amour auec l'Eſperant
ce ,voire meſme auec tous les autres mouue.
Fij
LES CHARACTERES
44
mens de l'ame qui ſe forment fouuent parvn
ſeul objet, ſelon que l'on le conſidere en di
uerſes manieres.
Pour Sainet Thomas qui dit que l'Amour
eſt une complaiſance de l'Appetit en la choſe
aimable : où bien il prend le mot de Com
plaiſance pour l'agréement que l'appetit
trouue dans l'objet que l'imagination luy
propoſe ; ou bien pour le plaiſir & la joye
que cér objet luy donne : Si c'eſt l'aggrée
ment , il ſe forme auant l'Amour ; Si c'eſt
le Plaiſir il ſuruient à l'Amour.Car il eſt cer
tain que lors que l'imagination ou l'enten
dement ont jugé qu'vne choſe eſt bonne, la
premiere choſe que fait l'appetit eſtde l'ag
gréer & de conſentir au jugement qu'ils en
ont fait.Et quoy que cela paroiſſe plus claire
ment dans la volonté que dans l'appetit ſen
ſitif, parce que la volonté eſt libre de con
ſentir ou de refuſer ce que l'on luy propoſe,
& que le Conſentement ſemble eftre vn acte
qui luy ſoit particulier ; Il y a pourtant dans
l'appetit quelque image de cette action ,
& il eſt vray - femblable qu'il approuue ce
que l'imagination luy preſente auant qu'il
DE L'AMOVR , CHÄP. II . 45
s'eſmeuue & fe porte vers luy : Et cette ap
probation & aggréement eſt laComplailan
ce dont nous parlons , qui n'eſt rien autre
choſe que la ſatisfaction & le repos que
prend l'appetit à la veüe des objets qui luy
ſont conformes . Ainſi la lumiere refioüit les
yeux auparauant meſme que l'appetit ſoit
eſmeu , & le plaiſir qu'ils reçoiuent en cette
rencontre , n'eſt pas vne paſſion ny vn mou
uement, mais vn certain repos qui vient de
la conformité de l'objet auec la puiſſance :Le
meſme arriue à l'appetit quand l'imagina
tion luy propoſe quelque choſe d'aimable;
Il l'aggrée & s'eſmeut apres pour la poſſe
der : De ſorte que l'aggréement va deuant
l'Amour, & la joye vient apres comme nous
1
verrons en ſuite.
Pour former donc yne definition de l'A
mour qui n'ait point ces difficultez & ces
1
deffaux , On doit premierement ſuppoſer la
difference qu'il y a entre l'Amour qui eſt une
habitude , & celle qui eſt vne paſſion. Car
la paſſion eſtant vn mouuement , quand ce
mouuemét ceſſe ,la paſſion .finit auſli, & l'on
F iij
R
ACTE
46 LES CHAR ES
peut dire qu'il n'y a plus d'Amour; mais l'ha
bitude ne laiſſe pas d'y eſtre encore ,qui n'eſt
rien autre choſe que l'impreſſion de l'objet
aimable qui eſt demeuré dans l'ame, & qui
fait qu'à toutes les fois que la penſée le pro
poſe à l'appetit , il s'eſmeut & forme la paſſion
dont nous parlons . La Paſſion d'Amour eſt
donc yn mouvement , & parce que les mou
uemens cirent leurs differences de la fin où
ilstendent , il faut voir quelle eſt la fin de ce
luy -cy.Orcomme l'appetit ne s'eſmeut que
pour poſſeder le bien & pour fuïr le mal, il
ne faut pas douter que la poſſeſſion du bien
ne ſoir la fin de l'Amour ; Et comme on ne
peut poſſeder quelque choſe fans s'vnir en
quelque façon à elle ,ils'enſuit neceſſairemét
que l'Amour eſt un mouuement de l'appetit
par lequel l'ame s’unit à ce qui lesy ſemble bon .
Il eſt vray que d'abord cecy ne ſemblera pas
veritable à cauſe que le plus ſouuent dās l'A
mour,l'objet aimable eſt abſent ,auec lequel
il n'eſt pas vray -ſemblable que lame s'yniſſe:
Mais quand on conſiderera que les objets 1
1
ſe peuuét vnir aux puiffances par leurs eſpe
ces & par leurs images ,ou par leur cftre veri
DE L'AMOVR , CHA P. II . 47
table ; Et qu'il y a par conſequent yne vnion
réelle & vne qui ne l'eſt pas que l'eſchole
ap
e
pelle Intentionell , & que l'on peut nommer
Ideale : On verra que l'ynion qui ſe fait de
n
l'appetit auec l'objet que l'imaginatio luy
propoſe ,eſt de cette derniere forte;parceque
I’eſtre veritable des choſes n'entre point das
n
l'imaginatio , il n'y a que leur idée & leur
image. Et cette vnion eſt la ſeule qui con
ement
uient naturell à l'appetit, ne pouuant
à ſon eſgard s'ynir autrement au bien qui
luy eſt preſenté. Que s'il ſe porte à quelque
1
autre ſorte d'ynion , ce n'eſt pas pour luy qu'il
la recherche, mais pour les autres puiſſances
1 qui peuuent s’vnir réellement à leursobjets .
I Car l'appetit eſt vne faculté politique qui ne
trauaille pas pour elle ſeule ,mais pour toutes
les autres quiſont au deſſous d'elle; Et com
n
me l'imaginatio eſt le centre de tous les
fens, l'appetit l'eſt auſſi de toutes les inclina
cions qui ſe trouuent dans les parties : De for:
n t
te que l'imaginatio ou l'entendemen luy
propoſant ce qui leur eſt conuenable , il le
recherche pour elles & taſche de les en faire
joüir : Et alors ſi elles ſont capables de s’vnir
48 LES CHARACTER ES
réellement auec leurs objets, il en ſouhaite
l'vnion : Mais cela n'empeſche pas qu'il ne
s’vniſſe auparauant auec eux par l'vnion qui
luy eſt propre , & qui eſt comme le principe
de la ſource de toutes les autres vnions qui
conuiennent à l'Ame .
On dira peut-eſtre que l'Entendement &
l'Imagination s'yniſſent de la meſme forte à
ce qui leur eſt conuenable & partant que
l'Amour s'y peut former auſſi bien que dans
l'appetit .Mais il y a bien de la difference ;par
ce que les objets viennent & entrent dans
l'entendement & dans l'imagination , & la
connoiſſance qu'ils en ont ſe fait pluſtoſt par
le repos que par le mouuement , comme dit
Tout au contraire de l’Appetit qui
Ariſtote:
ſe porte vers fon objet & fort comme hors de
ſoy -meſme pour s'ynir à luy . De forte quc
l'vnion qui ſe fait dans l'entendement & dás
l'imagination , eſt purement paſfiue fans au
cun mouuement de ces facultez ;Mais celle
de l’Appetit eſt actiue & ſe fait auec agita
tion.loint que l'ynion qui ſe fait par l'appe
tit eſt plus parfaite que celle qui ſe fait par la
connoiſſance ;Dautant que l'ame peut auoic
auerſion
DE L'AMOVR , CHA P. II . 49
auerſion à vne choſe qu'elle a conçeuë, qui
eſt vne ſorte deſeparation ;Et partant l'Union
n'en eſt pas fi parfaite comme celle de l'Ap
petit qui ne peut fouffrir cette diuiſion , &
qui par conſequent eſt la plus accomplic qui
ſe puiſſe trouuer dans les actions vitales.
Mais ſi l'Amour eſt yn mouuement de l'a
me pour s'vnir à ce qui eſt aimable, il ſemble
que lors qu'elle ſera vnie auec luy , il n'y aura
plus de mouuement ny par conſequent plus
d'Amour : Et comme l'ynion s'en peut faire
en vn moment , par ce qu'iln'y a rien qui le
puiſſe empeſcher , il ſemble auſſique ce mou
ucment ſe doit faire en yn inſtant, & partant
que l'amour ne doit pas durer dauantage;
qui ſeroit vne propoſition bien eſtrange &
contraire à la verité.
Pour reſpondre à cette objection ,il faut
remarquer qu'il y a des choſes qui fe meu
uent pour arriuer à quelque fin ſeparée de
leur mouuement; Et qu'il y en a d'autres qui
-trouuent dans le mouuement mefine la fin
qu'elles recherchent. Les premieres ceffent
de ſe mouuoir quand elles ont atteint leur
G
1
so LES CHARACTERE'S
but & leur fin :Mais celles qui n'en ont point
d'autre que le mouuemét ,ou pour le moins
qui ſoit ſeparée du mouuement, ne preten
dent jamais à ſe repoſer : Et commele repos
eſt vne perfection en celles - là, c'eſt vne im
perfection en celles - cy . Or l'Appetit eſt de
ce dernier genre , il ſe meut veritablement
pour s’vnir au bien , mais l'ynion qu'il recher
che ne ſe peut faire que dans le mouuement;
& quand il ceſſe, elle ſe perd : De ſorte que
pendant que l'objet aimable eſt preſent , il
faut qu'il s'agite ſans ceſſe pour obtenir la
fin qu'il deſire, qui eſt de s'ynir auec luy : Et
s'il vient à ſe repoſer,cela procede de ce que
cet objet ne luy eſt plus preſent ,ou pour le
moins de ce qu'il ne luy eſt plus offert com
me bon . L'Amour eſt donc yn mouuement
& vne vnion de l'Appetit à ce qui eſt aima
ble , preſent ou abſent ; par ce que ſon abſen
ce n'empeſche pas que l'imagination n'en
propoſe l'idée à l’Appetit , qui eſt la ſeule
auec qui il ſe puifle naturellement vnir . Il
eſt vray que trauaillant pour les autres puif
ſances, comme nous auons dit , il ne s'arreſte
pas à certe ſimple vnion ; Il recherche encore
DE L'AMOVR , CHA P. I I. SI
celle qui leur eſt coucnable ; il deſire pour la
veuë & pour l'ouïe, que leurs objecs ſoiét en
vne diſtance raiſonable ; il veut pour le gouſt
& pour le toucher que les leurs ſoient vnis
immediatement à leurs organes ; enfin en
autantde manieres que les choſes fe peuuene
ynir, l'appetit & la volonté ſouhaitent pour
elles l'ynion qui leur eſt propre . Et il faut
auoüer que le concours de tous ces mouue
mens fait la paſſion d'Amour complete &
entiere, & que le premier dont nous venons
1
de parler, quoy qu'il contienne toute fon ef
fence & fa forme,n'en a pas toute l'eſtenduë ;
dire c'en eſt la ſource & que les
on peut que
autres ſont des ruiſſeaux qui la groffiffent.
Voyons maintenant quelle eſt l'agitation
particuliere que l'appetit ſe donne pour fai
re cette vnion , & enquoy elle eſt differente
de celle qui fe trouue dans la joye,dansle de
ſir , & dans l'eſperance, par lefquelles , auſſi
bien que par l'Amour ,il femble que l'ame
fe veüille vnir au bien qui luy eſt repreſenté .
Car ce n'eſt pas aſſez pour la parfaire con
poiſfance des paſſions de dire que ce font des
Gij
52 LES CHARACTERES
mouuemens , lion ne marqueles differences
de ces mouuémés, & fi on ne fait yoir les dif
ferentes impreſſiós , & les diuers progrez que
la diuerſité des objets cauſe dans l'appetit.
Il faut donc ſuppoler qu'il y a quelque rap
port entre les mouvemens de l'ame & ceux
du corps ; & que les differences qui ſe crou .
uent en ceux-cy ſe rencontrent en quelque
façon aux autres : Car puiſque les effets font
femblables à leurs cauſes, les mouuemens du
corps qui ſont des effets de l'ame, doiuent
cftre les images de l'agitation qu'elle fe don
ne.En effet on dit que l'Entendement ſe por
ſe
replie ſur luy ,qu'il r'entre en foymeſme,qu'il
s’eſgare & qu'il ſe confond : Qui ſont toutes
façons de parler tirées des mouuemens ſenſi
bles , & qui doiuent faire croire qu'il ſe fait
quelque choſe de pareil en l'ame , & princi
palement en la partie apperitiue, par ce que
c'eſt par elle qu'elle s'eſmeut & s'agite en ef.
fet.Et il ne ſerc de rien de dire que ce ne font
pas de veriçablesmouuemens, & qu'ils ſont
ſeulement metaphoriques: Car outre qu'il
faudroit alors confeffer que toutes les defini,
DE L'AMOVR , CHA P. I I. 53
tions des paſſions , où le mot de mouuement
eſt touſiours employé ,ſont metaphoriques;
Il eſt certain que cela n'épeſche pas qu'il n'y
ait de la reſſemblance entre les vns & les au
tres, quoy qu'ils ſoient de diuers genre . Mais
ie dy bien plus , à conſiderer exactement les
mouuemens corporels, on peur dire que ce
ne ſont pas de fi parfairs & de fi veritables
mouuemés que ceux de l'ame, & que ce n'en
font que des images groffieres & imparfai
tes ; Puis qu'il eſt vray que dans l'ordre des
choſes , celles qui ſont inferieures ſont plus
noblement & plus parfaitement dans les fu
perieures ; & que toutes ne font que des cop
pies tiréesles vnes des autres , dont l'original
eft en la fouueraine Idée de tous les Eſtres.
Quoy qu'il en ſoit, puiſque en definiſſant
la paſſion en general on fé fert du mot de
monnement , il faur de neceſſité pour mar
quer les differences des Paſſions, y employer
les differences du mouuement , & trouueren
chacune d'elles quelque agitatió particulie
re qui ait de la conuenance & du rapport
auec quelqu'vn des mouuemens ſenſibles.
Pour defcouurir donc celuy qui eſt pro
Gij
LES CHARACTERES
54
pre à l'Amour, il faut premierement ſçauoir
où eſt l'Image du bien ; & ſi elle demeure dás
l'imagination ,ou ſi elle s'efcoule dans l'appe
tit ; eſtant certain que ſi l'appetit la va cher
cher hors de ſoy , ildoit s'agiter d'une autre
forte ques'il la rencontre en luy-
meſme.Il eſt
vray que cela n'eſt pas aiſé à decider , & quel
que party que l'on puiſſe prendre ,il s'y trou
ue des inconueniens qui ſemblent inéuita
bles . Car ſi l'image du bien ne ſort point de
l'imagination , l'appetit qui eſt vnc puiffan
ce aueugle ne la peut pas connoiſtre ; & par
tát il ne doit pas ſe mouuoir pour s'ynir à el
le ne ſçachantpas qu'elle y foit.De dire auſſi
qu'elle en ſorte & qu'elle s'eſcoule dans l'ap
petit,elle y ſera inutile pour la meſme raiso;
puis qu'elle ne ſert que pour repreſenter les
choſes & en donner la connoiffance , dont
l'appetit n'eſt pas capable . Ioint qu'ileſt mal
ayfe de conceuoir ', comment cette image
peur couler de l'imagination en vne autre
puiſſance ; parce que outre que les accidens
ne peuuét paſſer d'vn fubjer à l'autre, elle eſt
le terme & l'effet formel d'vne action jinma
qui
nente , a cela de propre de ne ſortir jamais
DE L'AMOVR , CHAP. II. 55
de la faculté où il a eſté produic .
Pour éuicer cer embarras & ne s'engager
pas plus auantdans les doubtes de l'Elchole;
Il faut dire que l'image qui eſt dans l'imagi
nation ne ſort point en effet hors d'elle pour
la raiſon que nous venons d'apporter : Mais
comme à la préſence des corps lumineux , la
lumiere ſe produit dans l'air qui les enuiron
ne ; Auſſiquand cette image s'eſt formée dás
l'imagination elle ſe multiplie dás toutes les
parties de l'ame , elle les eſclaire , & excite
apres celles qui sót capables d'eſtre elmeuës.
Il y a meſme grande apparence que c'eſt en
effet quelque lumiere raffinée & purifiée;
puiſque les imagesdes choſes corporellesqui
frappent nos yeux ,ne ſont autre choſe que
des lumieres comme nous auons demonſtré
en ſon lieu ; Et qu'il n'y a rien qui ſoit plus
conforme à l'eſprit, que cette qualité qui eſt
comme le milieu ou l'Orizon des choſes ſpi.
rituelles & des corporelles . Quoy qu'il en ſoit
on ne doit pas douter que ces images ne ſe
multiplient auſſi bien que celles des corps;
puis qu'elles ſont plus excellentes qu'elles , &
que nous en auons des preuues aſſeurées dás
S
A CTERE
56 LES CHAR
les effets de la memoire & de la vertu forma.
trice qui doit neceſſairement eſtre imbuë de
ces images, pour former les parties confor
mement au deſſein que l'imagination luy
propoſe bien ſouuent contre la conduite
ordinaire .
Mais s'ileſt vray que ces Idées ne ſont pro
pres qu'à repreſenter les choſes , & en donner
la connoiſſance , que ſeruiront -elles aux fa
cultez qui ne connoiſſent point,comme sot
celles dont nous venons de parler:Il faut ref
pondre , qu'il y a deux ſortes de connoiſsáce,
I'vne eſt claire & diſtincte qui appartient
aux ſens,à l'imagination & à l'entendement;
l'autre eſt obſcure & confuſe qui ſe trouue
dans l'appetit & dans toutes les autres puiſ
fances , qui ont vne connoiffance naturelle
de leurs objets & dece qu'elles doiuét faire .
Il eſt donc certain que l'Image du bien eft
dans l'imagination comme vne lumiere qui
reſpand ſes rayonsdans l'appetit, qui l'eſclai
re & l'excite apres à ſe mouuoir pour s'vnir à
elle : Car bie qu'elle ſe foie multipliée , & que
l'appetit foit tout plein de l'eſclat qu'elle
jettezil ne ſe contente pas de cette influence,
il taſche
DE L'AMOVR , CHA P. I I. S7
il taſche de s'ynir au centre & à la ſource
dont elle eſt découlée ; comme on void qu'il
arriue au fer, qui ayant receu la vertu Ma
gnetique , le porte vers l'Aimant qui en eft
le principe & la ſource , afin de s'ynir plus
eſtroitement à luy .
De ſorte qu'il eſt fort vray - ſemblable que
pour former la paſſion d'Amour,lapperit ſe
porte droit vers l'idée du bien qui eſt dans l'i
magination ; & que ce mouuement eſt ſem
blable à celuy de toutes les autres choſes na
turelles qui ſe meuuent ainſi vers ce qui leur
eft conforme.
Mais cecy fait naiſtre de grandes difficul
tez : Car bien que l'on puiſſe conceuoir cette
force de mouuement dans l’Appetit ſenſitif ,
à caufe qu'ileſt placé en yn organe different
de celuy de l'imagination, & qu'il y a quel
que eſpace entre deux ,où l'on peut ſe figurer
que ce mouuement fe fait : Cela ne peut
auoir lieu dans l’Amour qui ſe forme dans la
partie ſuperieure de l'ame,où la volonté n'eſt
point feparée de l'entendement , & vers le
quel par conſequent elle ne ſe porre point ,
puis qu'elle eſt touſiours naturellement vnie
H
7
TER
58 LES CHARAC ES
auec luy . Ie dy bien plus , quand il ne ſeroit
queſtion que de l'Appetit ſenſitif, il eſt bien
difficile de comprendre comment il fe peut
mouuoir ainſi : Car il n'y a pas d'apparen
ce qu'il forte hors de ſon ſiege & de ſon
organe pour ſe ioindre à celuy de l'imagina
tion , puiſque tous ſes mouuemens ſont des
actions immanentes : S'il n'en ſort point auſ
ſi , comment s'vnira - t’il à cette idée qui eſt
dans l'imagination ?
Pour leuer ces difficultez & reſpondre à
ces raiſons qui ſemblent aſſez preffantes, il
faut ſe ſouuenir que les mouuemens de l'ame
bien qu'ils ayent de la conuenāce auec ceux
du corps , ne leur ſont pas tout à fait ſembla
bles , & que s'ils participent à quelque choſe
de leur nature , ils n'en ont point les deffaux:
Car ils ne demandent point cette ſucceſſion
de temps , ny ce changement de lieu qui ſe
trouue touſiours en ceux - là , & qui ſont des
ſuites neceſſaires de l'imperfection de lama
tiere ; Ils ſe font en vn moment & en meſine
endroit , pour le moinsne ſortent - ils point
de la puiſſance où ils ſe formet.Car il ne faut
pass'imaginer que l'Appetit en s'approchant
DE L'AMOVR , CHAP. II . 59
du bien , ou en s'eſloignantdumal, quitte ſes
bornes naturelles & qu'il paſſe dyn lieu à
l'autre à la maniere des corps animez : Toutes
ſes agitations ſe font en luy meſme , & com
me l'eau qui eſt enfermée en vn gouffre ſe
peut mouuoir en diuerſes façons ſans en ſor
S
tir , auſſi certe puiſſance qui eſt comme vn
ſ
abyſıne dans l'ame,peuteftre diuerſement
1
agitée dans ſes propres bornes ; & par le dif
ferent tranſport de ſes parties , venir tantoſt
heurter ſes limites, tantoſt ſe retirer vers ſon
il centre, en vn mot faire tous les mouuemens
70 qui ſe remarquent dans les paſſions. Il n'eſt
donc point neceſſaire que la volonté foie ſe
2. & qu'il y ayt quelque
paréede l'entendemét ,
1c
cſpace entr'eux deux pour faire le mouue
x! ment dont nous parlons: S'agitant en elle
meſme & pouſſant les parties vers l'idée du
C bien qui luy eſt repreſentée par l'entende
ES ment ,elle s'yniſt à elle autant qu'elle peur , &
fait ainſi la paſſion d'amour. Il en eſt demeſ
e me de l'Appetit ſenſitif, car bien que fon prin
I cipal organe ſoit eſloigné de celuy de l'ina
gination ,il ne faut pas croire que ces deux fa ..
culcez ſoient toutes renfermées en ces par
Hij
60 LES CHARACTER ES
ties , elles ſe reſpandent par tout le corps , &
font touſiours jointes enſemble , comme
nous monſtrerons plus amplement au dif
cours de la loye. De ſorte que le mouue
ment qui s'y fait eſt ſemblable à celuy de la
volonté , & en l’yn & l'autre l'Amour n'eſt
rien qu'vn mouuement de l'appetit ,qui ſe
porte droit vers l'idée du bien & qui s'yniſt
à elle : Ce qui ne ſe fait pas dans les autres
paſſions, comme nous ferons voir.
Voila donc ce que c'eſt que l'Amour en
general , dont il eſt facilede marquer les dif
ferences par les differences des objets qui le
peuuenc efmouuoir : Car comme il y a des
Biens de l'ame , du corps & de la fortune, &
que chacun d'eux eſt honefte , vtile ou dele
cable ; il eſt certain qu'encore que les mou
uemens par leſquels on aime toutes ces cho
ſes ſoient de meſme nature , & qu'ils ayent en
generalyne meſme fin , qui eſt d'vnir l'appe
tit à ce qui eſt bon ; ils ſont neantmoins dif
ferens entr'eux à cauſe que ces biens ſont
differens: Ainſi il y a vn Amour des richeſ
ſes, des plaiſirs, des honneurs , & des vertus :
DE L'AMOVR , CHA P. I I. 61
en yn mot , autant qu'il y a de ſorte de biens
faux ou veritables , il y a autant de ſortes
d'Amour, dont nous n'auons pas fait deſſein
de parler icy , par ce que la plus part de ces
eſpeces ſont compriſes dans les vertus & les
vices dont nous traiterons en ſuite, & par ce
que nous nous ſommes reſtrains à l'Amour
que la Beauté fait naiſtre dans l'appetit .
Céu Amour ſe peut definir un mouucment
de l'Appetit par lequel l'ame s'unit à ce qui
luy ſemble Beau. De ſorte que toute la diuer
ſité qu'il y a en cette definition & celle de
l'Amour en general, conſiſte dans la Beauté .
e C'eſt pourquoy nous auons deux choſes à
S examiner, premierement ce que c'eſt que la
Beautézen ſecond lieu,pourquoy elle donne
de l'Amour . Mais par ce que cette recher
che eſt extremement haute & difficile , &
qu'elle pourroit rompre la ſuite de ce dif
cours, nous l'auons miſe à la fin de ce Chapi
tre ,pour parler des effets que l'Amour cauſe
dans les humeurs & dans les Eſprits.
H iij .
62 LES CHARACTER ES
Quel eſt le mouvement que l'Amour cauſe
dans les Eſprits es dans les
humeurs.
III . PAR TI E.
VISQVE dans les paſſions les mou
uemens des Eſprits & du ſang, ſont
P
conformes à ceux que l'amereſſent
en elle meſme;il n'y a point de dou
te que l'Amour vniſſant l'appetit à l'idée du
bien qui luy eſt repreſentée, ne produiſe auf
fi dans les Eſprits quelque ſorte de mouue
ment qui ſeconde ſon deſſein , & qui rende
cette vnion plus forte. Mais comme les ſens
ne nous ſeruent de guere pour connoiſtre la
difference de ces mouuemens , il faut que
l'Entendement ſuppléc à leur deffaut, & que
le diſcours falfe voir quel eſt ce mouuement
d'eſprits qui eſt le plus vnitif , puiſque c'eſt
celuy qui doit accompagner cette paſſion.
A cet effet , il faut ſuppoſer deux choſes
tres -veritables ; la premiere, que le Coeur eſt
DE L'AMOVR , CHA P. II . 63
le principal organe de l'appetit ſenſitif ; La
ſeconde quele
Cerueau eſt celuy de l'imagi
nation . Or comme l'idée du bien ſe forme
dans l'imagination , & que le mouuemét des
eſprits commence au cæur ; il faut de necef
fité que l'ame ayant deſſein de les vnir au
bien qu'elle a conçeu , les tranſporte du lieu
où ils commencent à ſe mouuoir vers celuy
où ils doiuent rencontrer cet objet : Et parce
que la premiere naiſſance de l’Amour le fait
par cette vnion interieure de l'appetit dont
nous auons parlé ; il faut auſſi que le premier
mouuement que ſouffrent les eſprits les
pouſſe au cerueau , où il ſemble que cette
vnion ſe doit faire : Car l'idée ne ſort point de
la faculté qui la produit , comme nous auons
monftré . Et d'autant que les eſprits portent
auec eux la chaleur & le ſang ,de là vient que
l'imagination des Amans s'eſchauffe , & fair
apres tant de belles productions, & des extra
uagances meſme, file mouuement & la cha
leur ont trop de violance . L'on peut dire en
core que la Paſleur qui leur eſt ſi ordinaire ,
vient en partie de ce traſport d'eſprits au de
dans du cerueau , qui abandonnans ainſi le
LES CHARACTER ES
64
viſage, le laiſſent ſans chaleur & ſans eſclat.
Mais s'il ſe rencontre que l'objet aimable ſe
preſente aux ſens , alors la plus grande par
tie de ces eſprits accourent aux parties exte
rieures , & les peignent de la couleur du ſang.
qu'ils entraiſnent auec eux , & qui eſt le plus
pur qui ſoit dans les veines comme nous di
rons tantoſt. Il eſt vray qu'il y a des paſſions
qui ſe mellent auec celle- cy , & qui cauſent
fouuent dans les humeurs yn mouuement
contraire à celuy que nous venons d'expri
mer ; mais nous ne conſiderons icy que les
effets qui ſont propres à l'Amour , & non
ceux qu'elle emprunte des autres . C'eſt
pourquoy nous pouuons conclurre que le
premier effet de l'Amour ſur les eſprits, eft
de les faire ſortir du cour, & de les tranſpor
ter au cerueau & aux parties exterieures.
Mais cela ne fuffiç pas encore , il faut voir
ſi dans ce mouuement ils coulent auec liber
té ou auec contrainte , c'eſt à dire s'ils ſe di
latent ou s'ils ſe reſferrent;Car il ſemble que
ce ſoient là les deux premieres differences
du mouuement local . Or comme il n'y a
que
DE L'AMOVR , CHA P. II . 65
que deux rencontres qui puiſſent obliger l'a
me à cenir les eſprits ferrez en leur moyue
ment , ſçauoir eſt quand elle attaque le mal,
ou quand elle le fuit; parce qu'en iyne elle a
ſoin de ſe fortifier , & pour ce ſubjec de ra
maſſer & reünir les eſprits; Et qu'en l'autre la
fuite ſe fait auec empreffement , qui les pre
cipite & les confondenfemble : Il eſt certain
I qu'elle n'a aucun de ces motifs en cette paſ
fion, & que neconfiderant autre choſe que
la bonté de ſon objet , elle ne void point d'en
S nemy qu'elle veüille affaillir ou qu'elle doiue
1 craindre :C'eſt pourquoy elle agite les eſprits
auec liberté, elle les dilace , & lemble les ou
+
urir pour micux roceuoir le bien qui ſe pre
C
7 fente & pour s'ynir ainſi plus parfaitement à
luy .
Pafforts encore plus auant , & voyons fice
Mouuement eſt Inegal , & s'il ſe fait auec ve
hemence comme celuy quiſuruient dans les
paffions impecueuſes : Il eſt certain que la
Cholere eſmeur les eſprits & les humeurs,
auec plus de confufion & de deſordre que ne
fait l'Amour,à cauſe des diuers & frequens
I
66 LES CHARACTER ES
efforts que l'ameeft contrainte de faire pour
chaſſer le mal ; Et qu'il en eſt de meſme que
des Torrens dont les vagues ſe precipitent
les vnes ſur les autres , & font vn courant
tout plein de bouillons & d'eſcume; Mais
que l'Amour fait couler les eſprits & le ſang
dans les veines de la meſme ſorte que l'eau
court dans les canaux des fontaines , ou dans
les riuieres dont le lit eſt large & vny :Car l'a
me qui dilate les eſprits ,eflargit à proportion
les vaiſſeaux , & leur donnant ainſi plus de li
berté, elle rend leurs cours moins turbulent
& moins confus.Mais la principale raiſon de
l'eſgalité qui s'y trouue , vient de ce que l'A
mour n'a point pour l'ordinaire de paſſions à
ſa ſuite qui ayent des mouuemens contrai
res , comme a la cholere que la douleur ac
compagne touſiours, & qui retire les eſprits
vers le coeur au meſme temps qu'elle les
pouffe au dehors . Car bien que la joye , le de
lir , & l’eſperance qui ſont preſque touſiours
auec l'Amour,remuent diuerſement le ſang,
elles ne luy imprimée pas pourtant des mou
uemens tout à fait oppoſez comme nous
monſtrerons ; C'eſt pourquoy il n'eſt pas ſu
DE L'AMOVR , CHAP. II. 67
jet au choc ,nyà cette agitation ineſgale que
la contrarieté des mouuemens cauſe dás les
corps fluides:Mais de quelque violance qu'il
foit pouffé,toutes ſes parcies coulent efgale
S ment & ſans confuſion. Et il ne faut point
3 douter que cette joye fecrette que reſſentée
1 les Amans fans penſer mefme à l'objet aymé,
IS ne vienne de cerre forte de imouuement ,
dont l'impreſſion eſt demeurée dans les hu
1 meurs apres que l'agitation de l'ame eſt cel
li ſée : Car comme la nature ayme l'ordre &
l'eſgalité en coutes ſes actions , quand elle
de void que lemouuement du fang eſt confor
me à fon inclination , elle reſſent vne certai
ne joye ,dont l'image ou l'ombre fe preſente
à noſtre eſprit , & nous rend gais fans que
C nous en fçachions la cauſe.Et ie croy pour la
meſme raiſon que ſi les humeurs eſtoient
es touſiours agitées de ceflus & reflus que les
pafſions oppoſées ont accouſtume de cauſer,
il n'y auroit aucun moment dans l'Amour
'S
qui fuft exempt de chagrin & d'ennuy , &
que l'on n'y fenciroit iamais cét excés de joye
qui s'y rencontre ſi, ſoquent;parce que l'aine
IS
ne peur ſouffrir de mouvemens concraires
I ij
S
A CTERE
68 LES CHAR
qu'elle ne fouffre en meſme temps quelque
peine & quelque forte de douleur. Mais que
dirons-nous donc quand ces paffions turbu
lentes, telle qu'eſt la Cholerc, la Peur , & le
Deſeſpoir ,ſe mellent auec l'Amour?Doit-el
le leur quitter la place , quand elles entrent
dans l'Aine , & mourir quand elles naiſſent,
puiſque leur mouuement eſt contraire au
ſien ?Certainement ie croy que l'habitude de
l'Amour demeure couſiours ,mais que la pal
fion ceſſe quand il y en a yne autre qui de
ftruit ſon mouuement, principalement ſi el
le eſt violante : Et de fait vn homme qui
eft en cholere , ou qui eſt faifi de la peur , ne
penſe pas à l'objet aymé; pour le moins les
penſées qu'il en a ſont eftouffées par celles de
la Vengeance ou du peril qu'il veut éuiter . It
cft vray que comme ces pafſions
entrent
promptement dans lame,elles en forrentor
dinairement bien viſte ; & au mefine temps
la premiere y retourne , l'impreſfion de l'ob
jet aymé fourniſſant de nouuelles idées qui
refueillent l'appetit , & y cauſent vne nou
uelle eſmotion. Ce qui n'eſt pas difficile à
croire, ſi l'on confidere que l'appetit & les ef.
DE L'AMOVR , CHAP. I I. 69
prits s'agitent plus facilement que l'Air ; &
que leur mouvement eſt en quelque façon
ſemblable à celuy des efclairs ,qui percent les
nuées en yn inftant , qui ſe ſuiuent coup ſur
coup , & qui ne laiſſent apres eux aucune tra
ce duchemin qu'ils ont faic- Que ſi ces paf
fions font foibles elles peuuent veritable
ment compacir auec l'Amour , mais ellesen
diminüent l'ardeur ; par ce que l'eſprit qui
ſe partage à diuersobjers, ne peut ſe donner
tout entier à celuy qui eſt aimable , & parce
que l'agitacion que celle - cy cauſe dans les
humeurs,eſt empeſchée par leflor des autres
qui s'oppoſent à ſon cours.
Voyons maintenant qu'elle eſt la Vehe
mence qui accompagnece mouuement d'ef
prits, & fi elle eſt aufli grandeen cette paffion
qu'elle eſt dans la cholere , dans la peur , &
dans quelques autres : Car il eſt certain qu'il
y en a quelques -vnes qui de leur nature ne
font pas fi violantes,celle qu'eſt l'Eſperáce &
la Compaſſion , où l'on ne remarque iamais
ces extremes tranſports que l'on voit en cel
les - là. Or il ne faut pas croire que l'Amour
I ij
70 LES CHARACTER ES
ſoit comme ces deux dernieres , & qu'il ait
toujours la moderation qu'elles ont;Les fail
lies qu'elle fait & les tépeftes qu'elle excite ,
font quelques fois ſi grãdes qu'elles renuer
ſent l'eſpritzEt l'alteration que ſouffre tout le
corps en ces rencontres , monſtre euidem
ment que les humeurs font eſineuës auec
grande impetuoſité. A la verité les commen
cemens en ſont doux , & l'on peut dire qu'ils
font ſemblables à ces vents paiſibles qu'vne
foible chaleur efleue , & qui ſe changent
1
apres en tourbillons quand elle eſt denenuë
plus forte : Car comme dans la naiſſance de
cette paſſion l'idée de l'objet aymé ne fait pas
grande impreſſion ſur l'eſprit , ny eſtant, s'il
faut ainſi parler , que legerement & fuperfi
ciellement emprainte ,elle ne fait auſſi qu'v .
ne legere eſmotion dans l’Appetit : Mais
buand elle s'eſt inſinüée au fonds de l'ame, &
qu'elle s'eſt rendue maiſtreſſe de l'imagina
tion , alors elle ſouleue puiſſamment toutes
jes facultez motiues , & cauſe ces grands ora
ges qui font ſouuent perdre la raiſon & la
fanté.
le ne veux pas pourtant dire que quand
DE L'AMOVR, CH A P. I I. 71
l'ame eſt venuë à cet excez , l'Appetit & les
eſprits ſoient continuellement agitez auec
cette violance : le ſçay que la tempeſte n'en
eſt pas touſiours elgale, qu'elle ſe relaſche
bien ſouuent , & que meſme elle ſe diſſipe;
ſoit
que les diuersdeſſeins que cette
paſſion
inſpire, deſtournent l'ame de ſa premiere &
principale penſée ; ſoit que toutes les cho
ſes de la nature ne puiſſent pas long- temps
demeurer en vn eſtat violant , & que l'eſprit
ſe laſſe d'eſtre touſiours tendu vers yn meſme
objet ; d'où vient que les plus fortes paſſions
deuiennent à la fin languiſſantes & s'appai
fent d'elles meſmes . à la verité ces grands
Et
Tranſports dont nous parlons ,ne ſe font que
lors que l'objet aymé ſe preſente à l'imagina
tion auec quelque puiſſant attrait, comme il
arriue dás les premieres penſées qu'elle en a ,
ou quand il paroiſt inopinément aux fens,ou
quand l'eſprit s'y figure de nouuelles perfe
ctions , & forme de nouueaux deſſeins pour
les poſſeder : Car alors lame qui eſt ſurpriſe
par cette aymable nouueauté , s'eſbranle tout
à coup , & pouſſe les eſprits comme vn grand
flot qui la doit porter vers le bien qui ſe pre
ſente .
72 LES CHARACTERES
Mais quoy ! ſi l'Amour eſmeut ainſi les Ef
prics ,ilfaudra qu'elle produiſe les meſmes ef
fets que la loye, & que fa violence eſteigne la
chaleur des entrailles & cauſe des deffaillan
ces & des ſyncopes commefait celle - cy . Il
ſemble meſme que de neceflicé ces accidens
s’y doiuent rencontrer, puiſque ces deux pal
ſions ont yn meſme objet, qu'elles ne ſe ſepa
rentgueres l'vne de l'autre, & qu'elles ont de
1
meſmes accroiſſements ; car quand l'Amour
eſt extreme , la joye le doit eſtre auſſi. Er
neantmoins on n'a point remarqué aucun de
ces ſymptomes dans l'Amour dont nous par
1
lons ; Pour le moins s'il eſt arriué quelque
choſe de pareil aux Amans, ileſt certain que
l'excez de ces deux paſſions n'en a pas eſté la
cauſe; mais que ç'a eſté la douleur , le deſel 1
poir , ou quelque autre femblable . Com .
ment fe peut - il donc faire que l'Amour de la
Beauté ne produiſe pas les meſmes effetsque
la joye ; ou que la loye ne cauſe les meſmes
accidens en cette paſſion qu'elle cauſe fou
uent toute ſeule ?
Pour découurir ce fecret ,il faut premiere
ment ſuppoſer, que ces deſordres n'arriuent
pas
DE L'AMOVR , CHAP . I I. 73
pas ſouuét, qu'on ne les a remarquez qu'aux
vieillards & aux femmes , & que la loye qui
les a excitez a eſté cauſée ou par le gain de
quelque victoire ineſperée , ou par la ren
contre de quelque objet fort ridicule, ou par
la deſcouuerte de quelque grand ſecret dans
les ſciences, qui ſont choſes dont la iouiſſan
ce appartient ſeulement à l'eſprit . En effet
comme les choſes fpirituelles ont cela par
deſſus les corporelles , qu'elles ſont plus no
bles & qu'elles entrent dans l'ametoutes en
tieres & ſans ſe partager , la poſſeſſion en doit
eſtre plus parfaite & la ioye plus rauiſſante :
C'eſt pourquoy ileſt vray - femblable que les
fyncopes, qui doiuenc eſtre les effets d'vne
paſſion violante , fuiuent les ioyes ſpirituelles
comme les plus grandes & les plus fortes, &
qu'ils ſuruiennent pluſtoft aux natures foi
bles
, qu'à celles qui ſont robuſtes & capables
de leur reſiſter . L'ame ſe trouuant donc ſur
priſe à l'abord de ces objets , & s'agitant
auec precipitation pour s'ynirà eux , les Ef
prits qui ſuiuent ſes mouuemens , ſortent du
caur & s'eflancent auec tant de violance
aux parties ſuperieures , qu'ils perdent l'v
K
74 LES CHARACTERE S
nion qu'ils auoient auec leur principe , en la
meſme force que l'eau fe diuiſe eftant poul
ſée auec trop d'impetuoſité. Or parce que le
coeur doit continuellement inſpirer fa vertų
aux parties , & qu'il n'y a que les Efprits quila
leur puiſſent porter ; quand ils viennent à ſe
deſvnir dauec luy , il faut que cette influen
ce s’arreſte, & que les actions fenfitiues & vi.
tales qui en dependent ; ceſſent iuſques à ce
qu'ils s'y ſoient reünis :Et parce que l'amc eſt
alors toute rauie dans la iouiffance d'vn bien
qu'elle eſtime excellent , elle n'a pas le ſoin
de remedier à cette interruption qui s'eſt fai
te dans les Eſprits ,ny de ramener ceux qui ſe
font eſcartez , ou d'en enuoyer d'autres pour
remplir les vuides qui s'y ſont faits : C'eſt
pourquoy ces deffaillances durent long
temps , & cauſent quelquesfois la mort ; la
chaleur s'eſteignant toutà fait,& la nature
n'ayant pas la force de reparer ſes pertes , ny
de ſe remettre en ſon premier eſtat.
Mais ce deſordre ne peut arriuer dans l'A
mour dont nous parlons; d'autāt que l'on ne
poſſede iamais entierement la Beauté corpo
relle , & qu'il y a touſiours quelque choſe qui
}
DE L'AMOVR , CHA P. I I. 75
entretient le deſir, l'eſperance & la crainte ;
C'eſt pourquoy l'ame le partageant à diuers
deſſeins , & ne ſe laiſſant pas tranſporter fi
puiſſamment comme elle fait dans la iouiſ
ſance des biens ſpirituels;les Eſprits ne ſe ier
tent pas auec tant de precipitation ny d'im
petuofité ,& ne ſont pas ſubjets à cette diui
lion qu'ils ſouffrent quelquefois dans la loye
& qui eſt la cauſe des ſyncopes dont nous ve
nons de parler. Nous toucherons encore à
cette macierech d'aucres lieux : Voyons quel:
le eſt la Chaleur que cette Paſſion excite , &
quelles humeurs elle eſineur particulierc.
ment.
Il eſt certain que l'Amour, la loye & le
Deſir,reſpandent par cour le corps vnc Cha
leur humide & agreable, d'autant que les EC
prits remüent en ces paſſions les humeurs
les plus temperées , dont les vapeurs font
douces & humides :Mais ces humeurs y ſont
pluftoft eſmcuës que les autres , parce que les
Eſprits quiontynegrande conuenance auec
les plus pures & les plus ſubtiles parties du
ſang ,comme eſtántcelles dont ils cirencleur
origine,doiuent ſe meſler & s’ynir plus facia
Kij ;
LES CHARACTERE
76 S
lement auec elles qu’auec les autres quiſont
plus groſfieres & qui ſont eſloignées de leur
nature : Et partant il ne faut pas douter que
quand ils s'agitent, ils n'entraiſnent premie
rement ces parties du ſang ,auſquelles ils ſont
1
plus fortement attachez ,& qui eſtãt les plus
ſubtiles ſont auſſi les plus faciles à ſe mou
uoir . Ioint que l'ame à qui les humeurs fer
uent d'inſtrumes pour arriuer à la fin qu'elle
ſe propoſe , employe les vnes ou les autres,
ſuiuant qu'elles ont des qualitez propres à
executer ce qu'elle veut :d'où vient quedans
les animaux venimeux elle agite le venin
pendant la Cholere , & dans tous les autres
elle excite la bile & la melancholie , parce
que ce ſont des humeurs malignesqui peu
uent deſtruire le mal qu'elle attaque. De
ſorte que n'ayant point d'ennemis à com
batre dans les paſſions dont nous parlons ,
elle ne doit point eſmouuoir d'autres hu
meurs que celles qui font conformes au
Bien qu'elle veut accueillir : C'eſt pour
quoy il n'y a que le Sangle plus doux & le
plus pur qui s'agite ordinairement dans l'A
mour , & qui cauſe cette Chaleur douce
DE L'AMOUR , CHA P. II .
77
& vaporeuſe qui ſe reſpand par tout le
corps.
Quelles font les cauſes des characteres de
l'Amour.
IIII . PARTIE .
Ais il eſt temps d'arriuer au but
que nous nous ſommes propoſez :
M Il faut que nous tirions des prin
cipes que nous venons d'eſtablir,
les Cauſes des Characteres de cette Paſſion .
Examinons donc premierement les Actions
Morales .
Comme il n'y a point de Paſſion qui pro
duiſe tant de differentes actions ny qui faſſe
tant d'extrauagances que celle - cy , ce feroit
vne choſe bien ennuyeuſe de faire la recher
che de toutes , & qui meſme ſeroit inutile ,
puiſque la pluſpart procede des autres Paſ
ſions qui l'accompagnent, dont il nous faut
parler en particulier . C'eſt pourquoy nous
ne toucherons icy que les principales qui
K iij
78 LES CHARACTER ÉS
ſont à mon aduis , La Penſée continäelle d'un
Amant a l'objet aymé; La haute eſtime qu'il en
fait; Les moyens qu'ilemploye pour le poſſeder ;
Et l'extrauagance des paroles dont il ſefert pour
parlerdefa paſsion.Cariln'y a gueres d'a &tions
dans l'Amour , qui ne ſe puiſſent rapporter
à quelqu'vne de ces quatre .,
Pour ce qui regarde la premiere ' , quoy
que ce ſoit vne choſe commune à toutes les
paflions d'occuper fortement l'eſprit, & de
le tenir cendu vers l'objet qui les entretient;;
il n'y en a pourtant point qui le faſſe plus
puiſſamment & plus longuement que l'A
mour : Car , ou elles ſont impetueuſes &
curbulentes, ou bien elles ſont lentes & do-
ciles ; les premieres ſe diſſipent incontinent,
Et l'on peut appaiſer ou détourner les autres
par la force du diſcours , voire meſme par
d'autres paſſions. Ainſi les faſcheuſes s'adou-
ciſſent par les plaiſirs, les agreables ſe dimi
nüent par les afflictions, & toutes ſe peuuent
chāger en d'autres plus fortes s'il ſe preſente
des objets plus puiſſans queceux qui les ont
excitées;car yne grandedouleur en faitou-
blier: vne legere , & vne loye exceſſiue ofte
DE L'AMOVR , CHA P. II . 79
le ſentiment d'vne mediocre . Mais il n'en va
pas ainſidans l'amour , elle a cela de propre
qu'elle eſt vehemente & de longue durée ,
qu'elle n'eſcoute point la raiſon , & querare
ment elle
peut cftre changée ou diminuée
par l'effort de quelque paſſion que ce ſoit .
D'autant que l'imagination eſt tellement
bleſfée,qu'elle n'eftime pas qu'il y ayt de plus
grand bien à poffeder , & qui luy puiſſe don
ner plus de contentement que l'objet aymé :
C'eſt pourquoy il n'y en a point d'autre,quel
que excellent qu'il foit , qui puiffe détour
ner ſon inclination ,& c l'accirer à luy ; parce
que l'amenc quitte jamais vn plus grád bien
pour en rechercher yn moindre. Il en eſt de
mefme du deſplaiſir ; car ſi l'on eſt aymé , il
n'y a point de peine ny de douleur qui ne ſe
diſſipe par le contentement que l'on en re
çoit ; Et ſi on ne l'eſt pas , comme l'ame ne
connoift point de plus grandmal que celuy
là , tous les autresſont trop foibles pour luy
en ofter la penſée: C'eſt pourquoy elle conſi
dere continuellement le bien dont elle eſt
priuće , elle le deſire ſans ceſſe , & cherche en
fa poffeffion l'ynique remede qui peur guerir
80 LES CHARACTER ES
tous ſes deſplaiſirs. Mais la premiere origine
de tous ces effets eſt la puiſſante impreſſion
que la Beauté fait en l'ame, de ſorte qu'en
faiſant voir pourquoy les objets des autres
paffions ne la peuuent faire ſi forte ny ſi pro
fonde,on fera voir auſſi pourquoy elle eſt de
plus longue durée , & pourquoy elle tient
l'eſprit plus tendu quepas vne des autres .
C'eſtyne verité bien aſſeurée qu'il y a en
nous vne ſecrete cónoiſſance des choſes qui
ſeruent à noſtre conſeruation ; Et il eſt vray
ſemblable que cette connoiſſance ſe fait par
le moyen de quelques idées que la Nature a
imprimées au fondsde lame, & qui eſtant
comme cachées , & enſeuelies dans ſes abyf
mes,s'excitent & le releuent à l'abord de cel
les que les ſens y apportent, & caufent apres
dans l'appetit l'amour ou la haine , le deſirou
l'auerſion . Or comme il n'y a que deux cho
ſes qui ſeruent à noſtre conſeruation , la re
cherche du bien & la fuite du mal,il eſt bien
certain que la nature penſe pluſtoſt à cher
cher le bien qu'à s'elloigner du mal : Et
comme il y a encore des biens qui ſont plus
excellents & plus vtiles que les autres , qu'el
le
DE L'AMOVR , CHAP. II. 81
le a plus de ſoin de ceux-là que de ceux qui
ne le ſont pas tant , qu'elle en forme yn Idée
plus exacte , & que l'impreſſion qu'elle en
fait eſt plus forte & plus profonde. Cela
eſtant il ne faut pas douter que la Conſerua
tion de l'eſpece eſtant yn bien plus general
& plus excellent que tous les autres qui ne
regardent que le particulier, n'ait obligé la
nature d'en donner à l'ame yne connoiſſance
plus efficace & vn deſir plus ardant que de
quelque autre que ce ſoit; Et quelle ne luy ait
par conſequét imprimé puiſtamment l'idée
de la Beauté , puiſque c'eſt la marque qui luy
fait connoiſtre ce bien là & l'attrair qui l'ex
cite à fa poffeffion.De forte que la Beauté ex
terieure entrant dans l'imagination , & ren
contrát cette Idée generale que la nature ya
grauée, s’vnit auec elle , excite & reueille ce
fecret & puiſſant deſir qui l'accompagne, &
l'applique à l'objet qu'elle lay repreſente. Et
c'eſt là d'où vient cette forte attention qui
attache continuellement l'eſprit d'vn Amāt
à la perſonne aymée ; & qui luy cauſe apres
l'Amour du ſilence & de la folitude , le defi
gouſt de tous les diuertiſſemens qui luy
L
82 LES CHARACTERES
cſtoient les plus agreables , & toutes les vi
ſions qu’yne vie lolitaire inſpire à vne ame
agitée de crainte & d'eſperance , en vn mot
bleſſée de la plus cruelle de routes les pal
fions,
Nous auons maintenant à chercher la
ſource de cetre Haute Eſtime que l'on fait de
l'objet aymé ; car c'eſt d'elle que deſcoulent
:
les reſpects , les ſoumiſſions , les ſeruices , &
la pluſpart de ces façons de parler dont les
Amans ſe ſeruent.Et certainement c'eſt vne
choſe eſtrange & qui ſeroit incroyable , ſi on
ne la remarquoit tous les iours , de voir les
Roys foubmettre leur couróne & leur puiſ
ſance à la Beauté d'vne Eſclaue,les plus ſages
adorer vne perſonne viticuſe, & les plus cou
rageux s'aſſujettir à des ames foibles , baſſes
& dignes de meſpris. D'où peut venir ce
puiſſanc charme qui fait meſconnoiſtre ce
que l'on eſt & ce que l'on ayme , & qui nous
donne vnefi mauuaiſe opinion de nous meſ-.
mes , & vne ſi auantageuſe de ce que nous ay .
mons ? Il ne faut pas douter que l'Imaginatió
ne ſoit la principale cauſe de cette erreur ;
N
DE L'AMOV R , CHA P. I I. 83
comme elle a le pouuoir d'agrandir les Ima
ges qu'elle reçoit , & de les charger meſmo
de nouueaux phantoſmes qui déguiſent les
chofes & les font paroiſtre tout autres qu'el
les ne ſont , elle fait ſur l'Image de la Beauté
qui fuy eft repreſentée ce qu'elle a accouſtu
mé de faire dans lesſonges ,ou ſur vne legere
idée qu'elle a de l'humeur quis'agite,elle for
me cene forces de chimeres qui ont quelque
conformité aucc cette humeur. Car l'Imagi
nation receuant l'Image de l'objet aymé, la
forme ſur le modelle de cette Idée generale
de la Beauté que la nature luy a imprimée,la
pare des meſmes graces qu'elle a , la confond
auec elle , & ſe repreſente ainſi la perſonne
aymée beaucoup plus parfaite qu'elle n'eſt
en effet.Et l'on peut dire encore qu'il en arri-
ue icy come dansces maladies de l'eſprit , où
Perreur particuliere qui le tienten defordre ,
altere & corrompr coutes les penſées qui ont
quelque rapport auec elle , celles quien font
celloignées demeurant aſſez raiſonnables ::
d'autant qu'vn Amant peut bien conſerver
ifoniugement libre dans ce qui'ne concerne
poiar la perſonne qu'il ayme ; mais fi - toft
Lij
7
84 LES CHARACTERES
qu'elle y eſt intereſée ,il faut qu'il ſoit eſcla
ue de la paſion , & qu'il iuge des choſes ſui
uant cette agreable erreur qu'elle luy a inſpi
rée. En effet c'eſtvne merueille qu'vn viſage
difforme, & que l'on viendra de iugertel,pa
roiſſe incontinent apres plein d'attraits,
comme fi l'imaginacion l'auoit fardé , ou
qu'elle en eſt effacé tous les deffaux ; mais le
fard ou la perfection qu'elle luy donne ,vient
de cette Idée dont elle eſt toute remplie , &
que la nature luy a donnée pour l'obliger à
rechercher le plus grand bien qui luy puiſſe
arriuer .
Quoy qu'il en ſoit, l'ame eftant abuſée
dans le iugement qu'elle fait de la Beauté, &
la prenant pour yn bien tres -excellent, dont
la poffeffion la doit rendre plus parfaite, fc
ſoubmet entierement à elle , & ne la conſide
re plus que comme vne Reync qui luy doit
commander . Car le Bien a cela de
propre
qu'il ſe communique auec empire, & qu'il
ſe rend maiſtre des choſes qui le reçoiuent :
D'autant que c'eſt yne perfection qui cient
lieu d'acte & de forme , commela choſe qui
lereçoic tient lieu depuiſsãce & demațiere:
DE L'AMOVR , CHA P. I I. 85
Or c'eſt vne maxime affeurée que la forme ſe
rend maiſtreſſe de la matiere , autrement elle
ne la perfectionneroit pas ; Et par conſequent
il faut que la Beauté ait cette qualité domi
nante, & que l'ame qui en eſt touchée s'aſſu
jettiſſe à ſon empire. Et de là viennent en
ſuite toutes ces ſoubmiſſions & ces reſpects,
cous ces termes de feruitude & de captiuité
qui ſont ſi ordinaires aux Amans ' ; dont il eſt
aiſé.de tirer les raiſons du principe que nous
venons d'eſtablir. Voyons maintenant les
moyens que l'Amour a inuéntez pour poſſe
der le bien où elle cend .
Bien que
l'Amour puiſſe ſubſiſter dans la
ſeule vnion qui ſe fait del'appetit auec l'Idée
de l'objet aymé , on peut dire pourtant que
cette vnion & cette amour ne ſont pas par
faites ,que l'ame ne s’arreſte pas là , & qu'elle
caſche touſiours de s'vnir réellement aucc la
choſe aymće . Or elle ne peut s'ynir réelle
ment que par la communication des penſées
& par la preſence actuelle que les ſens de
mandent ; L'ame fortant en quelque façon
hors d'ellé meſme par la parole , & les ſens
L iij
86 LES CHARA
CTER
ES
feruans de canaux par leſquels les objets cou .
lent dans l'imagination : De ſorte qu'elle
croit que par le moyen du diſcours elle s'v
nit fortement à la perſonne aymée , & que
celle -cy s’vnit auec elle par le moyé des fens.
Et de là vient que les Amans ſouhaitent con
tinuellement de voir ce qu'ils ayment , de
lentedre & de l'entretenir : Le Baiſer meline
où ils mettent vne de leurs plus grandes feli
citez , n'a point d'autre but que d'vnir leur
ame auec celle de l'objet aymé; C'eſt pour
quoy il n'y a que les parties par leſquelles il
femble qu'elle fe communique d'auantage,
qui le donnent & qui le reçoiuent: Comme
La Bouche parce que c'eſt la porte des pen
ſées ; Les Yeux parce que ce ſont les canaux
par où les paſſions s'eſcoulent au dehors , &
les Mains parce que ce ſont les principaux
organes de les Adions.
Mais entre cous les moyens que la nature-a
enſeignez pour arriuer à cette vnió parfaite ,
il n'y en a point de plus conſiderable que l'A
mour Reciproque; parce que l'ynion ſuppo
ſånt deux choſes , l'Amant & l'objet , il faut
pour eſtre accomplie que l'on & l'autre s'v
DE L'AMOVR , CHA P. II . 87
niſſent réellement enſemble : Or ſi l'objet ay.
mé eſt capable d'aymer , il ne peut s'ynir au
trement que par l'Amour, d'autāt que l'ame
ne s’vnit auec les choſesqui ſont hors d'elle
que par cette paſſion. C'eſt pourquoy le pre
mier ſoin d'vn Amant eſt de ſe faire aymer ,
& pour ce ſubjet de ſe rendre agreable : D'où
vient en ſuite qu'il s'accommode aux incli
nations de la perſonne aymée , qu'ilchange
d'humeur & de vie , qu'il deuient liberal ,
courtois, propre ,en vn mot qui fait tout ce
qu'il penſe le pouuoir faire aymet .
Il ne nous reſte plus qu'à chercher la cauſe
de cette façon de Parler Extrauagáte qui eſt
ſi particuliere aux Amans . L'on peut dire en
general que l'ameſe portant hors d'elle -mef
me en cette paſſion, porte auſſi les choſes au
delà de ce qu'elles ſont, & en forme despen
ſées quipaſsét l'expreſſion naturelle qu'elles
deuroient auoir : D'où vient que le bien & le
mal qu'elle cóçoit ont toûjours quelqueex
cez ; Et ſi la nature de la choſe ne le peur ſouf.
frir, elle la charge de quelque idée eſtrágere
pour en accroiſtre la ſignificatio, & fait ainſi
88 LES CHARACTERES
ces Metaphores audacieuſes qui donnent à
l'objec ayméle nom des plus belles & des plus
nobles choſes dumonde;qui font d'yne dou
ce chaleur , vn feu brulant ; d'vne legere in
quietude , vn tourment & vn ſupplice ; d'vne
petite ſoubmiſſion que la Beauté demande,
vnc captiuité ,des priſons & des fers , & ainisé
des autres . A quoy contribuë beaucoup l'er
reur de l'imagination , quieſtant toute rem
plie de cet inſtinct violant qu'elle a' pour la
Beauté , penſe qu'il n'y a point de plus grand
bien ny de plus grand mal que ceux qu'elle
attend dans l’Amour : C'eſt pourquoy elle ſe
les repreſente touſiours extremes , & fe fert
en ſuite de termes plus extrauagās qu'elle ne
fait en aucune autre paſſion. Ioint que les
Amans qui n'employent d'ordinaire en leur
entretien que fort peu de penſées , & qui ne
fe laffent iainais de les redire , ſont obligez
d'en diuerſifier les termes , afin qu'elles en
foient moins ennuyeuſes : Ce qu'ils ne peu
uent faire que par beaucoup de Metaphores
qui ſont à la fin
extrauagantes , n'en trouuant
pas aſſez de raiſonables pour ſuffircà la varic
céqu'ils recherchent.
Outre
DE L'AMOVR , CHA P. II . 89
Outreces raiſons generales,ily en a enco
re de particulieres pour quelques Mots qui
ſont preſque toûjours en la bouchede ceux
quiayment; Comme quand ils nomment la
perſonne aymée , leur Cæur , leur Ame Es leur
Vie , qu'ils l'appellent Ingrate , Homicide
& Cruelle , & qu'ils diſent li fouuent qu'ils
Meurent d'amour. Car bien que toutes ces
façons de parler ſemblent extrauagantes,
elles viennent neantmoins d'vn principe qui
les rend en quelque ſorte veritables.D'aučát
que l'Amour tenant touſiours l'ame tenduë
vers l'objet aymé , & la tranſportant hors
d'elle-meſme pour s'ynir à luy , la ſepare auſſi
moralement du ſubjet qu'elle anime , & luy
ofte en effet le fouuenir & le ſoin de tout ce
qui la regarde : De ſorte que l'on peut dire
en cet efgard qu'elle ne vit plus en luy , ny
pour luy , eſtant toute dans la perſonne ay
mée ; Qu'vn Amant à raiſon de l'appeller ſon
Cæur eo fon Ame, puiſque ſes deſirs & les
penſées qui font la plus noble partie de la vie ,
ſont en elle ſeule ; Et qu'il eſt veritable qu'il
meurt ,voire meſme qu'il eſt mort, puisqu'il ne
vit plus en luy. Or comme il n'y a que l'A
qu l'A
M e
LES CHARACTER ES
90
mour reciproque qui le puiſſe faire reuiure ,
d'autant qu'alors la perſonneaymée ſe trans
forme en luy , & luy communique auſſi ſon
Ame & ſa Vie , S'il eſt malheureux iuſques à
ce point qu'ilnepuiſſe eſtre aymé , il ſemble
qu'il a ſujet de l'appeller Ingrate, Cruelle for
Homicide: Puiſque le donnant tout à elle feu.
le , elle eſt obligée de reconnoiſtre cette hau
ce liberalité ; Qu'en ſeparant ſon ame de luy ,
meſme, elle le cuë , et qu'il y a de la cruauté
de le laiſſer mourir , luy pouuant donner la
vie . Il eſt vray que pour en parler ſainement,
l'on peut dire qu'il n'y a qu'vne ombre fort
leger de verité en toutes ces paroles;Que l'a
me fait icy comme dans les ſonges ; Et que la
Philoſophie Platonique qui a approuué ces
viſions, a eſté d'intelligence auec cette paſa
ſion , ou qu'elle a voulu conſoler les Amans
dans les maux qu'ils endurent , Laiſſons la
dans vn fi beau deſſein , & cherchons les
Cauſes des Characteres Corporels que nous
auons deſcripts.
Au reſte nous ne voulons pas icy exami
ner d'où vient cette grande diuerſité qui pa
DE L'AMO VR , CHA P. I I. 91
roiſt en cette Paſſion , & qui fait qu'aux yns
elle eſt enjouée ou chagrine,aux autres paiſi
ble ou turbulente , qu'en vn mot il ne s'eſt
peur - e tre jamais trouué deux perſonnes où
elle ait elté tout à fait ſemblable . Car il eſt
cercain que cela vient des diuerſes inclina
cions que le Temperament ou la Couſtume
a fait couler dans l'ame , qui entraiſnent les
Pallions dans le penchant qu'ellesprennent ,
& leur fone ſuiure le meſme cours qu'elles
ont accouſtumé d'auoir. Le meſlange des
autres Pallions y contribuë auſſi, ne ſe pou
uant faire que l'Amour ſoit gaye quand elle
ſe trouue auec la triſteſſe ou la cholere , ny
qu'elle ſoic feuere quand l'eſperance ou la
joye luy tiennent compagnie. Mais toutes
ces diuerſitez ſont faciles à comprendre:Pal
fons à noſtre principal deſſein .
Pour ſuiure la merode que nous auons:
eſtablie , il faut mettre icy deux ſortes de ces
Characteres : Les yais qui ſe font pour quel
que finzles autres qui arriuentpar vne pure
neceſſité. Les premiers ſe font par le com
mandement de l'amc qui les iuge neceffaircs
Mij
LES CHARACTER ES
92
pour executer ſa paſſion , quoy qu'ils luy
foient ſouuent inutiles comme nous auons
dit . Les autres ſont purement naturels & ſe
font ſans deſſein , n'eſtant rien que des effets
qui par vne ſuite neceſſaire viennent du
trouble & de l'agitation qui ſe fait au de
dans .
Ceux du premier ordre ſont les Mouue
nens des yeux & du front , le Tremouſſe
ment de la langue , l'Adouciſſement & les
diuerſes Inflexions de la voix , le Riz & le
Maintien du corps : Tous les autres font pu
rement naturels.
Pour ce qui eſt du Mouuement des Teux ,
il y en a de tant de fortes qu'il eſt preſque im
poſſible de les pouuoir marquer: Car comme
toutes les paſſions peuuent naiſtre de l'A
mour & compatir auec elle , & chacune fai
ſant mouuoir les yeux diuerſement ; il arriue
auſſi que tous leurs mouuemens ſe rencon
trent icy : De ſorte que le Plaiſir les fait petil
ler, le Deſir les auance en dehors , la Triſteſſe
les abbat , la Crainte les rend inquiets , le Ref
pect les abbaiſc, le Deſpit les allume & ainſi
DE L'AMOVR , CHAP . I I. 93
du reſte, dont nous déduirons les cauſes dans
le diſcours de chaque Paſſion .
Tout ce que nous pouuons faire en celle
cy ,; eſt de chercher quels ſont les Teux es les
Regards Amoureux, & ce qui oblige l'ame à
les faire : d'autant qu'il y a grande difficulté
en l'vn & en l'autre .
Pour le premier il y en a qui croyent que
les Yeux Amoureux , ſont ceux dont les re
gards ſont vifs & prompts , & quiſe iettent
en yn moment d'un coſté & d'autre;d'autant
qu'Ariſtote parlant des yeux Laſcifs;qu'il ap
pelle Mapgou's , quelques traducteurs les ont
nommés , Infanos , qui ſont proprement les
yeux Elgarez & qui ſont en perpecuelmou
uement.Mais outre que ce n'eſt paslà le ſens
ď Ariſtote , & qu'il a voulu deſigner ceux
qu'ils nomment ,deuorantes,dontnous allons
parler , il eſt certain que les yeux eſgarez ne
conuiennent point à l'Amour , & qu'ils ſont
plus propres à la Cholere , à l'Inquietude & à
la Legerecé d'eſprit ,qu'à cette paſſion. D'au
tres penſent que ce ſont ceux dont la prunel
le s’eſleue en haut & ſe cache à demy ſous la
paupiere , qui ſont les yeux Mourans ; parce
M iij
94 LES CHARACTER ES
que ceux qui meurent les ont ordinairement
ainſi comme Ariſtote a remarqué dans les
Problemes , où il adjouſte que cela arriuc aul
ſi en quelques actions d'Amour ; Mais pour
lors l'ame n'a point deſſein de caufer ce mou
uement , & c'eſt vn effet purement naturel
qui ſuit l'excez du plaiſir , comme nous di
rons en fon licu.Hors delà,cette forte de re
gards eſt vne marque de douleur & de lan
gueur . On pourroit dire encore que ce ſont
ces regards Preſſans , par leſquels les yeux ,
femblent ſe letter fur leurs objecs , & les vou
loir deuorer comme l'on dir; que les Latins
nomment fi heurcufemér Inftantes, procaces ,
deuorantes ; mais nous auons deſia dit qu'ils
naiſfoient du defir & non pas de l'Amour.
donc
Pour moy ie penſe que les yeux
eft queſtion ſont ceux que les Latins appel
lent Patos , & qu'ils ont pour ce fubjet don
nezà Venus : Car ils font rians & fonc fortir
leurs regards comnic à la delrobée , les pau
pieres s'abaiſſant doucement & ſe fermantà
demy.En effet il n'y en a point qui ayenc tanc
de correſpondance auec la nature de l'A
mour que ceux -cy ;d'autant que par vn ſeul
DE L'AMOVR , CHA P. II . 95
regard il font connoiſtre tous les principaux
mouuemens qui ſe trouuét en cette paflion :
Car nous auons monftré que l'Amour confi
{ toit principalement dans l’ynion interieure
de l'appetit auec l'objet aymé; que le plaiſir
l'accompagnoit touſiours ; que la Beautéin
{ piroit la ſoubmiſſion & le reſpect; qu'aymer
n'eſtoit rien que mourir ; Et que li vn Amant
ne poſſede la perſonne aymée,le deſir l'en ſol
licite ſans ceſſe. Or le regard dont nous par .
lons fait paroiſtre tous ces mouuemens ; car
le Riz eft vn effet de la loye ; le Reſpect & la
ſoubmiſſion abaiſſe les paupieres ; la prunel
le qui ſe tourne doucement vers l'objet ay
mé , marque la langucur amoureuſe que l'a
me reſſent; & les regards qu'elle iette ſur luy
font connoiſtre les defirs qui la preſſent. En.
fin quoy que les yeux ſe ferméra demy parce
que lc Riz fait reſſerrer les muſcles des pau
pieres ,on pourroit neantmoins dire qu'ils ſe
ferment ainſi , comme ſi l'ame vouloit rete
nir l'Image qu'ils viennent de receuoir & la
conſiderer plus attentiuement, & que meſ
me elle les fermeroit tout à fait , s'il ne s'en
preſentoir à tous momens yne nouvelle ,
ES
AC TER
LES CHAR
96
qu'elle ne veut pas perdre & qui l'oblige à
partager ainſi ſes ſoins, comme elle fait fou
uent dans la Peur & dans la Cholere , où il
ſemble qu'elle veut en meſme temps voir &
ne voir pas le mal qu'elle fuit ou qu'elle deſ
daigne . 1
Le Front eſt toûjours riant & ſerein dans
l'Amour , & il ſemble qu'il s'ouure & qu'il
s'eſtende , qui eft vne marque de flatterie ;
c'eſt pourquoy le chien qui eſt yn animal fla
teur, la couſiours ainſi quand ilcareſſe quel
qu’yn , comme dit Ariſtote : Or le mot de
e la
flatterie ne ſignifie icy autre choſe qu
complaiſance & les careſſes, & non pas ce vi.
ce qui eſt la peſte de la Cour & de l'amitié . Il
ne faut pas donc s'eſtonner, ſi l'Amour eſtant
flatteule & complaiſante diſpoſe le Front de
la ſorte ; mais la premiere cauſe de cet effet
eft la loye qui accompagne toutes ces pal
fions , & qui a cela de propre de rendre le
viſage ouuert , tranquille & riant comme
nous dirons en fonlieu .
Pallons à yn autre effet dont la cauſe eſt
exrte
A
DE L’AMOVR , CHA P. I I. 97
extremement cachée ; c'eſt le Mouuement de
la Langue quitremouſſe ſouuent entre les le
vres & qui ſemble les chatoüiller . Or cela
arriue dans vn grand excez d'Amour , ſoit
que l'ardeur que cette paſſion allume,deſſe
che les levres & oblige l'ame de les hume
& ter; ſoit que les Eſprits qui petillent partout
cauſent en cette partie la meſme agitation
qui paroiſt en toutes les autres qui font fort
mobiles ; ſoit enfin que cela vienne de la ve
hemence du Deſir , car le meſme effet arriue
ſouuent à ceux qui regardent manger quel
que choſe qu'ils deſirent ardemment. Er il
ſemble meſmequ'il conuienne mieux à l'ap
perit des viandes qu'à quelqu'autre deſir que
ce ſoit, auſſibien que l'Humidité qui monte
à la bouche comme nous dirós, par ce que le
Mouuement de la langue & l'Humeur dont
elle s'abreuue , ſeruent à gouſter les alimens
& à les faire deſcendre dans l'eſtomach :Mais
comme l'ame n'a pas vne connoiſſance di
ftinete de ce qu'elle fait , & que la violence de
la Paſſion la trouble & la faireſgarer ,il arriue
auſſi qu'elle employe les moyens qui font ne
ceſſaires pour vn deſſein ; en yn autre où ils
N
98 LES CHARACTER ES
ſont inutiles , & fait ainſi dans le deſir de la
dans
Beauté ce qu'elle ne deuroit faire que
celuy desalimens.
L'adouciſſement de la voix marque le rel
peet & la ſoubmiſſion dyn Amant: Et quoy
que ce ſoit vn effet neceſſaire de la crainte,
qui eſtreſſiſſant les paſſages & rendant le
mouuement des poulmons plus laſche , fait
que la voix eſt molle, douce & languiſſante;
Si eſt - ce que bien ſouuent ſans quecette ne
ceſſités'y trouue,lame a deſſein de la former
ainſi, afin de teſmoigner la modeſtic & ſon
reſpect: Parce qu'elle ſçait que la voix forte
& vehemente eſt vn effet de la hardieſſe , &
que celle qui eſt rude & afpre fuit vne hu
meur farouche;quiſont des qualitezincom
patibles auec l'Amour , & qu'vn amant doit
cacher ſi la nature ou l'accouſtumance les
luy a données .
Pour ce qui regarde toutes les Inflexions
de la voix , elles procedent des diuers mou
uemens qui agitent l'ame,ſoit que l'admira
tion la rauiſſe , ſoit que la douleur la preſſe,
ſoit que le deſir la tranſporte, ou que quel
DE L'AMOV R , CHA P. II . 99
ques difficultez s'oppoſent à ſon contente
ment ; parce qu'entoutes ces rencontres elle
charge la voix d'accens particuliers , tantoft
l'eſleuant auec exclamation , tantoſt l'abaif
ſant auec langueur , tantoſt la coupant ou
l'allongeant , ſuiuant la nature des Pallions
qu'elle ſouffrc.
Le Rizeſtant yn effet de la joye doit eſtre
examiné dans cette paſſion , où nous parle
rons amplement de fa nature & de les cau
ſes.De ſorte que nous n'auons plus que leGe
1 fteegele Maintien quiſemble nous deuoir ar
2 reſter : Mais ſi l'on y prend garde , il n'y en a
point qui ſoit particulier à l'Amour; Éc ce
luy qui s'y remarque & qui eft fi changeant ,
ſuit les diverſes paſſions qui accompagnent
celle-cy :Car tantoſt le reſpect le rend moder
ſte ,la joye & la crainte le rendent inquier, la
triſteſſe le rend abbacu & languiſfant: Tan
toft vn Amant eſt en poſture de ſuppliant,de
content ou de deſeſperé ; par fois il marche
viſte , lentement , ou demeure ferme, fuiuane
que le deſir, l'eſtonnement ou la douleur le
faiſir : De ſorte que cous ces mouucmens
Nij
100 LES CHARACTERES
eſtant du reſſort des autres paſſions, ne nous
obligent pas d'en faire icy l'examen ; mais
nous deuons le remettre au diſcours que
nous ferons de chacune en particulier . Fai
ſons maintenant celuy des Characteres qui
ſont purement Naturels & Neceſſaires , &
où il ſemble que l'ame n'a point de part .
Les yeux ſont Brillans dans l’Ampur à cau
ſe de la quantité d'eſprits qui y accourent :
Car on ne ſçauroit douter que ce ne ſoit
d'eux te
que vienne cette viuacité eſclatan
que l'on void en cette partie ; puis qu'elle la
pert quand ils s'en retirent , ou qu'ils ſe diſli
pét , comme il arriue à ceux qui ſont ſaiſis de
crainte , ou à ceux qui meurent . Mais ce qui
aide a augmenter cet eſclat qui paroiſt dans
les yeux , c'eſt que la membrane qui les enui
ronne eſtant enflée & tenduë par l'abord des
yapeurs & des eſprits , deuient plus vnie &
par conſequent plus brillante ; Et qu'il y a
toûjours deſſus vne certaine humidité où la
lumiere reſplendiſt & eſtincele .
Mais d'où peut venir cette humidité? Eſt
DE L'AMOV R , CHA P. I'I. IOI
ce point que la Chaleur & l'agitation que les
eſprits cauſent dans le cerueau, liquefient &
font couler les humeurs ſur les yeux , car les
lar mes fe font ainſi dans la ioye ; ou pluſtoſt
que les vapeurs ſubtiles du ſang que l'ame
pouſſe auec impetuoſité , ſortent dehors &
s'eſpaiſliffent incontinentpar la froideur des
meinbranes & de l'air . Et de fait les yeux
font icy caues & enfoncez , quoy qu'ils pa
roiſſent toûjours grands & humides ; ce qui
n'arriueroit pas fi certe humidité venoit des
humeurs qui tombent du cerueau ; car elles
enfleroient les parties qui ſont à l'entour de
l'oeil , & le tiendroient efleué : Et partant il
é du dedās, &
fauroque cette humidit vienne
que les muſcles & les parties charnuës qui
l'enuironnér fe fleſtriſſent: Car commeleur
ſubſtance eft molle & ſe fait d'un fang fort
ſubtil, elle ſe reſour incontinent & s'abbat,
d'où vient que l'oeil s'enfonce : Mais le corps
en demeure toûjours plein ,humide & eſtin
celant , à cauſe des vapeurs & des eſprits qui
y accourent ſans ceſſe. Si ce n'eſt qu'à la fin la
longueur du mal ,la Triſteſſe & le Deſefpoir
cſteignent la chaleur naturelle , qui fait que
N iij
102 LES CHARACTERE S
les yeux perdent leur eſclat & leur viuacité ,
& demeurent obſcurs , arides & immobiles ,
comme nous montrerons dans le Chapitre
de la Triſteſſe , où nous rendrons encore rai
ſon des larmes qui ſont li ordinaires aux
Amans .
La Rougeur que l'Amour fait fi ſouuent pa
roiſtre ſur le Front a vne cauſe aſſez difficile
à trouuer . Car bien qu'il ſoit ayfé de dire que
le ſang monte au viſage dans toutes les paf
fions où l'ame pouſſe les eſprits au dehors ;
ncantmoins il y en a qui le portent en vnc
partie pluitoſt qu'en vne autre : La Rou
geur qu'excite la Cholere commence par
les yeux : celle de la Honte par les extremi
tez des joües & des oreilles ; & celle de l'A
mour par le front; Et c'eſt dans cette diuerſi-.
té que la cauſe de cet effet eſt tres - difficile à
rencontrer. Ie penſe pourtant que l'on peut
dire pour ce qui regarde la que
Cholere ,
les yeux eſtant les premiers où les paſſions
ſe font reconnoiſtre , fe reſfentent auſti l'es
premiers du mouuement des Eſprits : Or
comme le fang bouillonne dans la Chole
DE L'AMOVR , CHA'P. II . 103
re , & que la tempeſte qui l'agite le pouſſe
auec deſordre & confuſion aux parties exte.
rieures , de là vient que les Eſprits qui cou
rent aux yeux , y entraiſnent les flots de ce
ſang agité , qui enfle leurs veines & les fait
paroiſtre toutesrouges ; au lieu que dans les
autres paſſions, ils n'y portent que les plus
pures & les plus ſubtiles parties du ſang qui
ne peuuent cauſer cet effet. Et partantileſt
vray que la Cholere fait pluſtoſt monter la
Rougeur au viſage que quelqu'autre paſſió ,
& qu'elle commence à la faire paroiſtredans
les yeux ; parce que le ſang ſuit les Eſprits
qui abbordent en cette partie pluſtoſt
qu'à toutes les autres . Pour ce qui eſt de la
Honte , il faut ſçauoir que l'ame qui en cft cf
meuë , forme en meſme temps le deſſein
d'attaquer & de fuir le mal , & l'on peut dire
qu'elle le veut attaquer en fuyát. C'eſt pour
quoy elle pouſſe le ſang au viſage pour le
chaffer ; mais la crainte le fait en meſme
temps retirer en arriere , d'où vient les
que
extremitez des joües & des oreilles rougiſ
ſent , comme nous ferons voir plus ample
ment en ſon lieu . Examinons maintenant la
104 LES CHARAC
TERES
Rougeur que l'Amour porte ſur le front.
Viendroit - elle point de la loye , dans laquel
le les Eſprits apres s'eſtre vnis au bien que l'a
meconçoit ,ſe deſbordentſur les parties voi
fines ? car ſi cela eſt, le front s'en doit reſſentir
le premier ; ou bien que l'imagination eſtant
placée au deuant du cerueau , cette partie
s'eſchauffe par la continuelle agitation des
Eſprits , & communique apres fon alteration
au front auec lequel elle a grade ſympathie ,
cominc la Medecine enſeigne.Et de fait,puis
que la palleur qui ſe rencontre ſur le reſte du
viſage, vient fouuét du tranſportdes Efprijs
au dedans du cerueau , il y a grande apparen
ce ,ou qu'il s'en fait yn reflusſur les partiesles
plus proches , ou qu'elles ſe reſſentent de la
chaleur qu'ils y cauſent ; d'où vient qu'elles
ſont moins cernies & moins palles que les au
tres . Au reſte quoy que cette Rougeur ſoit
particuliere à l'Amour , celle des autres paf
1
fions ne laiſſe pas de s'y rencontrer ; Et il peut
arriuer qu'vn Amant rougira de Honte , de
Cholere, de loye ou de Deſir, ſuiuant que
ces paſſions fe meſleront auec celle -cy. Mais
ce n'eſt pas icy le lieu d'en parler.
Les
DE L'AMOUR , CHA P. II . 105
Les Leures ſont ſouuent rouges & humi
des par l'abord du ſang vaporeux qui ſe iet
te ſur le viſage, & qui teint facilement ces
parties, à cauſe qu'elles ſont molles & qu'el
les ont la peau fort delicate . Et cecy arriue
principalement au commencement des ef
motions qui ſont ſi frequentes en cette pal
Car à la finces parties ſe deſſeichent &
ſion :
paſliffent ; ſoit que l'ardeur conſume les plus
ſubtiles & les plus douces parties du sāg ;ſoic
que les Eſprits en ſe retirant les remportent
ou dedans, & laiffent ainſi ſur les levres la
palleur & la ſeichereffe .
Mais d'où vient que celle de deffous tremble
quelquefois ? Il ne faut pas penſer que ce ſoit
yn effet de la Crainte ou de la Cholere , puis
qu'il ſuruient dans la plus grande ardeur de
l'Amour. Il eſt donc vray ſemblable que les
Eſprits que la violence du Defir pouſſe auec
empreſſement, pecillent en ces lieux & font
tremouſſer cette partie qui eſt fort mobile
& qui n'eſt point ſouſtenuë comme les au
tres . Et c'eſt dans cette rencontre qu'elle
blanchit parfois d'vne eſcume ſubtile; l'Hu
midité qui monte à la bouche & qui ſe ref
O
-106 LES CHARACTERÉS
pand ſur les levres eſtant agitée par ces El
prits.
La Langue begaye, parce que l'ame qui eſt
diſtraicte par l'excez de la paſſion , ne penſe
pas aux paroles qu'elle doit former ,& retire
les Eſprits qui deuroient ſeruir à cette action
aux lieux où elle eſt occupée ; d'où vient que
la langue s'arreſte ou ſe meut láſchement: Et
dans cette impuiſſance on perd la parole; ou
bien ſi l'on parle c'eſt auec peine & en bega
yant. A quoy contribuë auſſi la quantité
d'humeur dont la bouche fe remplit par le
Deſir , car elle empeſche que la langue ne ſe
remuë facilement, & qu'elle ne frappe nette
ment la voix . Au reſte la diſtraction dont
nous venons de parler eſt auſſi cauſe de ce
que les Amans n'entendent pas la moitié de
ce que l'ondit, & que leurs diſcours ſont or
dinairement confus & extrauagans .
Les Soupirs meſme qui les entrecou
pent à tous momens,doiuent leur premiere
origine à cette grande attention d'eſprit qui
deſtourne l'ame, & luy fait perdre le ſouue
DE L'A'M O VR, CHA P. II . 107
nir des actions les plus neceſſaires à la vie :
Car n'enuoyant pas ſuffiſamment des Eſprits
pour faire la reſpiration , les poulmons ſe
meuuent foiblement , & le coeur ne tire pas
le ſecours qu'il attédoit de leurſeruice, d'au
tant qu'ils ne luy fourniſſent pas aſſez d'air
pour temperer le feu que cette paflion y allu
me , & qu'ils ne le deſchargentpas aſſez ſou
uent des vapeurs& des fumées que l'agita
tion des humeurs y eſleue . Apres dóc que ce
deſordre à continué quelque temps ,& qu'à
la fin il pourroit ruiner toute l'economie
naturelle , l'ame preſſée par la neceſſité ſere
ueille & taſche de ſuppléer à fon deffaut par
ces grandes & extraordinaires reſpirations ;
Et de fait les Soulpirs naiſſent principale
ment au ſortir de quelque penſée quia forte
ment arreſté l'eſprit, & non pas durant qu'il
y eſtoit occupé .
Le Viſage deuient Paſe; Soit parce que
les Eſprits le retirent au dedans du cerueau ,
comme nous auons deſia dic ; Soit parce que
dans le progrez de cette paſſion, l'eſtomach
s'affoiblit & le ſang s'altere. Car puiſque la
p
6 u ij
108 LES CHARACTER ES
diuerſion des Eſprits de tourne auſſi la cha
leur & la verru qui deuroient couler dans
l'eſtomach pour fairela digeſtion , il ne faut
pas s'eſtonner s'ildeuient languide , li les ali
mens ſe changent en cruditez , & ſi le ſang
qui s'en fair eſt impur , puiſque les dernieres
coctions ne corrigent point le deffaut des
premieres . Mais ce qui ayde encoreà ce de
fordre , eſt la conţinüelle ardeur que cette
paſſion allume dans le ſang , & les diuerſes
agitations que la Peur , la Triſteſſe & la Cho
lere y excitent à tousmomens : Car cela faic
que les Eſprits ſe diſſipent , que les facultez
deuiennét languiſlantes, & que les humeurs
s'enflamment & ſe corrompens ; D'où vient
à la fin cerce maladie Erotique que la Mede
cine met au rāg de la folie & de la fureur. Le
ſang eſtant donc encer eſtat , n'a plus ſa ver
tu ny ſa couleur naturelle ; Il deuient inutile
à la nourriture des parties , & ne leur com
munique plus cet agreable vermillon qu'il
leur donnoit auparauant: Et en cetteforte il
faut qu'elles deuiennent pafles , maigres &
fleſtries.
DE L'AMOVR , CHA P. I I. 109
"L'Appetit ſeperd pour les meſmes raiſons,
parce que l'objet ayméoccupant touces les
penſées de l'ame,luy ofte le ſoin de toutes les
fonctions de la vie : les Eſprits eſtant auſſi
deſtournez, ne portent plus dans l'eſtomach
le ſentiment qui cauſe l'appetit: Enfin le de
ſordre qui eſt dans les humeurs & dans tou
tes les parties naturelles empeſche que celle
cy ne puiſſe faire la fonction.
Le Sommeil eſtant yn repos du ſens com
mun & des Eſprits, ſe rencontre rarement
dans les paſſions violentes,puis qu'elles tien
nent l'ame & le corps en vne continuelle agi
tation : Mais l'Amour le ſouffre encore moins
que les autres , parce qu'outre la tempeſte
qu'elle excite , elle corrompt à la fin le ſang
dont les vapeurs ſont acres , qui par conſe
quent n'ont pas cette douce humidité qui
aſloupit les ſens.
Il eſt vray que la langueur & la laffitude le
rappellent quelquefois ; parce que l'ame
ſçait que la vie nepeut ſubliſter ſans luy , &
qu’apres yne ſi grande diſſipation d'Eſprits ,il
eft neceſſaire de les reparer: C'eſt pourquoy
o iij
IIO LES CHARACTER ES
elle les recueille & les arreſte. Car bien que
ceſte vapeur humide qui prouoque ordinai
rement le ſommeil ne ſe rencontre pas icy
comme nous venons de dire , il ne faut pas
croire auſſi que le ſommeil ne puiſſe venir
que par ſon moyen : Il a deux cauſes naturel
les & ordinaires ; la vapeur qui bouche le
paſſage des Eſprits, & l'ame qui les lie & les
arreſte :Comme il n'y a donc point icy de va
peur qui puiſſe produire cet effer , la neceſſi
té oblige l'amed'y trauailler toute ſeule.
Mais ce ſommeil eſt interrompu par les Son
ges qui agitent inceſſamment l'eſprit ; d'au
tant que l'imagination qui ne perd point en
cer eſtat la liberté d'agir , & qui eſt toute plei
ne des Images que la paſſion luy a ſuggerées,
les remuë concinüellement , les confond &
les
augmente ; en ſorte qu'elles luy repreſen
tent toujours les choſes plus grandes qu'elles
ne ſont en effet, & forment en ſuite dans l'ap
petit de plus puiſſans mouuemens que nc fe
roient les objets veritables .
Le ſouuenir ou l'abord inopiné de la per
fonne aymée,enflele Cour & le Pouls ;parce
DE L'AMOUR , CHA P. I I.
que l'ame dilate les organes pour receuoir le
bien & pourenuoyer des Eſprits à ſarencon
tre.Onpropoſe ſur ce ſubjet vne grande dif
ficulté , à ſçauoir ſi l'Amour a une espece de
Pouls qui luy ſoit propre ; d'autant que quel
ques vns ſe ſont vantez d'auoir deſcouuert
certe Paſſion par le battement des Arteres .
Mais ſans nous arreſter aux conteſtatiós qui
ſe ſont formées là deſſus, nous diſons hardi
ment qu'il n'y a pas plus de raiſon d'en don
ner vne qui ſoit propre à la Cholere & à la
Triſteſſe qu'à l'Amour ; que le Coeur ne ſe
doit
pas moins reſſentir de l'eſmotion que
cette paſſion cauſe dans l'appetit ,que de celle
que les autres y excitent ; Et que les organes
ſe mouuant conformement à l'intention de
l'ame, il faut que cette partie s'agite autre
ment dans l'Amour que dans les autres pal
fions,puis qu'elle avn autre deſſein que celuy
qu'elles ont. Il eſt vray qu'il eſt bien difficile
de reconnoiſtre exactement cette differen
ce , parce que l'on n'en a point fait de iuſte
obſeruation : Et peut -eſtre qu'il eſt impoſſi
ble de la faire ,d'autant que le Coeur eſt enfer
mé au centre du corps , & qu'il peut ſouffrir
112 LES CHARACTERES
des mouuemens qu'il ne communique point
aux arteres . Neantmoins parmy les eſpeces
de Pouls telles qu'on les a peu remarquer,en
coreen peut-on trouuerquelqu'vne qui con
uienne particulierement à l'amour. Pour
entendre cecy , il faut ſçauoir que le Coeur a
beaucoup de mouuemēs qui ſont communs
à pluſieurs paſſions ; car il ſe dilate dans la
loye,dans l'Eſperance & dans la Cholere ; &
ſe reſſerre dans la Triſteſſe ,dansla Crainte &
dans le Deſeſpoir : Aux vnes il va vilte &
auec violence ; aux autres il eſt tardif & lan
guiſſant : Et il eſt certain que ces differences
generales ne peuuent toutes ſeules marquer
celles qui ſont propres à chaque Paſſion :
Mais comme la Medecine nous appréd qu'il
y a vingt eſpeces de Pouls ſimples , & qu'elles
ſe peuuent meſler diuerſement les ynes auec
les autres , chaque paſſion peut trouuer dans
cette grande varieté l'eſpece qui luy eſt pro
pre . Ainſi le Pouls de la Cholere n'eſt pas ſeu
lement grand , ou cſleué , ou viſte ou fre
quent ou vehement, mais il eſt compoſé de
toutes ces differences :Celuy de la crainte eſt
viſte, dur , ineſgal & deſregić : Celuy de la
loye
DE L'AMOVR , CHA P. I I. : 113
loye eft grand , rare & cardif : Celuy de la
Triiteile eft foible , pecir , tardif & rare . Ec
comme on dit que ce ſont - là les eſpeces du
Pouls qui ſont propres à ces paſſions, on peut
auſſi en marquer vne de cette forte qui ſera
propre à l'Amour . Et de faic le battemer des
Arteres y eſt grand , large , inégal & deſreglé;
il eſt Grand & Large,parce que le cours'ou
ure pour receuoir le bien qui ſe prefente,
Et il eſt Ineſgal
comme nous venons de dire:
& defregléà cauſe des diuerſes paſſions dont
celle - cy eſt continüellement traucrſée. Car
comme nous ne parlons pas icy de cette
Ainour ſimple & imparfaite qui n'eſt en
core que dans l'ame , mais de celle qui eſt
complere & acheuée , & qui a deſia fait im
preſſion ſur le corps : Il eſt impoſſible que le
defir & la crainte, la joye & la douleur ne ſe
confondent à tous momens auec elle ; d'où
vient enſuite le mouuement inégal du coeur
& des Arteres . Et cecy ſe remarque prin .
cipalement dans le ſouuenir & dans l'abord
inopiné de la perſonne aymée : Car apres ce
premier fouleuement qui ſe fait en cette ren
contre , il fe change en cent façons; il paroiſt
P
LES CHARACTERES
114
petit & languiffant, & retourne incontinent
à la premyere vehemence ; de viſte & de le
ger , il dcuient lent & peſant, & tout d'vn
coupil reprend la premiere viſteſſe , qu'il re
perd en vn moment , & paſſe ainſi d'vnc dif
ference à l'autre ſans ordre & ſans propor .
cion .
Il y a fore peu de Characteres qui reſtent
àexaminer ,dont les cauſes ne ſoient fort eui.
dentes : Car l'Inquietude vient des diuerſes
agications que lame reſſent : Les Friffons Ed
l' Ardeurluiuent le fus & le reflus des Eſprits;
D'aucant que la crainte & la triſtelle qui les
retirent en dedans ,oftent aux partics excc
ricures la chaleur qu'elles auoient ; tour de
mcſmc que la joye & l'eſperance la leur re
donnent & l'augmentent. Et à meſure que
l'audace ou la cholere ramaſſent les Eſprits,
la force croiſt auſſi ; comme elle ſe diminuë
quand lajoye les diffipe,ou que la triſteſſe les
eſtouffe.
Il n'y a que les Syncopes & les Extaſes qui
arriuent quelquesfois aux Amans où nous
DE L’AMOVR , CHA P. I I. IIS
puiſſions trouuer quelque difficulté : Mais
nous auons deſia monſtré que l'Amour ne
pouuoit toute ſeule cauſer les ſyncopes ny
les deffaillances ,
& qu'il falloit que ce fuſt la
douleur ,le deſeſpoir , ou la joye.
Pour l'Extafé, il eſt vray qu'elle peut ve
nir de l'Amour : Il faut neantmoins remar
quer que ce mot a pluſieurs ſignifications,
Les Medecins le prennent ſouuent pour vne
cxcrême alienation d'eſprit, celle qu'eſt celle
des Phrenetiques & des Maniaques : Quel
quesfois pour cette ektrange maladie qu'ils
appellent Catoché , laquelle oſte tour d'un
coup l'vlage des ſens & du mouuement ,
cient le corps roide& dans la meſme poftu
se où elle l'a ſurpris.Il y en a quicroyent que
la vraye Excaſe ſe fait quandľame ne fait au
cune action dans le corps , ſoit qu'elle y de
meure , foit qu'en effec elle en forre pour
quelque temps ; comme il arriue dans les
Energumenes & dās ceux qui font rauis par
l'Eſprit de Dicu . Mais celle dont nous par
lons n'eſt rien autre choſe qu'vn certain ra
uiſſement de l'ame qui ofte au corps I'vfage
des ſens exterieurs & du mouuement;lima
Pij
116 LES CHARACTER ES
gination & l'entendement ne laiſſant pas d'a
gir.Ce qui arriue par vneforte attention qui
tient l'ame attachée à l'objet aymé , qui luy
fait perdre le ſoin de toutes les fonctions ani
males , & qui occupant tous les Eſprits à ſa
penſée, empeſche qu'ils ne coulent aux orga.
nes des ſens & du mouuement . Et ce rauiſſe
ment peut quelquefois paſſer à tel excez que
les facultez vitales ne receuront plus l'in
fluence de l'ame , en ſorte que la reſpiration
ceſſera & qu'il n'y aura que la ſeule vertu na .
turelle qui ſoutiennela vie .
DE L’A MOVR , CHAP. II . 117
De la Nature de la Beauté en
general.
Et
Pourquoy elleſe fait aymer.
V. PARTIE .
Voy que les ſens ayent eſté don
nez à l'eſprit pour luy ayder à
connoiſtre les choſes , il ſemble
neantmoins que celles qui ſont
les plus ſenſibles ſoiết les moins
conneuës ; Ec ie ne ſçay ſi c'eſt vne grace ou
yn artifice de la Nature qui ait voulu ap
procher de nos ſens ce qui deuoit eſtre le
plus elloigné de noſtre eſprit , & recompen
ſer par cette connoiſſance exterieure le peu
de progrez que nous deuions faire dans la
veritable & effentielle. Quoy qu'il en ſoit,
il eſt tres -aſſeuré qu'il n'y a rien au monde
de plus ſenſible que la Beauté , ny rien de plus
Piij
118 LES CHARACTERE S
difficile à connoiſtre. Les plus grands hom
en ont igno
mes qui en ont reſſenty les effets
ré les cauſes ; Et l'on peut dire qu'elle leur a
fait perdre la raiſon quand ils en
ont eſté cou .
chez & quand ils en ont voulu parler.Car les
vns ont dit que c'eſtoic la iufte proportion
des parties, les autres que c'eſtoic la forme
des choſes, enfin que c'eſtoic l'eſclat & la
fplendeur de la bonté . Mais cette derniere
definition eſt cquiuoquc & metaphorique,
& les autres ne ſe peuuent appliquer à la
Bcauré diuine , qui cit la ſource & lemodelle
de toutes les beaurez; parce que dans I'vaicé
& la ſimplicité infinic de Dieu , il n'y peut
auoir de proportion ny de formc.
Pour tenir donc vne route plus certaine
que
celle que l'on a priſe iuſques icy, & pour
nes'efgarer pas en vnc maciere ſi vaſte & fi
difficile ; Il faut conſiderer que les choſes ne
ſont eſtimées Belles, qu'enrant qu'elles peu
uent tomber ſous vne connoiffance bien di
ftin & e & bien exacte .C'eſt pourquoy il n'y a
que les objets de l'Encendement, de la Veue
& de l'Oüye a qui on donne la Beauté ,parce
que de toutes les faculccz ccnnoiſſantes, cc
DE L'AMOVR , CHA P. II . 119
font celles qui iugent plus parfaitement de
leurs objets & qui s'y trompent le moins. Er
ces meſmes objets que l'on iuge eftre Beaux
font encore eſtimez Bons ; car on ne dit pas
ſeulement qu'vne ame , vne couleur , ouvne
muſique ſoient belles, elles peuuent encore
eſtre appellées bonnes. Mais les objets des
autres ſens & de toutes les autres puiſſances
peuucnt ſeulement eſtre appellez Bons, & nc
meritent iamais le nom de Beauté:Carce ſe
roit vne choſe ridicule de dire que la chaleur
ou l'humidité ,la douceur ou l'amertumeful
fent belles . De là il faut neceſſairement con
clurre que tout ce qui eft bon n'eſt pas beau ,
mais que tout ce qui eſt beau eſt bong & para
cant que le Beau eſt vne eſpece de Bon . Or
comme le Bon n'est bon qu'encant qu'il eſt
conucnable ,il faur , puiſque le beau eſt bon ,
qu'il ſoit auſſiconuenable à quelque choſe :
Et partant s'il n'y a que les facultez connoif
ſantes à qui le beau ſerue d'objet , il faut ne
ceſſairement dire que le Beau eſtce qui eft con
senable aux facultez.connoiffantes, comme le
Bon eſt ce qui cſt conuenable à quoy que co
foit .
120 LES CHARACTERES
.
Or parce que la connoiffance n'a point
d'autre objet que l’Eſſence & la Verité des
choſes, il faut que la beauté ſoit de ce genre
là , & que les objets ſoient plus beaux ou l'cf
fence & la verité eſt mieux exprimée . C'eſt
pourquoy les ames ſont plus belles que les
corps , & l'entendement qui connoiſt l’in
terieur des choſes , eſt plus capable de con
noiſtre la Beauté que les ſens qui n'en con
noiſſent que l'exterieur. De là vient encore
que les beltes ſont rarement touchées de la
Beauté , parce qu'il n'y a que les fens qui agif
ſent en elles ; au lieu dans l'homme l'en
que
tendement concourt à leur action , & pene
tre dauantage la nature & l'eſſence de leurs
objets . Et nous experimentons en nous mef
mes que les choſes où nous n'apportons pas
grande attention , & dont nousneconnoiſ
fonspas bien la nature,nous ſemblent moins
belles ; Et qu'il n'y a que les Maiſtres en
quelque Art que ce foit qui puiffent iuger
de la beauté d'vn ouurage , parce qu'iln'y a
qu'eux qui en ayent la veritable connoiſ
fance .
Ce n'eſt pas pourtant à dire que la Beau
té con
DE L'AMOUR , CHA P. IT. I21
té conſiſte en la ſeule Connoiſſance , car il
s'enſuiuroir que les choſes ne ſeroient belles
que lors que l'on les connoiſtroit ; bien qu'il
ſoit tres - veritable que Dieu ne laiſſeroit pas
d'eſtre infiniment beau , quand il ne ſeroit
point conneu ; Et qu'il y a des choſes dont la
connoiſſance eſt eſgallement claire & certai
ne qui ne ſont pas efgallement belles : Car
l'entendeinent reconnoiſt des natures plus
& moins parfaites ; cout de meſme que les
yeux & les oreilles iugent qu'il y a des cou
leurs & des harmonies qui ſont plus belles
les vnes que les autres .
Comme donc les choſes ſont ſenſibles, non
pas à cauſe que l'on les ſent,mais parce qu'el
les ſe peuuent faire fentir ; Et que l'effence
n'eſt pas bonne entant qu'elle ſe communi
que,
mais parce qu'elle ſe peut cómuniquer :
Auſſi la Bonté n'eſt pas belle, parce que l'on
la connoiſt ,mais parce qu'elle peut eſtre con
neuë.De ſorte que la Beauté n'eſt autre cho
ſe que la Bóté entant qu'elle a vn ordre & vn
rapport eſſentiel à la connoiſſance , c'eſt à dire
qu'elle fe peut communiquer aux facultez
connoiſſantes.Et c'eſt à mon aduis comme il
Q
122 LES CHARACTERES
faut entendre Placon quand il dit que la
Beauté eſt l'éclat & la ſplendeur de la Bonté:
Car comme l'éclat de la Lumiere eſt ce qui
la rend viſible , l'éclat de la Bonté doit eſtre
auſſi ce qui la peut faire connoiſtre , & cet
éclat n'eſt autre choſe que l'acte par lequel
la bonté reſplendit ,eſclaire & ſe communi
que aux facultez connoiſſantes.
Or parce qu'ily a deux ſortes de ces facul
tez ,les intellectuelles & les ſenſitiues,ilfaut
qu'il y ait auſſi deux ſortes de Beauté , l'vne
qui eſt Intelligible & l'autre qui eſt Senſible .
Et parce qu'en l'vn & l'autre genre il y a des
ſujets qui ſont plus excellens & plus beaux
les vns que les autres , il faut ſur le fondemét
que nous venós d'eſtablir, marquer la cauſe
de
de cette difference. Il eſt vray que cecy
mande vne medication plus haute , & vn
plus long diſcours que noſtre deſſein ne pour
fouffrir :Mais auſſi nous n'en toucherons que
les principes , & ce qui ſera neceſſaire pour
entendre ce que nous dirons en ſuite de la
Beauté humaine .
Suppoſé donc que la Beauté n'eſt rien en
effet que la Boncé , entant qu'elle a rapport
DE L'AMOVR , CHAP. I I. 123
aux facultez connoiſſantes ; Et que la Bonté
n'eſt rien auſſi que l'Eſtre & la perfection des
chofes, entant qu'elle ſe peut communiquer,
comme l’eſchole enſeigne ; il faut que les
choſes ſoient meilleures, plus parfaites &
plus belles qui ont plus d'Eltre & d'Eſſence :
Er l'on reconnoiſt qu'elles ont plus d'Eſtre,
quand elles ont plus d'vnité,& que dans cet
te vnité elles ont plus de puiſſances & de ver
tus differentes. Ainſi Dieu a vne perfection
infinie, parce que dans vne tres- parfaite &
tres- limple ynité il a la puiſſance de faire
toures choſes. Les Intelligences qui ſont les
plus ſimples & les plus agiſſantes de toutes
les creatures font auſſi les plus excellentes .
Entre les Corps melme , lesMixtesſont plus
parfaits que les Simples dont il font compo
ſez , les Animez plus que les Naturels , & ceux
qui ont l'ame raiſonnable plus que ceux qui
n'ont que la fenfitiue:Parce qu'en comparai
ſon de ceux cy , ils ont plus de differentes
vercus & plus d'actions ,& partant plus de
diuers degrez d'eſſence. Voila pour ce qui
regarde la beauté intelligible.
Mais dans les objets Senſibles la perfection
Q
LES CHARACTERES
124
ne ſe conſidere pas abſolumét comme celle
là ; il faut qu'elle depende non ſeulement de
l'Eſtre qu'ils ont ,
mais encore des organes des
ſens qui les reçoiuent , & de la conuenance
qu'ils doiuentauoir auec les corps où ils pa
roiſſent. Ainſi la lumiere la plus eſclatante eſt
plus parfaite que toutes les couleurs; mais eu
eſgard aux yeux , le verd l'eſt d'auantage ,
quoy que cettemeſme couleur ſoit deſagrea
ble en certains ſujets. Or la cauſe de cette di
uerſité vient premieremét de ce que les ſens
ayant eſté donnez à l'animal poạr la conſer
uation , il ne faut pas qu'ils le deſtruiſent : Ec
comme leur action ſe fait par l'impreſſion
que les objets font dás leurs organes , fi cette
impreſſion ne leur eſt proportionnée , leur
action ſera imparfaite : C'elt pourquoy ilfaut
qu'elle ſoit aſſez forte pour donner connoif
ſance de la choſe , mais qu'elle ne ſoit pas ſi
violente qu'elle puiſſe corrompre les orga
nes. De là vient que les ſens ne peuuent bien
iuger des extremic ez de leurs objets , comme
les yeux d'vne trop grande lumiere, ny des
tenebres ; l'oreille d'vn ſon trop violent ny
du ſilence; Et Ariſtote dit que l'vne & l'autre
>
DE L'AMOVR , CHA P. I I. 125
ne ſont pas ſenſibles , parce que celle -cy ne
fait point d'impreſſion veritable , & que l'au
tre deſtruir les organes ; de ſorte qu'il n'y a
que les objets quilont entre ces deux extre
mitez , qui puiſſent faire l'impreſſion iuſte &
proportionnée que les ſens demandent . Ce
n'eſt pas pourtant que tous ces objets tou
chent eſgalement les ſens , il y en a entr'eux
qui ſont plus parfaits & plus agreables que
les autres; le Verd eſt plus beau que le Gris
ou le Noir ; l'Octaue entre les harmonies
eſt plus douce que la Quarte : Mais la cauſe
de cette difference eſt extremement obſcu
re : Si l'on prend neantmoins garde à ce que
nous auons die de la perfection des choſes
intelligibles , on trouuera qu'elle depend du
meſme principe .
Car il elt cercain que les Couleurs & les
Harmonies tirent leur beaucé des propor
tions qu'elles ont , & que celles qui les ont
plus parfaites ſont auſſi les plus agreables.Or
les proportions ont plus de perfection à me
ſure qu'elles approchent plus de l'vnité , &
que dans cette vnité elles ſont plus compo
ſées. Ainſi le Diapasó qui eſt la plus agreable
وii ز
R
R ACTE
126 LES CHA ES
de toutes les harmonics ſimples le fait dans la
proportion double , ſçauoir eſt de deux à vn ,
qui eſt la plus parfaite de toutes les propor
tions ſimples, parce qu'elle eſt la plus proche
de l'vnité, n'y ayantrien ſi proche de l’vnité
que le nombre de deux ; Et qu'elle eſt la plus
compoſée; car ce qui eft deux fois plus, eſt
plus compoſé que ce qui n'eſt qu'vne fois &
demy , ou vne fois & vn tiers , comme ſont
les autres proporcions qui font le Diapente
& le Diateſſaron . Il en eſt de meſıne des Cou
leurs ; car les proportions qui font les harmo
nies parfaites font auſſi les belles couleurs ,
comme dit Ariſtote; Et partant le Verd qui
eſt la plus agreable de couces , fe doit faire
dans la meſme proportion que le Diapaſon ;
& le Bleu , & le Pourpre dans celle du Dia
pente & du Diateſſaron . Mais comme nous
auons examiné ees choſes en leur lieu , ce
la Beauté & la
la ſuffic pour monſtrer que
perfection des choſes ſenſibles ſe tire du
meſme principe que celle des choſes in
telligibles , ſçauoir eſt de ce qu'elles ont
plus d'vnité , & que dans cette vnité , elles
ont plus de puiſſances , en vn mot de ce
DE L'AMOVR ,CHA P. I I. 127
qu'elles ont plus de l'Eſtre fenfible.
Il eſt ayſe de voir par ce diſcours, que la
Lumiere conſiderée en ſoy eſt la plus belle
choſe qui fe puiſſe preſenter à la veuë ; mais
que le Verd eu eſgard aux organes eſt encore
plus agreable qu'elle. Il ne reite plus qu'à ça
uoir pourquoy cette couleur ne fait pas
beauté en tous les corps où elle ſe trouue.
Pour cela il faut ſe reſſouuenir que les choſes
n'agiſſent qu'autant qu'elles ont de puiſſan
ces , & que ces puiſſances ſuiuent les degrez
de leur Eſtre:Or comme il y a des choſes qui
!
ne peuuent agir ſans la matiere, il eſt aſſeuré
que cette matiere doit eſtre ajuſtée & pro
portionnée à leurs actions & à leurs puiſſan
ces ; Et cette proportion fait la Beauté Corpo
relle , qui n'eſt rien qu'un iufte aſſemblage de
toutes les diſpoſitions qui font neceſſaires aux
corpspour faire lesfonctions auſquelles ils font
deſtinez . De ſorte que toutes les qualitez
materielles pour excellentes qu'elles ſoient ,
rendront difformes les ſujets où elles ſe trou
ueront ,fi elles ne ſont proportionnées à l'ef
ſence & à la vertu interieure qu'ils ont.Aindi
la figure Róde qui eſt la plus parfaite de tou
128 LES CHARACTERES
tes , parce qu'elle eſt la plus ſimple & qu'elle
contient toutes les autres, ne ſe peut accom
moder auec les actions de toutes les parties
du corps humain , qui ſeroit monſtrueux &
horrible s'il n'auoit que cette figure.Il en eft
de meſıne des plus belles Couleurs qui n'ont
pas de la conformité auec le temperament de
I'homme , & qui marqueroient yne extrême
alteration dans les humeurs ſi elles paroiſ
ſoient ſur le viſage.Le Ton meſmede la voix
qui doit eſtre aux hommes plus fort & plus
eſclatant , feroit vn defaut en vne femme,
parce qu'il n'eſt pas conforme à ſon tempe
rament qui doit eſtre proportionné à la puiſ
fance naturelle de fon fexe. Voila donc la
raiſon quimonſtre que la Beauté des objets
Senſibles ſe cire , non ſeulement de leur eſtre
abſolu & du rapport qu'ils ont auec les or
ganes , mais encore de la conuenance qu'ils
doiuent auoir auec leurs ſubjets.
Ie ne parle pas maintenant des ſentimens
particuliers que l'on peut auoir de la beauté ,
ny pourquoy l'vn eſtime le rouge plus que le
verd , le tein brun plus que le vermeil, & les
yeux bleus plus que les noirs . Ce n'eſt par icy
le lieu
DE L'AMO VR , CHA P. Ü . 129
le lieu où nous deuons examiner ces choſes;
nous netouchons qu'aux generales , & nous
penſons auoir ſatisfait à noſtre deſſein quand
nous aurons encore dit quelque choſe de la
Beauté Humaine , parce que c'eſt elle qui
cauſe l’Amour dontnous parlons.
Il y a diverſes forces ou diuers degrez de
Beauté en l'Homme ; carily a premierement
l'Intelligible , quieſt Eſſentielle ou Acciden
celle ; l'Eſſentielle, ſe conſidere dans l'eſpece
& dans le ſexe ;lAccidentelle , dans les habi.
tudes & dans les actions ; enfin ily a la Beau
té Sendible & Corporelle .
La raiſon de cela eſt , que l'Eſpece de cha
que animal a en ſoy ſa Beauté , qui n'eſt rien
autre choſe que ſon Eſtre & ſon Eſſence , où
ſont compriſes toutes les puiſſances & les
vertus qui luy ſont deuës . Mais parce qu'en
treces puiſſances, il y en a qui ſont deſtinées
pour l'entretien des Eſpeces qui ſe per
droient auec la vie des animaux , ſi Dieu ne
leur auoit donné la vertu d'engendrer leurs
ſemblables ; Et que la Generation ne ſe peut
faire qu'il n'y ait vnePuiſſance Actiue & vne
Puiſſance Palliue: Il a eſte neceſſaire que cha
R
130 LES CHARACTERES
que Eſpecefuſt diuiſée en deux,& qu'il y euſt
deux Sexes à qui ces deux puiſſances fuſſent
partagées. Et d'autant que la Beauté Senſible
n'eſt rien qu'vn allemblage de toutes les dif
poſitions corporelles qui font neceflaires
aux puiſſances pour faire leurs fonctions , il
faut auſſi que chaque Sexe ait ces diſpofitios
differentes, puis qu'ils ont des puiſſances dif
ferentes. Et c'eſt là la fource d'où vient la dif
ference de la Beauté Malle & Femelle, qui ne
ſe trouue pas ſeulement en quelques parties,
mais en tout le corps : Parce que les qualitez
premieres eſtent les principales diſpoſitions
de ces deux Puiſſances; Et la Chaleur& la Se
cherefle qui en ſont les plus agiſſantes, deuất
accompagner la Puiſſance Ačtiue , comme
la Froideur & l'Humidité la Puiſſance Paffi
ue ; Il a fallu que toute la maſſe des humeurs
ſe reſſeneiſt de ces qualitez : De ſorte que le
temperament du Malle deuant eftre chaud
& ſec , & celuy de la Femelle froid & humi
de , ils'enſuit que toutes les parties de l'vn &
de l'autre ſexe,ont deu auoir des diſpoſicions
& des Beautez differentes.
Mais d'autant que l'homme a l'Entende
DE L'AMOUR , CHA P. I I. 131
ment & la Raiſon par deſſus les animaux , &
que cette faculté eſtant naturellement capa
ble de toutes choſes, ne peut auoir fa perfe
Aion qu'en les poffedant ; il faut qu'elle ac
quiere les diſpoſitions qui font neceſſaires
pour arriuer à certe perfection . Etce ſont les
habitudes Intellectuelles & Morales qui font
cette beauté accidentelle & acquiſe , dont
nous auons parlé , & qui reçoiuent leurder
nier accompliſſement dans les actions qu'el
les doiuent produire:Car la fin eſt la derniere
perfection, n'y ayant rien d'abſolument par
faict lans la fin ; Et l'action eſtant la fin de tou
tes choſes.
Voila ce que nous pouuions dircen gene
ral de la Nature de la Beauté , & ce qu'il fal
loit ſçauoir auparauant que de chercher la
caufe qui nous oblige à l'aimer. Car bien que
quelques-yns ayent dit que l'on ne deuoit
point demander pourquoy la beauté plaift,
& que c'eſtoit autant que ſi l'on vouloit ſça
uoir pourquoy le feu eſchauffe; que c'eſt fa
nature & vne proprieté eſſentielle qu'elle a
dont on ne peut rendre raiſon . Tous n'ont
Rij
LES CHARACTERES
132
pourtant pas eſté de cet aduis ; Platon n'a pas
creu que cette recherche fut indigne de ſon
Socrate, & il n'y a perſonne quine confeſſe
librement que ſi la connoiſſance s'en peut
trouuer , elle ne doiue eſtre bien rare &bien
excellente . Or quoy que ic ne deſapprouue
pas tout à fait la péſée de Platon , qui dit que
la beauté des choſes crées nous rauit , parce
que c'eſt yn Rayon & vne Image de la Beau
té Diuine, quieſtant ſouuerainement bonne
inſpire neceſſairement l'amour quand elle ſe
fait connoiſtre : Neantmoins comme il y a
beaucoup de choſes à ſuppoſer dans cette
opinion que l'Eſchole d'Ariſtote ne veut pas
receuoir ; Et qu'enfin il faut toûjours en re
uenir là , de ſçauoir pourquoy la Bonté Sou
ueraine eſt aymable , nous ſommes obligez
de prendre un autre chemin qui nous puifle
conduire à ces haures veritez .
Il faut donc dire que ce qui eſt bon & con
uenable à quelque choſe ,la perfectionne;car
il adjouſte ce qui luy manquoic, & augmen
te ainſi en quelque façon ſon Eſtre,luy don
nant ce qu'elle n'auoit pas , & vniſſant ce qui
eſtoit diuiſé. Et c'eſt là le fondement de tou
DE L'AMOUR , CHA P. I I. 133
tes les Inclinations qui ſe trouuent dans la
Nature , & de l'Amour que l'on a pour tout
ce qui eſt .veritablement ou apparemment
bon .
Or comme dans les Facultez Connoil
ſantes il n'y a rien de tout ce qu'elles doiuent
connoiſtre ; l'Entendement & les Sens eſtant
à leurs objets ce que la matiere eſt aux for
mes ; quand ces objets s'vniſſent à ces facul
tez , ils leur donnent une perfection qu'elles,
n'auoient pas & dont elles eſtoient capables :
Et la connoiſſance qu'elles ont de cette per
fection eft caufe del'agréement qu'elles y
trouuent , qui par apres eſt ſuiuy de l'Amour
& du Plaiſir que forme l'appetit quand l'en
tendement & l'imagination luy ont propoſé
cela comme vne choſe qui leur eſt bonne &
conuenable .
Mais d'autant qu'il y a des objets qui don
les au
nent plus d'Amour & de Plaiſir que
tres , il faut neceſſairement qu'ils perfection
nent d'auantage les facultez connoiſſantes :
Et ce ſont infailliblement ceux qui ſont les
plus parfaits , c'eſt à dire qui ont plus d'Eftre
& d'Eſſence comme nous auons dit ; parce
Riij
RES
ACTE
134 LES CHAR
qu'ils rempliſſent d'auantage la capacité na
turelle que ces facultez ont de connoiſtre,
tourel'eftenduë de l'Eſtre qui leur fert d'ob
jer . C'eſt pourquoy il n'y a que Dieu qui
puiſſe remplir l'entendement, & donner à la
volonté vne amour & vne joye parfaite,
parce qu'il n'y a que luy ſeul qui poffede tout
l'Eſtre : Et en ſuite les choſes qui en ont d'a
uantage les perfectionnent à proportion , &
cauſent auſſi par leur connoiſſance vne plus
grande ſatisfaction & vn plus grand plaiſir .
Ce n'eſt pas que bien ſouuent les choſes les
moins parfaites ne contentent d'auantageles
ſens & fentendement; mais cela procede de
l'erreur que leurs mauuaiſes inclinations leur
donnent ; leſquelles viennent d'ordinaire du
temperament, de la couftume & de la foi
bleſſe de l'eſprit.
Or d'autant que la connoiſſance eft vn bien
qui ne regarde pasſeulement les facultez qui
l'exercent, mais encore toutes les autres à qui
elle eſt vtile : parce que les ſens n'ont pas eſté
donnez à l'animal pour eux meſmes , mais
pour ſa confcruation ; Et que la Raiſon eſt vne
lumiere qui ne s'efclaire pas à elle ſeule,mais à
DE L'AMOV R , CHAP. I I. 135
toutes les autres vertus quiſonten l'homme:
Delà vient que la connoiſſance que les ſens
& l'entendement ont des choſes qui font en
quelque façon vtiles à l'animal,perfection
nent ces facultez ; parce qu'eſtant deſtinées a
ſon ſeruice , elles obtiennent la fin où elles
tendent quand elles agiffent pour luy ; Et en
cet eſgard elles acquierent ync perfection
qui eſt en quelque ſorte plus excellente que
celle qui les regarde ſeulement , comme
eſtant leur derniere fin & le but que la nature
leur a propoſé. C'eſt ainſi que les yeux trou
uent beau tout ce qui fait connoiſtre la bon
té des alimens ; Et la couleur du vin ou de
l'eau meſme eſt pour cette raiſon plus agrea
ble à voir à vn homme qui eſt alteré , que la
plus belle verdure du monde : En vn mot
tout ce que l'Entendement & l'Imagination
connoiffent par le moyen de la Veuë & de
l'Oüye , pour eftre la marque de ce qui nous
peut eftre vtile ou agreable , eſt eſtimé beau
& perfectionne ces facultez ; d'autant que
leur perfection conſiſte à connoiſtre ce qui
nous peut ſeruir. C'eſt ainſi que la Beauté
Corporelle nous rayit l'ame & les fens , parce
R
ACTE
136 LES CHAR ES
qu'elle eſt la marque de la puiſſanceinterieu .
re qui nous doit rendre plus parfaits : Et c'eſt
principalement en ce ſens qu'il eſt vray de
dire que la Beauré eſt la fleur & l'eſclat de la
Bonté .
Mais auant que nous faſſions voir com
ment cette Puiſſance nous doit rendre plus
parfaits , il faut remarquer ce que nous auós
deſia dic des Puiſſances : Car il y en a qui re
gardent la nature de l'homme en general, &
d'autres qui ſont propres aux ſexes.Celles -cy
ont leurs diſpoſitions particulieres qui font
la Beauté Malle & Femelle , & qui n'eſtano
autre choſe que les inſtrumens dont elles ſe
doiuent ſeruir pour faire leurs fonctios , ſont
encore les marques qui font connoiſtre ſi el
les les peuuét bien ou mal faire. Car aſſeure
ment la Beauté Malle n'eſt rien autre choſe à
nos ſens , que la marque de la bonne conſti
tution de la Puiſſance Actiuedans la genera
tion; tout de meſıne que la Beauté Femelle
eft vnſigne que la Puiſſance Paſſiue a tout ce
qui eſt neceſſaire pour y faire la fonction. Or
comme la Generacion eſt la plus naturelle &
la plus excellente de toutes les operaciós qui
fonc
DE L’AMOVR , CHA P. I I. 137
ont communes aux animaux , parce que les
rendant en quelque façon eternels, elle les
approche auſſi en quelque ſorte de la perfe
dion Diuine & les rend plus ſemblables a
leur cauſe & à leur principe ; Il ne faut pas
douter que la Nature ne leur en ait imprimé
vn tres -puiſſant deſir , & qu'elle ne leur ait
auſſi donné la connoiſſance qui pouuoit ſer
uir à cette inclination . Il eſt vray que cette
Connoiſſance eſt obſcure & cachée,& qu'el
le ſe trouué dans nous mefmes ſans l'aide du
diſcours & ſans que nous y penſions : Auſſi
eſt elle du mefint ordre quecelle que la Na
ture a inſpirée à toutes les choſes du monde
qui connoiſſent ſans ſçauoir ce qui leur eſt
vtile . Car dans les actions mefmes des ſens
& de l'entendement , nous ſentons qu'il y a
des objets qui nous ſont plus agreables que
les autres ſans que nous en fçachions la rai
ſon : Et l'on ne peut dire autre choſe , ſinon
qu'il y a dans noſtre ame vne ſecretre ſource
d'intelligence , ou pluftoft que c'eſt l’Eſprit
de Dieu quis'eſt caché dans ſes ouurages &
qui pouſſe les choſes à la fin qui leur eſt ne
ceſſaire : Car comme l'Artiſan conduit l'a
S
RES
ACTE
LES CHAR
138
Étion des choſes naturelles à la fin qu'il pre
tend , & qu'il faut rapporter tout l'ordre qui
paroiſt dans l'artifice , à ſa connoiſſance &
non pas aux choſes dont il ſe ſert qui ne le
ſçauroient connoiſtre : Auſſi dans toutes les
choſes de la nature où l'on void tant de
marques d'vne ſageſſe admirable , il ne faut
pas croire que ce ſoit d'elles qu'elle procede ;
mais que c'eſt l’Eſprit de Dieu qui fe coule
dans leurs effets, qui leur donne l'ordre & le
mouuement , & qui les guide à la fin qu'il leur
a preſcripte.
Quoy qu'il en ſoit , c'eſt par cette con
noiſſance obſcure & cachée que la Beauté
Corporelle ſe preſentant aux ſens lame la re
connoiſt incontinant pour la marque de la
puiſſance naturelle du ſexe où elle eſt ; Et en
meſme temps ce ſecret & puiſſant deſir qu'el
le a de perpetuer ſon eſpece, ſe reueille en el
le & forme l'amour qui l'agite apres ſi vio
lamment .
Ie ſçay bien pourtant qu'vne perſonne lai
de peut cauſer le meſme mouuement dans l'a
la
me ; qu'il n'eſt pas toûjours veritable que
Beauté ſoit yne marque certaine de la parfai
DE L'AMOUR , CHAP. I I. 139
te diſpoſition des puiſſances qui ſeruent à la
peut toucher
Generation ; Et qu'enfin elle
ceux qui ſont d'un meſme ſexe auſquels ce
motif eſt inutile .
Mais pour ce qui eſt de la Laideur nous
auons monſtré au traité de l'Amour d'Incli ,
nation , que bien que cette Paſſion ne ſemble
pas alors cirer ſon origine de la Beauté , ily
a neantmoins dans l'ame yne ſecretce Idée
de perfection contraire à celle que les ſens
luy ont preſencée qui cauſe ce charme ad
mirable . Pour les deux autres objections
qui reſtent ,il faut dire que la Nacure ſouf
fre des deffaux dans les particuliers, parce
qu'elle n'y trouue pas toûjours la matiere
obeüffante ,d'où vient qu'il y a des parties qui
demeurent imparfaites ; Et parce que nous
abuſons fouuent des dons qu'elle nous a faits,
les employant à des choſes qui font contrai
res à la fin qu'elle s'eſtoit propoſée.
Il y a vn autre ſorte d'Amour entre les
hommes que la Beaucé Corporelle peut en
core exciter , mais dont le motif eſt diffe
rent de celuy dont nous venons de parler :
Sij
LES CHARACTER ES
140
Car il ne regarde point le ſexe , mais toute
l’Eſpece qui deuant auoir ſes vertus & ſes
puiſſances , doit auoir auſſi les diſpoſitions
corporelles quileur peuuent ſeruir .
Orces Diſpoſitionsſont Naturelles ou Ac
quiſes; les Naturelles ſont celles qui viennent
de la naiſſance & qui rendent l'homme ca
pable des fonctions de l'Entendement . Car
comme tout ce qui eſt dans l'homme eſt
deſtiné pour le ſeruice de cette faculté qui
eſt la maiſtreſſe de toutes les autres ; puis
qu'elle nepeutconnoiſtre les choſes que par
l'entremiſe des fens , & quc les ſens ne peu
uent agir ſi leurs organes ne ſont bien diſpo
ſez , il faut de neceſſité que toutes les parties
du corps ayent quelque proportion & con
uenance auec l'Entendemen : Et pour lors
t
l'ame qui void par ce ſecret ſentiment dont
nous auons parlé , que c'eſt la marquede la
perfection humaine ,ſe plaiſt en cet objet &
forme l'amour qui l’yniſt au bien qu'elle re
connoiſt. C'eſt ainſi que les hommes bien
faits ſont agreables à voir ,parce que la beau
té corporelle qu'ils ont, eft vne marque qu'ils
ſont naturellemen propres aux actions les
t
DE L'AMOVR , CHA P. I I. 141
plus parfaites de l'ame ; Et la connoiſſance
que nous auons ainſi de leurs vertus , nous
les fait aymer comme vn bien excellent qui
nous doit rendre plus parfaits . Car il n'y a
point de vertu qui ne ſoit bien - faiſante ,
ſoit par l'exemple qu'elle nous donne & qui
nousoblige de l'imiter;ſoit par les biens que
ſes effets apportent à chacun de nous en par
ticulier & à toute la ſocieté pour laquelle
l'homme eſt né , & à qui toutes les vertus tant
Intellectuelles que Morales ſeruent de fon
dement .
Pour ce qui eſt des Diſpoſitions qui ſont
Acquiſes, elles marquent auſſi les vertus &
les puiſſances acquiſes , telles que ſont les ha
les Chara
bicudes qui ſe reconnoiſſent par
Eteres dont nous traictons icy , c'eſt à dire
par les actions tant Intellectuelles que Mora
les , & par l'Air , le Gefte & le Maintien du
corps qui fait yne partie de la Beauté Cor
porelle : Car comme il y a vne certaine Gra
ce qui accompagne les actions des vertus ,
quand elle paroiſt à nos yeux elle nous fait
croire que les vertus y ſont, & forme ainſi
Siij
142 LES.CHARACTER ES
l'amour que nous auons naturellement pour
elles .
Ce n'eſt pas que ces marques ne ſoient
bien ſouuent trompeuſes ,& qu'elles ne nous
faſſent aymer quelque-fois des ſujets qui
nous deuroient donner de la haine : Mais
cela vient de ce que la connoiſſance quiſere
à cet amour eſtant obſcure & confuſe com
me nous auons dit , elle emporte l'appetit
auparauant que le diſcours la puiſle exami
ner , & nous fait ainſi aymer des biens ima
ginaires . Quelque erreur qu'il y ait pour
tant , l'Imagination & l'Entendement trou
uent toûjours leur perfection dans la con
noiſſance que les ſens leur donnent , parce
qu'ils ne croyent pas eftre trompez,& qu'ils
penſent deſcouurir par cette Beauté Senſible
le bien qui la deuoit accompagner , & dont
la poſſeſſion nous pouuoit rendre plus par
faits; c'eſt pourquoy ils la trouuent agrea
ble , & la propoſent à l'appetit comme vn
objet digne d'amour & qui peur donner du
plaiſir.
Voila les principes qui nous peuuent
DE L'AMOVR , CHA P. I I. 143
donner connoiſſance de la nature & des ef
fets de la Beauté . Car de vouloir examiner
tout ce qui s'en peut dire en particulier , il
faudroit des volumes entiers ; Et ces marie
res eſtant trop releuces laſſeroient l'eſprit par
la longueur du diſcours, & feroient naiftre
le degouſt d'vne choſe qui n'en doit iamais
donner. Il n'y a qu'vne difficulté ſur ce ſujet
que nous n'oſerions laiſſer ſans examen &
dont la reſolution n'eſt pas ayſée à trouuer :
Car ceux que l'on eſtime Beaux en yn Climat
ne le ſont pasen vn autre ; Et meſme en quel
lieu
que que ce foit, vn viſage qui ſemblera
beau aux vns paroiſtra laid à pluſieurs : Et
de là quelques - vns on creu que la Beauté
n'eſt pas vne qualité réelle ny veritable &
qu'elle n'eſt que dans l'opinion. Mais on nc
ſçauroit deſauoüer que la proportion des
parties & les autres choſes qui font la beauté
ne ſoient réelles & veritables , & que ce ne
ſoient des qualitez qui annobliſſent le ſujet
où elles ſont , & qui contentent l'eſprit & les
yeux . Or puiſque la nature ſe propoſe tou
jours la perfe & ion , & qu'il n'y a qu'vne per
fection veritable en chaque ordre de choſes,
LES CHARACTERES
144
il fautqu'elle ait eu le deſſein d'vne beauté
particuliere en chaque Eſpece, qui doit eſtre
le modelle de toutes celles que les particu
liers peuuent auoir: Et comme le corps hu
main eſt le plus temperé de tous ceux qui
font dans la nature , il eſt vray- femblable qu'il
doit rencontrer cette beauté parfaite dans le
Climat le plus temperé . Mais d'où vient
donc qu'elle n'eſt pas reconneuë dans les au
tres Climats , qu'au contraire on y trouue
beau ce qui eſt eſtimé laid dans celuy - là ; car
les plus noirs chez les Mores ſont eſtimez les
plus beaux , lesplus camus chez les Chinois &
ainſi des autres .
De moy ic penſe qu'il faut dire que le Cli
mat donne vne certaine diſpoſition au corps,
& luy fait changer ſon temperament, & que
tel temperament donne telle inclination &
telle puiſſance à l'ame. Or parce que le corps
doit eſtre proportionné aux puiſſances, c'eſt
vne ſuite neceſſaire que les corps dans les
Climats ayent les marques de ces inclina
tions : De ſorte que la Beautéconſiſtant dans
la proporcion que les corps ont auec leurs
vertus & leurs puiſſances , & les hommes
ayant
DE L'AMOVR , CHA P. II . 145
ayant telles puiſſances en certains Climats, il
faut qu'ils eſtiment beaux ceux qui ont ces
marques ; parce que cesinclinationsleur ſont
comme naturelles & communes ; ainfi ils iu
gent de la Beaucé ſuiuant leur inclination
naturelle , tout de meſme que dans les païs
temperez , il s'en trouue quiiugent diuerſe
ment de la Beaucé à cauſe du temperament
particulier qu'ils ont, & qui porte leur iuge
ment à eſtimer ce qui leur eſt le plus confor
me .
-
T
147
L E S
CHARACTERES
DE LA IOYE
CHAPITRE TROISIESME .
Voy que la Nature ſemble eſtre
auare du Plaiſir & de la Volupté,
.
& qu'en les meſát toûjours auec
la douleur , elle faſſe croire qu'el
le ne les donne qu'à regret & par
contrainte ; ſi faut -il auoüer qu'il n'y a point
de choſe au monde où la liberalité & la ma
gnificence paroiſſent d'auantage; Et l'on peut
dire que tous ces autres preſens ſont des deb
e s que celuy- cy eſt vnc
tes qu'elle pay , mai
grace & vne faucur toute pure . Car bien
тij
4
ARACTE R
148 LES CH ES
qu'elle donne l'Eſtreà chaque choſe, qu'elle
ait ſoin de la conſeruation , & qu'elle la con
duiſe à la fin , elley eſt obligée; Et iln'y a rien
dans l’Vniuers qui ne luy puiſſe demander
auec iuftice ce qui eſt neceſſaire pour la per
fection de ſon Eſtre. Mais comme l'action est
la fin & la perfection de toutes choſes; quand
/ elles ſont arriuées iuſques - là , elles ne peu
uent plus rien exiger de la Nature quis'eſt
acquitée de ce qu'elle leur' deuoir ; Et ſi elle
y adjouſte quelque choſe c'eſt par faueur &
fai
non point par obligation . De forte que
ſant toujours couler la Volupté ſur les
actions qui luy ſont conformes &
, les cou
ronnant en quelque façon par elle , on ne
peut douter que ce ne ſoit vn effet ſingulier
de la munificence , ou pour mieux dire que
ce ne ſoit le comble de toutes les graces
qu'elle ſçauroit iamais faire.
Auſi ſçachant combien elle eſtoit pre
cieuſe ,elle ne la voulu communiquer qu'aux
choſes les plus nobles & les plus excellentes:
Elle a creu que celles qui n'auoient point de
connoiſlance en eſtoient indignes , & qu'il
.
n'y auoit que le Şens & la Raiſon qui la peuſ
DE LA I OYE , CHA P. III . 149
ſent meriter : Voire meſme comme ſi ç’euſt
eſté vn bien qui ne ſe deuoit poſſeder que
dans le ciel, elle n'a pas voulu qu'elle fuſtpu
re & parfaite icy bas; Elle l'a meſlée auec les
ſoucis & les peines; elle la detrempée auec
les larmes ,& a voulu qu'elle commençaſtou
qu'elle finift toûjours par la douleur.
Mais comme le Soleil ne laiſſe pas d'eſtre
la plus belle & la plus voile choſe du monde ,
bien qu'il ait des taches & qu'il ſouffre des
Ecliples; auſſi quelque imparfaite que ſoit la
Volupté, de quelque meſláge qu'elle ait eſté
affoiblie , cela n'empeſche pas qu'on ne la
doiue eſtimer la plus excellente & la plus de
ſirable de toutes les choſes qui peuuent arri
uer aux hommes : Et veritablement on peut
dire
que c'eſt la lumiere de tous les autres
biens , & que ſi on l'oſtoit de la vie on ny laiſ
ſeroit que l'horreur& la confuſion . En effet
ce ſeroit pluſtoſt vn flus continüel de maux
que d'années ; les ſens ſeruiroient pluſtoſt de
portes à la douleur qu'à la connoiſſance ; la
ſcience meſme paſſeroit pour vne affli tion
d'eſprit , & la vertu pour vne ſeruitude en
nuyeuſe. Il n'y a que la Volupté qui donne le
Tiij
LES CHARACTER ES
150
prix à toutes ces choſes & qui les rende
agreables ; pour le moins elles
ne paroiſſent
bonnes qu'autant qu'elle ſe trouue mellée
auec elles; Et fi l'ame n’eſperoic de la rencon
trer en tout ce qu'elle fait, elle demeureroit
languiſſante & immobile ' , elle ſeroit fans
action & ſans vigueur , & il ne faudroit plus
parler de vie , de bon- heur ny de felicité.
Certainement à voir les merueilleux ef.
fets qu'elle cauſe, comme elle eſt la maiſtreſ
ſe & la diſpenfatrice de tous les biens, qu'elle
rappelle ceux qui ſont paſſez, qu'elle fait ſen
tir ceux qui ne ſont pas encore , qu'elle rend
meſme les chagrins , les larmes & les perils
agreables; il faut auoüer que l'on a eu raiſon
de dire que la Nature eſt vne grande Magi
cienne , & que la Volupté eſt le plus puiſſant
charme qu'elle employe à produire les mer
ueilles . En effet c'eſt vn charme qui fait dif
paroiſtre tous les maux qui nous attaquent,
qui nous eſleue au deſſus de nous meſmes ,qui
nous change en d'autres hommes , & d'hom
mes nous transforme en de petits Dieux :
Mais nous en faiſons fouuent vn poiſon qui
eſteint tout ce qu'il y a de diuin en noſtre
DELA I OYE ,CHAP. III . ISI
ame, qui abrutit noſtre eſprit , & qui nous
rendſemblables, voire melme inferieurs aux
Beſtes .
Car bien que les Voluptez du Corps ſoient
innocentes d'elles meſmes , & qu'elles nous
ayent eſté données pour feruir d'attrait aux
plus neceſſaires & aux plus nobles actions de
Ia vie , neantmoins quand nous en peruertiſ
ſons I'vſage & que nous ne les rendons pas
obeiſſantes à la raiſon, elles ſe rebellent con
tre elle , l'arrachent du chroſneoù elle eſt, la
precipitent dans la boüc & dans l'ordure , &
y eſtouffent toutes les ſemences de vertu &
d'intelligence qui ſont nées auec elle.
Auſſi n'y a -t'il point eu de choſe où la Sa
geffe fe foit plus occupée qu'à chercher les
moyens pour euiter vn ſi dangereux enne
my, qui fiatce à ſon entrée & qui met apres le
trouble & la confuſion partout ; qui remplit
l'ame de ſang & de flammes , le corps d'infir
mitez & de douleurs, & qui ne laiſſe apres luy
que le repentir .
Nous ne voulous pas propoſer les aduis &
les preceptes qu'elle a donnez ſur ce ſujet: Il
faudroit rapporter icy toutes les loix que la
152 LES CHARACTERES
Medecinc,la Morale & la Religion ont pref
criptes, au moinsy en a -t'il peu qui n'ayent
eſté faites pour preuenir ou pour corriger les
deſordres que la Volupté peut cauſer : Mais
nous penſons pourtant ſeconder ſon deſſein
en faiſant voir la difformité que l'excez de
cette paſſion produit dans l'Ame & ſur le
Corps.
Le Tableau de la Volupté ne ſe peut faire
qu'il n'y entre beaucoup de figures; car ou
tre qu'il y a des loyes qui n'ont aucun com
merce auec le corps , & qui ne ſe trouuent
que dans la plus haute partie de l'ame , celles
des ſens ſont ſi differentes entr’ - elles qu'au
tant qu'il y a d'objets agreables qui les peu
uent elmouuoir , on peut dire qu'il y a auſſi
autant de diuerſes ſortes de Plaiſir. Er verita
blement qui voudroit deſſeigner le Portraict
que nous entreprenons ſuiuant l'ordre des
Sens, & depeindre la volupté que chacun
d'eux peut reſſentir en particulier, l'inuen
tion ny l'ordonnance n'en ſeroient pas mau
uaiſes : Mais nous ne pouuons nous en ſeruir
ſans faire tort à d'autres deffeins où il faut
employer
DE LA IO YE , CHAP . III . 153
employer les meſmes traits & les melines
couleurs que celuy - cy nous demanderoit .
Car ſi nous nous arreſtions à exprimer les
Characteres du Plaiſir qui ſe trouue au Gouſt
& au Toucher , il faudroit neceſſairement y
deſcrire auſſi ceux de la Gourmandiſe ,del’Y .
urongnerie , de l'Impudicité, & ainli des au
tres dont nous deuons faire des Tableaux
particuliers. C'eſt pourquoy fans venir au
detail de toutes ces choſes , nous choiſirons
ce qu'il y a de commun en tous les Plaiſirs,
diuiſant ce diſcours en deux Parties , dont
l'vne traictera de la loye Serieuſe où le riżne
ſe rencontrepoint,& l'autre de la loye Rian
te & enjouée quin'eſt autre que la Paſſion du
Riz .
La loye n'eſt pas de ces Paſſions dont le's
commencemens ſont foibles & les progrez
vehemens ; elle a toute ſa force & lagrandeur
dés ſa naiſsáce , & le temps ne ſert de rien qu'à
l'affoiblir ou à la diminuer . Si-coſt qu'elle eſt
entrée dans l'ame,elle la tranſporte & la met
hors d'elle -meſme; Et le rauiffement qu'elle
luy cauſe eſt quelque-fois ſi violent qu'illuy
oſte l’yſage des ſens, luy fait abandonner les
V.
154 .: LES CHARACTÈRES
ſoins de la vie,& la fait perdre bien fouuent.
Mais quoy qu'elle n'aille pas à cet excez , on
reconnoiſt bien coûjours par cette impa
tience enjoüée qui paroiſt en toutes ſes
actions , qu'elle a de la peine à ſe tenir en les
bornes,qu'elle s'eſchappe & qu'elle taſche de
ſortir au dehors .
Car on ne ſçauroit arrefter les penſées ny
les paroles d'vn homme Content; il ne ſonge
qu'à ſa bonne fortune , il en parle continüel
lement , & ' s'il n'eſt point interrompu il n'a
rien dans le cour qu'il ne porte ſur la langue,
il deſcouure ſes plus fecrets deſſeios, & fait
ainſi de fa joye l'ennemy de ſon repos & de
ſon contentement .
S'il ſe taift , il ne faut point l'entretenir
d'autres diſcours que de ceux quifauoriſent
ſa paſſion : Quelques diuertiffans que puiſ
fent eſtre les autres, ils luy font importuns, il
les rompt à tous momens , il y fait toûjours
entrer quelque choſe de ſon tranſport ; ou
bien le peu d'attention qu'il leur donne fem
ble eſtre yne marque du meſprisqu'il en fait,
où vn reproche de ce qu'ils interrompent ſes
plaiſirs.
DE LA I OYE , C HA P. III. 155
Mais ſi on luy parle du ſujet qui les fait nai
ftre , fi on admire fon bon - heur , fi on luy
teſmoigne que l'on y prenne part ;alors quel
que falcheux & ſeucre qu'il puiffe eſtre ,il
deuient complaiſant, il carreſſe , il embraſſe,
& fouuentpar des ciuilitez & des faucursrir
dicules , il perd le reſpect qu'il doit you fait
perdre celuy qui luy eſt deu .
Du premier quil'abordeil en fait ſon amy
& ſon confidenc , il en prend le conſeil , ilen
ſuit les aduis ; Et il ſe trouue quelque fois que
c'eſt yn enfant , vn valet ou vn ennemy à qui
ila'confié ſon ſecret & fa conduite . Dans cet
aueuglement il approuve tout ce qu'ils luy
propofent à l'auaritage de la paſſion ;de quel
ques vanitez donc ils la nourriſſent, de quel
ques bons ſucceż dont ils la flattent , il n'y a
iamaisrié à ſon aduisqu'il ne doiue croire &
qu'il ne puiſſe eſperer : Comme ſi toutes cho
fes deuoient reſpecter les plaifirs , ilne penſe
pas qu'il y en ait aucune qui ofalt les cráuer
ſer; il:void le peril quiles enuironne'dc cous
coſtez ſans s'en eſmouuoir ;
' Et par vne con
fiance aueugle il croit eſtre chleureté quand
fa perte eftlouucnt la plus affeuróc: Deforte
Ýij
1567 L ËS:CHARACTERE S
qu'on peut dire qu'il n'y a point d'homme ſi
credule auec fi peu d'apparence , fi hardy
auec tant de foibleſſe ,ny fi malheureux auec
tant de bon- heur .
Il veut faire croire qu'il eſt content , il ſe le
perſuade à luy meſme, & cependāt les deſirs
trahiſſent ſon deſſein & ſon contentement ;
car ils s'irritent par la jouiſſance, & ne fe por
tans qu'aux biens qu'il n'a pas, ils rendent inu
tiles ceux qu'il poſſede, & font de la joye mel.
me le ſujet de ſon inquietude: La volupté a
cela de propre, que bien qu'on en jouïſſe elle
ne laiſſe pas de ſe faire defirer, qu'elle ne ſe.
contente iamais , & qu'elle eſt pluſtoft laſſe
du bien qui l'entretient qu'elle n'en eſt plei
nement ſatisfaite. Mais c'eſt aſſez parlé du
trouble qu'elle excite dans l'ame,voyons ce
luy qu'elle fait ſur le Viſage.
Il y a de certains Plaiſirs dont on peut dire
que l'ame eſt jalouſe,qu'il ſemble qu'elle veil
le poſſeder en ſecret & qu'elle n'oſe commu
niquer aux ſens:Mais pourtant quelque ſoin
qu'elle prenne de les cacher ,elle ne ſçauroir
bien faire qu'on n'en reconnoiffe quelque
DE LA IO YE , CHA P. II 1. 157
choſe; la retraite la rend ſuſpecte, & fe vou
lant celer , c'eſt lors qu'elle le deſcouure d'a
uantage .
Car le regard deuient fixe & arreſté , tout
le corps eft immobile, les fens oublient leurs
fonctions, il ſe fait enfin vne generale ſuſpen
ſion de toutes les vertus animales . Et bien
que du premier abbord on puiſſe douter fi
cela procede de l’Eſtonnement ou de la Tri
ſteſſe quiproduiſent fouuent les meſmes ef
fets, l'on reconnoiſt apres parvn certain ef
clat qui demeure ſur le viſage, par ie ne ſçay
quelle douceur quireſte dans les yeux & par
vne legere image du ſouriz qui paroiſt ſur les
levres, que ces faſcheuſes paſſions n'ont point
de part en ce tranſport ,& qu'il vient de cette
Ioye interieure dont l'ame eſt rauie & com
mcenyurée .
Mais quand le Plaiſir a la liberté de ſe ref
pandre au dehors , que les ſens y prennent
part, & que l'eſprit & le corps ſemblent r’en
trer en commerce & en intelligence; alors il 2
eſt bien aiſé de connoiſtre l'agication qui ſe
fait dans l'ame parcelle qui paroiſt en coures
les parties extericures.
Viij
!
R
R ACTE >
LES CHA ES
158
Vous voyez fur le viſage vne certaine yi
uacité gaye ,vne inquietude agreable & vne
hardieſſe riante ; le plaiſir perille dans les
yeux , la douceur en accompagne tous les
mouuemens; Et quand ils viennenr à pleurer
ou qu'ils iettent quelques regards mourans ,
vous diriez que le riz ſe confond auec leurs
larmes , & que la gayeré ſe meſle auec leur.
langueur. Le Fronty eſt tranquille & ſerein ,
fes ſourcils n'y eſleuent iamais de rides ny de
nuages, & il ſemble qu'ils'ouure & s'eſtende
de touscoſtez . Les Levres y ſont rouges &
humides , le ſouriz ne les quicte iamais; Et ce
leger tremblement qui leurarriue quelque
fois peut faire croire qu'elles treſfaillent d'ai
fe . La Voix deuient plus groſſe qu'à l'ordi
naire , par fois elle ſe rend eſclatante :, & elle
ne fort iamais qu'auec empreſſemenc : Caril
n'y a point de paſſion ſi babillarde que la
Toye; quelque fterilicé qu'il y ait dans l'eſprit,
quelque peſanteur qui ſoit ſur la langue,elle
fait parler continüellement, & il n'y a que fa
propre violence qui ferme quelque- fois la
bouche & qui arreſte rout à coup la parolc .
Enfin tour le viſage prend vn embon -point:
DELA IO Y E, C HA P. I 11 . 159
extraordinaire ;Et de palle, chagrin & ſeuere
qu'il eſtoit auparauant , il deuient alors ver
meil ,affable & content .
Le reſte du corps ſe reſſent encore de cette
alteration ; vne chaleur douce & vaporeuſe ·
ſe reſpand en toutes ſes parties qui les enfle &
leur donne une plus viue couleur:ellesen de
uiennent meſme plus fortes & font leurs
actions plus parfaites qu'elles ne faiſoient au
parauant . En effet de toutes les eſmotions de
l'ame,il n'y en a point qui ſoit plus amie de la
ſanté que celle -cy , pourueu qu'elle ne ſoit
pas extrême; Elle chaſſe les maladies ,elle pu
rific le ſang & les eſprits, & rend, commedit
le Sage , les années fleuriſſantes.Si-toft qu'el
le eſt entrée dans le Cæurelle le fait enfler par
grands battemens , elle elleue la poitrine par
de longues reſpirations, elle fait dansles ar
teres vn pouls large & eftendu : Et neant
moins quoy que tous ces mouuemens ſe fal
ſent lentement & ſans vehemence , ceux des
autres parties ſe font auec precipitation &
vigueur ; la Tefte & les Yeux ſont en vnc
continuelle agitation ; les Mains ſe remüent
ſans ceſſe : Onya , on vient , on ſaute ,on ne
160 LES CHARACTERES
ſçauroit demeurer en place. Mais il arriue
auſſi quelque fois que la violence de cette
paſſion ofte tout à fait l'vſage des ſens & du
mouuement , qu'elle eſteint la chaleur natu
relle , qu'elle cauſe des ſyncopes, & qu'en yn
moment elle faitperdre la vie . Voyonsdonc
comment elle peut produire tant d'effets fi
contraires & fi merueilleux .
De la Nature de la loye.
II . PARTIE .
VELQV'VN pourroic trouuer
eſtrage de ce que la loye qui par
le tant d'elle meſme n'a point en
core dit ce qu'elle eſt : Mais il y a
bien plus dequoy s'eftonner de
ce que la Philoſophie qui nous promet la
connoiſſance de toures choſes foit demeurée
court en celle - cy , quoy qu'il n'y ait rien qui
taſchetant à ſe faire connoiſtre que le Plaiſir:
Il penetreiuſques au fond de l'ame, il l'enui
ronne de tous coſtez , il la ſollicite par tous
les
DELAIO Y E, C HA P. II I. 161
les endroits de la connoiſſance ; c'eſt la fin de
tous ſes deſirs , le couronnement de toutes ſes
actions ; auec tout cela ſa nature luy eſt in
conneuë , & les plus grands eſprits qui l'ont
recherchée ne font pas meſme d'accord du
genre ſouslequel il la faut placer.
Car il y en a qui ont dit que la Volupté n'e
ſtoit autre choſe que le repos & la tranquilli
té de l'ame: D'autres quec'eſtoit vne paſſion
toute pure dans laquelle lame n'agiſſoic
point : Et de ceux qui l'ont miſe au rang des
actions, il y en a qui ont creu qu'elle nepro
cedoit pas del'Appetit , mais de la Connoir
fance : Enfin il s'en eſt trouué qui n'oſans pas
la mettre au rang des autres paſſions, ont dit
que c'en eſtoit le principe ; d'autres que c'en
eſtoit le genre ou la premiere eſpece.
Si nous n'auions banny de noſtre deſſein
la Chicane & la Critique de l'Eſchole, nous
ferions obligez d'examiner toutes ces opi
nions & de chercher dans leurs ruines les
fondemens ſur leſquels nous deuons baſtir la
definition & l'Idée de la Volupté ; mais puiſ
que nous n'auons pas cette liberté , & que
nous rendrions le Plaiſir importun & deſa
X
162 LES CHARACTER ES
greable , par la longueur des diſcours qu'il y
faudroit employer ;ſans demander le conſeil
d'autruy nous voulons conſulter la choſe
meſme, & voir ſi elle ſe deſcouurira à nous
apres s'eſtre cachée à tant d'excellens ef
prits.
Nous diſons donc qu'il ne faut point dou
ter que le Plaiſir ne ſoit vn mouuement de
l'Ame, & qu'il eſt impoſſible de conccuoir
le calme & le repos dans la tempeſte qu'il
excite aux penſées , aux eſprits & aux hu
meurs . Comme ces choſes -là ne ſe meuuent
pas d'elle -meſmes, il faut que lame les agite ,
& qu'elle ſe donne le meſme branle qu'elle
leur imprime: Car il eſt certain que les effets
eftans ſemblables à leurs cauſes , lesmouue
mens du corps qui ſont les effets de l'ame doi
uent eſtre les Images de l'agitation qu'elle ſe
donne.Ie ſçay bien que l’Eſchole ne veut pas
appeller ces agitations de veritables mouue
mens ; mais cela ne nous arreſte point ; il ſuf
fit qu'ils ſoient tels que l'ame les peut auoir,
& que le Plaiſir en ſoit vn de cet ordre - là .
Toutefois comme elle a deux parties qui
ſe peuuent mouuoir ; on pourroit douter à
DE LA I OYE , CHA P. III . 163
laquelle des deux appartient le Plaiſir . Car
t
bien que tout le monde auoie que ce ſoi
yne paſſion & par conſequent vn mouue
ment de l’Appetit,il ſemble neantmoins qu'il
y en a quelqu'vn qui eſt propre à la Connoiſ
fance ,veu que les ſens & l'entendement trou
uentde la complaiſance dans les objets qui
leur ſont conformes auparauant meſme que
l'appetit ſoit eſmeu . Mais auſſi comme nous
auons deſia monſtré au diſcours de l'Amour
que cette Complaiſance n'eſt pas vn verita
ble Plaiſir , & que les Demons qui ſont capa
bles de cet agréement ne peuuent eſtre tour
chez de la joye qu'ils deuroient pourtant ref
ſentir bien parfaite ſi elle venoit de la ſeule
connoiſſance, il faut en demeurer à l'opinion
commune , & dire auec elle quele Plaiſir eft
vn mouuement de l’Appetit,puis que c'eſt le
bien qui eſimeut cette partie de l'ame , & que
le plaiſir n'a point d'autre objet que le meline
bien .
Cecy pourtant fait naiſtre yne autre diffi
culté ; car s'il eſt vray que l'ame ceſſe de ſe
mouuoir quand elle eſt arriuée au butoù elle
tendoit ;comme elle ſe meut pour poſſeder le
Xij
LES CHARACTER ES
164
bien , la poſſeſſion doit eſtre la fin & le ter
me de ſon mouuement; & partant ilfautque
le Plaiſir qui vient toûjours apres la poffef
ſion ſoit pluſtoſt vn repos qu'vn mouuemét
de l’Appetit. Neantmoins quand nous ſe
rions d'accord que la Poſſeſſion eſt le but &
la fin de ces mouuemens de l'ame ; nous di
rions que cela ſe doit entendre ſeulement de
ceux qu'elle employe pour y arriuer ; car
bien qu'elle ne ſe porte plus vers le bien
qu'elle poffede , cela n'empeſche pas qu'elle
ne s'agite encore pour le gouſter , & qu'elle ne
ſe rauiſſe dans la jouiſſance qu'elle ena. Mais
pour en parler plus exactement, la Poſſeſſion
n'eſt pas la derniere fin que l'ameſe propoſe ;
c'eſt la louiſſance qui eſt la perfection & l'ac
compliſſement de la poffeflion :Car il eſt cer
tain que l'on poſſede des choſes dont on ne
joüiſt pas , & l'on peut dire que le bien ſe rend
maiſtre de lame quand il ſe preſente & s’vnic
a elle , mais qu'elle en deuient la maiſtreſſe
quand elle en joüiſt . Apres tout il ne faut ia
mais dire que le repos loir la fin que l'ameſe
propoſe, puis que la fin eſt la perfection des
choſes, & qu'il y en a qui veulent toûjours
DE LA IOYE , CHÄP. III. 165
eſtre en action poureſtre parfaites : Or l'ame
eſt de ce genre -là, elle ne tend iamais au re
pos ſice n'eſt par foibleſſe; Et partant il eſt ne
ceſſaire que la loye & la louiſſance ſoient
dans le mouuement ; voyons donc quel il eſt.
Pour le deſcouurir il faut remarquer que
la Volupté ny la loye ne ſe forment iamais
dans l'ame qu’apres que le bien y a inſpiré
l’Amour : Car comme le premier mouue
ment de l'Appetit vers le bien eſt de s'ynir à
luy , & que l'Amour conſiſte en cette vnion ,
il eft iinpoſſible de ſe figurer aucun autre
mouuement qui ne ſoit poſterieur à celuy
là ; & partant li la Volapté eſt vne elmotion
de l'ame vers le bien , elle doit preſuppoſer
l’Amour & venir toûjours apres luy .
Or quoy que l'Amours la precede toû
jours , il ne s'enſuit pas qu'il ſoit toûjours ac
compagné d'elle ; il y peut auoir des obſta
cles
qui empeſcherontl'Appetit de ſe mou
uoir pour former cette paffion ; & la triſteſſe
peut eſtre ſi grande qu'elle occupera toute
l'ame & n'y laiſſera pas entrer vn ſeul rayon
de joye . Mais il eſt certain auſſi que s'il n'y a
rien qui retienne l'Appetit ,il ira toûjours de
xiij
166 LES CHARACTERES
l'Amour iuſques au Plaiſir ; parce que l'ame
nes’ynit au bien que pour en joüir ,& qu'il eſt
impoſſible qu'elle en jouiſſe que par le plaiſir.
Et à dire le vray la louiſſance n'eſt autre cho
fe que la Volupté qui ſe trouue dans la poffer
ſion du bien ; Et ſelon que la iouïſſance eſt
plus parfaite, elle eſt auſſi plus grande & plus
excellente .
Quel Mouuement peut donc ſouffrir l’Ap
petit dansle plaiſir & dans la louiſſance ou
tre celuy de l’Amour par lequel il s'vnit au
bien ?Certainement c'eſt vne choſe bien mal
aiſée à conceuoir ; comme ces actions ſe pal
ſent dans vne puiſſance qui eſt toute aueugle
& qui eſt cachée au plus profond de l'ame ,
elles ſont extrémement obſcures , & quelque
lumiere que l'eſprit y puiſſe porter elles ne ſe
laiſſent voir qu'auec bien de la peine.
Neantmoins puiſque nous nous ſommes
engagez à faire voir la difference des pal
ſions par les differences des mouuemens cor
porels, il faut de neceſſité pour connoiſtre
quelle eſt la loye , trouuer dans les choſes
ſenſibles yne ſortede mouuement qui puiſſe
repreſenter l'agitation quel'ame ſouffre en
cette rencontre ..
DE LA 10 YE , CHA P. III . 167
Comme il arrive donc dans la Paſſion d'A
mour que l'Appetit ſe porte vers l'objet ay
mable , qu'ily court & qu'ils'ynit à luy ; on
peut dire que ce mouuement eſt ſemblable à
celuy des corps fluides qui coulent vers leur
centre & qui penſent y trouuer leur repos :
Mais parce que lors qu'ils y ſont arriuez ils ne
s'arreſtent pas pourcelà, qu'ils retournent &
ſe reſpandent ſur eux -melmes,qu'ils s'enflent
& ſe deſbordent en ſuite ;auſſi apres que l'Ap
perit s'eſt yny au bien , il ne finift pas là ſon
mouuement; il retourne ſur ſes pas, il ſe ref
pand ſur ſoy -meſme, & ſe deſborde ſur les
puiſſances quiluy ſont les plus proches . Par
cette effufion lame ſe replie ſur l'image du
bien qu'elle a receuë , elle ſe meſle & ſecon
fond auec elle , & penſe ainſi le poffeder d'aua .
tage s’vniſſant doublement à luy ;voire mel
me come l'Appetit s'enfle & fe groffit parce
reflus ,il ne peur demeurer dans les bornes , &
eſt contraint de s'eſcouler ſur la faculté qui
luy a donné la connoiſſance de cet objet ;luy
faiſant ainſi part du bien qu'il auoit receu
d'elle , & faiſant par ce moyen concourir tou
tes les parties de l'ame à la poſſeſſion ,ou con
168 Les CHARACTERES
fifte la parfaite louiſſance. Car puis que l'ame
n'a point d'autre but que de poſſeder parfai
tement le bien , & que pour le poſſeder par
faitement il faut qu'elle connoiſſe qu'elle le
poffede ; l'Appetit n'ayantpoint de connoif
fance ne peut tout ſeul la faire ioüir de ce
qu'elle ayme ; il faut que l'Imagination &
PEntendement y contribuent , & qu'apres
qu'ils ont propoſé le bien à l’Appetit, & que
l'Appetit s'y eſt vny,ilretourne furlyn & fur
l'autre, & leur rčde compte de ce qu'il a fait ;
afin qu'en vniſſant ainſi leurs fonctions,l'ame
s’vniffe au bien en coutes fes parties, & qu'el
le faſſe pour luy ce mouuement Circulaire
qui luy eſt fi naturel & où conſiſte l'accom
pliffement & la perfection de ſes operations,
comme enſeigne la Philoſophie Placonique.
Apres tout, s'il eſtvray que l'Ame & les Ef
prits s'agitent d'vne meſme façon dans les
paſſions, on ne ſçauroit douter que le mou
uemét que
que l'Ame ſouffre dans la Ioye ne ſoit
tel que nous auons dit ,puis que celuy des Ef
prits y eſt tout à fait séblable : Car apres que
P'Amour les a porcez vers le bien', ils ſe ref:
pandent & fe deſbordent ſur les organes
des
DE LA LOYE , CHAP. I I I. 169
des ſens comme nous allons faire voir : De
force qu'on ne ſçauroit manquer en diſant
que la Toye eft une effufion de l' Appetit par
laquelle l'ame fe refpand ſurle bien pour le por
ſeder plus parfaitement.
le fçay bien que la definition qu'Ariſtote
en a donnée eſt bien differente de celle -cy ;
car il dir que c'eſt vn mouuement de l'ame
qui la mec ſubitement & ſenſiblement dans
yn eſtat conuenable à la Nature : Mais le lieu
où il l'a propofée monſtre aſſez qu'il n'auoit
pas deſſein de la rendre bien exacte , ne trai
tant là qu'auec des Orateurs & non pas auec
des Philoſophes. Et veritablement qui l'exa
minera de prez ny trouvera rien moins que
l'Eſſence de cette Paſſion : Combien ſe ren
contrera - t'il de mouuemens tels qu'il les a
marquezoù le plaiſir ne ſe trouuera iamais ?
Toutes les actions naturelles ne mettent - el
les pas l'ame en vn eſtat conuenable à la n'a
ture , & ne fe
& ne ſe peuuent-elles pas faire ſubite
ment & ſenſiblement ſans qu'elles ſoient
pour cela delectables ? La paſſion d'Amour
ne ſe forme - t'elle pas ainſi; Et n'eſt -ce pas vn
eftat bien conuenable à la nature de s'ynir au
Y
170 LES CHARACTERES
bien & de le poffeder , & cependant le plaiſir
ne l'accompagne pas toûjours ? Et puis ne
peut -on pas dire que ce n'eft pas la loye qui
apporte cet eſtat conuenable à la Nature ,
mais pluftoft que c'eſt luy qui fait naiſtrela
loye ?
De plus qu'eſt- il beſoin de dire que c'eſt
vn mouuement fubit, puiſque l’Appetit n'a
point d'autres mouuemens : Car s'il arriue
que l'ame ne s'efmcuue pas fi promptement
en quelques paſſions, cette pareffe ne vient
pas de l'Appetit , mais de la faculté qui luy
propoſe le bien auec trop de difficultez , &
qui luy commande trop lafchement de le
pourſuiure :Eſtant vne puiffance aueugle , el
le ne marche que comme elle eft conduite, &
fi - coſt que le commandement luy eſt fair,elte
obeït & s'eſmeur en yn inſtant.
Il eſt vray que de fon coſté ,ily peut auoir
des obſtacles qui empefcheront qu'il n'obeif
ſe pas ſi promptemene ,comme lors qu'il y a
des paſlions contraires à celles que l'objet de
uroit inſpirer ; car yne extrême triſteſſe ne
fouffrira iamais que la loye ſe forme dans
l'Appetit : Mais aulli quand l'empefchement
DE LA IO YE, CHAP . III . 171
eſt leué , il s'eſmeut fubitement & produir
toûjours en yn moment la paſſion auſſi par
faite qu'eſt la connoiffance
& le motif qu'on
luy propoſe. Car ſi l'Amour à des commen
cemensfoibles , cela vient de ce que le bien
eſt repreſenté foiblemenr , & les progrez
qu'elle fait, ſont de nouueaux mouvemens de
l'Appetit qui font cauſez par la repreſenta
tion denouuelles idées & de nouuelles per
fections.
En effet l'on peut dire de toute la ſuice &
de tous les accroiſſemens des Paſſions , qu'il
en eſt comme de la flamme & de la lumiere
qui s'encreciennent & qui s'augmentent par
vne infinité de productions reïterées de mo
ment en moment; celle qui paroiſt n'eſtane
pas celle qui eſtoit auparauant , & quiſera
meſme incontinant fuiuie d'ync nouuelle ;
car toutes fe fuccedant ainſi l'vne à l'autre
fans interruption , ſemblentn'eftre qu'ync
meſme choſe qui s'eſt conſeruće & entrete
nue.
Ainfi en eſt - il de la loye & de coutes les
aucres Paſſions , elles fc forment tout d'un
coup , & paffcat en yn inſtant ;mais auſſi à
Y ij
172 LES CHARACTER ES
chaque moment elles ſe renouuellent , fai
fant ainſi yn flus continüel de pluſieurs mou
uemens parfaits , qui dure tout autant de
temps que la connoiſſance follicite l’Appetit
à fe mouuoir .
Il eſt donc veritable que l’Appetit n'a
point de mouuemens qui ne ſoient ſubits :
Que neantmoins il commence à ſe mouuoir
pluſtoſt vne fois que l'autre, parce que la fa
culté qui luy commande eſt diligente ou pa
reſſeuſe , ou parce qu'il y a quelque mouue
ment contraire qui le retient. Et cela eſt faci
le à conceuoir par l'exemple des yeux qui
voyent les choſes en vn inſtant , quoy que
pour les voir ils s'ouurent quelque-fois plus
viſte ou plus lentement , & que meſme apres
eftre ouuerts ils peuuent auoir quelque indiſ
poſition qui les empeſchera d'agir.
Ie ſçay bien que les Medecins ſemblent ſe
feruir de la meſme definition d'Ariſtote ,
quand ils diſent que le Plaiſir eſt vn mouue
ment prompt & ſenſible , qui met la nature
en vn eſtat qui luy eſt conuenable ; Et que fi
les objets ne font vne prompte & ſenſible
impreſſion ſur les ſens , ou s'ils ne la font pas
DE LA IO YE ,CHA P. III . 173
proportionnée à la nature ,ils ne cauſeront ia
mais de plaiſir. Mais il eſt aiſé de voir que le
mouuement dont ils parlent , n'eſt pas celuy
de l’Appetit où conſiſte le plaiſir , & que ce
n'en eſt que la cauſe : Car auparauant que
l'Appetit ſe meuue , il faut que les objets fal
ſent l'impreſſion telle que nous venons dedi
re ; Et pour lors l'ame qui la ſent & qui void
que ce luy eſt yn bien , ſe reſpand ſur luy pour
le poffeder plus parfaitement, & forme ainſi
le Plaiſir qui eſt augmenté par l'effuſion des
Eſprits, comme nous dirons tantoſt . le ne
m'arreſte pas à examiner comment la dou .
leur ſuruient quelque-fois à ce mouuement
prompt qui porte la nature à vn eſtat qui luy
eft conuenable; comme quand on approche
du feu les mains extrémement froides ; cela
appartient à la Paſſion de la Douleur : Il ſuffi
ra icy de marquer que les Objets qui ne font
pas cette prompte impreſſion ne cauſent
point de Plaiſir ; parce que s'inſinuant peu à
peu , la nature s'y accouſtume & ne ſent pas le
changement qui luy arriue : C'eſt pour quoy
ne connoiſſant pas le bien qu'elle reçoit, l'i
magination ne le propoſe point à l'Appetit ,
Y iij
LES CHARACTERES
174
qui par conſequent n'en eſt point elmeu :
C'eſt encore ainſi que l'on ſe laſe des choſes
les plus agreables quand on les a trop long
temps gouſtées : Mais nous parlerons plus
amplement de cecy à la fin de ce diſcours.
Reprenons le fil de celuy que nous auons
laiſſé , & diſons que bien que tous les mouue
mens de l'Appetit ſe faffent ſubitement, il eſt
pourtantveritable que de tous les objets qui
excitent les Paſſions, il n'y en a point dont la
preſence elincuuc fi - toft & li facilement
l'Appetit que celuy de la loye : Et cela vient
à mon aduis de ce que l'objec du Plaiſir eft le
Bien entant qu'il eſt deſia aymé ; car nous
auons monftré
que l'Amour deuance toû .
jours la loye ; de forte qu'eſtant defia voy à
l'Appetit par le moyen de l'Amour , il n'yà
plus rien à ſon eſgard qui empeſche le mou
uemét que cette puiſſance doit faire pour le
gouſter . Mais il n'en va pas ainſi dans les au
tres Paffions dont les objecs doiuent eſtre
examinez par la connoiſſance auparauant
que d'eftre propoſez à l'Appetit; Et comme il
nºy a gueres de biens ny de maux qui foient
auſſi ſe trouue-til toûjours beaucoup
purs,
DE LA IOYE , CHAP. III . 175
de choſes qui diminüent leur bonté & leur
malice , & qui fufpendent le jugement qui
s'en doit faire. Mais pour cxcicer la loye cet
examen eſt inutile; l'Appetir poſſedanc defia
1
le bien , tous les conſeils ſont pris , tous les
doutes ſont leuez , & il doit par neceſſité s'ef
mouuoir au mefme inſtant qu'il s'eſt yny à
luy pour en iouïr, en quoy conſiſte la loye &
le Plaiſir .
Mais c'eft penetrer trop auant dans les ſe
crers del'Ame , & s'arrefter trop long - temps
laiſſons
à des choſes qui ne s'arreſtent point;
ces mouuemens imperceptibles , & voyons
fi ceux qui ſe font dans les Humeurs & dans
les Eſprits ſont plus ayſez à connoiſtre .
Neantmoins auant que d'entrer en cet
re recherche, il fera bon de dire quelque
chofe de l'Objet qui efmeut cette Paſſion :
Car bien que nous ayons defia dir que c'eſtoit
le Bien , il faue voir ſous quelle conſideration
il merite cette qualité , eftant certain que
fous diuers refpeéts it cauſe diuers moude
1
mens dans lame.
S
CTERE
176 LES CHARA
Comme donc le Bien entant qu'il eſt ay
mable eſt l'objet de l'Amour , auſſi entant
qu'il eſt delectable c'eſt celuy de la loye ; EC
il n'eſt point efficacement delectable que
quand il eſt aymé, parce que le Plaiſir pre
fuppoſe l'Amour:De ſorte que le Bien entant
qu'ileft aymé doit eſtre le veritable objet de
là loye . On dira peut-eſtre que le Deſir pre
le
ſuppoſe auſſi l'Amour , & qu'il faut que
bien ſoit aymépour eftre deſiré : Il eſt vray ;
mais le Deſir demande vne autre condition ,
c'eſt à ſçauoir l’Abſence qui ne ſe rencontre
iamais dans la loye où il faut toûjours que le
bien ſoir preſent: Car quand les choſes pal
ſées, où celles qui ſont à venir nous dele
etent, c'eſt yn effet de l'imagination qui nous
les rend preſentes & qui les fait paſſer pour
telles qu'elles ſont en noftre penſée,
Au reſte par le mot de Bien , il ne faut pas
ſeulement conceuoir ce qui eſt veritable
ment ou apparemment bon , mais encore les
maux que l'on a éuitez: C'eſt ainſi que le fou
uenir des peines que l'on a ſouffertes, & des
dangers que l'on a courus , eſt agreable, d'au
tant que c'eſt yn bien que d'en eſtre deliuré :
C'eſt
DE LA LOYE , CHA P. III . 177
C'eſt ainſi que la vengeance eſt ſi douce ,
parce qu'en ſurmontant le malon n'en craint
plus les attaques : C'eſt ainſi que les larmes
font quelquefois delicicuſes ,parce qu'elles
deſchargent la nature d'vn
fardeau inutile ,
& qu'il ſemble que la triſteſſe qui les a exci
tées s'efcoule & s'en aille auec elles ,
Il faut encore remarquer que le Bien
eſtant vne choſe conuenable à la nature , cela
ſe doit entendre auſſi bien de la nature de
prauée commede celle qui eſt parfaite ; car
yn malade prend plaiſir à des choſes qui luy
ſont contraires , & les hommes vicieux trou
uent du contentement dans leurs deſbau
ches ; parce qu'elles ſont conformes à leur na
ture corrompuë & deſreglée.
De vouloir apres cela examiner en détail
tout ce quinous peur donner du plaiſir, ou
tre que ce ſeroit faire tort à noſtre deſſein & à
celuy du Lecteur qui nous demandent tous
deux de la briefueté; cela eſt ſi aiſé à connoi
ſtre que ce ſeroit perdre le temps & les paro
les que de s'y arreſter. Il ſuffira de dire, que
puiſque le Bien eſt la ſource de toutes les dou
ceurs que cette paſſion fait couler dans l'A
Z
.
178 LES CHARACTE Ř E S
me , & que ce n'eſt autre choſe que ce qui eſt
conuenable à noſtre nature & ce qui la per
fectionne ; il faut que les biens qui nous per
fectionnét d'auantage, excitentauſſide plus
grands & de plus ſolides Plaiſirs. Or comme
nous ſommes compoſez de deux parties , de
l’Eſprit & du Corps, & que celle-là eſt in
comparablement plus excellente que celle
cy , il s'enſuit que la perfection qui luy arriue
eſt auſſi la plus excellente; Et partant que les
Biens qui la cauſent ſont les plus nobles & les
plus delectables.
Mais encore parce que les Biens du Corps
ſont pour la conferuation de l'Eſpece ou de
l'Indiuidu , & que celle - là eſt plus conſidera
ble à la nature , comme eſtant vn Bien plus
commun & plus general : De là vient que le
Plaiſir qui l'accompagne eſt plus doux &
plus ſenſible que pas vn des autres : Et par la
meſme raiſon les Objets du Gouſt & du
Toucher delectent d'auantage ; parce que ce
ſont les ſens qui ſont les plus neceſſaires à la
vie & ſans leſquels l'animal ne peut ſubſiſter.
Il eſt vray que les Objets de la Veuë & de
l'Oüye pourroient conteſter cet auantage ,
DE LA IO YE , CHA P. III. 179
eſtant plus nobles que ces qualirez baſſes &
materielles qui touchent les ſensinferieurs :
Mais ſi l'on conſidere qu'il n'y a preſque
point d'animaux qui ſe laiſſent flatter par la
beauté des ſons & des couleurs , on confeffc
ra que generalement parlant , les Objets du
Gouſt & du Toucher ſont les plus dclecta
bles:Que neantmoins dans l'homme ceux de
la Veuc & de l'Oüye le font d'auantage,par
ce que ces deux ſens ayant grande affinité
auec l’Entendement , & eſtant principale
ment deſtinez à fon ſeruice ,leur fin y eſt auſſi
plus noble & plus neceſſaire qu'elle n'eſt dans
les beſtes,où ils n'ont point d'autre vlage que
pour conferuer la vie animale qu'elles ont,
De toutes ces conſiderations, il eſt aiſé de
tirer les principales differences de la Volup
té ; car elle eſt Intellectuelle ou Senſible, Pu
re ou Impure, Fauſſe ou Veritable . Les veri
tables Voluptez font celles qui ſont pures ,
c'eſt à dire qui ne ſont point attachées ny
mellées auec la Douleur : Et ce ſont celles - là
qui conuiennent à l'homme dans l'eſtat le
plus par fait que la nature luy puiſſe donner.
Tels ſontles plaiſirs qui ſe trouuent dans la
Zij
180 LES CHARACTER ES
contemplation , & dans l'exercice des vertus ;
tels ſont ceux qui ſuiuent les actions d'une
parfaite ſanté & les fonctions des ſens parfai
cement diſpoſez.
Or ces plaiſirs ont cela de propre qu'ils
font de longue durée, qu'ils ne laffent iamais ,
qu'ils ſe peuucnt gouſter en tout temps , &
que la douleur ne les deuance & ne les fuit ia
mais : Car vn homme qui eſt en yn eſtat de
perfection naturelle ,ne s'ennuye iamais de la
meditation ny de faire de bonnes actions ;
la vie luy eſt toûjours douce & agreable , &
ſes ſens ſont toûjours diſpoſez à receuoir
leurs objets auec plaiſir.
On pourroit dire là deſſus que le boire &
le manger & quelques autres actions natu
relles ſont cóuenables à la nature parfaite de
l'homme , qui neantmoins apportent du de
gouſt: Car la muſique & la veuë des plus bel
les choſes laſſe à la fin les oreilles & les yeux ;
& les fleurs les plus douces dont Venus ſoit
couronnée , comme dit Pindare , ſe rendent
enfin importunes & deſagreables. Il eſt vray ;
mais auſli faut-il ſe ſouuenir que toutes ces
choſes pour eſtre conucnables à la nature
DELA IO Y E, C HA P. III . 181
doiuent auoir les conditions que la perfe
&tion demande ; il faut qu'elles ſoient mode
rées dans la quantité & dansla qualité ; que
les circonſtancesdu temps , du lieu & des per
ſonnes s'y rencontrent : Outre quc la plus
part ne ſont pas cóuenables d'elles - memes à
la nature , mais ſeulement par accident , c'eſt
à dire qu'elles ne luy conuiennent qu'à cauſe
du deſreglement qui les deuance , & auquel
elles ſcruent de remede : Ainſi le boire & le
manger gueriſſent la faim & la foif ; ainfi le
repos & le ſommeil font ceſſer le trauail &
la laſſitude
; en vn mot la pluſpart des actions
ne donnent du plaiſir que parce que la nature
ſe vuide ou ſe remplit, & qu'elle corrige I'vn
par l'autre : C'eſt pourquoy la Volupté qui
les ſuit n'eſt pas abſolument pure ny verita
ble , mais ſeulement par occaſion ; d'où vient
qu'elle laſſe, qu'elle ne duregueres & qu'on
n'eſt pas capable dela gouſter en tout temps ,
comme celles qui ſont abſolument pures .
Mais laiſſons ces ſpeculations à la Philoſo
phie Morale , & fans nousarreſter d'auantage
à des choſes qui ſont connuës de tout lemon
de,cherchons-en de nouuelles ; Et voyons ſi
Z iij
182 LES CHARACTER ES
la tempeſte que cette Paſſion excite ne nous
jettera point en quelques terres inconnuës,
& nous pourra faire connoiſtre le mouue
ment des Eſpritsqui ſont comme des Eſtoiles
errantes , dont on n'a point encore obſerué
les routes ny les periodes .
Quel eſt le mouuement des Eſprits dans la
.
loye
III . PARTI E.
Nroute ſorte de mouuement il
faut toûjours le figurer deux
termes ;ľvn où il doit commen
cer & l'autre où il doit finir : Si
donc les Eſprits ſe meuuent dās
la loye , il ſemble qu'ils doiuent partir du
coeur puiſque c'en eſt la ſource, & que de là
ils ſe portent vers le bien en quelque lieu
qu'il ſe preſente à lame. Veritablement ſila
loye fe pouuoit former toute feule , il fau
droit que le mouuement des Eſprits s'y fiſt
ainſi , & qu'elle les fit ſortir du coeur pour al
DE LA I OYE, CHA P. III. 183
ler à la rencontre du bien : Mais parce qu'elle
ne vient iamais qu'auec l'Amour qui la doit
toûjours deuancer , c'eſt à luy à cauſer ce
mouuement ſans que la loyey contribuë au
cune choſe : Deſorte qu'il en faut chercher
vn autre pour elle qui ſoit conforme à celuy
de l’Appetit ; en vn mot il faut monſtrer que
les Eſprits ſe reſpandent en quelque ſorte
comme luy dans cette Paſſion .
Cela ne ſera pas mal - aiſé à conceuoir apres
auoir remarqué que l'Amour les porte vers le
bien : Car ne pouuant aller plusauant , il faut,
ou qu'ils s'arreſtent,ou qu'ils retournent vers
leur origine, ou qu'ils ſe reſpandent. Ils ne
peuuent pas s'arreſter, puis qu'ils ſuiuentla
gitation de l'ame qui pour lors eſt eſmeuë; ils
ne peuuent pas auſſi retourner vers le coeur ,
puis qu'il n'y a que la preſence du mal qui les
y puiffe contraindre: il faut donc qu'ils le ref
pandent & qu'ils ſe deſbordent.loint que l'a
me qui employe les meſmes motifs pour le
mouuement des Eſprits que pour le lien pro
pre , a ſoin de les faire mouuoir ainſi , afin de
les vnir d'auantage au bien , comme nous
auons dit auparauant: Car par cette effuſion
1
184 Les CHARACTERES
ils ſe dilacent dans les organes , & occupant
plus de place , ils penſent toucher le bien qui
le preſente en plus de parties.
Mais ou peuuent -ils ſe reſpandre ? Pour
entendre cecy il faut ſe fouuenir que le Bien
netouche l'ameque par la preſence, & qu'il
n'y a que la connoiſſance qui le luy rende
preſent : Or certe connoiſſance ſe fait par
l'entendement & par l'imagination ou par
les ſens : Et comme l'imagination a ſon ſiege
dans lecerueau , & que les ſensſont dans leurs
organes particuliers, il faut auſſi que le Bien
ſoit en l'vn ou en l'autre , & par conſequent
que l'Amour porte les Eſprits en ces lieux- là,
& que la loye les reſpande aux meſmes en
droits . Car ſi le bien eſt ſeulement dans la
phantaiſie & qu'il ne touche point les ſens
exterieurs , tous les Eſprits abordent au ſiege
de l'imagination & ſe reſpandent dans le cer
ucau . Mais s'il y a quelqu'vn des ſens qui pof
ſede le bien , alors les Eſprits quiy eſtoient
accourus ſe reſpandent auſſi ſur ſes organes ,
& y apportent la Chaleur , la Rougeur & la
Viuacité .
Par cette effufion le plaiſir de l'ame s’aug
mente
DE LA IO YE , CHA P. III . 185
mente , à cauſe de la chaleur douce & tem
perée qui coule dans les parties & qui les flac
ce & les chatouille : C'eſt pourquoy les Plai
ſirs qui ſont accompagnez de cerce agitation
corporelle font plus grands & plus ſenſibles
que quand elle ne s'y trouue point. Voire
meſme apres que l'eſmotion de l'Appetit
à
ceſſé,l'agitation des Eſprits continüant, laiſ
ſe dans l'ame vne certaine loye confuſe qui
ne vient pas de l'objet qui l'auoit auparauano
touchée , mais de ce chatoüillement que les
ſens luy ont fait connoiſtre commeynecho
ſe conforme & conuenable à leur nature .
Et cela me fait croire que toutes ces loyes
ſecretes que nous reffentós ſans en ſçauoir la
raiſon , viennent de la meſmecauſe , & qu'il
faut neceſſairement qu'il y ait quelque choſe
qui reſpande ainſi les Eſprits & qui inſpire
apres le Plaiſir dans l'ame; ſoit par la connoif
ſance qu'elle a du chacoüillement qui ſe fais
dans les parties;ſoit que coutes les differen
ces des mouuemens qu'elle employe en cha
que paſſion luy eſtant connues , elle void
que celle -cy eſt propre à la loye , & for
me en meſme temps yn objet delectable
A a
186 LÉS :CHARACTERES
comme nous auons dit qu'il arriuoit dans
l'Amour d'inclination .
Ondira peut- eſtre que cecte Effuſion d'El
prits ſei peut faire bien ſouuent ſans plaiſir;
que la Cholere qui les ietce au viſage , que.
2
la douleur qui les attire aux parties mala
des , & que la fievre qui les pouffe par tout
aucc impetuoſité, les reſpandent enſuite , &
cauſenc la meſme alteration que la loye im
primeſur le corps ; Et que neantmoins lame
ne reſſent alors aucun plaiſir.
Mais nous pouuons reſpondre à cecy en
deux façons: Premierement s'il eſt vray que
les objets les plus delectables ſont ſouuent
empeſchez par de petites douleurs de faire
impreſſion dans l'ame ; ce ' mouuement d’Er
prits qui eft fi ſecret , & que le ſens a peine à
deſcouurir , doit eſtre beaucoupmoins puiſ
ſant dans les grands obſtacles que luy don
nent ces faſcheuſes rencontres,
Mais ſuppoſé meſme qu'ilexcite quelque
plaiſir , il eſt fi foible & fi leger qu'il est
eſtouffé moindre incommodité que
par la
l'on puiſſe reſſentir : Car c'eſt vne choſe qu'il
faut bien remarquer , qu'encore que l'Appe
DE LA TOYE; CHAP. 111. 187
cit Senſitif ſemble ne pouuoir ſouffrir en
meſme temps de
s paſſions contraires ; cela
n'eſt pas abſolument veritable , puis que l'on
reconnoiſt manifeſtement que la langue fe
plaiſt en des faueursagreables pendant que
le coeur eſt plein d'amertume & de triſteſſe.
Et la raiſon de cela eft , que l'Apperit Senſitif
n'eſt pas renfermé dans vne ſeule partie com
me font la pluſparc des autres facultéz ; il eſt
reſpandu dans tous les organes des ſens ; &
Yon peut dire queſon tronc & fa racine font
bien dans le coeur , mais que les rameaux &
fes branches s'eſtendent par tout le corps .
Car eſtane vne puiſſance generale & necef
faire à toutes les parties de l'animal ,il falloit
qu'elle fuft preſente à toutes afin que le mou
uement nefuſt pas eſloignédela connoiffan
ce, & que lame ne languiſt pas dans l'attente
de poſſeder lebien ou de fuir le mal apres les
auoié reconnus ; la nature ayant fait pour
l'Appetit ce qu'elle a fait pour le Pouls , quia
le coeur pourſon principal organe , & qui ne
laiſſe pas deſe foriner dans toutes les arteres
ou meſine it fe trouue quelque-fois diffe
rente de celuy qui agite le coeur: 320110
A a ij
188 LES CHARACTE RES
Cela eſtant ainſi, le Plaiſir peut eſtre en yn
endroit & la Douleur en l'autre , bien qu'ils
ſoient incompatibles en yne meſme parric ;
mais auſſi il eſt vray que quand la paſſion s'eſt
efleuée au centre & en la ſource de l’Appetir,
celle qui ſe fait en ces petits ruiſſeaux eſt bien
foible & femble diſparoiſtre ; quoy que les
Eſprits ne laiſſent pas de s'agiter aux lieux où
elle s'eſt formiče ; d'où viennent en ſuite ces
ſentimens ſecrets de plaiſir qui ſe defrobent
ſouuent à la connoiſſance de l'entendement
& de l'imagination meſme.
Voila la premiere reſponće que l'on peut
faire à l'objection propoſée; en voicy vne au
tre qui nous plaift d'auantage & qui s'accom
mode mieux à noftre deſſein : Car nous vou
lons monſtret que chaque paſſion a vn mou
uement particulier d’Eſprits ; Et partant fi
l'effuſion s'en fait en quelques autres qu'en la
Ioye , il faut qu'il y ait
quelque difference qui
la luy rende propre & particuliere , & qui ne
ſe trouue point dans toutes les aụtres .
Il fąut donc confeſſerque la Cholere , la
Douleur,la Ficure, & beaucoup de choſes cx
tericures peuucnt reſpandre les Eſprits ;mais
DE LA IOYE , CHA P. III . 189
c'eſt par violence , & cómo ynetempefte qui
eſcarte la pluye , & qui la tranſporte çà & là
aucc impctuoſité
: Au lieu que la loye les rel
pand doucement & les fait coulerſur les par
ties comme yne douce roſée. Or cela fait de
bien differentes impreſſions ſur les ſens : Car
les Eſprits qui ſont pouſſez de force, & qui ſe
precipitent les vns ſur les autres , donnent yn
ſentiment fafcheux à la nature & l'irritent
pluſtoſt qu'ils ne la flattent
: Mais ceux qui ſe
reſpandent comme d'eux-meſmes & quis’in
ſinüent doucement dans les parties, la cha
toüillent & la contentent. Ioint que dans les
paſſions qui ont le mal pour objet, les Eſprits
le tiennent vnis & ſerrez pour l'attaquer ou
pour le fuir ; d'où vient qu'ils ſont plus per
çants & qu'ils picquent les parties où ils
abordent : Mais dans la loye où ils ſe dilatenc
pour embraſſer le bien, il faut que leur poin
te s’eſmouſſe & qu'ils perdent toute l'impe
tuoſité qu'ils pouuoient auoir auparauant:
C'eſt pourquoy quelque effuſion qui s'en fal
ſe dans la Cholere & dans la Douleur , elle
n'apporte iamais le plaiſir aucc ſoy , parce
qu'elle n'eſt pas ſemblable à celle qui accom
A a iij
LES CHARACTERES
192
pagne la loye . Pour auoier cette verité il ne
faut que conſulter le viſage d'vn homme
Joyeux ; car vous y voyez ie ne ſçay quelle
viuacité bien plus agreable , vn eſclat beau
coup plus net & plus pur ,& vnechaleur bien
plus douce qu'en ces aucres paſſions dont
nous venons deparler ; à cauſe que la pureté
des Eſprits n'y eſt point alterée par ces fu
mées acres & tenebreuſes qui s'efleuent en
toutes les autres ; Et que leur mouuementy
eſt plus libre , plus efgal & plus conforme à
leur nature.
On pourroit demander ſi cette Effuſion
d'Eſprits ne ſe fait qu'aux lieux où le bien fe
preſente à l'ame. A la vericé elle ne luy eſt ne
ceffáire qu'en ces endroits - là , puis qu'elle ne
les reſpanid que pour poffeder le bien, & que
le bien ne la touche point ailleurs qu'où il ſe
fait connoiſtre.Il eſt certain pourtant qu'elle
les verſe abondamment dans les entrailles, &
que quand la loye eſt grande il n'y a point de
partie ſur laquelle elle
ne les faſſe deſborder ;
c'eſt pourquoy le Coeur & les Poulmons ſe
retaſchent,commedit Hippocratejon ſent ic
ne fçay quelle agreable clinotion qui agice
DE LA I OYE , CHA P. III . 191
toutes les partiesinterieures , & vnechaleur
douce & vaporeuſe qui ſe reſpand par tout le
corps . Or cela vient à mon aduis de ce que
l'Ame Senſitiue n'a pas toûjours yne con
noiſſance bien claire & bien certaine de ſes
objets , & qu'eſtant charmée par celuy de la
loye , elle ſe figure qu'elle le doit rencontrer
par tout ', & qu'elle doit auſſi enuoyer par
tout des Eſprits pour l'accueillir : Ou pluſtoſt
l'empreſſement qu'elle ſe donne pour jouir
promptement du bien qui ſe preſente , eſt
cauſe qu'elle lespouſſe d'un colté & d'autre
ſans choix , ſans ordre , & fans diſcerner les
lieux où ils doiuent aborder .
Cecy ſuffiroit pour la connoiſſance du
mouuement des Eſprits dans la loye , apres
l'examé que nous en auons deſia fait au trais
té de l'Amour : Mais il reſte yne difficulté que
le diſcours precedent a fait naiſtre , & dont la
reſolution donnera quelque clarté à l'obſcu
rité de cette matiere. Carnous auons dit que
les Eſprits ne s'agitent point icy auec violen
ce , & que le mouuement en eſt coûjours
doux & tranquille :Quoy que cela ne ſemble
pas s'accorder bien auec les tranſports , les
LES CHARACTER ES
192
rauiſſemens & les excez qui ſont fiordinai
resà ceſte paſſion , & que l'on ne peut con
ccuoir fans yne violence agitation d'Eſprits.
Et de fait quand nous en comparions le
mouuement auec celuy qui ſe fait dans l'A
mour, nous n'auions pas craint de dire qu'ils
eſtoient pouſſez dans la loye comme yn
grand flor , & qu'il ſembloit alors que l'ame
fe vouluſt ierter toute entiere & tour d'un
coup au deuant de ſon objet: De ſorte que.
cela ne ſe pouuant faire fans violence ; Et
ayant aſſeuré qu'il n'y en auoit point dans
l'effuſion des Eſprits,nous ne pouuons éuiter
le blaſme d'auoir parlé contre la verité &
contre nous -meſmes.
Il eſt neantmoins bien facile de reſpondre
à cette objection , en ſe ſouuenant que la loye
eſt inſeparable de l'Amour ; Et que ces deux
paſſions eſtant pour ce ſujet bien ſouuent
conſiderées comme ſi ce n'en eſtoit qu'vne
ſeule , on confond auſſi leurs mouuemens &
que
le qui tire les Eſprits du coeur & les pouſſe
au dehors , on dit communément que la loye
les y tranſporte auſſi : Et comme ce mouue
ment
DELA TOY E , C HA P. III . 193
ment ſe fait par la violence & qu'il cauſe de
faſcheux accidens , on peut dire la meſme
choſe de la loye . C'eſt ainfi quenous en par
lions au Chapitre precedent où nous ne
comparions pas abſolument l'Amour auec la
loye , mais ſeulement l'Amour de la Beauté
auec les autres Amours où la loye caufe des
deffaillances & des fyncopes , confondanc
comme on fait ordinairement, cesdeux paf
fions en vne : Mais icy , où nous en faiſons
yne plas exacte Anatomie,nousſeparons les
mouuemens de l'vne & de l'autre , & diſons
que le Tranſport des Eſprits vers le bien eſt
l'effet particulier de l'Amour, & que l'Effu
fion qui s'en fait apres , eſt celuy de la loye :
De forte que s'il y a de la violence dans ce
premier mouuement , elle vient route de l'A
mour ; le plaiſir n'y a pointde part, & quel
que impetueuſe qu'elle ſoit , il faut qu'elle ſe
rompe & qu'elle s'amoliſſe , quand les Eſprits
viennent à fe reſpandre :Autrement la loye
ſe deſtruiroit elle mefine par le faſcheux fen
timent que ce mouuement imperueux &
turbulent exciteroit dans les parties .
Il ne s'enſuit pourtant pas que certe Effur
Bb
194 LES CHARACTER ES
lion ,pour n’eſtre pas violente & impetueuſe,
ſe falle lentement ; car les Eſprits ſont des
corps fi mobiles & li ſubrils, qu'ils penetrent
partout ſans aucune reſiſtancezec leurs mou
uemens ſont ſi prompts,qu'on n'a rien trouué
dans la nature a qui on les puiſſe comparer
que la lumiere : Et c'eſt par elle encore que
l'on peut repreſenter comment ils ſe reſpan
dent dans la loye; car elle s'infinuë en vn mo
ment dans les corps Diaphanesſans y faire
violence ; elle coule en toutes leurs parties
ſans confuſion ; elle s'y dilate & s'y eſtend fans
contrainte ; Et l'on peut dire que ſi ces corps
auoient de la connoiſſance, ils reſſentiroient
yn extrême plaiſir dans cette douce , quoy
que fubite effufion de la lumiere. Ainfi en
eft - il de celle qui ſe fait dans la loye ;car apres
que l'amç a porté les Eſprits vers le bien &
qu'elle croit les auoir vnis enſemble, elle qui
ce l'empreſſement, l'inquietude & la precipi
tation qu'elle s'eſtoit donnée pour arriuer là :
Et pouuant alors ce luy ſemble jouïr en ſeu
reté du bien qu'elle poffede , elle ſe dilate
auec liberté , elle s'eſtend ſans empeſchemét,
& penetre en vn inſtant toutes les parties de
DE LA TOYE , CHAP. II I. 195
fon objet ; faiſant faire la meſme chole aux
Eſprits qu'elle trouue toûjours obeïffans à
fes commandemens. Il eſt vray qu'en ſuite il
s'en fait une grande diſſipation que l'ame n'a
pas le ſoin de reparer, eſtant touce occupée à
la jouiſſance du bien qu'elle auoit recherché,
& eftant comme charmée & rauie de fa bon
ne fortune ; d'où viennent en ſuite les foi
bleſſes,lesdeffaillances & les autres accidens
dont nous auons parlé .
Les Cauſes des Characteres de la Foge.
IV . PARTIE .
OIL A ce que nous auions
à dire de la nature de cette
Paſſion auant que de cher:
cher les cauſes des Characte
res qui la font reconnoiſtre.
Examinons donc premiere
menit les Actions Morales , & voyons
pourquoy la loye eſt- fi Babillarde , fi Vai
ne', & fi Credule ; pourquoy'elle a tant de
B bij
S
196 LES CHARACTERE
Ćonfiance en elle -meſme ; pourquoy elle ſe
fait deſirer bien qu'elle ſoit preſente , &
pourquoy elle ſe laffe fi-toft du bien qui l'a
fait naiftre : Car ce ſont là les effets les plus
remarquables qu'elle produit dans l'ame, &
d'où il ſemble qu
e les autres prennent leur
origine . Cherchons donc les cauſes de ſon
Babil.
Il y a des paſſions qui veulent coûjours
parler, & d'autres qui ayment à ſe taire ; le fi
Ience accompagneordinairementla Triſteſ
ſe, le Deſeſpoir & la Crainte ; la loye, l'Auda
ce & la Cholere & generalement toutes cel
les qui ſe portent vers le bien ou qui atra
quent le mal , ſont fecondes en paroles ; mais
il n'y en a point qui le ſoit tant que la Ioye :
Toutes les autres ſemblent pouſſer les paro
les & les chaſſer de force comme ſi c'eſtoit vn
fardeau dont l'amefur chargée; Celle - cy les
reſpand auec liberté , elle les fait couler auec
plaiſir, & l'on peut dire que c'eſt pluſtoſt la
bondance qui les fait fortir que la contrain
te : En effet la loye eſt vne babillarde , elle ſe
plaiſt à parler , & trouue toujours dequoy
entretenir ſon caquet.
DE LA IO YE , CHA P. III . 197
La raiſon de cecy eſt aſſez facile à connoi
ſtre, fi l'on conſidere que les paroles eſtant les
Images des penſées , il faut pour dire beau
coup de choſes, que beaucoup de penſées ſe
ſoient formées dans l'ame ; qu'elles ayent la
liberté d'en ſortir, & que les organes ſoient
diſpoſez pour les exprimer. Or commel'i
magination eſt la ſource des penſées , qu'elle
en eſt plus ou moins feconde, ſuiuant qu'elle
eſt plus ou moins actiue , & que toute ſa vi
uacité dépend de celle des Eſprits qui luy ſer
uent en les operations ; Il eſt neceſſaire
qu'aux grands Parleurs les Eſprits ſoient ex
tremement actifs, & que les organes de la pa
role ſoient fort mobiles : Et partant puiſque
c'eſt la chaleur qui rend les Eſprits actifs , &
que l'humidité rend les corps ſouples & mo
biles , il faut que ces deux qualitez ſe trou
uent en ceux qui parlent beaucoup ; Et de
ſi fort que
plus que le iugement n'y ſoit pas
n , afin qu'il n'examine pas ſeue
l'imaginatio
rement les penſées ,qu'il ne les retienne pas ,
& qu'elles ſortent toutes en liberté . C'eſt
pour cette raiſon que les jeunes gens & les
femmes , les fanguins & les bilieux parlent
Bb iij
ES
RA CTER
198 LES CHA
plus que les autres ; que le vin , la bonne che
re & Ia folie ayment tant à parler ; Et que les
oyleaux meſme chantent plus ordinaire
ment quand ils font l'Amour,parce qu'eſtant
alors incitez par la nature à faire leurs petits ;
leur ſang ſe fermente & deuient fumeux ;
leurs Eſprits s’augmentent & s'allument , &
agitent apres l'imagination & les organes de
la voix .
Cela ſuppoſé , il eſt aiſé de voir pourquoy
l'es paſſions quiſeportent vers le bien ou qui
attaquent le mal,fontparler d'auantage que
les autres ; parce que dans le deſſein qu'elles
ont de ſortir au dehors il faut que les Eſprits
ſe portét au cerueau & aux parties exterieu
res , que la chaleur s'y augmente & que les
humeurs s'y reſpandent; Er en ſuite que l'i
les de
magination s'agite , & que organes
uiennent plus mobiles . De ſorte que toutes
ces diſpoſitions ſe rencontrant auec la foi
bleſſe du iugement qui accompagne toutes
les paſſions , il faut qu'il ſe faſſe vn grand flus
de paroles en celles - cy ; Et principalement
dans la Ioye , puiſque c'eſt parelle que l'ame
fe dilate& fereſpand, & qu'il n'y a rien par
DE LA TOYE , CHA P. III. 199
où elle ſe puiſſe mieux reſpandre que par la
parole , qui eſt le veritable eſcoulement des
penſées. Outre que l'imagination eſt plus li
bre en cette paſſion qu'en toutes les autres
où l'abſence du bien & la preſence du mal la
contraignent & luy donnent des ſoins qu'el
le n'a pas dans la loye , y poffedant le bien
auec ſeureté & confiance , ſans diſtraction &
ſans trouuer aucun obſtacle qui arreſte ſes
conceptions, & qui les empeſche de fortir au
dehors.
Pour ce qui eſt de la Confiance , comme
c'eſt vne pallion qui nous perſuade que le
maleſt eſloigné de nous , & que quand il ſe
preſenteroit nousſerions aſſez puiſſans pour
le ſurmonter , il ne faut pas douter queceux
qui ſont ioyeux & contens ne ſoient dans la
meſme creance , eſtans dans la poſſeſſion du
Bien . Car le Bien à cela de propre qu'il eſloi
gne le mal par ſa preſence & qu'il fortifie l'a
me quand elle en joüift ; parce qu'en la perfc
& tionnant il l'accroiſt en quelque ſorte, & la
fait paroiſtre plus grande & plus vigoureuſe
qu'elle n'eſtoit. loint qu'eſtant toute occu
200 LES CHARACTERES
pée & rauie dans la jouiſſance du Bien , & ne
penſant point aux difficultez qui peuuent
trauerſer ſes deſſeins , elle n'eſtime pas qu'ils
puiſſent auoir de mauuais ſuccez; Ec fe rem
pliſſant ainſi de bonnes eſperances , elle croit
& entreprent tout , & rien ne luy ſemble dif
ficile. Mais ce qui fomente encore ſa hardieſ
fe , eſt la chaleur qu'elle excite en coutes les
parties : Car comnie cette qualité eſt le prin
cipe de toute la vigueur qu'elles ont l'ame
qui voit qu'elle s'eſt augmentée , fe figure
auſſi que les forces ſont accreuës , & s'imagi
ne en ſuite qu'elle eſt plus affeurée , ayant
tant de ſecours & pour attaquer le mal &
pour luy reſiſter.
Or parce que cette vaine Confiance eſt
vne ſorte d'orgueil qui eſleue l’ame au deſſus
de ce qu'elle eſt & qui la flatte d'vne excel
lence imaginaire; de là vient que la loye eſt
ordinairement Infolente e Preſomptueuſe,
qu'elle ayme d'eſtre flatrée , & qu'elle tombe
facilement dans ſes propres louanges , eſtant
commme elle eſt li babillarde & ù ſoigneuſe
de ſe produire.
Cette
DE LA TOYECH A P. II I. 201
Cetce Preſomption n'empeſche pas pour
tant qu'elle ne ſoit Complaiſante, Facile e
Credule, quoy que l'orgueil rende les hom
mes opiniaſtres & peu traitables ; parce que
nes'entretenant que dans les vaines eſperar
ces qu'elle conçoit , & ne heurtant que ceux
qui s'y veulent oppoſer, elle eſcoute volon
tiers ceux qui les fauoriſent & ſe laiſſe facile
ment perſuaderà leur flatcerie, la confiance
qu'elle a luy figurár touteschoſes poſſibles.
loint que la poſſeſſion du bien eſtant celle
qui la produit & qui la fomente , elle ſuit les
qualitez du bien quiclt deſe communiquer ,
& ſe rend par conſequent ſociable , facile &
complaiſante.
Mais comment la loye peut -elle laiffer
dans l'ainé vn defir de foymefme , puis qu'el
le y eſt preſente , & qu'il ſemble que ce ſoit
vne choſe incompatible auecla Sarieté que
nous auons dit qu'elle apporte ? Pour reſou
dre cette difficulté , il faut ſuppoſer que le
Plaiſir peut eſtre preſent en deux façons;
quand il couche actuellement fame , ou
quand le ſouuenir le rappelle en la penſée :
Сс
202 LES CHARACÍ ERES
Celuy.cy fair naiſtre neceffairement le de
fir ; d'autant qu'il eſt conçeu comme vne
choſe qui n'eſt plus , & qui laiſſe pourtant
dans la memoire tous les attraits qui le doi
uent faire ſouhaiter : L'autre eftant actuelle.
ment preſent ne peut en cette conſidera
tion ſe faire deſirer , parce que le deſir ne ſe
porte qu'aux choſes que l'on n'a pas ; mais
feulement en tant que l'on y conçoit quel
que choſe que l'on ne poſſede pas encore;
comme quand on en deſire la continüation ,
ou que l'objet delectable ne ſe preſente pas
tout entier & tour d'yn coup à la connoiſ
ſance ; Et alors ce qui en reſte à poſſeder
entretient & enflamme le deſir . Or l'objet
fon
ne ſe preſente pas tout à vne fois, par
propre deffaut, ou par celuy de la puiſſan
ce qui le reçoit : Car il y'a des choſes dont
on ne peut jouir que par ſucceſſion de temps,
& qu'il faut reprendre à diuerſes fois pour
enauoir vne entiere & parfaite poſſeſſion :
Ainſi vn diſcours excellent , vne muſique
agreable , les plaiſirs du boire & du man
ger demandent du temps & diuerſes repri
ſes
pour eſtre encierement poffedez : Mais
DE LA IOYE , CHA P. III. 203
il y en a auſſi qui ne dependent point du
temps , & où il faut pourtant que l'ameen
employe ſi elle en veuc ioüir parfaitement ;
ſoit à cauſe des difficultez qu'elle y trouue ,
comme dans la recherche des ſciences ; ſoit
à cauſe de leur excellence qu'elle ne peut
comprendre tout d'un coup , & où elle
trouue toûjours de nouueaux ſujets d'admia
ration : Telle eſt la connoiſſance que nous
auons icy bas des choſes diuines , qui font
couler dans la volonté ce torrent de delices
qui'ne la deſaltere iamais , & qui luy laiſſe
toûjours vne ſoif ardente que l'Eternité
meſme ne ſçauroit eſteindre .
Voila donc comment la Voluptépeut
faire naiſtre le defir , voyons comment elle
cauſe la fatieté. Il eſt certain que les choſes
peuuent raſlaſier en deux façons , ou quand
elles ne flattent plus le ſens d'aucun plaiſir,
ou quand elles luy donnent du degouſt: Les
fauffes voluptezcommefont celles des ſens,
deuiennér ennuyeuſes & importunes,parce
qu'elles ne ſont pas abſolumét conuenables
à la nature , qu'elles ſurpaſſent la capacité
naturelle des puillances , & que leur vlage
Сcij
LES CHARACTERES
204
en affoibliſt & corrompt les organes : Mais
celles qui ſont pures & veritables , ne don
nent iamais dedegouft,d'autár qu'elles n'ex
cedent point la portée naturelle de l'ame ,
qu'elles la perfectionnent, & qu'au lieu de la
charger & de laffoiblir, elles la ſoulagent &
la fortifient.Il eſt vray qu'elles peuuent ſere.
laſcher , parce que l'eſprit eſtant amoureux
de la nouueauté , & ne la trouuant plus dans
vn objet où il s'eſt long -temps appliqué , il
n'y trouue plus auſſi la ſatisfaction qu'il y
auoit priſe au commencement , & cherche
dans le changement dequoy nourrir ſonde
fir & ſon inclination . Mais c'eſt aſſez parlé
de ces choſes dont la Philoſophie Morale
eſt toute pleine : Examinons les Characteres
que la loye imprime ſur le Corps.
De tout ce grand nombre de Characte
res que la loye imprime ſur le corps, il n'y
a que les Regards,la Serenité du frot, le Riz ,
les Careſſes,& l'Inquietude qui ſe faſſent par
le commandement de l'ame : Tout le reſte
ſe fait ſans qu'elle y penſe , & n'a point d'au
tre cauſe que l'agitation des humeurs qui
DE LA I OYE ,CHĀ P. III . 205
produit neceſſairement ces effets là .
Pour ce qui eſt des Regards , il y en a de
trois fortes qui ſont ordinaires à cette pal
fion ; car elle les rend Doux , Mourans & In
quiets : Nous dirons quelle eſt la cauſe de
ceux - cy , en parlant de l'Inquietude & de
l'Impatience qui paroiſt en toutes ſes autres
actions.
Les Regards font Doux , ou parce qu'ils
ſont Modeſtes, ou parce qu'ils ſont Rians;
Et ceux- cy ſont propres à la loye qui fait
reſſerrer & abbaiſſer vn peu les paupieres ,
& qui remplit les yeux d’yn certain eſclat
agreable:Or cet eſclat vient des Eſprits qui
abordent en ces parties ; Et le mouuement
des paupieres eſtyn effer du ſouriz & dudeſ.
ſein qu'à l'ame de conferuer l'image de l'ob
jet agreable , comme nous auons monſtré
en cherchant les cauſes des regards amou
reux : De ſorte que nous n'auons icy que
ceux que l'on appelle Mourans qui deman
dent ynlong examen .
Nous auons deſia dit au diſcours de l'A
mour qu'on les appelloit ainſi, parce que
ceux qui meurent en iettent de ſemblables ;
Cc iij
S
206 LES CHARACTERE
leurs yeux s'eſleuant en haut & ſe cachant
à demy fous la paupiere. Mais cela ſemble
bien difficile à conceuoir que les regards qui
accompagnent la langueur , la triſteffe & la
mort ſe trouuent dans l'excez du plaiſir .
Neantmoins comme il y a beaucoup de
choſes contraires qui ont des effets com
muns ,parce qu'elles ont des cauſes commu
nes;il ſe peut faire auſſi que cette forte de
Regards trouue vne melme cauſe dans la
triſteſſe & dans la joye , dans les douleurs
de la mort , & dans les rauiſſemens du plai
ſır :Examinons donc les raiſons pour leſquel
les ils fe trouuent dans ces fafcheuſes pal
ſions, afin de voir s'il y en aura quelqu'vne
qui puiſſe s'accommoder auec la loye . Pre
mierement on ne ſçauroit douter que la
Triſteſſe n'eſlęue les yeux en haut , & ne re
garde le Ciel comme le lieu d’où elle attend
le ſecours pour chaſſer le mal qui la preſſe:
Car la nature a donné à l'homme cet in
ſtinct & cette inclination de recourir aux
cauſes ſuperieures quand il croit eſtre aban .
donné des autres : C'eſt pourquoy fans y
penſer ſa bouche les inuoque , les yeux ſe
DE LA IÓ YE , CHA P. I I I. 207
tournent vers elles , & ſes bras ſe hauſlent
pour leur demander aſliſtance . Il arriuc aufli
que cette paſſion qui veut fuir le mal qui ſe
preſente , ſe recueillant en elle -meſine en
traiſne auec elle toutes les parties les plus
mobiles , & retire ainſi les yeux en dedans ,
commeſi elle penſoit ſe bien cacher en ca
chant ſes organes où il ſemble qu'elles ſe
produiſe d'auantage. Ou pluſtoft cela vient
dece queces parties eſtans vuides d'Eſprits
que l'effort de la douleur a dillipez ou tranſ
portez ailleurs ,elles reprennent d'elles -meſ
mes leur ſituation naturelle qui eſt d'eſtre yn
l'aſſiette
peu elleuće: Car il eſt certain que
qu'ont les parties quand elles ſe repoſent ,
leur eſt plus naturelle que celles qu'elles
ont dans l'action , où il y a toûjours quel
que ſorte de contrainte ; Et par conſequent
il faut croire que les yeux qui prennent cet
te ſituation dans le fommeil, la recherchent
comme la plus tranquille , & celle qui leur eſt
la plus naturelle :De ſorte qu'il y a de l'appa
rence que les Regards deuiennent Mourans
dans la Triſtelle comme dans le Sommeil
par la fuite des Eſprits qui laiſſent les yeux
en repos .
208. LES CHARACTERES
La Mort peut auſſi cauſer cet effet par la
conuullion qui l'accompagne bien ſouuent,
& qui retire les nerfs vers leur origine ; ou
par la foibleſſe qui ne peut retenir les par
ties dans la tenſion que leur action deman
de : C'eſtpourquoy les paupieres s'abaiſſent
& les yeux s'eſleuent , reprenant cominc
nous auons dit leur ſicuation naturelle .
De toutes ces cauſes , il n'y a que le Rea
cueillemér de l'ame & la Retraction des Ef
prits qui puiſſent ſe trouuer dans la loye , 8
de qui ſes Regards Mourans puiſſent pren
dre leurnaiſſance : Car il n'y a point de ſe
cours à implorer ny de conuullion à crain
dre ; mais dans le Tranſport que la jouiſſan
ce du bien donne à l'ame , elle quitre ſou
uent les parties exterieures , elle ramaſſe les
Eſprits au dedans ou les porte en d'autres
endroits, & abandonnant ainſi les yeux , elle
les laiſſe en liberté de reprendre leur ſitua
tion naturelle qui les fait paroiſtre Languiſ,
ſans & Mourans.
Le Front eft ſerein quand il eſt eſgal &
fans rides ; Et cette eſgalité vient de ce que
tous
1
DE LA IO Y E ,CHAP. III . 209
tous fes muſcles ſont condus & le tirent el
galement de cous coſtez ; ou de ce qu'ils
ſont tous en repos & le laiſſent en ſon aſſiet
te ordinaire . Or il ſemble que la loye cauſe
la Serenité du front en l'yne & l'autre ma
niere : Caril eſt certain , que comme elle a
cela de propre de dilater & de reſpandre l'a
me & les Eſprits , elle taſche de faire la meſ
me choſe en toutes les parties du corps :
C'eſt pourquoy lesmuſcles ne ſe pouuant
mouuoir qu'en ſe reſſerrant , elle n'a garde
de faire agirceux du front, puis qu'elle cau
fèroit vn mouuement contraire à fon def
fein ; principalement leur action n'eſtant
poine neceſſaire en cette rencontre , com
me pourroit eſtre celle des yeux , de la lan
gue & d'autres qu'elle agite dans cette paf
ſion pour des raiſons particulieres . Le Front
у demeure donc tranquille & ſans ſe reſſer
rer , au contraire il femble qu'il s'ouure &
s'eſtende de tous coſtez , à cauſe des Eſprits
qui rarefient les parties & les font paroiſtre
plus grandes . Neantmoins parce que dans le
Riz le front deuient eſgal par la tenſion des
muſcles qui le tirenc eſgalement en hauc &
D d
210 LES CHARACTERES
en bas , il y auroit de l'apparence que la
loye qui eſt cauſe du Riz , le fuſt auſſi de
cette tenſion , & qu'elle apportaſt la ſerenité
ſur le front en faiſant mouuoir les muſcles
auſſi bien qu'en les relaſchant . Mais nous
ferons voir au diſcours ſuiuant que ce n'eſt
pas la loye qui produit cét effet là , mais la
Surpriſe qui eſtla veritable cauſe du Riz : Ce
n'eſt pas pourtant à dire que l'ame ne puiſſe
ſans cette ſurpriſe eſtendre le front en reſſer
rant les muſcles , mais pour lors c'eſt yne
ſerenité feinte & forcée , comme eſt celle
des flatteurs , dont Ariſtote dit que le front
eſt á tevés ,c'eſt à dire tendu , & non pas ref
ſerré , comme les traducteurs l'ont expli .
qué ; car ce ſont les muſcles qui ſe reſſer
rent, inais le front s'eſtend & s'applanit par
leur contraction .
Toutes les Careſſes ne ſont pas propre
ment des effets de la loye ; Si l'on en ofte la
ſerenité du viſage , le ſouriz , & la douceur
des yeux , le reſte vient de la paſſion d’A
mour qui afſujettit lame au bie qu'elle con
çoit & la remplit du deſir de le poſſeder :
DE LA IO YE , CHA P. I I I.
Car les offres de ſeruice , les complimens &
les ciuilitez reſpectueuſes , ſont autant de
marques de la ſoumiſſion qu'elle rend à la
perfection & à l'excellence des perſonnes
qu'elle ayme: Et les embraſſemens, les bai
ſers , & les regards amoureux ſont les tel
moins du defir qu'elle a , & des ſoins qu'elle
elles .
prend de s'ynirà
Pour le Riz , quoy qu'il ſemble eſtre yn
effet particulierde la loye, il ne ſe rencon
cre pas toûjours auec elle ; Et quand il l'ac
compagne ce n'eſt pas à elle ſeule qu'il doit
ſa naiſſance ; Il y a d'autres cauſes qui y con
tribuent & qui excitent dans l'ame vne ef
motion differente de celle du plaiſir : C'eſt
pourquoy nous n'auons pas craint de l'ap
peller vne paſſion , ne conſiderant pas ſeu
lement le mouuement exterieur qui paroiſt
ſur le viſage , mais celuy que l'ame ſouffre
au dedans, dont nous examinerons la natu
re & les effets au Chapitre ſuiuant .
Il ne reſte plus quel'Inquietude e l'Im
patience dont il faut rechercher la cauſe :
Ddij
E RES
212 LES CHARACT
Mais auparauant il faut remarquer qu'elles
ne ſe rencontrent pas auec toute ſorte de
loye : Il y a des Plaiſirs tranquilles où l'ame
ne s'impatiente point , & où l'on peut dire
qu'elle ſe repoſe en ſon mouuement : Tels
ſont ceux qui accompagnent l'exercice des
vertus , la connoiſſance des ſciences, & la
poſſeſſion des biens ſurnaturels ; En yn mot
toutes les Voluptez Pures & Veritables ne
donnent point d'Inquietudes à l'ame ; elles
y laiſſent toûjours vn calme & vne ſerenité
agreable; Et quoy qu'elles y excitent ſou
uent des deſirs qui l'agitent , on peut dire
que ce ſont de petits vents qui l'eſpurent
& qui ny cauſent point d'orages :ou qu'ils
fone ſemblables à ces douces fumées que la
flamme fait efleuer,qui la nourriſſent au lieu
de la diſſiper , & qui entretiennent pluſtoft
l'eſgalité de ſon mouuement qu'elles ne la
troublet.Mais il n'en va pas ainſi des Fauſſes
Voluptez ; comme elles ſe font ſentir peu à
peu , & qu'elles ſeruent de remode à la dou
leur , il faut que iuſques à ce qu'elles ſoient
entierement poffedées, il demeure toujours
quelque choſe de faſcheux dans l'ame ; Et
DE LA IO Y E , C HA P. II I. .213
pour lors il ne faut pas s'eſtonner ſi l'Impa
tience accompagne les deſirs qu'elle a d'en
eſtre deliurée , & de ſe voir dās ce plaiſir par
fait où elle doit trouuer la fin de la douleur.
Mais elle ne preuoit pas que ſon contente
menty doit finir auſſi ,& qu'auſſi-coſt qu'elle
aura l'étiere poffeffio du bien qu'elle recher
che , elle en fera dégouſtée ; Ainſi ne pou
uant iamais eſtre ſatisfaite , elle ne peut auſſi
qu'elle ne ſoit en de perpetuelles inquietu
des ; cherchant ce qu'elle ne peut trouuer , &
rencontrát ce qu'elle necherche pas . Outre
cela toutes ſes vaines eſperances que la loye
luy inſpire , font naiſtre diuers deſſeins ; Et
comme elle va de l'un à l'autre ſans s'arrefter
à pas yn , il eſt impoſſible que dans cette agi
cation toutes ſes actions ne paroiſſent in
les regards in
quietes,ſes diſcours ſans ordre,
conftans & tour le corps en vn mouuement
continüel : A quoy contribuë encore le pe
tillement des Eſprits qui chatouille les nerfs
& ſollicite les parties à ſe mouuoir . Ioint
que ces plaiſirs ne fe pouuant acquerir que
par l'action despuiſſances corporelles quiſe
Jaſſent à la fin , il faut que l'inquietude les ac
D d iij
214 LES CHARACTER ES
compagne , puiſque c'eſt un effet de la laf
ſitude.
Voila les Characteres que la loye impri
me ſur le corps par le commandement de
l'ame; voyons maintenant ceux qui ſe font
ſans ſes ordres , & qui par vne ſuite neceſſai
re procedent de l'agitation qui ſe fait dans
les humeurs & dans les Eſprits
.
La Viuacité des yeux vient de leur eſclar
& de leur mouuement , qui ſont les mar
ques les plus aſſeurées de leur vie & de leur
vigueur,puiſque la mort les rend obſcurs &
immobiles.Comme les Eſprits ſe reſpandent
donc dans la loye , & qu'ils ſont lumineux
& actifs , il faut que les yeux qui les reçoi,
uent abondamment , & qui font tranſpa
rens & faciles à mouuoir , deuiennent eſcla
tans & agiles . Outre que l'humidité qui ſe
reſpand lur eux venant à eſtre agitée par le
mouuement qu'ils font , la lumiere y pa
roiſt tremblante , & y fait yn certain eſclac
mobile qui frappe la veuë de diuers rayons ,
& repreſentcà l'imagination le mouuement
DE LA LOYE , CHAP . II I. 215
& le bruit que les eſtinceles de feu font en
naiſſant, d'où vient que l'on appelle cela pe
tiller . Or cette Humidité peut venir de deux
cauſes ; où parce que les paupieres en ſe ref
ſerrant eſpraignent les humeurs qu'elles
contiennent & rendent les yeux humides,
comme nous monſtrerons plus particulie
rement au diſcours du Riz ; ou parce que la
chaleur & les Eſprits ouurent les paſſages , &
fondent les humeurs qui coulent apres ſur
les parties & les rendent moites ; voire mel
me ſi le cerueau eſt bien humide , ilsen ti
rent des ruiſſeaux de larmes , qui ſont, à ce
que l'on dit, toutes differentes de celles que
la triſteſſe a accouſtumé d'exciter , non pas
ſeulement en leur cauſe , mais en leur quali
té meſme: Car elles ſont froides dans la loye
& chaudes dans la triſteſſe , quoy qu'il fem
ble que tout le contraire arriuer ,
у deuſt
puiſque la loye eſchauffe & que la triſteſſe
refroidiſt; Et cela meſmea obligé quelques
vns de dire que les Larmes de la loye eſtoiét
chaudes : Mais il eſt facile de les accorder &
de trouuer la raiſon de cette difference , en
diſant que les Larmes que la loye fait reſ
R
R ACTE
216 LES CHA ES
pandre, font veritablement chaudes à com
paraiſon des autres;mais qu'elles paroiſſenc
plus froides à cauſe qu'elles coulent ſur le
viſage que cette Paſſion a eſchauffé par
l'effuſion des Eſprits. Au contraire celles de
la triſteſſe ſont plus froides en effet ; mais
comme elles viennent à tomber ſur les loües
que la fuite des Eſprits a priuées de chaleur,
elles ſemblent eſtre plus chaudes : De la mef
me façon que l'eau tiede donne diuers ſenti
mens de chaud & de froid , ſuiuant que la
main ſera plus chaude ou plus froide . Mais
nous traiterons de cecy plus exactement au
diſcours que nous feronsdes Larmes.
Pour ce qui eſt de la Rougeur, de l'Embon
point eg de la Chaleur vaporeuſe qui paroiſ
ſent ſur toutes les parties exterieures , elles
procedent encore de cette effufion d'Eſprits
qui entraiſnent auec eux le ſang & les plus
douces vapeurs quis'eſleuét dans les veines,
qui enflent les parties où ils abordene, les
rendent vermeilles & leur inſpirent vne cha
leur humide & agreable .
Le Tremouſſement des levres vient enco
re des
DE LA LOYE , CHA P. II I. 217
re des Eſprits qui coulant abondamment
dans ces parties qui ſont molles & ſuſpen
duës , les agitent du meſme mouuement
qu'ils ont , & les font paroiſtre tremblantes,
comme il arriue aux fueilles qui ſont bat
cuës du vent ou de la pluye .
La voix ſe rend plus groffe, parce que les
muſcles qui ſeruent à la former , ſe relal
chent yn plus
par la chaleur , & luy font
grand & vn plus large paſſage. Il eſt vray
qu'elle deuient quelque -fois aiguë ed eſcla
tante , mais c'eſt un effet du Riz Vehement
qui reſſerre les muſcles & eſtreſlic le conduit
de la voix ; ou bien de l'Impatience & de
quelques autres Paſſions impetueuſes qui
ſe meſlent auec celle - cy & qui obligent l'a
me à pouſſer la voix auec violence. Sou
uent elle s'arreſte tout à coup par le rauiſſe
ment de l'ame qui luy fait oublier la pluſ
part de ſes fonctions ordinaires , & laiſſe les
organes de la voix ſans mouuement & fans
action .
Enfin c'eſt de la que toutes les Vertus Na
turelles tirent leur force & leur vigueur ;
Еe
1
218 LES CHARACTER ES
car comme elles n'agiſſent que par le ſe
cours des Eſprits , quand ils viennent à ſe
reſpandre ſur les organes , il faut'neceſſaire
ment qu'elles deuiennent plus fortes, & quc
leurs fonctions ſe faffent plus parfaitement :
Ainſi il n'y a point de mauuaiſes humeurs
qui alterent la puretédu ſang,puiſque la ver
tu qui les cuit en eſt toûjours la maiſtreſſe ,
& que celle qui les doit chaſſer les trouue
obeiſſantes; car les Eſprits les fondent, les
portent à la ſurface & ouurent lespaſſages
pour les faire ſortir. Deforte qu'il eſt verita
ble qu'il n'y a point de Paſſion qui ſoit ſiamie
de la ſanté que la loye , pourucu qu'elle ſoit
moderée ; car ſi elle eſt exceſſiue , elle altere
toute l'oeconomie naturelle , elle eſteint la
chaleur des entrailles , & enfin par des fon
copes mortels ou par des langueurs incura
bles , elle fait perdre la vie . Nous en auons
deſia touché les raiſons au diſcours prece
dent , où nous auons monſtré que l'Amour
& la loye portant les Eſprits au dehors auec
precipitation , il arriue ſouuent que dans la
violence de ce tranſport, ils perdent la con
tinüité & l'ynion qu'ils doiuent toûjours
DE LA LOYE , CHAP. III . 219
auoir auec leur principe , d'où viennent eu
ſuite les Deffaillances & les Syncopes.Carie
n'eſtime pas que la diſſipation des Eſprics
ſoit , comme on dit communément , la prin
cipale cauſe de ces accidens , puiſque tant
de veilles , cant de trauaux , tant de grandes
maladies qui les difſipent bien d'auantage
que quelque paſſion que ce ſoit , ne cauſenc
point ces faſcheux Symptomes : Mais cela
vient à mon aduis de ce qu'ils ſe def-vnif
ſent & ſe ſeparent du cour ; Et que l'ame
ne pouuant animer les parties ſeparées ny
leur communiquer ſa vertu , il faut
que les
actions qu'ils doiuent faire, ceſſent par cette
ſeparation que l'effort de leur mouuemenc
a cauſée: C'eſt pourquoy l’eau iettée ſur le
viſage fait ſouuent paſſer ces deffaillances
en renuoyant au coeur ces Eſprits eſgarez ;
3)
ce qui n'arriueroit pas s'ils eſtoient tout à
fait perdus. Ce n'eſt pas pourtant à dire
qu'il ne s'en faſſe icy vne grande diſlipa
tion : Comme ils ſe reſpandent abondam
ment ſur toutes les parties , & principale
ment ſur les exterieures , & que l'ame qui
eſt toute occupée dans la jouiſſance du bien
Ecij
RES
220 LES CHARACTE
n'a pas le ſoin d'en continuer le cours &
d'en produire de nouueaux , il faut necef
fairement qu'il s'en faſſe vne grande perte,
& qu'en ſuite la chaleur naturelle ſe dimi
nuë , d'où vient la foibleſſe & la langueur
des parties, la corruprion des humeurs , les
3
maladies faſcheuſes & enfin la mort . On
pourroit demander pourquoy la loye fait
pluſtoſt mourir que l'Amour & la Cholere ,
mais nous auons monſtré cela au diſcours
particulier de ces paſſions.
Il ne reſte donc icy que les mouuemens du
'Cæur, des Arteres egº de la Reſpiration à exa
miner , qui ſont tous ſemblables en cela ,
qu'ils ſont Grands , Rares , Tardifs & ſans
Vehemence ; ſi ce n'eſt que cette paſſion
ſoit exceſſiue : Car à la fin ils deuiennent
3
Petits ,Foibles , & Frequens,& ſouuent mef
me ils ceſſent tout à fait. Le mouuement
du Coeur eſt donc Rare & Tardif, parce que
la chaleur n'y eſt pas vehemente , l'ayanten
uoyée auec les Eſprits aux parties exterieu
res ; c'eſt pourquoy n'ayant pas beſoin de
grand rafraiſchiſſement, il ne le haſte pas
DELA I OYE ,CHA P. II 1. 221
de ſemouuoir . Ioint que l'ame qui eftrauie
dans la joüiflance du bien ne ſonge au mou
uement du cour , qu'autant qu'elle eſt preſ
ſée par la neceſſité , d'où vient qu'elle l'agi
te lentement & par de grands interualles :
Mais afin de ſuppléer à la negligence , elle
l'ouure & l'eſtend beaucoup à chaque fois,
recompenſant la pareſſe par la grandeur du
mouuement . Or parce qu'il faut toûjours
quelque vigueur pour ouurir & eſtendre
ainſi cette partie ; Quand la violence de la
Paſſion a diſſipé les forces , il faut que le
mouuement du coeur deuicnne Foible &
Petit , & que la neceſſité qu'il a de ſe mou
uoir pour la generation des Eſprits le rende
Vifte & Frequent, ne pouuant plusſuppléer
à la tardiueté par la grandeur du mouue
ment . Que ſi la foibleſſe eſt extrême , il perd
encore ſa viſteſſe & il deuient Lent & Rare :
Enfin il ceſſe tout à fait . La meſme choſe ſe
fait dans le Pouls & dans la Reſpiration, car
ils ont les meſmes yſages & les meſmes cau
ſes que le mouuement du cæur , comme la
Medecine enſeigne.
E e iij
223
L E S
CHARACTERES
D V R I Z.
CHAPITRE I V.
E ne ſçay pourquoy Socrate a dit
aucre - fois que l'homme eſtoit vn
animal ridicule ; mais ie ſçay bien
que s'il y a quelque raiſon qui le
puiſſe faire croire , il ne faut point la cher
cherplus loing que dans le Riz meſme,puis
qu'il n'y a rien qui ſoit plus ridicule que de
voir celuy qui ſe meſle de controller toute
la nature & qui croit eſtre ſon confident ,
ignorer la choſe qui luy eſt la plus propre
& la plus familiere ; rire à tous momens
224 LES CHA ES
RAC
TER
fans ſçauoir pourquoy , & ne connoiſtre pas .
meſme les ſujets ny les mouuemens qui
forment cette Paſſion . Car tous les plus
Grands Hommes des ſiecles paſſez qui en
ont voulu chercher les cauſes , ont dit fran
chement que leur eſprit n'eſtoit pas capable
de cette connoiſſance , qu'il la falloic ren
uoyer à ce Philofophe qui rioit continuel
lement , & qu'elle eſtoit cachée dans le mef
me abyſme où il auoit enfermé la verité .
Or quoy que nous ne penſions pas eſtre
plus clairuoyans qu'eux , li eſt - ce que no
Itre deſſein nous ayant obligez de toucher
à cette matiere ; nous ſommes contrains de
paſſer plus auant qu'ils n'ont fait, & d'entre
prendre yne choſe qui leur a fait perdre
courage : Mais quelque ſuccez qui nous en
puiſſe arriuer , le diſcours n'en peut eſtre
que diuertiſſant & agreable ; car s'il ne fait
connoiſtre la Nature du Riz , pour le moins
il augmentera le nombre des choſes ridi
cules .
Pour le commencer donc dans l'ordre
que nous auons tenu iuſqucs icy ; il faut
premie
D
DV Riz , CHAP . I V. 225
premierement en faire la peinture & puis
chercher les cauſes qui le produiſent.
Or comme il peut eſtre Foible , Medio
cre , ou Vehement , il eſt certain que c'eſt
principalement de ce dernier dont il faut
marquer les Characteres, parce qu'en tout
genre de choſes le plus grand doit eſtre
coûjours la meſure du plus petit ; Et parce
que ſes effets ſont plus ſenſibles que ceux
des autres : Voire meſıne l'on peut dire qu'il
n'y a point de Pallions , quelques violentes
qu'elles ſoient ,qui cauſent de li grands chan
gemens au corps que fait celle -cy.
Car ſi vous conſiderez le Viſage , le
front s'eſtend , les ſourcils s'abbaiſſent , les
paupieres ſe reſſerrent au coin des yeux , &
toute la peau qui les enuironneſe rend ineſ
gale & fe couure derides. Les yeux s'appe
tiſſent & ſe ferment à demy , ils deuiennent
brillans & humides ; Et ceux là meſme de
qui la douleur n'a iamais peû tirer des lar
mes ſont alors contrains de pleurer . Le nez
ſe fronce & ſe rend aigu , les levres ſe reci
rent & s’alongent, les dens ſe deſcouurent,
les jouës s'efleuent & ſe rendent plus fer
Ff
226 LES CHARACTER ES
mes , & quelque - fois leur milicu ſe creuſe
doucement & formeces agreables foſſettes
où les Poëtes ont logé le Riz & les Graces .
La bouche qui eſt contrainte de s'ouurir ,
fait voir la langue qui tremouffe & qui ſe
tient ſuſpenduč ; Et la voix qui en ſort n'eſt
rien qu'vn ſon eſclatant & entrecoupé que
l'on ne ſçauroit arreſter , & qui ne finit
qu'auec la perte de l'haleine . Le col s'enfile
& fe raccourcit , toutes les veines ſont grof
fes & renduës ; yn certain eſclar agreable ſe
reſpand ſur tout le viſage , & quelque palle
& leucre qu'il ſoit , il faut qu'il rougitle &
qu'il paroiſſe content.
Mais tout cela n'eſt rien à comparaiſon
de ce qui ſe fait dans les autres parties ; la
poitrine s'agite fi impetucuſement & par des
ſecouſſes Gi promptement redoublées ,
que
l'on a de la peine à reſpirer , que l'on perd
l'vſage de la parole , & qu'il eſt impoſſible
d'aualer quoy que ce ſoit. Vne douleur fi
preſſante s'efleue dans les flancs , qu'il ſem
ble que les entrailles ſe deſchirent & qu'el
les fe vont ouur ir ; Et dans cetteviolence
on void tout le corps qui ſe plic, ſe tord &
DV RIZ , CHAP . I V.
227
fe ramaffe ; les mains ſe jettent ſur les coſtez
& les preſſent viuement; la ſueur monte au
viſage, la voix fe perd en fanglots & l'ha
leine en foupirs eſtouſſez Quelque- fois
cette agitation va à cel exccz , qu'elle pro
duit le meſmc effet que les medicamens,
qu'elle chaſſe les os de leurs iointures, qu'el
le cauſe des ſyncopes, & qu'enfin elle don
ne la mort . La certe & lesbras ſouffrent les
meſmes ſecouſſes, que la poitrine & les
fancs ; mais parmy ces mouuemens vous
voyez qu'ils ſe iettent cà & là auec precipi
tation & deſordre , & qu’apres ils fe laiſſent
aller d'un coſté & d'autre , comme s'ils
auoient perducoute leur vigueur ;les mains
deuiennent lafches ,les jambes ne fe
pcu .
uent ſouſtenir & le corps eft contraint de
tomber .
Voila les principaux traits qui ont ac
couſtumé de former le Riz Vehement : Car
de vouloir deſcrire toute cette diucrfité de
mouuemens , d'air , de mine & de conte
nance qu'il donne à chacun, ce feroit au
tant que fi l'on vouloir dépeindre tous les
hommes enſemble ; puis qu'il n'y en a pas.
Ff ij
228 LES CHAŘ ACTE RE'S
yn qui ne faſſe en riant quelque grimaſe
particuliere ; Et il eſt certain qu'il y a autant
de fortes de Riz qu'il y a de differens viſages:
Cefon meſme entrecoupé qui l'accompa
gne eft fi diuers, qu'à peine pourroit-on trou
uer deux hommes où il fuſt tout à fait fem
blable .
Pour le Riz Mediocre , il cauſe preſque
le meſme changement ſur le viſage , & agite
la poitrine & les Alancs en la meſme forte
que le Riz Vehement ; mais c'eſt auec beau
coup moins de violence : Auſſi n'ofte - t'il
point la reſpiration ny la parole , il fait feu
lement que la voix paroiſte plus groſſe :Quel
que - fois meſme il l'a contraint de paſſer
par les narines , & luy fait faire vn mu
giſſement entrecoupé : Il ne cauſe point auf
fi de douleur , ny de langueur dans les par
ties , ny ces faſcheux accidens qui ſe trou .
uent dans l'autre.
Enfin le Souriz qui eſt le plus Foible & le
plus Petit de tous, ne fait aucun change
ment que ſur le viſage, & principalement
DV R IZ , CHAP. IV .. 229
für les levres & dans les yeux ; car les pau
pieres ſe reſſerrént vn peu , les yeux s'adou
ciſſent & les levres s'alongent fans que la
bouche ſoit contrainte de s'ouurir , & fans
que la voix ou la parole ſe changent : Sou
uent meſme il n'y a que les levres où il ſe
puiſſe remarquer , comme quand il vient
du deſdain ou de la diſſimulation ou de
quelque maladie .
Pour deſcouurir donc la ſource de tous
ces mouuemens, il faut premierement voir
qui ſont les choſes qui excitent le Riz ; car
en eftát comme l'objet & la matiere , ce ſont
auſſi les premieres cauſes qui contribuent à
fa naiſſance. Cen'eſt pas pourtant vne choſe
fi ayfée à determiner ; Ec il ſemble que la
Nature ſe ſoit voulu rendre ridicule dans les
choſes ridicules , les ayant faites ſi eſloi
gnécs les ynes des autres & fi differentes
entr'elles , qu'il eſt preſque impoſſible de
trouuer yne notion generale & vne raiſon
commune qui les puiſſe reduire ſous vn
certain genrc .
Car on void que le Riz vient des Actions
F f iij
ERES
LES CHARACT
230
& des Paroles plaiſantes & faceticules , de
l'Admiration , du Defpit , du Mefpris , des
Careffes ,du Chatouillement & de quelques
Maladies : Et comme d'abbord il ſemble
qu'il n'y ait aucun rapport entre toutes ces
choſes ; on peut facilement croire que lo
Rizeſt vn mot equiuoque qui marque des
effers de differente nature ; Et que celuy qui
vient de la pluſpart de ces objets , cſt feint
&
menſonger & n'a pas la forme veritable du
Riz.
En effet tous ceux qui en ont parlé les
one mis fous diuers genres , les vns plus , les
autres moins , fuiuant les diuers motifs du
Riz qu'ils ſe font imaginez dans les objets
ridiculcs : ic prends icy le mor de Ridicule
pour tout ce qui excite le Riz . ) Or parce
que la reſolution de cette difficulté depend
toute de la connoiſſance de ce motif , &
qu'il eſt impoſſible de diſcerner le veritable
Riz , ny les objets qui font vrayement ridi
cules , li on ne connoiſt le principe & la rai
ſon pourquoy ils l'excitencil faut examiner
les opinions que l'on a euës ſur ce ſujet, afin
de choiſir celle qui ſera la plus raiſonnable,
1
DY RIZ , C.H.AP. IV . 231
& qui pourra ſeruir de fondement pour
connoiſtre la nature & les effets de cerce
Paſſion .
Mais auparauant il faut remarquer que lo
Riz qui ſe fait par la Conuulfion des muſcles
du viſage , n'a iamais eſté pris de qui que ce
ſoit pour yn Rizveritable ; eſtanc yne choſe
contre nature où la volonté ne contribuë
point comme elle fait en tous les autres : Tel
eſt peut - eſtre celuy qui ſuccede aux bleſſeu
res du Diaphragme, & celuy que cauſe cette
herbe de la Sardaigne que l'on appelle
Apium riſus , d'où eſt venu le mot de Riz
Sardonien : On dit meſme que le Saffran ,
la Tarantole , & quelques autres venins font
le meſme effer. Mais peut- eſtre que le Riz
qui eſt cauſé par ces derniers , n'eſt pas vne
vraye conuulfion , non plus que celuy qui
arriue dans les delires & dans les maux de
mere , & qu'il peut auoir le meſme motif
qu'a le Riz veritable comme nous verrons
en ſuite .
Cela fuppoſé on pourroit ſoupçonner
LES CHARACTERES
2322
d'abord que les Objets qui font rire font
ceux qui ſont Plaiſans & Agreables ; parce
le Riz & les Pleurs eſtant contraires , il
que
faut qu'ils ayent des cauſes contraires ; &
parcant que le Riz vienne de la loye , puiſ
que les Larmes procedent de la Triſteſſe .
En effet il ſemble que le Riz ne ſoit iamais
ſeparé du plaiſir : Et ceux- là meſmes qui
rient par contrainte caſchent toûjours de
paroiſtre ioyeux & contens . Neantmoins
parce que toutes les choſes agreables n’ex,
citent
pas le Riz , que meſme il ne ſe ren
contrepoint où la loye eſt la plus grande,
& que les beſtes qui ſont touchées de cette
paſſion ne font point capables du Riz : Il
faut tenir pour certain que ce n'en eſt point
là le motif general , & que les raiſons qui
fouſtiennent cette opinion preuuent ſeule
ment que ces objecs doivent eſtre agreables,
mais non pas que pour cela ils ſoient ridicu
les : Et fi le Meſpris & l'Indignation cauſen
vn veritable Riz , ily a grande apparence que
l'agréement & le plaiſirne ſe rencontrent pas
toujours aucc luy .
Cette
DVRIZ , CHA P. I V. 233
Cette conſideration a fait penſer à quel
ques.vns que l'Admiration eſtoit la caufe du
Riz , & que quand il ſe preſentoit quelque
choſe de merueilleux à noſtre eſpric , il for
moit en meſme temps cette Paſſion : Qus
pour ce ſujet il n'y a que l'homme qui rie,
parce qu'il n'y a que luy ſeul qui admire ;
Que les a & ions & les paroles facetieuſes font
ridicules , parce qu'elles ſont nouuelles , &
que la nouueaucé eſt la ſource de l'admira
tion : Qu'enfin les ignorans & les fous rient
plus que les ſages , parce qu'ils trouueng
beaucoup plus de choſes à admirer que
ceux - cy . Mais quoy que cette opinion tou
che d'abbord l'eſprit elle ne le ſatisfait pour
tant pas , & a les difficultez comme la pre
miere. Car il y a beaucoup de chofes mer
ucilleuſes & que l'on admire , qui ne font pas
rire ; meſme îi l'admiration eſt fort grande,
elle empeſche le Riz . Et il ne ſert de rien de
dire qu'elle doit eſtre mediocre & legere
pour l'émouuoir , puis qu'il arriue ſouuent
que l'on rit des choſes que l'onadmire beau
coup . En effet l'addreſſe qu'a yn homme
facecieux à bien repreſenter les actions, les
Gg
LES CHARACTER ES
234
paroles & les geſtes d'autruy , à dire de bons
mots , & à faire des rencontres ſubtiles &
ingenieuſes, n'eſt pas moins à admirer que
celle d'yn Peintre qui fait quelque portrait
excellene , où d’yn homme qui dit ſerieu
ſemer de fort belles choſes : Pourquoy donc
l'admiration que celle - là cauſe,excite-t'elle
le Riz , & que celle -cy l'empeſche ? N'y a - il
pas cent ſortes de choſes qui ſont nouuelles
& que l'on admire mediocrement , comme
la pluſpart de celles qui font rares ,qui pour
tant ne font iamais rire ? Au contraire ny
en a - t'il pas qui ſemblent auoir perdu la gra
ce de la nouueauté , & qui ne peuuent faire
naiſtre l'admiration , qui ſont pourtant ri
dicules ? Celuy qui fait vn bon conte , eſt
ſouuent le premier qui en rit , & neanc
moins il ne luy eſtpas nouueau ny admi
rable , puis qu'il le fçauoit auparauant.
Comme il y a donc des choſes Ridicules qui
ſont merueilleuſes, & d'autres quine le font
point , il faut chercher la cauſe du Riz ail
licurs
que dans l’Admiracion .
Il y en a cu bcaucoup qui pour éuiter
DV RIZ , CHAP . I V. 235
ces difficultez , ont joint ces deux opinions
enſemble , & ont dit que la loye & l'Admi
ration faiſoient le motif veritable du Riz ;
Et que s'ily a des choſes merueilleuſes qui
ne l'excitent point , c'eſt qu'elles ne ſont pas
agreables ; tour de meſme que les agreables
ne ſont point ridicules , ſi elles ne font mer
ueilleuſes. Mais il eſt certain que la pluſpart
des inconueniens que nous venons de re
marquer , ſe rencontrent encore icy , & qu'il
y a beaucoup de choſes qui ſont agreables
& merueilleuſes qui n'excitent iamais le
Riz . Y a - t'il rien de ſi beau ny de fi admi
rable que le Soleil ? Toutes ces diuerſitez de
fleurs & de fruits que les ſaiſons nous ap
portent , tous ces threſors que la terre nous
donne , tous ces chef -d'oeuures que les Arts
nous fourniſſent, & toutes ces rarerez que .
les eſtrangers nous enuoyent , ne ſont - elles
pas agreables & ne ſe font elles pas admirer ?
L'on n'a pourtant iamais veu rire perſonne
à la veuë de toutes ces choſes.
D'autres ſe ſont imaginez que toutes ces
opinions ſe pouuoient fouftenir , ſi on leur
Gg ij
TÉ
236 LES CHARAC Ê es
donnoit quelque modification ; Qu'il eſtoit
veritable qu'abſolument parlant, la loye &
l’Admiration ne cauſenc point le Riz ; mais
que quand elles ſont recreatiues , c'eſt à dire
quand elles ne ſont pas ſerieuſes, & qu'elles
ſe trouuent dans les jeux , c'eſt lors qu'elles
l'excitent ; Et que la nature demandant ces
diuertiſſemens pour relaſcher l'eſprit & le
corps , & leur donner de nouuelles forces,
elle faiſoit paroiſtre par ce mouuement ex
terieur le plaiſir qu'elley recherchoir. Mais
n'y a - t'il pas des jeux & des diuertiſſemens
qui ne font point rire ? Et quand on les re
duiroit aux choſes facetieuſes , comment les
trouueroit -on dans le chatoüillement, dans
l'abbord des amis , dans l'indignation & la
cholere, & dans l'admiracion mefme des cho,
ſes ſerieuſes
Voila ce que les Philoſophes nous ont
laiſſé touchant les choſes Ridicules : Mais
1
puis qu'ils ne nousfatisfont pas , voyons ce
que les Poëtes & les Orateurs en ont dit ;
car le Ridicule eſt l'objet de la Comedie ; &
l'Orateur eft quelque -fois obligé de l'em
DV RIZ , CHA P. I V. 237
ployer en ſes diſcours. Ariſtote & Ciceron .
ſont ceux qu'il faut conſulter en cette ma
tiere ; le premier traitant de la Comedie , a
definy le Ridicule vne difformité ſans dos
leur. Et à la verité il ſemble que ce que nous
appellons proprement Ridicule , eſt vneim
perfection qui en apparence ne cauſe au
cun mal à celuy qui l'a : Car ſi l'on penſoit
qu'elle luy en apportaft , elle n'exciteroit
pas le Riz , mais la Compaſſion . Et cette
difformité ſe remarque en tout ce qui ſe fait
ou ſedic contre la couſtume, contre noſtre
attente,ou contre l'opinion des Sages .
Pour Ciceron il auouë bien qu'il y a de
la difformité dans le Ridicule ; mais il y veut
vne autre condition que celle qu'Ariſtote у
a remarquée. Car il dit que la nature con
ſiſte à repreſenter de bonne grace des cho
ſes qui ſont laides & difformes : Et que s'il
ſe trouue des paroles ou des actions qui faf
fent voir agreablement les deffaux d'autruy,
elles exciteront infailliblement le Riz .
Ces deux opinions ont eſté ſans raiſon
Gg iij
1
LES CHARACTERES
238
ſuiuies ou rejettées de beaucoup de Philo
ſophes. Car ceux qui diſent qu'elles ne com
prennent pas toutes les choſes Ridicules , &
qu'il n'y a aucune laideur ou difformité dans
l'abbord des perſonnes qui nous font che
res , dans le chatoüillement , & dans beau
coup de choſes ſerieuſes qui nous font rire :
Qu'enfin yn impertinent fait des actions &
des diſcours de mauuaiſe grace qui ſont ex
treméinent ridicules : Ceux- là , dis - je , fe
trompent auſſi bien que les autres qui cher
chant en general la nature & l'eſſence du
Ridicule , s'attachent à cesdefinitions com
me ſi elles l'exprimoient parfaitement , &
geſnent leur eſprit pour excuſer les deffaux
qui s'y rencontrent : Car il eſt certain que
l'yne & l'autre ne conſiderent le Ridicule
qu'entant qu'il regarde le Theatre ou le Bar
reau : Que celle de Ciceron marque celuy
qui conuient à l'Orateur ; et que celle d'A .
riſtore comprér tous les ſujets Ridicules qui
peuuent ſeruir à la Comedie . De ſorte que
les objections qu'on leur fait ſont vaines &
foibles , d'autant que le chatoüillement ne
conuient point au Theatre 3 comme les im
DV RIZ , CHA P. I V. 239
pertinences faites de mauuaiſe grace n'en
trent point dans les regles du bien dire . Et
de fait poumonſtrer qu'Ariſtote ne trait
toit pas
là du Ridicule en Philoſophe , &
qu'il n'en cherchoit pas la forme eſſentielle,
il n'a point parlé de cette difformité aux
lieux où il a examiné les cauſes du Riz . Et
quand illa faudroit ſuppoſer, ne ſeroit -elle
pas inutile pour connoiſtre la nature de cet
te Paſſion ? Quelle raiſon y a - t'il qu'vn ob
jet doiue exciter le Riz pour eftre difforme
ſans douleur ?
Ie ſçay bien qu'il y en a quelques - vns qui
ont dit que le Riz eſt compoſé de Tri
ſteſſe & de loye ; que celle-là procede de la
difformité , comme la Ioye vient de ce
qu'elle eſt ſans douleur ; Et que dans le com
bat que ces deux paſſions donnent à l'ame ,
ſc forment ces mouuemens contraires du
ceur ,du Diaphragme& des autres parties,
qui paroiſſent dans le Riz. Mais quelle ap
parence y a -t'il que la Triſteſſe ait part en
cette action Comment peut-elle cauſer vne
li violente agitation , ou ſubliſter ſi long ,
temps auec l'excez du plaiſir ; cftant fi peri
LES CHARACTER ES
240
te & legere comme ils la figurent ? Quelle
douleur peut-on reſfentir dans l'abord des
perſonnes que l'on ayme , dans le tecit d'une
bonne nouuelle , ou de quelque rencontre
ingenieuſe ? Et il ne faut pas dire que le Souſ
riz , que ces objets excitent n'eſt pas vn Riz
Veritable : Car l'on n'eſt point different de
l'autre , que par ce qu'il eſt plus grand ou
plus petit; et l'on void à tous momens qu'vn
meſme objer excite le Riz aux ýns , & le
Soufriz aux autres .
Voila les opinions les plus confiderables
que l'on a euës ſur ce ſujet , qui manquent
toutes à mon aduis en ce qu'elles ſuppoſent
qu'il y a diuersgenres de Ridicules & de Rizz
EC que l'on ne peut trouuer aucune notion
generale qui leur puiſſe eſtre cfgalement
commune . Car ie ne puis m'imaginer que
la Nature qui eſt ſi reguliere & fi vniforme
en toutes ſes autres actions , ſe ſoit oubliée
en celle- cy ; qu'elle ait voulu donner diuer
ſes cauſes à vn meline effet ; Et qu'eſtant ve
ritable que toute forte de Riz à quelque
choſe decommun ,l'Ame n'ait pas yn motif
gene .
DV RIZ ,CHA P. IV . 241
general d'vne action commune & gene
iti Es
" in
rale.
Il faut donc taſcher à le deſcouvrir , & fi
nous n'y reüſliſſons pas , nous feruir des
meſmes excuſes que la difficulté de cette re
cherche fournit à ceux qui l'ont faite de
uant nous ; veu qu'il n'y a peur -eſtre rien
dans toute la Nature , dontla connoiſſance
ſoit plus cachée que celle - cy . 1.6;
. Poury paruenir ie penſe qu'il faut pre
mierement conſiderer que le Riž ne fe fait
iamais que l'ame ne ſoit en quelque façon
deceuc & ſurpriſe ; commel'on peut voir
dans toutes lesactions Ridicules qu'Ariſto
te appelle difformitez ſans douleur ; puis
qu'elles ſe font toutes contre la couſtume,
contre l'attente , & contre le ſentiment des
Sages. " Il en eſt de mefiñe de la rencontre
ineſperée d'vne choſe agreable , de l'injure
que l'on reçoit d'vn homme que l'on ne
croyoit pas qui de uſt offenſer , du bien &
du mal que l'on void arriuer à ceux qui en
ſont indignes : Car il y a par töút là quel
que choſe qui ſurprend l'eſprit par la nou
ueauté; qui ſe trouue meſme dans le cha
Hh
1
242 LES CHARACTER ES
toüillement ; d'où vient qu'on ne ric point
en ſe chatoüillane , parce que l'on n'eſt point
nouueau ny eſtranger à ſoy -meſme.
Il faut neantmoins que cette Surpriſe ſoit
legere ; car ſi elle eſt violente , elle eſtonne
l'ame, & l'arreſte li puiſſamment qu'elle ne
peut s'eſcouler aux parties exterieures pour
les faire mouuoir : C'eſt pourquoy les objets
fort merueilleux & extremément agreables
n'excitent point le Riz , mais le rauiſſement
& l'extaſe ; comme les terribles cauſent l'e
ſtonnement & la peur . Ce n'eſt pas pour
tant à dire que la Surpriſe qui eſt la plus le
gere excite dauantage le Riz ; cela ne ſe doit
entendre qu'en comparaiſon de celle qui
eſtonne & rauit l'ame : Car il eſt certain
que la plus grande , pourueu qu'elle ne trou
ble & n'emporte point l'eſprit , cauſera vn
le
Riz plus vehement ; ne faiſant pas ſeu
ment mouuoir les muſcles du viſage , mais
encore ceux des flancs & de la poitrine,
comme nous dirons en ſon lieu .
Il faut encore que cette Surpriſe foie
agreable , & que les objecs Ridicules produi
fent quelque forte de loye dans l'ame
. On
1
DY RIZ , CHA P. I V. 243
la reſſent manifeſtement dans les choſes fa .
cerieuſes & dans la rencontre des amis ; Et
l'on ne recherche les occaſions de rire quc
pour le plaiſir que l'on penſe y trouuer . Et
bien que l'on puiſſe douter du Riz que l'Indi.
gnation , le Meſpris, & la Cholere excitent
quelque -fois, nous ferons voir neantmoins
qu'il y a quelque choſe qui donne du con
tentement , ſoir feint , ſoit veritable . Car il
eſt certain qu'il y a vn Riz menſonger &
diſſimulé , où l'on ne reſſent pas en effet du
plaiſir, & où l'on feint ſeulement d'en rece
uoir ; ce qui eſt fort ordinaire à la flatterie
& à la complaiſance : Souuent meſme quoy
que l'objet loir agreable , l'ame y veut trou
uer plus de plailir qu'il n'eſt capable d'en
donner , & s'excite ainſi & ſe chatouille ;
comme on dit , pour ſe faire rire .
Mais ce que i'eſtimede plus conſidera
ble pour connoiſtre la nature du Riz , eſt
qu'il ſe fait rarement quand on eſt ſeul, &
que la pluſpart des objets qui l'excitent puiſ
ſamment dans la conuerſation , ne l'eſmeu
uent point du tour dans la ſolitude. De for
te qu'il eſt vray -ſemblable que la compagnie
Hh ij
244 LES CHARACTERES
fert de quelque choſe à la production , &
l'ameveut faire voir qu'elle eſt ſurpri
que
ſe ; ce qui ſeroit inutile ſielle n'auoit quel
qu'vnqui fuft témoin de ce qu'elle veut fai
re. C'eſt pourquoy elle ne doit point exciter
le Riz quand on eſtſeul; Et fi dansla con
uerſation iky a quelque ſurpriſe agreable
qui ne l’eſmeuue point ; c'eſt qu'elle neveup
pas la faire paroiſtre; comme quand il y a
quelque chofe qui luy déplaiſt, ou que la
prudence , ou la diſſimulation l'en empela
che.
Il ne faut pas pourcant croire qu'en ce
deſſein elle ſe ferue du Riz , comme d'vne
marque priſe à plaiſir , telles que ſont celles
qui partent de noſtre choix & de noſtre in
uention :Mais comme d'vne marque naru
relle qui a vne connexion neceſſaire auec
l'eſmotion qu'elle repreſente.
Pour ſçauoir qu'elle eſt cette connexion
& la raiſon particuliere qui oblige l'ameà ſe
ſerụir de ce mouuement pluſtoſt que d'vn
autre pour marquer la Surpriſe où elle eft, il
faut preſuppoſer qu'entoute Surpriſe l'amo
ſe retire & rentreen elle meſme; la pencórre
DV Riz , CHAP. IV . 245
d'vne choſe impreuevës'oppoſant à la liber
ré de fes penſées, & la contraignare de fore
cueillir pour'mieux diſcerner l'objet qui ſe
preſente : Et alors fi elle a deſſein de faia
re paroiſtre en queleftar elle eſt , il faut par
la loy qui proportionne les organes & les ef
fets à leurs caufes , qu'elle excire quelque
mouuement dans les parties exterieures qui
ſoit ſemblable à celuy qu'elle ſouffre ; & par
conſequent qu'elle falle retirer les muſcles
vers leur origine, comme elle ſe retire & ſe
ramaſſe en elle mefme.
Or parce que leſprit peut eſtre ſurpris
par les objets faſcheux auſſi bien quepar les
agreables , cette retraction des muſcles ſe
peut auſſi bie trouuerauec la Douleur qu'a
vec la loye : Er dé fait vous voyez dans les
Pleurs queles levres & quelques autres para
ties du vifagé ſe retirent tout demelmeque
dans le Riz D'où vient qu'ily a des perſon
nes auſquelles il ſeroit mal - aiſé de diſcerner,
du premier abord l'vn d'auec l'autre , tant ils
ont de rapport enſemble : Ce qui a fait pen
fer à quelques -vos que la Nature qui com
mence a yie par les cris & lès larmes; faiſoic
Hh iij
LES CHARACTER ES
246
yn eſſay & yn deſſein des traits qu'elle deuoit
acheuer dans le Riz qui ne ſe forme que qua.
rante jours apres la naiſſance. Neantmoins
comme on ne dira iamais que la retraction
des levres qui accompagne la Triſteſſe ſoic
vn Riz veritable, il faut conclurre de là quc
le Riz ne conſiſte pas au ſimple mouuement
des muſcles , mais qu'il y a encore quelque
Air que la loye reſpand ſur le viſage , & qui
en fait la principale difference .
Quoy qu'il en ſoie , le Rizeltantprincipa
lement deſtiné pour la conuerſacion , les
objets qui la regardent particulierement
ſont auſſi ceux qui font plus facilement ri
re . Telles ſont les actions & les paroles fa
cerieuſes qui comprennent tout ce qui eſt
difforme & malleant, les dommages legers
faits à deſſein ou receus par ſottiſe, les trom
peries de petite conſequence, les railleries,
en vn mor toutes les difformitez ſans dou
leur : Car toutes ces choſes excitent le Riz,
parce qu'elles marquent le deffaut des qua
ſitez néceſſaires à la Conuerſation , comme
de la bonne grace , de la bien - ſeance , de
l'accorciſe, de la bonté , & des autres ; l'eſprit
DY RIZ , CHA P. I V. 247
ſe trouuant ſurpris quand il void des actions
contraires à ces vertus qui ſont les fonde
mens de la ſocieté & de la vie ciuile .
Toute la difficulté qu'il y a en cecy , eft
de ſçauoir pourquoy l'ame veut faire paroi
ſtre la ſurpriſe qu'elle ſouffre en ces rencon
tres ; car il ſemble que c'eſt yn deffaut qu'el.
le feroit bien mieux de cacher qu de der.
e
couurir . Eteffer c'eſt yne marque d'igno
rance de ſe laiſſer ſurprendre par la nou
ueauté , comme c'en eit vne de malice de ſe
plaire aux manquemens d'autruy ; d'où
vient que les ſages rient bien moins ſou
uent que les autres , parce qu'ils ne ſont ny
ignorans ny malicieux, qu'il y a peu de cho
ſes qui leur ſoient nouuelles , & qu'ils excu
ſent facilement les imperfecti Neanc
ons.
moins Gi l'on conſidere que l'Homme eft na
curellement amoureux de ſoy -meſme, qu'il
pretend toûjours à l'excellence & à la fupe
riorité ; on ne trouuera pas eſtrange ſi en
voyant les deffaux des autres , il taſche de
teſmoigner qu'il en eſt exempt , & s'il veut
faire croire par la ſurpriſe & l'eſtonnemen
t
que leurs imperfecti
on s luy donnét ,qu'il eſt
TER
RAC
482 LES CHA ES
plus parfait qu'eux. Que ſi l'on rit ſouuét de
les propres deffaux,c'eſt la meſme choſe que
quand l'on ſe met en cholere contre ſoy
meſme; car le trouble que ces paſſions jet
tent dans l'ame , empeſche qu'elle ne puiſſe
diſcerner les objets qui l'eſmeuuent , & luy
fait prendre pour eſtranger ce qui eſt à elle
meſıne. Quoy qu'il en ſoit, cette raiſon eft
generale pour toutes les difformitez Ridicu.
les, & pourtoutes les choſes que l'on Mef
priſe : Elle ſe peut meline appliquer au Riz
que la Cholere & l'Indignation excitent
quelque-fois ; d'autant que l'vne & l'autre
ſuppoſant toûjours quelque injuſtice , ſoit
dans l'offence que l'on reçoit, ſoit dans le
bien & le mal que l'on void arriuer à ceux
quien ſont indignes ; l'ame qui faitparoiſtre
leſtonnement que cela luy cauſe, veut aulli
perſuader tacitement qu'elle n'eſt pas capa
ble de ces mauuaiſes actions; & qu'elle eſt
trop juſte pour faire du mal ou du bien à
ceux qui ne le meritent pas . 14.1. 2.; : *
Er il eſt certain que dans cette penſée el
le fe fent chatouiller de quelque loye ſecre
te que cette excellence pretenduċ lay ap
porte ;
DV RIZ , CHAP . I V.
249
porte ; mais elle eſt petite , à caule du déplai.
fir qui accompagne ces paſſions ; la conſide
ration du mal preſent l'eſtouffant preſque
en meſme temps qu'elle s'y eſt formée; doù
vient auſſi que le Riz y eſt leger & ne dure
gueres .
Or ſi dans ces rencontres on ſe ſent toua
ché de quelque plaiſir , on ne ſçauroit plus
douter que cous les objets qui font rire ne
ſoient agreables, comme nous auons dit au
commencement de ce diſcours. Toutela
difference qu'il y a en cecy , eſt que le Plai
ſir qui les ſuit a diuers principes : Aux yns il
vient de l'Amour de ſoy -meſme & de l'Ex
cellence propre que l'ame eſt bien ayſe de
faire paroiſtre ; aux autres il vient de l'A
mour de Bienueillance, & regarde la Socie
té qui demande la communication des bies
& des plaiſirs. Car quand nous rions à l'a
bord d'vn amy , dans les careſſes & dans la
complaiſance ; nous taſchons de perſuader
par ce langage naturel que les perſonnes,
les actions ou les paroles nous ſont agrea
bles , & que nous les eſtimons ; ſoit à cauſe
de l'excellence qu'elles ont, ſoit à cauſe de
li
S
LES CHARACTERE
250
l'vtilité ou du plaiſir qu'elles nous donnent .
On dira peut- eſtre que toutes ces condi
cions ne ſe rencontrent pas dans le Chatouil
lement , puis qu'au lieu d'exciter la loye il
cauſe de la douleur; qu'il y a peu de perſon
nes qui ne l'apprehendent; Et partant qu'il
n'eſt pas vray -ſemblable que le Riz qui en
vient , ſoit accompagné de plaiſir , & que
l'ame s'en ſerue pour marquer la ſurpriſe
agreable qu'elle y reſſent . Mais ſi cesraiſons
eltoient bonnes , il faudroit bannir le plaiſir
de toutes les paſſions : L'objet de l'Amour
ne ſeroit pas agreable , à cauſe qu'elle eſt pic
quante & inquiere , & qu'il n'y a guere de
perſonnes qui ne craignent d'en eſtre tou
chez : Il faudroit meſme en dire autant de
la loye ,puis qu'elle cauſe des deffaillances ,
que l'on en craint les excez , & qu'elle faic
quelque- fois mourir. l'auoüe bien que la
Douleur ſe meſle auec ces paſſions
, mais elle
y eſt comme eſtrangere & n'a point de part
à leur naiſſance ny àleur conſeruation ; el
les doiuent l’yne & l'autre au plaiſir , &
quand il n'y eſt plus , il faut neceſſairement
D'Y RIZ , CHAP. I V. 2 SI
qu'elles meurent . Quoy que l'on en vueille
croire , on ne peut douter qu'il n'y ait du
plaiſir dans le Chacoüillement , puis qu'il nc
ſe fair iamais que par yn attouchement de
di
licat qui flatte le ſens: Caron ne doit pas
re que cette maniere de toucher , le puiſſe
bleſſer; puis qu'il excite le ſommeil, & qu'en
preſſant plus fort les parties on ne leur fait
point de inal: Au contraire il faut tenir pour
! certain que l'ame ſe plaiſt en cér atcouche
1 ment , & qu'elle le mer au rang des careſſes;
puis qu'on n'attend iamais de déplaiſir de
ceux qui chatoüillent & que l'on les tient
toûjours pour amis . De forte que le Riz qui
accompagne ce mouuement , eſt vn teſmoi
gnage que l'ame veut rendre du plaiſir qu'el
le reçoit, & que la perſonne qui l'excite luy
eft agreable . Peut -eſtre meſme que cette Ex
y contribuë
cellence dont nous auons parlé,
encore quelque choſe ; d'autant que le ſens
du toucher, eſtant la marque de la bonne
ou mauuaiſe qualité de l'eſprit , & qu'à me
fure qu'il eſt plus parfait , les hommes font
auſſi plus fpirituels , comme la Phyſiono
mie & l'experience nous l'enſeignent; l'hom
Ii ij
R
ACTE
2.52 LES CHAR ES
me par yn inſtinct naturel le plaiſt au Cha
toüillement , & forme le Riz pour marquer
la perfection de ſes ſens & de ſon eſprit.
Voila quelle eſt la Nature de cette Paſ
fion , d'où à mon aduis il eſt ayſé de cirer le
motif des objets Ridicules : Car bien qu'il
ſemble que nous ſoyons dans le meſme len
timent de ceux qui ont misle Ridicule dans
les choſes Nouuelles & Agreables ; Et que les
meſmes abſurditez que nous auons remar .
quées en cette opinion , ſe rencontrent auſſi
dans la noſtre : Neantmoins ſi l'on prend
garde à ce que nous auons dit, on verra qu'il
ya vne grande difference ; parce que nous
adjouſtons à la Nouueauté vne circonſtan
ce qu'ils n'y mettent point , ſçauoir eſt que
l'ame yeur teſmoigner la ſurpriſe que cette
Nouueauté luy donne. C'eſt pourquoy ily
a des choſes Nouuelles & Agreables quinc
font pas rire , d'autant que l'amene pretend
pas de faire paroiſtre le ſentiment qu'elle en
i'on pen
a : Ainſiquand on eſt ſeul & que
ſe à quelque choſe de plaiſant , on n'en ric
pas d'ordinaire, mais ſeulement quand on
DVRIZ , CHAP. IV . 253
en fait le recit ; parce qu'alors l'ame fait deſ
ſein de teſmoigner la ſurpriſe qu'il luy a
cauſée .
Ie ſçay bien que l'on dira là deſſus, que l'on
rit ſouuent quand on eſt ſeul, & qu'il y a des
e bjets qui ſont fi puiffans qu'ils arrachent
le Riz aux hommes les plus ſages & les plus
ſolitaires , & que c'eſt vne choſe ordinaire
aux foux de rire de la force . Mais cette ve
rité ne deſtruit point celle que nous venons
d'eſtablir : D'autant que tout cela arriue par
l'erreur de l'imagination qui ſe deſtourne de
la fin que la nature luy a preſcripte : Et il
n'y a gueres d'effets dans les paſſions où le
meſme deſordre neſe puiſſe rencontrer. Par
exemple la voix qui a cſté donnée aux ani
maux pourfaire paroiſtre les mouuemens de
leur ame , s'eſchappe ſouuent par la violen
ce de la douleur : Il ſe void meſme des per
ſonnes qui ſe plaignent & qui parlent tous
ſeuls : Et cependant c'eſt contre l'intention
de la nature qui a deſtiné la voix & la paro
le pour eſtre des inſtrumens de la ſocieté , &
pour ſeruir à la communication que les ani
maux doiuent auoir enſemble . Or tout cela
li jij
254 LES CHARACTER ES
procede du trouble que lamereſſent, & qui
la fait efgarer du chemin qu'elle doit tenir.
Et ſans doute le Riz qui ſe remarque dans
les Delires, vientde la meſme ſource; l'ima
gination ſe formant des objets Ridicules
qui excitent apres l'appetit à produire le
Riz . Car bien qu'il ſoit difficile de com
prendre comment elle fe peut figurer quel
que choſe de plaiſant parmy les douleurs
que ces maux apportent ; Et que la Raiſon
qui ſe rrouue quelque-fois libre en ces ren
contres ne void rien qui la contente , qu'elle
auouë meſme que ce Riz eſt forcé, & qu'el
le ne le peut empeſcher : Il eſt neantmoins
bien certain qu'il y a toujours quelque plai
fir ſecret , ſoit dans la partie ſuperieure de
l'ame; ſoit dans la fenfitiue. Car l'alienation
d'eſprit ofte aux phrenetiques le ſentiment
du mal , & fait que les Chimeres Ridicules
qui s'y forment onc coure liberté de leur ex
citer le Riz. Que li la Raifon n'eſt point
bleſſée, il faut que le plaiſir ſoit caché dans
les ſens, & qu'il y cauſe cette eſmotion au
déceu de l'Entendement. L'Imagination
1
DVRIZ , CHAP. IV . 552
meſine ne diſcerne pas toûjours exacte
ment le plaiſir que les objets forment dans
les ſens particuliers; ſoit à cauſe qu'elle eſt
diſtraite ou ſurpriſe ; ſoit à cauſe que l'iin
preſſion qu'ils font,eft ſecrete :Quoy que ce
pendant les Eſprits, les humeurs & le corps
s'agitent puiſſamment. Ainſi les premiers
mouuemens de ces paſſions ſuruiennent ſans
que l’ame s'en apperçoiue ; Et il y a beau
coup de choſes qui nous eſmeuuent, que
nous auons bien de la peine à dire ſi elles
font faſcheuſes ou agreables. Il ne faut donc
pas s'eltonner ſi l'on rit quelque fois ſans en
connoiſtre le ſujet ; c'eſt aſſez que les ſens
en ayent yne connoiſſance confuſe & ſecre
te pour exciter apres ce mouuement dans
l’Appetit. Car il y a yne ſi forte connexion
entre ces puiſſances , que l'vne n'eſt ſi
pas
coft touchée d'vn objet ,que l'autre ne s'en
reſſente; dans cette precipitation l'ame n'a
pas le temps de diſcerner ce qui ſe fait , &
les parties ſont pluſtoſt eſmeuës qu'elle ne
s'en eſt auiſce : Et pour lors elle n'eſt pas ca
pable de retenir le branle qu'elle s'eſt don
né ; les Eſprits & les humeurs en ayant re
R
ACTE
LES CHAR ES
256
ceu l'impreſſion , dont l'impetuofité ne ſe
peut arreſter ſi promptement.Et de là viene
qu'il eſt tres difficile d'empeſcher le Riz
quand il eſt vehement , quoy que ce ſoit vne
action volontaire ; tour de meſıne qu'il ar.
riue dans les autres paſſions où l'ameſouffre
la meſme violence que celuy qui court dans
vn precipice : Car bien que ce ſoit luy qui
fe foit donné le mouuement , il n'eſt plus en
ſon pouuoir de l'arreſter ; il faut qu'il s'aban
donne au branle qu'il a pris , & au penchant
où il s'eſt precipité.
Ce qui reſte de plus important eſt de
ſçauoir , pourquoy de tous les animaux il
n'y a que l'Homme qui rie ; veu qu'il ſemble
que les beſtes peuuent eſtre ſurpriſes par la
nouueauté ; Et qu'il n'eſt pas impoſſible
qu'elles ne puiſſent auoir le deſſin de faire
paroiſtre le ſentiment qu'elles en ont , puis
qu'elles en font connoiſtre d'autres par la
voix & par les actions. Mais comme il n'y
a que deux Motifs qui obligent l'Homme à
faire voir la ſurpriſe que les objets Ridicu
les luy cauſent, ſçauoir eſt la propre Excel
lence,
Dv Riz , CH -AP. IV . 257
lence , & la Societé ciuile ; il eſt certain que
le premier eſt inutile aux beſtes qui ne ſont
iamais touchées de la gloire ny de la vanité:
Et pour la Societé , elle eſt fi imparfaite en
tre elles qu'elle ne regarde que les neceſſitez
du corps ,pour qui veritablement elles tra - 7
uaillent en commun ,mais ce n'eſt pourtant
que pour leur intereſt particulier : en forte
qu'il n'y a point de cominunication des plai
ſirs que chacune reſſent. Ioint que la nou
ucauté des choſes agreables ne les ſurprent
pas , à parler proprement, non plus que les
hommes tout à fait ſtupides ; parce qu'elles
ne diſcernent point ſi les choſes font nou
uelles ou non ; ne les conſiderant que com
me ſi elles auoient toûjours cfté preſentes ;
1 quoy que pour les reconnoiſtre nouuelles ,
il faille s'imaginer qu'elles n'ont pas coû
jours eſté ainti.
Et c'eſt pour cette raiſon que les Enfans
nerient point deuant ic quarantiefme jour ;
car l'ame qui eſt coure enfeuclie & com
me noyée danscette grande quantité d'hu
ucur qu'ils ont ', n'eſt capable d'aucune
Kk
258 LES CHARACTER ES
connoiſſance ; mais à meſure que l'Humidi
té ſe diminuë ſes lumieres s'augmentent ,
& elle acquiert ainſi peu à peu la puiſſance
de rire , commençant par le Souſriz,& qucl.
que temps apres ſe rendant capable du Riz
vehement . On dira peut-eſtre que l'Excel
lence dont l'homme le flatte, & l'Amour de
la Societé ne peuucnt pas plus toucher les
Enfans apres le quarantieſme le .
jour que
reſte des animaux , n'eſtans pas en eſtat de
penſer à l'vne ny à l'autre ; Et partant qu'ils
ne ſont pas alors plus capables de rire que
les beſtes , s'il n'y a point d'autres motifs du .
Riz que ceux -là .
Mais il n'eſt pas neceſſaire de connoiſtra
exactement les choſes pour leſquelles nous
auons quelque inclination naturelle . Ces de
4
ſirs eſtant nais auec nous , nous portent auſſi
.
par vn purinſtinct de nature à la recherche
de ces biens ; Et dés que noſtre ame a la li
d'agir , elle produit des actions qui
marquent les ſentimens ſecrets qu'elle a de
fa propre excellence & de fa deſtination å
la vie ciuile . Or comme les beſtes ne ſont
point capables de l'vne ny de l'autre , elles
DV RIZ , CHAP. I V. 259
n'ont point auſſi depart encét intinct ; dont
la ſource eſt cachée dans la partie inrellec
tuelle de l'ame, & ne pour venir d'aucunc
autre puiſſance inferieure. Car bien qu'il y
ait quelque ſorte de Riz qui ſemble depen
dre tout à faic de la Senſitiue , comme celuy
qui vient du chatouillement ; il eſt certain
que fansl'influancede la partie raiſonnable ,
les ſens ne peuuent produire cét effet : Sa
lumiere ſe reſpand inſenſiblement ſut tou
tes leurs actions, & le voyſinage qu'ils ont
auec elle leur communique toûjours quel
que choſe de la perfection. Ce qui ſert en
core à faire voir que les beſtes ne ſont pas
capables du Riz ; parce que leurs ſens font
priucz de cette clarté & de cette influence
que la Raiſon fait couler ſur les noſtres.
Auant que de finir ce diſcours , il
fauc dire en paſſant qui ſont ceux qui ont
plus de diſpoſicionà rire. Il eſt certain que
les leunes rient plus volontiers que les
„ Vieux ; les Femmes plus que les Hommes ;
les Fous plus que les Sages ;les Sanguins &
les Bilieux plus que les Picuiceux & les Me
Kk ij
S
260 LES CHARACTERE
lancholiques. Et cela vient de ce que le Riz
ſe faiſant par vne ſurpriſe agreable que l'on
veut faireparoiſtre ; ceux là ſont plus aylez
à ſurprendre & font naturellement plus
gaiz que ceux-cy : Car les eſprits qui vont
vifte & qui ne conſiderent pas les choſes ,
ſont les plus ayſés à deceuoir ; Et ceux qui
font les plus gaiz ſe laiſſent plus facilement
toucher aux objets agreables , & ſont plus
propres pour la conuerſation que les autres
qui ſont ſeueres & ſerieux. Comme il y a
-neantmoins diuerſes fortes d'objets Ridi
.cules ;i que les vns regardent l'Excellence
propre & les autres la Societé; qu'il y en a
qui demandent vne grande connoiſſance,
comme les railleries delicates , & d'autres
où il n'en faut auoir qu'vne mediocre ; il y
a auſſi des perſonnes qui ſont plus facile
ment touchées des vns que des autres . Les
Ieunes & les Bilieux rient pluftoft des def
faux d'autruy que les Vieux & les Sages,par
ce qu'ils ſont naturellement inlolens & lu
perbes: Les Fous & les Ignorans ne remar
quent pas les bons mots ny les rencontres
ingenicules: Les Femmes & les Sanguinis
DV Riz , CHA P. I V. 261
font les plus propres au Riz que les carel
ſes demandent ; parce qu'ils ont yne inclina
tion naturelle à la flatterie .
Apres auoir ainſi deſcouuert la nature du
Riz & des choſes Ridicules , il ſera bien ayſe
de rendre raiſon de tous les effets que cette
paſſion produit ſur le corps : Car il n'y en a
pas vn qui ne procede de la Surpriſe & de
la loye quel'ame reſſent: L'eſclat des yeux,
la rougeur du viſage , & les larmes viennent
principalement de la foyc ; tous les autres
viennent de la Surpriſe qui fait retirer les
muſcles vers leur origine ; l'ame ſe ſeruant
dece mouuement exterieur pour faire voir
celuy qu'elle ſouffre interieurement ; parce
qu'elle ſe retire en elle -meſme quand elle eſt
ſurpriſe , comme nous auons dit . De ſorte
que cette contraction desmuſcles , eſt .
com
me le principe de tous les autres effets du
Riz ; Et peut-eſtre n'y a- t'il qu'elle qui ſe
faſſe parle commandement de l'ame , cout'lc
reſte ſe faiſant par neceſſité & fans deſſein.
Car il n'eſt pas vray- ſemblable que l'ame ait
intention de faire ces plis & cesrides qui ſe
Kk iij
262 LES CHARACTERE'S
voyent au coin des yeux , de tenir les yeux
à demy fermez & la bouche ouuerte , de
rendre la voix eſclatante & entrecoupée, &
ainſi des autres ; mais ce ſont des effets qui
par vne ſuite neceſſaire accompagnent le
mouuement des muſcles.
Pour mieux encendre cecy , il faut fc
reſouuenir de ce que nous auons dit , que
quand la Surpriſe eſt fort legere , il n'y a que
les muſcles dès leyres , du front & des pau
pieres qui ſe remüent; parce que l'ame ayant
deſſein de faire paroiſtre l'eſmotion qu'elle
ſent , ſe ſert du mouuement qui eſt le plus
manifeſte & le plus ſenſible :Mais quand la
ſurpriſe eſt plus grande , elle eſmeut tous les
muſcles du viſage & de la poitrine ; Et enfin
ſi elle eſt fort vehemente , il n'y en a point en
tout le corps qui ne s'agite.
Or comme il n'y a gueres de muſcles qui
n'ayent leur contraires, & que quand il y en
a qui eſlcuent vne partic ou qui la portenc
d'on coſté , il y en a auſſi qui l'abaiſſent ou
qui la tirent de l'autre; Et que ncantmoins
1
!
D.V Riz , CHA P. IV . 263
dans cette contrarieté de mouuemens il
s'en trouuc qui ſont plus forts les vns que les
autres , l'action qu'ils doiuent faire deman
dant plus ou moins de force ; de là vient que
dans le Riz vous voyez les parties qui pren
nent la figure que cette contrarieté de mou
uement leur donne . Ainſi la Bouche ſe cient
à demy ouuerte ,parce que les muſcles qui
ſeruent à l'ouurir & à la fermer, agiſſant cha
cun de ſon coſté , il faut neceſſairement
qu'elle demeure en cette figure ; Et meſme
qu'elle paroiſſe plus fermée qu'ouuerte,par
ce que les muſcles qui ſeruent à la fermer,
ſont les plus puiſſans
. Ainſi le Front demeu
rc efgal & tendu ,d'autant qu'il eſt tiré elga
lement en haut & en bas. Les yeux ſont
auſſi à demy fermez , parce que les muſcles
qui abaiſsét les paupieres ſont plus forts que
ceux qui les efleuent : Et en fuite les rides ſe
forment versles temples , la peau qui eſt de
licate & deſcharnée cſtant attirée par le
mouuement de ces muſcles, & contrainte de
ſe rendre ineſgale. Le Nez ſe fronce & de
uient aigu , parce qee les muſcles qui le
hauſſent n'ayantpoint de cócraires,ont tous
264 LES CHARACTERE'S
te liberté de l’efleuer ; ce qui ne ſe peut fai
re que la peau qui les couure , ne ſe ride, &
que l'extremité du nez ne paroiſſe plus ai
guë . Les Livres s'allongent , parce que les
muſcles qui les tirent ainli de coſté,ſont plus
forts que ceux qui les reſſerrent : Et meſme
la levre de deſſus s'allonge dauantage que
celle de deſſous , parce que ſes muſcles font
plus puiſſans. La Langue fe racourcit vn
peu & ſe tiene fufpenduë eſtant tirée efga
lement de tous les coſtez . Le Col le ramaſſe
& legroſſiſt , parce que les muſcles ſe rac
courciſſent quand ils ſe retirent : Les Touës
s'eſleuent & ſe rendent plus fermes pour la
meſine raiſon : Et en quelques -uns , vn petit
creux ſe forme dans leur milieu , la peau
eſtant attachée en cér endroit par quelques
fibres qui la retiennent pendant que les par
cies d'alentours'eſleucnt.
Auant que de chercher les cauſes du
mouuement de la poitrine & des flancs
& de cette voix entrecoupée qui paroiſt
icy ; il faut remarquer que les muſcles ne ſe
retirent pas dans le Riz vehement par vne
contraction
DV RIZ , CHA P. I V. 205
contraction vniforme & continuë , mais
par repriſes & par ſecouſſes; ſoit que dans
le deſſein qu'a l'eſprit de teſmoigner ſa ſur
priſe , il s'excite luy -meſme & redouble fes
efforts; ſoit que la nouueauté de l'objet le
follicite , & fe repreſente à luy par faillies ;
comme il arriue dans les autres paſſions, où
de moment en moment l'ame s'anime & fe
laiſſe tranſporter par les nouuelles idées que
l'objec forme dans l'Imagination .
Voila donc la raiſon pourquoy ces mou
uemens redoublez paroiſſent dans le Riz , &
principalement aux Flancs , à cauſe du Dia
phragme qui eſt ſitué en cet endroit & qui
eft extremément mobile.Et parce que l'agi
tation en eſt violente , elle cauſe auſſi de la
douleur en cette partie où les mains ſe jet
tent comme ſi elles la deuoient ſoulager :
Car bien qu'on faſſe cela ſans y penſer , la
Nature qui a ſoin de la conferuation des par
ties , porte les mains aux lieux où le mal les
fans la raiſon & le dif
peut attaquer , que
cours les conduiſe : Aina quand on tombe
où que on eſt preſt de receuoir quelque
LI
266 LES CHARACTER ES
coup , les mains par vn inſtinct naturel fc
iectent au deuantdu viſage.
Au reſte comme le Diaphragme eſt le
principal organe de la Reſpiration , il faut
neceſſairement qu'elle ſe faſſe auec les mel
mes ſecouſſes ſouffre cette partie : Et
que
que la voix ſe coupe en ſuite , parce que
l'air ne fort pas eſgalement, & que les muſ
cles qui la doiuent former ,treffaillent com
me le Diaphragme : Car nous auons dit que
tous les muſcles ſe retiroient par ſurpriſes
dans le Riz vehement ; d'où vient que la
Teſte , les Eſpaules & les Bras ſe ſecoüent
de la meſme ſorte que les Flancs . Enfin certe .
1
contraction generale qui ſe fait en tous les
organes du mouuement volontaire ,eft cau
ſe que tout le corps ſe plie & fe ramaſſe ;
qu'il eſt impoſſible d'aualer quoy que ce
ſoit ,parce que les muſcles qui leruent à cet
te action ſe reſſerrent & ferment les paſſa
ges ; Et que le Riz cauſe quelque fois les
meſines effets que font les medicamens, par
la compreſſion qui ſe fait aux parties où les
humeurs ſont retenuës .
Or d'autant que ces frequentes ſecouſſes
1
DVRIZ , CHA P. I V. 267
du Diaphragme empeſchent la liberté de la
reſpiration , & ſont cauſe qu'il ne peut ſe
reſlerrer ny s'eſtendre autant qu'il dcuroit ;
de là vient que l'Haleine & la Parole ſe per
dent à la fin ; que le Pouls ſe deſregle; que
la Foibleſſe ſuruient & quelque- fois meſme
la Mort . Car la reſpiration eſt ſi neceſſaire
à la vie , que quand elle eſt empeſchức, il
faut que les forces ſe perdent & que toute
l'oeconomie naturelle le change : C'eſt pour
quoy dans cette neceſſité l'ame fait de
grands efforts pour s'oppofer à ce deſordre;
par fois elle ſe haſte d'attirer vne grande
quantité d'air , comme ſi elle déroboic ce
rafraiſchiſſement à la violence de la paſſion ;
par fois elle fait vn long ſouffle pour chaf
ſer les fumées que la chaleur du coeur pro
duit à tous momens , & forme ainſi ces San
glots & ces Souſpirs precipitez qui ſe mef
lent auec le Riz .
le ne m'arreſte pas à examiner particu
lierement pourquoy le Pouls ſe deſregle , ný
comment les Foibleſſes & les Syncopes ſur
uiennent en cette rencontre ; On (çait bien
que le Pouls & la reſpiration fe fuiuent l'vn
Llij
268 LES CHARACTERES
l'autre ,eſtant deftinez tous deux à yne mef.
me fin ; Et que la Foibleſſe & les Deffaillan
ces viennent du deſordre qui ſe fait au
cæur , qui n'en peut ſouffrir de plus grand
que l'empeſchement de la reſpirarion.
Auant
que de finir cette recherche , il
ne ſera pas mauuais de rapporter les opi
nions que l'on a cenuës iuſques icy, tou
chant le mouuement des muſcles qui ſe fait
dans le Riz ; parce que les abſurditez quis'y
trouuent, confirmeront dauantage les cau
ſes que nous en auons données . Tous ceux
qui en ont parlé ſe ſont accordez en ce point
que ce mouuement ſe fait par neceflicé, &
que lame n'en eſt point la maiſtreſſe. Mais
les vns'ont creu que les Eſprits en eſtoient la
premiere cauſc ; les autres que c'eſtoit l'agi
tation du cœur .
Les premiers diſent que la loye pouſſant
les Eſprits aux parties exterieures , elle en
remplift les muſcles qui font contrains de ſe
racourcir & de ſe retirer , comme il arriue
dans la conuulfion . Mais ſi cela eſtoit veri
table, il faudroit que toutes les paſſions qui
py R Iz , CH Á P. v. 269
portentles Eſprits au dehors , excitaſſent le
Riz : Que la Honte , la Cholere & le Defir
ne paruſlent iamais ſans luy ; Et que la fievre
& la douleur fiſſent rire inceſſamment , puis
qu'elles rempliſſent le viſage de lang &
d'Eſprits.
Les autres qui croyent que l'agitation du
cour eſt la ſource de tous ces mouuemens ,
diſent que la loye le faiſant mouuoir , ilfaut
par neceſſité que le Diaphragme qui eſt at
taché auec luy , ſuiue ſon mouuement , &
qu'apres il remuë les muſcles de la poitrine
& des levres auec leſquels il a communica
tion & ſympathie ; comme il eſt ayſé à iu
ger par la conuulſion des levres qui accom
págne toûjours les bleſſeures du Diaphrag
me . Pour confirmer cecy ils aſſeurent que
les.Beſtes ne rient point , parce que leur
Diaphragmc eſt attaché au cour auec de
plus larches& de plus foibles ligamens qu'il
n'eſt aux hommes ; d'où vient que le coeur
ne le peur eſbranler quelque cſmotion que
la loye luy puiſſe donner .
Mais cette opinion n'eſt pas moins ab
ſurde que la premiere , car il faudroit qu'en
Ll iij
270 LES CHARACTERES
toutes les paſſions où le cæur eft extraordi
nairement agité , le Diaphragme s'eſbran
laſt de la melme force , & qu'il excitaſt le
Riz : Il faudroic melme que le Riz ne ſe filt
iamais ſans l'agitation du Diaphragme , s'il
eſt vray que ſa contraction ſoit cauſe de cel
le des levres ; qui font coutes choſes con
craires à l'experience. Et partant l'obſerua
tion qu'ils apportent des ligamens du Dia
phragme n'eſt point conſiderable , & ne ſero
de rien pour prouuer ce qu'ils prccendent :
Car ſi celuy des Hommes eſt plus fortement
attaché à la membrane qui couure le coeur,
que celuy des Beſtes ; cela vient de ce que
penchant en bas & eſtant tout ſuſpendu
dans le corps humain à cauſe de la figure
droite , il eſtoit ncceſſaire qu'il fuſt plus puiſ
ſamment ſouſtenu que celuy des Beſtes , qui
n'eſt pas en cette ficuation .
Pour ce qui eſt de la ſympathie qu'il a
auec les Levres , ie la trouue vn peu douteu
ſe ; parce qu'outre qu'il ne leur communi
que pas toutes les indifpofitions qu'il a , nous
auons ſouuene remarqué de grandes bleſſeu
res en cette partie qui n'ont point excite
DV RIZ , CHA P. I V. 271
le Riz ; Et ſi cela eſt arriué quelque-fois , ic
ne croy pas que ç'ait eſté vn effetde la con
uullion ; puiſque Hipocrate dit que celuy
qui receur vn coup de trait en cette partie ,
ric dés le commencement de ſon mal, & ne
reffentir la conuulfion que le troiſieme jour
d'apres:De forte qu'ileſt vray- femblable que
ce ne fut pas la conuulſion , mais pluſtoſt le
delire où iltoinba ,qui luy cauſa le Riz en la
maniere que nous auons dice auparauant .
C'eſt donc vne choſe bien certaine que le
mouuement des muſcles qui forme le Riz ,
le
eſt vne action volontaire qui ſe fait par
commandement de l'ame & non point par
neceſlicé , comme le font les Larines , la
Sueur,l'Eſclat & la Rougeur du viſage: C'eſt
pourquoy on le peut empeſcher & retenir
au commencement , وlors que les humeurs
fort eſbran
& les Eſprits ne ſont pas encore
lez : Er de là vient , que bien ſouucnt tenant
la bouche fermée , l'haleine , & la voix qui
ſont contraints de paſſer par les narines , cau .
ſent ce Mugiffement entrecoupé qui ſe re
marque dans le Riz .
LES CHARACTER ES
272
Pour ce qui eſt de l'Eſclat des yeux , de la
Rougeur & de la Gayecé qui paroiſſent ſur
le vilage , de la Voix qui ſe rend plus grofle,
de la Sueur & des Larmes , nous auons delia
dit qu'elles venoient de la loye qui reſpand
les Eſprits par tout , qui fond les humeurs
& qui ouure les paſſages. Mais ie voudrois
adjouſter pour ce qui regarde les Pleurs ,
que le mouuement des muſcles qui font
mouuoir les yeux & les paupieres en eſt la
principale cauſe : Car quand ils viennent à
ſe reſſerrer, ils preſſent & eſpraignent les hu
meurs & les Eſprits, & les contraignent de
ſortir. Et de fait toutes ces parties ſont mol
les & humides , & la paupiere dedeſſous eft
en vne ſituation qui reçoit facilement les hu.
meurs qui découlent des parties voiſines : Il
femble meſme que la Nature l’ait deſtinée à
cette fin ; ſoit pour entretenir la fraiſcheur
& l'humidité naturelle de l'oeil ; foit pour le
deſcharger de celle qui le pourroit incom
moder . Et il y a grande apparence quele
pecic trou qui paroiſt ſur le bord ce cerce
paupiere , quand elle commence à quiter le
coin de l'oeil , n'a eſté fait que pour vuider
CCS
Dv RIZ , CHA P. I V. 273
ces humeurs quand elles y ſont en trop gran.
de quantité : Cela eſtant il ne faut pas dou
ter que lors que cette partie ſe reſſerre , l'hu
meur qui y eſt concenuë ne ſoit contrainte
de ſortir par ce petit paſſage , & qu'elle ne
rende les yeux humides . Et ce qui me con
firme en cette opinion , eſt que les Larmes
ne coulent dans le Riz comme dans la
pas
loye & dans la Triſteſſe ; il ſemble qu'elles
ſoient forcées & qu'elles ſortent par con
trainte ; Et il eſt ayſé à iuger que la ſource
n'en vient pas de ſi haut que celle des au
tres , & qu'il ne la faut pas aller chercher
plus loing que dans le voiſinage ; aufli n'y
font elles jamais ſi abondantes comme dans
ces paſſions là ; les yeux d'où elles viennent
n'eſtant pas capables de contenir tant d'hu
meurs comme le cerueau . Er ceux là mef
me que la triſteſſe n'a iamais fait pleurer à
cauſe de la fechereſſe naturelle qu'ils ont,
trouuent des larmes quand ils rient ; parce
qu'elles ne viennent que des parties Voiſi
nes , non plus que celles que la douleur des
yeux excite quelque- fois. Concluons donc
que la loye porte les humeurs & les Eſprits
Mm
LES CHARACT. DES PAS .
274
aux parties exterieures , & que l'agiration
des muſcles les eſpraint & les fait fortir ; d'où
viennent les Larmes aux yeux , & la Sueur
aux fancs & au viſage;parce que c'eften céc
endroit que le mouvement eſt plus violent,
& que la peau eſt plus delicate.
A
275
L ES
CHARACTERES
D V DESIR .
CHAPITRE V.
1
'Il eſt vray que l'Ame ait des Aif
les, comme Socrate a dit autres
fois ,il ne faut point les chercher
aillieurs que dans les Deſirs ; Ce
font eux qui la portent en tous les endroits
où elle veut aller,ils l’elleuět iuſques au Ciel,
ils la font deſcendre iuſques aux abyfines;" EC
par vne eſtrange & merueilleuſe ſorte de
mouuement , ils la font ſorcir hors d'elle
meline fans la diuiſer , & la tranſportent par
tout fans luy faire quitter le lieu où elle eſt .
Mmij
276 LES CHARACTERES
Auſſi peut -on dire que la Nature n'a iamais
eſté ſi ſage, ny ſi ingenieuſe en pas vn de ſes
ouurages , qu'elle a eſté en ceſtuy -cy : Car
ayant fait l'Āme vuide & deſpourueuë de
toutes choſes , & ayant mis hors d'elle tous
les biens qui luy eſtoient neceſfaires ; elle
cſtoit obligée de luy donner quelque vertu
qui la portaſt vers eux & . qui les peuſt vnir
enſemble : Il falloit que dans la priſon où
elle la tient enfermée , elle luy donnaît quel
queyſage de la liberté qui eſt née auec elle ;
Et que ſans rompre ſes chaiſnes, elle la laiſſaft
aller par tout lV niuers qu'elle a ſoulmis à ſes
loix & à ſes iugemens: Il falloit enfin qu'a
l'auoir cirée du Ciel & l'auoir bannie
pres
du lieu de ſa naiſſance , elle permiſt au
moins à ſes penſées d'y retourner quelque
fois ; Et que dans ſon exil elle euſt quelque
commerce auec les choſes Diuines qui luy
ſont alliées ,& qui doiuent à la fin couron
ner les peines & les trauaux de ſon banniſ.
ſement. Elle luy a donc donné les Deſirs
pour l'approcher des biens qu'elle n'auoic
pas , pour la mettre en liberté & pour l'elle
uer au Ciel , qui eſt le lieu de ſon origine &
DY DESIR , CHAR. V. 277
la ſource de ſes felicitez . En effet il faut croi
re que les principaux objets qui doiuent
exciter en nous cette belle Paſſion , ne ſe
trouuent pas dans la terie,ny parmyles cho
ſes baſſes & caduques : Noſtre ame eſtant
immortelle , n'a pas beſoin de ce qui eſt pe
riſſable ; Et s'il y a des biens dont elle doi
ue attendre la perfection , il faut qu'ils ſoient
plus nobles & plus excellens qu'elle n'eſt;
il faut qu'elle les cherche au deſſus d'elle
meſme ; en vn mot il n'y a que Dieu ſeul
qui doiue-allumer fes Defirs, puis qu'il n'y
a que luy ſeul qui puiſſe remplir cét abyſme
infiny, & ce vuide immenſe quiſe trouuent
I en elle .
Auſſi ce ſage Philoſophe qui s'eſtoit fi
guré qu'elle auoit des Aiſles , n'a eftimé
pas
qu'elles ſeruiſſent à d'autre vlage , qu'à la
porter vers cette premiere & ſouueraine
Idée du Bien : Quand il l'a veu deſcendre en
bas & courir apres les biens corruptibles ,
ila creu qu'elle les auoit perduës ,qu'elle fai
ſoit vne cheure pluſtoft qu'vne courſe , &
qu'alors elle eſtoit dans le corps non pas leu
lement comme en la Priſon , mais comme
Mm iij
RES
RA CTE
278
LE'S CHA
en ſon Tombeau . Car n'y reconnoiſſant :
plus aucun mouuement qui luy fuſt natu
rel , n'y voyant plus aucune agitation de ce
feu diuin dont on dic qu'elle eſt reueſtuë ,
il a eu raiſon de croire qu'elle n'eſtoit plus
viuante ; où qu'elle auoit paſſé dans la nature
, qui ne regardent que la
de ces ames brutales
terre , & qui a ſon aduis ſont pluſtoſt des om
bres que des eſtres veritables .
Il eſt vray que les ſens qui ſont ſous fa
conduite , l'obligent à rechercher ce qui
leur eſt conuenables qu'il faut qu'elle pour
uoye aux neceflicez du corps qui la ſert en
ſes fonctions : Mais la Raiſon à reduit ces
ſoins à des bornes fi eſtroites ; Et la nature a
rendu les choſes neceſſaires , ſi communes ,
qu'il n'y a preſque pas lieu de les ſouhaiter:
Pour le moins s'il y faut employer quelque
partie de nos Deſirs , ce doit eſtre la plus
foible & la plus petite .
Veritablement ce ſeroit offencer la di
gnité de l'ame, & l'excellence des Biens où
elle doit aſpirer; que de deſtiner tant de no
bles Deſirs qu'elle peut former , à des cho
DV DESIR , CHAP . V. 279
ſes ſi baſſes & fi inutiles ; Ce ſeroit meſme au
lieu de l'enrichir , la rendre necelliteule ;
puis qu'il eſt certain que le Deſir eſt la me
ſure de la pauureté , & qu'autant qu'il y a
de choſes que l'ame deſire, il y en a autant
dont elle a beſoin : De ſorte qu'en recher
chant plus de biens qu'il n'en faut au corps ,
elle le rend d'autant plus neceſſiteux , & fc
charge en ſuite de la pauureté qu'elle luy a
caulée ,
Apres tour , les Deſirs eftant comme les
arres & les gages que lame donne de la ſu
jection aux choſes qu'elle recherche , fi el
les ſont conformes à ſa nature & à la digni
!
té , la fujection en eſt honneſte & legitime ;
ce ſont les premiers pas qu'elle fait pour la
vertu & pour la felicité: Mais ſi elle s'enga
ge à des ſujets indignes d'elle , elle fe foub
mer à ſes ennemis & ouure la porte à tou
les vices & à tous les malheurs qui luy ſçau
roient arriuer .
Nous ne deuons pas nous engager plus
auant en ces conſideracions qui appartiene
nent à la Philofophie Morale ; luiuons no
RE
RA CTE
280 LES CHA S
ſtre delein & repreſentons icy les Chara
deres de cette paſſion.
Il faut eftre bien hardy pour entrepren
dre le Tableau du Deſir : C'eſt yne pafſion
ſi ſubtile & li changeante , qu'il eſt preſque
impoſſible de trouuer des couleurs qui la
puiſſent repreſenter : C'eſt vn Prothée qui
prend autant de figures qu'il y a de Biens
Imaginables : Elle fuit ſans ceſſe comme le
vent , elle ſe melle par tout comme l'air ; Et
la peinture n'a pas plus de peine à donner
des corps à toutes ces choſes, qu'en a l'El
prit à former les Characteres de cette Paf
ſion .
Il eſt vray qu'il y a des Deſirs que l'on
peut facilement dépeindre ; qu'il n'eſt pas
mal -ayſé de deſcrire l'Ambition , l'Auarice
& la Conuoitiſe ; que la Faim & les autres
appetits des fens ſe peuuent ayſément ex
former yne
primer : Mais ce ne ſeroit pas
idée generale di Dofir , comme nous ſom
mes obligez de faire , que de toucher à ces
differences. Pour ſuivre l'ordre que nous
nous
DY DESIR , CHA P. V. 281
nous ſommes propoſez ; il faut détacher cer
te Paſſion de tous les objets particuliers , &
conſiderer ſeulement les effets qui ſontcom
muns à toutes ſes eſpeces : Commençons
donc par les ActionsMorales. 17 !
i
Quoy que les Defirs, comme enfans de
l'Amour , ayent les meſmes progrez & les
meſmes accroiſſemens que l'Amour meſme;
Et que dans leur naiſſance ce ne ſoient que
de petites eſtincelles qui s'augmentent peu
à peu , & qui fe changent apresen de gran
des flammes ; ncantmoins il arriue bien
fouuent qu'ils eſclatent tout d'un coup , &
qu'ils ont en naiſſant la meſme force & la
meſme vehemence que le temps a accouftu
mé de leur donner . Vous diriez que ce ſont
de ces feux d'artifice qui s'allument en vn
moment , & dont la flamme ne paroiſt pas
fi-coſt , qu'elle deuore toute la matiere qui
luy ſere d'aliment, qu'elle entraiſne tout ce
qui la recient , & renuerſe cout ce qui s'oppo
ſe à ſon cours : Car aumeſme inſtant qu'ils ſe
ſont eſpris dans l'ame , ils occupent toutes
ſes penſées , ils emportent la raiſon , & la
Nn
282 LES CHARACTERE S
pouſſent vers le bien deſiré à trauers tous les
obſtacles & tous les empeſchemens qui ſe
peuuent preſenter. En effet elle ſe mocque
alors de cous les conſeils & de tous les dan
gers ; la deffencc allume fa conuoitiſc , la
difficulté l'irrite ; Et elle ne croit pas que
ſes Deſirs puiſſent eſtre nobles , s'ils ne ſont
cxtrêmes ; ny gencreux , s'ils ne ſont teme
faires .
En ſuite de ces dangereuſes maximes , il
ne faut pas s'eſtonner li celuy qui eſt agité
de cette paffion dcuient Infolent & Impor
tun : Il ne parle que de ce qu'il ſouhaite ,
il le demande inceffamment , le refus ne
le rebure point ; Et quand on luy a fermé la
bouche , les yeux ſollicitent encore pour el.
lc , & prient auec plus d'inſtance que ſes pa
roles ne faiſoient auparauant : Vousy voyez
vne certaine ardeur impatiente , & ie ne
ſçay quelle preſſante auidité qui ſemblent
pourſuiure lc bien deſiré ; Et lors qu'il ſe
preſente à eux , on diroit qu'ils le vont jecter
ſur luy , qu'ils le vont rauir , & deuorer mel
mcaucc lcursregards.
DV DESIR , CHA P. V. 283
Mais ſi en cette rencontre ſes yeux font
clairuoyans , ſon iugement eſt tout à fait
aucugle , il ne conſidere plus la condition
ny celle des autres . ; il y a coûjours en ſes
pourſuites , ou quelque liberté infolente ,
ou quelque ſoumiſſion infame ; Et toute
l'excuſe qu'il donne à ſon impudence ou
à ſa laſcheté , eſt qu'il croit mcriter ce
qu'il deſire & qu'abſolument il le veuc
auoir. Pour l'obtenir quels ſoins & quelles
peines ne prent - il pas : Il va , il vient , il cher
che ; il prend aduis de l'vn , il demande fe
cours à l'autre , il menace , il pric ; enfin il
n'eſt iamais en repos , & n'y laiſſc iamais per
ſonne : Car meſme quand il eſt ſeul, il re
muë en ſon eſprit toutes les puiſſances qui
peuuentle ſeruir ou le trauerſer; il n'a point
de penſées ou quelqu'un de ſes amis ou de
ſes ennemis ne ſoit intereſſé ; Et qui verroir
tous les deſſeins qu'il medite en lon coeur ,
pourroit dire que c'eſt là où ſe forment les
orages qui doiuent troubler tout le monde .
Mais à dire le vray toutes ces tempeſtes
du
nc font le plus ſouucnc autre choſe que
Nnij
3
284 LES CHARACTER ÉS
bruit ; elles ſe diſſipent en - des deſſeins ima
puiſſans ou inutiles ; Et tout le mal qu'elles
cauſent, c'eſt qu'elles chaſſent la tranquilli
té de l'ame où elles ſe font efleuées . En ef
fer celuy qui deſire eſt expoſé à quatre pal
ſions, qui comme des vents impetueux l'a
gitent ſans ceſſe ; la hardieſſe & la crainte ,
T'eſperance & le deſeſpoir l'c branlent alter
natiuement , & elles ſuccedent quelque - fois
l'vne à l'autre auec tant de viteſſe , qu'elles
ſemblent ſe meller & ſe confondre enſem .
ble ; Il craint , il eſpere & deſeſpere en mel
me temps , il veut & ne veut pas , & bien
fouuent à force de deſirer , il ne Içait ce qu'il
deſire .
Son irreſolution & ſes inquietudes paroiſ
ſent meſme au dehors , car il ne peut de
meurer en yne meſme place ný en vne mef
me poſture , il ſe tourne d’yn cofté & d'au .
tre , il s'aſſied , il ſe leue , il marche à grands
pas ; puis il s'arreſte tout à coup : Par fois il
reſue fi profondement qu'il ſemble eſtre ra
uy en extafe ; Et au meſme inſtant il ſe re
ueille , pouſſant auec de grands ſouſpirs vne
DV DE SIR ,CHAP. V. 285
voix tantoft aiguë, tantoft languillante : Ses
paroles ſont entrecoupées de langlots & de
larmes ; & ſes diſcours ſont pleins de lon
gues exclamations & de ces accens paſſion
nez qui accompagnent ordinairemičnı l'im
patience , le regret & la langueur. Le plus
louuent ilſe parle à luy -melme,il s'intero
ge & ſe reſpond ; Et fi d'autres l'entretien
nent , ſon eſprit eſt toujours diſtrait , ſes ref
ponces ſont confuſes & embaraſſées , &
quelquc-fois meſme ſa parole s'arreſte tout
à coup ,quelque effort qu'ilfalle pour la fai
re ſortir . Sa bouche ſe remplit d'une eau
claire & ſubcile , ſa langue tremouſſe par in
terualles , & frappant les levres , elle les hu
mecte & les blanchiſt d'eſcume. Tout ſon
viſage s'enfle & deuient rouge ,la teſte s'a
uance ſur l'objet deſiré , les bras s'eſtendent
vers luy ; ſon coeur meſme, tout contraint &
reſſerré qu'il eſt , s'eflance par de grandes fe
couſſes & eſleue la poitrine auec tant de
violence que les coſtes en quitent par fois
leurs jointures . L'appetit & le fomineil ſe
perdent ; le poil blanchiſt quelque-fois en vn
moment ; toute l'humeur radicale fe conſu
Nn iij
1
.
286 LES CHARACTERES
me , le corps s'amaigriſt & ſedeffeicche ; Et
il n'y a que la jouïſſance ou la mort qui puiſ
ſe terminer la langucur & ſes deſirs.
De la Nature du Defir.
II . PAR TI E.
L ſemble d'abord qu'il n'y a pas
grande peine à dire ce que c'eſt
que le Deſir : Comme il ne ſe
forme iamais que pour les choſes
que l'on n'a pas & que l'on veut auoir , on
peut facilement croire que l'objet qui l'ex
cite eſt le Bien Abſent, que l'ame taſche
de s'en approcher , & que le mouuement
qu'elle fait vers luy , fait auſſi couce l’Eſſens
ce de cette Paſſion .
Mais qui voudra examiner cela bien ſoi
gneuſement y trouuera plus de douces que
de reſolutions , & confeſfera en ſuite qu'il y
a beaucoup de choſes à deſirer dans la ſcien
ce ordinaire des Deſirs. Car outre que l'on
Dv D E SIR, C H Ả P. v. 287
deſire le bien que l'on poffede , & que le mal
meſme ſe fait quelque- fois ſouhaiter; Il eſt
certain que cette definition confond le De
ſir auec l'Amour, & qu'elle ne marque au
1
cune difference eſſentielle qui les puiſſe di
ſtinguer l'vn de l'autre. Car ſi le Bien pour
eſtre abſenc excice le Deſir , il faudra que
l'on ceſſe d'aymer le Bien quand il s'abſen
tera ; que l'Amour ſe change alors en De
fir , ou que l'Amour & le Defir ne faſſent
qu'vne meſme pallion ; quoy que ce ſoit
vne choſe inouïc parmy tes Philoſophes que
deux eſpeces ſe confondent en vne , & que
l'on ceſſe d'aymer vn bien pour n'eſtre plus
preſent. Ioint que l'Abſence ne ſemble pas
eſtre le veritable objec du Deſir , ny meſmes
en faire partie , comme quelques - vns ont
penſé ; puis qu'elle n'a rien en ſoy qui ſoit
capable d'attirer l'Appetit à elle ; eſtant plu
ſtoſt vn mal qu'vn bien : Et partant le De
fir ne pouuant auoir d'autre objet que la
Bonté , & le mouuement qu'il fait vers elle
deuant eſtre ſemblable à celuy de l'Amour,
il faudra , contre les maximes de la plus ſaine
Philoſophic , que ce ne ſoient pas deux paf
1
288 LES CHARACTERES
fions differentes ,& que l'Amour , le Deſir , &
la loye meſme , ne ſoient qu'vne meſme
choſe.
Or cette confuſion a pris ſon origine de
ce que l'on a definy ces paſſions en termes
trop generaux , & que l'on n'a pas ſpecifié la
difference du mouuement qui eſt propre à
chacune : Car puiſque toute leur eſſence
conſiſte dans le mouuement , il faut ſi elles
ſont differentes entr'elles , que ce ſoit par la
diuerſité des mouuemens , & que leurs defi
nitions expriment l'agitation particuliere
qui ſe trouue en chacune d'elles .
Pour trouuer donc celle du Deſir , il faut
fuppoſer que cette Paſſion vient toûjours
apres l'Amour ; parce qu'on ne deſire que
les choſes que l'on croit eſtre bonnes ; Et
quand les mauuaiſes excitent nos deſirs ,
c'eſt toûjours ſous la figure & l'apparence
du bien : Car la mort que recherche vn mal
heureux luy ſemble eſtre le port & la fin de
ſes miſeres , le peril eſt aux hommes de cou
rage la ſource de la gloire & de l'honneur ;
enfin tout le monde delire l'efloignement
du
DY DESIR , CHAP . V. 289
du mal , parce que c'eſt yn bien d'en eſtre
deliuré .
Le Defir a donc le Bien pour objet, & par
conſequent il vient toujours apres l’A
mour , puiſque l'Amour eſt le premier mou .
uement quel'ame fait vers le Bien . En effet
ſi -toſt que l’Appetit a receu l'image & l'Idée
du Bien , il ſe meut vers elle & s'y vnit au
meſme inſtant, parce qu'elle luy elt preſen
te ; Et cette vnion fait la paſſion d'Amour ,
comme nous auons dit aillieurs.Mais parce
que cette vnion ne fait pas toujours vne
parfaite pofleffion ; foit à cauſe que le bien
ne ſe preſente pas tout entier ; ſoit parce
qu'il y a des choſes qui outre cer eſtre Ideal
qu'elles ont dans la penſée, en ont vn autre
reel & veritable qui demande auſi vne
vnion réelle : Quand l'amea reconnu qu'el
le ne iouïſt pas entierement du bien qui luy
dece
eſt repreſenté , elle ne ſe contente pas
premier mouuement qu'elle a fait vers luy ,
ny de s'eſtre ynie à ſon Idée ; elle le cherch :
hors d'elle -meſme , & forme cette paſſion
que nous appellons Delir.
Cela eſtant, il eſt facile de conceuoir quel
AC TERES
LES CHAR
290
eſt le mouuement dont l'Appetit eſt agité
en cette rencontre : Car dans l’Amour il ſe
mais
porte tout droic vers l'Idéc du bien ,
dans le Deſir il ſemble la quiter , & comme
s'il vouloic fortir hors de ſoy , il s'eſlance
vers l'objet qui eſt abſent. C'eſt pourquoy
il y a grande apparence que ces deux mou
uemens ſe font l'vn apres l'autre , principa
lement s'ils ſont violens : Car chacun re
müant l'ame toute entiere , & la pouſſant en
des chemins differens , il ſemble qu'ils ne ſe
puiſſent rencontrer enſemble & qu'il faut de
neceſſité que l’Appetit s’vniſſe premiere
ment au bien imaginé, puis qu'il s'eſlance
: vers luy s'il eſt abſent ; Et qu’apres il repren
ne ſon premier cours , retournant ainſi de
l'vn à l'autre de moment en moment . En
effet nous experimentons que les Deſirs ne
paroiſſent dans l'ame que comme des eſ
clairs ; que ce ne ſont que des ſecouſſes &
des eſlans qu'elle ſe donne ; Et que toute
leur durée dépend du redoublement & des
frequentes repriſes qui s'en font.
C'eſt pour definir exa
quoy on les peut
Stement en diſant , que ce ſont des Moxuc
DV DESIR , CHÄP. V. -291
mens de l' Appetit , par leſquels l'ame s'eſlance
vers le bien abſent à deffein de s'en approcher Es
de s'unirà luy.
Il ne faut pas pourtant s'imaginer que
l'Appetit en s'Erlançant ainfi , forte de les
bornes naturelles , & qu'à la maniere des
corps animez , il paſſe d'vn lieu à l'autre pour
s'approcher du bien qui eſt eſloigné. Toute
cette agitation ſe fait en luy -meſme, com
me nous auons dit au diſcours de l'Amour;
Et quoy qu'il ſemble ſe vouloir jetter en de
hors , il ne fait autre choſe que heurter
ſes limites & pouſſer ſes parties comme des
flots qui battent le riuage ſans pouuoir pal
fer plus auant .
Mais puiſque l'ame ne ſort point en effet
hors d'elle -melme, & qu'elle ne s'approche
point par conſequent du bien deliré ; on
pourroit demander que luy peut ſeruir le
mouuement qu'elle fait en cette rencontre .
Certainement il faut confeller que bien
ſouuent il luy cit inutile : S'il ne paſſe dans
les facultez qui peuvent porter l'animal vers
Ooij
292 LES CHARACTERES
le bien , & le luy faire poſſeder; il ne luy ſert
de rien : Car la nature n'a donné à l'Appetit
la puiſſance de ſe mouuoir ainſi que pour
inſpirer le meline mouuement aux facultez
quiſont ſous la direction : L'agitation qu'il
le donne eſt l'idée de celle que les vertus
motrices doiuent faire au dehors ; c'eſt com
me le crayon & le deſſein de l'ouurage
qu'elle doit acheuer dans les organes .Mais
s'il en demeure là , ce ſont des ſecouſſes &
des faillies vaines & inutiles ; ce ſont des
mouuemens imparfaits & des deſirs infor
mes qui offencent en quelque façon la Natu
re : D'autant que les ayant deſtinez pour l'a
ction , ils deſtruiſene l'ordre & lecommer
ce
qu'elle a cſtably entre les facultez de l'ame ,
quand il ne les pouſſent pas à la fin qu'elle
leur a propoſée.
En effet il y a vn ſi grand rapport & vn
ordre ſi eſſentiel entre le Deſir & la louiſlan
ce , que l'on ne forme iamais de Deſirs pour
les choſes que l'on croit eſtre impoſſibles :
parce que l'ame n'a point alors de but ny
de viſée pour agir , & qu'elle ne ſçauroit
produire aucune action , ſi elle n'a quelque
ja e
DV DESIR , CHAP . V. 293
motif qui l'excite & qui l'elbranle ; puiſque
la fineſt la premiere de toutes les cauſes , &
celle qui leur donne l'efficace & le mouuc
ment .
le ſçay bien qu'il y a beaucoup de cho
ſes que l'on recherche inutilement , & que
l'on ne peut iamais acquerir , quelque ſoin
& quelque trauail que l'on y puiſſe appor
ter . Mais c'eſt que l'on ne conſidere pas les
empeſchemens & les obſtacles qui s'y doi
uent rencontrer : Et ſi la raiſon les propoſe
quelque - fois, & que contre les aduis on faf
ſe encore des ſouhaits pour ell
elles cc deſor
es ;;cc
n qui ſe figure le
dre vient de l'imaginatio
plus ſouucnt que les choſes ſont failables;
qui le perſuade facilement à l'Appetit , & y
faic naiſtre apres ces deſirs vains & chime
riques ,dont nous venons de parler.
La difficulté eſt bien plus grande à ſça
uoir Ellancemét,
comment ſe peut faire cét
quand le Deſir ſe meſle auec la Crainte , la
Douleur & les autres paſſions, où l'ame ſe
retire au dedans & r'entre pluſtoſt en ſoy
meſme qu'elle ne ſemble en ſortir.
Oo iij
llte
qua Refi due
294 LES CHARACTERE S
On pourroit croire, que ces mouuemens
ſe font I'vn apres l'autre,comine nous auons
dit qu'il arriuoit dans l'Amour ; qu'apres
que la preſence du mal à fait retirer l'Ap
petit , le Deſir le repouſſe en dehors pour
chercher le bien qui luy doit venir de l'ef
loignement du mal ; et qu'il ſe fait ainſi de
moment en moment yn flux & reflux con
tinüel de toutes ces paſſions. Mais ie m'i
magine que cela n'arriue pas toujours ainſi;
Et qu'en fuyant meſme, l'amc peur faire le
mouuement que le Deſir demande, ſans
qu'elle ſoit obligée de retourner ſur ſes pas :
Comme celuy qui fuit s'eſloigne en meſme
temps de ſon ennemy & s'approche des lieux
où il croit eſtre en ſeureté : Aulli eſt - il vray
ſemblable que l’Appetit en ſe retirant , peuc
éuiterle mal & rechercher le bien tout en
ſemble ; Et que les meſmes efforts & les mef
mes ellance nens qu'il fait pour hafter ſa fui
te , peuuent encore ſeruir à former les deſirs
qu'il a de poſſeder le bien qu'il s'y eſt figu
ré. Et alors il caſche de ſortir hors de ſoy en
la ineſine ſorte que quand il n'y a que le bien
tout pur qui l'attire à luy : Car l'amc eft fi
fuardata da da
DÝ DESIR , CHA P. V. 295
fort troublée par la preſence du mal , qu'il
luy ſemble que ce n'est pas aſſez de le fuir
& de s'en eſloigner ; qu'il faut qu'elle ſe
cache & ſe defrobe à elle meſme; Et qu'elle
peut en precipitant fa fuite, paſſer par deflus
ſes bornes & lortir hors de loy , comme elle
fait en courant apres le bien . Mais c'eſt yne
erreur que ces Paſſions inſpirent facilement
dans vne puiſſance aueugle & quine fecon
duit pas par la raiſon :Quelque effort qu'elle
ſes propres
faſſe , elle demeure toûjours en
limites , & ne quite point les lieux qu'elle
croit auoir abandonnez . Il eſt vra y que les
Eſprits qui ſuiuent ſes mouuemens ſe reti
rent en effet au centre du corps , & que les
autres organes font faire vne veritable fuite
à l'animal qui eſt ſurpris de cette paſſion ;
mais tout cela eſt exterieur à l'ame, & nous
ne parlons icy que de ce qui ſe fait au de
dans .
Il ne reſte plus pour l'entier eſclairciſſe
ment de la definition que nous auons don
née , que d'examiner ſi le Bien Abfent eſt le
veritable objet du Deſir ; car nous auons
1
j
296 LES CHARACTER ES
propoſé au commencement de ce diſcours
deux objections affez conſiderables , qui
ſemblent prouuer le contraire ; veu qu'il
eſt certain que l'on deſire quelque- fois les
choſes dont on jouift ; Et que l'Abſence
eſtant yn mal , eſt pluſtoſt capable d'elloi
gner l'Appetit que de l'attirer à elle : De for
te qu'il faudroit en ce cas , que l'objet du
Delir ne fuſt pas different de celuy de l’A
mour , & partant que toutes deux ne ful
ſent qu'vne meſme Paſſion .
Pour la premiere, nous auons deſia mon
ſtré aux diſcours precedens , que quand on
deſire le Bien que l'on poffedeon
, s'y figure
toûjours quelque choſe dont on ne jouïſt
pas encore ;ſoir que la plus part des biens ne
ſe preſentans pas tous entiers, ily a toûjours
quelqu'vne de leurs parties qui manque ;
ſoic que leur poffeffion ne deuant pas eſtre
de longue durée , on en deſire la continua
tion comme vn bien qui eſt encore ye
nir.
Pour la ſeconde , il faut dire que bien
qu'il ſoit veritable que l'Abſence n'attire pas
l'Appetit
i
D V DESIR , CHAP . V. 297
l’Appetit & quece ſoit la ſeule Bonté , il ne
s'coluit pas pourtant que l'Amour & le De
fir ayent vn meſme motif , ny que tous
deux ne faffent qu'vnc meſmc paſſion . Car
outre qu'il ſemble que le mouuement ne ti
re pas toûjours ſon eſpece du but & de la
fin où il tend , mais encore du milieu parou
il paſſe pour y paruenir ; comme l'on peut
iuger par le mouuement Circulaire qui
n'eit different du Droit que parce qu'il ſe
fait ſur vne lignecourbe ; Et que pour cet
te raiſon quand ces deux Paſſions auroient
vn meſme objet , elles ne laiſſeroient pas
d'eſtre de differente eſpece à cauſe du diffe
rent chemin qu'elles prennent pour y arri
uer : Il eſt certain que dans les choſes Mo
rales , les conditions & les circonſtances qui
font eſtrangeres à l'objet , diuerfifient lemo
tif des actions ; Et que l’Abſence du Bien
donne yn autre mouuement à l'Ame
quc
ne fait la Bonté toute ſeule. Car bien qu'el
le taſche toûjours de s’vnir au bien qu'elle
connoiſt ; s'iln'eſtpas preſent, il faut qu'el
le adjouſte yn autre deſſein à cette premie
re inclination , & qu'ellc aic ſoin de s'appro
Pp
R
ACTE
296 LES CHAR ES
propoſé au commencement de ce diſcours
deux objections affez conſiderables , qui
ſemblent prouuer le cont raire ; veu
contrair qu'il
eſt cercain que l'on deſire quelque -fois les
choſes dont on jouïſt ; Et que l’Abſence
eſtant vn mal , eſt pluſtoſt capable d'elloi
gner l'Appetit que de l'attirer à elle : De for
te qu'il faudroit en ce cas , que l'objet du
Deſir ne fuſt pas different de celuy de l’A
mour , & partant que toutes deux ne fuf
ſent qu'vne meſme Paſſion.
Pour la premiere , nous auons deſia mon
ſtré aux diſcours precedens , que quand on
deſire le Bien que l'on poſſede, on s'y figure
toûjours quelque choſe dont on ne jouiſt
pas encore; ſoit que la plus part des biens ne
ſe preſentans pas tous enriers, il y a coûjours
quelqu'vne de leurs parties qui manque ;
ſoit que leur poffeffion ne deuant pas eſtre
de longue durée , on en deſire la continüa .
tion comme yn bien qui eſt encore à ve
nir.
Pour la ſeconde , il faut dire que bien
qu'il ſoit veritable que l’Abſenccn'attire pas
l'Appetit
i
D V DESIR , CHAP. V. 297
l’Appetit & que ce ſoit la ſeule Bonté , il ne
s'enluit pas pourtant que l'Amour & le De
fir ayent vn mcſme motif , ny que tous
deux ne faſſent qu'vne meſme paſſion . Car
outre qu'il ſemble que le mouuement ne ti
re pas toûjours ſon eſpece du but & de la
fin où il tend , mais encore du milieu par où
il paſſe pour y paruenir ; comme l'on peut
iuger par le mouuement Circulaire qui
n'eſt different du Droit que parce qu'il ſe
fait ſur vne ligne courbe ; Et que pour cet
te raiſon quand ces deux Paſſions auroient
yn meline objet , elles ne laiſſeroient pas
d'eſtre de differente eſpece à cauſe du diffe
rent chemin qu'elles prennent pour y arri
uer : Il eſt certain que dans les choſes Mo
rales , les conditions & les circonſtances qui
ſont eſtrangeres à l'objet , diuerfifient le mo
tif des actions ; Et que l’Abſence du Bien
donne vn autre mouuement à l'Ame que
ne fait la Bonté toute ſeule. Car bien qu'el
le taſche toûjours de s'vnir au bien qu'elle
connoiſt; s'iln'eſt pas preſent, il faut qu'el
le adjouſte yn autre deſſein à cette premie
re inclination , & qu'elle ait ſoin de s'appro
Pp
*
LES CHARACTERES
298
cher de ce qui eſt eſloigné d'elle, aupara
uant que de s'y pouuoir vnir & d'en auoir
vne parfaite jouiſſance. De ſorte que le ve
ritable Motif du Deſir eſt l'approche que
doit faire l'ame, & non pas l'ynion ny la
jouiſſance ; celle- là ſeruant de motif à l'A
mour , & celle- cy au Plaiſir comme nous
auons dit aillieurs . C'eſt pourquoy l’Appe
tit s'agite de diuers mouuemens en toutes
ces Paſſions; car dans celle- cy il s'eſlance &
ſe jette hors de luy -meſme ; dans l'Amour il
s'attache à l'idée du Bien , & dans le plaiſir il
ſe reſpand ſur elle .
DV DESIR , CHAP . V. 299
Quel eſt le mouuement des Humeurs es des
Esprits dans le Defir.
III . PAR TI E.
Vis que le mouuementdes El
prits eſt conforme à celuy de
l’Appetit, il ne ſera pas mal -ayſć
de dire comment ils ſont agitez
en cette Paſſion ; apres auoir monſtré que
l’Appetit ſe deſtourne en quelque ſorte de
l'Idée du Bien pour ſe jetter vers l'objet ab
fent. Car l'Amour qui deuance toûjours le
Deſir, les ayant tirez du coeur , & les ayant
portez à l'imagination pour les vnir à l'íma
ge du Bien qu'elle s'eſt formée , le Defir
vient apres qui les retire & les jette en de
hors pour s'approcher du bien qu'elle penſe
eſtre eſloigné. Et de là vient que le viſage
s'enfle & deuient rouge ; que les yeux s'a
1
uancent & ſemblent vouloir ſortir de leur
place ; les Eſprits qui s'eſchapent entraiſnant
Pp ij
1
LES CHARACTERES
300
auec eux les parties les plus mobiles , &
pouſſant celles qui reſiſtent à leur ſortie.
Mais on pourroit demander , li l’Appetic
ne ſort point en effet hors de ſoy , en eſt- il
de meſme des Eſprits ? Eſt - ce aſſez qu'ils 1
viennent comme luy , heurter leurs limites
& qu'ils s'arreſtent apres ce vain effort ?
Certainement la plus grande part ne paſſe
pas outre : Commece ſont les premiers or
ganes de l'ame, & ſans leſquels elle ne peut
faire aucune action parfaite ; clle les retient
tant qu'elle peut , & eux auſſi ne ſe ſeparent
d'elle que par vne grande violence . Car s'ils
ſont animez comme il eſt vray - ſemblable ,
ou s'ils ſont de ces inſtrumens qui veulent
eſtre toûjours yniz à leur principe ; ils ne
pcuuent s'eſloigner de l'ame ſans le perdre :
Et quand cela arriue, il faut que ce ſoit con
tre leur deſſein , puiſque chaque choſe tra
uaille à ſa conſeruation . Quant le Deſir les
pouſſe donc à la ſurface du corps, l'Ame qui
eſt contrainte de demeurer dans ſes limites ,
y retient auſſi les Eſprits; mais cela n'em
peſche pas qu'il ne s'en eſchappe quelque
DV DESIR , CHA P. V. 301
partic , & que l'impetuoſité de leur mouue
ment ne les jette au delà des bornes qui leur
ont eſté preſcriptes. Ce ſont des corps fi
fluides qu'à la moindre agitation ils s'eſcar
tent & fedeſrobent ; ils penetrent par tout ,
il n'y a point d'obſtacles qui les puiſſe arre
fter : Et bien qu'entant qu'ils ſont organes
del'ame, ils ayment d’eſtre auec elle ; neant
moins comme ce ſont des corps ſubtils &
deſliez qui ont grande affinité auec l'air; leur
premiere inclination eſt de ſe deliurer de la
priſon où ils font enfermez , & de quiter le
mellange des choſes groſſieres & impures,
pour s'vnir à celles qui leur ſont ſemblables,
1 Mais il eſt encore vray qu'ils ſortent bien
ſouuent par le commandement de l'ame , qui
ne pouuant quitter le corps qu'elle anime ,
les enuoye pour executer les deſſeins, &
cauſe ce tranſport & cette influence des
Eſprits , dont nous auons tant parlé au diſ
cours de l'Amour d'Inclination .
Il faut pourtant remarquer que tous les
Deſirs en pouſſent pas ainſi les Eſprits aux
parties extericures ; il y en a meſme qui ne
Pp iij
302 LES CHARACTERES
les agitent pas , comme ceux quiſe formene
dans la plus haute partie de l'ame dont les
actions n'ont point beſoin d'organes. Il eſt
yray que ces deſirs ny peuuent demeurer
long -temps ſans que les Eſprits ſoient ef
meus : Car l'Imagination eſt fi proche de
l'Entendement, qu'enfin elle deſcouure toll
jours quelque partie de ce qui s'y fait ; Ec
pour lors trauaillant ſur les idées qu'elle en
a receuës , les Eſprits accourent à lon ſerui
ce , & agitent le corps dans les plus ſecretes
actions de la volonté: C'eſt pourquoy dans
les paſlions les plus ſpirituelles, qui deuroiét
eſtre cachées à toutes les puiſſances infe
rieures , nous voyons qu'elles y prennent
part , & qu'elles alterent ſenſiblement le
corps .
De ces Deſirs meſme qui ſe font dans
l’Appetit ſenſitif , il y en a qui ne deman
dent point l'aſſiſtance des ſens exterieurs :
Car quand on deſire vn bien qui n'eſt plus
ou qui eſt fort eſloigné , vous ne voyez
point que les oreilles ny les yeux ſoient em
ployez à la recherche : L'ame y trauaille
toute ſeule , & pour lors auſſi les Eſprits
DY DESIR , CHAP. V. 303
qu'elle pouſſe , n'abordent point ces orga
nes ; ils ſe jettent ſeulement dans la lub
ſtance du cerueau , & s'eſcartent d'vn coſté
& d'autre ſans apporter aucun changement
aux parties exterieures .
Enfin c'eſt yne choſe aſſeurée que le De
ſir qui accompagne la Crainte , l'Auerſion
& les autres paſſions qui fuyent ce qui eſt
nuiſible , ne porte pas les Eſprits au de
hors , comme ceux qui recherchent le bien
tout pur ou quiveulentattaquer le mal: Au
contraire illes retireen dedās ;pour le moins
ſi ce n'eſt luy qui leur donne ce mouue
ment , il n'y reſiſte pas & ſuit l'impetuoſité
dont les Eſprits ſont emportez . Mais il eſt
certain auſſi que quand ces laſches paſſions
les ont ramenez au coeur , le Deſir les eſlan
ce encore au delà , comme s'ils deuoient paf
ſer outre ; Et qu'incontinant apres ces pre
mieres les rappellent , faiſant ainſi vn long
combat de mouuemens contraires qui cau
ſe ce grand trouble & cette agitation vio
lente qu'alors on ſent dans les entrailles.
Il faudroit maintenant voir ſi le Deſir di
304 LES CHARACTERES
late les Eſprits , s'il les pouſſe auec violence
& auec eſgalité, enfin s'il ne remuë que le
ſang le plus pur & les humeurs les plus dou
ces quiſoient dans les veines , comme nous
auons monſtré qu'il ſe faiſoit dans l'Amour .
Mais
apres auoir remarqué que le . Deſir ſe
meſle auec toutes les Paſſions ; qu'il ſe trou
ue ſouuent auec la Douleur & la Craince
qui reſſerrent les Eſprits , & ſouuent auec
l'Amour & la loye qui les eſtendent ; qu'il
accompagnetoûjours la Cholere route tur
bulente & impetueuſe qu'elle eſt , & où les
humeurs les plusmalignes ſont agitées : On
confeſſera que toutes ces ſortes de mouue
mens luy ſont indifferentes , qu'il s'accom
mode auec toutes ; Et que tantoſt il dilate les
Eſprits, tantoft illes refferre ; que par - fois il
les pouſſe auec confuſion & vehemence ,
par- foisavec ordre & moderation , ſuiuant
la nature des Pafſions auec leſquelles il a fait
alliance.Neantmoins cela n'oſte pas toute la
difficulté : Car puiſque le Delir preſuppoſe
toûjours l'Amour , il ſemble que tous les
mouuemens qui accompagnent cette Paf
Lion , fe dcjuent trouuer dans le Deſir , &
que
DV DESIR , CHAP. V. 305
que par conſequent les Eſprits y ſont agitez
de la ſorte que nous auons dit . Mais outre
quenous n'auons pas parlé en ces lieux - là
de l'Amour en general , mais ſeulement
de celle que la beauté inſpire ; il eſt certain
que la plus part des paſſions fe forment ſuc
ceſſiuement , & qu'apres que l'Amour a di
laté les Eſprits, il s'en peut efleuer d'autres
qui les reſſerreront , auſquelles le Deſirs’allic
ra . D'ailleurs comme l'eſmotion de l'ame
precede celle des Eſprits , il ſe forme ſou
uent des paffionsod tes
Eſprits ne ſont point
eſmeus;parce que l'Appetit s'agite auec tant
de viteſſe , & paſſe ſi promptement d'une
paſſion à l'autre , qu'ils n'ont pas le temps de
ſuiure fes mouuemens , & n'obeïſſent qu'à
1
la derniere & à celle qui eſt la plus vehe
mente . C'eſt ainſi que l'Amour ſe peut meſ
ler auec le Deſir ſans donner aux Eſprits le
mouuement qu'ils auroient ſi elle eſtoit tou
te ſeule, ou ſi elle occupoit plus fortement
& plus long- temps .
Mais ſuppoſé que l'Amour les dilate , &
que le Defir ſe joigne auec elle , n'y appor
Qg
TER
RAC
LES CHA ES
306
cera - t'il aucun changement ? Certainement
comme lame void que le bien eft abfent &
qu'elle ne le poſſede pas en effet , il faut
qu'elle perde quelque choſe du deſſein
qu'elle auoit de s'ouurir & de s'eſtendre
pour s'vnirà ſon idée , & qu'elle ſe recueille
pour courir plus promptement vers luy :
De forte qu'il eſt vray ſemblable qu'elle ne
refferre pas les Eſprits dans cette paſſion ,
comme elle fait dans la peur ; mais qu'elle
les reüniſt & les ramaffe vn peu en les pouſ
fant vers le bien abſent. Laiſſons ces marie
res qui pour eſtre trop ſubtiles & crop ob
fcures fédérobent à la veuč & laſſent l'eſpritz
Et cherchons les cauſes des Characteres que
nous auons marquez .
DV DESIR , CHAP . V. " 307
Les Cauſes des Charadteres du
Defir.
I V. PARTIE .
' Amour & le Defir eſtant les plus
generales Paſſions qui ſoient
en l'ame, ſont auſſi les plus fç
condes en actions.; Mais ſi l'on
veut auoir eſgard aux cauſes qui ſont les
plus proches de leurs effets , on confeſſe
ra que le Deſir eſt plus agiſſant ; Et que
toutes les actions humaines , bien qu'el
les viennent de l'Amour comme de leur
premiere ſource , ſemblent tirer leur ori
gine du Deſir comme de leur cauſe plus
proche & plus ſenſible : De ſorte que l'on
peut dire que l'Amour en eſt comme la ſe
mence, mais que le Deſir en eſt la tige ou
le tronc qui donne à tous les rameaux la
vie & le mouuement. Quoy qu'il en ſoit ,
nous n'auons pas entrepris de rendre raiſon
Qq ij
R
ACTE
LES CHAR ES
308
de tous les effets que cette paſſion produit ;
Ce ſera aſſez d'en examiner les plus gene
raux & les plus ordinaires ; Et de chercher
premierement ce qui la rend Importune ,
Impudente , Laſche & Inquiete ; pourquoy
elle n'a point de bornes , & comment elle s'ir
rite par la difficulté .
Il eſt donc vericable que celuy qui deſire
ardemment quelque chofe fc rend facile
ment Import un , parce que la violente paf
fion qu'il a de l'obrenir , la luy fait recher
cher aueuglement, ſanscóliderer les perſon
nes & fans examiner le temps ny les lieux
qui pourroient eſtre fauorables à fon deſſein :
Il la pourſuit par tout , il la demande con
tinuellement; Et comme ſi tout le monde de.
uoit contribuer à ſes plaiſirs, il ſollicite , il
preſſe , il laſſe tous ceux dont il penſe tirer
du ſecours & qui peuuent le faire jouir du
bien deſiré. Auſfi n'ayant point d'autre pen
ſée que celle - là , & ſon eſprit eftant conti
nüellement tendu vers cér objet ; la raiſon
n'a point de temps pour ſe faire entendre ,
ny de force pour retenir les ſaillies de certe
paſſion effrenée ; elle s'y laiſſe meſme em
DV DESIR , CHA P. V. 309
porter , & abandonne ainli la conduite des
actions à des puiſſances aueugles & teme
raires .
Et c'eſt de là meſme que vient l'Impuden
ce qui accompagne ordinairement le Delir :
Car comme c'eit vne certaine hardieſſequi
fait entreprendre les choſes deshonnettes
auec plaiſir , & qui fait m'eſpriſer l'infamie
qu'elles peuuentapporter , il eſt certain que
celuy qui eſt preſſant & importun doit eſtre
Impudent , puisqu'it prend des libertez qui
ſont contre la bienfeance , & qu'il necraint
point le blaſme que merite ſon effronterie.
Mais ſi le Deſir donne de la hardieſſe ,
comment peut - il rendre vne perſonne Laf
cheer Timide ? On pourroit dire que cela ſe
fait en diuers temps ; que par-fois on ſe fi
gure que les choſes que l'on deſire font faci
les à obtenir ; que par - fois il y a de grands
obſtacles à ſurmonter ; Et qu'à meſure que
ces differentes penſées entrent dans l'ame,
elles y font venir la hardieſſe ou la crainte ,
l'eſperance ou le deſeſpoir. Neantmoins
Qq iij
S
310 LES CHARACTERE
quoy que cela ſoic veritable , il eſt certain
auſli que la Hardieſſe qui fait l'Impudence
n'eſt pas toujours incompatible auec la Laf
cheté ; Si elle n'apprehende pas l'infamic ,elle
peut craindre toute autre choſe ; Et l'on ne
Içauroit douter que celuy qui ſollicite auec
tant d'empreſſement & auec tant de ſub
miſſions yne perſonne qui luy eft inferieure,
n'ait yne hardieſſe bien laſche ,& vne iinpu
dence baſſe & feruile .
L'Inquietude, l'Impatience egº l'Irrefolus
tion , ſont encores inſeparables du Defir :
Car l'ame qui ſe void priuée du bien qu'el
le s’imagine luy eſtre neceſſaire, ne peut
auoir de repos qu'elle ne l'ait obtenu ; les
momens qui en retardent la jouiſſance luy
ſemblent eſtre des années & des ficcles; les
moindres empeſchemens luy paroiſſent de
grands obſtacles; Et tous les moyens qu'elle
trouue pour la faire pluſtoſt jouir du bien
deſiré , ſont à ſon aduis foibles & inutiles :
De ſorte que formant à tous momens de
nouueaux deſſeins, entaſſant deſirs ſur des
firs , & faiſant croiſtre les difficultez par ſes
DY DESIR , CHA P. V. 311
irreſolutions , elle s'agite & s'impatiente ſans
ceſſe, & ne trouue pas meſme dans la pof
feffion , la fin de ſes inquietudes , comme
nous auons monſtré au diſcours de la loye .
Mais d'où vient que les Defirs s'accumu
lento ſe multiplient ainſ ? Er qu'à la manic
re des ondes ils ſe ſuyuent & ſe pouſſent l'vn
l'autre; qu'ils s'augmentent par les obſtacles,
& qu'ils n'ont point de bornes qui les puiſ
ſent arreſter ? Il eſt vray que la plus part de
nos Deſirs font de cette nature qu'ils ne ſe
peuuent borner & qu'ils croiſſent à l'infiny ;
mais il y en a auſſi qui ont leur juſte eſten
duë laquelle ils ne paffent iamais. Pour ſça
uoir la cauſe de cette difference , il faut ſup
poſer qu'il y a des Deſirs Neceſſaires à la vie,
& d'autres qui ne le font pas : Ceux - là ſont
communs à tous les animaux & ſont inſpi
rez par la Nature ; Ceux -cy font propres à
l'Homme, & viennent de ſon opinion & de
ſon choix qui ne fe porte pas ſeulement
aux choſes neceffaires , mais encore aux ſu
perfluës. Les premiers ont leurs bornes cer
taines , parce que la Nature qui les conduir
S
CTERE
312 LES CHARA
eft determinée à yn certain but d'où ellen
s'eſcarte iamais , & où elle trouudſon re
pos quand elle y eſt arriuée ; Mais les autres
ſont infinis, dautant que la volonté dont ils
tirent leur origine eft vne puiſſance vniuer
ſelle qui ne ſe rempliſt que par la poffeffion
de toutes choſes ; Et qui ne pouuant eſtre
ſatisfaire de pas yne , court inceſſamment de
l'yne à l'autre , & forme autant de deſirs
qu'il y a de biens dont elle eſt priuée . Ce
n'eſt pas pourtant à dire que tous les Deſirs
qui partent de noſtre choix ſoient infinis ;
Quand ils ſont reglez par la droite raiſon, ils
ont auſſi leurs bornes ; Et l'on peut meſme
aſſeurer qu'ils ſont auſſi naturels & auſſine
ceſſaires que ceux qui ſeruent aux ne
ceſſitez de la vie : Car la droite raiſon n'e
ſtant rien autre choſe que ce qui eſt conue
nable à la nature de l'homme, les deſirs qui
ſont reglez par elle , luy ſont comme natu
rels , & d'autant plus neceſſaires qu'ils ſer
uent à la plus noble partie qui ſoit en luy .
Mais cecy appartient à vn autre diſcours.
Voyons pourquoy la difficulté irritele
Defir
}
DV DESIR , CHAP. V. 313
Defir . Seroit - ce point qu'en eſloignant l'a
me du bien dont elle penſoit jouïr prom
prement , elle l'oblige de faire plus d'effort
pour s'en rapprocher? Ou bien que les em
peſchemensluy inſpirant de nouucaux def
ſeins , luy donnent auſſi de nouueaux ſu
jers de Deſirs , qui s'vniſſant aux premiers
font paroiſtre la paſſion plus grande ? Mais
ces raiſons ne ſont pas yniuerſelles, car elles
ſuppoſent que l'on ſouhaite toûjours le bien
auparauant que les empeſchemens ſe pre
ſentent ; Et cependant iteft vray que la Dif
ficulté & la Deffence font ſouuent naiſtre le
Deſir de certaines choſes , que l'on n'auroit
point recherchées quelque deſirables qu'el
les fuſſent , ſi elles n'auoient eſté difficiles &
deffenduës. Il faut donc dire que la premie
re ſource de cér effet vient de l'inclination
naturelle que l'Homme a pour la liberté &
ſa propre excellence j car eſtant yn
pour
animal naturellement libre & glorieux , il
croit que la Difficulté luy reproche fon im
puiſſance, & que la Deffence bleſſe ſa liber
té: C'eſt pourquoy quand l'vne ou l'autre
ſe preſente ; il ſe ſouſleue contre elle ; Et
Rr
RES
314 LES CHARACTE
penſe qu'en ſe portant vers le bien qu'elles
luy conteſtent , il ſe conſerue les auantages
qu'il a receus de la Nature. Voila pour ce
qui regarde les ActionsMorales, examinons
maintenant les Characteres Corporels ,
Il y en a de deux ſortes comme nous
auons deſia dit ; les yns ſe font par le com
mandement de l'ame ; les autres ſont pure
ment naturels & viennent par neceſſité.
Les premiers , ſont les Yeux auancez & les
t de la
Regards preſſans , le Tremouſſemen
langue , l'Eau qui vient à la bouche ,les di
uerſes Inflexions de la voix , le Diſcours &
le Silence , l'Agitation & le Mouuement du
corps.
Les Yeux es' les Regards qui ſont pro
pres aux Deſirs , ne ſont pas ſeulement fi
xes & attachez à leurs objets; car la medi
tation & l'attention d'eſprit les peut rendre
tels ; mais il y a encore vne certaine ardeur
& viuacité quilesauance en dehors & ſem
ble les jetter ſur la choſe deſirée : Ce qui
n'arriue pas à ceux qui meditent dont les
DVD ESIR , CHA P. V. 315
yeux s'enfoncent & deuiennent obfcurs,
comme enſeigne Ariſtote , & comme nous
dirons en fon licu . Ces regards donc , que les
Latins nomment ſi heureuſement Inftantes,
Procaces , Devorantes, c'eſt à dire preſſans,
auides , & deuorans ; d'où meſme eſt venu
cette vulgaire façon de parler , il le mange
des yeux pour dire qu'il regarde auec ar
deur : Ces regards dis - je font les veritables
images du Deſir , qui n'eſtant rien qu'vn
tranſport & vne faillie que l'ame fait vers
le bien , imprime le meſme e lancement
dans les yeux quiſont les parties les plusmo
biles & les plus obeïſſantes qui ſoiét en tout
le corps , les jettant en dehors autant qu'elle
peut , & autant qu'ellesle peuuentfouffrir.
Ioint
que les Eſprits qui y accourent abon
damment & qui veulent fortir , les pouſſent
en auant pour ſe faire paſſage , & les rem
pliſſent de l'eſclat & de la viuacité que l'on
y apperçoit .
Le Tremouffement de la Langue e l'Eau
'qui vient à la bouche ſont des effets qui fer
uent à l’Appetit des alimens: Car l'ame qui
Rr ij
ES
TER
RAC
LES CHA
316
a vne connoiſſance ſecrete de ce qui eſt vtile
à ſes deſſeins , fçachant que le Gouſt nc ſe
faire ſanshumidicé , & que le mouue
peut
ment de la langue eſt neceſſaire pour faire
deſcendre les alimens dans l'eſtomach , fait
venir l'eau à la bouche & remuë la langue,
quand on void les choſes que l'on deſire,
ou que l'on en entend parler ;ز l'imagina
tion les rendant en quelque façon preſentes,
& faiſant faire aux organes lameſme choſe
qu'ils feroient ſi elles eſtoient veritablement
ſur la langue .
Mais d'où peut venir cette Eau claire Es
fubtile ? Deſcendroit -elle point de ces glan
des qui ſont au fond de la bouche , dont le
principal vſage eſt de receuoir les humeurs
ſuperfluës du cerucau ,& de les reſpandre ſur
la langue afin de l'humecter ? il eſt certain
ordinairement ainſi , & que
que cela ſe fait
le mouuement des Eſprits que le Deſiramei
ne en ces parties , ouure les paſſages & rend
ces eaux plus coulantes . Mais il arriue auſſi
bien ſouuenc qu'elles viennent de l'eſto
mach , ſoit par lc moyen de ces Eſprits er
DV DESIR , CHAP . V. 317
rans qui y accourent pour faire la digeſtion ;
ſoit par la contraction de ſes fibres qui eſ
praint l'humeur dont elles ſont abreu
uées & la fait monter en haut ; Car clles
ſe reſſerrent quelque-fois fi fort dans les De
ſirs, qu'elles renuerſent meſme l'eſtomach ;
Et principalement aux poiſſons qui ſont
tous naturellement gourmands , & qui en
pourſuiuant tropardemment leur proye le
font ſortir hors de ſa place , & le jettent
quelque - fois juſques dans leur bouche .
Quoy qu'il en ſoit ,ilfaut croire que ces deux
effers appartiennent au Deſir des alimens , &
que l'ame a quelque raiſon de les employer
à cét vſage : Mais quand elle les fait ſeruir
aux autres Deſirs,comme il arriue bien ſou
uent , c'eſt vne erreur qui vient de ſon
aueuglement & de la precipitation , & qui
luy perſuade que ce qui eſt neceſſaire à yn
deſſein le peut eſtre encore à vn autre , quoy
qu'il luy ſoit tout à fait inutile .
Les diuerſes Inflexions de la voix qui ſe
jemarquent dans le Deſir ne viennent pas
toutes de luy : Comme il ſe melle auec les
Rr iij
ES
ER
A CT
AR
318 LES CH
autres paſſions , il emprunte d'elles les ſons
& les accens qui leur ſont familiers : Tantoft
il efleue la voix auec la Hardieſſe & la Cho
lerc ; tantoſt il l'abaiſſe auec la Crainte &
la Langueur; par -fois il la couppe auec la
Douleur & l’Eſtonnemét; par -fois il l'allon
ge auec l’Admiration & la Ioye . Mais le
changement qu'il ſemble luy donner tout
ſeul,eſtla Precipitation des paroles , & les
longues Exclamations qui commencent
tous ſes diſcours: Car l'empreſſemét qui ſuit
cette paſſion , fait ſortir les paroles en foule;
& l'ellancement de l'ame cauſe vn ellans
dans la voix , qui ſe fait toûjours auec les
voyelles les plus fortes, & où la bouche s'ou .
ure d'auantage ; comme ſi elle vouloit ſe
faire vn plus libre paſſage pour fortir plus
promptement. En effet on nevoid pas que
l'I , ny l’V , entrent ordinairement dans les
exclamations du Deſir; mais ſeulement l'A,
l'O & l'E , qu'elle charge meſme de vehe
nientes aſpirations qui marquent l'effort
qu'elle fait en la ſortie.
Le Silence et la Confuſion du diſcours font
DV DESIR , CHAP. V. 319
les effets d'une grande diſtraction d'eſprit,
qui eſt fort ordinaire à ceux qui deſirent ar
demment quelque choſe , quand on ne leur
parle point de leur paſſion, ou quand ils ſont
auec des perſonnes qui ne lesy peuuent ſer
uir. Carlamene quirant qu'à regret la pen
ſée du bien qui luy manque, & cherchant
ſans ceſſe les moyens pour le poſſeder , fuïc
la conuerſation qui peut troubler ſon plai
fir & ſes deſſeins ; Et r'entrant en ſoy -meſme
ou pluſtoſt s'efgarant dans la pourſuite qu'el
le fait, elle n'cfcoute plus ce que l'on dit ; el
le ſe taiſt ou reſpond auec deſordre; Et ſon
tranſport va quelque-fois à tel excez qu'il
luy ofte l'yſage des ſens , & la rauit meſme
en extaſe , comme nous auons monſtré au
diſcours de l'Amour .
Pour ce qui eſt de l’Agitation du corps el
le ſuit l'inquietude , ou le mouuement que
l'ame fait vers le bien : Car quand celuy qui
eſt couché de cette paſſion change à toute
heure de poſture & de place ; qu'il jette les
yeux çà & là ; qu'il ſe tourne d'un coſté &
d'autre ; qu'il ſeleuc & s'afficd; qu'il marche
LES CHARACTER ES
320
& s'arreſte de moment en moment ; ce ſont
les effets de ſes irreſolutions & des diuers
deſſeins que ſes inquietudes luy propoſent :
Mais que s’e
ſa teſte s'auance ; que fes bras
ftendent vers l'objec deſiré ; qu'il aille , qu'il
marche à grands pas , & qu'il coure vers
luy ; ce ſont des efforts que l'ame fait faire
aux parties pour s'approcher du bien qui eſt
eſloigné : Car bien qu'ils luy ſoient ſouuent
inutiles; dans l'erreur où elle eſt , elle croit
qu'elle auance ainſi ſon chemin , & qu'en jet
tant les yeux , la teſte , & les mains vers ce
qu'elle deſire, c'eſt autant de païs qu'elle ga
gne , & qu'enfin elle paruiendra au but où
elle tend .
Nous n'auons plus icy que les Effets Ne
ceſſaires du Deſir à examiner ; mais comme
la plus grande part ſe trouue dans les Paf
fions dont nous auons deſia parlé , nous
n'aurons pas grande peine à en chercher les
raiſons , & renuoyerons meſme le Lecteur
aux lieux où nous les auons auparauant de
duites . Car les Souspirs Egles Extaſes ; la
Perte de la parole, du ſommeil , & de l'appe
tit
DV DESIR , CHA P. V. 321
tit n'ont point d'autres cauſes icy que dans
l'Amour.
Le viſage douient rouge est enflé par l'a
bord du ſang & des Eſprits qui ſe jettent
aux parties exterieures, comme nous auons
deſia dit .
Les larmes viennent de la Douleur que
la priuation du bien trop attentiuement
conſiderée fair naiſtre dans l'ame .
Le Mouvement du Cœur & des Arteres
eſt grand , parce que l'ame s'efforce de les
ouurir pour enuoyer quantité d'Eſprits ; fre
quent , à cauſe de l'empreſſement & de la
haſte qu'elle a de les faire fortir; Et ineſgal
par le mellange des autres paffions.
Le Corps s'amaigriftes
fe deffeiche , par
ce que les parties qui cuifent les humeurs,
& celles qui s'en doiuent nourrir, eſtant af
foiblies par la fuite des Eſprits, ne les dige
rent pas comme il faut, & ne les peuuent
changer en leur ſubſtance , comme nous
auons dit au diſcours de l'Amour.
sr
LES CHARACTERES
Il ne nous reſte donc qu'vn effet du De
fir , quipour eftre fort extraordinaire meri
ce'vn plus long examen que les precedens;
C'eſt que le Défir trop ardans fait vieillir
en un jour , comme dit Theocrice ; c'eſt à
dire qu'il fait blanchir le poil en peu de
temps , ſuiuant l'explication ordinaire que
l'on donne à ce paſſage. Pour moy j'aduouë
que cette remarquc eſt aſſez particuliere, &
que ie ne me fouuiens pas de l'auoir vouë
aillieurs que dans cét autheur. Mais puiſ
que la meſme choſe arriue dans la Peur
& dans le Deſeſpoir qui changent le poil
cn vne nuit , & que les Soucis & les Dé
plaiſirs font griſonner auant le temps , il
n'eſt pas impoſſible que le Defir ne fáſle
quelque-fois le meſme effet. Toute la dif
ficulté eſt de ſçauoir comment cela ſe peut
faire.
Il faut donc ſuppoſer aucc Ariſtote , que
le Poil Blanchiſt par le deffaut de la chaleur
qui luy eſt proprc & naturelle ; qu'il ſouffre
alors quelque ſorte de corruption & de
w
DV DESIR , CHAP . V. 323
pourriture ; & qu'illuy en arriue comme à
toutes les autres choſes qui blanchiſſent en
ſe pourriſſant. En effet on ne peut nier que
ce ne ſoit la vieilleſſe du Poil ; Et puiſquc
celle de tout le corps vient de la diminu
tion de la chaleur naturelle , il eſt vray - ſem
blable que la ſienne procede de la meſme
cauſe . Quand donc cette chaleur vient à ſe
diminüer
elle produit deux effets dans le
Poil : Car l'aliment quile doit nourrir ne ſe
cuit pas & ſe change en vapeurs ; & l'air
entre dans la place que les Eſprits occu
poient : Or les vapeurs contiennent beau
coup d'air , & l'air eſt la premiere cauſe de
la blancheur, comme on void dans l'eſcume ;
Et l'experience nous apprend que pour ren
dre les cheueux blonds, il les faut moüiller
& les expofer à l'air.
Il eſt vray que la chaleur ſe pouuant af
foiblir peu à peu ou promptement ; l'in
digeſtion eſt la principale cauſe de la Blan
cheur du Poil quand la chaleur ſe conſume
peu à peu :Mais quand elle ſe diſſipe prom
ST ij
LES CHARACTERES
324
prement , comme il arriue dans les mala
dies & dans les paſſions vehementes , c'eſt
principalement l'air qui le fait Blanchir , ſe
coulant en ſes pores , & prenant la place des
Eſprits qui s'en foncretirez .
On dira que ſi cela eſtoit veritable le
Poil de ceux qui ſont morts deuroit toû
jours eſtre Blanc ; parce que la chaleur na
turelle en eft eftcinte , & que l'air qui l'en
uironne , peut facilement s'inſinüer dans ſes
pores . A cela il faut reſpondre, qu'apres la
mort il demeure dans le Poil vne chaleur
naturelle , comme dans les os , qui ſe con
ſerue long - temps apres que l'animal dont
ils ont fait partie eft expiré : Mais cette
chaleur eſt immobile & incapable d'aucu
ne fonction de la vie , parce qu'elle eſt pri
uée de l'influence de l'ame qui luy donnoit
l'efficace & le mouvement: Ainſi il ne s'y
fait plus de crudicez , parce que les ali
mens n'y montent plus; & l'air ny peut oc
cuper la place des Eſprits qui y ſont fixes &
arreſtez. Cercainement on ne ſçauroit def
DV DESIR ,CHA P. V. 325
auoüer que
l'ame n’inſpire quelque vertu
dans ces parties , qu'elle n'en prenne ſoin
& qu'elle ne les gouuerne comme il luy
plaiſt: Autrement, quiferoit cette peinture
ſi agreable & fi reguliere dans le plumage
des oyſeaux , qui compaſſeroit fi juſtement
les Sourcils , qui regleroit fi ſoigneuſement
le poil des paupieres , qui cauſeroit enfin
toute cette diuerſité ſi meſurée qui ſe re
marque dans le poil des beſtes ? Comme
cela fuit ordinairement l'eſpece de chaque
animal , il faut que lame où elle eſt conte
nuë , conduiſe auſſi cét ouurage , & qu'elle
diſpoſe à ſon gré de ces parties où elle fait
tant de merueilles. Cela eſtant il n'eſt pas
difficile de dire comment la Peur , le Deſir
& les Soucis peuuent changer le Poil ; car
en retirant les Eſprits ils le priuent de
l'influence qu'il en receuoit ; ils cariſſent
cette ſource de vie qui montoit à ſa racine ,
& entraiſnent cette chaleur vitale qui cou
loit le long de ſes pores .
Il eſt vray que cela arriue bien rarement,
Sſ iij
T ERES
326 LES CHARAC
& qu'il faut vne grande violence & vne
grande diſpoſition pour produire cet effet :
Car il y a de certaines actions dont il eſt
bien difficile de deſtourner la Nature , &
quelque tempefte qui luy ſuruienne , elle
n'en abandonne que bien rarement le gou
uernail & la conduite . Telles ſont les fon
& tions de l'ame vegetaciuc qui ſe font prin
cipalement par le moyen des Eſprits fixes,
qui n'eſtant pas ſujets à l'empire de l'ima
gination ny de l'appetit , demeurent cran
quilles pendant que les autres crrent d'vn
coſté & d'autre , & font agitez des diuers
mouuemens que les Paſſions leur impri
ment . Mais il arriue pourtant quelque
fois, qu'à cauſe de la liaiſon qu'il y a entre
les parties de l'ame , les deſordres de l'vne
ſe communiquent à l'autre , & que la faculté
naturelle ſe laiſſe emporter par la ſenſitiue,
principalement en ceux dont les Eſprits
ſont plus mobiles , & la ſubſtance des
parties plus molle : C'eſt pourquoy les
perſonnes qui one" l'imagination bien for
te , & qui ont le poil le plus foiblc , blan
DV D'ESIR , CHA P. V.. 327
chiſſent plus facilement que les autres par
l'effort des paſſions que nous venons de
marquer .
1
EU
329
4.
)
LES
CHARACTERES
DE L'ESPERANCE
CHAPITRE VI .
ELVY qui donna tout ce qu'il
auoir & ne fe reſerua que l'Ef
perance , ne fe fift pas vn fi
mauuais partage que l'on ſe
pourroit bien imaginer : Il
priſt pour luy ce qu'il y a de plus doux dans
la vie ; il choiſit le bien le plus durable qui s'y
puiſſe trouuer ; en yn moton peut dire qu'il
eut pour ſa part tout ce qu'il n'auoit pas , &
qu'il ſe partagea veritablement en Roy.
En effec comme il n'y a point d'autres
Tt
S
LES CHARACTERE
330
Biens qui ſe faffent ſentir que ceux que l'on
Poſſede & ceux que l'on Eſpere , il eſt cer
tain Poſſeſſion ne donne point icy
que la
bas de parfait contentement ;d'autant qu'el
le enyure l'ame , & luy ofte la connoiffan
ce du bien dont elle joüiſt ; qu'elle en cor
rompt meſme la nature & en fait naiſtre in
continant le dégouft: Mais l'Eſperance qui
reueille l'eſprit & le rend plus clairuoyant,
repreſente le Bien tel qu'il eſt , le fait voir
en fa pureté & en donne yn gouſt bien plus
delicieux que ne fait la louiſſance . Car el
le eſt fi ingenieuſe qu'elle le fepare de tous
auec luy ; qu'elle
les maux qui ſont meſlez
le purifie de tous les deffaux qui l'accom
pagnent; Et comme on peut dire que c'eſt
alors la Fleur de la Bonté qu'elle verſe dans
l'ame, on peut dire encore que la joye qu'el
le y reſpand , eſt la Fleur du Plaiſir & la dou
ceur toute pure de la Volupté .
Apres cela ſe faut - il eſtonner , ſi nous la
trouuons ſi douce & ſi agreable ; ſi nous la
faiſons entrer en tous nos deſſeins ; ſi nous
la mejlons en toutes nos actions , & ſi c'eſt
la derniere choſe que nous abandonnons
DE L'ESPERANCE, CHAP . VI . 331
dans la vie . C'eſt elle qui en adouciſt les ai
greurs & les amertumes, quien fait ſuppor
ter patiemment les diſgraces; Et de tous les
biens qui luy peuuent arriuer , c'eſt le ſeul
qui peut compatir auec toutes les miſeres
auſquelles elle eſt ſujette. Car quand tous
les maux ſe ſeroient débordez ſur yne per .
ſonne ; quand tous les malheurs & toutes
les calamitez que l'on ſe puiſſe imaginer ,
l'auroient accablée ; elle peut encore auoir
l'Eſperance , qui peut -eſtre luy vaut mieux
toute ſeule que ne feroient cous les autres
biens ſans elle .
A vray dire auſſi, c'eſt de coutes les Par
1
ſions celle qui eſt la plus naturelle à l'Hom
me : Il la ſent croiſtre , quand il croiſt en
perfections ; il la fent affoiblir quand elles
diminüent ; il ceſſe de viure quand il ceſſe
d'eſperer , & pour en parler ſainement , il
n'y a que luy ſeul qui Eſpere. Car tout le
reſte des Animaux n'a qu'vne ombre de l'Ef
perance non plus que de la raiſon : Les In
telligences ne la connoiſſent preſque pas ; EC
quand l'Homme paſſe en leur nature , quoy.
qu'il ſoit encore capable d'Amour ou de
Te ij
332 LES CHARACTERES
Haine, de loye ou de Douleur , de Crain
te & de Deſeſpoir, il ne l'eft plus alors d'EC
perance .
Certainement., puiſquec'eft elle quinous
conduit à la felicité , & qui nous en donne
les premiers ſentimens, elle euſt eſté inuci
le à ceux qui font deſia heureux , & à ceux
qui ne le peuuent : pas eſtre ; Et l'Homme
qui ſeul eft danslechemin de la felicité , eſt
auſſi le ſeulqui dcuoit eſtre touché de cer
te Paſſion . Il falloit que dans les tempeſtes
dont ſa vie eſt continuellement agitée, l'El
perance luy ſeruit de phanal & d'étoile pour
le conduire à ce dernier port ; Et que dans
les longueurs & les perils de ſon voyage , il
euft au moins cette ſatisfaction de voir de
loing le but où iltend , & de poſſeder en idée
& par auance le bon - heur où il aſpire : Car
la Nature qui ne ſouffre iamais queles cho
ſes arriuent cour d'un coup à leur derniere
perfe & ion , a voulu que l'Homme euft icy
bas quelque ſentiment de la ſienne ; qu'il en
fiſt comme l'eſſay , & qu'il gouftaft, s'il faut
ainſi dire , le Souuerain Bien auparauant que
1
de le poſſeder parfaitement.
1
DE L'ESPERANCE , CHAP . VI . 333
Mais puiſque c'eſt là le veritable vlage
de l'Eſperance , il ne faut pas l'employer à
d'autres , ny abuſer d'vn ſi noble ſecours en
la pourſuite de tant dechoſes vaines qui oc
cupent nos deſirs , & qui ſont indignes de
l'excellence de noſtre ame.Il ne faut pas que
ce qui eſt deſtiné pour nourrir & efleuer les
vertus ,' ſerue de louſtien & d'aliment aux
vices ; Etque ce quinous doit conduire à la
felicité, nous en eſloigne & nous precipite
dans le malheur : Car il eſt certain que ſi
l'Eſperance n'eſt reglée par la raiſon , il ne
ſe forme point demauuais deſſeins, il ne ſe
fait point de mauuaiſes actions , il n'y a
point de mauuaiſes habitudes , qui ne pren:
ne d'elle leur origine & leur accroiſſe
ment . C'eſt la ſemence de tout le mal qui ſe
comme dans le monde ; c'eſt la ſource de
toutes les miſeres qui y deſcoulent ; Et elle
peut paſſer dans la verité comme dans la fa
ble , pour vn des grands maux qui ait eſté
enuoyé aux hommes. Quoy qu'il en ſoit, il
eſt bien aſſeuré qu'il n'y a rien où leur foi
bleſſe ſe deſcouure dauantage,puiſque,com .
me dit le Sage , toutes leurs Eſperances ne
T t iij
RE
LES CHARACTE S
134
ſont qu'vne eſcume legere que la tempeſte
diſſipe en vnmoment ; qu'vnefumée que le
vent emporte , & qu'vn ſongequi amuſela
vie auec des phantoſmes & des chimeres .
Mais il faut laiſſer ces meditations à la Theo .
logie , & voir ſi nous pourrons d’eſcrire les
Characteres de cette Pallion .
Les Poëtes ont eu raiſon de feindre que
l'Eſperance eſtoit la ſeule qui demeura au
fond du vaſe que Pandore apporta aux hom
mes : Car il eſt certain qu'elle eſt toute ca
chée au fond de l'ame : Elle ne ſe produit
point comme les autres ; tout ſon cffort ſe
fait en ſecret , & le trouble qu'elle cauſe peut
eſtre comparé à ces tempeſtes qui ſe font
ſouuent en pleine mer ſans agiter les riua
ges :Quelque violence qu'elle apporte, qucl.
que elinotion qu'elle cauſe , il n'en paroiſt
rien au dehors ; Et n'eſtoit les autres paſſions
qui ſe mellene auec elle , on auroit bien de
la peine à la deſcouurir.
En effet celuy qui Eſpere eſt toûjours
entre les inquietudes du Deſir, & les rauif
ſemens de la loye : L'impatience & la ſatisfa
DE L'ESPERANCE , CHAP . VI. 335
& tion partagent eſgalement ſon eſprit ; Et la
priuation du bien auec la jouiſſance imagi
naire qu'il en a , fait vn certain meſlange de
chagrin & de plaiſir, qui le rendent preſque
content &mécontent tout enſemble. Mais
cecy paroiſt principalement quand les Er
perances ſont incertaines : Car les diffi
cultez qui ſont alors plus grandes , luy en fi
gurant le ſuccez plus douteux , mellent la
crainte à ſes deſirs, & le deſeſpoir à ſa crain
te . Puis tour d'un coup releuant ſon coura
ge , & flactant les deſſeins d'vn éuenement
fauorable, toutes ſes apprehenſions s'eſua
nouïſſent , & font place à la hardieſſe, à la joye
& à la perſeuerance. Il ne penſe plus aux
obſtacles qui l'eſtonnoient auparauat pour
le moins apres les auoir meſurez auec ſes
forces , apres auoir veu qu'ils ont eſté ſur
montez par d'autres , & qu'il peut eſtre auſſi
heureux qu'ils ont eſté ; il croit qu'il en
viendra facilement à bout , & que c'eſt aſſez
d'entreprendre quelque choſe de grãd pour
obliger la fortune. Il ſe ſouvient de toutes
les graces qu'il en a iamais cuës; il ſe perſua
de meſme qu'il les a meritécs ; qu'il n'en doit
CTER
LES CHARA ES
336
pas attendre de moindres ; Et qu'ayant alors
plus de pouuoir & de credit qu'il n'a iamais
cu , il ne doit pas douter du ſuccez qu'il eſ
pere . Il tient compte de tous ceux qui le
pourront ſeruir en cette occafion ; les vns à
ſon aduis y ſont obligez par deuoir ou par
intereſt , les autres paraffection ou par hon
neur ; Il ſe promec enfin l'aſſiſtance de tous
ceux qu'il a veus ou dont il a ouy parler ;
Et baſtiſſant là deſſus intrigue fur intri
gue , il s'imagine que fes deffeins font infail
libles & qu'ils doiuent reüſſir ſelon qu'il les
a projettez .
Comme s'il eſtoit deſia maiſtre du bien
qu'il recherche , il luy ſemble qu'il en peut
diſpoſer abfolument : il deſtine ceux qui au
ront part
à fon bon - heur ; il marque ceux
qui en doiuent eſtre exclus ; Et faiſant ainſi
qui luy plaiſt , heureux ou mal -heureux , il
penſe eſtre le diſpenſateur des faueurs & des
diſgraces de la fortune. Alors il deuient Pre
ſomptueux , Temeraire & Inſolent ; il luy
ſemble qu'il n'y a rien qui luy puiffe refifter
ny rien qu'il ne doiue entreprendre : Il mef
priſe les deſſeins d'yn jaloux & les pourſui
tes
DE L'ESPERANCE , CHAP . VI . 337
tes d'vn Riual ; Et comme s'ils ne deuoient
plus rien pretendre à ce qu'ils eſperent, il ſe
mocque de leur foibleſſe & ſe rit de leur
deſeſpoir. Dans cette confiance , il aban
donne le ſoin de ſes affaires , il ne ſonge
plus à la conſeruation ; Et ſans prendre gar
de aux embuſches qu'on luy prepare, il perd
par ſa negligence le bien qui luy eſtoit aſſeu
ré , & triomphe fouuent d’yn ennemy qui a
deſia emporté la victoire.
Enfinilfe rend Vain , Importun, & Ridi
cule ; il parle à toute heure des feruices qu'il
a rendus , des recompenſes qu'il a meritées ,
des moyens qu'il a d'obliger tout le monde :
Sion l'en veut croire , il eſt le ſeul qui peut
demander les graces & les faueurs, le ſeul à
qui elles appartiennent , & le ſeul auſſi qui
ſe peut vanger ſi on les luy refuſe . Là derius
venant à s'imaginer qu'il peut en effet eſtre
rebuté, il deuient chagrin & ſe met en cho
lere : Il reproche aux vns leur negligence
ou leur ingratitude , aux autres leur laſche
té ou leurperfidie ;Et fouuent ne ſçachant
à qui s'en prendre, il accuſe le Ciel & la For
Vu
ER
A CT
S AR
338 LE CH ES
tune du malheur qui peut - eſtre nc luy arri
uera pas .
Voila iuſques où va l’Eſperance quand
elle eſt defreglée : Mais il ne faut pas pour
tant croire qu'elle falſe tous ces progrez d'v
ne ſuite & ſans interruption : Les foupçons
& la deffiance la viennent trauerſer à tous
momens ; la crainte la recient à chaque pas ;
le deſeſpoir l'arreſte quelque-fois tout à
coup ; Et le deſir & la hardieſſe ſuccedant
incontinant elle ſe trouue continüel
apres ,
lemét emportée & retenuë par des mouue
mens contraires; Et de la plus tranquille de
toutes les paflions qu'elle eft , elle paroiſt la
plus inquiete & la plus turbulente. Mais à
dire le vray ce n'eſt pas elle qu'il faut accu
ſer de tous ces orages, ce ſont les paſſions
qui viennent à la ſuite; Et s'il y a quelque
choſe qu'elle puiſſe faire toute ſeule , c'eſt
qu'elle affermiſt l'amecontre les difficultez
qui ſe preſentent dans la recherche du Bien :
Deſorte que ce n'a pas eſté ſans raiſon qu'on
l'a figurée par l'Anchre ,quiarreſte veritable.
ment les vaiſſeaux, mais qui n'empeſche pas
DE L'ESPERANCE , CHAP . VI . 339
qu'ils ne ſoient encore agitez des vagues &
des tempeſtes.
Quoy qu'il en ſoit , l'Eſperance n'a point
de Charactere exterieur qui luy ſoit parti:
culier ; Et celuy qui l'accompagne n'eſt rien
qu'vn meſlange confus des traits que les au
tres mouuemens de l'ame impriment ſur le
corps : On le pourroit comparer à ces Ta
bleaux ingenieux où l'on void diuerſes figu
res en repreſenter vne autre qui n'y eſt pas
dépeinte : Car bien que l'on y reconnoiſſe
les
marques du Deſir , de la loye & de la
Hardieſſe , & bien ſouuent celles de la Crain .
te , du Deſeſpoir & de la Douleur ; cout cela
neantmoins ne repreſente autre choſe que
l'Eſperance.
En effet , quand elle commence à ſe faire
ſentir, le Corps ſe dreſſe , la Teſte s'efleue ,
le Sourcil ſe hauſſe , la Voix deuient ferme,
& le Regard aſſeuré: Et parmy cér air qui
a quelque choſe de ſeuere, vous voyez vne
loye moderée qui adouciſt les yeux , vae
certaine ſerenité quiſe reſpand ſur le viſage,
& vne viuacité gaye qui anime toutes les
Vu ij
RES
ACTE
LES CHAR
340
actions. Mais ce calme n'eſt pas de longue
durée ; de temps en temps l'impatience &
l'inquietude le viennent troubler : On jette
la veuë çà & là , on la porte fouuent vers
le Ciel , on ſouſpire à tous momens , on ne
peur demeurer en place . Par - foison deuient
chagrin & reſueur , on palliſt , on perd le
courage ; puis reprenant peu à peu cette
premiere aſeurance, on ſent augmenter ſes
forces,on ſe trouue eſchauffé d'vne nouuel
le ardeur ; on va , on vient , on ſaure, on eſt
en perpetuelle agitation . Mais pour en par
ler ſainement ces dernieres faillies ne vien
nent pas de l'Eſperance : Comme c'eſt vne
Paffion , quinaturellement eſt la plusmode
rée de toutes , elle ne vaiamais iuſques à ces
excez : Tous les mouuemens qu'elle cauſe
font ſans violence & ſans precipitation ; El
le fait le Pouls ferme ſans eſtre vehement ;
la Reſpiration forte fans eſtre empreſſée;elle
fortifie les actions de toutes les parties , elle
reueille les paſſions languiſſantes , elle re
cient les impetueuſes ; enfin c'eſt la plus yri
le de toutes pour la vertu & pour la ſanté :
Voyons donc qu'elle eſt ſa Nature , & com
DE L’E SPERANCE , CHAP . VI . 341
ment elle produit tous ces effets-là .
De la Nature de l'Eſperance ..
II . PAR TI E.
*Eſperance eſt vne choſe fi deli
cate & ſi deſliée , qui ſe forme
& ſe ruine par de fi foibles
moyens , quiſe meſle ſi eſtroite
ment auec les autres paſſions, & qui ſe pro
duit ſi peu comme nous auons dic; que ceux
qui en ont voulu chercher la nature , font
i
excuſables s'ils ne l'ont pas rencontrée . En
effet la liaiſon qu'elle a auec le Deſir &
auec la Hardieſſe eſt ſi grande , qu'il eſt bien
difficile de les pouuoir ſeparer , & de dif
cerner le mouuement qui eſt propre à cha
cune d'elles : Car la Hardieſle n'eſt iamais
fans l’Eſperance , ny l'Eſperance ſans le De
fir. D'ailleurs l'action de la partie Imagina
tiue eſclare ſi fort en cette paſſion, que cel
- le de l’Appetit n'y paroiſt preſque point : Et
cela a eſté cauſe que quelques - vns l'ont de
Vu iij
CT ERES
342 LES CHARA
finie Attente du bien , qui eſt
par [ vn pur
effet de l'imagination ; comme n'eftant au
cre choſe que la creance & l'opinion que
l'on a que le bien arriuera.
Mais outre que nous pouuons Attendre
des biens ſans les eſperer , commenous
monſtrerons cantoft ; l'Eſperance ne ſeroit
pas alors yncpaſſion , n'eſtant pas yn mou
uement de l'Appetit.Quant à ceux qui l'ont
miſe au rang des Paſſions ; les yns ont dic
que c'eſtoit la conſommation & la perfe
átion du Deſir ; les autres que c'eſtoic vne
certaine confiance que l'on a que le bien
deliré arriuera .
Mais les premiers la confondent auec le
Deſir ; les autres auec la Hardieſſe : Ou bien
fi la Confiance eſt vne force d’Eſperance
comme il eſt plus vray -ſemblable , ce ſera
definir le genre par l'eſpece , & vne choſe
obſcure par yne qui eſt moins cõnuë. En yn
moc toutes les definitions que l'on en a don
nées ſont vicieuſes, parce qu'elles ſont trop
eſtenduës,ou trop reſſerrées , & que pas vne
ne marque le mouuement particulier dont
l'Appetit eſt agité en cette paffion ; qui ſeul
1
DE L'ESPERANCE, CHAP . VI . 343
neantmoins fait toute ſon Ellence , & lans
lequel il eſt impoflible d'en connoiſtre la
Nature .
Il faut donc mettre pour fondement que
l'Eſperance ne regarde que les biens à venir ,
& que le Deſir la deuance toûjours; d'au
tant que le Deſir eſt le premier mouuement,
que l'ame fait vers cette ſorte de biens ; Et
que l'on 'n'eſpere iamais aucune choſe ſans
l'auoir auparauant deſirée. Mais parce qu'il
y en a auſſi que l'on deſire que l'on ne peut
cſperer, ( car on peut bien ſouhaiter la beau
té , la ſcience ,la gloire , les ſceptres & les cou
$
ronnes, qui ſont le plus ſouuent au deſſus de
nos Eſperances. ) Cela fait iuger que ce font
deux paſſions differentes , & queles objets,
les motifs & les mouuemens en doiucnt
eſtre differens.
Or il ne ſuffiſt pas pour l'Objec de l'Ef
perance que les choſes ſoient eſtimées pof
ſibles; car elle a cela de commun auec le De
fir , comme nous auons dit : Mais il faut ou
tre cela que l'on croye qu'elles arriveront en
effet. Et neantmoins cette creance ne doir
344 LES CHARACTER ES
pas eſtre tres - certaine ny infaillible ; car on
n'eſpere iamais les choſes qui doiuent arri
uer neceſſairement ; il faut qu'elle ſoit dou
teuſe,& quel'on s'imagine qu'ily aura quel
ques difficultez à l'obtenir.
Mais ou peut eſtre cette Difficulté car
elle ne ſe trouue pas toûjours dans les cho
fes
que l'on eſpere; puis qu'il y en a qui ex
citent cette paſſion , qui ſont neantmoins
tres - faciles ; ny dans les moyens que l'on
employe pour les acquerir , eſtant quelque
fois bien ayſez à executer.
Il faut donc dire que dans les choſes que
l'on eſpere , on s'imagine toûjours que l'on
n'en peut jouir que par le moyen d'autruy ;
ſoit qu'il trauaille en effet à nous les faire
obtenir ; ſoit qu'il n'y apporte aucun empef
chement . Car il eſt
eſt certain
certain que ſi elles
eſtoient tout à fait en noſtre pouuoir, & fi
nous croyions qu'il n'y euſt rien qui en peuſt
empeſcher la poſſeſſion , elles ne produi
roient iamais en nous l’Eſperance;Et l'ameſe
contenteroit d'adjouſter au deſir qu'elle for
meroit
DE L’ESPERANCE, CHAP. VI . 345
meroit alors la creance & la certitude que
la choſe auiendroit , qui eft yn effet du luge
ment & non de l'Appetit.
La Difficulté qui eſt donc dans l’Eſperan
ce vient toûjours d'un tiers qui tient com
me le milieu entre celuy qui eſpere & la
choſe eſperée , & en la liberté duquel on
penſe qu'il eſt de faire ou de ne faire pas ce
que l'on eſpere. Car bien que nous eſper
rions ſouuent du bien des choſes qui n'agif
ſent pas librement , voire meſıne de celles
qui lont inanimées ; comme quand nous
eſperons que les terres ſeront fertiles, & que
les ſaiſons ſeront agreables ; qu'vn animal
nous donnera du plaiſir , ou nous rendra
quelque feruice : Nous nous les figurons
toutes comme ſi elles eſtoient libres ; ſoit
parce qu'il y a dans les Beſtes quelque iina
ge de la vraye liberté; ſoit parce que nous
auons yn inſtinct naturel , qui nous inſtruic
ſecretement qu'il y a dans le monde vne
Puiſſance ſuperieure qui en difpoſe à ſon
gré , & ſuyuant qu'elle le iuge à propos .
De ſorte que ce que nous eſperons, dépen
dant de la volonté d'autruy , dont nous ne
Xx
RES
ACTE
LES CHAR
346
pouuons eſtre abſolument les maiſtres , il
eſt impoſſible que nous ne l'eſtimions diffi
cile , & que le ſuccez n'en paroiſſe dou
teux : Ce n'eſt pas pourtant que la Diffi
culté ne ſe trouue quelque - fois dans la
choſe meſme que l'on deſire , & dans les
moyens dont on ſe ſert pour l'obtenir ; mais
elle n'eſt pas conſiderable en cette paſſion,
neluy eſtant pas eſſentielle. Quoy qu'il en
ſoit de quelque part qu'elle vienne, il faut
tenir pour conſtant qu'elle eſt neceſſaire
pour former l'Eſperance.Voyons donc quel
eſt le deſſein , & quel eſt le mouuement
qu'elle cauſe dans l’Appetit
.
Toutes les Difficultez qui ſe preſentent à
l'ame, ſoit pour la recherche du bien , ſoit
pour l'attaque & la fuite du mal ; luy paroiſ
ſent ou moindres ou plus grandes que ſes
forces ; c'eſt à dire qu'elle croit les pouuoir
vaincre , où ne leur pouuoir reſiſter. Sielles
font moindres , elles produiſentl'Eſperance,
la Hardicfle , & la Cholere : Si elles ſont
plus grandes , elles cauſent le Deſeſpoir & la
Crainte .
DE L'ESPERANCE , CHAP . VI . 347
Or il eſt vray -ſemblalele que dans les Dif
ficultez l'ame fait en elle -meſme ce que nous
faiſons exterieurement quand elles ſe pre
fentent à nous : Car comme nous nous roi
diſſons contre elles, ſi nous penſons les pou
uoir ſurmonter , & que nous perdons le
courage & les forces, ſi elles nousparoiſſent
inuincibles; il faut , puiſque les mouuemens
du corps ſuiuent ceux de l'ame, & qu'il y a
quelque rapport & quelque reſſemblance
entr'eux ; que l'ameſe Roidiſſe ou ſe Relaf
che comme le corps dans la rencontre des
difficultez qu'elle s'eſt figurée. Er veritable
ment c'eſt la ſeule difference qui peut diſtin
guer les eſinotions de l’Appetit Iraſcible d'a
ueccelles du Concupiſcible :Car dans celles
cy , l'ame n'a point de ſujet d'employer ſon
courage ny ſes forces,ne voyant point d'en
nemy qu'elle doiue attaquer ou qui l'oblige
u fi
à ſe deffendre ; Et ſi elle pourſuit le bien ou
clle fuit le mal , c'eſt ſans ſe roidir ou ſans ſe
relaſcher .
Puiſque c'eſt doncyne choſe commune à
l’Eſperance , à la Hardieſſe & à la Cholere
Xx ij
LES CHARACTER ES
348
de faire Roidir l'ame contre les Difficultez ,
Voyons en quoy elles ſont differentes , &
principalement ce que l'Eſperance y a de
particulier, eſtant celle qui fere de ſujet à
ce diſcours. Il faut donc ſuppoſer que dans
l'Efperance l'ame regarde diſtinctement le
Bien , & ne void que confuſémentles Diffi
cultez ; au contraire dans la Hardieſſe &
dans la Cholere elle conſidere plus les Dif
ficultez que le Bien : Car encore qu'en cel
les - cy elle attaque le mal pour jouïr du
bien qu'elle attend en ſa victoire, elle arre
ſte principalement fa penſée à l'ennemy
qu'elle veur combatre , & ne ſonge au bien
qui luy en arriuera que comme à vne cho
fe elloignée qui ne preſſe pas tant que la
preſence du mal . Mais dans l'Eſperance elle
cnuiſage de prés le Bien qui ſe preſente; clle
le conſidere attentivement & ne void que
comme en paſſantles Difficultez dont il eſt
affiegé: C'eſt pourquoy elles ne luy paroiſ
ſent pas ſi grandes , & par conſequent ne
l'obligent pas à faire de fi grands efforts
pour leur reſiſter, qu'elle fait dans ces au
tres paſſions.
DE L’ESPERANCE , CHAP. VI . 349
En effet dans la Hardieſſe & dans la Cho
lercolle ſe ſouſleue & attaque le mal;par
ce qu'il luy ſemble fi puiſſant qu'elle ne croic
pas le pouuoir vaincre ſans aflaut ny fans
combat : Mais dans l’Eſperance il ne luy pa
roiſt pas ſi fort qu'elle le doiuc aſſaillir , ny
ſi foible qu'elle le doiue meſpriſer : Elle ſe
cient dans vne certaine mediocricé qui eſt
-1 entre l'ardeur & la negligence; Et ſans s'a
nimer contre luy , elle ſe met en ſeureté &
en eſtar de luy pouuoir reſiſter. Ce qu'elle
fait en ſe Roidiſſant & s'Affermiſſant en elle
meſme ; comme il arriue au corps qui te
nant toutes ſes parties eſgalement tenduës ,
ſans cháger de place & preſque ſans ſe mou
uoir , fait vn mouuement vigoureux quile
tient ferme & tendu , que l'on appelle pour
cette raiſon dans l’Eſchole Mouvement To
nique. L'amefait donc la meſme choſe en
cette Paſſion : Sans attaquer & ſans fuir le
mal qui la peut trauerſer , elle ſe fortific , ſe
IC tient ſur ſes gardes , & attend en aſſeurance
le bien qu'elle recherche. C'eſt pourquoy
DS
nous la
pouuons definir , un mouuement de
1 Appetit , par lequel l'ame en attendant le
Xx iij
S
L E Ś CHARACTERE
350
bien qu'elle defire , s'affermiſt er le roidift en
elle-meſme pour reſiſter aux difficultez qui s'y
rencontrent.
Veritablement toute la nature , les
pro
prietez & les conditions requiſes à l’Eſpe
rance ſont contenuës en cette definition .
Le Deſir , & l’Atcente qui conſiſte dans l'o
pinion que le bien doit arriuer , y ſont mar
quez comme les conditions neceſſaires qui
la deuancét toûjours ; le Bien Deſiré comme
l'objet qui l'excite; l'Apperit comme le ſujet
où elle eſt receuë, & l'Affermiſſement com
me la difference de l'eſmotion qui luy eſt
propre , & qui la diſtingue de toutes les
autres paſſions. Car bien que la Hardielle
& la Cholere faſſent auſſi Roidir l'ame, com
me nous auons dit , elles ne ſe contentent
pas de la tenir ferme en elle -meſme ; elles
la font encore ſoufleuer , la pouſſent contre
le mal , & la forcent à le combatre .
Mais cecy fait naiſtre vn doute fort rai
ſonnable ; car ſi l'ame ſe tient ferme & roide
dans la Hardieſſe & dans la Cholere , com
me elle fait dans l'Eſperance , il faudra que
DE L'ESPERANCE , CHAP. VI . 351
celle - cy ſe trouue toûjours auec elles : Et
neantmoins il eſt vray que l'on peut ſe jer
ter dans le peril ſans eſperance d'en lortir,
Et que l'on deſire quelque fois la vengean
ce d'vn outrage dont on ſçait bien que l'on
n'aura iamais ſatisfaction .Cela n'empeſche
pas pourtant que la propoſition ne ſoit tres
aſſeurée, & qu'il ne ſoit vray que la Har
dieſſe & la Cholere ſont perpetuellement
accompagnées de l'Eſperance. Car ce n'eſt
pas toûjours le ſeul bien que la Hardieſſe ſe
propoſe , que de ſortir du danger où elle ſe
jette : l'Honneur & la Gloire qui naiſſent des
actions genereufes , ſont ſouuent les biens
où elle aſpire, & dont elle eſpere toûjours
la jouiſſance , quelque malheur qui luy puiſ
ſe arriuer :Et bien qu'elle fuccombe ſous les
difficultez qu'elle attaque, elle penſe que ce
ſera les ſurmonter , quand elles luy feruiront
à obtenir ce qu'elle prétend , commenous
dirons plus amplement au diſcours de la
Hardieſſe.
Pour la Cholere , nous ferons voir en ſon
licu , que la ſatisfaction , qu'elle attend dans
la vengeance , & la fin principale que la Na
TER
LES CHARAC ES
352
cure lay a donnée , eſt d'empeſcher que la
choſe qui nous fait injure , ne continuë à
nous en faire : C'eſt pourquoy tout ce qui
peut arreſter le cours & la continuation du
mal, appaiſe la Cholere ; Ec nous ſommes ſa
tisfaits quand celuy qui nous a offencez
s'en repent; quand il fait voir que ce n'a pas
eſté par deſfein ; quand il fuit , ou quand il a
eſté bleſſé : parce qu'alors il teſmoigne qu'il
n'a
pas la volonté ou la puiſſance de nous
malfaire; ou bien nous penſons les luy auoir
oſtées .
Voila donc la ſatisfaction que la Chole
re ſe promet toûjours ; Ec s'il arriue que
nous deſeſperions de la pouuoir obtenir,
comme quand les choſes qui nous offen
cent nous paroiſſent ſi puiſſantes qu'elles
ſemblent eſtre au deſſus de nos forces & de
nos atteintes , & que nous n'eſperons pas de
pouuoir arreſter l'enuie qu'ils ont de nous
faire injure ; nous ne ſommes plus alors ca
pables de Cholere , parce que nous auons
perdu l’eſperance de nous venger , c'eſt à
dire de repouſſer le mal ſur celuy qui nous
le cauſe , afin qu'il ceſſe de nous en faire. S'il
y a donc
DE L'ESPERANCE , CHAP . VI . 353
y a donc quelque ſatisfaction que la ven
geance n'eſpere pas de pouuoir tirer , elle
n'eſt pas naturelle à la pallion , il faut qu'el
le ſoit eſtrangere , comme celle qui vient de
la couſtume du pais, de l'humeur des per
ſonnes , de la foibleſſe du iugement & au
tres ſemblables. Mais cecy s'examinera plus
ſoigneuſement en ſon lieu :Reprenons no
ſtre premier diſcours.
L'ame ſe roidiſt donc dans l'Eſperance &
ſouffre en quelque façon ce mouuement
Tonique qui ſuruiếc au Corps comme nous
auons monſtré. Mais on pourroit dire , que
quelque image que cér exemple puiſſe don
ner de la maniere dont l’Appetit eſt eſmeu ,
elle ne ſatisfait pas tout à fait l'eſprit , &
luy laiſſe toûjours la difficulté de conceuoir
comment l'Ameſe peut mouuoir ainſi: Car
il n'en va pascomme des Corps qui ont des
nerfs & des muſcles qui tendent les parties
& les tiennent fermes , en les tirant eſgale
ment de tous coſtez . On ne peut rien si
maginer de pareil en l’Ame qui eſttoure fim
ple , & qui ſouffriroit pluſtoſt d'eſtre com
Yy
TER
354 LES CHARAC ES
parée à des corps ſubtils & fluides où céref
fer ne peut arriuer ,qu'à ceux qui ſont mal
fifs & peſans où il ſe fait ordinairement.
Neantmoins quoy que cela ſoit verita
ble , il ne deftruit pas ce que nous auons
propoſé :Car il eſt certain que l'Ame ſe Roi
diſt auſſi bien que le Corps, & que la ma
niere en eſt tout à fait differente. Il n'eſt pas
toûjours neceſſaire que les meſmes mouue .
mens ſe faſſent d'vnemeſme façon ; Et nous
voyons que tous les Animaux plient &
eſtendent leurs corps , quoy que lesmoyens
en ſoient differens : Dans ceux qui ſont par
faits , les muſcles font cér effet en ſe reſer
rant & ſe relaſchant ; Mais il y en a beau
coup où ces parties ne ſe trouuent point,
comme en ceux qui ſont ſi petits qu'à pei
ne les peut -on voir , & où vray -ſemblable
ment les Eſprits & les nerfs font tous ſeuls
ces actions ſans auoir beſoin d'autres orga
nes . Il y a mille autres exemples dans la Na
ture qui font voir clairement cette verité ;
mais quand il n'y en auroit pas vn , l'Eſchole
nous apprend que les Subſtances Spirituel .
DE L'ESPERANCE , CHAP . VI . 355
les ſe portent d'vnendroit à l'autre ; qu'elles
peuuent occuper plus ou moins d'eſpace;
qu'elles pouſſent & entraiſnent les corps ;
qu'enfin elles font preſque tous lesmouue
mens que nous remarquons dans les corps
animez , quoy que la maniere & les moyens
en ſoient tout à fait diſſemblables. Cela
eſtant il ne faut pas douter que l'Appetit ne
ſe puiſſe roidir commeles parties viuantes,
ſans qu'il ſoit de beſoin qu'il le falſe en la
meſme façon , & par les meſınes moyens
dont elles ont accouſtumé de ſe feruir
Mais ſi l'on demandoit , quelle eſt donc
cette maniere , & quels ſont ſes moyens par
culiers dont l'Appetit ſe ſert en ce mou
uement ? Il faut auouer que cette demande
ſeroit bien hardie , à laquelle il ne ſemble
pas que l'eſprit humain puiſſe ſatisfaire. Car
puiſque fa connoiſſance pour haute qu'elle
ſoit ,tireſon origine de celle des ſens ; com
ment pourra - t'il en auoir aucune des cho
ſes où les ſens l'abandonnent ? Comment
deſcouurira - t'il les voyes que la Nature
tient aux mouuemens de l'Ame, qui ne ſont
Y y ij
RES
RA CTE
LES CHA
356
pas ſenſibles; puis qu'il ne connoiſt pas cel
les qu'elle garde en ceux du Corps qui frap
pent les ſens & qui ſont expoſez à nos yeux.
En effet il faut que toute noſtre Philoſo
phie confeſſe , qu'elle ne touche qu'aux ex
tremitez des mouuemens , & qu'elle ne par
le preſque iamais de ce qui ſe paſſe entre
deux : Et l'on peut dire Nature qui
que la
donne ſi liberalement toutes choſes, ſemble
eſtre jalouſe de l'art auec lequel elle les fait ,
& ne vouloir pas que l'on voye les reſſorts
de ſes ouurages . Quoy qu'il en ſoit , ie ne
l'on puiſſe affeurer autre
penſe pas que cho
ſe ſur ce ſujet , ſinon , que l’Ame ſe Roidiſt
en excitant & reueillant ſa vigueur , & la
mettant ,comme dit l’Eſchole , de puiſſance
en acte . Et de fait puiſque les Natures An
geliques peuuent ſe mouuoir , & tranſporter
meſme les corps d'vn endroit à l'autre , il
faut qu'elles ſe donnent & à eux auſli, quel
que impetuoſité qui change la ſituation &
la conſiſtence qu'elles auoient ; il faut que
quelque vertu particuliere fe reſpande en
toute leur eſtenduë,qui les rende plus fortes
& plus agiles : Et cette vertu n'eſt rien à
1
DE L'ESPERANCE, CHAP . VI . 357
mon aduis que leur volonté qui s'eſmeur ,
ou leur mouuement meſme; car les choſes
acquierent dans le mouuement , vne force
qu'elles n'ont pas dans le repos . La melme
choſe ſe peut dire à proportion de l'Appe
tit qui eſt la premiere puiſſance motiue qui
ſoit dans les animaux : Car en s'excitant il
s'agite & ſe fortifie, & en s'agitant d'un mou
uement eſgal & vniforme qui le tient com
me ſuſpendu ſans l'auancer & ſans le reti
rer , il demeure Roide & Ferie pour reſiſ
ter aux difficultez qui ſe peuuent preſenter.
Mais ſans nous engager plus auant dans cet
te recherche qui paſſe les bornes de noſtre
deſſein , il ſuffira de leuer vne difficulté qui
naiſt de ce que nous venons de dire .
Car ſi ce mouuement de l'Appetit n'eſt
rien qu'vne agitation eſgale & vniforme ,
par laquelle l'ame demeure ferme en ſoy
meſmeſans s'auancer & ſans ſe retirer ; il s'en
ſuiura que le Deſir ne ſe trouuera iamais
auec l'Eſperance , puis qu'il eſlance l'ame &
la pouſle hors d'elle-meſme, & que celle- cy
la recient . Il faut donc dire qu'il eſt verita
Yy iij
R
TE
R AC
LES C HA ES
358
ble que le Defir n'eſt pas toûjours auec l'El
perance , quoy qu'il la deuance toûjours . Et
de fait quand on deſire ardemment quelque
choſe , on ſent que l'Eſperance ſe relaſche
comme le Deſir diminuë quand l'Eſperan
ce croiſt : Aſſeurément l'vn & l'autre ſe
deſtruiſent quand ils ſe rencontrent ; d'au
tant que dans le Deſir l'ame ne conſidere le
bien
que comme abſent , & n'a point dau
tre ſoin que de s'en approcher : Mais dans
l'Eſperance elle ſe le figure ſi proche , ne
voyant point de difficultez qu'elle ne puiſſe
ſurmonter , qu'elle ſe l'imagine preſque com
me s'il eſtoit preſent,( d'où vient que la loye
y eſt plus grande que dans le Delir :) C'eſt
pourquoy elle n'y fait pas les eſlans ny les
Taillies qu'elle fait en celuy -cy , ſi elle n'eſt
violétée d'ailleurs ; au contraire elle s'arreſte
pour receuoir le bien qui ſemble ſe produi
re & s'auancer vers elle . Cette verité ſe del
couure meſme dans les façons de parler qui
ſont ordinaires en ces paſſions : Čar quand
on dit que le Deſir eſt preſſant, qu'il eſt ar
dent & violent , qu'il ſe porte vers le bien ;
Et que l'Eſperance eſt ferme & afleurée
DE L'E SPERANCE , CHAP . VI. 359
qu'elle ſoultient ceux qui eſperent , qu'elle
attend les choſes deſirées: On fait voir ſans
y penſer que l'ame s'eſlance dans le Deſir, &
qu'elle ſe retient dans l'Eſperance. De forte
que ces deux mouuemens eſtant oppoſez , il
eſt impoſſible qu'ils ſe puiffent faire en mef
me temps , & que ces deux paſſions ſe trou
uent alors enſemble ;mais il faut de neceſſi
té qu'elles ſe forment l'vne apres l'autre ,
comme nous auons dit qu'il arriuoit dans
celles dont nous auons parlé aux diſcours
precedens.
Il eſt pourtant vray que cela ne ſe fait
pas toûjours ainſi, & que l'Eſperance ſe mef
le le plus ſouuent auec le Deſir , la Hardieſ
ſe & la Cholere , ou l'ame ne manque ia
mais de ſe jetter en dehors : Car l'affermiſſe
ment qu'elle ſe donne en celuy - là , n'eſt pas
contraire à lellancement qu'elle fait en cel
les - cy ; le premier eſtant vn mouuement des
parties entr'elles , & l'autre yn mouuement
de toute la choſe : Et comme nous voyons
qu'vn corps ſe peut tenir Roide en foy -mer
me, & ſe mouuoir encore d'ŷn lieu à l'autre;
360 LES CHARACTERES
il faut conceuoir la meſme choſe dans lAp
petit , & ſe figurer que l'Eſperance le tient
ferme , pendant que ces autres paſſions le
tranſportent hors de luy -meſme. Mais alors
auſſi il ne s'arreſte pas comme nous venons
de dire , la cauſe de les Saillies eſtant plus for.
te que celle de la Retenuë , qui a vray dire
n'eſt
pas eſſentielle à l'Eſperance , mais vn
pur accident qui ne ſe rencontre auec elle
que lors qu'elle eſt toute ſeule.
Voyons maintenant ce qui fait ainſi Roi
dir l’Appetit ; car bien qu'il ait la vertu de ſe
mouuoir comme il luy plaiſt , & qu'il ſe Roi
diſſe pour reſiſter aux difficultez i; neant
moins eſtant yne puiſſance aueugle , il ne
connoiſt point les Difficultez , & il faut de
neceſſité que l'imagination les luy propoſe;
Et par conſequent que ce ſoit elle qui luy
donne le premier branle & qui luy enſeigne
le mouuement qu'elle doit employer en ceç.
te rencontre . Apres donc qu'elle a reconnu
les empeſchemens qui peuuent trauerfer ſes
deſſeins , & qu'elle a creu les pouuoir ſur
monter , elle commande à l'Appetic de ſe
mettre
DE L'ESPERANCE, CHAP . VI . 361
mettre en deffence & de ſe tenir ferme pour
leur reſiſter .
Mais d'où vient la creance qu'elle a de les
pouuoir ſurmonter ? C'eſt de la bonne opi
nion qu'elle a de les forces. C'eſt pourquoy
ceux qui ont beaucoup d'amis , d'honneurs
& de richeſſes; ceux qui n'ont point eſprou
ué de diſgraces , & à qui les choſes ont coû
jours fuccedé heureuſement ; ceux qui ſont
ieunes & robuftes ; enfintous ceux quipen
ſent eſtre puiſſansdans les biensdu corps, de
l'eſprit & de la forcunc, eſperent facilement;
parce qu'ils croyent auoir aſſez de forces
pour s'oppoſer à tous les obſtacles & vain
cre toutes les difficultez qui ſe: pounent
preſenter.
Cette Bonne Opinionieft fi neceſſaire à
l'Eſperance qu'elle en fait preſque toutes les
differences & les eſpeces : Selon qu'elle eſt
plus grande ou plus petite., elle fait la force
ou la foibleſſe , l'excez ou le deffaut de cette
-Paſſion :: C'eſt elle qui produic la Preſom
ption & la Confiance ; qui rend les Eſpe
Z z
LES CHARACTER ES
362
rances Certaines ou Doureuſes ,Bonnes ou
Mauuaiſes, qui lesaugmenteou qui les af
foibliſt. En effet la Preſomption n'eſt rien
qu'vne Eſperance immoderće qui vient de
la trop grande opinion que l'on a de ſes fora
ces : La Confiance eſt yne aſſeurance que l'on
prend au ſecours que l'on attend ; c'eſt com
ine la foy que l'on donne aux promeſſes que
les choſes ſemblent faire en ces rencontres :
Car on dit que la ſaiſon nous promet des
fruits ; que l'on ſe promet tel & cel ſuccez
de ſon courage , de ſes forces, & de ſes amis .
Enfin les Eſperances ſont Certaines ou Dou.
teuſes , Grandes ou Pecites,Bonnes ou Mau .
uaiſes ; ſuiuant que l'on croit les difficultez
plus fortes ou plus foibles , & que l'on pen
ſe qu'elles ſeront plus ou moins faciles à ſur
monter .
le penſe pourrant qu'il faut apporter icy
quelque diſtinction :Car l'Eſperance la plus
Certaine n'eſt pas toûjoursla plus Grande;
et il eſt vray -femblable qu'elle eſt plus Gran
de , quand l'ameſe Roidiſt d'auantage; puiſ
que c'eſt le mouuement particulier quifor
mecette Pallion : Or elle fe Roidiſt dauan
2
DE L'ESPERANCE , CHAP . VI . 363
cage quand elle rencontre de plus grandes
difficultez ; Mais quand les empeſchemens
ſont legers , elle n'a pas tant de ſoin de ſe
Roidir , & par conſequent l'Eſperance eſt
plus Petite quoy qu'elle ſoit plus Certaine .
La commune façon de parler confond
neantmoins toutes ces choſes : Car on dit
que l'on a de Grandes , de Fortes & de Bon
nes Eſperances ,pour dire qu'elles ſont Aſſeu
rées ; Et que l'on en a de Petites , de Mauuaiſes
& de Foibles quand elles ſont Douceuſes.
Cela n'empeſche pas pourtant qu'il ne les
faille diſtinguer comme nous auons fait :
Car il eſt certain qu'il y a des Eſperancos
qui ſont Foibles & Petites , non pas à cauſe
qu'elles ſont incertaines , mais parce que le
ſuccez en eft fi aſſeuré , & les difficultez ſi
lcgeres , que lame ne fait preſque aucun
mouuement pour elles : Et de fait on ne dira
iamais que ces Eſperances ſoient Mauuaiſes,
quoy que les grandes & les fortes paffentor
dinairement pour Bonnes .
On pourroit demander comment il ſe
peut faire qu'il y ait des Eſperances Certai
1 Zz ij
LES CHARACTERES
364
nes , puiſque la creance que l'on a de l’eue
nement des choſes que l'on efpere , eſt toû
jours douteuſe . Certainemét il faut auoüer
que la certitude qui s'y trouue n'eſt pas in
faillible & neceſſaire, elle eſt ſeulement vray :
ſemblable & morale ; Et l'on appelle les Ef
perances Certainės & Aſſeurées qui ſont les
moins douteuſes , & où il y a le moins à
craindre. Mais quoy , il ſemble donc que la
Crainte ſoit toûjours mellée auec l'Eſperan
cé , bien que ce ſoient deux paſſions cor
traires ? Il eſt vray qu'il y a toûjours quelque
fujet de Craindre , puis qu'il y a toujours ſu
jet de douter; mais il ne s'enſuit pas que la
Crainte ſe forme pour cela , & qu'elle ſe melle
auec l’Eſperance , quand melme Pame enſe
roit ſurpriſc. Les Paſſions ne s'efleuent pas
toûjours à la veuë de leurs objets; foit qu'il y
en air de plus fortes qui les retiennent ou
quiles eſtouffent en leur naiſſance; ſoit que
l'eſprit ne conſidere pas attentiuement les
cauſes qui les deuroientexciter. Dans l'Ef
perance l'ame eſt plus accentiuc au Bien
qu'aux Difficultez dontilcít aihegé ; Elle ne
les void que commeen paſſant , & croic les
DE L'ESPERANCE , CHAP . VI . 365
pouuoir ſurmonter : Alors auſſi quelque ſu
jet qu'il y ait de craindre,nel'examinant pas ,
elle ne craint pas en effec : Mais fi elle vicnt
à conſiderer les Difficulrez plus que le Bien ,
& ſi elle tombe dans l'opinion de ne les
pouuoir vaincre , l'Eſperance fait place à la
Crainte , qui s'enfuit à ſon tour pard'autres
conſiderations ; faiſant ainſi yn fax & reflux
qui eſt ſouuent ſi prompt & ſi rapide, qu'il
ſemble que ces deux Paſſions ſe mellent &
ſe confondent enſemble. Maisil faudra en
core retoucher ces matieres au difcours de
la Crainte : Voyons quel eſt le Mouuement
des Eſprits & des Humeurs dans l'Eſpe
rcane .
1 Zz iij
RES
ACTE
LES CHAR
366
Quel eſt le mouvement des Esprits dans
TE perance.
III . PAR TI E.
VISQVE les Eſprits ſe mcuucnt
dans les Paſſions conformément
à l'elmocion de l'ame , il faut que
comme elle fe Roidiſt & s'Affer
miſt en ſoy -meſme quand elle eſpere , ils
ſouffrent auſſi en quelque ſorte la meſme .
agitation . Toute la difficulté eſt donc de
ſçauoir comment cela ſe peut faire : Car il
n'eſt pas ayſć de conceuoir comment des
corps ſi fluides & fi ſubtils peuuent acque
rir vne qualité qui ne conuient qu'à ceux
qui fonc ſolides & groſſiers. Et il ne faut
pas croire qu'ils ſe congelent icy , comme
on dit qu'il arriue en certaines maladies ;ou
qu'ils ſe fixent à la maniere de ces Eſprits
Metalliques, dont la Chymie nous raconte
tant de merueilles : Car outre que ceux dont
DE L'ESPERANCE , CHAP . VI . 367
nous parlons ſont bien plus deſliez, & qu'ils
ſont peut-eſtre d'vn autre genre que ceux
là ; il faudroit qu'ils deuinflent alors immo
biles , & qu'en ſuite toutes les parties où ils
doiuent couler demeurallent ſans action ,
puis qu'elles ne peuuent agir que par leur
mouuement : Ce qui toutefois ne peut eſtre
veritable ; l'experience & la raiſon nous fai
fant voir que les organes ſe mcuuent libre
ment en certe Paſſion ; Et que le Deſir qui
fe meſle fouuent auec elle , comme nous
.
auonsmonſtré, faie mouuoir les Eſprits ſans
ruiner la fermeté & la conſiſtence que l'Els
perance leur donne ,
On pourroit peut - eſtre s'imaginer qu'ils
ſe reſſerrent & fe ramaſſent en cux -meſmes ;
qu'en vniſſant & preſſant enſemble leurs
parcies ;ز ils deuiennent plus fermes & plus
forcs, & ſe mettent ainſi en eſtat de mieux
reſiſter aux attaques qu'on leur pourroit fai
re . Et certainement il y a grande apparence
qu'il ſe fait quelque choſe de ſemblable en
cette rencontre : Car lame qui ſçait quece
qui eſt yny eſt plus fort que ce qui cſt diuiſé,
ER
CT
A RA
368 LES CH ES
ne manque iamais de ſe fortifier ainſi quand
le mal ſe preſente : Or les difficultez qui ſe
trouuent toûjours dans l’Eſperance paſſent
pour vn mal , puis qu'elles s'oppoſent à la
poſſeſſion du bien ; Et partant il eſt vray
femblable que l'ame referre les Eſprits pour
ſe mieux deffendre de cét ennemy qui tra
uerſe ſes deſſeins. Neantmoins comme elle a
de couſtume en cette Paſſion de ne confi
derer qu'en paſſant les difficultez , qui par
conſequent ne luy ſemblent pas ſi grandes
ny ſi mal-ayſées à ſurmonter , il ne faut pas
douter, que ſi elle reſſerre les Eſprits, c'eſt fi
peu quecela n'eſt pas conſiderable , ny aſſez
puiſſant pour les affermir de la façon qu'ils
doiuent eſtre.
Et de fait les Eſprits ne fe peuuent reſſer
rer beaucoup qu'ils ne ſe retirent en dedans,
& qu'ils ne faſſent en ſuite paſlir le viſage;
d'autant qu'ils entraiſnent le ſang auec eux ,
& defrobent au teint la rougeur qu'il auoit
auparauant: Deforte que l'Eſperance ayant
cela de propre , de tenir le viſage cſgal & de
fi
n'en changer point la couleur , ilfaut que
elle les rend û fermes comme nous auons
dit ,
DE L’E SPERANCE , CHAP . VI . 369
dit , ce ſoit par vn autre moyen qu'en les
refferrant & les reüniſſant enſemble.
Pour conceuoir donc comment cela ſe
fait , il faut remarquer que l'ame ne pouuant
rien eſperer qu'elle ne l'ayme & ne le deſire
premieremér , il eſt neceſſaire que les Eſprits
le meuuent conformément à ces deux pal
fions deuant que l’Eſperance les puiſſe agi
ter . Or ils ſe dilatent , & s'ouurent dans l'A
mour pouraccueillir le Bien ; Et dans le De
fir ils le recueillent ordinairement yn peu ,
afin de s'eſlancer plus facilement vers luy :
Eſtant donc en céi eſtat , ſi l'Eſperance ſur
uient là -deſſus, elle ne change rien dans la
ſituation de leurs parties,elle les retient ſeu
lement dans la proportion qu'elles auoient
enſemble ; Et de libres & de vagabondes
qu'elles eſtoient , elle les aſſujettiſt à vn cer
tain ordre qu'elles gardent entr'elles tout
autant de temps que dure l’Eſperance : Ce
qui ſe fait par l'entremiſe de l'ame qui à vn
empire ablolu ſur elles , qui les place com
me elle veut , qui les arreſte où illuy plaiſt,
& les tient comme par la inain dans le rang
A Aa
LES CHARACTERE S
370
où elle les a mis : Et pour lors elles demeu
rent fermes & ſtables fans ſe confondre auec
les autres , ſans ſe retirer en dedans , & fans
s’auancer en dehors ; qui eſt le mouuement
particulier des Elprits en cette Paffion .
On dira peut-eſtre , que ſi ces parties de
meurent ainſi fermes & Itables , elles ne ſe
mouuront pas , & que par conſequent les
Eſprits n'auront aucun mouuement dans
l’Eſperance. Mais il y a des choſes qui pour
ne changer pas de place ne laiſſent pas de fe
mouuoir : Ainſi les corps elementaires qui
ne ſont pas en leurcentre , quoy qu'ils ſoient
retenus, & qu'ils ſemblenteſtreimmobiles,
font neantmoins vn certain effort pour re
tourner en leur lieu nacurel , qui les fait pa
roiſtre peſans ou legers. On peut dire la
meſme choſe des Eſprits qui eſtant retenus
par vne violence eſtrangere, ne ſont pas ve
ritablement en repos , & ſouffrent quelque
agitation ſecrete qui les tient continuelle
ment ſuſpendus.
Or quoy que les Eſprits demeurent ainſi
DE L'ESPERANCE, CHAP . VI . 371
fermes & ftables dans l'Eſperance , cela
n’empeſche pas qu'ils ne puiſſent en meſmo
tempseſtre agitez par les autres paſſions qui
ſe mellent auec elle . Ainſi le Deſir & la
Hardieſſe les peuuent eſlancer ſansruiner la
fermeté qu'ils ont , parce qu'elle ne conſiſte
que dans l'ordre de leurs parties , que cér
eſlancement ne deftruit pas , comme nous
auons dit ; puiſque l'on peut mouuoir vne
choſe d'un lieu à l'autre ,ſans empeſcher l'or
dre & le mouuement que ſes parties peu
uent auoir en elles -meſmes.
Il eſt vray auli que commele Deſir s'af
foiblift quand l'Eſperance eſt bien force ; ſi
les Eſprits ſont bien fermes , l'eſlancement
n'en peuteſtre fi grand ; parce qu'ils ne ſont
pas di libres ny li faciles à mouuoir qu'ils ſe
roient s'ils n'eſtoient point retenus. Que
s'il s'elleue des paſſions donc le mouvement
deſtruiſe tout à fait celuy de l'Eſperance ,
telle qu'eſt la Ioye & le Deſeſpoir ; alors
on peut aſſeurer que l’Eſperance ceſſe pour
yn temps , afin de faire place à celles - là ; Et
que les Eſprics perdent leur fermeté pour ſe
AAa ij
372 LES CHÄR Ä CTERÉS
reſpandre ou pour ſe relaſcher , reprenant
apres leur premiere conſiſtence ſi l'ame voit
de nouucaux ſujets d'eſperer : Ce qui arriue
quelque - fois lí promptement qu'il ſemble
que cela ſe faſſe en vn inſtant , & que ces
mouucmens ſe confondent les yns auec les
autres .
Ie ne voy plus rien icy qui nous puiſſe
arreſter ; linon qu'il peut tomber en la pen
ſée de quelques- vns , que s'il eſtoit veritable
que dans l’Eſperance l'ame & les Eſprits ſe
roidiſſent pour reſiſter aux Difficultez , il
faudroit qu'il en paruſt quelque choſe aux
parties exterieures , & qu'elles ſe roidiſſent
auſſi pour le meſme deſſein ; puiſque nous
voyons dans le Riz que les muſcles ſe reti
rent commel'ame ; que dans le Deſir & dans
la Cholere , ils s'eflancent en dehors comme
elle ; qu'ils ſe relaſchent dans la loye , & que
toutes les autres paſſions font ſur le Corps
la meſme impreſſion que les objets font dans
l'Appetit. Mais il faut conſiderer que les or
ganes du mouuement volontaire ne ſe meu
uent dans les paſſions, que par la Force &
1
1
DE L'ESPERANCE,CHAP. VI . 373
l'efficace de l'objet qui preffe l'ame & l'obli
ge d'employer tous les moyens qu'elle a
pour arriuer à la fin qu'elle s'eſt propoſée ,
comme on void qu'il arriuc dans toutes les
paſſions violentes : Ou bien par vn deſſein
particulier qu'elle a de faire paroiſtre au de
hors ce qu'elle reſſent interieurement, ainſi
qu'elle fait dans le Riz & dans les Careſſes.
De ſorte que n'ayant aucun de ces motifs
dans l'Eſperance , elle n'a que faire de re
müer lesparties exterieures, & ſe contente
de l'agitation qu'elle donne aux Eſprits. Ne
conſiderant le mal que comme en paſſant ,
clle ne l'eſtime pas ſi grand qu'elle doiue
employer contre luy tous fes efforts; c'eſt
pourquoy elle n'agite ordinairement que les
parties les plus mobiles , telles que ſont les
Eſprits ,les Yeux , les Sourcils & quelques
autres , comme it arriue dans toutes les au
tres paſſions qui ſont foibles ou moderées,
A Aa iij
i
374 LES CHARACTERES
Les cauſes des Charaderes de
l'Esperance.
IV . PARTIE .
A is c'eſt aſſez parlé de ces orages
ſecrets , voyons d'où viennent
ceux qui paroiſſent au dehors , &
examinons pourquoy l’Eſperance
rend les Hommes Hardis, Preſomprueux ,
Temeraires , Inſolens , Credules , Negli
gens en leurs affaires , & Impatiens en leurs
actions; Quoy que ce ſoit la plus moderée &
la plus tranquille de toutes les paſſions de
l'ame .
Pour ce qui eſt de fa Moderation , il eſt
bien ayſé d'en trouuer la cauſe , apres auoir
monftré comment elle eſmeut l'ame & les
Eſprits: Car il eſt impoſſible qu'elle les tien
ne Fermes & Roides cóme elle fait, & qu'el
le puiſſe eſtre ſujette à ces agitations violen
DE L’ESPERANCE , CHAP . VI . 375
tes qui ſe remarquét aux autres Paſſions; Au
contraire il faut que les languiſfantes & les
imperueuſes qui ſe meſlent auec elle , pren
nent yne mediocrité conforme à cette forte
de mouuement qui tient l'ame entre l'ar
deur & la negligence , commenous auons
die : C'eſt pourquoy elle affoibliſt le Defir
quand il eſt trop ardent , & l'excite quand
il ſe relaſche : Elle ſert d’eſperon à la Pareſſe
& de bride à la Violence ; elle empeſche la
Hardieſſe d'eſtre temeraire ; elle oſte à la
loyefes tranfports ; Et ſi elle ſe trouue auec
la Crainte & auec la Douleur , elle les
modere en telle ſorte qu'elles n'abattent
point lecourage , & ne refuſent pas l'entrée
aux plus douces paſſions.
Mais d'où vient donc qu'elle rend les
hommes Temeraires , Vains , & Impatiens ?
Comment la Cholere & la Fureur peu
uent - elles compatir auec elle ; Et fi elle exci
te & anime le Courage & lesDéſirs , com
ment fait - elle naiſtre la Negligence & la Pa
reſſe ? Certainement on ne ſçauroit douter
qu'elle ne ſoit en quelque ſorte cauſe de tous
ces effets: Mais auſſi quiconſiderera la ma
RES
376 LES CHARACTE
niere dont ils ſont produits ,confeſſera qu'el
len'en eſt pas la cauſe prochaine , ny meſme
la veritable : Car l'Eſperance fait bien naiſtre
la Hardieſſe ; mais la Hardieſſe paſſe apres
dans la Temerité : Elle excite & reueille les
Delirs ; mais ceux- cy font venir l'Impatien
ce & l'Inquietude: Elle ameine la loye auec
elle ; & la loye ſe jette apres dans ces Rauif
femens & ſes Extaſes : Elle inſpire l’Appetit
de Vengeance quiſe chāge apres en Fureur :
Enfin elle donne la Confiance, & celle - cy
cauſe la Preſomption , la Vanité & le Mel
pris de toutes les choſes qui peuuent trauer
fer nos deſſeins, d'où naiſſent apres la Negli
gence & la Pareſſe . De ſorte que tous ces
deffaux ne viennent pas immediatement de
l'Eſperance, mais des autres paſſions qui lac
compagnent : Et meſme il eſt certain que
lors
que celles-cy ſont venuës à cét excez,
elle diſparoiſt tout à fait, ou deuient extre
mément foible. Car quand on eſt touché
d'une grande loye , on n'a plus en ce mo
ment aucun ſentiment de l'Eſperance; elle
ne paroiſt preſque pas dans les Deſirs vio
lens , ny dans les tranſports de la Cholere ,
l'ame
DE L'E SPERANCE , CHAP. VI. 377
l'ame ſe laiſſant emporter aux motifs par
ticuliers de ces paſſions: Et la Preſomption
meſme qui ne ſemble rien qu'vn excez d'El
perance, la ruine tout à fait, en ſe figurant
qu'il n'y a plus de difficultez qui fe puiſſent
oppoſer à ſes deſſeins : Car où il n'y a plus
de difficulté , il n'y a plus d'Efperance
Quoy qu'il en ſoit , la Hardieffe fe joint
facilement à l'Eſperance , parce que l'ame
s'eſtant affermie par celle -cy pour refi
fter aux difficultez , eſt delia en eſtat de les
attaquer fi elles luy paroiſſent bien fortes,
& fi elle vient à conſiderer le peril où elles
la peuuent jetter faute de les combatre &
de les vaincre. Ioine que la bonne opinion
qu'elle a de les forces luy augmente le cou
rage , & lay perſuade que ce n'eſt pas aſſez
dedemeurer fur la deffenſiue, mais qu'il faut
1
pourſuiure & affaillir ſon enotmy. Que ſi
les forces ne font pas proportionnées à cette
bonne opinion , & li elles les croit plus
grandes qu'elles ne ſont en effet ; de là vient
la Preſomption : Et celle -cy jointe aucc la
Hardieſſe, fait la Temerité , & en ſuire l'In
B Bb
- 378 ; LES CHARACTER ES
ſolence; tout de mefine qu'auec la loye elle
produit la Vanité , le Babile l'importunité
comme nous dirons en fon licu .
L'Impatience regne puiſſamment en cet
te Paffioni, dautant que tenant ordinaire
ment compagnie à la loye, au Defir & à la
Crainte , il y a coûjours quelqu'vne de ces
trois auec l'Eſperance , & ſouuent meſme
elles s'y trouuent toutes enſemble : C'eſt
pourquoy il ne faut pas s'eſtonner ſi l'on eſt
Inquiet quand on elpere ; ſoit par l'appre
henſion que l'on a dene poſſeder pas affez
toft le bien que l'on arrend ; foit par l'em
1
preſſement que le deſir apporte ; ſoit par le
perillement qui accompagne le plaiſir : :
w
Il n'y a point de Paſſion ſi Credule que
l'Eſperance ; car les les autres ne donnent
creance qu'au bien ou au mal qu'on leur
propofe ; mais celle- cy la donne cfgale
menc à tous deux . En effet il n'y a que les
choſes agreables qui perfuadent la loye ,
l'Amour & le Defir ; le's faſcheuſes ne font
point d'impreſſion ſur elles ſans les deſtrui
DE L'E SPERANCE , CHAP . VI . 379
re : Au contraire il n'y a que le mal qui ſe
faſſe entendre de la Douleur de la Crainte
& du Deſeſpoir ; le bien ne trouue point
d'audienceny d'accueil chez ellés.Mais l’EL
perance preſte l'oreille à tous les deux , par
ce qu'eſtant comme au milieu de l'vn & de
l'autre , elle panche facilement vers ces ex
2
tremitez ; Et elle n'a pas ſi coft creu.ce qui
fauoriſe ſes deſſeins ; qu'elle eſcoute ce qui
les luy repreſente impoſſibles.
Les Characteres Corporels qui ſe trou
uent en cette paſſion , ſont de deux ſortes
comme en toures les autres : Les yns ſe font
1
par le commandement de l'Ame, les autres
par neceflicé. Les mouuemens de la Teſte,
: des Sourcils , des Yeux , de la Voix , & de
tout le Corps ſont du premier ordre : Le
reſte eſt au rang des effets neceſſaires.
Le Corps ſe dreffe , la Tefte ſe leue , les
Sourcils ſehauffent pour vn meline deſſein :
Carlame quiveutobtenir le bien & refilter
aux difficultez qui s'y oppoſent , ſe met en
eſtat de faire l'vn & l'autre : Or outre que
BBbij
1
.
O
S
LES CHARACTERE
380
cerce Poſture eſt auantageuſe pour voir de
loing ce qui peut arriuer , elle l'eſt encore
pourpourſuiure le bien , & pour ſe deffen
dre du malli l'on en eſt atcaqué. C'eſt la fi
les corps de
tuation la plus naturelle que
mandent pour agir ; c'eſt le mouuementqui
commence toutes les autres actions des Ani 11
.
maux : S'il leur faut courir apres les choſes
agreables ; s'il leur faut fuïr ou attaquer les
1
ha mauuaiſes , la premiere chofe qu'ils font eſt .
de leuer la teſte & le corps . L'ame ſe mec
tant donc icy en eſtat de fe deffendre , diſ
T
poſe ainſi ces organes afin de n'eſtre pas ſur
priſe , & les dreſſe pour eſtre plus fermes :
lo Comme dans le Deſeſpoir & dans la Crain
te où elle ſe relaſche , elle fait courber le
corps , pancher la teſte & abatre les yeux
& les ſourcils.
[
0
Le Regard aſſeure'ſe fait auec vne grande
ouuerture des paupierès, auec viuacité &
vne veuë ferme& arreſtée. Il eſt commun à
18
la Cholere,à l'Impudence,à la Hardieffe & à
l'Eſperance; auec cette difference pourtant
que les yeux ſont trop ardans dans la Cho
o
oo
DE L’ESPERANCE , CHAP . VI . 381
lere , trop ouuerts dans l'Impudence , & trop
rudes dans la Hardieſſe : Mais dans l’Eſpe
rance ils n'ont aucun de ces derfaux ; cout y
eſt moderé, & il ſemble que la douceur & la
ſeuerité ſe ſoient confonduës en tous leurs
mouuemens . Les Yeux y ſont donc plus ou
uerts qu'à l'ordinaire pour mieux voir le bié
& les difficultez qui ſe preſentent:La ferme
té de la veuë eſt vne marque que les empef
chemens n'eſtonnent point l'ame & qu'elle ,
croit de les pouuoir ſurmonter : La viuaci
té des Yeux vient des Eſprits que le Deſir
a pouſſez en ces parties, ou que la loye y a
fait reſpandre : Enfin la douceur & la ſeue
rité s'y trouuent meſlées enſemble , parce
qu'en meſme temps l'ame void le bien & le
mal ; qu'elle eſt touchée de l'vn & de l'autre ;
Et qu'elle n'eſt pas ſi fort affeurée d'obtenir
ce qu'elle pretend , qu'elle n'ait toûjours
quelque ſujet d'en douter.
Cette paſſion fait auſſi ſouuent tourner
les reux en haut , parce qu'ayant beſoin de
l'aide d'autruy pour acquerir ce qu'elle re
cherche , elle jette la vcuë au Ciel comme
B B b jij
382 I , ES CHARACTER ES
á la ſource generale de tous les biens , & au
commun ſecours de toute la nature ; Et re
court aux cauſes ſuperieures n'eſtant pas
N
toûjours aſſcurée de Palliſtance qu'elle s'eſt
promiſe des autres .
Mais quand les Regards fontPreffans ou
Inquiets , ce ſont des effets du Deſir & de
la Crainte qui ſe meflent auec elle ;وtour de
meſme que la loye y apporte ſouuent ſes
tranſports , ſes petillemens & les agitations.
Enfin la Voix en la Parole y font fermes,
c'eſt à dire fortes, fàns vehemence ny ineſ
galité; ne ſe hauſſant & ne s'abaiſſant point;
n'eſtant ny tremblantes ny precipitées : Car
l'ame qui ſe roidiſt pour refifter aux diffi
cultez , n'eſt pas en eſtat de craindre ; mais
ne les voulant pasauliattaquer, elle ne fait
aucun grand effort. C'eſt pourquoy la Voix
ne s'abaiſſe pas parce qu'iln'y a point de foi
auſſi
bleſſe dans l'ame ; elle ne ſe hauſſe pas
n'y ayant aucune violence : Elle n'eſt non
plus tremblante , parce qu'il n'y a point de
crainte ; ny precipicée , eſtant ſans impetuo .
DE L'ESPERANCE , CHAP . VI . 383
ſité : Mais elle eſt forte& eſgale , l'air eſtant
pouſſé fortement & efgalement par l'amo
qui s'eſt affermie & aſſeurée contre les dif
ficultez .
>
Il ne reſte plus que les Characteres Ne
ceſſaires qui viennent en ſuite de l'agitation
des humeurs & des Eſprits. Le Premier &
celuy qui ſemble le plus propre à l'Eſperan
ce eſt, que le Viſage ne change point de cou
leur, dont nous auons deſia touché la rai
fon au commencement de ce diſcours : Car
les Eſprits qui deuiennent fermes , arreſtent
auſſi leſang & empeſchent qu'il ſe retire en
dedans & qu'il fe. reſpande au dehors.
Que ſi l'on palliftquelque-fois , c'eſt vn ef
fet de la Crainte ; comme la Rougeur l'eſt
de l’Amour , du Deſir , de la loye & des au
cres paſſions quiportent le ſang aux parties
exterieures .
Les Soupirs fuiuent encore l'Amour & le
Defir : C'eſt la Crainte qui refroidiſt & faic
perdre le Courage: C'eſt la Hardieſſe qui l'ef
chauffe & le r'anime : Enfin l'Inquietude
vient principalement du Defir & de la
384 LES CHARACTER ES
Crainte,qui s'augmentent par les longueurs
& les delais qui retardent la poſſeſſion du
bien deſiré. Mais ce ſont là des Characteres
eſtrangers à l'Eſperance , dont l'examen ne
ſe doit pasfaire icy : Conſiderons ſeulement
ceux qui ſemblent luy eſtre propres & na
turels .
Elle rend le Pouls ferme ſans eſtre vehe
ment ; car le coeur & les arteres qui s'af
fermiſſent auſſi bien que les Eſprits , font
3
paroiſtre le Pouls vn peu plus dur qu'il n'e 1
1
ftoit; Et l'on fent au toucher qu'il a quelque 1
forte de fermeté qu'il n'auoit pas aupara
uant :Mais cela ſe fait ſans vehemence ,par
ce que l'ame ne fait point d'effort pour at
taquer comme nous auons dit , & que la
chaleur у eſt temperée qui demande vn
mouuement eſgal & moderć . Il eſt vray que
fi l'Efperance tombe en quelque nature froi
de & debile ,elle y fait le Pouls plus grand
& plus efleué qu'il n'eſtoit à l'ordinaire; dau
tant que l'ame qui connoiſt ſa foibleſſe 8
qui a deffein de ſe fortifier , auginente yn
peu la chaleur qui a befoin en ſuite d'yn
plus
DE L'ESPERANCE , CHAP. VI . 38 ;
plus grand rafraiſchiffement. Mais pour lors
le Pouls n'en eſt pas plus frequent , parce
que la Chaleur n'y eſt pas tellement accreue
quc lameait beſoin de ſe preſſer pour 'tem
perer l'ardeur qu'elle y pourroit cauſer : elle
fe contente d'eſlargir d'auancage le coeur &
les arceres pour y reccuoir vne plus grande
quantité d'air. Car c'eſt l'ordre que tient la
Nature quand la chaleur s'augmente , qu'el
le fait premierement le Pouls plus grand &
plus haut ; qu'apres elle le fait viſte , & en
fin qu'elle le rend frequent : Imitant en cet,
te rencontre ce qu'elle fait faire aux ani
maux , qui pour arriuer en quelque part
marchent premierement à grands pas ; qu'ils
redoublent s'ils ſont preſſez , & qui enfin ſe
mettent à courir . Quoy qu'il en ſoit , ce que
nous auons dit dų Pouls ſe rencontre dans la
Reſpiration , ſi'on en excepte la dureté que
le ſens n'y peut reconnoiſtre; bien qu'il ſoit
vray - ſemblable ſubſtance du Poul
que la
mon s'y affermiſt , comme Hipocrate dit
qu'il arriue dans la Cholere ; parce qu'il eſt
preſque impoſſible que les Eſprits qui cou
lent en toutes les parties , n'impriment la
ССc ..
TER
386 LES CHARAC -E S
qualité qu'ils ont en celle qui ſont molles.&
obeiſlantes comme ſont les Poulmons. En
vn mot l'Eſperance fortific routes les parties,
parce que les Eſpritsy font plus vigoureux :
Et comme elle les arreſte & les retient en for
te qu'ils ne ſe peuuent diffiper ny faire au
cun monuement violent on ne ſçauroic
conteſter que ce ne ſoit de toutes les Paſ
fions , celle qui eſt la plus auantageuſe pour
la ſanté , pour la longueurdela vic , & pour
la vertu meſme qui recherche auec tant de
ſoing la moderation qui ſe trouue naturelle
ment auec l'Eſperance . le dis çncore qu'elle
eſt auantagçule pour la longueurde la vie ;
car ce qui ſertpour vne grāde ſanté n'eſt pas
toûjours bon pour rendre vne vie bien lon
gue. La chaleur actiuç & veheméte produit
des actions fortes, mais elle abrege les jours ;
parce que les Eſprits te diſlipent facilement
& conſument promptement l'humidité'na
turelle:Deforte que pour viure long-temps,
il faut que la chaleur ſoit moderée ,que les
Eſprits ne ſoient pas vindamment agitez , &
qu'ils ne ſoient pas auſſi languiſfans. Or fi
la Nature ne leur donne cette juſteſieil ſem
EM
AN
UE
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FI
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DE L'ESPERANCE, CHÁP . VI . 387
ble qu'il n'y a que l'Eſperance qui la leur
qui les re
puifle faire acquerir; C'eſt la ſeule
tient & qui les affermiſtſans ſouffrir de cha
leur exceſſiue ny de mouuemens deſreglez:
Er partant il ne faut pas s'eſtonner fi ceux
qui ſe nourriſſent de bonnes eſperances vi
uent plus long -temps que les autres, & fi
la mort ſuit ſouuent les grands ſuccez , par
ce qu'ils font perdre l'Eſperance qui eſt
l'Anchre veritable qui arreſte l'ame , la vie &
les années.co
FIN .
i
>
1
MAMBOR
LEGATORE DE
CORSO