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Lenobl 4

Ce document présente un livre numérisé par Google dans le cadre d'un projet visant à rendre le patrimoine littéraire mondial accessible. Le livre, désormais dans le domaine public, contient des annotations historiques et souligne l'importance de l'éducation et de la vertu dans la vie. Les utilisateurs sont invités à respecter les conditions d'utilisation, notamment en évitant les usages commerciaux et les requêtes automatisées.

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IL . VANHOUT
BOEKBINDER
1

1
L'ECOLE

DU MONDE ,

ou Phil949

INSTRUCTION

D ' U N P E RE

A UN FILS ,

Touchant la maniere dont il faut


vivre dans le Monde.

Diviſée en Entretiens.

PREMIER ENTRETIEN ,
1

Suivant la Copie

A PARIS ,
Chez MARTIN JOUVENIL

M. DCC.
DE

1
蒸 蒸 蒸 蒸 蒸 蒸 蒸 蒸

F A B L E

DES AIGLONS ,

E T

DES PETITS CORBEAUX .

Sur l'Inſtruction des Enfans.

Part & le travail n'aidoient pas la Nature.


féconds
Ne pouſſer faute de culture
Que des Rorces & des Chardons .
Mais comme quelquefois une terre fterile ,
A force de labours enfin devient fertile ,
Et donne d'henreuſes Moiſions ;
Ainſi tout jeune Oiſeau , s'il n'eft tout- à - fait
Buze ,
Peut à force d'Inſtructions,
Gagner ce qu'en naiſſant Nature lui refuſe .
Tout le fruit dépend donc du ſoin
Que l'on veut ſe dunner de bien ou mal inf.
truire.
Eft-il vrai ? Je le prouve , & n'en prens à . céo
moin
Que la Fable que je vais dire..
llu fond d'une Foreſt ſur le haut d'un Row
cher ,
Une Aigle fit ſon Aire , & fix aufs de bon
compte ,
Es le Corbeau Colas pour faire aufli fa ponte
Tour
Tout prés de là fuit fe nicher.
or je ne ſçais commene ni par quel artifice ,
Un petit Diablotin tour fouré de malice ,
Bigua les æuis de ces Oiſeaux .
jónarque des Airs Colas couva le germe ,
Y'Aigle fit au bout du terme ,
P Eclote fix petits Corbeaux.
PN Genieure que l'on ſupoſe ,
Lai prendre pour la ſienne , & de fort bonne
foi
L'élever comme étant à foi,
Dans ce monde trompeur n'eſt pas nouvelle
choſe ,
Si cantd'hommes le font , pourquoi Fur par
reil cas
Les ſimples Animaux ne le feroient- ils pas ?
Ces credulesOiſeaux ſe donnent donc la peine ,
Le Corbeau de la part , & l'Aigle de la fuenne
D'élever.ces petits chacun à ſa façana
L'Aigle toûjours agile & fiére ,
Pour nourir les Corbeaux de porce dans ſon
Aire
Que Perdrix , que Faiſans , que tendre Venai
ſon ;
Tandis que Colas fe contente,
De courir d'Eſcarbors, de v'ers , de Papillons ,
Et d'une Charogne puante
Les malheureux petits Aiglons.
Bien côt corompant leur nature ,
Cette indigne & fale pâture
Les rendit tous abâtardis :
Au lieu que l'autre nouricure,
Gommuniquant au fang une flamme plus pure ;
Sçût rendre les Çorbeaux plus fiers & plus
hardis .
La plume enfin venuë , & l'aîle déja forte ,
De leurs nids trop étroits ils cherchent à for .
tir ,
Aprés leurs Nouriciers on les voit tous par
tir ,
Mais non pas de la même force.
L'Aigle
L'Aigle d'un vol audacieux
Aux courageux Corbeaux qui râchent de le
ſuivre ,
Fuit prendre la route des Cieux :
Et voulant éprouver s'ils font dignes de vivre ,
Voit en Pere content que ſans baiſſer les yeux
lis ſouffrent les rayons du plus puiſſant des
Dieux .
Cette épreuve ainli faite , Enfans ſuivez ma
trace ,
Dit l'Aigle , & remarquez avec quelle fierté ,
Quelle mâle vigueur , & quelle activité ,
Au reſte des Oiſeaux je ſçais donner la challe.
Pour ſatisfaire à votre faim ,
Vogez comme je vole & le Liévre & le Daim ,
Vogez de quelle ardeur je tombe ſur la proye ,
Et comme dans les airs j'enleve mes butins.
Là je me mêle aux Dieux , & Jupiter un'em
ploge
Pour lancer ſes Foudres Divins.
Imitez mon travail , imicez mon courage ;
Par ces mots genereux les Corbeaux animera
Cherchent à faire aprentiſſage
Du feu dont ils ſont enflammez .
L'Aigle dans ce bean feu les n urit , les éleve ,
Leur montre à s'en ſervir avec uciliré ,
Ec la perſeverance acheve
Tout ce qu'on attendoit de leur docilité.
D'autre part le Nouricier lâche ,
En cirant du nid les Aiglons ,
Les guide lentement dans les prochains Val
lons ,
Où ſur une Charogne avec eux il s'acache.
Mes Enfaas , leur dit-il , mangez , repaiſſez
VOUS
Des chairs que vous crouvez au milieu de la
Plaine ,
N'allez poiar vous donner de peine,
Le travail fut toûjours le partage des Fous
Non , n'allez point vous meccre en ceſte
Le delir de voler G haut ,
Beſogac
Beſogne faite, & viande preſte
C'eſt la deviſe qu'il vous faut.
AinG parloit Colas : 8 comme la jeuneſſe
A grande pente à la pareſſe ,
Ec qued'un Pere vicieux ,
L'exemple ſur un Fils elt d'un poids redou .
table;
Par ce Guide pernicieux ,
Les Aiglons corompus loin de voler aux
Cieux ,
Suivirenc du Corbeau la trace miſerable ,
Ec fans répondre au ſang dont ils étoient
formez ,
De Cadavres puans vécurent afamez .
Tels furent les éfets des diferentes Regles ,
Qu'élevant leurs petics garderent ces Oiſeaux ,
Les Corbeaux devinrent des Aigles ,
Et les jeunes Aiglons devinrent des Cots
beaux.

PRE
蒙蒙

PREFACE ,

'HOMME eft compoſé d'une


L'A Ame & d'un Corps . La Bea
titude eſt la fin de la premiere , &
la route pour y arriver nous eft
preſcrite par les preceptes de la
Religion . Rien au monde ne
doit ſe mettre en balance avec ce
ſouverain bien ; mais bien loin que
ſa recherche ſoit incompatible avec
ce qui dans le commerce mon .
dain fait un homme d'honneur ,
elle eſt au contraire fi unie à cette
qualité , qu'on ne peut pas avoir
une veritable piété ſans être veri
tablement honnête homme ſelon
le monde , ni être honnête hom
me ſans être veritableinent pieux .
Ainſi tandis que la Religion nous
ioſtruit de la voye du ſalut, il faut
qu'une Politique prudente nous
inftruire
P R E FACE:
inftruile de la manicre dont on doit
fe conduire dans la pratique du
monde , pour y arriver aux biens
du Corps , ſans nous écarter de
ce qui nous conduit au ſouverain
bien de l'Ame.
Comme donc la Beatitude eſt
la fin de l'Ame , la fin du com
merce du monde eſt d'être aimé &
eſtimé de ceux avec qui l'on eſt
obligé de vivre : & fi l'on y prend
bien garde , on verra que toutes
les Fortunes ne viennent que de
l'apui des Amis que l'on ſe donne
dans le monde ,
Les uns ſe procurent cette For
tune & ces Amis par la ſocieté du
crime, & les autres par la prati,
que de la verty. La premiere
Foye ne peut être recherchée par
un honnête homme , & au con .
traire elle doit lui être en hor.
reur : auſſi pour l'ordinaire con
duit - elle au précipice dans le tems
qu'on croit une Fortune bien fo .
lidement établie , car le crime ne
donne
PREF - A CE;
donne que de faux Amis , des biens
mal aſſurcz , & porte toûjours avec
ſoi les ſemences de ſon châtiment ;
au lieu qu'un homme qui s'éleve
par fa vertu ſe fait des Amis fince .
res , une Fortune ſolide , & ſedon .
ne une tranquilité d'eſprit qui le
rend heureux dans cette vie , &
affeuré du bonheur qui le doit
couronner dans l'autre.
Il ne faut pas juger auſſi du
crime ou de la vertu d'un homme
par la bonne on mauvaiſe Fortu
De ; il y a des coupables qui ſont
malheureux , & des innocens que
la Fortune favoriſe ; il y a des
parricides heureux & des vertus
qui ſont malheureuſes. Mais il
faut concevoir qu'il'n'y a point de
vrais heureux que ceux qui ont la
vertu , parce qu'on ne peut être,
tranquile dans le crime.
Ce n'eſt pas le malheur , ce n'eſt
pas la perſecution d'un ennemi ,
ce n'eſt pas une calomnie , une Pri
ſon , une condamnation qui porte
le
P R FF A C E.
le Sage eft au deſſus de tout cela :
c'eſt le reproche interieur qu'on ſe
fait à ſoi-même lorſqu'on le con
noît coupable : mais quand la
conſciencene reproche rien , on eſt
content , & dans le repos au mi
lieu des plus grandes affli& ions.
C'eſt ainſi que le Maître de Pla .
ton , perſecuté par la calomnie ,
fatigué par une mauvaiſe femme,
empriſonné par la cabale de ſes en
nemis , condamné par des Juges
iniques , étoit tranquile dans les
fers, tandis que ces mêmes Juges ?
avoient l'ame bourelée de l'injur .
tice qu'ils avoient faite à un plus
honnête homme qu'eux . Et c'eſt
ainſi qu'un Uſurpateur eſt ſur un
Thrône comme un Promethée ats
taché ſur la pointe d'un Rocher ,
& environné de Vautours qui lui
tandis que
rongent les entrailles ,
la vertu perſecutée & déthrônée
trouve dans le ſecret repos de l'A
me la conſolation de les infortu .
nes .
Les
PREFACE .
Les malheurs qui me perſecutent
depuis quinze ans, suroient peine à
trouver leur exemple ; j'ai tout per
du hors une parfaite tranquilité
d'eſprit inſéparable de l'innocence ,
la mauvaiſe Fortune m'a tout ôté
hors ma conſtance , & le défir de
tirer de mes propres peines dequoi
étre utile à ma Patrie.
Ceux que nous avons engen
drez , ſont ordinairement lesobjets
les plus tendres de nos afe & ions;
la plânpart de ceux qui travaillent à
leur Fortune le font moins pour
eux -mêmes que dans la vûë de
laiſſer à leurs enfans un établiffe .
ment ſolide; ils penſent à leur don .
ner du bien , mais pour moi, que
tant de diſgraces ont dépouillé des
biens périſſables, je ne puis laiſſer
aux micns que des Inftru &tions ,
qui leur procurent un bien plus
folide que les Richeſſes.
C'eſt dans cette vûë que j'ai
dreſſé pluſieurs Entretiens entre un
Pere & un Fils , qui contiennent
les
PREFACE.
les leçons qui peavent coaduire
un jeune homme au but qu'il ſe
doit propoſer en entrant dans le
commerce du monde , qui eft ,
comme je l'ai déja dit , de ſe faire
aimer & eſtimer,Laiflantaux Théo .
logiens les preceptes qui concer
nent la Religion , & qui doivent
toûjours être la baze de la conduia
te d'un honnête homme dans le
monde.
Ces Entretiens ont été vûs par
des perſonnes d'une grande diſtinc
tion ; ils leur ont plû, & leur ont
paru aſſez bons & affez inſtructifs
pour faire plaiſir au Public. Je
leur ai promis que je les lui don .
nerois; & afin qu'il en puiſſe re
cevoir plus d'utilité & les mieux
goûter , on a jugé à propos que
les Dialogues qui compoſent cet
Ouvrage , paroiſſent un à un & de
mois en mois .

TABLE
她熟識 能

100

TABLE

DES ENTRETIENS.

E Premier Entretien. Traite


de la connoillance des hom
mes,
Le Second. De la décence dos de
l'afabilité.
Le Troiſiéme. De la complaiſance
du bienfait.
Le Quatriéme. De la converſation
de la diſſimulation.
Le Cinquiéme. Du ſecret de la
candeur,
Le Sixiéme. De la diſtin & tion du
vrai to du faux Ami.
Le Septiéme. De l'uſage des biens
des honneurs.
Le Huitiéme . Des diferens moyens
de s'ouvrir le chemin à la Foro
tune .
L3
Le Neuviéme Des Emplois pro

pres aux diférens caratteres d'ef


prit.
Le Dixiéme. De la conduite à te ,
nir dans la proſperité.
Le Onziéme. Des Cauſes de la dé
cadence de la Fortune.
Et le Douziéme. Du bon uſage
des adverſitez.

Fin de la Table de ces Entretiens.


L'ECOLE

DU MONDE

PREMIER ENTRETIEN .

De la connaiſſance des Hommes.

ARISTIPE .
Enez , mon Fils , venez de
bout de cette longue Paliſſa
V de , nous entrerons dans ce
Cabinet où perſonne ne viendre
nous interrompre ; & en attendant
que nos Amis ſe rendent ici pour y
prendre le plaiſir de la Promenade,
je commencerai les Inſtructions que
je vous ai promiſes.
TIMAGENE.
Il y a long -tems, mon Pere, que
vous me les promettez . Me voila
Tome I. А ſu
L'ECOLE DU MONDE .
ſur le point d'entrer dans le Monde,
& quelque parti que j'y prenne , il
eft hon que je n'y paroiſſe pas indi
gne de ſortir de vous , & fans que
j'aprenne par vos leçons la maniere
dont je dois me conduire dans le
commerce des Hommes.
ARISTIPE .
Vous avez raiſon , mon fils , de
ſouhaiter de n'y pas entrer comme
un novice , puiſque ſouvent le pre
mier pas qu'on y fait décide des pré .
ventions bonnes ou mauvaiſes qu'on
prend de nous . Vous avez vingt
ans , vous êtes hors de la ferule , il
eſttems que vousapreniezà vivre,
TIMAGENE .
Vous me donnerez ; mon Pere ,
une ſeconde vie qui redoublera mes
obligations, & je vous écoute avec
tout le reſpect & toute la reconnoiſ
. fance qui eſt dûë à vos bontez.
CARISTIPE.
Afſoyez -vous prés de moy fur ce
Gazon ', & tandis que les Roſignols
& les Fauvettes ſe preparent à l'a
mour, & à repeter les douces leçons
qu'ils donneront à leurs petits , re ,
. cevez les miennes.

TI.
Premier Entretien ,
TIMAGENE .
L'harmonie deces Oiſeaux amou
reux n'interrompra point mon at
tention , & me voila prêrà vous la
donner toute entiere .
ARISTIPE .
Un Pere peut donner trois dife
rentes vies àfon Enfant. La vie pa
turelle , l'éducation , & les richel
fes. Heureux l'Enfant qui en aaif
fant a reçû avec la vic naturelle les
femences de la vertus , & un génie
porté au bien ! Cela ne dépend pas
toûjours du Pere , vous le ſçavel ,
mon Fils , & qu'il n'y a que trop
d'exemples d'enfans dont le fang
tombe dansla corruption & qui
dégenerent de la vertu de ceuxqui
les ont mis au mondes en perdant
E par des deſordres honteux: la gloire
qu'il nc tenoit qu'à eux d'entrs
tenir .
TIMAGENE .
· Il eſt vrai que j'ai lû qu'Aleman
dre mit au monde un fils preſqu'in
connu à la poſterité , & qu'Auguſte,
s a'eut qu'une fille qu'il fut obligé
: d’exiler pour ſes impudicitez'; ce
pendant il me ſemble que pour l'or
dinaire la vertu des Peres fe cor .
A 2 munique
4 L'ECOLE DU MONDE .
munique aux enfans & que ces be
malheureux qui paroiſſent dégerie
rer , doivent laifler de grands loup
çons d'avoir été dérobez de peres
qui ne valoient pas ceux dont ils pa
roiffent être fortis.
21 , ARISTIPE .
- Vous me dites -là une choſe fort 10
plaiſante , & qui pourroitbien avoir
fon fondement dans l'un des exem
ples que vousme citez ;-quiſqu'Au
gufte répudia Scribonie dont il avoit
cu cette fille impudique , qui tenoit
ſans doute beaucoup plus de fa me
re que de celuy qui voulut bien ne
ta pas defavoüer. Quoiqu'il en ſoit,
je vous dis , mon Fils , que la pre
miere vie que le pere donne à fon
enfant c'eſt la vie naturelle , c'eſt ce
corps animé d'organes dont la bon
ne ou mauvaiſe diſpoſition ne dé
pend pasde l'ouvrier. Les richeſſes
qui font la croifiémevie , ne dépen
dent pas non plus du pere , puiſque
toute fa prudence peut être confon
duë par les malheurs qui lui arri
vent , & qui bouleverſent fa fortu
ne ; ainfi un pere n'eſt pas toûjours
maître de laiffer du bien à fon fils.
Mais pour la ſeconde vie qui eſt le
ducacion ,
Premier Entretien . 5
ducation , & l'inſtruction pour le
rendre capable de ſe conduire dans
le monde, il dépend du pere de la
lui donner , & il la lui doit , afin de
l'animer à la vertu & de le détour
ner du vice , & ſouvent il lui laiffc
par là un meilleur & plus ſolide he
ritage que ne font toutes les fuccef
fions des gens de fortune.
TIMAGENE.' 1
Pourvû , mon Pere's que vous
Youliez bien prendre la peine de me
donner ces heureuſes inſtructions',
je me confolerai facilement des dif
graces que vous avez eſſuyées ; &
qui en vous ôtant tous vos biens ,
. n'ont pû vous êter cette fermeté &
cette tranquilité d'ame qui vous a
mis au deſſus de tous vos malheurs;
& qui vous a fait trouver en vous
même & par vous même le plus
precieux de tous les thréfors, qui
eſt la quiétude au milieu de la tour
mente , du luſtre dans les tenebres
d'une priſon , une réputation im
mortelle dans le plus profond abaiſ
ſement , toutes les commoditez de
la vie dans le centre de la pauvreté ,
& des amis au milieu des perſecu
tions ', qui ont coûtume d'éloi
A 3 gner
L'ECOLE DU MONDE .
gner ceux même que l'on a de lon
gue main .
99 ARISTIPE .
Ce ſont des graces de celui qui fe
jouë des hommes , commeles hom
mes ſe jouent d'un Ballon y qui les
poufle , les éleve , & les fait tom
ber.comme il lui plaît , & qui par
une admirable providence les cha
tie & les foûtient tout à la fois ,
pour les faire arriver ay but auquel
il veut lesconduire, - Mais entrons
dans la inatiere dont je veux YOLUS
entretenir , & commençons paréta
blir quel eſt le but du commerce
du monde. Scavez -vous bien quel
i ett
L111 1 2012 DO 512
TIMAGENE. ..
Le principal but du commerce
du monde eft , ce meſemble , de
ſe faire aimer & eftimer de tous
ceux que l'on pratique. Y!
ARISTIPES
Vous l'ayez dit , parce que de
n'eſt que par ļes amis & par la ré
putation qu'un homme peut s'ou :
yrir le chemin aux Emplois suaux
grands établiſſemens & à la fortu .
ne , qui eſt la fin des actionsmon ,
daines , & ces amis fe gagnent par
unç
Premier Entretieni :
une bonne & ſage conduite . Car
quoi que l'experience m'ait fait
connoître que l'influance des Altres.)
e nous diſpofe naturellement à être
plus ou moins aimez ou haïs , par
les ſympathies & les antipathies
qu'elles mettent entre les hommes ;
neanmoins il eſt conſtant que la
bonne ou la mauvaiſe conduite d'un
homme peut furmonter cette diſpo
fition , en forte qu'à force de travail,
on vient à bout de ſe faire aimer de.
3 ceux qui nous haïſſoient , comme
par imprudence on tombe dans la
haine de ceux qui avoient des diſpo-.
] fitions à nous aimer . C'eſt ce que :
je vous ferai concevoir pas à pas
dans le détail de chaque vice &de
2 - chaque vertu à meſure que nous en
parlerons ſuivant les Sujets qui ſe
preſenteront.
TIMAGENE.
Mais avant que de paſſer outrç .
dites -moi , je vous fuplie , de quelle
maniere vous pretendez que les in
Auances des Altres forment tout en
naiffant les ſympathies & les anti
pathies naturelles qui ſe rencontrene
entre les hommes .

A4 ARIS
8 L'ECOLE DU MONDE ,
ARISTIPE.
Il n'y a point d'homme qui ne
fente par experience qu'il a naturel
lement du penchant pour de certai
nes perſonnes , & de naturelles
averlons pour d'autres , fans pou
voir en expliquer la raiſon . Cela ſe
remarque ſenſiblement lorſque
voyant jouer deux inconnus , l'on
fe trouve prévenu en faveur de l'un
des deux. Or qui drefieroit , com
me je l'ai fait ſouvent, les deux fi
gures génethliaques de ces deux
Joueurs, & les confereroit avec la
lienne propre , on trouveroit qu'elle
a plus de conformité & de raport
avec la figure de celui pour qui l'on
panche qu'avec l'autre , & que ces
ſympathies ou antipathies viennent
du concours ou des opoſitions qu'ont,
enſemble ou l'aſcendant-ou les prin-.
cipales Planetes de deux perſonnes
au moment de leur naiſſance.
TIMAGENE.
Ne donnez - vous point auſli un
peu trop de creance à une Science
qui eſt l'objet de la riſée des perſon
nes les mieux ſenſées , & à une cu
riofité qui a tant trompé de monde ?

ARIS
Premier Entretien .
ARISTIPE
Ne penſez pas que je donne dans
l'extravagance temeraire de ceux
qui impoſent à l'homme la neceſſi
té de ces influences , je ſçais dans
quelles bornes cet Artſe doit ren
fermer , & ce que les Aftres operent
ſur notre temperament pour former
nos inclinations ," & non pas pour
nous déterminer parforce à de cer
taines choſes. Ne ſçavez-vouspas
que les diferentes inclinations vien
nent des divers temperamens ? Et
ignorez - vous ce que nous apellons
temperament ?
TIMAGENE.
Je ſçais que la diference des tem
peramens vient du diferentmélange
des quatre humeurs déterminées à
plus ou moins dominer ſuivant les
diferentes combinaiſons du chaud ,
du froid , du ſec & de l'humide ,
dont quelqu'un prévaut toûjours ,&
qu'il y a autant de diference dans
les temperamens , qu'il y a de di
verſité dans les viſages.
ARISTIPE.
Si le temperament diferent fait
les diferentes inclinations youş ju
gez donc bien qu'il faut qu'il n'y ajt
A 5 pas?
10 L'ECOLE DU MONDE .
pas deux hommes qui ayent enties
rement les inclinations femblables.
Or il faut démentir les propres fens
& l'experience , pour nier que le
point diferent de l'afcendant, & les
diferens aſpects des Planettes , 'ne
portent dans le corps d'un homme
naiſſantdes influances diferentes qui
le rendent plus ou moins chaud ,
froid , fec , bu hümide , & quipar
conſequent déterminent le fang , la
bile, la mélancolie , & la pituite à
plus ou moins prédominer dans la
complexion : ainſi l'homme rece
vant en naiſſant la proprieté de fon
temperament par ces influances , il
eſt aiſé de comprendre de quelle
1 maniere la concorde ou la difcorde
de cette diſpoſition forme les fym
pathies ou les averſions naturelles
qu'on a les uns pour les autres ; &
qui agiſſent lorfqu'on ſerencontre.
TIMAGÉNE.
%
Il eſt aiſé de concevoir que j'au
sois inutilement une ſympathie na
turelle avec un Prince ou un Mic
niftre , ſi je ne le voyois jamais.
ARIŚTIPE
Sans doute; mais fi cette ſympa :
thie ſe rencontre , & que le hazard
VOUS
Premier Entretien . I
vous produiſe auprés de lui , com
ptez qu'en peu de tems vous ferez
beaucoup de chemin ; au lieu que fi
vos figures fe trouvent opoſées ; &
qu'il y ait entre vous un principe ra
dical d'averfion , vous trouverez une
infinité d'obſtacles à furmonter
avant que de vous le rendre favo
rable .
TIMAGENE.
Je m'étonerai deformais bien
moins quand je verrai de ces fou
daines amitiez qui ſe forment en
tre deux perſonnes , & que de
deux hommes qui s'aprocheront
d'un Prince avec le même delir de
le fervir , la même vertu' , & le
même zele , l'un ſera tout d'un
coup infinüé dans la faveur , tandis
que l'autre languira dans ſes elper
rances.
ARISTIPE:
C'eft auffi pár cette raiſon qu'il
eſt comme impoſſible d'être univer
fellement aimé ou haï , que le plus
honnête homme & le plus vertueux
ne laiſſe pas de trouver des perfon
nes qui ont pour lui de l'averſion ,
& qu'un vicieux & un ſcelerat trout ,
ve des gens qui ont dų penchapt
‫܀܀‬ A6 pour
12 L'ECOLE DU MONDE .
lui . Comme donc tout le but
pour
du commerce du monde eſt de ſe
faire aimer le plus univerſellement
que l'on peut de la part du général ,
& le plus fincerement qu'il eſt pof
fible de la part des particuliers avec
qui l'on eſt en pratique , il faut s'é
tudier continuellement, à ſeconder
la ſympathie que l'on trouve dans
les úns , . & à vaincre l'indiference
ou l'averſion que la nature a miſe
dans les autres .
TIMAGENE .
On peut donc vaincre cette anti
pathie
ARISTIPE .
Elle pourroit être fi terrible que
toutes les peines que l'on prendroit
ſeroient inutiles ; mais elles ont di
ferens degrez , & il en eſt dont on
vient à bout. Mais laiſſons cela , &
pour vous inſtruire avec méthode
des voyes qu'il faut tenir pour ga
gner l'amitié de ceux avec qui l'on
eft en commerce , il faut avant
toutes choſes s'étudier à connoître
leurs diferens caracteres , pour ſe
conduire avec eux ſelon leurs
meurs , & ſuivant ce quileur agréc .
Car quoique la plûpart des hommes
ſe
Premier " Entretien . 13
fe maſquent pour déguiſer leur in
terieur , il y a de certaines con
noiſſances générales dans leſquelles
nous ne pouvons nous tromper, & fi
peu même que l'on veuille apporter
d'aplication , il eſt dificile que l'on ne
découvre pas à travers de la plus fine
diſſimula ion , ce qui peut ou plaire
ou ne pas plaire aux perſonnes que
l'on pratique.
TIMAGENE. EN
Il me ſemble que la principale dif
tinction s'en peut faire par les âges
& par les qualitez.
ARISTIPE .
Ajoûtez-y la premiere de toutes ,
qui eſt par lefond du temperament;
car un homme né ayare le ſera dans
tous les ages & dans toutes les quali
tez , & un prodiguede même. Lorſ
que vous entrez donc en commerce
devie ou d'afaires avec un homme , il
faut examiner & conferer trois cho
ſes , ſon temperament qui eſt le
fondement & le principe de fes
inclinations , & ſon âge , & fa
qualité qui modifient ce tempera
ment en l'afoibrillant ou le forti .
fiant. Suivez moi pas à pas dans
l'examen de ces trois choſes qui
ſervi
1
1 14 L’ECOLE DU MONDE.
ſerviront de matiere à ce premier
Entretien .
TIMAGENE .
Mais peut- on connoître le tem
perament d'un homme avant que
de le pratiquer ? Il me femble que
ce ſont ſes actions qui font connoî
tre ſes inclinations , que de fes
inclinationis on tire la connoiffance
de fon temperament.
ARISTIPE .
Düi , pour le connoître parfaite
ment ; mais dans mon petit Abregé
de Phyſionomie , je vous ai don
né des regles qui peuvent vous en
fournir les notions générales pour
vous avancer dans cette découver :
te. Or ce que je prétens vous di
re ici , eſt moins pour vous apren
dre à connoîrre ces temperamens
que pour vous en faire les diftinca
tions , afin que vous puiſſiez en ti.
rer avantage lorſque vous les aurez
connus , & que vous ſçaurez à
quoi chaque temperament porte un
homme .
TIMAGENE . 1
Je me ſouviens que dans ce
Traité de Phyſionomie vous ré
duiſez ces temperamens à quatre
princi
Premier Entretien . 15
principaux fuivant l'humeur qui do
mine. Car ceux dont la comple
xion eft humide & chaude , vous
les nommez Sanguins , les chauds
2 & fecs ſont ceux que vous nommez
| Bilieux & Coleres , les froids &
fecs font les Mélancoliques , & les
froids & humides ſont ſuivant yos
C regles les Pituiteux.
ARISTIPE.
Il y a toûjours une de ces quali
tez qui domine dans l'homme
mais plus ou moins ſuivant le mé
lange des autres humeurs ; il faut
donc que vous fçachiez quelles ſont
les inclinations propres de chaque
temperament principal , pour le
modifier enſuite par le mélange des
autres.
TIMAGENE.
Commencez par le Sanguin qui
me paroît le plus noble des qua
fre.
ARISTIPE .
L'homme fanguin reſpire ſur tou ,
tes choſes la joye & les plaiſirs ; il
aime tout ce qui divertit & fe plaît
à railler. Il eſt ennemi de tout ce
qui peut lui cauſer de la triſtefle &
de la mélancolie , & il l'éloigne
autant
16 L'ECOLL DU MONDE .
autant qu'il le peut de ſon idée ; il
fuit les affaires qu'il trouve épineu
ſes, & cherche toûjours les chemins
les plus aiſez pour arriver au repos
dont il fait ſon principal but. Il
entre dificilement dans les querelles
par un amour naturel qu'il a pourla
paix , & c'eſt ce qui fait qu'il laiſſe
la conduite de ſes afaires à d'autres,
ſur le ſoin deſquels il ſe repoſe ſou
vent avec trop de confiance ; : il
croit facilement ce qu'on lui dit ,
parce qu'il ne veut pas ſe donner la
peine d'en aprofondir la verité ; il
eft bon , afable , doux , humain ,
& n'aime point à faire injure , ou
s'il lui échape de la faire il en re
vient auſſi - Côt , il oublie même
avec trop de franchiſe celles qu'il
reçoit , & garde plus dificilement
ſon propre ſecret que celui des au
tres ; il eſt droit , équitable , com
patillant aux maux d'autrui , libe
ral , & qui met tout ſon plaiſir à
faire du bien , & à reconnoître ce
lui qu'on lui a fait ; il aime outre
cela la bonne chere , les habits , le
luxe , & tout ce qui éclate au de
hors , ou qui contribuë aux plai
firs des fens , dans leſquels il fe
can .
Premier Entretien .
conduit d'une maniere noble & ma
gnifique ſelon la puiſſance.
TIMAGENE .
Il meſemble que je lierois volon
tiers amitié avec ces fortes de tem .
peramens , & que je m'en accom ,
moderois mieux
que de toutautre .
ARISTIPE.
On peut les appeller l'ame de la
ſocieté du monde , & ce font ſans
doute les plus agreables pour le com
merce & les plus aiſez à ménager ;
mais ce ne ſont pas les plus utiles
pour la fortune , puiſque ne faiſant
que rarement la leur propre , il eſt
dificile qu'ils faffent celle des au
tres. En éfet l'atache aux plaiſirs,
à la raillerie , au luxe , avec le peu
de diſcretion & de ſoin de ſes pros
pres afaires , la franchiſe & la libe
ralité , toutes ces choſes détruiſent
bien plûtôt la fortune qu'elles ne
la font.
TIMAGENE. :
Mais ne les croyez - vous pas plus
propres à rendre ſervice que le
Colere , qui par la chaleur ſeche
de fa bile prend feu comme le
ſalpêtre ?

ARIS
18 L'ECOLE DU MONDE.
ARISTIPE.
Le Bilieux , ou commeon dit lc
Colere , agit en toutes choſes avec
une merveilleuſe promptitude ; il
eft orgueilleux , įmperieux , rem
pli de vanité , & veut que tout flés
chifle ſous ſes volontez. Les obf
tacles l'irritent, & fi peu qu'iltrou
ve d'opoſitions à ſes entrepriſes, il
entre dans de teşribles impatiences ,
les réſolutions font ſoudaines , fes
actions précipitées , & plein de la
préſomption il mépriſe ou néglige
de prendre le conſeil des autres , ſe
Hatant toûjours dans tout ce qu'il
entreprend , prévoyant peu les dif
ficultez , & ne les connoiffant
qu'au moment qu'elles paillent,
Comme il s'enflamme prompten
ment , il ofenſe avec indiſcretion :
mais pourvû qu'on luy témoigne
avoir, oublié l'injure qu'on a reçûë
de lui, il revient promptement : &
oublie ſans peine le mal qu'il a fait ,
il eft même auſsi prompt à le re
parer par ſes faveurs , qu'il l'avoie
été à faire injure: lorſque le feu
de fa.colerę l'agite , toutes cho
ſes le choquent , & il bruſqueroit
le meilleur de ſes amis. La fami
liarité
Premier Entretien .
liarité de ces eſprits im petucux &
broüillons eſt dangereuſe , ſur tout
quand l'amour & le vin y mêlent ce
Qu'ils ont de feu : mais en recom ,
penfe ils prennent avec chaleur l'in
terêt de leurs amis , & en font fans
peine leur affaire propro , mais la
constance leur manque en amitié
comme en amour,
TIMAGENE.
Ceft-là les peindre d'une manie
te à ne s'y pas tromperlorſqu'on les
rencontre : mais aprenez -moi , s'il
yous plaît , quel eſt le caractere du
Mélancolique , qui me paroît fort
opoſé à celui dont vous venez de
parler.
ARISTIPE..
Lc Mélanc olique dont la com
plexion est froide & féche, & qu'on
reconnoît ordinairement à la mai
greur de fon viſage pâle ou plombé,
fes cheveux noirs ou trés-bruns , ſes
fourcils épais , & fon front ridé , a
l'eſprit profond & le jugement folio
de , mais une lenteur tres grande
dans toutes ſes réſolutions. On le
voit ſouvent rêver ſeul , il eſt dans
une défiance perpetuelle ;, & croit,
toûjours qu'on le veut tromper : il.
-IT eſt
20 L'ECOLE DU MONDE ,
eſt ingenieux & malin , parle peu ,
& le plus ſouvent avec ambiguïté
dans l'aprehenſion qu'il a de s'ou ,
vrir , il cache avec foin non ſeule .
ment ſon propre ſecret mais celui
des autres il eſt obſtiné dans les
ſentimens dont il ne démord qu'a
vec peine ; & fa diffimulation eft
difficile à pénétrer parce qu'elle eft
conduite avec prudence; toute for
te de raillerie fui déplait , & il ne fe
communique pas facilement , parce
que naturellement il aime la retrai :
te & la ſolitude , il a peine à ſouf
frir qu'on ſe familiariſe avec lui , &
c'eſt ce qui fait qu'il aime peu &
froidement, & qu'il hait fortements
& quelquefois pour de trés -médio .
cres ſujets que fa défiance timide lui
groflit toûjours il eſt avare crai
gnant que toutes choſes ne luiman
quent , & par cette même défiance
il n'eſt pas moins irreconciliable
avec' ceux qu'il a ofenſez qu'avec
ceux dont il croit avoir receu quel
qu'injure. Il ne ſe reconcilie d'oro
dinaire que pour ménager plus ſûre .
ment fa vengeance , & lorſqu'il a le
deffus ſur un ennemi il le traite ima
pitoyablement.
TI
Premier Entretien . 21
TIMAGENE.
Une des grandes & des plus com
munes regles du monde , eſt qu'il
eſt trés- dangereux de ſe fier à un
ennemi reconcilié : mais je conçois
bien que le danger eſt encore plus
grand avec ces fortes d'eſprits qu'a
vec les autres , & qu'il faut y mar
cher extrêmement bride en main .
ARISTIPE .
Nous en parlerons en fon tems.
Achevons le dernier caractere qui eſt
celui du Pituiteux.
TIMAGENE.
C'eſt celui dont vous avez mar
qué le temperament froid & hu
mide.
ARISTIPE .
Ouï. Et c'eſt ce qui donne à ſes
actions plus de peſanteur & de pa.
Teffe qu'à celles du Mélancolique ,
mais comme ſes ſens ſont en quel
que maniere hebêtez par ce froid
humide qui les engourdit , il n'a ni
vivacité d'efprit ; ni malignité ; ni
défiance . Ilvous écoute & ne con
goit pas ce que vous lui dites , &
ne voyant point d'autre chemin que
celui qui eſt droit devant lui , on
ke trompe ſans qu'il s'en aperçoive,
S'i
L’ECOLE DU MONDE.
S'il a de la défiance c'et de ſoi-mê.
me 3 parce qu'il ſe ſent incapable
d'agir, & par cette raiſon il ſe laiffe
gouverner par ceux quiſe font mis
en poffeffion de ſon eſprit , qui eſt
comme ces terres vagues ouvertes
au premier ocupant. Il n'oſe rien
entreprendre de ſoi-même dans l'au
prehenfion continuelle qu'il a de -ne
pas réüffir , & parce qu'il ignore les
moyens d'en venir à bout c'eſt ce
qui le rend ſtupide dans- fes conce
ptions, irréſolu dans les conſeils, &
timide dans l'execution : toutes ſes
paflions font foibles , s'il aime c'eſt
fans ardeur , s'il hait c'eſt Cars ani
moſité , il eft lâche, facile , indife
rent, , peu ' ſenſible au bien & au
mal', & qui oublie facilement l'un
..!
8c l'autre
TIMAGENE.
- Voila un caractere qui me paroit
Bien miſerable..
ARISTIPE .. " 10
Et c'eſt celui qu'on aime le mieus
rencontrer pour en profiter , parce
que c'eſt ſouvent le caractere des
dupes. Je vousai donc fait lepor
trait des caracteres que vous ren
contrerez juſte dans ceux qui aus
font
Premier Entretien .
ront l'un de ces temperamens dans
un degré,fort dominant: mais com
me il eſt rare que quand une de ces
qualitez prédomine , il n'y ait aufla
par une infinité de manieres du mé
lange des autres , c'eſt ce qui fait la
diference infinie des humeurs plus
ou moins reflemblantes à cos por
traits ſuivant qu'elle y domine plus
ou moins. C'eſt ce que l'on ne peut
parfaitement reconnoître que par
Pexperience & la pratique du mon
de : mais poſez pour maxime qu'il
n'y a point d'homme dans lequel un
de ces temperamens n'excelle. Le
Sainguin , par exemple , aura du
mélange de mélancolie & vous
trouverez en lui le mélange deş
traits de l'un & de l'autre de ces
caracteres , plus ou moins félon
qu'ils ſeront mêlez : ainſi ce: San
guin Mélancolique fera ingenieux
avec vivacité , liberal avec pruden
ce , hardi avec conduite , affable
avec diſcretion . Si au contraire le
Bilieux ſe trouvemêlé de beaucoup
de mélancolie , il en prend tout le
mal comme le Sanguin en prend
tout le bien . Ce ſera un atrabilai
If , fou dans ſes conceptions , per
fide
24 L'ECOLE DU MONDE .
fide dans ſon commerce , traître &
cruel dans ſes executions , & ainſi
des autres , comme les couleursmé
langées en font une troiſiéme qui
tient des deux , & il ſufit de vous
donner l'idée des qualitez dominan
tes , pour découvrir enſuite , par la
conduite de ceux que vous prati
querez , leur humeur & leur in
clination .
TIMAGENE.
Vous m'avez dit que ces qualitez
ſe fortifioient ou s'afoibliſſoient par
les âges diferens, & que chaque âge
avoit une diference d'humeur &
d'inclination . Faites -moi , je vous
ſuplie , la peinture du caractere pro
pre à chaque âge.
ARISTIP E.
IPE.
1. Quoique le caractere principal
qu'on a pour ſon temperament, du
re autant que la vie , neanmoins il
eſt plus ou moins mêlé des autres
ſelon l'âge , puiſque chaque âge a la
qualité qui lui eſt plus eſſentielle.
Comme donc l'année ſe partage en
quatre Saiſons qui ont diferentes
qualitez , puiſque le Printems par
fon humidité répond à la pituite ;
l'Eté par la chaleur au ſang , l’Au
tomne
Premier Entretien . 25
tomne par la ſéchereſſe chaude à la
bile , & l'Hyver par ſon froid ſec à
la mélancolie. Il en eſt de même de
la vie de l'homme , qu'il faut divi
fer en quatre parties de vingt ans
chacune. Les vingt premieres an
nées qui font le Printems, tiennent
plus du flegme, ce qui paroît par la
- vegetation ; les vingt ſecondes juf
qu'à quarante font 1 Eté, & tiennent
du ſang , ce qui ſe connoît par la
E: fecondité ; les vingt autres juſqu'à
ſoixante font l'Automne qui eſt
- chaude & féche comme la bile ; &
laMélancolie ſéche & froide , eſt
le partage des vingt autres années
depuis ſoixante juſqu'au deſſus, qui
font l'Hyver de l'homme : non pas
que le temperament ſe change telle
ment de l'un à l'autre de ſes ages ,
· que le Sanguin devienne Mélanco ,
lique ou le Flegmatique Bilieux ,
mais chaque âge aura un peu plus
i de mélange de la qualité qui lui eſt
propre avec celle qui prédomine
- dans le ſujet.
TIMAGENE.
Je voi par là ce qui fait que le
même homme juſqu'à vingt ans, eſt
plus foible & plus indiferent , juf
Tome I. B qu'à
26 L'ECOLE DU MONDE.
qu'à quarante , plus porté aux plai
firs , juſqu'à ſoixante , plus impe
rieux , & depuis ſoixante , plus dé.
fiant & plus avare .
ARIS TIPE.
Commeceux qui ſont au -deſſous
de vingt ans , ont peu de part au
commerce du monde , il eft inutile
que nous en parlions ; mais nous
diviſerons les trois autres âges en
virilité , pleine maturité & vieilleſſe. E
TIMAGENE.
Vous appellez donc la virilité de
puis vingt juſqu'à quarante ans.
A RISTIPE.
Elle ſe peut dans ſon commence
ment appeller parfaite jeuneſſe , &
dans la finvraye virilité tendant à
maturité. Dans cet âge on eſt plein
do ſa propre volonté , & prompt à
executer tout ce qui nous conduit
au but de nos defors. Les plaiſirs du
corps frapent nos ſens avec attrait
& violence ; & fi peu que le tempe
rament nous y porte > nous tom
bons dans l'incontinence. Mais
l'inconſtance de l'eſprit , qui dans
fon feu paffe continuellement de
déſirs en défirs , nous rend volages,
& fait que bien -tôt raflafiez de la
poft
Premier Entretien . 27
* poffeffion nous nous en dégoutons,
* & que le même plaiſir nous ennuie
** fi nous ne changeons d'objet.
TIMAGENE
Cette inconftance dans un jeune
homme , ne vient-elle pas de l'im
petuoſité du feu qui le pouſſe de
tous côtez ?
ARISTIPE .
Elle vient en partie de ce feu qui
a peine à ſe fixer , & en partie auſfi
de la facilité qu'il trouve à réüffir
i dans de nouveaux défirs. Ce même
feu fait qu'il ſecourrouce facilement
en ſe laiſſant emporter à l'impetuo
fité du genie , quieſt plus vivement
3 touché du point d'honneur & plus
impatient du mépris į mais cette
même inconſtance fait qu'il apaiſe
- aiſément ſa colere. Et comme il
n'a point encore éprouvé ce que
c'eſt que de manquer de bien , il a
moins d'avarice , & diſlipe plus im
prudemment ce qu'il poffede, en ſe
portant au luxe , & fe jettant dans
des dépenſes ſuperfluës , qui l'attan
chent plûtôt à ce qui eſt éclatant
qu'à ce qui eſt utile. C'eſt auſſi ce
peu d'experience des fourbes & des
tules du monde , qui fait qu'il a plus
B 2 de
L'ECOLE DU MONDE .
de ſimplicité & moins de malice 8
de défiance , & que rempli d'un
vaine.préſomption , il ſe fate aiſé
ment de l'eſperance de réuſlir dar
stout ce qu'il entreprend.
TIMAGENE.
Mais comment accordez - voi
l'inconſtance que vous dites qui
ont pour les perſonnes qu'ils aimen
avec ce que j'ai lû dans un bon Ai
theur; qu'il n'y a point d'amitiépli
-forte que celle qui ſe lie entre 1.
jeunes hommes ?
ARISTIPE .
Il faut faire diference entre l':
mitié & l'amour. Un jeune hon
me eft inconſtant dans ſes amour
parce que le défir cefle avec la po
feflion ; mais dans l'amitié c'eſt tou
aucontraire ; car comme plus o
reçoit de faveurs de la part d'u
ami , plus on en attend de nouve.
les , ledéſir ne ceſſe point tant qu
dure l'eſperance d'avoir ce que l'o
n'a pas encore ,
TIMAGENE.
Et moi je croirois au contrair
que les amitiez des jeunes gens fo;
plus fortes & plus conſtantes , pa
ce qu'ils ont moins d'attache à leu
i
Premier Entretien . 29.
interêts , & que c'eſt cet interêt qui
ſouvent étoufe l'amitié ; car com-,
bien voyons- nous d'amis ſe broüil .
ler dés qu'ils ont le moindre interêt
à démêler enſemble ?
ARISTIPE
Ce peut en être une raiſon , mais
ce n'eſt pas la ſeule . Je vous ai dit,
qu'ils avoient une préſomption qui
leur faiſoit entreprendre tout avec
confiance , mais elle conſiſte enco
re en ce qu'ils s'imaginent ſçavoir
tout ) quoique ſouvent ils ſoient
encore fort ignorans; car moins on
ſçait , & plus on s'imagine ſçavoir
un ignorant ne voyant & n'imagi
C nant rien au delà de ce qui eſt à la
portée & ſous la vûë qui eſt fort
baffe : au lieu que quand un hom
me eſt élevé au comble de la Scien
ce, outre tout ce qu'il ſçait , il y a
un million de choſes qu'il entrevoit
& qu'il reconnoît ne point ſçavoir ;
comme un hommequi du haut d'une
Montagne découvre au loin unein
finité d'objets qu'il ne peut démêler;
& c'eſt ce qui fait qu'un veritable ha
bile homme , n'eſt point orgueil
leux de la Science , & qu'un igno ,
B 3 rant
30 L'ECOLE DU MONDE ,
rant eſt ordinairement plein d'or-,
gueil & de préſomption .
TIMAGENE.
Vous me ſurprenez quand vous
joignez l'humilité avec la Science,
car il me ſemble que tous les Sça-a
vans ont un certain caractere d'or
gueil, qui fait qu'on les fuit , & que
ſouvent on les mépriſe.
ARISTIPE.
Il faut diftinguer dans la Science
comme dans les Armes le Heros &
le Fanfaron : le Heros ſçavant eſt
toûjours humble par la connoifan
ce qu'il a du peu d'étenduë de l'ef
prit humain : mais le Fanfaron en
yvré de foi-même, a toûjours un
lot orgueil qui lui faitcroire qu'il
28
fçait tout , & ce défaut decapacité
fait que les jeunes gens ſont plus
aiſez à émouvoir à la compaflion
parce que croyant les hommes meil
leurs qu'ils ne font ,ils les plaignent
fans aprofondir que ſouvent ils ſe
font attirez par leurs vices les maux
qu'ils foufrent. Et cependant en
matiere de Juges , il eft conſtant
que les plus jeunes font plus portez
à la ſeverité , parce qu'ayantmoins
rû de corruption dans les hommes,
Premier Entretien . 31
& étant moins habituez à connoître
leur méchanceré , ils ſont plus vive
ment frapez des crimes qui vien
nent à leur connoiffance ,
TIMAGENE.
C'eſt - à - dire qu'une même cauſe
produit deux éfets opofez , fçavoir
la feverité dans le Jugement , & la
compaffion dans le Particulier. Mais
faites -moi , je vous fuplie , la peia .
ture de l'homme en pleine maturité.
ARISTIPE.
C'eſt- à - dire depuis quarante juſ:
qu'à ſoixante ans. Dans cet âge
Pimpetuofité du ſang eft amorties
mais la chaleur n'eſt pas éteinte: les
fautes qu'on a faites ayant donné
1 plus de retenuë & de prudence , l'on
- ne s'abandonne plus li legerement à
5 fon propre confeil , l'on aime à y
joindre celui des perfonnes qu'on
juge capables d'en donner de bons ,
& l'on marche à pas plus ſeurs &
plus comptez , au but que l'on s'eſt
propoſé. L'eſprit eft moins empor.
té dans le plaiſir , les ſens en ſont :
moins chatouillez , & coinmel'on
s'y porté avec moins de feu , la pa
reffe rend plus conftant , & la rai
fon plus refervé.
B 4 TI
32 L’ECOLE DU MONDE .
TIMAGENE .
AinG par une conſequence necef
faire il faut qu'il ſoit plus diſcret.
ARISTIPE.
A meſure que l'experience lui fait
connoître la malice des hommes , it
en prend de la défiance & ſe com
munique moins , & fçachant ce que
le bien coute à acquerir , & la pei
ne qui eſt attachée à ſa privation , il
devient économe', regie ſes dépen
ſes , retranche le ſuperfiu , & penſe
à l'établiſſement ſolide de la maiſon
& de ſes enfans qu'il voit croître , &
comme il commence à ſentir plus
vivement les aiguillons de l'interêt
qui eſt le principe le plus commun
de la difcorde des hommes , ice mo
tif l'expofe plus ſouvent à la ruptu
re avec ſes amis que lorfqu'il étoit
plus jeune & moins intereffé.
TIMAGENE.
C'eſt à dire que vous pretendez
que c'eſt dans cet âge qu'un homme
ſe doit faire un folide létabliſſe
ment.
YARISTIPE.
Comme cet âge répond à la Sal
ſon de l'Automne , c'eſt lui qui pro
duit & qui fait abondamment re
cueillir
Premier Entretien. 33
cueillir les fruits de la culture qu'on
a faite en jeuneſſe , la plậpart des
hommes n'amaffant leurs richeſſes
que depuis quarante juſqu'à ſoixante
ans, & réüniflant dans cet âge tout
ce que les deux autres ont de bon
& d'avantageux.
TIMAGENE.
Je vous entends , & je conçois
que le travail de la jeuneſſe depuis
ringt juſqu'à quarante ans's, ne fait
que preparer la fortune & le bien
3 que l'on s'aſſure folidement entre
quarante & foixante , mais pour
s avoir de bons fruits dans cet âge de
- pleine maturité , il ne faut pas que
les fleurs du Printemps avortent.
ARISTIPE.
Cet âge de maturité , en fe refroi
diſſant inſenſiblement , arive à l'hi
yer de la vieilleſſe dont il faut que
vous conoiſſiez auſſi le caracteres
puiſque les vieillars ſont bien plus
dificiles à gouverner que les autres.
Car comme ils ont long -tems pra
tiqué le monde , & que ſouvent ils
ont été trompez par la malice des
autres ils ſont dans une défiance
perpetuelle & ne fe flattent du ſuć
cés d'aucune affaire , leur ſang qui
B 5 s'eſt
34 L'ECOLE DU MONDE .
s'eſt non - ſeulement réfroidi mais
comme glacé, les rend timides , &
prenant toûjours toutes choſes au
pis , ils n'enviſagent les affaires que
par les épines & du côté du mal ; &
même ſouvent juſqu'à mal interpre
ter les choſes les plus innocentes ,
& qui ſe font dans la meilleure
intention .
2 TIMAGENE .
La froideur de leur temperament
caufe cette défiance , mais cette dé.
fiance ne leur eſt-elle pas un obſta
cle à l'amitié qu'on voudroit lier
avec eux ?
ARISTIPE .
Leur haine & leur amitié répon
dent à la glace de leur fang, & il
eſt peu de vieillars qui aiment avec
vehemence , il n'y a que ceux qui
font nez fanguins avec un heureux
mélange de mélancolie , qui ſoient
propres à aimer d'une amitié conf
tante dans cet âge avancé , mais une
foibleſſe commune à preſque tous
les vieillars', c'eſt qu'ils ne veulent
pas qu'on leur parle jamais de la
mort , plus elle s'aproche plus ils
s'éforcentd'en éloigner l'idée & plus
ils defirent la vie . La raiſon eft
que
Premier Entretien . 35
que naturellement les choſes qui
nous manquent le plus , ſont celles
que nous defirons avec le plus de
pafſion : c'eſt aulli par un même
principe qu'ils ſont extremément
avares , parce que le voyant hors
d'etat de gaguer du bien par le tra
vail qui eſt le partage des autres
âges , & defirant de plus en plus la
vie , ils s'atachent avec plus d'ar
deur à ce qui eſt neceffaire pour la
foûtenir , & dans la crainte d'en
manquer ils ne s'en défaififfent qu'a
vec peine.
TIM AGENE.
Si ce défaut leur eft commun :
j'en ai remarqué ce me ſemble un
autre dont vous ne meparlez pas ,
qui eſt que la plâpart font babiltars
juſqu'à l'importunité. D'où leur
vient , dites -moi , cette deman
geaiſon de parler ?
ARISTIPE.
Vous avez tû Homere , & vous:
avez vũ que ce grand peintre des
meeurs des hommes pour blâmer ce
défaut , & c pour en rendre en mê
me temas raiſon , ne fait point parler
le vieux Neftor , qu'il ne lui mette
à la bouche le long preambule de
B6 quel
E
36 L’ECOL DU MONDE :
quelqu'Hiſtoire de fon vieux tems :
ſouvent ennuyeuſe & fort à contre
tems. « C'eft donc le ſouvenir du
paſſé dont leur memoire eſt rem
plie , qui les rend babillars & fou
vent tres importuns dans leur ba
bil : mais il faut bien ſe donner de
garde de les interrompre ſi l'on ne
veut les mettre en colere ; car ils
font faciles à ſe courroucer , cepen .
dant leur courroux n'eſt pas vebe
ment , & ſouvent il ne ſe reduit
qu'à quelqu'aigreur de paroles.
TIMAGENE .
Maispourquoil'obſtination croît
elle avec l'âge ? Car j'entens dire
qu'il n'eſt point de vieillard qui ne
ſoit plus opiniâtre qu'il ne l'étoit
auparavant.
ARISTIPE .
Ce que vous dites eſt veritable ,
& l'attache qu'ils ont à leurs pro
pres volontez & à leur fens, eft un
défaut ordinaire de la vieilleffe qui
provient de leur foibleſſe , & d'une
eſpece d'autorité qu'ils croyent que
l'âge leur a donnée ſur les autres :
mais comme en revanche les appe
cits ordinaires aux hommes les ont
abandonnez , ils languiffent dans
u toutes
Premier Entretien , 37
toutes les autres paſſions , excepté
dans le délir des richeſſes qu'ils ont
tres- vehement, & qui fait que me
furant tout au gain , ils ne ſont
preſque pouſſez dans toutes leurs
actions que par l'apaſt du profit.
TIMAGENĖ.
Vous m'avez dit que leur fang
étoit refroidi, cependant comment
acordez -vous que tout à la fois ils
ſoient froids & vindicatifs ? )
ARISTIPE .
Les jeunes gens font injure par
bravade, mais les vieillars , la font
par une vengeance déterminée , &
dans la ſeule vûë de nuire à ceux
qu'ils n'aiment pas , & la compaf
fion que la jeuneffe a par bonté de
naturel , la vieilleſſe l'a par pure
foibleſſe. Mais ces diferens carac
+ teres des âges fe doivent toûjours
raporter au temperament radical qui
détermine les inclinations. Car un
homme né liberal & magnifique le
fera moins dans fa vieilleſſe , mais
il ne ſera jamais avare ; au lieu que
celui qui eſt né avare ne ſera point
liberal dansſa jeuneſſe , & en vieil
liffant il tombera dans une avarice
outrée : il faut donc pour trouver
le
3.8 L'ECOLE DU MONDE .
le vrai caractere de l'homme', unir
les qualitez du temperament avec
les diferences que l'âge y aporte , &
ne pas croire que tout vieillard eft .
avare , & que tout jeune homme eſt
prodigue .
TIMĄGENE.
Il ne vous reſte plus qu'une cho
ſe à m'expliquer , fçavoir la diferen
çe des caracteres de l'homme par la
diference de ces qualitez .
ARISTIPE.
C'eſt ce que je vais faire dans le
reſte de cet entretien . Il y a quatre
choſes qui diſtinguent les hommes
par leurs qualitez , la Nobleſſe, la
Richelle , 19 Faveur , & la Profef
fion , ce font quatre chofes tout -à
fait diferentes, & qui font chacune
leurs imprellions particulieres dans
les mours & dansles humeurs. Un
homme eft donc noble ou roturier ,
riche ou pauvre , en faveur ou fans
crédit , employé ou fans emploi :
examinons ce que chacune de ces
qualitez aportede diference dans les
inclinations.
TIMAGENE.
Commençons par celle qui ne
dépend point de l'homme , & qu'il
tient
tient de la feule nature qui est ?
naiſſance noble ou roturiere.
ARISTIPE.
Concevez que les qualitez ainG
que les âges, ont toûjours quant aux
meurs une relation neceffaire au
temperament qu'elles ne font que
modifier par le caractere propre à
cette qualité. Ainſi la qualité ne dé .
termine pas un hommeà des maceurs
contraires à ce temperament, mais
elle l'afoiblit ou le fortifie ſuivant
qu'elle s'y trouve conforme ou
opoſée.
TIMAGENE .
C'eſt une choſe que j'ai déja con
çüë , ainſi ayez la bonté de pour
ſuivre.
ARISTIPE .
C'eſt un tres grand bonheur pour
un homme d'être né avec la No.
bleſſe ; mais comme elle ne depend
Pas de nous , il ne faut jamais mé
Priſer un homme , parce qu'il ne l'a
pas. Elle imprime dans la plûpart
de ceux qui la poſſedent un certain
caracterede généroſité qui n'eſt pas.
fi commun dans ceux qui n'ont
point cet avantage , & cette généa
roſité leur inſpire l'ambition et le
délir
40 L’ECOLE DU MONDE .
déſir de l'honneur , qui ſont les pré
miers pas à l'élevation . Ils deſirent
donc l'honneur, parce que l'on pan
che toûjours à augmenter ce que l'on
poffede, & l'honneur eft le partage
naturel de la Nobleſſe . Mais en
même tems elle leur donne l'orgueil,
qui fait qu'ils mépriſent non - ſeule
ment ceux qui font de baſſe naiſſan
ce , mais ceux même qui n'en ont
pas une ſi ancienne ni lî relevée.
TIMAGENE.
C'eft ce que : diſoit un Ancien ,
qui parlant de l'orgueil l'apelloit le
mal commun de la Nobleſſe.
ARISTIPE .
Plus ce défaut eft commun à la
Nobleſſe , & plus le Gentilhomme
qui s'en exemte merite d'eſtime.
Mais on ne peut aſſez ſe moquer de
ceux qui ne ceſſent de fatiguer les
oreilles du recit de leur naiſſance.
2
Car enfin n'eſt - ce pas avouer qu'ils
n'ont rien autre choſe de recoman
4
dable , & que cette Nobleſſe leur
tient lieu de tout. Mais autant que
la Noblefle eft. déſireuſe de l'hon
neur , autant la Roture a d'atache à
l'interêt qui l'engage à toute forte
de baſſeſſes pouryû qu'elles en ti
rent
Premier Entretien , 41
rent du profit. Les perſonnes fans
naiſſance ont ordinairementle cœur
plus rampant & les ſentimens moins
élevez , en ſorte que quand la natu
te auroit donné à un Gentilhomme
& à un Roturier un eſprit égal , la
connoiſſance qu'ils onttous deux de ,
leur origine ſert à l'un de bride & à
l'autre d'aiguiilon , & ainſi avec les
3 mêmes caracteres ils agiiſent d'une
maniere diferente : je parle en ge
neral & quand les choſes de part &
d'autre font ſemblables . Car dans
le particulier il y a des Gentilshom
mes à qui la nature a donné un caur
roturier , & des Roturiers à qui elle
a fait part d'une ame noble.. L'é
ducation même qui eſt une ſeconde
nature , eſt ordinairement meilleure
à l'égard des perſonnes de naiſſance ,
que dans ceux qui ſont ſortis de la
poudre , & donne aux uns une fier- ,
té genereuſe , tandis que les autres
croupiffent dans les fondrieres de
leur limon .
TIMAGENE .
Comme la Nobleſſe rampe fans
la richeffe de même qu'un ſep de vi
gne ſans ſon échalas , inſtruiſez -moi
de la diference des humeurs du Riche
& du Pauvre. ARIS
42 L'ECOLE DU MONDE .
ARISTIPE .
Hy a de deux fortes de Riches,
les uns le font de longue main & de
fucceffion , & les autres ſe font en
richis eux -mêmes , & de ces der
niers les uns ont acquis peu à peu
& par une longue économie leurs
richeſſes , & les autres ont palie
tout d'un coup d'un état pauvre
une richeffe inefperée ; & ces trois
ſortes de richeffes produiſent for
les temperamens des éfets tout di
ferens.
TIMAGENE . )
Quel eft le caractere de ceux qui
de longue main & de pere en els
poffedent des richeſſes ?
ARISTIPE .
Si un homme eft noble & qu'il
ait une richeffe hereditaire , il a le
chemin ouvert à toutes les vertus ,
& quand il ne ſeroit pas noble par
la naiſſance , s'il a une richeſſe qui
lui'vienne de ſucceſſion , comme
1
cette richeſſe lui tient lieu de no
bleſſe , elle lui en inſpire tous les
ſentimens : d'autant plus qu'il n'y
a point d'hommes riches qui ne de
firent paſſer pour nobles , parce
qu'il ſemble que la Nobleffe ne foit
autre
Premier Entretien . 43
autre choſe qu'une diſtinction du
heir commun , & qu'en étant diſtinguez
kati par l'opulence c'eſt une eſpece de
nobleſſe comme Ciceron l'apelle.
TIMAGENE.
Pourquoi un Ancien faiſant la
Leie peinture de la richeſſe , a - t- il mis à
La ſuite l'ingratitude, la vengeance ,
l'arrogance, le luxe , l'oſtentation ,
tre & la vanité ?
ARISTIPE .
Ces caracteres font affez propres
aux riches , ils ſont ingrats parce
que l'opulence les élevant au deſſus
des pauvres & leur donant ſur
eux une eſpece de domination , ils
Croyent que tout ce qu'on a fait pour
eux aétéun pur devoir , &par cet
te raiſon ils publient les ſervices
qu'on leur a rendus: ils font vindi
Catifs,
parce qu'ils ont en main les
mre moyens de fe vanger : ils devien
tinuelarrogan
nent s par les fateries con
les de ceux qui les encenfent
mom
pour participer à leurs richeſſes ; ils
donnent dans le luxe & Poftenta
tion ,
· parce que c'eſt ce qui dans
l'exterieur les diſtingue de ceux qui
A

n'ont pas le même avantage ; &


e l enfin ils ſont remplis de vanité dans
leurs
44 L'ECOLE DU MONDE .
leurs diſcours , parce qu'ils aiment
leurs richeſſes , & qu'on ſe plaît à
vanter ce que l'on aime .
T'IMAGENE .
Je les en loûerois ſi ceux qui les
écoutent prenoient autant de plaiſir
à les entendre qu'ils en ont à parler
de leurs biens : mais je croi qu'il n'y.
a rien de plus chagrinant pour un
pauvre que d'entendre un homme
riche loüer fon opulence , & puiſ
que la fortune a privé de biens les
indigens, ceux qui en ontdevroient
bien du moins avoir la diſcretion de
leur épargner ce deplaiſir.
ARISTIPE .
Vous parlez fort juſte , mais les
nouveaux Riches , du moins ceux
qui font arivez , comme on dit , à
pas de Geants au Temple de Pluton ,
& qui d'une baffe & quelquefois fer
vile condition ſe voyant comblez
d'opulence : ces nouveaux Riches
dis-je , ne manquent jamais d'être
inſolens & altiers , parce que trou
vant que l'or leur ouvre toutes les
portes , qu'il eſt le prix de toutes
choſes, qu'il donne les plaiſirs , le
crédit , & mêinel'honneur , que qui
eft riche a tout en ſon pouvoir, &
qu'une
Premier Entretien . 45
qu'une infinité de gens qui étoient
au deſſus d'eux rampent à leurspieds
pour amaſſer pour ainli dire les
miettes de leurs tables; il eſt pref
qu'impoſſible qu'au milieu de cette
abondance de toutes choſes , ils ne
tombent dans l'inſolence & dans la
délicateſſe ſomptueuſe , non - ſeule
ment parce que l'abondance aporte
le luxe , mais parce que par leur dés
penſe ils croyent ſe donner des airs
de grandeur qui ſervent de voile à
l'obſcurité de leur naiſſance.
TIMAGENE.
Vous mettez donc une grande di
ference entre les anciens & les nous
veaux Riches , touchantleurs mæurs
& leurs inclinations.
ARISTIPE .
Tres-grande , & même entre ces
nouveaux dont je viens de parler , &
les nouveaux qui ſe ſont enrichis par,
une longue économie. Car autant
que ce ceux - là ſont inſolens, au
tant ceux - ci ſont avares & ' ſe re
tranchent toutes chofes juſques quel,
quefois au neceſſaire : mais pour
connoître le caractere des Pau
vres il faut diftinguer ceux qui
le ſont de naiſſance , de ceux qui
d'un
46 L'ECOLE DU MONDE .
d'un étar riche font tombez dans la
pauvreté ; car à l'égard de ceux qui
ſont nez indigens & qui n'ont eu
ni le courage , ni l'eſprit , ni l'a
dreffe de le tirer de la miſere , il
faut qu'ils ayent l'ame baſſe , ram
pante , & faineante , ſans cour ,
fans aiguillon d'honneur , & le plus $
ſouvent aufli fans méchanceté. Mais
ceux qui font tombez de baut, con
ſervent ordinairement de la fierté
dans leur malheur , & ne peuvent W
plier ſous ceux qui font nouvelle
ment enrichis. Comme les uns &
les autres font peu utiles dans le
commerce du monde & que le
ménagement auprés d'eux eſt moins
neceſſaire , ilil n'eſt
n'eſt pas beſoin de
vous en dire davantage , & il ſufit
de ne les point ofenſer , car Juvenal
dit , qu'à ceux qui ſont dépouillez
de tout, il reſte encore une épée.
TIMAGENE.
Mais ne trouverai-je pas dans
ceux que la faveur a élevez , & qui
fe flatent d'un puiſſant crédit auprés
des Grans, les mêmes qualitez que
vous m'avez marquées dans ceux
qui ont acquis ſoudainement leurs
richeffes ?
ARIS
Premier Entretien ,
47
ARISTIPE:
Ils tiennent beaucoup de leur ca
racere , & principalement de leur
orgueil. Car chez les Favoris , tout
eft d'ordinaire ſuperbe juſqu'aux
laquais , comme le même Juvenal
dit de fon tems que les grandes mai
fons étoient pleines d'Eſclaves or
1 gueilleux. Mais il y a cette dife
rence entre les gens de faveur & les
Champignons de Pluton , que les
premiers ſe comportent avec bien
plus de grandeur d'ame que les au
tres , qu'ils déſirent plus ce qu'on
appelle le folide honneur du mon
de , & fontbeaucoup plus actifs.
TIMAGÈNE.
Que dites- vous, plus a & ifs ? Rien
l'eſt-il plus que vos nouveaux Ri
ches gorgez de l'or qu'ils ont ac
quis ?
ARISTIPE .
Le défir d'acquerir la faveur , la
$ puiffance , & l'autorité auprés des
Grans donne bien à l'ambitieux
d'autres mouvemens que l'inquiétu
de d'amafler du bien n'en donne à
l'avare . Car comme la faveur eft
5 beaucoup plus enviée que les richef
ſes , & qu'elle eſt plus expoſée aux
fur
48 L'ECOLE DU MONDE .
furpriſes , elle demande une perpe.
tuelle action & beaucoup plus de dé
fiance & de vigilance. Quand le rin
che a ſes threſors dans un cofre , une
clef peut lui en afleurer la poffef
Lion ; mais quclque faveur que pof
fede un ambitieux , quelqu'autorité
dont il ſoit revétu , quelque puiflan
.ce qu'il ſe foit acyuiſe , il ne faut
qu'un clin d'ail , qu'une bouraſque
inopinée, qu'un faux pas pour l'en
priver. Ainh rien ne pouvant l'af
leurer contre ſes inquiétudes , il faut
qu'il ſoit dans une agi ation perpe
tuelle pour parer à tout ; & ne ſe
lailler lurprendre d'aucun côté : j'ai
donc raiſon de dire que l'homme de
faveur & de puiſſance eſt plus actif
que l'homme riche.
TIMAGENE. '
Et vous accommodez - vous des
airs de ces hommes puiflans & d'au
torité ?
ARISTIPE ...
- Beaucoup mieux que ,de ceux de
ces hommes qui ſe ſont ouverts tout
d'un coup les mines du Pérou ; car
au lieu que ces nouveaux riches ſe
donnent de certains airs dédaigneux
qui choquent & qui dégoûtent les
gens )
Premier Entretien . 49
gens , ceux que ſe donnent les per
lonnes de faveur tiennent beaucoup
plus du grand que du fâcheux , &
de l'accueillant que du fanfaron :
mais en revanche , leur haine eſt
tres dangereuſe , leurs injures terri
bles , & leurs ruptures ſans récon
3 ciliation , parce qu'ils ſe fient enco
Te moins à ceux qu'ils ont ofenſez ,
qu'à ceux dont ils croyent avoir re
çû quelqu'ofence.
TIMAGENE.
C'eſt -à- dire que fi ces ſortes de
perſonnes entrent dans quelque ré
conciliation ; ce n'eſt que pour ten
dre un piége adroit à ceux qui s'y
fient, & pour épier l'ocaſion de les
perdre.
ARISTIPE .
C'en eſt preſque toûjours le but.
Mais outre toutes ces diverſitez
d'humeurs qui naiſſent de ces quali
tez , il y en a une qui naît de la
difference des emplois , qui nous
portent à de certains caracteres plus
qu'à d'autres.
TIMAGENE.
L'on peut , que je croi , réduire

les emplois à fix , l'Egliſe , l'Epécia


50 L'ECOLE DU Monde ,
la Cour , la Robe , la Finance , &
le Commerce.
ARISTIPE .
Oüi ; pourvû que vous diviſiez
encore ce dernier en Marchans &
en Artiſans dont les moeurs ſont di
ferentes : mais dans tous ces divers
emplois il faut diſtinguer la vertu du
vice , car autre eſt par exemple le
caractere d'un Ecclefiaſtique ver 21
tueux & d'un vicieux . L'homme
d'Egliſe vertueux eſt modeſte , hum
ble , charitable , doux , humain ,
compatiſant , circonſpect dans ſes
paroles , prudent dans ſa conduite ,
menager dans la dépenſe , promt à
procurer du bien , zelé pour la Foi,
cherchant la paix , fuyant les intri
gues du monde , patient, & d'un
abord aizé : mais le vicieux eſt d'or
dinaire hypocrite, & par une ſuite
neceffaire , envieux , dur , maſqué
dans ſes paroles & dans ſes actions,
d'une ſeverité affectée , avare , toll
jours prêt à faire mal , ſe couvrant
de l'interêtdu ciel pour ſatisfaire ſes
paſſions , ſemant adroitement des
diſcordes pour en profiter , impa
tient des injures qu'il croit avoir re
çûës , irreconciliable , & qui pour
impris
Premier Entretien .
imprimer un plus grand reſpect le
pare d'une fauile auſterité .
TIMAGENE .
Nôtre inaxime en Philofoprie ,
eſt que a corruption est d'autant plus
dangereuſe que le corps qui ſe cor
romt étoit meilleur : ainſi comme il
n'y a rien de ſi bon & i'on peut dire
de plus venerable qu’un bon Eccle
fiaſtique , il n'y a rien aufli de plus
méchant & de plus corrompu que
celui qui étant employé dansce faint
Miniſtere s'abandonne au mal.
ARISTIPE
L'homme d'épée eſt moins bon
& moins mauvais. Celui qui fe con
duit par les mouvemens de la ver
tu , eſt plein d'honneur , de fran
chiſe & de probité , il eſt ouvert ,
liberal , fidele , mais glorieux &
impatient de toute injure , toutefois
d'une facile reconciliation , & qui
de bonne foi oublie ce qu'il dit avoir
oublié : celui au contraire qui dans
cette profeſſion illuſtre prend la rou
te du vice , eft brutal , querelleur ,
fourbe , vain , impitoyable , avide
de s'enrichir par la rapine, empor
té dans ſes débauches , & traître &
cruel dans ſes vengeances .
C 2 TI
52 L’ECOLE DU MONDE .
TIMAGENE .
Et que me direz - vous de l'hom .
me de Robe ?
ARISTIPE .
Le plus ſeur eſt toûjours de s'en
taire : mais ſans qu'ils puiſſent s'en
efenſer , je vous dirai que le bon ne
peut - être aſſez loué , & le mauvais
affez en horreur. Le bon Magiſtrat
eft doux fans foibleſſe , ſevere fans
paflion , pitoyable fans lâcheté ,
deſintereffe , droit , inébranlable
dans ſon devoir , impenetrable aux
atteintes de l'or & des plaiſirs , plein
de bonne foi , de candeur & de pro
bité , éfectif dans ſes paroles , toû .
jours en garde contre les preven
tions qui ſont le poiſon du juge ..
ment écoutant avec une patience
égale le pauvre & le riche , avec l'un
fans orgueil , avec l'autre fans baffe
complaiſance , & t ne fortant jamais
de lagravité douče quedemande ſom
caractere : mais au contraire le mé
chant Juge qui a le cour aſſez lâche
pour ſe laiſſer aller à la corruption ,
eft ordinairement ſevere à l'excés ,
afin que cette ſeverité outrée impri
me plus de terreur , & ameine plus .
facilement ceux qui les redoutent à
la
Premier Entretien .
la compoſition qui eſt le but de leur
rigueur politique .
TIMAGENE.
Quoi! lorſqu'on voit un Juge fe
vere par excés , c'eſt une marque
qu'il eſt ſuſceptible de corruption .
ARISTIPE .
C'en eſt une marque indubitable,
& tenez pour leur que tout Juge in
corruptible & deſintereffé panche
naturellement à la douceur; la raiſon
eſt que toute rigueur exceſſive tient
de la cruauté , que toute cruauté
3
vient de foibleſſe & de lâcheté , &
que tout lâche eſt aiſé à corrompre .
L'or & les plaiſirs ſont les deux pier
res qui le font choper , il eſt fourbe
dans ſes paroles , orgueilleux dans
ſon air , arrogant dans ſes réponſes
hypocrite dans ſa Religion , ſujet à
la prévention , préſumant toûjours
le malplûtôt que le bien , d'un ac
3 cés difficile aux pauvres qu'il mé
priſe , & rampant devant ceux qu'il
croit riches ou puiſſans. Son ame
eſt double , ſes promeſſes trompeu
fes , fourbant tout le monde , affec
tant quelquefois une fauffe douceur
exterieure dont il couvre , la mé
chanceté de ſon ame ;, il eſt avare »
dur
C 3
54 L'ECOLE DU MONDE .
dur , cruel , impitoyable , & ne s'a
doucit que pour l'or & les plaiſirs.
TIMAGENE .
Vous me parlez là d'un vrai Tura
de la Robe.
ARISTIPE .
Vous l'avez nommé fans y pen
ſer , mais il faut maintenant vous
donner l'idée du caractere de ceux
qui ont la Cour pour emploi.
L'homme de Cour eſt. civil , hon
nête > inſinuant , poli , ayide de
gloire & d'honneur , ſubtil , adroit,
fourbe , ménageant fon crédit , &
ne l'employant que par un raport
perpetuel à ſa propre utilité. Il eſt
propre ou magnifique dans l'exte
rieur , parce qu'il ſçait que les de
hors impoſent beaucoup dans un
lieu où ſouvent on ne s'atache qu'à
l'écorce : mais les Courtiſans font
interieurement avares & fort tem
perez ſur le fait de la bouche : ils ſe:
montrent avec affectation amis de
ceux qui font en faveur & rampent .
devant eux a . mais ils renient bien- .
tôt les infortunez ,> ils diflimulent
avec prudence les injures qu'ils re
çoivent , & en conſervent profon-
dément la memoire dans le coeur
& par :
Premier Entretien .
& parlant ordinairement bien de
tout le monde , ils atendent l'occa
fion pour donner un coup de langue
qui porte , & en donnent peu qui
ne foient des coups mortels ou dans
gereux .
TIMAGENE ,
Vous ne me les diviſez point en :
vertueux & vicieux ..
ARISTIPE .
C'eſt parce qu'on y cache ſi bien
E ſes vices & qu'on y fait une fi
grande oftentation de vertu exte
rieure , qu'il eſt impoflible preſque
de les démêler. Mais palfons aux
gens de Finance .
TIMAGENE
Je croique vous n'en ferez pas
de diſtinction .
ARISTIPE .
Lavertu ſe trouve dans toute for :
te de conditions, cependant je croi
ne devoir en faire qu'une claſſe dont :
les ſujers ne different entr'eux que
du plus ou du moins. Il faut donc :
que vous fçachiez que quand l'hom ..
E me de Finance ne ſeroit pas natus
rellement intereffé , il le deviendroit
malgré luipar la communication des
autres 2 : l'apetit de l'argent eſt le :
grand
E
56 L'ECOL DU MONDE .
grand reffort qui lui donne le mou
vement. Il eſt avare , ſubtil , four
be , impitoyable ſur le fait de l’ar
gent , raportant tout ce qu'il fait à
ſon utilité , moins touche de l'hon
neur que du profit , bas & rampant
tant qu'il eſt pauvre , arrogant &
ſuperbe dés qu'il eſt riche , meſu
rant ſa foi à ſon intereft , & ne te
nant fa parole qu'autant qu'il y trou
ve ſon avantage .
TIM AGENE.
Vous trouverez ce me ſemble
quelque choſe de ce caractere dans
l'homme de Commerce.
ARISTIPE .
Ils ſont bien diferens . , car con
me le peu de foi eft l'apanage de la
Finance , la bonne foi eſt l'ame du
Commerce ce n'eſt que ſur elle
que roule le credit & la fortune du
Negotiant, mais ce n'eſt pas à dire
que tous ſoient de bonne foi , il y
a parmi les Marchands l'honnête
homme & le fripon : rien n'eſt plus
droit , plus franc, plus fidele qu'un
Negotiant honnête homme, fa pa
role eſt de l'or , mais fi- tôt qu'il ne:
l'eft pas , rien n'eſt plus trompeur
ni. plus fourbe : ils ſont ordinaires:
ment
Premier Entretien . 57
ment ſans orgueil, d'un abord faci
le , peu débauchez , bons écono
mes , d'un caur ouvert , d'un ac
comodement aiſé , ne cherchant
point à faire injure , & fuyant le
procés , toute leur ſcience ſé réduit
à l'Arithmetique , à fe connoître en
or , & à ſçavoir le prix & la quali
té des Marchandiſes , du reſte peu
curieux , & ayant moins d'ambition
que d'avarice .
TIMAGENE .
Sur cette peinture il ſeroit dificile
d'en prendre une fauſſe idée , je ne
l'oublîrai pas : mais achevez ; il ne
reſte plus que de ſçavoir l'humeur
de l'Artiſan
ARISTIPE.
L'Artiſan eſt pour l'ordinaire
yvrogne & brutal, prêt à tout faire
pour qui lui procure fa fubfiftance ,
envieux de ſon ſemblable , inſolent,
· dans le tumulte, & lâche devant le
Magiſtrat ; l'honneur lui eſt pref
qu'inconnu , & le feul intereſt le
guide. Je ne les comprens pas tous
neanmoins ſous ce caractere , car il
y en a que leurs vertus & leur bon
- naturel diſtinguent des autres , & il
fe trouve de l'honneur & de la ver. ,
58 L'ECOLE DU MONDE .
tu parmi eux , mais plus rareinent
que dans les profeſſions plus rele
vées. Voilà , mon Fils , ce qu'il
faut que vous ſçachiez a ant toutes
chofes en entrant dans le monde ,
afin d'apliquer fuivant les tems , les
perſonnes & les autres condicions ,
les leçons que je veux vous donner
pour votre conduite: c'eſt ce que je
commencerai dans nôtre ſecond
Entretien , finiffons celui- ci , voici
nos amis qui paroiſſent au bout de
cette Allée; joignons-les pour faire
un tour de promenade, & aprésque
nous aurons ſoupé , je vous entre
tiendrai des diſpoſitions preliminai
res avec leſquelles un homme doit
entrer dans le monde.
TIMAGENE .
Que ne dois -je point, mon Pere;
à desbontez fi exceſſives : & com
ment pourai- je reconnoître les ſoins
utiles que vous prenez de mon inf
truction ?
ARISTIPE.
Si les Peres font obligez par les
loix de la Religion , de la Nature ,
& de la Politique d'inftruire leurs
Enfans, les enfans ne ſont pas moins
tenus de prêter une oreille attentive.
Premier Entretien. 59
& un cæur follmis aux inſtructions
de ceux dont ils ciennent la vie. Je
vous ai donc donné une premiere
idée des caracteres diferens des hom
mes , mais cette idée generale n'eſt
qu'une porte à l'étude que vous en
devez faire pour en acquerir une
parfaite connoiſſance. Car d'entrer
dans le détail de tous les cours, c'eſt
ce qui n'eſt pas poſſible , puiſque
Dieu lui-même a dit qu'en * formant
les hommes , il a imprimé à chaque
caur un caractere ſingulier. Il ne
faut donc pas croire qu'il ſoit poſſi
ble de jamais pouvoir vous faire une
peinture juſte de tous les cæurs ; &
l'on ne peut vous en donner que les
notions generales, ſur leſquelles c'eſt
à vous de travailler.
TIMAGENE .
Il ſera dificile qu'avec un peu d'a
plication , je ne tire de ce que vous
m'avez dit une connoiffance parti
culiere de tous les hommes que je
pratiquerai; & j'y donnerai fi exac
tement mes ſoins , que ſi je n'arive
pas à les conoître parfaitement, du
moins leurs principales qualitez ne
m'échaperont pas.
ARIS
Finxit ſigillatim corda eorum .
60 L’ECOLE DU Monde .
ARISTIPE.
Et il ne s'agit dans le monde que
de connoître cette principale qualité.
Car il faut que vous ſçachiez qu'il
n'y a point d'homme qui n'ait une
vertu ou un vice dominant, auſquels
il raporte toutes ſes actions, & cette
vertu, ou ce vice qui ſemble êtrele
fort de cet homme , eſt fon foible;
car dés qu'on l'a découvert , c'eft
par cet endroit qu'on le gouverne,
& qu'on ſe rend maître de ſon ef
prit. C'eſt ce que je vous expliquerai
une autre fois, penſez ſeulement à
bien mettre dans vôtre eſprit ce que
je viens de vous dire.
TIMAGENE.
Jenepuis ,mon Pere ,vous exprimer
quels ſont mes reſſentimens ſur tou
tes vos bontez . ARISTIPE .
Je croirai mes ſoins affez payez , ſi
je vous en vois tirer le profit que je
deſire , je l'eſpere de la bonté de votre
naturel & du plaiſir que vous devez
prendre à me fatisfaire. Mais mar
chons, je voiTimante quiſe détache
pour m'aborder ; il a fans doute quel
ques nouvelles à me faire voir : al
lons le joindre.
Fin du Premier Entretien .
L’ECO
OL
2

L'ECOLE

DU MONDE

SECOND ENTRETIEN .

De la Décence de l'Afabilité.

ARISTIPE.
Ous ferons plus en repos
dans le fond cerie Gaie
N rie , que de nous aller mê.
Jer parmi ces ens qui ne ſe raſſem
blent dans ces Allées , que pour s'y
; entretenir de leurs inutiles Refle
xions Politiques. La ffous donc ,
mon Fils , ces Nouvelliſtes impor
tuns former des Sieges , donner des
Batailles >, détruire desArmées , fai
re des Traitez de Paix i reformer
Tome I, D les
62 L'ECOLE DU Monde .
les Etats, & démêler à leur fan ta
fie les interêts de cous les Princes
Tout ce qu'ils diſent n'eſt que d
bruit , & j'ai autre choſe à vous dir
: qui vous nourira mieux l'eſprit.
TIMAGENE.
Je ne fais pas de comparaiſon de
vos Entretiens ſolides avec les fri
voles converſations de ces Gazettes
ambulantes. Ayez donc la bonté de
me continuer les leçons profitables
que vous avez commencées , me
voila prêt d'en cueillir le fruit , &
je vous ſuivrai par tout où vous me
i'ordonnerez .
ARISTIPE.
Prenez un ſiege , & aprochez
vous de moi vis à vis de cette croi.
fée , à la faveur de laquelle nous
pourrons jouir du plaiſir d'entendre
la chute de ces eaux jailliffantes, &
de voir avec quelle impetuoſité leur
Teffort naturel les fait remonter au
niveau de la ſource d'où elles par:
tent , & nous verrons auſſi comme
elles retombent en criſtaux , dont
l'éclat & le brillant ſont augmentez
par les rayons du Soleil qui ſe cou
che.

TI
Second Entretien .
TIMAGENE .
Voici , mon Pere ., cette plante
que vous deſirez cultiver , voici ce
jeune ſurgeon qui ſort de terre ,
donnez - lui le pli que vous voulez
qu'il ait.
ARISTIPE.
Quel Papier tenez - vous -là entre
vos mains.
TIMAGENE.
Un de mes amis vient de me le
prêter , & le récit qu'il m'en a fait
me donne la curioſité de le lire. Je
voi par ſon Titre que c'eſt un de ces
petits Contes qui font fi fort à la
mode, & dont on a pris la matiere
ſur deux Sculpteurs , dont l'un eſt
babile dans ſon Art , & l'autre fort
0 ignorant.
ARISTIPE .
Ces fortes de Fables ſeront du goût
de tous les fiecles. Il y en a vingt
cinq que le Boſſu Phrygien fit pour
en divertir la Cour de Créſus, & les
fit ſervir de voile à la Morale agrea
ble qu'il enſeignoit en ſe jouant. Le
Titre ſeul dont vous me parlez , me
fait juger que celle que vous tenez
regarde la neceſſité de l'inſtruction ,
& l'avantage qu'elle donneſur ceux
D 2 qui
64 L'ECOLE DU MONDE .
qui l'ont mépriſée. Ainſi comme
ce Conte que vous tenez pouroit
bien s'apliquer à ce que je veux vous
dire , liſons - le avant que d'entrer
dans nôtre Converſation ,‫ و‬il nous
en fournira peut être la matiere,
& je ſçais que vous aimez ces for
tes d'Ouvrages qui mêlent le fel &
l'agrément à la ſolidité de l'inſtruc
tion , & dont on tire de tres-utiles
oleçons & pour l'économie & pour
la Politique.
OTIMAGENE.
Vous l'avez affez fait connoître
s.par toutes celles que vous avez apli
quées aux diferensevenemens d'une
Guerre qui met la plus belle partie
- de l'Univers en combuſtion. Pour
moi je ſuis raviquand je trouve dans
les peintures naives de ces Fables
l'UrbepitéRomaine & un petitgrain
de ce Sel Attique quimêle à laMo
rale folide la petite pointed'uneSa
tire fine ; qui ne déchire point,
mais qui chatouille celui qu'on veut
reprendre.
ARISTIPE .
VOUS
Vous renfermez dans ce que
ren
venez de dire , detout ce qui peutr
dre ces fortes petits Ouvrages
accom :
Second Entretien . - 65
accomplis. Rien n'eſt plus inſipide
qu'une Fable lorſqu'elle n'a pas tous
les agrémens dont vous parlez , mais
aufli lorſqu'elle a pû les atteindre
dans ſa fimplicité , rien ne frapeplus
agreablement l'eſprit. Mais ſans rai
fonner davantage ſur ce qui nous
écarteroit de notre ſujet , voyons
cette Fable.

CON TE

DU SCULPTEUR
babile di du Sculpteur ignorant.

N faitavec la mêne chair ,


guila.Cuiſinier , bonpec. alle
anys
vaiſe ſoupe ;
Etle Tailleur ſuivant ſa diferente coupe,
Fait l'habit ridicule , ou lui donne ua bon ,
air.
Un même mot auſſi que d'un ton diffem
blable
Dit un hommeCivil , ou profere un Brutal,
Plaît, ou ſe rend deſagreable
Selon qu'on s'en ſert bien ou mal.
Tout le ſuccés dépend d'un certain ſça
voir -faire
Soutenu pardes airs afables,engageans ,
Que la Nature ou l'Art donne à certaines
Gens;
D 31 EC
L'ECOLE DU MONDE .
E: toucle mal vient du contraire .
La chofe paroîtra plus claire
Par l'exemple opoſé de ces deux Artiſans.

J Etoient pouffez au plus haut point,


La Sculpture ſur tout en force , en har.
dieſle ,
En genie , en délicateffe ,
Aux autres ne le cedoit point.
Par tout du Cizcau Grec on vantoit la ne
bleffe :
Ce n'eſt pas que toutOuvrier
Y fût parfait,il est en tous Païs des Ancs,
On trouve en Juſtaucorps , en Manteaux,
en Soutanes,
Gens à cerveaux paîtris d'un levain fort
groffier, (tier ,
Qui ne peuvent jamais aprendreleur mé
L'un c'eſtmanque d'atache, & l'autre c'eft
bétiſe ,
Celui-ci par orgueil eft toûjours ignorant ,
Celui-là par faineantiſe ,
Et l'autre diſſipé par ſon eſprit errant,
Ne pouvant ſe fixer à ce qu'il doit
aprendre ,
Ne fait rien pour trop entreprendre.
Venons au fait. Parmi les Sculpteurs fut
Mentor ,
Sculpteur d'uneſcience exquiſe ,
Lycophron au contraire en avoit peu
d'aquiſe ,
Lt de tous leş Butors étoit le plus Butor,
Mais
Second Entretien . 67
Mais orgueilleux , & tel que le font d'or
dinaire
Les gens à tête de Baudet ,
Ou comme l'eſt au * Catelet ( re , .
Legros Mellire Jean , Juge à preſtance fic
Qui croyant tout ſçavoir , & fçachant peu
pourtant , ( rine ,
Semblable à ces Mulets qui portent la fa
D’un pas grave , & læil haut, marche en
homme important,
Et montre à la ſuperbe mine
Juſqu'à quel poințil eſt de ſoi -même con .
tent. (toire,
Mais laiſſons- là l'écart & ſuivons nôirchill
Mentor voulut tailler une Divinité ,
C'étoit une Venus dans toute ſa beauté,
Car à tailler des Dieux Payens mettoient
leur gloire ;
EtLycophron de ſon côté ,
Malgré ſon igaorance & toute ſa rudeffe ,
Entreprit de tailler cette même Déeffe.
Ils prirent à leur volonté ,
De l'Ile deParos même Marbre aporte,
De pareille blancheur, deſemblable fiacfier
Mêmes Cizeaux ,
Mêmes Marteaux ,
Et chacun à l'envitravailla fur fa Piéce,
Mentor dans ſon eſprit raſſemblant tous
les traits
Qu'il veut donner à fon Ouvrage ,
Et recherchant de l'Art les plus rares fe .
crets ,
D4 Sur
* Perste Ville de Picardic .
08 L'ECOLE DU MONDE
Sur un modele exact compaſſe ſon Image .
Sous les coups meſurezdu cizcau délicat ,
Du Marbreon voit ſortir la Figure nei
fante ,
Et tout ce qu'une main fçavante
Lui peut donner de vif,y brille avec éclat.
Un attrait merveilleux ,une noble attitude,
Unetendre douceur s'y, mêle à la fierté
Etl'Enſemble acompli d'ofre à l'ail ena
chanté
Rien d'eſtropié ni de rude. vé
Du dernier coup enfin l'Ouvragc eft ache
Et ce chef-d'ouyre heureux de l'Art & du
Genie
Etant aux yeux des Grecs ſur la Place élevés.
Tous confeſſent qu'il eſt d'une Beauté
finie.
Que fait cependantLycophron ?
Sansregle ,fans meſure, il travaille,il ſe tuč,
Etneproduit que l'avorton -
D'une miſerable Statuë.
Dans la confufion tête, bras, jambe, pié ,
Tout ſemble taillé pour déplaire ,
Tout y paroît eftropié,
Etrien ne fait ce qu'il doit faire ..
Les membres peu corrects , trop grosou.
trop petits ,
Une attitude dereglée.
Une teſtemal encolée ,
Et tous les traits malaffortis.
Aufli quandau Peupie d'Athenes
Il montrace fruit de ſespeines ,
Ce Ác fut que fifflets. Tels qu'onles pre
рага , Quầnd
Second Entretien , 69
Quand-aprés la mortdeBatiſte ,
Ceux qui vouloient fuivre fa piſte,
Donnerent au Public un nouvel Opera.
C'eſt ainſi que tous deux fur ſemblable
matiere ,
Firent l'un mal, & l'autre bien ,
La raiſon en eit familiere ,
Celui-ci' ſçavoit tout,l'autre ne ſçavoit
rien . ( rence
Or par ce Conte on voit quelle eſt la dife
D'un habilc hommcoud'un Baudet,
Et qu'habile l'on donne à tout ce que l'on
fair
Une reguliere Décence.
Chaque hommefoit grand, foit petit,
Füt-il en tond de Cale , ou grimpé ſur la
Huue ,
Et comme un vrai Sculpteur à qui Japi
ter dit :
As-tu de la vertu , des mains , & del'eſprit,
Tieds,voilà le Cizeau taille- toi ta Fortune .'
L'Ouvrier eſt-ilexcellent ;
La Décence par tout le rend -elle agreable ,
Dans le Commerce eft -il hamaja , civil ,
afable , 3
Voſuccés fortunécouronne ſon talent.
Et - il brutal, broüillon , ſans douceur
fans Décence ,
Serviteur, On fuit ces eſprits,
Et leur conduite n'a pour toute recom
penſe
Quela bonté &du mépris.

D'S ARIS
70 L'ECOLE DU MONDE .
ARISTIPE.
Ce Conte a du bon goût , & je
vous avois bien dit qu'il ſe pouroit
apliquer aux Inſtructions que j'ai à
vous donner. Car quand on l'au
roit fait exprés , il ne pouroit pas
mieux convenir à ce que j'ai à vous
dire aujourd'hui de la Décence & de
l'Afabilité , qui font les preinieres
qualitez prévenantes que doit ſe don
ner un homme quientre dans le
Monde. Cette Fable ne fait- elle pas
dans ces deux Sculpteurs la peinture
de deux hommes dont l'un mêle à
toutes ſes actions , à ſon air , à ſes
paroles , à ſa maniere de vivre une
décence qui le rend agreable à tous
ceux qui le pratiquent : & l'autre
qui agit comme un Ruſtique avec
brutalité & indécence , ſe fait haïr
& mépriſer de tout le monde ? Aufli
vous dit -il , que l'un réüffit parfai.
tement dans ſon Ouvrage , & que
l'autre fe rend la riſée du Peuple.
TIMAGENE .
Je trouve pour moi ſon idée fort
ingenieuſe, lorſqu'il me dit que cha
que homme eſt comme un Sculpteur
à qui Jupiter met à la main le Ci
zeau > & lui donne la Fortune à
tailler, ARIS

1
Second Entretien . 71
ARISTIPE .
C'eſt vous dire que chacun ſelon
qu'il eſt habile ouvrier , eft Artiſan
de fa bonne ou de fa mauvaiſe For
tune : du moins le plus ſouvent , car
quelquefois toute la prudence hu
maine eſt confonduë , & la vertu
d'un Socrate ſuccombe ſous la vio
lence ou l'injuſtice qui l'accable.
Mais ſans entrer dans cette morali
té qui nous porteroit trop loin , je
prens avec plaiſir l'idée que me four
nit cette Fable , pour vous entrete
nir aujourd'hui des premieres diſpo
ſitions que je veux que vous vous
donniez en paroiſſant dans le mon
de , parce que ce ſont elles qui dans
le premier abord fautent aux yeux
de ceux avec qui l'on entre en com
merce. Car comme dans l'ouvrage
d'un Sculpteur avant que d'entrer
dans l'examen fingulier de la fineſſe
de tous les traits , on regarde d'a
bord fi l'attitude de la Figure eſt dé
cente & propre à ce que l'Ouvrier
a voulu exprimer , ſi l'Enſemble en
eſt bon par une jufte proportion des
Parties ., & fi cette proportion eſt
bien correcte dans chaque membre ;
a uſli dans l'homme qui entré dans
D G tc
172 L'ECOLE DU MONDE .
le monde , on regarde d'abord s'il
a cette figure décente qu'il doit
avoir ſuivant la qualité & la profeſ
1
fion , & fi ſon premier abord eft.
agreable .
TIM AGENE.
C'eſt -à -dire, mon Pere , que vous
voulez me parler de ce qui concer;
ne l'exterieur , comme étant la cho
ſe qui frape la premiere les ſens, &
qui fait ſouvent la plus vive im
preſſion.
ARISTIPE.
Commeles ſens interieurs ne con
çoivent rien que par l'organe des
lens exterieurs qui leurportent les
eſpeces que ces autres rétiennentde IN
la maniere dont ils en font l'apre
henfion , cette premiere impreſſion
eſt d'une extréme importance ; car
fouvent un hommene nous a toû:
jours déplu que parce qu'il nous a
déplû la premiere fois que nous l'a
vons vû , & que cette maligne im
preſſion que nous en avons priſe,
nous a empêché de poufler plus loin
une penetration qui auroit pû l'éfa
cer. Mais entrons dans notre ma
ziere , & pour commencer , je vous
dirai que comme l'hommeeſt com
polé
Second Entretien .'
poſé d'un Corps & d'une Ame , l'u 73n
& l'autre a ſon exterieur.
TIMAGENE .
Quoi! l'Ame a un exterieur ?
ARISTIPE .
Oüi. L'Ame quoiq
rituelle , fans fig ue toute fpi?
ure , & fans dimen :
fion , a une eſpec d'exte
e rieur aufli
bien
terieurque qule Corps
i ſe mont,re& auc'eſt
x homcet ex,
mes
ſ
&te qui ſert ouvent d'écorce, à l'in .
rieur qu'on leur cach .
e
TIMAGENE
Dites -moi don , je v
c ous fuplie ;
quelle ſont les pr
tions dse l'un & d elm ' iere diſpoſi
e autre .s

Elles ſe rARI
édui STIàPE deu choſ ,
Dé ſe x es
à la cence & ànt l'Afab q
joint nſee ilité , ui
es c
mbl , omp ce que
e oſe
nt
les deux branc , d o l'un re
p hes n t e
garde rinci l C &
c
l'autr onc alem p e orp
e ern l'eAnt . s
e me
Ayez lTI
a boMA
n GE de me NE do.nn p
une jucſte défi té er ar :
deux h n
oſe itio u n e idée de ces
s, afinn que je les diſ
tin
gue , pourmie
v ux compr tout
q
ce ue o usm'e d e nd
n irez . re

ARIS
74 L'ECOLE DU MONDE.
ARISTIPE.
• La Décence que je raporte al
Corps , conſiite à chercherlesagré
mens , ou pour mieux dire les ma
nieres d'agréer corporellement,par
tout ce qui eſt le plus convenable
par raport à ce que l'on eſt. Et l'A
fabilité eſt une expreſſion ſpirituelle
exterieure des ſentimens favorables
qu'on veut perſuader qu'on a inte
rieurement pour la perſonne avec
laquelle on commerce, & qui s'ex
plique par l'accueilhumain que nous
faiſons de ceux qui ontafaire à nous.
TIMÁGENE.
Ces deux points me paroiſſent
renfermer bien des choſes , & je
ne doute pas qu'ils ne ſufiſent pour
remplir le tems que vous avez del
tiné de me donner ce ſoir.
ARISTIPE :
Je tâcherai de n'y rien obmettre,
prêtez moi ſeulement l'attention
que je vous demande. L'avantage
d'un Corps bien fait eſt un préſent
dont il faut remercier la Nature,
elle nous traite ſur cela comme bon
lui femble , puiſque nous ne ſom
mes point ouvriers de sous-mêmes,
& que ceux qui font l'ouvrage n'ont
pas
Second Entretien
75
pasmême le pouvoir de le fairetel
!! qu'il leur plaît. Quand on a le don
d'être né avec un exterieur agreable,
p'on en prévient bien plus aiſément
les eſprits, & fi peu qu'on y joigne
cabo de vertu , & de ces agrémens qui
pH partent de l'Ame , l'on touche bien
cues plus efficacement.
2012 TIMAGENE .
C'eſt la penſée deVirgile , lorſque
a parlant de la beauté d'Euriale , il dit:
Gratior eft pulchr veni
o ens in corpore
virtus ; que j'éten
dis ces jours paſs
ſez dans ces quatre petits Vers,
Quoique ſans l'aide du dehors
il La Vertu ſoittoûjours & belle & defirabl :
e
& Elle eft encorplu agr
s eable
Quand on la trou en un be Co
ve au rps.
VousavARI ez forSTI PE.
t bien rendu la pen
fée du Poëte .Mais quoi
qu la beau
té ſoit un grand pas pour aegré , ce
n'eſtpas à dire qu' h er
d un omme laid &
28 i f f o r p
me ne uifle atra
2.31 per cet agré
ment , cepen
dant il aura bien plus
lus de peine à y arriv .
er
ebon
Co m E l ope TI MA GENE.
MA >
eeCIMsA qu'il étoit tout contrefait & boffu
aar délices de laneC ſe rendit -il pas les
our de Crélu ? Et
s
le
76 L’ECOLE DU MONDE : -
le fpirituel Eurimedon a -t- il eu be
foin d'être beau & bien fait pour
être agreable à un Monarque mille
fois plus judicieux que n'étoit Cré
fus , & à une Cour plus délicate
que celle de Lydie ?
ARÍSTIPE :.
Ils ont dû l'un & l'autre cette far
veur à l'excellence de leurs génies
& de leurs vertus. Je ne prétens pas
auſſi qu'un homme laid ne puiffe
pas ſe rendre agreable malgré fa
difformité , mais je dis , qu'avec une
vertu égale l'homme bien fait s’in
finuë plûtôt & plus facilement que
celui qui eſt diſgracié de la Nature. !
Cependant tel que l'on ſoit , il faut
ſe donner lá Décence corporelle ,
qui eſt la premiere qualité que je
demande de vous , & qui regarde
trois choſes ; l'air du corps , l'habit ,
& la parole , il
TIMAGENE..
Mais puiſqu'il ne dépend pas de
nous d'avoir un corps comme il
nous plaît , qu'eſt -il beſoin de le
çons ſurce ſujet , & pouvons -nous
en changer la forme
A RISTIPE
Je ne prétens pas empêcher un
Bollu
. Second Entretien . 77 .
ele Boſſu d'être bofſu , ni un Boiteux de
3 boiter; mais tel que ſoit le corps, il
e faut ajoûter l'art à la nature , & lui
1:6 donner une Décence'agreable qui
conliſte dans ce qui s'appelle la bon
ne contenance ; & pour cela , il faut
que le portdu corps ſoit bien -ſeant
fans afectation ,droit fans aucun in- .
dice d'orgueil , ferme fans contrain
te, libreſans geſtes extraordinaires ,
les piés bien poſez, la maffe du corps
bien afliſe deſſus , le viſage ouverts
avec modeſtie , les yeux rians fans
éfronterie ; la rencontre douce ſans
baffelle, la démarche reglée fansba
lancer ſon corpsde côte ni d'autrei
cumme.Fondamas , vu lalis ic tenir
dans une immobilité Eſpagnole
comme fait Giton , qui n'oſe tour-'
ner la têté de crainte de broüiller
l'économie de la Perruque mais
für tout, il faut fuir avec exactitude
tout ce qui tient de la grimace , &
qui donne au viſage un air contrai
re à la nature .
TIMAGENE ...
Il eſt vrai que jevoi bien des gens
qui pour vouloir trop faire les agrea
bles, tombent dans de ridiculesafec
cations, & dans des habitudesfort
cho
78 L'ECOLE DU MONDE .
choquantes. Mais me diriez -vous
bien en quoi conſiſte proprement
la grimace ?
ARISTIPE .
C'eſt une mauvaiſe diſpoſition
des traits du viſage , par laquelle on
le rend plus laid & plus hideux que
l'on ne l'eſt dans ſon air naturel :
comme quand Dorine craignant d'é
T!!
largir la bouche nel'ouvre pas affez
pour parler, ou ne fait que ſucer la
ſoupe par le petit bout de fa cullie
re, & que pour agrandir ſes petits
yeux , elle en rend le regard rude à
force de les ouvrir , & de leur don
ner de faux mouvemens .
TIMAGENE,
Vous mettez donc au nombre des
grimaces toutes ſortes d'afectations
contraires à l'air naturel comme
quand on ſe ride le front, que l'on
fronce le nez ou les ſourcis , qu'on
ouyre , qu'on ferme , ou qu'on tour
ne la bouche d'une maniere déplai
ſante.
ARISTIPE .
Oüi. En un mot , lorſqu'on fait
tout ce qui rompe le trait dont la
Nature nous a caracteriſez ; toutes
contorſions apartenant plûtôt à un .
Bou,
Second Entretien . 79
-Vous Boufon payé pour faire rire, qu'à un
ement homme qui veut agréer dans le
monde; car tout ce quialtere le na
turel déplaît, quand ce ſeroit même
pour imiterceux à qui nous voulons
dle on plaire puiſque cette imitation de
que leurs défauts en est proprement un
ture reproche.
TIMAGENE.
Vous blâmez donc les Courtiſans.
açeri d'Alexandre ", qui ſe donnoient un
air afecté de tête panchée , parce
por que ce Monarque avoit ce défaut
ARISTIPE.
C'étoit une mommerie ridicule ,
& encore plus celle des Courtiſans
du Roi Philippe fon pere , qui fe
echt faiſoient bander un oeil, parce que
ce Prince en avoit perdu un dans
ma une Bataille : comme aufli certains
e li fous de la Cour d'un Duc de Saxe ,
qua qui ſe garniſſoient le ventre de fou
TOW
Tures épaiſles pour paroître l'avoir
olade
aufli gros que leur Maître, qui ne
pouvoit s'aſſeoir qu'à une table
échancrée. Ce ſont des extravagan
ces qui ne ſeryent qu'à rendre ridi
nt la cules
ceux qui les pratiquent. Mais
TUTS
une des premieres choſes qui con .
cerne la Décence du corps & qui
Bora d'é
80 L’ECOLE DU MONDE .
dépend entierement de nous , c'eſt
de le tenir propre dans toutes ſes
parties , fans neanmoins y aporter
de ces afectations éféminées , qui
fentent plus l'homme de débauche
que l'honnête -homme.
TIMAGENE.
Vous voulez parler du fard dont
on voit rougir le vifage de certains
hommes.
ARISTIPE .
- Ils devroient bien plûtôt rougir de
hontedes'amuſer à ceséféminations.
Si les femmes elles-mêmes ſçavoient
combien les hommes haïſſent leur
fard , elles le banniroient pour toû
ince mais ſi l'on : bien de la pei
ne à le ſoufrir dans ce ſexe qui devi
3
mande toute nôtre complaiſance , le
peut-on ſuporter ſur le viſagedu jeu
ne Abbé Polidor , qui paſſe plus de:
tems à peindre ſesjouës qu'à dire ſon
Breviaire , & qui ne va pointchez
Dirce qu'il n'y porteſur ſes jouës un
Printems plus fleuri que cette fem
me ſur le retour ne le porte ſur les
fiennes. Fuyeż donc , mon fils
fuyez cette honteuſe pratique , & ne
gâtez jamais par des couleurs em
pruntées le teint naturel de vôtre vi
fage. TI.
Second Entretien. 8.
TIMAGENE.
Il n'eſt pas néceſlaire de me défen
el dre une choſe que j'abhore , & que je
ne puis même ſouffrir dans les autres.
ARISTIPE...
Or la principale de toutes les pro
pretez , c'eſt de prendre ſur toutes
choſes un ſoin particulier de nechos
quer par aucun endroit l'odorat de
ceux que vous aprochez . Si l'on eſt
aſſez diſgraciépour avoir dans quel
que partie de ſon corps le principe
de cette incommodité , il nefautrien
obmettre de tout ce que l'art peut
fournir pour le vaincre , étant cer
tain que la plûpart de ceux qui ont
ce défaut n'y tombent que par leur
propre negligence.
TIMAGENE.
Et penſez - vous que l'on puiſſe
toûjours vaincre cette imperfection ?
ARISTIPE.
Les ſoins redoublez diminuent du
moins le mal. En tout cas il faut fe
connoître & fe ménager avec adreſle
pour cacher ſon défaut , ſans s'amu
1 ſer comme fair Rufile à ſe ſervir de
2 Paſtilles & de Parfuins dont l'uſage
eſt toûjours ſuſpect , & ne manque
point de paſſer pour le faux voile
d'un
82 L'ECOLE DU MONDE .
d'un vice caché : puiſque felon la
penſée de notre ami Martial , celui
qui fent toûjours bon , ne ſentpas to
jours bon , l'excellence de la Nature
conſiſtant à ne rien ſentir du tout ,
comme la pureté & labonté de l'eau
conſiſte à n'avoir aucun goût.
TIMAGENE .
Mais pour revenir à ce bon air du
corps que vous demandez , & qui
confifte principalement dans une li
berté meſurée du mouvement de
tous les membre , & une juſte cor
reſpondance de leurs parties; & l'on
ne l'a pas naturellement, comment
ſe la peut-on donner ?
ARISTIPE.
L’air naturel du corps vient de
l'emboîtement des os qui en com
poſent la machine , dontles nerfs &
les muſcles ſont les reſfors : il y en
a qui les ont ſi mal conſtruits & em
boîtez , que jamais ils ne peuvent
atteindre à ce bon air.': Cependant
comme la plûpart ſont diſpoſez de
forte que l'art peut beaucoupajoûter
à la Nature, il faut par les exercices
du corps dénoüer la machine & fes
Teflors, & peu à peu lui faire prendre
l'habitude d'une meilleure diſpoſi
tion . TI
Second Entretien . 83
2013 TIMAGENE
Je croi que la dance, les jeux d'e
xercice, monter à cheval, faire des
V Armes, peuvent beaucoup aider à
ce dénoûment.
ARISTIPE .
Oüi. Et ſur tout ſi l'on s'aplique
à voir ceux qui ont l'air bon , libre
& naturel, pour s'en ſervir comme
de modele , s'y conformer & ſe co
riger deffus : mais prenez bien gar
de à ne pas copier l'impertinence
des airs , ou Comediens , ou Bala
dins; ne ſoyez pas comme le jeune
Marquis Turpion , qu'on voit coû
jours dançant ſur un pié , faire des
pirouettes dans une chambre , ou
qui une jambe croiſée ſur l'autre ,
$ apuye contre une cheminée , tan
disque fa tête qui ſe meur à reſſors ,
panche alternativement tantôt ſur
ſon épaule droite , tantôt ſur fa gau
che , & tenant , à la Baron , des
deux mains ſon chapeau renverſé ,
croit avoir bonne grace à copier l'air
indolent de ce Comedien ou fes
mouvemens tragiques. Car ce qui
agrée ſur le Theatre donne un ridi
cule dans le monde , & l'on ne cho
que pas moins par un dehors Bala
din
84 L'ECOLE DU MONDE
din , que par une immobilité l'éthar
gique qui tiendroit de la ſtatuë .
TIMAGENE .
Vous m'avez fait affez concevoir
**ce qui concerne la Décence tou
chant le corps ; mais ayez la bonté
de me dire vôtre ſentiment ſur les
habits qui en font le principal & le
neceflaire ornement .
ARIS TIPE,
1 Ce que je viens de vous dire pour
le corps, je vous le dis auſſi pour
le vêtement , puiſque ni dans l'un
ni dans l'autre il ne faut paroître
Philofophe ni Comedien .
TIMAGENE .
Quelle regle voulez - vous donc
que je ſuive touchant mon habille
ment ?
ARISTIPE .
L'homme inventa d'abord les ha
bits pour la ſeule neceſſité , & pour
garantir des injures de l'air un corps
à qui la Nature n'a pas donné coin
me aux Bêtes un vêtement né avec
lui: il a depoüillé ces Bêtes pourle
couvrir , & a cherché l'ornement
dans ce qu'il n'avoit pris au com
mencement que pour le beſoin ; &
le luxe s'étant enſuite bien - tôt in
troduit
Second Entretien . 85
troduit dans cet ornen ent , l'on en
a fait une des principales dépenſes
de la vie. L'eſprit volage du Fran
çois qui ne ſe plaît que dans ce qui
lui eſt nouveau, a ſurpaſſé toutes les
autres Nations en inventions & en
changemens de Modes , en caprice,
en délicateſſe & en fomptuoſité
d'ajuſtemens. Chaque année , cha
que faiſon , & l'on pouroit dire pref
que chaque jour , en produit quel
qu'une qui plaît toûjours par la ſur
priſe de ſa nouveauté, & par la
paffion qu'on a de ſe diſtinguer du
commun .
TIMAGENE.
Il eſt vrai que les yeux ſe tour
nent toûjours à la Mode , & que
tout ce qu'elle authoriſe eſt bien &
avidement reçu.
ARISTIPE .
Vous dites vrai, & je me ſouviens
que l'œil trouvoit autrefois admira
ble de charger la tête d'une pyrami
de , lorſque les chapeaux pointus
étoient en uſage ; mais elle ne les
eut pas plûtôt bannis, qu'ils ont pa
ru aufli ridicules que le feroit au
jourd'hui un homme en pourpoint
& en haut- de -chauffe garni d'une
Tome I. Bouti
86 L'ECOLE DU MONDE .
Boutique de Rubans. La Mode et
donc un Tyran dont il faut ſuivre
les loix & le caprice , fans philoſo
pher fur ce qu'ello a de beau ou de
laid , de commode ou d'incommo
de. Mais il faut lui obéir ſans la
ſuivre avec furie , & ſans être ni
trop empreſlez à la prendre ,o ni
trop lents à laquiter.
1 TIMAGENE.
C'eft donc ce que vouloit dire
l'autre jour le ſage Dorimont, qu'il
faloit être fou pour inventer les Mo
des , & hypocondre pour s'obſtiner
à ne les pas ſuivre quand elles ſont
une fois introduites.
" . ARISTIPE .
Il vous parloit juſte, & j'ai ri cent
fois d'un certain Viſionaire qui por
ta des aîles de moulin ſur ſes ſouliers
plus de dix ans aprés que les Bou
cles les eurent banniesde la chau ſlu
re : mais en ſuivant la Mode, il faut
qu'un homme examine ſon âge & la
profeſſion pour ſe ménager dans la
bien- ſéance de l'un & de l'autre .
TIM AGENE .
Je comprens bien qu'un habit qui
fied à un homnie de vingt ans , fe
roit ridicule ſur un de cinquante , &
que
Second Entretien . 87
que les chamarures d'or ſur le bleu
ou l'écarlate quifontun ornement
convenable à un Cavalier , rendroient
un homme de Robe ridicule .
ARISTIPE .
Tout aulli ridicule que fi un Ca
pitaine aux Gardes fe mettoit en
manteau & en rabat. Vous voyez
donc qu'il faut avec prudence ſe
conformer à ce que l'on eſt pour ne
point en cela ſortir de fon caractere:
mais pour entrer dans le détail , vous
remarquerez que l'habillement con
fifte en quatre choſes, linge , chauf
ſure , coifure , & habit.
TIMAGENE .
Pourquoi faites - vous cette dif
tinction ', & ne faut- il pas par tout
obſerver la même regle ?
ARISTIPE.
Non. Parce qu'à l'égard du lin
ge, c'eſt en quoi la propreté ne peut
preſque jamais aller à l'excés ; puiſ
qu'en quelqu'âge & de quelque pro
feffion
que l'on ſoit , on ne le peut
avoir ni trop propre , ni trop blanc,
& que le moindre habit ett relevé
par la blancheur & par la propreté
du linge. Non pas que j'aprouve la
folle ſomptuofité des points & des
E 2 Den
83 L'ECOLE DU MONDE .
Dentelles , quand je parle du propre,
je ne parle point du ſuperflu. Il faut
laiſſer ce luxe au jeune Marquis Do
rilas , fils d'un Fermier General ; à
Cleanthe qui traite d'une Chargeà la
Cour, au beau Pâris qui ſe marie de
main, & à Philargire qui ſçait ce que
vaut le tour du bâton d'une groſſe
Commiſſion dont il jouit , & qui
1 fait ſes brigues chez le Miniſtre pour
entrer dans les Fermes , tous ces
Meffieurs ont leurs raiſons pour en
cherir ſur la ſimple propreté. Mais
pour vous , fans donner dans ces
vaines fuperfluitez qui ruïnent ceux
qui s'y amuſent , il vous ſufira d'a
voir toûjours le linge le plus beau
& le plus blanc que l'état de vôtre
bourſe le poura permettre.
TIMAGENE .
Il me ſemble qu'il faut encore
moins craindre l'excés ſur la chauf
fure & la coifure que ſur le linge .
ARISTIPE .
Il ne faut craindre en l'un & en
l'autre ni l'excés , ni la dépenſe. La
chauſſure ve peut être ni trop pro
pre , ni trop fouvent changée; & il
ne faut rien épargner pour être coi
fé d'un bon air & de bonne main ,
Par
Second Entretien . 89
Parce qu'un homme bien chauffé,
bien coifé & en linge blanc, n'a pas
beſoin de la magnificence de l'habit
pour être diſtingué. Je veux donc
que votre habit foit toûjours auſſi
modeſte que propre; que l'Etofe en
je foit fimple , mais la plus belle dans
ſa fimplicité ; que la couleur en ſoit
d'un bon goût ; & les ajuſtemens
conformes à vôtre age & à vôtre
profeſſion : mais ſur tout qu'il ſoit
de bon air & bien coupé, fans trop
afecter la Mode ni s'en écarter. Car
comme le vifage eſt le miroir del'a
me, l'habit eſt l'indice de l'interieur:
la ſuperfluité marque l'orgueil ou la
profuſion de celui qui la porte ; la
-mal-propreté , une negligence pa
reſſeuſe , & la bizarerie du véte
ment montre le caprice de l'eſprit.
TIMAGENE.
Il eſt vrai que me promenant ces
jours paſſez dans les "Tuilleries , j'y
pris , à fon ſeul habit , le Marquis
Cleomene pour un fou ; & l'on m'a
prit qu'en éfet il avoit l'eſprit aufn
bizare que l'étoit ſon ajuitement:
mais lorſqu'il fut joint à nous , j'en
fus encore plus convaincu par' fes
grans éclats de rire à contre- teins;
E 3
L'ECOLE DU MONDE .
& ce qui acheva de me le faire pa:
roître ridicule , ce fut de voir en
fortant ſon équipage & ſes livrées
les plus mal entenduës & les plus
fantaſques du monde.
ARISTIPE.
J'avois oublié à vous parler de l'é
quipage , & des Valets , qui font
comme une partie de notre ajuſte
ment , & je puis dire comme une
partie de nous mêmes. La premierek
leçon ſur cela, eft qu'il ne fautpoint
prendre équipage que l'on ne fait en
pouvoir de le bien entretenir. Je
fçais bien que nous ſommes dans un
Siécle où fort ſouvent les chevaux
donnent le prix aux hommes , & que
le fripon enCarofſe , paffe fur leven
tre de l'honnête- homme àpié ; que
c'eſt par cette raiſon que quantité de
gens le nourriffent mal pour engraif
fer deux Bêtes qui les traînent , &
vivent miſerables au dedans pour fe
donner au dehors l'air d'un homme
aizé: c'eſt la plus haute de toutes les
folies , & avant que de penſer au
ſuperflu , il faut fonder chez ſoi le
neceffaire , de peur d'être obligez
de ſe rendre fripons pour foutenir
l'exterieur d'un honnête -homme,
T [
Second Entretien . 91
TIMAGENE .
Je conçois fort bien les inconve
piens que traîne aprés foi un équipa
ge qu'on ne peut ſoutenir , & l'on
ne m'en verra pas prendre que je ne
fois en état d'en afligner ladépenſe
fur mon fuperflu .
ct
ARISTIPE .
Vous ferez en homme ſage: mais
fa vous étes jamais en état devous
le donner, fongez qu'il ne faut point
fe faire remarquer nipar fa magnifi
cence , ni par fa mefquinerie ; un
1 homme fage ne donne point dans la
bagatelle du brillant extraordinaire
74 d'un Char de Triomphe ,& dans le
ſpectacle pompeux d'unelivrée de
diſtinction : il ne ſe fait point aulli
mépriſer par leslambeaux d'un train
déchiré , & par la vicillefle d'une
cage roulante qui crie aprés la Vallée
de miſere. Il faut fuïr l'un & l'autre
)
20 de ces extrêmitez , & que la candeur
& la droiture de l'eſprit du Maître
paroiſſe dans la propreté simple de
fon équipage.
TIMAGENE.
Comment donc voudriez - vous
que je l'eufle ?

EA ARIS
92 L'ECOLE DU MONDE .
ARISTIPE .
Si vous avez des Valets , qu'ils
ayent l'air doux & agreable , qu'ils
ſoient vétus proprement & moder
tement;' qu'ils ſoient civils & fans
orgueil, car un Valer croit faire par
tie du corps de fon Maître & en co
pie ordinairement les qualitez : d'où
vient que dés le tems de Juvenal ce
Satirique ſe plaint de ce que les gran
des Maiſons étoient pleines d’Eſcla
ves infolens Que vôtre Caroffe foit
commode , propre & unij vos chea
vaux bons , de mediocre taille &
bien nourris , & qu'on y voye en
tour l'air d'un homme aizé & ſans
faſte. Parce que tout homme qui
prend un équipage d'un air extraor
dinaire , le fait ou par orgueil , ou
par une imprudence quileruïne , ou
à deſſein de tromper les yeux , &
par un exterieur qui impoſe , cher
cher du credit ou une femme: com
me auſſi d'autre côté un homme n'a
un équipage délabré que par indigen
ce ou par avarice , & il eſt dange
reux qu'on croye de nous l'un ou
l'autre. Voilà , mon Fils , la Décen
ce qu'il faut obſerver dans ſes habits
& dans ſon équipage. Je vous ai en
tretenu
Second Entretien , 03
entretenu de ces choſes qui font fans
doute des bagatelles aux prix de cel
les dont j'ai à vous entretenir dan's
la ſuite : mais comme un Amant ne
neglige pas les moindres petits ofi
ces pour plaire à fa Maitreffe , il faut
auſli ne pas obmettre à vousinſtrui
re des moindres choſes qui ſervent à
Vous diſpoſer dans le monde à l'eſti
me & à la bienveillance que je fou
haite que vous y acqueriez. Paffons
maintenant à la Décence qui con
cerne la parole , fur laquelle il faut
prendre garde à trois choſes, au ton
de la voix , au geſte qui l'accompa-
gne , & aux termes dont on fe fert.
TIMAGENE .
Que pouvez -vous me dire ſur le
ton de la voix , puiſque c'eſt la Naw
ture qui le détermine ?
ARISTIPE .
L'on ne peut pas convertir róut
à - fait le ton de fa voix , mais lorf
qu'il s'y trouve quelque défaut, l'on
peut à force de ſoins & d'artifice le
coriger , comme Démofthene cori
gea fon begayement naturel , en
i parlant de toute ſa force avec de pe
tits cailloux ſur la langue.
ES TI
L'ECOLE DU MONDE .
TIMAGENE.
Dites -moi donc , quels ſont les
défauts du ton de la voix qui peu
yent recevoir correction ?
ARISTIPE .
C'eſt l'aigreur , le trop d'éleva
tion , le bredoüillement, le begaye
ment, & le graſſayement. Le ton:
aigre de la voix s'adoucit lorſque
l'on s'accoûtume à parler poſément:
& fans chaleur ; car plus on parle:
avec précipitation , pluselle s'aigrit
& plus elle déplaît , & ordinaire
ment ceux qui ont ce tonaigre font
d'un temperament bilieux , c'eſt- à
dire chaud & ſec.
TIMAGENE.
H me ſemble que la Nature nous
en donne une marque bien ſenſibles.
en ce que plus un homme s'irite &
plus ſa voix s'aigrit.
ARISTIPE .
Votre remarque eſt juſte. Quant
à l'élevation de la voix , elle vient
d'une mauvaiſe habitude qu’on a
priſe de vouloir trouver créance à
force de crier , & parce qu'un fat
s'imagine qu'en prenant une octave
für la voix des autres, il leur impoſe
la: Neceflité d'ajoûter foi à ce qu'il
leur
Second Entretien . 05
leur dit. Ce défaut eft d'autant plus
$ inſuportable qu'il eſt mêlé d'une ar
rogance imperieufe, & qu'il marque
du mépris pour ceux à qui l'on par :
le. Il faut donc l'éviter ſoigneuſe
ment , & il feroit quelquefois bon
que ces gens euſſent auprés d'eux s
comme avoit autrefois un certain :
Orateur Grec , un joueur de Flûte
pour y conformer les tons, les re
gler , & les rabaiſſer , aufli -tôt que
la chaleur du diſcours les emporte-
roit. Prenez donc ſoin , mon Fils,.
de tenir toûjours vôtre voix mode
rée ſuivant lon ton naturel , ſans
prendre un deſſus perpetuel ſur les
autres, comme l'on voit faire à ces
fous de Philoſophes, qui dans leurs i
aigres diſputes ne peuvent ſe conte
nir ni ſe moderer .
TIMAGENE.
Mais en m'ordonnant de moderer
ma voix & de la tenir toûjours dans
fon naturel vous ne me parlez
point de la --Monotonie qui me dé:
plaît ſi fort.
ARISTIPE.
7 C'eſt un défaut confiderable que
jobmettois , & dans lequel il faut fe
donner de garde de tomber - :" car:
E 6 quois
96 L'ECOLE DU MONDE .
quoique la parole ne veüille point
être chantée , elle demande pourtant i
d'être cadancée , mais d'une manie
re douce qui varie inſenſiblement les
tons pour plaire à l’oreille , en fra
pant avec les proportions meſurées
d'une harmonie ſecrete les fibres du
tympan ; au lieu que l'aigreur les
écorche,, que l'exilité de la voix ne
les remuë point, & que la Monoto
nie touchant toûjours le même fi
bre , produit l'ennui & le dégoût.
Mais en fuyant un défaut , il ne faut
pas tomber dans un autre , comme
il arrive s lorſque la vivacité de l'i
magination , & l'impatience de s'ex
pliques, confondles paroles dans un
bredouillement ridicule qui choque
au dernier point , & qui empêche
ſouvent que celui qui écoute ne
conçoive ce qu'on lui dit .
TIMAGENE.
Ces bredouilleurs font ordinaire
ment grans parleurs , & confus dans
leurs conceptions. Et je vous ai vû
fouvent pâtir auprés de ce gros Avo
cat qui a l'eſprit & la langue dans
une égale bredoüille.
ARISTIPE .
Le bégayement eſt un autre dé
fat
Second Entretien . 97
faut naturel plus dificile à coriger ,
car un homme ne bredoüilleroit
point s'il vouloit s'écouter parler ;
mais quand l'opreſſion de Mercure
1: dans la naiſſance a rendu un homme
bégue , il ne lui eſt pas aizé de gue
rir cette incommodité , & fi De
moſthene en vint à bout , ce n'eſt
pas une aſſurance que d'autres au
ront le même bonheur.
TIMAGENE .
Et n'y a- t-il aucun remede contre
cette imperfection ?
ARISTIPE
: On peut la foulager en s'habituant
à parler peu & poſément , & com
mençant fon diſcours par les ſylla
bes les plus aizées à prononcer. Car
quand la langue eſt miſe en mouye
ment par l'expreſſion d'une fyllabe
qu'ellea peineà proferer ,il faut lui
donner la torture pour la dénouer...
TIMAGENE.
Il n'y a donc que certaines fylla
bes qui font de la peineaux Bégues ?
ARISTIPE.
Il n'y a que celles qui ſe forment
d'une forte colliſion de la langue
avec les dents , ou des deux lévres.
feparées avec violence aprés avoir
été
L'ECOLE DU MONDE .
été ferrées l'unecontre l'autre, com
me le P & I'J confonne , ou le G
mol,parce que le bégagement vient
d'un défaut de foupleſſe dans le
mouvement des muſcles de la lan
gue & des lévres , à cauſe que Mer
cure eft. lié dans leurs génitures ;.
ainG pour pouvoir prononcer aiſé
ment, il faut qu'ils entament le dif
cours par des prononciations qui .
demandentpeu de mouvement.
TIMAGENE .
Vous m'avez nommé un dernier
défaut dans une parole , qui eſt le
graſſayement qui empêche la nette
té de la prononciation ,
ARISTIPE.
Je m'étonne qu'il y ait des fem
mes & mêmes des hommes qui bien
loin de ſe coriger d'un défaut qui ne
provient ſouvent que d'une mauvai
ſe habitude, l'afectent quoiqu'ils ne
l'ayent pas. Je compatis aux fem
mes qui l'ont par nature , & je les
foufre par la complaiſance qui eſt
dûë au ſexe ; mais il n'y a rien de fi
déſagreable dans un homme que cet
te ridicule habitude , & d'autant plus
que l'on n'a ſouvent cette imperfec
tion que parce qu'on ne veut pas fe
don
Second Entretien
donner la peine de ceffer de l'avoir.
Voilàpour ce qui concerne le ton
i de la parole qui doit être douce ,
nette , ferme ,lharmonieuſe & mode
rée : il faut à preſent vous parler de
l'exterieur qui la doit accompagner .
TIMAGENE.
Vous voulez me parler du geſte.
ARISTIPE .
Juſtement. Mais il faut diſtinguer
celui qui parle en public de celui qui
foutient une converſation particu
liere; je ne veux vous inſtruire que
du gefte neceffaire au dernier , car
quant au geſte de l'Orateur, je vous
en ai donné des leçons fufiſantes
dans mon abregé de Rhétorique.
TIMAGENE.
Qu'apellez -vous proprementgef
te dans le diſcours familier ? Car il.
me ſemble qu'il eſt tres - mal d'y
gefticuler.
ARISTIPE .
Le geſte eft le mouvement d'une
partie du corps dont on accompa
gne ce qu'on dit , afin de l'infinuer
avec plus de force .
TIMAGENE.
Et de quelles parties du corps
faut - il accompagner la parole ? Eft
100 L'ECOLE DU MONDE .
ce comme les Italiens qui parlent
de la tête , des bras , des piés, &
de tout le corps ?
ARISTIPE .
L'oeil & la main ſont les deux-ai
les de la parole , & qui ſçait bien
ménager l'un & l'autre en parlant,
donne à ſon diſcours une grace &
ne vie qu'il ne peut avoir fanscet
accompagnement. Mais il faut uſer
des deux , & ſur tout de la main,
avec une grande difcretion & fo
brieté , car l'excés de la hardieffe de
l'eil dégenere aiſément en éfronte
rie , & l'excés du mouvement de
l'autre convertit le parleur en Co
medien . Quant aux yeux, une regle
generale eſt qu'il faut en parlant re
garder celui à qui l'on parle ; non
ſeulement parce que parler à un hom
me & ne le pas regarder c'eſt une
eſpece de mépris ; mais parce que
l'oeil étant le miroir des mouvemens
de l'Ame , il eſt bon d'examiner
dans les yeux de celui qui vous écou
te l’éfet qu’y produit ce quevous lui
dites , afin d'avancer ou reculerg
apuyer ou afoiblir ce qu'on a com
mencé à dire , ſuivant ce qu'on re
marcue d'agrément ou de rebut
dans ſomgeſprit. TI
Second Entretien . τοι
TIMAGENE.
Mais regarde-t-on d'une même
maniere toutes ſortes de perſonnes
quand on leur parle ?
ARISTIPE .
Non fans doute. Et il faut avec
prudence menager fes regars fuivant
10 la qualité & l'importance de la per
ſonne. Si elle eit beaucoup au-def
fus, le regard doit eſtre extrême
ment modeſte & ménagé , de forte
que dans le mouvement humble de
vos yeux celui qui vous écoute re
connoiſſe le reſpect que vous avez
pour lui . Si c'eſt une perſonne à peu
prés égale, il faut que ce regard ait
une certaine liberté riante qui lui
marque l'ouverture de vôtre coeur
& la confiance que vous prenez en
lui & que vousdeſirez qu'il prenne
en vous. Mais Ġ c'eſt une perſonne
au -deſſous , il faut que ce regard
foit mêlé de gravité & de douceur ;
l'une
210 pour l'entretenir dans le ref
pect qu'il vous doit , & l'autre pour
attirer la confiance & lui faire efpe
rer qu'il obtiendra de vous ce qu'il
deſire ; & pour l'engager par : çe
moyen à une entiere ouverture de
coeur .
TL
TA
102 L'ECOLE DU MONDE.
TIMAGENE.
Je.conçois ces regles propres ,
lorſque la choſe dont on parle ne
détermine pas à en uſer autrement.
Car s'il s'agiffoit par exemple de fai
re un reproche à un homme égal,
ou d'entrer avec lui dans de fàcheu.
fes explications ; bien loin d'avoir
un regard riant , je ſuis perſuadé
qu'il faudroit en prendre un ſevere.
ARISTIPE.
Affurément. Etil ne faut pas ſeu
Jement diſtinguer les ſujets dont on
parle , mais le génie de ceux qui
nous écoutent, parce que s'ils font
jeunes , libres avec vous , & qu'ils
aiment le plaiſir & la joye , il faut
avoir l'eil bien plus guai; maisca
Pon parle avec desprudes, des vieil
lars-ou des perſonnes auſteres,il faut
l'avoir plus levere & moins ouvert,
TIMAGENE.
Celt -à-dire en un mot qu'il faut
que les yeux ſoient le lien des eſprits
entre -celui qui parle , & celui qui
écoute.
ARISTIPE .
Sans le langage des yeuxſouvent
la plus forte éloquence avorteroit ,
& un hommepaſſionné tranſpire aus
traver
Second Entretien . 103
travers de ces Interpretes muets des
eſprirs fubtils qui vont émouvoir les
ames juſques dans le centre de la
vie. Tout languit dés que l'ail eſt
languiſſant, & rien n'eſt moins per
fuatif que celui qui parle fans l'aide
de ce truchement. Le tonnerre de
la voix d'un Orateur ne produit
qu’un bruit inutile s'il n'eſt accom
pagné de l'éclair de fes regars , les
expreſſionsles plus tendres ont peine
à penetrer le côur fi un regard inſir
nuant ne leur en ouvre la porte , &
la compaſſion eft plus l'ouvrage des
larmes qu'on voit :couler , que du
récit de l'infortune qui les cauſe.
TIMAGENE .
Ainfi l'oeil ſe peut donc epeller
Kame de la parole ?
ARISTIPE .
Oüi. Et les autres geſtes non
ſeulement font moins importans
dans le diſcours familier , mais il
faut preſque s'abſtenir d'enfaire , ou
du moins qu'ils ſoient tellement
moderez qu'il ne paroiſſe pas qu'on
tombe dans la gefticulation comi
que des Italiens dont vous me par
liez tout-à- l'heure . C'eſt la manie
re de cette Nation ,mais le François
qui
104 L'ECOLE DU MONDE .
qui veut paroître plus fimple , a re
jetté toutes ces gefticulations , &
n'en veut que de l'ailsou tant ſoit
peu de la main pour ſeconder la pa
Tole par des mouvemens preſque
imperceptibles.
TIMAGENE.
: C'en eſt aſſez pour me faire com
prendre de quelle maniere il faut re
gler fon gefe ; il ne reſte plus tou
chant la parole qu'à me donner la
regle des termes dans leſquels on la
doit exprimer .
ARISTIPE .
Quoique la nature des choſes que
l'on traite les doivent déterminer ,
il faut pourtant que vous fçachiez en
general que comme on ne parle que
pour ſe faire entendre, il faut fe fer
vir toûjours des termes & des ex
preſſions les plus claires & les plus
intelligibiles , fans y mêler ni ces
ambiguitez obſcures, ni ces termes
extraordinaires que certaines gens
afectent , dans l'imagination de pal
ſer pour plus capables , ni les ex
preſſions baſſes & populaires qui fen
tent trop le limon . Il faut aufli évi
ter que vos diſcours ne foient falis
d'ordures , & ne laiſſez pas même
échaper
Second Entretien . 105
échaper devant les femmes ni de
& vant les perſonnes à qui vous devez
reſpect ; le moindre mör qui par un
double ſens produiſe unevilaine idée .
Laiſſez les envelopesdangereuſes de
ces faletez aux Boufons de profef
fion , nôtre langue eſt la plus pure
de toutes les langues du monde, &
plus la Nation a de penchant pour
la choſe , moins elle en ſouffre l'ex
preſſion ou l'idée dans les paroles.
TIMAGENE .
Je rencontre auſſi quelquefois des
gens qui ont un autre défaut dans
leur expreffion , c'eſt qu'ils parlent
dans un entretien familier , comme
s'ils liſoient dans un Livre une Pie
ce d'éloquence.
ARISTIPE .
Ah ! les incommodes & ridicules
Perſonnages . Voilà juſtementle ca
ractere du fat Philidore , il vous
donne le bon jour en période quar
rée, & vous afſalline de ſes phraſes
à perte-d'haleine. Mais ce n'eſt pas
ici le lieu de vous parler de la ma
niere de regler vos diſcours , nous
en ferons un Entretien exprés , il
ne s'agit preſentement que de la Dé
cence exterieure de la parole , & je
VOUS
106 L'ECOLE DU MONDE .
vous remarquerai ſeulement trois
défauts qu'il faut éviter & dans leſ
quels tombent'une infinité de gens ,
& principalement les jeunes qui
comme vous ont encore peu d'ex
perience.
TIMAGENE.
Et quels font , je vous prie , ces
trois défauts?
ARISTIPE.
Ils ne concernent pas les termes
de l'expreſſion , & pour cela je pou
fois les remettre à cet Entretien que
je vous promets ; mais comme ils.
choquent la Décence , je vous en
veux bien parler ici. Le premier ,
c'eſt quand un homme parle de l'in
terrompre , ſoit pour mettre une au
tre matiere ſur le tapis , ſoit pour
lui répondre avant qu'il ait achevé
fon diſcours,
TIMAGENE.
Oh ! que voilà bien le caractere
du Medecin Simonides , il ne peut
pas permettre qu'on lie deux perio .
des enſemble , ni bien ſouvent qu'on
en acheve une , & quand il vous a
interrompu , il vous promeinedans
le labirinthe d'une infinité de digref
fions , & ne ſe ſouvenant pluslui ,
même
Second Entretien , IOT
même de la porte par laquelle il eſt
entréen diſcours, il ne peut trouver
celle qu'il lui faut pour en ſortir ,
ARISTIPE
Ceft le plus impertinent de tous
les défauts ; car enfin l'Entretien
n'eſt pas une Prédication , où tous
écoutent , tandis qu'un ſeul debite
ce qui lui plait. La converſationeft:
établie pour y tenir chacun ſon coin ,
& parler alternativement: or fi vous
interrompez un hommepourparler
d'autre choſe , c'eft un grandmépris :
; & fi c'est pour lui répondre avant
qu'il fe foit entierement expliqué ,
c'eſt une preſomption qui vousrend
ſouvent ridicule , parce qu'il ſe troux
ve d'ordinaire que vousn'avez point
du tout compris ce qu'on vouloit
vous dire. Pour le ſecond défaut, il
eft fort ordinaire aux femmes & aux
babillars , & c'eſt de parler tandis
qu'un autre parle
TIMAGENE.
Bon. Voilà juſtement le petitMe :
dor ; qu'un homme parle, il ouvre
la bouche en même- tems que lui; &
ne déparle point que l'autre ne ſe
taiſe ; tandis qu'un pauvre martyr
qui écoute , eſt entre les deux ,prêm
tant
108 L'ECOLE DU MONDE .
tant l'oreille droite à celui- ci, la gau
che à celui- là , & n'entendant ni
l'un ni l'autre.
ARISTIPE .
C'eſt l'éfet de ce défaut. Mais le
troiſiéme eſt de certains viſionaires,
qui fans faire attention à ce qu'on
leur dit , ne répondent jamais qu'à
leur propre penſée. Dans tous ces
trois défauts , il y a une indécence
que vous devez foigneuſement évi
ter , & pour cet éfet il faut écouter
patiemment celui avec qui vous par
lez , juſqu'à ce qu'il ait achevé ce
qu'il veut vous dire ; ceſſer de parler
dés que vous entendez qu'un autre
parle , quand même il auroit fait la
faute de vous interrompre , & ré
pondre juſte à ce que les autres ont
dit , évitant au ſurplus ces manieres
guindées de s'exprimer qu'ont ordi
nairement les précieux ; parlez dans
l'ordre que la Nature vous l'enſei
gne , avec breveté & clarté , en pe
riodes courtes & coupées , & qui ſe
foûtiennent par la force & par la
juſteſſe des expreſſions.
TIMAGENE .
Me voilà inftruit de la Décence
qu'il faut obſerver , tant pour le
corps
Second Entretien . 109
corps que pour le vêtement & la
parole. Ayez la bonté de continuer
touchant l'autre point que vous ren
fermez dans ce que vous apellez
Afabilité .
ARISTIPE .
Dans toutes les vertus , vous fça
vez qu'il y a deux extrémitez à fuir,
l'excés & le défaut. L'Afabilité qui
eſt la vertu fondamentale de l'hom
me qui veut gagner des amis dans le
monde , péche par l'un & par l'au
tre. Son défaut engendre une Ruf
ticité farouche , & fon excés tombe
dans une profuſion inconſiderée de
ſoumillions rampantes & ſouvent
importunes , & quidégenerent quel
quefois dans uneballefſe mépriſable.
TIMAGENE .
Qu'eſt -ce donc proprement que
cette Afabilité qui eſt l'ame de la
Civilité ?
ARISTIPE .
C'eſt un accueil humain par le
quel nous recevons avec prudence,
& diſtinction ceux qui nous prati
quent: je dis avęc prudence & diſ
tinction , car il n'y a rien de fiimper
tinent que ces Fous, qui proſtituent
également leurs Civilisez aux pre.
Tomé I. F mięrs
L'ECOLE DU MONDE.
miers venus , embraſfent un Duç du
même bras qu'ils viennent de jetter
au cou d'un Valer-de pié , & font
en mêmes termes à l'un & à l'autre
de ſemblables proteſtations. I
TIMAGENE.
En parlant ainfi ,n'avez - vous point
dans l'idée de reverentieux Démo
phile , à qui je voyois l'autre jour
plierl'épauleavec autant de ſoupleffe
devant leValet-de-pié d'un Miniſtre,
que devant le Miniſtre même ?
ARISTIPE .
Ne tombez jamais dans cette in
diſtinction , & meſurez ſuivant les 2
objets l'accueil , le falut, le reſpect,
les honneurs , & les carefſes : don
nez à tous , mais par proportion , des
ſignes exterieurs d'une bonne vo
lonté ; & par toutes fortes de ma
nieres attrayantes vous infinuant
dans leurs eſprits, faites qu'ils pren
nent en vous une confiance afurée,
& qu'ils en croyent être aimez ; car
comme l'amitié fe paye & s'engen
dre par l'amitié , dès qu'un homme
vous croira fincerement ſon ami, il
fera le vôtre, & vous ne pouvez lui
perſuader cette fincerité, & le con
firmer dans cette créance , que par
un
Second Entretien . ili
un accueil favorable foûtenu d'un
viſage ouvert , : d'une grande dou .
ceur , & de beaucoup de patience!
Car une des principales parties de
l'Afabilité , d eſt d'écouter patiem
ment ceux qui ont afaire à vous , &
de leur répondre avec douceur.
TIMAGENE.
J'ai oüi conter qu'il y avoiteu de
puis peu dans l'Êmpire Ottoman
deux Vizirs pere & fils; que le pere
n'avoit jamais fait la fortune de qui
que ce ſoit , & étoit cependant uni
verſellement aimé; & que le fils au
contraire avoit fait la fortune de dix
mille perſonnes , & avoit cependant
un nombre infini d'ennemis , & que
l'on attribuoit cette diference à ce
quelepereétait le plus civit , & le
fils le moinsafable de tous les mor
tels : que l'onécoutoit tout lemon ?
de avec patience , & répondoit avec
douceur, quoique jamais il ne tint
parole, & que coutes ſes honnêtétez
n'aboutilfent qu'à des complimens;
au lieu que l'autre , quoiqu'homme
de parole & éfectif , ne donnoit at
tention à ce qu'un homme lui difon
que pour le bruſquer avec hauteur :
de forteque tout le monde trompe
F 2 par
112 L’ECOLE DU MONDE ,
par le premier ne laiffoit pas que de
l'aimer , & ceux même qui rece
voient de bons ofices de l'autre le
haifloient.
ARISTIPE .
Vous voyez par là l’éfet de l’Afa
bilité. J'ai connu ces deux Vizirs
lorſque je pratiquois un peu la Por
te , & le fils auroit eu des qualitez
accomplies , s'il avoit pû concevoir
que plus on eit elevé dans les grans
Emplois , & dans le maniment des
Afaires , plus on eft obligé de don
per un accés facile , de prêter l'o
reille avec plus de patience , & de
répondre avec plus de douceur ; &
il ne s'étoit rendu odieux à ceux mê
me qui luiavoient d'ailleurs obliga
tion , que pour avoir été d'une bruf
querie inſuportable dansſes accueils.
Car les hommes aiment les careffes
des Grans , & craignent leurs rebu
fades , non pas ſeulement pour la
conlideration de la perſonne quiles
accueille bien ou mal, mais par l'é
fet que la chofe opere ſur l'eſprit de
ceux qui ſe trouvent preſens à lace
cueil. TIMAGENE.
* Ileſt vrai que pour moi j'aimerois
x êtreagreablement reçû & ne
rien
Second Entretien , 113
rien obtenir , que d'obtenir ceque
je déſirerois aprés avoir eſſuyé en
public une bruſquerie.
ARISTIPE .
Ce n'eſt pas là tout - à - fait l'eſprit
Courtifan , mais c'eſt un bon ſens
naturel, parce que chacun ayant un
défir véhément d'être cru eſtimé de
ceux qui ſont au -deſsus de lui , fice
Grand que nous aprochons nous re
çoit bien, nous en avons un conten
tement interieur, moins pour le bien
que nous attendons de lui , que par
l'eſtime que ce bon accueil nous pro
duit dans l'eſprit des autres ; & ſes
bruſqueries au contraire nous défo
lent par le pernicieux éfet qu'elles
operent ſur le champ , en nous fai
fant méſeſtimer de ceux qui nous
croyent mal accueillis, parce quel'ef
prit des hommes ſe porte toûjours à
croire plûtôt le mal que le bien : c'eſt
pourquoi un homme ſage qui a quel
que dureté à dire à un autre , doit
s'abſtenir de le faire en public, para
ce que cet outrage reçû publique
ment eſt irreparable , & fait une im
prellion qui ne ſe pardonne jamais ,
& qui produit un ennemi irréconci
liable , quelqu'emplâtre qu'on méto
te
F 3
114 L’ECOLE DU MONDE :
te enſuite fut Ja playe. Au lieu qu'un
homme peut revenir de ce qu'on
lui dit tête à tête , parce qu'il le croit
fans conſequence dans le public.
TIMAGENE .
Vous conelurez donc que par une
raiſon opofée ;, fi.l'on a un plaiſir à
faire à un homme & à lui marquer
dans l'accueil une bonne volonté, il
faut le faire publiquement.
ARISTIPE .
Qüi. Parce que par ce moyen vous
redoublez l'obligation qu'il vous a.
TIMAGENE.
Et n'étes-vous pas perfuadé que
c'eſt pour faire parade de leur puiſ
fance et de leur autorité , que les
grans bruſqueạt & inſultentpubli
quement ceux qu'ils veulent morti
hier ? ARISTIPE.
C'eſt parce que la Fortuneles
aveugle de préſomption, en leur fai
Jant croire qu'ils ſont tellement au
deffus des autres qu'ilspeuvent les
ofenſer impunément. Mais ils fe
trompent, puiſque plus un Bâtiment
eſt élevé , plus il a beſoin d'apuis, &
plus il eſt ébranlé du moindre choc.
Il ne faut quelquefois qu'un ennemi
de la lie du Peuple pour donner le
bran
Second Entretien . 115
branle à la chute d'un homme puiſ
fant , le plus petit Rat d'Egipte tuë
le plus gros Crocodile en leprenant
7
par ſon foible. , Car tousles hom,
mes en ont un , ainſi il ne faut ja
mais mépriſer la haine de ceux qui
ſont au deſſous de nous , puiſque
moins nous en avons de défiance &
plus elle eſt dangereuſe.
TIMAGENE .
Mais parce qu'un homme de la
populace pouroit me noire , faut-il
que je m'abaiſſe à lui faire un accucił
comme je le ferois à mon égal ?
ARISTIPE
Ce n'eſt pas là ce que je vous dis ,
je ne prétens point lorſque vous par .
bez à vos inferieurs, que cet accueil
humain que je demande de vous's
vous faſſe oublier ce que vous étes ),
& vôire Afabilité doit être alors ac
compagnée d'une gravité ſortable à
vôtre condition , afin de les tenir
toûjours dans le reſpectde la ſubor
dination TIMAGENE.
C'eſt- à -dire que vous voulez que
comme l'harmonie eft compoſée de
l'union judicieuſe du ton grave &
du ton aigu, on faſſe auſſi dans l'ac
cueil un mélange diſcret de la doua
F4 ceur
116 L’ECOLE DU MONDE ..
ceur & de la ſeverité afin de ne point
rebuter les perſonnes qui ont afaire à
nous , & de ne nous point avilir au
prés de ceux quinous fontinferieurs .
- 1.1.1 AŘISTIPE.
į Voilà pour ce qui regarde la ma
niere dont il faut accueillir & rece.
voir ceux qui ont commerce avec
nous. Il faut enſuite vous parler de
ce que dans le monde on appelle
Compliments qui fait une partie de
cette Afabilité. ?
TIMAGENE .
Qu'apellez - vous Compliment, &
qu'entendez-vous préciſément parce
mot ?
ARISTIPE .
C'eſt une bréveexpreſſion de l'ef :
time& de l'amitié que nous témoi
gnons avoir pour ceux à qui nous
parlons , & le but du Compliment
eſt de leur faire croire que nous reſ
fentons dans le caur ce que nous
leur diſons de bouche , pour les en
gager . à prendre confiance en nous .
TIM AGENE.
Pourquoi donc nôtre folâtre Eu
gene , a-t-il défini cet ofice d'ami
tié , un menſonge agreable qui fert de
filet à prendre les Dupes ?
ARIS
Second Entretien . 117
oint ARISTIPE.
Il n'a pas mal rencontré , puiſque
* les trois quarts & demi' des Compli;
deur mens, font des expreſſions exterieur
res de ce qu'on ne ſent point du tout
au dedans , mais c'eſt un commerce
1 de fauſſes pierreries établi dans le
24 monde , dont il faut tirer tout l'a
Bee Vantage qui ſe peut. Et pour vous
inftruire de la maniere dont il faut
Y s'y
gouverner ; je vous dirai que le
Compliment a auffi ſes deux extré
mitez vicieuſes , & qu'il faut y gars
der une mediocrité bien ſeante & re
1 glée ſuivant la qualitéde la perſonne
à qui on le fait, & fuivant les cira
conſtances du lieu , du tems, & de
la choſe dont il s'agit Banniſſez ſur
mu tout le Compliment étendu dans de
longs diſcours , & cadancez en pa
he
roles & periodes trop recherchées ,
GIG il ne peutobtenir créance que par ſa
ICE fimplicité & fa naiveté , parce qu'il
doit paroître partir du caur bien
OW plus que de l'eſprit, & fraper par des
termes vifs & courts , dont le but eſt
de faire connoître à ceux à qui l'on
parle, ou nôtre reſpect & nôtre ef
time, s'ils font ſuperieurs, ou nôtre
mitié , & cordialité , s'ils ſont
18 Fs égaus
118 L'ECOLE DU MONDE .
égaux , ou nôtre bienveillance &
faveur s'ils ſont inferieurs ; mais à ?
tous en general un déſirstres - grand
de leur rendre ſervice , ou une obli .
gation finguliere de ceux qu'on dit
avoir reçus. Voilà quelle eſt la fin
& la matiere du Compliment.
TIMAGENE .
1
Y a - t -il quelque marque à laquel.
le le faux Compliment que vous fait
un : fourbe & un trompeur , puiſſe
être diſtingué du Compliment fin
cere d'un honnête homme ?
ARISTIPE .
D'ordinaire l'honnête homme le
fait avec plus de retenuë , parce qu'il
parle comme il penſe , & quepref
que toûjours on penſe fort modeſte
ment d'autrui , & le fourbe le fait
avec plus de profufion . Mais à vous
dire le vrai , le maſque ſur cette ma
tiere reffemble fi fort au viſage que
le plus habile y eſt trompé : outre
que les hommes ſont fi épris d'a
mour propre , & fe Aattent fi fort
fur leur merite, qu'on n'a pas de
peine à les faire donner d'eux mê
mes dans l'amorce qui couvre l'ha
meçon ; c'eſt pourquoi l'adreſſe
principale pour le fuccés du: Com
pliment,
Second Entretien . 119
pliment , c'eſt de connoître le
foible de celui à qui on le fait , car
tous les hommes ontun foible & les
Grans bien plus que les petits ; &
quand on le connoît, il faut porter
adroitement le coup par cet endroit.
TIMAGENE.
Il eſt vrai que qui complimente
roit un General d'Armée ſur la dé .
votion , & un Evêque ſur ſa bravou .
se , dont ni l'un ni l'autre'ne fe doịt
piquer , ce ſeroit mal prendre ſon
texte . ARISTIPE .
Par exemple : Damon eft fou de
fa Poëſie , & croit faire mieux des
Vers que n'en fit jamais Horace : un
petit coup du bout des doits ſur cette
corde le chatouillera plus , que fi
vous lui vantiez ſa probité, ſes con
noiſſances politiques, le nombre de
ſes amis , & fes conquêtes ſur les
Maîtreffes. Sophron ſe croit grand
Politique , il s'étonne & fe plaint
tout à la fois de ce qu'on ne l'employe
pas dans le Gouvernement d'un Etat
marquez lui de l'admiration pour ſes
penetrations , le Poiſion eſt dans la
Naffe. L'Abbé Narciſſe croit être
beau , & que toutes les femmes fou
pirent pour lui ; parlez dui de ſes
F G belles
120 L'ECOLE DU MONDE .
belles dents , de la inain blanche , de
fon teint vermeil & délicat , de fa
galanterie , de ſes conquêtes, le voilà
pris , & vous lui ferez bien plus de
plaiſir que ſi vous le flatiez ſur les
talens que la nature lui a donnez
pour la Chaire. C'eſt ainſi que le
Compliment trouve créance, parce
qu'il eſt aizé de faire croire à un
homme qu'on eſt perſuadé de ce
qu'il croit déja lui même.
TIMAGENE.
Mais ces ſortes de Complimens
ne tiennent-ils pas un peu du four
be , c'eſt à dire de celui qui parle
tout autrement qu'il ne penſe ?
ARISTIPE .
Vous faites - là une réflexion de
Miſantrope: mais comme un hom
me peut avoir un bon fond de pro
bité; & néanmoins quelque foiblef
fe, ce n'eſt pas le fourbes que de le
chatouiller par ſon endroit ſenſible,
nous nous inſinuons par là auprés de
lui , & nous n'en avons pas d'ailleurs
moins d'eſtime pour les veritables
vertus. Damon veut qu'on louë ſes
Vers , qui ne le fait pas encourt fon
indignation , mais d'ailleurs il eſt
hommed'honneur & bon ami ; don .
Estud nons
Second Entretien . 121
bons lui l'encens qu'il délre , & par
E ce moyen rendons-nous ami d'un
honnête -homme qui peut dans la
ſuite nous ſervir.
TIMAGENE .
Mais n'y a -t - il pas des gens fi dé
tachez de l'amour propre , & fiéloi
gnez de donner dans le piege des
Complimens , que bien loin de s'a
vancer auprés d'eux par cette voye ,
ce ſeroit le moyen de leur inſpirer
de la défiance ?
ARISTIPE .
Ils ſont rares, & tres rares , mais il
y en a , & avec cez ſortes d'eſprits il
faut parler avec ingenuité, s'éloigner
de toute afectation de Compliment,
& ne leur en faire que dans les ren
contres où la coûtume les rend in
diſpenſables. La ſeule choſe ſur la
quelle on peut le tourner auprés
d'eux , c'eſt ou ſur un ſervice qu'on
en a reçû , ou ſur celui qu'on peut
en recevoir , ou ſur celui qu'on cher,
che à leur faire , & cela fans termes
recherchez & fans affection impe
tueuſe. Mais ce n'eſt pas tout d'a
prendre comment on doit faire le
Compliment , il faut auſſi ſçavoir le
recevoir & y répondre. Or vous ju
gez
122 L'ECOLE DU MONDE ,
gez bien de ce que j'ai dit, que qui
conque le reçoit doit être extreme
ment en garde contre ſon propre
foible & ſon amour propre pour ne
pas donner dans les pieges flateurs
qu'on lui tend : mais fi le Compli.
ment roule ſur une reconnoiffance
d'un ſervice reçû , il ne faut pas s'en
aplaudir avec orgueil en le groffil
fant au -delà de ce qu'il eft.
' TIMAGENE.
Et faut- il faire comme Nicandre ,
qui étant l'autre jour complimenté
fur un ſervice qu'on avoit reçû de
lui, répondit qu'il n'avoit fait en cela
que ce qu'il auroit fait pour tout au
tre ? ARISTIPE.
C'eſt la réponſe d'un fat, puiſque
c'eſt détruire le gage d'une bienveil
lance particuliere , en confondant
1 avec le public celui qu'on a obligé ,
& qui croit par ce ſervice avoir été
diſtingué ducommun ; ainG c'eſt ra
valer l'eſtime & anéantir la diftinc
tion dans laquelle cet homme ſe
croyoit être auprés de lui . Bien loin
donc de donner à celui qui nous
remercic d'un ſervice , la mauvaiſe
opinion que nous aurions fait pour
d'autres la même choſe ; il faut au
contraire
Second Entretien . 123
contraire lui faire ſentir que c'eſt
peu de choſe au prix de ce que nous
voudrions faire pour lui ; & que
nous ne l'avonsfait que par un zele
particulier dû à fon mérite , ſans
nean moins faire paroître que nous
en tirions vanité > ni que nous
layions fait en vûë d'un retour d'u
tilité pour nous.
TIMAGENE .
En parlant du Compliment ſur
qui roule une grande partie de l'A
fabilité , ne 'pouroit-on point auſſi
parler d'une choſe qui l'aide quel
quefois, & quiquelquefoisla détruit ?
ARISTIPE .
Ne voulez -vous pas parler de la
raillerie, & de ce qu'on appelle bons
mots qui font le fel de la Converſa
tion ? TIMAGENE .
Qüi .
ARISTIPE .
Vous ne faites que prévenir le
deffein que j'avois de finir par là cet
Entretien. " Le Compliment , eſt
comme je vous l'ai dit , l'ame de
l'Afabilité , la raillerie eſt directe
ment opoſée aux Complimens , &
cependant par les bons mots , elle
fait elle-même partie de l'Afabilité,
mais
124 L'ECOLE DU Monde .
mais c'eſt lorſqu'elle eſt extréme .
ment fine, délicate , & ménagée
avec grande diſcretion , ne roulant
que ſur ce qui eſt plaiſant, & jamais
ſur ce qui eſt injurieux ; autrement
un bon mot , eſt un dangereux
écueil qui donne du plaiſir à ceux
qui l'écouteat, & produit ſouvent
bien du mal à ceux qui le proferent.
TIMAGENE ,
Cependant il faut avouer quelans
elle les Converſations ſeroient aufli
fades & aufli ennuyeuſes que celles
du Cyrus & de la Clélie. Car com
me la Nature a donné le ris à l'hom
me pour ſuſpendre la mélancolie
que lui cauſent ſes afaires ſerieuſes;
il ſemble que rien ne ſoit plus con
forine à cette narure que ce qui pro
voque le plus ſenſiblement ce ris ,
& c'eſt ce que fait le ſel d'une rail
lerie fpirituelle & d'un bon mot.
ARISTIPE .
Puiſque vous lui donnez le nom ,
de ſel, vous devez comprendre qu'il
en faut uſer fobrement , & n'en
aſſaiſonner la Converſation qu'avec
beaucoup de fagefle & de jugement,
de crainte qu'au lieu de paſſer pour
Afables, on ne s'érige en Boufons,
1'1 qui
Second Entretien . 125
qui eſt la plus déplaiſante qualité
d'un honnêre homme ; car comme
C on ne peut pas plaiſanter long - tems
& plaiſanter toûjours bien , il faut
neceſſairement qu'à force de bons
mots on tombe enfin dans la Turlu
pinade. TIMAGENE .
Vous ne prenez donc pas plaiſir à
l'Entretien du Vicomte de Fadeville,
qui a chez ſoi un Recueil de bons
mots redigez par alphabet , qu'il
étudie tous les jours ne ſortant
point de fa maiſon qu'il n'en ait une
vingtaine de prêts , en ſorte que
dans la Converſation , il eſt toûjours
en vedette ſur ce que l'on dit pour
attraper l'occalion d'y fourer un de
ſes prétendus bons mots , dont il rit
le premier & ſouvent tout ſeul ?
ARISTIPE .
Vous me parlez -là d'un auffi faux
Plaiſant qu'il y en ait parmi les Turó
lupins ', ſes railleries ont toûjours
l'un des deux défauts qui les rendent
ou odieuſes ou mépriſables, qui eſt
d'être injurieuſes ou tres-fades ; cel
les- ci faute de ſel , & les autres pour
en avoir un trop cauſtique. Unbon
mot à propos , fin , délicat, & qui
n'eſt ni fade , ni outrageant , mais
qui
126 L’ECOLE DU MONDE.
qui chatouille avec eſprit , eſt un
éclair vif qui brille dans un Entre
tien ; mais dés qu'il y paroît trop
frequemment, il n'a plus de grace .
TIMAGENE .
Vous voulez que le bon mot &
lä raillerie vous mettent en goût
Fans vous pouſſer à laſatiecé.
ARISTIPE .
Oüi. Et je veux ſur tout qu'on
évite ayec ſoin trois choſes dans la
raillerie. La ſaleté des paroles , ſoit
directement, ſoit par équivoque ; la
médiſance , & le reproche piquant
d'une verité honteuſe. La premiere
eft d'un eſprit bas , la ſeconde eſt
d'un méchant homme , & la troiſié
me eſt d'un fou imprudent. La pre
miere attire du mépris fur celui qui
la profere ; la ſeconde fait craindre
fa Tocieté, & la troiſiéme lui produit
un ennemi irreconciliable. Car il
n'y a point d'injure qui demeure fi
profondément enracinée dans la me
moire que celles qui fe font par la
voye de la plaiſanterie maligne, &
ſur tout parmi les Grans qui en por
tent une playe incurable dans le
cour ,

TI.
DE. Second Entretien 127
et
DEncy TIMAGENE .
roit Mais lorſqu'un homme laiſſe écha
per contre nous une de ces railleries
piquantes, n'eſt -il pas bon de la ré
poufler en y repliquant de même
force ?
1 ARISTIPE.
IC.
Au contraire , le plus fageconſeil
our c? que je puiſſe vous donner dansune
pareille rencontre , c'eſt d'y aporter
es
le ſouverain remededes injures , qui
ok !
eſt le ſilence , ou ſi vous craignez
que ce filence ne produiſe dans les
hep
apret eſprits de trop fortes impreſſions, il
SCOL faut en diminuer l'éfet , ſoit par un
tis diffimulé qui faſſe croire que vous
lamépriſez, ou en détournantlefens
& lamalignité paruneinterpretation
qui l'adouciffe . Car c'eft avoüer'en
quelque maniere la verité d'une rail
CUIM lerie
que de s'en montrer ofenſé , &
.
cm l'on
n'eſtnepeut
rien qu'mieux perſuaderqu'elle
en la mépriſant ; il ne
fautpas aufl co
i mme vôtre Vicomte
ont de Fadeville , debiter par coeur de
aliga bonsmots étud
iez de longue-main ,
uien f
il uta
qu'ils ſoient conçûs en même
tems qu'enfantez , & qu'ils naiſſent
de l'Entretien méme , ſans cela ils
font toujo
urs fades , fecs , & fans
vi
128 L'ECOLE DU MONDE .
vivacité ; enfin quelque bon que ſoit
un mot , il eſt toûjours tres mau . ?
vais fi tôr qu'il produit une inimicić .
. : TIMAGENE.
J'en voi la conſéquence , & je vous
promets d'y aporter plus de circonf
pection que je n'aurois fait ſans vos
avis.
ARISTIPE.
Avant que de finir , je veux vous
dire encore qu'il y a trois fortes de
perſonnes ſur leſquelles il ne faut ja
mais faire tomber nos railleries : ſur $
les malheureux , parce que c'eſt une
cruauté de les inſulter & de rire de
la miſeredes autres ; ſur les méchaps,
parce que le crime doit exciter la
haine & l'horreur & non pas la rail
lerie , & enfin ſur nos proches & ſur
ceuxqui ſontliez avec nous de quel ,
que lien, parce que c'eſt une marque
trop évidente d'un naturel malin ; &
que les étrangers voyant que nous
n'épargnons pas les nôtres , font
perſuadez que nous ne les épargne ,
rons pas eux-mêmes: mais ſur tout
il ne faut jamais railler fon Maître ,
ni faire une raillerie qu'on puiffe re
uer ſur nous , coinme remarque
foſt bien Juvenal, lorſqu'il dit qu'il
ne
Second Entretien . 129
ne peut s'empêcher de rire quand il
voit un Clodiusqui accuſe un Adul
tere , un Catilina fon Complice
Cethegus , & Milon un Affaflin.
TIM AG ENE.
Mais .me diriez vous bien pour
quoi les hommes ſont ſi univerſelle
iment enclins à la raillerie, en ſorte
que s'ils ne raillent pas eux -mêmes,
ils ſe font toûjours un plaifir d'en
tendre railler , quoique ſouvent ils
puffent être eux -mêmes l'objet de la
raillerie qu'on fait des autres ?
ARISTIPE .
Cela vient , mon Fils , de la cor
ruption de la nature , parce que
l'homme ayant par ſon peché rendu
fa raiſon comme eſclave de ſes ſens
& de fa concupiſcence , s'eſt laiſſé
emporter au torrent de ſes paſſions,
åt l'excésde la paſſion l'a fait tom
ber dans le Ridicule. Or ces paffions
qui s'écartent de la raiſon , étant di
ferentes dans les hommes, l'un s'eſt
écarté dans une fauſſe route & l'au
tre dans une autre , le Prodigue à
droite , l'Avare à gauche , le Superf
titieux d'un côté , le Libertin d'un
autre , & comme la paſſion unie
goûjours à l'amour propre , nous
aveugle
$ 30 L'ECOLE DU MOND
aveugle nous-même & nous em,
che de réfechir ſur nos propres de:
fauts & de les connoître , nous n'a
vons des yeux que pour les défauts
d'autrui dont le ridicule nous faute
i d'autant plus aux regars que nous
luivons une route diferente de la
ſienne. Voilà d'où vient que chaque
homme paroît ridicule à un autre
dont la paſſion eſt opoſée à la fien
ne : unDévotparoîtridicule à un
Libertin , un Débauché a un ridicu ,
le parla débauche qui choque l'hom
me de retraite , le Religieux trouve
ce ridicule dans l'homme qui donne
dout ſon temsaux afaires mondaines,
& le Mondain imagine .ce ridicule
dans celui qui quitte de grans biens
& de grandes ouvertures à la fortu
ne pour s'aller cacher dans un Cloî
tre , & fur cela on s'eſt raillé les uns
les autres.
TIMAGENE.
L'homme ne pouvoit fans doute
pouſſer plus loin la coruption quede
ſe faire un divertiſſement de la foi
blefle , mais vous concluriez de - là
que le plus fage eſt celuiqui raille
demoins.

ARIS
Second Entretien . ; 136
ng ARISTIPE .
Ceux qui raillent le plus ce ſont
ordinairement ceux qui ont l'eſprit
plus vif , plus net , & plus élevé ,
mais ce ne ſont pas ceux qui ſont les
plus fages ; ce n'eſt pas qu'on ne .
puiſſe être fage & railler finement
& avec moderation , mais le pen
chart eft fi grand qu'auffi -tôt qu'on
laifle aller fon eſprit du côté de la
raillerie , il eſtfortdificiled'y apora
ter de la moderation . Mais la ſubti-i
lité & le chef- d'oeuvre de la raillerie ,
c'eſt de luidonner un tour fi adroit
que tout le monde voye fur qui elle
tombe , & que celui qui ett raillé:
ne s'en aperçoive pas.
TIMAGENE,
Et ce que vous dites là est - il pof
Gble ?
ARISTIPE .
Cela n'eſt pas facile , mais auſle
cela n'eft pas impoſſible par cet
amour propre qu'ont tous les hom .
mes & qui lesempêche de voir leurs
défauts *** & n’elt - ce pas pour cela
que ſouvent l'on voit des lots rire à
la Comedie d'un portrait dont ils
ont fourni le modele ? Prenez donc
bien garde, mon Fils , à vous mé
nager
132 L'ECOLE DU MONDE .
nager ſur cette raillerie ſuivant les:
regles que je vous en donne.
TIM AGENE
J'y aporterai tous mes foins. Mais
je crains , mon Pere , qu'un plus
long Entretien ne vous fatigue , j'ai
misprofondémentdans ma memoire
tout ce que vous m'avez dit , voici
l'heure de votre repos , remettons à
vôtre commodité la ſuite de vos
bontez , & ménagez une ſanté qui
m'eft fi précieuſe .
ARISTIPE .
Voilà auſſi tout ce que j'avois à
vous dire ſur cette matiere , pour
vous faire concevoir ce que c'eſt
que la Décence & l'Afabilité: mais ,
mon Fils , ce n'eſt qu'une prepara
tion à de plus importantes Inſtruc
tions , comme ſeront celles que je
prétens vous donner . Venez de
main à mon Cabinet, & jé continû
rai avec plaiſir ce que je ſouhaite que
yous écoutiez avec profit.

Fin du Second Entretien ,

. L'ECO
133

L'ECOLE

DU MONDE .

TROISIE'ME ENTRETIEN.

De la Complaiſance ou du Bienfait ..

ARISTIPE .
Ouiſſons du moment favorable
que nous avons ce matin , & puiſ-,
J
que de plus d'une heure nous ne
ſerons interrompus , ,montons ſur
cette_Terraſſe , & par la ſuite de
nos Entretiens employons ce tems
utilement.
TÍMAGENE ,
Je ſçais , mon Pere , que rien n'eſt
fi précieux que le ménage du tems ,
& que la perte qu'on en fait merite I
d'autant plus de reproche qu'elle ne
peut jamais ſe réparer.
Tome 1 , G ARIS
134 L'ECOLE DU MONDE .
ARISTIPE .
Pour ne pas tomber dans ce re
proche, entrons tout d'un coup en
matiere. Vous vous ſouvenez bien
de tout ce que je vous dis hier , &
ſuivant l'Entretien que nous eûmes,
je vous ſupoſe entré dans le monde
avec les diſpoſitions ducorps &de
l'eſprit telles que je vouslesai mar
quées. Supoſe donc que vous vous
ſoyez ataché à vous donner toute la
Décence poſſible pour le corps, pour
l’babit , pour l'équipage, & pour la
parole , en ſorte que ni le défaut, ni
L'excés , ni l'afectation , ni les vices
de negligence ne vous déreglent
point, & ſupoſé qué d'ailleurs vous
Toyez réſolu d'être afable dans l'aca
cueil de ceux qui auront afaire à vous.
Il faut paſſer à de plus ſolides inl
tructions', en vous montrant com
ment vous vous ferez des amis fin
cerès de ceux que vous aurez bien
accueillis , & auprés deſquels vous
vous ſerez heureuſement introduit :
car ce n'eſt pas la premiere rencon
tre qui nous procure l'amitié d'un
homme, la ſimple civilité conſomme
ordinairement les premières entre
vûes, & l'on ne peut y prendre tout
au
Troiſiéme Entretien .
135
au plus que des diſpoſitions pouraria
M do
ver à ſe nner des amis. Il faut donc
voir de quelle maniere on peut s'ins
{ inuer dans l'eſprit de ceux avec les
quels on 'entre en commerce , &
gagner leur bienveillance .
TIMAGENE .
Quelque peu d'experience quej'aye
du monde , j'en ſçais allez pour con
noître que non ſeulement rien n'eſt
fi doux dansla ſocieté , mais que ried
n'eſt plus utile pour la fortune
davoir beaucoup & de bons amiqsu.e
ARISTIPE .
Les vrais amis nous conſolent
dans nos peinés , nous fou agenţ ans
nos beſoins , nous ſoûciennent dans
les afaires qui nous arivent, nous
ouvrent les portes à Pé evation ,
nous apuyent dans notre proſperites
& enfin par les louanges qu'ils rén
pandent de nous dans le monde , ug
'
baze de la fortune en éfet ih n'en
détrpoin quine puiſſe re bien ;tôt
eſt uite tfi les amis,nousêma nquent

& avec de puiſſans amis iln'y a rien


qu'un homme d'eſprit nepuiffe efpe
Ter. Jertezles yeux ſur tous ceuxque
ont été ou qui ſont dans le cours de
G2 la
136 L’ECOLE DU MONDE.
la faveur & de la fortune, vous ver
rez qu'il n'y en a pas un qui n'en
doive le premier pas à un ami dont
la protection les a introduits & pour
fez. Le Cardinal de Richelieupouflé
auprés du Roi Louis le Jufte & in
troduit dans ſes Conſeils par la Rey
ne Mere; devint premier Miniſtre ,
& ce fut fa faveur & fa protection
qui ouvrirent la porte au Cardinal
Mazarin . Celui- ci l'a ouyerte aux
Miniftres qui l'ont fuivi, & l'amitié
de ces Miniſtres par une faveur de 5
réverbere en a pouſſé une infinité
d'autres , en forte qu'on peut direque
la fortune n'eſt qu'un enchaînement
d'amis en amis , qui ſe réproduiſent
& ſe reproduiront continuellement.
ETIMAGENE.
< Ainſi non -ſeulement pourla doua
ceur de la vie mais par les vûës in
tereffées de notre fortune & de
l'établiffement que nous voulons
nous donner dans le monde , nous
devons continuellement travailler à
dous introduired dans l'amitié de
ceux qui participent à la faveur.
ARISTIPE .
Imaginez - vous une groſſe Barque
que des chevaux drent ſur une rivie
re ,
Troiſiéme Entretien . 137
re , & dont le mouvement traîne
aprés foi quantité de petits Bâteaux
qui lui font atachez : c'eſt la figure
d'un homme qui a le vent de la for
tune en poupe , & qui en s'élevant
avance tous ceux qui lui font ata
chez. Ainſi dés qu'on entre dans le
monde , il faut s'apliquer ſans relâ
che à ſefaire des amis , & compren .
dre qu'il n'y a que deux choſes qui
nous les procureut, la Complaiſance
que nous avons pour ceux que nous
pratiquors , . & les Bienfaits ou les
ſervices qu'ils reçoivent de nous.
Car nous ne ſommes plus dans un
fiecle ou la vertu toute nuë ,, ſans
intrigue & fans apuy , attire la for
tune ſur un homme de mérite , on
ne va point le déterrer chez lui , &
s'il n'eſt produit & prôné par des
amis , il languira dans ſon obſcurité
avec tous ſes talens : mais ces amis
on ne les achete, comme je vous le
dis , que par la Complaiſance & par
les ſervices. TIMAGENE .
Avant que de paſſer plus loin , ne
trouveriez - vous point à propos de
me faire connoître à quelle forte
d'amis l'oa doit principalemant s'a
tacher ?
G 3 ARIS
138 L’ECOLE DU MONDB .
ARISTIPE.
Il ne dépend pas toûjoursde nous
de choifir desamis , c'est ſouvent le
hazard ou l'enchaînement des afai- l .
res qui nous les produit ; & tel de
vient le meilleur& le plus utile, au
quel nous ne penſions pas. Ce que
je puis vous dire en general eſt que
fans mépriſer ſes inferieurs , il faut
toûjours tant qu'ileſt poflible ſe lier
avecdes perſonnesqui ſoient audel
fus de nous, & de la même profef
fion que celle que nous voulonsem
braffer, Il faut qu'unhomme qui ſe
deftine à l'Egliſe, cherche à s'atacher
aux Puiſſances Eccleſiaſtiques qui
fervent de canai auxgraces reſervées
àcet état ; que celui qui entre dans
l'Epée , dirige ſes vues à le donner
des amisau Bureau & parmi ceux qui
ont crédit dans les Armes, & dont
la faveur abrege bien du chemin au
merite, & ainſi du reſte , foitpour la
Robe, ſoit pour la Finance, ſoitpour
leCommerce : & entreceux de fa
Profeſſion , il faut toûjours recher
cher ceux qui ſont les plus accredi
tez , au furplus profițer des rencon .
tres que le hazard fournit. Carquel
quefois un ami mediocre que vous
negli
. Troiſiéme Entretien . 139
negligeriez,-> peut vous fervir utile
WWwill ment, ſoit par lui-même, ſoit en vous
procurant d'autres amis plus puiſſans
quelui, Ainhi l'on ne peut vous don
celsi Der une regle certaine de ce qui dé
12,4 pend fort ſouvent d'une rencontre
inopinée. Contentez -vous donc que
pour aujourd'hui je vous explique
les deux voyes qu'il faut tenir pour
ſe faire des amis.
TIMAGENE. NERO
de
Ces ux vo ye s font à ce que
vous m'avez dit , la Complaiſance &
le Bienfait,& j'attens que vous ayez
la bonté de m'expliquer de quelle
maniere il faut que je ménagel'un &
l'autre, ARISTIPE .
Tous les hommes ſont naturelle
mentorgueilleux & intereffez ,c'eſt
la premiere de ces qualitez quiexige
nôtre Complaiſance, & c'eſt l'autre
qui les rend ſenſibles aux ſervices
qu'ils reçoivent de nous , & quipar
le
moyen de ces ſervicesnous ouvre »
la route de leur coeur. C'eſt en fila
tant ces deux foiblelles que le De
mon ſurprit nos premiers peres:vous
ſerez , dit -il, comme des Dieux ,voi
là le piege tendu à leur orgueil : &
vous ſçaurez le bien & le mal; c'eſt
G4 par
140 L'ECOLE DU MONDE .
par là qu'il émut leur eſprit inte
reflé.
DETIMAGENE.
Expliquez -moi donc maintenant
en quoi conſiſte cette Complaiſance
qui eſt la premiere clef qui nous ou
vre le cour des hommes , en profi
tant du foible que la nature leur a
donné... : ARISTIPE.
La Complaiſance eſt uneſoupleffe
& flexibilité d'ame,par laquelle nous
nous accommodons aux affections
des autres , & témoignons entrer dans
leurs ſentimens, en aprouvanr & ſe
condant leurs actions. Le défaut qui
lui eſt opoſés c'eſt la Miſantropie ou
Incomplaiſance ; & fon excés ou abus
dégenerent en flaterie baffe & ram
pante. Il faut donc éviter ces deux
extrémitez & prendre le milieu , &
c'eſt ce que je vais vous expliquer.
TIMAGENE .
Mais comme ceux avec qui l'on
eft obligéd'être en commerce ont
diferens caracteres , il eſt ce me
ſemble fort dificile à un homme qui
n'en a qu'un d'entrer dans la diver
Gité de tous leurs ſentimens.
HARISTIPE.
Pour y entrer il ne faut qu'être
comme
Troiſiéme Entretien . 141
comme ce Grec que décrit Juvenal ,
qui rit , pleure , tremble , & ſuë tout
en même tems , ſuivant les change
mens de l'ami auquel il veut plaire .
Les Italiens qui ſont les plus rufez
mondains de la terre , n'ont- ils pas
pris ce caractere ? Et fans aller plus
loin , qui eſt - ce qui le poſlede mieux
que nos Gaſcons ?
TIMAGENE .
Il eſt vrai que les Garcons font
d'une pâte à prendre toute forte de
figures : mais comment voulez vous
que j'aye en même tems de la Com
plaiſancepour un homme queje ver
rai entêté de ſon luxe & de la ma
gnificence , & pour un avare qui ſe
retranche juſqu'au néceſſaire ? Peut
on de la mêmebouche dire à l'un &
à l'autre qu'ils ont raiſon
ARISTIPE
Oüi. Puiſque chacun a la ſienne,
qui quoi qu'elle paroiſſe mauvaiſe
aux uns , peut avoir la bonté ſelon
les yfies de celui qui agit.
Prisht
TIMAGENE.
Irai- je louer d'un côtéla profuſion
d'un repas ſuperbe que Rutile me
donnera , & de l'autre côté honorer
du nom defrugalité louable ou de
fage
142 L'Ecole du Monde .
fage économie le plat de féves dont ,
en dépit de Pytagorc , Euclion met
ARISTIPE .
regalera ?
Pourquoi non ?
TIMAGENE.
Loûrai-je tout à la fois la regiden
ce exacte de Philothée dans fon Eve . 20
ché qu'il n'a jamais quité pour venir ;?
ſe montrer , & l'affiduité avec la
quelle Euſebe fait fa cour , ſous des
pretextes qui ne manqueront jamais ?
Et aplaudirai-jeen même temps à la
retraite que Philinte a faire dans la
folitude d'un Hermitage , & au Ca
pucin Dorilas qui quitta Ton Cloître
pour s'intriguer dansles plus gran
des afaires du monde ?
ARISTIPE
Oui , vous dis -je , & il n'yarien
en cela ni d'impofſible nide contrai :
re aux ſentimens d'honneur que je
veux que vous conferviez en toutes
choſes. Car il faut fupofer que cha
cun de ces hommes , quoi qu'opoſez
dans leurs actions , ne fait rien ſans
une raiſon qui le détermitte à ce qu'il
fait. Philinte , le fage PHAinte , hom
me d'eſprit , d'honneur & de crédit,
tiche, aiméde ſon Roi ; tevéré dans
des fonctions de fon emploi , qui
étoit
Troifiéme Entretien . 143
étoit des plus éminens, plein de fa
tisfaction , & comblé d'amis , fans
aucun ſujet de chagrin , quitte tout
pour faire une retraite qui le con-
duit à des vûës au deſſusdu monde ,
il eſt content aux Camaldules com
me il étoit à Verfailles , rien n'eſt
plus louable.
TIMAGENE .
Oüi. Mais Dorilas qui par une
démarche toute contraire quitta fon
Froc pour courir la pofte , & pour
negotier mille intrigues de Guerre
& de Politique ...
ARISTIPE .
On peut encore donner à fon ac
tion une face avantageufe, & trouver
des raiſons aparentes pour le louer,
Dites que c'eſt un homme qui s'eſt
cru , &en qui l'ona trouvé des ta .
lens trop utiles au Public pour les
enſevelir dans un Cloître. N'eſt- ce
pas une raiſon du moins plauſible ſe
Jon le monde pour en ſortir , & ſur
laquelle on peut faire rouler une
louange ? Rutile ne croit-il pas avoir
de bonnes raiſons pour ſe faire un
méritede la bonne- cherezn'en ayant
pas d'autre ? Et Euclion le perſuade
qu'il fait bien lorſqu'il ſe prive de
toutes
L'ECOLE DU MONDE , THE
114
toute les douceurs de la vie pour
s
amaſſer à un Neveư qui en rira ,de
quoi le faire alleoir fur les fleurs de
lys. Bleffe -t- on fon caractere d'hon
nête homme en leur diſant à tous
qu'ils font bien , puiſque tous ont
dans leurs actions une fin qui leur
? nc
pêcher que par une Complaiſance
infinuante nous n'aplaudiſſions à ce
que chacun fait en particulier , pour
nous rendre par là leur ami .
TIMAGENE .
Il faut donc aplaudir de bouche ce
que l'on defaprouve dans le cæur ?
ARISTIPE.
Pour aplaudir au ſentiment d'un
homme , il n'eſt pas neceſſaire d'en
trer dans ce même ſentiment. Je
trouve par exemple fort glorieux à
un Soldat d'aller s'expoſer à ſe faire
caffer la tête dans une tranchée, c'eft
là ſon devoir, je le louë : mais il n'eft
pas neceſſaire quepourtrouver cct
te action belle j'entre dans le fenti
ment d'y aller moi -même , ainſi l'on
peut aprouver la condaite d'un hom
me quoi qu'on en tienne une tout
opoſée. Je pafferai plus loin & vous
dirai même que ſouvenr l'on peut
aplaudir
Troiſiéme Entretien . 145
aplaudir à une mauvailc action d'un
homme pour l'empêcher de l'execu
ter , en s'inſinuant parcet aplaudiſſe :
ment dans ſa confidence , dont on
ſe ſert enſuite pour ouvrir la voye
au raiſonnement.
TIMAGENE.
Il eſt vrai que je liſois ces jours
pallez qu'Arcadius Patriarche de
Conſtantinople , voyant que par des
remontrances pieufes il ne pouvoit
moderer les cruautez de l'Empereur
Leon , il feignit d'entrer dans tous
les ſentimens de fes vengeances pour
s'inſinuer par cette Complaiſance
dans ſon eſprit; mais ce n'étoit que
· pour trouver
de l'adoucir , ou de détourner les
coups que preparoit fa.colere.
ÅRIS.TIPE . :) !
Vous pouriez dire la mêmechofe
du Secretaire d'Etat Villeroi & du
Preſident Jannin , qui voyant la fu
reur des Ligueurs fiéfrenée qu'ils ne
la pouvoient arrêter , feignoient d'a
plaudir à toutes leurs extravagances
pour les ramener enſuite à leur de
voir , juſques là quele Prefident fuc
en Eſpagne chargé d'y négotier l'é
lection d'un Roi quiépouferoit l'In
fante ;
146 L'ECOLE DU MONDE .
fante ; ce qu'il ne fit femblant d'en
treprendre quepour faire connoître
aux Rebelles les pernicieux deſſeins
du Roi d'Efpagne , & par là les re
mettre fous l'obeïffance de leur
Souverain legitime.
TIMAGENE .
2 L'on ne peut s'empêcher d'aprou
ver la feinte de cette complaiſance
adroite , lorſqu'elle tend à coriger le
mal fous prétexte d'y aplaudir ; mais
aprouver le mal pour le ſeconder,
c'eſt ce que vous n'eſtimeriez pas
fans doute l'action d'un honnêter
homme. c ARISTIPE .
Non . Car il faut malgré cette
Complaiſance exterieure conferver
toûjours au -dedans de caractere iné
branlabled'honnêre homme, & c'est
en quoi peche la leche flaterie de
certaines peſtes pernicieufes , de ces
Mouchesguefpes de Cour qui n'a
prochent des Grans que pour aplau
blir à leurs foibleffes o les feconder
dans leurs mauvaifes inclinations. Il
fautdonc voir maintenant de quelle
maniere . Vous pouvez utilement
toutheb võtte.Complaifance .
ITTH MAGENE.
Iy a des endroits où je ne croi
< cois
Troiſiéme Entretien 147
rois pas poflible de l'employer ; car
G par exemple on rencontre un hom
me trouble de colere qui ſe plaint
d'une inſulté qu'il a reçûë , & iné
reſpire que la vengeance , mépriſant
le peril , s'emportant avec impetuo
fité contre celui dont il a reçû lo
fenfe , & dans l'excés de la pallion
jettant le feu par les yeux , & ne ba
lançant plus que fur les moyens de le
perdre , ira-t-on dans cet état aplau
dir à la violence , & par une Com
plaiſance qui acheveroit de l'embra
fer , redoubler le mal ? Pour moi je
croi qu'il vaudroit mieux le repren
dre de fon emportement , & lui en
faire connoître le defordre.
ARISTIPE .
Ce feroit prendre le contrépié de
la raiſon que de s'opoſerà če torrent
an milieu de la fougue , vous per .
atiez mal à propos toute creance ſur
Fon eſprit , & vous vous metriet
hors d'état d'y aportet remede: ilfaut
au contraire sacomoder d'abord
l'impetuofité de fa paflion , blâmer
celui dont'il a reçu l'injure ,aprou
verle defteinqu'il a des en ganger,
ofrir même de le térvir dans fon
courroux , & en examiner avec lui
les
148 L'ECOLE DU MONDE . TTC
les moyens ; & lorſque par cette
feinte d'entrer dans ſes ſentimens ,
on s'eſt entierement inſinué dans ſon
T
eſprit, & qu'il ne reſte plus qu'à dé
terminer & reſoudre par quelle voye
on exécutera la vengeance , il fauty ti ,
faire naître des dificultez qui lui pa
Dhe
roiffent inſurmontables : & fi enfin
C'eſt une neceflité abſoluë de le
déterminer à quelqu'une , il faut
toûjoursl'engager à choiſir la plus
longue &laplus éloignée,afin qu'en
retardant l'execution le feu s'amor
tifle , & que la raiſon reprenne la
place de la paſſion. C'eſt une charité
que de tromper ainſi ſon ami, & une
vertu demployer une feinte Com
plaiſance pour le ramener à un parti
1
plus doux & moinsperilleux.
TIMAGENE .
Mais un pointqui m'embaraſſe:
roit beaucoup ; c'eft fi un homme
fortélevé , & pour lequelj'aurois de
grans reſpects , témoignoit en ma
preſence être ennemi d'un de mes
amis,ou ami d'un de mes ennemis,
il mefemble qu'en cette occaſion
toute la Complaiſance doit cefler.
ARISTIPE .
Dites que c'eſt où il eſt dificile de

Troiſiéme Entretien." 149
la ménager , & cependant c'eſt ou
l'on ne doit pas en manquer .
TIMAGENE.
Quoi !ma Complaiſance iroit juf
qu'à ſoufrir qu'on déchirât à mes yeux
mon ami, ou qu'on dît beaucoup de
bien d'un hommeque je ſçaurai mé
chant , & qui aura voulu me perdre
& j'aplaudirois à fes louanges , ou je
me tairois ſur le blâme de mon ami ?
ARISTIPE. 10
Non pas tout à fait , mais ſansfora
tir des bornes de la Complaiſance
on peut ſur cela ſatisfaire à ſon de
voir. Si l'on dit du bien de vôtre
ennemi, n'eſt -il pas de la vertu &
de la politique, le fçachant ami de
celui qui parle, de garder le filence;
ou ſi vous voulez avoir moins de
vertu, vous pouvez en aplaudiſſant
à une partie y mêler quelques traits
qui en donnentune idée moinsavana
tageuſe. Mais ſi l'on parle mal de
vôtre ami , c'eſt autre choſe ; car s'il
n'y a point de riſque d'une rupture
pour vous avec la perſonne impor
tante qui en parle mal , il faut prens
dre ouvertement fa défenſe : mais fi
le riſque eſt grand , il ne faut pas luy
rompre ouvertement en viſiere, mais
entrer
150 L'ECOLE DU MONDE.
entrer adroitement dans la défenfe
de ſon ami. Il faut le plaindre des
mauvais ofices que vous direz qu'on
luia rendus auprés de celuiquiparle,
yous lui inſinuerez que vous luiavez
toûjours reconnu des ſentimens de
reſpect pour lui , & prenant en mê
me- tems l'ocaſion de flater cet hom
me ſur la bonté , ſon équité , fon
diſcernement, il faut ſuivant la dif
poſition où l'on trouve ſon eſprit ,
eſſayer peu à peu de le rendre plus
favorable. Voilà de quelle maniere
fans choquer l'un vous pouvez être
utile à l'autre , autrement en voulant
choquer d'abord fon ſentiment vous
vous gâteriez vous même, & vous
! vous rendriez fufpec fans fervir vô
tre ami; au lieu que par la conduite,
que je vous marque vous gagnez du
moins que cet homme ne parlera plus
mal de votre ami en vôtre preſence, 2
fans rien diminuer des bons fentis
mens qu'il a pour vous .
TIMAGENE .
Je voi bien que pour avoir des
amis il faut s'acommoder à la paſſion
de ceux que l'on pratique ; qu'avec
les perſonnes d'une humeur douce il
faut blâmer la colere & la vengean
ce ,
Troiſiéme Entretien . 151
6e , & loüer la modération de ceux
$
qui mépriſent les injures; qu'avec le
poltron il faut traiter le courage de
temerité indifcrete, & ayecl'homme
de coeur blâmer la poltronerie , &
ainſi du reſte.
ARISTIPE ..
Il faut étudier les goûts des hom
mes , pour leur faire manger à la ſauce
qui leur eſt agréablele poiſſon qu'on
leur a preparé. Ce ſeroit une belle
choſe d'aborder en chantant un hom
mequi ſeroit plongé dans la douleur ;
il faut commencer à partager ſon
afli &tion li vous le voulez ſoulager.
Irez -vous parler de Ballets,
o . d. de Cor
Dowina
medies , de Promenades a uca antica
Galantes à un vieux Docteur deSor .
bonne pieux & conſommé dans la
Théologie ? Parlerez - vous de Cour
tines , de Demie -lunes , de Baſtions,
de Tranchées , de Brêches , & d'Af
fauts à l'Avocat Hortenſius , qui ne
ſçait qu'ataquer : & défendre une
Cauſe ſur le Bareau ? Nullement. Si
vous avez à parler des operations di.
ferentes de la Caffe & de l'Emetis
que, il faut que ce ſoit avec le Me
decin Macroton ; comme de la di
ference des Séves d'Avenai, de Cous
lange
152 L’ECOLE DU Monde .
lange & de faint Thierri , avecl’Ab - 1
bé de l'Hirondelle. Mais plus les
hommes ſont élevez , plus ils exigent
de nous cette Complaiſance , la
moindre choſe contraire à leur idée
les choque , ils veulent qu'on louë
un fat dont ils ſeront entêtez , &
qu'on ſoit ennemi d'un hommever
tueux qui ne leur plaira pas; ils ne
fe contentent pasmêmed'une ſimple
Complaiſance, & ils veulent la Ha
terie qui eft la pâture de leur vanité,
& le poifon qui les affaſline,
TIMAGENE .
Vous m'avez dit d'abord que cette
flaterie étoit l'excés vicieux de la
Complaiſance. Je croi que vous ne
me conſeilleriez pas de tomber dans
cet excés .
ARISTIPE .
Que voulez - vous ? La coruption
du monde le veut ainſi , & il faut
quelquefois ſe laiſſer aller à la flate
Tie pour gagneravantage ſur ces for
tes d'eſprits qui s'en repaiffent ;mais
prenez garde de vous y conduire avec
retenuë , & de ne pas tomber dans
cette baffe & lâche maniere de flater
qui rend le flateur ſuſpect & odieux,
car Tacite lui-même nousdit qu'elle
déplût
Troiſiéme Entretiei. 153
déplût à Tibere , quoi qu'il fût le
Prince du monde le plus avide de
cet encens.
TIMAGENE..
P'écoute avec attention les leçons
que vous me donnerez ſur la mai
niere dont il faut s'y moderer ..
ARISTIPE .
Il eſt dificile d'en donner des res
gles generales , c'eft la prudence &
la pratique du monde qui les doivent
enſeigner, Une maximequ'il ne faut
pas ignorer , eft que la flaterie outrée
nuit ſouvent plus qu'elle ne ſert;
parce qu'elle inſpire à celui qui eſt
trop filaté la penſée qu'on veut le
ſurprendre: mais il n'y a point de
flaterie plus adroite , que celle que
l'on mele d'une libertéenjouée, qui
ſemble d'abord reprendre quelque
choſe dans la perſonne que l'on das
te , mais qui en même- tems tourne
cette feinte réprehenſion en úne
grande louange . rino
TIMAGENE. Och
Je me ſouviens fur ce ſujet d'un
trait que j'ai vû dans Herodote, qui
dit qu'un jour dans la joye d'un fef
tin que le jeune Cambyſe fils de Cy
rus donneit aux Grans de la Cour ,
ſes
154 L'ECOLE DU MONDE.
fes Satrapes , l'élevant au deſſus du
Roy fon pere ,Crélus Roi de Lydie
& homme d'etprit , donna un tour
merveillzux, ce qu'Al vouloit dire
pour recherir ſur la finelle de leurs
Haterie , & parlant à fon rang , dit
qu'ils avoient tort d'élever Cambyſe
au deſſus de Cyrus, & que pour lui
it le trouvoit fort inferieur à fon
pere ; & comme ce diſcours libre
furprenoit l'aſſemblée, & que le Roi
lui-même en paroiſfoit émû , cet
adroit flateur ajoûta , qu'il le trou
voit inferieur , en ce que Cambyſe
n'avoit pas encore fait comme Cyrus
un fils qui luireſſemblât.
5 ) TriD ARISTIPE .
Ce trait eft fort à propos. Mais
vouspouvez avoir auffi lû dans Ta's
cite quelque chofe que l'on pouroit
apliquer à une même invention .
s !!!! TIMAGENE.
Mamemoirene mele fournit pas,
& vous m'obligerez de m'en faire
ſouvenir.'TÅRISTIPE .
Antius fut acuſé devant le Senat
d'un fort plaiſant crime de leze ma
jeſté , quieſt de s'être ſervi indifcre
tement d'un baffin fur lequel l'ima
ge de Tibére étoit gravée.
> TI.
Troiſiéme Entretien . 155
TIMAGENE.
C'eſt - à - dire dans la Garde -robe ,
le plaiſant crime! :
ARISTIPE .
Tout eſt grand crime dans celui
qui eſt hai. Tibere qui ſe trouva aut
Senat & qui haifloit mortellement
Annius , feignit de ne vouloir pas
qu'on le condannat , & fans nean
moins excuſer ce prétendu crime, dit
mollement qu'il défendoit au Senat
qu'on le jugeât: mais ſur ce mot de
défenſe le Senateur Capiton, homme
ruzé, qui penetroit le fond de l'ame
de l'Empereur, & qui le connoiſloit
cruel , vindicatif , diffimulé , ennemi
d'Annius , & avide de flaterie ; s'é
leva contre cette défenſe comme étant
contraire & injurieuſe à la libertédu
Senat, & dit que la clemence excefli
ve de l'Empereur ne devoit point
violenter les ſufrages de la Cour , &
que fans ſouſcrire à la violence qu'on
lui voulait faire , elle uſeroit de fon
autorité & de fa ſeverité pour punir
un crime fi énorme. ' L'Empereur
feignit de la ſurpriſe & dela colere ,
& fut neanmoins tres- fatisfait d'un
ſentiment fi conforme à fes en
tions fecretes: mais craignant qu'on .
ne
156 L'ECOLE DU MONDE .
ne le foupçonnat d'avoir ſuggeré cet
ayis à Capicon ., il luy demanda ſi
c'étoit de ſon propre mouvement
qu'il parloit de la forte: mais Capi
tón' redoublant ſaflaterie, luirépon
dit, que quand il s'agiſſoit de l'au
torité & de la liberté du Senat , il
n'avoit pas beſoin de prendre avis de
qui que ce ſoit pour en foûtenir les
droits contre la violence qu'on vou
droit lui faire. Vous voyez qu'il n'y
eut jamais une faterie plus artificieu
ſe ni plus fubtile , puiſque fous om
bre de refifter à l'autorité de l'Em
pereur , il donna dans ſon intention ,
& qu'en le taxant d'entreprendre ſur
la liberté du Senat dont il feignoit
de foûtenir lagrandeur ,il immoloit
un'ennemi à ſa vengeance .
TIMAGENE.
Ne font- ce pas- là les flateries qui
font odieuſes ?
ARISTIPE .
Oui . Et ce ſont celles que je bla :
me. Je ne deſaprouve point celles ů
qui font utiles au filateur qui les em
ploye , ſans qu'elles tournent au pré ,
judice ni du public ni des particu
liers : mais lorſqu'on eſt aſſez mé
chant pour faire fa cour aux Grans
par
Troiſiéme Entretien. 157
par des flateries qui entraînent aprés
elles des maux qui tombent ſur le
public, ou qui font perir quelque
particulier , c'eſt un crime déteſtable
& qui n'eſt que trop en pratique.
Ainsi , mon fils, li le Commerce du
monde vous force à flater les Grans,
comme il eſt impoflible de s'en dif
penſer, ne les flatez que pour conten
ter leur vanité en leur donnant un en
cens dont la fumée leur eſt fi agréa
ble. Quelque groſſiereté d'eſprit &
d'entretien qu'ait le Duc Polinice ;
puiſque vous ſçavez qu'il ſe croit
aulli habile -homme qu'il ne l'eſt pas ,
vous pouvez fans crime le cajoler
ſur toutes les pauvretez qu'il débite
comme les plus belles choſes du
monde ; c'eſt une flaterie ſans con
ſequence. Dites ſi vous voulez à la
Comteſſe Barſine malgré ſon petit
nez ſon viſage chifonné , & la
maſſe prodigieuſe de ſon corps, que
vous la trouvez du meilleur air du
monde, elle aime que l'on lui diſe,
& on le peut fans bleffer perſonne ;
louez la taille du courtaut Daphnis
malgré ſon épaule gauche beaucoup
plus groſſe que la droite , & compa
rez le fauſſet tremblant dont la Mar
Tome 1. H quiſe
158 L’ECOLE DU Monde .
quiſe Amarante ſe fait un figrosmé
rite aux plus délicates voix que Fran
cine produiſe ſur fon Theâtre. Tou
tes ces flateries ne fontmal à quique
ce ſoit & je vous les permets , il eſt
même impoſſible de commercer fans
cela dans le monde , où prefque cha:
cun eſt bien - aiſe qu'on louë juſqu'à
fes défauts : mais que les flateries
dont vous vous fervirez pour vous
procurer quelque avantage, n'ayent
point le but pernicieux de produire
du mal pour les autres.
TIMAGENE .
C'eſt faire ſans doute une tres
juſte diſtinction de la flaterie permiſe
& de celle qui n'eſt pas excuſable :
mais l'on pouroit encore ce me fem
ble ajoûter aux flateries défenduës
celles dont on ſe ſert pour louer un
homme d'une méchanceté qu'il aura
commiſe , ou pour l'exciter à en
commettre une.
:: ARISTIPE .
Ce que vous dites eſt dansles reä
gles , & il n'apartient qu'aux Minifa
tres & aux complices desTyrans de
loüer l'Uſurpateur d'une Couronne ,
& qu'à ceux qui s'étoient rendus les
inftrumens des débauches & des
cruautez
Troiſiéme Entretien. 159
cruautez de Neron de le flater ſur
l'afſouviſſement de fes paſſions, & de
l'exciter par ces flateries à s'y aban
donner de plus en plus. Mais quand
on louë quelqu'un dansla ſeule vûë
de luy plaire & ſans aucune mauvaiſe
intention , ou pour le détourner du
mal qu'il voudroit faire , ou pour
ariver au bien quenous eſperons de
luy fans nuire à d'autres , quoi que
les louanges que nous lui donnons
faient unepure flaterie qu'il ne mé
rite point, elle eſt neanmoins non
ſeulement excuſable mais neceſſaire
dans la ſocieté des hommes , à moins
que de vouloir tomber dans la ridi
cule Miſantropie deces gens quipar
une franchiſe outrée dont ils ſe font
une vertu ſauvage rompent en vi
fiere à tout le monde , & nepeuvent
pas faire ſemblant de trouver bons
de méchans vers qu'un Auteur infa
tué croit les meilleurs du monde .
TIMAGENE .
En éfet il faut être auſſi fou quele
Miſantrope pour aller ſe brouiller
avec un homme pour une choſe qui
de ſoi-même eſt indifferente ; pour
moi ſemblable à l'ami de ce Sauva
ge incomplaiſant , j'aurois fort na
H 2 turellement
160 L'ECOLE DU MONDE .
turellement aplaudi à la chute du
Sonnet. ARISTIPE .
Voilà ce que j'avois à vous dire
touchant la complaiſance , mais
comme elle eſt la premiere ſource
de l'amitié , aprés vous l'avoir ex
pliquée , il faut vous dire qu'il y a
trois choſes qui rompent le plus or
dinairement celle que les hommes
ont contractée.
TIMAGENE .
Et quelles ſontces trois choſes ?
ARISTIPE .
La premiere eft l'incomplaiſance ,
la ſeconde eſt l'abus de la liberté
qu'un ami nous permet de prendre
auprés de lui , & la troiſiéme, c'eſt
le coup de grife donné en trahiſon .
La premiere eſt le défaut des eſprits
ruſtiques & durs , la ſeconde eſt le
vice des indiſcrets , & l'autre eſte
l'action des traîtres.
TIMAGENE ,
Mais pourquoi ne mettez - vous
point parmi les cauſes des ruptures
entre les amis , l'intereſt qui en di
viſe tant , & qui rompt ſi ordinai,
rement les liens du fang ?
ARISTIPE.
Il eſt vrai que l'intereſt eſt le
ſource
Troiſiéme Entretien . 161
ſource interieure des grandes ruptu
res , & principalement entre les pro
ches ; mais je ne vous en parleraj
que dans l'Entretien que je reſerve
pour vous faire connoître la diferen
ce du faux & du veritable ami, où
je vous expliquerai pourquoi nous
ſommes ordinairement moins aimez
& moins eſtimez de nôtre propre
fang quedes étrangers ; ici je ne veux
vous faire remarquer que les cauſes
exterieures des inimitiez qui ſucce
dent ſouvent aux plus fortes amitiez.
Un homme en aime un autre ſur une
idée avantageuſe qu'il a conçue de
lui, & lorſqu'il ne trouve pas de.
quoi remplir cette idée qu'il s'eſt
formée il paſſe au dégoût , du dé
goût au mépris , du mépris à l'indi,
ference & ſouvent à la haine.
TIMAGENE .
Ainſi lorſqu'il trouve que celui
qu'il aimoit n'a pas de Complaiſan
ce pour lui , ou qu'il abufe de la li
berté qu'il lui donne , ou qu'il en
eſt trahi, l'amitié s'éteint.
ARISTIPE.
C'eſt ce que ces jours paſſez j'ef
ſayé de peindre dans une des Fables
morales de mon invention , & pour
H3 vous
162 L'ECOLE DU MONDE .
vous délaſſer un peu l'eſprit & faire
'une pauſe à cet Entretien avant que
de paffer au Bienfait , je veux vous
donner le divertiſſement de cette
Fable. Ce ſera un petit rélâchement
de vôtre attention ; & vous y verrez
comme le Perroquet, le Singe, & le
Chat , font les figures de l'Incom
plaiſant, del'Indifcret, & du Traître,
& que le Chien eſt le ſymbole du ve
ritable ami . Prenez ce papier & li
fez -y cette Fable,aprés laquelle nous
continûrons nôtre diſcours & parle .
rons du Bienfait qui eſt la feconde
choſe dont j'ai à vous entretenir .

FABLE
Des Animaux Favoris:

UNAmivericable ! Dieux! le grand


( l'or.
Au prix d'un bon Ami,c'eft du fumier que
Heureux qui peut l'avoir: mais on nele
conſerve ( reſerve
Que quand avec prudence & beaucoup de
Sans baſſella on luy montre un cæur fou
ple & ſoumis.
Cen'eſt que pår la Complaiſance
Qu'on ſe fait, & qu'on garde au monde des
Amis. ( l'inconſtance ,
Et comme toûjours l'homme a pente à
Prés
Troiſiéme Entretien . 163
Prés de luy l'Jadiſcret qui ſe croit rout
permis ,
Laffe bien- tôt fa patience.
Maisle Traître eſt encore pis ,
Par ce Conte à propos je prouve ma Sen
tence.

UN Homme deces gens qui n'ont pas


grand emploi,
Aimoitles Animaux , c'étoit-là la folie,
Iln'eſt pas ſeul, & j'en fçuis, moi,
De qui la miiſon n'eſt remplie
Que de Chiens, que de Chats, de Cannes ,
de Pigeons ,
De Perroquets & de Guenons. ( ge,
Lenôtre avoitdetout , & ſon eſprit vola
Tantôt s'enfermoit dans la Cage
De ſes Serias harmonieux ,
Tantôt quand importuns ils luy rom
poient latête, ( mieux,
C'étoit un Sanſonnet qu'il cheriſſoit le
Tantôt c'étoit une autre Bête.
D'abord dans ſon eſprit un ruſé Perroquet
S'inſinua par ſon caquet.
L'emeraude de la jaquette
Dont il étoit ſi bien paré,
Ses petits piéz vermeils, & fon becaceré,
Qui caffoit proprement la plus dure noi.
fette,
Etſur tout un parler dont on étoit ſurpris,
Furent autant d'attraits dont ſon cæur fut
épris. ( gage,
Frequente ſoupe eo vain égayoit ſon lan
H4 Luy .
164 L'ECOLE DU MONDE .
Luy-même ſurla table il venoit au deſſert
Des ſucres & des fruitsrecevoir ſon par
tage ,
Et la nuitfi ſuperbe Cage,
Sous Pavillon de fatin vert,
Comme en un vrai Palais le mettoit à cou
vert. ( de ,
Jaloux de ce bonheur en vain lereftegron
C'étoit le Perroquetmignon ,
Toûjours au bec quelque Bonbon ,
En un mot l'Animal le plus content du
monde. (chéri
Mais , direz-vous : Commentun Oiſeau fi
Ceffa -t -il d'être favori ? ( ofonfc
Pourquoi ? Comment ? Par quelle
Son Maître fut -il courroucé ?
L'a - t- il mordu ? L'a-t- il pincé?
Non pas. Mais il manquoit ſouvent de
Complaiſance. (un ſot
Vouloit - on qu'il parlát , Perroquet comme
Ne diſoit mot ,
Ou des cris enrouez de ſon aizre ramage
Etourdiſſoit le voiſinage.
Vouloit -on qu'il ſe tût,c'étoit autre fracas,
Il dénoüoit fa langue , & ne déparloit pas.
L'inconiplaiſance enfin fut telle,
Que le Maicre s'en dégoûta ;
De ce dégoût un Singe auſſi- tôt profita,
Et fut Punique objet d'une atache nou
velle. (clou ,
Le voilà Favori comme un clou chaſſe un
C'étoit un ruſe Spajou ,
Maître expert en malice , & le Roi des
Gambades, Sur
Troiſiéme Entretien 165
Sur tout fortfriand de Marons ,
Et qui pour croquerMacarons
N'eut jamais fon ſemblable entre ſes Ca.
marades .
Anchré qu'il eſt, il prend petites libertez ,
Libertez qui d'abord n'ont rien du tout
qui blefle ,
Puisde ces fimples privautez
On voit à chaquejour croître la hardiefles
Tantôt ua Laquais plaintſes doits égrati
gnez , ( table,
Le Maître en rit ; Tantôt en ſautant ſurla
Il porte ſur les fruits & la patte & le nez ,
Les ſent, les prend , lescroque , on le troue
ve agreable.
Bon , dit- il , & toûjours devenu plus hardi,
De l'épaule du Maître il faute ſur ſa nuque,
Et ſe voyant encor de ce cas aplaudi,
Le peigne, & de fa tête enlevefa Perruque.
Ce n'en étoit que trop pour ſe mettre en
couroux ;
Mais l'homme pacifique & doux,
S'en divertit encore . Enfin la Bête arache,
Par un abus trop éfronté
De ſon exceſſivebonté ,
Cinq ou fix poils de fa mouſtache.
Infolent ,juſqu'ici je t'ai pardonné tout,
Dit l'homme, mais enfin ma tendreſſe eft
à bout: ( ne ,
De la Canne à ces mots illuy fanglal'échi
Et de ces libertez cet indiſcret puni,
De la Chambre du Maître eſt pour jamais
bandi,
HS Et
166 L'ECOLE DU MONDE ,
Et quipis eſt de la Cuiſine.
Un fat abuſe ainfide qui ſe rend trop bon ,
Mais le pire detous peche par trahiſon .
C'eſt ce que fit bien - tôt Chatte qui prit la
place ,
Du Singe éxilépour toûjours,
Chatte à poil bien ondé, beaux yeux verds ,
large face , (velours !
Puiffant corps, longue queuë , & pattes de
Qui renfermoient grifes traîtreſſes.
Le Maître en devint fou , ce n'étoit que ca
refres, ( tours,
En faifant le gros dos dans ſestours & re
Les plus friands morceaux lui fauteient à la
gueule ,
Mitte fe coucheaulit, Mitte dort à ſes piéz ,
Par tout Mitte, & pour elle ſeule
Les autres Animaux femblent êtreoubliez .
E fin unbeau jour que ſon Maître
Luy paffoit la main ſur le dos ,
Tout à coup cet Animal traître,
Vous luy plante mal à propos,
Surfa main douce & careſſante ,
Les quatre aigus crochets d'une grife fan
glante ,
D'un demi pié de long lui déchire la peau ,
Puis ſoudain faute à - bas, & fuit раг ch
la a
tiere ,
Et joyeuſe d'un coup fi beau ,
Kava, vers fon Matou , rire ſur la goutiere .
Traîtreffe , dit l'homme en couroux ,
Je t'aime & te nourris, ingratte , & tume
blefles,
A
Troiſiéme Entretien . 167
A coups de grife ainſi payes-tu mes ten
dreſſes ?
Va , c'en eſt fait , je romps toutcommerce
entre nous, (hore .
Plus je te cheriſſois & plus mon cæur t’ab
A fa place un Barbet enfin vient en faveur,
Jeune, gros , gras,bienfait, l'ame ſouple ,
bon cour ,
Fidele, vigilant, & qui plus eſt encore ,
Promt à ſervir , obéiſſant ,
Officieux , reconnoiffant ,
Ainſi la Bête Complaiſante ,
Ayant tous les talens qui peuventenga
ger , ( ftante
D'un Maître qui l'aimoit fixa l'ameincon
Et le Maître content ne voulut plus chan
ger.
TIMAGENE .
Il n'eſt pas dificile de faire l'apli
cation d'une Fable ſi naturelle aux
amis peu complaiſans , aux impor
tuns outrez, & aux perfides. Je voi
que le Perroquet qui parle & qui ſe
taît à contre -tems eſt la figure des
premiers ; que le Singe nous mar
que les ſeconds ; que les derniers
trouvent leurs traits dans la trahiſon
du Chat ; & qu'enfin le Chien y eſt
décrit avec toutes les qualitez neceſ
faires à celui qui veut ſe faire long
tems aimer.
H6 ARIS
168 L'ECOLE DU MONDE .
ARISTIPE .
Prenez donc garde à ne pas tom
ber dans ces défauts, mais ſur tout ,
ayez horreur de la griffe du Chat, ou
pour parler plus françois , ne vous
oubliez jamais juſqu'à déchirer per
fidement vôtre ami par un trait pi
quant , ſoit en médiſant de lui en fon
abſence , ſoit en le raillant trop vi 20
venient en la preſence. Et n'imitez
point ces fous qui perdroient tous
leurs amis plûtôt que de perdre un
bon mot . TIMAGENE .
C'eft - là fans doute le coup de
griffe bien plus dangereux que celuy
du Chat . Et je m'apliquerai ſoigneu
fement à l'éviter : mais j'attens que
vous me parliez du Bienfait.
ARISTIPE.
J'y paſſe maintenant , & vous dis
qu'il ne ſuffit pas que nous ayons
pour ceux avec qui nous ſommes en
commerce , une Complaiſance qui
produiſe nôtre utilité , il faut que
nous leur fallions comprendre que
nous leur ſommes nousmêmes uti.
les . En éfet , comme l'interêt eſt le
mobile principal de la ſocieté des
hommes , la plupart ne nous aiment
& ne ſe lient à nous que par la vû ë
des
Troiſiéme Entretien. 169
des avantages qu'ils peuvent en tirer
ou directement ou indirectement ,
ſoit pour l'honneur , ſoit pour le
profit , ſoit pour le plaiſir , qui font
les trois fins de toutes nos actions,
AinG aprés avoir parlé de la Com
plaiſance , l'ordre veut que je vous
parle de la diſpoſition perpetuelle
dans laquelle jedeſire que vous ſoyez
de bien faire , c'eſt - à -dire de rendre
ſervice toutes les fois que vous le
pourez faire. Vous ſentez- vous l'a
me naturellement bien faiſante ?
TIMAGENE .
Il coule trop de vôtre fang dans
mes veines pour ne me pas ſentir
dans cette favorable diſpolition , &
je vous aſſure , mon Pere , que com
me vous , je n'ai pas un plus grand
plaiſir que quand je puis obligerquel
qu’un. ARISTIPE .
Il ne vous ſera donc pas dificile de
profiter des leçons que je veux vous
donner pour regler cette inclination
qui peut avoir ſon excés ; & pour y
obſerver un ordre , je vous diviſerai
ce que j'ai à vous dire en deux par
ties , dans l'une, je vous parlerai du
Bienfait , & dans l'autre, de la re
connoillance qu'il en faut avoir. Car
uns
170 L'ECOLE DU MONDE .
une infinité de gens ſont promts à le
recevoir , & fortdurs à le reconnoî
tre. TIMAGENE.
Pour moi je ne conçois pas com
ment il peut y avoir des ingrats dans
le monde , & je ne ſçais rien qui mc
faffe plus d'horreur.
ARISTIPE .
Et cependant toute la Terre en
fourmille , & nous en parleronsdans
fon ordre . Commençons parle Bien
fait qui eſt le ciment de la Societé ,
& la chaîne dont on lie les hommes.
Il y a des ames noires dont tout le
plaiſir eſt de faire du mal , & d'em
ployer ce qu'ils ont de puiſſance &
d'autorité pour accabler tout ce qui
tombe ſous leur main. J'aimerois
mieux , mon Fils , que vous n'en
traſſiez jamais dans aucun Emploi
que de reflembler à ce Turc dont
nous parlions hier; à cet homme >
qui vêtu d'un habit à qui l'on doit
un reſpect fubalterne, & ſe couvrant
des dehors afectez d'une douceur
trompeuſe , & du fard importeur de
ſes paroles emmiellées , cache ſous
le maſque d'un Tartufe l'ame d'un
Cyclope . La vertu lui eſt odieuſe ,
o
le mérite provoque ſon averſion , &
fai
Troiſiéme Entretien . 171
faiſant litiere de l'honneur & de la
vie des hommes , il ne tiendroit pas
à ſes excitations qu'il ne fift périr
tout le Genre humain , ſi l'argent ou
les plaiſirs ne venoient au ſecours
pour arrêter par la corruption fa bar
barie. Ayez en horreur les inclina
tions Turques de ce mal - faiſant de
profeſſion , que ſon inhumanité a
rendu l'objet de la haine de tous ceux
qui le connoiſſent. Prenez une voye
toute opoſée à la ſienne, & diſpoſez
vôtre ame à ſe tenir toûjours prom
te à rendre ſervice & bien faire ,
foit que vous ſoyez dans l'élevation
des Emplois , ſoit que le deſir du
Tepos vous pouſſe à mener une vie
privée. TIMAGENE .
J'ai toûjours regardé l'inclination
de faire du bien comme la plus gran
de perfection de l'homme , parce
que c'eſt par là que l'homme s'
che le plus de la Divinité ; comme
Pinclination à faire du mal qu'a ce
Turc dont vous venez de parler, eſt
le veritable attribut des Démons.
Ainfi je ne ferai que fuivre ma pente
naturelle , lorſque mon humeur
bienfaiſante me fera profiter des Oc .
cafions de rendre ſervice.
ARIS
172 L’ECOLE DU MONDE .
ARISTIPE .
Comme il ſeroit inutile de rendre
ſervice à un homme , & de répandre
un bien fait ſur luy ſi ce bienfait ne
luy étoit pas agréable , la premiere
choſe à laquelle il faut prendre gar .
de , c'eſt de voir ſi ce que l'on veut
faire, eſt au gré de celuy pour qui
on le fait. Il ne faut point, dit Plau
te , eſtimer un bienfait s'il ne plaît
à celuy qui le reçoit: & un autre An
cien dit dans la même penſée , que
pour ne pas rendre inutile un bien
fait , il faut voir ce qui agrée le plus
à celuy à qui on le deſtine; carlou
vent il arive que croyant rendre ſer
vice à un homme , nous attirons ſur
nous fa diſgrace , parce que nous le
faiſons contre ſon inclination.
TIMAGENE .
C'eſt ainſi que le ſage Palemon ,
qui eſt tant de mes amis , a eu le
malheur de tomber dans la diſgrace
du jeune Daphnis , parce que cro
yant le guérir de l'amour de l'infide
le Julie quile ruïne & le trompe, il
luy fit voir par écrit des preuves in
vincibles de la trahiſon de cette Co
quette ; car au lieu que ce Prince
devoit profiter d'une découverte &
feare ,
Tro:fiéme Entretien . 173
feure , la traîtreffe qui s'eſt rendue
maîtreffe abfoluë de ſon eſprit , fit
avorter les bonnes intentions de Pa
lemon qui fut malheureuſement
facrifié à leur racommodement.
ARISTIPE .
C'enfeſt un exemple bien ſenſible.
Quoi qu'il en ſoit , il ne faut point
faire à un homme un plaiſir qui luy
déplaiſe ; voilà la premiere choſe que
l'on doit conſiderer dans le Bienfait,
qui ſelon la pure Morale deyroit être
gratuit, & pour la ſeulelſatisfaction
de bien faire. TIMAGENE.
Il eſt vrai que quand on le fait de
cette maniere, c'eſt le comble de la
generoſité. ARISTIPE.
Oii : mais le monde en mettant
les ſervices à uſure , a établi d'autres
principes. On a rendu le Bienfait
mercenaire dans le commerce des
hommes ; & en éfet , on n'en rend
preſque plus que dans une vûë de
retour d'utilité ſur ſoi-même. Les
choſes étant donc ſur ce pié , il eſt
dificile qu'on ne ſe laiſſe pas aller à
ce torrent ficonforme à nôtreamour
propre & à nôtre interêt ; mais fi
vous rendez un ſervice en vûë d'en
retirer un reciproque ; il faut du
moins
174 L'ECOLE DU MONDE ,
moins vous conduire de maniere
qu'on ne s'aperçoive pas que vous
ayez ce motif. Ainſi montrez -vous
toûjours détaché de ce retour d'in
terêt, afin que le Bienfait paroiffant
gratuit, faſſe une plus forte impreſ
Lion ſur l'eſprit de celui quile reçoit.
TIMAGENE.
Il eſt vrai que j'ai vû des gens qui
dans le moment qu'ils font plaiſir
en demandent un autre, comme s'ils
youloient faire proprement un troc
de leurs Chevaux ; ou une permu .
tation de leurs Benefices.
ARISTIPE .
: Ce qu'il ne faut jamais faire , &
fi vous avez un bon ofice à eſperer
d'un homme , au lieu d'en propoſer
ainſi un trafic , commencez par luy
rendre ſervice promptement , gai
ment , & de bonne grace , ſansluy
toucher un ſeul mot de celuy qu'il
peut vous faire , & enſuite lorſqu'il
ne peut point croire que ce ſervice
ait fervi de vûë à celuy qu'il a reçû,
faites- luy naître d'elle -même l'occa
fion du plaiſir que vous en attendez,
0
& s'il eſt honnête homme , il eſt
impoſſible qu'il ne faſſe ſon devoir
avec chaleur & quelque ſervice
qu'il
Troiſiéme Entretien . 175
qu'il vous rende , il ſe tiendi a toll
jours obligé pour celuy que vous luy
avez fait ; au lieu que ſi vous aviez
réduit ce ſervice en trafic dans le
moment qu'il l'a reçû , il ne vous
en auroit pas eu plus d'obligation ,
que j'en aurois à un Banquier qui
m'auroit fourni une Leitre de Chan
ge pour l'argent que j'aurois porté à
la Caiſſe. TIMÁGENE .
La Politique m'en paroît bonne ,
mais l'on pouroit cependant avoir
afaire à certaines gens quine penſent
au plaiſir qu'on leur fait que dans le
moment qu'ils le reçoivent , & je
croi qu'avec ces fortes d'eſprits, il
eſt bon de negotier ſur le champfon
Bienfait de crainte den perdre le
fruit , en negligeant de le cueillir
dans la ſaiſon . ARISTIPE.
Il vaut mieux courir riſque de per
dre fon Bienfait que de le trafiquer
de la ſorte , parce que s'il a l'eſprit
comme vous le marquez , c'eſt un
ingrat dont vous devez mépriſer
l'amitié , car de tous les hommes
dont il faut fuir plus exactement la
ſocieté , ce ſont les ingrats : mais une
choſe à laquelle il faut bien prendre
garde , c'eſt que comme le Bienfait
eft
176 L'ECOLE DU MONDE .
eſt une eſpece de negoce adroit , &
qu’un bon négociant a ſoin de ne pas
perdre d'un côté ce qu'il gagne de
l'autre , il faut bien obſerver de ne
pas nuire à un homme pour faire
plaiſir à un autre , parce que comme
les hommes ſont plus ſenſiblement
touchez de l'ofenſe que du plaiſir
qu'on leur fait : vour attireriez plus
de haine de la part de celuy à qui
vous nuiriez , que d'amitié de celui
que vous obligeriez , & de cette
maniere la perte feroit plus grande
que le gain .
TIMAGENE .
Quoi qu'il en ſoit je voi bien qu'il
faut en ce cas uſer d'une grande cir
conſpection. Mais que me direz
vous de ceux qui gâtent leur Bien
fait par la maniere déſagréable dont
ils le font , ou qui aprés vous avoir
fait un plaiſir en empêchent l'effet ?
ARISTIPE .
Le premier eſt d'un imprudent,
& l'autre eſt d'un fourbe , la manie
re de faire plaiſir l'aſſaiſonne quel
quefois fi bien qu'elle le redouble ,
& ſon agrément conſiſte à le faire
promtement , & gayement . Prom
tement , parce que ſouvent en di
ferant
Troiſiéme Entretien. : 177
ferant un ſervice on laille échaper le
temsde fon utilité , & que l'ennui
& l'impatience dégoûtent celuy qui
attend : & gayement , parce que les
actions n'ont de mérite qu'autant
qu'elles ont de liberté , & que l'on
n'agit point avec gayeté lorſqu'on
agit par contrainte.
TIMAGENE.
Il eſt vrai qu'on dit que qui donne
tôt donne deux fois, & que donner
tard & refuſer tôt eft preſque la mê.
me choſe , & je croi que c'eſt parce
que la promtitude avec laquelle on
donne eſt un indice du mérite de
celuy qui reçoit , & un témoignage
du Zéle de celui qui donne ; au lieu
qu'en rétardant le Bienfait , il ſem
ble qu'on doute du mérite de la per
ſonne qu'on veut obliger.
ARISTIPE .
Sans doute , & la promtitude doit
même aller juſqu'à prévenir li l'on
peut la priere , puiſque c'eſt vendre
cherement certaines graces que d'at:
tendre d'en être prié. En éfet tout
homme qui prie s'abaiſſe, & recon
1
noît avec une eſpéce de honte avoir
beſoin de celuy qu'il prie , & cet
aveu du beſoin nouseft quelquefois
plus
178 L'ECOLE DU MONDE .
plus dur ; que le Bienfait qui nous
ſoulage ne nous eſt agréaħle. Et
quant à la gayeté , il faut qu'un air
de contentement acompagne le ſer
vice que nous rendons, pour mon
trer, comme j'ai déja dit , que nous
y ſommes portez ſans contrainte , &
par une pure abondance de bonne
volonté, & il y a même des graces
& des Bienfaits que l'on doit faire
avec éclat, & d'autres qui ne ſont
agréables que quand on les fait en
ſecret. TIMAGENE .
Ayez la bonté de me faire con
noître cette diference , car j'ai toû
jours cru que l'éclat d'un ſervice en
redoubloit la valeur.
ARISTIPE .
Vous vous trompez, car les Bien
fais font de deux natures , les uns
ſont utiles avec honneur à ceux qui
les reçoivent, & les autres leur apor
tent de l'utilité , mais avec une el,
péce de bonte qui leur rend en quel
que maniere çe Bienfait onereux.
TIM AGENE.
Qui que ce ſoit n'ignore ce que
vous dites.
ARISTIPE.
Or aulli-tôt qu'un Bienfaiteft ha
norable
Troiſiéme Entretien . 179
norable à celuy que vous obligez , il
faut y joindre tout l'éclat qui peut
le plus contribuer à le rendre pu
blic ; mais lorſque cette utilité eſt
atachée à quelque honte , comme
quand il s'agit de ſecourir l'indigen
ce d'un homme , il faut par le ſecret
lui épargner la rougeur de confeffer
publiquement fa neceffité , parce
qu'un grain de honte paye trop cher
le plus grand fecours qu'on puiffe
recevoir. Mais un autre défaut qui
détruit le Bienfait , c'eſt de le repro
cher . C'eſt à celuy qui le reçoit à
s'en ſouvenir . Le reproche eſt toû
jours injurieux , & dés qu'on le fait,
le plaiſir eft aquité. Ainſi quoi qu'un
homme par ſon peu de gratitude ſe
ſoit rendu indigne du ſervice qu'on
lui a fait , il faut le laiſſer tout chara
gé de la noirceur de fa méconnoiſ
fance , ſans participer à ſa faute par
un reproche qui aneantit la gloirede
Yaction . TIMAGENE.
J'ai toûjours oüi dire qu'il falloit
oublier les biens qu'on a faits ; &
les offenſes qu'on a reçûës.
ARISTIPE .
Il faut oublier les Bienfaits , de
crainte d'eſtre tenté d'en faire repro
che ,
180 L'ECOLE DU MONDE .
che , & la Religion veut qu'on ou
blie les ofenſes , parce qu'il eſt im
poſſible que leur ſouvenir ne nous
ſuggere le defir de la vengeance. Il
eſt vray que ſoit que l'on s'atache
aux principes de cette Religion, ſoit
qu'on veüille ſuivre ſimplement
ceux du Heroïſme mondain , & de
la pure grandeur d'ame ſelon les
hommes,il ne faut jamais ſe vanger.
Le deſir de le faire ne part jamais
que de foibleſſe ou de timidité, mais
il faut au contraire faire du bien à
ceux qui nous ont fait ou mal , non
feulement pour nous donner à nous
mêmes une ſatisfaction interieure ,
mais pour forcer malgré eux ceux
qui nous haïſſent à devenir nos amis,
ou du moins à nous eſtimer. Car il
n'y a pas une plus grande ſatisfac
tion à la vertu quedeſe voir efti
mée de ſes ennemis . Voilà ce qui
eſt du Heros, & de l'homme au def
ſus de l'homme. Mais où ſont ces
ames magnanimes ? Pour moy , je
vous avoue que j'en trouve auſſi peu
dans le commerce des hommes qu'il
ſe trouve de Corbeaux blancs dans
nos Campagnes , il y en a bien qui
gagnent ſur leur eſprit de nepas faire
du
Troiſiéme. Entretien ." 181
du mal à leurs ennemis , lors qu'ils
le peuvent , & c'eſt beaucoup , mais
de répandre ſur eux des bienfaits ,
l'on dit bien qu'il y a de la generoſité
à le faire , mais on fe perſuade qu'il
y auroit encore plus d'imprudence ,
& qu'être utile à ſon ennemi, c'eit
luy donner des armes dont il abuſes
roit. TIMAGENE.
Ne croyez-vous pas qu'on ait rai
fon , & nos ennemis ne doivent- ils
pas eſtre contens que nôtre indife
fence les laiſſe en repos ? Carquand
vous ditcs qu'il eſt du Heros de leur
faire du bien à l'exemple de Dieu ,
qui par une bonté infinie fait lever le
Soleil pour ceux qui l'ofenſent tous
les jours, je l'avouë , mais pour agir
en vray Heros il faudroit qu'on fit
ce bien à fon ennemi ſans aucune re
flexion de retour d'utilité propre, &
qui eſt - ce qui fera du bien à fon en
nemy fans refléchir à l'avantage qu'il
en peut retirer, ſoit pour la gloire,
ſoit pour l'intereft ?
ARISTIPE .
Et l'eſt - ce pas encore une tres
grande vertu de faire du bien à ſes
ennemis par les vûës des avantages
qu'on en peut retirer , puiſque c'eſt
Tome I. I tou ,
182 L’ECOLE DU MONDE .
toûjours ſe vaincre , & ſe ſurmonter
foy-même en domrant la nature re
belle qui trouve bien plus de plaiſir
à nuire à ceux que l'on haït , qu'à
faire du bien à ceux que l'on aime ?
Domtez cette nature & toutes les
fois que vous en trouverez l'occaſion,
élevez vous juſqu'à cette grandeur
d'ame , & triomphez par là de vos
ennemis. Imitez un trait du grand
Cardinal de Richelieu , de ce Mi.
niſtre que ſon génie & la politique
avoientmis ſi fort au deſſus des au
tres; il fçeut un jour qu'un homme
avoit écrit contre luy avec beaucoup
de fiel , il s'en fit aporter l'ouvrage ,
& lelut, & l'ayant trouvé plein d'ef
prit quoy que tres piquant , au lieu
d'en punir l'autheurs comme il le
pouvoit facilement, il prit une route
contraire , & bien que la ſituation
où il ſe trouvoit l'eût rendu le plus
vindicatif & le plus fanguinaire de
tous les hommes, il luy envoyaune
bourſe de deux mil écus d'or , & le
pria qu'il fût de ſes amis .
TIMAGENE.
Voilà leveritable crait d'un grand
homme , moins un bienfait eſt at
tendu , plus nous refſentons que ſon
effet
Troiſiéme Entretien ,
effet eſt puillant, la ſurpriſe du coup
ne manque point de faire fon opera
tion , & jene doute pas que cet hom
ine d'eſprit touché d'une demarche
fi peu attenduë n'ait été depuis amy
de ce Cardinal: Mais à tout prendre
il faut avouer auſſi que ce Miniſtre
qui avoit des vûes fines & délicates
agiſſoit en cela du moins autant par
politique que par generoſité , &
moins par la gloire de l'action que
pour avoir refléchi que gagnant l'au
theur l'écrit fe fuprimeroit infenfi
blement, au lieu que le faiſant punir ,
la curioſité, qui s'obftine toûjours
contre les défenſes auroit fait recher
cher avec plus d'ardeur les caufes de
ſon châtiment. Car il des gens
dont il ne faut jamais eltre ennemi.
ARISTIPE .
Je ne penetre point dans le motif
de ſon action , mais quoy qu'il en
ſoit , d'un ennemi elle lay fit un amy
fidelle , & c'eſt aſſezpour vous faire
connoître qu'il eſt non feulement
de la generoſité , mais de l'utilité
d'étendre quelquefois ſes bienfaits
fur fes ennemis. Ce n'eſt pas que je
vouluffe donner conſeil aux Grans
de payer toûjours par des graces les
I 2 ins
184 L'ECOLE DU MONDE .
injures qu'on leur fait, & je veux
bien croire que ce Miniſtre n'auroit
point pris ce parti , fi ce n'eſt que
comme par une ſage politique, &
par la jufteſle admirable de fon dif
cernement, il aimoit à gagner tous
ceux qu'il connoiſſoit pofleder quel
que talent fingulier, ce que par vai
ne préſomption la plûpart des grands
negligent mal-à -propos ; il voulut
avoir cet homme dans lequel il
voyoit un eſprit ſublime dont il pou
voit tirer de l'utilité , outre qu'il s'é.
toit peut- être attiré cet écrit par
quelque mauvais traitement. Car
e eſt une maxime generale que quel
que grand & quelque puiſſant que
l'on ſoit, il y a de l'imprudence d'o
fenfer un homme qui a un eſprit au
deſſus du commun , & de la folie de
l'ofenſer injuſtement. Tốtou tárdon
en eſt payé avec ufure , car un hom .
me d'eſprit trouve mille & millema .
nieres de ſe vanger , & d'un trait de
plume vous fait racheter bien chere
ment.lé déplaiſir que vous luy avez
fait. D'où vous devez comprendre
qu'il faut faire unegrande diference O
desperſonnes dans la diſtribution de
Les bienfaits , ou dans les ménage
mens
Troiſiéme Entretien . 185
mens de fa vengeance . Car fi cet
autheur n'eût pas eité d'une grande
diſtinction d'eſprit , ne doutez point
que ſon ouvrage n'eût eû une deſti
· Áée plus conforme à la pente natu
relle du coeur humain. ; & à la ma
niere dont ce Miniſtre avoit coûtume
de traiter ceux qui l'avoient offenſé.
TIMÁGENE .
Pouriez -vous me donner des ré
gles de la diference qu'on doit ob
ſerver dans la diſtribution de ſes bien
faits.. ARISTIPE . sik
. Cette diſtinction ſe doit faire ou
par la nature des ſervices où par la
diference des perſonnes. Par celle
des ſervices ; parce que , s'il s'agit
de l'honneur , de la vie , ou de toute
la fortuné d'un homme , il faut s'y
-porter avec bien plus dechaleur que
s'il ne s'agiſſoit que d'un intereſt
: mediocre : il en eſt de même des
perſonnes, parce qu'on oblige avec
-moins d'ardeur celuy que l'on co
noîtroit mediocremene , ou qui
feroit d'un merite mediocre , que
celuy que l'on pratique depuis fi
long -tems , ou qui eſt d'une fingu
liere diſtinction . Enfin il faut pezer
exactement toutes les circonſtances
I 3 pour
186 L’ECOLE DU MONDE ,
pour meſurer ſes bienfaits ; & les
faire toûjours dans la plus grande
étenduë qu'il eſt poflible , ou du
moins faire croire à celuy qui les re
çoit qu'on ne pouvoit pas pouffer
- les choſes plus loin que l'on a fait
pour ſon ſervice.
TIMAGENE.
C'eſt à dire qu'il faut comme les
Marchands donner à ſa marchandiſe
- le plusbeau jour que l'on peut,mais
fi celuy qui a receu denous un plai
fir n'y a pas répondu , ne feroit- ce
pas tomber dans la foibleſſe d'une
facilité exceffive de luy en faire de
nouveaux ?
ARISTIPE.id
Il faut diſtinguer , car fi c'eſt un
homme dont nous puiſſions nous
paffer aizément , il eft bon de le pų
nir de fon ingratitude en ſe tenant
ferré à ſon égard ,' mais ſi c'eſt un
homme qui nous foit neceffaire , ou
de qui nous attendions quelque cho
ſe , ce ſera une tres grande prudence
de n'en pas demeurer là , & il faut
en continuant ſes ſervices forcer ſon
ingratitude à la reconnoiſſance , &
réveiller dans la memoire.nos bien
faits paſſez par les nouveaux plaiſirs
que nous luy ferons. TI
Troiſiéme Entretien 187
TIMAGENE.
Puiſque nous ſommes inſenſible
ment tombez ſur la reconnoiſſance
qui eſt la ſeconde partie du bienfait,
je me perſuade que vous voulez
maintenant m'en parler comme vous
me l'avez promis , car il ne ſufit pas
de ſçavoir bien faire & à proposs
mais vous m'avez dit qu'il faut en
core ſçavoir reconnoître le bienfait.
ARISTIPE .
Il y a plus d'obligation à recon
noître les ſervices qu'on a receus
qu'à les faire , car quand un homme
par ſon propremouvement ſe porte
au bienfait c'eſt une action de bon
té , mais quand il a reçû un plaiſir ,
la reconnoiffance qu'il en a eſt une
action de juſtice. Or on eft toûjours
obligé d'être jufte envers tous,mais
l'on n'eſt pas toûjours obligé d'être
bon à tous.
TIMAGENE.
En quoy donc conſiſte propres
ment la reconnoiffance.
ARISTIPE .
La reconnoiffance renferme trois
points , recevoir agreablement le
bienfait , ne le point oublier , & en
donner en tems & lieu une recon
I'4 noillance
188 L’ECOLE DU MONDE .
noiffance qui ſoit proportionnée au
merite de l'action .
TIMAGENE .
Expliquez-moy , je vous prie ,
comment l'on peut s'acquiter en
honneſte hommede ces trois choſes.
ARISTIPE .
Lors qu'un homme vous rend un
ſervice ou qu'il vous fait plaiſir , il
en faut examiner le poids & la qua
lité ; il ſe meſure par quatre choſes,
par la volonté du bienfacteur , par
la nature du bienfait, par la circonf
tance du tems , & par le merite de
Tu perſonne qui oblige.
TIMAGENE.
Cette diviſion me paroît renfer
mer tout ce qu'on peut dire ſur ce
ſujet. ARISTIPE ,
Dans la volonté du bienfacteur il
faut regarder s'il l'a fait uniquement
pour nous faire plaiſir , ou ſi c'eſt en
vuë de ſon intereſt propre. Le pre
mier nous doit toucher plus ſenli
blement que l'autre , il faut voir auffi
s'il ne l'apoint fait par une pure va
nité comme il arrive aſſez ſouvent
juſques dans les aumônes , & alors
comme la ſatisfaction de ſon orgueil
luy fert de récompenſe , nous luy en
ſommes
Troiſiéme Entretien , 189
ſommes moins obligez , & nous le
ſommes encore moins s'il l'a fait par
contrainte ou par neceſſité.
TIMAGENE.
Je conçois que comme le fonde
ment du merite d'une action confirm
te dans la volonté libre deceluy qui
l'execute , c'eit une comfequence
neceſſaire que tout ſervice rendu par
contrainte ou par neceſſité étant in
volontaire eſt ſans merite, & qu'ainſi
nulle reconnoiſſance ne luy en eſt
duë . ARISTIPE .
Voilà de quelle maniere la volon
té du bienfačteur eſt la premiereme
fure du bienfait. La ſeconde proce
de de la nature du bienfait même,
pour laquelle il faut conſiderer la
grandeur, la dificulté , la ſingulari
té , & la verité ou realité du ſervice
receu. Car il faut autrement payer
un ſervice important , & un ſervice
leger, il faut répondre autrement à
celuy qu'on n'aura pû nous rendre
qu'en ſurmontant d'extrêmes difi
cultez , & à celuy qu'on nous aura
rendu fans peine. Nous devons con
fiderer d'un autre ceil une grace fins
guliere , & pour laquelle on nous
diftingue du reſte deshommes & une
I 5 faveur
190 L’ECOLE DU Monde :
faveur qui nous eſt commune avec
toute ſorte de gens. Et enfin s'il eſt
de grands & de petits ſervices, il en
eſt de veritables qui tournent à nô
tre utilité folide , & de faux qu'on
ne 'nous rend que pour nous acca
bler , qui ſous un dehors trom
peur cachent ſouvent une veritable
ruïne , comme ceux de l'Eutrapele
d'Horace , ou de nos Uſuriers qui
fourniſſent aux dépenſes ſomptueu
ſes des perſonnes qu'ils veulent abî
mer , ou comme ce Miniſtre dont je
vous parlois tantôt qui pour perdre
- Puylaurens le fit combler d'hon
neurs , & tomber dans le piege de fa
funefte alliance qui luy coûra la vie .
TIMÁGENE.
Il eſt évident que la qualité du
bienfait nous engage à plus ou moins
de reconnoiſſance , & je conçois que
la principale étude doit eſtre d'ap
prendre à pouvoir en connoître la
diference , & en faire une jufte dif
tinction . ARISTIPE .
Elle dépend auſſi de l'occaſion on
du tems auquel on fait plaiſir , & des
autres circonſtances qui l'accompa
gnent , car un hommequi me fecou
rera dans le moment d'un befoin
preſſant,
Troiſiéme Entretien . 191
preffant , & dans unc urgente neccf
fité m'obligera bien plus que celuy
qui le feroit lorsque je ne ſuis preſſé
d'aucun beſoin . Celuy qui prévien
dra ma neceſſité & qui me fournira
des ſecours dans le moment que je
ſuis denue de toutes choſes me tou
chera bien plus lenliblement que ce
luy qui au milieu de mon abondan
ce me donnera ce dont je n'ay que
faire : les pluies font plus agreables
à la Terre dans la lecherelle que
quand elle eſt déja humectée , & il
pour les recevoir com
ya des tems
me des Treſors , & d'autres danslef
quels on les regarde avec indife
rence ,
TIMAGENE.
Pour moy fi un homme m'avoit
fecouru dans un beſoin preſſant , il
me ſemble que ce bienfait auroit
tant de force ſur mon eſprit , que
quelques injures qu'il m'auroit faites
auparavant je les oublierois pour ja
mais ; bien éloigné du Serateur Bru
tidius qui refuſoit de rendre à un de
fes amis deux Talens , qu'illuy avoit
prêtez pour ſortir de l'eſclavage, &
qui pour s'endéfendre alleguoit que
n'étant pas libre lors de l'emprunt
I 6 il
192 L’ECOLE DU . Monde .
il n'avoit pas pû s'obliger au paye.
ment de cette ſomme,
ARISTIPE
Ce fut aufli ce refus ingrat & in
juſte qui cauſa le bouleverſement de
ſes afaires par un enchaînementter
rible de malheurs acumulez les uns
ſur les autres.. Enfin il faut e : core
pezer la qualité particuliere du Bien
facteur. Car le bienfait nous vient
ou d'une perſonne amie dont le fe
cours nous eſt agreable , ou d'une
perſonne qui ne nous plaît pas ; tout
ce qui part d'une main amie nous
engage avec bien plus de ſenGbilité
que ce qui nous arrive de la part d'u
ne perſonne à qui nous ne voulons
rien devoir , & que nous haïſſons. Te
Le cruel tourment , dit un ancien , f
de devoir à celuy à qui l'on ne vou
droit point être redevable ; mais qu'il
eſt doux de recevoir du bien d'une
main que nous aimerions quand bien
même elle nous feroit injure ! Cette
connoiffance preſupoſée de la quali
té du bienfait . Venons à la recon
noiffance. TIMAGENE .
Vous m'avez dit qu'elle conſiſtoit
à le bien recevoir , à s'en fauvenir
& à le bien recompenſer.
ARISS
Troiſiéme Entretien , 193
ARISTIPE .
Ouy . Mais il faut pourtant obfer
ver la proportion qui leur eit duë.
Si celuy qui rend un ſervice doit
l'accompagner d'un vilage ouvert,
& qui marque ſon contentement , à
combien plus forte raiſon çeluy qui
le reçoit doit- il s'en montrer ſatis
fait ? Il faut donc par toutes les plus
riantes demonſtrations exterieure ;
du viſage & des yeux , & par les
plus vives expreſſions de la parole
& du geſte marquer combien l'on
eft ſendible au bienfait receu , le reg
lever autant qu'il eſt poſſible , &
témoigner le cas ſingulier que l'on
en fait, mais ce n'eſt pas aſſez de le
recevoir agréablement , il faut s'en
ſouvenir , & pour marquer qu'on l'a
preſent à la memoire , il faut le pu
blier , le louer , & le priſer non feu
lement pour rendre à notre bienfac
teur la gloire qui luy eſt duë , & qui
eft le premier fruit de la bonne ac
tion , mais afin de l'exciter par ce
moyen à nous continuer ſes bon
tez ,, & engager les autres à nous
faire plaiſir par la connoiffance qu'ils
auront de nôtre gratitude,

TI
L'ECOLE DU MONDE .
194
TIMAGENE .
• Je ne doute point que la reputa
tion d'être reconnoiffant des ſervices
qu'on a receus , n'attire denouveaux «
bienfaits , comme celle d'être ingrat
les écarte . Car les hommes n'aiment
point à ſemer dans une terre ſterile ,
& ſe plaiſent à cultiver celle qui
rend avec uſure le grain qu'on luy a
confié . ARISTIPE .
Quant à la recompenſe qui eft we
duë au bienfait receu , un homme
fage n'en échappe pas une ocaſion ,
mais elle doit être meſurée au plaiſir
qu'on nous a fait. Car un ſervice
important , fingulier , & dificile ,
comme je vous l'ay déja dit , deman
de une autre recompenſe qu'un ofice
mediocre ou qui n'a rien couté au
bienfacteur.Il faut donc proportion
ner cette recompenſe à trois choſes ;
à la qualité du bienfait receu , à celle
des perfonnes qui nous ont obligé ,
& enfin à nôtre pouvoir . Car ce
qui feroit de ma part une recompen
fe liberale , feroit une mefquinerie
dans une perſonne plus riche , plus
puiffante & plus relevée ; & la bon
ne femme de l'Ecriture plut davan
tage en rendant à Dieu une obole ,
que
Troiſiéme Entretien. 195
que tous les riches Phariſiens , qui
rempliſſoient de leurs richeſſes les
1 troncs de la Synagogue .
TIMAGENE .
Mais n'ay-je pas lũ quelque part
1
qu'il faut que la reconnoiffance d'un
ſervice le furpafle ou du moins l'é
gale.
ARISTIPE .
Comme le bienfacteur agit fans
obligation , & que celuy qui rend
le bienfait y eſt obligé. Il faut que la
reconnoillance le lurfaffe ; mais
cette regle n'eſt pas generale , puiſ
que l'on n'eſt pas toûjours en état
de pouvoir renvier fur le plaiſir
qu'on a receu , & que ſuivant cette
maxime il feroit impoſible à l'infe
rieur de s'aquiter envers un homme
plus puiffant dont il auroit receu de
gran les faveurs. Quand on le peut
il faut le faire , mais lors qu'on ne
peut pas y atteindre , il faut par de
vives demonſtrations faire conce
voir la grandeur de l'obligation
que nous reffentons , exprimer no
tre déplaiſir de ne pouvoir nous
en aquiter fuivant nos intertions, &
dire que nous ne pretendons point
par là ſatisfaire à ce que nous devons,
mais
196 L'ECOLE DU MONDE .
mais ſeulement reconnoître que
nous ſommes obligez.
TIMAGENE .
C'eſt à dire qu'il faut payer en pa
soles & en bonne volonté , ce que
l'on ne peut pas payer par effer.
ARISTIPE.
La bonne volonté eſt une mon
noye dont perſonne ne peut man
quer , elle eſt au pouvoir des plus mi
ſerables , & cependant nous voyons
des ingrats qui ſe dépcüillent de rou
te forte de ſentimens d'honneur, &
qui n'ont pas plûtôt receu d'un hom
me un ſervice ſignalé , que le voyant
dans l'impuiſſance de s'en aquiter ,
au lieu de le payer du moins par
quelques marques exterieures de cet &
te bonne volonté , ils prennent de
la haine pour leur bienfacteur , &
évitent juſqu'aux occaſions de leren fo
contrer , afin que fa veuë neleur re
proche point ou leur impuiflance ou
leur mauvais coeur. C'eſt ce qu'une
ancien nous dit d'une maniere fort
viye. Le fiecle , dit- il , eſt dans une
coruption fi opoſée aux ſentimens
d'honneur & de reconnoiffance, que
fouvent nous avons pour plus grands few
ennemis ceux que nous ayonsleplus
oblis
Troiſiéme Entretien . 197
obligez ; & ce n'eſt pas même feu
lement aprés le bien fait qu'ils nous
haïffent, mais , ce qui eſt horrible ,
c'eſt à cauſe du bienfait qu'ils de
viennent nos ennemis . Car, ajoûte
t'il, on le reçoit avecjoye tantqu'on
ſe ſent en état de pouvoir le payer ,
mais fi- tôt qu'il excede notre puiſ
fance ; la haine prend la place de la
reconnoiffance que nous lui devons,
& l'on ſe décharge par là toutd'un
coup d'une obligation trop peſante.
TIMAGENE.
C'eſt donc juſtement comme si
un debiteur croyoit être quite d'une
debte pour l'avoir effacée d'un trait
de plume fur fon Livre de compte
& en diſant des injures à ſon crean
cier . Mais je voy bien que cela n'ar
rive que trop , & chaque jour nous
fournit de furieux exemples d'ingra
titude. ARISTIPE .
Scavez - vous d'où naît l'ingratitu
de ? Elle naît du defir de l'indépen
dance , parce que tout hommeayant
dans le cæur un principe d'orgueil,
il voudroit, s'il pouvoit ne rien de
voir à qui que ce ſoit , car qui doit
ſemble être dans une eſpece de dé
pendance de celui auquel il eſt obli
gés ,
198 L'ECOLE DU MONDE .
gé , de ſorte que pour ſe tirer to :
d'un coup des liens de cette obliga
tion , il efface de ſon ſouvenir le bien
fait receu , pe pouvant y penſer qu'il
ne ſe mette devant les yeux cette
chaîne dontlatacheluy eftGodieuſe .
TIMAGENE . ?
Je ne m'étonne donc plus d'où
vient que l'ingratitudeeft fi commu
ne , & qu'elle domine également
fur les grands & ſur les petits.
ARISTIPE .
Sans doute , le monde fourmille
d'ingrats , & fans parler des gens to
élevez dans de grands emplois par
des miniſtres qu'ils ont enſuite ſu
plantez ; ne voit on pas un tas de
petits gredins tout d'un coup enri
chis , & qui comme l'Arabe Der
mond ayant été tirez de la bouë & 92
quittéla caſaque de laquais d'un Cu le
ré ſe ſont veus pouſſez de Commif.
fions en Commiſſions par de gros
Fermiers , & pour tout payement
ont par une infinité de calomnies ,
de fourbes & de mauvaiſes voyes Bu
VE
ruiné leurs patrons & ſe ſont mis à
leur place .
TIMAGENE .
Haïr & détruire ſon bien facteur,
C'eit
Troiſiéme Entretien , 19
c'eſt le comble de la plus lâche & de
la plus perfide ingratitude; car pour
des hommes qui oublient ſimplement
les bienfaits , c'eſt ce qu'on rencon
tre à chaque pas , mais d'aller jul
ques à rendre le mal pour le bien il
faut avoir l'ame d'un Derinond ou
d'un Churchill .
ARISTIPE .
On devroit envoyer ces ingrats à
l'Ecole desbeftes ,& pour confondre
la lâcheté de ce vice le plus odieux
de tous ceux qui empoiſonnent le
commerce du monde , ils n'ont qu'à
jetter les yeux ſur l'avanture de l'Ec
clave Anderode.
TIMAGE enNE.
N'eſt-ce pas cet Eſclave Romain,
qui expoſé ſur l'Arene pour y être
devoré des Beſtes , n'y fut pas plu
tôt produit qu'il ſe vit flaté & careflé
par un Lion dont il devoit être la pa
ture ? ARISTIPE .
Cet animal ſe ſouvenoit qu'autre
foiscet Eſclave refugié dans uneCa
verne luy avoit arraché une épine du
pié , & l'avoit ſoigneuſement penſé
juſqu'à ſa parfaite gueriſon , de ſorte
qu'ayant reconnu lon bienfacteur ,
il fe jetta à ſes pieds , & par les foll
millions
200 L'ECOLE DU MONDE ,
miflions & fes careſſes luy marqua.
une reconnoiffance qui ſurprit le
peuple , dont l'amphitheatre étoit
rempli. TIMAGENE.
Vous pourriez ajoûter , & dont
la plû part n'auroient peut- être pas
éré capables d'une pareille action .
ARISTIPE .
L'ingratitude eſt fi contraire à la
nature qu'on ne la trouve pas dans
les beftes les plus farouchess cepen
dant on la trouve dans leshominés.
Ils vont ſe mettre ſous un arbre à
l'abri de l'orage , mais leur crainte
n'eſt pas plutôt paſſée , qu'ils pren
nent la hache pour le renverſer ; Ces
ingrats ne doivent pas eftre ſeule
ment en horreur à ceux dont ils ou
blient les bienfaits ; mais à tout le
genre humain ; puiſque leurmécon
noiffance en offenfant le particulier
fait connoître au public la mechan
ceté de leur àme , inais avant quede
foir , il faut que je vous dife encore
un mot qui vous fervira d'une regle
generale pour toute vôtre vie .
TIMAGENE .
Et quelle eſt -elle.
ARISTIPE.
C'est que quand vous avez refolu
de
Troiſiéme Entretien . 201
de répandre vos bienfaits ſur un
homme , il faut les diſtiller un à un,
& ne les pás faire tous à la fois ; &
par une raiſon contraire ,lorſque vous
vous croyez forcé à devoir faire du
mal à quelqu'un , ce que vous évite
rez neanmoins le plus qu'il vous ſera
poflible , il faut luy faire à la fois tout
le mal que vous luy deftinez.
TIMAGENE.
Et la raiſon s'il vous plaît.
ARISTIPE .
La raiſon à l'égard du bienfait ;
c'eſt que quand un homme a receu
tout ce qu'il peut attendre de vous;
fon zele & fa chaleur qui ne ſont plus
animez par l'intereſt s'amortiſſent,
& il eſt rare qu'il ne tombe pas dans
l'ingratitude c
, omme l'on voit dans
la pluſpart des Enfans pour l'avan
cement deſquels les Peres ont faitla
folie de ſe dépoüiller entierement ;
car fi nous voyons que la nature elle
même eſt trop foible pour vaincre
l'ingratitude, que ſera - ce d'un étran
ger qui n'a pas ces liens de ſangqui
Pobligent à la reconnoiſſance. Il ne
faut donc point donner tout d'un
coup à un homme tout ce qu'il peut
attendre de vous , mais il faut par le
ménay
L'ECOLE DU MONDE.
ménagement des bienfaits les couler
l'un aprés l'autre pour en faire durer
la grace plus long -temps , & tenir
Vefpritde celuy quilereçoit dans une
perpetuelle attente d'enrecevoir de
nouveaux .
TIMAGENE .
Et pourquoy faire le mal tout à la
fois ?
ARISTIPE ...
C'eft. qu'un homme eſt moins ai.
gri d'un grand mal qu'on luy a fait
tout d'un coup, que de pluſieurs pe
tires injures qu'on luy réitere fou ,
pent , & qui font que ſon eſprit de
meure dans une perpetuelle inquie
tude qui ſe réveille tous les jours &
qui le porte encore plûtôt à la ven
geance; car la crainte d'un petit mal
futur eft plus efficace que le ſouve
nir du plus grand mal paffé. C'eſt
par cette raifon que le Regne d'Au
gufte fut fi heureux aprés la cruauté
barbàre de la proſcription , qui ren
dit fi affreux le commencement de
fop Empire , au lieu que le Regne
de Neron qui eut de ſi beaux com
mencemens remplit Rome d'hor
jeur , cn la tenant ans une crainte
continuelle. Refumez donc . mon
fils ,
Troifiéme Entretien . 203
f's , ce que je vous ay dit dans cet
Entretien pour en profiter. L'on ne
pratique le monde que pour y aque
rir des amis s & on ne gagne ces
amis que par une adroite complai
ſance , & par un eſprit toûjours
preft à bien faire , & à reconnoître
les bienfaits , la complaiſance fait
l'agrément de la ſocieté, & les offis ,
ces mutuels en ſont l'ame & le lien .,
Soyez donc complaiſant de la ma
niere que je vous ay dit qu'un hon
neſte homme le doit eſtre , faites
du bien à tout le monde , mais avec
le ménagement & la diſtinction que
je vous ay marqué , & enfin lors
qu'on aura épanché ſur vous des
bienfaits, reconnoiſſez - les ſelon vos
forces , & avec tout l'agrément qui
vous ſera poſible.
TIMAGENE.
Les inſtructions qu'il vous a plû
me donner ſur ce ſujet ſont fi con
formes aux inclinations dans ler
quelles vous m'avez élevé , que je
n'auray pas de peine à les ſuivre , je
commenceray même par vous , mon
Pere , & comme les biens que j'ai
receus de vous ſont au delius de
toutes mes reconnoiffances , agréez
les
26 L'ECOLE DU MONDE .
les foumiffions de ma bonne volon
té , & le reſpect éternel que je con
ferveray pour vous .
ARISTIPE.
Finiſſons', mon Fils ; & remet
tons à une autre fois à vous entrete
nir de ce que vous venez de me
dire. Il eſt temps de nous retirer ,
& pour aujourd'huy je ne vous en
diray pas davantage.

Fin du Troiſiéme Entretien .

IO
í
‫‪-----‬‬

‫د بریارد‬
LE COLE

DU MONDE ,
OU

INSTRUCTION
D ' UN PERE

A UN FILS,
Touchant la maniere dont il faut
vivre dans le Monde.

Diviſée en Entretiens.
Par Mr. LE NOBLE.
TOME SECOND.
Nouvelle Edition revue & corrigée,

A AMSTERDAM ,

Aux dépens de la COMPAGNIE .


M. DCCXV.
‫‪..‬‬

‫الدار المعمر‬ ‫‪ ,‬اربع‬


‫‪ -‬زریعہ دری‬ ‫‪ D‬معه‬
L'ECOLE

DU MONDE ,
OU

INSTRUCTION
D'UN PERE
A UN FILS ,
Touchant la maniere dont il faut
vivre dans le Monde.

Diviſée en Entretiens.
Par Mr. LE NOBLE.
TOME SECOND.
Nouvelle Edition revue & corrigée,

A AMSTERDAM ,

Aux dépens de la COMPAGNIE ,


M. DCCXV.
-
Pag. 1 .

కుతకుతకుతలం

L'E C O L E

DU MONDE .

QUATRIEME ENTRETIEN .

De la Converſation se de la Diffi
mulation.

ARISTIPE.

Andis que ces importuns qui m'ont


fatigué par tant de diſcours inutiles ,
T ſe font retirez , & que je luis a moi
même, allons , mon fils , ſur le bord de
ke Canal jouïr de la beauté du reſte du jour ,
& y continuer nos Entretiens.
1 TIMAGENE .
Je n'ai jamais plus ſoufert que de lalon
gue viſite que vient de vous faire Fabius ;
Tom . II. A l'en
L’ECOLE DU MONDE
l'ennuyeux perſonnage ! C'eſt un parleur
éternel avec lequel il eſt impoſible de di
re un mot. Quel torrent d'inutilitez cou
ſuës les unes aux autres , ſans ordre &
fans jugement ! Quel amas de bagatelles
qui n'aboutiſſent qu'à un ennui mortel !
Pour moy je m'étonne que vous ne l'ayez
pas congedié vingt fois en feignant quel
qu'afaire.
ARISTIPE .
Avez-vous déja oublié ce que je vous dis
hier touchant la Complaiſance ? Et n'au.
rois -je pas peché moi-même contre les re .
gles que je vousen ai données ? Fabius eft
le plus importun des hommes , on s'en.
nuye , on hâille mille fois tandis qu'il dé
bite les fornettes , & qu'il ne s'aperçoit
pas combien de fois l'horloge a ſonné ;
cependant je le foufre , parce qu'outre fa
qualité il peutme ſervir auprés du Miniſ
tre dont il eſt allié , ainſi je le ménage & le
laiſſe abuſer de mon oreille , afin que dans
l'occaſion il me procure pour un moment
favorable celle de ſon parent. Mais , mon
Fils , avez-vous bien remarqué toutes les
diferentes impertinences de ſes diſcours ?
Je veux que vous tiriez de la viſite en.
nuyeuſe des leçons utiles pour votre con.
duite , en vous faiſant remarquer tous les
défauts dans leſquels il eſt tombé , afin
que ſur ſon exeinple vous ayez ſoin de
vous en garantir.
TI .
Quatrième Entretieni 3
TIMAGENE.
Puiſque l'occaſion nous fournit cette
matiere , je l'écouterai avec plaiſir ; car je
m'imagine que toutes les autres inftruc.
tions ſeroient inutiles ſans celle qui regar
de la maniere de regler ſon parler dans la
Converſation , il me ſemble que jamais
EX homme n'a fi mal reglé le lien que cet im
portun qui vous quite. Je vous avoûë que
j'ai fait ſur moi de terribles efforts pour dir .
fimuler mon ennui .
ARISTIPE.
Il ſeroit à ſouhaiter que la Police pût
étendre ſes Ordonnances juſqu'à ſuprimer
des Converſations toutes les inutilitez
& regler l'étenduë des viſites de ces gens
qui n'ont autre emploi que celui d'aller
de maiſon en maiſon ennuyer les autres :
encore faut-il fonger que ceux que l'on va
voir ont leurs afaires , & qu'ils ne ſont
pas payez pour conſumer leur tems à é
couter des choſes dont le plus ſouvent ils
n'ont que faire.
TIMAGENE.
Un petit aiguillon de colere ne ſert quel
quefois qu'à égayer l'eſprit , & je trouve
vôtre idée ſur la Police fort divertiſſante
il auroit fallu que Fabius eût retranché
pour le moins les dix-neuf vingtiémes de
fa Converſation.
ARISTIPE
Continuons la nôtre , elle vous ſera plus
A 2 utile >
4 L'ECOLE DU MONDE.
utile , puifque je veux vous entretenir de
deux choſes tellement neceſſaires à celui
qui veut vivre dans le monde , que fans
elles il ne faut compter ni amis , ni ſuc .
cés dans ſes deſſeins ; l'une eſt la manie
re dont il faut regler ſon parler dans la
Converſation , & l'autre eſt la Diſlimula
tion .
TIMAGENE.
Vous faites fort bien de les joindre ;
puiſque c'eſt la parole qui eſt le voile de la
Diffimulation , & que la Diffimulation doit
ſouvent régler la parole.
ARISTIPE .
C'eſt par la parole que s'entretient la ſo
cieté des hommes , elle eſt la peinture de
l'ame & lien le des cours , c'eſt elle qui
nous produit nos amis & nos ennemis , &
qui par conſequent ſert le plus à faire ou
à détruire nôtre fortune. Il faut donc
aporter une extrême circonſpection à re
gler fon parler , non ſeulement en parlant
juſte , mais en ſe taiſant à propos. Car il
n'y a pas moins d'art à bien ſe taire qu'à
bien parler.
TIMAGENE .
Oui. Et je me fouivens d'avoir lů
en quelqu'endroit dans un Auteur an
cien , que ſi l'on aprenoit des hommes à
parler , c'étoit des Dieux qu'on aprenoit
à le taire.

ARIS
Quatriéme Entretien .
ARISTIPE .
Pythagore , le premier qui a pris le nom
de Philoſophe, ordonnoit cinq ans de fi
lence à ſes Diſciples , avant qu'ils ozaſſent
ouvrir la bouche dans ſes Ecoles , & la
plớpart des jeunes gens qui entrent dans
le monde auroient bien beſoin qu'on leur
fiſt faire ce Noviciat Pythagoricien , com
me les Venitiens le font pratiquer pendant
quelque tems à leurs jeunes Ffcoutanti,
qu'ils font entrer avant l'âge au Senat ,
mais qui des bancs inferieurs ne font que
prêter l'oreille ſans ouvrir la bouche.
TIMAGENE.
Ce Senat eſt fort ſage , & ne croyez vous
pas que cette pratique fùt fort utile en
beaucoup d'endroits où il me ſemble que
l'on commet un peu trop libreinent la vie
& le bien des hommes au jugement de ceux
que les Loix ne tiennent pas capables de
diſpoſer de leur propre bien ? Je ſçais bien
qu'on les met en place avant l'âge comme
dans une bonne école, mais quand juſqu'à
cet âge ils y ſeroient comme les Eſcoutanti.
au Senat de Veniſe , peut être n'en feroit
on pas plus mal .
ARISTIPE.
Il y a du pour & du contre à ceque vous
dites là , car il n'en eſt pas de même des
Senateurs de Veniſe comme des Juges de
France ; les premiers ne donnent jamais
leurs avis de vive voix , mais par des bou
A 3 les
6 L'ECOLE DU MONDE .
les de couleurs diferentes , ainſi les an
ciens ne peuvent pas guider les jeunes dans
leurs ſufrages : mais en France où les ſufra
ges ſe donnent de vive voix , les jeunes
peuvent être guidez par de plus hábiles ,
& ne s'agiſſant que de ſe déterminer entre
deux opinions, li tôt qu'on a un bon ſens
naturel & bon defir de bien faire, on con
noît bien -tôt ſur les ouvertures qu'en font
les autres le bon ou le mauvais parti .
TIMAGENE
Ainſi vous ne défaprouvez pas qu'on
laiſſe entrer la jeuneſſe dans les Charges,
& qu'on leur donne dés l'abord une plei.
ne liberté de ſufrages.
ARISTIPE .
Je ne le croi pas fi dangereux qu'on fe
l'imagine , pourvû que l'on faſe diſtinc
tion des ſujets. Mais ne nous écartons
point du nôtre , & concevez que dans
l'Entretien qui lie la ſocieté des hommes il
faut obſerver trois choſes , la Modeſtie ,
la Breveté, & la Bienſeance ; & fuir fix
défauts dans leſquels on a coûtume de
tomber , la Vanité , la Médiſance , le Men
ſonge , l'Importunité , le Libertinage , &
l'Indiſcretion .
TIMAGENE .
Je voi que pour bien comprendre les
trois choſes qu'on doit obſerver en parlant ,
il ſufit d'expliquer les fix défauts qu'il
faut éviter.
ARIS .
Quatriéme Entretien . 7
ARISTIPE .
Vous concevez jufte , car quand on ne
tombera dans aucun de ces défauts on aura
la veritable regle & dela modeſtie , & de la
breveté , & de la bienſeance. Il faut donc
vous expliquer en quoi confiftent ces vi
ces afin que vous les évitiezſoigneuſement,
& que vos entretiens ſoient agréables à
tous ceux avec qui vous converſerez , &
qu'ils vous en acquierent l'amitié. Com
mençons par la Vanité.
TIMAGENE .
Quelle diference mettez-vous entre l'or
gueil & la vanité ?
ARISTIPE.
Celle qui eſt entre la cauſe & l'effet ,
L'orgueil eſt une qualité interieure de l'a
me qui fait qu'un homme preſume de foi
beaucoup au -dela de ce qu'il vaut, & s'er.
time plus qu'il n'eſt , en ſe groflifſant à ſoi
même l'idée de ſon merite : & la vanité eſt
l'expreſſion exterieure de cet orgueil , ſoit
dans la parole , ſoit dans l'attitude du corps
foit dans tout ce qui l'accompagne: il n'y
a point de vice plus univerſellement haſ
& plus inſuportable que l'orgueil , c'eſt
un poiſon qui gâte toutes les bonnes qua
litez d'un homme, & quelque merite qu'il
ait , il ſuffit pour le rendre odieux & mé
priſable , qu'il ait ce défaut , qui fait qu'en
plaiſant trop à ſoi-même, il déplaît à tous
les autres.
A 4 TL
L'ECOLE DU MONDE .
TIMAGENE.
Se plaire à ſoi-même c'eſt ſouvent plaire
à un fou : mais pourriez -vousmedonner
l'idée de quelqu'un qui fût fort entiché
de ce défaut , afin qu'il me ſerve de mo .
dele pour reconnoître les autres ?
ARISTIPE .
De tous les orgueilleux que j'ai ja
mais vů je n'en ai point trouvé un plus
fou de vaine prelomption , ni plus ri
dicule , plus impertinent , & plus mépri
fable , que le gros Mufalec Cadi de Conf
tantinople. Son plaiſir eſt de groffir l'a
mas prodigieux des Plaideurs par un long
refus de ſes Audiences , pour ſe produi.
re une cour qui chatouille ſa vanité . Quand
ces malheureux ſe ſont long- teins inor
fondus dans ſa fale , & qu'un Eſclave eſt
venu fix fois entrouvrir la porte, pour voir
fi l'aſſemblée eſt aſſez nombreuſe , enfin
il joûë ſon audience domeſtique on le
voit paſſer arrogamment de ſon cabinet
vers cette foule rampante de Plaideurs
qui ſe tuent à qui l'abordera un placet à
la main. Ilavance ayant la queûë de ſa So
praveſte portée par un de ſes Eſclaves , &
marche la tête jettée en arriere & l'eſto
mac en avant , pour ſe tenir plus droit &
plus élevé , le col immobile , l'æil ſe
vere , le regard mépriſant , prenant &
chifonant tous les placets ſans daigner ou
vrir la bouche pour dire un mot , & bien- .
heue
Quatriéme Entretien,
heureux qui par une diſtinction extraordi
naire peut arracher de lui une petite incli
nation de tête . Mais il ne ſçait pas que plus il
croit par-là ſe donner un faux air de gran
deur Subalterne pour atirer la veneration
de ceux qui ont beſoin de lui , plus il ſe
rend l'objet ridicule des ſages, qui ne ſont
pas plûtôt dégagez de la contrainte de la
preſence qu'ils rient de ſon fafte imperti
nent, & le renvoyent pour l'en corriger à
la boutique dont il eſt ſorti. Mais ce qui eſt
admirable & ordinaire aux orgueilleux qui
naturellement ont le cæur lache , c'eſt
qu'autant que Mufalec eſt ſuperbe & vain
dans la Salle de ſes Audiences ; autant il
eſt plat & rampant lorſqu'il paroît au Ser
rail en preſence de quelque Vizir , ou de
vant le Divan .
TÍMAGENE.
Vous me dépeignez là un orgueilleux
& mépriſable. Cadi, & je voudrois pour
beaucoup avoir été à Conítantinople pour
le voir & pour en rire .
ARISTIPE .
Eh ! mon Fils , il ne faut point aller jur
qu'en Turquie pour le voir , & il eſt ici des
Mufalecs plus Turcs qu'ils ne le ſont à
Conſtantinople: mais contez qu'il eſt auſſi
* peu poflible qu'un orgueilleux fe corrige &
$ ſe faire aimer, qu'il eſt impoſſibie de dref- -
fer un vieil Ane au Manege.

AS TI
L'ECOLE DU MONDE .
TIMAGENE.
Mais un peu d'orgueil ne fied- il pas à
ceux qui ſe voyent élevez au deſſus des au
tres ?
ARISTIPE .
Plus vous êtes dans les hauts Emplois ,
moins il faut avoir d'orgueil. Voyez un
champ deblé , les épis qui levent leurs tê
tes le plus haut ſont les plus vuides : il en eſt
de même des hommes , ceux que vous vo
yez s'élever avec le plus de vanité , comp
tez que ce ſont les têtes les plus vuides de
jugement , de mérite , & de capacité.
Gardez vous donc bien , mon fils , de ja
mais faire paroître dans vos airs exterieurs ,
& encore moins dans vos paroles , aucune
choſe qui puiſſe être en vous l'indice de ce
défaut mépriſable ; fongez que ce vice
eſt le premier qui s'empare du cœur de
l'homme par l'amour propre qui en eſt la
ſource , & qu'il eſt le dernier qui reſte à
ceux qui font tous leurs efforts pour ſe cor
riger.
TIMAGENE .
Et comment le peut - on le plus aiſément
corriger de ce déaut ?
ARISTIPE .
Tres -dificilement , lorſqu'on 'y a pris
habitude , car on ne le peut faire qu'en re
gardant toûjours en quoil'on eſt au deſſous
des autres , & jamais en quoi on les ſurpal
fe , car c'eſt ce dernier qui engendre l'or
gucil ,
Quatriéme Entretien. TY
gueil , au lieu quel'autre fait que nous nous
connoiſſons veritablement , & que par cet
te connoiſſance qui nous fait réflechir ſur
nos foibleſſes , nous nous portons à nous
perfectionner. Mais afin de ne point quit
ter de vûë nôtre ſujet , & pour vous ex
pliquer toute la nature de ce vice en ce qui
concerne la parole , vous ſçaurez que la
vanité ſe diviſe en deux parties, dont l'une
eſt ce qu'on apelle vanterie , & l'autre
c'eſt la preſomption ,
TIMAGENE.
Qu'appellez - vous la vanterie ? Et quel
le diference mettez · vous entr'elle & la
preſomption ?
ARISTIPE.
Ce que j'apelle vanterie eſt un vice d'a
mour propre , par lequel un homme entêté
de ſoi même , & croyant ſe donner de la
réputation fe glorifie , & parle de foi plus
avantageuſement qu'il ne doit ; & la pre
ſomption eſt une opinion que nous avons
de nôtre propre capacité qui nous fait mé
priſer les ſentimens des autres , & nous
. rend obftinez dans notre propre ſens que
nous croyons le meilleur. Vous voyez
donc que ce ſont deux choſesfort diferen
tes , quoique l'une & l'autre foient un vi
ce de vanité , & une expreſſion exterieure
de l'orgueil qu'on a dans l'ame.
TIMAGENE.
Certe diference eſt ſenſible , & en effet
A6 je
L’ECOLE DU MONDE.
je ne trouve rien de fi inſuportable que
d'entendre un homme qui le vante ſoi-mê
me.
ARISTIPE .
L'on peut ſe vanter diverſement, ou
d'une choſe que l'on a faite , ou d'une cho
fe que l'on n'a pas faite . Dans le premier il
n'y a proprement que l'excés qui ſoit blå
mable , car un honnête-homme peut fans
choquer fa modeſtie & dans le deflein d'ex
citer les autres à bien faire, parler d'une.
bonne action qu'il a lui-même executée , &
c'eſt ce qu'Horace appelle , ſuperbiam qua
fitam meritis , une élevation d'ame fondée:
ſur un mérite ſolide; mais il faut aporterà.
ce récit une grande circonſpection . Car fi
peu qu'il y paroiſſe d'amour propre , & de
déſir d'être loûć , le diſcours perd toute fa
grace , & les eſprits qui naturellement font
avares des louanges d'autrui, le révoltent,
& ne peuvent ſoufrir celles que le diſa
coureur ſe donne où qu'il ſemble man-
dier.
TIMAGENE .
Eſt -ce que vous voudriez interdire tout
entretien aux Gaſcons ? Car il eſt dificile
qu'ils ſe réſolvent à diſcourir ſans s'éten
dre ſur le récit des combats où ils veulent
qu'on croye qu'ils ſe font trouvez ?
ARISTIPE.
On leur fait ce reproche , mais il y
en a qui ne ſont point ſi fort entichez
de
Quatriéme Entretien . 13
de. ce défaut , en tout cas je le leur par
donnerois volontiers s'ils s'en tenoient à
ne ſe vanter que de ce qu'ils ont fait ; mais
il n'y a rien de fi ridicule que de ſe van-,
ter d'une action ſupoſée. C'eſt le comble
de la vanité , qui n'attire pas ſeulement
le mépris de ceux à qui nous parlons , mais
nous expoſe ſouvent à de facheuſes railles,
ries.
TIMAGENE.
C'eſt ce que je vis arriver ces jourspaſſez
au Baron de Cad -bious. Il ſe mit à parler de
la Campagne derniere , & à l'entendre il
ne s'étoit pas paffé la moindre choſe qu'il
n'y eût eu part. il avoit ataqué par tout,
ſoutenu par tout, vaincu par tout, il avoit
été le canal de tous les avis , le depoſitaire
des ordres des Generaux & le confident
de leurs fecrets . Cependant avant la fin de
. la Converſation l'on fçût qu'une longue
indiſpoſition l'avoit retenu tout l'Eté dans
une de nos Places frontieres , & comme
la compagnie ne manquoit pas de rieurs ,
cela fournit matiere à des railleries un peu
plus vives qu'il ne l'auroit ſouhaité.
ARISTIPE .
La vanité eſt preſque toûjours ſuivic
d'humiliation. Je connois ce Gaſcon , c'eſt
un homme qui ne dément point le Prover
be qui dit , que la vanité & la poltronerie
font deux fæeurs qui ne le quittent gue
res. Un homme qui fait bien le laiſſe pu
· blier
E
14 L'ECOL DU MONDR .
blier aux autres , mais celui qui ne fait rien
ſe vante d'avoir tout fait pour en donner
l'opinion , & bien loin de s'aquerir par là
de la gloire , il ſe rend l'objet de la raillerie
de ceux qui l'écoutent.
TIMAGENE .
Et que me direz - vous de la Preſomp
tion ?
ARISTIPE.
La préſomption dans le diſcours paroît
à deux choſes qui ſont également blâma
bles , l'une de vouloir par une autorité im
perieuſe forcer les autres à condeſcendre à
nôtre avis ; & l'autre de ne jamais vouloir
par une opiniâtreté incomplaiſante, con
deſcendre au ſentiment d'autrui : la pre
miere vient d'une trop bonne opinion
qu'on a defoi, & la ſeconde eſt l'effet du mé
pris qu'on a pour les autres ; l'une rend nô
tre Converſation tyrannique , & l'autre
nous jette dans les tempêtes perpetuelles
d'une contradiction qui peut devenir inju .
rieuſe , & toutes deux ſont l'effet de la par
fion que nous avons de vouloir paroître
plus habiles que nous ne le ſommes , ou de
l'opinion dont nous nous flatons que nous
en ſçavons plus que les autres : & c'eſt juf
tement ce qui s'apelle préſomption .
TIMAGENE
C'eſt un plaiſant tintamarre de Conver
ſation lorſqu'elle tombe en contradiction
entre deux perſonnes également entêtées
de

1
Quatriéme Entretien . IS
de leur capacité , & également obftinées à
foûtenir leurs ſentimens.
ARISTIPE.
C'eſt ce qui ſe rencontre aſſez ſouvent
parmi les femmes & les Philoſophes: mais
s'il vous arrive jamais des conteſtations dans
l'entretien , comme il eſt impoſſible qu'el
les n'arrivent , puiſqu'elles ſont le feu qui
empêche qu'il ne ſe glace; il faut y éviter
trois choſes , la hardieffe , l'aigreur , & l'o
IT
piniâtreté ; il faut en ſoûtenant le parti rai
lonnable que vous avez pris, uſer deparo
les moderées , de termes honnêtes , & plu
tôt ceder avec douceur que d'aigrir par o .
piniâtreté l'eſprit de vos amis , mais ſur
tout quoi que vous difiez , & quand ce que
vous dites ſeroit la plus belle choſe du mon
1
de , parlez toûjours d'une maniere qui faſſe
comprendre que vous aſpirez plus à être in
ftruit qu'à dogmatizer les autres , parce que
naturellement les hommes ne veulent point
être forcez dans leurs ſentimens, & plus un
eſprit connoît qu'on veut prendre empire ſur
lui, moins il ſe ſoumet.
TIMA GENE.
C'eſt l'effet de l'amour. naturel qu'on a
pour la liberté : cependant quand un hom :
me eſt dans une erreur viſible , abandonne
rai-je la verité ? Pour moij'aurois , je vous
l'ayoûe , bien de la peine à ne pascontredi.
re une erreur que je verrois clairement de
vant mes yeux.
ARIS
16 L'ECOLE DU MONDE .
ARISTIPE .
Il y a deux ſortes de perſonnes contre le-
quelles il ne faut jamais entrer en contradic
tion ; ceux qui ſont fort au deſſus de nous,
& ceux qui ſont fort au deſſous.
TIMAGENE.
Et par quelle raiſon voulez-vous qu'on
ſuive une même regle à l'égard de deux par-
tis fi opoſez ?
A: R ISTIPE
Il faut éviter de contredire les perſonnes
puiſſantes par reſpect , & pour ne leur point :
donner un chagrin qui pourroit nous atirer
leur haine ou leur dégout. La plupart des
Grands ſont capricieux & hautains , un rien
les pique , un mot qui n'eſt pas à leur gré
les écarte ; & un atôme qui leur déplaira eſt
ſouvent capable d'étouffer toute leur bonne
volonté ; ainſi point de contradiction avec
cux , & il vaut mieux leur ceder ſans raiſon
que de conteſter:
TIMA GENE .
J'ai lû ce qui arriva entre un ancien Phi
loſophe & un Roi. On difputa ſur un point
de Philoſophie, le Roi n'étoit pas du par
ti de la Raiſon , cependant le Philoſophe
lui ceda , . & comme fes Diſciples le blâ
moient de n'avoir pas mieux défendu fon
opinion , voulez -vous, dit -il, que j'aille
conteſter contre celui qui a ſur moi le
droit de vie & de mort..

ARIS
Quatriéme Entretien . 17
ARISTIPE :
Cela ſe raporte affez à la Politique de ce
Courtiſan qui joüoit à grande Prime avec
un de nos Rois. Un Vatout étoit fait , le
Roi avoit grand Flux qui ne pouvoit être
gagné que par Frédon , l'autre portoit,
trois cinq & dit qu'il tiroit à Prime. Le
Roi dit , j'ai donc gagné le quatrieme
cinq arrive au Courtiſan & lui fait non - ſeu
lement Prime mais Frédon , le coup étoit
gagné pour lui : mais comme le Roi avoit
JIH dit , j'ai gagné , f - tôt que ce joueureût a
Te perçu ſon Frédon , il brouilla ſon jeu dans
les écarts & dit , je le quitte. Ceux qui
voyoient jouer ne purene s'empêcher de
témoigner de la ſurpriſe , & le Roi qui ſe
douta du coup demanda ce que c'étoit : à
quoi le Courtiſan ne répondit autre choſe
finon vôtre Majefté , Sire , a dit qu'elle
avoit gagné , elle ne ſe trompe jamais.
C'en fut affez pour faire comprendre au
Roice qui s'étoit paffé , & le Courtiſan fe
trouva fort bien dans la ſuite d'avoir cedé
ce coup qui auroit peut- être chagriné fon
Maître.
TIMAGENE .
Le gain qu'il eût fait n'auroit pas valu le
chagrin qu'il auroit riſqué de donner au
Roi; ainfi je trouve qu'il fit en ſage Cour .
tiſan . Mais avec ceux qui ſont au deſſous
de nous , quelle raiſon nous empêche de
les contredire ?
ARIS ,
78 L'ECOLE DU MOND' & .
ARISTIPE.
Si nôtre contradiction offenſe ceux qui
font au deſſus, c'eſt nous ravaler trop que
de conteſter avec nos inferieurs, parce que
la diſpute met une eſpece d'égalité entre
ceux qui conteſtent : outre qu'il eſt bien
plus chagrinant de ſuccomber en diſputant
avec un inferieur, qu'il n'y a de gloire &
de plaiſir dans l'avantage qu'on auroit ſur
lui. Voilà pour ce qui concerne la Vani
té qu'il faut ſoigneuſement éviter dans ſes
paroles, paſſons à la Médiſance , qui eſt
un fel empoiſonné qui corrompt tout ce
qu'il touche.
TIMAGENE.
Il eſt vrai que rien ne ſe peut parer du ve.
nin que répand le Médiſant, mais pour ô
ter ce venin de l'entretien commun , je
croi qu'il faudroit faire de preſque toute la
terre une Chartreuſe ; car on eſt tellement
infatué que la médiſance eſt le ſel de la
Converſation , que celle qui n'en eſt pas
affaiſonnée paſſe pour infipide.
ARISTIPE.
Ne vous laiflez point ſurprendre à cet
te dépravation de goût, la pente à la mé
diſance eft fi douce qu'il eſt tres- difficile
de n'y pas tomber , & la contagion fi ſub
tile qu'on a peine à s'en parer. Mais pour
en prendre l'horreur qu'elle mérite , il
faut conſiderer fa caule & ſes effets , &
. travailler enſuite aux moyens de s'en
abite
Quatrième Entretien . 19
abſtenir : c'eſt dequoi je veux vous ins
truire.
TIMAGENE.
Commencez , je vous ſuplie , à me faire
connoître pourquoi la médiſance eft fi
commune , qu'elle eſt la veritable cauſe
de ce vice.
ARISTIPE .
La premiere & veritable cauſe de la mé
diſance eft , que l'on penſe ordinairement
aufli mal des autres qu'on penſe avanta
geulement de ſoi-même; on a plus de yeux
qu'Argus pour examiner la conduite d'au .
trui , & l'on eſt une vraye taupe ſur la
ſienne ; les moindres petits défaut que
nous decouvrons en lui nous en font lu .
pofer de plus grands , & nous nous ima
ginons qu'en découvrant ſes fautes nous
excuſons les nôtres , voilà la veritable
ſource de la médiſance.
TIMAGENE.
Je ſçais bien qu'un ancien Philofophe
a dit que l'homme a une beſace ſur ſes é
paules , & qu'il met ſes propres vices
dans le côté qui pend ſur fon dos , &
ceux du prochain dans celui qui pend fur
ſon eſtomac , & qu’ainſi les fautes d'au
trui font toûjours ſous nos yeux , ce qui
fait que nous en parlons ſouvent. Mais
ne pourroit- on point ajoûter pour une ſe
conde cauſe de la médiſance , que comme
nous connoiſſons les hommes naturelle- .
ment
L’ECOLE DU MONDE .
ment enclins à croire le mal qu'on leur dit
d'autrui , nous en médiſons dans la penſée
qu'on nous croira bien plus facilement que
ſi nous en diſions du bien ?
ARISTIPE.
Ce que vous dites eſt naturel , & c'eſt
là auſi l'effet pernicieux de la médiſance.
Un coup de langue eſt un coup mortel
qui ne ſe peut jamais guérir , & rien ne
pénetre plus vîte ni plus vivement l'oreil
le & le cour. On la reçoit avidement ,
on y aplaudit , & principalement lorſqu'
elle ſe répand par la voye inſinuante d'u
ne raillerie , ou par une adreſſe ſubtile , que
pratiquent les plus fins , qui eſt de com
mencer par des louanges qui n'aboutiſſent
qu'à déchirer enfin la réputation d'un hom
me.
TIMAGENE .
Voilà juſtement le caractere de Criton.
Si- tôt que vous lui entendez dire un peu
bien de quelqu'un , vous êtes ſeur que ſon
diſcours eſt un Scorpion quiporte ſon ve
nin à la queuë , & jamais il ne finit que
par un coup de langue malin qui détruit
en un mot tout ce qu'il avoit dit de plus
ayantageux .
ARISTIPE .
Il eſt vrai que ces jours paſſez comme on
parloit de l'Areopage Timon , c'eft , dit
il, un Juge d'une grande pénétration , il
Quatriéme Entretien . 21
a une atache inconcevable à ſon travail ,
& il eſt fi expeditif que pour ménager
ſon tems en faveur de ſes Parties , il fait
ſon auberge de la Beuvette & ne dîne
qu'au Palais ; c'eſt domage de ce que l'ar
gent a plus de crédit ſur lui que le bon
droit : mais que voulez- vous , il en a be
ſoin , & fon Pere qui étoit un bon Paifan ,
ne lui en avoit pas aſſez laiſſé pour ſoû .
tenir caractere qu'il s'étoit donné. Voilà
ce qu'il diſoit de Timon . Et comme
l'on vint à parler enſuite de Cephiſe : El
le'a , dit- il , de fort beaux yeux , la bou.
che belle , le ris admirable , le teint déli
cat , l'eſprit aiſé , un enjoüement le plus
engageant du monde , elle eſtbonne amie,
elle marie agréablement ſon Théorbe avec
fa voix , ſon Pere pour la marier lui veut
donner trente mil écus , on dit que Da
mon y penſe , il faut aparemment qu'il ne
fache pas ce qui s'eſt paſſé entr'elle & le
beau Narciſfe
TIMAGENE.
Leſcélérat! Quel coup de langue ! Quel
le queuë de Scorpion !
ARISTIPE.
En voilà le venin mortel , & c'eſt em
poiſonner avec des fleurs ; il n'en faut
pas davantage pour perdre de réputation
la fille du monde la plus age. Cependint
fi la médiſance donne dans le moment un
petit chatouillement à ceux qui l'écoutent ,
il
L'ECOLE DU MONDE.
il eſt certain qu'elle leur imprime peu
d'eſtime pour celui qui la débite , elle
leur fait même redouter la ſocieté , parce
qu'on ſe perſuade facilement qu'on n'en
ſera pas plus épargné que les autres ;
ainfi en voulant détruire la réputation
d'autrui on perd la ſienne : outre que les
raports ſe faiſant toujours avec amplifica
tion , ceux devant qui vous répandez cette
médiſance pouvant le raporter aux per
ſonnes intereſſées , il en naît non - ſeule
ment des inimitiez irreconciliables mais
des querelles , & quelquefois des inſultes
& des meurtres.
TIMAGENE .
Je trouve encore une raiſon qui doit
nous porter à nous abſtenir de la médi
ſance , non -ſeulement par un motif de
conſcience , mais par celui de la poli
tique , qui eſt qu'un trait médiſant ne
peut jamais nous faire un ami , & qu'il
peut nous faire & nous fait in faillible
ment un ennemi : ainſi comme le but
principal de la ſocieté eſt de ſe donner des
amis, il ne faut point ſe laifer aller à une
choſe qui eſt fi opoſée au but que l'on
s'eſt propoſé.
ARISTIPE .
· Il reſte donc , mon Fils , de vous don
ner les moyens de vous abſtenir de la mé.
diſance. il y en a deux : le premier c'eſt
d'acoûtumer vôtre eſprit à regarder les
hom
Quatriéme Entretien . 23
hommes par leur bel endroit , car il n'y
en a pas un qui n'ait ſon fort & ſon foi
e ble , les vertus & ſes défauts , & quand
vous vous ſerez habitué à vous en faire
une idée avantageuſe , & à toûjours bien
1 juger de leur conduite
& de leurs inten .
Es tions , vous excuſerez leurs foibleſſes
hovous les couvrirez , & vous en parlerez
te toujours bien : l'autre c'eſt de ne point
E écouter les médiſans , & de ne jamaisaplau.
2. dir à leurs traits pernicieux ; ayez l’oreil
is le dure à cet égard , & croyez que ſi tốt
es que vous témoignerez du dégoût & du
froid pour la médiſance vous en enten
drez moins . Elle n'eſt hardie que quand
elle trouve des aplaudiſſemens , mais le
E ſerieux d'un viſage triſte repouſle & gla
ce la langue médiſante , comme le vent du
Nort écarte les nuages , & diſlipe la pluye;
į mais ſi au contraire vous prenez plaiſir à
| l'écouter , vous vous ferez de ce plaiſir
une habitude qui vous plongera infenfi
blement dans ce defaut. Parlez donc
toûjours bien de tout le monde , fongez
qu'en voulant nuire aux autres par un trait
médiſant on ſe nuit à ſoi même , & que
la bleſſure d'un coup de langue eſt ſans re
mede parce qu'il tuë dans le moment qu'il
frape.
TIMAGENE .
Vous me donnez trop d'horreur de ce
į défaut , & je n'aurai point la foibleſſe
de
24 L'ECOLE DU MONDE.
de m'y laiſſer aller : je ſçais que la langue
qui médit eſt une fleche plus empoiſon
née que celles des Parthes , que c'eſt un
glaive qui perce & qui coupe tout à la
fois', & un razoir dont le fil aigu tran
che & ſurprend. Ainſi , mon Pere , ne
craignez point que je me faſſe jamais un
plaiſir de ce vice contagieux qui empefte
les hommes , & auquel il eſt fi aiſé de ſe
laiſſer aller.
ARISTIPE .
Si ce vice eſt , comme dit l'Ecriture ,
l'abomination des bons , tandis qu'il eſt
le plaiſir coupable des méchants , le men
ſonge n'eſt pas moins bas ni moins hon
teux ; rien n'eſt plus indigne de l'homme
qui cherche la ſocieté , puiſqu'il détruit
toute la foi qu'on doit avoir à les paroles ,
& qu'il ruine ce quieſt la baze du commer
ce & de la confiance inutuelle qu'on doit
avoir les uns aux autres. Le menſonge
n'a point d'utilité ſolide ni durable , le
Tems qui eſt le pere de la Verité le décou
vre Lò ou tard ; & cauſe de la honie au
menttur qui ne gagne autre choſe finon
qu'on ne le croit pas même quand il dit &
affirme la verité .
TIMAGENE .
Qu'appellez- vous donc préciſément le
menſonge ?
ARISTIPE .
Le Sage nous en donne une belle idée
lort
Quatriéme Entretien . 25
lorſqu'il nous dit que le pain du menteur
eſt d'abord agréable , mais qu'enfuite il
trouve ſa bouche remplie de pierres , &
que s'attacher au menſonge c'eſt le repai.
tre de vent , & vouloir ſuivre les Oiſeaux
1 qui volent. Mais pour vous expliquer
préciſément ce que c'eſt que le menfon
ge , je vous dirai que mentir eſt dire une
choſe autrement qu'elle n'eſt & autrement
qu'on ne la fçait : j'y mets ces deux condi
tions , parce qu'un homme ne doit pas être
réputé menteur qui dit une choſe autre
ment qu'elle n'eſt , lorſqu'il la dit comme
e il la croit lui-même , car alors c'eſt une er
reur & non pas un menſonge : mais lorſ:
qu'il ſçait ou croit que la choſe eſt autre
: ment qu'il ne la dit , c'eſt ce qu'on appelle
mentir lâchement & tomber dans le vice
le plus indigne d'un honnête- homine.
TIMAGENE .
Je demeure d'acord que rien n'eſt plus
mépriſable , puiſque c'eſt trahir la foi qui
eit le lien de la ſocieté, & qui ne peut ſub
fifter que par la créance mutuelle qu'on ſe
doit les uns aux autres , & qu'on ne peut
plus avoir en ceux qui ont une fois trompé.
ARISTIPE
C'eſt l'explication de la penſée du Sage
que je vous citois tout à l'heure , quand il
dit qu'aprés que le menteur s'eſt donné le
faux plaiſir de la pâture du menſonge , il
trouve enfin que la bouche n'eſt remplie
Tom . II. B que
26 L'ECOLE DU MONDE .
que de pierres & de gravier , c'eſt à dire
qu'il trouve que les hommes ne font pas
plus d'eſtime de ce qu'il leur dit que ſi c'é
toit de la pierre ou du fable. Mais pour
moi , je ne puis concevoir quelle ſatisfac
tion Clitandre prend à mentir il ne croi.
roit pas avoir parlé s'il avoit dit une verité ,
ce n'eſt ni pour ſon utilité , ni pour celle de
ſes amis qu'il ment , ce n'eſt que pour le
plaiſir qu'il a de dire un menſonge , & il le
fait ſouvent avec tant d'imprudence que
dans une même Converſation il dit ſur le
même ſujet deux choſes toutes deux opo
ſées & toutes deux également fauſſes.
ARISTIPE
Le menſonge embaraſſe l'eſprit , parce
que , pour ne pas tomber en contradiction ,
il faut perpetueilement tenir fa mémoire
tenduë à ce qu'on a déja dit , & ſouvent on
l'oublie : au lieu quela verité eſt ſimple &
unie , & que pour la dire il ne faut que de
biter les choſes de la maniere que vôtre
connoiſſance vous en ſuggere la premiere
idée qui revient toujours ſemblable. Pour
quoi donc chercher à ſe donner de la pei
ne à mentir , lorſqu'il eſt fi aiſé de di
rę vrai ; quand on marche avec fimpli
cité , on marche avec confiance , & l'on
n'a point linquietude de chercher les
voies détournées pour arriver où le droit
chemin conduit avec facilité. Gardez-vous
donc , incn Fils , de tomber dans cette lâ
che
Quatrième Entretien. 27
i che habitude du menſonge qui eſt fi con
traire à la droiture , à la probité , & à l'hon
neur.
TIMAGENE .
Mais n'y a t il point de menſonge qui
puiſſe être excuſable dansla Converſation ?
ARISTIPE.
1
Il y en a de diferente nature & de plus
blâmables les uns que les autres : 'mentir
pour ſe louer ſoi-même, eſt , comme je
ei vous l'ai déja dit , le comble de la vanité ;
mentir pour dire du mal d'un autre , eſt la
pire des médiſances & unc.calomnie cri
minelle; mentir de gayeté de cæur en cho
ſes indiferentes & ſeulement pour di
vertir ceux qui nous écoutent, c'eſt l'ac
tion d'un bouffon plûtôt que d'un homme
d'honneur ; mentir pour nuire à quelqu'au .
tre eſt une vraye malignité, d'eſprit : mais
quand il s'agit de fe défendre ou de paci
fier une querelle fans que perſonne ſoit
ofenſé nibleſſé , le délaveu d'un mal fait,
ou le tour qu'on donne à une choſe pour
la fạire comprendre autrement qu'elle
n'eft, quoique ce ſoit une eſpece de men
longe , il eſt neanmoins tolerable par le
motif droit qui nous engage à l'employer.
Car s'il eſt échapé à un de vosamis de par
ler mal d'un homme , & que ſur un ra
port on en vienne à l'éclairciffement , n'eſt
ce pas une prudence de déguiſer le fait
pour prevenir le mal , & les flateries mê.
В 2 mes
28 L'ECOLE DU MONDB.
mes lorſqu'elles ne ſont pas laches & ou
trées , ne font - elles pàs de petits menſon
ges utiles & agréables que leur bonne fin
rend compatibles avec le caractere d'hon
nêre-homme ainſi quand je vous défens
le menſonge , c'eſt celui qui eſt dans les
eſpeces que je viens de condamner : mais
je ne prétens point exclure de la ſocieté
& du comerce des hommes ; les tours a.
droits qu'on peut à bonne fin donner à
une action pour prévenir de plus fâcheu
ſes ſuites , non plus que les flateries : tole.
rables dontje vous parlai l'autre jour .
TIMAGENE.
Me voilà ſufiſamment inſtruit touchant
i ayez la bonté de me dire
le menſonge
maintenant en quoi conſiſtel'importunité.
ARISTIPE .
Vous n'avez qu'à réfléchir ſur la viſite
que vient de me rendre Fabius , & vous y
remarquerez cing diferentes importuni
tez , longueur intolerable , repetitions
continuelles , concours tumultueux de pa.
roles , raiſonnemens hors de propos , &
diſcours fâcheux .
TIMAGENE .
. Voilà donc les cinq fources de l'impor
tunité dans la Converſation .
ARISTIPE .
Oui. Et pour commencer par la lon
gueur des viſites dont certains importuns
allaſiinent des gens qui les portent ſur
leurs
Quatrième Entretien . 29
leurs épaules , & qui n'oſent les congedier ,
il faut qu'un homme ait la prudence de
concevoir que le tems des autres ne lui a
partient pas ; que chacun a ſes afaires , que
les viſites ſont établies pour lier & entre
tenir l'amitié , & qu'ainſi il ne faut point
abuſer de la patience d'un ami qui n'oſe
vous congedier. Quelque plaiſir qu'on ait
u d'être avecvous , fongez que les plaiſirs ne
ſont plus plaiſirs dés qu'ils ſont trop longs ,
& qu'il eſt avantageux de donner plutôt
du défir de nous que de l'ennui .
TIMAGENE.
Mais il ne dépend pas de nous de nous
faire défirer.
ARISTIPE .
2
Nous donnons du déſir lorſque nous
laiſſons un homme pour ainſi: dire ſur ſon
apetit, & qu'aprés l'avoir entretenu de
choſes qui lui plaiſent , nous n'attendons
pas pour le quitter qu'il báille ou qu'il re
garde la montre. Ainſi dés que vous voyez
que la Converſation commence le moins
du monde à languir , & que celui que
vous allez voir ceſſe de vous prêter 'une
vive attention , ou que par le moindre
figne exterieur il vous fait connoître que
vous lui êtes à charge., prévenez ſon en
pui, car vous ne pouvez pas penetrer dans
le ſecret de la peine que vous lui faites , &
les raiſons qu'il a de trouver votre Con
verſation importune. Si tôt que vous lui
Bв 3 3 cau
30 L'ECOLE DU MONDE .
cauſez du dégoût , n'eſt -ce pas une cruauté
de demeurer avec lui ? Et n'en ſeroit - ce pas
affez pour donner atteinte à l'amitié que
vous voulez qu'ilait pour vous ?
TIMAGENE.
Au Portrait que vous faites de ces fortes
d'importuns , je reconnois d'abord , l'en
nuyeux Monſieur Lambinet. Quand il
vient me voir il meprend au ſortir de mon
diné ; j'avouë qu'il a de l'eſprit & de la ca
pacité , qu'il tourne aſſez bien des vers ,
& , me dit de bonnes choſes :: mais au
bout d'une demie heure je commence à
fentir qu'il les dit trop long -tems. Je
ne lui répons plus qu'avec diſtraction , je
me leve , il ſe tient affis für un fauteuil de
comodité ; je me promene , il continue de
me prêcher ; je vais à ma fenêtre , il par
le toûjours ; je donne des ordres à l'oreille
de mon valet , il careſſe un petit chien ;
je prens un livre & je l'ouvre , il en de
mande le tître , & c'en eſt aſſez pour rai
ſonner une heure ſur ce qu'il contient ; je
tire un papier de ma poche, il demande fi
ce ſont des nouvelles ; j'écris un billet , il
regarde une carte ; d'autres perſonnes viens
nent me voir , il tient bon ; ces autres par
tent , il demeure ; je lesreconduis , il reſte
en mon cabinet ; je reviens & je l'y trou.
ve ; je cherche toutes les manieres polli
bles pour lui faire concevoir qu'il m'im
portune , . & je ne puis en venir à bout.
En.
Quatriéme Entretien. 31
Enfin l'on vient m'avertir que le ſoupé eſt
ſur table , il prend conge à regret ; mais
ES avant que de me quiter il me conte une fi
longue hiſtoire au haut de l'eſcalier , que je
trouve le ſoupé froid.
ARISTIPE.
Ce que vous contez-là de ce fat, arrive
tous les jours ou à peu prés ; je ſçais une in
finité de gens incorrigibles ſur ce défaut ,
70 & qui ne peuvant pas ſe mettre en tête
qu'une trop longue viſite ne peut jamais
si plaire .
TIMAGENE .
Voilà donc la premiere importunité ,
qui eſt la longueur ennuyeuſe de la Con
verſation. Vous avez mis pour la feconde
la répetition des choſes qu'on a déja dites ,
parlons- en s'ilvousplaît.
ARISTIPE.
La viande réchaufée eſt rarement un
mets agréable , & la repetition de la meil
leure choſe du monde ne plaît plus , parce
qu'elle n'a plus cette nouveauté qui en fait
le principal agrément. Vous connoiſſez
le gros Timante ?
TIMAGENE .
Qui ? ce gros homme & court , qui veut
continuellement plaiſanter, & qui a tou .
jours quelque conte en poche.
ARISTIPE.
Qui . Mais à force de repeter ſes con
tes , qui la premiere fois ſont aſſez plai
B 4 ſans,
1
32 L'ECOLE DU MONDE
fans, il devient tres- importun. Il m'a fait
vingt fois le conte de ce Procureur & de ce
Notaire qui croyant par bonne amitié fe
livrer l'un à l'autre leurs ſervantes , ſe li
vrerent leurs femmes. Et celui de ce
Libraire qui à la vûë de deux piſtolets n'o
za ſortir de deffous le lit où de concert a
vec ſa femme il s'étoit caché pour ſur
prendre la bourſe du galant qui venoit le
deshonorer. Mais ce n'eſt pas ſeulement
ſur le fait des contes plaiſans que la répe
tition ett ennuyeuſe , c'eſt ſur toute forte
de matiere ; car fi elle l'eſt dans les choſes
qui font d'elles-mêmes agréables , jugez
ce que c'eſt dans les autres .
TIMA GENE .
Cependant il s'en trouve quantité qui
faute de memoire , ou parce qu'ils s'ima
ginent que ce qui a plû plaira toûjours,
ne manquent jamais de le repeter.
ARISTIPĖ.
Le petit Cleon fait encore pis , car s'il
lui arrive de dire un bon mot , & qu'il
voie qu'on lui aplaudit , il vous le repete
ſur le champ deux ou trois fois , juſqu'à
ce que la faturité en produiſe le dégoût
& que ce dégoût efface toute l'idée avan
tageuſe que le brillant de la ſurpriſe lui
avoit donné ; & cette ſorte de repeti
tion eſt encore plus à fuir que l'autre.
Ainſi quand le feu de la Converſation
vous aura fait rencontrer quelque cho
ſe
5 ? Quatrième Entretien. 33
ſe qui provoquera le ris de l'affemblée , ne
le repetez jamais , car aſſurément il diver
tiroit beaucoup moins la ſeconde fois quc
la premiere. . !!! :
TIMAGENE.
J'éviterai foigneuſement ce défaut , mais
l'autre eft ee 'me ſemblé encore plus grand:
c'eſt de ces fortes d'importuns qui font de
la Converſation un charivari en parlant
en même teins que les autres parlent.
Pour moi je trouve que c'eſt la plus im
pertinente de toutes les importunitez ,
car outre que le plus ſouvent l'on n'en
tend ni l'un ni l'autre , c'eſt inettre ce
lui qui écoute dans l'embaras de ne ſça
voir auquel des deux ' il dirigera ſon at
tention .
A RISTIPE.
Je ne vous en diraj autre choſe que ce
que je vous en dis dans notre ſecond Entre
tien . On réprochë ce défaut aux femmes ,
mais il y a bien des hommes qui y tombent ;
& je me ſuis trouvé quelquefois au mi
lieu de quatre perſonnes où j'étois le ſeul
des cinq qui ne parlois pas . Encore pour
roit-on le pardonner ſur la fin d'un re
pas , quand la chaleur du vin a dénové
toutes les langues?, .quoi qu'un homme
fage doive y - prendre garde comme ail .
leurs ; car la nature nous a donnédeux
yeux & deux oreilles & une ſeule langue ,
pour nous aprendre qu'il faut bien moins
B5 par
34 L'ECOLE DU MONDE.
parler quevoir & écouter , car en voyant
& écoutant on s'inſtruit ; & ſouvent en
parlant on ne fait que donner à connoître
des défauts que couvriroit ‘ nôtre ſilence.
Fuyez donc le caractere importun de ces
parleurs afamez qui ne peuvent ſoufrir
que d'autres parlent, & qui par la confu
fion de leurs paroles mêlées , font de la
Converſation un carillon de cloches : fuyez
auſſi un autre vice qui rendroit vôtre Én
tretien importun , je veux dire les raiſon
nemens hors de propos , tels que le grand
Philinte nôtre ami les fait , quoique d'ail
leurs il ne manque pas d'eſprit & qu'il s'ex
plique en bons termes.
TIMAGENE .
Vous avez raiſon de le citer pour un
raiſonneur hors de propos , car ſi vous
lui parlez de la Guerre de Hongrie , il
vous conte en même tems les Vaiſſeaux
marchans que l'on a pris ſur les Hol.
landois ; fi on en eſt ſur les caracteres
diferens de nos Generaux d'Armée ; ' il
vous interrompt pour vous réciter dans
toutes ſes circonſtances un coup d'om
bre qu'il gagna hier de Codille à la Mar.
quiſe Berenice ; enfin ce ſeroitl'homme du
monde le plus propre pour jouer au Coq
à l'âne .
ARISTIPE.
Nullement. Car il parle fi à contre-tems
que je croi qu'il formeroit alors des répon
Les
Quatriéme Entretien . 35
fes qui quadreroient. Quoiqu'il en ſoit
i vous connoiſſez par- là ſon ridicule , &
combien il faut prendre ſoin de parler
juſte ſur le ſujet dont il s'agit , non pas
qu'il faille perpetuer la Converſation ſur
le même ſujet , il faut que l'un ſoit enchaî
: né à l'autre pour varier inſenſiblement ſui
e vant que le hazard ou le jugement les fait
naître : mais au milieu d'un diſcours que
fait un homme , lui couper la parole pour
le tranſporter du Portugal au Japon , c'eſt
ſe rendre importun juſqu'à l'extravagans
ce
TIMAGENE.
J'ai trouvé de ces importuns qui au mi
lieu d'un récit qu'on leur fait , vous vien
nent interrompre en vous donnant pour
préambule un, à propos , qui aboutit à vous
dire une ſottiſe le plus mal à propos du
monde , & à vous faire oublier le fil de vô
tre diſcours Sur tout je connois deux
hommes qui jouent fort bien ce perſonna
ge ridicule , l'un c'eſt le Chevalier Brus
quet , & l'autre c'eſt vôtre Hypocratique
Santorin .
ARISTIPE.
J'excuſe la jeuneſſe du Mouſquetaire
qui pourra ſe corriger. Mais pour lé.Mede
cin dont vous parlez je le tiens incorrigir
ble ſur l'article, c'eſt bien le plus mal-avik
interrupteur que j'aye de ma vie connu ; on
ne peut parler qu'ilne vous arrête court par
B6 une
36 L'ECOLE DU MONDE .
une impertinente queſtion qui eſt totjours
inutile & qui fort ſouvent n'a aucun raport
au ſujet.
TIM AGENE,
Et comment n'interromproit- il pas les
autres , qu'il ne peut dire quatre inots qu'il
ne s'interrompe lui-même, & de manie
re que jamais il ne conclut le diſcours
qu'il a commencé ?
ARISTIPE .
Laiſſons- le là avec ſon eſprit embrouil
lé , car je ne parle pas pour ceux qui ne se
peuvent corriger , mais paſſons à la dernie
re importunitě , qui eft de parler à un hom
me de ce quilui déplaît ou le peut chagri
ner. Comine de louer ſon enněmi , parler
mal de ſes amis , reveiller le ſouvenir d'une
faute qu'il a faite , & d'autres choſes fem
blables que je vous expliquerai tout-à
l'heure en vousparlant de l'indifcretion .
TIMAGENE,
Il faut auparavant que vous ayez la bon
té de me parier de l'exceſſive liberté ouli
bertinage que vous avez marqué pour l'un
des défauts qu'il faut éviter dans la Cona
verſation ,
ARISTIPE .
Ah ! mon fils , c'eſt le plus dangereux &
le plus blâmable de tous les dé auts , & un
écueil où l'on ne touche point fans fe bri.
zer. Ce libertinage , ou pour donner à ce
mot plus d'étenduë , cette liberté excelli.
QuatriémeEntretien . 37,
ve de parler , ſe diviſe en trois ; parler ir
reveremment de ce qui eſt ſaint & facré ,
parler mal de ſon Souverain & de ceux qui
ont part au reſpect qui lui eſt dû , & rem
plir les diſcours d'ordures & d'impuretez .
Le premier eſt le vice des eſprits prétendus
2 forts & veritablement tous ; le ſecond eſt
celui des imprudens & des brouillons , &
ledernier eſt celui des ames de bouë .
TIMAGENE.
J'ai eu toute ma vie une ſi grande hore
reur pour ceux qui prophanent le Sanctuai.
re par des diſcours libertins , qu'il n'eſt pas
beſoin de me recommander de m'en abfte .
nir. Je içais , mon Pere', quel eſt le pro
fond reſpect qu'on doit avoir pour tout ce
qui regarde la Religion , & quelle eſt l'im
pieté de ces malheureux qui en font le
ſujet de leurs . abominables & criminelles
plaiſanteries.
ARISTIPE.
Comptez , mon fils , comme le premier
fondement de la vie d'un honnête homme,
qu'il eſt impoflible de l'être veritablement
fans être veritablement pieux ; aucune ver
tu n'eſt compatible avec l'ingratitude , &
il n'eſt point d'ingratitude pareille à celle
de manquer de pieté envers Dieu , puiſque
nous devons infiniment plus à Dien qu'à
tout le monde enſemble : il faut donc pour
être honnête- homme commencer par être
fincerement perretré des obligations infi
B 7. nies,
38 L'ECOLE DU MONDE.
nier qu'on a à Dieu , & l'on ne peut point
en être veritablement .penetré que l'on
n'en ait une reconnoiffance infinie , &
c'eſt cette recennoiſſance qui forme la pie
té. S'il eſt donc vrai qu'un homme ſeroit
fou qui inſulteroit celui dont il reçoit
ſans ceſſe des bienfaits ſignalez , que dira.
t-on d'un homme à qui Dieu a donné la vie ,
à qui Dieu la conſerve touslesjours , à qui
fa bonté prépare tant de gloire & qui porte
ſon inſulte juſqu'à lui ? Ce libertinage de
parole n'eſt pas ſeulement une abomina
tion devant Dieu , mais en parlant fimple
ment comme hommes & comme des hom
mes mondains qui cherchent de l'eſti
me & des amis, rien n'eſt plus perni
cieux que l'impieté, puiſque rien n'at
tire ni plus de mépris ni plus d'enne
mis : car comme tous les hommes ſont in
terieurement convaincus qu'il y a un Dieu,
Maître des Maîtres & Roi des Rois, il n'y.
en a preſque pas un qui ne veuille paroître
avoir de la pieté ; & ainſi dés qu'un homme
eſt aſſez inſenſé pour vouloir faire l'eſprit
fort en mêlant l'impieté à ſon diſcours , les
veritables pieux les ont en horreur , & ceux
qui affectent la pieté qu'ils n'ont pas , fei
gnent d'autant plus abhorrer ces libertins
qu'ils ont plus de ſoin de ſe cacher , & fi
quelques fous font ſemblant d'aplaudir au
libertinage , ou c'eſt pour ſe moquer de
l'impie dés qu'il n'y ſera plus, ou il nefaut
pas
Quatrième Entretien , 39
pas que cet impie conte ſur leur amitié,
puiſque quiconque eſt traître à Dieu , com
me l'eſt un Tartufe , ne peut jamais être
que perfide ami des hommes.
TIMAGENE.
Je remarque aufli que par une juſte puni
7. tion il eſt rare que ces impies de profeſſion
proſperent parmi les hommes ni qu'ils ac ,
quierent des biens & de la reputation .
ARISTIPE
Ce que Dieu a dit par la bouche du Sage
eſt inviolable , & vous ſçavez qu'il pronon ,
ce que la pauvreté & la miſere ſe trouve
1 ront dans la maiſon de l'Impie , tandis que
celle du Juſte ſera comblée de benedictions,
que la memoire de ce Jufte fera toûjours
accompagnée de louanges , & que le nom ,
4 des impies pourrira dans l'ordure , parce
qu'il ne mange que le pain d'impieté & ne
boit quele vin d'iniquité , & que marchant
dans les tenebres les plus épaiſles , il tombe
fans ſçavoir où la chutele précipite.
TIMAGENE..
Vous pouvez encore y ajoûter ce que dit
le même Sage , que contre Dieu il n'y a ni
fageffe , ni prudence , ni conſeil , c'eſt - à
dire que tout ce qui l'inſulten'eſt que folie ,
n'eſt qu'extravagance. Mais dans cette ir
reverence de paroles contre Dieu n'y
comprenez -vous pas ce qui ſe dit irreve
remment contre tout ce qui eſt conſacré
ou qui concerne la Religion , & que ces
Libct
L'ECOLE DU MONDE.
libertins prennent ſouvent pour l'objet
de leurs railleries ?
ARISTIPE.
Sans doute. Et un honnête homme doit
s'abſtenir de tout ce qui peut marquer en
lui un défaut de reſpect , ſoit pourles Mi
niſtres de Dieu , ſoit pour ſes Temples , ſoit
pour fon Culte & ſes Ceremonies'; & je
puis même paffer plus loin & dire qu'il
D'eſt pas d'un homme d'honneur ſelon le
monde , de railler le culte & les ceremo.
nies d'une autre Religion que la fienne :
car il faut plaindre ceux qui fontdans l'ere
reur , mais il ne faut point plaiſanter ſur
une choſe qui leur eft fiferieufe .
TIMAGENE.
Voilà pour ce qui concerne Dieu & ſes
Miniſtrés : mais comme les Souverains en
ſont les images , ne faut- il pas que leurs
Sujets obſervent à peu prés la même choſe
à leur égard?
ARISTIPE
Un homme d'honneur a toûjours un ve
Titable amour pour la Patrie & pour ſon
Prince. Celuy ; dit le Sage, quiveut être
le ſcrutateur de ta Majefte du Roi , fera o
primé des rayons de la gloire , & celui qui
veut s'ingerer de parler des Rois , n'eft -11
pas le fcrutateur de leur Majefté ? Ce n'eft
pas ſeulement la crainte d'être oprimé de
l'éclat de la gloire & de recevoir le châti.
ment qu'on le pouroit attirer , qui doit ſur
cela
Quatriéme Entretien.
: cela tenir en bride nos paroles , & empê..
cher un Sujet de parler avec trop de liberté
de ſon Souverain , de ſes Miniſtres, & de
ceux qui ſont les dépoſitaires de ſon auto
rité ; mais c'eſt par nôtre propre intereft &
pour ne pas payer par des maux réels le
plus frivole de tous les plaiſirs.
TIMAGENE.
Je conçois bien que par cette liberté cri
minelle on ſe fait de cruels & d'implaca
bles ennemis, dont le reſſentiment contri.
bue bien-tôt à la deſtruction de nôtre for
tune.
ARISTIPE .
L'indignation des Rois eſt la meſſagere
de la mort , leur courroux , comme diſoitle
plus fage d'entre eux , eft le rugiſſement
d'un Lion , & celui qui le provoque peche
contre ſon ame , & fe creuſe à lui- même
l'abîme où il veut tomber. Ceux qui ont
part à leurautorité participent à leur carac
tere. Ainſi quand bien même on auroit eu
le malheur de recevoir d'eux ou quelque
offenſe ou quelque injuſtice , il faut tou
jours en parler fobrement , & avec un ref
pect qui ſoit proportionné à leur puiſſance.
TIMAGENE .
Il ne faudroit donc pas même devant ſes
amis laiſſer échaper aucune choſe contre
les perſonnes puiſſantes .
ARISTIPE .
Ne vous fiez là deffus à quelque ami que
CC
42 L'ECOLE DU MONDE .
ce'puiſſe eſtre au monde , il y en a tant de
faux , & de tout preſts à ſacrifier tout à leur
fortune que celui que vous croiriez le plus
intime de vos amis ſeroit peut- être le pre
mier à ſe rendre votre accuſateur , pour ne
pas paſſer pour votre complice ; l'Ami fuit
le temps , & le vent de la fortune , & quand
il ne le feroit pas par trahiſon , il le fera
peut- être par indiſcretion , & groffiffant
l'offenſe par ſon rapport , comme c'eſt la
pratique ordinaire des faux amis , il vous at
tirera des diſgraces terribles , qui ſouvent
n'auront pour fondement qu'un mot im.
prudemment échapé. Car il eſt bien plus
aiſé de nuire que de ſervir auprés des
Grands, leurs oreilles ſont toûjours ouver,
tes aux poiſons du malin rapport , & font
dures à croire le bien , & l'homme qui eſt
naturellement enclin à mal- faire eſt bien
aiſe d'en trouver occaſion , chacun croyant
que la chute d'un autre eſt un échelon pour
s'élever ſoi-même.
TIMAGENE.
Ce que vous me dites , mon pere , n'arri
ve que trop ſouvent, & vous avez raiſon de
me recommander la circonſpection , & la
retenúë qui ne peut être trop grande lorſ
qu'on parle de ceux qui ont le pouvoir en
main , parce que je ſçais qu'ils ſont extreme
ment tendres à l'offence & tres -vindicati :s.
ARISTIPE .
Il reſte donc le dernier chef de liberté
ex
vatriéme Entretien .
exceſſive dans les paroles , qui eſt de les ſalir
d'impuretez , mais comme je vous en ai dé
ja parlé dans le ſecond Entretien , il ſufitde
vous dire que cette vicieuſe habitude eſt
d'une ame baſſe , & que bien loin de nous
produire de l'eſtime & des amis , elle nous
ôte l'une , & nous éloigne des autres ; il
faut auſſi ſur cela faire attention ſur les per
ſonnes avec qui l'on parle, car ſur toutes
choſes il faut s'en abitenir en preſence de
nos enfans & de nos domeſtiques pour ne
pas empoiſonner les uns , & pour mainte
nir les autres dans le reſpect qu'ils nous
doivent . Il faut auſſi uſer d'une extrêmo
retenuë devant le ſexe qui a la pudeur en
partage , & deyant ceux pour qui le ſang ,
l'âge , ou le caractere nous obligent à de
grands égards , & fi l'on ſe permet d'egayer
quelquefois la converſation avec ceux qui
ont moins d'auſterité , il ne faut point que
cette gayeté aille juſqu'à la licence impure,
mais il faut tellement adoucir tous les traits
des idées que l'on voudroit donner que leur
liberté ne ſoit capable que de dérider le
front de nos amis , & non pas de leur fais
re froncer le fourcil.
TIMAGENE
E L'indiſcretion eſt donc le ſeul vice qui
reſte à examiner ſur le ſujet de l'Entretien ,
mais ce n'eft pas , que je croy , la moindre
de ces deffauts, puiſqu'elle eſt ſouvent la
ſource de l'inimitié que nous nous atti
rons
44 L'ECOLE DU MONDE
rons par ſon moyen fi nous'ne trouvons pas
des amis indulgens.
ARISTIPE .
Il faut ſçavoir d'abord ce que c'eſtque
l'indiſcretion , c'eſt un vice par lequel un
homme dit ce qui devroit être tú ; voilà en
un mot ce que c'eſt que ce deffaut, il peut
être conſideré ou par rapport à nous , ou
par raport aux autres. Par rapport à nous ,
il ne faut jamais dire qui que ce ſoit une
choſe qui eſtant divulguée nous feroit tort ,
foit dans nôtre honneur > ſoit dans nos
biens, car pourquoy voudrions - nous exi
ger d'un autre plus de ſecret que nous ne
nous en gardons à nous-mêmes. Si nous
avons une foibleſſe ne ſuffit-il pas de nous
en faire à nous-mêmes le reproche dans
nôtre coeur qui eſt pour nous le plus infail
lible de tous les juges , ſans nous mettre à
la merci d'une langue étrangere dont nous
ne ſommes plus les maîtres. Ainſi garder
toûjours inviolablement votre propre ſe.
cret , & que la demangeaiſon de parler ne
vous faſſe point oublier la fidelité que vous
vous devez, de crainte que la découverte
ne vous faſſe perdre votre ami.
TIMAGENE.
Vous voulez donc que je fois à peu près
comme ce Roi d'Eſpagne qui diſoit que li
ſon bonnet ſçavoit ce qu'il meditoit dans
fa tête il le bruleroit : en effet jamais hom
me n'a confié ſon ſecret à un autre qu'il
n'en
Qatriéme Entretien . 45
n'en ait eu du regret , ou du moins de
l'inquietude.
ARIS TIPE .
Mais pour ce qui regarde les autres, divul
guer le ſecret qu'on vous a confié , c'eſt la
plus lâche de toutes les trahiſons : vous n'o
pfenſez'perſonne que vous -même en divul
1 guant le vôtre , mais yous briſez tous les
liens de l'amitié , & vous faites un outrage
irreparable à vôtre ami en proſtituant le dé .
pôt ſacré qu'il vous a mis dans le ſein ; latra
hiſon de ce ſecret eſt la plus grande de tou
tesles indiſcretions , & lorſqu'on en eſt cas
pable on ne merite pas le nom d'hoinme ni
d'entrer dans aucune confidence.
TIMAGENE.
C'eſt ce qui doit donner de l'horreur
pour ces gens qui par une perfidie abomi
nable ne cherchent à s'infinuer que pour
penetrer un ſecret & publier les foiblefles
qu'ils ont de vertes.
ARISTIPE.
C'eſt la peſte du genre humain , abhor
rez -les , inais vous lorſque l'on vous aura
confié un ſecret , que jamais ni vûë d'in
tereft , ni confideration de fortune , ni
complaiſance pour les Grands , ni dépit
ou deſir de vengeance , ni prieres , ni
menaces , ni tourmens , ne tirent de vô
tre bouche ce que l'on a fié à vôtre ceur
mais une autre indiſcretion c'eſt de remet
tre devant les yeux d'un homme ce qui
peut
46 L'ECOLE DU Monde .
peut lui faire confuſion , commede lui re
nouveller le ſouvenir d'une faute qu'il a
faite , ou d'une foibleſſe qu'il a euë , ou
de quelque fâcheux incident dont la me
moire lui eſt odieuſe. Il ne faut point auſſi
choquer de parole les inclinations de vôtre
ami , s'il aime quelqu'un c'eſt être indif
cret de lui en parler injurieuſement , &
s'il le hait c'eſt une extrême imprudence
de le louër devant lui .
TIMAGENE .
Mais s'avancer à promettre ce qu'on
n'eſt pas en pouvoir d'accomplir , n'eſt-ce
pas encore une eſpece d'indiſcretion ?
ARISTIPE.
Oui , & je connois un certain Pamphile
qui eſt fort de ce caractere ; fi l'on parle de
procés , de raporteur , de Juges , d'affaire
à menager en Cour & chez les Miniſtres ,
il offre indiſcretement à tout le monde ſon
credit en ſe diſant ami fingulier de tous
ceux que vous lui nommez ; à l'entendre
il diſpoſe des bureaux , il gouverne les
Miniſtres , un Chancelier eſt à lui , tout
le Conſeil roule ſur ſes intrigues , le pre
nez - vous au mot ; ſes habitudes de redui
ſent à connoître une couſine du clerc de
vôtre Raporteur , ou le compere du Suiſſe
d'un Miniſtre.
TIMAGENE.
Voilà un ridicule perſonnage.

ARIS
QuatriémeEntretien. 47
ARISTIPE.
Il n'eſt pas ſeul , mais une derniere indif
cretion dans laquelle tombent une infinité
de gens , c'eſt de proferer des menacés con
tre un homme dont on a eſté offenſé : car
cette menace ne ſert qu'à l'engager à pren
dre des précautions pour s'en garentir &
ſouvent pour vous prevenir : il ne faut donc
point tonner que la foudre ne parte en mê
me temps , de crainte que vôtre indiſcre
tion ne vous attire un mal plusgrand , & ne
vous ôte tous les moyens d'en faire à vôtre
ennemi. Car ou vous voulez vous vanger ou
ne vous pas vanger . Si vous le voulez , vous
ruinez vos projets par cette menace , ſi vous
ne le voulez pas , cette menace eſt une va,
nité ridiculequi n'aboutit à aucun bien .
TIMAGENE.
Let Me voilà ſuffiſamment inſtruit des fix
deffauts qu'il faut éviter pour bien regler
ſon entretien , & j'eſpere avec ces leçons
n'y pas manquer. J'éviterai la vanité dans
mes diſcours , je n'abſtiendrai de la medi
ſance , je fuirai le menſonge , je ne me
rendrai point importun , je conſerverai
l'horreur que j'ai toujours euë pour le li
bertinage , & m'efforcerai de ne pointtom :
ber dans l'indiſcretion .
ARISTIPE.
Vous voyez qu'en évitant ces défauts
vous aurez par une conſequence neceſſaja.
re , la modeſtie , la breveté & la bienſeance ,
qui
LE U ONDE
48 L'ECO D M .
qui font les trois qualitez qui rendent l'en
tretien agreable , & qui produiſent indu
bitablement des amis ; mais comme la
difimulation eſt une partie de la diſcre.
tion qui eſt la vertu oppoſée au dernier de
ces fix deffauts , il faut finir cét Entretien
en vous expliquant de quelle maniere il
faut ſe ſervir de cette vertu ſi neceflaire
dans le commerce du monde , & fans la
quelle il eſt preſque impoſſible de faire &
de conſerver des amis ; auſſi la nomme
t - on la vertu Cardinale des Courtiſans.
TIMAGENE.
On ne peut pas la mieux nommer ;
puiſque c'eſt le grand gond ſur lequel rou .
lent les portes du temple de la fortune.
ARISTIPE .
Il n'y a pas un homme au monde qui
n'ait ſes raiſons pour paroître ou plus riche
ou plus pauvre qu'il ne l'eſt en effet, & pas
un homme n'eft fi perfide, fi fcelerat , ' ni
fi denué d'amis qu'il ne veuille paſſer pour
avoirdela foy , des amis , & de la probité,
& s’ila les trois il veut que l'on croye qu'il
en a encore davantage , c'eſt ce quifait
prendre le maſque à preſque tout le mon
de , & qui a fait juger que la diffimulation
étoit la partie la plus neceſſaire à la vie ci
vile , étant impollible de ſe conduire fans
elle avec ſureté parmi les embûches que
nous dreſſe la malice des hommes , car n'y
ayant qu'un certain bien & une certaine
quan
Quatriéme Entretien . 49
quantité d'hommes dans un Etat , l'un ne
peut point acquerir que l'autre ne perde ,
ainſi tous les biens étant expoſez à qui peut
les acquerir , chacun tâche à s'en procurer
par ſon travail, & parce que les voies lici
tes ſont ſouvent trop longues pour ſatisfaia
- re à l'impatience de ceux qui veulent s'en
richir , le commerce du monde n'eſt rem
pli que de piéges qu'on ſe tend les uns aur
autres pour arriver à ſes fins; il faut donc
parmi tant de perſonnes qui ont une même
fin , travailler à fe garantir des piéges des
autres , & venir ſoi-même au but qu'on
s'eft propoſé , & c'eſt ce qu'on ne peut fai
re que par la diffimulation.
TIMAGENE.
Il en eſt ,ce me ſemble, des hommes dans le
commerce du monde comme des joueurs ,
entre leſquels celui qui ne couvre pas ſon
jeu donne priſe & avantage ſur lui , au lieu
que celui qui ſçait mieux le cacher vient
plus ſurement à bout de la partie.
ARISTIPE .
C'eſt la même choſe , mais pour vous
donner quelques inſtructions ſur cette ma
tiere que vous puiſſiez retenir , il faut vous
dire qu'il ya deux choſes à prendre garde
ſur le fait de la diſſimulation , la premiere
qui concerne la maniere dont nous de
vons diſſimuler , & la ſeconde qui nous
enſeigne à penetrer la diffimulation des
autres .
Tom . II. TI
50 L'ECOLE DU MONDE.
TIMAGENE.
En quoi faites- vous conſiſter la diffimu
lation ?
ARISTIPE .
Diſſimuler c'eſt voiler ce qu'on a dans
l'ame par les apparences contraires d'un
dehors étudié qui empêche qu'on ne de
couvre nos veritables fentimens ; mais il
n'y a rien qui demande plus de conduite &
de preſence d'eſprit que la diſſimulation .,
'elle eſt comme certains poiſons utiles dont
on ſe ſert dans la medecine , & dont la doze
doit être menagée avec fageſſe , parce qu'é
tant mêlez à propos ils gueriſſent, mais ils
tuent ſi l'on en ufe indiſcretement ; il en eſt
de même de la diſſimulation , fi elle eſt fine
& adroite , en ſorte qu'on ne puiſſe la dé
couvrir ni penetrer , elle donne de mer
veilleux avantages à celui qui l'employe ;
mais lorſqu'elle eſt exceffive ou qu'elle ſe
laiſſe découvrir , bien loin de procurer du
profit elle perd un homme par la defiance
univerſelle qu'on a de lui , ' & tout le fruit
qu'on en attendoit ſe diſſipe en fumée. Ti
bere , Louis XI . & Philippe II. ont tiré de
grands avantages de leurs diſſimulations
tant qu'elles ont été cachées , mais lorf
qu'ils les ont laiſſé penetrer , à quels ha
zars ne ſe ſont- ils point vûs expoſez , car
ſouvent à force de vouloir être trop fin &
trop ruſé , on donne dans les piéges des
autres , & l'on s'y trouve pris .
TI.
Quatriéme Entretien. 51
TIMAGENE.
Vous citez fort jufte ces trois Politiques
diſſimulez , peu s'en fallut que la grande
diffimulation de Tibere ne le. fît ſuccom
ber ſous les artifices de Séjan , qui ayant
pris aſcendant ſur le foible de ſon eſprit le
fit donner dans tous les pieges qu'il lui ten
doit. Louis XI. eut de la peine à ſe tirer du
faux pas que fa diſſimulation pénétrée par
le Duc de Bourgogne lui fit faire à Peron
ne , & Philippe II. à force de cacher les de
fiances qu'il avoit des Seigneurs Flamans ,
perdir enfin les Provinces Unies.
ARISTIPE .
L'on pourroit vous citer encore le Pape
Alexandre VI . & Cezar Borgia ſon fils
comme les deux hommes de leur fiecle qui
étoient les plus diffimulez , dont l'un ne fit
jamais ce qu'il diſoit , & l'autre ne dit ja
mais ce qu'ilvouloit faire , & cependant ils
ſe perdirent tous deux à force de diſſimu
ler . Mais ſans nous attacher à ces grandes
diſſimulations fans leſquelles les Rois ne
içavent pas ce que c'eſt que regner , parlons
de celle des particuliers qui a moins d'éten
duë, mais qui ne doit pas être conduite avec
moins de prudence > elle 'fe pratique de
trois manieres par le ſilence , par les paro
les , & par les demonftrations exterieures.
TIMAGENE.
Vous m'avez déja donné quelque idée
de la diſſimulation qui conſiſte dans le fi
C2 lence
52 L'ECOLE DU MONDE.
lence , lorſque vous m'avez fait voir com
bien étoit dangereure l'indiſcretion qui
découvre nôtre ſecret.
ARISTIPE.
Oui je vous en ai' touché quelque choſe ,
& j'y ajoûterai que cette diſſimulation qui
s'execute par le filence , & en taiſant ce qui
pourroit nous nuire , ou à nos amis eft la
plus innocente de toutes les diffimulations,
mais elle eſt la plus facile à être pénétrée ,
parce que lorſqu'on voit que nous ne nous
expliquons point ſur une choſe qui doit
nous toucher , on préſume que nous avons
les ſentimens que nous devons naturelle
ment en avoir , ainſi trop de filence nuit
quelquefois plus à la diffimulation qu'il ne
lui profite , & comme il y a des incidens
dans leſquels il faut ſetaire pour cacher fa
penſée , il y en a d'autres , où l'on ne peut
la cacher par le ſilence que ce filence ne
nous trahiſle.
TIMAGENE
Et de quelle maniere faut-il en uſer lorf
que nôtre interêt ne ſouffre pas que nous
reſtions dans le ſilence.
ARISTIPE
Il faut par des paroles adroites faire con
cevoir à ceux qui nous écoutent que nous
avons une penſée tout oppoſée à ce qu'on
s'imagine ; par exemple lorſque nous re
cevons une injure grave dont nous voulons
nous venger , pour diffimuler ce defir de
ven
Quatriéme Entretien . 53
E vengeance , il faut bien ſe donner de gar
de de reſter dans le ſilence, parce que nous
taiſant il n'y a perſonne qui ne juge que
c'eſt un ſilence étudié , & qui couvre une
profonde reſolution de nous reſſentir d'une
i offenſe que nous renfermons au fond de
nôtre coeur , parce qu'on ne croit point
; qu'un homme ſoit inſenſible à un outrage,
mais pour couvrir cette reſolution fixe de
nous en venger , il faut témoigner quel
que mediocre reſſentiment ', amoindrir
l'injure reçuë , faire comprendre qu'on
1 eft perſuadé qu'il y a plus d'erreur que de
mauvaiſe volonté , & enfin dire toutce qui
* peut inſinuer qu'on ne pouſſera pas ſon
reſſentiment juſqu'à la vengeance. Je vous
donne l'exemple de cet incident parce que
l'on ne peut pas vous expliquer dans leurs
differences infinies toutes les manieres
dont il faut fe conduire , & c'eſt la pruden
ce qui doit vous determiner ſuivant les oc
caſions , tantôt vous montrant indifferent
ſur les choſes que vous deſirez le plus , tan
tôt diſant ſans affectation quelque bien de
vôtre ennemi devant ceux qui le connoiſ
ſent , afin que le rapport qu'on pourra lui
faire , lui ôte la defiance , & opere ou un
retour qui vaut toûjours mieux que la ven
geance , ou moins d'obſtacle à l'executer ,
& tantôt enfin en déroutant par d'autres
artifices ceux qui cherchent à fouiller dans
vêtre ceur.
C 3 TK
54 L'ECOLE DU MONDE.
TIMAGENE:
Mais je voudrois bien que vous me fif
fiez la peinture de ces gens, dont la diffi
mulation voile par des demonſtrations
exterieures ce qu'ils ontdans l'ame.
ARISTIPE.
Il ne faut qu'aller un jour à la Cour pour
aprendre ce manége , vous y voiez l'un
qui embraffe & careſſe avec ardeur celui
qu'il cherche ſous main à ruiner , un autre
qui avec un viſage triſte & des yeux prêts
à fé fondre en larmes plaint vôtre diſgra
ce qu'il a lui même ſuſcitée , l'Abbé Théa
géne ſe réjouït avec Théognis de la Croffe
dont le Roi vient de récompenſer les ſça
vantes predications de celui-ci , quoique
dans le cæur il enrage que les intrigues
qu'il avoit einployées pour le ſupplanter
n'ont pas eu le ſuccez dont la Princeſſe
Eudoxe le flatoit , & la veuve Dorimene
danſe la premiere aux noces de Beliſe dont
elle a un dépit inconcevable. Enfin l'on y
maſque toutes les paſſions, la colere y eit
tranquille , la joye y fait baiſſer les yeux ,
la triftefle y prend un viſage riant , la haine
y prodigue les embraſſades & les baizers ,
l'ambition y rampe , l'eſperance y marche
à pas tremblans , les deſirs s'y cachent au
fond du caur , & l'ami & l'ennemi y ſont
confondus fous des aparences ſemblables
qui ne ſe peuvent démeſler que par le ſer
vice effectif. Voila leur portrait.
TI
Quatriéme Entretien . 55
TIMAGENE.
Et vous voulez me permettre d'en faire
autant , le peut-on ſans ſortir du caractere
d'un honnête homme , qu'il faut conſerver
au peril de ſa vie & de fa fortune ?
ARISTIPE .
On peut être diflimulé fans être fourbe
parce que le vrai fourbe eſt celui qui feint
de faire bien dans l'intention de faire du
mal , & je veux , comme je vous l'ai déja dit, ,
que vous ſoiez diſpoſé à faire continuelle
ment tout le bien qui vous eſt poſſible , &
à n'uzer de diſſimulation que pour vous
parer du mal qu'on voudroit vousfaire.
TIMAGENE.
Il eſt vrai que c'eſt la fin qui déterminela
qualité de l'action ; quand l'une eſt bonne ,
L'autre l'eſt auſſi , & qu'ainſi la diſſimula
tion qui n'a pour but que de ſe garantir du
mal , & ſe procurer du bien par des voies
licites , ne peut être blâmée , il n'y a
donc plus qu'à voir de quelle maniere on
doit fe conduire pour découvrir la diſſimu
lation des autres & penetrer par là leurs ſe
crets.
ARISTIPE .
Pour en venir à bout il faut deux choſes,
une longue & profonde aplication , &
beaucoup de vivacité d'eſprit, ſur tout il
faut principalement remarquer que la plus
fine diſſimulation eſt celle qui ſe cache
ſous le voile d'une grande franchiſe. Vous
C4 con
56 L'ECOLE DU MONDE .
connoiſſez Damis , c'eſt le plus caché & le
plus diſimulé de tous les hommes , & ce
pendant il paſſe dans le monde & auprés de
ſes plus intimes amis non ſeulement pour
un homme trop ouvert , mais pour un hom
me, qui, à ce qu'on croit , ſe fait tort par ſa
franchiſe exceſſive. Cependant avec ſes ou
vertures de cour affectées, il ne dit jamais
rien moins que ce qu'il a dans l'ame , &
n'affecte ce grand air de franchiſe & de
confiance que pour tirer le ſecretdes autres.
Il vous conſulte du plus grand ſerieux du
monde ſur une avanture qu'il feint exprez ,
& à laquelle il donne des couleurs fi apa
rentes , qu'il n'eſt pas poffible de ne le pas
croire , cependant tout ce qu'il en fait eft
afin que par les avis que vous lui donnerez
il puiſſe juger des ſentimens interieurs que
vous avez pour des choſes qui ont rélation
à ce qu'il vous propole. Et en effet la fauſſe
confidence eſt la voie la plus aizée pour
trouver la route du ceur des autres , & ti .
rer d'eux leur ſecret . Je l'ai veu reuſſir ſou
vent , & c'eſt ſur quoi vous devez être toù
jours en garde , vous défiant avec ſoin de
ceux qui viennent vous faire des confiden
ces peu importantes , & dont la realité ne
vous eſt pas tout à fait connuë .
TIMAGENE.
Mais ne peut-on pas par des voies plus
finceres que la fauſſe confidence engager
un hommeà s'ouvrir à nous ?
ARIS
uariéme Encretien . 57
ARISTIPE.
Tout ce qui gagne l'amitié des hommes
nous procure peu à peu leur confiance. La
flaterie , la complaiſance , le bienfait ,
mais il y a troischoſes qui peuvent extre
: mement nous ſervir à les engager à nous
faire voir à nud leur caur & leurs foibler
ſes ; l'amour ,le vin , & lejeu . Ciceron ſçeut
le ſecret de Catilina en gagnant à force
i d'argent la maîtreſſe de ce jeune ambi
tieux , qu'elle engageoit à parler dans les
tranſports du plaiſir , plus qu'il n'auroit fait
dans un état tranquile , on a peu de choſes
cachées pour une femme à qui l'on a don.
nélon cour , & ç'a été l'écueil du ſecret de
tant d'hommes , qu'on devroit bien s'être
corrigé ſur leurs exemples. La Reine Ca
therine de Medicis dans les temps difficiles
de la Ligue , & profitant de la corruption
de la Cour , fe fervoit utilement de ſes Fil
les d'honneur', pour penetrer dans le coeur
des principaux Chefs des deux partis , &
les meſures qu'elle prenoit ſur leurs raports
fideles , contribuerent beaucoup à main
tenir ſa puiſſance & ſon autorité ſur les uns
& fur les autres .
TIMAGENE.
Je voi bien que fi l'on a la foibleſſe d'ai .
mer , il faut du moins n'avoir pas celle de
faire des confidences dangereuſes à une
femme , qui peut noustrahir , ou par in
diſcretion , ou par intereft , ou par degoût', '
CS ou .
58 L'ECOLE DU MONDE .
ou par ambition. Mais je croi le vin enco.
re plus dangereux , car au lieu que l'amour
n'ouvre le cœur qu'à une perſonne aimée ,
le vin fait qu'on ſe trahit quelquefois en
preſence de ceux qui ſont nos ennemis.
Car la table eſt , au ſentiment d'un Ancien,
un fort mauvais creuſet pour y faire l'eſſai
d'un veritable ami .
ARISTIPE.
Le vin , comme dit ie Sage , entre avec
plaiſir , mais dés qu'il eſt entré , c'eſt un
ſerpend qui mord , c'eſt un bafiliſe qui re
pand ſon venin , & le ſecret eft fi incompa
tible avec le vin , que ce même Sage de
fend d'en donner aux Rois , parceque le
ſecret , dit- il, ne ſe trouve point où eft
l’yvreſſe. En effet quand la tefte en eſt
échaufée , & les idées brouillées , le moien
qu'un ſecret ne s'échape dans cette impe
tueuſe agitation de l'eſprit , l'amour & la
haine s'y trahiffent , toutes les paſſions s'y
montrent à découvert , & un homme qui
veut en profiter & garder fon ſang froid y
penetre tout; enfin le jeu fait auſſi quel.
que choſe d'aprochant, il eſt dificile qu'un
homme y conſerve ſa diſſimulation , fon
avarice ou ſa liberalité , fa bonne ou mau
vaiſe humeur s'y produiſent , & c'eſt la
pierre de touche deſa patience.
TIMAGENE.
Je tâcherai de me garder de ces trois
écueils , mais je crains,mon Pere , qu'un
plus
Quatriéme Entretien. 59
plus long entretien ne vous fatigue , & je
voi du monde qui vous cherche.
ARISTIPE .
Je vais les joindre , mais en attendant
que je les aie expediez , divertiſſez - vous
de cette fable que l'on vient de me donner
ſur la difference qu'il y a entre un homme
orné de vertus & de ſcience , & celui qui
croupit dans l'ignorance & le vice.

FABLE.

De l’Ane chargé de Fleurs & de Fumier.


1
' N Baudet vivoit au ſervice
UN D'un bon homme de Jardinier.
Baudet fort & puiſſant , dont l'ordinaire
office
Etoit de porter le panier.
Or un jourque dans Epidaure
On celebroit les Jeux de Flore ,
( Car c'eſt où ceci ſe paſſa )
Le Jardinier devant l'aurore
Sesplusbelles fleurs amaſſa
Dans deux paniersles entaſſa ,
Puis proprement chargea ſon âne
Qui comme un vieux Doyen de l'Univer:
fité
Versla Cité
S'avança piane piane ,
Avec lenteur & gravité ;
Tandis donc que d'un pas auſſi lent qu'il
eft grave C6 Mar
60 L'ECOLE DU MONDE.
Martin Baudet marchoit avec ſon Maître:
aprés ,
On ſentoit dans les airs d'auprés
S'exhaler la vapeur ſauve
Des Tubereuſes , des Muguets ,
Des Jonquilles, des Lys, des Roſes, des
Oeillets.
Il entre dans la Ville , & la douce fumée
Dont ſoudain elle eſt embaumée
Attire auprés de lui les grands & les petits ,
On le court ,, on le ſuit , l'un lui derobe
un Lys, ( ciffe ,
L'autre un Oeillet , l'autre un Nar
Et chacun y vient à ſon tour.
Martin s'en aplaudit en ſoi-même , & s'é
tonne
Que ce peuple qui l'environne
Lui faſſe une fi groffe Cour.
A la porte du temple à la fin il s'arrête
Oů ſon dos étant déchargé
Et les bouquets vendus aux Devots de la
fête ,
Le jardinier content prit au plutôt congé
Des Batonniers de Contrairies ,
Qui de toutes ſes fleurs firent fi chaud débit
Qu'elles en furent rencheries.
Il part enſuite , mais , étanthommed'eſprit ,
Si , dit-il, je retourne à vide en mon vilage
C'eft perdre moitié du voyage ,
Je ſonge quepourmes Navets
Il n'eſt chez moi Fumier qui vaille.
A deux pas en voici derriere une muraille
Du
Quatriéme Entretien . 61
Du plus pourri quifut jamais.
Sur mon Ane il en faut charger une yoitu
re ,
Ainſi dit , ainfi fait , les paniers ſont chargez .
D’un butin dontla pourriture
Faiſoit de loin froncer le nez.
Avec la ſale marchandiſe
Martin au petit pas repafle la Cité.
Et croyoit rencontrer même civilité.
Mais terrible fut ſa ſurpriſe
Quand loin d'être ſuivi comme il avoit été
Iì ſe vit fui de tous , & de tous inſulté.
O vous eſprits ornez de Vertus , de Scien
ce ,
5 C'eſt ainſi qu'à vos fleurs les hommes font
la Cour ,
Mais pour vous qui n'avez que Vices , qu'I
gnorance ,
C'eft dans ce Baudet de retour ,
Chargé de fumier & d'ordure
Que vous pouvez à vôtre tour
Reconnoître vôtre peinture.
e
Fin du Quatriéme Entretieni

L'ECO
besi COOR

L'E C O L E

DU MONDE .

CINQUIE'ME ENTRETIEN .

De la Candeur e du Secret.

TIMAGENE.

E plaiſir & l'utilité que je trouve aux


leçons que vous avez bien voulu
L prendre la peine de me donner , mon
Pere , dans les quatre Fntretiens que j'ai
eu avec vous , redouble chaque jour mon
impatience : & comme je vous ai cru libre
& fans occupation , j'ai un peu anticipé
l'heure que vous m'aviez donnée.
ARISTIPE.
L'on ne peut avoir trop d'impatience
d'être inſtruit de ce qu'on doit ſçavoir , &
Vous
Cinguiéme Entretien . 63
vous me faites plaiſir , mon Fils , de ne pas
perdre le moment libre que j'ai de vous
entretenir. Je quitterai ſans peine ce Ma-,
chiavel que j'avois pris pour me deſen
nuyer , & je vous donnerai fort volontiers
des leçons plus droites que celles que j'y.
liſois.
TIMAGENE.
C'eſt une choſe merveilleuſe de voir de
quelle maniere on eſt partagé ſur les Ouvra
ges de cet Italien : car j'entens les uns qui
l'élevent comme le plus ſublime génie
d'entre les Politiques, & d'autres ne par
lent de ſes Maximes que comme du poiſon
le plus pernicieux dont un eſprit puiſſe êx
tre corrompu.
ARISTIPE.
Ladiverſité de cejugement, vient du di
ferent caractere des eſprits, & de la pente
differente qu'ont les hommes. Ily a d'excel
lentes choſes à aprendre dans Machiavel ,
c'eſt un génie ſublime qui entre admirable
ment dans le ſecret du cour de l'homme tel
qu'il eft , & non pas tel qu'il doit être ; mais
il n'eſt pas bon de s'abandonner entiere
ment aux leçons de ſa Politique, qui ſou
vent ſe trouvent peu compatibles avec le
caractere d'un vrai Chrétien & d'un hon
nête-homme, & vous ſçavez que je veux
qu'au milieu du commerce du monde vous
conſerviez toûjours l'un & l'autre. Par ex
emple , en ouvrant ſon Livre j'étois tom
be
64 L'ECOLE DU MONDE.
bé ſur une partie de la matiere dontje veux
aujourd'hui vous entretenir , & j'y trouvois
des leçons toutes contraires à celles que je
prétens vous donner : ce n'eſt pas qu'il ne
foit tres -utile à tout homme qui entre dans
le monde de lire le Machiavel, & principa
lement à ceux qui doivent être employez
dans les affaires publiques ; mais il faut le
lire avec grande prudence & circonſpec.
tion pour démêler l'utile & le bon , du dan
gereux & du criminel , & ne ſe pas em .
poiſonner en voulant s'inftruire.
TIMAGENE.
Puiſque ce que vous lifiez concerne la
matiere que vous deſtiniez à cet Entretien ,
& qu'il eſt contraire aux leçons que vous a
vez réſolu de me donner aujourd'hui, tai
tes-moi connoître la difference de l'un &
de l'autre , afin que ce que vous m'en di
rez me ſerve de regle pour ne me pas per:
dre dans cette lecture.
ARISTIPE.
Je vous ai donné la derniere fois toutes
les leçons que j'ai cruës les plus neceſſaires
pour vous faire éviter les défauts de la
Converſation , & vous inſtruire de la ma .
niere dont vous deviez employer la Diſli
mulation fans laquelle it eſt tres difficile
de conſerver ſes amis. L'ordre veut que
je vous entretienne aujourd'hui de deux
choſes qui vous ſeront abſolument necef
faires pour vous établir folidement dans
l'esprit
Cinquiéme Entretien .
l'eſprit de ceux que vous pratiquerez , &
ces deux choſes ſont une grande Can
deur d’Ame , & l'inviolabilité du Secret
qu'on vous aura confié ; l'une doit être
l'ame & le guide de ce que vous direz ;
& l'autre vous empêchera de faire un abus
criminel de ce qu'on vous aura dit.
TIMAGENE .
Eft -ce que Machiavel veut qu'un hom
me n'ait point de Candeur, ou qu'il abuſe
du Secret d'un ami ?
ARISTIPE .
Ce que je liſois ne regarde que la Can
deur , & fi l'on en croyoit ce Politique
ce ſeroit une vertu bannie du commerce
du monde ; mais avant que de vous fai
re concevoir l'erreur de ſes leçons , il
faut établir ce que j'entens par la Candeur
que je déſire de vous. La Candeur eſt
une bonté d'ame qui fait que nous nous
expliquons ' avec franchiſe , & que nous
agiſſons avec fincerité : mais quand je vous
dis qu'elle nous porte nous expliquer
avec franchiſe & agir fincerement, ne
croyez pas que je veuille la rendre in
compatible avec cette prudente Diſſimu.
lation dont je vous ai donné les regles
dans notre dernier Entretien , & que je
faffe confifter cette Candeur dans la fran .
chiſe outrée du Miſantrope - qui tient
plus de la brutalité que de la vertu. Je :
66 L'ECOLE DU MONDE.
ne prétens pas que vous outriez la fince
rité juſqu'à rompre mal à propos en viſiere
à tout le monde , & choquer tout le Genre
humain , en ne taiſant pas ce qu'il n'eſt
point à propos de dire ; je ne vous parle
que de la franchiſe qui eſt opoſée à la four
be , & non pas de celle qui eſt opoſée
à la diſſimulation ; car un homme n'eft
pas moins candide pour taire & diſimu
ler à propos des choſes dont la découverte
inconſiderée ne produiroit que du mal : je
veux donc ſeulement que dans ce que
vous direz ou ferez , vous ſoyez toûjours
conduit par une grande droiture de coeur
qui ne ſe démente jamais , & qui étant
incompatible avec la fourbe , ne l'eſt pas a
vec la fage diſſimulation .
TIMAGENE .
C'eſt - à dire donc que vôtre Machiavel
ne ſe contente pas que l'on diſſimule , mais
qu'il veut auſſi que l'on fourbe ?
ARISTIPE.
Machiavel ayant polé pour le principe
de fa Politique que tous chemins ſont bons
pourvû qu'ils nous conduiſent à la fortune
que l'on s'eſt propoſée pour but; &
que la fourbe eſt une des vertus Cardi .
nales de la Cour , poſe pour maxime qu'il
n'eſt point neceffaire qu'un homme ait
de la Candeur & de la bonne foi; mais
qu'il ſufit qu'il ſe conduiſe de maniere ,
qu'on
Cinquiéme Entretien . 67
qu'on croye qu'il en a. Il va plus loin , &
il ajoute qu'il oze bien dire , qu'il eſt auſſi
dangereux & pernicieux d'avoir effectived
ment cette vertu & de la pratiquer , com
me il eſt utile de paroître l'avoir & ne l'a
voir pas ; & ſa raifon eſt qu'il faut qu'un
homme pour arriver au but de les in
tentions , ſoit toujours prêt à faire le bien
ou le mal ſuivant que ſon intereſt le deman
de > & qu'un homme qui a véritablement
de la Candeur ne peut ſe réſoudre à faire
du mal dans la neceſſité , au lieu que ce
lui qui n'a que les aparences de cette vertu
peut faire le bien ou le mal ſuivant les con
jonctures.
TIMAGENE.
Cette maxime me paroît abominable.
ARISTIPE .
Elle est d'un homme qui veut qu'on ſa
crifie tout à ſon intereft , & qui donne
pour maxime à ſes Eleves : Non partirſi
dal bene , potendo, ma ſapere entrare nelma
le , neceffitato. Pratiquer le bien tant qu'on
le peut ſans ruïner ſes interêts , & fçavoir
dans la neceſſité entrer à propos dans la
pratique du mal , parce que ſon principe
pernicieux eſt qu'un hommeeſt incapable
de réuſſir dans le commerce du monde s'il .
n'a un eſprit diſpoſé à ſe tourner de tous
les côtez , fuivant que les variations de
la fortune le demandent pour ſon uti
lité.
ΤΙ
68 L'ECOLE DU MONDE
TIMAGENE.
Il veut donc qu'on ait les aparences de
ces vertus civiles, fans beaucoup ſe ſou
cier de la réalité : mais fi cela étoit que des
viendroit ce que dit Ciceron , qu'il n'y a
pas d'iniquité plus condamnable que celle
de ces fourbes , qui en faiſant mal veulent
paſſer pour gens de bien ?
ARISTIPE.
Il s'en faut bien que ce Philofophe & ce
Politique foient d'accord. Je vous dis donc
que le ſentiment de Machiavel établit la
fourbe comme la baze du commerce des
hommes , & détruit cette Candeur , que
par un ſentiment tout contraire au fien ,
je, vous propoſe pour la qualité fondamen
tale & la plus effentielle d'un honnête hom
me: car il pourſuit & dit , que pour l'exe
cution de fa maxime il faut qu'un homme
ſe conduiſe de forte que tel qu'il ſoit au
fond de l'ame , il paroiſſe à le voir & à l'en
tendre , tout Pieté , tout Integrité , tout
Sincerité , tout Humanité , tout Religion ;
parce que , dit-il , preſque tous les hom :
mes ſont les dupes de l'exterieur dont on
les amuſe.
TIMAGENE.
Cette idée eſt bien contraire à celle du
Romain que je vous citois tout à l'heure,
qui ne croit pas qu'un homme puiſſe fe
conſerver long.tems dans une bonne ré
putation , ſi elle n'eſt fondée ſur des ver
tus
Cinquiéme Entretien . 69
tus ſolides : On ſe trompe , dit- il , si l'on
croit aquerir une gloire durable par les fimo
ples dehors de la vertu , par des paroles fein
vrays
tes e par un viſage maſqué > la
gloire ne ſubfifte ſolidement que quand elle à
pouſé des racines profondes le tout ce qui
eft Feint ſimulé tombe comme une fleur ex
ne peut pas long-tems durer. Mais il me ſem .
ble qu'il faut être 'un Politique bien ſcele
rat pour vouloir que l'homme ſe joue de
Dieu juſqu'à n'avoir que les dénors & le
maſque d'une fauſſe Religion , puiſqu'on
ne peut tromper Dieu .
ARISTIPE.
Detoutes les fourbes opoſées à la Can
deur il n'y en a pas une plus criminelle que
l'hypocriſie , qui abuſe de la veritémême
pour la faire ſervir de yoile au menſonge &
à l'impoſture .
TIMAGENE .
Cependant il y a peu de vices qui ſoient
plus communs que l'hypocrifie , elle a été
de tous les tems , & elle eſt de tous les âges
& de toutes les conditions.
ARISTIPE.
il eſt impoſſible d'être honnête homme
felon le monde , & d'être hypocrite dans
la Religion que l'on profeſſe telle qu'elle
ſoit : car qui ment à Dieu ne peut être fin
cere pour les hommes , & qui n'eſt pas fin
cere n'a pas d'honneur.
TI
‫ܘܪ‬ L'ECOLE DU MONDE .
TIMAGENE.
Le maſque des Hypocrites eſt fi bien co
pié ſur le viſage du vrai pieux , que je crois
aſſez difficile de les diſtinguer. Me donne
riez-vous bien une regle pour démêler
l'Hypocrite d'avec ceux qui agiſſent par
les mouvemens d'une pieté véritable ?
ARISTIPE
Vous vous trompez , mon fils , & rid
n'eft fi facile que de diſtinguer un Hype
crite d'un vrai pieux. Comme la veritabx
pieté s'apuye ſur quatre vertus , qui ſont
l'humilité de coeur > le détachement des
interêts du ſiécle , la charité pour le pro
chain , & la patience ; l'hypocriſie eft toù
jours accompagnée des quatre vices opo
ſez à ces vertus , qui ſont que tout Hypo
crite eſt orgueilleux , intereſſé , croyant
mal & médiſant de cout le monde , & ne
pardonnant jamais les offenſes qu'il croit
qu'on lui a faites.
TIMAGENE.
C'eſt- à dire que l'orgueil , l'interêt , la
médiſance , & l'eſprit vindicatif font le
partage du faux Dévot.
'ARISTIPE .
Ces quatre vices en ſont inſéparables, &
c'eſt à ce caractere qu'on les connoit. Vo
yez la maigre & mélancolique Pſeudoti.
me , dans les affectations de ſon air Béat ,
ſon viſage ne prend un chagrin ſevere en
regardent les autres que pour faire connoî:
tre
Cinquiéme Entretien . 71
tre combien fa préſomption la fait imagi
ner être au -deſſus de tout ce qu'elle voit ;
elle ne ſe diſtingue de toutes les autres par
la fauffe modeſtie d'un ajuſtement fingu
lier que pour attirer les yeux ſur elle ; &
briguer à force de grimaces une reputa.
tion que ne cherchent point les veritables
humbles ; elle ſe trouve où les charitez
raſſemblent les Dames pieuſes , mais elle y
vient les mains vuides & ſeulement pour
s'y faire voir ; elle eſt creanciere auſſi im
pitoyable qu'elle eſt dure à fecourir le
pauvre dans ſes beſoins , & au ſortir des
Autels elle va prêter ſur gages & à gros
fe uſure ; ſa voiſine reçoit - elle d'inno
centes compagnies , elle y trouve du
crime , & ſous le prétexte malin d'une
reprehenſion charitable , elle la déchire
par des coups de langue d'autant plus
mortels qu'ils paroiſſent partir d'un bon
motif : & enfin fi elle s'imagine qu'on
lui ait fait la moindre offenſe , elle en
conçoit une haine implacable qui la por
te à des vengeances qui ſont l'ouvrage
du fiel de la Terre, quoi qu'elle prenne
un ſoin exact de les couvrir du prétexte
de ſolltenir les interêts du Ciel. Voilà
mon Fils , voilà dans cette Femme l'idée
de l'Hypocrite , & vous reconnoîtrez à
ces caracteres bien des hommes qui lui
refremblent.

TI
L'ECOLE DU MONDE .
72
TIMAGENE.
Je n'oublirai pas ce caractere & fi tôt
que dans un Dévot je trouverai l'orgueil
l'interêt , l'eſprit médiſant & le vindicatif ,
je conclûrai qu'il eit un Hypocrite.
ARISTIPE .
Il n'eſt pas neceſſaire qu'il ait tous ces
défauts, & dés qu'il en a un ſeul des qua
tre , vous pouvez avec nôtre Maître le
nommer Engeance de Vipere. Prenez donc
garde , mon Fils , de ne jamais mettre ſur
vôtre viſage le maſque de l'Hypocriſie :
car la premiere Candeur d'ame que je veux
que vous ayez , c'eſt d'être fincere ſur le
fait de la Religion , & quand vous aurez
une fois cette fincerité envers Dieu , il ne
vous ſera pas dificile de l'avoir envers les
hommes.
TIMAGENE .
C'eſt cette Candeur & ſincerité à l'égard
des hommes que j'attens que vous m'ex
pliquiez ; car vous m'avez donné une fi
forte horreur de l'Hypocriſie , que je ne
regardera jamais qu'avec abomination ces
malheureux , dont la fourbe eſt un ſacrile
ge perpetuel , & plus impie que l'impieté
même.
ARISTIPE .
La Candeur à l'égard des hommes con 1
fiſte à ne jamais tromper ni de paroles
ni d'action , celui avec qui nous entrons
en commerce , & qui prend confiance en
nous.
Cinquiéme Entretien. 93
nous. Elle fe renferme 'principalement à
deux choſes; la premiere c'eſt de nous dé
pouiller de tout intereſt: propre lorſque
nous luidonnons conſeil , & de ne le point
pouſſer au mal par une lâche flaterie ; & la
ſeconde eſt de lui tenir la parole que nous
lui avons une fois donnée : & pratiquant
exactement ces deux choſes que je vais
vous expliquer , il eſt impoſſible que ceux
que vous pratiquerez ne ſoient convaincus
de vôtre Candeur, & qu'en même tems
ils ne vous eſtiment , ne vous aiment, &
ne vous ſervent.
TIMAGENE .
Voyons de queile maniere je puis execu .
ter ces deux choſes.
ARISTIPE.
L'Entretien n'eſt établi que pour s'en
tre- divertir , s'entr'inftruire , & s'entre.
conſulter. Mais la plupart des hommes à
qui l'on demande conſeil ,' ne le donnent
que par raport à leur propre utilité, & fi -tôt
qu'ils trouvent jour pour acomoder leur
intereſt - à un conſeil qui paroiſſe convena
ble au conſultant , ils ne manquent point
de le propoſer. Chryſalde fut demander
avis à Géralde fon Oncle touchant une
Charge qu'on lui propoſoit , ils s'entretin
rent plus d'une fois ſur les avantages ou les
déſagrémens qu'elle pouvoit avoir , mais la
conſultation aiant fait naître à l'Oncle
l'envie d'y penſer pour ſoi-même, il en dé
Tom . II. D tour
74 L'ECOLE DU MONDE.
tourna con Neveu en lui faiſant une pein
ture dégoutante de tout ce qu'elle avoit de
déſavantageux , & l'en ayant effectivement
dégouté , l'Oncle acheta la Charge pour
ſoi même. Quel nom donneriez - vous à
une action de cette nature ?
TIMAGENE.
Elle eſt fort éloignée de cette Candeur
fincere que vous déſirez , & je voi tout
juſte dans Géralde le Portrait de ces don
neurs de conſeils intereſſez qui ne les don
nent que par reflexion à leur intereſt.
ARISTIPE.
Il ne faut pas aufli lorſque vôtre ami
vous demande conſeil , avoir la pufillani
mité de donner en eſclave dans ſon ſenti
ment , lorſque vous connoiffez qu'il n'a pas
raiſon , & qu'une route contraire lui ſeroit
plus utile ; ce feroit en quelque maniere
comploter avec lui pour le trahir.
TIMAGENE .
Je ſçais qu'il y a une infinité de perfon
nes qui ne demandent conſeil à leurs amis
qu'aprés avoir pris d'eux -mêmes leur refo
lution , & afin qu'on aplaudiſſe à leurs ſen
timens : & il me ſemble que vôtre ami Li
cidas eſt aſſez de ce caractere.
ARISTIPE.
Il eſt vrai que toutes les fois qu'il vient
pour me demander avis, il commence par
eſſayer de me prévenir de toutes les raiſons
, qui apuient la reſolution que je m'aperçois
qu'i
Cinquiéme Entretien . 75
qu'il a déja priſe avant que de me conſul
ter : & comme ſouvent je le vois détermi
né au mauvais parti , & que je reconnois
qu'il ne cherche qu'à s'y fortifier par mon
aplaudiſſement , je n'ai point la lâcheté
de lui cacher mes véritables ſentimens ,
& je lui donne avec franchiſe & fincerité
i mon avis ; il le combat autant qu'il peut ,
je le ſoutiens fans chaleur, & en l'apuyant
des plus ſolides raiſons que je puiſſe trou .
ver ; mais s'il ne ſe rend pas , tant pis
pour lui , j'ai du moins rempli le des
voir d'un honnête- homme 9 & d'un a
mi ſincere , & ſouvent il arrive qu'il
me quite fans qu'il paroiſſe perſuadé de
mes raiſons , mais qu'enſuite il ne laiſ
fe pas d'y réflechir ſeul & à loiſir &
de prendre la route que je lui ai propos
.
5 ſée
TIMAGENE .
Ces ſortes d'amis ſont incommodes , car,
comme l'amitié nous force à prendre part
à ce qui les touche , leur obftination nous
fait peine , & il ſemble même que ce ſoit
inſulter un homme que de le conſulter &
ne pas ſuivre un bon confeil qu'il nous
donne '; mais auſſi par ce combat que vous
faites de fon ſentiment , ne péchez- vous
point contre la complaiſance ?
ARISTIPE.
Tout homme qui en conſulte un autre
lui donne la liberté de dire franchement
DZ fon
76 L'ECOLE DU MONDE.
ſon ſentiment, & l'on pécheroit par l'ex
cés d'une lâche complaiſance , fi pourn'o
zer le contredire on le laiſſoit ou dans l'er
reur ou dans une reſolution préjudiciable à
fes interêts : ce ſeroit tomber dans le cas de
cette flaterie criminelle qui répugne à la
Candeur , & qui ne ſert qu'à procurer du
mal à ceux à qui nousdevons nous efforcer
de procurer du bien . C'eſt mettre l'épée à la
main d'un hommequi cherche à ſe vanger ;
c'eſt pouffer dans le précipice celui qui eft
ſur le bord , & c'eſtle laiſſer noyer' faute
delui tendre la main .
TIMAGENE.
Vous voulez donc qu'en donnant conſeil
à un homme je ne lui déguize jamais mes
ſentimens veritables ; quand même ils
feroient directement opoſez à fes inten
tions.
ARISTIPE.
Oai . Si vous êtes perſuadé que ce que
vous lui direz lui ſera utile , & que vous
jugiez ſes intentions contraires à ſes inte
rêts ; & croyez , mon fils , que celui que
vous n'aurez point flaté & à qui vous au
rez donné un conſeil dans la droiture de
vôtre cour, ſoit qu'illeſuive ou non , vous
en eſtimera toûjours , & que fi au contraire
vous aplaudiſſez par flaterie à la mauvaiſe
reſolution qu'il prend ; il vous en impute
ra le mauvaisfuccés , & perdra l'eſtime , &
par une ſuite neceſſaire , l'amitié qu'ilavoit
pour
Cinquième Ensretien . 77
pour vous ; car dés qu'on ceſſe d'eſtimer
un homme on ceſſe de l'aimer .
TIMAGENE .
Cependant la plûpart des gens n'aiment
point d'être contredits, & ſe font un plai
fir ſenſible qu'on aplaudiſſe juſqu'à leurs
erreurs : comment donc gagnerai-je l'a
Emitié d'un homme & ſon eſtime en con
damnant ſon ſentiment , & lui donnant
un conſeil contraire à ce qu'il détermine ?
ARISTIPE.
Il faut concevoir qu'un homme qui eſt
déterminé à faire une choſe , & qui deman
de un avis qu'il ne veut ſuivre qu'autant
qu'il ſe conforme à ſa reſolution, le fait
afin que s'il ne réuſſit pas il ait ſur qui en
rejetter la faute , & que s'il réuſſit il puiſſe
s'en atribuer tout l'honneur , & c'eſt pour
cette même raiſon qu'il ne faut jamais le
flater en lui applaudiſſant lorſque nous nc
jugeons pas ſon ſentiment bon , parce que
s'il y perlifte & qu'il ne réuffiffe pas, il con
noſtra que vousaviez raiſon , & s'il ſuit vô .
tre ſentiment & qu'il ait un ſuccés favora
ble , il ne pourra le diſpenſer de vous en a
voir obligation; & quoiqu'il arrive vous au
rez ſatisfait au devoir d'un homme d'hon
neur , & à la Candeur que je déſire de vous .
touchant les conſeils qu'on vous deman
dera : mais il ne faut pas en avoir moins à
l'égard de la parole que vousaurez une fois
donnée à un homme, & qu'il faut inviola
D 3 ble
78 L'ECOLE DU MONDE .
blement tenir ; c'eſt la ſeconde partic de la
Candeur que je vais vous expliquer.
TIMAGENE.
C'eſt par cet endroit, ce me ſemble , que
bien des hommes péchent contre la Can
deur ; car on en trouve bien qui font peu de
fcrupule de ne point tenir la parole qu'ils
ont donnée , & qui croyent qu'elle doit
être entre les mains d'un habile homme
comme un hameçon pour atraper les Duo
pes.
ARISTIPE.
Les Eléves de Machiavel ont ſuivant ses
préceptes une maxime toute opoſée à celle
que je vous établis. Ce rafiné Politique qui
dans ſes leçons préfere toûjours l'utile à
l'honorable , & qui a un merveilleux artif
ce pour inſinuer ſes maximes, intereſſées ;
dit que quoiqu'il ſoit louable de garder la
foi & de vivre dans la candeur queje vous
propofe , & ſans fourbe ; l'experience
nous fait voir néanmoins que ceux qui ont
tenu peu de conte des paroles qu'ils ont
données , & qui ont fçû par leurs ruſes
donner aux cerveaux des hommes le tour
qu'ils ont voulu , l'ont enfin emporté ſur
ceux qui n'ont fondé leurs actions que ſur
l'integrité : & aprés avoir donné pour ex
emple le Pape Alexandre V I. du fils du
quel il étoit Secretaire & Confeil , & qu'il
propoſe comme l'homme du monde qui a
eu le moins de foi & de parole , & qui a le
plus
Cinquiéme Entretien. 79
plus réuſſi par ſes fourbes; il conclut qu'un
homme prudent ne peut ni ne doit point
tenir la parole, ni garder la foi en deux
occafions; l'une quand il trouve du préju
dice à la garder , & l'autre quand la raiſon
qui l'a engagéde ladonner ne fubfifteplus.
TIMAGENE.
Cette maxime meparoît non ſeulement
contraire à l'honneur mais abominable , &
fi fa Politique en renferme beaucoup de
ſemblables ilne m'aura pas pour diſciple.
ARISTIPE :
Il ne peut s'empêcher d'avouer lui- mê.
meque cette maxime eft contraire aux loix
de l'honneur , mais il croit l'excuſer en di
ſantque cette leçon ne ſeroit pas bonne fi
tous les hommes étoient bons : mais que
parce que la plậpart des hommes ſont mé
chans & trompeurs , il ne faut point ſe
mettre fur le pié de garder à leur égard
une foi qu'ils ne vous garderoient pas. Or
ſon principe eſtfaux , car les hommes ou
ont de la probité , ou du moins yeulent pa
roître en avoir , & les uns & les autres on
par un motif veritable d'honneur , ou pour
ne pas détruire l'opinion qu'ils veulent que
l'on ait d'eux , fontobligez de garder du
moins la foien aparence , parce que rien ne
détruit fi vîte ni fi abſolument la réputa- ,
tion de probité qu'un homme veutſe don
ner, que de Jui yoir une fois manquer de
parole .
D.4 : TI
80 L'ECOLI DU MONDE,
TIMAGENE.
Je vous avoue pour moi, qu'il me ſeroit
impoffible de jamais avoir la moindre eſti
me ni me fier à celui qui in'auroit une
fois trompé.
ARISTIPE.
IT n'eſt pas difficile de tromper une fois,
& Machiavel a raiſon de dire que celui qui
veut duper les hommes en leur donnantde
fauſſes paroles , trouvera tous les jours de
nouvelles Dupes. J'en demeure d'accord;
mais il ne peut manquer de parole à cet
homme Dupe , que cet homme nele recon
noiffe pour un fourbe & un infidele , & il
ne peut le connoître de ce caractere qu'il
ne perde tout ce qu'il avoit d'eſtime pour
lui , & c'eſt par cette raiſon qu'un hom .
me fans foi eſt bien - tôt connu pour tel
dans le monde.
TIMAGENE.
Et je croi même que plus il eſt élevé par
defſus les autres , & plûtôt on reconnoît
ſon caractere fourbe , parce qu'il eſt plus
en vûe & plus en état de tromper plus de
monde.
ARISTIPE .
Ce que vous dites eſt vrai , mais delà
concluez qu'en quelqu'état que vous ſo
yez , ou dans l'emploi ou dansla vie privée ,
il faut vous établir pour maxime fixe & in
violable de ne jamais donner votre parole ,
fût-ce à vôtre plus grand ennemi , que vous
ne
Cinquiéme Entretien . Si '
ne la teniez ; car quanden la tenant il vous
en arriveroit ſur le champ quelque préju
dice , le mal que vous en ſouffririez n'eſt
pas comparable à l'avantage que vous pro
curera la réputation d'être veritablement
un homme de probité , & vous acquereret
bien plûtôt cette réputation en tenant une
parole qui vous aporteroit quelque préju
dice , qu'en tenant vingt paroles qui vous
ſeroient avantageuſes ; puiſqu'on peut im .
puter ces dernieres aux mouvemens de
vôtre interêt , au lieu qu'on ne peut im
puter l'autre qu'à vôtre vertu & à vôtre
Candeur : car celui- là eſt homme d'hon
Deur dans ſon plus haut point ', qui l'eſt
aux dépens de ſon propre interêt.
TIMAGENE.
Vous pourriez , ce me ſemble, ajoûter
que cette réputation folide qu'il re don
ne , lui produifant l'eſtime publique; &
par une conſequence neceſſaire des amis ,
il eſt impoſſible que dans la ſuite il ne
trouve quelque choſe de favorable à ſes
interêts .
ARISTIPE.
Rome & Charthage deux puiſſantes Répu
bliques rivales , ſe ſont fait autrefois une
Guerre furieuſe . LesRomains ſe piquoient
d'une grande Religion dans l'obſervan
ce de leur foi, & les Carthaginois au con
traire étoient fi fourbes que la foi punique
pafloit en proverbe dans le monde , pour
D 3. dis
82 L'ECOLE DU MONDE. :
dire qu'un homme étoit ſans parole & ſans
probité. Regulus Romain aſſuré de pé
rir impitoyablement s'il retournoit à Car
thage , aima mieux s'expoſer à une mort
certaine que de manquer à la parole qu'il a
voit donnée , & s'aquit par cette action une
gloire immortelle dans le monde ; un Afri
cain ſe ſeroit bien gardé de le faire . Auli
Rome dont le Ciel favoriſoit la Candeur &
la probité , & qui recompenſoit ſa vertu
mondaine par des avantages temporels ,
triompha de cette Rivale infidele , & eut
l'Empire de la Terre , tandis que la def
truciion de Carthage fut la punition de
ſes perfidies. Mais ces grands exemples vous
toucheront peut- être moins que ſi j'en
trois dans une plus familiere inſtruction ,
fur la maniere dont yous devez vous con
duire pour ne point manquer de parole ,
& pour cela , mon Fils , il faut que je
vous parle de ce que vous devez obſerver
en la donnant.
TIMAGENE.
Je ſuis, perſuadé que, bien des gens ne
tiennent pas parole parce qu'ils la don
nent imprudemment & fans reflexion , &
ſouvent ne l'ont pas plutôt donnée qu'ils
ſe repentent del'avoir fait.
ARISTIPE.
- Vous penſez jufte : mais pour prévenit
cette imprudence , il faut avant que vous
donniez une parole pezer trois choſes
dans
Cinquiéme Entretien 83
dans vôtre eſprit ; le mérite de la perſonne
à qui vous la donnez i la conſequence de
la choſe que vous promettez , & vôtre pour
voir pour l'execution : car tres ſouvent
pour n'avoir pas réflechi ſur quelqu'une de
ces trois choſes , on promet legerement ,
- & on ſe jette dans l'embarras de faire une
fauſſe démarche .
TIMAGENE.
Pour moi je ne trouve rien de plus im
pertinent que ces gens qui fe jettent à la
tête de tout le monde pour leur offrir des
ſervices qui paffent leur pouvoir , & pro
mettent ce qu'ils nepeuvent executer.
ARISTIPE.
Les gens de ce caractere font des fous
qui nedonnent qu'à rire , en voulant faire
les hommes importants & de crédit , quoi
qu'ils n'en ayent aucun , & les paroles
qu'ils donnent & qu'ils ne tiennent pas, ne
font pas d'une grande conſequence. Mais
pour revenir à ce que je vous diſois , lori.
que vous voulez promettre quelque choſe ,
il faut conſiderer la perſonne , la choſe que
vous promettez , & vôtre pouvoir , afin
de jamais nevous engager temerairement
dans une promeſſe.
TIMAGENE.
Et pourquoi examiner ces trois cho
ſes :
ARISTIPE .
Il faut examiner la perſonne , parce que
D6 plus
84 L'ECOLE DU MONDE
plus un homme eſt élevé & en pouvoir
au deffus de nous , moins nous devons
nous avancer de lui promettre que nous
ne ſoyons dans une entiere aſſurance de
l'évenement ; car lesGrandsimputent toû
jours au prometteur le défaut du ſuccés des
choſes auſquelles ils s'attendent , ſans écou.
ter les excuſes qu'on pourroit leur alleguer,
quelque juſte qu'elles. fuffent : plus auti
la choſe eſt importante', moins il faut la
promettre avec certitude , parce qu'ellepeut
trouver de plus grands obſtacles que celles
qui ſont de moindre confequence; & enfin
il faut bien examiner ſon pouvoir , pour ne
jamais répondre de ce quidépend d'un autre
que de vous..
TIMAGENE.
Je comprens qu'il y a des chofes qui de
pendent de nous & d'autres qui n'en
dépendent pas , & que c'eft une grande
împrudence de promettre ce qui dépend
de la volonté d'autrui , quelque crédit
que l'on croie avoir ſur lui. Car comme
bien fouvent la nôtre change , ' & qu'au
ne
jourd'hui nous avons des raiſons pour
vouloir plus ce que nous voulions lejour
précedent ; comment pouvons-nous affu
rer ſur une volonté , étrangere, & répondre
d'une choſe dont nous neſommes pas. s. les
maîtres ? ..
ARISTIPE .
C'eſt une inconſtance naturelle de l'eſprit
de
Cinquiéme Entretien . 85
de l'homme qui fait que même l'on doit
être fort circonſpect à promettre les cho
ſes qui dépendent de nous : car comme
nous ne ſommes pas aſſurez que nous reſte
rons demain dans la même ſituation de vos
lonté où nous nous ſentons aujourd'hui ,
pourquoi nous ' irons-nous embaraſſer dans
les chaines d'une parole dont nous deve
pons Eſclaves dès que nous l'avons une fois
lâchée ? Quand vous n'avez point promis
une choſe , ou vous la faites librement , ou
vous ne la faites point ; fi vous la faites
librement vous en avez tout le mérite &
l'on vous en a une parfaite obligation ; fi
vous ne la faites pas , l'on ne peut vous
en ſçavoir mauvais gré : mais ſi vous l'a
Vez promiſe , quand vous la faites , on croit
que vous ne faites que remplir yôtre de
voir, & fi vous ne la faites pas, vous paf
fez pour un homme ſans parole ; ainfi il eſt
bien plus avantageux de ne jamais promet
tre ce qui dépend même de nous, quedelo
promettre .
* TIMAGENE.
En effet je conçois qu'il eſt toûjours
mieux d'agir avec liberté qu'avec contrain
te , & qu'il y a une eſpece de contrainte fi
tôt qu'on eſt lié par une promeſſe : mais fi
Ton avoit promis une choſe que l'on recoñ
nût dans la ſuite être mauvaiſe , péche- t- on
contre la Candeur de nelapas executer?: ;
72
D7 ARIS
L'ECOLE DU MONDE
ARISTIPE.
On péche contre la prudence en pro
mettant une choſe qui n'eſt pas bonne
dans ſon execution ; mais l'on n'agit point
contre ſon honneur en ne ſatisfaiſant pas
à la parole qu'on en a donnée , & fi ce
lui à qui vous auriez fait une pareille
promeſſe en vouloit exiger l'execution ,
fon injuſtice le rendroit indigne d'être au
nombre de ceux que vous défirez pour
amis . Mais , mon fils , il faut que je vous
avertiffe encore d'un défaut contraire à la
Candeur , & dans lequel tombent une in
finité de gens.
TIMAGENE.
Quel eſt ce défaut !
ARISTIPE.
Vous connoiſſez Monſieur Demagoras
qui s'infinue ſi adroitement par tout avec .
ſon air doucereux ?
TIMAGENE. % .
Je le connois parfaitement bien .
ARISTIPE .
Vous connoiſſez donc un vrai Patelin
qui joue toûjours la partie double 0
ronte & Damis font , comme vous le ſça
vez , dans un procés qui les ruinera , mais
leur querelle ne ſe feroit pas pouffée fi loin
fi Demagoras en abufant de la confiance
qu'il s'eſt aquiſe auprès de l'un & de l'au
tre, ne la- komentoit par les aplaudiffemens
qu'il donne à tous les deux. Dîne.t- jlchez
Oron
Cinquiéme Entretien . 87
Oronte , il у eſt le Cenſeur éternel de tou
tes les actions de Damis ; va t - il le même
jour ſouper avec Damis , il ne penſe qu'à y
tourner Oronte en ridicule; ſes raports em
poiſonnez ſont toujours produits dans de
mauvais jours , & avec des gloſes malignes
qui verſent l'huile ſur le feu , & bâtiſſent
fur leur inimitié mutuelle , l'amitié qu'il
ſe veut conſerver avec tous les deux , il
fait continuelle banqueroute à la Candeur ,
& . les fourbe pour profiter de leur divi
fian ...
TIMAGENE .
Bien des gens peuvent ſe reconnoître
dans le tableau de ce Demagoras ; mais je
' croi qu'il arrive ſouvent à ces doubles ef
pions qu'on découvre leur jeu , & qu'alors
ils deviennent la victime ſacrifiée à la re
conciliation des deux partis . -
ARISTIPE .
Pour deux qui ſeront allez fages & habi
Jeś pour pénetrer leurs fourbes , que de
miliers d'hommes ſont les dupes de ces Pa
telins qui trompent en faiſant acroire qu'ils
rendent ſervice , & qui ne fongent qu'à ti
rer avantage du déſordre qu'ils mettent
paſ tout. N'eſt- ce pas dans cet eſprit de
patelinage que Monſieur l'Abbé Gripon
aprés avoir brouillé la vieille Urgande avec
tous ſes enfans dont il fait ſemblant d'être
ami, s'eſt fait enfin leguer par cette Dupe
la meilleure partie de ſon bien : & que le
Pro
88 L'ECOLE DU MONDE?
Procureur Gatier pour profiter de la foie
bleſſe d'eſprit de Monſieur Canelle , a fo
menté ſa jalouſie & l'a pouſſé à ſe déshono
rer honteuſement en réſuſcitant mal- à
propos un divorce qui étoit affoupi ? Mais
fans vous amuſer à des exemples populaires
qui ne fourniroient que des ſujets de Co
medie , vous ſçavez peut- être l'Hiſtoire
tragique de cet infame Moine Grec , qui a
bulant de la confiance de l'Empereur Ba
file & du Prince Leon ſon Fils , oulut per
dre ce jeune Cefar dont il craignoit l'el
prit , & pour y arriver par une fourbela
plus execrable qu'on puiſſe imaginer , il fit
acroire à ce jeune Prince qu'il y avoit un
complot formé contre lui pour l'affalfiner ,
& que pour ſe garantir de ſurpriſe , il de
voit porter ſous la Robe une Cuiraſſe & u
ne courte Dague lorſqu'il iroit avec l'Em
pereur , en préſence duquel il n'étoit pas
permis de porter aucunes armes ; & en
même tems if avertir en grande confiden
ce l'Empereur qu'il avoit découvert que le
Prince fon Fils avoit formé le deſſein pár
ricide de le tuer à la chaſſe , que pour
preuve de ce qu'il lui reveloit en ſecret , il
n'avoit qu'à faire fouiller fon Fils , &
qu'il le trouveroit armé d'un 'Poignard &
d'une Cuiraffe. L'Empereur donne dans
le piege , & le Fils voulant dans le plaiſir
d'une chaſſe aborder ſon.Pere , il le fit faifir
& dépouiller ; les armes furent trouvées ,
Cinquiéme Entretien .
& ce inalheureux Prince empriſonné au
roit été immolé à la fourbe du Moine , file
tems n'eût fait aprés bien de la peine de
couvrir la verité.
TIMAGENE.
L'on trouve une infinité de traits d'Hir
toires de pareils Fourbes , qui feignant
d'être amis, ont fait faire à ceux qu'ils vou
loient perdre , des démarches qui les ont
2 jettez dans le précipice . Ætius conſeilloit
Valentinien de rapeller d'Afrique le
Comte Boniface comme ſuſpect d'y machi
ner quelque choſe contre l'Etat, & feignant
en même tems d'être ami de ce Comte , il
l'avertiſſoit en confidence qu'on devoit le
rape!ler de fon Gouvernement , mais que
c'étoit pour lui faire perdre la tête , & que
s'il étoit fage il ne quitteroit point l'Afri
que , d'où l'on n'ozoit pas le révoquer ou
vertement. L'Empereur & le Comte exé.
cuterent chacun de leur part le conſeil du
Fourbe , mais enfin aprés une révolte paci
fiée , la ruſe fut découverte , & Bonitace
tua ce traître dans un Duel qui lui fut pers
mis contre lui pour ſa juſtification.
ARISTIPE .
Quoique je ſçûffe aufli-bien que vous
cette Hiſtoire , vous m'avez fait plaiſir de
me la conter , parce qu'elleme faitconnoî.
tre que vous faites unejuſte aplication de ce
que vous ſçavez. Je vous ajoûterois bien
celle de Samonas à l'égard d'Andronic ,
d'Ar .
90 L'ECOLE DU MONDE,
d'Arbetion contre Conſtance, & de Séjan
qui avertiffoit Agrippine de ne point man .
ger de ce que Tibere lui préſenteroit ; inais
un Entretien ne doit pas être une compila
tion d'Hiſtoires : le fruit que vous devez ti
rer de ce que je vous dis , c'eft , mon Fils ,
qu'il faut non -ſeulement avoir l'ail ouvert
pour vous garentir de ces fortes de Four
bes qui vous trahiſſenten feignant de vous
fervir ; mais qu'il faut vous-même prendre
horreur de ces jeux doubles , & ne vous
en jamais ſervir ni en grand ni en racour
ci ; fuyez également cette lâche trahiſon ,
ſoit que la Fortune vous éteve juſqu'à la
confidence des Princes , foit que vous rel
tiez dans le ſimple commerce des particu .
liers , & dans l'une & l'autre vie ayez tolli,
jours cette candeur & droiture d'ame , qui
eftoit tellement aimée des Romains qu'ils
obligeoient ceux qui demandoient le Con
ſulat ou les autres Emplois de la Républi
que , à ſe préſenter au Peuple en habits
blancs pour marquer par cet exterieur la
candeur de leur ame.
TIMAGENE.
C'eſt donc par cette raiſon qu'on a .
pelloit Candidats ceux qui aſpiroient ou
qui étoient deſtinez au Confulat.
ARISTIPE .
C'eſt pour cela même , & c'eſt par
là que les Romains faiſoient compren
dre que la premiere qualité de l'home .
Cinquiéme Entretien . 91
me public étoit la Candeur, contre la
maxime de nôtre Florentin , qui regar
de la fourbe comme la première vertu
Cardinale pour le commerce du monde.
TIMA GENE.
Vous m'ayez dit ſur la Candeur tout ce
qui me paroît néceſſaire pour me faire com
prendre que malgré les maximes pernicieu
ſes de la Politique Florentine , le caracte
se de. Fourbe eſt incompatible avec celle
d'homme d'honneur , & qu'elle ne peut
donner des amis ſolides , n'y ayant point
d'hommes au monde qui veuille être ve
ritable ami d'un Fourbe , reconnu Four
be ; il faut donc maintenant, mon Pere ,
que vous ayez la bonté de m'inſtruire tou
chant le Secret.
ARISTIPE.
Il n'y a pas de vertu plus eſſentiellement
néceſſaire à un veritable ami , que la fide
lité dansle Secret , & il n'y a pas un vice
plus indigne d'un homme qui veut paſſer
pour avoir de la probité dansle monde , que
de ne pouvoir garder le ſecret : car comme
c'eſt le dépôt le plus facré dont un ami
puiſſe vous charger , c'eſt auſſi ce que vous
devez lui conſerver. avec le plus de Reli ..
gion : mais pour établir quelque ordre dans
ce que j'ai à vous dire là - deſſus, il nous faur
diviſer le Secret en trois points de vûë di.
ferens ; le premier c'eſt la confiance dans
L'ECOLE DU MONDE.
celui qui hazarde ſon Secret au pouvoir
d'un autre , le ſecond c'eſt la fidelité que
doit avoir celui qui reçoit l'honneur de
cette confiance; & le dernier c'eſt l'effet
dangereux de l'abus qu'on en fait.
TIMA GENE
Ces trois points peuvent aſſurément
comprendre toutes les leçons qu'on peut
donner ſur ce ſujet : mais dites -moi au
paravant , je vous ſuplie , ce que vous en
tendez par le Secret.
ARISTIPE.
Le Secret eſt un dépôt ſpirituel & fingu.
lier qu'un ami fait avec confiance à ſon ami
d'une choſe qui intereſſe le dépofant &
qu'il ne défire pas être communiquée à
d'autres. Ce dépôt eſt comme je vous l'ai
dit une choſe ſacrée , & que le dépoſitaire
doit conſerver dans ſon entier ; c'eſt l'ame
des affaires , & ſans le Secret elles ne peu
vent preſque jamais réuſſir. Les Anciens
ont eu une ſi grande veneration pour lui,
qu'ils en ont fait un Dieu qu'ils ont re
preſenté tenant le doit ſur ſa bouche pour
impoſer le ſilence, & tout enſemble
menacer ceux qui le rompent pour tra
hir indiſcretement ce qu'on leur a con .
fie.
TIMAGENE .
Je croi que le doit que ce Dieu mettoit
ſur ſa bouche , n'avertiſſoit pas moins
les uns de ne point confier legerement
leurs
Cinquiéme Entretien . 93
leurs Secrets , que les autresde neles point
reveler avec indiſcretion : mais entrons
s'il vousplaît , en matiere ſurles points que
vous m'avez propoſez , & examinonsd'a
bord la confiance de celui qui dépoſe ſon
Secret.
ARISTIPE .
La neceſſité du Commerce , l'enchai
nement qui eſt entre les hommes enga
gez par leurs propres interêts à s'aider
mutuellement les uns les autres , & l'im
puiſſance où l'on ſe trouve d'executer ſeul
& par ſoi-même ce que l'on entreprend :
toutes ces choſes ſont les cauſes neceffai
res de la confiance , & forcent les hom
mes à la communication de leurs Secrets ,
qu'on ne dépofe pour l'ordinaire que dans
le ſein de ceux que nous croyons, capables
de nous ſeconder dans ce que nous en
treprenons. Or il y a des choſes qu'il
ne faut jamais confier à qui que ce ſoit
au monde , il y en a d'autres qu'on ne
doit confier qu'à des perſonnes extré
mement éprouvées , & d'autres ne de
mandent pas une fi exacte circonſpec
tion : il y a auſſi des hommes auſquels
on pourroit tout confier , mais ils lont
extrémement rares ; il y en a d'autres à
qui l'on ne doit pas confier la moindre ba
gatelle , & d'autres enfin qui ſont pro
pres à une confidence circonſpecte : ain
li lorſque vous voudrez confier l'intri
guc
L'ECOLE DU MONDE.
94
gue ou le Secret d'une affaire à quelqu'un ,
il faut que vous peſiez avec attention les
chofes & les perſonnes. Suivons l'un &
l'autre pas à pas.
TIMAGENE .
Commençons donc par les choſes qui nc
ſe doivent confier à perſonne.
C
ARISTIPE .
La premiere maxime & generale , c'ef "
que dans les chofes que l'on peut executer
feul, il ne faut jamais y employer d'autres
perſonnes , étant impoſſible qu'aucun au
tre vous ſoit auſſi fidele que vous le ſereza
vous-même : mais ce qu'il ne faut jamais
confier à quelqu'ami que ce ſoit , ce ſont
les choſes qui touchent nôtre honneur, &
qui étant içûës pourroient directement ou
par réflexion nous cauſer de l'oprobre...!
faut éviter de tomber dans ces facheuſes
conjonctures , mais ſi vous y eſtes tombé
foit par vôtre 'malheur ſoit par vôtre fau
te, il ne faut jamais produire au jour ce
mal , à moins qu'une neceſſité abſoluë ne
vous y force , & que n'ayant point d'autre
voye de ſalut vous vous voyiez contraint
d'acheter par cette confidence un ſecours
dont vous ne pouvez vous paſſer.
TIMAGENE .
Parmi ces choſes vous mettez ſans doute
ce qui touche l'honneur de nos proches ,
qui par réflexion tecombe toûjours ſur
nous ; comme l'indiſcret Monſieur Demi
phon
Cinquiéme Entretien , 79
phon qui va faire à tous ſes amis une ridicu
le confidence des intrigues ſecretes de fa
femme, & des Billers amoureux qu'il a
ſurpris dans la Caſſette.
ARISTIPE .
Il n'y a pas une plus blâmable & plus in
digne indiſcretion que celle de ces tous ,
qui au lieu de couvrir d'un voile prudent
loprobré de leur lit & y chercher les reme,
des les plus doux & les moins éclatans , en
divulguent le Secret pour ſe rendre l'ob .
jet de la riſée publique , & acheter à grands
frais le plaiſir funefte d'être inſcrits par Ar,
rêt ſur le Catalogue des Maris infortunez ,
TIMAGENE.
Comme ceux avec qui nous ſommes
liez , ou par les liens de la Religion ou par
le fang , font une partie de nous-mêmes , je
voi bien que nous devons avec un ſoin par
ticulier cacher tout ce qui peut tourner å
leur déshonneur, & ne jamais le décou
vrir, non pas même en confidence à nos
meilleurs amis.
ARISTIPE .
C'eſt ce qui me fait blâmer une action
d'Alexandre qu'on donne pour un grand
exemple de confiance d'un Roi à un Favo
ri . Vous ſçavez avec quelle tendreſſe il ai
moit Epheſtion , & que ce Favori s'étoit
pouſſé dans une confidence fi étroite au
prés de fon Maitre , que ſes privautez fu
rent malignement interpretéesde ceux qui
tour
go L'ECOLE DU MOND ..
tournent toûjours au mal tout ce qu'ils vo.
yent. Alexandre partant de Macedoine pour
aller conquerir l’Afie , avoit laiſſé à ſa me
re la Regence de ſes Etats , c'étoit une fem
me d'eſprit & de courage, mais qui dés fa
premiere jeuneſſe avoit paſſé pour n'être
pas inſenſible à l'Amour , juſques là qu'on
a toujours ſoupçonné qu'Alexandre n'étoit
point Fils de Philipe.
TIMAGENE.
N'eſt ce point ce qui donna lieu à la Fa
ble du Serpent qu'on dit qui fut vû dans la
chambre de cette Reine .
ARISTIPE.
Les Payens mêloient preſque toûjours
aux Amours des Grands de certaines Fa
bles de leurs Divinitez , qui couvroient
d'un beau voile la turpitude de leurs ac.
tions. Ce Serpent vû dans la ruelle du lit
d'Olimpias dans le tems qu'elle conçût A.
lexandre , pouvoit être le jeune Ophialte,
l'un des plus beaux Seigneurs de la Cour
de Philipe , & dont le nom qui renferme
celui du Serpent , a på donner lieu à la Fa
ble .
TIMAGÉNE .
La viſion de ce Serpent , & le bruit ré .
pandu qu'Alexandre n'étoit point Fils de
Philipe , fut peut- être ce qui donna occa.
ſion à ce grand Conquerant de fe dire Fils
de Jupiter pour entrer dans quelque parti
cipation de la Divinité.
ARIS
Cinquiéme Entretien. 97
ARISTIPE .
Revenons à ce que je veux vousdire . Il
eft dificile que les Femmes qui ont été ga
lantes ceffent de l'être : Olimpias à 48.ans
avoit le même ceur qu'à dix-huit , & A
lexandre étant en Aſie reçût une Lettre du
principal Miniſtre de Macedoine , & l'a
yant ouverte en preſence d'Epheſtion , ce
Favori trop familier s'avança , & par deffus
l'épaule d'Alexandre , lûţ la Lettre à me,
fure queſon Maître la liſoit.
TIMAGENE.
La hardieſſe eſt grande .
ARISTIPE .
Elle étoit d'autant plus inſuportable
que cette Lettre n'étoit remplie que des a
vis ſecrets qu'on donnoit au Roi de toutes
les nouvelles galanteries de fa mere , & de
la maniere dont elle diſſipoit les Finances
de l'Etat en les répandant ſur ceux qu'el
le aimoit. Alexandre lứt la Lettre tran
quillement , & ſoufrit avec une patience
outrée la curioſité hardie de fon Favori ,
qui la pouſa juſqu'au bout ; & alors Ale
xandre tira de ſon doit l’Anneau qui lui
fervoit de Cachet , & ſans dire un ſeul
mot à Epheftion , ſe tournant tout d'un
coup vers lui , il le lui appliqua ſur la
} bouche .
TIMAGENE.
Le tour du Cachet me paroît une fail
z lie d'esprit , mais j'aurois mieux aimé, ce
Tom , II. E ms
31
98 L'ECOLE DU MONDE .
me ſemble , qu'Alexandre n'eût point foue
fert que le ſecret des deſordres de fa mere
n'eût point été vû par ſon Favori.
ARISTIPE.
Il auroit mieux fait ſans doute de ne lui
point communiquer le deshonneur de fa
mere , & ce tour d'eſprit ne repare point
ſon imprudence : mais fi le Roi manqua ,
la faute d'Epheſtion fut bien plus grande,
& ſon genie étoit bien different de celui
du Poëte Philippide > qui s'étant infinué
dans la plus intime faveur de Lyſimachus
l'un des ſucceſſeurs d'Alexandre , & le Roi
lui demandant un jour de quoi il defiroit
qu'il lui fiſt part , lui répondit , de tout
ce qu'il vous plaira , Sire , à la réſerve de
vôtre Secret.
TIMAGENE .
Ce Poëte judicieux vouloit fans doute
montrer parlà qu'il ne faut ni ſe charger de
la garde incommode du ſecret de fon Maids
tre , ni ſe rendre curieux de le ſçavoir ,
& en effet il me ſemble que les Curieux
ſont ordinairement peu ſecrets.
ARISTI PE.
Cene ſeroit pas ici le lieu de vous par
ler de l'indiſcrete curioſité de ces Fure
teurs de Secrets , que je mets au rang des
plus incommodes Mortels. Vous connoif
ſez Bazilides ?
TIMAGENE.
N'eſt- ce pas cet homme qui n'entre ja.
mais
Cinquiéme Entretien . 99
lais dans votre Cabinet , que par une pri
auté auſſi indiſcrete que celle d'Ephef
on , il ne porte la mainſur tous lespapiers
l'il voit ſur vôtre table , & qu'il ne les
wre & neles liſe .
5 ARISTIPE. IPE
C'eſt lui-même ; & je n'ai pû encore le
Triger non plus que le Mouſquetaire Do
is de cet air curieux. Je leur ai dit vingt
s qu'il n'y a rien de plus choquant ni
plus incivil que cette indiſcretion , que
at ce qui eſt ſur la table d'un homine
it être facré pour tous ceux qu'il admet
prés de lui , & que c'eſt faire à un hom
e une injure ſenſible que de toucher à les
piers, & les déplier ; je ne les ai point
core corrigez .
TIMAGENE.
C'eſt à ces curieux qu'il ne faut jamais
a confier , car plus un homme a de de
ingeaiſon de ſçavoir , plus il en a de
veler ce qu'il íçait : mais ce n'eſt pas
le lieu d'en parler. Je vous ai dit qu'il
i des Secrets qu'il ne faut jamais confier
fui que ce ſoit , fi cette confidence n'eſt
ceſſaire à l'execution d'une entrepriſe
au remede qu'on cherche au inal ; c'eſt
afi
que Catilina fe perdit en confiant ſans
ceſité ſes deſſeins à la Maîtreffe : mais il
en a d'autres qu'il ne faut confier qu'avec
tres grandes circonſpections.

E 2 ARIS
100 L'ECOLE DU MONDE.
ARISTIPE.
Cette circonſpection ne dépend -elle pas
de bien examiner les perſonnes à qui l'ogy
veut ſe confier.
TIMAGENE . [. "
Les Secrets.qui nous font importants ne
doivent être confiez qu'à ceux dont nou
avons éprouvé la fidelité , & pour certa
épreuve j'aprouve aſſez de ſe ſervir comme
fait Damis de certaines confidences adro:
tes des choſes qu'il fait paſſer pour impor
tantes dans l'eſprit de celui qu'il veut
prouver , & qui au fond ne ſont d'aucun:
conſequence ; car le Secret éprouve las
delité de l'ami comme le feu éprouve l'out
& l'adverſité la conſtance.
ARISTIPE .
Je ſuis perſuadé que la vertu peut se
prouver par degrez comme le crime: j'ai
lů d'un certain Tyran de Perouſe, qu'il
préparoit par de petits crimes ceux qu'il
deſtinoit à l'execution de ſes plus grande
forfaits , ainſi pour s'aſſurer de la fidelis
d'un homme dans les ſecrets d'honneur,
ne croi pas qu'on doive déſaprouver !
preuve que vous en propoſez par des cho
fes de moindre conſequence ..
TIMAGENE.
· Vous comprenez donc bien qu'à l'égar
de celui qui veut ſe confier à un autre
il faut qu'il examine avec ſoin & la com
ſequence de la choſe qu'il veut confier
9 Cinquiéme Entretien . ror
e caractere du confident , & ſur tout il
aut bien prendre garde de ne pas faire le
erement une confidence à fix fortes de
erſonnes ; à ceux qui font pris d'amour ,
vous ne voulez que vôtre ſecret paſſe à
objet aimé ; à un yvrogne , parce qu'il
t difficile qu'un homme qui s'enflamme
e l'excés du vin , ne trahiſle vôtre fecret ,
uiſqu'en cet état il trahit le lien propre ;
un curieux , par les raiſons que je vous
i déja touchées à ceux qui ſont naturel
ement médiſans , parce que la pente ma
gne qu'ils ont à médire fait que pour ne
as ſe priver du plaiſir qu'ils y trouvent,
out ſujet leur eſt bon ; aux grands par
eurs , parce que commeil leur faut une
aatiere inépuiſable pour remplir leurs dir
ours , il eſt difficile qu'ils ne produiſent
as ce qu'ils devroient taire ; & enfin àm
eux qui produiſent aiſement leurs pro
res ſecrets, parce que qui n'eſt pas fide
e pour ſoi-même le 1era difficilement pour
n autre.
TIMAGENE
Il me ſemble que par la peinture de ces
ix differentes fortes de perſonnes que
rous excluez de la confidence , vous par.
ez inſenſiblement au devoir de celui à qui
in ſecret eft confié , & à la fidelité à laquel
- il s'oblige au moment qu'il reçoit une
onfidence.

E3 ARIS
102 L'ECOLE DU MONDE .
ARISTIPE .
Cette expreſſion dont vous vous ſervez
eft fort juſte , car la confidence d'un ſecret
eſt un veritable acte de depôt par lequel is
confident s'oblige d'honneur à conſerve
dans toute ſon integrité ce que l'on dépo
ſe en ſon ſein . Parlons donc maintenant
de la fidelité que doit ce Depoſitaire, &
de la maniere dont je veux que vous la gar
diez à ceux qui vous honoreront de leur
confidence, en quoi je veux que vous ſo
yeż fi exact que ni l'annour, ni la torture
du, vin , nil'appaſt de l'intereſt, ni la de
mangeaiſon de parler , ni quelqu'autre
motif que ce puiſſe être , le tire jamais
de vôtre bouche. Car dés que vous l'avez
lâché, yous n'en êtes plus le maître, &
jur cette indiſcretion il n'y a point d'er
cuſe, vous croyez ne le dire qu'à une mu•
raille & la muraille parlera .
TIMÁGENE.
Il eſt vrai que le Barbier de Midas ne
redit le ſecret de ſes oreilles qu'à un trou
qu'il fit dans la terre , & la terre trouva
des bouches pour le publier.
A RISTIPE .
L'invention de ce Conte eſt une leçon
fort ingénieuſe pour montrer que ceux
qu'on croit comme le trou dans la ter
re les plus incapables de reveler un ſecret
le trahiſſent quelquefois. Mais ce Conteel
fi propre au ſujet dont nous parlons, que
pour
Cinquiéme Entretien. 103
pour égayer nôtre Entretien je veux vous
le iire de la maniere dont je me ſuis amu
fé ces jours paſſez à l'habiller à la Françoi
fe , & quand nous l'aurons lê nous en tire
rons toutes les leçons que j'ai à vous don
ner ſur la maniere dont vous devez garder
le ſecret.

L E SECRET

OU
Les oreilles de Midas.

CONI E.

Antque Barbiers ſeront au monde


De Barbiers babillars le monde aura
T foiſon ,
: En babil indiſcret cette race eft feconde ,
Et ſi l'on n'en ſçait pas à juſte la raiſon ,
Suffit que le métier en exemples abonde ;
Voulez vous en être éclairci
Ecoutez de Midas l'hiſtoire que voici .
Les Rois dansle ſiécle où nous ſommes
Sont ſages , bien ſenfez , prudens ,
Mais jadis ils étoient comme les autres
hommes ,
Ceux - ci d'un grand eſprit , ceux -là d'un
petit ſens.
Midas fut des derniers , franc videur de
bouteilles ,
E 4 C'é .
104 L’ECOLE DU MONDE .
C'étoit le ſeul talent dont il fut partagé ,
Du reſte , en vrai fat érigé
Par tout il débitoit ſornettes ſans pareilles
Et pour avoir un jourcommeune Ane jugé,
Apollon lui donna d’un Ane les oreilles .
A fon chef àinfi revêtu
Pour donner un abri commode
Ce fut lui qui trouva , comme l'on croit ,
la mode.
De porter un chapeau pointu.
Mode qu'en certain temps on trouvoit fort
jolie
Tantôt renouvellée & tantôt abolie ,
Suivant les beſoins qu'on en eut.
Sous cette profonde coëfure
Midas cacha fi bien ſa burleſque avanture
Qu'excepté fon Barbier , nul ne s'en aper
çût.
Delui cacher le fait il étoit peu poſſible
Il croyoit fon Barbier diſcret ,
Et lui fit à l'aſpect de cet objet riſible ,
Jurer par un ſerment terrible
Qu'il en garderoit le ſecret.
Foi de Barbier , dit l'Etuviſte ,
J'en jure par mon Eſquipot ,
Si jamais à mortel j'en dis le moindre mot ,
Que de vos Commenfaux on m'ôte de la
lifte ,
Oui , fi fur ce ſujet l'on me trouve en habil,
Que jamais de ma main barbes ne ſoient
bien failes ,
Que je voie en charbons changer mes fa:
vonettes , Et .
Cinquiéme Entretien . IOS
Et qu'à tous mes razoirs je trouve du mor
fil.
Aprés de tels fermens , Sire ; on peut bien
me croire ;
Midasrépond. Ainſi ſoit -il.
Je vous crois , & voilà pour boire .
Grand merci , Monſeigneur Midas ,
Dit l'Etuviſte , & de ce pas ,
11*fut au cabaret avec deux bons Comperes ,
A goziers alterez , & pances potageres ,
On y but, on y fit raiſon ,
On reforma l'Etat , on gloſa les nouvelles ,
On y rit des Cocus , onyméditdes Belles.
Mais qui pourroit conter quelle deman-
geaiſon
Du Barbier picotoit la langue.
Vingt fois il petilla d'éventer fon ſecret ,
Mais prés d'en entamer l'indiſcrete haran-
gue
Son ferment chaque fois arrêta ſon caquet :
Lerepas achevé , l'on ſort du Cabaret ,
Adieu l'Ami , bonſoir Compere,
Chacun s'en va de ſon côté ;
Le Soleil ſe couchoit dans un beau jour
d'Eté
Et la Luñe ſe levoit claire .
Le Barbier un peu chaud de vin :
Crutpour le diffiper la promenade bonne,
Et le voyantprés d'un jardin "
Entra dedans , & n'y trouva perſonne.
D'un eſprit affez mince , & d'un petit ſça
voir :
ES: Sa
106 L'ECOLE DU MONDEO
Sa foible tête étoit fournie ,
Et c'eſt avoir ſouvent mauvaiſe compagnie
A telles gensque de n'en point avoir.
Il repaſſe dansſa cervelle ,
Le ſecret importun qu'il a peine à garder ,
Un ſecret dans un coeur CouffiCouſſi fidele
Eft tel qu'un vin ſortant de la grape nou
velle ( bonder,
Qui boût , & qui du muid cherche à ſe dé
Quelque effort que fa Raiſop faſſe
Elle ſuccombe enfin au prurit de parler ,
En vain ſon ſermentle menace
Il croit que fans. l'enfraindre il peut tout
reveler.
J'aijuré, diſoit- il, & je ſerois un lâche
Si j'allois à Midas cauſer ce deshonneur,
Mais trouvons le moyen de décharger mon
ceur
Sans que qui que ce ſoit le fache .
Ilrêve alorsprofondement
Puis tout à coup frapant de fa main ſur la
cuiffe ,
Bon , dit il , je le tiens , & voicijuſtement
L'expedient trouvé le meilleur qu'il fe
puifle .
Alors il fait un trou dansla terre enfoncé ,
Trou profond auſfi long que large;
Et le nez ſur ce trou baiſſé ,
Preſt à crever il ſe décharge
Du fardeau dont il eſt preſſé.
Quid'un tel confident auroit eu defiance
Et cependant le trou quoique ſourd &
muet , Bien
Cinquiéme Entretien 1074
Bien -tôt aprés trahit la confidence
Qu'on lui fit de cegrand ſecret.
De ce trou rebouché la terre remuée ,
Et competemment abreuvée
Pouſſa fort promptement en guiſe de ro ..
ſeaux
Canncs d'Inde à mouvante teſte ,
Qui n'eurent pas plûtôt en l'air , levé la
creſte,
Qu'un folâtre Zephir fouflant dans les
tuyaux
De fons harmonieux anima chaque Canne ,
Et ces fons differens ſe changeant en vrais
mots
Par tout on entendit repeter aux Echos
Midas , le Roi Midas , a desoreilles d'Ane.
O vous mortels qui ne deſirez pas
Que Curieux connoiſſent vos foibleſſes.
Pour les cacher redoublez vous adreffes
Et gardez -vous du Barbier du Midas ,
ARÍSTIPE .
Vous voyez d'abord que dans la per- ,
fonne du Barbier confident , l'on établit
le caractere babillard pour preparer la
découverte du ſecret , on y ajoûte auſſi
toutes les circonſtances qui devoient le
plus engager cet hommes à le conſerver
fidelement, il eſt le ſeul qui fache la hon
teuſe difformité de Midas , il eſt cammen
ſal de la maiſon c'eſt- à - dire ſon domeſti
que, il jure & fait ſerment de garder
inviolablement le ſecret , il reçoit de ſon
E61 mais
108 L'ECOLE DU MONDE.
maître une gratification dans le moment
qu'il lui fait confidence de la diſgrace, ce
confident gagne d'abord ſur ſon eſprit de
ne point reveler ce ſecret dans la débauche
de la table , & cependant aprés avoir ga- .
gné cette premiere victoire ſur ſoi-même,
il ne peut s'empêcher d'être infidele, en
communiquant ſon ſecret à un confident
qu'il croyoit fans bouche & incapable de
trahir la confidence.
TIMAGENE .
On dit que ſouvent on ſe repent d'a
voir parlé , & que jamais on ne ſe repent
de s'être teu . Plus la langue eſt un treſor
precieux , plus.l'abus de . ce treſor eft perni
cieux à celui qui en ſçait maluſer , & l'on
ne peut en faire un plus grand abus que de
divulguer ce qui doit être enſeveli dans le
ſilence.
ARISTIPE.
Oui mon fils , l'une des plus grandes
vertus que puiſſe avoir un homme , c'eſt
de ſe rendre' maître de la langue & deſça
voir avec le frein de la Raiſon en moderer
l'incontinence ;. car un ſecret échapé eft
fans retour , & lorſque vôtre indiſcretion.
vous le fait trahir vous ne pouvez pas ima
giner tous les maux qui en peuvent arri
ver , ni compter ſur un ſilence que vous a
vez vous-même rompu . Car quand les Poë
tas nous ont dit que la terre avoit pouſſé
des roſeaux pour découvrir le ſecret que le
Bar,
Cinqniéme Entretien 199
Barbier de Mídas lui avoit confié , n'eſt
ce pas nous dire que quelque fidelité que
nous imaginions dans un homme il
ne faut point lui reveler le ſecret d'un
autre.
TIMAGENE .
En effet , c'eſt une folie de ne pas taire .
ſoi-même ce qu'on veut que les autres tai.
ſent, & c'eſt une témerité preſomptueuſe
d'attendre. & d'éxiger d'un autre . ce que
l'on n'a pasla vertu de faire .
ARISTIPE .
Il n'y auroit rien d'aſſuré dans le com
merce des hommes fi la confiance en étoit
ôtée, & fans la foi du ſecret il n'y a plus
de confiance , mais il faut remarquer qu'on
rompt cette foi du ſecret en quatre manic
res, par trahiſon , par foiblefle , par indir
cretion & par ſtupidité . Examinons
tous ces moyens les uns aprés les autres ,
afin de prendre ſur tous des leçons qui
vous empêchent de tomber dans cette
faute .
TIMAGENE.:
Vous mettez la perfidie la premiere
comme la plus criminelle ., mais qu'appel
lez-vous perfidie ſur le fait du ſecret ?
ARISTIPE.
C'eſt une malignité habituelle de l'ame :
par laquelle un méchant homme ſe porte
de ſa propre volonté à manquer de foi
à celui qui le regarde comme ſon ami,
È 7 &
110 L'ECOLE DU MONDE.
& par le moyen de laquelle il lui cauſe
du mal en revelant ce qu'il eſt obligé de
taire. Peſez bien tous les termes de cet
te definition , je dis malignité d'ame ,
pour diſtinguer ces traîtres de ceux qui
par bêtize ou par indiſcretion donnent jour
à un ſecret ; je dis de ſa propre volonté,
pour le diſtinguer de ceux qui ne le font
que par foibleſſe , & je dis , ce qu'il eft
obligé de taire , parce qu'il y a de certains
fecrets confiez qu'on eft obligé de reveler,
comme ſont ceux qui regardent les atten
tats contre l'Etat & contre la perſonne du
Souverain .
TIMAGENE.
L'on eſt donc indiſpenſablement obligé
de denoncer ſon meilleur ami lorſqu'il
nous a confié un ſecret qui regarde l'État
ou la vie du Prince.
ARISTIPE .
Sans doute , & bien loin que la revela
tion de ces ſecrets importans ſoit une per.
fidie , c'en ſeroit au contraire une grande
de demeurer dans un filence criminel. La
raiſon eſt que nous ſommes liez d'un lien
bien plus étroit à l'Etat auquel nous ſom
mes foúmis , ſoit par naiſſance , ſoit par é
lection , & au Prince ſous la domination
duquel nous vivons qu'à pas un particulier
de cét Etat , & comme le ſalut de la
Republique eſt la foi fuprême à laquel
le tout autre intereſt doit ceder , il n'eſt
pas
Cinquiéme Entretien . iti
pas permis à un ſujet de taire un ſecret
qu'on lui a confié ſur ce ſujet , & c'eſt ſur
cette maxime qu'avec douleur on vit perir
il y a cinquante ans un des plus vertueux
hommes du ſiécle, pour avoir tû un com :
plot dans lequel trempoit un de ſes plus in
times amis qui lui en avoit confié le ſecret ,
& qu'il s'étoit efforcé de détourner de cette
coupable entrepriſe.
TIMAGENE .
Jeſçais de quivous voulez parler , & l'hiſ
toire qui eſt li redevable à ſon ayeul, ne
nous repete qu'avec gemiſſement la funeſ
te cataſtrophe de ce ſage & pieux Magif
trat. Mais n'étes- vous pas un peu du ſen
timent de ceux qui croyent qu'il ne fut pas
moins immolé au reſſentiment du Minitre
qu'à la raiſon d'Etat , & à cette loipruden
te de la politique qui ſur ces matieres fait un
crime public de la fidelité particuliere , &
condamne comme complice celui qui n'a
pas voulu ſe rendre accurateur ?
ARISTIPE
Il pouvoit y avoir quelque pointe de ref
ſentiment du Miniſtre , & on l'a cru , mais
plus ce Magiſtrat avoit montré de vertu en
s'efforçant de retirer ſon ami du précipice ,
plus la mort funeſte doit vous faire coma
prendre combien dans cette conjoncture
le filence eſt criminel , mais hors ce qui
touche l'Etat & la perſonne ſacrée du
Prince , il n'y a point de perfidie plus exe .
crable
ÍTE L'ECOLE DU MONDE.
crable que celle de reveler par une malice
déterminée. le ſecret d'un ami.
TIMAGENE.
C'eſt le cara &tere de ces gens que Juve.
nal décrit ſi bien par ce vers , Stire volunt
ſecreta domus atque inde timeri , de ces gens
qui comme des ſerpens ſe gliffent & s'in.
finuent dans une maiſon , s'y rendentagrea
bles par leurs ſoupleſſes , entrent à force
de flatteries dans le ſecret d'une famille , &
n'en ſçavent pas plutôt le foible qu'ils fe
font redouter par la menace de le reveler ,
& qui le revelent effectivement ſi l'on ne
fait pas pour eux ce qu'ils veulent exiger a
vec tyrannie.
ARISTIPE.
Ah ! mon fils , que vous avez bien com
pris la penſée de ce Satirique , ce vice d'in
fidelité a eſté de tous les fiécles , & Ro
me n'en étoit pas plus exempte que nous.
Vous avez lû dans Tacite de quelle manie
re Latinius Latiaris ' trahit ſon ami Sabin
pour le ſacrifier à la vengeance & à la fortu
ne de Séjan . Ce ſcélerat s'étoit infinué dans
la confidence de ce Chevalier Romain qui
lui ouvroit avec trop de facilité ſes-ſecrets.
Il ſe reſolut de le perdre pour plaire au Mi
niſtre , & complota avec trois lâchesSena
teurs qui ſachant qu'on n'arrivoit que par le
crime à la faveur de Séjan ; ne feignirent
point d'employer une voye fi indigne pour
monter au Conſulat. Latiaris les fit donc
cacher
Cinquiéme Entretien . 113
cacher entre le toit & le plafond de ſon Ca.
binet , & y ayant attiré Sabin , il l'engagea
inſenſiblement dans des diſcours d'Etat , &
en feignant d'entrer dans ſes ſentimens tira
de lui toutes ſes plus ſecrettes penſées , ſur
leſquelles s'étant rendu ſon accuſateur , Sa
bin fut fort ſurpris qu'on lui produifit
trois témoins qualifiez qui expliquerent
fans honte le moyen infame dont ils s'é .
toient ſervis pour l'entendre , de forte que
convaincu d'avoir tenu des diſcours qui
offehſoient l'Empereur , il fut facrifié par la
perfidie de ſon faux ami à la paſſion de Sé
jan .
TIMAGENE.
J'ay lû bien des fois ce trait de Tacite , &
remarqué qu'il dit ſur cela que les Romains
furent ſi étonnez de cette perfidie qu'on
fuyoit juſqu'à la converſation de fes amis ,
& qu'on ſe défioit des murailles , Muta at
que inanima , tectum e parietes circumſpec
tabantur.
ARISTIPE .
La perfidie eſt la voye la plus coupable
pour la revelation des ſecrets , mais ſi la
foible n'eſt pas fi criminelle elle produit
quelquefois des effets qui ne ſont pas
moins dangereux ; il y a de ces eſprits faci.
les qui ne découvrent pas par malignité ce
qu'on leur a confié , mais par une certains
foibleſſe qui fait qu'ils ne peuvent retenyr
un ſecret , ces eſprit ſont. de vrais toh
Heaux
114 L'ECOLR DU MONDE.
neaux des Danaïdes , tout ce qu'on y met
s'écoule de tous côtez , & comme cet El
clave de Terence qui ſe diſoit tout trou ,
dés qu'on y verſe un ſecret il s'échape.
TIMAGENE
Vous me donnez l'idée juſte de l'eſprit
de Dorimene , cette Marquiſe eſt une bon
ne femme, mais trop bonne, lorſqu'elle
commence à vous entretenir elle n'a point
du tout envie de reveler ce qu'elle ſçaitde
ſa volfine , mais ſi peu qu'on entre avec elle
en converſation , elle s'ouvre inſenſible
ment à meſure qu'on la pouſſe , & enfin par
une facilité vicieuſe , elle en dit plus que
l'on n'en veut ſçavoir , & revele tout ce
que fa bonne amie lui a confié.
ARISTIPE.
On peut encore imputer à cette même
foibleffe ce que la crainte arrache de la bor
che d'un lâche, qui dans l'apprehenſion de
deplaire à un homme puiſſant lui decouvre
le ſecret de ſon ami , ce qui à la verité tient
de la trahiſon , mais d'une trahiſon qui
procede moins de malice que de lâche
té.
TIMAGENE .
Mais ne peut-on pas confondre cette
foibleſſe avec l'indiſcretion ?
ARISTIPE.
Quoyqu'il y ait de l'indiſcretion dans la
foibleffe 2 & ſouvent de la foiblefle dans
l'indiſcretion , ce ſont neanmoins deus
cho
Cinquiéme Entretien . IIS
choſes fort differentes , parce que l'indif
: cretion , dont je veux vous parler eft pro
prement une imprudence qui fait que fau
te de reflexion à ce que l'on fait ou à ce que
l'on dit , on découvre un ſecret que l'on
devroit taire , & cela ſe fait de deux manie .
res , ou par les diſcours ou par les actions.
TIMA GENE .
| Je comprens fort bien de quelle maniere
un homme ſe rend indiſcret par ſes dif
cours , en rediſant imprudemment ce qui
lui a eſté dir en fecret ; & ce que vous m'a
vez déja expliqué dans un de nos prece
dens Entretiens me fait concevoir que le
vin & l'amour ſont les deux plus dange
reuſes ſources de cette indiſcretion .
ARISTIPE
Puliquc vous vous en ſouvenez je ne .
vous le repeterai point , & je vous dirai
ſeulement que vous devez vous tenir ſoi
gneuſement en garde contre ces deux ſem
ducteurs. Le vin dénouë fi facilement la
langue , & l'amour produit une fi grande
communication de cæur , qu'il eſt rare :
qu'on ſoit toûjours affez prudent pour ne
laiſſer rien échapper dans les émotions que
l'un ou l'autre nous donnent. Faites- vous
donc un bouclier de la fagefſe , un rempart
ſolide contre ces deux ennemis du se.
cret, & que ni la liberté de la table , ni la
confiance que vous aurez en ce que vous
pourriez aimer , ne vous faſſent jamais
faire
116 L'ECOLE DU MONDE.
faire un faux pas, ni tomber dansune indiſ
cretion qui devoile le dépôt_de vôtre ami.
TIMAGENE.
Et comment peut on par les actions
tomber dans cette indiſcretion qui trahit le
ſecret.
ARISTIPE .
Lorſque l'on fait avec imprudence des
choſes qui ouvrent les yeux à ceux qui
' cherchent à penetrer nos actions , & qui
les conduiſant comme par la main , à la dé
couverte de ce que nous voulons leur ca
cher. Car pour prendre l'exemple le plus
frequent qui eſt celui de l'amour , n'eft ce
pas par les actions imprudentes de ceux
qui commencent à s'aimer qu'on penetre
ce qu'ils ne diſent point , & ne devine t -on
pas ſouvent par les actions de l'un les re
cretes diſpoſitions de l'autre , & c'eſt pou
marquer cette imprudence qu'on a mis un
bandeau ſur les yeux de l'amour.
TIMAGENE.
Mais il me ſemble qu'en cela c'eſt ſon
propre ſecret que l'on divulgue.
ARISTIPE.
C'eſt ſon propre ſecret , & c'eſt auſſi ce
lui de la perſonne aimée . Mais ſouvent il
nous arrive qu'une eſpece d'excés de pru
dence ou pour mieux parler l'exactitude
de trop de précautions trahit nôtre ſecret ,
& c'eſt ce qui arriva dans cette grande
Con
Cinquiéme Entretien. II )
conjuration de Piſon contre Neron qui ne
fut découverte la veille de l'execution
que par la penetration d'un eſclave, qui
voyant Scevinus ſon Maître , faire ſon ter
tament , affranchir des eſclaves , donner
aux autres de l'argent , faire aiguizer un
poignard , preparer des bandes & des lin ,
ges propres pour des playes , conceut qu'il
falloit qu'il y eût quelque grand deſſein
formé dans lequel entroit ſon Maître , &
concluant que ce ne pouvoit être qu'une
conjuration contre l'Empereur , il fut du
même pas en donner avis à Neron, qui
ſur cét indice fit arreſter Scevinus & ſes
principaux amis , & par les tourmens tira
d'eux le ſecret de la conſpiration.
TIMAGENE.
Les ſecrets qui concernent l'Etat font, ce
me ſemble , bien plus difficiles à garder que
ceux qui regardent les particuliers , car il
y a touchant les premiers tant de yeux en
ſentinelle , & la recompenſe de la décou:
verte eſt fi grande que c'eſt un miracle
de l'accomplir fans que le ſecret en ſoit
éventé .
ARISTIPE.
Il eſt vrai que fi peu de perſonnes ſe lient
pour une affaire importante , le ſuccés en
eft difficile par le deffaut de forces, & fi
l'on veut en communiquer le ſecret à bien
des gens à force de chercher des com
plices on ouvre la carriere aux accuſa
teurs,
118 L'ECOLE DU MONDE .
teurs. Car il eſt rare que dans un grand
nombre il n'échappe à quelqu'un , ou quel
que parole indifcrete , ou quelque action
importante qui découvre le fecret , com
me vous voyez qu'il eſt arrivé dans cette
confpiration de Piſon. Ainſi lorſque vous
ferez le depoſitaire d'un ſecret , n'affectez
rien qui puiſſe conduire les eſprits Curieux
à la penetration dece que vous avez dans
le cour. Les effets exterieurs de nos pal
fions ſervent ſouvent d'indices à ceux qui
cherchent à dévoiler nos ſecrets , une
promte agitation de douleur , une inquie
tude ſoudaine , une joye qui naît avec é
clat , un regard d'indignation ou de cole
re , & quelquefois une rougeur , un ris , un
gefte , en un mot la moindre choſe peut
nous trahir dans de certains momens , &
pour dire encore plus , le filencelui-même
ou trop long ou trop affecté peut décou
vrir nôtre interieur , je le dis donc enco .
re une fois n'affectez jamais rien , parce
que l'affectation trompe les dupes , mais
à l'égard des habiles , elle ne trompe que
celui qui s'en ſert.
ARISTIPE .
* C'eſt à dire qu'il ne faut pas ſe rendre
moins diſcret dans ſon viſage , dans les
geſtes , que dans la langue ; puiſque l'un
nous trahit comme l'autre , il ne reſte
donc qu'à me montrer comment par ſtupi.
dité l'on peut trahir un ſecret.
ARIS:
Cinquiéme Entretien . 119
ARISTIPE.
Quoique les Philoſophes tiennent que
les ames ſont égales , l'experience fait ce
pendant remarquer une grande difference
entre les eſprits. Cette diverſité vient de
ce que la nature élevant du ceur au cers
veau des parties ſpiritueuſes plus ou moins
groflieres détermine l'ame à de differentes
operations par les manieres differentes
dont elles affectent les organes , c'eſt de là
feul que provient la diverſitédes raiſonne
US mens humains, & le plus ou le moins de
vivacité & d'étenduë que nous y remar
quons. Ceux en qui s'élevent des eſprits
moins fubtils ſont les ſtupides , parce que
leurs organes étant . embarraſſez & offuf
quez de ces parties épaiſſes , ils ne demê.
lent pas fi jufte les eſpeces , & par conſe
quent en railonnent plus mal , mais il eſt
difficile de decider ſi l'homme d'eſprit doit
être preferé au ſtupide pour la confidence
E d'un ſecret.
TIMA GENE.
Si l'on veut éviter le plus grand danger ,
je me perſuade que c'eſt le ſtupide qu'il
faut preferer.
ARISTIPE.
Pour moi je prefererai toujours le pre
mier , car quoi qu'il ſoit plus dangereux
lorſqu'il eſt mal intentionné , il eſt infini.
ment plus en état de nous bien ſervir lorſ
qu'il le veut , au lieu que le ſecond ne peut
pref
120 L'ECOLE DU MONDE.
preſque nous être utile , & que découvrant
par ſtupidité nôtre ſecret, il peut nous fai
re plus de mal qu'il n'eſt en état de nou
faire de bien .
TIMAGENE.
· Il ne nous reſte donc qu'à parler des ef
fets pernicieux de la découverte du fecret,
maisje crains , mon Pere , de vous être trop
importun , l'heure s'avance & j'entens
quelqu'un.
ARISTIPE.
C'eſt ſouvent égorger un homme que de
reveler ſon ſecret, il vous aura confié par
exemple la pourſuite qu'il fait d'un em
ploi, vous en parlez indiſcretement, un
autre le traverſe par haine , ou le ſuplante
par intereft , vous rompez à vôtre ami ce
pas qu'il méditoit pour la fortune & vous
lui en fermez peut- être pour toûjours la
porte. Une femme a confié à ſon amie une
foibleſſe qu'elle aura cuë , cette amie laiſſe
échaper ce ſecret, ou le trahit par me
chanceté , il n'y a plus de retour à l'hon
neur , la playe mortelle eſt faite , & le coup
irreparable.
TIMAGENE.
Vous avez raiſon de dire que le plus
grand mal qui ſe trouve dans la trahiſon du
ſecret, c'eft qu'on ne peut pas ſçavoir quel
le eſt l'étenduë du mal qui en peut arriver ;
lorſqu'on a confié un dépôt de mille piſto
les , fi on vous trompe , fi on vous vole ,
c'est
Cinquiéme Entretien . 121
c'eſt une ſomme fixe perdue , mais fion re
vele vôtre ſecret , qui peut en prévoir les
conſequences, puiſque ſouvent l'honneur ,
es biens , & la vie ſont les victimes d'une
eule indiſcretion .
ARISTIPE.
Vous ne pouvez prendre trop d'horreur
pour ce deffaut , apportez donc toutes les
precautions imaginables pour n'y pas tom
ver . Ayez une grande circonſpection à
aire confidence de vos ſecrets , chargez
vous le moins qu'ils vous ſera poſſible de
ceux des autres, & ſi l'on vous en fait le
dépoft conſervez -le inviolablement , & a
vec cette qualité & la candeur , je vous
garantis des amis en abondance. Mais il
aut vous retirer , voici l'heure que j'ai
lonnée à Protagene , allez reflechir ſur
out ce que je vous ai dit , & demain nous
continuerons.

Fin du Cinquiéme Entretien .

Tom, 1 . F L'E
I 22

care ceca ea
JGUBICUGNO BOCOQUE

L'ECOLE

DU MONDE .

SIXIE'ME ENTRETIEN.

De la différence du vrai e du faux Ami.

ARISTIPE.

E vous ai fait attendre quelque tems


mon Fils , parce que j'étois allé chez
J Damis pour l'aider à racommoder Eu
géne & Polémon , qui s'étoient l'autre
jour brouillez pour un ſujet fort médio .
cre , & nous avons eu toutes les peines du
monde à les faire embraſſer.
TIMAGENE .
Vous me ſurprenez, mon Pere , je les
croyois Amis à l'épreuve de toutes choſes
Peut-on s'aimer comme on dit qu'ils s'ai
moient , & fe brouiller:
ARI
Sixiéme Entretien . 123
ARISTIPE .
Non . Quand on s'aime veritablement.
Mais quand on n'a que l'écorce de l'a
initié , cela peut tres facilement arriver.
Or comme il faut en ce monde profiter
de tous les défauts d'autrui pour s'en
faire une leçon , les reflexions que ce
demêlé m'a fait faire , ' ne ſerviront pas
peu à vous inſtruire , comme je l'ai réio
lu , touchant la prudence qu'il faut avoir
pour bien faire la différence des vrais &
des faux Amis , afin de vous confier en
tierement à ceux qui vous aimeront verita
blement , & de vous tenir reſervé à l'é
gard de ceux qui n'auront pour vous que le
maſque de l'amitié.
TIMAGENE.
Quelque neceſſaire que ſoit cette diſtinc
tion dansle commerce du monde , je crois
tres-difficile de la pouvoir faire. Le nature
nous à bien donné une pierre de touche
pour diſcerner le faux or du veritable ,
mais elle ne nous en a pas donné une pour
toucher les Amis & connoître s'ils fei
gnent de nous aimer, ou s'il ont pour nous
une amitié fincere.
ARISTIPE.
Vous vous trompez , & il y a des Coupel
les auſſi fures pour l'amitié que pour les
Métaux. Je vous dirai bien plus , que je croi
fort difficile à un homme de feindre long
temps une fauſſe amitié pour celui qui
veut
124 L'ECOLE DU MOND ).
veut ſe donner la peine de le bien exa
miner , & nous ne ſommes trompez à l'é
gard des faux Amis , que quand nous vou
Ions bien être les dupes de nôtre amou
propre, de nôtre preſomption , & de no
tre négligence. Mais pour entrer dans
cette matiere , il faut commencer par vous
faire comprendre ce que c'eſt que l'amitié
veritable & ce que c'eſt que la fauſſe ami
tié , & enſuite je vous conduirai pas à pas
dans l'inſtruction que je veux vous donner
pour en faire le diſcernement.
TIMAGENE.
Dites-moi donc d'abord , je vous prie,
ce que c'eſt que la veritable amitié ?
ARISTIPE.
Je pourrois vous dire avec un Ancien ,
que c'eſt l'apui de la proſperité , le refu.
ge de l'infelicité, le vrai repos de l'eſprit
& le bonheur le plus deſirable : mais ces
termes n'en ſont pas la définition ; & pour
vous en donner une juſte , je vous dirai
que l'amitié veritable eſt un mutuel ac
cord , & un parfait concours de deux
cours , fondé ſur une eſtime réciproque &
ſur la vertu , & qui fait qu'on aime un
homme pour lui - même .
TIMAGENE .
Et la fauſſe amitié , comment me la dé
finirez -vous ?
ARISTIPE.
C'eſt un concours aparent de deus
cours
Sixiéme Entretien . 125
ceurs fondé ſur l'intereſt propre , & qui
fait que l'on n'aime les autres que pour ſoi
même.
TIMAGENE .
Suivant ces définitions , l'effet de l'amitić :
veritable feroit de défirer & de chercher
toutes les voyes de ſe faire mutuellement
du bien ſans aucune yuë de retour d'inte
rêt , & par la ſeule vûë de l'avantage de ce
lui qu'on aime. Et l'effet de la fauſſe amitić
ſeroit de ne déſirer du bien à celui qu'on
feint d'aimer , & ne lui en procurer que
dans la ſeule vûë d'en profiter foi- même.
ARISTIPE.
Vous concevez fort bien mon ſens , &
j'ai renfermé dans ces définitions toutes
les différences eſſentielles de la veritable &
de la fauſſe amitié. Et pour vous expliquer
toute leur étenduë , je vous dis que l'a
mitié veritable eſt un accord mutuel , parce
que fi l’un ne correipond pas aux ſentimens
de l'autre , il ne s'engendre point de ve
ritable amitié entre les deux. Je dis que
c'eſt un parfait concours de cours , pour
marquer qu'il faut concourir en toutes
chofes fincerement , & qu'auffi- tôt qu'un
Ami manque de concourir à ce que défi
re de lui fün Ami , il n'a point une ainitié
> veritable. J'ajoûte qu'il faut que cet accord
ſoit fondé ſur l'eſtime réciproque , & c'eſt
pour la diſtinguer de la fauffe amitié ,
qui n'eft fondée que furl'interêt propre , &
F 3 parce.
1 26 L'ECOLE DU MONDE .
parce que tout homme qui n'en eſtime pas
un autre , ne peut jamais l'aimer fincere.
ment ; je dis aufli qu'il faut que ce concours
ſoit fondé ſur la vertu , pour exclure les
liaiſons que forme le crime, & qui pe
produiſent jamais qu'une fauffe amitié ,
parce que vous ne verrez jamais de crime
qui n'ait pour but l'interêt de celui qui
s'engage à le commettre ; & enfin je mets
dans l'une & dans l'autre la différence ef
ſentielle de la vraie & de la faufle amitié ,
qui est que la veritable fait qu'on aime un
homme pour lui même , comme les peres
aiment ordinairement leurs enfans. Et la
fauſſe fait qu'on aime un homme pour ſoi
même , comme la plûpart des enfans ai.
ment aujourd'hui leurs peres .
TIMAGENE .
Vos définitions ſont parfaitement bien
expliquées. Mais je vous prierai de me fai
re la juſtice de ne me pas apliquer ce der
njer trait.
ARISTIPE .
Je ne vous l'aplique point ; mais conti
nuons nôtre matiere. Un Ancien ſe plai
gnoit , avec beaucoup de raiſon , de ce que
les hommes s'atachoient à tenir un calcul
exact du noinbre de leurs Cliévres & de
leurs Moutons , & qu'ils ne le mettoient
point en peine de ſçavoir le nombre de
Jeurs Amis qui leur doivent être bien plus
chers .
TI
Sixiéme Entretien . 127
TIMAGENE.
Il n'auroit pas fait ce reproche à notre
'oiſin Monſieur Lyzas , car ces jours paf
ez comme j'étois dans ſon Cabinet , je
rouvai ſur le rebord de la cheininée un Li
re en forme de petit Regiſtre ; je l'ouvris ,
By vis un Manuſcrit qui avoit pour titre
es mots : Catalogue de ceux qui ſe diſent de
nes Amis , ex leur diſtinction .Ce titre plai
ant excita ma curioſité, je tournai le pre
mier feuillet , & en tête je vis un Cæur , &
au-deſſous un fort petit nombre de noms.
Au ſecond feuillet , il y avoit en tête une
Bourſe , & au -deflous j'y aperçus huit ou
dix noms , mais je vis que la plupart en a
voient été effacez. Sur le troiſiéme feuil
' et , il y avoit une Bouteille , & au deſſous
une infinité de noms. Et enfin au quatrié.
mefeuillet , on avoit mis un Maſque, & au
deffous un fi grand nombre de noms qu'ils
rempliſſoient tout le reſte du Regiſtre .
ARISTIPE .
Voilà une imagination fort groteſque ;
cependant on voit par cette diſtinction
qu'il n'eſt pas bête , & qu'il diſcerne fort
dien les quatre ſortes d'Amis qu'on parti.
que dans le monde ; les Amis de Cæur , les
Amis de Bourſe , les Amis de Table , &
les Amis de Maſque ou de Compliment.
TIMAGENE.
L'on peut , ce me ſemble , en faiſant la
peinture de ces diferens caracteres d'Amis
F4 pren:
128 L'ECOLE DU MONDE .
prendre une idée de tous , pour faire en .
fuite la diſtinction de la Monoye d'alloi &
de la Picce fourée.
ARISTIPE
Il eſt vrai ( pour me ſervir devos termes)
que le Royaume d'amitié eſt un Païs où il
court bien plus de fauſſe Monoye que de
bonne. Auſſi voyez -vous qu'au deffous
de la Bouteille & du Maſque, Lycas a bien
plus écrit de noms qu'au deſſous du C@ur
& de la Bourſe.
TIMAGENE .
C'eſt ce qui faiſoit dire ces jours paſſez à
Timon qu'un veritable Ami étoit un hom .
me qui ſe trouvoit fort peu , & que de tou
tes les pofſeflions c'étoit la plus difficile i
acquerir.
ARISTIPE .
Il faut confiderer d'abord par quelle por
te vous êtes entré en amitié avec un hom.
me ; car ſi c'eſt par toutes celles qu'ouvrela
vertu , vous avez déja un grand chemin fait
pour arriver à une amitié veritable. Mais
pour en établir une ſolide & de ceur , ce
qu'on appelle Amis à tout , il eſt bon que les
humeurs & les meurs correſpondent
& qu'elles ayent de la reffemblance. Par
exemple , comment voudriez - vous que
l'ancien Docteur de Sorbonne Hiéron qui
eſt d'un temperament ſec & melancolique,
& qui conſume ſa vie à percer les abîmes
profonds de l'Ecriture , ' & à dévoiler
tou.
Sixiéme Entretien . 129
toutes les ombres myſterieuſes du Vieux
Teſtament , liât une amitié de ceur a
vec le jeune Mouſquetaire Pamphile qui
eft d'une complexion ſanguine , & qui
n'eſt pas plûtôt de retour de l'Armée
qu'il fait fon emploi de courir les Thea
tres & les Ruelles ? Comment voudriez
vous que la vieille Comteſſe Calipſo qui
ift fi bilieure , fi médiſante , & dont l'â
se n'a point amorti les chaleurs amou
euſes, ' fût cordialement aimée de la jeu
ne Marquiſe Euridice , dont l'eſprit eſt fi
doux, fi modefte ,fi charitable , & qui dans
une jeuneſſe florillante , & avec une beau.
té adorée de tous ceux qui la voyent ,
conſerve une
vertu qui eſt à l'épreuve
de toutes les ataques. Vous voyez bien
quil eſt comme impoſible qu'il ſe lie
une veritable amitié entre des eſprits fi
ороfez.
TIMAGENE.
Vous voulez donc que quand je ver
rai
les m uneuhomme
rs qui dansl'humeur, ni dans
n'aura rien qui correſponde
avec moi , je n'attende jamais de luicette
tendre amitié de cœur qui unit tellement
deux eſprits, qu'elle ſemble n'en faire
qu'un ?
ARISTIPE.
Il peut arriver que deux hommes de deux
humeurs opoſées ne laiſſeront pas de con
cevoir l'un pour l'autre une amitié fin
F 5
izo L’ECOLE DU MONDE.
cere par l'eſtime réciproque qu'ils auroient
de leur vertu ? mais cela ſe rencontre rare
ment: & comme l'amitié produit une es.
pece d'égalité, il faut que la nature diſpo
le déja de quelque maniere ces cœurs à l'é.
galité ; car fitôt que deux hommes ontna
turellement les mêmes affe & ions , ils font
diſpoſez à avoir les mêmes volontez , ce
qui fait qu'ils ſe plaiſent enſemble , & que
de cette mutuelle complaiſance naît la ve:
ritable amitié.
TIMAGENE
Mais en quoi connoftrai- je qu'un hom
me aura pour moi cette amitié de ceur ?
ARISTIPE .
Il ne faut jamais vous flater qu'un hom
me vous aimecordialement , qu'il ne vous
ait fait connoître par des preuves aſſurées
que ſon affection pour vous n'eſt pas moins
forte que celle qu'il a pour ſoi même : 0
cette preuve il ne peut la donner que pa
des effets réels , en entrant veritablement
dans vos peines , & en concourant de
tout ſon pouvoir à y vous ſecourir ; car
toutes les paroles ne ſont que les filets
des dupes.
TIMAGENE.
Il me ſemble auſſi que je remarque aſſez
que tous cesgrands réïterateurs de prote:
tations d'amitié , qui ne vous abordent ja.
mais ſans apuyer par des fermens l'aſſuran.
ce qu'ils vous donnent de leur bonne vo
lon
DIE Sixiéme Entretien : 131
Tonté , font ordinairement ceux qui dans
l'occaſion faignent du nez . Je crois affez de
ce caractere le grand Monſieur Cléobule qui
vient vous voir ſi ſouvent , & qui toutes les
fois qu'il eſt avec vous recommence toû
jours à jurer avec fermens qu'il ne cherche
c que l'occafion de vous rendre ſervice, & ſe
Kci- plaint qu'elle ne naît point ; cependant a
prés vous avoir dit cent fois , qu'il n'a rien
is qui ne ſoit à vous ; ne vous a -t -il pas îçû
dans des beſoins, fans y apporter remede ?
Il eſt vrai que jamais vous ne lui avez de
commandé ſecours ; mais je voudrais un peu
et l'éprouver , car il m'a l'air de s'échauffer
moins à retenir une parole , qu'à la donner.
ARISTIPE .
Eh bien ! c'eſt un caractere d'Ami tout
particulier ; il eſt conftant qu'il m'aime cor
dialement, qu'il voudroit me procurer tous
tant les biens du monde , que ſes ſouhaits pour
ma felicité font ſinceres , que tant qu'il ne
tiendra qu'à faire des veux, ou des pas ,
ou à prôner par tout ce qu'il me croit de
merite & de capacité ; il le fera du meilleur
de ſon cæur ; mais il y a un endroit par ie
quel il ne faut point le tâter , chacun a ſon
foible, & commeje connois le fien , j'évite de
tenter auprés de lui des épreuves qui pou
roient me faire croire qu'il ne m'aime pas
au point auquel je ſçais qu'il me cherit. Je
ne veux point donner occaſion à ſon cour
de me mettre en balance avec ſon or ,
F 6 je :
132 L’ECOLE DU MONDE.
je ne ſuis pas de ces gens qui ne regardent tre
leur amis que comme des moutons qu'ils tres
cherchent à tondre.
TIMAGENE. 7
C'eſt- à- dire que vous aimez vos Amis
ao
vec leur humeur , & que vous lesménagez
ſuivant leur foible. Cependant ſi l'on en
croit un Ancien , l'amitié n'eſt pas amitié
dés qu'elle refuſe d'agir.
ARISTIPE .
Oui . Mais chacun a la maniere d'agir.
Je ſçais que le parfait Ami eſt celui qui
nous aide d'effet, lorſque nous avons be
foin d'effet, & qui va même au -devant de
ce que nos beſoins pourroient exiger de lui;
mais pour ne pas être dans le point le plust
eſ
parfait du Heroïſme de l'amitié , се n'
pas à dire qu'on ne ſoit bon & veritable A
mi. Cléobule dont vousme parlez & qui
m'a fi ſouvent viſité dans mes diſgraces
pour m'y conſoler , ne s'en tient pas avec
moi aux ſeules paroles , il agit , & fait
tout ce que je puis déſirer de lui , parce
que je n'en veux rien déſirer qui me com.
promette avec ſon côfre , & je manquerois
plutôt d'acheter la Charge qu'on me pro
poſe que de lui demander un emprunt
pour m'aider à la payer. Il ne faut donc
pas conclure en diſant, cethommene m'ai'
de pas de ſa bourſe , donc il n'eſt pas mon
veritable Ami; car peut- être juge-t-il que
l'emploi n'en ſeroit pas bon , ou peut
être
Sixiéme Entretien : 133
Fêtre aprehende-t-il que l'impuiſſance de
i le rendre vous refroidiroit envers lui ,
car on ne trouve autre choſe dans ce
monde que des gens qu'on n'a pas plû
sitôt aidez de la bourle qu'ils ceſſent de
vous voir , ou par la honte d'avoir eu be
Beſoin de vous , ou par celle de ne pouvoir
s'aquiter.
TIMAGENE .
Ce ſeroit un miſerable caractere , & un
homme qui auroit cette baſſefſe d’ame ne
mériteroit pas qu'on eût pour lui lesmoin
dres ſentimens d'amitié : mais Cléobu
le n'a pas ſans doute fi peu d'eſtime de
yous.
ARISTIPE.
Quoi qu'il en ſoit , je me ſçais bon gre
de ne l'avoir jamais tenté ſur cet article . Ce
á que je veux donc vous dire , c'eft , mon fils ,
que quand vous ferez dans le commerce du
monde vous mettiez vos Amis à toute
ſorte d'épreuves pour les ſervices qu'ils
pourront vous rendre par leurs ſoins , par
leurs pas , par leurs entremiſes , par la fa
veur de leurs amis ; mais je vous avertis de
les mettre le moins que vous pourrez à l'é ,
preuve délicate de la bourſe , à moins
e que vous ne connoiſſiez parfaitement
le fond de leur cæur , & que les of
fres dont ils vous préviendront font fins
ceres,

Fi TI,
134 L'ECOLE DU MONDE .
TIMAGENE.
N'eſt-ce point aufli la corruption du fie
cle qui rend les eſprits plus atachez à leur
interêt , & qui fait que les beſoins étant
plus grands , on a moins de pente à ouvrir
bourſe aux beſoins de ſes amis ?
ARISTIPE.
Non , mon fils , les hommes dans
tous les ſiécles font les mêmes ; c'eſt une
erreur de croire qu'ils ayant été meilleurs
ou moins atachez à leurs interêts dans un
tems que dans un autre . Martial qui dé
crit avec tant d'agrément & de juſteſſe
dans ſes Epigrammes les mours de ſon fié.
cle vous fait voir dans ſon Ami Teléfin ,
que dés ce tems-là l'amitié faiſoit moins
ouvrir de bourſes que la ſureté d'une hy.
poteque.

Quod non antiguo credis , Telefine , for


dali ,
Credis colliculis, arboribuſque meis.

Teléfin , dit- il , mon cher Teléfin , ce


que tu ne veux pas fier à la foi de ton an
cien Ami tu le fies à l'hypoteque de mes vi
gnes & demes vergers: mais , ajoûte-t-il ,
quand la fortune te ſera contraire qu'il
faudra courir pour toi , qu'il faudra t'a
compagner dans un exil , y ſeras-tu ſuivi
de mes vignes & de mes vergers ? Sont- ce
mes arbres & mes colines qui te conſole
ropt ?
sixiéme Entretien . 135
ont ? Vous voyez donc , mon Fils , que
lés le tems de Martial c'étoit un point fort
lélicat que de tåter ſon Ami ſur le fait de la
jourſe ; & que Teléfin ne prenoit pas l'a
nitié pour une caution ſolvable du prêt
que Martial lui demandoit.
TIM AGENE.
Ainſi vous voulez que la plậpart des
hommes ſoient naturellement des Telé .
fins , & que pour ne point embaraſſer leur
amitié il ſoit de la prudence de ne les
point mettre à cette épreuve : mais à quel
le coupelle voulez - vous donc que je mette
mon Ami pour être aſſuré de la fincerité de
ſon cour ? Eſt -ce à la chaleur qu'il témoi
gne pour mes interêts eft ce à l'ardeur
avec laquelle il ſe déclare mon Ami ?
ARISTIPE .
Cette grande ardeur que certains nou
veaux Amis nous montrent, n'eſt pas en
core une veritable pierre de touche de leur
amitié , elle ne ſe connoît que par la Conf
tance; c'eſt par là que vous pouvez diſtin
guer le veritable Ami du faux , car ileſt de
certaines amitiez qui comme les fleurs
brillent & plaiſent tout en naiſſant, mais
qui du matin au ſoir ſe fanent & meurent
comme elles , ſans aporter aucun fruit , &
ce font quelquefois celles qui ſe montrent
les plus ardentes , & qui ſont les moins fo
lides , parce que tout ce qui eſt violent eſt
de peu de durée. Otez-moi ces amitiez
qui
ED
30 L'ECOL DU MONDE.
qui comme les Hirondelles arrivent 20 par
Printems & nous quittent dés que l'Hivat 102
aproche ; ces amitiez qui plus courtatez
encore , voyent comme les fleurs leur fou
naiſſance & leur mort en un même jour:
je veux que ſemblables à de bons arbres de
elles prennent racine dans une bonne terre ,
qu'elles croiffent tous les jours , que leurs
racines ſe fortifient , que la tige aprenne -
une heureuſe nourriture., & qu'étendant
ſes bras feconds , elle produiſe des fruit !
favoureux dans le tems qu'on les at
tend.
TIMAGENE.
Comme c'eſt aux fruits que l'on connoit C
l'arbre , expliquez -moi quels ſont les fruits
dela veritable amitié , autres que le ſecours
actuel de la bourſe dont vous ne voulez C
pas que l'on tente l'épreuve.
ARISTIPE..
Si vous voulez connoître la veritable 2
mitié à ſes fruits, il y en quatre princi
paux qu'elle produit ; le premier c'eſt une
Liberté prudente avec laquelle on reprend
un Ami des foibleffes dont on juge qu'il
doit ſe corriger ; le ſecond eſt la douceur
d'une focieté pleine de franchiſe & de con
fiance d'où naît le conſeil réciproque dans
les affaires ; le troiſiéme eſt une juſtice cou.
rageuſe qui nous fait prendre puiſſamment
la deffenle d'un Ami abſent contre ceux bio
qui l'attaquent, & qui nous anime à rendre en
DI Sixiéme Entretien . 137
par tout malgré ſes ennemis un témoigna
ge avantageux à ce qu'il a de bonnes quali.
tez , afin d'établir , d'augmenter , & de
folltenir fa réputation ; & le quatrieme
c'eſt de lui ſervir d'apuy & de conſolation
dans ſes adverſitez.
TIMAGENE
C'eſt donc à ces quatre choſes que l'on
reconnoît un veritable Ami : examinons
les , je vous ſuplie , afin que d'un premier
coup d'oeil je puiſſe les diſtinguer parmi
les autres .
ARISTIPE .
Tout homme qui laiſſe croupir ſon Ami
dans ſes deffauts fans faire ſes efforts pour
l'en retirer , ne peut point ſe dire veritable
Ami : mais il faut conduire avec prudence
cette liberté , & la pratiquer avec plus
ou moins de chaleur ſuivant le caracte
re de l'Ami qu'on reprend ou ſuivant l'oc
TO caſion .
TIMAGENE.
Si vous cherchez un homme qui n'épar
gne pas les Amis ni leurs deffauts , il ne faut
que prendre le petit Monſieur de Mor-tout ,
vous le mettrez au nombre des meilleurs
Amis
tes. s'il ne faut que reprendre leurs fau

ARISTIPE.
Oh ! ne me parlez point de ce petit Cy .
ci nique, c'eſt un homme qui s'érige par tout
being en Correcteur outré , & qui tient toûjours
ung
138 L’ECOLE DU MONDE .
une férule haute ſous laquelle il croit que
tout doive paſſer. Il ne ſe contente pas de
reprendre ſes Amis avec une liberté ſecrete
& modeſte , il les aboye en public , & à la
face de tout le monde il produit leurs foi- li
blefles & en fait le ſujet de ſes railleries , &
le divertiſſement de ſon chagrin . Appel
lez - vous un homme comme celui là une de
ces aimables mouches à miel, qui ont du
nectar pour adoucir la pointe de leur aiguil
lon ; C'eſt être la mouche guelpe de ſes A.
mis , & l'ortie de leur jardin .
TIMAGENE.
Et comment voulez -vous donc que l'on
ſe gouverne dans cette familiere correction
de ſes Amis ?
ARISTIPE.
En joignant la hardieſſe avec la pruden
ce & le ſecret. Vous ſçavez que je croi le
trait admirable de Mecenas , lorſqu'il ſe
trouva dans la foule du monde à une Au.
dience que donnoit Auguſte pour les affai
res criminelles : il vit qu'avecune ſéverité
outrée cet Empereur avoit déja prononcé
pluſieurs Arrêts de mort , & qu'il étoit
dans le train d'en prononcer encore da
vantage: cet Ami fidele voyant qu'il ne
pouvoit aborder le Tribunal , & ne pou .
vant auſſi ſouffrir cette cruauté qui affarou
choit l’Audience , prit ſes Tablettes , &
ayant écrits ces mots : Leve-toi Bourreau ,
les lui envoya de main en main . L'Empe
reur
Sixiéme Entretien . 139
eur connoiſſant les Tablettes de ſon Ami,
es prit, les ouvrit , & y lật cette hardie
orrection : & réflechiſſant ſur l'avis , & ſur
out ce qu'il avoit prononcé dans cette Au
lience , il ſe leva tout d'un coup , & en
' oya la grace à tous ceux qu'il avoit con
lamnez ; lequel des deux croyez-vous le
plus louable dans cette action ?
TIMAGENE.
Elle ſufit pour faire connoître que ces
deux grands hommes étoient l'un & l'autre
au plus haut dégré du Heroïſme d'amitié,
& j'aurois bien de la peine à déterminer à
qui je donnerois l'avantage , ou à la con
fiance avec laquelle le Sujet reprit fi à pro
pos ſon Maître , ou à la condeicendance a.
vec laquelle Auguſte ſe rendit à cette rés
prehenſion.
ARISTIPE.
Les Amis des Grands ſont enſevelis dans
le mbre prodigieux de leurs lateurs , ces
Grands en font continuellement obſédez ,
& c'eſt ce qui fait qu'ils ont peine à les
diſtinguer ; car fans parler des Souverains,
dites -moi ſi parmi les Amis des Grands du
ſecond étage , l'on trouveroit un Mécenas
qui eût affez de fermeté pour lui faire u
ne pareille correction ? Et où trouvera
t- on parmi les moindres particuliers un
homme qui reçût une fi forte reprehen
fion avec la patience & la déference que
la reçut Augufte ? Qui eft l'Ami qui vous
dra
140 L'ECOLE DU MONDE,
dra dire à Théopompe qu'il feroit mieur
de vivre en paix avec ſon Chapitre que de
le vouloir acabler des Arrêts qu'il ſe pro
met par ſon crédit ? Qui eſt celui qui aur
la franchiſe de dire à la Marquiſe Bellamire
qu'elle aſſoupiroit bien des bruits fi elle
vouloit retrancher ſon train d'un page &
d'un homme d'affaires, & au jeuneComte
de la Tutaye qu'il ſe donne des airs de Petit
Maître qui ne conviennent point au petit
Fils d'un Caiſſier ? On ne penſe qu'à dill
muler les defauts de les Amis au lieu de les
en avertir ; & la crainte ſervile qu'on a de
leur déplaire avec profit , fait qu'on les
laiſſe perir à force de vouloir leur être 2 :
greable .
TIMAGENE.
Nous avons déja parlé de la flaterie , &
je ſçais qu'elle eſt le poiſon le plus dange
reux de l'amitié.
ARISTIPE .
La ſincerité eſt la baze de cette amitié ,
elle ne peut ſouffrir ni teinte ni déguiſe
ment ; cependant la corruption eſt ſi gene
rale qu'il ſemble qu'on ne puifle aujour :
d'hui conſerver ſes Amis qu'en les flatant ,
ou comme dit Salomon en les allaitant as
Yec les lévres.
TIMA GENE
Mais puiſque la flaterie eſt encore plus
pernicieuſe a celui qui la reçoit , & qui s'y
plaît, qu'elle n'eſt honteuſe à celui qui
la
Sixiéme Entretien . 141
fait , pourquoi tous les hommes font
s bien aiſes qu'on les Alate ?
ARISTIPE.
Il n'y a rien en quoi l'homme ſe laiſſe
plus facilement tromper que dans la flate
ie , parce qu'il y a peu d'hommes qui ne
croyent mériter qu'on les loue. Auſſi rien
le chatouille avec plus de ſenſibilité que
a louange ; & ſouvent ceux qui la rejet
ent rie le font que pour s'en attirer une
plus grande ſur leur feinte moderation ; ce
n'ett pas à dire que toute louange ſoit fla
terie ; elle ne l'eſt que quand on la pouſſe
au delà des bornes , & l'on doit même
loüer ſon Ami en ce qu'il eſt louable.
TIMAGENE
C'eſt à quoi ne manque pas le bon Mon
fieur Doucet , & vous ne le voyez jamais
qu'il ne s'abîme dans les louanges de ſes
Amis.
ARISTIPE.
Bon ! c'eſt juſtement l'antipode de Mon
fieur Chryſogon , & autant que l'autre
cenſure avec tureur , autant celui- ci louë
avec impertinence. Il exalte avec une ć
gale proſtitution d'encens , les accueils
du Brutal Licomede' , la voix de l'en
roüée Galla , la belle taille du magot Ven
tidius, la conduite du jeune Fils de l'U
furier Chryſante , & la probité légale du
vieux Monſieur Bouquin ; & je ne Içai
comment il ne louë pas la Muſique des
nou
142 L'ECOLE DU MONDE.
nouveaux Opera , & le bon ſel des moder
nes entreteneurs du Theatre.
TIMA GENE.
C'eſt - à -dire qu'il eſt Ami de tout le mon
de , & que par conſequent il n'aime per
ſonne ; cependant vous ne içauriez croire
comme on lereçoitpartout.
ARISTIPE.
C'eſt qu'il y a peu de gens qui ne plai
ſent à eux-mêmes , & plus on s'y plait,
plus on ouvre l'oreille à la flaterie : mai
auſſi plus on eſt de ce caractere & mois
on eſt propre à ſe faire de vrais Amis , par
ce que par cette propre Complaiſance
dont un homme s'entête , il ſe prévient
de ſon propre mérite dont il eſt charmé , &
ne peut ſouffrir qu'un Ami le reprenne de
ſes deffauts ; ainfi ayant toûjours l'eſprit
envelopé des voiles dont les flateurs , qu'il
écoute & qu'il aime , tâchent à couvrir ſes
foibleſſes il ne peut jamais démêler fi
l'on a pour lui une ſincere amitié. Aimez
donc , mon fils , que vos Amis vous re
prennent avec franchiſe des fautes qu'ils
vous verront faire , recevez avec docilité
leurs avis , & tenez pour vos meilleurs
& plus afidez ceux qui vous fateront le
moins.
TIMAGENE .
Aprés cette ſage réprehenſion des fau
tes d'un Ami, vous avez mis pour le ſecond
effet de l'amitié les agrémens d'une douce
ſocie
Sixiéme Entretien . 143
ocieté , ſoutenuë par une grande franchi
e , & par une confidence réciproque.
ARISTIPE.
Salomon nous dit , que qui fait ſocietó
avec les Sages ſera fage, & que l'Amides
foux deviendra comme eux : il ſemble que
les hommes ne lient amitié que pour ſe
procurer une agréable ſocieté de vie avec
i ceux qu'ils diſtinguent des autres ; mais
cette ſocieté doit être dans la correſpon
dance & l'union de deux cæurs qui s'ou
vrent mutuellement , & qui ſe communi
quant leurs peines & leurs contentemens ,
augmentent les derniers par l'épanchement
qu'ils en font , & diminuent les autres en
les partageant. L'Ami qui entre en ſocie
té ſe trouve par tout pour le ſecours de
fon Ami , c'eſt un azile qui luieſt ouvert
en tout tems , & qui ſe rend utile en cous
lieux ; les richeſſes , les honneurs , les vo
luptez de la vien'ont rien quitouche fi len
ſiblement que le plaiſir d'être avec ſon A.
mi , & l'on en fait ſon honneur , ſa gloi
re , le repos de ſon eſprit , & la joye de
ſon ame .
TIMAGENE.
N'eſt - ce pas dans la vûë de cette étroi
te ſocieté que Pythagore diſoit que l'ami
tié confiftoit à faire un ſeul eſprit de plu
fieurs ?
ARISTIPE.
C'étoit-là le veritable ſentiment d'un
tres
144 L'ECOLE DU MONDE.
tres Sage Philoſophe qui cherche total
jours à établir l'idée des choſes dans leur
état le plus parfait , & c'eſt ce même
ſentiment célebré par l'Antiquité qui a fait
que Pirithous ſuivit Théſée juſques dans
les Enfers , qui empêcha Pylade de quiter
Orefte pendant ſes fureurs , & qui engagea
Euriale à - ſe faire tuer pour ne pas perdre
un moment de ſocieté avec Ni us. Ce
pendant la Politique du monde veut que
quelque cordiale amitié que l'on ait avec
un homme, quelque étroite ſocieté qu'on
ait contractée avec lui , on doive toûjours
être dans une certaine reſerve prudente
pour ne lui pas dire ce que nous ne vou.
drions pas qu'il fçût s'il devenoit nôtre
ennemi.
TIMAGENE.
Je croirois qu'une pareille défiance ré
pugneroit à la veritable amitié.
ARISTPIE .
C'eſt quelquefois prudence de ſe défier
d'un Ami tout fidele qu'il eſt , mais il ne
faut pas que cette défiance s'étende au- de
là des choies dont la divulgation pourroit
nous perdre , à moins que des conſidera
tions particulieres ne nous obligent à les
lui découvrir , pour tirer de lui ou le
conſeil ou le ſecours dont nous avonsbe
ſoin : car il eſt dificile que les amitiez du
rent toûjours , les moeurs changent par les
differens accidens , l'apeſantiſſement de
l'âge
Sixiéme Entretien. 145
' âge ameine le refrodiſſement , la négli
rence , & de là l'oubli. Les querelles
ieuvent naître par des occaſions impré
rûës , les jalouſies diviſent quelquefois
es cours les plus unis , & la concurrence
pour les emplois , les honneurs , & les
charges , ne mettent pas ſeulement la di
viſion entre deux Amis , mais entre deux
familles , dont enſuite chacun ſe voit for
é de ſuivre les interêts : ce n'eſt pas que
es veritables amitiez ne dufſent être im .
mortelles , & qu'il n'y ait rien qui marque
plus la foibleffe de l'eſprit de l'homme &
quelquefois fa méchanceté que de paſſer
de l'amitié à l'inimitié : mais on eft quel
quefois entraîné par la violence d'un cer
fain enchaînement d'affaires dont on ne le
trouve pas le maître , & qui rompent cet
te douce ſocieté qui fait le comble de la
felicité de deux Amis .
TIMAGENE .
Il me ſemble , pour moi , que dans l'u
nion d'une étroite ſocieté avec mon Ami ,
j'aurois bien de la peine d'avoir avec lui
quelque reſerve.
ARISTIPE.
Un honnête homme doit en avoir avec
ſon meilleur Ami , lorſque cet Ami té
moigne trop de curioſité pour penetrer
yôtre ſecret : car un veritable Ami ne doit
vouloir ſçavoir que ce qu'on veut qu'il fa:
che , & dés qu'il s efforce d'aller au - delà , il
Tom . II . G faut
146 L'ECOLE DU MONDE.
faut en même tems en prendre une fage
défiance qui nous tienne dans la reſerve. Et
Avez - vous remarqué Géraſte quand il € 20
vient voir le Sage Timon ? Il eſt ſans doutace:
te ſon Ami de longue main , & fait au mon
de tout ce qu'il peut pourlui en donner des De
aſſurances , il en eſt même convaincu ; ce
pendant par la ſeule raiſon qu'il débute
toûjours par l'interroger de l'état de ſes
affaires d'une maniere trop curieuſe, cet
pour cela ſeul que jamais il ne lui en die
que ce que le public en ſçait déja , & quæ
Géraſte n'en a pas plûtôt ouvert la bou
che que Timon détourne le diſcours full
les nouvelles du tems , & ſur les affairs
des autres, & l'amuſe fi -bien qu'il s'en
endfçavoir
aprrien
retournde'ſans de ce qu'il avoit
envie reMAGENE.

Je me ſuis quelquefois aperçû de ce ma


nége , & même un jour je m'étonnoisde te
де
ce qu'il ne lui dit pas une choſe qui
me paroiſſoit pas trop importante , & qull
venoit de vous confier en ma preſence.
ARISTIPE.
Ce n'eſt que par la raiſon de ſa curioſité;
car du reſte Gérafte eſt un bon homme &
fincere , & Timon lui confieroit ſon tré.
for : maiss'il faut être en reſerve avec un
Ami curieux , c'eſt principalement ſurun
autre point.
TI
Sixiéme Entretien , 147
TIMAGENE.
Et de quoi , je vous prie ; lui doit
in avec tant d'exactitude refuſer la confi
lence ?
ARISTIPE.
De ſon amour.
TIMAGENE .
N'eſt - ce point à cauſe de cette leçon
' Ovide ,
Quos credis fidos, effuge; tutus eris.
ue ce n'eſt pas les ennemis qu’un Amant
oit craindre , mais qu'il doit ſe défier
e ſes plus intiines Amis s'il veut être af
iré de la pofTeflion de ce qu'il aime.
ARISTIPE .
L'Hiſtoire de Candaule & de fon Favo.
, eft fi connuë , que perſonne n'ignore
ue ce Roi ayant été aſſez imprudent pour
ii faire confidence de ſon amour , &
ayant fait cacher dans un coin de ſon apar
ement pour lui en faire voir toutes les
eautez les plus ſecretes ; fit naître un a
lour qui couta la Couronne & la vie à cet
difcret. Mais ſans aller chercher ce grand
xemple dans l'Antiqnité, ne trouvonsa
ous pas tous les joursdes Amis adroits qui
ébuſquent les Candaules du coeur de leurs
Mattrelles ? Et le jeune Policrate n'a to
| pas ſuplanté ſon cher Ami Philoite .
e en épouſant la belle Virginie que ce
at voulut lui faire voir dans le tems qu'il
royoit ſes affaires concluës avec ellc ?
G 2 11
148 L'ECOLE DU MONDE .
Il l'aimoit depuis trois ans & fe perfuadoit
en être paſſionnément aimé ; cependant
en trois jours la Sympathie fit une telle
operation , que l'Amant de trois ans fut
congedié & celui de trois jours mis à la
place. Mais je ne veux point ici m'en
gager à vous parler de l'Amour & de les
delordres , il pourra nous fournir un jour
la matiere d'un Entretien, & je ne pré
tens vous parler que de l'Amitié ; repre
nons donc nôtre ſujet.
TIMAGENE .
Vous m'avez aſſez fait comprendre la
douceur que l'on trouve dans la ſocieté
d'un ami, & juſqu'à quel point il faut que
cette ſocieté nous engage à nous ouvrir à
lui. Nousen ſommes preſentement au troi
fiéme effet de l'Amitié, qui eft la défenſe
de l'Ami ablent , & le ſoin de ſa réputation.
ARISTIPE.
Oh ! mon Fils , c'eft en quoi je vois une
infinité d'hommes qui manquent , & qui
n'ont pas la courageuſe reſolution de re
pouſſer une langue médiſante qui inſulte
leurs Amis : il n'y a pas une lâcheté plus
indigne ; & tout homme qui eſt capable
de fouffrir qu'en fa preſence on parle mal
de ton Ami , ne merite pas qu'on le ſoit.
L'Ami veritable prend la lance & le bou
clier , il eſt toûjours en vedete pour l'hon
peur de celui qu'il aime , & cet honneur
lui étant auſsi cher que le lien propre , il
DC
Sixiéme Entretien . 149
ne permet pas qu'on y donne la moindre
atteinte .
TIMAGENE .
Je croi , mon Pere , que quand un Ami
veut prendre le parti de fon Ami, & le
folltenir contre les mauvais babillars , c'eſt
une de ſes plus grandes occupations.
ARISTIPE
Il eſt vrai que la pente des hommes eſt fi
E grande à la médiſance, qu'ils ne peuvent
preſque parler d'un abſent qu'ils ne lui
donnent un coup de langue , & ſouvent
fans qu'ils le connoiſſent . Je me ſouviens
que me trouvant ces jours paſſez en un
certain Caffé , qui eſt le reduit ordinaire
de quantité de fameux médiſans , le Fat
Lycophron ſe mit à parler d'Eugéne , &
aprés en avoir dit tout ce que l'on peut di
re de plus outrageux & de plus médiſant ;
je lui demandai s'ille connoiſſoit , il me dit
que non . Avez- vous jamais eu affaire avec
lui ? Non , dit- il . Vous a - t- il fait tort ou
!
à quelqu'un de vos Amis ? Non. A - t- il
mal parlé de vous ? Nullement. Avez
vous lû fes Ecrits ? Point du tout. Eft
il vôtre ennemi d'ailleurs ? Rien moins.
Et pourquoi donc , s'il vous plaît , par
lez vous de lui comme d'un fcelerat ? Par
ce que , dit- il , j'ai ouï dire à un homme qui
eft de ſes ennemis , qu'il avoit trop d'eſprit
pour n'être pas coupable , & qu'il écrit a
yec trop de zele. Mais , dis-je , c'eſt co
G 3 tre
150 L'ECOLE DU MONDE
tre les Ennemis de l'Etat . Qu'importe? Arik
C'eſt un homme, dit-il , qui me déplaît, je 40
ne puis pas vous en dire la raiſon , maisiba
me déplaît. La raiſon , lui dis-je, eft ad POS
mirable; mais ce n'eſt pas ſa faute , c’ef kan il
la vôtre , que ne le connoiſſez -vous, vous nie.
l'aimeriez comme l'aiment tous ceux qui
le pratiquent , & je ne trouve que des gens
qui ne le connoiſſent point ou qui font
embouchez par ſes ennemis qui parlen
mal de lui , & ce qui eſt de vrai , c’eſt qui
a & ſe pique d'avoir plus d'honneur & de
vertu que ceux qui parlent mal de lui,&
que Lycophron n'en aura jamais . Voilà de
quelle maniere je relevai fa médiſance , &
lui fermai ſon infame bouche.
TIMAGENE.
Et voilà comme tous les jours on déchire
les abſens ſans les connoître , & qu'ils ſont
condamnez par des ignorans ou des fcelc
rats ſur la ſimple prévention .
ARISTIPE.
Il arrive à Eugéne ce qui arriva au Sage
& vertueux Ariſtide , lorſqu'il fut banni
d'Athenes. De tems en tems les Athe
niens bannoiffoient pour dix ans , ceux qu'ils
croyoient capables de renverſer la Répu
blique , & le ſuffrage de chaque Citoyen
s'écrivoit ſur la Coquille d'une huitre, wa
ce qui donnoit le nom d'Oftraciſme à aius
banniffement. Un Artiſan Athenien quién
ne ſçavoit point écrire , s'adreſſa juſtement ko
à
Sixiéme Entretien . '151
à Ariſtide, & le pria de vouloir écrire
ſur ſa Coquille le nom de celui qu'il vou
loit bannir. Ariſtide prit la Coquille &
ſon poinçon , & lui ayant demandé quel
nom il écriroit ; cé bon-homme nomma A.
riſtide. Et pourquoi le voulez- vousbannir ,
dit ce fage Athenien , il a ſervi la Républi
que avec tant de zèle , on parle tant de ſa
probité & de ſes bonnes qualitez ? Vous
a t-il fait tort , ou aux vôtres ? il eſt hom
me à le réparer. A- t- il quelques vices ?
A -t-il donné quelques ſoupçons de fa
conduite ? Je n'ai , dit l'Artiſan , à me
plaindre de lui d'aucune maniere ; mais
20 j'entens dire à tant de gens que c'eſt un
honnête -homme, que je ne puis le fou
frir, & il faut que je le bannille des E
tats d'Athenes. Ariſtide ſe prit à rire de
la fimplicité naïve de cet homme, & lui
même écrivif fon nom ſur l'écaille , &
la rendit à ce malheureux qui fut la jetter
dans l'enclos du Scrutin .
TIMAGENE .
L'Hiſtoire me paroît aſſez bien apliquée.
Mais ce Monſieur Lycophron ne méritoit
il
pas bien qu'on lui fiſt une petite correc
tion fuftale , ou du moins manuelle ?
ARISTIPE
deLa
flus dréputation
e toutes ces d'Eugéne
médiſan eſt, fi
& fort
ſa prau
o
ces
bité reconnuë de tant deperſonnes demé
rite ,
, que tous les cris des Oizons ne font
G4 aucu .
152 L'ECOLE DU MOND 2 .
aucune impreſſion ſur lui ; & il ſe contente
que ſes Amis tournent en ridicules ceux qui
prennent le mauvais parti de l'outrager par
de fi miſerables diſcours. Je vous ai doncé
tabli deux parties de ce troiſiéme effet de
l'Amitié ; l'une de défendre ſon Amj abſent
contre les mauvailes langues qui l'inſultent;
& l'autre de foûtenir ſa réputation par les
louanges qu'il merite .
TIMAGENE.
Mais tout le monde n'eſt il pas obligé de
prendre le parti d'un abſent qu'on voit dé
chirer par des mediſans ?
ARISTIPE.
L'honneur & la charité veulent qu'on
prenne la défenſe des abſens , mais l'uſage
l'emporte ſur le devoir ; & c'eſt aſſez dans
ja ruelle de Sulpicie qu'un homme ne ſoit
pas preſent, pour y ouvrir la carriere aux
médiſans qui l'inſultent , & aux lâches qui
l'aplaudiſſent , ou qui le ſouffrent. Aingi
quand vous voyez qu'un homme prend a .
vec vigueur le parti d'un abſent , il y a tout
lieu de croire qu'il eſt de ſes veritables A.
mis .
TIMAGENE .
Par ce même eſprit il faut que les hommes
ſoient naturellement fost avares de loüan
ges; cependant j'en vois beaucoup plus qui
louent un homme abſent , qu'il n'y en a qui
prennent la défenſe lorſqu'on en médit.

ARIS
sixiéme Entretien 135
ARISTIPE .
Votre remarque eſt fort juſte , & fi vous
voulez en ſçavoir la raiſon , c'eſt que la
plûpart des hommes louent par un interêt
propre, car quand un homme exagere les
qualitez avantageuſes ou d'un homme
d'eſprit , ou d'un Juge de probité , ou
d'un fage Capitaine , il a moins en vûë de
rendre juſtice au merite de celui qu'il
louë , qu'à faire aprouver la juſteſſe de ſon
difcernement; ainfi lorſque nous louons
les autres , c'eſt proprement nous mêmes
que nous avonsde loüer..
TIMAGENE.
Ce que vous dites ſe raporte aſſez à la
maxime, qui dit qu'on ne louë preſqueja
mais ſans interêt.
ARISTIPE .
Il eſt vrai que la loüange qu'un homme
donne à celui qui mérite d'être loué,
tourne à la gioire de tous les deux , puiſ
qu'elle eſt la recompenſe de la vertu de
l'un , & le témoignage de l'équité de
l'autre. Mais un Ami ne doit pas perdre
- une ſeule occaſion de donner à toutes les ;
bonnes qualitez de fon Ami, le jour le
plus avantageux ; il faut neanmoins que
ce ſoit d'une maniere délicate , & dans
laquelle il ne paroiſſe jamais d'affe & ation ,
pour ne point faire revolter les eſprits ;
i s'il a des foibleſſes il en faut détourner
1. adroitement les idées , & les remplacer
G5 de
3
154 L'ECOLE DU MONDE .
de celles qui ſont plus favorables. Dorine
eſt capricieuſe , & jouë juſqu'à la vaiſſelle
de son mari , mais elle eſt liberale , en
jouée , bien - faiſante , fincere, chaſte , un
bon Amine parlera jamais , ni de ſon jeu,
ni de ſon caprice , il en détournera le dif.
cours adroitement , & ne la preſentera que
du côté de ſes agrémens.
TIMAGENE .
L'on nous a enſeigné dans la Morale
qu'à quelque dégré d'excellence que puif
ſe arriver un homme , la corruption de
la nature fait qu'il a toûjours un foi.
ble : mais comme les louanges qu'un
Ami repand de fon Ami , en cachant
fon foible , a pour but fa reputation , &
* par ſa reputation d'aider à ſa fortune ,
& que vous m'avez dit qu'en louant on
Tegarde ſon interêt ; ne le regarde t-on
pas bien plus encore lorſqu'on penſe à
j'établiſſement de la fortune de fon Ami?
Car quelque défintereſſement que nous
inſpire la vertu , quand nous témoignons
de la joie du bonheur de nos Amis , c'eſt
parce que nous eſperons recevoir de l'utili
té de leur bonne fortune.
ARISTIPE.
Je croi qu'un veritable Ami n'a d'a
bord d'autres vûes que l'avantage de celui
qu'il aime lorſqu'il lui deſire de la fortune,
mais il faut tomber d'accord qu'il y en a
peu.qui ne faſſent preſqu'en même tems un
ręt our
Sixiéme Entretien . 155
retour de reflexions ſur eux- mêmes en
e flatant de participer au bonheur de
eur Ami ; il eſt même ſouvent fort dif
icile de démêler dans nôtre cœur , fi la
oie d'un bien qui' arrive à celui que nous
aimons eſt un mouvement de nôtre a
mitié , ou fi c'en eſt un de notre amour
propre : car quelqu'épuré que ſoit nôtre
ceur , il eſt difficile que nous ne nous
préferions pas à nôtre Ami , & qu'ainſi
nôtre propre avantage marchant toûjours
Cle premier dans nôtre . ceur , nous ne
nous rejouïſſions auſſi -tôt pour nous que
pour lui du bien qu'il a reçû . Mais pour
établir une veritable amitié, c'eſt bien aſſez
que toutes nos vûës ne ſoient pas fixées à
nôtre ſeul interêt propre , & que l'inte,
rêt de nôtre Ami nous foit auſſi cher que
le 'nôtre : car dés que vous n'aimez pas
autant vôtre Ami que vous-même , vous
n'êtes pas ſon Ami ; mais il n'eſt pas
neceflaire qu'en l'aimant on fe dépouille
de ſon interêt propre , puiſque même nô
tre interêt doit être le fien .
TIMAGENE.
Mais une des maximes qu'on établit
pour la veritable amitié , c'eft . d'aimer
fans eſperance de profit.
ARISTIPE.
Oui. Mais c'eſt à dire qu'il ne faut pas
que ce ſoit l'eſperance du profit quiſoit
la baze de nôtre amitié , ou pour mieux
G 6 s'ex
156 L'ECOLE DU MONDE .
s'expliquer , il ne faut pas que nous aimion n'ay
en vûë du profit que nous en pourrions el que
perer: mais on ne nous défend pas d'eſpe- cour
rer du profit d'une amitié qui a d'autres
fondemens, & qui fubfifteroit toûjours po
quand nous n'en recevrions pas même de pass
profit.
TIMAGENE.
Un Ancien diſoit que les Amis voloient te
à la fortune comme les eſſains demouches to
volent au ſang qui eft répandu : mais la for alle
tune tourne-t- elle, tous les faux Amis de lite
campent , & il ne demeure que ceux qui
étoient veritablement Amis.
ARISTIPE.
Nous voilà donc inſenſiblement entrez
dans le quatrieme effet de la veritable
Amitié , qui eſt d'être la conſolation d'un
Ami dans ſon adverfité, & je croi que
le dernier période où elle peut aller: car
qui n'abandonne pas fon Ami dans le
malheur, mérite la premiere place parti
les Heros d'amitié.
TIMAGENE. gu
Il n'y a point de tems où l'on ait plus be
foin de ſes amis , que lorſque la fortune
nous tourne le dos , & il n'y a pointde tems
où l'on en ait moins :car pour peu qu'ily
ait que j'ouvre les yeux ſur la conduite du
afie
monde , j'ai veu peu de perſonnes
gées qui n'ayant été abandonnées de leurs
amis ; & ce qui m'étopne le plus, qu'elles la
n'ayent
Sixiéme Entretien . 157
n'ayent été commę miſes en oubli de ceux
que le fang devoit plus engager à les ſe
courir.
ARISTIPE .
Pour ce qui eſt des proches , il ne faut
pas s'en étonner , ce n'eſt point de ceux que
le ſang a liez avec nous dont nous devions
attendre le plus de ſervices , & qui compte
ſur eux s'abuſe ; la jalouſie ou l'interêt les
éloignent plus de nous que les étrangers , &
il ſemble qu'en matiere d'amitié il en ſoit à
l'égard des parens & des étrangers comme
en amour à l'égard d'une Femme & d'unc
Maîtreſſe ; une Femmequi nous connoît &
nous examine de prés dans la vie familiere,
voit plus nos défauts qu'une Maîtreſfe , à
qui nous prenons ſoin de ne nousmontrer
que du côté que nous pouvons plaire , &
c'eſt ce qui fait que nous ſommes pour
l'ordinaire moins aimez d'une Femme
que d'une Maîtreffe : de même nos pa
rens qui nous ont pratiquez des nôtre
enfance , connoiſſent plus nôtre foible
que les étrangers auprès deſquels nous
nous maſquons avec plus d'exactitude ;
& voilà pourquoi un homme de merite
eft infiniment plus honoré des étrangers
que de ſes propres parens , & que la
Verité Incarnée a dit elle- même que les
Prophetes ne recevoient pas dans leur
Patrie l'honneur qu'ils meritoient . , ſur
la même raiſon , qui eft , qu'ayant été
G7 connus
158 L'ECOLE DU MONDE .
connus de leurs proches dès leur enfan- vol
ce ſous une autre idée que ſous celle de dor
Prophete , cette premiere idée qui reſte
toûjours , diminue le reſpect qu'on devroit
avoir pour eux.
TIMAGENE. TOL
Je n'avois pas encore bien compris pour
quoi je voyois que Poiloftrate qui eft d'un
merite fi fingulier & fi diftingué , eft ho
noré , eſtimé , reveré , loué de ceux qui
ne lui apartiennent point , & qu'en mês
me tems il eſt négligé & regardé prel
qu'indifferemment de ceux qui le touchent
de plusprès.
ARISTIPE .
C'eſt qu'ils ont la tête pleine de cette
vieille idée ſous laquelle ils l'ont connu
avant qu'il eut acquis ſon grand merite:
quoiqu'il en ſoit , c'eſt ſur les amis qu'il
faut compter ; ce ſont eux qui rendentno
tre fortune plus magnifique & nos mal
heurs plus ſuportables ; ce font eux qui
nous ſervent d'apui pour nous élever , &
qui nous tendent la main pour nous rele
ver de nos chûtes ; ce ſont eux que nos in
fortunes touchent ', & qui en adouciſſent
nous
l'ameriume- par la joie interieure ques f
avons de les voir nos amis malgréno di
graces : mais ces ſortes d'amis ſont en pe.
tit nombre , puiſque nous voyons que pref
us
que tous les hommes qui courent no
dans nôtre fortune , nous quittent & s’en
VO.
Sixiéme Entretien . 159
volent avec elle , dés qu'elle nous aban
donne.
TIMAGENE.
Je conçois que le chagrin le plus terrible
qu'éprouvent les perſonnes qui aprés a
voir été élevez dans une haute fortune , en
ſont renverſez , eſt de ſe voir abandon
nez par cette foule de faux amis qui les
environnoient , & qui ne s'attachoient
à eux , que pour avoir part à leur bon
heur.
ARISTIPE .
L'avantage que les perſonnes commu
nes ont ſur les Grands , c'eſt que les pre
miers peuvent plus facilement diſcerner
par des épreuves (ures leurs vrais amis des
faux : au lieu que les autres ne peuvent
jamais ſçavoir ſi les ſervices qu'ils reçoi
vent d'un homme , partent de ſon amitié
ou de ſon interêt ; car l'amitié que l'on te
moigne aux Favoris , n'ett pas de la na
ture des autres , il coûte tant de pas , tant
de peines , tant d'inquietudes , & quiel
quefois tant de baſſeſſes pour arriver à l'a
mitié des Grands , qu'il eſt dificile qu'on
la cherche par d'autres motifs qué par
celui de l'interêt. On ne s'attache à eux
que pour artiser ſur ſoi un écoulement de
leur fortune , ' & ainſi l'interêt éiant le mo
tif quiles en aproche , dés que la caufe ceffe ,
l'effet tombe , & le coup n'eſt pas plâtôt
donné qu'on tourne le dos au diſgracié ; &
qu'on
16 . L'ECOLE DU MOND E.
qu'on prend de nouvelles meſures pour
s'accrocher à ceux qui ſuccedent à leur fac
yeur.
TIMAGENE .
Je crois que ces évanouïſſemens ſoudains
d'amitié ſont plus éclatans dans les Etats
où les Maîtres , & par conſequent les Mi
niſtres changent plus ſouvent , comme par
exemple à Rome.
ARISTIPE .
Quand le Népotiſme étoit en regne ,
c'étoit un plaiſir de voir les flux & les
reflux que cauſoient les changemens des
Pontifes , un Pape n'étoit pas plûtôt éle
vé , & un Neveu placé dans le premier mi
niftere , que des millions d'Amis lui naif
ſoient en une nuit ; l'Oncle eſt- il mort , ce
Palais bâti & meublé en peu de mois de
vient tout à coup déſert ; les hirondelles
étoient venuës par legions, elles s'en re
tournent par nuées , & celui qui gouver
noit tout , eſt obligé de ſonger à le faire
des Amis pour le regne ſuivant.,
TIMAGENE.
C'eſt une Comedie fort plaiſante , mais
comme elle arrive ſouvent , je m'imagine
qu'on s'y fait une habitude de ne compter
ſur pas un Ami .
ARISTIPE ..
On ne peut y compter que ſur ceux qui
ſont liez par l'interêt , & pour tout autant
que cet interêt dure , ainſi cet abandon
nement
Sixitme Entretien . 161
nement eſt moins ſenſible à ces Miniſtres
qui n'entrent à la fortune qu'à cette con
dition à laquelle ils font d'abord prépa
rez, que non pas à des Favoris qui dans des
Monarchies dont l'Etat eſt plus conftant ,
fe voyent tout d'un coup précipitez , &
- tout d'un coup abandonnez de ceux qu'ils
: croyoient leurs plus fideles Amis : mais
dans cette inconſtance j'y trouve tout à
E la fois trois crimes .
TIMAGENE.
*hiſJe n'y vois , ce me ſemble , que la tra
on.
ARISTIPE .
Et moi j'y vois le vol , la déloyauté , &
l'ingratitude : le vol parce que c'eſt ôter
à un hommeun coeur qu'il a acheté & payé;
la
fermdéloyauté
ens qu'o,n parce que c'eſt fauffer les
a faits de ne jamais aban
donner ſon Ami ; & c'eſt une ingratitude
de payer par un outrage fi cruel tousles
rité . qu'on en a reçûs pendant ſa proſpe
biens

TIMAGENE.
Mais un homme dans la proſperité ne
peut-il point trouver un moyen ſur d'é
prouver un Ami ?
ARISTIPE.
Non. C'eſt la proſperité qui les donne ,
mais c'eſt la ſeule adverſité qui les éprou
Ver . Il faut ſur cela que je vous diſe unc
Fable qui meparoit d'une application fort
juſte
162 L'ECOLE DU MONDE .
juſte à ces faux amis , qui tant que la for- E
tune rit à un Favori , lui font la cour , &
vivent de ſes bienfaits, mais l'abandonnent
dés quel'orage l'a renverſé. La voici.

FABLE

Du Figuier foudroyé.

N Figuier des plus beaux qui ſe virent


U jamaisjamais:,
Chargé de fruits ſucrez & d'un ſombre
feuillage
De ſes rameaux touffus ombrageoit le si
vage
D'un Ruiſſeau qui couloit entre des Ga
zons frais.
De ſes bras étendus l'attrayante verdure ,
Ofroit aux Oiſeaux d'alentour
Une agreable couverture ,
C'étoit du Peuple aîlé l'ordinaire ſéjour;
Ceux -ci venoient pour y faire l'amour,
Ceux-là pour y chercher une douce pâture,
Et jamais Favori dansſon plus heureux jour
Ne fit ni fi belle figure
Ni n'eut une fi groſſe Cour.
Le miel qui diſtiloit des ſavoureuſes Fi.
gues ,
Nourriſſoit à plaiſir les graſſes Beccafigues,
Mille autres fourageurs toûjours de faim
preſſez
Becquetoient le fruit délectable ,
Et
Sixiéme Entretien . 163
Et fi l'Arbre fécond leur fourniſſoit la table
Ils trouvoient leurs bufets dreſſez
Dans l'humide criſtal qui rouloit ſur le fac
Aux dépens de l'Arbre opulent , (ble.
Tous ces Oiſeaux dans l'afluence ,
Ne penſoient tout le jourqu'à ſauter en ca
dence ,
Chanter , dormir à l'ombre , & d'un mets
ſucculent
Se remplir la petite pancu.
Comme' amis ou valets de riches Favoris,
Qui profitant du ſort de leurs Maîtres ha
biles ,
Dans la bombance & dans les ris ,
Roulans Caroſſe dans Paris ,
Paſſent des jours doux & tranquiles ;
Ainſi tous ces ailez fripons
Se difoient du Figuier amis inſéparables,
C'étoit à qui par ſes fredons
Celebreroit plushaut ſes vertus admirables,
Et tous avec ferment proteſtoient à l'envi
De vivre & mourir avec lui .
Rien fi commun que de promettre
Service , amour , tendreſſe aux gensde la
faveur :
Mais bien fou qui prend à la lettre
Tous ces faux complimens qui partent peu
du ceur.
Un fougueux tourbillon qui devance un
orage ,
Au - deſſus du Figuier épaiſſit un nuage,
Le Tonnerre gronde en ſes fans ,
Et
164 L'ECOLI DU MONDE
Et les ſubtils éclairs dont la nuë eſt crevée ,
Jettant partout ſes feux brillans ,
Ouvrent la porte aux eaux dont la terre et
lavée.
Le Figuier étonné tremble au terrible bruit ,
Et les Oiſeaux voyant pendre à plomb ſur
ſa tête
La Foudre à tomber toute prête ,
Chacun ſonge à plier lon bagage , & s'enfuit.
Enfin la foudre tombe , & le ſouffre conſume
Le feuillage & les fruits dont l'Arbre étoit
fourni ,
Etd'un Figuier fi bien garni ,
Elle ne laiſſe plus que le ſeul tronc qui fu
me.
Mais quand le miſerable fut
Dépouillé de biens & de gloire ,
Au diantre l'Oiſeau qui voulut
Se percher ſur la branche noire.
Quoi ! diſoit , s'envolant loin des tiſons
afreux ,
Un certain vieux Pivert à tête ſuranée ,
Quittons, quittons cet Arbre , il eft haï des
Dieux ,
A leur mauvaiſe deſtinée
Il faut laiſſer les malheureux :
Tant qu'ils ont eu des biens en abondance
C'étoit un plaiſir d'en uſer ,
Mais s'ils tombent faut - il qu'une fotte
conſtance
De leurs Aftres malins prêts à nous écrafer,
Attire ſur nous l'inquance
Etre
Sixiéme Entretien . 165
Etre ami , c'eſt bien fait , tant qu'amis ont
du bien ,
Mais je les plante -là G- tôt qu'ils n'ont plus
rien .
Tel fut le beau diſcours du Pivert infidéle ,
Et puis ſoudain à tire d'aîle (lui,
Tous les autres Oiſeaux s'enfuirent avec
Oh ! combien de Pivers trouve -t - on aus,
jourd'hui.
TIMAGENE.
Oh mon Pere ! que le diſcours de ce Pi.
vert mefait une peinture naïve du caracte .
re d'eſprit de ces faux amis de la fortune ,
& que je les vois bien marquez par ces
oiſeaux qui fuyent dans ſon malheur l'ar
bre , qui les à couvers de ſon ombre &
nourris de ſes fruits.
ARISTIPE.
Voilà juſtement le portrait de ceux qui
aprés avoir donné avec prodigalité de l'en
çens à celui qui eſt en fortune , lui donnent
de l'encenſoir par les oreilles dés qu'il eſt
tombé dans la diſgrace , ou quiſontcom
me ce Courtiſan qui ſe diſoit toûjours prêt
à jetter ſur la tête du favori diſgracié l'ai
guire qu'il avoit fait gloire de tenir pour
lui verler de l'eau pendant fa faveur. Vous
toyez donc, mon fils, qu'il n'y a que l'adver
fité qui foit la pierre de touche de l'amitié ,
& que dans l'éblouïſſement de la faveur il
eſt preſque impoſſible de demêler ceux qui
aiment l'homme de ceux qui aiment le fa :
vori. TI
166 L'ECOLE DU MONDE.
TIMAGENE.
Mais ne peut-on point ſe donner quel
que regle generale qui nous guide pour
diſtinguer nos vrais amis de ceux qui ne le
font qu'en apparence?
AKISTIPE .
La premiere diſtinction qu'il faut que
vous faſſiez , c'eſt de faire difference entre
les anciens & les nouveaux amis , car com
me la conſtance eſt l'eſſence de l'amidé,
on ne peut preſque pas être vôtre ami de
longue main, qu'on ne ſoit votre ami ve
ritable. Et ce ſont ces anciens amis qu'il
faut precieuſement conſerver ; ce n'eft pas
que je veuille vous dire que la poffeffion
d'un ancien ami doive vous empêcher de
travailler à vous en faire continuellement
de nouveaux , jamais un homme n'a ei
trop d'amis , mais il faut bien prendre gar
de que les nouvelles amitiez ne nous tal
fent pas oublier les anciennes. L'on quit
te un vieux cheval pour un jeune , parce
que le cheval s’uſe au ſervice , mais plus
un ami vous ſert , plus il veut vous fer
vir , & plus il eſt en ardeur de le faire ,
parce que l'ami ne ſe raſfaſie jamais du
bien qu'il fait , il n'y a point de fatieté ,
point de dégoût dans la veritable amitié ,
& nous voyons dans les Rois mêmes que
plus ils font de faveurs à ceux qu'ils ai
ment., plus ils defirent leur en faire de
nouvelles,
TI .
Sixiéme Entretien . 167
TIMAGENE.
Vous l'éprouvez bien ſenſiblement dans
l'inébranlable & conftante amitié du ſage
& genereux Rhodophile , qui a réuni à l'a
mitié qu'il a depuis long-temps conçûë
pour vous , celle qu'il eut autrefois pour
mon ayeul.
ARISTIPE.
Rhodophile poffede toutes les qualiteż
qui peuvent faire un veritable ami, ila unc
pieté ſolide qui eſt la baze de toutes les
vertus , une probité inalierable , une ou
verture de cæur qui charme , une cha
leur vive à ſervir ſes amis , un eſprit pe
netrant & d'une vaſte étenduë , une pro .
fonde capacité ſur toutes choſes , un ac
cueil obligeant , une ſincerité à laquelle
l'air contagieux de la Cour n'a jamais pu
donner atteinte , une dexterité admira
ble pour conduire à leur fin les choſes
dont il defire venir à bout , une pruden
ce qui l'a fait admettre avec une prefe
rence finguliere dans la plus intime con
fidence de ſon maître , une fidelité à
l'épreuve de tout , une humanité com
patiffante qui lui fait aimer plus tendre
ment ſes amis dans l'affliction que dans
la proſperité , & à toutes ces qualitez ,
joignez- y un credit qu'il s'eſt acquis par
ſes vertus & qu'il ſe fait un plaiſir d'em
ployer pour ceux qu'il aime , & vous
trouverez qu'on ne peut pas avoir un ca
ractere
168 L'ECOLE DU MONDE .
ractere plus propre à faire un ami veri
table , & qu'un honneſte homme doive
menager plus precieufement.
TIMAGENE.
Je vous trouve bien heureux dans vos
malheurs , d'y recevoir la conſolation d'un
ami fi pur & fi parfait , & d'autant plus
qu'étant beaucoup élevé au deſſus de vous,
& en pouvoir de vous rendre comme il
fait debons offices continuels , ſans qu'il
puiffe rien attendre de votre part qu'une
fimple reçonnoiffance de coeur , vous
pouvez bien vous aſſurer qu'il vous ai
me par vous même & pour vous- même ,
puiſque , comme vous me l'avez dit , on
aime veritablement lorſqu'on aime fans
aucune vûë de retour d'intereſt pour ſoi
inême.
ARISTIPE .
Les amis de cette trempe font rares ; &
quand on eſt aſſez heureux pour les ren
contrer , il n'y a point de diſgraces dont
on ne ſoit conſolé , mais ſur le portrait
juste que je viens de vous faire , vouspou .
vez remarquer que pour ſe choiſir de
vrais amis , il faut qu'ils ayent un fond ſo
lide de pieté & de probité, car touthom
me qui eſt impie ne peut jamais eſtre bon
ami, la raiſon eſt que l'impieté eft Ic
Cumble de l'ingratitude , & que tout in
grat ne peut etre bon ami . Et quant à la
pro
Sixiéme Entretien . 169
brobité l'on n'en manque jamais que par u
le attache criminelle à ſon intereſt propre ,
B fi -tôt qu'on a l'ame trop intereſſée on ne
peut plus avoir de ces amitiez veritables
qui nous font aimer nos amis fans regarder
Te bien que nous en pouvons attendre.
TIMAGENE.
Il faut donc que je prenne garde fi celui
qui veut ſe lier d'amitié avec moi eſt pieux
& s'il a de la probité
ARISTIPE.
Oui. Mais quand je vous parle d'un
homme pieux , je ne vous parle pas de
ces grimaciers qui fourbent le ciel &
trompent la terre . Il n'eſt rien de ſi mal
propre à faire un ami qu'un devot gri
macier , ces ſortes de gens ne s'aiment
qu'eux -mêmes , leur attache à l'intereſt
eft incomprehenſible , & manquant de fin
cerité avec Dieu , il n'eſt pas poſſible qu'ils
7 en ayent avec les hommes. Lorſqu'ils
ne veulent pas agir pourvous , ils ont toû
jours en main le faux prétexte de l'intereſt
du ciel , mais qui n'eſt au fond que le voile
de leur propre intereſt qui ne s'accorde
pas avec ce que vous deſirez d'eux . Il
faut pour faire un bon ami de ces eſprits
qui ſont droits, dans leur pieté , quiſont
Jolidement penetrez de ce qu'ils doivent
à celui dont ils tiennent leur eſtre , &
qui perdroient plutôt la vie que de l'ou
blier un moment.
Tom . II. H TI .
170 L'ECOLE DU MONDE .
TIMAGENE.
Je conçois aiſément que cette pieuſe
fincerité envers Dieu forme dans le cæur
une diſpoſition perpetuelle à une grande
droiture envers les hommes , & qu'ainfi
l'on eft homme de probité dés qu'on eft
yeritablement pieux .
ARISTIPE
Mais lorſqu'il n'y a que de la grimace ,
& que l'on ne ſe donne un exterieur dévot
que parce qu'on veut le paroître , comme
la probité eft la fille de la pieté , il n'y
aura qu'un eſprit de fourbe qui regira
l'interieur ; & ces faux devots ne pouvant
eftre que faux amis , l'on eft toûjours la
dupe de leur intereſt maſqué , & quoy
qu'ils faffent ou qu'ils diſent , on ne
peut & l'on ne doit jamais s'y fier. Mais
n'allez pas vous imaginer que par là je
veuille vous dire que tous ceux qui ont
l'exterieur devot ne ſont pas interieure
ment pieux. Il y a de quatre fortes de
caracteres d'hommes touchant la pieté , les
uns ſont veritablement pieux dans le
caur , quoy qu'ils agent des dehors qui
ne les diftinguent pas des fages mon
dains. Il y en a d'autres pieux d'une
pieté fincere qui ont un exterieur con
forme à leur lumiliation interieure , &
qui s'attirent une veneration très-jufte. Il
y a des dehors devots qui ne ſont que
des inaſques poftiches d'hypocrites qui
n'ont
Sixiéme Entretien . 176
'ont de but que d'abuſer de la credu
té de ceux qui ne regardent que l'écor
e. Et enfin il y a les libertins de profeſ
on qui ne ſe maſquent point dans le
ommerce du monde , & qui font pro
eſſion de n'avoir aucune pieté. Il faut
lonc , mon fils , que vous vousappliquiez
diftinguer ces quatre fortes de caracte
es , & que vous vous mettiez dans l'ef
rit que les deux premiers ſont propres à
aire de veritables amis , mais que les
Jeux autres ne peuvent jamais en produi
re un bon , non pas même dans le con
cours parfait de leurs volontez avec celles
les autres , parce que ce concours de vo
onté qui produit l'amitié entre les bons ,
le produit que la fa & ion & la cabale entre
les méchans .
TIMAGENE.
Vous croyez donc un libertin abſolu .
ment incapable d'une veritable amitié.
ARISTIPE .
Il eſt déja par ſon impieté indigne
qu'un honneite homme faffe amitié avec
lui. Il faut fuir , il faut abhorrer , il faut
avoir en execration tout homme qui n'eſt
pas pieux, cependant je m'y fierois encore
plûtôt qu'à un faux devot , quoi qu'il ſoit
conftant qu'un libertin ne puiſſe jamais
eſtre un bon ami ; & en effet examinez
tous ceux que vous rencontrerez , vous
verrez qu'ils ne ſont tout au plus que des
H 2 amis
172 L'ECOLE DU MONDE .
amis de Table , de bouteille & de débauche
fur le leſquelsil n'y a rien à compter.
TIMAGENE.
J'ai neanmoins toûjours ouſ dire que
la Table étoit le lien de la ſocieté & de
l'amitié.
ARISTIPE.
La Table eſt agreable avec nos amis ,
elle ſert même à reſerrer de temps en
temps les liens d'une veritable amitié ,
mais de s'imaginer que des amis dont la
ſeule table aura fait l'épreuve ſont des
amis fideles , & ſur leſques on puiſſe fai .
re fond , ne le croyez pas. Martial s'en
explique agreablement; cet homme , dit
il , que ta table a fait ton ami, pen
ſes -tu trouver en lui un caur fidele &
fincere , non , ne l'eſpere pas , il aime
tes ſoupes , tes biſques , tes ragoûts , ton
rôti , tes entremets , ton vin de Cham
pagne , tes liqueurs exquiſes , & non pas
toy :
Aprum amat @mullos , o ſumen , o
oftrea , non te .
Car comme dit un autre ancien, c'eſt un
grande erreur de chercher un ami ſur la
place publique , & de l'éprouver à la table.
TIMA GENE .
Cependant vous avouerez que ſi l'on
veur trouver de la liberté c'eſt dans le re
pas , c'eſt là qu'on ouvre ſon cour , c'eſt
là qu'on ne le deguiſe point.
ARIS :
Sixiéme Entretien . 173
ARISTIPE .
La table donne , il eſt vrai , cette commu
nication libre de nos ſentimens, que nous
: avons peine à nous cacher les uns aux au
3. tres lorſque le vin & la joye nousdenouënt
la langue , on s'y donne mille marques de
cordialité, on s'y proteſte une amitié in
diſſoluble, mais ce ne ſont que de ces ami
tiez paſſageres qui n'aboutiſſent le plus ſou
vent qu'à desparoles , ou à de certains offi
ces communs qu'on ſe rend par bienſeance
fans amitié de cæur ; & ſouvent lamémoi
re du repas & des proteſtations d'amitié qui
s'y font ne dure qu'autant que les fumées
du vin qu'on y a pris. Souvent même la ta
ble eſt un piege pour y ſurprendre ceux
qu'on veut perdre, des perfides viennent
manger votre foupe pour épier vos paroles,
fonder vôtre cour , tirer votre ſecret , &
1 vous trahir. C'eſt ce qui arrive tous les
jours, & les experiences n'en font que trop
frequentes; fi la table eſt la mere de la li
berté, elle eſt ſouvent l'inſtrument de la
perfidie , & en un mot un ami qui ne l'eſt
que parce qu'il vous a mangé , & que vous
n'avez point éprouvé par d'autres endroits
ne peut eſtre mis ſur le regiſtre des veri
tables amis. >
AGENES
TIMAGENE .
Pourquoi donc nôtre voiſin en a -t il en
regiftré un ſi grand nombre dans ſon cha
pitre de la bouteille .
H 3 A
B
174 L'ECOLE DU MONDE
ARISTIPE
Il les y a remarquez ſuivant leur caracte:
re , c'eſt à dire comme amis de bouteille
qui ſervent à nous réjouir , à nous conter
des nouvelles , à faire pour nous une fol
licitation , & à quantité d'autres pareils u
ſages, ce n'eſt pas que je veuille dire que
parmi ceux avec qui nous avons commv
nication de table nous ne puiſſions trouver
avec le tems de tres-bons & tres-foldes
amis , mais je dis qu'il faut les éprouvera
autres choſes qu'à choquer un verre,
convenir de la bonté d'un ragoût.
TIMA GENĚ.
Timodeme nôtre riche & jeune voite
fe trompe donc bien lourdement , lorf
qu'il croit avoir autant d'amis qu'il reçoit
de Monmors à fa table.
ARISTIPE.
C'eft un fort méchant copifte du får
vori Gelaniſe , ce que ce dernier faiſot
avec beaucoup de fageffe & de raiſon,
l'autre le fait avec la derniere folie & fans
utilité , il y a des gens qui n'ont aucun
meritié & qui ſont obligez de s'en faire un
de quelque chofe , Timodeme s'en eft
fait un de fa table , les bons morceausqu'il
y ſert en profuſion lui tiennent lieu de
toutes choſes, il n'y a pas un deceux qui
mangent chez lui qui ne lui trouve, à ce
qu'ils diſent , du feu d'eſprit à proportion
de celui qui petille dans les vinschoiſis;
&
Sixiéme Entretien . 175
& qui ne ſe recrie que tout ce qu'il dit eſt
d'un auſſi bon ſel que ſes ragoûts. C'eſt
un plaiſir de lui voir dés la foupe reciter
un Madrigal qu'il a charpenté dés le ma
tin pour Iſabelle, dont le viſage eſt d'une
des plus belles peintures qu'il ſe puiffe ,
ce Madrigal ſuffit pour occuper les applau
diſſemens des convives depuis la Biſque
juſqu'au Roquefort , & le bon c'eſt qu'il
cr que ces applaudiſſemens ſuffiſent
pour lui perſuader qu'ils ſont tous ſes a
inis , il en eſt convaincu fur la bonne foi
d'une rafade & de leurs fauſſes louan
ges , & ſe flate qu'il n'y a pas un de ſes
piqueurs de table qui ne le fervit de ſon
fang . Croyez -moi , de mille qui ſortent
raflaſiez de ſes plats , il n'y en a pas un
qui ne parte dégouté de ſa perſonne.
Mais il n'en étoit pas de même du fa
vori Gelaniſe qui joignoit à un grand ine
rite la magnificence exquiſe d'une table
ſuperbe , & qui par ſon genie penetrantſça
voit parfaitement diſcerner les vrais amis
qui s'y affembloient , d'avec ceux qu'une
fumée délicate y attiroit.
TIMAGENE.
Il n'eft pas permis à tout le monde de
faire la même choſe , & ſur tout en repas ;
c'eſt ce que dit Juvenal quand il appelle le
* riche Rufticus un galand homme , lorſ
qu'il donne un repas magnifique & que
Rutile lui paroît un H4 fou lorſqu'il veut en
faire
176 L’ECOLE DU MONDE .
faire autant . Quoi qu'il en ſoit pour
tant , il me ſemble qu'un homme de me .
rite ne doit pas compter pour rien ceux
qu'il voit s'empreſſer à lier avec lui une
focieté de table.
ARISTIPE.
Ce n'eſt point auffi là ma penſée , je
vous dis que vous ne devez pas compter
fur l'amitié , d'un homme , lorſque la ſeule
table . le lie avec vous , mais je nevous dis
pas qu'il n'y ait un plaiſir indicible de
manger avec ceux qu'on connoît pour ſes
veritables amis , & que quand ils ſont
d'ailleurs éprouvez , la communication
de la table ne ſoit tres-propre à ſerrer plus
étroitement le lien des cours . Mais il
faut eftre ami independamment du plat ,
car l'amitié qui n'a pour baze qu’un verre
eſt appuyée ſur un fondement bien fragile.
Ne vous laiſſez donc point ſurprendre à
ces ſortes d'amis , tenez les dans un rang
honneſte , mais vivez en grande reſerve
avec eux , ſans que le vin vous faſſe ouvrir
au delà de ce que vous le deyez pour vos
intereſts.
TIMAGENE.
Vous m'avouërez cependant que rien n'a
jamais tant produit d'amis que les feſtins.
ARISTIPE
La table peut commencer une con
noiſſance comme toute autre rencontre ,
mais il faut que la ſympatie faffe le
reſte ,
Sixiéme Entretien . 177
refte , & fi elle n'agit un repas n'opere
pas plus qu'une promenade ou une par
tie de jeu. Mais lorſque la ſympatie a
commencé d'agir'; la table peut produi
re de grandes avances pour l'étroite, u
nion des cæurs ;:; mais il faut diſtinguer
deux fortes de tables , celļes de ceremo
nie & celles de liberté , celles que j'ap
pelle de ceremonie font toutes ces tables
ouvertes que tiennent les Grands qui ne
ſervent qu'à étaler leur magnificence , &
ſouvent à faire envie des riches qui éclat
tent dans leurs profuſions, mais les tables
de liberté entre égaux ou entre perſonnes
qui s'aiment déja), peuvent contribuer à
entretenir , & -ferrer de plus en plus l'ami
tié.
7 TIMAGENE.
Lorſque vous dites entre égaux , ou
entre perſonnes qui s'aiment déja , vous
donnez de grandes bornes à ces tables de
liberté.
ARISTIPE.
Je leur donne les bornes qu'elles doi
vent avoir , car il faut prendre garde de
ne s'y pas proſtituer indifferemment avec
toutes ſortes de perſonnes , parce que
cette proſtitution en matiere de table
3 comme en matiere d'amour bien loin de
produire des amis attire le mépris de
ceux qu'on a déja , & qui ne peuvent
ſouffrir qu'on les mêle indiſcretement ou
HS avec
158 L'ECOLE DU MONDE .
avec la canaille , ou avec des inconnus.
Car nos amis ne nous aiment qu'à meſu
re que nous les diſtinguons des autres.
TIMAGENE .
Le deff ut de probité dans le libertin qui
n'a en vûë que ſon plaiſir vous a inſenſible.
ment engagé à me parler des effets de la
table touchant l'amitié , mais aprés m'a
voir poſé pour fondemènsd'une amitié fo
lide , 'la pieté & la probité telles qu'on les
trouve dans Rhodophile , il me ſemble que
les deux qualitez qui ſuivent , dans celles
que vous lui ayez attribuées ſervent er.
tremement à nous faire diſtinguer nos vrais
amis , l'une eſt l'ouverture du cœur, &
l'autre eſt une chaleur vive à ſervir ceux
qu'on aime .
ARISTIPE.
Vôtre remarque eſt juſte. Tout hom
me qui ne nous parle pas avec une ou
verture ſincere de ceur ne vous peut done
ner que des marques d'une amitié dou.
teuſe , & celui qui languit froidement
quand il faut nous ſecourir ou qui marche
à pas de gouteux pour notre ſervice, ne peut
ſe vanter de nous aimer veritablement.
C'eſt à cette franchiſe & à cette ardeur
qu'on connoît les vrais amis ; vous voyez
' rouvent chez moi Xantippe qui me fait
mille proteſtations d'amitié , il eſt hon
neſte homme, pieux , & de probité , ce.
pendant je ne le croirai point de mes amis
qu'il
Sixiéme Entretien . 1799
qu'il n'ait ceſſé d'être comme il eſt pour
moy tout myftere. Il ne dit pas un mot
qui ne ſoit étudié.
TIMAGENE.
Il eſt vrai que tout eſt en reſerve & myf
terieux chez-lui , lors même que le myſté
re doit être le moins employé.
ARISTIPE
C'eſt vouloir faire le politique & l'hom
me d'état à contre- temps , l'amitié a des
airs plus unis & plus libres , & ce qui eſt
une vertu dans les affaires graves , & qui
demandent un myſtere perpetuel . , eſt un
- deffaut ridicule entre des amis.
TIMAGENE.
Vous ne voulez point auſſi pour ami de
ces hommes à la glace qui ſemblent être
toûjours dans l'aſſoupillement.
ARISTIPE
Il faut qu'un ami prenne avec chaleur
les intereſts de celui qu'il aime, que les
peines qu'il lui voit fouffrir le touchent
autant que les liennes propres , & qu'il
ſoit promt & exact a lui rendre les ſervices
qui dependentde lui. C'eſt à cette chaleur
c'eſt à cette vigilance qu'on connoît la veri.
table amitié , elle eſt toûjours dans une im
patience inquiete d'être utile , & toujours
dans les mouvemens pleins d'ardeur que
lui donne cette impatience , au lieu que
le faux aini eft ordinairement tiéde & lans.
émotion , ou s'il feint de s'émouvoir ſon
H6 en .
i 80 L'ECOLE DU MONDE.
engourdiſſement l'empêche d'agir. C'ef
à ces marques que vous pouvez en quelque
maniere diſtinguer le maſque du vifage , je
dis en quelque maniere, car il y a de faux
amis qui par la vûë de leur propre intereft
önt de la chaleur , mais l'eſpoir du 'profit
ceſſe - t - il , ils s'amortiſſent & tournent le
dos.
TIMAGENE.
Ce ſont de ces fortes d'amis à mettre
fous le catalogue de maſque .
ARISTIPE .
C'eſt par - là que vous pouvez connoitre
qu'un ami intereffé eſt toûjours inconftant,
& qu'un inconftant ne peut être un veri
table ami , il faudroit s'il eſtoit poflible
pouſſer l'amitié au delà de la vie , comme
ces trois Philofophes dont le plus pauvre
mourant & ne laiffant qu'une inere & une
fille dans l'indigence , legua fa mere à l'un
pour la nourrir , & la fille à l'autre pour la
doter , avec clauſe de ſubſtitution recipro
que ; un pareil teſtament trouveroit au
jourd'hui peu de legataires qui l'acceptaf
fent , mais ces amis l'executerent ponc
tuellement , l'un prit , entretint- & revera
la mere juſqu'à ſa mort , & l'autre dota la
fille comme la ' fienne propre: Voilà le
comble de la parfaite amitié , ' & il ſeroit
difficile de la pouffer plus loin .
TIMAGENE.
.
Ils avoient & la pieté & de la probité,
Sixiéme Entretieni 181
& l'ouverture de ceur , & une grande ar
deur à ſe fervir mutuellement. Ce font les
quatre qualitez auſquelles je voi bien
qu'on peut reconnoître un veritable ami ,
mais fi un homme manquoit de l'une des
quatre , le croirois-je incapable d'une pars
faite amitié.
ARISTIPE .
Pour arriver à cette perfection il faut
fans doute que toutes les quatre foient
réünies > ainfi vous pouvez ſur ce plan
vous guider pour le choix que vous en
voudrez faire , ſur tout prenez bien garde
aux mours de celui avec qui vous vous
lez lier amitié .
TIMAGENE .
Mais fi les dehors m'ont trompé, &
que je me fois lié d'amitié avec un hom
me que j'avois cru de probité & 'en qui
je reconnoîtrai dans la fuite les vices
qu'il m'aura cachez , faudra - t- il que je
rompe avec lui.
ARISTIPE .
Si vous reconnoiſſez dans celui dont
vous vous eftes fait ami, un deffaut con
fiderable qu'il vous avoit caché; & que
vous ne puiſfiez pas l'en corriger , il faut
doucement découdre & non pas déchirer
cette amitié , mais ſur tout ne demeurez
jamais ami de celui qui méconnoît Dieu ;
quelqu'étroite amitié qu'on ait avec un
homme il faut que la Foy & la Religion ail
lent
182 L'ECOLE DU MONDE .
lent toûjours devant , & la communication
de ces fortes d'esprits eft fi contagieuſe
qu'on ne peut y froter ſa robe ſans la ſalir.
TÍMAGENE.
Je ſçais qu'il faut éviter la familiarité
de ces debauchez publics qu'on voit ge
neralement haïs des vertueux , & la focieté
de ceux dont l'habitude , ou pour ainfi dire
la friction , ne peut que nous rendreplus
mauvais.
ARISTIPE
J'ajouterai qu'il faut encore fuïr avec
exa & itude ceux qui ſont fi naturellement
envieux qu'ils ſe ſentent affligez de la prof
perité de leurs amis , j'ai vû autrefois dans
une priſon un certain Menippe qui eſtoit
inconſolable lorſqu'il voyoit ſortir ceux
d'entre les priſonniers avec leſquels il a
voit contracté le plus d'habitude ; j'avouë
qu'il en perãoit la ſocieté , & que c'étoit
un chagrin pour lui , mais c'était moins
la perte de ce plaiſir qui l'attriftoit , que
l'envie qu'il concevoit d'un bonheur qui
arrivoit à un autre.
TIMAGENE.
Ce ſentiment eit lâche , & vous en avez
de plus compatiffans aux peines de ceux
qui ont gemi avec vous.
ARISTIPE.
Chacun a ſon caractere, le mien eft tendre
& je m'en louë. Mais outre ces envieux,
l'amiuié de deux ſortes de perſonnes eft
enco
Sixiéme Entretien . 183
encore dangereuſe ; de ceux qui ſacrifient
leurs amis à la demangeaiſon de dire un
bon mot, fi ce n'eſt qu'il ſoit dit délicate
ment & pour les corriger de quelque def
faut , & l'autre eft de ceux qui prennent
de grofſes querelles pour des ſujets de pe
tite conſequence , & qui ayant rompu a
vec leurs amis en deviennent plus cruels
ennemis que de ceux avec leſquels ils ont
toûjours eſté en inimitié .
TIMAGENE.
Il faut qu'ils ayent pour maxime qu'on
doit ſouffrir avec moins de patience unein
jure de la part d'un ami que d'un ennemi.
ARISTIPE.
C'eſt une maxime injuſte & barbare , &
qui ne peut tomber que dans l'eſprit d'un
homme qui n'a jamais aimé. Car fi nous
aimuns nous devons plûtôt excufer nos a
mis que nos ennemis , & nous devons.ſe .
cretement nous imputer la faute d'avoir
fait un mauvais choix. Il faut donc ap
porter une grande circonſpection dans le
choix de ſes amis. Mais autant qu'on doit
. être lent à les admettre dans la participa
tion de notre cour , autant faut il avoir
pour eux de conſtance & de fermeté lorſ,
que nous les y avons admis.
TIMAGENE .
Mais quoi que vous m'ayez dit que
l'égalité ſoit un grand pas à l'amitié ,
ne me conseillerez -vous pas toûjours de
faire
184 L’ECOLE DU MONDE .
faire des amis plus puiſſans que moy .
ARISTIPE.
Il faut plus regarder l'égalité des moeurs
que des conditions, & quelque deſinte
refſé que je veuille que vous ſoyez dans
vos amitiez , je ne pretens pas vous em
pêcher de choiſir plûtôt l'ami qui peut être
utile que celui qui ne peut être qu'agrea
ble. Mais pour entretenir vos amis puif
fans, il faut ſouffrir le defaut de leur
grandeur , qui eſt que la haute fortune fe
trouve rarement ſans inſolence , ainfi
quand vos ſoins vous acront infinué dans
l'amitié de quelque Grand ne vous effa
rouchez point de ſes dédains, parce que
c'eſt ſouvent bien plus un vice de la for
tune que de l'homme fortuné.
TIMAGENE .
Il eſt vrai que m'entretenant l'autre
jour de l'orgueil de Servilius , & le voyant
paſſer dans ſon croſſe à fix chevaux , on
me dit que rien n'étoit plus ſouple que lui
lorſqu'il étoit vêtu d'une écarlate galon
née de foye , qu'il conſerva quelque mo
deftie dans les commiſſions qu'il eut au
fortir de l'eſclavage, mais qu'ayant enfin
· paſſé dans les mines du Perou , & s'étant
donné pour vingt mille écus de favon , . &
des terres titrées, ſes amis ne pouvoient
plus tenir contre fes hauteurs.
ARISTIPE . »
La pluſpart ſont de même , auffi n'ont
ils
Sixiéme Entretien . 185
s des amis que comme ils les meritent ,
c'eft à dire preſque tous maſquez , &
ui n'encenſent que leur fortune. Mais
e crois vous en avoir aſſez dit pour vous
apprendre à diſcerner la veritable & la
fauſle amitié. Vous diſtinguerez donc
les amis de cæur , de bourſe , de table ,
& de marque , pour les marques on les
rencontre à chaque pas , les amis qui ne
le ſont que de table ſervent à nous diver
tir , ceux de bourſe ſont les plus rares , &
ceux de caur ſont reconnus par une pro
bité qui ne peut jamais eſtre ſans pieté ,
& par une ſincerité ouverte accompagnée
d'une grande chaleur à nous ſervir . Mais
ſur tout l'égalité des conditions , ou des
meurs vertueuſes eſt la baze ſolide de
la veritable amitié , comme la conſtance
en eſt la pierre de touche. Faites-vous
donc des amis ſur ce plan & vous y trou .
verez tout enſemble & du plaiſir & de
l'utilité.

Fin du sixiéme Entretien ,

L'ECO
186

కతత
DEC

L'ECO L E

DU MONDE.

SEPTIE’ME ENTRETIEN .

De l'uſage des Biens ou des Honneurs.


ARISTIPE.
Ous faites bien , mon fils , delaiſ
fer -là ces Joueurs perdre inutile
V ment leur tems, leur argent , &
ſouvent leur ſanté & leur fortune , & de
préferer à ce plaiſir dangereux l'utilité de
mon Entretien. Vous y gagnerez à coup
ſeur , & tandis qu'ils feront leur repriſe de
Lanſquenet , venez faire un meilleur em
ploi du loiſir que nous avons.
TIMAGENE.
Si j'étois demeuré auprés d'eux , ce n'eût
été que pour examiner dans leurs fuc
cés differens tous les mouvemens de cet.
te
Septiéme Entretien . 187
te afreuſe paſſion , afin que l'horreur que
j'en concevois m'en dégoûtât encore plus
que je ne le ſuis.
ARISTIPE.
Cette paſſion ruineuſe qui eſt l'écueil de
tant de dupes , trouvera la place dans cet
Entretien ; puiſque je veux vous y parler
I
des Biens & des Honneurs qu'il poffede. Je
vous ai fait connoître la derniere fois ce
que c'étoit que la veritable & la faufle ami
D tié , & comme l'on ne cherche à faire des
amis que pour arriver par leur apui à l'aqui
Gtion des Biens & des Honneurs , lorſque
vous poſſedez l'un ou l'autre , ou tousles
deux , il faut que vousſachiez quel eft l'u
04 fage que vous en devez faire ; car l'épée qui
nous ſert à defendre notre vie , nous la
pouvons tourner contre nous-mêmes , &
nous en donner la mort . Ainſi les Biens ou
les Honneurs qui nous ſont donnez pour
rendre notre vie plus douce & plus illus
tre , peuvent par un uſage pernicieux nous
produire par un effet tout contraire des a .
mertumes & de l'infamie.
TIMAGENE.
Aufli nôtre bon ami Horace ne fe con
tente pas de demander aux Dieux des
Biens , mais il leur demande encore l'art
d'en jouir , & d'en faire un bon uſage . Il
ne demande pas ſeulement opes , des Ri.
cheſſes , mais il demande opes , ' artemque
fruendi ,
188 L'ECOLE DU MONDE.
fruendi , des Biens , & l'art d'en bien u
ſer. Or ce qu'il dit des Biens , je conçois
qu'il le dit des Honneurs , puiſque l'abu !
qu'on en pourroit faire , neferoit pasmoins
pernicieux que celui des Biens.
ARISTIPE.
Tous les deſirs de l'homme fe réduiſent
à trois choſes , qui font les trois differentes
fins de toutes ſes actions , & ces trois cho
ſes font , l'Honnête , l'Utile , & le De
lectable , ou pour vous le dire plus claire .
ment , l'Honneur les Biens & les Plai
firs. Je reſerve à vous parler une autrefois
des Plaiſirs , & je ne vous en toucherai
ici , qu'autant que j'en aurai beſoin pour
vous faire voir qu'ils ſont toûjours par
leur excés l'inſtrument de l'abus qu'on fait
des Honneurs & des Biens.
TIMAGENE.
J'en crois la matiere affez ample pour
remplir nôtre Entretien , mais auparavant
que nous paſſions plus avant , je ſerois
bien aiſe de concevoir ce que vous enter
dez par le mot de Biens , & par celui
d'Honneurs.
ARISTIPE .
Quoique la choſe fe faſſe aſſez com
prendre d'elle même , je vous dirai nean
moins que ce que nous appellons le Bien ,
n'eſt autre choſe que la poſſeſſion réelle de
ce que les hommes ont établi pour être la
melure du , négoce , & du prix des cho
ſes

1
Septiéme Entretien . 189
es commercées , & cette meſure n'eſt au
re choſe que la monnoye , & c'eſt auſſi la
poſſeſſion de tout ce qui peut ſe convertir
lans cette meſure.
TIMAGENE.
Je ſçais bien que ſi l'on regarde les cho
ſes ſuivant l'idée vulgaire , elles ne ſont
poſſedéescommeun Bien , que parce qu'el
les peuvent ſe convertir en monnoye, &
qu'elle eſt apréciée dans l'opinion commu
ne une certaine portion ou quantité de cet
te munnoye ; comme par exemple , une
M.iſon , une Terre , un Contract n'eſt un
Bien , que parce qu'on peut en faire de la
monnoye; mais cela n'empêche pas que
l'on ne pofíeue auſſi réellement cette Mai
fon que de l'Argent.
ARISTIPE.
J'en demeure d'accord: mais ce que je
prétens vous dire , c'eſt qu'on peut appeller
la Monnoye le Bien immediat , & les autres
poſſeſſions le Bien médiat; car comme le
Bien a été donné à l'homme , pour être
empioyé à la ſubſiſtance de ſa vie , fi
l'on poſſede une nature de Biens avec leſ
quels on ne puifle pas avoir cette ſubſiſtan
ce , cen'eſt qu'un Bien fi&tif & non pas un
vrai Bien , & c'eſt ce qui donne aux avares
l'amour de l'Argent comptant : car de
mandez à Monſieur Chryſogon pourquoi ,
ayent cent mille Ecus de bien , il n'achete
ni Charges , ni Terres , ni Maiſons , &
qu'il
190 L'ECOLE DU MONDE.
qu'il a toute la richeſſe en Argent comp
tant qu'il fait rouler ſur des Billets qui le
lui font paſſer de terme en terme en re
veuë ; il vous dira que c'eſt que la vuë de
ſon Or monnoyé fournit à ſon eſprit l'i
dée d'une poffeffion plus immédiate que
s'il avoit une autre forte de biens , qui ne
lui donneroit que l'idée d'un uſage plus
éloigné.
TIMAGENE .
Et qu'eſt -ce que vous entendez par les
Honneurs ?
ARISTIPE.
C'eſt la poffeffion d'un Emploi de quel
que nature qu'il ſoit , qui donne quelque
diſtinction dans le monde , & qui met un
homme en état de faire du bien ou du mal ,
plaiſir ou déplaiſir à ceux qui ont relation à
cet Emploi.
TIMAGENE.
Vous y comprenez donc toute forte
d'Emplois & de Dignitez , d'Egliſe , d'E
pée , de Robe , de Finance & de Bour
geoiſie ?
ARISTIPE.
Sans doute , & chacun de ces Emplois
produit de l'honneur à ſa maniere ; & en
gage ceux qui le poſſedent à differentes
conduites , pour en bien uſer. Il_fart
donc qu'un homme qui poſſede des Biens
ou des honneurs , poſe pour une premiere
maxime , qu'outre le Tribunal de Dieu ,
dont
Septiéme Entretien . 191
dont je laiffe l'examen aux Théologiens &
aux Miniſtres de l'Egliſe ; il doit compte de
l'uſage qu'il en fait à deux Tribunaux , à
foi - même & au Public. Voila l'un des pre
miers fondemens de la conduite de l'hom
me , & qui doit le tenir en bride : & la ſe
conde, c'eft que le bon uſage des Richeſ
fes & des Honneurs conſiſte en deux re
11
gles ; la premiere à faire du bien tant à toi
qu'aux autres , & la ſeconde , fi l'on ne peut
pas faire du bien , du moins de ne point fai
re de mal : car dites-moi , je vous prie,
pourquoi la diſpoſition à faire du bien à
autrui, fondée , ou ſur la compaſſion qu'on
a de la foibleſſe des autres , ou ſur la juſtice
qu'on rend à leur vertu , en leur en procu
rant la recompenſe , pourquoi , dis-je ,
cette diſpoſition dans le coeur de l'homme
s'appelle-t-elle humanité ? n'eſt - ce pas par
ce qu'elle doit être la qualité eſſentielle de
l'homme, & que ſanscette humanité , il
n'y a point de difference entre l'homme &
la bête feroce ?
TIMAGENE .
Et cependant il ſemble que la plupart
des gens ne poffedent des Emplois & des
Richeſſes que pour ſe réjouir de ſe voir en
état de faire du mal à ceux qui leur déplai
ſent , exercer leur vengeance , & aſſouvir
leurs paſſions.
ARISTIPE.
C'eſt la perverſité de la nature qui don
Ac
192 L'ECOLE DU MONDE
ne à l'homme une pente perpetuelle au
mal , en ſorte que s'ilne s'erige en juge fe
vere de ſoi même pourſe corriger de ce pen
chant malheureux , . dont l'amour propre
eſt la ſource , ce que la fortune lui donne
pour être l'inſtrument de fa gloire , .de
vient la ſource de ſon in famie. Mais pour
ne me point détourner du ſujet dont je
veux vous eniretenir , concevez que tout
homme dans ſa conduite doit avoir pour
but la gloire , c'eſt-à dire de ſe donner de
la réputation ; or il ne peut titer gloire de
ſes Biens & de ſes Honneurs , s'il n'eſt
dans les Richeſſes fans baſeffe & fans in
folence , dans les Dignitez fans ayilifſc
ment & ſans orgueil , dans l'abondance
fans en abuſer , & dans l'élevation fans ſe
préferer aux autres ; qu'en un mot il faut
que les Richeſſes & les Emplois fervent à
pratiquer les vertus , & non pas à ſugge
rer les vices.. Entrons maintenant dans
l'abus particulier que les hommes ont coûte
tume de faire de leurs Biens & de leurs
Honneurs , car en vous faiſant connoilra
l'abus , vous aurez en même-tems la régle
pour en faire un bon uſage , en prenant le
contre- pié : commençons donc par les
Biens.
TIMAGENE.
Je crois que tout l'abus dans les biens
ſe peut reduire à deux choſes , à l'a
vari
Septiéme Entretien . 193
warice & à la prodigalité , c'eſt à dire à n'en
pas aſſez uſer , ou en uſertrop.
ARISTIPE.
Vous parlez juſte , car tous les abus
qu'on en fait ſe peuvent raporter à l'un ou
à l'autre de ces deux excés. Tout ce qui
nousporte à nous priver , ou à priver les au
tres de l'uſage de nos biens , c'eſt avarice ;
& tout ce qui nous porte à en uſer avec ex
cés pour nous , ou à le communiquer trop
facilement aux autres , ſe doit apeller yro
digalité , ainſi il y a bien des gens qui ſont
avares ou qui ſont prodigues , & qui n'en
ſçavent rien , car il y a des degrez dans
l'avarice & dans la prodigalité , & ſouvent
l'une & l'autre prennent fi adroitement le
maſque d'une vertu , qu'il eſt dificile de ne
s'y pas méprendre.
TIMAGENE.
Je crois bien que les autres s'y mépren
dront , mais un homme ne s'y méprendra
pas ſoi-même, car il n'y en a point qui ne
ſente bien au fond de ſon cæur par quel
motif il agit.
ARISTIPE .
C'eſt ce quej'allois vous dire. Par exem
ple , lorſque le vieux Philargyre qui veuf
& ſans enfans', a vingt mille livres de ren
te , & quidepuis qu'il a quitté ſa Boutique
à une Maiſon bien reglée , un bon Caroſſe
uni , deux Chevaux bien croupez ; deux
Laquais vécus d'un bon drap gris , une
Tom . II. I Ser
194 L'ECOLE DU MONDE
Servent propre , un Ordinaire bien juſte
pour lui & pour ſes Domeſtiques , ſes Ha
þits & fon Equipage égaleinent propres &
modeſtes , & ayant fi bien meſuré ſa dé
penſe , qu'un jour ne paſſe pas l'autre , &
qu'au bout de chaque année il met douze
mille livres en nouveaux Contracts , il n'y
a qui que ce ſoit qui donne le nom d'ava
rice à ſon economie , & peut être qu'il
croit lui-même n'être pas avare ; cepen .
dant je voudrois bien lui demander quel
le part il fait de ſon fuperflu à tant depau
vres qui gemiſfent , & par quel principe
il refuſa cinq cens écus , pour tirer d'un
malheureux embaras un de ſes parens ,
pourquoi l'a-t- il laiſſé manquer faute de
cette ſomme , & pourquoi le laiſſe - t- il en.
core languir ſans aucun ſecours dans les
priſons
TIMAGENE.
Il croit peut-être qu'il perdroit ſes cinq
cens écus , & il ne voit aucune aſſurance
des les retirer.
ARISTIPE
Et voilà la preuve de ſon avarice : qu'il
fonde le fond de ſon ami , il trouvera qu'il
aime mieux cinq cens écus qui ne lui ſer
vent de rien que l'honneur & le repos
de ſon parent ; ce n'eſt que par un pur mo
tif d'avarice qu'il préfere le plaiſir de créer
de nouvelles rentes qui lui ſont inutiles ,
à la gloire qu'il auroit d'avoir empêché
la
Septiéme Entretien . 195
la banqueroute de ſon parent , & de les ti
rer des fers .
TIMA GENE .
Cependant il y a bien de la difference
entre lui & nôtre voiſine Madame En
clion .
ARISTIPE.
Je vous dis que l'avarice a ſes degrez
tous ne ſont pas comme elle des avares de
profeilion . Celle que vous me nommez
là ne tire pas plus de ſecours de ſon argent
que d'une pierre qui ſeroit enterrée dans
ſa cave ; elle a depuis vingt ans plus de
vingtmille écus en Or dans ſon coffre , les
ſacs y lont diviſez par eſpeces , & ſon exac
titude va juſqu'à diviſer les eſpeces par les
années de leur fabrique , tous les huit jours
elle s'enferme , & paffe tous ſes priſonniers
en reveue. Cependant ſon viſage pâle &
décharné , ſes yeux creux & ſes bras arides
font aſſez connoître qu'elle ſe laiſſe mourir
de faim , & les guenilles dont elle eſt vétuë
la couvrent d'oprobres , & lui font un re
proche continuel de ſon infamie. Ceux
qui lui reſſemblent ſont l'horreur du gen
re humain ; ce ſont des avares declarez , &
qui n'ont pas l'adreſſe de déguiſer leurs vi
ces , comme Philargyre & tant d'autres
que je connois , dont l'avarice prend le
maſque & le nom d'une ſage æconomie qui
eſt la vraie vertu de la richeſſe , comme je
vous l'expliquerai tantôt , mais du nom de
I 2 la
196 L'ECOLE DU MONDE.
laquelle on abuſe bien ſouvent pour voiler
l'attache exceſſive qu'ona pour le bien.
TIMAGENE .
Mais blâmez- vous Philargyre de ce qu'a
yant vingt mille livres de rente > il en
met tous les ans douze en nouvelles con
ftitutions.
ARISTIPE.
Comme il n'a point d'enfans , je ne
le blâmerois pas quand il conſommeroit
ſon revenu ; je ne le blâme pas auſſi de ce
qu'il ſe contente d'une dépenſe honnête
& modeſte , c'eſt une economie , c'eſt u
ne temperance louable : mais fi au fond
de l'ame il n'étoit pas un avare , la cha.
rité lui feroit faire de ce ſuperflu un u
fage plus glorieux pour lui - même & plus
utile pour le public ; cartout homme
qui eſt en pouvoir de faire charité , & ne
la fait pas , eſt infailliblement ou inhu
inain ou avare : & fi les biens nous font
donnez pour nous en ſervir premiere
ment nous-même dans nos beſoins , &
enſuite pour en aider les autres , il n'y a
rien de plus contraire au but pour lequel
Dieu nous a donné des Biens que de les
rendre inutiles ; & c'eſt en quoi je re
garde l'avarice comme le plus odieux de
toutes les crimes , parce que tousles autres
crimes aportent quelque profit , mais l'a
varice nuit à tout le inonde > à l'avére ,
en le priyant de la jouïſſance de ce qu'il
pos
Septiéme Entretien . 197
poffede , & aux autres , en l'empêchant
de les en aider.
TIMA GENE .
Mais pourquoi dans tous les fiecles a-t-on
emarqué que tous les vieillards qui ont
noins beſoin d'accumuler des Richeſſes ,
ont ordinairement plus avares que les au
cres.
ARISTIPE .
C'eſt qu'au lieu que toutes les autres par
ions ſe rallentiſſent lorſqu'elles ſont arri
vées à ce qu'elles deſirent, il n'y a que l'a
varice qui s'alume par la poffeffion de ce
qu'elle à ſouhaité ; ainſi lorſqu'un homme
eft naturellement avare , ſon avarice croît à
meſure qu'il avance en âge , & c'eſt ce qui
me fait croire que quand le Sage en parlant
de trois choſes inſatiables, a nommé pour
l'une des trois la bouche de l'Enfer , il a en
tendu par ce mot le cofre fort d'un avare
qui theſauriſe fans ozer toucher à l'Or dont
il fait amas ; & en effet ce cofre fort n'eſt-il
pas un veritable enfer qui a toûjours la
gueule béante pour recevoir , & qui ne laiſ
fe rien ſortir de ce qu'une fois on y a mis ?
TIMAGENE .
Vous pouvez encore y ajoûter qu'il ren
ferme les Demons dont l'avare eft poffedé,
& l'aplication en fera plus parfaite : mais
de même que le Sage a bien pû avoir cette
idée ſur le cofre de l'avare , je croisque de
leur côté les Poëtes ont eu en vûë l'image
I 3 du
198 L’ECOLE DU MONDE .
du Prodigue , lorſqu'ils ont inventé le
Tonneau des Danaïdes percé de toutes
parts , & qui ne pouvoit retenir une ſeule
goute de toute l'eau qu'on y verſoit.
ARISTIPE.
. Si l'avarice eſt un abus du bien , en ce
que l'on ne s'en ſert pas, la prodigalité en
eſt encore un plus grand par ſon impru
dente diffipation . Ce ſont deux vices -
poſez , mais qu'il faut également fuir, le
premier a plus de bafleffe , mais il fait moins
de mal ; le ſecond a plus d'aparence dever
tu , mais le fuites en font plus pernicieu
les : & lorſque le Politique Florentina
mis en balance laquelle de ces deux extré,
mitez on devoit fuir avec le plus de ſoin ,1
n'a pas balancé à décider que la prodigali
té étoit infiniment plus à fuir quel'ayari
ce puiſqu'elle tend à la deftruction de ſon
principe , au lieu que l'autre n'a en vúë
que la conſervation de ce que l'on poſe
de.
TIMAGENE .
Il n'eſt pas dificile de concevoir que
s'il y a plus de baſſeſſe d'anie dans l'une,
il y a beaucoup plus d'imprudence dans
l'autre , & que le Prodigue en diſlipant
mal à propos ſes biens , s'en ote dansle
même tems l'uſage.
ARISTIPE .
C'eſt ainſi que le Comte de Château
Vulpin en perdant follement au jeu en
trois
SeptiémeEntretien . 199
rois ans trois Millions que ſon Pere lui
avoit amaſſé dans les Partis , s'eſt mis hors
s'état de jouer davantage . C'eſt ainſi que
e jeune Trimalce ayant conſommé en
vingt mois avec l'Operatrice Turpilie tout
ce qu'il avoit recueilli de la ſucceſſion de
son oncle l'uſurier Monſieur Grapin , &
n'ofant plus ſe montrer gueux dans les
Ruelles , où il avoit brillé, a pris l'uni
que reſſource qui lui reſtoit, c'eſt à dire
un petit collet, & s'eſt fait devot par dé
ſeſpoir. C'eſt ainſi que la groſſe Plotilde
aprés avoir paſſé de l'Aûne au Bâton ; &
précipité dans l'abîme des plaiſirs en qua
tre ans de veuvage tout ce que la fortu .
ne lui avoit donné par deux mariages in
eſperez , eft rentrée dans fon premier
neant , & à force de prodiguer ſon bien ,
s'eſt vûë privée du pouvoir d'être prodi
gue juſqu'à la fin de ſes jours. C'eſt ainſi
que Timante aprés avoir vû en peu de
tems tout ſon patrimoine fondu dans les
plats & diſſous dans les bouteilles, s'eſt
fait de riche Traiteur pauvre Paraſite . Je
vous donnerois , mon Fils , un million
d'exemples des differentes profuſions qui
ont réduit de tres riches perſonnes à la
mendicité , & le petit Timon qui pour a
voir voulu rouler deux ans en Caroſſe à
fix chevaux , lorſqu'il pouvoit aller à
pié , eſt contraint d'aller à pié , lorſqu'un
Caroffe lui feroit neceflaire , & Pompo
I 4 nie .
200 L’ECOLE DU MONDĖ .
nie qui pour s'être vêtuë & meublée trop
ſuperbement, eſt à l'âge de trente ans ré.
duite à la Griſette .& à la Bergame. Il fu.
fit que vous connoiſſiez que cette prodi
galité eſt une vipere qui tuë fa mere , un
feu qui devore ſon aliment , & une bou
le d'eau de ſavon qui plus elle s'enfle , &
plûtôt elle créve.
TIMAGENE.
Il me ſemble que dans les differens Por
traits que vous venez de me faire , vous
avez renfermé tous les exemples des dif
ferentes eſpeces de profuſion .
ARISTIPE.
Je les renferme, comme vous le voyez,
dans quatre eſpeces , qui ſont les quatre
écueils de la plûpart des hommes , y en
ayant peu qui ne donnent ou dans les uns
ou dans les autres. Le Jeu qui eſt le fils
de l'avarice & le pere du defeipoir , l'A
mour qu'engendre la ſenſualité , & qui
aboutit toûjours au repentir , la Table dont
la gloutonnie eſt la ſource , & dont la ruï
ne & les maladies ſont le terme , & enfin
le Luxe qui eſt l'ouvrage de la moleſſe &
de la vanité , & qui par des cheminstapiſſez
d'or & de pourpre conduit à l'Hôpital.
TIMAGENE ,
Vous me ferez un plaiſir ſenſible de vou
loir bien étendre un peu plus ce que vous
avez à me dire de ces quatre écueils, ou
plûtôt de ces quatre differentes ſources de
la
Septiéme Entretien . 201
la prodigalité qui renferment cous les abus
qu'on peut faire mal-à - propos d'un bien
deſtiné aux beſoins de la vie , & fi vous le
youlez bien , nous commencerons par le
- Jeu , qui n'eſt pas le moins dangereux de
tous.
ARISTIPE .
cs6 C'eſt mon deflein , & je vais vous don
ner ſur les uns & ſur les autres les inſtruc
tions que je crois neceffaires, en vous mon
trant de quelle maniere ils font faire tous
les jours tant de naufrages à toutes ſortes
o de perſonnes, de tous âges, & de toutes
qualitez , mais bien plus à la Jeuneſſe faci
le & avide des plaiſirs , qu'à ceux que l'âge
& l'experience ont rendus plus prudens. Il
El faut donc , mon Fils , que vous poſiez pour
la premiere baſe de votre dépenſe , que la
Esſage economie veut qu'un hommene ſe re
garde que comme le dépoſitaire du fond de
ſes biens , dont il doit la reſtitution à ceux :
qui le ſuivent par l'ordre de la nature , &
qu'il n'a la libre diſpoſition que de ſes reve
nus , ſi ce n'eſt dans les occaſions , où la ne
ceſſité & l'honneur lui permettent de les en
tamer , & qu'ainfi auffi tôtque votre dépen
se excedera le revenu de vos biens , ou ce
que vous produiſent legitimement vôtre tra
vail & vôtre induſtrie , de quelque maniere :
que cette dépenſe ſe faffe , vous tombez dans
le défaut de la prodigalité.

1.5) TI
202 ' L'ECOLÍ DU MONDE.
TIMAGENE .
C'eſt à dire qu'il faut que je regle ma dé.
penſe , de maniere qu'elle ſoit toûjours un
peu au deſſous de mes revenus.
ARISTIPE.
Or fi-tôt que l'on donne dans l'un de
ces quatre écueils, il n'eſt preſque pas pos
fible que l'on n'entame, ou même que l'on
ne conſume le fond deſon bien . Le Jeu qui
eſt le premier que j'ai mis en ordre , eft un
gouffre qui n'a ni fond ni rivages , dés
qu'on y eſt embarqué, & qu'on a perdu
terre de vûë , il eſt rare qu'on la revoyeja
mais . Le vent qui emporte vôtre barque,
eſt toûjours un furieux ouragan qui vous
dérobe la connoiſſance de vous- même , en
ſorte qu'on n'oublie pas ſeulement fa fa
mille & ſon emploi, mais on oublie mê
me qu'on eſt homme, & qu'on doit vivre
encore le lendemain : ſi l'on gagne , une
folle diffipation abſorbe la meilleure partie
du gain ; ſi l'on perd , c'eſt ſur la plus clai
re fubfiance , le champ de bataille eft toû
jours couvert de morts ou de mourans ,
c'eſt - à dire de gens abîmez , ou qui s'abi
ment , & aprés que l'on a perdu en dupe ,
l'on cherche une reſſource en s'enrôlant
parmi les fripons. Les uſuriers viennent à
la charge , & achevent de ruiner le jeune
homme par des emprunts cruels , enſorte
que ce que dit le Sage s'accomplit en la per
lonne du Joüeur , que ce que la chenille
n'a
Septiéme Entretien . 203
n'a pas mange , les fauterelles le devorent .
TIMAGENE.
Il eſt conſtant que de toutes les paſſions ,
je n'en crois pas une plus violente que celle
du jeu , parce qu'elle est tout à la fois com
poſée de deux rages, qui font l'avare avi
dité du gain , & la fureur de la perte.
ARISTIPE .
Voyez Oreſte, il s'étoit vû avec deux
cens mille livres d'argent comptant , il
pouvoit s'établir dans un poſte conſidera
ble , il étoit bien fait , il avoit de l'eſprit
& la lecture lui avoit ajoûté de la capa
cité : il s'étoit même marié fans s'établir
dans aucun Emploi : mais ſon pere n'eut
pas plûrôt les yeux fermez , qu'avec des
bourſes en forme de ſacs remplis juſqu'à la
gueule , il parut parmi les Joueurs ; la nou
velle proye ne ſe fut pas plûtôt montrée >
que lesVautours & les Tiercelets frians de
la pâture fraîche , s'amaferent autour de
lui; & tant de piéges lui furent dreſſez ,
qu'en moins de ſix mois, il ne ſe vit plus ,
poflefleur que de ce qu'il n'avoit pú ven
dre & qu'il avoit engagé à des uluriers au
Toute l'aquiſition qu'il
2 delà de la valeur.
fit pour ſon argent , ce fut d'aprendre à
1 blafphemer avec impieté , & à rencherir
-5
comme un furieux ſur ce qu'il en avoit a-
e pris : enfin devenu gueux , on l'aſſocia par :
11 pitié dans la cabale des filoux , pour
i reſource, il prête à pofte ce qu'il peut ;
1.6 gagner :
:
204 L'ECOLE DU MONDE.
gagner de la part qu'ila dans les cartes qui
fe donnent chez Triphon . Il y eſt en qua
lité de limier de chaſſe, qui a le ſoin d'al
ler lever les bêtes , pour les amener dans les
toiles , c'eſt- à- dire de chercher les Joueurs ,
lier les parties, les recevoir lorſqu'ils vien
nent à la Naſſe , & leur preſenter des chai
ſes à meſure qu'ils arrivent.
TIMAGENE.
Voilà un métier admirable pour un hom
me qui pouvoit ſe donner dans le monde un
pofte raiſonnable , dans lequel il auroit vé .
cu avec honneur & tranquilité.
ARISTIPE .
Voulez vous d'un autre côté jetter les
yeux ſur la veuve Menalippe : elle ſe leve à
midi , elle ne le peut pas plûtôt puiſqu'el
le n'entre au lit qu'à cinq heures. Tandis .
qu'elle dîne à la hâte , on ne parle que des
coups de la veille ; elle s'habille enſuite
négligemment , & quatre heures ſe par
ſent à chercher parmi ſes nippes , fes bi
joux , ou la vaiſſelle , de quoi battre mo
noge. Dés que l'Orfévre ou l'Uſurier lui
ont aporté du fond , elle part & ſe rend à
l'aſſemblée , où régulierement elle joue
juſqu'à dix heures deux repriſes de Baf
ſette ou de Lanſquenet, & perd ; on ſou .
pe , elle reſte , ſans s'inquieter fi ſes enfans
ont de quoi ſouper; elle rentre au jeu à mi
nuit , & acheve de perdre l'argent qu'elle
2 porté , celui qu'on a voulu lui prêter ,
Septiéme Entretien . 205
& ce qu'on a permis qu'elle hazarde ſur la
parole. Enfin à quatre heures elle ſort la
derniere , laſſe & non foule du jeu , & va
pleine de rage & de fureur ſe coucher aca
blée d'affoupiffement , & la tête agitée
des idées funeftes de la perte. Enfin elle ſe
léve comme j'ai dit , & refait tous les jours
le même manége, juſqu'à ce que toutes ſes
reſſources étant épuiſées , fa maiſon vide ,
fes enfans ruïnez ; elle ſoit réduite comme
la Mouſſi à ne vivre plus que des aumônes
qu'elle mandira .
TIMAGENE.
Cependant il eſt bien difficile de com
mercer dans le monde , & de ne point jouer;
c'eſt vouloirpaſſer pour un ſauvage , & c'eſt
un divertiſſement qui lie les ſocietez,
ARISTIPE .
Quoique tout le tems qu'on donne au
jeu ſoit toûjours à le bien prendre un tems
perdu , je ne prétens pas neanmoins vous
interdire certains jeux de commerce qui ne
peuvent aller à l'incommodité , & qui
n'excitent qu'une paſſion moderée. Mais
c'eſt à deux conditions , l'une de ne vous
point mettre en état d'être la Dupe.
c'eſt- à - dire de ne point jouer que vous
ne ſachiez parfaitement le jeu qu'on joue ,
car la Dupe a deux maux , perdre & être
raillé : & l'autre c'eſt de mettre ſon
eſprit dans une ſituation qu'étant prépare.
à la perte elle ne vous donne pas plus
17 d'émo
206 L'ECOLE DU MONDE.
d'émotion que le gain. Le chagrin du
Joueur impatient lui ôte ſes lumieres &
les réflexions , ainfi il faut qu'une grande
égalité d'ame dans la bonne ou mauvaiſe
fortune empêche qu'on ne découvre vos
défauts , & vous tienne toûjours l'eſprit
net , pour profiter de votre ſcience & de
vôtre fortune quand elle eit bonne , ou la
reparer quand elle eſt contraire. Jamais
homme n'a pû connoître ni à ma parole ni
à mon viſage fi je gagnois ou ſi je perdois,
& j'ai toûjours vû que le fang froid & la
tranquilité d'eſprit ont donné de grands
avantages ſur les brouillons & les impa.
tiens .
TIMAGENE.
En un mot vous voudriez que je me.
jouaſſe point du tout .
ARISTIPE .
Oui , ſi cela fe pouvoir , parce que le
penchanty eft figliffant , & l'apât si déli
cat que l'on prend de l'eau pardeſſus la tê.
te , lorſque l'on ne croit que mouiller le
pié . Mais enfin ſi vous jouez que ce ſoit
avec les deux précautions que je vous ai .
marquées, qui ſont de jouer unjeu qui ne
puiffe vous incommoder , & de conlerver un :
cſprit égal dans la perte & dans le gain .
Il eſt encore moins facile demoderer la dé
penſe dans l'Amour , & c'eſt un écueil fa
meux par bien plus de naufrages que le
jeu. Il n'y a qu'une certaine quantité de
monde
Septiéme Entretien . 207
e monde qui joủe ces jeux ruineux, & ſou
Event ce n'eſt que faute d'emploi qu'on don.
ne dans le jeu , mais l'amour eſt de tousles
3 âges , de tous les ſexes , de toutes les con
ditions , & il n'attaque pas moins au milieu "
de ſes occupations un homme employé, que
dans le repos celui qui mene une vie douce
& languiſſante
TIMAGENE.
On dit cependant que cette paſſion eft
la fille de l'oiſiveté , & que le travail lui
fert d'obſtacle ,
ARISTIPE .
C'eſt une erreur de gens qui ne con
noiſſent pas le caractere des cours par le
principe de leurs actions , les gens oififs
ne le ſont pour l'ordinaire que par une
certaine pareſſe & langueur d'ame qui les
engage à fuir la peine , & ceux qui ſe pouſ
ſent dans les Emplois , & qui cherchent
le travail perpetuel , y ſont portez par un
cæur plein de feu & de vivacité. Or il faut
être ignorant Phyſicien pour foutenir qu'un
ceur parefleux & languiffant de froid ,
ſoit plus ſuſceptible de la paſſion de l'a
mour qu'un ceur pérri de feu : & par con
ſéquent contre cette vieille erreur je vous
dis moi que plus les hommes ſont actifs
dans le travail, plus ils ont la porte de leur
ceur ouverte à l'amour , & je n'en veux
point d'autre exémple que de vous faire re
marquer que tous les grands Conquérans
ont été amoureux . TI
E
208 L'ECOL DU MONDE .
TIMAGENE .
Vous me détrompez là d'une grande er
reur, & j'en conçois fort bien la raiſon na
turelle ſuivant les principes que vous m'en
avez donnez dans le premier Entretien , qui
eft que dans les hommes actifs c'eſt ordinai.
rement le tempérament fanguin ou le bi
lieux qui prédomine, & que ce ſont ces deux
tempéramens qui donnent la pente aux
plaiſirs. ARISTIPE .
Ajoûtez , que fuivant les regles de ce
temperament , le Sanguin aime noblement
& magnifiquement , le Bilieux brutale
ment , le Mélancolique profondement &
conſtamment , & le Pituiteux foiblement
& avec inconſtance. Or comme les hom
mes ſont naturellement preſque tous nez a
vec un ceur propre à aimer , fi la raiſon de
ſe rend maîtreſſe du penchant de la natu
re ; il a falu établir un moyen legitime
pour fixer cet amour , & ce moyen c'eſt le.
Mariage , que toutes les Nations du Mon.
de ont admis , les unes d'une maniere , les
autres d'une autre . Et ſi les hommes ré
pondoient à la ſageſſe de ſon inſtitution ,
rien ne ſeroit plusbeau dans le Monde que
l'harmonie de cette union incommunica
ble ; mais quatre choſes ont rompu cette
toile d'araignée. L'inconftance naturelle
de l'eſprit humain , qui produit le dégoût
de la choſe poſledée ; la liberté naturelle
qui
Septiéme Entretien. 209
qui réſiſte toûjours à la contrainte qu'on
lui veut impoſer; le penchant du cour ai.
dé des ſympathies inviſibles qui porte l'ef
prit à deſirer de s'unir à ce qu'il croit con
venable ; & enfin le peu de liberté qu'a la
jeuneſſe de faire un choix conforme à Tes in
clinations , & la contrainte où elle ſe trouve
de ſuivre les vûës intéreſſées des peres.
TIMAGENE .
Vous pretendez donc que ce ſont-là les
quatre ſources du déſordre de tant de Ma
riages , & de la naiſſance de tant d'amours.
ARISTIPE.
Pourquoi penſez -vous qu'en un an Ca.
lifte ait quité le petit Athis pour le gros
Androclide , & celui- ci pour le Mouſque
taire Telemaque, qui a cedé enſuite la pla
ce au Conſeiller Piſandre ? ce n'eſt que par.
ce que Caliſte a une inconſtance naturelle
qui ne lui permet pas de fe fixer à un A.
mant , & qui lui en donne du dégoût dés
qu'elle l'a poffedé. Euridice ne s'eft fepa
rée de corps d'avec ſon mari pour s'attacher
au jeune Mneſtée > que parce qu'elle ne
peut ſouffrir que ſa liberté ſoit contrainte
par un lien forcé. Steſilas a paſſé tout
d'un coup de l'Hermine à la Comedien
ne , & enſuite attiré par les enjoûmens
4 de la mignone Stenobée ", il s'eſt attaché à
elle , parce qu'il aime tout ce qui lui plaît,
& dont il croit tirer du plaiſir. Enfin Fu
ribiade & Virginie qui ont tous deux du
mérite ,
210 L'ECOLE DU MONDE.
mérite , & ſont dans leur premiere jeu.
nelle , ſe font aprés trois jours de mariage
ſéparez , prenant chacun parti de ſon cô .
té , parce que leurs peres fans conſulter 2
leurs inclinations les ont unis malgré- eux
& les ont arrachez à ce qu'ils aimoient.
TIMAGENE .
Mais ne faut-il pas que la raiſon & le
devoir ſupléent au defaut de l'amour, &
uniſſent les cours , quand ils ſe voyent liez
enſemble pour toûjours ?
ARÍSTIPE.
Il le faudroit ſans doute , mais ce devoir
trouve tantd'obitacles, que c'eft un mira
cle lorſqu'il ne ſuccombe pas. Vous voyez
par là quelles ſont les ſources de cette paf
ſion dangereuſe ; mais il n'eſt pas beſoin de
raiſonnemens pour vous faire concevoir
qu'elle eſt une des principales cauſes de l'a
bus prodigue qu'on fait des biens , il ne
faut que les exemples qui fourmillent de
toutes parts ; car comme cette paflion do.
mine toutes les autres , parce qu'elle tou.
che le cour d'une maniere plus intime, il
n'eſt pas juſqu'à l'Avare dont elle ne vienne
à bout , & elle l'arache à toute ſon æcono
mie , comme ſouvent elle fait quitter à
l'ambitieux la route de la fortune.
TIMAGENE.
Et pourquoi dites - vous que l'amour
touche le cour d'une maniere plus in.
time que toutes les autres paſſions ?
ARIS
Septiéme Entretien.
ARISTIPE .
C'eſt que toutes les autres paſſions ont
un objet ſeparé du cœur , & que l'amour
a ſon objet dans le cæur même.
TIMAGENE.
Mais la perſonne aimée n'eſt -elle pas
l'objet de l'amour , comme les Honneurs
font l'objet de l'ambition , & l'or l'objet
de l'avarice, qui ſont tous exterieurs à nô.
tre ceur.
ARISTIPE .
La perſonne aimée eft l'objet éloigné
de l'amour déreglé , mais le premier ob
jet de cet amour déreglé , c'eſt la ſenſuali
té , qui eft en nous-mêmes & qui eſtinſépa
rable denotre cœur , & c'eſt ce qui rend cet
te paſſion Maîtreſſe , & fait qu'elle nous
traite en Tyran auſſi-tôt que nous luiavons
laiffé prendre l'empire furnous ; or , com
me elle nous frape d'un trait bien plus vif
que tout ce qui peut d'ailleurs nous émous'
yoir , elle nous fait négliger nôtre Hon
neur, dés que la confideration fait obfta
cle à ſon ſuccés , & elle nous fait mépri
ſer ou prodiguer nos Biens , dés que nous
croyons que leur conſommation en fa
veur de l'objet aimé , nous conduit à l'ac
compliflement de nos defirs.
TIMA GENE .
Vous me faites fort bien concevoir de
quelle maniere l'amour cauſe la prodiga
lité , & par elle la ruine de ceux qui ont le
mal
212 L'ECOLE DU MONDE.
malheur de tomber entre les mains d'une tre
femme , lors principalement qu'elle eft le
intereſſée.
ARISTIPE .
Il eſt rare d'en trouver qui ne ſoient de
l'humeur de Clitie , qui ne regarde ſes
amans que comme des moutons, qu'elle
ne ſe contente pas de tondre juſqu'à la
chair vive , mais dont elle écorche
peau : car la plûpart des femmes , j'en
tens de celles qui n'aiment pas du cæur,
mais qui aiment pour elles-mêmes , re
duiſent l'amour en art lucratif , & au.
tant d'hommes qui s'attachent auprés
d'elles , ce ſont autant de grapes qu'elles
mettent ſous le preſſoir , &qui n'en for
tent que ſecs comme le marc.
TIMAGENE .
Ainſi vous mettez de la difference entre
celles qui aiment de cæur, & celles
qui ne s'aiment qu'elles mêmes , & vous
voulez qu'on puiffe être ménagé par les
premieres , mais qu'on ſoit infaillible
ment abîmé par les autres .
ARISTIPE.
Si les premieres veulent nous ména
ger parce qu'elles nous aiment fincere.
ment, & que nôtre fortune les touche com
ne nous
me la leur propre , nôtre paſſion
permet pas de nous menager nous-mêmes;
ce ſont les moins malheureux qui tom
bent en de ſemblables mains , & cela eft
tres .
Septiéme Entretien . 213
tres rare : mais ce ſont les autres , dont
le Sage qui vit toute la ſageſſe échoüer con
tre l'amour, nous a fait la peinture , lorf
qu'il a dit que les lévres de la Courtiſane
ſont un rayon qui diſtille le miel , mais que
ſes ſuites ont' l'amertume de l'abſynthe ,
qu'elle eſt une foffe profonde où tout
s'engloutit, & un puits , dont l'embou
chure s'étrecit tellement dès qu'on y eſt
tombé , qu'on ne peut plus s'en retirer.
TIMAGENE .
Vous m'inſpirez une fi forte horreur de
çet écueil, que je me donnerai bien de gar
de d'y laiſſer toucher mon vaiſſeau .
ARISTIPE .
Un Vaiſſeau n'y touche point qu'il ne
ſe briſe , ou qu'il ne perde du moins ſes
agraiz , & l'on ne moüille point à cette
rade des plaiſirs , qu'on ne ſoit à deux
doigts du naufrage ; mettez - vous devant
les yeux l'exemple du jeune Pamphile
pour vous en fortifier l'horreur ; il avoit
ſuccedé à ſon pere dans une Charge de
Finance tres-conſiderable ; la mort de ce
pere l'avoit outre cela laiſſé dans une o
pulence qui le diſtinguoit de ceux de fa
volée , on le recherchoit pour lui don
ner des partis fort avantageux ; mais l'at
tache qu'il a euë ſucceſſivement pour qua
tre Sangſuës ; qui ſe ſont gorgées de
ſes richeſſes ont en trois ans non ſeule
ment diſlipé tout ſon Bien & abîmé ſes
Ter
214 L'ECOLE DU MONDE.
Terres par de furieux emprunts , mais l'ont
forcé de vendre ſa Charge , enſorte qu'i
ne ſoutient plus fa vie languiffante que par
de petites proviſions qu'on lui accorde de
tems en tems ſur ſes Biens ſaiſis. Songez
que plus la volupté eſt grande , plus elle
nous dérange l'eſprit ; elle s'envole bien
vîte , & ſa memoire qui perit avec le raf
fazîment , ne laifle que le repentir , qui
eſt d'autant plus amer , que l'on y a per
du & plus de temps & plus de bien .
TIMAGENE .
Il me ſemble que la prodigalité qu'at
tire cette pallion a tant de relation avec
celle de la Table , que quand un hom
me ſe ruine par l'amour , la Table en ab
forbe une bonne partie .
ARISTIPE .
Qui : mais ce qui pour lors ſe con:
fume à la Table , eſt pris pour une pro
digalité de l'amonr , & je n'applique à
l'autre que la vie gloutonne de ces gens
de bonne chere , qui mangent ſi vîte
leur bien , qu'à la moitié de leur cour
ſe , ils n'ont plus de quoi manger. Vous
connoiſſez la pauvre Monſieur Sorbilius
- qui va de maiſons en maiſons flairer les
marmites , & piquer la ſoupe qu'il n'a
plus chez lui , c'eſt juſtement celui dont
je voulois vous parler. La Guerbois n'a
voit jamais d'aſſez bonnes viandes pour
fa table , les vins les plus délicats de
chez
Septiéme Entretien . 21.5
chez Boucingaut ne chatouilloient pas
aſſez fa langue , & il ne trouvoit pas af
ſez exquis les plus fins ragoûts de Payen :
mais par cette maneuvre de bouche , il
a ſi bien fait que des quatre-vingt mille
écusque ſon pere lui avoit amaſſez à fai
re faire diéte à ſes malades , il ne lui
reſte plus à quarante ans qu'un grand ape
tit & une petite marmite vuide.
TIMAGENE.
J'ai toûjours ouï dire qu'un G , en
gendre deux autres G , c'eſt - à - dire que
la Gloutonnie engendre la Goute & la
Gueuzerie.
ARISTIPE .
Il faut que votre table ſe meſure toû.
jours à la capacité de votre bourſe , & à l'é .
tenduë de vos revenus ; que vous y cher
chiez votre ſanté & non pas vôtre volupté ,
parce que le repas eſt établi pour refaire les
forces,& non pas pour les oprimer. Le plai
fir du manger eſt dans le defir , dés que le
deſir ceſſe le plaiſir eſt éteint ; or la ſatiété é
toufe le defir , & par conſequent le plaiſir.
TIMAGENE .
Mais quoique le pauvre Sorbilius foit
blâmable de s'être ruïné par ſa table ,
ſa délicateſſe ſomptueuſe ne peut - elle
pas lui ſervir d'excuſe , & ne peut- il
pas dire pour ſe defendre qu'il n'a fait
tart qu'à lui-même, n'ayant ni fem
me ni enfans , & qu'il a eu le plaiſir
de
216 L'ECOLE DU MONDE.
de manger ſon bien à contrefaire le Grand
Seigneur , & en ſe mêlant avec les Glou
tons du premier caractere.
ARISTIPE .
L'excuſe ne vaut rien , mais elle rend
moins blâmable que ce gros Monfieur
Bibulus , dont le viſage eſt toûjours teint
en Cochenille : ce malheureux pou
voit s'enrichir dans un Emploi honnê.
te, mais la pente miſerable au vin ,
a fait abandonner le ſoin de ſa famille ,
& laiſſant dans l'indigence de toutes cho
fes une femmes & des enfans , il va de
Cabarets en Cabarets s'abîmer de crée
pule avec des Goinfres de la plus baſſe lie
du Peuple.
TIMAGENE.
Je regade en lui cette infame attache
comme le vice le plus indigne d'un hon
nête homme , non -ſeulement pour la
ruine des Biens & de la Santé , mais pour
l'abrutiſſement de l'eſprit.
A RISTIPE .
Celui qui s'attache à la bonne chere ,
dit le Sage , tombera dans la pauvre
té ; & celui qui ne ſe plaît que dans
le vin & dans les bons morceaux , ne
s'enrichira jamais. Ne te mêle donc
point , mon fils , dans les débauches
des Beuveurs , parce qu'ils ſeront con
fumez à leur table dont ils font toute
leur occupation ; mais quand ce vice ne
ſe
Septiéme Entretien. 217
'oit pas ſuivi comme il l'eſt toûjours
la conſommation & d'un abus crimi.
1 des Biens , lyvcognerie par elle-mê
e eſt , comme vous l'avouez , le vice
plus indigne de l'homme ; puiſque
fi celui qui lui ôte l'humanité &
i le met au rang des Bêtes. Et en
fet , il n'y a rien qui ſoit plus ſem
ible à un inſenſé & à une brute qu'un
Trogne.
TIMAGENE.
Vous me faites affez comprendre qu'il
: faut pas moins fuir l'abus des Biens qui
fait par les excés de la table , que celui
ai ſe fait dans le jeu & par les femmes.
ARISTIÞE.
Ne croyez pas que par là je veuille vous
iterdire l'honnête ſocieté que la table pro
uit entre les amis : elle eſt neceſſaire au
ommerce du monde , & tout ce qu'elle
eut ſouffrir d'agrémens , ſuivant vôtre
nouvoir & votre qualité , il faut le faire : il
' a même des poſtes & des emplois qui for
ent à des dépenſes indiſpenſables , & dans
cette ſituation tout ce qu'exige nôtre hon
neur & nôtre emploi, il faut le faire d'une
maniere noble, & qui ne nous faſſe point
tomber dans le ridicule qui ſuit toujours
l'avarice : je necondamne que l'excés rui
neux qui paſſe nos forces , & je blâme
autant le Proconſul Afranius qui ne tient
table qu'ayec'une piece de beuf que
Tone. II. K Daph
218 L'ECOLE DU MONDE .
Daphnis le petit Maître , qui a dépenſé
douze mille écus à la ſienne en cinq mois de
Campagne. Reglez donc avec moderation
la dépenſe de votre bouche ſuivant vos
forces , & enforte que tenant une table
proportionnée à vôtre qualité, vous puiſ
fiez fans vous incommoder y ajoûter ce que
la ſocieté civile demandera de vous dans
l'occaſion .
TIMAGENE.
C'eſt ce que j'ai compris par tout ce que
vous m'avez dit: mais que me direz - vous
de l'autre prodigalité qui conſiſte dans le
faſte exterieur, & le luxe des équipages ,
des meubles , & des habits ?
ARISTIPE.
Je vous dirai que c'eſt plus ſouvent le vi
ce des Femmes que celui des hommes ,
parce qu'étant moins diſſipées par les oc
cupatious exterieures qui attachent ceux-ci,
elles ſe renferment davantage dans ce qui
regarde leurs corps , & parce que dés que
l'on fait reflexion ſur ſoi , on cherche par
complaiſance pour ſoi-même à plaire aux
autres , & que l'ajuſtement exterieur con
tribuë à foûtenir ce qu'on a de beau
& à couvrir ou déguiſer ce qu'on peut a
voir de défectueux ; les femmes qui ſe re
gardent bien plus que ne font les hom
mes ont auſſi beaucoup plus d'atta
che à chercher ce ſecours dans la con
venance des Habits ; elles ont pour cela
com
Septiéme Entretien. 219
ommencé par la propreté ; on y a enſui.
e ajoûré l'agrément ſuperflu ; & enfin
enchériſſant toûjours , on en eſt venu à la
»ompe & à la magnificence ; & c'eſt ſui
vant ces degrez que le luxe a commencé
par les Habits ,qu'il a ſuivi par les équipa
ges , & qu'enfin il s'eſt ſurpaſſé dans les
ameublement.
TIMAGENE .
Pour moi j'ai un plaiſir ſenſible lorſque
te voi la grofle Hiſpule ſuperbement vé
tuë , faire briller le Drap d'or ſous le Ve
lours & les Pierreries deſſus , hier je la re
gardois remplir toute ſeule le fond de ſon
Caroſſe > orné d'Ecuſſons qu'on ne con
noiffoit point ſous le Regne precedent ; el
le y étoit traînée par deux gros Chevaux
pommelez , avec une longue enfilade de
cinq grands Laquais à Juſtaucorps noyez
ſous le Galon ; j'entrai aprés elle aux Tuil
leries , où elle fit un tour de promenade
pour montrer au public ſa Jupe neuve , &
la fineffe de ſes Malines , & aprés qu'elle
cût entendu tous les complimens qu'elle
en reçût , elle ſortit , remonta dans ſon
Char , & revint chez elle traverſer cinq
ou fix pieces richement meublées pour
entrer dans ſon Cabinet , où l'æil ne dé
couvre que des Glaces , de l'or , & des
· Peintures fines. Je vous avouë que cela
fait grand plaifir à voir.
K 2 ARIS
220 L'ECOLE DU MONDE.
ARISTIPE.
Ajoutez que l'aſpect de cette pompe ar
rogante fait naître à bien des gens l'envie
d'aquerir, comme a fait ſon pere , par tou .
tes fortes de voyes , des biens dont elle a
buſe avec une prodigalité qui renverra
peut- être ſes enfans au Moulin dont étoit
forti leur ayeul ; mais le plaiſir de briller
dans cette magnificence chatouille fi agréa
blement ces fortes de femmes , & l'émula
tion les anime ſi vivement, que toutes les
Loix qu'on pourroit faire contre le luxe , ne
ſont que des toiles d'araignées , & il n'y
aura que l'impuiſſance qui pourra mettre un
frein au luxe d'Hiſpule ; cependant par le
plaiſir que le ſpe & acle de cette pompe a
donné à vos yeux , vous voyez bien que
Jes Habits précieux , les Pierreries , & les
ornemens pleins de luxe , ſont plus pour
contenter les regars de ceux qui ne lespor
tent pas , que pour le ſervice de ceux qui
les portent, & que les équipages fuperbes
qui paffent la qualité ou le bien de ceux qui
les étalent au Public , font bien moins
d'honneur qu'ils ne cauſent d'envie.
TIMAGENE.
Il feroit à ſouhaiter que les Habits & les
Equipages fuflent reglez dans un Etat fui
vant les qualitez , afin qu'au feul aſpect on
découvrit quelle eſt la perſonne.
A RISTIPE .
Comme de tout temps l'émulation dans
los
Septiéme Entretien . 221
les Habits a confondu les qualitez , par
ce que l'inferieur veut toûjours atteindre
celui qui le précede , il arriva une fois que
les Spartiates ſe chagrinerent de ce que
leurs Eſclaves & leurs Affranchis s'habil
loient de même que les Maîtres , & ſur
cela quelqu'un propoſa au Conſeil de les
obliger à le diſtinguer : mais un des Magil
trats plus fage que les autres leur fit
connoître que le nombre des Grands étant
le plus petit , & celuides Eſclaves étant
le plus grand , fi l'on introduiſoit une dif
tinction par les habits , les miſerables qui
verroient leurs forces , & la foibleſſe des
Riches , les mépriſeroient , & qu'ainſi l'a
vis fut de laiſſer toutes choſes dans la con
fuſion.
TIMAGENE.
C'eſt à dire que ſuivant le ſentiment de
ce Grec, vous croyez que ſi les Bourgeois
& les Bourgeoises n'avoient pas la folie de
ſe mettre comme ceux qui leur ſont ſupe
rieurs , le grand nombre qui ſe connoî
troit plus fort pourroit mépriſer le plus
petit.
ARISTIPE
Puiſque nous ſommes ſur cette matiere ,
il faut que je vous aprenne une chole qui
vous paroîtra un Paradoxe , & qui cepen
dant eſt tres vraie. C'eſt que quoi qu'il ſoit
des bonnes meurs de défendre le luxe , la
K 3 dé
222 L'ECOLE DU MONDE.
défenſe en eft neanmoins préjudiciable
l'Etat; car ſi le luxe engage les Riches dan:
la dépenſe , il enrichit par le travail le Peu
ple ſur qui tombent les principales char
ges , & pour un qui en ſouffre , cinq cens
Ouvriers en profitent. Un Royaume n'ef
riche que par l'abondance de l'or & de l'ar
gent qui s'y trouve, ainſi plus on défend
en France les Etofes d'or , moins on y a
porte de dehors cette matiere précieuſe
qui entre dans leur Fabrique , & plus on
les permet , plus l'or & l'argent entrent
de tous les côtez dans le Royaume , outre
que les ouvriers qui le mettent en œuvre
revendent aux Etrangers ce même or avec
leur travail qui ſurpaſſe celui de toutes les
autres Nations, & en tirant pour cette Fa
hrinue l'or & l'argent des Païs étrangers ,

on leur débite pour cette matiere precieu


fe des choſes dont nous avons peut- être
une trop grande abondance , & qu'on nous
laifle.
TIMAGENE .
Ce que vous dites et bien contraire à
l'idée generale qu'on a touchant le Luxe ,
qu'on a toûjours nommé la peſte & la rui
ne des Etats .
ARISTIPE.
Ce que je vous dis eſt d'une experience ,
avérée. Mais pour revenir à nôtre ſujet,
c'eſt dans le luxe qu'éclate davantage la
prodigalité , parce que toute la dépente en
fau
Septiéme Entretien . 223
faute aux jeux ; au lieu que ce que l'on pro
digue pour le jeu , pour l'amour , & pour
la table n'éclate pas tant. Mais pour re
fumer le profit que vous devez tirer de ce
que je vous dis , il faut comme je vous
l'ai déja preſcrit une autre fois , que la pro .
preté & la modeſtie ſoient les regles de vô
i tre habillement , de vôtre équipage , & de
vos meubles ; comme la temperance mo
derée la doit être de vos repas, le ſimple
divertiſſement celle de vôtre jeu , & la loi
celle de vôtre amour ; & ainſi en évitant
d'un côté le ridicule honteux de l'avarice
1: vous éviterez de l'autre ces quatre terribles
écueils de la prodigalité , contre leſquels
tant de fous vont faire naufrage , je veux
dire le jeu , l'amour , la table , & le luxe ;
& par ce moien ; vous n'abuſerez point des
Biens que le Ciel vous aura donnèz pour
vos beſoins, & dont vous vous devez à
vous même l'uſage.
TIMAGENE .
C'eſt-à - dire qu'il faut tout à la fois
s'en ſervir avec honneur , & les conſer
ver avec prudence
ARISTIPE.
Oui . Car c'eſt fort ſouvent à la reu
le fortune que nous ſommes redevables
de nos biens , mais c'eſt la prudence
qui les conſerve , comme nous le dit ()
vide :

K 4 Non
224 L’ECOLE DU MONDE .
Non minor eft virtus quam quarere , par
ta tueri.
Cafus ineſt illic , hoc erit artis opus.
Il n'y a pas moins de vertu , dit- il ,
conſerver ce qu'on poffede qu'à l'aquerir,
car ſouvent c'eſt le hazard qui nous le dor
ne , mais c'eft toûjours la bonne conduite
qui en opere la conſervation. Vous pour
riez me demander pourquoi je vous ai par
lé de l'uſage des Biens avant que de vous
parler de la maniere de les aquerir , & de
Ja probité , droiture & juſtice , avec la
quelle il faut ſe conduire dans cette aqui.
ſition : mais je le reſerve dans l'Entretien
que j'ai à vous faire une autrefois , tou
chant les differentes routes qu'on peut tenir
pour arriver à la fortune.
TIMAGENE.
Il eſt vrai qu'il ſeroit inutile de penſer à
conſerver un bien , fi ce bien n'étoit aquis
auparavant , & qu'ainſi les regles de l'aqui
fition devroient naturellement préceder
celles de la conſervation des Richeſſes &
de leur bon uſage.
ARISTIPE.
Je vous ferai voir , non point par des rai
fons tirées de la Religion , mais par les fim
ples raiſons morales , comment les Biens
qui s'aquierent par les mauvaiſes voyes du
crime, proſperent dificilement , & qu'ain
ſi indépendemment de cette Religion , &
regardant le monde ſeul & la vie hu
maine ,
Septiéme Entretien . 225
naine , il ne faut jamais prendre les routes
coupables pour s'enrichir.
TIMAGENE .
5. Cependant ne voyons- nous pas le petit
Monſieur George fils de l'uſurier Try
phon , le gros Monſieur Philippides fils de
cet homme, qui par un parjure ſe rendit
maître d'un dépôt de cent mille écus , &
Julie fille de la débauchée Marcia qui ont
tous une richeſſe floriffante , & qui écla
boufſent de leurs équipages les enfans de
i tant d'hommes de probité.
ARISTIPE
Eh ! donnez- vous un peu de patience.
Mais parlons de l'uſage des Honneurs.
TIMAGENE.
Vous m'avez dit que ſous le nom d'hon
neurs vous renfermiez toute forte d'em
plois de quelque nature qu'ils fuſſent, en
quoi faites vous confifter leur abus , &
quelles qualitez eſſentielles faut- il avoir
pour en faire un bon uſage ?
ARISTIPE
Le but qu'on doit ſe propoſer danss
l'exercice d'un emploi , tel qu'il ſoit , c'est
la bonne reputation , parce que c'eſt elle
qui nous ouvre le chemin pour paffer à de
plus conſiderables , & cette bonne repu
tation c'eſt ce que les hommes appellent
Gloire. En effet acquerir de la gloire
& acquerir de la reputation n'eſt qu'u
ne même chofe , auſſi l'Orateur Romain
K. 5 de
226 L'ECOLE DU MONDE
demandant ce que c'eſt que la gloire dit
que ce n'eſt autre choſe qu'une reputa
tion illuſtre du merite d'un homme . Mais
il faut que cette gloire ſoit ſolide & non
pas une ombre , il faut qu'une vertu fin
cere lui ſerve de baze, & non pas la gri
mace hypocrite de ces ſcelerats maſquez ,
qui ſous un dehors doucereux renferment
une ame Turque & Barbare ; qui vous
amuſent par des reverences étudiées &
des promefles appuyées d'un ris impofteur,
& vous étranglent enſuite dans leur cabi
net. Ces ſortes d'homines tels qu'eſt le
Tartute Roboam , bien loin d'acqueris
de la reputation deviennent bien - tôt
l'horreur du public qui les reconnoît
pour des loups vêtus de la robe d'un
agneau , & ne les regardent qu'avec
mépris dans la place dont ils font indi.
gnes .
TIMAGENE.
Je ne prendrai jamais celui dont vous me
parlez pour un modele à ſuivre , il a ce
pendant impoſé quelque temps par ſes gri
maces , mais enfin tout le monde en eft
détrompé.
ARISTIPE .
La vraye gloire à des racines profon
des , & la fauſſe tombe comme une fleur ;
l'honneur n'eſt point le prix de la four
be , mais celui de la vertu , & le fon
dement de cette vertu conſiſte princi
pa
Septiéme Entretien. 229
spalement à être naturellement bien faiſant.
Car peut-on trouver entre les hommes u
ne meilleure condition que de ne paroî
Bintre né que pour aider , pour protéger, &
- pour ſoulager les autres , & en eſt- il une
pire que de ne ſe montrer révêtu d'un em
ploi que pour chercher à faire du mal à
tout le monde ?
TIMAGENE.
Mais quelles qualitez efſentielles vou
lez - vous qu'ait un homme qui eſt dans
l'emploi pour acquerir une reputation ſo
lide ?
1 · ARISTIPE .
Je ne vous parlerai point de la pro
bité , car tous les hommes en doivent
avoir , ſoit qu'ils ſoient dans l'emploi
ou non , ni même de cette inclination
bienfaiſante qui eſt le lien de la ſocie
té , parce que cette qualité étant l'ef
ſence de l'humanité qui doit être con
mune à tous ceux qui commercent dans
le monde , je ne les regarde pas comme
particulieres à ceux qui font revêtus de
quelqu'emploi. Mais les deux qualitez
qui leur ſont eſſentielles pour le donner
une bonne & ſolide reputation , c'eſt
la Capacité & la Modeſtie , & tout hom
me qui manquera de l'une ou de l'au
tre , & qui aura dans ſon emploi ou de
l'ignorance ou de l'arrogance , ou toutes
les deux enſenible , car ſouvent ce ſont
K 6 deux
1: S L’ECOLE DU MONDE .
deux ſeurs qui ne ſequittent pas , cethom .
me , dis je , eſpere inutilement arriver à cette
heureuſe reputation qui fait la gloire.
TIMÁGENE.
Vous reduiſez donc ce que vous avez à
me dire à la Capacité & à la Modeſtie ?
ARISTIPE
Oui , & comptez que quand un homme
a pu parvenir à joindre la modeftie avec la
capacité , il a toutes les autres vertus de
ceilaires à fe bien acquiter d'un emploi
mais il faut vous expliquer en quoi confifte
l'une & l'autre , car fi vous penſez que la
capacité doive être la même dans tous les
ſujets vous vous trompez , & fi vous pen
fez que par la modeftie j'entende qu'un
Magiſtrat éminent doive avoir celle qui fait
baifer les yeux à uneReligieuſe Novice , ce
n'eſt pas là mon idée. Il faut donc vous ex
pliquer les termes & enfuite en faire l'ap
plication fuiyant les ſujets.
TIMAGENE.
Qu'eſt ce donc que vous entendez pro
prement par le mot de Capacité ?
ARISTIPE.
La Capacité eſt la connoiſſance des cho
ſes propres à l'emploi que nous exerçons :
& c'eſt ce qui me fait trouver admirable la
ſcene de cet homme qui vient ſe preſenter
pour être cuiſinier. Le maître lui deman
de ce qu'il ſçait faire , je raze, dit-il , par
faites
Septiéme Entretien . 229
faitement & Dupont ne monte pas mieux
quemoi une perruque ; mais , dit le maître ,
je veux un cuiſinier , fçavez -vous faire de
bonnes ſoupes ? J'entens, dit -il , la chaffe
à donner des leçons aux piqueurs du Prin
ce d'Orange. Mais je veux un cuiſinier. Je.
fçais la procedure du Palais mieux qu'un
maître Clerc de feu Péfournié. Mais , dit le
maître , c'eſt un cuiſinier que je cherche.
J'entens , dit l'autre , l'arithmetique mieux
que Bareſme, & je, fçais tenirla partie dou
ble à merveille , & moi , dit le Maître , je
ne veux point d'un cuiſinier qui ſçait tout
hors la cuiſine.
TIMAGENE.
Il avoit raiſon , & le reſte étoit inutile
pour faire un bon ragoût.
ARISTIPE.
Il faut avoir la capacité propre à ſon em
ploi. Il eſt inutile qu'un Général d'armée
fache toutes les chicanes que Neftorius. a .
faites ſur l'hypoſtaſe , qu’un Doyen de
l'Univerſité fache toute la quinteſſence du
commerce , qu'un Magiſtrat ſçache en quoi
la matiere premiere d'Ariſtote & la matiere
fubtile de Deſcartes different des atomes
de Democrite , & qu'un Marchand fachela
difference d'un baſtion & d'une demie lu
ne , ou qu'il fe pique de decider fi un Dic
tionnaire par racines vaut mieux que par
ordre d'alphabet. Il faut que chacun ſe rena
ferme dans ce qui eſt propre à ſon caractere.
K7 TI
230 L'ECOLE DU MONDE.
TIMAGENE .
Mais ne loüez-vous pas un homme qui
fçait de tout ?
ARISTIPE
Et qui voulez-vous qui ait cette lumie
re univerſelle ? Çoncevez donc qu'il y a
trois fortes d'ignorances , ne rien Içavoir ,
fçayoir mal ce qu'on fçait , & fçavoir au
tre choſe que ce qu'on doit ſçavoir . On
ne fçait rien lorſqu'on eft comme le Grand
Afinius que ſon couſin auroit mieux fait
de laiſſer enſeveli dans les flots d'une com
pagnie , que de l'envoyer dans un emploi
diſtingué montrer à toute une Province
ſon ignorance .
TIMAGENE .
N'eſt -ce pas celui qui n'expédiant au
cune affaire , & donnant pour toute répon
ſe aux parties , qu'il avoit écrit en Cour , &
qu'il en attendoit les ordres , trouva un
matin ſur la porte un papier attaché , où
ces mots étoient écrits. Monſieur nous juge.
ra quand le jugement lui fera tenu .
ARISTIPE.
Juſtement , & vous voyez par là comme
l'on ' ſe mocque de ceux qui entrent dans
des emplois fans capacité ; la ſeconde forte
d'ignorans eft de ceux qui fçavent , mais
fçavent mal, & c'eſt lorſque lemblable aux
Sectateurs de Theagene on eſt infatué d'u.
ne capacité qui péche dans les principes ,
& qu'au lieu d'annoncer au peuple la ve
rité ,
Septiéme Entretien. 2319
rité , on lui envelope dans les plus belles
paroles du monde le poiſon dangereux de
I'erreur.
TIMAGENE.
C'eſt dela peut -être qu'on dit qu'il eſt
plus facheux d'être un demi ſçavant que
tout à fait ignorant. Car lorſqu'on ne ſçait
rien du tout, il me ſemble qu'on eſt com
me une toile blanche où le peintre peut
mettre ce qui lui plaît, mais lorſqu'on ne
ſçait les choſes qu'à moitié , & qu'on les
ſçait mal on eft comme cette toile ſur la
quelle un mauvais peintre a ébauché des fi.
gures eſtropiées qu'il eſt prefque impoſſi
ble de corriger.
ARISTIPE.
Vous faites une comparaiſon tres -jufte.
Mais la troiſiéme forte d'ignorance , c'eft
lorſqu'un homme fçait toute autre choſe !.
que ce qu'il doit ſçavoir , comme Timo
leon , qui ne diſant fon Breviare qu'à lai
queuë de la Meute , fçait parfaitement ſon
Fouilloux & tres - malle Rituel de fon Egli
fe , & au lieu de prêcher ſes ouailles & les
nourrir comme il doit du lait de la parole fao
crée , ne l'entretient que des femmes, des
briſées , & des hautes erres du cerf , de le
lancer , changer , démêler , ou redreſler ,
de ſon reſſui , de ſes abois , & de la curéé
qu'il a faite à ſes chiens.
TIMA GENE.
Vous direz donc la même choſe de nôtre
jeune
232 L'ECOLE DU MONDE .
jeune Senateur Amphion , qui ne vous en
tretient que d'airs & demuſique , vous qui
n'y avez jamais rien entendu .
ARISTIPE.
Oh ! pour celui là j'en ris comme d'un
original en fait de conſonances , c'eſt ſon
unique talent, c'eſt ſon unique applica
tion , il a étudié vigoureuſement fes loix &
fes ordonnances fous Lambert & dans les
liyres des Opera de Lully , fon plaifir
eſt de Solfier tandis qu'un Avocat plaide
devant lui , & il ne faut pas s'étonner s'il
dit enſuite ſon avis en Bécare ou en Bémol ,
& s'il decide mieux qui chante le plus de
licatement de la Rochois ou de la Moreau ,
que qui a droit du demandeur ou du dé
fendeur. N'eſt - ce pas là un chemin mer
veilleux pour arriver à la reputation d'un
juge droit & éclairé , & pour acquerir
cette gloire qui eſt le but qu'un homme:
ſe doit propoſer dans ſon emploi?.
TIMAGENE.
Mais pretendez - vous que parce que
j'embraſſerai une profeſſion , je ne pour
rai pas divertir , mon eſprit en courant les:
autres ſciences
ARISTIPE :
Ce n'eſt pas là ma penſée , mais je veux
vous dire qu'il faut quela ſcience quiregar
de la profeſſion lque nous avons embraſſée.
ſoit comme nôtre maiſon où nous ſommes
le jour, où nous nous renfermons la nuit , &
que
Septiéme Entretien . 233
que les autres ſciences ſoient comme nos
jardins & comme les maiſons de nos amis
où nous allons pour nous divertir & paſſer
quelques momens , mais non pas pour y
ſéjourner. Je ne prétends donc pas que
vous vous attachiez tellement à ce qui eſt
de la capacité de votre emploi que vous
rompiez avec toutes les autres connoiſſan
ces , puiſque même il y a une certaine En
cyclopedie entre toutes les ſciences , qui
fait que quand on ſçait en faire un bon
uſage l’une n'eſt pas inutile à l'autre ; mais
jene veux pas que l'attache que yous pren
driez pour ce qui ne regarde pas vôtre
" profeſſion vous empêche de vous inftrui
re pour vous acquerir la capacité ne
ceſſaire à vous en acquitter avec repu.
tation.
TIMAGENE.
Ainſi vous louez donc beaucoup le ſça
vant Telamon qui ne ſçait pas ſeulement
ce qui eſt de ſa profeſſion , mais à qui l'on
ne peut preſque parler d'aucune choſe qui
lui ſoit inconnuë.
ARISTIPE .
Telamon eſt un modele à ſe propo
ſer. On l'a vû briller avec un éclat mer
veilleux dans les emplois dont il a été
revêtu , il joint à la profonde connoif
ſance du droit qui eſt la ſcience de pro
fefſion , tout ce que les autres ont pû
lui prêter pour la perfection ou fon a
gré
234 L'ECOLE DU MONDE .
grément. On l'a vû excellent Orater
lorſqu'il a paru ſur la Tribune , il ei
bon Theologien , il poſſede à fond
l'hiſtoire , il eſt fçavant dans les Mathe
matiques , penetrant dans la Politique ,
folide dans la Philoſophie , il connoi
les arts liberaux & en parle tres - jufle ,
& lorſqu'il a voulu dans ſa jeuneſſe s'é.
gayer avec les, Mures , il s'eſt fait connoi.
tre Poëte du premier ordre dans toute for
te de genres de poëſies ; il ne faut donc
pas s'étonner s'il ſoûtient avec tant de
Juftre la reputation qu'il s'eſt acquiſe , &
fi dans le poſte qu'il occupe aujourd'hui
on le regarde comme l'oracle de ſon fiecle,
& l'un des plus fermes arcboutans de la
juſtice.
TIMAGENE .
C'eſt l'élope que tout le monde lui donne.
ARISTIPE
Et fi l'on y ajoûte cette envie perpetuel
Je qu'il a de faire du bien autant que fa
probité le peut permettre , & en faiſant
un juſte difcernement de ceux qui en font
dignes ou qui ne le meritent pas, vous le
trouverez un homme accompli & qui par
ſon mérite peut pretendre d'arriver à tout.
Voila mon fils le modele ſur lequeljevou
1
drois que vous puſſiez vous former pour
ne pas tomber dans aucune de ces trois
ignorances qui rendent un homme incapa
ble de bien uſer de ſon emploi . Attachez
yos
Septiéme Entretien . 235
vos yeux ſur la route que cet aigle trace
dans les nuës à ceux qui ont aſſez de cou
rage pour le ſuivrez , & tâchez non pas de
l'atteindre , car cela ne ſe peut , mais de
ne point vous écarter de cette route qu'il
a marquée.
TIMAGENE.
L'autre vice qu'il faut fuir dans les em
plois , c'eſt à ce que vous m'avez dit l'Ar
rogance , au lieu de laquelle vous preten
dez que la Modeſtie eſt la qualité qu'il ſe
faut indiſpenſablement donner.
ARISTIPE.
L'Arrogance comme je vous l'ai déja
dit eſt la compagne prelqu'inſeparable de
l'ignorance. Car on voit ordinairement
que moins un homme ſçait & plus il eſt fot
d'orgueil
donc , ainſi dés que vous voyez que
omnini homine n'banin
uais un bupivi uu SIVITU ' 3 CICV Pic
ſomptueuſement, concluez que c'eſt un
ignorant. Au contraire quand vous voyez
qu'il vous écoute avec patience , & vous
répond avec modeſtie , ſoyez perſuadé que
s'il n'a pas toute la profonde capacité qu'il
pourroit avoir > il poſſede du moins l'art
de ſe faire aimer dans ſon emploi , &
de faire deſirer à tout le inonde de le voir
dans un plus élevé.
TIMAGENE .
Mais qu'entendez - yous par la Mo.
deſtie ?
ARI .
236 L’ECOLE DU MONDE .
ARISTIPE.
J'entends par la Modeſtie dans un em
ploi une certiane maniere de temperer ſon
eſprit , qui fait que ſans s'abaiſſer au del
ſous de ce qu'on eſt, on ne s'éleve point au
deſſus , & par là conſervant en toutes ren
contres une jufte moderation , on s'attire
l'amitié univerſelle de ceux qui ont rela
tion à nôtre emploi , en les obligeant fans
arrogance ou en les traitant avec huma.
nité , lorſque nous ne pouvons pas leur fai
re du bien .
TIMAGENE.
C'eſt à dire que vous faites confifter cet
te modeſtie à ne point prendre de hauteurs
diſproportionnées à l'emploi que nous
occupons.
ARISTIPE.
Le comble de la vertu eſt que plus on
peut & moins on faſſe ſentir fa puiſſance,
& c'eſt par cette voye qu'on acquiert une
autorité d'autant plus grande & plus foli.
de qu'elle eſt fondée ſur l'amour & la ve
neration , au lieu que l'autorité qui n'a
pour baze que la terreur & la crainte eſt
toûjours chancelante & preſte à tomber ,
par l'eſprit de revolte qu'elle imprime. En
effet il n'y a rien de ſi inhumain que de
joindre la dureté à la puiſſance , mais la
plus criminelle de toutes les arrogances ,
c'eſt celle de ces gens qui ſe voyant élevez
au deſſus des autres mépriſent la voix
pu.
Septiéme Entretien . 237
publique, & ne ſe ſoucient point de tout
ce qu'on dira d'eux . C'eſt être indigne de
toute reputation que de ne pas s'inquiéter
de l'avoir bonne , & cette indolence dif
ſoluë qui naît de la préſomption conduit
preſque toûjours dans l'abîme ceux qu'elle
ayeugle.
TIMAGENE .
Je ſçais que l'homme eſt n: aître de faire
ou ne pas faire les actions qui lui donnent
ou lui ôtent ſa reputation , cependant il
n'eſt pas lui-même le maître de cette re
putation , puiſqu'elle refide dans l'eſprit
des autres , & qu'elle y prend une bonne
ou mauvaiſe forme ſuivant l'idée ſous-la ,
quelle cette action y eſt entrée.
ARISTIPE .
Je l'avoue , mais comme la malice des
calomniateurs eſt grande , & qu'elle cher
che continuellement à donner de faux
jours aux actions des hommes vertueux , &
principalement de ceux qui ſont élevez au
deſſus des autres , il faut mettre ſon apli
carion à fuir la choſe qui excite le plus le
murmure des inferieurs. Or cette choſe
qui l'excite le plus c'eſt l'arrogance , &
celle qui s'inſinuë le plus aiſement dans
les eſprits pour les empêcher de ſe revol.
ter contre nous , c'eſt cette modeſtie , ' ou
moderation , ſi vous aimez mieux ce mot ,
que je veux que vous conferviez dans vô
tre exterieur , dans vos paroles , & dans
tou
239 L'ECOLE DU MONDE .
toutes vos actions, & comptez que quand
vous aurez cette vertu , vous aurez tou
tes les autres puiſqu'elle les contient
toutes .
TIMAGENE.
Quoi ! la modeſtie contient toutes les
vertus , & comment je vous ſupplie we
le ferez -vous concevoir ?
ARISTIPE.
Elle contient la Juſtice , puiſqu'elle eſt
elle -même la regle de la juſtice que nous
nous rendons à nous mêmes & aux au
tres. Elle contient la Force , non ſeule
ment en nous empêchant de nous abaiſ
ſer trop , mais parce qu'elle enchaîne le plus
terrible des Tyrans en tenant en bride nô
tre Amour propre qui eſt le plus cruel &
le plus violent ennemi de nôtre tranqui
lité, & qui ſans ceſſe nous porte à nous éle
ver au delà de ce que nous devons. Elle
contient la Prudence , puiſque ſelon le ſen
timent des Sages , la Prudence ne confifte
qu'à prévoir & déterminer avec juſteſſe ce
que nous devons ou ne devons pas faire , &
c'eſt là ce qui eſt juſtement la regle de la
Modeſtie , & enfin elle contient la Tem
perance puiſqu'elle eft elle -même une des
principales parties de cette vertu .
TIMAGENE.
Et par une raiſon contraire vous direz
que l'arrogance détruit la juſtice parce
que par elle on s'attribuë au delà de ce
qui
SeptiémeEntretien . 239
ui eſt dû , qu'elle eſt ſans force puiſ
u'elle eſt eſclave de l'amour propre
u'elle manque de prudence puiſqu'elle
jous expoſe à la riſée ou à la haine publi
[ue , & enfin qu'elle eſt incompatible avec
à temperance , puiſqu'elle fort des bor
es que cette vertu preſcrit.
ARISTIPE .
C'eſt fort bien concevoir ce que je
jous dis , mais parcourez avec moi tou
es les conditions des hommes , tous les
emplois ; toutes les profeſſions', cher
chez en chacune deux hommes dont
l'un ait cette modeſtie dont je vous
parle , & que l'autre ſoit rempli d'ar
rogance , & voyez quelle eſt la repu
tation de l'un & de l'autre , & le nombre
de leurs amis .
TIMAGENE.
Je me ſouviens des deux Vizirs pere
& fils dont vous me parlâtes dans notre
ſecond Entretien & dont l'un fût le
modele d'une parfaite modeſtie , & l'autre
l'exemple d'une hauteur à deſoler tout ce
qui étoit en relation avec lui , & vous
me fiftes fort bien reinarquer que le pe
re avoit une infinité d'amis , & que le
fils en avoit bien moins que la grande for
tune ne devoit lui en donner.
ARISTIPE .
Voulez - vous l'exemple de deux Gene
raux qui fervoient enſemble , leur digni
240 L’ECOLE DU MONDE.
té étoit égale , mais leurs caracteres étoient
de la derniere antipathie. Le gros Corio
lah étoit d'une valeur chaude & vehemen
te , mais fier & fuperbe, bruſque , vif à
la colere , prompt à l'inſulte & irremifii
ble ſur les fautes. Fabius au contraire con
duiſoit avec une profonde ſageſſe fa valeur
au but qu'il s'étoit propoſé , il étoit doux ,
modeſte affable , magnanime , tolle
jours preſt à pardonner , & excufant
ſouvent les fautes de ceux qu'il emplo
yoit , afin de ne les pas deſeſperer . Auſſi
le ſuccés de leur reputation a été bien dif
ferent , . & tandis que celle de Coriolan
eſt preſque morte avec lui, celle de Fa
bius que les troupes aimoient comme leur
pere , & qui a merité d'avoir place dans
le tombeau des Rois , durera juſqu'à la
fin de la Monarchie Françoiſe , c'eſt à dire
juſqu'à la fin du monde.
TIMAGENE .
Pour oppoſer dans une plus douce pro .
feſſion la modeſtie à l'orgueil , & par une
fuite neceſſaire la haute à la mince reputa
tion , il ne faut, ce meſemble , que mettre
en paralelle d'un côté le fage & modeſte
Telamon dont vous venez de me faire fi
bien le portrait , & de l'autre le gros.:::
ARISTIPE.
Taiſez -vous. Je ſçais de qui vous vou
lez parler , & je ne veux pas que vous en
difiez de votre vie un mot ni en bien ni en
mal.
Septiéme Entretien . 241
nal. Contentez vous de vous efforcer d'i
niter Telamon dans la modeſtie comme
lans ſes autres vertus. L'homme modeſte
l'eſt jamais derangé ni par la bonne ni par
a mauvaiſe fortune , il eſt toûjours égal ,
lans tous les états de ſa vie , & dans tou
:es les places qu'il occupe, mettez-le dans
a premiere il n'en groffit point les four
cils , faites l'en deſcendre il ne change point
le viſage , envoyez -le en exil , il fçait
qu'on n'y eſt point tant que l'on porte ſa
vertu avec ſoy , & regardant tout lemon
de comme une ſeule ville , il n'eſt pas plus
ému que fi du Marais il alloit logerau Fau
bourg ſaint Germain. Mais comine l'heure
approche, je ſerois bien aiſe de voir ſi vous
refumeriez bien les leçons que je vous ai
données dans cet Entretien .
TIMAGENE .
Vous m'avez marqué que l'abus des biens
conſiſtoit dans l'Avarice & dans la Prodi
galité., que cette prodigalité nous pouf
ſoit dans quatre écueils , le jeu , l'amour ,
la table & le luxe , qu'évitant ces deux ex
tremitez , il falloit appliquer les biens que
Dieu nous a donnez à l'uſage qu'il les deſti
ne , c'eſt à dire à ne nous en pas priver coin
me les avares , & à ne les pas diſſiper mal
comme les prodigues; qu'à l'égard des
honneurs leur bon uſage confiftcit à acque
rir la capacité neceſſaire à nôtre emploi &
à nous y gouverner avec modeſtie en fu
Tom , II, L yant
L'ECOLE DU MOND'E .
yant la bafleſſe & l'arrogance qui eft le
grand écueil de la reputation.
ARISTIPE
Vous avez parfaitement bien retune ce
que je vous ai dit ; faites en vôtre profit,
& afin de vous l'imprimer plus agreable
ment dans la memoire , écoûtez ce pe
tit conte que j'ai fait , & dans lequel je
donne le portrait de l'avare , du prodigue,
de l'ignorant, & de l'arrogant , & de la
mauvaiſe fin que tous quatre ont fait par
la mauvaiſe conduite qu'ils ont tenuë.

F A B L E.

DES R A T S.

UN Rat jadis valet de Prêtre


Comme l'Arabe Darmion ,
Tôt aprés, ayant eu mincé commiſſion ,
Sy fit en peu de temps connoître
Rat de grand apetit , mais de bonne foi,
non .
Delà comme en pillant il eſt aiſé de croître,
On le vit de petit Commis
Parmi les gros Traittans dans les Fermes
admis .
Où Dieu ſçait de quel air iljoüa de la ſerre
Mais la Mort vint ſans l'avertir,
Sans compter il fallut partir.
Et
Septiéme Entretien . 243
t quatre Räts ſes fils le firent mettre en
terre
En très-magnifique convoi
Et fort grand plaiſir, que je croi.
Entre eux l'opulent heritage .
rainte que par juſtice il ne fut écorné ,
A la ſourdine ſe partage.
e Marquis > c'eſt ainſi que l'on titroit
l'Ainé ,
Pour droit d'aineffe eut l'avantage
i'un ſuperbe Chateau taillé dans un fro
mage ,
Vray Roquefort bien rafiné.
uis à force d'argent ſe pouſſant vers le
Prince
I devint, ayant l'air tirant fur le Guerrier ,
Lieutenant de Roi de Province ,
C'eſt -à - dire d'un grand grenier.
Le ſecond reſta Secretaire,
Du Roi s'entend , & pour métier ,
Marchant ſur les pas de ſon pere ,
Se fit honorable Ūſurier.
Le troiſieme franche Bourique ,
Qui ne ſçavoit ni A ni Bé ,
Sous le nom de Monſieur l'Abbé ,
De ruelle en ruelle alloit chercher pratique,
Et d'une longue robeaffublant ſon gros dos ,
Crut pouvoir fous ſes plis cacher tous ſes
défauts.
Le Chevalier Raton à la groſſe bedaine
Etoit le plus jeune de tous ,
Jeune Rat , qui deRats avoit la tête pleine ,
L2 Et
244 L’ECOLE DU MONDE .
Et tenoit hardiment fon coin parmi les
foux .
Tout en argent comptant on lui fit ſon
partage
Or voyons maintenant comme ils firent
ulage
De leursbiens , & de leurs honneurs.
En deux ans ce Cadet en table , en équipage,
En mignones Souris ayant gayes humeurs,
En Cornets, en Trictrac , en Bals , en Co
medies ,
En Moulins de Javelle , & courſes, à ſaint
Clou ,
Fit , ainſi qu'un prodigue fou ,
Tant de dépenſes étourdies ,
Que n'ayant pas de reſte un ſou
Il fut à l'Hôpital finir ſes maladies.
L'autre avare uſurier facs ſur facs entaſſant
Avoit pris la route contraire ,
Et de pain bis ſe nourriſſant ,
S'ôtoit juſques au neceſſaire ;
Loup garou ſeul chez - lui, fans valet , &
fans chien ,
Volontaire Tantale au milieu de ſon bien ,
Jour & nuit il contoit ſes modernes medail
les.
Mais deux filoux de Chats dans la banque
gliſſez ,
L'égorgeant ſourdement 'entre quatre mu
railles ,
Pillerent ſes treſors follement amaſſez
En deux. Pour l'Abbé Rat , à cervelle groſ
fiere C'étoit
Septiéme Entretien . 2:45
C'étoit un maître Sot , de Robe enharna
ché ,
Qui toûjours au bon ſens venoit rompre
en viſiere,
Et toûjours au fien attaché,
Chopoit à chaque pas par défaut de lumie
re ,
Dans combien d'écueils donna- t-il ?
Quand Sourir d'un eſprit ſubtil
Comme bon leur fembloitgouvernoient ſa
1! balance ;
Tantôt c'étoit par lacheté ,
Tantôt c'étoitpar ignorance:
Qu'il gauchiffoit toûjours le chemin d'é .
quité.
Enfin le Cenſeur las de la lache maniere
Du haut du Tribunal le fit décendre à bas ,
Puis accablé de gros contrats
Il vint mourir dans la Ratiere .
Mais que devint l'aîné , le Marquis a beau
train ,
Que devint- il ce Rat au fond de la Proyin
Il y prit un air aufli vain ( ce ?
Qu'il avoit la naiſſance mince.
Une ridicule hauter
Marque preſque toûjours une naiſſance im
pure ,
Rogue , le ſourcil haut , tranchant du grand
Seigneur ,
D'un abord ' incivil , d'une reponſe dure ,
Mon Rat nouveau Marquis excitoit le
murmure
L 3 De
246 L'ECOLE DU MONDE.
De tout le peuple outré de ſes brutalitez .
Enfin l'on ne peut plus ſouffrir ſon info
lence ;
Tous contre lui ſont révoltez ,
Et des ſeditieux la prompte violence
Va fi loin qu'on prend , & qu'on pend,
Comme un autre Landais , le brutal Arro
gant.
De ces freres les Rats tel fut le ſort bizare ,
La Corde , la Priſon , l'Hôpital, & le Fer ,
Firent enfin perir par un deſtin amer
L'arrogant , & le fot, le prodigue , & l'e
vare .

Fin du Septiéme Entretien .

L’ECO
247

OSTOSO .

L'ECOLE

DU MONDE .

HUITIE’ME ENTRETIEN .

De differens moyens pour arriver à la


Fortune.

ARISTIPE.
UI , mon Fils , je ſuis libre , vous
pouvez entrer ; prenez un fiege , &
O aprochez - vous du feu , j'aurai bien
le tems de vous entretenir avant qu'on me
ſerve à ſouper . Qu'avez vous fait cet a
prés midi ?
TIMAGENE .
Je ſors de chez le jeune Polidamas ,
que j'ai trouvé fort embaraſſé ſur le choix
qu'il doit faire de la Profeſſion ; fon pere
veut abſolument qu'il entre dans la Ro
El be , & ſon inclination le portetellement
L.40 à..
248 L'ECOLE DU MONDE .
à l'Epée , qu'il ne peut ſe réſoudre à que
qu'autre choſe qu'on lui propoſe . Que lo
conſeilleriez -vous ?
ARISTIPE .
Je lui dirois ce que j'ai réſolu de vous
dire aujourd'hui , & enſuite je laiflerois
à ſa volonté le choix de la Profeſſion . I
faut poſer pour principe qu'on peut fai
re & ſon ſalut & fa Fortune en toutes
fortes de conditions ; & que quoique le
falut qui doit être toujours notre premier
but ſoit dificile dans la grande Fortune ,
il n'eſt pas néanmoins incompatible avec
elle. Il faut enſuite concevoir que la na.
ture fait mouvoir en nous des reſſors fee
crets qui nous pouſſent , & nous incli
nent toûjours à la Profeſſion qui nous
eſt la plus convenable , & que l'on réul
fit infiniment mieux dans celle que l'on
embraſſe volontairement , que dans cel
quelle la volonté des autres
nous détermine , & que , nous prenons
malgré nous ; parce que nous faiſons tout
avec agrément & plaiſir dans la premie
re , au lieu que dans l'autre n'agiſſant
qu'avec dégoût & repugnance , il eſt fort
deficile que nous y ayons un ſuccés heu
reux. :
TIMAGENE.
Mais un Pere n'eſt-il pas plus fage
que ſon Fils , & ne peut- il pas le déter
miner avec plus de prudence qu'il ne ſe
de
Huitiéme Entretieni 249
détermineroit lui - même pour le choix
du'une Profellion que ſouvent il ne connoît
pas ?
ARISTIPE .
PE
La ſageſſe du Pere a ſes bornes , elle ne
doit s'étendre qu'à repreſenter à fon Fils
tous les avantages & tous les inconveniens
de chaque Profeſſion , ſuivant la fituation
où ſe trouve ſa famille , & lui marquer
ſon avis par ſimple conſeil ſur l'état qu'il
" Juicroit le plus propre : mais lorſqu'il a par
ribuan là ſatisfait au devoir paternel , il faut qu'il
conſulte lui - même l'inclination de ſon
Fils , qu'il l'examine, qu'il l'éprouve , &
qu'enſuite il lui laiffe le choix de fe déter
miner.
TIMAGENE.
Te voi bien des peres cependant qui dé
terminent leurs enfans ayant même qu'ils
ayent la raiſon ; & il n'eſt pas juſqu'à Mon
fieur Colas le Petit Soufermier d’un Sou
fermier du Tabac , qui n'appelle ſon fils
aîné, qui n'a que cinq ans, Monſieur l'Avo
cat , le ſeconde , qui n'a que trois ans , Mon
ſieur l'Abbé, & celui qui eſt au. berceau :
Monſieur le Chevalier .
ARISTIPE.
Monſieur Colas n'eſt qu'un Colas. Et
moi je connois le bon Bourgeois Monſieur :
Anacleon plus fage & plus honnête hom
me que lui , & dont tous les huit enfans
qu'il n'appelloit que Jacquot & Pierrot ,
LS ont.
250 L'ECOLE DU MONDE .
ont fait fortune ; il n'en voyoit pas plûtôt bo
un arrivé à vingt ans , qu'il lui diſoit : Que
veux - tu faire ? Je veux , dit l'un , être Mar
chand , Tiens , voilà , diſoit le pere , mille
Piſtoles, négocie, gouverne-les bien , e n'at
tens rien de moi qu'aprés ma mort. Je
veux , dit l'autre , prendre l'épée , il lui
faiſoit le même avantage & le poftoit.
L'autre vouloit être Avocat , l'autre dans
les affaires , l'autre prêcher , & l'autre
autre choſe ; il les a tous placez ſuivant
leur inclination , & tous ont réufli. Au
contraire , Timarque qui paſſe pour un
homine fi fage , à voulu malgré-lui fai
re monter ſon fils ſur un grand Théa
tre à la vûë de tout le monde : n'auroit
il pas mieux fait de l'abandonner à ſon
génie , & de lui laiſſer le choix d'un
Emploi , que de l'expoſer au chagrin de
ne pas jouer ſon rôle à la ſatisfaction du
public ?
TIMAGENE.
Vous voulez donc abſolument que ce
ſoit un jeune homme , qui ſuivant ſon ge.
nie , ſe détermine à la Profeſſion qui lui
plaît.
ARISTIPE.
Dans ma jeuneſſe j'étois ami du Bilieux
Monſieur Ménécrate , bon homme & de
probité , mais fort têtu dans tout ce qu'il
vouloit ; il avoit gagné dans le bon tems
un milion dans les Soll - fermes , & entre
beau
Huitiéme Entretien , 256
beaucoup d'enfans , tous vertueux & bien
nez , il en aimoit un qu'il défiroit pouſſer
plus que les autres , & comme dans la tête
remplie des idées de la Finance , il ſe figu
roit qu'on ne pouvoit faire fortune que
dans les Partis , il l'élevoit dans cette vûë
& l'obligea d'entrer dans une Commiſ
fion . Le jeune homme étoit plein de ceur
& d'ambition , & ſon génie étant forcé
dans cet Emploi , bien loin d'y profiter , il
- commença par derefter ſa Caiſſe de deux :
mille Piſtoles , dont il fit un uſage confor
me à fon âge & à ſes inclinations. Le pere
s'en mit fort en colere , & paya pour ſon fils:
mais comme il jugea par ce coup d'effai de
l'iin propreté qu'il avoit à la Finance, il lui
laiſſa prendre l'épée, & il s'y eſt pouſſé avec
tant de conduite , tant de valeur & de bon
ne fortune , qu'il eſt l'honneur de la famil
le , & Officier general de diſtinction . Mais
quittons ces exemples, & entrons dans les
inſtructions que j'ai à vous donner.
TIMAGENE.
Vous m'avez promis de m'inſtruire des
differentes routes qu'on peut tenir pour
arriver à la Fortune. Et je croi qu'il eſt
pour cela neceſſaire d'entrer , & dans les
maximes generales qui ſont communes
à toutes les Profeſſions , & dans les par- .
ticulieres qui concernent chaque état dif
férent,

L6 ARIS .
252 L'ECOLE DU MONDE.
ARISTIPE.
C'eſt l'ordre que je prétens donner ?
ce que j'ai à vous dire. Mais j'ai bien peur
que l'étenduë de la matiere ne m'obli
ge à deux Entretiens. Je renfermerai
dans celui-ci ce qui me ſera poſſible :
& fi le ſoupé nous interromt avant que
j'aye ſatisfait à tout , nous continúrons
aprés.
TIMAGENE.
Ayez donc la bonté de m'établir les fon
demens generaux ſur leſquels vous cro
yez qu'un homme puiſſe aſſurer la For
tune.
ARISTIPE.
La premiere choſe dont il faut demeurer
d'accord , c'eſt qu'il y a des hommes qui
font nez heureux & d'autres qui font
nez malheureux . Je n'ai jamais donné
dans toutes les extavagances de ces vi.
fionaires qui rendent tellement nôtre vie
dépendante des Aftres , qu'ils ôteroient
volontiers à, la Prudence ſon miroir &
fon ſerpent. Cependant ſi c'eft être fou &
impie de ſoumettre toutes choſes à la ne.
ceſſité de leurs influences , c'eſt n'être pas
moins fou que de les rejetter entierement,
& de ne pas croire qu'il y a des hommes
qui font nez avec une fortune favora
ble , & d'autres avec une fortune contrai
re. Il y en a fans doute à qui toutes les
portes s'ouvrent d'elles mêmes dés qu'ils
pa :
Huitiéme Entretien . 253 .
Te paroiſſent > entre les mains deſquels tout
fe change en or & en Perles , & qui vo
yent, les Roſes naître ſous leurs pas ,
& d'autres qui n'ont qu'à porter leurs
mains ſur les plus belles fleurs pour
les faire avorter , & qui trouvent des
-PM obſtacles juſques dans les moindres cho..
fes.
TIMAGENE.
E. Ne pas avoüer ce que vous dites , ce few
roit dementir l'experience univerſelle ; &
celle que vous en faites vous-même , m'eſt
trop ſenſible pour m'en laiſſer douter.
ARISTIPE.
J'avoue que cette experience eſt terri
ble , c'eſt ce qui pourroit portermes enne
mis à ſe railler de moi , de voir qu'ayant
toûjours eu la fortune fi contraire , & pri
vé de tous biens , & même de la liberté
qui aprés la ſanté eſt de touts les threlors
le plus précieux , je veuille entreprendre
de donner des inſtructions pour arriver à
la Fortune . Mais il faut fonger que les
Pilotes qui ont fait naufrage , ſont
ſouvent ceux qui parlent le mieux de la
Mer .
TIMAGENE .
Mais de ce malheur & de ce bonheur né
avec les hommes , qu'en concluez-vous
pour cette inſtruction ?
ARISTIPE
Que la difference qui eſt entre un hom
1.7 mę
254 L'ECOLE DU MONDE,
me né heureux & un malheureux eſt au re
gard de la Fortune la même qui ſe trouve
entre deux Nageurs égaux , dont l'un ſuit
le fil de l'eau qui le porte ſans peine où
il veut aller , & un autre qui la remonte
à force de bras . Si donc un homme ſe
connoît né malheureux , il faut qu'il re
double fa prudence , ſon courage & ſes
efforts , pour ſurmonter ſa mauvaiſe for
tune , ou du moins pour la foûtenir avec
plus de conſtance. Et s'il eit heureux ,
s'il voit que tout lui réuſſiffe ſans peine ,
il ne faut pas qu'avec trop de confiance
à la bonace il s'endorme ſur la facilité
qu'il trouve dans les ſuccés de tout ce
qu'il entreprend.
TIMAGENE.
Vous prétendez donc par là que le bon
heur ou le malheur ſoit quelque choſe de
réel attaché à la perſonne & à ſes actions ?
ARISTIPE.
Ce n'eſt pas quelque choſe de réel d'une
réalité Phyſique , mais d'une réalité Mora
le , de même que les vices ou les vertus ;
car comme celles -ci ne ſont autre choſe
qu'une détermination de l'ame au bien ou
au inal ; de même , la bonne ou la mau
vaiſe Fortune eſt une détermination de
nos actions à bien ou à mal réuſſir , &
qui fait que deux hommes qui agiffent
par le même principe , par la même vo
ye , & pour la mêmefin , réüfliſſent diffe
rem
Huithéme Entretien . 255
remment ; & de là naît qu'il ne faut ni
louër la Fortune ni la mépriſer , parce
qu'il y a de la folie à louer un aveugle
& de l'orgueil à mépriſer ce qui a puiſſan
ce ſur nous.
TIMAGENE .
Mais en donnant à la Fortune cette
puiſſance que vous lui attribuez ſur nos
actions , n'offenſez- vous point la Provi
dence éternelle , qui diſpoſe ſouveraine,
Je ment de tout ?
ARISTIPE .
Dieu me preſerve de penſer que cette
Fortune bonne ou mauvaiſe , que j'établis
dans les actions des hommes pour en fa
voriſer" ou empêcher le ſuccés , & dont
les effets font ſi ſenſibles , repugne à la
Providence , qui la premiere determine
fondamentalement tout ce qui lui a plû
de tous les hommes , & le détermine
avec une fi grande plénitude de puiſſarı
ce , qu'un cheveu ne tombe pas de nôtre
tête fans ſon ordre. Mais comme l'on n'of
fenſe' point cette Providence en reconnoiſ
ſant que par les mains de la nature el
le a donné de différens organes à la tê- '
tę des homines , par leſquels les opera
tions de leur eſprit ſont renduës différen
tes & qui font que l'un conçoit & s'expli
que nettement , & que l'autre ne reçoit que
des idées confuſes , & ne produit que
des conceptions embaraſſées ; pourquoi
vou,
256 L'ECOLE DU MONDE .
voudroit-on que ce fût offenſer la Provi.
dence de dire qu'elle a verſé comme il luia
plû ſur les hommes de différentes influen .
ces des Aftres , qui rendent différens les
ſuccés de leurs actions , puiſque ces orga
nes du corps de l'homme, & ces influences
des corps celeftes ne ſont que les inſtru
mens de cette Providence , qui a reglé tout ,
& qui a tout déterminé ſans nous empê
cher d'agir avec la liberté qu'il nous a lail
ſée ?
TIMAGENE .
Je ſuis convaincu de vôtre principe , &
je liſois hier un trait d'Hiſtoire qui apuye
affez ce que vous m'avez dit du bonheur
ou du malheur inſéparablement attaché à
de certaines perſonnes. C'eſt d'un Offi
cier de l'Empereur Sigiſmond , qui l'a
yant ſervi long -temsſans recompenſe ,
s'en plaignoit ; mais l'Empereur pour lui
faire connoître qu'il ne devoit pas s'en
prendre à lui, mais à ſa mauvaiſe Fortune
fit mette devant lui deux Cofres égaux ,
& bien fermez , l'un rempli d'or & l'autre
de plomb ; & lui dit de choiſir , & que ſe
lon le choix qu'il feroit, ou il auroit dequoi
reparer ſes malheurs, ou qu'il connoîtroit
l'obſtination de la mauvaiſe Fortune. L'Of
ficier regarda les Cofres , & aprés avoir
long-temsbalancé, il choiſit , & prit juſ
tement celui qui étoit rempli de plomb. i
ARIS:
Huitiéme Entretien . 257
ARISTIPE .
Je puis à cette Hiſtoire que vous do
ez tres - bien marquée , ajouter le
Conte que j'ai fait une fois de deux
êcheurs. Ecoutez - le.

F A B L E

DES DEUX PECHEURS

l'un heureux & l'autre malheureux.

DEux Pêcheurs dans leur Art égale


ment habiles ,
Tous deux Comperes & voiſins ,
Sur la même Riviere alloient tous les
matins
Exercer leurs filets ou leurs lignes ſubtiles ;
Mais leur ſuccés étoit bien different :
A l'heureux hameçon du pere. Policarpe
Tantôt pend un Brochet ,& tantôt une
Carpe ,
Tantôt dans ſes truaux une Truite ſe prend ,
Et de retour dans ſa Chaumiere,
Tous les foir il portoit au gré de ſon deſir
Des dépouilles de la Riviere ,
De quoi vendre à la Ville , & de quoi ſe
nourrir .
Le ménage alloit bien , la femme bien
chauſſée
Avoit cotte de ferge , & corſet des plus
beau ,
Et
258 L'ECOLE DU MONDE
Et ſa fille bien redreſſée
Avoit en ſouliers neufs changé ſes vieux
Sabots.
Car auſſi-tôt que la pécune
Se gagne avec facilité ,
On voit marcher la propreté
A la ſuite de la Fortune,
Et fort ſouvent peu de fobrieté.
Témoin Monſieur Lucron dont la femme
ſalope
Ecuroit autrefois le pot du vieux Damis ,
Et qui de Brocard d'or aujourd'hui s'en
velope ,
Mange des Ragoûts fins, porte riches ha .
bits ,
Depuis que ſon époux a quitté la Varlope
Pour devenir riche Commis.
Si Policarpe heureux fait ſuculente pê
che ,
En vain pour prendre le Poiffon ,
Colin de ſon côté toûjours d'amorce frai
che
Envelope ſon hameçon ,
Rien ne s'y prend jamais ; pas le moin
dre Goujon ,
Si ſon filet s'emplit c'eſt de la vaze hu
mide ,
Tout en eft triſte à la maiſon ,
Et la famille y mâche à vide.
Raiſonnant donc ſur ſon malheur ,
Je ne ſuis , dit-il , qu'une Dupe , !
L'Endroit que le Compere occupe
Pou
Huitiéme Entretien .
259
Pourroit bien être le meillleur.
ui , fans doute , & demain j'en veux fai
re l'épreuve .
infi dit , ainfi fait , il ſe leve , & s'en fut
Dés devant que l'Aube parut
Se camper dans la place neuve.
Là dans l'eau jettant ſes filets >
Il en embraſſe un grand eſpace ,
Son Compere prend l'autre place
Et de ſon côté tend ſes rets ,
Chacun occupoit ſon rivage ,
Déja le Soleil ſe levoit ,
L'onde étoit claire , & l'on pouvoit
ous les mobiles eaux voir le Poiſſon qui
nage ,
Colin l'apercevoit de loin venir à lui ,
Mais pour entrer dans ſon étui ,
erviteur , tous ſautoient par - deſſus le
cordage ,
it s'en alloient donner dans les rets du
voiſin .
jur tout un gros Brochet à la queuë on
doyante ,
(beante ,
Ventre blanc , dos doré , gueule large &
Dans ſon rapide faut imitant le Dauphin ,
Ne fut pas plûtôt dans l'enceinte ,
Que dardé dans les airs il franchit le filet.
Colin en gémit de regret ,
Et l'ame de douleur atteinte ,
Injuſte Neptune , dit-il ,
De mes maux tu fais donc ta joye :
Quoi faut- il que toûjours ſans proye
Je
260 L’ECOLE DU MONDE.
Je trouve pourmoi ſeul le Poiſſon fi ſubtil :
Que t'a fait de plus mon Compere ?
Eſt - il plus vertueux que moi ?
Brûle-t-il plus d'encens pour toi ?
Par quel endroit enfin à t -il mieux ſçû te
plaire ?
Tais - toi , dit le Brochet , s'élevant hors
des eaux , ( finie ,
Revere des grands Dieux la puiſſance in
Ils ont mis prés de toi l'infortuné Génie
Qui t'ôte tous tes biens , & qui fait tous
tes maux ,
C'eſt lui qui de tes’rets me chaſſe
Et me pouſſe vers ton ami ,
Celui ſur qui le Ciel veut répandre fa
grace ,
Toutluivient , fút- il endormi : (gefle;
Mais ne va pas des Dieux conſurer la fa
S'ilst'avoient donné la Richeſſe ,
Peut- être en abuſerois- tu , ( preffe ,
Ils t'ont fait malheureux , la Fortune t'op
Vange-toi de ſes coups à force de ver
tu .
ARISTIPE .
Voilà , mon fils , ce qui arrive à tous
les hommes ; qu'ils tendent tant qu'ils vou
dront leurs Filets , s'ils ont à leurs côtez
le Génie malheureux , leur Pêche ſera
toujours comme celle de l'infortuné Co
lin ; mais s'ils ſont apuyez par un Gć.
nie qui ſoit heureux , il leur arrivera
comme à ce Prêtre que Louis XI. trou
ya
Huitiéme Entretien . 261
idormant; & comme différens Courtiſans
preffoient pour un gros Benefice , car
ns de Cour en ſont naturellement trés
ans , ce Roi au lieu de gratifier l'un de
ux qui le demandoient , dit: Et moi je le
nne à ce pauvre Prêtre qui dort , et qui n'y
ſe pas. On le fit lever, & il trouva qu'il
toit endormi avec ſon Breviaire pour
ut bien , & qu'il s'éveilla avec dix mille
res de rente .
TIMAGENE .
Mais aprés ce bonheur & ce malheur qui
e dépendent point de nous , & que vous
ppoſez conſiſter dans le concours favora
le ou contraire que nos actions reçoivent
es influences celeſtes ; expliquez-moi , je
ous ſuplie , ce que vous prétendez qu'on
oive generalement obſerver pour arri
cer à la Fortune , & qui dépende de 1
vous-mêmes & de nos qualitez interieu
es.
ARISTIPE. 1
La premiere regle generale qu'il faut obo 2
ſerver , & qui eſt contraire aux principes
de la plûpart de ceux qui travaillent à leur
Fortune; c'eſt ce que je vous ai déja une
fois touché , mais legerement, & que je
veux vous expliquer avec plus d'étenduë
& cette regle , c'eſt que toute Fortu
ne qui eſt faite par le crime ſubſiſte trés
difficilement, & aboutit pour l'ordinai
re à une fâcheuſe cataſtrophe , au lieu
qu'el
262 L'ECOLE DU MONDE.
qu'elle eſt ſolide lorſqu'elle a pour fonde
ment la vertu .
TIMAGENE.
Cependant on ne voit rien de plus com
mun que la proſperité des méchans , &
comme dit un ancien Poëte , on loüe
la probité , mais on la laiſſe trembler de
froid .
ARISTIPE .
Je ne vous dis pas que les méchans ne
faſſent pas ſouvent fortune , au contraire
le vol , la fourbe , la friponerie , le dol , la
rapine , l'inhumanité , ſont des chemins
courts pour s'enrichir : mais je vous dis que
ſoit par les effets de la juſtice éternelle , ſoit
par des reſſorts humains , ces Richeſſes font
trés-dangereuſes , & qu'il eſt rare qu'elles
proſperent & durent. Je ne vous parle
point de l'obligation où l'on eſt de reſtituer
un bien mal aquis , cela regarde un Tribu
nal que je laiffe à part , & je ne vous parle
que luivant le monde , ſelon lequel je vous
poſe pour maxime qu'il eſt preſqu'impoſſi
ble qu'un homme ſoit méchant , & acquiere
du bien par de mauvaiſes voyes , qu'il ne le
perde malheureuſement.
TIMAGENE.
Je concevrois bien qu'il y en auroit une
raiion du côté du Ciel, puiſque la Parole
immuable a dit que la Pauvreté ſeroit dans
la maiſon de l'Impie , & quela demeure du
Juſte feroit comblée de benedictions. Mais
que
Huitiéme Entretien . 263
que par des raiſons tirées des maximes du
nonde le bien mal aquis doive périr , c'eſt
e que je ne conçois pas.
ARISTIPE.
Nous ne conſervons notre fortune que
par nos amis & par nốire réputation , dés
que ces deux choſes nous manquent, quel
ques biensque nous ayons il faut périr; or
il eſt tres -difficile de faire ſa fortune par le
crime, que la voye dont noạs nous ſommes
ſervis ne ſoit connuë dans le monde ; mais
fitôt que dans le monde un homme eſt con
nu pour un fourbe , pour un voleur, pour un
fripon dont le bien eſt mal acquis , il ne
peut plus ſe donner la bonne réputation
néceſſaire pour la conſervation de ſes biens
& de la fortune , & les amis que ſon ar
gent mal acquis lui a donnez ne ſont que
de faux amis , & des hommes qui pour
l'ordinaire ſont fourbes & méchans comme
lui , & qui ne le ſervent qu'autant qu'il
peut avec des liens d'or les attacher à ſes
interêts.
TIMAGENE.
Cependant vous ſçavez dans quel apuy
chez les Ephores , dans quel luſtre aux
yeux du Peuple , dans quelle ſplendeur
par les Emplois , fut dans Athenes la fan
mille des Simonides , qui par de fimauvai
ſes voyes & des ſupolitions artificieuſes
s'étoient emparez de pluſieurs millions ,
dont ils avoient fruſtré de malheureux he
ritieis
264 L'ECOLE DU MONDE.
ritiers legitimes , qu'ils ne ſe contenterent
pas d'avoir dépouillez , mais qu'ils perſe
cuterent , & firent périr avec la derniere
inhumanité.
ARISTIPE.
Je vous accorderai fi vous voulez que
c'eſt un vieil exemple qu'on a vû ſouvent
renouveller ; mais il ne faut jamais juger
qu'on ne fache la fin , & peut- être la trou
veroit-on digne de leur crime. A quoi
croyez - vous qu'on doive attribuer ces
ſoudainsi bouleverſemens de fortune , qui
d'un Etat ſplendide plongent tout d'un
coup un homme dans un abîme effroya
ble , ſi l'on examinoit la ſource de ſes ri
cheſſes & les moyens qu'il a tenus pour ar
river à la fortune, on n'y verroit qu'un
long tiſſu de crimes qui lui ont donné
mauvaiſe réputation & peu d'amis , ce
qui ſelon le monde eſt la ſource de ſa chu
te ; mais il eſt rare qu'on voye ſuccom
ber & périr la fortune d'un homme que
fa vertu & ſa probité auront élevez , &
s'ils tombent par la violence des mé .
chans ce n'eſt ſouvent que pour ſe relever
avec plus degloire , & laiſſer une memoire
immortelle de leur nom .
TIMAGENE.
" Il eſt vrai qu'on voit que de quelque
malheur que la vertu foit accablée , la gloire
qQi la ſuit toûjours , la vange des perfecu.
tions qu'elle à ſoufertes , & l'inliumani

Huitiéme Entretien . 265
té a eu beau faire périr Boëce & Symmachus,
leur deſtinée ſuivie des larmes de fa pofterité,
eft plus à ſouhaiter que celle du Tyran qui
les fit mourir.
ARISTIPE.
Vous parlez jufte , mais lorſqu'un fri
pon élevé à la premiere fortune en eſt pré
cipité, outre la peine du ſuplice que la ſeu
le cauſe rend honteux , l'horreur de ſa me
moire eſt le comble de ſon malheur: voyez
Landais que je citai dans la Fable de
nôtre dernier Entretien ; de fimple Gar
çon Couturier il s'étoit infinué fi avant.
dans les bonnes graces du Duc de Bre
tagne , en s'intriguant dans ſes plaiſirs ,
qu'il ſe rendit maître de ſon Conſeil & de
ſes Finances. Il ſe gorgea de Thréſors par
mille moyens injuſtes , il ſe fit indigne
ment élever aux premiers Emplois de l'E
tat , fes rapines & fa cruauté l'avoient
enrichi des dépouilles de pluſieurs famil
les conſiderables oprimées par les artifi
ces ; mais pour concluſion il fut pendu,
& ſes biens confiſquez. Les Spenſers en
Angleterre n'eurent pas un meilleur fort ;
& Jes Hiſtoires ne font remplies que des fins
fragiques de ces fameux idoles , qui par
le crime ſe font pouffez à la plus haute
Fortune.
TIMAGENE .
Cependant y eut - il jamais un plus grand
coupable , &' élevé plus haut par ſon cri .
Tom . II, M me
266 L'ECOLE DU MONDE.
me que Cromwell ; il mourut néanmoins
dans ſon lit , & en faiſant lui ſeul pan
cher la balance de l'Europe du côté qu'il
ſe tournoit.
ARISTIPE .
Appellez - vous une Fortune ſolide lorf
qu'elle ne påffe point à des enfans , &
quand elle couvre un homme d'execrations
& d'infamie aprés une mort qui ne fait que
prévenir ſon fuplice ? Cromwell en au
roit fouffert toutes les horreurs s'il eût
vécu davantage , & tous les Rois avoient
trop d'interêt à fa punition , pour ne le
pas faire la victime de la Paix de l'Euro .
pe. Ne mě citez donc point ce fameux
Tyran dont la Fortune fondée für le cri
me s'éteignit avec la vie , & dont la race
execrabie eſt effacée de la memoire des
hommes. Les méchans proſperent pour
un tems par les ſecrets de la Providence ,
& par la malignité des hommes qui s'en
fervent & qui les apuyent dans la con
joncture du beſoin qu'ils croyent en a
voir ; mais comme leur proſperité n'eſt
fondée que ſur la violence & la perfidie ,
& non pas ſur la baze folide de la vertu ,
elle tombe coinmé le Cédre dont le paf
fant ne retrouve pas la place , & comme
le coup de Tonnerre aprés que le nuage
elt diflipé.
TIMAGENE .
C'eſt la penſée du Sage , qui dit , que
l'im .
Huitiéme Entretien . 267
ipie eſt comme la Tempête qui paſſe
s que le Jufte eſt comme un fondement
le que rien n'ébranle.
ARISTIPE .
e que le Sage dit que le Jufte & l'Im
ſont en ſubſtance , il le faut entendre
de leurs biens & de leur Fortune ; il
en un autre endroit , que les méchans
beront devant les bons , & que les Im
trébucheront devant la porte, c'eſt à
fous le Jugement des Jaftes , parce
le chemin que tiennent ceux qui man
t le pain de l'impieté & qui boivent
vin de l'iniquité , n'eſt rempli que de
ebres qui les conduiſent dans le préci
e . Voilà ſelon Dieu ; mais ſelon le mon
, je vous ai fondé l'inſtabilité de la Forº
se des méchans ſur le deffaut de reputa
a , & ſur le manquement des vrais amis,
1 contraire , la ſolidité de la Fortune des
tueux eſt fondée ſur la bonne réputa
n qui ſuit toûjours la vertu , & ſur les
is finceres qu'elle procure.
TIMAGENE.
Il eſt vrai que l'Orateur donne à la ver
les deux qualitez de ſouverainement
uable & ſouverainement aimable , & que
r ces deux attributs il lemble dire que la
bire & l'amitié en ſont infeparables.
ARISTIPE.
Or ſi l'on ne peut pas s'empêcher de
uer & d'aimer la vertu dépouillée de
M 2 tout
-268 L'ECOLE DU MONDE.
tout avantage exterieur , quand la fortune
qui par elle même a tant d'attraits pour ar
tirer les cæurs & les yeux des hommes, et
l'ouvrage de cette vertu , & qu'elle lui
ſert de baze ; vous concevez bien qu'il faut
neceſſairement que cette Fortune ſoit fo
lide, puiſqu'elle eſt unie aux deux choſes
qui ſont les plus propres à la foûtenir : &
en effet la vertueft fi aimable qu'on l'ai
me juſques dans ſes ennemis , & que les
vices pour ſe faire aimer en prennent eux
mêmes le maſque. L'hypocrite Zelide
ne ſe pique t- elle pas de devotion ? Gore
gon qui avec ſa pieté fauvage eſt un Juge
cruel & barbare, ne veut- il pas faire pal
ſer ſon inhumanité pour une ſeverités
fcrupuleuſe ? L'impitoyable Monſieur
Harpon accablant d'Exploits inutiles &
de containtes ruïneuſes les Collecteurs
de ſon Election ; lorſqu'il rend compte
de la conduite au Proconſul ne donne
t -il pas à ſes exactions Arabes le nom
de zele pour l'interêt de l'Etat ; Et le
Patelin Monſieur Sacerdon ne couvre t-il
pas du nom de charité ce qu'il prête à la
jeune veuve Corine pour l'aider , dit- il,
dans ſon Commerce ; Oh ! que ſi l'on ſça
voit celui qu'il a ſecretement avec el
le , l'on yerroit qu'il ne cherche qu'à pa.!
roître vertueux au dehors pour le don
ner plus de réputation qu'il n'en mérie
te , mais il n'y a que la veritable vera
Huitiéme Entretien . 269
i qui mérite une veritable louange & un :
eritable amour.
TIMAGENE.
Vôtre maxime eſt donc qu'on ne peut
donner de yrais amis , & une bonne ré .
utation que par la vertu , & que quelque
rofeſſion que nous embraſſions , comme
on ne peut s'y pouſſer à la Fortune
u'à force d'amis & de ' reputation , il
rut pour faire une Fortune ſolide ſuivre
chemin de la vertu .
ARISTIPE
La premiere vertu dans le Commerce du
nonde, & qu'on peut dire comprendre
a plâpart de toutes les autres , c'eſt ce
que nous appellons communément la Pro
bité qui renferme la bonne foi , la fin
cerité & la rectitude dans les paroles &
dans les actions ;
en ſorte qu'on peut la
définir , Une habitude à toûjours bien faire
Jelon la juſtice e la verité. En effet , quel
que Profeſſion que l'on ait embraflée , fi
dans toutes ſes paroles & ſes actions un
homme agit ſuivant les principes de l'é
quité , en ſe rendant juſtice à ſoi-même,
& aux autres , & qu'il ne ſe déroute
point du chemin de la verité , pour
prendre le maſque de l'Hypocrite & du
Fourbe, c'eſt ce qu'on apelle un veritable
homme de Probité ; car tout ce qui bleſ
ſe
Probou la verité ou la juſtice détruit la
ité.
M 3 TI.
270 L'ECOLI DU MONDE.
TIMAGENE.
Ainſi un homme pourroit manquer de
prudence , de force , & de temperance,
& être cependant un homme de probité,
mais il ne le pourroit pas être s'il étoit
injuſte.
ARISTIPE .
Toutes les vertus ont un tel enchaîne
ment , qu'on ne peut ſe vanter d'être par
faitement homme de probité que l'on n'ait
les autres vertus ; cependant à prendre ce
terme dans fa fignification plus étroite,
comme la juſtice eſt proprement l'eſſence
de la probité, & que les autres vertus lui
ſont moins eſſentielles, il eſt conſtant qu'on
peut être appellé un homme de probité , &
manquer contre la Prudence contre la
Force, & contre la Temperance, Ctefi
phon , par exemple , eſt l'un des hommes
qui a le plus de probité; cependant vous
Voyez avec quelle imprudence il conduit
ſes affaires. S'il place fon argent il le
perd , s'il marie ſa fille il met le hé
riſſon chez lui , s'il achete une Terre il
Ja paye deux fois. Le Medecin Thomas
eſt homme de probité , du inoins il s'en
pique ; . cependant on ne voit point qu'il
ait la force d'ame qu'il lui faudroit pour
porter avec patience la diſgrace qu'il s'eſt
imprudemment attirée. Et l'Ephore Bi
berius qui noye ſouvent ſon jugement
dans les flots du Coulange & du Cham
pagne ,
Huitiéme Entretien . 271
pagne ne laiſſe pas d'être un homme de
probité.
TIMAGENE.
Mais que veulent donc dire ceux qui
nous crient que la probité eſt un obſtacle à
la Fortune ?
ARISTIPE .
La probité empêche un hcmme d'aque
rir par les voyes de la ſupercherie , mais
elle n'empêche point un homme de pro
fiter par les voyes legitimes qui s'offrent à
lui . Voyez la différence qu'il y a entre So
phron & Pillardon , ils fureut tous deux
reçûs Procureurs dans le même- tems , tous
deux avoient peu de bien en y entrant, &
tous deux vingt ans aprés en avoient beau
coup. Sophron l'avoit acquis en mélant
une grande charité à beaucoup de zele pour
Tes Parties , conduiſant leurs affaires avec
autant d'éxactitude que d'integrité. Ses
lumieres ne lui fervoient qu'à mettre les
Juges dans le droit chemin de l'équité , &
à tirer ſes Parties d'affaire par les voyes les
plus courtes & les plus pacifiques ; l'hon
neur le guidoit plus que l'interêt , & ſa
probité étoit fi connuë , qu'on l'a vû ſou
vent l'arbitre choiſi de ceux contre leſ
quels il occupoit.
TIMAGENE.
Et où trouverez-vous un Procureur du
caractere dont vous venez de le peindre ?
N'avez-vous point envie de reſſembler à
M 4 cet
272 L'ECOLE DU MONDE
cet Hiſtorien , qui décrivoit les hommes
comme ils devoient être , & non pas com
me ils étoient ?
ARISTIPE .
Pillardon au contraire , étoit avare &
chicaneur , & n'aimoit ſes Parties qu'à
proportion de l'argent qu'il en touchóit;
toute ſon attache étoit à les jetter dans des
labyrinthes fans iſſues , & fa capacité ne
s'employoit qu'à voiler aux Juges la veri
té , & à jetter les affaires dans des embarras
dont il ne pouvoit plus lui-même les tirer.
L'or étoit le ſeul reſſort qui pût le mettre en
mouvement , & tous ceux qui le connoiſ
ſoient le défioient de lui .
TIMA GENE .
Ah ! voilà les traits auſquels je les recon
nois , & voilà juſtement comme eſt le fa
meux Galier Procureur du fot Monſieur
Canelle.
ARISTIPE.
Quelle a été la fin de ces deux . Procu
reurs de differens caracteres ; Sophron en
richi par ſa probité , a laiſſé une Famille
opulente & bien établie ; & Pillardon , a
prés avoir envahi par des procedures rem
plies de ſupercheries , le prix d'une terre
qu'il avoit fait décreter , fe vit condamné
à reſtituer le vol qu'il en avoit fait , & eft
mort gueux ſurle grabat d'une Priſon.
TIMAGENE.
Il eſt vrai , mais pour ce voleur qu'on a
puni,
Huitiéme Entretien .' 273
i puni , n'en voyons- nous pas qui ne doi
yent les plats d'argent dont ils ſe ſervent
qu'aux mêmes artifices , dont ils ne reçoi
vent pas la peine.
ARISTIPE.
Voulez -vous des exemples plus rele
vez , pour vous montrer que la probité eſt
la baze de la ſolidité de la fortune , &
que quand cette baze manque , l'édifice
tombe par terre ; voyez avec quelle con
duite pleine de probité , Cinna s'eft de
fimple Officier pouſſé juſqu'au Baton ;
cette fincerité d'ame , cette foi inviola
ble dans tout ce qu'il promet , fut ce à ſes
ennemis , cette juſtice qu'il rend avec tant
de franchiſe & de deſintereſſement au me
rite de ceux même qui l'envient & qui
i le traverſent ; ce détachement d'interêt
& d'ambition , & ce cæur inébranlable
$ aux atraits de l'amour , & inacceſſible
aux autres foibleſſes , qui ont coûtume
d'ébranler les plus vertueux ; toutes ces
qualitez n'ont pas moins contribué à la
ſolidité de ſa grande fortune , que fa va
leur,
fidelité.fa prudence , la vigilance , & ſa
TIMAGENE.
Tout le monde convient, que Cinna n'a
pas moins de probité que de valeur , &
qu'il n'y a pas de fortune qui ne ſoit au deſ
fous de la vertu .

M :5 ARIS
274 L'ÉCOLE DU MONDB.
ARISTIPE.
Voulez -vous que dans une pareille éle
vation , que celle de Cinna , je vous faiſe
voir un autre homme, qui ayant toutes les
qualitez d'un grand Capitaine hors la pro
bité, a vû ſa fortune détruite par une fu .
neſte cataſtrophe. Metellus fils de Metel
lus , avoit trouvé par la gloire & la fortune .
de ſon pere , un chemin ouvert à ſa propre
élevation ; fa valeur étoit à l'excés , & fa
capacité n'étoit pas moindre ; mais ſon am
bition demeſurée , & l'avidité de l'intérêt
ayant étouffé fa fidelité , il oza confpi
rer contre ſon Roi , & pouvant ſe fau
ver par un aveu ſincere de la faute , il
ne pût jamais trouver en fon ame aſſez
de probité pour ceſſer un moment de
tromper ſon maître ; auſſi vit. il les ſervices
de ſon pere & les fiens noyez dans ſon ſang,
& fa tête payer ſa perfidie ſur un écha
faut.
TIMAGENE.
Je voi par ces exemples, que fi les au
tres vertus nous élevent à la fortune, c'eſt
la probité qui en afſure la poſſeſſion, & que
fans elle tout ce que l'on fait eſt ſemblable
à ces édifices fondez ſur le fable que la
moindre ſecouſſe fait tomber.
ARISTIPE.
Faites-vous donc , mon fils , faites vous
avant toutes choſes un grand fond de pro
bité ; quelque profeſion que vous embraſ
fiez ,
Huitiéme Entretien :- 275 *
fiez , heureux à qui une bonne nature en
donne les principes , mais il faut les forti
fier par la réſolution , & les perfectionner
par les actions qui réduiſent cette vertu en
habitude.
TIMAGENE .
Mais chaque profeſion n'a -t- elle pas ſon
different caractere de probité ?
ARISTIPE.
Chaque profeflion a la fienne , celle du
Marchand confifte principalement à l'exac
titude de la parole qui eſt la baze de ſon créa
dit ; celle du Financier à fuir les exactions:
qui rempliffent fes cofres d'un or facrilege ,
& lui font manger le pain d'iniquité paîtri
dans le ſang & les larines du Peuple , & qui
attire ſur lui des malediétions qui ſouvent
font les cauſes ſecretes de ſes chutes , celle
de l'Oficier de Robe à ne point être ſenſible
à l'interêt , ni ſuſceptible à la prévention
qui font les deux poifons de fa Juſtice. Cel
le de l'homme d'Epée à toujours agir par
les purs principes de l'honneur , contre le
quel on ne peut manquer une ſeule fois,
qu'on ne ſe perde pour toute ſa vie ; celle
d'un Courtiſan à ne point vendre la fumée
de la faveur à ceux qui ont recours à ſon
apui , & enfin celle de l'homme d'Egliſe
à ne point couvrir d'un maſque hypocri
te ; un cour avare , ſuperbe , ainbitieux ,
& quelquefois ulceré.

M 6 TI
276 L'ECOLE DU MONDE.
TIMAGENE.
Mais la vertu eſſentielle des perſonnes
vouées à l'Eglife , n'eſt- ce pas la cha
rité ?
ARISTIPE .
Sans doute , & dans ces fortes de per
ſonnes dés que la probité manque la cha
rité manque auſſi ; fi vous en voulez un
exemple tout récent , vous n'avez qu'à
jetter les yeux ſur la voilée Belzebine qui
eft à la tête d'une compagnie de Velta
les ; vous verrez comme oubliant les de
voirs les plus effentiels de la profeſion ,
& ſe montrant ſans probité , & fans cha:
rité , elle s'eſt laiſſé ſéduire par les pains
de ſucre & par les eaux- de-vie de Mon
ſieur Canelle , pour ſe rendre contre une
femme innocente l'organe de la plus fauſ
ſe de toutes les calomnies , & l'inftru
ment d'une indigne perſecution - mais
laiſſons-la dans ſon impenitence s'aplaudir
de cette action ſur le Sopha de fon Par
loir , & voyons quelles autres qualitez
convenables à toutes les Profeſſions nous
conduiſent à la Fortune. L'une des plus
neceſſaires eſt la vigllance qui comprend
deux chores
vert la prudence
pour ; tout l'eil ou
, &a l'activité
prévoir qui
qui execute les cho'es qu'on a prevûës
neceſſaires pour arriver au but qu'on s'ef
propoſé.
TL
Huitiéme Entretien . 277
TIMAGENE.
C'eſt-à - dire que la Prudence eſt la Théo
rie de la vigilance , & que l'activité eſt fa
pratique.
ARISTIPE .
Rien n'éloigne tant un homme du che
min de la fortune , que cette pareſſe ou lé
thargie , dans laquelle on voit languir ces
indolens qui ne s'entremettent de rien ; ces
gens qui ſemblent n'être venus au mon
de que pour manger dans l'oiſiveté ce que
leurs peres leur ont amaſſé , qui ne ſont
dans un Etat que pour y faire nombre ſans
y rendre aucun ſervice , & qui reſſem
blent à ces Gueſpes inutiles qui dévorent
le miel des Abeilles ſans les aider dans leur
travail.
TIMAGENE .
Ne trouvez - vous pas aſſez ce caractere
indolent dans notre parent Monſieur de la
Nigaudiere.
ARISTIPE.
C'eſt l'un des plus inutiles hommes que
je connoiſſe ſur la terre. Depuis quarante
ſept ans qu'il eſt au monde , il ne lui eſt
pas encore une ſeule fois venu dans la pen
ſée de s'apliquer à quoi que ce ſoit qui le
puiffe utilement occuper ; il dort vigou.
reuſement ſes onze heures par nuit , &
deux heures par jour ; il ſe léve réguliere
ment à dix heures , & aprés en avoir paſſé
deux à ne rien faire il dîne de bon apertit; au
M7 ſortir
278 L’ECOLE DU MONDE .
ſortir de table il fait la petite meridiane jul
qu'à trois heures ſur un fauteuil de commo
dité , il va delà faire ſes viſites ſuivant l'al
phabet de ſon Catalogue , & quelquefois
y joue une repriſe d'Ombre ; cependant
l'heure des Tuilleries étant venuë , il ne
manque pas d'y aller écumer ce qu'il peut
de nouvelles ; & chargé des paquets qui
s'y débitent, il en va payer ſon écot chez
le grand Monſieur Staniſlas , perſonnage
aufă peu neceſſaire au monde que lui . A
prés ſoupé l'on jouë quatre écus en trois
tours de Trietrac , partie , revanche , & le
tout ; onze heures ſonnent, la Nigaudiere
ſe retire , & va fe coucher pour faire le
lendemain la même choſe. Ne croyez
vous pas cet homme fort propre pour
faire ſa Fortune ?
TIMAGENE.
Comme la fueur du viſage eſt le prix du
pain que le Ciel nous donne , ces indolens
qui ne veulent pas fuer pour en acquerir ,
me paroiſſent indignes de celui qu'ils
mangent.
ARISTIPE.
Le Sage envoye le Pareſſeux à la leçon de
la Fourmi. Cette laborieure econome fait
honte à ces oiſifs , ſon travail affidu rem
plit pendant tout l'Eté fes Magazins pour
fe nourrir pendant l'Hiver. Parelfeux , dit ce
Sage , juſqu'à quand dormiras-tu ? Quand
fortiras-tu de ton alloupiffement ? Si tu
dors
Huitiéme Entretien . 279
dors , la pauvreté viendra fondre ſur toi
plus terrible que le Soldat ne l'eft à ſon
Hôte ; mais ſi tu travailles , tes Moiſſons
feront abondantes comme l'eau des Fon.
taines.
TIMA GENE.
Vous me dites donc que la vigilance com
tient deux parties, la prudence & l'activi.
té. Ayez la bonté de me donner ſur l'une
& ſur l'autre les inſtructions neceſſaires pour
les faire concourir à la Fortune.
ARISTIPE.
La prudence conſiderée en ce qui con
cerne la Fortune , eft une capacité d'ame,
par laquelle nous diftinguons avec juſtefre
ce qui eſt avantageux ou non , & par con
ſéquent ce que l'on doit déſirer ou ne pas
déſirer ; & l'on péche contr'elle en deux
manieres, l'une en prenant pour certain ce
qui eft incertain , & l'autre en négligeant
le néceſſaire pour employer ſon tems & fa
peine à la recherche de ce qui eft inutile ; &
ce qui accommode l'un n'eſt pas propre à
l'autre. Par exemple , Damis & Lycas ,
qui font deux Couſins germains de même
âge & de même qualité , voyoient en
femble deux filles bonnes amies , l'une d'u
ne naiſſance illuftre , bien élevée & tres
vertueuſe , mais quin'avoit pour tout bien
que vingt mil écus ians autre eſperance ;
l'autre étoit fans naiſſance, & même il y
avoit quelque tâche à la famille , fa mere
avoit
280 L'ECOLE DU MONDE.
avoit groffi la Chronique galante , mais
elle avoit deux cens cinquante mille li.
vres que ſon pere lui avoit laiſſez en
bonnes rentes ſur l'Hôtel de Ville &
bons Contracts. Ces deux Couſins ne ſe
ſont point trouvez rivaux , & leur juge.
ment les a portez d'abord à ce qui leur é
toit convenable. Damis a choiſi la vertueu
ſe avec peu de bien , parce qu'étant tres
riche, il n'avoit beſoin que d'alliande & d'a
pui ; & Lycas a pris la riche avec ſes dé- a
fauts, parce qu'il a beſoin de trouver du 11
bien pour ſe foûtenir. Ainſi vous voyez
que l'un préfere l'honnête & l'autre utile;
& que cependant tous deux ont agi avec
prudence.
TIMAGENE .
Quand la prudence a jugé ce qui eſt à fai
re pour notre Fortune , il ne reſte done
plus que de la mettre en pratique par l'aco
tivité . Qu'appellez vous activité ?
ARISTIPE.
L'activité neceſſaire à la Fortune eft l'ef
fet d'une difpofition ou chaleur d'eſprit ,
qui nous met en mouvement continuel
pour agir avec utilité ,ſuivant les conjonc
tures de nos affaires. Or cette activité peut
pécher en deuxmanieres , oupar le deffaut;
& c'eſt ce qui fait la pareffe dont je vousai
déja parlé , ou par l'excés , & c'eſt ce qui
fait les eſprits inquiets & brouillons.
Les graces qu'on atrend des Souye
rains ,
iéme ntretien
I Huit E . 281
rains , ne viennent pas chercher un hoin
me qui ne ſe remue point, & qui ne de
mande rien ; quelque merite qu'ait Hié
ron ,, quelque capacité que lui ait donné
ſon étude profonde , & quelqu'art qu'il
ait ajoûté à ſon éloquence naturelle , on
ne l'auroit point été chercher dans l'obſcu
rité de ſon Cabinet pour le Mitrer , fil'em
ploi laborieux de la predication n'avoit
fait connoître ſes talens , & fi ſa vigilance
n'avoit fait appuyer par des recommanda
- tions favorables la Cour aſliduë qu'il fai
foit au ſage Bazile . Au contraire l'Abbé
Saturion qui avoit quelque naiſſance , du
* bien , de l'eſprit , des entrées dans le mon
de , & l'apui d'un Miniſtre , au lieu de ſe
donner les mouvemens neceſſaires pour
ſe pouffer , eſt demeuré dans une lethargie
qui de l'oiſiveté l'a jetté dans le vin & dans.
les chanſons , & delà dans une entiere con
ſommation de la ſubſiſtance.
TIMAGENE.
Mais à cette probité & à cette vigilance
que vous me donnez pour des qualitez
communes à toutes les profeſſions , & ne
ceſſaires à ceux qui veulent donner à leur
Fortune un fondement ſolide , n'en ajoû .
tez . Vous pas encore quelqu'autre ?
ARISTIPE .
L'économie eſt de toutes les profeſ
fions , & celui qui la mepriſéra n'arrive
ra quc tres - difficilement à la Fortune ; je
Yous
282 L'ECOLE DU MONDE.
vous ai parlé dans le dernier Entretien de
l'avarice & de la prodigalité , qui font les
deux extremitez vicieuſes, & je ne vous
répeterai rien de ce que je vous en ai dit ,
mais je vous parlerai ſeulement de la vertu
qui eſt entre ces deux extrémitez , & qui eſt
une des principales parties de la temperan
ce ; ce n'eſt pas qu'il n'y ait des hommes
qui à force de s'abîmer par des profufions,
ſe ſont enrichis , & pouſſez à la plus haute
Fortune.
TIMAGENE.
C'eſt peut-être de ces ſortes de gens qu'on
dit que c'eſt être fage que d'être fou à pro
pos. ARISTIPE.
Si c'eſt une ſageſſe elle eſt bien périlleu
fe , & ces ſortesd'exemples ſont plus pro
pres à être admirez qu'imitez. . Flaminius
avant que d'avoir monté le premier degré
de la Fortune , & reçû la premiere giace
de la Cour , avoit conſommé trois fois le
bien médiocre qu'il avoit eu de ſes peres ,
plus il s'élevoit & plus il ſe trouvoit en ar
riere de finance, par des dépenſes qui croiſ
ſoient tous les jours , & qui ne recevoient
aucune moderation ; c'étoit un homme
brufque , paîtri de Soufre & de Mercure,
intrepide juſqu'à la temerité , également
prodigue & intereſſé , mépriſant tout ce
qui n'étoit pas le Roi , & faiſant ſa Cour
avec une merveilleuſe activité ; cependant à
force de ſe ryïner , il s'eſt vû combléd'hon
neurs
Huitiéme Entretien . 283
neurs & de biens ; dont il n'étoit redeva
ble à l'apui de pas un Miniſtre.
TIMAGENE.
Il me ſemble que cette route ſeroit fort
agreable à ſuivre ſi l'exemple en étoit plus
frequent.
ARISTIPE.
Quelque ſuccés qu'il ait eu j'en croirois
l'effai dangereux , & je ne le conſeillerois
pas. En matiere de Fortune qui n'a
vance pas recule ; & quand la ſortie paſſe
l'entrée , il eſt bien difficile qu'on avan
ce. Mais pour vous donner un exemple
tout contraire à Flaminius , voyez dans
la conduite & dans la parſimonie du mo
defte & fortuné Stella , une route bien
plus ſûre & bien plus commune , quoi
que tout d'un coup élevé par le miracle
d'une Fortune ineſperée il ait été apellé
de fimple Proconſul de la Gaule Ciſalpine
à la Cour du jeune Augufte pour prendre
part au Miniſtere. Il en augmenta ſi peu ſa
table , fon équipage & ſes autres dépen
ſes , qu'on n'en remarquoit pas la diffé
rence ; cependant d'un côté il groffiſſoit
tous les jours l'Alphabet de ſes Contrats ,
& de l'autre il fondoit ſolidement fa fa
veur pour en tranſmettre la ſucceſſion à fa
pofterité , ayant mis enfin ſon fils dans
un plus grand crédit qu'il n'étoit lui-mê
me, on le vit dans le comble des dignitez
aufli modeſte & auſſi économe que Flami
nius
284 L'ECOLE DU MONDR.
nius avoit été prodigue , & cette con
duite ſolltenuë de ſes autres vertus Politi
ques , fit prendre de fi profondes racines
au Grandât qu'il a mis dans fa famille , que
les plus terribles ſecouſſes des vents au
roient peine à la renverſer.
TIMAGENE.
Vous me parlez- là d'une Fortune qui
dans ſon eſpece n'eſt pas moins miracu
leule que l'autre.
ARISTIPE .
Elle eſt plus grande & plus ſolide , parce
que la route en a été plus réguliere , puiſ
qu'il a joint toutes les trois qualitez que je
vous ai marquées neceflaires pour l'éle .
vation , ſçavoir la probité , la vigilance ,
& l'économie ; or cette économie ne
confifte pas ſeulement à l'épargne du lu
perflu des biens qu'on acquiert , afin de s'en
faire une ſource feconde qui produiſe les
moyens d'arriver à de plus grans emplois
que ceux que l'on poſſede , mais elle con
lifte à regler de maniere ſa famille que rien
ne puiffe faire obſtacle au cours que l'on
donne à ſa Fortune.
TIM AGENE.
Et à quoi reduiſez- vous le réglement
interieur d'une famille.
ARISTIPE .
Trois choſes peuvent être déreglées au
dedans d'une famille, & y renverſer la For
tune la mieux établie ; les Domeſtiques,
les
Huitiéme Entretien . 28.5
les Enfans , & la Femme ; nous pouvons
perdre nôtre Fortune par nos Domeſti
ques , lors qu'avec trop de négligence de
nôtre part & trop de licence de la leur, nous
les introduiſonsdans le 'manîment de nos
biens, on la perd par ſes Enfans lors qu'on
ſoufre qu'ils ſe laiſſent éblouir de l'éclat de
la Fortune de leur Pere , & que ſur ce fon
dement ils prennent un eſſor qui les jette
dans le précipice , & enfin une femme nous
abîme quelque Fortune que nousayons lors
que nous ne nous opolons pas à ſes déregle
mens .
TIMAGENE.
Je croi que ſi vous vouliez me donner des
exemples de familles ruinées, ou par les uns,
ou par les autres , il ne vous ſeroit pas difi
cile.
ARISTIPE
Si Stephanide qui fe voyoit de grands
biens acquis par ſon pere, n'avoit point vou
lu ſe donner d'un air d'Intendant dans ſa
maiſon , ou qu'il eût eu l'eil un peu plus
ouvert ſur la conduite de ce chancre , il
ne ſeroit pas mort chargé de plus de
dettes qu'il n'a laiſſé de biens , & ſes
e enfans ne verroient pas cette fangſuë
engraiffée de leur ſang ', avoir l'inſolence
d'acheter par Decret , & de payer comp
tant la principale Terre de ſon Maître ,
lui qui n'avoit pas du pain lorſqu'il s'in
troduifit chez ce Seigneur fous pretexte de
folli
286 L'ECOLE DU MONDE .
folliciter un petit Procés , qu'il a renda
par ſes adreſſes le pere de deux cens au
tres , & qui lui a fourni tous les moyens
de s'enrichir.
TIMAGENE .
Je demandois ces jours paffez à nôtre
ami Diagoras, ce que c'étoit propre
ment qu'un Intendant d'un gros Seigneur
un peu mal aizé , il me dit que c'étoit un
animal avide , né pour s'enrichir du de
bris de fa Maître.
ARISTIPE .
Sa definition étoit aſſez jufte : aufli tout
bon économe ne doit point avoir d'autre
Intendant que ſoi-même, il faut laiſſer
cette maladie aux Princes qui ne peuvent
être jamais ruïnez , & à qui le ciel ſemble
n'avoir donné des richeſſes que pour en fai
re part aux autres.
TIMAGENE.
Vous riez donc bien quand vous enten
dez Monſieur le Marquis de Brifferout qui
pour payer ſon boucher & fon tailleur les
renvoye à ſon Intendant, & qui n'a d'ar
gent que ce que cet Adminiſtrateur lui en
diſtile.
ARISTIPE .
· C'eit ainſi que faute d'économie la for
tune d'un homme eſt détruite par un mau.
vais Intendant , mais le bouleverſement
qui s'en fait par nos enfans eſt d'autant
plus ſenſible qu'il arrive ſouvent par nôtre
faute
Huitiéme Entretien . 287
aute pour les avoir ou mal élevez ou mal
corrigez. Le bon homme Metrodore par
un travail de trente années ayoit amaffé
dans la boutique trois cens mille écus de
sien , & par la leſſive d'une charge avoit
d'écraffé toute l'impureté de la naiſſance.
Il n'avoit que deux fils qu'il avoit élevez
avec tendreſſe , mais d'une maniere à gâter
leur efprit préfomptueux. Sa facilité & les
grandes dépenſes qu'il faiſoit pour eux
les ayant prévenus trop avantageuſement
de l'opulence de leur pere , ils ſe plonge
rent dans une vie fi déréglée qu'une partie
des biens que l'un pouvoit attendre ayant
été conſumé pour le tirer d'une mau.
vaiſe action ; l'autre acheva la ruine de fa
famille par un ridicule mariage , enſorte
que ce Pere infortuné mourant de cha
grin ne leur laiſſa pour toute ſucceſſion que
le ſquelette decharné de la fortune qu'il
avoit faite.
TIMAGENE.
Comme la main qui nous eſt la plus che
re nous est la plus fenfible quand elle nous
offenfe , je me perſuade qu'il n'y a pas de
chagrin pareil à celui qu'un pere reçoit de
la inauvaile conduitedeles enfans.
ARISTIPE.
Il eſt bien plus rare qu'un homme ſoit
ruiné par ſes enfans que par ſa femme , par
ce qu'il eſt plus maitre de l'un que de l'au
tre , & comme la femme par un ſage
écono
288 L'ECOLE DU MONDE .
économie contribui beaucoup à bâtir la
fortune de la maiſon , auſſi dès qu'elle ſe iqu
jette dans la profufion , ou que l'esprit de
diſcorde la jette dans le divorce , elle si
creuſe à ſa famille un abîme inevitable.
C'eſt par cette raiſon que l'Ecriture ap- i
pelle la femme diſcordante ou querelleuſe
un toit percé qui diſtile l'eau dans la mai
fon , car comme une maiſon eſt bien - tôt
ruinée lorſque l'eau y tombe à travers d'u
ne couverture mal diſpoſée , aufli lorf
que la femme fait divorce avecſon mari , e
il faut que ſa maiſon periſſe. Si donc un
homme ne contient pas dans le devoir fa
femme , fi faute de politique , de ſageſſe, o
ou d'autorité , il la laiſſe tomber dans le
déreglement , ou fi lui-même par une
conduite indiſcrete ſuſcite le divorce ,
ou que ſon malheur l'ait fait tomber en
tre les mains d'une folle qui ſe revolte
mal à propos contre lui , quelques vertus
qu'il ait d'ailleurs , il eſt preſqu'impofli.
ble non ſeulement qu'il s'éleve à la fortu
ne , mais que même il ſe ſoutienne dans
ſon état.
TIMAGENE.
Je croi que vous ne manqueriez pas
d'exemples de maiſons ruinées par le def
ordre des femmes , ſi vous m'en vouliez
citer.
ARISTIPE .
Je pourrois vous citer Locuſte qui au
lieu
Huitiéme Entretien . 289
lieu de jouïr avec honneur du rang ſublime
que lui avoit donné ſon mari , élevé par
fon genie dans de hauts emplois , a preci
pité les jours dans le tems qu'il commen
çoit à fonder ſolidement ſa haute fortu
ne , & par ce crime déteſtable a boulever
fé toute ſa famille , je pourrois vous nom
mer la femme de l'Orateur Hortenſius la
gloire du Barreau , qui conſumoit dans le
jeu tout ce que ſon mari gagnoit par ſon
travail aſſidu , par ſa capacité , & par ſon
éloquence , j'y ajoûterois la femme du
Proconful Hippias qui par fa mauvaiſe
conduite a cauſé à ſon époux la perte de
ſon emploi , & celle de l’Ephore Vitel.
lius qui par ſon arrogance & ſes indiſcre
tions a attiré ſur lui la cruelle affaire qui
l'a perdu ; mais je ne vous parlerai que
d'une ſeule femme qui ne vous eſt pas in
differente , c'eſt de celle d'Eugene. Vousle
connoiffez.
TIMAGENE.
' Oui ſans doute , & ſes diſgraces me tou
chent ſenſiblement.
ARISTIPE.
Eugene étoit né avec des qualitez de
corps & d'efprit qui pouvoient lui faire
eſperer quelque fortune. Il avoit du bien
& de la naiſſance , il étoit bien fait de la
perſonne, l'abord doux & attrayant , l'er
prit au deſſus du commun , & cultivé par
une étude extraordinaire. La plupart des
Tom . II. N fcien
290 L'ECOLE DU MONDE .
ſciences rendent ſauvage , mais la fienne
étoit jointe à beaucoup de politeſſe &
d'enjoûment outre cela il étoit franc ,
ſincere , bienfaiſant, & genereux. Avec
ces qualitez à l'âge de vingt- cinq ans il ne
lui étoit pas difficile de plaire à quelque
femme qui l'eût valu . Cependant com
me trente mille écus comptant en Pro
vince font d'un grands poids , les vûës
intereffées de ſon pere l'engagerent à ſe
méſalier , & cette ſomme & quelqu'agré
ment qu'il trouvoit dans la fille qu'on
lui propoſa lui firent prendre parti dans
une famille remplie de fous. Il ne fut
pas long -temps ſans reconnoître qu'il é .
toit lié à la plus deraiſonnable de toutes
les femmes , on ne peut concevoir jul
qu'à quel point elle poufſa ſes imperti
nences & avec quelle extravagance elle
diflipoit ſon bien. Enfin le pernicieux con
feil de ſes parens auſſi peu ſages qu'elle ,
la porta juſqu'à provoquer le divorce , Eu
genene put lui rendre ſon bien qu'en ſe dé
pouïllant de ſon emploi ; ils ſe réünirent
cependant , mais ſa folie étant de nouveau
fomentée par des malins conſeils & par
un ridicule frere , elle fit un ſecond di
vorce , & abandonna ſes enfans & son
mari dans le tems qu'il commençoit à
rétablir fa fortune , de ſorte que ſon extra
vagance augmentant tous les jours elle
ſe voit reduite par ſa propre faute dans
Huitiéme Entretien . 291
un état honteux qui la rend l'oprobre de fa
famille , ſans que ces lâches freres ayent le
courage d'y mettre ordre en la derobant
iux yeux du public .
TIMAGENE .
Il ne faut pas s'étonner fi Eugene traver
é par la conduite mal reglée d'une femme
de ce calibre , s'eſt trouvé non ſeulement
hors d'état de s'élever à la fortune , mais a
vû tout ce qu'il pofledoit abîmé par les ſui
tes de ce malheureux divorce.
ARISTIPE.
Il auroit mieux valu pour lui qu'il eût
pris une femme dénuée de tous biens, &
dont l'eſprit droit l'eût ſecondé. La plû
part des hommes s'imaginent qu'il ne faut
qu'épouſer une femme riche pour être en
fortune. J'avouë que lorſque la douceur
de l'eſprit , la complaiſance & l'amour
veritable pour un mari ſe rencontrent avec
la richeſſe, un mariage opulent eſt un grand
pas pour la fortune , cependant qu'on exa
mine ſerieuſement tous les exemples qui ſe
preſentent devant les yeux , on verra plus
de fortunes faites par des hommes qui ſe
ſont mariés à leur gré fans aucune vûë
d'interêt, que par ceux qui n'ont pris leurs
femmes que pour la dot qu'elles leur ap
portent.
TIMAGENE .
Je m'imagine que c'eſt parce que quand
un homme a épouſé une femme riche
N 2
292 L'ECOLE DU MONDE .
& dont l'humeur quelquefois ne lui plaît
pas, il ne penſe qu'à jouir de la richeſſe ,
mais quand un homme en a épouſé une
qu'il aime & qui le contente , & qu'il ne
ſe voit pas en état de luy faire autant de bien
qu'il defireroit, l'amour qu'il a pour ſa fem
me ſe joignant à ſon ambition le pouſſe à
chercher les moyens de s'élever.
ARISTIPE.
Vous raiſonnez jufte , & vous pouvez
ajoûter qu'il eſt rare qu'une femme riche
plaiſe long-temps. La raiſon eft que tou
te femme qui ſe perſuade que ſon mari lui
a obligation de ſon établiſſement par l'a
port d'une dot avantageuſe en conçoit un
orgueil qui la porte à exiger de ce inari
une ſervitude injuſte , une femme riche ,
dit un ancien eſt un mal inſolent , & il y
en a peu qui ne veuillent dominer lort
qu'elles te perſuadent que ce ſont elles qui
font bouillir la marmite. Or dés qu'une
femme veut dominerelle eft neceflaire
ment haïe , le concert celle , l'ordre eft ren
verſé , & il n'y a plus de fortune à pretendre
pour le mari, ſon ambition étant amortie
par le dégoût qu'il prend d'une femme qui
partageroit le fruit de ſes travaux .
TIMA GENE .
Vous voulez donc qu'un hommequi veut 1
travailler à ſa fortune , ne ſe marie point par
les vûës de l'interêt.C'eſt ce ne ſemble,avan- !
cer un Paradoxe bien extraordinaire.
ARIS
Huitiéme Entretien . 293
ARISTIPE .
Je vous ai déja dit qu'un homme a trou
vé un grand & rare treſor lorſqu'avec le
bien il rencontre une femme qui de vo.
lonté concourt à tous ſes deſirs. Mais je
vous dis que quelque vertu qu'ait un hom
me s'il ſe marie par la vûë de l'interêt
ſans examiner le fond de l'eſprit d'une fem
me ſi peu qu'elle ſe trouve incomplaiſante
il eft perdu, & ne peut jamais faire de for
tune , & que je conſeillerai toûjours à un
homme de preferer un eſprit doux & com
plaiſant avec peu de bien , à une femme ri
che & imperieuſe , parce que le point
fondamental pour le fuccés d'un mariage ,
eft qu'il n'y a que la complaiſance mu.
C1 tuelle qui en opere le bonheur , & par une
ſuite neceſſaire l'élevation à la fortune ; car
tour homme troublé au dedans ne peut
point ſe pouſſer au dehors , or tout hom
me eft infailliblement troublé s'il a une
femme imperieuſe , & il eſt rare qu'elle
ſe ſente riche & qu'elle ne veuille pas re
gner.
TIMAGENE .
C'eſt donc ce que Plaute fait dire à un de
ſes Actenrs , j'ai receu de l'argent , & j'ai
yendu mon empire pour une dot , Dote :
Imperium vendidi.
ARISTIPE .
Vous l'avez dit , ainſi , mon fils , lors
que vous ſerez ſur le point de vous ma
N 3 rier :
294 L'ECOLE DU MONDE.
rier , examinez avant toutes choſes , non
pas le bien de celle que vous recherchez ,
mais le caractere de ſon eſprit & fes
meurs , & preferez à ſon bien fa dou
ceur & fa complaiſance. C'eſt par elle
que Livie charma Auguſte , & qu'elle re
gna ſur le maître du monde , au lieu que
l'imperieuſe & riche Scribonie en fut re
pudiée .
TIMAGENE.
On dit que quand les Africains yeu
lent acheter un cheval, ils font mettre ſur
lui une couverture qui en cache la tête &
le corps , & qui n'en laiſſe voir que les
jambes , de peur qu'un corps bien fait
ne leur faſſe acheter des jambes vicieu
ſes qui font la partie la plus neceſſaire de
cet animal. On pourroit , ce me ſemble ,
pour le mariage ſuivre cette précaution ,
& puiſque la douceur de l'eſprit & la com
plaiſance ſont auffi neceſſaires à la femme
pour rendre un homme heureux que
les bonnes jambes le font au cheval pour
rendre ſervice , il faudroit mettre un voi
le ſur les richeſſes de celle avec qui l'on
veut ſe lier , & n'examiner que ſon eſprit
& ſes meurs , de peur que le bien ne
nous aveugle > & ne nous fafie tomber
dans les liens d'une hypocondriaque , d'u .
ne imperieuſe , d'une capricieuſe ,1 ou
d'une folle.

ARIS
Haitiéme Entretien . 295.
ARISTIPE.
L'application que vous faites me plaît ,
nais pour reprendre ce que je vous ai
lit , vous concevez déja que pour ſe fra
rer le chemin à une fortune solide , de
juelque condition que l'on ſoit , il faut
ivoir un grand fond de probité , beau
coup de vigilance , & une fage économie
qui ne conſiſte pas ſeulement à donner
de juſtes bornes à ſa dépenſe , mais à fi
bien regler ſes domeſtiques, ſes enfans , &
la femme que pas un n'y aporte d'obſtacle.
Ce dernier ſera la matiere d'un Entretien
touchant la maniére dont un homme & 4
ne femme doivent ſe conduire à l'égard
l'un de l'autre , mais ſuivons ce que nous
avons à dire.
TIMAGENE .
Outre ces trois qualitez n'y en a -t-il
point encore quelqu'autre generale qui ſoit
propre à toutes les conditions, & neceffaire
pour la fortune.
ARISTIPE .
II y a en deux qui paroiſſent fort oppo
ſées l'une à l'autre , & qu'il faut cepen
dant ménager de ſorte qu'on puiſſe les por
feder toutes deux à la fois , .& quoiqu'el
les ſoient plus neceſſaires à la Cour , & à
ceux qui s'y attachent qu'en pas une autre
profellion , 'neanmoins comme quelqu'em
ploi que l'on prenne , d'Eglife", d'épée ,
de robe , ou de finance , il eft difficile de
N 4 s'y
296 L’ECOLI DU MONDE.
s'y pouſſer à la fortune ſans avoir des réla
tions avec la Cour , d'où découlent toutes
les graces , il faut ſe munir de ces deux qua
litez , dont l'une eſt la Patience & l'autre eft
la Hardieſſe , patience pour attendre ſur
toutes choſes l'heure qu'on appelle du Be :
ger , & la hardieſte pour ne la pas manquer
lorſqu'elle ſe preſente.
TIMAGENE.
Je croyois que la patience ne fût qu'une
Pertu Chrétienne & vous en faites une
vertu politique .
ARISTIPE.
La patience pour ſouffrir dans les vûës
que nous enſeigne l'Evangile eſt une vertu
Chrétienne, & celle qui nous porte à ſouf
frir en vûë d'en profizr pour nôtre fortu
ne eſt une vertu de cour qui ne repugneni
au caractére Chrétien ni à la probité d'un
honnête homme. Ce qui perd ordinaire
ment ceux qui veulent le pouſſer à la for
tune , c'eſt l'impatience qu'ils ont de la
faire trop vite. Juvenal nous dit que celui
qui veut devenir riche veut le devenir en
peu de tems & que c'eſt la cauſe frequente
de fa ruïne. ' Nam dives qui fieri vult , a
cito vult fieri.
TIMAGENE.
C'eſt le deffaut ordinaire des uſuriers
& le jeune Silven & ſes aſſociez n'auroient
pas ſubi comme ils ontfait la peine de l'exil ,
s'ils avoient eu la patience de s'enrichir
plus
Huitiéme Entretien ." 297
plus lentement , mais en voulant precipi
ter leurs gains par des , ventes onereuses
de ce qu'ils rachetoient en même tems eux
mêmes à bas prix ; & de dix mille écus
de fond de caiſſe ayant fait en trois ans
plus de deux cens mille livres de profit ,
ils n'ont pû cacher leurs vols aux yeux de
la juſtice.
ARISTIPE
Il en eſt de même de la fortune , en vou
lant ſe trop preffer on tombe , & fi Mon
fieur Thomas avoit voulu ménager fa fa
veur pour obtenir dans les tems ce qu'il a
voulu emporter avec impatience & preci
pitation , ſon fils ſeroit Mitré d'une Mi.
tre proportionné à ce qu'il devoit pre
tendre fon ainé n'auroit pas perdu ſon
Proconſulat , & il rempliroit encore lui
même auprés du Grand Alexandre la fonc
tion de l'Iatrarque Philippe. Combien
d'Officiers d'armée ſe font ils par dépit &
par impatience exclus de ce qu'ils auroient
eu s'ils n'avoient pas marqué le vouloir
plûtôt qu'on n'étoit reſolu de la leur don
ner. Il faut donc attendre avec patience la
maturité du fruit pour le cueillir , ſouffrir
des rebuts amers, & vaincre pas à pas les
obſtacles qui ſe preſentent.
TIMAGENE.
L'on peut, ce me ſemble, ajouter que l'im
patience de faire fortune jette ſouvent :
un homme dans le crime , puiſque l'E- -
NS critura
298 L'ECOLE DU MONDE .
criture dit qu'il eſt difficile qu'un homme
Soit innocent lorſqu'en peu de temps il de
vient tres -riche.
ARISTIPE.
Qui, & c'eſt par cette raiſon que ces
fortunes promptes ſontſouvent fort peu ſo
lides, parce que l'aquiſition des biens n'en
eft pas fondée ſur la probité. Tacite nous
en donne un fort bel exemple dans ce
qu'il dit de Brutidius. Il le peint comme
un homme d'un merite fingulier , rempli
d'excellentes qualitez , & qui par les vo
yes les plus honnêtes , & en ſuivant le
droit chemin de la vertu pouvoit arriver
aux emplois les plus éminens, mais com
me il étoit , dit il , impatient de laiſſer der
riere lui ſes égaux , & enſuite ceux qui é
toient au -deffus de lui , & enfin de paſſer
ſes propres eſperances , il mépriſa ce qui
avec plus de lenteur auroit été plus affuré,
pour obtenir prématurement ce qui étoit
& plus dangereux & plus pernicieux.
TIMAGENE.
Mais cettepatience propre à nous condui
re à la fortune confifte -t- elle ſeulement à ne
point precipiter nosdeſirs ?
ARISTIPE.
Elle confifte encore à ſouffrir les traverſes
qu'on nous ſuſcite , car je me ſouviens que
demandant un jour à un vieux Courtiſan de
quelle maniere il s'étoit fait tant d'amis à la
Cour où l'on en trouve si peu , & par quel
les
Huitiéme Entretien . 299
les voyes il s'étoit fi avantageuſement éta
bli fans avoir eſſuyé aucune ſecouſſe ni tra
verſe . Il me répondit que c'étoit non ſeule
ment en ſouffrant avec patience les injures,
mais en remerciant quelquefois ceux qui
les lui faiſoient.
TIMAGENE .
Il eſt vrai que Seneque dit non ſeule
ment , il eſt quelquefois avantageux de ne
pas venger une injure , mais que ſouvent il
eft bon de n'en pas parler.
ARISTIPE .
Suetone nous donne dans Domitien un
exemple admirable de l'arrogance des
Grands , lorſqu'il dit que cet Empereur
ayant outragé injuſtement une des princi
pales perſonnes de l'Etat, il ſouffrit que cet
homme vint s'excuſer auprés de lui &
que lui ayant accordé un pardon , il n'eût
point de honte de ſouffrir qu'on l'en re
merciât ; voilà comme ſont la plậpart des
Grands , ils vous offenſent & veulent que
vous leur demandiez pardon, & s'ils vous
l'accordent , ils s'en aplaudiſſent comme
d'une grace qu'ils vousont faite.
TIMAGENE .
Mais 'n'y a- t - il point de bafſeffe d'ame ,
à ſouffrir ainſi les offenſes des hommes
puiffans?:
ARISTIPE .
Le fage peut- il eft eftre blamé de fa fagef
ſe , & n'eſt - ce pas en lui une force d'a
NG me

1
300 L'ECOLE DU MONDB.
me de fouffrir les injures de la fortune : or
il faut regarder , dit ce Philoſophe dont
vous venez de parler , les hommes puif
fans comme les mains de la fortune, fi
c'eſt donc une vertu de ſupporter fans
murmure les inſultes de la fortune , c'eſt
une vertu de ſouffrir celles de ſes Minis
tres. Mais cette patience ne doit pas ſe
borner ſeulement à fupporter les offen
ſes des Grands , il faut outre cela diſſimu
ler leurs deffauts , & leurs impertinen
çes ; principalemenı lorſque nous atten
dons de leur part quelqu'utilité.
TIMAGENE.
La raiſon en eft : aiſée à comprendre
car il n'y a rien qui faffe plus d'obſtacle à
La fortune que de ſe rendre odieux aux
perſonnes qui ont du pouvoir , & rien ne
nous rend fi odieux à ces perſonnes que de
vouloir s'ériger en cenſeurs de leurs ac
tions.
ARISTIPE .
Plus un homme eſt élevé en puiſſance ,
plus il eſt prévenu de ſon impeccabilité,
& plus aiſé à s'irrite , ainſi tres-dangereux
de reprendre les deffauts , & plus ces def.
fauts font veritables , plus la reprehenſion
leur en déplaît. La fortune d'ôte pas
les foibleſſes d'un homme , au contrai
re fort ſouvent elle les augmente fi cette
fortune n'a pour ſource la vertu : fi l'on
vouloit donc cenſurer toutes les fois qu'on
en .
3
Huitiéme Entretien . 301
en trouve l'occaſion , la vie ne ſe paſſeroit
qu'à rire en Democrite. Il faut écoûter avec
patience les mechans vers du Duc de Ba
vius , ſouffrir que le jeune Polinice enflé
de la faveur de ſon père vous regarde avec
autant d'arrogance qu'il a de bêtiſe , voir
fans murmure Licinius traîné dans un Ca
roffe à fix chevaux lui qui vingt -ans aupara
vant montoit derriere, & ſe morfondretran
quilement dans l'antiſchambre d'un autre
que je ne veux pas nommer , & qui dans ſa
jeuneffe a decroté celle de vôtre ayeul.
TIMAGENE.
Il eſt cependant bien difficile de voir le
vice heureux ſans le cenſurer.
ARISTIPE.
Si en cenfurant on pouvoit corriger les
deffauts de ceux qu'on reprend , il n'y au
roit rien de fi legitime, & je dis même de
fi charitable que la cenſure. Mais comme
ces reprehenſions ne font le plus ſouvent
qu'irriter au lieu de corriger , & produire
ainſi du mal fans operer aucun bien , il
vaut mieux ſouffrir avec patience , ce qui
eſt incorrigible que de s'attirer par ſon im .
patience de fâcheuſes traverſes , mais une
autre eſpece de patience propre à nous
avancer ; c'eſt d'être affidus auprés des
perſonnes dont nous attendons du ſecours
pour notre avancement , & de ne nous
point dégouter de leur lenteur à nous
procurer du bien .
TI,
30 % L'ECOLE DU MONDE .
TIMAGENE.
L'affiduité eſt donc une partie de la pa .
tience.
ARISTIPE.
Sans doute , & en proverbe de Chaffe
on dit qu'on manque ſouvent la Curée
quand on quitte la queuë des chiens : car
comme les hommes & fur tout les Grands
ont une volonté tres ſujette au changement
& diſſipée par une infinité d'objets qui ne
penſent qu'à leur plaire , l'abſent eft bien
tôt effacé de leur eſprit , & la ſervitude
qu'ils exigent de ce qui leur eft inferieur
fait qu'ils prennent pour mépris le moin .
dre relâchement; ainfi non ſeulement il
faut avoir de l'aſſiduité à ſe montrer offici.
eux à ceux dont on eſpere quelque fortune,
mais il faut toûjours s'en tenir le plus prés
que l'on peut pour trois raiſons , l'a
ne pour d'autant plus marquer votre
zele , l'autre pour empêcher que vos en :
nemis ne profitent de vôtre abſence pour
vous calomnier & ſuplanter , & la dernie
re afin d'être en vedette perpetuelle des
occaſions qui ſe preſentent pour vôtre a
vantage.
. TIMAGENE.
Et trouvez-vous que cette affiduité ſoit
neceſſaire à toutes les profeſſions ?
ARISTIPE.
A toutes , puiſque chacun doit ſe faire
de fa profeſſion , fa maîtreffe , & que
l'alui
Huitiéme Entretien. 303
l'aſſiduité eſt une des principales qualitez
d'un amant , en effet voyez Peſcennius
Niger , n'eſt ce pas par ſon aſſiduité au
Barreau qu'il ſe trouve aujourd'huy à la tê
te de la premiere volée des Orateurs . Levé
dés quatre heures , il en travaille qua
tre autres , puis court au Palais , où un
ſeul matin le montre à tous les tribunaux ,
on le voit enſuite aller tirer ſon tribut du
- pilier , & retourné dans la maiſon à peine
s'y donne-t- il le tems de manger , qu'il ſe
renferme, donne conſeil , ou fait des rol
Jes. Il ſoupe aprés cela fort legerement ,
& donne deux heures à la preparation
des plaidoyers du lendemain , puis ſe cou
che , & plaide ſouvent en dormant. II
en eft à proportion demême de toutes les
conditions, & fi le Marchand n'eſt affi
du dans ſa boutique , l'homme d'épée
dans ſes fonction , le Banquier à fa caif
ſe , & le Courtiſan auprés des Grands,
il n'y a pointde fortune à eſperer.
TIMAGENE .
Il ne reſte plus qu'à m'expliquer ce que
c'eſt que cette hardieſſe que vous m'avez
auffi marquée comme une qualité neceffaię
re à la fortune.
ARISTIPE.
La hardieffe eſt une liberté de ſe pro
duire ſoi-même avec aſſurance auprés de
ceux qui peuvent contribuer à nôtre éleva
tion , elle a pour deffaut la honte niaiſe &
timi.
304 L'ECOLE DU MONDE.
timide, & pour excés l'éfronterie & l'im
portunité. C'eſt elle qui ſoutient la patien
ce pour nous empêcher de nous rebuter
des premiers refus qu'on nous fait , & qui
par la perſeverance nous fait obtenir en
fin ce que nous defirons.
TIMAGENE.
Il eſt vrai qu'il y a de certains eſprits
qui veulent être preſſez & qni ne don
nent jamais d'abord ce qu'on leur de
mande.
ARISTIPE.
Oui , mais il faut que cette hardieſſe ſoit
prudente & accompagnée d'une grande
modeftie . Il ne faut point être comme
un certain effronté Monſieur de la Cucu
le qui boit les affronts comme l'eau , &
qui n'en corrige point ſon impudence ,
c'eſt aſſez qu'il fçache le nom d'un homme
pour l'aborder ou qu'il ait vû une fois en
trer une Dame dans une Egliſe pour de
quelque qualité qu'elle ſoit le donner une
entrée chez elle , & dés la premiere fois
avec la même liberté que s'il étoit ſon plus
intime ami , & fi l'on eſt aſſez facile pour
ſouffrir ſes premiers abords , il s'intrigue
dans vos affaires , & prend ſur toute vô
tre famille un ton de maître.
TIMAGENE.
O ! que vous me faites bien là le por
trait de cet homme qui de Pie devenu Cor
beau & ayant paſſé de la Cucule blan
che
Huitiéme Entretien . 305
che au petit fcapulaire noir , s'étoit telle
nent impatronizé de l'eſprit dela groſſe &
vieille Madame Zamel, qu'il étoit devenu
l'arbitre de ſes domeſtiques , le commenſal
perpetuel de la maiſtreffe , & le Surinten ,
dant de toutes ſes affaires.
ARISTIPE.
La connoiſſance de ces fortes d'effrona
tez eſt à craindre , & à fuir ; & quoiqu'il
y en ait qui par cette voye ſe font pouſſez
comme celui dont nous venons de parler
il ne faut point ſuivre leur exemple
mais en temperant vôtre hardieſſe de
modeſtie ſoyez toûjours prêt à profiter
des conjonctures favorables qui ſe preſen
tent , & ne les perdez point par une lâche
timidité. Voilà , mon fils , les qualitez
neceſſaires à toutes perſonnes en general ,
probité , vigilance , économie , patience ,
& hardieſſe . Il faut maintenant que nous
examinions chaque profeſſion en particu
lier , & que je vous explique ce qui lui
eft propre pour réüſſir & s'y pouſſer à la
fortune , car chaque condition , a ſes rou .
tes fingulieres.
TIMAGENE.
Vous m'avez déja une fois diſtingué ces
fix profefſions qui ſe reduiſent à l'Egliſe , à
l'Epée , à la Cour , à la Robe , à la Finan
ce , & au Negoce.
ARISTIPE.
C'eſt juſtement de ces fix profeſſions par
ticu
306 L'ECOLE DU MONDE .
ticulieres que je veux vous entretenir ,
mais je vous avois bien dit que l'abondance
de la matiere nous pouſſeroit à plus d'un
Entretien. Il eſt huit heures & je voi qu'on
me vient avertir qu'on a mis ſur table , al
lons manger & ce ſoir aprés que nous au
rons ſoupé je vous ferai voir par quelles
routes le Beneficier , l'Officier d'épée , le
Courtiſan , l'homme de Robe ; le Finan
cier , & le Marchand doivent ſe conduire
pour arriver à la fortune.
TIMAGENE,
C'eſt encore bien de la matiere pour un
ſeul Entretien , & je croi que chaque pro .
feſſion pourroit bien remplir le fien .
ARISTIPE .
Le tems eſt à nous , & ce qui ne pourra
ſe faire en une fois , il faudra le faire en
deux , allons ſouper.

Fin du deuxiéme Tome.


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