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Entre Le Devoir de Pardonner Et Le Droit de Ne Pas Pardonner

L'article explore la tension entre le devoir de pardonner et le droit de ne pas pardonner, en se concentrant sur les victimes d'abus sexuels. Les auteurs soulignent que, bien que le pardon soit souvent considéré comme un impératif chrétien, il doit également être abordé avec sensibilité à la justice et à la guérison des victimes. Ils plaident pour une théologie qui reconnaît que le pardon ne doit pas être forcé et que les victimes ne devraient pas se sentir coupables de ne pas pardonner.

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Entre Le Devoir de Pardonner Et Le Droit de Ne Pas Pardonner

L'article explore la tension entre le devoir de pardonner et le droit de ne pas pardonner, en se concentrant sur les victimes d'abus sexuels. Les auteurs soulignent que, bien que le pardon soit souvent considéré comme un impératif chrétien, il doit également être abordé avec sensibilité à la justice et à la guérison des victimes. Ils plaident pour une théologie qui reconnaît que le pardon ne doit pas être forcé et que les victimes ne devraient pas se sentir coupables de ne pas pardonner.

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Théologiques

Entre le devoir de pardonner et le droit de ne pas pardonner


Karlijn Demasure et Jean-Guy Nadeau

Volume 23, numéro 2, 2015 Résumé de l'article


Les auteurs abordent la question du pardon à partir de l’expérience des
Théologies de la réconciliation victimes d’abus sexuels qui la posent souvent d’une façon très aiguë. Le
christianisme tient généralement le pardon pour un devoir chrétien, fondé sur
URI : https://id.erudit.org/iderudit/1042752ar une théologie qui considère la réconciliation comme le coeur de l’histoire de
DOI : https://doi.org/10.7202/1042752ar salut. Le Nouveau Testament porte un appel à pardonner qui ne peut être nié.
Par contre, celui-ci ne va pas nécessairement sans condition ni en faisant
abstraction du contexte de la faute ou de la relation. Opérant une étrange
Aller au sommaire du numéro
inversion de la dynamique du pardon, la psychologie considère de son côté les
bienfaits du pardon pour celui ou celle qui le donne plus que pour celui ou
celle qui le reçoit. La psychologie connaît aussi les longs cheminements et les
Éditeur(s) impasses du pardon dont la théologie ne saurait faire abstraction. Cela appelle
une théologie qui soit plus sensible à la justice et qui approche avec plus de
Faculté de théologie et de sciences des religions, Université de Montréal
retenue la question du pardon et de la réconciliation. Comme l’amour, le
pardon est un don et il ne peut être forcé.
ISSN
Le pardon n’est pas une obligation dont il faudrait se culpabiliser ou
1188-7109 (imprimé) culpabiliser les victimes, souvent les plus faibles, de ne pas y répondre. Si la
1492-1413 (numérique) grâce de Dieu permet de pardonner là où la volonté et le pouvoir humains
touchent à leurs limites, peut-être y a-t-il aussi une grâce qui permet de retenir
Découvrir la revue le pardon jusqu’à ce que quelque chose change, voire une grâce qui permet de
faire justice pour que la vie se poursuive en abondance.

Citer cet article


Demasure, K. & Nadeau, J.-G. (2015). Entre le devoir de pardonner et le droit de
ne pas pardonner. Théologiques, 23(2), 253–270.
https://doi.org/10.7202/1042752ar

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l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à
Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche.
https://www.erudit.org/fr/
Théologiques 23/2 (2015) p. 253-270

Entre le devoir de pardonner et le droit


de ne pas pardonner

Karlijn Demasure*
Théologie
Université Grégorienne (Rome, Italie)

Jean-Guy Nadeau**
Théologie
Université Grégorienne (Rome, Italie)

Dans les cas d’abus sexuels à partir desquels nous avons construit notre
réflexion, la question du pardon et même de la réconciliation se pose de
façon très aiguë. D’un côté, on tient le pardon pour un devoir chrétien,
fondé sur une théologie qui considère la réconciliation comme le cœur de
l’histoire du salut. De l’autre, on est beaucoup plus réservé face au pardon
en se référant tout d’abord à la psychologie ainsi qu’à une théologie de
compassion et de justice qui restreint la nécessité du pardon et de la récon-
ciliation.

* Karlijn Demasure est directrice du Centre pour la protection des mineurs à l’Univer-
sité pontificale Grégorienne (Rome, Italie) où elle est également professeure. Elle a
été Doyenne des Facultés de sciences humaines et de philosophie et titulaire de la
Chaire de recherche sur la famille chrétienne à l’Université saint Paul d’Ottawa,
Canada (2008-2014). Ses recherches actuelles portent sur l’abus sexuel. Elle a récem-
ment publié : (2017) « Healing and the Forbidden Touch. A Reflection on Selected
Scripture Stories », dans M. Rovers, J. Malette et M. Guirguis-Younger, dir.,
Therapeutic Touch, Research, Practice and Ethics, University of Ottawa Press,
p. 69-82.
** Jean Guy Nadeau est professeur honoraire à l’Université de Montréal et professeur
invité au Centre pour la protection des mineurs de l’Université pontificale Grégorienne
(Rome, Italie). Ses recherches actuelles portent sur les facteurs et modes de protection
contre les abus sexuels, trauma et spiritualité, ainsi que rock et religion. Il a récem-
ment publié : (2012) J.-G. Nadeau, C. Golding et C. Rochon, Autrement que vic-
times. Dieu, enfer et résistance chez les victimes d’abus sexuels, Novalis.

© Revue Théologiques 2015. Tout droit réservé.


254 karlijn demasure et jean-guy nadeau

Quand on a été blessé profondément, au moins deux sujets de réflexion


s’imposent : la guérison de la blessure et le pardon. Personne ne se pose
sérieusement la question sur la nécessité de guérir la blessure mais plutôt
celle du « comment ». Par contre, la question sur le besoin et le devoir de
pardonner est très actuelle. La Shoah a fait surgir le doute sur le devoir de
pardonner en demandant s’il existe un « mal impardonnable ». Dans le
temps d’après-guerre, la conviction se répandait en effet que pardonner les
crimes de guerre signerait « la banalisation du mal1 ».
Jusque-là le christianisme avait toujours soutenu la conviction que tout
péché pouvait être pardonné à condition que le pécheur demande pardon,
qu’il fasse pénitence et se convertisse. Dans l’argumentation, on distinguait
le péché et le pécheur en affirmant que le péché ne couvre pas entièrement
l’identité de la personne.
Après la Shoah, l’attention se déplace de la personne du pécheur vers
la victime et sa guérison (Lascaris 1999, 49). Dès lors, la question devient
très prégnante : à l’intérieur de la tradition chrétienne, est-ce que la victime
doit pardonner et se réconcilier avec l’offenseur ? Dans un premier temps,
nous présenterons l’argumentation selon laquelle le pardon et la réconci-
liation sont un devoir. Dans un deuxième temps, nous exposerons le point
de vue selon lequel la victime ne doit pas pardonner. Nous terminerons
avec une brève réflexion sur la création des conditions du pardon.

1. Le devoir de pardonner
1.1 La blessure, la mémoire et l’histoire de vie
Pour répondre à l’appel du pardon, il faut se rappeler du mal subi. La
mémoire est une condition nécessaire pour arriver à la guérison ainsi qu’au
pardon. Si on ne se rappelle pas qu’il y a eu blessure, il n’y a pas de besoin
de guérison (de Pisón 2011, 16-19). Cependant, il faut faire une différence
entre faire mémoire et se victimiser. « Se victimiser, comme l’indique
Martínez de Pisón, signifie donner le pouvoir à d’autres, abandonner le
contrôle sur sa propre vie. Non seulement une telle attitude affaiblit la
personne, mais elle la rend dépendante et à la merci des autres. Se souvenir

1. Le concept de la « banalité du mal » vient de Hannah Arendt qui voulait exprimer


qu’un grand mal se fait souvent à partir des petites décisions administratives de cha-
cun ou en obéissant à des ordres sans réfléchir. Il ne s’agit pas de déculpabiliser la
personne puisque Arendt juge une telle attitude impardonnable. Cependant, avec
l’expression de « la banalisation du mal », on réfère à une situation dans laquelle le
pardon est accordé sans pour autant reconnaître l’ampleur du mal.
entre le devoir de pardonner et le droit de ne pas pardonner 255

est une approche active qui veille à ce que l’abus ne se répète plus. » (de
Pisón 2011, 21 et 22-23). Afin que la mémoire de l’offense soit libératrice
pour la personne et puisse mener au pardon, il faut cesser de s’apitoyer sur
soi. Le contraire maintient la personne dans un cercle vicieux où la
mémoire de la souffrance peut répéter la souffrance. En effet, en racontant
l’histoire d’un événement qui nous a fait souffrir, les mêmes sentiments
risquent de nous envahir de nouveau. En plus, faire mémoire d’un événe-
ment malheureux sans s’apitoyer sur son sort peut mener au pardon à
soi-même, ce qui est la condition sine qua non pour pouvoir pardonner à
autrui. « La haine contre soi-même pour avoir enduré tellement de sévices
ressemble à un poison qui détruit la personne de l’intérieur. » (de Pisón
2011, 20) La mémoire est donc nécessaire au pardon, mais la question qui
se pose est celle de savoir comment l’utiliser pour qu’elle y mène. Pour
répondre à cette question, il faut réfléchir au rôle de la mémoire dans la
construction de l’identité.
La mémoire crée l’identité parce que sans notre mémoire nous ne
savons plus qui nous sommes. C’est là l’horreur de la démence. On pour-
rait objecter qu’on reste un individu grâce à la mémoire de l’autre qui
chérit les souvenirs d’une vie partagée, mais la conscience de soi est irrem-
plaçable et se trouve perdue à jamais si la mémoire est tout à fait éliminée.
La mémoire est nécessaire pour la construction de l’identité2, ce qui se fait
dans l’histoire de vie. La mémoire s’exprime dans les récits que nous racon-
tons sur nous-mêmes. La personne choisit entre de nombreux événements
qui sont arrivés au cours de sa vie : entre les faits fortunés ou douloureux,
entre les sentiments de joie ou de tristesse et entre les actes bons ou les
actes dont elle a souffert. Tous les événements ne peuvent faire partie de
l’histoire de vie, c’est l’individu qui en fait le choix. C’est la liberté du
« quoi » du récit. On peut conclure que la mémoire crée l’identité mais dans
une dynamique dialectique, l’être humain crée aussi la mémoire, parce qu’il
choisit les éléments qui font partie de son récit de vie et qu’il n’oubliera
pas. Avec le choix, se tient aussi la responsabilité, une responsabilité par
ailleurs limitée par les moyens psychologiques et langagiers à notre dispo-
sition. On peut construire une histoire de vie qui renforce la tragédie de
l’abus ou on peut raconter l’histoire en fonction de l’espoir d’être guéri.
On pourrait objecter que la mémoire est bien plus que ce qui s’exprime
dans les récits partagés. Il y a des événements, des souvenirs que nous ne
racontons jamais et qui cependant marquent notre identité profondément.

2. Voir Comblin (1991) ; Ricœur (1983).


256 karlijn demasure et jean-guy nadeau

En plus de ces récits passés sous silence, il y a ces images sans paroles qui
souvent nous hantent et qui cherchent à s’exprimer. Elles aussi font partie
de notre identité. Souvent ce sont des images des événements qui nous ont
touchés d’une façon très profonde : des traumas, par exemple l’abus sexuel
jamais raconté. La psychologie nous a appris que la guérison n’est possible
que lorsque les souvenirs s’expriment dans les paroles. Il en est de même
pour le pardon. Il n’y a pas de pardon ou de réconciliation possible sans
paroles : la blessure doit être exprimée, comme est aussi nécessaire la
confession de l’offenseur.

1.2 Histoire de vie et identité chrétienne


L’identité se construit en intégrant les événements de bonheur et de mal-
heur dans notre récit de vie. Mais cette construction ne se fait pas dans le
vide. Dans la culture, des master stories circulent, influencent et sont par-
ties prenantes de notre histoire de vie. Pensons, par exemple, aux récits
patriarcaux ou aux récits idéologiques qui marquent notre culture. Souvent
cette intégration se fait inconsciemment, mais elle peut aussi être objet de
choix. Le christianisme est une telle master story et si on veut se construire
une identité chrétienne, l’histoire du Christ doit faire partie de notre his-
toire de vie. Chrétiens et chrétiennes doivent donc intégrer l’histoire du
salut dans leur récit de vie. L’histoire de vie de Jésus Christ et celle de notre
propre vie s’entrelacent et notre passé se trouve racheté dans cet entrelace-
ment. Or le christianisme a aussi une master story sur le pardon, selon
laquelle il faut pardonner soixante-dix fois sept fois, aimer son ennemi,
présenter l’autre joue, etc. Comment peut-on interpréter cela ?

1.3 La Memoria Christi et la rédemption de tous


« Beaucoup de victimes croient qu’elles n’ont pas d’obligation à pardonner
et à se réconcilier avec l’abuseur. Elles sont convaincues qu’en aimant
l’abuseur, elles ne réalisent pas l’humanité mais la trahissent plutôt. » (Volf
2006, 9)
Dès l’Ancien et le Nouveau Testament, le pardon est une dimension
constitutive de l’histoire du salut. Comme en témoignent parmi d’autres
Os 11,7-9 ; Mi 7,18-20 ; Is 54,4-10 ; Ps 30,6, Dieu vient constamment « à
la rencontre de son peuple infidèle pour lui offrir à nouveau son pardon et
son amour. » (de Pisón 2000, 91, voir aussi 92-98) Le pardon divin se
révèle dans toute sa plénitude en Jésus Christ et il se manifeste de façon
entre le devoir de pardonner et le droit de ne pas pardonner 257

particulière dans la parabole de l’enfant prodigue (Lc 15,11-32 ; voir


Duquoc 1986, 49). Ainsi, « [l]e pardon divin, représenté [par cette para-
bole], dépasse toute compréhension et toute logique humaines : il est le
fruit de la gratuité divine, parce qu’il n’est conditionné par rien. » (de
Pisón, 2000, 95-96) Jean-Paul II l’exprimait clairement dans la Lettre
encyclique sur la miséricorde divine (Jean-Paul II 1980, nos 4.12.14). Sans
la miséricorde, voire sans le pardon, la justice peut devenir une façon voi-
lée de se venger3.
Mais allons directement au cœur de la foi chrétienne. Partons de
l’eucharistie qui est au centre de la vie chrétienne et dans laquelle nous
célébrons, nous commémorons la mort et la résurrection de Jésus Christ.
Nous faisons cela en mémoire de lui. Le narratif de la passion et de la
résurrection est intensément lié au récit de l’Exode. Rappelons-nous que la
Cène avait lieu le jour où les juifs commémorent l’Exode. Or l’Exode jette
la lumière sur plusieurs caractéristiques de Dieu :
• Dieu a sauvé son peuple souffrant en le délivrant de l’esclavage.
• Il a puni les Égyptiens pour avoir causé cette souffrance, comme le
raconte l’histoire des plaies d’Égypte dont la fonction de châtiment paraît
alors s’ajouter à celle de signe ou de moyen de pression.
• Il a mené son peuple vers la terre promise.
Cette théologie est libératrice pour la victime d’abus sexuels ou
d’autres blessures : la libération de la souffrance infligée injustement reflète
un Dieu sauveur des victimes. Mais c’est aussi un Dieu qui punit les abu-
seurs et se manifeste ainsi comme un Dieu juste. Enfin, c’est la promesse
d’une vie meilleure qui le caractérise fondamentalement comme le Dieu
libérateur. Il mettra fin à la souffrance des victimes d’abus même si le che-
min vers la terre promise est long.
La théologie de la libération a fortement insisté sur Dieu qui se posi-
tionne du côté des souffrants. Elle voit la même dynamique dans la mort
et la résurrection du Christ. En Christ, Dieu se positionne définitivement
du côté des victimes. Son corps crucifié, torturé, couvert de plaies et mis à
mort est le sujet de beaucoup de tableaux. Ce corps injustement abusé

3. « Jésus Christ révèle l’origine divine du pardon de Dieu qui est au-dessus de la seule
justice, qu’il ne supprime pas. Mais la justice sans la miséricorde est froide et peut
devenir, tout simplement, une vengeance voilée. La justice de Dieu est aussi une
manifestation de son amour et de sa miséricorde ; elle est une justice qui libère, parce
qu’elle nous justifie devant Dieu (voir Ps 40,11 ; 98,2-3 ; Is 45,21 ; 51,5. 8 ; 56,1) »
(de Pisón 2000, 98).
258 karlijn demasure et jean-guy nadeau

permet une identification aux personnes qui ont souffert d’abus sexuels.
Le corps abusé de Jésus fait image de leur propre corps4. Il leur parle dans
un langage qui ne peut être égalé par des paroles, même si elles ont été
choisies avec un soin incomparable. Les mots désespérés de Jésus : « Mon
Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné ? » font écho aux soupirs les plus
profonds des victimes. La résurrection indique que non seulement notre
âme mais aussi nos corps sont sanctifiés après avoir été désacralisés.
L’incorporation de la souffrance, de la mort et de la résurrection de
Jésus Christ dans sa propre histoire de vie crée une nouvelle identité pour
la victime. Souvent, ce que la victime a vécu semble constituer toute son
identité aussi bien pour elle-même que pour les gens autour d’elle : elle est
une survivante de l’holocauste, elle est une victime d’abus sexuels. Mais le
christianisme considère que la personne est définie au niveau le plus pro-
fond par Dieu et par son amour envers nous, qu’importe ce qui nous arrive
(Volf 2006, 78-79). Il est bien possible que des malheurs nous arrivent et
qu’ils nous semblent dépourvus de tout sens ; mais chaque fois qu’on
donne un sens positif à un mal souffert, on le fait dans l’espoir qu’à la fin
des temps, il y aura révélation du sens complet.
Miroslav Volf nous amène sur une autre piste. Dans son livre The End
of Memory. Remembering Rightly in a Violent World, Volf juge cette
interprétation de la théologie de la libération incomplète parce qu’elle ne
va pas au-delà de l’interprétation de l’Exode. Dans ce cas-là, le récit de la
passion du Christ n’ajouterait rien de nouveau. Pour lui, la passion et la
résurrection du Christ ajoutent des éléments fondamentaux au récit de
l’Exode. On passe d’un Dieu juste à un Dieu qui dépasse cette justice en
offrant la grâce : c’est le scandale de la croix.
Dans le récit de la passion, il s’agit d’une rédemption qui va au-delà
d’un seul peuple. Le passage du peuple d’Israël à tout peuple signifie plus
qu’un changement quantitatif. Il implique le peuple d’Égypte, il implique
les abuseurs. Le récit s’oppose indirectement à une punition qui fait souf-
frir tout un peuple sans tenir compte de la culpabilité ou de l’innocence
individuelle. Les commandements qui sont inscrits dans le récit de l’Exode
sont remplacés par le commandement d’aimer l’autre comme soi-même,
l’ennemi inclus. À la théologie de la libération, qui met au centre le couple
souffrance/délivrance, il faut ajouter le couple ennemi/réconciliation. En

4. Malgré la difficulté fréquente des femmes à s’identifier au corps masculin du Christ,


la pratique clinique et pastorale indique que, dans les cas d’abus sexuels, les femmes
aussi bien que les hommes y retrouvent leur expérience.
entre le devoir de pardonner et le droit de ne pas pardonner 259

effet, le Christ n’est pas seulement mort pour ceux qui souffrent, il est mort
aussi pour ceux qui ont péché. Il a réconcilié les pécheurs avec Dieu et les
êtres humains les uns avec les autres.
Les deux récits, notamment celui de l’Exode et celui de la passion/
résurrection, sont pour Volf des récits de rédemption. Il faut les considé-
rer comme des méta-mémoires (Volf 2006, 94) qui nous fournissent des
structures pour intégrer nos souvenirs. En tissant le récit de la passion
dans la toile qu’est son récit de vie, le chrétien se sait appelé à se récon-
cilier avec son offenseur. Ces méta-mémoires sacrées ont le don de jeter
un pont entre le passé et le futur. Cela signifie, pour la victime qui est en
mesure de pardonner et de se réconcilier à l’exemple du Christ, que l’abus
ne sera plus au centre de son identité et que la mémoire de l’abus ne
témoignera que du passé, sans être déterminante pour le présent ou pour
le futur. La réconciliation guérit et crée l’espoir pour le futur sans pour
autant nier la réalité des injustices subies (Volf 2006, 121). Bien sûr,
l’offenseur peut refuser le don du pardon, mais cela ne peut pas mener à
ce que ce don soit retiré parce que le don ne connaît pas de conditions ;
il est gratuit. Mais le refus de l’acceptation du don mène à une suspension
du pardon.
Revenons à l’eucharistie. Dans l’eucharistie nous commémorons les
méta-récits de l’Exode et de la Passion. Dans cette communauté qui s’unit
au Christ, nous nous souvenons qu’il nous a réconciliés avec Dieu et par
conséquent nous sommes réconciliés les uns avec les autres. Les méta-
mémoires de l’Exode et de la Passion nous fournissent donc la réponse à
la question formulée au début : comment se souvenir ? La mémoire de la
blessure doit être située à l’intérieur du cadre de la réconciliation.

1.4 Conclusion intérimaire


Rappelons brièvement l’argument qui considère la réconciliation comme
un devoir chrétien. Si quelqu’un veut s’identifier comme chrétienne ou
chrétien, l’histoire du salut devra faire partie de son histoire de vie. Le
point central de l’histoire du salut, c’est la réconciliation qui s’est faite
par le Christ sur la croix. Ce récit dépasse le récit de l’Exode. La théo-
logie de la libération a insisté sur le Christ qui souffre avec les souffrants
qui peuvent ressusciter avec lui. Mais ceci n’est que la moitié de la bonne
nouvelle. Il faut ajouter l’élément qui est aussi important que le premier :
le Christ a aussi réconcilié les pécheurs avec Dieu. Il n’y a pas d’excep-
tion ; la rédemption s’adresse à tous et à toutes. La résurrection nous
260 karlijn demasure et jean-guy nadeau

rappelle que la réconciliation est voulue par Dieu et nous indique que
nous pouvons vivre dans l’espoir d’un monde meilleur. Par la mort et la
résurrection de Jésus Christ, chaque chrétien est appelé non seulement à
aider les souffrants à se libérer de la souffrance mais aussi à se réconci-
lier avec son ennemi. Voilà la première perspective que nous voulions
présenter.

2. Le droit de ne pas pardonner


2.1 La différence entre le pardon et la réconciliation
La seconde perspective de notre propos est opposée à la première. Elle
distingue d’abord pardon et réconciliation. Le pardon est un processus
intérieur, alors que la réconciliation implique aussi une relation avec
l’agresseur et des démarches de sa part. Pardon et réconciliation peuvent
aller de pair, mais dans un monde qui considère que c’est la victime qui
bénéficie du pardon qu’elle donne, le pardon ne saurait attendre le bon
vouloir de l’offenseur, ce qui serait encore lier la victime au pouvoir de son
agresseur. Il est possible que celui-ci ne reconnaisse pas le mal qu’il a fait,
possible qu’il ne veuille pas du pardon offert. Il y aurait alors pardon mais
pas réconciliation. Si on se réconcilie, c’est pour que ça aille mieux ou pour
retrouver la relation qui existait auparavant. En certains cas, la relation
sera positive, sans nécessairement retrouver sa qualité antérieure. En
d’autres cas, plus malheureux mais bien documentés, elle redeviendra une
relation de domination, ce qui fera par la suite partie des raisons de refuser
non seulement de se réconcilier, mais bien de refuser de pardonner.
Enfin, la réconciliation n’est possible que si le pardon qui la précède
n’est pas un devoir. Sinon, il y a un de ses acteurs qui s’y trouve forcé,
encore une fois. Dans notre culture, c’est sur la victime que pèse alors le
poids de la réconciliation car c’est à elle qu’on demande de pardonner, de
remettre les dettes, dettes morales en ce cas.

2.2 Un embarras : pardonner et remettre les dettes


L’Évangile utilise trois termes pour parler du pardon : aphiemi, charizomai,
et apoluo. Ces trois mots — surtout aphiemi, qui est le plus fréquent pour
parler du pardon interpersonnel — sont aussi utilisés pour parler des dettes
ou de la libération d’un prisonnier. Keene (1995) considère qu’il s’agit là
d’actes financiers ou politiques dont la capacité n’appartient qu’aux puis-
sants de la société. Il n’y a pas d’instance, poursuit-il, où une personne est
entre le devoir de pardonner et le droit de ne pas pardonner 261

pardonnée par quelqu’un de plus bas dans la hiérarchie du pouvoir, aucun


exemple où le plus faible doive pardonner au plus fort. Même Jésus sur la
croix ne pardonne pas à ses bourreaux ; il demande au Père de le faire.
Dans l’Évangile, le pardon ou plus précisément la remise des dettes va
de celui qui a vers celui qui n’a pas ; elle va du puissant vers le faible, qui
risque de tout perdre ou d’être vendu en esclavage s’il ne rembourse pas sa
dette (Keene 1995). Le pardon va de Dieu vers les hommes et les femmes
qu’il pourrait annihiler ou soumettre au feu éternel. Il nous semble que
c’est sur ce fond de scène de la puissance qu’il faut comprendre la parole
que Jésus en croix adresse à son Père : « Père pardonne-leur car ils ne savent
pas ce qu’ils font. » Pour la mentalité religieuse, ces gens viennent de tuer
le Fils de Dieu, le fils du Seigneur le plus puissant ! Leur vie est en jeu,
comme celle des vignerons de la parabole qui ont tué le fils de leur maître
et que ce dernier exterminera à son arrivée (Mt 21). On voit clairement la
valeur du pardon qui va du plus fort vers le plus faible, une valeur qu’il-
lustre a contrario la finale du magnifique film Dogville de Lars von Trier
(von Trier 2003).
Ce qui est embarrassant aujourd’hui, c’est qu’on demande au plus
faible de pardonner au plus fort. En plus, le pardon dans le discours quo-
tidien, surtout dans le discours psycho-thérapeutique, et peut-être même
dans le discours politique, vise le bien de celui qui pardonne… et non le
bien de celui qui est pardonné. On ne pardonne plus pour le bien ou le
salut de l’autre, pour lui sauver la vie. On pardonne pour soi-même, parce
que ça fait du bien, parce que ça libère celui qui pardonne ! Notons tout de
même que cette orientation de pardonner pour son propre bénéfice se
trouve déjà dans l’Évangile : « remets-nous nos dettes comme nous remet-
tons les dettes », « pardonnez-nous comme nous pardonnons ». À moins
qu’on ne lise ces textes comme suggérant que Dieu peut bien nous pardon-
ner puisque nous aussi nous pardonnons. Matthieu 7,2 affirme qu’on sera
jugé avec la même mesure avec laquelle on aura jugé, mais il est alors
question de jugement et non de pardon.
D’où le malaise de notre question initiale. Si l’on saisit le pardon en
fonction du bien de la victime, celle-ci doit-elle pardonner pour son bien
ou y résister pour son bien ?

2.3 Refuser de pardonner


Mais pourquoi refuser de pardonner ? Pourquoi faire valoir le droit de ne
pas pardonner si le pardon est si noble ? Nous avancerons cinq raisons qui
262 karlijn demasure et jean-guy nadeau

procèdent non de définitions théoriques du pardon mais de la perspective


des victimes à qui on demande de pardonner. Refuser de pardonner :
• pour se protéger
• pour protéger ses valeurs, pour refuser le mal, pour sauver la justice
• pour résister à la vision du monde de l’agresseur
• pour ne pas accroître le pouvoir du plus puissant
• parce que certaines demandes de pardon ont quelque chose d’indécent.

2.3.1 Refuser de pardonner pour se protéger


Chacun peut se rappeler des offenses, des coups et des blessures qu’il n’a
pas encore pardonnés ou encore des pardons sur lesquels il a longtemps
hésité. Et d’abord pour se protéger en se gardant à distance de l’agresseur.
Car tout se passe bien souvent comme si la proximité avec l’offenseur
restait dangereuse… d’autant que certains considèrent le pardon comme
une permission de recommencer. C’est une situation que connaissent bien
les femmes victimes de violence conjugale. Dans ce cas, plus les gens par-
donnent, plus on peut les frapper de nouveau. Le pardon est parfois reçu
comme une permission de faire le mal et on comprend que certains
craignent qu’il ne le soit. Une des personnes que nous avons interviewées
dans le cadre de notre recherche sur les victimes d’abus sexuels nous avait
dit : « Je n’avais plus peur, alors j’ai pardonné rapidement. » (Nadeau,
Golding et Rochon 2012, 149)
Il est d’autant plus difficile de pardonner qu’on s’en est parfois voulu
de l’avoir fait. On a alors eu l’impression de s’être fait avoir, que l’autre en
a profité alors qu’on croyait — qu’on espérait — qu’il pouvait s’amender
et changer. Ainsi hésite-t-on à pardonner. Non seulement à cause de la
vivacité de la blessure ou à cause de la colère, mais de peur que l’autre n’en
profite, de peur de se faire prendre encore une fois, d’y perdre de nouveau
sa dignité, de peur de tolérer et d’encourager l’injustice. Ce risque que la
victime soit à nouveau abusée à travers le pardon lui-même explique en
bonne partie le soupçon avec lequel la théologie féministe ou la littérature
sur les abus sexuels abordent la question du pardon.

2.3.2 Refuser de pardonner pour protéger ses valeurs, refuser le mal,


sauver la justice
Il y a des cas où pardonner serait nier sa propre dignité, accepter le mal et
l’injustice, voire s’en faire complice. Certains pardons apparaissent comme
entre le devoir de pardonner et le droit de ne pas pardonner 263

injustes. Dans ces cas, ne pas pardonner, c’est refuser de se transformer en


paillasson, et on sait combien les théologiennes féministes ont dénoncé une
théologie de soumission (doormat theology).
Jeffrie Murphy considère que le ressentiment n’est pas toujours négatif
(McKnight 2004). Non pas que les victimes soient obligées de le ressentir,
mais il est pour certains un signe de respect de soi. McKnight rappelle la
question de Murphy trop rarement abordée et dans laquelle nous nous
reconnaissons tout à fait :
[H]ow far one can go in the direction of forgiveness without compromising
values of genuine importance ? […] How does one maintain self-respect, self-
defence, and (especially) the moral order when one forgives ? What happens
to self-respect and the moral order when humans set up a strategy of pursuing
forgiveness ? Will wrongdoers repent ? Will they learn ? (McKnight 2004)

2.3.3 Refuser de pardonner pour résister à la vision du monde,


à l’idéologie de l’agresseur
Il y a des cas où l’offenseur demande pardon mais ne change rien à son
comportement ou n’en prend pas les moyens. Certains agresseurs solli-
citent même le pardon alors qu’ils continuent les abus :
Mon père venait dans ma chambre la nuit pour me toucher. Avant de partir,
il exigeait que je lui pardonne. Il me disait que si j’en parlais à qui que ce
soit, même lorsque je serais adulte, ça voulait dire que je ne lui avais pas
vraiment pardonné. J’irais en enfer parce que Dieu ne me pardonnerait pas5.

Dans une telle situation, pardonner signifierait ainsi garder le silence,


laisser faire ! La maxime biblique est alors utilisée par l’adulte pour
contraindre l’enfant au silence, ce qui constitue une caractéristique des
abus sexuels contre les enfants (voir Nadeau 2001).
On dira qu’il ne s’agit que d’un stratagème, que d’une perversion d’une
maxime biblique. Mais qui apprend à l’enfant de six ou huit ans à faire la
distinction ? Ce qu’on apprend plutôt à l’enfant, c’est qu’elle doit pardon-
ner et que le pardon divin, c’est-à-dire son salut éternel, dépend de ce
pardon. Le remords de l’agresseur peut bien apparaître sincère, — ce en

5. « My dad would come into my room and fondle me at night. Before he’d even leave,
he would demand that I forgive him. He said that if I ever told anyone, even when I
was an adult, it meant that I hadn’t really forgiven him. I would go to hell because
God wouldn’t forgive me. » (Heggen 1993, 96).
264 karlijn demasure et jean-guy nadeau

quoi excellent les manipulateurs — alors que la victime croit qu’elle n’agi-
rait pas de façon chrétienne si elle rapportait ou dénonçait l’abus. Après
tout, ne doit-elle pas pardonner ? Tout se passe trop souvent comme si le
pardon n’avait qu’une facette, celle de l’obligation.

2.3.4 Refuser de pardonner pour ne pas accroître le pouvoir du plus


puissant

Ce n’est pas par désir de vengeance que certains refusent de pardonner


mais par souci de justice. C’est comme si, pour eux, pardonner accroîtrait
le pouvoir du plus puissant, sur les autres et pas seulement sur celui qui
refuse de pardonner. On pourrait peut-être relire dans cette perspective la
parabole du serviteur impitoyable à qui le maître remet sa dette ou par-
donne, en Matthieu 18,21-35. S’il faut pardonner jusqu’à soixante-dix fois
sept fois (Mt 18,23), le maître, lui, ne pardonne pourtant qu’une seule fois,
comme pour empêcher le serviteur impitoyable de faire encore du tort.
Dans ce cas, le pardon est juridique, mais c’est bien l’exemple que l’Évan-
gile en donne. L’Évangile ne paraît pas demander de tout pardonner tout
le temps, comme l’indiquent aussi d’autres paraboles comme celles des
vignerons homicides (Mt 21), du Jugement dernier (Mt 25), ou même celle
de l’homme qui n’a pas le bon vêtement pour les noces (Lc 14), celle des
talents (Lc 19). Autant de gens durement jugés, exécutés ou voués à la
Géhenne. Tout se passe comme si le Maître, quel qu’il soit, ne pardonnait
pas toujours. En témoignent encore les propos tranchants de Luc 15, 1-7
qui vouent au feu éternel les pécheurs qui ne font pas ce qu’il faut pour se
libérer du péché. L’Évangile n’est pas toujours facile à saisir et il y a place
à en discuter. Cette question du pouvoir est très importante, particulière-
ment dans les cas d’abus de pouvoir — et nous y reviendrons.

2.3.5 Refuser de pardonner parce que certaines demandes de pardon ont


quelque chose d’indécent
Parfois, on se demande pourquoi telle ou telle demande de pardon est
faite. Qu’est-ce qui est visé au juste ? Pour les intérêts de qui ? Le pardon
est contextuel, marqué par la situation de ceux qui le demandent, l’ac-
cordent ou le refusent. Il est des cas où la demande de pardon a quelque
chose d’indécent, soit parce que l’expression des regrets sonne faux, soit
— comme on l’a dit plus haut — parce que les actes se poursuivent. On
entre le devoir de pardonner et le droit de ne pas pardonner 265

a même vu des abuseurs sexuels prier avec leur victime après les actes
pour demander que Dieu leur pardonne (Nadeau, Golding et Rochon
2012, 87). On voit combien cette demande est perverse alors que le cou-
pable inclut la victime dans la responsabilité et la culpabilité de ses actes.
Il y a d’autres cas où l’expression des circonstances atténuantes occupe
plus de place que la reconnaissance des torts qui ont été faits. Il est des
cas, par exemple quand des officiers d’églises ou de compagnies commer-
ciales demandent pardon, où l’on sent que c’est simplement en vue de se
refaire une image, de retrouver un pouvoir que l’opinion publique a mis
à mal ou pour faire oublier le mal qui a été fait. Il est des cas où celui qui
fait la demande ne s’engage dans aucune réparation ou aucune réparation
significative. Dans de tels cas, il est clair que le bien de la victime n’est
pas visé, qu’il n’a pas d’intérêt pour celui qui demande pardon. On sent
alors que la demande a quelque chose de grossier, de choquant, et elle
doit probablement même être refusée. Encore une fois, le pardon n’est
pas un dû.

3. Créer les conditions pour un pardon


Voyons quelques autres conditions du pardon.

3.1 Éviter le pardon rapide


Les victimes sont souvent mises sous pression pour pardonner. Marie
Fortune6, théologienne et pasteure américaine, fondatrice en 1987 du
Center for the Prevention of Sexual and Domestic Violence et plus récem-
ment du Journal of Religion and Abuse, travaille depuis plusieurs années
avec des victimes d’abus sexuels. Elle note qu’un pardon trop rapide
engendre un risque de re-victimisation, qu’il retarde ou bloque le processus
de guérison, même à l’âge adulte. En effet, la famille et le clergé com-
mencent trop souvent leur intervention en incitant la victime à pardonner.
Si la victime en est incapable, elle se culpabilise et croit que Dieu ne lui
pardonnera pas non plus. Le pardon est sans doute crucial au processus de
guérison, mais il ne peut ni ne doit être hâté.
Pour que le pardon soit viable, voire constructif, il faut que les victimes
soient prêtes à pardonner et un long processus de guérison, de thérapie
précède souvent ce moment. Dans son livre Comment pardonner ? Jean

6. Voir Fortune (1988 ; 1987) ; Heggen (1993, 123).


266 karlijn demasure et jean-guy nadeau

Monbourquette décrit très bien les étapes psychologiques à franchir avant


d’être capable de pardonner et ce processus n’est pas même une garantie
que la personne puisse pardonner. Le pardon n’est pas seulement une
question de psychologie ni même de théologie ; il faut aussi la grâce pour
y parvenir.

3.2 La nécessité d’un discours de vérité


L’offenseur doit reconnaître sa faute s’il veut obtenir le pardon, au sens
classique du terme où le pardon était fait pour le bien de l’offenseur. La
situation est différente quand le pardon vise le bien de celui ou de celle qui
pardonne. On ne saurait alors lier sa libération à la bonne volonté de
l’offenseur et donc à ses aveux. Par contre, la reconnaissance de la faute et
du mal commis est nécessaire si on souhaite la réconciliation.
Si le mal commis a été le fait d’une institution, Margaret Arms insiste
pour que la vérité soit dite par l’institution concernée (Arms 2002). Pour
l’abus sexuel par le clergé, c’est l’Église qui doit avouer le tort fait. Arms met
en garde contre un pardon individuel lorsque l’institution n’admet pas
l’abus. Si la vérité de l’abus sexuel par le clergé n’est pas reconnue par la
paroisse, le diocèse ou le magistère, on risque de soigner les blessures d’une
façon superficielle. De nos jours, on constate que la vérité quant à ces abus
est reconnue par le pape, mais dans beaucoup d’églises locales, il y a toujours
le déni ou le silence. Comment peut-on offrir le pardon à un prêtre si dans
le discours public toute responsabilité est niée ? Arms est d’avis que le pardon
ne peut « durer » et ne pas être regretté que si celui qui le donne est supporté
par une communauté qui admet le mal qui a été fait (Arms 2002, 113).
Comprendre clairement la réalité complexe de l’abus et de ses consé-
quences est nécessaire avant d’envisager le pardon. Cette vérité, qui peut
être considérée comme un acte de résistance contre le mal, se dit aussi au
tribunal. C’est un des endroits où la victime peut être écoutée. Le pardon
n’exclut pas la justice ! Au contraire, on pourrait dire que la justice doit
précéder le pardon. Cependant, justice faite ne mène pas nécessairement
au pardon. On peut aller au tribunal sans avoir l’intention de pardonner.
En plus, la justice rétributive peut fixer l’offenseur dans une position où il
prétend violemment qu’il n’a pas commis le délit ou que ce n’était pas de
sa faute. Une telle attitude ne favorise pas le pardon de la part de la vic-
time. Seule la justice qui contribue à l’empowerment de la victime peut
privilégier le pardon et il est des cas où la justice réparatrice peut le faire
mieux que la justice rétributive.
entre le devoir de pardonner et le droit de ne pas pardonner 267

3.3 Le pouvoir comme condition du pardon


Marie Fortune a souvent développé l’idée que la justice constitue une des
conditions de la guérison et du pardon. D’où la nécessité de rendre justice
(making justice) à la victime, que ce soit de la part de l’agresseur, de l’en-
tourage de la victime ou de la communauté. En fait, l’expérience de justice
contribue à rétablir la valeur et le pouvoir de la victime. Justice as
empowerment, pourrions-nous dire. Ce n’est qu’à la condition que soit
restauré le pouvoir de la victime que le pardon peut devenir une option
réelle… et non un nouveau fardeau. Le pardon (au sens classique) ou la
réconciliation ne devient possible que lorsque le plus fort abandonne sa
position dominante en se repentant sincèrement et en faisant restitution.
C’est pourquoi la reconstruction du pouvoir de la victime nié dans l’abus
doit précéder le pardon.
Dans cette perspective d’empowerment, il est important de considérer
que le pardon n’est ni un dû, ni un droit, ni une dette de la victime envers
l’agresseur. Certes, il peut être appelé par les pardons que l’on a soi-même
reçus, mais il reste un don, un don à l’autre et à soi. « Pardon demandé
n’est pas pardon dû », considère Paul Ricœur (1996, 81) qui s’est longue-
ment penché sur la question dans La mémoire, l’histoire, l’oubli7 ; sinon,
quel en serait le don ? La victime a le droit de ne pas pardonner.
Demander pardon, quand cela est fait sérieusement, c’est modifier sa
relation avec la victime. C’est se dire dépendant de l’autre alors qu’il était
auparavant en position de domination face à elle. Désormais, c’est la vic-
time qui peut exercer du pouvoir sur la relation. Demander pardon sérieu-
sement, c’est reconnaître à la victime le pouvoir de pardonner — ou de ne
pas pardonner. C’est lui reconnaître un pouvoir que l’offense, justement,
a nié, a brimé, et dont elle a bien besoin si elle veut pardonner.

Conclusion
Le Nouveau Testament porte un appel à pardonner qui ne peut être nié.
Cependant, le pardon n’est pas une obligation dont il faudrait se culpabi-
liser de ne pas y répondre. On manque certes des occasions de pardonner,
et c’est dommage. Mais il arrive que l’on en soit incapable, empêtré dans
nos blessures et nos émotions ou parce que les conditions ne sont pas les
bonnes. Serions-nous alors coupables de ne pas pardonner ? Non ! On ne

7. Ricœur (2000) ; voir aussi Ricœur (1990).


268 karlijn demasure et jean-guy nadeau

saurait oublier la psychologie lorsqu’on parle de théologie, ni que l’évan-


gile n’est pas en tout ceci sans nuance.
On peut même aller jusqu’à considérer que pardonner n’est pas un
devoir moral. Comme l’amour, le pardon est un don qui ne peut être forcé.
Stanislas Breton considère qu’« il ne peut y avoir pardon que sous une loi
de surabondance » (Breton 1993, 106). Dans le christianisme, c’est la grâce
de Dieu qui permet de pardonner là où la volonté et le pouvoir humains
touchent à leurs limites. Et peut-être y a-t-il même une grâce qui permet de
retenir le pardon jusqu’à ce que quelque chose change, voire une grâce qui
permet de faire justice pour que la vie se poursuive en abondance.

Références
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Von Trier, L. (2003), Dogville, Danemark, 2h57min.

Résumé

Les auteurs abordent la question du pardon à partir de l’expérience des


victimes d’abus sexuels qui la posent souvent d’une façon très aiguë. Le
christianisme tient généralement le pardon pour un devoir chrétien, fondé
sur une théologie qui considère la réconciliation comme le cœur de l’histoire
de salut. Le Nouveau Testament porte un appel à pardonner qui ne peut être
nié. Par contre, celui-ci ne va pas nécessairement sans condition ni en faisant
abstraction du contexte de la faute ou de la relation. Opérant une étrange
inversion de la dynamique du pardon, la psychologie considère de son côté
les bienfaits du pardon pour celui ou celle qui le donne plus que pour celui
ou celle qui le reçoit. La psychologie connaît aussi les longs cheminements
et les impasses du pardon dont la théologie ne saurait faire abstraction. Cela
appelle une théologie qui soit plus sensible à la justice et qui approche avec
plus de retenue la question du pardon et de la réconciliation. Comme
l’amour, le pardon est un don et il ne peut être forcé.
Le pardon n’est pas une obligation dont il faudrait se culpabiliser ou
culpabiliser les victimes, souvent les plus faibles, de ne pas y répondre. Si la
grâce de Dieu permet de pardonner là où la volonté et le pouvoir humains
270 karlijn demasure et jean-guy nadeau

touchent à leurs limites, peut-être y a-t-il aussi une grâce qui permet de
retenir le pardon jusqu’à ce que quelque chose change, voire une grâce qui
permet de faire justice pour que la vie se poursuive en abondance.

Abstract

The authors address the issue of forgiveness from the experience of victims
of sexual abuse who often bear it very acutely. Christianity generally holds
forgiveness as a Christian duty, based on a theology that views reconcilia-
tion as the heart of salvation history. The New Testament carries a call to
forgive that cannot be denied. But it is not necessarily without conditions,
and we should not disregard the context of the fault or the relationship
between the actors. In a strange inversion of the dynamics of forgiveness,
psychology on the other hand considers the benefits of forgiveness for the
one who forgives rather than for the one who is forgiven. It also knows the
long paths and dead ends of forgiveness which theology cannot ignore. This
calls for a theology that is more sensitive to victims and justice, and that
handles the issue of forgiveness and reconciliation more cautiously. Like
love, forgiveness is a gift and it cannot be forced.
Forgiveness is not an obligation that should be imposed on victims,
who often are the weakest ones. If the grace of God allows us to forgive
where human will and power reach their limits, maybe there also is a grace
to refuse forgiveness until something changes or a grace to make justice so
that life abounds.

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