F- Situation sociolinguistique au Maroc
La présence de plusieurs idiomes au Maroc génère une ambiance sociolinguistique
marquée par une interaction dynamique des langues dont les usages et les fonctions se
distinguent, et ce, par rapport à leurs statuts, à leurs domaines d’usage, à la valeur que les
locuteurs leur attribuent selon les situations et les contextes.
Nous pouvons regrouper les langues qui constituent le paysage linguistique au Maroc dans
deux grands ensembles : les langues nationales (l’amazighe à travers ses trois grandes
variétés, à savoir le tarifit, le tachelhit et le tamazight, et l’arabe sous ses deux variétés,
notamment l’arabe standard (AS) et l’arabe marocain (AM). Et les langues étrangères (le
français, l’anglais et l’espagnol) .
Cette situation de multilinguisme a « des effets divers dans des domaines aussi importants
que l’éducation, la formation, l’administration, la culture et l’économie » et suppose comme
enjeu majeur « la gestion rationnelle, fonctionnelle et équitable de la pluralité des langues »
L. Messaoudi propose une autre classification basée essentiellement sur la distinction entre
les langues selon qu’elles bénéficient d’un statut de droit (statut de jure) ou d’un statut de
fait. Elle précise que :
- Celles bénéficiant du statut de droit sont mentionnées dans le texte de la Constitution. Il :
« la langue arabe » est qualifiée de « la langue officielle » et constitue le médium de
scolarisation dans le fondamental et dans le cycle secondaire, l’amazighe (le berbère) est
enseigné dans le primaire dans un certain nombre d’écoles et est doté depuis juillet 2011 du
statut d’«une langue officielle» ;
- Celles relevant du statut de fait sont :
▪ Le français qui oscille entre celui de langue étrangère et celui de langue seconde
notamment dans le système éducatif et le secteur socio-économique;
▪ Les variétés dialectales arabes dont une koinè est en émergence, «la darija» qui sert à la
communication à l’échelle du pays […].
▪ Les dialectes amazighs qui sont à vocation locale ;
▪ L’espagnol qui est peu utilisé et dont des traces subsistent dans le nord et dans les
provinces du sud du pays.
▪ L’anglais n’a pas une grande présence dans le paysage linguistique mais il commence à
être utilisé dans les entreprises multinationales et dans certaines écoles privées.
« La langue arabe » sans adjectif renvoie, de fait, selon Leila Messaoudi, au niveau codifié
appelé communément « arabe classique » et qu’elle désigne par « arabe standard »
F.1 Les langues officielles au Maroc :
La nouvelle constitution du 1er juillet 2011 a introduit un changement significatif dans la
situation linguistique en accordant un statut officiel à la langue amazighe. Toutefois, l'arabe
conserve son statut officiel et est maintenant partagé avec l'amazighe :
● L'arabe demeure la langue officielle de l'État, avec des efforts déployés pour sa
protection, son développement et sa promotion.
● L'amazighe est également reconnue comme langue officielle de l'État, en tant que
patrimoine commun à tous les Marocains.
F.2 Les langues non officielles et étrangères :
L'article 5 de la nouvelle constitution marocaine souligne l'engagement de l'État envers la
préservation du Hassani, une langue faisant partie intégrante de l'identité culturelle
marocaine, ainsi que la protection des expressions culturelles et des langues utilisées au
Maroc. De plus, l'État s'engage à promouvoir une politique linguistique et culturelle
cohérente, ainsi qu'à encourager l'apprentissage et la maîtrise des langues étrangères les
plus utilisées dans le monde, afin de favoriser la communication, l'intégration et l'interaction
avec la société du savoir, ainsi que l'ouverture sur différentes cultures et civilisations
contemporaines.
F.3 Arabe classique (AC) /Arabe marocain (AM) :
- L'Arabe Classique (AC) est décrit comme une variété codifiée, prestigieuse,
exclusivement apprise et limitée aux usages formels. Il correspond à la variété supérieure ou
"HIGH" de la diglossie, étant utilisé dans des contextes formels et officiels.
- L'Arabe Marocain (AM), quant à lui, est considéré comme la langue maternelle,
acquise naturellement, utilisée pour la communication informelle et quotidienne. Il
correspond à la variété subalterne ou "LOW" de la diglossie, étant utilisé dans des
contextes informels et familiaux.
De plus, certains auteurs ont étendu la notion de diglossie à toutes les situations de contact
de langues, où deux langues, et non seulement deux variétés d'une langue, remplissent des
fonctions complémentaires. Dans ce contexte, le pouvoir religieux confère à l'AC le statut de
variété "haut", tandis que l'Arabe Standard (AS) bénéficie d'une "officialité" constitutionnelle
qui lui accorde un statut de variété "haute" par rapport à l'AM.
La diglossie peut également englober les variétés régionales et sociolectales de l'AM, où
l'AM urbanisé est considéré comme une variété "haute" en raison de son utilisation dans les
médias et les discours quotidiens.
F.4 Arabe standard (AS)/ Français :
Quant à l’arabe standard et le français, les deux langues ayant partagé plusieurs domaines
de la vie des marocains, notamment le domaine éducatif, ont contribué au développement
d’un bilinguisme plus ou moins équilibré chez les locuteurs marocains.
L’arabe standard et le français sont plus valorisés comparativement à l’amazighe et l’arabe
marocain.
F.5 Arabe marocain / Amazighe :
Le partage des mêmes propriétés sociolinguistiques n’empêchera point ces deux idiomes de
vivre en situation de diglossie. Certes, les deux langues sont « faibles » ou « dominées » et
leurs usages sociaux sont quasiment similaires (langues d’intimité et de communication
ordinaire quotidienne) et sont liées tout de même aux mêmes fonctions expressives (à
l’affect, au maternel, au vécu, à la culture populaire), mais elles se distinguent chacune par
sa fonction sociolinguistique : l’amazighe est une langue vernaculaire à usage local limité
aux amazighophones alors que l’arabe marocain est une langue véhiculaire qui constitue, de
ce fait, la franca lingua permettant la communication entre tous les arabophones et les
amazighophones. Par conséquent, les deux langues vivent naturellement en situation de
diglossie.
F.6 Arabe classique / Amazighe
● Les positions de l'AC et de l'Amazighe sont très éloignées l'une de l'autre, ne
présentant pratiquement aucun contact entre les deux codes. Ils occupent des
statuts distincts dans la hiérarchie linguistique, avec des fonctions associées à des
niveaux de formalité différents.
● L'AC n'est généralement pas appris par les enfants amazighophones de base dans
des conditions similaires à celles de l'apprentissage de la langue française, mais
plutôt comme une langue seconde à l'école, et non comme une seconde langue
dans un environnement naturel.
● Pour les citadins arabophones de base et les amazighophones bilingues, l'AC peut
participer à un bilinguisme réceptif sous l'influence des médias, mais pour les autres,
il reste peu ou pas compris.
● Actuellement, le français domine dans les domaines modernes, techniques et
scientifiques, tandis que l'AC est réservé aux domaines nécessitant une langue
officielle à des fins politiques, ou est utilisé dans un contexte institutionnel de
bilinguisme de maintien.
● L'enjeu principal de la compétition linguistique au Maroc réside dans le monopole de
l'expression de la modernité, largement assumée par le français et de plus en plus
convoitée par l'AC.
● Le Maroc a traditionnellement soutenu le bilinguisme depuis son indépendance, mais
les décisions récentes en matière d'arabisation ont eu des conséquences
importantes sur les compétences linguistiques et la formation scolaire, nécessitant
une révision totale de la politique linguistique.
H- Proposition méthodologique pour une analyse
sociolinguistique : Fishman
Diversité linguistique aux États-Unis :
● Fishman souligne l'existence d'une diversité linguistique aux États-Unis due
aux vagues d'immigrations successives.
● Il identifie plusieurs langues présentes dans le pays, notamment les langues
indiennes, les langues de colonisation (anglais, espagnol, français, etc.) et les
langues des immigrants arrivés entre 1880 et 1920, comme l'italien.
Méthodologie d'étude de la variation linguistique :
● Fishman propose une approche en deux niveaux :
● Microsociolinguistique : axée sur les actes de parole, les relations de
rôles et les situations.
● Macrosociolinguistique : centrée sur les situations qui jouent un rôle
clé et les règles de conduite qu'elles imposent.
● Il divise ces situations en domaines, tels que l'école, le travail, la famille, etc.,
chaque domaine ayant ses propres normes linguistiques et
comportementales.
● La délimitation d'un domaine se fait en fonction de la congruence des
situations de parole qui s'y déroulent, en tenant compte des rôles des
interlocuteurs, des lieux et des moments d'interaction.
● Fishman identifie cinq domaines principaux : la famille, les amis, la religion,
l'école et le travail.
En résumé, Fishman propose une approche holistique pour étudier la diversité linguistique,
en analysant les différents niveaux de réalité sociale et en se concentrant sur les domaines
linguistiques qui dictent les normes et les comportements linguistiques dans chaque
contexte.
C- Le troisième niveau concerne les réseaux de relations entre individus qui peuvent être
soit fermés (une seule variété ou une seule langue est admise) ou ouverts (plusieurs
variétés linguistiques coexistent).
D- En dernier lieu on retrouve les types d’interactions qui peuvent être soit personnels soit
transactionnels si les relations entre les interlocuteurs ne sont pas entièrement ritualisées du
point de vue social.
Le schéma théorique de Fishman propose une analyse qui va du général en particuler « de
haut en bas ». Il s’agit d’une hiérarchie des déterminations qui pèse sur chacun des actes de
parole. On ce qui va suivre, nous allons essayer de développer les différents constituants de
ce schéma tel qu’il figure dans l’ouvrage « Langage et communications sociales » *
H.1 L’acte de parole :
Pour Fishman, il faut partir de l’acte de parole, qui est, selon lui, la base de toute analyse
sociolinguistique. Cet acte est défini comme l’unité de base (ou l’unité minimale) du discours
qui peut avoir des dimensions variées, celles d’un énoncé simple (« il fait beau aujourd’hui
») ou de plusieurs énoncés constituant un fragment de discours. Les actes de parole (les
énoncés ou les dits) et les événements qu’ils constituent forment la base et le bien de la
saisie de la variation linguistique. :
Ces énoncés doivent être ordonnés et analysés dans le cadre de la CL en rapport avec leur
propre producteur / récepteur et selon les fonctions qu’ils y présentent. Mais comment
atteindre la pratique linguistique pour saisir la variation ?
Cette analyse doit reposer, comme explique le même auteur, sur des enregistrements et des
observations directement personnels, et, en dernière instance, soumettre leurs réactions,
leurs commentaires et réflexions pour vérifier les résultats obtenus.
Fishman conseille de multiplier les méthodes d’investigation (enregistrements pirates…),
d’exploiter les résultats, de les vérifier et les valider pour étendre l’enquête à des locuteurs
de plus en plus nombreux et donc à des actes de parole non encore répertoriés.
H.2 Analyse sociolinguistique au micro-niveau
Elle s’applique à des discours particuliers et à des fragments de discours. Cette analyse
s’exerce donc sur des corpus limités: c’est une analyse à petite échelle. Elle aboutit à la
spécification et à l’emploi des actes et événement linguistiques. Ce que la linguistique
proprement dite, qui se situe à un niveau inférieur, ne peut pas faire. La linguistique
descriptive n’étudie pas la langue en contexte, mais la langue abstraite, hors contexte.
Cependant, l’analyse au micro – niveau est encore trop orientée linguistiquement et, à cause
de cette dimension même, elle ne fournit qu’un nombre restreint de corrélation sociales. Son
importance sociolinguistique se trouve ainsi limitée même si elle permet d’observer que :
- La VL (variation linguistique) n’est pas un fait isolé, mais général, c’est-àdire que la
variation en langue parlée n’est pas l’exception, mais la règle ;
- La VL est systématique et non anarchique, c’est-à-dire qu’elle obéit à des règles
linguistiques précises ; mais aussi à des normes sociales. Autrement dit, la VL est répartie
sur les locuteurs (les sujets linguistiques et sociaux) d’une certaine manière et non pas de
n’importe quelle façon : elle est plus répandue, et elle se réalise différemment d’un groupe
de locuteurs à un autre ;
- La VL dépend ainsi des positions sociales des locuteurs / auditeurs. Elle est fonction de ce
que Fishman appelle les « relations de rôles » (RR).
7.2.1 Le concept de relations de rôles (RR) :
Le concept de RR peut être traduit par la question « qui parle à qui ? ». Chaque acte de
parole produit par un locuteur (X) s’accompagne nécessairement de la conscience de sa
relation sociale à un interlocuteur.
Les RR sont déterminées par les droits et les devoirs réciproques entre les membres d’un
même système sociolinguistique et socioculturel (ensemble de normes et de valeurs qui
engendre des comportements codifiés, y compris le comportement linguistique). La RR
impose au locuteur de choisir parmi toutes les variétés disponibles de son répertoire verbal,
la variété opportune, et la variété choisie permet inversement de préciser la RR entre
locuteurs / auditeurs (variété –RR) À une RR donnée peut correspondre le silence (qui peut
être dû à la peur, à la crainte…). Toute RR est fondée sur l’ensemble des droits et
obligations, qui fonde la RR entre locuteur et auditeur, et qui est issu d’un système
socioculturel.
Le passage d’une variété (A) à une variété (B) peut concerner plusieurs RR à la fois.
D’autre part, entre deux protagonistes donnés, plusieurs RR sont possibles, alors qu’entre
deux autres n’est possible qu’une seule RR déterminée. C’est donc là un argument sûr en
faveur de la RÉGULARITÉ et de la SYSTÉMATICITÉ de la VL au sein d’une CL.
EXEMPLE (1) : Deux protagonistes ------ plusieurs RR Un professeur et un(e) étudiant(e) :
ces deux protagonistes peuvent entretenir, en plus de leur relation étudiant / prof, d’autres
relations, à savoir une relation d’amitié, de voisinage, de parenté, de militantisme (même
parti politique)…
Ces relations les rapprochent au point où les rôles respectifs de prof et d’étudiant seraient
effacés et oubliés → la première relation est appelée TRANSACTIONNELLE (dominée par
des critères strictes), c’est une relation fondée sur l’intérêt réciproque; et les autres relations
sont des RR PERSONNELLES.
EXEMPLE (2) : Deux protagonistes ------ Unique et seule RR Cette seconde situation où la
RR est unique peut être illustrée par la relation du roi à des sujets : c’est une RR unique et
déterminée de façon stricte. C’est une RR exclusivement TRANSACTIONNELLE parce
qu’elle est régie par des lois protocolaires strictes.
Dans toute CL, les actes de parole et les événements qui les accompagnent sont répartis
sur les RR personnelles et transactionnelles définies dans le cadre socioculturel de la CL en
question.
L’analyse sociolinguistique au micro – niveau s’intéresse précisément à la mise en valeur de
ces relations à partir des données fournies par l’interaction verbale : DONNEES
LINGUISTIQUES → TYPES DE RR.
a relation dialectique entre niveau linguistique et niveau social est ainsi posée : tout
comportement linguistique de tout locuteur est aussi un comportement social.
La RR constitue donc un cadre important pour l’analyse de l’acte de parole et permet, à
travers l’acte de parole, de saisir la VL. Mais ce cadre serait trop étroit sans l’intervention de
la situation sociale (SS), autre concept proposé par Fishman.
H.2.2 Le concept de situation sociale (SS) :
Acte de parole et RR :
● Un acte de parole est déterminé par un type de contact transactionnel et/ou
personnel, lequel est influencé par une relation de rôles.
● Les éléments clés du schéma théorique de Fishman sont l'acte de parole et
les RR trans. et/ou pers.
Introduction du concept de SS :
● Fishman introduit le concept de situation sociale (SS) pour compléter son
schéma théorique.
● Une SS comprend une constante (les comportements des interlocuteurs), un
lieu (critère spatial) et un moment (critère temporel).
Interactions entre RR et SS :
● La RR définit les éléments de la SS (qui parle à qui, quand, où), mais elle est
elle-même influencée et précisée par ces éléments.
● Une SS est dite OPPORTUNE lorsque ses éléments se combinent de
manière attendue, tandis qu'une SS INOPPORTUNE manque au moins d'un
de ces éléments.
● Les SSO (situations sociales opportunes) sont courantes, tandis que les
SSINO (situations sociales inopportunes) sont exceptionnelles.
Rôle de la RR :
● La RR est l'élément central dans l'analyse des actes de parole, car elle
gouverne et domine les comportements des locuteurs/auditeurs.
Exemple illustratif :
● Fishman utilise l'exemple de la relation juge/accusé pour illustrer que bien
que le temps et l'espace puissent influencer temporairement la RR (SSINO),
c'est la RR (SSO) qui a un effet durable et prédominant sur le temps et
l'espace.
En résumé, Fishman établit une relation complexe entre les actes de parole, les RR et les
SS, mettant en lumière l'importance de ces éléments dans l'analyse de la communication
linguistique et sociale.
H.3 Analyse sociolinguistique au macro-niveau
L'objectif de la sociolinguistique à large échelle est d'analyser les données linguistiques à
l'échelle de l'ensemble d'une communauté linguistique (CL) afin de dégager des situations
générales représentatives. Pour ce faire, elle se concentre sur la notion de "domaine social".
Domaine social :
● Un domaine social est un ensemble homogène de situations sociales
opportunes (SSO), qui sont des activités humaines liées à une variété
linguistique spécifique.
● Chaque domaine social est caractérisé par un ensemble particulier de
relations de rôles (RR) et de SSO.
● Par exemple, le domaine social de la faculté comprend des relations entre le
doyen et les professeurs, les professeurs et les étudiants, et ainsi de suite.
Variétés linguistiques associées aux domaines :
● Chaque domaine social est normalement associé à une langue ou une
variété de langue spécifique.
● Cependant, il peut y avoir plusieurs domaines sociaux associés à une même
variété linguistique.
● Par exemple, dans le domaine religieux, qui est formel, une seule langue
(l'arabe classique) est utilisée.
En résumé, la sociolinguistique à grande échelle cherche à identifier et à comprendre les
différents domaines sociaux et les variétés linguistiques qui leur sont associées au sein
d'une communauté linguistique donnée.