Une Aide Instrumentalisee
Une Aide Instrumentalisee
René FAVIER
LARHRA – UMR CNRS 5190
Université Pierre Mendès France – Grenoble 2
Le comportement de l’Etat moderne face aux catastrophes fait aujourd’hui l’objet d’un
profond renouvellement. Dans un travail récent, G. Quenet a ainsi souligné qu’il convenait de
remettre en cause l’idée que celui-ci aurait incarné, à partir du XVIIe siècle, une « nouvelle
rationalité, prenant sous sa coupe des pouvoirs locaux divisés et impuissants, des populations
fatalistes et superstitieuses ». Bien avant l’intervention de l’Etat, et on partagera entièrement
son avis, c’est souvent avec une certaine efficacité que communautés et pouvoirs locaux ont
su faire face, sans fatalisme ni résignation, aux événements catastrophiques1. C’est davantage
à un Etat secourable qu’à un Etat protecteur que les victimes cherchaient à avoir recours au
lendemain des catastrophes. A cet égard, les usages étaient anciens. G. Quenet souligne ainsi
qu’au lendemain du tremblement de terre de 1477, la ville de Clermont s’adressa à Louis XI
pour obtenir une exemption de tailles. De manière générale, les interventions pouvaient
prendre deux formes distinctes : des interventions ponctuelles en faveur de lieux ou d’édifices
remarquables (église, ponts…) pour aider à leur reconstruction d’une part ; des dégrèvements
fiscaux d’autre part.
Ce dernier dispositif, de loin le plus fréquent, s’inscrivait dans le cadre des modalités
normales de négociation entre le roi et les provinces pour fixer le brevet des tailles, et des
multiples sollicitations des sujets pour obtenir des dégrèvements au gré des difficultés
endurées (mauvaises récoltes, soldats…). Le but premier des aides accordées était alors
d’assurer la continuité des prélèvements fiscaux en permettant aux exploitants de surmonter
les difficultés rencontrées momentanément. L’appel à la justice du roi et à l’équité constituait
le fondement commun de ces revendications à un allègement fiscal. « Nous n’ignorons pas
Monseigneur », écrivaient ainsi les habitants de Fougères au lendemain de l’incendie de
septembre et octobre 1788, « qu’en pareille circonstance le gouvernement, toujours attentif à
1
Grégory Quenet, Les tremblements de terre aux XVIIe et XVIIIe siècles. La naissance d’un risque, Seyssel,
Champ Vallon, 2005, p. 228-248 ; René Favier, « Sociétés urbaines et culture du risque. Les inondations dans la
France d’Ancien Régime », Catastrophes et santé: La perception du risque entre histoire et actualité, Genève,
27-29 janvier 2005, http://www.medecine.unige.ch/histmed/risk_texts.php.
2
soulager les peuples dans leurs calamités, a fait passer des secours aux habitants des provinces
qu’un fléau semblable avoit dépouillé de leur fortune. Sujets comme eux du même empire,
nous en espérons les mêmes graces »2. La réalité cependant était tout autre, la nature et le
montant des aides dépendant tout à la fois de la nature des catastrophes (l’inondation plutôt
que l’avalanche), du plus ou moins grand éloignement des lieux de pouvoir, des médiations
possibles, ou parfois de la conjoncture. L’éloignement, la guerre et le Grand hiver ne furent
ainsi pas étrangers aux difficultés rencontrées par les habitants de Manosque pour obtenir des
aides au lendemain du tremblement de terre qui détruisit leur ville en 1708. En mai 1773,
l’abbé Terray expliquait de même aux Etats du Mâconnais qu’il n’était pas en état d’apporter
une aide aux habitants victimes d’un violent ouragan en raison de la situation des finances qui
ne permettaient guère de « distraire aucuns des fonds destinés au trésor roial »3.
Depuis le milieu du XVIIe siècle pourtant, parallèlement au développement de
l’appareil administratif royal, les modalités de distribution des aides royales avaient fait
l’objet d’une normalisation progressive4. Mais leur diversité restait à l’image des formes
d’organisation du territoire et de levée de l’impôt (pays d’Etat, pays d’élection notamment), et
constituait aussi un enjeu de gouvernement.
C’est assurément dans les pays d’élection, là où les intendants avaient un contrôle
direct sur la répartition de l’impôt, que furent normées le plus tôt des dispositifs permettant
aux victimes des catastrophes d’adresser leurs demandes pour obtenir des allègements
fiscaux.
Dans tous les cas, les intendants étaient là les médiateurs exclusifs des sollicitations
provinciales. Lors de l’inondation de Tours du 10 juin 1766, les consuls de la ville qui avaient
adressé directement à d’Ormesson un « Etat général de la dépense que le corps de ville de
2
Arch. nat, H 1/565, Lettre des officiers municipaux, 4 décembre 1788.
3
Arch. nat., H 1 / 172, Lettre de l’abbé Terray, 30 mai 1773
4
R. Favier, « La monarchie d’Ancien Régime et l’indemnisation des catastrophes naturelles à la fin du XVIIIe
siècle : l’exemple du Dauphiné », in R. Favier (dir. de), Les pouvoirs publics face aux risques naturels dans
l’histoire, Second colloque sur l’histoire des risques naturels, Grenoble, MSH-Alpes, 2002, p. 71-104.
3
Tours a fait à l’occasion de la grand inondation du Cher arrivée mardi 10 juin… pour secourir
les habitants … dont la vie et les biens se trouvoient en danger » furent renvoyés devant
l’intendant. « C’est à vous », précisait d’Ormesson dans son courrier, « à juger du mérite de
ces représentations et si elles vous paroissent devoir être accueillies, et qu’il soit nécessaire
d’expédier un arret à cet effet, vous voudrez bien en joindre le projet à votre réponse5. » Vis-
à-vis de leurs subordonnés, les intendants veillaient aussi à bien établir ce principe
hiérarchique. Au lendemain de l’inondation qui frappa durement la région rémoise le 25
février 1784, le secrétaire de l’intendance fit ainsi de vertes remontrances au subdélégué de
Reims qui avait communiqué un état des dégâts aux officiers de la ville avant même que
l’intendant n’en ait eu connaissance :
« Je vous observerai que dans aucuns tems vous ne deviez donner cette
communication au corps de ville ni à qui que ce soit, même après avoir rendu
compte à M. l’Intendant, ou du moins sans lui avoir demandé la permission de
donner cette communication parce qu’il est convenable que tout ce qui regarde
l’administration d’une province ne soit connu que de l’administrateur6. »
Sur la base des procès verbaux de dégâts, vérifiés en principe au XVIIIe siècle par les
subdélégués, des propositions de secours étaient faites par les intendants. Le montant final de
l’aide accordée était fixé par le contrôleur général qui confiait aux intendants le soin de sa
répartition entre les victimes (particuliers et communautés). Dès le XVIIe siècle, des
dégrèvements fiscaux furent accordés dans ces conditions aux victimes des inondations de la
Loire. Au lendemain de la grande crue de 1651, les habitants obtinrent des décharges pour
tous les arriérés des trois années précédentes « en considération de leur pauvreté et misère
causée par les inondations de la rivière de Loire », ainsi qu’un affranchissement pour les dix
années suivantes en échange des travaux à réaliser aux levées et turcies7. Au XVIIIe siècle, les
demandes de dégrèvement pouvaient porter sur les fonds libres de la capitation, comme sur
les tailles8. Les premiers étaient théoriquement destinés « à des dépenses d’utilité publique »,
mais il pouvait arriver que « par de puissantes considérations…on se détermine à les faire
servir à des grâces particulières que l’indigence et le besoin légitiment ». Le 3 août 1780, un
commissaire du Châtelet nommé Dupuis reçut ainsi 2000 livres en indemnité de
5
Arch. dép. Indre-et-Loire, C 268, Etat général de la dépense que le corps de ville de Tours a fait à l’occasion de
la grande inondation du Cher arrivée mardi 10 juin.
6
Arch. dép. Marne, C 1980, Lettre de Gaulthier, secrétaire général de l’intendance (15 mars 1784).
7
Arch. dép. Indre-et-Loire, C 687 : Ordonnance du Bureau des Finances rendu au vu (arrêt du Conseil du 24 mai
1651 ; lettres patentes du 14 juin 1651 signée « par le Roy, la Reyne Régente sa Mère présente » ; vérifiées en
cour des comptes et cour des aides les 11 décembre 1651 et 18 décembre 1652.
8
Arch. dép. Indre-et-Loire, C 21-23.
4
« l’écroulement d’une montagne » sur sa maison de campagne près de Tours. L’essentiel des
aides cependant relevaient d’un dégrèvement de la taille selon des dispositifs devenus au
XVIIIe siècle parfaitement régulés et pour des montants parfois considérables (350.000 livres
en 1770 pour la généralité de Tours). Dès que les rôles avaient été vérifiés, les remises
accordées par le conseil étaient réparties par l’intendant « sur chaque paroisse et sur les
contribuables, à proportion des pertes et accidents qu’ils ont soufferts ». Selon que les
demandes étaient collectives ou individuelles, deux formulaires étaient utilisés. Dans le
premier cas, le texte prévoyait une répartition de l’aide accordée « au marc la livre de la Taille
et en diminution de toutes les cottes des habitans de ladite Paroisse », dans le second,
directement au particulier : « Et attendu que les nommés [la suite manuscrite] cy-après ont
éprouvé une perte causée par la gresle, nous ordonnons que ladite remise du Roy leur sera
entièrement destinée et appliquée… savoir [suivait le nom de bénéficiaires] ».
Les distributions des aides se faisaient selon des dispositifs comparables en Aquitaine
et en Périgord, ainsi en 1770 pour les victimes des crues de la Dordogne et de la Garonne
« qui ont le plus souffert de l’inondation et qui seront jugés en avoir besoin »9. Il en allait de
même en Boulonnais, en Flandre maritime, en Hainaut dès le début du XVIIIe siècle. Sur la
base des déclarations des dégâts faites par les habitants et vérifiées par le subdélégué, le
conseil accordait une aide répartie par l’intendant « suivant et à proportion qu’il estimera
qu’ils pourront avoir dudit soulagement »10.
9
Arch. dép. Gironde, C 3577.
10
Maurice Champion, Les inondations en France du Vie siècle à nos jours, Paris, Dunod, 1862, (Cemagref
Editions, 2000), « Extrait des arrêts du Conseil portant exemption d’impôts pour cause d’inondations de 1731 à
1760 », t. V, p. LXIII, annexe n° 304.
11
R. Favier, « La monarchie d’Ancien Régime … », op. cit.
5
naturelles…). Dans une province où se mettait en place peu à peu la cadastration des terres,
les aides étaient distribuées ordinairement sous forme d’allègement de « feu » (c’est-à-dire au
sens dauphinois de parcelle fiscale). Une normalisation du dispositif intervint au lendemain de
la révision des feux réalisée à la fin du XVIIe siècle par l’intendant Bouchu, puis dans les
années 1720 avec l’intendant Fontanieu qui fixa les règles de distribution de ce qui était
devenu un véritable fonds de secours pour soulager les contribuables victimes des « gelée,
grêle, orage, incendie, débordement de torrens, ravines, pertes de terreins ou autres
accidens ». Au cours du XVIIIe siècle, les fonds disponibles s’accrurent de façon
considérable. L’ordinaire fut porté à 55.000 livres annuelles quand la taille fut affectée d’une
augmentation du dixième et du 2 sol par livre. Surtout, à partir des années 1740, le fonds
s’augmenta chaque année d’un « supplément de diminution extraordinaire », variable dans sa
quotité suivant les circonstances et les années, mais fort parfois de plusieurs centaines de
milliers de livres.
L’Alsace bénéficiait d’un dispositif original et sensiblement comparable avec les
« Frais communs » :
« Je dois à l’heureuse administration établie en Alsace… la facilité de
subvenir aux besoins les plus pressans sans que ces soulagemens soient onéreux
aux finances de Sa Majesté », écrivait le 6 mars 1784 l’intendant Chaumont de la
Galaisière, « Une imposition particulière à cette province et connue sous la
dénomination de Frais communs généraux et particuliers, en y rendant pour ainsi
dire tous les malheurs communs, en diminue au moins sensiblement les effets si
elle ne les détruits pas entièrement ; les communautés qui n’ont point souffert
contribuent toutes à soulager celles qui ont éprouvé des accidents, comme les
habitans d’un même baillage viennent eux-mêmes au secours de ceux qui ont
essuyé des malheurs particuliers12. »
L’origine de ces « Frais communs » reste très mal connue. Il n’est pas
impossible cependant que le dispositif alsacien fasse écho à un modèle assuranciel
germanique de droit public mis à jour récemment par les historiens allemands13. Le
système semble avoir pis naissance à la fin du Moyen Age dans le nord de l’Allemagne
(au Schleswig-Holstein) sur la base d’anciennes pratiques d’entraides coopératives pour
12
Cité par M. Champion, Les inondations…, op. cit., t. V, p. VIII-X, annexe n° 291.
13
Margarete Wagner-Braun, « Co-operative and Public Law Fire Insurance from the middle Ages until 18th
Century in Europe as an Instrument for the Protection of the Value of Buildings », L’edilizia prima della
rivoluzione industriale secc. XIII-XVIII, Atti della Trentaseiesima Settimana di Studi, 26-30 aprile 2004, a cura
di S. Cavaciocchi, Istituto Internazionale di Storia Economica F. Datini, Prato, Le Monnier, 2005, p. 285-311.
6
14
Arch. Nat., G 7 / 241, lettre du 28 janvier 1688.
15
Arch. dép. Isère, II C 504, n° 24, Très humbles et très respectueuses remontrances que présentent au Roy notre
très honoré souverain seigneur les gens tenants sa Chambre des comptes de Dauphiné » ; R. Favier, « la
monarchie d’Ancien Régime… », op. cit.
7
départi… sans en détailler les articles et sans en exprimer la cause ; ou si l’on juge
à propos d’en annoncer quelques unes, elles finissent toujours par la clause
générale et de style : et autres dépenses concernant le service. On sent combien
une œuvre aussi indéterminée prête à la facilité d’imposer et de gratifier ».
De fait, les frais communs paraissent avoir servis ainsi à payer à discrétion les chevaux
fournis par les maîtres de poste, les appointements des inspecteurs des îles et redoutes du
Rhin, des eaux et forêts, des ponts et chaussées, des gratifications aux baillis… « Telles sont,
Sire, les parties dont le monstrueux assemblage forme l’article des frais communs
particuliers » concluait le Conseil souverain. L’enquête en vérification de ces accusations
reste à faire, mais l’exemple dauphinois plaide pour partie au moins en faveur des
accusateurs. Si en Dauphiné comme en Alsace les intendants pouvaient disposer avec une
relative liberté, sur les revenus de l’impôt, de fonds substantiels pour venir en aide des
victimes de catastrophes naturelles, c’était parfois au prix d’un arbitraire fiscal. A plus forte
raison n’en allait-il pas de même dans les pays où les Etats provinciaux conservaient un
contrôle sur la gestion de l’impôt.
La relative autonomie de gestion des deniers royaux excluait dans les pays d’Etat une
intervention comparable des intendants. En vertu de principes régulièrement rappelés, c’était
là aux Etats d’intervenir en premier lieu. L’obligation pour ceux-ci de venir directement en
aides aux victimes par la constitution d’un fonds de secours ou d’autres dispositifs, répétaient
les intendants, était la contre partie du privilège de l’abonnement dont ils jouissaient, l’aide
royale ne pouvant intervenir que de manière complémentaire. « Il est de principe dans les
pays d’Etats que les dédommagemens à fournir pour des accidens du ciel et autres cas fortuits
regardent les provinces et qu’elles doivent trouver les moyens d’y pourvoir dans la faveur des
abonnemens dont elles jouissent » écrivait ainsi l’intendant de Bretagne en 1781. Celui de
Béarn lui faisait écho : « La faveur des abonnemens qui sont accordés aux pays d’Etat les
mettant à portée de venir au secours des communautés ou particuliers qui ont éprouvé des
pertes par l’intempérie des saisons ou autres cas fortuits, plusieurs desdits pays d’Etat
9
destinent chaque année un fond pour les indemnités ou encouragemens19. » Selon les
circonstances, les Etats étaient sollicités d’intervenir par la constitution d’un fonds de secours,
l’autorisation d’emprunter ou d’autres dispositifs.
Dans le plus grand nombre des provinces, la répartition des aides accordées aux
victimes faisait l’objet de dispositifs concertés. En Artois, Cambrésis, Flandre wallonne, les
Etats avaient mis en place une administration directe des aides aux victimes en échange d’un
allègement fiscal de la province. Leur responsabilité était d’autant plus grande en cas
d’inondation qu’ils avaient en charge la responsabilité de l’entretien des rivières navigables.
Au lendemain des catastrophes, c’est aux Etats que devaient être présentées les requêtes pour
indemnisation avec les justificatifs nécessaires (procès-verbaux des collecteurs). L’instruction
des requêtes était menée par des « commissaires aux requêtes » et, si nécessaire, les députés
se déplaçaient sur les lieux pour vérifier les états. En 1771, les députés des Etats d’Artois
assistèrent ainsi à l’assemblée de la communauté de Gennehem et firent voter le « curement »
de la rivière. Au terme de cette première étape, la décision de remise d’impôts était prise en
assemblée générale. Les Etats se retournaient ensuite vers le Roi pour faire valoir dans leurs
doléances les événements auxquels ils avaient été confrontés et obtenir des remises de don
gratuit20.
La situation était comparable en Languedoc où les dispositifs mis en place le 15
octobre 1691 par une ordonnance de l’intendant Lamoignon s’appliquèrent sans conflit
majeur jusqu’au milieu du XVIIIe siècle21. Les secours distribués avaient une double origine,
provinciale et royale : d’une part des fonds provinciaux apportés par l’« Equivalent » (taxe sur
les produits de consommation qui en Languedoc remplace les aides), d’autre part une remise
sur le don gratuit du roi. La charge de la répartition était assurée conjointement par l’intendant
et les Etats. Le principe des secours était d’abord accordé à la requête du syndic général des
Etats en fonction des représentations faites par les députés des Etats dans leurs cahiers de
doléances. Les montants des aides étaient ensuite fixés par l’intendant après vérification des
19
Arch. nat, H 1/565, Incendie de Rennes, lettre de l’intendant du 8 juillet 1781 ; H 1 / 77, Instructions adressées
aux Etats de Béarn, art. 8, 7 janvier 1785.
20
Arch. nat. H 1 / 20, Cahiers de doléances des Etats provinciaux ; M. Champion, Les inondations…, op. cit., t.
V, p. 148-151.
21
S. Durand, Pouvoir municipal et société locale…, op. cit.,. 138-166.
10
dommages et répartis par lui entre les différents diocèses, l’assemblée d’assiette effectuant en
dernier lieu la répartition des sommes entre les différentes communautés.
Si le principe du partage était accepté, les choses étaient moins normées en Mâconnais.
Au lendemain de l’ouragan qui dévasta la province les 24 et 25 mai 1773, Terray accorda
10.000 livres à prendre sur la caisse du trésorier du pays en déduction de celle que celui-ci
devait payer à la caisse du trésorier général des Etats de Bourgogne. En échange, les Etats
furent vivement invités à trouver eux-mêmes une partie des fonds nécessaires pour les aides à
apporter :
« Cette grace du Roi et les remises que Sa Majesté se déterminera à
accorder au Mâconnois d’après les éclaircissemens et connoissances
indispensables qu’elle se sera procurés ne doivent point dispenser le Pays de
s’aider par lui même pour le surplus des secours à accorder aux cultivateurs les
plus affligés, ainsi qu’il se pratique dans tous les Pays d’Etat qui font des efforts
dans ces circonstances pour le soulagement de leurs habitans. Les Etats du
Mâconnois pourroient employer à cet effet la voie de l’emprunt en vertu de
l’autorisation du Roi, ou tout autre moien dont ils pourroient disposer, ou qu’ils
jugeroient plus convenables, mais il est nécessaire qu’ils contribuent comme je
viens de vous le marquer à l’indemnité qu’exigent les derniers accidens sur les
récoltes. Les secours à accorder sont trop considérables pour que le Roi se charge
de la totalité. Les exemples de ce que Sa majesté a bien voulu faire seule dans les
circonstances que vous me rappellés ne peuvent arrêter le Pays dans la
contribution dont il s’agit. Je vous prie de vous en occuper et de me faire part de
ce qui aura été déterminé à cet égard » 22.
Le 7 juillet, les Etats s’engageaient à accorder un secours « pareil » à celui du roi et
demandaient l’autorisation d’emprunter pour constituer un fonds de secours : « Et attendu que
la province n’a que la voie de l’emprunt pour porter aux malheureux un pareil secours, Sa
Majesté sera suppliée d’autoriser les Etats à employer à cet effet la somme de dix mille livres
à prendre sur celle de dix-sept mille livres que lesd. Etats ont été forcés d’emprunter lors de
l’événement de la grêle pour mettre le Trésorier en état de faire les paiements à la caisse de
Bourgogne et au trésor royal ».
22
Arch. nat, H 1 / 172
11
De tels dispositifs supposaient cependant un accord bilatéral entre le roi et les Etats.
Là où dominaient les affrontements politiques, il en allait tout autrement. En Bretagne tout
particulièrement, les Etats montrèrent toujours une grande réticence à partager la charge des
aides à accorder aux victimes de catastrophes.
Le principe pourtant était le même. Les aides royales devaient faire l’objet de
« répétition » (c’est-à-dire être rejetées) en totalité ou en partie « sur la province qui doit, à
l’instar des autres pays d’Etats, être chargée des indemnités pour cas fortuits »23. Mais tel ne
fut pourtant pas le cas le plus souvent en Bretagne. Durant toute la seconde moitié du XVIIIe
siècle, les intendants ne cessèrent de protester contre les Etats qui ne destinaient « aucuns
fonds pour les accidens de cette espèce », et de répéter ce qu’ils considéraient comme les
obligations de la province. « Il n’est pas juste que le peuple souffre de ce que, dans une
province qui ne contribue pas en proportion des autres aux charges de l’Etat, il n’y ait aucuns
fonds affectés au soulagement des malheureux » écrivait l’intendant Caze de la Bove au
lendemain de l’incendie de Dinan, 1781. C’est « à la province qui jouit de la faveur de son
administration à trouver les ressources nécessaires pour y pourvoir… ; le gouvernement ne
peut entrer dans ces sortes de dépenses qui doivent regarder les Etats » confirmait en 1782 le
contrôleur général.
En réalité, les Etats de Bretagne n’étaient pas entièrement absents sur le terrain des
indemnisations. En janvier 1783, ils rassemblèrent un fonds de 20.000 livres « pour être
distribuée par la commission intermédiaire aux habitans de Dinan, Bazouges et Belle-Isle-en-
Terre qui ont été incendiés » (délibération des Etats du 29 janvier 1783). Mais de telles
décisions étaient subordonnées au caractère biennal de la réunion des Etats. Dans l’intervalle,
les victimes n’avaient pas la possibilité de s’adresser à eux. « Ce qui augmente leur
malheur », écrivait l’intendant Caze de la Bove à Necker le 28 mars 1781 au lendemain de
l’incendie de Dinan, « c’est que la tenue de Etats ne devant avoir lieu que dans deux ans, ils
n’ont aucun secours à espérer de la province jusqu’à cette époque, et comme l’intérêt que le
malheur inspire se trouvera refroidi dans deux ans, ils n’obtiendront vraisemblablement alors
qu’un foible secours en comparaison de leurs pertes. » Plus généralement, les Etats fondaient
leur refus d’intervenir sur un discours misérabiliste qui les conduisait à demander que les
aides dont la province avait besoin soient mises au rang des « besoins de l’Etat ». « Dans les
tems plus heureux, les Etats de la province pouvoient, avec la permission de Sa Majesté,
23
Arch. nat., H 1 / 565, « Mémoire récapitulant les secours accordés en 1781 et 1782 ». Tous les documents
relatifs à la Bretagne sont issus de la même cote.
12
employer les fonds libres à soulager ceux qui avoient éprouvé de pareils malheurs »
rappelaient ainsi les députés et le procureur général des Etats au lendemain d’une inondation
meurtrière qui ravagea la région de Saint-Brieuc dans la nuit du 18 au 19 août 1773 :
« L’épuisement de leurs finances, la multitude de leurs charges ne leur
laissent pas aujourd’hui la satisfaction de supplier le Roy de leur permettre
d’employer un pareil moyen et son ministre est trop juste pour penser que les
Etats puissent et doivent employer la voie de l’imposition pour y suppléer. Seroit-
il juste en effet qu’on ajoutât à la cotte déjà excessive de chacun des contribuables
à la capitation, au dixième, aux fouages, au casernement et autres impositions de
tous genre et le montant de l’imposition de celle des infortunés que ces
inondations ont mis hors d’état de les payer, et le montant de la somme nécessaire
pour réparer leur infortune ? Les députés et le procureur général syndic ne
craignent point de le dire, ce seroit augmenter le nombre des malheureux loin de
les diminuer, et ce moïen forcé de les secourir produiroit l’effet affligeant et
funeste de rendre odieux qui partageroit ces secours, et d’étouffer les sentiments
de commisération qui dans ces dernières années de calamités ont procuré des
secours libres et abondants aux indigents de la province…. Par ces motifs pleins
d’une juste confiance dans les bontés du meilleur des maitres et dans la sensibilité
de son ministre, les députés et le procureur général sindic des Etats espèrent que
sa Majesté voudra bien mettre au rang des besoins de l’Etat ceux d’une partie
considérable de ses sujets qui ne peuvent attendre des secours que de sa bonté, et
que Monsieur le Contrôleur général ne refusera pas de les solliciter ».
Face à l’urgence cependant, les intendants ne pouvaient se dérober et refuser tout
secours. Lors du même événement, l’intendant Dupleix avait sollicité le contrôleur général
dès le 22 août :
« Dans un pays de Généralité, je m’y serois présenté moi-même dans
l’instant avec les ressources que son administration présente, mais en Bretagne,
Monsieur, vous sçavez qu’il n’existe aucun fond dont l’intendant puisse disposer,
et il m’en auroit trop couté de voir tant de malheureux sans pouvoir leur fournir
des secours que leur affreuse situation auroit rendu si nécessaires et auxquels la
fortune d’un particulier ne peut pas suffire. »
Lors de l’inondation de Rennes le 7 décembre 1787, son successeur Bertrand de
Molleville sollicita dans les mêmes conditions l’intervention royale : « Les Etats ne font
aucuns fonds pour ces sortes d’accidens ; la commission intermédiaire ne peut disposer de
13
rien ; … ainsi, c’est uniquement du Roi que plus de mille malheureux peuvent espérer
quelque soulagement et il ne leur a jamais été refusé en pareille occasion » (lettre du 20
décembre 1787).
Dans les dernières décennies du XVIIIe siècle, et non sans relation naturellement avec
les tensions politiques qui opposaient la province à la couronne, les ministres affichèrent
ordinairement une attitude de fermeté, et rappelèrent l’obligation de la participation des Etats
de Bretagne aux aides accordées. Terray refusa ainsi de répondre positivement aux
sollicitations de l’intendant Dupleix en 1773. « Les observations que vous voulez bien me
faire à cet égard, Monsieur, sont sans réplique », acquiesçait l’intendant, « et j’ai été plus
d’une fois dans le cas de m’en expliquer de même pendant la dernière assemblée des Etats.
Les provinces abonnées ne peuvent être assimilées en pareilles occasions aux pays de
généralité ; au moyen de leur abonnement, ces provinces doivent prendre des mesures pour
soulager les cantons affligés, soit par la voie de la réimposition, soit par un reversement de
diocèze à diocèze, ou sur les paroisses voisines qui n’auroient pas éprouvé le même fléau ».
En 1781, Necker se montra tout aussi rigide au lendemain de l’incendie de Dinan. Le roi
écrivit-il « n’accordera de secours qu’autant que les Etats auront arrêté d’y contribuer dans
leur prochaine assemblée »
Devant les situations de détresse, notamment cas d’incendie, le pouvoir royal finissait
cependant parfois par dégager des fonds dont il essayait par la suite, pas toujours avec succès,
de se faire rembourser une partie par les Etats. Lors de l’incendie de Rennes de 1720, le roi
accorda 150.000 livres en argent et mille arpents de bois à prendre dans les forêts de Rennes.
Huit ans plus tard, les Etats accordèrent 128.000 livres prises sur les hors fonds de la
province, mais seulement « après en avoir reçu l’ordre exprès du Roi par ses commissaires à
l’assemblée. » Les remises de capitation accordées à Fougères, deux fois incendiée à quinze
ans d’intervalle (1734 et 1751), ne furent que partiellement compensées en 1752 par les Etats
de Bretagne au moyen d’un fonds de 50.000 livres destinés à la reconstruction de la ville.
Lors de l’incendie de Dinan en 1781, l’intendant Caze de la Bove obtint un fond d’urgence de
12.000 livres pour « pourvoir provisoirement aux plus pressants besoins et à la subsistance de
ceux des malheureux incendiés » tout en cherchant à forcer la main aux Etats pour obtenir le
remboursement d’une partie des sommes avancées :
« Le parti de faire avancer par le Trésorier les secours qui seront accordés
en facilitera le répétition vis-à-vis des Etats qui doivent trouver dans le bénéfice
des abonnemens le moyens de pourvoir aux accidens de cette espèce, parce que
s’ils refusent d’en faire le remboursement on pourra en ordonner la retenue sur le
14
hors fonds ou sur les remises que le Roi est dans l’usage d’accorder à la
Province »
Les négociations engagées au lendemain des inondations meurtrières qui affectèrent en
1773 les diocèses de Saint-Brieuc et Tréguier éclairent plus particulièrement le difficile jeu de
négociation politique d’un souverain désireux d’affirmer son autorité dans une province
rebelle. Malgré l’insistance de l’intendant Dupleix, la commission intermédiaire des Etats
s’était refusé à accorder tout secours, « ne fut-ce que pour aider à la réparation de quelques
ponts et autres ouvrages nécessaires et instans pour rétablir les communications », au prétexte
qu’elle « n’avoit aucun fond à sa disposition ni le pouvoir d’intervertir. » A défaut, la
monarchie consentit à débloquer en deux fois une somme de 60.000 livres avec le projet
d’obtenir le remboursement de la moitié de cette somme lors de la réunion des Etats suivante.
Le contrôleur général y renonça cependant, préférant faire passer ses innovations fiscales
(« une augmentation sur l’abonnement des vingtièmes, sur celui des sols pour livre en sus des
droits ainsi que sur l’imposition du cazernement »), tout en faisant valoir que le secours
accordé à ceux qui avoient été ruinés par cette inondation, sans aucune participation des Etats,
était la « preuve de l’attention du Roi à soulager les pauvres contribuables »
Les choix opérés lors des inondations bretonnes de 1773 éclairent de fait pleinement le
sens politique que la monarchie entendait donner aux aides qu’elle accordait aux victimes des
catastrophes naturelles. Si l’Ancien Régime ignora le voyage compassionnel inventé par
Napoléon III lors des grandes crues du Rhône et de la Loire au milieu du XIXe siècle, la
distribution des secours n’était naturellement pas vierge de tout usage politique. Trois
questions méritent à cet égard d’être soulevées : l’instrumentalisation de l’aide au profit de la
gloire du roi ou de ses agents ; la mise en cause des particularismes fiscaux provinciaux ;
l’établissement d’une forme laïcisé de l’aide publique.
Par delà l’expression possible de la compassion du roi envers les victimes de certaines
catastrophes, toutes les formes d’aides accordées par la monarchie avaient d’abord pour
15
finalité d’exalter la gloire du roi charitable. En 1782, l’intendant de Bretagne renonça ainsi à
des subterfuges comptables qui lui auraient permis de trouver des compensations financières à
l’aide royale pour mieux valoriser le geste politique. Pour éviter un affrontement avec les
Etats qui refusaient de contribuer aux aides nécessaires, il avait envisagé de retenir le montant
des secours accordés « sur la remise de 100 mil livres accordées sur la capitation par
instruction secrète et qui a été jusqu’à présent appliquée au soulagement des pauvres
contribuables aux fouages ». « Les Etats ne seroient pas fondés à s’en plaindre, » précisait-il,
« les remises étant des graces auxquelles le roi est le maître d’attacher les conditions qu’il y
juge convenable ». Il préféra pourtant conseiller au ministre de renoncer à un artifice
« quoique juste au fonds » et d’abandonner toute demande de compensation pour des raisons
purement politiques :
« Il paroîtroit… à propos de ne pas laisser ignorer aux Etats cette nouvelle
grace et, pour cet effet, de charger les commissaires du Roi de leur faire connoître
que Sa Majesté malgré les motifs qui l’auroient mise dans le cas de retenir sur les
remises les avances qu’elle a faite pour venir au secours des habitans qui ont
souffert des pertes, a bien voulu encore pour cette fois en faire le sacrifice. »
Les intendants veillaient à ne pas être court-circuités par les autres autorités
provinciales pour apparaître comme les seuls médiateurs de la grâce royale. Une nouvelle
fois, la Bretagne présente un terrain privilégié de ces affrontements. L’ouragan qui frappa la
communauté de La Chapelle-dur-Erdre en août 1788 fut l’occasion d’une violente passe
d’arme entre l’intendant Bertrand de Molleville et le président de La Colinière, seigneur du
lieu et maire de Nantes24. Ignorant délibérément le premier, le président de La Colinière
s’adressa directement au contrôleur général pour solliciter la « Bienfaisance et l’humanité »
royale :
« Vous scavez mieux que moy que la conduite de cet intendant en
Bretagne a forcé de s’éloigner de lui tous ceux même qui lui avoient témoignés de
l’attachement, et j’étois de ce nombre. Maintenant je ne me permettrois même pas
de lui écrire pour obtenir les secours qui vous auroit plu de procurer à la paroisse
de La Chapelle-sur-Erdre. J’ose donc vous prier, Monsieur, d’avoir la bonté de me
les adresser directement ou de charger quelque autre de ce soulagement ».
Sa promesse de porter au roi les vœux et la bénédiction des habitants sinistrés était
pourtant violemment mise en cause par l’intendant : « Je ne pense pas qu’il y ait lieu
24
Arch. nat, H 1 / 565, lettres des 1er septembre, 8, 17 et 29 octobre 1788.
16
25
Arch. nat, H 1 / 565, lettre du 22 juillet 1785.
17
province, elle compte toujours que le Roi s’en chargera ; en conséquence, il n’y a
pas de province où il y ait plus de parties en souffrance26. »
Pour le contrôleur général des finances comme pour les intendants, la maîtrise de la
distribution des secours accordés constituait un biais pour intervenir dans les affaires
financières d’une province jalouse de son particularisme fiscal et que l’on souhaitait
contraindre à mettre sur pied un fonds de secours pour les victimes. A défaut d’un tel fonds,
l’intendant Caze de la Bove proposa en 1781 pour indemniser les victimes de l’incendie de
Dinan, que l’on utilise une partie des hors fonds destinés par la commission intermédiaire des
Etats de Bretagne à la réparation des grands chemins et la traversée des villes. Il demandait
que l’on oblige « la commission intermédiaire à donner sur ces fonds une somme pareille à
celle qui auroit été accordée par le Roi » et que ces fonds soient employés « sur ses
ordonnances, sans l’avis de la commission, à dédommager ceux qui ont perdu leurs effets et à
venir au secours ce ceux des propriétaires qui voudront reconstruire leurs maisons. » En
échange, promesse était faite de ne plus toucher à ces hors fonds si les Etats consentaient à la
constitution d’un fonds « particulier pour soulager les malheureux ». Les audacieuses
propositions de l’intendant ne furent cependant pas mises en œuvre par Necker, soucieux de
ne pas croiser le fer avec une province par trop rétive :
« Quand M. de la Bove propose d’obliger la commission à donner sur les
hors fonds une somme pareille à celle qui seroit accordée par le Roi, il n’a pas
assez senti la juste opposition que rencontreroient les ordres qui seroient adressés
aux commissaires des Etats ; qu’on n’a véritablement pas de moyens convenables
pour les faire exécuter, et qu’on s’exposeroit conséquemment, en leur adressant de
pareils ordres, à compromettre l’autorité de Sa Majesté, sans en retirer aucun
fruit. » Le combat engagé sur ce front avec la Bretagne ne se dissociait
naturellement pas des autres terrains d’affrontement. »
Là où Terray avait tenté le coup de force, Necker faisait preuve de davantage de
souplesse et incitait l’intendant à engager les négociations nécessaires :
« Il est convenable que vous sondiez les dispositions des commissaires en
leur annonçant que je me règlerai pour ce que j’aurai à proposer au Roi, sur ce que
la Province pourra fournir, ainsi que les Etats en ont usé plusieurs fois dans des
évènemens semblables. Je suis persuadé que le bureau de Rennes est bien le
26
Arch. nat., H 1/ 565, Ouragan à Ploërmel septembre 1782, Mémoire non signé venant des services du
ministère (septembre 1782) en réponse à l’intendant Caze de la Bove. « Observations sur l’absence de fonds de
secours en Bretagne »
18
maître, dans un cas aussi pressant, de prendre sur les hors fonds ou de faire
l’avance par le Trésorier en attendant que les Etats puissent en délibérer dans leur
assemblée prochaine ; mais il faut connoître la volonté ou l’intention de ce bureau,
et s’il n’avoit besoin que d’être autorisé à la faire par des ordres exprès du Roi, il
faudroit encore être assuré avant de donner cet ordre, qu’ils seroient exécutés.
Vous sentez, Monsieur, que cette sûreté ne peut être acquise que par un concert et
une négociation de votre part. »
D’autres provinces n’avaient pas les mêmes capacités de résistance que la Bretagne.
C’est avec davantage d’autorité, sinon de succès véritable, que les intendants imposèrent en
Béarn, contre les traditions fiscales locales, la constitution d’un fonds de secours quand en
1784 la province se trouva comprise dans nouvelle intendance de Pau et Bayonne27. Dès la
réunion des Etats de Béarn le 7 janvier 1785, les Instructions transmises par le marquis de
Lons, commissaire du Roi, les invitaient à former un fonds « d’indemnités pour les cas
imprévus ». Devant la résistance des Etats, la demande était réitérée l’année suivante en
janvier 1786. A la différence de la Bretagne, le Béarn avait pourtant déjà des dispositifs
ordinaires d’indemnisation des victimes de catastrophe : « La proximité des montagnes
expose le pays à des fléaux qui détruisent ou diminuent chaque année partie des récoltes ; les
Etats sont dans l’usage d’indemniser les communautés ou les particuliers qui ont souffert »
faisaient-ils remarquer en janvier 1785. Les aides, comme dans beaucoup de généralités où
celles-ci étaient administrées par les intendants, étaient accordées au moyen de dégrèvements
fiscaux sur les impôts des années suivantes :
« Les modérations ainsi accordées sont raportées sur les autres
contribuables, sans augmenter le fonds des impositions. Ce moyen à la vérité ne
procure pas un soulagement aussi prompt, mais il expose à moins d’inconvéniens.
S’il y avoit une somme fixe destinée à cet objet, il seroit à craindre qu’elle ne fut
souvent arrachée par importunité et qu’elle ne seroit pas en entier au soulagement
de ceux qui ont le plus souffert. Ce motif a empéché les Etats jusqu’à présent de
faire aucun fonds particulier pour cet objet. »
En certaines circonstances, il était en outre d’usage que, sur l’attestation des officiers
municipaux, des secours particuliers soient accordés de manière exceptionnelle par les
communautés ou les Etats.
27
Arch. nat., H 1 / 77, art. 8 des Instructions du Roi (7 janvier 1786) ; art. 6 des Instructions du Roi (17 janvier
1786)
19
A ces usages anciens, le commissaire du roi opposait un souci d’efficacité dans les
situations d’urgence et la nécessité de disposer d’un fonds de secours pour faire face
rapidement aux besoins des populations sinistrées. « C’étoit pour assurer une ressource plus
efficace que le Roi avoit proposé l’établissement d’un fonds d’indemnités » dont le montant
était fixé à 20.000 livres approvisionné pour moitié par le trésor royal, pour moitié par les
Etats du Béarn. Mais l’argumentation technique dissimulait mal les enjeux politiques et une
tentative de mise en cause des particularismes fiscaux de la province. Le commissaire du roi
entendait en effet se réserver le contrôle de la répartition des aides distribuées sur le fonds de
secours ainsi constitué :
« Attendu que Sa Majesté désire connoître l’emploi tant des dix mille
livres qu’elle fournira que des dix mille livres qui seront fournis par les Etats, elle
entend que la distribution ne puisse se faire qu’avec son approbation, soit par les
ordres particuliers qu’elle en fera donner, soit sur le projet de répartition que les
Etats pourront en arrêter chaque année et qu’ils remettront à son commissaire avec
les demandes qui leur auront été adressées pour être le tout envoyé au Sieur
Contrôleur Général des Finances qui en rendra compte à sa Majesté. Il sera en
conséquence défendu d’imposer aucune somme, même pour dépenses
extraordinaires, et au Trésorier des Etats de payer aucune indemnité, gratification
ou autres dons, sous quelques dénomination que ce puisse être, si le paiement n’en
a été duement autorisé à peine de radiation dans les comptes dud. trésorier des
sommes qu’il aura payées sans autorisation. »
Devant la détermination royale, les Etats de Béarn furent acculés au début de 1786 à
des reculades successives. Tout en ayant d’abord répété leur préférence pour la situation
ancienne dans de « Très respectueuses représentations au roi à l’effet de supplier Sa Majesté
d’agréer qu’il ne soit pas fait de fonds particulier pour les indemnités, et qu’il en soit usé à cet
égard comme par le passé », ils finirent par consentir le 8 février à la demande royale de la
constitution d’un fonds de 10.000 livres prélevées sur la capitation et le vingtième à quoi
devait être ajouté « ce qui sera nécessaire pour parfaire la somme de dix mille livres et ce au
marc la livre du principal de chaque rolle ». Ils demandaient cependant de garder l’autonomie
de gestion sur cette partie du fonds de secours :
« Les Etats prendront chaque année sur cette somme soit les dépenses
imprévues, soit les indemnités ou encouragemens qu’ils croiront devoir accorder
desquelles il sera rendu compte dans la forme ordinaire pour les dépenses des
20
Etats, et dans le cas où la somme entière des dix mille livres ne sera pas employée,
il y aura d’autant moins à imposer pour l’année suivante. ».
En contrepartie, ils acceptaient de laisser au commissaire du roi la libre gestion des
10.000 livres accordés parallèlement par le souverain, « se réservant uniquement d’indiquer à
Sa Majesté les personnes ou établissements qu’ils estimeront susceptibles de dédommagement
ou d’encouragement lorsque l’insuffisance des fonds ne leur permettra pas d’y pourvoir eux-
mêmes sur les dix mille livres qu’ils auront imposées ». Rien n’y fit cependant. Le
commissaire du roi refusa de céder et imposa son contrôle sur la totalité des fonds.
De telles exigences ne manquèrent sans doute pas d’aviver l’hostilité à l’Etat
centralisateur dans les Pyrénées aux cours des dernières années de l’Ancien Régime.
Protestant contre cette mise en dépendance, les habitants de la vallée de Barèges rappelaient
dans leurs cahiers de doléances qu’il n’existait « qu’une seule forme d’indemnisation
véritable pour les pertes que provoquent les inondations : la restauration pleine et entière de
ses privilèges » et le droit de gérer eux-mêmes leurs affaires28.
On ne saurait cependant réduire les diverses interventions royales dans ces affaires à
leur seule dimension politique. Si les modalités de distribution des aides posaient la question
de l’autonomie fiscale des provinces, elles renvoyaient aussi à celles relatives à l’efficacité de
l’action publique. Derrière la question politique se posait celle de savoir qui devait être
secouru et comment.
On observera d’abord que, à côté des dégrèvements fiscaux, la part des secours
accordés sous forme d’aides directe était largement minoritaire. Si l’on écarte les dérives
telles que celles que connurent l’Alsace et le Dauphiné où les fonds servirent à verser des
gratifications à divers agents de l’administration publique, deux ensembles de dépenses
doivent être distinguées : celles destinées à la reconstruction d’ouvrages publiques d’une part ;
les aides matérielles données directement aux victimes. Celles-ci pouvaient ne pas être
totalement insignifiantes. Lors des ouragans du Mâconnais en 1773, ce sont 10.000 livres qui
furent directement dépensées. La question qui se posait alors était de savoir sous quelle forme
ces aides devaient être accordées : pain, argent, vêtement, construction de secours provisoire.
28
Serge Briffaud, « Le rôle des catastrophes naturelles. Cas des Pyrénées centrales », in Andrée Corvol (dir. de)
La nature en révolution, 1750-1800, Paris, 1993, p. 134-143
21
A cet égard, aucune règle ne paraît pouvoir être observée. En Mâconnais, la préférence des
Etats alla aux achats et distributions de grains de préférence à une distribution d’argent, « qui,
malgré toutes les précautions qu’on pourroit prendre, pourroit être diverti trop vite ». Le 7
juillet 1773, ils précisaient les conditions de distribution de ces aides :
« Cette distribution commencera à se faire au profit des paroisses les plus
maltraitées et dans chacune d’elles, 1° au profit des petits propriétaires qui vivent
de la culture de leurs fonds et qui ne pouvant avoir de crédit se trouvent
absolument sans ressource, 2° au profit des cultivateurs dont les propriétaires sont
également sans ressource ni crédit, 3° au profit des journaliers qui ne pouvant être
employés se trouvent manquer de ressources aussi bien que ceux dont les récoltes
ont été ravagées… Pour à quoi parvenir avec le plus de justice et de proportion
relative, il sera demandé à MM. les curés l’état de ceux de leurs paroisse qui se
trouvent dans les trois cas ci-dessus, avec le nombre de leurs enfants et l’état de
leur famille, lequel sera signé et certifié tant par MM. les curés que par les syndics
et collecteurs des paroisses. »
Lors des crues de 1784 en Champagne29, l’intendant fit de même cuire du pain, mais
préféra distribuer de l’argent plutôt que des vêtements, « car je crois qu’il vaut mieux leur
laisser le soin d’en acheter que de leur donner des vêtements qui peut-être ne seroient pas
analogue à leur état, couteroient très cher et exigeroient des détails considérables ». A
l’inverse, fort d’une expérience malheureuse antérieure, il renonça à la construction de
baraques provisoires pour abriter ceux dont les maisons avaient été détruites, préférant garder
les sommes disponibles pour aider les habitants à reconstruire :
« Il en a reconnu l’abus dans de pareilles circonstances, notamment
lorsque le village de Bisseuil a été incendié. On a dépensé une somme énorme
pour batir des baraques, et au bout de 15 jours pas un habitant n’y a logé… Il vaut
mieux réserver la totalité de ces fonds pour leur distribuer sans aucune
diminution. »
Les dégrèvements fiscaux pour leur part pouvaient être accordés collectivement à
l’ensemble d’une communauté et répartis « au marc la livre », mais surtout et de plus en plus
souvent individuellement sur la base de procès verbaux particuliers, les deux dispositifs
intervenant parfois simultanément. L’individualisation des aides posait cependant des
problèmes complexes. La distribution pouvait privilégier ceux qui étaient les plus démunis ou
29
Arch. dép. Marne, C 1980, Lettre du secrétaire général de l’intendance, Gaulthier, 26 février 1784.
22
ceux qui avaient le plus perdu. Autrement dit, les dégrèvements fiscaux pouvaient être soit
l’expression d’une bienveillance charitable, soit une indemnisation des victimes au prorata de
leurs pertes. De telles questions pouvaient faire l’objet de débats locaux. En 1773, le sénéchal
de Pontrieux proposa en vain aux Etats de Bretagne « de faire suporter ce qui se trouve du des
impositions de cette ville par les habitans les plus aisés à la décharge de ceux que l’inondation
avoit le plus affecté ». L’interrogation prenait une dimension différente lorsqu’elle opposait
les autorités provinciales aux commissaires du roi. Clairement, en Bretagne comme en
Languedoc, les intendants privilégièrent, quand ils le purent, l’efficacité économique à
l’action charitable.
En Bretagne, la question se posa dans toute son évidence pour la répartition des
200.000 livres d’allègements fiscaux accordés par la monarchie pour faire face aux
conséquences de la sécheresse de 1785. « Si les 200000 livres que le Roi a bien voulu
accorder sont employés en moins imposés en faveur des plus pauvres contribuables, ce
secours deviendra en quelque sorte nul » faisait valoir l’intendant le 22 juillet. Outre la fait
que toute la Bretagne n’avait pas également souffert et qu’il convenait de bien identifier les
diocèses les plus affectés, il posait surtout la question de la ventilation sociale de ces aides :
« Il ne peut y avoir de méthode moins juste que de faire une répartition
entre les pauvres contribuables. Mais il y a plus. Les pauvres contribuables en
général n’ont point ou n’ont que peu de propriétés et de bestiaux, et par
conséquent ils n’ont éprouvé que peu de pertes, tandis que les fermiers plus haut
taxés pour leur industrie ne pourront payer ni le prix de leur ferme, ni remplacer
leurs bestiaux, ni peut-être labourer. Il me paroit évident que la répartition entre
les pauvres contribuables ne rempliroit pas à aucun égard l’objet que Sa Majesté,
en ce que ceux qui n’ont pas souffert y participeroient comme ceux qui ont
éprouvé les plus grandes pertes, et que ceux-ci n’y trouveront aucun
soulagement ».
« Il est certain qu’une remise générale calquée sur le taux des impositions ne
dédommagera personne et sera imperceptible pour tous » ajoutait-il encore. L’efficacité
économique plutôt que la charité chrétienne, tel était en définitive la logique de distribution
promue par l’intendant qui proposait de « faire distribuer des secours aux habitans des
paroisses qui ont le plus souffert [c'est-à-dire en général les plus riches] d’après l’état certifié
par les curés et les notables du lieu », et de contrôler cette distribution par-dessus les
commissaires des Etats : « J’ai l’honneur de vous proposer de me laisser le soin de la
distribution, et je crois pouvoir assurer qu’elle sera mieux faite et avec plus d’impartialité que
23
si elle étoit confiée à 50 commissaires des Etats. » La logique économique rejoignait les
enjeux politiques.
Le Languedoc connut une évolution comparable au milieu des années 1750 avec
l’arrivée d’un nouvel intendant, M. de Saint-Priest30. Soucieux d’établir plus fermement son
autorité sur la province, il chercha tout d’abord à faire mieux vérifier par ses subdélégués les
déclarations de dommage par une surveillance des experts accusés de dresser « des relations
souvent peu fidèles, presque toujours exagérées », et à limiter le rôle des receveurs et
collecteurs dans l’administration des aides accordées. Parallèlement, l’intendant cherchait à
introduire des modalités de distribution nouvelles où, comme en Bretagne, l’équité
économique comptait davantage que la charité chrétienne. Aux évêques qui défendaient l’idée
que l’on devrait « accorder une remise différente des dommages dont l’estimation est égale »
pour « rapprocher les redevables de l’égalité », et pour lesquelles, une communauté riche était
plus à même de supporter les calamités que une communauté pauvre, l’intendant de Saint-
Priest opposait le principe d’indemnités proportionnelles au montant de la taille des biens
endommagés : « L’indemnité étant une juste compensation de la portion de la taille qu’un
particulier ne doit pas payer, pour un revenu dont il a été privé, tous ceux qui ont souffert ont
un droit acquis à la somme accordée dans la proportion numérique31. »
Le rôle des évêques dans l’administration des impôts était ainsi doublement mis en
cause par l’établissement d’une tutelle et un renversement des principes qui guidaient la
distribution des aides. Explicitement, il s’agissait pour l’intendant de réduire par ce biais leur
« despotisme », ce dont il se vantait au demeurant dans un courrier adressé au Garde des
Sceaux : « La privation de l’usage dans lequel étoient les évêques de répartir librement
l’indemnité… a été si sensible qu’ils n’auroient point manqué d’en faire une affaire aux Etats,
si je ne les avais détourné en les amusant par des conférences et des négociations. » En réalité,
les évêques n’étaient pas dupes. Ils accusèrent l’intendant de vouloir confiner leurs assiettes
« dans un travail de commis ». La vigueur de leur hostilité eut d’ailleurs rapidement raison
des projets de l’intendant. En 1754, le maréchal de Richelieu proposa une conciliation,
confirmée par l’ordonnance royale du 20 février 1755, qui réduisait à peu de choses les
innovations introduites. Si les subdélégués voyaient leur droit de contrôle confirmé, l’autorité
des collecteurs était rétablie. L’ordonnance précisait en outre que les aides ne pouvaient être
30
S. Durand, Pouvoir municipal…, op. cit., p. 146 sqq.
31
Arch. nat., H 1 / 986, f° 16, Lettre de Saint-Priest au Garde des Sceaux, 20, mars 1754.
24
accordées qu’en « moins imposé », que ce soit pour les particuliers ou les communautés, et
qu’elles ne pouvaient être supérieures à la taille.
32
Arch. nat., G 7 / 241, lettre de l’intendant Bouchu, 28 janvier 1688.