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Étude Comparative Des Guerres Saintes D'Avarayr Et de Karbala.

L'étude comparative des guerres saintes d'Avarayr et de Karbala examine deux batailles majeures qui ont marqué l'imaginaire collectif des Arméniens et des chiites, respectivement. La bataille d'Avarayr en 451 oppose les Arméniens aux Perses, tandis que la bataille de Karbala en 680 voit la mort d'Al-Husayn, petit-fils du Prophète Muhammad, face aux Omeyyades. Ces événements sont cruciaux pour comprendre les concepts de martyre et de guerre sainte dans le contexte des transformations religieuses et politiques de l'Antiquité tardive.

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Étude Comparative Des Guerres Saintes D'Avarayr Et de Karbala.

L'étude comparative des guerres saintes d'Avarayr et de Karbala examine deux batailles majeures qui ont marqué l'imaginaire collectif des Arméniens et des chiites, respectivement. La bataille d'Avarayr en 451 oppose les Arméniens aux Perses, tandis que la bataille de Karbala en 680 voit la mort d'Al-Husayn, petit-fils du Prophète Muhammad, face aux Omeyyades. Ces événements sont cruciaux pour comprendre les concepts de martyre et de guerre sainte dans le contexte des transformations religieuses et politiques de l'Antiquité tardive.

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Étude comparative des guerres saintes D’Avarayr et de

Karbala.
Aline Housepian

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Aline Housepian. Étude comparative des guerres saintes D’Avarayr et de Karbala.. Histoire. Univer-
sité Paris sciences et lettres, 2024. Français. �NNT : 2024UPSLP052�. �tel-05137657�

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Préparée à l’École Pratique des Hautes Études

ETUDE COMPARATIVE DES GUERRES SAINTES


D’AVARAYR ET DE KARBALĀ

Soutenue par Composition du jury :


Aline HOUSEPIAN
Mr Pierre LORY
Le 13 décembre 2024 Directeur d’études émérite, EPHE Président

Mme Sepideh PARSAPAJOUH


Chargée de recherches HDR, CNRS Rapporteur

Mr Bernard OUTTIER
Directeur de recherches émérite, CNRS Rapporteur

Mr Touraj DARYAEE
École doctorale n° 472 Professeur, Université d’Irvine, Californie Examinateur

École doctorale de l’École Mr Mohammad Ali AMIR-MOEZZI


Pratique des Hautes Études Directeur d’études, EPHE Directeur de thèse

Spécialité
Sciences des religions et systèmes de
pensée
Remerciements

Je tiens à remercier Mr Mohammad Ali Amir-Moezzi pour sa grande disponibilité, son soutien,
sa patience et ses conseils.
Mes remerciements s’adressent ensuite aux membres du jury, Mme Sepideh Parsapajouh, Mr
Bernard Outtier, Mr Touraj Daryaee et Mr Pierre Lory.
Je tiens à remercier finalement Mme Isabelle Anjuere, Mme Hélène Bourg, Mr Christophe
Favre, Mr Derick Hovsepian et Mr Alex Zoller pour la correction et la relecture de la thèse,
ainsi que pour l’assistance informatique.
Introduction
L'Antiquité tardive1 explore une période historique qui a fait l'objet d'études très variées
non seulement dans presque tous les domaines des sciences humaines, mais aussi dans l’art,
l’architecture et disciplines qui leur sont liées.
Cette époque est marquée par des changements culturels et sociaux importants, durant
laquelle le rythme des transformations historiques s'accélère. Parmi les événements notables de
cette période figurent les invasions barbares, la christianisation, les bouleversements politiques,
les échanges multiculturels, la fragmentation impériale, ainsi que la cristallisation théologique.
Elle est aussi caractérisée par une grande richesse en sources, mais aussi en difficultés
d’interprétation. C’est une époque où l'Antiquité cède progressivement la place au Moyen Âge 2.
Trois grandes sphères peuvent être distinguées dans monde tardo-antique : le pouvoir
dominant (Rome/Byzance à l’Ouest, la Perse à l’Est), la population, et la religion. Ces sphères
furent le théâtre de phénomènes dont la particularité ne réside pas seulement dans leur
développement constant et leur propagation rapide à travers une vaste zone géographique
hétérogène, mais aussi dans leur interaction et leur interdépendance. Ainsi, dans la sphère
politique, on assiste à la chute des empires romain et sassanide, ainsi qu’à la naissance de
Byzance. Du côté de la population, elle connaît une évolution spirituelle et sociale, dont l’une
des conséquences majeures fut la disparition des frontières autrefois rigides entre civils et
barbares « non assimilés », ainsi qu’entre les cultures aristocratique et populaires dès le V ème
siècle3.
La sphère religieuse se distingue également au cours de cette période. Elle fut marquée
par la naissance des deux grandes religions monothéistes : le christianisme et l’islam. Elle
devint la principale source d’inspiration et d’évolution tant pour les pouvoirs politiques que
pour la société tardo-antique, les conditionnant mutuellement. Ces diverses religions nourrirent
et façonnèrent de nombreux phénomènes religieux spécifiques à cette époque historique, tels
que la tolérance4, l’hérésie, la persécution, le martyre et l’émergence de la figure de l’homme

1
La période comprise entre 150-750 de notre ère.
2
LENSKI N., « Power and Religion on the Frontier of Late Antiquity », The Power of Religion in Late Antiquity.
Edited by A. Cain & N. Lensky, London & New York: Routledge, 2009, p. 4-5.
3
BROWN P., The World of Late Antiquity. London : Thames & Hudson, 2018, p. 174.
4
On a longtemps pensé que l’Antiquité tardive était la période historique au cours de laquelle on a observé pour
la première fois la montée généralisée de l’intolérance religieuse, voire la violence religieuse. Néanmoins, selon
certains savants, il n’est pas possible de parler de la violence religieuse dans l’Antiquité tardive si l’Antiquité
tardive n’avait pas de concept de religion. Autrement dit, la violence de toute sorte qui s’est produite dans cette
époque doit être attribuée plutôt à d’autres facteurs : MAYER W., « Religious Violence in Late Antiquity : Current
Approaches, Trends and Issues », in Religious Violence in Ancient World. Edited by J. H. F. DIJKSTRA & Ch. R.
Raschle, Cambridge: Cambridge University Press, 2020, p. 251. BARTON C. A. & BOYARIN D., Imagine No
Religion. How Modern Abstractions Hide Ancient Realities. New York: Fordham University Press, 2016.

3
saint. Ces concepts, en constante évolution au fil du Moyen Âge, allaient constituer le noyau
de la pensée politique moderne, cristallisée autour de leurs interprétations ultérieures.
Parmi ces phénomènes, le martyre et la figure du martyr semblent issus des
enseignements des Écritures canoniques, apocryphes ou des écrits intertestamentaires, qui
évoquaient explicitement ou implicitement la nécessité de combattre les impies. En effet, les
croyances millénaristes étaient largement répandues à partir du II ème siècle, comme en
témoignent les écrits d’Irénée, d’Hippolyte, de Tertullien et de Lactance29. Augustin, quant à
lui, réinterprétait le millénaire comme l’intervalle entre le premier avènement et le dernier
conflit, une période de « règne des saints », incarnée par l’Église. L’espoir du royaume
messianique se situait alors sur Terre 5.
Dans les interprétations des Pères de l'Eglise tels que Clément de Rome, Ignace
d'Antioche, Justin, Origène et Cyprien, réalisées à partir des livres du Nouveau Testament, la
notion d'une guerre cosmique commença à émerger dès le Ier siècle. Les persécutions des
chrétiens favorisèrent l'émergence du phénomène de martyr, confesseur du Christ et victime
d'oppression, tout comme ce dernier. Ainsi, les concepts de guerre sainte et de martyre prirent
forme avant même que l'Empire romain devînt chrétien sous Constantin au milieu du IVème
siècle.
Les notions de guerre sainte et de martyre pour le Christ, qui constituèrent la base
idéologique des guerres de l'Empire byzantin contre la Perse, franchirent les frontières romaines
et atteignirent l'Arménie chrétienne. Ce pays, souvent divisé entre les deux grandes puissances
romaine et perse, jouait un rôle de tempon. Les auteurs arméniens du Vème siècle qualifiaient de
« guerre sainte » les combats que le peuple d'Arménie menait contre les Perses, et désignaient
de « martyrs » les nobles guerriers qui perdaient la vie dans ces batailles, ainsi que ceux, qui
tombaient victimes des complots des souverains perses.
Par ailleurs, l’attente eschatologique présente dans le christianisme de l’Antiquité
tardive, mais aussi dans le judaïsme contemporain et le zoroastrisme à la veille de l’Islam 6
contribua à transférer les notions de guerre sainte et de martyre dans l’islam naissant.
L’imminence de l’eschaton fut un déclencheur majeur du mouvement religieux de
Muḥammad7. C’est ainsi qu’au VIIème siècle, les concepts de « guerre sainte » et de « martyre

5
ROWLAND Ch., « The Eschatology of the New Testament Church ». Oxford Handbook of Eschatology. Oxford:
Oxford University Press, 2008, p. 69.
6
SHOEMAKER St. J., The Apocalypse of Empire. Pennsylvania: University of Pennsylvania Press, 2018, p. 2.
7
BUHL F., « Das Leben Muhammeds ». Traduit par H. H. Schaeder, Leipzig : Quelle & Meyer, 1930, p. 126‑127.
Les deux grandes puissances de l’époque se sont épuisées dans un duel sans merci, qui est l’une des explications
des victoires arabes quelques années plus tard. Mais les conséquences subjectives comptent aussi : devant de tels
coups de théâtre, les contemporains s’attendent à tout, en particulier à la fin du monde, et des scenarios

4
» pour la foi furent par les Croyants8 réunis autour du message prophétique du Muḥammad9.
L’islam faisait une partie intégrante de l’Antiquité tardive dans le sens où il incarnait deux traits
saillants qui déterminaient particulièrement cette période. Le monothéisme et l’empire
œcuménique, dont la conjonction renforçait la cohérence interne de cette religion10.
Entre le Vème et le VIIème siècles, deux batailles majeures, qui allaient marquer
doublement l’imaginaire collectif des Arméniens et les šīʿites, eurent lieu dans des régions
différentes du Proche-Orient ancien : la bataille d’Avarayr en Persarménie11 et celle de Karbalā
en Irak.
En 449, à la suite de promulgation d’un édit adressé aux sujets arméniens de la
Persarménie leur ordonnant une conversion immédiate au zoroastrisme, Yazdgard II 12 se heurta
à l’opposition des évêques et des magnats arméniens. Des mages furent envoyés dans la région
afin d’y introduire des autels du feu, ainsi que des rites alimentaires et sacrificiels. Les dynastes
furent contraints, pendant l’été 450, de prendre la tête de l’insurrection sous la conduite de
commandant en chef (sparapet en arménien) Vardan Mamikonean. Vasak Swini nommé
marzpan13 par roi de Perse, s’associa au serment des insurgés. Une ambassade partit demander
l’aide de l’Empereur, mais Marcien, occupé à combattre les Huns sur le Danube, renonça à
secourir les Arméniens. Vardan repoussa d’abord l’armée perse d’Albanétie (Albanie du
Caucase), mais Vasak Swini divisa les insurgés en leur faisant miroiter l’espoir d’une amnistie
et d’un accord de tolérance. Affaiblie par ces défections, l’armée arménienne fut finalement
vaincue lors de la bataille d’Avarayr, qui eut lieu dans la province Artaz le 2 juin 451. Les
soldats tombés au combat, surnommés « Vardanank‘ », ou « Compagnons de Vardan », furent
canonisés par l’Église arménienne, leur commémoration demeure à ce jour une fête nationale 14.

apocalyptiques contradictoires circulent : DEBIÉ M. & DÉROCHE V., « Les communautés religieuses dans
l’empire byzantin à la veille de la conquête arabe ». Le Coran des historiens, I, sous la direction de M. A. Amir-
Moezzi & G. Dye, Paris : Cerf, 2019, p. 350. Des attentes et des prophéties flottaient dans l’air, ainsi qu’un climat
général d’incertitude après des siècles de continuité : COOK D., Studies in Muslim Apocalyptic. Princeton :
Darwin Press, 2003, p. 5.
8
« Muʾminūn » : terme popularisé par F. Donner pour désigner les communautés liées à la prédication de
Muḥammad jusqu’à l’époque marwanide. Ce terme sera généralement utilisé en lieu de « musulman ».
9
En fait, c’est plutôt l’inquiétude face au jugement imminent, plutôt que la soif de pouvoir politique ou de pillage,
qui semble avoir poussé Muḥammad et ses disciples à élargir leur « communauté des sauvés, vouée à l’observance
rigoureuse des lois de Dieu telles qu’elles ont été révélées à Ses prophètes ». Leur objectif n’était pas tant
d’acquérir la puissance et la gloire terrestres, mais plutôt d’atteindre le salut individuel et collectif lors du jugement
de l’Heure qui approchait rapidement : SHOEMAKER St. J., The Apocalypse of Empire…op. cit. p.138.
10
AL-AZMEH A., The Emergence of Islam in Late Antiquity. Cambridge: Cambridge University Press, 2014, p.
2-3.
11
La partie orientale de l’Arménie était sous la domination sassanide après la partition de l’Arménie entre les
Empires romain et perse en 387.
12
Il a régné entre 438-457.
13
Gouverneur. Nous reviendrons à ce poste administratif sassanide très important.
14
MAHÉ A. & J.-P., Histoire de l’Arménie des origines à nos jours. Paris : Perrin, 2012, p. 95-96.

5
La bataille de Karbalā, qui se déroula en 680, constitue également un événement crucial
pour la mémoire des šīʿites. Al-Ḥusayn, le petit-fils du Prophète Muḥammad, fut invité par les
šīʿites 15 à prendre la tête de leur insurrection contre les Omeyyades. Répondant à cet appel, il
quitta La Mecque pour al-Kūfa (en Irak), accompagné de quelques dizaines de proches, femmes
et enfants compris. Son cousin, Muslim ibn ʿAqīl, qui avait été envoyé en avant-garde, fomenta
à al-Kūfa, parmi la population šīʿite, un début d’insurrection armée qui fut vite réprimée par les
autorités omeyyades et Muslim y perdit la vie. Près d’une semaine plus tard, al-Ḥusayn et ses
compagnons arrivèrent à Karbalā où ils furent assiégés par l’armée imposante d’Ibn Ziād,
gouverneur d’Irak. Al-Ḥusayn essaya de régler les différends par négociations. Celles-ci
n’aboutirent point, après plusieurs jours de soif atroce imposée à al-Ḥusayn, à sa famille et à
ses compagnons, le conflit éclata le 9 muḥarram 680 pour culminer le lendemain, le 10
muḥarram, dans une bataille inégale et le massacre. Après plusieurs heures de résistance, al-
Ḥusayn, ses fils, son frère et d’autres membres de sa famille, aussi que ses compagnons furent
tous tués. Les 9 et 10 muḥarram, respectivement appelés Tasūʿā et ʿĀšūrā) devinrent les
journées de deuil majeures dans le šīʿisme, et Karbalā un lieu de pèlerinage central, tandis qu’al-
Ḥusayn fut érigé en martyr emblématique 16.

15
Sur le moment précis de l’apparition du premier schisme dans la communauté primitive il n’ y a pas d’unanimité
parmi les savants. Selon une théorie, il était le résultat de la préférence des Croyants pour ʿAlī, gendre du Prophète,
comme successeur par rapport à Abū Bakr, futur premier calife. Le document historique sur lequel s’appuyaient
les partisans de cette théorie est l’œuvre d’al-Yaʿqūbī, dans lequel il déclare : un groupe d'Émigrants et d'Anṣār a
refusé de prêter allégeance à Abū Bakr et a exprimé sa préférence pour ʿAlī ibn Abīṭālib : Tārīk̲ -e Yaʿūbī. Vol. 1.
Tarjome-ye M. E. Āyatī, Téhéran : Entešārāt-e ʿelmī farhangī, 1382, p. 524. Voici les hypothèses sur l’émergence
du šiʿīsme : 1) le šīʿisme en tant que parti ou groupe distinct est né après la mort de Uṯmān, le troisième calife ʿ.
D’après M. Moosa, à l'époque de ʿUṯmān le terme « šīʿite », qui jusqu'alors n'avait qu'une connotation spirituelle,
commença à prendre une signification politique. Ceux qui soutenaient ʿAlī étaient connus comme les šīʿites
(partisans) de ʿAlī, tandis que ceux qui soutenaient ʿUṯmān étaient connus comme les šiʿītes (partisans) de ʿUṯmān.
L'agitation s'est transformée en sédition, entraînant en 656 le meurtre de ʿUṯmān et l'élection de ʿAlī comme calife,
2) les šīʿites ont apparu juste avant la bataille de chameau lorsque ʿAlī appela le peuple à se rassembler pour
combattre Ṭalḥa et Zubair : Ibn al-Nadīm, Al-Fihrist. Tarjome-ye M. R. Tajadod, Téhéran : Asāṭīr, 1381, p. 326-
327. Après la bataille mentionnée, tous ceux qui avaient soutenu ʿAlī contre l’épouse du Prophète pendant la guerre
furent considérés comme šīʿites. RAJABĪ DAVĀNĪ M. Ḥ., Kūfe wa naqše ān dar qorūn-e noḵostīn-e eslāmī.
Téhéran : Dānešgāh-e emām Ḥoseyn, 1397, p.465-466. 3) Le šīʿisme est apparu pour la première fois lorsque les
troupes de ʿAlī revenaient de la bataille de Ṣiffin. Alors qu'il y eut une dispute entre les troupes au sujet de l'arbitre,
un groupe (le noyau des premiers kharijites) resta à Ḥarūra, alors que les partisans de ʿAlī, qui lui avaient déclaré
leur fidélité, furent désormais appelés šīʿites, 4) les šīʿites sont apparus après l’assassinat de ʿAlī : l’origine de
cette hypothèse se trouve dans les sources anciennes d’hérésiologie : sabaʾya, une secte extrémiste, était reconnue
comme le premier groupe šīʿite : ṢĀBERĪ Ḥ., Tārīk̲ -e feraq-e eslāmī. Feraq-e šīʿī va ferqehāye mansūb be šīʿe.
vol. 2, Téhéran : Sāzmān-e moṭāleʿe va tadvīn-e kotob-e ʿolūm-e ensāni, 1398, p. 15. 5) L'émergence des šīʿites
sous la forme d'un mouvement spécifique avec ses propres objectifs et son propre nom, remonte aux années après
le martyre d’al-Ḥusayn. C’est notamment Sāmī al-Naššār qui insiste sur le fait que le šīʿisme a vraiment été formé
en tant que secte religieuse après la mort d’al-Ḥusayn ; le šīʿisme naquit lorsque les Kūffites se sont ressemblés
autour de Muẖtār qui a finalement tué les assassins d’al-Ḥusayn : NAŠŠĀR S., Našʾaẗ al-fikr al-falsafī fi al-islām.
vol. 2. Qāhira: Dār al-Maʿārif, 1968, p. 34-35. RAJABĪ DAVĀNĪ M. Ḥ., Kūfe wa naqše ān dar qorūn-e noḵostīn-
e eslāmī…op. cit. p.471. Dans le cadre de notre étude, le mot šīʿite fait référence aux adeptes de ʿAlī et de sa
descendance (les imāms).
16
AMIR-MOEZZI M. A. & JAMBET Ch., Qu’est-ce que shīʿisme ? Paris : Cerf, 2014, p. 51-52.

6
Ces deux batailles, marquantes à bien des égards, sont souvent représentées dans
l'historiographie, en particulier dans les sources arméniennes et islamiques tardives, sous un
angle politique, comme des luttes pour le pouvoir. Cela a souvent eu pour effet d'exclure leur
dimension religieuse et spirituelle. Pourtant, la spécificité de ces deux combats réside dans leur
nature particulière de guerres saintes inévitables et inégales, dont l’objectif ne résidait pas dans
la victoire militaire mais bien dans une victoire spirituelle et morale obtenue par le biais du
martyre. Les martyrs glorieux de ces deux batailles - al-Ḥusayn, le petit-fils du Prophète, et
Vardan Mamikonean, descendant de Grégoire l’Illuminateur, évangélisateur de l’Arménie –
donnèrent leur vie pour sauver leur foi et préserver la religion, menacée par des oppresseurs.
Une étude mineuteuse et multidimensionnelles des sources arméniennes à partir du V ème
siècle, ainsi que des oeuvres des savants šīʿites des VIIIème au XIIIème siècles, permet de mieux
comprendre le sens profond et original de ces deux batailles religieuses de l’Antiquité tardive.
Deux concepts clés émergent de cette analyse : celui de la « tolérence rude » et celui de la «
piété militante » en constituent les clés.
La « tolérance rude »17 se réfère à une forme de coexistence forcée entre diverses
communautés religieuses, imposée par un pouvoir dominant qui, bien qu’accordant une certaine
liberté à ces communautés, imposait également des restrictions sévères 18. Cette « tolérance »
permettaient la coexistence de groupes religieux et ethniques variés en l’absence de structures
juridiques ou sociales de coordination. Cependant, la « violence », exercée par le pouvoir en
place, jouait un rôle crucial dans le maintien de l’ordre social19 ; la signification de la violence
dans ce contexte change : la violence acquiert des aspects fonctionnels et régulateurs dans le
sens du garant de l’ordre social. Il s’agit d’une violence qui cherche à supprimer la différence.
Elle est limitée et épisodique et joue un rôle dans le maintien des relations entre la minorité et
la majorité20. En d’autres termes, c’est souvent la violence qui, étant interdépendante de la
tolérance et non pas opposée à cette dernière 21 permet aux communautés de coexister 22.

17
« Rough tolerance ».
18
MACEVITT Ch., The Crusades and the Christian World of the East. Pennsylvania: University of Pennsylvania
Press, 2008, p. 2-3.
19
Id. p. 21.
20
NIRENBERG D., Communities of Violence. Persecution of Minorities in Middle Ages. Princeton: Princeton
University Press, 2015, p. 241 et s.
21
Ibid. p. xiii.
22
Ibid. p. viii. Un épisode exemplaire de cette « tolérance rude » ou de la violence « réglementaire » est reflété
dans la conquête d’Ardašir de l’Arménie au milieu du IIIème siècle : Ardašir prit des mesures importantes afin de
faire revivre la religion zoroastrienne et surtout les droits des mages. Moïse de Khorène, l’historien arménien,
attribue à Ardašir la destruction des anciennes idoles du Soleil et de la Lune (II, 77), alors même que dans la
religion mazdéenne, le soleil et la lune étaient considérés comme êtres divins, auxquels les sixième et septième
hymnes avestiques avaient été respectivement dédiés. KOTWAL F. M.& KREYENBROEK Ph. G., « Prayer ».
The Wiley Blackwell Companion to Zoroastrianism. Chichester : Wiely Blackwell, 2015, p. 339. Dans les Actes

7
Les principales caractéristiques de ce type de tolérance sont : 1) le silence des sources à
sur l’exercice de la violence, 2) la libre circulation des personnes et des pratiques au-delà des
frontières sociales et religieuses, 3) le caractère local de la tolérance. La tolérance traduisait
donc un désintérêt pour la catégorisation rigide des différences 23.
Quant à la « piété militante », elle se manifesta d’abord dans le christianisme,
influençant également la communauté primitive de Muḥammad dans un contexte d’attente
apocalyptique caractéristique de l’Antiquité tardive 24.
Il semble que la piété militante dans le christianisme trouve ses origines dans les
interprétations des Pères de l’Église (notamment entre le I ème et le IIIème siècle) qui, en
développant la doctrine du combat spirituel pour le Christ, avaient identifié les chrétiens (en
particulier les martyrs) comme les soldats (milites Christi) de cette bataille apocalyptique.
Ces doctrines, à la fois spirituelles et guerrières, semblent avoir trouvé par la suite leur
application sous deux aspects : offensif et défensif. L’aspect offensif et martial, voire politique
du combat saint se reflétait dans la doctrine de la guerre sainte romaine/byzantine à partir de
Constantin (r. 310-337) et notamment sous Héraclius (r. 610-641) comme justification des
guerres sanglantes, mais inévitables contre les ennemis. Face aux menaces répétées et aux
incursions transfrontalières, les empereurs romains et byzantins se présentaient comme des
souverains en armes, légitimant l’usage de la violence avec le soutien d’une cause divine : la
piété militante destinée à triompher des usurpateurs et des tyrans 25. Il semble que les
conquérants arabes des siècles ultérieurs, qui menaient leurs razzias hors de la péninsule
Arabique, aient agi selon une logique similaire 26.
L’aspect défensif et passif, voire pieux du combat chrétien caractérisait, quant à lui,
les martyrs persécutés, cruellement torturés et mis à mort par les souverains païens 27, ainsi que

des martyrs chrétiens, le roi perse a été toujours présenté comme « adorateur du soleil et de la lune » : BRAUN
O., Ausgewählte Akten persischer Märtyrer, mit einem Anhang: ostsyrisches Mönchsleben. Kempten: München,
1915, p. 2, p. 66-67, p. 112.
23
MCEVITT Ch., The Crusades and the Christian World of the East…op. cit. p.22-24.
24
SIZGORICH Th., Violence and Belief in Late Antiquity. Pennsylvania: University of Pennsylvania Press, 2009,
p. 5.
25
DEPALMA DIGESTER E., « The Violent Legacy of Constantine’s Militant Piety » in Religious Violence in
Ancient World…op. cit. p. 229.
26
Le Qurʿān ne se contente pas d'exhorter les Croyants à la piété ; il les exhorte également à adopter une attitude
militante ou activiste en matière de piété. Le croyant doit essayer d'intervenir pour arrêter le mal dans le monde
qui l'entoure. Il doit à la fois encourager les autres à être pieux et faire preuve de courage pour affronter l'incroyance
et les comportements pécheurs lorsqu'il les rencontre, même si cela le rend odieux aux autres. Cette tendance
activiste ou militante est parfaitement résumée dans la phrase coranique « ordonner le bien et interdire le mal »
qui s'est développée dans les générations qui ont suivi la mort de Muḥammad en une sorte de slogan enchâssant
l'idéal pieux parmi les Croyants : DONNER F. M., Narratives of Islamic Origins. The Beginnings of Islamic
Historical Writing. Princeton: Darwin Press, 1998, p. 74.
27
Ceux qui seraient reconnus plus tard comme hommes saints.

8
les ascètes et les moines, ces « hommes saints », qui restaient fidèles au message biblique
interdisant l’homicide, quelles que soient les circonstances. Cette figure de l’ermite errant dans
les déserts syro-mésopotamiens, véritable miles christi et héritier du martyr, devint un modèle
commun de piété militante, aussi bien pour les chrétiens que pour les Croyants 28où la dévotion
à la lutte interne et externe était indissociablement liée à la dévotion à Dieu et à la défense zélée
de la communauté de foi29. Cependant, sous la pression des exigences impériales et politiques,
cet aspect spirituel et fidèle au message biblique de non-violence du combat chrétien fut
progressivement éclipsé par l’aspect offensif et politique du combat chrétien.
L’objectif de cette étude est donc de montrer comment la « tolérance rude » des
Sassanides (dans la deuxième moitié du Vème siècle) et celle des Omeyades (à la fin du VIIème
siècle) envers, respectivement, les Arméniens de la Persarménie et les šīʿites d’Irak fut
contestée par ces communautés à travers l’expression d’une forme originale de « piété
militante ». Cette piété prit corps dans les batailles d’Avarayr et de Karbalā, où la défaite
militaire fut compensée par une victoire morale, similaire à celle du premier grand martyr de
l’histoire des religions: Jésus le Christ.

Les sources documentant les batailles d’Avarayr et de Karbalā


Dans la littérature arménienne d’Âge d’or (V ème siècle), l'historiographie occupe une
place centrale en tant que genre politico-idéologique puissant. Elle se distingue par son poids,
sa valeur et son influence sur la culture spirituelle des siècles suivants.
En effet, l’historiographie arménienne de la seconde moitié du V ème siècle, comme la
littérature de cette époque en générale, est marquée par une idéologie anti-iranienne, formée
parallèlement à l’avènement des Sassanides, perçus comme une menace pour l’autonomie et la
survie de l’Arménie arsacide 30. En se référant à l'histoire du passé, les auteurs de la littérature
historiographique cherchaient à préserver l'identité et l'intégrité du peuple arménien face à
annihilation et à mettre en évidence les signes d'espoir pour l'avenir 31.
Tout au long de son histoire, l’historiographie arménienne s'est montrée singulièrement
« sensible » aux événements marquants de la vie de ce peuple, en participant activement à toutes
les étapes de son développement, cherchant des réponses appropriées aux questions urgentes

28
SHOSHAN B., The Arabic Historical Tradition and the Early Islamic Conquests. Folklore, tribal lore, Holy
War. London & New York, 2016, p. 59.
29
SIZGORICH Th., Violence and Belief in Late Antiquity…op. cit. p. 161.
30
GARSOÏAN N., « The Two Voices of the Armenian Medieval Historiography: The Iranian index ». Studia
Iranica 1996, 25, p.7.
31
TOPALEAN A. H., « Hingerord dari hay patmagrut‘ean hetapndac npataknerë ». Haigazian Armenological
Review. 1994, 14, p. 65.

9
liées à sa survie32. Les préoccupations majeures du Vème siècle- une période cruciale pour
l'histoire arménienne- étaient la lutte contre la domination étrangère, la restauration de
l'indépendance perdue, la préservation de l'identité nationale, ainsi que l'enracinement et la
propagation du christianisme. Ces enjeux déterminèrent l'orientation générale de la culture
spirituelle, et, en particulier, de l'historiographie, avec des caractéristiques uniques à ce genre
de litterature de l'Âge d'or. Il n'est donc pas surprenant que cette historiographie ait été
longtemps considérée comme « confisquée par les religieux »33.
Par ailleurs, l’historiographie arménienne est marquée par une forte stylisation épique,
une charge émotionnelle spécifique, des passages d’une intensité lyrique remarquable, des
dialogues vivants et des images pittoresques parfois issues de la nature. Tous ces éléments
permettent de qualifier les œuvres historiques des premiers auteurs classiques arméniens
comme des proses, dans lesquelles la narration historique et l’épique sont intimement fusionnés,
formant une union organique et harmonieuse où il est souvent difficile de distinguer la frontière
entre l’histoire et le récit épique34. Ces caractéristiques sont particulièrement visibles dans les
sources arméniennes documentant la période précédant la rébellion des Arméniens et la bataille
d’Avarayr en 449-451.

Fauste de Byzance (Pʻawstos Biwzand)


L’œuvre de Fauste de Byzance qui nous est parvenue, est considérée comme la seule
qui documente l’histoire de l’Arménie du IVème siècle. Elle couvre la période allant du règne de
K̲osrow III, surnommé « Kotak », jusqu’à la partition de l’Arménie entre Byzance et la Perse
sassanide en 387. Composée vraisemblablement au V ème siècle en Arménien, malgré les débats
sur son origine étrangère, son auteur et la date de sa composition, cette œuvre reste une source
clé35.

32
NALBANDYAN V. S., « Hingerord dari hay patmagrut‘yan mi k‘ani yurahatkut‘yunneri masin ».
Patmabanasirakan handes. 1985, 3, p. 14.
33
MINASSIAN G., Trois mille ans d’historiographie arménienne. Paris : CNRS, 2015, p. 15.
34
NALBANDYAN V. S., « Hingerord dari hay patmagrut‘yan mi k‘ani yurahatkut‘yunneri masin »…op. cit. p.16.
35
D’après N. Garsoïan, la manque des connaissances sur l’histoire de l’Arménie du IV ème siècle et certaines
confusions et substitutions non seulement concernant les empereurs byzantins mais aussi concernant les souverains
sassanides comme Narseh et son petit-fils Šapūr II, montre bien que l’auteur et son œuvre appartenaient au V ème
siècle. Une glorification des Mamikonean dans l’œuvre peut montrer que l’Histoire est composée à l’époque
suivant la batille d’Avarayr en 451 dont le héros principal appartenait à cette maison dynastique : GARSOÏAN N.,
The Histories Attributed to Pʻawstos Buzand. Translation and Commentary by Nina Garsoïan. Cambridge:
Harvard University Press, 1989, p.10-11. MALXASYANCʻ St., Pʻawstos Buzand. Patmutʻyun Hayocʻ. Erévan:
Hayastan, 1968, p. 37. Quant aux arguments en faveur d’origine étrangère de l’auteur, l’arménophobie évidente
perceptible dans le texte, l’utilisation de la toponymie sémitique (ʻTorgomakan ašxarh ‘Pays de Torgom’ au lieu
de l’Arménie) et la non-connaissance des auteurs arméniens contemporains font partie des arguments soulevés par
certains auteurs. Tous ces arguments ont été étudiés et réfutés par St. Malxasyancʻ qui considère que l’auteur de
l’Histoire était arménien et un disciple de Maštocʻ (l’inventeur de l’alphabet arménien) ; son œuvre avait été

10
Quant aux sources utilisées par Fauste, auteur dont l’identité reste inconnue, elles
semblent principalement orales, contrairement à celles de l’Histoire de l’Arménie de Moïse de
Khorène, qui fait référence à de nombreux auteurs non-arméniens. À l’exception de la Bible
traduite en arménien, Fauste s’appuie donc sur des récits transmis par tradition orale.
Selon N. Garsoïan, trois thèmes parallèles structurent l’Histoire de Buzand : l’histoire
royale (les règnes des Arsacides de l’Arménie), l’histoire ecclésiale (la succession héréditaire
des patriarches, parfois interrompue) et l’histoire des Mamikonean, dynastie puissante des
grands maréchaux héréditaires et tuteurs royaux (daeak) du royaume. Ces trois thèmes sont
imbriqués dans un récit où l’anti-iranisme caractéristique des auteurs arméniens du V ème siècle
transparaît nettement.
En outre, cette œuvre permet d’avoir une vue d’ensemble sur l’idéologie politico-
religieuse des rois arsacides, leurs rapports avec l’Église et les figures ecclésiastiques de
l’Arménie. Elle est également la seule à présenter, de manière vivante, les coutumes païennes
(dont beaucoup sont d’origine iranienne) de l'Arménie chrétienne, notamment le système
chevaleresque et féodal, marqué par des tensions tendues et des confrontations ouvertes.

Moïse de Khorène (Movsēs Xorenacʻi)


L’Histoire de l’Arménie de Moïse de Khorène (ci-après l’Histoire) est une œuvre
exceptionnelle, qui couvre l’histoire des Arméniens depuis leurs origines jusqu’au V ème siècle.
Cependant, depuis le XIXème siècle (à la suite les recherches critiques sur les écrits
historiographiques arméniennes) la datation de cette œuvre a fait l’objet de vifs débats,
soulevant des questions quant à sa la valeur historique 36. Selon J.-P. Mahé, bien que cette œuvre
soit postérieure au Vème siècle37, la date plus précise de sa rédaction demeure incertaine.
Les sources de Moïse sont principalement de nature ecclésiastique, notamment
l’histoire d’un certain Mar Abbas Katina non identifié, ainsi que des mythologies et des contes
populaires arméniens. La structure narrative de l’Histoire relativise parfois l’historicité des
événements qu’elle relate38.

rédigée en arménien : Id. p. 10 et s. L’hypothèse de l’identité arménienne et ecclésiastique de l’auteur, qui était
très probablement originaire de Tarōn, a été suggérée par N. Garsoïan : GARSOÏAN N., The Epic Histories
Attributed to Pʻawstos Buzand…op.cit. p.15-16.
36
De diverses dates entre le Vème et le IXème siècles ont été proposées pour cette œuvre.
37
Movsēs Xorenacʻi. Histoire de l’Arménie. Nouvelle traduction de l'arménien classique par Annie et Jean-Pierre
Mahé. Paris : Gallimard, 1993, p.89.
38
Ibid. p. 38.

11
Bien que des erreurs et des anachronismes se trouve dans l’Histoire, celle-ci reste une
source essentielle, profondément enracinée dans la mémoire collective des Arméniens 39. Moïse
de Khorène nous offre ainsi des informations précises sur les faits économiques, culturels
(comme les cultes, les dieux, les prêtres, etc.), et sociaux de son temps, souvent corroborées par
d’autres sources, notamment grecques.
Cependant, en ce qui concerne les guerres entre l’Arménie chrétienne et la Perse
sassanide, les références dans l’Histoire de Moïse sont brèves et générales, mais complètent
parfois les récits des chroniqueurs principaux de la rébellion arménienne de 449-451.

Lazar de Pʻarpi (Ġazar Parpecʻi)

Lazar de Pʻarpi40 est l’auteur d’une Histoire des Arméniens, une œuvre composée de
trois sections principales : l’histoire de l’Arménie entre 387 et la chute des Arsacides en 428,
l’histoire de la bataille d’Avarayr et l’histoire de la seconde moitié du Vème siècle, marquée par
la rébellion des Arméniens à l’époque de marzpan Vahan Mamikonean.
L’identité de Lazar est mieux connue que celle des autres auteurs de l’Âge d’or de la
littérature arménienne. Né vers 442 au village de P‘arpi et décédé au début du VI ème siècle, il
était très jeune au moment de la bataille d’Avarayr 41.
L’Histoire des Arméniens date très probablement de la fin du Vème siècle, bien que des
ajouts ultérieurs, comme la « vision » de Sahak42, aient été insérés43. Contrairement aux auteurs
précédents tels qu’Agathange et Fauste de Byzance, Lazar présente une approche plus factuelle,
évitant de se laisser emporter par l'imaginaire et le miraculeux. Lazar de Pʻarpi est un historien
relativement fiable, utilisant des sources externes et s’appuyant sur des témoignages de
première main ou des participants éminents des événements qu’il relate 44. Certes, comme tout
auteur de son époque, il est influencé par ses préjugés, notamment par sa vision religieuse du
monde, qui peut parfois le conduire à attribuer des causes incorrectes à certains événements.
Néanmoins, il se montre rigoureux sur les séquences des règnes des rois iraniens et byzantins,

39
Ibid. p. 24.
40
Lazar de Pʻarpi avait été désigné par marzpan comme l’abbé de la cathédrale et du monastère de Vaġaršapat.
41
Il existe une hypothèse selon laquelle il était quand-même un témoin oculaire de la guerre d’Avarayr : « Ghazar
Parpetssi » : The Heritage of Armenian Literature. Vol. I. Edited by Agop. J. Hasikian, Detroit: Wayne State
University Press, 2000, p.216.
42
Nous y reviendrons.
43
Ġazar P‘arpec‘i. The History of Łazar P‘arpec‘i. Translated by R. W. Thomson, Atlanta (Ga.) : Scholars Press,
1991, p. 5.
44
MELIKʻ-BAXŠYAN ST. T., Hayoc‘ patmut‘yan aġbyuragitut‘yun. Erévan: Erevani hamalsarani
hratarakčut‘yun, 1996, p. 83.

12
ainsi que sur celle des patriarches arméniens. La véracité de nombreux détails et événements
rapportés par Lazar peut être confirmée par d'autres sources.
L’Histoire des Arméniens est une source majeure pour comprendre les développements
politiques, militaires, et religieux en Arménie au V ème siècle45. Toutefois, comme Fauste de
Byzance, Lazar fait preuve d'un certain parti pris pour les Mamikonean, une puissante dynastie
arménienne, qu’il loue sans réserve, en particulier en ce qui concerne Vardan, le héros de la
bataille d’Avarayr. L’œuvre de Lazar glorifie constamment la dynastie Mamikonean, et Vardan
est dépeint comme un grand soldat, un modèle de vertu religieuse 46.
En outre, l’Histoire des Arméniens met en lumière les différents épisodes de la politique
des Sassanides en Arménie orientale. Fervent défenseur de l'unité nationale, Lazar désapprouve
fermement les divisions au sein de la noblesse arménienne face au danger perse, estimant que
ces divisions affaiblissaient la nation. Il insiste sur la nécessité de rassembler toutes les forces
internes pour résister à la domination étrangère, affirmant que refuser de le faire reviendrait à
trahir la nation.

Eġišē
Eġišē est traditionnellement considéré comme le principal chroniqueur de la bataille
d’Avarayr. Il se présente dans son œuvre comme un témoin oculaire de la bataille, ce qui laisse
penser qu’il aurait participé directement aux événements 47. Cependant, la date exacte de
rédaction de son œuvre Histoire de Vardan et la guerre des Arméniens (ci-après l’Histoire de
Vardan) reste controversée. Certains savants, dont R. W. Thomson, situent sa composition à la
fin du VIème siècle48.
Trois principales critiques sont souvent adressées à l’œuvre d’Eġišē:
1) La dualité de son approche : D'une part, Eġišē apparaît comme un penseur laïc, opposé
au principe évangélique « de ne pas résister au méchant »49. Comme Moïse de Khorène,
il exalte la force des armes, le patriotisme et l’idée de vaincre les ennemis par
l’héroïsme. La mort consciente au combat est pour lui synonyme d’immortalité

45
L’auteur atteste les événements importants des années du règne des monarques iraniens et fournit des
informations sur les prérogatives judiciaires et les titres administratifs iraniens tels que hazarapet, ambarapet,
maypet, marzpan, etc. : Ġazar Pʻarpecʻi. Ghazar Pʻarpecʻi's History of the Armenians. Translated from Classical
Armenian by Robert Bedrosian. New York: Sources of the Armenian Tradition, 1985, p.2.
46
ABEĠYAN M., Erker. Vol. III, Erévan: Hayastan SSH GA Hratarakčut‘yun, 1968, p. 353.
47
MKRTČYAN A., Hingerord dari hay dprut‘yun. Erévan: Hayastan, 1968, p.511. Cette hypothèse a été rejetée
par R. W. Thomson : Eġišē. Eḷishē History of Vardan and the Armenian War. Translation and Commentary by R.
W. Thomson, Cambridge, Mass, London: Harvard university press, 1982, p.19.
48
Ibid. p. 27. Pour la majorité des savants arméniens, Eġišē est pourtant un auteur ecclésiastique du Vème siècle.
49
Matthieu 5 :39.

13
éternelle. D’autre part, dans le chapitre VIII de son livre, il se révèle être un fervent
religieux, louant Dieu, le Christ, la Trinité et les saints dans un élan de piété 50.
2) Le caractère romanesque de son récit : Des nombreux chercheurs soulignent que
l’Histoire de Vardan contient des éléments de fiction. A. M. Gargašian qualifie même
l’œuvre de « roman historique », mettant en avant deux personnages principaux :
Vardan, symbole de foi, et Vasak, symbole de trahison. Dans cette optique, Eġišē , selon
l’auteur, serait davantage un conteur qu’un historien rigoureux 51.
3) Une martyrologie : Certains critiques qualifient l’œuvre de martyrologie. Néanmoins,
d’après A. Mkrtčian, seul le huitième chapitre, ajouté artificiellement à l’œuvre
principale, peut être considéré comme un texte hagiographique. Ce chapitre contraste
avec le reste du livre par sa focalisation sur la souffrance et la nécessité du martyre,
tandis que les sept premiers chapitres prônent la lutte armée et le refus de la
soumission52.
Il semble donc que les critièques ont mis en question la valeur historique de l'oeuvre
d'Eġišē : H. N. V. Akinean, ayant comparé les récits des deux révoltes des Arméniens contre
les Perses (en 451 et en 572) pense que l’objectif d'Eġišē était de glorifier, d’accentuer et de
mettre en évidence les événements de 451. Eġišē était, selon l’auteur, largement influencé par
les événements de la révolte de 572 des Arméniens contre les Perses, et cette influence est tout
à fait visible dans l’Histoire de Vardan qui est consacrée à la bataille d’Avarayr de 451 53.
M. Abeġyan rappelle qu’Eġišē qualifie lui-même son texte de č ̣aṙagrut‘yun54 (discours
rhétorique). En effet, il s’agit d’un récit oratoire, empreint de lyrisme, dont l’objectif est
d’enseigner des principes moraux aux lecteurs et de les inciter à l’action. L’œuvre d’Eġišē
prépare ainsi le peuple à l’idée du martyre, de sacrifice de soi pour la foi et pour la patrie 55.
Il est important de noter que les livres des Maccabées de la Septante constituent une
source majeure d’inspiration pour Eġišē. Non seulement il emprunte le vocabulaire relatif à la
mort noble et au martyre aux Maccabées, mais plusieurs discours des protagonistes de la bataille
d’Avarayr tels que l’évêque Ġewond et Vardan, rappellent ceux des héros des Maccabées 56. Le
roi Yazdgard dans son œuvre est également décrit dans des termes qui évoquent le roi

50
MKRTČYAN A., Hingerord dari hay dprut‘yun…op. cit p. 420-421.
51
GARGAŠEAN A. M., K‘nnakan patmut‘iwn hayoc‘. vol. IV, Tiflis, 1895.
52
MKRTČYAN A., Hingerord dari hay dprut‘yun..op. cit. p. 474-475.
53
AKINEAN H. N. V., Eġišē vardapet ev iwr patmut‘iwn hayoc‘ paterazmi. I, Vienne : Mxitarean tparan, 1932,
p. 48 et s.
54
Eġišē, § 20.
55
ABEĠYAN M., Erker. vol. III…op. cit. p. 335-337.
56
Le discours de l’évêque Ġewond dans son ensemble est calqué sur celui de Mattathias dans 1Maccabée 2.

14
Antiochos. Pour Lazar de P‘arpi et Eġišē, la lutte armée et la quête du martyre s’apparentent à
une rébellion contre la domination perse, perçue comme une menace pour l’identité religieuse
et nationale57.

La question des interpolations ultérieures dans l’œuvre d’Eġišē


Il semble que les fragments les plus anciens de l'Histoire de Vardan se trouvent dans un
manuscrit liturgique, conservé sous le numéro 15 à la Bibliothèque municipale de Lyon 58.
Publiés par F. C. Conybeare, ces fragments ont suscité de nombreux débats parmi les
philologues. Certains ont émis des doutes quant à la date de composition de l'oeuvre d'Eġišē et
ont suggéré que ces fragments pourraient appartenir à une version originale du texte 59.
L’examen de ces fragments a révélé des différences notables avec le texte original 60, tant au
niveau du style que du contenu historique et de la séquence des événements 61. Selon A.
Banukčyan, ces fragments sont les plus anciens témoins de l’Histoire de Vardan d’Eġišē, et ils
peuvent être datés des VIIème -VIIIème siècles, bien après les événements décrits 62.

Comparaison entre les œuvres de Lazar de P‘arpi et d’Eġišē


Les récits chez Lazar de P‘arpi et d’Eġišē diffèrent non seulement dans leur description
de l’origine du conflit arménien, mais aussi dans leurs objectifs, le style littéraire et leur
traitement des événements.
Pour Eġišē, le déclanchement des hostilités résulte d’un complot malveillant du roi
Yazdgard, influencé par ses conseillers, qui considéraient les chrétiens comme des ennemis
potentiels de l’Empire sassanide. En revanche, pour Lazar, le conflit débute en Arménie en
raison d’une querelle personnelle entre Vasak, prince de Siwnikʻ et marzpan d'Arménie, et son
gendre Varazvalan. Ce dernier, après avoir été expulsé d’Arménie, renonce au christianisme et

57
Eġišē. Eḷishē, History of Vardan and the Armenian War…op. cit. p. 13.
58
CONYBEARE F. C., «Eġišēyi patmutʻyan hatakotorkʻ». Handēs Amsōreay. 1893, 5, p.129-133.
59
XALATʻEANCʻ G., « Eġišēyi aġbiwrneri aṙtʻiw ». Handēs Amsōreay. 1895, 4, p.119-116.
60
Le texte de référence utilisé pour l’étude du fragment : TER-MINASYAN E., Vasn Vardanay ew hayocʻ
paterazmin. Erévan : HSSR GA hratarakčutʻyun, 1957.
61
BANUČYAN A. « Eġišēyi Vardanancʻ paterazmi hnaguyn pataṙiki nor verçanutʻyunë », Banber matenadarani.
2008, 18, p.238. Notons les passages très importants absents dans les fragments : la participation des religieux
Yovsēpʻ, Ġewond, ainsi que les nobles à la bataille, le discours prononcé par Vardan Mamikonean devant l'armée,
la description de son attention et de son souci pour les soldats, les épisodes de la distribution d’armes, les
encourageants, la lecture des passages des livres des Macchabées, l’organisation de l'armée sur le champ de
bataille, etc. Encore plus important : les fragments ne contiennent pas non plus l'histoire de la reddition de Yovsēpʻ
et de Ġewond et de leurs compagnons, leur audition et leur emprisonnement : ibid, p. 241-243.
62
Ibid, p. 245.

15
incite Yazdgard à forcer les Arméniens à apostasier. Eġišē ne mentionne ni Varazvalan ni ce
différend personnel, et il ne considère pas l’ultimatum de Yazdgard comme une surprise 63.
Il a été suggéré que la comparaison entre ces deux œuvres est difficile en raison de leur
nature différente. L’œuvre d’Eġišē n’est pas un récit historique dans le sens classique du terme,
mais plutôt un « mémorial » (yišatakaran) ou une « mémoire » des événements de 449-451.
Cette histoire poétique consiste en une interprétation plutôt subjective des événements 64 ; elle
est une œuvre littéraire soigneusement élaborée 65. Ainsi, si Eġišē est parfois critiqué pour son
manque de rigueur en tant qu’historien, son œuvre est saluée pour sa richesse littéraire 66.
Quant à l’Histoire de Lazar, elle est davantage un récit analytique des événements
historiques, intégrant l’épisode de 450/451. Dans un cadre plus large, celui de l’histoire
arménienne de la fin du IVème et du Vème siècle. Les objectifs des deux auteurs sont différents :
Eġišē cherche à inspirer le lecteur par des actes de bravoure, tandis que Lazar vise à relater les
faits de manière factuelle67.
Finalement, en ce qui concerne la question de l’œuvre source entre celles de Lazar et
d’Eġišē, l’œuvre de Lazar est antérieure 68. Cependant, l’existence de nombreux détails dans
l’œuvre d’Eġišē qui sont absents chez Lazar a amené certains chercheurs de le considérer
comme l’auteur de l’œuvre source, rédigée avant l’Histoire des Arméniens de Lazar69.
D’autres, indifférents aux détails mineurs du point de vue historique dans l’histoire
d’Eġišē, ont considéré que Lazar avait rédigé en premier qu’Eġišē a ensuite étoffé le récit 70. La
connaissance des œuvres littéraires du VIème siècle par Eġišē prouve qu’il est un auteur tardif 71.

Yovnan Mamikonean

63
Eġišē, Eḷishē History of Vardan…op. cit. p.3.
64
ABEĠYAN M., Erker, III…op. cit. p.338.
65
Eġišē, Eḷishē History of Vardan…op. cit. p. 9.
66
MALXASYAN St., Matenagitakan ditoġutʻyunner, Erévan: Hayastani SSH GA Hratarakčutʿyun, 1961, p.152.
67
Ibid. p. 132.
68
MUŠEĠYAN A., « Vardanancʻ patmutʻyunë Eġišēyi ev Pʻarpecʻu hakëndem meknutʻyamb », Grakanagitakan
hands, 2014, 15, p. 3.
69
NERSESSIAN V., « Eḷishē. History of Vardan and The Armenian War » (review). Haykakan hayagitakan
handēs. 1982-1984, p. 310-311. MUŠEĠYAN A., « Vardanancʻ patmutʻyunë Eġišēyi ev Pʻarpecʻu hakëndem
meknutʻyamb…op. cit. p. 7.
70
Eġišē, Eḷishē History of Vardan…op. cit. p.27.
71
MAHÉ J.-P., « Affirmation de l’Arménie chrétienne (vers 301-590) ». Histoire du peuple arménien. Sous la
direction de G. Dédéyan, Toulouse : Privat, 2007, p. 184. ADONCʻ N., « Marzpan Vasakë patmabanneri datastani
araǰ », Erker, I, Erévan : Petakan hamalsarani hratarak čutʿyun, 2006, p. 188.

16
L’Histoire de Tarōn occupe une place particulière dans la littérature arménienne. Elle
fut rédigée ou éditée entre les VIIème et IXème siècles ou entre les VIIIème et Xème siècles, selon
les estimations 72.
L’auteur de l’Histoire de Tarōn est très probablement Yovnan Mamikonean 73, bien que
la première partie soit attribuée à Zenob Glak, considéré comme le premier abbé du monastère
Glak au IVème siècle74 . Il est probable que la séparation de l’Histoire de Tarōn en deux parties
distinctes avec des auteurs différents soit artificielle 75.
La première partie de cet ouvrage raconte la propagation du christianisme en Arménie,
en particulier dans la région de Tarōn et les provinces environnantes. Elle décrit les
circonstances d’implantation de la nouvelle religion, les obstacles rencontrés et la guerre menée
contre l’idolâtrie et les prêtres païens.
Quant à la deuxième partie, elle relate des événements postérieurs à l’établissement du
christianisme en Arménie, couvrant les incidents et les événements qui se sont déroulés entre
les Vème et VIIème siècles sous la domination des Mamikonean. Il s’agit d’un récit épique sur la
lutte de la population de Tarōn contre les envahisseurs étrangers 76.
L’authenticité de l’œuvre a été remise en question en raison du caractère fantastique de
certains événements, des contradictions internes et des incohérences dans la narration. De
nombreux événements singulier mentionnés ne sont connus que de l’auteur, ce qui a alimenté
les doutes quant à la fiabilité historique de l’œuvre 77.
M. Abeġyan pense que l’œuvre peut être considérée comme un conte populaire
d’origine folklorique, où la bataille confessionnelle occupe une place prépondérante. Toutefois,
il faut noter que cette bataille est de nature locale, limitée à la région de Tarōn, et n’est pas
présentée comme un combat national à grand échelle 78.
En outre, comme le note M. Mkryan, la composition de cette œuvre coïncide avec la
domination arabe en Arménie (VIIème-IXème siècles). Il explique que la valeur historique de

72
La deuxième hypothèse pour la date de composition a été proposée par L. Avdoyan : Pseudo-Yovhannēs
Mamikonean. The History of Tarōn. Historical investigation, critical translation, and historical and textual
commentaries by Levon Avdoyan. Atlanta/Georgia: Scholars Press, 1993, p. 43.
73
M. Abeġyan constate que sous les noms des auteurs mentionnés, il est caché une seule personne qui a
probablement cherché à offrir une œuvre digne d’être considérée comme « histoire » : ABEĠYAN M., Erker. I.
Erévan : Haykakakan SSH GA Hratarakčutʻyun, 1968, p.447.
74
Également connu sous le nom du monastère saint Karapet, dédié à saint Jean-Baptiste. Dans l’ouvrage même, il
se présente comme un fidèle de Grégoire l’Illuminateur. Mamikonian H., Taroni patmutʻyun. Tʻargmanutʻyunë,
neraçutʻyunë ev çanotʻagrutʻyunnerë Vardan Vardanyani. Erévan : Xorhrdayin groġ, 1989, p.6
75
Y. Mamikonean, Patmutʻiwn Tarōnoy. Ašxatutʻyamb ev aṙaǰabanov A. Abrahamian, Erévan, 1941, p. xxv.
76
Mamikonian H. Taroni patmutʻyun…op. cit. p. 34.
77
Pseudo-Yovhannēs Mamikonean. The History of Tarōn…op. cit. p. 1.
78
ABEĠYAN M., Erker. I…op. cit. p. 305 et s.

17
l’œuvre réside dans son contexte culturel, reflétant l’esprit de résistance arménienne face à
l’oppresseur étranger79.

Les sources de la bataille de Karbalā


L’historiographie islamique, dans sa forme structurée, commence à émerger vers 730,
plus d’un siècle après les événements du califat de ʿAlī ibn Abīṭālib (656) et la mort d’al-Ḥusayn
à Karbalā en 680. À partir de 830, différentes sous-catégories littéraires se développent, telles
que la biographie (al-sīra), la prosopographie (al-ṭabaqāt) et la chronographie (al-tārīẖ) qui
deviendront les genres dominants dans la transmission des événements historiques.
Il est important de noter que les récits de la bataille de Karbalā ont souvent été transmis
de manière orale avant d’être consignés par écrit. Les sources datent d’entre le VIII ème et le
XIIIème siècles, avec une exception beaucoup plus tardive : le recueil de ḥadīṯs de Biḥār al-
anwār (de Muḥammad Bāqir al-Maǧlisī) qui date du XVIIème siècle80.
La source principale des califats de ʿAlī ibn Abīṭālib et de Muʿāwiya est l’Histoire des
prophètes et des rois81 d’Abū Ǧaʿfar Muḥammad ibn Ǧarīr ibn Yazīd al-Ṭabarī (ci-après al-
Ṭabarī)82.
Quant à la rébellion d’al-Ḥusayn et à la bataille de Karbalā, mis à part l’Histoire d’al-
Ṭabarī, la grande partie des ouvrages contenant des récits (al-aẖbār ou ḥadīṯs), rédigés dans les
cinq premiers siècles après l’hégire, est perdue 83. Les récits qui nous sont parvenus se trouvent
dans les ouvrages appartenant aux genres littéraires très variés dont les plus importants sont

79
MKRYAN M., Hay grakanutʻyan patmutʻyun (V-Xrd dar). Erévan : EPH hratarakčutʻyun, 1976, p. 267-281 et
p. 317-326.
80
ROBINSON Ch. F., Islamic Historiography. Cambridge: Cambridge University Press, 2003, p.11, p. 54.
81
Tārīẖ al-Rusul wa al-Mulūk.
82
En effet, entre 750 et 850, au moins quatorze œuvres distinctes sur la bataille de Ṣiffīn (entre ʿAlī ibn Abīṭālib
et Muʿāwiya) ont été composées ; dans le siècle entre 850 et 950 le nombre tombe à environ sept. Dans la troisième
phase de l’historiographie arabo-islamique (830-925), les monographies étaient progressivement éclipsées par les
collections : ROBINSON Ch. F., Islamic Historiography…op. cit. p.34.
83
ESFANDYĀRĪ M., Ketābšenāsī-ye tārīẖī-ye emām Ḥusayn. Téhéran : Entešārāt-e vezārat-e farhang wa eršād-
e eslāmi, 1380, p. 33-34. Parmi eux, se trouve le maqtal d'al-Ḥusayn de Muḥammad ibn ʿUmar Wāqidī (d. 823),
qui a été mentionnée par Ibn al-Nadīm et Yaqūt Ḥamavī. Il existait un autre maqtal écrit par Abū Ubaidah
Muʿammar ibn Muṯanā (d. 824), et Ibn Ṭāwūs en possédait une copie. JAʿFARIĀN R., Tʼaammulī dar nehḍat-e
ʿāšūrā. Téhéran : Anṣāriān, 1386, p. 16. Il y a également des sources où la description de ces événements est soit
assez brève (al-Dinawarī et al-Yaʿqūbī), soit sans isnād (les chaînes de transmission) (al-Masʿūdī).

18
l’historiographie (chroniques, biographies 84, prosopographie), les manāqib85, les amālī86, et les
maqtal. Les ḥadīṯs87 contenus dans ces ouvrages et dans les grands recueils de ḥadīṯs constituent
également une source importante d’information sur la vie et la rébellion d’al-Ḥusayn et la
bataille de Karbalā. Un grand nombre de ces œuvres appartient aux auteurs šīʿites.
Il faut noter que la grande majorité de narrations sur la bataille de Karbalā a été rédigée
dans le genre de maqtal, un genre littéraire principalement arabe de lamentations 88. Maqtal ne
se concentre pas sur tous les aspects de la vie et de l'époque d'un personnage ; il enregistre plutôt
par écrit et décrit ainsi le destin tragique du sujet tué. Dans le cas des martyrs, il tente de fournir
un récit vivant du martyre d'une personnalité de haut rang ou d'un groupe de nobles. En tant
que tel, maqtal produit une sorte d'historiographie - martyrologie89. Il est dit que le but des
auteurs des maqtal d’al-Ḥusayn était en principe de susciter un chagrin intense à cause de
l'affliction faite au petit-fils du Prophète et à ses partisans à Karbalā. Au niveau social, le but
de la production de maqtal ait été d'informer le grand public de la calamité et du massacre en
question90.
Mis à part l’écart entre les événements et leurs attestations par les sources islamiques,
une autre critique importante envers les sources islamiques c’est que ces œuvres ne sont pas
des « livres » au sens moderne du terme. Elles sont souvent circulées sous forme de cahiers
privés, copiés et partagés entre érudits, ce qui a entraîné la multiplication des versions et
l’absence d’un texte « original » figé.

84
La sīra du Prophète et des membres de sa famille.
85
Les ouvrages qui vantent les mérites et des vertus des personnages qui ont été appelés à jouer un rôle fondamental
dans la civilisation islamique, genre comparable mutatis mutandis au genre hagiographique de l’Occident
médiéval : BAUDEN F., « Comment diviser huit en trois parts égales ? De l’anecdote au récit à énigme dans la
tradition arabe ». Le répertoire narratif arabe médiéval, sous la direction de F. Bauden, A. Chraïbi & A. Ghersetti,
Genève : Droz, 2008, p. 88.
86
Al-Amālī (le pluriel de imlāʾ « la dictée ») est le matériel de l'enseignement lit aux élèves par l’enseignant, et les
élèves écrivent tout le matériel. Les trois Amālī les plus importants dans l’islam šīʿite sont les Amālī d’al-Šayẖ al-
Ṣadūq, les Amālī d’al-Šayẖ al-Mufīd et les Amālī d’al-Šayẖ al-Ṭūsī.
87
En principe, les ḥadīṯs des communautés sunnites ne sont pas tous acceptés par les šīʿites. Ces derniers accordent
peu de crédit même aux recueils de ḥadīṯs les plus largement acceptés comme les Six Livres (ṣiḥāḥ al-sitta)
(d’autres rapports, cependant, montrent que la position des premiers šīʿites par rapport aux transmetteurs
majoritaires n’était pas entièrement négative). En plus de la probabilité de mensonges et de falsifications
(notamment en ce qui concerne ʿAlī ibn Abīṭālib), en trouvant des lacunes dans la transmission comme
l'abrogation, les savants šīʿites ont rejeté les ḥadīṯs sunnites comme étant non fiables ou, on peut dire, ont plutôt
suspendu leur jugement à leur égard : PAKATCHI A., « Shiʿism », in The Wiley Blackwell Concise Companion
of the Hadith. Edited by D. W. Brown, New Jersey : John Wiley & Sons, 2020, p. 282.
88
Depuis longtemps, il existait deux manières principales de commémorer les défunts, en particulier les martyrs,
dans les communautés arabes : le genre poétique d’élégie (riṯāʾ ou marṯiyah) et maqtal (principalement en prose).
89
FAKHR-ROHANI M. R., The Shiʿi Islamic Martyrdom Narratives of Imam al-Ḥusayn. Cambridge : Cambridge
Scholars Publishing, 2023, p. 128.
90
Ibid. p.141. Le nombre des maqtal chute précipitamment au Xème siècle, et le genre s'éteint presque complètement
après qu'al-Iṣfahānī (d. 967) ait écrit sa compilation : Maqātil al-Ṭālibiyyin (les martyrologies des Alides) :
ROBINSON Ch. F., Islamic Historiography…op. cit. p.34.

19
Néanmoins, les traditionalistes (les compilateurs des ḥadīṯs), ayant influencé
l'historiographie au cours des quatre premiers siècles de l'islam, y ont introduit l'unité ẖabar-
isnād qui constitue la pierre angulaire des œuvres historiques à grande échelle 91. C’est pourquoi
la trajectoire de la tradition historiographique conventionnellement qualifiée de « courant
principal », qui va d'Ibn Isḥāq à al-Waqidī et à al-Ṭabarī, doit une grande partie de son succès
à son adhésion à l'éthos et aux outils du traditionalisme islamique, qui donna du ton culturel
aux VIIIème et IXème siècles. Par ailleurs, l'exercice du rationalisme et d’une discrétion
individuelle devait être subordonné aux rapports transmis de manière fiable par les
prédécesseurs 92.
Certaines sources sont reconnues comme particulièrement fiables 93 pour l’étude de la
bataille de Karbalā, telles que L’Histoire d’al-Ṭabarī94, al-Iršād d’al-Mufīd95, al-Futūḥ d’Ibn
Aʿṯam96, al-Malhūf d’Ibn Ṭāwūs97 et al-Amāli d’al-Šayẖ al-Ṣadūq98. Certaines d’elles comme
l’Histoire d’al-Ṭabarī se basent sur les narrations beaucoup plus anciennes qui sont perdues.

Abū Miẖnaf
Abū Miẖnaf (VIIIème siècle) est l’un des premiers auteurs dont les récits sur la bataille
de Karbalā nous sont parvenus, bien que son propre maqtal soit perdu, ce qui constituait une
des sources du chroniqueur al-Ṭabarī99. Il semble qu’il était šīʿite ou dévoué à la famille du
Prophète100. Les 118 narrations attribuées à Abū Miẖnaf dans l’Histoire d’al-Ṭabarī ont été
rapportées à partir des témoignages de quarante et un ou quarante-deux personnes. Il y avait,
selon l’auteur, soixante-deux témoins oculaires des événements de Karbalā 101.

Muḥammad ibn Saʿd (Ibn Saʿd)

91
Ibid. p. 37-38, p. 92.
92
Ibid. p. 96.
93
MASʿŪDĪ A., PĀYANDE A. & al. Wāqeʿe-ye ʿĀšūrā dar manābeʿ-e kohan. Qum : Dār al-Ḥadīṯ, 1397.
94
IXème siècle.
95
Xème siècle.
96
IXème siècle.
97
XIIIème siècle.
98
Xème siècle.
99
Il existe un maqtal d’al-Ḥusayn attribué à Abu Miẖnaf et datant probablement du XIIIème siècle, mais il a été
reconnu comme faux. ESFANDYĀRĪ M., Ketābšenāsī-ye tārīẖī-ye emām Ḥusayn…op. cit. p. 71.
100
S’il était šīʿite, il n’était pas un šīʿite duodécimain : YŪSEFĪ ĠARAWĪ M. H., Tarjome-ye waqʿaẗ al-ṭaf,
Téhéran : Ketāb Ṭāhā, 1397, p.57.
101
YŪSEFĪ ĠARAWĪ M. H., Tarjome-ye waqʿaẗ al-ṭaf…op. cit. p. 24.-25.

20
L’œuvre d’Ibn Saʿd, Ṭabaqāt al-kubrāʾ, rédigée au début du IXème siècle, est une
biographie prosopographique majeure qui inclut un récit détaillé de la bataille de Karbalā 102.
Ṭabaqāt al-kubrāʾ est une des sources importantes de l’histoire de l’islam à laquelle al-
103.
Balāḏurī et al-Ṭabarī ont référé Le récit du martyre d’al-Ḥusayn dans les Ṭabaqāt se
distingue par sa richesse en informations historiques et par l’inclusion d’éléments surnaturels
survenus après la mort d’al-Ḥusayn, tels que le ciel devenu rouge ou le sang qui coulait sous
les pierres.

Al-Ṭabarī
Historien et exégète du Qur ʿān, al-Ṭabarī, est l’auteur d’une chronique monumentale,
l’Histoire des prophètes et des rois qui couvre l'histoire du monde depuis la création jusqu’aux
trois premiers siècles de l’islam.
L’importance principale de la Chronique réside dans le fait qu’al-Ṭabarī ne se contentait
pas de rassembler et d'arranger des morceaux ; les compilateurs de la fin du IXème et du Xème
siècle non seulement sélectionnaient et arrangeaient les aẖbār préexistants, mais les
décomposaient, les reformulaient, les complétaient et les recomposaient à nouveau 104.
Une partie importante de l’Histoire d’al-Ṭabarī a été consacrée aux événements liés au
califat de ʿAlī ibn Abīṭālib, à son meurtre, à la première fitna105 et à la mort tragique d’al-
Ḥusayn à Karbalā106. Le récit du califat de Yazīd est presque entièrement centré aux réactions
des deux hommes, al-Ḥusayn ibn ʿAlī et ʿAbdallah ibn al-Zubayr, à la reconnaissance de Yazīd
comme calife. Ainsi, la question centrale impliquée dans le califat de Yazīd est la question
constitutionnelle de la succession107. Du point de vue d’al-Ṭabarī, qui est sunnite, le
soulèvement d’al-Ḥusayn était dû à l'invitation des habitants d’l-Kūfa, qui lui avaient écrit et
annoncé leur plein soutien. Al-Ḥusayn cherchait donc, selon le chroniqueur, à y établir un
gouvernement, c’était son objectif principal108.

102
ROBINSON Ch. F., Islamic Historiography…op. cit. p. 72. Le genre de Ṭabaqāt est né dans le cadre du ḥadīṯ
et en est inséparable : HAFSI I., « Recherches sur le genre Ṭabaqāt dans la littérature arabe », Arabica, 1976, 23,
3, p. 227.
103
BORŪJERDĪ E., ʿĀšūrāʾ, angīzehā va engārehā, Téhéran : Negāh-e Moʿāṣer, 1399, p. 17.
104
ROBINSON Ch. F., Islamic Historiography…op. cit. p.35-36.
105
Voir le chapitre IV.
106
Les volumes XVI (La communauté divisée), XVII (La première guerre civile), XVIII (Entre les guerres civiles :
the califat de Muʿāwiya) et XIX (Le califat de Yazīd fils de Muʿāwiya) : Edition de l’Université étatique de New
York.
107
Al-Ṭabarī, The Caliphate of Yazīd ibn Muʿawiyah. Translated and annotated by I. K. A. Howard, New York:
State University of New York Press, 1990, p. ix.
108
ʿAQĪLĪ S. A. & RĪGĪ Ṯ., « Qiām-e ʿĀšūrāʾ az dīdgāh-e manābeʿ-e tārīk̲ī-ye ahl-e sonnat », Pažūhešnāme-ye
maʿāref-e ḥoseynī, 1395, 4, p. 122.

21
La source principale d’al-Ṭabarī est le maqtal d’Abū Miẖnaf109. Sa deuxième source
importante est un récit attribué au cinquième imām šīʿite Abu Ǧaʿfar Muḥammad al-Bāqir qui
présente le point de vue authentique de l’imām sur le sujet de la rébellion d’al-Ḥusayn110.

Ibn Aʿṯam
Aḥmad Ibn ʿAlī ou Muḥammad ibn ʿAlī est le prénom d’un historien et d’un poète connu
comme Ibn Aʿ ṯam. Il n’est pas clair s’il s’agit de son propre surnom ou de celui de son père.
La date et le lieu de sa naissance, ainsi que le fait qu’il était sunnite ou šīʿite nous sont également
inconnus.
Il semble que son œuvre unique est al-Futūḥ (les Conquêtes)111. Son style de rédaction
a été critiqué en raison de l’absence d’isnād. Le récit d’al-Ḥusayn constitue une petite partie
d’al-Futūḥ (un dixième de l’ouvrage) 112, mais il contient quelques rapports importants comme
le testament d’al-Ḥusayn à son frère Muḥammad ibn al-Ḥanafiyya, le discours révolutionnaire
et passionné de Zaynab dans sa condamnation des Kūfites lors de sa captivité à al-Kūfa, la
prescience d’al-Ḥusayn de sa mort imminente, la prédication de sa mort par les anges et le
Prophète, etc. En tout cas, en l’absence d’informations biographiques, Ibn Aʿṯam reste un auteur
énigmatique pour les savants, bien que de nombreux auteurs sunnites et šīʿites ont fait référence
à son œuvre.

Al-Šayẖ al-Ṣadūq (Ibn Bābūya)


Théologien šīʿite et éminent spécialiste du ḥadīṯ, al-Šayẖ al-Ṣadūq est l’auteur de Man
Lā Yaḥḍuruhū al-faqīh, l’un des Quatre Livres de ḥadīṯ du šīʿisme duodécimain.
Le récit de la bataille de Karbalā a été rapporté dans le livre d’al-Amālī attribué à al-
Šayẖ al-Ṣadūq et il est accompagné des ḥadīṯs attribués aux imāms 113. Bien qu’il mentionne un
maqtal dans son ouvrage al-Amālī, l’affidavit de ce maqtal est pourtant manquant. D’après les
savants, le récit de Karbalā dans al-Amālī n’a pas de valeur de ḥadīṯ, mais il est semblable à la
narration d’Ibn Aʿṯam. La chaîne de transmission, mentionnée dans al-Amālī a été également
reconnue comme peu fiable.

109
Les maqtal d’Abū Miẖnaf sont généralement reconstitués à partir de l’Histoire d’al-Ṭabarī. La narration d’Abū
Miẖnaf est transmise par Hišām ibn Muḥammad al-Kalbī.
110
Al-Ṭabarī. The Caliphate of Yazīd ibn Muʿawiyah…op. cit. p. xi. Sur la question de la responsabilité du meurtre
d’al-Ḥusayn (comme dans le conflit de la bayʿa), al-Ṭabarī fit du récit de Muhammad al-Bāqir l'arbitre des conflits
des thèses contradictoires et dans ce récit, la responsabilité revient à Yazīd.
111
BORŪJERDĪ E., ʿĀšūrāʾ, angīzehā va engārehā…op. cit. p. 21.
112
PIŠVĀYĪ M., Tārīk̲ -e qiām va maqtal-e ǧāmeʿ-e Seyyed al-šohadā. Vol. 1. Qum: Moasese-ye āmūzešī va
pažūhešī-ye emām K̲omeynī, 1389, p. 72.
113
MASʿUDĪ A., PĀYANDE A. & Al., Waqe ʿe-ye ʿĀšūrā dar manābeʿ-e kohan. (collectif)…op. cit. p. 8.

22
La narration de la bataille par al-Šayẖ al-Ṣadūq est purement religieuse. Il parle
constamment de Dieu, des anges, du Jour de Résurrection, du monde de l'au-delà, des miracles,
des révélations et de l'inspiration, des messages occultes. Dans son œuvre, le récit de Karbalā
n’est donc ni documentaire, ni une épopée, ni une révolution, mais un grand désastre et une
calamité imposée à al-Ḥusayn. En outre, al-Ḥusayn n’est pas présenté comme un héros rebelle
ou un révolutionnaire, mais plutôt un héros-victime d’oppression. Ce sont notamment les
rapports sur les scènes surréelles comme le deuil des animaux ou les murs rougis à cause du
martyre d’al-Ḥusayn qui ont été reconnus comme faux et falsifiés par les savants ultérieurs 114.

Al-Šayẖ al-Mufīd
Disciple d’al-Šayẖ al-Ṣadūq, al-Šayẖ al-Mufīd est un théologien šīʿite duodécimain. Son
œuvre al-Iršād est l’œuvre biographique la plus ancienne sur les imāms. Sa source principale
pour la bataille de Karbalā était le maqtal d’Abū Miẖnaf et l’Histoire d’al-Ṭabarī. Cependant,
certains rapports absents dans l’Histoire d’al-Ṭabarī existent dans l’œuvre d’al-Šayẖ al-
Mufīd115.
L’apport historiographique d’al-Iršād a été souligné par les savants car les rapports
historiques sont rarement présents dans les œuvres à caractère biographique sur la vie des
imāms 116. Par ailleurs, de nombreuses croyances šīʿites y sont également mentionnées.

Ibn Šahrāšūb
Ibn Šahrāšūb, un grand commentateur et compilateur de ḥadīṯ, est écrivain et juriste
šīʿite du XIIème siècle. Le récit du martyre d’al-Ḥusayn a été reflété dans son œuvre Manāqib
Āl Abī Ṭālib.
Il est difficile de qualifier la narration d’Ibn Šahrāšūb comme historique. Ce qui est dit
sur la bataille de Karbalā dans les Manāqib est une compilation des informations qu'il a
obtenues d’al-Ṭabari, d’Ibn Aʿṯam et des autres sources probablement non-historiques. À titre
d’exemple, sa référence au fait qu’al-Ḥusayn avait tué 1900 personnes avant son martyre ou
que son cheval avait tué 40 personnes, peut indiquer l’utilisation des fables à caractère non
historique par l’auteur117.

114
RAFʿAT M., « Ravayat-e ʿĀšūrāyī-e maqtal-e Šayk̲-e Ṣadūq dar mizān-e naqd ». Šīʿe pažūhī, 1395, 10, p. 115
et s.
115
Par exemple, la lutte et le martyre d’al-ʿAbbās, le lieu de l’inhumation du fils d’al-Ḥusayn.
116
BORŪJERDĪ E., ʿĀšūrāʾ, angīzehā va engārehā…op. cit. p. 26.
117
JAʿFARIĀN R., Tʼaammulī dar nehḍat-e ʿāšūrā…op. cit. p.31.

23
Toutefois, il existe certaines informations relatives à la rébellion d’al-Ḥusayn qui ne
sont pas rapportés dans les autres sources : 1) après Ibn Aʿṯam, Ibn Šahrāšūb est le seul à avoir
cité le célèbre dicton d’al-Ḥusayn, à savoir « Je n'ai pas quitté [Médine] pour inciter à la
rébellion, à la calomnie, à l'oppression ou pour semer de la corruption. J’ai sorti à faire les
réformes dans la nation de mon grand-père, pour ordonner du bien et interdire du mal et agir à
la manière de mon grand-père et de mon père ʿAlī ». La différence entre les deux rapports réside
dans le fait qu’al-Ḥusayn avait prononcé ce fameux discours en réponse aux gens qui voulaient
l’empêcher d’aller en Irak, 2) cet ouvrage est la source la plus ancienne des poèmes recités le
jour de la bataille de Karbalā, attribués à al-Ḥusayn et à al-ʿAbbās, qu’on ne trouve dans aucune
autre source118.

Al-H̱wārazmī
Al-Muʾayyad Muwaffaq ibn Aḥmad Makī (al-H̱wārazmī) est un auteur sunnite
(ḥanafite) qui, sur la base d’al-Futūḥ d’Ibn Aʿṯam119 a écrit un maqtal bien documenté et assez
fiable pour le martyre d’al-Ḥusayn et la bataille de Karbalā.
Il s'agit d'un ouvrage historique-narratif avec les chaines de transmission dans lequel le
récit historique est rapporté à partir des compilateurs de ḥadīṯs et des historiens. Le maqtal d’al-
H̱wārazmī (un tiers de l’ouvrage) est une source de référence pour les šīʿites avec certaines
réserves120. L'importance du maqtal d’al-H̱wārazmī réside dans les faits suivants : sa
prééminence (environ un siècle) sur al-Malhūf d’Ibn Ṭawūs, ses références à une source
ancienne comme al-Futūḥ, ainsi que sa position sunnite121.

Ibn Ṭāwūs
À côté d’Ibn Šahrāšūb, Ibn Ṭāwūs (Seyyed Ibn Ṭāwūs) est un autre juriste et théologien
šīʿite fidèle plutôt à la tradition originelle 122. Son livre dédié au récit de la bataille de Karbalā

118
PIŠVĀYĪ M., Tārīk̲ -e qiām va maqtal-e ǧāmeʿ-e seyyed al-šohadā…op. cit. p. 92-94.
119
Néanmoins, il a introduit de nombreuses modifications dans le vocabulaire et le texte d’Ibn Aʿṯam.
120
ESFANDYĀRĪ M., Ketābšenāsī-ye tārīẖī-ye emām Ḥusayn…op. cit. p. 68.
121
ṢĀDEQĪ M., Šarḥ-e qiām-e Ḥoseyn. Tarjome-ye taḥqīqī-ye bak̲š-e aṣlī-ye maqtal-e K̲wārazmī, Qum : Masjed-
e Moqadas-e Jamkarān, 1388, p. 9.
122
Les traits caractérisant ceux qui se rattachent plus ou moins explicitement à la tradition originelle : la
réhabilitation, la transmission et l’exégèse de celle-ci évidemment, la résistance au courant rationaliste, une
sensibilité mystique plus ou moins affirmée, allant de la simple dévotion à l’égard des Impeccables (imāms)
jusqu’aux doctrines complexes de type ésotérique et gnostique : AMIR-MOEZZI M. A. & JAMBET Ch., Qu’est-
ce que le šīʿisme…op. cit. p. 221-222.

24
s’appelle al-Malhūf123 et est devenu une des sources les plus importantes pour l’étude de la
rébellion d’al-Ḥusayn dans les deux derniers siècles.
En effet, al-Malhūf a été reconnu comme une annexe à un livre de pèlerinage d’Ibn
Ṭāwūs. Il était destiné de toute évidence à susciter la tristesse et le chagrin chez les pèlerins des
tombeaux des martyrs de Karbalā124. Néanmoins, il a été considéré comme maqtal car presque
tout le livre est à propos du martyre d’al-Ḥusayn125. Il semble qu’al-Futūḥ d’Ibn Aʿṯam et le
maqtal d’al-H̱wārazmī aient été ses sources principales126, mais il a utilisé d’autres sources qui
nous ne sont pas connues et n’ont pas été trouvées non plus dans les Fihrist127. Malgré l’absence
d’isnād, al-Malhūf est un ouvrage de référence pour les šīʿites.
La critique principale envers al-Malhūf consiste en l’insistance de l’auteur sur la
prescience d’al-Ḥusayn de son martyre imminent. Cette critique n’a pourtant pas été acceptée
par tous les savants šīʿites128. Par ailleurs, le fameux ḥadīṯ de « mašiyyaẗ » (providence) a été
rapporté dans al-Malhūf. Il s’agit du dialogue entre al-Ḥusayn et son demi-frère Muḥammad
ibn Ḥanafiyya durant lequel al-Ḥusayn rappelle deux phrases du Prophète : « Dieu souhaite te
voir mort [al-Ḥusayn] » et « Dieu souhaite les voir captives » (en réponse à la question pourquoi
al-Ḥusayn ramenait les femmes de sa maisonnée avec lui à l’Irak).

Muḥammad Bāqir al-Maǧlisī


Muḥammad Bāqir al-Maǧlisi, juriste éminent du XVIIème siècle, est l’auteur de Biḥār
al-anwār (l’Océan des lumières), un recueil complet de ḥadīṯs.
Les volumes 44 et 45 de ce recueil sont consacrés à la vie d’al-Ḥusayn. L’auteur y a
rapporté les narrations historiques à l’appui d’autres récits. Il y a inclus de nombreux rapports
relatifs à la vie d’al-Ḥusayn, à sa rébellion, à la bataille de Karbalā et au sort des captifs. Les
miracles et les événements à caractère surnaturel sur le sort de la tête coupée d’al-Ḥusayn et le
chagrin universel pour son martyre ont été également rapportés dans le recueil de Biḥār al-
anwār.
D’après A. al-Ṭihrānī, « Biḥār al-anwār est une référence et une source scientifique
pour toute personne qui cherche à se renseigner à propos de la famille du Prophète. La plupart

123
Les autres noms de ce livre : Al-Luhūf ilā qatlī al-ṭufūf, al-Malhūf ilā qatlī al-ṭufūf, al-Malhūf ilā qatl al-ṭufūf,
al-Luhūf fī qatlī al-ṭufūf, etc.
124
ṢĀDEQĪ M., « Barresī-ye mostanadāt-e naẓariye-ye šahādat ṭalabī-ye emām Ḥoseyn dar lohūf », Faṣlnāme-ye
pažūhešī-ye tārīk̲ -e farhang va tamadon-e eslāmi.1392,12, p. 28.
125
ESFANDYĀRĪ M., Ketābšenāsī-ye tārīk̲ ī-ye emām Ḥusayn…op. cit. p.80.
126
BORŪJERDĪ E., ʿĀšūrāʾ, angīzehā va engārehā…op. cit. p.29-30.
127
Les listes des ouvrages. ṢĀDEQĪ M., « Barresī-ye mostanadāt-e naẓariye-ye šahādat ṭalabī-ye emām Ḥoseyn
dar lohūf »…op. cit. p. 28.
128
ESFANDYĀRĪ M., Ketābšenāsī-ye tārīk̲ ī-ye emām Ḥusayn…op. cit. p.82. Nous y reviendrons.

25
des sources de Biḥār al-anwār proviennent des livres fiables, peu nombreux et inaccessibles au
large public. Il s’agit d’un recueil sans pareil dont l’auteur, en plus de collecter des aẖbār, y a
ajouté l’examen et l’explication des traditions et des narrations »129. Néanmoins, une partie des
rapports de Biḥār al-anwār (notamment ceux dépourvus d’isnād) a été considérée comme
fausse et falsifiée130.
En somme, les récits de la bataille de Karbalā se répartissent en deux types principaux.
D’une part, on trouve des récits historiques de nature politique, souvent rédigés par des auteurs
sunnites, qui présentent la bataille de Karbalā comme un épisode dans la lutte de pouvoir au
sein de l’Empire islamique.
D’autre part, un deuxième type de narration se trouve dans les œuvres à caractère plutôt
non historique des oulémas šīʿites qui en plus du récit du martyre d’al-Ḥusayn, reflètent les
miracles, les phénomènes surréels relatifs à la bataille et les caractères surhumains de l’imām
Ḥusayn et des membres de sa famille.
Cette croyance aux pouvoirs miraculeux des imāms et la production d’écrits à ce sujet
sont des phénomènes fort anciens dans le šīʿisme 131. Par ailleurs, cette différence évidente des
sources majoritairement šīʿites sur la bataille de Karbalā trahit le milieu poste-conquête
probablement non-islamique de leur origine où des idées à caractère judéo-chrétien ou
gnostique fleurissaient et circulaient. En évitant de reconnaitre et d’expliquer cette influence
des autres croyances monothéistes, la critique musulmane a essayé de montrer que les récits sur
les phénomènes miraculeux et surnaturels relatifs au martyre d’al-Ḥusayn reflétaient des
superstitions insignifiantes, ils étaient faux et falsifiés. Néanmoins, ces récits semblent être
directement calqués sur les scènes très semblables relatives aux tortures et à la mort glorieuse
des saints de l’hagiographie chrétienne en générale et des Actes des martyrs persans en
particulier.

Structure de l’étude des guerres saintes d’Avarayr et de Karbalā


Cette étude sur les batailles d’Avarayr et de Karbalā s’articule autour de cinq chapitres
principaux.
Dans le premier chapitre, nous explorerons les origines mythologiques anciennes des
concepts de guerre sainte et de martyre en Mésopotamie et en Arménie, ainsi que leur reflet

129
Āġā Buzurg al-Ṭihrānī, al-Ḏuarīaẗ ilā taṣānif al-šīʿah. vol. III, Qum : Esmāʿīliān, 1408, p. 26.
130
À titre d’exemple, la visite du corps d’al-Ḥusayn par son père ʿAlī ibn Abīṭālib à l’aspect d’un autre homme et
accompagné d’un lion : al-Maǧlisī. Biḥār al-anwār. vol. 45, Bayrūt : Muʾassasat al-wafāʾ, 1983, p. 193-194.
PIŠVĀYĪ M., Tārīk̲ -e qiām va maqtal-e ǧāmeʿ-e seyyed al-šohadā…op. cit. p. 110.
131
AMIR-MOEZZI M. A., La religion discrète. Paris : Vrin, 2015, p. 151.

26
dans les Écritures saintes et leurs interprétations ultérieures par les auteurs chrétiens. Nous
examinons également comment ces concepts ont été réappropriés par les autorités romaines
pour créer les premiers « guerriers saints ». Un sous chapitre est également consacré à l’étude
du phénomène de l’homme saint et de son culte, avec une attention particulière à l’évolution et
à la propagation de ce culte dans les confins orientaux de l’Empire byzantin.
Le deuxième chapitre est consacré à l’étude de la diffusion et de l’enracinement des
idéologies chrétiennes de guerre sainte et de martyre en Arménie et dans l’islam šīʿite. Nous
analysons les interactions entre ces idéologies et les croyances païennes locales en Arménie,
ainsi que l’influence des concepts chrétiens d’homme saint, de piété et de combat spirituel sur
la formation de zuhd (piété) šīʿite, incarné notamment par les imāms.
Dans la première partie du troisième chapitre, nous retraçons l’histoire de l’Arménie
chrétienne dans les décennies précédant la bataille d’Avarayr, en étudiant l’évolution
progressive du pouvoir conjoint de l’Église et des grands magnats arméniens. La deuxième
partie du chapitre traite spécifiquement de la bataille d’Avarayr et des événements qui la
suivirent, tels que rapportés dans les sources arméniennes, avec une attention particulière portée
à l’influence des martyrologies syriaques sur le récit arménien.
Le quatrième chapitre est divisé en deux parties. La première porte sur la conquête arabe
de l’Irak chrétien au début du VIIème siècle et sur les interactions culturelles et religieuses entre
les Croyants et les populations locales. Nous prêterons une attention particulière au rôle des
Perses dans la formation des premières unités militaires de l’Irak post-conquête et à la ville
d’al-Kūfa, proche d’ancien al-Ḥira. La seconde partie examine la bataille de Karbalā, le martyre
d’al-Ḥusayn et les sorts des prisonniers, ainsi que la mystification de la figure d’al-Ḥusayn
souvent comparé au Christ dans la tradition šīʿite.
Enfin, le cinquième chapitre se concentre sur l’analyse des véritables motifs ayant
déclenché les hostilités en Persarménie et en Irak, des motifs qui, bien qu’absents ou biaisés
dans les sources historiques, nous éclairent sur la justification religieuse et morale de ces
conflits. Il est démontré comment les concepts chrétiens de guerre sainte et de martyre ont été
utilisés par les auteurs ecclésiastiques arméniens et les oulémas šīʿites pour légitimer la
résistance religieuse et militaire des héros de ces batailles face à la « tolérance rude » des
Sassanides et des Omeyyades.

27
Chapitre I : Des dieux païens « martyrisés » à la naissance des martyrs des
guerres saintes

Avant tout examen des origines des notions de martyre, de martyr et de guerre sainte
qui sont nées dans les religions monothéistes de l’Antiquité tardive, il serait utile d’en étudier
les origines les plus anciennes par le biais de la mythologie. Nous examinerons notamment les
prototypes éventuels de ces phénomènes dans l’histoire du Proche-Orient ancien, en particulier
en Iran et en Arménie.

A. La mort et la résurrection des divinités avant le christianisme et l’islam


Les racines lointaines d’une mort glorieuse seraient à chercher dans les mythologies
anciennes. Les mythes sur la mort et la résurrection des dieux 132 sont liés aux cycles de la nature
qui se suivent de manière continue. Ils incarnent le désir humain d’éternité sous la forme du
cycle végétal. Ces changements peuvent être de nature journalière (le jour et la nuit), de nature
mensuelle (les différentes configurations lunaires), ou encore de nature annuelle (les quatre
saisons)133.
Les récits mythologiques concernant la mort et la résurrection des dieux se caractérisent
par quelques traits plus ou moins stables : dans la plupart des cas, il y a un couple de dieux dont
la mort de l’un des deux (la divinité masculine dans la plupart des cas) place dans un deuil
profond sa parèdre. Telle qu’elle est souvent présentée dans les poèmes à caractère
mythologique, par la force de l’amour envers l’époux bien-aimé décédé, la divinité passe au
monde souterrain, le ressuscite et le fait revenir au monde des vivants.
Évidemment il est impossible d’identifier l’origine géographique exacte des mythes sur
la mort et la résurrection des dieux. Elle semble toutefois remonter à la culture matriarcale de
l’Asie occidentale, à Summer et à la Mésopotamie où, grâce aux conditions climatiques et
géographiques favorables, l’agriculture constituait l’occupation principale des habitants 134. En

132
On peut dire qu’il n’y a pas à ce jour de consensus sur l’emploi du terme « résurrection », voir METTINGER
T., The Riddle of Resurrection: Dying and Rising Gods in the Ancient Near East. Coniectanea Biblica, Old
Testament, 50. Stockholm : Almqvist & Wiksell cite, 2001, p. 17. La notion de la résurrection a été également
critiquée par J. Z. Smith, pour qui le phénomène de la mort et de la résurrection des dieux a ses racines dans les
textes tardifs de l’ère chrétienne : SMITH J. Z., « Dying and Rising Gods ». The Encyclopedia of Religion. Vol.
IV. Edited by M. Eliade. New York : Mcmillan and Free Press, 1987, p. 520 et s. C’est pourquoi nous allons
présenter en particulier Tammuz (dont le caractère en tant qu’un dieu qui meurt et puis est ressuscité ne pose pas
de difficulté), et quant aux autres divinités, nous mettront l’accent sur les rites du deuil.
133
HARUT‘YUNYAN S., Hay aṙaspelabanut‘yun. Beirut: Hamazgayin, 2000, p. 356.
134
ṬĀLEBIYĀN Y. & JAʿFARĪ, A., « Sāḵt-e ravāyī-ye marg va rastāḵīz dar āyene-ye asāṭīr », Pažūhešnāme-ye
zabān va adab-e fārsī, 1388, 3,1, p. 16

28
tant que source de vie et de survie, l’ensemble de l’activité agricole (la cultivation, l’irrigation,
le récolte) symbolisait les cycles de la vie, l'accent étant mis sur les notions de fécondité et de
fertilité, et un parallèle étant fait avec les notions fondamentales de vie et de mort.
Les frontières géographiques de notre étude ne dépassent pas la Mésopotamie, l’Iran et
l’Arménie anciens, nous étudieront la mort et la résurrection symboliques des divinités
appartenant à ces régions. Les autres divinités sont mentionnées en raison de leurs liens avec
les rites du deuil et de la commémoration qui ont été plus tard empruntés par les monothéismes.

1. La mort et la résurrection symbolique des dieux (Dumuzi/Tammuz, Adonis, Attis), les


cérémonies de deuil

Le renouvellement du cycle végétal sous la forme de la naissance et la mort continuelle


des végétaux a pris des formes symboliques très variées : l’immolation par le feu, la
séquestration et l’emprisonnement dans un puits. Il s’agit de l’arrêt complet de la vie en
l’absence de précipitation climatique. Au contraire, le chemin parcouru du monde souterrain
vers le monde des vivants, sortir du feu, de la prison, du puits symbolisait la renaissance et la
revivification des végétaux 135.
En Syrie, en Anatolie, en Grèce et en Mésopotamie, la terre mère est la source de toute
vie ; la femme a été mystiquement solidarisée avec la terre, et la sacralité de la femme dépend
de la sainteté de la Terre 136. Dans ces pays, le déclin saisonnier de la nature a été mis en
équivalence avec la perte du fils (Adonis, Attis ou Perséphone) qui engendre une grande
souffrance de la déesse mère. Ainsi, le principe féminin est la Cause Primordiale et le principe
masculin en dérive : le dieu est le fils de la déesse. Si parfois, en Grèce et au Levant, le jeune
dieu représente le printemps de courte durée (une floraison d’une beauté indescriptible qui ne
dure que quelques semaines), en Mésopotamie le dieu défunt a un caractère plus général. Il est
la force vitale des plantes et des animaux et il est souvent l’époux de la déesse137.
Sous les noms Osiris, Tammuz, Adonis et Attis, les populations de l’Asie occidentale et
de l’Égypte célébraient annuellement la mort et la résurrection de la vie, et particulièrement de
la vie végétale et des divinités personnifiant ces phénomènes. Les rites relatifs aux célébrations
étaient variés mais étaient du même genre.

135
Ibid. p. 17.
136
ELIADE M., Le sacré et le profane. Paris: Gallimard, 1965, p. 125.
137
FRANKFORT H., Kingship and the Gods: A study of Ancient Near Eastern Religion as the integration of the
Society and Nature. Chicago : The University of Chicago Press, 1978, p. 285.

29
Ainsi, la Syrie, l’Égypte et la Mésopotamie semblent avoir une version « commune »
du mythe du dieu mourant : le dieu est tué par un ennemi ayant l’aspect d’un sanglier (dans le
cas d’Adonis) ou symbolisé par un sanglier (dans le cas de Marduk et d’Osiris). Le corps du
dieu flotte sur l’eau, on racontait aussi qu’il a été noyé (Osiris, Tammuz) et que son sang a
souillé l’eau de la rivière. Cette mort a entrainé le déclin de la nature. Une déesse se met en
deuil et part à la recherche de la divinité défunte. Le dieu ayant été retrouvé, et avec sa
résurrection la nature et toute la végétation reprend vie138.
Dans ce récit, le dieu vient d’être « retrouvé » car sa résurrection est imprévisible tout
comme le retour de la vitalité de la nature qui n’obéit pas à la planification humaine. Quant à la
population, elle ne peut pas attendre en toute passivité ; il lui faut un rite de la « recherche » qui
prend la forme des lamentations et du deuil, afin de montrer que le destin du dieu lui importe.
Le deuil et la recherche sont présentés dans la personnification du mythe comme faisant partie
d’une déesse. L’origine de ce rite remonte probablement à la Grèce ancienne139.

Dumuzi140
Dumuzi, qui meurt et renaît avec les cycles saisonniers de la nature 141, est le prototype
de tous les dieux végétaux142. Il est étroitement lié à la nourriture dont la présence ou l’absence
conditionne l’existence143. La séquestration du dieu dans le monde souterrain constitue le motif
principal du mythe ; c’est pourquoi Inanna, sa parèdre, y descend pour le sauver144.
Dans la version babylonienne du mythe, c’est Ishtar 145 qui descend aux enfers (le monde
souterrain), cette absence aboutit au déclin de la fertilité. Chaque année Tammuz rend la vie,
passe au monde des ténèbres, accompagné d’Ishtar son épouse. Durant cette période, les
hommes et les animaux cessent de se reproduire, et la vie est menacée d’une disparition totale.

138
Ibid. p. 287.
139
L’ancien rite méditerranéen de tristesse avec les lamentations périodiques pour la disparition de la divinité (un
héros ou une héroïne) : Ibid. p. 291.
140
Dumuzi est le nom sumérien de la divinité mésopotamienne (Tammuz est en babylonien).
141
Selon certains auteurs, Dumuzi n’était pas à l’origine un dieu, mais un roi qui a été divinisé : METTINGER T.,
N. D. The Riddle of Resurrection…op. cit. p. 212.
142
Toutefois, la nature végétale de Dumuzi n’a pas été acceptée par certains auteurs qui pensent qu’il a seulement
obtenu des caractères d’une divinité végétale en fusion avec Dumu, une vraie divinité végétale indépendante :
ALSTER B., Dictionary of Deities and Demons in the Bible. Edited by de K. Van der Toorn & Pieter W. van der
Horst, Leiden/Boston/Köln : Brill, 1998 p. 828.
143
JACKOBSON Th., Toward the Image of Tammuz and other Essays on Mesopotamian History and Culture.
Cambridge/Massachusetts: Harvard University Press, 1970, p. 74 et s.
144
HOOKE S. H., Middle Eastern Mythology. Mineola/ New York: Dover, 2013, p. 20 et s.
145
Elle correspond à Inanna sumérienne, elle est une déesse qui symbolise les fonctions sexuelles et reproductrices.

30
Il faut donc ramener Ishtar au monde. Ces belles lamentations pour la mort de Tammuz ont été
reflétées dans les hymnes babyloniennes146.

Adonis
Le mythe d’Adonis147 est un autre mythe sur la mort et la résurrection de la divinité. Il
est lui aussi d’origine sémite148 , mais le récit diffère de celui de Dumuzi. Il existe deux versions
du mythe : dans la première (version de Panyasis), Adonis séjourne sous l’ordre de Zeus ou
Calliope dans deux mondes terrestre et souterrain où il n’y a ni mort, ni renaissance. En
revanche, la deuxième version (version d’Ovide) met en scène la mise à mort d’Adonis par un
sanglier et sa commémoration par l’Aphrodite dans une fleur : ici il n’y a pas de résurrection,
mais l’accent est mis sur le deuil de la déesse et la fragilité de la fleur qui perpétuera sa mémoire.
Toutefois, même lorsque les deux versions sont combinées, l’alternance d’Adonis entre le
monde supérieur et le monde inférieur précède sa mort149.

Attis150
Le dernier mythe que nous examinerons concernant la mort et la résurrection des dieux
est celui d’Attis. Son cas est plus compliqué : en effet, sa résurrection dépend de la version
particulière du mythe151, mais en aucun cas il n’est question de retour à la vie. Seules les
interprétations tardives chrétiennes qui font allusion à une résurrection. Le rite consacré à
Cybèle, son parèdre, qui durait cinq jours représentait Attis en tant que dieu ressuscité après sa
mort.

Le deuil
Non seulement la mort et la résurrection des divinités étaient des phénomènes
importants dans les religions anciennes du Proche-Orient ancien, mais les cérémonies dédiées
au deuil et qui les mettaient en évidence étaient également d’une importance capitale pour les
communautés concernées. Le mythe du dieu souffrant et de la déesse endeuillée et toutes les

146
FRAZER J. G., The Golden Bough. Temple of Earth Publishing, (version en ligne), p. 292.
147
Il est très probable que le mythe d’Adonis est une continuation grecque de celui de Dumuzi. L’origine de son
nom est « Adon » (seigneur), un titre d’honneur par lequel les fidèles s’adressaient à lui. Toutefois, les Grecs en
raison d’une erreur, ont pris son titre au lieu de son nom.
148
Toutefois, ce sont les traditions tardives grecques, romaines et chrétiennes qui nous informent à propos du
mythe : SMITH J. Z., « Dying and Rising Gods ». The Encyclopedia of Religion...op. cit. p. 522.
149
Ibid.
150
Attis est une divinité d’origine phrygienne, parèdre de la déesse Cybèle (cette dernière est à la fois sa mère et
sa maitresse). Son culte était répandu en Grèce et dans l’Empire romain.
151
Les « histoires » de la vie d’Attis sont différentes. LEEMING D., The Oxford Companion to World Mythology.
Oxford University press, 2005, p. 38.

31
manifestations d’émotions vives (très caractéristique de la religiosité mésopotamienne) ne
pouvaient qu’aboutir à l’expression de l’angoisse de la tristesse en raison d’une vie très courte
et d’une mort, au final, sans espoir152. Notons particulièrement le processus de la transformation
du rite de la récolte à un rite religieux à caractère plutôt moral où le « martyre » devient l’acteur
qui contribue à l’évolution de la religion ; les cérémonies collectives du deuil sont donc
organisées chaque année153.
Les rites très variés et les lamentations accompagnant le deuil suivant la perte (mort) et
la renaissance du dieu de la végétation est un phénomène originel du Proche-Orient ancien, en
particulier dans les régions arides où les pluies se font rares154 ; c’est pourquoi, comme nous le
verrons plus loin, il n’est pas exclu que les grands rites du deuil nés plusieurs siècles plus tard
et dédiés à la commémoration du martyre des imams šīʿites (tous ayant été en contact avec
l’Irak) se trouvent être les formes actualisées des anciens rites de lamentation dédiés à la divinité
principale.
Pour revenir au sujet du deuil, il paraît que se lamenter ne semblerait pas un acte
volontaire pour exprimer une sympathie envers la divinité confrontée au tragique divine, mais
un acte obligatoire dont l’omission était sanctionnée par la colère divine. Ici, l’enjeu est de
comprendre l’émotion dominante de la religion païenne sémitique : un dieu mort est un dieu
colérique qui attaquera ceux qui n’arrivent pas à ressentir le sentiment de culpabilité.
Il semble pourtant que la notion du martyre (d’un dieu) n’ait pas eu exactement le même
sens que celui que les chrétiens lui ont donnée ultérieurement : la signification de cette mort et
la résurrection qui la suivait résidait plutôt dans la résolution, la propagation ou l’accentuation
du motif pour lequel le dieu avait été martyrisé : très probablement, en gémissant et en se
lamentant, les endeuillés faisaient pleurer les dieux et cela était censé arroser la terre aride. Les
larmes symbolisaient ainsi la pluie, une sorte de sperme vivifiant qui rendait fertile la déesse de
la terre. C’est pourquoi le rôle des femmes en tant que larmoyantes était central dans ces
cérémonies de deuil155.
Le caractère annuel et obligatoire du deuil avait pour but de susciter la pitié, l’attention,
l’amour et la collaboration des dieux : autrement dit, le bonheur n’était accessible que par la
lamentation156, un acte de sorcellerie pour arroser le sol157. Les participants aux rites du deuil

152
FRANKFORT H., Kingship and the Gods…op. cit. p. 283 et s.
153
BAHĀR M., Az osṭūrē tā tārīḵ. Téhéran : Češme, 1395, p. 266.
154
Ibid. p. 273
155
BAHĀR M., Pažūhešī dar asāṭīr-e Īrān. Téhéran : Āgāh, 1391, p. 428-429.
156
Ibid. p.430.
157
À cet égard, M. Bahār fait référence aux Psaumes 126 :5 : « Ceux qui sèment avec larmes, moissonneront avec
chants d'allégresse », Ibid. p.429.

32
pratiquaient l’autoflagellation en gémissant pour la mort du dieu de la végétation. Ces rites
étaient suivis plus tard par les fêtes du nouvel an et de la renaissance de la nature158.
Le deuil d’Adonis : les cérémonies du deuil consacrées à cette divinité, et dont les
participants étaient des femmes, étaient célébrées en Asie occidentale. Des cadavres artificiels
étaient créés pour mettre en scène un enterrement et étaient abandonnés plus tard dans la mer.
Cependant, les rites se déroulaient de diverses manières et durant différentes saisons. À
Alexandrie (Égypte), des images d'Aphrodite et d'Adonis étaient exposées sur deux bancs ; il y
avait également toutes sortes de fruits, des gâteaux, des plantes dans des pots de fleurs, et des
tonnelles vertes torsadées d'anis. Au lendemain du mariage des amants mythiques, des femmes
en deuil, aux cheveux ébouriffés et au seins nus, portaient l’image d’Adonis au bord de la mer
et l’abandonnaient aux vagues. Elles chantaient en réclamant le retour du dieu perdu. Il semble
que les fruits symbolisaient, à Alexandrie, la fin de l’été.
D’une manière logique propre au phénomène que nous étudions, les rites de la
résurrection suivaient ceux des enterrements et du deuil d’Adonis ; dans les « jardins
d’Adonis », les femmes remplissaient leur panier de la terre dans laquelle elles étaient censées
cultiver le blé et les autres grains qu’elles abandonnaient par la suite dans l’eau tout en espérant
des précipitations pour l’année à venir 159.
Dans le grand sanctuaire de l’Astarte à Byblos, la mort d'Adonis était célébrée chaque
année avec des cris, l’on jouait de la flûte et se frappait la poitrine. Le lendemain, on célébrait
sa résurrection et sa montée au ciel en présence des fidèles. Ces derniers, abandonnés à leur
sort, se faisaient symboliquement raser les cheveux. En ce qui concerne les femmes qui ne
pouvaient pas sacrifier leurs belles tresses, elles devaient, en contrepartie se livrer aux hommes
étrangers le jour de la fête, et donner à Astarte leur « rémunération »160. Il semble que le
deuxième jour de la célébration de la résurrection d’Adonis ne figure que dans les textes rédigés
sous l’influence du christianisme 161. Comme le suggérait le père Lagrange, le deuil d'Adonis
était essentiellement un rite pratiqué afin que la moisson soit propice, et dédié à là la divinité
du blé qui était morte écrasée par les moissonneurs ou sous les sabots des bœufs. Ainsi, pendant
que les hommes le tuaient, les femmes pleuraient des larmes de crocodile en manifestant leur
chagrin pour apaiser sa colère.

158
BAHĀR M., Jostārī čand dar farhang-e Īrān. Téhéran : Fekr-e Emrūz, 1376, p. 94.
159
ĀMŪZEGĀR Ž., Zabān, farhang va osṭūre, Téhéran : Moʿīn, 1386, p. 254.
160
FRAZER J. G., The Golden Bough…op. cit. p. 300
161
SMITH J. Z., « Dying and Rising Gods ». The Encyclopedia of Religion… op. cit. p. 525.

33
Il s’agit d’une fête du printemps et de l’été (correspondant aux saisons de la récolte de l’orge et
du blé), mais non pas de l’automne ; l’idée consiste à présenter le grain comme une victime qui
est violemment « tuée » par l’homme et non pas par la chaleur de l’été ou le froid de l’hiver162.
Il est intéressant également de voir que dans les anciennes civilisations
méditerranéennes, il y avait un rite ancien de sacrifice du héros. La prêtresse du temple, qui
représentait la déesse mère dans le monde profane, épousait chaque année un héros de la ville.
Celui-ci prenait le poste du gouverneur temporaire de la ville. À la fin de l’année, on le tuait et
on versait son sang sur la terre (un rite dédié à stimuler l’abondance) 163. Ce rite existait
également en Iran ancien : au moment de Noruz, l’Emir164 local faisait semblant qu’il
abandonnait le pouvoir, et un autre Emir temporaire était désigné qui gouvernait pendant
quelques jours. Ce dernier, qui était dans la plupart des cas un malfaiteur ferait l’objet d’un
sacrifice et était tué, après quoi, le gouverneur principal reprenait le pouvoir.
Selon M. Bahār, cette cérémonie du sacrifice humain a ultérieurement été remplacée par
le sacrifice des animaux. Il est possible que la fête musulmane du sacrifice (ʿīd-i qurbān165) et
le sacrifice d’Isaac par Abraham qu’on trouve dans l’Ancien Testament en tirent leurs
origines 166.

Les développements ultérieurs à l’époque des religions monothéistes


Il semble que certains mythes relatifs à la naissance et à la mort de la nature et aux cycles
saisonniers et agricoles du monde végétale, et plus particulièrement ceux relatifs à la mort de
Tammuz et aux récits du deuil et des lamentations ont dépassé les frontières de la Mésopotamie.
Ainsi, le prophète Ézéchiel167 parle des gémissements des femmes d’Israël pour Tammuz, et
nous avons également le récit de la mort d’Adonis et de Baal dans un contexte similaire168.
Dans Ézéchiel 8 :14 on lit :
« Il m’amena à l'entrée de la porte de la Maison de
Seigneur, celle qui regarde vers le nord ; là étaient assises
les femmes qui pleuraient du côté du Tammuz »169.

162
FRAZER J. G., The Golden Bough…op. cit. p. 303 et s.
163
BAHĀR M., Jostārī…op. cit. p. 48.
164
« Prince ».
165
ʿĪd al-aḍḥā en arabe.
166
En Iran, on s’abstenait de tuer le gouverneur temporaire, il était seulement battu.
167
Ézéchiel 8 :14
168
HOOKE S. H., Middle Eastern Mythology… op. cit. p. 41.
169
La Bible. Traduction œcuménique de la Bible, Paris : Cerf, 2010.

34
Les informations concernant le culte de Tammuz en dehors de la Mésopotamie sont très
limitées 170, et il n’est pas exclu que son culte ait été introduit en Judée à l’époque du roi
Mannaseh171.
En outre, selon certains chercheurs, les références aux « jardins » dans Is. 1:29-30, 65:3 et 66:30
font allusion au culte d’Adonis (ou Tammuz) 172.
En ce qui concerne le reflet du mythe dans le christianisme, l’expiation chrétienne a été
considéré comme la dernière version du mythe du sacrifice du dieu de la fertilité. Il parait que
l’arrivée du christianisme met en place le remplacement de la déesse païenne (à Éphèse, à Rome
ou encore dans la vallée de Nile) par la mère chrétienne173, comme en témoignent les auteurs
(notamment ceux des évangiles apocryphes) à propos du culte de Tammuz à Bethlehem 174.
Par ailleurs, des vestiges archaïques des cérémonies dédiées à Attis ont été attestés à
Séville (en Andalousie en Espagne) : les flagellants suivaient les flottes décorées de fleurs
portant des effigies de Marie et de Jésus. Cette cérémonie est quasi-identique à celles organisées
pour Attis et Cybèle175. Une dramatisation du personnage de Marie, à l’époque médiévale, se
lamentant pour Jésus, son fils, nous est bien connue176.
Quant à la survie du culte de Tammuz à l’époque post-conquête arabe, il y a les
témoignages précieux de Ibn Waḥšīyya à propos d’un culte de lamentation et du deuil pour un
certain Tammuz qu’il a ajouté à la traduction d’un traité d’agronomie rédigé en langue
syriaque177.
En fait, les cérémonies du deuil pour Tammuz ont continué à être célébrées jusqu’au
Xème siècle à Harran (au nord de l’Irak et en Turquie actuelle), mais aussi en Irak178. L’auteur
qualifie de « longue et extraordinaire » l’histoire de Tammuz qui avait été tué d’une manière
terrible. D’après Ibn Waḥšīyya, les Sabéens (les Babyloniens et les Harraniens) se lamentaient

170
MIDDLEMAS J., The Troubles of Templeless Judah. Oxford: Oxford University Press, 2005, p. 115.
171
JONES D.R., Jeremiah. London: HarperCollins/STL,1992, p. 151.
172
Cette interprétation est basée sur l’hypothèse suivante : les jardins d’Adonis qui étaient bien connus dans le
monde gréco-romain continuaient les traditions orientales : RIBICHINI S., Dictionary of Deities and Demons in
the Bible…op. cit. p. 9.
173
WARNER M., Alone With All Her Sex: The Myth and The Cult of Virgin Mary. New York/London: Vintage
Books, 1983, p. 208
174
TAYLOR J. E., Christians and Holy Places: The Myth of Jewish Christian Origins. New York: Clarendon
Press, 1993.
175
BARING A & CASHFORD J., The Myth of the Goddess. Evolution of an Image. London: Penguin Books,
1993, p. 406.
176
WARNER M., Alone With All Her Sex…op. cit. p. 209 et s.
177
Le traité a été rédigé par Kūthāmī le Babylonien qui a témoigné à propos d’une divinité appelée Yanbūshādh
pour le décès de laquelle les dieux pleuraient comme « tous les anges et les sekāʿin qui pleuraient pour
Tammouzi » : DE AZEVEDO M. S., Ye Shall know the Truth. Christianity and the Perennial Philosophy.
Bloomington: World wisdom, 2005, p. 308-309
178
HÄMEEN-ANTTILA J., The Last Pagans of Iraq. Ibn Wahshiyya And His Nabatean Agriculture. Leiden :
Brill, 2006, p. 144.

35
et faisaient le deuil pour Tammuz durant le mois homonyme179. Toutefois, ils ignoraient la vraie
raison de ce deuil, et, selon Ibn Waḥšīyya, il ne s’agissait que d’une célébration en mémoire
d’un personnage perdu et tombé en oublie depuis longtemps. Il liait ce culte de la lamentation
à un autre festival : la fête de Saint Jūrīs chez les chrétiens et il l’a comparé avec le culte de
Tammuz180. D’après lui, les chrétiens avaient simplement changé le nom de la personne et la
date du festival (selon cet auteur, les Sabéens organisaient le festival de Tammuz au mois
homonyme « juin et juillet », alors que les chrétiens le célébraient en Nisan « avril »)181. Il y a
aussi d’autres mentions plus brèves à propos des cérémonies de lamentations pour Tammuz
dans une autre œuvre de Ibn Waḥšīyya, Asrār al-falak (astrologie)182.
Un autre écrivain arabe du Xème siècle, Ibn al-Nadim, décrit également les festivals des
païens de Harran :
« Au mois de juillet (Tammuz), il y a le festival d’el-Būgāt,
la fête des femmes pleurants, il s’agit de la fête Tā-uz
célébrée pour le dieu Tā-uz. Les femmes pleurent pour lui,
parce que son seigneur l'a tué cruellement, il lui a broyé les
os dans un moulin, puis les a fait disperser par le vent. Les
femmes (pendant ce festival) s’abstiennent de tout ce qui a
été broyé dans un moulin, elles limitent leur alimentation au
blé trempé, aux vesces sucrées, aux dattes, aux raisins secs,
etc. »183.
Au XIIIème siècle, Ibn al-Aṯir atteste l’existence de ce festival sur les rives de Tigre184,
et parle d’une rumeur rependue depuis l’Arménie jusqu’à Ḵuzistān selon lequel « celui qui ne
se lamente pas sur la mort du « roi jinn185 doit périr ».
Nous avons aussi les traces d’un récit à propos d’une maladie mortelle en Irak et en
particulier dans la ville de Musūl. Selon le récit, une femme jinn appelée Umm ʿUncūd (la mère

179
Le mois Tammouz a pour origine le calendrier assyro-babylonien (mois Araḫ Dumuzu).
180
Les musulmans l’appelaient « Ǧurīs », son surnom était « Bāqiyā » (survivant). Il s’agit très probablement de
saint George, un guerrier martyr. Nous y reviendrons.
181
HÄMEEN-ANTTILA J., « Continuity of Pagan Religious Traditions in Tenth-Century Iraq », in Ideologies as
Intercultural Phenomena. Melammu Symposia, III. Edited by A. Panaino & G. Pettinato, Chicago/Milan :
Universita de Bologna, 2000, p. 98-99.
182
Ibid. p. 101. Ibn Waḥšīyya mentionne des Kardāniens de Babel qui lamentaient pour Tammuz.
183
Ibn al-Nadīm, The Fihrist of al-Nadim. A Tenth-Century Survey of Muslim Culture. Editor and translator B.
Dodge. I–II. Records of Civilization: Sources and Studies LXXXIII. New York: Columbia University Press, 1970,
p. 758.
184
FULLER J. M., An Essay on the Authenticity of the Book of Daniel. Cambridge : Bell & Co., 1864, p. 201.
185
Les entités spirituelles à double dimension avec la capacité d’agir à la fois dans le monde visible et invisible :
EL-ZEIN A., Islam, Arabs and the Intelligent World of Jinn. New York : Syracuse University Press, 2009, p. 1.

36
de la grappe de raisin) avait perdu son fils. Si quelqu’un manquait à la coutume consistant à se
lamenter sur lui, il attraperait cette maladie186.
Au Maroc, muḥarram, le mois du nouvel an dans la religion juive et les trois semaines
situées entre le 17 Tammuz et le 9 Ab (au milieu de l’été), ont été reconnus comme une période
de jeûne. Il s’agit de la commémoration des deux dates des anniversaires de la conquête de
Jérusalem en 586 avant et 70 après J.-C. Il est dit qu’il s’agit d’un emprunt au culte de Tammuz
de Babylonie187. La fête en Babylonie était consacrée au retour du défunt, elle était célébrée au
mois d’Ab (août). Il y avait des fêtes similaires en Palestine188.
Ainsi, nous avons vu le développement d’un culte spécifique dédié à une divinité qui
disparait à la suite d’une mort injuste et un deuil cérémonial avec des rites très élaborés et
distinctifs, qui semblent être même plus pertinents et plus accentués que le fait même de la
disparition/la perte de la divinité. Ayant pour divinité principale Tammuz, ce culte s’enracine
et se perpétue dans une région géographique précise (la Mésopotamie- Irak), et se reflète aussi
dans les autres civilisations lointaines du Proche-Orient ancien. Dans la suite, nous étudieront
ce phénomène de la mort et de la résurrection des divinités en Arménie.

2. Arménie

En Arménie, le culte de la mort et de la renaissance des dieux païens, comme dans les
cas précédents, est lié aux changements saisonniers dans la nature ; nous remarquons que dans
les traditions orales arméniennes, la nouvelle lune a été comparée à un jeune roi (roi enfant) ou
à un roi jeune marié qui vieillit, meurt et qui sera ressuscité à nouveau. La nouvelle lune a été
décrite comme un jeune chevalier mentionné dans différentes prières. Elle revient d’un endroit
bénéfique et ce retour est célébré comme une fête. Il y a une prière sur le sujet de la mort et de
la résurrection de la lune où la mort n’est qu’une sanction à subir pour le péché et la résurrection
est considérée comme une libération189.
En conservant les vestiges du paganisme et des croyances anciennes relatives à la mort
et à la résurrection des divinités, la littérature ancienne arménienne en particulier dans le genre
de l’historiographie a intégré ces croyances aux faits historiques et à la nouvelle foi ce qui a

186
SMITH R., Religion of the Semites. Brunswick & London: Transaction Publishers, 2012, p. 414.
187
GASTER Th. H., Thespis. Ritual, Myth, and Drama in the Ancient Near East. New York: Garden City, 1961,
p. 28.
188
Ibid. p. 44.
189
HARUT‘YUNYAN S., Hay aṙaspelabanutʻyun…op. cit. p. 62

37
permis d’engendrer une littérature extraordinaire qui reflète, comme nous le verrons, la notion
du martyre pour la foi et pour la patrie.

Ara le Beau190 et Šamiram


Le récit de ce jeune prince se trouve dans l’Histoire de l’Arménie de Moïse de Khorène.
L’auteur s’appuie sur les sources écrites et sur les traditions épiques attestées par l’histoire
générale des religions, le folklore et les témoignages des autres historiens arméniens qui lui
étaient connus.
D’après cet historien, Ara était le fils d’Aram, qui après la mort de son père, est devenu
le gouverneur de l’Arménie. Šamiram, la femme de Ninos le souverain d’Assyrie, après la mort
de ce dernier, envoya des cadeaux et fit des promesses à Ara dans le but de l’avoir soit pour
époux, soit pour amant, pour le séduire et satisfaire tous ses désirs.
Ayant reçu le refus d’Ara, elle attaqua l’Arménie. Ara fut vaincu lors de la bataille
l’opposant aux troupes de Šamiram, et son corps fut déplacé sur la terrasse du palais191 de
Šamiram. Cette dernière ordonna aux dieux192 de lécher les blessures d’Ara afin de le faire
revivre. Avec le temps, le cadavre se putréfia. Elle ordonna alors de le jeter dans une fosse
profonde et de le recouvrir. Elle déclara plus tard que les dieux avaient léché les blessures d’Ara
et qu’ils l’avaient ramené à la vie193.
D’après M. Abeġyan, le récit de l’amour de Šamiram envers le prince Ara est une
version locale, arménienne, du récit de Tammuz, dieu mort et puis ressuscité194. La passion de
la reine assyrienne pour le beau héro arménien qu’elle chercha à ramener à la vie après l’avoir
mis à mort rappelle les différents épisodes de la légende d’Ishtar/ Inanna, qui existaient très

190
Le personnage mythique d’Ara le Beau a été surtout comparé à Mihr (Mithra) la divinité de la lumière de
l’Arménie préchrétienne : PETROSYAN A., « Haldi and Mithra/Mher ». Aramazd. 2006, 1, p. 222-238.
191
Cette partie du palais s’appelait aparank‘ en arménien, un emprunt à l’iranien (āpādāna) : AČ̣AṘEAN H.,
Hayerēn armatakan baṙaran I. Erévan : Erevani hamalsarani hratarakčut‘iwn, 1926, p. 230.
192
Aralezk‘ : Sébéos, l’historien du VIème siècle, indique que les aralez (lécheurs d’Ara) ont léché et ont ressuscité
Ara (Livre I). En ce qui concerne l’étymologie des noms de ces divinités, voir : J̌AHUKIAN G., « Lezvakan nor
tvyalner hayoc naxak‘ristoneakan kroni ev havatalik‘neri masin », Patmabanasirakan handes, 1992,1, p. 14-27.
G. Kapanc‘ian voit le mot allaru en akkadien comme l’origine de ce mot : Ġap‘anc‘yan G., « Ara Prekrasny,
mifotvortcheskiï obraz u armïan ». Erévan : Petakan hamalsarani hratarakčut‘yun, 2008, p. 12. Il note notamment
l’existence des chiens dans les mythes d’Adonis et de Marduk.
193
Movsēs Xorenacʻi. Histoire de l’Arménie…op. cit. p. 131.
194
ABEĠYAN M., Erker III…op. cit.p. 42.

38
probablement dans la religion préchrétienne de l’Arménie195. Il n’est pourtant pas exclu qu’Ara
et Šamiram aient été des personnages historiques ayant réellement existé196.
Il a été proposé que ce récit fut inspiré du mythe d’Er le Pamphylien de Platon197. Sur
la base de ce qui a déjà été dit plus haut, Ara le beau peut être comparé aussi à Attis et à Adonis.
La légende de Šamiram a survécu dans la région de Van (en Turquie actuelle) sous forme de
šāh mārān (le roi des serpents au kurde/au persan) 198.
C’est en particulier le rituel réalisé par les aralezk‘, des créatures mythologiques que
nous rencontrerons ailleurs dans l’histoire de l’Arménie, qui nous intéresse. Comme nous
l’avons déjà indiqué, ces divinités « lécheuses » ayant la forme d’un chien, appartiennent à la
religion préchrétienne des Arméniens. Les mythologies anciennes pourtant ne nous renseignent
pas à leur sujet199. Le rite qu’ils effectuent dans le but de revivifier et ressusciter les morts était
le rite réalisé également pour les guerriers morts dans les batailles ; leur corps étaient déposés
dans le comble des palais ou sur les tours en espérant que les divinités descendraient des cieux
et les ressusciteraient. Il est fort probable que le phénomène (les chiens et les rites liés aux
morts) ait un caractère indo-européen (plus précisément indo-iranien)200, et le rite décrit dans
les textes arméniens était un emprunt aux Iraniens voisins. Il n’est pourtant pas exclu que les
aralez dans la mythologie arménienne ont un caractère local et propre à la littérature archaïque
arménienne201.

Mušeġ sparapet202 et les aralez


Dans le cadre de la littérature de l’Âge d’or arménien203, on rencontre ce récit qui fait
partie de la « bataille perse » chez Fauste de Byzance204. D’après le récit, lorsque le

195
RUSSELL J., « The Formation of the Armenian Nation ». The Armenian People from Ancient to Modern Times.
Vol. 1. Edited by Richard Hovanissian, New York : St Martin, 1997, p. 33. Il n’est pas exclu qu’il reflète également
le récit sumérien de l’amour d’Ishtar envers Gilgamesh, la déesse lui avait promis de la richesse et le trône comme
le faisait Šamiram à Ara : HARUT‘YUNYAN S., Hay aṙaspelabanutʻyun…op. cit. p. 367-368.
196
CHAUMONT M. -L. & TRAINA J., « Les Arméniens entre l’Iran et le monde gréco-romain (Vème siècle av.
J.-Ch. vers 300 ap. J.-Ch. », in Histoire du peuple arménien. Sous la direction de G. Dédéyan. Toulouse : Privat,
2007, p. 105.
197
Er est mort sur le champ de bataille, mis sur un bûcher pour y être brûlé. Il revient pourtant à vie et raconte à
propos du monde d’au-delà : Platon, La République. Traduction et présentation par George Leroux. Paris : GF
Flammarion, 2002, p. 512.
198
Movsēs Xorenacʻi. Histoire de l’Arménie…op. cit. p. 63.
199
Eznik de Kolb, Réfutation des sectes. Edition Bibliothèque digitale, livre 1, paragraphe 24.
200
Dans la religion zoroastrienne et la mythologie iranienne, le chien est un gardien du pont de šinvat qui interdit
aux âmes pécheresses de passer par ce pont. Curieusement, d’après Dārāb Hormozdīār, zarrīn guš est un chien qui
surveille le corps de Keyumarṯ (le premier roi dans la mythologie iranienne) : MAHDAVĪ M., « ʺSagdidʺ » rāneš
-e ahriman ». Ketāb-e mah-e adabiyāt va falsafe. 1379, 40, p. 55.
201
HARUT‘YUNYAN S., Hay aṙaspelabanut‘yun…op. cit. p. 385.
202
Commandant en chef (spahpāt au moyen persan). Pour l’étymologie et d’autres détails, voir le chapitre III.
203
À partir du Vème siècle.
204
Nous étudierons ce récit plus en détail dans les passages consacrés au martyre.

39
commandant en chef Mušeġ Mamikonean fut tué sur l’ordre du roi Varazdat, ses proches
placèrent son corps au sommet d’une tour, en espérant que les aralez le revivifieraient. Pour
N. Garsoyan, cet épisode de la ressuscitation de Mušeġ Mamikonean par les aralez dans les
récits épiques historiques attribuées à Fauste de Byzance est l’information la plus curieuse
concernant des païens pratiquant encore leur culte en Arménie chrétienne. Il s’agirait d’un
apport non chrétien205. Selon A. Petrosyan, le récit de Mušeġ est une version ultérieure du récit
d’Ara206. Nous reviendrons sur le personnage historique de Mušeġ.

Les devinettes anciennes arméniennes et leur rapport avec la divinité souffrante


Toujours dans le cadre du phénomène de la mort et de la résurrection dans la mythologie
arménienne, nous pouvons étudier certaines devinettes arméniennes qui comparent la récolte et
le broyage des grains aux tortures humains207. Les devinettes anciennes sur ce sujet ont pour
origine géographique les villes arméniennes de l’Arménie occidentale, leur source ne nous est
pas connue, mais elles ont été attestées dans les œuvres du patriarche arménien Nersēs Šnorhali
(XIIème siècle).
Ces devinettes mettent en évidence un personnage masculin qui a subi des souffrances
physiques : il est battu, découpé et mutilé. Toutefois, il y a deux cas de figure : 1) il est ressuscité
ou, 2) il brûle dans les flammes de l’enfer pour sauver les âmes des pécheurs. Il n’est pas exclu
que l’eucharistie chrétienne soit à l‘origine de ces devinettes208, cependant leur origine pourrait
se trouver également non seulement dans les traditions anciennes relatives aux dieux de
l’agriculture du Proche-Orient ancien, mais aussi en mithraïsme209.
Il semble que dans la mythologie arménienne, le phénomène du martyre et la
résurrection d’une divinité (peut être à l’origine agraire), s’est mélangé aux faits historiques.
De plus, le martyr est un prince qui perd la vie à la guerre ou un guerrier mourant à la suite
d’une conspiration, mais qu’on le cherche à faire ressusciter : la sacralité entre en relation avec
le phénomène de bataille. Nous verrons plus tard, l’influence de ce phénomène sur le
christianisme arménien.

205
GARSOÏAN N., The Epic Histories Attributed to Pʿawstos Buzand…op. cit. p. 51.
206
PETROSYAN A., « Ara geġec‘ik ew surb Sragis hndevropakan astvaçn u nra k‘ristoneakan hetevordë, Hayoc՚
srber ew srbavayrer ». Erévan : Hayastan, 2001, p. 2.
207
TAYLOR A., English Riddles From Oral Traditions. Los Angeles: University of California, 1951, p. 251 et s.
208
En effet, manger du pain et boire du vin dans les cérémonies publiques sont caractéristiques pour les
civilisations anciennes agricoles, ces actes étaient considérés comme moyens de communication avec les divinités.
Voir : ARUTYUNIAN C. B. « Relikty blagosloveniy pri obchtchestvennom jertvopoedaniï », Patmabanasirakan
handes, 1971, 3, p. 259 et s.
209
Les mystères de Mithra véhiculaient des symboles liés au soleil à la lumière et à la résurrection. A. Taylor
reconnait pourtant l’œuvre d’al-Ḥarīrī, écrivain arabe du XI-XIIème siècles, comme étant à l’origine des devinettes
arméniennes. TAYLOR A., English Riddles from Oral Traditions…op. cit. p. 252.

40
3. Iran
Si nos informations concernant la perception qu’avaient les païens arméniens de la mort
et de la résurrection des divinités avant l’installation du christianisme dans le pays restent plutôt
limitées et très fragmentaires, dans le cas de l’Iran, nous disposons des sources écrites plus
importantes qui nous éclairent à propos du même sujet.
À cet égard, à part la littérature religieuse zoroastrienne, le Livre des Rois (Šāhnāme)
du poète Ferdusī reste une œuvre sans pareil. L’auteur, originaire de l’est du plateau iranien, est
marqué par l’influence indo-européenne ainsi que par les mythes d’Asie occidentale.

La mort tragique de Siāvaš210, un dieu « martyr »


Siāvaš est un prince qui apparait dans la littérature ancienne iranienne. À l’origine, le
mythe de Siāvaš est le récit d’une divinité qui a plus ou moins perdu son caractère saint sous
l’influence de la culture indo-européenne211. La différence du mythe de Siāvaš avec les autres
mythes végétaux consiste en l’absence d’une divinité féminine sous la forme de sa mère, sa
parèdre ou sa maitresse212.
Dans les passages dédiés à Siāvaš dans l’Avesta, sa mort (martyre) injuste est accentuée
aboutissant à la vengeance de son fils Keyḵosrow213. En ce qui concerne la littérature en moyen
perse (Menoy ḵerad 27(55), Denkard 7, chapitre 1, 38), Bundahišn chapitre 1,12), ici il est
question plutôt des activités de Siāvaš.
Toutefois, la mort de Siāvaš en tant que « martyre » a été mise en valeur d’une manière
exceptionnelle par Ferdusī : Cette mort imméritée a donné naissance au mythe du martyre dans
la culture iranienne et a participé à son évolution ; Siāvaš est le symbole de l’homme parfait,
un critère pour l’appréciation des valeurs humaines dans la société et une victime des personnes

210
Dans l’Avesta, le nom est composé (Siāvaršan) : siyā/siāv (noir) et aršan (héros), qui signifie celui qui possède
un cheval noir (BARTHOLOMAE Ch., Altiranisches Wörterbuch. Berlin : De Gruyter, 1961). Toutefois, selon
M. Bahār, « Siāvaš » signifie plutôt « homme noir » ce qui démontre l’origine mésopotamienne de l’héro ressuscité
et revenu du monde des morts : BAHĀR M., Pažuūhešī…op. cit. p. 194-195. Dans l’Avesta, Siāvaš est un roi
(Farvardīn Yašt, 132 et Zamyād Yašt, 71), il y a la question de la vengeance pour sa mort. (Darvāsb Yašt, 18). Il
est probablement un roi d’un pays situé à l’est de l’Iran : ṢAFĀ Ż., Ḥamāse sarāyī dar Īrān az qadīmītarīn ahd-e
tārīḵī tā qarn-e čahārdahom-e hejrī. Téhéran : Pīrūz, 1333, p. 510 et s. Il s’agit de la trace la plus ancienne de
Siāvaš car il est absent des Vedas indiens.
211
ŠAKĪBĪ MOMTĀZ N., « Jāygāh-e Siāvaš dar asāṭīr ». Pažūhešnāme-ye zabān va adab-e pārsī. 1389, 1, p. 103.
212
Il est curieux de voir que dans quelques ouvrages comme l’histoire Balʿami, Fārsnāme, Tajārib ol-umam et
Akhābr-e Iran, Sūdābe est la fille d’Afrāsyāb et d’une descendance touranienne. Il est donc possible que dans les
versions plus anciennes du Livre des Rois et dans le mythe originel, Sūdābe était la mère de Siāvaš, mais comme
l’amour entre la mère et le fils était interdit, elle est devenue sa belle-mère et on a désigné une autre mère de la
descendance touranienne pour Siāvaš. Comme il s’agissait d’une innovation récente, le Livre des Rois ne l’a pas
reflétée : REZĀYĪ DAŠT ARŽANE M. & GOLĪ ZĀDE P., « Barresī-ye taḥlīlī taṭbīqī-ye Siāvaš Osīrīs va Ātīs ».
Adabiyat-e ʿerfānī va osṭūre šenaḵtī. 1390, 22, p. 65.
213
ŠAKĪBĪ MOMTĀZ N., « Jāygāh-e… ». op. cit., p. 111.

41
ignorantes et suspicieuses 214. Le récit de Siāvaš ne constitue qu’un des 345 récits du Livre des
Rois, mais il a une importance non seulement en tant que récit de la mort et de la résurrection,
mais aussi pour les grands rites du deuil, appelés siāvoshān, organisés en Iran ancien.
Le récit relate l’histoire d’un prince, le fils de Keykawūs, roi d’Iran, qui à cause de la
trahison de sa belle-mère, Sūdābe, (avec qui il a refusé d’avoir des rapports sexuels) doit s’exiler
à Touran215 où il fut tué sur l’ordre d’Afrāsyāb, le roi touranien. L’épisode le plus marquant de
son récit est la mise à l’épreuve par Kawūs pour prouver son innocence. Un feu est allumé et
Siāvaš, habillé en robe blanche et portant un casque se précipite à travers le feu sur son cheval.
Quand Siāvaš retourne sain et sauf, son innocence est ainsi prouvée. Le feu dans lequel il entre
est le symbole de la sécheresse des plantes et le temps de la récolte, et le fait qu’il en sorte sain
et sauf est le symbole de sa résurrection216.
C’est l’Asie centrale qui a été considérée comme l’origine géographique du mythe et
des rites qui y sont liés. D’ailleurs, Siāvaš a été comparé à Mehr217, et il n’est pas exclu qu’il
l’ait remplacé en Asie centrale218.
Il semble que Siāvaš soit lié au totem du cheval219 ; un passage du Livre des Rois selon
lequel Siāvaš laisse trois choses pour son fils Keyḵosrow : un cheval, des armes et une lance,
mérite une attention particulière. Les deux derniers sont des outils pour accéder à Farr(ah)
kyanide (la puissance magique des rois iraniens)220.

Les rites du deuil de Siāvaš (Siāvošān)


L’étude des rites du deuil dédiés à la mort de Siāvaš a une importance particulière non
seulement pour la mythologie, mais aussi pour plusieurs domaines des sciences humaines
(archéologie, histoire, anthropologie, etc.) car ils ont évolué et ont été développés pendant des
siècles non seulement en Asie centrale où le mythe est né, mais aussi dans les différentes régions
de l’Iran. Comme nous le verrons, les rites ont survécu même après l’arrivé de l’islam sous la
forme des rites du deuil d’ʿĀšūrā pour al-Ḥusayn, le grand martyr de l’islam šīʿite.
Les rites de Siāvošān évoluent autour du principe de la « mort sainte ». Le premier
groupe des rites comportait ceux réalisés au nouvel an, et le deuxième groupe consistait à

214
Ibid. p. 107.
215
Une région historique en Asie centrale.
216
ṬĀLEBIYĀN Y. & JAʿFARĪ A., « Sāk̲t-e ravā’ī-ye…»… op. cit. p. 20.
217
Une divinité importante à caractère guerrier du panthéon zoroastrien.
218
ḤOṢŪRĪ A., Siāvošān. Téhéran: Češme, 1378, p. 49.
219
Il n’y a pas de rapport avec les rites mentionnés dans l’Avesta concernant le cheval et le sacrifice du cheval :
ḤOṢŪRĪ A., Siāvošān…op. cit. p. 29.
220
Ibid. p. 43-44.

42
organiser des fêtes le dixième jour du mois ābān (octobre-novembre). Il s’agissait de danses
autour de feux. Cette fête a été abandonnée après l’arrivée de l’islam et a été déplacée plus tard,
à la fin de l’année (čahāršanbe-sūrī221). Toutefois, ce rite d’origine païenne existe toujours dans
sūvašūn (le deuil pour la mort d’un jeune) en Fars (région de l’Iran) et dans sou sivash chez les
Lors222.

Zarīr
La littérature préislamique de l’Iran contient un autre récit qui met en valeur la notion
du martyre : le récit d’Ayādegār-e Zarērān à l’aspect mythologique, mais également religieux
et héroïque223. Il décrit le début de l’époque kayanienne224 et l’adoption de la religion
mazdéenne par Vištaspa (le roi). Cela constitua un motif pour Arjāsp, le roi des Huns, pour
déclencher une bataille contre le roi Vištaspa. Zarīr, le frère du roi, fut tué pendant la bataille.
Bastwar, son fils de sept ans chercha à se venger, et, à l’aide des princes et des membres de la
famille de Vištaspa, tua tous les Huns225.
Dans le récit, Bastwar fait le deuil de son père en prononçant de mots extraordinaires.
Selon la tradition, en Iran ancien, les nobles utilisaient la poésie pour exprimer leurs
sentiments226.
L’origine de l’épopée d’Ayādegār-e Zarērān se trouve dans la poésie parthe qui nous
est parvenue au moyen persan227. Il ne s’agit que d’un petit morceau d’une épopée kayanienne
qui a été pourtant mis à l’écrit vers les VII-XIème siècles.
Le héros Zarīr est mentionné dans l’Avesta228, il apparait dans les œuvres des gusan229
(il semble qu’Ayādgār Zarērān était une pièce de théâtre présentée par les gusan230). Il subit

221
Une fête organisée le dernier mercredi de l’année (au soir) durant laquelle on allume des feux et les personnes
présentes sautent par au-dessus en espérant d’anéantir le mal et la malédiction.
222
Un peuple iranien indigène qui est surtout concentrée dans la partie nord du Ḵuzistān. DĀVARPANĀH A.,
« Siāvošān », Farhang-e sūg-e šīʿī. Modīr va virāstār M. Ḥ. MAẒĀHERĪ. Téhéran : Ḵeyme, 1395, p. 292-293.
223
ṢAFĀ Ż., Ḥamāsesarāyī… op. cit. p. 122.
224
Les Kayaniens sont une dynastie légendaire de tradition et de folklore perse/iranienne qui aurait régné après les
Pichdadiens. Considérés collectivement, les rois kayaniens sont les héros de l'Avesta et du Livre des Rois.
225
QĀDERĪ T., Tārīḵ-e adabiyāt-e Īrān-e kohan va adabiyāt-e irānī-ye miyāne (az Sāsāniyān tā Sāmāniyān).
Téhéran: Mahtāb, 1391, p. 185-186.
p. 185-186.
226
BOYCE M., « Parthian writings and literature». Cambridge History of Iran. Vol 3, part 2. Edited by E.
Yarshater, Cambridge University Press, 1983, p. 1158.
227
L’origine du texte parthe remonte probablement à l’époque achéménide : ṢAFĀ Ż., ḥamāsesarāyī… op. cit. p.
p. 122.
228
Le texte original étant perdu, il y en a des extraits inclus dans le livre VII de Denkard : TAFAḌOLĪ A., Tarīḵ-
e adabiyāt-e Irān pīš az eslām. Téhéran : Soḵan, 1376, p. 268.
229
Gusan : le mot d’origine parthe. Il s’agit d’un chanteur qui récite des poèmes (mis en musique) sur les anciens
rois et héros.
230
ʿORĪAN S., Matnhā-ye pahlavī Jāmasb jī dastūr Manuūčehr Jī Jāmasb Āsānaā. Téhéran : ʿElmī, 1390, p. 16.

43
différentes modifications pendant les siècles, et, finalement, Abū Manṣūr Daqīqī231 et plus tard
Ferdusī décrivirent en détail la figure du guerrier et les épisodes liés au combat et à sa mort232.
En concluant l’étude sur le thème de la mort et de la résurrection dans les mythes du
Proche-Orient ancien, nous pouvons supposer que les récits de la mort et du retour au monde
d’un dieu-héros dans les mythologies arménienne et iranienne ont très probablement une
origine commune agraire mésopotamienne. Ils ont évolué dans le temps pour se vêtir
progressivement des aspects guerriers et patriotiques : le personnage devient un guerrier-
chevalier qui en perdant sa vie dans une bataille défend son honneur (Ara le Beau, Siāvaš) et sa
foi (Zarīr) et devient un « proto-martyr ». Par ailleurs, tous ces personnages semblent être liés
d’une manière ou d’une autre à une divinité à caractère guerrier et plus ou moins universel :
Mehr-Mithra. Nous étudierons ce rapport avec cette divinité dans les pages qui suivent. Par
ailleurs, la mort de certains de ces héros mythifiés est célébrée d’une manière cérémoniale et
glorieuse.
Nous verrons comment cette « mort sainte » d’origine mythologique a connu son essor
dans les milieux des fraternités guerrières au sein des sociétés iranienne et arménienne
anciennes pour influencer plus tard d’une manière significative la notion locale/nationale du
martyre.

4. Les origines des guerriers de la foi : les fraternités saintes et leurs héros
Les guerriers saints et les martyrs des guerres saintes qui sont apparus dans l’Antiquité
tardive ont probablement leurs origines non seulement dans les mythes, mais aussi dans les
traditions aniciennes indo-européennes 233. Aucun peuple non-indo-européen n’a explicité
d’une telle manière ce schéma mythologique, ou, s’il l’a fait, c’est après un contact précis,
localisable et datable qu’il eut avec un peuple indo-européen234.
Le futur guerrier reçoit une éducation « individuelle » ; il est placé précocement sous
l’autorité d’un éducateur masculin, apprend avec lui les méthodes de chasse qui se transforment
par la suite en méthodes de guerre, la formation s’achevant par une « initiation »235.

231
Un panégyriste iranien du Xème siècle.
232
BENVENISTE. E., « Le mémorial de Zarēr ». Journal asiatique, 1932, p. 246-247.
233
Les hommes libres sont toujours définis comme les guerriers, le pouvoir s’incarne dans l’assemblée des
guerriers, le dieu de guerre est une figure essentielle des panthéons, les mythes mettent en scène surtout des héros
combattants et l’histoire primitive des Indo-Européens est celle de leurs prodigieuses conquêtes : SERGENT B.,
Les Indo-Européens. Histoire, langues, mythes. Paris : Payot, 1995, p. 301.
234
DUMEZIL G., Mythes et dieux des indo-européens. Paris : Flammarion, 1992, p. 86.
235
SERGENT B., Les Indo-Européens…op. cit. p. 302.

44
L’assemblée des guerriers, en tant qu’institution à part entière se caractérisait par l’amitié (une
sorte de camaraderie), la liberté et l’égalité236.
Dans les sources très anciennes cunéiformes en langue hourrite237, les mariyanni238
étaient les commandants des escadrons des chars de guerre. L’origine du mot pourtant est
indienne239. Depuis longtemps, il a été proposé qu’il puisse s’agir d’un statut social, d’une
classe, d’une aristocratie ou d’une caste de « chevalerie »240.
Pour l’époque achéménide, c’est Strabon qui a attesté l’existence des jeunes garçons qui
étaient « instruits par les hommes les plus sages et les plus vertueux (…). On les habituait à
franchir les torrents sans mouiller ni leurs armes ni leurs vêtements, à faire paître les troupeaux,
à passer la nuit dans les champs, et à se contenter pour toute nourriture des fruits sauvages du
térébinthe, du chêne et du poirier (…)241 ».

Les guerriers-loups : une institution commune aux Iraniens et aux Arméniens


Dans son aspect mythologique, les Marya sont des guerriers extatiques qui se
transforment en loups-garous dans une extase sauvage, comme c’est le cas dans les sociétés
similaires. S. Wikander a d’ailleurs montré que ces groupes masculins martiaux adoraient une
figure centrale dans leur culte, dont la particularité était d’être un héros et un tueur de dragons
(par exemple, en Iran ancien la Ɵraētaona> Frētēn> Faridūn ou Karosäspa> Kǝrǝsaspa>
Karsāsp242).
Le dragon aussi joue un rôle majeur dans les mythes et les rites de la fédération
masculine aryenne, il s'appelle généralement Aži Dahāka243. Dans l'épopée iranienne Wis u

236
Ibid. p. 326
237
Un peuple qui habitait l’Asie Mineure au deuxième millénaire avant J.-Ch.
238
Dès le début, l’origine indo-iranienne de ce mot avait été reconnue par H. Winckler. Mairya- signifie « deadly,
murderous » (mortel) en avestique : JAKSON W., Dastūr-e zabān va gozīde-ye motūn-e avestāyī bā pīšgoftār-e
fārsī doktor Ḥasan-e Reżāyī-e Bāğbīdī, Téhéran : Asāṭīr, 1393, p.85. La racine *mario- dans les langues indo-
européennes a obtenu très tôt la signification d’une communauté sociale-religieuse : WIKANDER S., Der arische
Männerbund. Studien zur indo-iranischen Sprach- und Religionsgeschichte. Lund : Ohlessons, 1938, p. 82.
239
LAROCHE E., Glossaire de la langue hourrite. Paris : Klincksieck, 1980, p. 168. Pour les Hittites qui sont
aussi un peuple indo-européen, les mariyanni étaient des princes étrangers et des officiers spécialisés dans
l’offensive : LAROCHE E., « Le problème des Indo-Aryens occidentaux ». Comptes rendus des séances de
l’académie des Inscriptions et Belles-Lettres. 1979, 4, p.684.
240
Ibid. p. 685.
241
Strabon, 15.3.18. Consulté sur : http://remacle.org/bloodwolf/erudits/strabon/livre153.htm
242
Les héros mythiques iraniens. Les schémas des noms décris ci-dessus montrent leur évolution linguistique dans
la littérature préislamique de l’Iran.
243
WIEDENGREN G., Der Feudalismus im alten Iran. Köln und Opladen: Westdeucherverlag, 1969, p. 16.

45
Ramin (d’origine parthe)244, le dragon est étrangement interprété comme un idéal héroïque, car
les chevaliers parthes étaient encouragés à se montrer comme un dragon au combat245.
D’ailleurs, les Parthes intitulaient leur divisons militaires « Dragon » et utilisaient des drapeaux
en forme de dragon. Les traces de ce culte du dragon chez les fraternités guerrières, comme
nous verrons, sont préservées également chez les Arméniens (Višap246 =dragon en arménien).
À cet égard, on peut aussi mentionner les mystères de Mithra, dans lesquels le dragon
joue un rôle important dans la bataille rituelle mythique. L'empereur Commode, par exemple,
tue un monstre à l’aspect de dragon dans les rites. Mithra dans l’Iran antique est lié aux
Männerbund247. D’après M. Bahār c’est à partir de l’époque achéménide que le culte de Mehr
(Mithra) a commencé à évoluer et à l’époque arsacide, il arrive à son apogée en tant que culte
des guerriers et des héros protecteurs des faibles248.
En ce qui concerne l’Arménie, même Mihr (Mithra) était un dieu important auquel
Tiridate I arsacide déclarait son allégeance 249. Son culte perdit de son importance à l’époque
des souverains postérieurs (Aramazd250 devint le dieu suprême), mais son nom, symbole du
guerrier courageux combattant les impies a été préservé dans l’Épopée de Sasun (Mher le grand
et Mher le petit sont les deux figures importantes de cette épopée).
D’après S. Wikander le modèle de cette organisation des guerrières avait été incorporé
dans les institutions nationales de la royauté et les traditions mythiques officielles des
Parthes251 ; la dynastie mythique des Kayaniens (les descendants de Kāveh le forgeron252, selon
lui) étaient influencées par le modèle de ces organisations253.

244
Un long poème narratif de Faḵr al-Dīn Asʿad Gorgānī en persan, écrit peu après 441/1050. L'histoire se déroule
dans un passé lointain et indéterminé, elle s’agit de l'histoire d'amour entre Wīs, l'épouse du roi Mōbad de Marw,
et Rāmīn, le frère cadet de son mari. Rāmīn se révolte contre son frère, finissant par s'emparer du trône et faire sa
reine la veuve Wīs. Dans la section d'ouverture, Gorgānī dit qu'il avait trouvé l'histoire dans un livre en Pahlavī
(moyen persan) et qu'il a mise en vers à la demande de son patron : voir GRIL D., « Wīs u Rāmīn ». The
Encyclopaedia of Islam. Vol XI, Leiden: Brill, 2002, p. 210.
245
WIEDENGREN G., Der Feudalismus im alten Iran…op. cit. p. 17 et s.
246
Višāpa (dragon) en avestique.
247
Littéralement « troupe d'hommes ».
248
BAHĀR M., Jostārī čand…op. cit. p.179 et s.
249
Dion Cassius, Histoire romaine. Tome IX, 63.5.
250
Dieu important du panthéon préchrétien arménien (aux caractères de la divinité d’orage).
251
Les rois de la dynastie arsacide qui régnaient en Arménie entre 52 et 428 de notre ère et les grandes familles
dynastiques arméniennes très puissantes.
252
Nous y reviendrons.
253
WIKANDER S., Der arische Männerbund…op. cit. p. 102.

46
En ce qui concerne l’Arménie, il parait que les premières traces des « jeunes guerriers »
dans la mythologie nationale sont relatives aux k‘aǰkʻ254. Le dieu Vahagn255, incarnation du
soleil (comme Mithra)256 et un vainqueur des dragons est leur chef. Dans les récits légendaires
sur l’origine des Arméniens, Hayk, l’ancêtre du peuple arménien et Aram, le descendant de
Hayk257 sont les représentants de l’institution de ces Männerbund.
Il existe également un culte plus particulier et « christianisé » : les tʻux manuk258. Depuis
le XIXème siècle, les archéologues et les chercheurs ont attesté l’existence de nombreux lieux
saints du pèlerinage qui s’appelaient t‘ux manuk, différents d‘autres lieux saints tels que les
monastères. Parmi eux, on a reconnu ceux qui sont liés au christianisme et ceux qui sont liés
aux héros-martyrs 259. Leur culte est traditionnellement lié aux arbres et à l’eau, et les chapelles
dédiées à leur culte étaient construites à côté des sources d’eau260.
T‘. T‘oramanyan fut parmi les premiers à supposer que ce culte puisse être lié au culte
des anciens héros des Arméniens. Il trouva qu’il s’agissait d’un emprunt aux Grecs qui
vénéraient leurs héros261.
Il semble qu’il existait en Arménie des fraternités de jeunes dont les membres recevaient
une éducation particulière (une initiation ?) avant d’entrer en société. L’éducation physique
faisait partie de leur initiation qui comprenait des exercices physiques, la lutte et le tir à l’arc.
Ces jeunes étaient également très actifs dans divers mouvements et des révolutions dans leur
société respective262.

254
k‘aǰ signifie « brave » en arménien. Il s’agit probablement de l’équivalent des marut en mythologie indienne.
k‘aǰk‘ constituaient toute une classe des créatures mythologiques, qui ont été « démonisées » sous l’influence du
christianisme : PETROSYAN A., « From Armenian Demonology: the k‘aǰs ». Journal of Indo-European Studies.
2020, 46, p. 206-218.
255
VərəΘraγna en avestique. Le nom arménien dérive de la forme parthe *Varhragn (toutefois VərəΘraγna n’était
pas un vainqueur de dragon). Vahagn est considéré comme une divinité à caractère complexe, un dieu guerrier
vaillant : PETROSYAN A., « State Pantheon of Greater Armenia. Earliest Sources ». Problems of Armenian
Prehistory. Myth, Language, History. Yerevan: Gitutʻyun, 2015, p.92.
256
ABEĠYAN M., Erker I…op. cit. p. 74
257
Moïse de Khorène, I, 13.
258
Littéralement « jeune enfant ». L‘adjectif « noir » fait référence à la couleur de leur cheveu. L’examen
étymologique-linguistique de manuk a montré que ce mot signifie également « soldat », « servant » (AČ̣AṘEAN
H. Hayerēn armatakan baṙaran III. Erévan : Petakan hamalsarani hratarakčut‘tiwn, 1926, p. 255). A. Š.
Mnac‘akanyan y ajoute « héros », « brave », « vertueux » : MNAC‘AKANYAN A. Š., « T‘ux manuk hušarjanneri
masin ». Patmabanasirakan handes. 1976, 2, p. 192. A. Petrosyan a analysé l’adjectif t‘ux en rapport avec le
verbe t‘xel (« cuir », « préparer ») en tant qu’initiation, mort et résurrection des héros : PETROSYAN A., « T‘ux
manuk hnaguyn akunk‘nerë ». T‘ux manukner nstašrǰani nyut‘er. Erévan : Hayastan, 2001, p. 23 et s.
259
HOVHANNISYAN K., « T‘ux manukë banahyusakan skzbnaġbyurnerum ». Ēǰmiaçin, 2016, Pʻetrwar, p. 70.
260
HARUT‘YUNYAN S., Hay aṙaspelabanutʻyun…op. cit. p. 353. Nous savons que les temples de Mithra aussi
étaient construits près des sources d’eau : BAHĀR M., Az osṭūre…op. cit. p. 36.
261
T‘ORAMANYAN T‘., Nyut‘er haykakan č ̣artarapetut‘yan patmut‘yan. Erévan : Petakan hamalsarani
hratarakčut‘yun, 1942, p. 42.
262
MNAC‘AKANYAN A. Š., « T‘ux manuk hušarjanneri masin »...op. cit. p. 194.

47
Le culte de manuk est entré dans le christianisme arménien comme plusieurs
phénomènes païens et était lié au martyre. Il est intéressant de voir que dans la littérature du
Moyen Âge, les manuk ont été comparés au Christ263 Ils avaient le statut des saints et étaient
considérés comme les soldats d’une armée céleste264.

Les guerriers mythiques dans la religion et dans la littérature


Dans le cas de l‘Iran ancien, les chercheurs pensent que la réforme de Zoroastre a
entrainé la modification du sens de mairya-265( les membres de confrérie). Ces guerriers unis
autour du culte de Mithra existaient à l’époque de Zoroastre, et les Gathas266 reflètent bien la
confrontation entre le culte zoroastrien et celui de Mithra. Ainsi, mairya- se trouvait à côté des
pécheurs comparables à Ahriman267 tels que les taureaux, les loups et les magiciens268. Dans
les Yasna 9 :11 et 18269, Yašts 8 :59, 10 :2, 19 :56, 19 :77 et 19 :82270 le mot mairya- a donc le
sens de « vilain »271.
De plus, bien que nous puissions considérer que la racine mairya-, dans son sens étendu,
puisse signifier gentleman, protecteur des faibles, un commentaire négatif est pourtant formulé
dans le Vendīdād272 : il est interdit de voler les riches pour donner aux pauvres 273. En fait, le
vocabulaire à caractère négatif dans l’Avesta caractérise Indra et maruts ses compagnons de
guerre. Il semble que ce vocabulaire cachait un culte lié à une organisation guerrière qui se
caractérisait par la vénération des morts, par la fête orgiaque des sacrifices, par une attitude
positive envers les forces sombres et démoniaques de la vie 274.
En ce qui concerne la littérature non religieuse pourtant sur ces guerriers-héros, il semble
que l’époque parthe (arsacide) est l’époque qui a contribué à l’évolution et au développement
d’une littérature héroïque spécifique dont l’héritage a été conservé et a évolué dans les époques

263
Ibid. p. 197 et s.
264
HOVHANNISYAN K., « T‘ux manukë banahyusakan skzbnaġbyurnerum »...op.cit. p. 92.
265
*mariyaka> marika> mērak. Pour voir la différence des sens dans les états linguistiques différents voir :
HAJIANI F., RAZMJOO S. A. & RAHIMIAN J., « On the Derivation History of Iranian *mairya and *mariyaka
», Journal of Indo-European Studies, 2010, 38, p.359-372.
266
La première partie de l’Avesta.
267
L'esprit démoniaque opposé au dieu Ahura Mazda.
268
WIKANDER S., Der arische Männerbund…op.cit. p.35.
269
Un des Livres de l’Avesta.
270
Un texte invoquant une divinité zoroastrienne.
271
Les textes faisant partie de l’Avesta. HAJIANI F., RAZMJOO S. A. & RAHIMIAN J., « On the Derivation
History of Iranian *mairya and *mariyaka»…op. cit. p. 361.
272
Un des cinq livres de l’Avesta.
273
Vendidād, fargard 3, 41.
274
Pour S. Wikander, ces organisations appartenaient aux Turaniens. WIKANDER S., Der arische
Männerbund…op.cit. p. 64 et s.

48
postérieures 275. Ainsi, les auteurs de Ḵodāy nāme, (Livre des rois/seigneurs) 276, issus des
grandes familles dynastiques, mettaient en valeur le héros, l’héroïsme, le roi et le guerrier-
héros.
Le poète Ferdusī décrit bien ces guerriers (*arteštar) qui « combattent comme des lions,
brillent à la tête des armées et des provinces, et c’est par eux qu’est protégé le trône royal, par
eux que se maintient la gloire de la vaillance »277.
Il semble que le combat de Zoroastre contre les guerriers du culte de Mithra ait été
déplacé plus tard dans la tradition historique : Arjāsp le roi des Turaniens (identifiés comme
mairiia-en Avesta), l’adversaire de Vištāspa, a déclenché des guerres contre l’Iran278. Ainsi, le
conflit entre les Iraniens et les Turaniens, selon S. Wikander, était un conflit respectivement
entre une société pourvue d’institutions guerrières et une société qui n’en disposait pas 279. Le
récit existe également dans le Livre des Rois de Ferdusī.
Un autre personnage du Livre des Rois a été identifié comme un guerrier mairiia- par
excellence : Rostam. Il possède aussi des caractéristiques propres à Indra280. Notons que Rostam
et Esfandiyār281 doivent surmonter sept épreuves dans le Livre des Rois, les adaptes du culte de
Mithra aussi, en tant qu’initiés devaient faire face à sept phases. De plus, Rostam avait le titre
de pose-couronne, un titre et une fonction qui n’appartenaient exclusivement qu’à une seule
famille royale parthe282.
Dans le cadre de la littérature tardive, il y a aussi les récits de « Kāweh le forgeron » et
« Samak-e ʿayyar » qui ont leurs racines dans cette même époque (parthe).
Le récit de Kāweh le forgeron est sans racines mythiques, il est absent de la mythologie
indo-iranienne. Le héros lutte contre le souverain impie et le vainc, il s’agit d’un héros
« ʿayyar »283.
Quant à Samak-e ʿayyar, c’est un autre personnage d’origine populaire et non-mythique.
Comme dans le cas de Kāweh le forgeron, Samak est également absent de la mythologie indo-

275
MOʾAḎḎEN JĀMĪ M. M., Adab-e pahlevāni. Téhéran: Qoqnūs , 1388, p. 214.
276
Le mot est composé de xwadāy (« roi ») + nāmag (« livre »). L’œuvre historique la plus importante de l'ère
sassanide, dans laquelle les noms des rois des dynasties iraniennes et les événements des différentes époques ont
été enregistrés (ils sont mélangés aux légendes).
277
DUMEZIL G., Mythes et dieux des indo-européens…op. cit. p. 83.
278
Les guerres reflétées dans le Ayādegār-e Zarērān. WIKANDER S., Der arische Männerbund…op. cit. p. 87.
279
DAVIDSON O. M., Poet and Hero in the Persian Book of Kings. Ithaca & London: Corneil University Press,
1994, p. 104. Cet auteur n’est quand même pas d’accord avec cette distinction mise par S. Wikander.
280
Ibid. p. 108-109.
281
Selon M. M. Moẕen Jāmī, le héros Esfandiyār appartenait au culte de Mithra : MOʾAḎḎEN JĀMĪ M. M.,
Adab-e pahlevānī…op. cit. p. 82.
282
Ibid. p. 253 et s.
283
Le sens initial de ce mot est « vagabonde », mais dans le contexte des guerriers, il signifie « gentilhomme »,
« chevalier ».

49
iranienne, et comme lui, il lutte contre le roi mécréant et essaye de sauver le monde des
souverains cruels 284.
Revenons aux fraternités guerrières et à leur culte tels qu’ils sont reflétés dans la
littérature arménienne. Cette dernière est riche de récits mythique-historiques très intéressants
qui mettent en scène, avant tout, les gestes héroïques, des martyrs pour la foi et pour la patrie
« arsacide », des combattants membres aux fraternités guerrières.
La guerre Perse285: ce « roman historique » raconte les évènements entre les IIIème et IIVème
siècles et relate notamment la vie des rois arsacides arméniens et des nobles Mamikonean286.
Les acteurs principaux sont les Mamikoneans, membres de la maison princière arménienne qui
avaient la fonction de dayeak287 des princes288. Bien que selon M. Abeġyan, il s’agisse plutôt
d’un roman avec de nombreuses exagérations littéraires, la plupart des évènements et leurs
acteurs semblent être historiques.
On voit la présence et le rôle important de l’institution des guerriers dès le premier cycle
des événements (l’histoire du roi « arménien » Tiridate) : Artavazd, le commandant en chef
(sparapet289) s’occupe de l’éducation du futur roi. Artavazd et Vasak, les guerriers-initiateurs,
apparaissent comme les dayeak du roi Aršak, et Saharuni est mentionné comme le dayeak du
roi mineur Varazdat290. Chez Moïse de Khorène, Smbat est le dayeak du roi Artašēs.
Ces guerriers-initiateurs mettent en valeur la mort honorable, c’est-à-dire une mort
advenue sur le champ de bataille, résultant du combat avec l’ennemi291. La mort de Vasak
Mamikonean, le commandant en chef du roi Aršak, dans la cour du roi perse Šapur II (où il
avait été invité)292 a été qualifiée également comme d’héroïque.

L’histoire de Tarōn : cette « histoire » est liée à la Guerre perse. On peut y voir les
traces/influences du Männerbund arménien au travers des épithètes, des toponymes, des noms
des lieux saints, etc.

284
Ibid. p. 171-172.
285
Parsic‘ paterazm. Les sources : Agathange, Fauste de Byzance, Sébéos, etc. Le récit est à propos des guerres
entre les Perses et les Arméniens après le changement de la dynastie régnante en Perse, alors qu’une branche parthe
arsacide continuait à régner en Arménie. La société féodale arménienne se reconstruisit avec trois classes : les
nobles, les ecclésiastiques (les deux se sont étroitement liés) et les paysans. ABEĠYAN M., Erker I…op.cit. p.
190-191.
286
Ibid. p. 245.
287
D’origine iranienne (dāyeh), le mot désigne l’éducation au sens de l’initiation des futurs guerriers.
288
ABEĠYAN M., Erker I…op. cit. p. 181.
289
Voir la note 71.
290
ABEĠYAN M., Erker I…op. cit. p. 198.
291
Ibid. p. 256.
292
Ibid. p. 173.

50
Le récit : Demetr et Gisanē293 sont des princes indiens qui ayant préparé un complot contre le
roi de leur pays furent obligés de fuir et chercher refuge chez le roi arménien Vaġaršak. Ce
dernier leur donna la région de Tarōn. Ici, ils y construisirent la ville de « Dragon » et mirent
des idoles dans la ville d’Aštišat. Après quinze ans, le roi les tua et confia la région à leurs trois
fils. Ils y construisirent trois villes à leur nom : Kuaṙ, Meġti et Hoṙean. Il existait également une
ville qui s’appelait ôj294 à Tarōn.
Selon la tradition, l’église de saint Karapet a été construite près des « temples » de
Demetr et Gisanē295. Nous reparlerons de saint Karapet plus tard.
Ces deux frères à la chevelure foncée et abondante ont été comparés à Krishna, un dieu
guerrier possédant des caractéristiques communes à celles de Garšāsp, le héros iranien du Livre
des Rois. L’épithète de Garšāsp est gaēsu (chevelu). G. Widengren et S. Harut‘yunyan les
mettent en lien avec les Mairya : ils avaient aussi des cheveux désordonnés (vičārt-vars)296.
Ainsi, S. Harut‘yunyan propose de voir les deux frères légendaires indiens comme les guerriers
héros, des prêtres d’un culte particulier et des représentants des organisations guerrières indo-
européennes 297. Par ailleurs, nous avons un toponyme « mšoy çam » (les cheveux de Muš) où
se trouvaient les idoles des deux frères selon la tradition.
En poursuivant le récit, nous découvrons Grégoire Ier l’Illuminateur298, qui prêchait le
christianisme à Tarōn. Il prit connaissance du fait qu’il y avait encore des temples où les fidèles
faisaient des sacrifices aux démons. Les prêtres alors constituèrent une armée et se préparèrent
à mener une bataille299 contre Grégoire et les nobles arméniens qui l’accompagnaient. Après
avoir échangé des paroles, la bataille commença à se dérouler entre Arjan le prêtre et Išxan300
d’Angeġ. Arjan le frappe aux genoux, Išxan le décapite. Toutefois, l’armée des prêtres s’est
réorganisée grâce à l’aide venue des villes « Višap »301, Meġt et Haštenc՚. Išxan de Haštenc՚
passa du côté des prêtres, mais il fut tué par Išxan Sunyeac‘. Quant au prêtre d’Aštišat, il fut tué

293
de gēs (cheveux) au moyen persan : AČ̣AṘEAN H., Hayerēn armatakan baṙaran. I…op. cit. p. 551.
294
C’est le mot pour « serpent » en arménien. Le serpent et le dragon se remplacent dans la mythologie. Il est
possible que les rituels relatifs au combat de dragon s’organisassent dans cette ville.
295
ABEĠYAN M., Erker I…op. cit. p. 299.
296
WIEDENGREN G., Der Feudalismus im alten Iran…op. cit. p.33 et s. Cette coiffure a été préservée chez les
Arméniens (Buzand VI : description de la chevelure de Meružan Arçruni et celle du fils de Vačē Mamikonean).
Ainsi, selon S. Harut‘yunyan, au Vème siècle au moins parmi les représentants des maisons princières Mamikonean
et Arçruni, il existait la tradition de garder des tresses pour les enfants et pour les jeunes guerriers. p. 126
297
HARUT‘YUNYAN S., Hay aṙaspelabanutʻyun…op. cit. p. 124.
298
Le fondateur de l’Église arménienne et le premier patriarche de l’Arménie chrétienne qui a converti le roi
Tiridate III.
299
D’après G. Wiedegren, il s’agit des prêtres du culte de dragon, des guerriers appartenant aux fraternités saintes
qui luttaient contre la christianisation de l’Arménie. WIEDENGREN G., Der Feudalismus im alten Iran…op. cit.
p. 17 et s.
300
« Prince », « souverain ».
301
Voir la note 115.

51
aussi par Išxan Arçruni. Le fils d’Arjan fut tué par Išxan Arçruni. Les prêtres vaincus
sollicitèrent la paix auprès des Išxan302.
Il convient de prêter attention à un fait important : les prêtres ont débuté la bataille en
dressant les drapeaux : les organisations militaires iraniennes aussi avaient un drafsa, qui portait
l’image de dragon, le dieu des membres du groupe se trouvait également être un tueur du
dragon303.
Un autre fait important est le titre de Išxan Siwni : « louveteau ». S. Wikander attire
encore une fois l’attention vers les mairya iraniens, identifiés dans Avesta au « loup » : vǝhrka
> Gurg304. Ainsi, en Arménie historique, « loup » était une épithète militaire attribuée aux
guerriers 305.
Ainsi, nous pouvons conclure que la notion de mort injuste et attristante (et l’espoir de
la résurrection) qui est née dans l’antiquité en lien avec le renouvèlement de la nature s’associe
petit à petit au combat audacieux contre les impies. Ce combat « saint » évolue au sein des
fraternités guerrières avec leurs propres règles d’éthique et des rites qui existaient dans ces
sociétés anciennes indo-européennes. Il semble que la littérature religieuse et mythologique
iranienne et arménienne ait bien attesté leur existence historique malgré le fort teneur
mythologique des récits. Nous verrons d’ailleurs que les anciennes structures de la féodalité
orientale pourraient constituer le noyau primitif des armées participant à deux des batailles
saintes que nous étudierons.

B. « Mourir pour la foi » : les origines et l’évolution du concept de martyre et de guerre


sainte, de guerrier saint et de martyr
Après cet aperçu plus ou moins détaillé sur les racines païennes des notions de mort
glorieuse et de combat saint au Proche-Orient ancien, en Iran et en Arménie, nous étudierons
ces deux phénomènes de l’Antiquité tardive dans le cadre des monothéismes (le judaïsme et le
christianisme) qui les ont faits évoluer en leur donnant le sens de martyre/témoignage pour la
foi, en leur octroyant des valeurs proprement religieuses selon leur doctrine respective élaborée
à cette époque-là. Nous conclurons cette partie avec l’étude de l’homme saint, notamment dans
sa manifestation comme martyr et guerrier et le culte issu de ce concept important de l’Antiquité
tardive.

302
HARUT‘YUNYAN S., hay aṙaspelabanut‘yun…op. cit. p. 131 et s.
303
WIEDENGREN G., Der Feudalismus im alten Iran…op. cit. p. 17 et s.
304
Ibid. p. 15-16.
305
HARUT‘UNYAN S. hay aṙaspelabanut‘yun…op. cit. p.135.

52
1. Le combat saint dans le judaïsme et le christianisme (les Écritures canoniques et les
apocryphes, les écrits des Pères de l’Église)

Le judaïsme
Le concept de le « guerre sainte » appliqué à l’ancien Israël est proposé en premier par
F. Schwally306. La conclusion de son analyse montre que parler de la religion d’Israël équivaut
à parler de la guerre, cette dernière étant un phénomène religieux par excellence pour les
Israelites. Il utilisait le mot allemand Bund, « alliance », en tant que fédération, et l’« alliance »
en tant que concept théologique de la relation entre Yahvé et son peuple n’était applicable que
dans un sens dérivé. La compréhension de l’« alliance » en tant que fédération constituait pour
la théologie la base d’une alliance où Dieu était adoré comme un guerrier307.
L’élément guerrier dans un contexte saint dans le judaïsme était présent sous deux
formes : l’attente messianique et le langage des prophètes et des psalmistes 308. La
caractéristique importante de la guerre sainte en Israël, c’est que c’est Yahvé qui combat pour
Israël et non pas le peuple : la guerre sainte n’est pas comme principe une guerre de religion309.
Ainsi, Israël a lutté plutôt pour son existence en tant que peuple310.
La racine « qdš » signifiant « sacré » est apparu seulement dans deux contextes très
étroits relatifs à la guerre dans la Bible. Il s’agit plutôt des objets et des personnes en rapport
avec la guerre qui peuvent être considérés comme sacrés311. Le principe est que toutes guerres
dans la Bible, à l’initiative d’Israël ou contre Israël, étaient considérées comme dirigées ou
déterminées par Dieu 312. Les Israelites sortaient victorieux des guerres saintes s’ils obéissaient
à leur Dieu, et risquaient l’échec s’ils n’obéissaient pas au commandement divin313 : dans le

306
SCHWALLY F., Der heilige Krieg im alten Israel. Leipzig: Dieterich (Theodor Weicher), 1901.
307
OLLENBURGER B. C., « Introduction: Gehard von Rad’s Theory of Holy War », in Holy War in Ancient
Israël. Translation and edited by M. J. Dawn, Michigan: William B. Eerdmans Publishing Company. 1991, p. 4 et
s.
308
HARNACK A., Militia Christi. The Christian Religion and the Military in the First Three Centuries. Translated
and Introduced by D. M. Gracie, Philadelphia: Fortress Press, 1981, p. 32.
309
L’objet de la guerre de Yahweh, comme le souligne A. De Pury, n’était jamais l’expansion d’une religion ou la
conversion des ennemis à une foi particulière. Ce n’est qu’à une époque très tardive de leur histoire, sous les
Maccabées que les Juifs ont mené des guerres de religion : DE PURY A., « La guerre sainte israélite ». Études
théologiques et religieuses. 1981, 56, p. 6.
310
DE VAUX O. P., Les institutions de l’Ancien Testament II. Paris: Cerf, 1960, p. 79.
311
CHAPMAN S. B., « Martial Memory, Peaceable Vision», in Holy War in the Bible: Christian Morality and an
Old Testament Problem. Edited by THOMAS H., EVANS J. & COPAN P., Downers Grove: IVP Academic, 2013,
p. 51.
312
FIRESTONE R., Holy War in Judaism: The Fall and Rise of a Controversial Idea. New York: Oxford
University Press, 2012, p. 99.
313
Ibid. p. 17 et s.

53
texte des Maccabées I, il y a la conviction que la faveur divine assurerait le succès militaire
ultime pour les Hasmonéens314.
Ainsi, les récits anciens des guerres saintes (période pré-salomonique) étaient plutôt des
systèmes de cultes qui se caractérisaient par l’existence des rites et des pratiques (alors que les
récits de l’époque post-salomoniques à caractère humaniste restaient en principe hors ce
système des rites et des pratiques)315. La guerre sainte dans le judaïsme est donc une guerre
dont le protagoniste est le dieu d’Israël, et tout ce qui se déroule dans le combat est en rapport
avec lui et sous sa Loi. Cette guerre se distingue bien de la guerre de religion, de la guerre pour
la foi qui naîtra plus tard dans le christianisme.

L’Ancien Testament
L’interdiction d’homicide est l’un des dix commandements de Dieu, qui ne s’étend
pourtant pas aux ennemis. La loi de talion s’applique également. Le roi David est un héros
guerrier qui a tué Goliath et remporté des batailles. Il est dit que l’attitude guerrière des
Byzantins envers leurs ennemis tels que les Perses, les Arabes et les Slaves avait comme origine
les modèles de l’Ancien Testament316.
Le Pentateuque317 avait été considéré comme la description de l’armée du Seigneur en
plein entrainement318. L’accent est mis sur le fait que la quantité d’hommes n’a pas
d’importance dans la bataille tant que le Seigneur est présent 319. Dans la littérature
apocalyptique postexilique, le Seigneur est plus souvent un guerrier seul320.
Comme nous le verrons, pour les Pères de l’Église et pour la tradition chrétienne qui les
a suivis, les guerres décrites dans l’Ancien Testament furent considérées dans un premier temps
comme des guerres spirituelles contre les péchés et les hérésies du nouvel âge chrétien.

Le cas particulier des Maccabées

314
Ibid. p. 29.
315
VON RAD G., Holy War in Ancient Israel. Michigan: Grand Rapids, 1991, p. 92-93.
316
WALTER Ch., The Warrior Saints in Byzantine Art and Tradition. Aldershot: Ashgate, 2003, p. 10.
317
Les cinq premiers livres de la Bible hébraïque.
318
BROWNLEET W. H., « From Holy War to holy Martyrdom », in The Quest for the Kingdom of God. Studies
in Honor of G. H. Mendenhall. Edited by H. B. Huffmon, F. A. Spina & A. R. W. Green, Winona Lake/ Indiana :
Eisenbrauns, 1983, p. 282 : Dans le Deutéronome et le livre des Nombres il y a notamment les règles relatives à
la conduite de la guerre sainte : Deutéronome 20 : 1-20, 21 :10-14, 23 : 9-14 etc. et le livre des Nombres 33 : 50-
56.
319
1 Samuel 14 :6.
320
Cela s'est produit dans l'exemple classique de la traversée de la Mer Rouge et cela s'est produit à nouveau dans
la délivrance de Jérusalem de Sennachérib par l'intermédiaire de Son ange. BROWNLEET W. H., « From Holy
War to holy Martyrdom »…op. cit. p. 284

54
Les livres de Maccabées inclus dans la Septante ont eu un rôle important dans
l’actualisation du concept de guerre sainte à l’époque du deuxième Temple. D’après A. Caquot,
l’auteur des livres des Maccabées s’inspirait des récits de guerre de la Torah qui ont revêtu un
caractère « saint » notamment après la destruction du Temple et l’exile 321.
Dans le premier et le deuxième livre des Maccabées, les combats d’Israël sont décrits
comme une guerre sainte contre les païens (entre 168-160 avant J.-C.) où Dieu écrase les
ennemis, même si cette insistance sur le secours divin au fur et à mesure qu’on avance dans le
livre, diminue322.
À côté de la notion de guerre sainte, la mort noble est décrite dans le premier livre des
Maccabées (6 :43-46). On voit la description de la mort héroïque d’Eléazar en tant que martyr
dans la bataille de Bethzakharia 323. Ainsi, d’après P. O. De Vaux, la guerre des Maccabées,
ayant certains traits de la guerre sainte, n’était qu’une guerre de religion étant donné que les
Maccabées et leurs hommes ne sont pas inspirés par Dieu, celui-ci n’ayant pas ordonné la
guerre324.
Par ailleurs, notons que le martyre, en tant qu'événement, revêt une importance
particulière dans l'historiographie apocalyptique : c'est le moment de l'intervention divine en
faveur du peuple juif. Dans chaque livre biblique de la période Maccabéenne, le martyre est
une occasion miraculeuse de renversement historique325.
La lutte des martyrs juifs contre les tyrans est expliquée dans l’introduction du quatrième
livre des Maccabées :
Les martyrs « sont devenus responsables de la dissolution de la tyrannie qui opprimait
le peuple » (1:11); ils ont surmonté le tyran par leur persévérance. Dans l'épitaphe, leur lutte est
justifiée par « la violence d'un tyran », qui tente de « détruire la politeia des Juifs » (17: 9-10).
Le martyr est mort pour sauver la nation et sa constitution.
Dans le deuxième livre des Maccabées, écrit à Alexandrie par un juif cyrénéen, le
contexte du martyre n'est pas seulement religieux, mais aussi politique et patriotique. Lorsque
Judas Maccabée prie pour le salut du peuple, il considère toute la politique d'Antiochos IV 326.

321
CAQUOT A., « La guerre dans l’ancien Israël ». Revue des études juives.1966, 124, 3-4, p. 268.
322
Par ailleurs, Judas Maccabée a servi comme modèle aux chevaliers chrétiens des siècles ultérieurs.
BERTHEOLT K., « L’idéologie maccabéenne entre l’idéologie de la résistance armée et idéologie du martyre ».
Revue des études juives, 2006, 165,1-2, p. 105
323
1 Maccabées 6 et 2 Maccabées 13: PARTNER P., God of Battles, Holy wars of Christianity and Islam. London :
Harper Collins Publishers, 1997, p. 18 et s.
324
DE VAUX O. P., Les institutions de l’Ancien Testament…op. cit. p. 84.
325
BASLEZ M. F., « The Origin of Martyrdom Images: from the Book of Maccabees to the First Christians », in
The Books of Maccabees: History, Theology, Ideology. Edited by G. G. Xeravits & Zsengeller J. Leiden/Boston :
Brill, 2007, p.115
326
2 Maccabées 8 : 3,17

55
La ville, la patrie et les institutions sont en jeu 327, ainsi que la politeia juif dans le quatrième
livre des Maccabées 328.
Les Maccabées ont été évoqués dès les premiers temps par les chrétiens dans leur
discours contre leurs persécuteurs, ceux-ci étant considérés comme des modèles de résistance
contre les tyrans 329. Ils ont bien marqué les narratives des guerres saintes religieuses des petites
nations comme les Arméniens qui ont été menacées par de grands pouvoirs au cours de leur
histoire. Nous verrons que dans la bataille d’Avarayr, le commandant en chef Vardan
Mamikonean se souvient des Maccabées lors de son discours avant la guerre contre les Perses.

Le christianisme
En ce qui concerne le christianisme, la guerre sainte (rejetée par Jésus et le christianisme
primitif), a ses racines dans l’Ancien Testament330. Il est intéressant de voir qu’avec le temps,
les chrétiens furent convaincus que les soldats engagés dans la bataille pourraient être
considérés comme des instruments légitimes du dessein de Dieu. C’est ici qu’on peut voir les
racines d’une tradition qui a justifié l’idée d’une « guerre sainte » dans la pensée chrétienne,
c’est-à-dire une guerre au nom de Dieu par milites christi et par fideles sancti petri331.
Il semble que l’élément guerrier dans le christianisme primitif, contrairement au
judaïsme, était limité à l’eschatologie apocalyptique. Le croyant chrétien était plutôt passif, il
attendait le Christ Vainqueur et le concept de l’armée du Christ n’a rien en commun avec la
guerre que le Christ pourra déclencher 332.

Le Nouveau Testament
Quant au Nouveau Testament, les termes militaires y sont fréquemment utilisés,
notamment dans les analogies, pour référer à la bataille contre les forces du démon 333 ; Jésus
apparait en tant que conquérant cosmique : le Christ a remporté la victoire ultime en accordant
une victoire éphémère à son adversaire, permettant à Satan (personnifié par Judas) de le trahir.
La crucifixion peut donc être comprise comme l'aboutissement chrétien du mythe du combat,
où le Christ a triomphé du diable. Ce message diffusé dans les épîtres pauliniennes a permis de

327
2 Maccabées 13: 10,14.
328
BASLEZ M. F., « The Origin of Martyrdom Images: from the Book of Maccabees to the First Christians »…op.
cit. p. 124
329
BICKERMAN E., The Gods of Macabees. Leiden : Brill, 1979, p. 25
330
FLORI J., Guerre sainte, Jihad, Croisade. Paris : Seuil, 2002, p. 47.
331
MURRAY R., « The Unholy Notion of ‘Holy War’», in Holy War in the Bible…op. cit. p. 291.
332
HARNACK A., Militia Christi. The Christian religion…op. cit. p. 34.
333
1Thimothée 1:18.

56
justifier les appels ultérieurs au martyre au sein des communautés chrétiennes, d’expliquer les
persécutions et a servi de réconfort à ceux qui seraient martyrisés ainsi qu’à leur famille 334.
Le Nouveau Testament n’abroge pas la notion de guerre divine présentée dans l’Ancien
Testament : il l’a fait évoluer à la lumière du Christ335. Les Pères de l’Église avaient souligné
la grande différence entre l’approche de l’Ancient et celle du Nouveau Testament : ce qui était
permis sous la Loi était impensable sous la Grâce336.
Le Nouveau Testament utilise surtout l’imaginaire martial pour montrer la guerre de
Dieu contre les forces démoniques (1 Corinthiens 15 : 24-28), le rôle distinctif de Jésus dans
cette campagne divine (2 Thessaloniciens 1 : 6-10, Révélation 19 :11-16) et le caractère de la
vie chrétienne en tant que bataille spirituelle (Matthieu 10 :34, 2 Corinthiens 10 :3-5, Éphésiens
6 : 10-17, 1 Timothée 1 :18-19a) ; le guerrier saint se transforme en martyr saint 337. L’origine
de la distinction entre les armées terrestres et célestes dans les Passions des guerriers saints est
le Nouveau Testament338.
Comme l’a indiqué G. Caspary, aux yeux d’un chrétien, la bataille spirituelle était
beaucoup plus importante que la bataille matérielle 339. Les paroles de Jésus et la nature des
évangiles semblaient être contre la notion de guerre dans les premiers siècles du
christianisme340. Même certains versets du Nouveau Testament, à savoir 1 Thessaloniciens 5 :
8, 2 Corinthiens 6 :7341, Romains 6 :13-14, 23, Éphésiens 6 :10-18 qui parlent explicitement
des armes et de la justice, n’ont qu’un sens purement spirituel. Il n’y a que dans 1 Timothée
1 :18 et 2 Timothée 2 : 3 où miles christi se manifeste (le destinataire du message était
probablement un public limité). L’interdiction des activités civiles pour un soldat chrétien est
importante dans ces textes. Plus important est le passage de 2 Timothée 2 : 5 : l'athlète n'est pas
couronné, s'il n'a pas combattu selon les règles. L’idée d’une guerre pourtant est évidente dans
ce passage342.

334
STEPHENSON P., « The Imperial Theology of Victory », in A Companion to the Byzantine Culture of War.
C. 300-1204. Edited by Stouraitis Y., Leiden/Boston: Brill, 2018, p. 37.
335
ALLISON G. & POWELL R., « Orientation Amidst the Diversity ». Holy war in the Bible. Christian Morality
and an Old Testament Problem. IVP Academic, 2013, p. 13.
336
HORNUS J. M., Évangile et Labarum. Étude sur l’attitude du christianisme primitif devant les problèmes de
l’État, de la guerre et de la violence. Genève: Labor et fides, 1960, p. 43.
337
CHAPMAN S. B., « Martial Memory, Peaceable Vision», in Holy War in the Bible: Christian Morality and an
Old Testament Problem…op. cit. p. 66.
338
Dans l’évangile de Jean (18 :36) Jésus affirmait à Pilate que son royaume n'était pas de ce monde. WALTER
Ch., The Warrior Saints in Byzantine Art and Tradition…op. cit. p. 32.
339
BUC Ph., Holy War, Martyrdom, and Terror: Christianity, Violence and the West, ca. 70 C.E. to the Iraq War.
Philadelphia: University of Pennsylvania Press, 2015, p. 106.
340
HARNACK A., Militia Christi. The Christian religion and the military…op. cit. p. 27
341
Armes « offensives ».
342
HARNACK A., Militia Christi...op. cit. p. 39

57
Les écrits apocryphes
L’idée d’une guerre sainte et des martyrs est reflétée également dans les écritures non
canoniques. Ainsi, dans l’apocryphe de Martyre de Saint Paul, il est dit que le Christ va faire
la guerre contre le monde par le feu 343 et les chrétiens sont décrits comme des soldats au service
de Dieu344.
Dans les autres écrits apocryphes tels que les Actes de Thomas, Jésus a été comparé à
un athlète, un général en combat345. Les mots comme « guerre » et « protestation » que nous
observons dans le texte décrivent les sentiments au service de la perfection au sens chrétien.
Dans les Odes de Salomon, les thèmes du combat et de la victoire des chrétiens sont également
abordés346. Ce portrait du chrétien en tant que guerrier a été décrit d’une manière plus explicite
dans la version arménienne du texte : « Ces chrétiens sont ceux qui se lancent dans la bataille
de telle manière que, avec leurs compagnons comme d'autres guerriers, ils ne voient rien d'autre
que l'éclat des armes et la tempête de la bataille et n'entendent que la voix de la trompette »347.
Pour conclure sur les écritures, nous pouvons ainsi suggérer que la position du judaïsme
et de l’Ancien Testament envers la guerre sainte est plutôt à interpréter sous l’autorité absolue
de Yahvé ; il s’agit d’une guerre dont l’origine, le déroulement et la destination n’est que Lui,
et sauf dans le cas particulier des Maccabées dans la Septante, le concept s’éloigne
considérablement d’une guerre menée pour la foi. En revanche, dans le christianisme, l’appel à
un vrai combat contre les forces démoniaques en utilisant un vocabulaire militaire est évident,
Jésus devient le « guerrier » et le martyr principal (surtout à l’époque des persécutions contre
les chrétiens).
Cette guerre à caractère sacré dans le christianisme, qui a comme base idéologique le combat
contre le Mal et les forces diaboliques, s’incarnera et évoluera plus tard, comme nous verrons,
dans l’idéologie officielle de la Byzance.

Les Pères de l’Église et le combat spirituel : du refus du service militaire à la vénération des
martyrs

Pour les auteurs des Écritures saintes, il n’était évidemment pas compliqué de refléter
et analyser le concept du combat pour Dieu (dans le sens de confrontation armée ou spirituel).

343
Les Actes de Paul, 4.
344
Ibid. 3,4,6.
345
POIRIER P.H. & TISSOT Y., « Actes de Thomas », Écrits apocryphes chrétiens. Vol. I, (bibliothèque Pléiade)
sous la direction de François Bovon et Pierre Geoltrain, Paris : Cerf, 1997, p. 1366.
346
Les Odes of Solomon VIII, 7; IX, 6, 9 ; IX, 12; XVIII, 6; XXIX, 9
347
Ep‘rem Xuri Asori. Srboyn Ep‘remi matenagrut‘iwunk‘ II. Venise: Ghazar, 1836.

58
Toutefois, tuer sous n’importe quel prétexte n’était pas facile à justifier et à défendre pour les
Pères de l’Église. En même temps, ils vivaient dans un empire qui était plongé dans des guerres
continues avec des adversaires féroces, et la défense du pays exigeait des sacrifices humains.
Leur position s’est développée ainsi sur deux volets principaux :1) le combat pour la foi en tant
que soldat, 2) être un soldat chrétien dans l’armée romaine.
Les Pères de l’Église décrivaient le combattant pour la foi comme un soldat victorieux.
Les persécutions contre les chrétiens et l’apparition des premiers martyrs pour la foi les ont
inspirés. C’est Minucius Félix (au IIème ou IIIème siècle), qui a développé l’usage chrétien de
plusieurs expressions à nature militaire 348. Justin (IIème siècle) était sûr que c’était contre les
démons et l’armée du diable que les croyants doivent lutter 349. Chez Clément de Rome et Ignace
d’Antioche (Ier siècle), les chrétiens ont été assimilés aux soldats de Dieu : ils ont utilisé dans
leurs écrits un vocabulaire technique militaire latin 350. Nous rencontrons la désignation de
milites christi chez Origène (IIIème siècle) pour désigner également les ascètes et les moines
comme les vrais soldats du Christ. Il refusait pourtant que les chrétiens fassent leur service
militaire351.
Avec Cyprien (IIIème siècle), non seulement tous les chrétiens deviennent milites, mais
encore ce sont les confesseurs et les martyrs qui sont les vrais guerriers, leur bataille étant un
spectacle de guerre glorieuse pour Dieu et les anges. Il parait qu’une ambiance guerrière aurait
pris en possession le christianisme latin du IIIème siècle, même s’il s’agissait toujours d’une
guerre spirituelle. Toutefois, il n’est pas exclu qu’il existait parallèlement un désir pressant de
bataille et de conflit, pour le butin et la victoire au sens commun 352.
Eusèbe de Césarée parle des martyrs de Lyon comme des « combattants parmi les
chrétiens »353 . Pour lui, ceux qui ont souffert pour la foi sont les « vrais soldats du Christ »354.
En conséquence, le mot paganus qui jusqu’à l’an 300 après J.-C. signifiait « civil » en
opposition au soldat a fini par être interprété comme non-chrétien à l’opposé du croyant, le
chrétien étant le soldat par excellence 355.
En ce qui concerne le service militaire des chrétiens et leur participation aux guerres
menées par l’Empire romain, il n’est pas possible d’avoir une idée définitive sur la position des

348
Minucius Félix, Octavius, 37, 1-3.
349
Justin, Dialogue avec Tryphon, 131, 2.
350
HARNACK A., Militia Christi. The Christian religion…op. cit. p. 40-41.
351
Ibid. p. 48 et s.
352
Ibid. p. 61.
353
Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, V, I, 18.
354
Id., Martyrs de Lyon, II, 4, 8, 22.
355
HORNUS J. M., It is not Lawful for me to Fight. Scottdale/Pennsylvania/Kitchener/Ontario: Herald Press, 1980,
p. 71.

59
Pères de l’Église. Justin, Athénagoras, Irénée de Lyon (IIème siècle) et Origène ont tous laissé
entendre que les chrétiens n’ont pas servi dans l’armée romaine 356. Chez Hyppolite de Rome
(IIIème siècle) le verdict est catégorique : la foi chrétienne et le service guerrier sont totalement
incompatibles. Un chrétien doit refuser de tuer, même s’il est un soldat. Il ne doit pas s’engager
dans l’armée. En fait, lors des périodes de crise, quand l’empire avait besoin des guerriers, les
pressions envers les chrétiens s’intensifiaient 357.
Tertullien (160-230), un autre auteur important, se prononçait également contre le
service militaire des chrétiens dans l’armée romaine avant la christianisation officielle de
l’empire. Selon lui, les métaphores militaires, spécifiquement lorsqu’elles s’appliquent au
Christ doivent être comprises d’une manière figurée et spirituelle et non d’une manière
littérale358. Toutefois, Origène ne niait pas que l’armée romaine avait besoin de combattre pour
préserver l’existence même de l’Empire, alors que paradoxalement, les chrétiens ne devaient
pas y participer en raison de l’interdit des Écritures 359.
Il semble que c’est la christianisation de l’Empire qui donne une réponse définitive à la
question « faut-il prendre l’arme pour tuer ? ». Les ex-païens, désormais chrétiens fanatiques,
ont commencé à proclamer des guerres saintes360. L’Église s’est intégrée dans l’ordre militaire
de l’Empire361. Ainsi, le concile d'Arles en 314, organisé par l'empereur Constantin Ier après un
premier concile tenu à Rome en 313, tout en condamnant le donatisme362, a reconnu le service
armé comme un devoir du chrétien. La phrase scandaleuse contenue dans le décret était la
suivante : « De his qui arma proiciunt in pace placuit abstineri eos a communione »363. Malgré
les différentes interprétations proposées pour cette phrase, A. Harnack trouve que non
seulement le décret s’opposait à la désertion des soldats chrétiens sous prétexte du respect de
l’interdit de la foi, mais il prévoyait également la sanction redoutable de l’excommunication à

356
Notons que les récits les plus anciens connus sur les saints militaires attestent qu’ils étaient des héros qui avaient
quitté l’armée après la conversion et, en conséquence, ils devinrent martyrs : SIECIENSKI A. E., Constantine :
Religious faith and imperial Policy. London & New York: Routledge, 2017, p. 116
357
FLORI J., Guerre sainte, jihad, croisade…op. cit. p. 32 et s.
358
HORNUS J. M., Évangile et Labarum. Étude sur l’attitude du christianisme…op. cit. p. 59.
359
Origène, Contra Celsum, II, 30.
360
D’après A. Harnack, même les guerres de Constantine contre Maxentius, celles de Licinius contre Maximinus
Daza et celles de Constantine contre Licinius peuvent-être qualifiées comme les guerres religieuses dont le but
était de prouver qui était le dieu plus puissant : HARNACK A., Militia Christi. The Christian religion…op. cit. p.
63.
361
Ibid. p. 64
362
Mouvement de contestation développé dans les provinces romaines de l’Afrique du Nord entre le IVème et Vème
siècles depuis le gouvernement de Constantin. Des divergences irréconciliables s’installèrent dans le peuple
chrétien sur l’attitude à prendre à l’égard des croyants, voire les évêques qui avaient failli durant la persécution :
« Donatisme ». Dictionnaire du christianisme. Paris : Encyclopaedia Universalis et Albin Michel, 2000, p. 379.
363
« Ceux qui ont jeté leurs armes en temps de paix doivent être excommuniés ».

60
leur égard. Ainsi, l’Église a atteint l’union complète avec l’Empereur dans le domaine militaire.
Pour A. Harnack, in pace réfère au temps où la paix était installée entre l’Église et l’État364.
Malgré les oppositions entre le discours des Pères de l’Église et celle, officielle, de
l’Empire, et les interprétations divergentes, il convient de penser que de nombreux fidèles
continuaient pourtant à considérer que ce métier n’était pas compatible avec la foi chrétienne.
Mais l’empire chrétien ne pouvait pas accepter cette attitude, compte tenu de la menace que
présentaient les Barbares germaniques et les Perses. Il faut, de plus, noter que les fidèles les
plus opposés à l’idée de la profession militaire étaient ceux des églises dissidentes.
Ainsi, toute une théologie d’un combat « chrétien » à la base des interprétations du
Nouveau Testament, notamment les lettres adressées aux communautés chrétiennes, s’élabore
progressivement et cela malgré les positions fermes des Pères de l’Église (les commentateurs
principaux de ces Écritures) contre l’homicide. Les menaces ennemies imposèrent à l’empire
chrétien la nécessité de résoudre la contradiction entre l’interdiction de verser le sang et la
défense du pays par les armes. Cette contradiction commença à perdre son sens lorsque la
théologie chrétienne du combat s’identifia à l’obligation sainte de la défense de l’Empire
chrétien et des sujets chrétiens, et lorsque les soldats tombés sur le champ de bataille obtinrent
le titre de martyr.

2. La naissance de la guerre sainte et du culte des martyrs


Il semble que le christianisme ait devenu progressivement un motif de déclanchement
de la guerre dans l’Antiquité tardive ayant comme prétexte la protection des chrétiens
persécutés 365. Dans les premières phases de l’histoire romaine, il est pourtant difficile
d’identifier ce type de guerres comme des guerres religieuses366. Le christianisme a eu une
influence positive sur l’efficacité militaire de l’empire notamment pour relever le moral des
troupes367 .
À Rome, les notions de la religion et de la guerre étaient déjà étroitement liées368, le
soldat romain était dévoué aux dieux, à l’empereur, à l’empire, et à son intégrité territoriale, le
faisant ainsi de passer d’un simple tueur à guerrier369. C’était notamment l’idée de la

364
HARNACK A., Militia Christi. The Christian religion and the military in the First…op. cit. p. 100.
365
Le cas de Justinien qui prit la décision de l’invasion du royaume vandale au nord de l’Afrique et Constantin qui
s’engagea en défense des chrétiens persécutés sous Šapur II, le roi sassanide.
366
LEE A. D., War in Late Antiquity. Ew Jersey: Blackwell Publishing, 2007, p. 206.
367
Par exemple, l’empereur Héraclius promettait une salvation éternelle pour ceux qui tomberaient dans la bataille
contre les Perses. HOWARD-JOHNSTON J., « Heraclius' Persian Campaigns and the Revival of the East Roman
Empire, 622-630 », War in History.1999, 6, p. 39–40.
368
SHEAN J. F., Soldering for God. Christianity and Roman Army. Leiden/Boston: Brill, 2010, p. 4.
369
Ibid. p. 15.

61
récompense inscrite dans la théologie impériale de la victoire qui a introduit les éléments
chrétiens dans l’idéologie guerrière romaine. Il existait deux notions importantes chez les
Romains : felicitas et virtus. Felicitas était une récompense pour avoir fait preuve de virtus (la
virilité, le courage, le mérite), felicitas était le don personnel de l’empereur de la part de son
patron divin, et l’armée pouvait également en bénéficier par sa fidélité (fides) envers
l’empereur. Ainsi, leur virtus commune pouvait être récompensée par la victoire370. Avec le
temps cette théologie traditionnelle de la victoire centrée sur la virtus du commandant a changé
vers une théologie qui récompensait la piété de chaque soldat d’une manière individuelle selon
sa foi371. Même si l’homicide semble avoir été interdit dans presque toutes les sociétés
anciennes, tuer pour les intérêts de la communauté était autorisé, et le tueur devenait un guerrier
grâce à un rituel religieux. Le guerrier, par ailleurs, pouvait être comparé au prêtre païen, qui
versait le sang destiné aux divinités pendant les sacrifices. Le guerrier tuait pour le bien de
tous372.
En même temps, la guerre dans le contexte religieux devenait progressivement un
exercice religieux, un devoir pieux pour tous ceux qui y étaient éligibles. À cette époque où
l’homme saint est né, le guerrier se voyait accorder le statut d’être purifié, semblable au statut
de l’homme saint. De nombreux hommes d’Église et des ascètes voyaient des affinités entre
leur mission et le métier militaire. Dans les deux cas, il y avait de la souffrance, des obligations
strictes de discipline, et un sacrifice de soi-même ce qui rendait possible le salut et la fusion
avec l’Éternel. Ainsi, le saint chrétien et le soldat symbolisaient d’une manière commune les
deux fonctions principales traditionnelles dans un contexte chrétien 373.
L’étude des sources byzantines du point de vue chronologique a montré que Byzance a
mené une série de guerres dont le point commun était l’aspect religieux. De telles guerres
supposaient : 1) des adversaires non-chrétiens, 2) des adversaires ayant une attitude
irrespectueuse envers la foi des chrétiens et les persécutant, 3) la nécessité de regagner les
territoires romains tombés dans les mains des infidèles. De pareilles confrontations avec une
motivation religieuse exigeaient une idéologie. L’idéologie politique byzantine était le support
essentiel de la guerre sainte. Cette idéologie prend son origine au IVème siècle et elle consistait

370
STEPHENSON P., « The Imperial Theology of Victory », in A Companion to the Byzantine Culture of War.
C. 300-1204…op. cit. p. 26.
371
Ibid. p. 34
372
SHEAN J. F., Soldering for God. Christianity…op. cit. p. 1-2.
373
Ibid. p. 16.

62
dans le fait que l’empereur était choisi par Dieu pour être son représentant sur Terre. Cette
idéologie lui permettait de proclamer une guerre sainte 374.
Dans les églises d’Orient, cette idéologie se manifestait en cas de nécessité, et la guerre
sainte était proclamée pour solliciter la défense du « Dieu national » par le peuple. Comme nous
le verrons, l’Église arménienne au IVème siècle, ayant considéré que son pouvoir était menacé,
transforma en quelques mois un nombre important des habitants de la Persarménie en guerriers
fervents.

Constantin et la notion de « guerre sainte »


Au début du IVème siècle dans l’Empire romain, le dieu des chrétiens fut reconnu comme
le dieu le plus grand qui ramenait la victoire à l’empereur Constantin. Il n’y avait donc pas de
déviation du culte impérial de la victoire 375.
Constantin et ses successeurs ont entamé une politique de christianisation accélérée de
l’armée romaine (l’adoption des symboles chrétiens, la politique de la favorisation des
coreligionnaires, etc.). Dans Vita Constantini, Eusèbe présente les victoires de Constantin
comme des « guerres saintes » dans lesquelles il existait un lien entre le talent martial de
Constantin et l’intervention divine376. À la suite de ces actions, l’armée romaine s’est
transformée en une armée chrétienne377. Dans son discours à l’assemblée des saints, Constantin
a affirmé sa compréhension militaire du christianisme. Dans un Empire chrétien, l'empereur
lui-même jouait le rôle du Christ, revenu en majesté assis sur un cheval blanc, « juste en
jugement et juste en guerre », avec une épée pour frapper les nations378. Constantin se
considérait comme un deuxième Christ, et son Christ préféré, inévitablement, était le juge armé
de Jean379, et non pas celui qui avait remporté une plus grande victoire par la défaite.
L’application la plus importante de l’idée de la guerre sainte comme une justification
idéologique par les Byzantines est apparue dans leurs conflits avec les non-chrétiens, et en
particulier dans le cadre des guerres contre la Perse entre le Vème et le VIème siècles. Pour
déclencher une guerre, il fallait un adversaire non-chrétien et une transgression envers les
chrétiens, à savoir une persécution et un refus de l’accès aux lieux saints. Ainsi, Constantin est

374
KOLIA-DERMITZAKI A., The Byzantine « Holy War », the Idea and Propagation of Religious War in
Byzantium. Athens: Basilopoulos, 1991, p. 401 et s.
375
STEPHENSON P., « Religious Services for Byzantine Soldiers and the Possibility of Martyrdom, c. 400–c.
1000», in Just wars, Holy wars and Jihad. Edited by S. Hashmi, Oxford, 2012, p. 39
376
Eusèbe, Vita Constantini, I, 5-6. SIECIENSKI A. E., Constantine: Religious faith and imperial Policy. London
& New York: Routledge, 2017, p. 118.
377
SHEAN J. F., Soldering for God. Christianity and Roman…op. cit. p. 19
378
STEPHENSON P., « The Imperial Theology of Victory »…op. cit. p. 37
379
Jean 46.

63
devenu le patron des sujets chrétiens de Perse. Il a envoyé une lettre au roi de Perse en annonçant
non seulement son intention de protéger les chrétiens de ce pays, mais aussi de lancer une guerre
religieuse contre la Perse. L’empereur associait toujours le dieu chrétien avec la victoire
militaire380. Le concept de la guerre sainte est appliqué à propos des guerres avec la Perse (et
plus tard avec les Arabes et les Turcs)381.
Il convient de noter que les chrétiens de l’Empire sassanide avaient produit leurs propres
narratifs concernant la guerre sainte en combinant des modèles scripturaires et iraniens de
l’héroïsme martial. Si la littérature arménienne dispose bien de sa version de ces récits, il
manque en revanche celle de la littérature syriaque (la langue principale des chrétiens de
l’Empire sassanide).
Les chercheurs ne sont pas tous d’accord pour attribuer la notion de guerre sainte à
toutes les guerres byzantines 382. Les premières guerres « saintes » byzantines se caractérisaient
par les exhortations faites aux soldats avant la batille. Ainsi, Theophylact Simocatta nous
rapporte le discours du général Justinien devant ses soldats avant la bataille de Mélitène en 575.
Ainsi, selon l'auteur, le général a exhorté ses soldats à ne pas craindre la mort, qu'il a qualifiée
d’un bref sommeil par rapport au jour à venir, et a mentionné une récompense pour les âmes
des morts, qui ne serait pas égale mais dépasserait le poids de leur don, faisant ainsi allusion à
la vie éternelle383.

Héraclius : le partisan acharné de la guerre sainte contre les infidèles


D’après certains spécialistes de Byzance, l’idéologie de la guerre sainte est
probablement forgée en association avec la campagne d’Héraclius (624-628) contre les Perses,
une campagne qui avait une nature religieuse. Les Perses avaient détruit des églises, avaient
massacré des chrétiens 384.

380
STOURAITIS Y., « ʺJust warʺand ʺholy warʺ in the Middle Ages. Rethinking theory through the Byzantine
Case Study». Jahrbuch der Österreichischen Byzantinistik. Janvier, 2013, p. 301.
381
SHEAN J. F., Soldering for God…op. cit. p. 305.
382
Il y des chercheurs qui doutent de l’existence des sources témoignant des guerres saintes byzantines. Pour ces
chercheurs, le motif principal de la guerre sainte byzantine n’était que politique, à savoir la préservation de
l’intégrité territoriale byzantine. Selon ces auteurs, il n’y avait pas de motif religieux pour ces guerres, mais plutôt
« l’instrumentalisation de la religion dans l’éthique byzantine de la guerre » : STOURAITIS Y., « "Just War" and
"Holy War" in the Middle Ages… ». op. cit. p. 240 et s.
383
Theophylactus Simocatta, Historiae III, 13, 5–7, 20.
384
Toutefois, les motifs d’Héraclius ne pouvaient pas être purement religieux. Les guerres avaient un caractère
géopolitique, et malgré la rhétorique et le rituel religieux, elles restaient des guerres impériales : DENNIS G. T.,
« Defenders of the Christian People: Holy War in Byzantium», in The Crusades from the Perspective of Byzantium
and the Muslim World. Harvard University Press, 2001, p. 34 et s.

64
Héraclius utilisait le discours religieux pour motiver ses troupes pour la guerre. Au
printemps 622, lors des exercices en Bithynie, Héraclius exhortait ses troupes à agir comme les
agents obéissants à la volonté de Dieu. Il présentait la guerre comme une religion contre un
ennemi païen. Au cours de l'été 624, alors qu'ils mettaient le pied sur le sol de la Perse pour la
première fois, il leur ordonna de combattre dans la crainte de Dieu, de venger l'insulte faite à
Dieu et les nombreuses offenses terribles infligées aux chrétiens et de défendre l'indépendance
de l'Empire romain. Au cours de ce discours, il souligna que la confrontation au danger « n'est
pas sans récompense mais conduit à la vie éternelle ». En concluant son discours, il exprima sa
conviction que Dieu les aiderait et détruirait leurs ennemis. Il les mena par la suite contre le
grand temple du feu de Tak̲t-i-Soleymān, le premier centre de culte de la Perse, et le détruit
pour démontrer par des actes et des paroles qu'il s'agissait d'une guerre sainte des chrétiens
contre les zoroastriens 385.
L’année suivante, dans un autre discours, il dit :
« Nous allons gagner la couronne du martyre, nous serons
donc loués à l’avenir et nous aurons une récompense de la
part de Dieu ».
Dans ce discours, il présenta d’une manière explicite une doctrine de la guerre sainte
qui était implicite dans son précédent discours de 622 et 624. Il classa la mort au combat contre
les Perses comme un martyre et déclara que tous les martyrs auraient droit à des récompenses
célestes386.
Notons que le message d'Héraclius était bien en harmonie avec ce qui se disait depuis au moins
deux siècles en Arménie où non seulement ces idées étaient courantes, de nombreuses « guerres
saintes » contre les Perses avaient déjà eu lieu.
Héraclius impressionnait rigoureusement la conscience de l’armée avec ces idées-là ; en
exploitant la religion à la guerre, il renforçait l'engagement de ses troupes et augmentait les
chances de succès ultime387.

La guerre juste : les bases philosophico-théologiques d’une « justification » ?

385
HOWARD-JOHNSTON J., « Heraclius Persian… »…op. cit. p. 39.
386
Georges de la Pisidie, Expeditio Persica II. p.88-115.
387
HOWARD-JOHNSTON J., « Heraclius Persian Campaigns… »…op. cit. p. 40.

65
Le concept de guerre juste a des origines anciennes à la fois égyptienne, indienne, et
chinoise. Toutefois, dans le christianisme la théorie a été développée par saint Augustin 388et
saint Ambroise de Milan389.
Pendant la période suivant son baptême, Augustin est resté fortement influencé par le
néoplatonisme, et cela se reflète dans sa description de la guerre juste, dans son premier traité,
comme un moyen par lequel une société bien ordonnée cherche à se protéger et à être conforme
à la loi cosmique mise en place par Dieu. Plus tard, au milieu de sa vie, ses préoccupations sont
devenues plus centralement chrétiennes, et sa réflexion sur la guerre les reflète390.
Saint Augustin était persuadé que l’homme juste est parfois obligé de déclencher la
guerre à cause des fautes du méchant, et selon lui391, le but de toutes les guerres serait
l’instauration de la paix392. La guerre juste était un moyen de concilier des perceptions
évangéliques de la patience et des tendances pacifiques de l’Église ancienne avec les notions
légales romaines 393. Augustin montrait que les guerres ordonnées par Dieu et narrées dans les
livres bibliques sont des guerres justes. Les guerres défensives selon lui étaient justifiées 394.
Il dit :
« Ce qu’on blâme avec raison dans la guerre, c’est le
désir de faire du mal, la cruauté dans la vengeance, une
âme implacable, l’ennemie de la paix, la fureur des
représailles, la passion de la domination et tous autres
sentiments semblables ; voilà ce qu’on blâme dans la
guerre. Il arrive souvent que, pour punir ces excès avec
justice, il faut que les hommes de bien eux-mêmes
entreprennent de faire la guerre, soit sur l’ordre de Dieu,

388
Toutefois, selon certains chercheurs, Augustin n'a pas élaboré une conception systématique de la guerre juste,
et il est tout simplement incorrect de traiter le concept de guerre juste comme s'il existait déjà bien au moment de
sa mort. Il vaudrait mieux dire qu'Augustin est la source de diverses idées qui ont été rassemblées sous une forme
cohérente dans les siècles à venir. HASHMI S. H. & JOHNSON J. T., « Introduction », in Just Wars, Holy Wars
and Jihads. Christian, Jewish and Muslim Encounters and Exchanges. Oxford University Press, 2012, p. 4.
389
L’acceptabilité de la guerre, selon certains chercheurs, pouvait résulter de l’acceptation du service militaire
pour les chrétiens sous certaines conditions chez certains Pères de l’Église comme, par exemple, par Clément
d’Alexandrie : JOHNSON J. T., « Historical Roots and Sources of the Just War Tradition in Western Culture », in
Just war and Jihad : Historical and Theoretical Perspectives on War and Peace in Western and Islamic Traditions.
Edited by J. Kelsay & J. T. Johnson, New York & London: Greenwood Press, 1991, p. 9.
390
HASHMI S. H. & JOHNSON J. T., « Introduction », in Just Wars, Holy Wars and Jihads…op. cit. p. 4.
391
Augustine, De civitate Dei, 19.7.
392
Ibid. 19. 12.
393
RUSSEL F. H., Just War in the Middle Ages. London/New York/Melbourne: Cambridge University Press,
1975, p. 16
394
BOURGEOIS F., « La théorie de la guerre juste : un héritage chrétien ? ». Études théologiques et religieuses.
2006, 4, tome : 81, p.457

66
soit sur l’ordre d’un gouvernement légitime, contre la
violence de ceux qui résistent, quand les hommes de bien
se trouvent dans un tel état de choses humaines, que
l’ordre même les contraint soit à prescrire quelque chose
de pareil, soit d’obéir justement à ces sortes
d’ordres »395.
Saint Augustin affirme la capacité du soldat à rendre justice dans certaines conditions :
l’obéissance à une autorité légitime, la défense du prochain comme raison suffisante pour
recourir à la force et l’importance de la disposition intérieure.
Ainsi, pour saint Augustin, et saint Ambroise de Milan qui l’avait influencé, l’utilisation de la
force aurait un caractère défensif ; saint Ambroise reconnaissait que protéger le voisin était une
valeur chrétienne.
Saint Augustin n’a pourtant pas parlé de la guerre sainte. Il semble que l’Église
acceptait la guerre pour les buts de la défense nationale et la garantie de la paix 396. L’inverse de
la punition divine était la récompense pour le sacrifice : ceux qui avait fait le sacrifice ultime
en tombant au combat pouvaient prétendre à la récompense ultime spirituelle : la couronne du
martyre397.
Ainsi, nous pouvons dire que l’idée de la guerre sainte dans le christianisme consistant
à porter les armes pour la foi a obtenu sa forme finale en tant qu’idéologie lors de la
christianisation de l’Empire romain ; d’une part l’idée d’une mort glorieuse pour un soldat
vertueux méritant une récompense divine, comme nous avons vu, n’était pas étrangère aux
païens. D’autre part, les justifications des guerres défensives à caractère religieux étaient
élaborées par les Pères latins de l’Église comme saint Augustin. Les menaces sur les frontières
romaines ne cessaient d’augmenter, notamment du côté des Sassanides de confession officielle
zoroastrienne qui étaient ceux ayant adopté le plus souvent une politique de persécution des
chrétiens dans leur pays. Ainsi, sans vouloir discuter les autres motifs, notamment
géopolitiques, cachés derrière l’idéologie byzantine de la guerre sainte, notons, pour cette
époque, l’existence d’une urgence à « atténuer » et « altérer » le sens d’interdit de l’homicide
dans la religion chrétienne, donnant graduellement naissance à une vraie idéologie du combat

395
Augustin, Contra Faustum, XXII, 74 : BOURGEOIS F., « La théorie de la guerre juste : un héritage
chrétien ? »…op.cit. p. 458.
396
SHEAN J. F., Soldering for God. Christianity...op. cit. p.195.
397
Cette promesse initialement réservée aux martyrs des guerres avec les Perses fut plus tard accordée aussi aux
martyrs des guerres avec les Arabes après 632 de notre ère : STEPHENSON P., « Religious Services for Byzantine
Soldiers and the Possibility of Martyrdom, c. 400–c. 1000», in Just wars, Holy wars and Jihad…op. cit. p. 39

67
saint et du martyre militaire à la fin du IVème et au début du Vème siècle qui devrait se développer
et se propager encore dans les siècles à venir.
Dans la suite, nous étudierons la figure du martyr en tant qu’acteur principal de la guerre
de la foi.

La naissance du culte des martyrs


Le martyre398 est un phénomène de l’Antiquité tardive. Il n’est pas exclu qu’il ait été lié,
au départ, au culte des morts 399. C’est notamment avec l’intensification des persécutions contre
les chrétiens que le sens initial du mot a évolué, désignant tout d’abord le témoin légal, puis la
personne ayant subi des épreuves et, finalement ceux qui sont morts pour leur foi.
La date de cette transformation linguistique n’est pas connue, mais les deux mots
existent dans les premiers témoignages écrits relatifs à la persécution des chrétiens 400.
Toutefois, dans le Nouveau Testament, le sens principal du mot est « témoin », c’est-à-dire
ceux qui ont témoigné des souffrances ou de la résurrection de Jésus 401. Irénée de Lyon est
probablement le premier qui a appliqué le terme martyr au sens strict du terme aux personnes
qui ont confessé inexorablement leur foi jusqu’à leur mort 402 , et c’est dans la lettre de l’Église
de Smyrne sur la mort de Polycarpe que martus est apparu exclusivement réservé aux martyrs.
Il s’agit des personnes qui ont péri pour la foi, et marturia désigne la mort pour la grande
cause403.
La mort du martyr signifiait en soi l’accomplissement d’un mandat religieux et non
simplement la manifestation d’une mort violente404. Le « témoignage » du martyr est un
témoignage en actes qui comprend tout son combat menant à la mort et qui est raconté dans le

398
Le mot « martyr » vient du mot grec martus « le témoin », alors que le verbe martureo signifie « porter
témoignage ».
399
MARAVAL P. & MIMOUNI S., Le christianisme : de Constantin à la conquête arabe. Paris: PUF, 2005, p.
241.
400
MITCHELL J., Martyrdom: A Very Short Introduction. Oxford: Oxford University Press, 2013, p. 23.
401
Dans l’Apocalypse de l’évangile de Jean, Jésus lui-même apparait comme un martyr, un témoin de la gloire de
Dieu, assassiné par les Romains : BOWERSOCK G. W., Martyrdom and Rome. Cambridge: Cambridge
University Press, 1995, p. 14.
402
WALTER Ch., The Warrior Saints in Byzantine…op. cit. p. 23.
403
DELEHAYE H. P., Sanctvs. Essai sur le culte des saints dans l’antiquité. Bruxelles : Société des Bollandistes,
1927, p. 79-80.
404
Le martyre de Polycarpe a été considéré non seulement comme le premier texte martyrologique ayant référé à
une personne morte pour sa foi, mais aussi comme le premier écrit qui a mis en garde contre la pratique du martyre
volontaire et qui est consacré au culte des saints. Selon certains auteurs, Polycarpe constituait une fusion de la
figure de Jésus et celle du héro masculin gréco-romain : MOSS C., Ancient Christian Martyrdom. Diverse
Practices, Theologies, and Traditions. New Haven/London: Yale University Press, 2012, p. 73 et s.

68
récit du martyre. Ce « témoignage » s’adresse d’abord aux chrétiens eux-mêmes et même les
restes du corps du martyr405 font en quelque sorte partie du « témoignage »406.
Pour les chrétiens, le martyre était d’abord une imitation de la mort du Christ 407. C’est
notamment au IVème siècle (en parallèle de l’évolution de l’idéologie de la guerre sainte) que le
mot grec martus a obtenu un sens technique pour signifier quelqu’un dont les souffrances sont
le témoignage de la passion et de la résurrection de Jésus. Depuis lors, le témoignage, souffrir,
la mort et la récompense divine ont été étroitement mis en relation avec la vie et la pensée
chrétiennes408. Il convient de noter que l’Église militante avait besoin de ceux qui souffraient
au nom du Christ409 et que les martyrs constituaient des modèles pour ceux qui lisaient et
transmettaient les passions des martyrs. Les figures de martyrs jouaient un rôle important dans
la formation de l'identité personnelle : une identité unique410.

L’origine du martyre : les thèses contradictoires


Le concept de martyre a été comparé au concept de la mort noble de l’antiquité gréco-
romaine. D. Seeley a proposé que la réflexion chrétienne sur la mort et la théologie du martyre
en 4 Maccabées a pour origine le concept gréco-romain de la mort noble411.
Notons qu’il existait la notion de devotio, une tradition romaine de la mort noble qui
était un dévouement des militaires, de l’armée de l’ennemie ou des deux aux dieux des enfers
ou à d’autres divinités, souvent anonymes. Dans un sens général, devotio signifie la volonté de
se sacrifier pour le bien-être d’un groupe ou pour une cause majeure412. Le patriotisme était un
autre aspect bien accentué de cette mort noble. Toutefois, les païens ont rarement voulu sacrifier
leur vie pour des motifs religieux, comme les martyrs chrétiens et juifs l'ont fait413.

405
Le culte des reliques est né dans l’Antiquité tardive et a connu une ampleur dans l’Empire byzantin et même
au-delà des frontières de ce dernier jusqu’au désert d’Arabie. Nous étudierons en détail ce culte et la coutume du
pèlerinage qui y est étroitement liée.
406
RORDORF W., Liturgie, foi et vie des premiers chrétiens, études patristiques. Paris : Beauchesne, 1986, p.
392.
407
BOYARIN D., Mourir pour Dieu : L’invention du martyr aux origines du judaïsme et du christianisme. Paris:
Bayard, 2004, p. 101.
408
CORMACK M., Sacrificing the Self: Perspectives on Martyrdom and Religion. Oxford : Oxford University
Press, 2002, p. 78.
409
RORDORF W., Liturgie, foi et vie des premiers chrétiens…op. cit. p. 418
410
VAN HENTEN J. W. & AVEMARIE F., « Introduction », in Martyrdom and Noble Death. Selected texts from
Graeco-Roman, Jewish and Christian Antiquity. Edited by J. W. Van Henten & F. Avemarie, London/New York:
Routledge, 2005, p. 7.
411
SEELEY D., The Noble Death: Greco-roman mythology and Paul’s Concept of Salvation. Sheffield: JSOT
Press, 1990, p. 143
412
VAN HENTEN J. W.& AVEMARIE F., Martyrdom and Noble Death…op. cit. p. 19.
413
Ibid. p. 5.

69
Pour les chercheurs, pourtant, les origines du martyre se trouvaient dans les deux grands
monothéismes de l’Antiquité tardive. W. H. C. Frend, dans son ouvrage414, met l’accent sur le
fait que la martyrologie chrétienne est le prolongement et un remplacement de la martyrologie
juive. D’après M. F. Baslez, notamment 4 Maccabées, en raison de sa théologie de
l’immortalité, fut un modèle pour les communautés chrétiennes en particulier aux IVème et Vème
siècles415.
G. Bowersock416 avance l’hypothèse suivante : le martyre chrétien est un produit
culturel d’origine romaine adapté au christianisme et emprunté plus tard par les juifs. D’après
Boyarin, le martyre en tant que discours était commun dans le christianisme et le judaïsme
rabbinique, les deux étant en lien étroit417. Toutefois, la différence importante et non
négligeable entre les deux, c’est que les martyrs juifs ont subi la mort car ils défendaient la Loi,
alors que pour les martyrs chrétiens, la Loi ne jouait aucun rôle déterminant418.
S. Mimouni trouve que le martyre était étranger aux Grecs et aux Judéens. Selon lui, les
actes des martyrs sont le fruit de la société gréco-romaine chrétienne d’Anatolie, de Grèce et
d’Afrique du Nord, c’est-à-dire des régions où s’est développée cette littérature419 . De toute
façon, le fait qu’une grande partie de la doctrine grecque de la vertu ait bien pénétré les idéaux
juif et chrétien, et que la lutte contre l’eudémonisme matérialiste ait été commune aux courants
spirituels de l’époque420 constituent des théories considérées comme plus crédibles que les
thèses plus radicales sur l’origine purement juive ou purement chrétienne du martyre.
L’argument de P. Middleton selon lequel le concept du martyre dans le christianisme a
pour origine tous les concepts présentés au-dessus semble raisonnable421. Selon lui, trois aspects
du martyre radical ont été développés par Paul : la souffrance qui montrait qu’on était un vrai
croyant, la présentation de Jésus aux chrétiens en tant que modèle de souffrance et, finalement,
la théologie de participation lancée par Paul pouvait facilement être transformée en un moyen

414
FREND H. H. C., Martyrdom and Persecution in Early Church. Oxford: Blackwell,1965, p. 44.
415
BASLEZ M. F., « The Origin of Martyrdom Images: from the Book of Maccabees to the First Christians », in
The Books of Maccabees: History, Theology, Ideology. Edited by G. G. Xeravits & Zsengeller J. Leiden/Boston :
Brill, 2007, p. 130
416
BOWERSOCK G., Martyrdom and Rome…op. cit. p. 28.
417
BOYARIN D., « Martyrdom and the Making of Christianity and Judaism ». Journal of Early Christian Studies,
1998, vol. 6, 4, p. 613.
418
MIDDLETON P., Radical Martyrdom and Cosmic Conflict in early Christianity. London & New York: T& T
Clark, 2006, p. 113.
419
MIMOUNI S. C., Introduction à l’histoire des origines du christianisme. Montrouge: Bayard, 2019, p. 256
420
FISCHEL H. A., « Martyr and Prophet a Study in Jewish Literature ». The Jewish Quarterly Review New
Series, vol. 37, No. 3, p. 267-268
421
MIDDLETON P., Radical Martyrdom and Cosmic Conflict…op. cit. p. 127.

70
par lequel le martyr pouvait contribuer à l'effort de guerre cosmique dans la martyrologie
chrétienne ultérieure422.

Le martyr chrétien comme le soldat de la guerre eschatologique


L’idée d’une mort « glorieuse » au cours de la bataille a ses racines, très probablement,
dans l’ancienne littérature de la Mésopotamie. Nous voyons que dans l’Épopée de Gilgamesh
Enkidu dit a Gilgamesh qu’il serait béni, s’il tombait dans une bataille, car ceux qui mourraient
au combat étaient honorés dans l’au-delà423. Ainsi, cette idée du martyr tombé au cours de la
guerre sainte semble être passée dans les religions monothéistes comme le christianisme et
l’islam424.
Même si, comme nous l’avons vu, le langage chrétien était dès le début « militarisé »
(dans les passages du Nouveau Testament et dans les œuvres des Pères de l’Église), il semble
que le martyr, avant l’apparition de la guerre sainte et son introduction dans ce type de guerres,
était associé à un caractère plutôt passif (non offensif) et n’était utilisée que pour ceux qui
étaient morts pour leurs convictions religieuses dans l’Empire romain. Les chrétiens étaient
considérés comme les soldats d’une guerre cosmique contre Satan. Ce Satan ne désirait pas la
mort physique des martyrs ; son but était de provoquer le déni (les dissuader de leur défi). Le
Satan essayait d’éloigner les chrétiens de leur foi et de leur Dieu ; il les incitait à faire des
sacrifices aux dieux locaux 425.
Un autre aspect de cette guerre, c’est que le Christ lui-même était considéré comme
celui qui avait vaincu Satan, et les martyrs étaient non seulement des participants à cette guerre,
ils avaient aussi contribué à la victoire finale426.
Notons que dans le christianisme primitif le langage du conflit cosmique et l’apocalypse
dualistique radicale étaient très importants. La récompense du martyre était opposée à la
punition du persécuteur. Les martyrs chrétiens étaient considérés comme ayant contribué à la
guerre sainte par leur mort de la même manière que les martyrs juifs. La différence importante
entre les deux réside dans le fait que la mort des martyrs juifs n’entrainait pas à la victoire lors
de la bataille, alors que celle des martyrs chrétiens aboutissait directement à la victoire
eschatologique. D’autres différences existent aussi : la persécution elle-même ne constituait pas

422
Ibid. p. 146.
423
SANDERS N. K., The Epic of Gilgamesh. Assyrian International News Agency Books, (en ligne:
https://pdf4pro.com/amp/view/the-epic-of-gilgamesh-assyrian-international-news-agency-709578.html), p. 14.
424
WENSINCK A. J., The Oriental Doctrine of the martyrs. Amsterdam: Koninklijke Akademie van
Wetenschappen, 1922, p. 168
425
MIDDLETON P., Radical Martyrdom and Cosmic Conflict…op. cit. p. 80-81.
426
Ibid. p. 90.

71
une punition, elle venait de Satan, et il n’y avait ni armée terrestre à combattre, ni bataille à
faire sur la terre ; le but n’était que fuir le monde. Pour les martyrs juifs en revanche, le but était
une libération à caractère terrestre pour créer l’État national sous la Loi de Yahweh.
Ainsi, nous voyons que le martyr chrétien de l’Antiquité tardive a, à l’origine, un
caractère plutôt passif ; c’est un persécuté et un sacrifié pour ses convictions religieuses. Cette
image pourtant évolue en parallèle avec l’idéologie de la guerre sainte, lorsque le martyr s’y
intègre en tant que le protagoniste principal, un militaire qui mène un combat défensif, une
guerre juste. De plus, la « sainteté » du martyr originel persécuté se transfère au martyr
guerrier : c’est ce guerrier saint martyrisé que nous rencontrerons dans le christianisme
arménien et dans l’islam šīʿite dans le cadre des batailles d’Avarayr et de Karbalā.

1. L’homme saint et ses manifestations à l’origine des guerriers saints


L’idée de « l’homme saint » qui éloignait les démons et influençait la volonté de Dieu
dominait la société de l’Antiquité tardive. Il est étroitement lié à l’idée du combat saint, et à cet
égard, il est en relation directe avec les martyrs et les guerriers protecteurs de la foi.
Dans le monde chrétien des Vème et VIème siècles, le chrétien pratiquant typique fut
encouragé à trouver le confort dans l’attente que quelque part, à son époque, peut-être même,
dans sa propre région, quelques élus de ses semblables avaient atteint, généralement par un
travail ascétique prolongé, un degré exceptionnel de proximité avec Dieu. Dieu les aimait
comme ses enfants préférés. Il répondrait à leurs prières au nom de la majorité des croyants.
La sainteté devait se manifester sous la forme de signes physiques populaires et très
recherchés tels que la guérison, l'exorcisme, la prière pour se protéger des catastrophes
naturelles, la prophétie, la bénédiction et la malédiction427. L’autorité des hommes saints était
personnelle, à distinguer de l’autorité d’un prêtre. Le saint culte pouvait exister en dehors de
l’Église et des sacrements. C’est pourquoi ce culte pourrait fleurir, non seulement chez des
chrétiens, mais aussi parmi des païens et des bédouins428.
Le culte des saints, s'il devait largement élargir sa portée, avait ses origines incontestées
dans le culte des martyrs. Les martyrs ont été vite revêtus du titre d’homme saint, constituant
le prototype du saint chrétien ; des saints hommes et femmes qui n'étaient pas morts pour le
Christ venaient prendre leur place aux côtés des martyrs. L’enthousiasme chrétien pour le culte

427
BROWN P., « Holy Man ». The Cambridge Ancient History. Vol. XIV. Late Antiquity: Empire and Successors,
A.D. 425–600. Edited by A. Cameron, B. Ward-Perkins & M. Whitby. Cambridge: Cambridge University Press,
2000, p. 781-783.
428
TRIMINGHAM J. S., Christianity Among the Arabs in Pre-Islamic Times. London/New York: Longman, 1979,
p. 233.

72
et sa croissance phénoménale au IVème siècle étaient fermement ancrés dans la conscience
historique des chrétiens post-constantiniens 429.
L’homme saint est en général un ascète ; il semble que l’approche ascétique de la foi
vient de l'enseignement des évangiles. C'est une approche que l'on retrouve également dans
d'autres traditions religieuses de l'époque et qui s'est développée au début des premiers siècles
de l'histoire de l'Église430.
La piété chrétienne antique a été marquée par des tendances ascétiques puissantes. Non
seulement un renoncement de soi-même et un contrôle strict des désirs corporels à supprimer
étaient exigés, mais manger et dormir, qui étaient considérés comme des maux indispensables,
étaient réduits au minimum nécessaire pour maintenir la vie ; le sommeil était abandonné en
échange de longues veillées dans la prière. Même le contact social normal a été abandonné pour
la recherche solitaire et austère du salut spirituel ; être un ermite offrait également l'avantage
qu'on pouvait presque complètement renoncer aux vêtements et à l'abri, ces leurres bien connus
de la vanité et du confort. L'observation rigoureuse du rituel, en particulier la prière, est
accentuée sous l'ascétisme.
Certes, tous les chrétiens de l’Antiquité tardive n'ont pas observé l'idéal ascétique à ce
degré-là, mais ceux qui l'ont fait étaient largement vénérés comme les vrais champions de la
religiosité chrétienne, et pour cette raison, ils ont parfois acquis une profonde influence non
seulement auprès des masses illettrées, mais aussi chez les détenteurs du pouvoir, de la richesse
et de l'éducation431.
Nos informations restent limitées à propos de l’origine du monachisme ; il a pour origine
probablement les déserts d’Égypte et de Palestine432. Ce mode de vie n’est pas une nouveauté
dans le christianisme, mais il devient une pratique courante à partir du IVème siècle433, et était
déjà une institution bien établie au VIème siècle. L’homme saint du monastère avait
intentionnellement choisi une « anti-culture », c’est-à-dire le désert, les rochers des montagnes.
Autrement dit, les moines avaient construit la ville dans le désert. Cet homme saint était puissant
et en contact permanent avec le monde des animaux qu’il contrôlait.

429
MARKUS R., The End of Ancient Christianity. Cambridge: Cambridge University Press, 1990, p. 24.
430
BINNS J., The T&T Clark History of Monasticism. The Eastern Tradition. London & New York: T&T CLARK
Bloomsbury Publishing Plc, 2020, p. 12.
431
DONNER F. M., Narratives of Islamic Origins. The Beginnings of Islamic Historical Writing. Princeton/New
Jersey: The Darwin Press, 1998, p. 70-71.
432
O’LOUGHLIN T., « The Latin West in the Period of Transition from « the Late Roman Empire » to « Early
Medieval Europe »: Consolidation and Innovation », in A Companion to Religion in Late Antiquity. Edited by de
J. Lössel et N. Baker-Brian. Haboken: Wiley Blackwell, 2018, p. 93.
433
MARAVAL P., Le christianisme de Constantin…op. cit. p. 251

73
Cependant, à la différence de l’Ouest, le monachisme oriental était intégré dans la vie
urbaine, les moines ont eu un rôle important pour le christianisme devenant la religion des
masses à l’est de l’Empire romain434.
Les ascètes ont été reconnus par ailleurs comme les successeurs des martyrs 435.
Plusieurs auteurs chrétiens tels qu’Origène, Clément et Athanase considéraient l’ascétisme
comme l’équivalent du martyre ou un entrainement pour ce dernier. Ce n’étaient pas seulement
les chrétiens qui liaient les deux notions. Les manichéens et les païens aussi avaient des idées
sur l’opposition entre l’esprit et le corps436. À partir du IVème siècle et à la fin des persécutions
dans l’Empire romain, les ascètes sont les nouveaux athlètes de la vie chrétienne en lutte non
plus contre les persécuteurs (sauf dans l’Empire perse jusqu’à sa chute au VIIème siècle) mais
contre Satan, l’ennemi par excellence, dans un combat spirituel. Il est significatif que la
terminologie utilisée pour les ascètes telles que « contestation » et « athlète » était auparavant
appliquée aux martyrs 437. Le saint (qaddiše438) était celui qui renonçait à l’état matrimonial qui
était le leur pour pratiquer la continence.

L’homme saint et le combat : les aspects militaires du monachisme


L’érémitisme a contribué au développement du thème du combat. La discipline et
l’héroïsme rappelaient les parallèles militaires. Selon E. Malone, les chrétiens considéraient
leurs souffrances comme la continuation des souffrances des fils d’Israël et le monachisme
comme un martyre auto-infligé439. Pour Augustin les moines étaient des soldats 440 du Christ441.
Il existe trois aspects « combatifs » de l’érémitisme chrétien. L’érémitisme en tant que
combat se cristallisait d’abord sous la forme de militia spiritualis, un service militaire spirituel
dans lequel chacun est engagé ; c’est un combat contre les forces qui empêchent le fidèle de
réaliser la volonté divine. Il doit lutter contre le Diable. Ce concept de vie spirituelle de l’homme

434
BROWN P., The World of Late Antiquity AD 150-750. London: Thames & Hudson, 2018 (reprinted), p. 110 et
s.
435
BRIQUEL-CHATONNET F. & DEBIE M., Le monde syriaque. Sur les routes d’un christianisme ignoré.
Paris : Les Belles Lettres, 2017, p. 69
436
GAISER A. R., Shurāt Legends, Ibāḍī identities. Martyrdom, Asceticism and the Making of Early Islamic
Community. University of South California Press, 2016, p. 22-23.
437
BROCK S. P., « Early Syrian Asceticism ». Numen, 1973, vol. 20, 1, p. 2
438
Le sens premier de la racine sémitique qdš est « séparation » : celui qui n’est pas affecté par le monde :
BRIQUEL-CHATONNET F. & DEBIE M., Le monde syriaque…op. cit. p. 71.
439
MALONE E., « Martyrdom and Monastic Profession as a Second Baptism », in Vom christlichen mysterium.
Edited by Dr. A. Mayer, Dr. J. Quasten & Dr. B. Neunheuser Osb. Düsseldorf : Patmos-Verlag, 1951, p. 118.
440
Mis en italique par nos soins.
441
Augustin, De opere monachorum. 28.36.

74
a reçu sa première application grâce à saint Paul dans l’ascétisme chrétien 442. Origène aussi a
reconnu l’ascète comme le vrai soldat du Christ 443.
Les moines se croyaient les héritiers du titre milites christi qui était réservé aux martyrs.
Ils considéraient leur vie comme un combat où l’ennemi principal était le Diable et ses anges,
et les vaincre était égal à la victoire du Christ sur le Satan. L’Abbé Serapion disait à ses moines
qu’ils étaient des soldats engagés dans l’armée du Christ, leur arme étant la prière. Leur seul
code militaire à respecter était les règles monastiques, et le monastère était la forteresse444.
Le deuxième aspect - l’aspect d’une alliance - est plus visible dans le christianisme
syrien où la foi était considérée comme une nouvelle alliance (qeiāmā) qui invitait les femmes
et les hommes à lutter non seulement contre le Mal, mais aussi contre les tendances naturelles
du corps. À cet égard, il faut prêter attention au vocabulaire utilisé dans cette théologie :
« lutte », « bataille », « guerre ». Cela donne un avant-goût du monde de la pensée militaire
dans lequel ces guerriers de Dieu vivaient. Notons que ces exigences n'étaient pas réservées
uniquement aux héros qui se consacraient à la vie religieuse, c'est-à-dire à l'élite parmi les
croyants ordinaires, mais elles étaient devenues normatives pour les membres ordinaires de
l'ancienne Église syrienne. Le concept d'alliance dans le contexte de l'ascétisme est lié à l'idée
de la milice sacrée qui détermine l'ensemble de la pensée. Ceux qui étaient liés à cette alliance
étaient les combattants de l'armée de Dieu. La fonction des prêtres était de sonner leurs
trompettes signalant l'engagement dans la bataille avec l'ennemi, et les combattants devaient
être prêts à combattre courageusement dans la chaleur de la bataille au sein de l'armée de
Dieu445.
Finalement, un autre aspect militaire de l’érémitisme se dévoile dans la réaction des
moines au concile de Chalcédoine 446 dans leur défense de l’orthodoxie chrétienne. Au cours
des décennies du VIème siècle, les communautés locales de Syrie qui s'opposaient à l'orthodoxie
issue du Concile de Chalcédoine en 451, ont rappelé à travers des récits d'oppression et de
persécutions que certains ascètes militants et charismatiques s’étaient chargés du rôle de

442
Romains 13, 12 ; 2 Corinthiens 10, 3-8; Ephésiens 6, 10-18; Philippiens 2, 25; 1 Timothée 1, 18; 2 Timothée
2, 3 et s. Il s’agit d’un concept répandu dans le monde gréco-romain.
443
MALONE E. E., The Monk and the Martyr. The Monk as the Successor of the Martyr. Washington D. C.: The
Catholic University of America Press, 1950, p. 100-101.
444
Nous avons ce constat chez saint Horsièse, John Cassian et saint Bénédicte. MALONE E. E., The Monk and
the Martyr…op. cit. p. 102 et s.
445
VÖÖBUS A., History of Asceticism in the Syrian Orient: A Contribution to the history of Culture in the Near
East I, the Origin of Asceticism Early Monasticism in Persia. Louvain: Secrétariat du corpus SCE, 1958, p. 13-14.
446
Le concile de Chalcédoine (451) confesse le Christ à la fois vrai Dieu et vrai homme.

75
défendre les frontières doctrinales de leurs propres communautés contre les autres
communautés. Ce rôle était semblable à celui du martyr du passé chrétien 447.
Certes, cet aspect « militaire » du monachisme devait attirer des candidats à la
conversion au christianisme dans les zones limitrophes de l’Empire, habitées par les bédouins
arabes. La raison principale résidait dans la ressemblance de mode de vie de ces derniers avec
celui des moines. Dans les déserts de Syrie et d’Irak en particulier, il existait de nombreux
monastères qui étaient des véritables centres d’une propagande claire et directe des valeurs
[chrétiennes] telles que l’ascétisme, la piété, la patience, les interdits alimentaires, etc. Comme
nous le verrons, ces idées n’étaient pas étrangères non plus aux fidèles de la nouvelle croyance
monothéiste prêchée par Muḥammad. Toutes ces valeurs avaient comme base la notion du
combat pour la foi et le martyre ; et si les moines étaient des soldats spirituels et ardents du
Christ qui étaient pourtant inactifs sur les vrais champs de bataille, leurs futurs disciples, les
guerriers rassemblés autour du message prophétique de Muḥammad n’ont pas hésité dans les
siècles qui suivirent à prendre les armes au nom de la foi.

Les guerriers saints byzantins


En ce qui concerne l’apparition de l’homme saint dans le guerrier saint dans le monde
gréco-romain, nous constatons que plusieurs saints étaient désignés comme « saints
militaires ». Toutefois, il ne s’agissait pas toujours de vrais soldats militaires, mais d’une
transformation, d’une métamorphose engendrée par l’hagiographie 448. Le culte de certains est
passé au Proche-Orient, leur nom et leur caractère a pris une forme locale, et ce culte est toujours
vivant.
En fait, la fonction principale des saints militaires de l’Église grecque était de protéger
une ville ou un pays. Toutefois, il n’est pas exclu que ces grands saints aient été les héritiers
des divinités païennes 449. Une explication concernant la place importante des légendes
militaires dans l’hagiographie grecque c’est qu’il s’agissait d’une réponse aux vœux du public
qui se pressait aux sanctuaires des martyrs et qui reconnaissaient des héros invincibles dans les
martyrs 450. Ils étaient appelés miles Christi, miles Dei, des appellations empruntées aux auteurs
du Nouveau Testament, notamment Saint Paul451.

447
SIZGORICH Th., Violence and Belief in Late Antiquity…op. cit. p. 108
448
DELEHAYE H., Les légendes grecques des saints militaires. Paris : Librairie Alphonse Picard et fils, 1909, p.
112-113
449
LUCIUS E., Die Anfänge des Heiligenkults in Der Christlichen Kirche. Wentworth Press, 2018, p. 205-251.
450
DELEHAYE H., Les légendes grecques des saints militaires…op. cit. p. 118.
451
WALTER Ch., The Warrior Saints in Byzantine Art…op. cit. p. 31.

76
Les antécédents du militarisme byzantin étaient les traditions israélites qui ont été
présentées dans la Septante (il semble pourtant que le concept de guerre juste d’origine israélite
était beaucoup plus présent dans le militarisme byzantin que l’enseignement paisible de Jésus)
et le Nouveau Testament, et les traditions antiques véhiculées dans la société gréco-romaine.
Les guerriers saints avaient (indirectement) hérité des caractéristiques des héros antiques tels
que Persée et Hercule. L’un de leurs capacités extraordinaires était l’élimination des bêtes ou
des personnes odieuses. Dans les récits, un tyran est généralement contemporain au guerrier
saint et ce dernier intervient souvent pour l’éliminer 452. Les enseignements du Nouveau
Testament étaient appliqués en fonction de la dangerosité croissante des ennemis : les démons
inspiraient les adversaires terrestres, ces derniers devaient être combattus avec les armes de
préférence spirituelles 453. Dans la suite de notre étude, nous présenterons les saints les plus
importants du monde gréco-romain dont l'image a traversé les frontières de Byzance et a atteint
le Proche-Orient ancien. En se revêtant des particularités de la culture locale, ils sont
graduellement devenus des saints locaux et nationaux.

Theodore Tiron (fin du IVème siècle)


Theodore Tiron a été reconnu comme le premier Hercule chrétien, la personnification
d’un grand kulturkampf454. Originaire d’Euchaïta, il avait refusé de sacrifier pour les dieux, et
avait incendié le temple de Cybèle. Finalement, il fut torturé, emprisonné et brûlé vif. Il était
également un guérisseur et un protecteur pendant les voyages. Grégoire de Nicée rappelle ses
capacités d’intervention dans les batailles, une capacité qui est attestée tardivement et qui le
distinguait des autres saints 455. Dans le texte Vita et Miracula456, il est également reconnu
comme ayant vaincu un dragon457. Son culte était bien connu en Syrie, en Palestine, en Asie
Mineure et à Constantinople. Il a été associé au saint Théodore le Stratilate, qui était également
un saint guerrier.
Les premières représentations de Theodore ont été mises à jour dans son sanctuaire
incluant ses œuvres, sa résistance, ses adversaires (les tyrans), sa mort sacrée et Jésus Christ à

452
Ibid. p. 50 et s. et p. 105.
453
Ibid. p. 291
454
CAROLIDIS P., Bemerkungen zu den alten kleinasiatischen Sprachen und Mythen. Strasbourg, 1913, p. 148.
455
WALTER Ch., The Warrior Saints in Byzantine Art…op. cit. p. 46.
456
BHG, 1764.
457
En Cappadoce, Saint Théodore est représenté comme un chevalier, parfois en train de transpercer un dragon,
parfois en compagnie de Saint George et parfois en tenue militaire : WALTER Ch. The Warrior Saints in
Byzantine…op. cit. p. 55-56.

77
l’apparence humaine. Il était connu également aux Arméniens grâce à Grégoire de Nysse458,
lui-même un saint de l’Église arménien.

Saint Mercure (IIIème siècle)


Il fut un soldat qui se convertit à l’époque des empereurs Dèce et Valérien. En raison de
cette conversion (et le refus de faire des sacrifices pour les dieux), il fut emprisonné, puis
exécuté. Il est présenté dans Direkli kilise (Xème siècle : Cappadoce) avec une tenue militaire
inhabituelle et une épée ; dans la basilique de Constantin à Yeniköy (XIème siècle :
Neochorion459) avec une cuirasse, une tunique rouge, une lance et un bouclier. Il est également
présenté avec les attributs militaires sur les triptyques en ivoire du Xème siècle. Selon le
Chronicon Paschale, le Christ demande à Mercure de tuer Julien l’Apostat 460.

Saint Eustache de Rome (IIème siècle)


L’historicité de ce saint a été mise en doute. Il serait né à l’époque de l’empereur Trajan
et aurait été martyrisé à l’époque de l’empereur Hadrien. Il était le chef de l’armée romaine au
moment de l’invasion barbare. Plus tard, il a été condamné à mort pour avoir refusé
d’accompagner l’Empereur pour aller au temple d’Apollon. Il a été représenté avec une épée
et, dans les représentations géorgiennes, avec des outils de chasse tels que l’arc et la flèche. Dès
ses premiers portraits (en Cappadoce), il est présenté en tenue militaire, et dès le Xème siècle, il
a été considéré comme un membre de l’armée céleste à Constantinople 461. Malgré les doutes
sur son existence, sa Passion assure son statut militaire et donne des détails sur sa carrière
réussie au sein de l’armée en tant que général462.
Saint Eustache est connu en Arménie comme disciple de saint Thaddée (l’évangélisateur
de l’Arménie). Selon la tradition arménienne, il avait accompagné l'apôtre Thaddée lors de ses
déplacements de prédication. Il a été enterré dans le monastère de Tatev 463.

Saint Hiéron : un soldat du Christ (IIIème siècle)

458
Il était un fameux théologien et philosophe du IVème siècle.
459
Un quartier dans la province d’Istanbul.
460
WALTER Ch., The Warrior Saints in Byzantine Art and Tradition…op. cit. p. 104-105.
461
Ibid. p. 164 et s.
462
Ibid. p. 168-169.
463
Il n’est pas sûr qu’il s’agisse du même personnage ou d’une version « locale et arménienne » de saint Eustache:
VARDANYAN O., « Evsat‘evos ». K‘ristonya Hayastan hanragitaran. Erévan: Haykakan hanragitakan
hratarakačut‘yun, 2002, p. 320.

78
L’historicité d’Hiéron et de ses compagnons a été également mise en doute. Il aurait été
originaire de Cappadoce à l’époque des empereurs Dioclétien et Maximien. Comme les cas
précédents, le motif de leur exécution était le refus de réaliser des sacrifices pour les dieux. Il
fut martyrisé avec 33 personnes à Mélitène en Arménie. Saint Hiéron n’était probablement pas
un vrai militaire (=un soldat de l’armée)464.

Saint Georges (IVème siècle)


Saint Georges est le plus célèbre des guerriers saints465, le saint patron des soldats 466. Il
était originaire de Cappadoce. Sa Passion a probablement subi des influences mazdéennes (le
culte de Mithra) et juives car saint Georges a été reconnu comme « l’héritier de la puissance
tutélaire de Mithra »467. Il a été identifié également avec Tammuz et Adonis 468. Les
informations à son propos sont donc plus mythiques qu’historiques. D’ailleurs, bien qu’il n’ait
pas mené une véritable carrière militaire, il a toujours été présenté comme un soldat469.
Son culte était bien connu dans le Caucase (en Géorgie le monastère d’Ilori et en
Arménie sous le culte païen de Mithra : la divinité « voleur » du bœuf) et en Asie Mineure où
Mithra est présenté comme un guerrier et un chevalier chasseur, à l’image de saint Georges470.
De plus, tous les deux, Mithra et saint Georges, faisaient jaillir l’eau de la terre, le premier par
les flèches, le deuxième par les coups de pied (l’eau était servi pour les ablutions
purificatoires)471. Dans les églises, il est présenté parfois comme un martyr, mais aussi, depuis
le Xème siècle, comme un chevalier tueur du dragon. C’est à partir du XIème siècle qu’il est
présenté comme un guerrier 472.

Saint Sergius (saint Serge) et saint Bacchus

464
Ibid. p. 178-180.
465
Ibid. p. 109
466
CUMONT F., « St. George and Mithra the Cattle-Thief ». The Journal of Roman Studies. 1937, vol. 27,1, p.
63.
467
CUMONT M. F., « Mithra en Asie Mineure », in Anatolian studies presented to William Hepburn Buckler.
Edited by Calder W. M. & Keil J. Manchester, 1939, p. 74.
468
FRAZER J. G., « St. George and the Parilia ». Revue des études ethnographiques et sociologiques. 1908, 1, p.
14.
469
WALTER Ch., The Warrior Saints in Byzantine Art…op. cit. p.111 et s.
470
Les détails d’une cérémonie de sacrifice de bœuf, dédiée à Saint George ont été rapportés par J. Chardin qui
avait visité Ilori en 1627.voir : CUMONT F., « St. George and Mithra the Cattle-Thief »…op. cit. p. 63 et s.
471
CUMONT F., « La plus ancienne légende de Saint Georges ». Revue de l’histoire des religions. 1936, 114, p.
30.
472
WALTER Ch., The Warrior Saints in Byzantine Art…op. cit. p. 126-127.

79
Sergius était primicerius scholae gentilium qui est le rang le plus élevé pour un officier
subalterne473 et Bacchus était secundarius 474. L’identité de l’empereur sous lequel ils ont vécu
est discutable475, mais la Passion appartient au Vème siècle476. Saint Sergius et saint Bacchus
sont classés parmi les saints protecteurs célestes des armées byzantines 477. Ils ont été exécutés
pour avoir refusé de sacrifier pour les dieux en restant fidèle au Christ.
C’est en particulier saint Sergius qui était bien connu en Orient, et notamment en Syrie,
parmi les Arabes qui habitaient la grande région comprenant les plaines Syro-
mésopotamiennes. Il est dit que le saint fut martyrisé et enterré dans les sables de Ruṣāfa
(Resapha) qui faisait partie de cette « plaine barbare », un territoire arabe/sarrasin. Il est possible
que certaines tribus arabes aient été témoins du martyre, et que probablement, par analogie avec
d'autres situations similaires, peu après le martyre, ils furent les gardiens de ses reliques. De
plus, le saint était célébré pour ses miracles (les guérisons), et cela pourrait constituer un autre
facteur qui avait augmenté la dévotion des Arabes à l’égard du saint. La célébration de sa fête
a commencé probablement tôt, la première attestation vient de Théodoret de Cyrrhus au Vème
siècle.
Le tombeau de saint Serge était protégé aux IVème et Vème siècles par diverses tribus
arabes telles que les Tanūẖides (installés au sud de l’Euphrate à Chalcidicē), les Arabes
romaïques (les Arabes de l’armée romaine) et par les Salīḥides (la tribu fédérée dominante au
service des Byzantins). Plus tard, au VIème siècle, les Ġassānides chrétiens sont devenus les
dévots par excellence de saint Serge.
Au Vème siècle, une tradition de dévotion à saint Serge est née parmi les monophysites478
pour lesquels le règne d'Anastase était un « âge d’or ». Le patriarche était Sévère, après quoi le
monophysisme en Orient a pris sa couleur doctrinale. D’ailleurs, saint Serge est devenu le saint
symbolique et protecteur de l’Empereur Anastase après l’éclatement de la guerre entre la
Byzance et la Perse.
Il convient de noter que saint Serge a éclipsé d'autres saints militaires d'Orient, tels que
Procope et George, qui auraient été enterrés dans la lointaine Palestine 479. Nous verrons

473
FOWDEN E. K., The Barbarian Plain. Berkley/Los Angeles/London: California University Press, 1999, p. 8.
474
WALTER Ch., The Warrior Saints in Byzantine Art...op. cit. p. 146.
475
WOODS D., « The Emperor Julian and the Passion of Sergius and Bacchus». Journal of Early Christian
Studies. 1997, 5, 3, p. 335.
476
FOWDEN E. K., The Barbarian Plain…op. cit. p. 26
477
POIDEBARD A. & MOUTERDE R., « A propos de Saint Serge Aviation et Épigraphie ». Analecta
Bollandiana. 1949, 67, p. 114
478
Pour les détails à nature théologique (christologique) des différents courants, voir chapitre IV.
479
SHAHÏD I., Byzantium and Arabs in the Sixth Century. vol. I, part 2. Washington: Dumbarton Oaks Research
Library and Collection, 2009, p. 950 et s.

80
comment le culte de ce saint a joué un rôle important dans le développement du culte des
reliques, du pèlerinage aux sanctuaires et aux monastères en Syrie-Mésopotamie, la future terre
de l’islam, qui a absorbé et préservé de nombreuses pratiques liées à ces lieux saints 480.
À la fin du VIème siècle, la réputation du saint avait atteint les rives de l’Atlantique. Selon
un récit, un marchand syrien avait installé l’index du saint dans une maison-chapelle à
Bordeaux. L’évêque Bertramn de Bordeaux avait entendu qu’un roi d’Orient avait gagné une
bataille grâce au pouce du saint Serge qu’il portait sur lui. L’évêque essaya donc à tout prix
d’obtenir l’index du saint en possession du Syrien, mais dans la bataille déclenchée, l’index fut
morcelé. Le roi oriental était probablement K̲osrow II481.
Les Passions et l'iconographie inspirées des deux saints nous fournissent un excellent
paradigme du saint guerrier. Au début des Passions, il est déclaré qu’ils sont de confession
chrétienne et vivent au temps d’un tyran. En raison de leur confession, ils tombèrent en disgrâce
et se virent retirer leurs insignes militaires. Malgré tout, ils apparaissaient dans les visions en
tenu militaire. Néanmoins, il n’y a pas d’informations concernant leur véritable engagement
actif dans les batailles 482.
Pour résumer, notons les caractéristiques principales des guerriers saints byzantins :
1. Ils tirent leur origine des mythologies anciennes gréco-romaines ou proche-orientales ;
la présence du combat du dragon nous rappelle notamment une influence indo-
européenne, et les comparaisons avec Tammuz, Adonis ou Mithra les relient au culte
des divinités martyrs morts et ressuscités.
2. Il est difficile d’être sûr de l’authenticité historique des informations contenues dans les
Passions, mais il n’est pas évident non plus que ces personnages auraient participé aux
compagnes militaires car pour la plupart, il est seulement mentionné qu’ils étaient des
soldats. Avec le christianisme, ces idéaux guerriers d’origine païenne se sont mis à
combattre le paganisme et ils se sont revêtus du plus haut idéal chrétien : le martyr tout
en gardant les caractéristiques d’un combattant ; il ne s’agit qu’à un autre effort de
concilier l’arme et la piété chrétienne dans la défense de la foi. Ainsi, leur importance

480
Le culte de saint Serge a été intégré dans l’islam populaire. Il parait que même aujourd’hui les femmes syriennes
continuent à faire leur deuil sur les tombes de saint Sergius et de saint Georges identifiés avec le « chevalier vert »
(al-H̱iḍr), mentionné dans le Qurʿān, qui avait le pouvoir d’aider les femmes stériles : HEILO O., « The Holiness
of the Warrior : Physical and Spiritual Power in the Borderland between Byzantium and Islam », in Byzantine War
Ideology between Roman Concept and Christian Religion. Edited by J. Koder & I. Stouraitis, Wien:
Österreichische Akademie der Wissenschaften, 2012, p. 44.
481
Toutefois, il n’est pas exclu que ce roi fut Anastase I, Justinien (les empereurs byzantins) ou d’autres souverains
comme al-Munḏir (omeyyade) ; ils croyaient tous aux pouvoirs du saint. FOWDEN E. K., The Barbarian
Plain…op. cit. p. 129.
482
WALTER Ch., The Warrior Saints in Byzantine Art…op. cit. p. 160-161.

81
réside dans le fait qu’ils présentaient un modèle à suivre pour leurs adorateurs ; leur
revendication en martyre était dans le fait qu’ils préféraient être plutôt capturé et exécuté
que nier leur foi483. Leur culte s’est rependu dans l’ensemble de la région du Proche-
Orient depuis la Syrie jusqu’à l’Arménie, et un culte important du pèlerinage à leurs
tombes était prospère. Ce culte était vivant également après la conquête arabe. D’après
Ch. Walter, ce n’est qu’un reflet du climat idéologique post-Constantin quand la carrière
militaire n’avait plus un caractère négatif pour les Byzantins désormais chrétiens 484.

Les guerriers saints perses


À la même époque, nous avons quelques figures des saints guerriers chrétiens d’origine
iranienne qui, comme leurs équivalents byzantins, incarnaient à la fois les traditions héroïques
païennes et les valeurs/vertus chrétiennes. Beaucoup moins nombreux que les saints guerriers
byzantins, ils ont quand même marqué l’hagiographie de leur époque : il s’agit de Mar Qardagh,
Gufrašnasp et Raqbakt.
Mar Qardagh était d’une famille mazdéenne, il a été désigné gouverneur de la région
située au nord de la Perse après avoir passé les épreuves de Šapur II485. Il a transformé son
territoire en un pays chrétien paisible. La date de la composition de Actes de Mar Qardagh peut
être comprise entre 550 et 650 de notre ère486.
Mar Qardagh a été présenté avec un physique athlétique et une attitude de guerrier qui
nous rappellent les traditions épiques de l’Iran sassanide (les récits qu’on trouve dans le Livre
des Rois « Šāhnāme »). Cette ressemblance est significative, car elle présente une version
chrétienne d’un phénomène qui a influencé l’histoire culturelle du sud-ouest de l’Asie : depuis
le nord de l’Arabie jusqu’au Caucase, de la Mésopotamie jusqu’à l’Afghanistan, les élites
régionales de l’Empire sassanide et de ses frontières s’étaient familiarisées avec les traditions
épiques qui glorifiaient les rois et les héros de l’Iran ancien487. Le légende de Mar Qardagh est
notamment comparable à la chronique de Ardašīr488. Le tir à l’arc, le polo et la chasse étaient
les activités caractéristiques de la « bonne vie » de l’élite sassanide dans lesquelles Mar
Qardagh montrait une grande habilité.

483
WOODS D., « The Good Soldier’s End: From Suicide to Martyrdom ». Byzantinoslavica, 2008, 66, p. 84-85.
484
WALTER Ch., The Warrior Saints in Byzantine Art…op. cit. p. 265
485
Šapur l’avait invité à son palais et lui avait demandé de passer les épreuves du tir à l’arc que Mar Qardagh a
passées avec succès.
486
FOWDEN E. K., The Barbarian Plain…op. cit. p. 120, note: 110.
487
Nous avons étudié une grande partie de ces traditions dans la première partie.
488
WALKER J. Th., The Legend of Mar Qardagh: Narrative and Christian Heroism in Late Antique Iraq.
Berkley/Los Angeles/ London: University of California Press, 2006, p. 121-125.

82
Mar Qardagh combinait ainsi le caractère du héro idéal iranien à celui du saint chrétien,
même après la conversion au christianisme, ce qui lui permit de rester iranien tout en devenant
chrétien. Il mit ses vertus chevaleresques au service de Dieu du Christ, qu’il priait dans la
solitude et l'ascèse, mais révélait également sa puissance héroïque dans les moments les plus
difficiles. Au moment de l’invasion arabo-romaine, il se transforma surtout en un guerrier
chrétien redoutable. Sa victoire sur le champ de bataille fut racontée dans le langage et
l’imaginaire de l’Ancien Testament, son portrait en tant que saint guerrier est une combinaison
des modèles scripturaires, des thèmes iraniens et du christianisme syriaque. Plusieurs aspects
des activités militaires de Mar Qardagh rappellent des rythmes narratifs des traditions épiques
sassanides489.
Cette préservation de l'idéal du héros perse dans ce nouveau héros saint a permis de
garder le lien avec la structure quasi-féodale de l'Empire sassanide et de profiter de la position
sociale que la religion mazdéenne octroyait au noble héros au sein d'une vie militante. Ainsi,
on voit le développement d’un « iranianisme chrétien » qui, contrairement à la religion
mazdéenne, était plus ouvert et accessible aux influences intellectuelles des autres cultures et
régions, et donc était ouvert à une évolution continue.
Cependant, l'image héroïque de Qardagh ne représentait pas seulement les prototypes
héroïques iraniens, cette image héroïque chrétienne-iranienne n'était pas indépendante du culte
des saints tels que saint Sergius. Selon le roman dédié à ce héros, Qardagh devient un héros
chrétien comme saint Sergius qui intervient dans sa vie de façon continue et lui permet
d'atteindre la perfection au martyrium490. Cela prouve que saint Sergius a certainement eu une
place spéciale dans ces cercles chrétiens de l'Empire sassanide dont les représentants, tout en
souhaitant de préserver leur tradition héroïque nationale perse, restaient ouverts d'esprit491.

Gufrašnasp et Raqbakt
Il y a deux autres figures dans la Chronique d’Arbèles 492 dont la carrière ressemble à
celle de Mar Qardagh : Gufrašnasp et Raqbakt. Gufrašnasp était mobed493 d’Adiabène, qui
s’était révolté contre le roi sassanide Bahrām II (274-291). Après s’être refugié derrière les

489
Ibid. p. 149 et s.
490
WIESSNER G. « Christlicher Heiligenkult im Umkreis eines sassanidischen Grosskönigs », in Festgabe
deutscher Iranisten zur 2500 Jahrfeier Irans. Edited by W. Eilers, Stuttgart: Hochwacht Druck, 1971, p. 150-152.
491
La connexion entre le saint soldat chrétien et les véritables cercles iraniens, comme en témoigne le roman de
Mar Qardagh, peut également permettre d’apprécier les actions de K̲osrow II sous un jour différent (le fait que le
roi ait choisi de se marier avec deux chrétiennes) : Ibid. p. 154.
492
Un texte hagiographique en syriaque.
493
Prêtre zoroastrien.

83
remparts de sa tour fortifiée à Adiabène, Gufrašnasp défia l’armée royale par le tir à l’art
« héroïque »494.
Quant à Raqbakt (le souverain d’Adiabène au milieu du deuxième siècle), il apparait
avant Gufrašnasp dans la Chronique d’Arbèles. Il était à la tête d’une armée composée de mille
soldats qui menaient un combat contre les rebelles. Sa mort sur le champ de bataille a été
comparée à la mort de Judas macchabée495.
Ainsi, dans la situation géopolitique complexe de l’Empire romain (et plus tard
byzantin) des IVème et VIème siècles et en plein développement du christianisme - une religion
qui prônait la paix, l’amour et la coexistence pacifique au sein de l’Empire et au-delà de ses
frontières - un culte complexe des saints engagés dans des combats saints, investi largement par
les traditions païennes anciennes, voit le jour et évolue. Ce culte tirait son contenu de la doctrine
chrétienne du combat contre le Mal, de la doctrine romaine de la guerre sainte et des traditions
locales des peuples aux origines variées.
L’acteur principal au cœur de ce culte, l’homme « sacré » est vénéré, imité et en quelque
sorte divinisé, non seulement de son vivant mais aussi après sa mort (qui est une mort glorieuse-
un couronnement dans le langage hagiographique – si c’est un martyr) et ses reliques, comme
nous le verrons par la suite, deviennent l’objet d’un culte particulier célébré par les dévots au
cours des pèlerinages aux sanctuaires et aux martyria. L’homme saint/martyr devient ainsi un
phénomène immortel, un nouveau « dieu ».

Le culte des reliques


Le culte des saints et des martyrs a trouvé son prolongement dans le culte de la
vénération des reliques sous la forme des pèlerinages aux lieux saints dont le but était de voir
de près l’homme saint, vivant ou mort, et de bénéficier des nombreuses bénédictions et
guérisons que ce contact à caractère sacré pourrait assurer.
La culture chrétienne des IIème et IIIème siècles était plus une culture de la lecture et de
l’écoute qu’une culture du « toucher ». À la fin de l'Antiquité, avec l'émergence du phénomène
de l’homme saint et des lieux saints, on peut remarquer un désir croissant de visiter et de voir,
par exemple, la ville sainte de Jérusalem, les saints moines d'Égypte et les sanctuaires des

494
Die Chronik von Arbela. Ein Beitrag zur Kenntnis des ältesten Christentums im Orient. Translated and
Annotated by Eduard Sachaup. Piscataway : Gorgias Press, 2012, p.66-67.
495
Ibid. p. 47.

84
martyrs 496. Il ne fait aucun doute que le contact visuel a joué un rôle important à plusieurs
niveaux dans le développement du culte des saints497.
D’ailleurs, la recherche de la proximité physique avec le saint défunt pourrait avoir une
autre explication : la quête de la succession apostolique. D’après Th. Klauser, l’intérêt pour les
tombeaux des apôtres et des évêques au IIème siècle prenait ses racines dans la croyance selon
laquelle ces derniers étaient les garants de la chaine ininterrompue des successeurs des apôtres
dans les églises locales. Les évêques cherchaient donc à garder vivant le souvenir des saints498.
Néanmoins, R. Rordorf pense que même si on considère que la pratique des assemblées
cultuelles en l’honneur des martyrs est un emprunt au culte des héros païens, il s’agit, avant
tout, d’un culte officiel de l’Église rendu aux martyrs chrétiens, car il existe des différences plus
ou moins importantes entre les deux : les martyrs chrétiens n’étaient pas vénérés comme des
divinités, mais comme de simples mortels499.
Le culte des reliques en tant que caractéristique commune et évidente de la piété
chrétienne500, était lié, en général, aux saints, mais plus particulièrement et dans un premier
temps aux plus nobles d’entre eux : les martyrs.
Jean Chrysostome501, l’archevêque de Constantinople qui fut un témoin oculaire de la
dévotion manifestée par les pèlerins d’Antioche auprès des tombeaux des martyrs expliquait les
bienfaits spirituels du pèlerinage :
« En vérité, très grand sont la consolation et
l’encouragement que procurent à tous les hommes les
tombes des saints (…) allez-vous visiter un
martyrium, alors, sans que personne vous donne de
conseils à la seule vue de tombeau, vous laissiez
échapper des ruisseaux de larmes saintes et faisiez
preuve de ferveur dans vos prières »502.
L’évocation des martyrs, le souvenir de leur héroïsme, suffisent à éveiller ces
dispositions. Les châsses des martyrs, d’après Jean Chrysostome, calmaient la colère et

496
FOWDEN E. K., The Barbarian Plain…op. cit. p.45.
497
WIŚNIEWSKI R., The Beginnings of the Cult of Relics. Oxford: Oxford University Press, 2019, p. 144.
498
Cité par RORDORF W., Liturgie, foi et vie des premiers chrétiens…op. cit. p. 368.
499
Ibid. p. 379.
500
WIŚNIEWSKI R., The Beginnings of the Cult of Relics…op. cit. p. 1. D’ailleurs, le droit canonique n’autorise
le culte aux reliques qu’à la double condition qu’elles soient celles d’un saint canonisé et qu’elles soient reconnues
authentiques : BIOTTI-MACHE F., « Aperçu sur les reliques chrétiennes ». L’Esprit du temps. Études sur la mort.
2007,131, 1, p. 118.
501
Né entre 344-349 et mort en 407.
502
Jean Chrysostome, Homélie sur les Saints Martyrs 2, (PG 50, 648).

85
rendaient paisible l’âme des fidèles 503. Les fidèles avaient créé un culte dont l’objet était la
recherche d’une proximité physique avec les corps des martyrs dans la croyance nouvellement
formée que ceux-ci étaient dotés d'un pouvoir surnaturel504. Les martyrs étaient vénérés parce
qu'ils avaient subi des morts violentes et que leur corp était blessé et déformé. Les chrétiens de
l'Antiquité tardive étaient habitués aux descriptions illustrées de la chair déchirée par les
tortures505.
L’attestation la plus ancienne concernant le culte des reliques des martyrs se trouve
dans la lettre de l’Église de Smyrne à l’Église de Philomélium sur le martyre de Polycarpe (au
milieu du IIème siècle). Dans le texte, il est dit que :
« Le mauvais, le jaloux et l’envieux,
l’adversaire de la race des justes, voyant la
grandeur de son martyre, la vie
irréprochable qu’il avait menée dès le
début, la couronne d’incorruptibilité dont il
était couronné, la victoire incontestable
qu’il avait remportée, prit soin que pas
même son cadavre ne fut recueilli par
nous, bien que beaucoup eussent désiré à
l’avoir et avoir part à sa sainte
dépouille506 ».
Nous savons que Polycarpe ne fut pas le seul à subir le martyre, ils en étaient onze à
Smyrne. Mais l’intérêt pour le corps de Polycarpe était lié au miracle qui avait eu lieu au
moment du martyre507. C’est pourquoi les restes du corps du saint sont devenus « comme un
trésor plus précieux et plus éprouvé que l’or »508. Ainsi, le lieu où les ossements furent déposés
prit une signification particulière et devint beaucoup plus important qu’un simple tombeau qui
permettait aux dévots de s’y ressembler509.

503
Idem. Homélie sur les Saints Martyrs 2-3 (PG 50,649-650).
504
WIŚNIEWSKI R., The Beginnings of the Cult of Relics…op. cit. p. 8.
505
GRIG L., Making Martyrs in Late Antiquity. London: Duckworth, 2004, p. 111 et s.
506
Mis en italique par nos soins. RORDORF W., Liturgie…op. cit. p. 364-365.
507
Le feu ne brûlait pas le saint, il l’encerclait comme une voile : Idem. p. 317.
508
ARMOGATHE J.- R. & VAUCHEZ A., Dictionnaire des saints et grands témoins du christianisme. Paris :
CNRS, 2019, p. 9.
509
« C’est là, autant que possible, que nous nous assembleront dans l’allégresse et la joie, quand le Seigneur nous
accordera de célébrer le jour natal de son martyre et pour le souvenir de ceux qui ont lutté avant nous et pour
l’exercice et la préparation de ceux qui auront lutté » : Martyre de Polycarpe, 18,3 repris de RORDORF W.,
Liturgie…op. cit. p. 366-367.

86
La mention du souvenir et de la préparation des anciens et des futurs martyrs dans ce
texte constitue, en quelque sorte, la pierre angulaire d’un grand culte de l’adoration des reliques
et du pèlerinage qui verrait le jour dans les siècles à venir. L’insistance surprenante sur la joie
et l’allégresse pourrait avoir pour cause la joie de ceux qui prennent ensemble le repas
eucharistique en présence du Seigneur510.
Le mot « leipsano, reliquiae » signifie les restes du passé, d’un événement ou d’un
personnage. Ces restes portent témoignage et permettent d’évoquer leurs souvenirs. Les lieux
de pèlerinage se constituent autours de ces « restes »511.
Les reliques étaient les ossements des martyrs, soit qu’ils aient reçu là leur sépulture,
soit qu’on les y ait transférés par la suite, en tout ou en partie. Il existait également la pratique
de la division des reliques. Par conséquent, il existait parfois plusieurs martyria pour un même
saint512. Il existait aussi des reliques « secondaires » : les reliques qui avaient été en contact
avec les reliques authentiques.
L’importance d’un contact physique avec les reliques des martyrs a été soulignée par
les auteurs chrétiens. Saint Basile disait : « Celui qui touche les os des martyrs participe à la
sainteté et à la grâce qui y réside ». Les pèlerins cherchaient le contact avec les reliques (auprès
du reliquaire ou du tombeau) pour se sanctifier : ils se prosternaient, s'agenouillaient la tête
inclinée, embrassaient le tombeau ou le reliquiaire, et y versaient des larmes ou déposaient un
objet, une lettre. Tout ce qui est proche du tombeau ou du reliquaire fait l’objet de l’intérêt des
pèlerins : la poussière du sol, l’huile ou la cire de la lampe qui y a été déposée. Les dévots en
mettaient sur le corps ou sur le membre malade, ils en mangeaient ou en buvaient, tout comme
ils buvaient l’eau d’une fontaine proche du lieu saint 513. C’est pourquoi, à cette époque, le vol
des reliques n'est pas rare514. D’après les témoignages, les pèlerins cherchaient surtout les
reliques secondaires (les objets en contact avec les reliques 515).
Il est significatif que ce soit notamment à partir du VIème siècle que le contact visuel
avec les reliques ait pris son importance. Les images des saints étaient considérées comme

510
Id. p.321.
511
MARAVAL P., Lieux saints et pèlerinages d’Orient. Paris : Cerf, 2004, p. 183.
512
Il est largement admis que la division des reliques des saints a commencé à partir du VIème siècle à l’Est. Voir :
WIŚNIEWSKI R., The Beginnings of the Cult of Relics…op. cit. p. 159 et s. L’auteur pense que l’origine
géographique de cette pratique est située au nord de la Mésopotamie et aux régions avoisinées de la Syrie et de
l’Arménie.
513
Ibid. p. 222-223.
514
Ibid. Cela est devenu une pratique répandue en particulier dès le Haut Moyen Âge : BIOTTI-MACHE F.,
« Aperçu sur les reliques chrétiennes … », op. cit. p. 126.
515
À titre d’exemple, les femmes essuyaient les reliquaires par leur voile.

87
puissantes, au même titre que leurs reliques 516, et les membres du corps, comme le crâne, étaient
exposés aux fidèles. Alors que le fait de toucher les reliques avait pour but d’établir un contact
avec le pouvoir thaumaturgique, l’exposition des reliques, qui ne permettait que de les voir,
avait une fonction différente. La mise en exposition cherchait à prouver la véracité du martyre
et l'authenticité des reliques517. À titre d’exemple, on peut citer la tête de Jean Baptiste exposée
dans un bocal en verre à Émèse (Ḥomṣ en Syrie) (un cas unique dans l’exposition des
reliques)518.
Les reliques avaient également certaines « fonctions » :
1. Les miracles (à partir de la fin du IVème siècle)519. Il est difficile d’expliquer l’origine
de cette croyance (le pouvoir guérisseur des corps/ reliques). Il n’est pas exclu qu’elle
remonte à l’époque des persécutions pré-constantiniennes : les Passions décrivaient les
condamnés comme ceux qui « le feu ne touchera pas leurs corps, les épées ne leur
couperont pas le cou, et les bêtes sauvages resteront à l'écart d'eux »520.
2. La divination (surtout sous la forme d’incubation). Il s’agit d’une élaboration de la
croyance aux miracles effectués par les reliques, l’hypothèse d’une origine païenne n’est
pas exclue non plus, même s’il est difficile à montrer le lien entre la pratique chrétienne
et celle païenne521.
Toutefois, parmi les chrétiens, ils y avaient ceux qui critiquaient le culte des reliques,
mais ils n'étaient pas tous du même avis dans leur argument. Certains auteurs ne dénoncent que
certaines formes de ce phénomène sans le condamner dans son ensemble, en même temps
d’autres le condamneraient en générale. Ces critiques venaient à la fois de l’Est (les Grecs) et
de l’Ouest (les Latins).
Déjà dans le Martyre de Polycarpe, il est clairement dit que nous adorons522 » le Christ
car parce qu’il est Fils de Dieu, mais quant aux martyrs, nous les aimons523 » en tant que les
disciples et les imitateurs du Christ.

516
D’après E. K. Fowden, les images de saint Serge et son martyre (à Resapha) ont eu un rôle considérable dans
la conversion des Arabes et la conservation du culte : FOWDEN E. K., The Barbarian…op. cit. p. 96.
517
WIŚNIEWSKI R., The Beginnings of the Cult of Relics…op. cit. p.154 et s.
518
VAN ROMPAY L. P., «The Syriac Version of the ՙLife of the Symeon Salos՚ First Soundings». Philohistôr.
Miscellanea in Honorem Caroli Laga Septuagenarii. Edited by Van Deun P. & Schoors A. Leuven : Peters, 1994,
p. 390.
519
WIŚNIEWSKI R., The Beginnings of the Cult of Relics…op. cit. p.31.
520
Voir le Martyre de Polycarpe, les Actes de Paule et Thècle, la Passion de Perpétuée, etc.
521
En effet, si le culte des reliques dans sa forme achevée ne peut pas être directement lié au paganisme, le pouvoir
des os peut être associé à la magie. C’est pourquoi les chrétiens étaient accusés de pratiquer la sorcellerie.
WIŚNIEWSKI R., The Beginnings of the Cult of Relics…op. cit. p. 81.
522
Proskunoumen.
523
Agapōmen.

88
Athanase d'Alexandrie, par exemple, blâmait les « Mélitiens » qui arrachaient les corps
des martyrs aux cimetières et les déposaient en d'autres lieux, afin de les utiliser à des fins
d'exorcismes et de divination 524. Certains aspects du culte des reliques ont également été
condamnés par Chenouté d'Atripe, un chef monastique charismatique en Haute-Égypte ayant
vécu entre le IVème et le Vème siècles. Comme Athanase, il a écrit au sujet de l’exhumation et du
déplacement des corps de martyrs et a ridiculisé les visions par lesquelles ces actions étaient
justifiées. Il désapprouvait ces pratiques pour deux raisons. Premièrement, les gens pouvaient
ainsi introduire dans les églises des ossements de faux martyrs. Deuxièmement, il critiquait les
pratiques qui accompagnaient ces fêtes : « chanter (des chansons), boire, manger, rire et surtout
forniquer et faire des meurtres à cause de l’ivresse, des débauches, des querelles en toute folie
c’est une inquiété… »525.
À partir du IVème siècle, les auteurs latins commencèrent aussi à critiquer le culte des
reliques. D’après Jérôme, Vigilante de Calagurris critiquait le culte des reliques, la croyance en
leur pouvoir miraculeux, les veillées organisées en l'honneur des martyrs et la coutume de
chanter « Alléluia » en dehors de Pâques. Apparemment, des personnes qui étaient en relation
avec l’Orient et qui avaient tenté d'implanter de nouvelles coutumes monastiques en Occident,
avaient promu le culte de reliques.
L'argument de Vigilante contre le culte des reliques était le suivant : ce que les gens
appellent « reliques » ne sont que de la poussière (pulvis, pulvisculum), dépourvues de vie. Ceux
qui les embrassent, les transfèrent solennellement et les placent dans des vases coûteux,
enveloppées de tissus précieux, introduisent des coutumes païennes dans l'Église et sont
coupables d'idolâtrie. Leur idolâtrie consiste à vénérer des objets matériels, alors que les âmes
des martyrs habitent au ciel, en présence de Dieu, et ne sont plus liées à leurs restes terrestres 526.
Jérôme et Victrice de Rouen défendaient le culte des reliques. Victrice a essayé
d'expliquer pourquoi, dans une minuscule particule d'une relique, un pouvoir égal à celui du
corps entier du saint, et par conséquent, à celui de Dieu y résidait. Jérôme défendait la
conviction que les saints pouvaient opérer dans ce monde après la mort, et que, ayant un accès
direct à Dieu, ils pouvaient le faire plus efficacement que de leur vivant 527.

524
Athanase, Lettres festales et pastorales. Traduites par L.- Th. Lefort, Louvain : L. Durbecq, 1955, p.41-48.
525
Shenoute of Atripe. « Since it Behooves Christians » Oeuvres de Schenoudi I, édition E. Amélineau, Paris:
Ernest Leroux, 1911, p. 199-200.
526
WIŚNIEWSKI R., The Beginnings of the Cult of Relics…op. cit. p.194-197. Toutefois, d’après l’auteur, Jérôme
ne s’intéressait pas trop aux arguments théologiques concernant le culte des reliques. De plus, il avait des conflits
avec Vigilance en ce qui concerne la vie ascétique, la chasteté, le monachisme, etc. ce qui invite à lire avec
prudence ce qu’il attribue à Vigilance.
527
Ibid. p.199.

89
Il semble qu’une grande partie des coutumes relatives au culte des reliques a une origine
orientale528. Si le concept de l’impureté des morts, propre à la religion païenne, était
généralement accepté et bien enraciné dans les mœurs, les approches locales étaient assez
différentes dans les différentes régions de l’Empire byzantin. Ainsi, en Égypte toucher les corps
des martyrs ne posait pas de problème pour les fidèles chrétiens comme il y n’existait pas de
distinction stricte entre les vivants et les morts. Il existait également des coutumes plus
particulières comme une séparation préalable de la chair des ossements 529 et la distribution de
ces derniers aux fidèles 530. Il convient de noter que les coutumes relatives au culte des reliques
circulaient dans le monde chrétien, notamment grâce aux pèlerins, et devenaient plus ou moins
homogènes pour les différentes communautés vivant à l’Est comme à l’Ouest.

La vénération des têtes coupées : un aspect hagiographique du culte des reliques


Dans le cadre de l’étude du culte des reliques, il convient d’examiner le cas particulier
de la tête coupée (du saint) et le culte qui y était lié. Il semble que le culte des têtes tranchées
dans le christianisme tel qu’il est reflété dans l’hagiographie soit plus tardif par rapport au culte
des reliques.
La tête coupée du saint et le motif des décapitations jouent en général un rôle central
dans les récits hagiographiques. Selon E. Bozoky, la décapitation est souvent l'ultime supplice
des martyrs chrétiens, qui y survivent longtemps grâce à l'intervention divine 531. Il a été proposé
que les rédacteurs de ces légendes considéraient la décapitation comme le moyen le plus
efficace d'assurer la mort, bien qu'ils ne l’aient pas explicitement exprimé.532. Les raisons de
ces décapitations variaient, mais il semble qu’elles visaient principalement à empêcher une
sépulture appropriée.
Dans les textes hagiographiques, on trouve surtout des récits de miracles liés aux têtes
tranchées. Par exemple, le corps de l'évêque Herculan de Péruse (décédé en 549 sur ordre du
roi ostrogoth Totila) a été retrouvé quarante ans après son inhumation, avec la tête cicatrisée et
réunie au corps 533. De même, il existe plusieurs histoires de corps rejetés par la mer avec leurs
têtes réattachées : Saint Chrysogone d'Aquilée, décapité et jeté à la mer sur ordre de Dioclétien

528
Ibid. p. 211.
529
MEHDĪZĀDE ʿA., « Marg va marāsem-e tadfīn dar dīn-e mazdāyī». Majale-ye dāneškade-ye adabiyāt va
ʿolūm-e ensānī,1379, 153-154, p. 353-369.
530
Eġišē. History of Vartan and Armenian War…op. cit. p. 320.
531
BOZOKY E., « Têtes coupées des saints au Moyen Âge. Martyrs, miracles, reliques ». Babel. 2020, 42, p. 1
532
GAIFFIER B. D., « La mort par le glaive dans les passions des martyrs ». Recherches d’hagiographie latine.
Bruxelles : Société des Bollandistes, 1971, p. 70-71.
533
HUME B., Butler’s Lives of the Saints. Collegeville: Burns & Oates, 1995, p.55.

90
au IVème siècle, a été retrouvé intact après que ses restes ont été ramenés à terre. Un prêtre a
rassemblé la tête et le tronc, et le corps du saint martyr est apparu comme s'il n'avait jamais été
séparé534.
Notons que la martyrologie romaine regorge de récits de têtes coupées ayant des
pouvoirs de guérison. L'une des premières de ces têtes guérisseuses est celle de Jean-Baptiste.
Selon une version de son histoire, sa tête fut retrouvée grâce à ses propres révélations. Il apparut
d’abord à deux moines en pèlerinage à Jérusalem, leur ordonnant de se rendre à l’ancien palais
d’Hérode pour y découvrir sa tête. Les moines obéirent, mais sur leur route, ils rencontrèrent
un potier qui s'empara de la relique et l'emporta à Éphèse, sur la côte ouest de l’Asie Mineure.
Plus tard, la relique passa dans la possession d’un moine arien près d’Émèse, qui l'utilisa pour
accomplir des miracles, attribuant ces pouvoirs à la relique 535.
Il a été rapporté que des sources d’eau miraculeuses jaillissaient là où la tête coupée
d’un martyr tombait. Un exemple typique est celui de saint Agrève (Agrippanus), évêque du
Puy au VIIème siècle sous le pape saint Martin. Très pieux et zélé, il fut tué par des idolâtres.
Une fontaine guérisseuse apparut à l'endroit où la tête coupée du saint avait roulé 536.
Pour la période postérieure à la conquête arabe, on trouve le récit du prêtre Hilarian
d’Espalion. Les Sarrasins lui tranchèrent la tête alors qu'il officiait le 15 juin 793 dans l'église
de Perse. La légende dit qu'il prit sa tête dans ses mains, la lava à la source de Fontsange et la
rapporta à sa mère, comme il le lui avait promis dans le cas d’être décapité par ses adversaires.
La source devint miraculeuse537.
Dans les martyrologies chrétiennes, pourtant, la céphalophorie538 représente le prodige
le plus mystérieux. Les saints présentés comme portant leur tête dans leurs mains ont été appelés
céphalophores. La plupart des récits de céphalophorie partagent quatre points communs : 1) la
décapitation d’un saint, 2) le déplacement de la tête par le décapité du lieu de la décapitation
jusqu’au lieu de son culte, 3) le maintien de la vie post mortem, incluant la langue parlante
(palpitante lingua), 4) l’émergence d’un culte et de miracles liés au saint décapité.
Il est très difficile de déterminer précisément l’origine de la céphalophorie. En effet,
tous les saints décapités ne sont pas réputés pour avoir ramassé leur tête afin de la porter en un

534
LAPIDGE M., The Roman Martyrs. Introduction, Translation and Commentary. Oxford/New York: Oxford
University Press, 2018, p. 69-70.
535
BOZOKY E., « Têtes coupées des saints au Moyen Âge. Martyrs, miracles, reliques »…op. cit. p.6.
536
CAHIER P. Ch., Caractéristiques des saints dans l’art populaire. Tome I. Paris : Librairie Poussielgue Frères,
1867, p. 421.
537
SERVIÈRES P., Histoire de saint Hilarian. Rodez : Carrère,1883, p.126.
538
Du grec képhalê (tête) et phorein (porter).

91
lieu choisi, mais plus de cent vingt auraient exécuté cette marche prodigieuse 539. Souvent, cette
activité post mortem impliquait de professer verbalement sa foi, démontrant ainsi qu’il était
impossible de faire taire la voix de Dieu 540.
Il semble que parmi les origines proposées pour la céphalophorie 541 l’exégèse littéraire
occupe une place distincte. Dans son homélie sur saint Juventus et Maximin, saint Jean
Chrysostome compare les martyrs aux soldats :
« De même que les soldats montrent les blessures reçues au
combat et parlent à leur roi avec confiance, de même ces
martyrs portent dans leurs mains leurs têtes coupées,
s’avancent parmi les saints et obtiennent sans peine du Roi
des cieux tout ce qu’ils demandent »542.
Le champ de diffusion des œuvres ecclésiastiques était très large. Non seulement les
églises, mais les monastères, les dévots, les pèlerins pouvaient contribuer à leur diffusion dans
tout l’Empire, mais aussi dans les régions situées à l’Est qui étaient voisines immédiates de la
Perse543.
Par ailleurs, dans les légendes hagiographiques, qu’il s’agisse ou non de céphalophorie,
les têtes qui parlent ou semblent parler après la mort ne sont pas rares. Chronologiquement, la
première tête éloquente d’un martyr semble être celle de Jean-Baptiste, dont le récit existe
également dans la tradition islamique. Saint Denis et ses compagnons (IIIème siècle) avaient
également des têtes coupées éloquentes confessant le Seigneur. Voici deux exemples sur les
têtes tranchées éloquentes :
Dans la Passion de saint Révérien et de ses compagnons (IIIème siècle), il est écrit :
« On pensait que leurs langues prêchaient Dieu, leurs têtes
ayant déjà été coupées ».

539
SAINTYVES P., « Les saints céphalophores. Étude de folklore hagiographique ». Revue de l’histoire des
religions. 1929, t. 99, p. 158. Pour voir une liste détaillée des saints céphalophores voir : RÉAU L., Iconographie
de l’art chrétien. vol. III, Millwood NY : Kraus Reprint, 1983, p.286 et s.
540
SANTING C. & BARET B., « Introduction ». Disembodied Heads in Medieval and Early Modern Culture.
Edited by C. Santing, B. Baert & A. Traninger, Leiden/Boston : Brill, 2013, p. 3.
541
L’étude en détail de la céphalophorie et ses origines dépasse les limites de notre sujet. Voici les hypothèses
principales proposées sur les origines de la céphalophorie : les rites néolithiques de décapitation de cadavre, le
mythe d’Orphée, les calendriers médiévaux, l’exégèse littéraire et l’iconographie : « Céphalophorie ».
Dictionnaire critique de la mythologie. Sous la direction de J.-L. Le Quellec & B. Sergent. Paris : CRNS Éditions,
2017, p. 176. SERGENR B., « Orphée et saint lucien franco-hellenica I ». Bulletin de la société de la mythologie
française. 1996, 181-182, p. 29. DEONNA W., « Orphée et l’oracle de la tête coupée ». Revue des Études
Grecques, tome 38, fascicule 174, Janvier-mars, 1925, p. 44. REINACH A., « Le rite des têtes coupées chez les
Celtes ». Revue de l’histoire des religions. 1913, 67, p. 43. LINDOW J., Handbook of Norse Mythology. Santa
Barbara/Denever/Oxford : ABC CLIO, 2001, p. 52
542
Saint Jean Chrysosotome, Œuvres complètes. Tome III. Paris : Librairie de Louis Vivès, 1867, p.496.
543
Nous verrons comment le thème de la tête tranchée abonde dans les ḥadīṯs sur la bataille de Karbalā.

92
La tête de saint Nicaise, évêque de Reims et victime des Barbares en 407 prononça en tombant:
« Vivifiez-moi, Seigneur, conformément à votre parole ».
Il y avait également les paroles du saint, prononcées après l’amputation de sa langue.
Dans le cas de saint Féréol et saint Ferjeux de Besançon (IIIème siècle), leur bourreau leur
arracha la langue, mais les deux frères continuèrent à exhorter leurs frères dans la foi. Dans
leurs Actes, nous lisons :
« Après les avoir amputés, ils reçurent la langue
spirituelle…pour confirmer la parole du Seigneur »544.
Avant de conclure sur la vénération des têtes des saints et la céphalophorie, il est
intéressant de voir une version particulière de ces récits : les soldats martyrs céphalophores de
la Légion thébaine.
La célébrité de la légende des martyrs de la légion thébaine545 semble bien avoir
contribué à la propagation du thème de la céphalophorie, même si l'historicité du martyre elle-
même a été largement discutée par la critique moderne546.
Voici leur récit : l'an 302, au mois de septembre, une légion nommée thébaine,
commandée par Maurice (primicerius) 547 et composée de six mille six cents soldats chrétiens,
franchit les Alpes pour se rendre en Gaule comme soutien à Maximien 548. Maximien s'arrêta à
Octodure (Martigny) tandis que la Légion thébaine s’installa à Agaune, à quelques kilomètres
de là. La légion fut attaquée deux fois, puis enfin massacrée dans la plaine d'Agaune en Vallais
sur l'ordre de Maximien549.

544
QENTIN D. H., Les martyrologes historiques du Moyen Age. Paris : Librairie Victor Lecoffre, 1908, p. 75.
545
« legio militum, qui Thebaei appellabantur ». Thebaei est le nom propre d'une unité militaire particulière située
en Italie. WOODS D., « The Origin of the Legend of Maurice and the Theban Legion». Journal of Ecclesiastical
History, 1994, 45, 3, p. 386.
546
ROESSLI J.-M., « Le martyre de la Légion Thébaine : culte et diffusion de l'Antiquité tardive au Moyen Age ».
Art + Architecture en Suisse. 2003, 54, p.6.
547
Le titre de certains chefs de départements dans l’administration civile et militaire de l’Empire romain tardif et
dans l’Empire byzantin. Maurice a été reconnu comme archétype de soldat martyr : SCHUBIGER G. F., Saints,
martyrs et bienheureux en Suisse. Paris : Sofédis, 2016, p. 19.
548
Un officier romain, qui jouait un rôle important sous le règne de Dioclétien étant l’initiateur des grandes
réformes de l'Empire.
549
Le prétexte pour cette exécution était le refus des soldats de la Légion thébaine et de leur chef d'obéir aux ordres
de l'Empereur qui leur avait commandé de sacrifier aux idoles et de persécuter les chrétiens. Maurice, le
commandant de la légion, affermit la volonté de ses compagnons et, au nom de tous, répondit qu’ils ne trahiraient
jamais leur foi en persécutant leurs frères chrétiens. Dans une autre version du récit, appelée La Passion anonyme
(légèrement postérieure à l’édition d’Eucher), la désobéissance des Thébains est motivée seulement par le refus de
sacrifier aux idoles : CHEVALLEY E., « La Passion anonyme de saint Maurice d'Agaune ». Edition critique.
Vallesia. 1990, 45, p. 39-42.

93
Les restes des soldats martyrs qui avaient été décapités furent découverts par l’évêque
Théodore d'Octodurum550, qui fit construire une basilique sur le rocher d'Agaune pour y
recueillir les reliques et pour les pèlerins qui viendraient en nombre pour visiter leurs tombeaux.
Selon la légende, quelques membres de la Légion thébaine réussirent à s’enfuir du
massacre, non seulement pour sauver leur vie, mais surtout pour évangéliser d’autres régions.
Saint Ours et saint Victor, martyrisés à Soleure, les couples de martyrs dont la légende dit qu’ils
ramassèrent leur tête après être décapités. Ils les déposèrent sur les bords de la rivière551. Felix,
Régula (sa sœur) et Exupère aussi sont connus comme rattachés à la légion thébaine552. Il est
dit qu’ayant échappés au massacre de la Légion, ils se refugièrent à Glaris puis à Zurich. Ils y
prêchaient l’Évangile. Dèce, proconsul romain, les fit arrêter et ordonna de leur trancher la tête
au bord de la Limmat. Les corps prirent dans leurs mains les têtes tombées par terre et les
portèrent jusqu’au lieu de leur inhumation.
Mais quel était le but recherché de telles représentations ? il semble que le miracle
s'insère précisément dans la Passion pour affirmer l’approbation, voire l’initiation du saint à
son propre culte des reliques. Ceci est confirmé par la fréquence avec laquelle les textes et les
images de céphalophorie sont façonnés sur le site où leurs reliques sont conservées. Par ailleurs,
les céphalophores mettent en œuvre de manière spectaculaire leur imitatio Christi et leur
imitatio sancti en « survivant » à la mort corporelle, professant leur foi après la décapitation.
Ils fournissent ainsi un modèle d’émulation sainte de la résurrection du Christ, mais avec un
accent spécifique sur le mouvement des reliques physiques et leur consécration 553.
Le succès auprès du peuple était probablement le résultat d’une entreprise collective
organisée par le clergé. Ce sont les clercs (« demi-lettrés », comme le note P. Saintyves) qui
traduisaient, adaptaient, remaniaient et transformaient les passions, créant en même temps un
grand nombre de doubles (par exemple, de nombreux saints céphalophores homonymes).
Les monastères de l'ordre de Saint Benoît étaient particulièrement connus pour être
riches en reliques du Christ : suaires, prépuce, une dent, une des larmes versées sur Lazare et
quelques gouttes de son sang. Évidemment, les gardiens de telles reliques n’étaient pas

550
Un missionnaire chrétien d’Orient. Il a été probablement le premier évêque du Valais vers la fin du IVème siècle.
551
Les deux saints avaient été emprisonnés et torturés sur l’ordre de Maximien. La légende dit qu’une lumière
céleste tomba sur eux avec un tél éclat que les bourreaux furent renversés par terre. Après avoir pris la fuite, Ours
et Victor furent à nouveau arrêtés. On les plaça sur le bûcher afin de les faire périr par feu. Toutefois, une averse
abondante vint éteindre les flammes. Le commandant vit qu’ils sont préservés par leur foi, les fit décapiter sur le
pont de Aar (en 303) et jeta leurs cadavres dans le fleuve. Les corps surnageaient ayant les têtes dans les mains :
BOST A., Histoire générale de l’établissement du christianisme. I, Valence : Marc Aurel Frères, 1838. p. 389.
552
SCHUBIGER G. F., Saints, martyrs et bienheureux…op. cit. p.29.
553
MONTGOMERY S. B., « Securing the Sacred Head : Cephalophory and Relic Claims ». Disembodied Heads
in Medieval and Early Modern Culture. Edited by C. Santing, B. Baert & A. Traninger, Leiden/Boston : Brill,
2013, p. 85-86.

94
scrupuleux quant à la véracité des légendes des saints et des miracles qu’ils rapportaient. La
céphalophorie les intéressait particulièrement, d'où l'origine de nombreux saints céphalophores
dans les monastères bénédictins. En inventant la céphalophorie, ces moines travaillaient à sa
multiplication par les procédés les plus divers.

Le pèlerinage et les pèlerins


Dans le cadre du culte des reliques, il convient d’examiner la pratique du pèlerinage qui,
ayant connu un grand essor dans l'Antiquité tardive, continua son évolution et son expansion
géographique tout au cours du Moyen Âge.
Les moines étaient au premier rang des pèlerins en raison de leur grande liberté de
mouvement (ils échappaient pour une bonne part à la hiérarchie ecclésiastique). Cette liberté
était surtout valable pour les moines d’Orient (la Syrie-Mésopotamie et l’Égypte). Bien qu’ils
se déplaçaient fréquemment à proximité de leur résidence, il leur arrivait aussi de voyager, loin
de leur communauté monastique. Ils étaient également les guides des pèlerins 554.
Les monastères étaient souvent installés près des lieux saints tels que les tombeaux des
martyrs (monastères situés à Saint-Thècle de Séleucie, à Saint-Ménas en Égypte, au sanctuaire
des Confesseurs d’Édesse, etc.). Ils hébergeaient parfois des pèlerins.
Les évêques constituent le deuxième groupe important des pèlerins. Certes, leur liberté
de mouvement était plus retreinte par rapport à celle des moines, mais ceux qui avaient
abandonné la charge épiscopale pour la vie monastique (une attitude qui était louée surtout en
Orient) pouvaient se rendre plus librement aux pèlerinages. D’ailleurs, les évêques étaient
chargés, parfois, de ramener des reliques en se rendant aux sanctuaires.
En ce qui concerne les laïques, l’Empereur Héraclius (575-641) fut le seul empereur qui
se soit rendu au pèlerinage en Palestine. Il y a, d’ailleurs, des informations concernant les
pèlerinages des empereurs et des membres de leur famille aux sanctuaires des saints et des
martyrs. Ainsi, l’Empereur Valens se rendit sur le tombeau de saint Thomas lors de son voyage
en Édesse. Théodose Ier qui donnait une grande importance aux reliques, alla chercher la tête de
Jean Baptiste à Casilaos, près de Chalcédoine en 391. Un de ses successeurs, Arcadius, se rendit
vers 400 au martyrium de Sainte-Euphémie de Chalcédoine pour y rencontrer le chef goth
Gaïnas et ils prêtèrent serment de ne pas comploter l’un contre l’autre. Théodose II, quant à lui,
voyagea jusqu’au martyrium de Saint-Jean d’Éphèse. L’Empereur Justinien, qui se rendait
fréquemment aux sanctuaires de Constantinople, fut même guéri d’une maladie. La dévotion

554
MARAVAL P., Lieux saints et pèlerinages d’Orient…op. cit. p. 206.

95
des empereurs à l’égard des moines était tout aussi importante. Ils leur rendaient visite ou les
accueillaient à leur cour.
Parmi les pèlerins laïcs on peut citer également les militaires, les fonctionnaires, les
représentants des professions libérales. Les témoignages de certains médecins sur les pouvoir
curatifs des saints ont été attestés et les marchands étaient considérés comme les convoyeurs
des reliques. Les Miracles reflètent bien les différentes catégories sociales auxquelles
appartenaient les pèlerins et montrent que sauf quelques rares exceptions, les pèlerins faisaient
partie des couches aisées de la société555.
Les motivations des pèlerins étaient très variées. Le premier désir d’un pèlerin était de
voir de ses propres yeux les lieux où se sont passés les événements bibliques, les reliques des
saints, leurs tombeaux 556. Les « fruits spirituels » des visites aux lieux saints étaient la
conversion du pèlerin (ou de ses proches), le pardon des péchés, l’assurance du salut, etc. Il y
avait également des pèlerins qui se rendaient aux lieux saints dans l’espoir d’obtenir une faveur
matérielle (naissance d’un enfant, redécouverte d’un objet perdu, etc.). La faveur la plus
demandée était celle de la guérison. L’Antiquité tardive se caractérise en particulier par
l’existence des pèlerins qui ne cherchaient que ce but précis 557.
Il existe également des pratiques propres aux pèlerinages comme la panégyrie, les repas
et les offrandes. La panégyrie (les assemblées festives tenues dans des lieux saints et consacrés
aux saints) étaient les fêtes célébrant un anniversaire (l’anniversaire de la dédicace du
sanctuaire, du mort du saint qu’on y vénère ou de son ensevelissement, de la découverte de ses
reliques, etc.)558. D’après l’Eusèbe de Césarée, le mot désignait les fêtes organisées pour
l’anniversaire des martyrs et des saints personnages 559. Chaque sanctuaire avait sa ou ses
panégyries et la plus importante était celle de l’anniversaire de la mort et de la déposition du
saint560. La panégyrie était de durée variable, il y avait des fêtes qui duraient une semaine 561.
Le plus souvent les célébrations commençaient la veille du jour même de la fête 562.
L’origine de ces fêtes dédiées aux martyrs est très probablement païenne. Théodoret de
Cyr, évêque et le théologien du Vème siècle, louait le triomphe des martyrs (kalinikos marturoi)

555
Ibid. p. 116 et s.
556
Ibid. p. 138.
557
Ibid. p. 148-149.
558
MARAVAL P., Lieux saints et pèlerinages d’Orient…op.cit. p. 214. Eusèbe de Césarée l’employait pour les
fêtes de la dédicace des églises que l’on édifia lors de la paix de l’Église : Eusèbe. Histoire Ecclésiastique, livres
IX-X. Texte grec et traduction française avec un index général des deux ouvrages par E. Grapin. Paris : Auguste
Picard, 1913, p.77 et s.
559
Sozomène, Histoire ecclésiastique I, 16, 4.
560
MARAVAL P., Lieux saints et pèlerinages d’Orient...op.cit. p. 215.
561
La fête de la Dédicace du Martyrium et de l’Anastasis à Jérusalem.
562
MARAVAL P., Lieux saints et pèlerinages d’Orient…op. cit. p.216.

96
sur les divinités anciennes grâce aux martyria construits sur les anciens lieux de culte païen et
au remplacement des fêtes païennes 563 par les célébrations des martyres564. Il y a une
information intéressant chez Théodoret de Cyr dans sa notice sur Syméon le Stylite : les
Ismaélites 565 de la région se convertissaient par dizaines de milliers après avoir participé aux
spectacles 566.
Certes, les excès tels que les danses, toutes sortes d’abus, les vols en pleine journée
existaient aussi. C’est pourquoi, d’après Michel le Syrien, la conquête arabe était un châtiment
divin venant punir les chrétiens de Syrie car :
« Ils ignoraient qu’ils avaient transgressé les règles
suivies dans de semblables cérémonies par les anciens
qui les sanctifiaient par les jeûnes par les larmes et la
foi. Maintenant, c’est par des banquets dissolus et par
l’ivresse que l’on célèbre une solennité, et l’on
appelle cela une fête. Chose abominable devant Dieu,
et qui ne mène qu’au péché et à la damnation des
âmes! (… ) »567.
Quant aux repas et aux offrandes, la coutume de prendre un repas auprès du tombeau
des morts était une pratique d’origine païenne qui a trouvé son prolongement dans le culte des
martyrs dans différentes régions, aussi bien à l’Ouest que à l’Est568. Dans les sanctuaires
proches de l’Arménie, il est aussi fait mention de sacrifices d’animaux à la suite desquels la
viande était partagée569.
En guise d’offrande, les pèlerins pouvaient donner de l’argent aux pauvres présents dans
les sanctuaires ou en faire don aux sanctuaires eux-mêmes. À titre d’exemple, une grande table
de bois était placée dans l’atrium qui séparait l’Anastasis du Martyrium et était destinée à
recevoir les aumônes pour les pauvres 570. Il convient de noter que ceux qui revenaient pour faire
des dons étaient surtout ceux qui avaient été guéris des maladies. Les objets du don étaient très
variés : argent, vases sacrées, bijoux, terres, animaux, services (travail sur place).

563
Pandia, Diasia, Dyonisia avaient été remplacées par les fêtes à l’honneur de Paul, Pierre et des martyrs syriens.
564
RIFE J. R., The Roman and Byzantine Graves and Human Remains. Princeton/New Jersey: The American
School of Classical Studies at Athens, 2012, p. 131.
565
Pour Théodoret de Cyr, comme les Iduméens, Moabites, etc. les Ismaélites aussi tiraient leurs origines des
Héber (Hébreux) : GUINOT J.-N., L’exégèse de Théodoret de Cyr. Paris : Beauchesne, 1995, p. 759.
566
MARAVAL P., Lieux saints et pèlerinages d’Orient…op.cit. p. 144.
567
Michel le Syrien, Chronique (Extrait) 573-717. Journal Asiatique (cahiers d'octobre 1848 et d’avril-mai 1849),
http://remacle.org/bloodwolf/historiens/michellesyrien/chronique1.htm.
568
Constantinople, Cappadoce, Syrie, Égypte, etc.
569
MARAVAL P., Lieux saints et pèlerinages d’Orient…op. cit. p.219
570
Ibid. p. 230, note : 152.

97
Néanmoins, il convient de noter que dans les époques plus tardives, il semble qu’une
tendance à refuser la vénération des lieux saints ait émergé. Elle ne peut pas être considérée
comme significative compte tenu du grand nombre de personnes qui restaient fidèles au
pèlerinage (qu’ils soient des moines, des laïcs, etc.). Les motifs de ce refus étaient différents :
le culte des martyrs étant considéré comme une idolâtrie, les martyrs étant considérés comme
morts et leurs reliques impures 571.

Quelques lieux importants relatifs au culte des martyrs en Syrie et en Mésopotamie


Le culte de la vénération des reliques des saints a connu un développement considérable
en particulier en Syrie et en Irak où les monastères étaient abondants. Quant au pèlerinage, il
était une pratique répandue non seulement parmi les fidèles chrétiens, mais aussi au sein des
communautés nomades pour lesquelles la vie monastique était un mode de vie locale. L’origine
du pèlerinage semble être très ancienne572.

Syrie
En Syrie, dans chaque église il existait des chapelles dédiées aux martyrs avec des
reliquaires rassemblant des ossements de plusieurs martyrs. Les fidèles venaient prier les
martyrs, chercher de l’huile et aménager leur tombeau pour se faire enterrer à côté des saints.
Une des villes les plus importantes où le christianisme s’est répandu dès le IIème siècle
est Édesse (située au nord-ouest de la Mésopotamie). Le sanctuaire (l’église) de saint Thomas573
où les reliques de ce saint sont préservées, est un des plus importants sanctuaires d’Édesse. Son
martyrium se trouvait en dehors des remparts et ce n’est qu’après le Vème siècle que les reliques
ont été déplacées dans un nouveau sanctuaire intra muros574. Chaque année, une fête célèbre
avait lieu au sanctuaire. Le martyrium de Saints-Côme-et-Damien (Vème siècle), de saint
Etienne, de saint Dometios se trouvent aussi dans cette ville 575. Il est intéressant de noter que
les Tanūẖids, les Arabes de confession très probablement chrétienne, habitant ces régions,

571
C’était le prêtre espagnol Vigilance qui s’opposait à ce culte d’hommage aux reliques : MASSIÉ M.,
« Vigilance de Calagurris face à la polémique hiéronymienne. Les fondements et la signification des conflits ».
Bulletin de littérature ecclésiastique. 1980, 1, p. 97 et s.
572
Probablement dès l’époque paléolithique : voir GUILAINE J., « Des pèlerinages dès la préhistoire ? ». Les
pèlerinages dans le monde à travers le temps et l’espace. Actes du colloque organisé par le professeur Jean Chélini
directeur de l’institut de droit et de l’histoire religieux d’Aix-en-Provence, Paris : Picard, 2008, p. 19.
573
Un des douze apôtres de Jésus le Christ.
574
MAYEUR J.-M. PIETRI L. VAUCHEZ A. & VENARD M., Histoire du christianisme 2. Naissance d’une
chrétienté (250-430). Paris : Desclée, 1995, p. 904
575
MARAVAL P., Lieux saints et pèlerinages…op.cit. p. 352.

98
auraient apporté avec eux leur vénération pour saint Thomas lorsqu'ils quittèrent le service des
Perses et entrèrent au service des Romains 576.
Au sud-est d’Édesse se situait Harran, une ville dont le nom est déjà mentionné dans les
récits bibliques portant sur Abraham. Sa maison transformée en église était également le
martyrium d’un martyr et moine du lieu : Hélpidius 577.
Au nord de la Mésopotamie, il existait également Dara(s) avec deux sanctuaires
importants : le premier contenait des reliques de saint Barthelemy et le deuxième était le
tombeau du moine Mar Benjamin. Il y avait aussi un lieu du culte (IV ème-Vème siècles).
Antioche, capitale du diocèse d’Orient, est une autre ville chrétienne importante de Syrie
et une étape majeure pour les pèlerins. La plupart des sanctuaires de cette ville était dédiés aux
martyrs locaux. Dès le IVème siècle, Jean Chrysostome déclare que la ville est ceinturée par les
reliques des martyrs comme par un rempart578. Des sanctuaires non-chrétiens (juifs) avaient été
récupérés par les chrétiens pour y enterrer les reliques des martyrs. À titre d’exemple, les
chrétiens s’étaient approprié une ancienne synagogue qui contenait les tombeaux de sept frères
juifs mis à mort à l’époque des persécutions d’Antiochus Épiphane 579.
Le cimetière situé hors de la porte de Daphné (situé à 7 kilomètres d’Antioche) était
l’endroit qui rassemblait le plus grand nombre des reliques. Il contenait les tombeaux de saint
Ignase (Vème siècle), de saint Babylas (IVème siècle), de saint Drosis, de saint Thomas d’Apamée
(à partir du milieu du Vème siècle). Un autre martyrium collectif se trouvait près de la porte dite
Romanèsia580.
Parmi les martyria et les sanctuaires, le tombeau de saint Serge de Resapha
(Sergiopolis)581 relevait d’une importance très particulière. Nous avons déjà présenté ce saint
guerrier dans la partie précédente. Toutefois, il est difficile d’élucider les origines de la

576
D’après I. Shahīd, il y avait une autre raison de la vénération de saint Thomas par les Arabes Tanūẖides: leur
origine mésopotamienne. Édesse, le grand centre du christianisme dans cette région, avait été longtemps gouverné
par une dynastie arabe, les Abgarides, évangélisée par Thaddée, un des soixante-dix apôtres, qui avait été envoyé
par Thomas, un des douze apôtres. Les Tanūẖides, comme toutes les tribus arabes de la Mésopotamie, ont dû
considérer les Abgarides et leur capitale comme le principal centre arabe et chrétien de la région, et il est plus que
probable que même lorsqu'ils ont émigré et se sont installés en Syrie, ils ont continué à considérer plutôt Édesse
comme la source de leur foi qu’Antioche : SHAHĪD I., Byzantium and Arabs in the Fourth Century. Washington :
Dumbarton Oaks, 1984, p. 225.
577
Nous avons vu que les cérémonies annuelles étaient organisées dans cette ville pour les divinités remplacées
par les saints locaux comme saint Juris (saint George).
578
SOLER E., Le sacré et le salut à Antioche au IVe siècle apr. J. Ch. Pratiques festives et comportements religieux
dans le processus de christianisation de la cité. Beyrouth : Institut français du Proche Orient, 2006, p. 207.
579
MARAVAL P., Lieux saints et pèlerinage d’Orient…op. cit. p.85-86.
580
Ibid. p. 337. Pour la liste des sanctuaires des saints, Ibid. p. 338 et s.
581
Ruṣāfa en arabe. La ville qui est aujourd’hui un site archéologique est située au sud-ouest de la ville Raqqa en
Syrie.

99
vénération du saint par les Arabes 582. Son culte a pris de l’ampleur à partir du Vème siècle et a
connu une expansion en Syrie, en Mésopotamie, en Égypte, mais aussi dans des régions plus
lointaines comme en Arménie. Les historiens ont toujours été intrigués par le fait que ce soit
après la mort du saint martyr que son culte ait pris une importance considérable583. D’ailleurs,
Sergiopolis était le deuxième grand centre de pèlerinage après Jérusalem584.
Le sanctuaire de Resapha se distinguait des autres martyria par le fait que la foule des
visiteurs était majoritairement constituée de la population mobile de Syrie et de Mésopotamie :
des marchands, des pasteurs et des travailleurs migrants585. Dans la région orientale proche du
limes, habitée par les tribus arabes nomades dont plusieurs avaient été christianisées dès le IVème
siècle, le tombeau de saint Serge de Resapha, situé dans une petite place forte militaire, était un
centre important d’évangélisation et de dévotion : ce sanctuaire, entretenu par les Arabes
chrétiens, dont le renom s’étendait jusqu’en Perse voisine, accueillait aussi des pèlerins venus
de régions très lointaines et il eut un rôle important dans la christianisation des populations
arabes des régions frontalières586. À partir du Vème siècle, toute la région frontalière fut sous le
contrôle des Arabes, et Resapha devint important en raison de sa localisation sur les routes
commerciales reliant l’Arabie, la Syrie et la Mésopotamie587.
Par ailleurs, en raison de l’environnement qui l’entourait, le sanctuaire était qualifié de
ḥaram588, lieu caractérisé par l’existence d’un arbre ou d’une source sacrée, mais aussi, plus
souvent, par l’existence du tombeau d’un homme saint dont la présence assurait la protection
des chefs exerçant leur autorité589.
Un autre sanctuaire très visité par les bédouins arabes était celui de saint Syméon le
Stylite590. Il a créé sa communauté monastique en 416 à proximité de Télanissos 591. Non

582
SHAHÎD I., Byzantium and Arabs in the Sixth Century. Vol. I, part 2, Washington: Dumbarton Oaks, 1995, p.
950.
583
FOWDEN E. K., The Barbarian Plain…op. cit. p. 7-8.
584
SHAHÎD I., Byzantium and Arabs in the Sixth Century. vol. I, part 2…op. cit. p. 950.
585
FOWDEN E. K., The Barbarian Plain…op. cit. p. 98.
586
MARAVAL P., Lieux saints et pèlerinage d’Orient…op. cit. p. 106.
587
FOWDEN E. K., The Barbarian Plain…op. cit. p.65-68.
588
Les ḥaram avaient très probablement pour origine la religion païenne arabe. Le ḥaram consistait en une zone
sacrée avec des limites définies autour du sanctuaire proprement dit, dans laquelle il était interdit aux membres du
culte de se livrer à des effusions de sang ou à la violence - une interdiction qui était appliquée par les autres groupes
qui adoraient la même divinité et par la famille ou tribu qui servait de gardiens du sanctuaire. Cette caractéristique
a fait du ḥaram un endroit où les gens de différentes tribus pouvaient se mêler en toute sécurité, que ce soit pour
visiter un marché, pour régler des querelles en suspens ou pour organiser des mariages et des alliances : DONNER
F. M., Muhammad and the Believers at the Origins of Islam. Cambridge/London: Harvard University Press, 2010,
p. 30.
589
FOWDEN E. K., The Barbarian Plain…op. cit. p. 99.
590
Le saint était connu et vénéré par les Arabes convertis. Dans la Vita de Antonius, il est mentionné que les
Arabes ont tenté de récupérer son corps après la mort : SHAHÎD I., Byzantium and the Arabs in the Fifth Century.
Washington : Dunbarton Oaks, 1989, p. 161.
591
Dayr Simʿān au nord-ouest d’Alep en Syrie.

100
seulement de son vivant, mais même après sa mort et le transfert de ses reliques à Antioche, les
pèlerins visitèrent le monastère, où plus tard, vers la fin du Vème siècle une basilique fut
édifiée592.

Mésopotamie
En plus d’al-Ḥīra593 où les missions monastiques étaient très actives, d’autres lieux du
nord de la Mésopotamie abritaient aussi des monastères et des églises dédiés au culte des
martyrs (à titre d’exemple, le monastère de saint Serge à Mabrakta près de Séleucie-Ctésiphon).
Ahudemmeh594, l’évêque non chalcédonien de Beth ʿArbaya595 qui s’était chargé de la
christianisation des pasteurs nomades de de cette région (entre Nisibis, Jabal Sinjar, Balad,
Tikrit jusqu’au sud d’al-Ḥīra), a achevé sa mission en construisant un sanctuaire/martyrium
pour saint Serge à ʿAin Qenoye 596.
Un autre monastère dédié à saint Serge fut construit par Marutha, le métropolite de Tikrit
(629-649) un siècle plus tard, dans le désert entre Tikrit et Hit (sur l’Euphrate) sur la route
principale vers ʿAqūla. Ce monastère attira autant les habitants arabes de la région que les
marchands et les voyageurs qui cherchaient à gagner ʿAqūla. Il s’agissait d’un endroit où il était
possible non seulement de se reposer, manger, boire et se réfléchir, mais on pouvait aussi s’y
protéger des dangers de la route tels que les animaux sauvages et être soigné, si nécessaire, par
les moines accueillants 597.
Comme le dernier endroit dédié au culte des martyrs en Mésopotamie, citons Mayperqat
(Martyropolis) qui était situé au nord-est de Diarbekir (Turquie) et sur ce qui était, au IVème
siècle, la frontière romano-perse. Il était connu pour être un lieu où on vouait un culte aux
martyrs perses. Le fondateur de Martyropolis au début de Vème siècle fut l’évêque Marutha598.

592
MARAVAL P., Lieux saints et pèlerinage d’Orient...op.cit. p. 87.
593
Une ville d’Irak située sur la rive droite de l’Euphrate. Nous reviendrons à cette ville très importante.
594
Exécuté en 559.
595
Province ecclésiastique (syriaque) correspondant plus ou moins à la Ǧazīra des sources arabes.
596
Qasr-e Serij était situé au nord-ouest de Muṣul. Le projet avait pour but de limiter le flux des pèlerins au
sanctuaire de Resapha (Syrie). « Il bâtit une grande et belle maison de pierre de taille au milieu de Beth ʿArbaye,
au lieu-dit ʿAin Qenoye (Barhebraeus, ʿAin Qena). Il y plaça un autel et quelques saintes reliques, et appela la
maison du nom de Mar Sergis, le célèbre martyr, parce que ces peuples arabes portaient une grande dévotion à son
nom et avaient recours à lui plus qu'à tous les autres hommes. Le saint (Ahudemmeh) tenta, au moyen de cette
maison qu'il avait construite au nom de Mar Sergis de les éloigner du sanctuaire de Mar Sergis de Beth Resafa,
car il était très éloigné d'eux. Il l'a fait, autant qu'il a pu, ressemblant à l'autre, afin que sa beauté les retienne d'aller
vers l'autre. Près de ce sanctuaire qu'il avait construit, il a en outre construit le grand et célèbre monastère de ʿAin
Qenoye » : Patrologia Orientalis. Recueil de monographies. Histoires d’Ahoudemmeh et de Marouta.
Metropolitains jecobites de Tagrit et d’orient. Tome III, édité par F. Nau, Turnhout/Belgique : Brepols, 1982, p.
29-30.
597
Ibid. p. 86.
598
Selon la version arménienne de la Vie de Marutha de Maipherkat, il ramassait les ossements des martyrs qui
avaient été mis à mort par les mages perses et il les enterrait à Mayperkat : MARCUS R., « The Armenian Life of

101
La ville était située au carrefour des civilisations perse, gréco-romaine, arménienne et arabe,
d’où son importance majeure en tant que centre politico-religieux de l’Est (l’Empire byzantin)
et de l’Ouest (l’Empire perse). D’après la version arménienne de la « Vie de Marutha de
Maipherqat », l’empereur romain et le roi perse étaient des patrons de la ville 599.
Pour résumer notre étude sur l’homme saint et ses manifestations, nous pouvons faire
les constatations suivantes : l’homme saint chrétien (apôtre, moine, ascète, évêque) semble
progressivement avoir été rendu immortel et éternel grâce aux dévots qui, par la vénération des
saintes reliques (et plus tardivement de leur chef coupé), la construction des martyria,
l’invention de la pratique de pèlerinage et les rites qui y étaient liés (panégyrie, offrandes, etc.)
permirent l’épanouissement de son culte complexe partout dans l’Empire romain.
Ce culte d’origine probablement païenne-romaine, mais complétement christianisé se
propagea parallèlement au christianisme vers l’Est (le Proche-Orient et le Caucase) dès les
premiers siècles de l’ère chrétienne où il se vêtit respectivement des particularités culturelles
des habitants de ces régions.
Au Proche-Orient (en Syrie et en Mésopotamie), les nomades en majorité arabes
l’embrassèrent assez vite et avec un grand enthousiasme en raison de nombreux points
communs qu’ils partageaient notamment avec les moines et les ascètes. L’homme saint se
transformait progressivement en un phénomène immortel car même après sa mort (tragique ou
naturelle), il continuait à faire l’objet d’une grande vénération. Il était la divinité morte et
ressuscitée continuant à être présent dans les vies des populations grâce aux nombreux
monastères et martyria florissant partout dans cette région.
Quant en Mésopotamie, si le culte de l’homme saint avec ses pratiques élaborées liées
à sa vénération vint à enrichir et à faire évoluer les traditions païennes locales très anciennes
relatives au culte et aux cérémonies consacrées à la disparition et à la « renaissance » de la
divinité souffrante, il les remplaça également progressivement, tout en préservant et intégrant
en partie les célébrations somptueuses de deuil, un aspect très particulier de ces traditions
mésopotamiennes.
En Arménie, le culte des martyrs chrétiens a été attesté dès la fin du Ier siècle avec
l’arrivée des missionnaires chrétiens. Ce culte, comme nous le verrons, fut très apprécié par les
auteurs de l’histoire de l’Arménie qui n’ont jamais hésité de l’intégrer dans leurs narrations sur

Marutha of Maipherkat ». The Harvard Theological Review, 1932, vol. 25, 1. p. 47-74. Il convient de noter qu’il
existe de différences importantes entre les différentes versions (grecque, arabe etc.) de la Vie.
599
Ibid. p. 67.

102
la lutte du peuple arménien pour sa foi. Ce culte est devenu inhérent à l’idéologie arménienne
de la guerre sainte pour la foi dans les siècles ultérieurs.

Chapitre II : la naissance du combat pour la foi dans le christianisme


arménien et l’islam šīʿite

Avant d’étudier l’idéologie de la guerre sainte et du martyre dans le christianisme


arménien, il est nécessaire de présenter brièvement les récits traditionnels sur l’arrivée de cette
religion en Arménie.
Nos renseignements sur l’évangélisation de l’Arménie sont pauvres et peu précis 600. Les
sources historiographiques arméniennes n’apparaissent qu’au Vème siècle.
Toutefois, il est admis que le christianisme a une origine apostolique en Arménie. Outre
saint Thaddée, la littérature hagiographique mentionne les apôtres Jude, Simon (le Zélote) et
Barthélemy comme les premiers évangélisateurs de l'Arménie païenne. La vie de saint Thaddée
et de saint Barthélemy, selon la tradition, fut achevée dans le martyre. D’après Moïse de
Khorène601, saint Thaddée était envoyé à Abgar « roi d’Arménie »602. Après avoir consacré un
homme nommé Adde comme évêque, avec l’édit d'Abgar, il passa d'Édesse à Artaz (dans le
district de Vaspurakan), où il se présenta au roi arménien Sanatruk (dans la deuxième moitié du
Ier siècle)603. Il fit martyriser par roi Sanatruk604. Peu après, l’apôtre Barthélemy, évangélisateur
de l’Orient, lors de son passage en Arménie, aurait été martyrisé à Aréban 605.
Ainsi, il semble qu’en Arménie également, l’idéologie du martyre pour la foi soit née et
répandue parallèlement avec l’expansion du christianisme dans le pays.

A. Le développement de l’idéologie de la guerre sainte et du martyre en Arménie


Les concepts de guerre sainte et de martyre dans le christianisme arménien ont les
origines complexes. En plus des Anatoliens (les Hittites) dans un passé très lointain, d’autres
voisins de l’Arménie, en particulier l’Iran, marquèrent et influencèrent l’histoire et la culture

600
GARSOÏAN N., L’Église arménienne et le grand schisme d’Orient. Lovanii: Peeters, 1999, p. 1.
601
Moïse de Khorène II, 33. Les savants, en majorité, pensent pourtant que ces récits ont un caractère purement
légendaire.
602
En effet, c’est le nom des rois d’Édesse.
603
Moïse de Khorène raconte brièvement qu’après la mort d'Abgar, le royaume arménien fut divisé en deux, car
son fils Ananun (anonyme) fut couronné pour régner à Édesse et son neveu Sanatruk en Arménie : Moïse de
Khorène II, 34.
604
Ce roi a régné vers la fin du Ier et au début du IIème siècle. En effet, le roi fit périr également sa propre fille
Sanduxt qui était convertie au christianisme.
605
MAHÉ J.-P., « Affirmation de l’Arménie chrétienne (vers 301-590) »…op. cit. p. 158.

103
arménienne pendant des siècles. Ainsi, comme nous le verrons plus loin, même si l’idée de
martyre en Arménie dans sa forme chrétienne a une origine plutôt occidentale (gréco-
romaine/byzantine), les attributs des rares saints protecteurs des guerriers arméniens, semblent
avoir comme origine le passé commun indo-européen que l’Arménie a partagé avec l’Iran
pendant plusieurs siècles en particulier dans l’époque parthe.
Avec l’enracinement du christianisme, de nouveaux liens furent établis avec la Syrie et
l’Anatolie. En conséquence, les liens avec la Perse s’affaiblirent. L’opposition entre la nouvelle
foi venant de l’Ouest et le sécularisme de l’Est créa une tension606. Les Arméniens chrétiens
furent persécutés encore plus par les Sassanides, plusieurs guerres entre ces derniers et les
Romains eurent lieu dont le motif principal était l’Arménie.
Mis à part les apôtres martyrs qui furent reconnus comme les fondateurs non officiels
du christianisme en Arménie, les premiers martyrs de la foi arménienne sont d’abord ceux qui
sont tombés dans la lutte contre la religion païenne et, ensuite, ceux qui ont pris les armes pour
défendre la foi chrétienne contre les Perses. C’est la littérature de l’Âge d’or de l’Arménie (Vème
siècle), en particulier les histoires de l’Arménie d’Agathange et Fauste de Byzance, qui nous
renseignent à propos de ces luttes 607. Il existe également des récits sur les saints liés aux
guerriers dans les œuvres plus tardives et dans l’hagiographie arménienne qui inclut un grand
nombre de saints d’origine gréco-romaine.

1. Les nones martyres à l’époque de Tiridate III608


Les premiers martyrs « combattants » de l’église arménienne sont sainte Hṙip‘simē et
sainte Gayanē qui, à la tête de quarante nones, avaient fui l’Empire romain à la suite des
persécutions dioclétiennes. En arrivant en Arménie, Tiridate III, le roi de l’Arménie qui avait
entendu parler de la beauté de Hṙip‘simē souhaita de l’épouser malgré le refus de cette

606
Sébéos, Armenian History attributed to Sebeos, part I & 2. Translated, with notes by Robert W. Thomson ;
historical commentary by James Howard-Johnston ; assistance from Tim Greenwood Liverpool: Liverpool
University Press, 1999, p. xiii
607
Les récits des guerres avec la Perse existe également chez le grand historien arménien Moïse de Khorène. Ils
sont pourtant présentés en général comme les évènements historiques sans accentuer leur aspect sacral ou le
martyre.
608
Ou Tiridate IV. Les historiens ne sont pas d’accord sur ce point. Pour la majorité des chercheurs, il semble que
Tiridate III était le frère du roi Xosrov II (280-287) qui avait assassiné ce dernier : voir MAHÉ A. & J.-P., Histoire
de l’Arménie des origines…op. cit. p. 76. La période Tiridate III est particulière pour la déclaration du christianisme
comme religion d'État en Arménie et, comme nous le verrons, pour l'établissement officiel de l'Église d'Arménie.
Les souffrances de Grégoire l'Illuminateur (le fondateur de l’Église arménienne) occupent une place centrale dans
l'histoire d'Agathange, qui ne sont pas très différentes des souffrances endurées par les saints chrétiens. Cependant,
étant donné que non seulement Grégoire l’Illuminateur ne fut pas martyrisé, mais devint un allié du roi Tiridate
(qui fut baptisé par Grégoire), nous n'abordons pas les épisodes de sa persécution dans le cadre de cette étude.

104
dernière609. Comme le roi ne parvenait pas à ses fins, il fit massacrer toute la communauté des
nones. La tradition arménienne rapporte qu’à cause de son impiété, Tiridate III devint un
sanglier.
Comme C. Mutafian l’a remarqué, il est tout à fait possible de voir des parallèles entre
ce récit et les récits primitifs de l’hagiographie chrétienne 610, en particulier celui de saint Paul
et sainte Thècle611. De plus, l’historien Agathange décrit en détail les scènes dans la chambre
nuptiale612, en fait un vrai combat entre un guerrier qui défend sa foi (Hṙip‘simē) et l’offenseur
qui nie et profane cette foi en essayant de s’en emparer (Tiridate III). Ce n’est pas surprenant
non plus qu’à la fin du récit, conformément à l’idéologie chrétienne voulant que « le martyr est
toujours vainqueur », ce soit la none qui vainque physiquement le roi qui était un grand
guerrier !

2. Les Guerres perses et les premiers martyrs pour la foi


Dans le premier chapitre, nous avons déjà présenté la Guerre perse et l’Histoire de
Tarōn dans le cadre de l’étude des fraternités guerrières. Même si l’historicité de tous ces récits
a été mise en doute, certains personnages et l’existence de conflits à caractère religieux entre
les Perses sassanides et les Arméniens « partagés » entre l’Empire romain et l’Empire perse
font partie de la réalité historique. La lutte chrétienne contre l’idéologie mazdéenne et sassanide
est un des sujets centraux de toute la littérature arménienne de l’Antiquité tardive et de l’époque
médiévale.
C’est chez Fauste de Byzance que nous avons la description des guerres entre l’Arménie
arsacide et la Perse sassanide 613. Vačē Mamikonean, le grand commandant en chef de l’armée
de l’Arménie arsacide, est tombé en martyr dans la grande guerre avec les Perses (en 335 ou
338). Fauste de Byzance décrit en détail le deuil et les cérémonies qui furent organisés pour
célébrer son martyre. Mais il convient de souligner, en particulier, le discours de l’épiscope
Vrtʻanēs (333-341) sur l’importance de cette mort pour l’Église et pour la patrie :
« Consolez-vous dans le Christ car ceux qui sont
tombés pour le pays, les églises et la foi accordée par

609
Agathange décrit les scènes dans la chambre nuptiale comme une vraie bataille où Hṙipʻsime, puissante comme
un guerrier courageux essayait de se protéger du viol : Agathange, History of the Armenians. Translation and
commentary by R. Thomson. Albany: State University of New York Press,1976, p. 147 et s.
610
GARSOÏAN N., Armenia between Byzantium and Sasanians. London: Variorum Reprints, 1985, p.151
611
MUTAFIAN C., Roma-Armenia. Catalogue de l'exposition à la Chapelle Sixtine au Vatican, du 25 mars au 16
juillet 1999. Rome : De Luca, 1999, p. 66.
612
Agathange V, 187.
613
GARSOÏAN N., The Epic Histories Attributed to Pʿawstos Buzand…op. cit. 1989.

105
Dieu, pour que notre pays ne soit pas occupé et ne
périsse, que les églises saintes ne soient pas
profanées, les martyrs ne soient pas déshonorés et les
vaisselles sacrées ne tombent pas dans les mains des
profanes et des infidèles ; pour que l’alliance sainte
de l’Église ne se dégrade pas et les le peuple baptisé
ne soit pas prisonnier et soumis au culte des infidèles
(…). Nos martyrs sont partis en bataille pour ça [pour
que l’ennemi n’installe pas ses ordres infidèles,
athées et prohibés dans notre pays] (…) ils se sont
sacrifiés pour la vérité divine, pour les églises, les
martyrs, la religion, l’alliance sainte (…). Ils doivent
être honorés comme les martyrs du Christ (…) 614.
Dans un autre passage concernant la guerre du roi Šapur II (309-379) avec le roi Aršak
d’Arménie (338/350-367), l’historien, après avoir décrit les dégâts et les destructions faites par
les Perses en Arménie, dit :
« Vasak, le commandant en chef, et soixante mille
hommes volontaires actifs et unis par le cœur et par
l’esprit, allaient en bataille pour [défendre] leur
femme et leurs enfants, pour sacrifier leur vie pour
leur pays où ils habitaient, pour combattre pour les
églises, pour les serviteurs de l’église, pour leur foi et
leur Dieu, pour leurs propres rois arsacides (…) »615.
Vasak Mamikonean, le commandant en chef à l’époque du roi Aršak fut assassiné en Perse par
roi Šapur II616.
Il y a également le discours de saint Nersēs (le patriarche de l’Arménie entre 353-373)
au peuple qui se plaignait auprès de lui de la situation de guerre permanente avec les Perses : il
leur dit de ne pas devenir les esclaves des païens, de non pas abandonner leurs propres maîtres
(les rois arsacides). Il leur rappela aussi que pendant des années, ils avaient combattu pour leur
foi et leur Église617. Ce rappel continuel de la nécessité de défendre la foi et l’Église se trouve

614
Fauste de Byzance III, 11.
615
Ibid. IV, 24.
616
Ibid. IV, 54.
617
Ibid. IV, 51.

106
également dans un autre discours618 de saint Nersēs par rapport à une autre guerre, celle du roi
Pap (369-374).
L’œuvre de Fauste de Byzance se conclut avec le discours du commandant en chef
Manuēl avant sa mort (en 385 ou 386). Il incite le peuple à ne pas craindre la mort, au contraire,
à « mourir pour le pays, pour ses maîtres arsacides et ses églises sans avoir peur en croyant à
Dieu ». Manuēl regrette de ne pas avoir perdu la vie en guerre pour la défense de la foi, des
femmes et des enfants, des églises et des maîtres 619.
Dans cet œuvre remarquable, il y a d’autres martyrs aussi, comme saint Daniel qui est
tombé en martyre en 347 sur l’ordre du roi Tiran (338-350). Il luttait contre les mauvaises
mœurs répandues dans la cour royale et dans tout le pays620. Zui‘ay, le prêtre d’Artašat sur
l’ordre du roi Šapur II 621 et Saint Nersēs en 373 sur l’ordre du roi Pap (par empoisonnement)
subirent également un « martyre »622.
Dans le récit de Fause de Byzance, ils existent ceux qui furent tués pour le refus
d’adopter le mazdéisme, mais ils ne sont pas appelés martyrs. Toutefois, leur description par
Fauste rappelle les saints martyrs décrits dans les hagiographies chrétiennes. Ainsi, d’après
l’historien, Vahan Mamikonean et Meružan Arçruni, « les hommes méchants, apostats,
profanes » (les dynastes convertis au mazdéisme) avaient ordonné aux femmes des nobles qui
avaient été abandonnées par leur époux de convertir au mazdéisme :
« Vahan avait une demi-sœur du clan Mamikonean, la sœur
de Vardan, Hamazaspuhi, qui était l'épouse de Garegin, le
maître de la province Ṙštunik‘. Son mari, Garegin, s'est
enfui lorsque le roi Šapuh [Šapur II] de Perse est venu dans
le monde arménien, et la dame de Ṙštunik‘ (Hamazaspahi)
a été gardée dans la citadelle de la forteresse de Van, une
ville dans la province de Tosp. Les anarchiques Vahan et
Meružan ont ordonné au gardien de la forteresse de harceler
la dame, et si elle n'acceptait pas la religion des mazdéens,
de la pendre à une haute tour et tuer. Comme Hamazaspuhi
n'acceptait pas d'observer les lois mazdéennes, ils
l'emmenèrent dans une haute tour, ils l'ont suspendue la tête

618
Ibid. V, 4.
619
Ibid. V, 44.
620
Ibid. III, 14.
621
Ibid. IV, 55-56.
622
Ibid. V, 24.

107
en bas au haut d'un lieu élevé. C'est ainsi qu'elle est morte
sur la potence. Mais son corps était blanc et lumineux à voir,
si bien qu'il restait suspendu comme une apparition
merveilleuse (…) »623.

3. Saint Karapet, le protecteur des guerriers


Dans l’Histoire de Tarōn, il y a le récit des combats des Arméniens de la région de
Tarōn624 pour défendre leur foi contre les armées perses zoroastriennes. Ces dernières
menaçaient les habitants de venir détruire leurs églises pour y construire des temples du feu625.
Comme les récits des guerres décrites sont plutôt tardifs (VIème siècle), nous ne les aborderons
pas ici. Néanmoins, dans la première partie de l’œuvre (attribuée à l’abbé Zenob Glak du
monastère de Glak) qui reflète les événements sur la christianisation de l’Arménie au IVème,
nous découvrons Saint Karapet626 , le saint protecteur des guerriers arméniens.
Dans le cadre du premier chapitre, nous avons mentionné le monastère de saint Karapet.
Il s’agit du monastère construit par Grigor l’Illuminateur où, selon la tradition arménienne, il
avait enterré les restes de Jean Baptiste et de saint Athanagines qu’il avait ramenés de Césarée.
C’est le même emplacement où se trouvaient les idoles de Gisanē et de Demetr (voir chapitre
I).
Jean Baptiste a été comparé au Christ, il est présenté comme un médiateur entre Dieu et
les hommes dans les traditions arméniennes. C’est une figure destructrice de la mort, il est
connu comme un sauveur qui a anéanti la mort et les portes de l’enfer 627 . Ces caractéristiques,

623
Ibid. IV, 59.
624
La région faisait partie de la province de Turuberan du royaume d’Arménie selon la Géographie arménienne
d’Anania de Širak (VIIème siècle). Actuellement, elle fait partie de la province de Muš en Turquie. Nous avons
étudié les récits relatifs aux combats entres les prêtres païens et les chrétiens de cette région dans le premier
chapitre.
625
D’après le texte, dans un premier temps, le roi sassanide Ḵosrow Parvīz (591-628) envoya Mīhran, son neveu,
à Tarōn, pour combattre les Arméniens. Des épisodes tels que le martyre courageux de Pawġikarpos et des moines
lorsque l’armée perse arrive sont relatés. Mušēġ, le héros et le commandent en chef, déjà âgé, n’intervint pas. Il
confia le commandement des guerriers à son fils Vahan « le loup » et lui rappela que sa mort dans le combat fera
de lui un martyr.
626
Étymologie de karapet : il est identique à l’appellatif karapet, qui signifie « précurseur ». Il a probablement été
emprunté à l’iranien ancien *kāra-pati- (chef de l’armée), où *kāra- signifie « peuple, armée ». Ainsi, il s’agit
d’un appellatif pour Jean Baptiste qui était un « précurseur ». Pour l’étymologie du prénom voir :
MARTIROSYAN H., Iranian personal names in Armenian collateral tradition, Iranisches Pesonennamenbuch
V/3 éd. R. Schmitt, H. Eichner, B. G. Fragner & V. Sadovski. Vienna : Austrian Academy of Sciences Press, 2021,
p. 214.
627
HARUT‘YUNYAN S., Hay aṙaspelabanut‘yun…op. cit. p. 139. Le monastère de saint Karapet était également
appelé Glak. S. Harut‘unyan pense qu’il s’agit d’un dérivé de la racine *u̯el- indo-européenne signifiant « mort » :
MALORY J. P. & ADAMS D. Q., Encyclopedia of Indo-european Culture. London & Chicago : Fitzroy, 1997,
p. 201.

108
ainsi que le fait que ses reliques aient été enterrés à côté d’une source d’eau ont amené des
mythologues à le comparer à Mithra, la divinité des guerriers.
Saint Karapet est le Jean Batiste « arménien »628. Il a été présenté comme un guerrier
siégeant dans les nuages, aux cheveux longs, avec une épée ensanglantée dans la main629. Saint
Karapet était considéré comme le protecteur des habitants de Tarōn, il incarnait également le
dieu Vahagn, vainqueur des dragons 630.
Il y a un autre personnage semi-légendaire étroitement lié à saint Karapet : saint
Athanagines631. Les traditions arméniennes anciennes attestent que le saint chrétien est né près
de Sébaste (Sivas en Turquie actuelle), dans une famille chrétienne. Les Goths conquirent le
pays et emprisonnèrent la population. Athanagines alla dans le pays des Goths pour libérer ses
concitoyens. Il se trouve qu’un grand dragon y habitait et qui effrayait les habitants et volait
leurs animaux. Pour calmer sa rage, les habitants lui offraient, chacun à son tour, un enfant.
Saint Athangines combattit le dragon et libéra un enfant632.
Après le décès (le martyre) de saint Athanagines, une commémoration est organisée au
mois de juillet, lorsque l’eau vient à manquer. On creuse des puits d’où sort de l’eau633. Dans
le récit, on constate clairement 1) « un combat de dragon » (un ancien motif indo-européen qui
existe dans l’hagiographie gréco-romaine), 2) un héros-saint (chrétien), 3) l’eau, élément
central dans le culte païen. D’après la tradition, saint Athanagines a été enterré dans l’église
(monastère) de saint Karapet en Arménie634.
Bien que ce soient des récits à caractère hagiographique, ils reflètent les événements
historiques (la lutte des pour la foi) ; on peut encore détecter, dans ces histoires, les vestiges de
l’ancienne religion païenne arménienne sous la forme des personnages, des créatures
fabuleuses, des éléments de la nature et des récits de combats mythiques (cette tolérance
temporaire du christianisme arménien fut indispensable à l’établissement de la nouvelle

628
PETROSYAN A., « Fidayu kerparë hay banahyusut‘yan meǰ ». Hay žoġovrdakan mšakuyt‘ XV, 2010, p. 450.
629
HARUT‘YUNYAN S., Hay aṙaspelabanut‘yun…op. cit. p.142. La mention du sang et de l’épée n’a pas de
rapport avec le christianisme mais plutôt avec les divinités païennes anciennes.
630
Il faut surtout prêter attention au fait que l’historien Moïse de Khorène qualifie cette divinité importante du
panthéon préchrétien arménien comme martyr (nahatak) : I, 31. PETROSYAN A. « Fidayu… » op. cit. p.450 et
s.
631
Vark‘ srboc‘. Vol. I. Eǰmiaçin : 2009, p. 53 et s.
632
Saint George aussi était un vainqueur du dragon. HARUT‘YUNYAN S., Hay aṙaspelabanut‘yun …op. cit. p.
145. Il s’agit d’un récit lié, de toute évidence, au dieu de l’orage : un étranger venant d’un autre pays combat un
dragon, le tue, libère la vierge et assure l’eau pour les habitants, il devient ensuite le patriarche de la ville. Malgré
les traits religieux du récit, il a toutefois des racines anciennes : on voit, par exemple, que le saint Athanagines
frappe le dragon avec une massue, qui est non seulement l’arme du dieu de l’orage, mais aussi, comme nous
l’avons vu, l’arme des guerriers des fraternités masculines.
633
La commémoration avait lieu avec la fête de Vardavaṙ (une fête équivalente à celle appelée Tīrgān dans la
religion ancienne de l’Iran) pendant laquelle les gens aspergent d’eau entre eux.
634
HARUT‘YUNYAN S., Hay aṙaspelabanut‘yun…op. cit. p.146-147

109
religion chrétienne d’origine étrangère dans un pays où le zoroastrisme réformé et adapté à la
culture locale du peuple arménien était dominant depuis de nombreux siècles.

3. Surb Sargis (saint Serge arménien)

Avant de conclure cette partie, il convient de présenter saint Serge « arménien », un


saint guerrier d’origine byzantine, qui, sous l’influence de la culture locale est devenu surb
Sargis.
Bien que le culte de saint Sergius et de saint Baccus ait existé en Arménie, saint Sargis,
un saint militaire, représenté accompagné de son fils Martiros (martyr), est un héros et un saint
très populaire dont le culte a connu une expansion considérable 635. D’après le récit
martyrologique, le père et le fils tombèrent en martyre en Mésopotamie sous le règne de Šapur
II (309-379). Son nom est attesté chez Fauste de Byzance636, mais le récit a été rapporté par N.
Šnorhali637.
Dans la version « arménienne » du martyre, Sergius était un officier de l'armée romaine
en Cappadoce sous l’empereur Constance. Cependant, à l'avènement de Julien l'Apostat, il eut
une vision dans laquelle le Christ l’alertait : « quitte ton pays pour un pays que je vais te
montrer ». Alors que Julien planifiait une campagne dans l'Est, Sergius et son fils partirent pour
l'Arménie, où ils furent reçus solennellement par le roi Tiran. Pendant ce temps, alors que la
nouvelle de la persécution des chrétiens d’Antioche par Julien atteignait l’Arménie, les deux
personnages se dirigeaient vers la cour de Šapur où ils tombèrent en martyre.
Immédiatement, après l'exécution du saint, un ange descend, une couronne lumineuse à
la main, la lumière envahit alors le corps du martyr, et une voix l’appelle de l’au-delà. Ce genre
de scènes (qui joue un rôle clé dans les récits martyrologiques), comme nous le verrons, est
abondant dans les œuvres des historiens arméniens Lazar de P‘arpi et Eġišē qui décrivent la
bataille d’Avarayr et le sort des saints martyrs.
Il a été qualifié de brave, de bien armé, de protecteur, de celui qui apparait toujours là
où on a besoin de lui et il est considéré comme le libérateur des prisonniers 638. Saint Sargis a

635
N. Adonz trouve qu’il s’agit du même saint : ADONC‘ N., « Hin hayoc‘ ašxarhayac‘k‘ë ». Erker I, Erévan :
Erevani petakan hamalsarani hratarakčut‘yun, 2006, p. 76
636
IV, 10.
637
Il était le patriarche de l’église arménienne (1166-1173), il était également un écrivain qui composait des
hymnes, des cantiques et des poèmes.
638
HARUT‘YUNYAN S., « Surb Sargisë žoġovrdakan banavor avandut‘yan meǰ ». Surb sargis nstašrǰani nyut՚er.
Erévan : Muġni, 2002, p. 25.

110
été présenté, dans certaines poésies médiévales, avec les attributs de saint Karapet, le saint
protecteur des guerriers et des soldats 639.
Le culte de saint Sargis a des racines païennes : il semble que derrière son image de
guerrier saint, soit dissimulé Ara le Beau ou Attis640: la divinité qui meurt et qui est ressuscitée.
En effet, les cérémonies liées à son culte ont toujours été célébrées au printemps, au moment
du renouvellement du cycle de la nature 641. Toutefois, le culte populaire de saint Sargis dans
sa forme actuelle a une origine chrétienne et ecclésiastique 642 ; l’existence d’une obligation pour
les jeunes de jeûner montre bien la dimension religieuse de son culte643.
Ainsi, grâce aux œuvres à caractère historiographique des auteurs arméniens de l’âge
d’or et celles plus tardives, nous pouvons supposer que, pour des raisons à la fois patriotique et
religieuse, il existait, chez les adeptes de la nouvelle religion, la volonté de se battre pour
défendre leur foi malgré les persécutions effectuées par les Perses à partir du IVème siècle. Dans
le but de donner un caractère local (national) à ces valeurs dont l’origine était étrangère (judéo-
chrétienne) et les rendre plus acceptables, des emprunts aux croyances anciennes étaient
indispensables. Le récit du combat et ses héros martyrs sont chrétiens, mais les vestiges des
croyances anciennes (les divinités d’orage, le dragon, le culte des fraternités, etc.) sont quand-
même visibles.

B. Aux origines de l’idéologie de la guerre sainte et du martyre en islam šīʿite : un


développement sur le modèle chrétien ?
L’idéologie de la guerre sainte et du martyr dans le christianisme arménien évaluait
depuis le IVème ayant comme modèle la doctrine chrétienne byzantine. Cette doctrine, comme
nous l’avons vu, préservait également les vestiges des traditions anciennes héroïques qui étaient
très enracinées dans la culture arménienne.
Quant à l’islam šīʿite, il semble que les notions de guerre sainte dans le sens d’une guerre
défensive et juste et de martyr, un soldat opprimé de Dieu, dans l’islam šīʿite aient également
leurs origines dans la doctrine chrétienne de la guerre sainte et du martyr. Toutefois, cette base
idéologique « occidentale » s’est enrichie pendant des traditions héroïques bédouines des

639
Ibid. p. 27.
640
ADONC‘ N., « hin hayoc‘ ašxarhayac‘k‘ë »…op. cit. p. 77.
641
MKRTČYAN S. & SARGSYAN A., « Surb Sargis, patmagrakan ev ētnosologiakan usumnasirut‘yunner ».
Surb Sargis nstašrǰani nyut‘er. Erevan : Muġni, 2002, p.96.
642
D’après M. Abeġyan, c’est le dieu du vent du paganisme arménien qui est à l’origine de ce saint : référence par
S. Harut‘yunyan, « Surb Sargisë žoġovrdakan banavor avandut‘yan meǰ ». Surb Sargis…op.cit. p. 39, note 29.
643
MKRTČIAN S. & SARGSIAN A., « Surb Sargis, patmagrakan ev ētnosologiakan usumnasirutʻyunner »…op.
cit. p. 97 et s.

111
déserts syro-mésopotamiens avant de prendre sa forme finale644 en islam grâce à la bataille de
Karbalā.

1. Le contact des chrétiens et des nomades sur un espace géographique commun


Contrairement à l’Arménie où le christianisme s’est installé par un travail
apostolique/missionnaire et fut adopté officiellement comme religion d’État au début du IVème
siècle, à l’époque arsacide, sa propagation en Mésopotamie fut le résultat, non seulement du
développement de l’Église d’Orient, mais aussi, en parallèle, du monachisme qui gagna
progressivement la région.
Comme nous l’avons vu, les tribus situées à la frontière entre la Mésopotamie et la Perse,
composées de groupes nomades et semi-nomades, mais également de sédentaires, avaient,
avant la naissance de l’islam, des contacts avec les populations de cette région (le désert syro-
mésopotamien)645, notamment avec les moines. Un certain nombre de ces moines, à la suite de
la politique restrictive anti-monophysite de Justin I (518–524), s’étaient retirés dans le désert
où ils s’étaient chargées d’enseigner aux bédouins646.
« Le désert est le temple de Dieu ; Dieu le créa pour y installer des saints »647. Il ne
s’agissait pas d’un lieu sûr, mais d’un lieu de bataille »648. Les moines vivaient dans les
montagnes et dans les déserts, notamment lorsque vint le temps de fuir les persécutions de la
Perse649. Le désert dans lequel le moine se retire est, à la fois, la patrie du moine où il subit la
tentation et les épreuves mais c'est aussi un lieu de paix et de joie, où Dieu est présent 650. La
faim faisait perdre aux corps leur forme humaine, ils avaient abandonné le travail et avaient
renoncé à toute sorte de civilisation. Ils vivaient comme les animaux, mangeaient de l'herbe et
des racines, menaient un jeûne rigoureux et erraient d'un endroit à l'autre. Leur apparence est
décrite comme sauvage et sale : leurs cheveux étaient négligés, ils étaient vêtus de chiffons et
leur seule activité, était la prière651. Cette description nous rappelle leurs voisins vivants dans
le désert : les bédouins.

644
Une doctrine très différente notamment du ǧihād offensif.
645
Dans la sous-partie sur les sanctuaires, nous avons déjà parlé des Tanūẖides. Voir également : VÖÖBUS A.,
History of Asceticism in the Syrian Orient… op. cit. p.147. À côté des Ġassānides chrétiens proromains, deux
autres tribus arabes chrétiennes ont été attestées dans les sources : les Tanūẖides (IVème siècle) et les Salīḥides
(Vème siècle). Les Tanūẖides ont contribué au développement du monachisme en Mésopotamie avant leur
migration vers l’Orient.
646
TRIMINGHAM J. S., Christianity among the Arabs…op. cit. p.138-145
647
Eucher de Lyon, De lande eremi, 3,5.
648
Eusèbe Gallican, Homeliae. XL. 6.
649
VÖÖBUS A., History of Asceticism in the Syrian Orient…op. cit. p. 148.
650
BINNS J., The T&T Clark History of Monasticism…op. cit. p. 16.
651
VÖÖBUS A., History of Asceticism in the Syrian Orient…op. cit. p.152-154.

112
Les monastères 652 où vivaient les moines ascètes étaient nombreux en Mésopotamie. Ils
peuvent être considérés comme les centres de la propagande des valeurs d’origine chrétienne
telles que le combat saint et le martyre, notamment vers la fin de l’Antiquité tardive en Irak.
Ainsi, les Arabes sédentarisés, mais aussi leurs confrères bédouins se sont familiarisés non
seulement avec le christianisme, mais aussi avec ces valeurs qui étaient inséparables de cette
religion. Ahudemmeh, le métropolitain de l’Orient nous décrit à quel point les Arabes furent
fidèles au monachisme et à ses valeurs propres :
« (…) ils faisaient aussi de grands dons qui étaient
vendus pour des prix élevés, et ils ne se bornaient pas à
faire des dons aux églises, aux moines, aux pauvres et
aux étrangers, mais ils aimaient le jeûne et la vie
ascétique plus que tous les chrétiens, au point de
commencer le saint jeûne des quarante jours une
semaine de plus avant tous les chrétiens (…)653 ».
Dans le cadre de notre recherche, dans le but de voir le rapport entre ces monastères et l’islam
naissant (notamment l’islam šīʿite), nous nous sommes plutôt intéressés à un endroit
spécifique : la ville nommée Ḥīra, l’ancienne capitale du royaume Laḥmide.

Al-Ḥīra654
Dans l’Antiquité tardive, al-Ḥīra (la capitale du royaume des Laḥmides, situé au sud de
l’Empire sassanide) était dépendant de l’Empire sassanide655.
La ville avait la réputation de n’abriter, majoritairement, que des Arabes 656. Au milieu
du IIIème siècle, les tribus arabes commencèrent à immigrer vers l’Irak (vers le sud et le centre

652
Dayr (monastère) en arabe est un emprunt syriaque, rāhib (moine) en arabe signifie « celui qui fait peur ».
653
Patrologia Orientalis. Histoires d’Ahoudemmeh et de Maruta…op. cit. p. 27-28.
654
L'étymologie du nom al-Ḥīra (« camp fortifié ») et les informations des historiens arabes suggèrent également
que la ville se composait initialement d'un camp de tentes fortifiées ou d'un camp de huttes d'anciens semi-nomades
immigrés, ce n’est que progressivement qu’ils sont devenus des installations permanentes : TORAL-NIEHOFF I.,
Al-Ḥīra. Eine arabische Kulturmetropole im spatantiken Kontext. Leiden/Boston : Brill, 2014, p. 75.
655
Les Laḥmides étaient les exécuteurs principaux de la politique sassanide dans le désert syro-arabe. Les relations
entre cette région et la Perse datent de l’époque achéménide. D'un côté, al-Ḥīra était proche du centre de l'Irak
sassanide, à environ 120 km de la Ctésiphon et de l'autre côté, des routes de caravane menant au centre de l'Arabie.
Dans certaines sources persanes, al-Ḥīra est même considérée comme une base perse. Ainsi, il s’agit d’une ville
fortifiée à la frontière sassanide, une partie importante de la frontière occidentale de ce royaume. TORAL-
NIEHOFF I., Al-Ḥīra… op. cit. p. 59 et s.
656
Il y avait également des Perses et des Araméens. Il est dit que l’existence de plusieurs noms pour désigner les
Arabes est liée au phénomène d’un changement des conditions de vie des groupes arabophones de l’Arabie du
nord - une « bédouinisation » : CASKEL W., « The Bedouinization of Arabia ». American Anthropologist, edited
by G.E. Von Grunebaum, 1954, p. 36–46. M. J. Zwettler et W. Dostal associent ce procédé à des innovations
techniques comme l'introduction de certaines selles de chameau, qui ont surtout fait une révolution dans la
technique de combat et la mobilité de ces groupes à la fin de l'Antiquité : ZWETTLER M. J., « Maʿadd in Late-

113
de l’Irak) sans aucun obstacle de la part des Arsacides qui dominaient ces territoires, et ils
s’installèrent à l’ouest de l’Euphrate.
D’après le chroniqueur al-Ṭabarī, les habitants d'al-Ḥīra étaient constitués de trois
groupes : un tiers d'entre eux étaient les Tanūḫ, c'est-à-dire les Arabes qui s’étaient installés à
l'ouest de l'Euphrate entre al-Ḥīra et al-Anbār et plus loin, [ils vivaient] dans des huttes et des
tentes en brique. Un autre tiers étaient les ʿIbād, c'est-à-dire les véritables habitants d'al-Ḥīra,
qui s'y étaient installés ; et enfin les alliés [al-aḥlāf], qui avaient conclu une alliance protectrice
[ḥilf] avec les habitants d'al-Ḥīra sans appartenir à aucun des deux groupes précédents (les
Tanūḫ et les ʿIbād) qui s'étaient soumis à Ardašīr (le roi sassanide) 657.
Al-ʿIbād était l’élément principal installé à al-Ḥīra et était composé des groupes unis par
leur allégeance au christianisme. Le mot (al-ʿIbād) est une abréviation de ʿIbād al-Rabb (les
serviteurs du Seigneur) ou ʿIbād al-Masīḥ (les serviteurs du Christ). Dans les premiers écrits de
la littérature musulmane, le mot signifiait les chrétiens d’al-Ḥīra et de la région, mais parfois
avait un sens plus général : les chrétiens 658. Leur prière avait été influencée par le syriaque,
probablement par les Ġassānides ou des Chaldéens qui ont joué un rôle important dans leur
christianisation. Les écrivains syriaques les appelaient les ʿIbād ʿĀqūlāyē (le nom d’un clan de
l’Arabie centrale dont certaines tribus étaient devenues chrétiennes). Leur emplacement près
d’al-Ḥīra s’appelait ʿAqūla659.
Le plus important à propos des Arabes d’al-Ḥīra est qu’ils faisaient partie de la « nation
culturelle arabe »660 et se sentaient proches des bédouins de la Péninsule, même s'ils n'étaient
pas eux-mêmes nomades. Ils étaient politiquement alliés à de nombreuses tribus et
poursuivaient une « politique bédouine » active, ils avaient tissé de nombreux liens familiaux
et matrimoniaux avec ces tribus-là qui sont mentionnées dans la littérature en Arabie centrale
et orientale, ils étaient conscients de leurs origines tribales et n'avaient jamais rompu le contact.
L’immigration et l'installation des groupes bédouins fut un processus continu jusqu'à la
conquête arabe661.

Arabian Epigraphy and Other Pre-islamic Sources ». Wiener Zeitschrift für die Kunde des Morgenlandes. 2000,
vol. 90, 224 et s.
657
Al-Ṭabarī, The History of al-Ṭabarī. The Sāsānids, the Byzantines, the Lakmids and Yemen. vol. V. Translated
by C. E. Bosworth, New York: State University of New York Press, 1999, p. 20-21.
658
TRIMINGHAM J. S., Christianity Among the Arabs…op. cit. p. 156.
659
C’est l’endroit où Saʿd Ibn Abi Waqqāṣ a décidé de construire la ville al-Kūfa en 636. Ibid. p. 171.
660
Von GRUNEBAUM G. E., « The nature of Arab Unity before Islam». Arabica, 1963, 10, fasc. 1, p. 7.
661
C’est pourquoi, à l’époque islamique, al-Ḥīra n’a pas cessé d’être considéré comme symbole d’une mémoire
collective arabo-islamique pour certaines dynasties comme celle des abbasides : TORAL-NIEHOFF I., Al-Ḥīra…
op. cit. p. 87.

114
Les Arabes d'al-Ḥīra étaient considérés comme particulièrement « iranisés » et il semble
qu’ils aient manifesté une forte sympathie pour les Perses662. Un Hiréen, par exemple, qui
espionnait pour les Perses dans l'armée arabe à l'époque des conquêtes arabes n'a pas été
remarqué comme un Arabe663. L'hybridité culturelle des habitants d'al-Ḥīra qui parlaient arabe
et araméen avait étonné les conquérants 664. À titre d’exemple, on peut mentionner le poète et
l’interprète arabe chrétien Adī ibn Zayd qui maîtrisait le dialecte édessien du syriaque en tant
que chrétien de la Syrie orientale, mais était en même temps un gentilhomme perse et avait
l’habitude de passer de longues périodes dans le désert avec sa tribu qui possédait des troupeaux
de chameaux ; il écrivait de la poésie bédouine665. Notons qu’al-Ḥīra était particulièrement
attrayante pour les artistes en raison de son fort dynamisme culturel ; ils y rencontrèrent des
collègues et entrèrent en contact avec la splendeur de la culture de la cour de Ctésiphon666.
Cependant, il convient de noter que dès le début du VIIème siècle, la ville commença à
attirer aussi des « poètes de tribus » qui étaient originaires des steppes de l’Euphrate, du
Baḥrayn, de la Yamāma et même d’Arabie centrale. Il s’agit en particulier des poètes membres
des Banū Ḥanīfa, des Banū Šaybān, des Banū Iyād et des Banū Tamīm. Nous savons qu’au
moins une partie des membres des trois premières tribus citées était chrétienne667.
Quelle était la vision des poètes préislamiques à propos de la mort dite glorieuse avant
que cette dernière prenne une allure chrétienne ? Il faut tout d’abord noter qu’à la différence de
la Mésopotamie ancienne où de nombreuses divinités et leurs représentants terrestres (les rois)
étaient les acteurs principaux de la vie quotidienne des hommes, dans la vie des Arabes
bédouins, à l’époque préislamique, les dieux n’étaient généralement pas pertinents. Dahr
(temps/destin) ou manīyah (destin) était le souverain tyrannique, imprévisible et capricieux, qui
fixait le temps (ʾaǧal) de la mort de chaque homme. Le destin, à contrecœur, conduit l'homme
au malheur, le séparant de ses proches, agissant par traîtrise, corrompant et détruisant tout ce à
quoi il tenait. Il semble d’ailleurs que les doctrines de la résurrection étaient considérées comme
des histoires fantastiques 668. Cependant, les héros n’étaient pas absents de la vie du bédouin

662
Il est possible que ce soit la raison principale de la conversion tardive (vers la fin du VIème siècle) des Laḥmides.
663
Chronique de Michel le Syrien, patriarche jacobite d’Antioche (1166–1199), Tome II, édité par Jean-Baptiste
Chabot, Paris : E. Leroux, 1901, p.421.
664
TORAL-NIEHOFF I., Al-Ḥīra… op. cit. p.107.
665
Ibid. p. 215.
666
Ibid. p. 214. Un autre poète arabe influencé par la multiculturalité de d’al-Ḥīra était H̩assān ibn T̠ābit. Dans une
élégie sur le Prophète Muhammad, il utilise le terme rawāhib (pluriel de rāhiba, « nonne ») pour décrire la veuve
du Prophète. Il est très probable qu’il avait rencontré des nonnes dans le domaine Ġassānide : SHAHÎD I.,
Byzantium and the Arabs in the Sixth Century. vol. II, part 2…op. cit. p. 89.
667
Nous reviendrons à ces tribus qui constituaient les habitants principaux d’al-Kūfa.
668
HOMERIN T. E., « Echoes of a Thirsty Owl: Death and Afterlife in Pre-Islamic Arabic Poetry ». JNES, 1985,
144, 3, p. 167.

115
arabe et les poètes chantaient en leur honneur dans leurs propres épopées et se lamentaient de
leur mort.

Faḵr : l’épopée arabe de mort glorieuse


L’épopée, du point de vue de la littérature arabe, est une poésie où le poète se vante de
l’honneur de sa tribu, se moque de ses ennemis, il entre ensuite dans le champ de bataille et en
sort victorieusement. Dans la poésie arabe, l’épopée est née de la célébration de l’honneur du
héros et de sa victoire grâce à son courage, du récit de ses combats, de son cheval, de son
arme669. Après les conquêtes, nous rencontrons ces thèmes épiques dans la poésie des
futūḥāt670. Il existe, évidemment, une différence considérable entre la poésie épique arabe et les
grandes œuvres épiques qui nous sont connues, cette différence est liée aux faits suivants :
milieu d’habitation (le désert), nomadisme, polythéisme primitif arabe, absence d’imagination,
etc.671.
Avec le temps, faḵr a particulièrement évolué et s’est enrichi de nouveaux éléments
thématiques. Ainsi, dans le prolongement du faḵr personnel et collectif, des pièces nous sont
parvenues où le poète se chante comme Croyant ou guerrier de la foi. Ces nouveaux éléments
firent des faḵrs des « chant de guerre »672 (les éléments thématiques étant entre autres des défis
lancés par des combattants, des chants entonnés par certains d’entre eux après la victoire ou le
succès d’un rezzou). Ils évoquent la vie dans le désert, notamment les conflits entre tribus et,
plus tard, l’expansion de la nouvelle croyance apocalyptique dans le cadre de la conquête arabe
de la Syrie et de l’Irak. Ils font partie de ayyam al-ʾarab673.
Une poétesse comme Suʿdā bint al-Šamardal674 écrit ainsi à propos des héros déchus de
sa tribu :

669
D’après M. Zībāyī, la poésie préislamique arabe est dépourvue de ce caractère épique : ZĪBĀYĪ M., « Kāvoše
nešānehāye ḥamāseh dar moʿalaqe ʿantare ». Majale-ye zabān wa adabyāt-e ʿarabī. 1395, 15, p.88. Pour elle
malḥame est l’équivalent de l’épopée dans la littérature arabe. Pour R. Blachère pourtant le mot faḵr « évoque non
un genre, mais plutôt une attitude qui pousse le poète à se distinguer de son groupe ou à se dresser face à son
adversaire en se prévalant de ses mérites et de ses exploits personnels ou de sa famille ou de sa clan (…) le poète
devient le centre de son univers » : BLACHÈRE R., Histoire de la littérature arabe. 1, Paris : Librairie
d’Amérique et d’Orient, J. Maisonneuve, 1980, p. 409.
670
MOḴTĀRĪ Q., « Barresī-ye ḥamāseh sarāyī dar adabiāt-e kohan-e ʿarabī ». Faṣlnāme-ye adabiāt-e ḥamāsī,
1393, 1& 2, p.136 et s.
671
Ibid. p. 151.
672
BLACHÈRE R., Histoire de la littérature arabe. 1…op. cit. p. 416-417.
673
« Les jours des Arabes », un recueil des plus anciens récits arabes. Ibid. p. 405-406.
674
Une poétesse qui a probablement vécu à la fin de l’époque ǧāhili et au début de la prédication de Muḥammad.

116
« Combien de héros qui ont vécu harmonieusement
et s'accordaient dans leurs intentions y avait-il eu
avant eux, et ils étaient séparés (par la mort) »675.
Ici, la poétesse déclare explicitement que les héros pour lesquels elle est en deuil, par
leur mort soudaine et prématurée, ont été empêchés de poursuivre, plus intensément encore, ces
idéaux de vie qui sont les plus importantes dans la vision arabe de la vie 676. Quant aux valeurs,
il s’agit les valeurs universelles auxquelles la société adhérait, par exemple la « murruwah »,
assimilable à un code de chevalerie au sens le plus large, et de la « ḥamasah », une combinaison
de l'héroïsme et de l'élan 677.
Il convient de noter que la tradition de déplorer la mort de quelqu’un (y compris celle
des héros) dans la culture arabe à l’époque préislamique, telle qu’elle est reflétée dans la poésie,
a des origines probablement purement païennes. Notons en particulier que les notions de
« martyr » et de « martyre » (en tant que mort tragique suivie d’une résurrection glorieuse, si
importantes et répandues depuis longtemps dans les régions voisines) sont complétement
absentes de cette culture. Cependant, la mort tragique d’un héros appelle à la vengeance, et la
déploration pour un brigand (qui est considéré comme un héros dans la pensée bédouine !) est
un thème courant pour la poésie préislamique 678.
En revenant à al-Ḥīra, le carrefour des rencontres religio-culturels, pour la première fois,
la tradition poétique amenée du désert ou des steppes environnantes comportant les
caractéristiques notées ci-dessus, rencontre le christianisme, ainsi que le manichéisme. Dans un
second temps, le lyrisme que portait le poète du désert se rajeunit au contact d’une pensée
religieuse exprimée en arabe. Comme le souligne bien R. Blachère, à al-Ḥīra s’est ébauché la
personnalité du poète telle qu’elle s’épanouira à al-Baṣra ou à al-Kūfa quand l’Irak deviendra
le cerveau de la civilisation arabo-islamique. La chute des Laḥmides et la disparition du cercle
des poètes constitué par les rois vont amener les poètes à tourner ailleurs leurs regardes 679.
En ce qui concerne le christianisme à al-Ḥīra, il a réussi à s’y étendre car, par rapport
aux autres religions des pays voisins de la Perse, il était plus proche et accessible aux Arabes
de cette ville. Les sources s’accordent en générale sur le fait que les tribus d’al-Ḥīra avaient

675
Aṣmaʿiyyāt n° 46.10. Il s'agit d'une première anthologie de poésie arabe d'al-Aṣmaʿī. Le recueil est considéré
comme l'une des principales sources de poésie arabe préislamique.
676
BRAVMANN M. M., The Spiritual Background of Early Islam. Studies in Ancient arab Concepts. Leiden: I.
J. Brill, 1972, p. 45.
677
ALLEN R., The Arabic Literary Heritage. The development of its genres and its criticism.
Cambridge/Melbourne : Cambridge University Press, 1998, p. 139.
678
BLACHÈRE R., Histoire de la littérature arabe…op. cit. p. 426 et s.
679
Ibid. p. 345 et s.

117
adopté le christianisme680. Dès l’année 410, on trouve un évêque dans cette ville qui fait sienne
la doctrine nestorienne681. Le christianisme a été officiellement ramené à al-Ḥīra par Numʻān
III, le phylarque chrétien de la ville 682. La ville possédait des églises tribales dont les noms
avaient été tirés des noms des clans. Une église tribale était un lieu du rassemblement de
tribus683. Les membres de ces tribus et même les habitants non permanents d’al-Ḥīra pouvaient
s’y rassembler684.
Non seulement al-Ḥīra était un centre de prédication du christianisme, mais la ville était
aussi le berceau de chrétiens prosélytes qui voyageaient afin de propager leur religion685 . Étant
Arabes et adhérant au christianisme syriaque, ils entretenaient des contacts étroits avec leurs
coreligionnaires voisins et fonctionnaient comme une courroie de transmission culturelle entre
la Perse, la Syrie byzantine et la péninsule arabique 686.
Nous savons déjà que les monastères occupaient un rôle pivot dans la stratégie de la
christianisation des nomades arabes 687. Ahudemmeh n’encourageait pas le sédentarisme, mais
invitait les gens à prendre soin des pauvres, des étrangers et des monastères. Les offrandes des
tribus permettaient d’assurer les besoins des moines 688.
« Avec beaucoup de soin et de patience, il a visité leurs
camps un par un, leur a donné des conférences et leur a
enseigné de nombreux discours. [. . .] Par son zèle, il a pu
réunir de nombreux prêtres de différents pays, et au moyen
de paroles douces et agréables et de cadeaux, il les a
convaincus et attirés, et il a pu nommer un prêtre et un
sacristain pour chaque tribu. [. . .] Il a fondé des églises et les

680
ABDELĠANĪ A., Tāriẖ al-Ḥīraẗ fi al-ǧāhiliyyaẗ wa al-islām. Damas: Dāruknān, 1993, p. 477 et s. La version
syriaque de la Vita de Syméon le Stylite est une source importante qui permet de penser que le christianisme était
entré sur le territoire laḥmide: SHAHÎD I., Byzantium and the Arabs in the Fifth Century…op.cit. p. 161 et s.
681
Cette doctrine christologique affirmait la coexistence de deux hypostases, l’une divine, l’autre humaine en Jésus
le Christ. Au moment de la conquête arabe, les chrétiens de la ville s’identifiaient plutôt à la doctrine nestorienne :
GAISER A. R., Surāt Legends, Ibāḍī identities…op. cit.p. 19.
682
Ibid. p. 18.
683
Tenir en compte les particularités d’une société tribale était un facteur très important dans la christianisation :
TORAL-NIEHOFF I., Al-Ḥīra... op. cit. p. 51.
684
FOWDEN E. K., The Barbarian Plain…op. cit. p. 161.
685
ABDELĠANĪ A., Tāriẖ al-Ḥīraẗ fi …op. cit. p. 487.
686
TORAL-NIEHOFF I., « The ʿIbād of al-Ḥīra: an Arab-Christian Community in Late Antique Iraq », in The
Qur’an in Context. Historical and Literary Investigations into the Qur’anic milieu, edited by Angelika
Neuwirth, Nicolai Sinai & Michael Marx, Leiden : Brill, 2010, p. 324.
687
FOWDEN E. K., « Monks, Monasteries and Early Islam», in Studies on Hellenism, Christianity and Umayyads.
Edited by G. Fowden & E. K. Fowden, Athenes: Boccard, 2004, p. 150.
688
FOWDEN E. K., The Barbarian Plain…op. cit. p. 123.

118
a nommées d'après leurs chefs tribaux afin d'être sûr de leur
soutien dans les moments difficiles »689.
Ahudemmeh a séjourné à ʿAqūla où il a enseigné avec zèle et sans fatigue 690. D’ailleurs,
non loin d’al-Ḥīra et de ʿAqūla, un monastère nestorien dédié à saint Serge fleurissait avant le
règne de K̲osrow II (591-628) jusqu’au Xème siècle au moins. Mar ʿAbda (un évêque martyr de
l’époque de Yazdgard I) ayant été baptisé à al-Ḥīra comme disciple de Mar Babai (un patriarche
important de l’Église d’Orient), s’est installé plus tard dans une caverne où il prenait soin des
gens dans le besoin691. Un autre évêque qui joua un rôle important dans la christianisation des
Arabes pasteurs692 de la région d’al-Ḥīra fut Marutha dont le célèbre monastère dédié à saint
Serge se trouvait sur la route principale vers ʿAqūla.
Il faut noter que les poètes étaient ceux qui étaient en contact étroit et spécifique avec
les monastères. C’est là qu’ils pouvaient échapper aux contraintes de la vie quotidienne comme
l’interdiction du vin. Les monastères reflétaient donc des aspirations romantiques, de sorte
qu’un genre littéraire propres aux monastères vit le jour : « Kutub ad-Diyārāt » (livres de
monastère). À l’époque préislamique, les poètes festoyaient dans les monastères ou les églises
: ʿAdī ibn Zayd aurait célébré le couronnement de Nuʿmān dans une église693.
D’ailleurs, pour en revenir à la conversion des nomades par les moines, il convient de
prêter attention à un fait important. D’un côté, à la suite des persécutions des miaphysites par
l’Empereur Justin, les moines miaphysites fuirent vers l’Orient dont une partie vers al-Ḥīra.
D’autre côté, sur la base d'une résolution synodale datant de 486, les moines furent bannis des
villes et reculèrent vers des régions éloignées du territoire de l'Empire sassanide. En
conséquence, ils se retrouvèrent aux milieux des messaliens et des autres « hérétiques ». Tous
ces moines d’origines géographiques différentes se chargèrent d’un travail identique : la
christianisation des bédouins. Notons que c’est surtout l’ascétisme propre aux miaphysites 694
qui semble avoir exercé une influence particulière sur les nomades. C'est probablement l’une
des raisons pour lesquelles, à partir de la seconde moitié du VIIème siècle, l'Église de Perse, pour
sa part, commença à chercher un renouveau du monachisme, afin de contrôler, au moins, ce
mouvement puissant695.

689
Patrologia Orientalis. Recueil de monographies…op.cit. p. 26 et s.
690
Ibid. p. 78.
691
FOWDEN E. K., The Barbarian Plain…op. cit. p. 121.
692
Id. «The Lamp and the Wine Flask: Early Muslim Monasticism », in Islamic Crosspollinations. Interactions in
the Medieval Middle East. Edited by A. Akasoy, J. E. Montgomery & P. Pormann, Harrow: Gibb Memorial Trust,
2007, p. 4.
693
Ibid. p.175.
694
OATES D., « Qasr Serîj- A Sixth Century Basilica in Northern Iraq ». Iraq,1962, 24, 2, p. 86.
695
TORAL-NIEHOFF I., Al-Ḥīra… op. cit. p.163-164.

119
En ce qui concerne les contacts des chrétiens d’al-Ḥīra avec les Arabes de la péninsule,
avant la conquête (à l’époque préislamique), il convient de noter que ces derniers maintinrent
des relations commerciales étendues avec al-Ḥīra ce qui permit de les familiariser avec les
récits, les rituels et les structures du christianisme oriental de la fin de l'Antiquité. Ainsi, étant
donné que les Arabes d'al-Ḥīra célébraient leur liturgie en syriaque, la question d’éventuels
emprunts syriaques dans le Qur‘ān reste toujours actuelle.
En tant que lieu de rencontre des traditions chrétiennes syriaques et le commerce
péninsulaire, al-Ḥīra était considéré comme un lien fort entre le monothéisme arabe émergent
de Muḥammad et le christianisme ancien du Proche-Orient, en particulier le christianisme
mésopotamien696.

al-Ḥīra et les monastères du désert syro-mésopotamien

2. L’homme saint et l’islam


Dans le sous-chapitre précédent, nous avons vu que le guerrier saint chrétien tire ses
origines de l’homme saint qui a émergé dans l’Antiquité tardive en tant que figure religio-
culturelle particulière.
En Orient, comme nous l’avons déjà montré, les hommes saints (les moines) ont très
vite exercé une influence sur les nomades arabes, et ce grâce à leurs pouvoirs extraordinaires
comme la capacité de guérir les malades. Ces moines qui incarnaient les idéaux de la pratique
dévotionnelle, étaient des « facilitateurs » de la conversion. En effet, en raison de modes de

696
GAISER A. R., Surāt Legends, Ibāḍī identities. Martyrdom...op. cit. p. 18. Les mots sont mis en italique par
nos soins.

120
piété en commun, ces moines purent, à travers les frontières partagées, servir d’exemple. Ainsi,
la transition d’une communauté à l’autre fut facilitée, des héros communs, chrétiens et
Croyants, furent créés à partir d'un lexique commun de motifs, de thèmes, de formes narratives
et de personnages hagiographiques697.
La Tradition musulmane a ainsi attribué une immense baraka au Prophète, et, grand
thaumaturge, de nombreux miracles lui ont été attribués. Comme nous le verrons, sa sainteté a
même été transférée, après sa mort, à sa famille698.
D’ailleurs, non seulement la reconnaissance de Muḥammad en tant que prophète de
Dieu par le moine Baḥīrā a marqué la tradition musulmane (les moines jouaient le rôle de
gardiens qui discernaient la vérité)699, mais aussi Salmān Fārsī, l’un des compagnons modèles
de Muḥammad, était un ancien disciple des moines chrétiens. Le deuxième calife ʿUmar a été
décrit par les habitants de Damas comme un moine : « il démonte son chameau et le mène,
pieds nus, traversant une rivière à la manière des moines »700.
L’intégration des Croyants aux formes locales des croyances et des pratiques était plus
facile quand des équivalents plus ou moins similaires étaient rependus dans la communauté
préislamique du Ḥijaz. D’autres traditions religieuses locales (juives, chrétiennes) de l’Irak
semble être également connues des Croyants.

Zuhd (la piété) : une valeur commune


Malgré la diversité dans le contenu et la forme, le Qurʿān offre un message essentiel au
lecteur : l'humanité doit être pieuse. Il ne cesse de marteler, de diverses manières, que l'humanité
doit croire en un seul Dieu, que Dieu est le créateur de tout, que les simples humains ne sont
rien à côté de Lui, que l'humanité doit le craindre, craindre le jugement imminent et faire du
bien aux semblables, en particulier aux autres croyants701.
La piété coranique est la continuation des traditions de piété de l’Antiquité tardive,
même si elle a fait son propre chemin sur certaines questions. Il semble que l’insistance du
Qurʿān sur l'adoration régulière de Dieu à travers les rituels de prière impliquant des salutations
et des prosternations, et ses commandements destinés aux Croyants de préserver leur chasteté

697
SIZGORICH Th., « Mind the Gap: Accidental Conversion and the Hagiographic Imaginary in the First
Centuries A. H.», in Conversion in Late Antiquity. Islam and Beyond. Edited by A. Papaconstantinou, N. Mclynn
& D. L. Schwarz, Farnham : Achgate, 2015, p. 171-172.
698
CHELHOD J., Les structures du sacré chez les Arabes. Paris : Maisonneuve et Larose, 1964, p. 188-189.
699
SIZGORICH Th., Violence and Belief in Late Antiquity…op.cit. p.157.
700
ʿAlī ibn Rabbān al-Ṭabarī, Kitāb al-dīn wa-al-dawla. Edité par Alphonse Mingana. Manchester : Longmans,
1923, p. 58.
701
DONNER F. M., Narratives of Islamic Origins…op. cit. p. 67.

121
et de s'habiller modestement, étaient des thèmes familiers dans certaines communautés
chrétiennes à la veille de l'islam. Marutha (565-649), l'évêque de Takrit, dans le centre de l'Irak,
et ses disciples, étaient réputés pour leur ascétisme, leurs jeûnes prolongés, leurs veilles
nocturnes, leurs méditations, leurs agenouillements et prosternations fréquents pendant la
prière702.
Néanmoins, l'émergence du saint homme en islam a posé un vrai problème pour les
théologiens qui ont tenté de concilier l'existence de cette classe très variée d'hommes (et parfois
de femmes) non spécifiquement mentionnés dans le Qurʿān ou dans les Traditions du Prophète
avec la popularité dont ils jouissaient auprès des disciples et des fidèles de leur vivant et après
leur mort703.
L’homme saint en Islam est donc un concept particulier : en fait, le mur entre le créateur
et la créature est inflexible et infranchissable, l’homme, même « l’envoyé de Dieu », est aussi
faible que les autres. Par conséquent, il est possible que ce culte des saints n’ait pas eu sa place
dans le système d’origine de l’islam. Nous pouvons lire dans le Qurʿān:
« Ils ont pris leurs docteurs (ahbār) et leurs moines
(ruhbān), ainsi que Messie, fils de Marie comme
seigneurs (arbāb), au lieu de Dieu, tandis qu’il leur a été
donné l’ordre de n’invoquer que le seul Dieu, en dehors
duquel il n’est point d’autre Dieu. Il est en effet bien
éloigné de tout ce qu’ils rapprochent de lui ! »704.
Malgré tout, les hommes saints et les femmes saintes qui se sont efforcés de renoncer
aux biens du monde, de vivre pour la connaissance de Dieu et selon sa volonté, en se tenant
prêt à lui offrir leur vie comme martyrs, ont été reconnus et appréciés par la nouvelle croyance
apocalyptique prêchée par Muḥammad. Certes, au cours de leur vie terrestre, ils ne sont pas
plus puissants que les autres hommes, et même, après leur mort, ils ne sauraient agir à la place
de Dieu, ni prétendre à des honneurs divins. Il semble que cette conception de l’homme saint
dans l’islam primitif ait disparu avec la première génération des Croyants. Petit à petit se

702
Ibid. p. 73.
703
MERI J. W., « The etiquette of devotion in the Islamic cult of saints», in The Cult of Saints in Late Antiquity
and the Middle Ages. Edited by J. Howard-Johnston & Paul Antony Hayward, Oxford, 1999, p. 266-267.
704
Q IX, 31. Contrairement à ce qu’on trouve ici, en Q5 : 82, le jugement porté sur les moines est très positif. Cela
montre que l’auteur de verset 31 n’a pas acquis ses informations au même endroit ni à la même époque que l’auteur
de Q5 : 82 : POHLMAN K. F., « Sourate 9 Al-Tawba ». Le Coran des Historiens. Vol. 2. Sous la direction de M.
A. Amir-Moezzi & G. Dye. Paris : Cerf, 2019, p. 391-392.

122
formèrent des légendes qui entourèrent plutôt le personnage de Muḥammad. Ses compagnons,
les héros du champ de bataille, devinrent à leur tour des saints et des thaumaturges 705.
Il parait pourtant que l’image de l’homme saint considéré comme « combattant pour la
foi » ait permis de rendre admissible ce personnage dans l’islam; les Croyants guerriers étaient
comparés aux moines dans la mesure où ils étaient des cavaliers le jour et des moines la nuit706.
Comme les moines, ces combattants étaient les gardiens de leur croyance qui était basée sur le
message prophétique de Muḥammad. Dans le Kitāb al-ǧihād de ʿAbd Allāh ibn al-Mubārak707,
on trouve des ḥadīṯs qui peuvent être interprétés comme montrant un lien entre l’ascétisme et
le ǧihād 708:
« Chaque communauté a son monachisme, et le
monachisme de ma communauté est le ǧihād sur
le chemin de Dieu »709 .
C’est notamment au cours des conquêtes arabes que les Croyants originaires de la
Péninsule arabique entraient en contact plus souvent avec les ascètes chrétiens. Les moines qui
habitaient les déserts dans l’Antiquité tardive sont vite devenus des exemples de vrais chrétiens
à suivre : le muǧāhid710, qui renonce au monde, jeûne et prie à Tarse en préparation de la guerre
avec les Romains, qui fait la promesse de mourir en martyr dans la voie de Dieu devient alors,
pour les Croyants, un modèle à imiter.
Les récits des conquêtes ont souvent essayé de présenter les combattants comme des
pillards-ascètes, des moines guerriers qui combinaient l'ardeur bédouine et la rigueur ascétique,
ainsi que la piété. C’est ainsi qu’on voit des idéaux moraux communs aux héros des récits
chrétiens et à ceux adhérés au message prophétique du Muḥammad. La notion spécifique de
piété dévotionnelle idéale et les formes que cette piété devait prendre devaient devenir tout
aussi déterminantes dans la formation confessionnelle des Croyants et des chrétiens
particulièrement consciencieux et observateurs 711.

705
GOLIDZIHER I., Sur l’Islam. Origines de la théologie musulmane. Paris: Desclée, 2003, p. 157-165.
706
SIZGORICH Th., Violence and Belief in Late Antiquity…op. cit. p. 161.
707
Il a vécu entre 726-797.
708
« Guerre sainte ».
709
Un hadīṯ du Prophète. Ibn al-Mubārak ʿAbd Allāh Kitāb al-ǧihād. Beirut : Dār al-Nūr, 1971. no. 15 et 16. Al-
Mubārak peut être considéré comme le premier théoricien de la doctrine de la guerre sainte en islam en tant que
combat enraciné dans le piétisme ascétique. Aḥmad ibn Ḥanbal en citant Ibn al-Mubārak dit : « Si un homme passe
la nuit avec ses égaux au combat tandis que l'autre passe la nuit à prier Dieu, je pense que celui qui se souvient de
Dieu comme ceux qui récitent le Qurʿān est meilleur » : Anas Ibn Ḥanbal, Kitāb al-Zuhd. Edited by M. ‘Abd al-
Salam Šāhīn, Beirut: Dār al-Kutub, al-ʿIlmīyya, 1999, p. 151. DEMICHELIS M., Violence in Early Islam.
Religious Narratives, the Arab Conquests and the Canonization of Jihad. New York & London: I.B. Tauris, 2021,
p. 103.
710
Combatant.
711
SIZGORICH Th., Violence and Belief in Late Antiquity…op. cit. p. 169.

123
La vénération des saints militaires chrétiens par les musulmans
Les saints guerriers chrétiens n’ont pas fait l’objet de l’adoration des bédouins comme
ce fut le cas dans l'Empire byzantin et en Anatolie. Toutefois, comme nous l’avons déjà vu, le
culte de certains d’entre eux, comme saint Sergius et saint Georges, a connu un succès énorme
à l’aube de l’islam et même après son installation. Saint Sergius devint le saint patron des
Arabes, et de nombreuses églises, martyria et monastères lui furent dédiés712.
À l’époque islamique, la tribu Taġlib était connue pour le fait qu’elle ramenait à la
bataille « une croix bien tenue haute et Mar Sarjis » (probablement une image du saint ou peut-
être ses reliques) 713. Il faut noter que la tribu Taġlib fut accusée de vénérer Sergius et son fils
au lieu de Muḥammad714. Le saint guerrier qui était très connu chez les futurs musulmans, on
le voit même comme le substitut du Christ sur la Croix chez le chroniqueur al-Ṭabarī715.
Quant à saint George, un autre saint important du monde chrétien de l’Antiquité tardive,
il est passé dans le nouveau monothéisme en tant que prophète appelé Girgis ou al-H̱uḍr (le
vert). Son mythe a été raconté dans l’Histoire d’al-Ṭabarī où il est présenté comme un saint qui
est ressuscité après la mort, et la tradition musulmane connait beaucoup de récits sur le courage
et la force de ce prophète (en Syrie, ce sont les Alaouites qui vénèrent al-H̱uḍr plus que tout
autre prophète716 et dans ce pays, les chrétiens (orthodoxes, catholiques), les musulmanes
(sunnites et šīʿites), ainsi que les Druzes et les Alaouites se rendent aux mêmes sanctuaires
dédiés à ce saint717).

Les imāms : les hommes saints šīʿites ?


C’est dans l’islam šīʿite qu’on perçoit le plus non seulement les réminiscences des
anciens concepts mythologiques, mais aussi la présence de l’équivalent des saints catholiques
dans les figures des imāms considérés comme les médiateurs entre Dieu et les hommes par leur
filiation avec le Prophète dont ils sont les descendants indirects par ʿAlī, son gendre et cousin 718.

712
FOWDEN E. K., « Rural Converters among the Arabs », in Conversion in Late Antiquity: Christianity, Islam
and Beyond…op. cit. p. 185.
713
Id. The Barbarian Plain…op. cit. p. 180.
714
Ibid. p. 188.
715
Pour les Croyants, Jésus ne fut pas crucifié. Id. « Rural Converters among the Arabs». Conversion in Late
Antiquity…op. cit. p. 194.
716
D’après J. Sadaka, pour certains historiens, le gouvernement ismaélien-fatimide avait remplacé le nom d’al-
H̱uḍr par celui de ʿAlī : SADAKA J., Figures saintes chrétiennes-musulmanes communes. Saint Denis : Mon Petit
Éditeur, 2016, p. 132.
717
Ibid. p.133.
718
KHOSROKHAVAR F., Les nouveaux martyrs d’Allah. Paris : Flammarion, 2002, p. 12.

124
Les imāms, pour les šīʿites, ont la même nature sacrée qu’avait le Prophète719. Parmi les
douze imāms, certains sont considérés comme plus emblématiques : ʿAlī720 (le « père » des
autres imāms), son fils al-Ḥusayn le grand martyr de la cause šīʿite, etc.)721.
Les imāms sont des personnages sacro-saints 722, des maʿṣūm (infaillibles). Dans le but
de concilier la vénération de Dieu et le culte des saints, il fut nécessaire de rattacher le concept
de saint à un mot coranique (walī723, ʾawliyā en pluriel) décrivant les personnes particulièrement
privilégiées 724. La notion comprend une sacralisation des « Amis de Dieu »725 , il est également
connecté à la notion de la véritable croyance (īmān)726. Le charisme exceptionnel reconnu par
les savants aux chefs de la communauté šīʿite a été appliqué également aux croyances šīʿites
concernant les imāms. Ainsi, les ḥadīṯs šīʿites leur reconnaissaient des qualités exceptionnelles,
voire surhumaines comme les saints chrétiens. Walāyah, dans le contexte du šīʿisme primitif,
est le saint pouvoir dans le sens de la direction temporelle et spirituelle des fidèles, et walī-
imām est « l’aide » et « l’ami » le plus proche de Dieu et de Son prophète. Il est Homme Parfait,
Homme divin et le lieu de la manifestation des Attributs de Dieu. La proximité et l’amitié avec
Dieu, désignées par le mot walāyah, caractérisent la plus haute forme de sainteté 727.
Les imāms ressemblent aux saints chrétiens dans leur capacité à réaliser des miracles728,
et la croyance aux pouvoirs miraculeux des imāms est un phénomène très ancien dans le šīʿisme
à propos duquel les šīʿites ont commencé à écrire à partir du deuxième siècle de l’hégire729. Ils
occupent le centre de la dévotion populaire, les jours présumés de leur anniversaire constituent
des fêtes religieuses, leurs dates de mort sont des journées de deuil. Leurs tombes sont les lieux
de pèlerinage730.

719
AMIR-MOEZZI M. A., « Remarques sur les critères d'authenticité du hadîth et l'autorité du juriste dans le
shi'isme imâmite ». Studia Islamica, 1997, 85, p. 8.
720
Pour les šīʿites, il avait été désigné par le Prophète comme son successeur. Dans la tradition mythologique
iranienne, il a été assimilé à Jamšīd, le roi héros, dont la montée au trône était célébrée au Nowruz (le Nouvel An).
GOLDZIHER I., Islamic studies vol. II. Edited by S.M. Stern, Aldine/Atherton/Chicago/New York : George Allen
& Unwin Ltd State University of New York Press, 1971, p. 301.
721
AMIR-MOEZZI M. A., La preuve de Dieu. La mystique shiʿite à travers l’œuvre de Kulaynî IX e-Xe siècle.
Paris : Cerf, 2018, p. 15.
722
Ibid. p. 53.
723
D’une racine sémitique signifiant « être proche » : The Encyclopaedia of Islam, vol. XI…op. cit. p. 109.
724
Pour une étude détaillée de ces notions voir : AMIR-MOEZZI M. A., « Notes à propos de la walāya imamite ».
(Aspects de l’imamologie duodecimaine, X) ». Journal of the American Oriental Society, 2002, 4, p.722-741.
725
CORBIN H., En Islam iranien. Aspects spirituels et philosophiques. Vol. I. Le shîʻisme duodécimain. Paris :
Gallimard, 1971, p. 41.
726
DAKAKE M. M., The Charismatic Community. Shʿite Identity in Early Islam. New York: State University of
New York Press, 2007, p. 10.
727
AMIR-MOEZZI M. A., « Notes à propos de la walāya imamite »…op.cit. p.729-733.
728
Ibid. p. 8. Nous y reviendrons dans les chapitres IV et V.
729
Id. La religion discrète…op. cit. p.151 et s.
730
Id. La preuve de Dieu…op.cit. p. 53.

125
Toutes ces caractéristiques nous rappellent les saints chrétiens même si le statut de
l’imām n’est pas tout à fait égal à celui du saint chrétien car les imāms constituent l’interface
entre le transcendant et l’immanent, entre le céleste et le terrestre, entre Dieu et l’homme 731 ;
l’imām terrestre reflète le Dieu révélé732. À cet égard, on se demande s’ils peuvent être
comparés à Jésus le Christ qui est considéré comme le lieu de la Révélation de Dieu dans la
théologie catholique733. En revanche, ce qui est commun entre les saints hommes chrétiens (les
moines, les ascètes, les saints guerriers) et les imāms, c’est leur mort glorieuse : leur martyre
dont l’apogée sera le martyre du petit-fils du Prophète : l’imām al-Ḥusayn, un saint guerrier par
excellence. Nous verrons aussi comment cette double identité du saint/guerrier se repose
largement sur les traditions locales très anciennes païennes, mais aussi chrétiennes de l’Irak du
VIIème siècle.

La guerre sainte (ǧihād) et le martyr (šahīd) dans le Qurʿān


La guerre sainte et le martyr, deux notions assez imprécises dans le Qurʿān, ont fait
l’objet de définitions et de commentaires riches et détaillés dans les autres sources de l’islam
telles que les ḥadīṯs et l’exégèse734, et en particulier dans la loi islamique. D’après Kh. Y.
Blankinship, dans le cas du califat omeyyade, la volonté d’établir le règne de Dieu sur la terre
devait être réalisée de la manière dont Dieu l’avait ordonné, à savoir « la lutte armée sur Son
chemin », connue sous le nom de ǧihād 735.
La confusion juridique - aussi bien qu'exégétique - progressive du ǧihād avec le qitāl
qui s'est produite dans la période prémoderne (et s'est poursuivie dans la période moderne) se
reflète dans la façon dont le martyre a également été progressivement compris dans des
contextes similaires comme essentiellement mourir sur le champ de bataille. Il est très
significatif que le Qurʿān n'ait pas un seul mot pour « martyr » ou « martyre » - deux concepts

731
Ibid. p. 91.
732
Ibid. p. 94.
733
Sur la comparaison entre Jésus le Christ et ʿAlī, le premier imām voir : AMIR-MOEZZI M. A., « Muḥammad
le Paraclet et ʿAlī le Messie : nouvelles remarques sur les origines de l'islam et de l'imamologie shiʾite », in
L’Ésotérisme shi‘ite, ses racines et ses prolongements / Shi‘i Esotericism : Its Roots and Developments, sous la
direction de Mohammad Ali Amir-Moezzi, Maria De Cillis, Daniel de Smet, Orkhan Mir-Kasimov, Tournhut :
Brespols, 2016, p 41 et s. Voir également chapitre III.
734
Tafsīr.
735
D’après l’auteur, non seulement la doctrine de ǧihād dérive du Qurʿān, son existence a été attestée par de
nombreuses sources musulmanes et chrétiennes. L’auteur met accent sur l’aspect militaire de l’enseignement du
Prophète mentionné dans ces sources-là : BLANKINSHIP Kh. Y., The End of the Jihād State. The Reign of Hishām
Ibn ʽAbd Al-Malik and the Collapse of the Umayyads. Albany: State University of New York Press, 1994, p. 1 et
s.

126
qui sont supposés être intrinsèquement liés au concept de ǧihād en tant que combat armé contre
des ennemis extérieurs736.

Ǧihād : un combat différent de la guerre sainte défensive et spirituelle chrétienne


Les références à la guerre dans le Qurʿān apparaissent dans des dizaines de sourates
dans des contextes très différents, et elles emploient un large vocabulaire comprenant des mots
aux significations riches et parfois ambiguës 737. Le mot ǧihād exprime une notion beaucoup
plus large que le seul aspect belliqueux. On le traduit en général par « l’effort accomplie dans
la voie de Dieu ». Il revêt un sens général et peut s’appliquer à toute entreprise ayant pour but
le triomphe de la vraie religion sur l’impiété. Il peut s’appliquer également à l’effort de la
purification morale738. La révélation coranique peut être considérée comme la source la plus
ancienne de ǧihād 739 où la racine ǦHD apparait à 41 reprises. Dans seulement 19 versets, il y
a l’écho du combat mené pour Dieu dans un sens pourtant vague et imprécis 740. « Mener combat
contre les infidèles et être dur contre eux » n’apparait que deux fois (IX, 73, LXVI, 9)741.
Si nous comparons la guerre « sainte » coranique avec la guerre de Yahwe de l’Ancient
Testament, l'accent mis sur les deux questions de la défense et de l'élimination de l'idolâtrie
dans le concept coranique de la guerre sainte trouve son parallèle dans le traitement biblique de
la guerre dans le Deutéronome. Dans les deux systèmes, le commandement divin de faire la
guerre était décrit comme évoluant d'abord en tant qu’moyen de mobilisation défensive du
régime contre les clans et les tribus (idolâtres) qui menaçaient sa survie physique même. Après
que la survie physique n'était plus en jeu, les pratiques et les peuples idolâtres ont continué à
être perçus comme une menace désormais pour l'unité du système politique742.
Quant au Nouveau Testament, d’après G. Lüling, ǧihādā kabīri743 dans le Qurʿān a sa
signification telle qu’elle est exprimée dans 1 Tim 6,12 et 2 Tim 4, 7, à savoir « combattre le

736
AFSARUDDIN A., Striving in the Path of God. Jihād and Martyrdom in Islamic Thought. Oxford/New York:
Oxford University Press, 2013, p. 3.
737
FIRESTONR R., « Conceptions of Holy War in Biblical and Qur'ānic Tradition ». The Journal of Religious
Ethics, 24, 1,1996, p. 108.
738
FLORI J., Guerre sainte, jihad, croisade…op. cit. p. 71.
739
Ibid. p. 82.
740
QII, 216 est l’un des versets généralement cités par les érudits islamiques traditionnels comme l'expression
coranique finale et la plus définitive du combat. Cela a traditionnellement fourni un soutien à l'ordre absolu de
s'engager dans le combat pour l'amour de Dieu, que l'ordre soit ou non facilement exécuté par le régime islamique :
AFSARUDDIN A., Striving in the Path of God. Jihād and Martyrdom…op. cit. p. 111
741
« Guerre et paix ». Dictionnaire du Coran. Sous la direction de Mohammad Ali Amir-Moezzi. Paris : Robert
Laffont, 2007, p. 374-375. Ces versets ont été considérés comme interpolations tardives : POHLMAN K. F.,
« Sourate 9 Al-Tawba »…op. cit. p. 402.
742
FIRESTONE R., « Conceptions of Holy War in Biblical and Qur'ānic Tradition »…op. cit. p. 114-115.
743
QXXV, 52.

127
bon combat pour la foi », et ǧihād ici ne signifie ni la guerre, ni encore la guerre sainte. Il
signifie s’efforcer de gagner soi-même et les autres à la bonne foi744.
Il semble qu’il existe deux types de versets en rapport avec la notion de guerre sainte :
les versets coraniques « tolérants » et les verstes dits « bellicistes »745.
Dans les deux cas, il est question des rapports entre les Croyants (musulmans) et les « autres »
(les mécréants, les chrétiens, les juifs, etc.)746.
D’après les exégètes, les versets bellicistes ont abrogé les versets plus tolérants et ont
établi la doctrine d’un ǧihād guerrier en islam747. Les caractéristiques générales de ces versets
sont les suivantes : 1) il s’agit d’une guerre à la fois offensive et défensive, 2) les aspects
temporaire et spatial de ces guerres sont ambigus (l’aire géographique et la durée), 3) le but
ultime est l’établissement définitif du culte du Dieu unique.
Ainsi, contrairement au christianisme où la guerre sainte offensive est apparue
tardivement, aux Xème et XIème siècles, l’islam, dès le début, n’a pas été réticente à employer
l’action guerrière748. Non seulement elle n’a pas été condamnée, mais elle semble avoir été
encouragée et justifiée particulièrement dans le contexte des conquêtes. Dans l’islam, la guerre
sainte et le martyre dans le sens de combat contre les mécréants se distinguent de leur équivalent
chrétien par le fait qu’il ne s’agit pas de notions purement religieuses, mais également
politiques749.

744
LÜLING G., A challenge to Islam for Reformation. The Rediscovery and reliable Reconstruction of a
comprehensive pre-Islamic Christian Hymnal hidden in the Koran under earliest Islamic Reinterpretations. Delhi:
Motilal Banarsidass, 2003, p. 355.
745
Il est dit que le Qurʿān XXII:39 était le premier verset révélé permettant aux Croyants de s'engager dans un
combat armé contre les Mecquois païens : AFSARUDDIN A., Striving in the Path of God. Jihād and Martyrdom…
p. 35. Selon M. Azaiez, le contexte historique précis auquel ces versets réfèrent n’a pourtant pas été identifié :
AZAIEZ M., « Sourate 22 Al-Ḥajj ». Le Coran des historiens…op. cit. p. 833. Quant à II,190-194 où il y a une
référence aux événements d'al-Ḥudaybiyya (en 628, les musulmans ont reçu la permission divine de se défendre
dans l'enceinte sacrée de la Kaʿba en cas d'attaque contre eux par les Mecquois païens pendant l'un des mois sacrés
préislamiques), ils peuvent être interprétés comme un droit à une guerre sainte défensive en fonction de la nécessité.
746
Une autre interprétation du contexte c’est que durant la période mecquoise, le Qurʿān n’a combattu que les
païens (les juifs et les chrétiens-les Gens du Livre- furent épargnés), alors qu’à Médine le ǧihād est recentré : il
visait les juifs de Médine et les chrétiens ainsi que les hypocrites : « Guerre et paix ». Dictionnaire du Coran…p.
372-373.
747
FLORI J., Guerre sainte, jihad, croisade. Violence et religion dans…op. cit. p. 88.
748
Ibid. p.73 et p.77
749
Notamment après le VIIIème siècle avec la disparition de la communauté « pieuse » de l’époque du VIIème siècle.
Ibid. p. 76. Selon une hypothèse récente, dans le Coran, on peut détecter deux groupes de Croyants comme les
fidèles du Prophète : ceux qui cherchaient « la guerre sainte sur le Chemin de Dieu » (ou le groupe « militant »)
en la considérant supérieure à toute autre pratique religieuse était un groupe des fidèles du Prophète qui se
distinguaient des Croyants pieux (ou le groupe » non militant ») qui s’adonnaient plutôt aux pratiques spirituelles
et ascétiques. Il s’agit probablement de ceux qui vinrent à Muḥammad plus tard et peut être étaient
appelés « mūhaǧirūn » (et « soumis », muslimūn, « les hypocrites » dont parle le Qurʿān ?) qui auraient été
militants, partisans de conquêtes et en quête de butin. AMIR-MOEZZI M. A., ʿAlī, le secret bien gardé. Paris :
CNRS Éditions, 2020, p.317-318.

128
Martyr : un guerrier pardonné et récompensé750 par Allah
Dans le Qurʿān, le mot martyr a été attesté dans le sens de témoin (XXIV, 4) et en tant
qu’épithète divine. Le sens de martyr, comme combattant, d’après certains chercheurs peut être
dérivé des III, 140, IV, 69751, XXXIX, 69 et LVII,19752.
Il n’y a pourtant aucune indication directe que le šahīd est celui qui est mort au
combat753. Voici les idées générales qu’on peut tirer des versets coraniques par rapport à la
personne du martyr : à ceux qui meurent à la bataille « un immense salaire » (IV, 74) est
promis ; le paradis est promis à « ceux qui sont tués dans la voie de Dieu [au combat] » (XLVII,
4-6). D’ailleurs, ceux qui sont tués sur la voie de Dieu ne sont pas morts, au contraire, ils sont
vivants (…) (II, 154754 ; III, 169), ils vont obtenir un pardon (III, 157). Ainsi, l’interprétation
des versets permet de dire que dans le sens coranique, le martyr n’existe que grâce au martyre
(=la mort dans la voie de Dieu).
I. Goldziher indique que le sens du mot šahīd (martyr), un témoin de la foi qui sacrifie
sa vie, est post-coranique et reflète l’usage du mot martys (témoin) en grec (voir la partie B),
alors que šuhadā dans le Qurʿān désigne ceux qui témoignent pour Dieu et pour le Prophète.
Ainsi, selon I. Goldziher, la transformation du sens de « confesseur » vers celui de « martyr »
a eu lieu à une date tardive755. D’après A. Afsaruddin, les exégèses des II:154 et III:169 du
Qurʿān révèlent clairement comment un culte du martyre militaire s'est progressivement
développé en réponse à des circonstances historiques post-prophétiques, dont l'impulsion a été
relue de manière anachronique dans ces versets (comme ce fut également le cas avec XXII:58),
malgré l'absence, en eux, de références manifestes au martyre militaire, et de toute évocation
d’un statut supérieur à celui des autres croyants qui meurent756. Il parait donc qu’il n'était pas

750
III, 157-158, 169 ; IV,74 ; IX, 111, XXII, 58.
751
Il paraît qu’al-šuhadā dans ce verset est compatible avec les premiers enseignements chrétiens (présent dans le
christianisme oriental) sur le martyre où le mot désigne une belle assemblée de prophètes, de saints, de justes et
de martyrs : BONNER M., Le jihad. Origines, interprétations, combats. Paris : Téraèdre, p. 92. WENSINCK A.
J., The Oriental Doctrine of Martyrs. Amsterdam, 1920, p. 12. Il est un reflet, en partie, de la référence de Matthieu
13,17 aux « nombreux prophètes et hommes sincères » (dans le Nouveau Testament en syriaque : nabīyē wa
zdīqē) : REYNOLDS G. S., « Sourate 4 Al-Nisa ». Le Coran des historiens. II. Paris : Cerf, 2019, p. 182-183.
752
KOHLBERG E., « Shahīd ». The Encyclopaedia of Islam. vol. IX, Leiden: Brill, 1997, p.204 et s. Il paraît que
le mot šahīd soit un dérivé de sahdā « martyr » au syriaque: GOLDZIHER I., Muslim Studies. vol. II…op. cit.
p.350.
753
Le cœur de la doctrine de la récompense divine pour ceux qui sont tombés au combat est déjà présent dans le
Livre, mais ceux qui sont mort au combat ne sont pas encore appelés šuhadā (martyrs) : BONNER M., Jihâd:
Origines, interprétations, combats. Paris : Téraèdre, 2004, p. 93.
754
Un contre-argument à la déclaration que le Qurʿan nie la mort de Jésus : SEGOVIA C. A., « Sourate 2 Al-
Baqara ». Le Coran des historiens…op. cit. p. 93.
755
GOLDZIHER I., Muslim Studies. Vol. II. Aldine/Atherton/Chicago/New York…op. cit. p.350-351.
756
AFSARUDDIN A., Striving in the Path of God. Jihād and Martyrdom…op. cit. p. 109.

129
courant, jusqu'à l'époque du chroniqueur al-Ṭabarī, de se référer à celui qui est tué dans le
chemin de Dieu comme šahīd757.

Les parallèles entre les doctrines chrétienne et musulmane du martyr


La vie et le bonheur éternel pour les martyrs, qui sont communs au christianisme et à
l’islam, ont probablement leur origine dans l’idéologie juive des siècles précédant
immédiatement l’émergence du christianisme compte tenu du fait que non seulement l’idée de
la vie éternelle est absente de l’Ancien Testament, mais aussi qu’il s’agissait d’un privilège
réservé à un nombre restreint de croyants 758.
Concernant le rapport direct entre la mort des martyrs et leur rémunération au Paradis,
le christianisme et l’islam ont fait face au même obstacle théologique à savoir, le long intervalle
entre la mort et la résurrection. L’islam a surmonté cet obstacle de la même manière que le
christianisme759 : les corps des martyrs restant dans leur tombe, leurs âmes font leur ascension
vers le Paradis 760.
Il convient de noter la différence essentielle entre le martyr chrétien et le martyr
musulman : le premier subit la violence et ne l’exerce pas (ce qui est pourtant commun pour les
deux c’est le fait de porter témoignage de la vérité 761) ; autrement dit, la métaphore « soldats de
Dieu » est remplacée par des combattants qui, littéralement, prennent les armes et s’en servent
(dans la Tradition et loi islamique) 762. Enfin, d’après M. Bonner, « si l’Église chrétienne s’est
bâtie sur les os des martyrs, la communauté islamique admire ses martyrs comme des modèles
de courage physique, d’efforts acharnés et d’internalisation individuelle des normes »763.

L’arène, le martyre, ǧihād et maġāzī


D’après A. J. Wensinck, les représentations métaphoriques des différents caractères des
martyrs et du martyre dans la littérature de la chrétienté orientale ont été empruntées à l’arène.
Le vocabulaire syriaque comportant des mots tels qu’atlēṭā et āgōnā est d’origine grecque.
Naṣīḥā qui signifie « victorieux » était devenu une épithète permanente des martyrs. Kulālā
signifie littéralement « couronnement », mais c’est également une désignation commune pour

757
Ibid. p.99
758
WENSINCK A. J., The Oriental Doctrine of Martyrs…op. cit. p.16-17.
759
Ibid. p. 11.
760
Hymni et Sermones. Ephraim Syrus. Éd. T. J. Lamy, col. 739. Pour les commentaires coraniques:
AFSARUDDIN A., Striving in the Path of God. Jihād and Martyrdom…op. cit. p. 103.
761
« Martyre », Dictionnaire du Coran…op. cit. p. 358.
762
BONNER M., Le jihad. Origines, interprétations…op. cit. p. 93.
763
Ibid. p. 95.

130
le martyre. Mais comment le vocabulaire lié à l’arène pouvait-il être connu, par exemple,
d’Ephraïm le Syrien qui l’utilisait abondamment dans ses œuvres ?
C’est parce qu’il s’agit, tout d’abord, du langage de l’hellénisme emprunté par le
christianisme. L'application métaphorique des termes de l'arène au martyre ne convient pas à
l'idée "d'être torturé à mort alors qu’on est sans défense" mais à l'endurance dont les martyrs
ont fait preuve. Il convient également de noter que le vocabulaire de l’arène a été utilisé au sujet
des ascètes syriens 764.
À cet égard, prêtons attention aussi à un des termes principaux relatifs aux activités
militaires de la communauté des Croyants à savoir maġāzī765. Ce terme peut avoir un sens qui
désignerait une pratique entre le martyre et les pratiques ascétiques. Ce mot dérive d’une racine
arabe qui contient une idée d’« efforts » comme la racine de ǧihād. Il y a un siècle, E. Sachau
a avancé l’idée que le mot maġāzī avait son usage chez les chrétiens convertis à la nouvelle
croyance prêchée par Muḥammad qui désignaient leurs hommes saints et leurs grands martyrs
comme des « athlètes de Dieu » et leurs actions comme des « luttes » de souffrance dans
l’arène. Pour eux, en tant que nouveaux convertis, la vie et les actes du Prophète pouvaient être
considérés comme des « luttes »766.
Ainsi, en ce qui concerne les bases des notions de guerre sainte et de martyr en islam,
nous pouvons faire quelques conclusions :
1) Comme dans le cas du Nouveau Testament, elles ont fait l’objet de définitions et
d’interprétations élaborées et ultérieures en fonction des conditions politico-religieuses des
milieux où vivaient les interprètes.
2) Il est difficile d’attribuer un caractère spirituel à la guerre sainte (ǧihād) dans l’islam. Compte
tenu notamment de l’histoire politique de cette religion, ǧihād fait référence presque toujours à
un combat armé.
3) Les confesseurs dans les deux religions semblent avoir de nombreux points communs, on
peut même dire que « celui qui est mort pour la foi » (le martyr chrétien) et « celui qui est mort
sur la voie de Dieu » (le martyr musulman) sont devenus presque identiques ; tous les deux
seront pardonnés, récompensés et auront accès au Paradis. Toutefois, il semble que le martyr

764
WENSINCK A., J. The Oriental Doctrine of Martyrs…op. cit. p. 19-20.
765
Un terme qui dès l'époque des œuvres (sur le sujet) attribuées à al-Wāḳidī a notamment signifié les expéditions
et razzias organisées par le prophète Muḥammad à l'époque médiane : HINDS M., « Al-maghāzī ». The
Encyclopaedia of Islam. Vol. V, Leiden : Brill, 1996, p. 1161
766
SACHAU E., « Das Berliner Fragment des Musa Ibn Ukba : Ein Beitrag zur Kenntniss des ältesten arabischen
Geschichtsliteratur, in Sitzungsberichte der Königlich Preussischen Akademie der Wissenschaften, Berlin, 1904,
p. 448, n. 2. M. Bonner indique que malgré le fait que cette hypothèse n’a pas été acceptée par la majorité des
savants, cette interprétation semble tendre vers le caractère indissociable du ǧihād « interne » et « externe » dans
l’islam des origines : BONNER M., Le jihad. Origines, interprétations…op. cit. p. 97-98.

131
musulman n’est pas un simple combattant spirituel défendant sa foi, mais un véritable soldat
armé du ǧihād.
L’idée de bataille sainte dans laquelle un soldat opprimé de Dieu pourrait être engagé
en prenant l’arme pour combattre les ennemis de la religion et perdre sa vie d’une mort glorieuse
en devenant lui-même immortel comme les saints, pourrait passer du christianisme à l’islam
comme le christianisme était répandu sur les territoires conquis par les Croyants. Mais, il semble
que le ǧihād armé et offensif ait très vite « monopolisé » la notion de la guerre sainte au sens
de véritable combat à l’arme.
C’est pourquoi il faut attendre la bataille de Karbalā où le martyr le plus honoré de
l’islam šī ʿite fait son apparition ; un martyr oppressé et persécuté très semblable au plus noble
des martyrs du christianisme.
Avant les grands martyrs de Karbalā, l’islam naissant a connu deux autres groupes des
martyrs de foi : ceux parmi les Compagnons du Prophète qui perdirent leur vie en tant que les
premiers membres de la communauté des Croyants rassemblés autour du message prophétique
de Muḥammad (les Croyants qui combattaient les polythéistes) et les khārijites (les Croyants
qui combattaient d’autres Croyants).

3. Yāsir, Sumayyah et ʿAmmār : les premiers « martyrs » de la nouvelle croyance


Sumayyah bint H̱abbāt (m. 615) était l'esclave d'Abū Huḏhayfa ibn al-Muġira, membre
des Banū Maẖzūm à La Mecque. Son maître la donna en mariage à Yāsir ibn Amīr, issu du clan
Malik de la tribu Maḏḥiǧ du Yémen. Venu à La Mecque à la recherche d'un frère disparu, il
décida de s'y installer sous la protection d'Abū Huḏhayfa. Sumayyah donna naissance à leur fils
ʿAmmār en 566. Plus tard, Abū Huḏhayfa libéra Sumayyah et son fils ʿAmmār ; mais ils
restèrent ses clients jusqu'à la fin de sa vie 767.
Sumayya et Yāsir étaient parmi les tous premiers qui rejoignirent la communauté des
hommes et des femmes pieux rassemblés autour de Muḥammad. Ils avaient adopté la nouvelle
croyance à la suite de leur fils, Ammār 768 qui était parmi les premiers Ṣaḥāba (Compagnons du
Prophète).
Après la mort d’Abū Huḏhayfa, cette famille fut la cible des attaques continues des
polythéistes, nomment de la part de la tribu d’Abū Huḏhayfa. Selon la tradition, Abū Ǧahl

767
Ibn Saʿd. Kitāb al-Ṭabaqāt al-Kabīr. Vol. 3. Al-Qāhira : Našr al-H̱ānǧī, 2001, p. 227-228. Al-Ṭabarī. The
History of al-Ṭabarī. vol. 39. Biographies of Prophet’s Companions and their Successors. Translated by E.
Landeau-Tasseron. New York : State University of New York Press, 1998, p. 29.
768
AMĪN M., Aʿyān al- Šīʿah. Vol. 8, Bayrūt : Dāʼirat al-Maʻārif al-maṭbūʻāt, 1983, p.372. Ibn Saʿd. Kitāb al-
Ṭabaqāt al-Kabīr. Vol. 3…op. cit. p.229.

132
décida de torturer la famille de Yāsir. Il ordonna donc que l'on prépare du feu et des fouets.
Yāsir, Sumayyah et ʿAmmār furent alors traînés là, poignardés, fouettés et torturés du feu. Yāsir
succomba à ses blessures à cause de ces maltraitances mortelles 769. Quant à Summaya, alors
qu’elle était à l’âge avancé, elle fut attaquée par Abū Ǧahl sur son ventre et mourut comme son
époux à la suite de ses blessures. Selon Ibn Saʿd, elle est la première femme martyre de
l’islam770.Témoins de cette scène tragique et pitoyable, les Qurayshites sauvèrent ʿAmmār,
blessé et épuisé des tortures Abū Ǧahl, afin qu'il puisse enterrer les corps de ses parents. En
effet, ils faisaient partie des convertis très opprimés de La Mecque qui n’avaient aucune
protection face au comportement brutal des adversaires du Prophète.
Quant à ʿAmmār, de nombreux récits ont été racontés à propos de ses tortures : il portait
toujours les traces des tortures sous la forme des lésions sur son dos ; il a été raconté que, sous
les coups épuisants, en délire totale, il prononçait inconsciemment des paroles
incompréhensibles. Selon ses récits, les adversaires de Muḥammad obligeaient en plus ʿAmmār
de déshonorer le Prophète en le torturant, mais il refusait de leur obéir. Selon la tradition
islamique, une fois, sous la torture, il fût obligé de nier sa foi. Bouleversé, il se dépêcha vers le
Prophète et lui expliqua l'incident. Le Prophète dit : « Est-ce que tu as moindre d’hésitation
dans ta foi ?». ʿAmmār répondit : « Mon cœur est rempli de foi ». Le Prophète dit : « Ne te
permets pas la moindre peur et cache ta foi pour te protéger de leur mal ! 771»
D’après Ibn Saʿad, une fois le Prophète, étant témoin des tortures de la famille de
Summaya, déclara : « Dieu ! pardonne à la famille de Yāsir, [évidemment] tu lui as
certainement pardonnée ». Selon la tradition islamique, ʿAmmār était le premier Compagnon
qui fit de sa maison une mosquée. Il accompagnait le Prophète durant les batailles menées
contre les polythéistes772. Son martyre injuste avait été prédit par le Prophète 773 : il mourut
durant la bataille de Ṣiffīn à l’âge de 90 ans.
Tous ses récits sur la vie de la famille de ʿAmmār, très semblables aux narratives des
tortures et du martyre des saints chrétiens et notamment le fait que ʿAmmār, opprimé, oppressé
et persécuté, resta fidèle à ʿAlī ibn Abīṭālib (c’est à dire le représentatif de la communauté
d’origine « non militante » parmi les califes) nous font penser au milieu très chrétien de la

769 Ibn Aṯīr. al-Kāmil fī tārīẖ. Vol. 2. Bayrūt : Dār Ṣādir, 1965, p. 67.
770
Ibn Saʿd. Kitāb al-Ṭabaqāt al-Kabīr. Vol. 10. Al-Qāhira : Našr al-H̱ānǧī, 2001, p. 251.
771 SOBḤĀNĪ J., Farāzhāyi az tārīk̲ -e payāmbar-e eslām. Téhéran : Mašʿar, 1386 (solaire), p. 117-118. Ibn

Hišām. al-Sīraẗ al-nabawiyyaẗ. Vol. 1. Bayrūt : Dār al-Ma ʿrifaẗ, 2004, p. 261.
772
Ibn Saʿd. Kitāb al-Ṭabaqāt al-Kabīr. Vol. 3…op. cit. p. 229-232. Ibn Isḥāq. Sīraẗ al-nabawiyyaẗ. Vol. I-II.
Bayrūt : Dār al-kitāb al-ʿilmiyaẗ. 2004, p. 229.
773
Selon un autre récit rapporté également par Ibn Saʿd, le Prophète, en observant les torture de cette famille
déclara : « Je vous donne la bonne nouvelle que le Paradis vous est promis » : Ibn Saʿd. Kitāb al-Ṭabaqāt al-Kabīr.
Vol. 3. op. cit. p.230-233.

133
naissance et du développement des concepts de la bataille sainte et du martyre dans l’islam
naissant à savoir l’Irak.

4. Les kharijites : les martyrs pieux

Les khārijites constituaient les membres de la première secte religieuse de l’islam qui a
développé les notions de guerre sainte et notamment de martyre.
Ils étaient issus du šīʿisme, et le reflet des traditions et des coutumes locales (Irak)
préislamiques (notamment le christianisme) dans leurs croyances est visible. Ils étaient connus
pour leur piété extrême, ils priaient jour et nuit 774, leur combat (la guerre sainte) n’était pas
contre les païens, mais contre les Croyants comme eux. Leur poésie a laissé penser qu’ils ne
cherchaient pas la victoire sur la terre, mais la mort dans la bataille 775.
Certaines idées des khārijites ont des origines chrétiennes étant donné qu’il y avait des
chrétiens parmi leurs collaborateurs et notamment pendant les rébellions. Les idées
« chrétiennes » concernent notamment la notion de martyre et l’importance des pèlerinages afin
de se rendre sur les tombes des « saints » khārijites. Leur attitude envers la mort au cours de la
bataille pourrait tirer ses origines de l’ascétisme et de la piété monastique776 :
« Mieux pour nous de mourir dans la guerre pour
Dieu, qu’avoir une vie de honte et d’humiliation. Si
tu veux commencer par l'une des œuvres de Dieu, fais
d'avance ton testament comme celui qui a achevé sa
vie mondaine et prépare-toi pour la mort »777.
C’est notamment dans la poésie que les idées relatives à la guerre sainte et au martyre
chez les khārijites ont trouvé un écho. Avec le premier fitna778 de nombreuses idées politico-
religieuses ont été reflétées dans leur poésie779.
Les poètes šārī780 et khārijites écrivaient souvent des panégyriques et des poèmes de
bataille dans lesquels les figures des panégyriques ou des guerriers étaient imprégnées de la

774
WELLHAUSEN J., The Religio-political Factions in Early Islam. Amsterdam, Oxford: North Holland
publishing Company, New-York: American Elsevier, 1975, p. 14.
775
Ibid. p. 22.
776
MORONY M. G., Iraq After Muslim Conquest…op. cit. p. 475-476.
777
WENSINCK A., J. Mystic Treatises by Isaac of Nineveh, Translated from Bedjan’s Syriac Text with an
Introduction and Registers, Amsterdam: Koninklijke Akademie van Wetenschappen, 1923, p. 65
778
Voir chapitre IV.
779
La poésie était l’arme essentielle et un outil puissant de l’opposition šīʿite et khārijite à l’époque omeyyade :
Von GRUNEBAUM G.E., Arabic Poetry. Theory and Development. Wiesbaden: Otto Harrassowitz, 1973, p. 7.
780
Le mot širāʾ signifie « vendre », « échanger » ou « donner » et šārī c’est celui qui effectue l’action. Les
khārijites s’appelaient šārī au moins jusqu’au second fitna ou peut-être même après : GAISER A. R., Surāt
Legends, Ibāḍī identities. Martyrdom…op. cit. p. 1.

134
nostalgie du souvenir ou de la bravade héroïque de la bataille. Dans les deux genres, les poètes
idéalisaient leurs sujets, et dans les poèmes de bataille, la qualité du faḵr 781 était un trope
poétique connu. Les martyrs et les héros qui incarnaient donc l’idéal du širā’ étaient très souvent
l’objet par excellence de la poésie šurāt et khārijite782.
Ainsi, la bataille de Nahrawān 783 décrite dans toutes les sources comme une défaite
désastreuse pour les Muḥakkima784 a fourni les noms des premiers martyrs, mais certainement
pas des derniers, au sein de ce groupe.
À titre d’exemple, un des premiers poèmes mentionne l’une des chefs des Muḥakkima, Zayd
ibn Ḥisn al-Ṭāʾī, dans un éloge funèbre :
« Je me plains à Dieu car de chaque tribu du peuple, la
bataille a anéanti les meilleurs [d'entre eux].
Que Dieu récompense Zayd tant que le Soleil se lève à l'Est,
Et qu'Il établisse sa demeure dans les Jardins du
Paradis »785.
Al-Aizār ibn al-Aẖnas al-Sinbisī est un autre poète khārajite. Dans les fragments qui lui
ont été attribués nous lisons :
« Je me plains à Dieu car la bataille a détruit, de chaque
tribu, les meilleurs.
Mon Dieu étancher la soif de Zaid786 tant que le soleil brille
à l'Est et qu'Il établisse leur demeure dans les jardins du
Paradis »787.
Ou dans un fragment attribué à Nāfiʿ ibn al-Azraq, le chef des Azāriqa788, nous lisons :
« Il est mort sans ruse, dans sa foi, lui qui
s'évanouissait dès qu’il entendait simplement parler
du feu éternel.
La mort est un destin imminent, inévitable, celui qu’il
n’a pas visité le matin, il la frappera à sa porte le soir
».

781
Voir la page 116.
782
GAISER A. R., Surāt Legends, Ibāḍī…op. cit. p. 46.
783
Voir les détails dans le chapitre IV.
784
L’appellation des premiers dissidents khārijites.
785
GAISER A. R., Surāt Legends, Ibāḍī identities…op. cit. p. 48.
786
Zaid ibn Ḥiṣn, tué dans la guerre de Nahrawān.
787
Von GRUNEBAUM G. E., Arabic Poetry. Theory and Development…op. cit. p. 10.
788
Une secte extrémiste des khârijites.

135
Il existe également des fragments de la poésie militaire de Qaṭarī ibn al-Fujāʾa, le mépris
de la mort est teinté du viril amor fati qui révèle, chez le guerrier, une conscience morale, un
idéal. L’idéal de Qaṭarī est un militant šārī qui a vendu sa vie à Dieu et traîne dans son sillage,
sur le chemin vers la guerre et le martyre. Notons la poésie religieuse khārajite exprime
directement une idéologie, une passion 789.
Ainsi, on peut voir comment les doctrines chrétiennes de la guerre sainte et du martyre,
qui circulaient vraisemblablement d’une manière active dans les villes auparavant habitées par
les chrétiens (al-Kūfa, al-Baṣra)790 ont profondément influencées non seulement la pensée, mais
aussi, et en particulier, la littérature khārajite sur la mort glorieuse des oppressés avant d’être
idéalisées et abondamment appliquées à la bataille de Kerbāla en transformant l’histoire en
idéologie.
Pour conclure le chapitre, résumons le processus de la naissance et du développement
du combat saint et du martyr en Arménie et en islam šīʿite. Les souvenirs des persécutions mises
en œuvre par les souverains perses (en particulier Šapur II) au cours des siècles précédents
avaient dû marquer depuis longtemps non seulement la mémoire collective des chrétiens de la
Mésopotamie de la fin de l’Antiquité tardive, mais surtout celle de l’Arménie, une entité
administrative dépendante de la Perse sassanide. Ces persécutions et la lutte pour la foi sont
reflétées, comme nous l’avons vu, dans la littérature historiographique arménienne.
Par ailleurs, le culte des saints chrétiens byzantins ayant été importé en Arménie dans
les conditions peu connues, a fait l’objet d’un syncrétisme ; les anciennes croyances locales
telles que le combat contre le dragon, les divinités anciennes indo-iraniennes ou indigènes ou
leurs attributs, très présentes dans la conscience du peuple arménien, ont été intégrés au culte
des saints chrétiens d’origine byzantine afin de créer un culte national propre aux saints
arméniens peu nombreux.
Par ailleurs, à la même époque, les chrétiens notamment les ascètes, les moines,
appartenant aux divers courants christologiques jouèrent un rôle important dans la propagation
du christianisme parmi les Arabes nomades des déserts syro-mésopotamiens. En effet, ils
partageaient non seulement des valeurs telles que l’ascétisme, la piété, l’ardeur et la bravoure
constituant les éléments de l’identité du saint homme-martyr, mais aussi le culte de la
vénération des saints guerriers comme saints Serge et saint George. On observe ainsi
l’émergence progressive du saint guerrier propre à la culture arabe/bédouine auquel le faḵr

789
Von GRUNEBAUM G. E., Arabic Poetry. Theory and Development…op. cit. p. 11-17.
790
Nous verrons les détails dans la partie consacrée à la conquête dans le chapitre IV.

136
lyrique tribal a ajouté l’âme oppressée chrétienne. Les premiers imāms šīʿites, comme nous
l’observerons, semblent être les représentants de cette nouvelle identité.
En ce qui concerne les notions de guerre sainte et de martyr en islam, nous observons
que la signification principale du ǧihād dans l’islam est généralement perçue comme un combat
actif et offensif avec la participation d’un guerrier enthousiaste et très motivé (par la foi, le
butin, la propagation de la nouvelle croyance apocalyptique, etc.) sur le chemin de Dieu. Cette
signification a vite éclipsé une deuxième dimension du ǧihād: le combat défensif du croyant
oppressé qui menait sa lutte spirituelle pour la défense de la croyance sacrée, une idée d’origine
chrétienne de toute évidence répandu dans l’Irak à l’époque des conquêtes arabes.
Cette deuxième dimension du ǧihād à savoir un double combat individuel (pour sa
propre foi) et collectif (pour la religion) est perceptible dans le khārajisme, une fraction du
šīʿisme naissant dont le guerrier se distingue du combattant traditionnel par le fait que sa
victoire finale éternelle ne peut pas être atteinte que par son échec et son anéantissement
physique sur le champ de bataille.

Chapitre III : La guerre sainte et les martyrs d’Avarayr

« Les braves contre les braves, les vainqueurs se


trouvaient des deux côtés »791
Après une étude détaillée de l’histoire des notions de guerre sainte et de martyre dans
un cadre géographique vaste couvrant la Proche-Orient ancien et le monde gréco-romain, en
poursuivant notre étude comparative dans le cadre du troisième chapitre, nous étudierons la
situation politico-religieuse de l’Arménie féodale et chrétienne sous la domination sassanide
(aux IVe et Ve siècles) et la bataille d’Avarayr du point de vue des sources arméniennes. À cet
égard, nous examinerons les rapports et l’alliance entre les maisons dynastiques chargées du
commandement des forces armées et l’Église arménienne dont l’idéologie martyro-nationale a
constitué le motif principal pour combattre les Perses païens « impies ».

A. Du renforcement de l’union entre les féodaux et l’Église arménienne vers la


suppression définitive de la royauté arsacide en Arménie

1. Un christianisme féodal et une féodalité christianisée

791
TER MINASYAN E., Eġišē E dar Vardani ew hayoc‘ paterazmi masin. Erévan: Haysatan, 1994, p. 86.

137
La date exacte de la reconnaissance du christianisme comme la religion d'État en
Arménie varia sur toute une génération entre 284 à 314792. À cet époque-là, le polythéisme
ancien (le paganisme syncrétique hérité des Parthes) et le zoroastrisme reformé y étaient
répandus ; chacun avait gagné une ou plusieurs couches sociales : par exemple, le zoroastrisme
reformé avait plus de succès auprès de la seigneurie (les grandes familles féodales, qui tenaient
le pouvoir en Arménie d’une manière quasi-égale au roi arsacide en particulier après la partition
de l’Arménie en 387 entre la Byzance et la Perse) 793.
On peut considérer donc que le choix du christianisme en tant que religion officielle du
pays par Tiridate III (298-330) était d’abord un choix politique dans le but d'unifier et de
renforcer le pouvoir royal. Par ailleurs, il semble que l'Église n'a fait que remplacer le pilier
confessionnel auparavant païen des trois piliers 794 de la loi coutumière, à savoir le système des
classes, le principe dynastique et la famille patriarcale.
Toute la période entre cet évènement important (l’adoption du christianisme) et la
partition du royaume se caractérise plutôt par une triple lutte d’un côté entre les rois sassanides
(Šapur II et Šapur III) et les rois d’Arménie, et de l’autre côté entre ces derniers, les féodaux et
l’Église. Ainsi, pendant les années précédant la partition de l’Arménie en 387, le pays, en
absence du roi, était de facto gouverné par sparapet Manuēl Mamikonean, un représentant de
la dynastie féodale Mamikonean.
L’annexion de l’Arménie orientale par la Perse et le retour de la paix dans le pays ont
ouvert une nouvelle période dans l’histoire de l’Arménie ; c’est l’époque où l’identité nationale
et religieuse sont complétement unifiées et cela grâce à la création de l’alphabet arménien (en
405) et à la traduction de la Bible, suivies de créations littéraires de caractère historiographique,
philosophique, etc. C’est la première étape (étape culturelle) du renforcement du rôle du
christianisme. Le christianisme arménien était non seulement un syncrétisme des traditions
grecques et syriaques, mais était aussi influencé par les structures sociales arméniennes, la
nouvelle langue arménienne, et conditionné par les réalités politiques du jour. Ainsi, il change
progressivement son caractère purement confessionnel en revêtant dès le Vème siècle un

792
GARSOÏAN N., « The Aršakuni Dynasty », in The Armenian People from Ancient to Modern Times. Vol. 1.
New York : Palgrave Macmillan, 1997, p. 82. Voir également : MINASSIAN G., Trois mille ans de
l’historiographie arménienne…op. cit. p. 36.
793
MAHÉ J.-P., « Affirmation de l’Arménie chrétienne vers 301-590 »…op. cit. p. 163. Le pouvoir était dans la
main des féodaux comme ils étaient à la tête de la cavalerie engagé dans les guerres : Hay žoġovrdi patmut‘yun.
Vol. II. (collectif). Erévan : HSSH GA hratarakčut‘yun, 1984, p. 167.
794
MAHÉ J.-P., « Affirmation de l’Arménie chrétienne vers 301-590 »…op. cit. p. 168.

138
caractère plutôt national (et politique) 795 pour le peuple arménien. Il s’entrelace de plus en plus
avec un pouvoir féodo-royal, lui-même d’origine plutôt païenne.

La noblesse : les soldats et les « rois » du pays


Dans notre premier chapitre, nous avons étudié les origines communes des traditions
mythologiques anciennes des Iraniens et des Arméniens concernant le culte particulier rendu
aux guerriers. Le monde iranien a influencé depuis toujours l’Arménie voisine, mais c’est à
l’époque des Arsacides et avec l’installation d’une branche de cette dynastie en Arménie que la
classe socio-politique des naxarar (la grande noblesse) 796 a vu le jour et est devenu un acteur
décisif dans la vie politique du pays.
Bien évidemment, cette institution a des racines beaucoup plus anciennes compte tenu
des conditions ethniques et géographiques du pays (voir chapitre I), mais à l’époque des
Arsacides, la féodalité arménienne a pris sa forme définitive d’abord concurrente et puis, après
la suppression du royaume, remplaçant/représentant la royauté arménienne797.
Tous les naxarar étaient théoriquement égaux car ils appartenaient à la même classe
sociale. Les plus âgés parmi eux étaient les quatre bdešx798 chargés de la surveillance des
frontières du pays. Les naxarar habitaient souvent des forteresses inaccessibles.
La noblesse disposait d’une autorité distincte de celle du roi. Ils étaient les propriétaires
absolus de leurs terrains, ce qui constitue leur différence essentielle avec les féodaux en
Europe799.

795
Lazar de P‘arpi utilise l’adjectif hayreni (ancestral) pour désigner à la fois la tradition, la religion et le trône du
patriarche : Lazar de P‘arpi. The History of Łazar Pՙarpecՙi…op. cit. p. 28. bnik (autochtone) est un synonyme
utilisé pour ce mot par l’historien.
796
Les dynastes. L’origine de l’institution des naxarar en Arménie est iranienne (*nāfa-> nāf « tribu », « parenté »
au moyen persan. La décomposition du régime tribal et sa transformation en système féodale a probablement eu
lieu à l’époque où Artaxias fonda le royaume d’Arménie ayant unifié le pays. Naxarar était à la tête de la maison
et était considéré comme maître (Tēr ou tanutēr "maître de maison"). Le territoire sous la domination d’un naxarar
s’appelait donc tirutՙiwn (domaine) ou tanutērutՙiwn (maison-domaine). Les entités mentionnées se divisaient à
leur tour aux sephakanutՙiwn (de vuspuhr iranien : prince). AČ̣AṘEAN H., Hayerēn armatakan baṙaran. 3.
Erévan…op. cit. p. 570).
797
Cette classe socio-politique disparut définitivement avec la conquête mongole. ADONC‘ N., Hayastanë
Hustinianosi darašrǰanum. Kʻaġakʻakan kacʻutʻyunë ew naxarararakan kargë. Erker 8, Erévan: EPH
hratarakčut‘yun, 2016, p. 192.
798
Il y a peu d’information sur les bdešx, sur leurs relations avec l’administration locale et le pouvoir central. Il
semble que cette institution apparut en Arménie au début du IVème siècle (même s’il est probable qu’il ait existé à
l’époque des Artaxiades (189 av. J.-ch-12 après J.-Ch), à l’époque du règne de Tiridate III sous l’influence des
traditions achéménides et séleucides. Il parait qu’ils appartenaient à un rang plus élevé que les naxarars :
KHURSHUDIAN E., Die partischen und sasanidischen Verwaltungsistitutionen. 3. JH V. CHR-7. JH N. CHR.
Jerewan: Die Kaukasischen Zentrum für iranische Forschungen, 1998, p. 47 et s.
799
Leur grande autorité leur permettait de désobéir au roi allant parfois, comme nous le verrons, jusqu’à anéantir
complétement la royauté avec l’aide des Iraniens : ʿALĪ BĀBĀYĪ DERMANĪ ʿA., Tabbāršenāsī-ye
farmānravāyīhā-ye qafqāz dar dorān-e bāstān. Haḵāmanešī, aškānī, sāsānī. Téhéran : Hezār kermān, 1398, p.
305-305

139
Parmi les services rendus au roi par les naxarar, le service militaire était le plus apprécié
en particulier pendant les guerres. Ces princes et ces nobles bien armés, chevaliers courageux,
vivaient dans une société où les guerres étaient fréquentes et où le service militaire représentait
un privilège800. Les qualités militaires de la noblesse étaient extraordinaires et ainsi, la noblesse
représentait un des principaux éléments de la puissance du pays 801. L’éthique guerrière des
naxarar comprenait les principes généraux et chevaleresques, la foi chrétienne 802, mais aussi la
rudesse et l’orgueil démesuré lié à leur force803. Il existait en Arménie arsacide le « serment de
fidélité » des naxarar (uxt en arménien) qui est en fait un engagement plutôt symbolique envers
le roi arsacide compte tenu de l’autonomie des nobles arméniens.
Par ailleurs, on peut observer que les conditions géographiques et historiques du pays
ont façonné la vie des chevaliers 804. Enfin, leur rang était héréditaire.
Il faut noter que les souverains arsacides ont eu en général une attitude ambivalente
envers les naxarar : tout en essayant de réduire leur pouvoir au niveau de celui des gorcakalk‘
(officiels royaux), ils les consultaient pour toutes les questions importantes 805.
Pour l’historien Fauste de Byzance, les naxarar étaient « les maîtres à troupe et à
drapeau »806. Un document807 explique que lors des batailles, les išxan808 des 23 unités
territoriales fournissaient plus de 1000 combattants, et ceux des 10 unités assuraient 500 et plus
de combattants. Les 53 unités territoriales fournissaient entre 50 et 300 combattants 809.
À côté des naxarar, il existait une petite noblesse, les azat, de rang inférieur qui
constituaient la principale force armée du pays et étaient commandés par les naxarar810. Les
azat étaient bien armés, bien équipés et combattaient à cheval comme les naxarar leurs
seigneurs.

800
ADONTZ N., « L’aspect iranien du servage ». Le Servage. IIème congrès de la Société Jean Bodin pour l'histoire
comparative des institutions, [Bruxelles, 16-18 Oct. 1936]. Bruxelles : Librairie encyclopédique, 1937, p. 148.
801
PASDERMADJIAN H., Histoire de l’Arménie. Paris : Librairie orientale H. Samuelian, 1971, p .111.
802
Toutefois, comme nous le verrons, la tradition historiographique arménienne a attesté l’existence de nombreux
dynastes convertis au zoroastrisme.
803
KHEROUMIAN R., « Esquisse d’une féodalité oubliée ». Vostan. Tome 1, no. 1, 1948-1949, p. 39.
804
TOUMANOFF C., Studies in Christian Caucasian History. Washington: Georgetown University Press, 1967,
p. 140.
805
GARSOÏAN N., «The Aršakuni Dynasty». The Armenian People From…op. cit. p. 78
806
IV, 3.
807
ŠAHXAT‘UNEANC‘ H. Storagrut‘iwn kat‘uġikē Eǰmiaçni ew hing gawaṙac‘n Araratay. II. Eǰmiaçin, 1842,
p. 58-59
808
Un autre titre des nobles.
809
L’exactitude de ces chiffres n’a pas été confirmée par les chercheurs. MANANDYAN H., Feodalizmë hin
Hayastanum. Aršakunineri u marzpanut‘yan šrǰan. Erévan : Melk‘onyan fond, 1934, p. 54-55.
810
Azatazork‘ (troupes nobles), azatagund banak (armé de légions nobles) : KHEROUMIAN R., « Esquisse d’une
féodalité oubliée » …op. cit. p. 12.

140
Cependant, il n’est pas difficile de constater que l’existence de ce gouvernement féodal
puissant et quasi-indépendant constituait la raison principale de la faiblesse de la royauté
arménienne. Les familles de la noblesse (azat ou naxarar) étaient propriétaires de leurs terres
et étaient assez indépendants dans la gestion de leurs affaires. Leurs domaines étaient divisés
en fiefs militaires et leurs contingents constituaient l’essentiel de l’armée arménienne et
restaient fidèles aux naxarar qui les commandaient811. De facto, les naxarar affaiblissaient le
rôle du roi. On voit qu’à partir du IVème siècle, le combat entre ce dernier et les naxarar
centrifuges ne cesse de s’intensifier 812 jusqu’à l’abolition définitive de la royauté en 428.

Les Mamikonean
La famille dynastique des Mamikonean était une des plus importantes de la grande
noblesse. Elle détenait la charge du commandement des armées arméniennes de façon
héréditaires (d’après les sources, ils avaient la charge de sparapetut‘iwn813 dès la fin du
troisième siècle à l’époque de Tiridate III le Grand)814. L’historien Moïse de Khorène nous
renseigne à propos de l’origine des Mamikonean 815.
D’après son Histoire des Arméniens 816, les Mamikonean ont obtenu l’office de sparapet
vers la fin du IVème siècle, alors qu’auparavant ils étaient les chefs de la garde royale et étaient
attachés à la cour 817.
Leurs possessions comprenaient les régions de Tarōn, Manazkert, Bagrevand et
Aršarunik‘818. L'état de guerre quasi perpétuel et endémique entre l'Arménie et ses voisins, sans
compter la guerre à l'intérieur du pays entre les rois arsacides d'Arménie et les naxarar, a fait
de sparapetut‘iwn une institution capable de rivaliser avec les bnik tēr (« seigneurs indigènes
»), c'est-à-dire les rois arsacides eux-mêmes 819.

811
FRYE R. N., «The Sassanians». The Cambridge Ancient History, XII, Cambridge: Cambridge University Press,
2008, p. 488.
812
Le roi Tiran qui était monté sur le trône après la mort de son père Tiridate III en luttant contre les forces
centrifuges (les princes) avait même ordonné l’annihilation totale des maisons dynastiques Ṙštuni et Arçruni :
Fauste de Byzance III, 18.
813
D’origine iranienne (*spādapati au vieux persan et spāhpat au moyen persan), il s’agit du commandement des
forces armées (l’infanterie et la cavalerie). Pendant les guerres, toutes les troupes des maisons princières se
mettaient à la disposition de Sparapet : ABRAHAMYAN A., Hayastanë vaġ feodalizmi žamanakašrǰanum.
Erévan : Petakan hamalsarani hratarakčut‘yun, 1959, p. 17
814
KEŠIŠYAN A., « Mamikonyanneri çagman avandut‘yunë ew patmakan irakanut‘yunë ». Hayoc‘ patmut‘yan
harc‘er (Eritasard gitašxatoġneri hodvaçneri žoġovaçu). Erévan : Gitut‘yun, 1997, p. 9, note 6.
815
II, 81. Nous y reviendrons avec plus de détails dans le dernier chapitre.
816
III, 51.
817
SAHAKYAN A., « Mamikonyanneri k‘aġak‘akan verelk‘ë ew tohmabanakan legendë (V-VV dd.) ». Banber
Erewani hamalsarani. Hayagitut‘yun, 2016, 3, p. 20
818
PASDERMADJIAN H., Histoire de l’Arménie…op. cit. p. 109.
819
BEDROSIAN R., «The Sparapetutiwn in Armenia in the Forth and Fifth Centuries ». Armenian Review 1983,
vol. 36, p. 1.

141
Les sources arméniennes des Vème et VIème siècles témoignent de la fidélité
extraordinaire des princes Mamikonean envers les rois arsacides. La source principale à leur
sujet est l’Histoire de l’Arménie de Fauste de Byzance. Ce dernier considère les Mamikonean
comme étant au-dessus de tous les autres išxan. D’après les critiques de l’historiographie
arménienne, l’auteur de Buzandaran820 a exagéré les vertus des membres de cette maison
dynastique ; il les a « loués » en tant que chevaliers impavides et irréprochables et n’a pas hésité
à leur octroyer le titre k‘aǰ (brave) réservé aux rois arsacides de l’Arménie 821.
La mise à égalité des Mamikonean avec les rois arsacides chez l’historien Fauste de
Byzance apparait dans plusieurs passages de son œuvre. À titre d’exemple, dans le livre V
paragraphe 4, le roi Pap reconnait que « la famille (azg) de Mušēġ Mamikonean est aussi
honorable que celle du roi » ou dans le même livre paragraphe 37 Manuēl Mamikonean déclare
au roi Varazdat822 que « nous ne sommes pas vos serviteurs, mais vos amis ». Manuēl devient
de facto le roi après l’expulsion de Varazdat. D’après R. Bedrosian, l’étude de l’œuvre de Lazar
de P‘arpi, ne fait que confirmer qu’en l’absence d’une royauté arsacide, les Mamikonean sont
devenus les rois de l’Arménie823. V. A. Nalbandyan va jusqu’à supposer que, notamment à
l’aube de bataille d’Avarayr, la féodalité essayait de rétablir cette royauté autonome qui serait
indépendante de la Perse sassanide 824.

La religion des naxarar


Il est aisé de concevoir que les ministres arméniens n’étaient jamais fidèles de manière
apparente ou cachée ni à la foi chrétienne ni à la religion païenne (sous sa forme originelle
iranienne ou locale : arménienne) pour les raisons suivantes :
1. Les motifs politiques : l’Arménie se trouvait enclavée géographiquement dans une
situation de guerres perpétuelles entre l’Empire byzantin chrétien et la Perse mazdéenne.
Elle constituait une zone tampon entre les deux empires 825. Ainsi, la féodalité puissante
préférait d’adopter une position flexible en matière confessionnelle dans le but de
préserver ses propres intérêts.

820
Une autre appellation des « Épiques historiques » attribuées à Fauste de Byzance.
821
GARSOÏAN N., The Epic Histories Attributed to Pʿawstos Buzand…op. cit. p. 44.
822
Un membre de la famille du roi précédent Pap. Varazdat a régné en Arménie entre 374-378.
823
BEDROSIAN R., «The Sparapetutiwn in Armenia in the Forth and…». op. cit. p. 15
824
NALBANDYAN V. A., «Hayoc‘ tagavorut‘yan verakangnman harc‘ë vardananc‘ paterazmi žamanak».
Patmabanasirakan handes. 1986, 1, p. 179 et s.
825
DARYAEE T., Sasanian Persia. The Rise and the Fall of an Empire. London/New York: I & B Tauris, 2009,
p. 8.

142
2. Les motifs culturels et religieux. Malgré l’adoption du christianisme comme religion
officielle d’État par l’Arménie, des portions importantes de la population et en particulier
la noblesse continuaient à suivre le culte et des coutumes d’origine iranienne. Un bon
exemple est le mariage de la sœur du roi Šapur II (309-379)826 avec le prince arménien
Vahan Mamikonean (alors que l’Arménie était en guerre contre les Perses) qui apporte
la preuve que les princes arméniens ne se soumettaient toujours pas au christianisme
florissant en Arménie du IVème siècle. En fait, on peut distinguer deux types d’attitude
contraires : les princes fidèles au roi Tiridate III qui s’étaient convertis au christianisme
et reconnaissaient le christianisme comme la religion officielle de l’Arménie et les
princes qui s’étaient convertis au mazdéisme et soutenaient le roi sassanide 827.
Ainsi, les princes arméniens notamment à partir de la prise du pouvoir des Sassanides
en Perse et de l’isolement des Arsacides en Arménie se divisaient en deux groupes principaux
du point de vue de leur orientation « religio-politique » : les « pro-Byzance » et les « pro-
Perse »828. C’est pourquoi, malgré une démonisation systématique des païens et de leurs
coutumes et une idéalisation excessive des martyrs chrétiens par les auteurs (historiographes)
arméniens, ces derniers attestent bien de la conversion de certains magnats au mazdéisme pour
les motifs variables : peur, intérêt personnel, etc. Même Vardan Mamikonean, le héros de la
bataille d’Avarayr s’était probablement converti au mazdéisme pour une courte durée 829.
Il est par ailleurs curieux de voir comment l’historien Fauste de Byzance en illustrant
les croyances des naxarar, décrit la situation culturelle-morale des Arméniens après la mort de
Yusik le patriarche de l’Arménie (341-347) ; les naxarar sont présentés comme ceux qui
s’occupaient de choses insignifiantes. Parmi leurs mauvaises habitudes, Fauste de Byzance
mentionne les traditions païennes comme les chants et les récits mythiques qu’ils apprenaient
et auxquels ils croyaient, et le fait que la nuit ils se consacraient au culte des dieux anciens

826
Fauste de Byzance IV, 41.
827
Nous pouvons se rappeler des princes traîtres comme Vahan Mamikonean et Meružan Arçruni qui, non
seulement s’étaient convertis au mazdéisme, mais aussi participaient avec zèle aux persécutions menées par Šapur :
IV, 50, 59. Voir aussi DARYAEE T., Sasanian Persia. The Rise and…op. cit. p. 15. Les princes mentionnés, mais
également Vardan Mamikonean qui furent tués sous l’ordre du roi Aršak étaient à la tête du « parti pro-perse » :
VARDANYAN A., « Mamikonyanneri gorçuneut‘yunë 338-368 t‘t‘». Banber Erevani hamalsarani, 2020, p. 25
et s.
828
Comme nous le verrons, d’une manière générale, les magnats alliés à l’Église et à son projet de l’Arménie
chrétienne indépendante étaient plutôt pro-byzantins, alors que les dynastes plus « laïques » (plus réalistes) étaient
pro-perses. Sachant qu’en tant qu’entité administrative de l’Empire sassanide (dès la fin du IVème siècle), il était
impossible pour l’Arménie de devenir un pays chrétien indépendant, ils soutenaient les Perses et leur étaient
fidèles.
829
GARSOÏAN N., « Reality and Myth in Armenian History ». The East and the Meaning of History. International
Conference 23-27 November 1992. Roma: Bardi, 1997, p. 130-131. D’après les auteurs arméniens, cette
conversion était feinte.

143
païens 830. Apparemment, cette attitude des naxarar ne résultait pas de la politique religieuse
des Perses831. Il est possible que, comme le remarque S. J. Mcdonough, la fidélité de nombreux
représentants de l’aristocratie chrétienne du Caucase n’ait eu qu’un caractère superficiel 832.

Les relations entre les maisons dynastiques et l’Église arménienne


Il est intéressant de noter que l’Église arménienne qui baignait dans le milieu des
naxarar a subi l’influence de leur système ; autrement dit, elle s’est en quelque
sorte ̎ dynastisée ̎. Si les évêchés de l’Empire romain correspondaient aux grands centres
urbains, en Arménie ils correspondaient plutôt aux domaines princiers 833.
Cette influence avait un caractère national et la féodalisation graduelle de l’Église
arménienne a commencé dès la reconnaissance du christianisme comme religion officielle de
l’État au début du IVème siècle pour la raison suivante : seuls les membres de la classe d’azat et
de naxarar (dont faisaient partie les guerriers) étaient lettrés et capables de lire les Écritures
dans les langues étrangères. Ce n’est donc pas surprenant de voir des personnes faisant une
carrière militaire (par exemple Grégoire l’Illuminateur ou le patriarche Nersēs) parmi les
ecclésiastiques arméniens 834. Un autre élément qui a rapproché la seigneurie arménienne de
l’Église est que cette dernière cherchait à être autonome et indépendante de l’Église byzantine
notamment pendant le règne du roi Pap (353–374)835. Toutefois, comme nous le verrons,
l’Église arménienne restait toujours fidèle à la Byzance chrétienne et hostile à la Perse
mazdéenne.
Les ecclésiastiques issus de la classe sociale des azat qui abandonnaient leur charge
religieuse pour servir dans l’armée étaient peu nombreux car l’Église (comme en Byzance) était
opposée au service des ecclésiastiques dans l’armée 836. R. Kheroumian fait référence à Fauste
de Byzance (VI, 2) d’après lequel « le patriarche Zawēn apprenait le port du vêtement militaire
à tous les prêtres », ce qui, selon l’auteur, témoigne de l’influence des mœurs féodales sur la
vie des ecclésiastiques 837.

830
III, 13.
831
ʿALĪ BĀBĀYĪ DERMANĪ ʿA., Tabbāršenāsī-ye farmānravāyīhāye…op. cit. p. 374-375
832
DONOUGH S. J., « Question of Faith? Persecution and Political Centralization in the Sasanian Empire of
Yazdgard II (438–457 CE) », in Violence in Late Antiquity: Perceptions and Practices. Edited by H. A. Drake,
London/ New York: Routledge, 2006, p. 78.
833
TOUMANOFF C., Studies in Christian Caucasian History…op. cit. p. 138. Certaines dynasties étaient associées
à plusieurs diocèses.
834
AÏVAZIAN A., Armiano-percidskaia voïna 449-451 gg. Kampanii i srajenia. SPB: Aleteia, 2017, p. 23-24.
835
ADONC‘ N., Hayastanë Hustinianosi darašrǰanum…op. cit. p. 341
836
MANANDYAN H., Erker. Vol. II, Erévan: HSAH GA, 1978, p. 359.
837
KHEROUMIAN R., « Esquisse d’une féodalité oubliée »… op. cit. p. 22.

144
La noblesse militaire a également laissé son empreinte dans la nature héréditaire des
charges ecclésiastiques : le chef de l’Église arménienne ne pouvait être élu que dans la lignée
de saint Grégoire ou dans celle d’Aġbianos 838.

2. La situation politique et religieuse dans la période précédant l’extinction des Arsacides (428)
Après la mort du roi arsacide Vṙam-Šapuh en 414, les féodaux arméniens demandèrent
au roi sassanide Yazdgard I le retour de Xosrov IV839. Huit mois plus tard ce dernier mourut ;
d’après Lazar de P‘arpi840, le roi sassanide cherchait d’ores et déjà à abolir la royauté
arménienne dans le but d’annexer l’Arménie orientale et de rompre définitivement ses liens
avec l’Empire byzantin en propageant la religion et la culture perse. Ainsi, il plaça son fils
Šapur sur le trône de l’Arménie841. Toutefois, la mise en œuvre de cette politique d’assimilation
de ce dernier rencontra une résistance très forte.
Šapur fut assassiné lors de son retour en Perse après la mort de son père Yazdgard I. Le
nouveau roi Vahram V (421-439) désigna Artašēs IV (422-428), le fis de Vṙam-Šapuh, comme
nouveau roi de l’Arménie.
Artašēs incarnait à la fois les valeurs perses/mazdéennes et arméniennes/chrétiennes : il
avait iranisé son nom (Artašir) et dirigeait sa cour comme un souverain sassanide. Il vivait une
vie à la perse tout en restant chrétien et en soutenant l’Église 842. Il était néanmoins impopulaire
et il fut en particulier rejeté par les nakharar, les rivaux perpétuels des rois arsacides arméniens,
malgré la résistance du patriarche Sahak pour qui la royauté arsacide et le christianisme
arménien n’étaient qu’un corps unifié. Finalement, après six ans de règne, Artašēs fut déposé,
et l’Arménie devint un marzpanate843 gouverné par des officiers sassanides.
La déposition du roi arsacide n’était pas seulement une affaire politique, elle était surtout
religieuse. Dans l’histoire de Lazar de P‘arpi, le patriarche Sahak refusait de rendre « un fidèle
[le roi arsascide Aṙtašēs] aux impies à cause de son comportement indigne »844.
Ainsi, la suppression d’un des piliers de la société traditionnelle arménienne (la royauté)
a entrainé le renforcement des liens entre les deux autres (l’Église et la noblesse). Le symbole

838
Episcope arménien du IVème siècle.
839
Xosrov IV (387-392) et (414-415). Il avait été porté sur le trône d’Arménie en 387 par le roi de Perse Šapur III.
840
I, 12.
841
Lazar de P‘arpi. The History of Łazar Pՙarpecՙi…op. cit. p. 11.
842
MAHÉ J.-P., « Affirmation de l’Arménie chrétienne vers 301-590 »…op. cit. p. 185.
843
Le mot est d’origine moyen perse marzǝpān. Le mot désigne un entité politique dépendant, une vassalité.
844
I, 13. Nous essayerons de commenter le vrai rôle du patriarche dans les luttes politiques dans le Vème chapitre.

145
de cette unification fut le mariage de Sahakanoyš, la fille unique du patriarche Sahak et
Hamazasp le futur sparapet de l’Arménie845.

B. La politique sassanide de la conversion de la Persarménie et l’appel à la rébellion


nationale

1. La situation politico-religieuse après 428 et le début des affrontements locaux

La suppression de la royauté fut suivie d’une période de tolérance religieuse envers la


Persarménie846. Après être passée sous la domination de Ctésiphon, il semble que l’Église
arménienne et la féodalité cherchaient à ne pas s’opposer au pouvoir perse. En particulier, les
dynastes ne manquaient pas à leurs devoirs envers le roi perse. La cavalerie arménienne, prête
à obéir aux ordres de Ctésiphon, accomplissait avec conscience ses devoirs militaires dans les
rangs de l'armée perse ; les troupes arméniennes de la Persarménie, sous le commandement des
naxarar étaient assez souvent sollicitées pour participer aux combats menés par les Sassanides
contre les Kouchans.
L'Église arménienne et la féodalité s’efforçaient pour que l’Arménie ne devînt pas la
victime des rivalités féroces de l'un des deux empires ennemis (La Byzance et la Perse), pour
que la paix ne fût pas perturbée dans le pays. Cette politique assurait le développement pacifique
de l'Arménie, le pays maintenait son autonomie interne, l'indépendance des ministères et sa
cavalerie nationale. Il semble que cette politique était bénéfique à la fois pour l'Arménie
chrétienne et la Perse zoroastrienne 847.
Cependant, les naxarar qui, d’après les sources arméniennes, étaient les principaux
responsables de la suppression de la royauté en Arménie, se considéraient comme les vassaux
quasi-indépendants du roi de Perse, mais les Sassanides cherchaient à soumettre les Arméniens
et à intégrer l’Arménie dans leur territoire. Les chercheurs pensent que c’est cette tension latente
entre les princes arméniens et les souverains sassanides qui constitue une des raisons principales
de la lutte et du soulèvement armé des Arméniens au Vème siècle848. Deux fonctions
administratives principales en Persarménie, à savoir le commandement de l’armée

845
I,18.
846
Hay žoġovrdi patmut‘yun. vol. 2 (collectif)…op. cit. p. 165.
847
MURADYAN H., Vardananc‘ apstambut‘yan masin. Erévan : Hayastan, 1989, p. 30.
848
Ibid. p. 166.

146
(sparapetut‘iwn) et le commandant des milles (hazarapetut‘iwn)849 étaient toujours assurées
par les Arméniens.
Mise à part l’élimination du royaume arsacide par le roi sassanide en 428, le refus de se
soumettre aux décisions du concile œcuménique d’Éphèse en 430 semble avoir rendu l’Église
arménienne définitivement indépendante. Elle devint une institution religieuse-nationale un peu
extraordinaire et obtint des pouvoirs semblables à la royauté non seulement pour la période
suivant la disparition des Arsacides, mais aussi pendant toute l'histoire de l'Arménie. Le pays
qui déployait des efforts permanents pour conserver son identité vis-à-vis des Sassanides, était
désormais contrôlé par ces derniers mais maintenait son autonomie religieuse sans problèmes
apparents 850. Toutefois, les rois sassanides ne pouvaient pas avoir l’esprit totalement tranquille
car leur vassal partageait la religion de leur adversaire : l’Empire byzantin.

Les mesures de contrainte de Yazdgard II (438-457) et sa politique de conversion forcée


On peut penser que selon Yazdgard II tant que les Arméniens étaient chrétiens, ils
soutiendraient forcément les Byzantins ; en revanche, s’ils se convertissaient au zoroastrisme,
ils seraient aux côtés des Sassanides 851. Eġišē, un des chroniqueurs principaux de cette époque,
indique que le roi Yazdgard était bien déterminé à convertir les Arméniens car il les trouvait
trop persistants dans leur foi852.
Un autre motif de Yazdgard pour persécuter les chrétiens était probablement lié à ses
échecs militaires car les nobles arméniens et les Ibères avaient fourni la grande majorité de sa
cavalerie. Les persécutions ont probablement débuté en cherchant à contraindre les nobles de
Karka (de Beit Slok) à se convertir 853.
Finalement, l'objectif principal de Yazdgard était de contrer les pressions internes et
externes qui menaçaient l'empire par un renforcement de la centralisation dans
l'administration du pays : cela nécessitait une coopération de la noblesse. Il était important de

849
D’après la « Vie de saint Nersēs », les fonctions administratives et militaires de hazarapet étaient fusionnées,
il s’occupait donc également des affaires militaires. Dans les sources arméniennes, les titres hazarapet et wuzurg
framatar étaient synonymes à l’époque sassanide : KHURSHUDIAN E., Die partischen und sasanidischen
Verwaltungsingstitutionen 3…op. cit. p. 83 et s.
850
TRAINA G., « La fine del regno d’Armenia ». La Persia et Bisanzio. Atti Dei Convegni Lincei. Roma 14-18
ottobre 2002. Roma : Accademia Nazionale Dei Lincei, 2004, p. 358.
851
JALĪLIĀN Š., Tārīḵ-e taḥavvolāt-e siāsī-e sāsāniān. Téhéran : Samt, 1396, p. 296.
852
TER MINASYAN E., Vardani ew hayoc‘ paterazmi masin…op. cit. p. 18.
853
Le document principal attestant la persécution est l’Histoire de Karka d-Beit Slok et de ses martyrs, composée
autour de l'an 600, qui mis en évidence le massacre de masse des chrétiens à Karka, l'actuelle Kirkūk, dans le nord
de l'Irak, le siège métropolitain de Beth Garma, en 446.

147
mettre en place les conditions pour assurer l’obéissance (à l’autorité royale) des nobles et des
prêtres854.
Il semble donc que la politique religieuse du roi perse était dirigée en quelque sorte
contre les deux principaux piliers de la société persarménienne du Vème siècle : l’Église et la
noblesse. Les mesures de contrainte à l’encontre de l’Église arménienne comprenaient
notamment le durcissement des mesures fiscales. Quant aux naxarar, Yazdgard semait
l’hostilité et des émeutes entre les grandes maisons princières et, à l’intérieure même de ces
maisons, entre les grandes familles nobles. La fonction de hazarapet fut retirée aux Arméniens
en 447 et confiée à un Perse. Le but principal de toutes ces mesures, selon Eġišē, était la
destruction de la solidarité et l’appauvrissement des classes inférieures (šinakan : les paysans)
qui auraient comme conséquence l’acceptation de la conversion au mazdéisme 855.
Eġišē nous indique qu’avant d’imposer directement par la contrainte la conversion au
zoroastrisme, Yazdgard avait essayé d’autres moyens. Ainsi, il avait ciblé la noblesse
arménienne, les maîtres du pays : il leur promettait de l’argent, des postes réservés aux nobles
perses et également des villages entiers s’ils réussissaient à faire adopter le zoroastrisme comme
religion nationale. Toutefois, les Arméniens restèrent inébranlables dans leur foi. Yazdgard
avait même bloqué le passage de la cavalerie (de confession chrétienne) de l’Arménie, de la
Géorgie et des Albanais (du Caucase) vers l’Ouest ; il les forçait à combattre les ennemis de la
Perse en les envoyant dans des endroits isolés sans ravitaillement et avec une allocation
réduite856.

L’édit857 de Yazdgard II et la réponse des Arméniens


Cette lettre d’invitation à la conversion adressée aux Arméniens 858 avait une structure
bipartite qui débutait par une déclaration préliminaire sur le fait que tous ce qui n’avaient pas
le mazdéisme comme la religion étaient des sourds, des aveugles et étaient trompés par les
démons d’Ahrimen859. La première partie comportait une description de la cosmologie
mazdéenne (la naissance d’Ormizd, d’Ahrimen de Zarvan et la création de la terre et du ciel)

854
PATTERSON L. E., « Minority Religions in the Sasanian Empire: Suppression, Integration and Relations with
Rome », in Sasanian Persia between Rome and the Steppes of Eurasia. Edited by Eberhard W. Sauer. Edimbourgh:
Edimbourgh University Press, 2017, p. 192.
855
TER MINASYAN E., Vardani ew hayoc՚ paterazmi masin…op. cit. p. 21.
856
Ibid. p. 18 et s.
857
« Hrovartak ». Dérivant de fravartak (« lettre », « écrit » au moyen persan) : AČ̣AṘEAN H., Hayerēn
armatakan baṙaran. III…op.cit. p. 137. Eġišē, utilise le mot namak (lettre).
858
D’après Lazar de P‘arpi (II, 21) le roi l’avait rédigé personnellement, Eġišē reconnait Mihrnarseh (hazarapet)
comme l’auteur de l’ordre donné.
859
L'esprit démoniaque opposé au dieu Ahura Mazda dans le zoroastrisme.

148
où le caractère duel du monde avec les créatures/les phénomènes du Bien et du Mal était bien
représenté.
La deuxième partie de la lettre était consacrée à la foi chrétienne : la Chute et la
naissance virginale ayant été refusées par les auteurs mazdéens, les Arméniens étaient accusés
d’être manipulés et trompés à la fois par les Romains et par leurs dirigeants nazoréens. Quant
à ces derniers (les nazoréens), ils ont été surtout critiqués pour avoir refusé les plaisirs de la vie,
la richesse matérielle et pour avoir apprécié l’ascétisme et méprisé l’aristocratie. Ce refus des
plaisirs (comme le fait de s’abstenir des femmes) était inacceptable car, selon les auteurs de la
lettre, il entrainerait d’une manière inévitable la disparition du genre humain 860. Dans la partie
conclusive de la lettre, c’étaient la crucifixion et la foi pascale qui avaient fait l’objet de critiques
; les adaptes de la foi mazdéenne n’y croyaient pas mais telles croyances étaient également
déshonorantes pour les Arméniens.
La noblesse, après avoir réuni les évêques des différentes régions, envoya sa réponse à
la cour du roi sassanide en précisant que l’Arménie honorait en priorité les commandements de
la religion et en subordonnant l’empire à celle-ci. Ils refusèrent également non seulement
d’examiner le document annexe à l’édit (contenant les principes de la religion mazdéenne),
mais aussi d’envoyer au roi un document semblable sur leur religion 861.
La version donnée par Eġišē sur les faits est beaucoup plus détaillée (comme son récit
en général) par rapport aux mêmes passages chez Lazar de P‘arpi ; la lettre commençait par un
rappel des traditions arméniennes sur le respect du roi et de la royauté comme le garant de la
paix dans le pays.
Dans la première partie de la lettre adressée à Yazdgard, les évêques lui rappelaient la
mort tragique d’un mobed par lapidation qui pourtant avait « cru à Dieu vivant, créateur du ciel
et de la terre ». Ainsi, les évêques soulignaient le fait que même le meilleur expert du
mazdéisme (=un mobed) avait à l’époque abandonné cette religion pour embrasser le
christianisme.
La lettre de réponse insistait d’ailleurs sur le caractère mondial du christianisme : « il
est partout de l’Ouest à l’Est, sur la mer, sur la terre et sur les îles »862. De plus, le christianisme

860
Nous trouvons les mêmes accusations dans les Actes des martyrs persans : BRAUN O. Ausgewählte Akten
persischer Märtyrer…op. cit.
861
Lazar de P‘arpi, II, 24. En effet, les Arméniens se contentèrent de dire que « nous ne servons pas, comme vous,
les éléments : le soleil et la lune, le vent et le feu, et nous ne rendons pas d'adoration aux nombreux dieux que vous
désignez sur la Terre et dans le ciel. Car nous connaissons et servons fermement le seul vrai Dieu qui a fait le ciel
et la Terre et tout ce qui s'y trouve. Et lui seul, parmi ceux que vous appelez dieu, est Dieu et Créateur, Roi des
rois et Seigneur des seigneurs. C'est à lui seul qu’il faut rendre un culte et un service ».
862
TER MINASYAN E., Vardani ew hayoc‘ paterazmi masin…op. cit. p. 25.

149
a ses règles octroyées par le Haut, par celui qui existe sans avoir besoin d’une origine, du lieu
et du temps (pour exister). Il est invisible et se fait voir seulement à ceux qui ont cru en lui.
Après avoir présenté le dieu des chrétiens, les évêques arméniens avaient procédé à la
présentation de la cosmologie chrétienne : il s’agit d’une création ex nihilo, mais très ordonnée,
et les Tables de la Loi contiennent les règles pour établir la paix et obtenir le Salut.
La partie la plus intéressante de la lettre était constituée par la comparaison entre Zarwan
et la Vierge. Les auteurs n’hésitent pas à rappeler au roi Yazdgard que de la même façon que la
naissance virginale est improbable et indigne d’être crue [selon le roi], la naissance d’Ormizd
et d’Ahrimen de Zarvan (un homme) est également inacceptable. Dieu unique est le seul qui
maitrise les quatre éléments (dont trois étaient considérés comme sacrés pour les adeptes du
mazdéisme) ; cette partie était suivie d’une analyse de l’interaction de ces éléments avec la
création et entre eux-mêmes 863.
Avant de conclure leur lettre, les auteurs avaient présenté une théologie détaillée du
christianisme et de la foi en Christ à laquelle ils adhéraient. Ils avaient nommé leur écrit un
témoignage de la foi864 et avaient déclaré qu’ils étaient prêts à ne reconnaitre aucun autre
souverain que Yazdgard à condition que ce dernier les autorisât à rester dans leur foi et
abandonne son intention de leur imposer la conversion au mazdéisme. En revanche, si le roi en
décidait autrement, ils seraient prêts à rendre leur âme en sacrifiant leur corps et leurs biens
comme l’avaient fait leurs ancêtres. Tous les Arméniens ont prêté serment à cet écrit qui devait
être envoyé comme réponse à la cour de Ctésiphon 865.
Après avoir reçu la réponse des Arméniens, les nobles des trois pays (Arménie, Géorgie,
Albanie) furent convoqués à la cour de Yazdgard, et ce dernier les menaça de mort s’ils
refusaient de se convertir. Lazar de P‘arpi nous rapporte la réponse de Vartan Mamikonean, le
sparapet des Arméniens866 : non seulement il insista sur l’impossibilité de nier le christianisme,
la religion de ses ancêtres, mais il annonça également au roi qu’il préférait la mort à
l’apostasie867. Toutefois, du moins en apparence, les nobles n’avaient pas d’autre choix que de
demander du temps pour réfléchir. Finalement, ayant senti la menace réelle d’un
anéantissement, les nobles des trois pays se mirent d’accord pour faire semblant d’avoir accepté
la demande de la conversion du roi Yazdgard.

863
Ibid. p. 28.
864
Ibid. p. 32.
865
Ibid. p. 33.
866
Les chercheurs ne sont pas d’accord sur le fait qu’à cette époque-là il était officiellement sparapet de l’Arménie.
867
Lazar de P‘arpi. II, 26.

150
Toutefois, cette « taqīyya »868 des nobles, suivie du départ de Vardan Mamikonean ne
dura pas longtemps. Les nobles de l’Arménie se réunirent avec les évêques, ils allèrent chercher
Vardan pour demander son retour et accepter d’être à la tête d’une rébellion nationale 869.
Il est intéressant de voir qu’avant même le déroulement des évènements, ils avaient
déclaré qu’ils seraient martyrisés pour la foi et pour le pardon des péchés de la même manière
que le sang de Jésus le Christ avait coulé pour sauver les pécheurs 870.
D’après Eġišē, Yazdgard expédia un grand nombre de cavaliers, plus de 7000
instructeurs (des mages) et un prince à leur tête comme mobed pour réaliser son projet. Il
s’agissait d’une politique de zoroastrisation forcée de l’Arménie, de la Géorgie, de l’Albanétie
du Caucase, des régions limitrophes comme Gordyène, Arzanène (situées à l’est de la Turquie
actuelle) et d’autres régions. Ils n’hésitaient pas à saisir les biens des églises ; le roi perse avait
ordonné d’interdire les messes et les chants religieux dans les églises et de fermer les lieux du
culte chrétien. Les habitants des monastères devaient abandonner leurs habits modestes et
retourner à une vie séculière 871. D’autres instructions d’origine religieuse à caractère
alimentaire, familial ou domestique avaient été également données aux Arméniens, et les mages
étaient chargés de les faire appliquer.
Le début du troisième chapitre de l’histoire de Eġišē présente une analogie entre le
christianisme et le zoroastrisme dans la parole des soldats chrétiens des nations différentes (de
la région). Le texte permet de remarquer qu’en comparant le christianisme et le zoroastrisme,
l’auteur met l’accent sur le caractère avilissant du zoroastrisme en considérant son adoption
comme une humiliation pour les Arméniens 872 :

868
La dissimulation tactique. Il désigne la dispense des ordonnances de la religion en cas de contrainte et lorsqu'il
y a une possibilité de préjudice. STROTHMANN R., « Taḳiyya ». Encyclopaedia of Islam. Vol. X. Leiden: Brill,
2000, p.134. Taqīyya est un des caractéristiques les plus marquantes de l’islam šīʿite. Il parait que cette pratique
existât également chez les chrétiens de Trébizonde et d’Erzurum [les régions habitées depuis des siècles par les
Arméniens A. H.]. AMIR-MOEZZI M. A., « Dissimulation tactique (taqiyya) et scellement de la prophétie. (khatm
al-nubuwwa) (Aspects de l’imamologie duodécimaine XII) ». Journal asiatique. 2014, 302, 2, p. 414. Chez
l’historien Lazar de P‘arpi le mot utilisé pour la désigner est patč ̣aṙanawk‘ (faire semblant/laisser l’impression),
Eġišē utilise patrans xabēut‘ean (tromper).
869
Chez Eġišē il n’y a pas de mentions sur le départ de Vardan Mamikonean, et c’est le clergé qui est à la tête de
la révolte. Cette discordance entre les deux sources principales sur la rébellion a amené A. Ayvazian de proposer
l’hypothèse de non-véracité de cette fuite. D’après lui, ce récit « fantastique » est l’œuvre des représentants de
« l’école philologique » de l’historiographie arménienne qui, en dévalorisant Vardan Mamikonean, ont essayé de
mettre en évidence l’importance d’un autre prince : Vasak. AÏVAZIAN A., Armiano-percidskaia voina 449-
451…op. cit. p. 30, note 43. Il est également possible que Lazar de P‘arpi ait introduit (ou souligné) le passage
comme il était le chroniqueur des princes Mamikonean et voulaient mettre en évidence leur rôle.
870
Lazar de P‘arpi. II, 32.
871
TER MINASYAN E., Vardani…op. cit. p. 40.
872
L’auteur qualifie la religion mazdéenne comme fausse, alors que le christianisme est la religion de la vérité. Il
se moque des zoroastriens pour un baptême aux cendres (alors que les chrétiens sont baptisés à l’eau et au feu),
pour leur culte déshonorant rendu aux morts qui s’agit, selon lui, de se coucher devant le soleil comme les démons.

151
« (…) Et si vous compreniez que le ciel est endeuillé
pour vous et la terre est chagrinée sous vos pieds. En
haut, les anges et en bas, les martyrs sont irrités contre
vous (…) »

Appel à la résistance et les premiers affrontements


Après avoir campé à Angġ (vers la fin de 449 873), les épiscopes partirent dans les
différents villages et villes de nombreuses régions, ils adressaient leur appel à la résistance aux
différentes couches de la société : et notamment aux azat et aux šinakan qui devraient ressentir
plus durement le poids de la capitulation 874. Désormais, selon la décision du conseil (le
coordinateur des actions), chacun était responsable non seulement de préserver sa propre foi,
mais aussi de veiller sur les membres de sa famille : aucune apostasie ne serait tolérée 875.
Comme le texte le montre clairement, à l’issue du conseil « hommes et femmes, ils sont tous
sortis bien armés : le casque sur la tête, l’épée sur le dos, et le bouclier à la main »876.
Du côté des Perses, un grand nombre de mages ainsi que des nobles de leur compagnie
s’installèrent dans toutes ces régions. Un dimanche, le mobed décida d’attaquer et de détruire
une église. L’ecclésiastique Ġewond prit la tête d’un groupe de paysans armés et, pour la
première fois, força l’ennemi à s’enfuir.
Les troupes perses et les mages furent partout entourés et battus par le peuple, un peuple
uni dans le désir de lutter pour préserver sa foi. Eġišē nous raconte que tout en refusant richesses
et argent, le peuple ne prononçait que les mots suivants :
« Que nous mourrons bravement et que nous
n’hériterons que la gloire et l’esprit pour que le Christ
soit vivant en nous. Il est facile pour lui de raviver,
nous et tous les morts de la poussière pour que chacun
soit récompensé selon ses actes ».
Il y eut d’autres batailles locales 877 comme la bataille d’Artašat durant laquelle la
garnison perse de cette ville fut battue. Le peuple enragé détruisait les temples de feu et
confisquait les biens en les offrant aux églises.

873
AÏVAZIAN A., Armiano-persidskaia voina 449-451…op. cit. p. 346.
874
MAHÉ J.-P., « Affirmation de l’Arménie chrétienne (vers 301-590) » …op.cit. p. 189.
875
« Le père n’épargne pas le fils et le fils ne serait pas contraint de respecter le père ». TER MINASYAN E.,
Vardani…op.cit. p. 44.
876
Ibid. p. 44.
877
Eġišē nous indique les noms des endroits : Gaṙni, Ani, Artageres, Çaxanist, etc.

152
Ainsi, d’après A. Aivazian qui essaie de mettre en évidence l’importance de ces combats
à petite échelle, grâce aux opérations militaires menées par les Vardanides 878 la première
campagne de la guerre se termina en décembre 449 avec la libération complète de la
Persarménie et la restauration de facto d'un État arménien indépendant. D’après l’auteur, non
seulement la présence militaro-administrative sassanide fut éradiquée, mais l'Église arménienne
et toutes les principales institutions étatiques et administratives de la Grande Arménie furent
également restaurées dans leurs droits, à l'exception du pouvoir royal, dont la question était
pourtant à l'ordre du jour, mais qui avait été temporairement suspendue de la part des Arméniens
dans le but de préserver l'unité intra-arménienne879. C’est la fin de la première étape de la
rébellion. Les hostilités pourraient donc prendre fin. Néanmoins, comme nous l’observerons, il
fut décidé de continuer la lutte.
Un épisode important est rapporté par Eġišē sur ce qui a eu lieu à la suite de ces
événements ce qui rend la bataille finale encore plus tragique : le refus de Rome de porter
assistance aux Arméniens. La lettre avait été rédigée de la part de Vasak le marzban de la
Persarménie, Nershapouh, Vardan Mamikonean et les autres naxarar et adressée à Théodose
II, l’Empereur byzantin. Dans cette lettre, il y avait les expressions de la reconnaissance de la
bonté et de la bienfaisance des Romains envers les Arméniens et notamment le rappel que le
grand roi Tiridate (Tiridad III) de l’Arménie avait été sauvé et accueilli par eux. Les auteurs
avaient exprimé surtout leur fidélité aux Romains et avaient souligné le fait « qu’ils ont opté
plutôt de mourir en préservant leur foi que vivre en la niant »880, et la garantie de leur vie c’était
l’aide que les Romains pourraient leur accorder.
Malheureusement Théodose mourut avant de trouver une solution, et l’Empereur
Marcien, d’après les mots de Eġišē, « préférait garder son pacte avec les païens dans le but de
préserver la paix terrestre qu’être combattant dans la bataille de l’alliance chrétienne »881.
D’après A. Aivazian une des raisons de ce rejet pourrait être la peur de la proclamation
d’un éventuel royaume unifié de l’Arménie. Les provinces occidentales de l’Arménie, passées
sous la domination byzantine après la partition du pays en 387 entre la Perse et la Byzance,
étaient encore autonomes et auraient pu tenter de rejoindre un nouveau royaume restauré.

878
Un groupe politique qui est connu sous le nom des « vardanide » dans l’historiographie arménienne se trouvait
à la tête de la partie principale de l’armée arménienne : AÏVAZIAN A., Armiano-persidskaia voina 449-451 gg.
Kampanii i sraženiâ…op. cit. p. 47.
879
Ibid. p. 71.
880
TER MINASYAN E., Vardani…op. cit. p. 54.
881
Ibid. p. 55. D’après l’historien arménien, il a même conclu un pacte avec le roi de la Perse sur son engagement
de ne pas assister les Arméniens et de ne leur fournir ni armes, ni armée et ni aucune autre aide. Toutefois, les
sources byzantines ne contiennent apparemment pas de renseignements sur ce sujet : Eġišē. ELISHĒ History of
Vardan and the Armenian War. Cambridge/London: Harvard University Press, 1982, p. 6

153
L'intervention militaire de l'Empire romain pouvait entraîner des troubles dans cette partie de
l'Arménie, où le souvenir d'un royaume arménien était encore vivace et de grandes principautés
et formations militaires arméniennes poursuivaient leur autonomie et existence semi-autonome
sous le commandement d'un autre sparapet arménien (byzantin). Par ailleurs, conserver la
neutralité politique aurait pour résultat non seulement d’éviter une guerre avec la Perse
sassanide, mais aussi de laisser s’aggraver les conflits internes de ce pays 882.

Bataille à Xaġxaġ (450 après J.-C.)


Sebuxt le marzban883, ayant obtenu des informations sur l’itinéraire des troupes
arméniennes par Vasak (qui, selon les auteurs arméniens, ayant adopté le zoroastrisme était
passé en secret aux côtés des Perses), passa la rivière Kur par ses soldats et arriva à la ville de
Xaġxaġ qui était le séjour d’hiver des rois albanais. Eġišē souligne bien le fait qu’ils étaient très
bien armés et qu’au contraire, les troupes arméniennes étaient peu nombreuses. Non seulement
ils n’avaient pas peur, mails ils criaient :
« Ô Seigneur, juge ceux qui nous jugent, combats
ceux qui nous combattent, aide-nous par ton arme et
ton bouclier884, mets en déroute et fais trembler
l’ensemble des régiments de ces impies ! En face du
grand étendard de ta rédemption 885, dissipe et brise
l’alliance injuste de tes ennemis, octroie à nous qui
sommes en si petit nombre le courage et la gloire sur
cette multitude de soldats innombrables. Ce n'est pas
dans l'orgueil d'une vaine gloire pour des exploits
inutiles ou avec une cupidité avare d'acquérir une
grandeur passagère que nous faisons cette prière,
mais pour que tous ceux qui n’obéissent pas à la
prédiction du saint Évangile connaissent et sachent
que c’est Toi le Seigneur de la vie et de la mort, et la
victoire et la défaite sont entre tes mains, et nous,
nous sommes prêts à mourir pour ton amour et même

882
AÏVAZIAN A., Armiano-persidskaia voina 449-451…op. cit. p.76-77.
883
Chez Lazar de Pʻarpi: Nixorakan Sebuxt.
884
Psaumes 34, 1-2.
885
Eġišē. ÉLISÉE, Collection des historiens anciens et modernes de l’Arménie. Par V. Langlois. Tome Deuxième.
Chapitre 3 : http://remacle.org/bloodwolf/historiens/elisee/vartan.htm

154
si cela s’avère nécessaire de les tuer, nous serons les
vengeurs de la vérité »886.
Eġišē donne une description détaillée des combats et n’hésite pas à utiliser des analogies
littéraires remarquables (il compare, par exemple, Aršavir Aršaruni à un lion ou à un sanglier
enragé ou il décrit la couleur rouge de l’eau de la rivière comme teintée par le sang des soldats
perses morts dans les combats).
La bataille à Xaġxaġ fut suivie par la prise des forteresses et des villes dans le pays des
Albanais occupées par les Perses. Les églises aussi furent libérées. Les Albanais qui étaient
encouragés par les succès des Arméniens s’allièrent à eux pour combattre ensemble les Perses.
D’après Eġišē personne ne fut blessé et il n’y a eu qu’un martyr au courant de ces évènements 887
à la suite desquels un messager arriva chez les troupes de Vardan pour leur annoncer la trahison
de Vasak et de ses compagnons et les informa de leur collaboration avec les Perses 888.

La « rébellion » de Vasak
Vasak Siwni de la famille dynastique Siwni était le marzpan de la Persarménie, et au
début du soulèvement des Arméniens, il faisait partie des naxarar des troupes de Vardan
Mamikonean. Toutefois, d’après Lazar de P‘arpi et Eġišē, il s’était converti et était passé du
côté des Perses dans l’espoir d’obtenir un titre honorifique, des richesses matérielles ou peut-
être le trône du futur roi de l’Arménie indépendante. Nous reviendrons sur ce personnage
important et aux motifs du changement de sa position.
Vasak arriva à Ayrarat à la tête du IIIème corpus de l’armée arménienne. À part les išxan
dont les noms figurent sur la liste donnée par Eġišē 889, le IIIème corpus comprenait également
une partie des troupes ostanik890 - de nombreuses cavaleries, représentant l'ancien héritage royal
(Aršakuni-arsacide) - à propos duquel Eġišē parle généralement de manière très positive, notant
entre autres la valeur et la sensibilité des ostanik aux instructions et aux « encouragements des
saints vardapet »891. Les ostanik étaient des combattants de ces corps militaires d'élite qui
composaient l'armée royale (traditionnellement 40 000 hommes) de la Grande Arménie 892.
Vardan Mamikonean et ses troupes (le IIème corpus) vinrent vers Vasak depuis la
forteresse de Č̣ora-Pahak (ils mettent à peu près 40 jours pour y arriver) et entreprirent

886
TER-MINASYAN E., Vardani…op. cit. p. 153.
887
Ibid. p. 56-58.
888
Lazar de P‘arpi. II, 36.
889
TER-MINASYAN E., Vardani…op. cit. p.68.
890
La petite noblesse d’origine royale.
891
TER-MINASYAN E., Vardani…op. cit. p. 55
892
Ibid. p. 172-173.

155
immédiatement une opération pour réprimer la « rébellion ». Vardan Mamikonean chercha à
détruire aussi rapidement que possible les troupes des renégats qui s'étaient retirés à Siwnik‘, à
réduire leur zone de contrôle, à empêcher leur éventuelle interaction avec les troupes perses, et
aussi à neutraliser leur effet néfaste sur les esprits et les cœurs des masses rebelles 893.
La position de l’Église et d’Eġišē envers ces effusions de sang est évidente : ils
regrettaient les victimes des affrontements fratricides à Siwnik‘, ils considéraient néanmoins la
répression de la rébellion comme un acte indispensable et un « succès » stratégique des
Arméniens et même une « visite de Dieu »894.
D’après les calculs d’A. Aivazian, à la fin de 450 (en hiver), l’armée arménienne
contrôlait probablement l’ensemble du territoire de Marzpanate (à l’exception, peut-être, de
certains endroits à Siwnik‘).
Réjouis par les succès militaires notamment les opérations menées contre Vasak le
marzpan et ses troupes, les épiscopes et les ainés ordonnèrent au peuple de jeûner tout le mois
de Kʾaġocʾ895 et d’adresser leurs prières à Dieu. Ainsi, ils fêteraient leur victoire avec la fête de
l’Épiphanie du Christ et lieraient la commémoration avec la fête divine 896.

Les défaites militaires de Yazdgard et le « changement » de sa politique


D’après l’historien Eġišē, les nouvelles de la victoire des Arméniens avaient inquiété le
roi perse qui avait déjà subi des défaites militaires à l’Est. Il accusait surtout ses conseillers, les
wuzurg, les princes et les mages :
« (…) Vous m’avez fatigué en parlant mal d’eux (=les
chrétiens A.H.), vous m’avez forcé à faire des choses
que je ne voulais pas faire (…) on était loin en
campagne militaire sans un succès réel, mais ici chez
moi, vous avez incité à une guerre contre moi dont les
conséquences seront pires que celles des guerres
contre les ennemis de l’extérieur »897
Pour faire plaisir au roi, ceux qui étaient présents proposèrent d’arrêter les persécutions
des chrétiens, de leur permettre de pratiquer leur religion et obtenir ainsi la soumission des

893
AÏVAZIAN A., Armiano-persidskaia voina 449-451…op. cit. p.169.
894
TER-MINASYAN E., Vardani…op. cit. p.59-60
895
D’après le dictionnaire étymologique, il s’agit du cinquième mois du calendrier ancien arménien qui comprenait
la période entre le 9 décembre et le 7 janvier : AČ̣AṘEAN H., Hayerēn armatakan baṙaran.vol. IV…op.cit. p.
544.
896
TER-MINASYAN E., Vardani …op. cit. p. 60.
897
Ibid. p. 62.

156
rebelles. Yazdgard accepta cette proposition. Toutefois, dès qu’il apprit que l’Empereur
Marcien avait refusé de porter assistance aux Arméniens chrétiens, il revint apparemment à sa
position hostile initiale.
Comme conséquence, la politique du roi perse de diviser de plus en plus les Arméniens
(qui étaient unis ayant comme modèle l’alliance des deux piliers du royaume la féodalité et
l’Église) se renforça. Comme le témoigne Eġišē, cette politique de division et de conversion a
porté ses fruits ; la population était manipulée et trompée par les agents de Vasak 898.
Non seulement cette situation ne découragea pas Vardan Mamikonean, mais cela le
rendit encore plus déterminé (avec ses compagnons, non seulement il avait sous son contrôle
plusieurs villes et forteresses ce qui parait être sa motivation principale pour continuer sa lutte,
l’Église aussi faisait pression sur lui).
Après la Pâques, il lança un appel au rassemblement à ses hommes (dont la liste est
donnée par Eġišē) ; ils se rassemblèrent à Artazu, plusieurs évêques tels que Hovsēp‘ et Ġewond
y vinrent également899. Selon Eġišē, le nombre total d’hommes de la cavalerie et de l’infanterie
arménienne était 66000900. Ils se mirent à préparer pour la bataille finale à Avarayr.
Un général perse avec ses troupes arriva également à Her et Zarewand (au nord-ouest
du lac de l’Urumie en Iran actuel) au début d’avril 451 ; il procéda à l’établissement des
fortifications et aux préparatifs de la guerre. Ayant séparé un régiment, il avait l’intention
d’attaquer les villes.
Ayant entendu ces nouvelles, les Arméniens choisirent un commandant de la maison
dynastique Amatuni qui était connu pour sa bravoure. Avec 2000 soldats, affronta les Perses et
les vainquit sans perdre aucun soldat901.

L’armée arménienne
Avant de présenter la « grande » bataille d’Avarayr, il convient de donner quelques
informations à propos de l’armée arménienne.
Les sources romaines et arméniennes contiennent des informations éparpillées sur les
caractéristiques militaires et les effectifs des troupes de l’Arménie 902 dans les siècles antérieurs

898
Comme nous le verrons plus loin, Vasak essayait en effet d’empêcher l’effusion de sang en cherchant à négocier
avec les Perses. Cela n’était pas acceptable par les chroniqueurs ecclésiastiques de la bataille d’Avarayr.
899
Ibid. p. 73
900
Il faut noter que de toute évidence ces chiffres ne sont pas réels. Par ailleurs, l’historien Eġišē fait une remarque
importante : « [les religieux]ne considèrent pas cette bataille comme une bataille mondain, mais une bataille pour
la vertu spirituelle, ils souhaitaient donc partager la mort avec les soldats braves » Ibid. p. 73.
901
Ibid. p. 77.
902
À titre d’exemple, Plutarque rapporte que Tigran le roi d’Arménie (Ier siècle avant J.-Ch.) avais sous son
commandement 20000 archers et frondeurs et 55000 cavaliers dont 17000 était des cataphractes : ANDERSON E.

157
à l’adoption du christianisme (le IVème siècle). Juste après la proclamation du christianisme
comme la religion d’État par Tiridate III, Grégoire l’Illuminateur entame la christianisation de
l’armée en même temps que de toute la famille royale 903. Vers la fin du siècle, une partie des
troupes de l’Arménie a rejoint les armées byzantine et perse (387-428 entre la date de la
partition du pays et la suppression de la royauté indépendant) 904.
Quant au service militaire des guerriers, leur recrutement n’était pas facile : l'entretien
et l'armement d'une grande armée étaient extrêmement coûteux et difficiles. Le commandement
arménien s'appuyait principalement sur les azat qui constituaient une classe paramilitaire et
avaient déjà une formation militaire et souvent une expérience du combat. Beaucoup ont
participé par rotation de deux ans (et certains plus) à la guerre de Yazdgard II contre les
Kouchans en 441 / 442—449 dans le cadre de la cavalerie arménienne905. Une partie des troupes
royales faisait d’ailleurs partie de l’armée du Sparapet. Il s’agit des troupes d’Ayrarat, qui à
l'époque arsacide représentaient une force impressionnante et appartenaient aux unités
régulières des formations militaires arméniennes. Eġišē, Lazar de P‘arpi et Moïse de Khorène
les ont mentionnées à plusieurs reprises dans leurs chroniques. On peut raisonnablement
supposer qu’entre trois à quatre mille soldats des troupes royales également, dans la
terminologie moderne, faisaient partie du corps expéditionnaire du Sparapet906.
La cavalerie dans l'Arménie médiévale était composée des sepuh907 et des ostanik.
Cependant, les ostanik908 ne pouvaient pas faire partie des troupes du naxarar, puisqu'ils
servaient exclusivement dans quatre corps militaires de l'armée royale. Les troupes de naxarar
quant à elles se composaient des sepuh, mais aussi en grande majorité des azat909.
Il est clair que l'armée arménienne avait besoin d'un système permanent de production
et de fourniture d'armes, qui reste à étudier. La production de nouvelles armures et armes s'est

B., Cataphracts : Knights of the Ancient Eastern Empires. South Yorkshire : Pen & Sword, 2016, p. 42. Pour A.
Ayvazian il n’y a pas de raison pour croire qu’au Vème siècle les effectifs auraient diminués : AÏVAZIAN A.,
Armiano-percidskaia…op. cit. p. 139-140.
903
Agathange. Agatangeġos Hayoc‘patmut‘yun. Ašxarhabar Targmanut‘unë ew çanot‘agrut‘yunnerë A. Ter-
Ġevondyani. Erévan : Erewani hamalsarani hratarakčut‘yun, 1983, §832. En citant « l’armée », ce n’est qu’une
partie des troupes arméniennes. Évidemment, il y avait des régiments chargés du contrôle des frontières qui ne
pourraient pas être présents au bord de l’Euphrate et être baptisés.
904
AÏVAZIAN A., Armiano-percidskaia …op. cit. p. 111.
905
Ibid. p.108
906
XAČATRÏAN V. N., «Voprosy voennogo iskustva v knige Egiše ‟ o vardane i vojne armânskoj ” », lraber
hasarakakan gitut‘yunneri, 1992, 1, p. 131.
907
Sepuh (un emprunt à l’iranien) est le titre des représentants d'une classe junior de noblesse laïque arménienne
dans l'Arménie médiévale. Les fils du naxarar et de son clan étaient appelés sepuh. Ils dépendaient du naxarar et
effectuaient leur service militaire dans son unité militaire, ils exerçaient d'autres fonctions vassales aussi.
908
Voir la note 756.
909
AÏVAZIAN A., Armiano-persidskaâ voina…op. cit. p. 464.

158
certainement poursuivie, les cavaliers arméniens étaient étonnamment bien équipés, puisque
l'Arménie était riche en minerai de fer.

Les évêques-soldats : la nouveauté dans la bataille d’Avarayr


De nombreux membres du clergé étaient entrés également dans l'armée arménienne en
tant que combattants ; « évêques et prêtres, diacres, interprètes de Psaumes et d'Écritures,
chacun conformément à son rang canonique, en armure complète et prêt à combattre ». La
participation des ecclésiastiques dans les hostilités était extraordinaire, puisque la coutume
militaire établie exigeait de « les laisser dans un lieu fortifié (fiable) » 910. À propos du nombre
approximatif des prêtres dans l'armée de Vardan Mamikonean en 451, on peut obtenir des
informations dans les sources du VIIème siècle911. Ainsi, d’après A. Aivazian en 451, il y avait
environ 1 à 2 000 moines guerriers mobilisés dans l'armée arménienne 912.

2. La bataille d’Avarayr
Le discours éblouissant de Vardan Mamikonean avant la bataille finale à Avarayr
constitue une part importante du récit ; son écho résonne toujours dans l’histoire de l’Arménie,
du Moyen Âge à aujourd’hui, avec la question prégnante de la résistance et de la préservation
de la foi et de l’identité nationale arménienne.
Sparapet Vardan Mamikonean souligna la différence entre cette bataille et les
précédentes : il s’agissait d’une bataille menée sous le commandement d’un « roi » immortel
auquel notre corps sera nécessairement rendu après la vie, et nous le ne quitteront plus (plus
loin, Eġišē le déclare par la bouche de Vardan, le Général de tous les martyrs) 913. Par ailleurs,
il demanda aux soldats de ne craindre ni le grand nombre des païens, ni l’arme des guerriers
mortels :
« Car si le Seigneur nous octroie la victoire, nous
anéantiront leur force pour que la vérité gagne.
Toutefois, si c’est le temps de perdre notre vie dans

910
TER-MINASYAN E., Vardani…op. cit. p. 82.
911
Dans les années 630, repoussant l'invasion perse, le commandant Vahan Mamikonean mobilisa 380 moines
seulement de la province de Tarōn dans l'armée arménienne, AÏVAZIAN A., Armiano-persidskaia voina…op. cit
p. 110-111
912
Toutefois, parmi les participants de la bataille d’Avarayr, il n'y a aucun nom de membre du clergé. Ils
« réapparaissent » après la bataille.
913
TER-MINASYAN E., Vardani…op. cit. p.76.

159
cette sainte bataille, acceptez-le à cœur réjoui ; ne
confondons pas la bravoure et la peur »914.
Après ces paroles encourageantes, il se mit à préparer les soldats : il leur procurait des
armes, des habits et des chevaux. D’après l’historien, Vardan racontait les récits des livres des
Maccabées et il attirait leur attention sur le fait que malgré leur mort, leurs noms seraient vivants
pour toujours.
Le discours de l’évêque Ġewond avant la bataille est également teinté des récits de
l’Ancien Testament. Il rappelait notamment la Chute, le Déluge et les personnalités modèles
telles que Noé le sauveur, Abraham le vertueux et Moïse le commandant. Par la bouche de
l’évêque Ġewond, Eġišē décrit Moïse et ses œuvres :
« (…) le plus important c’est que par l’effusion du
sang, il fut connu juste et le plus grand des prophètes
non seulement ayant tué les ennemis étrangers, mais
aussi ses proches qui avaient abandonné Dieu pour
un vau ».
Ensuite, l’évêque Ġewond justifia également les actions du prophète Élie qui, n’ayant pas toléré
l’apostasie d’Akhab, avait tué plusieurs apostats. Il se rappelait également d’autres chefs
guerriers d’Israël tels que David, Jésu et Gédéon qui « étaient les véritables croyants, ils ont tué
les païens et ont purifié le pays des idolâtres ignobles ».
Quant au Christ, il parlait de lui comme « le guide du salut » qui fut tombé bravement
en martyre et montra la même voie aux apôtres, aux côtés desquels, selon les mots de Ġewond,
se tenaient non seulement les Arméniens, mais aussi les évêques, les prêtres et les diacres ; ces
derniers étaient bien armés et prêts à combattre « les ennemis de la vérité, car ils préféraient
accueillir la mort plutôt que la provoquer »915.

Le déroulement de la bataille
La bataille d’Avarayr eut lieu le vendredi de Pentecôte en 451 916, près de la fleuve
Tġmut à Avarayr. Le champ d'Avarayr est une plaine située près du village Churs au nord-ouest
de l’Iran actuel (à environ 70 km au nord du lac Ourmia et à environ 120 km à l'est du bord

914
Ibid. p. 74.
915
Ibid. p.82. Son discours dans son ensemble est calqué sur celui de Mattathias lui-même dans I Maccabées 2 :
Eḷishē. History of Vardan…op. cit. p. 14.
916
Lazar de P‘arpi. II, 38. Eġišē n’indique pas la date.

160
nord-est du lac de Van). La rivière Tġmut (aujourd'hui Ak-Chay) coule au milieu de cette
plaine.
Les troupes de Vardan étaient partagées en quatre divisions, lui-même étant le
commandant d’une de ces divisions. Deux des trois corpus mobiles arméniens - le Ier et le IIème
- certaines unités et divisions du IIIème, ainsi que de petites zones de garnison d'un certain
nombre de forteresses stratégiques étaient restés sous son commandement. À la suite de la
défection de Vasak Siwni, le IIIème corpus avait cessé d'exister, tandis que selon les auteurs
arméniens son épine dorsale, une partie de la cavalerie de Siwnik‘, avait été devenue le noyau
du contingent « collaborationniste » arménien dans le cadre de l'armée de Muškan Nisalavurt
(qui était à la tête des troupes sassanides).
À la veille de l'offensive perse, il fut décidé de renforcer la capacité de combat de l'armée
arménienne. Une mobilisation supplémentaire des forces et la consolidation de toutes les
ressources du pays furent réalisées. La protection des frontières de l'Arménie sur tout le
périmètre sud et nord nécessitait l'affectation de grandes unités militaires - des attaques
pouvaient se produire à tout moment et au moins dans l'une de ces directions. Dans le même
temps, de petites forces devaient être envoyées pour bloquer les rebelles de Vasak dont un
certain nombre restaient dans la forteresse à Siwnik‘917.
Quant aux Perses, les effectifs de leur armée ne sont pas indiqués dans les sources. Eġišē
note seulement que leur nombre était nettement supérieur à celui des Arméniens. Selon la
doctrine militaire sassanide, pour s'engager dans une bataille générale, l'armée (ici celle de
Muškan Nisalavurt), aurait dû être quatre fois ou au moins trois fois plus grande que l'armée
ennemie918. Mais dans des situations militaires réelles, il était presque impossible d’adhérer
toujours à ce postulat théorique, et, compte tenu de l'histoire des guerres sassanides au Vème
siècle, il serait exagéré de penser que les Perses entreraient en Arménie avec une armée de 200-
250 milles soldats. En même temps, d’après A. Aivazian, ils auraient pu et dû créer au moins
une double supériorité numérique sur l'armée arménienne, ou plutôt sur son unité mobile la plus
prête au combat, composée de 66 000 combattants 919. Dans la bataille d’Avarayr, contrairement
à la bataille de Xaġxaġ, les Perses disposaient de l'éléphanterie. D’après le même auteur, l’usage

917
AÏVAZIAN A., Armiano-persidskaia voina…op. cit. p.196
918
ĪNŪSTERATSEF K., Moṭaleʿātī darbāre-ye sāsāniān. Tarjomeh Kāẓem Kāẓemzāde. Téhéran : Bongāhe našr
va tarjome ketāb, 1348, p. 55.
919
AÏVAZIAN A., Armiano-persidskaia voina…op. cit. p. 198-199.

161
des éléphants par l’armée perse dans la bataille d’Avarayr est une preuve de la dimension
importante de cette bataille920.
Eġišē donne une description littéraire remarquable de la bataille elle-même qui est sans
précédente dans l’historiographie arménienne. Voici quelques analogies littéraires :
« (…) Le bruit que produisaient les adversaires
était comme les foudres, et l’ébranlement du
bruit faisait trembler les grottes des montagnes.
De nombreuses casques et armes des soldats
brillaient comme les rayons du soleil.
L’étincèlement des épées et des lances agitées
ressemblait à l’éclair tombant du ciel »921.
D’après l’historien, c’étaient les cavaliers arméniens qui prirent l’initiative de l’attaque
en traversant le fleuve et en créant une agitation dans les troupes perses. Ils réussirent même à
disperser le gund matean922 (au centre) malgré le grand nombre de leurs pertes. Ainsi, les pertes
totales des Arméniens, d’après Eġišē, n’excèdent pas 1036, alors que les Perses perdirent 3544
guerriers ! Pour mettre encore plus en évidence la réalité des pertes des Perses, l’historien décrit
l’état moral de Muškan Nisalavurt le commandant en chef de l’armée perse qui voyait en face
de lui neuf dignitaires parmi les guerriers tués et que la perte des Perses était trois fois supérieure
à celle des Arméniens.
Voici une autre description remarquable du champ de bataille et de la tragédie des Arméniens
fidèles à leur foi :
« (…) On était au printemps, et les campagnes
fleuries avaient changé d’aspect à cause de tout le
sang répandu. Si quelqu’un eût vu la masse de ces
cadavres tombés, il eût versé des larmes de douleur.
Les entrailles étaient bouleversées en entendant les
gémissements des blessés, les plaintes des mourants,
le bruit que faisaient en tombant les blessés, la fuite

920
Ibid. p. 238. T. Daryaee constate que les éléphants ont été utilisés plutôt comme une arme psychologique de
terreur contre leurs ennemis par des anciennes dynasties iraniennes. Les éléphants sont devenus tactiquement plus
importants au fil du temps dans l'Iran antique tardif. Ils étaient alors utilisés comme outil logistique, à partir duquel
la scène de bataille a été étudiée par les commandants de l'armée : DARYAEE T., « From Terror to Tactical Usage:
Elephants in the Partho-Sasanian Period », in The Parthians and Early Sasanian Empires : Adaptation and
Expansion. Edited by V. S. Curtis, E. J. Pendleton, M. Aralm et T. Daryaee, Oxford: Oxbow, 2016, p. 40.
921
TER-MINASYAN E., Vardani…op. cit. p. 85.
922
« Troupes d’élite », c’était le terme pour distinguer les contingents spéciaux de l’armée régulière comme
opposés aux « irréguliers » (gugaz). GARSOÏAN N., Epic Histories…op.cit. p. 544-545.

162
des timides, l’effroi des lâches, les cris des gens saisis
d’effroi, les pleurs et les regrets des amis et des
parents, et leurs douloureux sanglots. Ce n’était pas
sur un seul point qu’on avait vaincu ; mais comme ils
s’étaient mesurés braves contre braves, les
vainqueurs se trouvaient des deux côtés (…) »923.

La bataille de la forteresse924
Après la bataille d’Avarayr et le martyre de sparapet Vardan Mamikonean, des nobles
et des soldats arméniens, d’après les historiens arméniens, Vasak, en compagnie des Perses et
de leur commandant Muškan Nisalavurt, assiégea la forteresse où les survivants de la bataille
d’Avarayr s’étaient réfugiés et leur demanda de se livrer en leur promettant que leur vie serait
épargnée. Finalement, à bout de force et affamés, les Arméniens se rendirent. Malgré la
promesse, ils furent tous massacrés (213 personnes, selon Eġišē). L’historien rapporte leurs
dernières phrases :
« Je te remercie Seigneur Dieu pour le mérite d’avoir
cette vocation céleste tant que les églises sont encore
fleurissantes et les chapelles des martyrs ne sont pas
encore détruites, et la sainte alliance avec l’Église est
toujours parfaite et vertueuse. Que notre mort soit
égale à celle des martyrs braves et que notre sang se
mêle à celui des blessés tombés et que les églises
plaisent à Seigneur avec de nombreuses sacrifiés qui
sont montés sur l’autel »925.
En outre, Eġišē insiste sur le fait que les religieux Yovsēp‘ et Ġewond « posèrent leur
cou devant le chef des bourreaux car ils cherchaient le Salut pour le monde »926, mais Muškan
Nisalavurt s’abstint de les tuer.
La résistance des nobles et du peuple continuait bien que Yazdgard eût décidé d’arrêter
les persécutions et de laisser au peuple arménien le choix de sa confession ; ce dernier, d’après

923
Eġišē. ÉLISÉE, Collection des historiens anciens et modernes de l’Arménie…op. cit.
924
Après la retraite d’Avarayr, l'armée arménienne se divisa en quatre groupes principaux et effectua une retraite
organisée à l'intérieur des frontières de la Persarménie : Tayk‘, Tmorik, Miǰinašxarh : AÏVAZIAN A., Armiano-
persidskaia voina…op. cit. p. 350.
925
TER-MINASYAN E., Vardani…op. cit. p. 88-89.
926
Ibid. p. 89. Mais d’après l’historien, le commandant des troupes perses n’osa pas de les tuer, il les battit et
enferma.

163
les historiens Lazar de Pʻarpi et Eġišē, ne croyait plus aux promesses du roi. Lazar de Pʻarpi
dont l’histoire est beaucoup plus brève que celle d’Eġišē décrit en détail les luttes dispersées
ultérieures des Arméniens contre les troupes des Perses 927. Selon lui, le peuple se réunit à Tayk‘
et prit comme commandant Hmaeak Mamikonean, le frère du bienheureux Vardan
Mamikonean qui, se trouvait toujours sur le territoire byzantin 928. Cette démarche étant restée
vaine une nouvelle fois, ils retournèrent en hâte pour « au moins ne pas perdre l’espoir du Salut,
mais devenir dignes de boire à la coupe de martyre »929. Hmaeak fut martyrisé dans la bataille
qui eut lieu à Tayk‘.
Atrormizd, le nouveau marzpan de l’Arménie et Vasak le traitre arrêtèrent plusieurs
princes, prêtres et membres des familles des nobles et les envoyèrent à la cour du roi perse pour
être jugés devant le roi, le hazarapet et les nobles de la cour.

Le regret de Yazdgard et la punition de Vasak


Après la fin de la bataille d’Avarayr, Muškan Nisalavurt envoya un rapport au roi
Yazdgard pour l'informer de l'issue de la bataille. Lorsque le roi Yazdgard apprit le décès de
Vardan et la mort de ses soldats, il fut plongé dans un profond désarroi, se souvenant de sa
bravoure et de sa vertu, dont il avait souvent fait preuve face à ses ennemis au nom du pays des
Aryens930. Il s'enquit de l'échec de cette affaire imprudente et, désireux d'en savoir plus,
demanda : « Qui pourrait m'informer sincèrement sur ces questions ? »931.
Dans la cour de Yazdgard, fut organisé l'interrogatoire des magnats et du clergé ayant
participé à la rébellion et à la guerre d’Avarayr. Le roi demanda :
« Par quelle audace ou avec quelle intention ou par
quelle tromperie ou par quelle source de soutien vous
vous êtes engagés dans une affaire aussi terrible dans
laquelle vous auriez dû voir la ruine de vous-mêmes et
de votre pays, comme cela s'est effectivement produit
et comme vous pouvez le voir ? »932.

927
D’après Eġišē, les troupes perses continuaient à attaquer les forteresses, à incendier les églises et à captiver des
Arméniens.
928
Lazar de P‘arpi. II, 41.
929
Ibid.
930
Lazar de P‘arpi. II, 40.
931
Eḷishē, History of Vardan and Armenian War…p. 180.
932
Lazar de P‘arpi. II, 45.

164
Au cours de l'interrogatoire933, ils apportèrent la preuve au roi et à Mihrnarseh que toute
la rébellion avait en réalité été organisée par Vasak. Ils montrèrent toutes les lettres que Vasak
avait écrites aux Iberiens, aux Albanais, au sparapet d’Antioche y compris une lettre demandant
l'aide à l'empereur byzantin. Elles étaient toutes certifiées avec la bague royale de Vasak.
Muškan Nisalavurt aussi porta une accusation contre lui, indiquant avec ses compagnons que
même après la fin de la guerre, Vasak avait fait couler beaucoup de sang 934. Il y a eu d’autres
témoignages contre Vasak Siwini. Ainsi, la responsabilité de tout le soulèvement, de l'effusion
de sang et même de l'arrestation des Perses en Arménie incomba à Vasak.
Il faut noter que chez Lazar de Pʻarpi dont l’œuvre est plus « historiographique », et qui
a essayé de rester neutre, les chefs d’accusations attribués à Vasak sont présentés dans leur
ensemble, sans accorder d'importance de poids particulier à aucun d'entre eux. Cependant, avec
Eġišē ce même interrogatoire se transforme en un procès rigoureux d'un dangereux bourreau
dont l’accusation est présentée en détail. Il est curieux de voir que pami les chefs d’accusation,
il y avait la collaboration de Vasak avec Byzantins ennemis de la Perse auprès lesquels les
Arméniens cherchaient l’aide935 !
Selon les auteurs arméniens, le roi Yazdgard fut extrêmement irrité et profondément
blessé936. Il convoqua Vasak et ordonna qu'il soit privé devant lui avec opprobre de tous les
honneurs qu'il possédait. Les gardes le fouillèrent, le dépouillèrent de tous les insignes de son
rang princier et l'expulsèrent de l'assemblée royale avec ignominie. Le traître Vasak resta à la
cour pendant plusieurs années dans une grande affliction et une grande détresse. Sa fin survint
en Perse937.
Selon le récit d’Eġišē, sur l’ordre de Yazdgard tous les éminents nobles furent invités à
un banquet, y compris Vasak. Vasak portait la robe d'honneur que le roi lui avait donnée ; il
portait aussi son bandeau et le diadème d'or qui le surmontait. Autour de sa taille, il avait la
ceinture d'or pur martelé, sertie de perles et de pierres précieuses, les boucles d'oreilles aux
oreilles, le collier autour du cou, le manteau de paille sur le dos ; vêtu de toutes ses marques
d'honneur, il se rendit à la cour où il apparut à l'assemblée comme plus splendide et plus
distingué que tous les autres.

933
Chez Lazar de P‘arpi, le roi Yazgerd était présent à l’interrogatoire. Chez Eġišē, il n’y a que hazarapet
Mihrnarseh qui assistait à l’interrogatoire et qui informa Yazdgard à propos de son déroulement.
934
Eḷishē. History of Vardan and Armenian War…p.185.
935
Ibid. p. 185. Les mêmes Byzantins auprès desquels les Arméniens cherchaient l’aide pour leur rébellion.
936
Ibid. p.187.
937
Lazar de P‘arpi. II, 46.

165
Le chambellan de la cour entra et lui rappela tout ce qui s'était passé au tribunal où il
avait été condamné. Il lui indiqua qu'il n'était pas légalement le seigneur du pays de Siwnik‘,
mais que par trahison et intrigue, il avait fait tuer son propre oncle et avait repris le titre pour
lui-même938. Les adversaires également le condamnèrent pour de nombreux autres chefs
d'accusation, ce dont toute la haute noblesse avait témoigné. Le bourreau en chef entra alors,
s'avança immédiatement devant tous les magnats, lui retira les honneurs qui lui avaient été
accordés par la cour et le revêtit de l'habit d'un condamné. Il fut conduit à la prison où étaient
enfermés tous les condamnés à mort939.

La torture, la mutilation et le martyre glorieux des prisonniers


Deux ans après la bataille d’Avarayr 940, le roi Yazdgard reprit les campagnes militaires
pour combattre les Kouchans. Il avait maintenu en prison (dans la ville de Niušapouh en Perse)
les nobles, les prêtres et les autres religieux captifs qui avait participé à la bataille d’Avarayr.
Les campagnes militaires n’aboutirent aux résultats attendus, et le roi cherchait, d’après Eġišē,
des boucs émissaires pour « injecter tout son poison amer »941 .
Son entourage l’avait convaincu du fait que le maintien en vie des chrétiens prisonniers
hostiles au mazdéisme avait provoqué la colère des dieux. Le roi ordonna donc d’anéantir deux
prisonniers qui étaient parmi les soldats et d’interroger, torturer et tuer les prêtres emprisonnés.
Il ordonna immédiatement que le prêtre Samuel et le diacre Abraham fussent emmenés
et décapités dans un lieu obscur afin qu'aucun des chrétiens ne pût retrouver leurs restes (les os)
et les honorer. Mais avant leur exécution, il ordonna que la main droite du Samuel fût coupée
et placée dans la main d՛Abraham et, de même, il ordonna que la main droite d՛Abraham fût
coupée et placée dans la main de Samuel. Il ordonna également de tuer l'évêque de Basean qui
était en prison à Asorestan 942, il ordonna de cacher son corps afin qu'aucun chrétien ne pût
trouver et honorer ses restes. Avant sa mort, pendant plusieurs jours, les bourreaux écorchèrent
cruellement son corps jusqu’aux os, puis ils lui coupèrent la tête avec une épée et le tuèrent 943.
En ce qui concerne les religieux emprisonnés dans la forteresse de Niušapuh en Perse,
le roi ordonna à Vehdenšapuh, le chef des intendants, d'aller chercher les prêtres dans la prison

938
Cette information n’a pas été rapportée par les autres sources arméniennes.
939
Eḷishē. History of Vardan and Armenian War…p.186-187.
940
Au début du septième chapitre, Eġišē indique « la quinzième année du règne de Yazdgard II » ce qui correspond
aux année 553/554 : TER-MINASYAN E., Vardani…op. cit. p. 149, note :89.
941
Ibid. p. 102.
942
Mésopotamie.
943
Lazar de P‘arpi. II, 48-49. Eġišē décrit très brièvement la mort des saints, sans les détails que nous trouvons
chez Lazar.

166
où ils étaient détenus avec les nobles arméniens, de les emmener à un endroit éloigné et désert
et de les y priver de la vie par des tortures cruelles.
Les religieux furent informés par les naxarar emprisonnés qu'ils étaient venus pour les
tuer. Selon Lazare de P‘arpi, ils se réjouissaient, priaient, remerciaient Dieu et Lui rendaient
grâce944. Ils priaient en annonçant qu'ils seraient les émissaires des captifs pour lesquels ils
demandaient force et bénédiction à Dieu.
Ensuite, les bourreaux arrivèrent avec de nombreux forgerons équipés de leurs outils :
enclumes, marteaux, ciseaux et limes pour limer, briser et enlever les fers des mains des pieds
et du cou des religieux prisonniers. Comme ils ne parvenaient pas à briser les fers avec des
limes, ils cassaient les clous avec les marteaux, en les plaçaient sur des enclumes et en les
frappaient pour les enlever. Les fers étaient plus forts et plus lourds qu’en métal ordinaire avec
lequel ils enchaînaient les autres condamnés. Les forgerons s'approchèrent d'eux et essayèrent
pendant longtemps de briser les clous solides à l'aide de limes et de divers autres moyens, mais
ils ne purent le faire. Puis, les mettant sur l'enclume et les frappant avec des marteaux, ils ne
purent que difficilement arracher les fers du corps des prisonniers lacérant et blessant
cruellement leur chair. C’est ainsi qu’ils torturaient les religieux. Cependant, les religieux
considéraient les douleurs de leurs souffrances comme rien du tout 945.
D’après le récit d’Eġišē, après la séparation des religieux et les nobles (naxarar),
lorsqu’ils furent prisonniers dans un endroit insalubre, un chef-mobed zélé946 décida de torturer
les prêtres. Les prêtres ne cessaient pas de prier et de célébrer quotidiennement le culte.
Un jour, le chef-mobed les visita pendant la nuit et fut surpris de constater que leur corps
brillait comme une veilleuse inextinguible, et il eut peur. Lorsqu’il décida de les faire déplacer
dans un endroit meilleur, saint Yovsēp‘ déclara aux délégués du mobed :
« (…) pour l’amour du Christ, nous sommes heureux
pour cela (=la peine subie), nous le considérons même
comme un don pour que nous puissions gagner des
béatitudes éternelles grâce à cette peine temporelle.
(…) Nous disposons d’édifices dans le ciel qui sont
incomparables avec vos palais royaux et qui ne sont
pas l’œuvre des mains d’hommes (…). Nous, dans

944
Lazar de P‘arpi. II, 51.
945
Toutefois, Lazar décrit la tristesse des religieux captifs qui ne voulaient pas se séparer de leurs chaines car ils
les considéraient comme ornements précieux : Lazar de P‘arpi. II,52.
946
Hamakdān (celui qui maitrise la religion).

167
notre pays, nous avions la possibilité d’échapper au
roi comme ceux qui ont échappé aux peines pareilles,
mais nous sommes venus volontairement tout en
connaissant ces peines et ces dangers et nous n’ont
pas eu de peur du tout (…)947.
Les propos des saints prêtres furent rapportés au chef-mobed qui décida de leur rendre
visite. D’après Eġišē, c’est au cours de cette visite qu’il eut une vision et se convertit au
christianisme :
« (…) il a vu un escalier lumineux qui s’élevait
jusqu’au ciel, et les troupes montaient groupe par
groupe, au teint frais, leur apparence était également
charmante, extraordinaire et admirable comme celle
des anges (…). Il s’est approché d’eux autant qu’il a
reconnu Vardan, Artak et Xorēn. Ils avaient neuf
couronnes dans leurs mains et ils se parlaient en
disant : "Voici le temps qu’ils nous rejoignent, nous
les attendions justement et nous leur avions ramené le
don d’honneur comme un gage. Et celui que nous
n’attendions point, est venu, est apparu, a rejoint [aux
croyants/à nous948] et est devenu un des soldats du
Christ »949.
Le chef-mobed se fit baptiser par les religieux dans les jours qui suivirent ; il organisa
un banquet pour inviter également les nobles prisonniers dans la même ville. Bientôt les
bourreaux le trouvèrent en compagnie des prêtres et parvinrent Denšapuh950 qui, après avoir
parlé avec le chef-mobed converti, raconta au roi ce qui s’était passé. Le roi très surpris décida
d’envoyer en exil le chef- mobed s’il refuserait de revenir au mazdéisme car :
« (…) si nous le punissons avec les autres malfaiteurs,
la nouvelle de sa conversion au christianisme sera
connue partout et notre religion sera gravement

947
TER-MINASYAN E.,Vardani…op. cit. p. 104-105.
948
Eḷishē. History of Vardan …op. cit. p. 200.
949
TER-MINASYAN E., Vardani…op. cit. p.107. Le récit a une ressemblance nette avec le récit du martyre de
Barshebya (BHO 146 : Actes des martyrs persans) où le mage était témoin des flammes de feu sous forme des
croix qui se figuraient sur les corps des martyrs.
950
Vehdinšapuh chez Lazar de P‘arpi.

168
déshonorée. Et même s’il est tué avec une épée, de
nombreux soldats chrétiens de notre armée vont
disperser ses reliques dans tout le pays (…)951.
Yazdgard envoya Denšapuh dans le lieu de détention où étaient emprisonnés les nobles
et les religieux952. Accompagné d’autres officiers, il accusa encore une fois les religieux d’avoir
commis de nombreux crimes. Il essaya sans succès de convaincre encore une fois l’épiscope
Sahak, le prêtre Ġewond, Yovsēp‘ et les autres prisonniers de reconnaitre la vérité de la foi
mazdéenne953. Rendu fou de rage par son nouvel échec, Denšapuh les attaqua et trancha le bras
de l’épiscope Sahak avec son épée. Ce dernier, annonça son martyre tout en priant et louant le
Seigneur. Alors qu’il baignait dans son sang, il eut une vision :
« (…) les anges, accompagnés de nombreuses
troupes, descendaient du ciel, et il y avait six
couronnes954 dans les mains des archanges. Une voix
est entendue d’en haut qui disait : "Soyez courageux
mes amis car vous avez oublié votre vie de souffrance
et vous avez atteint ces couronnes faites par votre
propre tâche (…)"955.
Les six religieux ont été martyrisés le même jour.
Denšapuh avait ordonné de surveiller les corps des martyrs pour empêcher les chrétiens
de s’en emparer et de disperser leurs reliques dans le pays. Un des soldats de l’armée perse de
la région de K̲uzistān, qui s’appelait Xužik956, converti en secret au christianisme, fut désigné
par Denšapuh pour effectuer cette mission. Le soldat chrétien cherchait un moyen pour
s’emparer des reliques 957.

951
TER-MINASYAN E., Vardani…op. cit. p. 112.
952
Chez Lazar de P‘arpi, il était chargé de déplacer en secret les religieux à Vṙkan.
953
« Vous avez commis d'innombrables méfaits et vous êtes responsables de nombreux dommages causés aux
Aryens. En effet, si vous étiez à l'origine de la mort de deux ou de trois personnes seulement, cela serait encore
grave et vous ne seriez pas digne de vivre, sans parler de la destruction d'un pays aussi grand comme l'Arménie et
de l'effusion de sang qui s'y est produite. Vous êtes coupables de tout cela qui a été accompli par vos actions et
vos conseils. Cependant, malgré vos nombreux crimes et votre culpabilité, le Roi des rois a fait preuve d'une grande
bonté à votre égard, car il vous a donné cet ordre : ‘S'ils acceptent d'adorer le soleil et le feu et s'ils s'engagent à
observer notre religion, je leur pardonnerai leur faute et je laisserai leurs nobles emprisonnés retourner en Arménie
(...)’ : Lazar de P‘arpi, II, 55.
954
« Six couronnes » est un motif qui est très présent dans les Passions des martyrs.
955
TER-MINASYAN E., Vardani…op. cit. p. 125-126. Chez Lazar de P‘arpi le récit est différent dans les détails.
956
Il s’agit de toute évidence de son surnom comme originaire de K̲uzistān.
957
Denšapuh leur avait ordonné d'attendre dix jours pour que les oiseaux dévorent les corps et dispersent les restes
partout. « Il se peut que des chrétiens soient informés par quelqu'un ; en trouvant les ossements, ils peuvent s’en
emparer et les distribuer à tous les chrétiens : Lazar de P‘arpi. II, 57.

169
Alors qu’il était plongé dans ces réflexions, le soir du même jour, un violent
tremblement de terre se produisit à l'improviste à cet endroit. De grands bruits et des voix
effrayantes résonnèrent dans les profondeurs, des masses de nuages amoncelés couvrirent la
terre, des tonnerres et des éclairs ébranlèrent les montagnes. Les gardes furent jetés à terre, à
moitié morts, sans qu'aucun d'eux ne sache où se trouvait son voisin. Ils roulèrent sur le sol,
incapables de se tenir debout, car la secousse du violent tremblement de terre les fit tomber de
terre. Ainsi chancelants sur leurs pieds et muets dans leurs paroles, ils étaient tous abasourdis.
Une colonne de lumière descendit du ciel comme un arc-en-ciel, entourant et enveloppant les
corps des martyrs. Xužik loua Dieu, réalisant alors, que ses désirs de longue date étaient en train
d'être satisfaits. Le deuxième jour, les gardes, voyant Xužik qui s’éloignait en boitant, se
précipitèrent à sa suite.
Le sixième jour, lorsque les gardes rejoignirent les princes à la cour de Yazdgard, ils
leur racontèrent tous les désastres qui les avaient frappés au cours de cette journée-là. Denšapuh
et ses compagnons furent terrifiés ayant entendu ce qu’ils racontaient. D’après Lazar de P‘arpi,
ils disaient :
« Les affaires des chrétiens ne sont pas quelque chose
de frivole et de léger, mais la puissance de leur
religion et de leur foi est certainement grande. Nous
sommes perdus à cause de l'ignorance et nous n'en
sommes pas conscients »958.
Lorsque Xužik fut sûr que Dieu avait levé tous les soupçons, il se rendit compte que
personne ne veillait sur les reliques des martyrs. Prenant avec lui dix compagnons ou plus,
quelques forces et des boîtes pour chacun des martyrs, il se mit en route silencieusement, de
nuit, pour accomplir sa mission.
En arrivant sur les lieux, Xužik et ses compagnons s’éloignaient de l'endroit où
reposaient les corps des saints, car la nuit était très sombre. Après avoir cherché pendant un
certain temps, étant incapables de les trouver, ils devinrent déçus. Mais soudain, un aigle
lumineux descendit du ciel et se posa sur le corps de Ġewond. Ce jour-là, l'endroit devint plus
lumineux et les corps de chacun des martyrs apparurent clairement. Xužik et ses compagnons
se mirent au travail et déposèrent chaque corps dans une boite séparée. Une douce odeur
émanait des corps des martyrs.

958
Lazar de P‘arpi. II, 57.

170
Les mettant sur les chevaux, ils les transfèrent à un autre endroit dans le désert. Ils
séparèrent les os des chairs des saints ; ils les enveloppèrent dans un tissu et enterrèrent
soigneusement avec honneur les restes dans le désert. Prenant les ossements, ils les ramenèrent
à la capitale et se mirent à les donner à quelques chrétiens vertueux qui se trouvaient dans
l'armée. Xužik apporta également quelques reliques pour les offrir aux nobles arméniens
emprisonnés 959. Lui et certains de ses compagnons furent martyrisés plus tard près de la ville
de Niušapuh960.

Le retour d’Abraham à l’Arménie


Les disciples des martyrs également furent torturés et mutilés. Envoyés à Asorestan, ils
vinrent assister les Chrétiens qui étaient sur place pour subvenir aux besoins des prisonniers
(nobles et autres) en collectant et distribuant les aides.
Les fidèles ont finalement persuadé saint Abraham, un des captifs de la bataille d’Avarayr 961,
de retourner en Arménie après avoir passé douze ans en exil :

(…) lorsque on vit en lui les martyrs, les confesseurs


et les captifs, tout le pays fut béni grâce à sa présence
(…), les églises seront fières de lui comme un soldat
excellent et brave, c’est par lui que les sanctuaires des
martyrs seront ornés et les martyrs triomphants se
réjouiront. Grâce à lui, la plaine d’Avarayr sera
embellie et se couvrira de fleurs arrosées non par les
nuages porteurs de la pluie, mais par le saint sang des
martyrs (…). Si les moines d’Arménie le voient, ils se
souviendront des combattants spirituels qui, à notre
place, se sont dévoués jusqu’à la mort et ont versé leur
sang comme un sacrifice de conciliation avec Dieu
(…)962.

959
II, 57.
960
TER-MINASYAN E., Vardani…op. cit. p.228-229.
961
Le fameux captif de la bataille d’Avarayr a passé plusieurs années en captivité en Perse dont le récit est rapporté
par Lazar de P‘arpi et Eġišē. Il est également connu comme le traducteur de la version arménienne des Actes des
martyres persans, œuvre attribuée à Marutha de Maïpherkat.
962
TER-MINASYAN E., Vardani…op. cit. p. 133.

171
Le sort des nobles et des autres prisonniers
Mis à part les prêtres et autres religieux, trente-cinq naxarar, d’autres azat et leurs
épouses qui appartenaient aux familles nobles ou à la famille royale (tous « compagnons
d’armes des martyrs braves ») étaient retenus prisonniers et torturés 963. D’après l’historien
Eġišē, même s’ils étaient affamés et enfermés jour et nuit dans l’obscurité (pendant neuf ans et
six mois), ils refusèrent de se convertir au zoroastrisme et exprimèrent leur chagrin de ne pas
avoir perdu leur vie comme les premiers [martyrs]. Par ailleurs, ils prenaient soin des malades
dans leur ville et étaient réputés pour cela.
L’historien Eġišē apprécie notamment la modestie des femmes captives et les loue pour
les souffrances qu’elles enduraient :
« (…) Elles ont oublié leur naïveté féminine et sont
devenues des hommes vertueux dans le combat saint :
elles se sont mises à combattre les péchés les plus
graves ayant coupé et anéanti leurs racines mortelles.
Elles ont vaincu la ruse par la simplicité et ont lavé la
couleur livide de l’envie par le saint amour (…). Elles
ont vaincu l’insolence par la modestie grâce à laquelle
elles ont atteint la grandeur céleste. Elles ont ouvert les
portes fermées du ciel par la prière et ont fait descendre
les anges par les saintes prières pour le salut (…) 964»

L’historien distingue les veuves des femmes mentionnées :


« Les veuves parmi elles [les autres femmes] sont
devenues de nouveau les mariées vertueuses et ont
effacé l’humiliation de veuvage, alors que les femmes
des prisonniers ont emprisonné les désirs de la chair et
ont partagé les tortures des saints captifs. (…) le
printemps et les hirondelles arrivèrent et vécus par les
mondains qui s’en réjouirent, mais elles n’ont pu
jamais voir leurs bien-aimés. Les fleurs du printemps
leur rappelaient leurs époux (…). Elles virent leur place
[vide] dans les banquets et pleurèrent (…). De

963
Ibid. p.136.
964
Ibid. p. 142.

172
nombreux monuments furent élevés en leur souvenir ;
le nom de chacun était gravé sur eux (…). Elles
apparaissaient aux hommes ordinaires comme les
veuves endeuillées et souffrantes, alors que dans leur
cœur elles étaient ornées et consolées par l’amour
céleste. Elles ne demandaient plus à ceux qui venaient
de loin : "Quand pourrons-nous revoir nos bien-
aimés ?", mais leurs désirs et les prières qu’elles
adressaient à Dieu ne concernaient que
l’accomplissement de leur devoir avec courage, tout en
étant remplies de l’amour de Dieu »965

Avarayr et les autres endroits des confrontations (450-451)

Le récit d’Avarayr : une Passion exceptionnelle966 et ses sources mésopotamiennes


De nombreux motifs et expressions passionnelles et remarquables contenus dans
l’œuvre d’Eġišē et étrangers à la littérature historiographique arménienne de l’Âge d’or ont leur
origine dans la littérature hagiographique (les martyrologies et les Actes) du monde chrétien de
l’Antiquité tardive.

965
Ibid. p. 143.
966
Comme cela a été déjà souligné, il est très difficile de qualifier « Histoire » l’œuvre d’Eġišē, même s'il constitue
une des deux sources sur la bataille d’Avarayr. Au-delà de la question de la crédibilité, que nous aborderons au
chapitre V, elle rappelle plutôt les hagiographies stéréotypées des saints chrétiens.

173
Les Actes des martyrs persans en syriaque constituent une partie importante de cette
littérature et se distinguent notamment de leurs équivalents grecs par le fait qu’ils reflètent bien
le milieu où ils ont été écrits 967 : la vie ascétique des moines qui sont les personnages principaux
de ces textes est mise en évidence. Cela est lié, comme nous l’avons déjà vu, à l’expansion des
monastères et la propagation de l’ascétisme chrétien en Syrie et en Mésopotamie à partir du
troisième siècle.
Ces textes dont la date exacte de composition et les auteurs restent incertains, émanent
de plusieurs endroits de l’Orient chrétien de l’Antiquité tardive et notamment de Mésopotamie :
Beth Aramaye, Beth Garmai, Séleucie-Ctésiphon, Beth Zabdai, Hadyab (Adiabene), etc.
Le premier groupe des Actes des martyrs persans appartient à l’époque de Šapur II
(IVème et Vème siècle). Il s’agit des textes les plus anciens968 dont les auteurs ne sont pas connus.
E. E. Assemani défend la thèse que l’évêque Marutha de Maipherkat en est l’auteur 969, mais
cette thèse semble n’être plus valide aujourd’hui compte tenu des découvertes récentes de
nouveaux manuscrits 970.
Tous les actes de cette époque peuvent être classifiés d’après un critère géographique
dans les catégories suivantes :
1. Les actes de Beth-Germai
2. Les actes de Séleucie, Ctésiphon et Ḵuzistān
3. Les actes d’Adiabène
4. Les actes indépendants
Les actes du deuxième groupe appartiennent à l’époque de Yazdgard I et Bahram V ;
malgré leur nombre limité, ils revêtent une importance considérable car ils illustrent l’époque
de ces deux rois971. Certains actes martyrologiques datent de l’époque de Yazdgard II et leur
date de rédaction se situe dans la deuxième moitié du VIème siècle972.

967
BROCK S. P., « Syriac Hagiography ». The Ashgate Research Companion to Byzantine Hagiography. Vol. I:
Periods and Places. Edited by S. Efthymiadis London & New York: Routledge Tyalor and Francis Group, 2011,
p. 265.
968
Toutefois, il convient de noter qu’une grande partie de ces Actes a été rédigée dans une période beaucoup plus
tardive que celle des événements relatés par eux.
969
Les Actes des martyrs d’Orient. Traduit par l’Abbé F. Lagrange, Tour : A. MAME et fils, 1881.
970
LABOURT J., Le christianisme dans l’empire perse sous la dynastie sassanide (224-632). Paris : Librairie
Victor Lecoffre, 1904, p. 52 et s.
971
AMĪRĪ PĀVAND PŪR S., Šahādatnāmehā-ye seriānī-ye masīḥīyān-e Irān. Téhéran : Pol-e fīrūze, 1398, p.40-
41.
972
BRUNS P., « Antizoroastrische Polemik In Den Syro-Persischen Märtyrerakten », in Jews, Christians, and
Zoroastrians : Religious Dynamics in Sassanian Context. Piscataway, NJ : Gorgias Press, 2014, p. 47.

174
Le dernier groupe des Actes des martyrs persans date de la fin de l’époque sassanide ou
de la période qui s’ensuit. Ces textes reflètent les évènements de l’époque de Šapur II, mais
décrivent une époque plutôt tardive (la fin de l’époque sassanide) 973.
Les points communs de tous ces textes sont les suivants :
1. Les martyrs « couronnés »
2. L’adoration du soleil974
3. La récompense pour les tortures
4. La préservation des reliques des martyrs et/ou la commémoration annuelle du martyre
5. La résurrection des morts par Dieu
6. La joie fervente de devenir martyr
Les analyses philologiques et historiques ont pourtant confirmé que la source principale
de l’œuvre d’Eġišē, notamment la description des scènes d’interrogatoire, de torture et du
martyre des prisonniers était une version des Actes des martyrs persans en arménien. Excepté
la version originale en syriaque, il y a les traductions/versions grecque, latine et arménienne des
Actes qui ne sont pas complétement identiques ; comme il est déjà indiqué, la version
arménienne avait été traduite du syriaque en arménien par saint Abraham le Martyr 975 et Eġišē
y a fait de nombreux emprunts.
Cet ouvrage remarquable qui est un texte martyrologique sur les persécutions des
chrétiens à l’époque de Šapur II et Yazdgard I se distingue des autres hagiographies par les
traits suivants : la compréhensibilité du langage, la description claire des incidents quotidiens
et l’absence d’instructions morales excessives. Évidemment, il s’agit d’une source importante
d’informations pour comprendre les événements qui ont marqué l’histoire de l’Église perse.
La version arménienne est composée d’une introduction et de chapitres sur les différents saints
martyrs 976.
Dans l’introduction, l’auteur essaie de préparer son lecteur émotionnellement : le
caractère d’un martyr est parfait et il est idéalisé en tant que combattant pour le christianisme.

973
À titre d’exemple, l’histoire de Mar Qardagh que nous l’avons vu dans le deuxième chapitre est une légende sur
les actes d’un héros de l’époque de Šapur I, mais le récit a été mis en écrit à l’époque de Ḵosrow II : WALKER J.,
Th. The Legend of Mar Qardagh…p. 1.
974
Pour la question de l’assimilation du soleil au Dieu Mehr et l’emploi du verbe « adorer » voir : AMĪRĪ
PĀVAND PŪR S., Šahādatnāmehā-ye seriānī-ye…op. cit. p. 77, note 13.
975
Le saint a vécu son exile en Mésopotamie et c’est très probablement là-bas qu’il a consulté les œuvres
hagiographiques et martyrologiques répandues et en circulation par les Perses chrétiens.
976
Notons que la version arménienne ne contient pas toutes les parties originelles en syriaque. C’est la préface qui
contient la liste des martyrs avec la date de leur exécution. D’après L. T. Petrosyan, l’authenticité et la véracité de
cette liste posent problème, car elle est absente dans la version syriaque : TER PETROSYAN L., Abraham
Xostovanoġi ̎Vkayk‘ arewelic‘ë ̎ . Bnagragitakan hetazotut‘yun. Erévan : Haykakan SSH GA hratarakčut‘yun,
1976, p. 92.

175
Le noyau central des Actes est constitué du récit du martyre de Simeon bar Ṣabbaʿe, évêque et
deuxième patriarche de Séleucie977 auquel sont liés d’autres personnages-martyrs comme ses
propres sœurs, Barbašmen, Šahdost, etc. 978.
Le martyre de Simeon bar Ṣabbaʿe est composé d’une partie introductive où est exposée
la situation pénible des chrétiens qui est comparée à celle de l’époque des Maccabées. Ainsi,
l’auteur invite son lecteur à rapprocher son héros de Judas Maccabéen : tous deux luttent et
tombent en martyre pour leur peuple979.
Les pressions du roi Šapur II qui soumet les chrétiens à des charges fiscales accrues
s’intensifient dans les années 339/340 : le héros du récit Simeon bar Ṣabbaʿe se moque de lui
dans une correspondance où il répond à ses menaces. Simeon bar Ṣabbaʿe est alors arrêté et
ramené à Beth Labat, siège de la royauté : il est interrogé par le roi lui-même et accusé de
trahison. Le long dialogue des deux personnages nous rappelle l’interrogatoire des saints
arméniens à la cour de Yazdgard II (et plus tard avec ses officiers) décrit par Eġišē. L’historicité
de ces dialogues qui relèvent plutôt de l’hagiographie est remise en question par les chercheurs.
Finalement, comme dans tous les textes similaires, Simeon bar Ṣabbaʿe refuse de se convertir
et est exécuté980.
Les sous-parties suivantes du martyre de Simeon bar Ṣabbaʿe sont : 1) « La bataille de
nombreux martyrs et d’Azat (Azades) l’eunuque du roi ». C’est le récit des persécutions qui ont
eu lieu après l’exécution de Simeon bar Ṣabbaʿe durant desquelles Azat, l’eunuque et le bien
aimé du roi Šapur, fut aussi martyrisé. D’après le texte, c’est à la suite de sa perte que Šapur
mit fin aux persécutions sanglantes, 2) le martyre de saint Tharba, sa sœur et leur servante ; le
texte est notamment intéressant du point de vue des informations importantes concernant le
système judiciaire sassanide, 3) le martyre de Šahdosd (Sciadust) (la version arménienne est
perdue mais son existence ne pose pas de doutes), 4) le martyre de Barbašmen (Barsabias)
l’épiscope de la capitale. Son martyre ressemble beaucoup au martyre de Simeon bar Ṣabbaʿe,
5) « le martyre des martyrs qui furent morts partout et partout » 6) le martyre des 120 martyrs.
La deuxième partie des Actes des martyrs d’Orient présente le martyre de Yazdanduxt
dont la date exacte est incertaine. Toutefois, L. T. Petrosyan l’identifie avec le personnage

977
Simeon bar Ṣabbaʿe a été reconnu par les chercheurs comme le protomartyr de la première grande persécution
des chrétiens en Perse, une période de 40 ans qui ne fut probablement terminée que par la mort de Šapur en 379.
La date de la composition du texte oscille entre 363- 443: SMITH K., The Martyrdom and History of Blessed of
Simeon bar Ṣabbaʿe. New Jersey: Gorgias Press, 2014, p. xx et s.
978
D’après les chercheurs, le texte originel était plus bref sur la base duquel une version plus longue a été élaborée.
979
TER PETROSYAN L., Abraham Xostovanoġi ̎Vkayk‘ …op. cit.p. 110.
980
La version longue de la martyrologie de Simeon bar Ṣabbaʿe est différente. L’évêque est plus tolérant et
sympathique envers le roi Šapur. Toutefois, d’après L. T. Petrosyan, il ne s’agit pas de textes indépendants l’un de
l’autre. La source de la traduction arménienne est la version courte.

176
homonyme (une femme de la ville Adiabene) dans la partie précédente (le martyre des 120
martyrs) qui soignait les prisonniers chrétiens condamnés à mort 981. Les événements racontés
dans le martyre de Yazdanduxt se trouvent aussi dans le martyre de Karka d-Beth Slok982.
La troisième partie des Actes des martyrs d’Orient, contrairement aux textes précédents,
est un texte plutôt hagiographique qui se distingue aussi par l’existence de nombreux miracles
que nous ne trouvons pas dans les autres parties des Actes. Le héros est Meles (IIIème siècle) au
récit duquel sont liés d’autres saints martyrs aussi. D’ailleurs, l’hagiographie de Meles est une
source précieuse d’information sur la vie des chrétiens dans les différentes régions de la Perse
sassanide et sur l’Église perse.
Il y a d’autres traductions arméniennes à partir des martyres contenus dans les Actes.
Pour ce qui est de l’intérêt de cet ouvrage pour les Arméniens du Vème siècle, il est aisé de noter
tout d’abord la similitude des conditions de vie des Arméniens et des Syriens sous domination
perse en général et, en particulier, pendant la mise en œuvre de la politique de conversion forcée
au zoroastrisme (ou si nous suivons les sources à caractère plutôt historique qu’hagiographique,
la mise en œuvre de mesures moins favorables aux adeptes de toutes les religions autres que le
mazdéisme). Il fallait remonter le moral des Arméniens et renforcer leur esprit combattant. Le
lecteur arménien découvrait ainsi dans les Actes des exemples de conduites extrêmement
héroïques et de protection sans relâche des confessions en péril. D’après L. Ter Petrosian c’est
pour cette raison que l’œuvre a attiré l’attention de l’historien Eġišē 983.
C’est H. N. Andrikean qui a rédigé pour la première fois une liste générale des parallèles
entre les Actes des martyrs d’Orient et l’œuvre d’Eġišē984. L'accent mis sur le culte du soleil
comme élément clé de l'abjuration du christianisme est remarquable dans les deux textes. Mais
quand le renoncement au christianisme n'est pas souligné, Eġišē consacre toute son attention
plutôt au culte du feu dont il souligne l’inanité. Les caractéristiques communes aux deux textes
comportent les menaces proférées contre les chrétiens par les Perses « païens », qui ont « soif
de sang », et écrasent les rebelles en lançant contre eux des éléphants.
Il y a plusieurs parallèles rhétoriques dans la description des martyres et dans l'imagerie
décrivant le comportement sauvage du roi de la Perse. La conversion forcée des chrétiens est
décrite comme une "chasse" (bien que cette métaphore apparaisse également dans l’œuvre

981
TER PETROSYAN L., Abraham Xostovanoġi ̎Vkayk‘ …op. cit. p.128-129. L’auteur met l’accent sur la rareté
du prénom « Yazdanduxt » et l’identité des villes d’origine de ce personnage dans les deux récits malgré la
différence des événements rapportés.
982
Voir la note 717.
983
Ibid. p. 6-7.
984
ANDRIKEAN A. N., « Arewelean vkajk‘ ». Bazmavep, 1905, 7-8, p. 359.

177
d’Agathange). Les parallèles verbaux dans la description des signes merveilleux qui effrayaient
ceux qui gardaient les corps des martyrs indiquent des emprunts 985.
Il est également important de prêter attention à un autre fait concernant la
« ressemblance » entre l’œuvre d’Eġišē et les Actes des martyrs persans de l’époque de Šapur
II et de Yazdgard I : aucune autre source historique ne mentionne les persécutions si graves
contre les chrétiens. Il n’y a pas de texte et d’inscription sassanides qui attestent une purge anti-
chrétienne à l’époque de Šapur ou le fait que ce dernier considérait les chrétiens comme une
"cinquième colonne" de Rome986. Ainsi, on peut penser qu’en raison de la situation politique et
de la nouvelle nécessité de défendre les intérêts nationaux en péril, une tendance au
rapprochement (parfois même une identification) entre les œuvres hagiographiques et
notamment les Passions des martyrs et les œuvres historiographiques s’est développée à partir
du IVème siècle dont l’exemple par excellence est l’Histoire de Vardan et la guerre arménienne
d’Eġišē.
En conclusion, notons que le concept de guerre sainte, qui est basé sur l’interprétation
des Écritures, également développé dans la notion augustinienne de guerre juste et promue par
la christianisation de l’Empire romain et par la nécessité de combattre les ennemis du Christ,
aurait vraisemblablement dû exister en Arménie chrétienne.
Ce concept, grâce à la bataille d’Avarayr, peut être revêtu d’une nouvelle interprétation
: l’engagement dans une lutte et dans un combat inégal avec des effectifs insuffisants équipés
d’une seule arme puissante – le martyre - afin de défendre la foi menacée. Dans cette nouvelle
interprétation de guerre sainte, l’objectif recherché n’est donc pas de vaincre l’ennemi puissant,
mais de « sauver » la religion dont le seul moyen est le sacrifice de soi-même tout comme les
saints chrétiens qui perdaient leur vie en martyre dans leur combat inégal contre les païens et
grâce auxquels le christianisme resta vivant.
La bataille d’Avarayr engendra également une nouvelle identité exemplaire qui
représentait à la fois un guerrier d’origine noble, un futur « roi », un chrétien parfait, un héros
aux forces surnaturelles qui, avec ses compagnons dévoués, avait l’obligation de perdre sa vie
en martyre pour la gloire du christianisme et des Arméniens opprimés sur ordre de son maître
spirituel l’Église, souveraine de facto de la Persarménie de cette époque.

985
THOMSON R. W., Eḷishē. History of Vardan…op. cit. p. 19-20.
986
SMITH K., The Martyrdom and History of Blessed…op. cit. p. xxvii. Comme le note bien l’auteur, un
ecclésiastique comme Éphrem le Syrien qui vivait au IVème siècle ne dit rien d’une manière surprenante sur les
persécutions rapportées par les Actes des martyrs.

178
En poursuivant notre recherche, nous nous déplaçons en Irak conquis pour étudier le
développement et la perfection des concepts chrétiens de guerre saint et de martyre dans l’islam
šīʿite et dans le cadre de la bataille de Karbalā.

Mésopotamie chrétienne

Chapitre IV : La guerre sainte et les martyrs de Karbalā

La bataille de Karbalā a eu lieu à la fin du VII ème siècle en Irak qui avait été conquis
quelques décennies plus tôt par les Croyants venant de la péninsule Arabique qui prêchant la
nouvelle croyance monothéiste de Muḥammad. Ils entrèrent ainsi en contact non seulement
avec leurs confrères arabes chrétiens des régions situées hors de la péninsule Arabique aux
croyances desquels ils étaient déjà familiers, mais aussi avec les adeptes d’autres religions
comme les manichéens, les mazdéens, etc. qui exercèrent une grande influence sur les Croyants
notamment en ce qui concerne l’organisation militaire et la constitution ou la réorganisation
des nouvelles bases sur les terres conquises.
Dans ce chapitre, la période pré-conquête de l’Irak chrétien, le processus d’intégration
des tribus arabes chrétiens, des régiments et des nobles sassanides dans les forces armées des
Croyants seront étudiés. Nous examinerons ensuite la bataille de Karbalā qui eut lieu entre les
forces d’al-Ḥusayn, fils de ʿAlī ibn Abīṭālib et d’Ibn Ziād, gouverneur d’al-Kūfa et représentant
des Omeyyades.

A. La « conquête » et les chrétiens de l’Irak et de l’Iran : aux origines des forces


combattantes arabes

179
Les conquêtes arabes du VIIème siècle n'apparaissent plus comme une évolution
soudaine, inattendue ou accidentelle, mais comme une évolution directement issue du conflit
des différentes formes d'organisations religieuses, sociales et politiques en Arabie. Il faut noter
qu’au cours des siècles précédents, l'influence du Moyen-Orient sur l'Arabie a créé des
conditions favorables au développement d’une organisation sociopolitique à grande échelle et
au développement de la vie religieuse monothéiste en Arabie. La société arabe avait atteint un
stade de développement qui avait entraîné d'intenses réactions politiques et sociales, et un
conflit moral entre les possibilités politiques et religieuses alternatives 987.
À cela, s’ajoutèrent les grandes troubles confessionnels et les querelles christologiques
au sein du christianisme entre diverses factions dont les principales étaient les Diophysites et
les Monophysites (Miaphysites) 988 au cours des VIème et VIIème siècles. Pour fuir les
persécutions perpétrées, tout d’abord, par les autorités byzantines, qui ayant adhéré aux actes
du Concile de Calcédoine (451), ne montraient aucune tolérance envers ce qui ne
reconnaissaient qu’une seule nature au Christ, les Monophysites avaient choisi la Mésopotamie
et la Syrie comme refuge où notamment en Irak de grandes communautés aux diverses
croyances monothéistes (les manichéens, les judéo-chrétiens, les chrétiens « non-trinitaires »)
et païennes étaient déjà présentes et dispersées depuis des siècles. Quant à la péninsule
Arabique, la fin du VIème et le début du VIIème siècle se caractérisaient par les conflits
intertribaux, l’Empire byzantin et la Perse sassanide ayant accru la pression exercée sur les
tribus arabes à travers leur influence sur les royaumes vassaux en cherchant à accroitre leur
influence sur la péninsule Arabique989.

1. Une autre approche de la conquête arabe


La trame narrative des futūḥ (conquêtes) a été abondamment étudiée, mais demeure
fragile. Sa chronologie reste souvent incertaine, tandis que maints détails sur les différents
épisodes militaires semblent fréquemment contradictoires. Cette « conquête » semble avoir
plusieurs origines : la ferveur religieuse des nouveaux croyants ayant rejoint Muḥammad dans
le contexte de la piété tardo-antique, le changement climatique, la recherche incessante du butin
chez les bédouins et le déplacement des routes commerciales (les motifs économiques),

987
LAPIDUS I. M., «The Arab Conquests and the Formation of Islamic Society», in Studies on the First Century
of Islamic Society. Edited by G. H. A. Juynboll, Carbondale: Southern Illinois University Press, 1982, p. 66.
988
Ces mots désignent des groupes issus des querelles christologiques autour de la question de la « nature » de
Jésus Christ ; très rapidement dit, les Diophysites se disaient orthodoxes et croyaient que le Christ combinait deux
natures, divine et humaine. Les Monophysites (Miaphysites) croyaient que le Christ n’était que de nature divine.
Le Concile de Chalcédoine en 451 est à l’origine de cette distinction.
989
KISTER M. J., Society and Religion from Jāhiliyya to Islam. Aldershot : Variorum reprint, 1990, p. 37.

180
l’émergence d’un embryon d’État autour de Muḥammad et de ses successeurs immédiats
capable d'entamer un mouvement de conquête 990.
Notons pourtant que les effets de la conquête arabe sur les communautés religieuses en
Irak furent contradictoires. En premier lieu, il n'y eut aucune reconnaissance officielle des juifs
et des chrétiens en tant que communautés religieuses au moment de la conquête. Tous les non-
Arabes, chrétiens, juifs, mazdéens, etc. en Irak furent traités comme des sujets devant payer un
tribut, et dans des villes mixtes telles qu’al-Ḥīra et Madāʾin (Ctésiphon et Séleucie), le tribut
fut imposé à l'ensemble de la population sans tenir compte des différences religieuses. À cet
égard, il faut noter le témoignage de Bar Penkāyē, un auteur nestorien du VIIème siècle, portant
sur l’époque de Muʿāwiya, gouverneur de Syrie (660-680) : « il n'y avait pas de différence entre
païens et chrétiens ; le fidèle n'était pas distinct d'un Juif »991.

Une conquête paisible ?


Sur une base scripturaire et des preuves archéologiques récemment mises en évidence,
il convient de penser que la conquête arabe - contrairement à ce qui est généralement démontré-
ne fut pas une invasion violente et rapide déferlant sur les populations du Proche-Orient ancien,
mais un moment crucial dans le processus d'interaction entre les peuples par lequel un peuple
extérieur a acquis les formes institutionnelles et culturelles - et non le style particulier – des
peuples résidant dans les Empires byzantin ou sassanide, et, ce faisant, a forgé en collaboration
avec les peuples de l'Empire, une nouvelle forme de culture992. La conversion forcée n'était
donc pas un principe répandu 993 et, selon M. Bonner, celles-ci auraient été exceptionnelles.
Les études archéologiques de ces dernières décennies ont aussi montré que ce qui a
toujours été reconnu comme une conquête exceptionnellement rapide et parfois invisible aurait
été avant tout et souvent une conquête non-violente994. Les invasions, au moins pour les
populations locales, impliquaient très peu de changement dans la conduite des affaires
quotidiennes par rapport à ce qu'elles avaient connu auparavant. Autrement dit, les colonies
arabes issues des conquêtes n’étaient que de petites îles disséminées sur le vaste océan des Gens

990
BORRUT A., « De l’Arabie à l’Empire. Conquête et construction califale dans l’islam premier ». Le Coran des
historiens. I…op. cit. p. 254-258.
991
Cité dans MORONY M. G., « Religious Communities in the Late Sasanian and Early Muslim Iraq », in Muslims
and Others in Early Islamic Society. Edited by R. Hoyland. Aldershot: Burlington, 2004, p. 8, note: 1.
992
LAPIDUS I. M., «The Arab Conquests and the Formation of Islamic Society»…op. cit. p.71.
993
Lorsque les armées des conquérants rencontraient des représentants d’autres religions en dehors des pays déjà
conquis, elles étaient apparemment censées leur offrir le choix de se convertir ; le paiement de ǧizya et l’acceptation
du statut de ḏimmi (protégé); ou s’engager dans la guerre : BONNER M., Le jihad. Origines, interprétations…op.
cit. p. 113.
994
KENNEDY H., The Great Arab Conquests. How the Spread of Islam changed the World we live in.
Philadelphia, PA : Da Capo, cop., 2007, p. 30 et s.

181
du Livre995 et, dans les premières décennies de la conquête, les adeptes de la nouvelle croyance
monothéiste bénéficiant d’un statut « privilégié » cherchaient même à tenir les étrangers à
distance996.

Une conquête « musulmane » ?


D’après l’argument de M. Demichelis, de la même manière qu’il est quasiment
impossible de parler du christianisme immédiatement après l’ascension du Christ, il est vain de
parler de l’islam juste après le décès du Prophète. Par conséquent, on ne peut pas parler de «
conquêtes islamiques » dès le départ997.
L’idée d’un milieu composé des sectes appartenant aux diverses confessions a gagné un
soutien croissant avec l'historiographie occidentale du Moyen-Orient. La thèse importante de
F. Donner est que Muḥammad et ses premiers disciples se considéraient et se qualifiaient avant
tout comme une communauté de Croyants (al-muminūn), plutôt que comme Musulmans 998.
Leur mouvement était focalisé sur certaines idées telles que le monothéisme, la préparation
pour le Jugement dernier, la croyance aux prophètes et en Écritures révélées, et l’observance
d’un comportement exemplaire, y compris la prière fréquente, l'expiation pour les péchés
commis, le jeûne périodique et une attitude charitable et humble envers les autres. Toutes ces
idées et pratiques étaient assez bien connues au Proche-Orient au VIIème siècle999.
Ainsi, il semble que les nations qui encouraient cette nouvelle vague de l’invasion arabe,
n’aient pas pris suffisamment au sérieux les incursions étant donné qu’elles étaient habituées
aux razzias des Arabes du désert 1000. Il parait que dans ces premières années de conquête, les
églises, les synagogues et les sanctuaires païens dans certains endroits fussent laissés en l'état,
ainsi qu'ils étaient, avec les reliques visibles de leurs cultes - mosaïques, peintures, sculptures
et architecture. Il est possible que dans certains endroits les invasions s’accommodaient à la
culture et les religions d'une grande partie de la région dont les conquérants ont pris le
contrôle1001. Comme le remarque P. Sarris, il a dû sembler à beaucoup que, même si un

995
Ahl al-kitāb en arabe, sont ceux à qui (selon le Qurʿān), les messages divins ont été révélés à travers un livre
révélé à un prophète : CORBIN H., Histoire de la philosophie islamique. Paris : Gallimard, 1986, p. 21.
996
BONNER M., Le jihad. Origines, interprétations… op. cit. p. 112-113.
997
Nous devons probablement attendre ʿAbd al-Malik ibn Marwān (705) pour commencer à considérer les
principaux dirigeants politiques de ce vaste empire comme les califes d'une nouvelle communauté religieuse « en
cours » : DEMICHELIS M., Violence in Early Islam…op. cit. p. 3.
998
DONNER F. M., Muhammad and the Believers…op. cit. p. 57-58.
999
Ibid. p. 69.
1000
LE COZ R., L’Eglise d’Orient. Paris : Cerf, 1995, p. 135.
1001
Cela ne signifie pas du tout que les dévots de diverses confessions, notamment les chrétiens, n’ont pas été
persécutés ni massacrés par les croyants-musulmans. De nombreux moines, soldats, commerçants, curés de village,
artisans, princes et évêques furent tués par les conquérants dès le VIIème siècle. Ils furent même appelés

182
changement sismique s’était clairement produit, le nouvel ordre mondial ressemblait à l’ancien.
À toutes fins utiles, d’après l’auteur, existait un empire arabe « sous-romain » dans les anciens
territoires romains, et un empire arabe « sous-sassanide » dans les terres jusque-là soumises au
šāh1002.
R. Le Coz pense même que le fait que le message prophétique de Muḥammad parlait si
bien de Jésus et de Marie pourrait laisser penser qu’il s’agissait seulement d’une tendance
chrétienne et non d’une nouvelle religion 1003.
À cet égard, il y a le témoignage intéressant du patriarche nestorien Ichoyahb III (décédé
en 659) dans une lettre adressée au métropolite de Perse :
« Quant aux Arabes (…), non seulement ils ne
combattent pas la religion chrétienne, mais ils font
éloge de notre foi, honorent les prêtres et des saints
du Seigneur et font des dons aux églises et aux
couvents »1004.
Toutefois, cette infiltration progressive était effectuée par les guerriers d’origine
nomade habitués aux razzias, aux conditions géographiques difficiles et au manque de
provisions. Il est aisé de constater que les Arabes qui entrèrent en Syrie byzantine et en
Mésopotamie sassanide, n’étaient ni des hordes sauvages et poussiéreuses de pillards avides de
butins, ni des troupes faméliques fuyant la misère, ni des marchands cherchant de nouveaux
circuits, mais des guerriers décidés, peu nombreux et disciplinés. La conquête était donc
également une machine guerrière qui a précédé et déterminé la migration arabe 1005. Les
nomades de la péninsule Arabique constituaient une force politique importante et un véritable
rival pour les autorités de Médine1006.

« néomartyrs » pour être distingués des martyrs des périodes précédentes : SAHNER CH. S., Christian Martyrs
under Islam Religious Violence and the Making of the Muslim World. Princeton & Oxford: Princeton University
Press, 2018, p.1-2.
1002
Autrement dit, les structures mises en place par des empires étaient préservées. SARRIS P., Empires of Faith.
The Fall of Rome to the Rise of Islam 500-700. New York: Oxford University Press, 2011, p. 278.
1003
En effet, de nombreuses attestations textuelles montrent que, pour les premiers adeptes de Muḥammad et très
probablement pour lui-même, le Messie de la Fin des temps n’était autre que Jésus-Christ : AMIR MOEZZI M.
A., « Le shiʿisme et le Coran ». Le Coran des historiens…op.cit. p. 949.
1004
LE COZ R., L’Eglise d’Orient… op. cit. p.135-136.
1005
DÉCOBERT Ch., Le mendiant et le combattant. Paris: Seuil, 1991, p. 59.
1006
Muḥammad à la tête de cette communauté de croyants opta probablement Médine pour une rupture avec le
polythéisme. Par ailleurs, lors de son arrivée en 622, le monothéisme était déjà dominant à Médine. Enfin, peut-
être pas au début, mais plus tard il prit conscience d’avoir été envoyé en tant que nouveau prophète pour annoncer
l’arrivée imminente de la fin (son message initial revêtait un aspect eschatologique et apocalyptique, il est ensuite
affirmé comme une religion légale : ROBIN CH. J., « L’Arabie préislamique ». Le Coran des historiens…op. cit.
p. 108, p. 135. SHOEMAKER S. J., « Les vies de Muhammad ». Le Coran des historiens…op. cit. p.223-224.
BAR-ASHER M. M., « Le judaïsme et le Coran ». Le Coran des historiens…op. cit. p.314.

183
Par ailleurs, dans le cadre de la conquête de l’Irak, la direction des conquêtes était vers
le nord et le centre de l’Irak qui étaient habités par des nomades sous l’influence directe du
christianisme (les monastères dans les déserts et les églises dans les villes). Il convient de penser
qu’il s’agissait des tribus dont une partie ou, au moins certaines branches étaient christianisées.
Le message apocalyptique des conquérants relevant d’une croyance monothéiste pourrait être
donc un facteur catalyseur pour intégration rapide de ces tribus dans les troupes des
conquérants. Le fait qu’il n’y a pas eu de grandes rebellions à l’époque des conquêtes arabes
témoigne de l’efficacité/la réussite du processus d’intégration de ces tribus anciennement
ennemies dans les armées des conquérants.

2. Des « Croyants » martyrisés dans les guerres saintes : la participation des Arabes
chrétiens à la conquête
Il est bien connu que les tribus arabes chrétiennes de Syrie, d'Irak et du nord de la
Mésopotamie ont joué un rôle important dans les premières conquêtes tantôt aux côtés des
Byzantins ou des Sassanides, tantôt aux côtés de leurs confrères arabes qui prêchaient la
nouvelle croyance. Lors de la bataille d’al-Walaǧa au sud de l’Irak en 633, les Arabes chrétiens
dans les rangs des troupes perses combattaient les Croyants (musulmans). Plusieurs d’entre eux
y perdirent leur vie ou furent capturés 1007.
Cependant, les Arabes chrétiens commencèrent progressivement à passer du côté de
leurs confrères avec qui ils partageaient non seulement la même ethnie mais aussi de croyances
monothéistes et apocalyptiques. Ils intégrèrent leurs rangs en proposant leurs services en qualité
de coursiers, guides, espions, conseillers, artisans, etc.1008. Durant les incursions précédant la
conquête de l’Irak, les conquérants commencèrent à recruter des guides et des espions parmi
les chrétiens arabes locaux afin de pouvoir faire la guerre dans le territoire inconnu. De
nombreux récits rapportent que les incursions arabes en Irak, au début des conquêtes, étaient
menées par des guides arabes locaux (présumés chrétiens), des bénévoles enthousiastes, qui
n’attendaient apparemment aucune récompense immédiate1009.

1007
Al-Ṭabarī, The Challenge to the Empires. Translated and annotated by Khalid Yahya Blankinship. Vol. IX.
New York: State University of New York Press, 1993, p.19 et s.
1008
AL-QĀḌĪ W., « Non-Muslims in the Muslim Conquest Army in Early Islam », in Christians and Others in
the Umayyad State. Edited by A. Borrut & F. M. Donner, Chicago: Université de Chicago, 2016, p. 121.
1009
À titre d’exemple, en 634 après la bataille d’al-Buwayb, deux hommes présumés chrétiens, l'un d'al-Anbār et
l'autre d'al-Ḥīra importunèrent al-Mutṯannā ibn Ḥāriṯa, désirant de le guider vers de riches marchés dont celui d’al-
Khanāfis. Le marché d’al-Khanāfis fut pillé au jour du marché : al-Ṭabarī, The Challenge to the Empires… op. cit.
p. 215-216.

184
Pour l’an 634, les sources islamiques commencèrent à parler d'un niveau de soutien plus
élevé des Arabes chrétiens aux armées arabes conquérantes qui combattaient les Byzantins et
les Sassanides : dans la bataille d'al-Buwayb1010, les Arabes chrétiens des tribus des Namir et
des Taġlib vinrent soutenir les conquérants1011 et en 638, alors que la tribu arabe chrétienne des
Iyād ibn Nizār traversait la frontière byzantine, les chrétiens de la tribu des Taġlib rejoignirent
l’armée sous le commandement d’al-Walīd ibn ʿUqba1012. Notons que, lorsque ʿUqba insista
pour que les Arabes chrétiens, en particulier les Taġlib, se convertissent au nouveau
monothéisme puisqu'ils étaient arabes, le calife ʿUmar1013 refusa disant que la loi selon laquelle
chaque arabe doit convertir ne s'appliquait qu'aux habitants de la péninsule Arabe et nulle part
ailleurs1014.
Avec leur participation active et continuelle aux conquêtes, les Arabes chrétiens
répandaient les notions religieuses chrétiennes et d’origine ǧafnide- ġassānide sur la guerre
sainte et le martyre, aussi que l’attitude monastique piétiste (en relation étroite avec l’ascétisme
chrétien répandu en Syrie et en Mésopotamie dès le IIIème siècle), qu’ils mettaient en valeur par
la création des églises et des monastères 1015. Ils constituaient la force d’équilibre compte tenue
de la difficulté, dès le début pour les conquérants de trouver des hommes prêts à se battre1016.

3. Des razzias sur les zones limitrophes aux conquêtes des villes chrétiennes
La participation des tribus arabes chrétiennes aux guerres de conquête a commencé par
des incursions irrégulières (alors que les Empires byzantin et perse étaient encore existants) et
prit une ampleur de plus en plus importante avec une conversion progressive simultanée à la
nouvelle croyance. À mesure que l’armée progressait vers l’Irak et la Perse, elle devenait une
grande armée de conquête.

La bataille de Ḏī Qār

1010
Près d’al-Ḥīra.
1011
Al-Ṭabarī, The Challenge to the Empires…op. cit. p.204.
1012
Id. The Conquest of Iraq, Southwestern Persia and Egypt. Translated by Gautier H. A. Juynboll, vol. XIII,
New York: State University of New York Press, 1989, p. 88.
1013
Le deuxième calife des califes dits « rāšidūn ».
1014
Ibid. p.90.
1015
Dans le cadre du premier chapitre, nous avons vu la grande importance et la vénération des figures guerrières
saintes et semi-mythiques comme saint Serge et saint Georges parmi les tribus arabes habitants des zones
désertiques situées entre la Syrie et l’Irak. DEMICHELIS M., Violence in Early Islam…op. cit. p.96.
1016
QII: 216; XI: 37, etc.

185
La chute du royaume des Laḥmides par le roi K̲osrow Parvīz en 602 joua un rôle décisif
dans l’accélération des attaques des nomades sur la périphérie sud-ouest de la Perse sassanide.
Le premier avertissement fut la bataille de Ḏī Qār1017.
L’importance de cette bataille qui eut lieu près d’al-Ḥīra réside dans le fait que la
tribu des Bakr ibn Wāʾil réunit non seulement d’autres tribus arabes telles que les Taġlib 1018 et
les Iyād1019, mais aussi des troupes régulières perses pour attaquer les zones situées au sud de
l’Empire sassanide.
On peut donc noter les premières tentatives d’intégration de guerriers aux confessions
et aux origines différentes dans une même armée. La date de la bataille est probablement
6111020.
Il est dit que les tribus des Bakr ibn Wāʾil étaient probablement en majorité de
confession jacobite1021. Toutefois, même s’il est difficile de savoir avec certitude la religion des
tribus faisant partie de la confédération menée par les Bakr ibn Wāʾil, il convient de penser que
si une partie des Banū ʿIjl et des Banū Šaibān avait embrassé le message prophétique du
Muḥammad, la partie pro-Perse était restée probablement chrétienne 1022. C’est pourquoi non
seulement, il n’est pas exact (il est même simpliste) de dire, que dès la bataille de Ḏī Qār, les
Banū Bakr ibn Wāʾil attendaient une opportunité de se rebeller contre les Perses, mais en plus,
on ne peut pas conclure que tous les Banū Bakr ibn Wāʾil partageaient les positions des
Croyants1023.

La conquête d’al-Ḥīra et d’autres territoires habités par les chrétiens

En 633, sous le premier calife Abū Bakr (632-634), les fronts sur les deux côtés de la
vallée du Jourdain furent ouverts. Le premier, en Palestine, en direction de Gaza, à travers le
Néguev, sous la direction de ʿAmr ibn al-Āṣ, en même temps qu’une campagne dans le centre

1017
ZARĪNKŪB A., « The Arab Conquest of Iran and Its Aftermath », in The Cambridge History of Iran. Vol. 4.
Edited by R. N. Frye, New York: Cambridge University Press, 1975, p.3.
1018
Ses members étaient chrétiens : FINSTER B., « Arabia in Late Antiquity: An Outline of the Cultural Situation
in the Peninsula at the Time of Muhammad », in The Qurʾān in the Contexte. Historical and Literary
Investigations. Edited by A. Neuwirth, N. Sinai & Michael Marx, Leiden: Brill, 2010, p. 71-72. Si certains des
clans des Taġlib avaient combattu les conquérants, d’autres avaient participé activement aux conquêtes en restant
chrétiens.
1019
Au moins, une partie avait adopté le christianisme.
1020
Entre 604-611: ZARĪNKŪB A., « The Arab Conquest of Iran and Its Aftermath »…op. cit. p. 4.
1021
Les Monophysites, CHARLES H., Le christianisme des arabes nomades sur le limes et dans le désert syro-
mésopotamien aux alentours de l’Hégire. Paris : Librairie Ernest Leroux, 1936, p. 3.
1022
DONNER F. M., « The Bakr B. Wāʿil Tribes and Politics in Northeastern Arabia on the Eve of Islam». Studia
Islamica, 51,1980, p. 32.
1023
Ibid. p. 37.

186
et le nord de la Transjordanie. Le second, dans le sud de l’Irak où Abū Bakr envoya son général
H̱ālid ibn al-Walīd pour affronter les Sassanides.
C’est H̱ālid ibn al-Walīd qui, entre les printemps 633 et 634, réussit à prendre le contrôle
non seulement sur des groupes nomades situés aux confins du désert irakien, mais aussi des
villes arabes situées le long de la rive droite de l'Euphrate, comme al-Ḥīra1024, qui était un centre
important du christianisme1025. Toutefois, il n’est pas exclu qu’avant la prise de la ville par les
conquérants sous le commandement de H̱ālid ibn al-Walīd, il y ait déjà eu des attaques
répétitives des nomades qui habitaient aux alentours de la ville 1026.
Al-Ḥīra était un point fort sassanide et avait une garnison de cavalerie perse sous le
commandement d'al-Āzādbih, qui peut aussi avoir été gouverneur de la ville. Il s'enfuit devant
le vainqueur (l’armée de H̱ālid ibn al-Walīd), qui assiégea la forteresse et la ville. La population
chrétienne et les notables arabes de la ville, après s'être d'abord réfugiés dans plusieurs châteaux
et avoir goûté à l'amertume du siège, cherchèrent un compromis, qu'ils obtinrent à condition de
payer une taxe et d'accepter d'espionner les Iraniens au profit des conquérants 1027.
À peu près au même moment, les forces de H̱ālid s’emparaient d’un certain nombre de
villages qui semblent avoir été situés près d'al-Ḥīra. Les sources décrivent comment la petite
noblesse (dahāqin) de la région de Milṭāṭayn près d'al-Ḥīra, et les villageois de Bāniqyā, Basmā,
Quṣṣ al-Nāṭif (?), Furāt Siryā, les villages du moyen et du bas Bihqubād et d'autres villages
furent soumis par les forces de H̱ālid ou, plus fréquemment, conclurent des accords avec elles
et furent soumis à une taxe.
Il convient de noter que le résultat des campagnes militaires de H̱ālid ibn al-Walīd fut,
dans sa phase initiale, la soumission des groupes tribaux arabes christianisés de la fédération
des Bakr ibn Wāʾil qui vivaient le long de l'Euphrate (bas et milieu), ainsi que les villes des
franges désertiques de ces régions, qui comptaient d'importantes populations arabes.
La dernière partie de sa campagne aboutit à la défaite d'au moins une partie des tribus
des Namir ibn Qāsiṭ et des Taġlib le long des rives moyennes et supérieures de l'Euphrate et
d'une puissante coalition de tribus (peut-être faisant partie de la confédération dirigée par les
Banū Ġassān) qui s’opposa, à Dūmat al-Ǧandal, aux efforts des conquérants pour dominer la
partie centrale du désert syrien et le nord du Naǧd1028.

1024
Id. The Early Islamic Conquests. Princeton & New Jersey: Princeton University Press, 1981, p. 178.
1025
FERRÉ A., « Les chrétiens de Syrie et de Mésopotamie au début de l’islam ». Islamochristiana, 1988, volume
14, p. 75. Voir chapiter II.
1026
DONNER F. M., The Early Islamic Conquests…op. cit. p. 181.
1027
ZARĪNKŪB A., « The Arab Conquest of Iran and Its Aftermath »...op. cit. p. 7-8.
1028
Les régions situées au nord et au centre de la péninsule Arabique. DONNER F. M., The Early Islamic
Conquests…op. cit. p.188.

187
En résumé, parmi les guerres qui furent menées par les Arabes dès l’époque d’Abū Bakr,
le premier calife, on peut citer Ḏāt al-Salāsil (à Sawād1029 : la plaine alluviale du Tigre et de
l’Euphrate) et la bataille d’Ullays (sous le commandement de H̱ālid ibn al-Walīd). Sous le
deuxième calife, ʿUmar, eurent lieu les batailles d’al-Saqāṭiyya (à Kaskar), d’al-Ǧisr (sur la rive
est de l’Euphrate), d’al-Buwayb et la bataille décisive d’al-Qādisiyya (au sud de l’Irak, près de
Naǧaf)1030. Cette dernière entraîna la défaite définitive de l’armée sassanide par les troupes
conquérantes arabes.
Notons que les endroits où les premières confrontations liées à la conquête eurent lieu
nous sont connus du fait qu’ils étaient tous habités en majorité par des chrétiens qui y avaient
fondé leurs communautés, leurs monastères et leurs églises. Le fait que les razzias initiales
n’avaient pour objectif que soumettre les tribus situées dans la zone tampon entre la péninsule
Arabique et la Perse, peut attester une infiltration progressive et une installation plutôt paisible
des conquérants sur ces terres « chrétiennes », ce qui aurait pu initier une période d’influence
des autochtones plus civilisés sur leurs confrères d’origine plutôt nomade. Dans le chapitre II,
nous avons déjà montré que les habitants chrétiens de ces déserts partageaient un fond commun
ascétique, nomade et, en partie arabe.
À cet égard, il convient de présenter le témoignage de Thomas le Presbytre (640),
contemporain des événements, qui écrit à propos des incursions des Arabes en Haute-
Mésopotamie : dans la traduction française proposée par A.L. De Prémare nous lisons :
« En l’an 947, Indiction IX [636], les Tayayē 1031
s’avancèrent dans toute la Syrie, ils étaient
descendus dans le territoire des Perses et
l’avaient soumis. Ils montèrent sur la montagne
de Mardē1032. Les Tayayē tuèrent de nombreux
moines à Qedar et à Bnata (…) »1033.
Les endroits mentionnés se trouvaient dans l’Ile (al-Ǧazīra), un plateau entre les cours
supérieurs du Tigre et de l’Euphrate. Les populations étaient réparties diversement sur l’Ile :
les Araméens de langue syriaque dans le Tūr ʿAbdīn et la région de Mardē, à Édesse, à Nisibe,

1029
Sawād comme nom propre s’appliquait à l’Irak ou plus exactement à la plaine alluviale du Tigre et de
l’Euphrate : SOUDEL-THOMINE J. & SOURDEL D., Dictionnaire historique de l’islam. Paris : Quadrige/PUF,
2004, p. 735.
1030
SAVRAN S., Arabs and Iranians in the Islamic Conquest Narrative. Memory and Identity Construction in
Islamic Historiography 750-1050. London & New York : Routledge, 2018, p. 162 et s.
1031
Équivalent araméen pour « Arabe », ce nom vient de la tribu de Tayyi.
1032
Mardin actuel dans le sud-est de la Turquie.
1033
De PREMARE A. -L., Les fondations de l’islam. Entre écriture et histoire. Paris : Seuil, 2002, p. 173.

188
etc. les Kurdes étaient localisés dans la région de Muṣul, les Arméniens au nord du Tigre. Les
Arabes nomades habitaient le long de l’Euphrate. Mardin était situé au carrefour de routes
importantes au sud du massif dominant la vallée du Tigre, le Tūr ʿAbdīn : en direction du Nord
vers Amid et du Sud-Est vers Nisibe puis Muṣul, et en direction de l’Ouest vers Édesse. Mardin
et ses monastères environnants avaient joué un rôle important dans le développement du
christianisme oriental1034.
La région de Nisibe était appelée en syriaque Bēth ʿArabāyā (pays des Arabes). Les
Arabes nomades s’y étaient introduits et installés. Déjà à la fin du V ème siècle, l’évêque de
Nisibe Barsauma décrivait les pillages et les déprédations causés par les nomades venant
probablement des déserts de la péninsule arabique 1035.

Haute Mésopotamie et Irak

4. Intégration des unités nobles non-arabes dans les forces combattantes : Asāwira,
Ḥamrāʾ , dahāqīn et mawālī
Dans l’Antiquité tardive, les Perses constituaient une minorité dirigeante en Irak.
L'immigration perse à grande échelle dans la plaine mésopotamienne commença avec
l’établissement de l'État sassanide au IIIème siècle après J.-C.

1034
Mardin et sa citadelle furent conquis en 640. La Chronique Zuqnīn en syriaque relate la campagne du général
qurayšite ʿIyād ibn Ġanm à la tête des Arabes qui envahirent Dārā et au cours de laquelle plusieurs d’entre eux
furent tués : The Chronicle of Zuqnin Parts III and IV A.D. 488-775, Translated by A. Harrack, Toronto: Pontifical
Institute of Mediaeval Studies, 1999, p. 143. Les événements ont été rapportés en détail chez al-Balāḏurī aussi : la
conquête de Raqqa, Ruhā (Édesse), Harran, Samosate, ʿAyn al-Warda, Tell Mawzin et d’autres endroits d’al-Ǧ
azīra par le général ʿIyād : BALĀDHURI, Futūḥ al-Buldān (The Origins of the Islamic State). Translated by Philip
Khūri Ḥitti, New York : Colombia University, 1916, p. 172 et s. Il faut noter qu’al-Ǧazīra était une région disputée
entre les Empires byzantin et perse ; au début du VIIème siècle, les Byzantins détenaient la partie septentrionale
entre le Tigre et l’Euphrate incluant Tūr ʿAbdīn et Mardin, les Perses détenaient la partie méridionale à partir de
la frontière passant entre Dārā et Nisibe : De PREMARE A.-L., Les fondations de l’islam…op. cit. p.176.
1035
Ibid. p.180.

189
La présence perse en Irak était en grande partie le résultat des exigences administratives,
économiques et militaires des Sassanides et, d’après les mots de M. Morony, une classe
d’aristocrates Perses, eux-mêmes organisés en un système hiérarchisé possédant rangs et
grades, monopolisait les postes militaires, administratifs et religieux dans l'État.
Un des aspects de la politique sassanide d'établissement d'une présence ethnique perse
à l'Ouest, réalisée par des transferts de population, était l’installation de soldats persans tout le
long des bords extérieurs du sud et de l'ouest de la Perse en tant que garnisons frontalières
permanentes 1036. Ce mouvement commença au III ème siècle avec l'installation d'une garnison
permanente à Anbār 1037. À la fin de la période sassanide, il y avait une ceinture de colonies
défensives perses dans les avant-postes de ʿAyn al-Tamr1038, Qādisiyya, l'oasis appelée ʿUyūn
de Taff et dans les villes de garnison d’al-Ḥīra, d’Anbār et de Sinǧār (les Perses étaient
nombreux également dans les villes de Kaskar, Takrīt, Veh-Ardašīr, etc. c’est-à-dire au centre-
sud de l’Irak)1039.
Les troupes étaient divisées entre la cavalerie et l’infanterie, et hiérarchisées grâce à
l’usage des rangs. En plus des soldats, les paysans aussi servaient dans l’armée (dans
l’infanterie) et les scribes (les bureaucrates), quant à eux, se mettaient également en tenue de
soldat et accompagnaient le roi dans ses campagnes militaires 1040.

Les Wadā՚ī d’al-Ḥīra


Les Laḥmides d’al-Ḥīra, qui étaient des clients des Sassanides, bénéficiaient du support
des troupes et des unités militaires perses pour renforcer leur force de frappe. Les Wadā՚ī
constituaient une unité des soldats d’élite (1000 cavaliers)1041. Selon M. J. Kister, il existait trois

1036
MORONY M., Iraq after Muslim Conquest. Princeton: Princeton University Press, 1984, p. 181 et s.
1037
Yāqūt. Muʿǧam al-Buldān. Vol. III, Herausgeber : F. Wüstenfeld, Leipzig, 1868, p.929.
1038
BALĀDHURĪ…op. cit. p. 395. Après la bataille d’al-Anbār, H̱ālid se rendit à ʿAyn al-Tamr, qui était défendu
par un Mihrānide parthe, appelé Mihrān ibn Bahrām Jūbīn, clairement un descendant de Bahrām-i Čūbīn :
POURSHARIATI P., Decline and the Fall of the Sasanian Empire. The Sasanian-Parthian Confederacy and the
Arab Conquest of Iran. London& New York : I. B. Tauris, 2008, p. 201.
1039
D’autres garnisons perses en Irak : Xandaq Šapūr (dans le désert d’al-Kūfa), Hīt et ʾĀnāt (au bord du désert
d’Arabie), al-ʾUḏīb (proche d’al-Qādisiyya), Munǧašanīeh (sur le chemin entre al-Baṣra et La Mecque).
1040
Muḥammad ibn ʿAbdūs Ǧašiārī, Kitāb al-wuzarāʾ wa al-kuttāb. Bei H. von Mžik, Leipzig : Otto Harrassowitz,
1926, p. 3.
1041
Troupes de garnison et, en particulier, garnisons frontalières étaient envoyées par roi K̲osrow II aux rois d’al-
Ḥīra. D’habitude, elles restaient un an à al-Hīra après quoi ils retournaient en Perse et étaient remplacées par une
autre troupe envoyée de la Perse : KISTER M. J., « Al-Ḥīra: Some Notes on Its Relations with Arabia ». Arabica,
1968, t. 15, Fasc. 2, p. 165 et s.

190
divisions à al-Ḥīra : Dawsar1042 (une troupe d'élite de guerriers courageux), al-Šahbāʾ et al-
Malḥāʾ 1043. Ils agissaient en cas de nécessité particulièrement contre les attaques des bédouins.

La noblesse perse de l’Irak


Pour revenir aux nobles perses d’Irak, notons qu’à part la famille royale sassanide qui
disposait des terres presque partout à Sawād 1044, directement en dessous d’elle et partageant
nombre de ses privilèges se trouvait un petit nombre de familles de très haute noblesse (vāspuhr
en moyen persan, ahl al-buyutāt en arabe) qui descendaient des rois vassaux de la période
parthe ; leurs ancêtres étaient donc considérés comme égaux aux rois sassanides 1045.
Cependant, al-Masʿūdī, l’encyclopédiste arabe du Xème siècle, ne parle que de trois grandes
familles établies par les Sassanides à Sawād 1046 et, dans les faits, seuls les représentants des
Sūrēn, Qārēn, Mihrān, et de la famille Hurmuzān peuvent être trouvés partiellement liés à
l'Irak1047. Tous les autres dignitaires et fonctionnaires furent placés sous ces familles, en
commençant par le šahrdārān (šhahrīj, šahrīg, šahrī en persan moderne)1048. Des généraux
également (al-Ǧālinūs1049, Ǧābān1050) et même Rustam, le héros de la bataille de Qādisiyya 1051,
appartenaient à cette aristocratie présente en Irak.
Quant à la petite noblesse, il y avait des dihqān1052 (en arabe au pluriel : dahāqīn) parmi
lesquels ceux qui habitaient à al-Ḥīra au moment de la conquête et qui possédaient des domaines
incluant des villages (ḍiyāʿ) de l'autre côté de l'Euphrate dans le territoire d'Amghishaya 1053.
Il faut noter que les villes comme al-Ḥīra et Anbār étaient situées près de la capitale
sassanide et de la région où habitaient les élites, les nobles et les dihqān qui y étaient

1042
« Ayant deux têtes » : NYBERG H. S., A Manual of Pahlavi. II. Wiesbaden: Otto Harrassowitz, 1974, p. 65
1043
Elle était nommée ainsi en raison de la couleur de fer de leurs cottes de mailles : KISTER M. J., « Al-Ḥīra:
Some Notes…op. cit. p.167.
1044
Al-Ṭabarī, The challenge …op. cit. p. 120.
1045
MORONY M., Iraq after Muslim…op. cit. p. 186.
1046
Al-Masʿūdī. Murūǧ al-ḏahab. I, Tarjome-ye Abolqāsem Pāyandeh. Téhéran: Šerkat-e entešārāt-e ʿelmī va
farhangī, 1374, p.277.
1047
Al-Ṭabarī. The challenge …op. cit. p. 13 et 16. Thomas of Margha, The Book of Governers. II. London: Kegan
Paul, Trench, Trübner & Co. 1893, p. 150-151. HOFFMAN G., Auszüge aus syrischen Akten persischer Märtyrer.
Leipzig : In Commission bei F. A. Brockhaus, 1880, p. 210.
1048
Šahr était une unité de la province. ḎĀKERĪ M., Sasanid Soldiers in Early Muslim Society. The Origins of
ʿAyyārān and Futuwwa. Wiesbaden: Harrassowitz Verlag, 1995, p. 43.
1049
Al-Ṭabarī. The Battle of Qādisiyyah and the Conquest of Syria and Palestine. vol. XII. Translated by Yohanan
Friedmann, New York: State University of New York Press, 1992, p. 128.
1050
Al-Ṭabarī. The challenge …op. cit. p. xxvi.
1051
La description de ses habits et de ses ornements par al-Ṭabarī, aussi que le fait qu’il portait le casque des nobles
(qalansuwwa) sont les preuves de son origine noble : al-Ṭabarī. The Battle of Qādisiyyah…op. cit. p. 126.
1052
Dihīq[ān] : l’administrateur/chef de village et membre de la petite noblesse féodale de la Perse sassanide.
1053
MORONY M. G., « The Effects of the Muslim Conquest on the Persian Population of Iraq ». Iran, 1976, 14,
p. 46.

191
propriétaires des champs, des palais et des domaines de loisirs 1054. Les nobles issus des sept
familles aristocrates étaient également responsables des stocks de fourrage et d’armes dont une
grande partie se trouvait Anbār (il s’agissait d’une haute fonction à caractère militaire) 1055.

La conquête arabe et la captivité des guerriers sassanides


Comme les campagnes victorieuses conduisirent à une occupation permanente, le
résultat de l'avancée des armées arabes vers l'Est et le Nord fut la réorganisation de la population
perse en Irak.
En effet, la participation et l’intégration progressives des Arabes chrétiens dans l’armée
des Croyants (à l’issue des guerres menées au nord de la Mésopotamie et dans la zone tampon
entre l’Empire byzantin et l’Empire perse) ne comblaient pas le besoin sans cesse croissant de
guerriers expérimentés. Au moment de l’invasion de Sawād, les conquérants cherchaient
principalement à capturer les enfants des militaires qui maitrisaient les méthodes et le savoir-
faire guerriers persans1056. Ainsi, à l’époque du deuxième calife ʿUmar, la solution consistait en
deux éléments qui se complétaient, voire se chevauchaient : l'enrôlement dans les forces arabes,
dans les conditions les plus favorables possibles, des unités des armées ennemies vaincues (les
futurs Asawīra et les Ḥamrāʾ perses), ainsi que des affranchis convertis par les conquérants (les
mawālī)1057sans oublier les propriétaires terriens, les dihqān, qui furent intégrés dans une
moindre mesure, généralement de leur plein gré, dans les troupes constituées par les
conquérants arabes.

1058
Aswārān (asbārān en persan, asāwira en arabe : la cavalerie sassanide) et Ḥamrāʾ (les
combattants daylamī1059)

1054
MALĀYERĪ M. M., Farhang-e Iran dar dore-ye enteqal az ʾaṣr-e sāsānī be ʾaṣr-e eslāmī. I. Téhéran : Tūs,
1379, p. 180.
1055
D’où le nom de la ville Anbār (anbār : stock en persan).
1056
Al-Ṭabarī. The challenge …op. cit…p. 14 et 20.
1057
AYALON D., « Preliminary Remarks on the Mamlūk Military Institution in Islam », in War, Technology and
Society in the Middle East. Edited by V.J. Parry & M.E. Yapp. London, New York & Toronto: Oxford University
Press, 1975, p. 44.
1058
Le terme au moyen perse) est asobar ou asbar (au pluriel : asbarān), le terme asb signifiant cheval. Asbar ne
signifie pas cavalier au sens ordinaire, mais fait spécifiquement référence aux chevaliers d'élite, tout comme
« chevalier » en français : FARROKH K., The Armies of Ancient Persia. The Sassanians. South Yorkshire : Pen
& Sword Military, 2017, p. 73.
1059
Daylam désigne un ensemble des territoires qui étaient situés au sud de la mer Caspienne et étendus parfois
jusqu’à l’Elbourz, depuis le Gilān jusqu’aux régions du Māzandarān, du Jurjān et du Qūmis : SOUDEL J. &
SOURDEL D., Dictionnaire historique de l’islam…op. cit. p. 239. Ḥamrāʾ signifie « Rouge ». Cela faisait
probablement référence à la couleur de leur peau. Il est possible également que ces guerriers aient été appelés
Ḥamrāʾ du nom de leur chef ʿAbdel al-Raḥmān ibn Siyāh al-Aḥmarī, qui était surnommé Ḥamrā Siyāh. Nous y
reviendrons.

192
À l’époque du calife ʿUmar, les plus anciens étrangers de l’armée participant à la
conquête étaient les unités d’élite de l’armée sassanide : les Ḥamrāʾ à al-Kūfa et les Asāwira à
al-Baṣra1060. Ils étaient les seuls à constituer un groupe identitaire dans la société arabe1061.
Les officiers militaires de cette élite de l’armée sassanide, d’après Yʿaqūbī,
appartenaient probablement par leur origine à la classe des āzād1062. Ils occupaient le deuxième
rang de la noblesse et gagnèrent progressivement un statut social important 1063, notamment à
l’époque de K̲osrow I Anūširvān et ses successeurs (vers la fin du VIème siècle) (les
wuzurgān1064 et ceux qui faisaient preuve d'un talent exceptionnel dans l'art de la guerre
faisaient partie aussi de cette élite cavalière 1065).
Les changements entrainèrent la formation d'une classe militaire et foncière ; ainsi
naquit une classe de nobles guerriers avec un programme détaillé pour leur formation, ces
guerriers devant respecter également un code de règles sociales, morales et éthiques influencées
certainement par les doctrines de la religion zoroastrienne et les anciennes traditions iraniennes
d'héroïsme. Par ses armes, l'asbār (cavalier) défendait d'abord sa patrie, puis sa religion ; il
protégeait les faibles, les veuves et les orphelins ; il évitait d’exercer sa force sur un ennemi
vaincu et était conscient de sa dignité au plus haut degré possible. Il devait mépriser les
richesses matérielles. Mais encore, cela était d’une importance non négligeable, les asbārān
étaient liés au roi par des liens de loyauté inviolables ; ils s’engageaient à rester fidèles à leur
chef jusqu'à la mort1066.

1060
HASSON I., « Les mawālī dans l’armée musulmane sous les premiers Umayyādes ». Jerusalem Studies in
Arabic and Islam. 14, 1991, p. 185 et p.193.
1061
MORONY M., Iraq after Muslim…op. cit. p. 207. D’après al-Balāḏurī, il y avait 60,000 combattants à al-Kūfa
et 80,000 combattants à al-Baṣra: Balāḏuri. Futūḥ al-buldān, tarjome-ye Moḥammad-e Tavakol Tehrān : Našr-e
Noqreh, 1337, p. 490. Il est intéressant de noter qu’Abū al-Faraǧ al-Isbahānī mentionne dans son livre (Kitāb al-
aġānī) les banū al-aḥrār (les fils des « libres » : azādān ?), « les Perses, qui sont venus [au Yémen] avec Sayf ibn
Ḏī Yazan, et jusqu'à présent [IVème/Xème siècle], ils sont banū al-aḥrār à Ṣanʿā, al-abnā au Yémen, al-aḥāmīrā à
al-Kūfa, al-asāwira à al-Baṣra, al-ḵaḍārima à al-Ǧazīra et al-ǧarāǧima à Šām [Syrie] » : Kitāb al-aġānī, Bayrūt :
Dār al ṯaqāfat, 1959, p.232.
1062
Tārīḵ-e yaʿqūbī, 1. Tarjome-ye Mohammad Ebrāhīm-e Āyatī. Téhéran: ʿElmī va farhangī, 1382, p. 219.
1063
CHRISTENSEN A., Irān dar zaman-e sāsānian. Tarjome-ye Rašīd Yāsamī. Téhéran: Negāh,1394, p. 123-
124.
1064
Le pluriel de wuzurg (bozorg : grand): le troisième rang des quatre ou cinq divisions de l'aristocratie sassanide,
à savoir les propriétaires terriens, les princes (membres de la familles royales), les nobles et les chefs de
maisonnée : Encylopaedia Iranica. « Bozorgān».
1065
DARYAEE T., Sasanian Persia: The Rise and Fall of an Empire…op. cit. p. 45.
1066
ḎĀKERĪ M., Sasanid Soldiers in Early Muslim Society…op. cit. p.68 et s. Les dihqān et marzbān au service
du roi s’engageaient à se soumettre à lui et à exécuter ses ordres. Cet hommage rendu au roi (farmān-burtārī) était
contracté lors d’une cérémonie en sa présence. Il faut noter que cette relation de subordination au roi librement
acceptée a des racines très anciennes dans l’histoire de l’Iran : dans la société perse de l'époque achéménide, on
trouve des traces d'un féodalisme développé. Ainsi, dans l'inscription de Darius de Naqš-i Rustam, nous
rencontrons le mot marīka < *mariyaka. Le contexte ne nous donne aucune information sur l’évolution sémantique
de ce mot. Pour expliquer sa signification, nous sommes complètement dépendants de la traduction néo-
babylonienne, qui nous donne le mot qallu (esclave) en tant que terme correspondant. Marīka peut donc être traduit
« esclave » ou « serviteur ». Mais, les anciennes inscriptions perses comme celles de Behistun contiennent

193
Toutefois, il a été suggéré que les rois sassanides perdirent progressivement le contrôle
des cavaliers, qui redevinrent les serviteurs de la grande noblesse terrienne pratiquement
indépendante1067. Les commandants militaires suprêmes du roi semblent avoir été issus de ce
groupe de puissants seigneurs territoriaux, entraînant une série de tentatives d'usurpation, telles
que celle de Bahrām VI Čobin 1068. Cela explique, peut-être en quelque sorte, le fait qu’ils
n’eurent pas de grandes hésitations au moment de la conquête à coopérer avec les nouveaux
maîtres.
Nous avons des traces de l’intégration de l’armée d’élite sassanide dans les forces des
conquérants dès la bataille de Qādisiyya en 636 1069. Ainsi, d’après al-Balāḏurī, lors de cette
bataille, Rustam, le général sassanide, dirigeait une armée appelée « jund šāhanšāh » composée
principalement des combattants daylamī (la cavalerie et l’infanterie) qui constituaient une des
divisions principales de spāh (armée) sassanide1070. Après l’échec des Perses, ces guerriers
demandèrent la paix aux Arabes à condition d’être autorisés à s’installer où ils voulaient, à se
confédérer avec ceux qu’ils voulaient et à recevoir une allocation militaire. Leurs demandes
ayant été acceptées sous le deuxième calife ʿUmar, ils s’allièrent avec Zuhrah ibn Ḥawīyah as-
Saʿdi de la tribu des Banū Tamīm1071.
Par la suite, prêtant allégeance à Saʿad ibn Abī Waqqās 1072, ils prirent part à la campagne
de Saʿd et firent partie de l'avant-garde sous Qaʿqāʿ après la bataille de Ǧalūlāʾ(638)1073. Après

également bandakā que nous pouvons tenir comme équivalent de marīka. La traduction pour bandakā a toujours
été « esclave », « serviteur ». Il faut noter que dans les documents juridiques et économiques néo-babyloniens (de
l’époque achéménide), le mot qallu est un terme technique du vocabulaire officiel féodale. La signification de ce
mot n'est pas « serviteur » ou « esclave » au sens commun, mais plutôt un « serviteur », un « confident », un «
commissaire », un homme libre qui peut appartenir à la « maison féodale », mais occupe une position trop élevée
et significative pour être appelé « esclave » ou « serviteur » : WIDENGREN G., Der Feudalismus im alten Iran.
Köln und Opladen : Westdeutcher Verlag, 1969, p. 12 et s. Cette tradition royale a ses racines dans la religion
zoroastrienne où il existait le rituel de la remise symbolique de la ceinture (kustīk) aux jeunes adeptes. Dans une
cérémonie semblable, la ceinture de servitude était remise aux serviteurs du roi.
1067
Comme ils l’étaient dans l’époque parthe.
1068
NICHOLSON O., « Aristocracy, Persian », Oxford Dictionary of Late Antiquity I. Edition O. Nicholson,
Oxford: Oxford University Press, 2018, p. 132.
1069
La bataille finale qui entraina la défaite écrasante de l’armée sassanide en ouvrant les porte de l’Iran aux
conquérants arabes. La date communément retenue est 636 : BORRUT A., « De l’Arabie à l’empire. Conquête et
construction califale dans l’islam premier »…op. cit. p. 256.
1070
FARROKH K., The Armies of Ancient Persia…op. cit. p. 20.
1071
Al-Balāḏurī. The origins of the Islamic state…op. cit. p. 441. Quant aux Banū Tamīm, très influencés par les
Perses, il y avait des mazdéens et des chrétiens parmi eux. Le clan des Banū Ayyūb de la tribu des Tamīm
appartenait à l’élite chrétienne urbaine : TORAL-NIEHOF I., Al-Ḥīra…op. cit. p. 128.
1072
Un compagnon du Prophète qui avait pris part aux engagements militaires au début des incursions arabes et
devint ensuite l’un des principaux artisans des grandes conquêtes : SOUDEL J. & SOURDEL D., Dictionnaire
historique de l’islam…op. cit. p. 717. FARROKH K., The Armies of Ancient Persia…op. cit. p. 325.
1073
Les guerriers des subdivisions de l'armée perse furent vaincus à Ǧalūlā. Ils furent prisonniers à H̱aniqin, et si
leurs ravisseurs sont retournés à Madāʾin et se sont finalement installés à al-Kūfa, il y a de bonnes raisons de croire
qu'au moins un certain nombre de femmes persanes captives et leurs enfants aient également été installés à al-
Kūfa : al-Dīnawārī. Kitab al-aḵbār al- ṭiwāl. Taṣḥīḥ : Filādīmīr Ǧirǧās, Leiden : Brill : 1888, p.136. Quelques
décennies plus tard, ces enfants deviendraient les guerriers mawālī et accompagneraient probablement, comme

194
la chute de Ḥulwan, Qaʿqāʿ y installa les Ḥamrāʾ comme garnison frontalière et mis à leur tête
un homme nommé Qubād1074. Certains des Ḥamrāʾ furent installés à la frontière de la province
d'Iṣpahan. Mais certains d'entre eux revirent à al-Kūfa avec l'armée des Arabes et s'y établirent.
Un village habité par les Ḥamrāʾ originaires de Daylam existait près d’al-Kūfa dans les années
6401075. À l’époque du gouverneur Ibn Ziād, la šurṭa1076 était recrutée parmi les membres des
Ḥamrāʾ. Leur grand nombre à l’époque de Muʿāwiya commença même à poser problème 1077.
Certains d'entre eux ont été transférés à al-Baṣra ou en Syrie, où ils ont rejoint d'autres
Perses1078.
Quant aux Asāwira, à l’époque de la conquête du sud-est de l’Iran, d’après Ibn Aʿṯam
al-Kūfī, à la demande d’al-Hurmuzān, général de l’armée perse en charge de la défense de
Tustar, les Asāwira et les vezirs1079 furent envoyés en aide par Yazdgard III (624-651) comme
forces auxiliaires. Ils combattirent et résistèrent jusqu’à la prise de Tustar par les conquérants
arabes (en 642)1080.
Le groupe principal d'Asāwira était la force sous Siyāh al-Uswārī, qui formait l'avant-
garde de l'armée de Yazdgard III lorsque ce dernier se dirigea vers Iṣpahan après avoir
abandonné Ḥulwan. Siyāh fut envoyé en avant d'Iṣpahan, vers Istaḵr, avec trois cents hommes,
dont soixante-dix membres de la haute aristocratie et officiers de l'armée. On lui ordonna de
rassembler d'autres soldats le long du chemin, et dans le Fars, il se tourna vers l'Ouest, vers le
Ḵuzistān. Il s’installa à Kalbaniyya, pour se défendre probablement contre les conquérants en

nous le verrons, ʿAlī ibn Abīṭāleb, le troisième calife, et sa descendance : MORONY M., Iraq after Muslim…op.
cit. p. 196.
1074
Al-Ṭabarī. The Conquest… op. cit., p. 53.
1075
Yāqūt. Muʿ ǧam al-buldān. Vol. 5. Bayrūt: Dār Sādir, 1977, p. 269-270.
1076
Le terme šurta était appliqué aux unités d'élite des forces armées dont la fonction était d'imposer la loi et l'ordre
et de maintenir l'autorité de l'État nouvellement créé. Son établissement est diversement attribué aux califes ʿUmar,
ʿUṯmān et Muʿāwiya, et plusieurs rapports font état d'unités impliquées dans la répression des révoltes au début
de la période omeyyade : The Encyclopaedia of Islam. vol. IX,…op. cit. p. 510.
1077
MORONY M., Iraq after Muslim…op. cit. p. 197.
1078
Al-Balāḏurī. Futūḥ al-Buldān (The Origins of the Islamic State)…op. cit. p.441.
1079
De wuzurg en persan : « les grands » (les nobles).
1080
Ibn Aʿṯam al-Kūfī. al-Futūḥ. Tarjome-ye Muḥammad ibn Aḥmad Mustūfī Heravī, Téhéran: Šerkat-e entešārāt-
e ʿelmī farhangī, 1372, p. 179 et s. Il y a également une autre interprétation de la participation des Asāwira dans
les combats pour Sūse et Tustar : Siyāh al-Uswāri fut envoyé par Yazdgard III pour défendre Sūse, tandis qu'al-
Hurmuzān fut envoyé à Tustar. Quand, selon les sources d'al-Balāḏuri, Siyāh apprit la capitulation de Sūse ou
selon al-Madaʾini, se rendit compte plus généralement que les conquérants arabes surpassaient les Sassanides, lui
et les Asāwira se joignirent aux armées conquérantes ce qui réduisit considérablement la participation des Asāwira
à la défense de Tustar et la ville fut capitulée : ROBINSON Ch. F., « The Conquest of Khūzistān: A
Historiographical Reassessment ». Bulletin of the School of the Oriental and African Studies, 2004, vol. 67, 201,
p.27-28

195
provenance d’al-Baṣra. Siyāh se convertit probablement quand Abū Mūsa al-Ašʿarī1081 devint
gouverneur d’al-Baṣra, et que les Asāwira s'y installèrent1082.

La conversion des Asāwira


Il n’est pas sûr que toute la cavalerie perse qui s’était joint à l’armée conquérante se soit
convertie1083. En effet, supposant que la cavalerie se soit convertie très peu de temps après sa
défection en 638, on rencontre des noms iraniens comme Mah Afridhun et Mahawayh jusqu'à
la fin du VIIème siècle1084.
Par ailleurs, en ce qui concerne la division des Asāwira dont le chef était Siyāh, lors du
siège de Tustar sous ʿAšʿarī, elle ne montra « aucune application ni efforts militaires ».
Lorsqu'on l’avertit et qu'on lui demanda des explications, Siyāh rétorqua :
« Nous ne sommes pas aussi attachés à votre religion
que vous (…) nous n'avons pas l'enthousiasme que
vous avez. Bien que vivant parmi vous, nous n'avons
pas d'épouses à protéger. De plus, vous ne nous avez
pas accordé la plus généreuse allocation [c'est-à-dire,
comme nous l'avons stipulé]. Et alors que nous avons
des armes et des bêtes, vous affrontez l'ennemi sans
même porter de casque ! »1085.
C’est pourquoi, d’après P. Pourshariati, il est certain que les histoires de conversion
concernant les Asāwira et d'autres élites iraniennes pendant la période de conquête sont des
éléments insérés post facto dans les récits 1086. Il semble qu’ils aient préservé les avantages
fiscaux dont ils jouissaient à l’époque sassanide 1087. Ils furent récompensés bientôt en recevant
le plus haut niveau d'allocation (šaraf al-ʿatāʾ), deux mille dirhams par an. D’après I. Hasson,
à une époque plus tardive, les combattants locaux intégrés dans l’armée de conquête, recevaient
pourtant une allocation diminuée ; ils ne se convertissaient pas et payaient la ǧizya1088.

1081
Le compagnon du Prophète qui participa à la conquête de l’Iran, il était le gouverneur d’al-Kūfa et d’al-Baṣra.
1082
MORONY M., Iraq after Muslim…op. cit. p. 198.
1083
DONNER F., M. The Early Islamic Conquests…op. cit. p. 252-253.
1084
HOYLAND R. G., In God’s Path. The Arab Conquests and the Creation of an Islamic Empire. Oxford/New
York/Auckland: Oxford University Press, 2015, p. 60.
1085
Al-Ṭabarī. The Conquest… vol. XIII, op. cit. p. 143-144. En fait, d’après le Futūḥ al-buldān d’al-Balāḏurī,
ayant entendu parler de la capitulation de Sūse, de la détermination imbrisable des conquérants et des grandes
aides assurées à Abū Mūsā, Siyāh décida de se joindre à eux: al-Balāḏurī. Futūḥ al-buldān, tarjome-ye Moḥammad
Tavaqol, Téhéran: Noqre, 1337, p. 520.
1086
POURSHARIATI P., Decline…op. cit. p.240.
1087
Al-Dīnawārī. Kitāb al-aḵbar al-ṭiwāl…op. cit. p. 73.
1088
Impôt annuel de capitation.

196
Toutefois, il y avait des arrangements particuliers et ils pouvaient être dispensés de la ǧizya s’ils
participaient activement aux batailles aux côtés des Arabes1089.

Les dihqān (dahāqīn en arabe)


Comme il a déjà été dit, les dihqān étaient les représentants de la petite noblesse dans la
société sassanide (inférieurs aux azād, aux bozorg et aux kadag-xwadāy) 1090. Ils représentaient
probablement le gouvernement parmi les paysans, et leur tâche principale était de collecter les
impôts1091.
Les dihqān étaient également recrutés dans l’armée : ils faisaient partie de la cavalerie
(aswārān)1092 et de l’infanterie (paygān) sassanide. Les dihqān et leurs fils fournissaient au roi
sassanide un service militaire volontaire, ils étaient absolument dévoués au roi. Ils avaient reçu
une instruction spécifique dans le but de leur apprendre à manier les armes et, lorsque les
adolescents devenaient adultes, ils étaient formellement admis dans la compagnie de la
cavalerie. Cela se faisait probablement en présence d'un haut fonctionnaire, l'instructeur des
guerriers (muʾaddab al-asāwira) qui était vraisemblablement l'administrateur sassanide
andarzbad-i aspwāragān1093.
Ainsi, on peut dire qu’à côté des Aswārān, la petite noblesse terrienne fut l’autre classe
principale de la société sassanide qui réussit à coopérer avec les conquérants arabes car, comme
dans le cas des Aswārān, elle leur transmit sa grande expérience dans les affaires
administratives, guerrières 1094 et fiscales tout en conservant son statut. D’après al-Balāḏuri, les

1089
HASSON I., « Les mawālī dans l’armée musulmane sous les premiers Umayyādes »…op. cit. p. 191.
1090
Chef des maisonnées.
1091
KRISTIANSEN A., Irān dar zaman-e sāsānian…op. cit. p. 124.
1092
Il convient de noter que les réformes de K̲osrow Anuširvān concernan le spāh (l’armée) au VIème siècle
supprima notamment le critère obligatoire d’appartenance à la noblesse pour intégrer la cavalerie : combattre dans
les rangs de la cavalerie cessa d'être le devoir et le privilège exclusifs de la noblesse qui combattait en utilisant son
propre équipement à ses propres frais. À partir de ce moment, les guerriers purent également être des cavaliers
d'origine non noble qui servaient dans la cavalerie régulière et auxquels étaient attribuées des terres. La partie la
plus nombreuse de l'armée était la cavalerie, dont les membres étaient recrutés parmi les petits propriétaires
terriens, les dihqān, qui recevaient un soutien financier pour leurs équipements guerriers provenant la trésorerie
du roi. Le roi agrandit la cavalerie formée, au départ, par les dihqān, donna des chevaux et des armes à ceux qui
étaient dépourvus d’une propriété, et attribua un salaire fixe à ceux qui étaient sans ressources. Ainsi, la base
sociale de la cavalerie se modifia et s’élargit d’une manière considérable car la petite noblesse (les dihqān) put
officiellement intégrer l’armée : FRYE R. N., « Tārīḵe Irān az solukiān tā forūpāši-ye dolat-e sāsāniān. Pažūheše
danešgah-e Kambrij. Vol III, 1. Tarjome-ye Ḥasan Anūše, Téhéran : Amīr kabīr, 1394, p. 252.
1093
« Conseiller (de la classe des cavaliers ». KHURSHUDIAN E., Die partischen und sasanidischen
Verwaltungsistitutionen…op. cit. p. 97. JALĪLIĀN Š., Nāme-ye Tansar be Gošnasb. Ahvāz: Dānešgāhe šahīd
čamrān, 1396, p. 87, note 1.
1094
À al-Baṣra en 683, quatre cents Asāwira, avec leur commandant Māh Afrīdhūn, exécutèrent la tactique perse
du tir à cinq flèches (fanjaqān) leur permettant de décocher une volée de deux mille flèches à la fois : al-Ṭabarī.
The Collapse of Sufyānid Authority and the Coming of the Marwānids. Vol. XX. Translated by G. R. Hawting.
New York: State University of New York Press, 1989, p. 32.

197
terres des dihqān dans les régions du Sawād où une grande partie de la population était
convertie, leur furent laissées, et ils furent exonérés de la taxe de capitation 1095.
Il faut noter aussi que les religions monothéistes étaient déjà assez familières aux dihqān
grâce au manichéisme et au christianisme présents depuis des siècles en Irak, et dès qu’ils se
rendirent compte que leurs attentes se réalisaient, ils se convertirent aussi à la nouvelle croyance
prêchée par les conquérants de plus en plus 1096. Par ailleurs, en raison de leur statut, il y a peu
de doute sur le fait qu'à chaque conversion, un nombre considérable de leurs partisans se
convertissait avec eux. Plus tard, ayant gagné la confiance des califes, les dihqān eurent même
accès à leur cours, devenant leurs conseillers et exerçant une influence culturelle importante sur
eux, ainsi que sur les princes 1097.
La petite noblesse, restant ainsi quasi-indépendante grâce aux arrangements mutuels
avec les conquérants, se réorganisa progressivement sur son propre territoire en intégrant les
forces des gouverneurs. Après la bataille de Qādisiyya, les généraux persans acceptèrent de se
soumettre à Hurmuzān, le gouverneur du Ḵuzistān. Les dihqān de Falluǧa, Burs et Bāb mirent
également leurs forces sous son commandement. Nous pouvons donc dire que pendant et après
la conquête de Sawād, les nobles dihqān, convertis ou non à la nouvelle croyance, complétèrent
les rangs des guerriers en conservant ainsi pendant longtemps à la fois leur statut social et leurs
valeurs traditionnelles nobles perses.
Pour conclure, notons que d’après ce qui est dit, il est évident que la conquête modifia
la nature de la structure sociale perse en Irak. Bien qu'un certain nombre de représentants de
l'aristocratie terrienne, les dihqān, survécurent et conservèrent les éléments propres à leur
classe, selon F. Løkkegaard 1098, les niveaux supérieurs de cette société hiérarchisée disparurent
avec la conquête, et les membres de la haute aristocratie qui survécurent furent
marginalisés 1099 . Al-Masʿūdī affirme que les descendants de la plus haute aristocratie et les
membres des quatre classes traditionnelles et leur descendance continuèrent à vivre à Sawād 1100.

1095
Balāḏhurī. Futūḥ al-buldān, tarjome-ye moḥammad Tavaqol…op. cit. p. 378
1096
SPULER B., Iran in the Early Islamic period. Politics, Culture, Administration and Public Life between the
Arab and the Seljuk Conquests, 633–1055. Leiden & Boston : Brill, 2015, p.126.
1097
Toutefois, il convient de noter qu’après la conquête de la Perse, s’il y avait ceux qui devinrent de proches alliés
des Arabes conquérants et leur restèrent fidèles, lors que de nombreux autres exprimèrent les peines des Perses et
soutinrent ou participèrent à des rébellions anti-omeyyades, sans tenir compte de la coloration idéologique de ces
rébellions au début. Parfois, lorsqu'un groupe de leurs pairs se révoltait contre les mauvais traitements infligés par
les gouverneurs arabes, d'autres restaient silencieux et aidaient souvent les Arabes à réprimer ces révoltes :
ḎĀKERĪ M., Sasanid Soldiers in Early Muslim Society…op. cit. p. 102.
1098
LØKKEGAARDE F., Islamic Taxation. New York: Arno Press, 1973, p. 168.
1099
MORONY M., Iraq after Muslim…op. cit. p. 202-203.
1100
Al-Masʿūdī. Murūǧ…op. cit. p. 277. À cet égard, al-Dīnawārī mentionne un certain Wistaxm, le spāhbed de
l’Irak (dont le titre était hazāraft) qui était probablement de la famille dynastique d’Ispahbudān : al-Dīnawārī,
Kitāb al-aḵbār al- ṭiwāl…op. cit. p. 83 et POURSHARIATI P., Decline …op. cit. p. 109-110.

198
Ainsi, il est aisé de concevoir que la conversion de la Perse (et d’une partie de l’Irak) au
nouveau monothéisme commença principalement dans les hautes sphères de la société, dans
ces cercles qui étaient les véritables détenteurs de la culture iranienne et qui maintinrent
également les anciennes traditions héroïques perses avec leur vision chevaleresque de la vie, le
milieu social dans lequel ils vivaient demeurant inchangé. Ceci est une partie considérable de
la réponse à la question de savoir pourquoi la culture et la langue persane survécurent durant
l'ère islamique1101.

Les mawālī
Lors des premières incursions sur Sawād (al-Ḥīra, et Anbār), de nombreuses personnes
auraient été faites prisonnières. Ils furent gardés comme esclaves pendant un certain temps,
étant souvent obligés de faire de durs travaux manuels. Beaucoup d'entre eux furent ensuite
libérés, devenant les mawālī (convertis non-arabes) des tribus arabes et entrant dans la
communauté des Croyants en tant que membres à part entière1102.
Pendant toute la période omeyyade, le walāʾ était le seul mécanisme d'attachement des
nouveaux venus à la société de conquête. En effet, les Croyants n'étaient toujours disposés à
partager ni leur Dieu, ni leur gloire avec les convertis ou avec leurs ennemis vaincus. Le système
clientéliste apportait donc une solution appropriée. Les clients étaient librement acceptés sans
conversion, mais aucun converti n'était autorisé à échapper à l'humiliation du walāʾ, les
nouveaux venus à la foi étant attachés à la personne « des mains de laquelle » ils s'étaient
convertis. On distingue plusieurs catégories parmi les mawālī : les anciens prisonniers de la
guerre, des paysans, des nomades et des citadins.
Il semble que le nouveau venu renonçait comme principe à sa position dans le système
politique d'avant la conquête, et un noble iranien se retrouvait à côtoyer les paysans que ses
ancêtres avaient gouvernés. Il est possible que ce système clientéliste servait ainsi à éloigner
les conquérants du système politique d'avant la conquête et de ses valeurs culturelles. Ainsi, les
clients auraient pu mieux contrôler le développement de la société arabe s'ils avaient été recrutés
principalement parmi les membres libres de l'élite d'avant la conquête, en particulier
l'aristocratie perse1103.

1101
SPULER B., Iran in the Early Islamic period. Politics, Culture …op. cit. p. 130.
1102
KENNEDY H., The Great Arab Conquests. How the Spread…op. cit. p. 105.
1103
CRONE P., Slaves on Horses: The evolution of Islamic Polity. Cambridge/New York: Cambridge University
Press, 1980, p. 49-50.

199
Les mawālī accompagnaient généralement leurs mécènes dans leurs villes et, n’oubliant
évidemment pas leur milieu d’origine, étendaient leur influence par l’intermédiaire de ces
mécènes. Ils constituaient ainsi, par rapport aux sociétés antérieures, sinon une classe tout à fait
nouvelle, du moins un groupe particulièrement compact d'hommes qui, dès l'origine, avaient
décidé de se ranger du côté de l'establishment social et culturel arabe. Le meilleur exemple de
ceci se trouve dans les centres les plus importants de la colonisation arabe, les villes-garnisons
d’al-Baṣra et d’al-Kūfa.
La situation évolua en peu de temps. Au fur et à mesure que les conséquences précises
de l'invasion leur apparurent, les mawāli prirent peu à peu conscience des services qu'ils
rendaient à leurs nouveaux maîtres. En conséquence, ils commencèrent à se tourner vers leur
nouvelle croyance religieuse pour trouver les arguments nécessaires pour s'élever au même
niveau social que leurs seigneurs arabes. Une classe mawāli arabe se forma ainsi, et au cours
du IIème siècle après l’hégire, le terme mawāli devint de plus en plus insignifiant et finit par
disparaître1104.
En conclusion, nous pouvons noter qu’à la suite de la conquête arabe, de nombreuses
populations d’origines ethniques très diverses et de confessions très variées se virent réunies
dans un nouvel empire naissant sur les territoires qui appartenaient auparavant aux vassaux des
Perses et des Byzantins ; les cultures et les croyances de toutes ces populations se trouvaient en
contact permanent. Cela donna naissance aux nouvelles sociétés qui étaient différentes à la fois
de celles des grands empires de l’Antiquité tardive (la Byzance et la Perse sassanide) et de celles
de l’Arabie, berceau du nouveau monothéisme des Croyants.
Parallèlement, de nouvelles organisations sociales à forte coloration militaire, ancrées
notamment dans l’héritage sassanide et qui se distinguaient par la présence importante des
éléments non-arabes, virent le jour. Ces éléments originaires de la haute société sassanide, en
s’assimilant progressivement aux conquérants arabes, laissèrent en même temps l’empreinte de
la brillante culture militaire sassanide sur l’organisation militaire des Croyants. À cet égard,
comme nous le verrons, la Mésopotamie leur transmit progressivement son riche héritage à la
fois païen et chrétien sous la forme de diverses traditions. Il semble que l’ensemble de ces
diverses interactions aient joué un rôle décisif dans l’apparition des premiers schismes dans la
communauté fondée par Muḥammad.

1104
COHEN C., « Socio-Economic History and Islamic Studies: Problems of Bias in the Adaptation of the
Indigenous Population to Islam », in Muslims and Others in Early Islamic Society. Edited by R. Hoyland, London
& New York: Routledge, 2017, p.266.

200
B. Le berceau « chrétien » d’une bataille « islamique »
Au moins jusqu’au XIème siècle, l’histoire de al-Kūfa se caractérise par les similitudes
avec l’Antiquité classique, la Perse, Babylone, Byzance, ce qui permet de conclure qu’elle ne
fut islamisée qu’à une époque tardive1105.
Après la fermeture de l’école de Nisibe 1106 (en 540 sur ordre de Ḵosrow I), plusieurs
Monophysites immigrèrent à al-Kūfa (ancien ʿAqoula) où un évêque jacobite s’était installé 1107.
Par ailleurs, après la conquête de l’Irak, la création du camp militaire d’al-Kūfa facilita
l’assimilation et l’intégration des Arabes chrétiens installés sur la rive droite de l’Euphrate
(comme ceux d’al-Hīra)1108, mais aussi d’autres populations non-arabes (très probablement en
majorité chrétiennes) au sein de la nouvelle société en construction.

1. Al-Kūfa : une ville de garnison multiethnique


Après la conquête d’al-Madāʾin vers 636, en raison des conditions climatiques, une
grande partie de la force militaire des conquérants fut transférée à al-Kūfa1109. Le commandant
Saʿd ibn Abī Waqqās autorisa ceux qui souhaitaient rester à al-Madāʾin à y rester et à former
une garnison. Toutefois, la plupart des forces de Saʿd, y compris les tribus des Taġlib1110, des
Iyād1111 et des Namir qui l'avaient récemment rejoint, s’installèrent à al-Kūfa1112. La date de
l’installation à al-Kūfa varie entre l’an 15 et 18 de l’hégire1113. Parmi les tribus migrantes, les
sources mentionnent les ʿIbād chrétiens qui venaient d’al-Ḥīra1114.
Après la réorganisation ordonnée par ʿUmar (division de la ville-garnison en sept
quartiers militaires1115 ), ainsi se divise le tableau des tribus et des groupes militaires selon le
chroniqueur al-Ṭabarī1116 :

1105
DJAÏT H., Al-Kūfa. Naissance de la ville islamique. Paris : G.-P Maisonneuve et Larose, 1986, p.143.
1106
Une des grandes écoles théologiques des premiers siècles du christianisme qui occupe une place importante
dans l’histoire de l’Église d’Orient.
1107
VAN REETH J. M. F., « Les prophéties oraculaires dans le Coran et leurs antécédents Montant et Mani
controverses », in Controverses sur les écritures canoniques de l’Islam. Sous la direction de D. De Smet & M. A.
Amir-Moezzi, Paris : Cerf, 2014, p. 91
1108
LE COZ R., L’Église d’Orient… op. cit. p. 37.
1109
Pour l’étymologie de ce toponyme voir : RAJABĪ DAVĀNĪ M. Ḥ., Kūfe wa naqše ān dar qorūn-e noḵostīn-e
eslāmī…op. cit. p.101 et s.
1110
D’origine chrétienne.
1111
Dont au moins, une partie avait adopté le christianisme.
1112
DONNER F., M. The Early Islamic Conquests…op. cit. p. 227
1113
L’an 17 selon al-Balāḏurī. Futūḥ ul-buldān...op. cit. p. 392.
1114
DONNER F. M., The Early Islamic Conquests…op. cit. p. 233. Il ne faut pas oublier que la moitié de la
population d’al-Ḥīra était très probablement composée des non-Arabes : ZARĪNKŪB A., « The Arab Conquest of
Iran and Its Aftermath »…op. cit. p. 33.
1115
Muqātila.
1116
Al-Ṭabarī. The Conquest of Iraq…op. cit. p. 76.

201
1. Les Kināna et leurs alliés (Ḥulāʾ) de Aḥābīš et autres; les Ǧadīla1117
2. Les Quḍāʿa1118, parmi eux à cette époque, il y avait les Ġassān ibn Šibām, les Baǧīla,
les H̱aṯʿam, les Kinda1119, les Ḥaḍramawt et les Azd1120
3. Les Maḏḥij, les Ḥimyar, les Hamdān et leurs alliés
4. Les Tamīm1121, le reste des al-Ribāb, les Hawāzin
5. Les Asad1122, Les Ġaṭafān, Les Muḥarīb, les Namir1123, les Ḍubayʿa et les Taġlib1124.
6. Les lyād1125, les ʿAkk, les ʿAbd al-Qays1126, les Ahl Haǧar, les Ḥamrāʼ1127. Ce groupe
joua un rôle culturel capital à al-Kūfa avant l’an 40 de l’hégire. « L’acculturation
iranienne déjà commencée » des ʿAbd al-Qays et des Ahl al- Ḥaǧar est soulignée par L.
Massignon1128.
7. Non renseigné
D’autres sources nous fournissent des noms d’autres tribus (ou de fédérations de tribus)
comme les Ṭayy, les Kalb, certaines tribus des Bakr ibn Wāʾil1129 et des Rabīʿa1130 qui étaient
très probablement d’origine chrétienne. Notons que les tribus principales d’al-Kūfā étaient les
Qays du groupe Mudar et les Kinda du Yémén1131.
Par ailleurs, les récits de conquête nous informent que les chrétiens constituaient une
part importante des Banū ʿIjl ibn Luǧaym (appartenant aux Bakr ibn Wāil), et nous savons que

1117
Une branche de la tribu des Ṭayy, une tribu en contact commercial permanant avec al-Ḥīra. Une partie de cette
tribu était christianisée.
1118
Cette tribu était elle-même d’origine obscure. Certaines branches comme celles des Bahrā, des Banū al-Qayn
et des Ṣalīh étaient chrétiennes.
1119
Dont les membres étaient chrétiens : FINSTER B., « Arabia n Late Antiquity : Un Outline of the Cultural
Situation in the Peninsula at the time of Muhammad », in The Qurʾān in the Context. Historical and Literary
Investigations into Qurʾānic Milieu. Leiden & Boston : Brill, 2010, p. 71-72.
1120
Une branche de cette tribu est à l’origine des Ġassānides chrétiens.
1121
Très influencés par les Perses, il y avait des mazdéens et des chrétiens parmi eux. Le clan des Banū Ayyūb de
la tribu des Tamīm appartenait à l’élite chrétienne urbaine : TORAL-NIEHOF I., Al-Ḥīra…op. cit. p. 128.
1122
Une tribu importante probablement influencée par le christianisme : RIZQULLAH M. A., A Biography of the
Prophet of Islam. In the Light of the Original Sources, an Analytical Study. Vol. I. Riyadh: Darussalam, 2005,
p.56.
1123
Une tribu chrétienne. D’après le chroniqueur al-Ṭabarī, durant une bataille au sud de l’Irak, « lorsque la bataille
se plongea et devint difficile, al-Muṯannā dirigea lui-même vers Anas ibn Hilāl pour dire, "O Anas, tu es un homme
arabe même si vous ne suivez pas notre religion" ». Al-Ṭabarī, The Challenge to the Empires…op. cit. p. 204 et
206.
1124
Dont les membres étaient chrétiens : FINSTER B., « Arabia n Late Antiquity… »…op. cit. p. 71-72. Si certains
de clans des Taġlib avaient combattu les conquérants arabes, d’autres avaient participé activement aux conquêtes
en restant chrétiens. À l’époque de ʿUmar, les Taġlib chrétiens étaient exemptés de ǧizya, mais étaient soumis à la
taxe aumônière (ṣadaqa) qu’ils payaient double : De PREMARE A., Les fondations de l’islam…op. cit. p. 191.
1125
Une tribu chrétienne: SHAHÎD I., Byzantium and the Arabs in the Fifth Century…op. cit. p. 54.
1126
Majoritairement chrétiens.
1127
Infanterie perse sassanide.
1128
MASSIGNON L., OPERA MINORA. Textes recueillis, classés et présentés avec une bibliographie par Y.
Moubarac. Tome III, Paris: PUF, 1969, p. 40 et s.
1129
CASKEL W., « Bakr b. Wāʾil ». Encyclopaedia of Islam. vol I…op. cit. p. 964.
1130
KINDERMANN H., « Rabī ʿa ». vol. VIII. Leiden: Brill, 1995, p.353
1131
FRYE R. N., The Golden Age of Persia. New York: Barnes & Noble, 1996, p. 71

202
leur chef, ʿIǧlī Abǧar ibn Ǧābir était chrétien au moment de l'apparition de la nouvelle croyance
et resta de toute évidence chrétien jusqu'à sa mort à al-Kūfa en l'an 660 après J.-C.1132.
Parmi les groupes ayant migré, il faut noter aussi la présence des chrétiens de Naǧrān
(situé au sud de la péninsule Arabique) qui s’installèrent au sud de la ville-garnison d’al-Kūfa
(à la suite de leur expulsion de la péninsule Arabique par calife ʿUmar). Il n’y a pas
d’information sur leur rôle politique au sein de la société kūfite1133. Comme leurs confrères des
Banū Taghlib, ils constituaient une classe particulière des ḏimmī-s1134 (grâce au pacte conclu
avec le Prophète et ses successeurs, ils restèrent hors du régime général de ǧizya)1135.
Quant aux éléments ethniques non-arabes ou étrangers d’al-Kūfa, on peut noter les
Iraniens, les Romains, les Syriaques et les Nabatéens1136. Le mélange de nombreux facteurs
complexes - géographiques, historiques, ethniques, raciaux et économiques - rend la ville et ses
habitants difficiles à analyser. S. Ḥ. M. Jafri considère qu’il existait deux groupes principaux
d’habitants à al-Kūfa : les Arabes et les Perses, les premiers constituant le « groupe fondateur »
et les seconds le « deuxième élément de base ».
L’élément arabe était extraordinairement hétérogène et comprenait les nomades (les
Tamīm et leurs voisins yéménites tels que les Ṭayy), les semi-nomades (les Rabīʿa, les Asad,
les Bakr), les migrants du Yemen et de l’Ḥaḍramawt (les Kinda et les Baǧīla), les tribus
chrétiennes (les Taǧlib, les Iyād et un certain nombre de chrétiens de Naǧrān) 1137.
Les mawālī d’origine iranienne constituaient la majorité de la population d’al-Kūfa, et
de grandes communautés (les prisonniers de guerre, les Asāwira, les Daylamī, les commerçants,
les représentants de la grande noblesse) y vivaient 1138. Quant à l’intérêt des Iraniens pour al-
Kūfa, il faut prendre en compte que sa situation géographique, à la frontière de l'Irak sassanide,
avait fait de la ville le lieu de migration le plus approprié pour des Perses ayant perdu une
grande partie de leurs moyens de subsistance après la conquête arabe dans l'Empire perse. De
même, un grand nombre de paysans (dahāqīn - la petite noblesse), avec l'effondrement du

1132
DONNER F. M., « The Bakr B. Wāʾil Tribes and Politics in Northeastern Arabia on the eve of Islam»…op.
cit. p. 26.
1133
RAJABĪ DAVĀNĪ M. Ḥ., Kūfe wa naqše ān…op. cit. p. 148.
1134
Les « protégés ». Le terme ḏimma est utilisé pour désigner le contrat indéfiniment renouvelé par lequel la
communauté des Croyants accordait hospitalité et protection aux membres d'autres religions révélées, à condition
de la reconnaissance de leur domination.
1135
FERRÉ A., « Les chrétiens de Syrie et de Mésopotamie aux deux premiers siècles de l’islam ».
Islamochristiana. 1988, 14, p. 85.
1136
ṢAFARĪ FORUŠĀNĪ N., Kūfe az peydāyeš tā ʿāšūrā. Qum: Mošʿer, 1391, p. 211.
1137
JAFRI S. Ḥ., The Origins and Early Development of Shiʿa Islam. Oxford/New York: Oxford University Press,
2000, p. 113.
1138
PŪR AḤMADĪ Ḥ & ʿAlĪ BĀBĀYĪ S., « Irāniān wa naqš-e kūfe dar tašayyoʿ-e ānān ». Faṣlnāme-ye ʿelmī-
pažūhešī-ye šīʿešenāsī. 1391, 10, 39, p. 16. ṢAFARĪ FORUŠĀNĪ N., Kūfe az peydāyeš tā...op. cit. p. 114-116.

203
système féodal sassanide et la liberté offerte par les conquérants arabes, trouva que le travail de
la terre n'était plus rentable, et al-Kūfa était l'endroit le plus attrayant pour eux.
Quant aux guerriers, à part les Asāwira et les Ḥamrāʾ, un autre groupe de guerriers
iraniens entra dans al-Kūfa depuis Qazwīn (une ville située au nord de l’Iran). Les monarques
sassanides avaient fait stationner des asbārān dans la garnison de la ville de Qazwīn, un point
stratégique pour la défense du cœur de la territoire persan contre les envahisseurs du Nord1139.
Après s’être installés à al-Kūfa, ils combattirent aux côtés des Arabes lors de la conquête de
Zanjān et d'Aḏarbāyjan et conservèrent leur fonction antérieure de gardes-frontières pour les
Arabes, puisque la région au nord de Qazwīn ne fut conquise que bien plus tard 1140.
Il semble que malgré l’ensemble important qu’ils présentaient et leurs capacités
militaires, les guerriers sassanides furent toujours considérés comme les mawālī appartenant
aux Banū Tamīm. Ils s’abstenaient apparemment de participer aux conflits intertribaux.
Toutefois, parmi les troupes kūfites qui vinrent en soutien à ʿAlī ibn Abīṭālib (le quatrième
calife) lors de la première guerre civile 1141, il semble qu’il y avait des régiments de Siyābaja1142
dirigés par leur chef, ʿAlī ibn Danūr.
Après l’assassinat de ʿAlī ibn Abīṭālib, entre les années 662 et 670, Muʿāwiya déplaça
un certain nombre d'Asāwira, de zuṭṭ (nomades) et de Siyābaja depuis al-Baṣra et al-Kūfa
jusqu'à la côte de la mer du Jourdain, par exemple à Tyr et à Acre. Les Ḥamrāʾ d’al-Kūfa qui
avaient été envoyés en Syrie y étaient appelés al-Furs (les Perses)1143.

Les Monastères d’al-Kūfa : centres importants du christianisme en déclin


Dans le chapitre II, nous avons vu que les monastères ont joué un rôle très important
(peut-être plus important que celui de l’Église, embourbée la plupart du temps dans les querelles
christologiques) dans la propagation du christianisme, notamment parmi les populations
bédouines du désert syro-mésopotamien.
De nombreux monastères restèrent actifs en Mésopotamie, même après la conquête
arabe et l’installation progressive du nouveau monothéisme. Autour de la ville-garnison
nouvellement créée d’al-Kūfa, il existait de nombreux monastères qui accueillaient souvent les
pèlerins (les habitants d’al-Kūfa qui partaient ou retournaient du pèlerinage).

1139
Al-Balāḏurī. Futūḥ al-buldān…op. cit. p. 451.
1140
ḎĀKERĪ M., Sasanid Soldiers in Early Muslim Society…op. cit. p.119.
1141
Nous y reviendrons.
1142
Ils faisaient partie d'un groupe des forces sassanides recrutées à Bahreïn.
1143
ḎĀKERĪ M., Sasanid Soldiers in Early Muslim Society…op. cit. p. 125 et s.

204
Il semble que dans la période post-conquête, les monastères chrétiens ne furent plus
réservés exclusivement aux chrétiens, mais en raison de leur proximité avec la ville-camp et la
nature des services mis à disposition des pèlerins (ils fournissaient notamment le vin,
formellement interdit aux Croyants-musulmans), ils constituèrent des centres d’interactions
culturelles et cultuelles entre les représentants des différentes ethnies.
Voici quelques monastères célèbres proches d’al-Kūfa : Diārāt al-asāqif, il s’agit d’un
ensemble de monastères situé à l’ouest de la ville dans la région de Naǧaf. Il y avait un ruisseau
appelé Ġadīr qui traversait ces monastères. Il y avait d’autres monastères, situés à l’ouest de al-
Kūfa, dont : le monastère d’Aʿwar (il appartenait à Aʿwar, un membre de la tribu des Iyād), le
monastère de Ǧamāǧem1144 , le monastère de Ḥinnā (il était situé entre al-Kūfa et al-Ḥīra), le
monastère de Assawā, le monastère de Hind al-Kubraʾ. D’autres monastères, proches de la ville,
étaient le monastère de Zurāra (on y cultivait du vin), le monastère de Serǧīs 1145 (sur la route
vers La Mecque), le monastère de Silsila, le monastère de Hind al-Ṣuġraʾ, etc.1146.
Il parait que même après la fondation d’al-Kūfa, les monastères de l’ancienne ville d’al-
Ḥīra, désormais abandonnée, étaient toujours actifs et accueillaient les habitants d’al-Kūfa.
Parmi eux, on peut citer le monastère d’Askūn, le monastère de Mazʿūq, le monastère de Mart
Maryam, etc. Les monastères étaient florissants pendant longtemps après la conquête arabe,
ainsi, celui de Mart Maryam était toujours magnifique et actif1147.
Nous pouvons donc voir qu’al-Kūfa, qui avait été fondé pour servir de ville-garnison et
assurer, probablement, la bonne organisation des attaques à venir sur les territoires des anciens
Empires byzantin et sassanide, devint une ville multiethnique et pluriculturelle dans laquelle
différentes croyances et civilisations très anciennes entrèrent en contact, et ce dès sa fondation
en 638. Cette ville, avec sa composition fortement hétérogène, joua un rôle décisif dans
l’émergence du šīʿisme, particulièrement lorsque le quatrième calife et gendre du Prophète, ʿAlī
ibn Abī Abīṭālib, en fit la capitale.

2. Le calife ʿAlī ibn Abīṭāleb : un personnage historique


ʿAlī, cousin et gendre de Muḥammad et époux de Faṭimā, sa fille, était l'un des
premiers qui avait accepté le message prophétique de Muḥammad. Parmi le groupe d'hommes
remarquables attachés à la cause du Prophète, il se tient en bonne place, se distinguant par sa

1144
Ǧamāǧem est le pluriel de la ǧumǧuma (le crâne). Il est possible qu’il s’agisse d’un endroit où les crânes des
guerriers vaincus étaient enterrés.
1145
Nom arabisé de saint Serge.
1146
ṢAFARĪ FORUŠĀNĪ N., Kūfe az peydāyeš tā ʿāšūrā…op. cit. p.85 et s.
1147
RAJABĪ DAVĀNĪ M. Ḥ., Kūfe wa naqše ān dar qorūn-e noḵostīn-e eslāmī…op. cit. p.116 et s.

205
dévotion personnelle sincère à son maître et par son courage dans les combats guerriers du
temps du Prophète à Médine. Il eut cependant plus de succès en tant que fidèle qu'en tant que
leader politique1148. Il semble qu’il n'ait pas eu les qualités requises pour diriger en des temps
tumultueux, et l’étude des sources historiques, peu nombreuses, montre que son califat ne fut
pas un succès du point de vue politique.

Les défis d’un calife trahi


Ainsi, très rapidement après la prise de pouvoir par ʿAlī (en 656), le système
d’allégeance commença à s'effondrer. Il se trouva rapidement au milieu de proches « ennemis »
dont l’hostilité avait des racines anciennes, profondes et complexes1149.
La différence majeure entre les guerres menées par ʿAlī et celles de l’époque du
Prophète réside dans le fait que pendant son bref califat, ʿAlī fut forcé de prendre les armes
contre ses compagnons, alors que le Prophète combattait les idolâtres, les apostats ou les
hypocrites. Les trois principales guerres qu'il mena peuvent être classées comme suit : le bataille
du Chameau (656), la bataille de Ṣiffīn (657) et la bataille de Nahrawān (658). Autrement dit,
il fut contraint de faire la guerre à ʿĀīša, l’épouse du Prophète, rien de moins, après quoi il dut
affronter Muʿāwiya, le gouverneur de Syrie, qui lui désobéissait. Enfin, dans le but d’éliminer
la dissidence radicale née dans ses propres rangs à la suite de la bataille de Ṣiffin, il dut se battre
avec de nouveaux ennemis féroces, les khārijites.
La bataille du Chameau (656)1150 : ʿĀiša (l’épouse du Prophète) se dirigea vers la périphérie de
Médine, à Rabḏa et commença à diffamer ʿAlī. Elle appela aussi à rechercher les assassins de
ʿUṯmān (le troisième calife, assassiné en 656) pour les punir. Elle était suivie par Ṭalḥa et al-
Zubayr, les anciens compagnons du Prophète, qui affirmèrent qu'ils avaient été contraints de
donner la bayʿa1151 à ʿAlī après l’assassinat de ʿUṯmān et étaient maintenant prêts à mettre fin
à son règne. Des dispositions furent prises pour qu’ils puissent, tous les trois, se rendre à al-
Baṣra, d’où ils organiseraient leur opposition et essayeraient de rallier les sympathisants à al-
Kūfa afin de faire la guerre à ʿAlī. Cette dissidence entre les trois principaux compagnons du

1148
Il fut calife entre 656-661.
1149
Les trois principaux groupes élitaires qui émergent lors de la période prophétique (muhāǧirūn « les migrants »,
anṣār les partisans », les convertis mecquois tardifs) entrèrent en compétition pour le califat. L’historiographie
šīʿite atteste une succession d’usurpation dont ʿAlī fut la victime se trouvant privé par trois fois du califat, à
commencer lors de la désignation d’Abū Bakr à la saqīfa des Banū Sāʿida : BORRUT A., « De l’Arabie à
l’empire »…op. cit. p. 263.
1150
Cette bataille se nomme ainsi car ʿĀiša s’était mise sur le dos d’un chameau.
1151
Serment d’allégeance.

206
Prophète allait former la toile de fond de ce premier conflit, qu’est la fitna1152, qui culminerait
avec la bataille du Chameau (en 656), un événement qui reçut une grande attention et est
considéré, dans les sources, comme la première des trois grandes guerres que ʿAlī serait forcé
de mener. Il semble qu’au centre du débat se trouvait la question de la responsabilité religieuse
dans la recherche et la punition des assassins de ʿUṯmān1153. ʿAlī est généralement présenté
comme à la fois irrésistible et couronné de succès au cours de cette première phase de la guerre
civile. Ce succès pourtant fut de courte durée.
La bataille de Ṣiffīn (657)1154 : la raison « officielle » de cette deuxième confrontation n’était
pas nouvelle : Muʿāwiya cherchait toujours à punir les meurtriers de ʿUṯmān et à conserver son
droit d’administrer la Syrie en tant que gouverneur. ʿAlī, de son côté, voulait que son adversaire
reconnaisse son autorité en accomplissant la bayʿa, alors même qu'il était tout à fait incapable
de punir tous ceux qui étaient impliqués dans le meurtre de Uṯmān1155.
Bien que les armées de Muʿāwiya et de ʿAlī restèrent longtemps sur le champ de
bataille à Ṣiffīn à se faire face avant le déclenchement des hostilités (ce qui reflétait très
probablement l'aversion des troupes pour l’idée de faire couler le sang d’autres Croyants)1156,
la bataille éclata, mais s'arrêta rapidement, lorsque les Syriens (les combattant du camp de
l’adversaire) brandirent des feuillets du Qurʿān et appelèrent à l'arbitrage1157. ʿAlī fut obligé
d'accepter l'arbitrage sous la pression de ses compagnons. L'arbitrage de Ṣiffīn affaiblit
finalement la position de ʿAlī.
Toutefois, il semble que la nature tragique de cette guerre ne soit pas tant due à
l'arbitrage impliquant les feuilles du Qurʿān, mais au fait que ʿAlī, qui ne bénéficiait déjà que
de peu de favoritisme de la part de ses alliés plutôt indécis d'origines tribales, confessionnelles

1152
Le mot fitna signifie révolte, émeute. La série d'événements qui comprend le meurtre de ʿUṯmān, la bataille de
Ṣiffīn et le développement de šīʿa (dissidence, fraction) de ʿAlī, les schismes des khārijites et la prise de pouvoir
par Muʿāwiya, est souvent appelée « la première fitna », et aussi « la fitna » par excellence ou « la grande fitna ».
En raison des luttes qui marquèrent l'avènement de Muʿāwiya, le terme de fitna fut plus tard appliqué à toute
période de troubles inspirés par des écoles ou des sectes qui se détachaient de la majorité des croyants : FAHĪR I.,
« Fitna ». Encyclopaedia of Islam. vol. II…op. cit. p. 931.
1153
EL HIBRI T., Parable and Politics in the Early Islamic History. The Rashidun Caliphs. New York : Columbia
University Press, 2010, p. 210.
1154
Ṣiffīn, était un village byzantin en ruine non loin d'al-Rakka, situé à quelques centaines de mètres de la rive
droite de l'Euphrate.
1155
Un des accusés pour le meurtre de ʿUṯmān était Malik al-Aštar, qui devint le bras droit de ʿAlī à al-Kūfa. Il y
avait également d’autres accusés parmi ses partisans. Toutefois, le conflit prit également un fort aspect régional.
Les sources arabes le décrivent souvent comme un conflit entre les ahl « peuple » d’Irak et les ahl de Syrie, les
tribus étant souvent divisées, les membres de la branche syrienne combattant leurs confrères irakiens : KENNEDY
H., The Prophet and the Age of the Caliphates. London & New York : Routledge, 2016, p. 67.
1156
LECKER M., « Ṣiffīn »: Encyclopaedia of Islam. vol. IX…op. cit. p. 552.
1157
L’arbitrage avait pour but de résoudre les questions qui divisaient ʿAlī et Muʿāwiya. Les arbitres prirent
finalement une curieuse décision. Ils annoncèrent que Muʿāwiya et ʿAlī devaient se retirer du pouvoir et qu'un
nouveau calife devait être élu.

207
et ethniques différentes, dut faire face à un nouveau défi qui le conduisit inévitablement au
martyre en 661 : l’arbitrage fut rejeté par certains membres de la qurra1158, qui estimèrent qu'il
avait perdu ses droits à leur soutien en acceptant l'arbitrage. En fait, ils s'étaient retournés contre
lui à cause de sa réticence (ou de son incapacité) à obtenir une victoire décisive lors la bataille
de Ṣiffīn. Les groupes qui seront par la suite appelés « khārijites » estimaient que ne pas achever
la bataille et permettre à un processus d'arbitrage d'avoir lieu revenait à nier la volonté de Dieu
telle qu'elle se manifesterait sur le champ de bataille 1159. Au retour de ʿAlī en Irak, ils se
séparèrent donc de son armée et se rendirent à Nahrawān au cœur du Sawād : ils formèrent le
groupe dissident des khārijites 1160.
Bataille de Nahrawān (658) : il parait que le massacre des khārijites à Nahrawān fut l'événement
le plus problématique du califat de ʿAlī 1161. De toute évidence, ʿAlī ne pouvait pas mettre un
terme à sa relation conflictuelle avec Muʿāwiya sans résoudre le conflit croissant avec les
khārijites qui continuaient de massacrer les partisans de ʿAlī et de tous ceux dont l'effusion de
sang était, selon eux, licite1162.
ʿAlī s'adressa à eux plusieurs fois et essaya de justifier sa conduite à l'égard de
l'arbitrage qu’on lui avait imposé. Dans un dernier effort, dans le but d’éviter une guerre avec
les khārijites, ʿAlī donna à Abū Ayyūb al-Anṣārī1163 un étendard pouvant servir de sauf-conduit
pour quiconque souhaitait se rendre, ce dernier cria que quiconque viendrait avec cet étendard
ou partirait pour al-Kūfa ou al-Madāʾin et n’aurait pas commis de meurtre, serait en sécurité 1164.
Malgré le fait qu’une grande partie de khārajites se retirèrent finalement, une partie décida de
faire la guerre contre ʿAlī.
Le jour du combat, ʿAlī donna l'ordre de laisser les khārijites attaquer. Ils étaient
grandement dépassés en nombre par les partisans de ʿAlī, dont le nombre a été rapporté quatorze
mille1165. Ils se battirent désespérément sans espoir de survie. La bataille tourna ainsi au
massacre1166.
Ainsi, nous pouvons observer comment une partie de la communauté primitive se dévia
progressivement du message prophétique de Muḥammad. En effet, il semble que Muʿāwiya et

1158
Les lecteurs du Qurʿān qui étaient fidèles à ʿAlī.
1159
COOK D., Martyrdom in Islam. New York & Cambridge: Cambridge University press, 2007, p.54.
1160
KENNEDY H., The Prophet and the Age of the Caliphates…op. cit. p. 67.
1161
MADELUNG W., The Succession to Muḥammad. New York & Cambridge: Cambridge University Press,
1997, p. 261.
1162
Ibid. p. 259.
1163
Un compagnon du Prophète.
1164
Al-Ṭabarī, The First Civil War. Vol. XVII. Translated by G. R. Hawting, New York: State University of New
York Press, 1996, p. 130.
1165
Al-Balāḏurī. Ansāb al-ašrāf. vol. II. M. B. Maḥmūdī, Bayrūt: Muʾasasaẗ alʿalamīli-l-maṭbūʿāẗ, 1974, p. 371.
1166
MADELUNG W., The Succession to Muḥammad…op. cit. p. 260.

208
ses alliées étaient à la tête d’un deuxième groupe de fidèles, venus à Muḥammad plus tard et
peut être appelés « émigrants » qui l’auraient opportunément rejoint après ses victoires
militaires. Ils auraient été militants, plaidant pour la préparation martiale de la terre pour
l’eschaton, partisans de conquêtes et en quête de butin 1167. Nous l’observerons plus loin, ce
processus devait très bientôt aboutir à une situation de la corruption totale à l’époque du fils de
Muʿāwiya ce qui risquait à mettre en péril et anéantir la véritable religion fondée sur le message
prophétique de Muḥammad, le nouveau monothéisme en formation.

Al-Kūfa : la capitale de ʿAlī


ʿAlī s’installa à al-Kūfa après la bataille du Chameau1168. D’après le chroniqueur al-
Ṭabarī, ʿAlī comptait toujours sur les Kūfites et les chefs des tribus arabes qui y habitaient ; il
pensait qu’ils lui étaient fidèles 1169. Le choix d’al-Kūfa comme centre de gouvernance, marqua
la fin définitive de la suprématie de La Mecque et de Médine en tant que centres du pouvoir
arabe pour les héritiers du Prophète1170. Par ailleurs, ʿAlī semble avoir été soutenu fortement
par les anṣār médinois 1171 et particulièrement par les mutins d’al-Kūfa1172.
Toutefois, ʿAlī eut de grandes difficultés à établir une armée de Kūfites. Ces derniers
étaient presque toujours réticents et indécis quand il s’agissait de combattre Muʿāwiya. De
nombreux témoignages d’auteurs tardifs mentionnent les discours d’encouragement de ʿAlī
destinés à renforcer la résistance vis-à-vis de Muʿāwiya qui lui désobéissait, comploter
constamment et divisait les rangs de ceux qui lui étaient fidèles 1173. Il semble que désobéir et
rompre l’allégeance faite à ʿAlī en tant que calife ait été sans précédent 1174 ; cette « tradition »
de trahir et de s’unir aux ennemis a probablement été établie à cette époque-là par les Kūfites
et est restée vivante pendant les décennies suivantes 1175. Est-ce c’était le caractère à la fois très

1167
AMIR-MOEZZI M. A. ʿAlī, le secret bien gardé. Paris : CNRS Editions, 2020, p.317-318.
1168
Il semble que la raison principal de choisir une ville tout près d’al-Ḥīra ait été le fait que cette dernière était
moins hostile (par rapport à Médine) et se caractérisait par l’existence d’une grande communauté chrétienne
apocalyptique.
1169
Al-Ṭabarī, The Community Divided. Vol. XVI. Translated by Adrian Brockett, New York: State University of
New York Press, 1997, p. 80.
1170
BOWERSOCK G.W., The Crucible of Islam. Cambridge/Massachusetts: Harvard University Press, 2017,
p.128.
1171
« Partisans », la désignation habituelle de ces hommes de Médine qui ont soutenu Muḥammad, à la différence
des Muhaǧirūn ou « émigrants », c'est-à-dire ses partisans mecquois : WATT W. M., « Anṣār », Encyclopaedia of
Islam. Vol. I…op. cit. p. 514.
1172
DONNER F., Muhammad and Believers…op. cit. p. 157.
1173
ṢAFARĪ FORUŠĀNĪ N., Kūfe az peydāyeš tā ʿāšūrā...op. cit. p. 179 et s.
1174
Il semble que la cause principale de cette désobéissance se trouvait dans le fait que ʿAlī restait attaché au
message prophétique du Muḥammad, il était des Banū Hašim une famille qui s’occupait des affaires religieuses
dès l’anté-islam : AMIR-MOEZZI M. A., ʿAlī, le secret bien gardé…op. cit. p. 318.
1175
Ibid. p.264-265.

209
hétérogène (du point de vue confessionnelle) et multiethnique d’al-Kūfa qui rendait impossible
la constitution d’alliances politico-religieuses en faveur de ʿAlī, même s’il était le membre de
la famille immédiate du Prophète ?

Le calife protecteur des non-Arabes


Un factionnalisme latent au sein de l’umma entre les anṣār et les partisans de ʿAlī
(représentés par ʿAlī) et l’élite de La Mecque (représentée par Muʿāwiya) vit le jour durant le
califat de ʿAlī. Il parait qu’il possédait non seulement le support des non-Arabes, mais il était
également un ami de Salmān al-Fārisī, le compagnon exemplaire du Prophète 1176.
Il faut noter que par leur imprudence et, notamment, par les mauvais traitements qu’ils
infligèrent aux vaincus, les Omeyyades s’attirèrent l'inimitié des convertis, et la sympathie des
Perses, très présents en Irak, se tourna vers les membres de la maison du Prophète. Le parti de
ʿAlī (les šiʿītes de ʿAlī) constituait non seulement un point de ralliement pour tous ceux qui
s’opposaient à cette politique discriminatoire des dirigeants arabes (les Omeyyades), mais aussi
pour ceux qui souhaitaient également des changements dans les rapports politiques et, très
probablement, s’opposaient à la dégradation des mœurs dans communauté primitive pieuse
fondée par le Prophète. Face à ce développement, les Omeyyades établirent une politique
impitoyable. Comme nous le verrons, le petit-fils du Prophète, al-Ḥusayn ibn ʿAlī fut lui-même
victime de cette politique sanglante1177.
Ainsi, il n’est pas surprenant que les Yemenites et les mawālī d’al-Kūfa (en majorité
d’origine iranienne) aient montré une prédilection marquée pour ʿAlī. Ce dernier, contrairement
à ʿUṯmān (le calife précédent), était sympathique envers eux et les traitait avec respect, au point
que ses compatriotes s’en plaignirent. Il semble qu’il fit des mawālī les égaux des Arabes,
facteur qui explique également leur attachement à son égard. Certains Kūfites considéraient
ʿAlī comme le symbole de l’excellence de l'Irak et, par la suite, ils considérèrent l’imāmaẗ de
ses descendants, al-Ḥasan, al-Ḥusayn et Muḥammad ibn al-Ḥanafīyya comme les symboles de
la grandeur et de la prédominance de leur ville 1178. En 657-658, 8000 esclaves et mawālī se
joignirent aux forces de ʿAlī à al-Kūfa à la demande de ce dernier 1179.

1176
SAVRAN S., Arabs and Iranians in the Islamic Conquest…op. cit. p. 204.
1177
ḎĀKERĪ M., Sasanid Soldiers in Early Muslim Society…op. cit. p.97.
1178
D’après A. Zarīnkūb, il n’est pas exclu que les Iraniens cherchaient la restauration de la grandeur passée de
l'Iran : ZARĪNKŪB A., « The Arab Conquest of Iran and Its Aftermath »…op. cit. p.34.
1179
HASSON I., « Les mawālī dans l’armée musulmane sous les premiers Umayyādes »…op. cit. p.196.

210
Quant aux Aswārān, il est dit que ʿAlī, lors de son califat, fut en échange permanent
avec les cavaliers perses installés à al-Kūfa1180. Leur apport fut important et semble avoir débuté
lors de la première guerre civile avec l'introduction du régiment des ġilmān (pluriel de
ġulām1181 ) dans les premières institutions militaires proto-islamiques 1182. Il s’agissait des
enfants les plus âgés nés des femmes capturées lors de la conquête arabe et qui avaient atteint
la fin de l'adolescence. Ainsi, lors de la guerre de Ṣiffīn en 656, il y avait des mawālī, des ġilmān
et des serviteurs dans les deux armées 1183. En général, ces jeunes qui étaient employés comme
serviteurs du camp et messagers, étaient envoyés pour chercher de l'eau, des lettres, des chevaux
et des personnes 1184.
Ainsi, similairement aux soldats sassanides présents dans la ville-garnison dès sa
fondation et qui s’étaient intégrés aux forces conquérantes à al-Kūfa, les générations ultérieures
de captifs, très probablement en majorité iraniens, s’intégrèrent progressivement, dès leur jeune
âge, aux troupes kūfites.

3. ʿAlī ibn Abīṭālib : un personnage mythique


Après une brève présentation du ʿAlī « historique » et ses défis en tant que quatrième
calife, pour mieux comprendre le milieu très probablement « chrétien » qui influença le récit de
la bataille de Karbalā symbolisée par la mort de son fils al-Ḥusayn, il faut étudier un « autre »
ʿAlī, un personnage « mythique » qui fut particulièrement bien illustré notamment dans les
sources šīʿites tardives. Il semble que mort, ʿAlī soit devenu plus puissant qu’il ne l'avait été de
son vivant, et il reste aujourd'hui le martyr suprême des šīʿites.
Du vivant du Prophète, le rôle de ʿAlī ne se limita pas seulement à celui de
commandant en second mais il fut aussi le « double » historique de Muḥammad dans divers
contextes1185. L'affection de Muhammad pour son fidèle disciple était grande. Il avait l'habitude

1180
MOḤAMMADĪ MALĀYERĪ M., Tārīḵ va farhang-e Irān dar dore-ye enteqāl az ʿaṣre sāsānī be ʿaṣre eslāmī.
3, Téhéran: Ṭūs, 1379, p. 251.
1181
Jeune homme ou garçon en arabe.
1182
Il s’agissait autant d’une institution sociale que militaire ; les termes utilisés pour désigner ces personnes
impliquaient généralement une sorte d'infériorité sociale - semblable aux grades militaires inférieurs - et
l'exécution de tâches subalternes.
1183
À titre d’exemple, Mihrān qui avait la charge d'une poche à eau dans l'armée de ʿAlī était le mawlā de Yazīd
ibn Hānī et s'appelait à la fois ġulām et mamlūk : al-Ṭabarī, The first Civil war…op. cit. p.12-14.
1184
MORONY M., Iraq after Muslim…op. cit. p. 211-212.
1185
À titre d’exemple, l’incident de Laylat al-Mabīt lorsque ʿAlī dormit dans lit du Prophète, afin que les assassins
(les polythéistes de Qurayš) ne remarquent pas son absence. Selon la tradition islamique, le verset 207 de la
deuxième Sourate (Al-Baqara) est révélé au sujet du sacrifice de ʿAlī pour sauver la vie du Prophète. Il y a
également des analogies faites entre les batailles de Badr (menée par le Prophète) et Ṣiffīn, sur la composition
mixte des combattants dans les deux batailles et d’autres détails comme l’empêchement d’accéder aux sources
d’eau, etc. EL HIBRI T., Parable and Politics in the Early Islamic History…op. cit. p. 211 et e s.

211
de dire « Moi et ʿAlī sommes d'une même souche », « ʿAlī fait partie de moi et moi de ʿAlī »,
« Celui dont j'ai été l'ami, ʿAlī est aussi son ami ». Ainsi, l'appréciation que le Prophète avait
de ʿAlī lui donna une position de grande influence 1186.
Quant à la transformation progressive du ʿAlī historique en un personnage semi-
légendaire, cela remonte à une période très ancienne (avant même de son échec à prendre la
succession du Prophète). Même si la majorité de prônes dédiés à ʿAlī date des siècles plus
tardifs (IIIème, IVème après l’hégire), leur noyau ancien s’était formé dans les courants šīʿites
baptisés ġulāt (tels que les kaysānites) ou ésotériques (comme les Ismaïlites)1187.

ʿAlī : le « dieu » des ġulāt


Le mot ġulūū (exagération) signifie rendre une chose plus grande qu’elle ne l’est,
exagérer, et, dans les discussions sectaires, lorsque ce mot est mentionné, cela signifie une
exagération des faits relatifs aux personnes. Ceux qui sont pris dans une telle volonté
d’exagération au sujet de leurs chefs religieux ou d'autres personnes sont appelés ġāli ou ahl-e
ġulūū. Ce fut notamment le cas lorsque les imāms furent considérés comme supérieurs aux
créatures ordinaires de Dieu ; autrement dit, quand les imāms furent divinisés et qu’il leur fut
reconnu des qualités divines provenant de l’incarnation de Dieu en eux 1188.
Il est intéressant de noter que ġulūū ne concernait probablement pas le Prophète, mais
il s’appliquait à ʿAlī dont la capitale était al-Kūfa, ville reconnue comme le milieu d’émergence
des ġulāt. En d’autres termes, il semble que comme le šīʿisme, il s’agissait d’un phénomène
plutôt irakien. Ce phénomène peut être mieux expliqué comme une tentative d'établir les
traditions gnostiques préislamiques telles que la vérité éternelle de toutes les révélations y
compris le sens profond et secret de la dernière révélation coranique. Le manichéisme peut être
exclu des influences potentielles car ni le modèle cosmogonique-sotériologique ni la
terminologie du ġulāt n'ont de caractéristiques manifestement manichéennes 1189.

1186
SELL E., The Cult of ʿAlī. London & Madras: The Christian Litterature Society, 1910, p. 1-2.
1187
AMIR MOEZZI M. A., La religion discrète. Croyances et pratiques spirituelles…op. cit. p. 91 et s. Le
chroniqueur al-Ṭabarī a mentionné un éloge originaire de ces milieux alides, destiné à Aḥmad ibn Muḥammad ibn
al-Ḥanafiyyah, fils de ʿAlī : al-Ṭabarī, The History of al-Tabari. The ʿAbbāsid Recovery. Vol. XXXVII. Translated
by Philip M. Fields. New York: State Uinversity of New York Press, 1987, p. 173
1188
ṢĀBERĪ Ḥ., Tārīk̲ -e feraq-e eslāmī. Feraq-e šīʿī va ferqehāye mansūb be šīʿe. Vol. II, Téhéran : Sāzmān-e
moṭāleʿe va tadvīn-e kotob-e ʿolūm-e ensāni, 1398, p. 286. La tradition islamique a fortement condamné l’attitude
des ġulāt. Al-Šeiẖ al-Mufīd, le théologien šīʿite du XIème siècle, rappelle : « les extrémistes parmi les manifestants
de l'islam sont ceux qui ont attribué au Commandeur des Croyants et aux imāms de sa progéniture - Que la paix
soit sur eux - la divinité et la prophétie, et les décrivaient de la vertu dans la religion et dans le monde avec
exagération » : Al-Šayẖ al-Mufīd. Taṣḥīḥ itiqādāt al-imāmīa. Bayrūt : Dār al-mufīd al-ṭibāʿaẗ wa al-tawzīʿ, 1993,
p. 131.
1189
HALM H., Shiʿisme. Translated by J. Watson & M. Hill, New York: Colombia university Press, 2004, p. 154-
155.

212
En ce qui concerne les motivations des « exagérants », les auteurs musulmans ont
rappelé notamment l’oppression par les Omeyyades de la famille du Prophète et le regret des
Kūfites de ne pas avoir soutenu ʿAlī, ce qui avait donné lieu à un amour surnaturel et exagéré
pour ce dernier1190. Ainsi, Ḥ. Ṭaha considère que les habitants d'al-Kūfa, ayant échoué à soutenir
ʿAlī après la bataille de Ṣiffīn, souffrirent énormément et après sa mort, ils regrettèrent ce qu’ils
lui avaient fait de son vivant. Ainsi, ils se mirent à l’adorer d’une manière excessive et le
déifièrent1191. Toutefois, compte tenu du puzzle confessionnel (l’existence de divers courants
chrétiens y compris des gnostiques et des monophysites1192) et ethnique (les mawālī1193) de
l’Irak du premier siècle de l’islam1194, il est tout à fait possible que les ġulāt aient été influencés
par ces derniers.
Les croyances des ġulāt peuvent être résumées comme suit : incarnation et
transmigration de l’âme de Dieu (dans les imāms)1195, comparaison et représentation
(attribution des traits spécifiques du visage et des caractéristiques physiques à Dieu) 1196, la
transmigration de l’âme ou la métempsycose (de l’âme humaine) 1197, docétisme, prophétie
continue, déni de l’existence du Créateur 1198 (mazdakisme et le zervanisme faisaient partie des
origines de tous 1199) et la croyance en la nature et aux pouvoirs divins des imāms1200. Parmi
toutes ces croyances, certaines concernaient ʿAlī :

1190
ṢĀBERĪ Ḥ., Tārīk̲ -e feraq-e eslāmī…op. cit. p.291-299.
1191
ṬAHA Ḥ., ʿAlī wa farzandānaš. Motarjem: M. ʿA. Šīrāzī. Téhéran: Ganjineh, 1367, p. 195.
1192
Selon W. M. Watt, certaines tribus qui s’étaient converties et puis devinrent les šīʿites de ʿAlī, trouvèrent en
lui un chef charismatique semblable au Christ. L’auteur fait un parallèle entre les Monophysites et les šīʿites, ainsi
qu’entre les Nestoriens et les khārijites, en soulignant l’existence d’un leader surhumain (le Christ) chez les
Monophysites WATT. W. M., Islam and the Integration of Society. London: Routledge, 1961, p. 105. C'est peut-
être vrai, mais il y avait aussi dans l'armée de ʿAlī des nestoriens qui ne mettaient pas l'accent sur la divinité du
Christ à l’instar des monophysites qui n’insistaient pas non plus sur sa divinité. MOOSA M., Extremists Shiites.
The Ghulat Sects. New York: Syracuse University Press, 1988, p. xx.
1193
ʿA. Fayāḍ pense qu’il est probable que les Iraniens ayant rejoint le šīʿisme (qui avaient hérité du culte de
l’adoration des rois et croyaient qu’ils étaient dotés d’un caractère divin) étaient à l’origine des idées des ġulāt :
FAYĀḌ ʿA., Tārīẖ al-imāmiyah wa aslāfihim min al-Šiʿah. Baġdād : Maṭbaʿaẗ Asʿad, 1970, p. 88.
1194
D’après S. Naššār, il faut prêter attention à l’absence curieuse des ġulāt à Médine et leur présence importante
à al-Kūfa ; selon lui, cela est lié à la différence entre les bédouins dépourvus des idées philosophiques et de sens
critique, et les Irakiens qui s’intéressaient à diverses religions et idées répandues en Irak avant la conquête :
NAŠŠĀR S., Našaẗ al-fikr alfalsafī fi al-islām. Vol. 2. Qāhira: Dār al-maʿārif, 1968, p.65.
1195
Ḥulūl wa tanāsuḵ.
1196
Tašbīh wa taǧsīm. Šahrestāni le reconnaissait comme principe commun à toutes les sectes des ġulāt :
Šahrestānī. Al-milal wa al-niḥal. Vol. 1, Qum: al-Šarīf al-rīḍy, 1364, p. 204
1197
Tanāsuḵ.
1198
Ilḥād.
1199
ABDULḤAMĪD ʿI., Derāsāt fi al-furuq wa al-ʿaqāid al-islāmīyah. Baġdād : Maṭbaʿaẗ al-iršād, 1967, p. 63-
64.
1200
Tafwīḍ. ṢĀBERĪ Ḥ., Tārīk̲ -e feraq-e eslāmī. Feraq-e šīʿī…op. cit. p.298 et s. Šahrestāni résume les croyances
des ġulāt dans la manière suivante : comparaison, innovation blâmable, retour et transmigration de l’âme et ajoute
que la croyance en la transmigration de l’âme était commune à toutes les sectes ġulāt : Šahrestānī. Al-Milal wa al-
niḥal. Téhéran : Tābān, 1335, p. 134.

213
Incarnation et transmigration de l’esprit divin : l’idée de l’incarnation et de la transmigration
signifie que certains des imāms étaient appelés Dieux et croyaient à l’incarnation de l'esprit
divin et à la transmigration de cet esprit en eux. À titre d’exemple, les membres des šariʿyya
croyaient que Dieu s’était incarné dans le Prophète et dans les membres de sa famille : Fāṭima,
ʿAlī, al-Ḥasan et al-Ḥusayn.
Les membres d’un autre groupe - ǧināḥiya - déclaraient que l’âme de Dieu s’était
incarnée dans les imāms et les prophètes, alors que les fidèles de bayāniya disaient qu’une part
de Dieu s’était incarnée dans ʿAlī et était unie à son corps ; ce que lui avait permis d’être
conscient du monde invisible. Certaines sectes ou dirigeants des ġulāt allèrent même au-delà et
affirmèrent que l'esprit divin s’était réincarné, en quelque sorte, en ces dirigeants ce qui les
avaient rendus dignes de la position de dirigeant.
Docétisme1201 : le docétisme constitue une autre croyance attribuée à certaines branches des
ġulāt. Cette idée d’origine chrétienne (attribuée aux hérétiques) consiste à ne reconnaitre au
Christ qu’une simple « apparence » humaine1202. Il semble qu’elle ait pénétré en islam naissant
par le biais du manichéisme. Ce n’était pas Jésus qui fut crucifié1203, mais un ennemi parmi ses
ennemis qui fut puni par le Christ même pour son comportement. Cela fut transmis par les
sectes ġulāt et appliqué à ʿAlī, ainsi qu’aux dirigeants probablement. ʿAbdulāh ibn Sabāʾ, le
chef semi-légendaire d’une secte ġulāt (sabaʾiyya), disait : « Et ce n'était qu'un diable que les
gens imaginaient à l'image de ʿAlī ; ʿAlī monta au ciel comme Jésus fils de Maryam. Comme
les Juifs et les Chrétiens qui avaient menti à propos du meurtre de Jésus, les khārijites et les
nawāṣib mentirent dans leur revendication sur le meurtre de ʿAlī (…), car ils avaient vu
quelqu’un qui ressemblait à ʿAlī »1204.
Tawfīḍ : en ce qui concerne tawfīḍ, parmi les ġulāt, il y avait ceux qui reconnaissent l'existence
des imāms comme des créations de Dieu, mais leur attribuaient la capacité de créer et le
pourvoir d’assurer les moyens d’existence (irzāq). Ils affirmaient également que Dieu Tout-
Puissant est unique, Il a créé les imāms d’une manière spéciale, et leur a délégué la création du
monde et tous ce qu’il y a dans le monde1205.

1201
Le mot est tiré du verbe dokein (paraître) en grec.
1202
« Docétisme » : Dictionnaire critique de la théologie…op. cit. p. 410-411.
1203
Q IV, 157.
1204
ABDULḤAMĪD ʿI., Derāsāt fi al-furuq wa al-ʿaqāid…op. cit. p.60-61. Il semble qu’après l’assassinat de ʿAlī,
ses fidèles furent divisés en trois groupes, à la tête de l’un desquels était ʿAbdulāh ibn Sabāʾ(probablement
d’origine juive et originaire de la ville al-Madāʾin où les traditions préislamiques étaient encore fleurissantes) qui,
après le meurtre de ʿAlī, affirmait qu’il était vivant.
1205
Al-Šayẖ al-Mufīd. Taṣḥīḥ itiqādāt al-imāmīa. Qum: Kongre-ye šeyḵ-e mofīd, 1414, p.133-134.

214
Les mawālī et les ġulāt
D’après H. Halm, il est frappant de constater que les chefs et les porte-paroles du cercle
ġulāt à Ctésiphon et à al-Kūfa étaient presque exclusivement des mawālī, artisans, petits
commerçants d'origine non arabe1206. On dit généralement que les mawālī eurent un grand
impact sur la formation des courants des ġulāt ; ils ont été reconnus comme un des piliers des
ġulāt1207.
Il y avait ceux qui voyaient notamment une origine mazdéenne dans les croyances des
ġulāt. D’après al-Ašʿarī al-Qummī, une secte ġulāt, qui prétendait être šīʿite, était, en fait,
mazdéenne1208 :
« Nous voyons une augmentation de l'activité des
extrémistes alors qu'ils s'accrochaient à leur héritage
religieux mazdéen »1209.
Toutefois, il semble que les mawālī ne commencèrent à participer aux mouvements
šīʿites qu’avec la révolte de Muẖtār (à la suite de la tragédie de Karbalā) qui fut motivée par un
sentiment de vengeance. R. Jaʿfariān doute également que leur rôle ait été très significatif dans
les sectes des ġulāt, mais il n'exclut non plus qu’une partie de mawālī (d’origine plutôt arabe)
ait voulu se tourner vers ces mouvements extrémistes1210.

Le problème de distinction des ġulāt et des šīʿites


Les doctrines des ġulāt comme la métempsycose ou la croyance en la nature et aux
pouvoirs divins des imāms que nous avons mentionnées ci-dessus sont plus ou moins présentées
dans les enseignements des saints imāms qui sont rapportés dans le corpus ancien du Ḥadīṯ
imamite réputé « modéré ». C’est sans doute une des raisons expliquant la confusion entre des
sources présentant des thèses faisant partie ou non de celles des « extrémistes ».
Par ailleurs, dans les recueils de Ḥadīṯ et surtout dans les recueils de Ḥadīṯ pré-
bouyides1211, d’autres qualificatifs surhumains sont employés pour qualifier les imāms:
naissance et caractéristiques physiques miraculeuses, pouvoirs surnaturels de toutes sortes y
compris la capacité d’ascension céleste et de ressusciter les morts, possession d’innombrables

1206
HALM H., Shiʿisme. Translated by J. Watson & M. Hill…op. cit. p. 154-155.
1207
AMĪN A., Ḍuḥa al-Islām. Qāhira : Handāwī, 2012, p. 898-899.
1208
Les mawālī qui étaient de confession mazdéenne. Al-Ašʿarī al-Qummī, Kitāb al-maqālāt wa al-firāq. Téhéran :
Markaz-e entešārāt-e ʿilmī wa farhangī, 1360, p. 61.
1209
Al-DŪRĪ ʿA., Al-Ǧuḏūr al-tārīẖiyyaẗ li al-šuʿūbiyyaẗ. Bayrūt : Dār al-Ṭalīʿaẗ li al-tibāʿaẗ wa al-našr, 1981, p.
28-29.
1210
JAʿFARIĀN R., Tarīḵ tašayuʿ dar Irān. Téhéran: ʿElm, 1390, p. 132 et s.
1211
Les Bouyides sont une dynastie šīʿite d'origine iranienne qui a régné entre 945-1055 en Perse et en Irak-Adjemi
(centre-ouest de l’Iran).

215
connaissances ésotériques et magiques y compris la connaissance du monde invisible, la
connaissance de toutes les langues y compris le langage des animaux, la connaissance des
sciences occultes, la préexistence des imams dans les mondes d’avant-le-monde, etc.1212.
Notons également un autre fait lié aux ġulāt : un grand nombre des disciples des imāms (dont
certains connus comme des initiés particulièrement proches de leurs maîtres) ont été déclarés
soit anti-extrémistes soit, au contraire, radicalement extrémistes. Même s’il s’agit notamment
des disciples des imāms tardifs (VIIIème, IXème, Xème, etc.), nous pouvons constater la grande
difficulté de connaître la limite entre les croyances extrêmes (rejetées et maudites) et non
extrêmes (licites et professées notamment par le šiʿīsme duodécimain).
Ainsi, on peut dire que l’ensemble des qualités surhumaines attribuées aux imāms par
les cercles des ġulāt nous amène à penser à Jésus Christ, indépendamment du fait que son nom
soit cité dans les comparaisons (comme chez les Sabaʾiyya) ou non.

L’identification de ʿAlī avec Jésus


Une tradition a été rapportée par Muḥammad ibn Yaʿqūb al-Kulaynī (865-941),
théologien et compilateur des ḥadīṯs, selon laquelle : « S'adressant à ʿAlī, le Prophète déclara:
'Quelque chose en toi ressemble à Jésus fils de Marie et si je ne craignais pas que certains
groupes de ma Communauté ne disent à ton sujet ce qu'ont dit les chrétiens au sujet de Jésus,
je révélerais quelque chose sur toi qui aurait fait que le peuple ramasserait la poussière de tes
pas afin d'en recevoir la bénédiction' ».
L'association entre ʿAlī et Jésus atteint son apogée dans certaines sources appartenant
aux milieux šīʿites ésotéristes (dont la croyance résidait en la supériorité absolue de la
dimension ésotérique de la foi sur ses dimensions exotériques) et « extrémistes » (ġulāt).
Toutefois, ces traditions remontaient probablement au temps de Muḥammad et de ʿAlī eux-
mêmes, même si, elles sont rapportées par des sources plus tardives.
ʿAlī n'est pas une réincarnation de Jésus. Son identification avec le fils de Marie est
expliquée dans le šīʿisme ancien par la doctrine de la transmission du Legs sacré (al-waṣiyya),
de la Lumière de l'Alliance ou de l'Amitié divine (nūr al-walāya), de la parcelle divine (juzʾ
ilāhī) ou encore de la « métemphotose1213».

1212
AMIR-MOEZZI M. A., « La Gnose aux débuts de l’islam. Nouvelles recherches sur les Shi‘ites ʺ extrémistesʺ
». Annuaire de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (EPHE), Section des sciences religieuses. 2019, 126, p. 356-
357.
1213
Dans le Kitāb al-kašf, attribué à Jaʿfar ibn Mansūr al-Yaman, nous lisons : «Peuple ! Je suis le Christ dit ʿAlī;
moi qui guéris les aveugles et les lépreux, qui crée des oiseaux et chasse les nuages (allusion au QV :110) ... Je
suis le Christ et il est moi ... Jésus fils de Marie fait partie de moi et moi, je fais partie de lui » : AMIR-MOEZZI
M. A., ʿAlī, le secret bien gardé…op. cit. p. 92.

216
Quant à la nature messianique de ʿAlī en tant que Sauveur eschatologique (dans la
tradition šīʿite, il porte les titres judéo-chrétiens Fārūq et Ṣiddiq1214), nous avons vu que les
partisans de la secte Sabaʾiyya (les adeptes de ʿAbdullāh ibn Sabaʾ) qui apparut juste après sa
mort, prétendaient que ʿAlī n'avait pas été tué et « qu'il ne mourrait pas avant d'avoir chassé les
Arabes avec sa canne et rempli la terre de justice et de foi après qu'elle ait été remplie de
l'oppression et de l'injustice »1215. Par ailleurs, dans un prône dédié à ʿAlī, notons les phrases
suivantes :
« Je suis l’Heure pour les négateurs. Je suis l’Appel
qui réveille les habitants des tombes. Je suis le
Seigneur du Jour de la Résurrection. Je suis Celui qui
remplira la terre de justice et d’équité comme
auparavant elle débordait d’oppression et
d’injustice1216.
En raison de la politique « anti-alide » des Omeyyades qui étaient les ennemis du clan
et de la famille du Prophète, la figure de ce dernier fut remplacée par celle du souverain. De
plus, une version officielle du Qurʿān fut élaborée et diffusée dans l’empire dans laquelle les
références à ʿAlī et aux autres membres de ahl al-bayt étaient absentes. Par conséquent, la
croyance en la messianité de ʿAlī et l’espoir de son retour sur terre en tant que Messie
s’évanouirent progressivement1217.
L’existence de toutes ces croyances d’origine complexe en ʿAlī, qu’elles soient
modérées ou exagérées, peut constituer une confirmation supplémentaire du fait que l’islam est
né sur une terre imprégnée depuis longtemps des croyances judéo-chrétiennes ; al-Kūfa, la
capitale de ʿAlī, avec sa population hétérogène majoritairement chrétienne et iranienne, joua un
rôle décisif dans la constitution d’un « Second Christ » de ʿAlī, ce Messie, même si les
attestations et les prônes justifiant ces titres sont apparus dans les siècles suivants 1218.

1214
Ibid. p.92-95. Le Prophète disait à ʿAlī : « Tu es le plus grand Faruq et Siddiq qui affecte la distinction entre
la vérité et le faux » : BASHEAR S., Studies in Early Islamic Tradition. Jerusalem : Printiv Press, 2004, p. 56.
Voir également : JEFFERY A., The Foreign Vocabulary of the Quran. New Jersey: Gorgias Press, 2009, p. 195
et 227.
1215
Abū Muḥammad al Ḥasan ibn Mūsā al Nawbaẖtī, Shiʿa Sects. (Kitāb Firaq al-shiʿa). Translated, introduced,
and annotated by Abbas K. Kadhim. London: ICAS Press, 2007, p. 67 et s.
1216
AMIR-MOEZZI M. A., ʿAlī, le secret bien gardé…op. cit. p.164, note : 61.
1217
Id. « Le shiʿisme et le Coran ». Coran des Historiens. I…op. cit. p. 954-955.
1218
Comme le note A. Amir-Moezzi, les sermons attribués à ʿAlī sont de toute évidence très anciens remontant
même à l’époque de ʿAlī lui-même, car on peut se demander quels intérêts auraient eu les fidèles de forger ces
propos, de le présenter comme l’homme divin et le Sauveur de la Fin du monde puisque le monde n’a pas pris fin
(conformément au message apocalyptique du Prophète) et que, lui, il est mort assassiné depuis longtemps ?ʿAlī, le
secret bien gardé…op.cit. p. 318 et s.

217
ʿAlī fut assassiné en l'an 661 par un khārijite nommé Abd-al-Raḥmān ibn al-Mulǧam
Murādī. Son fils al-Ḥasan, selon les historiens šīʿites, fut empoisonné et tué. La chaine des
martyrs s’ensuivit jusqu’au douzième imām, al-Mahdī1219, qui s’est occulté à la fin du VIIIème.
Après la mort tragique de ʿAlī, sa figure mythique a commencé à s’élaborer
notamment dans les sectes extrémistes (ġulat), elle est calquée plus ou moins sur celle du Christ.
Par ailleurs, l'image du martyr innocent et opprimé, propre au christianisme, fut également
attribuée à ʿAlī.
Même si les recherches réalisées autour des rares sources historiques ont essayé de
montrer que les assassinats des imāms šīʿites (débutés par le meurtre de ʿAlī), furent plutôt le
résultat des querelles intertribales, et que les protagonistes principaux étaient, d’un côté, les
chefs des tribus et des clans installés à al-Kūfa, les membres de la famille du Prophète et ses
fidèles (représentés par son gendre ʿAlī) et de l’autre, Muʿāwiya et ses partisans, cela n’a
constitué qu’une réponse insuffisante et insatisfaisante de l'islam orthodoxe pour les motifs du
massacre de la descendance du Prophète 1220. L'esprit šīʿite, né et développé dans un milieu où
régnait le culte des saints martyrs torturés et opprimés, aurait ses propres réponses plus
« satisfaisantes » : abnégation, dévouement, sacrifice de soi en faveur de la foi et des autres ;
toutes des interprétations basées sur les idées répandues et vivantes en Irak et notamment à al-
Kūfa par les chrétiens qui gardaient toujours les souvenirs des persécutions sassanides ou
romaines/byzantines. C’est pourquoi le petit-fils du Prophète, ayant été cruellement assassiné
fut baptisé Seyyed al-šuhadā ʾ (seigneur des martyrs) pour les šīʿites.

4. La bataille de Karbalā

Ne crois surtout pas que ceux qui sont tués dans le chemin de
Dieu sont morts, ils sont vivants, ils seront pourvus de biens
auprès de leur Seigneur1221

Dans les lignes qui suivent, nous étudierons l'histoire du martyre d’al-Ḥusayn, de sa
famille et de ses compagnons pendant la guerre de Karbalā. Mis à part des motifs personnels
d’al-Ḥusayn que nous étudierons plus loin en détail, il semble que le point de début des

1219
D’autres titres du douzième imām : Al-munẓazar « l’attendu », ṣāḥib al-zamān « le maître du Temps », al-ġāib
« l’occulté », etc.
1220
SELL E., The Cult of ʿAlī. London & Madras…op. cit. p.3.
1221
Q II, 169.

218
hostilités fut le refus de la bayʿa à Yazīd par al-Ḥusayn qui engendra l’enchainement des
événements sanglants ultérieurs dont l’apogée fut la bataille de Karbalā.

Le Refus d’al-Ḥusayn de prêter d’allégeance à Yazīd ibn Muʿāwiya


D’après les sources, il semble que la question de la succession et de la direction de la
communauté des Croyants se posa pour la première fois avec acuité après la mort du
Prophète1222. Nous avons vu qu’après les années de gouvernance d’Abū Bakr, de ʿUmar et de
ʿUṯmān, les différends profonds entre, d’une part, ʿAlī et l’épouse du Prophète et ses partisans,
et d’autre part entre ʿAlī et les khārijites, conduisirent à des guerres sanglantes et à encore plus
de divisions au sein des Croyants.
Il semble que lorsque Muʿāwiya devint calife, il y avait trois groupes au sein des
Croyants : tout d’abord, les Omeyyades originaires de la Syrie et d'autres provinces, en
particulier al-Baṣra. Ce groupe pensait que le califat était réservé au Qurayš et aux membres
des Banū ʾUmayyah. Ensuite, il y avait les partisans de ʿAlī, des Irakiens et un groupe originaire
d'Égypte qui prétendaient également que le califat était réservé au Qurayš, mais que c’était ʿAlī
fils d’Abīṭalib et ses descendants qui étaient les plus dignes d’être califes. Enfin, les khārijites
s’opposaient aux deux précédents qu’ils traitaient d’apostats ; ils considéraient leur sang
comme ḥalāl (les tuer était licite). Ils disaient que tout converti, indépendamment de son origine
tribale, avait le droit de devenir calife1223.
Après la mort tragique de ʿAlī ibn Abīṭalib, al-Ḥasan, son fils aîné devait lui succéder.
Mais il semble qu’il négocia avec Muʿāwiya et lui abandonna le califat1224. En effet, al-Ḥasan
savait qu’il n’était pas de taille à lui résister : sa renonciation au califat était sortie d’une
condition : la question de la succession de Muʿāwiya, serait soumise à la šūrā (conseil) et les
Croyants éliraient le calife de leur choix1225. L'abdication « conditionnelle et temporaire » d’al-

1222
Pour une étude détaillée du sujet, voir MADELUNG W., The Succession to Muḥammad…op. cit.
1223
ḤASAN I. Ḥ., Tarīḵ-e siāsī-ye eslām. Tarjome-ye Abulqasem-e Pāyande, Téhéran : Jāvīdān, 1395, p. 304.
1224
Selon H. M. Legenhausen, la reconnaissance du règne de Muʿāwiya dans le traité de paix par al-Ḥasan, peut
éventuellement être considérée comme une bayʿa. LEGENHAUSEN H. M., « ʿĀšūrā ». Islamochristiana. 2010,
36, p. 29. Toutefois, il semble qu’al-Ḥusayn n’ait jamais accepté le « consentement » de son frère. À cet égard, on
a rapporté un témoignage de lui : « Si mon nez était coupé avec un rasoir, cela serait plus agréable que ce qu'a fait
mon frère » : Ibn al-Ṣabbāġ al-Malekī, al-Fuṣūl al-muhhimaẗ fi maʿrifaẗ al-immaẗ. Vol. 2, Qum : Dār al-Ḥadīṯ,
1379, p. 776.
1225
L’historien al-Yaʿqūbī présente les détails des événements qui avaient précédé la montée sur le trône de
Muʿāwiya: « Après la mort de son père, al-Ḥasan ibn ʿAlī attendit deux mois – d’autres disent quatre mois – et
dépêcha ʿUbaydallāh ibn al-ʿAbbās avec 12 000 hommes et Qays ibn Saʿd ibn ʿUbāda al-Anṣārī pour combattre
Muʿāwiya. Lorsque la nouvelle du meurtre de ʿAlī parvint à Muʿāwiya, il partit et atteignit al-Mawṣil dix-huit
jours après le meurtre de ʿAlī, et les deux armées se rencontrèrent. Muʿāwiya infiltra des hommes dans l'armée
d'al-Ḥasan pour répandre des rumeurs selon lesquelles Qays ibn Saʿad avait fait la paix avec Muʿāwiya et l'avait
rejoint, et il infiltra des hommes dans l'armée de Qays pour répandre des rumeurs selon lesquelles al-Ḥasan avait
fait la paix avec Muʿāwiya et avait accepté ses conditions. Muʿāwiya envoya al-Muġīra ibn Šuʿba, ʿAbdallāh ibn

219
Ḥasan en faveur de Muʿāwiya, ne fut qu'une pause brève, un calme avant la tempête1226. Par
ailleurs, le règne de Muʿāwiya marqua une transition claire entre un modèle de leadership
électif basé sur la position religieuse et un modèle de gouvernement héréditaire 1227. Muʿāwiya
tenta d’établir une monarchie et déclara : « je suis le premier roi »1228, une monarchie calquée
sur les puissances impériales de la Perse et de Byzance.

Un successeur indigne
À la fin de son règne, Muʿāwiya décida que son fils lui succèderait. Ce choix était très
probablement inspiré du fonctionnement tribal ; le califat pouvait revenir au fils ainé, comme à
un frère, un oncle ou un neveu. Par ailleurs, le choix de Yazīd, fils d’un aristocrate kalbite,
visait à consolider le soutien tribal de Kalb aux Sufyānides 1229.
Il est dit qu’al-Muġira ibn Šuʿba (le gouverneur d’al-Kūfa), était le premier qui
conseillait à Muʿāwiya de désigner Yazīd comme prince héritier 1230. Il rappelait à Muʿāwiya
qu’après le meurtre de ʿUṯmān, les conflits et les effusions de sang s’étaient multipliés. Il lui
recommanda donc d’obtenir le serment d’allégeance envers Yazīd pour qu’il protège le peuple
dans le cas d’une éventuelle insurrection. Al-Muġira ibn Šuʿba, lui-même, réussit à obtenir des
Kūfites le serment d’allégeance en faveur de Yazīd.
Toutefois, bien qu’il eût rassuré Muʿāwiya sur le fait qu’Ibn Ziād, le gouverneur d’al-
Baṣra, réussirait également à obtenir le serment d’allégeance en faveur de Yazīd, Ibn Ziād,
déconseilla à Muʿāwiya de désigner son fils, comme prince héritier, parce qu’il était indigne

ʿĀmir ibn Kurayz et ʿAbd al-Raḥmān ibn Umm al-Ḥakam à al-Ḥasan. Ils vinrent vers lui alors qu'il campait à al-
Madāʾin. Alors ils sortirent de chez al-Ḥasan en parlant fort pour que les gens puissent les entendre : ‘Dieu a
empêché l'effusion du sang et a calmé le conflit à travers le descendant du Messager de Dieu : il a accepté la paix’.
Les soldats furent excités et les gens sans douter la véracité des paroles prononcées se soulevèrent contre al-Ḥasan
et pillèrent ses tentes. Al-Ḥasan monta sur son cheval et se rendit à Muẓlim Sābāṭ, où al-Ǧarrāḥ ibn Sinān al-Asadī
l'attendait. Al-Ǧarrāḥ le blessa à la cuisse, al-Ḥasan fut transporté à al-Madāʾin dans un état critique. Muʿāwiya
vint en Irak et prit le contrôle, alors qu'al-Ḥasan était dans un état grave. Quand al-Ḥasan réalisa qu'il n'avait aucun
pouvoir et que ses partisans s'étant détachés de lui, ne voulaient plus le défendre, il fit la paix avec Muʿāwiya :
GORDEN M. S., ROBINSON Ch. F., ROWSON E. K. & FISHBEIN M., The Works of Ibn Wāḍiḥ al-Yaʿqūbī.
Vol. III, Leiden/Boston : Brill, 2018, p. 882-883.
1226
En raison même du traité d’al-Ḥasan avec Muʿāwiya, il ne lui était pas possible d'agir tant que Muʿāwiya était
en vie : JAFRI S. H. M., The Origins and Early Development of Shiʿa Islam…op. cit. p. 177.
1227
HAIDER N., Shīʿī Islam. An Introduction. Cambridge: Cambridge University Press, 2014, p.67.
1228
ḤASAN I. Ḥ., Tarīḵ-e siāsī-ye eslām…op. cit. p. 304.
1229
Abū Sufyān ibn Ḥarb était le père de Muʿāwiya et le cousin éloigné de Muḥammad. TILLER M. & BIANQUIS
Th., « La dynastie omeyyade de Damas ». Les débuts du monde musulman, Paris : PUF, p. 96.
1230
En l’an 56 de l’hégire, Muʿāwiya souhaitait le remplacer par Saʿīd ibn al-ʿĀṣ comme gouverneur d’al-Kūfa.
Al-Ṭabarī. The History of al- Ṭabarī. Vol. XVIII…op. cit. p. 185.ḤASAN I. Ḥ., Tarīḵ-e sīāsī-ye eslām…op. cit.
p.309.

220
d’être calife (plutôt lâche, ivrogne, amoureux de la chasse, éleveur de chiens, de singes et de
guépards, etc.)1231. Muʿāwiya décida de suivre ce conseil de prudence et d’attendre.
Muʿāwiya envoya une délégation auprès de Marwān ibn Al-Ḥakam, le gouverneur de
Médine pour connaître l’avis de ses habitants à propos de son héritier. Le gouverneur lut la
lettre du calife à la mosquée. Il semble que les habitants présents, informés de l’intention de
Muʿāwiya pour désigner son fils Yazīd comme son héritier de trône, se mirent en colère. Par
ailleurs, d’autres contestations se firent jour rapidement : ʿAbd al-Raḥmān ibn Abī Bakr se leva
et dit :
« Vous ne souhaitez pas que le peuple de
Muḥammad soit libre dans ses affaires, mais vous
désirez établir un gouvernement « héraclien » pour
qu’après le décès d’Héraclius, un autre Héraclius lui
succède1232 [référence au gouvernement
monarchique - A.H.] ».
Al-Ḥusayn ibn ʿAlī et ʿAbd Allāh ibn al-Zubayr (petit-fils du premier calife Abū Bakr)
contestèrent également la décision de Muʿāwiya concernant la bayʿa pour son fils Yazīd. C’est
ainsi qu’une coalition d’opposants se constitua dont d’al-Ḥusayn prit la tête. Muʿāwiya restait
pourtant indifférent à ces réactions négatives et ordonna à ses agents de préparer les populations
à prêter le serment d’allégeance à son héritier en leur envoyant des délégations.
Après avoir obtenu le serment d’allégeance des habitants d’Irak et de Syrie, Muʿāwiya
alla à Médine. Il rencontra al-Ḥusayn ibn ʿAlī, ʿAbd Allāh ibn al-Zubayr et ʿAbd al-Raḥmān ibn
Abī Bakr, qui lui conseillèrent de choisir entre deux solutions : soit désigner comme successeur
une personne appartenant à la tribu de Qurayš (avec qui il n’avait aucun lien de parenté), soit
agir comme le deuxième calife ʿUmar en désignant six personnes (avec qui il n’y avait pas de
lien de parenté non plus)1233. Muʿāwiya réussit néanmoins à ce que des Médinois présents à la
mosquée fissent le serment d’allégeance à son fils1234. Il décéda en 680.

1231
D’après al-Masʿūdī, à l’époque de Yazīd, l’immoralité était répandue partout : la musique était populaire à La
Mecque et à Médine, les gens s’enjaillaient et consommaient ouvertement de l'alcool. Al-Masʿūdī. Murūǧ al-
ḏahab. vol. II…op. cit. p. 70-71.
1232
Ibn Manẓūr, Muẖtaṣar Tāriẖ Dimašq. Vol. XIV. Damišq : Dār al-Fikr, 1984, p. 283. Al-Maǧlisī Muḥammad
Bāqir. Biḥār al-anwār. Vol. 31. Bayrūt : Muʾassasaẗ al-wafāʾ, 1983, p.541.
1233
ḤASAN I. Ḥ., Tarīḵ-e siāsī-ye eslām…op. cit. p. 310.
1234
Selon certains récits, avant son élocution à la mosquée de Médine, Muʿāwiya avait strictement interdit sous
peine de mort à al-Ḥusayn, à ʿAbd Allah ibn al-Zubayr et à ʿAbd al-Raḥmān ibn Abī Bakr de le contredire
publiquement. Des guerriers armés étaient chargés de les surveiller durant le discours de Muʿāwiya. C’est pourquoi
ils n’ont pas eu la possibilité de contester la désignation de Yazīd et de refuser la bayʿa.

221
Le testament de Muʿāwiya et ses conseils à Yazīd concernant al-Ḥusayn nous sont
parvenus grâce notamment aux textes dans lesquels il met en garde son fils Yazīd contre quatre
hommes parmi lesquels al-Ḥusayn ibn ʿAlī1235. Selon Ibn Miẖnaf, Muʿāwiya avait indiqué dans
son testament que les Irakiens forceraient al-Ḥusayn à fomenter une révolte. Compte tenu des
liens parentaux (entre eux et al-Ḥusayn) et dans le cas où la révolte d’al-Ḥusayn échouait, il
conseillait à Yazīd de se retirer1236.
Dans l’œuvre du chroniqueur al-Ṭabarī, Muʿāwiya met son fils en garde en général
contre les Irakiens1237 et notamment contre trois personnes appartenant à Qurayš dont les deux
ont été cités également par Ibn Miẖnaf. Concernant al-Ḥusayn, Muʿāwiya dit que c’est un
homme insignifiant, mais un parent de Muḥammad. Le conseil de le pardonner dans le cas où
sa révolte échouerait est aussi mentionné dans le récit d’al-Ṭabarī.
Un conseil semblable a été rapporté par Ibn Saʿd : « Muʿāwiya convoqua Yazīd et lui
conseilla : al-Ḥusayn ibn ʿAlī est le plus aimé des gens parmi les gens, alors sois miséricordieux
et gentil avec lui, et tout ira bien (…) »1238.
Al-Šayẖ al-Šadūq a précisé le souhait de Muʿāwiya :
« (…) Quant à al-Ḥusayn, j'ai connu sa parenté avec le Messager
de Dieu, et il est de sa chair et de son sang. Je sais que le peuple
d’Irak l’attirera vers lui, puis l’abandonnera. Si tu es obligé de le
combattre, n’oublie pas ses droits et son statut auprès du Messager
de Dieu. Nous avons un lien avec lui et nous devons nous garder
de lui faire du mal »1239.
Dans le Maqtal al-Ḥusayn ʿalayh al-salām d’al-H̱wārazmī, les derniers mots de
Muʿāwiya ont été rapportés comme suit :
« Et quant à al-Ḥusayn ibn ʿAlī – oh, Yazīd ! Fais donc attention à
ne l'affronter que dans le bon sens et ne lui fais pas de mal, mais
fais lui peur. S’il y a une confrontation avec des armes, abandonne
l’affaire et honore-le. Si les membres de sa famille viennent vers

1235
Les trois autres personnes sont : ʿAbdullāh ibn ʿUmar, ʿAbdullāh ibn Zubayr, ʿAbdulraḥmān ibn Abībakr.
1236
YŪSEFĪ ĠARAWĪ M. H., Tarjome-ye Waqʿat al-Ṭaf. Bāzsāzī-ye maqtal al-Ḥusayn-e Abu Meḵnaf. Tarjome-
ye M. Ṣ. Roḥānī, Qum : Ketāb-e Ṭaha, 1397, p. 82.
1237
« S’ils te demande de changer leur gouverneur tous les jours, fais-le ! Car je préfère qu'un gouverneur soit
destitué qu’une centaine de milliers d'épées seront dégainées contre toi » : al-Ṭabarī. Between Civil Wars : The
Caliphate of Muʿāwiyah. Vol. XVIII, Translated by M. G. Morony, New York: The State University of New York
Press, 1987, p. 209.
1238
Ibn Saʿd, Tarjumaẗ al-Imām al-Ḥusayn wa maqtaluh. Vol. I. Qum: Muʼasasaẗ āl al-Bayt ʿalayhim al-salām li-
iḥyā al-turāṯ, 1415, p. 55.
1239
Al-Šayẖ al-Šadūq. al-Amālī. Vol. 1. Qum: al- Bi Biṯah, 1417, p. 216.

222
toi, sois généreux avec eux, leur consentement et leur statut élevé
doivent être toujours respectés »1240.

Les démarches de Yazīd


Immédiatement après la mort de Muʿāwiya, Yazīd ordonna à Walīd ibn ʿUtba, le
gouverneur de Médine1241, de gérer les affaires liées au serment d'allégeance. D’après al-Futūḥ
d’Ibn Aṯam, dans un message personnel attaché à la lettre principale envoyée à Walīd ibn ʿUtba,
Yazīd lui avait notamment demandé de faire pression sur certaines personnes, y compris al-
Ḥusayn pour obtenir leur serment en les menaçant de mort1242. Au début, ʿAbd Allāh
ibn ʿAbbās et ʿAbd Allāh ibn ʿUmar résistèrent, mais se résignèrent finalement à prêter le
serment d’allégeance à Yazīd.
ʿAbd Allāh ibn al-Zubayr s’enfuit vers le sanctuaire de Kaʿaba1243. Al-Ḥusayn ibn ʿAlī, en
réponse à la demande de bayʿa du gouverneur de Médine, déclara :
« Personne ne prête allégeance en secret comme moi, je
pense que vous ne voulez pas non plus que je prête
allégeance en secret. Lorsque vous invitez tout le monde à
prêter allégeance, invitez-nous aussi »1244.
Dans une source provenant des milieux zaydī 1245, il est rapporté que lorsqu’al-Ḥusayn et Ibn
Zubayr refusèrent de prêter le serment d’allégeance à Yazīd, ce dernier écrivit à Ibn ʿAbbās :
« Al-Ḥusayn, ton cousin et ʿAbd Allāh ibn Zubayr sont
partis à La Mecque. Ils cherchent la sédition (…). J'ai été
informé que certains habitants d’al-Kūfa lui [à al- Ḥusayn]
ont écrit une lettre et ont excité l’envie du califat en lui, eux-
mêmes ayant le désir de le voir Emīr1246 (…). Alors
rencontre-le et empêche-le de semer la division et retiens

1240
Al-H̱wārazmī. Maqtal al-Ḥusayn ʿalayh al-salām. Vol. 1. Najaf: Anwār al-Hudāʾ, 1423, p. 257.
1241
Il avait remplacé Marwān ibn Ḥakam.
1242
Le message personnel était écrit sur un support de la taille d’une oreille de souris : YŪSEFĪ ĠARAWĪ M. H.,
Tarjome-ye Waqʿat al- Ṭaf…op. cit. p. 84. MASʿŪDĪ A., PĀYANDE A. & al. Waqeʿe-ye ʿĀšūrā…op. cit. p. 489.
Ibn Ṭāwūs. al-Malhūf. Dār al-Aswah, 1417, p. 97. Al-H̱wārazmī. Maqtal al-Ḥusayn ʿalayh al-salām. vol. 1…op.
cit. p. 262.
1243
Al-Ṭabarī, The Caliphate of Yazīd ibn Muʿāwiyah…op. cit. p.7.
1244
Ibid. p. 5. ḤASAN I. Ḥ., Tarīḵ-e siāsī-ye eslām…op. cit. p. 315. Dans al-Amālī où le récit du refus de Bayʿa
est assez bref, al-Ḥusayn insiste surtout sur le fait que le Prophète avait interdit de prêter le serment d’allégeance
à la famille sufyanide : al-Šayẖ al-Ṣadūq. Al-Amālī…op. cit. p. 216.
1245
Les zaydies constituent la première grande famille šīʿite, ils sont appelés aussi « šīʿite à cinq imāms » : AMIR-
MOEZZI M. A. JAMBET Ch. & Qu’est ce que le shīʿisme…op. cit. p. 60.
1246
Chef, prince.

223
cette nation de la sédition. Ainsi, si al-Ḥusayn accepte et
tient compte de tes paroles, nous lui accorderons la même
allocation que nous avions accordée à son frère auparavant,
et s'il n'accepte pas et veut plus, augmente-la selon ce que
Dieu te rappellera et le jugera acceptable et garantis-la de
notre part (…) »1247.
Al-Ḥusayn partit pour La Mecque et y resta quelques jours.
Dans le Maqtal d’al-Ḥusayn d’al-H̱wārazmī, al-Ḥusayn, avant de se présenter au
gouverneur de Médine, avait déclaré d’une manière explicite à Ibn Zubayr (qui lui annonça la
mort de Muʿāwiya) qu’il ne prêterait jamais de serment d’allégeance à Yazīd, car, selon ce qui
était prévu dans le pacte de paix entre son frère al-Ḥasan et Muʿāwiya, ce dernier devait après
sa mort rendre le califat à al-Ḥusayn. Cette promesse ayant été trahie, al-Ḥusayn était délié de
toute obligation de prêter serment au fils de Muʿāwiya qui était un homme « corrompu, ivrogne,
s’amusant avec les chiens et les singes et qui est en hostilité avec la famille du Prophète »1248.
Ainsi, il semble que le refus de bayʿa par al-Ḥusayn reposait sur deux raisons principales :
l’installation d’un gouvernement héréditaire et la personnalité corrompue et pervers de Yazīd
successeur désigné par son père1249. Apparemment, aux yeux d’al-Ḥusayn, le califat de Yazīd
constituait une menace grave pour la religion ayant comme base le message prophétique de
Muḥammad. L’importance de ce refus résidait dans la clarté de son expression : al-Ḥusayn
refusait d’obéir à Yazīd et considérait comme une nécessité de s’opposer à lui 1250.

L’invitation des Kūfites1251

1247
Ḥadīṯ 35 : ʿAbūṭālib Hārūnī, Yaḥyāʾ ibn Ḥusayn Šaǧarī ʿĀšūrā be rawāyat-e zaydīye, tarjome-ye Maqtal al-
Ḥusayn min amālī al-sayedīn. Motarjemān MusṭafāʾGoharī Faḵrābād & Mujtabāʾ Solṭāni Aḥmadī. Ispahan: Ārmā,
1401, p. 52.
1248
Al-H̱wārazmī. Maqtal al-Ḥusayn ʿalayh al-salām. Vol. 1…op. cit. p. 265-264
1249
MOṬAHARĪ M., Ḥamase-ye Ḥoseynī. Vol. I. Téhéran: Ṣadrā, 1396, p. 200 et s. Il est rapporté qu’ayant vu
l’insistance de Marwān ibn Ḥakam pour prêter le serment d’allégeance à Yazīd, al-Ḥusayn répondit : « Nous
sommes à Dieu et nous retournons à Lui que nous appartenons » (une formule de condoléance, tirée du verset 156
de la sourate Al-Baqara, pour exprimer la condoléance pour un décès), al-Maǧlisī Muḥammad Bāqir. Biḥār al-
anwār. Vol. 44. Bayrūt : Muʾassasaẗ al-wafāʾ, 1983, p.326.
1250
MOṬAHARĪ M., Ḥamase-ye Ḥoseynī. Vol. I…op. cit. p.202.
1251
En effet, les Kūfites avaient invité al-Ḥusayn à plusieurs reprises à s’opposer aux Omeyyades : 1) lorsque al-
Ḥasan, son frère ainé, conclut la paix avec Muʿāwiya : al-Ḥusayn refusa la guerre en disant « Nous avons prêté
allégeance et conclut une alliance, et il n'y a aucun moyen de rompre notre engagement » : al-Dīnawārī. al-aḥbār
al-ṭiwāl. Qum : Manšūrāt al-šarīf al-riḍaʾ, 1373, p. 220. Wāqeʿe-ye ʿĀšūra dar manābeʿ-e kohan (collectif)…op.
cit. p.325. 2) Après la mort d’al-Ḥasan, certaines personnalités importantes d’al-Kūfa s’adressèrent à nouveau à
al-Ḥusayn en lui demandant de venir et devenir calife. Al-Ḥusayn leur avait répondu : « Aujourd’hui, je ne partage
pas votre avis, restez chez vous et méfiez-vous des gens suspects tant que Muʿāwiya est en vie (…) » : Al-
Dīnawarī. Al-akhbār al-ṭiwāl…op. cit. p. 222. 3) Après que Muʿāwiya obtint le serment d’allégeance pour Yazīd :

224
Les lettres que les Kūfites envoyèrent à al-Ḥusayn en l’invitant à prendre la direction de
la Communauté et devenir calife, jouèrent également un rôle important dans la révolte d’al-
Ḥusayn après qu’il eut refusé implicitement de prêter le serment d’allégeance à Yazīd 1252.
Dans les différentes lettres 1253 que Suleymān ibn Ṣurad et d’autres comme Musayyib
ibn Naǧaba, Rifāʿa ibn Šaddād et Ḥabīb ibn Muẓāhir envoyèrent à al-Ḥusayn, ils se plaignaient
du « tyran obstiné qui s'était approprié sa communauté, l'avait dépouillée de son autorité, pillé
son fayʾ1254 et en avait pris le contrôle sans son consentement. Puis, il en tua les membres
privilégiés et préserva les méchants membres de ce lieu. Il a fait de la richesse de Dieu quelque
chose qui circule uniquement parmi les tyrans de la communauté et les riches »1255.
Quant aux habitants d’al-Kūfa, dans les jours suivants, ils adressèrent à al-Ḥusayn une
centaine de lettres, chacune signée par aux moins trois ou quatre personnes en le priant d’agir
en urgence1256.
Mis à part la nature des motivations des expéditeurs des lettres adressées à al-Ḥusayn,
ces invitations soulignent que la communauté kūfite lui était restée fidèle, malgré la grande
déception suscitée par la décision de son frère al-Ḥasan d’abdiquer en faveur de Muʿāwiya1257.

Al-Kūfa : renforcement du pôle anti-omeyyade de résistance


Il semble qu’al-Kūfa était le pôle opposé à la Syrie, le siège du califat omeyyade. Al-
Kūfa était le centre du gouvernement de ʿAlī ibn Abīṭālib et de son fils al-Ḥasan où leurs
partisans (les šīʿites de ʿAlī) étaient majoritaires. Certes, c’était une population très hétérogène
(d’où probablement leur hésitation permanente à agir, leur indétermination et leur perplexité)
ce qu’ils avaient déjà prouvé durant le califat de ʿAlī ibn Abīṭālib et d’al-Ḥasan. Toutefois, al-

les Kūfites écrivirent encore une fois à al-Ḥusayn et l’invitèrent à al-Kūfa, mais il refusa d’y aller : Ibn ʿAsākir.
Tārīẖ madīnaẗ Damišq. Vol. 14. Bayrūt : Dār al-Fikr li-l- ṭibāʿaẗ wa al-našr, 1998, p. 205.
1252
Il s’agit, pourtant, pour M. Moṭaharī, d’un motif strictement secondaire pour la rébellion d’al-Ḥusayn car il
avait reçu les lettres des Kūfites quand il se trouvait à La Mecque et non à Médine, et à La Mecque, il était déjà
déterminé pour refuser le serment d’allégeance à Yazīd : MOṬAHARĪ M., Ḥamase-ye Ḥoseynī. Vol. I. Téhéran:
Ṣadrā, 1396, p. 205.
1253
Les Kūfites ont écrit de nombreuses lettres à al-Ḥusayn. Chaque groupe écrit une lettre, la signa collectivement
et l’envoya à al-Ḥusayn. D’après al-Futūḥ d’Ibn Aṯam, il s’agit de deux lettres dont la première n’a reçu aucune
réponse de la part d’al-Ḥusayn : Waqeʿe-ye ʿĀšūrā dar manābeʿ-e kohan (traduction collective)…op. cit. p.528-
529. Le nombre total des lettres est rapporté douze-mille : Ibn Ṭāwūs, al-Malhūf…op. cit. p.105. Ce dernier chiffre
a été mis en doute par M. Esfandyārī : ESFANDYĀRĪ M., ʿĀšūrāšenāsī. Pažūhešī darbāre-ye hadaf-e emām
Ḥusayn. Téhéran: Našr-e Ney, 1398, p. 41-42.
1254
Fayʾ signifie littéralement « butin », mais dans le contexte ci-dessus, il a une signification plus large. Il fait
référence aux terres conquises qui n'avaient pas été distribuées entre les conquérants et dont les revenus, selon les
Kūfites, devaient revenir à eux, et non aux Syriens : al-Ṭabarī. The Caliphate of Yazīd b. Muʿāwiyah. Vol.
XIX…op. cit. p. 24, note 109.
1255
Idem.
1256
ĀYATĪ BIRǦANDĪ M. I., Rawāyat-e ʿĀšūrā. Be kūšeš wa taḥqīq-e Mehdī Anṣārī Qummi, Téhéran :
Ketābestan-e maʿrefat, 1396, p. 95.
1257
JAFRI S. H. M., The Origins and Early Development of Shiʿa…op. cit. p.178.

225
Ḥusayn ne pouvait compter que sur eux car il semble que ce n’était que les Kūfites qui avaient
exprimé leur souhait pour lui prêter serment d’allégeance1258. C’est ainsi qu’al-Ḥusayn décida
d’envoyer son cousin Muslīm ibn ʿAqīl à al-Kūfa en répondant à l’invitation des Kūfites tel que
le chroniquer al-Ṭabarī nous le rapporte :
« Lorsque tous les messagers se rassemblèrent avec lui (=al-Ḥusayn), il lut
les lettres et interrogea les messagers sur la situation. Il a répondu à Hāni ibn
Hāni al-Sabīʿī et Saʿīd ibn ʿAbdallāh al-Ḥanafī, qui furent les deux derniers
messagers : "Au nom de Dieu, le Miséricordieux, le Compatissant, de la part
d'al-Ḥusayn ibn ʿAlī aux chefs des croyants et des musulmans. Hāni et Saʿīd
m'ont amené vos lettres. J'ai compris tout ce que vous avez décrit et
mentionné (…) : ‘Il n'y a pas d'imām sur nous. Viens ! Dieu peut nous unir à
travers toi’. Je vous envoie mon cousin, Muslim ibn ʿAqīl, qui le représentant
digne de confiance de ma famille. Je lui ai demandé de m'écrire au sujet de
votre situation et de vos opinions. S'il m'écrit que vos dirigeants et vos sages
sont unanime tel que les messagers qui sont venus me l'ont décrit, je viendrai
rapidement vers vous (…) »1259.
S. H. M. Jafri note qu’il n'y a aucune preuve qu’al-Ḥusayn ait essayé, alors qu'il était à
La Mecque, de recruter des partisans actifs parmi les gens qui se rassemblaient autour de lui ou
de propager sa cause parmi le grand nombre de personnes qui venaient à La Mecque pour le
Pèlerinage (Ḥaǧǧ). Il n'y a pas non plus de preuve qu'il ait tenté d’inciter ses émissaires à attiser
une rébellion dans des provinces comme Yémen et la Perse qui étaient favorables de sa famille.
Il a ainsi agi rapidement à l'invitation des Kūfites1260.
Selon le chroniqueur al-Ṭabarī, après être entré à al-Kūfa, Muslim séjourna dans la
maison d'al-Muẖtār ibn Abī ʿUbayd. Les fidèles de la famille d’al-Ḥusayn lui rendaient visite
régulièrement. Dans al-Iršād d’al-Šayẖ al-Mufīd, nous lisons que lorsque Naʿmān ibn Bašīr (le
gouverneur d’al-Kūfa) prit connaissance de la bayʿa de dix-huit mille Kūfites avec Muslim, il
monta sur la chaire de la mosquée et mit en garde le peuple contre la division et la sédition. Il
les avertit qu’il n’agirait que dans le cas d’être provoqué ou attaqué ou s’ils rompraient leur
serment d’allégeance1261.

1258
ESFANDYĀRĪ M., Ḥaqīqat-e ʿĀšūrāʾ. Az ʿāšūrāʾ-ye Ḥusayn tā taḥrīfāt-e ʿāšūrāʾ. Téhéran : Našr-e ney,
1398, p.158.
1259
Al-Ṭabarī. The Caliphate of Yazīd b. Muʿāwiyah. vol. XIX…op. cit. p. 26.
1260
JAFRI S. H. M., The Origins and Early Development of Shiʿa Islam…op. cit. p.178-179.
1261
WāqeʿeyeʿĀšūra dar manābeʿ-e kohan (collectif)…op. cit. p.340-341.

226
La situation empira pourtant lorsque Yazīd entendit parler des intrigues de Muslim. Il
nomma ʿUbayd Allah ibn Ziād (Ibn Ziād) gouverneur de la région (al-Baṣra et al-Kūfa)1262.
Pour ne pas trop attirer l’attention des autorités kūfites, notamment après l’arrivée d’Ibn Ziād
comme gouverneur, Muslim fut obligé de s’installer chez Hānī ibn ʿUrwa. Toutefois, Ibn Ziād,
demanda à Hānī de rendre Muslim ibn ʿAqīl, mais ce dernier refusa.
Quand ʿUbaydallāh frappa et emprisonna Hānī, il eut peur que cela n’incite les
habitants à fomenter une insurrection. Il les rassembla et, entouré de ses fidèles, de sa police et
des nobles, il leur demanda de s’abstenir de provocations de division et de discorde.
Lorsque Muslim ibn ʿAqīl en fut informé, il rassembla lui aussi ses partisans : des dix-
huit mille Kūfites qui lui avaient prêté d’allégeance, seuls quatre mille1263 répondirent à l’appel.
Muslim donna le commandement du quartier des Kindah et des Rabīʿah à ʿUbaydallāh ibn ʿAmr
ibn ʿUzayz al-Kindī. Il lui ordonna de se présenter devant lui avec sa cavalerie. Il mit Muslim
ibn ʿAwsaǧah al-Asadī en charge du quartier des Maḏḥij et des Asad, et ordonna à Muslim de
guider l’infanterie. Pour ceux qui appartenaient aux tribus des Tamīm et des Ḥamdān, il nomma
Abu Ṯumāmah al-Ṣaʿidī comme commandant. Enfin, il donna le commandement du peuple
originaire de Médine à ʿAbbās ibn Ǧaʿadah 1264.
Quant à Ibn Ziād, son unique objectif était de maintenir fermée la porte du palais
du gouverneur, car il n'avait avec lui que trente membres de sa police, vingt nobles, sa famille
et ses mawālī. Alors les partisans d’Ibn Ziād regardèrent la foule rassemblée autour de Muslim
; ils devaient se protéger des pierres qu’ils leur jetaient en les maudissant ainsi qu’Ibn Ziād et
son père.
Ibn Ziād ordonna à certains de ses partisans d'aller autour d'al-Kūfa et de convaincre
le peuple d’abandonner Muslim ibn ʿAqīl. Sous les menaces (suspension de leurs pensions,
envoi de leurs enfants dans les camps militaires syriens en les maltraitant), le peuple commença
à se disperser : au soir, Muslim ibn ʿAqīl pria seulement avec trente hommes. Lorsqu’il franchit
les portails, il n’y avait plus personne avec lui1265.

1262
Il succéda à Nuʿmān ibn Bašīr qui était plus tolèrent, patient, à caractère paisible et acétique et ne cherchait
pas à commencer les hostilités : SHAHÎD I., « Al-Nuʿmān ibn Bašīr ». Encyclopaedia of Islam. Vol. VIII, Leiden
: E. J. Brill, 1995, p. 119. D’après al-Futūḥ, Yazīd avaient demandé à Ibn Ziād de tuer Muslim : Waqeʿe-ye ʿĀšūrā
dar manābeʿ-e…op. cit. p.539.
1263
Ibid. p. 47. Ibn Nama al-Ḥīllī rapporte que cent mille habitants d’al-Kūfa avaient écrit à al-Ḥusayn et quarante-
mille lui avaient prêté d’allégeance : Ibn Namā al-Ḥīllī, Muṯīr al-aḥzān wa munīr subul al-ašjān. Qum : Madrasaẗ
al-Mahdī, 1406, p. 26. ʿAbūṭālib Hārūnī, Yaḥyāʾ ibn Ḥusayn Šaǧarī, ʿĀšūrā be rawāyat-e zaydīye…op. cit. p.96.
1264
Al-Ṭabarī. The Caliphate of Yazīd b. Muʿāwiyah. Vol. XIX…op. cit. p. 70.
1265
Ibid. p. 48-51. Pour S. H. M. Jafri, l’abstention et le silence ultérieure de ceux qui avait écrit à al-Ḥusayn et
qui lui avait prêté le serment d’allégeance n’était pas une trahison, mais plutôt une tactique pour pouvoir se joindre
plus tard à al-Ḥusayn. C’est pourquoi il y a beaucoup de noms de ces Kūfites qui perdirent leur vie à Karbalā :
JAFRI S. H. M., The Origins and Early Development…op. cit. p.196.

227
Finalement, Muslim, aussi que Hānī furent arrêtés et exécutés sur l’ordre d’Ibn
Ziād1266. Après leur mise à mort, Ibn Ziād fit régner la terreur à al-Kūfa. D’abord, il exerça une
forte pression économique sur la population par le biais des ʿarifs qui étaient chargés de la
distribution des pensions et du maintien de l'ordre public. Ensuite, il déclara que toute personne
soupçonnée de soutenir al-Ḥusayn serait pendue sans procès, sa maison incendiée et ses biens
confisqués1267. Le grand succès de ʿUbayd allāh ibn Ziād fut le rétablissement de la loyauté
entre les ašrāf (nobles) d’al-Kūfa et le gouvernement, qui avait été gravement ébranlée en raison
de leur incapacité à contrôler leurs partisans 1268. C’est ainsi qu’al-Kūfa fut mis sous contrôle
total1269.
Parallèlement, Ibn Ziād bloqua toutes les routes menant d’al-Hiǧāz à al-Kūfa et
donna des ordres stricts interdisant à quiconque d'entrer ou de quitter le territoire d’al-Kūfa1270.
Il ne cherchait que de couper la communication entre al-Ḥusayn et ses partisans à al-Kūfa, ainsi
qu’à les empêcher de le rejoindre. Il ordonna de surveiller l’espace reliant la porte de Šām
(Syrie) et la porte d’al-Baṣra et de ne permettre à personne d'entrer ou de sortir 1271.
En revenant aux intentions propres d’al-Ḥusayn, même à ce stade, rien n’indique
qu’il ait prémédité une lutte armée contre les autorités omeyyades d’Irak. On peut supposer que
c’était Muslim ibn ʿAqīl, son cousin qui déclencha les hostilités parmi les šīʿites 1272. Dans un
passage d’al-Futūḥ, il est rapporté que Muslim souhaitait agir contre Ibn Ziād, mais Hānī ibn
Urwa chez qui il s’était réfugié l’en empêcha 1273. Muslim ibn ʿAqīl, lui-même, lors de sa
rencontre avec Ibn Ziād qui l’accusait de sédition et d’insurrection, lui répondit que les habitants
de la ville prétendaient que son père le père d’Ibn Ziād avait tué leurs meilleurs hommes,
versé leur sang et nommé parmi eux des gouverneurs comme K̲osrow ou César. Il n’était donc
venu que pour exiger la justice et exhorter à gouverner par le Livre 1274.
Ainsi, il semble qu’ayant envoyé Muslim ibn Aqīl à al-Kūfa, al-Ḥusayn ne cherchait
dans un premier temps, qu’à évaluer les intentions des Kūfites à son égard. Toutefois, Muslim

1266
Al-Ṭabarī. The Caliphate of Yazīd b. Muʿāwiyah. vol. XIX…op. cit. p.54-62.
1267
Ibid. p.35. JAFRI S. H. M., The Origins and Early Development...op. cit. p.184.
1268
BLICHFELDT J. O., Early Mahdism. Politics and Religion in the Formative Period of Islam. Leiden: E. J.
Brill, 1985, p. 102.
1269
Selon un ḥadīṯ circulant dans les milieux zaydī, la plupart des tribus arabes étaient hostiles à Muslim: Ḥadīṯ
36 : ʿAbūṭālib Hārūnī, Yaḥyāʾ ibn Ḥusayn Šaǧarī, ʿĀšūrā be rawāyat-e zaydīye…op. cit.p.58.
1270
JAFRI S. H. M., The Origins and Early Development of Shiʿa Islam…op. cit. p.185.
1271
AL-Balāḏurī. Ansāb al-ašrāf. Vol. 3. Bayrūt: Dār al-fikr, 1417, p. 225.
1272
AMIR-MOEZZI M. A., Le guide divin dans les šīʿisme originel. Larousse : Verdier, 2007, p. 166. Dans un
dialogue entre Ibn Ziād et Muslim, rapporté dans al-Iršād et dans l’Histoire d’al-Ṭabarī, ce dernier nia qu’il était
venu pour semer de discorde entre les musulmans : WāqeʿeyeʿĀšūra dar manābeʿ-e kohan (collectif)…op. cit.
p.373. Al-Ṭabarī. The Caliphate of Yazīd b. Muʿāwiyah. Vol. XIX…op. cit. p.373.
1273
Ibn Aʿṯam. al-Futūḥ. Vol. 5. Bayrūt: Dār al-Aḍwā, 1991, p. 41-42.
1274
Al-Ṭabarī. The Caliphate of Yazīd b. Muʿāwiyah. Vol. XIX…op. cit. p.122.

228
tenta rapidement d’obtenir la bayʿa des Kūfites excités, et il semble qu’il n’ait pas hésité à
organiser une révolte locale, ce qui déclencha la rage de Yazīd et ses partisans. Yazīd se sentit
donc obligé de réprimer au plus vite possible ce qu’il considérait probablement comme un
« coup d’État ».

Le départ d’al-Ḥusayn vers al-Kūfa


Il parait qu’al-Ḥusayn n'était pas au courant de ces événements. Il partit pour al-Kūfa,
accompagné de la plupart des membres de sa famille et d'un petit groupe de partisans, quelques
centaines de personnes au total.
Le récit du voyage d’al-Ḥusayn est rempli d’inquiétudes liées aux doutes sur la fiabilité
des Kūfites et aux rumeurs selon lesquelles les Omeyyades auraient consolidé leur contrôle de
la région. Il est dit que la nouvelle de la mort de Muslim parvint à al-Ḥusayn en cours de
route1275 et qu'il avait voulu rebrousser chemin car ses partisans avaient commencé à se
disperser. Les seuls qui restèrent avec lui étaient apparemment ceux qui l’accompagnaient
depuis Médine1276. Par ailleurs, les frères et le fils de Muslim, après être informés du meurtre
de leur père, l’encourageaient à se venger. Ainsi, même après qu’al-Ḥusayn eut reçu la
confirmation du décès de Muslim, il décida de ne pas retourner à Médine et poursuivit sa route
vers l’Irak1277.
Al-Ḥusayn avait même envoyé une lettre aux Kūfites (sans savoir que la situation avait
changé) :
« La lettre de Muslim ibn ʿAqīl m'est parvenue, m'informant de votre
bonne attitude, de l'accord de vos dirigeants pour nous soutenir et
rechercher nos droits. J'ai demandé à Dieu de rendre vos actions
bonnes et de vous récompenser de la plus grande récompense (…).
Lorsque mon messager vous parviendra, soyez urgent et déterminé
dans vos affaires, car je viens vers vous dans quelques jours, si Dieu
le veut ».

1275
Il est rapporté qu’al-Ḥusayn avait déclaré à ce propos : « Nos šīʿītes nous ont abandonnés. Ceux d'entre vous
qui préféreraient nous quitter peuvent partir librement sans culpabilité ». Al-Ṭabarī, The Caliphate of Yazīd b.
Muʿāwiyah. vol. XIX…op. cit. p. 89
1276
Ibid. p.88.
1277
HAIDER N., Šīʿī Islam. An Introduction…op. cit. p. 68-69.

229
Cette lettre fut envoyé à al-Kūfa par Qays ibn Musahar al-Ṣaydāwī. Ce dernier fut capturé et
tué par Ibn Ziād. Il est rapporté que Muslim avait écrit à al-Ḥusayn dix-sept jours avant d’être
tué1278.
M. Esfandyārī note trois raisons principales au choix d’al-Kūfa par al-Ḥusayn: 1) Il avait
été menacé du mort1279, 2) Il ne voulait pas être tué à La Mecque ce qui aurait représenté une
profanation du caractère sacré des lieux 1280, 3) Les šīʿites (les partisans de la famille d’al-
Ḥusayn) étaient majoritaires à al-Kūfa. Cependant, al-Kūfa de l’époque d’Ibn Ziād était très
différent d’al-Kūfa de l’époque du Nuʿmān ibn Bašīr. Al-Ḥusayn ne serait probablement jamais
allé à al-Kūfa s’il avait su que le gouverneur n’était plus Nuʿmān1281.
Il faut noter qu’il y avait des personnes qui l’avaient averti en essayant de l’empêcher
de se rendre en Irak. Dans les chroniques d’al-Ṭabarī, il est raconté comment les cousins d’al-
Ḥusayn et d’autres lui conseillaient de s’abstenir d’aller à al-Kūfa.
La première personne qui avait conseillé à al-Ḥusayn de se réfugier à La Mecque, à
Yemen ou dans un autre endroit sécurisé était son demi-frère Muḥammad ibn Ḥanafīyya1282.
Lorsqu’al-Ḥusayn arriva à La Mecque, ʿAbd Allāh ibn ʿAbbās et ʿAbd Allāh ibn ʿUmar
également lui rendirent visite et essayèrent de le persuader de retourner à Médine en attendant
(comme à l’époque de Muʿāwiya) le moment propice pour agir 1283. D’autres comme ʿAbd al-
Raḥman al-Maẖzūmī, Ibn Zubayr, le poète al-Farazdaq ibn Qālib 1284 exprimaient également
leur grande inquiétude concernant sa décision d’aller à al-Kūfa où étaient installés les
collecteurs des impôts et les trésoriers de Yazīd : « Le peuple était esclave du dirham et du
dinar »1285. Tous doutaient de l’attitude des Kūfites à son égard. En demandant à al-Ḥusayn de
venir à al-Kūfa avant même de destituer le gouverneur de la ville, alors que ses collecteurs
d'impôts continuaient de taxer leurs terres, les Kūfites lui demandaient seulement de facto de
participer à la guerre et au combat : ainsi, Ibn ʿAbbās rappelait à al-Ḥusayn que les Kūfites

1278
Al-Ṭabarī. The Caliphate of Yazīd b. Muʿāwiyah. Vol. XIX…op. cit. p. 84.
1279
Ibn Ṭāwūs. al-Malhūf…op. cit. p.97. al-Šayẖ al-Mufīd. al-Iršād. Vol. 2, Qum: Kongere-ye Šeyḵ-e Mofīd,
1413, p. 76.
1280
Ibn Ṭāwūs. al-Malhūf…op. cit. p. 128. Yazīd avait envoyé des personnes à La Mecque pour tuer en secret al-
Ḥusayn : GORDON M. S., ROBINSON Ch. F. & al., The Works of Ibn Wāḍiḥ al-Yaʿqūbī An English Translation.
volume 3…op. cit. p. 940.
1281
ESFANDYĀRĪ M., ʿĀšūrāšenāsī. Pažūhešī darbāre-ye…op. cit. p.214 et s.
1282
Al-Ṭabarī. The Caliphate of Yazīd b. Muʿāwiyah. Vol. XIX…op. cit. p. 8. Waqeʿe-ye ʿĀšūrā dar manābeʿ-e
kohan …op. cit. p.512-513.
1283
D’après al-Futūḥ, ʿAbd Allah ibn ʿAbbās et ʿAbd Allah ibn ʿUmar essayaient de persuader al-Ḥusayn que
même en absence de bayʿa de sa part, Yazīd le laisserait tranquille : Ibn Aṯam, al-Futūḥ. vol. 5. Bayrūt : Dār al-
Aḍwa, 1991, p. 25.
1284
Son avertissement a été rapporté dans les sources zaydī aussi : Ḥadīṯ numéro 36 : ʿAbūṭālib Hārūnī, Yaḥyāʾ
ibn Ḥusayn Šaǧarī,ʿĀšūrā be rawāyat-e zaydīye…op. cit. p.58.
1285
Al-Ṭabarī. The Caliphate of Yazīd b. Muʿāwiyah. Vol. XIX…op. cit. p.66.

230
étaient des gens perfides et le poète al-Farazdaq ibn Qālib disait à al-Ḥusayn que « les cœurs
du peuple était avec lui, mais leurs épées avec les omeyyades 1286 ».
Toutefois, il semble qu’l-Ḥusayn ait persisté dans sa volonté d’aller en Irak. Il quitta
Le Mecque le huitième jour d’al-ḥiǧǧa1287 avec quatre-vingt-deux personnes, dont soixante
šīʿites d’al-Kūfa pour s’y rendre1288 . Il existe des rapports contradictoires sur la taille du groupe
partisan d’al-Ḥusayn. Selon un rapport attribué à l'Imām Bāqir (le petit-fils d’al-Ḥusayn), il
avait quarante-cinq cavaliers et une centaine d'hommes à pied1289. D’après al-Masʿūdī,
lorsqu’al-Ḥusayn entra à Karbalā, cinq-cents cavaliers et cent fantassins étaient avec lui1290.
Dès qu’ils ont mis le pied sur le territoire irakien, ils furent surpris par les unités
armées fidèles à Ibn Ziād, à savoir Ḥurr ibn Yazīd al-Tamīmī, qui dirigeait une force omeyyade
d'un millier de cavaliers1291.
Ḥurr interdit à al-Ḥusayn de poursuivre son chemin vers al-Kūfa et également de
revenir à Médine. Ḥurr avait pour ordre d'amener al-Ḥusayn devant Ibn Ziād1292. Al-Ḥusayn
insista sur le fait que les habitants d’al-Kūfa lui avaient demandé de venir et fit apporter les
lettres à Ḥurr pour les lui montrer. Ḥurr répondit que ce n’était pas lui qui avait écrit les lettres
et qu'il ne connaissait pas non plus ceux qui les avaient écrites 1293.
Al-Ḥusayn demanda à être autorisé à passer ou à retourner à Médine1294, mais Ḥurr
le lui interdit ainsi qu’à ses compagnons. En guise de compromis, al-Ḥusayn fut néanmoins
autorisé à emprunter une troisième route, accompagné de Ḥurr et de ses forces 1295.
Ḥurr avertit al-Ḥusayn que s'il y avait un combat, al-Ḥusayn serait certainement tué. Al-
Ḥusayn leur rappela qu’il n’était pas là qu’en raison de la demande explicite du peuple qui
réclamait un Imām. Ainsi, si sa présence n’était plus souhaitée, al-Ḥusayn était prêt à

1286
Ibid. p.65-71. Waqeʿe-ye ʿĀšūrā dar manābeʿ-e kohan,…op. cit. p.593-601.
1287
Al-Ṭabarī. The Caliphate of Yazīd b. Muʿāwiyah. Vol. XIX…op. cit. p.84.
1288
Al-H̱wārazmī. Maqtal al-Ḥusayn. vol. 1…op. cit. p. 317.
1289
Al-Ṭabarī. The History of al-Ṭabarī. The Caliphate of Yazīd ibn Muʿāwiya...op. cit. p. 75.
1290
Cette information sur le nombre de l’armée d’al-Ḥusayn a été rapportée seulement par al-Masʿūd ī : Murūǧ al-
ḏahab wa-maʿādin al-ǧawhar. Vol. 3, Qum : Dār al-Huǧra, 1984, p. 61. Il y a d’autres informations comme celles
rapportées par al-Balāḏurī : « Firas ibn Ǧaʿada ibn Habira Maẖzūmī (Ǧaʿada était le cousin d’al-Ḥusayn et la mère
de la fille d'Abū Ṭālib) était avec al-Ḥusayn. Quand il vit la situation défavorable et difficile, il eut peur, alors al-
Ḥusayn lui permit de partir : al-Balāḏurī. Ansāb al-ašrāf…op. cit. p.180.
1291
Abū Miẖnaf al-Azdī. Maqtal al-Ḥusayn wa maṣādir siraẗ al-nabī wa al-aiʾmmaẗ. Qum: al-ʿilmiyyaẗ, 1398, p.
82.
1292
Ibn Aʿṯam. Al-Futūḥ. Vol. 5. Bayrūt: Dār al-Aḍwā, 1991, p.79.
1293
LEGENHAUSEN H. M., « ʿĀšūrā ». Islamochristiana. 2010, 36, p.31.
1294
Al-Šayẖ al-Mufīd. Al-iršād. vol. 2…op. cit. p. 79. Ibn Aʿṯam. Al-Futūḥ. vol. 5…op. cit. p.77. Ibn Ṭāwūs. Al-
Malhūf…op. cit. p. 137. Al-H̱wārazmī. Maqtal al-Ḥusayn ʿalayh al-salām…op. cit. p.330-331.
1295
D’après al-Futūḥ, al-Ḥusayn et ses partisans se mirent en route, sans être accompagnés, ayant emprunté un
autre chemin à la demande de Ḥur, mais ce dernier et ses cavaliers les surprirent plus tard en les empêchant de
partir : Ibn Aʿṯam. Al-Futūḥ…op. cit. p.79-80.

231
repartir1296. Al-Ḥusayn rappela plus tard à Ḥurr et à ses partisans qu’en tant que famille de
Muḥammad, ils avaient davantage droit à l’autorité (wilāya) sur le peuple que ces prétendants
[Yazīd et ses partisans] qui revendiquent ce qui ne leur appartenait pas et avaient amené la
tyrannie et agressé le peuple1297. Ḥurr répondit à nouveau qu’il était ignorant des lettres
envoyées et il avait seulement l’ordre de ramener al-Ḥusayn à al-Kūfa chez Ibn Ziād1298. Al-
Ḥusayn et ses hommes opérèrent alors un demi-tour, longeant l'Euphrate, mais dans la direction
opposée à celle d’al-Kūfa1299, jusqu'à atteindre un endroit appelé Karbalā1300. Là, ils campèrent.
Le lendemain, le troisième jour de muḥarram1301, les forces de Ḥurr furent rejointes
par quatre mille hommes envoyés par Ibn Ziyad sous le commandement de ʿUmar ibn Saʿd1302.
Il semble qu’il avait l’ordre de contraindre al-Ḥusayn et ses partisans à prêter d’allégeance à
Yazīd. Sur l’ordre d’Ibn Ziād, ʿUmar ibn Saʿd était également chargé de bloquer l’accès aux
sources d’eau pour al-Ḥusayn et ses troupes.
Al-Ḥusayn répondit à un émissaire d'Ibn Saʿd qu'il était venu à l'invitation des
habitants d’al-Kūfa, « S'ils sont maintenant opposés à ma présence. Je vais les quitter et m’en
aller »1303. Quand Ibn Saʿd transmit ce message à Ibn Ziād, Ibn Ziād répondit qu'Ibn Saʿd devait
obliger al-Ḥusayn à offrir la bayʿa à Yazīd.
D’après le chroniqueur al-Ṭabarī, al-Ḥusayn invita ʿUmar ibn Saʿd aux négociations et
fit trois propositions : 1) al-Ḥusayn retournerait d’où il venait, 2) il « mettrait sa main dans la

1296
Al-Ṭabarī, The Caliphate of Yazīd b. Muʿāwiyah. vol. XIX…op. cit. p.93.
1297
Al-H̱wārazmī, Maqtal al-Ḥusayn ʿalayh al-salām. vol. 1…op. cit. p. 331.
1298
Al-Ṭabarī, The Caliphate of Yazīd b. Muʿāwiyah. vol. XIX…op. cit. p. 94.
1299
Dans les récits d’Ibn Aʿṯam et d’al-H̱wārazmī, il existait un certain Ṭeremmā lequel al-Ḥusayn interrogeait sur
l’existence d’une route secondaire à emprunter. Cela est absent dans les autres sources. M. Ṣādeqī pense qu’il
s’agit d’une erreur sur l’identité de la personne : ṢĀDEQĪ M., Šarḥ-e ġam-e Ḥoseyn. Tarjome-ye taḥqīqī-ye
maqtal-e K̲ārazmī…op. cit. p. 51, note 52.
1300
Dans al-Malhūf, il a été rapporté qu’al-Ḥusayn déclara à propos du Karbalā : « Descendez. Ici, c’est l'endroit
où nous combattrons et verserons notre sang. Nos tombes seront ici, ma sainte famille sera captivée ici. C'est ce
que mon grand-père avait dit » : Ibn Ṭāwūs, al-Malhūf…op. cit. p.139. Dans al-Futūḥ, al-Ḥusayn décrit le nom :
« Karbalā est le lieu de détresse et de calamité » : Ibn Aʿṯam, al-Futūḥ. vol. 5…op. cit. p. 84.
1301
Le mois de muḥarram est le premier mois du calendrier islamique. C'est l'un des quatre mois sacrés de l'islam
avec raǧab, ḏū al-qidʿa, ḏū al-ḥiǧǧa.
1302
Abū Miẖnaf al-Azdī, Maqtal al-Ḥusayn wa maṣādir…op. cit. p. 94. Chez al-H̱wārazmī, il y d’autres chiffres :
« La première personne qui rejoignit ʿUmar ibn Saʿd fut Šamir ibn Ḏī al-Ǧawšan avec quatre mille soldats, avec
lesquels l'armée de ʿUmar atteignit neuf mille personnes. Après lui, Yazīd ibn Rakāb Kalbī avec deux mille soldats
arriva. Al-Ḥuṣayn ibn Numayr al-Sakūnī est allé à Karbalā avec quatre mille, Flān al-Māzanī avec trois mille et
Naṣr ibn Flān avec deux mille », al-H̱wārazmī, Maqtal al-Ḥusayn…op. cit. p. 344. Au total, selon al-H̱wārazmī,
l’armée d’Ibn Saʿd comptait vingt-deux mille guerriers. Quant au choix de ʿUmar ibn Saʿd par Ibn Ziād pour
rencontrer al-Ḥusayn, d’après M. Ayoub, cela était sans doute une tactique politique visant à rejeter la
responsabilité de la mort de ce dernier sur les épaules d'un membre de la tribu de Qurayš : AYOUB M, Redemptive
Suffering in Islām. A study of the devotional aspects of ʿĀshūrāʾ in twelver Shīʿism. The Hague: Mouton, 1978, p.
109.
1303
Al-Ṭabarī. The Caliphate of Yazīd b. Muʿāwiyah. vol. XIX…op. cit. p.106-107.

232
main de Yazīd »1304 3) il serait envoyé dans un poste-frontalière choisi par ʿUmar ibn Saʿd et il
s’installerait1305. ʿUmar ibn Saʿd envoya une lettre à Ibn Ziād pour le mettre au courant des
propositions d’al-Ḥusayn1306.
Il semble qu’à la lecture de la lettre de ʿUmar ibn Saʿd, Ibn Ziād aurait été prêt à clôturer
l’affaire1307, mais Šamir ibn Ḏī al-Ǧawšan le fit changer l’avis 1308. Ainsi Ibn Ziād demanda
explicitement à ʿUmar ibn Saʿd :
« Je ne vous ai pas envoyé auprès d’al-Ḥusayn pour ne pas le
combattre, pour lui donner du temps, pour lui promettre la paix et la
préservation, ou pour être un intercesseur en sa faveur auprès de moi.
Veillez donc à ce qu’al-Ḥusayn et ses partisans se soumettent à mon
autorité et se rendent, vous pourrez me les envoyer en paix. S’ils
refusent, marchez contre eux pour les tuer et les défigurer, car ils le
méritent. Si al-Ḥusayn est tué, faites en sorte que les chevaux lui
piétinent la poitrine et le dos, car c'est un rebelle désobéissant, un
homme méchant qui divise la communauté (…). Si vous refusez,
alors retirez-vous de notre commandement et de notre armée.
Laissez l'armée à Šamir ibn Ḏī al-Ǧawšan. Nous lui avons donné
notre autorité »1309.

1304
« Qu’il [al-Ḥusayn] aille en Syrie pour négocier avec Yazīd » : ṬAHA Ḥ., ʿAlī wa farzandānaš…op. cit. p.
257. Al-Seyyid al-Šarīf al-Murtaḍá. Tanzīh al-anbiā. Bayrūt : Dār al-aḍwā, 1989, p. 229. « Pour que j’obéisse à la
volonté de Yazīd ibn Muʿāwiya » : Ḥadīṯ 36 : ʿAbūṭālib Hārūnī, Yaḥyāʾ ibn Ḥusayn Šaǧarī …op. cit. p. 60. Dans
un autre rapport provenant des milieux zaydī, al-Ḥusayn dit : « permets moi d’aller chez Yazīd » : ibid. p.100.
Comme le note M. Esfandyārī, il y a des différences selon les sources. Dans certaines sources al-Ḥusayn ne
demandait qu’aller chez Yazīd, dans les autres, il exprima une volonté de négocier avec Yazīd. Toutefois, selon
M. Esfandyārī, il y a trois hypothèses : soit al-Ḥusayn ne cherchait que négocier avec Yazīd sans lui prêter serment
d’allégeance, soit al-Ḥusayn essayait d’éviter à tout prix la guerre, soit il cherchait simplement de gagner du temps
(en sachant qu’il serait tué et en souhaitant de mettre en évidence le caractère sauvage et inhumain de ses ennemis) :
ESFANDYĀRĪ M., Ḥaqīqat-e ʿĀšūrāʾ. Az ʿāšūrāʾ-ye Ḥusayn…op. cit. p.122-124.
1305
ʿUqbah ibn Simʿān avait accompagné al-Ḥusayn tout le temps depuis Médine jusqu’à sa mort en étant témoin
de toutes les conversations en présence d’al-Ḥusayn. Il n’y avait, selon lui, ni de promesse de prêter le serment
d’allégeance à Yazīd, ni de proposition d’envoi à l'un des postes-frontières : Abū Miẖnaf al-Azdī. Maqtal al-
Ḥusayn wa maṣādir siraẗ al-nabī wa al-aimma. Qum: al-ʿAlmiya, 1398, p. 100. Al-Ṭabarī. The Caliphate of Yazīd
b. Muʿāwiyah. Vol. XIX…op. cit. p.109. Dans al-Iršād, al-Šayẖ al-Mufīd ne rapporte que la première proposition :
al-Šayẖ al-Mufīd. Al-Iršād. Vol. 2…op. cit. p.85.
1306
Il avait été rapporté à Ibn Ziād qu’Ibn Saʿd rencontrait et parlait longuement avec al-Ḥusayn et s’abstenait
ainsi de faire la guerre contre lui : Al-Šayẖ al-Ṣadūq. Al-Amālī…op. cit. p. 220.
1307
Selon al-H̱wārazmī, Ibn Ziād ordonna pourtant à Ibn Saʿd d’obtenir le serment d’allégeance pour Yazīd. Dans
le cas du refus d’al-Ḥusayn, il devait lui ramener al-Ḥusayn, al-H̱wārazmī. Maqtal al-Ḥusayn ʿalayh al-salām…op.
cit. p.343. Les conditions proposées par al-Ḥusayn (sauf la première) et les détails de la correspondance entre Ibn
Saʿd et Ibn Ziād sont absents dans al-Futūḥ d’Ibn Aʿṯam et dans al-Malhūf d’Ibn Ṭāwūs.
1308
En effet, lâcher al-Ḥusayn sans lui arracher le serment d’allégeance signifierait que c’était lui qui était en
position de pouvoir. Il faudrait soumettre al-Ḥusayn et ses partisans sous l’autorité d’Ibn Ziād et avoir main libre
pour les punir ou les pardonner : al-Ṭabarī, The Caliphate of Yazīd b. Muʿāwiyah. vol. XIX, …op. cit. p.110.
1309
Abī al-Faraǧ al-Iṣfahānī. Maqātil al-Ṭālibiyyīn. Qum: Dār al-Kitāb li al-ṭibāʿaẗ wa al-našr, 1965, p.76.

233
Selon al-Ṭabarī, ʿUmar ibn Saʿd se mit à affronter al-Ḥusayn le soir du jeudi 9
muḥarram. Ses troupes allèrent à l’encontre des troupes d’al-Ḥusayn. Ils dirent à al-ʿAbbas
(l’envoyé d’al-Ḥusayn qui était son frère) que selon l’ordre d’Ibn Ziād, ils devaient se
soumettre, sinon ils seraient battus. Ils n’accordèrent que le soir pour réfléchir à al-Ḥusayn et
ses partisans1310.

L’élocution d’al-Ḥusayn la veille de la bataille


C’est ʿAlī ibn al-Ḥusayn, le fils al-Ḥusayn qui a transmis le discours de la veille de la bataille
d’al-Ḥusayn :
« Ô Dieu, je te loue de nous avoir bénis avec la prophétie, nous
enseigner le Qurʿān et nous faire comprendre la religion.
(…) Tu nous as donné des oreilles, des yeux et des cœurs. Tu ne
nous as pas fait figurer parmi les polythéistes. Je ne connais
aucun disciple plus approprié et plus vertueux que mes disciples,
ni aucune famille plus pieuse et plus soucieuse des relations
familiales que ma famille. Que Dieu vous récompense bien en
mon nom. En effet, je pense que notre dernier jour viendra
demain à travers ces ennemis (…). Partez tous, délibérés de
votre serment, car je n'aurai aucune obligation pour vous de ma
part (...)1311.
Selon Sakīna, la fille d’al-Ḥusayn, après ce discours, un groupe de ses compagnons
quittèrent Karbalā1312. D’après al-Ṭabari, de nombreux partisans y compris les frères, les fils,
les fils des frères d’al-Ḥusayn et les fils du Muslim ibn Aqīl déclarèrent qu’ils resteraient avec
lui1313. Comme il existait des liens de parenté entre Šamir ibn Ḏī al-Ǧawšan et les fils de ʿAlī
ibn Abīṭālib, il demanda d’Ibn Ziād une garantie de sauf-conduit pour eux à savoir al-ʿAbbās,
Jaʿfar et ʿUṯmān. Ces derniers refusèrent pourtant de l’accepter si al-Ḥusayn ne bénéficiait pas
de la même garantie1314.

1310
Al-Ṭabarī. The Caliphate of Yazīd b. Muʿāwiyah. vol. XIX…op. cit. p.113.
1311
Ibid. p.115.
1312
« (…) Il ne lui restait rien de moins de quatre-vingts et de plus de soixante-dix . Je regardai à mon père et le
trouvai la tête baissée de tristesse et d'angoisse » : al-Darbandī. Iksīr al-ʿibādāt fī asrār al-šahādāt. Vol. 2, al-
Manāma : Širkat al-Muṣṭafa li al-ẖadamat al-ṯaqāfiyah 1994, p. 222.
1313
« (…) Nous ne te quitterons pas. Au contraire, nos vies seront sacrifiées pour toi ; nous te protégerons avec
nos cous, nos têtes et nos mains. Notre promesse sera accomplie dans notre mort » : al-Ṭabarī. The Caliphate of
Yazīd b. Muʿāwiyah. Vol. XIX…op. cit. p.117.
1314
Ibid. p.111-112. Ibn Aʿṯam, al-Futūḥ…op. cit. p.94.

234
La bataille
Le septième jour de muḥarram, Ibn Ziād avait ordonné à Ibn Saʿd de bloquer l’accès
à l'eau pour al-Ḥusayn et à ses partisans1315. Cela aggrava la crise et provoqua d’importantes
souffrances dans le camp d’al-Ḥusayn, en particulier, parmi les nombreux jeunes enfants.
Selon certains récits, les négociations échouèrent le 9 muḥarram en raison des intrigues
de certains Kūfites qui avaient l'intention de provoquer les hostilités. Les tentes étaient
rassemblées en prévision des combats du lendemain, et la permission était accordée à quiconque
choisissait de partir avant la bataille.
Le jour de la bataille, al-Ḥusayn mobilisa ses partisans après avoir prié avec eux au
matin. Il avait avec lui trente-deux cavaliers et quarante fantassins 1316. La taille de l’armée d’Ibn
Saʿd selon ce qui a été rapporté était vingt-deux milles hommes1317. Il mit Zuhayr ibn al-Qayn
en charge de son aile droite et Ḥabīb ibn Muẓahir en charge de son aile gauche ; il donna son
étendard à son frère, al-ʿAbbās ibn ʿAlī. Tous étaient installés devant leurs tentes. Al-Ḥusayn
ordonna de mettre le feu au bois de chauffage et aux cannes qui se trouvaient derrière les tentes,
craignant que ses ennemis n'attaquent par derrière.
Quant à ʿUmar ibn Saʿd, il mit Amr ibn al-Ḥaǧǧāǧ al-Zubaydī aux commandes de son
aile droite et Šamir ibn Ḏī al-Jawšan aux commandes de son aile gauche. ʿAzrah ibn Qays al-
Aḥmasi était responsable de la cavalerie tandis que Šabaṯ ibn Ribʿī al-Yarbūʿī dirigeait les
fantassins. Il confia son étendard à Ḏuwayd, son mawālī1318.
Il existe des rapports contradictoires sur la séquence des événements du 10 muḥarram
(connu sous le nom de ʿAšūrāʾ1319). Selon le chroniqueur al-Ṭabarī, al-Ḥusayn évitait de lancer
les hostilités 1320. Les véritables combats commencèrent après la prière de midi, alors que l'armée
omeyyade encerclait peu à peu le camp. Les premières escarmouches impliquèrent des partisans
non affiliés à la maison du Prophète, mais, à mesure que l’après-midi avançait, les proches d’al-
Ḥusayn engagèrent le combat contre l’ennemi. Il est pourtant difficile de démêler la légende de
la réalité dans ces récits 1321.

1315
WāqeʿeyeʿĀšūra dar manābeʿ-e kohan,…op. cit. p.410.
1316
Ibid. p.423. Comme il est déjà dit, le nombre exact de l’armée d’al-Ḥusayn n’est pas connu.
1317
Ibn Aʿṯam. Al-Futūḥ…op. cit. p. 101. Le nombre trente-cinq mille a été rapporté chez Ibn Šahrāšūb : Manāqib
āl Abīṭālib. Vol. 4, Qum : ʿAlāmeh, 1379, p. 98.
1318
Al-Ṭabarī. The Caliphate of Yazīd b. Muʿāwiyah. Vol. XIX…op. cit. p.120-121.
1319
Le mot est de toute évidence un dérivé du mot ʿāsōr en hébreu. Dans le Lévitique 16, 29, il est utilisé par
rapport au grand jour des expiations : Encyclopaedia of Islam. Vol. I…op. cit. p. 705.
1320
Un de ses partisans voulut lancer un tir en direction de Šamir ibn Ḏī al-Jawšan pour le tuer, mais al-Ḥusayn
l’empêcha de le faire : al-Ṭabarī. The Caliphate of Yazīd b. Muʿāwiyah…op. cit. p. 122. Al-Maǧlisī Muḥammad
Bāqir, Biḥār al-anwār. vol. 45, Bayrūt : Muʾassasaẗ al-wafāʾ, 1983, p.5.
1321
HAIDER N., Šīʿī Islam. An Introduction…op. cit. p. 69.

235
Chez M. B. al-Maǧlisī, on trouve un passage rapporté de Muḥammad ibn ʿAbīṭālib
dans lequel al-Ḥusayn, ayant considéré l’armée d’Ibn Saʿd, envoya Burayr ibn Ḥuḍayr pour
négocier avec eux. Il leur adressa la parole :
« Ô peuple, craignez Dieu, car le fardeau de Muḥammad est
tombé sur vous. Ce sont sa progéniture, sa famille, ses filles et
ses protégés (ḥaram). N'acceptez-vous pas qu'ils retournent à
l'endroit d'où ils sont venus ? Malheur à vous, ô peuple d’al-
Kūfa, avez-vous oublié vos lettres et le pacte que vous avez
conclu en prenant Dieu comme témoin ? Malheur à vous, vous
invitâtes la famille de votre Prophète et promîtes que vous
étiez prêts à mourir à sa place, mais lorsqu’elle vint vers vous,
vous la remîtes à Ibn Ziād et interdîtes l'eau de l'Euphrate à elle
(…) »1322.
Alors les adversaires commencèrent à lui lancer des flèches.
Puis, selon ce passage rapporté par al-Maǧlisī, al-Ḥusayn, ayant vu la grande foule armée
devant lui, adressa la parole aux Kūfites et à Ibn Saʿd qui se trouvait parmi eux :
« (…) Vous avez déclaré l’obéissance et que vous croyez au
Messager Muḥammad, puis vous avez marché contre sa
progéniture et sa famille en souhaitant les tuer (…)1323.
Chez le chroniqueur al-Ṭabarī, après la prière du matin, al-Ḥusayn s’adressa aux
troupes de l’ennemi et aux Kūfites et prononça les paroles suivantes :
« Peuples, écoutez mes paroles et ne me pressez pas pour que je
vous rappelle les devoirs que vous avez envers moi et que je vous
donne les raisons de ma venue vers vous. Si vous acceptez mes
raisons, croyez en mes paroles et me rendez justice, vous serez
plus heureux, et vous n'aurez aucun motif contre moi. Si vous
n'acceptez pas mes raisons et ne me rendez pas justice de votre
propre gré, ʻtombez d’accord sur votre dessein, ainsi que vos
Associés, et qu’ensuite votre dessein ne vous soit plus un souci !
Décidez envers moi et ne me faites point attendre 1324. En effet,

1322
Al-Maǧlisī Muḥammad Bāqir. Biḥār al-anwār. vol. 45…op. cit. p.5
1323
Ibid. Ce passage rappelle celui rapporté par al-Ṭabarī, lorsqu’al-Ḥusayn avait rencontré Ibn Saʿd et lui avait
fait des propositions : The Caliphate of Yazīd b. Muʿāwiyah. vol. XIX…op. cit. p.109.
1324
Q X :71.

236
mon patron est Dieu, qui a fait descendre le Livre. Il prend soin
des justes »1325.
Toutefois, c’est le rappel de son identité, suivi des manifestations du chagrin et du
deuil, qui semble avoir été accentués :
« Retracez ma lignée et réfléchissez à qui je suis. Ensuite, faites
un retour sur vous-mêmes et faites des remontrances à vous-
mêmes. Considérez s'il est juste que vous me tuiez et profaniez
mon inviolabilité. Ne suis-je pas le fils de la fille de votre
Prophète, le fils de l'exécuteur de son testament (waṣī) et son
cousin, le premier des croyants en Dieu et l'homme qui crut [au
premier] en ce que son Apôtre rapporta de son
Seigneur ?(…) »1326.
Lorsque d’al-Ḥusayn vit les troupes de l’ennemi, il leva ses bras et cria :
« Ô mon Dieu, tu es ma confiance dans chaque détresse et mon
espoir dans chaque épreuve, et tu es ma confiance et mon soutien
dans chaque affaire qui m'arrive. Combien de fois le cœur a-t-il
été affaibli de détresse, l’ingéniosité diminuée (…). Je me plains
auprès de Toi car mon désir est auprès de Toi. Tu es le possesseur
de toute bénédiction, le possesseur de chaque bonne action et la
fin de tout désir »1327.
Al-Ḥusayn leur rappela encore une fois qu’ils lui avaient demandé l’aide en lui écrivant ainsi :
« Les fruits sont mûrs, les jardins sont verts, les eaux ont débordé,
tu rencontreras une armée rassemblée pour toi, viens ! »1328.
Ils répondirent qu’ils ne lui avaient pas écrit. Qays ibn al-Ašʿaṯ demanda à al-
Ḥusayn de se soumettre à l’autorité de ses proches (à savoir Yazīd ibn Muʿāwiya). Al-Ḥusayn
répondit qu’il ne prêterait pas de serment d’allégeance comme un homme humilié, comme un
esclave1329.
La bataille éclata finalement avec le lancement d’une flèche par Ibn Saʿd vers
l’armée d’al-Ḥusayn1330. Les partisans d'al-Ḥusayn se battaient avec acharnement. La cavalerie

1325
Q VII, 196. Al-Ṭabarī. The Caliphate of Yazīd b. Muʿāwiyah. Vol. XIX…op. cit. p.123.
1326
Ibid. p. 123-124. WāqeʿeyeʿAšūra dar manābeʿ-e kohan (collectif),…op. cit. p. 145 et s.
1327
Al-Maǧlisī Muḥammad Bāqir. Biḥār al-anwār. Vol. 45…op. cit. p. 4.
1328
WāqeʿeyeʿĀšūra dar manābeʿ-e kohan (collectif)…op. cit. p.423-427.
1329
Al-Ṭabarī. The Caliphate of Yazīd b. Muʿāwiyah. Vol. XIX…op. cit. p.125.
1330
WāqeʿeyeʿĀšūra dar manābeʿ-e kohan (collectif),…op. cit. p.431.

237
commença alors à attaquer, et même s'ils n'étaient que trente-deux cavaliers, ils attaquaient la
cavalerie kūfite par tous les côtés1331. Il est rapporté qu’al-Ḥusayn cria :
« Est-ce qu’il y a quelqu’un qui nous aidera pour
Dieu ? Est-ce qu’il aura quelqu’un qui défendra la
sacrée famille du Messager de Dieu ? »1332.
D’après al-Ṭabarī, du côté d’al-Ḥusayn soixante-douze personnes tombèrent en
martyre. Les fils d’al-Ḥusayn ʿAlī al-Akbar et ʿAlī al-Asġar et son demi-frère al-ʿAbbās étaient
parmi les martyrs. Al-Ḥusayn fut le dernier à tomber.
Un des personnages clés qui avait joué un rôle important dans le déclanchement de
la guerre entre les forces d’al-Ḥusayn et celles d’Ibn Ziād était Ḥurr. Toutefois, il décida de
changer le camp et de rejoindre al-Ḥusayn. Ḥurr dit à al-Ḥusayn :
« Par Dieu! Si je savais qu'ils ne les accepteraient pas [=les
propositions qu’al-Ḥusayn avait faites], je ne les aurais pas rejoints
contre toi. Je suis venu me repentir auprès de mon Seigneur pour
ce que j'ai fait et t’offrir ma vie en guise de consolation afin de
mourir devant toi1333.
Ḥurr fut tombé au cours de la bataille sous les coups reçus des fantassins 1334.

Le martyre des membres de la famille d’al-Ḥusayn


D’après le chroniqueur al-Ṭabarī, le premier des fils de ʿAbīṭālib qui fut tué ce jour-
là était ʿAlī Akbar, le fils d’al-Ḥusayn. Murrah ibn Munqiḏ se précipita contre lui et le
poignarda.Il fut touché et les autres guerriers se jetèrent sur lui le mutilèrent avec leurs épées 1335.

1331
Al-Ṭabarī. The Caliphate of Yazīd b. Muʿāwiyah. Vol. XIX…op. cit. p.139.
1332
Al-Maǧlisī Muḥammad Bāqir Biḥār al-anwār. Vol. 45…op. cit. p.12. Ibn Ṭāwūs. Al-Malhūf…op. cit. p. 159.
1333
Al-Ṭabarī. The Caliphate of Yazīd b. Muʿāwiyah. Vol. XIX…op. cit. p.127-128. Al-Maǧlisī Muḥammad Bāqir
Biḥār al-anwār. Vol. 45…op. cit. p.11.
1334
Al-Ṭabarī. The Caliphate of Yazīd b. Muʿāwiyah. Vol. XIX…op. cit. p.144.
1335
Le martyre de ʿAlī fis d’al-Ḥusayn a été décrit d’une manière plus détaillée, il est très semblable aux Passions
des saints chrétiens : « Puis, ʿAlī ibn al-Ḥusayn attaqua en récitant : ʻ Je suis ʿAlī ibn al-Ḥusayn ibn ʿAlī. Par Dieu,
nous et la Maison de Dieu sommes plus dignes [comme successeurs] du Prophète. Un bâtard ne nous jugera pas.
Je vous frapperai avec des lances et des épées jusqu'à ce qu'elles se plient, c’est la frappe d’un Hāšimīte-ʿalawīteʼ.
Il continua à se battre jusqu'à ce que les habitants d’al-Kūfa paniquèrent à cause du grand nombre des personnes
tuées (…), tout seul, il avait tué cent vingt hommes. Puis retourna chez son père, en souffrant des blessures qu’il
avait et lui dit : ʻÔ père ! la soif m'a tué et le poids du fer m'a épuisé. Est-il possible de boire de l'eau pour me
fortifier contre mes ennemis ?ʼ al-Ḥusayn pleura et dit : ʻMon fils ! Gloire à Muḥammad et à ʿAlī ; c’est difficile
pour ton père et ton grand-père auxquels tu demandes de l’aide, mais ils ne sont pas en mesure de t’aider! Donne-
moi ta langue.ʼ Alors il prit sa langue, la suça et lui donna son anneau en disant: ʻ Prends cet anneau sur ta bouche
et retourne combattre ton ennemi, car j'espère que ton grand-père te donnera à boire de sa tasse après quoi tu
n’auras plus jamais soifʼ. (…) Il continua à se battre jusqu'à ce qu'il tua deux cents personnes, puis Murrah ibn
Munqiḏ ʿAbdī le frappa au front d'un coup en lui causant l'épilepsie, et les autres aussi le frappèrent avec leurs
épées (…). Dans ses derniers instants, il dit à haute voix : ʻPère ! C'est mon grand-père, le Messager de Dieu, qui

238
À la suite, les fils de Muslim ibn Aqīl, les neveux d’al-Ḥusayn (Qasim ibn Ḥasan et ʿAbdallāh)
qui l’accompagnaient tombèrent dans la bataille1336.
L’héroïse exceptionnelle de ʿAbbās, le demi-frère d’al-Ḥusayn et l’ainé de ses frères a
été souligné par les auteurs. Il fut tué par Ziād ibn Riqād et Ḥakīm ibn Ṭufayl Ṭāyī lorsqu’il
était parti chercher de l’eau.
Selon certains récits šīʿites, lorsque ʿAbbās demanda la permission à al-Ḥusayn de se
combattre, ce dernier lui rappela qu’il était son porteur de bannière et s’il était tué, les
combattants se disperseraient. Mais ʿAbbās lui répondit :
« Ma poitrine est serré et j’en ai assez de la vie ; je
veux me venger de ces hypocrites ».
Al-Ḥusayn, dit : « Demande un peu d'eau pour ces enfants ! ». ʿAbbās alla les avertir, mais sans
succès. Il retourna vers son frère pour l’informer, mais il entendit les enfants crier : « Soif, soif
! ». Il monta donc à cheval, prit sa lance et son outre, et se dirigea vers l'Euphrate.
Quatre mille personnes qui surveillaient l’eau de l'Euphrate, l'entourèrent et lui tirèrent
des flèches. Il les combattit et tua quatre-vingts hommes jusqu'à ce qu'il accédât à l’eau.
Lorsqu'il voulut boire de l'eau, il se souvint de la soif d'al-Ḥusayn et de sa famille, alors il jeta
l'eau, remplit l'outre, la porta sur son épaule droite et se dirigea vers la tente. Il fut cerné de tous
les côtés. Il les combattit jusqu'à ce que Nawfal al-Azraq le frappe au bras droite en la tranchant.
Il portait l'outre sur son épaule gauche, mais Nawfal le frappa de ce côté également et trancha
son bras gauche. Il portait l'outre avec ses dents, et une flèche le frappa, toucha l'outre et l’eau
se répandit. Puis une autre flèche arriva, perçant sa poitrine. Il tomba de son cheval1337.

Le martyre d’al-Ḥusayn
La bataille se poursuivit après la prière du midi. Lorsque les partisans d'al-Ḥusayn
réalisèrent que les ennemis étaient trop nombreux et qu'ils ne seraient plus en mesure de
défendre ni al-Ḥusayn, ni eux-mêmes, ils firent en sorte d’être tués devant lui. De son côté, al-
Ḥusayn les saluait et consolait ceux qui pleuraient pour lui en disant :
« Cousins, qu'est-ce qui vous fait pleurer ? Par Dieu! J’espère que
dans peu de temps vous serez tous joyeux »1338.

m'a rempli de sa coupe pleine d'eau. Un sirop qui ne me donnera plus soif (…). Al-H̱wārazmī. Maqtal al-Ḥusayn
ʿalayh al-salām. Vol. 2…op. cit. p.35 et s.
1336
Ibid. p.151-153.
1337
Al-Maǧlisī Muḥammad Bāqir. Biḥār al-anwār. Vol. 45…op. cit. p.40-42.
1338
Al-Ṭabarī. The Caliphate of Yazīd b. Muʿāwiyah. Vol. XIX…op. cit. p. 146. Al-Maǧlisī Muḥammad Bāqir.
Biḥār al-anwār. Vol. 45…op. cit. p.29.

239
Ceux qui avait encerclé al-Ḥusayn pour le protéger des coups des adversaires tombèrent
l’un après l’autre en le saluant, bénissant et demandant la miséricorde de la part de Dieu 1339.
Les récits de la bataille de Karbalā sont plein des scènes de joie des futurs martyrs. Ils récitaient :
« Ô mon âme, va vers Dieu Misécordieux ! Annonce aujourd'hui la bonne nouvelle, tu seras
récompensée pour la charité [que tu as faite] »1340, « Soyez patients avec les épées et les lances.
Soyez patients avec elles afin d’entrer au Paradis (…) »1341. ʿAmrū ibn H̱ālid al-Ṣidāwī disait à
al-Ḥusayn : « Je suis sur le point de rejoindre mes compagnons car je déteste rester vivant après
leur mort et te voir toi et ta famille tués. Al-Ḥusayn lui répondit : « Avance-toi et nous aussi,
nous te rejoindront dans une heure »1342.
Hilāl ibn Nāfiʿ al-Biǧlī s’approchait pour combattre et disait : « Je suis le vénérable
garçon yéménite, ma religion est celle d’al-Ḥusayn et je dois être tué aujourd'hui. C'est mon
espoir, telle est mon avis et j’achèverai ma tâche (…) »1343.
Quand Al-Ḥusayn fut attristé par sa famille et ses enfants, et qu'il resta le dernier, il cria :
« Est-ce qu’il a quelqu’un qui défendra la sacrée famille du
Messager de Dieu ? Y a-t-il parmi nous un croyant à l’unicité
de Dieu qui le craint à notre sujet ? Y a-t-il quelqu’un ayant
son espoir chez Dieu qui puisse nous aider ? »1344.
Puis, al-Ḥusayn appela ʿAbdallāh, son fils, pour lui dire adieu. Alors qu’il était sur
ses genoux, un homme des Banū Asad tira une flèche et tua l’enfant : al-Ḥusayn prit son sang
et le versa par terre en disant « Ô Dieu ! si tu nous a refusé la victoire, réalise la pour ce qui est
mieux et venge-nous de ces gens injustes »1345.
Lorsque son camp fut envahi, al-Ḥusayn se dirigea vers le barrage pour atteindre
l'Euphrate. L'un des Banū Abān ibn Dārim demanda à ses hommes d’empêcher al-Ḥusayn et
ses partisans d'aller à l'eau. Il sortit également une flèche et la planta dans la gorge d'al-Ḥusayn,
il la fit sortir.
Les fantassins attaquèrent al-Ḥusayn par la droite et par la gauche. Néanmoins,
l’action décisive tardait. Selon al-Ṭabarī, il semble que les assaillants hésitaient à le tuer car les

1339
La mère de Wahb ibn Abdullāh ibn Ḥubab al-Kalbī priait son fils de sacrifier sa vie pour al-Ḥusayn, al-Maǧlisī
Muḥammad Bāqir. Biḥār al-anwār. Vol. 45…op. cit. p.16-17.
1340
Ibid. p.18.
1341
Ibid. p.18.
1342
Ibid. p.23.
1343
Ibid. p.27.
1344
Al-H̱wārazmī. Maqtal al-Ḥusayn ʿalayh al-salām. Vol 2…op.cit. p. 12. Al-Maǧlisī Muḥammad Bāqir. Biḥār
al-anwār. Vol. 45…op. cit. p.46.
1345
Al-Šayẖ al-Mufīd. Al-Iršād. Vol. 2…op. cit. p. 108. Selon une autre version rapportée par Ibn Ṭāwūs, al-Ḥusayn
demanda de l’eau pour l’enfant assoiffé, mais on le frappa par une flèche : Ibn Ṭāwūs. Al-Malhūf…op. cit. p. 169.

240
occasions avaient été nombreuses. Chacun d’eux préférait laisser la tâche aux autres. Une
attaque fut finalement lancée contre lui de tous les côtés à la fois.
Les récits des attaques finales contre al-Ḥusayn sont différents selon les narrateurs.
Les Banū Kilāb se placèrent entre lui et l'eau et tirèrent une flèche vers sa gorge1346. Le premier
coup, selon al-Maǧlisī, vint de Abū al-Ḥutuf Ǧaʿfī qui tira une flèche en direction du front d’al-
Ḥusayn. Il la fit sortir et dit :
« Ô Dieu, Ô Dieu, Tu vois dans quelle situation je me trouve
parmi Tes serviteurs désobéissants. Ô Dieu, compte-les en
nombre et tue-les en masse, et n'en laisse aucun sur la surface
de la terre, et ne leur pardonne jamais »1347.
Puis une autre flèche empoisonnée déchira sa poitrine, mais il la retira, puis
s’adressa à Dieu :
« Mon Dieu, tu sais qu'ils tuent le fils du Prophète alors qu’il
n’y a pas d’autre que lui sur la face de la terre »1348.
Il reçut un coup d’épée sur la tête. Un autre coup fut porté à sa main gauche par Zurʿah ibn
Šarīk al-Tamīmī. Ils se retirèrent alors qu'il tombait et trébuchait. Comme il se trouvait dans
cette situation, Sinān ibn Anas ibn ʿAmr al-Naẖaʿī l’attaqua et le transperça avec sa lance. Sinān
demanda à H̱awalī ibn Yazīd al-Aṣbaḥī de lui couper la tête. Ce dernier hésita d’abord, mais
finalement l’égorgea1349. Al-Ḥusayn avait été frappé de nombreux coups d’épées : quand il
meurt, il y avait reçu trente-trois coups de lance et trente-quatre coups d’épée1350.
Après avoir décapité son corps et ceux de ses partisans, les forces omeyyades
pillèrent son camp. Ils dépouillèrent les corps des martyrs, s’emparèrent des vêtements et des
tentes, incendièrent les tentes, tentèrent de tuer les malades et relevèrent les têtes sur les
lances1351. Le seul homme adulte survivant de la maison d’al-Ḥusayn fut son fils ʿAlī Zayn al-
ʿĀbidīn, qui, malade, avait été incapable de prendre part à la bataille1352.

1346
Al-Šayẖ al-Ṣadūq. Al-Amālī…op. cit. p.226.
1347
Al-Maǧlisī Muḥammad Bāqir. Biḥār al-anwār. Vol. 45…op. cit. p.52.
1348
« Il retira la flèche de l'arrière de la tête et le sang coula comme un caniveau. Il passa sa main sous la blessure
et lorsqu'elle fut pleine de sang, il jeta le sang au ciel. Aucune goutte ne revint au sol », al-Maǧlisī Muḥammad
Bāqir. Biḥār al-anwār. Vol. 45…op. cit. p.53. Ibn Ṭāwūs. Al-Malhūf…op. cit. p.172. Al-H̱wārazmī. Maqtal al-
Ḥusayn ʿalayh al-salām. Vol. 2…op. cit. p.39.
1349
Chez al-H̱wārazmī, c’est Šamir ibn Ḏī al-Ǧawšan qui, se mettant sur al-Ḥusayn le prit par sa barbe et le tua :
al-H̱wārazmī. Maqtal al-Ḥusayn ʿalayh al-salām. Vol. 2…op. cit. p.42.
1350
Al-Ṭabarī. The Caliphate of Yazīd b. Muʿāwiyah. Vol. XIX…op. cit. p.159-161. Al-Maǧlisī a rapporté une
quantité différente des plaies sur le corps d’al-Ḥusayn : « entre trente et trois cent soixante » : Al-Maǧlisī
Muḥammad Bāqir. Biḥār al-anwār. Vol. 45…op. cit. p.52.
1351
ĀYATI BĪRǦANDĪ M. E., Rawayat-e ʿĀšūrā…op. cit., p.191.
1352
HAIDER N., Šīʿī Islam. An Introduction…op. cit. p. 70.

241
Ibn Ziād avait ordonné également à Ibn Saʿd de faire écraser les corps des martyrs
à Karbalā. Dix personnes y participèrent dont deux sont nommés par le chroniqueur al-Ṭabarī :
Isḥāq Ḥaywah al-Ḥaḍramī et Aḥbaš ibn Marṯad Haḍramī. Les noms des autres ont été
mentionnés par Ibn Ṭāwūs et al-Maǧlisī1353. Ils piétinèrent le corps d'al-Ḥusayn avec leurs
chevaux jusqu'à ce qu'ils aient écrasé son dos et sa poitrine 1354.
Les têtes des autres furent coupées et les soixante-douze têtes furent envoyées avec
Šamir ibn Ḏī al-Jawšan et ses compagnons à ʿUbaydallāh ibn Ziād à al-Kūfa1355.
Le récit de Karbalā ne s’arrête pas à la mort d’al-Ḥusayn. La plupart les récits
racontent le sort des membres de sa famille (principalement des femmes et enfants), qui furent
emmenés à al-Kūfa puis envoyés à Damas à Yazīd.
Il existe d'importantes contradictions dans sources concernant la première rencontre
entre le calife et les prisonniers. Les sources šīʿītes décrivent une Zaynab rebelle et un Zayn al-
ʿĀbidīn éloquent qui affrontèrent Yazīd devant son « tribunal ». Cela fut suivi d'un long
emprisonnement. Les sources sunnites, en revanche, mettent en évidence le regret de Yazīd1356,
la compensation pour les pillages accomplis par les forces omeyyades et la désignation d'une
escorte pour accompagner plus tard la famille à Médine.

La captivité et le sort de la famille d’al-Ḥusayn


La famille d’al-Ḥusayn, comme nous l’avons vu, était non seulement présente à Karbalā,
mais elle avait activement participé à la bataille. Il semble que parmi les membres de la famille
immédiate d’al-Ḥusayn seuls quelques sœurs et son fils purent échapper au massacre.
Il y a un récit semi-légendaire sur le sort de deux garçons capturés du camp d’al-Ḥusayn.
D’après al-Šayḵ al-Ṣadūq, quand al-Ḥusayn fut tué, deux jeunes garçons furent capturés et
ramenés à Ibn Ziād qui ordonna à son géôlier de les emprisonner dans un endroit inconfortable,
de les nourrir mal et de ne pas leur donner d’eau fraiche. Les deux garçons jeûnaient pendant
la journée, et quand la nuit tombait, ils recevaient deux gousses d'orge et une tasse d'eau
bouillante. Après un an, ils décidèrent de demander plus de nourriture et de l’eau fraiche. Le
géôlier avoua qu’il les avait reconnus. Une nuit, il les libéra en secret 1357.

1353
Ibn Ṭāwūs. Al-Malhūf…op. cit. p. 182. Al-Maǧlisī Muḥammad Bāqir. Biḥār al-anwār. Vol. 45…op. cit. p.59.
1354
Al-Ṭabarī a rapporté que Zaynab, en passant à côté du corps écrasé de son frère, dit : « Ô Muḥammad ! Ô
Muḥammad! Que les anges du ciel te bénissent. Voici al-Ḥusayn sous le ciel ouvert, taché de sang et à membres
déchirés. Tes filles sont prisonnières, ta progéniture est massacrée, et le vent d'Est souffle de la poussière sur
eux » : al-Ṭabarī. The Caliphate of Yazīd b. Muʿāwiyah. Vol. XIX…op. cit. p.163-164.
1355
Ibid. p.164.
1356
Ibn Taymiyya. Maǧmūʿal-fatāwa. Vol. 4. Al-Madīnaẗ al-nabawiyyaẗ: Maǧmaʿ al-Malik Fahd, 1416, p. 486.
1357
Al-Šayẖ al-Ṣadūq. Al-Amālī…op. cit. p. 143.

242
Ensuite, ils se refugièrent chez une vieille femme qui les accueillit avec joie. Toutefois,
sachant qu’Ibn Ziād les cherchait et avait promis une récompense de deux-mille dirham pour
leurs têtes, le gendre de cette dame décida de les faire tuer et de ramener leurs têtes auprès Ibn
Ziād.
« Les deux garçons levèrent les yeux vers le ciel et crièrent : ʻÔ
Vivant, ô Indulgent, ô Très Sage des juges, juge entre nous et
lui avec justice ».
Malgré leurs nombreuses supplications, l’homme décapita d’abord l’aîné. Le frère cadet se
vautra dans son sang en disant :
« Je désire rencontrer le Messager de Dieu étant plongé dans le
sang de mon frère ».
Après l’avoir décapité aussi, l’homme ramena leurs têtes auprès Ibn Ziād. Toutefois, ce dernier,
mécontent de ce qu’il avait fait, ordonna de le décapiter de la même manière qu’il avait tué les
deux garçons 1358.
Quant aux autres captifs de la bataille de Karbalā, ʿUbaydallāh ibn Ziād avait convoqué
une assemblée afin de les interroger. Il y avait déjà une délégation sur place.
La tête d'al-Ḥusayn était placée devant Ibn Ziād. Il frappait aux dents d'al-Ḥusayn avec
une canne. Zayd ibn Arqam lui dit : « Lève cette canne de ces dents, je te jure par Dieu que ces
lèvres étaient embrassées par l'Apôtre de Dieu ». Le vieil homme se mit à pleurer. En partant,
il avait dit aux présents en chuchotant : « Vous tuèrent le fils de Fāṭima sur ordre d'Ibn
Marǧanah1359. Il tuera les meilleurs d’entre vous et asservira les méchants d’entre vous. Vous
avez accepté l'humiliation. Que soient anéantis ceux qui acceptent l'humiliation ».
Zaynab et les autres sœurs d’al-Ḥusayn, ses femmes et ses enfants aussi étaient présents.
Zaynab était méconnaissable dans les vêtements déchirés 1360. Voici un passage du dialogue
entre Zaynab et Ibn Ziād :

ʿUbaydallāh lui dit :


« Louange à Dieu qui t'a déshonorée, qui t'a tuée et qui a révélé
la fausseté de tes affirmations ».

1358
Ibid. p. 148. Dans un autre récit sur le même évènement, après avoir jeté les corps des deux frères mineurs
dans le fleuve, leurs corps se réunirent et crièrent : « Dieu ! tu as vu ce que cet homme maudit nous fit, fais réaliser
nos droits au jour de la Résurrection ! », al-Maǧlisī Muḥammad Bāqir, Biḥār al-anwār. vol. 45, …op. cit. p.106
1359
Ibn Ziād était né d’une esclave qui s’appelait Marǧinah. Dans les textes, il est souvent appelé « fils de
Marǧinah ».
1360
Al-Ṭabarī. The Caliphate of Yazīd b. Muʿāwiyah. Vol. XIX…op. cit. p.165.

243
Zaynab répondit :
« Louange à Dieu, qui nous a favorisés auprès de Muḥammad et
nous a complètement purifiés du péché 1361. Ce n'est pas comme
tu le dis, car Il ne fait que déshonorer le grand pécheur et révèle
la fausse nature du débauché » (…). Dieu a décrété la mort pour
eux [sa famille martyrisée à Karbalā], et ils se sont rendus à leurs
lieux de repos. Dieu rassemblera toi et eux [le Jour de la
Résurrection]. Vous lui plaiderez vos excuses et nous serons vos
adversaires devant Lui ».
Ibn Ziād ordonna d’exécuter ʿAlī, fils d’al-Ḥusayn après avoir vérifié s’il était adulte, mais
finalement il changea d’avis1362.

La famille d’al-Ḥusayn en présence de Yazīd


Les dates exactes de la sortie d’al-Kūfa et de l’entrée en Syrie (dans la ville de Damas,
où se trouvait le palais de Yazīd), mais aussi celles de sortie de Syrie et de l’entrée à Médine
nous ne sont pas connues. Les détails des événements en rapport avec ces dates ne sont pas
connus non plus. Selon certaines sources, il parait que la famille d’al-Ḥusayn entra dans al-
Kūfa le 12 muḥarram, y resta emprisonnée pendant un mois et un ou deux jours avant
arbaʿīn1363 , ils furent envoyés à Yazīd à Damas 1364.
Selon un autre rapport, après 22 jours de captivité, Zaynab et les autres captifs entrèrent
en Syrie. D’après le chroniquer al-Ṭabarī, ʿUbaydallāh ibn Ziād ordonna aux femmes et aux
enfants d'al-Ḥusayn de se préparer au voyage. Il ordonna qu’ʿAlī ibn al-Ḥusayn soit enchaîné
avec une chaîne autour du cou. Puis, il les fait partir accompagnés de Muḥaffiz ibn Ṯaʿalabah
al-ʿAyeḏī et Šamir ibn al-Ḏī al-Ǧawšan, juste après avoir envoyé les têtes coupées 1365.
Ils furent amenés au palais vert, le siège de Yazīd 1366 ; la tête d’al-Ḥusayn et celles de
ses partisans furent déposées devant Yazīd. ʿAlī ibn d’al-Ḥusayn lui dit :
« Peux-tu penser au Messager de Dieu s'il nous voyait dans cet
état ? ».

1361
QXXX:33.
1362
Al-Ṭabarī. The Caliphate of Yazīd b. Muʿāwiyah. Vol. XIX…op. cit. p.167.
1363
Quarante ou quarantième jour après la mort d’al-Ḥusayn.
1364
ĀYATI BĪRǦANDĪ M. E., Rawayat-e ʿĀšūrā…op. cit. p.214.
1365
Al-Ṭabarī. The Caliphate of Yazīd b. Muʿāwiyah. Vol. XIX…op. cit. p.169.
1366
Les récits sur la rencontre de Yazīd avec la famille d’al-Ḥusayn sont différents selon les sources. Le récit chez
le chroniquer al-Ṭabarī est plus bref, les scènes des élocutions longues de Zaynab et de ʿAlī ibn al-Ḥusayn y sont
absentes. Ces scènes ont été rapportées par les autres auteurs comme Ibn Ṭāwūs, al-Maǧlisī, etc.

244
Yazīd ordonna de couper les cordes de ʿAlī ibn d’al-Ḥusayn, puis il plaça devant soi-même la
tête d’al-Ḥusayn1367.
Fāṭima, la fille d’al-Ḥusayn, dit : « Ô Yazid, les filles du Messager de Dieu sont-elles
captives ? » Alors les gens se mirent à pleurer et leur voix devenait de plus en plus forte.
Zaynab dit :
« Ô Ḥuṣayn! toi, le bien-aimé du Prophète de Dieu ! Ô fils de La
Mecque, (…), fils de Fāṭima al-Zahrā, Dame des Femmes ».
Tous ceux qui étaient dans le conseil se mirent à pleurer et Yazīd resta silencieux1368. Elle
continua :
« "Alors la fin de ceux qui auront fait le mal sera la pire, parce
qu’ils auront traité de mensonges les signes de Dieu et qu’ils s’en
seront raillés"1369. Pensais-tu, ô Yazid, que nous étions en
disgrâce et toi en honneur car tu nous as bannis la terre entière et
les horizons des cieux, et que nous avons été conduits comme les
captifs ? Qu’il s’agisse de ta grandeur, toi, l’orgueilleux, comme
des éclairs du bonheur et de la satisfaction jaillissant de tes yeux.
C’est maintenant que le monde et les choses sont dans l’ordre
pour toi et le royaume est devenu pur pour toi (…). Ô fils des
affranchis1370 ! est-il juste que tes femmes et tes servantes soient
derrière les rideaux1371 et les filles du Messager en prison ?
[Ô Yazid] Je jure devant Dieu que tu n'as rien déchiré sauf ta
propre peau et ta propre chair, sans aucun doute. Tu as attaqué le
Messager de Dieu en versant le sang de sa progéniture et tu as
déchiré le voile de sainteté de ses enfants, et ici que Dieu dissipera
leurs ennuis et défendra leurs droits [car] "ne crois point que sont
morts ceux qui ont été tués dans le chemin d’Allah ! Au
contraire ! ils sont vivants auprès de leur Seigneur, pourvus de

1367
Al-Maǧlisī Muḥammad Bāqir. Biḥār al-anwār. Vol. 45…op. cit. p.132. Dans le Maqtal d’al-H̱wārazmī, Yazīd
mena un discours sur les racines du conflit avec al-Ḥusayn : « Cet homme était orgueilleux et disait : mon père est
meilleur que le père de Yazīd, ma mère est meilleure que la mère de Yazīd et mon grand-père est meilleur que le
grand-père de Yazīd, et je suis meilleur que Yazīd, c'est pourquoi il fut tué (…) » : al-H̱wārazmī. Maqtal al-Ḥusayn
ʿalayh al-salām. Vol. 2…op. cit. p.64.
1368
Al-Maǧlisī Muḥammad Bāqir. Biḥār al-anwār. Vol. 45…op. cit. p.132.
1369
Q XXX,10.
1370
Rappel de la conquête de La Mecque par le Prophète en huitième année de l’hégire et de la libération du clan
sufyanide dont Yazīd était membre.
1371
Elles étaient en sécurité.

245
leur attribution"(…)1372. Peu importe ta ruse, tes efforts, je jure
devant Dieu que tu ne pourras jamais effacer notre mémoire et
notre nom et anéantir notre révélation, parce que tu n'as pas
compris notre époque, cette honte ne vous sera pas retirée (…).
Louange à Dieu, qui a scellé le premier d'entre nous de bonheur
et de pardon, et le dernier d'entre nous de martyre et de
miséricorde »1373 .
Le regret de Yazīd ?
Il est dit que lorsque Zaḥr ibn Qays déclara à Yazīd qu’al-Ḥusayn et ses partisans furent
tous tués, les yeux de Yazīd se remplirent de larmes et il dit : « J'aurais été satisfait de votre
obéissance sans tuer al-Ḥusayn (…). Que Dieu bénisse al-Ḥusayn »1374.
Dans une autre scène, lorsque les membres de la famille d’al-Ḥusayn captifs furent
amenés au palais de Yazīd, leur accompagnateur Muḥaffiz ibn Ṯaʿalabaʾ al-ʿAyeḏī déclara
« Voici Muḥaffiz ibn Ṯaʿalabaʾ al-ʿAyeḏī qui a amené ces vils débauchés auprès le
Commandeur des Croyants ». À ce moment, Yazīd répondit : « Celui né de la mère de Muḥaffiz
est pire »1375. Puis, lorsqu’on déposa les têtes des martyrs devant lui, Yazīd récita :
« [Les épées] ont fendu le crâne des hommes qui nous sont chers, alors
qu’[elles-mêmes] étaient plus désobéissantes et plus oppressives. Par
Dieu, Ḥusayn, si j'avais dû te combattre, je te n’aurais pas tué »1376.
D’après Fāṭima, la fille de ʿAlī ibn Abīṭālib, lorsqu'on fit asseoir les membres de la
famille d’Ḥusayn devant lui, Yazīd fit preuve de pitié envers eux, leur fit servir à boire et
manifesta même de la bonté envers eux 1377.
Yazīd ordonna d’assurer à la famille d’al-Ḥusayn le nécessaire et de les faire
accompagner d’un bon et fidèle Syrien. Il ordonna ensuite que les femmes soient hébergées

1372
QIII, 169.
1373
Sayyid ibn Ṭāwūs. Al-Malhūf…op. cit. p. 215-218.
1374
Al-Ṭabarī. The Caliphate of Yazīd b. Muʿāwiyah. Vol. XIX…op. cit. p.127.
1375
Ibid. p.169-170.
1376
D’après le récit d’al-H̱wārazmī, il dit : « Si son adversaire était moi, je lui donnerais tout ce qu’il me
demanderait et le protégerais autant que je pourrais, même si c'était avec la mort de certains de mes enfants. Mais
lorsque Dieu décide quelque chose, nul ne peut l’empêcher », al-H̱wārazmī, Maqtal al-Ḥusayn ʿalayh al-salām.
vol. 2…op. cit. p.63. Ḥadīṯ 67 : ʿAbūṭālib Hārūnī, Yaḥyāʾ ibn Ḥusayn Šaǧarī ʿĀšūrā be rawāyat-e zaydīye…op.
cit. p.140.
1377
Al-Ṭabarī. The Caliphate of Yazīd b. Muʿāwiyah. Vol. XIX…op. cit. p.171, al-H̱wārazmī. Maqtal al-Ḥusayn
ʿalayh al-salām. Vol. 2…op. cit. p.69.

246
dans une maison isolée1378. Leur frère, ʿAlī ibn al-Ḥusayn, était avec elles dans la maison. Yazīd
ne déjeunait ou ne dînait jamais sans l’inviter à le rejoindre.
Quand ils étaient sur le point de partir, il le convoqua et dit :
« Que Dieu maudisse Ibn Marǧānah, si j'avais été avec ton père, aucune
faveur demandée de sa part n’aurait été refusée de ma part, je l'aurais
protégé de la mort de toutes mes forces, même en sacrifiant certains de
mes propres enfants. Mais Dieu a décrété ce que tu as vu. Écrivez-moi
de Médine et faites un rapport tout ce dont vous avez besoin »1379.
Un autre récit où le comportement respectueux envers les membres de la famille d’al-
Ḥusayn et ses regrets ont été bien accentués a été rapporté par al-Ṭabarī. Il est dit que non
seulement Yazīd exprima explicitement son mécontentement à propos de ce qui était arrivé à
la famille du Prophète, mais il compensa aussi les pertes matérielles des femmes en leur versant
le double de ce qu’elles avaient perdu 1380. Il a été également rapporté qu’il leur permit
d’organiser un deuil officiel pendant sept jours. Yazīd proposa aussi à la famille d’al-Ḥusayn
de rester en Syrie, mais elle ne l’accepta pas et préféra retourner à Médine 1381.
Dans al-Malhūf d’Ibn Ṭāwūs, il a été rapporté que le fils d’al-Ḥusayn soumit trois
demandes à Yazīd : 1) voir la tête coupée de son père, 2) récupérer ce qui leur avait été volé
après la bataille, 3) désigner un accompagnateur avec les femmes dans le cas si Yazīd aurait
décidé de l’exécuter. Yazīd rejeta seulement la première demande. Il restitua ce qui avait été
volé à la famille d’al-Ḥusayn en y ajoutant deux-cents dinars1382.
Ainsi, selon les sources, le refus de reconnaitre Yazīd comme calife des croyants par al-
Ḥusayn lui coûta sa vie et celle de certains membres de sa famille immédiate. Nous aborderons
plus tard en détail les véritables causes de la bataille de Karbalā et les motivations supposées
d'al-Ḥusayn. Cependant, soulignions que petit-fils du Messager fut assassiné d'une manière

1378
D’après al-Maǧlisī qui fait référence à al-Šayḵ al-Ṣadūq : « Yazīd ordonna que les épouses d’al-Ḥusayn, et
ʿAlī ibn al-Ḥusayn soient emprisonnés dans un endroit insalubre, jusqu'à ce que leurs visages furent écorchés [à
cause de la chaleur intense]. Le même passage (sur les mauvaises conditions de captivité) a été rapporté dans al-
Malhūf, al-Maǧlisī Muḥammad Bāqir. Biḥār al-anwār. Vol. 45…op. cit. p.140. Ibn Ṭāwūs. al-Malhūf…op. cit.
p.219. Al-Šayḵ al- Ṣadūq. Al-Amālī…op. cit. p. 231.
1379
Al-Ṭabarī. The Caliphate of Yazīd b. Muʿāwiyah…op. cit. p.172.
1380
Ainsi Sakīna disait : « Je n'ai jamais vu un apostat qui était meilleur que Yazid ibn Muʿāwiya », al-Ṭabarī. The
Caliphate of Yazīd b. Muʿāwiyah…op. cit. p.174-175. Toutefois, selon al-Šayḵ al-Ṣadūq, c’est la déclaration
contraire qu’elle fit : « Par Dieu, je n'ai jamais vu quelqu'un avec un cœur plus dur que Yazīd, ni un infidèle ou un
polythéiste pire que lui », al-Amālī. Qum : al-Baʿ ṯaẗ, 1417, p. 230.
1381
Al-Maǧlisī Muḥammad Bāqir. Biḥār al-anwār. Vol. 45…op. cit. p.196-197. Al-H̱wārazmī, Maqtal al-Ḥusayn
ʿalayh al-salām, Vol. 2…op. cit. p.82.
1382
Ibn Ṭāwūs. al-Malhūf…op. cit. p.224.

247
particulièrement cruelle par décapitation (selon les traditions Jāhili!) et toute sa sainte famille
furent massacrée ou captive seulement une trentaine d'année après le décès du Prophète.
Quels que soient le contexte historique, réel ou supposé ou encore les causes de la
bataille, nous observons que le conflit entre les deux parties qui symbolisaient respectivement
le légitime et l'illégitime, le vertueux et l'immoral, l'oppressé et l'impie, mettait effectivement
en évidence l'opposition flagrante entre le véritable représentant de la religion de Muḥammad
et la fraction qui avait corompu la communauté des Croyants. Cette confrontation dont l'apogée
fut la bataille de Karbalā n'aurait pas pu avoir qu’un seul vainqueur, un martyr tombé dans un
combat inégal.

Karbalā et son environement

Chapitre IV : Une « solution » unique pour deux cas différents


Après avoir étudié les deux batailles d’Avarayr et de Karbalā, telles qu’elles sont
attestées et présentées dans les sources arméniennes et islamiques, il faut examiner les
circonstances possibles et les motifs complexes qui sous-tendent la présentation de ces deux
batailles « historiques », qualifiées de saintes batailles éternelles dans lesquelles des héros
martyrs immortels ont gravé leur nom pour l’éternité.

A. Avarayr : une bataille « créée » par l’Église ?

248
L’Église arménienne, née au début du troisième siècle en Arménie arsacide, joua un rôle
essentiel et déterminant dans sa phase de consolidation durant les IV ème et Vème siècles.
L’absence de pouvoir central effectif représenté par le roi et la présence importante des
dynastes, caractérisant la société féodale arsacide, permit à l’Église d’être bien plus qu’une
institution confessionnelle et de jouer un rôle de premier plan généralement en opposition au
pouvoir en place, le roi arsacide (avant 428, date d’extinction de la dynastie en l’Arménie) et
ensuite par marzpan, le représentatif du roi sassanide.
À cet égard, durant les IVème et Vème siècles, l’Église s’appuyait sur une dynastie
d’origine très probablement étrangère – les Mamikoneans (les Mamikonides) - pour organiser
progressivement son pouvoir. Les Mamikonides sont devenus « l’armée » de l’Église par
excellence.

1. L’origine des Mamikonides : les héros-martyrs de l’Église


Sur la date d’arrivée des Mamikonides en Arménie, il n’existe pas d’unanimité entre les
chercheurs. En se basant sur les informations des auteurs arméniens du V ème siècle, la
conclusion générale c’est que leurs ancêtres sont arrivés en Arménie au troisième siècle : ils
étaient connus des « premiers Arsacides »1383. Par ailleurs, le sparapetut‘iwn était probablement
réservé à eux dès l’époque de Tiridate III (le Grand) à la fin du IIIème siècle1384.
Dans les sources anciennes arméniennes des V-VIIème siècles, le pays d’origine des
Mamikonides est Č̣enastan, Č̣enac‘ ašxarhi tagavorut‘yun (royaume du pays Tchèn).
Č̣en comme pays d’origine des Mamikonides figure dans l’Histoire primitive de
l’Arménie (rapportée un peu différemment par Sébéos1385) et chez Moïse de Khorène dans une
version différente :
La version de l’Histoire primitive de l’Arménie :
« Ils sont les descendants de l'ancêtre de notre nation,
Aramaneak, mais ils sont venus de Č̣en du temps d'Artavan, roi
des Parthes, et de K̲osrow le Grand, roi d'Arménie. J'ai eu des

1383
ABGARYAN G. V., Sebeosi patmut‘yunë ev ananuni aṙeġçvaçë. Erévan: Haykakan SSR gitutut‘yunneri
akademiayi haratarakčut‘yun. 1965, p.90. Fauste de Byzance III, 4, 8, 11, etc.
1384
BARTʻIKYAN H. & TER-ĠEWONDYAN A., Agat‘angeġosi patmut‘yan hunakan norahayt xmbagrut‘yunë.
Targmanutʻyun hunaren bnagric‘ H. Bartikyan, A. Ter Ġevondyan. Eǰmiaçin, 1966, p. 79. Dans les sources
romaines, apparaissent les noms d’un général (Makaios) et de Vasak (un autre anthroponyme « mamikonide »). Il
est possible qu’ils aient appartenu à la maison dynastique Mamikonean: ADONC‘ N., Hayastanë hustinianosi
darašrǰanum. Erévan : Hayastan, 1987, p. 461.
1385
L’Histoire primitive de l’Arménie constitue la première partie de certaines versions de l’Histoire de Sébéos.
Toutefois, elle n’est pas incluse dans la traduction faite par R. W Thomson et J. Howard-Johnson : The Armenian
history attributed to Sebeos, I& II.

249
nouvelles du grand homme venu en ambassade du roi de Č̣en
auprès du roi K̲osrow. Je l'ai interrogé à la cour royale : ‘Il existe
en Arménie une famille noble dont on dit qu'elle vient de votre
pays’. Et il me dit : ‘Les poètes de notre pays disent aussi dans
leurs chants que Mamik et Konak étaient deux hommes vaillants
et frères de sang éminents, fils du prince Kaṙnam qui était le
deuxième [en rang] dans le royaume de Č̣en. Après la mort de
cet homme, leur roi prit sa femme en mariage. D’elle naquit un
fils qui, après la mort de son père, succéda au trône royal de son
père. Ses deux frères – de la mère et non du père – se révoltèrent
contre lui. Faisant venir une partie des princes et de l'armée, ils
prêtèrent serment d'unité. Ils ont ourdi un méchant complot
visant à assassiner leur frère, Č̣enbakur, roi du pays, et à
s'emparer de son royaume.
Mamik et Konak rassemblèrent leurs forces contre lui dans une
région de leur pays ; l'armée du pays était divisée en deux.
Lorsque Č̣enbakur apprit cette nouvelle, lui aussi rassembla son
armée et sortit pour les opposer au combat. Ils s'attaquèrent les
uns les autres, se frappèrent avec l'épée, et l'armée rebelle fut
détruite.
Mamik et Konak s'enfuirent chez le roi Arsacide qui résidait à
Bahl-Shahastan au pays des Kouchans1386. Et il y eut la paix
entre les deux royaumes’ »1387.
La version de Moïse de Khorène :
« A sa mort, Artašir, fils de Sassan, laisse le trône de Perse à son fils
Šapuh. On dit que de son temps, l’ancêtre de la famille des
Mamikonean vint de Nord-Est en Arménie, depuis un pays noble et
important, le premier de toutes les nations septentrionales, je veux
dire le pays des Č̣en, dont on raconte l’histoire suivante. Dans les
dernières années de la vie d’Artašir, il y avait un certain Arbok Č̣en
-Bakur : c’est dans leur langue, le titre qu’on donne au roi. Celui-ci

1386
Mise en italique par nos soins.
1387
Moïse de Khorène. Moses Khorenats‘i History of Armenians. Translation and Commentary on the literary
sources by Robert W. Thomson. Cambridge/ London: Harvard University press, 1978, p. 230.

250
avait deux frères de lait nommés Bġdox et Mamgon qui étaient de
grands seigneurs. Comme Bġdox avait calomnié Mamgon, Arbok,
roi des Č̣en, ordonna de tuer Mamgon. Ce dernier, ayant été averti,
ne se rend pas à la convocation royale, mais il s’enfuit avec sa
maisonnée et se réfugie auprès d’Artašir, roi de Perse. Arbok envoie
des messagers pour le réclamer, mais comme Artašir ne veut rien
entendre, le roi des Č̣en prépare la guerre contre lui. Juste à ce
moment-là, Artašir meurt et Šapuh devint roi. Or, bien que Šapuh
refuse de remettre Mamgon aux mains de son souverain, il ne le
laisse pas pour autant au pays des Ari, mais il l’envoie avec toute sa
maisonnée, comme exilé, auprès ses gouverneurs en Arménie. Il
mande au roi des Č̣en : ‘Veuille ne pas t’offenser que je n’aie pu
livrer Mamgon entre tes mains, parce que mon père lui avait fait
serment par la lumière du Soleil, mais pour ne pas te causer de
trouble je l’ai chassé de mon pays, à l’extrémité de la terre, là où se
couche le soleil (…) »1388.
Le toponyme « Č̣an/ Č̣en », un pays situé probablement très loin ou le peuple « Č̣ank‘ »,
un peuple difficile à identifier 1389 a fait couler beaucoup d’encre sans une conclusion
satisfaisante soit apportée. Certains auteurs pensent que la dynastie était d’origine chinoise et
la situent dans une région dépendante de la Chine d’où les membres guerriers auraient
progressivement émigré en Arménie historique 1390.
D’après N. Adonc‘, ce pays devait se trouver proche de Tayk‘, le pays ancestral des
Mamikonides 1391. K. Patkanov pense que les Č̣ens ont émigré dans l’Arménie historique depuis
les rives de l’Amou-Daria1392. Pour E. K‘asuni, « Č̣enastan » n’est pas la Chine, mais un pays
situé en Asie centrale au voisinage des Kouchans1393. D’après H. S. Svazyan, qui se base sur

1388
Moïse de Khorène II, 81, traduction de J.-P. Mahé : Histoire de l’Arménie par Moïse de Khorène…op. cit. p.
231-232. D’après M. Abeġian, Mamgon est composé de Mamik et Konak ; les anthroponymes unitaires qui
contiennent en réalité deux noms distincts sont nombreux dans les romans populaires, ABEĠYAN M., Hay
žoġovrdakan vepë. Tiflis, 1908, p. 115, n. 1.
1389
SVAZYAN H. S., « “Č̣enerë” ev “Č̣enac‘ašxarhë” ëst haykakan aġbyurneri ». Patmabanasirakan handes.
1976, 4, p. 203.
1390
T‘UMANEAN M., « Mi k‘ani nkatoġut‘iwn mamikoneanc‘ gaġt‘akanut‘ean masin». Handēs Amsōreay. 1911,
9, p. 517.
1391
ADONC‘ N., Hayastanë hustinianosi darašrǰanum...op. cit. p. 448. SAHAKYAN A., « Mamikonyanneri
k‘aġak‘akan verelk‘ë ev tohmabanakan legendë (V-VII dd.) ». Banber Erevani hamalsarani. 2016, 21, p. 33.
1392
PATKANOV K., « O meste zanimaemo armiaskim iazikom v krugu indoevropeïskix ». Izvetia Kavkaskovo
odela imperatorskovo russkovo geografitcheskovo obchtchestva. VI, Tiflis, 1879-1881, p. 47.
1393
K‘ASUNI E., « Č̣enac‘ ašxarh. Ašxarhagrakan patmakan hetazotut‘iwn më ». Hask Hayagitakan taregirk‘.
1957, III, p.81.

251
les deux versions abergée et longue d’Ašxarhac‘uyc‘1394, le pays des Č̣ank‘ était probablement
situé à l’est du pays des Scythes. Le pays des Č̣ank‘ s'étendait dans l'espace situé entre l'Amou-
Daria et le Syr-Daria, qui fut plus tard conquis par les Arabes qui le nommèrent Ma warā al-
nahr (Transoxiane) dont le centre est Samarqand. Ce pays faisait partie des vastes steppes du
Turkestan à l’est de la mer Caspienne connues de nombreuses sources, y compris de sources
arméniennes 1395.
Il a été également suggéré que les informations tirées des sources historiques et non-
historiques permettent d’affirmer que le Č̣enastan était voisin du pays des Kouchans à l'ouest,
de l'Inde au sud, et englobait certaines régions du nord de l'actuel Cachemire. Au Nord, il aurait
dû border le Sak‘astan (province sassanide) au nord duquel était situé le monde scythe. À l'Est,
Č̣enastan était voisin de l'Empire chinois et faisait peut-être partie du monde chinois pendant la
période en question (les frontières de la Chine de l’époque ne correspondent évidemment pas
aux frontières actuelles et elles pouvaient varier) 1396.

Origine ethnique1397
Dans le but d’identifier les origines ethniques des Mamikonides, les historiens et les
philologues se sont basés sur le texte de l’Histoire primitive. Ils ont notamment étudié
l’onomastique.
D’après N. Adonc‘ l’anthroponyme Mamik vient de mama- (père) ibérien (géorgien)
auquel un diminutif arménien (-ik) a été ajouté1398. Par ailleurs, l’origine « chinoise » des
Mamikonides a été remise en question en absence de mentions spécifiques concernant leur
apparence qui les auraient distingués des Arméniens1399. Pour concilier les hypothèses de
l’origine « chinoise » ou caucasienne, il a été proposé que les Mamikonides étaient des indo-
aryens de la maison Č̣an appartenant à la dynastie Man de la Chine : Mamgon1400 était un titre
royal et non un anthroponyme1401.
Dans son article du 1925, H. Sköld a essayé de montrer l’existence d’une possible
confusion chez les auteurs arméniens entre les Turcs et les Chinois. Les anthroponymes

1394
Il s’agit d’une « Géographie » en arménien, attribuée à Anania Širakac‘i. L’œuvre a été probablement écrite
entre 610 et 636.
1395
SVAZYAN H. S., « “Č̣enerë” ev “Č̣enac’ ašxarhë” ëst haykakan aġbyurneri...op. cit. p.208-209.
1396
VARDANIAN A., « Mamikonianneri cagman xndirë...»...op. cit. p. 29.
1397
L’origine ethnique des Mamikonides a intéressé les savants car ils sont les héros nationaux des Arméniens.
Une partie de leurs membres a été canonisée par l’Église arménienne.
1398
ADONC‘ N., Hayastanë hustinianosi žamanakašrǰanum…op. cit. p. 447.
1399
Les traits caractérisant la race « jaune ».
1400
Mamik dans la version du récit rapporté par Moïse de Khorène.
1401
TʻUMANEAN M., « Mi k‘ani nkatoġut‘iwn mamikoneanc‘ gaġt‘akanut‘ean masin»...op.cit. p. 520 et s.

252
Mamgon et Bḷdokh1402, ainsi que le titre ou nom de Č̣enbakur selon lui sont plutôt d’origine
turque1403.
C. Toumanoff indique que les princes Mamikonean (descendants des empereurs de
Chine) portaient le titre de Č̣enbakur, mais semblent avoir été les dynastes immémoriaux de
Tayk‘, aux confins arméno-géorgiens, peut-être d'origine géorgienne. Il ajoute qu’en tout cas,
l'onomastique mamikonide, et en premier lieu le patronyme dynastique, trahissent une
connexion géorgienne1404. On a également évoqué une origine hittite 1405.
Nous sommes plutôt intéressés par l’avis de K. Mlaker qui, s’opposant fortement à
l’hypothèse « turque » de Sköld, pense que les Mamikonides étaient probablement une famille
iranienne originaire du nord-est du pays qui vivait en réalité dans un pays dont le dirigeant
s'appelait Č̣enbakur, c'est-à-dire dans l'empire de Cinasthāna-devaputra, qui a été réinterprété
comme Chine dans certains textes à caractère légendaire 1406.
Il y a un argument récent sur l’origine kouchane des Mamikonides qui se base sur
l’archéologie : H. Davtyan mentionne l’emblème des Mamikonides, « un aigle qui griffe sa
proie ». Cette iconographie est abondante dans l’art kouchane : l’aigle à deux têtes et le roi des
aigles a une place importante dans la mythologie kouchane 1407. Il n’y a pas d’autre exemple
d’utilisation des aigles dans les emblèmes des maisons dynastiques anciennes de l’Arménie 1408.

Cruche en argent (art kouchan) L’emblème des Mamikonides

1402
Dans la version de Moïse de Khorène.
1403
SKÖLD H., « L’origine des Mamiconiens d’après Moïse de Khorène ». Revue des Études arméniennes. 1925,
V, 1, p.132 et s. L’étymologie proposée pour Bakur est Bag-pur (fils de Dieu), un mot d’origine iranienne :
AČ̣AṘEAN H., Hayoc‘ anjnanunneri baṙaran. Vol. I. Erévan : Erevani hamalsarani hratarakčut‘yun. 1942, p.
367. K‘ASUNI E., « Č̣enac‘ ašxarh. Ašxarhagrakan patmakan hetazotutiwn më »...op. cit. p. 95. Č̣enbakur pouvait
être la traduction iranienne d'un titre étranger : K‘EŠIŠYAN A., « Mamikonyanneri çagman avandut‘yunë ev
patmakan irakanut‘yunë ». Hayoc‘ patmut‘yan harc‘er. Erévan : Gitut‘yun, 1997, p. 16.
1404
TOUMANOFF C., Studies in Christian Caucasian History. Washington: Georgetown University Press, 1963,
p.209.
1405 LU
amumikuni (titre militaire ou religieux) d’origine hourrite : BALEKJIAN K., « Hittite and Mamikonians ».
Armenian Review. 1983, 36, p. 47-78. L’origine anatolienne a été attribuée aux autres maisons dynastiques
arméniennes telles que les Amatuni < amatuwana (nom d’une tribu) et les Xoṙxoṙuni (=hourrite) : J̌AHUKYAN
G., Hayerenë ew hnderopakan hin lezunerë. Erévan : Haykakan SSH GA Hratarakčut'yun, 1970, p. 161.
KAPANTSYAN G., Xayasa kolybel armïan. Erévan : Akademii nauk armianskoï SSR, 1947, p. 217-218. Pour
une critique détaillée de l’hypothèse hittite, voir : DAVTIAN H., Mamikonyanner aṙaspel ev irakanut‘yun.
Erévan: Dall, 2015, p.79 et s.
1406
MLAKER K., « Die Herkunft der Mamikonier und der Titel "Čenbakur" ». Wiener Zeitschrift für die Kunde
des Morgenlandes, 1932, vol. 39, p. 139.
1407
MUSTAMINDI Š., « Motiv orla v kušanskov iskusstve ». Covetskaïa arxealogia. 1972, 4, p. 78 et s.
1408
DAVTYAN H., Mamikonyanner aṙaspel ev irakanut‘yun…op. cit. p. 59-60.

253
L’étude des anthroponymes d’origine iranienne des Mamikonides (sauf quelques
exceptions d’origine biblique) semble avoir contribué à l’hypothèse indo-iranienne des
Mamikonides. La grande majorité de leurs anthroponymes sont iraniens : Vardan1409,
Hamazasp1410, Artavazd1411, Vahan1412 Hmayak1413, Vasak1414, etc. N. Andrikian a été un des
premiers auteurs à réfuter l’historicité de Mamgon venant de la Chine. L’anthroponymie
iranienne et la bravoure exceptionnelle des Mamikonides sont incompatibles, selon lui, avec
l’hypothèse de Chinois immigrés 1415.
Nous nous rappelons que dans le cadre du premier chapitre, nous avions étudié les
fraternités guerrières d’origine indo-européenne qui étaient fortement enracinées dans les
sociétés parthes de l’Iran et de l’Arménie ; c’étaient surtout les Mamikonides qui avaient été
présentés par les historiens avec des caractéristiques des guerriers saints : leurs tresses noires et
leur qualité de nourricier (dayeak) des rois, etc. Par ailleurs, nous avons étudiés le récit
mythologique de Demetr et Gisanē, les princes indiens qui ayant préparé un complot contre le
roi de leur pays furent obligés de fuir et de chercher refuge chez le roi arménien Vaġaršak1416.
Ce dernier leur donna la région de Tarōn (où les Mamikonides disposaient de grandes terres).
Ils y construisirent la ville de « Dragon » et installèrent des idoles dans la ville d’Aštišat. On y
voit le lien possible entre les ancêtres indiens (kouchans ?) des Mamikonides et le culte des
fraternités guerrières qui resta longtemps répandu dans l’Arménie arsacide.
En conclusion, nous pouvons donc exclure une origine autochtone ou chinoise des
Mamikonides. Ils étaient très probablement d’origine kouchane. Ils étaient dépositaires des
valeurs des saints guerriers qui étaient formulées et respectées dans le culte particulier des
fraternités d’origine indo-iranienne.

2. La possible parenté entre le fondateur de l’Église arménienne et les Mamikonides

1409
L'étymologie de ce nom iranien répandu est contestée. Il s'agit très probablement d'un patronyme au vieux
persan *-ān - aux noms avec *vr̥da- « rose » (« vard » (rose) en Arménien) : MARTIROSYAN H., Iranian
Personal Names in Armenian Collateral…op. cit. p. 351.
1410
Du moyen persan Hamazāsp qui dérive de *Hamāza-aspa- (vieux persan) : « celui qui possède des chevaux
de bataille ». Ibid. p. 221.
1411
Il dérive de *R̥ta-vazdah- (prospérer grâce à R̥ta) : Ibid. p. 127.
1412
Il reflète le prénom masculin Warhrān d’origine parthe ou Warhrān au moyen persan : ibid. p. 334.
1413
Ce nom reflète Hu-māy-ak [hwmyk] au parthe, *Hu-māya- au vieux persan : « avoir de bonnes compétences » :
Ibid. p. 223.
1414
*Vasa-ka- au vieux perse (*Vasa- désirer). Ibid. p.341.
1415
ANDRIKEAN N., Biwzandi Mamikoneannerë. Surb Ġazar, 1904, p. 10-17.
1416
M. Abeġyan note le lien entre le récit de Mamgon (selon lui une forme composée de Mamik et Konak) et les
frères indiens. Ce dernier est un reflet obscur de la légende des Mamikonides : ABEĠYAN M., Erker III…op. cit.
p. 449.

254
Il semble qu’à part l’Histoire de Tarōn de Y. Mamikonean, aucune autre source
historique n’a attesté une possible parenté entre Grégoire l’Illuminateur, fondateur de l’Église
arménienne, et les Mamikonides 1417.
Selon cet auteur probablement ecclésiastique, un homme nommé Anak (le père de
Grégoire) qui était arsacide proposa au roi perse (Artašir) d’aller tuer K̲osrow (le roi arsacide
de l’Arménie) afin de recevoir en récompense ses terrains ancestraux parthes. Le roi perse
accepta le marché, et Anak partit en Arménie pour réaliser sa mission. Il attaqua K̲osrow, qui
avant de mourir, ordonna l’extermination de toute la famille d’Anak. Toutefois, les nourrices
réussirent à faire fuir les enfants d’Anak (Grégoire et Surēn), l’un vers le pays des Grecs, l’autre
en Perse.
« les nourrices de l'autre frère, qui s'appelait Surēn, s'enfuirent avec
lui à la cour royale de Perse et là, Surēn fut élevé par la sœur de son
père (...). Et quand il fut grand, il partit au pays des Č̣ens. Après y
être resté dix ans, il y régna comme roi sur le pays de Č̣ens (pays
au-dessus de Derband)1418.
L'importance de ce passage se réside dans le fait que l'auteur localise le pays des Č̣ens
(nous avons vu que c'est très probablement le pays d'origine des Mamikonides) au nord de
Derband, une région au nord-est de l'Iran.
Si l'information transmise par Y. Mamikonean est crédible, il n'est pas difficille de «
reconstituer » le reste: les descendants d'Anak le Parthe ont reçu de grands honneurs au pays
des Č̣ens et sont ainsi devenus des rivaux des rois locaux dans l'administration du pays »1419.
C'est pourquoi ils furent persécutés par ces derniers. Il est très probable que l'origine parthe a
également contribué au fait que les frères Mamik et Konak (s'ils sont les ancêtres des
Mamikonides) ne soient pas livrés au roi de Č̣en. C’est cette origine qui a très probablement
déterminé la loyauté des Mamikonides envers les parents de leurs ancêtres, les Arsascides 1420.

1417
L'examen des sources arméniennes qui contiennent des versions plus ou moins semblables de la vie de Grégoire
l'Illuminateur (dans lesquelles de mentions sur ses liens avec les Mamikonides sont absents) est hors de notre
étude. Notons seulement que la source princupale de la vie de Grégoire est l'Histoire d'Agathange qui ne contient
pas beaucoup d'informations sur sa famille (la version en syriauqe propose une origine grecque pour Grégoire).
En revenche, l'Histoire de Moïse de Khorène a « enrichi » cette biographie pour Grégoire rappelant celles des
grands rois et prophètes. Evidemment, les auteurs arméniens cherchaient à octroyer une origine noble et royale au
fondateur de l’Église arménienne. Rappelons également que parmi les auteurs-historiens arméniens, seul Eġišē
reconnait les frères de K̲osrow comme ses meurtriers : Eġišē. Eḷishē, History of Vardan and Armenian War.
Translation and commentary by R. W. Thomson…op. cit. p. 123. Cette hypothèse semble avoir été acceptée par
la recherche moderne : MAHÉ A. & J.-P., Histoire de l’Arménie des origines à nos jours...op. cit. p. 76.
1418
Pseudo-Yovhannēs Mamikonean. By Levon Avdoyan…op. cit. p.71-72.
1419
Il a été proposé que la généologie de Grégoire a été rattachée à celle d'Anak sur l'initiative du patriarche Sahak
le Grand: von GUTSCMIDT A., Kleine Schriften III, Leipzig: 1892, p. 383.
1420
SVAZYAN H. S., « “Č̣enerë” ev “Č̣enac’ ašxarhë” ëst haykakan aġbyurneri »...op. cit. p. 211.

255
Il semble que l’Église d’Arménie d’origine parthe cherchait ses alliés parmi les trois
familles nobles : les Mamikonides, les Kamsarakan 1421 et les Amatuni1422. Est-ce que l’Église
s’appuyait sur ces dynasties parce qu’elles étaient d’origine étrangère, ce qui pourrait signifier
que leurs représentants auraient agi uniquement selon leur intérêt et non pas selon leur
dépendance locale ?1423
Avant d’étudier le cas de la bataille d’Avarayr qui eut lieu au V ème siècle, il faut voir
brièvement comment l’Église à l’aide d’une dynastie affirma et consolida progressivement son
pouvoir. Nous n’avons pas l’intention de relater encore une fois la situation politique-religieuse
de l’Arménie au IV siècle, ce qui a déjà été fait dans les deuxième et troisième chapitres, mais
dans les lignes qui suivent, nous mettrons en évidence le rôle de l’Église dans les luttes pour le
pouvoir conditionnées par l’affrontement du roi et des dynastes dans les guerres régionales.
À la suite du « martyre » tragique du grand commandant en chef Vačē Mamikonean
dans la guerre contre le roi Šapur en 338 (voir chapitre II), le patriarche Vrt‘anēs (le fils de
Grégoire l’Illuminateur) le déclara comme saint martyr dont la mémoire devait être célébrée
tous les ans et son *gah1424 fut octroyé à son fils Artawazd qui était enfant à cette époque-là1425.
Vrt‘anēs, comme l’indique Fauste de Byzance, a joué un rôle décisif à côté du roi pour la
préparation du futur sparapet en nommant les nourriciers qui devaient s’occuper du petit
Artawazd. C’est ainsi que l’Église noua son premier pacte avec la dynastie Mamikonide et lui
« offrit » l’office désormais héréditaire de sparapetut‘iwn1426.
Toutefois, en raison de la confrontation ouverte entre le roi Tiran (338-350, aveuglé plus
tard par les Perses) et le patriarche Yusik, la famille de Grégoire l’Illuminateur perdit le siège
patriarcal. Parallèlement, les Mamikonides se retirèrent dans leurs forteresses (écartés par le roi
qui cherchait d’être autonome et indépendant de l’Église et des féodaux ?).
Le retour des Mamikonides à sparapetut‘iwn eut lieu à l’époque du successeur de Tiran :
Aršak II (350-368)1427. H. Davtyan fait une remarque intéressante qui n’a pourtant pas attiré
l’attention des chercheurs. Dans le texte de Fauste de Byzance 1428, c’est le mot grec

1421
Descendants de la grande famille noble iranienne de Karēn.
1422
D’origine juive, selon Moïse de Khorène (II,57).
1423
DAVTYAN H., Mamikonyanner aṙaspel ev irakanut‘yun…op. cit. p. 173.
1424
Position qui indique le rang de titulaire dans la hiérarchie de la noblesse Gahnamak.
1425
Fauste de Byzance III, 11.
1426
N. Garsoïan rappelle le modèle iranien du parallélisme de Surēn et Magi : GARSOÏAN N., « Two voices of
Armenian Medieval Historiography : The Iranien Index »…op. cit. p.8.
1427
Il faut noter qu’Ammien Marcellin reconnait ce roi comme aveuglé par les Perses. S’agit-il d’un dédoublement
du personnage dans les sources arméniennes ? MAHÉ J.-P., « Affirmation de l’Arménie chrétienne (vers 301-
590) »…op. cit. p.171.
1428
Fauste de Byzance IV, II.

256
stratelate1429 qui est utilisé pour désigner le titre de commandeur en chef. H. Davtyan pense
que l’utilisation de ce titre d’origine grecque prouve que les Mamikonides retrouvèrent le
pouvoir grâce aux Byzantins, alliés et parrains de l’Église arménienne1430.

La naissance du pouvoir conjoint de l’Église et des Mamikonides avant 387


L’époque du roi Aršak II (350-368), comme nous l’avons vu dans le deuxième chapitre,
est l’époque des guerres entre l’Arménie arsacide et la Perse sassanide. Le rôle de l’Église
devint très significatif, car, à l’aide de l’office de sparapetut‘iwn, elle essaya d’affirmer
l’orientation pro-byzantine de l’Arménie. Le nouveau patriarche, Nersès I (Nersès le Grand)
était de nouveau de la famille de Grégoire, le petit-fils de Yusik qui avait été tué à l’époque du
roi précédent Tiran. Le lien entre l’Église et la dynastie mamikonide fut doublement renforcé
par le mariage du patriarche Nersès avec une Mamikonide : Sanduxt, fille de Vardan
Mamikonean1431.
Cette politique proromaine de l’Église et des Mamikonides se manifestait notamment
par l’envoi d’émissaires à la cour de Rome alors même qu’Aršak II était en captivité chez les
Perses1432. Pap, le fils du roi Aršak II, avait été confié aux Romains par le patriarche Nersès et
Mušeġ Mamikonean, les dirigeants de facto de l’Arménie1433. Ils demandèrent aux Romains de
le désigner comme roi d’Arménie et de les aider 1434.
Toutefois, le nouveau roi Pap, comme les rois précédents, n’avait pas l’intention de
laisser le pouvoir à l’Église et à ses représentants le patriarche Nersès et au commandant en
chef mamikonide, son allié. Comme le note bien J.-P. Mahé, les motifs de confrontation entre
l’Église et le roi arsacide n’étaient pas purement moraux 1435. Pap cherchait à réduire par des
confiscations et des destructions la puissance matérielle de l’Église. Le patriarche Nersès fut
emprisonné par le roi en 373 1436. Il mourut dans des conditions inconnues. Le successeur de

1429
Stratēlatēs.
1430
DAVTYAN H., Mamikonyanner aṙaspel ev irakanut‘yun…op. cit. p. 177-178.
1431
S’agit-il un deuxième mariage de Nersès ? Moïse de Khorène mentionne une certaine Aspion, fille d’un prince
byzantin : Moïse de Khorène III, 16.
1432
Šapur II eut recours à une démarche perfide, ayant proposé à Aršak de venir à Ctésiphon pour faire la paix.
Cette proposition astucieuse remporta l’approbation des ministres épuisés de la guerre. Le roi Aršak et le général
Vasak Mamikonean se rendirent à Ctésiphon, après avoir reçu au préalable un serment de Šapur concernant leur
sécurité. Cependant, à Ctésiphon, Aršak fut arrêté et jeté dans la forteresse d'Anhuš, où il mourut bientôt. Il parait
que la Byzance ne fit rien pour obtenir sa liberté. L’historien romain Ammien Marcellin avait pourtant souligné la
loyauté d’Aršak envers les Byzantins : (…amic[us] nobis semper et fid[us]) : Ammien Marcellin XXV, vii, 12-
13.
1433
Fils de Vasak Mamikonean, le sparapet à l’époque d’Aršak II.
1434
Fauste de Byzance V, 1. Ammien Marcellin XXVII, 12.
1435
Les sources arméniennes insistent sur l’immoralité et la perversité du roi Pap.
1436
MAHÉ J.-P., « Affirmation de l’Arménie chrétienne (vers 301-590) »…op. cit. p.176.

257
Pap, Varazdat (374-378), imposé toujours par les Byzantins, élimina sparapet Mušeġ, allié
fidèle du Patriarche1437.
Manuēl, frère de Mušeġ (qui était prisonnier jusqu’à alors en Perse) prit le pouvoir en
Arménie. À son époque, l’orientation proromaine de l’Arménie changea. Manuēl, d’après les
mots de Fauste de Byzance, « arracha »1438 le titre de Sparapet de Bat Saharuni (le nourricier
de roi Varazdat auquel le roi avait confié l’office de Sparapetut‘iwn). Après une confrontation
assez violente avec le roi et les dynastes qui le défendaient, le roi Varazdat prit la fuite (il se
refugia chez les Romains). Les conditions « géopolitiques » avaient changés 1439.
Manuēl Mamikonean n’hésita pas à envoyer un message de soumission au roi de
Perse1440. Puis, il fit couronner le fils du roi Varazdat, Aršak III (378-385) qui devint également
son gendre1441. Il semble que c’est lui qui remplaça la tradition de la royauté héréditaire par une
tradition nominative1442. La partition de l’Arménien entre Rome et la Perse eut lieu en 387.
Il convient également de noter qu’au IVème siècle, un siècle caractérisé par de longues
guerres entre la Perse et l'Arménie, une partie des dynastes arméniens demandait l'aide aux
Romains. Ces derniers, soit la refusaient, soit proposaient leur aide en fonction de leurs
motivations expansionnistes. Les Romains fournirent une assistance militaire limitée aux
Arméniens dans les guerres contre les Perses sous les règnes de Tiran, d'Aršak II et de Pap,
mais lorsque Pap essaya de mener sa propre politique en cherchant d’être autonome, ils se
dépêchèrent de mettre fin à ses jours 1443.

L’affirmation du pouvoir conjoint de l’Église et des Mamikonides après 387


Comme nous l’avons vu dans le troisième chapitre, après la partition de l’Arménie à la
fin du IVème siècle, la partie orientale de l’Arménie entra dans la sphère d’influence de la Perse
et devint de facto dépendante de l’empire sassanide alors même que les rois arsacides

1437
Déclaré et honoré, comme nous l’avons vu, un saint martyr par l’Église.
1438
yap‘takel « arracher » à l’arménien classique.
1439
La conclusion du traité de Jovien en 363 et la démission de Rome. Par ailleurs, les attaques des Goths avaient
obligé les Romains de rappeler les troupes de l’Arménie. MAHÉ J.-P., « Affirmation de l’Arménie chrétienne
(vers 301-590) »…op. cit. p.177. En Perse, il y avait des luttes internes de pouvoir, et un marzpan (Surēn) avait
été déjà désigné pour l’Arménie orientale (Fauste de Byzance V, 38). Enfin, comme le note H. Davtyan, les deux
Empires avaient laissé la main libre aux Arméniens et notamment à Manuēl car ils se préparaient pour la partition
de l’Arménie. DAVTYAN H., Mamikonyanner aṙaspel ev irakanut‘yun…op. cit. p. 184.
1440
Fauste de Byzance V, 39. La délégation envoyée en Perse de la part de la reine Zarmanduxt et Manuēl promit
au souverain perse de lui obéir, le servir fidèlement et lui offrir le pays d’Arménie : Fauste de Byzance V, 38.
1441
Fauste de Byzance V, 44.
1442
DAVTYAN H., Mamikonyanner aṙaspel ev irakanut‘yun…op. cit. p.355.
1443
MURADYAN H., Vardananc‘ apstambut‘yan masin…op. cit. p. 25.

258
continuaient d’y régner1444. Rappelons également que les deux premières décennies du V ème
siècle se caractérisent par la renaissance culturelle de l’Arménie avec l’invention de l’alphabet.
Cette période permit à l’Église arménienne de s’enraciner et de répandre plus efficacement le
message chrétien grâce aux traductions de la Bible. Ce n’est donc pas surprenant que cet essor
du christianisme en Arménie ait été considéré comme un « danger » inquiétant par le pouvoir
sassanide. La conséquence en fut que cette période prospère fut bientôt suivie par une guerre
confessionnelle.
À cette époque le patriarche de l’Église arménienne était Sahak le Pahlaw 1445 (387-428).
La longue durée de son mandat lui permit de jouer un rôle décisif non seulement en Arménie,
mais aussi dans les relations avec la cour de Ctésiphon. On peut distinguer deux axes principaux
dans les actions de Sahak le Pahlaw qui sont rapportées par Fauste de Byzance et Moïse de
Khorène : 1) la consolidation du pouvoir conjoint de l’Église et des dynastes mamikonides, 2)
les efforts pour la sauvegarde du trône arsacide.
La fille du patriarche Sahak était mariée à Hamazasp Mamikonean. Après la mort de
Sahak (Bagratuni) qui était Sparapet d’Arménie, le patriarche demanda au roi K̲osrow IV, puis
à Vṙamšapuh de désigner Hamazasp Mamikonean, son gendre, comme le nouveau Sparapet.
Tous deux refusèrent1446. Toutefois, le patriarche ne renonça pas. Il alla à la cour de Ctésiphon
et présenta sa demande au roi Artašir 1447 (ou Vahram IV) qui accepta de désigner le gendre du
patriarche comme Sparapet. Par ailleurs, le patriarche réussit à obtenir l’élévation et le
classement de la famille mamikonide au cinquième rang des dynasties1448.
Ce n’est pas très claire si le patriarche ait également essayé de sauvegarder le trône
arsacide en défendant le roi Artaxias IV lorsque ce dernier fut visé par les dynastes pour son
comportement immoral. Il semble qu’il ait défendu le trône du roi (contrairement à la politique
habituelle de le combattre) car il cherchait à obtenir la protection de Byzance (après la
conclusion de la paix en 422 entre Vahram V et Théodose1449). Cela constitua un motif pour
être accusé et destitué du trône patriarchal 1450.

1444
La liste des rois désignés par les Sassanides sur la partie orientale de l’Arménie (Marzpanate) jusqu’à la fin
du royaume en 428 : K̲osrow IV (387-389), Vṙamšapuh (401-414), Šapuh de Perse (414-422) et Artaxias IV (422-
428).
1445
« Parthe ».
1446
Moise de Khorène III, 51.
1447
Chez Moïse de Khorène.
1448
Moise de Khorène III, 51.
1449
Le traité prévoyait notamment la cession des persécutions contre les chrétiens.
1450
Moise de Khorène III, 63. Rappelons que les dynastes étaient divisés en deux groupes : les partisans des Perses
et les partisans de Sahak le Pahlaw. Moïse de Khorène. Histoire de l’Arménie…op. cit. p. 415, note 12. Selon
Moïse de Khorène (III, 64), lorsque Vahram V cherchait (à la demande des dynastes pro-perses) à destituer
Artaxias IV le dernier roi arsacide, il promit à Sahak le Pahlaw qui était invité au cours « d’établir Vardan (Vardan

259
Le roi Vahram l’autorisa néanmoins à retourner en Arménie ; il lui rendit quelques
territoires de son domaine qui lui permettaient de siéger uniquement dans son propre diocèse.
Il lui dit également : « je veux que tu jures par ta foi de demeurer fidèle à notre service, de ne
point méditer de projets séditieux, de ne pas te laisser abuser à partager la fausse foi des Grecs,
de ne point nous donner à ruiner le pays d’Arménie et à changer en mal notre bienfaisance »1451.
Ces phrases rapportées par Moïse de Khorène révèle bien l’orientation proromaine du patriarche
Sahak déjà connue par Vahram V.
Après la mort de Sahak le Pahlaw, toute ses richesses (y compris les biens mobiliers et
immobiliers du clan Grégorid) furent transmises, selon son testament, à son petit-fils Vardan
Mamikonean, le héros de la futur bataille d’Avarayr. Ainsi, le pouvoir politique des
Mamikonides (élevés au cinquième rang du classement) et leur pouvoir économique grandirent.
Dans les années quarante du Vème siècle, le rôle joué par les Mamikonides commença à
augmenter parallèlement avec leurs intérêts 1452. C’est ainsi que les Mamikonides devinrent un
grand pouvoir féodal avec des propriétés foncières importantes qui leur permirent de jouer un
rôle décisif dans les jeux du pouvoir au V ème siècle1453 et même aspirer au trône du roi dans la
Persarménie1454.

Le vrai motif de la « révolte de l’Église » en 450-451


À la suite de la chute du pouvoir royal en Arménie arsacide, les Sassanides ont en
quelque sorte transmis le pouvoir « politique » en Persarménie à l’Église1455. Il semble que les
organisateurs et les exécuteurs de la bataille d’Avarayr étaient les religieux à la tête desquels se
trouvaient le patriarche Yovsēp‘ et le prêtre Ġewond1456. Vardan Mamikonian, le petit-fils du

Mamikonian, le héros de la bataille d’Avarayr) chef des Arméniens avec une dignité et un rang équivalent à ceux
de roi ». Cela fut rejeté par le Patriarche, car, il semble que son objectif principal était le ralliement à la Byzance,
c’est pourquoi il cherchait à sauvegarder les Arsacides au pouvoir et à ne pas tomber sous l’influence directe des
Sassanides à la suite de la désignation d’un Marzpan. A. Ač ̣aṙyan pense que le seul responsable de l’extinction du
royaume était le patriarche Sahak. Il s’abstenait de s’unir avec les magnats qui, selon l’auteur, contrairement à ce
qui est rapporté par les historiens, ne cherchaient qu’à avoir un roi digne au trône : AČ̣AṘYAN H., Hayoc‘ grerë.
Erevan : Erevani hamalsarani hratarakčut‘yun, 1984, p. 280.
1451
Moïse de Khorène III, 65.
1452
SAHAKYAN A., « Mamikonianneri k‘aġak‘akan verelk‘ë ev tohmabanakan legend (V-VII d.d.) »…op. cit.
p.21.
1453
DAVTYAN H., Mamikonyanner aṙaspel ev irakanut‘yun…op. cit. p.263. L’auteur pense que c’est justement
à cette époque-là que les Mamikonides obtinrent officiellement le titre de Sparapet. Dans la moitié du IVème siècle,
ils étaient des commandants d’armée, et ce sont les historiens arméniens du Vème siècle qui ont octroyé le titre de
Sparapet aux Mamikonides (selon leur préférence personnelle pour les familles nobles) : DAVTYAN H.,
Mamikonyanner aṙaspel ev irakanut‘yun…op. cit. p.278.
1454
La royauté était préservée comme nous l’avons vu même après la partition de l’Arménie.
1455
VARDANYAN V., Hayoc‘ ekeġec‘in vaġ miǰnadari k‘aġak‘akan xačuġinerum. Eǰmiaçin, 2005, p. 9.
DAVTYAN H., Meçn Vasak Syuni. Erévan : Koġb, 2023, p. 153-154.
1456
ORMANEAN M., Azgapatum. I. Eǰmiaçin, 2001, p. 435.

260
patriarche Sahak n’était qu’un soldat. Mais comme nous le verrons plus loin, il joua un rôle
capital dans la disparition du héros véritable.
À partir du Vème siècle, les sources arméniennes attestent que la révolte est née pour
résister à « l’imposition forcée du zoroastrisme » en Arménie. Toutefois, il faut noter qu’il n’y
a pas de preuves historiques solides que la Persarménie, même au milieu du V ème siècle, était
un pays habité majoritairement par les chrétiens 1457. Dans l’histoire même de la bataille, Eġišē
note qu’il y avait des combattants qui furent baptisés seulement à la veille de la bataille 1458. Il
semble qu’il existait d’autres motifs à caractère « moins confessionnels » derrière la révolte de
la Persarménie.
Il parait que la rébellion des Arméniens en 450-451 était contre les « reformes »
présumées de Yazdgard II qu’il voulait exécuter en Marzpanate de l’Arménie comme une partie
de son grand empire. Autrement dit, Yazdgard II cherchait à réformer système de
commandement de l’Arménie pour instituer un système judiciaire cohérent et unifié dans tout
son pays dont faisait partie l’Arménie 1459. Les réformes fiscales et judiciaires, notamment la
liberté de propager la zoroastrisme (et non pas l’interdiction de pratiquer le christianisme)
constituaient les points les plus sensibles de cette politique contre laquelle « le pouvoir conjoint
en place » (l’Église et les dynastes) réagirent vivement et se révoltèrent. Mais en quoi ces
réformes leurs étaient nuisibles ?
Selon Eġišē, qui a mentionné les actions de Denšapuh (Vehdenšapuh chez Lazar de
P‘arpi) venu en Arménie comme émissaire de roi Yazdgerd II, la plus grave des réformes était
la suivante : « il [Denšapuh] fit venir un mage en chef comme juge du pays, afin de corrompre
la gloire de l'Église ». Cependant, même si toutes ces actions étaient très pernicieuses, personne
n’a encore ouvertement porté la main sur l’Église 1460 » 1461. À cet égard, il faut prêter attention
à un point important : à l’époque préchrétienne, le juge suprême du pays était le roi, les juges
locaux lui étaient subordonnés. Après l’adoption du christianisme, l’institution suprême de juge
fut confiée par Tiridate III à Grégoire l’Illuminateur.
Après la chute du royaume en 428, même si l’office du juge suprême était géré par le
patriarche, il était quand-même contrôlé directement par le pouvoir sassanide1462. Le
mécontentement de l’Église semble donc totalement infondé. Comme nous l’avons déjà noté,

1457
Koriwn §15.
1458
Eġišē. Elishē, History of Vardan and the Armenian War…op. cit. p.166.
1459
DAVTYAN H., Meçn Vasak Syuni…op. cit. p.153.
1460
Mise en italique par nos soins.
1461
Eġišē. Elishē, History of Vardan and the Armenian War…op. cit. p. 76.
1462
Hay žoġovrdi patmut‘yun II (collective)…op. cit. p. 167

261
une autre mesure « inacceptable » pour les Arméniens a été la fiscalité envers l’Église qui ne
semble pas non plus surprenante ou inadéquate compte tenu du fait que l’Arménie faisait partie
de la Perse comme Marzpanate et avait une religion différente de celle officielle. L’Église ne
pouvait pas être exemptée des mesures d’imposition 1463.
Notons que Lazar P‘arpi et Eġišē ont attesté que le roi envoya même un édit d’amnistie
(en 450) par lequel il déclarait abandonner la persécution des Arméniens chrétiens après une
première phase de révolte1464, mais il n’y a pas de mention des mesures fiscales envers l’Église,
ce qui signifie qu’elles restaient effectives. Ainsi, il semble bien qu’Église prétendait que
l’imposition du zoroastrisme était le motif de sa révolte, mais dissimulait les causes véritables
de son mécontentement. Elle ne pouvait pas cependant déclencher toute seule les émeutes, elle
avait besoin du peuple entier1465.
Quant aux dynastes rebelles, c'est un fait bien connu qu'en éliminant la richesse des
Arsacides, la cour perse n'a pas touché dans un premier temps aux droits et aux privilèges
héréditaires des ministres arméniens, grâce auxquels les Arméniens ont réussi à assurer
réellement l'autonomie interne dans la partie de l'Arménie qui relevait de leur domination. Mais
cette situation n’a pas duré longtemps. Yazdgard II dut envoyer la cavalerie, la principale force
de l'armée arménienne, hors du pays pour lutter contre les Kouchans1466. Armer et entretenir la
cavalerie était à la charge des dynastes arméniens. Par ailleurs, les droits héréditaires des
dynastes tels qu’ils avaient été institués par Gahnamak furent supprimés par Yazdgard II1467.
Ainsi, il semble que les deux groupes qui se partageaient le pouvoir en Arménie, les religieux
et les dynastes, cherchaient avant tout à conserver leurs propres privilèges. La grande différence
entre eux, c’est que si pour les dynastes la propagation du zoroastrisme ne posait pas de grand
problème, pour les religieux elle était inacceptable 1468.

1463
La politique religieuse des Sassanides (l’intolérance envers les chrétiens) à cette époque-là justifiait ces
mesures.
1464
The History of Łazar P‘arpec‘i. Translated by r. W. Thomson…p.110. Eḷishē. The History of Vardan and
Armenian War…op. cit. p. 136-137. Eġišē a rapporté les propos du roi Yazdgard II qui venait d’entendre à propos
de la rébellion : « N'y a-t-il pas beaucoup de croyances au pays des Aryens, et le culte de chacune n'est-il pas
ouvertement pratiqué ? Est-ce que quiconque a forcé ou contraint [quelqu'un] à accepter la religion unique du
magisme ? » : Eġišē. Elishē, History of Vardan and the Armenian War…op. cit. p.134-135.
1465
DAVTYAN H., Mez ançanot‘ vardananc‘ paterazmë. Erevan : Koġb, 2024, p. 43. Il est intéressant de voir
que parmi les 18 religieux qui avaient participé à la première réunion dédiée à la lutte contre l’imposition du
zoroastrisme, 16 abandonnèrent la révolte après l’édit d’amnistie du roi. Seul deux, Yovsēp‘ et Ġewond
participèrent aux actions ultérieures : VEMYAN X. B., « Vasak Syunii patmakan gnahatut‘yan šurǰ ». Haykakan
SSR Gitut‘yunneri Akademiayi teġekagir. 1965, 1, p.52.
1466
Une mesure pour affaiblir les forces arméniennes. Il est possible que ce fût pour neutraliser les risques des
rebellions.
1467
NALBANDYAN V. S., « Hayoc‘ tagavorut‘yan verakangnman harcë vardananc‘ paterazmi žamanak ».
Patmabanasirakan handes, 1985, 1, p. 185 et s.
1468
DAVTYAN H., Meçn Vasak Syuni. Erévan : Koġb, 2023, p. 154.

262
La fabrication ultime : Vasak l’apostat traitre, Vardan le martyr patriote
Il est temps d’étudier et élucider un dernier point important dans le récit d’Avarayr :
Vasak. Comme nous l’avons vu, selon les sources arméniennes qui ont documenté la bataille
d’Avarayr, il est l’apostat par excellence, le traitre qui quitta le camp des fidèles pour rejoindre
et aider la grande armée ennemie. Pour vérifier la fiabilité de ces informations, nous devons
interroger d’autres sources provenant également des historiens/ecclésiastiques arméniens.
Vasak appartenait à une grande dynastie autochtone, la famille des Siwini1469. Les
détails de sa carrière militaire et de son éducation à la cour sassanide nous intéressent peu. En
revanche, nous allons nous pencher sur ses relations avec l’Église et son rôle réel dans la
rébellion de 449-451.
D’après Koriwn (380-450)1470, Vasak était « une personne intelligente, brillante et
prémonitoire dotée du don de la sagesse divine. Il contribua beaucoup à la prédication de
l'Évangile. Lui, comme un fils pour son père obéissant et servant l'Évangile d'une manière
digne, exécuta ses commandements jusqu'au bout ». Vaġinak, son père1471 avait même désigné
un patriarche pour l’Église de Siwnik‘1472.
Une autre source plus tardive à propos de Vasak Siwini vient de Step‘anos Orbeliean
(1250/60 – 1303) qui, dans son œuvre Histoire de la province Siwni, le présente comme
« puissant et haut placé en terre d'Arménie, et jouissait également d'une grande considération à
la cour royale ». S. Orbeliean le décrit comme courageux et audacieux face au roi sassanide. Il
relate également les grands travaux et la construction des églises à Siwnik‘ qui furent réalisés à
son époque1473. Soulignons une de ses actions très importantes : ayant été désigné comme
Marzpan, il fit valider Yovsēp‘ Hoġoc‘mec‘i en 441comme patriarche de l’Arménie par le roi

1469
Les Siwni ou les Sisakian. Selon l'histoire de Moïse de Khorène, ils étaient les descendants du patriarche Sisak
(I, 12). Après la division administrative des « mondes » (provinces) du royaume de Grand Hayk‘, les Siwini
acquirent le poste de gouverneur de Siwnik‘, qui devint leur droit dynastique et héréditaire. Le roi arménien
Vaġaršak, nomma les Swini commandants des troupes royales à la frontière orientale de l’Arménie. Les Siwini
représentaient la maison ministérielle la plus puissante du royaume de Grand Hayk‘, selon le Zoranamak (un
document officiel sur le nombre et la classification des forces militaires), ils amenaient 19 400 cavaliers sur le
champ de bataille. Pour leurs services, de la part des rois, les honneurs et de grandes récompenses:
HARUTʻYUNYAN B., « Syuniner ». Haykakan sovetakan hanragitaran. Vol. X. Erévan, 1984, p.473-475.
Haykakan sovetakan hanragitaran. Vol. X. Erévan, 1977, p. 473 et s.
1470
Le disciple de M. Maštoc‘ et l’auteur de sa biographie.
1471
Eġišē prétend qu’il avait été tué par Vasak son fils ! Eḷishē. History of Vardan and the Armenian War…op. cit.
p. 188.
1472
Koriwn. Vark‘ Mesrop Maštoc‘i. XV.
1473
Stephanos Orbélian. Histoire de la Siounie. Traduit de l’arménien par M. Brosset, Saint Pétersbourg, Tiflis &
Leipzig, 1864, chapitres XVII, XIII, XVI.

263
sassanide1474. Ainsi, le siège patriarcal revint aux Arméniens (il était occupé par les
représentants de la lignée « syriaque »)1475.
Notons que ses informations concernent Vasak dans sa jeunesse. X. B. Vemyan, en s’y
référant, se demande comment un homme qui, jeune, avait été apprécié de cette manière très
positive, à la maturité, vers l’âge de 60 ans (à l’époque de la guerre d’Avarayr) devint une
personne présentée très négativement notamment par Eġišē 1476.
Examinons maintenant de plus près les actions de Vasak lors de la Rébellion de 449-
451 :
Phase de préparation de la rébellion : Après l’audience à la cour de Yazdgard II et la fuite
désespérée de Vardan Mamikonean avec sa famille chez les Byzantins 1477, Vasak commença à
organiser la révolte contre les mesures imposées par le premier édit de Yazdgard II. S’il avait
décidé de « trahir », il n’aurait jamais cherché à faire venir Vardan en lui envoyant une lettre
sur les actions planifiées à réaliser 1478. Ainsi, comme nous l’avons vu, après une première phase
de révolte dirigée par Vasak, le roi décida d’abandonner ses persécutions envers les Arméniens
chrétiens.
Phase des négociations à P‘aytakaran en 450: cet épisode capitale et déterminant a été raconté
très brièvement par Eġišē qui en donne une version très confuse en adressant de nombreuses
accusations envers Vasak. En effet, ce dernier rencontra Mihrnarseh (le chiliarque du Yazdgard
II) à P‘aytakaran (en Perse).
« Mihrnarseh lui promettait une autorité plus grande que
celle qu'il possédait et l'élevait à de vains espoirs qui étaient
même au-dessus de son propre rang, à savoir qu'il pourrait
même aspirer au statut du roi si seulement il pouvait trouver
un moyen de détruire l'unité des Arméniens et assurer
l'accomplissement des souhaits du roi [perse] dans ce
pays »1479.
L’analyse de ce passage permet de conclure que si Vasak arrivait à freiner la rébellion, il serait
désigné comme roi d’Arménie. Les négociations prirent fin et Mihrnarseh avec ses troupes
s’éloigna des frontières vers les parties orientales de l’empire.

1474
ORMANEAN M., Azgapatum. vol. A. §233.
1475
VEMYAN X. B., « Vasak Syunii patmakan gnahatut‘yan šurǰ »…op. cit. p.48.
1476
Ibid. p. 44. Voici quelques adjectifs attribués à Vasak par Eġišē : perfide, intrigant, calomnieux, éhonté,
ignorant, apostat.
1477
Lazar de P‘arpi. II, 30.
1478
Ibid.
1479
Eġišē. Elishē, History of Vardan and the Armenian War…op. cit. p.142.

264
H. Davtyan pense que les résultats que les Arméniens obtinrent à la suite des
négociations étaient en vérité ceux qu’atteste Eġišē comme les réalisations précieuses après la
bataille d’Avarayr résultant du martyre de Vardan et ses compagnons, à savoir : 1) amnistie
pour les rebelles, 2) liberté de religion, 3) allègement fiscal, 4) prise en charge des frais
d’entrainement de la cavalerie arménienne, 5) rétablissement du royaume indépendant
d’Arménie1480.
Parmi les gains mentionnés ci-dessus, le rétablissement du royaume à la tête duquel
serait Vasak Siwini semble le plus important. L’Église était consciente que cela était tout à fait
possible car Vasak était marzpan depuis plus de quarante ans. Avant être désigné comme
marzpan de l’Arménie, il était marzpan d’Ibérie. Le Marzpan était un haut fonctionnaire persan
de rang quasi royal1481 qui était choisi parmi les nobles de premier rang. Il disposait même d’un
trône d’argent1482. Il semble que pour l’Église, le rétablissement du royaume sans sa
participation directe n’était pas envisageable. Si un roi devait être désigné, il devait être de la
dynastie des Mamikonides, l’alliée de l’Église arménienne depuis au moins un siècle. C’est
pourquoi dans les œuvres des historiens après l’époque de la guerre d’Avarayr, de nombreux
passages attestent la désignation de Vardan comme roi ou vicaire avant la bataille d’Avarayr.
Ainsi, Tovma Arçruni (Xème siècle) dit :
« Les nobles arméniens confièrent la résidence royale de Tiridate
le Grand à Vahan Artsruni, pour qu'il construise une demeure
[digne] pour les rois - ce n'est qu'un acte de préparation, car ils
projetaient de le faire roi de l'Arménie car il était un homme
fougueux et puissant, astucieux et sage, humble, libéral et vif
d’esprit. Mais après la désunion des nobles arméniens, ils
abandonnèrent ce projet et se tournèrent vers Vardan le Grand. À
la suite des nobles, Vahan se rendit lui aussi au tout début chez
Vardan, qui lui confia la tutelle1483 de l'Arménie. Et ils lui
obéirent tous les jours de Vardan » 1484.
Notons que le mot verakac‘u en arménien ne signifie pas « roi », mais « tutelle, surveillant ».

1480
Eġišē. Elishē, History of Vardan and the Armenian War…op. cit. p. 182-183. DAVTIAN H. Meçn Vasak
Syuni. Erevan : Koġb, 2023, p.218.
1481
GARSOÏAN N., Epic Histories…op. cit. p.544.
1482
CHRISRTENSEN A., Iran dar zamān-e sāsānian…op. cit. p. 149.
1483
Mise en italique par nos soins.
1484
Tʻovma Arçruni. Thomas Artsruni. History of the House of Artrunik‘. Translation and Commentary by Robert
W. Thomson. Detroit: Wayne State University Press, 1985, p. 145.

265
Une autre attestation tardive (XIIIème siècle) vient de Vardan Arevelc‘i. Dans son œuvre
principale Histoire universelle, nous lisons : « les naxarar se réunirent et désignèrent Saint
Vardan comme vicaire de roi »1485.
H. Davtyan note que chez cet auteur tardif, les protagonistes des grandes révoltes à
savoir Vardan (première révolte du Vème siècle), Vahan (deuxième révolte du Vème siècle) et
Vardan le Rouge (VIIème siècle) ne sont pas bien distingués. C’est pourquoi la fiabilité du
passage concernant la désignation de Vardan comme vicaire n’est pas attestée 1486.
Certains se sont appuyés sur un passage chez Eġišē qui indique que :
« Il [Vardan] ordonna à toutes les troupes de se rassembler dans
la ville d'Artašat. À la place de ceux qui avaient déserté et suivi
le prince de Siwnik‘ [Vasak], il nomma leurs frères, fils ou
neveux, en leur mettant à chacun leurs troupes puisqu'il contrôlait
toujours tout le pays1487 »1488.
Toutefois, cela n’indique que l’existence d’une large autorité féodale, Vardan Mamikonean
disposant en effet de l’autorité d’un souverain local1489.
Il était quasi-impossible qu’un représentant des Mamikonides fût roi d’Arménie. Nous
avons déjà étudié l’orientation politique instable des Mamikonides qui agissaient notamment
selon les intérêts conjoints et communs avec l’Église, leur parrain politique et économique, ce
qui signifiait une position plutôt proromaine/pro-byzantine. En même temps, selon leurs
propres intérêts, les Mamikonides saisissaient toute occasion pour prendre le pouvoir en
Arménie en collaboration et parfois même sous l’ordre direct de la Perse (le cas de Manuēl
Mamikonean) qui était en relation conflictuelle avec Rome. Ainsi, si la bataille d’Avarayr
n’avait pas eu lieu, le rétablissement du royaume d’Arménie ayant comme souverain Vasak
aurait été très probable.
Ainsi, la véritable histoire de la bataille d’Avrayr peut être constituée de deux volets :
dans une première phase il y eut la rébellion contre les demandes des Sassanides considérées
comme illégitimes, qui aboutit à une solution acceptable - l’amnistie et l’abandon de la
persécution des chrétiens - grâce à Vasak qui pourrait être couronné comme roi. Mais cette
« conciliation » n’intéressait pas l’Église arménienne qui voyait ses intérêts bafoués. Il lui fallait

1485
Vardan Arevelc‘i. Tiezerakan patmut‘yun. Ašxarhabar tʻargmanutʻyunë ev neraçutʻyunë G. B. Tʻusunyan,
Erévan: Erevani petakan hamalsarani hratarakčut‘yun, 2001, p.88.
1486
DAVTYAN H., Mamikonyanner aṙaspel ev irakanut‘yun…op. cit. p.657.
1487
Mise en italique par nos soins.
1488
Eġišē. Elishē. History of Vardan and the Armenian War…op. cit. p.151.
1489
NALBANDYAN V. S., « Hayoc‘ tagavorut‘yan verakangnman harcë vardananc‘ paterazmi žamanak”…op.
cit. p. 183.

266
une autre révolte, à savoir une guerre sainte de l’Église où il y aurait un grand martyr, un soldat
du Christ qui verserait son sang pour la religion et pour la patrie.

B. Karbalā : une bataille pour le pouvoir ou pour sauver la religion ?


Afin de mieux comprendre les objectifs réels qui sous-tendent la révolte d’al-Ḥusayn
présentée comme martyre dans une bataille injuste et cruelle, nous examinerons les composants
du récit (les principaux personnages, leurs qualités exceptionnelles, les actions) pour montrer
l’influence possible du christianisme (les Écritures, les hagiographies, les martyrologies, etc.)
sur l’histoire de la bataille.

1. Un récit christianisé

Ahl al-bayt1490 : la noblesse et la pureté au sens chrétien ?


Il semble que l’expression ahl al-bayt a deux significations principales : politique1491 et
religieuse. Nous sommes intéressés par la deuxième interprétation de ce mot.
En effet, la dimension religieuse d’ahl al-bayt a été mise en équivalence avec āl al-
nabī, ʿitra al-nabī « la famille du Prophète », āl al-rasūl « famille de l’Envoyé »1492.
Par conséquent, la question du cercle des personnes incluses dans ahl al-bayt a
toujours suscité des doutes à la fois dans la tradition sunnite et šīʿīte. Pour les šiʿītes (et
généralement dans les cercles proches de ʿAlī), ahl-al-bayt était appliqué à Muḥammad, ʿAlī,
Fāṭima, al-Ḥasan et al-Ḥusayn ; le credo officiel šīʿīte s’y limitait 1493. La vision orthodoxe
actuelle repose pourtant sur une version plus large selon laquelle le terme ahl al-bayt inclut le
Prophète, ʿAlī, Fāṭima, al-Ḥasan et al-Ḥusayn, ainsi que les épouses du Prophète 1494. Par la
suite, nous étudierons les fondements de l’expression ahl al-bayt tels qu’ils sont perçus dans le
Qurʿān et les ḥadiṯs.

1490
« Gens de la demeure », Dictionnaire du Coran…op. cit. p. 335.
1491
En ce qui concerne sa dimension politique, il représentait, dès sa mise en circulation, une composante majeure
de la lutte pour le pouvoir et le leadership en islam et un élément très important dans la recherche de la légitimité
de pouvoir. Les membres de la famille du calife étaient appelés ahl al-bayt ; les Omeyyades se désignaient eux-
mêmes ahl al-bayt : une fois le califat établi, la pratique jāhili consistant à appeler les familles nobles et dirigeantes
des tribus « ahl al-bayt » a été étendue à chacune des quatre familles des premiers califes à savoir Abū Bakr,
ʿUmar, ʿUṯmān et ʿAlī Ibn Abīṭālib. Mais comme le califat de ʿAlī était controversé, la désignation de sa famille
comme ahl al-bayt n'était pas acceptée par l'ensemble de la communauté : SHARON M., « Ahl Al-Bayt-People of
the House ». Jerusalem Studies in Arabic and Islam, 1986, 8, p. 183.
1492
AMIR-MOEZZ M. A., « Famille de Mahomet ». Dictionnaire du Coran…op. cit. p. 335.
1493
Les traditions populaires šīʿītes ont attribué une importance cosmologique pour la famille du Prophète.
1494
GOLDZIHER I. & VAN ARENDONK-A. & TRITTON S., « Ahl al-bayt ». Encyclopaedia of Islam. vol.
I…op. cit. p. 258.

267
Le respect dû à la famille du Prophète paraît très ancien puisqu’il semble avoir des
racines coraniques. Le Qurʿān insiste sur le respect de la parenté et des liens de sang 1495. À cet
égard, il y a deux versets du Qurʿān qui ont été reconnus comme faisant référence, au sens strict,
à la famille du Prophète : III, 611496 et XXXIII, 33.
Pratiquement toutes les sources exégétiques1497 et historiographiques s’accordent à
affirmer que le verset 61 (al-mubāhala1498) de la sourate Āl-ʿImrān fait référence à la famille
sacrée de Muḥammad, à savoir le Prophète lui-même, sa fille Fāṭima, ʿAlī, al-Ḥasan et al-
Ḥusayn qui avaient été pris sous le manteau du Prophète lors de l’Ordalie qu’il jeta aux chrétiens
de Naǧrān1499.
Quant au verset XXXIII, 33 (la pierre angulaire de la revendication du leadership de
l’islam à la fois par les šīʿītes et les Abbassides 1500 selon M. Sharon), les šīʿītes ont affirmé que
le verset ne parle rien de moins que du choix divin de la famille alide et de son excellence -
pour être appelés sa famille1501 - parmi les proches du Prophète.
« (…) Ô vous, les gens de la maison,
Dieu veut seulement éloigner de vous la
souillure et vous purifier
totalement »1502.
Quant aux ḥadīṯs, le ḥadīṯ al-kisā (« tradition du manteau ») est directement lié au
verset coranique XXXIII :33 cité ci-dessus. Elle est un ḥadīṯ célèbre dans lequel la purification
des ahl al-Bayt (ṭaharuhum) est annoncée1503.
Selon ce ḥadīṯ, le verset coranique a été précisément révélé lorsque le prophète
Muḥammad avait rassemblé sous un manteau noir sa fille Fāṭima, son mari ʿAlī et leurs deux

1495
XVI, 90, XVII, 26, II, 215. AMIR-MOEZZI M. A., « Famille de Mahomet »…op. cit. p. 336.
1496
Pour le contexte, voir : « Ordalie ». Dictionnaire du Coran…op. cit. p. 618-620. Les versets 60-64 mettent en
avant l’idée et la pertinence d’une sorte d’accord théologique, en principe avec les chrétiens, sur le statut, un peu
abaissé, de Jésus. Ils pourraient plutôt indiquer la nécessité de parvenir à un accord avec les juifs, ou avec un
groupe parmi eux, sur la vérité de la messianité de Jésus. Un tel accord implique l’ordalie ou l’imprécation
réciproque mentionnée au verset 61 : SEGOVIA C. A., « Sourate 3 Āl-ʿImrān ». Le Coran des historiens…op. cit.
p. 146.
1497
AMIR-MOEZZI M. A., «ʿAlī et le Coran ». (Aspects de l’imamologie duodécimaine XIV). Revue des sciences
philosophiques et théologiques. 2014, 4, p. 682.
1498
L’Ordalie.
1499
L’an 631. MASSIGNON L., « La Mubāhala : Étude sur la proposition d’ordalie faite par le prophète
Muhammad aux chrétiens Balhārith du Najrān en l’an 10/631 à Médine ». Annuaires de l’École pratique des
hautes études. 1942, 51, p. 7-8.
1500
La dynastie arabe qui succéda aux Omeyyades.
1501
Mise en italique par nos soins.
1502
QXXXIII, 33.
1503
Al-Ṭabarī. Ǧāmiʿ al-bayān ʿan taʾwīl āy al-Qurʾān. vol. 19, Haǧr, 2001, p. 106-107. Al-Marʿašī al-Šūštarī,
Šarḥ iḥqāq al-ḥaq wa izhāq al-bāṭil. Vol. II. Qum : Maktabaẗ al-Marʿašī al-Naǧafī, p. 566. Al-Maǧlisī Muḥammad
Bāqir. Biḥār al-anwār. Vol. 35, Bayrūt : Muʾassasaẗ al-wafāʾ, 1983, p. 207.

268
fils al-Ḥasan et al-Ḥusayn, et le Prophète a confirmé son message en disant : « Ô Dieu, c'est ma
famille que j'ai choisie ; enlevez-leur la pollution et purifiez-les complètement », auxquelles
s’ajoutent dans certaines versions, d’autres déclarations : « Je suis l'ennemi de leurs ennemis »
ou « Ô Dieu, sois l'ennemi de leurs ennemis ».
D’après A. Bruner, la pureté et l’absence de péché des ahl al-Bayt font d’eux les
Cinq Saints, et un certain parallélisme avec les conceptions chrétiennes de la Sainte Famille –
en particulier entre Fāṭima et Marie – est à souligner1504.
C’est notamment l’idée de la pureté, attribuée aux « gens de la maison », qui a attiré
l’attention des savants. Existe-il un arrière-plan judéo-chrétien pour l’expression ahl al-bayt ?
Pour pouvoir répondre à cette question, il faut procéder dans un premier temps à
l’étude de l’étymologie d’ahl al-bayt. Les deux mots composants sont d’origine sémitique
(akkadienne) : « ahl »1505 a donné ohêl en hébreu qui désigne d’abord les tentes des nomades 1506
et surtout la tente sanctuaire et demeure de Dieu 1507. Ahl, « lieu de résidence » ou « demeure »
finit par désigner ceux qui vivent dans ce lieu (la famille) 1508.
Quant au mot « bayt »1509, il semble qu’il soit la plus ancienne dénomination de la
tente sacrée. Par ailleurs, bayt avec l’article conserva un caractère religieux (ha-b-baīt en
hébreu, al-bayt en arabe, désignant tous deux « le sanctuaire » bâti. À l’époque du nomadisme,
Bêt-El/batīl chez les Arabes comme chez les Hébreux désignait le sanctuaire ambulant où
étaient déposés les symboles et les instruments du culte 1510. Ainsi, ahl al-bayt pourrait être
traduite par « sainte famille de la demeure sacrée » et cela peut faire penser à la maison de
David1511 chez les juifs et à Sainte Famille des chrétiens 1512.

Fāṭima et Marie : les materes dolorosas

1504
BRUNER R., « Ahl Al-Bayt ». Muhammad in History, Thought and Culture. An Encyclopedia of the Prophet
of God Volume 1: A–M. Sous la direction de C. Fitzpatrick et A. Hani Walker, Santa Barbara, Dnever & Oxford:
ABC-CLIO, 2014, p. 7.
1505
Famille, maison.
1506
Genèse 13,5, 18, 1 et Isaïe 38,12.
1507
Exode 33,7, Nombres 11, 24, Psaumes15,1 et 27, 5.
1508
AMIR-MOEZZ M. A., « Famille de Mahomet ». Dictionnaire du Coran…op. cit. p. 336.
1509
D’origine akkadienne : bīt « temple ».
1510
FAHD T., Études religieuses, sociologiques et folkloriques sur le milieu natif de l’islam. Leiden : E. J. Brill,
1966, p. 133-134.
1511
D’après M. Sharon, quant au sens particulier de cette notion chez les šīʿites, il faut noter que les muʾminūn
irakiens, ou plutôt kūfites, furent particulièrement influencés par l'existence en Irak de l'Exilarque juif, ou raʾs al-
ǧālūt : le « chef de la diaspora ». L'Exilarque représentait en pratique l'idée de la Famille ou Maison de David
divinement choisie ; concrètement, ce choix divin signifiait que la domination sur la communauté juive ne pouvait
appartenir à personne d'autre qu'aux descendants de la maison de David. Ainsi, les Kūfites considéraient leur
propre amir al-mūminīn de la même manière que les juifs considéraient l’Exilarque : SHARON M., « The
Umayyads as Ahl al-Bayt ». Jerusalem Studies in Arabic and Islam. 1991, 14, p. 126.
1512
AMIR-MOEZZ M. A., « Famille de Mahomet »…op. cit. p. 337.

269
Dans la piété musulmane, et particulièrement dans la piété šīʿite, le lien entre Marie,
la mère de Jésus et Fāṭima, la mère d’al-Ḥusayn, est tel que les deux figures semblent parfois
fusionnées en une seule1513.
Les deux femmes partagent le titre batūl (vièrge)1514. La ʿiṣma1515, en tant que terme
théologique, est attribué par les sunnites aux prophètes et par les šīʿites également aux
imāms 1516. Toutefois, il y a d’autres personnages comme Marie et Fāṭima qui n’ont pas un statut
prophétique mais qui partagent néanmoins lʿiṣma.
Dans les recueils des ḥadīṯs des oulémas šīʿites comme M. B. al-Maǧlisī, il existe des
ḥadīṯs qui réattribuent des louanges réservées à Marie dans le Qurʿān 1517 à Fāṭima1518.
C’est le titre « vierge » des deux femmes (deux mères) qui nous intéresse d’une
manière particulière1519. Évidemment, la compréhension islamique de la virginité de Fāṭima est
très différente de la conception catholique de la virginité de Marie ; la virginité de Fāṭima n’est
pas physique comme celle de Marie, elle est à caractère ésotérique 1520. Par ailleurs, sa virginité
est implicite dans un autre titre attribué à elle : hawrā insiyya1521.

1513
STOWASSER B.F., Women in the Qurʿan. Traditions and Interpretation. New York/Oxford: Oxford
University Press, 1994, p.80.
1514
Al-Šayẖ al-Ṣadūq. Tarjome-ye ʿillal al-šarāyiʿ. Asrār-e āfarīneš wa falsafe-ye aḥkām. 1&2, Seyyed ʿAlī
Ḥoseynī, Qum: Andīše-ye molānā, 1388, p. 712. Sa pureté est encore soulignée par l'utilisation des titres comme
« la Chaste » (al-zakīyya), « l’Inviolable » (al-Hasān) et « la Vierge » (al-ʿaḏrā ) : CLOHESSY Ch., P. Fatima
the Daughter of Muhammad. Piscataway, New Jersey: Gorgias Press, 2013, p. 98. Fāṭima est même intitulée
Maryam al-kubrā « la plus grande Maryam (Marie): al-Maǧlisī Muḥammad Bāqir. Biḥār al-anwār. Vol. 22,
Bayrūt : Muʾassasaẗ al-wafāʾ, 1983, p. 484.
1515
Immunité contre l'erreur et le péché.
1516
Le terme et le concept ont été utilisés pour la première fois par les šīʿites imamites, qui au moins depuis la
première moitié du VIIIème siècle ont maintenu que l'imām, en tant que chef et enseignant divinement désigné et
guide de la communauté, doit être immunisé (maʿṣūm) contre l'erreur et le péché : TYAN E. & MADELUNG W.,
« ʿIsma ». Encyclopaedia of Islam, Vol. IV, E. J. Brill, 1997, p. 183.
1517
QIII, 42.
1518
« (…) les anges descendaient du ciel et l'appelaient comme ils appelaient Maryam fille de ʿImrān en disant :
‘Ô Fāṭima, Dieu t'a choisie et rendue pure et t'a choisie au-dessus des femmes des mondes’ », al-Maǧlisī
Muḥammad Bāqir. Biḥār al-anwār. Vol. 14, Bayrūt : Muʾassasaẗ al-wafāʾ, 1983, p. 206. Il y a également la reprise
du passage concernant l’enfance de Marie dans lequel elle fut nourrie par Allah (Q III, 37) : « (…) ‘Ô Prophète de
Dieu, où était Fāṭima ?’ Il dit : ‘Elle était en vrai sous le pied du trône’. Ils dirent : ‘Ô Prophète de Dieu, quelle
était sa nourriture ?’ Il dit : Louange, sanctification, glorification’ » : al-Maǧlisī Muḥammad Bāqir. Biḥār al-
anwār. Vol. 43, Bayrūt : Muʾassasaẗ al-wafāʾ, 1983, p. 4.
1519
La notion de naissance virginale était du langage ésotérique, utilisée pour désigner la divinité d'un homme. En
réalité, les mythologies classiques et païennes regorgent de récits de naissances « vierges », le plus souvent
exprimées par la fécondation d'un dieu sous forme humaine ou animale mais presque toujours sans rapport sexuel.
Dans un sens, les conceptions miraculeuses et les circonstances extraordinaires des naissances permettent à
l'humanité de croire à l'innocence et servent d'exemple de la manière dont les cultures maintiennent le caractère
d'un sauveur pur et sans souillure : CLOHESSY Ch. P., Fatima the Daughter of Muhammad…op. cit. p.103-108.
1520
En effet, l’absence des menstruations chez Fāṭima a été interprétée comme preuve de sa virginité, al-Maǧlisī
Muḥammad Bāqir. Biḥār al-anwār. Vol. 43…op. cit. p. 15-16.
1521
Al-Maǧlisī Muḥammad Bāqir. Biḥār al-anwār. Vol. 8, Bayrūt : Muʾassasaẗ al-wafāʾ, 1983, p. 119. Les ḥūrīya
sont les vierges du Paradis sous forme humaine, les créatures intouchées par l’homme ou les jinns (une autre
catégorie de créatures surnaturelles de la mythologie arabe préislamique reprise par l’islam).

270
Cette mère vierge donna naissance à al-Ḥusayn miraculeusement après six mois 1522
comme Marie à Jésus 1523. Elle parle aux anges comme Marie mère de Jésus1524 :
« J'ai entendu Abā ʿAbdullah dire : Fāṭima
s'appelait muḥaddaṯa1525 parce que les anges
descendaient du ciel et l'appelaient comme ils
appelaient Maryam fille de ʿImrān (…) »1526.
Une curieuse référence toujours en rapport avec la virginité de Fāṭima se trouve dans
la Tradition, reprise par certains émetteurs sunnites et šīʿies avec une légère variation dans la
formulation:
« Entre la naissance d'al-Ḥusayn et celle d'al-Ḥasan,
il n'y avait que pureté »1527.
Comme Ch. P. Clohessy le note bien, la difficulté d’interprétation de cette référence a obligé
certains commentateurs à, soit omettre les deux « naissances » (comme conséquence, ils ont
eu : « entre al-Ḥusayn et al-Ḥasan, il n’y avait que pureté »), soit remplacer la « pureté » par la
« perfection ». Il semble bien que ce texte ne fasse pas référence à une pureté de relation entre
les deux frères, mais plutôt à l'intervalle de temps entre leurs naissances. Toutefois, la tradition
šīʿite considère que la conception d'al-Ḥusayn se situe dans la période indiquée par la tradition,
à savoir cinquante jours après la naissance d'al-Ḥasan ; il y a également une autre interprétation
selon laquelle al-Husayn était né d’une conception virginale 1528.
Par ailleurs, Marie et Fāṭima, en tant que mères exceptionnelles de personnages
exceptionnels, bénéficient toutes deux de la protection céleste contre Satan (Iblīs) pour elles-
mêmes et pour leur enfant à naître : ainsi, dans un hadīṯ repporté par Abū Horaïra nous lisons :

1522
Al-Maǧlisī Muḥammad Bāqir. Biḥār al-anwār. Vol. 25, Bayrūt : Muʾassasaẗ al-wafāʾ, 1983, p. 254. Al-Šayẖ
al-Ṣadūq. ʿIlal al- šarāyiʿ. Vol. 1. Naǧaf : al-Maktabah al-Ḥaydarīyah, 1966, p. 206.
1523
Cette naissance miraculeuse concerne Jean fils de Zacharie et Jésus : Ibn Namā al-Ḥillī, Dar sūg-e amīr-e
āzādī, tarjome wa negāreš : A. Karamī. Qum : Našr-e Ḥāḏiq, 1380, p. 73.
1524
Q III, 46.
1525
« Interlocuteur ».
1526
Al-Maǧlisī Muḥammad Bāqir. Biḥār al-anwār. Vol. 43…op. cit. p. 78. On a parfois supposé que le Qurʿān
confondait Marie, mère de Jésus, et Miryam, sœur de Moïse et d’Aaron (les prénoms en araméen et en grec sont
identiques) – hypothèse invraisemblable, selon G. Dye. La seule solution est une identification typologique de
Marie et Miryam, qui a sa source dans les traditions liturgiques de l’église du Kathisma, concernant la fête de la
« Mémoire de Marie ». L’une des lectures pratiquées lors de cette fête parle de Aaron, le frère de Marie, exactement
avec le sens typologique du Qurʿān, DYE G., Le Coran Seminar. Sous la direction de Mehdi Azaiez, Gabriel S.
Reynolds et al. De Gruyter, 2016, p. 91.
1527
Al-Kulaynī. Al-Uṣūl min al-Kāfī. Vol. I. Téhéran: Dār al-kutub al-Islāmiyya, 1363, p. 464. Al-Māzandarānī.
Šarh osūl al-Kafī, Vol. VII. Bayrūt : Dār Iḥyāʾ al-Turāṯ al-ʿArabī, 1420, p. 231. Al-Šayẖ ʿAbbās al-Qummī. Al-
Anwār al-Bahiya, Qum : Muʾassasaẗ al-našr al-islāmī,1375, p. 97.
1528
CLOHESSY Ch. P., Fatima the Daughter of Muhammad…p. 111.

271
« Aucun enfant n’a été mis au monde sans avoir été, au
moment de sa naissance, touché par le démon (…) Marie
et son fils sont seuls exemptés de cet attouchement (…)
»1529.
Et pour Fāṭima, il est dit :
« (…) Elle tomba enceinte d’al-Ḥusayn, alors Dieu la
protégea. Et il n'y avait pas de diable dans son ventre
(…) »1530.
Les fils de Marie et de Fāṭima se ressemblent aussi par leur naissance glorieuse et célébrée par
les anges. La tradition šīʿite a préservé les récits sur les présences « angéliques » au moment de
la naissance d’al-Ḥusayn :
« Lorsque Ḥusayn ibn ʿAlī est né, (…) Dieu inspira Mālik,
le gardien du Feu à éteindre les feux pour son peuple en
l’honneur d'un enfant né de Muḥammad sur la terre (…).
Il inspira Riḍwān, le gardien des cieux, à orner les jardins
et à les parfumer en l'honneur d'un enfant né de
Muḥammad sur la terre (…). Il inspira les vierges du
Paradis à se déguiser et à se visiter mutuellement en
l’honneur d'un enfant né de Muḥammad sur la terre. Et
Dieu tout puissant et sublime inspira les anges à glorifier,
louer et exalter Dieu en se mettant en rangs et proclamer
que Dieu est le plus grand en l’honneur d'un enfant né de
Muḥammad sur la terre »1531.
Le texte n’est pas sans rappeler la louange et la glorification des anges qui annoncent
la naissance de Jésus dans l’évangile de Luc 1532. Néanmoins, il y a une différence entre les deux
événements : la glorification des anges pour la naissance de Jésus semble être entièrement
centrée sur Dieu et les effets cosmologiques de l'Incarnation sont encore à venir ; alors que la
naissance d'al-Ḥusayn a une conséquence immédiate pour ceux qui sont au Ciel et en Enfer.
Son martyre est envisagé par les šīʿites comme un événement cosmique 1533.

1529
EL-BOKHĀRI. Les traditions islamiques. Vol III, traduit de l’arabe par O. Houdas, Paris : Imprimerie
nationale, 1903, p. 278-279. Dans le Qurʿān (Q III, 36), la mère de Marie au moment de l’accouchement demandait
la protection pour la nouveau-née et pour sa progéniture.
1530
Al-Maǧlisī Muḥammad Bāqir. Biḥār al-anwār. Vol. 23, Bayrūt : Muʾassasaẗ al-wafāʾ, 1983, p.272.
1531
Al-Šayḵ al-Ṣadūq. Kamāl al-dīn wa tamām al-niʿma. Vol. I. Qum : Muʾassasaẗ al-našr al-islāmī, 1363, p. 311.
1532
Luc 2, 7-15.
1533
CLOHESSY Ch. P., Fatima the Daughter of Muhammad…p. 128-129.

272
Les anges sont également présents dans les récits d’annonciation de la naissance d’al-
Ḥusayn faits au Prophète et à Fāṭima. Selon d’autres récits, c’ést Fāṭima elle-même qui reçut
les visites des anges Azrael, Mickael et Gabriel. Il faut prêter attention à un passage intéressant
de ce récit raconté par Fāṭima :
« Quand je suis entrée dans les six mois, je n'avais pas
besoin de lampe pendant les nuits les plus sombres et
quand j'étais toute seule dans ma niche de prière, je
pouvais entendre la glorification et la sanctification de
Dieu dans mes entrailles »1534.
Cela nous rappelle deux versets de l’évangile de Luc qui concernent Elisabeth la mère de Jean
Baptiste :
« Or, lorsque Elisabeth entendit la salutation de Marie
[la mère de Jésus], l’enfant bondit dans son sein et
Elisabeth fut remplie du Saint Esprit1535(…).
« Car lorsque ta salutation a ralenti à mes oreilles, voici
que l’enfant a bondi d’allégresse dans mon sein »1536.
Notons que nous retrouvons la symbolique des anges annonciateurs dans le livre de
Daniel de l’Ancien Testament, ainsi que dans les livres de certains prophètes comme Isaïe et
Ézéchiel. Elle existe également dans le livre de l’Apocalypse du Nouveau Testament.
Encore plus intéressant, c’est le statut de Marie et de Fāṭima comme mères des futurs
martyrs. La différence entre les deux c’est que Fāṭima savait que son fils serait martyrisé avant
même sa naissance. La tradition šīʿite rappelle que lorsque Fāṭima tomba enceinte d’al-Ḥusayn,
l’ange Gabriel vint vers Muḥammad et lui dit que Fāṭima, donnerait naissance à un garçon qui
serait tué par sa nation après lui. Quand Fāṭima fut enceinte d’al-Ḥusayn, elle n’était pas
heureuse de le porter. Elle avait ce sentiment même après avoir lui donné naissance. Elle était
horrifiée de l’idée qu'il serait tué1537. Ce récit a été relaté de diverses manières 1538.

1534
Al-Maǧlisī Muḥammad Bāqir. Biḥār al-anwār. Vol. 43…op. cit. p. 272-273.
1535
Luc 1, 41.
1536
Luc 1, 44.
1537
Al-Kulaynī. Al-Uṣūl min al-Kāfī…op. cit. p. 464 . Al-Maǧlisī Muḥammad Bāqir. Biḥār al-anwār. Vol. 23,
Bayrūt : Muʾassasaẗ al-wafāʾ, 1983, p.272.
1538
L'une des plus remarquables, par exemple, est la visite de Dieu à Muḥammad alors qu'il était assis dans la
maison de Fāṭima. Al-Ḥusayn était dans la pièce. Muḥammad se mit soudainement à pleurer et à se prosterner. Il
dit : « Fāṭima, le Très-Haut vint vers moi et m’interrogea sur mon amour pour al-Ḥusayn. Je lui dis qu’il est la
prunelle de mes yeux, mon arome, le fruit de mon cœur. Il est de la chair d’entre mes deux yeux. Il plaça sa main
sur la tête d'al-Ḥusayn en prononçant ses bénédictions, ses prières, sa miséricorde et sa faveur sur al-Ḥusayn. Il
prononça également sa malédiction, sa colère, sa disgrâce et son châtiment contre celui qui le tuerait et serait en
conflit avec lui. Il dit qu'al-Ḥusayn était le Seigneur des martyrs des deux mondes », al-Maǧlisī Muḥammad Bāqir.

273
Quant à Marie la mère de Jésus, on peut trouver les traces de son deuil futur dans
l’évangile de Luc1539. Par ailleurs, seul l’évangile de Jean mentionne que Marie est agenouillée
au pied de la croix. On peut dire que sa représentation comme mère endeuillée a été
progressivement développée dans la mariologie qui se développe à partir du IV ème siècle par
saint Éphraïm le Syrien et cela a continué au Moyen Âge avec saint Bonaventure (1274), Albert
le Grand (1280), etc.1540.
Le cas de Fāṭima est bien différent : tout le chagrin de Fāṭima, comme tout le chagrin
de la šīʿa, est lié à la vie et à la mort de son deuxième fils al-Ḥusayn : déjà prévenue de sa mort,
comme nous l’avons vu, elle le porte dans la tristesse. Décédée longtemps avant assassinat l’al-
Ḥusayn à Karbalā, elle continue à faire son deuil sans cesse jusqu'au Jour du Jugement. Toutes
les autres injustices qu’elle a subies1541 n'ont fait qu'intensifier cette douleur singulière et
colossale1542. Ainsi, la comparaison entre Marie et Fāṭima montre que mères des futurs martyrs,
l’une (Fāṭima) connaissait dès la naissance de son fils le sort tragique qui lui serait réservé, mais
était absente lorsqu’il tomba en martyre. Marie, quant à elle, assista à l'arrestation, au procès, à
la torture et à l'exécution de son fils.
Les deux femmes se ressemblent même après leur mort : selon la tradition, les corps
des deux ne furent lavés que par les plus dignes : Jésus et ʿAlī1543.
Avec l'évolution d'une « conscience de Karbala » comme principe central de la
théologie et de la piété šīʿite (l'établissement de cérémonies publiques de deuil, les pèlerinages
sur sa tombe, l’attribution d’un aspect mythique au sol de Karbalā et le développement de la
théologie construite autour d'al-Ḥusayn), il faudrait s'attendre à un développement concomitant
de la théologie autour de la personne de sa mère Fāṭima. Si al-Ḥusayn est même plus grand que
Jésus le Christ (car il est perçu comme « sauveur » et « rédempteur » de la religion du
Muḥammad), sa mère alors doit être plus grande que Marie1544.

Biḥār al-anwār. Vol. 44, Bayrūt…op. cit.p. 238. Ibn Qūlawayh al-Qumī. Kāmil al-ziyārāt. Muʾassasaẗ al-našr al-
islāmī, 1417, p. 142.
1539
Luc 1, 34-35 : « Syméon les bénit et dit à Marie sa mère : "il est là pour la chute ou le relèvement de beaucoup
en Israël et pour être un signe ʻcontestéʼ - et toi-même un glaive te transpercera l’âme (…) ».
1540
CLOHESSY Ch., « Weeping Mothers. Tears and Power in Fāṭima and Mary». Islamochristiana, 2010, 36, p.
103.
1541
Les textes šīʿites notent qu'elle pleure sur un certain nombre d'incidents et d'individus : sur la mort de sa mère
H̱adīǧa, sur son mariage avec ʿAlī, sur sa faim et sa pauvreté, sur la tombe de sa sœur Zaynab, sur la tombe de son
oncle Ḥamza, tué à Uḥud, etc.
1542
CLOHESSY Ch., « Weeping Mothers. Tears and Power…op. cit. p. 108.
1543
Al-Šayẖ al-Ṣadūq. ʿIllal al-šarāyiʿ. vol. 1…op. cit. p. 184. Ibn Šahrāšūb, Manāqib Āl Ābī Ṭālib. vol. 3. al-
Naǧaf : al-Maṭbaʿaẗ al-Ḥaydariyyaẗ, 1956, p. 138.
1544
CLOHESSY Ch. P., Fatima the Daughter of Muhammad…p.233.

274
Notons qu’une autre femme importante liée à al-Ḥusayn, sa sœur Zaynab a également
été comparée à deux personnages bibliques : la mère des sept frères assassinés sous l’ordre
d’Antiochos IV Épiphanes au IIème siècle avant J.-C.1545 et Marie-Madeleine.
La deuxième correspondance, semble être tout aussi convaincante. Dans les récits du
Nouveau Testament sur la Résurrection, pendant une période brève, tout le contenu du
christianisme du Nouveau Testament repose entièrement sur les épaules d'une femme nommée
Marie-Madeleine. Selon les Écritures, elle est la première témoin de la Résurrection et la
première à relayer la nouvelle de l'événement aux autres membres de l'Église naissante 1546. Le
premier évangéliste de l'Église primitive et témoin oculaire de la personne de Jésus était selon
les Écritures une femme ; six siècles plus tard, Zaynab sera, pendant une brève période, la
principale défenseur et apologiste d'al-Husayn1547.

Al-Ḥusayn, Jean Baptiste et Jésus


Le protagoniste principal de la bataille de Karbalā semble avoir deux prototypes : Jean
Baptiste et Jésus. Dans les ḥadīṯs, une gestation de six mois a été attribuée non seulement à al-
Ḥusayn et à Jésus, mais aussi à Jean Baptiste 1548. Mais bien que cette tradition de gestation de
six mois pour Jean Baptiste ou Jésus abonde parmi les šīʿites, on la retrouve rarement chez leurs
homologues sunnites 1549.
En outre, un autre rapprochement entre Jean Baptiste et al-Ḥusayn tire son origine de
l’évangile de Luc1550 et du Qurʿān1551 et a eu son écho dans la Tradition : Dieu a choisi leur

1545
2 Maccabées 7 : 1-42 : le roi séleucide Antiochos IV avait imposé au peuple juif un régime rigoureux et
totalement impie, interdisant le culte dans le temple et l'observance du sabbat et des jours saints et l'obéissance aux
percepts de la Torah. C'est l'histoire d'une veuve arrêtée et maltraitée avec ses sept fils pour les forcer à se soumettre
aux initiatives religieuses du roi. Les six fils refusèrent et furent tués en présence de leur mère. Les deux femmes
(la mère des sept martyrs juifs et Zaynab), qui pourraient dans des circonstances ordinaires être considérées comme
impuissantes, d'autant plus qu'elles se retrouvent dans une situation sans assistance pour les protéger, se montrent
capables de faire preuve d'un courage et d'une force surhumaine dans une situation de crise. Zaynab et la mère des
Maccabées sont des femmes archétypales, dont la ténacité et l'audace sont enhardies par une profonde conviction
et la fidélité à la foi qu'elles professent : CLOHESSY Ch. P., Half of my Heart. The Narratives of Zaynab, Daughter
of ʿAlî. Piscataway: Gorgias Press, 2018, p. 252.
1546
Jean 20 : 11-18. En cela, pendant une brève période, elle porte l'intégralité de ce message appelé kérygme, la
proclamation de la résurrection sur laquelle l'Église du Nouveau Testament et sa théologie sont construites.
1547
CLOHESSY Ch. P., Half of my Heart. The Narratives of Zaynab…op. cit. p.252.
1548
Al-Maǧlisī Muḥammad Bāqir. Biḥār al-anwār. Vol. 22, Bayrūt : Muʾassasaẗ al-wafāʾ, 1983, p. 272.
1549
Luc, 1, 57-66, 80. Il n’est pas exclu que les six mois de gestation soient une interpolation de la période de six
mois entre les naissances de Jean Baptiste et Jésus. CLOHESSY Ch. P., Fatima the Daughter of Muhammad…op.
cit. p. 118.
1550
Luc 1 :13.
1551
Q19:7.

275
nom et l’a fait communiquer par un ange ; personne n'avait jamais été nommé ainsi
auparavant1552 .
Dans al-Iršād, il a été rapporté qu’al-Ḥusayn était sorti avec un groupe de personnes.
En passant par les maisons, al-Ḥusayn rappelait Yaḥyā ibn Zakariyyā (Jean Baptiste) et son
meurtre. Un jour il dit : une preuve de la déchéance de ce monde est que la tête de Yaḥyā ibn
Zakariyyā fut offerte à l'une des prostituées des Fils d'Israël 1553.
On découvre aussi la comparaison entre les deux figures « saintes » dans d’autres
passages : le deuil pour eux a dépassé le cercle de leurs partisans et leur famille. La
ressemblance entre les deux a été soulignée par le fait que « le ciel et la terre n’ont pas pleuré
que pour leur mort »1554. Leurs assassins étaient des bâtards1555. Tous les deux sont morts en
raison d’un impie.
Quant à la ressemblance entre al-Ḥusayn et Jésus, leur prénom a été prédit et annoncé
par l’ange Gabriel1556. Dans le cas de l’annonce du prénom d’al-Ḥusayn comme celui de son
frère al-Ḥasan, les prénoms furent choisis par Dieu selon les noms des fils de Hārūn (Aaron),
le frère de Moïse, car ʿAlī, leur père, par rapport à Muḥammad était comme Harūn par rapport
à Moïse1557.
Comme Jésus, al-Ḥusayn était capable de faire les miracles 1558. Il guérissait les malades
et ressuscitaient les morts comme Jésus.
Ainsi, dans le recueil de Biḥār al-anwār, il y a un récit rapporté par une femme du nom
Ḥubāba. Elle s’abstenait de voir imām al-Ḥusayn car elle avait une maladie oculaire. Lorsque
finalement al-Ḥusayn la vit la face découverte, il appliqua sa salive. Lorsque Ḥubāba leva sa
tête et se regarda dans le miroir, il n’y avait plus de signe de maladie sur son visage 1559.

1552
Al-Maǧlisī Muḥammad Bāqir. Biḥār al-anwār. Vol. 43…op. cit. p. 241. Idem. Biḥār al-anwār. Vol.45, Bayrūt
: …op. cit. p. 211.
1553
Al-Šayẖ al-Mufīd. Al-Iršād. Vol. II. Qum: Kongere-ye Šeyk̲e Mofīd, 1413, p.132. WāqeʿeyeʿĀšūra dar
manābeʿ-e kohan…op. cit. p.475.
1554
« Lorsque pendant quarante jours, le soleil se lève en rouge et se couche en rouge, cela signifie qu’il pleure ».
« Lorsqu’un vêtement était exposé au ciel, les traces du sang qui ressemblaient à celles du sang de moustique y
apparaissaient », al-Maǧlisī Muḥammad Bāqir. Biḥār al-anwār. Vol.45…op. cit. p.201-211.
1555
Ibid. p.212.
1556
Luc 1: 31. Matthieu 1: 21.
1557
Al-Šayẖ al-Ṣadūq. ʿIlal al-šarāyiʿ. Vol. 1…op. cit. p.138.
1558
Comme il s’agit d’une capacité commune aux saints en général, nous ne l’étudions pas ici. Pour les miracles
attribués à al-Ḥusayn, voir al-Buḥrānī. Madīnaẗ al-muʾaǧiz. Vol. 3, Qum : Muʾassasa al-maʾārif al-islāmīya, 1413.
1559
Al-Maǧlisī Muḥammad Bāqir. Biḥār al-anwār. Vol. 44…op. cit. p.180.

276
Le livre de Manāqib Āl Abīṭālib d’Ibn Šahrāšūb, contient le récit d’un malade atteint
d'une forte fièvre qui avait été visité par al-Ḥusayn. Lorsqu'il franchit la porte de la maison, la
fièvre s'envola de l'homme1560.
Quant à la résurrection d’une personne morte, un récit est rapporté dans al-H̱arāʾiǧ wa
al-ǧarāʼiḥ d’al-Rāwandī. D’après le narrateur, un jeune homme vint en pleurant vers al-Ḥusayn
en annonçant la mort de sa mère qui n’avait laissé aucun testament. Al-Ḥusayn visita la maison
où se trouvait le corps de la défunte. Al-Ḥusayn pria Dieu de la ranimer afin qu'elle puisse faire
tous les commandements qu'elle voulait. Aussitôt la femme s’assit et récita les deux
šahadah1561, puis elle exprima ses souhaits concernant sa richesse et d'autres questions après
quoi elle se coucha et mourut de nouveau 1562.
Toutefois, le point commun le plus important entre al-Ḥusayn et Jésus est leur mort
fatale. Elle semble divinement prédéterminée, alors que tous deux auraient eu la possibilité d’y
échapper. Les derniers instants de leur vie se passent dans une certaine tension et on assiste à
la lutte avec la mort imminente (comme les martyrs chrétiens en attente de leur exécution). Pour
l’un comme pour l’autre, la mort semble être une issue nécessaire qui pourrait, mais ne devrait
pas, être évitée. L’image de Jésus dans le jardin de Gethsémani n’est pas sans rappeler celle
d’al-Ḥusayn dans la nuit précédant Karbalā : une image d’angoisse solitaire. Tous deux font
face à la mort après avoir été abandonnés par nombre de leurs partisans et confrontés au
comportement inconstant de ceux qui les soutenaient autrefois. Tous deux sont trahis par leurs
plus fidèles soutiens1563.
Sur terre, al-Ḥusayn fut l'incarnation d’un martyr trahi et souffrant, rappelant le Christ
dans ses souffrances1564. Al-Ḥusayn, comme Jésus avant lui1565, connaissait le jour de sa
mort1566. Jésus, avant de mourir, demanda aux femmes de Jérusalem de s'abstenir de le pleurer
et de se frapper le visage en signe de leur chagrin 1567. Avant de lancer sa dernière attaque à

1560
Al-Ḥusayn adressa sa parole à la fièvre : « Est ce n’est que tu ne dois attraper que le mécréant et le pécheur
pour devenir l'expiation de leurs péchés ? », Ibn Šahrāšūb. Manāqib Āl Abīṭālib. Vol. III, al-Naǧaf: Al-Ḥaydariyah,
1375 (1956), p. 210. Al-Maǧlisī Muḥammad Bāqir. Biḥār al-anwār. Vol. 44…op. cit. p.183.
1561
Confession de la foi de l’islam.
1562
Al-Rāwandī. Al-H̱arāʼiǧ wa al-ǧarāʼiḥ. Qum: Muʾassasaẗ al-Mahdī, 1409, p. 245.
1563
CLOHESSY Ch., «The Colours of Mourning. A Christian Reflection on Karbalā as Anamesis».
Islamochristiana. 2019, 45, p. 182.
1564
AYOUB M. M., Redemptive Suffering in Islam: A Study of the Devotional Aspects of Ashura in Twelver
Shi'ism. The Hague, Paris & New York: Mouton de Gruyter, 1978, p.216-217.
1565
Matthieu 26 :18.
1566
Al-Ṭabarī. Dalāʾil al-imāmaẗ. Qum: Biʻt̲ at, 1413, p.183. Ibn Ṭāwūs. Al-Malhūf…op. cit. p. 128.
1567
Luc 23 :28.

277
Karbalā, al-Ḥusayn demanda aussi à ses épouses et à ses sœurs de s'abstenir de pleurer et de se
frapper le visage en signe de chagrin après sa mort 1568.
Jésus et al-Ḥusayn moururent tous deux assoiffés. Si dans le cas de Jésus il s’agit, selon
l’évangile de Jean, de la dernière scène avant sa mort, la soif d’al-Ḥusayn et ses partisans est
un thème central qui traverse tout le récit de son martyre à Karbalā : l’eau de l’Euphrate leur
avait été interdite avant même la bataille et al-Ḥusayn combattit et mourut sans avoir pu
étancher sa soif.
Par ailleurs, tous deux furent l’objet de la moquerie de leurs ennemis quand ils
demandèrent de l’eau. Lorsque Jésus crucifié dit qu’il avait soif, les soldats imbibèrent une
éponge de vinaigre et la frottèrent à ses lèvres 1569. Lorsqu’al-Ḥusayn avait soif, ʿAbdallāh ibn
Ḥuṣayn al-Azdī lui dit : « Ḥusayn, ne vois-tu pas que l'eau est aussi difficile à obtenir que le
milieu du ciel ? Par Dieu! tu n’en goûteras pas une goutte jusqu’à ce que tu meures de soif !
»1570.
Plus encore, dans l’évangile de Luc, les soldats, en se moquant de Jésus, lui dirent : « Si
tu es le roi des Juifs, sauve-toi toi-même ! »1571. Quant à al-Ḥusayn, lorsque le feu brûlait près
de ses tentes à Karbalā, Šamir ibn Ḏī al-Ǧawšan lui dit : « Al-Ḥusayn, tu te précipites vers le
feu de l'Enfer dans ce monde avant le Jour de la Résurrection ? »1572.
Il a été également rapporté qu’à l’époque d’imām Riḍā (huitième imām), certains
habitants d’al-Kūfa disaient qu’al-Ḥusayn n’était pas mort, ses ennemis s’étaient trompés en
attrapant Ḥanẓala ibn Asʿad al-Šibāmī (ou Šāmī) à sa place, et lui, al-Ḥusayn, comme Jésus le
Christ, avait été amené aux cieux 1573.

2. Prescience de la mort imminente et céphalophorie : des emprunts à l’hagiographie


chrétienne ?
Deux thèmes à caractère plutôt hagiographique permettent de distinguer les récits du
martyre d’al-Ḥusayn des autres martyrologies en islam: la préscience de sa mort et la
céphalophorie.

1568
Al-Ṭabarī. The Caliphate of Yazīd b. Muʿāwiyah…op. cit. p.112. Ibn Ṭāwūs. Al-Malhūf. p. 141. Al-Šayẖ al-
Mufīd. Al-Iršād. Vol. 2…op. cit. p. 94.
1569
« Dès qu’il eut pris le vinaigre, Jésus dit : ʻ Tout est achevé ʼ et, inclinant la tête, il remit l’esprit » : Jean 19 :28-
29 :
1570
Al-Ṭabarī. The Caliphate of Yazīd b. Muʿāwiyah…op. cit. p.107.
1571
Luc 23 :37.
1572
Al-Ṭabarī. The Caliphate of Yazīd b. Muʿāwiyah…op. cit. p.122.
1573
Al-Šayẖ al-Ṣadūq.ʿUyūn aẖbār al-Riḍā. Vol. 1. Bayrūt: Muʿassasaẗ al-Aʿlamī li-l-Maṭbūʿāẗ, 1984, p. 220.

278
Un martyre attendu
La mort cruelle d’al-Ḥusayn avait été prédite par le Prophète et ʿAlī, son père. Il semble
qu’al-Ḥusayn, lui-même, en était informé.
Voici quelques passages rapportés dans les ḥadīṯs :
Lorsqu’al-Ḥusayn eut un an, douze anges descendirent sur le Prophète sous différentes
formes (lion, taureau, dragon) ; l'un d'eux avait pris la forme du fils d'Adam. Ils dirent : « ce qui
est arrivé à Caïn par Abel, arrivera également à al-Ḥusayn, le fils de Fāṭima, et il recevra
l'équivalent de la récompense d'Abel, et le fardeau de Caïn sera porté sur son assassin (…) ».
Le Prophète dit : « Mon fils sera tué sur la terre d'Irak (…) »1574. Après avoir rapporté cette
douloureuse nouvelle, tous les anges descendirent en groupe et présentèrent leurs condoléances
au Prophète1575.
L’endroit même du martyre avait donc été révélé au Prophète : Anas ibn al-Ḥariṯ al-
Kāhilī (futur participant de la bataille de Karbalā) rapporte que le Prophète lui dit : « Mon fils,
c'est-à-dire al-Ḥusayn, sera tué sur la terre d'Irak, donc celui d'entre vous qui l’atteindra devra
le soutenir »1576.
Le contenu de certains de ces récits est très symbolique : il a été rapporté par Umm
Salamah qu’il arriva que le Messager de Dieu s’absentât toute une nuit. Lorsqu’il revint,
échevelé et poussiéreux, il raconta à Umm Salamah qu’il avait été emmené en voyage dans un
endroit en Irak appelé Karbalā, qui était l’endroit du meurtre d’al-Ḥusayn et d’autres membres
de sa famille. Le Messager lui montra la poussière teintée de sang qu’il y avait ramassée. Umm
Salamah la mit dans une bouteille pour la conserver. Quand al-Ḥusayn quitta La Mecque en
direction de l'Irak, Umm Salamah sortait la bouteille tous les jours et l’examinait. Le jour du
meurtre d’al-Ḥusayn le sang de la poussière était comme fraîchement versé 1577.
Dans une autre version du récit de la poussière teintée de sang, il a été rapporté qu’un
jour le Prophète avait demandé à Umm Salamah de ne laisser personne chez lui. Toutefois, al-
Ḥusayn qui était encore enfant vint et entra chez le Prophète. Ce dernier serra al-Ḥusayn sur sa
poitrine et pleura. Il tenait quelque chose dans sa main. Il dit à Umm Salamah que l’ange

1574
Ibn Ṭāwūs. Al-Malhūf…op. cit. p. 92-93. Al-Maǧlisī Muḥammad Bāqir. Biḥār al-anwār. Vol. 44…op. cit.
p.247.
1575
Ibn Namā al-Ḥillī, Dar sūg-e amīr-e āzādī…op. cit. p. 75.
1576
Al-Maǧlisī Muḥammad Bāqir. Biḥār al-anwār. Vol. 18, Bayrūt: Muʾassasaẗ al-wafāʾ, 1983, p. 141. Il y a
également le récit d’apparition de l’ange Gabriel au Prophète. L’ange annonça le meurtre d’al-Ḥusayn sur la terre
de Ṭaf [un autre nom pour Karbalā] au Prophète et lui donna une poignée de terre blanche. Le Prophète, aux
larmes, raconta à ʿAïša sa femme ce que l’ange lui avait rapporté et montra la terre sur laquelle al-Ḥusayn aurait
tombé en martyre. Al-Šayẖ al-Ṣaduq. Al-Amālī…op. cit. p. 314 et s.
1577
Al-Šayẖ al-Mufīd. Al-Iršād. Vol. II…op. cit. p. 130.

279
Gabriel lui avait rapporté qu’al-Ḥusayn serait tué : ce qu’il avait dans la main était un peu de
terre prélevée à l’endroit de son meurtre qui se transformerait au sang (…) 1578.
Enfin, il existe un récit concernant les derniers instants de la vie du Prophète. Il est dit
que le Prophète serrait al-Ḥusayn dans ses bras en disant : « Quelle est mon affaire à Yazīd ?
que Yazīd soit maudit! ». Puis il s’évanouit pendant un long moment. Il se réveilla et, les larmes
aux yeux, se mit à embrasser al-Ḥusayn en disant : « Quant à moi et ton assassin, c’est auprès
de Dieu Tout-Puissant que je le défierai »1579. Autrement dit, auprès de Dieu, il y aura une
instance de justice où je porterai ta cause et celle de tes partisans et je serai de vos côtés 1580.
Non seulement le Prophète, mais aussi ʿAlī, son gendre et aussi le père d’al-Ḥusayn,
avait prédit le meurtre cruel de son fils1581.
Il y a également le récit de la prédication de la mort et du deuil d’al-Ḥusayn par Jésus le
Christ, recité par ʿAlī ibn ʿAbīṭālib et rapporté par Ibn Abbās :
« ‘Ô Ibn Abbas, rapporte-moi des crottes de gazelle qui sont de couleur
jaune’. Ibn Abbās dit : ‘Alors je les ai cherchées et je les ai trouvées.’
ʿAlī se leva, les ramassa et les sentit en disant: ‘ô Ibn Abbās, cela a été

1578
Al-Šayẖ al-Ṣadūq. Al-Amālī…op. cit. p.203. Sur la prédication du martyre d’al-Ḥusayn et la tristesse et le deuil
pour la mort injuste de son petit-fils, il y a un autre ḥadīṯ plus élaboré rapporté par les oulamā šī ʿītes : le Messager
de Dieu était assis un jour lorsqu’al-Ḥasan s’approcha, et quand il le vit, pleura, puis le fit assoir sur sa cuisse
droite. Puis al-Ḥusayn s’approcha et quand il le vit, pleura, puis le fit assoir sur sa cuisse gauche. Fāṭima s’approcha
et quand il la vit, pleura et la fit asseoir devant lui. Lorsque Amīr al-Muʾminīn, ʿAlī arriva, il le vit, pleura, puis le
fit assoir à sa droite. Ses compagnons lui dirent : ‘Ô Messager de Dieu y a-t-il quelqu'un parmi eux dont la visite
vous rend heureux ?’. Il répondit : ‘Par celui qui m'a envoyé avec la prophétie et qui m'a choisi parmi toutes les
créatures, moi et eux nous sommes les plus nobles des créations devant Dieu Tout-Puissant. Il n'y a aucune âme
sur la face de la terre qui soit plus chère qu'eux (…). Quant à al-Ḥusayn, il est de moi, et il est mon fils comme né
de moi-même, et il est le meilleur de la création après son frère. Il est Imām des musulmans, protecteur des
croyants, calife et Seigneur des mondes, sauveur, abri de ceux qui cherche refuge, preuve de Dieu sur toute sa
création (…). Quand je l'ai vu, je me suis souvenu de ce qui lui serait fait après moi, comme si j'étais avec lui (…).
Dans mon rêve, il est ordonné de quitter Dar al-hiǧra (=Médine) et la bonne nouvelle du martyre lui avait été
annoncée. Il voyagera à la terre de de sa mort, une terre de détresse et de calamité, de meurtre et d'anéantissement,
où un groupe de musulmans, ceux qui sont les maîtres martyrs de ma nation, le soutiendront au Jour de la
Résurrection. C’est comme je le regardais et voyais qu'il tombait de son cheval abattu par une flèche, il est abattu,
comme un bélier soit abattu injustement’. Alors le Messager de Dieu pleura et ceux autour de lui pleurèrent aussi.
Il dit : « Ô Dieu, je te plains de ce qui arrivera à ma famille après moi » : al-Maǧlisī Muḥammad Bāqir. Biḥār al-
anwār. Vol. 28, Bayrūt : Muʾassasaẗ al-wafāʾ, 1983, p. 37 et s. Al-Šayẖ al-Ṣaduq. Al-Amālī. Vol. I, …op. cit. p.
195. ʿImād al-Dīn al-Ṭabarī. Bišārat al-Muṣtafā li-šīʿaẗ al-Murtaḍaʾ, Qum : Muʾassasaẗ al-našr al-islāmī, 1420, p.
306 et s.
1579
Al-Maǧlisī Muḥammad Bāqir. Biḥār al-anwār. Vol. 44…op. cit. p. 266.
1580
Ibn Namā al-Ḥillī, Dar sūg-e amīr-e āzādī…op. cit. p. 85.
1581
D’après Ibn Abbās, sur le chemin vers Ṣiffin, lorsque ʿAlī descendit sur la rive de l’Euphrate, il se mit à pleurer
« jusqu'à ce que sa barbe fût trempée et que des larmes coulèrent sur sa poitrine ». Il fit une sieste et vit dans son
songe que des hommes descendus du ciel, qui portaient des drapeaux blancs et des épées pendues de leur cou,
tracèrent une ligne sur la terre. Il vit que les branches de palmiers frappaient le sol et saignaient. Soudain, il vit son
fils, al-Ḥusayn qui y était trempé. Il appelait à l'aide, mais il ne fut pas secouru. À ce moment-là, les hommes
blancs descendirent du ciel, l'appelèrent et lui dirent : ‘Soyez patients, Famille du Messager, car vous serez tués
par les pires personnes. Ô Aba ʿAbdallāh, le Paradis t’attend (…)’. ʿAlī dit : « voici la terre d’angoisse et de
calamité, dix-sept membres de ma famille seront enterrés ici », al-Šayẖ al-Ṣadūq. Al-Amālī…op. cit. p. 694.

280
senti par Jésus fils de Maryam. En passant par ici avec ses disciples, il
vit un groupe de gazelles qui se lamentaient. Jésus s'assit et se mit à
pleurer. Les disciples aussi pleurèrent avec lui sans savoir la raison. Ils
dirent ‘Ô Esprit et Parole de Dieu, qu'est-ce qui te fait pleurer ?’ Il
répondit : ‘Savez-vous de quel pays il s'agit ? C'est du pays dans lequel
sera tué le fils du Messager, le fils d’une femme pure et vierge comme
ma mère. La terre sent mieux que le musc car c'est la terre des martyrs.
Ces gazelles se promènent sur cette terre en s’inspirant et en s’y sentant
en sécurité (…)’. C'est ainsi qu'il est resté jusqu'à ce jour pour le peuple,
et il est devenu jaune à cause du temps, et c'est une terre de détresse et
de calamité. Puis ʿAlī dit à haute voix : ‘Seigneur Jésus, fils de Marie,
ne bénis pas ses meurtriers, leurs assistants et les traîtres !’»1582.
En ce qui concerne al-Ḥusayn et la connaissance de sa mort imminente, avant de quitter
en secret Médine, il visita le tombeau du Prophète ; ce dernier lui apparut dans son sommeil et
lui dit qu’il rejoindrait bientôt d’autres membres de sa famille au Paradis grâce à son
martyre1583. Il avait donc déjà conscience de son destin en se rendant à Karbalā 1584. On a
rapporté cette phrase fameuse qu’il aurait prononcée :
« La mort pour les fils d'hommes est proche comme le collier
attaché au cou des jeunes filles »1585.
La veille de la bataille, al-Ḥusayn parlait de son martyre et recitait les vers suivants :
« Temps, honte à toi en tant qu'ami ! Au lever du jour et au
coucher du soleil, combien de compagnons seront des cadavres
! Le temps ne se contentera pas de me remplacer. L'affaire
reviendra au Tout-Puissant et tout être vivant devra voyager le
long du chemin »1586.
Au lendemain matin, après une courte sieste, al-Ḥusayn se réveilla et raconta à ses partisans le
songe qu’il avait eu. Dans son rêve, des chiens l'attaquaient et le malmenaient, et parmi eux il

1582
D’après le récit, au moment du meurtre d’al-Ḥusayn, les crottes saigneraient, al-Šayẖ al-Ṣadūq. Al-Amālī…op.
cit. p. 695-696.
1583
Ibid. p.217.
1584
Al-Ḥusayn dit à un Kūfite qu’il avait rencontré sur son chemin vers Karbalā: « Ô frère irakien, si je t’avais
rencontré à Médine, je te montrerais les traces [du passage] de Gabriel à notre maison et sa révélation à mon grand-
père. Les gens tirent leurs connaissances de nous, est-ce qu’ils sont informés et nous, nous en sommes
ignorants ?! » : al-Maǧlisī Muḥammad Bāqir. Biḥār al-anwār. Vol. 26…op. cit. p .157. Al-Kulaynī. Uṣūl min al-
Kāfī. Vol. I…op. cit. p. 399.
1585
Ibn Ṭāwūs. Al-Malhūf…op. cit. p.126.
1586
Al-Ṭabarī. The Caliphate of Yazīd b. Muʿāwiyah…op. cit. p. 117.

281
y avait un chien tacheté très puissant. Après cela, al-Ḥusayn avait vu son grand-père, le
Messager de Dieu, avec lui un groupe de compagnons et ce dernier lui disait :
« Ô mon fils, tu es martyr de la lignée de Muḥammad, les gens
des cieux et les gens du plus haut niveau se sont réjouis en toi,
que ce soir, à ifṭār1587, tu sois avec moi. Dépêche-toi et ne tarde
pas ! C'est un ange qui est descendu du ciel pour prendre ton
sang dans une bouteille verte ».
Ainsi, al-Ḥusayn déclara que son départ de ce monde était proche 1588.
Le thème de la préscience de la mort imminente est un sujet central très présent dans les
hagiographies chrétiennes comme dans le récit du martyre d’al-Ḥusayn. Les visions de mort
imminente relatives au martyre se retrouvent dans le Nouveau Testament ; selon les Actes,
Etienne eut aussi une vision de sa mort juste avant son exécution 1589.
Les Pères de l’Église se sont prononcés à propos de la préscience de l’avenir, des
visions et des paroles prophétiques des saints hommes chrétiens1590. Au moins jusqu’au milieu
du IIIème siècle, les chrétiens montraient un intérêt vif pour les rêves ; ceux-ci apparaissent liés
aux événements essentiels de la vie chrétienne de ces époques : la conversion, le contact avec
Dieu, le martyre, etc.1591.
Bien que le rôle et la signification de la prophétie eussent été progressivement limités,
les rêves et les visions faisaient partie du culte des martyrs en expansion 1592. Les martyrs étaient

1587
Repas du soir pendant le jeûne de Ramaḍan.
1588
Al-Maǧlisī Muḥammad Bāqir. Biḥār al-anwār. Vol. 45…op. cit. p.3, p.31. Ibn Ṭāwūs, al-Malhūf…op. cit. p.
150-151.
1589
Actes 7, 55-56.
1590
Irénée. Contre les hérésies. Vol. II. Par A. Rousseau & L. Doutreleau. Paris : Cerf, 1982, p.189. Il est pourtant
important de noter que chez les apologistes du IIème siècle qui cherchaient à prouver au monde romain que le
christianisme était une religion rationnelle, digne d'un statut légitime, l'attaque contre les rêves avait comme but
de montrer que les chrétiens n’avaient rien à voir avec les démons. Ainsi, Justin a averti les lecteurs qu'ils devaient
se méfier des démons qui tenteraient de brouiller leur compréhension de la vérité du christianisme à travers des
apparitions dans les rêves et dans la magie. Au troisième siècle, Clément d’Alexandrie adopte une autre ligne
d'attaque : pour lui, prouver les qualités supérieures de la religion chrétienne équivalait à démontrer la folie
fantastique des traditions polythéistes. Parmi ceux gouvernés par la « tyrannie des démons » se trouvaient les
praticiens de la divination, notamment ceux qui interprétaient les rêves (tons oneiron kritas) : COX MILLER P.,
Dreams in Late Antiquity. Princeton : Princeton University Press,1994, p. 64.
1591
LE GOFF J., L’imaginaire médiéval. Paris : NRF Gallimard,1985, p. 281.
1592
Notons que les ascètes chrétiens en particulier soulignaient le caractère exceptionnel des révélations
significatives à travers les rêves et les visions. Nous savons également que de nombreuses autorités idéologiques
chrétiennes de la fin de l’Antiquité étaient favorables au mouvement ascétique ou étaient eux-mêmes ascètes.
L'ascétisme et les cultes des reliques (des martyrs) se sont souvent propagés dans l'Occident latin par les mêmes
agents. En ce qui concerne les rêves, ce lien entre l’ascétisme et les cultes des reliques en tant que modèles à la
mode de l’orthopraxie chrétienne préfigure de manière intéressante la situation médiévale : KESKIAHO J.,
Dreams and Visions in the Early Middle Ages. Cambridge : Cambridge University Press, 2018 ; p.6-7.

282
privilégiés pour recevoir des visions divines avant leur exécution (une croyance répandue) 1593
et en faire ensuite bénéficier les suppliants sur leurs tombes 1594. On racontait que le fait de
recevoir ainsi des rêves ou des visions était le signe de leur proximité particulière avec Dieu 1595.
D’après E. De Pressensé, les récits de visions et de rêves dans les Actes des Martyrs
dénotent chez les chrétiens l'exaltation produite par une captivité qui, semblable à une veille
d’armes solennelle, précède de si peu le dernier combat. Le martyr entrevoit la lutte sanglante
qu'il devra bientôt livrer et tous les périls, toutes les tentations qu'il lui faudra braver. Le plus
souvent les prisonniers chrétiens reçoivent des visions de leurs frères déjà couronnés dans la
lice1596.
Il a été également raconté que Dieu apparaissait sous forme d’un flambeau aux futurs
martyrs. Saint Rénus arrêté et emprisonné en 259, eut un songe dans lequel cinq prisonniers
chrétiens qui étaient avec lui, prenaient le chemin du ciel en suivant la lueur d’un flambeau. Il
raconta son songe à ces prisonniers en leur faisant comprendre qu’ils marcheraient à la suite de
Jésus le Christ1597.
Parfois, Jésus le Christ lui-même apparaissait aux futurs martyrs en leur annonçant
« qu’il prenait sur lui les injures et les tourments qu’on faisait souffrir à ses saints »1598. Ces
récits des visions mettaient parfois en évidence la gravité des tortures subies par les futurs
martyrs et la vision étonnante pleine de scènes extraordinaires et douloureuses qui précédait
leur mort glorieuse en présence du Christ 1599.
Il n’était pas rare non plus qu’un membre de la famille déjà martyrisé pour sa foi apparût
à un autre membre encore captif et souffrant pour lui annoncer sa mort : sainte Quartilosie avait
été arrêtée durant les persécutions de Valérien (253-260) et emprisonnée avec certains disciples

1593
Il y a deux types de songes prémonitoires : les songes qui annoncent et définissent l’épreuve qui arrive, et les
songes qui préfigurent sa récompense dans l’au-delà : AMAT J., Songes et visions. L’au-delà dans la littérature
tardive latine. Paris : Études augustiniennes, 1985, p. 51.
1594
MOREIRA I., Dreams, Visions and Spiritual Authority in Merovingian Gaul. Ithaca & London: Cornell
University Press, 2000, p. 31.
1595
KESKIAHO J., Dreams and…op. cit. p. 6.
1596
DE PRESSENSÉ E., Des trois premiers siècles de l’Église chrétienne. Tome I. Paris : Librairie de Ch.
Meyrueis et Cie, Éditeurs, 1861, p. 92-93. Comme al-Ḥusayn qui se préparait pour le dernier combat et fut visité
dans son songe par le Prophète et ses compagnons.
1597
MIGNE M., Dictionnaire de mystique chrétienne. J.-P. Migne (éditeur), Paris : 1858, p. 380. Cela nous rappelle
les manifestations divines dans le songe de ʿAlī quand il était près de l’Euphrate.
1598
Ibid. p. 878 et s. Nous avons vu que Jésus avait prédit le martyre d’al-Ḥusayn et avait même fait son deuil pour
lui.
1599
Ainsi, saint Marien, arrêté à Muguas vers 259 (près de Cirthe, capitale de la Numidie), après avoir été torturé
et pendu par ces pouces avec de gros poids aux pieds, eut une vision dans la prison : il vit saint Cyprien assis à la
droite de Jésus le Christ. Il lui fit boire de la fontaine dont il avait bu le premier : c’était pour lui prédire son martyre
MIGNE M., Nouvelle Encyclopédie théologique. J.-P. Migne. Tome V. Paris : J.-P. Migne éditeur,1851, p. 75. La
scène nous rappelle également la soif du fils d’al-Ḥusayn auquel avait été promis que sa soif aurait été étanchée
par le Prophète.

283
de saint Cyprien. Trois jours après le martyre de son mari et de son fils, ce dernier lui apparut
pour annoncer : « Dieu a vu vos souffrances et a eu compassion »1600.
Le symbolisme récurrent est une autre caractéristique des rêves des futurs martyrs : la
lumière qui précède le prisonnier symbolisant le Christ1601, un combat1602, la réception d’une
coupe, d’une couronne ou d’un palme1603, etc. Parfois, les futurs martyrs avaient des visions
symboliques sur la méthode de leur prochaine exécution : saint Polycarpe, disciple de l’apôtre
Jean et l’évêque de Smyrne (Asie Mineure), eut une vision trois jours avant de monter sur le
bûcher pour être exécuté : son oreiller était enflammé 1604. Il fut brûlé vif (à une date discutable,
probablement avant 23 février 168) 1605.
Enfin, les rêves symboliques transmettaient quelles seraient leurs souffrances et leurs
angoisses aux candidats au martyrs : saint Cyprien, apparu dans le rêve d’un futur martyr, lui
rappelait que « le corps ne sert rien quand l’esprit est totalement donné à Dieu »1606 ou saint
Victor demande au Christ qui lui promet la couronne de gloire « où est le Paradis ? Le Seigneur
lui répondit : ‘il est hors du monde’. – ‘Montre le moi’, dit saint Victor. Le Seigneur lui
répondit :’où est ta foi alors ?’ »1607.
L’interprétation de ces rêves fait partie d’une tradition martyrologique de rêves
annonciateurs, dans laquelle le rêve sert à préparer psychologiquement le martyr à résister à
l’épreuve à venir1608. On note également l’acceptation volontaire et même joyeuse du martyr ;
les esprits sont soutenus par des sermons et des exhortations, tandis que les corps sont soumis
à des jeûnes 1609.

1600
Dictionnaire de mystique chrétienne…op. cit. p.881. Dans le récit d’al-Ḥusayn c’était presque toujours le
Prophète, son grand-père, qui lui apparaissait.
1601
VON GEBHARDT O., Acta Martyrum Selecta Ausgewählte Märtyrerakten und andere Urkunden aus der
Verfolgungszeit der Christlichen Kirche. Berlin: Duncker, 1902, p. 148.
1602
BREMMER J. & FORMISANO M., The Passion of Perpetua and Felicity. T. J. Heffernan. Oxford: Oxford
University Press, 2012, p.130.
1603
DANIÉLOU J., Les symboles chrétiens primitifs. Paris : Seuil : 1961, p. 9 et s. Les branches de palmier
existaient également dans le songe de ʿAlī.
1604
PILLET A., Histoire de sainte perpétue et ses compagnons. Paris : J. Lefort, 1885, p. 192. Dans le récit d’al-
Ḥusayn nous avions « la poussière teintée », « la terre », « les crottes de Gazelle » comme symboles de son
martyre.
1605
« Polycarpe de Smyrne », Dictionnaire des saints. (collectif). Paris : CNRS, 2019, p. 1001.
1606
DOLBEAU F., « La Passion des saint Montanus et Lucius. Histoire de l’édition du texte ». Revue d'Études
Augustiniennes et Patristiques. 1983, 1, p. 80.
1607
Ibid. p. 70-71. Cela nous rappelle les visites de Gabriel et les visions du Prophète sur les futures souffrances et
le martyre à venir d’al-Ḥusayn
1608
COX MILLER P., Dreams in Late Antiquity. Princeton: Princeton University Press, 1994, p.153.
1609
AMAT J., Songes et visions. L’au-delà dans…op. cit. p.53 et 234. Dans le récit de Karbalā al-Ḥusayn
demandait à sa sœur Zaynab de s'abstenir de pleurer et de se frapper le visage en signe de chagrin. Nous avons vu
également les récitations des compagnons d’al-Ḥusayn qui montraient leur grande joie et leur enthousiasme pour
se sacrifier pour al-Ḥusayn : Al-Maǧlisī Muḥammad Bāqir. Biḥār al-anwār. Vol. 45…op. cit. p.18 et s.

284
Le chef coupé et la céphalophorie
Un autre thème très présent dans le récit du martyre al-Ḥusayn est le destin de sa tête
coupée et de ses prodiges. Plusieurs récits très semblables à ceux des têtes coupées des saints
chrétiens ont été rapportés à propos de cette tête miraculeuse dans les livres de ḥadīṯs des
oulémas šīʿites. On en trouve même chez le chroniqueur al-Ṭabarī.
Après l’assassinat d’al-Ḥusayn, sa tête fut envoyée avec H̱awalī ibn Yazīd et Ḥumayd
ibn Muslim al-Azdī à Ibn Ziād. H̱awalī voyageait avec la tête. Lorsqu'il arriva au palais, il
trouva la porte verrouillée. Il rentra chez lui et déposa la tête sous une cuve de lavage. Il dit à
Nawār bint Mālik (une des femmes avec qui il vivait) qu’il avait ramené « la richesse des âges,
la tête d'al-Ḥusayn à la maison ». D’après al-Ṭabarī, Nawār bint Mālik vit une lumière qui
s'étendait comme un pilier entre le ciel et la cuve de lavage et des oiseaux blancs voltigeaient
autour d'elle1610.
Par ailleurs, un témoin raconte que lorsqu’en compagnie d’un groupe de personnes, ils
déplaçaient la tête d’al-Ḥusayn vers la Syrie, le tonnerre gronda et les éclairs apparurent dans
la nuit. Après l’ouverture du ciel, Adam, Noé, Abraham, Ismaël, Isaac, le Prophète Muḥammad,
l’ange Gabriel et un groupe d'autres anges descendirent et embrassèrent la tête d’al-Ḥusayn.
Puis, les anges dirent à Muḥammad qu’ils avaient pour mission de la part de Dieu de tuer les
gens qui emportaient la tête d’al-Ḥusayn pour Yazīd1611.
Comme dans les récits chrétiens, la tête d’al-Ḥusayn était également éloquente. Dans le
recueil de Biḥār al-Anwār, il a été rapporté que ʿUbaydallāh ibn Ziād faisait promener la tête
coupée parmi les rues et les tribus habitants d’al-Kūfa. Placée sur une lance, la tête récitait : «
Pensais-tu que les Hommes de la Caverne et d’al-Raqim constituent une merveille parmi nos
Signes ? 1612 ».
Toujours en chemin vers la Syrie, pendant la nuit, ceux qui disposaient de la tête
restèrent avec un homme juif. Dans l’état d’ivresse, ils avouèrent qu’ils avaient la tête de al-
Ḥusayn. Lorsque l’homme juif vit la tête, il fut stupéfait : elle diffusait une lumière brillante
vers le ciel. Lorsque le juif lui demanda l’intercession auprès du Prophète, Dieu se mit à parler
via la tête d’al-Ḥusayn et dit que l’intercession n’est possible que pour les musulmans.
L’homme juif et sa famille se convertirent alors 1613.

1610
Al-Ṭabarī. The Caliphate of Yazīd b. Muʿāwiyah. Vol. XIX…op. cit. p.163-164.
1611
Al-Maǧlisī Muḥammad Bāqir. Biḥār al-anwār. Vol. 45…op. cit. p.209.
1612
QXVIII, 9 (une variation coranique de la légende chrétienne des sept Dormants d’Éphèse). Maǧlisī Muḥammad
Bāqir. Biḥār al-anwār. Vol. 45…op. cit. p.121.
1613
Ibid. p.172.

285
Dans une autre version du récit, le narrateur raconte que les quarante personnes qui
accompagnaient la tête d’al-Ḥusayn s’arrêtèrent dans un monastère pour se reposer. Au moment
du repas, une main sortit et écrit sur le mur du monastère : « Espérez-vous de l’intercession le
Jour du Jugement de la part du grand-père de celui que vous avez tué ? »1614. La main disparut
avant que les gens ne l’attrapassent. La main, pourtant, se remit à écrire dès qu’ils se remirent
à manger. Elle écrivit : « Non, par Dieu, ils n'auront pas d'intercesseur le Jour de la
Résurrection, ils seront dans le tourment ». De nouveau, les gens essayèrent de l’attraper, sans
succès. Elle se remit à écrire : « ils ont tué al-Ḥusayn à la suite d’une décision injuste en
contradiction avec le Livre ».
D’après le passage, un moine du monastère qui était témoin de ce qui se passait, vit une
lumière brillante au-dessus de la tête d’al-Ḥusayn. Lorsqu’il sut à qui appartenait la tête coupée,
il les maudit. Puis, il paya dix-mille dirhams pour l’emprunter jusqu’au départ des soldats. Le
moine prit alors la tête, la lava, la nettoya, y mit du musc et du camphre, puis la mit dans un
tissu de soie et la plaça sur ses genoux. Il continua à pleurer en demandant à la tête coupée d’al-
Ḥusayn de témoigner pour lui auprès du Prophète1615.
D’après Abū Maẖnaf, lorsque la tête d’al-Ḥusayn fut placée à al-Kūfa, elle se mit à
réciter la Sourate La Caverne jusqu’au verset 13 : « C’étaient des jeunes gens qui crurent en
leur Seigneur et à qui nous accordâmes les plus grands moyens de se diriger ». 1616
Un récit a été rapporté de Hind, la femme de Yazīd à propos de ce qui lui arriva quand
la tête coupée d’al-Ḥusayn était dans leur maison : « Je me suis couchée et j'ai vu une porte du
ciel qui s'ouvrait. Les anges descendaient, bataillons sur bataillons, jusqu'à la tête d’al-Ḥusayn.
Ils disaient : ‘la paix soit sur toi ô Abū ʿAbdallāh, la paix soit sur toi ô fils du Messager de
Dieu’. Puis, j’ai vu un nuage descendant du ciel, à l'intérieur duquel se trouvaient de nombreux
hommes. Parmi eux, il y avait un homme de couleur foncée et au visage lumineux. Il a couru,
il s’est penché sur la tête d’al-Ḥusayn, l’a embrassée et a dit : ‘Mon fils, ils t'ont tué. Tu n’as

1614
La scène a été rapportée dans les sources zaydī aussi : Ḥadīṯ 62 : ʿAbūṭālib Hārūnī, Yaḥyāʾ ibn Ḥusayn Šaǧarī
…op. cit. p.134.
1615
Les pièces payées se transformèrent plus trad en l’argile cuite. Sur le recto des pièces était écrit : « Ne pense
pas qu’Allah soit inattentif aux actions des injustes [Q14 :42] ». Sur le verso était écrit : « Les injustes sauront par
quel renversement ils seront renversés » : al-Maǧlisī Muḥammad Bāqir. Biḥār al-anwār. Vol. 45…op. cit. p.184-
186. Dans la al-H̱aṣāyiṣ al-alawiyyaẗ, il a été rapporté que lorsque la tête coupée d’al-Ḥusayn arriva à Qinnasrīn
(près d’Alep), un moine remarqua qu’une lumière sortait de sa bouche et s’élevait vers le ciel. La tête parla avec
le moine et le convertit à l’islam : al-NAṬANZĪ. Al-H̱aṣāyiṣ al-alawiyyaẗ ʿalā sāʾir al-bariyyaẗ. Qum : Maǧmaʿ
iḥyā al-Taqāfaẗ al-islāmiyyaẗ, 1390, p.147. Ces récits sur le respect et le deuil des chrétiens pour al-Ḥusayn, selon
Ch. F. Robinson, montrent que la sympathie pour al-Ḥusayn assassiné s’étendait à de nombreux non-šī ʿites, et la
vérité de l’islam en général et celle de la sainteté d’al-Ḥusayn en particulier éclaircissaient les « homes saints »
chrétiens : ROBINSON Ch., Islamic Historiography…op. cit. p. 150.
1616
QXXVI, 227. Al-Maǧlisī Muḥammad Bāqir. Biḥār al-anwār. Vol. 45…op. cit. p.304.

286
pas vu, ils t’ont reconnu et t'ont empêché quand-même de boire de l'eau ? Mon fils, je suis ton
grand-père, le Messager de Dieu, et voici ton père ʿAlī, ton frère al-Ḥassan, et ton oncle Jaʿfar
et ʿAqīl, voici Ḥamza et al-ʿAbbās’. Puis il a commencé à énumérer un par un les membres de
sa maisonnée. Alors je me suis réveillée terrifiée de mon sommeil. Tout à coup une lumière
s'est répandue sur la tête d'al-Ḥusayn. J'ai commencé à chercher Yazīd (…) 1617.
Ces divers récits à propos de la tête d’al-Ḥusayn et sur le fait qu’elle était dotée de
pouvoirs sacrés et surnaturels, nous rappellent les martyrologies des saints chrétiens et les récits
fabuleux de leurs chefs coupées que nous avons étudiés dans le deuxième chapitre dans le cadre
de l’étude du culte des reliques. Même, la céphalophorie propre aux saints martyrs chrétiens
semble être présente dans le récit du martyre d’al-Ḥusayn : dans une scène exceptionnelle,
rapportée par al-Šayẖ al-Ṣadūq dans le livre Ṯawāb al-aʿmāl wa ʿiqāb al-aʿmāl nous lisons :
« Le Jour de la Résurrection, un dôme de lumière serait
érigé pour Fāṭima, et al-Ḥusayn, qui, ayant sa tête dans la
main, s’approchera du dôme. Dès que Fāṭima le verra, elle
fondra en larmes. Tous les Anges Proches (malakun
muqqaribun), prophètes et fidèles serviteurs pleureront.
Dieu créera alors un homme, sans tête, comme exemple et
dans la meilleure forme possible pour combattre les
meurtriers d’al-Ḥusayn. Puis Dieu rassemblera les
meurtriers d’al-Ḥusayn et tous ceux qui y ont participé et
cet homme les tuera tous. Ils reviendront à la vie et Amir al-
Mu'minin [ʿAlī, le père d’al-Ḥusayn] les tuera. Ils
reviendront à la vie et l'imām Ḥasan les tuera. Ils
reviendront à la vie et l'imām Ḥusayn les tuera, et à ce
moment-là, la colère s'apaisera et les chagrins seront
oubliés (…) »1618.

3. Le motif de la révolte d’al-Ḥusayn


Avant d’étudier les hypothèses et des interprétations sur les objectifs de la rébellion d’al-
Ḥusayn, résumons d’abord les prises de position sur la révolte contre Yazīd parmi les
contemporains de l’événement. Nous pouvons les regrouper en trois catégories : 1) le soutien à
la révolte ; 2) le soutien à la révolte sous quelques réserves ; 3) l’abstention.

1617
Al-Maǧlisī Muḥammad Bāqir. Biḥār al-anwār. Vol. 45…op. cit. p.196.
1618
Al-Šayẖ al-Ṣadūq. Ṯawāb al-aʿmāl wa ʿiqāb al-aʿmāl. Qum : Dār al-Šarīf al-raḍī, 1406, p. 216-217.

287
La première attitude était celle des partisans de la Sainte Famille (ahl al-bayt). Il
s’agissait d’inciter à la révolution, d’offrir des promesses d’aide et de soutien et d’entreprendre
des actions concrètes pour atteindre l’objectif, à savoir la destitution de Yazīd. Nous en trouvons
la preuve dans le refus d’al-Ḥusayn de prêter serment d'allégeance à Yazīd, dans le départ de
La Mecque pour Médine, dans les efforts des Kūfites pour convaincre al-Ḥusayn de se révolter
et pour rectifier la situation - comme ils le prétendaient - qui résultait de la conclusion du traité
de paix entre Muʿāwiya et al-Ḥasan ibn ʿAlī. Nous avons vu que les lettres des dirigeants šīʿītes
parvenaient continuellement à al-Ḥusayn. Certains Kūfites furent empêchés de rejoindre al-
Ḥusayn à cause du blocus imposé autour d’al-Kūfa, tandis que d'autres réussirent à rejoindre
al-Ḥusayn à Karbalā.
La deuxième attitude est celle des membres du clan des Hašimites et de certains chefs
de tribu qui consistait à conseiller à al-Ḥusayn de rester à La Mecque où il était en sécurité ou
de se rendre au Yémen, car les Yéménites faisaient partie des partisans de son père, de son frère
et de son grand-père. ʿAbdullah ibn ʿAbbās lui rappela même que les Kūfites étaient des traîtres
et ne l’appelaient que pour la guerre. Il devrait d'abord leur demander, ainsi qu’à ses autres
partisans en Irak, d'évincer leur gouverneur local. En principe, ces hommes étaient d'accord
avec la révolution mais ils s'inquiétaient de ses résultats.
La troisième attitude était celle de ʿAbd Allah ibn ʿUmar et d'autres hommes pieux qui
s’étaient retirés de la politique depuis le meurtre de ʿUṯmān (le troisième calife) avec comme
principe de s’abstenir de toute discorde. Ils rappelèrent constamment à al-Ḥusayn que le clan
omeyyade était hostile et injuste envers lui. On lui rappela également que le peuple avait
accordé à Yazīd le pouvoir de gouverner et, ayant été auparavant soudoyés par de l’or et de
l’argent, ils se battraient contre lui. Ainsi, en cas de révolte, de nombreux d'hommes seraient
tués à cause d’al-Ḥusayn. Il fallait donc conclure à nouveau l'accord que le peuple avait conclu
auparavant avec Yazīd et continuer à patienter comme avant 1619.
L’analyse de la rébellion d’al-Ḥusayn qui débouche sur la bataille de Karbalā et la mort
tragique du petit-fils du Prophète, a conduit les chercheurs à deux options plutôt
contradictoires : s’agissait-elle d’une action politique pour renverser Yazīd ou d’une action en
faveur de la religion ?
Cette difficulté à comprendre le but de la révolte d’al-Ḥusayn est perceptible dans la
confusion de ses partisans après sa mort, confusion attestée chez le théologien et le philosophe
šīʿite, Abū Muḥammad al-Nawbaẖtī:

1619
CHAMSEDDINE M. M., The Rising of al-Ḥusayn. The Impact on the Consciousness of Muslim Society.
London: Muhammadi Trust, 1985, p.3-6.

288
« Le comportement d’al-Ḥasan [le frère d’al-Ḥusayn] était à l’opposé
de celui d’al-Ḥusayn. Si la trêve d'al-Ḥasan et de Muʿāwiya était juste
et obligatoire, puisqu'il n'était pas préparé à la guerre malgré le grand
nombre de ses partisans, alors le combat d’al-Ḥusayn contre Yazīd,
malgré la différence excessive entre ses partisans et l’ennemi qui s'est
terminé par leur mort est erroné. Al-Ḥusayn, disaient-ils, aurait de
meilleures excuses que son frère s'il devait conclure une trêve.
Cependant, si le ǧihād d’al-Ḥusayn contre Yazīd ibn Muʿāwiya, sa
mort et celle de ses fils et ses compagnons était juste et obligatoire,
alors la retraite d'al-Ḥasan et l'abandon du ǧihād contre Muʿāwiya
malgré la grande armée [d’al-Ḥasan] étaient erronés »1620.
Cette difficulté de comprendre le but et les plans d’al-Ḥusayn a amené les savants à
formuler sept théories sur l’objectif cherché par al-Ḥusayn à Karbalā : 1) s’abstenir de prêter le
serment d’allégeance1621 2) « gouverner-martyre »1622 3) martyre mystique1623 4) martyre
comme impératif1624 5) martyre rédempteur 6) martyre intelligent 7) formation d’un
gouvernement.
Est-ce qu’al-Ḥusayn se révolta en sachant qu’il serait martyrisé ou savait-il qu’il serait
martyrisé, mais cherchait à établir son gouvernement 1625? Examinons les théories les plus
complexes et controversées parmi celles mentionnées ci-dessus.

Un martyre rédempteur
Les partisans de cette théorie indiquent qu’al-Ḥusayn fut martyrisé pour intercéder pour
les pécheurs. Pour les partisans de cette hypothèse, Karbalā et son souvenir sont, en vérité, une

1620
Al-Ḥasan ibn Mūsā al-Nawbaẖtī. Shiʿa Sects…op. cit. p. 74.
1621
Il y avait toujours ceux qui pensaient qu’al-Ḥusayn, notamment face aux forces écrasantes rassemblées contre
lui, avait accepté de reconnaître le califat de Yazīd. LEGENHAUSEN H. M., « ʿĀšūrā »…op. cit. p.3.
1622
Al-Ḥusayn cherchait à établir son gouvernement. Quand il l’échoua, il opta pour le martyre.
1623
Une interprétation apolitique de la révolte d’al-Ḥusayn. Le théologien, juriste et historien šīʿite, Ibn Ṭāwūs est
à l’origine de cette théorie selon laquelle le but principal d’al-Ḥusayn était le martyre : « Moi, je dis : peut-être que
certains de ceux qui ne connaissent pas l'honneur du bonheur au martyre croient que Dieu n'est pas adoré [dans le
martyre]. N'avez-vous pas entendu dans le vrai Qurʿān qu'il est dit que les gens adorent Dieu en se sacrifiant
(…) » : Ibn Ṭāwūs. Al-malhūf… op. cit. p. 100. Ibn Ṭāwūs recommandait également de se réjouir et fêter l’union
d’al-Ḥusayn à Dieu grâce au martyre juste après la période du deuil de Muḥarram : Ibn Ṭāwūs. Al-iqbāl bi al-
aʿmāl al-ḥasana. Vol. 3. Qum : Daftar-e tabliġāt-e eslāmī, 1376, p. 91.
1624
Les adhérents à cette théorie reconnaissaient le martyre comme un devoir impératif pour al-Ḥusayn sans
préciser le motif. Il est dit qu’al-Ḥusayn dans le chemin vers al-Kūfa avait vu le Prophète dans son songe qui lui
avait dit : « Ô al- Ḥusayn, sors, car Dieu a voulu te voir tué » : Ibn Ṭāwūs. Al-Malhūf… op. cit. p.128.
1625
ESFANDYĀRĪ M., ʿĀšūrāšenāsī. Pažūhešī darbāre-ye…op. cit. p. 12. Une classification similaire, ayant le
martyre comme noyau de la lutte d’al-Ḥusayn, a été proposée par E. Borūjerdī : ʿĀšūrā. Engārehā wa
angīzehā…op. cit. p.139.

289
expiation. Le verbe « expier » 1626 signifiait à l'origine « réconcilier » ou « faire un ». De là, il
en est venu à désigner l’action par laquelle une telle réconciliation a été réalisée ; par exemple,
une forme de satisfaction apportée pour une offense ou une blessure, l'action de réparer quelque
chose erronée.
Le mot a été emprunté par les érudits chrétiens pour exprimer la théologie de la
réparation ou de l'expiation du péché. Spécifiquement, dans la pensée chrétienne, il est devenu
synonyme de la réconciliation de Dieu et de l'humanité à travers Jésus le Christ. Le Nouveau
Testament de plus lie l’expiation au martyre parce que les deux réalisent la réconciliation entre
Dieu et la communauté1627.
Appeler Karbalā une « expiation » et les actions par lesquelles on s'en souvient, c'est
retirer du mot ses accrétions chrétiennes et le ramener à un sens plus primaire. Ainsi, ceux qui
pleurent Karbalā « ne font qu'un » avec al-Husayn et tentent, par leur deuil et leur action rituelle,
de réparer son meurtre et la Croyance déformée par tout ce qui a été optimisé par Yazīd 1628.
Si d’une certaine manière, toute souffrance peut être considérée comme moyen de
rédemption humaine, la souffrance rédemptrice qui s’est manifestée dans la tragédie de
Muḥarram, a été considérée de deux manières : premièrement, la mort même d’al-Husayn a été
considérée comme un sacrifice dans la lutte dans la voie de Dieu (ǧihād) pour le Bien contre le
Mal, pour la justice et la vérité contre les actes répréhensibles et le mensonge 1629. Le martyre
d’al-Ḥusayn était divinement prédéterminé : à travers lui, la justice et la miséricorde de Dieu se
manifestent et, par conséquent, la rédemption et la condamnation de l'homme sont acquises. Al-
Ḥusayn racheta la religion (dīn) de son grand-père (la croyance monothéiste telle qu’elle avait
été établie selon le message prophétique) avec son âme, sa famille et ses enfants 1630.
Une autre dimension rédemptrice du martyre d’al-Ḥusayn existe dans la participation
des fidèles au deuil pour la mort d’al-Ḥusayn et de sa famille. Non seulement l'humanité, mais
toute la création est appelée à participer à cet événement tragique 1631.

1626
Emprunté au latin expiare : « purifier ».
1627
« Expiation », Dictionnaire critique de théologie…op.cit. p. 546.
1628
CLOHESSY Ch. P., Half of my Heart. The Narratives of Zaynab, Daughter of ʿAli. Piscataway: Gorgias Press,
2018, p. 3.
1629
AYOUB M., Redemptive Suffering in Islām…op. cit. p.141.
1630
Al-ʿĀmilī S. M. A., Lawāʿiǧ al-Ašǧān fi Maqtal al-Ḥusayn ʿalay-hi al-salām. Bayrūt : Dār al-Amīr, 1996, p.
253.
1631
AYOUB M., Redemptive Suffering in Islām…op. cit. p.141. On a rapporté que même le Prophète, de son
vivant, a rappelé à Fāṭima à propos de la récompense énorme réservée à ceux qui auraient pleuré pour l’affliction
d’al-Ḥusayn : « Ô Fāṭima, les femmes de ma nation pleureront pour les femmes de ma maisonnée, et leurs hommes
pleureront pour les hommes de ma maisonnée, et ils renouvelleront leurs condoléances, génération après
génération, chaque année, alors quand la Résurrection viendra, tu intercéderas pour les femmes et moi,
j’intercéderai pour les hommes, et quiconque d'entre eux pleurera sur l'affliction d’al-Ḥusayn, nous lui prendrons
la main et l'admettrons au Paradis. Tous les yeux pleureront au Jour de la Résurrection, à l'exception de celui qui

290
Imām Jaʿfar al-Ṣādiq (le sixième imām), aurait déclaré à al-Mufaḍal, l'un de ses plus proches
disciples :
« Le soupir de celui qui est en chagrin pour le mal qui nous
a été fait est un acte de louange, son angoisse pour nous
est un acte d’adoration et la garde de notre secret est le
ǧihād sur le chemin de Dieu (…) »1632.
Les sources šīʿites parlent de la récompense pour les pleurs sur les souffrances et les
afflictions de la Sainte Famille et surtout pour la mort d’al-Ḥusayn. Voici quelques citations à
ce propos :
ʿAlī ibn al-Ḥusayn (le quatrième imām Zayn al-ʿĀbidīn) disait :
« Tout croyant dont les yeux se remplissent de larmes pour le
meurtre d'al-Ḥusayn ibn ʿAlī et que les larmes coulent jusqu’à ses
joues, sera protégé par Dieu. Au Paradis, il y aura sa place pour des
siècles. Et tout croyant dont les yeux se remplissent de larmes et
que les larmes coulent jusqu’à ses joues à cause du mal qui nous
est arrivé de la part de notre ennemi dans ce monde, se verra
accorder une demeure au Paradis par Dieu. Et tout croyant dont le
mal le touche à cause de nous, alors ses yeux se remplissent de
larmes jusqu'à ce que ses larmes coulent sur ses joues à cause des
calamités qui nous ont fait du mal, Allah détournerait le mal de son
visage et le sécuriserait le jour de Résurrection de Sa colère et du
feu1633.
ʿAlī ibn Mūsā al-Riḍaʼ (le huitième imām) disait :
« Celui qui se souvient de notre affliction et pleure pour ce qui
nous est arrivé, sera avec nous à notre rang le Jour de la
Résurrection, et quiconque se souvient de notre affliction, pleure
et s’endeuille pour nous, ses yeux ne pleureront pas le jour où tous
les yeux pleureront, et quiconque participe à une instance dans

a pleuré sur l'affliction d’al-Ḥusayn, car il rira et se réjouira dans la félicité du Paradis » : al-Maǧlisī Muḥammad
Bāqir. Biḥār al-anwār. Vol.44…op. cit. p.293.
1632
Al-Šayẖ al-Ṭūsī. Al-Amālī. Qum : Dār al-Taqāfaẗ, 1414, p. 115.
1633
Al-Maǧlisī Muḥammad Bāqir. Biḥār al-anwār. Vol. 44…op. cit. p.281.

291
laquelle nos affaires sont relancées (vivifiées), son cœur ne
mourra pas le jour où tous les cœurs mourront »1634.
Dans un dialogue avec al-Rayyān ibn Šabīb, il s’est prononcé à propos de la récompense
destinée à ceux qui font le deuil pour al-Ḥusayn :
« Ô fils de Šabīb, en effet, Muḥarram est le mois pour le respect
duquel, à l’époque de ǧāhilī, la cruauté et les combats étaient
interdits. Cette nation pourtant n'a respecté ni la sacralité de ce
mois, ni la sainteté de son Prophète. Ce mois-ci, ils ont tué ses
descendants et capturé ses femmes. Dieu ne leur pardonnera
jamais ce péché. Ô fils de Šabīb, si tu veux pleurer pour quelque
chose, pleure pour al-Ḥusayn, qui fut abattu comme bélier, et dix-
huit membres de sa famille furent tués avec lui. Ces gens n'avaient
pas d'égal sur la terre. Les sept cieux et les terres pleurèrent pour
lui et quatre mille anges vinrent sur la terre pour lui porter
assistance, mais il était tué. Ils resteront près de sa tombe jusqu'à
ce qu’al-Qāʼim apparaisse. Ils seront ses partisans et leur slogan
sera : ‘ô, la vengeance pour al-Ḥusayn’. Ô fils de Šabīb, il est dit
que lorsque mon ancêtre al-Ḥusayn fut tué, le ciel plut du sang et
de la poussière rouge. Ô fils de Šabīb, si tu pleures pour al-Ḥusayn
jusqu'à ce que tes larmes coulent sur tes joues, Dieu te pardonnera
tous les péchés que tu as commis, qu'ils soient petits ou grands. Ô
fils de Šabīb, si tu seras heureux d'être avec nous dans les plus
hauts niveaux du Paradis, alors sois triste à cause de notre chagrin
et heureux à cause de notre joie, que notre amitié soit avec toi
(…)1635!
Et d’autres citations rapportées des imāms existent dans les recueils des ḥadīṯ :
« Celui qui se souvient de nous et dont les larmes
sortent de ses yeux comme l'aile d'un moustique,
Dieu lui pardonnera ses péchés même s'ils sont
comme l'écume de mer »1636.

1634
Al-Šayẖ al-Ṣadūq. Al-Amālī…op. cit. p. 131. Idem. ʿUyūn aẖbār al-Riḍaʼ. Vol. 2, Bayrūt : Muʾassasat al-
Aʿlamī lil-Maṭbūʿāt, p. 1984, p. 264. Al-Maǧlisī Muḥammad Bāqir. Biḥār al-anwār. Vol. 44…op. cit. p.278
1635
Al-Šayẖ al-Ṣadūq. Al-Amālī…op. cit. p. 191-193.
1636
Ibid. p.278

292
« Il n’y a pas de serviteur dont les yeux versent une
goutte d’eau pour nous, ou dont les yeux versent une
larme pour nous, mais Dieu ne le placera pas au
Paradis »1637.
Ainsi, les lamentations pour al-Ḥusayn permettent aux personnes en deuil non
seulement d'obtenir l'assurance du pardon divin, mais aussi de contribuer au triomphe de la
cause šīʿite1638.
Toutefois, selon certains savants, qualifier la mort d’al-Ḥusayn de « martyre
rédempteur », théorie qui a ses racines dans la pensée chrétienne 1639, est une approche récente
(XVIIIème -XIXème siècles, de l’époque Qājār). Certains, au contraire, ont reconnu qu’elle date
de l’époque des Croisades. D’après M. Moṭaharī, il ne s’agit que d’une déformation de la révolte
d’al-Ḥusayn1640.
Il semble que les revendications contre le caractère rédempteur du martyre d’al-Ḥusayn
n’ont cherché qu’à exclure toute ressemblance de sa mort avec le martyre de Jésus le Christ,
bien qu’il semble que de nombreux ḥadīṯs šīʿites témoignent clairement de la grande similitude
entre le martyre d’al-Ḥusayn et celui de Jésus en général et soulignent également sa qualité
rédemptrice.

Un martyre intelligent1641

C’est le commentaire le plus connu pour le martyre d’al-Ḥusayn. La révolte d’al Ḥusayn
est reconnue comme un acte ingénieux et adressé. Dans cette théorie, le martyre est une sorte
de ǧihād dans lequel la personne, en se martyrisant, cherche à délégitimer l’ennemi 1642. Le trait
distinctif de cette interprétation qui la sépare des autres théories (le martyre gouverner-martyre,
le martyre mystique, le martyre comme impératif, etc.) c’est son caractère collectif. Pour une
majorité de commentateurs contemporains, la révolte d’al-Ḥusayn avait un caractère

1637
Al-Šayẖ al-Ṭūsī. Al-Amālī…op. cit. p.117.
1638
ʿINĀYAT Ḥ., Islamic Political Thought. London & Basingstoke: The Macmillan Press Ltd, 1982, p.182-183.
1639
De même que le Christ s'est sacrifié sur l'autel de la croix pour racheter l'humanité, de même al-Ḥusayn s'est
laissé tuer dans les plaines de Karbalā pour purifier la communauté musulmane des péchés : ʿINĀYAT Ḥ., Islamic
Political Thought…op. cit. p.183.
1640
MOṬAHARĪ M., Ḥamāse-ye Ḥoseynī. Vol. I…op. cit. p. 102-103. Il y a d’autres critiques envers la théorie
du martyre rédempteur : 1) la rédemption n’est mentionnée nulle part dans les sources qui ont documenté la bataille
de Karbalā ; 2) il existe un risque d’atteinte à l’exemplarité de la figure d’al-Ḥusayn : le fidèle risque d’être
pécheur ; 3) en s’attachant au deuil pour al-Ḥusayn, ayant l’espoir du salut et de la rédemption, les fidèles
deviennent indifférents et imprudents envers leurs actions : ESFANDYĀRĪ M., ʿĀšūrāšenāsī…op. cit. p.82-83.
1641
Compte tenu du sens plutôt « diplomatique » du mot « politique » (siāsī en persan) utilisé par l’auteur, en
traduisant le mot, nous avons opté pour « intelligent ».
1642
ESFANDYĀRĪ M., ʿĀšūrāšenāsī. Pažūhešī darbāre-ye hadaf-e emām Ḥusayn…op. cit. p.84-85.

293
référentiel1643. Al-Ḥusayn cherchait délibérément le martyre pour prouver publiquement
l’oppression de Yazīd envers lui et sa famille 1644.
Trois suggestions résument les théories ci-dessus sur la révolte d’al-Ḥusayn :
1) La théorie de « pur martyre » : le but principal d’al-Ḥusayn en quittant Médine et en se
dirigeant vers al-Kūfa était uniquement le martyre.
2) La théorie de formation de gouvernement : les partisans à cette opinion pensent que le
but principal de la révolte d’al-Ḥusayn était d’établir son gouvernement. Il ne cherchait
que la victoire en quittant La Mecque pour al-Kūfa même s’il savait que le martyre
demeurait possible1645. L’idée générale notamment du point de vue historique c’est que
le mouvement šīʿite, en général, était plutôt une opposition politique aux omeyyades
syriens qu’un mouvement spirituel fondé sur un cadre théologique cohérent 1646.
3) Une synthèse des opinions précédentes : al-Ḥusayn savait qu’il serait tué, mais cela
n’était pas vraiment son but ; il était avant tout décidé à instituer son gouvernement.
Sur le plan doctrinal, la rébellion d’al-Ḥusayn se présente plus complexe que celui d’un
insurgé contre le pouvoir omeyyade. Aucun de ses successeurs, n’a interprété son attitude à
Karbalā comme étant un acte « politique » visant à renverser le pouvoir omeyyade représenté
par Yazīd ibn Muʿāwiya. La bataille et le massacre de Karbalā étaient prédestinés à la fois pour
qu’al-Ḥusayn accomplisse jusqu’au but son destin de martyre et pour que ses ennemis soient
démasqués, haïs et maudits à jamais1647.
Ainsi, interpréter les actes d’al-Ḥusayn comme des activités plutôt politiques sans
prendre en compte des explications et exégèses d’autres imāms, a transformé la doctrine
religieuse originelle en une idéologie politique 1648.

1643
Istišhād.
1644
Ibid. p.89.
1645
Il a été rapporté qu’al-Ḥusayn avait explicitement déclaré à Muʿāwiya sa priorité par rapport à Yazīd pour
recevoir le serment d’allégeance : Ibn Qutayba al-Dīnawarī. Al-imāma wa al-Siyāsa. Vol. 1, Bayrūt : Dār al-
Aḍwāʾ, 1410, p. 211. Après la mort de Muʿāwiya, en refusant le serment d’allégeance à Yazīd, il dit : « Moi, je ne
prêterai jamais d’allégeance à Yazīd car le califat, après mon frère al-Ḥasan, est à moi » : al-H̱wārazmī. Maqtal
al-Ḥusayn…op. cit. p. 264-265. En effet, d’après E. Borūjerdī, ce sont plutôt les auteurs sunnites qui ont essayé de
caractériser la démarche d’al-Ḥusayn comme une tentative de révolte contre les Omeyyades et de l’installation de
son propre gouvernement. Ils ne partagent pas forcément les mêmes points de vue sur la personnalité de Yazīd et
al-Ḥusayn, leurs avis divergent sur la qualification des actions d’al-Ḥusayn (sédition, péché) : BORŪJERDĪ E.,
ʿĀšūrā. Engārehā wa angīzehā…op. cit. p. 128.
1646
VAZIRI M., The Emergence of Islam: Prophecy, Imamate, and Messianism in Perspective. New York :
Paragon House, 1992, p.104.
1647
AMIR-MOEZZI M. A., Le guide divin dans les šīʿisme originel…op. cit. p.166-167. Al-Šayẖ al-Ṣadūq, al-
Amālī…op. cit. p. 177, 190. Al- Maǧlisī Muḥammad Bāqir. Biḥār al-anwār, Vol. 27, Bayrūt : Muʾassasaẗ al-
wafāʾ, 1983, p.222
1648
AMIR-MOEZZI M. A., Le guide divin dans les šīʿisme originel…op. cit. p.166-167.

294
Ainsi, une étude minutieuse des événements de Karbalā dans leur ensemble révèle que
dès le début, al-Ḥusayn prévoyait très probablement une révolution complète dans la
conscience religieuse des croyants. Toutes ses actions montrent qu'il était conscient du fait
qu'une victoire obtenue grâce à la force et à la puissance militaire est toujours temporelle, car
une autre puissance plus forte peut, au fil du temps, la réduire en ruines. Mais une victoire
obtenue au prix de la souffrance et du sacrifice est éternelle et laisse des empreintes
permanentes dans la conscience des hommes1649.
Enfin, il suffit d’analyser les déclarations des partisans qui choisirent de rester avec lui
(même s’ils étaient persuadés que la victoire était impossible) pour comprendre leurs
motivations purement religieuses : al-Ḥusayn avait une filiation directe avec le Prophète (et pas
seulement avec ʿAlī) ; en conséquence, la trahison envers al-Ḥusayn était égale à la trahison au
Prophète et la fidélité envers al-Ḥusayn équivalait la fidélité envers le Prophète. Par ailleurs,
abandonner al-Ḥusayn, c'est dénoncer le message prophétique de son grand-père. Comme
conséquent, la trahison d'al-Ḥusayn ce jour-là les ferait périr le jour du Jugement et les priverait
de l'intercession du Prophète1650.
Ainsi, parallèlement aux interprétations qui mettent en évidence la défense de la religion
et la dénonciation des Omeyyades impies, nous pouvons confirmer que la massacre d’al-
Ḥusayn et de ses partisans devint le prototype et le véritable début de la notion de « résistance
passive » à l’oppression, et de la vertu de martyre à travers la perspective religieuse šīʿite qui
remplaça l’activisme essentiellement politique du šīʿisme kūffite antérieur1651.

1649
Voici quelques déclarations d’al-Ḥusayn qui sont rapportées dans les ḥadīṯs šīʿites : « L’illégitime, fils de
l’illégitime [=Ibn Ziād] m’a contraint à faire un choix entre l’épée et l’humiliation. Certainement pas
l’humiliation ! Ni Dieu, ni son Messager, ni les croyants, ni ceux qui sont élevés par les personnes bonnes et
vertueuses nous ne permettront de préférer l’obéissance en humiliation à la mort en dignité » : Ibn Ṭāwus. Al-
Malhūf…op. cit. p.156. « Une mort dans la gloire vaut mieux qu'une vie dans l'humiliation. La mort vaut mieux
que la honte, et la honte vaut mieux que d'entrer en Enfer » : al-Maǧlisī Muḥammad Bāqir. Biḥār al-anwār. Vol.
44…op. cit. p.192. « J’irai [à la bataille] car la mort n’est pas une honte pour l’homme tant que son intention est
bonne. L’homme combat comme un musulman, console les hommes justes par lui-même, se sépare des personnes
blâmables et s'oppose aux malfaiteurs. Je sacrifie ma vie et je ne souhaite pas y survivre en affrontant d’armées
massives dans le tumulte de guerre. Si je vis, je ne serai pas condamné et si je meurs, je ne serai pas blâmé (…) » :
Ibid. Je n'ai pas quitté [Médine] pour inciter à la rébellion, à la calomnie, à l'oppression ou pour semer de la
corruption. Je suis sorti à faire les réformes dans la nation de mon grand-père, pour ordonner du bien et interdire
du mal et agir à la manière de mon grand-père et de mon père ʿAlī ». Ibid. p. 329. « En effet, le monde a changé,
et il a changé pour le pire. Sa bonté a reculé et le bien sent amer. En effet, il ne reste que la lie dans le pot, une
nourriture sordide comme un fourrage malsain. Ne vois-tu pas que la vérité n’est plus assurée et que on ne renonce
plus au mensonge, de sorte que le croyant désire à juste titre rencontrer Dieu. Pour moi, la mort en martyre est
donc un bonheur et la vie avec ces oppresseurs n’est qu’une tribulation » : al-Ṭabarī. The Caliphate of Yazīd b.
Muʿāwiyah…op. cit. p.96.
1650
JAFRI S. H. M., The Origins and Early Development of Shiʿa Islam…op. cit. p.202-208.
1651
MASSI DAKAKE M., The Charismatic Community…op. cit. p.77.

295
Ainsi, il semble que les objectifs d’al-Ḥusayn peuvent être hiérarchisés en objectifs
primaires et secondaires : les premiers étaient le rétablissement de la justice et de la religion et
les seconds étaient de rétablir son gouvernement ou martyre1652.
Autrement dit, al-Ḥusayn qui seul était digne et héritier du règne prophétique et alaouite et chef
spirituel de l’umma, se leva afin de restaurer les vraies valeurs du monothéisme établi par
Muḥammad, de répandre la justice, de lutter contre les oppresseurs et finalement de former un
gouvernement. Démasquer le vrai visage des Omeyyades corrompus pouvait se faire soit par
l’établissement d’un gouvernement juste soit par le martyre 1653.

La révolte d’al-Ḥusayn dans la pensée des oulémas šīʿites


Pour finir, notons certaines positions des grands savants šīʿites (entre X ème et XIIIème
siècles) à propos de la révolte d’al-Ḥusayn :
À part al-Šayẖ al-Ṭūsī, les autres savants šīʿites ont reconnu que par sa révolte, al-
Ḥusayn ne cherchait qu’à établir un gouvernement. Il ignorait surtout à quel moment il serait
tué, mais il ne cherchait pas non plus le martyre. La théorie de la connaissance et du désir du
martyre commença à se propager par Ibn Ṭāwūs (XIIIème siècle) avec son œuvre al-Malhūf.
Al-Šayẖ al-Mufīd (XIème siècle), dans al-Masaʾil al-ʿUkbariyah, indique qu’il ne
confirme pas qu’al-Ḥusayn savait que les Kūfites ne viendraient pas l’aider ; il n’a en effet
aucune preuve pour telle affirmation. Comme ʿAlī ibn Abīṭālib, qui ne savait pas qu’il serait
tué à la mosquée et ne chercha pas sa propre mort, al-Ḥusayn ne cherchait non plus à se faire
tuer1654.
Quant à Seyyid al-Murtaḍā, le disciple d’al-Šayẖ al-Mufīd, il pense comme son maître
que la science occulte des imāms n’était pas illimitée car, sinon, ils s’identifieraient à Dieu.
Seyyed al-Murtaḍā rejette la soumission à la mort (taʿabud). Al-Ḥusayn, comme son père devait
éviter la mort s’il connaissait le moment de son arrivée1655. Ainsi, al-Ḥusayn prit le chemin pour
al-Kūfa faisant confiance aux Kūfites qui l’y avaient invité. Il ne se doutait pas un instant de la
trahison des Kūfites qui le laisseraient sans assistance. Toutefois, ayant appris l’assassinat de
Muslim ibn ʿAqīl, al-Ḥusayn décida de s’en retourner, mais les fils de Muslim demandèrent la
vengeance. Al-Ḥusayn voulait négocier avec Yazīd, mais on l’en empêcha. À Karbalā, al-

1652
ESFANDYĀRĪ M., ʿĀšūrāšenāsī. Pažūhešī darbāre-ye…op. cit. p.32.
1653
ROSTAM NEŽĀD M. & DAWŪDĪ S., ʿĀšūrā rīšehā angīzehā rūydādhā…op. cit. p.248-249.
1654
Al-Šayẖ al-Mufīd. Al-Masaʾil al-ʿUkbariyah. Bayrūt: Dār al-Mufīd, 1414, p. 70-71.
1655
Al-Sayyid al-Šarīf al-Murtaḍā. Al-Rasāʼīl al-Šarīf al-Murtaḍā. vol. 3, Qom: Dār al-Qurʿān al-Karīm, 1405, p.
131.

296
Ḥusayn « était entre deux bonnes œuvres : la victoire d’un petit nombre de personnes faibles
ou le martyre, une mort noble ».
Par ailleurs, d’après Seyyid al-Murtaḍā, il n’y a pas grande différence entre les actions
d’al-Ḥusayn et celles de son frère ainé, al-Ḥasan. Al-Ḥasan, ayant pressenti la trahison et
l’abandon de ses compagnons, avait négocié la paix à l’époque avec Muʿāwiya. Comme lui, al-
Ḥusayn, ayant vu le même comportement chez les Kūfites, voulut également retourner, se
soumettre et abandonner l’idée de réclamer ses droits. Toutefois, on lui interdit de négocier la
paix et de se soumettre, et on voulut le tuer. Al-Ḥusayn essaya de se défendre, mais il fut tué1656.
Le commentaire de cet auteur à propos de la révolte d’al-Ḥusayn a été reconnu comme proche
des points de vue sunnites1657.
Al-Šayẖ al-Ṭūsī, l’un des disciples d’al-Šayẖ al-Mufīd et de Seyyed al-Murtaḍā indique
dans le Tahmīd al-Uṣūl que « Dieu, ayant informé imām [al-Ḥusayn] à propos de son meurtre,
lui avait ordonné d’attendre le ǧihād et non pas la mort (…). Il était soumis (taʿabud) à la
résistance et à la patience, non pas à un fait indécent [l’assassinat] 1658. Dans un autre œuvre (al-
Tibyān), al-Šayẖ al-Ṭūsī insiste sur le fait qu’il n’est pas admissible que le Prophète ou l’imām
se laissent assassiner alors qu’ils pouvaient l’éviter, car la soumission à un fait indécent n’est
pas permise1659.
En ce qui concerne al-Šayẖ Ṭabarsī (XIème siècle), disciple d’Abū ʿAlī Ḥasan ibn
Muḥammad, le fils d’al-Šayẖ al-Ṭūsī, son œuvre importante est Maǧmaʿ al-bayān fi Tafsīr al-
Qurʿān dans laquelle il étudie la révolte d’al-Ḥusayn.
Al-Šayẖ Ṭabarsī, en réponse à ceux qui demandent pourquoi al-Husayn combattit seul,
dit : « son action peut avoir deux significations. Soit il pensait qu'on ne le tuerait pas à cause de
sa parenté avec le Messager de Dieu, soit il pensait très probablement que s'il abandonnait le
combat, Ibn Ziād l’éliminerait dès il en aurait l’occasion, tout comme il l'avait fait avec son
cousin Muslim »1660. Le but d’al-Ḥusayn n’était donc pas le martyre, mais donc d’établir un
gouvernement.
Pour conclure, nous pouvons dire que sous l’influence de nombreuses idées provenant
des Écritures (les Évangiles canoniques ou apocryphes et le Qurʿān), des hagiographies et des
martyrologies chrétiennes qui circulaient à l’époque en Irak où le christianisme existait et

1656
Id. Tanzīh al-anbiāhʾ…op. cit. p. 227 et s.
1657
ESFANDYĀRĪ M., ʿĀšūrāšenāsī. Pažūhešī darbāre…op. cit. p.298.
1658
Seyyid al-Murtaḍā ʿAlam al-Hudāʼ. Kitab tamhīd al-uṣūl fi ʿilm al-kalām. Téhéran: Entešārāt-e danešgāh-e
Tehrān, 1362, p. 307.
1659
Al-Šayẖ al-Ṭūsī. al-Tibyān fi tafsīr al-Qurʿān. vol. 1. Bayrūt : Dār Iḥyāʾ al-Turāṯ al-ʿArabī, 1957, p. 247.
1660
Al-Šayẖ Ṭabarsī. Maǧmaʿ al-bayān fi Tafsīr al-Qurʿān. Vol. 2. Bayrūt: Muʼassasat al-Aʻlamī lil-Maṭbūʻāt
1995, p. 35.

297
cohabitait encore avec l’islam naissant, le souvenir de la bataille de Karbalā fut préservé dans
les mémoires et dans les ḥadīṯs šīʿites comme le combat conscient d’un héros opprimé contre
le Mal qui visait un objectif complexe : revivifier la véritable religion de Muḥammad qui avait
été de toute évidence anéantie par la corruption de Yazīd. Compte tenu du petit nombre des
partisans et de la puissance de Yazīd comme calife, cet objectif pourrait être accompli
seulement par le sacrifice de sa vie et de sa famille à Karbalā. Par ailleurs, son acte était
rédempteur et cela pour l’éternité, pour les générations à venir qui en participant aux
souffrances du petit-fils du Prophète et de sa sainte famille par leurs deuils annuels atteindront
le Paradis et seront joyeux pour toujours comme tous les martyrs.

Conclusion
Avant de conclure notre étude, il est essentiel d’examiner la postériorité et l’héritage
culturel du culte des héros des batailles d’Avarayr et de Karbalā. Cette réflexion portera
particulièrement sur les lieux saints, les rites de deuil, ainsi que les pratiques de pèlerinage aux
tombeaux des martyrs de ces deux batailles. Nous aborderons également, de manière partielle,
les résonnances de la lutte et des revendications de justice des Arméniens et des šīʿites au
Moyen Âge dans le culte des fraternités guerrières (fityān et ʿayyārān).
Ces deux batailles, bien que peu décisives d’un point de vue historique global, ont
marqué profondément l’identité nationale, religieuse et culturelle des Arméniens et des šīʿites.
Ces événements sont devenus des points de référence majeurs pour ces communautés,
contribuant à la formation de leur mémoire collective du point de vue de leur identité historique,
nationale et confessionnelle.
Cependant, les cultes dédiés aux héros des batailles d’Avarayr et de Karbalā n’ont eu ni
la même ampleur, ni le même symbolique dans les deux cas. Les Arméniens et les šīʿites ont
suivi des trajectoires très différentes au Moyen Âge. De plus, des contextes ethniques,
confessionnels et culturels des deux cultes et des rites qui leur étaient associés étaient
profondément différents : l’Arménie, sous domination arabe dès 642, s’est de plus en plus
affirmée dans son identité chrétienne, alors que les šīʿites, majoritaires en Irak, et influencés
depuis des siècles par la culture mésopotamienne ont perpétué le souvenir du martyre d’al-
Ḥusayn sur le modèle des dieux mourant et ressuscités de la Mésopotamie. Une autre différence
réside dans la quasi-absence de la pratique du pèlerinage aux sanctuaires liés à la bataille
d’Avarayr en contraste avec la pratique centrale et obligatoire dans l’islam šīʿite.
De nombreux monastères et lieux de culte ont été érigés en Arménie (historique et
actuelle) pour perpétuer le souvenir du grand héros Vardan Mamikonean et ses compagnons.

298
Aujourd’hui, des sanctuaires, églises et chapelles dédiés à son culte sont dispersés sur les
territoires de l’Iran, de l’Arménie, de la Turquie et de l’Azerbaïdjan. Selon la tradition
folklorique arménienne, ces sites abritent les reliques de Vardan Mamikonean et de ses
compagnons, ou auraient été construits pour préserver le souvenir des événements marquants
et des épisodes particuliers liés à la bataille.
Le Monastère rouge sur la rive gauche d’Araxe près de la frontière de Naxiǰevan est
connu pour avoir accueilli les blessés de la bataille d’Avarayr. Son nom « rouge » provient du
fait que les escaliers et le vestibule du monastère aient été teintés de rouge par le sang des
combattants blessés. Par ailleurs, selon la tradition, les martyrs de la bataille d’Avarayr ont été
enterrés dans le Monastère de Vardan, également situé sur la rive d’Araxe et dans le village
Astapat de Naxiǰevan1661. Un sanctuaire nommé Vardan, situé dans la ville de Van (en Turquie
actuelle), est connu pour avoir abrité une relique de Vardan Mamikonean 1662. En Iran, au sud
de la ville K̲oy, une chapelle, située sur une montagne, portait le nom « Vardan ». Selon un récit
populaire, Vardan pourchassa le commandant en chef des troupes perses jusqu'aux collines
proches d'Avarayr. Tenant de s'échapper à sa poursuite, le Perse s'abrita derrière les
quadrupèdes mais Vardan transperça les pierres avec des flèches et le tua. C'est à cet endroit
que Vardan fut finalement martyrisé alors qu'il combattait l'ennemi au sommet de la
montagne1663. Selon la tradition, le chef de Vardan Mamikonean a été enterré séparément dans
le Monastère de Vardan, situé près du village Aṙeġ dans la région Vayocʻ jor de l'Arménie
actuelle1664. De plus, les manuscrits anciens indiquent qu’une partie des reliques de Vardan a
été préservée également dans le Monastère Xačik, situé dans la région de Taykʻ (au nord-ouest
de la Turquie actuelle) 1665.
Il existe également des éléments naturels associés au culte de Vardan qui ont été
reconnus comme « saints » : la « pierre de saint Vardan » dans le village d’Alpʻars dans la
région de Kotaykʻ (Arménie actuelle) est réputée avoir été apportée de la ville de Makū de l’Iran
(près de la plaine d’Avarayr). Selon les récits populaires, le sang de Vardan Maminonean y
aurait été versé1666. Il y a également un chêne dans le village d’Aknaġbyur dans la région de
Tavuš qui, selon la tradition arménienne, aurait été planté par Vardan Maminonean lui-même.
Une source d’eau coule sous cet arbre et les jeunes Arméniens croyaient que boire de l’eau de

1661
ĠANALANYAN A., Avandapatum. Erévan : Haykakan SSH GA Hratarakčutʻyun, 1969, p. 229.
1662
ŠERENCʻ G. G., Srbavayrer Vaspurakani. Tibilisi : 1902, p. 26.
1663
ĠANALANYAN A., Avandapatum…op. cit. p. 244.
1664
Ibid. p. 248.
1665
TAŠIAN H. Y., « Taykʻ, Dracʻikʻ ev Xotorǰur, patmakan-teġagrakan usumnasiutʻiwn, Handēs Amsōreay.
1972, 1-3, p. 23 et s.
1666
ĠANALANYAN A., Avandapatum…op. cit. p.52.

299
cette source les conférait de l’immortalité 1667. Enfin, un xačkʻar (pierre à croix) commémorant
les martyrs a été érigée dans le village de Teġut dans la région de Loṙi (près de la Géorgie) pour
perpétuer, selon la tradition, le souvenir de la campagne du héros de la bataille d’Avarayr et de
ses compagnons vers l’Albanétie (Caucase).
En ce qui concerne les lieux de culte des religieux martyrs après la bataille d’Avarayr,
un en particulier est notable : dans le village d’Avetaranocʻ de la région de Varanda
(actuellement en Azerbaïdjan), le monastère de saint Ġewond où, selon la tradition arménienne,
les reliques du saint déplacées depuis la ville Apar (au nord-ouest de la Turquie actuelle) sont
conservées 1668.
Il convient de souligner que la majorité des martyria et des sanctuaires dédiés aux héros
de la bataille de 451 est située dans la région de Siwnikʻ (au sud de l’Arménie actuelle). Selon
St. Orbelean, les guerriers arméniens poursuivis par les troupes perses, se sont repliés dans les
forêts d’Arcʻax (à l’est de l’Arménie actuelle) où ils subirent de lourdes pertes à Angeġajor, à
Ostinkʻ, à Artabuynkʻ et à Cʻaġacʻkʻar. De nombreux sanctuaires furent construits en mémoire
des Arméniens tombés en martyr par les Perses 1669.
En ce qui concerne le culte d’al-Ḥusayn, il s’est développé au fil du temps à travers des
cérémonies somptueuses de deuil et des pèlerinages annuels à Karbalā. Il est important de
distinguer deux types de deuil pour al-Ḥusayn : le deuil mythique (à caractère surréel) 1670,
attesté par les auteurs šīʿites et les cérémonies publiques de deuil.
Le deuil d’al-Ḥusayn a été décrit comme un deuil non seulement pour toute l’humanité,
mais aussi pour la création, englobant l’univers et les royaumes célestes, ce monde et celui à
venir. Tous ces éléments sont intégrés dans le drame du martyre et sont dotés de sentiments et
d’émotions comparables à des sentiments et des émotions humaines. Comme le souligne M.
Ayoub, le mythe atteint ici son paroxysme, où êtres humains ou éléments inanimés jouent un
rôle actif dans un drame universel transcendant les limites du temps, de l'espace et de
l'imagination humaine1671.
Au moment de sa mort, d’après al-Maǧlisī, une poussière noire et intense s'éleva dans
le ciel accompagnée d’un vent rouge1672 et al-Ḥusayn, lui-même, apparut avec un visage

1667
Ibid. p. 388.
1668
Ibid. p. 234.
1669
St. Orbelean. Step'annos Orbelean's History of the State of Sisakan. Translated from Classical Armenian by
Robert Bedrosian, chapitre XXI.
1670
Très semblable au deuil mythologique lié à la disparition de la divinité (Dumuzi, Tammuz, etc.) à la suite du
changement du cycle saisonnier que nous avons étudié dans le premier chapitre.
1671
AYOUB M. M., Redemptive Suffering in Islam…op. cit. p.144-145.
1672
La scène a été brièvement rapportée également dans al-Futūḥ d’Ibn Aʿaṯam et dans al-Malhūf d’Ibn Ṭāwūs:
Ibn Aʿṯam. Al-Futūḥ. Vol. 5…op. cit. p.119. Ibn Ṭāwūs. Al-Malhūf…op. cit. p.177.

300
lumineux1673. Un autre récit rapporte le chagrin manifesté par les oiseaux à la suite de la mort
d’al-Ḥusayn. Ainsi, lorsqu’al-Ḥusayn fut martyrisé, son corps resta à Karbalā gisant dans son
sang. Un oiseau blanc vint et trempa ses plumes sur le sang d’al-Ḥusayn. Puis, il vit les autres
oiseaux sous l'ombre des branches et des arbres, qui parlaient de l’eau et de la nourriture.
L’oiseau taché du sang du martyre leur dit :
« Oh, malheur à vous, qui vous amusez et réfléchissez à ce
monde, alors qu'al-Ḥusayn est à Karbalā dans une chaleur
ardente, gisant sur le sable, assoiffé, massacré et son sang
est versé ? ».
Les oiseaux, retournèrent tous à Karbalā et ils virent al-Ḥusayn, étendu sur le sol, un cadavre
sans tête, sans toilette purificatrice, sans même un linceul. En le voyant, ils crièrent et hurlèrent,
se trempèrent dans son sang. Puis ils s’envolèrent vers Médine et annoncèrent le martyre d’al-
Ḥusayn aux habitants de la ville.
D’autres types des phénomènes « surnaturels » aussi ont été également rapportés dans
le recueil de Biḥār al-anwār : à la mort d’al-Ḥusayn comme à la mort de Harūn, le frère de
Moïse et de Josué, ou encore lors de l’ascension de Jésus [crucifié] au ciel, le sang aurait été
découvert sous toutes les pierres 1674. Il est également raconté qu’il serait tombé du sang du ciel
pendant trois jours 1675, que le soleil se serait éclipsé durant la même période et que les étoiles
s’entrelacèrent1676. Al-Ṭabarī rapporte de son côté qu’après la mort d'al-Ḥusayn, pendant
quelques mois, les murs semblaient maculés de sang du lever du soleil jusqu'à son zénith1677.
Quant aux cérémonies publiques de deuil, les auteurs šīʿites ont attesté des premières
manifestations de deuil de masse pour les martyrs d’al-Ḥusayn à al-Kūfa1678, puis à Médine,
lorsque les membres de la famille d’al-Ḥusayn y entrèrent revenant de Karbalā. La mort d’al-
Ḥusayn fut annoncée par Bašīr ibn Ḥaḏlam qui était fils d’un poète. Les lamentations des
habitants de Médine ont été récitées comme suit :

1673
Al-Maǧlisī Muḥammad Bāqir. Biḥār al-anwār. Vol. 45…op. cit. p.57.
1674
D’après al-Šayẖ al-Ṣadūq, le soleil avait rendus les mûrs si rouge comme ils étaient entièrement couverts des
couvertures, et cela continua jusqu’à la sortie de la famille d’al-Ḥusayn de la Syrie et au retour de la tête d’al-
Ḥusayn à Karbalā : Šayẖ al-Ṣadūq. Al-Amālī. Qum : al-Baʿ ṯaẗ, p. 232. Ḥadīṯ 72 : ʿAbūṭālib Hārūnī, Yaḥyāʾ ibn
Ḥusayn Šaǧarī ʿĀšūrā be rawāyat-e zaydīye…op. cit. p.154.
1675
Selon un autre rapport, il en tombait de la poussière rouge : al-Maǧlisī Muḥammad Bāqir. Biḥār al-anwār.
Vol. 45. …op. cit. p.211.
1676
Ibid. p.204-205.
1677
Al-Ṭabarī .The Caliphate of Yazīd b. Muʿāwiyah. vol. XIX…op. cit. p.81.
1678
Al-Maǧlisī Muḥammad Bāqir. Biḥār al-anwār. Vol. 45…op. cit. p.108-112.

301
« Ô peuple de Yaṯrib, ici n’est plus votre demeure. Al-Ḥusayn fut tué, mes
larmes coulent, le corps d’al-Ḥusayn saigne à Karbala et sa tête tourne sur
la lance ».
Engourdies et non voilées, les femmes sortaient de chez elles, se frappaient et écorchaient leur
visage, criant au malheur et à l’anéantissement 1679. D’après Imām al-Ṣādiq (le sixième imām),
ʿAlī ibn al-Ḥusayn, le fils d’al-Ḥusayn, observa le deuil pendant quarante ans, jeûnant le jour
et restant éveillé la nuit1680. Des poèmes d’Ibn Qataẗ, décrivant le deuil d’al-Ḥusayn à Médine,
ont été également rapportés par Ibn Ṭāwūs1681.
Il semble que la première véritable cérémonie de deuil ait été organisée par Rubāb,
l’épouse d’al-Ḥusayn, la fille d’Imru al-Qays al-Kalbī1682. Toutefois, c’est à l’époque d’imām
Bāqir, le fils d’imām Zayn al-ʿĀbidīn (le fils d’al-Ḥusayn) que, pour commémorer le souvenir
d’al-Ḥusayn de manière durable, on décida de fixer une date précise : ce fut le 10 muḥarram, le
premier mois du calendrier lunaire islamique 1683.
Il a été également rapporté qu’imām Ṣādiq invitait les poètes à réciter des élégies en
hommage d’al-Ḥusayn. Ainsi, les proches d’ahl al-bayt se ressemblaient pour commémorer sa
mort et pleurer sa perte1684. Très probablement, c’est au cours de cette période que la récitation
de poésies de lamentation sur al-Ḥusayn s'est développée, donnant naissance à un style
particulier qui ressemblait plutôt au gémissement ou était lui-même un gémissement. Il ne
s’agissait pas seulement de réciter ou de chanter des vers, des techniques vocales furent
introduites pour intensifier l’effet émotionnel et psychologique1685. Il a été aussi rapporté que

1679
Ibn Ṭāwūs. Al-Malhūf…op. cit. p.227.
1680
Al-Maǧlisī Muḥammad Bāqir. Biḥār al-anwār. Vol. 45…op. cit. p.147-149. Ibn Ṭāwūs. Al-Malhūf…op. cit.
p.233-234.
1681
« J'ai passé par les demeures de la famille de Muḥammad
Je n'ai rien vu comme avant
Que Dieu n’éloigne pas les habitants de leurs demeures
Même s’ils sont vides maintenant contre ma volonté
Il est vrai que les personnes tuées de la famille de Hāšim,
ayant soumis leurs cous, rendirent humiliés également les musulmans
Ils étaient l’espoir des autres, maintenant ils subissent une grande calamité glorieuse
N'as-tu pas vu que le soleil est devenu malade ?
À cause de la perte de Hussein, le pays tout entier frissonne » : Ibn Ṭāwūs. Al-Malhūf…op. cit. p.233. Une version
différente du poème a été rapportée par Abī al-Faraǧ al-Iṣfahānī. Maqātil al-Ṭālibiyyīn…op. cit. p.81.
1682
Elle organisa ses funérailles et pleura beaucoup avec ses serviteurs pour lui : al-Šayẖ al-Kulaynī. Al-Kāfī. Vol.
1, Téhéran : Dār al-kutub al-islāmiyya, 1388, p. 466.
1683
Il existait deux pratiques conjointes : 1) le pèlerinage devait être effectué au tombeau d’al-Ḥusayn le jour de
ʿĀšūra pour ceux dont les maisons étaient proches de la tombe d'al-Ḥusayn, sinon les rites de pèlerinage devaient
être organisés à la maison pour ceux qui vivaient loin. 2) Les gens devraient se rassembler et pleurer ensemble
pour le martyre d'al-Ḥusayn : CHAMSEDDINE M. M., The Rising of al-Ḥusayn. Its Impact on the Consciousness
of Muslim Society…op. ct. p. 150.
1684
ROSTAM NEŽĀD M. & DAWŪDĪ S., ʿĀšūrā rīšehā angīzehā rūydādhā…op. cit. 1391, p.62-63.
1685
CHAMSEDDINE M. M., The Rising of al-Ḥusayn…op. cit. p.152.

302
les participants à ces cérémonies de deuil portaient des vêtements noirs1686. Néanmoins, il y a
très peu de mentions des gestes physiques du deuil (tels que se frapper le visage ou la poitrine,
ou encore se tirer les cheveux) qui deviendront plus tard des pratiques associées aux cérémonies
de deuil d’al-Ḥusayn1687.
Durant la période omeyyade (661-750), le deuil du martyre d’al-Ḥusayn était
principalement observé en secret, dans l’intimité des maisons des imāms et de leurs partisans.
Avec l’avènement de la période abbasside (750-1258), ces commémorations commencèrent à
se dérouler dans des lieux publics, notamment dans les mosquées1688. Il faut noter que les šīʿites
étaient persécutés par les autorités, et les divisions sectaires internes et la multitude des chefs
ne permirent pas la formation d’une culture uniforme et cohérente šīʿite jusqu’à la fin du
troisième siècle de l’hégire1689. Les premières processions de deuil semblent avoir été initiées
sous la dynastie šīʿite des Būyides à Bagdad (945-1055)1690, un territoire imprégné de la culture
iranienne1691.
C’est à partir semble-t-il de cette époque que les cérémonies de deuil d’al-Ḥusayn
commencèrent à intégrer des pratiques issues des anciennes coutumes païennes et iraniennes.
Parmi elles, la tradition du « port du cercueil » (manǧīq) pendant les célébrations de Muḥarram
se distingue. Cette coutume trouve ses racines dans le culte des divinités mortes et resuscitées
du Proche-Orient ancien, étudié dans le premier chapitre 1692.

1686
« Quand al-Ḥusayn ibn ʿAlī fut tué, les femmes des Banū Hāšim se mirent à porter des vêtements noirs à jute,
et elles ne se plaignaient ni de la chaleur, ni du froid (…) » : al-Maǧlisī Muḥammad Bāqir. Biḥār al-anwār.
Vol.45…op. cit. p.188. Cependant, il n’est pas exclu que s’habiller au noir pour le deuil soit une tradition iranienne
car il n’existait pas chez les Arabes. Il a même été critiqué : al-Kulaynī. Al-Furūʿ min al-Kāfī. Vol. 3, Téhéran:
Dār al-kutub al-islāmiyya, 1367, p. 403.
1687
Voici un récit : « Lorsque les femmes et les membres de la famille d'al-Ḥusayn revinrent du Levant et
atteignirent l'Irak, ils dirent au guide : "Prenons la route qui passe par Karbalā". Ils arrivèrent au lieu du décès et
trouvèrent Ǧābir ibn ʿAbdullāh al-Anṣārī, un groupe de Banū Hāšim et un homme de la famille du Messager de
Dieu, qui étaient venus visiter la tombe d'al-Ḥusayn. Ils se montrèrent en larmes, en tristesse et en se frappant les
visages, et ils organisèrent des funérailles émouvantes. Les femmes se rassemblèrent autour d'eux et restèrent là
pendant quelques jours ». Maǧlisī Muḥammad Bāqir. Biḥār al-anwār. Vol. 45…op. cit. p.146. Il est possible
qu’en raison de leur caractère « non-islamique », les gestes de deuil qui, comme nous l’avons vu dans le premier
chapitre, étaient d’origine païenne et liés au culte des divinités anciennes proche-orientales aient été négligés par
les auteurs musulmans.
1688
NAKASH Y., « An Attempt to Trace the Origin of the Rituals of ʿĀshūrāʾ». Die Welt des Islams, 1993, vol.
33, Issue 2, p. 163.
1689
RAḤMĀNĪ J., Ayīn wa osṭūre dar Iran-e šīʿe. Téhéran : Ḵeyme, 1995, p. 54.
1690
Citant le récit de l'historien Ibn al-Aṯīr (mort en 1234), des sources šīʿites et sunnites font remonter les
processions à l'année 963, sous le règne de Muʿizz al-Dawla, le premier dirigeant bouyide : « Le jour de ʿĀšūrā,
Muʿizz al-Dawla a forcé le peuple à fermer les bazars, à suspendre leurs activités, à faire le deuil et à placer des
coupoles recouvertes de laine [sur les marchés]. Des femmes en pleurs, leurs vêtements déchirés, parcouraient les
rues, se giflant et pleurant al-Ḥusayn ». Ibn al-Aṯīr. Al-kāmil fi al-tārīẖ. Vol. 8. Bayrūt: Dār ṣādir, 1385, p. 549.
1691
MAŠHADĪ NŪŠĀBĀDĪ M., Taṣavof irāni va ʿazādārī-ye ʿāšūrā. Eṣfahān : Ārmā, 1402, p. 51.
1692
Id. « Tabūt gardānī », in Farhang-e sūg-e šīʿī…op. cit. p. 105-106.

303
Le « port du cercueil » devint une pratique répandue parmi les šīʿites, notamment lors
des rassemblements dédiés au deuil des martyrs de la religion et lors des pèlerinages aux
tombeaux de ʿAlī et d’al-Ḥusayn. Ibn al-Ǧawzī, dans son œuvre al-Muntaẓim, rapporte qu’en
l’an 425 de l’hégire, les šīʿites du quartier de Karẖ à Bagdad avaient pour habitude de
transporter avec eux des manǧīq ornés lorsqu'ils visitaient les tombeaux de ʿAlī et d’al-
Ḥusayn1693. Ces cercueils étaient probablement remplis d’armes (épée, bouclier, casque),
d’équipement d’éclairage, de miroirs, etc. qui étaient ensuite transportés dans les quartiers lors
des cérémonies de deuil1694.
La cérémonie initiale du port de cercueil ou de manǧīq fut plus tard enrichie par de
nombreux autres rites en Iran 1695 dont l’un des plus marquants est le naḵl gardānī, en lien étroit
avec la cérémonie préislamique de siāvošān1696 .
Naḵl gardānī est l'un des rituels de deuil les plus célèbres dédiés au troisième imām en
Iran, qui se pratique principalement dans les villes centrales de l'Iran (Yazd, Nāyīn, Kāšān),
ainsi que dans certains villages désertiques. Naḵl1697 est une petite pièce dont la section verticale
des deux côtés ressemble au cèdre et est constituée de bois et de murs grillagés. Naḵl est décoré
de divers tissus, de châles et de cachemire et est transporté dans la ville pendant les jours de
deuil d'al-Ḥusayn.
Naḵl gardānī est probablement une continuation très ancienne de siāvošān, comme en
témoignent les peintures murales retrouvées dans le palais de Panjakand, en ancienne Sogdiane,
à proximité de la rivière Zarafšān, à l’est de Samarkand. Ces peintures montrent des scènes de
deuil où les personnes portaient une structure avec une fenêtre, abritant symboliquement « le

1693
Ibn al-Ǧawzī. Al-Muntaẓim fi tārīẖ al-umam wa al-mulūk. Vol. 15, Bayrūt : Dār al-kutub al-ʿIlmiyyaẗ, 1993,
p. 241.
1694
BOLŪK BĀŠĪ ʿA., Naḵl gardānī. Nemāyeš-e tamṯīlī az jāvdānegī-ye ḥayāt-e šahīdān, Téhéran: Daftar-e
pažūhešhā-ye farhangī. 1380, p. 15.
1695
Saqāyī (cérémonies de récitation de poèmes en groupe, de distribution de l’eau), sang zanī (lapidation rituelle),
qālī šūyān (cérémonie symbolique d’inhumation), etc. Voir : Farhang-e sūg-e šīʿī. Virāstār va modīr M. Ḥ. …op.
cit.
1696
Voir la page 42.
1697
Naḵl signifie palmier ou arbuste décoratif, mais parce que ce cercueil était autrefois construit du bois de
palmier, il est devenu connu sous le nom Naḵl : TAQĪZĀDE DĀVARĪ M. & BĀBĀYĪ O., « Tafsīr namādha-ye
dīnī dar manāsek-e šīʿi ». A Quarterly for Shiʿite Studies. vol. 4, no. 1, 2016, p. 39. L’arbre en général est lié à
l’immortalité et le palmier-dattier évoque l’arbre de vie : PHILIBERT M., La naissance du symbolisme. Saint-
Jean-de-Brayes : Dangles, 1991, p. 148. CHEVALIER J. & GHEERBRANT A., Dictionnaire des symboles. Paris :
Robert Laffont, 1982, p. 338. Le nom de la divinité sumérien Dumuzi aussi signifie « le pouvoir dans le palmier-
dattier » : SANDERS N., Poems of Heaven and Hell from Ancient Mesopotamia. London : Penguin, 1971, p. 177.
Les Iraniens d’origine indo-européenne, étant en contact avec la culture assyro-babylonienne de la Mésopotamie,
avaient reconnu la sacralité du palmier-dattier. Le mot Pahlavi (moyen persan) pour palmier est mug, mōg ou moɤ
qui signifie « sacré » : FARAHVAŠĪ B., Farhang-e fārsī be pahlavī. Téhéran : Entešārāt-e dānešgāh-e Tehrān,
1380, p. 519. SAʿĀDAT M., « Rābeṭe-ye tābūt vāre-ye naḵl bā deraḵt-e ḵormā ». Faṣlname-ye farhangi-ye yazd.
1398, 4, p. 19.

304
corps » de Siāvaš 1698. La forme réticulée du naḵl et la présence de petites fenêtres rappellent la
même pièce en forme de tente fabriquée pour la cérémonie de siāvošān. Pendant Naḵl gardānī,
une ou deux personnes en deuil se placent au sommet du naḵl ; on peut les comparer aux
personnes en deuil accompagnant Siāvaš, le martyr mythologique.
Notons que le cèdre est le symbole de l’immortalité 1699 et de la divinité végétale et de
l'Arbre de vie dans la plupart des pays d'Asie occidentale 1700, et ces deux éléments se sont réunis
dans le naḵl1701. Pour cette raison, en termes de forme et de structure, le naḵl peut être vu comme
une combinaison d'un cyprès et d'un cercueil de Siāvaš. Selon les traditions orales, jusqu'en
1300 après J.-Ch, lors de la cérémonie de naḵl gardānī, un cheval (symbole lié à Siāvaš comme
nous l’avons vu) précédait le naḵl1702. Il existe également d’autres interprétations concernant
l’utilisation des feuilles de palmier-dattier dans la cérémonie de naḵl gardānī : selon certains
récits, le corps d’al-Ḥusayn resta non enterré pendant trois jours, étendu sur le sol après la
bataille de Karbalā. Les šīʿites (qui étaient absents), auraient symboliquement enterré al-Ḥusayn
par le biais de naḵl gardānī. Selon un autre récit, le corps d’al-Ḥusayn fut déposé sur les
branches d’un palmier avant d’être transporté à son lieu de sépulture1703.

Le pèlerinage (al-ziāraẗ) à Karbalā


À l’origine associées aux rituels de commémoration de Muḥarram, les visites au
sanctuaire d’al-Ḥusayn se sont progressivement structurées pour devenir les pratiques
régulières de pèlerinage1704. Bien qu'il existe des récits contradictoires sur le lieu de sépulture
d’al-Ḥusayn, Karbalā est devenu le site préféré des pèlerins šīʿites. Les visites de la tombe d’al-
Ḥusayn ont débuté dès les premières décennies suivant sa mort, effectuées principalement par
les imāms et les membres de leurs familles. Cependant, au IXème siècle, les imāms tentèrent
d'institutionnaliser la pratique du ziyāraẗ ʿāšūrā1705 et ziyāraẗ al-arbaʿīn1706. Les premières

1698
ḤOṢŪRĪ. ʿA., Siāvošān…op. cit.p.65.
1699
CHEVALIER J. & GHEERBRANT A., Dictionnaire des symboles…op. cit. p.184.
1700
GIOVINO M., The Assyrian Sacred Tree. Göttingen: Vandenhoeck & Ruprecht, 2007, p. 13-14. BAHĀR M.,
Az Osṭūre…op. cit. p. 275.
1701
Même s’il n’y a pas de rapport entre Siāvaš d’origine iranienne et Dumuzi d’origine mésopotamienne, la
coutume d’utilisation des feuilles de palmier-dattier dans la fabrication de naḵl n’est pas d’origine indo-iranienne,
mais mésopotamienne : SAʿĀDAT M., « Rābeṭe-ye tābūt vāre-ye naḵl bā deraḵt-e ḵormā »…op. cit. p.22.
1702
ḤOṢŪRĪ., ʿA. Siāvošān…op. cit. p. 105 et s.
1703
SEYYED ʿALĪ ZĀDE & ṮAQAFI Z., « Naḵl gardānī ». Keyhān-e farhangī. 1388, 278-279, p.46.
1704
FLASKERUD I., « Twelver Shiʿa Pilgrimage Ziyara ». Routledge Handbook of Islamic Ritual and Practice.
Edited by O. Leaman, London& New York: Routledge, 2022, p. 387.
1705
La visite de ʿāšūrā
1706
La visite du quarantième jour du martyre d’al-Ḥusayn.

305
traditions faisant état d'une telle tentative remontent au sixième imām (Imām Ǧaʿfar al-
Ṣādiq)1707.
Il existe une grande similitude entre les pratiques chrétiennes de pèlerinage que nous
avons étudiées en détail dans le troisième chapitre, et celles šīʿites à Karbalā. Comme dans le
pèlerinage chrétien, l’objectif fondamental du pèlerinage šīʿite est de maintenir un lien spirituel
fort ou ʿahd (alliance) entre le croyant et son imām. Cette alliance, symbolisée par la visite au
sanctuaire, renforce l’attachement et la loyauté du fidèle à l’imām, qui est considéré comme
ayant le pouvoir d'intercéder auprès de Dieu en sa faveur le jour de la résurrection 1708.
En outre, comme dans le cas du pèlerinage chrétien, la visite du sanctuaire d'un imām
est rythmée par une série de rituels qui débutent par un rite préalable à l'entrée, appelé adab.
D'autres actes de dévotion suivent témoignant de profond attachement émotionnel des šīʿites à
leur l'imām. On considère généralement que la ziyāraẗ permet à un pèlerin de vivre une
expérience directe de la spiritualité des imāms et de bénéficier de leurs nombreux pouvoirs. Ces
pouvoirs se manifestent sous diverses formes, telles que la guérison des malades, l’allégement
des difficultés personnelles, ou encore des réponses aux revendications sociales et politiques.
Ainsi, le sanctuaire d’imām, à l’instar du martyria d’un saint chrétien, devient un point
central pour la transmission des bénédictions divines. Il est recommandé de toucher le
sanctuaire de l’imām avec une partie du corps ou un objet, car on considère généralement que
c’est un moyen efficace de faire l’expérience de la baraka (bénédiction) de l’imām. En faisant
l’expérience du charisme et de la baraka de l’imām au sanctuaire, le pèlerin acquiert une
puissance spirituelle. De manière similaire aux pèlerins chrétiens, les pèlerins šīʿites apportent
un objet (habituellement un mouchoir ou un morceau de tissu), qu’ils frottent contre le
sanctuaire. On croit que la baraka est transférée à l'objet. Le pèlerin retournera ensuite dans sa
ville natale avec l'objet et le frottera contre ceux qui n'ont pas pu se rendre au sanctuaire1709.
Quant au culte des reliques, il semble qu’elles ont eu également la même valeur sacrée
pour les šīʿites que les reliques des saints pour les chrétiens. Parmi les šīʿites duodécimains, les

1707
NAKASH Y., « An Attempt to Trace the Origin of the Rituals of ʿĀshūrāʾ»…op. cit. p.167. Selon un rapport
d’imām Ṣādiq (sixième imām) : « La visite de la tombe d’al-Ḥusayn est comme la visite de Dieu sur son trône » :
Ibn Qūlawayh al-Qumī. Kāmil al-ziyārāt…op.cit. p. 278. « Celui qui souhaite être nourri de la lumière le jour de
la Résurrection, doit être un visiteur [du tombeau] d'al-Ḥusayn ibn ʿAlī » : al-Maǧlisī Muḥammad Bāqir. Biḥār al-
anwār. Vol. 98, Bayrūt : Muʾassasaẗ al-wafāʾ, 1983, p.72-73. « Celui qui veut regarder Dieu le Jour de la
Résurrection et que l'agonie de la mort et l'horreur de la résurrection lui soient faciles, doit visiter fréquemment le
tombeau d'al-Ḥusayn, car visiter al-Ḥusayn est une visite au tombeau du Messager de Dieu » : Idem. p.77. Il a été
également rapporté d’imām Kāẓim (le septième imām) que les péchés antérieurs et futurs de celui qui visitera le
tombeau d’al-Ḥusayn seront pardonnés : Ibn Qūlūye. Kāmil al-ziārāt…op. cit. p. 262.
1708
Muḥammad Riḍa al-Muẓaffar. ʿAqāʾid al-imāmiyah. Qum: Markaz al-abḥāṯ al-aqāyidiyaẗ, 1422, p.143.
1709
TAKIM L., « Shiʿi Rituals and Practices ». Routledge Handbook of Islamic Ritual and Practice…op. cit. p.
148-149.

306
reliques populaires sont des épées et des morceaux de casques et d'armures qui auraient
appartenu aux imāms1710. Les imāms considéraient que le tombeau d’al-Ḥusayn est un morceau
du Paradis, il est un remède pour les maux1711 et une bénédiction pour la vie. Les imāms
recommandaient également de confectionner des sceaux et des chapelets à partir de la terre de
Karbalā, de les porter sur soi, et même d'en consommer une petite quantité dans un but de
guérison1712.

Fityān et ʿayyāran : les guerriers nobles revendicateurs de justice


Futuwwa1713 tire très probablement ses origines de l’Iran ancien et des traditions des
fraternités masculines. Après la conquête, ce culte guerrier primitif se rependit durant sept
siècles dans les territoires conquis ; cependant, l’hypothèse de son existence antérieure à la
conquête arabe, dans les régions peuplées de tribus arabes majoritairement chrétiennes n’est
pas écartée1714.
Il semble que les Aswārān d’al-Kūfa soient à l’origine de futuwwa1715. Composés en
principe d’āzādān1716 et d’autres représentants d’élite militaire sassanide, les Aswārān, comme
nous l’avons vu, furent absorbés dans la nouvelle société post-conquête (notamment à al-Kūfa
et al-Baṣra). D’après, M. Zakeri, nous trouvons la première mention de fityān comme groupes
organisés, en référence à al-Baṣra en 683. Cette année-là, Māh Afriḏun, le commandant des
troupes auxiliaires à al-Baṣra, s'adressait à ses partisans comme javānmardān1717, un terme
traduit par le narrateur arabe par fityān (> futuwwa)1718.
Les Aswārān transmirent aux Croyants non seulement leur art martial et leurs
connaissances guerrières, mais aussi des valeurs chevaleresques nobles (āzādegī et āzādmardī
: « libéralité »)1719 , telles que la justice, qui faisaient partie de l’éthique guerrière sassanide1720.

1710
FLASKERUD I., « Twelver Shiʿa Pilgrimage Ziyara »…op. cit. p.389.
1711
Al-Maǧlisī Muḥammad Bāqir. Biḥār al-anwār. Vol. 98…op. cit. p.118.
1712
Al-Šayẖ al-Ḥurr al-ʿĀmilī. Wasāʼil al-šīʿaẗ. Vol. 10. Bayrūt: Dār iḥyāʾ al-turāṯ al-ʿarabī, 1983, p. 414.
1713
Futuwwa, un dérivé de fatī (jeune, homme jeune et brave, serviteur), est un ensemble de vertus, dont les plus
importants sont la générosité, virilité et la bravoure chevaleresque. Au Moyen Âge, d’autres noms comme aẖī,
šāṭer, qalandar, aṣnāf, etc. aussi pour ces groupes apparurent.
1714
AFŠĀRĪ M. & MADĀENĪ M., Čahārdah resāle dar bābe fotowwat va aṣnāf. Téhéran : Češme, 1381, p. 12.
1715
ŠĪBĪ K. M., « Fotowwat va tašayoʿ », in Ayīn-e jawānmardī. Nevešte-ye Henry Corbin. Tarjome-ye E. Narāqi :
Téhéran : Sok̲an, 1383, p.186.
1716
Aḥrār en arabe.
1717 Composé de javan « jeune » et mard « homme » > (homme noble).
1718
ZAKERI M., « JAVĀNMARDI ». Encyclopaedia Iranica. Al-Ṭabarī. History of al-Ṭabarī. The Collapse of
Sufyānid Authority and the Coming of the Marwānids. Translated by G. R. Hawtig, New York: New York
University press, 1980, p. 32.
1719
MOʿTAMEDĪ M. & BĀK̲ODĀ F., « Tarḥī barāye barresī-ye k̲āstgāhhā va rīšehāye fotovvat dar Irān ».
Moṭāleʿāt-e eslāmī: tārīẖ va farhang, 1390, 4, 86, p. 57.
1720
Un asbār (aswar) appartenait à une famille noble, était inscrit dans le registre (divān), avait une rémunération
fixe, était brave, véridique, un guerrier professionnel éprouvé et virile. En plus de ses qualités de guerrier, aswār

307
Avec l’effondrement du système de classes, les Aswārān d’origine noble et les Croyants
combattaient côte à côte, diffusant ainsi cette éthique guerrière parmi les Croyants 1721.
La distinction entre le culte des fraternités masculines avant et après la conquête arabe
réside dans l’influence qu’exerça le zuhd (piété) du nouveau monothéisme sur le culte guerrier
chevaleresque, profondément enraciné dans l’armée sassanide. Cette fusion donna naissance à
des unités militaires très organisées, qui évoluèrent plus tard en confréries artisanales au Moyen
Âge.
Aux IIème et IIIème siècles après l’hégire, il semble que les Iraniens cherchaient des
groupes organisés prônant des valeurs de patriotisme, de bravoure et de virilité. Ces groupes,
présents dans de nombreuses villes de l’Iran, étaient appelés ʿayyāran1722. Ils suivaient un code
d’éthique strict qu’ils respectaient avec rigueur : détestant le mensonge, ils punissaient
sévèrement les menteurs. Ils étaient tenus de tenir leur parole, de faire preuve de patience,
d’honnêteté dans leurs paroles et leurs actes, ils juraient de ne jamais trahir1723. Composés en
principe des couches pauvres de la société post-conquête, les ʿayyār, cherchaient la restauration
de leurs droits violés par les Omeyyades 1724. Il est dit que les doctrines d’origine manichéenne
de justice (qui étaient passées également aux adeptes de mazdakisme cherchant le partage des
richesse1725) étaient très répandues dans les deux premiers siècles après l’hégire et avaient

était un homme courageux qui devait défendre son compatriote et coreligionnaire. Si quelqu'un cherchait de refuge
auprès de lui, il devait l’abriter, se sacrifier pour protéger sa vie en cas de nécessité. Il devait être dévoué et
généreux, s’abstenir de toucher à l'honneur de personne, ses mains et son cœur, ses yeux et sa langue devaient être
purs. Il ne devait pas rompre le pacte, enfin, asbor devait être le meilleur zoroastrien du point de vue de pureté
religieuse.
1721
BAHĀR M. T. (Malekolšoʿarā), « Jawānmardī » in Ayīn-e jawānmardī. Nevešte-ye Henry Corbin…op. cit. p.
110-113.
1722
« ʿAyyār » en arabe signifie « agile, rapide ». D’après S. Nafīsī, les ʿayār iraniens étaient ceux qui étaient en
combat contre les Arabes et étaient toujours en fuite : NAFĪSĪ S., Sarčešme-ye taṣavof dar Irān. Téhéran : Forūġī,
1343, p. 131. Mais compte tenu du sens du mot comme membre de fraternité, l’origine persane de ce mot comme
dérivée de ayār >yār (ami, camarade), proposée par M. T. Bahār, a été acceptée par la majorité des savants :
BAHĀR M. T., « Jawānmardī » in Ayīn-e jawānmardī…op. cit. p.112.
1723
BĀSTĀNĪ PĀRĪZĪ M. E., « ʿAyyārān va jonbešhāye ejtemāʿī ». H. Corbin, Ayīn-e jawānmardī…op. cit. p.
154 et s. Il est évident que les principes avestiques à la base de toutes ces valeurs sont artā ou aša (juste,
verdique) et sōgand (serment): MOʿTAMEDĪ M. & BĀK̲ODĀ F., « Tarḥī barāye barresī-ye k̲āstgāhhā va rīšehāye
fotovvat dar irān »…op. cit. p.63-64.
1724
VELĀYATĪ A. A., Dānešnāme-ye javānmardī. Vol. II. Téhéran : Amīr Kabīr, 1392, p.20. Toutefois, leurs
ancêtres étaient probablement les mard-i juwan de l’époque sassanide qui avaient leur propre code de conduite et
n'avaient pas pour objectif de piller quiconque, mais d'aider les pauvres et les opprimés de la société sassanide. Ils
étaient pourtant considérés comme voyous par l’élite sassanide : DARYAEE T., Sasanian Persia…op. cit. p. 57.
Selon une autre hypothèse, l’origine des fraternités guerrières se trouvait dans les guildes de Ctésiphon, la capitale
des Sassanides, Salmān Fārsī, originaire de cette ville était apprécié par les fatā : TAESCHNER F., « Fotovvat dar
kešvarhāye eslāmī », in Ayīn-e javānmardī…op. cit. p. 138. L’idée de justice et de la revendication de justice par
les guerriers a des racines très anciennes en Iran, elle est reflétée également dans la littérature ancienne comme
dans les récits de Samak ʿayyār et de Kāveh le forgeron (voir chapitre I) : GARĀVAND M., « Vākāvi-ye mabāni
va tabbāršenasī-ye farhang-e fotovvat va javānmardī piš az eslām », in Ayīn-e fotovvat va farhang-e pahlevānī.
Téhéran : Negārestān-e andīše, 1397, p. 624.
1725
ŠAKĪ M., « Dorost dīnān ». Maʿāref, 1372, 1, p. 28-29.

308
influencé et inspiré les populations dans leur lutte contre les oppresseurs omeyyades1726. En
même temps, en surveillant et protégeant les frontières et les villes des incursions régulières
des ennemis et des malfaiteurs, les ʿayyār agissaient selon leur devoir traditionnel hérité des
nobles et des Aswārān1727.
Le culte des membres comprenait une série d’éléments dont l’origine iranienne ne pose
pas de doutes : le ceinturage (šadd)1728, habillement de l’initié (ilbās), qui impliquait un
pantalon symbolique (sarāwīl)1729, de nombreuses couronnes, la coupe remplie du lait ou de
l’eau salée1730 que l’initié montait durant le banquet exprimant ainsi son engagement en
prononçant le nom du maître qu’il avait choisi. Cela présentait un pacte ou un serment
d’assistance et de service1731. En outre, la structure de l’organisation des membres de futuwwa,
composée des trois classes (qawlī, sayfī et šurbī1732) reflète très probablement la structure
tripartite de la société indo-européenne composée respectivement des prêtres, des guerriers et
des agriculteurs. Notons que les sayfī étaient liés à ʿAlī ibn Abīṭālib1733.
En effet, les mawālī iraniens de l’Irak jouaient un rôle actif dans les rebellions des šīʿites
contre les dirigeants omeyyades et leur califat. La sympathie des Iraniens envers ahl al-bayt
était principalement due au fait qu’ils les percevaient comme justes (probablement sans prêter
attention aux fondements religieux de l’opposition des šīʿites aux Omeyyades). Ils cherchaient
avant tout l’égalité et la fraternité présentes dans le message prophétique de Muḥammad1734.
Un des exemples les plus significatifs de la coopération des Iraniens fut leur soutien à la
rébellion de Muẖtār, qui dirigeait le mouvement de vengeance à al-Kūfa et dans les régions
avoisinantes pour le meurtre d’al-Ḥusayn. En effet, les soldats iraniens constituaient une grande
partie de son armée à al-Kūfa. Parmi ces mawālī iraniens figuraient les fils des asbārān qui

1726
RAḌAWĪ S. M., Tarīk̲ va farhang-e javanmārdī. Téhéran : Eṭelāʿāt, 1395, p. 26.
1727
BĀSTĀNĪ PĀRĪZĪ M. E., « ʿAyyārān va jonbešhāye ejtemāʿī »…op. cit. p. 157.
1728
MOʿTAMEDĪ M. & BĀK̲ODĀ F., « Tarḥī barāye barresī-ye k̲āstgāhhā va rīšehāye fotovvat dar Irān »…op.
cit. p. 61. On peut penser à kustīg mazdéen et à zōnarion des moines chrétiens.
1729
Le pantalon n’existait très probablement pas chez les Arabes, c’est un vêtement propre aux peuples disposant
d’équitation comme les Iraniens : ḤĀKEMĪ E., « Ayīn-e Fotowwat va ʿAyyārī », in Ayīn-e jawānmardī…op. cit.
p. 167.
1730
Avant l’islam, les membres des fraternités remplissaient la coupe du vin. Ce rite rappelle également la
bénédiction de l’eau comme un des quatre éléments sacrés du mazdéisme : MOʿTAMEDĪ M. & BĀK̲ODĀ F., «
Tarḥī barāye barresī-ye k̲āstgāhhā va rīšehāye fotovvat dar irān »…op. cit. p.68.
1731
MOK̲TĀRIĀN B., « Mire va peyvand-e ān bā jawānmardān va ʿayyārān ». Nāme-ye farhangestān, 1385, 1, p.
94. SOUDAVAR A., Mithraic Societies. Houston, 2014, p. 325.
1732
Respectivement ceux de parole, ceux d’épée et ceux de boire.
1733
BALDICK J., « The Iranian Origin of the futuwwa ». Istituto Universitario Orientale di Napoli,1990, 50, p.
350 et s.
1734
VELĀYATĪ A. A., Dānešnāme-ye javānmardī. Vol. II…op. cit. p.18.

309
avaient rejoint les Arabes lors de la conquête de la Mésopotamie et de l'Iran, tout en conservant
leur identité iranienne et leur profession militaire 1735.
Dans les siècles suivants, notamment à partir de l’époque des Seljukides, les fityān et
lesʿayyār sous d’autres noms tels qu’aẖī, qalandar ou šāṭer se réorganisèrent au sein des
coopérations de métiers et des guildes, régies par les principes chevaleresques hérités des siècles
précédents1736. Une étude plus détaillée des guildes médiévales et de leurs traités en tant
qu’héritiers des fraternités guerrières de l’Antiquité dépasse le cadre de notre sujet. Il est
toutefois important de souligner que des congrégations similaires, inspirées des coopérations
de métiers musulmanes furent également établies en Arménie médiévale.
1737
Les savants arméniens reconnaissaient les t‘ux manuk comme les ancêtres des
coopérations arméniennes de métiers du Moyen Âge. Dans la littérature arménienne, les termes
manuk et manktawag1738 (manuk senior, chef des manuk) apparaissent après le milieu du XIème
siècle. Cependant, dès la fin du IXème siècle, des eġbayranoc‘ ou maisons des frères (eġbayr
signifie « frère ») avaient déjà été fondées dans les villes arméniennes1739.
Les congrégations arméniennes ont de grandes ressemblances avec les fraternités
appelées aḥī qui existaient dans les villes anatoliennes du XIIIème siècle1740. Comme dans les
autres sociétés, l’ancienne institution des manktawag(r) et des manuk1741 fut adoptée dans les
coalitions urbaines, comme ce fut le cas de la futuwwa islamique et de certaines sectes

1735
ĀDELFAR B. A., « Aswārān dar qorūn-e nok̲ostīn-e eslāmī ». Faṣlnāme-ye motaleʿāt-e tārīk̲ -e Irān-e eslāmi,
1391, 1, p. 54.
1736
De nombreux hommes ont été mentionnés comme jawānmard et fatā dans les traités de chevalerie (futuwwat
nameh), mais le pionnier de tous est ʿAlī ibn Abīṭālib qui est le meilleur, le plus digne et le plus connu des fatās :
VELĀYATĪ A. A., Dānešnāme-ye javānmardī. Vol. I. Téhéran : Amīr Kabīr, 1394, p. 89. La devise spécifique de
futuwwa est la sentence censée avoir été prononcée par la voix divine lors de la bataille d’ Uḥud : « lā fatā illā ʿAlī
lā sayf illā ḏū l-faqār » (« Pas de chevalier hormis ʿAlī, pas de sabre hormis ḏū l-faqār »): MOEZZI M. A., Ali, le
secret bien gardé…op. cit. p. 24. Son fils, al-Ḥusayn aussi a été reconnu comme un javānmard et il est mentionné
dans certains traités des coopérations des marchands de l’eau (saqā garī) qui lui ont attribué le titre de saqāyāt :
Selon ces traités, lorsqu’à Karbalā l’accès à l’eau fut bloqué à al-Ḥusayn et à ses compagnons, l’archange Gabriel
descendit du ciel avec une gourde de l’eau et étancha leur soif : VELĀYATĪ A. A., Dānešnāme-ye javānmardī.
vol. I…op. cit. p. 124.
1737
Voir la page 47 : HMAYAKYAN H., « Haykakan arhestakc‘akan miut‘yunnerë (kanonagrerë, baroyakan
skzbunk‘nerë ev sovoruyt‘nerë ». Noravank‘, 2006, 2, p. 60. STEP‘ANYAN L. S., « Hamk‘arut‘yunnerë vorpes
arhestavorneri šaheri pašpanut‘yan institut ». Hodvaçneri žoġovaçu Mxitar Goš hay-rusakan miġazgayin
hamalsaran, 2014, 2, p. 847.
1738
Manktavagr est le chef de 80 jeunes armés. À son appel, tous se mettent au combat. Ce terme extrêmement
remarquable est composé des mots « mankti » et « avag ». mankti signifie « jeune homme », « soldat », « brave
soldat » : XAČIKYAN L., « Erznkayum 1280 tvin kazmakerpvaç 'eġbayrut‘yunë'». Teġekagir hasarakakan
gitut‘yunneri, 1951, 12, p.79.
1739
D’après l’auteur, contrairement à l’avis de la majorité des savants arméniens, il n’y a aucun rapport entre ces
manuk et ceux homonymes des siècles ultérieurs : DADOYAN S. B., The Armenians in the medieval Islamic
World. New Brunswick & London : Taylor & Francis, 2011, p. 74.
1740
L’origine ancienne iranienne de ces congrégations a été réfutée par S. Egiazarov : EGIAZAROV S.,
Gorordskie Tsexi Kazan : Tipografia imperatorkaya universiteta, 1891, p. xxiii.
1741
Le terme ktrič ̣ (courageux) aussi a été appliqué parfois pour désigner les membres des fraternités. Il est
l’équivalent de fatā en arabe : DADOYAN S. B., Armenians in the medieval Islamic World…op. cit. p. 74.

310
islamiques ésotériques du Proche-Orient1742. En Arménie occidentale, ces coopérations
s’appelaient esnafut‘yun (de iṣnāf en arabe : guildes) et en Arménie orientale hamk‘arut‘yun
(de hamkārī en persan : coopération)1743.
Les jeunes célibataires appartenant aux classes commerçantes et artisanales de la ville
s’y réunissaient. Leur objectif était d’affronter les tyrans avec des forces unies, d’aider un ami
en difficulté financière et de se soutenir mutuellement. De telles confréries existaient très
probablement à Karin, Ani et Van (en Turquie actuelle) 1744. La particularité du traité arménien
par rapport aux autres traités composés dans la même période en Anatolie réside dans leur
insistance constante sur l'origine chrétienne, la nature du code et les caractéristiques de ses
membres1745.
Il semble donc que les valeurs nobles d’origine guerrière - telles que l’égalité, la
fraternité et le sacrifice de soi–, issues d’une éthique morale guerrière se soient perpétuées
durant le Moyen Âge grâce aux coopérations de métiers. Ces valeurs ont joué un rôle crucial,
notamment lors de la dévastatrice conquête moghole.
En concluant notre étude sur les batailles d’Avarayr et de Karbalā, nous pouvons tirer
les constats suivants : ces deux batailles symbolisent la « réponse » des Arméniens et des šīʿites,
qui ont agi selon leur piété militant contre l’oppression des souverains sassanides et omeyyades,
lesquels imposent une politique d’unité confessionnelle impériale ou une « tolérance rude »
envers les minorités religieuses.
Vardan Mamikonean et al-Ḥusayn, ainsi qu’un petit groupe de leurs fidèles, ont marqué
l’histoire des Arméniens et des šīʿites, malgré le fait que les sources n’aient apporté que de
manière partielle et souvent erronée les récits des batailles d’Avarayr et de Karbalā. Toutefois,
il semble que derrière les récits des deux batailles pour le pouvoir à l’apparence confessionnelle,
se cache un modèle de révolte historique inspiré par un homme nommé Jésus le Christ.

1742
Ibid.
1743 La charte de la confrérie, formée à Erznka (Erzincan en Turquie actuelle) en 1280, rédigée par Yovhannēs
Yerznkac‘i (mort en 1293), est une source unique sur les confréries créées dans l'Arménie médiévale dans laquelle
un certain nombre de règles liées aux relations internes de la « fraternité » ont été stipulées.
1744
XAČIKYAN L., « Erznkayum 1280 tvin kazmakerpvaç 'eġbayrut‘yunë'». Teġekagir hasarakakan
gitut‘yunneri, 1951, 12, p. 80-82. Le traité prévoyait les principes tels que l’obligation de respecter et de soigner
les parents, aimer Dieu et mépriser la richesse matérielle, respecter les prêtres, s’abstenir des péchés, des insultes,
d’adultère et des obligations envers les membres de la fraternité : HMAYAKYAN H., « Haykakan arhestakc‘akan
miut‘yunnerë (kanonagrerë, baroyakan skzbunk‘nerë ev sovoruyt‘nerë »…op. cit. p. 62.
1745
GOSHGARIAN R., « Late Medieval Armenian Texts on Fotovvat : Translation in Context », in Javanmardi.
Edited by L. Ridgeon, London: Ginco, 2018, p. 195.

311
Deux héros nobles comme Jésus1746, Vardan Mamikonean de la descendance de
Grégoire l’Illuminateur le Parthe 1747 et al-Ḥusayn, porteur du pouvoir saint d’origine divine 1748
à la tête des troupes héritières des valeurs chevaleresques nobles 1749 comme milites christi se
soulevèrent contre les souverains impies respectivement au V ème et au VIIème siècles.
Ils furent contraints d’entrer dans les guerres inégales auxquelles ils pourraient
échapper. Tous deux demandèrent de l’aide, mais celle-ci leur fut refusée. Leurs discours à la
veille des batailles, se gravèrent dans l’histoire et continuent d’inspirer les opprimés, à l’image
des paroles de Jésus lors de la Cène. Comme lui, Vardan, al-Ḥusayn et leurs fidèles moururent
trahis, assoiffés et torturés.
Leurs partisans quittèrent le monde avec la grande joie de martyre ; après la mort, une
odeur douce émanait du corps de Ġewond à Niušapūr comme celui d’Abūḏar al-Ġafārī à
Karbalā1750 rappelant l’odeur des corps des grands martyrs du christianisme comme
Polycarpe1751.
Les prisonniers des deux guerres, épuisés et humiliés à la cour de Yazdgard ou dans les
palais d’Ibn Ziād et de Yazīd, furent soumis à de longs et éprouvants interrogatoires par des
impies, à l’image de Jésus devant Ponce Pilate. Ils affirmèrent avec fermeté qu’ils resteraient
fidèles à leur foi, malgré la colère et les moqueries des impies.
Ni Yazdgard, ni Yazīd ne furent explicitement tenus pour responsables de la mort de
Vardan et d’al-Ḥusayn, tout comme Pilate qui « se lava les mains », rejetant la responsabilité
de la mort de Jésus sur la foule1752.
Les auteurs ecclésiastiques arméniens et les ouléma šīʿites ont créé les martyrologies
d’Avarayr et de Karbalā en y ajoutant de nombreuses exagérations et des scènes surréelles,
modifiant intentionnellement certains faits historiques. Ils ont notamment « omi » que ces
guerres et l’effusion du sang auraient pu être évitées. De la même manière que la mort tragique
et la résurrection de Jésus étaient indispensables pour les évangélistes et les Pères de l’Église

1746
Matthieu 1 :1-11.
1747
GARSOÏAN N., « Prolegomena to the Study of the Iranian Aspects in Arsacid Armenia ». Handēs Amsōreay,
1976, 90, p. 181.
1748
Selon une légende répandue dans les milieux šīʿite dès le troisième siècle après l’hégire, al-Ḥusayn avait épousé
une princesse sassanide. Ainsi, à partir du quatrième imām, ʿAlī ibn al-Ḥusayn, les imams seront les porteurs d'une
double Lumières : la Lumière de la walāya héritée de ʿAlī et de Fāṭima (et donc de Muḥammad) et la Lumière de
Gloire (farr(h)) des anciens rois d'Iran, transmise par la princesse sassanide (Šahrbānū) : AMIR MOEZZI M. A.,
La religion discrète…op. cit. p.54.
1749
Comme nous l’avons vu dans les Ier et IVème chapitres, les valeurs des fraternités masculines païennes étaient
préservées chez les représentants des maisons dynastiques arméniennes (notamment les Mamikonides) et les
Aswārān et les Ḥamrāʾ de l’ancienne armée sassanide installés à al-Kūfa.
1750 Al-Maǧlisī Muḥammad Bāqir, Biḥār al-anwār. vol. 45…op. cit. p.23.
1751
RUINART Th., Les véritables actes des martyrs. Lyon : Rivoir, 1818, p. 145.
1752
Matthieu 27: 24.

312
afin que le christianisme puisse naître et prospérer, Vardan Mamikonean et al-Ḥusayn devaient
devenir martyrs lors de batailles sanglantes pour que la foi - le christianisme en Arménie et la
véritable religion de Muḥammad - soit préservée. Autrement dit, l’« échec » des vaincus est
célébré en tant qu’une victoire brillante initiale en attente apocalyptique de la victoire finale :
la fin du temps.

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351
Table des matières

Introduction……………………………………………………………………………………3

Chapitre I : Des dieux païens « martyrisés » à la naissance des martyrs des guerres
saintes………………………………………………………………………………………...28

A. La mort et la résurrection des divinités avant le christianisme et l’islam…………. 28

1. La mort et la résurrection symbolique des dieux (Dumuzi/Tammuz, Adonis, Attis), les


cérémonies de deuil…………………………………………………………………………...29
- Dumuzi…………………………………………………………………………………….30
- Adonis……………………………………………………………………………………..31
- Attis………………………………………………………………………………………..31
- Le deuil…………………………………………………………………………………….31
- Les développements ultérieurs à l’époque des religions monothéistes…………………… .34

2. Arménie……………………………………………………………………………………37
- Ara le Beau et Šamiram…………………………………………………………………...38
- Mušēġ sparapet et les aralez………………………………………………………………………39
- Les devinettes et leur rapport avec la divinité souffrante…………………………………40

3. Iran…………………………………………………………………………………………41
- La mort tragique de Siāvaš, un dieu « martyr »…………………………………………...41
- Les rites du deuil de Siāvaš (Siavošan)……………………………………………………42
- Zarīr………………………………………………………………………………………..43

4. Les origines des guerriers de la foi : les fraternités saintes et leurs héros…………………44
- Les guerriers-loups : une institution commune aux Iraniens et aux Arméniens…………..45
- Les guerriers mystiques dans la religion et dans la littérature…………………………….48

B. « Mourir pour la foi » : les origines et l’évolution du concept de martyre et de guerre


sainte, de guerrier saint et de martyr………………………………………………………52

1. Le combat saint dans le judaïsme et le christianisme (les Écritures canoniques et les


apocryphes, les écrits des Pères de l’Église)…………………………………………………..53
- Le judaïsme………………………………………………………………………………...53
- L’Ancien Testament……………………………………………………………………….54
- Le cas particulier des Maccabées…………………………………………………………. 54
- Le christianisme…………………………………………………………………………... 56
- Le Nouveau Testament…………………………………………………………………… 56
- Les écrits apocryphes……………………………………………………………………... 58
- Les Pères de l’Église et le combat spirituel : du refus du service militaire à la vénération des
martyrs………………………………………………………………………………..........58

2. La naissance de la guerre sainte et du culte des martyrs…………………………………….59


- Constantin et la notion de guerre sainte……………………………………………………63
- Héraclius : le partisan acharné de la guerre sainte contre les infidèles……………………...64
- La guerre juste : les bases philosophiques-théologiques d’une « justification » ?................65

352
- La naissance du culte des martyrs………………………………………………………….68
- L’origine du martyre : les thèses contradictoires…………………………………………..69
- Le martyr chrétien comme le soldat de la guerre eschatologique………………………….71

3. L’homme saint et ses manifestations à l’origine des guerriers saints……………………... 72


- L’homme saint et le combat : les aspects militaires du monachisme………………………74
- Les guerriers saints byzantins……………………………………………………………...76
- Les guerriers saints perses………………………………………………………………….82
- Le culte des reliques………………………………………………………………………..84
- La vénération des têtes coupées : un aspect hagiographique du culte des reliques…………90
- Le pèlerinage et les pèlerins………………………………………………………………..95
- Quelques lieux importants relatifs au culte des martyrs en Syrie et en Mésopotamie……. 98

Chapitre II : La naissance du combat pour la foi dans le christianisme arménien et l’islam


šī'ite………………………………………………………………………………………….103

A. Le développement de l’idéologie de la guerre sainte et du martyre en Arménie….. 103

1. Les nones martyres à l’époque de Tiridate III……………………………………………104


2. Les Guerres perses et les premiers martyrs pour la foi…………………………………..105
3. Saint Karapet, le protecteur des guerriers………………………………………………..108
4. Surb Sargis (saint Serge arménien)………………………………………………………110

B. Aux origines de l’idéologie de la guerre sainte et du martyre dans l’islam šīʿite: un


développement sur le modèle chrétien ?.........................................................................111

1. Le contact des chrétiens et les nomades sur un espace géographique commun……………112


- Al-Ḥīra…………………………………………………………………………………...113
- Faḵr : l’épopée arabe de mort glorieuse…………………………………………………..116

2. L’homme saint et l’islam………………………………………………………………….120


- Zuhd (la piété) : une valeur commune…………………………………………………….121
- La vénération des saints militaires chrétiens par les musulmans………………………... 124
- Les imāms : les hommes saints šīʿites ?..............................................................................124
- La guerre sainte (ǧihād) et le martyr (šahīd) dans le Qurʿān……………………………..126
- Ǧihād : un combat différent de la guerre sainte défensive et spirituelle chrétienne………127
- Martyr : un guerrier pardonné et récompensé par Allah………………………………….129
- Les parallèles entre les doctrines chrétienne et musulmane du martyr………………….. 130
- L’arène, le martyre, ǧihād et maghāzī…………………………………………………………...130

3. Yāsir, Sumayyah et ʿAmmār : les premiers « martyrs » de la nouvelle


croyance…………………………………………………………………………………….132
4. Les khārijites : les martyrs pieux………………………………………………………. 134

Chapitre III : La guerre sainte et les martyrs d’Avarayr………………………………137

353
A. Du renforcement de l’union entre les féodaux et l’Église arménienne vers la
suppression définitive de la royauté arsacide en Arménie……………………….....137

2. Un christianisme féodal et une féodalité christianisée………………………………........137


- La noblesse : les soldats et les « rois » du pays…………………………………………..138
- Les Mamikonean………………………………………………………………………… 141
- La religion des naxarar……………………………………………………………………………142
- Les relations entre les maisons dynastiques et l’Église arménienne………………………144

3. La situation politique et religieuse dans la période précédant l’extinction des Arsacides


(428)……………………………………………………………………………………...144

B. La politique sassanide de la conversion de la Persarménie et l’appel à la rébellion


nationale……………………………………………………………………………...145
1. La situation politico-religieuse après 428 et le début des affrontements locaux………...145
- Les mesures de contrainte de Yazdgard II (438-457)
et sa politique de conversion forcée……………………………………………………...147
- L’édit de Yazdgard II et la réponse des Arméniens……………………………………...148
- Appel à la résistance et les premiers affrontements……………………………………....151
- Bataille à Xaġxaġ (450 après J.-C.)……………………………………………………... 153
- La « rébellion » de Vasak………………………………………………………………...155
- Les défaites militaires de Yazdgard et le « changement » de sa politique……………….156
- L’armée arménienne……………………………………………………………………...157
- Les évêques-soldats : la nouveauté dans la bataille d’Avarayr………………………….. 158

2. La bataille d’Avarayr……………………………………………………………………. 159


- Le déroulement de la bataille……………………………………………………………. 160
- La bataille de la forteresse……………………………………………………………….. 162
- Le regret de Yazdgard et la punition de Vasak………………………………………….. 163
- La torture, la mutilation et le martyre glorieux des prisonniers…………………………. 165
- Le retour d’Abraham à l’Arménie………………………………………………………. 170
- Le sort des nobles et des autres prisonniers……………………………………………... 171
- Le récit d’Avarayr : une Passion exceptionnelle et ses sources mésopotamiennes……….173

Chapitre IV : La guerre sainte et les martyrs de Karbalā………………………………179

A. La « conquête » et les chrétiens de l’Irak et de l’Iran : aux origines des forces


combattantes arabes…………………………………………………………………….179

1. Une autre approche de la conquête arabe………………………………………………..180


- Une conquête paisible ?......................................................................................................181
- Une conquête « musulmane » ?..........................................................................................181

2. Des « Croyants » martyrisés dans les guerres saintes : la participation des Arabes chrétiens
à la conquête……………………………………………………………………………… 183

3. Des razzias sur les zones limitrophes aux conquêtes des villes chrétiennes……………..185

- La bataille de Ḏī Qār…………………………………………………………………………….185

354
- La conquête d’al-Ḥīra et d’autres territoires habités par les chrétiens…………………...186
4. Intégration des unités nobles non-arabes dans les forces combattantes : Asāwira, Ḥamrāʾ,
dahāqīn et mawālī…………………………………………………………………………………189
- Les Wadā՚ī d’al-Ḥīra……………………………………………………………………..190
- La noblesse perse de l’Irak……………………………………………………………….190
- La conquête arabe et la captivité des guerriers sassanides……………………………….191
- Les Aswārān (asbārān en persan, asāwira en arabe : la cavalerie sassanide)
et les Ḥamrāʾ (les combattants daylamī)………………………………………………...192
- La conversion des Asāwira………………………………………………………………………195
- Les dihqān (dahāqīn en arabe)…………………………………………………………...196
- Les mawālī…………………………………………………………………………………………198

B. Le berceau « chrétien » d’une bataille « islamique »……………………………….. 200

1. Al-Kūfa : une ville de garnison multiethnique…………………………………………...200


- Les Monastères d’al-Kūfa : centres importants du christianisme en déclin……………...204

2. Le calife ʿAlī ibn Abīṭāleb : un personnage historique…………………………………. 205


- Les défis d’un calife trahi………………………………………………………………...205
- Al-Kūfa : la capitale de ʿAlī……………………………………………………………...208
- Le calife protecteur des non-Arabes……………………………………………………...209
3. ʿAlī ibn Abīṭāleb : un personnage mythique ……………………………………………211
- ʿAlī : le « dieu » des ġulāt………………………………………………………………………..211
- Les mawālī et les ġulāt……………………………………………………………………………214
- Le problème de distinction des ġulāt et des šīʿites ………………………………………215
- L’identification de ʿAlī avec Jésus……………………………………………………….215

4. La bataille de Karbalā…………………………………………………………………….218
- Refus d’al-Ḥusayn de prêter d’allégeance à Yazīd ibn Muʿāwiya……………………….218
- Un successeur indigne……………………………………………………………………219
- Les démarches de Yazīd………………………………………………………………….222
- L’invitation des Kūfites…………………………………………………………………..224
- Al-Kūfa : renforcement du pôle anti-omeyyade de résistance…………………………...225
- Le départ d’al-Ḥusayn vers al-Kūfa……………………………………………………...228
- L’élocution d’al-Ḥusayn la veille de la bataille………………………………………….233
- La bataille………………………………………………………………………………...234
- Le martyre des membres de la famille d’al-Ḥusayn…………………………………….. 238
- Le martyre d’al-Ḥusayn…………………………………………………………………. 239
- La captivité et le sort de la famille d’al-Ḥusayn………………………………………….242
- La famille d’al-Ḥusayn en présence de Yazīd…………………………………………....244
- Le regret de Yazīd ?............................................................................................................245

Chapitre V : Une « solution » unique pour deux cas différents………………………… 248

A. Avarayr : une bataille « créée » par l’Église ?................................................................248


1. L’origine des Mamikonides : les héros-martyrs de l’Église……………………………... 249
- Origine ethnique………………………………………………………………………….252

2. La possible parenté entre le fondateur de l’Église arménienne et les Mamikonides……. 254

355
- La naissance du pouvoir conjoint de l’Église et des Mamikonides avant 387…………….257
- L’affirmation du pouvoir conjoint de l’Église et des Mamikonides après 387……………258

3. Le vrai motif de la « révolte de l’Église » en 450-451…………………………………….260


4. La fabrication ultime : Vasak l’apostat traitre, Vardan le martyr patriote……………….. 262

B. Karbalā : une bataille pour le pouvoir ou pour sauver la religion ?...........................266

1. Un récit christianisé……………………………………………………………………….267
- Ahl al-bayt : la noblesse et la pureté au sens chrétien ?..................................................... 267
- Fāṭima et Marie : les materes dolorosas……………………………………………………….. 269
- Al-Ḥusayn, Jean Baptiste et Jésus………………………………………………………...275

2. Prescience de la mort imminente et la céphalophorie : des emprunts à l’hagiographie


chrétienne ?............................................................................................................................ 278
- Un martyre attendu……………………………………………………………………….279
- Le chef coupé et la céphalophorie………………………………………………………...285

3. Le motif de la révolte d’al-Ḥusayn……………………………………………………….287


- Un martyre rédempteur…………………………………………………………………….289
- Un martyre intelligent ……………………………………………………………………..293
- La révolte d’al-Ḥusayn dans la pensée des oulémas šīʿites………………………………..296

Conclusion…………………………………………………………………………………. 298

356
RÉSUMÉ

Le titre du sujet de cette thèse est « Étude comparative des guerres saintes d’Avarayr et de Karbalā ».
En effet, ces deux batailles historiques très importantes et décisives pour les Arméniens et des šīʿites et leurs
conséquences majeures dans l’histoire de ces communautés, n’ont été reflétées d’une manière pertinente ni dans
les œuvres historiques des auteurs arméniens, ni dans celles des auteurs musulmans. Ces deux « guerres saintes »
peuvent être identifiées comme les conséquences des rébellions des Arméniens et des šīʿites, respectivement au
Vème et au VIIème siècles contre les mesures coercitives religieuses et les mœurs dégradées des souverains
sassanides et omeyyades qui exerçaient une sorte de « tolérance rude » envers ces communautés.
Afin de comprendre la « piété militante », arme unique des héros de ces deux batailles – Vardan
Mamokonean, commandant en chef des troupes arméniennes et al-Ḥusayn ibn ʿAlī, le petit-fils du Prophète -
qui leur permit d’être reconnus comme les « gagnants » éternels de ces deux batailles dans lesquelles ils furent
martyrisés, il faut analyser et comprendre les deux notions religio-historiques de « guerre sainte » et de
« martyre » en parcourant l’histoire de leur naissance, leur évolution et leur transformation parallèlement aux
exigences impériales de la société tardo-antique par rapport à la réinterprétation de l’interdit biblique
d’homicide. Cela a permis pendant des siècles aux peuples opprimés d’agir, ayant comme modèle le combat
défensif des saints martyrs chrétiens qui se soulevèrent contre les oppresseurs et les persécuteurs de leur époque
et qui perdirent leur vie terrestre en devenant les héros immortels et éternels pour ces peuples.

MOTS-CLÉS
Guerre sainte, martyre, piété militant, tolérance rude, fraternités guerrières

ABSTRACT

The title of the subject of this thesis is “Comparative study of the holy wars of Avarayr and Karbalā”.
Indeed, these two very important and decisive historical battles for Armenians and šīʿites and their major
consequences in the history of these communities have been reflected in a relevant way neither in the
historical works of Armenian authors, nor in those of Muslim authors. These two “holy wars” can be
identified as the consequences of Armenian and šīʿite rebellions, in the 5th and 7th centuries respectively,
against the religious coercive measures and degraded mores of the Sassanid and Umayyad rulers, who
exercised a kind of “rough tolerance” towards these communities.
In order to understand the “militant piety”, the unique weapon of the heroes of these two battles -
Vardan Mamokonean, commander-in-chief of the Armenian troops and al-Ḥusayn ibn ʿAlī, the grandson of
the Prophet - which enabled them to be recognized as the eternal “winners” of these two battles in which they
were martyred, We need to analyze and understand the two religio-historical notions of “holy war” and
“martyrdom” by going through the history of their birth, evolution and transformation in parallel with the
imperial demands of late-Antique society in relation to the reinterpretation of the biblical prohibition of
homicide. For centuries, this has enabled oppressed peoples to take action, using as a model the defensive
struggle of the Christian martyrs who rose up against the oppressors and persecutors of their time, losing their
earthly lives and becoming immortal, eternal heroes for these peoples.
KEYWORDS

Holy war, martyrdom, militant piety, rough tolerance, warrior culture

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