Présentation
Dans quels temps vivons-nous ? Voici qu’une frénésie primaire
pousse à mordre, haïr, dénoncer. Les rumeurs et les fake news
aveuglent jusqu’aux politiques les plus expérimentés. Dans nombre
de démocraties, le mensonge est la vérité. Les populations semblent
adorer l’incompétence au pouvoir. Le cynisme et la désinhibition se
généralisent. L’amour de la liberté devient un cliché. Puissant ou
dominé, chacun revendique le droit d’être une exception aux règles
et à la morale… C’est le moment d’écouter la parole du plus
important philosophe européen actuel. En cinq essais sur les thèmes
de l’immigration, du Brexit, de la cohésion sociale et de la nation,
Peter Sloterdijk rappelle la forte réalité de l’Union européenne,
analyse la montée des populismes et leur vision simpliste du monde,
dénonce l’improvisation de politiques réduits à réparer chaque matin
les erreurs qu’ils ont commises la veille. Lui qui avait prévu le retour
de la colère et de la violence, nous exhorte aussi à ne pas oublier
que l’Europe, malgré ses défauts, reste à ce jour le seul système de
coopération durable.
ÉDITIONS PAYOT & RIVAGES
payot-rivages.fr
Conception graphique de la couverture : Cédric Scandella
© Peter Sloterdijk. All rights reserved by and controlled through Suhrkamp Verlag, Berlin
© Éditions Payot & Rivages, Paris, 2019 pour la traduction française
ISBN : 978-2-228-92362-0
« Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé du
client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre gratuit ou onéreux, de tout ou
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droit de poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété intellectuelle devant les
juridictions civiles ou pénales. »
1
Ceux qui veulent être trompés
Que serions-nous sans le secours de ce qui
n’existe pas ?
Paul VALÉRY,
Petite lettre sur les mythes, 1928
C’est l’une des caractéristiques les plus impressionnantes des
cultures hautement avancées qui, depuis le Ier millénaire avant J.-C.,
animent la marche de l’histoire des civilisations, que d’avoir de plus
en plus explicitement conçu « l’humain » comme un être dont la
nature veut qu’il soit victime de ses erreurs. Cela ne signifiait pas
que « l’homme » ne pouvait jamais être totalement à l’abri, dans son
rapport quotidien avec les choses et avec ses semblables, du risque
de se tromper sous tel ou tel point de vue. Les visions du monde des
cultures hautement avancées dramatisent la pénétration de
l’existence par la tension entre le vrai et le faux jusqu’au point où
l’existence risque de se laisser prendre à une illusion générale. Elle
paraît, dès le début, plongée dans une globalité de l’erreur dont elle
ne peut plus se défaire qu’au prix d’efforts spirituels extraordinaires
ou, lorsque ceux-ci ne sont pas suffisants, grâce à la prévenance
d’une vérité hors de portée de l’initiative humaine.
Cela apparaît avec une singulière clarté dans deux concepts de
l’Inde antique, maya et samsara : l’être-dans-le-monde signifie selon
ces notions l’immersion dans un tissu d’apparitions trompeuses d’où
aucun chemin ne permet de sortir de son vivant – même la mort ne
promet pas de libération tant que la roue des naissances et des
renaissances dans laquelle sont imbriquées les différentes
existences continue à tourner irrésistiblement. Les cultes ascétiques
de l’Inde forment le plus ancien mouvement de libération de l’histoire
des idées – non pas au sens de l’émancipation politique, mais dans
celui d’un détachement de contextes contraignants nés d’un
aveuglement existentiel d’abord inéluctable. L’objectif de la libération
est évoqué par le terme moksha – une expression qui, à partir des
siècles préchrétiens et jusque dans le culte hindouiste contemporain,
désigne le but des efforts spirituels.
Nous rencontrons des radicalisations analogues dans les
cultures hautement avancées situées plus à l’ouest. Dans la
conception de la Perse antique, notamment dans la doctrine
zoroastrienne, l’existence humaine est d’emblée intriquée dans une
guerre de principes antagonistes ou de divinités en querelle. Leur
face à face forme le moteur de « l’histoire véritable ». Leur inévitable
imbrication dans le champ de bataille des puissances
transcendantales inclut, pour les hommes, la contrainte de prendre
parti, impliquant le risque de s’engager du côté du mauvais principe,
l’Ahriman (esprit cruel, destruction). En revanche, le combat dans le
camp du bien – de l’Ahura Mazda, la maîtresse de la sagesse –
fournit la matrice de ce qui portera ultérieurement des noms aussi
sonores que vera religio, « Mission », « combat pour le progrès » ou
djihad. Même le djihadisme récent, d’inspiration salafiste, n’est du
point de vue historique qu’une variante, pour ne pas dire une
caricature, du militantisme spirituel de l’ancien Iran. C’est de lui que
provient la « révélation » selon laquelle, dans le monde réel, des
majorités plongées dans la confusion se rattachent assez souvent
aux armées du destructeur, alors que les partisans de la « vérité »
se retrouvent d’ordinaire dans la situation d’une minorité en
souffrance. On peut ainsi expliquer la terreur au nom du bon, avec
laquelle, depuis les jours anciens, le petit nombre (les oligoi) aimerait
s’élever à la domination sur les multitudes (les poloi).
Une extension comparable de la zone d’aveuglement s’est
produite en Grèce lorsque la philosophie en genèse, d’abord en
Ionie, puis dans l’Attique, a suscité une rupture entre les contenus
de conscience des multitudes et les arguments des élites formées à
la logique. La toute première trace de la rupture apparaît dans la
manière dont Héraclite hausse le ton à l’égard de la foule ignorante ;
il la compare à un troupeau de porcs qui se roulent dans la fange
pour se purifier de la fange. Son expression classique apparaît dans
la parabole de la caverne que l’on trouve dans La République de
Platon, parabole qui n’a rien à offrir aux multitudes sinon la position
des esclaves qui, toute leur vie, enchaînés, regardent fixement les
ombres trompeuses sur la paroi tandis que seul le sage éclairé sort
de la caverne et se place dans la lumière des idées – pour
finalement, à ses risques et périls, revenir au peuple, fort d’une
habilitation supérieure à pratiquer l’enseignement. Au XXe siècle
encore, Theodor W. Adorno parlera d’un « contexte d’aveuglement »
universel, démontrant de cette manière que la logique de la parabole
de la caverne reste en vigueur par-delà les époques, ce bien que les
méthodes et les promesses de la sortie de la caverne se soient
transformées du tout au tout à l’ère des multitudes démocratisées.
Le christianisme des premiers temps était lui aussi pénétré par la
conviction que dans leur grande majorité, les hommes vivent tout
d’abord et le plus souvent dans une ignorance arrogante et une
étroitesse d’esprit égocentrique tant que l’Évangile ne leur donne
pas la chance imméritée de crever le voile de l’aveuglement.
L’enfermement dans l’erreur n’est plus considéré comme un simple
état naturel, il est plutôt la conséquence d’un acte rebelle que
chacun, ou presque, commet d’une manière quasi spontanée tant
qu’il existe dans l’ordre de l’absence d’amour – il s’agit de l’acte
consistant à placer le moi au-dessus des autres ; il apparaît avant
tout dans le volontarisme avec lequel on se détourne de la
quintessence de l’autre, à savoir Dieu. Interprété dans la perspective
du christianisme, l’aveuglement originel ne signifie donc pas
seulement une erreur inévitable et, dans cette mesure, exonérée de
toute culpabilité. Il naît de l’insistance endurcie que l’on porte sur le
faux, c’est-à-dire de ce qui s’appelle, dans la tradition « religieuse »
occidentale, le « péché » (hamartía, peccatum). Selon saint Paul, le
péché habite l’homme depuis toujours ; il est un esclave (doulos) du
péché. « Il n’y a point de juste, pas même un seul 2. » Est pourtant
libéré, selon lui, celui qui est prêt, comme lui-même, à se
transformer en esclave du Christ (doulos Christou Iesou). La scène
primitive de la conversion s’était produite lors de l’insurrection de
l’archange et de son escorte d’anges entichés d’eux-mêmes, qui
s’étaient dressés contre le Plus-Haut, une rébellion qui ne pouvait
déboucher sur rien d’autre que sur la chute permanente dans les
vaines affirmations de soi. Du point de vue des chrétiens et des
orthodoxes – dans tous les sens du terme – « fermes sur leurs
principes », la modernité séculaire ne fait sens que si on la conçoit
comme un asservissement progressif de l’humanité par le biais de
l’élément adverse.
Même l’inversion de la perspective n’y changerait rien : si
« l’homme » se définit littéralement comme la créature « en
révolte », mieux, comme l’animal fier d’être « contre », et qui a le
droit de se révolter, il fait de l’accusation chrétienne un titre de gloire.
Max Scheler parle de l’homme comme de « celui qui peut dire non ».
Quand le philosophe décrit en conséquence l’être humain comme un
« ascète de la vie », il résume l’histoire millénaire des tentatives
métaphysiques visant à enfoncer un coin entre la vie et la réalité.
Nietzsche n’avait-il pas déjà parlé de la terre comme de « l’étoile
ascétique » ? Et dans la mesure où elle augmente la tension
verticale de l’existence, l’ascèse n’est-elle pas depuis toujours
accompagnée par un élément de « bionégativité » ? La simple
existence vitale serait par conséquent un contexte de non-vérité dont
seule la pensée – ou la montée dans les états supramentaux de l’art
et de la méditation – pourrait permettre de se libérer.
En deçà du niveau de ce type d’interprétations de haute volée, à
demi mythologiques, à demi métaphysiques, qui font de l’être
humain un être originellement réceptif à l’aveuglement et quasi
a priori dans l’erreur, se développe simultanément dans toutes les
cultures un rapport pragmatique avec les faits de la conscience qui
se trompe. Au niveau quotidien, on sait d’une manière ou d’une
autre à quelle fréquence l’apparence qui permet la perception initiale
se révèle trompeuse, et que plus d’une conception juste ne peuvent
être acquises qu’au deuxième regard. On sait également, par simple
expérience et ce quelle que soit la culture dans laquelle on vit, que
tout ce qui est dit n’est pas véridique pour autant. Même s’il était vrai
que le monde est tout ce qui est le cas, tout ce qui est dit ne serait
pas couvert par ce qui est le cas. Le langage fonctionne comme un
Eldorado des fictions – cela ne vaut pas seulement à la lumière de la
critique moderne du langage, telle qu’elle a été inaugurée par
Mauthner et Wittgenstein puis déployée par l’école de la philosophie
analytique. La conception originelle du langage oscille déjà entre la
crédulité et la suspicion et, dans la mesure où elle entretient
l’attitude suspicieuse, prend spontanément l’attitude dont la culture
est à l’origine de ce qu’on a appelé « critique » depuis les
commencements des Lumières. Nietzsche est allé jusqu’à affirmer
que la méfiance et la moquerie étaient signe d’une santé solide.
La méfiance envers ce que nous entendons et lisons est justifiée
dans la mesure où le langage représente toujours plus qu’un média
visant à transmettre les sagesses et les mythes spécifiques à la
culture concernée. C’est une expérience élémentaire pour cet être
de discours qu’est l’homme : le discours ne sert pas seulement à
l’articulation d’erreurs commises de bonne foi. Il est en même temps
le moyen d’opérer un retournement conscient et intentionnel des
faits. Plus que toute autre chose, le langage se prête à dissimuler les
arrière-pensées et à séduire ses destinataires en arborant une
apparence susceptible de faire consensus. Le discours mensonger
ne produit donc pas du tout uniquement une représentation
involontairement fausse des situations données – bien que certaines
déformations de communications puissent s’expliquer à partir de
l’histoire naturelle de la simulation. Il peut exister des prédispositions
innées à la dissimulation et à l’illusion – le talent de comédien dont
disposent de nombreuses personnes plaide en faveur de cette
hypothèse. Mais on ne ment pas par méprise. Aucune fausse
affirmation n’est innée. Le mensonge contient toujours une
insurrection de principe contre le devoir de dire la vérité, devoir
confirmé, dans les cultures hautement avancées, avec une
explicitation pathétique.
Ainsi, après l’erreur primaire involontaire, le mensonge entre-t-il
dans la phénoménologie quotidienne de la conscience qui se trompe
et qui trompe, en tant que sa deuxième figure. En elle, la tromperie
est animée, côté trompeur, par des intentions conscientes, tandis
qu’elle est subie involontairement du côté du trompé.
Dès que l’être-trompé est affecté d’un caractère volontaire,
émerge la troisième figure de la conscience qui se trompe, figure
que l’on désigne, selon le cadre dans lequel s’exerce la critique de
l’erreur, comme de la superstition, de l’ensorcellement par des
idoles, de l’idéologie, de l’autosuggestion ou de la « désactivation
volontaire de l’absence de croyance » – cette dernière étant, selon
Coleridge, caractéristique de l’attitude de réception éthique des
invraisemblances manifestes dans la forme des œuvres d’art.
On parle de « superstition » dans les théologies monothéistes
depuis que la foi dans le Dieu vrai et unique doit être distinguée des
cultes des nombreux dieux : après la révélation de l’Un, ceux-ci
passent pour des fantômes nés du mensonge ou des fictions nées
de la peur. Si les dieux sont morts, c’est parce que les théologiens
de l’Un l’ont tué. C’est eux qui ont ouvert la voie à la polémique
édifiante contre les illusions fabriquées par l’être humain. La critique
théologique des entités de la superstition, telle qu’elle s’était formée
entre Irénée de Lyon et Augustin d’Hippone, se transforme au début
de l’ère moderne en une critique politiquement et moralement
virulente de l’idéologie. Elle se considère à la hauteur de cette tâche
une fois que la culture occidentale de la rationalité s’est
suffisamment développée pour tenir à distance les structures et les
contenus de la conscience mystifiée, réprimée et aliénée – à
commencer par l’énumération que fait Bacon des idoles qui
déforment la connaissance (c’est-à-dire des idoles de la « tribu » –
ce qui désigne le genre humain dans son ensemble, de la
« caverne » – terme qui englobe les penchants et névroses
personnelles, du « marché » – et avec lui du climat dominant de
l’opinion, et pour finir du « théâtre » – ce qui, en substance, se réfère
au fonctionnement universitaire de la scolastique tardive). À
l’opération de débarras lancée par Bacon succède la moquerie de
Spinoza sur les religions historiques ; elle se prolonge dans la
critique généralisée qu’opère Feuerbach sur la religion, considérée
comme une projection de l’imagination humaine. Elle culmine avec
la critique, d’inspiration marxiste, des conceptions prolétariennes et
petites-bourgeoises du monde. Et vers le milieu du XXe siècle, elle
finit par déboucher sur la critique de « l’industrie de la conscience »
dans des sociétés de masse propulsées par l’argent. Ces critiques
trouvent un épilogue tragicomique dans le démontage du
« patriarcat » qui, au XXe siècle, se retrouve en soi bien mal en point,
et dans la « déconstruction » des différences essentialisées entre les
sexes – différences qui, depuis un certain temps, tendent vers la
flexibilisation.
Le pacte à demi conscient, à demi inconscient entre les
menteurs et ceux que l’on abuse est caractéristique de l’entité que
constitue le palier idéologique de l’erreur. On a par conséquent à
faire à de l’idéologie, dans le sens précisé de ce terme – en tant que
troisième figure dans la série de formes de la conscience qui se
trompe et induit en erreur – tant qu’une production plus ou moins
explicite d’idoles suggestives converge avec la demande plus ou
moins ouverte d’illusions édifiantes. Cette convergence – souvent
codée sous des auspices d’abord religieux, plus tard majoritairement
politico-éthiques – s’est révélée, du point de vue historique, être une
véritable réussite en dépit de son instabilité. Elle s’impose partout où
une « volonté de croire » – pour employer l’expression de William
James – rencontre la « propagande », c’est-à-dire des systèmes
élaborés et durables du type de la prédication missionnaire, de la
littérature de confession, de la presse sectaire et de l’endoctrinement
des partis.
Les auteurs marxistes ont le plus souvent défini l’idéologie
comme une « conscience nécessairement fausse », mais se sont en
règle générale abstenus de fournir des renseignements sur la nature
du caractère « nécessaire » de la fausseté. C’est dans cet oubli que
se niche l’insincérité. La conscience est sans doute toujours locale,
mais jamais « nécessairement fausse ». Sans l’exigence du non-
vrai, pour autant qu’il se révèle utile à la vie dans une situation
donnée, les offres de tromperie courantes que propose une palette
allant des pseudo-médecines archaïques jusqu’aux cultes modernes
des chefs ne trouveraient pas preneur. De même que, suivant la
phrase d’Aristote, il existe chez tous les hommes une quête
originelle de connaissance, il existe aussi un intérêt pareillement
originel pour la tromperie. Ici, la jeune critique de l’idéologie entre en
contact avec les théories plus anciennes de l’immersion primaire des
créatures humaines dans l’erreur. Friedrich Nietzsche : « Nous
avons l’art pour que la réalité ne nous fasse pas périr. » Ernst Bloch :
« L’homme ne vit pas que de pain, surtout quand il n’en a pas. »
C’est dans sa déchéance, qui ne cache pas ses symptômes
depuis la fin du XVIIIe siècle, que l’idéologie en échec laisse libre
cours au cynisme : on a dû, lorsque le temps en fut venu, montrer de
quelle manière – au-delà de l’erreur, du mensonge et de l’idéologie –
il forme la quatrième figure, à peine remarquée, dans la série de
formes de la conscience qui se trompe, que l’on trompe et qui
trompe. La Critique de la raison cynique 3 est devenue une entreprise
à la fois ironique et sérieuse, dans la mesure où son objet constitue
un hybride de vérité et de non-vérité : sa structure dissonante est
reproduite dans la formule « la fausse conscience éclairée ». Pour
l’étudier, il faut une combinaison entre le « gai savoir » et une théorie
de la vérité indésirable.
Par « cynisme », il faut dans un premier temps entendre un
phénomène de désinhibition : en lui, la franche énonciation de la
vérité – cette vertu de la parrhesia dont le Foucault tardif a fait
l’éloge – atteint le palier de l’autodémasquage. Si l’hypocrisie était
une révérence du vice à la vertu, le cynisme met quant à lui en
œuvre le refus que le mensonge oppose à la convention consistant
à se couvrir d’idéalisme. Cela suppose l’assouplissement de la
contrainte du port du masque pour les deux parties du pacte
d’illusion qui fonde l’idéologie. Lorsque ceux d’en haut font tomber le
masque, ils cessent de dissimuler l’indifférence que leur inspire ce
souci du bien commun qu’on leur prête officiellement. « Après nous
le déluge », le bon mot que, selon la tradition (ou la légende),
Mme de Pompadour aurait prononcé afin de ne pas devoir
interrompre une fête élégante, en novembre 1759, apprenant la
nouvelle de la défaite des troupes françaises face aux Prussiens,
près de Rossbach, illustre de manière exemplaire la tendance
qu’avaient les nobles à la désinhibition. Ces derniers sont emplis par
la conviction qu’eux-mêmes ne seront plus touchés par le Déluge.
Marie-Antoinette, l’épouse de Louis XVI, aurait fait un pas
supplémentaire dans la malveillance en lançant, face aux émeutes
de la faim qui éclataient à Paris : « Si le peuple n’a pas de pain, qu’il
mange de la brioche. » Ce bon mot pourrait faire partie de ces
anecdotes qui, pour parler avec Bruno, sont bien inventées à défaut
d’être vraies.
Dans leurs cynismes, les dominants font savoir qu’ils sont las de
porter les masques de l’hypocrisie. Ils brillent avec l’ironie de celui
qui s’en est bien tiré. Pour eux, des dimensions comme l’honneur, la
décence, l’amour de la liberté, le tact et l’empathie sont de simples
clichés dans le Grand Théâtre du Monde. Ils jouissent de la
conviction qu’ils pourraient à tout moment revendiquer à leur profit le
droit aux exceptions. De nos jours, Warren Buffett compte au
nombre de ceux qui, tout en haut, pensent parfois ne plus avoir
besoin de masque : « Il y a une guerre des classes, c’est
parfaitement exact, mais c’est ma classe, la classe des riches, qui
fait la guerre, et c’est nous qui gagnons. »
Du côté plébéien – après la dissolution du pacte de stabilité des
illusions sociocompatibles – c’est le cynisme de la « plèbe » qui se
déchaîne. La tendance à la désinhibition est littéralement tangible
depuis le dernier tiers du XVIIIe siècle, notamment en France – et elle
est inséparable des ambiances de troubles prérévolutionnaires.
Compte parmi la « plèbe » (Pöbel 4), au sens où l’entend Hegel, celui
qui se considère comme trop pauvre pour vouloir s’offrir la comédie
du bon comportement. Ce que le cynisme d’en haut a en commun
avec le cynisme du bas, c’est que tous deux se dispensent de
satisfaire aux exigences jugées excessives d’une morale universelle.
Le scepticisme cynique des petites gens se réfère fréquemment à
l’amoralité des grands. Quelle que soit la personne qui viole les
règles de la convenance, elle se félicite de son réalisme. Nietzsche
écrivait à juste titre : « Le cynisme est la seule forme sous laquelle
les âmes vulgaires accèdent à la probité 5. »
II
L’ancienne histoire des idées permet de comprendre que le
cynisme, comme acte de parole aussi bien que mode de pensée, n’a
pas toujours dû attendre la décomposition de l’« idéologie » – c’est-
à-dire le consensus des illusions proposées et bienvenues –, bien
qu’il reste au plus haut point caractéristique de cette phase de
l’histoire des idées et des mentalités. Des variantes antérieures du
cynisme sont apparues dès l’époque des guerres civiles romaines.
Plutarque et Augustin citent le juriste romain, président du collège
des prêtres (pontifex maximus), Quintus Mucius Scaevola, qui fut
actif à l’orée du Ier siècle avant J.-C. – entre autres comme
enseignant de Cicéron – pour lui attribuer cette sentence : « Si le
monde veut être trompé, qu’il le soit » (Si mundus vult decipi,
decipiatur). Ce propos constitue la toute première illustration du
cynisme patristique et sacerdotal sur le sol romain. Il a pour
présupposé le mouvement au cours duquel une « religion » des
hommes éduqués se retire des légendes du populus. Du point de
vue de l’histoire des idées, cette sentence de Scaevola est d’une
grande valeur : elle révèle comment un certain cynisme découle
directement de la ridiculisation urbaine de la croyance populaire
sans devoir attendre la désagrégation de l’« idéologie » par les
Lumières des temps modernes. Selon Plutarque, Varron, le grand
érudit romain du IIIe siècle avant J.-C., aurait déjà estimé qu’il existait
des vérités dont il vaut mieux ne rien communiquer au peuple, de la
même manière qu’il existe des erreurs largement répandues dont il
ne faut surtout pas que les multitudes apprennent le caractère
fallacieux. Cela rappelle vaguement un bon mot forgé aux États-Unis
et remontant à l’ère des débats constitutionnels : « All men are born
free and equal, but why tell the people 6 ? » (Propos similaires chez
Rivarol : « L’égalité est quelque chose de splendide – mais à quoi
bon aller en parler au peuple ? ») On en trouve une variante plus
douce dans les Maximes et Réflexions de Goethe, no 1019 : « Le
public veut être traité comme des femmes : on ne doit surtout rien
leur dire sauf ce qu’elles aimeraient entendre. »
Sur une période de deux mille trois cents ans – c’est ce que
jalonnent ces allusions –, le hiatus entre les interprétations du
monde pratiquées par les élites et celles des masses populaires
devient perceptible – y compris au-delà de la religio duplex à l’étude
de laquelle Jan Assmann a consacré une œuvre subtile 7. Au cours
de cette époque, le cynisme a le plus souvent voyagé comme
passager clandestin de l’ésotérisme – pour peu que l’on définisse ce
dernier comme une figure du savoir qui doit être mis à l’écart de la
communication aux inexpérimentés. Sous le toit de l’ésotérisme,
pessimisme, humour noir, antinomisme et cynisme se sont
constitués en paliers de la maturité. On peut appliquer à la sphère
ésotérique le mot de Shakespeare : « Ripeness is all », « la maturité
est tout ». Le cynisme immature produit ce qu’on appelle
« nihilisme » depuis le début du XIXe siècle. Cela va de pair avec le
principe de la plus grande vulgarité possible de l’explication. Edward
Gibbon écrit : « Que l’on ne prête pas de noble motif à un acte s’il
est aussi possible d’en trouver un vil. »
Certains indices de cette tendance permettent de deviner que le
cynisme – conçu comme un symptôme de la désinhibition amorale –
ne découle pas seulement du laisser-aller verbal des puissants ; il
résulte aussi bien de la trahison qu’un clergé creux a commise
envers lui-même. Ce n’est pas tout à fait un hasard si la phrase
mundus vult decipi est aussi attribuée à Gian Pietro Carafa, le futur
pape Paul IV. Son pontificat n’a duré que quatre ans (de 1555 à
1559) – assez longtemps pour valoir à ce vieillard endurci une
réputation de rigoriste et de real-politicien de l’orthodoxie romaine.
Son souci du maintien de la façade catholique ne se manifesta pas
seulement dans l’introduction du ghetto obligatoire pour les Juifs et
dans les bûchers dressés arbitrairement pour y faire brûler des
personnes en apparence hérétiques (il n’était pas en fonction depuis
deux mois que, déjà, il faisait exécuter vingt-quatre marranes à
Ancona) ni même par la répression rigoureuse des protestants sur le
territoire de l’État de l’Église (en dépit de la paix religieuse
d’Augsburg signée en 1555). Sa déclaration : « Même si mon propre
père était un hérétique, j’irais moi-même chercher le bois pour le
faire brûler », lui a valu une sinistre célébrité. Son pontificat a eu
d’abondantes conséquences historiques en raison de l’institution de
l’index librorum prohibitorum – cet instrument de politique des idées
au moyen duquel la non-lecture des livres indésirables était censée
devenir un garant du statu quo romain. L’idée de l’index s’appuyait
sur l’argument que l’on devait protéger l’esprit des croyants contre
l’empoisonnement par des contre-vérités imprimées ; en vérité, elle
reposait sur l’hypothèse que le monde voulait aussi être trompé sur
le mode de la confiscation des livres.
L’accession de Rome au rang de centre d’émission du cynisme
des temps modernes est à partir de l’ère des papes Borgia (c’est-à-
dire depuis Alexandre VI, 1492-1503) l’un des faits attestés de la
manière la plus dense dans l’histoire des idées aux temps
modernes. Après eux, devenir pape sans être un cynique tiendra du
tour de force. Les effets ultérieurs de l’action de Paul IV sont
éloquents : le nom de pape « Paul » est resté pratiquement
inutilisable pendant quatre cents ans, abstraction faite d’une
exception insignifiante au XVIe siècle, et ce à un moment où le
catholicisme se voyait confronté au défi de la mission globale,
mission à laquelle aucun nom ne pouvait mieux convenir, sur le plan
du programme, que celui de treizième apôtre. Il fallut attendre
Giovanni Battista Montini, après son élection en 1963, pour qu’un
pape reprenne le nom de Paul. Fait caractéristique, c’est lui, le
« pape du Concile », qui abolit cet index devenu contre-productif.
Un épisode de la vie du jeune Martin Luther témoigne de la
romanisation du cynisme : lors de son voyage à Rome, à l’automne
de l’année 1510 (ou 1511), Luther se retrouva en compagnie de
prélats douteux qui se permirent une parodie choquante lors d’une
célébration de l’eucharistie. Pendant la récitation des paroles
d’institution de la Cène, sur la transformation du pain en corps du
Christ, le vers suivant aurait été prononcé : « Pain tu es et pain tu
resteras. » Ce sont des membres du clergé qui ont, pour la première
fois, témoigné de l’unité du rituel et du fake. On voit à un curieux
détail comment on aboutit au parachèvement de la corruption dès
que des clercs désenchantés ne voient plus aucune raison de
dissimuler leur mépris des naïfs. Qu’on se garde bien de n’y
discerner qu’un symptôme de l’autodérision ludique ; c’est le signe
d’une désinhibition qui repose sur la certitude, typique du parasite,
que même après des déballages aussi indécents de la bassesse de
l’esprit, on peut encore s’en sortir avec les applaudissements de
témoins bluffés.
Compte tenu de l’amoralité ouverte et largement répandue parmi
les gens d’Église, il n’y a rien d’étonnant à ce qu’un nombre non
négligeable d’auteurs de l’humanisme aient eu recours au genre
antique de la satire pendant la période de floraison de la
Renaissance. À leur époque non plus, il n’était pas simple de ne pas
écrire de satire. Ce sont Sébastien Brant, Érasme de Rotterdam et
Thomas More, auxquels on doit les chefs-d’œuvre – lesquels
méritent encore d’être lus aujourd’hui – de la critique satirique d’un
monde non seulement mauvais, mais aussi désinhibé : La Nef des
fous, 1494, l’Éloge de la folie, 1509, et L’Utopie ou le Traité de la
meilleure forme de gouvernement, 1516. Le poète Pierre Aretin, un
contemporain tout juste un peu plus jeune que les susmentionnés,
apporta des accents locaux romains au concert satirique du début
des temps modernes. Jusqu’à l’époque des Lumières et du
romantisme, celui-ci n’allait rien perdre de son actualité. Dans les
années 1830 encore, le poète Giuseppe Giachino Belli (1791-1863),
qui écrivait en dialecte romain, enrichit le fonds du savoir satirique
européen avec des propos d’une franchise très artistique sur la
Rome contemporaine ; au pape Grégoire XVI, il reprocha de traiter
la Ville sainte comme si c’était sa gargote habituelle. Pour l’auteur,
qu’il ait été grand temps d’exprimer ce genre de choses était dans la
nature des choses. Elles poussent d’elles-mêmes à voir la lumière
du jour : « La verità è come è la caccarella » – « La vérité te saisit
comme la chiasse ». On trouve une variante moins vulgaire d’une
idée analogue avec l’observation, étudiée par des logiciens, du fait
que des propositions énoncées, en raison de leur structure
affirmative (« apophantique ») manifestent par elles-mêmes une
tendance à l’énonciation de vérité. Les cyniques ne veulent plus se
contenter de l’hypocrisie ; ils arborent leur masque de conventions
sans se soucier le moins du monde de leur propre crédibilité. On
attribue à Louis XI (1423-1483) ce bon mot : « Qui ne sait dissimuler
jamais ne saura régner. »
On ne manquera pas, pour finir, de noter le rôle qui revient au
marquis de Sade dans la modernisation du cynisme. Dans son
œuvre s’accomplit, de manière quasi prophétique, la synthèse de
l’antinomisme et du naturalisme : l’indifférence agressive à l’égard
de la loi s’associe à un culte de l’énergie. La nouvelle relation
anticipe de larges domaines des cultures de la désinhibition qui sont
devenues caractéristiques du XXe siècle. Pour cet auteur à scandale,
la pornographie ne signifiait pas seulement la révélation épatante de
secrets sexuels dans la mesure où s’appliquait à ceux-ci la règle
formulée par le Mephistopheles de Goethe : « À de chastes oreilles
on ne peut révéler / ce dont des cœurs pieux ne peuvent se
priver 8 ». Dans la réflexion de Sade, le tournant vers la pornographie
est au service d’un projet de renversement naturaliste : il vise à
libérer une nature d’énergie sans scrupule pour qu’elle sorte du
système d’inhibition de la morale. La « nature » sadienne incarne la
pulsion vers le crime, pulsion que les bridages culturels ont
empêchée de passer à l’acte. Ce que des observateurs naïfs
tiennent pour de la pornographie est un naturalisme à tendance
prédatrice. Pour Sade, son déchaînement révèle le sens profond de
la Révolution française – mieux, si cela ne tenait qu’à lui, ce
déchaînement devrait déterminer la ligne d’évolution de l’ère
postmorale.
On trouve partout des traces de postmoralisme dans la littérature
du XIXe siècle, en partie affirmatives, en partie critiques – chez
Balzac, chez Barbey d’Aurevilly, chez Stirner, chez Baudelaire, chez
Dostoïevski, chez Maupassant, pour ne citer qu’un petit nombre
d’auteurs descendus à l’occasion dans les catacombes du mal. Elles
se sont condensées, chez Nietzsche, dans le message de la
réévaluation de toutes les valeurs. Sa doctrine a inspiré le
philosophe de l’histoire Oswald Spengler : son œuvre tardif, inédit,
tourne autour de la question de savoir pourquoi toute anthropologie
prend un tour philistin lorsqu’elle ne débouche pas sur une apologie
du prédateur humain. Spengler avait sans aucun doute à l’esprit le
phénomène Napoléon, cet hybride de prédateur et de demi-dieu
auquel on ne pourrait rendre justice, sur le plan éthique comme sur
le plan anthropologique, que par une Critique de la force pure.
Comme Kant l’avait déjà remarqué, de tels individus quittent la
sphère humaine pour entrer dans celle des « forces naturelles ». En
tant que tels, ils se précipitent vers l’avant à la manière de pierres
qui roulent.
III
La plupart des historiens des idées s’accordent sur l’idée que la
Première Guerre mondiale a provoqué la plus profonde coupure
dans l’histoire des mentalités de la modernité – bien au-delà des
conséquences de la peste noire au XIVe siècle et de l’écho des
guerres napoléoniennes qui avaient inauguré le XIXe siècle comme
ère des masses et de leur mobilisation. Si le XIXe siècle, au moins
dans sa première moitié, est devenu une ère de « restauration »,
c’est parce que l’impulsion « restauratrice » a réalisé, avec un
certain succès, la volonté de mettre au repos les forces qui s’étaient
déchaînées entre 1789 et 1815. La situation étant ce qu’elle était, les
motifs qui furent libérés à l’époque – on leur apposa les étiquettes de
libéralisme, nationalisme et socialisme – n’ont pu qu’être
provisoirement réfrénés, mais pas neutralisés de manière durable.
Au cours de la guerre mondiale se sont déchargées les énergies
accumulées pendant un siècle. Une guerre d’un type nouveau et qui,
à côté des combattants en uniforme, a fait intervenir sur le champ de
bataille des systèmes d’armes mécaniques et des moyens de
combat chimiques, n’a pas seulement mis des troupes en marche ;
elle a fait surgir un phénomène de mobilisation totale aux
dimensions et aux intensités inédites, qui a effacé la différence entre
troupes et population civile. Après la crise de juillet, qui a débouché
sur les déclarations de guerre réciproques du début août 1914, on a
pu discerner dans quelle mesure les puissances imbriquées les unes
dans les autres se sont vues contraintes à miser sur la gamme
d’armes du mensonge. L’arme du mensonge avait depuis toujours la
fonction de maintenir vers l’extérieur l’image de l’ennemi que s’était
faite un collectif ; elle devait désormais être aussi et avant tout
utilisée vers l’intérieur pour souder le « peuple en armes », tel que
l’avait évoqué l’écrivain militaire Colmar von der Goltz dans son texte
de 1883, sous forme de communauté de la mystification. Elle
repose, au-delà du patriotisme ordinaire, sur la propension
populaire, pour ne pas dire sur l’exigence collective, à être trompé
par les mensonges de sa propre direction. De fait, la mobilisation
psychique ne réussit pas tant qu’on ne peut pas suggérer aux
troupes combattantes, avec l’aide des prêtres patriotiques et des
commissaires de l’idéologie, qu’ils partent pour le champ de bataille
avec le statut de victimes des attaques injustes de l’ennemi. Cette
suggestion constitue le cœur de toute propagande. C’est seulement
dans l’insurrection contre l’exigence outrancière de devenir la victime
souffrante de puissances étrangères, que s’accomplit la
subjectivisation du soldat – le passage entre la défense légitime et
l’attaque enthousiaste de l’ennemi ayant l’esprit perfide. Dans
l’enthousiasme, l’autosuggestion atteint la force d’un ordre de
mission. De là les images de ces volontaires en liesse qui partaient à
la guerre en août 1914, images qui, avec le recul de l’histoire,
paraissent aussi obscènes qu’énigmatiques. De fait, à l’ère des
levées en masse, devenues la nouvelle norme de la guerre à la suite
de la Révolution française, il s’était révélé impossible d’imposer le
service militaire obligatoire en cas de guerre sans invoquer
simultanément le devoir d’unilatéralité ; on ne gagne pas de guerre
avec des soldats qui ont de la compréhension pour l’autre camp. La
fixation sur sa « propre » vision des choses équivaut à une
interdiction de penser. Le port de l’uniforme national est un
perspectivisme en armes. Ce qui perturbe la mobilisation des
autosuggestions demeure interdit. L’autosuggestion est la matière
première dont on tire l’héroïsme synthétique du XXe siècle.
Le torrent le plus violent de désinhibitions cyniques fondées sur
la déchéance de l’idéologie s’est toutefois abattu sur l’Europe au
moment où les opérations armées ont touché à leur fin. On n’a
pratiquement pas relevé, à ce jour, que dans un texte qu’on ne lit
pratiquement plus aujourd’hui, État et révolution, rédigé quelques
semaines avant ce que l’on a appelé la « Révolution d’octobre », au
cours de la fin de l’été finlandais, Lénine avait gravi le plus haut
sommet que le cynisme ait jamais atteint dans l’histoire du monde.
On discerne, dans cet essai résolument doctrinaire sur la nature des
États, un trait essentiel de l’esprit du temps au début du XXe siècle :
le cynisme le plus extrême ne suppose ni la morbidité aristocratique,
ni l’autoparodie cléricale, pas plus que le ressentiment de l’homme
en échec et vivant dans son souterrain, tel que Dostoïevski l’a
représenté. Dans ses formes les plus élevées, il ressort de l’esprit
des calculs stratégiques chargés d’une tendance à la philosophie de
l’histoire. La contribution méconnue de Lénine au déploiement des
structures de conscience cyniques au XXe siècle découle de sa
défense de l’opportunisme. Pour le révolutionnaire déterminé à aller
à l’extrême, un principe s’applique forcément : l’occasion fait le
larron.
Le propos central d’État et révolution est le suivant : la guerre
entre les nations produit, pour peu qu’elle dure suffisamment
longtemps, la démoralisation collective qui apporte l’occasion
attendue de lancer la guerre civile. Lénine savait fort bien pourquoi il
recommandait de chasser le diable de la guerre extérieure au moyen
du Belzébuth de la guerre intérieure – à cette nuance près que, pour
cette fois, la guerre civile, qui était dans la conception de la
politologie classique le summum malum du monde des États, devait
servir d’instrument du tournant vers le bien, alias le socialisme. Ce
n’est pas pour rien que Lénine avait misé, avant même 1917, sur la
carte du « défaitisme révolutionnaire ». Et dans les faits, les choses
en Russie évoluèrent entre 1917 et 1922, pour s’exprimer
sommairement, comme les avait programmées le texte de Lénine et
comme il continua à les expliquer dans sa macabre « théorie de la
pause pour respirer » entre les guerres de mars 1918. Au cours du
mois d’octobre 1917 à Saint-Pétersbourg, on ne créa pas du tout les
prémices du passage du féodalisme au socialisme : le mois de
février de la même année avait inauguré le passage à une forme de
vie républicaine et démocratique ; le tsar avait abdiqué et ne se
trouvait plus au centre des événements. Ce que l’on mit en marche
au mois d’octobre, c’était la transition entre la guerre contre l’ennemi
national et la guerre contre « l’ennemi de classe ». Lorsque, en
1922, après la victoire des rouges sur les blancs organisée par
Trotsky, l’Union soviétique vint au monde sur les cadavres de pas
moins de cinq millions de personnes, elle ne pouvait rien faire
d’autre, à long terme, que devenir le foyer du cynisme réel.
Le cynisme soviétique a d’emblée été tragique. Ses
protagonistes étaient des idéalistes qui passaient leur doctorat de
realpolitik. Lénine et les siens ne possédaient pas la morbidité
nécessaire pour être des cyniques subjectifs. Ils croyaient – pour
autant qu’ils aient cru à quelque chose – au cynisme objectif de
l’histoire – en quelque sorte la nouvelle version matérialiste de la
« ruse de la raison ». Leurs renversements le leur confirmeraient un
jour. Jusque-là, ils demeuraient contraints de dissimuler leurs
arrière-pensées. Ils donnèrent en conséquence au mensonge
organisé la priorité sur la franchise sans honte. Ils en restèrent à la
conviction que l’objectif élevé justifie les moyens qui ne sont pas
beaux à voir. Pour garder la face, ils conservèrent jusqu’à la fin le
masque de la bonne volonté. Lorsqu’ils réfléchissaient plus en
profondeur, ils se concevaient comme les martyrs du crime
inévitable. On retrouve même partout, dans la Russie
postsoviétique, l’imprégnation par l’éther mensonger d’éléments de
langage officiels remontant à l’époque stalinienne et à la période qui
lui succéda.
La deuxième cascade des conséquences mentales de la guerre
mondiale s’est abattue sur les pays d’Europe centrale et orientale.
En eux se manifestent aussi les symptômes de la démoralisation sur
laquelle s’était fondé le bon espoir de Lénine quant aux chances de
la révolution, avec à l’esprit la « dictature du prolétariat ». Les esprits
critiques des nations occidentales tirèrent à leur manière des
conséquences des dévastations matérielles et morales dues à la
guerre. Une impulsion momentanée mena en 1916 un groupe
d’objecteurs de conscience allemands et roumains émigrés en
Suisse à fonder le dadaïsme. On peut y voir une radicalisation de la
satire, radicalisation qui, dans un premier temps, ne prétendit pas
être beaucoup plus qu’un reflet symbolique de l’absurdité qui
s’attachait au cours du monde. Du refus du service militaire découla
le refus du service sémantique, mieux : le refus de participer à la
« culture hautement avancée » dans son ensemble, puisque celle-ci
constituait la matrice des excès guerriers. Quant aux événements en
Russie, les dadaïstes berlinois n’avaient pour eux qu’amère
moquerie ; à leur yeux, ce qui se passait là-bas n’était qu’une
nouvelle déclinaison de la politique du « sérieux sanglant », pour
reprendre le titre d’une revue dada 9. Le « dada en chef »
autoproclamé Johannes Baader se moquait en 1920 de la
« proctature du dilétariat », comme s’il avait voulu proclamer que
seul le non-sens était encore « critique ».
Quand le surréalisme naquit du dadaïsme, l’attitude du Grand
Refus opposé à un monde déformé par le bellicisme s’intensifia pour
devenir un refus de toute croyance vulgaire en la réalité. Les
surréalistes ne se contentèrent pas de la révolte esthétique ; ils
visaient l’émigration hors de l’habituel sous toutes ses formes. Leur
doctrine se présentait comme la théorie et la pratique de la fuite
dans la transcendance. Les pratiquants du surréel cherchaient un
au-delà dans lequel l’inconscient s’associerait au fantastique et au
surprenant pour former un antimonde. Ils postulaient une alternative
à l’Étant dans son ensemble. Émigrants ayant fui le sérieux de la vie,
ils exigeaient un droit de séjour dans l’impossible.
Compte tenu de l’érosion du sens du sérieux, de la vérité et de la
sincérité, il était dans la nature des choses qu’en 1918 apparaissent,
à côté du révolutionnaire et du surréaliste, le personnage de
l’imposteur, accompagné par celui du criminel aux instincts de chef
d’entreprise, tel que Brecht l’a mis sur scène sous le nom de
Macheath en 1938 dans son Opéra de quat’sous. C’est à Walter
Serner que l’on doit le manifeste classique de l’escroquerie : il
retravailla son manifeste dada, cynique et antinomique de 1918,
Dernier relâchement 10, quelques années plus tard, dans l’esprit de la
Nouvelle Objectivité, pour en faire un bréviaire de l’imposteur. Ce
document, paru en 1927 (la même année qu’Être et Temps de
Heidegger), prend de nos jours une extrême actualité : il illustre la
manière dont l’ancienne devise secrète « Le monde veut être
trompé » a été élargie au début du XXe siècle pour devenir un lieu
commun. Il a désormais suinté dans les méthodes de
fonctionnement des directions d’entreprise et dans l’ethos hystéroïde
de la presse de masse. Dans les nations au sein desquelles on avait
déchaîné au fil des ans la propagande de la guerre mondiale, le
retour aux tonalités des Lumières et de la modération n’était pas
plausible d’un point de vue atmosphérique. Même si la guerre
chaude était terminée, son reflet dans le sensationnalisme des
médias ne s’effacerait plus jamais totalement au cours du siècle
suivant.
Là où le révolutionnaire, le surréaliste, l’imposteur et le criminel
expéditif sont regroupés en un seul personnage, naît sur le terrain
politique le héros synthétique du XXe siècle : le duce, le
generalissimo, le strongman, le Führer – fréquemment auréolé du
mythe du sauveur ou de l’aura d’un délégué de la Providence. Inutile
d’expliquer pourquoi, dans des périodes plus tranquilles, la demande
de ce type de figures est en baisse ; mais ils reviennent en vogue
quand le stress économique s’accroît. Il n’y a peut-être rien de
nouveau dans le fait qu’en pleine mer les grands poissons mangent
les petits ; à présent, dans l’aquarium du monde des États
modernes, les poissons prédateurs font la même chose que leurs
parents dans l’océan. Dans l’Italie des années 1920 circulait ce bon
mot : « Les temps sont durs, mais modernes. » Ce que cela signifie,
la phrase de Mussolini selon laquelle le fascismo est l’horreur de la
vie confortable l’explique fort bien. On n’a jamais mieux défini le
désir d’héroïsme synthétique.
Depuis le début du XXIe siècle, le mécanisme psychopolitique qui
a défini le XXe devient de plus en plus transparent : les courants de la
droite radicale ne s’attachent pas exclusivement aux conditions de
l’après-guerre, des années 1918 et suivantes – même si le fascismo
historique ne peut dans un premier temps se comprendre que dans
son époque, c’est-à-dire à partir des réactions aux résultats de la
Première Guerre mondiale. Il s’agissait de la trace mentale de la
démobilisation ratée dans les nations des perdants. Qu’il ait pris
d’abord forme en Italie peut être considéré comme une ironie de
l’histoire : ce pays doué pour l’histrionisme admettait ainsi se
compter au nombre des vaincus alors même qu’il avait rejoint pro
forma le camp des vainqueurs. Dans les années 1920, l’Italie de
Mussolini montra comment la fuite de l’héroïsme simulatoire découle
de la démoralisation d’une nation déstabilisée par la guerre.
IV
S’il fallait caractériser d’une seule phrase l’atmosphère mentale
du début du XXIe siècle, en Occident comme dans le « reste du
monde », ce serait forcément : l’imposture est devenue l’esprit du
monde. Pour comprendre ce tournant régressif, on devrait prendre
conscience du fait que même le présent au sens large – la période
allant de 1990 à 2018 – constitue une variante du phénomène
d’« après-guerre ». Elle forme l’ère qui succède à la guerre froide et
à son paradoxal « équilibre de la terreur ». Elle présente la
répartition symétrique, typique de ce genre de situations, entre
gagnants et perdants, qu’elle concerne des nations dans leur
ensemble ou bien des catégories précaires au sein des États-
nations.
L’impossibilité colérique de perdre qui caractérisa les vaincus
entre 1918 et 1933 se reflète après le 11 septembre 2001 mais
aussi, d’une certaine manière, après la crise bancaire de 2008, dans
de nombreux mouvements politiques – en particulier dans le monde
occidental (dans lequel on doit aussi compter, ad hoc, l’Inde et le
Brésil) –, mouvements qui associent fréquemment des fabrications
d’extrême droite à des motifs de gauche, à savoir l’appel aux gens
simples, qui travaillent dur et se retrouvent souvent les mains vides
après une vie de labeur : on avait pu déceler un phénomène
comparable avec les fasci de Mussolini et l’alternative pour
l’Allemagne – alias socialisme national – de Hitler. Il n’est rien de
plus caractéristique des perdants en périodes d’après-guerre que le
refus de déposer les armes, qu’ils soient par leur tendance
d’extrême gauche ou d’extrême droite. Pour eux, le slogan « le
combat continue » est toujours valable. On ne doit pas se laisser
tromper par le fait que c’est un mouvement d’extrême gauche qui a
explicitement choisi pour nom le motif lotta continua dans l’Italie des
années 1970.
Le schéma du combat qui continue est aujourd’hui modifié par le
changement radical de la constellation psychopolitique mondiale. Le
point le plus significatif est ici sans aucun doute qu’après
l’effondrement de l’Union soviétique, les social-démocraties
européennes ont perdu l’argument selon lequel elles incarnaient le
moindre mal face à la situation dans le camp de l’Est. Avec cet
argument, elles ont vu disparaître une bonne partie de leur raison
d’être. Sans la pression de la menace communiste, qui était aiguë à
l’époque de la guerre froide, la social-démocratie perd de plus en
plus de sa plausibilité ; elle vivait notamment du pire qu’elle
empêchait ou prétendait empêcher. Elle savait se présenter
constamment comme le « moindre mal ». Avec la disparition de la
menace, la gestion temporairement efficace de l’inégalité sociale par
l’association de la croissance et de la politique d’État social a
échappé à tout contrôle. À la suite de cela, la dynamique de
l’inégalité de structures sociales mues par l’économie financière a de
nouveau pu émerger au grand jour et sans filtre dans l’hémisphère
occidental. Les populations laissées de côté par les espoirs
d’amélioration à codage social-démocrate se sentent incitées à
porter sur leur situation un regard dégrisé. Leur désillusion se
transforme du jour au lendemain en rage contre le « système » dans
son ensemble : dans cette expression fatale revient, avec un accent
pratiquement inchangé, un régime linguistique des années 1920.
Ce qui s’est transformé par rapport à l’époque de l’entre-deux-
guerres peut se résumer sommairement par quatre facteurs qui ont
émergé ces derniers temps : la révolution des réseaux de
communication par Internet ; le basculement des systèmes
internationaux de désignation de l’ennemi, passés de la guerre
froide à la défense contre le terrorisme ; la montée de ce code de
langage néomoraliste que l’on désigne par l’expression de political
correctness ; et pour finir le déchaînement de flots de réfugiés qui,
ayant quitté des zones d’invivabilité aiguë, s’écoulent dans les zones
d’attraction de la richesse relative et de la sécurité juridique
supérieure. Ces quatre évolutions vont de pair avec des mutations
profondes dans les relations entre domination et mensonge.
Il faut en premier lieu noter ceci : avec la percée épidémique de
l’Internet, toutes les expressions antérieures de
l’« expansionnisme » ont été dépassées d’une manière à laquelle il
était impossible de s’attendre. Les « réseaux sociaux » récemment
apparus (Facebook en 2004, Twitter en 2006) confèrent une
signification radicalement nouvelle à la phrase du politicien
britannique colonial Cecil Rhodes : « Expansion is all. » Ils
confirment la loi du feedback positif sur laquelle reposent toutes les
dynamiques de modernisation : ce qui a du succès produit un effet
d’autoamplification. En l’espèce, cela signifie : de la connexion
ressort plus de connexions, des flux de données naissent des flux de
données supplémentaires, des publications découlent de nouvelles
publications – de la même manière que la notoriété provoque plus
de notoriété, que l’argent apporte plus d’argent, les machines plus
de machines, l’art plus d’art, la médecine plus de médecine, le sport
plus de sport, la mode plus de mode, les règles de droit plus de
règles de droit.
L’expansion des communications a pour effet la convergence
entre la présence médiatique et l’Être. C’est là la raison pour laquelle
la présence factuelle dans les médias prend l’avantage sur la vérité
de ce qui est représenté. Du point de vue de l’histoire culturelle, on
peut comparer l’effet « post-factuel » des médias sociaux à une
inflation galopante : la teneur en vérité d’un post sur le réseau
diminue proportionnellement au nombre de ses destinataires. Cet
effet amplifie le cynisme latent de l’appareil médiatique qui,
conformément à sa logique inhérente, se refuse à faire la distinction
entre l’expansion d’une information et sa teneur en vérité. La valeur
limite de l’évolution est marquée par l’autopornographie du culte des
« célébrités », c’est-à-dire la mise à nu par elles-mêmes de
personnes médiocres qui donnent à voir leur trivialité sans le
moindre voile ; de là l’existence de tant de « modèles » qu’on ne
reconnaît pas lorsqu’ils sont habillés.
Il faut en deuxième lieu constater qu’après la fin de l’opposition
entre « Bloc de l’Est » et alliance occidentale, des relations d’hostilité
d’un nouveau genre apparaissent partout dans le monde. Tandis que
les médias animent une inflation des mensonges privés, la sphère
politique actuelle est exposée à une expansion innovatrice des
mensonges d’État. Dans cette métamorphose, le rôle clé revient au
phénomène du « terrorisme ». Avec la « terreur », qu’on localise
partout et nulle part, le théâtre global de la guerre se transforme en
une scène des hostilités asymétriques. Ce qui s’y présente, le public
le perçoit comme un déséquilibre de la terreur.
En vérité, on ne peut pas rendre compte du phénomène de la
terreur tant qu’on ne discerne pas en lui le combat entre des paliers
différents de la conscience trompée. Elle représente une technique
de communication à tendance phobocratique. Son but explicite est la
corruption d’une population par propagation de la peur. Elle fait
travailler à son profit l’effet de levier de la presse qui, seule, est en
mesure de transformer une attaque locale en irritation nationale et
internationale. La terreur venant de l’extérieur révèle le trait
endoterroriste des opinions publiques nationalisées, tel qu’il s’était
rodé depuis le début de la Première Guerre mondiale. Celui qui était
aussi prêt, à l’époque, à accepter qu’on lui mente de manière
chronique sera aussi capable aujourd’hui de se plonger lui-même,
épisodiquement, dans l’angoisse et la terreur.
Le terrorisme efficace – il en est aussi de pratiquement
inefficaces : entre 1980 et nos jours, quelque cinq mille attentats
suicides ont été perpétrés, dont seul le dixième, à peine, a été
mentionné dans la presse occidentale – ne serait pas possible sans
l’hypothèse ouvertement formulée depuis l’époque de l’anarchisme
qu’il n’y a pas d’innocents du côté des agressés. Le hasard peut
bien décider, dans la plupart des cas, qui sera tué, l’accusation par
l’acte trouve quand même par le biais des médias, comme par
nécessité, les destinataires visés. Ce sont ceux qui,
traditionnellement, ne sont pas seulement trompés mais aimeraient
aussi se sentir agressés : dès qu’« on » est atteint par des coups
portés par la ruse, il semble démontré de manière irréfutable
qu’« on » compte au nombre des innocents. La réponse repose
toujours sur le rejet de l’accusation exprimée dans l’acte terroriste,
selon laquelle tout le monde est coupable. L’asymétrie des
assignations de culpabilité se révèle impossible à annuler. On a
oublié la parole de terreur stratégique prononcée par Robespierre en
1794 : « Je dis, quiconque tremble en ce moment est coupable. »
On retrouve une asymétrie analogue à propos de l’éthique de ce
genre de cas : alors que le terroriste se considère lui-même comme
un guerrier dont le courage va jusqu’à l’abnégation, la partie
attaquée le définira inéluctablement comme un « lâche criminel ».
Chaque acte terroriste représente un cas de cynisme mis en
pratique. Il n’est pas rare que le cynisme de l’action soit complété
par le cynisme d’un acte de parole par lequel une organisation
centrée sur l’agression revendique l’attentat. Une telle absence de
dissimulation est inévitablement et, de leur point de vue, à juste titre,
condamnée comme une perversion par ceux qui prennent le parti
des victimes. On néglige le plus souvent dans quelle mesure le
camp attaqué est lui-même déjà grevé d’actions analogues à la
terreur – on pourrait l’illustrer sans peine avec l’objet primaire des
attentats, les États-Unis d’Amérique 11. Dès que des terroristes
appellent des terroristes des terroristes, l’esprit du temps abat ses
cartes. Dans certains États – en Russie et en Turquie, pour ne citer
que deux exemples – des gouvernements pseudo-démocratiques
vont jusqu’à apposer la marque au fer rouge du terrorisme sur
presque tous les types d’oppositions afin de pouvoir, face à elles,
déclencher l’état d’urgence, voire l’état de guerre. Ainsi se propage
le modèle connu depuis l’Union soviétique, mais entre-temps copié
sur un très large front par la Chine, modèle qui consiste, pour un
système politique fondé sur la violence, à se retirer sur la position du
mensonge afin de dissimuler sa structure cynique profonde – son
idéologie érodée.
Ce qui, aujourd’hui, s’est transformé en lien avec l’époque, c’est
toutefois le fait que les victimes de la terreur d’État ne sont plus
« identifiées » comme des contre-révolutionnaires, des espions de
l’ennemi de classe, des saboteurs et des réactionnaires, mais
simplement incriminées comme terroristes ou comme sympathisants
de ces derniers. Dans le champ de conflit actuel, on trouve
l’embrassade entre des menteurs qui se défendent contre des
attaques terroristes et des cyniques qui professent la violence
comme s’ils commettaient des actes sacrés.
La troisième actualisation du cynisme découle de réactions à la
political correctness qui, depuis un quart de siècle, a imposé un
régime plus ou moins rigide de règles de langage et de codes de
comportement, à commencer par le campus américain avec ses
minorités hypersensibles, soutenues par une presse de masse
toujours vigilante et en quête du faux pas 12 que l’on pourra clouer au
pilori, sous les lazzis d’innombrables personnes qui ont motif à
supposer que la libre parole leur nuira.
Ce qu’on désigne depuis quelques années par l’expression
suspecte de « populisme » n’est à maints égards pas plus qu’une
réaction – au sens quasi chimique ou allergologique du terme – à ce
que beaucoup ressentent comme le sensibilisme de minorités trop
bruyantes et, plus encore, comme une censure permanente exercée
par une police inquisitoriale du langage. Pour le « populisme » –
restons-en, faute de mieux, à cette expression malheureuse – et
pour ses clients activés, l’État actuel et son débat public font l’effet
d’une réunion entre ceux qui gagnent le mieux leur vie, ceux qui ont
des formations élevées et les sensibles éduqués – on les regroupe
sous la rubrique trompeuse d’« élites ». Qui s’en sent exclu n’a pas
besoin d’explications au fait qu’il ne considère pas « leur » système
comme le sien.
Le « populisme » est le stade actuel du malaise dans la
civilisation. Plus que cela, il fait apparaître le malaise sur le mode de
la contre-attaque. Il n’est pas nécessaire d’en commenter l’effet en
prenant l’exemple du président actuel des États-Unis. Cet
entertainer de la politique qu’est Donald Trump entrera dans
l’histoire récente de la civilisation comme exemple de la manière
dont, grâce à une désinhibition à laquelle on s’est très longtemps
exercé en public, le cynisme d’en haut converge avec le cynisme
d’en bas. Ses prestations publiques déclenchent l’enthousiasme de
ses partisans parce qu’il passe comme une pierre qui roule sur les
exigences de civilisation. Trump n’est pas seulement un menteur qui
traite de menteurs ceux qui critiquent ses décisions et ceux qui
démasquent ses mensonges ; il fait la démonstration de la manière
dont le mensonge entre dans l’ère de son irréfutabilité artificielle. On
attribue l’expression suivante au moine-mage russe Raspoutine, qui
ensorcela la famille du tsar avant la chute du régime en 1917 : « La
force, c’est la vérité. » Des politiciens du type de Poutine et Trump
ajouteraient : « La vérité, c’est ce qu’on peut faire à partir du
mensonge. » On ne peut plus, du reste, méconnaître le fait que
« Trump, l’entrepreneur qui a réussi », est un pion dans la partie que
Poutine mène contre l’Ouest. Les manipulations de l’élection de
novembre 2016 par des hackers et des trolls russes ne peuvent plus
être niées ; oui, Timothy Snyder a sans aucun doute raison quand il
parle de Trump comme d’une tête de missile utilisée dans la
cyberguerre russe contre la démocratie occidentale.
Pour finir, on voit dans les flots de fugitifs qui se pressent vers
l’Europe et d’autres zones de prospérité relative dans le monde
comment l’idéologie occidentale de l’universalisme abstrait est mise
sous pression – avec des conséquences qui concernent
l’écosystème de la vérité et du mensonge dans les zones cibles des
grandes migrations. L’augmentation de la pression migratoire
entraîne une réarticulation des champs du droit à l’hospitalité, du
droit de séjour, du droit d’asile et du droit à l’immigration. Les nations
occidentales sont prises dans des turbulences réformatrices d’ordre
juridique et politique. Des confusions difficiles à clarifier recouvrent
de leur ombre le débat public ; la crise des appartenances n’a pas
encore atteint son sommet ; la querelle autour de l’ajustement des
frontières des États-nations, entre les pôles de l’ouverture et de
l’imperméabilité, prend des formes de plus en plus virulentes. On
discerne d’ores et déjà la manière dont l’élan universaliste de l’idée
de droit d’asile – qui est d’une certaine manière le cœur humain des
démocraties – subit de sévères dommages dès que le nombre des
personnes souhaitant s’y réfugier dépasse la capacité d’accueil des
pays cibles. Quand un système politique doit reconnaître la limite de
ses efforts pour l’action humaine, on n’est pas loin de l’autodémenti
cynique des promesses juridiques que l’on a faites la veille. Cet effet
corrosif ne peut être compensé par l’invocation du principe ultra
posse nemo tenetur : « Nul n’est tenu d’apporter une aide supérieure
à celle qu’il peut apporter 13 » – ou de manière analogue :
impossibilium nulla est obligatio 14. Les formulations du droit d’asile
occidental contiennent manifestement des éléments d’exaltation qui
révèlent leur fragilité dès que le stress provoqué par le réel franchit
le seuil du faisable. Dans le même temps, pareille exaltation est un
vecteur préconstitutionnel indispensable à l’existence sous une
démocratie constitutionnelle, parce qu’il anime l’engagement de la
communauté en faveur de son amélioration, qu’il faut toujours
prolonger. Lorsqu’elle est absente, on voit augmenter les tendances
incompatibles avec la démocratie que sont le masochisme politique
et la soumission à l’impossibilité supposée d’améliorer la condition
humaine.
Les frontières de la capacité sont par nature toujours fluides ;
elles sont en dernière instance posées par la volonté. Le
« populisme » qui fait tache d’huile à l’Ouest mobilise la non-volonté
sous le prétexte de la non-capacité. Il donne naissance à des
désinhibitions qui rappellent les pires années de l’Europe au siècle
passé. Quelques pierres qui roulent, dans l’est de l’Allemagne, n’ont
pas fait mystère de ce qu’elles ont en tête : plus il y en a « de ceux-
là » qui se noient en Méditerranée, mieux cela vaut « pour nous ». À
cela, les voix désespérément stridentes du camp pro-humanitaire
répondent en qualifiant d’« Auschwitz-sur-Mer » des îles comme
Lampedusa et d’autres centres d’« arrivée » sur les côtes d’Europe
du Sud.
Les tendances décrites ne se laissent pas résumer sous des
rubriques de rigueur. Elles participent, chacune à sa manière, de
l’inflation du principe mundus vult decipi. Les uns paraissent
déterminés à ne plus se laisser tromper ; ils se sentent laissés en
plan par ceux qui s’en sont bien sortis, et tendent à donner de la
place à la première fausse promesse venue. Le plus souvent, ils
n’ont aucune envie d’avouer qu’ils cherchent une tromperie
alternative. Les autres œuvrent à la modernisation des systèmes de
mensonge imbriqués les uns dans les autres.
Entre eux se tiennent les amis de la vérité, manifestement
devenus minoritaires et à peine encore capables de cacher leur état
de détresse respiratoire. De leur comportement dépendra que nous
vivions un deuxième souffle de la démocratie ou que la vague
d’obscurantisme cynique qui vient surtout actuellement de Russie et
de quelques pays musulmans emporte avec elle l’Occident et le
« reste du monde ».
1. Une partie de ce texte a paru le 29 décembre 2018, sous le titre « Die betrogen
werden wollen », dans la Neue Zürcher Zeitung.
2. Romains 3, 10.
3. 1983. Traduit par Hans Hildenbrand, Paris, Christian Bourgois, 2000. (N.d.T.)
4. Le concept de Pöbel, généralement traduit par « plèbe », est développé par Hegel
dans sa Philosophie du droit. Il recouvre deux notions principales : la pauvreté et
l’indignation. (N.d.T.)
5. Friedrich Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 26, traduit par Cornelius Heim, Isabelle
Hildenbrand et Jean Gratien, Paris, Gallimard, 1971, p. 46.
6. « Tous les hommes naissent libres et égaux, mais pourquoi en informer le peuple ? »
7. Jan Assmann, Religio Duplex. Comment les Lumières ont réinventé la religion des
Égyptiens, traduit par Jean-Marc Tétaz, Paris, Aubier, 2013.
8. Goethe, Faust. Notre traduction. (N.d.T.)
9. Der blutige Ernst.
10. Dernier relâchement, manifeste dada, traduit par Gerhard Bauer en collaboration
avec Olivier Bauer, Montpellier, Coup d’encre, 2006.
11. Voir l’entretien entre Jacques Derrida et Ulrich Raulff à propos du 11 septembre
2001 : « Personne n’est innocent ». Texte en ligne (en allemand) à cette adresse :
http://hydra.humanities.uci.edu/derrida/unschuldig.html.
12. En français dans le texte. (N.d.T.)
13. § 275 du code pénal allemand.
14. Digesta de Justinien 50.17.185 : « À l’impossible, nul n’est tenu. »
1
Réflexes primitifs
On perçoit depuis longtemps dans les sciences sociales et
politiques un certain regret dû au fait qu’on ne peut pas mener
d’expériences contrôlées avec les sociétés, les cultures et les États
dans leur ensemble. On reste toujours tributaire de l’observation
d’événements originaux survenant sur la base de décisions qui
donnent corps à la réalité, sans pouvoir étudier une réalité seconde
et comparable dans laquelle des décisions alternatives
déboucheraient sur d’autres déroulements de faits.
Les historiens avisés connaissent le besoin d’histoire
contrefactuelle. Ils l’assouvissent occasionnellement en répondant, à
la question « Que se serait-il passé, si… ? », par des spéculations
rationnelles sur d’autres scénarios. Pour ce qui concerne la plasticité
du fortuit dans l’Histoire, les romanciers doués pour l’ironie ont les
mains plus libres, eux qui ôtent son crédit à l’être-comme-ça-et-pas-
autrement des choses devenues réelles, et qui composent de tout
autres uchronies à partir des éléments de construction du factuel –
comme l’ont fait Dieter Kühn dans son roman stimulant N 2 et Simon
Leys dans cette nouvelle pleine d’esprit qu’est La Mort de Napoléon.
Ils s’entendent à dévoiler dans quelle mesure éclatante le réel est
lui-même grevé de variantes.
La tendance dominante chez les historiens, les politologues et
les sociologues est toutefois de céder à la factualité. On a pu le
constater tout récemment à l’occasion des publications du
centenaire de l’« éruption 3 » de la Première Guerre mondiale,
lorsque ceux qui étaient là pour dépeindre ce qui a été se sont, par
dizaines, prosternés devant les faits accomplis. Chez un petit
nombre d’entre eux seulement s’est exprimée l’idée qu’il s’était au
bout du compte agi d’une guerre parfaitement superflue dans le
déclenchement de laquelle hasard, négligence et aveuglement –
également nommé somnambulisme politique – s’étaient donné la
main. La plupart s’inclinaient par résignation devant la puissance
supérieure du factuel, comme s’ils voulaient donner raison à
Shakespeare écrivant dans Macbeth que la vie était un conte narré
par un idiot, plein de bruit et de fureur, signifying nothing. Sur la base
des mêmes dispositions, les étagères des bibliothèques ploient sous
le poids de centaines de biographies factomanes alors qu’on ne
dispose toujours pas d’un roman qui montrerait Adolf H., après avoir
été libéré de l’armée, ouvrir avec un ami peintre juif une boutique
prospère de cartes postales à Salzbourg jusqu’à ce qu’une chute de
pierre mette un terme prématuré à ses jours au cours d’une
excursion alpine estivale. Un tel roman conjectural mettrait au jour
un autre XXe siècle.
Comme le chemin menant à une expérimentation surveillée avec
précision et portant sur les États et les sociétés n’est pas ouvert à la
science des choses sociales, les intéressés ont dû aller chercher
d’autres approches permettant de rendre visible le jeu ouvert de ce
qui peut advenir sur le chemin de la coagulation en factuel. Et de
fait, ils trouvent une approche de ce type, qui remplace partiellement
l’expérimentation, dès qu’une société et son État sont secoués par
des crises puissantes.
On peut comprendre que politologues et sociologues s’animent
dès que se dessinent des crises de quelque ampleur. Ils ne le font
pas seulement parce que, dans les périodes de ce type, ils se
trouvent moins inutiles qu’à l’ordinaire, mais aussi et surtout parce
que dans les crises globales, la fabrique du social, le système
compliqué d’étais et de supports qui jointent un tout qu’on ne peut
englober d’un seul regard ressort bien plus distinctement qu’en
« temps normaux ». Cela donne aux experts ès choses politiques un
surcroît de compétence en termes d’interprétation. Un dicton anglais
affirme : Man’s calamity is God’s opportunity – ce qui est sans doute
censé signifier que dans la détresse, l’homme devient plus réceptif
au transcendant. Par libre analogie avec ce proverbe, on pourrait
remarquer que les états de détresse des sociétés sont des chances
pour les théoriciens du social. Là où la bonne volonté subvient aux
besoins de la théorie, on la reconnaît à l’amoralisme méthodique qui
exige de mettre entre parenthèses, pour la durée de l’enquête,
intérêts vitaux et partialités locales. On a affirmé qu’une théorie qui
doit être utile à quelque chose ne prospère que dans des espaces
froids et secs. « Le bon esprit est sec », disait jadis Paul Valéry ;
Nietzsche avait prévenu, en substance, que celui qui veut penser
doit pouvoir bien avoir froid.
Même les observateurs les plus antagonistes de la situation
allemande par les temps qui courent s’accordaient sur une
perception : on constate une forte hausse des températures dans le
climat national des débats. Alors que notre voisin de la rive gauche
du Rhin se métamorphose depuis un temps certain en ami
héréditaire, s’adonne depuis des années déjà, en frissonnant, à la
déception qu’il s’inspire à lui-même et lutte contre des dépressions
unipolaires, sur le plan économique autant que psychosocial, le
climat sur le sol allemand s’est sans ambiguïté déplacé dans la
direction du maniaque. Nous avons largement dépassé la frontière
des deux degrés de réchauffement tolérable. Dans le microclimat
allemand, on constate l’émergence d’une excitation que l’on n’avait
plus connue depuis l’époque de la lutte contre la Fraction armée
rouge à la fin des années 1970 – une leçon psychopolitique que l’on
n’a, soit dit en passant, toujours pas comprise aujourd’hui. À cette
époque, déjà, on avait vu ce qui, plus tard, allait devenir une triste
normalité dans la manière de faire face aux attentats terroristes : une
population de soixante à quatre-vingts millions de personnes se
laisse plonger dans un état de peur panique par une poignée de
criminels qui jouent aux combattants, le tout grâce à la
surmédiatisation d’attaques relevant de la piqûre d’aiguille. On
continue à attendre que l’on comprenne que le complexe Baader-
Meinhof a représenté une défaite, conditionnée par le système, du
journalisme et même du système des médias dans son ensemble.
Dans les faits, le reflet médiatique des attentats fonctionne comme le
plus intensif des services publicitaires de la terreur. Il aurait du reste
suffi de relire les Décrets sur la terreur rouge écrits par Lénine en
1918 pour comprendre que la terreur ne représente qu’une version
de la technique publicitaire. On cherche hélas en vain jusqu’à ce jour
ce document sur les bibliographies fournies aux étudiants en
journalisme. Seul celui qui lit McLuhan et Lénine en parallèle
comprendra pourquoi le média veut être le message.
On peut considérer comme une ironie de l’histoire des idées le
fait qu’on discerne aujourd’hui plus d’une raison pour laquelle on
devrait par les temps qui courent étudier de nouveau les pionniers
de la « psychologie matérialiste » dans l’ancienne Union soviétique,
en particulier Pavlov et Bechterev. Oublions pour un moment ce que
le plus grand nombre ignorait de toute façon : que Pavlov a été l’un
des plus grands tortionnaires d’animaux de l’histoire de l’humanité.
Tenons-nous-en à ce qui est connu : il a été le découvreur de l’un
des « mécanismes » psychophysiques les plus puissants que l’on ait
jamais expérimentés. Si le chien de Pavlov est devenu, au côté de
Laïka, la chienne de l’espace, et des boîtes de Coca-Cola d’Andy
Warhol, une icône mondiale du XXe siècle, c’est qu’il portait au public
la représentation du lien causal entre monde des signes et
physiologie. Le chien de Pavlov est un animal aussi tragique, aussi
trompé, que le clochard de Charlie Chaplin était l’archétype du
pauvre bougre. Que la bave lui ait coulé aux babines au simple
signal qui, initialement, accompagnait l’alimentation, même quand il
n’y avait plus de nourriture, recèle un indice abyssal sur la possibilité
de dresser au moyen de symboles des créatures vivantes ayant la
capacité d’apprendre. La physique est bernée par la sphère des
signes.
Pavlov lui-même ne reculait pas devant les applications de sa
découverte aux sociétés humaines. Animé par l’esprit des premiers
temps du soviétisme, le courageux matérialiste qu’il était transposa
le modèle du réflexe conditionné à la coexistence humaine dans son
ensemble, et qualifia tout ce que nous appelons culture de
gigantesque complexe de réflexes conditionnés. Ainsi, des
disciplines apparemment autonomes, comme la sociologie, la
politologie, la théorie culturelle et la sémiotique, deviennent toutes
des cas particuliers de la réflexologie supérieure. Même la science
stratégique, que l’on tient fréquemment (à côté de l’esthétique) pour
la somme de la faculté de juger situative, apparaît à la lumière de
cette logique surréfrigérée comme une simple forme de maniement
réflexif de réflexes conditionnés.
Si l’on se tourne, en gardant ces indications en tête, vers ce qui
se déroule dans l’actuelle « culture du débat » en Allemagne, on
comprend immédiatement le drame de la perte culturelle qui se
produit quotidiennement aussi bien dans les « médias sociaux » que
dans les médias censés être de qualité. Si l’on tient compte du fait
que la culture est portée par des réflexes conditionnés et que la
retenue constitue l’habitus de base de la culture supérieure in
genere, on voit de manière évidente à quel point la surchauffe du
climat des débats dans notre pays indique une tendance à la
déculturation.
Dans une autre terminologie, on parlerait d’irruption de la
mauvaise spontanéité. Le spontané est mauvais quand il soutient la
brutalisation de la relation verbale et physique. On peut être
convaincu que Pavlov aurait observé avec un grand intérêt
l’évolution des débats allemands. Il se serait senti conforté dans sa
vision réflexologique fondamentale, dans la mesure où ce ne sont
effectivement que des signaux déclencheurs qui font couler la salive,
fût-ce la salive digitale. Dans le cas de certains stimuli sémantiques,
par exemple « frontière », « immigration » ou « intégration »,
l’attente de la pitance est si fermement ancrée chez le participant à
la culture, quand il a été dressé avec succès, que le suc jaillit
aussitôt. Tant que l’humidification se produit sur des forums, on peut
supposer que ces sécrétions restent inoffensives. Le chien de
Pavlov n’a, il est vrai, jamais mordu personne, même quand on lui
servait des signaux vides pour tout repas.
En dessous du niveau des réflexes conditionnés acquis
culturellement, les réflexes préculturels se fraient simultanément une
voie. Ils s’expriment dans une frénésie primaire qui les pousse à
mordre, une haine de la diversion et un goût pour la dénonciation.
On peut distinguer dans de telles pulsions la vengeance du réflexe
non conditionné sur les réflexes qui le sont. Là où des inhibitions
sont à l’œuvre, les désinhibitions ne peuvent pas être loin.
L’admirable système d’inhibition qui porte le nom de « culture
hautement avancée » ne survit toutefois qu’en jugulant assez tôt les
intrusions en provenance du domaine barbare, c’est-à-dire de la
sphère des réflexes primaires. Une fois qu’elle est en cours, il est
difficile de refouler une désinhibition du primitif (même s’il s’agit d’un
« primitif acquis »). On devrait avoir cela à l’esprit face à un
phénomène comme le parti « Alternative für Deutschland 4 ». Depuis
toujours le pire est une alternative au grave.
Quiconque a jeté ces derniers mois un coup d’œil sur les pages
de débat de ce qu’on appelle les médias sociaux ne pouvait pas ne
pas voir à quel point la désinhibition s’est mise en marche. D’anciens
observateurs de processus comparables ont depuis très longtemps
conceptualisé sa dynamique avec lucidité en relevant le fait que la
civilisation n’est de tout temps pas plus qu’un mince vernis de
conventions sur des énergies primitives latentes et toujours prêtes à
faire éruption. De plus, l’expérience historique enseigne qu’aucune
infamie n’a jamais dû attendre longtemps avant qu’il ne se trouve
quelqu’un disposé à la commettre.
Dans une situation comme celle que nous connaissons
aujourd’hui, un intellectuel, en tant que tel, ne peut actionner et
confirmer qu’en se reconnaissant dans la maxime de Spinoza : « Ni
rire, ni pleurer, ni haïr, mais comprendre. » Dans la confusion
collective, avec ses moments de surchauffe et ses outrances, rien
n’est plus conseillé, rien n’est plus salutaire que la volonté de revenir
à l’intellegere – ce qui, on le sait, signifie à peu près « lire dans les
interstices ».
On sait que la première victime de la polémique montante est la
nuance. Nous avons depuis un certain temps affaire à un courant
problématique de destruction des nuances – problématique avant
tout parce qu’on sait, par l’expérience existentielle générale, qu’entre
le bien et le mal il arrive que la différence ne soit que d’un cheveu.
La destruction des nuances s’appuie sur un effroyable allié : le
besoin humain d’avoir eu et de continuer à avoir raison. On
comprend facilement que dans des mondes incertains, des hommes
œuvrent à monter des constructions artificielles assurant la
continuité interne. L’observation détendue de ce type de
manœuvres, qu’on mène toujours pour son propre profit, passe pour
l’école préparatoire de l’humour. Celui-ci sait que « Je mens donc je
suis » fait partie de l’équipement de base de tout individu qui
aimerait faire partie des justifiés. Le « je-vois-comme-tu-mens-bien »
s’inscrit ou bien dans le mépris des hommes, ou bien dans la
compréhension du tout.
On a consacré trop peu d’attention au fait que dans une
civilisation alphabétisée le mensonge développe une variante : la
lecture intentionnellement erronée, c’est-à-dire l’exercice pratique de
l’assassinat des nuances. Ce sont par nature des intellectuels
politisés ou politologisants qui, pour ce qui concerne ce crime,
peuplent de manière disproportionnée les statistiques de la
délinquance. Ils se font remarquer parce qu’ils encerclent les idées
comme on harcèle des femmes les nuits de la Saint-Sylvestre.
L’auteur de ces lignes a actuellement l’occasion d’observer pour
la énième fois l’efficacité des mécanismes nivelants de ce type.
Après la publication d’une interview dans le numéro de février 2016
de la revue de débats Cicero, qui contenait quelques notes
médiologiques sur le phénomène du terrorisme et des notes sur le
déficit de souveraineté dans la politique berlinoise d’asile et
d’immigration, mais aussi une allusion à la vulnérabilité des
frontières et au fait qu’elles sont dignes d’être protégées, s’est
abattue une tempête de « commentaires » qui a perdu tout rapport
censé avec son prétexte.
Il s’agissait manifestement d’un cas de polémique réflexe dans la
serre de la classe discutante. Tout avait commencé par un tir au jugé
dans le quotidien berlinois Tagesspiegel, dans lequel un surexcité
jugea intelligent de fabuler sur la présence de « casques d’acier »
sur les têtes d’intellectuels prétendument « national-conservateurs ».
Même si c’est de la débilité, elle a de la méthode. Si l’auteur
s’était confronté à mes réflexions, accessibles pour tous, sur la
différence entre les sociétés-conteneurs à parois fortes de la
modernité et les sociétés postmodernes à membrane fine
(considérées comme deux états d’agrégat de ce qui constitue l’État-
nation), que j’avais développées de 1997 à 2004 et dans le livre Le
Palais de cristal 5 (une métaphore que j’empruntais à Dostoïevski), il
se serait évité de se mettre tout seul, par son ignorance, en état de
surchauffe.
Que l’on soit même allé jusqu’à vouloir présenter Rüdiger
Safranski comme un extrémiste xénophobe et un faiseur d’ambiance
pour agitations chargées à droite constitue du reste un phénomène
pavlovien classique. Je n’ai, de toute ma vie, jamais connu esprit
plus généreux, plus philanthrope et plus soucieux d’intégration que
lui. Dans toute son œuvre, Safranski a travaillé pour la réconciliation
d’une culture malade de son histoire avec ses meilleurs potentiels.
Une quantité de livres excellents consacrés à quelques grands noms
de notre histoire de l’art et des idées a ouvert à d’innombrables
contemporains de nouvelles portes sur les classiques de langue
allemande. Que son nom soit à présent mobilisé par des profiteurs
de maladie au bénéfice d’une agitation contre un auteur qui aurait pu
être leur thérapeute ne peut être considéré que comme une
aberration.
Je veux ajouter un mot rapide à propos de la polémique lancée
par Herfried Münkler contre les propos que Safranski et moi-même
avions tenus sur les migrations dérégulées et les « fleuves » de
migrants quand ces cours d’eau sortent de leur lit. Cette affaire a
quelque chose de spécial dans la mesure où Münkler n’est pas un
petit roquet dans le style de ce journaliste spécialisé dans la
philosophie et travaillant dans cette citadelle des fous qu’est
devenue Cologne, journaliste qui ne sait manifestement toujours ni
qui ni combien il est. Münkler, lui, s’est révélé comme un auteur doté
d’une certaine stature. La performance qu’il a accomplie voici
quelques semaines dans un article de ce journal en matière de
lecture erronée est d’autant plus étonnante.
Il est exact que Safranski et moi-même avons exprimé des
objections face au déferlement de vagues incontrôlables de réfugiés
sur l’Allemagne. De mon point de vue, nos propos expriment une
inquiétude relevant d’un conservatisme de gauche à l’égard de la
cohésion sociale menacée. Le conservatisme de gauche, qui est ma
couleur politique depuis longtemps, compte au nombre des nuances
menacées d’extinction dans un climat hostile aux différences. Dans
les options qui sont les miennes, différents commentateurs souffrant
d’une cécité aux nuances ont voulu déceler des tendances
« national-conservatrices », pour ne pas dire des tendances néo-
extrémistes de droite, pouvant aller jusqu’au soutien aux positions
démentielles de l’AfD. Mais celui qui décèle peut aussi être un
receleur. On imagine difficilement déformation plus stupide de mes
points de vue et de leurs justifications. Je n’ai jamais laissé le
moindre doute sur le fait que, bien que venant de la gauche
universaliste, j’ai aussi voulu apprendre, les années venant, à laisser
des intérêts « particuliers » qui ont fait leurs preuves rentrer dans
leur droit. Je le fais sous la prémisse que le particulier conscient de
sa liberté est jusqu’à nouvel ordre l’unique véhicule viable de
l’universel.
Mais comme je ne crois jamais aux « malentendus » entre
intellectuels (chez les naïfs, c’est une autre affaire), comme je pars
toujours de l’hypothèse qu’il s’agit de mauvaises lectures
intentionnelles, c’est-à-dire de réflexes conditionnés du deuxième
degré, il me paraît judicieux de me pencher sur les motivations
d’interprétations erronées manifestes. Je me cantonnerai pour
l’instant au cas Münkler, puisqu’il n’est pas obligatoire de supputer,
pour ce qui le concerne, la présence de mécanismes pavloviens de
déclenchement par mot-clef. L’irritation qu’ont provoquée en lui les
propos de Safranski et les miens doit être, sur le fond, d’une nature
qu’il convient d’interpréter autrement que sous l’angle purement
réflexologique.
Dans les faits, notre dissension se développe à partir de nos
réponses opposées à la question de savoir si, compte tenu de la
vague de réfugiés que nous constatons depuis l’été dernier, la
politique de Merkel est plus qu’une réaction désemparée à quelque
chose que l’on ne pouvait pas attendre. Safranski et moi-même
avons, sans nous concerter, donné raison à l’opinion populaire qui,
dans sa très large majorité, approuve l’impression que la
propagande de la bienvenue développée par Merkel était une
improvisation de dernière minute dont le but était de transformer une
perplexité en une mesure réfléchie.
Pareille interprétation serait du reste totalement compréhensible
et pas forcément déshonorante. Dans un monde moderne
hypercomplexe, la politique est bien plus fortement marquée par
l’improvisation que n’aimerait le percevoir le peuple des électeurs,
qui préfère croire en une intelligence supérieure et planifiant à long
terme. Personne ou presque ne veut prendre conscience qu’il arrive
fréquemment que le vent souffle fort et fasse perdre le nord sur les
hautes passerelles du commandement. Il est même possible que la
première réaction d’Angela Merkel ait été la bonne, compte tenu de
la situation, parce qu’elle a contenu ce mouvement soudain qui
enlaidissait de nouveau l’Allemagne. Elle ne l’est certainement plus
aujourd’hui. Que la chancelière ait pris trop de temps pour changer
de cap doit être relevé comme une erreur objective. Reste que
même Otto von Bismarck a noté en son temps que sa politique
européenne d’équilibre, considérée à l’époque comme magistrale,
n’avait pas été plus qu’un « système d’expédients ». L’homme le
plus puissant de l’histoire récente de l’Europe, Napoléon Bonaparte,
a confessé dans son Mémorial de Sainte-Hélène qu’en vérité il
n’avait jamais été maître de ses actes. On serait mal avisé de vouloir
en attendre plus d’une figure de transition ayant une grande
expérience des éléments vagues, comme l’est Mme Merkel, que de
ces héros au profil puissant. La modération des ambitions ne change
pas beaucoup à la marche risquée des choses. Même les erreurs
d’acteurs médiocres peuvent, à plus long terme, entraîner de
mauvaises conséquences. Que la politique se transforme de plus en
plus en gestion de la fatalité tient à la nature des processus
multifactoriels. Le jeu avec le hasard devient quant à lui de plus en
plus hasardeux. L’art de dompter le hasard se révèle plus difficile à
apprendre que jamais. Il est, à l’heure actuelle, entre de bonnes
mains auprès du ministre allemand des Affaires étrangères 6.
Je me féliciterais que la Zeit veuille nous inviter dans cinq ans
pour un débat public où nous échangerions sur nos perspectives,
Rüdiger Safranski, Herfried Münkler et moi-même, si nous sommes
encore de ce monde. Qui vivra verra. Une comparaison des
faillibilités devrait être instructive pour ceux qui, plus tard, se seront
ralliés au statu quo.
Ce jour-là, je demanderais de nouveau à M. Münkler comment il
justifie son passage étonnant de la position d’érudit expert en
imperium – une position pour laquelle on peut, dans certaines
limites, avoir de la compréhension – à celle de gentleman
politologue, rôle dans lequel il prête désormais un grand design à
l’action imperturbablement confuse de Mme Merkel. Il méconnaît
manifestement de manière intentionnelle la mesure dans laquelle les
directives politiques reposent aujourd’hui sur des mécanismes
autohypnotiques. Les autosuggestions compensent de plus en plus
souvent l’impossibilité de reconnaître le bon chemin. Au royaume de
l’autohypnose, on aimerait volontiers croire que non seulement les
rêves mais aussi les formules magiques deviennent vraies.
Il est étonnant de constater que le régime autohypnotique vaut
autant pour les politiciens que pour les politologues. M. Münkler
aimerait visiblement se présenter comme l’un de ceux qui
connaissent la raison stratégique à l’œuvre à la tête de l’État
allemand. Safranski et moi ne serions que des rentiers ignorants.
Comme j’aimerais qu’il ait raison. Si, après plusieurs années
consenties sous le rouleau compresseur, il y a cinq millions de
demandeurs d’asile dans ce pays, on ne pourra plus que prier pour
qu’il y ait eu un plan maître. Peut-être le discours jusqu’à ce jour
inconsistant de Merkel sur la « solution européenne » s’emplira-t-il
quand même, dans les années qui viennent, d’une substance
utilisable.
Je pose cette question au regard des récents exemples d’échecs
de stratèges : sur la scène politique mondiale, depuis des
décennies, les fiers conseillers en conflits et autres orfèvres ès
stratégies n’ont-ils pas systématiquement été ceux que l’on a
blâmés, depuis la guerre du Vietnam jusqu’aux débâcles irakiennes
et syriennes ? La « rationalité stratégique », notamment dans la
politique impériale des États-Unis interprétée du bout des lèvres,
n’a-t-elle pas ouvert la porte aux erreurs d’action les plus fatales ?
La « stratégie » n’a-t-elle pas toujours fait office d’échappatoire pour
un interventionnisme souffrant de cécité à l’égard de l’avenir, à
commencer par la déstabilisation de régimes indésirables, et allant
jusqu’à livrer des États ruinés au chaos, à la terreur et à une guerre
civile sans fin ? Que l’on veuille bien continuer à nous épargner ce
type de pseudo-compréhension stratégique fondée sur
l’impériophilie insolente.
En tant que citoyen pensif de la République fédérale
d’Allemagne, pourvu d’impulsions critiques d’obédience
classiquement européenne, je souhaiterais que M. Münkler
m’accorde, même dans cinq ans, une réponse acceptable aux
questions qui sont ainsi esquissées. À cette date, une assez grande
partie du public devrait s’être mieux exercée qu’aujourd’hui à la
différence entre réponses et échappatoires. Pour parler
franchement : pour M. Münkler et les citoyens de ce pays, ce serait
une immense satisfaction si nous pouvions dire, en 2020, que
Mme Merkel a eu raison contre les critiques. Mais les miracles ne se
commandent pas.
Il me semble que dans l’intervalle, M. Münkler devrait profiter de
l’occasion pour réfléchir à ses inconvenances occasionnelles. Ses
thèses polémiques (il a atteint un degré d’énervement suffisant pour
qualifier de « propos irréfléchis » et candides les thèses inquiètes
que moi-même et Safranski avons développées) proviennent tout de
même aussi de la sphère des réflexes préculturels, notamment de
l’instinct de propriété et de la quête de souveraineté de
l’interprétation. Nos inquiétudes ne sont-elles pas trop réelles pour
qu’on puisse les ramener au niveau de la querelle entre interprètes
de crise ? Il ne peut pas être vrai qu’entre intellectuels, justement,
les réflexes inconditionnés prennent le dessus sur les réflexes
conditionnés.
1. Ce texte a paru, sous le titre « Primitive Reflexe », dans l’hebdomadaire Die Zeit le 3
mars 2016.
2. Qui développe des variantes extraordinaires de la vie de Napoléon Bonaparte.
3. En allemand, Ausbruch, le terme ordinaire pour exprimer l’idée du déclenchement
d’une guerre, signifie aussi « éruption » ou « jaillissement ». (N.d.T.)
4. « Alternative pour l’Allemagne » (AfD), extrême droite, entré au Bundestag en
septembre 2017.
5. Peter Sloterdijk, Le Palais de cristal. À l’intérieur du capitalisme planétaire, traduit par
Olivier Mannoni, Paris, Libella/Maren Sell, 2006.
6. Frank-Walter Steinmeier fut le ministre des Affaires étrangères de la République
fédérale d’Allemagne de 2013 à 2017.
1
Des épidémies politiques
C’est à leurs slogans que vous devez les reconnaître : le mot-
valise « Grexit » a été lancé pour l’année 2011 par un collaborateur
du Citigroup new-yorkais, un « analyste » répondant au nom
d’Ebrahim Rahbari et chargé d’inventer, à fins de manipulation du
public constitué par les investisseurs européens, des mots-clefs et
des signaux de tendance allant dans l’intérêt de son entreprise.
Cette abréviation aussi laide que maniable pour désigner
l’éventuelle sortie de la Grèce hors de l’Union monétaire européenne
s’est propagée en peu de temps dans les médias du Vieux monde
comme une épidémie de fièvre aphteuse sémantique. On comprend
pourquoi la médiasphère dont nous dépendons a accepté cette
expression de bon cœur : à l’époque, il fallait déjà payer de
nombreux milliards si l’on voulait mener une politique rigoureuse
d’économie, au moins pour ce qui concernait les syllabes.
L’histoire en cours nous apprend que les virus artificiels ont une
tendance aux mutations accélérées. À peine la crise grecque était-
elle passée à l’arrière-plan sur le plan médiatique qu’un mutant venu
du Nord faisait parler de lui. Cette fois, ce n’était pas l’éventuelle
sortie d’un membre de l’union monétaire qui était à l’ordre du jour,
mais rien de moins que le rejet, par une nation obstinée, de cet
artefact précaire qui porte le nom d’Union européenne. Depuis 2011,
l’austérité syllabique s’était imposée comme la nouvelle norme
rhétorique. Quiconque aurait continué à préférer parler de la « sortie
du Royaume-Uni hors de l’Union européenne » plutôt que de
« Brexit » aurait été soupçonné d’être un bavard gaspillant un temps
de discussion précieux en exposant des détails superflus.
En vérité, les errances morales et politiques commencent
pratiquement toujours par des délabrements linguistiques. Les
événements du 23 juin 2016 et ce qui les a précédés nous en
donnent un exemple manifeste. Le clone verbal qu’est le terme
« Brexit » contient déjà, à lui seul, une bonne partie des immondices
populistes qui ont été remontées vers le haut au cours du « débat »
sur le fond proprement dit. Si l’on entend par « populisme » la forme
agressive de la simplification, on voit tout de suite qu’à elle seule
cette abréviation débile a déjà ouvert grand les portes à la tendance.
On devait toutefois aussi au phénomène du populisme cette légèreté
d’esprit, témoignant d’une absence de professionnalisme, qui a
inspiré au Premier ministre l’idée d’un référendum objectivement
superflu – Cameron avait laissé ce névrosé de l’indépendance
qu’était Nigel Farage le pousser sans nécessité sur la pente raide.
Tout aussi régressiste et populiste était l’espoir, nourri par les
Européens du continent, que l’on n’en viendrait pas à l’extrême.
Alors que pour toute personne en état de porter un jugement, il était
évident que Cameron, poussé par un réflexe stupide, avait tendu à
ses compatriotes un piège dans lequel ils ne pouvaient pas ne pas
tomber. Comment était-il possible qu’un homme politique connaisse
si mal sa propre nation ? Les diagnosticiens qui estiment que la
classe politique, en soi, séjourne dans un monde parallèle, ont-ils
donc raison pour de bon ? Par ailleurs, personne dans les milieux
bien informés n’avait-il relu le discours que Churchill avait tenu à
Zurich en septembre 1946 et dans lequel on trouvait l’impulsion de la
création des « États-Unis d’Europe » – qui, bien entendu,
n’incluraient pas la Grande-Bretagne ?
Passé le 24 juin, qu’on gardera en mémoire comme le « Jour
d’après », on s’est jusqu’ici rarement donné la peine d’observer avec
la lucidité qui s’impose le résultat du référendum. Sur les quarante-
six millions de personnes jouissant du droit de vote dans le pays,
quelque dix-sept millions ont choisi le leave, seize millions le remain,
treize millions le « fichez-moi la paix avec votre stupide politique
d’excitation ».
On trouve, dissimulé dans ces chiffres, le message porté par la
date critique. Si l’on additionne les suffrages des indifférents à ceux
des pro-européens, on constate que le parti de la sortie de l’Union
européenne ne représente qu’un peu plus d’un tiers des
Britanniques. Que l’on ne s’étonne pas, dans ces conditions, si dès
le lendemain de la proclamation du résultat de l’élection s’est
enflammée une discussion sur le manque de représentativité du
référendum. Il est bien possible que le corps électoral britannique ait
voté dans le désert. La question de savoir ce que peut bien avoir
signifié le résultat de ce scrutin pourrait occuper Britanniques et
continentaux jusqu’au moment où l’on aura oublié le référendum.
Selon toute vraisemblance, ses conséquences pratiques se perdront
dans l’intangible, abstraction faite des réactions hâtives de profiteurs
spéculatifs. Un nouveau référendum est inutile parce que le premier
se dissoudra dans le néant après des années de négociations.
En vérité, on ne peut rendre compte des événements au
Royaume-Uni qu’en les considérant comme un épisode de politique
expérimentale. L’intrusion de l’expérimental, du non-solide, mieux,
du névrotique dans l’espace politique n’est pas du tout sans
précédent dans l’espace politique en Europe. Il suffit – pour se
cantonner aux carrières récentes – de se rappeler des souvenirs
comme Berlusconi et Sarkozy.
Les deux noms illustrent le penchant qu’ont les masses
d’électeurs, dans les démocraties, à se plier aux besoins de
politiciens dépourvus de sérieux qui ont besoin, pour s’accomplir,
d’un jouet gigantesque comme peut l’être une nation. Il existe
apparemment au sein des populations modernes – on ne pourra
plus parler de peuples – un ardent désir de voir l’incompétence au
pouvoir. À l’heure actuelle, on peut observer cette tendance dans un
nombre non négligeable d’États occidentaux, et en premier lieu aux
États-Unis, où un clown débridé tente de s’emparer de la fonction
présidentielle, mais aussi dans des unités politiques du vieux
monde, à savoir la Pologne, l’Autriche, la France et l’Italie, où
l’assentiment à l’inapproprié a pris des dimensions étonnantes. Ces
derniers temps, le parti « Alternative für Deutschland 2 » apporte lui
aussi une contribution au concert des non-qualifiés.
L’exigence d’incompétence adressée au pouvoir fait tache d’huile
et s’exprime par le comportement électoral populiste. Ce faisant, une
spirale du manque de sérieux se met rapidement en place entre les
séducteurs et les séduits : les deux parties savent fort bien que l’on
ne parle pas pour de vrai, mais avant que ne survienne le cas
critique, on fait comme si l’on avait fait usage de bonne foi et en
citoyen majeur d’un droit attesté. Sous sa forme passive comme
sous sa forme active, le droit de vote inclut la licence de se
comporter de manière rétive et de jouer avec le feu. Quelques
éléments plaident en faveur de l’idée que des politologues fonderont
sous peu un cursus d’étude commun avec des psychologues de
l’enfance.
Pour ce qui concerne la Grande-Bretagne, il devrait être évident
que ce sont les abstentionnistes qui ont décidé de l’issue du
référendum. Ce sont les principaux destinataires d’une politique que
l’on peut décrire comme une pratique de la « démobilisation
asymétrique 3 ». Autant ce terme trop malin peut paraître dissuasif,
autant les effets de la chose elle-même sont manifestes.
L’expression fait allusion à une politique thématique qui envoie
l’adversaire dans l’indifférence tout en maintenant en élan la cohorte
de ses propres partisans : au Royaume-Uni, l’appartenance du pays
à l’Union européenne était un thème excellemment adapté à la
démobilisation asymétrique. Avant le référendum organisé par
Cameron, le sujet aurait difficilement incité un bon Anglais à sortir de
sa réserve, même un peu. L’agitation des défenseurs de
l’independence a tiré la partie adéquate de la population de son
sommeil politique, tandis que beaucoup d’autres se contentaient de
changer de flanc.
Sur le terrain européen, l’élévation de l’âge de la retraite serait un
sujet chargé d’une valeur polémique analogue, mais il semble
pratiquement avoir été étouffé par l’édentation des social-
démocraties. Le référendum sur le maintien du Royaume-Uni dans
l’Union européenne ne deviendra une source d’irritation féconde que
si on le prend comme exemple d’une variante perfide de la
« politique » populiste. Faut-il souligner que la Grande-Bretagne – la
serre originelle de la démocratie – héberge, en matière politique, la
nation à la normalité la plus garantie de la terre, plus apaisée et
habituée au conflit qu’aucune autre ? Par rapport aux Britanniques,
les Français paraissent traditionnellement animés par une hystérie
abstraite, les Italiens par un éparpillement excentrique, les
Allemands par un déchirement mélancolique qui les fait osciller,
imprévisibles, entre surtensions et banalités. Comment interpréter
alors le fait qu’on ait pu mener, au pays où est née la démocratie,
une campagne d’agitation telle que celle qu’a menée le militant du
leave Nigel Farage ?
On trouve la réponse à cette question dans une discipline que
l’on désigne, parmi les gens éduqués de notre temps, sous le nom
de « théorie des médias ». Dans l’Antiquité et au Moyen Âge, on
l’aurait appelée « rhétorique ». Elle porte sur le pilotage de la
communauté par la parole publique. Après le 23 juin 2016, on
pourrait l’affirmer de manière définitive : conformément à leur mode
de fonctionnement primaire, les mass-media modernes sont moins
des moyens d’information que des porteurs d’infection. Ce qui se fait
passer pour de l’information n’est souvent, sur le fond, rien d’autre
que de l’excitation, de l’intoxication et de la destruction de la faculté
publique de juger. C’est seulement en surface que la démocratie
s’accomplit sous forme d’échange d’arguments et de contre-
arguments. Sur le fond, elle est une confrontation permanente entre
des épidémies stratégiques et des vaccinations. Comme on vient de
le démontrer, quand on est capable de pousser le peuple
politiquement le plus avisé de la terre à commettre des actions
nocives pour lui-même, on a apporté une nouvelle preuve du pouvoir
des épidémies artificielles.
Le métier de journaliste et d’essayiste ne veut toutefois en règle
générale pas comprendre que le mot « presse mensongère » n’est
pas un signal partisan, mais un diagnostic sur le système. Parce que
les grands corps politiques ne peuvent être intégrés, pour des
raisons systémiques, que par des effets médiaux, l’instruction
portant sur les effets des médias est un désideratum qui devrait
passer avant même les Constitutions écrites. Le point aveugle de
toutes les Constitutions, ce sont les médias dans leur fonction de
puissances indirectes. Que la presse puisse mentir comme elle
respire n’est pas une découverte des extrémistes de droite actuels.
La compréhension des risques que fait courir la « peste noire » –
pour remémorer l’expression de Karl Kraus – accompagne l’histoire
des Lumières, de Lichtenberg et Heinrich Heine jusqu’à
Enzensberger et Baudrillard. La démocratie est le cas critique de
l’épidémiologie.
Dans ce contexte, la démission éclair du plus prééminent des
partisans du leave, Nigel Farage, est éloquente. Il aura eu le mérite
de dévoiler à son corps défendant la mécanique du populisme :
quand le « peuple » exige qu’on le mène à l’impossible, on ne lui
rend que trop volontiers ce service. On excite ceux que l’on peut
atteindre, on laisse les autres sujets reposer. Les épidémies
respectent leurs propres règles, le plus souvent elles prennent fin
d’un seul coup. Mais notez-le bien : tout ce que les rats quittent n’est
pas un navire qui sombre.
II
Depuis le discours de Zurich en septembre 1946, la mesure de
l’incompréhension entre insulaires et continentaux européens aurait
pu être une évidence. Lorsque Churchill exprima l’idée des « États-
Unis d’Europe », qui était dans l’air à cette époque, il ne songea pas
un seul instant que la Grande-Bretagne pourrait en faire partie. Cette
île bénie devrait avoir envers cette structure future la même attitude
qu’envers le continent renégat qui, situé de l’autre côté de
l’Atlantique, avait été suffisamment téméraire pour se donner à la fin
du XVIIIe siècle le nom d’« États-Unis d’Amérique ». La Grande-
Bretagne de Churchill était en 1946 un sujet politique qui, bien que
ce fût une illusion, se sentait encore suffisamment souverain pour
réclamer une distance égale avec l’Amérique lointaine et la proche
Europe. Qu’ils soient ici ou là-bas, le Royaume-Uni appartiendrait
toujours à une autre catégorie que des États Unis.
Le 23 juin apporte avec soixante-dix ans de décalage une
réaction à l’input légèrement ironique de Churchill. Ce que les
Européens du continent ne comprennent pas encore à ce jour, c’est
que Churchill savait ce dont il parlait, aussi bien pour son époque
personnelle que pour les décennies qui ont suivi. De fait, le
Royaume-Uni n’« appartient » toujours pas à l’artefact qui porte
depuis les années 1950 le nom d’« Europe ». Le mot « United »
accepte différentes traductions. Quand on se considère membre
d’un kingdom uni, on n’aura pas beaucoup de sens pour les formes
non britanniques de l’union.
Il est vrai qu’on a sur l’île, depuis le début de l’ère moderne, des
opinions tranchées sur ce qui se passe sur le continent. Au fil des
siècles, on a aimé à jouer, face à lui, le rôle de la puissance qui
équilibre. Mais l’île n’a jamais été une partie effective de l’autre
camp. Ses habitants étaient pénétrés par la conviction de former un
monde à part. Ce n’était pas l’une de ces chimères grotesques dont
le continent croyait capable un peuple composé d’énergumènes
fréquentant pubs et clubs. Tant que l’on possède cinquante-deux
colonies tout autour du globe – ou du moins le souvenir de telles
possessions –, on ne se porte pas candidat pour devenir membre
d’une association de nations épuisées par la guerre mondiale. En
dépit de quelques gestes en direction du continent, l’Angleterre
postcoloniale n’a, elle non plus, jamais voulu devenir
authentiquement une partie du continent, parce que son orientation
est toujours restée anglosphérique. Pour les Britanniques,
l’Australie, la Nouvelle-Zélande, les États-Unis et le Canada ont
toujours été plus proches que les pays du continent européen.
Dans la perspective de la théorie du populisme, on se retrouve
après le 23 juin face à un tableau qui n’a rien de surprenant. Ce qui
est plus évident que jamais, désormais, c’est que les campagnes
médiatiques qui reposent sur des mensonges manifestes, des
désinformations ciblées, des campagnes de harcèlement calculées
et des négations obstinées de la réalité produisent des effets
puissants sur les masses d’électeurs, y compris quand celles-ci ne
sont pas dénuées d’expérience politique. Il n’est pas nécessaire,
pour le comprendre, de se rappeler les années morbides qui ont
précédé et suivi en Europe la Première Guerre mondiale. Des
exemples plus récents sont eux aussi éloquents – en particulier le
fait que Tony Blair ait voulu impliquer son pays au côté de la
puissance mondiale du mensonge qu’étaient les États-Unis dirigés
par Bush sans se heurter à une résistance suffisante. On doit au
Premier ministre britannique de l’époque une manœuvre
d’insincérité planifiée qui équivalait à un putsch du gouvernement
contre les intérêts nationaux. Les effets secondaires de cette
falsification irritent aujourd’hui le monde sous le nom d’« État
islamique ».
Mais quelles leçons les États sous constitution démocratique
tirent-ils du fait que même une milice terroriste veuille désormais
porter l’intitulé d’« État » ? À l’ère de la décolonisation, l’Europe a fait
preuve de légèreté d’esprit en exportant un concept de l’État qui
gomme la différence entre la criminalité et la direction politique.
Augustin, docteur de l’Église, avait posé la question rhétorique
consistant à savoir ce qu’étaient les États, sinon des bandes de
brigands agrandies, dès que la justice était mise de côté (remota
iustitia quid sunt regna nisi magna latrocinia ?). Blair avait, avec
frivolité, guidé la Grande-Bretagne sur la ligne des bandes de
brigands. Farage et son escorte de défenseurs de l’independence se
sont révélés être les plus fidèles des blairistes. Ils professaient l’idée
fondamentale qu’une fois qu’on a commencé à mentir, il faut
accompagner le mensonge jusqu’au bout.
La majorité favorable à ce que la Grande-Bretagne sorte de
l’Union européenne était d’une composition naturellement
complexe : plus âgés contre plus jeunes, nantis contre précaires,
élites contre exclus, éduqués contre non-éduqués, citadins contre
ruraux. La part décisive de ceux qui ont permis la sortie pourrait,
nous l’avons noté, avoir été composée de ceux auxquels l’issue du
référendum était égale. Si l’on ajoute au résultat effectif l’éveil
rétroactif des indifférents, on peut supposer que l’United Kingdom
regrette d’avoir produit le vote qui a été décompté. Le « jour
d’après », la majorité latente, indifférents compris, s’est sentie
démasquée comme une communauté livrée au mensonge et
sympathisant pourtant avec lui.
La démocratie expérimentale, cela signifie : devoir accepter les
produits involontaires comme les résultats d’une majorité de raison.
Si l’on veut retenir le 23 juin comme date d’une histoire
d’apprentissage, il faudrait noter, à titre de définition, que les médias
de « communication » modernes sont partout en mesure de plonger
les électorats dans la confusion. Ils disposent du potentiel de
déstabiliser des démocraties, même mûres. Dans les non-
démocraties, ils produisent de toute façon l’éther de mensonges que
les populations respirent quotidiennement. Ce n’est pas en vain que
les médias d’illusion de masse avaient joué pendant des mois leur
rôle dans la désinformation du public, en dépit d’une puissante
défense des médias de qualité. Ils ont obtenu le succès en
mobilisant les excitables et en laissant les âmes indifférentes en état
de démobilisation.
Des observations de ce type nous font toucher le processus
central de ce qu’on appelle le « populisme ». Une fois qu’on a
compris le populisme comme une forme agressive de la
simplification, on sait aussi pourquoi ses adeptes acceptent par
avance son absence de résultats. Pour eux, la politique de « ceux
d’en haut » est en soi le procédé qui ne mène à rien. Dans chaque
populisme, l’exigence d’être libéré de la réalité joue un rôle : là où le
populisme se dresse, un independence party est aussi à l’œuvre.
Seulement, l’indépendance convoitée n’est pas seulement une
indépendance à l’égard du Bruxelles de Juncker, du Berlin de Merkel
ou du traité opaque de Lisbonne. Le populiste intégral vote toujours
en faveur d’un mouvement qui suit cette devise cachée : « Par la
présente, je sors de la réalité. »
III
Quelles solutions alternatives reste-t-il à présent à l’Allemagne,
maintenant qu’elle semble avoir perdu, pour le moment, le
contrepoids expérimenté en politique internationale qui lui était venu
du nord ? Depuis que l’« Alternative für Deutschland » existe, notre
pays possède lui aussi un parti de l’impossibilité vers lequel affluent
les sympathies d’innombrables frustrés. Il se mêle au concert
paneuropéen des non-qualifiés, en utilisant des tonalités propres au
pays.
Dans le même temps, la balance de la Realpolitik penche du
côté allemand, puisque compte tenu de l’instabilité économique et
psychosociale des nations latines en Europe, il n’y a plus d’autre
force politique pour aborder avec le sérieux nécessaire les missions
actuelles de direction. Que la France, en la personne de François
Hollande, ait à l’heure actuelle à sa tête le politicien le plus falot
depuis le Moyen Âge tardif ne rend pas moins complexe le rôle de
l’Allemagne : le tandem de direction franco-allemand sur lequel
reposent toutes les attentes à peu près réalistes allant dans le sens
d’une Europe capable d’agir ne peut pas se mettre en marche avec
un partenaire aussi faible et impopulaire dans son propre pays.
Contrairement à ce qui se passe dans le cas d’Angela Merkel, qui
sait faire de la pâleur une force, l’insignifiance de Hollande doit être
considérée comme un malheur. Elle ôte à l’alliance franco-allemande
l’autorité qui serait nécessaire pour diriger les vingt-six « autres »
vers une trajectoire commune.
Une pâleur arrive rarement seule. L’auteur de ces réflexions a
récemment eu l’honneur douteux d’être attaqué dans le Spiegel par
un homme sans contour, le chef du SPD, Sigmar Gabriel, lequel
prétendait que j’avais donné des mots d’ordre pour l’AfD. L’élément
déclencheur en est le fait que mon « élève » Marc Jongen, qui ne
s’est guère fait remarquer jusqu’ici sur le plan académique, se met
en scène depuis quelque temps comme un « éclaireur de la
pensée » de l’AfD – ce en dépit de ma recommandation de quitter ce
parti aussi vite que possible et de claquer bruyamment la porte
derrière lui. Il s’imagine toutefois qu’il est capable d’exercer sur son
parti l’influence de la politique de la Raison – ce qui, dans le cas d’un
homme ayant reçu une certaine formation philosophique, peut
constituer un principe pas tout à fait erroné.
Que la presse tire, de l’attitude de celui qui fut temporairement un
collaborateur, des conclusions sur son patron, on peut l’attribuer à la
tendance collective à la simplification. J’aurais préféré voir Jongen
attirer l’attention sur lui par des œuvres publiées plutôt qu’en
fournissant des mots-clefs à des interviewers avides d’excitation.
Ses interlocuteurs auraient mieux fait de lui demander pourquoi, en
dépit de conditions de travail hautement privilégiées, il n’a pas été
capable de produire un seul livre en dix ans ; ils ne se sont
intéressés, et c’est typique de la presse, qu’à ses slogans
rassemblés de bric et de broc afin d’assurer l’équipement mental
d’un parti protestataire. Je n’ai jamais fait mystère de mon rejet de
l’AFD, et je l’ai déjà affiché au cours d’une phase où il ne présentait
pas encore les masques grimaçants de l’antisémitisme, de la
xénophobie et de l’irresponsabilité qui sont actuellement les siens.
Pour ce qui concerne les propos de Gabriel, je crois comprendre
les mécanismes qui l’ont conduit à les tenir. Gabriel donne des
coups désespérés autour de lui, comme ont coutume de le faire les
perdants désignés. Sa mission, qui consiste à mener le SPD à
l’insignifiance, est trop clairement dessinée à l’avance. Comme il est
typique de personnes se trouvant dans une situation où tout
jugement est frappé d’un haut degré d’incertitude, il se fie à ses
informateurs, lesquels alimentent son besoin d’illusion. De là
l’absurdité qu’il a lâchée au Spiegel. On ne peut réagir à cela que
philosophiquement, en rappelant la distinction faite par René
Descartes entre res extensa et res cogitans. M. Gabriel est
visiblement une chose étendue dont la chose pensante n’a pas pu
suivre le pas lors de son extension.
La polémique personnelle ne doit pas conduire à négliger les
questions de fond. Ces jours-ci, sous le coup du référendum
britannique, Sigmar Gabriel a appelé à une « refondation de
l’Europe ». Cette bulle verbale qui monte des profondeurs de
l’irréflexion mérite à peine un commentaire. L’Europe n’a aucun
besoin d’être refondée – et surtout pas sur une base de
ressentiment national – parce qu’elle a été dès le premier instant
une construction née de l’esprit de coopération entre élites politiques
lucides. Qui veut « refonder » l’Europe ou, pire encore, la
« populariser » – on dit aussi, par ignorance, la « démocratiser » –
prouve simplement qu’il n’a jamais rien compris à cet événement
répondant au nom d’« Europe ». Ce que nous appelons « Europe »
est depuis un bon demi-siècle un processus largement autonome qui
a pris son indépendance par rapport aux proclamations d’intention et
aux variations d’humeur de ses membres.
La force de l’Europe tient au fait qu’elle forme un système de
coopération fondé sur la division entre avantages matériels et
expériences communes de « valeurs », qui ne tient pas compte des
turbulences et des humeurs du jour. Cette Europe processuelle
continuera sur son chemin, dessiné par avance et de manière
systémique, quoi que puissent dire les « refondateurs » et autres
exaltés à propos de sa désunion en matière de politique financière,
de politique des réfugiés, de politique de sécurité et autres. Des
concepts excités comme « approfondissement » et
« élargissement » ne causent que des dégâts.
Les narcisses vexés de l’Europe aimeraient bien à présent punir
les Britanniques pour leur vote. D’ici quelques années, on
comprendra que pas grand-chose n’aura changé au processus
européen en tant que tel. L’Europe, qu’elle jouisse ou non de
l’assentiment d’une faible majorité de Britanniques, est une réalité si
forte qu’elle n’a pas besoin de devenir populaire, sur le continent tout
aussi peu que sur l’île. Au contraire : une Europe populaire, que l’on
prétendrait fondée « démocratiquement », serait haïssable : elle
serait arrogante, paranoïaque et impérialiste comme tout ce qui a
grandi jusqu’à ce jour sur le champ de la politique mondiale. En
revanche, les institutions de l’Europe peuvent bien s’en sortir avec
de ternes participations électorales de 30 %. Leur faiblesse est leur
plus grand atout. Que M. Gabriel exige une refondation par désarroi
ou que M. Soros joue la désagrégation par cynisme, il s’agit de deux
gestes verbaux désemparés qui n’ont pas le moindre rapport avec
ce qui se produit réellement à Bruxelles, à Strasbourg et dans vingt-
sept capitales.
La force de l’Europe repose sur l’indépendance de ses
institutions à l’égard de l’humeur. L’Union européenne est dans
l’Histoire – après l’Église catholique – la première entité à se montrer
résistante au populisme. Elle illustre pour la première fois qu’une
grande structure politique peut exister sans être un empire et
atteindre tout de même une mesure de cohérence suffisant à
assurer sa pérennité. Avec une population de plus de cinq cents
millions de personnes, l’Europe dépasse largement les États-Unis,
sans même parler de ce que Poutine aimerait bien appeler son néo-
empire. L’Europe reste donc jusqu’à nouvel ordre la seule et unique
structure politique à atteindre une taille suffisante sans pratiquer les
mauvaises manières de l’impérialisme. Mais elle ne régressera
jamais non plus au niveau de la zone de libre-échange dépourvue
d’esprit que prônent des minimalistes malins d’obédience utilitariste.
Offrons aux Américains éparpillés, aux Russes vexés, aux Turcs
écumants et à nos autres rivaux le plaisir de prédire la
désagrégation de l’Union. L’imperturbable médiocrité de l’Europe
laissera derrière elle, avec le temps, toutes les alternatives
impraticables. Quand on parle de « refondation », on hurle à la lune.
Pour l’Europe, c’est depuis toujours le principe taoïste qui
s’applique : le chemin est le but.
Laissons donc les Britanniques tranquilles. S’ils se mordent la
langue, c’est leur affaire. Les politiciens réalistes savent que le
bilatéralisme représente une alternative efficace à l’adhésion. On
échange ainsi des accords un peu compliqués contre des règles
communautaires presque aussi difficiles. Des nations ayant suivi un
chemin à part, comme la Norvège et la Suisse, montrent que ce
régime, cum grano salis, fonctionne admirablement. Qui, du reste,
voudrait contredire quiconque affirmerait que les Norvégiens et les
Suisses sont les meilleurs Européens ?
Avec ceux qui veulent définitivement sortir de la réalité, les
négociations n’ont pas de sens. Prenons donc le 23 juin pour ce qu’il
était : un stress-test au cours duquel ont été mises à l’épreuve les
forces d’agrégation de l’idée européenne. Pour l’Europe réelle, ce
n’était que la confirmation du soupçon que si la Grande-Bretagne
s’était rattachée à l’Union en 1973, c’était uniquement pour pouvoir
mieux la torpiller de l’intérieur. Margaret Thatcher l’avait formulé en
des termes devenus classiques : « The union is not an end itself. »
Même quarante ans après l’« adhésion » britannique, c’est du reste
aussi ce que pensait la Queen, dont la neutralité malhonnête a
contribué au résultat électoral du 23 juin : elle n’avait nul besoin de
toucher une urne électorale pour donner à ses compatriotes
mobilisables le signal du leave.
L’Europe résistera au test. Ce ne sera pas la première fois que
des moyens erronés auront mené aux bons résultats. D’autres
épreuves suivront. On sait qu’il se trouve parmi nous des adeptes de
l’autodestruction. On apprendra à opposer, à la volonté
d’irresponsabilité au pouvoir, la résistance des adultes.
1. Ce texte a paru dans le Handelsblatt du 15-17 juillet 2016 sous le titre « Von
politischen Epidemien ».
2. « Alternative pour l’Allemagne », parti d’extrême droite entré, depuis, au Bundestag.
(N.d.T.)
3. Voir Heiner Mühlmann, « Politschläue », Neue Zürcher Zeitung, 5 juillet 2016.
Réflexions d’un (ancien)
1
apolitique
« Le monde de l’âme est articulé en systèmes de sympathie. » –
Je crois me rappeler avoir lu cette phrase dans mes jeunes années
chez un érudit allemand, si je ne m’abuse pas, chez Ernst Robert
Curtius, le grand romaniste qui, après la Seconde Guerre mondiale,
s’était consacré à la noble et vaine entreprise consistant à invoquer
l’unité de l’Europe en se fondant sur la latinité médiévale. Si ce
projet était noble, c’est qu’émergeait en lui, comme pour la dernière
fois, un continent englouti de la culture – en vain, car dès cette
époque, dans les années cinquante du XXe siècle, on pouvait prévoir
à quelle vitesse et avec quelle radicalité le monde du mot écrit aurait
le dessous face à l’ordre des nombres – et ce bien avant que les
technologies digitales n’accélèrent le basculement vers une forme
de monde postlittéraire, iconique et vidéosphérique.
Il me semble que c’est un bon usage d’attendre, du récipiendaire
d’une haute distinction culturelle, quelques mots dans lesquels il se
caractérise lui-même et établit un lien entre sa personne et l’idée ou
la symbolique du prix qu’il doit recevoir. J’aimerais répondre à cette
attente en tentant de parler du système de sympathie dont j’ai
découvert au fil des décennies qu’il était le mien – et il faudrait faire
apparaître, ce faisant, quelle est la relation de ce système avec le
complexe incarné par l’écrivain et essayiste libéral du Vormärz 2 que
fut Ludwig Börne.
Dès lors, il devra être question dans les lignes qui suivent,
d’abord, d’une vaste mutation du point de vue originel ou, si vous
voulez, d’une évolution personnelle. Car j’aimerais commencer par
clarifier un point : quand l’auteur du texte d’éloge a l’amabilité de
décrire mon rôle dans la vie intellectuelle de ce pays comme celle
d’un public intellectual jouissant d’une certaine visibilité, il parle d’un
état tardif et non de la première nature de mes penchants. Seules de
longues années d’apprentissage du sentiment politique ont fait de
moi l’auteur qui est autorisé à s’exprimer ici – un auteur qui est
parvenu tant bien que mal à s’accommoder d’une place
majoritairement inconfortable dans l’arène du débat allemand, place
qui est devenue la sienne. Je n’étonnerai certainement personne en
laissant entendre à quel point le chemin qui y a mené a forcément
été difficile dans certaines de ces sections, et l’on ne peut en aucun
cas recommander de s’en inspirer. Il a été lié à la découverte de
cette inimitié qui ne prospère qu’entre membres du même groupe
professionnel, fussent-ils philosophes, et a mené à des croissances
précaires de connaissances humaines et à des difficultés
indésirables dans l’amour de son prochain.
En me retournant sur les plus de trente ans qui se sont écoulés
depuis la publication de mon premier livre, intitulé Critique de la
raison cynique 3, je continue à penser qu’aucun être rationnel n’aurait
choisi de son propre chef une trajectoire pareille. Et pourtant, le
retournement du volontaire dans l’involontaire compte, me semble-t-
il, au nombre des règles d’après lesquelles se déroule l’éducation
sentimentale 4 de l’intellectuel, de nos jours comme du temps de
Börne, Büchner, Heine, Hess, Bauer et Marx, pour ne citer que des
noms du XIXe siècle. Mieux, c’est une loi, elle doit obligatoirement se
dérouler de cette manière, une fois qu’a été commis ce péché
originel qui s’appelle la politisation. L’involontaire est la
caractéristique des expériences qu’on accumule dès qu’a eu lieu
l’expulsion du paradis de l’anonymat – lequel, comme on le
comprend tardivement, recelait le paradis de l’indécision.
Si cela n’avait tenu qu’à moi, ou pour mieux dire à mon matériau
psychique de base, et si j’étais resté fidèle à mes premiers
penchants, tels qu’ils apparurent au grand jour dans mes premiers
livres, j’aurais inlassablement dépeint la rencontre de Diogène et
d’Alexandre, et appliqué généreusement la phrase « Ôte-toi de mon
soleil » à de nombreuses et puissantes personnes qui, de nos jours,
restent plantées à côté de nous et nous font de l’ombre. Si j’étais
resté sur la première piste, je n’aurais jamais laissé agir un prétexte
contraignant de tourner le dos à la province méditative dans laquelle
je séjournais depuis que j’avais respiré, à la fin des années soixante-
dix, l’air d’autres planètes. J’aurais imperturbablement continué à
concevoir l’existence comme un jeu de berger et aurais loué une
maison sur le flanc du Groβer Feldberg 5 pour rédiger des Bucoliques
de la Bade. Peut-être aurais-je aussi, sur les traces du grand
Gottfried Benn, écrit de la prose suavement dissonante et produit
des sommes sonores de la clarification – cette phrase, par exemple :
« Il ne reste que deux choses au bout du compte, le néant et la bella
figura. » C’eût à coup sûr aussi été le titre d’un livre pratiquement
inévitable sur un hiver passé à la Villa Massimo.
Avec une probabilité proche de la certitude, j’aurais
ultérieurement rédigé des contributions très remarquées pour l’Ivory
Tower-Magazine – mieux, j’en suis convaincu, mon essai consacré
aux terrasses des tours d’ivoire m’aurait fait connaître des maîtres
d’ouvrage du Moyen-Orient, ce qui aurait eu des effets positifs sur
mon compte frequent traveller et mon niveau de vie. Un jour, j’aurais
même réalisé mon projet préféré et démontré l’existence de Dieu à
partir du visage humain – ce qui m’aurait valu des invitations dans
des facultés de théologie d’Innsbruck jusqu’au Cap, et peut-être
même d’être admis à une audience du mois d’août dans les jardins
de Castel Gandolfo, dans un cercle de pâtres de l’âme animés d’un
sérieux enfantin et ceinturés de pourpre, avec vue sur les eaux du
lac d’Albano.
Si je dis tout cela, Mesdames et Messieurs, c’est pour laisser
entendre que sur le chemin qui m’a mené ici, sur ce podium chargé
de mythes, d’où tant de somptueux scandales ont pris leur vol et où
l’on a si souvent prouvé à quel point démocratie et édification, mais
aussi démocratie et surdité, s’accordent bien l’un avec l’autre –
comment ce chemin, donc, a mené au voisinage honorable et
difficile de l’essayiste que fut Börne, combatif et exalté, souvent
magistral, tantôt enthousiasmant, tantôt contracté, un homme qui
haïssait Goethe de toute son âme, mais était capable de pleurer en
entendant chanter Maria Malibran –, je ne dis toutes ces choses,
donc, que pour laisser entendre qu’il ne se peut pas que j’aie
toujours fait le choix de ce chemin, ou du moins pas dans le sens
des penchants initiaux auxquels j’ai fait allusion.
Pour m’exprimer de manière lapidaire, trop de choses se sont
interposées depuis. Je n’exposerai pas en détail de quoi il s’agissait,
il s’y mêle du professionnel, du privé et du public. On y trouve
l’éducation sans fin à l’âge adulte qu’un père reçoit de la part de son
enfant, dont l’intelligence augmente irrésistiblement. On y trouve
l’éducation du professeur ordinaire et public par sa chaire, on y
trouve la domestication de l’auteur par son éditeur sûr de son
programme et sa rectification par un lecteur sûr de sa syntaxe, on y
trouve l’offense de la personne publique par des recenseurs avides
de mordre, on y trouve la resocialisation du loup solitaire par celle de
ses proches relations qui comprennent les loups, on trouve enfin,
mais notamment, la thérapie de l’ange déchu par ceux qui sont
tombés eux aussi – les amis a priori avec lesquels on parle du
malaise dans la pesanteur comme si l’on menait de son vivant des
dialogues des morts, au-delà de la chute et du vol.
Il a fallu qu’un certain nombre d’éléments convergent pour faire
contre toute vraisemblance, d’un homme doté de tout ce qui était
nécessaire pour faire un fugitif de ce monde ayant réussi sa
disparition, un intellectuel public, au moins par le phénotype et
l’apparence extérieure. Il est vrai que j’ai pour ma part choisi la
double nationalité et que j’ai conservé le passeport qui m’ouvre les
frontières de ce second monde qui fut jadis le premier – je viens de
le qualifier de province méditative, j’aurais aussi pu l’appeler
Bohême sur mer ou Mychkinie, pour rappeler la patrie imaginaire du
roman de Dostoïevski L’Idiot.
De toutes les choses qui ont convergé et se sont intercalées au
fil des ans, j’aimerais en citer deux ou trois en particulier parce que
c’est à leur aune – et à celle de leurs retombées intérieures – qu’il
est le plus facile d’expliquer la coloration de quelques propos que j’ai
tenus au cours de ces années d’auteur public. Il s’agit à chaque fois
d’« expériences » au sens fort du terme – dans la mesure où une
expérience réelle ne peut être que ce qui entraîne, pour parler avec
Hegel, une inversion de la conscience par le biais de la déception
qui ouvre des perspectives. L’expérience est ce qui provoque un
retournement du sujet contre lui-même et la libération anéantissante
d’une opinion préconçue.
La première expérience de ce format a eu lieu pendant deux
mois turbulents, à la fin de l’été 1999. Je me trouvais à l’époque en
Haute-Bavière, dans un centre des congrès posé de manière
picturale au pied de la Zugspitze et destiné à répondre aux besoins
d’une clientèle composée de cette couche supérieure munichoise
méditative qui tolère une heure de théorie comme additif à sa
séance de spa. J’y ai tenu une conférence sur la condition humaine
à l’ère postlittéraire et j’y ai fait une allusion plutôt accessoire aux
perspectives inquiétantes de la technologie génétique, au moyen de
laquelle la relation entre patrimoine héréditaire et éducation pourrait
peut-être un jour être posée sur d’autres bases. De cette méditation
retenue et, quant à son ambiance, médianoctique, intitulée Règles
pour le parc humain 6, dans laquelle j’exprimais un deuil discret de la
désagrégation de cette idée vieille européenne et littéraire de
culture, on a produit à l’aide d’un télécopieur stationné sur la rive du
lac de Starnberg une effroyable monstruosité eugéniste – il est
inutile d’entrer ici plus profondément dans le détail.
Ce qui, pour moi, a transformé cet épisode en expérience, c’est
la fabrication du « débat » qui a suivi – pour peu qu’on puisse
donner ce nom à ce qui a suivi. Au cours de ce procès, j’ai malgré
moi – comment pourrait-il en être autrement ? – reçu un troisième
œil en implant, un œil qui eut dès lors le regard de la théorie des
médias – on pourrait aussi dire : le regard fonctionnaliste, qui
équivaut au mauvais œil. À cette époque, mon lointain ami Friedrich
Kittler avait déjà trouvé depuis longtemps son propre chemin vers la
théorie des médias en étudiant les effets poétogènes de
l’association entre mères, crayons et médias de stockage. Sur un
terrain voisin, j’ai reçu une brutale éducation complémentaire au
cours des mois évoqués de l’année 1999. C’est dans l’œil du
cyclone que je suis devenu théoricien des médias.
Au cœur de la catastrophe rotative, comparable au narrateur de
la nouvelle d’Edgar Allan Poe, j’ai appris dans un étrange mélange
de panique et de sang-froid à garder la tête hors de l’eau. J’ai
observé le tourbillon des citations qui se citaient elles-mêmes et ont
tournoyé pendant des semaines à travers les médias comme s’il
s’agissait de prouver que ce que l’Elbe peut 7, les crues de la pensée
conforme peuvent le faire chez nous depuis longtemps. À demi
horrifié, à demi porté par une ironie laborieuse, je regardais les
rivières sorties de leur lit, j’écoutais gargouiller les torrents de
l’opinion trouble, j’enregistrais ces séquences de commentaires et
de commentaires de commentaires qui s’allongeaient chaque jour et
je voyais leurs créations évoluer en fractales bizarres. Le non-sens
se développait pour mener une étonnante vie autonome sous forme
de répliques similaires, mais de plus en plus petites. Ce qui avait
commencé par un mugissement impérieux, en grand format et sur le
mode de la grande inquisition, dans la Zeit et le Spiegel, se répétait
à l’infini dans les réductions bouffonnes des recopieurs ultérieurs,
jusqu’à ce qu’au bout du compte le Quotidien de Donaldville l’ait
repris à son tour : Il y a quelqu’un qui veut élever le surhomme !
Mais ce sera sans nous !
Ce qui me parut remarquable, à moi, étudiant malgré soi de
l’hystérie médiogène, ce fut tout particulièrement la fin de l’affaire. Je
vis la marée redescendre d’un seul coup au bout de quelques
semaines. Peu après, on aurait dit qu’il ne s’était jamais rien passé.
Il n’était même pas nécessaire de déblayer les décombres : au début
du mois d’octobre, les membres de la classe de ceux qui ont
toujours raison – tous ces êtres qui n’ont jamais été et ne seront
jamais des surhommes, dans leurs maisons au bord du lac et leurs
rédactions vitrées – ont décroché d’une minute à l’autre de l’affaire
Parc humain pour se concentrer, à l’occasion de la Foire du Livre de
Francfort, sur d’autres objets, objets qui mettaient en perspective de
nouvelles et faciles victoires de la lecture sur le texte. À cette date,
ma formation de médiologue malgré moi était pratiquement achevée.
Je savais désormais que les mass-media, précisément parce
qu’ils sont ce qu’ils sont forcés d’être, n’ont pas pour fonction
première d’informer, mais de produire des épidémies fondées sur les
signes ; je savais que les droits humains de l’original ne peuvent être
défendus contre la violence de la paraphrase, je savais qu’il n’est
jamais question d’arguments au niveau des mass-media, mais plutôt
de la diffusion d’infections mentales – mais avant tout, je savais que
sur les marchés de l’opinion il n’y a pas de malentendus – comme
prétendent encore le croire les belles âmes parmi les théoriciens de
la communication lorsqu’ils observent des parties en conflit lors de
transactions polémiques. J’avais pris conscience du fait que sur la
bourse aux thèmes, seuls ont une valeur de marché ceux qui
rapportent un gain au déformateur – veuillez noter que
« déformateur » est une expression technique, au même titre que
silencieux ou potentiomètre. (Elle désigne une personne investissant
dans des excitations qui circulent sous forme de thèmes publics. On
ne doit pas se laisser abuser par l’habitude qu’ont en règle générale
les déformateurs de répondre « journaliste » quand on leur demande
leur profession.)
Mesdames et Messieurs, vous voyez la conséquence de ces
observations sur le plan de la morale des auteurs de publications. La
théorie des médias est un artisanat ingrat. En tant que discipline
réfléchissante, elle signifie la sécularisation de la communication ; en
tant que théorie appliquée, elle désigne le changement de fonction
des médias en pleine marche afin d’éveiller une vigilance supérieure
auprès du public.
Ce que j’entends par là, Mesdames et Messieurs, et à quels
conflits mènent de telles réflexions, vous pourrez en juger lorsque
j’en viendrai à l’autre événement qui mérite qu’on en fasse
l’expérience et qui m’a empêché, au-delà de ce qui a été dit jusqu’ici,
de continuer à céder à mon penchant pour les réflexions d’un
apolitique. Par une journée tout à fait normale, le
11 septembre 2001, un jeune homme, l’un de mes collaborateurs à
Vienne, a appelé et m’a dit avec une élocution étrange qu’il fallait
que j’allume immédiatement le téléviseur – ce que j’ai fait. Le reste
appartient aux archives iconographiques mentales de notre
génération, je n’ai pas d’autres remarques à faire à ce sujet. Les
images de cette journée ont mis en mouvement d’innombrables
réflexes ou gestes mentaux et physiques dont ce n’est pas trop dire
que d’affirmer qu’ils forment aujourd’hui des figures inachevées.
L’impulsion du choc s’est transmise en très peu de temps dans
toutes les directions. Il fallait apporter une réponse compte tenu de
la terreur réelle, en tant qu’humain doué d’empathie comme en tant
qu’observateur doué de réflexion, et il était aussitôt évident que la
réponse se situerait à un nouveau palier de la théorie politique.
J’aurais certes préféré conserver le point de vue de celui qui
demande que l’on s’ôte de son soleil : mais désormais tout allait
devenir politique, politique toutefois dans un sens du mot qui n’avait
pas été mis à l’épreuve – correspondant à l’état d’agrégat du
politique lui-même.
Le 11-Septembre fut un événement que l’on qualifierait d’épisode
à stress maximal dans la terminologie de la théorie générale de
culture génétique de l’École de Wuppertal réunie autour de Brock et
Mühlmann – c’est le nom qu’on donne à des situations qui exigent
des personnes concernées une réaction de l’ensemble de
l’organisme. Elles imposent une mobilisation de toutes les
ressources cognitives et motrices face à une provocation non définie
et non calibrée. Quoi qu’il en soit, on pouvait discerner dès le début
la direction dans laquelle se diffuserait l’onde de choc du
comportement réactif : du point de vue moteur, ce serait dans les
gestes de la riposte, sous l’angle cognitif dans la création fébrile d’un
avis de recherche censé fournir le point de départ de la traque de
l’ennemi invisible. Ce qui était dans l’air, c’était la guerre et plus
encore.
Il est très facile, dans la perspective actuelle, de constater
l’impuissance globale des réflexes qui se sont présentés à l’époque
in situ – impuissance politique tout autant qu’intellectuelle. Il est vrai
qu’il n’existait nulle part une théorie qui eût été même
approximativement à la hauteur de l’épisode, hormis peut-être la
voix intelligente et discrète de René Girard, qui reconnut aussi dans
la collision américano-arabe son théorème bien connu de la
libération de la violence par jalousie imitative et rivalité mimétique.
C’eût été un effort stérile que d’aller feuilleter les pages des
classiques de la théorie politique, de Hobbes à Max Weber, afin de
trouver une réponse adéquate au message de la terreur – ces
auteurs vivaient encore trop éloignés des faits du monde globalisé,
synchronisé et médiatisé pour avoir pu apporter une contribution
essentielle à la compréhension de cette inquiétude aiguë. Les
recommandations de Bakounine en vue de faire exploser l’ordre
établi à coups de bombes paraissaient en revanche tout à coup
d’une grande mièvrerie. Si nous avions de nouveau pris en main les
discours de Mahatma Gandhi, cela ne nous aurait pas vraiment fait
avancer. Si l’on avait consulté Habermas, il aurait proclamé son
incompétence, spécialisé qu’il est dans les relations symétriques
entre sujets rationnels et triés à l’avance. On aurait aussi pu relire
L’Art de l’amour d’Erich Fromm pour découvrir que le caractère
anodin organisé de la théorie ordinaire n’avait pas de réponse à
fournir pour des incidents de ce type.
Je n’affirmerais pas à présent que mes propres prises de position
de l’époque aient été totalement hors d’atteinte des confusions
collectives – reste que dès le début, je me suis refusé à voir la
confusion prendre entièrement la main, même si l’on devait lui
tendre le petit doigt. J’ai vu un gigantesque raz de marée de réflexes
en réplique rouler dans notre direction. Une marée haute
psychopolitique s’annonçait, qui découlerait, d’une manière avant
tout endogène, de réponses contraintes et aveuglées par la
situation, formatées dans la typographie de la rage qui tentait,
impuissante, de se relever de l’impuissance. Je vis aussi, par
ailleurs, quelques autres exemples de réflexes désemparés, surtout
chez les intellectuels qui tendaient spontanément à s’identifier à
l’agresseur, si l’on veut pour cette fois mettre en branle la
terminologie de la doctrine psychanalytique des mécanismes de
défense.
Ayant perçu une vague de réactions démesurée – à l’époque
c’était un simple pressentiment, aujourd’hui un constat vérifié après
que la vague en question a coûté des centaines de milliers de vies –,
j’ai dit à propos de nine eleven deux choses que je tiens toujours
pour justes bien qu’elles ne soient pas toujours dénuées de risques
éthiques et qu’on en sache peu sur leurs effets secondaires. J’ai,
d’une part, affirmé que dans le processus de la démocratie, on est
aussi et de plus en plus responsable de ses ennemis. C’est une
affirmation chargée d’une certaine exigence morale et
sociophilosophique – elle est trop peu maniable pour que je puisse
la justifier ici de manière plus détaillée. Je me contenterai d’indiquer
qu’il s’agit d’une application au domaine de l’éthique de la troisième
loi de Newton – loi selon laquelle les forces interviennent toujours
sous forme de paires polarisées. J’ai par ailleurs employé la
distinction, courante dans la recherche sur le cerveau,
entre processus de l’hémisphère droit, ou processus affectifs
globaux, et processus de l’hémisphère gauche, ou processus
analytiques distanciés, à propos de notre constitution
posttraumatique à l’ombre des tours effondrées. Compte tenu de la
grande marée qui roulait sur nous depuis l’hémisphère droit, j’ai
plaidé pour un comportement inspiré par l’hémisphère gauche – cela
impliquait ni plus ni moins que l’option offrant la reconquête de
quelques possibilités de réponse ne relevant pas tout à fait du
réflexe, ce en raison du retour de la réflexion et de la profession de
foi confirmée dans le primat de la civilité. En légitime défense face à
une nouvelle droite neurologique qui poussait des hurlements, j’ai
postulé une gauche neurologique, afin d’opposer un veto intellectuel
au défilé, qui débuta immédiatement, des tenants de l’hémisphère
droit – j’ai formulé un refus tranquille, mais non négociable de tous
les commandements de réplique qu’on entendait de l’autre côté, et
de la claque qui les soutenait chez nous. Car je les voyais venir, les
troupes de représailles et leurs journalistes embarqués, avec leur
brave compréhension cousue de fil blanc pour l’empire, leurs
applaudissements saluant une guerre menée sous de faux prétextes
et leur acharnement antiislamique. Et nous avons de bonnes raisons
de l’affirmer : ces guerriers de septembre, ces grandes gueules de
l’époque, hostiles à la réflexion, ces drones qui, comme des crânes
creux non habités, effectuent leurs vols de surveillance au-dessus
de l’espace de pensée libre – ils sont toujours en intervention et
n’abandonnent pas leur travail d’intoxication animé par la rage.
En donnant ainsi mon suffrage à l’ombre du 11-Septembre,
j’avais clairement marqué mon système de sympathies – c’est celui
des hommes qui prennent le temps d’un second regard sur leurs
réflexes. Dans d’autres contextes, on lui donnerait le nom d’éthique
de la retenue ; dans d’autres contextes encore, on parlerait
d’exercitation au niveau des observations de second ordre.
Mesdames et Messieurs, je n’ai vu au cours des douze années
écoulées aucune raison de changer quoi que ce soit à cette option.
Depuis douze ans, j’ai l’impression de vivre dans un séminaire de
médiologie perpétuel où l’on coécrit de jour en jour la fabrication de
l’irréalité commune qui se fait passer pour une opinion publique
informée. S’il y a eu au cours de cette période un gain de
connaissances, il consiste en ce que j’ai appris à dire plus
précisément pourquoi la théorie des médias est une affaire ingrate.
La théorie des médias touche à l’inconscient médiatique des
grands corps sociaux qui sont, depuis le XVIIIe siècle, constitués en
populations d’États-nations, dont le format regroupe de dix à trois
cents millions de personnes et plus. Face à ces entités immenses,
cette théorie mal aimée affirme : la cohésion mentale actuelle de ce
type de collectifs géants, qui sont dans l’incapacité physique de se
regrouper, ne peut être assurée que par des mass-media dotés d’un
coefficient de pénétration élevé, dans la mesure où ils génèrent et
redistribuent sur une base quotidienne le matériau dont sont faits les
soucis partagés. La communication de masse organise le plébiscite
permanent des soucis communs tout en fournissant aussitôt de quoi
s’en divertir.
Si l’on demande à un médiologue ce qu’est à ses yeux une
société moderne, il répond avec le calme du professionnel :
« Société » est le nom de code en usage depuis les Lumières pour
désigner une commune de stress intégrée au niveau des mass-
media et le plus souvent polythématique. Son tonus interne oscille
de manière irrégulière entre les extrêmes que sont l’état de
communauté souple de divertissement et l’état dense de
communauté de combat – entre les deux se trouvent les jours
ouvrables de la démocratie, avec leur pluralisme naturel des
problèmes. Plus un collectif se rapproche du pôle de la communauté
de divertissement, plus ses membres disposent de degrés de liberté,
qui vont jusqu’à la licence de mener une vie apolitique. Dans cette
occurrence, le collectif a tendance à former un agrégat de
vacanciers – pour peu qu’on définisse les vacances comme la plus
grande distance possible à l’égard du cas critique. Même si l’on se
repose le plus souvent sur les mêmes plages, les personnes
allongées n’ont pas besoin d’un projet commun. Si le collectif se
rapproche en revanche du pôle de la communauté de combat, il met
au jour la tendance à fusionner une commune monothématique – en
particulier lorsqu’il est soulevé de manière synchrone par les
représentations d’une menace commune – et ce d’une manière
totalement indépendante de la nature de la menace, qu’elle soit bien
réelle ou qu’elle ait été inventée pour provoquer la fusion. Avec la
pression monothématique engendrée par des médias mis au pas, la
communauté de combat intègre ses membres sur le mode du
saisissement total, sur la base d’impulsions de stress maximal
partagées de manière convulsive.
Mesdames et Messieurs, je ne vous aurais pas imposé cette
redescription médiologique assez rebutante de la différence entre la
guerre et la paix si je n’avais pas l’intention, en guise de conclusion
à mon discours de remerciement pour ce prix aussi beau
qu’important et chargé d’avenir, de dire encore quelques mots sur la
gravité de la situation actuelle dans son ensemble. Pour ne pas
perdre de temps, je ne dirai rien sur la retraite à soixante-sept ans, le
port du casque obligatoire à vélo, le mariage homosexuel, les
« marchés émergents » et l’ampoule à économie d’énergie. Nous en
reparlerons plus tard, sur la plage.
J’aimerais en revanche évoquer tout de suite, aussi brièvement
et sérieusement que possible, un sentiment largement répandu – ce
n’est peut-être d’ailleurs qu’une intuition ou une humeur. Il est
question d’un malaise diffus qui, sous forme de propos verbalisés,
affirmerait qu’aujourd’hui quelque chose cloche, et d’une manière
très inquiétante, pour le monde dans son ensemble. Des sentiments
de cette espèce, on en retrouve sous forme d’éléments résiduels
pour presque toute l’ère de ce que l’on a appelé les cultures
hautement avancées, et pourtant cette allusion ne fait que relativiser
le constat actuel : elle ne l’annule pas. Elle ne change rien à la
coloration et à la massivité incomparables qu’a prises aujourd’hui la
sensation à laquelle nous avons fait allusion.
On y trouve – pour commencer par ce qui nous vient en
premier – cette impression qui se propage et selon laquelle le projet
Europe est en train d’échouer en raison d’une mauvaise gestion.
Autant cette grande entreprise politique avait commencé après la
Seconde Guerre mondiale en suivant une évolution prudemment
constante, autant on observe depuis un certain temps comment elle
s’enfonce dans un « marécage » – ou quel que soit le nom que l’on
donne à cet élément funeste et hypercomplexe – fait de
bureaucratisme, d’économisme, de monétarisme et de
procéduralisme, et ce chaque année d’une manière un peu plus
dépourvue de direction, un peu plus embrouillée, le tout coïncidant
avec une distance toujours plus grande entre ceux qui, en haut,
construisent quelque chose, et ceux qui, en bas, ne suivent plus le
mouvement. Le constat est sans appel : l’agrégat européen se
trouve dans un état que personne ne peut avoir voulu. On ne voit
aucune manière d’y remédier et l’absence d’un projet commun
inspirant et susceptible de provoquer le redémarrage est évidente.
Bref, en tant que société de confort entièrement orientée vers
l’économie, l’Europe a touché à ses limites. Dans la perspective
médiologique, ce continent, avec toute sa diversité amusante, sa
désunion constitutive, sa sympathique faiblesse lorsqu’il s’agit de
prendre des décisions, sa symbiose précaire entre le Nord et le
Sud, etc., est plutôt proche du pôle de la société de divertissement
et de ses liens détendus, reconnaissable à l’arbitraire délicieux des
sujets traités, à la primauté donnée aux points de vue que l’on a
depuis ce monde des vacances et à une distance constante à
l’égard du cas critique. Il est à des années-lumière de cette
communauté de combat regroupée par la peur et condensée qui, en
proie au stress que donne un sentiment d’être agressée, pourrait
coopérer en vue d’un but conscient afin d’atteindre ce qui est
nécessaire.
Il ne faut pas prendre ici dans un sens trop quotidien le terme de
« communauté de divertissement » – il renvoie au lien entre
polythématique et faiblesse de l’agence d’exécution. Dans de telles
situations systémiques, on peut parler à l’envi de toutes sortes de
choses parce qu’on ne fera strictement rien dans la pratique. Le
mieux serait de se représenter l’Europe comme un terrain de
camping à la lisière des Alpes autrichiennes. Supposons que nous
soyons déjà à la fin août, il pleut depuis cinq semaines sans
interruption, nous avons investi toutes nos vacances dans une zone
de basse pression, le point à partir duquel on prend le mauvais
temps pour une affaire personnelle a été atteint depuis longtemps.
Or c’est précisément sur ce point-là qu’on le voit sous son vrai jour,
l’Européen de 2013, le vacancier acharné qui, assis sous son
appentis dégoulinant, souhaite le retour du schilling, de la pesette ou
du deutsche mark, chacun isolé dans sa caravane dégoulinante. On
devrait s’habituer au fait qu’il est tout à fait plausible de saisir cet
ensemble de frustrés sous la notion de « communauté de
divertissement » – et lorsque, au contraire, certains politiciens
reprennent la litanie de la communauté de destin, comme ils l’ont fait
il y a six mois en présence de la moitié du monde, dans les locaux
de l’Auswärtiges Amt à Berlin, le ministère allemand des Affaires
étrangères, ils montrent seulement dans quelle mesure ils ont
disparu derrière des formules creuses autohypnotiques, dans un
univers diplomatique parallèle. Si l’Europe, donc, est un lieu où les
choses vont épouvantablement de travers depuis un certain temps,
c’est en premier lieu parce que, par sa constitution psychopolitique,
elle est toujours restée trop proche du pôle de la communauté de
divertissement. Disons-le sans détour : ici, l’organisation médiatique
de l’irréalité commune a trop bien réussi. La proximité avec le pôle
plus détendu se paie naturellement par la faiblesse de l’agent
d’exécution, la discordance et le mépris de soi.
On ne peut pas parler de la misère européenne sans penser
aussitôt au fait que dans notre civilisation sœur, les États-Unis, les
choses vont de travers depuis la base et d’une manière encore plus
inquiétante – et ce, on le comprendra facilement après ce qui vient
d’être dit, pour des motifs strictement complémentaires aux
embarras européens. Il faut ici une fois encore évoquer la date du
11-Septembre afin de marquer ses effets à long terme. Si, par son
contenu, elle a représenté la terreur pure, seules ses interprétations
l’ont rendue absolument fatale. Depuis que les États-Unis ont dû,
pour la première fois de leur histoire, subir sur leur propre sol une
attaque à laquelle ils ne pouvaient pas répliquer sur le fond, se
déroule dans ce pays si grand et sur bien des aspects si admirable
un drame qui pourrait s’achever dans une débâcle psychopolitique
aux dimensions considérables. Du point de vue de la médiologie
politique, les journées et les semaines qui ont suivi nine eleven ont
été la représentation pure d’une condensation relevant de la
communauté de combat. Ici, un grand corps social a été mis dans un
état de stress synchrone comparable aux seules images d’août 1914
en Europe – à l’époque sur les ondes enthousiastes, cette fois sur
les fréquences du choc, de la rage et de la vexation inextinguible.
L’extase était produite par un thème unique et écrasant, un stimulus
brutal et singulier apportant une qualité de stress maximale – il était
donc là, le cygne noir politique, nageant sur l’Hudson River. Quand
on veut sérieusement savoir ce qu’est une société en fusion
monothématique complète, on ne peut pas faire l’économie de
l’étude du phénomène nine eleven. On voit ainsi qu’il n’existe pas
seulement des prophéties autoréalisatrices et des craintes qui
s’accomplissent elles-mêmes, mais aussi des surinterprétations qui
créent leur propre vérité. Leur focalisation monothématique brutale a
placé les États-Unis dans un état de synthèse de stress extrême
pour une communauté de combat. Mais comme, dans un premier
temps, on ne pouvait appréhender d’ennemi extérieur visible – on le
servit par la suite sous le nom d’Al Qaïda –, la fusion de la
communauté de combat dut en très grande partie s’opérer vers
l’intérieur. Le tournant autoagressif que le désarroi avait imprimé au
choc créa une nouvelle structure d’idéologie de guerre qui a depuis
placé de vastes zones du monde sous un commandement
sécuritaire pseudo-rationnel. Son code d’accès officiel est le
suivant : war on terror – ou, mieux, war and more.
C’est ce more, l’élément décisif, si l’on veut mesurer l’inclinaison
de la pente sur laquelle les choses glissent depuis cette date. De ce
plus-que-la-guerre montent depuis assez longtemps, comme de la
boîte de Pandore, les plus grands maux censés chasser les grands
maux. C’est de lui qu’est née la longue réaction en chaîne de l’auto-
intoxication sécuritaire qui, depuis plus d’une décennie, pénètre
jusque dans les modes de pensée et de parole quotidiens des
collectifs politiques, et ce à travers le monde entier. On peut voir
quels effets dévastateurs a produits cette formule absurde de la
guerre contre la terreur, et à quel point elle a rendu malades les
cerveaux des irréfléchis qui en faisaient usage, en étudiant le
discours profondément corrompu dans lequel le Premier ministre
turc Erdoğan a qualifié de « terroristes » les manifestants
démocratiques du parc Gezi à Istanbul – il a ainsi commis un acte
d’extrême violence verbale dont on peut être certain qu’il sera ajouté
aux dossiers en Europe – où l’on conclura à son caractère
impardonnable. On sait parfaitement où Erdoğan a appris cette
manière perverse de marquer ses opposants – tout comme on sait
que de l’autre côté de l’Atlantique, le fait de prononcer le mot
« terroriste » vaut autorisation d’éliminer par attaque de drones – à
l’ère de la guerre chirurgicale, l’acte de parole et la téléexécution
forment une seule et même séquence. Le concept de terreur est
sorti du laboratoire du Pentagone et a muté pour devenir un monstre
viral – il apporte la mort à ses objets, mais la peste à ses utilisateurs
irréfléchis. Ceux qui sont restés irréfléchis, ce sont ces
contemporains apparemment animés de bonnes intentions qui
ignorent obstinément le fait que 99 % de toutes les attaques
terroristes, au XXe siècle, sont à mettre au compte des terrorismes
d’État. Ce sont toujours des États et des régimes en possession de
l’État qui, sous les prétextes les plus divers, ont maltraité leurs
propres populations en pratiquant la politique de la peur, le plus
souvent pour les protéger de prétendus agresseurs et autres
individus nuisibles à l’intérieur. Que l’on doive depuis toujours bien
plus protéger les hommes de leurs protecteurs enflés aux
dimensions d’un Léviathan semble toujours être une idée neuve.
Pour faire bref : si les choses vont aujourd’hui de travers d’une
manière aussi angoissante dans le monde occidental, c’est parce
qu’on y observe deux formes complémentaires d’autodestruction.
Dans le cas de l’Europe, ce qui frappe est une faiblesse
pathologique de l’agence d’exécution, faiblesse qui va jusqu’à
l’incapacité d’établir un ordre du jour. Le résultat est la
transformation de la politique en un atelier de réparation fonctionnant
sur l’improvisation et dans lequel on gouverne jour après jour en
courant après ses propres erreurs – nous le constatons
pratiquement chaque heure en observant la gestion de la débâcle de
l’euro. Ce qui frappe en revanche dans le cas des États-Unis, c’est
une force de l’agence d’exécution qui a perdu tout sens commun.
Ses chefs ont proclamé le globe zone de capture et champ de
bataille sans frontières, sans réfléchir à la brièveté du trajet qui relie
la première trahison de ses propres valeurs fondamentales et
l’abandon achevé de soi-même. Ici, comme toujours, cela se produit
par assimilation à l’ennemi, un ennemi qui existe certes aussi dans
le réel, mais que l’imagination sécuritomane agrandit cent mille fois.
Permettez-moi, Mesdames et Messieurs, de dire un dernier mot,
ainsi que de faire une allusion, qui fera office de conclusion, à une
issue possible aux embarras que j’ai présentés. Il y a bien entendu
dans le monde encore beaucoup plus de choses qui vont de travers
que je ne l’ai esquissé ici à propos de l’Europe et de l’Amérique.
Toutes les grandes marches obliques ont un point commun : un
manque périlleux de véritable agence d’exécution – on pourrait aussi
dire : le retard accablant avec lequel la capacité d’action des
organes exécutifs constitués court derrière des avalanches de
problèmes en croissance rapide – que ces inquiétudes soient liées à
l’empoisonnement de notre environnement ou au changement
climatique, à la guerre froide qu’on se livre pour les ressources ou
aux flots de réfugiés, à la spéculation sur les produits alimentaires
ou au mépris du monde animal : ici devraient encore suivre une
douzaine de noms de problèmes en capitales d’imprimerie. Dans les
milieux des politologues sérieux, on dit depuis assez longtemps que
le monde manque de global governance – si l’on désigne ainsi la
compétence consistant à discerner à temps ce qui est bon, y
compris à grande échelle, et à le mettre en œuvre. Et pourtant, du
G2 au G20, l’incapacité d’agir est disponible dans toutes les tailles.
Répétons-le : les Européens ont une faiblesse en matière
d’agence d’exécution parce qu’ils sont trop peu sérieux et trop
dispersés pour mettre un agenda en place. Les Américains ont
conservé leur force en termes d’agence d’exécution, mais, hélas,
uniquement sur le terrain militaire, et ils s’y ruinent à coups de
campagnes erronées, coûteuses et contre-productives au service de
fantasmes outranciers d’invulnérabilité.
Face à cela, seul le diagnostic le plus lucide peut aider à
continuer la progression. Le projet européen est au bord de la
désagrégation, le projet américain à la limite de la dépression. Les
deux décadences renvoient l’une à l’autre. Dans les deux projets
politiques se sont toutefois matérialisés des expériences
démocratiques d’une telle valeur et des motifs culturels tellement
impossibles à abandonner qu’il ne peut être question de s’en défaire.
Et c’est précisément pour cette raison que le débat sur un
reformatage de l’Europe est sensé – même si l’on ferait fausse route
en plaidant pour une sécession du groupe latin, idée qu’on a
récemment mise en débat sur le mode du laïus irresponsable. Si le
reformatage de l’Europe est inévitable, c’est notamment parce qu’un
changement de format se révèle être une réforme à conseiller
d’urgence aussi aux États-Unis. Il est possible qu’un remodelage
des frontières orientales de l’Amérique aiderait à sortir de la
stagnation économique et de l’obstination belliciste et sécuri-
névrotique de ce grand pays.
On devrait donc poser la question : n’est-il pas concevable que le
dépassement des crises, ici et là-bas, consiste à éliminer
mutuellement ses faiblesses spécifiques et à mettre en interrelation
ses forces spécifiques ? Les Américains ne devraient-ils pas enfin
annoncer la couleur européenne, et les Européens la couleur
atlantique ? Cela supposerait un acte verbal que beaucoup
d’Européens accompliraient probablement sans peine, mais qui ne
viendrait pas sans grands efforts aux lèvres des Américains : ce qu’il
faudrait, c’est une Declaration of Dependence mutuelle – l’aveu, aux
yeux du monde entier et pour le monde entier, que rien ne va pour
l’un sans l’autre – cette fois-ci, cependant, il ne prendrait pas la
forme de proclamations solennelles le 8 mai, mais celle d’une
Constitution de nature obligatoire pour l’ensemble de l’Occident. Si
celle-ci ne voit pas le jour, il pourrait bien arriver que tout se
désagrège prochainement dans une fin de partie globale due à
l’incompétence de l’agence d’exécution.
En 2002, l’essayiste et médiologue français Régis Debray a
publié 8 un petit livre intitulé L’Édit de Caracalla, ou Plaidoyer pour
des États-Unis d’Occident. Il y prétendait éditer à titre posthume le
manuscrit d’un certain Xavier de C*** – une ancienne relation,
affirmait-il, qui lui avait confié avant sa mort un texte d’une certaine
audace. J’ajoute, pour mémoire : l’édit de Caracalla fut le décret
sans précédent pris par l’empereur romain Bassanius Caracalla
(natif de Lyon), le maître d’ouvrage des Thermes, au cours de
l’année 212 de notre ère, décret par lequel il conférait à tous les
hommes libres de l’Empire la citoyenneté romaine. L’empereur
ouvrait ainsi un espace à l’idée que Rome et l’Italie n’étaient plus à
elles seules à la hauteur des exigences de l’époque et que leur
avenir ne pourrait plus être assuré que par une politique de
l’intrusion intelligente.
L’analogie est flagrante : selon la chimère politique de Xavier de
C***, qui n’était bien entendu autre que le directeur d’édition lui-
même œuvrant dans un incognito transparent, les événements
suivants se produiraient très prochainement des deux côtés de
l’Atlantique : on reconnaîtrait à tous les Européens adultes la
citoyenneté américaine, et à tous les Américains la citoyenneté
européenne – le reste découlerait de ce commencement. L’auteur
anonyme se prononçait pour faire naître, de l’Europe et des États-
Unis, une unité politique réelle. D’où il découlerait que le président
des États-Unis serait aussi, à l’avenir, celui des Européens, et que
compte tenu de leur supériorité numérique c’est eux qui feraient
régulièrement la décision – jusqu’à la possibilité que des Européens
deviennent présidents américains et des Américains présidents
européens.
On a lu à l’époque ce petit livre comme une plaisanterie sérieuse
et on l’a mis de côté en secouant la tête. Tout laisse penser que
Debray avait anticipé cette réaction : dans sa postface à ce
mémorandum fictif, il ne fait pas mystère du fait qu’il est convaincu
du caractère irréalisable de cette proposition. Il se contredit lui-
même d’un geste réaliste et mélancolique, en soulignant l’absurdité
de ce qui a été dit. Est réaliste et mélancolique celui qui a compris
que même pour ce qui va de travers, la loi de la dépendance à la
voie empruntée s’applique : de ce qui a été entrepris et de la
manière dont cela s’est passé jusqu’alors découle la restriction
progressive de la liberté au cours des pas suivants, jusqu’à ce que la
suite de l’histoire ne soit plus qu’une fin de partie issue de
contraintes conséquentielles. Mais peut-être ce à quoi l’on donne le
nom de révolution n’est-il rien d’autre que les refus opposés par des
collectifs à l’idée de n’être que des spectateurs des finales.
Je conclurai, Mesdames et Messieurs, en rappelant que dans
certaines situations il n’est pas admissible de laisser le dernier mot
au réalisme et à la mélancolie, ce vieux couple méchant.
Comprenons-nous bien : je vois en Régis Debray un ami à
l’intelligence duquel la culture intellectuelle des dernières décennies
doit beaucoup – cela vaut aussi pour Giorgio Agamben, même s’il ne
me semble pas être sur le bon chemin, pour le moment, avec ses
allusions de feu follet à une sécession latine sur la Méditerranée.
Tout plaide d’autant plus aujourd’hui à mes yeux pour que l’on dirige
son regard vers un homme comme Hans Ulrich Gumbrecht, car c’est
lui qui, dans sa personne, anticipe d’une manière aussi convaincante
que toute naturelle les États-Unis de l’Occident. Il les incarne déjà
sans effort et de la manière la plus brillante qui soit – et on le voit,
c’est à l’avantage éclatant des deux parties. Dans son style
incomparable, spirituel et nerveux, avec son attention à balayage
global, avec sa présence cosmopolite, il est le centre d’un système
de sympathie qui s’est attiré des amis dans les universités de tous
les continents. Si les United Humanities du monde étaient
organisées comme une ONU, Gumbrecht serait leur secrétaire
général. Qu’il m’ait choisi, en tant que membre du jury de ce prix, et
qu’il ait été disposé à prononcer des mots élogieux sur mon travail
m’inspire une grande gratitude – et bien entendu aussi de la fierté.
Mesdames et Messieurs, on dit que l’ancien président socialiste
de la France, François Mitterrand, aimait à citer cette formule : Il faut
donner du temps au temps 9. J’ignore s’il était conscient de citer ainsi
Calderón de la Barca et, avant lui, Cervantes – deux auteurs qui, au
début des Temps modernes, avaient forgé la devise dar tiempo al
tiempo, ce en quoi réside déjà toute la sagesse de la politique et de
l’art de vivre modernes. Car celui qui veut améliorer les choses doit
aussi pouvoir attendre. J’ajoute – dans l’esprit de la prière
généreuse et impatiente de Ludwig Börne à la déesse Patience :
comme nous vivons dans un monde qui s’adonne à la précipitation,
nous devons apprendre à donner du temps au temps et pourtant à
nous presser comme si les flammes dardaient déjà à travers le toit
de la maison.
1. Discours de remerciement de Peter Sloterdijk à l’occasion de la remise du prix Ludwig-
Börne, ce texte a paru dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung le 19 juin 2013. Le titre est
une allusion aux Considérations d’apolitique de Thomas Mann (1918).
2. Période d’ébullition et d’agitation qui débuta en 1830 et précéda la tentative de
révolution de mars 1848 en Allemagne. (N.d.T.)
3. Voir « Ceux qui veulent être trompés », note 3.
4. En français dans le texte. (N.d.T.)
5. Le point culminant du massif de la Forêt-Noire. (N.d.T.)
6. Peter Sloterdijk, Règles pour le parc humain, traduit par Olivier Mannoni, Paris, Mille et
Une Nuits, 2000.
7. En 2002, l’Elbe en crue avait causé des dégâts considérables dans le centre de
l’Europe. (N.d.T.)
8. Aux Éditions Fayard. (N.d.T.)
9. En français dans le texte. (N.d.T.)
Le long chemin vers la société
1
mondiale
Ces derniers mois, des concepts d’allure archaïque percent les
strates sédimentaires de discours depuis longtemps hors commerce
ou reportés sine die, et ressortent, dans les médias, à la surface du
débat public. Ce qui nous fait face, ce ne sont plus les anglicismes
de la logique du marché, ceux que certains ont pu prendre, à tort,
pour la lingua franca d’un monde globalisé. Au lieu de shareholder-
value et outsourcing, c’est désormais un vocabulaire plus durable
qui monte à la surface en oscillant. Il peut, il veut être pris comme
outil pour maîtriser le temps présent en le problématisant. Ainsi naît
un dictionnaire de la modernité, à la fois antique et contemporain,
dont les racines, pour ce qui concerne les définitions, plongent dans
l’Antiquité et remontent, au-delà, jusqu’au commencement du
devenir-humain.
En 1993, autant dire il y a longtemps, j’ai rédigé – sous le titre Où
sommes-nous lorsque nous écoutons de la musique ? – un essai qui
se référait bien entendu à Hannah Arendt. J’y propose un concept
général de la percussion. En tant qu’écoutants, nous nous trouvons
dans une sphère d’ébranlements subtils. Hegel parlait parfois d’un
« tremblement qui nous traverse » et saisit le sujet qui ressent. Tout
comme Arendt, je pars de l’hypothèse que la pensée est une
fonction du hiatus ou une émergence de celui-ci. Hiatus est le nom
du clivage qui s’ouvre entre l’humain et l’environnement dès que
l’individu critique fait usage de sa compétence en problématisation.
Problématiser, cela signifie : découvrir un thème. Les thèmes
sont des objets d’élaboration discursive, ce que savait déjà la
rhétorique antique. On dit qu’un jour l’orateur Gorgias serait entré
dans le théâtre d’Athènes plein à craquer et aurait crié au public :
« Proballete ! » – donnez-moi un sujet, quel qu’il soit ! Il voulait ainsi
apporter la preuve de sa virtuosité, qui lui permettait de s’exprimer
de manière suggestive à propos de n’importe quel sujet possible. Il
démontrait ainsi l’art sophisticien consistant à passer de la
souffrance causée par les circonstances au luxe de leur traitement
dans le langage. « Voir les problèmes » est une manifestation
d’excédents d’énergie et de libertés. L’essayiste autrichien Egon
Friedell l’a formulé en des termes devenus classiques : « La culture,
c’est la richesse en problèmes. »
SOCIAL
Où sommes-nous quand nous pensons le social ? En tant que
créatures du hiatus, nous sommes dans un espace créé par la
problématisation. La problématisation est un cas particulier de la
« représentation » – au sens où l’entendait le linguiste Louis
Hjelmslev, celui de troisième fonction du langage (à côté de
l’établissement de contact et de l’expression). Ce que nous appelons
« pensée » ressort de l’emploi extensif de la troisième fonction du
langage dans le hiatus.
Si l’homme s’appelle animal rationale, c’est avant tout parce que
plus il est civilisé, plus il devient un animal représentant. Comme le
rêve, la théorie exclut aussi, respectivement, la motricité ou l’acte
d’intervention.
Nous avons ici l’occasion de comprendre que des termes comme
« société » et « le social » ne sont que des métaphores gelées –
dérivées du latin socius, ce qui signifie à peu près « le
compagnon », « l’accompagnateur », « l’auxiliaire ». Le fait qu’un
jour – plus précisément : depuis Auguste Comte – il ait pu devenir le
terme clé d’une « science du social » (ou encore d’une « physique
sociale ») démontre d’une part la capacité de performance de la
métaphore, et d’autre part la métamorphose réelle du
compagnonnage, qui passe d’une simple coexistence sur un espace
étroit – comme dans le lit conjugal, qui porte chez Ovide le nom de
socius lectus, ou dans le temple, socium templum, qui sert de lieu de
culte à deux divinités – à des organisations comme la Societas Jesu,
qui a donné son nom à un ordre engagé dans la politique religieuse,
et plus loin vers l’idée de la « société anonyme », pour finir avec des
concepts comme society ou « société » qui, depuis le XVIIIe siècle,
signifient deux choses différentes : d’une part, les dix mille du
dessus du panier, les happy few. D’autre part (le plus souvent sous
le nom de « peuple ») le vis-à-vis interne de l’État moderne, dans la
mesure où celui-ci a toujours tendance à être l’État-nation ou à
incarner une dimension nationale-impériale.
SOCIÉTÉ
Au dernier palier de l’évolution de ce terme, nous rencontrons
une construction relevant de la théorie du système, appelée
Weltgesellschaft, « société mondiale » : dans la terminologie de
Niklas Luhmann, elle désigne le dernier horizon des interactions
systémiques – ce qui explique pourquoi, dans une théorie mûrie du
social, on ne peut utiliser le terme Gesellschaft qu’au singulier. Si
nous pensons le social dans les conditions qui sont celles
d’aujourd’hui, une première réponse s’impose immédiatement : nous
nous trouvons, bon gré, mal gré, dans la fosse abyssale qui sépare
le compagnonnage primaire (horde, tribu, lignée) et la société
mondiale. Le premier cerne le microcosme de la tribalité : à celui-là,
on ne peut être relié authentiquement que sur le mode de l’inclusion
– cela signifie qu’on est membre du groupe dans la mesure où l’on
est – comme le dit la métaphore du « membre » – intégré à un corps
collectif quasi organique.
FAMILLE
Dans une tribu entièrement développée, le contact direct est
possible avec un nombre de personnes qui peut atteindre les cent
quarante-huit – le nombre de Dunbar (du nom de l’anthropologue
britannique Robin Dunbar) définit la limite supérieure de la taille d’un
groupe dans lequel un individu peut évoluer sans avoir recours à des
lois ni à des règles relationnelles. L’« intelligence sociale » naît
spontanément dans des groupements de petit format, à partir de la
fréquentation de personnes appartenant à l’espace de proximité –
chez les Romains, celles-ci s’appelaient les familiares, ce qui
regroupait les parents par le sang et les parents par sympathie. La
coexistence des personnes dans de grands corps politiques ayant
atteint une évolution supérieure rend cependant nécessaires des
dressages à long terme et des processus d’apprentissage abstraits.
À leur nécessité répond, dans toutes les cultures hautement
avancées, l’invention du système d’écriture et du système scolaire.
Le sociologue et théoricien de la culture Heiner Mühlmann a tout
récemment publié des éléments instructifs sur la force de
persistance du tribal. À ma connaissance, c’est à cet auteur que l’on
doit le concept de « constante tribale » – il fait ainsi allusion
à l’élément tribal qui continue inéluctablement à agir dans les
sociétés complexes, inéluctablement, parce que même dans les
grandes sociétés les gens n’arrêtent jamais de suivre leur design
primaire en tant que créatures des petits groupes.
Sur le pôle des grands corps collectifs, on trouve les
macrostructures de l’internationalité organisée et de la circulation
mondiale régulée. Comme l’a montré Luhmann, l’individu ne peut
« participer » à ce type de systèmes que sur le mode de l’exclusion :
il est impossible d’appartenir à la société mondiale comme un
« membre » (membrum) quasi organique. Le thème de
l’« appartenance » (en anglais : belonging) n’apparaît que dans des
sociétés suffisamment distanciées, c’est-à-dire entièrement
modernisées ; peuvent être considérées comme telles des
populations dotées d’un haut niveau d’individualisation et de
juridiction. Ce qu’on appelle « liberté » en 1789, c’est la transcription
positive d’un état de fait négatif : que l’individu existe dans un
rapport de non-inclusion avec les systèmes globalisants. Dans
l’ancienne tradition sociologique allemande, on discute de
découvertes de ce type sous l’intitulé « Naissance de la liberté
à partir de l’aliénation » (Arnold Gehlen).
On peut, dans ce contexte, commenter le malaise largement
répandu dans la mondialisation : aujourd’hui – c’est-à-dire dans
l’espace d’efficience de la modernité –, la position de l’individu est
définie par une oscillation entre inclusions et exclusions. D’une
part, nous restons formatés en dimensions tribales, d’autre part nous
naviguons sur les océans des communications globalisées. D’une
part nous existons dans des relations sociales qui, si précaires
soient-elles, continuent à se fonder sur le compagnonnage et
l’appartenance, d’autre part nous avons affaire à un monstre
fantomatique répondant au nom de société mondiale (alias plenum
des États) qui exclut de manière systémique les individus.
PEUPLE ET NATION
Parmi les complications de l’être-dans-la-société, on trouve
aujourd’hui le fait que les États-nations modernes que nous
continuons à habiter dans un mélange de crédulité et d’incrédulité
constituent des hybrides entre tribalisme et cosmopolitisme. Au
commencement, ils sont entrés sur la scène du monde comme de
grandes métaphores de l’existence tribale – avec en règle générale,
à leur tête, un chef élevé au rang de roi. Mais leur format en faisait
depuis longtemps de grands corps transtribaux auxquels on ne
pouvait « appartenir » que par la projection d’archétypes familiaux :
le roi comme père du peuple, la Queen Mom comme grand-mère de
tous les Britanniques, la chancelière comme « Maman » des
Allemands, le pape (« Papa ») comme premier berger de la
communauté de foi, etc.
La construction psychosémantique du « peuple » comme
population d’un État-nation a toujours supposé la régression
collective organisée. Elle reposait sur la combinaison d’infantilisme,
de familialisme et de paternalisme, amplifiée par une dose de
xénophobie et animée par un additif de paranoïa politique. Ce
syndrome était cloisonné institutionnellement par des armées, des
médias chargés d’entretenir l’hostilité et des services diplomatiques.
Où sommes-nous par conséquent lorsque nous pensons le
social ? Conformément à ce qui vient d’être dit, la situation du
pensant n’est pas seulement définie (ou indéfinie) par l’oscillation
entre les extrêmes que sont les tribus et les sociétés mondiales, elle
est également marquée par la réalité de l’élément national, avec
toutes ses confusions contemporaines. Dès que nous nous postons
devant notre porte, nous sommes toujours des citoyens de trois
mondes – de la tribu, de la nation, de la société mondiale. Cela
implique le risque de vivre en expatriés de trois mondes.
ALIÉNATION ET SOLITUDE
Rien d’étonnant, donc, à ce que d’innombrables personnes
partagent aujourd’hui la sensation d’exister dans la zone de basse
pression d’une aliénation croissante. De telles sensations se
propagent surtout là où faiblit l’intégration de l’individu dans le
système solidaire de la tribu. De fait, la force de liant que détiennent
les groupes primaires (famille, horde, lignée) ne cesse de décliner
dans la modernité. Les individus sont de plus en plus nombreux à
connaître l’embarras qu’il y a à sentir que la famille et la patrie sont à
la fois indispensables et insupportables, et de surcroît, dans bien
des cas, inaccessibles. Les « communautés » « organiques »,
préindividualistes, sont refoulées des sociétés contractuelles sur une
base individualiste. Le refoulement aime volontiers se donner lui-
même le nom d’émancipation, mais il s’appelle aussi, et à fort juste
titre, aliénation. Le plus souvent la solitude a cessé d’être un idéal
spirituel, mais est toujours plus ressentie comme une condition
involontaire qui se propage en même temps que les conditions de
vie modernes. Dans certaines métropoles de l’hémisphère
occidental, les foyers à une seule personne représentent jusqu’à
60 % des habitants. Ici, comme l’a compris Hannah Arendt dans sa
critique du totalitarisme, l’individu se voit confronté aux grandes
organisations politiques et aux mass-media invasifs, sans milieu
local servant d’intermédiaire – avec ce résultat que, spolié de ses
tribus, il succombe d’autant plus facilement à la tentation d’aller
chercher son salut dans ces constructions paratribales que sont les
partis, les idéologies, les sectes. La « constante tribale » fait en sorte
que l’on puisse aussi formater des programmes nationalistes et
même universalistes pour des groupes locaux de l’illusion.
RITUEL ET EXCITATION
À supposer que nous acceptions la métaphore de l’« écume »
comme une description possible des structures sociales modernes,
comment peut-on seulement encore penser l’ordre social, et même
la société ? L’expression « écume » présente l’avantage de pouvoir
être utilisée aussi bien sur le plan littéral que sur le plan
métaphorique. On peut penser à des écumes réelles, comme la
mousse du savon, l’écume du vin, l’écume de la mer et les pains (ou
plus généralement aux produits de la boulangerie comme les
écumes de pâte), aux écumes minérales, aux écumes de céramique
et de métal, mais aussi aux assemblées de masse, aux favelas, aux
grandes villes, aux zones suburbaines en général, aux phénomènes
d’exaltation de toute nature, qu’ils se présentent sous la forme de
fan-clubs, de flux de spectateurs dans les festivals ou de congrès
religieux. Alors que la métaphore du « réseau » décrit des
multiplicités de contacts (points, lignes, canaux, adresses),
l’expression « écume » désigne, au-delà du sens littéral et
métaphorique, tous les types de multiplicités d’espaces (cavités,
intérieurs, isolations reliées les unes aux autres, archipels).
Il me paraît fécond de donner une nouvelle description de la
société moderne comme agrégats ou comme systèmes d’espaces
multiples. La pointe de cette nouvelle description apparaît dans le
fait que la « société » peut désormais être conçue comme un
phénomène plus architectonique que juridique et
télécommunicationnel, sans que l’on nie pour autant la fabrication
juridique et télécommunicationnelle de la société (comme somme de
tous les contrats et comme somme des effets des publications). Du
point de vue juridique, la société signifie l’artefact dont les pierres de
fondation sont les individus aptes à passer un contrat et qui entrent
en action depuis leurs domiciles, leurs ateliers, leurs bureaux. Dans
l’optique de la théorie de l’écume, la « société » est le résultat de
processus autoarchitectoniques, ou bien de création de formes de
vie en partie architectoniques, en partie an-architectoniques. Celles-
ci se déroulent dans un espace social constitué aussi bien comme
un espace d’attente que comme un espace de surprise.
Il est dans la nature des choses que la « société » – comme
agrégat d’espaces de vie et de jeux rituels – soit forcément, en
même temps, un système de distances. Les sociétés sont modernes
quand, en raison de leur taille et de leurs différenciations internes,
elles ne représentent plus des entités capables de rassembler. Alors,
la dissociation spatiale domine en elles l’association
interpersonnelle. Cet état apparaît pour la première fois dans les
« empires » antiques, qui ont produit les formes originelles de
télécommunication et de domination à distance ; il devient le cas
normal dans les États délimités des Temps modernes.
La « société » contemporaine n’est donc jamais et nulle part
« auprès d’elle-même » – ni lors d’un congrès du parti nazi, ni lors
d’une inauguration des Jeux olympiques, ni dans un parlement. Pour
produire tout de même l’effet « peuple » ou « société » ou
« mouvement social », il faut des médias et des organisations qui
provoquent une dose suffisante d’association des dissociés. Du côté
des organisations, il faut citer ici, avant tout, les partis politiques, les
centres des Finances publiques, les assurances sociales, les
systèmes de retraite. Du côté des médias, la littérature depuis cinq
cents ans, la presse quotidienne et le musée depuis deux siècles, la
radio depuis quatre-vingts ans, la télévision depuis soixante années
et l’Internet depuis deux décennies – lequel libère toutefois plus de
tendances centrifuges que centripètes.
Dans mon essai La Raison forte d’être ensemble 2, j’ai décrit les
sociétés modernes (cette fois tout de même au pluriel, malgré
Luhmann) comme des corps de stress sensibles sous l’angle
psychoacoustique et plongés dans des excitations synchrones par
des mass-media utilisant la langue nationale. La transposition des
excitations communes dans le cadre d’une sphère médiatique
commune se produit pour l’essentiel sur la base de nouvelles
quotidiennes. On peut dès lors poser que l’école de la nation n’est
pas l’armée, mais le journalisme. Le produit artificiel qu’est la
« nation » n’a pas besoin de guerre chaque jour, mais chaque jour
de la sensation et de l’inquiétude produites par des signaux de
stress, ainsi que de leurs contrepoisons : la distraction et le
divertissement comme signaux de fin d’alerte. La nation n’est donc
pas seulement un plébiscite quotidien, comme le nota Romain
Rolland, mais aussi la compétition quotidienne entre alarme et levée
d’alerte. Contentons-nous ici d’observer que les sociétés en guerre
(ou encore après des attentats terroristes) tendent vers une
focalisation monothématique de l’attention collective vers ce qui se
passe sur les fronts, tandis que les sociétés détendues affichent une
tendance à produire un carnaval polythématique.
La métaphore de l’« écume » présente en outre l’avantage de
pouvoir décrire des systèmes de voisinage certes étroits d’un point
de vue topographique, mais pas intimes pour autant. Le complexe
d’appartements auquel Le Corbusier a donné le nom d’« unités
d’habitation » en fournit un modèle éloquent. On y vit paroi contre
paroi, mais dans des murs séparés. Les écumes constituent
l’incarnation idéale de ce que les architectes du groupe
« Morphosis » ont appelé vers 1970 connected isolations. Pour ce
que j’en vois, il n’existe pas aujourd’hui de meilleure définition du
mode d’être des sociétés modernes.
EXISTENCE
L’attention que voue mon travail aux réalités atmosphériques et
l’intérêt que je porte aux faits de la vie dans l’exercice (notamment
dans le livre Tu dois changer ta vie 3) ont ceci en commun que ces
thèmes ne sont traités qu’en passant par les théories sociologiques,
psychologiques et anthropologiques courantes, quand elles ne les
négligent pas totalement. D’une certaine manière, jusqu’ici, ils ne
constituaient « pas un sujet de discussion ». On peut se faire une
idée de ce que cela signifie en rappelant la cartographie précédant
l’invention de la « carte météorologique » : les cartes antérieures
reposaient toutes sur l’abstraction des réalités météorologiques. Sur
les planisphères et les globes d’autrefois planait toujours aussi le ciel
sans nuages de l’absence de climat. Il en allait de même pour la
sociologie plus ancienne : elle ne pouvait pas encore comprendre
que des ensembles sociaux sont toujours aussi des entités
climatogènes. Toutes les unités sociales de petite et de moyenne
taille produisent en permanence leur météo singulière, faite de sujets
d’inquiétudes et de tempêtes régionales, couplées aux égaiements
complémentaires.
Dans les deux cas, mon argument est que ce qui a été négligé
jusque-là est en vérité à chaque fois un ens realissimum, un être
doté d’une réalité extrême. Pour des créatures comme nous, les
atmosphères sont au bout du compte plus réelles que tous les objets
fermement placés sous le soleil. Lorsque j’ai exposé ces états de
fait, j’ai bénéficié de l’avantage d’avoir pu me rattacher aux
réflexions de Heidegger sur la primauté des Stimmungen (des
« humeurs » ou des « tonalités »). De plus, le discours de
l’« atmosphère » (qui signifie en grec ancien la « boule de vapeur »)
offre une occasion idéale de passer à une théorie générale des
espaces arrondis de l’intérieur. Ici intervient la sphérologie générale,
comme théorie de l’intérieur partagé. Traditionnellement, on n’a
jamais développé l’existentialisme que sous la forme d’une doctrine
du séjour dans l’extérieur – ce qu’évoque à lui seul le concept
d’« existence », puisque existere signifie littéralement « se tenir à
l’extérieur ».
La phase extatique de l’existence a toutefois un complément qui
mérite plus d’attention : le dasein s’accomplit toujours aussi dans
des espaces intérieurs et des climats locaux, que ceux-ci soient ou
non perceptibles et thématisables pour leurs habitants. Le Heidegger
tardif a fait sous forme allusive des observations apparentées et
riches de sens dans ses commentaires sur l’« habitat », et le
fondateur de la néophénoménologie, Hermann Schmitz, a élaboré la
description du séjour dans des atmosphères oscillant entre états
d’étroitesse et états d’ampleur dans une œuvre aux dimensions
monumentales – qui n’a hélas pas trouvé à ce jour la résonance
adéquate dans la communauté internationale des philosophes.
Pour ce qui concerne, en revanche, la théorie de l’exercice, je
crois fouler des terres vierges sur le plan philosophique et
sociologique – pourquoi ? Parce que les doctrines traditionnelles de
l’activité humaine n’ont presque sans exception jamais évoqué que
deux expressions de la vita activa 4, à savoir le travail et la
communication. La troisième dimension de l’activité humaine,
l’action opérée sur soi-même par l’exercice, a presque partout été
masquée – abstraction faite d’une ligne ténue de maximes stoïques
dans lesquelles l’ascèse, c’est-à-dire le training autoplastique, a déjà
été présentée avec insistance comme un moment décisif de la vie
active (ce qui explique pourquoi le monacat chrétien a pu se
rattacher à l’idée stoïque du travail sur soi-même). Dans le livre Tu
dois changer ta vie, l’exercice prend pour la première fois la place de
tête dans la thématique. On ne fait pas tant ici la réclame d’une
« acrobatique du moi » et d’un fitness straining spirituel : il s’agit
plutôt d’expliquer comment et pour quelle raison le monde moderne
a été forcé de se transformer en un camp d’entraînement dans
lequel la formation du sujet, comme vecteur et coordinateur de ses
compétences et de ses disciplines, est à l’ordre du jour.
DIEUX ET ENTRAÎNEURS
Le monde entier parle aujourd’hui de la nécessité de la
« formation continue », et même de l’« apprentissage tout au long de
sa vie » ; on n’a pratiquement jamais mentionné l’élément
d’exercitation qui s’attache aux processus de formation et à
l’élaboration didactique du stress. Les individus sont aujourd’hui
entourés de tous les côtés par des entraîneurs virtuels – ils sont
forcés de trancher en faveur de l’un ou de plusieurs d’entre eux. Les
dieux reviennent sous la forme d’entraîneurs.
À la lumière de la théorie de l’exercice, la vie devient quelque
chose de compréhensible qui représente, pour l’essentiel, une
compétition à plusieurs disciplines. Avec le concept généralisé
d’exercice, un toit commun s’installe au-dessus de champs aussi
divers que la rhétorique, la religion, le sport, la thérapie et l’art. Le
vague concept de « culture générale » en a fourni une anticipation
maladroite. L’explicitation du caractère d’exercice qui s’attache à
l’existence humaine produira avec le temps de puissants effets
rétroactifs sur la philosophie et l’épistémologie. La pensée future
devra être en soi gymnastique, élastique et plus ouverte au monde
que jamais pour subsister dans le polyathlon des disciplines
concurrentes et coopérantes.
J’ai du reste aussi eu de la chance dans ces explorations : peu
avant que je ne commence mon projet, des auteurs comme Pierre
Hadot et Michel Foucault avaient déjà projeté de la lumière en la
matière. Pour un auteur doté d’ambitions philosophiques et
anthropologiques, il n’est rien de pire que de vivre en voix solitaire
dans le désert.
FUTUR
Quand nous formulons la question de savoir comment la
métaphore – je dirais plutôt : l’image mentale – du « vaisseau spatial
Terre » – a une action rétroactive sur notre conception du social,
nous touchons au hot spot de la sociologie contemporaine. Dès que
la science du social rencontre celle de l’environnement
(l’environnement est la nature en tant que situation qui oblige
l’organisme), un nouveau Grand Récit apparaît : l’émergence du
concept d’« anthropocène », cette ère de l’histoire de la Terre
marquée par le genre humain, fait apparaître la manière dont les
macrothéories actuelles passent au stade d’une argumentation
narrative renouvelée. Dans le sillage de cette apparition,
l’atmosphère de la planète devient un thème de l’historiographie. Les
émissions passées restent dans l’air pendant des siècles encore.
Elles ne doivent pas seulement être mesurées, il faut aussi les
raconter.
Ainsi se transforme fondamentalement le sens de l’existence
sociale. Ce qu’on appelait autrefois l’« histoire du monde » se révèle
aujourd’hui comme un Grand Récit racontant une rencontre familiale
involontaire. Avec l’entrée dans l’ère de la globalité, l’éon de la
diaspora anthropologique touche à sa fin. Les groupes particuliers
de l’« humanité » biologique moderne, qui s’est dispersée sur la
Terre après l’exode d’Afrique, il y a environ quatre-vingts mille ans,
et qui s’étaient éloignés les uns des autres au cours de leur
dissipation, que ce soit sur le plan linguistique, ethnique, biologique,
bioesthétique ou politique, sont forcés de comprendre, pendant l’ère
diffuse du regroupement (Hans Ulrich Gumbrecht lui a donné le nom
de « contemporanéité large »), que la découverte de la « Terre une »
débouche sur une césure anthropologique : les participants à
l’assemblée, arrivant après avoir parcouru les plus longues
distances (le mode opératoire de l’assemblée doit ici être compris
sous l’angle moins physique que télépolitique) doivent peu à peu
s’entendre sur l’unique conclusion que l’on puisse tirer de leur
situation : à savoir, que tous habitent la même Terre.
Cette concession d’apparence triviale à la géo- graphie
transforme radicalement le design temporel de toute culture
particulière, de toute ethnie, de toute confession : la situation
anthropocénique fait que les êtres différents qui forment cette
« humanité » jusqu’alors impossible (impossible parce que
l’« homme universel » n’existe pas) sont pénétrés par l’évidence
qu’ils ont, certes, un passé séparé et qu’ils en viennent avec une
identité propre. Mais ils sont tenus de se positionner par rapport à un
futur placé sous le signe de la communauté et doivent, à partir de
celui-ci, répondre à l’inéluctabilité de la métamorphose par des
formes relationnelles explicites de la coexistence. La formule
« passés séparés, futurs communs » réduit certes la complexité de
la problématique, mais peut rendre de bons services comme slogan
de travail. On voit clairement, à travers elle, que la politique de
l’identité est irréaliste si elle est dépourvue de composantes tenant à
l’évolution et au futur. On observe depuis assez longtemps la
manière dont les identitaires s’isolent eux-mêmes en votant pour la
formule « passé séparé, futur séparé ».
En 1969, la métaphore élégante et technophile du « vaisseau
spatial Terre » a déjà servi à son inventeur, Buckminster Fuller, à
revendiquer l’exigence que l’on élabore enfin l’operating manual en
souffrance pour ce space-ship peu maniable. Il me semble que la
grande rencontre familiale à la fin de la diaspora anthropologique –
dans laquelle les sciences mises en réseau global jouent un rôle
décisif – conduira d’abord à ce qu’un nombre non négligeable de
personnes concernées, en tant qu’individus dans leur cadre
d’habitus et comme avocats de leurs cultures, remette en cause le
modèle processuel de l’ère post-diaspora. Tous ne sont
manifestement pas prêts à accepter le nouveau paradigme de la
politique du temps, dès lors qu’ils le considèrent comme un
programme de spoliation ouverte de ceux qui sont propriétaires
d’une identité.
VIOL ET PROTECTION
Dans les articles correspondants du manuel opératoire, il faudra
donc que figurent quelques paragraphes consacrés au statut de
ceux qui refusent la modernisation. Sur le vaisseau spatial Terre, il y
aura de nombreux parcs nationaux dont la mission sera d’assurer la
protection du biotope ethnoculturel. Du point de vue du climat
culturel, ce sont des zones d’ironie sérieuse. Le viol par
contemporanéité forcée y est prohibé. À ceux qui, plus tard, veulent
tout de même émigrer dans la modernité, les portes doivent rester
ouvertes. Nous payons ainsi notre tribut à la découverte du fait que
dans toutes les cultures hautement avancées surviennent des
phénomènes d’anachronie ou d’hétérochronie : l’ancien et le plus
récent peuvent coexister dans une seule et même zone.
L’« humanité » en tant que tout se trouve, il est vrai, dans une phase
de migration qui concerne moins l’espace que le temps. La formule
« émigration vers l’avenir partagé » fournit un équivalent à ce que
l’on appelait autrefois le « destin ».
MIGRATION
Affirmer aujourd’hui que la migration est le sujet du siècle n’est
pas faire œuvre de prophète, mais d’observateur lucide des courants
que l’on peut relever dans les mouvements de déplacement actuels
sur la planète. La fin de la diaspora anthropologique a été annoncée,
à la suite de la traversée de Christophe Colomb, par la mobilité des
colonisateurs européens. Ceux-ci ont « découvert » des peuples
inconnus partout où ils menaient leurs circuits exclusifs sur cette
Terre. Souvent, toutefois, les découvreurs ne faisaient pas
seulement usage d’un « droit de visite » (dont parlait Emmanuel
Kant dans son texte Vers la paix perpétuelle), mais découlaient des
droits de séjour, voire des droits d’occupation et de domination. Pour
les habitants « indigènes » de l’Amérique du Nord et du Sud, en
particulier, la migration offensive des Européens s’est transformée
en débâcle, parce que l’invité dont la culture d’origine était largement
supérieure sur le plan technique est resté et a apporté des moyens
d’asservir ce monde qui lui était contemporain et qu’il venait de
découvrir.
INFÉRIORITÉ
Il en va tout autrement aujourd’hui des vagues de migrations
transnationales qui vont marquer le XXIe siècle. Elles sont
composées, en grande partie, de réfugiés de la misère, de réfugiés
de guerre ou de victimes de répressions politiques locales. Bien qu’il
soit vrai que la plupart de ces migrants tentent seulement de mettre
leur vie en sécurité, les tendances qui fondent les mouvements
migratoires actuels ne peuvent pas ne pas être vues. En règle
générale, ces mouvements s’accomplissent en partant de la position
de l’infériorité culturelle. Les post-colonial studies appellent cette
situation la « subalternité ». Dans la plupart des cas, les migrants
font route vers des régions dont la prospérité moyenne supérieure
exerce un magnétisme politique et culturel. Les migrants ne veulent
pas seulement profiter des lois extensibles sur l’asile en vigueur
dans leurs pays d’accueil, ils visent aussi à participer à ce qu’on
appelle (d’après Branko Milanović) la « rente locale » : le simple
séjour dans une région riche, libérale et imprégnée par la
conscience des droits de l’homme procure automatiquement des
avantages que l’on ne pourrait pas obtenir dans la situation d’origine.
LA MIGRATION COMME CONSTANTE
Il paraît dès lors d’autant plus absurde de voir se former dans le
pays d’accueil des ghettos ethniques dans lesquels les nouveaux
venus persistent à revendiquer le droit de rester, dans le pays hôte,
tels qu’ils étaient chez eux. Les subcultures séparatistes d’immigrés
turcs et nord-africains en Allemagne illustrent en toute clarté ce
phénomène contradictoire. On ne doit cependant pas s’abstenir de
mentionner que les migrations les plus puissantes se déroulent
d’une manière à peine perceptible pour l’opinion publique mondiale
parce qu’elles se déroulent au sein des plus grandes nations de la
terre. Je parle là de la Chine et de l’Inde, mais aussi de grandes
nations ravinées par d’immenses inégalités internes, comme
l’Indonésie ou le Brésil. La tendance mondiale à l’urbanisation et à la
désagarisation qui, suivant la marche en éclaireurs des Européens,
s’accomplit désormais à l’échelle globale, reste peu visible pour les
observateurs vivant dans les régions totalement urbanisées de
l’Occident. Elle ne saute aux yeux qu’au moment où la migration
franchit les frontières et met ainsi à l’épreuve les capacités des pays
cibles à absorber les migrants. On voit entre-temps de plus en plus
clairement que les abondants flux migratoires vont inévitablement
mettre à mal, à terme, la capacité d’absorption des pays d’accueil.
IDENTITÉ
Pour empêcher des migrations de masse non souhaitées et non
souhaitables, les civilisations cibles ne peuvent faire autrement que
de proposer de l’aide dans le développement de conditions de vie
supportables dans les pays d’origine. C’est un travail de Sisyphe,
puisque les deux principaux moyens d’associer les gens à leurs lieux
de vie – la paix et des chances de prospérité – ne sont pas
simplement exportables. Du reste, les mouvements populistes
récents en Europe occidentale et centrale, ainsi qu’aux États-Unis,
montrent combien la situation à l’intérieur du « Palais de Cristal » (je
reprends dans mon livre la métaphore de Dostoïevski pour décrire
l’existence dans la sphère de prospérité) est en train de devenir
précaire.
L’un des paradoxes de la situation est que les « pauvres » à
l’intérieur du système et les pauvres « à l’extérieur » ne peuvent pas
se solidariser. Ils ne le peuvent pas parce que les pauvres qui se
trouvent à l’intérieur du « Palais de Cristal » sont toujours considérés
comme des nantis du point de vue de leurs compagnons de sort
apparents à l’extérieur, alors que les habitants du palais qui
disposent de revenus moyens et faibles ressentent l’afflux des
migrants en provenance des régions pauvres comme une menace
pesant sur leurs propres chances de vie, et même parfois comme
une agression contre leur « identité ».
Jusqu’à ce jour, la crise des réfugiés a été en bonne partie
provoquée par des guerres au Proche et au Moyen-Orient. Les
crises du futur seront avant tout portées par l’explosion
démographique de l’Afrique noire. Pour ce qui les concerne, il
n’existe jusqu’à nouvel ordre aucune autre réplique rationnelle que
celle consistant à désamorcer la bombe démographique.
TERREUR ET THÉORIE
Veuillez ne pas l’oublier : j’appartiens à une génération qui a
grandi sous le signe de la Théorie critique cryptomarxiste. Cette
école était résignée sur le plan politique, mais offensive sur le plan
culturel. À côté de celle-ci – et en contradiction avec elle – s’est
développé en Europe, après la Seconde Guerre mondiale, un
néomarxisme militant d’inspiration léniniste. Celui-ci a repris dans les
années 1970 la doctrine de la nécessité de la « lutte armée ».
Depuis sa défaite, la révolte armée porte le nom de « terrorisme ».
Soit dit en passant : pour l’entente de tous les acteurs œuvrant sur
ce champ, il serait urgent d’étudier la métamorphose du concept de
terreur aux XXe et XXIe siècles. Bref, cette constellation a fait partie
des expériences clés de mes jeunes années : une théorie sans
pratique est récompensée, une pratique pauvre en théorie est punie.
Pour rendre justice à cette expérience, il me semble adapté à notre
temps de développer une forme de travail théorique qui ne reste pas
sans pratique et qui cherche la proximité d’une pratique riche en
théorie. Dans ce sens, on peut lire presque tous mes livres comme
des exercices d’éthique.
FATALISME, CYNISME, SADISME
Je n’ai jamais été un partisan de la thèse néofataliste de
Margaret Thatcher selon laquelle il n’existe pas d’alternative. Le
nouveau fatalisme est étroitement apparenté au cynisme. Dans la
Critique de la raison cynique 5, en 1983, j’ai déjà montré que le
cynisme constitue une perversion du réalisme. Son attitude
fondamentale est celle de la collaboration avec une réalité
moralement inacceptable. Il recèle une composante sadique dans la
mesure où il fuit la soumission masochiste à la factualité pour se
réfugier dans l’amoralité franche et agressive. Il associe le goût de la
passivité au goût de la profanation ouverte de lois apparemment
sacrées.
Le président désigné des États-Unis, Donald Trump, en a
récemment fourni un éclatant exemple lorsqu’il a noté qu’il pouvait
abattre une personne sur la 5e avenue sans qu’il lui arrive ensuite
quoi que ce soit. Il a manifestement fait sienne l’éthique des patrons
mexicains de la drogue avant de consolider la frontière avec le
Mexique, comme il l’annonce. La mission qui s’impose à l’éthique du
non-non-sens du temps présent et du futur est de prolonger la
critique du cynisme sous forme d’une analyse adéquate de la
corruption globalisée, guidée par la supposition que la corruption a
toujours un temps d’avance sur l’effort mené pour avoir un
comportement correct – de la même manière que le secret est
toujours en avance d’un pas sur la transparence. Ici, une once
d’ironie ne peut pas faire de mal tant qu’elle n’incite pas à la
collaboration avec le mal. L’ironie fournit un contrepoison efficace à
la sensation d’impuissance. L’attitude la plus adéquate du théoricien
pourrait toutefois être celle de l’humoriste. Si l’on s’en tient à l’idée
de l’esthétique philosophique, l’humour signifie la faculté de voir les
choses les plus basses depuis la haute altitude, et les grandes
altitudes depuis les plus profondes dépressions du terrain. Cette
forme de Lumières philosophiques – comprises comme l’éclairage
d’une situation – servira-t-elle de point de repère dans les conflits à
venir ? Seul le futur pourra le montrer.
1. Ce texte a paru le 13 janvier 2017, sous le titre « Der weite Weg zur
Weltgesellschaft », dans le Handelsblatt.
2. Peter Sloterdijk, Der starke Grund zusammen zu sein, Francfort-sur-le-Main,
Suhrkamp, 1998.
3. Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie, traduit par Olivier Mannoni, Paris,
Libella/Maren Sell, 2017.
4. Titre allemand du livre d’Hannah Arendt La Condition de l’homme moderne. (N.d.T.)
5. Voir « Ceux qui veulent être trompés », note 3.
PETER SLOTERDIJK
AUX ÉDITIONS PAYOT & RIVAGES
Réflexes primitifs. Considérations psychopolitiques sur les
inquiétudes européennes
Après nous le déluge. Les temps modernes comme
expérience antigénéalogique
Dans le même bateau
À propos de cette édition
Cette édition électronique du livre Réflexes primitifs de Peter
Sloterdijk a été réalisée le 7 mars 2019 par les Éditions Payot &
Rivages.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage (ISBN : 978-2-
228-92361-3).
Le format ePub a été préparé par PCA, Rezé.