0% ont trouvé ce document utile (0 vote)
0 vues3 pages

La Quete Dexcitation

L'article de Nathalie Heinich explore la notion de 'quête d'excitation' à travers le prisme du sport et des émotions collectives, en s'appuyant sur les idées du sociologue Norbert Elias. Contrairement à la vision traditionnelle qui voit le sport comme un moyen de purger les passions, Elias propose que l'immersion dans des activités ludiques permet de vivre ces émotions intensément. L'excitation partagée lors d'événements sportifs crée un lien social fort, transformant l'expérience individuelle en un moment collectif d'émotion.

Transféré par

Carlos Sossa
Copyright
© © All Rights Reserved
Nous prenons très au sérieux les droits relatifs au contenu. Si vous pensez qu’il s’agit de votre contenu, signalez une atteinte au droit d’auteur ici.
Formats disponibles
Téléchargez aux formats PDF, TXT ou lisez en ligne sur Scribd
0% ont trouvé ce document utile (0 vote)
0 vues3 pages

La Quete Dexcitation

L'article de Nathalie Heinich explore la notion de 'quête d'excitation' à travers le prisme du sport et des émotions collectives, en s'appuyant sur les idées du sociologue Norbert Elias. Contrairement à la vision traditionnelle qui voit le sport comme un moyen de purger les passions, Elias propose que l'immersion dans des activités ludiques permet de vivre ces émotions intensément. L'excitation partagée lors d'événements sportifs crée un lien social fort, transformant l'expérience individuelle en un moment collectif d'émotion.

Transféré par

Carlos Sossa
Copyright
© © All Rights Reserved
Nous prenons très au sérieux les droits relatifs au contenu. Si vous pensez qu’il s’agit de votre contenu, signalez une atteinte au droit d’auteur ici.
Formats disponibles
Téléchargez aux formats PDF, TXT ou lisez en ligne sur Scribd
Vous êtes sur la page 1/ 3

La quête d’excitation1

Nathalie Heinich

Que retiendrons-nous de cet été 2014, enfin passé derrière nous ?


La météo pourrie ? Les crashs aériens en série ? Les bruits de
bottes en Ukraine ? La guerre à Gaza ? Les tueries en Syrie ? Les
avancées de l’armée islamique en Irak sur fond de génocide ? La
terreur Boko Haram ? La barbarie des décapiteurs d’otages ? Le
virus Ebola ? Ou bien encore la valeureuse attaque de moulins à
vent par les jeunes chevaliers-à-la-triste-figure décidés à sauver de
l’hydre réactionnaire les prochaines rencontres de Blois ?
Allez, soyons bons avec nous-mêmes, et remontons plutôt au
début de l’été, quand tous les espoirs étaient permis : à Rio, la Coupe
du monde de football commençait, et la France allait se payer la
Suisse, magistralement.
De tous les coins de la terre où s’allumaient, au même instant,
les téléviseurs, choisissons un charmant campus des années
1960 fraîchement restauré, à Leicester, où se tenait un colloque
international consacré au sociologue Norbert Elias, dans l’université
même où, après son exil en Grande-Bretagne, il trouva enfin son
premier poste d’enseignant : Elias qui, justement, fut le premier
sociologue, avec son jeune collègue Eric Dunning, à prendre au
sérieux le sport et, en particulier, le football.
Ce soir-là, le dîner fut vite expédié à la table des trois congres-
sistes français : ayant dégotté un téléviseur disponible, ils purent
vérifier les nouvelles capacités de l’équipe de France tout en per-

1. Ce texte a paru dans Libération le 20 septembre 2014.


78 L’esprit du sport. Entre jeu, don et démesure

mettant à un éminent spécialiste d’Elias de se révéler fidèle lecteur


de L’Équipe, capable de réciter le pedigree de chacun des joueurs.
L’excitation était à son comble, et ça tombait bien : le lendemain,
l’une d’eux allait plancher sur Quest for Excitement, selon le titre
originel du livre traduit en français sous celui – beaucoup plus
« puritainement correct » – de Sport et Civilisation. La violence
maîtrisée.
La quête d’excitation : voilà une idée bien excitante, justement,
par laquelle Elias inverse la façon traditionnelle de concevoir les
activités de « faire comme si », qu’il s’agisse du jeu, du spectacle
sportif, du cinéma ou, plus anciennement, du théâtre, auquel Aristote
appliqua la notion de catharsis. Et si, suggère Elias, l’immersion
dans l’univers fictionnel ou ludique avait pour effet non pas, comme
l’affirme la tradition rationaliste, de « purger » l’homme de ses
passions dangereuses en les lui faisant vivre sur le mode de la
représentation, mais plutôt de les lui faire éprouver ? L’intensité
de l’expérience émotionnelle n’est-elle pas l’objet d’une « quête »
spécifique, un besoin fondamental des humains, à tout âge et dans
tous les milieux ?
Dès lors, la cause et l’effet se renversent, de même que le bien et
le mal : il ne s’agit plus d’évacuer les émotions mais, au contraire,
de les vivre. Exit, donc, la naïveté fonctionnaliste, selon laquelle « la
société » aurait des besoins que satisferait la fonction cathartique
(fonctionnalisme auquel Elias a quand même cédé en subordonnant
sa magnifique idée du quest for excitement à une fonction « civili-
satrice » de maîtrise de la violence par sa mise en scène sportive) ;
et bienvenue à l’observation réaliste des conduites humaines, où
abondent supporters surexcités, amateurs de films d’horreur et de
jeux vidéo, passionnés de théâtre et adeptes des tendances sensa-
tionnalistes de l’art contemporain.
Certes, toutes ces pratiques ne se valent pas au regard de la
« distinction » chère à Bourdieu, puisqu’elles servent aussi de
marqueur hiérarchique (bien relativisable d’ailleurs : la passion
du football s’affirme aujourd’hui sans complexe chez des
intellectuels qui, naguère ou dans d’autres contextes, auraient
craint la « beaufitude »). Mais en amont de la fonction clivante
et distinguante privilégiée par les sociologues de la domination,
reste l’effet excitant et rassembleur de ces moments d’émotion
collective où le spectacle d’un ballon zigzaguant suffit à susciter,
La quête d’excitation 79

au même instant, ferveurs et clameurs partagées. Car l’excitation


est d’autant plus intense qu’elle se vit avec d’autres, liant le pôle
le plus individuel de la physiologie des émotions au pôle le plus
social de l’expérience collective.
Et c’est pourquoi, quinze jours plus tard, les mêmes (ou d’autres),
assis devant un téléviseur avec les bières et les « oh » et les « ah »
de rigueur, se rongeront les ongles d’énervement durant les quatre-
vingt-dix minutes du match France-Allemagne ; et c’est pourquoi
encore, la semaine suivante, les mêmes (ou d’autres) attendront,
dans une même palpable excitation, que les projecteurs de la cour
du Palais des Papes s’éteignent pour que se fasse enfin, dans le
silence, la mystérieuse lumière du spectacle, cher vecteur de nos
communes émotions.

Vous aimerez peut-être aussi