Productivistes Contre Écologistes
Productivistes Contre Écologistes
Daniel Boy
Le Seuil | « Pouvoirs »
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PRODUCTIVISTES
CONTRE ÉCOLOGISTES
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Q ui songerait aujourd’hui à se déclarer « productiviste » ? Pour
s’affirmer tel, il faudrait sans doute une grande indifférence à l’esprit
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P O U V O I R S – 1 7 9 . 2 0 2 1
les milieux intellectuels, entre 1750 et 1900. Elle se présente avant tout
comme une affirmation des valeurs de la liberté de penser, de créer et de
travailler, et valorise le développement de la science et des techniques.
Elle trouve sa justification dans la hausse globale du niveau de vie et
dans l’accès graduel des classes moyennes puis des classes populaires
aux produits du progrès industriel. Mais en retraçant cette histoire on
s’aperçoit vite qu’en réalité le triomphe de l’idée de progrès n’a peut-être
été qu’une apparence. Au moment même où le développement scien-
tifique et technique commençait à bouleverser notre monde naissaient
des mouvements d’idées qui lui étaient profondément opposés. À la
société industrielle, urbaine, marchande, comptable, en train de naître,
ils préféraient le travail artisanal, la vie à la campagne, la modestie des
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appétits, voire un certain ascétisme. Rousseau s’indigne des effets pervers
72 qu’exercerait sur les mœurs le développement « des sciences et des arts ».
Le romantisme va exalter les sentiments dans un monde qui se voue à la
raison. Sans doute le combat entre ces deux représentations du monde
est-il inégal : au xixe et plus encore au xxe siècle le progrès triomphe dans
les faits en transformant le monde réel. Mais le romantisme, la nostalgie
des sociétés anciennes, l’amour de la nature, ont profondément imprégné
les consciences. Qu’advienne une crise, que soient mises en question les
avancées économiques, et les idées anciennes refleurissent.
Certaines périodes de notre histoire sont exemplaires de ce désir d’un
monde supposé « plus humain ». Ainsi voient le jour, au cours de la
décennie 1930, des mouvements de protestation contre l’idée de progrès
qui se manifestent dans de multiples champs et prennent des formes
variées : philosophique, littéraire, politique, économique. Ceux que
l’on a nommés les « non-conformistes des années 30 »3 se définissent en
effet par leur opposition radicale aux critères de classification politiques
dominants : ni à droite ni à gauche, proclament-ils, ils se situent « ailleurs »
et, de cette position d’exterritorialité politique, ils critiquent l’indi-
gence des remèdes à la crise proposés par les idéologies de gauche et de
droite. Leur critique du « productivisme » met en question le dévelop-
pement d’une économie tournée vers l’accroissement quantitatif de la
production sans prise en compte des besoins réels des individus. Sans
doute ce mouvement de réflexion constitue-t-il aujourd’hui un objet
d’histoire plus qu’une référence philosophique majeure, mais certaines
parentés d’idées avec des courants de réflexion plus contemporains
3. Jean-Louis Loubet del Bayle, Les Non-conformistes des années 30. Une tentative de
renouvellement de la pensée politique française, Paris, Seuil, 1969.
méritent d’être signalées. Parmi ceux qui, dans les années 1930, cherchent
une solution alternative à la crise que traverse la France figurent l’équipe
de la revue Esprit et en particulier son fondateur, Emmanuel Mounier.
Or cette école de pensée survivra à cette période troublée et se perpé-
tuera jusqu’à nos jours. Chez les correspondants provinciaux d’Esprit
on trouve, à Bordeaux, un jeune philosophe, Jacques Ellul, qui, après
la guerre, développera l’une des critiques les plus violentes de la société
technicienne4. La guerre puis la période de reconstruction de la France,
moments de pénuries économiques tragiques, feront oublier pour un
temps les critiques du productivisme. Mais celles-ci renaîtront de leurs
cendres à mesure que s’éveilleront les préoccupations pour la dégra-
dation de l’environnement. Là encore, ni les phénomènes de pollution
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industrielle, ni les mobilisations contre ces atteintes au cadre de vie ne
sont tout à fait nouveaux. Au cours des années 2010, plusieurs histo- 73
riens de l’environnement ont rappelé que ces phénomènes trouvent
leur origine dès les débuts de la révolution industrielle5. Toutefois, les
années 1960 annoncent l’ère des catastrophes environnementales dues
aux accidents industriels. L’échouement du pétrolier Torrey Canyon,
en 1967, et la pollution par les hydrocarbures qui s’ensuit revêtent un
caractère particulièrement spectaculaire, à travers l’image symbolique
d’oiseaux englués par le pétrole. Le mouvement de protestation contre
la construction des centrales nucléaires se fait jour à peu près au même
moment. Enfin, la publication en 1972 du célèbre rapport au Club de
Rome sur la question de l’épuisement des ressources naturelles et sur
la nécessité d’un ralentissement de la croissance économique déclenche
une véritable polémique dans le monde politique et médiatique. Parfois
contesté en raison de la fragilité des modèles économétriques employés,
qui, malgré leur complexité, ne prennent en compte que quelques variables,
l’ouvrage a cependant le mérite de poser publiquement l’un des enjeux
qui seront au cœur de la problématique de l’écologie politique.
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ce que l’on nomme alors « le cadre de vie » entraîne la multiplication des
74 associations de défense de l’environnement, localement quand il s’agit
de riverains puis nationalement quand se créent les fédérations d’asso-
ciations (notamment France Nature Environnement en 1968). Pour un
temps, ces mobilisations restent confinées à la société mais, au tournant
des années 1970, elles émergent sur la scène politique. L’élection présiden-
tielle de 1974 fournit un premier banc d’essai à l’entrée de l’écologie en
politique. René Dumont, agronome reconnu, avocat du tiers-monde et
récemment converti à la cause environnementale, en défend les couleurs
à la télévision. La modestie du résultat électoral qu’il obtient, environ
1,5 % des suffrages exprimés, relativise l’audience première de l’éco-
logie politique auprès du grand public, mais le mouvement est lancé,
et le clivage opposant en politique « productivistes » et écologistes est
acté. Avec beaucoup d’hésitations, le mouvement écologiste va muter
d’une kyrielle d’organisations instables à un parti, « Les Verts », institué
lors d’un congrès à Clichy, en 1984. Lors de ce congrès, quatre textes
fondateurs de l’écologie politique sont discutés. L’un d’entre eux, rédigé
par François Degans, s’intitule « Qu’est-ce que le productivisme ? ». On
y trouve la définition suivante : « Les écologistes ne veulent plus d’un
système économique productiviste, qui ne fait aucune évaluation de ce
qui est produit (que cette production soit socialement utile ou non), de
comment ces biens sont produits, qui ne tient compte ni des ressources
naturelles, du dommage écologique, du dommage pour notre santé,
ni du produit lui-même et du procédé de production. Les écologistes
rejettent totalement la poursuite aveugle de la croissance économique par
l’expansion industrielle, ils sont favorables à la promotion de produits
utiles et durables, à l’extension de la responsabilité industrielle en matière
de pollutions, à la promotion des choix individuels en matière de temps
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cette première phase, les Verts estiment qu’en politique aucune alliance
partisane n’est possible puisque tous les partis, à l’exception du leur, 75
sont « productivistes ». Il est vrai qu’au cours des années 1970 et 1980
le thème environnemental ne mobilise guère les partis politiques tradi-
tionnels. Tout au plus peut-on lire dans leurs programmes électoraux
quelques paragraphes consacrés à la défense de l’environnement ou,
plus souvent, à la lutte contre la pollution. Mais rien qui modifie
sérieusement les convictions profondes selon lesquelles la croissance
industrielle et la lutte contre le chômage constituent le b.a.-ba des
promesses électorales. Cependant, cette absence d’attention réelle au
thème environnemental n’empêche pas les stratèges électoraux du Parti
socialiste de remarquer qu’élection après élection les Verts grappillent
quelques points de pourcentage des suffrages exprimés, souvent au
détriment de leur formation politique. De leur côté, certains Verts
déplorent que la politique du « ni droite ni gauche » limite clairement
les ambitions électorales. En effet, pour une formation politique qui,
dans ses débuts, ne recueille qu’une très faible proportion des voix,
cette stratégie ne permet aucune percée électorale, en particulier pour
les élections décisives (législatives, présidentielle), dont les modes de
scrutin majoritaires à deux tours conduisent inévitablement à son
élimination au premier tour. Peu à peu, les militants qui souhaitent
l’adoption d’une nouvelle stratégie, impliquant l’appui d’un partenaire
politique plus puissant, vont s’arroger la majorité lors des assemblées
générales du parti, notamment à partir de 1993. Cette nouvelle orien-
tation conduit les Verts à rechercher des alliances, en priorité avec le
Parti socialiste, d’abord au niveau local puis à l’échelon national. Les
élections régionales de 1992 et de 1998 leur fournissent l’occasion de
participer à certains exécutifs régionaux, en coalition avec les socialistes.
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liste, il est extrêmement limité. Hormis des déclarations de principe, il
76 ne comporte que trois engagements fermes : l’abandon du projet de canal
à grand gabarit entre le Rhin et le Rhône, l’arrêt du réacteur nucléaire
surgénérateur de la centrale de Creys-Malville, le non-renouvellement
des contrats de retraitement des déchets nucléaires dans l’usine de
La Hague. De ces trois engagements, les deux premiers seront tenus,
pas le troisième. Et, pendant toute la période où ils sont partenaires de
la gauche plurielle (1997‑2002), les Verts n’obtiennent pas de conces-
sions majeures de leurs alliés sur le terrain des politiques environne-
mentales. La même tactique de coalition électorale est répétée lors
des élections législatives de 2012, au lendemain de la victoire prési-
dentielle de François Hollande. Cette fois, ce sont dix-huit députés
Europe Écologie-Les Verts qui sont élus, ce nombre permettant la
création d’un groupe parlementaire à l’Assemblée nationale, doublé
par un groupe parlementaire au Sénat à la suite des élections de 2011.
Le programme conclu avec les socialistes va nettement plus loin qu’en
1997. Il annonce la tenue à venir d’un grand débat national qui préparera
une loi de transition énergétique. La promesse sera effectivement tenue
et conduira au vote de la loi relative à la transition énergétique pour la
croissance verte. Cette loi traite aussi d’un enjeu qui constitue depuis
toujours un sujet de discorde entre Verts et socialistes : la question de
l’avenir des centrales nucléaires. Pour la première fois, le Parti socialiste
accepte l’idée d’une réduction de la production d’électricité d’origine
nucléaire : il est prévu de réduire la part du nucléaire dans la production
électrique de 75 % à la date de l’accord à 50 % en 2025. Cette dispo-
sition sera bien intégrée dans la loi de transition énergétique. Mais, en
2017, Nicolas Hulot, ministre de la Transition écologique et solidaire,
devra annoncer que l’échéance est repoussée à 2035.
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l’environnement. Ces deux promesses seront tenues, et lors de l’été
et de l’automne 2008 se tient un « Grenelle de l’environnement » qui 77
réunit des associations de défense environnementale, des syndicats de
salariés, des organisations patronales et des représentants de collecti-
vités territoriales. Organisé en groupes de travail, puis confronté à des
représentants de l’État, ce dispositif aboutit à deux lois de protection
de l’environnement. Mais l’alliance, encore une fois, est précaire et ne
conduit pas le parti de droite à remettre sérieusement en question son
attachement indéfectible à la croissance industrielle : lors du Salon de
l’agriculture de 2011, Nicolas Sarkozy met symboliquement un terme
à cette brève orientation de son parti en déclarant : « L’environnement,
ça commence à bien faire. »
6. Serge Latouche est un des représentants les plus connus de cette tendance.
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d’une transition énergétique qui est défendue et le titre même de la
78 loi adoptée à l’initiative des écologistes, « pour la croissance verte »,
indique bien que toute croissance n’est pas exclue. À l’autre extrémité
du champ politique, les partis de droite, dont on a mentionné la faible
mobilisation initiale pour la défense de l’environnement, ont quelque
peu évolué. L’émergence dans les années 1980 de la problématique du
développement durable leur a permis de prendre à leur compte l’idée
d’une croissance industrielle qui, moyennant une conscientisation des
entreprises, intégrerait les impératifs de la protection de l’environ-
nement. Ils mentionnent cependant la nécessité d’une modulation de la
croissance, mais le parti Les Républicains précise bien dans ses propo-
sitions que « la transition énergétique ne peut pas se faire au détriment
de la croissance économique7 ».
Les deux enquêtes menées par l’Agence de l’environnement et de la
maîtrise de l’énergie en juin 2020, soit en pleine crise du coronavirus,
sur la perception du changement climatique et de ses conséquences
permettent d’évaluer les tensions que continue de provoquer le dilemme
entre croissance et protection de l’environnement, à la fois dans l’opinion
publique et parmi les parlementaires8.
Le choix effectué par l’ensemble de la population entre les deux
stratégies de croissance proposées est très différent de celui des élites
politiques. La réponse de précaution, qui consiste à « réorienter en
profondeur notre économie en soutenant exclusivement les activités qui
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de l’environnement (76 %) à une majorité présidentielle et une droite
toutes deux assez proches dans leur volonté de relancer l’économie 79
(82 % et 90 %).
r é s u m é
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