« Si vous faites l’âne, je recours au bâton !
»,
Mamadou Dia et le projet
de décolonisation du Sénégal :
lignes de force, limites et perceptions (1952-2012)1
Patrick DRAMÉ * et Bocar NIANG **
Résumé
La dernière phase du processus de décolonisation et les deux premières
années de l’indépendance ont vu Mamadou Dia s’imposer comme l’une
des personnalités centrales de la vie politique sénégalaise. En tant que
président du Conseil de gouvernement, il entreprit, à partir de 1957, des
réformes volontaristes inspirées de l’idéologie du « socialisme africain ».
L’objectif affirmé est alors, d’une part, de mettre fin à l’économie de traite
et à la monoculture arachidière, d’autre part, de réorganiser l’économie
rurale dans le sens d’une autonomisation et enfin de promouvoir de
nouvelles relations avec l’ancienne puissance coloniale. Cette politique de
décolonisation qui devait assurer l’indépendance réelle du Sénégal va
cependant occasionner l’hostilité des chefs religieux musulmans, d’une
partie de la classe politique et des milieux économiques. Cette situation
conduit d’ailleurs à la chute de Dia à l’issue de la crise de décembre 1962.
Enfin, les constructions mémorielles liées à Mamadou Dia entre sa mise
en détention, sa libération de prison et son décès en 2009 varient entre
bannissement, recouvrement et oubli persistant.
Mots-clés : Mamadou Dia, Sénégal, Senghor, Décolonisation, Dévelop-
pement, Socialisme africain, Néocolonialisme, Mémoires, Oubli.
Abstract
During the last phase of decolonization process and the first two years of
independence, Mamadou Dia imposed himself as one of the central figures
of Senegalese political life. As Prime Minister, he undertook, beginning in
1957, voluntarist reforms inspired by the ideology of ‘‘African socialism’’.
His main goal was, on the one hand, to put an end to the économie de
traite and peanut monoculture, on the other hand, to reorganize the rural
economy in the direction of empowerment and finally to promote new
1. Cet article s’inscrit dans le cadre d’un projet de recherche portant sur le panafrica-
nisme et la construction des États-nations dans l’Afrique postcoloniale qui a bénéficié
d’une subvention de recherche du Fonds de recherche Société et Culture du Gouverne-
ment du Québec (FRQSC).
* Professeur, Université de Sherbrooke.
** Post-doctorant en histoire, Université de Sherbrooke.
Outre-Mers, Revue d’histoire,T. 107, No 402-403 (2019)
128 p. dramé et b. niang
relations with the former colonial power. However, this policy of decoloni-
zation that had to ensure the real independence of Senegal caused hostility
from Muslim religious leaders, local political class and economic circles.
This situation led to the fall of Dia after the crisis of December 1962.
Finally, memories building related to Mamadou Dia’s detention, release
and death in 2009 evolved between banishment, recovery and persistent
forgetting.
Keywords : Mamadou Dia, Senegal, Senghor, Decolonisation, Develop-
ment, ‘‘African socialism’’, Neocolonialism, Memories, Forgetting.
La marche vers l’autonomie et l’indépendance des territoires colo-
niaux africains a propulsé au-devant de la scène politique des régimes
de parti unique conduits par des personnalités de premier plan com-
munément appelées « pères de l’indépendance » telles que Kwame
Nkrumah au Ghana, Jomo Kenyatta au Kenya, Modibo Keita au Mali,
Sékou Touré en Guinée et Félix Houphouët-Boigny en Côte-d’Ivoire.
Le cas du Sénégal est toutefois inédit, car c’est un duo formé de
Mamadou Dia et Léopold Sedar Senghor qui s’est imposé comme un
interlocuteur du pouvoir colonial dans la gestion du processus de
décolonisation puis comme un acteur majeur dans la construction de la
nation qui allait recouvrer son indépendance en 1960.
Or, à titre de chef de file des gouvernements sénégalais issus de la
Loi-cadre de 1956 et puis de l’indépendance en 1960, Dia s’est attelé à
mettre sur pied les voies et moyens du développement économique et
social susceptibles d’assurer l’indépendance réelle du Sénégal sur la
base d’un projet socialiste radical. Alors que la pensée d’intellectuels et
hommes politiques sénégalais de premier plan tels que Cheikh Anta
Diop et Senghor suscitent l’intérêt des chercheurs, historiens et polito-
logues 2, l’étude et l’évaluation critique de l’itinéraire, de l’action poli-
tique et de la mémoire entourant Dia restent à faire.
Pourtant au lendemain de son arrestation, l’étude de Thibaud
déconstruit la version officielle de la crise de 1962 mais met moins
l’accent sur Dia lui-même 3. La monographie de Baytir Diop offre une
synthèse pertinente des péripéties de la politique diaiste mais n’aborde
ni la formation intellectuelle du Maodo 4 encore moins le bilan critique
2. Voir les études suivantes : Cheikh M’Backé Diop, Cheikh Anta Diop, l’homme et
l’œuvre, Paris, Présence africaine, 2003 ; Boubacar Boris Diop, « Le Sénégal entre Cheikh
Anta Diop et Senghor », dans Jean-François Havard, « L’héritage Senghorien au prisme
des réécritures générationnelles de la nation sénégalaise », Vingtième Siècle, 2013/2, no 118,
p. 75-86 ; Janet Vaillant, Black, French and African: A life of Léopold Sedar Senghor,
Cambridge, Harvard University Press, 1990 ; Id., « Hommage to Leopold Sedar Sen-
ghor : 1906-2001 », Research in African Literature, vol 33, no 4,Winter 2002, p. 17-24. Aliou
Sow, La philosophie politique de Léopold Sédar Senghor, Paris, L’Harmattan, 2001.
3. Paul Thibaud, « Dia, Senghor et le socialisme africain », Esprit, septembre 1963,
p. 332-338.
4. Mawdo : « ancien » en langue peule.
mamadou dia et le projet de décolonisation du sénégal 129
de son action 5. L’évolution politique, économique et sociale du Séné-
gal postcolonial, les soubassements de la construction de l’État-nation
ont fait l’objet d’importantes contributions. Plusieurs chapitres
d’ouvrages collectifs dirigés par Momar-Coumba Diop permettent de
bien saisir les bases du système politique établi dès l’indépendance, les
stratégies économiques mises en œuvre et aussi les soubassements du
contrat social sénégalais 6. Il est toutefois dommage de constater que le
projet de développement initié et entrepris par Dia, sur la base de sa
vision plutôt radicale du « socialisme africain » n’a suscité aucune éva-
luation systématique et critique.
Les seules mentions, laconiques, faites du projet diaiste, à travers ces
études, constituent des éléments visant à contextualiser ou à compren-
dre un sujet qui va bien au-delà de ses cinq années de pouvoir (1957-
1962). L’étude de Mbodj, par exemple, évalue l’évolution de la filière
arachidière sénégalaise mais ne consacre qu’une modeste section à la
politique agricole initiée par Mamadou Dia et notamment à son projet
de coopératives paysannes et d’animation rurale, pourtant essentielle
pour comprendre la complexité des enjeux liés aux politiques appli-
quées au monde rural sénégalais depuis l’indépendance 7.
Dia, pour sa part, a proposé un certain nombre de contributions
à la connaissance de problématiques liées à la place de l’Islam et de
l’économie dans les sociétés africaines nouvellement indépendantes 8.
Les discours prononcés par Dia durant sa gestion des affaires du
Sénégal et ses mémoires publiées pour la première fois en 1985 per-
mettent par ailleurs de mieux cerner sa vision, ses desseins et la voie et
les moyens de mettre en œuvre son projet socialiste 9. Enfin, le témoi-
gnage de Roland Colin, ancien collaborateur de Dia 10, de même que
les articles de la presse sénégalaise, permettent d’une part, de mieux
évaluer la pensée socialiste de Dia et, d’autre part, d’appréhender la
construction des représentations mémorielles concernant sa person-
nalité et son action comme président du Conseil de gouvernement du
Sénégal.
Cette étude vise à explorer les fondements du projet diaiste afin de
déceler sa portée politique, sociale et identitaire, mais également à
5. Adama Baytir Diop, Le Sénégal à l’heure de l’indépendance : le projet politique de
Mamadou Dia, Paris, L’Harmattan, 2007.
6. Voir Momar-Coumba Diop (dir.), Sénégal : trajectoires d’un État, Dakar, Codesria,
1992 ; Donald-Cruise O’Brien, Momar-Coumba Diop et Mamadou Diouf, La construc-
tion de l’État au Sénégal, Paris, Karthala, 2002 ; Momar-Coumba Diop, Le Sénégal
contemporain, Paris, Karthala, 2002.
7. Mohamed Mbodj, « La crise trentenaire de l’économie arachidière » dans Momar
Coumba Diop (dir.), Sénégal, trajectoires d’un État, op. cit., p. 95-135.
8. Mamadou Dia, Réflexion sur l’économie de l’Afrique noire, Paris, éditions africaines,
1954 ; Id., Essais sur l’Islam, Paris, NEA, 1977-1980, 3 volumes.
9. Mamadou Dia, Mémoires d’un militant du Tiers-monde : si mémoire ne ment. Paris,
Publisud, 1985. Cet ouvrage a été réactualisé et publié sous le titre : Afrique le prix de la
liberté, Paris, L’Harmattan, 2011.
10. Roland Colin, Sénégal notre pirogue. Au soleil de la liberté. Journal de bord (1955-1980),
Paris, Présence africaine, 2007.
Outre-Mers, Revue d’histoire,T. 107, No 402-403 (2019)
130 p. dramé et b. niang
comprendre le sens, la signification et les limites de l’ajournement de
son projet de développement sur la base de l’idéologie du « socialisme
africain ». Nous chercherons à évaluer les appréciations diverses por-
tées sur Dia et son projet depuis son arrestation. Quelles influences ont
pu jouer le cadre familial, la formation académique et les expériences
professionnelles de Mamadou Dia dans le développement de sa pensée
politique et sociale ?
Quelles ont été les particularités et les limites de la vision politique et
sociale de Dia, et quel rôle ce dernier a-t-il joué dans la réflexion
entourant l’organisation, la formation et la gestion du Sénégal indépen-
dant sur la base de son approche radicale de l’idéologie dite du « socia-
lisme africain » ? Quelles sont les perceptions de la figure et de l’action
socio-politique de Dia et leur évolution complexe, de son emprisonne-
ment en 1963 à sa mort en 2009 ? Il est ici important d’avancer
l’hypothèse selon laquelle le sens patriotique et le nationalisme ont
amené Dia à mettre en œuvre un projet de développement hardi, censé
assurer la survie du nouvel État-nation sénégalais et, en particulier, la
limitation de son état de dépendance sur la base de cadres politiques,
sociaux et économiques nouveaux et « révolutionnaires ». Or, la mise en
pratique du socialisme de Dia semble s’être heurtée à plusieurs écueils,
plus particulièrement, la résistance des autorités musulmanes, d’une
grande partie de la classe politique et également des intérêts économi-
ques dominants. En fait, si Dia, à l’instar des pères de l’indépendance,
fait du démantèlement des héritages coloniaux et de la construction
nationale ¢ selon les intérêts propres ¢, les pierres angulaires de la
deuxième phase de décolonisation, la pratique s’est révélée être « un
lieu de confrontations, de négociations et d’hybridation entre l’ancien
et le nouveau, le dominant et le dominé et finalement le centre et la
périphérie » 11.
Parcours, influences et premières prises de parole
Formation et genèse d’une pensée politique
Mamadou Dia est né le 18 juillet 1910 à Khombole, importante
escale de traite donnant sur le trafic ferroviaire en direction de l’inté-
rieur du Sénégal. La formation de l’identité et l’itinéraire intellectuel et
moral de Dia s’inscrivent à la confluence de l’éthique musulmane, de
l’école coloniale française et de la prise de conscience et de parole par
rapport à la situation coloniale et aux réalités socio-économiques du
Sénégal. Ainsi qu’il le souligne dans ses mémoires, Dia a hérité de
l’orientation spirituelle d’un père extrêmement pieux ayant baigné
11. Maurice Demers et Patrick Dramé, Le Tiers-Monde postcolonial : espoirs et désenchan-
tements, Montréal, Presse Universitaire de Montréal, 2014, p. 11.
mamadou dia et le projet de décolonisation du sénégal 131
depuis son très jeune âge dans un « climat familial de rigueur et d’aus-
térité » 12.
Tout d’abord, la formation coranique, réputée contribuer fortement
au développement de la mémoire à travers la récitation des sourates
nécessaires à la prière, est censée inculquer aussi la foi en dieu, le
respect de l’autorité et de la hiérarchie. L’apprentissage de la théologie
musulmane et du Fiqh auquel le jeune Dia est très tôt astreint, renforce
une identité musulmane qui sera un facteur non négligeable dans la
structuration de sa personnalité et son approche des affaires politiques.
L’importance des enseignements de l’Islam se marque notamment à
travers la réflexion et deux publications consacrées à la problématique
de la place et du rôle de la religion dans le développement des sociétés
africaines. L’imprégnation du Coran et des valeurs musulmanes n’a
cependant pas empêché Dia, plus tard, d’observer un point de vue
critique ou du moins non complaisant vis-à-vis de la pratique de
l’Islam.
Dia accorde en effet une place centrale au respect du dogme. Ce qui
l’amène à considérer que la pensée et les institutions musulmanes consti-
tuent un apport indéniable aux sociétés africaines. Or, la domination
coloniale et le principe de contrôle et de domestication qu’elle impose à
l’Islam sénégalais dénaturent celui-ci qui est alors marqué selon Dia,
[...] par un certain laxisme [au niveau du dogme] qui n’est pas le signe d’une
ouverture au progrès, mais celui d’un grave processus d’altération. Ici encore
on retrouve les méfaits du recul de l’éducation et de la culture islamiques
malgré la prolifération des confréries et le développement du phénomène
maraboutique 13.
À la lumière de sa lecture des enseignements de l’Islam et de son
attachement à la quête de connaissance, on comprendra la complexité
des rapports qu’allait entretenir Dia avec les autorités musulmanes
sénégalaises, dès la période de l’autonomie. Prenant le relais et se
rajoutant à l’éducation coranique, la formation de Dia à l’école fran-
çaise, dans les années 1920, plus particulièrement à l’école Blanchot de
Saint-Louis puis à la célèbre École normale William Ponty de Gorée fut
une période marquante. Elle permet en effet à Dia, jusque-là cantonné
à l’univers rural de
[...] prendre contact avec la vie occidentale, la vie moderne. C’est à Ponty
que je vais pour la première fois avec l’uniforme de l’École normale, porter
un costume européen, une veste, une vareuse, une chemise et apprendre
aussi à nouer une cravate. Cependant ce modernisme ne vas pas me détacher
de mes habitudes religieuses 14.
12. Mamadou Dia, Afrique, le prix de la liberté, Paris, L’Harmattan, 2011, p. 11-12.
13. Mamadou Dia, Islam, sociétés africaines et culture industrielle, Dakar/Abidjan, NEA,
1975, p. 89-90.
14. Dia, Afrique, op. cit., p. 27-28.
Outre-Mers, Revue d’histoire,T. 107, No 402-403 (2019)
132 p. dramé et b. niang
L’intermède de Ponty fut également un moment de rencontre et de
prise de conscience de la situation coloniale perçue comme racisme
par rapport aux représentations infériorisant des aptitudes et capacités
des indigènes. De plus, le report du décret instituant le passage
obligatoire du brevet élémentaire et du brevet supérieur à la sortie de
Ponty ¢ sur intervention du directeur de l’Enseignement Charton ¢
acheva de convaincre Dia du caractère discriminatoire de l’adminis-
tration coloniale 15.
Prises de parole et orientation vers le socialisme
Dans cette perspective s’affirme déjà chez un petit groupe d’institu-
teurs et d’intellectuels de la ville de Saint-Louis, dont Abdoulaye Sadji,
une volonté de rejeter les paradigmes coloniaux tels le racisme ou
l’assimilation. En fait, le sentiment nationaliste qui unit Dia et ses
collègues instituteurs dans la période des années 1940 se décline sur la
base de la quête de l’authenticité ou du moins d’une identité africaine
propre, en opposition à la logique de l’assimilation prônée par certaines
personnalités politiques sénégalaises de premier plan telles que Blaise
Diagne ou Ousmane Socé Diop. On pourra ainsi comprendre l’attrait
que la pensée et le combat panafricain outre-Atlantique put avoir sur le
petit groupe d’instituteurs :
Il n’était pas question pour nous de socialisme. C’était la Négritude, la
Négritude vécue. C’était le nationalisme. La preuve c’est que nos références
n’étaient pas Karl Marx, ni Lénine. Nous nous moquions de Karl Marx et de
Lénine. Nos références, c’étaient les Noirs américains : c’était Marcus Gar-
vey qui parlait de panafricanisme ; c’était Booker Washington. Tels étaient
nos maîtres à penser 16.
Parallèlement à ce positionnement afrocentré, Dia développe égale-
ment un intérêt certain pour les sciences sociales à travers le contact
avec les travaux d’africanistes reconnus tels que Labouret, Delafosse ou
Monod et la réalisation de monographies sur les aspects de la vie
sociale des populations rurales. La condition des masses rurales et
l’économie du développement constituèrent, dès les années 1940, des
préoccupations constantes. Celles-ci se marquent notamment par des
prises de parole à travers la publication d’une série d’articles diagnosti-
quant, d’une part, les problèmes auxquels les paysans étaient confron-
tés, en particulier la pauvreté, la désertification, et proposant, d’autre
part, l’organisation de coopératives comme voie idéale à l’émancipation
des paysans 17. En fait, comme le souligne Dia, son orientation vers le
15. En métropole, il était d’usage de passer le brevet élémentaire puis le brevet
supérieur afin de devenir instituteur, ce qui n’était pas le cas en AOF où les indigènes
n’avaient pas à passer ces diplômes pour enseigner.
16. Dia, Afrique, op. cit., p. 51.
17. Ibid., p. 55.
mamadou dia et le projet de décolonisation du sénégal 133
socialisme et son futur projet coopératif ont débuté lors de son séjour à
Fatick et découlent de son contact avec les paysans et éleveurs de la
région de Mboss 18.
Une idée centrale est au cœur de la pensée économique de Dia, à
savoir la coopération. Il s’explique sur les fondements idéologiques d’un
tel choix en définissant la coopération comme « un effort pour la
libération du travailleur, considéré à la fois en tant que producteur et
consommateur », ce qui en fait « un dépassement véritable du principe
classique de la lutte des classes » 19. On retrouve ici l’essence même de
la voie de développement prônée par Dia, puisant dans la matrice
idéologique marxiste sans lui être inféodée. En fait, l’idéal coopératif
présente l’avantage d’impulser un développement humaniste sans vio-
lence ni secousses déstabilisatrices, en plus d’avoir une vocation éduca-
tive, visant à inculquer aux forces productives (paysannes ou du salariat
industriel) une capacité d’autogestion.
Élaborée dès le début des années 1950, l’idée de la coopérative se
retrouve au cœur de la démarche économique de Dia durant ses années
de pouvoir. Elle plonge ses racines dans une conception plus large
d’une économie participative et humaine, théorisée notamment par le
père Louis-Joseph Lebret, l’économiste Henri Desroche 20 et le Profes-
seur François Perroux. Cette conception dit privilégier « les voies et
moyens d’une gestion territorialisée par les acteurs de l’économie, en
visant l’harmonisation optimale des facteurs répondant aux besoins
humains » 21. Ce souci du réel et d’une bonne osmose avec les réalités
concrètes de l’environnement socioculturel va demeurer une constante
de la démarche économique de Dia qui a toujours reproché aux marxis-
tes d’adopter une approche idéologique figée dans son déploiement
spatio-temporel.
Pour lui, comme pour Senghor du reste, le socialisme doit être à
hauteur d’homme, en s’adaptant aux besoins des citoyens, et non en se
déployant comme une foi immuable 22. Plus tard, l’idéal coopératif
va se diluer dans un corpus idéologique beaucoup plus élaboré, que
Dia appelle « socialisme autogestionnaire » et qu’il définit comme
reposant
18. Ibid., p. 55.
19. Mamadou Dia, Contribution à l’étude du mouvement coopératif en Afrique noire, Paris,
Présence africaine, 1952, 3e édition, p. 8.
ÉÀ. Économiste et homme d’église, Desroche va jouer un rôle important aux côtés du
Père Lebret et va notamment initier la création de l’École nationale d’économie appli-
quée (ENEA) dotée de collèges dédiés à la coopération, à l’animation et à l’aménagement
du territoire.
21. Roland Colin, L’économie humaine au défi de la décolonisation : Lebret, Desroche,
Perroux au Sénégal avec Mamadou Dia. De la fondation d’économie et humanisme à l’engage-
ment premier Nord Sud (1941-1953), Colloque, Abbaye d’Ardenne, Caen, 21-22 juin 2012,
Paris, Hermann, 2014, p. 349.
22. Déclaration prononcée par Mamadou Dia, président du Conseil des ministres de la
République du Sénégal devant l’Assemblée nationale à l’occasion de la fête de l’indépendance,
Rufisque, Imprimerie nationale, 1960, p. 11.
Outre-Mers, Revue d’histoire,T. 107, No 402-403 (2019)
134 p. dramé et b. niang
[...] sur l’observation objective de la réalité sociale. Sa démarche est donc
scientifique, par opposition au socialisme utopique. Mais il ne se conçoit pas
sans la démocratie, sans l’homme : il concilie construction socialiste et
construction démocratique, il concilie le socialisme et l’homme qui est sa
finalité. Il ne nie pas le rôle de l’État, surtout dans la phase première de
l’édification socialiste. Mais il lui refuse tout caractère omnipotent et surtout
toute finalité 23.
Le défi de la réalité : réformes économiques et changements
sociaux
Socialisme et projet « d’économie de participation collective »
Dans la période de marche vers la décolonisation (1956-1959) et dans
les premiers temps du Sénégal indépendant (1960-1962), Dia s’est
imposé comme un personnage central de la vie politique locale en tant
que président du Conseil de gouvernement du Sénégal. Ainsi, en
adepte convaincu du « socialisme africain », il met en branle un ambi-
tieux programme de réformes socio-économiques dont les objectifs
sont, d’une part, la décolonisation réelle par la lutte contre les séquelles
du colonialisme, d’autre part, la modernisation de la société sénégalaise
et sa sortie du sous-développement 24.
Le premier Plan quadriennal de développement élaboré en 1961 par
le gouvernement sénégalais permet de confronter les conceptions éco-
nomiques de Dia à la réalité. Ce plan révèle avant tout le caractère
prioritaire de l’agriculture, secteur auquel le président du Conseil
accorde une attention particulière 25. Il traduit aussi la volonté de faire
de la planification un instrument privilégié de gestion et un outil de
développement endogène 26. Son objectif phare est, sur une période
n’excédant pas quatre années, de démanteler l’économie de traite héri-
tée de la colonisation et de mettre fin à la monoculture arachidière par
la diversification agricole.
L’édification de ce plan est sous-tendue par une mobilisation du
paysannat selon deux axes : la mise en place d’un système d’animation
inclusif et la création de coopératives paysannes de développement. Le
premier axe consiste à former des éducateurs chargés d’informer les
paysans sur les rouages administratifs et économiques nécessaires à
leurs activités. Cette « animation rurale », menée sur le terrain mais
également par le biais d’émissions radiophoniques en langues nationa-
les, était censée relever le niveau de conscience du paysannat sur les
enjeux de l’époque et les intérêts stratégiques du monde rural.
23. Mamadou Dia, Le Sénégal trahi, un marché d’esclaves, Paris, SELIO, 1988, p. 221.
24. Déclaration prononcée par Mamadou Dia, op. cit., p. 17-23.
25. Premier plan de développement de la République du Sénégal, Paris, La Documen-
tation française, 1962.
26. Ibid., p. 92.
mamadou dia et le projet de décolonisation du sénégal 135
Cette méthode d’animation, qui allait jusqu’aux villages, jusqu’aux paysans,
s’effectuait par des rencontres, des réunions d’animation, qui duraient
quinze jours, où des délégués paysans, envoyés par les communautés et non
choisis par l’encadrement, le système d’État, venaient s’informer, discuter de
la réalité du village, de la réalité de la région, la réalité nationale et internatio-
nale. À la fin du stage d’animation, ces délégués paysans revenaient au village
comme mandataires du village et ils restituaient le message 27.
Selon Colin, ancien chef de cabinet de Dia, les paysans devenaient
ainsi des acteurs de base disposant de « l’information et [de] la forma-
tion leur permettant de rompre avec leur condition antécédente de
sujets colonisés pour devenir citoyens économiquement, socialement,
culturellement responsables » 28. Le deuxième niveau consistait à ériger
les fameuses coopératives paysannes à l’échelle des communautés de
base, dont l’implantation devait avoir pour corollaire le démantèlement
de l’économie de traite. Un Office de commercialisation agricole
(OCA) fut créé en 1960 dans la foulée pour corriger tous les déséquili-
bres nés de la traite, tandis qu’une Banque de développement devait
compléter cette grande réforme en s’attaquant à l’épineuse question du
financement des campagnes agricoles. Ce contrat national intègre aussi
l’administration publique avec la mise en place des Centres d’expan-
sion rurale polyvalents (CERP) qui regroupaient en équipes tous les
agents de l’État chargés de coopérer avec les paysans 29.
Ces réformes mises en avant dès la période de l’autonomie par Dia
impulsent une nouvelle dynamique dans le monde rural sénégalais. Il
apparaît ainsi que les mécanismes de fonctionnement de l’économie
rurale commencent à subir les effets drastiques de ce nouvel interven-
tionnisme étatique. Ainsi selon Roland Colin,
[...] la mise en œuvre du démantèlement de l’économie de traite s’opéra de
façon efficace durant les deux premières années : sur 600 000 tonnes d’ara-
chide, la moitié revint à l’économie sociale, alors que 1 500 coopératives
animées étaient créées. Le secteur privé traditionnel s’alarma de façon gran-
dissante. Le point crucial était le passage à la troisième phase, où l’action
nouvelle devait toucher les trois quarts du monde rural [...] 30.
Nous sommes là au cœur des enjeux de la crise de 1962 dont l’un des
détonateurs est l’aversion des autorités religieuses musulmanes, parti-
sanes de l’économie de traite, envers les réformes de Dia, coupable à
leurs yeux de vouloir abolir leurs privilèges hérités du système écono-
mique colonial. Dans les autres secteurs de l’économie, Mamadou Dia
fait preuve de prudence. Le Code des investissements adopté par le
27. Mamadou Dia, Le Sénégal trahi, op. cit., p. 121.
28. Roland Colin, L’économie, op. cit., p. 355.
29. Discours de Mamadou Dia, président du Conseil de gouvernement du Sénégal, devant
l’Assemblée de la fédération du Mali, 9 juin 1960, Rufisque, Imprimerie nationale, 1960,
p. 8.
30. Roland Colin, L’économie, op. cit., p. 357.
Outre-Mers, Revue d’histoire,T. 107, No 402-403 (2019)
136 p. dramé et b. niang
premier gouvernement sénégalais post-indépendance était ainsi para-
doxalement peu socialiste.
Il était généreux en cadeaux fiscaux offerts aux investisseurs étran-
gers et se gardait bien de taxer sévèrement le capital. Il garantissait par
exemple une stabilisation du niveau d’imposition sur une période pou-
vant atteindre vingt-cinq ans en échange d’une contrepartie en termes
de seuils d’investissements et de création d’emplois. Sans compter une
politique de ristournes ou d’exonérations de droits et taxes sur l’impor-
tation des matériaux indispensables à la production 31.
Mais, comme pour contrebalancer ce réalisme libéral du Code des
investissements, le gouvernement de Dia donne un coup de barre à
gauche avec le Code du travail adopté en juin 1961, qui lui vaudra la
franche hostilité de la puissante Chambre de commerce de Dakar. Pour
se substituer à l’ancien datant de 1952, le nouveau code du travail est
marqué du réel souci de protéger les intérêts des travailleurs. Il contient
des dispositions à forte connotation progressiste, comme la limitation
des contrats à durée déterminée (CDD), pour en faire une exception et
non la règle. Il y a surtout un encadrement administratif très strict du
droit de licenciement 32. Ce code place aussi les tribunaux de travail au
cœur de cet encadrement, laissant, sur ce point, peu de marge de
manœuvre aux employeurs.
Le pouvoir de Dia tente également d’introduire une dose d’auto-
gestion dans l’administration d’entreprises publiques emblématiques.
À cet effet, des représentants de travailleurs siègent dans le Conseil
d’administration de l’Office des Habitations à Loyer Modéré (OHLM).
La Régie des Chemins de Fer du Sénégal, dépositaire d’une longue
tradition de luttes ouvrières, sert de modèle d’entreprise régie par les
règles de la cogestion. Les travailleurs y sont véritablement associés à
tous les échelons de décision. Mais ces expériences ne perdurent pas,
faute de volontarisme politique, au lendemain de la chute du régime
de Dia.
En examinant le parcours économique du gouvernement de Dia,
on relève un souci réel de révolutionner la structure économique du
pays sans se laisser enfermer dans une certaine rigidité idéologique.
Oscillant entre la prudence, le pragmatisme et une envie de définir un
nouveau contrat en rupture avec l’héritage colonial, la démarche éco-
nomique de Dia durant ses quatre années de pouvoir a, incontes-
tablement, laissé des empreintes, particulièrement dans le monde
rural sénégalais, avec l’amorce du démantèlement de l’économie de
traite. Les réformes économiques mises en pratique marquent, en
définitive, une séquence historique trop courte pour produire ses pro-
messes. En effet, cette expérience socialiste radicale fut brutalement
31. Mamadou Dia, Le Sénégal trahi, op. cit., p. 92-95
32. Cette disposition du Code du travail, relative au licenciement, était l’une des plus
restrictives au monde. Sa révision a longtemps occupé le débat national au Sénégal au
tournant des années de libéralisation économique.
mamadou dia et le projet de décolonisation du sénégal 137
interrompue au lendemain de la crise de 1962 et de l’avènement du
pouvoir senghorien.
Un combat de titans : les forces centrifuges et le socialisme diaiste
La radicalité du projet socio-économique de Dia a été une source de
fortes tensions, d’abord avec certains chefs religieux musulmans du
pays. La volonté de libérer la paysannerie de toute tutelle et de l’inciter
à s’organiser en une force autonome dans le cadre de coopératives avait
pour conséquence de contourner les structures héritées de la domina-
tion coloniale et de dessaisir « aussi les marabouts, dans une tentative
de mobilisation populaire des paysans » 33. L’enjeu des réformes de la
filière arachidière, dans laquelle était fortement impliquée une partie de
la classe maraboutique, visait une redistribution des pouvoirs dans le
monde rural sénégalais, jusque-là très assujetti aux confréries, notam-
ment en pays wolof.
La défiance maraboutique au projet de Dia se double d’un noyau-
tage des nouvelles structures censées libérer le paysan, par des
notabilités religieuses qui se retrouvent à la tête de plusieurs coopéra-
tives 34. Aussi, comme l’explique François Zuccarrelli, les moyens
financiers des confréries, particulièrement chez les mourides, dépen-
dent grandement de l’agriculture et de la filière arachidière 35. Celles-ci
semblaient déterminées à préserver le statu quo, d’autant qu’avec une
production arachidière dépassant à l’indépendance 900 000 tonnes par
an, les intérêts en jeu étaient énormes.
Cette opposition des marabouts à la politique de Dia, au-delà des
enjeux socio-économiques, peut être comprise également comme une
tentative de préserver le contrat social sénégalais 36. Celui-ci reposait
sur une alliance entre les confréries et le pouvoir temporel, les premières
garantissant au second la loyauté de leurs disciples en contrepartie de la
reconnaissance de leur médiation sociale, politique et économique. Le
« socialisme ruraliste » de Dia portait donc en lui-même les germes de
la remise en cause de ce contrat puisque le pouvoir et le conservatisme
des confréries s’accommodaient mal des transformations socio-
économiques souhaitées par Dia 37.
Ce dernier n’a jamais caché sa tiédeur vis-à-vis des confréries qu’il
accuse de collaborer à tous les régimes, aussi injustes soient-ils, pourvu
qu’elles y trouvent leur compte :
33. Momar Coumba Diop et Mamadou Diouf, « L’administration, les confréries
religieuses et les paysanneries », dans Donald Cruise O’Brien, Momar Coumba Diouf et
Mamadou Diop, La construction de l’État au Sénégal, Paris, Karthala, 2002, p. 38.
34. Ibid., p. 42
35. François Zuccarelli, Un parti politique africain, l’Union Progressiste Sénégalaise, Paris,
Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1970, p. 320.
36. Donald Cruise O’Brien, « Les négociations du contrat social sénégalais », dans
M. C. Diop et M. Diouf, La construction de l’État au Sénégal, op. cit., p. 83-93.
37. Mohamed Mbodj, « La crise trentenaire de l’économie arachidière » dans Momar
Coumba Diop, Sénégal, trajectoires d’un État, op. cit., 1992, p. 98.
Outre-Mers, Revue d’histoire,T. 107, No 402-403 (2019)
138 p. dramé et b. niang
Qu’attendre d’une religion dont les porte-parole en sont arrivés à confondre
la soumission à Dieu à la soumission au régime établi quels que soient ses
vices, la fidélité à la loi coranique à la fidélité de l’arbitraire du prince
régnant 38 ?
Dia s’attaque aussi aux fondamentaux de certaines des confréries en
critiquant le rapport de soumission totale qui unit les disciples à leur
marabout :
Pour ce qui est de l’approche de Dieu, de l’effort personnel en vue de
l’ascension spirituelle, de l’effort personnel pour éclairer sa foi, guider soi-
même sa conscience, on aura tendance à se décharger volontiers sur le
marabout dont la bénédiction assure la grâce. Aussi prendra-t-on, rapide-
ment, l’habitude de considérer que l’obéissance au marabout supplée parfai-
tement à l’obéissance aux prescriptions coraniques 39.
La critique du conservatisme des confréries se dédouble également
d’une dénonciation de la colonisation qui a encouragé « le marabou-
tisme contre l’orthodoxie musulmane, en défigurant le dogme et la
pensée islamique, en cultivant le fatalisme et l’esprit de soumission,
pour sa sécurité et sa pérennité » 40. La logique de rupture entre les
confréries et Dia prend ainsi la couleur d’une confrontation politique et
sociale opposant deux forces aux intérêts de classe divergents. S’il était
clairement apparu que le pouvoir et l’influence des autorités religieuses
allaient subir de profonds changements, les relations avec la France
semblent avoir oscillé entre idéalisme et contradictions.
Il semble que Dia s’est, à l’origine, montré hostile au projet de
Communauté africaine proposée par la France dans le cadre du réfé-
rendum de 1958. Ce premier positionnement est en fait conforme aux
idéaux foncièrement anticoloniaux de Dia et à son positionnement
pour une politique étrangère non-alignée dans le cadre du conflit
Est-Ouest. Or, il apparait très clairement que ce fut Senghor qui le
convainquit de faire voter pour le « Oui » à la Communauté franco-
africaine, alors même que l’opinion publique sénégalaise incluant les
milieux de gauche et une grande partie de la classe politique était
fermement déterminée à aller dans le sens d’un vote négatif 41.
L’accueil hostile des « porteurs de pancartes » que De Gaulle rencontra
Place Protet à Dakar en 1958 témoigne d’ailleurs de cette réalité.
La lecture que propose Dia, dans ses Mémoires, de ses relations avec
la France, permet d’avancer l’idée selon laquelle cette relation aurait
oscillé entre radicalisme, réalisme et hésitation. Senghor avait, en effet,
lors de l’entrevue de Gonneville-sur-Mer avec Dia, su peser de toute
38. Mamadou Dia, Islam, sociétés africaines et culture industrielle, op. cit., 1975, p. 90.
39. Ibid. p. 92.
40. Ibid., p. 93-94.
41. Mamadou Dia, Afrique, op. cit., p. 126.
mamadou dia et le projet de décolonisation du sénégal 139
son influence pour convaincre son collègue d’aller dans le sens du vote
en faveur du « Oui » qu’il avait promis au général de Gaulle. C’est ainsi
qu’à l’issue de cette rencontre, Dia adopta ¢ malgré lui ¢ l’idée du vote
positif dont il se fit d’ailleurs un vibrant héraut devant l’opinion,
conformément au discours qu’il a prononcé au lendemain du référen-
dum, devant le Comité exécutif de l’UPS :
En faisant voter ‘OUI’, l’UPS s’est déterminé en toute indépendance et il
faut qu’on le sache car de trop graves insinuations ont été faites [...] Notre
Parti revendique la pleine responsabilité de son choix ; il n’a cédé à aucune
pression intérieure ou extérieure, il n’a été guidé que par l’intérêt du Sénégal.
Il faut qu’on comprenne que nous avons eu, nous avons encore essentielle-
ment le souci de préparer l’indépendance, non dans l’isolement mais dans
l’unité ; non dans la haine mais dans l’amitié avec la France. 42
À la lumière de cette affirmation, on peut affirmer que Dia avait
considéré et défendu l’idée selon laquelle, le « Non » et l’indépendance
immédiate conduiraient le jeune État sénégalais impréparé à « l’aven-
ture » et donc à « l’anarchie » 43. Cela explique donc l’accent particulier
mis afin d’assurer le triomphe du vote positif à la Communauté franco-
africaine. Il est, par ailleurs, intéressant de souligner que la signature
des premiers accords de coopération entre le nouvel État indépendant
et la France dénote la volonté des leaders politiques d’entretenir des
relations particulières avec l’ancienne puissance coloniale. Celle-ci se
voit, en effet, investie d’une mission qui est d’accompagner et d’aider le
Sénégal à mettre sur pied ses structures financières, économiques et
juridiques. Les domaines militaires et de la sécurité ne sont pas non
plus en reste puisque la France est grandement « associée » au maintien
de l’ordre et à la défense extérieure du territoire. Ainsi, comme le
rappelle la lettre adressée à Dia par le Premier ministre français, Michel
Debré, l’alinéa 3 du préambule de l’accord de coopération franco-
sénégalais est très explicite quant au rôle que la France serait désormais
appelée à jouer en matière de défense :
Considérant que si la défense tant intérieure qu’extérieure du Sénégal
dépend de la seule République du Sénégal, celle-ci peut, avec l’accord de la
République française, faire appel aux forces armées françaises pour sa
défense intérieure ou extérieure 44.
42. « L’UPS (l’Union Progressiste Sénégalais) au lendemain du référendum », Décla-
ration faite par Mamadou Dia devant le Comité exécutif de l’UPS, section sénégalaise du
PRA, Rufisque, 4 octobre 1958, p. 1-2.
43. Dia, Afrique, op. cit., p. 126.
44. SHD (Service Historique de la Défense/France), 14 H 210, Accords de coopération,
« Projet d’échange de lettres relatives à l’interprétation de l’accord de coopération en
matière de défense », Lettre du Premier ministre de la république française au Président
du gouvernement de la République du Sénégal, Paris, 1960.
Outre-Mers, Revue d’histoire,T. 107, No 402-403 (2019)
140 p. dramé et b. niang
Parallèlement à l’appel qui pourrait être fait à la France en cas de
menace et dans le but de préserver sa souveraineté, l’accord de défense
délègue à l’ancienne puissance coloniale la mise sur pied de la nouvelle
armée et de la formation des officiers sénégalais. En effet, comme le
stipule l’article 1er de l’Annexe I de l’accord,
La République française fournit à titre gratuit à la République du Sénégal la
première dotation en matériel et équipement militaires nécessaires, dont la
nature, le type et le volume auront été fixés d’un commun accord par les
gouvernements 45.
Il est ainsi important de relever tout d’abord que la signature des
accords de coopération entre la France et la Fédération du Mali en
1959, puis avec l’État indépendant du Sénégal en 1960 a été posée, par
la puissance coloniale, comme une condition sine qua non à l’accession
à l’indépendance. Autrement dit, lorsque la décolonisation s’est avérée
inévitable, la France s’est assurée de sauvegarder sa présence militaire,
son influence politique et ses intérêts économiques dans son ancien
territoire colonial. Si ce qui est appelé le néocolonialisme se structure
tout d’abord autour de la volonté d’une ex-puissance coloniale de
maintenir son rapport de domination et d’influence, celui-ci n’est
cependant efficient qu’avec l’aval des élites locales mues par une forme
de réalisme et/ou par la volonté d’assurer leur intérêt personnel au
détriment de celui de l’État et de la population.
En ce sens, Dia aurait cherché à travers la coopération l’appui
nécessaire et obligatoire dont le nouvel État sénégalais « démuni » avait
besoin afin d’assurer son développement. Or, on sait que ces accords de
coopération constituent un puissant vecteur de l’influence de la France
et de la sauvegarde de ses intérêts aussi bien dans les domaines écono-
miques, militaires et politiques. De fait, la signature d’accords de coo-
pération et la mise en place de l’aide au développement entraient en
parfaite contradiction, d’une part, avec les principes de neutralisme et
de « non-alignement » défendus par Dia dans un discours prononcé à
l’Assemblée générale de l’ONU en décembre 1960 46 et d’autre part,
avec la nature fusionnelle des relations avec la France réaffirmée par
Dia dans ses mémoires :
[...] Nous étions adeptes d’une politique de coopération avec la France,
privilégiée du fait des liens historiques et linguistiques nous unissant, mais
dans le respect de notre indépendance que nous voulions réelle. D’une
manière générale, toute coopération internationale devait s’inscrire dans le
cadre que nous avions conçu, en appoint aux objectifs nationalistes que nous
45. Ibid
46. Ministère de l’Information, de la Radiodiffusion et de la Presse, Discours pro-
noncé par Mamadou Dia devant l’Assemblée Générale des Nations Unies, 8 décembre
1960, 10 p.
mamadou dia et le projet de décolonisation du sénégal 141
nous étions fixés, et dans le respect des règles de conduite que nous avions
édictées. 47
En fait, le réalisme et l’idéalisme dont a fait preuve Dia dans sa
conception de la relation avec la France cadre difficilement avec les
objectifs sous-jacents à l’édification d’accords de coopération mais
aussi de l’aide publique au développement, en ce sens que le but
inavoué de ces derniers est d’assurer la prééminence de l’ancienne
puissance coloniale et donc la perpétuation du rapport de dépendance
en contexte postcolonial. En définitive, si les accords de coopération
sont garants de la perpétuation de l’influence française, ils sont aussi
censés permettre à l’État sénégalais de disposer de l’appui nécessaire
à l’édification de différentes structures essentielles. Quant à l’aide
publique au développement (APD), elle est difficilement conciliable
avec les objectifs socialistes définis par Dia, en ce sens que c’est la
France qui détermine des secteurs « prioritaires » vers lesquels celle-ci
est orientée 48.
Cette APD devient ainsi un puissant support aux intérêts de
l’ancienne puissance coloniale. Il est difficile cependant de présumer si
Dia aurait, à moyen terme, remis en cause les liens de dépendance
vis-à-vis de la France. La période de deux ans qu’il a passée à la tête du
Sénégal postcolonial s’avère en effet bien trop courte et ne permet pas
d’émettre des hypothèses valables sur cette question. On sait cependant
que les rapports qu’il a commencé à établir avec la France durant les
premières années du Sénégal indépendant sont pour le moins ambigus
et contradictoires, vu son attachement à l’idée de « l’indépendance
réelle ».
Entre bannissement, recouvrements et oubli persistant
Confinement et construction de l’oubli
La crise de décembre 1962 qui débouche sur l’éviction de Dia de la
scène politique est le point d’orgue de profondes divergences quant à
l’avenir du Sénégal postcolonial. En effet, les réformes socio-
économiques que Dia a enclenchées, fidèle à sa lecture radicale du
« socialisme africain », semblent avoir heurté des intérêts locaux et
étrangers dont Senghor se fera le garant 49. Le 17 décembre 1962, à
l’issue de multiples péripéties d’un bras de fer avec le président Sen-
ghor, Dia et quatre des ministres qui avaient épousé sa cause sont
47. Mamadou Dia, Afrique, op. cit., p. 164.
48. Patrick Dramé, « Indépendance et dépendance : les intérêts économiques français
en Afrique de l’Ouest (1960-1980) », dans Maurice Demers et Patrick Dramé, Le Tiers-
Monde postcolonial, op. cit., p. 81-105.
49. Paul Thibaud, « Dia, Senghor et le socialisme africain », op. cit., p. 333-334.
Outre-Mers, Revue d’histoire,T. 107, No 402-403 (2019)
142 p. dramé et b. niang
arrêtés pour « tentative de coup d’État ». À l’issue du procès qui s’est
tenu en 1963, l’ancien président du Conseil de gouvernement est
condamné à la prison à perpétuité dans le bagne de Kédougou dans
l’extrême sud-est du Sénégal.
Dès lors, la dynamique mémorielle et l’héritage de Dia se structurent
à travers des phases historiques telles que son arrestation, son incarcé-
ration ou encore sa libération en 1974 et son décès en 2009. L’arresta-
tion de Dia et sa condamnation à perpétuité, sur un mobile plutôt
fallacieux (tentative de coup d’État), et les mesures d’éloignement et
d’incarcération plutôt difficiles qui lui sont infligées, témoignent de la
volonté du président Senghor de se débarrasser définitivement d’un
adversaire et d’une certaine vision politique et sociale.
La mémoire collective qui découle des événements de 1962 est ainsi
fortement teintée par une campagne visant à justifier la peine de prison
infligée à l’ancien président du Conseil. Avec l’incarcération de Dia et
de quelques-uns de ses collaborateurs à Kédougou s’enclenche un
processus d’oubli qui le soustrait à l’espace politique et public, onze
années durant. Les cinq prisonniers étaient confinés dans des pièces
minuscules, sans possibilité de communiquer entre eux et dans un
climat des plus austères 50. Outre ce confinement physique extrême,
l’entreprise visant à jeter l’ombre sur l’action politique de Dia dans la
mémoire collective prend, dans les mois qui ont suivi le procès, la forme
d’une campagne de dénigrement violente.
Les médias officiels d’État proches de l’UPS et du président Sen-
ghor, en particulier Radio-Sénégal n’ont pas manqué de fustiger la
pensée politique de Dia et de représenter son gouvernement comme un
« régime de terreur et de honte ». De plus des accusations de détourne-
ments de deniers publics ont aussi été avancées afin de contrebalancer
l’image de pourfendeur de la corruption incarnée par Dia. De même,
l’accusation infâmante de s’être adonné à des sacrifices humains a été
lancée contre lui afin de détruire sa réputation 51. L’organe de presse du
Parti, L’Unité Africaine et le chroniqueur à la radio, Ousseynou Seck,
dont les billets en langue wolof à la radio nationale étaient très écoutés,
allaient ainsi être mis à contribution dans cette stratégie de diabolisa-
tion durant les premiers mois qui suivirent la crise de décembre 1962.
Dans la même perspective, le régime opta pour une seconde stratégie
qui était d’installer un silence total autour de ce prisonnier encom-
brant. Durant la décennie qui suivit le confinement (1964-1973), Dia et
ses compagnons furent traités comme des pestiférés sur la scène
médiatique alors totalement encadrée par le régime, et devinrent dans
l’espace social ceux dont on ne prononce tout simplement pas les
50. Roland Colin, Sénégal, notre pirogue, op. cit., p. 310.
51. Ibid., p. 126.
mamadou dia et le projet de décolonisation du sénégal 143
noms 52. Si le congrès de l’UPS tenu le 12 octobre 1963 a été l’occasion
de faire encore le procès politique de Dia et de ses amis, les manifesta-
tions du parti optèrent ultérieurement pour une stratégie de décons-
truction silencieuse. Le VIe congrès du parti au pouvoir, l’UPS, en
1967, illustre bien cette volonté d’ostraciser et de marginaliser l’ancien
président du Conseil. Le rapport de politique générale de 159 pages,
qui définit la vision de développement socialiste du régime, est expurgé
de toute référence au travail de l’ancien président du Conseil, alors que
la vision socialiste de Dia, et notamment la politique coopérative, en
constitue la matrice 53.
Il serait exagéré d’affirmer que la mémoire collective sénégalaise ne
devait garder de Dia que les différentes représentations avancées par ses
bourreaux. La prise de pouvoir réelle de Senghor sur la scène politique
sénégalaise et son rayonnement au niveau international achèvent de
jeter Dia dans l’oubli, que les événements de mai 68 à Dakar ne sont
pas parvenus à dissiper. Une fois Dia écarté des destinées du Sénégal,
son image a été écrasée par l’occupation de la scène par Senghor.
« Et ça a duré. Les choses ont commencé à évoluer à partir du moment
où Dia a été libéré ! (libération en 1974 et amnistie le 4 avril 1976 par
décret présidentiel) », selon Roland Colin 54. Senghor, en partisan de
réformes sociales modérées et garant des intérêts locaux et étrangers,
convenait finalement mieux que Dia. Les décisions drastiques prises
par ce dernier dans le but d’assainir les mœurs politiques et publiques
(diminution des salaires des députés, mesure de fermeture de bars, refus
d’accorder des prêts à certains chefs religieux, etc.) n’ont pas manqué
de lui aliéner une partie de la population et donc d’installer l’oubli.
Or, dès le lendemain de sa sortie de prison, la création d’un parti
politique, le Mouvement pour le Socialisme et l’Unité et la très forte
activité militante de Dia brisent pour un certain temps l’oubli. L’effa-
cement de Dia de l’espace public prend une nouvelle tournure entre
mars 1974 et décembre 1980, soit la période s’écoulant de la libération
du célèbre prisonnier au départ du pouvoir du président Senghor. Le
bannissement prend alors la forme de tracasseries de toutes sortes,
pour empêcher toute reconstitution du capital politique ou social de
Dia. Une filature policière est opérée lors de tous ses déplacements à
l’intérieur du pays, ce qui a un effet dissuasif sur la mobilisation de ses
partisans. Dans l’esprit de Mamadou Dia, il n’était pourtant pas encore
question de se lancer dans une confrontation politique avec le pouvoir
en place.
52. Notons qu’en 1971, Alioune Tall et Joseph Mbaye avaient été libérés, le premier
pour avoir purgé toute sa peine et le second pour raisons de santé. Ne restaient dans les
geôles que Mamadou Dia, Valdiodio Ndiaye et Ibrahima Sarr.
53. Léopold Sedar Senghor, Politique, nation et développement moderne : Rapport de
politique générale, 6e congrès de l’Union progressiste sénégalaise, Dakar 5, 6 et 7 Janvier
1968.
54. Roland Colin et al., « ‘‘Alors, tu ne m’embrasses plus Léopold ?’’, Mamadou Dia et
Léopold S. Senghor », Afrique contemporaine, 2010, no 233, p. 124.
Outre-Mers, Revue d’histoire,T. 107, No 402-403 (2019)
144 p. dramé et b. niang
Son ambition était plutôt de se lancer dans une réflexion stratégique
sur une politique inclusive de développement à la base en Afrique. Le
régime de Senghor, après lui avoir donné son accord de principe pour
ce nouveau positionnement, entreprit pourtant paradoxalement de
saborder la Fondation à vocation panafricaine qu’il mit en place en
mars 1975 et qui devait l’éloigner du jeu politique sénégalais 55.
L’initiative tourna court dès l’année 1976 suite à des pressions dis-
crètes du pouvoir sénégalais exercées sur tous les pays africains sollici-
tés par Dia pour soutenir sa Fondation. Au plan politique, la margina-
lisation de Mamadou Dia fut moulée dans le texte constitutionnel du
pays, quand le 19 mars 1976, Senghor prit l’initiative d’une « ouverture
démocratique » consistant à permettre un tripartisme, avec trois forma-
tions politiques légales représentant le socialisme démocratique, le
libéralisme et le marxisme léninisme 56. La formation au pouvoir
s’octroya la première case politique, fermant donc la porte à toute
possibilité de formation d’un autre parti socialiste démocratique. Ce
courant idéologique étant celui de Mamadou Dia, ce dernier était ainsi
banni de toute vie politique légale, à moins de réintégrer les rangs du
parti au pouvoir. Cette fermeture de l’espace politique à Dia est
d’autant plus cruelle que l’homme allait vivre de nombreuses défec-
tions dans son premier cercle.
Dia semble en effet ne pas comprendre que son passage en prison a
clos un cycle politique et que même la reconstitution de sa garde
rapprochée de 1962 s’avérait problématique. « À sa sortie de prison, il a
voulu que tous ses amis restent à ses côtés pour les actions politiques
qu’il envisageait. Il a donc été déçu par le refus de Valdiodio Ndiaye et
le nôtre. Nous n’avons pas accepté de le suivre dans ses choix politi-
ques. Il nous en a voulu, à tort » témoigne ainsi Cheikh Hamidou
Kane 57. L’ancien président du Conseil en garda une grande amertume
qui se manifeste dans ses écrits. Son amertume était d’autant plus
grande, qu’entre 1974, date de sa sortie de prison et 1976, date de son
amnistie, Mamadou Dia était un non-citoyen car légalement privé de
ses droits civiques. Il devenait politiquement inaudible et un homme
bénéficiant d’une liberté restreinte.
En 1976, il recouvre ses droits civiques mais n’a aucun moyen de les
exercer, puisque la scène politique était verrouillée par le système
senghorien dit des « trois courants idéologiques ». Privé d’espace politi-
que, l’homme se réfugie alors essentiellement dans la religion. Il a fallu
attendre la retraite politique de Senghor le 31 décembre 1980 et l’avè-
55. Il s’agit de l’Internationale Africaine des Forces pour le Développement (IAFD)
mise en place avec le concours de ses amis et de personnalités africaines comme
l’historien Joseph Ki-Zerbo.
56. La formule sera étendue à un quatrième courant idéologique, le conservatisme, en
1979.
57. Entretien avec Cheikh Hamidou Kane, ministre du Plan dans le dernier gouver-
nement de Dia, Dakar, 26 octobre 2007.
mamadou dia et le projet de décolonisation du sénégal 145
nement d’Abdou Diouf, pour qu’une fenêtre politique s’ouvre enfin
pour lui. Il ne se priva plus alors de prendre la parole, comme pour
rattraper le silence de la « longue nuit ».
Un recouvrement manqué
L’instauration du multipartisme intégral en 1981, par le nouveau
président Abdou Diouf, est l’occasion saisie par Dia pour lancer son
parti, le Mouvement Démocratique Populaire (MDP) 58. Le point
d’orgue de ce retour allait être sa participation à l’élection présidentielle
du 27 février 1983. Ce scrutin est ainsi un test pour mesurer, près de
20 ans après les évènements de décembre 1962, la place qu’occupe
encore Mamadou Dia dans la mémoire collective. Loin de marquer son
grand retour politique, cette élection permet de constater que Dia est
totalement inconnu des nouveaux électeurs dont les plus jeunes
n’avaient pas un an révolu au moment de la crise de décembre 1962 59.
Il enregistre un score de 1,3% et recueille à peine plus de 15 000 voix,
se retrouvant très loin derrière les deux principaux candidats, Abdou
Diouf et Abdoulaye Wade 60. Ce score très modeste semblait traduire le
décalage séparant dorénavant l’un des pères de l’indépendance du
Sénégal et le reste du pays qui l’avait oublié, tandis que les nouvelles
générations ne le connaissaient tout simplement pas. Certes, les condi-
tions de transparence du scrutin étaient loin d’être réunies 61. Ce score
anémique sonnait cependant comme un coup d’arrêt à toute possibilité
de reconquête du pouvoir de sa part.
Cette participation décevante à un scrutin national semble avoir
convaincu Mamadou Dia de changer de stratégie. Tout en refusant
l’idée même de retraite politique, il se retira de la direction exécutive de
son Parti, pour ne plus occuper que le rôle de « Premier Mawdo », une
sorte d’autorité morale taillée sur mesure pour lui.
Mais, pour Dia, il n’était pas question d’être au-dessus de la mêlée.
Cette idée lui semblait même insupportable. De fait, il entra encore
plus dans la mêlée politique, mais en adoptant la posture du patriarche
en colère. Et il n’y eut plus de sujet d’intérêt national qui échappât à sa
critique. Il peaufina alors un ouvrage en forme de réquisitoire pour
solder ses comptes avec les régimes de Senghor et de Diouf. Publié en
1988, mais malheureusement très mal diffusé au point d’être presque
oublié à chaque fois qu’on dresse sa bibliographie, Le Sénégal trahi, un
marché d’esclaves 62, est l’illustration parfaite de cette colère qui explose.
58. Ce parti allait plus tard changer de sigle et devenir le Mouvement pour le Socia-
lisme et l’Unité (MSU)
59. L’âge légal pour voter était à l’époque fixé à 21 ans.
60. Gerti Hesseling, Histoire politique du Sénégal : Institutions, droit et société, Paris,
Karthala, 1985, p. 296.
61. L’usage de l’isoloir par exemple, qui devait garantir le caractère confidentiel du
choix de l’électeur, était facultatif selon le Code électoral en vigueur à l’époque.
62. Mamadou Dia, Le Sénégal trahi, un marché d’esclaves, Paris, SELIO, 1988.
Outre-Mers, Revue d’histoire,T. 107, No 402-403 (2019)
146 p. dramé et b. niang
Le titre même de cet ouvrage (« marché d’esclaves ») témoigne de la
rudesse des mots choisis. Dans un style pratiquant l’admonestation, il
adopte la position du patriarche qui distribue ses coups sans retenue,
n’éludant aucun sujet. En deux phrases cinglantes, Mamadou Dia s’en
prend par exemple aux régimes de Senghor et de Diouf tout en égrati-
gnant les élites traditionnelles :
En désocialisant et en dénationalisant le Plan, le Code des Investissements et
le Code du Travail, le socialisme senghorien et le libéralisme dioufiste ont
sapé les bases d’édification de l’économie nationale autocentrée pour lui
substituer un modèle d’économie captive. 63
Avant de renchérir :
En même temps, ils n’ont pas eu de mal à cohabiter allègrement pour
enfanter d’un commun et joyeux accord une sociologie politique nouvelle et
une anthropologie économique et sociale nouvelle, toutes dévaluées, plon-
geant leurs racines dans tous les milieux, y compris nos métropoles religieu-
ses transformées en grouillants marchés où se traitent toutes sortes d’affaires,
sauf, bien entendu, celles de la religion. 64
En s’en prenant ainsi aux intouchables marabouts, la critique diaiste
signifiait qu’elle ne s’interdisait plus aucun sujet. Après cet ouvrage au
vitriol, fait de piques et de philippiques, il s’engage dans la rédaction
d’une série de lettres ouvertes et d’articles d’opinion publiés le plus
souvent dans les deux titres les plus populaires de la presse privée
sénégalaise de l’époque : Wal fadjri et Sud Hebdo 65.
Le substrat reste le même : démontrer l’illégitimité des régimes de
Senghor et de Diouf, leur faillite morale, politique et économique.
Écrites en français, une langue que ne parle ni ne comprend l’immense
majorité des Sénégalais, et publiées dans des supports écrits à la diffu-
sion assez restreinte, il est légitime de se poser la question de la portée
populaire de ces contributions et de leur capacité à combler le trou
mémoriel collectif sur l’apport politique de Dia. Ce dernier, loin de se
ménager, reprend le même exercice de dénonciation imprécatoire, cette
fois contre le régime libéral qui succède en mars 2000 à celui de ses
anciens camarades socialistes 66.
Cela remet cause un des engagements forts pris par le président
Abdoulaye Wade, dès le début de son mandat de faire réviser le procès
de Mamadou Dia. Retour à la case départ. Par un curieux retourne-
ment de l’histoire, le président Wade, pourtant un desavocats de Dia
lors de son procès en mai 1963, est celui qui organise l’ultime éclipse
63. Ibid, p. 116.
64. Ibid.
65. Beaucoup de ces contributions sont rassemblées dans son ouvrage Corbeilles pour
l’an 2000, Dakar, Éditions Paix et Développement, 1995.
66. Son ouvrage Sénégal, radioscopie d’une alternance avortée, paru aux Éditions L’Har-
mattan en 2005, condense ses critiques contre le nouveau régime libéral.
mamadou dia et le projet de décolonisation du sénégal 147
de cet homme, en lui refusant des obsèques nationales, après avoir
renoncé à le réhabiliter à travers une révision de son procès.
Oubli persistant ou hypermnésie ?
La défaite du régime socialiste lors des élections présidentielles de
mars 2000 ouvre la voie à une relecture des événements de 1962. En
effet, le nouveau président élu, Abdoulaye Wade, décide dès 2001 de
réhabiliter Dia à travers la révision du procès. Or, pour des raisons
politiques et personnelles liées à la dégradation des relations entre Dia
et Wade, la chambre criminelle de la Cour de cassation rend un arrêt
de radiation qui met fin au processus de réhabilitation. La mort de Dia,
à Dakar, le 25 janvier 2009, marque un moment clef et ouvre une
nouvelle page dans la dynamique mémorielle entourant son action
et sa personnalité. En effet, l’amnésie et l’oubli relatifs se muent en
une exaltation mémorielle positive, frisant avec un « trop-plein de
mémoire » 67.
Loin de l’hommage officiel et populaire rendu à Senghor, « l’autre
père de la nation », en 2001, la cérémonie marquant l’enterrement du
Maodo s’est déroulée de façon sobre, au cimetière de Yoff, conformé-
ment au vœu de Dia et du rituel musulman soufi dont il était un grand
adepte 68. Cet enterrement hâtif n’est cependant pas à la mesure des
nombreux hommages rendus au président Dia, apparu aux yeux de la
classe politique et de l’opinion publique locales comme le véritable père
de l’État sénégalais moderne 69.
Ont été notamment soulignés « la rigueur, le militantisme et la droi-
ture » qui ont sous-tendu l’action de Dia durant le processus ayant
conduit à la fin du colonialisme et dans sa gestion de l’État postco-
lonial 70. C’est dans cette optique que, le 29 mars 2010, à quelques
jours de la célébration du cinquantenaire de l’indépendance du Séné-
gal, le conseil municipal de Dakar, administré par le Parti socialiste, le
nouveau nom de l’UPS depuis 1978, a arrêté une décision de rebaptiser
certaines places de la capitale au nom de Dia et de son ministre de
l’Intérieur Valdiodio N’Diaye, « éminents acteurs de la lutte menée par
le peuple sénégalais pour l’indépendance » 71.
67. Nicole Lapierre, « Dialectique de la mémoire et de l’oubli », Communications, 49,
1989, p. 8.
68. Jean-François Havard, « Senghor ?Y’en a marre ! L’héritage senghorien au prisme
des ré-écritures générationnelles de la nation sénégalaise », Vingtième Siècle, 2013, 2, 118,
p. 75-85.
69. Hélène Charton et Marie-Aude Fouéré, « Présentation » du dossier « Héros natio-
naux et pères de la nation en Afrique », Vingtième Siècle, 2013, 2, 118, p. 3-14.
70. Amadou Maktar Mbow, « L’exemple de Mamadou Dia est à méditer pour les
générations nouvelles », Jeune Afrique, 25 janvier 2009.
71. Justin Mendy, « Sénégal : Boulevard Mamadou Dia ¢ un devoir de reconnais-
sance », WalFadjri, 16 juin 2010.
Outre-Mers, Revue d’histoire,T. 107, No 402-403 (2019)
148 p. dramé et b. niang
D’aucuns ont aussi mis l’accent sur la place qu’il accordait à
l’éthique religieuse et à une conception morale de la politique dont il a
fait preuve tout au long de son parcours 72. À l’occasion d’une journée
d’hommage organisée en juin 2009, l’accent a été mis sur le fait que
Dia, premier chef du Gouvernement du Sénégal indépendant, conce-
vait que la vraie indépendance passerait par le développement écono-
mique et social. D’où la mise sur pied précoce d’un premier plan
quadriennal de développement pour le Sénégal 73. Le retrait de Dia
comme acteur de la vie politique à partir de 1983 ne l’a pas empêché de
se prononcer sur la gouvernance et les options économiques et sociales
des gouvernements sénégalais successifs.
Il n’est donc pas étonnant de voir la mémoire collective le représenter
en « irréductible adversaire du Masla », en l’occurrence de l’impunité et
en défenseur de la conscience populaire. En effet, en militant éternel et
visionnaire, le Maodo n’a pas hésité à reprendre sa plume pour dénon-
cer, avant l’heure, les dérives du régime libéral en état de grâce surtout
après le vote de la nouvelle constitution de 2011. L’extraversion de
l’économie ainsi que « le pilotage à vue », la mal-gouvernance, le chan-
cre de la corruption, l’absence de vocation politique semblent donner
aujourd’hui du sens à son combat politique » 74.
Si Dia laisse l’image d’un homme d’État patriote, au service du
peuple et dévoué à la cause du développement, des griefs sont exprimés
de façon timide, diffuse voire avec pudeur. Certains n’ont, en effet, pas
manqué de souligner les tendances autoritaires et le radicalisme de
l’ancien président du Conseil de gouvernement du Sénégal. En l’occur-
rence, lorsqu’éclate, le 8 novembre 1959 une grève au sein de l’Office
des Postes et Télécommunications, Dia n’hésite pas à renvoyer beau-
coup de travailleurs avec son fameux « si vous faites l’âne, je recours au
bâton ! ». Une telle affirmation montre ainsi avec pertinence d’ailleurs
la position d’un président du Conseil de gouvernement qui, bien qu’a
priori fidèle à la démocratie et à l’expression des opinions, rejette avec
véhémence les revendications des syndicats 75.
Il interprétait ainsi cette grève comme « une vaste entreprise de
sabotage des structures et des institutions nouvellement mises en
place » au Sénégal 76. En fait, Dia, à l’instar de plusieurs autres « pères
des indépendances », considère que l’édification de la nouvelle nation
doit s’effectuer par le biais d’un effort national sous-tendu par un
sursaut qui requiert l’adhésion de toute la communauté nationale. En
ce sens, les revendications sous-jacentes à la grève des travailleurs
72. Babacar Sall, « Mamadou Dia ou le courage d’être laïc », 5 août 2009,
http://www.seneweb.com [consulté le 30 janvier 2012].
73. « La classe politique sénégalaise unanime rend hommage à Mamadou Dia », Jeune
Afrique, 26 janvier 2009.
74. Laurent Correau, « Mamadou Dia : l’homme du refus », Radio France Internatio-
nale, le 26 janvier 2009.
75. Dia, Afrique, op. cit., p. 165-166.
76. Ibid., op. cit., p. 165.
mamadou dia et le projet de décolonisation du sénégal 149
sénégalais sont jugées contraires aux intérêts nationaux. Il importait au
parti-État UPS d’user d’autorité et de coercition afin de ramener le
mouvement syndical à de « meilleurs intentions » 77.
L’attitude de Dia s’inscrit ainsi dans le cadre de ce qu’il appelait
lui-même la « révolution de l’ordre » au Sénégal, qui nécessitait
« d’intensifier la lutte contre les tendances contre-révolutionnaires en
s’attelant à la révolution interne : celle de notre style de vie, celle des
structures sociales périmées, celle des structures économiques archaï-
ques, celle de l’appareil administratif inadapté » 78. C’est dans cette
optique qu’il faudrait lire la politique de rigueur et d’austérité initiée
par Dia et qui se manifeste par la diminution des salaires, la lutte contre
la gabegie, la corruption, le laxisme et l’absentéisme ¢ notamment au
sein de l’administration sénégalaise. Or, cette politique « d’assainisse-
ment économique et social » est considérée par une bonne partie de
l’opinion, en particulier les fonctionnaires, comme la marque de la
dictature et de l’autocratisme du président du Conseil. En fait, en dépit
de sa volonté de trouver un équilibre entre démocratie et autorité, le
Maodo, à l’instar de la majorité des « pères de la nation » n’échappa pas
à la propension autoritaire et centralisatrice propre aux régimes de
parti-État 79.
Conclusion
Le parcours de Mamadou Dia résume, dans une large mesure, la
complexité des contradictions politiques, idéologiques et économiques
qui ont marqué le processus de décolonisation et de la mise en place de
l’État-nation en Afrique. Acteur de premier plan de l’indépendance du
Sénégal, son itinéraire révèle surtout un projet national marqué par une
volonté de réinventer le socialisme en l’adaptant aux réalités sociocul-
turelles africaines et en l’arrimant à un système coopératif imaginé
comme « le lieu élémentaire de prise de responsabilité des hommes
dans leurs gestes économiques » 80. Dia a ainsi produit une pensée
politique et économique dont le grand trait demeure une volonté de
construire un État-nation socialiste responsabilisant, dans une perspec-
tive autogestionnaire, les masses paysannes comme principaux acteurs
du développement et artisans de leur propre libération à l’égard de
l’économie de traite coloniale.
77. Ibid., p. 165-166.
78. L’UPS (l’Union Progressiste Sénégalais) au lendemain du référendum, op. cit., p. 7.
79. Dia, Afrique, op. cit., p. 165-166.
80. Mamadou Dia, « La circulaire 32 sur l’évolution du mouvement coopératif au
Sénégal », dans Charles Becker et al. (dir.), Le père Lebret, un dominicain économiste au
Sénégal (1957-1963), Dakar, Fraternité Saint Dominique, 2007, p. 64.
Outre-Mers, Revue d’histoire,T. 107, No 402-403 (2019)
150 p. dramé et b. niang
Cette « révolution post-marxienne » 81 voulue par le premier Prési-
dent du Conseil de gouvernement du Sénégal a cependant un goût
d’inachevé. Ce dernier n’a en effet eu de cesse de composer avec des
ambiguïtés dans sa volonté d’imprimer un certain radicalisme à son
projet politique et économique. Son compagnonnage avec Senghor,
francophile déclaré, partisan d’un renforcement de la coopération avec
l’ancienne métropole coloniale et de la modération dans la mise en
œuvre des transformations sociales et économiques postcoloniales,
révèle de grandes contradictions.Tenant un discours de rupture parfois
radical, Dia semble avoir fait le choix de l’effacement à chaque fois
que les enjeux risquaient de mettre fin à son alliance politique avec
Senghor.
Il en a été ainsi en septembre 1958 lors du référendum portant sur la
rupture ou non avec la France, et surtout entre 1957 et 1962, quand les
acteurs conservateurs tels que la Chambre de commerce de Dakar ou
certains notables musulmans proches de Senghor, ont entrepris de
saper les bases de ses réformes économiques. Ce refus de vider le
contentieux idéologique avec Senghor, confinant à la fois à la naïveté et
à un manque de fermeté dans la défense de son projet de société, se
doublait d’un caractère ombrageux et d’un certain autoritarisme dans
la gestion administrative des affaires de l’État. Ce grand écart explique
sans doute en partie son échec en décembre 1962, quand ces forces
conservatrices décidèrent d’appuyer son rival.
Quelle utilité à revisiter les conceptions politiques et économiques de
Mamadou Dia aujourd’hui ? Il s’agit tout d’abord d’extirper l’homme,
ses écrits et son œuvre, d’un oubli sans doute injuste au regard de la
part importante qu’il a prise dans la vie politique de l’Afrique occiden-
tale française (AOF) entre 1945 et 1957 comme député et sénateur,
puis du Sénégal entre 1958 et 1962 comme signataire des accords de
l’indépendance et premier Président du Conseil de gouvernement du
Sénégal. Il y a ensuite que ses conceptions économiques, de par leur
originalité, méritent d’être « dépoussiérées » pour les confronter avec
les réalités africaines d’aujourd’hui. Enfin, les soubresauts qui agitent
encore l’évolution de l’État-nation en Afrique prouvent l’actualité de
toutes les contradictions qui ont émaillé le parcours de Dia, justifiant
d’autant plus un besoin de mieux les étudier.
82. Ce concept, dans lequel s’inscrit le « socialisme africain » autogestionnaire de Dia,
fait l’objet d’une intéressante synthèse dans son ouvrage Nations africaines et solidarité
mondiale, Paris, PUF, 1960, p. 11-30.