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Supremes Interdits Tome 1 Supreme Desir Florine He

Calista revient chez elle après un an à l'étranger et ressent un mélange de joie et de nostalgie face aux changements dans sa vie et sa famille. Elle retrouve ses proches dans une ambiance festive, mais se questionne sur son identité et son appartenance à ce milieu familial lié à la musique. Les retrouvailles sont marquées par des interactions humoristiques et des souvenirs d'enfance, révélant les dynamiques complexes au sein de sa famille.

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Supremes Interdits Tome 1 Supreme Desir Florine He

Calista revient chez elle après un an à l'étranger et ressent un mélange de joie et de nostalgie face aux changements dans sa vie et sa famille. Elle retrouve ses proches dans une ambiance festive, mais se questionne sur son identité et son appartenance à ce milieu familial lié à la musique. Les retrouvailles sont marquées par des interactions humoristiques et des souvenirs d'enfance, révélant les dynamiques complexes au sein de sa famille.

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FLORINE HEDAL

SUPRÊMES INTERDITS

Partie 1

Suprême Désir

Roman
À ma mère, pour m’avoir offert le goût des mots
1.

Calista

— Et merde… J’aurais dû me douter qu’ils seraient encore en retard !


Le regard accoutumé à leurs déguisements grotesques, il m’est pourtant
difficile de retrouver ma famille. Cela doit faire au moins une demi-heure que
j’erre à leur recherche dans les méandres de l’aéroport Roissy-Charles-de-
Gaulle démesurément grand, et je me fustige d’avoir une fois de plus
succombé à mon obsession du rangement. Car ayant convenablement enterré
mon chargeur tout au fond de ma plus grosse valise, il a fallu que la batterie de
mon téléphone me lâche à l’arrivée après douze heures de vol plus ou moins
courtes.
Mes pieds foulent la moquette rouge, puis je m’assois sur l’un des sièges
métalliques. Les connaissant, il faudra que je prenne mon mal en patience.
J’observe un temps cette magnifique agitation : les va-et-vient incessants, les
retrouvailles et les adieux, les cris de joie, les pleurs et les gens pour qui
prendre l’avion est une routine fatigante.
Bientôt, je retrouverai chacune des personnes chères à mon cœur. Un an
que je suis partie dans un autre pays, sur un autre continent, loin de tout et de
tous. Un an que la musique ne fait plus partie intégrante de ma vie. Un an que je
n’entends plus qu’à la radio la voix de mon père s’élever au rythme des
accords rock de mes oncles.
Afin de me dégourdir les jambes, je traîne mes bagages jusqu’à la sortie
et laisse l’air chaud de ce début juin remplir mes poumons. La main en
casquette devant mon visage, je scrute les parkings. J’avais oublié le manque
de savoir-vivre grotesque de certains de mes compatriotes lorsqu’une voix
m’apostrophe.
— Hey ! joli petit cul ! Si tu cherches quelqu’un, je suis ton homme…
Sans même me retourner, je dresse mon majeur dans sa direction avant de
succomber à l’envie de pivoter pour faire face au goujat et riposter. Cependant,
lorsque j’aperçois son visage, j’en oublie ma répartie et il s’arrête
instantanément de débiter des âneries, les yeux exorbités.
— Basile ?!
Il jette un coup d’œil autour de lui, probablement pour s’assurer qu’aucun
membre de la famille n’a pu entendre sa bourde.
— Putain, Calista ! Je t’avais pas reconnue, souffle-t-il aucunement
embarrassé mais légèrement confus.
Je braque mon regard dans sa direction. Lui aussi a changé. Deux ans que
nous nous sommes oubliés. Depuis son année sabbatique en Australie, si mes
souvenirs sont exacts. Il me semble que le début anticipé de mon année
Erasmus ne m’a pas laissé l’occasion de le recroiser. Afin de dissiper le
malaise, il s’entretient au téléphone pour affirmer qu’il a réussi à me trouver
et, rapidement, j’oublie sa présence tant je suis heureuse de constater que tout
le monde est venu m’accueillir.

C’est bon de rentrer chez soi. Je n’avais pas imaginé que tout changerait et
que tout resterait pareil. Ce que je ressens est discordant, je le sais, mais je suis
en pleine contradiction avec moi-même. D’un côté, je suis heureuse d’être de
nouveau à la maison, mais d’un autre, j’aurais aimé rester là où j’étais. Les
bonnes choses ont toujours une fin. Pourtant, ici, j’ai l’impression que rien n’a
pris fin.
Notre propriété est toujours la même que lorsque je suis partie ; un
endroit contradictoire et incohérent, voire rebelle et provocateur. Nous aimons
dire que nous vivons dans une ferme, sauf qu’elle ne ressemble en rien à une
ferme traditionnelle. Elle a dû l’être à un moment donné mais, résolument, elle
ne l’est plus. C’est à présent un véritable complexe architectural mêlant
ancienneté et modernité. Les habitations sont encore bordées par quelques
hectares de champs vallonnés et de forêts denses, le tout cerclé par une
enceinte robuste. Quant au corps de ferme, il a été divisé afin que chaque
famille puisse avoir une certaine intimité.
Les quatre familles des quatre membres du célèbre groupe de rock
Rechute vivent ici. Nos patriarches connaissent une véritable success-story qui
n’en finit plus depuis les années quatre-vingt. Ils ont même réussi à percer sur
la scène internationale et n’ont rien à envier aux Rolling Stones, Led Zeppelin,
Scorpions et autres. Contraints de se sédentariser avec l’arrivée des enfants, ils
n’ont jamais commis l’écueil de se séparer et ont réussi à créer ça : la Ferme.
Mon frère, Félix, pendant les premiers mois de sa vie, a connu leur vigueur
vagabonde. Pas moi.
Quand les enfants du groupe Rechute ont eu l’âge de prendre leur
indépendance – mis à part Ambroise, le petit frère de Solal et Cyrielle –, nos
parents ont décidé de nous offrir nos propres bicoques, toutes les unes à côté
des autres, sans charme, s’apparentant à des poulaillers. Malgré tout, j’ai réussi
à y créer mon nid.
C’est totalement utopique de penser que nous sommes libres puisque nos
proches ne sont jamais très loin. Seul mon frère a une véritable maison, plus
éloignée mais qui reste tout de même sur nos terres, statut de « papa » oblige.
Loin d’être aussi posés que lui, bien que de la même génération, les frères
de Basile, Hector et Ulysse, vivent aussi dans les poulaillers quand ils
n’écument pas le monde comme à l’heure actuelle. Et Gus, mon Gus, a eu la
folle idée de construire sa yourte. Nous l’avons fabriqué tous ensemble, le
temps d’un été ; lieu emblématique qui fut un temps le repère de notre petite
bande.
Je suis rentrée depuis deux heures et rien n’a changé. Pourtant rien n’est
pareil. Peut-être que c’est moi qui suis différente. Non pas que je me sente en
décalage avec l’endroit. Bien au contraire, je me sens irrésistiblement chez
moi. Peut-être même n’ai-je jamais été autant en accord avec ce lieu et cette
ambiance. J’avais eu besoin de partir pour me retrouver réellement et savoir
qui j’étais. L’aurais-je finalement découverte, cette place que je cherchais tant ?
Ou alors, je ressens ce sentiment de plénitude simplement à cause de
l’euphorie du moment ? Après avoir été loin de mes proches, est-ce que la
peur panique de vivre aussi pleinement et excessivement qu’eux m’a désormais
quittée pour me fondre enfin dans leur moule ?
Peut-être que d’ici quelques jours je me sentirais de nouveau en
opposition avec cette vie. Mais pour l’instant, la seule chose qui résonne dans
ma tête ce sont les paroles d’une chanson d’Orelsan :
Au fond j’crois qu’la terre est ronde,
Pour une seule bonne raison.
Après avoir fait l’tour du monde,
Tout ce qu’on veut c’est être à la maison.
Le rangement de mes affaires et le cours de mes pensées sont
soudainement interrompus par ma sonnerie de téléphone au milieu de l’après-
midi. Rhaa ! Vont-ils me laisser organiser ma penderie en paix ?!
— Frangine, barbecue à 19 heures. Et ce soir, on fête ton retour !
m’informe Gus excité comme une puce.
— Super ! Je ferais mieux de me dépêcher alors si je veux terminer tout
ce que j’ai à faire.
— Comme quoi ? Repasser tes chaussettes et tes petites culottes ? se
moque gentiment Gus. Allez, je te laisse tranquille. Bisous bébé chat.

Comme convenu, je rejoins ma famille sur la terrasse du hangar


transformé en salle commune et devenu à la longue un véritable temple de la
fête. Le temps est clément en ce début de soirée et je hume la bonne odeur de
viandes et de poissons grillés quand Gus s’élance vers moi pour m’étreindre
joyeusement.
— Chanceuse ! Moi, je n’ai pas eu le droit à un câlin de Gus quand je suis
rentré. Ce n’est pas juste, lance Basile assis sur une chaise autour de la table en
faisant mine de bouder.
Basile qui s’amuse à faire l’enfant ? C’est une première ! Auparavant, il
s’assurait toujours d’être considéré comme le plus grand, le plus fort, le plus
beau. Il s’est toujours cru meilleur. Sûrement parce qu’il est le plus vieux de
notre bande. Le plus vieux du Club des Cinq comme nous surnomme parfois
Ulysse.
Incontestablement, Basile fut l’être que j’ai le moins apprécié à l’aube de
ma vie, et je pense que c’est réciproque. Quand nous étions plus jeunes, il était
le premier à se moquer de ma maladresse et de mon embonpoint, et je détestais
ça. Encore aujourd’hui, j’ai toujours autant en aversion sa façon de se croire
irrésistible. Pour lui, seul le physique a de l’importance. Il dégage une
superficialité profonde et une espèce de suffisance qui me rebute à avoir avec
lui une relation aussi fusionnelle que celle que j’entretiens avec Gus. Je ne le
comprends pas, il ne me comprend pas, et j’imagine qu’il en est ainsi depuis
que nous sommes tout petits. Pourtant, s’il y a bien une personne que je trouve
radicalement différente ici, c’est lui, ne serait-ce que physiquement.
Certes, la mocheté n’a jamais caractérisé ses traits… mais ces deux
dernières années lui ont conféré un certain charme. Rageusement, j’aimerais
affirmer que son nez est grossier, effaçant toute la délicatesse de son visage à
la mâchoire carrée recouverte d’une barbe de plus de trois jours mal
entretenue. Malheureusement, ce n’est pas le cas. Ce nez assez brut rehaussé de
petits yeux marron encadrés par d’épais sourcils lui confère un air ténébreux
des plus envoûtants. D’autant plus que ses boucles brunes devenues longues
adoucissent son aspect dépravé malgré la nonchalance boudeuse de sa coiffure.
— Oh ! Pauvre choupinette ! Tu veux un bisou ?
Gus ricane en transformant sa bouche en une sorte de cul de poule et se
met à imiter le bruit d’un baiser baveux sans pour autant me lâcher.
— Plutôt crever ! rétorque Basile.
— Ah ouais ?!
Il n’en faut pas moins à Gus pour se précipiter sur Basile qui se lève d’un
bond en faisant valser sa chaise afin d’esquiver l’assaut de son baiser peu
ragoûtant.
— Viens faire un bisou à tonton Gus, j’ai des bonbons dans ma poche !
ricane celui-ci.
— Je ne veux pas me transformer en crapaud ! Papa, aux secours ! hurle-t-
il.
J’avais presque oublié l’ambiance bonne enfant qui règne ici. Dire que
j’ai déjà vingt ans et qu’aucun de nous n’a véritablement évolué… Alors qu’ils
courent autour de la table, je suis soudainement prise en sandwich entre ces
deux grands gamins. Basile m’agrippe par les épaules pour se servir de mon
corps comme d’un bouclier.
— Tu ne peux plus m’atteindre, maintenant ! Tu ne voudrais quand même
pas qu’elle se transforme, elle aussi ?!
Je suis secouée dans tous les sens pendant qu’ils rient comme deux gosses.
J’ai choisi mon camp. J’agrippe les mains de Basile et me penche en avant
pour le maintenir contre moi et le soulever légèrement du sol, même s’il est
bien trop grand pour que j’y arrive.
— Vas-y, Gus ! Qu’on en finisse !
Maintenant que Basile est immobilisé, il lui dépose un baiser humide et
claquant sur la joue. Beurk ! Je lâche les mains de Basile mais il reste accroché
à moi, son torse collé contre mon dos. Ce contact prolongé pourrait presque
être dérangeant.
— Bon ! Vous enlevez vos sales pattes de ma fille ou il faut que je vous
coupe les bras ? intervient mon père sur le ton de la taquinerie.
— Non, c’est bon tonton Bernie, on te la rend, déclare Basile en levant les
mains au ciel. Tiens, prends-la ! rajoute-t-il en me repoussant loin devant lui
avec un sourire hypocrite avant de reculer de trois pas.
Doucement, l’air se remplit de l’odeur de poivrons grillés alors que tout
le monde est déjà attablé. Je m’assois sur les genoux de mon père, qui déguste
un verre de whisky. Comme toutes les fillettes, je pense, j’en étais amoureuse.
Il était mon héros, ma légende vivante, mon exemple. Mais ce n’est plus le cas.
Nous avons perdu une grande partie de notre complicité à mesure que je
grandissais et comprenais le monde des adultes. Les désillusions et les
déceptions ont parfois été brutales. Son comportement autodestructeur parvient
encore aujourd’hui à me désenchanter, même si je peux concevoir qu’il ait des
raisons de souffrir. Toutefois, ce soir, j’ai envie de redevenir la petite fille que
j’étais sans me soucier de tout ça.
— Alors princesse, comment c’était le Canada ? me demande Solal.
— Il y avait de supers beaux bûcherons ! je lâche, amusée.
— Je veux y aller moi aussi ! rigole Cyrielle alors que je reçois une tape
de mon paternel sur la tête, ce qui ne m’empêche pas de frapper dans la main
de ma cousine.
— Tu vois Céleste ! Je t’avais dit que c’était une idée à la con ce voyage,
grogne mon père.
Ma mère me regarde, ahurie devant ma déclaration beaucoup trop
libidineuse à son goût. Je me suis toujours demandé ce qu’une femme aussi
belle, douce et calme faisait avec un homme comme mon père qui, encore à
son âge, reste un rockeur surexcité en permanence au visage accidenté. J’ai fini
par me dire qu’ils se complétaient.
Assisse sur le banc convivial, je remarque que toute ma famille est restée
égale à elle-même, presque statique. J’y inclus chacune des membres de
Rechute. Parce que c’est ce que nous sommes : une famille, plus qu’un groupe
ou une simple troupe. Nos pères, bien qu’étant de véritables rockeurs, restent
très traditionnels dans leur façon de concevoir leur famille. Ils se considèrent
comme des frères et, par conséquent, nous sommes tous « cousins ». Basile,
Solal, Gus, Cyrielle et moi avons donc grandi et passé toute notre enfance
ensemble. Et ma famille n’a pas changé. Il suffit de repenser à leur
extravagance de tout à l’heure : quatre vans pour venir me récupérer, des
lunettes de soleil pour chacun, des perruques roses pour les femmes, de faux
crânes rasés pour les hommes – mon père a même échangé ses éternelles
Santiags contre une paire de tongs en plastique… Autant dire qu’ils ne font
toujours pas dans la demi-mesure.
— C’était pour rire… dis-je avec un grand sourire, absolument pas
convaincue par mes propos.
— Mais bien sûr ! Tiens, ça m’inspire une chanson : ça parle d’un père
avide de sang exterminant tous les hommes d’une Province, rit-il avant
d’ajouter sur un ton plus sérieux, d’une voix grave et l’air bourru : Je vais te
surveiller, toi, maintenant que tu es de retour…
— Hors de question que vous restiez ce soir, bande d’ancêtres ! C’est
notre soirée ! s’interpose Gus.
— Je veux venir ! réclame Ambroise.
— T’as craqué, le rembarre Solal. À douze ans, papa ne m’autorisait pas à
sortir, et hors de question que je joue au grand frère modèle ce soir pour te
surveiller.
— Moi, je me charge de Calista, s’engage Basile d’un drôle d’air.
Et effectivement, lors de la petite fête organisée pour nos retrouvailles
dans l’ancien hangar, Basile n’est jamais très loin et m’observe comme une
bête de foire tout en restant en retrait.
Tantôt il s’adosse à la rambarde du dortoir installé à l’étage, là où avant il
y avait un grenier à blé pour avoir une vue d’ensemble ; tantôt il s’accoude à
l’une des tables de banquet ou au bar de l’immense cuisine. D’autres fois
encore, il s’assied sur l’un des canapés du salon près de la cheminée centrale,
mais jamais il n’oublie d’être très loin.
En plus d’une beauté naturelle indéniable, il dégage un charisme fou. Dans
la foule, sa présence devient hypnotique. Je ne suis pas la seule à le ressentir au
vu de la troupe de filles qui gravitent autour de sa petite personne. Je n’en
connais aucune.
En dehors de la bande, je n’ai que très peu d’amis avec qui je me suis
vraiment liée. Rencontrés en colonie de vacances, ils habitent bien trop loin
pour me rendre visite ce soir. Quant aux étudiants de ma faculté de lettres,
disons que je n’ai jamais réussi à m’intégrer. Même pendant mon année
Erasmus, je me suis terrée dans ma petite chambre par peur de rencontrer trop
de monde.
Basile erre comme un fantôme hantant les lieux et je me sens scrutée,
voire décortiquée comme une crevette par ses œillades. Toute cette mascarade
a le don de m’agacer. Depuis quand se donne-t-il le droit de me surveiller ? Lui
qui, avant que je ne parte, était le premier à me laisser dans les pires situations,
inconscient des dangers que représente pour moi le monde extérieur. Quelque
chose m’insupporte chez ce nouveau Basile.
2.

Basile

L’alcool coule à flots, de la bonne musique résonne. Il y a de l’ambiance,


de la vraie, de la pure. C’est dans ces moments que je me dis que j’ai une vie de
rêve ! Quoi de mieux ? C’est ça la liberté : l’alcool, les potes, les filles, le sexe
et quelques joints. Pas forcément dans cet ordre.
Cassandre me tourne autour n’ayant rien trouvé de plus irrésistible que
moi ce soir. Je ne sais pas si nous pouvons la considérer comme une amie
mais, en tout cas, elle est utile. Je crois que nous lui sommes tous déjà passés
dessus. Même Solal, le mec le plus respectueux de la terre.
Toutefois, ce soir, il y a de la chair fraîche et je ne compte pas me la faire,
sauf si mes plans ne fonctionnent pas. Elle est complètement nymphomane et
ne s’en cache pas. Heureusement pour nous, elle n’est pas qu’une sorte
d’allumeuse. Non. Elle va jusqu’au bout et ne réclame rien. L’expression
« simple comme bonjour » lui convient parfaitement. Un bonjour et c’est
simple : vous lui écartez les jambes. Elle est insatiable.
J’ai pour habitude de ranger et classer les filles dans des cases. L’image
de la pauvre fille qui cherche l’affection d’un père absent colle facilement à la
peau de celle-là. Je me fous royalement des raisons qui poussent les meufs à se
donner, mais ça m’aide à les cerner pour mieux les séduire et profiter de leurs
faiblesses. Je suis comme un putain de funambule, je joue sur la corde sensible.
Tomber est une éventualité mais elle est excitante.
Cependant, malgré mon talent pour cerner les femmes, je ne sais caser
Calista dans une catégorie toute faite. Pour moi, elle est un mystère et l’a
toujours été. Je n’ai jamais réussi à saisir le fonctionnement de ce gnome dans
son intégralité, et voilà qu’aujourd’hui, ça devient encore plus difficile. Toute
son enveloppe corporelle s’est transformée et son côté irritant semble avoir
disparu.
Moins introvertie et, il faut l’avouer, plus belle, elle me semble différente.
Calista était pour moi une gamine de deux ans ma cadette, exaspérante, pleine
de tergiversations et d’une banalité sans faille. Elle n’était pas particulièrement
belle mais plutôt conforme à la moyenne pour ne pas être méchant car, en
réalité, elle était difforme. Potelée pour ne pas dire rondouillarde, avec un
front trop grand ainsi qu’une mâchoire trop brute, des pommettes trop hautes
et des yeux trop bleus qui causaient son éternel célibat.
Petit, j’aimais lui dire qu’elle ressemblerait à Culbuto du dessin animé
Oui-Oui si on lui coupait les jambes. À croire que j’aimais déjà être un enfoiré.
Pourtant, force est de constater que le Culbuto logé sous sa peau a totalement
disparu. Je dirais qu’elle a grandi, à moins que ce soit une illusion d’optique
causée par une perte de poids indéniable mais raisonnable.
Affiné, son visage a pris du caractère en même temps qu’il est devenu
plus féminin. Ses lèvres sont plus charnues et ses yeux plus profonds. À moins
que je me fasse des films. En tout cas, elle n’est plus la gamine boulotte
d’autrefois. Elle a désormais des courbes pulpeuses, sublimes et sensuelles, et
sa pâleur presque transparente n’est plus si flagrante.
— Sympa la soirée, non ?
Gustave entame la conversation, ce qui m’oblige à ne plus la mater. Avec
son grand sourire de crétin et sa bière à la main, je me demande quand il
arrêtera de se teindre les pointes en blond platine ; déjà qu’il se prénomme
Gustave comme la souris de Cendrillon, ça n’est pas à son avantage. Grâce au
ciel, depuis qu’il a soufflé ses dix bougies, plus personne ne se risque à le
nommer autrement que Gus.
— Grave, je réponds sans conviction aucune.
Rêveur inconditionnel, Gus voit le bien partout, le rendant influençable au
possible et faible à mes yeux. Parfois, son côté aimable me casse les burnes. Il
ne peut pas juste fermer sa gueule et profiter ?
— Tu as repéré de la meuf ?
— Plus ou moins, je réplique avec un sourire en coin.
Il fallait commencer par là ! Enfin un sujet intéressant car, dans le fond,
toutes nos fêtes se ressemblent.
— Quand est-ce que tu passes à l’attaque ? me demande-t-il gaiement.
Je m’interroge régulièrement ; savoir avec qui je couche l’intéresse
beaucoup trop souvent. J’ai fini par établir quelques hypothèses. Soit c’est un
homo refoulé et disons qu’il aimerait tremper son biscuit dans mon cul il
s’informe alors pour savoir quand j’aurais envie de passer à autre chose pour
pouvoir jouer au docteur avec lui, mais franchement, quand j’y pense, ça me
fait mourir de rire. Soit, et cette hypothèse est la plus probable, il vit par
procuration et je suis son modèle, le mec qu’il aimerait être mais qu’il ne sera
jamais.
— Dans pas longtemps.
Je ne sais pas comment Calista et Cyrielle font pour s’amuser dans ce
genre de soirée. Cyrielle n’a pas quitté Tiago depuis le collège. Ils se
promettent un amour éternel. C’est pour dire comment elle doit se faire chier
dans la vie. Même lui, je ne sais pas mais, putain, la seule meuf qu’il a
l’intention de se taper, c’est elle. OK, elle est bonne, certes, mais toute une vie
avec la même fille ? Sérieux ? Je le plains, sincèrement. Je n’aimerais pas être
à sa place.
Après quelques verres, je serais plus compatissant avec mes congénères.
Toutefois, demain je n’éprouverai que du mépris à leurs égards. Qu'ils fassent
leurs vies de merde comme ils l'entendent.
Au moins, le père de Cyrielle n’a pas trop à s’inquiéter puisque Tiago a
toujours été là pour la surveiller. Même si au final ça revient au même : son
« bébé » s’est fait dépuceler avant le mariage. Pour le père de Calista, c’est une
autre histoire… Personne ne sait jamais ce qu’elle pense ni ce qu’elle veut. Elle
est trop bizarre avec ses sautes d’humeur à la con. Je déteste les indécises dans
son genre. « Choisir, c’est grandir », m’a enseigné un grand homme. Avec
cette putain de perplexité qui lui colle à la peau, comment deviner si elle a
décidé de se défoncer la tronche au whisky ou de boire de l’eau ? Bernie
connaît la réponse, nous ne pouvons qu’ignorer la question.
Maintenant qu’elle n’a plus une image ingrate, des rapaces lui tournent
autour. L’adage « Sexe, drogues et rock’n’roll » ne s’applique pas à elle
interdiction du haut patriarche. C’est pour cette raison que j’ai préféré la
garder à l’œil. Je me fiche d’elle comme de mon premier boxer, mais la
famille, c’est sacré. J’ai été élevé avec l’idée bien misogyne, j’en ai conscience
mais je l’assume, que l’homme est un loup. Par conséquent, il doit protéger sa
meute.
Pauvre gamine… Elle n’a pas le droit de s’amuser. Son père lui interdit de
connaître ce bonheur dans lequel je plane depuis tout à l’heure.
Je laisse Gus derrière moi pour passer à l’attaque. Avec ma capacité à
cerner rapidement les gens et leurs attentes, je peux dire que je suis un
véritable caméléon dans mon domaine : je m’adapte à chaque femme en
fonction de ses envies. Et j’aime ça. J’aime savoir que je séduis et que je peux
être irrésistible. J’aime avoir le pouvoir et le contrôle sur les femmes que je
rencontre. C’est ma façon d’exister. Et ce soir, j’opte pour une blondasse sans
cervelle.
— Ne te gêne pas ! Marche-moi dessus espèce d’asticot gluant ! hurle
Calista alors que je la percute en chemin.
— Grosse tarte ! je réplique en lui tirant la langue.
Je reprends ma route afin d’esquiver sa prochaine insulte. D’ailleurs, dès
que je la recroise, je lui demande si Jeanne d’Arc la pucelle est toujours son
exemple. Je refuse de croire qu’aucun mec normalement constitué n’a pas eu le
moindre désir primitif de se la faire. Avant, je comprenais parfaitement que ça
ne puisse pas être le cas, mais maintenant… Merde, ils n’ont pas de couilles ces
Canadiens ou quoi ?
Après quelques verres, la fumée, l’agitation, la proximité des corps me
donne envie de sortir sur la terrasse et je laisse de côté mon vide-couilles du
soir. J'allume une clope et m’assois sur les marches un peu plus au calme.
« Sexe, drogues et rock’n’roll », ça va bien cinq minutes mais j’ai besoin d’air.
De beaucoup d’air. Pourtant, l’autre gugusse me colle au cul, à croire qu'il veut
vraiment me la foutre.
Je souris malicieusement en tirant sur une clope, puis je reprends la
conversation là où elle s’est arrêtée en lui tendant le tube :
— Et toi ?
— Pas ce soir, t’oublies Suzie.
Il prend une taffe, puis une deuxième. Lui aussi a décidé de se faire chier
dans la vie puisque c’est visiblement de plus en plus sérieux avec Suzie, sa
petite amie depuis que je suis rentré d’Australie.
— T’as perdu tes couilles ? dis-je pour le taquiner.
— Absolument pas. Suzie ou pas, ce soir, je préfère profiter que nous
soyons tous ici. Ça fait un bail que nous n’avons pas dormi au dortoir. Tu seras
parmi nous, pas vrai ?
— Déjà, rends-moi ma clope, espèce de microbe. Ensuite, il faut que je la
baise mais après je vous rejoins, mon pote.
Sans sourcilier, conciliant comme il est, il me rend le tube et j’aspire une
nouvelle fois ce poison. Je me relève et lui donne le reste du mégot lorsque
Calista arrive dans notre direction et prend ma place sur les marches.
— Tout va bien là-dedans ? lui demande Gus.
— Il fait trop chaud.
— Toujours en train de se plaindre celle-là, fis-je remarquer.
Elle grimace avec un regard mauvais. Gamine.
— T’as pas de la meuf à draguer, toi ? me demande Gus pour défendre sa
protégée.
Soudainement, l’envie irrésistible de la faire chier me traverse l’esprit.
— Si, tu viens Calista ? Je vais te peloter dans un coin jusqu’à ce que ta
culotte soit toute mouillée.
Elle devient livide et Gus explose de rire.
— C’est dingue ! T’es encore plus lourd quand t’as bu ! me lance-t-elle,
visiblement irritée.
— Arrête de faire ta timide. Avoue qu’un pauvre Canadien s’est chargé de
ta virginité.
— Mais en quoi ça te regarde ?! s’énerve-t-elle.
C’est trop beau à voir. Ses yeux qui s’assombrissent, ses joues qui se
colorent, ses longs cheveux bruns qui s’agitent… Et tout ça grâce à moi, grâce
à l’effet que je lui fais. Je n’irais pas jusqu’à dire que c’est jouissif, mais en
tout cas, c’est du joli. Gus rigole comme un abruti ; pour le coup, il ne lui est
d’aucun soutien.
— Basile, ton plan cul va refroidir si tu continues à emmerder Cali.
— Bien vu ! Laisse-moi quinze minutes et je ressors d’ici accompagné.

— Oh ! Oui, Basile… susurre-t-elle avec une voix d’actrice de film


porno.
— Ferme-la !
Putain ! Je ne supporte pas son regard inexpressif. D’ailleurs, je crois
même que je ne supporte pas sa gueule. Heureusement que je la culbute dans
l’obscurité de ma chambre.
— Bâillonne-moi, me défie-t-elle.
Je la retourne avec virulence et l’oblige à se mettre à quatre pattes pour la
prendre en levrette. Quelque chose sur son visage me déplaît fortement et peut-
être que si elle ne me voit plus elle fermera sa gueule ; sa voix gaillarde n’est
pas envoûtante.
Elle prend l’une de mes mains qui maintiennent ses hanches et la guide sur
son cul en mimant le geste d’une fessée.
Cette fille veut vraiment que je la frappe ? D’accord, je suis plutôt brutal
dans ma façon de baiser, mais ça fait quoi ? Deux heures que je la connais ?
Son prénom ? Je me souviens vaguement que ça commence par un S, mais je
n’en ai plus rien à foutre – j’ai eu ce que je voulais.
Je savais qu’elle n’était pas saine d’esprit quand mon jeu de séduction a
débuté, mais je n’aurais jamais imaginé en arriver à un tel point de connerie. À
croire que la tendance du moment ne passera jamais. Maintenant, toutes les
nanas rêvent de ce mec-là, celui de leur bouquin érotique à la con qui parle
d’un sado-maso et d’une grosse coincée.
— Frappe-moi ! hurle-t-elle, lorsque mes coups de reins s’intensifient.
OK, du calme.
— Avec plaisir, poupée !
Mon ton est faussement enjoué, mais elle est trop conne pour le
remarquer. Je lui mets une première fessée puis une seconde. Elle aime ça,
cette pute ! Difficile de comprendre en quoi ça la stimule sexuellement car
moi, ça ne me plaît pas.
— Oh ! Basile, mon Basile ! Continue !
— Ta gueule !
Je ne suis pas SON Basile. Je suis le Basile de personne. Je n’appartiens à
personne d’autre qu’à moi. Je suis libre. Je ne commettrai jamais l’impair
d’être la propriété d’une femme. Je refuse d’entendre quelque chose d’aussi
débile sortir de nouveau de sa bouche. C’est vrai quoi, elle ne peut pas la
fermer ? Je me concentre là. Elle ne m’excite pas vraiment cette nana, mais j’ai
envie de finir. Sexuellement, j’ai vraiment de gros besoins. Ou alors c’est pour
perfectionner mon image. Il y a une sorte de compétition avec mes frères,
Ulysse et Hector. Parfois, je me demande pourquoi je ne m’appelle pas Achille,
juste pour parfaire la référence aux épopées homériques. Ils sont partis en
Espagne pour y passer l’été. Je suis certain qu’ils vont revenir avec quelques
IST, alors il faut bien que je garde la forme si je ne veux pas me faire charrier,
voire rabaisser.
C’est loin d’être serré en elle, j’ai du mal à jouir. Je suis déjà vanné. Cela
fait trop de temps que je la martèle de coups reins. J’éjacule enfin en
l’imaginant brune. Celle-là, c’est sûr, je ne la reverrai pas, c’est un très
mauvais coup. Elle peut prendre place dans mon top 10 des pires salopes que je
me suis tapées, et avec brio.
Je ne la regarde même pas et file prendre une douche. J’ouvre d’abord le
mitigeur en esquivant les premières gouttes d’eau froide et augmente la
température à son maximum. Dans le miroir, j’observe attentivement mon
reflet – souillé et monstrueux. J’ai conscience que baiser des inconnues est loin
d’être un acte profond de pureté, et après chaque acte sexuel, je me trouve
répugnant. Je ressens toujours le besoin de me purifier ; ne pas le faire m’est
insupportable. C’est devenu pour moi un rituel. J’attends que la vapeur
déforme le mirage puis je rentre enfin dans la cabine et laisse l’eau s’immiscer
dans mes cheveux et rouler sur ma peau.
Qu’importe la saison, qu’il fasse chaud ou froid, le début de cette
immersion se fait toujours sous un flot quasi bouillant. J’en ai besoin pour
consumer ma saleté. Je me savonne ensuite frénétiquement afin de nettoyer
minutieusement chaque partie de mon corps. En me rinçant, je vide mon esprit
tout en baissant progressivement la température de quarante-trois degrés à
quinze degrés. Une fois complètement congelé, purifié, je sors de la cabine et
m’enroule dans une serviette propre. Le peignoir, c’est un truc de vieux débris,
très peu pour moi.
Lorsque je retrouve ma chambre, la fille est toujours là, dans mon lit.
Maintenant qu’elle y est, oublié la nuit au dortoir ; il faut bien que je fasse
gaffe à ce qu’elle n’utilise pas la capote pour s’auto-inséminer. Être fils de star
du rock a l’avantage de faciliter ce genre de sauteries mais a aussi
l’inconvénient d’attirer les pires déjantées. En m’allongeant, je prends soin de
lui tourner le dos, sans lui adresser le moindre mot. Je veux qu’elle
comprenne, par le biais de mon comportement ingrat en raison de son attitude
intrusive, qu’elle doit se barrer. Vite.
En l’ignorant totalement, je trouve enfin une place, malgré la nuisance
sonore de ses sifflements de nez.
Putain ! Qu’est-ce qu’elle fout ? Pourquoi m’enroule-t-elle de ses bras ?
Sangsue.
— Barre-toi !
Je la repousse assez violemment. Si cette fille n’a pas compris qu’elle est
un simple objet pour moi, alors elle est vraiment attardée. J’écarte l’image
d’elle, pleine de tentacules, m’enlaçant tellement fort que je ne peux plus
respirer. Une image digne d’un cauchemar.
La pieuvre reste dans mon lit malgré l’agressivité de mon geste et de mes
propos. Lorsque je baise quelqu’un, j’accepte le contact de nos corps sans
aucune difficulté, mais quand il n’y a rien de sexuel, j’ai horreur qu’on me
touche. Même les accolades ou encore les bises de mes amis ne sont pas des
gestes que j’apprécie, et je pourrais même dire qu’ils me gênent. Il m’arrive
d’être tactile quand je commence à jouer, quand je veux séduire, mais la
plupart du temps je garde une distance de sécurité.
Alors, après avoir été touché par cette crasseuse, j’hésite à retourner me
laver, mais je renonce en essayant de me convaincre que c’est excessif. Durant
mon dilemme intérieur, je crois qu’elle s’est endormie dans MON lit, et en
plus, elle ronfle. Le sifflement de sa respiration est insupportable. On aura tout
vu.
Rapidement, ses ronflements s’intensifient et m’insupportent. Comme il
fait encore bon dehors en ce début d’été, même à une heure du matin, j’enfile
un short ainsi qu’un sweat léger, puis je sors de ma turne en embarquant
quelques trucs dont la poubelle contenant la capote pour la balancer dans la
benne éloignée des habitations. Pas prendre de risque. M’échapper de cette
chambre me semble être la meilleure des idées que j’ai pu avoir depuis que j’ai
ramené cette traînée. Elle n’est même pas médiocre au lit, c’est pire : elle est
nulle à chier ! Sérieusement, je me demande comment c’est possible.
Plus j’approche de mon objectif et plus l’ombre que je pensais avoir
aperçue au loin, dans la nuit, me paraît réelle, humaine. Bizarre…
3.

Calista

De douces mélodies de musique classique résonnent dans mes oreilles


alors que la nuit m’enveloppe. Confortablement installée sur l’herbe, seule, au
calme, je me perds dans la contemplation des reflets de la lune se mouvant à la
surface du petit ruisseau reculé et perdu entre les fleurs des champs de la
Ferme. Je sursaute quand une silhouette masculine surgit à mes côtés. Éblouie
par l’écran de son téléphone, je suis incapable d’identifier l’intrus et mon cœur
s’emballe.
— Qu’est-ce que tu fous là, Calista ?
Basile… Bien qu’il fasse trop noir pour entrapercevoir son visage, sa
voix chaude et suave est reconnaissable entre mille. Surtout qu’il est le seul,
mon père mis à part, à me prénommer obstinément Calista. Mon rythme
cardiaque s’apaise.
— Tu m’as fait peur ! Je peux te retourner la question. Décalage horaire.
Le sommeil ne veut pas de moi.
Si petite Cyrielle aspirait à devenir Mulan, moi, je préférais amplement la
Belle au bois dormant et ses cent longues années, plongée dans un sommeil
pur et profond que j’envie particulièrement ce soir. Tout en enlevant mes
écouteurs pour ne pas paraître impolie, je souris au souvenir de la fille qu’il a
ramenée chez lui. Elle n’était pas vraiment jolie, mais je conçois qu’il puisse
apprécier le corps qu’elle exhibait fièrement – je rêverais d’en avoir un
semblable.
— Elle était bonne au moins ?
Il s’assied près de moi, à même le sol. Avec la bande, les tabous sur le
sexe sont inexistants. Par le biais de leurs récits, j’ai l’impression d’avoir déjà
vécu toutes les expériences sexuelles possibles et inimaginables. Ce sujet
revient constamment sur la table ; je me suis habituée à le rendre moins gênant
et à me familiariser avec certains mots que je trouve particulièrement
repoussants.
— Putain, même pas ! me répond-il blasé et déçu.
— Pourquoi tu ne l’as pas jetée alors ?
Ce n’est pas comme s’il avait l’habitude de se servir des filles. Une de
plus ne changera rien à son karma.
— Elle est coriace, dit-il désespéré en sortant un paquet de clopes de la
poche de son sweat.
Il l’observe un instant en le faisant tourner entre ses doigts, perdu dans ses
pensées.
— Tu viens souvent ici ?
Je sais qu’il me pose cette question simplement pour être aimable, bien
qu’il se fiche totalement de la réponse. J’apprécie cependant l’initiative – je ne
me rappelle plus l’avoir vu s’efforcer de me faire la conversation –, et sa
compagnie n’est pas désagréable. Seul, ses remarques désobligeantes semblent
disparaître.
— Je viens de rentrer, je te rappelle.
Mes yeux se sont habitués à l’obscurité, et je le vois sourire devant la
pertinence de ma réponse tout en sortant un tube de son paquet.
— Avant ?
Il me tend le cylindre, oubliant sûrement que je ne fume pas.
— Non, merci. Ça m’est arrivé, oui.
Nous restons un moment silencieux, n’ayant rien d’autre à nous dire.
Légèrement lasse de la vue qui s’offre à moi, je décide de l’observer
discrètement du coin de l’œil. Il pose une cigarette entre ses lèvres et l’allume
à l’aide d’un Zippo Gainsbourg de collection – cadeau de Jane, l’unique, qu’il
a piqué à mon père –, puis il aspire sur le tube rougissant. Ses lèvres sont
presque envoûtantes.
— Il y a quelque chose de changé en toi, Calista. Tu n’es plus la même,
constate-t-il.
Un peu de fumée sort de sa bouche lorsqu’il tourne la tête pour me
regarder après avoir rompu le silence.
— C’est sûrement les dix kilos en moins qui te font penser ça.
— Ouais, mais il n’y a pas que ça. Qu’est-ce qu’il t’est arrivé d’ailleurs
pour perdre autant de poids ?
— Tu me manquais tellement quand tu es parti en Australie que j’ai arrêté
de manger, je réponds en plaisantant à cette question légèrement indiscrète.
— C’est de ça que je parle. T’es plus légère.
— Dans les deux sens du terme !
Il rigole mais reprend vite le cours de ses pensées en observant les étoiles.
Il aspire une nouvelle bouffée de ce qu’il semble considérer comme une
source pure d’oxygène.
— Toi aussi, tu es différent.
Il recrache une fois de plus la fumée de sa cigarette puis me scrute,
intrigué.
— Vraiment ? m’interroge-t-il un peu surpris.
Je hoche la tête légèrement.
— En bien ou en mal ?
J’inspire profondément, réfléchissant sincèrement à cette question.
— Je ne peux pas encore le déterminer.
— Développe.
— Disons que tu as l’air différent mais aussi encore plus toi-même.
Cette première nuit à la maison ne s’apparente absolument pas à celle que
j’avais imaginée et planifiée. Retrouver Basile ici, dans cet endroit que je
considère comme intime, est assez déroutant.
— Je ne comprends rien, me signale-t-il.
— C’est difficile de mettre des mots sur quelque chose que nous ne
saisissons pas. Selon toi, en quoi je suis si différente ?
— Tu sembles plus joyeuse, moins tourmentée, confie-t-il.
— J’ai grandi, tu sais.
— Je vois ça.
— C’est bien ou mal ?
Je lui retourne sa question en souriant.
— Je dirais bien. Tu as l’air plus libre.
Il balaye d’un revers de la main les volutes de fumée sortie de sa bouche.
L’atmosphère est légère, une douce brise d’été rafraîchit la température. Il
reprend :
— Essaie de mettre des mots sur ce que tu trouves de changé chez moi.
Ça ne m’étonne pas plus que ça qu’il insiste. Son image est quelque chose
qu’il soigne particulièrement. Il aime éperdument savoir ce que les gens
pensent de lui. Ne pas lui livrer le fond de ma pensée doit le perturber plus que
de raison. Je tourne plusieurs fois ma langue dans ma bouche pour trouver les
mots justes.
— J’ai l’impression que tu joues un rôle, encore plus qu’avant, et que
maintenant tu en as conscience, comme si ça te plaisait d’être quelqu’un
d’autre.
— Tu dis n’importe quoi, se braque-t-il, me prouvant ainsi que je n’ai pas
tout à fait tort.
— Dans ce cas, pourquoi tu es ici alors qu’une bimbo traîne dans ton lit si
tu te plais tant à être un tombeur ?
— Arrête ça, Calista, exige-t-il fermement.
Je suis surprise par sa répartie. Ses yeux sont soudainement sévères.
— D’avoir raison ?
— D’essayer de tout comprendre en voulant rentrer dans la tête des gens.
Finalement, je me suis trompé, tu es toujours la fille agaçante qui se pose des
questions sur tout et qui n’arrive pas à être insouciante, répond-il froidement.
J’ai conscience de manquer d’une bonne dose de spontanéité, réfléchissant
trop à tout et tout le temps, ce qui me confère un côté rabat-joie. Cependant,
qu’il me renvoie mes défauts en pleine figure pour me rabaisser me vexe, tant
j’avais été heureuse qu’il remarque les efforts considérables que j’avais
fournis pour être plus joviale.
— Ce n’est pas parce que tu es superficiel que tout le monde doit l’être,
dis-je sèchement en sentant l’ambiance se dégrader et devenir lourde. Je n’ai
pas l’intention de rester une seconde de plus avec un mec polluant aussi faux
que toi.
Ma susceptibilité me perdra. En moins de temps qu’il n’en faut pour le
dire, je suis passée d’un état émotionnel calme et apaisé à une vexation
rancunière. Agir de la sorte ne fait que confirmer ce qu’il pensait de moi. En
prenant la poudre d’escampette, je peste ; faire demi-tour pour récupérer mon
iPod serait ridicule. Basile est agaçant et nous ne pouvons rien tirer de ce mec.
Il est toujours lui-même et jamais nous ne nous comprendrons. C’est un
connard imbu de sa petite personne, rien de plus.

De retour au dortoir, je me suis blottie dans les bras de Gus mais le


sommeil me boude toujours. Pas étonnant quand nous savons qu’à trois heures
du mat’ il est à peine 18 heures à Vancouver. Ou alors est-ce l’envie d’une
douche ? L’excitation du retour dans mon pays ? La joie d’avoir retrouvé ma
famille ? Le décalage horaire ? La pseudo discussion avec Basile ? Je ne sais
pas. Je suis fatiguée, pourtant je cogite. Je cogite toujours beaucoup trop. Un
message vient troubler mes interrogations :
J’ai ton iPod en otage. Si tu veux le revoir un jour, débarrasse-moi du poulpe !!!

Il se prend vraiment pour le roi du monde et ça me répugne. Je lui rédige


un « Tu n’as qu’à aller dormir au dortoir, tête de rat, ça te fera une belle
jambe. », mais je me ravise et soupire, résignée.
Je fais un saut par chez moi, puis j’entre chez Basile en claquant la porte
et pénètre dans sa chambre en appuyant sur l’interrupteur pour bien lui brûler
la rétine, rien que pour le plaisir. Lorsqu’il m’aperçoit, ses yeux s’arrondissent
de stupeur.
— Pourquoi t’es à poil ?! s’exclame-t-il.
Lui qui devait s’attendre à ce que j’apparaisse en vieux pilou-pilou, j’ai
bien peur que ses yeux restent braqués sur ma serviette de bain. J’essaie de
camoufler un peu plus mes jambes en tirant dessus sans trop découvrir mes
seins – un vrai casse-tête.
— L’eau n’est pas encore remise dans mon studio, et un ivrogne dort dans
la baignoire du hangar, j’explique comme une évidence.
Une masse sort de sous la couette, totalement nue. Je détourne les yeux.
— Un plan à trois les filles ? s’amuse Basile en nous observant tour à tour
d’un air malicieux.
— C’est qui ? s’inquiète la blondinette en me fixant.
— Qu’est-ce que ça peut te foutre ? rétorque Basile visiblement très agacé
par sa présence.
Surprise par le ton ignoble qu’il emploie, je ne peux m’empêcher de
regarder sa conquête se couvrir d’un drap et constater que ses yeux
s’emplissent de larmes.
— Mais… bredouille-t-elle avant qu’il ne la coupe.
— Rhabille-toi et casse-toi. Tu ne me sers plus à rien maintenant,
explique-t-il, laconique et las.
Sa cruauté me retourne les tripes. Sans un mot pour éviter le mélodrame
et garder un semblant de dignité, la jeune fille se rhabille et disparaît sous mon
regard compatissant. La pauvre… Elle me fait pitié, bien que je n’arrive pas à
comprendre son comportement. Aussi niais que cela puisse paraître, je crois
toujours au prince charmant, et je n’arrive pas à concevoir qu’on puisse se
donner aussi facilement.
Je suis intimement convaincue que l’homme idéal existe, qu’il est là,
quelque part à m’attendre, qu’il m’aimera, veillera sur moi comme sur la plus
belle des fleurs et me comblera de bonheur tant ses yeux brilleront en me
trouvant belle, et c’est ainsi que je le reconnaîtrai.
Comme la princesse de mon enfance, j’ai envisagé de l’attendre cent ans
moi aussi. Toutefois, la solitude me pèse parfois. Même dans un pays étranger,
j’ai pu constater que l’espèce « mec bien » s’était éteinte. Je n’ai pas non plus
énormément cherché, cela dit. Alors doucement, ma conception romantique
des choses s’est amoindrie. J’ai depuis décidé d’exister et d’accepter les
cadeaux que la vie a à m’offrir tout en restant maîtresse de mon devenir et en
me promettant de ne jamais finir comme l’une des filles qui se retrouvent dans
le lit d’hommes comme Basile.
Quand la porte se referme, celui-ci émet un soupir de soulagement. Un
haut-le-cœur me retourne l’estomac tant je trouve sa façon de se comporter
hideuse. Avoir cautionné et contribué à ses ignobles méfaits pour une
misérable douche me répugne.
— Tu es vraiment écœurant.
— En levrette, ça passe, lance sarcastiquement Basile d’un air harassé
avant de déambuler jusqu’à la cuisine.
Je le suis en essayant de ne pas faire tomber ma serviette.
— Putain, pourquoi j’ai que de l’alcool de femme ? râle-t-il en balançant
une bouteille de sangria sur le bar avant de s’en servir une pinte.
— Rends-moi mon iPod.
— Suce-moi, rétorque-t-il sur le même ton exigeant que je viens
d’employer.
Mon regard s’assombrit tant il m’horripile. Comment un homme peut-il
être aussi beau en se baladant en boxer avec une aisance sublime et être aussi
dégoûtant quand il ouvre la bouche ?
— C’est bon le Gnome, fait pas cette tête, il est sur la table du salon,
s’amuse-t-il.
Je le récupère furieusement et me précipite vers la salle de bains,
terriblement énervée.
— Ne m’appelle pas comme ça ! je crie en refermant brusquement la
porte à galandage.
Basile est insupportable : j’avais oublié ce surnom immonde qui me
collait depuis trop longtemps à la peau, et voilà qu’il amorce toute une crue de
mauvais souvenirs.
La douche me fait du bien. Par chance, Basile n’est plus là lorsque j’en
ressors. Quand je retourne au dortoir, je le retrouve avec Solal en train de
jouer à un jeu d’alcool. Ils ne semblent pas s’apercevoir de ma présence – tant
mieux. Solal lui parle de sa future exposition d’artiste, mais il est clairement
trop ivre pour tenir des propos cohérents et, visiblement, Basile s’en contre
fou. Il plane à quinze mille.
La musique a largement diminué, quelques survivants continuent de
danser entre les cadavres de bière. Je les observe un instant contre la rambarde
de la mezzanine du dortoir et retourne m’allonger auprès de Gus. Je finis par
m’endormir quand sa main se glisse dans mes cheveux.
4.

Basile

Au petit matin, alors que Calista est toujours dans les bras de Gus, j’envie
leur capacité à supporter les respirations qui ne sont pas les leurs. Ce bruit de
fond me tape sur le système et je décide de planter mes potes pour le petit déj’
afin d’entretenir ma bagnole en prenant le chemin du garage.
— Hey, le mioche ! Tu seras là samedi pour le gala ? m’apostrophe
Arsène, le père de Solal et Cyrielle, lorsque je passe à côté de son transat.
Il fume la pipe et laisse les premiers rayons du soleil s’infiltrer sous sa
peau noire. À force, sa carnation chocolat au lait va se transformer en chocolat
cramé. De tous les vieux du groupe, j’ai toujours eu une préférence pour
Arsène. En tant que père, il assure, mais il est encore meilleur en tant qu’oncle.
Son ouverture d’esprit et son odeur particulière de tabac froid lui confèrent un
côté aussi décalé qu’amical. J’apprécie mes parents, sans plus. Je ne les aime
pas purement et simplement. Je n’y arrive pas. Alors, depuis tout gamin,
j’aurais préféré avoir Arsène comme daron.
— Je ne vais pas manquer ça, je ronchonne.
J’en ai rien à péter de l’art et de toutes ces niaiseries d’artistes, mais Solal
est mon pote alors je me dois d’y être. Pas le choix. Je passe mon chemin et
m’affaire à bricoler. Je m’énerve tout seul. Je finis par casser des trucs dans
mon moteur de merde et je pète un plomb parce qu’il va falloir que je les
répare. Aller chez le garagiste ? Ouais, pour qu’on se foute de ma gueule parce
que je ne sais rien faire, merci mais non merci.
Tout m’énerve aujourd’hui. Une fois de plus, c’était trop simple de me
faire la pieuvre. Parfois j’aimerais avoir une adversaire de taille, trouver une
fille qui ne flanche pas même après quelques manipulations adroites. Une
femme qui ose me résister, une femme qui a le courage de me réfréner. J’ai
l’impression d’avoir affaire à des filles de Ligue 2 alors que je mérite de
baiser des femmes de Ligue 1. J’ai envie de piment et d’incertitude. J’aspire à
trouver une femme capable de me rendre confus, de me bousculer avant de
pouvoir conquérir son corps. Cependant, toutes sont d’une facilité
déconcertante à cause de ma belle gueule. Je ricane en repensant à Cassandre se
faisant doigter par un mec cette nuit. Nul doute qu’il a dû finir par lui mettre
devant tout le monde. Elle aura eu ce qu’elle voulait ! Quant à moi, j’ai pris
plus de plaisir à me débarrasser du mollusque céphalopode aussi mou que
caoutchouteux qu’à l’enfiler…
Finalement, Gus se ramène la tête dans le fion. Secrètement, j’espère que
la chieuse lui a foutu plein de coups de coude et qu’il a mal dormi, parce qu’ils
sont chiants à exposer leur putain d’amitié à la gueule des mecs défoncés.
Cette nuit, assommé par mon taux d’alcoolémie, je me suis endormi
comme un putois. Pourtant, je me rappelle vaguement les avoir observés : lui,
la serrant comme une peluche ; moi, me demandant ce qu’il cloche chez elle et
ce que je n’arrive pas à saisir. Depuis toujours, Gus sait y faire avec Calista.
Aussi loin que je m’en souvienne, entre elle et moi ça n’a toujours été que de la
merde. Indéniablement, je ne la comprends pas. Elle m’agace.
Quand j’ai commencé à réfléchir à l’envers, je me suis promis de
diminuer le shit et la boisson. À croire que ma conscience voulait me faire
comprendre que si je rejette sans cesse la faute sur Calista et si je déteste sa
pseudo perfection, c’est parce que je me sais différent : alors qu’elle suinte
l’émotivité, moi, je suis incapable d’éprouver quoi que ce soit. Je n’y arrive
pas. Mais c’est elle qui n’est pas normale. Quelle connerie de boire autant.
Comme Gus touche sa bille en mécanique vu les vieilles caisses qu’il
entretient pour les sauver de la casse, il a l’amabilité de m’expliquer ce qui
cloche dans mon moteur.
— Hey ! Qu’est-ce qui t’amène le Gnome ? lance-t-il à l’intention de la
babache que je n’avais pas vue arriver.
Je souris, fier d’avoir contaminé mes potes avec ce surnom méchant qui
la fait tant rager. Calista l’a bien cherché, elle qui se permet de me dire que je
ne suis pas moi-même pour ensuite me faire des leçons de morale quand je lui
demande un coup de main.
— C’est toi qui lui as dit de m’appeler comme ça ? aboie-t-elle en me
regardant d’un air mauvais.
Voilà, elle recommence à me saouler en prenant tout trop à cœur, fragile
comme elle est.
— Il n’a pas besoin de moi pour savoir à quoi tu ressembles, je riposte.
— GUS-TA-VE, grogne-t-elle dans l’intention de le faire réagir, car elle
ne trouve rien de mieux à dire.
Gamine.
— C’est bon, j’ai compris. On va la refaire : qu’est-ce qui t’amène Cali ?
— Tu vois, ce n’est pas compliqué, Gus. Rien, je m’ennuie.
Elle dépose un baiser sur sa joue et me toise comme si je puais la frite. Je
continue de bricoler jusqu’à ce qu’un incident se produise encore.
— Sa race, Gus ! Aide-moi, là !
Il retire ses bras des épaules de Calista et se penche sur mon moteur pour
voir ce qu’il s’y passe.
— T’as pété une durite, constate-t-il. Surtout, ne lâche pas ce que tu tiens.
Essaie de récupérer l’écrou que t’as fait tomber aussi. Je vais t’en chercher une
de rechange.
— Fais chier !
Calista le regarde partir d’un air désespéré. Aucun de nous ne peut
supporter la présence de l’autre. Peut-être même qu’elle est en train de le
maudire de l’avoir laissée seule avec moi. Même s’il n’y a pas eu de cris hier,
nos échanges étaient loin d’être amicaux. Elle a la rancune tenace et espère
probablement des excuses qui n’arriveront jamais. Elle peut se les foutre dans
le cul. Je n’ai fait qu’établir la vérité.
Puisqu’elle déteste que je l’ignore, elle décide de se casser. Puisque j’aime
la faire chier, je décide de la retenir.
— Maintenant que tu es là, sers à quelque chose : passe-moi la clef
anglaise, j’ordonne sans lui lancer un regard.
Je vois déjà l’air outré de Madame Parfaite face à mon impolitesse avant
de l’entendre dire d’un air suffisant :
— Attrape-la avec tes pieds.
— Qu’est-ce que t’es chiante, putain ! je m’agace. S’il te plaît, j’ajoute, car
je sais pertinemment que Céleste lui a appris que refuser quelque chose
demandé poliment est très grossier – très peu pour Madame Irréprochable.
Elle flanche et me tend l’outil. Je dégage les cheveux tombés devant mes
yeux à l’aide de mon bras plein de cambouis avant de l’attraper, mais cette
garce ne le lâche pas tant que je ne lui concède pas un « Merci ».
— Tu vois, ce n’est pas si compliqué d’être courtois et civilisé, dit-elle en
lâchant la pièce.
Ça pue le sous-entendu mais je ne relève pas. Hier, c’est du passé. Je vais
lui faire passer l’envie de me regarder d’un air supérieur.
— Montre-moi tes mains, je lui ordonne.
Craintive, elle s’empresse de les cacher derrière son dos comme si j’avais
des délires fétichistes à tester sur ses doigts boudinés.
— Pourquoi ?
— Putain, mais tu n’en as pas marre de toujours te méfier de tout, comme
ça?
La tension monte entre elle et moi avec une facilité déconcertante. J’avais
oublié que c’était chose aussi courante, dans le temps.
— Demande-le plus gentiment.
— Peux-tu me montrer tes mains, s’il te plaît, Calista ? je demande,
exaspéré.
Elle s’exécute enfin.
— Tu leur veux quoi, au juste ?
— Je regarde si elles sont assez fines pour se faufiler dans mon caleçon,
dis-je pour la provoquer.
Elle pourrait m’en coller une directe, mais au lieu de ça, elle rigole
comme une tarée. À la limite du fou rire.
— Je ne crois pas, non, finit-elle par articuler.
L’atmosphère joue au yoyo et se détend légèrement.
— Mes mains sont trop épaisses pour récupérer l’écrou, mais j’imagine
que tu ne vas pas m’aider, je la défie.
— Si. Qu’attends-tu pour me supplier ? me demande-t-elle dans un
sourire.
Un rictus furtif étire le coin de mes lèvres.
— Calista, aurais-tu l’amabilité de m’apporter ton aide très précieuse ?
Si je pouvais, j’exagérerais mes propos en les accompagnant d’une
révérence.
— Pas la peine de te la péter en utilisant un superlatif.
— Superlatif, c’est quoi ça ? Un truc comme le laxatif ? je plaisante.
— Laisse tomber et dis-moi plutôt ce que je dois faire.
— Viens là.
Je lui indique du regard l’endroit où elle doit se placer et je la sens se
contracter à l’idée de m’approcher de si près. Elle se penche au-dessus du
moteur et y plonge le bras.
— Désolée, je n’y arrive pas.
— Mais si, tu y es presque ! je finis par râler devant tant de mauvaise
volonté.
— C’est trop profond. Mon bras passe mais c’est trop loin, je n’arrive pas
à l’atteindre.
Je lève les yeux au ciel et ne la préviens pas pour la punir. J’attrape sa
taille d’un bras et la soulève à quelques centimètres du sol en la maintenant
avec poigne contre moi pour qu’elle puisse se pencher davantage.
— C’est bon, je l’ai ! s’exclame-t-elle en se raidissant, sûrement de peur
que je la claque brusquement au sol.
Je la repose pourtant avec autant de délicatesse que de fermeté, et quand je
croise son regard, je la trouve bizarre, comme si elle était troublée par la
proximité de ses fesses contre ma bite toute molle. Je remarque son bras
souillé et ne manque pas l’occasion d’accentuer sa gêne.
— Prends mes clefs dans ma poche pour aller nettoyer ton bras.
Lui proposer de fouiller mes poches fait rosir ses joues. Mais c’est
qu’elle a peur de me tripoter par inadvertance, la petite prude !
— Non, merci.
— Bien.
Je la scrute pour qu’elle se pose dix mille questions à la seconde et la
déstabiliser, jusqu’à ce que Gus revienne, dissipant ainsi le malaise.

Après avoir mangé un sandwich dégueulasse, je passe une bonne partie de


l’après-midi à jouer le mécano minable pendant que Gus nettoie sa coccinelle
dans la courtine, aidé par l’autre emmerdeuse.
— Où est Basile ? demande Solal en les rejoignant en début de soirée.
— Dans ton cul ! répondent Gus et Calista par automatisme, ce qui fait
marrer Cyrielle.
— Gus, tu as le cul trop étroit pour que j'y entre ma grosse b…
j’interviens en sortant du garage mais Cyrielle me coupe.
— Je ne veux surtout pas entendre la suite !
Calista grimace en m’apercevant. Je reluque discrètement son T-shirt
blanc trop large qui camoufle une trop grande partie de ses seins à mon goût.
Je m’attarde ensuite sur la longueur de ses jambes coupées par un vieux
bermuda en jean démodé quand elle attrape le jet d'eau, l'enclenche et
commence à rincer la voiture.
— On fait un truc ce soir ? demande Solal
Maladroite au possible, elle se retourne pour lui répondre, le tuyau à la
main, et ne manque pas de l’arroser.
— Cali ! râle-t-il en subissant la fraîcheur de l’eau sur son torse.
— Oups.
Même si elle ne l’a pas fait exprès, ça a l’air de la faire marrer de l’avoir
trempé.
— Tu vas voir, je vais t'en mettre des « oups » !
Solal attrape le seau d'eau savonneuse et le balance dans sa direction. Je
suis éclaboussé et, forcément, il s’ensuit une bataille d'eau collective…
— Chacun pour sa gueule ! Il n'y a plus d'amitié qui tienne ! hurle Gus et
les hostilités commencent.
Je ne doute pas de la salacité de mon regard quand j’asperge Calista, rien
que pour faire durcir ses tétons et espérer les voir se tendre au travers du tissu
transparent.

Après cette bataille, nous nous retrouvons tous dans la yourte de Gus,
endroit pittoresque et loufoque sans eau courante mais chaleureux.
— Cali, main droite sur rond bleu !
Loin de faire des prouesses en souplesse habituellement, Calista
m’impressionne au jeu du Twist. Nos corps s’entremêlent dans des positions
tordues. J’ai maintenant le nez pile au niveau de sa poitrine. Si avant je la
charriais en lui demandant quand elle finirait sa puberté pour avoir des seins si
petits, là je les trouve plutôt bien en forme et je n’ai rien à dire pour les
dénigrer.
— Basile, tu dois mettre ton pied gauche sur un rond jaune.
— Tu rêves Solal ! Je ne bouge pas. Crois-moi, à ma place tu ferais pareil
avec cette vue.
J’aurais préféré peloter ses seins hier plutôt que ceux tout flasques du
poulpe. Quand on y réfléchit deux secondes, biologiquement, rien ne me
retient : nous avons beau avoir été élevés ensemble, nous ne sommes pas liés
par le sang. Mais techniquement, la foutre dans mon lit, lui écarter les jambes
et la baiser jusqu’à ce que, épuisée, elle me supplie d’arrêter n’est pas dans mes
capacités. D’abord à cause de son père : Bernie me tuerait. Mais aussi et surtout
à cause d’elle : aussi bonne soit-elle, elle reste exécrable. Et puis Bernie me
tuerait. Merde, si seulement il savait que l’idée avait effleuré mon esprit, il me
scalperait et me couperait les couilles à l’aide d’un sabre japonais.
Mon souffle effleure ses nichons encore moulés par le tissu mouillé de
son T-shirt. Je la vois frissonner.
— Tu pointes tellement que je me demande à quel point tu mouilles, je lui
murmure.
Elle flanche et mon nez en vient à effleurer la naissance de sa poitrine.
Déstabilisée, elle perd l’équilibre.
— J’ai gagné ! Mais le destin est contre moi ! je m’exclame en riant.
C’est un regard plein de haine qu’elle me lance. Solal nous quitte pour
continuer de bosser et Cyrielle se dévoue pour l’aider. Une seconde partie de
ce jeu enfantin démarre entre Gus et Calista. J’observe avec minutie les
positions étirées que prend son corps. Elles sont délicates ; peut-être pas
gracieuses mais plutôt envoûtantes. Elle perd, malheureusement, et lorsque
j’attaque le gagnant, elle se voit contrainte de répondre au téléphone de Gus.
— Oui ! C’est Cali. Gus est en train de jouer…OK. Gus, elle veut te parler.
Je devine aisément qu’elle s’est fait rembarrer par une Suzie possessive
quand sa voix joviale change pour un ton plus sec. Évidemment, légèrement
canard sur les bords, Gus abandonne la partie pour lui répondre.
— Je ne suis pas ta secrétaire. La prochaine fois, elle peut au moins dire
bonjour, essaie-t-elle de le piquer.
Néanmoins, la contrariété se lit sur le visage de Gus seulement lorsqu’il
échange les premiers mots avec sa gonzesse, puis il s’éclipse.
— Tu la connais, cette fille ?
Elle ne l’a jamais vue et je la sens arriver avec ses investigations à la con
qui vont me saouler.
— Je l’ai croisée une fois ou deux. Dire que je la connais, c’est un grand
mot.
— Elle est comment ?
Nous nous dirigeons vers le canapé afin de terminer les boissons que
nous avons entamées plus tôt.
— C’est une fille. Banale. Sans intérêt.
— « C’est une fille. » Merci, Basile, pour la pertinence de ta réponse. Ça,
je le savais déjà. Elle semble avoir de l’intérêt pour Gus.
— Ouais, il est vraiment mordu. Mais crois-moi, ça ne va pas durer. C’est
écrit sur son front qu’elle est casse-couilles.
Peut-être que si je lui dis ce qu’elle veut savoir elle ne me bassinera plus ?
— Comme moi.
— Non, pas du tout. Toi, t’es pire.
Je n’ai pas fait attention : mes mots sont sortis tout seuls de ma bouche
alors qu’elle n’attendait pas de réponse.
— T’es vraiment irrécupérable. On ne peut pas te parler sans que tu sois
obligé d’être désagréable, réplique-t-elle, vexée, en se levant du canapé.
Sans savoir ce qu’il me prend, je l’empoigne et la bloque dans son élan
pour qu’elle se retourne vers moi.
— Elle ne se vexerait pas pour si peu, elle, par exemple, je lâche aussi
énervé qu’exaspéré par son caractère de merde.
J’attrape son autre poignet pour qu’elle arrête de partir en vrille pour si
peu. Cependant, lorsque je remonte lentement mes mains pour maintenir
fermement ses avant-bras alors qu’elle ne dit pas un mot, je sens une rage
pernicieuse m’envahir.
— Pourquoi on ne réussit pas à s’entendre, toi et moi ?
J’ai conscience que ma voix est devenue beaucoup plus grave, caverneuse,
limite effrayante. J’y peux rien, je déteste ne pas réussir à comprendre.
— Parce que nous sommes totalement différents, bredouille-t-elle avec un
aplomb feint.
J’ai envie de l’empaler sadiquement sur les pieds d’une chaise, car sa
réponse est merdique. Elle ne me convient pas. Brutalement, je tire sur ses bras
et elle perd l’équilibre. Elle se rattrape en écartant les jambes de part et d’autre
de mon corps, à califourchon sur mes cuisses, ses mains posées sur mon torse.
Calista prisonnière de mes mains de fer entourant sa taille, incapable de
bouger, je me sens imposant.
— En quoi ?
Ma voix est dure, mon ton intransigeant.
— Dis-moi ! j’exige dans un grondement.
Elle déglutit en me scrutant comme si elle me voyait pour la première
fois.
— Réponds ! finis-je par éclater.
Paralysée, elle ne peut se mouvoir et ma poigne se resserre autour de son
corps frêle. Une traîtresse d’érection commence à poindre sous mon boxer, à
cause du regard qu’elle porte sur moi. Je la découvre fascinée par ce visage
que je ne me permets jamais de dévoiler.
— Tu… tu me fais mal.
— Alors, demande-moi de te lâcher.
Son silence prouve que mon contact ne la débecte pas, et je jubile
intérieurement. Elle détourne les yeux mais reste bien campée au-dessus de
moi. Je suis persuadé qu’elle aime me sentir tendu contre sa petite chatte.
Lorsque ses lèvres voluptueuses s’entrouvrent, je n’ai qu’une envie : qu’elle
s’agenouille pour me pomper et amoindrir la tension de ma queue.
— Lâche-moi. S’il te plaît…
Merde ! Je déraille ou quoi ?! Je la dégage avec virulence et elle vient se
claquer sur la table basse renversant les verres quand elle se décide enfin à
ouvrir sa gueule.
— La différence, c’est que je ne suis pas méprisante, arrogante et
suffisante. Je ne suis qu’une petite emmerdeuse, rien de plus.
— T’es surtout une grosse peureuse qui se croit irréprochable mais qui ne
s’assume pas, je m’esclaffe tant son discours ne m’atteint pas.
— Tu te trompes, se braque-t-elle.
— Prouve-le.
— Comment ?
— Commence par assumer tes nouvelles formes et porter des fringues de
fille, je la défie. Une robe, le soir du gala, t’en es même pas capable.
Le regard plein de rage, elle se sauve et me laisse ruminer ma fureur
malsaine et soudaine. Je ne l’appréciais pas avant qu’elle revienne mais c’est
pire maintenant. Je la déteste viscéralement. Je déteste son contact, sa voix, son
corps et son visage. Je la déteste elle, dans toute sa splendeur, dans tout ce
qu’elle représente. Toujours à jouer la fille parfaite. Je suis certain que c’est
elle qui m’a balancé quand j’ai commencé à fumer mes premières clopes.
— Connasse !
J’affirme haut et fort que c’est une connasse. Oui. Je lui ai même créé une
case spéciale dans laquelle la ranger, car elle surplombe toutes les autres filles
et de loin. Elle est une catégorie à elle toute seule. Une caste fermée et très
rare car elle est sûrement la dernière représentante de sa race sur cette planète.
Heureusement d’ailleurs, sinon l’humanité ne serait plus.
Je ne m’emporte pas. Non. Je suis seulement réaliste. Je ne l’ai jamais
appréciée, elle a toujours été le boulet de notre bande. Plus nous vieillissons et
plus la tendance s’affirme. Elle se permet de me juger alors qu’elle n’est pas
mieux que moi.
5.

Calista

Basile, si son prénom signifie « roi » en grec, c’est parce qu’il est le roi
des cons. Insupportable, frimeur, hautain, glacial, lunatique, dédaigneux et,
surtout, extrêmement irritant. Nocif. Pire qu’un détergent. Pire que tout. Il n’y a
rien de pire que Basile.
— Maman, sérieusement ?
— Mais qu’est-ce tu lui trouves à celle-là encore ?
Ce samedi soir, Solal va mettre fin à deux longues années de travail.
Enfin, pour lui ce sera le point final, pour le public ce sera le commencement.
Une fois ses œuvres révélées aux yeux du monde, elles ne lui appartiendront
plus entièrement, elles imprégneront d’autres personnes. Elles prendront vie
grâce à et à travers les spectateurs.
Cinq jours que j’écume boutiques, showrooms et magasins. Je fouille,
fouine, essaie mais rien y fait. À cause de moi, Lola, la talentueuse styliste
personnelle du groupe Rechute, a posé un arrêt maladie au bout de deux jours
seulement, et ma mère risque de développer quelques ulcères. Mais je la
trouverai, la robe idéale.
— La règle des trois « eur » maman : couleur, longueur, largueur, je lui
réponds sarcastiquement pour me moquer des diktats débiles de la mode dont
on m’abreuve depuis quelques jours.
Si ma mère a jubilé à l’annonce de la grande nouvelle – elle qui voit le
port d’une robe comme un cap aussi capital dans la vie d’une femme que ses
premières règles –, elle a vite déchanté. Je finis par dénicher une robe fourreau
qui pourrait convenir et l’enfile dans une cabine spacieuse où je ne me sens
pourtant pas à mon aise. Une fois sortie, ma mère s’émerveille devant la
finesse du tissu et je dois dire que moi aussi. Enfin !
Une fois rhabillée, je fonce dans un tas de muscles et la première chose
que j’aperçois, c’est un sourire mesquin qui caractérise l’ennemi à abattre.
— Qu’est-ce que tu fais là ? je lui lance, hargneuse.
— Je n’ai pas résisté à l’envie de constater de mes propres yeux ta
recherche de féminité. Alors comme ça, tu aurais trouvé le sac qui te
camouflera ce soir ? sourit-il comme s’il avait déjà gagné.
— Pousse-toi, je n’ai pas envie de voir ta tronche, je m’agace en esquivant
cet être horripilant.
J’espère qu’il ne prendra pas plaisir à se moquer de moi ce soir comme il
en a l’habitude. C’est la seule tenue qui, selon moi, a une chance de le rendre
assez perplexe afin qu’il évite de prendre plaisir à me rabaisser et m’humilier.
Parce qu’il s’agit bien de ça : cette provocation n’est qu’un moyen parmi
d’autres de m’offenser cruellement.
Je souhaiterais que, pour une fois, il remarque que je peux être une fille
distinguée, que je peux ressembler à quelque chose d’un peu plaisant. Si je
porte ce vêtement, quelque part, c’est pour lui, pour lui prouver que je ne suis
pas celle qu’il s’imagine. Une chose est indéniable : j’ai envie de l’éblouir et,
secrètement, j’aimerais qu’avec cette robe, il ne voie plus que moi. Néanmoins,
je ne sais pas pourquoi mais je suis horriblement nerveuse. Et si la robe avait
l’effet contraire ? S’il me trouvait si hideuse qu’il ne voudrait même pas
m’accorder un regard ?

Apprêtée, métamorphosée et perchée sur des talons à semelles rouges


sublimes, je traverse dans un taxi le pont Alexandre III en compagnie de
Cyrielle. Le chauffeur nous dépose devant l’immense Grand Palais pour le
vernissage de Solal qui se déroule dans la majestueuse galerie sud-est. La plus
grande verrière d’Europe qui abrite la nef est l’un de ses objectifs, mais son
travail n’est pas encore assez reconnu pour qu’il puisse se permettre de
s’offrir cet espace prestigieux. Alors, il se contente aujourd’hui de la petite
verrière desservie par l’Escalier des Arts.
Le thème s’intitule « Brut, Pur, Natif », et des photographies toutes plus
belles les unes que les autres sont accrochées sur des panneaux installés pour
façonner une sorte de labyrinthe. J’arpente les couloirs artificiels et y découvre
des photos d’arbres, de nature, de nourrissons dont la succession raconte une
jolie histoire. Je suis maintenant capable de l’affirmer : je n’arrive pas à saisir
comment, mais Solal est devenu un véritable artiste.
Mon chemin s’arrête sur une photographie qui détone et une vision plus
que déroutante : Solal observe le visage de Basile qui scrute le mien placardé
comme conclusion. C’est à ce moment que je comprends réellement ce qu’il a
voulu dire dans les trois mots : brut, pur, natif. Mon visage resplendit sur ce
cliché en noir et blanc de trois mètres sur deux pris sur l’instant, à la naissance
d’un mouvement, à l’état brut puisque sans fard, et pur par le sourire sincère
qui transperce l’image.
Sur cette photo où je ne regarde même pas l’objectif, ma main floue en
plein milieu du cadrage donne au cliché une forme d’imperfection accentuée
par ma dentition mal alignée et des cheveux fins et disgracieux volant tout
autour de mon visage. Cependant, elle reflète tellement de perfection par cette
brutalité, cette pureté et son état natif. Elle reflète la vie. Je suis époustouflée.
— Mec, t’es un génie, j’entends souffler Basile à un Solal qui soupire de
soulagement en entendant le verdict.
— Pourquoi avoir choisi Calista pour terminer ton exposition ? C’est
plutôt risqué, je veux dire : Cyrielle pourrait être mannequin, et toi, tu choisis
la merdeuse.
Blessée par ses propos, je continue malgré moi à suivre leur
conversation.
— Une évidence. Je n’ai pas eu à trouver l’idée du thème, elle est venue à
moi lorsque j’ai développé la pellicule. Cali ne se cache pas sans arrêt derrière
un masque ; pas autant que nous, du moins, explique-t-il.
— Je n’en suis pas si sûr, ricane Basile en croquant dans un toast au
saumon, avant de s’étouffer avec quand il se retourne pour attraper une coupe
de champagne posée sur le plateau d’une serveuse. Entre ses lèvres, il lâche un
« Putain de bordel de merde de sa race » des plus surpris quand il me voit.
Extrêmement ravie et flattée par le regard dont il me fait l’honneur, je
n’aperçois pas le photographe journaliste chargé de couvrir l’événement se
rapprocher. Naturellement, Solal rejoint sa sœur, et je me retrouve obligée de
poser avec Basile. Je me crispe quand il place sa main dans le creux de mes
reins dénudés mais me détends lorsqu’il me murmure à l’oreille :
— Tu es splendide.
En temps normal, il m’aurait dit quelque chose qui ressemble à un :
« Sympa la tenue. Ça m’étonne que tu ne te sois pas encore pété la gueule.
Préviens-moi quand ça arrivera, j’ai hâte de me foutre de ta tronche. » Mais
pas ce soir. Ce soir, j’ai eu le privilège de lui clouer le bec, il me couve du
regard et son attitude envers moi devient étonnamment cordiale ; il me fait
même rougir parfois.

La soirée s’est éternisée et je suis épuisée. Les autres sont pour la plupart
alcoolisés, c’est la raison pour laquelle nous avons décidé de descendre dans
un hôtel. Un hôtel tout ce qu’il y a de plus simple les palaces étant jugés trop
pompeux par nos parents dans le 7e arrondissement de Paris, entre les
Invalides et la Tour Eiffel.
Lorsque je rentre dans ma chambre, même si elles sont confortables, je ne
désire qu’une chose : enlever ces putains de chaussures à talons. J’observe
mon reflet dans le miroir. Il est rare que je pense un truc pareil, mais ce soir je
me trouve assez jolie. Je décide d’enlever les pinces plantées dans mon crâne
pour lâcher mes cheveux, mais je n’ai pas encore l’intention d’enlever cette
robe qui agit sur moi comme un bouclier de féminité.
J’entre dans la salle de bains et entreprends un démaquillage en
profondeur. Dans mon vanity, parmi mes produits de beauté, je remarque une
enveloppe. Je suis certaine de ne pas l’avoir mise dans mes affaires avant de
partir. Peut-être que c’est ma mère ? Je trouve ça étrange qu’elle se soit
retrouvée là.
Je la manipule avec précaution et la retourne pour voir à qui elle est
destinée. Le papier est de qualité, couleur ivoire, le genre d’enveloppe que l’on
utilise pour les invitations à un mariage. Sur le côté face, mon nom est
parfaitement calligraphié à l’encre de Chine. Bizarre. J’ouvre. Mes mains
tremblent de rage lorsque je découvre son contenu.
J’attrape mon portable jeté sur mon lit un instant plus tôt et envoie le court
et rapide message :
Tu es où ?

Il répond au quart de tour :


Terrasse, pourquoi ?

Sans réfléchir, je me jette hors de ma chambre. Je n’ai pas le temps de


prendre l’ascenseur et gravis les escaliers en le maudissant et l’insultant de
tous les noms.
Lorsque j’arrive sur le toit de l’hôtel, je ne suis pas tout de suite frappée
par le magnifique décor verdoyant et les fauteuils d’extérieurs disposés pour
rendre l’ambiance intimiste. Non. Tout ce que je vois, c’est Basile fumant
tranquillement sa clope, accoudé à la rambarde et observant la ville. Le nœud
papillon de son costume sobre dénoué, le col déboutonné laissant apparaître la
naissance de son torse glabre ainsi que ses boucles indomptées et sauvages qui
lui donnent un air terriblement séduisant ne troublent en rien ma rage.
Enfoiré ! J’ai envie de le balancer par-dessus la rambarde pour qu’il
s’écrase quatre étages plus bas. Je n’en reviens pas qu’il puisse avoir fait une
chose pareille. Je comprends pourquoi il a été si gentil et agréable avec moi ce
soir : c’est pour mieux savourer sa cruauté.
Sentant ma présence – ce qui ne m’étonne pas vu qu’on pourrait me
prendre pour Thomas Edison tellement je suis chargée d’électricité , il se
retourne. Je m’avance rapidement pour être à sa hauteur et regrette
instantanément d’avoir retiré mes talons car j’aurais pu le regarder dans les
yeux sans lever la tête, mais ça ne m’empêche pas de lui en coller une.
Surprise connard !
Toute à ma rage, je reprends mon chemin en sens inverse en serrant
fermement la photo dans ma main. Pas besoin de mots, il a compris. Je n’ai pas
encore atteint l’escalier qu’il me retient par le bras et me retourne violemment
pour que je croise son regard coléreux.
— Tu m’expliques ce qu’il te prend ?!
Il essaie de se contrôler mais sa voix est bien trop sépulcrale pour faire
croire qu’il est resté calme.
— Tu te fous de moi, j’espère ! C’est toi qui me prends en photo à moitié
nue je te ferai dire !
Ses petits yeux sortent de leurs orbites, comme s’il ne saisissait pas un
mot de ce que je suis en train de lui raconter.
— Mais c’est quoi ton délire, putain ?!
Alors là, il joue bien, mais je ne suis pas dupe. Ça ne peut être que lui.
— Il n’y avait que toi à ce moment-là ! Arrête de faire l’innocent!
Je hurle, à l’image d’une hystérique sous ecstasy.
— Sérieux ! Tu peux te calmer et m’expliquer ?
Sa colère vient de passer du niveau 10 au niveau 3 pour laisser place au
niveau 9 de l’incompréhension.
— Tu veux me faire croire que ce n’est pas toi qui as pris cette photo ?!
Je la brandis et la secoue avec virulence devant ses yeux. Il chope mon
bras et me l’arrache des mains puis la regarde sans vraiment comprendre. Soit
il est fait pour une carrière d’acteur, soit il n’a jamais vu ce cliché de sa vie.
— Ce n’est pas moi qui ai fait ça. Je t’assure, se défend-il.
Il appuie sur chaque mot. Son regard croise le mien, mais je n’arrive pas
à déceler les sentiments qui l’habitent. Colère, incompréhension, inquiétude ?
Je ne dis rien, je le fixe, prête à laisser place à la panique. J’aurais préféré que
ce soit lui, je voulais que ce soit lui.
— Explique-moi comment j’aurais fait pour te prendre en photo par-
dessus le rideau ? Je ne fais pas quatre mètres.
Il essaie comme il peut de me convaincre de son innocence, mais il prêche
une convaincue. Quand je revois la photo prise en contre plongée dans la
cabine d’essayage de cette après-midi, je remarque que le cadre est mauvais et
l’image pixélisée, mais on distingue parfaitement ma nudité et mes sous-
vêtements alors que ma future robe jonche le sol. C’est probablement la
capture d’une vidéo de caméra cachée. Ça ne peut pas être lui, je le sais. Je
ferme les yeux et essaie de respirer convenablement.
— Il ne faut pas que ça recommence.
— Qu’est-ce qui ne doit pas recommencer ? m’interroge-t-il.
J’ai pensé à voix haute. Lorsque j’ouvre les yeux à nouveau, Basile me
sonde avec intensité, mais aucun mot ne sort de ma bouche.
— Ça veut dire quoi, cette photo ? Tu sais quel connard a fait ça ? insiste-
t-il.
Je secoue la tête. Incapable de réagir, je ne peux pas bouger, j’ai trop peur
que quelqu’un observe le moindre de mes gestes. Je me sens de nouveau épiée.
Je sens que Basile m’entraîne avec lui quelque part, qu’il me pousse à
m’asseoir, je ne me demande même pas sur quoi.
— Cali, explique-moi, s’il te plaît.
Je suis surprise, affreusement surprise par le ton doux de Basile, presque
protecteur. « Cali », il m’a appelée Cali. C’est bien la première fois de toute ma
vie. Si je n’étais pas aussi terrifiée, je lui sourirais.
— Putain Calista, parle.
Il perd patience devant mon mutisme, ça se ressent dans la dureté de ses
ordres. En totale contradiction avec ses propos, ses mains se posent
délicatement sur mon visage. Il me force à le regarder.
— Tu viens de me mettre une gifle pour quelque chose que je n’ai pas
commis. Tu me dois une explication.
Son ton est tout à coup tendre, comme s’il parlait à un enfant. J’inspire
profondément. J’ai besoin de me livrer à quelqu’un, tant pis si la première
personne face à moi se trouve être Basile, cet enfoiré de première.
— Je suis désolée pour la gifle, j’aurais juste préféré que ce soit toi.
— Ça ne me dérange pas de te prendre en photo à poil si tu y tiens.
Il sourit doucement, essayant tant bien que mal de détendre l’atmosphère.
Il a beau être attentionné et doux, il reste lui-même. Il n’y a pas de miracle. Il
déplace ses mains sur ma taille pour me maintenir assise afin que je ne perde
pas l’équilibre. Ce contact me rassure, je sais maintenant que j’ai les fesses
posées sur un muret blanc.
— Il y a deux ans, un mec, enfin je suppose que c’est un mec…
Il me regarde, à l’écoute et attentif, attendant que je continue. J’essaie
seulement de trouver les mots ; ce n’est pas facile pour moi, j’ai tout fait pour
oublier cette histoire et l’angoisse qui accompagnait chacune de mes journées.
— Bref, quelqu’un a commencé à m’envoyer des lettres quand j’ai eu
18 ans. Au début, je croyais que c’était une mauvaise blague, et puis petit à petit
elles se sont faites plus nombreuses. Par la suite, j’ai reçu des photos de moi,
toujours prises lorsque j’étais dehors, toujours volées. Un peu comme celles
que font les paparazzis. Il savait des choses sur moi et m’espionnait.
— Et tu n’as rien fait ? me questionne-t-il.
Son intérêt pour cette histoire délirante est déconcertant mais aussi
réconfortant. J’aime à croire qu’il s’inquiète peut-être un peu pour moi. Ses
prunelles me scrutent comme si j’étais la chose la plus précieuse au monde,
comme si le fait qu’on puisse me faire du mal le répugnait, alors je continue
ma confession qui n’est pourtant pas un secret.
— Si. Gilou a renforcé ses équipes de surveillance, ma sécurité a été
assurée, et jamais les photos n’ont été prises à la Ferme. Je me suis effacée des
réseaux sociaux, puis ça s’est arrêté comme par magie quand je suis partie. Je
ne comprends pas quel message il veut me faire passer. Je ne sais pas qui il est,
ce qu’il me veut, ou ce qu’il attend de moi. Mais je t’assure que ce n’est pas
rassurant.
— Où elle était cette photo ? me demande-t-il en gardant un calme
pragmatique.
Soudain, sa question me glace le sang. La personne qui m’observe depuis
tout ce temps est entrée dans ma chambre d’hôtel, elle a pu fouiller dans mes
affaires et déposer sa fichue enveloppe dans ma trousse de toilette. En voyant
que je ne réponds pas et que mon visage se remplit de frayeur, Basile
m’interroge à nouveau.
— Dans ta chambre, c’est ça ?
Je hoche la tête, effrayée. Les larmes me montent aux yeux.
— Tu crois qu’il y est encore, comment il est entré ? j’essaie d’articuler
comme je peux.
— C’est bidon de rentrer dans une chambre d’hôtel aussi pourrie que les
nôtres. Tu ne vas pas prendre de risque. Ce soir, tu dors dans ma chambre, me
répond-il.
Est-ce vraiment une solution ?
— Il pourrait y rentrer aussi.
— Ouais, mais je serai là, tu ne seras pas toute seule, me sourit-il d’un air
rassurant.
Je le fixe, perplexe, un sourcil levé en forme d’accent circonflexe. Je
doute que Basile se mette un jour à me défendre d’une manière ou d’une autre.
Si un problème ou une menace quelconque venait à pointer le bout de son nez,
il trouverait une planque pour s’y réfugier. Seul.
— Bah quoi ? Tu ne sais pas que je suis passé maître dans l’art du Kung-
Fu ? Je peux découper un mec rien qu’avec le petit orteil, plaisante-t-il.
Reculant d’un pas, il effectue un semblant de grand écart accompagné de
grands gestes aériens et vifs avec les bras, et manque de peu de renverser un
arbuste en pot. S’il voulait me changer les idées, c’est réussi ! Je pouffe de rire
devant tant de bouffonneries au point d’en perdre l’équilibre. Par réflexe, il me
saisit de justesse par la taille puis pose ses paumes sur mes cuisses pour me
stabiliser.
— Arrêtons là les frais, raille-t-il. Je ne supporterais pas qu’une telle
beauté tombe à mes pieds dans l’immédiat. Patience, ajoute-t-il avec un clin
d’œil.
J’acquiesce d’un sourire, à la fois amusée et gênée. C’est la seconde fois
qu’il me complimente. Le silence finit par s’installer entre nous, interrompu
seulement par le bruit lointain de quelques voitures. Ses mains maintenant
posées sur ma taille, il me fixe, et j’ai l’impression que son regard se fait de
plus en plus pénétrant. Malgré la pénombre, je suis captivée par les reflets de
miel dans ses yeux. C’est alors que, dans un mouvement délicat, il rompt la
distance entre nos corps et m’étreint. Je sens ses mains chaudes caresser mon
dos dans un geste apaisant plus que bienvenue. J’ai besoin d’un contact
physique pour me sentir réconfortée. Gus est toujours celui que je vais voir
dans ces moments-là. Je ne m’attendais pas à ce que ce soit Basile qui me le
dispense. Dans le fond, il n’a pas l’air si méchant. Sa proximité est même plus
qu’agréable. La soirée a été longue. Les émotions et les angoisses vives de
cette nuit m’ont encore plus fatiguée.
J’évite de réfléchir pour ne plus y penser et me détends sous les gestes
tendres de Basile. Ses mains descendent alors le long de mon dos, effleurent
ma taille, mes hanches… Un frisson parcourt mon corps à chacune de ses
caresses et, instinctivement, ma tête se blottit contre son torse. Ses doigts
cheminent lentement le long de mes cuisses, puis il remonte délicatement le
tissu de ma longue robe dans un geste que je pourrais trouver sexy si la
situation n’était pas si étrange. Lorsque le tissu arrive au niveau de mes
genoux, il écarte légèrement mes jambes serrées l’une contre l’autre. Ce geste
est inapproprié, je le sais. Pourtant, je n’ai pas envie de l’arrêter. Ses mains
reprennent le chemin inverse avec une lenteur profondément troublante,
presque affolante, pour se poser délicatement sur mes hanches, au-dessus de
mon fourreau.
L’une de ses mains vient alors dégager les cheveux balayant ma nuque.
Heureusement, il ne voit pas mon visage, mais je suis rouge de honte. Ses
gestes sont chacun tendres et me procurent une décharge électrique dans le bas
du ventre. J’éprouve du plaisir sous ses caresses, même si elles ne sont pas
faites pour me séduire. Cette main dans mes cheveux et l’autre glissant à
nouveau le long de mon dos me procurent une sensation inaccoutumée que je
ne devrais pas ressentir. J’en oublie même quoi faire de mes propres mains.
Lorsque son souffle caresse mon cou, j’ai l’impression que mon visage
devient encore plus cramoisi. Mon cœur bat précipitamment contre ma poitrine
et mes jambes se resserrent autour de lui sans que je puisse les commander. Il
dépose ses lèvres sur ma jugulaire ; je ne sais pas ce qu’il m’arrive, mais je ne
le repousse pas, au contraire, je bascule la tête en arrière pour qu’il puisse
continuer…
6.

Basile

J’ai la rage.
J’allais l’avoir. J’y étais presque. J’allais assouvir ce désir inédit. Franchir
l’interdit m’excitait comme jamais. J’avais exploité sa faiblesse. Je lui avais
donné ce qu’elle voulait. Elle avait même passé ses jambes autour de ma taille,
putain ! J’allais quasiment me la faire !
J’avais travaillé toute la soirée d’arrache-pied pour qu’elle change d’avis
sur moi et arrête de me détester. Je savais que ça ne serait pas si facile, qu’il
faudrait plus de temps, mais j’étais prêt à tout faire pour qu’elle m’apprécie :
devenir agréable, aimable, attentionné en la manipulant comme il se doit. Elle
n’aurait plus eu qu’à m’offrir ce que je voulais. Aucune douleur à la clef,
seulement du plaisir. Un plaisir réciproque. Mais là, elle allait le regretter
amèrement. Elle apprendra à ses dépens qu’on ne provoque pas Basile Robène.
Plus tôt dans la soirée, planté comme un con devant son portrait, j’avais
observé minutieusement son visage, chaque pixel, comme si je le découvrais
pour la première fois… La remarquable exposition de Solal m’avait
complètement fait oublier ma provocation débile jusqu’à ce que je la voie.
Sensuelle. Voluptueuse. Torride.
La dentelle somptueuse de sa robe fondait sur sa peau…
Le tissu d’un noir profond recouvrant ses seins, son ventre et tout ce qu’il
y avait à cacher épousait chacune de ses courbes pleines…
Son dos dénudé… un instant, j’ai cru que c’était un mirage.
Moi qui pensais qu’elle n’assumerait pas ou serait ridicule dans sa tenue
de gala, j’avais tort. Elle respirait l’aisance, et putain, ce qu’elle était bonne !
Juste assez pour me faire bander. Sérieux, n’importe quel homme
normalement constitué se serait damné pour elle.
Elle n’avait pas perdu le défi, c’était moi qu’elle avait achevé. Je n’aurais
pas dû jouer à ce jeu-là. Cette robe lui allait à ravir, mais je n’avais qu’une
envie : lui ôter. J’avais l’impression que si je ne l’assouvissais pas, tout, autour
de moi, s’effondrerait. C’était un sentiment nouveau, d’une puissance
remarquable puisqu’un putain de désir me consume désormais.
Conscient que convoiter le corps d’une femme à ce point était un coup à
perdre toute forme de bon sens, j’essayais de me ressaisir, surtout qu’il
s’agissait de celui de Calista.
Calista, la fille de Bernie, la gamine collante, pleine de morve et
insupportable.
Alors j’ai cherché quelque chose qui me déplairait pour m’empêcher de la
fixer. En vain. Le maquillage charbonneux de ses yeux accentuait leurs
couleurs turquoise mais, cette fois, je n’arrivais pas à les trouver aussi froids
que d’habitude. Son chignon strict aurait pu me déplaire si des mèches sexy ne
s’étaient pas échappées.
Puisque j’avais perdu la partie, je comptais bien gagner le jeu. Je voulais
commencer calmement. D’abord l’effleurer, la faire réagir et ensuite aviser.
Elle ne l’avait peut-être pas fait exprès, mais elle venait de m’offrir sur un
plateau de dentelle le défi le plus difficile qu’il m’ait été amené de relever. Je
savais que ce ne serait pas simple, car Calista est un jouet sans manuel
d’utilisation et épineux à manier.
Je ne m’explique pas la frustration que je ressens. Je savais que je ne la
baiserais pas cette nuit. Elle n’avait pas assez réagi à mes attaques dans la
soirée. Mais j’avais ressenti plus tard un putain d’espoir quand elle était
apparue comme une furie, plus belle que jamais, les cheveux dans le vent, sans
rien d’autre que la robe qui me rendait fou, rien d’autre que ce bout de tissus,
ni maquillage ni chaussures. Son visage était digne d’une chanteuse d’opéra en
plein drame. La colère que j’y percevais était puissamment excitante.
Pourtant, elle avait commis une erreur : elle s’était montrée vulnérable.
Sans hésiter, j’avais mis de côté mes inquiétudes pour sauter dans la brèche.
Certes, son histoire était plutôt alarmante, mais mon envie d’elle était plus
forte : il me la fallait, qu’importe ce qu’il se passait dans sa tête. J’étais certain
qu’en me montrant protecteur, qu’en lui offrant des bras réconfortants,
j’arriverais à lui faire franchir la limite. Celle des jeux interdits.
Elle m’avait permis d’y croire, bordel ! Son corps entier m’a menti. Elle
était contre moi, j’avais pu relever sa robe, j’avais pu lover mon corps contre
le sien. Ses joues rouges, son cœur battant plus vite et ses pupilles dilatées ne
pouvaient pas mentir. Clairement, son corps réagissait au mien. Elle m’avait
même offert sa nuque pour que j’y dépose des baisers, et putain, quand elle a
passé ses jambes autour de ma taille pour me rapprocher d’elle, c’était gagné !
J’avais eu l’espoir plus que concret qu’elle se donnerait à moi : elle était prête,
et moi, je l’étais plus que jamais. J’imagine que c’est pour cela que j’éprouve
cette sournoise frustration et cette rancœur.
Dire que j’étais à deux millimètres de ses lèvres, à deux millimètres de lui
offrir le baiser le plus envoûtant qu’elle n’ait jamais reçu… Soudain, les mots
« je » puis « on » sont sortis timidement de sa bouche, à peine murmurés dans
un souffle. Rapidement, elle avait réussi à formuler cette phrase : « Je suis
fatiguée, on devrait arrêter ». Quand elle a détourné le visage et créé une
distance entre nos corps, merde, je me suis senti privé de dessert. Elle venait
clairement de me narguer avec un éclair au chocolat pour finalement
l’engloutir devant mes yeux. Elle se permettait de me repousser, moi, Basile
Robène. La garce.
Je m’étais dit que, peut-être, elle était mal à l’aise, à la vue de n’importe
quel client de l’hôtel sur cette terrasse, que c’était une invitation à continuer ce
moment dans ma chambre. Mais quand elle a frappé à la porte de Gus, bordel !
Je me suis senti utilisé. Je croyais qu’elle allait me suivre, mais non. Cette
salope, après m’avoir chauffé, décidait de m’abandonner à mon triste sort. Elle
m’avait laissé misérablement pour Gus, ce minable.
Moi qui trouvais, il y a quelque temps, que les filles se donnaient trop
facilement. Ce soir, Calista s’était jouée de moi. La pute. Je n’imaginais pas
qu’elle me ferait cet effet, qu’elle puisse mener la danse à ce point. Je pensais
que son rôle de Sainte-Nitouche n’était qu’une façade et qu’il me suffisait de
deux ou trois caresses pour qu’elle chavire, mais non.
C’est pour cela que je ne dors toujours pas, que je suis comme un pèlerin,
assis sur le muret où elle a failli se donner à moi, en train d’entamer mon
second paquet de clopes de la soirée. C’est pour cela aussi, que je me fais
solennellement la promesse qu’elle me le payera, que je tiendrai ma
vengeance.
Coûte que coûte, je la mettrai dans mon pieu, ou ailleurs. Coûte que coûte,
j’enfouirai ma bite en elle. Qu’importe que ce soit sur une banquette arrière, la
terrasse d’un hôtel, la table de la salle à manger, le lit de son père, rien à
foutre. Je l’enfournerai profondément. Je vais tellement jouer avec elle, lui
procurer un désir si douloureux, qu’elle me suppliera de la baiser comme la
chienne qu’elle est véritablement, parce qu’elle n’aura plus que ça, plus que
l’envie de sentir mon corps contre le sien.
Je vais lui faire perdre la tête, je vais gagner la partie. Je vais lui prouver
qu’elle n’est pas la petite prude à papa qu’elle croit être. Si tout à l’heure je
voulais jouer sans la blesser, dorénavant, je ne reculerai devant rien. Aucun
obstacle ne me fera peur. Quand, victorieux, je triompherai de son corps,
quand j’aurai toute l’emprise possible sur elle, je me promets de la détruire.
Plus elle me résistera, plus elle nourrira mes fantasmes et plus je la ferai
souffrir. Je vais la déstabiliser, la déshabiller et la posséder. Suffisamment pour
qu’elle s’accroche à moi.
Le jeu commence maintenant. Selon mes propres règles. Qu’elle le veuille
ou non.
Règle n°1 :
La manipuler.
Règle n°2 :
La baiser.
Règle n°3 :
La détruire.
Sur ces bonnes résolutions, je décide d’aller me coucher après avoir
craché ma clope. Le petit déjeuner sera servi entre sept et dix heures, je sais
qu’elle n’y sera pas aux aurores. Jouer avec une fille dont on connaît une partie
des habitudes a un avantage certain. Je regrette de ne pas m’être intéressé à elle
dans le passé, j’aurais pu partir bille en tête avec de nombreux atouts.
De retour dans ma chambre d’hôtel, je trouve enfin le sommeil malgré
cette sinistre privation qu’elle me fait endurer pour une seule bonne raison :
j’imagine comment se dérouleront nos retrouvailles. Je ferai en sorte qu’elle
n’oublie pas le semblant d’intimité entre elle et moi ce soir, qu’elle se
souvienne de ce que je lui ai fait ressentir.

Sur les coups de neuf heures, après un sommeil agité, je décide de


descendre. Gus sera mon pion principal sur l’échiquier. Puisqu’ils sont
inséparables, il sera mon indicateur. Un message me confirme qu’ils sont tous
les deux réveillés et qu’ils vont bientôt me rejoindre.
Je la vois arriver de loin, et je sais déjà que le jeu sera une véritable partie
de plaisir. Même avec son vieux sweat grisâtre Gap, ses Converses usées et un
jean slim élimé, elle m’excite. Je ne sais pas si c’est elle qui m’excite, ou l’idée
que je vais bientôt me la faire, mais je la trouve sexy. Imaginer ma bite entre
ses jambes est plutôt agréable. Le matin n’est pas le meilleur des moments
pour elle : elle a clairement la tête dans le cul. Je note qu’à l’avenir je pourrai
en tirer profit.
Pour être certain que je ne joue pas pour rien, et que ce qu’il s’est passé
hier n’était pas un moment d’égarement pour elle, je m’approche –
discrètement – lorsqu’elle se sert un thé. Anticipant son prochain choix, je lui
tends une petite cuillère en la regardant. J’ai appris à me montrer irrésistible,
je sais donc comment manier les femmes. Je prends alors ma voix la plus
incandescente possible et commence :
— J’ai rêvé de toi… De nous…
Elle évite mon regard. C’est bon signe.
— Tu étais nue et…
Elle me coupe, les joues rouges et les yeux fuyants dans tous les sens pour
s’assurer que personne d’autre ne m’entend.
— Arrête.
J’essaie de réprimer mon sourire mais je n’y arrive pas. Son « arrête »
n’est pas des plus convaincants. Gênée comme elle est, même ses oreilles
rosissent. Je constate que mon désir ne s’est pas calmé. Savoir qu’elle me
résiste n’endort en rien mon fougueux appétit.
Je n’aime pas ça, cette résistance obstinée à mes charmes, mais je suis
forcé de constater que l’effet physique que ça engendre dans mon boxer est
indéniable. La sentir prête à faire partie de mon jeu attise encore plus ma
convoitise.
D’ici quelques jours – vendredi, plus exactement –, comme à
l’accoutumée, nous accompagnerons tous nos pères pour les premiers
concerts de leur nouvelle tournée. Je jubile à l’idée de savoir qu’elle sera
facile d’accès, beaucoup plus facile d’accès. Ça me plaît.
— Salut, petite sœur ! Bien dormi ?
Félix vient de nous rejoindre ; il tombe mal, j’aurais pu la faire rougir
encore plus. Il toise Calista puis son regard se pose sur moi. Il a remarqué la
tension entre nous ; elle est palpable, et pour ma part, elle est sexuelle…
— Encore en train de vous disputer ? tente-t-il de deviner tout en sachant
très bien qu’il a de fortes chances d’avoir raison.
— Pas cette fois. Non. Je lui parlais de choses agréables, vraiment. Mais tu
connais ta sœur. Le matin, il ne faut pas lui adresser la parole.
— Ta gueule, Basile.
C’est très direct de sa part. Son frère la regarde, surpris. Elle rougit,
sachant pertinemment que si elle rajoute quelque chose, je me ferais un plaisir
de continuer à établir un tas de sous-entendus, alors elle nous quitte sans
embarquer sa tasse.
— Elle ne s’arrange pas, se désole Félix. Comment ça va, toi ? Tu as
finalement réussi à réparer ta voiture ?
S’il savait qu’hier soir, sa petite sœur se trouvait dans mes bras, toute
proche de ma queue, on ne discuterait pas bagnole. Ça pourrait me refroidir,
c’est vrai : je connais Félix depuis que je suis gosse, et Bernie, n’en parlons
pas… Mais étrangement, c’est tout le contraire. Je veux vraiment me la faire,
qu’importe les conséquences. Je ne vois même plus son père me poursuivre
avec un Katana. Je suis prêt à assumer. Elle n’avait pas le droit de me donner de
faux espoirs. Je vais lui apprendre ce que ça fait de jouer aux allumeuses.
7.

Calista

— Allô ?!
Saloperie de batterie ! Coupée en pleine conversation avec ma mère, je
décide de retourner dans les loges. Actuellement, un groupe de bébés rockeurs
assure la première partie du concert de Rechute qui ne va pas tarder à monter
sur scène. Les répétitions ont été courtes mais ils sont au point. Ils le sont
toujours pour faire vibrer leur public et leur transmettre leur passion, leur
musique, leur vie, leurs tripes.
Bien sûr, comme j’ai vraiment de la chance, sur qui je tombe ? Basile…
Après six jours passés à l’éviter autant que possible, j’aurais dû m’y attendre.
D’un côté, tant mieux qu’il soit là, car le mini parking privé faisant aussi office
de local à poubelles est plutôt glauque et mal éclairé. Si j’étais une tueuse en
série, c’est sûrement ici que je viendrais assassiner mes victimes : leurs cris
seraient couverts par les bruits du concert. Mais d’un autre côté, c’est une très
mauvaise nouvelle, car j’ai de plus en plus de mal à le supporter et, il faut le
dire, à lutter pour ne pas le trouver appétissant… Lui et son T-shirt noir à
l’effigie du groupe tendu sur ses larges épaules… Heureusement, sa connerie
surpasse sa beauté.
— Ne me dis pas que tu as laissé la porte se refermer ? je lui balance,
consternée.
Il se retourne pour examiner la porte en question. Lorsqu’il comprend
qu’elle ne s’ouvre que de l’intérieur et qu’il a frappé dans le caillou qui la
maintenait ouverte, il tambourine à la porte, comme un animal pris au piège.
Évidemment, personne ne l’entend.
— Bon, il va falloir faire le tour, décide-t-il.
Je lève les yeux au ciel. Tout est cadenassé.
— Regarde un peu autour de toi, il y a des barrières partout et c’est la
seule issue.
Il semble agacé par la situation, et même horripilé par ma présence. Nous
ne faisons que nous disputer ces derniers jours. Il me prend pour l’une de ses
conquêtes et je déteste ça, tout ça parce que je l’ai laissé me réconforter.
— Qu’est-ce que tu attends pour appeler quelqu’un à l’intérieur ? Mon
portable est dans la poche de ma veste.
Son ton aigre enclenche mon rire nerveux et jaune. La poisse !
— Et moi, je n’ai plus de batterie. Tu penses que nous pouvons escalader
les grilles ?
Il explose de rire. Un rire incontrôlable.
— Toi ? Tu veux escalader les grilles ? se moque-t-il, et je fronce les
sourcils.
Il ne s’arrête pas de rigoler mais réussit tout de même à articuler, hilare :
— Sans vouloir te vexer Calista, tu n’as jamais été douée pour faire ce
genre de chose.
Froissée, je décide de lui prouver que je ne suis plus une empotée. Sous
son regard amusé et moqueur, alors qu’il entame une cigarette, je déplace
maladroitement un des conteneurs à ordures pour le plaquer contre la grille,
puis en renverse un autre juste à côté de façon à pouvoir grimper dessus pour
m’en servir de rehausseurs. Finalement, je trouve mon système plutôt
ingénieux, car j’arrive même à enjamber le grillage. Mais évidemment je me
retrouve bloquée tout en haut.
— Et maintenant, tu comptes faire comment ? raille-t-il.
Je lui lance un regard meurtrier, puis me concentre pour trouver des
prises et maîtriser ma descente très malhabile. À son grand désarroi, je ne
chute pas et lui lance un sourire satisfait et insolent, bien que je me sois entaillé
la paume de la main gauche.
— Alors, qu’est-ce que tu attends ? je le défie.
Il écrase son mégot et s’élance nonchalamment sur mes pas. Le couvercle
de la seconde poubelle cède sous son poids. Il s’accroche in extremis au
grillage et ce n’est pas ses muscles secs bandés par l’effort qui retiennent mon
fou rire. Enjambant la palissade de métal avec grâce, il se plante devant moi,
furibond, mais mon rire de folle furieuse ne s’arrête pas pour autant.
— Tu as fini ?! Ou faut que je mette ma bite dans ta bouche pour que tu te
la fermes ?
Ses mots ont un effet immédiat : mon regard bleu vire au noir.
— Tu es obligé d’être aussi vulgaire ?
— Pauvre petite prude ! Je l’ai choquée ? me répond-il, sarcastique.
— Non. Ta bite est trop petite pour remplir ma bouche.
Ses yeux s’écarquillent devant une telle répartie de ma part. Tenter une
nouvelle approche grossière me permettra peut-être de lui couper l’herbe sous
le pied. Au bout de trois secondes de bug intensif, il réprime un sourire avant
de râler :
— Dans ton plan débile, on reste planté là combien de temps ?
Apparemment, je suis sur la bonne voie.
En silence, nous contournons la salle de spectacle. Le Zénith de cette ville
est plein à craquer. Malgré ça, la sécurité nous reconnaît et nous laisse passer.
Heureusement d’ailleurs, car aucun de nous n’a son pass VIP avec lui.
La piste est noire de monde, et même pour atteindre les loges, nous
sommes obligés de nous frayer un chemin dans la masse. Derrière moi, Basile
n’hésite pas à placer ses mains sur le haut de mes hanches. Je ne suis pas une
poussette !
Nos corps se frôlent ou se collent parfois. J’avoue, j’en profite
légèrement, bien que je sois agacée par le plaisir que j’en retire. Je refuse
d’apprécier les frissons qu’il me procure. Nous atteignons enfin les portes
mais, sans crier gare, je me défais de son emprise et m’éloigne.
— Bordel, où tu vas ? gronde-t-il.
Je m’approche de nouveau pour être audible.
— Loin de toi.
C’est peut-être inconscient de me mêler à la foule hystérique alors que
quelqu’un m’épie, mais je ne pouvais plus garder les mains de Basile sur mon
corps. Elles me déstabilisent beaucoup trop, et lorsqu’il me touche mes idées
ne sont plus claires.
Nos pères entament déjà la deuxième chanson prévue pour la soirée, et je
peux maintenant profiter pleinement de ce moment, plongée dans l’ambiance
du concert. La vraie ambiance, pas celle où l’on se cache derrière le rideau.
Non, je parle de celle où nous sommes mêlés à la horde de fans, où nous
hurlons les noms des artistes, où nous chantons à tue-tête sans que personne ne
prête attention aux fausses notes, où nous pouvons danser sur place sans être
remarqués et où ça sent mauvais… Bon, d’accord, où ça pue carrément la
transpiration. Mais c’est ça la vie, c’est ça le rock !
J’ai réussi à me frayer un chemin jusqu’au centre de la fosse. D’ici, la
scène est peu visible, la foule dense, mais des écrans géants permettent de
suivre le concert. Bien sûr, je les ai déjà entendus chanter et répéter dans la plus
grande intimité. J’ai assisté à la rédaction de nouvelles chansons et parfois
même participé. Mais en tournée, c’est différent.
Ils ne chantent plus pour eux, pour leur propre plaisir ; ils jouent pour un
public, et c’est exaltant. Ils rentrent dans une transe qui me fascine. Ils donnent
leur être tout entier aux spectateurs. Ils se laissent submerger par un panel
d’émotions extraordinaires pour faire vibrer ceux qui les écoutent. La
communion entre eux et le public donne un sentiment d’euphorie ambiant.
Nous souffrons avec eux. Nous vivons en eux.
Emportée par les riffs endiablés de Nino, je me cogne contre quelqu’un.
— Pardon ! Tu ne t’es pas fait mal au moins ?
L’homme que je viens de tamponner est légèrement plus âgé que moi et
indéniablement plus grand, plus blond aussi, et disons-le, son sourire
charmeur est assez agréable à regarder. Voilà pourquoi je préfère être de ce
côté de la scène pour le contact humain, la communication, l’échange. Dans
le public, personne ne se connaît. C’est ce que je préfère. L’anonymat est un
luxe doux et utopique. Ici, je peux être qui je veux. Personne ne sait qui je suis.
Je me sens libre.
— Ça va, merci !
Je lui adresse un grand sourire pour me montrer avenante. Parfois, je me
force à briser les murs que je me suis construits pour me protéger des gens,
car je sais au fond de moi que, si je ne le fais pas, si je reste tout le temps sur
mes gardes, sur la défensive, limite exécrable, il ne m’arrivera rien de bien
dans la vie.
Si ça ne tenait qu’à moi, je ne prendrais pas le risque de m’exposer, je
vivrais recluse dans une tanière. Pusillanime, je me dois de surmonter mes
craintes pour ne plus me laisser guider par elles et être plus affable, sinon je
peux dire adieu à ma vie sociale déjà quasi inexistante ; or, je ne veux plus que
les lettres de mon harceleur m’atteignent. Cependant, une page blanche et un
stylo sont beaucoup moins impressionnants et intimidants pour me livrer qu’un
corps humain et un regard.
— Tu as l’air de t’amuser !
Nous crions pour couvrir la musique. Je préfère arrêter de danser, ou
plutôt de me trémousser. Ainsi, je peux au moins lui parler convenablement
sans ressembler à un ver de terre épileptique.
— Pas toi ?
— Si ! Je suis fan de ce groupe !
Son visage s’illumine. J’arriverais presque à ressentir ce qu’il vit tant il
est transparent. Ce n’est clairement pas quelqu’un qui cherche à cacher ses
émotions. Pouvoir lire en lui comme dans un livre ouvert est assez plaisant.
— Moi aussi ! Ils ont bercé mon enfance, et ce n’est rien de le dire ! Tu es
tout seul ?
Je suis étonnée qu’il ne semble pas être accompagné. Il est rare que les
gens viennent seuls dans ce genre d’endroit. Je m’assure donc de ne pas avoir
affaire à une drôle de créature.
— Non, j’ai perdu mon pote dans la masse, rit-il. Les autres ont des places
assises. Ils ne savent pas ce qu’ils ratent, on rencontre des filles super
mignonnes dans la fosse.
— C’est quoi ces phrases de dragueur !? je m’esclaffe.
J’ai très bien compris son petit jeu, et ce soir ça m’amuse. Avant, je ne
suscitais l’intérêt de personne. Ces derniers temps, les choses changent et ça ne
me déplaît pas, tant que ça ne va pas trop loin. C’est agréable de savoir que je
ne suis pas hideuse au point d’être incapable de séduire. En réponse, il
m’adresse un grand sourire plein de malice, et pour le coup, en plus d’être
mignon, je le trouve vraiment sympathique.
— Tu préfères que je la fasse traditionnelle ? Enchanté. Moi, c’est Johan,
et vous, charmante demoiselle ? rit-il.
— C’est pathétique, dis-je en rigolant. Mais enchantée Johan. Moi, c’est
Calista.
Je lui tends la main et il me la serre avec délicatesse. Je m’attendais à
ressentir quelque chose, un frisson ou je ne sais quoi. Pourtant, rien ne se
passe. Cette poignée de main est de loin des plus banales.
— Ça te dit d’aller boire un verre ensemble ?
— Juste après cette nouvelle chanson alors, c’est l’une de mes préférées.
Johan acquiesce.
— Ça nous fait un point commun !
Je me remets à bouger au rythme de la musique et Johan se rapproche de
moi. Certes, il y a du monde et nous sommes déjà serrés, mais je crois qu’il le
fait exprès. Nous échangeons des sourires et je m’amuse autant que lui,
profitant de son agréable présence.
La chanson se termine mais un vacarme pas possible retentit. Les
transitions entre les chansons sont à l’ordinaire d’une fluidité incroyable, c’est
curieux. Un silence gênant s’installe dans l’immense salle. À ma grande
surprise, Basile monte sur scène. Mon père à l’air tout aussi étonné que moi.
« The show must go on » comme le veut l’adage, alors après une seconde
d’hésitation que je ne percevrais pas si je ne le connaissais pas aussi bien, mon
père l’accueille chaleureusement sur scène.
— Tiens ! Voilà Basile ! Térence, je crois que ton fils veut les clefs de ta
caisse, lance-t-il de façon comique.
Tout le monde rit dans l’assemblée. Basile se rapproche de mon père et
attrape le micro.
— Rigole, Bernie ! Mais quand tu comprendras ce que je fous là, tu riras
moins, avertit-il de façon beaucoup trop espiègle à mon goût.
Je ne sais pas ce qu’il veut faire, mais je suis intimement convaincue que
ça ne va pas me plaire. Basile fixe le public, et j’ai l’impression qu’il regarde
dans ma direction. Je ne pense pas que ce soit possible. Comment pourrait-il
me repérer dans cette foule ? Pourtant, il pointe son doigt vers moi.
— En face de moi, à peu près au milieu de la fosse, il y a une brunette
avec un short moulant, un chignon flou et un bandana rouge. Si vous voulez
bien tous vous écarter d’elle… Elle est contagieuse. Merci !
Je perçois dans sa voix un certain amusement et je commence à bouillir.
De où mon short en cuir est moulant ?! Il se permet réellement de dire ça
devant mon père ?! Mes voisins se mettent immédiatement à chercher une fille
correspondant à ma description, finissent par me fixer et, le prenant au mot,
tous s’écartent autant que c’est possible dans cet espace confiné. Seul Johan
reste à mes côtés.
— Ça vaut surtout pour le mec coller à son cul.
Cette fois, il n’a plus l’air de se divertir et semble très sérieux. Je rêve !
Johan me scrute.
— Tu le connais ? me demande-t-il, incrédule.
Je me contente de hocher légèrement la tête. La colère monte en moi. Pour
qui se prend-il ?! Je vais le frapper. Le tabasser même ! Mon père à l’air
furieux et reprend le micro.
— Désolé pour ce léger contre temps, mais j’ai une petite annonce
personnelle à faire… Calista, si tu n’es pas là dans les trente secondes, t’es
privée de dessert.
Dite sur le ton de la plaisanterie, la fin de sa phrase n’en reste pas moins
un avertissement. Les gens prennent ça avec humour et en rigolent. Pourtant, il
est très sérieux. Qu’est-ce que j’en ai à faire d’une part de tarte ou d’un
yaourt ? Ils sont bêtes s’ils n’ont pas compris que le dessert était une
métaphore. Mon père a toujours été très inventif en matière de punitions. Je
n’ai pas le droit d’être ici ; selon lui, c’est trop dangereux. Il chuchote quelque
chose à l’oreille de mon ennemi, puis la musique reprend.
Je vais tuer Basile ! Mais avant, je vais lui ouvrir le ventre, sortir ses
tripes et les lui faire bouffer par le nez ! Mon sang est en ébullition. Merde ! Il
n’avait pas le droit de me faire ça !
Des agents de la sécurité se frayent un chemin dans la foule pour venir
m’escorter jusqu’aux loges.
— Le chanteur du groupe connaît ton prénom !? me demande Johan,
toujours plus stupéfait.
Je n’ai même plus envie d’être avenante.
— Pas qu’un peu. Il l’a choisi.
Maintenant qu’il sait que je ne suis pas une fille banale, tout changera. Les
agents sont déjà à ma hauteur.
— Vous voulez bien nous suivre, mademoiselle ?
Ce n’est pas une simple demande, bien sûr. Je ne sais pas quelles sont
leurs directives, mais ils semblent nerveux et sous tension. Je décide d’obéir.
De toute façon, si je ne le fais pas, je suis quasiment certaine qu’ils me
traîneront de force, quitte à me porter comme un mouton. Une main retient
mon poignet et je me retourne.
— Ne pars pas ! On n’a pas encore bu ce verre.
Pour une fois qu’on s’intéresse à moi, il a fallu que Basile s’en mêle…
— Nous allons dans le bar à tapas de la rue Clémenceau juste après le
concert. Rejoins-y moi.
J’ai un bon feeling. Je sais que nous ne nous sommes parlé que trois
secondes, mais ça me suffit pour savoir que je pourrais bien m’entendre avec
lui. Gus aussi d’ailleurs. Autant que la soirée ne soit pas un véritable fiasco.
— Avec plaisir !
Accompagnée de mon escorte de gentils pingouins, je prends le chemin
des loges. Folle de rage contre Basile, je me fais la promesse qu’il ne s’en
tirera pas aussi facilement.
Après avoir traversé quelques couloirs d’un pas décidé, hargneuse, je le
trouve enfin. Pénard. Assis sur le canapé, Monsieur Trou de Balle discute
tranquillement avec la responsable des projecteurs du staff.
S’il peut me faire chier, moi aussi ! J’ai bien envie de casser son coup du
soir. Enfin, celui-là tout au moins puisque, pour lui, « une de perdue, dix de
retrouvées ». Un enfoiré sur toute la ligne. Un beau salopard ! Je prends sur
moi pour paraître enjouée et de bonne humeur.
— Basiiiiile, mon chériiiii ! Je te cherchais partout !
Je claque un baiser bruyant sur le coin de sa bouche en sautant à
califourchon sur ses genoux tel un cabri. Écœurant. Attention ! Je n’embrasse
pas ses lèvres. Ça jamais ! Plutôt mourir ! Cependant, vu où elle est, la fille ne
pourra qu’y croire. D’ailleurs, la petite scène de Basile de tout à l’heure passe
très bien pour celle d’un copain jaloux. Ce plan va fonctionner du feu de Dieu.
Je suis démoniaque et j’aime ça ! Je tiens ma vengeance, et elle est jouissive si
on ignore le contact physique que je dois me coltiner pour donner l’illusion.
J’en vomirais presque.
— Ça te plaît de me pourrir la vie de la sorte !? je déblatère une fois la
fille éloignée.
Les genoux plantés dans la mousse du sofa, j’essaie de m’en extirper.
Peine perdue parce que ce microbe puant m’enserre la taille avec poigne.
— C’était pour ta sécurité, affirme-t-il fier de lui et arrogant, pas énervé
pour un sou.
C’est bon, là, je le déteste. Vraiment.
— Depuis quand tu te soucies de ma sécurité !? Tu n’es pas mon frère ! Tu
n’es rien pour moi !
— C’est faux. Je suis ton plus grand fantasme.
Et merde, nous revoilà dans la même position inconfortable qu’après la
partie de twist. Sauf que ce soir, il ne se gêne pas pour plaquer ses mains
mordantes sous mes fesses à mi-chemin entre le tissu et la peau dénudée de
mes cuisses pour me plaquer contre lui. Sa voix est calme, il sait ce qu’il
fait ; et moi, je tombe dans le panneau comme une débile. Alors forcément, je
lui hurle dessus.
— T’es surtout un gros con imbu de toi-même et narcissique au plus haut
point ! Ignore-moi, je ne veux plus jamais t’adresser la parole ! Jamais !
Son sourire est plus qu’insolant et prétentieux voir même outrecuidant. Il
a l’air de savourer une victoire, gagner une bataille alors que je n’ai jamais
commencé de guerre.
— Avoue que t’as envie que je te la mette bien profond, poupée.
Ses yeux luisent d’une intense lubricité en frottant son sexe contre le mien
au travers du tissu. Si seulement j’avais le marteau de Thor pour l’écrabouiller
comme un insecte… Faute de mieux, je plante mes ongles dans les muscles de
ses biceps et il lâche prise une microseconde, un laps de temps suffisant pour
que je puisse me libérer.
— Mais ça va vraiment pas bien chez toi !
Il me répugne et, sur ces mots, je tourne les talons puis m’éloigne le plus
vite possible en plaçant les mains sur mes oreilles comme une enfant qui ne
veut pas entendre ce qu’on lui dit. Mes réactions peuvent probablement être
excessives ou paraître puériles, mais il n’a pas fait dans la demi-mesure ; il a
vraiment été exécrable, cette fois. Connard ! Si je connaissais assez de
grossièretés, je l’injurierais avec des mots plus forts encore !
8.

Lui

La tournée s’achève après seulement quatre jours sur les routes. C’était
agréable. Du moins pour moi. Calista, elle, s’obstine à m’ignorer, m’éviter et
me faire la gueule. Cette petite guerre entre nous n’est pas passée inaperçue. Il
faut dire que Calista gâche et refroidit l’ambiance dès qu’elle daigne passer un
peu de temps en notre compagnie.
Pour tous, j’ai agi dans le seul but de la protéger et, pour une fois, je ne
passe pas pour le méchant loup. Pourtant, c’est ce que je suis. Il ne faut pas
avoir fait deux ans de classes prépa pour comprendre que c’était un prétexte
bidon. Évidemment, il y avait des façons plus simples et discrètes pour rétablir
sa sécurité. Qu’est-ce que j’en ai à foutre qu’elle allume tous les mecs de la
fosse ? Rien. Nada. Que dalle. Parce qu’elle sera bientôt dans mon pieu.
C’est un ballet de vans noirs qui se garent sur le parking d’une toute petite
aire d’autoroute qui ne paye pas de mine, sans restaurant, avec seulement une
station-service ouverte 24 h/24.
L’itinéraire était calculé de la sorte pour croiser le moins de monde
possible. Je secoue Gus, ce vieux gars s’est endormi la tête écrasée contre la
vitre. Il grommelle qu’il n’a pas envie de pisser alors je le laisse pioncer. Nos
pères, autrefois traqués par les médias, les paparazzis et les journalistes, ont
réussi à gérer leurs célébrités. Ça n’empêche pas Cyrielle de me bloquer la
sortie du van sous prétexte qu’elle doit se remaquiller « au cas où ».
Même s’ils ont une notoriété certaine dans le milieu du rock, maintenant
ce sont des vieux chnoques et ils ont réussi à mettre suffisamment de distance
entre eux et les journalistes pour plus que nous soyons emmerdés. Sauf que
nous n’en restons pas moins des rats de labo. OK, ils contrôlent mieux leur
image et ils intéressent moins la presse à scandales qu’avant, mais c’est
toujours le bordel quand ils se retrouvent mêlés à la foule. Qu’est-ce que ça
peut leur foutre de savoir ce qui se passe derrière les murs de notre Ferme ? À
croire que nous mater ça excite les ménagères frustrées et les gueux.
L’air chaud me prend à la gorge lorsque Cyrielle se décide à bouger son
cul pour que je puisse descendre. Solal se précipite dans la supérette et dévalise
les rayons des chips et boissons fraîches pendant que nos darons sifflent des
cafés pisseux autour d’une table ronde de l’établissement. J’attends de terminer
ma clope pour aller vidanger ma vessie.
Quand je ressors des toilettes, surprise ! Calista s’approche de moi,
énervée. Rien d’inhabituel, mais je me demande ce que j’ai bien pu foutre cette
fois. Je ne souviens pas lui avoir fait de crasse ces deux dernières heures.
— Tu sais où ils sont ?! crie-t-elle.
— Tiens, j’entends des voix ou Calista daigne m’adresser la parole ? Que
me vaut cet incommensurable honneur ?
— Basile ! râle-t-elle. Dis-moi où ils sont !
Elle ne réagit même pas à ma provocation. Elle me gonfle. À la voir, on
dirait que la fin du monde est proche.
— Calme-toi… Ils ont dû se garer plus loin…
— Appelle-les ! Je n’ai pas mon portable.
Putain, mais pour qui elle se prend ! Sérieux, je préférais quand elle ne me
parlait plus.
— Arrête de me donner des ordres, OK !? Je suis sûr qu’ils sont sur
l’autre parking.
Je marche avec Calista sur les talons pour atteindre le second parking,
celui réservé aux camions. J’observe attentivement : trois vans, ça se repère
facilement, surtout quand les stationnements sont vides. L’agacement,
l’énervement et la panique de Calista sont, eux, bel et bien présents.
Irrité par la mauvaise blague qu’ils nous jouent, je sors mon téléphone, au
même moment je reçois une vibration qui m’alerte de l’arrivée d’un message.
Je déverrouille mon téléphone et…
Oh ! Les connards !
— Pas besoin d’appeler cette belle brochette de salopards.
Je dois avoir de la merde dans les yeux, c’est pas possible autrement.
Alors pour être sûr, je lui lis le SMS à voix haute :
— « Basile et Calista, puisque vous êtes insupportables, nous avons décidé
à l’unanimité de vous abandonner ici. Démerdez-vous pour rentrer à la maison
ENSEMBLE. S’il arrive quoi que ce soit à l’un, en rentrant, l’autre sera mort.
Bonne merde, et longue vie au rock’n’roll ! » Je crois qu’ils sont clairs.
— J’ai des envies de meurtres, putain de merde ! Qu’est-ce qui ne va pas
chez eux !? Me laisser ici, avec toi en plus ! Putain mais quel cauchemar !
Je crois bien que c’est la première fois que je l’entends déblatérer autant
de grossièretés à la seconde. Je suis sur le cul.
— Je vais tous les tuer, un par un ! s’emporte-t-elle encore.
En la regardant, je me dis qu’une seule personne sur les nerfs suffit, alors
autant prendre ça à la rigolade. Je finis par exploser de rire quand je remarque
un détail.
— Quoi !? Qu’est-ce que j’ai ?
Elle se touche le visage comme si ça allait lui apporter la réponse.
— Rien, mais on est là comme deux cons et en plus on est sapés pareils,
dis-je en rigolant.
C’est vraiment le cas : nous portons tous les deux un jean noir retroussé
aux chevilles et arraché aux genoux. La seule différence, c’est que mon
pantalon est beaucoup moins serré que le sien. J’ai toujours admiré les filles
pour ça. Je me demande encore comment elles font pour enfiler des futals
aussi moulants. Je sais par expérience que c’est très difficile à enlever. Mais je
ne me plains pas, son cul est super sexy là-dedans. Par-dessus un simple T-shirt
noir, elle porte une chemise fine, tout comme moi. Même nos pompes sont de
la même couleur grise.
— Dans ce cas, tu devrais revoir ta masculinité, répond-elle, d’une voix
lancinante.
— Ou toi, ta féminité, je réplique, et elle se vexe forcément.
— Ce n’est pas moi qui suis habillée comme une meuf.
— Non, justement, c’est toi qui es habillée comme un mec, poupée.
Je ne sais pas me l’expliquer mais, en sa présence, tout peut partir en
vrille. Nos mots peuvent être cordiaux un instant et presque insultants celui
d’après. Communiquer avec elle, c’est comme prendre l’ascenseur et ne pas
pouvoir choisir sa destination : on passe du premier au trentième étage puis au
sous-sol en une seconde parce qu’un connard s’amuse à appuyer sur les
boutons à notre place.
— Mais ferme-la !
Qu’est-ce que je disais ? Maintenant que nous sommes coincés ici, ce n’est
pas comme si je pouvais sortir de l’ascenseur et prendre l’escalier.
— Je te ferais dire que c’est à cause de toi que nous sommes dans cette
merde. Si tu acceptais que je te baise, on n’en serait pas là.
J’expose simplement les faits, calmement, mais ça ne lui plaît pas.
— Ça ne va pas bien dans ta tête à toi ! D’où tu veux me baiser !? Je
préfère m’entailler les veines que de t’offrir ma virginité ! explose-t-elle en
plein milieu du parking.
Le froid a définitivement congelé les couilles des Canadiens. Rien de plus
réjouissant que d’avoir la certitude qu’en la dépucelant j’aurais le moyen de la
marquer à vie. Je dois avoir un sérieux pète au casque.
— Hum… quel délice ! Je sens déjà l’odeur de ta chatte quand je te
ramonerai pour la première fois.
J’évite le clin d’œil pour accompagner ma phrase de gros pervers, mais
ce n’est pas l’envie qui manque. Seulement, j’ai peur qu’elle me morde… Elle
ressemble à un serpent prêt à m’étouffer sournoisement.
— Plutôt me faire « ramoner » par un bouc que par toi, Basile. Si le
connard que tu es baise rarement avec la même fille, c’est bien parce qu’elles
préfèrent te fuir que de recommencer tellement t’es naze pour les satisfaire.
Aucune octave dans sa voix ne trahit sa colère, elle est dédaigneuse. Elle
ne connaît rien et se permet de ramener sa science. C’est quoi ça ?!
Je soupire et ferme les yeux en plaçant les mains sur mes tempes. Basile,
prends sur toi, même si elle t’horripile au plus haut point à refuser tes avances,
respire et calme le jeu. Ils ne reviendront pas nous chercher, je ne les connais
que trop bien.
Garde les idées claires. Calme-toi. Respire. Contrôle-toi. Je ne dois pas
regarder ses yeux bleus qui me fusillent comme cette fameuse nuit… Ne pas
penser à ma bite qui me démange. Je vais me la faire. Je me le promets.
Concentration. Si je peux la mettre dans un état pareil, je peux tout aussi
bien la rendre docile. Si nous continuons sur cette voie, soit elle m’égorgera
avec ses ongles, soit je prendrai un malin plaisir à l’assommer violemment.
Non Basile, même si tu en crèves d’envie, ce n’est pas une bonne idée ! Prendre
exemple sur les assassins que je vois dans les séries policières de ma grand-
mère ? Mouais, je l’envisagerais bien, sauf qu’ils terminent généralement en
prison et qu’avec ma belle gueule je vais me faire violer dans les douches.
C’est niet !
— En rentrant, tu continueras d’être désagréable, mais en attendant, il faut
faire une trêve. T’as une idée ? je demande en essayant de mesurer le mépris
dans ma voix.
Elle fulmine, silencieuse, comme si elle devait négocier avec le diable en
personne. Après de longues secondes, elle soupire, résignée.
— Non, aucune.
Son ton est sec. Une trêve d’accord, mais je ne dois pas compter sur son
amabilité. Il ne faut pas pousser mémé dans les orties !
— Tu as tes papiers avec toi ?
— Oui. Pas toi ?
— Non, j’ai laissé mon portefeuille dans la boîte à gant. Si on vole une
caisse, je vais être obligé de te laisser conduire, et je te préviens, je préfère
clamser ici. Alors il faut trouver un autre truc.
— Essaie peut-être de les appeler, et si l’un d’entre eux répond, laisse-moi
l’insulter, propose-t-elle.
— Marché conclu.
Nous essayons de joindre chacune des personnes présentes lors de la
tournée, en vain. Entre temps, nous envoyons des menaces par SMS assez
colorées. Aucune réponse.
Aucune.
Je vous jure qu’en rentrant je les massacre. Mon téléphone s’éteint, bien
sûr. C’est toujours dans ces moments-là que la batterie lâche.
— Tu étais obligé de regarder des pornos tout le long de la route, sale
obsédé ?! balance Calista, hors d’elle.
— Oui. Tu ne veux pas que je te la rentre, alors il faut bien que je
compense.
Je m’amuse de son énervement pour ne pas désespérer.
— Mais merde à la fin ! C’est quoi ton délire ?! Rentre-toi bien dans le
crâne que JE NE SUIS PAS UN DE TES COUPS D’UN SOIR !
Je crois bien qu’elle est prête à m’en coller une, alors je m’abstiens de lui
répondre un « C’est ce qu’on verra » bien senti. Je suis l’instigateur de la trêve
après tout.
— OK ! Peut-être qu’ils reviendront en trouvant l’idée débile ? je lance à
haute voix avec autant de conviction que possible, mais ça sonne faux.
— Tu as de l’espoir, soupire-t-elle.
Je sais très bien qu’ils sont assez fous pour ne pas revenir. Jamais.
Démoralisé, je m’assieds sur le rebord du trottoir. Il est fort probable que nos
mères, les grandes absentes du voyage, ne soient pas au courant de cette prise
de décision unanime.
En plus, le GPS indiquait qu’il restait encore quasi trois heures de route.
Quand Céleste apprendra que sa petite fille chérie est seule, livrée à elle-même,
confrontée aux regards salaces de camionneurs pervers, risquant de se faire
kidnapper et violer par le premier déséquilibré venu, protégée par un homme
incapable d’avoir un téléphone chargé, on peut espérer que d’ici sept heures
elle débarque ici, en imaginant qu’elle décide tout de même de respecter les
limitations de vitesse. À moins que toute la bande de judas qui nous sert de
famille et d’amis ait l’intention de garder le silence.
— Comme si en nous laissant ici j’allais me transformer en sangsue et te
faire des papouilles contre la machine à café, grommelle Calista.
Le temps est aussi maussade que son humeur ; je ne saurais dire s’il va
pleuvoir ou non, mais l’atmosphère est chargée d’électricité et une lourdeur se
fait sentir. Personne ne s’aventure dans l’embouchure qui mène à cette station.
Elle est déserte et désertée. Je commence doucement à accepter l’idée
d’attendre Céleste. Je me contiens, mais j’ai envie d’exploser tout ce qui bouge.
Mon regard croise celui de Calista l’espace d’une seconde avant qu’elle ne
détourne la tête.
— Si tu as une idée poupée, c’est maintenant qu’il faut la pondre.
Elle me regarde ahurie. Je viens de lui parler avec un ton si désagréable
qu’elle ne sait comment réagir. Nous nous toisons, défiants. Je ne doute pas que
mes iris sombres aux reflets de miel doivent la déstabiliser elle ne serait pas
la première mais elle refuse de baisser les yeux.
— Je pense que trois solutions s’offrent à nous, bredouille-t-elle. Soit on
attend que ma mère débarque, ce qui va être long. Soit on demande au prochain
touriste venu s’il n’a pas un chargeur à nous dépanner. Soit on essaie de
convaincre la vendeuse ou qui que ce soit d’autre de nous prêter un téléphone
afin d’appeler n’importe qui.
Elle est si réfléchie que ça en devient insupportable. C’est comme si elle
se fichait d’être coincée ici, loin de chez nous. Rien n’atteint Madame Parfaite.
Moi, je suis prêt à tout casser et je suis incapable de raisonner correctement, ce
qu’elle ne manque pas de me faire remarquer, alors qu’elle, elle sait quoi faire.
Ça me crispe vraiment de passer pour un imbécile profond.
— Je connais le numéro de ma mère, mais je ne suis pas certain qu’elle
réponde. Elle doit être dans le coup.
Ça fait bien trop longtemps qu’elle rêve de me voir disparaître ; elle est
forcément de mèche avec mon daron.
— Dans ce cas, rends-toi utile et joue de tes charmes avec la caissière.
Montre-lui ton torse ou ce que tu veux, elle te prêtera peut-être son téléphone.
Cette solution ne m’enchante pas. Elle veut me prostituer comme une
vulgaire catin alors qu’elle devrait réclamer ma queue à l’heure qu’il est. Je
marche extrêmement vite vers l’intérieur de la station.
— Dégage, Calista. Je n’ai pas besoin de toi pour faire ce que j’ai à faire,
dis-je lorsque je m’aperçois de sa présence, sans contrôler l’animosité de ma
voix.
Tant pis si elle se sent seule et sans défense, elle n’avait pas à m’offenser.
Si j’en avais l’occasion, je lui tordrais le cou et lui arracherais les cheveux.
Avec ses airs de Mère Supérieure, de Miss Je-sais-tout et de pseudo super-
héros, elle m’agace. C’est le genre de fille qui te prouve à quel point tu es un
incapable et qui prend plaisir à te rabaisser. Je déteste ça. Personne ne me
donne de leçon et encore moins cette pimbêche !
Après quelques blablas de convenance, la vendeuse m’autorise à utiliser le
téléphone de la station-service. Impossible de joindre ma mère ; elle tient avec
les traîtres, la fourbe. Est-ce que j’ai croisé la route d’un chat noir, ou est-ce
que mon pied droit a marché dans de la bouse ?
Je ne vois pas d’autres solutions et j’enrage. J’ai bien pensé à faire du
stop, mais qui prend encore la peine et le péril de faire monter des inconnus
dans sa voiture ?
Je suis coincé dans cet endroit étouffant à cause d’une fille aigrie,
horripilante de surcroît, qui refuse mes avances. L’atmosphère est tendue,
qu’elle soit météorologique, entre Calista et moi, ou encore à cause du manque
d’issues possibles pour rentrer à la maison. Alors, j’ai carrément envie de
baiser pour évacuer toute cette tension qui s’accumule.
— Hum hum…
Je le savais… Elle rode derrière moi et vient d’émettre un raclement de
gorge timide. Comme si elle ne pouvait pas attendre dehors comme les chiens.
— Alors ? Ta mère a décroché ?
Rien d’agressif dans sa question, mais si je lui dis que non, elle reprendra
sa voix de connasse pour m’insulter et me prouver mesquinement ma
médiocrité. Je me retourne pour fixer méchamment ses iris bleutés. Je n’aime
pas ses yeux, ils sont froids, glacials. Tout ce bleu ne cache rien de bon, mais
je me force à les regarder pour la rendre mal à l’aise.
— J’ai la tête d’un mec qui sait que son calvaire auprès d’une gourdasse
va prendre fin ?
Mon ton est calme mais empreint de brutalité. Sans se vexer, elle semble
plus touchée par la nouvelle que par la forme que j’ai voulu lui donner.
— On pourrait trouver le numéro d’un chauffeur de taxi ? me questionne-
t-elle, peu sûre d’elle.
— Sans argent pour le payer ? Bonne idée ! Je te préviens, c’est toi qui le
suces. Moi, je refuse de faire ça à un mec.
Son visage se teinte de dégoût.
— Je vais faire comme si je n’avais rien entendu… Je pensais simplement
qu’on pourrait le payer en rentrant chez nous.
Même si elle est moche et chiante, il faut dire que parfois elle n’a pas de si
mauvaises idées… Pourquoi je ne suis pas foutu d’y avoir pensé plus tôt ?!
La chance nous sourit donc enfin. Je m’attendais à ce que Calista saute de
joie, mais je ne perçois qu’un petit peu de soulagement dans ses yeux. Moi, j’ai
failli embrasser le comptoir quand le standardiste m’a confirmé que notre taxi
arriverait d’ici une demi-heure. Comment fait-elle pour être si peu
expressive ? Sérieusement, je ne la comprendrais jamais. Il y a peu, elle
insultait la Terre entière. Merde, elle ne peut pas réagir un minimum ?
— Calista, j’ai le temps de te baiser vite fait, ça te dit ?
Enfin ! Son visage s’exprime. De la colère, de l’aversion mais aussi de
l’amusement. Comment elle peut ressentir des émotions si paradoxales ?
— Tu ne veux pas plutôt m’achever tout de suite ?
Je remarque qu’elle s’améliore ; elle m’a presque répondu du tac au tac.
J’imagine que, d’ici quelque temps, il faudra que je sois plus subtil pour
l’énerver. Dommage, c’était si simple et si agréable.
Ayant le choix entre le vigile costaud et la caissière fatiguée, je décide de
tenter ma chance avec cette dernière puisque Calista ne daigne pas encore
écarter les cuisses. Je me montre très gentil, drôle et charmant avec elle depuis
tout à l’heure. Bientôt, je serais en route pour la Ferme. J’ai bien l’intention de
mettre ce laps de temps à profit pour prouver à Calista que je suis un homme
apprécié et que si elle me rejette, c’est parce qu’elle a mauvais goût.
Personne ne remarque la vendeuse au maquillage blafard sous l’éclairage
des néons derrière cette caisse, perdue sous un blouson à l’effigie d’une
grande marque de carburant. Puisque les clients se font attendre, après m’être
faussement intéressé à elle en lui demandant quels étaient ses rêves coup
classique , je lui propose ma compagnie le temps d’une pause et elle m’offre
même une cigarette. Je me sens pleinement satisfait. Une fois à l’extérieur, non
loin des poubelles, pouvoir sentir la fumée s’imprégner dans ma gorge, finir
dans mes poumons et ressortir par mon nez me contente suffisamment.
Il faut vraiment être bigleux pour ne pas voir que cette fille manque
d’attention. Elle sourit comme une enfant lorsque je place ma main autour de
sa clope pour faire barrage au vent. C’est un geste totalement calculé, une
façon de me rapprocher d’elle et de la charmer puisqu’il n’y pas un
microscopique souffle d’air. L’atmosphère est chargée, l’orage n’est pas loin,
le ciel s’assombrit franchement.
Avant même que le feu atteigne le mégot, ma langue est au fond de sa
bouche et son corps me supplie de la toucher davantage. Je me demande
parfois si je ne suis pas un surdoué. Je constate que ce n’est pas aussi facile
pour tous les mecs de ce monde. Gus, par exemple, c’est un beau gars. Il faut
être objectif parfois, sa plastique est plus avantageuse que la mienne mais,
incontestablement, j’ai toujours plus de succès auprès des filles que lui. Je
n’arrive pas à l’expliquer, c’est ainsi.
Je ferme les yeux, mais je n’éprouve aucun plaisir à la toucher même
lorsque ma main passe sous son haut hideux. Ce n’est pas elle que je désire. Ma
bite me tourmente, oui, mais c’est dans Calista que je veux me calmer, pas
entre deux poubelles avec cette pauvre fille. Et puis ici, je serais dans
l’incapacité d’effectuer mon rituel de purification indispensable pour ma
survie mentale, alors je lâche l’affaire en interrompant ce moment sans saveur.
Après un passage obligé par les toilettes pour me récurer du mieux que je
peux la bouche, je rejoins Calista. Je m’assois à côté de la machine à café pour
attendre le taxi dans un espace climatisé, assez proche d’elle pour ne pas passer
pour des personnes étrangères, pas assez pour être vu comme des personnes
intimes ou même amies. Je ressens pas mal de frustration en attendant qu’elle
me demande où j’étais passé, mais rien. Moi qui me faisais une joie de
l’énerver… pas un putain de mot ! Jusqu’à ce qu’elle daigne ouvrir la bouche
au moins cinq minutes plus tard.
— C’était bon ?
J’espérais y discerner de la colère puisque je viens de la laisser en plan
pour m’offrir du bon temps. Mais non, j’y décèle une vraie curiosité, qui me
laisse sans voix. Elle en profite pour renchérir.
— C’est simplement pour savoir si ça valait le coup que tu te fasses
frapper par son mec.
— Elle n’a pas de mec, j’affirme, sûr de moi.
— Tu lui as demandé ? répond-elle avec dédain.
— Non. J’ai observé. Cette fille est une frustrée de la vie.
J’en suis certain et convaincu.
— Je pense que tu as eu tort.
Sur ces mots, elle se relève de son siège inconfortable en métal et je vois
le vigile avancer d’un pas frénétique vers nous, nous pointant du doigt. Je ne
me souviens pas avoir volé de paquet de chewing-gum… Qu’est-ce que Calista
a bien pu foutre, bordel ?
— Toi là-bas ! Dégage avant que je t’en colle une !
Tout d’un coup, des petits détails durant ma conversation avec la nana me
paraissent plus clairs. J’aurais dû deviner qu’elle avait l’intention de provoquer
quelqu’un, de prouver qu’elle était capable de se taper un inconnu. J’aurais dû
remarquer la façon que ce mec avait de la mater, mais je préfère observer les
filles, c’est mon gros défaut.
Maintenant, je sais que ça va me retomber sur la gueule. Calista affiche un
sourire satisfait et j’aurais dû me méfier de son calme apparent. Je me relève,
il ne manquerait plus qu’il me tabasse pour un baiser aussi naze, ce con-là,
pour que ma journée soit de plus en plus pourrie.
— Bien, chef !
Accompagné de Calista, je marche avec désinvolture vers la sortie, un
sourire narquois sur le visage. Mon regard est plein de condescendance quand
je le considère avec pitié en passant près de lui. Je vois qu’il bouillonne et ça
me plaît.
— Toi, tu restes. Je vais montrer à ton mec ce que ça fait.
Je me retourne pour voir Calista se figer et le sang quitter son visage je
la comprends. Le ton de cet homme est menaçant et ne présage rien de bon
pour elle. Je suis loin d’être le prince charmant qui bravera le danger pour la
secourir. En une fraction de seconde, j’ai l’intelligence ne pas agir. Je hausse
les épaules et m’adresse directement au mec.
— Vas-y, amuse-toi bien, et chapeau si tu arrives à la décoincer, dis-je
avec une indifférence feinte.
Je continue ma marche désinvolte avec l’espoir d’avoir réussi à le bluffer.
J’espère être parvenu à lui faire comprendre qu’elle ne représente rien pour
moi afin qu’il la laisse tranquille. Tout ce qu’il veut, c’est m’atteindre, et je ne
le laisserai pas le faire à travers elle. Même si je la déteste un peu plus chaque
jour, je refuse qu’elle paye les pots cassés de mes histoires de cul, qui n’en
sont d’ailleurs pas. Si ça doit arriver, elle sera actrice de son malheur.
9.

Calista

Il faut appeler un chat un chat : Basile est un enfoiré. Il vient de


m’abandonner avec un pervers enragé. Je ne sais pas ce qui me rend le plus
folle : si c’est le vigile qui vient de rentrer dans ma zone de confort et
m’angoisse, si c’est Basile car il a pris du bon temps avec la vendeuse et que ça
me retombe dessus, ou si c’est son air faraud et impétueux carrément énervant
quand il est sorti de cette station sans même me jeter un regard.
L’homme censé apporter la sécurité se dresse devant moi, imposant, les
yeux pleins d’une haine sans nom prêt à faire tomber sur moi un amas de
représailles. J’ai peur. Véritablement. Je suis assez proche de lui pour
remarquer que les muscles de son corps se tendent et que sa pomme d’Adam
ressort sous la pression de sa mâchoire serrée. Il veut me faire du mal, et je ne
suis pas assez naïve pour ne pas comprendre ce qu’il attend de moi.
Cela m’effraie. Ce que je redoutais le plus risque de se produire. Il va
abuser de moi, de mon corps, il va me toucher là où personne ne m’a encore
jamais touchée. Je le vois dans son regard comme une promesse, et j’ai peur.
Je n’arrive pas à comprendre le raisonnement de mes amis, et encore
moins celui de mon père. Je veux bien lui accorder le fait qu’il soit un artiste,
que le rock dicte sa vie, que je sois désagréable avec tout le monde, mais est-ce
une raison pour établir un plan aussi fou et machiavélique ? pour
m’abandonner de la sorte au premier détraqué venu ?
J’essaie de ne rien laisser transparaître sur mon visage, de contrôler
comme je peux les tressaillements de mes jambes. Je dois soutenir ce regard
qui me terrifie. Je dois me montrer forte. Mais plus je scrute le fond de ses
yeux, plus je saisis que ça ne m’apportera rien de bon.
Je pourrais courir et hurler hors de cet endroit, mais pour aller où ? pour
rejoindre qui ? À part me jeter sous les roues d’une voiture propulsée à
130 km/h, je ne vois pas d’issues possibles. Par intermittence, le regard du
vigile quitte le mien pour regarder dehors. L’atmosphère s’est terriblement
alourdie. Tout semble vouloir craquer dans la station comme à l’extérieur
mes nerfs par la même occasion , mais je ne peux courber l’échine sous la
pression qui s’accumule.
J’entends mon cœur cogner contre ma poitrine. De la bile me monte à la
gorge et je peine à déglutir. J’ai chaud, pourtant je frissonne. Une sueur froide
perle le long de ma nuque. Tout mon corps me hurle de fuir, mais je suis trop
effrayée pour bouger. Pétrifiée, j’attends que le premier coup vienne et ma
respiration se hache.
Et puis soudain, plus rien.
Les yeux menaçants de l’homme se teintent de désolation et de mépris.
— Casse-toi, tu n’en vaux pas la peine.
Je ne joue pas aux filles fortes et fières et me retourne pour quitter la
pièce. Une fois mon visage livide hors de sa vue, j’en profite pour avaler
douloureusement ma salive. Je ne sais pas s’il est sérieux ou s’il veut me voir
partir pour mieux me rattraper, mais je déguerpis le plus rapidement possible
sans savoir comment mes jambes réussissent à me porter.
Lorsque les portes coulissantes s’ouvrent et que j’aperçois Basile sous ce
petit préau qui protège la seule marche menant à la boutique, ma terreur
s’évapore pour laisser place à une colère grandissante prête à éclater. Son
sourire rogue finit par me faire péter les plombs.
L’orage éclate au loin puis un premier éclair zèbre le ciel. J’explose alors
de rage pour accompagner la nature, prête à faire tomber la foudre de ma
haine sur Basile. Je rêve de l’anéantir, de l’électrocuter ou de le noyer, j’hésite
encore. La pluie tombe, puissante, lourde, épaisse. Le ciel gronde autour de
moi ; l’imitant, j’en profite pour ne pas mettre de mots sur mes maux mais
pour les rendre plus réels par la force.
Une sorte d’adrénaline s’injecte dans mes veines et, en moins de temps
qu’il n’en faut pour le dire, je pousse Basile avec tellement de vigueur qu’il
trébuche de la marche, se retrouve à découvert, les fesses sur le sol mouillé,
ahuri. Il ne s’attendait pas à un tel assaut de ma part. S’il n’avait pas été surpris,
jamais il n’aurait bougé d’un centimètre il est beaucoup trop fort pour moi.
Humilié, il se redresse avec une rapidité déconcertante. Son orgueil et sa
fierté bafoués par une fille viennent de le mettre autant en colère que je le suis
moi-même, si ce n’est plus et tant mieux.
— T’es vraiment folle ! Qu’est-ce qu’il te prend ?!
Cette question en suspens me rend encore plus dingue.
— Ce qu’il me prend ? Tu oses me demander ce qu’il me prend ? Espèce
de raclure ! Tu m’as laissée avec ce taré pour être tranquille ! Tu m’as sacrifiée
pour peloter une fille contre une poubelle !
Le mien, d’orgueil, en a aussi pris un coup. Qu’il m’abandonne est une
chose, qu’il me sacrifie et pour si peu en est une autre. Je ne vaux rien de
plus pour lui, et ça me blesse, terriblement. J’imaginais que même si nous
n’étions pas vraiment amis, je pouvais néanmoins le considérer comme un
membre de ma famille, celui qu’on évite d’inviter aux repas, certes, mais je me
suis trompée. Profondément déçue, ma fierté réagit en lui hurlant dessus.
L’adrénaline ne m’ayant pas encore quittée, j’essaie de le pousser, mes
mains posées sur ses épaules. Il me retient mais, sans nous en rendre compte,
nous ne sommes plus à l’abri de cette pluie d’été, chaude, torrentielle, battante.
Ses cheveux ruissellent. Je m’en aperçois au moment où il arrête de me
maintenir fermement loin de lui. Alors que mes poignets sont menottés entre
ses mains puissantes, nos corps se touchent presque. De rage, je serre les
poings et tente de me dégager de son emprise, refusant que ma poitrine
effleure son torse. Il me regarde avec froideur, son sourire est devenu
moqueur. Malgré la haine que je lui porte, je suis forcée d’admettre qu’à cet
instant précis il y a de la beauté dans ses traits. Il ravale sa fierté mais je sens
qu’il va me le faire payer. Je sais que ses yeux rieurs vont être assassins.
— Je croyais te rendre service. Ce n’est pas tous les jours qu’un mec te
demande. Tu le sais aussi bien que moi.
Ses mots me font l’effet d’un coup de poignard en plein cœur. Il sait, il
connaît ma grande faiblesse et l’utilise contre moi comme le beau salaud qu’il
est. Ça me tue. Je ne suis ni belle, ni désirable, ni séduisante, ni même un peu
jolie, et ce depuis toujours. Je ne suis qu’une fille hors norme qui n’a jamais
attiré personne. Basile me le rappelle avec brutalité, lui qui m’a entendu parler
avec Gus ou Cyrielle des garçons que je trouvais mignons, auxquels je
finissais par vouer une véritable obsession mais qui ne m’accordaient même
pas un regard.
Il se souvient certainement de la façon dont j’étais perçue quand je passais
le seuil d’une porte. Il a vu comme moi le regard hautain des filles et celui
condescendant des garçons à mon égard. Il a deviné que j’avais travaillé dur
pour que cela ne se reproduise plus. Il avait lui-même remarqué et constaté, il
n’y pas si longtemps, que j’avais changé, et aujourd’hui il s’en sert contre moi
pour me blesser. Qu’il m’ait abandonnée m’a peut-être mise hors de moi, mais
ses mots viennent de m’offenser au plus profond de mon âme. J’aurais préféré
qu’il me gifle.
Mes mains posées sur ses biceps cèdent sous l’effet du choc. Il n’y a plus
de colère en moi. Je lâche prise. Je le laisse gagner, trop affectée par ses
paroles pour continuer à me battre contre lui. Il me regarde, victorieux, et me
laisse pantelante sous la pluie, incapable de rétorquer quoi que ce soit parce
que je n’ai pas encore assez de recul sur cette souffrance. Tout ça n’est pas
encore enfoui au fond de mon cœur.
Je l’entends au loin, il me demande de m’abriter. Mais je n’y arrive pas. Je
veux que les lourdes gouttes d’eau me lavent le cerveau de cette foutue
journée, je veux qu’elles enlèvent la crasse de mon esprit, je veux qu’elles
rafraîchissent cette haine brûlante au fond de mes tripes.
Je vois le taxi arriver au loin, mais je ne réagis pas. Basile doit lui
envoyer un signe car il semble se diriger vers nous. D’une langueur
déconcertante je fais le tour de la berline pour monter dans l’habitacle confiné.
Dégoulinante de pluie, je ne prête aucune attention au conducteur, mais mes
bonnes manières m’obligent à lui céder un « Bonsoir », sans goût, sans vie.
Basile se charge de la conversation. Il me doit bien ça.
Une partie de mon cauchemar s’éloigne au démarrage. Malheureusement,
l’autre partie est toujours présente. Si tout à l’heure j’avais terriblement chaud,
si j’étouffais sous l’air écrasant, maintenant j’ai froid. Basile gesticule sur la
banquette arrière. Je l’ignore et regarde par la fenêtre, il est tard maintenant et
l’orage a assombri le ciel.
Ce serait mentir de dire que j’observe le défiler des paysages qui sont
tapis dans l’ombre. Je regarde simplement les feux des voitures de l’autre côté
de la rambarde. J’ai envie de me faire mal, envie de me brûler la rétine, envie
de ressentir une douleur physique plus intense que celle psychique mais ça ne
marche pas. Pourtant, j’ai mal. Mes vêtements mouillés refroidissent et j’ai
l’impression que l’eau s’imprègne dans ma chair et mes os pour se greffer sur
ma moelle épinière. Sans le vouloir, je grelotte.
Ses mots raisonnent dans ma tête comme une rengaine incessante : « Je
croyais te rendre service. Ce n’est pas tous les jours qu’un mec te demande. Tu
le sais aussi bien que moi. » Le rejet a longtemps fait partie de mon quotidien.
Mon embonpoint de gamine profitant trop de la vie et de ses délices sucrés
accordés par des parents bienveillants ne m’a pas aidée à me faire d’autres
amis que ceux que je considère comme ma famille.
Jamais on ne m’a proposé de jouer à la corde à sauter, sauf pour
permettre à la fille capable de sauter très haut, elle, d’avoir une personne
faisant tourner la ficelle. Jamais on ne m’a invitée pour une fête
d’anniversaire, de peur que je mange tout le gâteau, peut-être. Je n’étais pas
obèse, non, je n’étais pas si différente, mais je l’étais assez pour qu’on me
rejette.
À l’adolescence, la cruauté enfantine s’est transformée en dégoût et même
s’ils ont toujours été présents, j’en veux à mes amis pour leur impuissance et
certains de leurs regards compatissants. Puis il y a eu les insultes et les
moqueries à cause de dix malheureux kilogrammes qui me séparaient de la
normalité. J’avais beau être la « fille de », je n’en restais pas moins la petite
grosse.
Durant notre scolarité, nos parents se sont efforcés de conserver notre
anonymat. J’étais alors une enfant, puis une ado banale dans cette jungle qu’est
la scolarité. Démasqués, nous changions d’établissement, souvent. À chaque
nouvelle école, l’espoir. L’espoir d’être différente et de plaire. À chaque
nouvelle école, une déception. La déception de n’être que moi-même et de
déplaire.
Pourquoi suis-je aussi attristée par le comportement de Basile ? Je devrais
être habituée. Ce n’est pas comme s’il avait passé son enfance à me défendre
contre ces insultes et moqueries que je subissais. Pourtant, il était plus grand,
plus fort et plus beau que moi. Il aurait pu. Il ne l’a jamais fait.
Il y a eu ça, puis il y a eu le rejet des garçons. J’étais apparemment trop
écœurante et mon physique était bien trop ingrat pour que l’un d’eux
m’accorde un sourire, un smack, une caresse, un premier baiser, un second. Je
n’ai jamais été assez bien faite pour attirer l’attention d’un être du sexe opposé.
À croire que j’ai appris à me faire transparente.
À certains moments, je me sens jolie, et le regard du monde change sur
moi. Je crois que c’est pour cela que j’ai tant détesté que Basile me rappelle en
coulisse le fameux soir de ce concert : dans la fausse, je me sentais vivre, et
lorsque Johan s’est intéressé à moi, j’avoue avoir flanché sans hésitation. Je ne
me sentais plus seulement jolie, je me sentais normale. Au revoir « le
Gnome ». J’étais quelqu’un d’autre que cette pauvre petite et grosse Calista
rejetée par la Terre entière. Non, je n’étais plus cette fille : j’étais une femme,
digne de se faire aborder par un homme. Pas hideux, un homme vraiment
mignon qui plus est.
« Je croyais te rendre service. Ce n’est pas tous les jours qu’un mec te
demande. » Et il a raison. C’est moi qui me suis accrochée à Johan, qui ai
instigué nos quelques rendez-vous. D’abord dans le bar à la fin du premier
concert, puis un autre au cinéma et un dernier à la cafeteria d’un studio
d’enregistrement de Rechute. C’est aussi moi qui l’ai embrassé en me jetant
littéralement sur ses lèvres. Il n’a pas réellement répondu à ce baiser. Est-ce
qu’il l’a apprécié, au moins ? J’ai de sérieux doutes. Ça me bouffe de
l’intérieur. Toute cette souffrance refoulée réapparaît et s’accumule dans mon
esprit au point d’embuer mon regard.
J’entends la voix horripilante de Basile, mais elle me paraît loin, et je ne
l’écoute pas. Je ne veux pas que ses mots me touchent à ce point une nouvelle
fois. Ça peut paraître absurde de souffrir pour une chose aussi insignifiante,
mais je ne peux pas déloger ce sentiment, celui d’une fille brisée.
Enfermée dans un mutisme qui ne semble pas vouloir prendre fin, je sens
que le vide me réclame. Je fais fi des appels de Basile avant de sursauter d’un
bond quand sa main se pose sur mon épaule. Il me fait revenir à la réalité et je
prends alors conscience des tremblements de mon corps. Une étincelle
d’espoir gigantesque illumine mon regard.
— Nous sommes arrivés ?
— Non. Tu devrais enlever tes fringues mouillées, il y a des plaids sous la
trappe en dessous de tes pieds.
— Je n’ai pas froid, dis-je avant de me retourner de nouveau vers la vitre
pour conserver le semblant de vide que j’ai réussi à créer au sein de mon âme.
— Calista, ne m’oblige pas à te déshabiller de force, menace un Basile
étrangement protecteur.
Je me fiche de savoir pourquoi il s’inquiète si soudainement pour moi,
j’espère simplement qu’il culpabilise mais ça ne lui ressemble pas.
— Je ne vais pas me mettre nue dans une voiture, et encore moins avec toi
à mes côtés.
Ma voix au début si sûre d’elle n’est plus qu’un bégaiement absurde quand
je pose les yeux sur Basile. Je réalise à l’instant que son torse et ses cuisses
sont dénudés. Ses vêtements ont disparu. Bien que je sois vidée de toute
émotion, la vue qui s’offre à moi me trouble. Musclé, son ventre est couvert
d’un léger duvet de poil bien placé sous son nombril ; j’aurais presque envie
d’y faire courir mes doigts s’il ne s’agissait pas de cet abject Basile.
— Fais pas ta gamine, tu vas choper la crève, argumente-t-il en sortant un
plaid.
Ruisselante et trempée, j’effectue maladroitement un déshabillage soigné
en m’assurant qu’il regarde ailleurs. Cependant, le chauffeur fait un écart
brusque sur l’autoroute qui nous secoue. Basile grogne un « pervers » entre
ses dents. Le chauffeur n’a rien manqué et je me sens profondément gênée.
Avec le rouge aux joues et une extrême rapidité, je m’enroule dans la
couverture sous l’œil incrédule de Basile.
Ses pupilles me scrutent et je ne me peux m’empêcher de penser qu’il
dégage quelque chose de malsain. J’ai vécu mon enfance à ses côtés, mais rien
ne me permet de comprendre comment il a pu devenir cet être aussi froid et
dédaigneux.
Mon siège étant mouillé, je n’ai d’autres choix que de m’asseoir au sec,
au milieu de la banquette. Lorsqu’il comprend mon dilemme, il soupire et se
déplace le plus possible contre sa portière afin qu’aucun contact ne puisse être
permis entre nous puis ferme les yeux. Le silence ne m’aide pas pour arrêter
de me morfondre jusqu’à ce qu’il le brise.
— Je ne pensais pas ce que je t’ai dit tout à l’heure.
— Tu mens, dis-je, perplexe.
— Crois ce que tu veux.
Il referme les yeux pour bien me faire comprendre que la conversation
s’arrête là.
— Pourquoi tu as dit ça, alors ? je m’obstine, essayant de fouiller son âme
et de saisir chacune des expressions de son visage.
— Aucune importance. Je ne vois même pas pourquoi ça t’affecte autant.
Je voulais juste te dire un truc qui te fasse fermer ta gueule, répond-il
franchement et visiblement très agacé.
— Pourquoi ? je m’étonne.
— T’es longue à la détente, ma pauvre fille. Le mec a voulu me
provoquer en te menaçant. Il s’est probablement imaginé que je protégerais la
donzelle en détresse. J’aurais porté le premier coup, et BAM ! il aurait eu son
excuse pour me décalquer, prend-il la peine de m’expliquer en roulant des
yeux.
— Si je comprends bien, en m’ignorant tu voulais éloigner le danger ?
j’insiste lourdement, totalement stupéfaite.
Il soupire, assez mécontent de s’esquinter la voix à m’expliquer ses actes.
— Ce gars voulait te sauter pour me faire chier. En lui prouvant que j’en
avais rien à foutre, il a compris qu’il fallait lâcher l’affaire. Et puis toi, t’es
revenue, la bouche en cul de poule, et t’as piqué ta crise. En hurlant que je te
sacrifiais, en plus, comme si on était maqués. Il perdait pas une miette du
spectacle, fallait bien que je dise un truc avant que tu foutes tout mon plan en
l’air, ronchonne-t-il.
Ça semble tellement logique pour lui… Néanmoins, pour moi, c’est
complètement tordu. Un léger rictus vient se positionner sur la commissure de
mes lèvres l’espace d’une demi-seconde.
— Aurais-tu un semblant d’humanité en toi ? j’ironise.
— J’aurais mieux fait de te laisser avec cet abruti, grommelle-t-il.
Mon sourire n’est ni sarcastique ni forcé.
— Merci de ne pas l’avoir fait.
J’appuie sincèrement sur chaque mot.
Je ne réalisais pas à quel point j’ai de la chance de pouvoir rentrer chez
moi sans avoir eu à subir de sévices corporels ou d’abus.
— Euh… OK ? s’étonne-t-il.
Je n’ai pas l’habitude de ravaler ma fierté, et lui n’a pas l’habitude d’être
serviable. Cet échange cordial doit être le premier depuis un millier d’années.
Bercée par la route avec un chauffeur à la conduite fluide et douce, je
m’autorise à fermer les yeux.
— Basile ?
Lui aussi semble s’assoupir : il ne m’adresse qu’un « hum » interrogatif.
— Qu’est-ce qui t’a le plus manqué quand tu es parti ?
Il réfléchit deux secondes puis se lance.
— Je dirais ça.
— Tu veux dire, les taxis ? je m’amuse.
— Espèce de cornichon, il y avait des taxis en Australie, plaisante-t-il. Je
dirais plutôt les idées tordues de nos darons, et puis ce goût pour l’aventure et
la connerie. Pas toi ?
Je lui adresse un sourire apaisé.
— Je crois que c’est ça aussi : leurs folies.
Sortir des clous me met dans l’embarras, mais je pense que ce n’est pas
une si mauvaise chose.
— N’empêche qu’ils nous l’avaient jamais fait ce coup-là, ces enculés.
Il ne dit pas ça avec colère, mais plutôt avec dérision. Finalement, ça le
ferait presque sourire. Il faut tout de même constater que l’ambiance est
beaucoup plus détendue que tout à l’heure. Quelque chose d’imperceptible a
changé. Mes cheveux mouillés par la pluie ont dû former une croûte gluante
sur mon front en séchant, pourtant il semble me regarder comme si j’étais
jolie.
Mes yeux rencontrent les siens et une sorte d’électricité me transperce,
fournie par l’intensité qu’il s’évertue à mettre dans ce regard. Chaud. C’est le
mot qui me vient à l’esprit. Chaud, ses yeux sont chauds, suffisamment pour
faire sécher mes os encore humides avant de m’apercevoir que mon soutien-
gorge et le renflement de mes seins s’exhibent sous son nez.
10.

Basile

Ne pas la prendre ici, pas dans cette caisse, surtout pas devant ce chauffeur
libidineux. Même si je lui callais un doigt, ce gros porc en retirerait du plaisir.
Comment lui en vouloir, à cet obsédé ? J’étais comme lui. Sur le cul. Dans mon
esprit, elle portait encore des vieilles culottes à fleurs en coton, mais je suis
forcé d’avouer que ses dessous s’accordent parfaitement avec mes goûts.
Sobres, élégants et sensuels à la fois.
Qui veut-elle duper ? Sa lingerie est une incitation à l’effleurement ; la
fine dentelle semi-transparente de son soutif, une invitation à la caresse. Pas de
rouge tape-à-l’œil, pas de rose fluo criard, pas de blanc en signe de fausse
pureté. Non… Seulement des sous-vêtements noirs mes préférés. On pourra
dire ce que l’on veut, mais je n’y crois pas une seconde. Peut-être que son
hymen est intact mais ses manières d’ingénue sont feintes. Elle crève la dalle,
ça saute aux yeux qu’elle a envie de sexe. Une lingerie pareille ne reste pas
sous un pull trop large ou planquée dans un placard, elle se dévoile. Je cherche
un peu de fraîcheur en collant ma tête contre la vitre et ferme les yeux pour
éviter de la contempler. Qu’elle se soit couverte de ce putain de plaid m’aide à
faire diminuer la bosse bien moulée dans mon boxer. Entrevoir ses tétons
pointer… c’est trop bandant.

Une bourrasque me sort brutalement de ma somnolence et les jappements


d’un chien de garde de la Ferme me remettent les idées en place. La vitre
arrière ouverte, les spots lumineux de l’entrée m’éblouissent.
— Gilou, c’est nous, tu peux nous ouvrir s’il te plaît ? demande Calista
parfaitement réveillée.
Je ne sais pas combien de temps s’est écoulé, mais j’espère qu’elle a
profité de mon demi-sommeil pour me reluquer.
Gil était là bien avant nous, c’est une sorte d’ange gardien. Un homme
fort que je n’ai jamais vu sans moustache. De tous les agents de sécurité qui
travaillent pour nos parents, c’est de loin celui que je préfère. C’est le plus
fidèle : il était là au début, il sera là à la fin ; du moins, c’est ce qu’il affirme
sans cesse. Ce soir, la contrariété prédomine sur son visage.
— Vous allez bien ?
— Mieux, maintenant que nous sommes rentrés.
Ma réponse est claire, nette et précise ; il ne veut pas de longs discours,
seulement être rassuré. Une seconde plus tard, Céleste est prévenue de notre
retour. La pauvre, elle a dû se voir mourir d’inquiétude. Je m’attends à une
réaction disproportionnée de la part de cette mère poule. D’ailleurs, dès qu’elle
ouvre la portière arrière, elle plonge sur son petit cœur chéri et l’écrase de
tout son poids.
— Mon bébé ! Je croyais ne jamais te revoir !
— Mais si ! Au pire, tu serais venue me reconnaître à la morgue, essaie de
plaisanter Calista.
— Vivante, j’entends !
— Tout va bien. Tu me fais un peu mal, maman…
Revêtus sèchement, nous pénétrons dans l’enceinte. Lucia ne me réserve
pas le même accueil, mais je suis surpris de lire du soulagement sur son visage
sévère. Tandis que Calista se fait bécoter par sa mère depuis tout à l’heure, la
mienne ne m’adresse qu’une tape sur l’épaule qui me raidit de pied en cap.
La bande de traîtres qui nous sert d’amis s’approche, mais rien ne
m’indique sur leur visage qu’ils aient pris leur pied à agir de la sorte. Je
comprends très vite qu’il n’y avait que Bernie dans le coup.
Gus se jette littéralement sur Calista. Dans son élan, il ne la projette pas au
sol. Dommage. Je me serais bien foutu de sa gueule si elle s’était mangé les
galets de l’entrée de plein fouet ça n’aurait pas été la première fois.
— Cali, je te jure que nous n’y sommes pour rien ! Ton père a kidnappé
nos téléphones ! se justifie-t-il, soucieux.
S’il y a bien quelqu’un qui a dû se pisser dessus autant que sa mère, c’est
lui. Calista est son rocher autant que sa protégée. Il ne peut vivre sans la savoir
en sécurité et se planterait lui-même les clous sur sa croix pour la protéger. Un
lien indéfectible les soude, peut-être un pacte ou une connerie dans le genre.
J’imagine que Céleste a séquestré Bernie dans la cave et lui inflige des
tortures atroces, car je ne le vois pas pointer le bout de son nez. En retrait,
Térence me fixe, l’œil mauvais, m’accusant déjà de tous les malheurs du
monde comme si j’étais le seul et l’unique responsable. Il faut dire que j’ai le
potentiel pour être la pire chose qu’il ait pu engendrer. Un sale bon à rien de
fils.
— Qu’est-ce que vous foutiez à poil ?
— On a baisé comme des sauvages pour faire passer le temps, je le
provoque.
Il essaie de m’administrer une gifle, mais mes réflexes sont bons et je lui
bloque le bras. Stupéfait par son geste autant que moi, il reprend ses esprits. Je
ne me souviens pas en avoir pris une, même méritée, largement méritée.
— C’est la fille de Bernie, tance-t-il. Tu n’y touches pas.
Particulièrement tendus, nous nous toisons. Je n’ai jamais écouté ses
conseils, ce n’est pas aujourd’hui que ça va changer. Cette fille a besoin de
comprendre que la frustration qu’elle m’a fait subir lors du vernissage de
Solal était un affront qui ne peut pas rester impuni. Afin de dissiper le malaise,
il articule d’une voix blanche :
— Grama a appelé, elle voulait de tes nouvelles.
Je hausse les épaules et quitte toute l’assemblée afin de me réfugier chez
moi.

Le lendemain matin, je me réveille, serein et heureux. Serein car je suis


dans mon lit, que cette aventure est enfin terminée. Heureux, car j’ai prévu une
après-midi qui me tient à cœur. Je m’apprête à partir chez Grama sur les coups
de 11 heures lorsque je reçois un message de Gus.
Debout grosse larve. Rejoins-nous chez Céleste, Cali dort encore.

Je lui réponds dare-dare.


Je ne dors plus depuis longtemps, vieille peau ! J’arrive.

Je ne sais pas s’ils ont l’intention de réveiller Calista, mais si c’est le cas,
tant pis pour eux ; moi, je tiens juste à les saluer avant de partir. Je ne me
frotterai pas à cette épreuve.
Une fois devant chez elle, j’actionne le lion en métal qui orne la porte
pour annoncer ma venue.
— Je t’ai dit dehors, Bernie ! hurle Céleste.
Sa colère ne s’est visiblement pas calmée. J’ai appris que Bernie avait été
contraint de pioncer au dortoir comme un con tant elle était furieuse.
— C’est Basile, je crie derrière la porte.
Celle-ci s’ouvre sur son visage radieux et quelque peu embarrassé mais
prêt à rire.
— Désolée, je croyais que c’était encore mon imbécile de mari, rit-elle. Il
y a des smoothies dans la chambre de Cali. Monte.
Je lui adresse un sourire sincère. Céleste est une femme agréable, ronde et
très jolie, toujours attentive au bien-être de ceux qu’elle aime. Son seul défaut :
nous ne grandissons pas dans sa tête.
Mes paternels ont mis un point d’honneur à faire oublier que notre
habitation était une ferme, mais ici tout le rappel. Que ce soit la déco rustique
et champêtre, le carrelage en damier noir et blanc, les poutres en bois
apparentes, les murs en pierre et la nappe à carreaux vichy. Néanmoins, je dois
accorder à Céleste que sa maison n’est pas si arriérée qu’elle en a l’air et
dégage une certaine classe avec un brin de modernité.
J’emprunte les escaliers en chêne sombre et massif aux marches un peu
bancales. Une fois à l’étage, j’arpente le couloir recouvert d’un parquet ancien
fraîchement ciré pour accéder à la porte du fond, ouverte. La chambre de
Calista est comme dans mes souvenirs : baignée de soleil, ni trop grande ni
trop petite, avec un lit à barreaux au centre de la pièce. La bande est au complet.
Calista a l’air d’un zombie et lutte pour garder les yeux ouverts. Gus se tient
près d’elle, un bras autour de ses épaules, tandis que Cyrielle est affalée sur
son frère au pied du couchage.
— Salut, les gars !
Je regarde tout le monde, et particulièrement elle, vêtue d’un pyjama qui
ferait rêver ma grand-mère, puis je me rappelle quel genre de sous-vêtements
elle portait hier. Je me surprends à l’imaginer dans cette tenue, attachée aux
barreaux en fer forgé de son lit, à ma merci.
Si je veux, je peux.
— Alors, ça te dit ?
Je n’ai pas fait l’effort de les écouter ; ils se sont tous mis à parler en
même temps faut dire. Mais sinon, oui, l’idée qu’ils partent tous pour me
laisser accrocher Calista me dit bien. Malheureusement, ils ne parlaient
sûrement pas de ça.
— Je n’ai rien compris. Un à la fois.
Solal prend la parole :
— Stage de surf, dans les Landes, pendant deux semaines, tous ensemble,
ça te dis ?
— Ouais, plutôt. Ce serait quand ?
L’idée de passer du temps au bord de l’océan me plaît beaucoup. En plus,
je n’ai jamais pris la peine d’apprendre à surfer, c’est une occasion rêvée.
— Le nouveau pote de Calista se propose de nous donner des cours dès
lundi avant que la haute saison ne débute. Donc départ dimanche, me répond
Gus.
Le nouveau pote de Calista ? Elle a des potes en dehors de nous ? Cette
fille asociale ? Je n’y crois pas. Un rictus moqueur se forme sur mes lèvres,
mais je me garde de tout commentaire quand je me rappelle que, depuis peu, il
y a un pion blondinet à abattre dans mon jeu.
— Ouais, si on trouve un endroit où vivre, rappelle à l’ordre Cyrielle.
Calista reçoit un message et le lit. Apparemment, rien n’est encore décidé
et l’idée n’est qu’à l’état de projet. Tout reste à organiser. Ce sont les voyages
imprévus que j’apprécie le plus, ils nous apportent souvent beaucoup de
surprises, mais je comprends qu’ils puissent être inconfortables pour des gens
comme Calista.
— Johan nous propose de louer la maison d’un gars qu’il connaît. Cinq
chambres, deux salles de bains, grand séjour, cuisine ouverte et vue sur
l’océan.
Faut croire que le mec a vraiment envie d’avoir Calista dans les pattes.
Pauvre gars, tu ne sais pas ce qui t’attend. Elle va te pourrir l’existence. Ne
compte pas sur elle pour écarter les cuisses facilement.
— Au fait, ça ne dérange personne si Suzie nous rend visite de temps en
temps ? Elle sera chez son grand-père, à une demi-heure de Lacanau où nous
allons, lance Gus comme si de rien n’était.
— Si elle me dit bonjour, oui ! Ce sera l’occasion de la rencontrer, sourit
Calista.
— Moi, je n’y vois pas d’objection. Par contre, je ne vais rester qu’une
semaine, je dois être présent quand l’expo sera ouverte au grand public, nous
explique Solal.
Les choses semblent se goupiller de façon satisfaisante et je décide de
partir avant de boire mon smoothie. J’ai hâte de retrouver ma dynamique
grand-mère.
Mon père trouve toujours une excuse, prétextant qu’il n’a pas le temps de
lui rendre visite, et, pour mes frères, ma Grama est loin de faire partie de leurs
préoccupations. Je crois qu’elle est bien trop vieille pour qu’ils s’intéressent à
cette femme aux cheveux gris. Ça me révolte et me désole. Son veuvage a
débuté bien avant que je naisse, mais je ne lui connais pas d’amants, seulement
quelques amis qui jouent au bridge ou au tarot avec elle.
Je mets un point d’honneur à lui rendre visite le plus souvent possible,
outre le traditionnel mercredi après-midi comme aujourd’hui. Je suis
pleinement satisfait quand, à la fin de la semaine, pas un jour ne s’est passé
sans que je l’aie vue. Ces cas-là sont rares, ce qui n’est pas vraiment à mon
goût, alors je l’appelle tous les jours, même sans avoir à lui raconter quoi que
ce soit.
J’apprécie particulièrement passer mes après-midi à jardiner avec elle,
bien que d’autres activités soient encore plus revigorantes ici. Les fleurs, les
plantes, les arbres, les fruits, les légumes, c’est son domaine. Ses jardins,
vergers et potagers sont magnifiquement entretenus. Tout petit, j’aimais quand
elle m’y emmenait. C’était tellement grand que parfois je m’y perdais. C’était
féerique. Encore maintenant, il y a quelque chose de magique dans ces lieux.
Elle m’a transmis ce goût pour la nature qui lui correspond si bien, elle
m’a enseigné les noms latins des plantes, la signification des fleurs, et le
fonctionnement du calendrier lunaire. Ça ne me sert à rien techniquement mais
puisque ça lui faisait plaisir…
Comme toujours, elle m’accueille chaleureusement. Une fois gavé par la
tonne de bouffe qu’elle m’a obligé à ingurgiter, je l’accompagne jardiner.
— Tu as rempli ton dossier d’inscription, mon petit ? s’inquiète-t-elle.
Bien sûr que non, j’ai le temps, c’est demain le dernier délai.
— Je vais le faire, ouais.
— Dis-moi que tu as l’intention d’obtenir ta première année de licence,
cette fois ? sourit-elle.
— À ton avis ? je me marre.
Elle me jette un regard complice avant de lever les yeux au ciel. Ça me
fait chier de ne pas être le petit fils parfait, seulement, c’est plus fort que moi.
Je ne suis pas un bon élève : je m’inscris chaque année à la fac dans n’importe
quelle branche pour faire quelque chose de mes journées et rester proche de la
bande. Grama ne me le dira jamais, pourtant, au fond de ses prunelles, je peux
deviner toute la détresse qu’elle ressent concernant mon avenir.
Toute l’après-midi, elle me parle de choses et d’autres. Je ne l’écoute que
d’une oreille.
— Basile ! Tu es avec moi ?
— Hum ? Non… Désolé Grama.
J’embrasse son front ridé avant de lui tendre une bouture.
— Tu as l’air ailleurs.
Je pense qu’il n’y a qu’avec elle que je me sens moi-même. Il n’y a qu’elle
dans mon univers puisqu’elle est la seule pour qui je compte. Elle me connaît,
mes plus sombres secrets et moi, mais ne me juge pas. Le masque tombe en sa
présence ; mon honnêteté ne l’effraie pas, mes vices et travers non plus. Elle
sait ce que tout le monde ignore mais ne m’a pas rejeté.
— Je pensais à Calista.
— À Calista ? Comment va-t-elle ? Son séjour s’est bien passé ?
— Ouais, je crois. Je n’en sais rien, je ne lui ai pas demandé, je réponds
nonchalamment.
— Tu pensais à elle ?
— Ouais, enfin pas vraiment. Je trouve qu’elle a changé, mais je n’arrive
pas à définir en quoi. Elle m’agace encore plus qu’avant, et pourtant je n’ai pas
forcément envie qu’elle reparte.
Même si Grama est tolérante, je préfère tâter le terrain avant de lui
annoncer de but en blanc que j’ai l’intention d’amener Calista sur les pentes
glissantes de la sexualité pour ensuite la pousser dans mon gouffre de
débauche.
— Ça fait une éternité que je ne l’ai pas vue… Peut-être qu’elle a du mal à
quitter l’enfance ? Tu as été plongé très tôt dans le monde des adultes, mais ses
parents se sont efforcés de la maintenir le plus possible dans l’innocence de
l’enfance. Sois indulgent, Basile.
L’égoïsme fait partie de moi, elle le sait parfaitement. Grama est ma
conscience, le petit ange gentil sur mon épaule droite. Celle qui me pousse vers
le droit chemin, ma lumière. Elle se bat contre mes démons et me tire sous le
soleil, luttant difficilement car, chez moi, la nuit est longue.
— Tu as peut-être raison. Elle a un corps de femme mais n’en est pas une,
c’est probablement ça qui me débecte.
Pourquoi aurait-elle le droit à cette douce complaisance qu’est l’enfance
alors qu’on m’a obligé depuis trop longtemps à évoluer dans le monde des
grands ? Pourquoi ne devrait-elle pas assumer le rôle que nous nous voyons
tous contraints d’endosser ? Pourquoi serait-elle la seule à rester hors de
portée des malheurs qui l’accompagne ? Voilà un peu plus de deux semaines
qu’elle est rentrée d’un voyage qui aurait dû la confronter à la réalité mais,
trop peureuse, elle semble n’avoir rien vécu.
Mon caractère s’est forgé dans la souffrance, il doit en être ainsi pour le
sien, quitte à entacher son âme, je m’en suis fait la promesse. Évidemment, je
n’en pipe mot à Grama : elle me remettrait dans les rangs illico à sa façon, et
ce n’est pas ce dont j’ai besoin pour calmer ma rancœur.
Le parterre nettoyé, la terre retournée, les fleurs repiquées, Grama
m’entraîne dans la véranda de sa maison en me disant qu’elle a quelque chose à
me donner avant le goûter, quelque chose dont je vais devoir prendre soin.
— Je l’ai trouvé sous le jasmin blanc, dans un sale état. Je crois que sa
mère l’a abandonné : il était maigre et chétif. Possiblement l’avorton de la
portée. Sa patte est toujours cassée, fais attention, m’avertit-elle.
Elle ouvre une grande cage, remplie de copeaux et de nourriture. J’y
plonge ma main doucement. J’attends un moment avant que l’animal daigne
sortir de sa cachette. Ses petites moustaches s’agitent puis son museau me
renifle. Ce lapereau n’est pas très sauvage puisqu’il ne se débat pas lorsque je
le soulève. Je me demande par quel miracle il a pu survivre aussi petit hors de
son terrier…
— Tu lui as trouvé un prénom ?
— Non, je t’attendais.
— Bambi.
Ma grand-mère éclate de rire.
— Bambi ? Ce n’est pas un faon, normalement ?
— Bah, je m’en fous.
Je préfère croire que sa mère a été tuée par un chasseur plutôt que
d’imaginer qu’elle l’a abandonné, c’est moins cruel. J’apprécie déjà ce petit
animal. Il est si jeune que Grama en a déduit qu’il n’était pas encore sevré et
m’explique les choses rudimentaires à connaître pour qu’il subsiste. Elle
souhaite me le confier car, fatiguée, elle part dès demain en cure thermale où
les animaux sont interdits.
Tard dans la soirée, je finis par rentrer chez moi, accompagné de Bambi.
J’ignore encore de quelle couleur sera son pelage. Je vais tout faire pour qu’il
reste en vie. Peut-être même que je réussirais à le domestiquer et qu’il pourra
devenir mon animal de compagnie, bien que l’idée déplaise à ma grand-mère.
Il saura trouver sa place chez moi.
Je parle à Bambi de mes plans en ce qui concerne la séduction de Calista
et il semble plutôt d’accord avec moi. Je ne dois rien tenter pour l’instant, c’est
trop risqué de me faire prendre par un vieux, il vaut mieux attendre les
vacances loin de la Ferme. C’est décidé : c’est là-bas qu’elle me suppliera de
faire d’elle une femme, une vraie.
11.

Calista

Johan, Johan, Johan… Je n’ai plus que ce prénom à la bouche. Il est


tellement attentionné ! La fin de nos vacances approche à grands pas ;
cependant, il a pour projet de me rejoindre à la rentrée. Depuis mon arrivée il
y a plus d’une semaine, nous nous voyons chaque jour. Ce jeudi soir, il
m’emmène au restaurant, seulement lui et moi. J’attends ce moment avec
impatience et appréhension.
C’est tellement simple, tellement doux quand nous sommes ensemble.
Patient, il ne me brusque pas. Ça ne fait pas de doute, il est tout ce que j’ai
toujours désiré. Je pense même que je suis en train de tomber amoureuse. J’ai
conscience que mes sentiments sont précipités, mais ses mots me font fondre,
ses jolis messages et ses petites attentions aussi. Il nous apprend à surfer, et je
le soupçonne d’être beaucoup plus pédagogue avec moi qu’avec le reste de
mes amis. Ce qui n’est pas pour me déplaire… Je suis le centre de son monde
et j’aime ça. À ses yeux, je suis la plus belle des fleurs. Tout se passerait
merveilleusement bien si Basile ne venait pas noircir le tableau avec ses
remarques désobligeantes et sa présence nauséabonde.
Je peine à traîner ma lourde planche dans le sable sous un soleil de plomb
et les bourrasques de vent d’autan blanc. La matinée a été intense. À la merci de
leurs estomacs sur pattes, Basile et Gus avancent d’un pas rapide vers la digue,
tandis que Solal et Cyrielle s’entraident pour remonter leurs surfs
tranquillement. Le peloton de queue est pour ma poire, comme toujours,
néanmoins Johan vient d’arrêter l’ascension de la minidune pour m’attendre.
Quand j’arrive à sa hauteur, son visage s’illumine. Il laisse tomber sa
planche, retire ses lunettes à monture orange et m’attire contre lui, puis il
prend soin d’enlever une algue coincée dans mes cheveux humides et salés.
— Quand ton odeur se mélange à celle de la mer, j’ai envie de te croquer,
murmure-t-il en nichant son nez dans le creux de ma nuque.
Les mains autour de son cou, je caresse la naissance de ses cheveux, tout
sourire. Johan m’a révélé qu’il était en réalité un grand timide, ce qui explique
pourquoi il s’était montré si peu entreprenant après le concert.
— Merci, toi aussi tu sens bon.
Il pose ses lèvres sur les miennes, le regard pétillant. Il a déjà noué les
manches de sa combinaison autour de ses hanches, alors mes mains glissent
sans retenue sur son torse nu et bronzé. Comme à chaque fois, j’ai un mal fou à
faire descendre la fermeture Éclair, et comme tous les jours, il me propose son
aide, que j’accepte, profitant du contact de ses doigts le long de mon dos : c’est
devenu notre petit rituel.
Basile sabote mon moment de plaisir en se plantant devant nous :
— Si t’as envie de la peloter, te gêne pas. Par contre, sois sympa et file-
nous les clefs du local. J’ai faim et je me pèle les couilles.
Une seconde déconcerté, Johan s’empresse de détacher la clef bien
accrochée au surf et la lui tend.
— Tu peux prendre la planche de Cali au passage ? Elle est plus légère
que la tienne, demande-t-il gentiment.
Basile arque un sourcil et son sourire n’est que mépris.
— J’suis pas un dromadaire.
Sur ces mots, il tourne les talons et s’éloigne enfin de nous. J’ai
l’impression que mon amoureux est mal à l’aise en présence de ce petit con.
Moi, il m’horripile, c’est tout.

En fin d’après-midi, une fois rentrée, je dévale les escaliers et pénètre


dans la cuisine immaculée. Je m’assure que Basile ne se trouve pas dans le
salon avant de contourner l’une des colonnes carrées au style épuré, trop blanc
à mon goût. Après avoir déposé un bisou sur les joues de Gus et Solal, je
m’assieds face à eux sur l’un des tabourets en plastique transparent de l’îlot
central pour goûter.
Au placard le short et les tongs ! Ce soir, je veux me sentir belle et
désirable. Je suis prête, du moins je l’espère. Ce soir, j’ai l’intention de perdre
ma virginité.
— Toi, t’as quelque chose à nous demander.
— Bien vu, Gus.
— On t’écoute, m’assure Solal en faisant glisser vers moi une tartine de
miel.
Je prends mon courage à deux mains et ne laisse rien paraître de ma gêne.
Ils me regardent tous les deux très attentivement.
— Qu’est-ce qui vous excite le plus chez une fille ? Qu’est-ce que je peux
faire d’imparable pour que Johan ait envie de coucher avec moi ? je demande
d’une seule traite.
Gus s’étouffe avec ses céréales et Solal me regarde, les yeux ronds, la
cuillère bloquée dans le pot de miel.
— Euh… je ne sais pas, bredouille ce dernier.
Gus tousse toujours, je crois qu’il a même recraché ses corn flakes par le
nez. Solal le fixe, consterné, pour qu’il lui vienne en aide. Lorsqu’il se calme et
reprend ses esprits, ce n’est pas une réponse qui sort de sa bouche.
— Tu vas coucher avec Johan ? Ce soir ?
Je ne m’attendais pas à une question, mais alors DEUX ! Est-ce si
surréaliste ? Suis-je incapable de plaire à leurs yeux ?
— Oui. C’est ce que je veux. Il est où le souci ? Vous êtes tous passés par
là à ce que je sache, je réponds sèchement.
— Tu es sûre de toi ? De lui, surtout ? répond un Gus légèrement…
inquiet ??? Oui, inquiet.
Je ne sais pas ce qui m’énerve le plus : qu’ils ne répondent pas à mes
questions et me traitent comme une enfant ? ou qu’ils me pensent incapable de
coucher avec un garçon ?
— J’ai vingt ans, Gus, il est temps que je grandisse un peu, non ? J’aime
bien Johan, je ne vois pas où est le problème. Alors, quelqu’un se décide à me
répondre ?
Vexée, j’ai un peu haussé le ton. J’en ai marre que l’on me prenne pour la
coincée de service.
— Reste toi-même, ça devrait suffire, tente timidement Solal.
— Rester moi-même ? Sympa les gars, super votre aide !
Je me tiens la tête entre les mains, dépitée d’être aussi peu soutenue. Moi
qui croyais qu’on pouvait parler de tout, que mes amis me soutiendraient et me
donneraient de bons conseils… j’avais tort. C’est tout simplement décevant de
leur part.
— Si j’étais toi, je n’offrirais pas ma virginité à ce mec. Il est loin d’être à
la hauteur de la tâche.
Je me crispe au son de sa voix railleuse et me retourne vers Basile qui
sort de la salle de bains. Qui il est pour prendre part à la conversation ?!
— Je ne t’ai pas parlé à toi ! Alors, mêle-toi de ce qui te regarde.
— C’est pour toi que je dis ça. Ce mec n’est pas capable de te donner du
plaisir. C’est tout. Si tu veux être comme toutes ces filles qui ont eu des
premières fois de merde, tu as bien choisi.
Il vient s’accouder au plan de travail, une serviette autour du cou, l’autre
autour de la taille, des perles d’eau glissant sur sa peau, en prononçant sa
théorie merdique. Je ne veux pas qu’il se mêle de ma vie, encore moins de ma
vie sexuelle.
— Je suis plutôt d’accord, essaie de me raisonner Gus.
— Johan est très bien !
Je me lève de mon tabouret. Il faut que je parte pour ne pas envenimer les
choses. Je n’ai pas envie de passer ma soirée à me débarrasser du corps sans
vie de Basile et à nettoyer le sol couvert de son sang. Hors de question qu’il me
pourrisse la soirée.
— Ce n’est pas le genre de mec qu’il te faut, charrie Basile, plein
d’aplomb.
— Évidemment ! Suis-je bête… C’est d’un mec comme toi ! je réponds,
sarcastique.
Nous nous retrouvons face à face, debout, défiants. Nous nous toisons
avec une animosité exacerbée. Enfin, surtout moi ; lui, je suis certaine que la
situation l’éclate. Comme spectateur, Gus et Solal, des témoins impuissants
face à tant de conneries.
— Exactement. J’ai l’expérience pour, et je serais parfait pour te
dépuceler, poupée.
Il assure cela d’un ton railleur mais avec tellement d’assurance, la voix
aussi caverneuse qu’ensorcelante, que ça me déstabilise. Je déglutis. Ses
prunelles me fixent, et j’ai soudainement beaucoup trop conscience des poils
qui se baladent sous son nombril. Cyrielle appelle ça « la ligne du bonheur ».
Jusqu’ici, je n’avais jamais eu envie de suivre le chemin qui mène sous la
serviette… Merde ! Je sens le rouge me monter aux joues. Qu’est-ce qui lui
prend de dire des trucs pareils ?
— Plutôt crever que de m’imaginer coucher avec toi.
Je m’efforce de le regarder dans les yeux, pour lui tenir tête. Il m’est
inconcevable de lui faire plaisir en lui prouvant qu’il peut m’atteindre de
quelque manière que ce soit.
— Permets-moi de te dire que tu as de très mauvais goûts. Un babouin
pareil serait incapable de faire jouir une banane !
Il s’amuse, mais ça me met hors de moi. Clairement.
— Je t’emmerde.
Je déteste être aussi vulgaire mais il le fait exprès. Il me pousse dans ce
sens. En plus, mes potes ne le prennent tellement pas au sérieux qu’ils ne se
rangent même pas derrière moi. Je quitte les lieux sans embarquer ma tartine.
Tant pis. Mes cheveux ont encore l’odeur de l’iode et je dois me préparer : une
douche me fera le plus grand bien pour me remettre les idées au clair. J’ai
acheté de la lingerie spécialement pour ce soir ; j’imagine que ça fera l’affaire
puisque personne ne se donne la peine de me conseiller convenablement.
J’aurais dû fuir beaucoup plus tôt, le soir du gala. Depuis, Basile est trop
étrange. Il me rappelle constamment ce moment. Aussi agréable fût-il, il est lié
à quelque chose que j’essaie de refouler, à quelque chose que j’essaie
d’oublier. Depuis la photo, rien d’anormal ne m’est parvenu. J’ai signalé le
problème à la sécurité et, pour eux, tout est en ordre. Les gardes nous ont tout
de même suivis jusqu’ici. Il n’empêche que ça me fait vraiment peur et je n’ai
pas envie d’y repenser.
Après une longue douche assez fraîche puisqu’il fait très chaud en ce
début juillet , je m’enroule dans une serviette et sors pour rejoindre ma
chambre. Je ne me souviens pas avoir laissé la porte ouverte…
J’enroule une seconde serviette autour de mes cheveux quand je ressens la
présence de quelqu’un dans le coin de la pièce, assis sur le fauteuil. J’émets un
cri de stupeur en sursautant, manquant de me retrouver complètement nue. Les
bienfaits apaisants de l’eau viennent de disparaître quand il se relève et
s’approche dangereusement de moi.
— Sors de ma chambre Basile !
— Non, je suis venu t’empêcher de faire une connerie.
Plus son corps avance vers moi, plus je me recule. Je vais finir par
toucher le mur, mais je suis prête à le transpercer tant Basile est
impressionnant.
— Je couche avec qui je veux, que ça te plaise ou non.
Je suis remuée par sa venue ; mon ton était bien moins affirmé que je ne
l’aurais voulu. Son corps est bien plus imposant que le mien. La façon dont il
me regarde me donne l’impression d’être toute petite.
— Calista, regarde-moi, m’ordonne-t-il avec ardeur.
J’aimerais l’envoyer sur les roses en détournant le regard. Néanmoins, il
suinte de magnétisme et j’ai beaucoup de mal à ne pas contempler sa jolie
bouche entrouverte de petit con, à tel point que j’en oublie de trouver quelque
chose à rétorquer.
— Ce mec est incapable de te faire jouir, grogne-t-il.
Mon cœur bat plus fort dans ma poitrine tellement sa prestance est
saisissante. Face à moi, il me domine du regard mais je résiste à l’envie de
courber l’échine.
— Je répète que ça ne te regarde pas.
J’essaie d’être ferme mais ma voix tremble, sans vraiment savoir
pourquoi il me fait cet effet-là. Un instant, j’oublie de reculer, mais nos corps
s’effleurent et je reprends la fuite, les yeux plantés dans les siens, d’un air
défiant.
— Moi, je peux te faire jouir. Avec moi, tu ne regretteras pas ta première
fois. Ne couche pas avec lui. Choisis-moi.
BAM ! J’atteins le mur. Et zut ! À ce moment précis, je regrette de ne pas
être un marteau piqueur, un bulldozer ou tout autre engin capable de défoncer
les parpaings afin de m’échapper. Basile se rapproche encore de moi, la
férocité se lit sur ses traits. Je tente comme je peux d’ignorer cette sorte de
décharge électrique qui me traverse. Je dois cependant l’avouer : je ne l’ai
jamais trouvé aussi beau qu’à cet instant, aussi sauvage et vivant.
Et si je le poussais ? Impossible : je ne peux pas lâcher ma serviette, pas
devant lui.
Pas même une fichue feuille de papier pourrait s’insérer entre nos corps.
Ses mains viennent toucher mon drap de bain, pile au niveau de mes hanches,
je les sens migrer sur le haut de mes fesses. Instantanément, la chaleur
m’envahit et ma respiration s’essouffle. Peut-être bien que la sienne aussi…
Ses petits yeux marron aux éclats de miel luisent d’intensité. Je suis totalement
obnubilée par les muscles secs et fins qui roulent sous la peau de ses épaules
ainsi que par l’angle brut de sa mâchoire recouverte d’une légère barbe brune.
J’en oublie même la règle qui veut que je lui balance le genou dans ses bijoux
de famille pour déloger ses sales paluches qui flattent mes formes. Honteuse,
je remarque qu’une partie de moi voudrait qu’il m’enlève cette serviette
mouillée, qu’il touche mon corps en me regardant avec ces prunelles
éclatantes. Je ne suis pas dupe, il me désire, je le sens. Je ferme les yeux,
soupire, refoule cette idée et déclame le plus courageusement possible :
— Ma décision est prise, tu n’y changeras rien. Peux-tu sortir de ma
chambre ? Je dois m’habiller. S’il te plaît.
Je ne sais pas lequel de mes arguments a été le plus convaincant. Le
principal, c’est qu’il s’éloigne enfin, le regard noir de haine. Je peux de
nouveau respirer convenablement. Lorsqu’il arrive sur le pas de ma porte, il
me lance comme s’il crachait du venin :
— Ne viens pas pleurer. Ton craquement d’hymen sera un fiasco.
Craquement ? Et pourquoi pas « explosion » tant qu’il y est ? Comme si
cette fine membrane avait un rapport avec ma virginité. En tout cas, sa voix
sonne comme une menace, ou plutôt comme une promesse. Celle que ça se
passera mal. Il en est convaincu. Pas moi.
Le claquement du vantail me fait sursauter. Ma respiration se saccade de
nouveau, je me laisse glisser au sol attendant que la chaleur de mon corps
baisse.
Qu’est-ce qu’il vient de se passer exactement ?
12.

Basile

À l’instant où il nous a rejoints, j’ai compris que ça allait être la merde


pour mon jeu. Je l’ai immédiatement détesté. Ce Johan, je ne le sens pas. Je suis
bien placé pour reconnaître les manipulateurs : j’en suis un. Je suis sûr qu’il a
de mauvaises intentions, je ne sais pas encore lesquelles, mais ce mec n’est pas
sincère.
Je ne dis pas ça seulement parce qu’il va se taper Calista avant moi, non,
c’est autre chose. Je suis forcé d’avouer que l’idée qu’il lui prenne sa virginité
me déplaît à tel point que je suis dans un état second depuis dimanche dernier.
Ça aurait dû être moi. Ça aurait dû être elle et moi dans une jouissance parfaite.
C’était ma bite qui devait détendre sa petite chatte et celle de personne d’autre.
J’ai l’impression de capituler comme un minable soldat bleu un premier
jour dans les tranchées. Pourtant, je ne trouve aucune solution valable pour
abolir ses plans. Séquestrer Calista ? Noyer Johan après l’avoir assommé avec
sa planche ? Me pointer dans leur restaurant pour jouer les trouble-fête ?
Aucune de ces solutions n’est réalisable ou concevable. Flancher de la sorte
sur le sujet n’est pas de ma crampe. Je vaux mieux que ça.
Bordel, je me demande encore où j’ai merdé pour qu’elle ne soit pas déjà
en train de me supplier de la baiser. Certes, la concurrence est rude, mais je
n’en ai rien à battre. J’essaie de faire de mon mieux à tel point que j’en oublie
de me taper d’autres filles. Pourtant, ce n’est pas ce qui manque : l’été est chaud
et elles le sont encore plus.
Ce blondinet de merde la joue fourbe, il prend son temps. Lui, il l’effleure
quand il l’aide à enlever sa combinaison de surf, il suggère les choses. Alors
que moi pas. Mon approche est directe, si je veux la toucher, je ne lui demande
pas explicitement la permission. Je le fais, point. Parce que je sais reconnaître
ses envies.
Ce mec doit être incapable de faire mouiller les nanas et de déceler les
flammes du désir dans leurs yeux. Lui, il est du genre à les forcer pour les
plier à ses pulsions. Je ne ferai jamais un truc aussi ignoble. Peut-être que je
suis un connard, mais j’ai le mérite de ne pas me cacher sous un masque de
Prince Charmant, moi ! Je refuse de croire que la méthode du chimpanzé soit
celle qu’il faut à Calista, même si la mienne pue du cul à ses yeux. J’ai mal
calculé le déplacement de mes pions, et maintenant la partie semble
compromise.
Je me trouve sur la terrasse du balcon à l’étage, qui donne en contrebas
sur la cour et l’océan qui s’étend à perte de vue. Je prends conscience que je
suis un très mauvais joueur quand je le vois arriver. Calista sort de la baraque
pour le rejoindre. Il est tard et le ciel s’assombrit ; je me demande s’il a calculé
son arrivée pour qu’elle coïncide spécialement avec le crépuscule.
Calista est superbe ce soir, assez pour faire monter le désir en moi. Il faut
vraiment que je me tape une meuf, une brune de préférence, afin d’oublier cette
démangeaison dans mon boxer. Est-ce que Johan a une sœur ? Bonne question.
J’ai envie de rire sarcastiquement à cette idée. Même si elle avait les cheveux
verts, je me la ferai, rien que pour me venger. Calista est censée être à moi.
C’est la règle du jeu : le premier arrivé se la tape, pas un connard de surfeur au
teint hâlé.
Même s’il me sort par les trous de nez, il faut avouer qu’il est habile, cet
enfoiré. Il commence par lui offrir un bouquet de fleurs. Je n’aurais pas fait
mieux. Enfin si : Calista mérite autre chose que des roses rouges, beaucoup
trop banales ; le message qui se cache derrière est tellement à chier que c’en est
pathétique. Il sort ensuite un iPod de sa poche, enclenche une musique, dépose
délicatement un écouteur dans l’oreille de Calista et place l’autre dans la
sienne. Puis il finit par lui faire une petite révérence à la con, en signe
d’invitation à danser. Babouin.
Le pire, c’est que Calista semble apprécier ces conneries débiles et
calculées. J’étais persuadé que ce pseudo-romantisme niais n’était pas la chose
dont elle avait besoin. Envie, peut-être. Besoin, sûrement pas. J’étais convaincu
qu’elle flancherait pour un homme, un vrai. Pas pour la lavette avec qui elle
danse sur les planches attaquées par le sable. Le pire dans tout ça, c’est qu’elle
va se le faire seulement pour me casser les couilles, j’en suis certain. Cette fille
est une vipère vicieuse au possible.
Quand je les vois partir, je suis furibond. Bordel, c’est plus que concret :
ce soir, elle va se prendre une bite et ça ne sera pas la mienne. Mais la partie
continue.
Je me la ferai, elle souffrira.
Peut-être même que c’est une chance ce Johan, peut-être qu’il deviendra
une corde sensible. Quand elle le trompera avec moi, je pourrai sûrement faire
ce que je veux d’elle. Un rictus sadique traverse mon visage. Le jeu continue…
Solal est rentré pour son expo, Gus est chez Suzie et Cyrielle est partie
baiser à l’hôtel avec Tiago, croyant que les entendre posait problème à
quelqu’un. Je n’avais donc pas d’autre choix que de reprendre mon activité
favorite afin de ne pas passer la soirée comme un con. Premier bar, première
brune : emballé, c’est pesé. La laissant seule dans la chambre, je m’endors
frustré sur le canapé en pensant à Calista en train de se faire troncher dans la
bagnole de l’autre surfeur.

Sur le coup d’une heure du matin, une porte claque et me réveille.


— Attends, Cali !
Depuis le salon, les bruits sont atténués par les murs. Je me redresse du
canapé et vois Calista adossée au vantail. Elle n’a pas la tête de la fille qui a
apprécié sa partie de jambes en l’air et elle s’enfuit dans sa chambre. Bien fait.
Ce n’est pas faute de lui avoir proposé une autre alternative. Je jubile.
Hors de question que je mange les restes. J’ai trop d’estime pour moi
pour passer après Johan sur le corps de Calista dès ce soir, alors je la laisse en
paix. Je me la ferai dans les règles de l’art et puis, sincèrement, je veux qu’elle
se morde les doigts pour ce choix abscons, qu’elle ressasse cette soirée qui n’a
pas dû être terrible. Ainsi, lorsque ce sera mon tour, elle saisira parfaitement
ma valeur.
Il suffit de me regarder, puis de lancer un regard à Johan : je suis
beaucoup mieux foutu que lui, il n’y a pas de doute possible. C’est carrément
vexant. Il n’est pas de mon rang. Il n’a pas su comment la faire vibrer et ça ne
risque pas d’arriver, c’est flagrant. Je dirais même que je sens meilleur. Si je
ne faisais pas qu’établir les faits et la vérité, d’accord, l’argument serait
exagéré et totalement subjectif. Mais pas là.

Finalement, je n’ai eu qu’à me rendormir pour que Calista vienne à moi.


— Basile, réveille-toi, j’ai besoin de ta voiture.
J’ouvre un œil et rabats la couette sur mon visage.
— Même pas en rêve. Tu vas aller rejoindre l’autre con, je grogne, les
yeux fermés et l’esprit encore embué par le sommeil.
Je l’attrape et l’oblige à s’allonger sur le canapé à mes côtés, mais elle se
débat et ne tient pas en place.
— Mais merde ! Gus a eu un accident. Passe-moi tes clefs !
L’effet est immédiat.
— Pourquoi tu n’as pas commencé par là !
Rapidement je rejoins ma chambre, secoue la brunette qui y dort mais la
masse ne se réveille pas, trop épuisée par nos parties de baise. Pas grave, il n’y
a pas de temps à perdre. Je ressors en enfilant un jean. Calista semble
totalement perdue et angoissée.
— Reste pas plantée là ! Tu viens avec moi. Où il est ?
Elle me répète ce qu’elle a compris au téléphone. Putain Gus ! Je vais te
tuer !
— Il t’a vraiment dit : « Je suis sur une route où il y a des pins » ? Il y a
que ça, ici ! Il y a des pins partout, on est dans les Landes, putain ! Il se fout de
ma gueule !
Si elle panique, moi, je suis nerveux. Nous décidons de prendre la route
qui mène chez Suzie. Calista passe son temps à essayer de le joindre, en vain
puisque la couverture réseau est merdique. Elle a une tête à faire peur j’y
décèle un mélange de douleur, de fatigue et de terreur , alors je pose ma main
sur sa cuisse. Enfin, c’est un prétexte : moi aussi, j’ai besoin d’être rassuré.
Malgré tout le désamour qu’elle me porte, sa main se pose sur la mienne,
d’instinct. Plein phare, je scrute ces interminables routes de forêt.
— C’est sa bagnole non !? je lance en faisant grincer les pneus et me
précipitant hors de l’habitacle tandis que Calista beugle son prénom.
Sa vieille coccinelle s’est plantée contre un arbre. Avec la lampe torche de
mon portable, j’éclaire la caisse accidentée et aperçois Gus recroquevillé sur
lui-même le cul au sol, appuyé contre la portière, une bouteille de vodka dans
la main. Il semble aller bien mais, paradoxalement, il est dans un piteux état. Je
me rends compte qu’il pleure au même moment où je constate qu’il n’est pas
blessé. Calista le prend dans ses bras et lui caresse les cheveux.
— Gus, ça va ?
Les yeux vides, un rire jaune sort de sa bouche, puis sa langue se délie. Je
suis surpris qu’il s’adresse d’abord à moi.
— Non ! T’as pas envie de comprendre ! T’as pas de cœur. Tu peux pas
savoir ce que c’est d’être quitté par la femme que t’aimes. Non, toi, tu sais pas.
T’aimes pas. Toi, t’utilises. T’es comme Suzie, tu jettes quand tu n’as plus
besoin ! Qu’est-ce que tu sais de l’amour, hein ?! Vas-y, réponds-moi, toi qui es
mieux que tout le monde !
Gus n’est pas dans son état habituel. Je ne réponds pas car je ne sais pas ce
qui l’anime : la douleur de la rupture, l’alcool ou le choc de l’accident ? En
tout cas, jamais il n’a été aussi virulent et dédaigneux que maintenant.
— Gus, tu ne sais pas ce que tu dis. Nous sommes venus pour t’aider,
temporise Calista.
Le rire de Gus reprend puis s’arrête brusquement pour la fixer droit dans
les yeux.
— M’aider !? Toi ! C’est la meilleure. Toi, la petite égocentrique qui ne se
soucie que d’elle-même ? T’es venue pour m’aider ? La blague. Je vais te dire,
t’es comme Basile ! Il n’y a que ton nombril qui compte ! Vous êtes pareils tous
les deux. Deux gros cons capricieux et pourris gâtés. Laissez-moi crever ici !
Rendez-moi ma bouteille ! hurle-t-il d’une manière très intelligible.
C’est le moment que je choisis pour intervenir. Quand je soulève Gus
pour le plaquer contre la carcasse de la coccinelle, ma voix est un murmure
effrayant :
— Tu ressembles à ton vieux là, alors ferme ta grande gueule. J’hésiterai
pas à t’assommer avec ta putain de bouteille. On rentre.
Sa réponse ne se fait pas attendre, totalement décousue.
— Faites ce que vous voulez de moi. J’en ai plus rien à foutre ! Je suis
fini. Elle m’a quitté.
Éberlués, nous regardons Gus marcher jusqu’à la voiture : d’abord parce
qu’il tient sur ses jambes, ensuite parce qu’il s’installe à ma place.
— Tu fous quoi là ?!
— Je peux conduire. Vous avez fait l’aller, je peux faire le retour.
Le temps des reproches semble disparaître au profit de la reconnaissance
qui s’apparente plus à de la stupidité.
— Dégage derrière.
Le trajet se passe dans un silence de mort. On s’occupera de la caisse
demain. Connaissant les rapports conflictuels qu’il entretient avec son père, il
peut compter sur moi pour trouver un bobard afin de justifier la tôle froissée.
Il marmonne des choses concernant Suzie et le comportement qu’elle a eu avec
lui, ce qui m’attriste : il n’aurait pas dû s’attacher à cette tarée. Une fois rentrés,
nous le traînons jusqu’à la chambre qui jouxte la mienne. Elle a l’avantage
d’être au rez-de-chaussée ; au moins, on n’aura pas à le remorquer dans les
escaliers. Aussitôt dans le plumard, il s’endort.
Calista en profite pour prendre son téléphone et appelle Suzie dans
l’espoir de dissiper les malentendus et d’amoindrir la peine de Gus.
Malheureusement, peu à peu, Calista se met à bredouiller, incrédule et
incapable de riposter quoi que ce soit. Je ne sais pas ce que l’autre peste lui
raconte, mais s’il y avait un gouffre sous ses pieds, Calista y plongerait la tête
la première.
Durant leur conversation, je me remémore ce moment, la première fois
que Suzie nous a rendu visite. Un début de soirée à la plage quasi déserte
puisque la haute saison n’avait pas encore débuté en cette fin juin. Nous avions
surfé tout le jour et profitions des derniers rayons de soleil.
Gus et Calista gagnaient la partie d’un jeu improvisé avec un ballon
contre Cyrielle et Solal. Suzie et moi, nous les regardions, affalés sur nos
serviettes. Jusqu’au moment où elle m’avait posé une question qui aurait dû me
mettre sur la voie.
— Ils sont tout le temps comme ça, Gus et Cali ?
J’avais regardé plus attentivement ces deux-là. Je trouvais Calista
vraiment à mon goût dans son maillot de bain une pièce que seules les pin-up
aux hanches pulpeuses peuvent se permettre de porter ; le bleu marine
contrastait merveilleusement bien avec la blancheur translucide de sa peau.
Elle s’agitait dans tous les sens pour attraper la balle et j’avais ressenti la
même chose que lorsque j’avais observé son portrait lors de l’exposition. Elle
était pure, ne mentait pas. Elle était elle-même sans se cacher derrière une
image de fille parfaite qui ne se décoiffe pas. Elle était brute, dans le sens où
elle ne s’imposait aucun filtre. À ce moment précis, j’avais trouvé sa beauté
saisissante. Bien sûr, je voulais déjà me la faire.
Après un but, elle avait sauté dans les bras de Gus, faisant valser le sable.
Il l’avait soulevé pour la faire voler en tournant dans les airs tandis qu’elle
déposait un énorme bisou sur sa joue puis elle était repartie jouer alors que
Gus la couvait d’un regard admiratif et bienveillant. L’incompréhension totale
dans ma tête. Comment fonctionnait leur relation fusionnelle ? Aucune idée, et
j’avais remarqué que Suzie n’avait pas non plus la réponse. Je comprenais ses
craintes. Voir une femme aussi canon dans les bras de son mec, ça ne devait pas
être rassurant. J’avais simplement haussé les épaules et répondu avec certitude :
— Tu ferais mieux de t’habituer. Ça a toujours été ainsi. Ne lui demande
pas de choisir. Parce que ce sera elle.
Suzie est la première qui semble réellement compter pour Gus. Calista
doit le ressentir et leur séparation l’affecte bien plus qu’elle ne le montre.
Pourtant, même si je sais qu’elle ne porte pas Suzie dans son cœur, elle tâche
de recoller les morceaux.
Une insulte de Calista fuse et le téléphone plane un moment avant
d’atteindre le sol. Il doit être quatre heures du matin et elle semble exténuée.
Hébétée, elle prend le chemin de sa chambre. Je lui bloque le passage.
— Ça va ?
Ma question est inhabituelle mais sincère, je me doute que la soirée a dû
être forte en émotions pour elle et que l’accident de Gus l’a achevée. Elle
ferme les yeux et tente de retenir sa respiration pour s’empêcher de pleurer. Je
l’attire à moi et ses larmes jaillissent pour faire évacuer la pression.
Elle est d’une fragilité cristalline, alors j’essaie comme je peux de la
serrer fermement contre moi, avec délicatesse. Gus est hors service, il ne lui
sera d’aucun secours. Peut-être qu’elle a besoin d’une consolation. Je refuse
l’inconfort d’une confession, mais je suis en mesure de lui offrir une étreinte.
Qu’importe combien cela me coûte de la serrer contre moi, je peux prendre sa
place.
Doucement, je lui caresse les cheveux, faisant passer un courant électrique
dans tout son corps. Ses larmes se sont évaporées et, lorsqu’elle relève son
visage vers moi, je crois rêver en lisant dans ses yeux l’ardeur d’un désir
nouveau. Surpris, je mets quelques secondes à comprendre. C’est maintenant.
Mes mains glissent le long de son corps jusqu’à atteindre ses hanches
pour la repousser. Je vois la frustration de ne plus me sentir contre elle colorer
ses joues. Elle ne dure pas car, habilement, je la guide contre le mur du couloir
pour lui faire ressentir toute la puissance de mon corps contre le sien.
L’étreinte verticale ne me dérange plus maintenant que je sais qu’elle aspire à
devenir horizontale.
Bloquant ses mains fermement au-dessus de sa tête, j’approche mes lèvres
de sa nuque et souffle sur sa peau frissonnante. Je la fixe ensuite intensément,
sans bouger, les lèvres à quelques centimètres des siennes comme une
invitation, mais je la laisse patauger dans ses tergiversations jusqu’à ce que je
lui cède dans un murmure explicite :
— Embrasse-moi si tu en as envie.
Mes mots amplifient ses frissons. Je ne me sens pas à l’aise. Jamais je n’ai
été tributaire d’une fille. Jamais on ne s’est refusé à moi avec autant
d’entêtement, j’ai toujours obtenu ce que je voulais. Ce soir, je me mets
clairement en danger. Elle est emprisonnée par mon corps et, pourtant, c’est
moi qui suis captif. Sa respiration est saccadée pas plus que la mienne.
Jamais, dans ma putain de vie, j’ai eu envie d’une fille avec cette force. Si
je m’écoutais, mes pulsions m’auraient déjà conduit à la toucher de plus belle,
mais je patiente. J’attends d’être certain qu’elle ait envie autant que moi de nous
faire sombrer dans l’interdit. Elle tremble contre mon corps, de peur et
d’indécision. De désir, aussi. Il faut qu’elle pose ses lèvres sur les miennes. Il le
faut avant que je ne meure de frustration.
Je ferme les yeux. Peut-être que si je ne la fixe plus ce sera plus simple
pour elle. Si je ne la fixe plus, elle succombera. Elle arrêtera d’avoir peur
d’agir. Mais lorsque ses poignets cadenassés par mes mains bougent comme
pour s’en échapper, je regrette aussitôt ma décision. Elle se défile. Je la
regarde à nouveau et abats ma dernière carte.
D’une voix volontairement basse, je murmure son prénom. Je n’aurais
jamais dû lui laisser le choix : elle était vulnérable et le moment était idéal.
Mais je ne la forcerai pas. Tout simplement parce que je suis au-dessus de ça.
Je gagnerai avec loyauté et fair-play. Elle ne sait pas ce qu’elle rate.
Que s’imagine-t-elle ? Que je vais la supplier ? Si c’est le cas, et bien je
l’emmerde. Après tout, c’est son choix. Si elle s’imagine qu’au lit je suis aussi
pourri que son mec, je peux comprendre qu’elle n’ait pas envie de remettre ça.
Ce n’est pas parce que j’ai légèrement pitié d’elle ce soir que je vais lui laisser
croire qu’elle est irrésistible.
Je recule d’un pas pour la laisser s’échapper, n’attendant plus rien de cette
soirée de merde. En installant cette légère distance entre nous, je peux admirer
un peu plus son minois et sa silhouette. J’en ai baisé des bonnes meufs, mais je
n’ai pas besoin de voir ce qu’il y a sous ses vêtements pour savoir qu’elle me
plaira davantage. Je refuse de la quitter des yeux : si elle fuit, qu’elle le fasse
jusqu’au bout.
13.

Calista

La soirée s’était merveilleusement bien déroulée. C’était le comble du


romantisme, doux et magique à la fois. Puis je me suis sentie trahie, seule et
souillée, exténuée par le manque d’humanité qui s’abat sur notre génération,
effondrée par la vision de mes espoirs partant en fumée. Blessée, terriblement
blessée. Tellement obnubilée par mon envie d’être comme tout le monde, j’en
avais oublié de protéger mon cœur.
La tristesse, la douleur, la trahison, la colère, l’humiliation, la peur, la
panique ainsi que tout un tas d’autres émotions que je contenais en moi
semblait vouloir exploser.
Mes larmes ont contribué à faire baisser la pression accumulée après
l’appel de Gus, et le réconfort des bras de Basile est indéniable.
J’ai beau essayé de me convaincre que je n’en ai pas envie, que ça ne doit
pas exister, je suis forcée d’admettre que je ressens quelque chose de plus fort
que ce que je suis censée ressentir pour un « cousin » pire, un « frère ». Je
sais que je ne devrais pas, j’en suis convaincue. Mais je n’en peux plus de lutter
contre moi-même. Je n’en peux plus de me mentir en me disant que je ne
comprends pas l’effet qu’il me fait. Je sais très bien de quoi il s’agit.
C’est du désir. Ni plus ni moins.
Je le désire. Même si ça me fait peur, même si ça m’est interdit, je le
désire. Son visage m’attire, son odeur m’enivre, son contact me déstabilise.
J’ai envie de plus : de sa peau contre la mienne, de son souffle dans mon cou,
de ses lèvres sur les miennes, de ma langue cherchant la sienne.
J’ai peur, mais ça me plaît. J’ai peur, mais je veux continuer. Ses yeux ne
me quittent pas. Ma raison semble avoir complètement disparu et ma
conscience s’est tue. Je ne suis plus que chair et je désire plus que jamais. Il me
laisse choisir et je suis terrifiée. Sa bouche m’appelle, douce et prometteuse
d’un baiser envoûtant. Il rompt le silence et murmure :
— Embrasse-moi si tu en as envie.
Je frissonne et n’arrive plus à calmer ma respiration. En ai-je envie ? Sans
aucun doute. Mais c’est Basile, je dois résister, je n’ai pas le droit de faire ça –
de me faire ça. Je ne peux pas l’embrasser, pas lui. Je n’ai pas la liberté
d’imaginer ses lèvres sur les miennes. Si je ne résiste pas, qu’en sera-t-il ? Que
se passera-t-il ? Qu’en penseront nos amis, nos familles ? Qu’en sera-t-il de
mes principes ? Aurais-je la force de finir comme la fille que j’ai délogée il
n’y a pas si longtemps ?
Ses yeux se ferment et je comprends que c’est une énorme erreur, alors je
libère mes poignets de leur captivité. Sur le point de me dégonfler, il murmure
mon prénom.
Je suis tétanisée par la musique rauque de sa voix. Son corps qui me
brûlait vient de disparaître quelques pas plus loin. Je n’ai jamais autant résisté.
Je n’ai jamais été aussi tentée de faire quelque chose. Il me laisse le choix de
franchir la limite ou non, comme le lâche qu’il est. Si j’agis, je suis
responsable, et il n’aura rien à se reprocher.
Le danger est palpable, les conséquences nous guettent, et pourtant je veux
plus qu’une étreinte. Je le veux. Qu’importe qui il est, qui je suis, ce que nous
sommes et ce qu’il se passera.
Soudainement, je me redresse et pose mes lèvres sur les siennes. C’est si
bon… La seconde de surprise passée, il prend le contrôle de ce baiser et
m’enferme entre ses bras. Je ne ressens plus que ses lèvres humides sur les
miennes. Peu à peu notre baiser s’intensifie, mais l’empressement n’altère en
rien sa douceur. Sa langue entre en jeu sans forcer le passage et, lorsqu’il
prend entièrement possession de ma bouche, une saveur exquise explose sur
mes papilles. Je me surprends à vouloir goûter chaque parcelle de sa peau.
L’une de mes mains agrippe sa nuque pendant que l’autre se perd dans ses
boucles brunes. Un grognement à mi-chemin entre le plaisir et la souffrance
franchit ses lèvres quand je l’attire à moi pour le sentir davantage. Comme si
c’était possible… Ses mains brûlantes viennent au contact de ma peau sous
mon haut. Je me délecte d’une volupté nouvelle, interdite et envoûtante. Avec
délice, le bout de ses doigts rugueux s’accroche à mes hanches. D’un
mouvement brutal plein d’ardeur, Basile me plaque contre le mur. Nos corps
semblent vouloir fusionner. Je ressens plus puissamment encore le renflement
de son sexe contre mon ventre.
Sa bouche couvre ma mâchoire de baisers. Sa langue glisse sur ma nuque,
et avec une lenteur insoutenable vers mes seins. Il me fait vivre un véritable
supplice… Quand il lève les yeux vers moi, je ne résiste plus. Les paupières
closes, je sens une chaleur humide naître entre mes cuisses et me laisse
entièrement submerger par ce désir. Je me mordille la lèvre tant c’est
délicieux.
Alors qu’il passe ses mains sous mes cuisses et s’apprête à me soulever, le
bruit d’une porte qu’on ferme retentit et nous nous éloignons l’un de l’autre,
comme deux enfants punis pris la main dans le sac de bonbons.
J’imagine que Gus est beaucoup trop déglingué ce soir pour remarquer
ma bouche rougie par la barbe de Basile et sa tignasse ébouriffée, néanmoins
nous installons une distance de sécurité entre nous assez frustrante avant qu’il
ne débarque. Je fuis le regard de Basile en baissant la tête, alors qu’il me couve
d’un désir libidineux.
Nos visages se relèvent pour observer la fille qui vient d’apparaître
comme par magie. Elle le regarde avec envie. Je me décompose en
comprenant qu’il s’agit d’une de ses conquêtes, à moitié nue, pour ne pas dire
entièrement elle porte tout de même une culotte…
Toute la lucidité de notre acte aux conséquences désastreuses s’infiltre
dans mes veines et je m’affole.
Basile.
L’homme qui m’embrassait si bien n’est autre que Basile. Quelques heures
plus tôt, ses lèvres étaient posées sur celles d’une autre fille – sur sa peau, sur
sa nuque, sur ses seins. Je dresse une liste mentale des noms de toutes celles
qu’il a déjà bécotées. Une liste faramineuse.
Sans un regard pour elle, il attrape ma main et m’entraîne jusqu’aux
escaliers, où je m’arrête brutalement pour m’asseoir sur la première marche
en plaçant mon visage entre mes mains.
— C’était n’importe quoi, je souffle.
— Ouais, mais je m’en fous. Viens, m’ordonne-t-il.
— Non.
Je l’entends inspirer profondément comme pour ne pas perdre patience.
Pourtant, c’est avec douceur et sérénité qu’il relève mon menton.
— Si tu me dis que tu n’en as pas envie, je ne te croirais pas.
— Ce n’est pas normal tout ça, dis-je avec une détresse qui me saisit moi-
même.
— Qu’est-ce que tu as ressenti ? me demande-t-il d’une voix chaude,
tentatrice.
Je sens mes joues rosir et détourne le regard avant de hausser les épaules
en murmurant un « Je ne sais pas ».
Pas question de lui raconter que l’intensité du truc m’a submergée, que
j’avais soif de lui et que j’ai ressenti plus de frissons dans ses bras pendant ces
quelques minutes qu’en deux semaines dans ceux de Johan. Ça me terrifie, et le
mot est faible.
— Je vais te dire ce que tu as ressenti. Tu as hésité, puis tu as eu peur et
ensuite tu as décidé de grandir. Pour une fois, tu t’es lâchée. Tu as arrêté de
réfléchir et ça t’a libéré. Tu as succombé et tu as aimé ça. T’as aimé céder à tes
pulsions. Tu avais envie de te foutre à poil pour que je te touche comme la
femme que tu es vraiment. Celle pleine de désir et de passion. Tu as aimé être
cette femme, et si tu me dis le contraire, je ne pourrais pas te croire.
L’aplomb qui accompagne ses propos me déconcerte. Il semble si sûr de
lui que j’en suis déboussolée, incapable de discerner le vrai du faux dans ce
que je ressens. Sa main posée sur ma cuisse ne m’aide pas à nier. Mes
paupières clignent trop rapidement pour me convaincre du contraire.
— Peut-être… Oui… je murmure, honteuse. Mais je ne veux pas être
comme ça avec toi. Plus jamais, j’affirme ensuite avec assurance.
La virulence que je mets dans mes propos n’est pas à son goût car sa
mâchoire se crispe.
— Alors là, tu rêves, poupée.
— Je ne suis pas une poupée.
— Bien sûr que si… une poupée qui n’a qu’une envie : m’embrasser
encore et encore.
— Je n’ai qu’une envie : te frapper. Oublie ce qu’il s’est passé.
D’un coup, je me relève pour gravir les escaliers avec une rapidité qui
m’étonne moi-même.
— Calista !
Il est sur mes pas. Je lui claque la porte de ma chambre au nez, mais il
parvient à la coincer du pied et l’ouvre en grand, le regard amusé et taquin.
— Basile, laisse-moi. J’ai besoin de dormir.
Me regardant intensément, il ne dit rien, comme s’il cherchait à tester ma
volonté.
— S’il te plaît, ton pied, retire-le, je demande fermement.
Il prend ma main et l’embrasse en bon gentleman. Évidemment, je ne suis
pas dupe et lève les yeux au ciel.
— Bonne nuit, ma chère Calista. Je viendrai vous réveiller en douceur.
Je soupire mais souris légèrement en lui demandant de dégager. Il exécute
les ordres, les yeux pleins de malice. Je ne prends pas le temps de me changer :
je m’allonge et m’endors sans même me demander ce qu’il adviendra de ce
réveil, certaine que Basile pourrait me prodiguer d’autres douceurs qu’un petit
déj’.

Ma courte nuit fut pleine de culpabilité. Je me demande encore comment


j’ai pu faire un si gros écart. Lorsque le soleil a commencé à se lever, alors
que je venais juste de m’endormir, j’avais senti quelqu’un s’introduire dans ma
chambre avant de se glisser dans mon lit pour m’utiliser comme une poupée de
chiffon.
J’ai d’abord pensé, voire même peut-être espéré que ce soit Basile, pour
ensuite constater qu’il s’agissait de Gus, imbibé d’alcool comme un Baba au
rhum et puant la vinasse. Il a marmonné des « Je suis désolé », « Fais-moi un
câlin » alors je n’ai pas eu le cœur de lutter et j’ai cédé.
Il n’est pas encore 9 heures quand je décide de me lever. Ce matin, j’ai les
idées plus claires. J’ai envie d’effacer le souvenir de notre baiser de ma
mémoire, ou plus précisément de celle de Basile. Sauf que si je sors de cette
chambre, je risque de le croiser. Je regrette de m’être montrée si peu résistante.
Je ne devais plus être moi-même. Cependant, si je descends et que je me heurte
à ses yeux brûlants, je crains de ne plus penser aux remords et de perdre le
contrôle à nouveau. Quelque chose d’incompréhensible m’attire chez lui, alors
que je suis censée le détester, le haïr. Lorsqu’il est près de moi et que je croise
son regard ténébreux, je m’enflamme. Une fois qu’il sera devant moi,
sûrement en boxer puisqu’il affectionne particulièrement cette tenue le matin,
je crains de ne pas pouvoir résister.
J’ai aussi très peur qu’il se serve de notre baiser contre moi. Qu’il
l’utilise à mauvais escient. Je connais Basile, il est capable de manipuler et de
briser n’importe qui par sa force de persuasion et par d’habiles manipulations.
Je ne suis pas sa première victime, et la situation tend à devenir désastreuse et
malsaine.
Je me sens tellement coupable de l’avoir embrassé que j’imagine que le
regard des autres va me transpercer et déceler ce secret. Mes jambes me
portent jusqu’à la cuisine, et c’est avec horriblement de gêne, mais un peu de
soulagement que je constate qu’il n’y a que Basile. Il m’a forcément entendue,
et pourtant il reste de marbre. Assis sur son tabouret, il ne se retourne même
pas vers moi. Je suis complètement effrayée par la réaction qu’il va avoir.
De mon côté, je ferai comme si rien ne s’était passé. Je nierai s’il affirme
haut et fort que nous nous sommes embrassés. Je suis certaine qu’il serait
même prêt à ajouter que je lui ai sauté dessus, ce qui n’est pas totalement faux,
mais je le contredirai et inventerai une histoire pour démonter ses propos.
— Bonjour.
Ma voix est loin d’être celle d’une personne innocente qui n’a rien à se
reprocher. Loin de là. Je contourne l’îlot afin de rester la plus éloignée
possible de Basile. Hors de question que je passe derrière lui. Je n’ai aucune
réponse de sa part. Contrairement à d’habitude, aujourd’hui je passe outre son
impolitesse. Il a sûrement raison : le silence est une bonne chose.
Installée à l’autre bout, quatre tabourets nous séparent et je me retrouve
face à une complication. Que faire ? Approcher Basile pour récupérer le lait à
côté de son bol ou lui adresser la parole comme si le baiser d’hier n’avait
jamais existé ? Choix cornélien…
— Est-ce que tu peux me passer le lait, s’il te plaît ?
Basile pivote la tête dans ma direction et me lance un regard tellement
noir que je n’arrive pas à saisir ce que j’ai pu faire pour mériter ça. C’est
tellement inattendu, tellement soudain. Il était si doux hier… Il attrape la brique
de lait, dévisse le bouchon et porte le goulot à sa bouche pour avaler de
grandes gorgées. L’instant d’après, il écrase la bouteille vide sur le plan de
travail.
— Il n’y en a plus, lance-t-il, sans m’adresser un regard, le ton de sa voix
n’ayant rien de très amical.
Que me vaut cette méchanceté matinale ?
— D’accord. Merci quand même, dis-je de façon ironique même si je ne
compte pas commencer une dispute, pas après notre échange buccal.
Je continue à déjeuner dans un silence morbide, tendu et glacial. Jusqu’à
ce qu’il soit interrompu par la brune d’hier soir, pauvrement vêtue.
— Bien dormi, poupée ? demande Basile sur un ton chaleureux qui
contraste carrément avec celui qu’il a employé avec moi.
« Poupée ». Ce surnom est de loin celui que je hais le plus. Dans sa
bouche, il sonne condescendant et méprisant.
— Pour le peu que tu m’as laissé dormir, oui, assez, sourit-elle d’un air
coquin.
Il l’attire à lui et l’embrasse à pleine bouche. Je pense que c’est la
première fois que je vois Basile si démonstratif avec une fille au petit matin.
Ses mains se baladent sur son corps, ardemment. Je vois leurs langues se mêler
et je décide de détourner le regard lorsque j’aperçois Basile remonter le T-
shirt de sa conquête. Jusqu’au moment où je suis forcée de les regarder à
nouveau car le bol de Basile vient de tomber de l’îlot avec fracas. Le haut de la
fille a disparu. Il vient de la poser sur le plan de travail et lui maltraite les seins
alors qu’elle l’encercle de ses jambes.
C’est une vision d’horreur écœurante. Jamais il n’a fait une chose aussi
indécente et irrespectueuse. Je ne peux le supporter, alors je fuis. Quel porc, il
me dégoûte. J’ai envie de me foutre des claques. Qu’est-ce qu’il m’a pris d’être
comme cette fille hier soir ?
Une chose est certaine : le baiser que nous avons échangé ne représente
absolument rien pour lui. Je ne sais pas si je dois être soulagée que ce soit le
cas et qu’il n’en fasse aucunement mention, ou si je dois être déçue qu’il
n’insiste pas, qu’il n’ait pas envie de plus.
Lorsque je redescends après la douche, Basile astique le plan de travail
avec un spray à la Javel. Ce qui ne m’empêchera pas de repasser après lui.
Pourquoi pas au Kärcher ? Je décide de lui faire une remarque méritée et pose
les mains sur mes yeux.
— C’est bon ? Je peux rentrer dans la cuisine ou je vais voir des
immondices ?
— Tu vas me casser les couilles longtemps ?
— J’hésite encore.
— Putain, ta sale gueule me saoule.
Je m’apprête à rétorquer quelque chose, mais nous sommes interrompus
par Cyrielle et Tiago, qui reviennent de leur matinée de surf. Cyrielle a dû
prendre note de mon SMS car elle me prend directement dans ses bras pour me
consoler.
La douleur de Gus, la tristesse que j’endure après la trahison de Johan, le
désir soudain, voire constant, que j’éprouve pour Basile sont des mauvaises
choses qu’il faut absolument que j’arrête de ressasser. Alors je passe une
bonne partie de l’après-midi à tout astiquer pour rendre la maison impeccable,
puis j’organise et prévois tout ce que je peux ordonner. Si dans ma tête, c’est le
bordel, au moins mon environnement est maintenant suffisamment clair et net
pour me rassurer. Quand mes amis sortent se balader, j’ai déjà tout frotté, tout
briqué, tout désinfecté, tout aspiré, tout lessivé du sol au plafond ; je ne vois
pas ce que je peux faire de plus, mis à part nettoyer les rainures du parquet au
fil dentaire. Néanmoins, je préfère rester à la villa à attendre le réveil de mon
Baba au rhum sur les coups de 19 heures.
— Est-ce que tout va bien, Gus ?
— Tu m’expliques ?
Je savais, je me doutais que je ne pourrais pas garder le secret très
longtemps. Il était évident qu’il devinerait à la seconde où il me verrait ce qu’il
s’est produit avec Basile. Merde, merde, merde ! Pourtant, je feins l’ignorance.
Quitte à mentir, autant le faire jusqu’au bout. Je ne veux pas assumer.
— Quoi donc ?
— Tu as appelé Suzie !?
J’ai envie d’émettre un énorme soupir de soulagement mais je le retiens.
— Oui, je voulais lui parler mais elle n’a rien voulu entendre.
— Putain, mais de quoi tu te mêles bordel !?
Il explose littéralement de colère et claque du poing sur la table, me
faisant sursauter.
— Tu te prends pour qui ? Tu ne fais qu’envenimer les choses et
confirmer ses dires ! Qu’est-ce que tu crois ? Que tu peux te permettre de jouer
les intermédiaires sans mon autorisation ?! Réponds-moi, Calista !
Je le regarde sans comprendre, prête à fondre en larmes depuis qu’il a
prononcé mon prénom en entier : « Calista ». Jamais il ne m’appelle ainsi…
— Je voulais seulement t’aider, je bégaye.
— Mais t’es pas ma mère, putain !
— Je suis ton amie, Gus, je…
— Mais ferme-la ! me coupe-t-il en s’avançant vers moi.
— Qu’est-ce qu’il t’arrive mon pote ?
J’étais tellement choquée et interdite par les propos de Gus que je n’ai
même pas remarqué que le reste de la bande était rentré. Basile vient de
s’interposer entre nous.
— Elle n’arrête pas de foutre la merde dans mon couple ! hurle-t-il.
— Pauvre gars ! Ta meuf te largue et tu t’en prends à ta meilleure pote !
Va te branler, ça te calmera.
— Ta gueule toi ! l’interrompt Gus. Et toi espèce de merdeuse, je ne veux
plus voir ta tronche !
Je le regarde, stupéfaite. La haine qu’il me crache à la figure me fait
affreusement mal. Je ne comprends pas, pour la première fois de ma vie, sa
façon de raisonner. Rapidement, je regarde autour de moi : Cyrielle et Tiago
observent la scène, désolés et sidérés, sans comprendre eux non plus, et Basile
fixe Gus avec mépris.
Je décide de m’éclipser dans ma chambre. Je suis certaine qu’il y a une
raison qui explique son comportement. Je devrais être furieuse contre lui.
Pourtant, je n’éprouve que de la compassion mêlée à ma douleur. J’aimerais
savoir pourquoi il souffre…

Je me décide à sortir avant qu’il ne fasse nuit. Je veux observer une


dernière fois l’océan ; j’ai besoin de son réconfort et de son immensité pour
me trouver minuscule et relativiser mes problèmes.
La plage est déserte, le drapeau orange ; de toute façon, l’idée ne viendrait
à aucune personne censée de plonger. J’avoue avoir enfilé mon maillot de bain
mais uniquement pour tremper mes pieds, car l’eau est bien trop fraîche pour
envisager une baignade. Je pose mes fesses sur le sable, remonte mes genoux
sur ma poitrine pour y poser la tête tout en les enlaçant de mes bras.
L’océan est face à moi, dans toute sa splendeur, dans toute sa puissance.
L’abîme des énormes vagues vient s’écrouler à quelques centimètres de mes
orteils. Le vacarme des immenses rouleaux qui s’écrasent sur le rivage est
saisissant, reposant et à la fois redoutable. Leurs rouages ne s’arrêtent jamais.
Jour et nuit, le vent et la lune soulèvent des masses d’eau gigantesques.
Fascinant et ravissant.
J’écoute le son de l’océan. Petit à petit, le silence se fait en moi. Il n’y a
rien d’autre que ce tempo. Je ne m’entends ni respirer ni penser. J’observe
inlassablement les mouvements des vagues. Leurs ondulations m’hypnotisent
jusqu’à ce que je décide de fermer les yeux pour me concentrer sur la musique
vrombissante que m’offre cette nature majestueuse.
Sans rien entendre d’autre, je ressens une présence familière. Les
paupières toujours closes, j’inspire profondément. L’odeur de l’iode, de
l’écume et du sable chaud remplit mes narines. Aussitôt, une douce senteur
masculine et suave se mêle à cette bise. Basile est là. Je n’ai pas besoin de le
voir pour le reconnaître.
Après un long silence, je rouvre les yeux et constate que le soleil n’est
plus très haut dans le ciel. Je me décide enfin à observer Basile. Assis sur une
serviette près de moi, les mains enfoncées dans le sol derrière lui, il ne porte
qu’un short de bain dévoilant un torse nu rendu mat et doré par le soleil
aquitain. Je ne peux m’empêcher d’admirer le dessin léger de ses abdos. Je
vois la commissure de ses lèvres se courber légèrement. Ce sourire retenu est
tout simplement craquant, assez pour me faire (presque) oublier la scène de ce
matin.
— Ce que tu vois te plaît, pas vrai ? me taquine-t-il.
Il y a encore quelques jours, ce genre de propos m’aurait fortement irritée
plus maintenant. Je ne sais pas ce qui a changé, si c’est moi, la situation ou la
façon dont il tourne ses paroles, mais elles ne me mettent plus hors de moi. Je
le bouscule gentiment en souriant.
— Ne prends pas tes rêves pour la réalité.
Je ne sais pas pourquoi il est là, mais une chose est sûre : sa présence ne
me dérange pas. Du moins, plus comme elle a pu le faire par le passé. Il retire
ses lunettes de soleil pour me regarder, le sourire aux lèvres et les yeux
pétillants comme un enfant prêt à commettre une belle sottise.
— Tu viens te baigner avec moi ? me propose-t-il.
— Tu es fou ! L’eau est gelée !
D’un bond, il se redresse en me tendant la main pour que je
l’accompagne.
— Allez, viens ! Le plus dur, c’est d’y rentrer. Après, tu te sentiras bien et
tu oublieras la douleur.
Je ne sais pas si c’est moi qui ai un esprit mal tourné, mais je n’arrive pas
ignorer le double sens de ses propos. Je secoue la tête, incapable de me
baigner sans combinaison dans une eau à seize degrés.
— Comme tu voudras. Si tu tiens vraiment à scruter l’horizon pour
apercevoir l’Amérique, c’est ton problème, me répond-il en accompagnant ses
dires d’un clin d’œil.
Il me tourne le dos et s’avance vers l’océan. Les vagues sont violentes, ce
qui ne semble pas l’effrayer. Une fois qu’il a humidifié sa nuque, je le regarde
rentrer dans l’eau progressivement puis disparaître en plongeant
courageusement sous un rouleau.
Quand il ressurgit, je ne peux m’empêcher de penser que le geste qu’il
vient de faire pour essorer sa chevelure pourrait très bien figurer dans un spot
publicitaire pour du parfum. L’eau ruisselle sur son dos et il se retourne pour
me faire signe. Ce qu’il est beau, bordel !
— J’ai fait pipi dans l’eau ! Tu peux venir maintenant, c’est chaud ! rit-il.
Je ne sais pas s’il est sérieux, mais sa connerie me fait vraiment sourire.
Une énorme vague se forme. Comme pour y échapper, il s’élance en courant
dans ma direction et, lorsque le mur d’eau atteint sa plus grande hauteur, il
saute pour accompagner la vague en criant un truc du genre « Superman ». Son
corps glisse au-dessus du rouleau qui le porte jusqu’au rivage. Il est maintenant
à quelques pas de moi, effectuant de nouveau ce geste particulièrement sexy, je
dois le reconnaître, pour égoutter ses cheveux. Je reçois quelques gouttes
salées.
Bien que je hurle et proteste, mon corps se retrouve soulevé puis plongé
dans une eau des plus fraîches. Basile me sourit d’un air victorieux et enfantin.
Il a osé.
14.

Basile

— Tu vois, elle n’est pas si froide, j’ironise en me pâmant de rire.


— J’ai envie de te tuer, grelotte-t-elle.
— En dessous ! je lui crie en voyant arriver une vague.
Il faut savoir reconnaître quel mur d’eau est bon à prendre et celui qu’il
faut absolument éviter. En dessous, on ne prend pas la vague ; au-dessus, on la
dompte. Tout est une question d’instinct ! Rapidement, Calista oublie la
fraîcheur de l’eau. Pas assez pour avoir envie de se baigner nue,
malheureusement.
Depuis qu’elle a ôté ses fringues trempées sous mes yeux, j’ai envie
d’assouvir mes désirs les plus féroces. Envie de la prendre dans la mer.
Dommage que cette dernière soit si agitée. Parfois, les vagues la dénudent, me
laissant apercevoir un bout de sein ou un morceau de fesse mais, clairement, ça
ne me suffit pas.
L’océan nous a rendu notre âme d’enfant. C’est peut-être la première fois
que nous échangeons une telle complicité. Nous hurlons quand nous croyons
apercevoir une méduse. Je ne sais pas quelle heure il est, cependant nous
commençons à voir de moins en moins clair ; le soleil se couche.
— En dessous, Calista ! En dessous ! je lui hurle en voyant une énième
énorme vague se former tel un mur d’eau.
Sauf qu’elle n’écoute pas mon instinct et cède à ses pulsions, prête à faire
monter l’adrénaline et le frisson. Nageant aussi vite qu’elle le peut, elle essaie
d’être portée par le rouleau mais la vague est trop puissante et l’emporte. Elle
lui claque la tête sous l’eau de plein fouet et elle ne peut remonter à la surface.
Impuissant, je ne peux que l’observer se débattre et sortir à peine la tête
avant qu’un deuxième rouleau ne s’abatte sur elle, la projetant plus loin et avec
plus de force.
Je réussis tant bien que mal à la rejoindre, freiné par le courant marin. Je
la traîne jusqu’au rivage et la laisse s’échouer comme une vieille baleine sur le
sable. Elle recrache l’eau rentrée dans ses poumons. Putain ! Cette fille est
suicidaire, ce n’est pas possible autrement.
— Merde, Calista, ça va ?
Elle tousse avant de me répondre.
— Oui, je crois.
— Tu voulais mourir ou quoi ?
— Non, mauvais feeling.
Elle frissonne et sa mâchoire se met à trembler. Bordel, elle est vraiment
tarée. Et ce bruit de dents qui claquent, ça me gonfle. Je fouette ma serviette de
bain pour en retirer le sable et elle ne se fait pas prier pour s’enrouler dedans.
La pauvre me fait pitié.
— Merci.
— On rentre maintenant. Debout.
— Non, je reste ici, me contredit-elle.
Irrité, j’ai malgré tout conscience de ne pas pouvoir la laisser seule après
cette quasi-noyade. Elle risquerait d’avoir encore envie de manger du sable
pour mettre fin à ses jours. Je souffle de mécontentement mais m’assieds près
d’elle. Elle ouvre les bras afin que je puisse profiter de la serviette qui n’est
plus vraiment sèche. Je m’y engouffre sans aucune hésitation. La soudaine
proximité de nos corps semble la troubler.
Avec elle, je ne sais pas comment m’y prendre. J’ai l’impression d’être ce
con de Coyote qui court après Bip-Bip. Ce matin, pour la punir d’avoir passé
la nuit dans les bras d’un autre que moi, j’ai failli baiser la brune devant ses
yeux. Elle n’a eu aucune réaction. Rien. Comme pour me prouver qu’elle se
fichait éperdument du baiser échangé la veille. Alors que là, à peine je
l’effleure que ça la trouble.
C’est terriblement frustrant. Je ne comprends ni ses réactions ni sa façon
de penser et je me retrouve complètement bloqué. Tentant le tout pour le tout,
j’enlace ses épaules et l’entraîne vers l’arrière avec moi pour nous allonger
sur le sable. Je resserre la serviette autour de nous. Elle est aussi contractée
qu’un bloc de granit mais je m’en fous. Peu à peu, je prends mes aises, me
servant de ma main gauche comme d’un oreiller. La tête de Calista repose dans
le creux de mon bras droit.
Nous passons de longues minutes en silence à observer le ciel qui
s’assombrit, se troublant de nuances de rouges et de parmes sublimes. La lune
prend rapidement le relais du soleil et vient légèrement nous éclairer. Jusqu’à
ce que je décide de rompre ce silence. Stupéfait qu’elle se détende dans mes
bras, à moi. C’est encore une première, tiens.
— Calista ?
Elle marmonne un « hum » prouvant qu’elle m’écoute.
— Je pensais que tu dormais.
— Non, je n’ai pas sommeil.
— À cause de Gus ou de Johan ? je demande en comprenant le sous-
entendu.
— Des deux.
— Ta première fois a été si désastreuse que ça ?!
Bah, quoi ? J’ai le droit de m’informer, personne ne me l’interdit.
— Il n’y a pas eu de première fois, se laisse-t-elle aller à la confidence.
— Sérieusement ? je m’étonne.
Moi qui étais persuadé que ce babouin avait réussi à sauter ce qui
m’appartenait, je ressens comme du soulagement mélangé à de la fierté et du
bonheur.
— Oui.
— Qu’est-ce qu’il s’est passé alors ?
Vu que le macaque s’est vautré comme une merde avec elle, autant me
tenir au courant pour pouvoir à l’avenir déjouer les pièges.
— Au moment où… enfin tu vois, je n’ai pas à te faire de dessin, je me
suis dégonflée. J’ai trouvé un prétexte bidon et me suis réfugiée dans la salle
de bains. Lorsque je suis revenue, je l’ai surpris au téléphone. Il était en haut-
parleur.
— Il avait une autre meuf que toi ? j’essaie de deviner, les détails dont elle
m’abreuve ne m’intéressant aucunement.
— Non, tu n’y es pas. Je pense que j’aurais préféré. Je croyais qu’il
m’aimait bien, qu’il m’appréciait mais ce n’était pas le cas. Il parlait de moi
avec un ami comme si j’étais un objet quelconque. Il avait simplement
l’intention de m’utiliser.
— De t’utiliser comment ? Parce que t’es toujours pucelle ?
J’espère que mon indélicatesse ne se remarque pas, mais je n’ai pas pour
habitude d’écouter ce genre de confidences. Calista ne s’est jamais livrée à moi
de cette façon, c’est tellement inattendu… et son histoire est toute chelou.
— En fait, son pote lui disait qu’il fallait, je cite, qu’il me « saute » pour le
bien de tous et qu’il ne devait pas oublier de filmer. Je crois que la vidéo devait
lui servir à faire chanter nos pères afin que leur groupe de musique bidon
fasse la première partie d’un de leurs concerts.
Je mets un certain temps à digérer la nouvelle et essaie comme je peux de
contrôler mes envies de meurtre, avant de la serrer plus fort contre moi et de
laisser ma main caresser ses cheveux.
Je me trouve presque aussi monstrueux que l’orang-outang de vouloir lui
voler sa pureté, car je n’ai rien à lui offrir de plus que de la baise. Elle devrait
me craindre, car je sais que mon jeu nous mènera à notre perte, surtout à la
sienne. Si elle succombe à mes charmes, elle souffrira, forcément.
Je le sais, mais en a-t-elle vraiment conscience ? Je me fiche de savoir si
c’est le cas ou non. Tout ce que je veux, c’est elle. Elle, assouvissant mes
fantasmes, son corps contre le mien et ma bite en elle.
— J’aurais mieux fait de le frapper et de l’achever, cet enfoiré, je finis par
murmurer.
Si je le dis plus fort, la rage risque de s’insinuer dans mes veines.
Personne ne touche à mes jouets. Que ce soit pour les cajoler ou les torturer.
— Je croyais que tu étais contre la violence sur les animaux, rit-elle.
J’émets un ricanement en comprenant le sens de sa phrase, et
l’atmosphère se détend.
— Je ferai une exception pour ce chacal.
Jusque-là, elle s’empêchait comme elle pouvait de me toucher mais, à
présent, l’une de ses mains vient se poser timidement sur mon torse comme si
elle avait soudainement envie de me sentir rire sous sa paume. L’effet est
immédiat. Je reprends mon sérieux et m’écarte violemment de son corps avant
de me positionner dangereusement au-dessus d’elle, sans pour autant
m’appuyer contre elle.
Son visage est à quelques centimètres du mien. Mes yeux me brûlent de
désir. Je me souviens du goût de ses lèvres et j’ai l’impression que sa bouche
m’appelle. Si je l’embrasse, elle n’aura ni la force ni l’envie de me repousser,
je le devine à la lueur de désir dans ses yeux.
À l’instant même où mes lèvres effleurent les siennes, elle émet un soupir
de soulagement. Nos bouches s’unissent délicatement. Sa main vient se perdre
dans mes boucles humides et pleines de sable. Ce baiser est très doux, mais il
ne tarde pas à devenir plus intense : ma bouche s’entrouvre et nos langues
viennent danser l’une avec l’autre. Sensuellement, ma main parcourt un chemin
de ses hanches à sa taille pour se poser sous son sein.
Instinctivement, Calista s’agrippe à mon dos pour me sentir contre elle. Je
ne tarde pas à prendre appui contre son corps pour qu’elle sente à quel point
mon sexe est tendu sous mon short. Elle est surprise de constater que ce baiser
me procure les mêmes sensations qu’à elle.
Je relève l’une de ses jambes pour me placer entre elles avec une
indécence contrôlée et exquise. Elle a peur de ce qu’elle ressent, c’est flagrant.
Je garde mon idée de vengeance au fond de moi. Même si j’ai toujours envie
de lui faire regretter la frustration qu’elle m’a fait subir la nuit du vernissage,
cette volonté est maintenant aussi forte que le désir de la posséder. Je veux
pouvoir avoir une empreinte sur elle, lui laisser une marque de moi.
Je savais que ce n’était plus qu’une question de temps. Ce baiser au goût
salé est tout simplement délicieux. Finalement, je suis en train de gagner la
partie. Si j’avais su qu’il fallait tout bonnement passer un peu de temps avec
elle pour que nous nous rapprochions, je l’aurais fait plus tôt.
Si elle croit qu’elle va rester vierge encore longtemps, elle se trompe. Je
ne lui donne pas une heure avant qu’elle succombe et que je lui fasse faire
n’importe quoi. Ses petites mains me tirent doucement les cheveux ou se
baladent le long de ma colonne vertébrale.
Avoir une trique aussi forte n’est pas humain.
Avoir l’un de ses seins en main est complètement surréaliste.
Apprécier serait même inenvisageable et, pourtant, c’est en train de se
produire.
Son petit téton pointe dans le creux de ma paume. J’ai très envie de le
lécher, alors je quitte ses lèvres pour déposer un chapelet de baisers passionnés
dans son décolleté.
C’est encore plus jouissif de savoir qu’elle est entièrement pure, qu’aucun
autre homme que moi n’ait pu lui passer dessus comme je suis en train de le
faire. Quelle joie d’apprendre qu’elle s’est rendu compte de la bassesse de son
mec en carton avant de s’offrir à lui ça en fait plus pour moi.
Ma langue trace un chemin jusqu’à son téton. Si elle n’aimait pas ça, son
bassin ne serait pas aussi puissamment soudé au mien et elle arrêterait de se
frotter contre ma bite.
J’arrête immédiatement ce que j’étais en train de faire. Gus. Putain, Gus. Il
était sur la plage quand on se baignait. Oui, j’ai envie de Calista, terriblement,
mais ce n’est pas une raison pour l’embrasser et la peloter, encore moins à la
vue de tous. Peut-être qu’il est toujours ici, planqué derrière un château de
sable. Un éclair de lucidité me rappelle que je dois arrêter ça avant que ça
n’aille trop loin. Mais je l’emmerde. Putain, même si c’est Calista, je la veux. À
mort la lucidité !
Je prends une grande bouffée d’air. Cette lueur torride dans son regard…
Je ne dois plus la contempler. Je ferme les yeux pour ne plus apercevoir son
corps voluptueux sur le sable de cette plage.
Oui, j’ai envie de jouer, envie de lui pourrir la vie pour ce qu’elle m’a fait
endurer. Elle croit que c’est elle qui a le pouvoir. Elle croit qu’elle maîtrise la
situation. Hier, c’est elle qui a mené la danse, mais je ne la laisserais pas croire
qu’elle peut continuer.
Il faut que je la laisse ici pantelante. Il faut que je lui prouve que je suis le
maître du jeu, que je tiens les rênes et qu’elle n’est qu’un pantin à ma merci.
Je me relève sans aucune considération pour elle. Si ça ne tenait qu’à moi,
je l’aurais laissée faire ce qu’elle voulait de mon corps, mais la première règle
de mon jeu est de ne pas oublier que je la manipule. Ce moment était tellement
hors du temps, hors de ce que je connais, que j’ai failli ne plus me souvenir
que je jouais.
Si je veux obtenir tout ce que je désire d’elle, j’ai besoin de la rendre
folle, de la déstabiliser. Il faut que je garde la main, que j’avance mes pions de
façon à ce qu’elle soit dans une position d’échec jusqu’au moment où je
pourrais enfin savourer ma victoire bien méritée.
Puisqu’elle m’a défié lors de cette soirée au gala, il faut que je lui prouve
qu’elle n’a pas gagné la guerre et que ce n’était qu’une bataille. Si je veux la
rendre accro, c’est ainsi que je dois agir.
Je dois me montrer sous des jours différents. Je dois être son ami par
moments, son confident parfois, son amant quelques instants puis un inconnu
aux réactions inconsidérées le reste du temps. Je deviendrais alors l’homme
qu’elle détestera autant qu’elle désirera. Je m’en fais la promesse.
Oubliant ses confidences troublantes, oubliant mon envie de la
réconforter, oubliant mon besoin de posséder son corps, j’avance d’un pas
décidé vers la villa. J’ai enfin compris que c’est à l’usure que je l’aurais. Que
ce n’est que de cette façon que je la posséderai véritablement. J’attendrai
encore pour jouir de son corps.
Lorsque je rentre, j’entends les vocalises surprenantes que Tiago et
Cyrielle émettent. Je me demande pourquoi ils sont si peu silencieux jusqu’au
moment où je remarque que Gus n’est pas dans la maison et qu’il a laissé un
mot.
Je vais chez Suzie. J’y reste. Je ne rentre pas avec vous demain et je
vous emmerde tous.
Ce mec a vraiment pété les plombs. Je ne sais pas ce qu’il lui prend d’être
aussi odieux. Tiago et Cyrielle prennent la route cette nuit pour rejoindre de la
famille je ne sais où. Devoir faire le trajet seul avec Calista n’arrange en rien
mes plans.
Je suis quasiment à poil quand je sors de la salle de bains. Dans le couloir,
je croise la sulfureuse Calista. Si je pouvais, je la plaquerais au sol pour la
baiser sauvagement et la faire crier de plaisir plus fort que Cyrielle, mais
bientôt elle sera prête. Néanmoins, j’évite d’y penser pour passer à côté d’elle
en l’ignorant d’un air sévère. Je sens son regard d’incompréhension pesé sur
moi. J’ai pensé que me balader en boxer pourrait la rendre folle de mon
corps ; j’avance mes pions doucement mais sûrement.
Le reste de la soirée est vraiment très long. Je m’isole dans ma chambre
pour éviter de la croiser, mais je m’endors en l’imaginant se glisser dans ma
chambre pour m’offrir une pipe succulente.

Quelqu’un frappe à la porte de la villa, me réveillant au petit matin. Je me


demande bien qui ça peut être. Calista n’est pas encore descendue de sa
chambre, alors je vais ouvrir. Je crois d’abord à une mauvaise blague lorsque
je m’aperçois qu’il n’y a absolument personne. Je fais un pas en dehors pour
scruter l’horizon, mais la plage est déserte et les environs semblent l’être eux
aussi. Étrange.
Je décide de refermer le vantail avant de remarquer une enveloppe beige
posée sur le seuil. Il n’y a ni adresse ni nom d’expéditeur spécifié, seulement
un prénom. Sûrement l’autre abruti !
J’hésite à déchiqueter sa lettre et décide que cet honneur revient à Calista,
puis je pose le courrier sur le plan de travail avant de me servir quelque chose
à manger. Lorsque Calista, galérant avec sa valise, daigne enfin descendre
(alors qu’il était convenu de partir il y a une heure de cela…), je constate
qu’elle a eu la décence de se vêtir hideusement. J’espère que ça pourra calmer
mes ardeurs, même si j’en doute lorsque j’essaie d’imaginer ce qu’elle porte
en dessous.
— Le babouin se confond en excuses, je crois, dis-je en lui indiquant de la
tête où se trouve l’enveloppe.
Lorsqu’elle la voit, son visage blêmit instantanément. Tremblante, elle
l’ouvre et ce qu’elle y trouve ne semble pas la rassurer.
— Il faut qu’on parte, tout de suite ! m’ordonne-t-elle en maintenant le
contenu de l’enveloppe fermement contre elle.
Je m’approche et le lui retire des mains ; elle a piqué ma curiosité. De
quoi il la menace maintenant, ce fils de pute ?
— Rends-moi ça ! crie-t-elle en se ruant sur moi.
Tout en tenant Calista à l’écart à l’aide de mon bras, je lève en hauteur la
feuille de papier de l’autre pour qu’elle ne puisse pas l’atteindre et commence
à lire :
Tu m’as échappé pendant un an. Je t’ai retrouvée. Maintenant, je
ne te lâcherai plus. Je suis là, je t’observe. À bientôt, mon bel enfant.
OK, c’est flippant. Carrément flippant. Des déséquilibrés, nous en avons
connu, mais des comme lui, rarement. C’est forcément le même mec qui l’a
prise en photo dans la cabine d’essayage. Le papier est comme celui de la
dernière fois : un machin assez chic. Certes, elle est excitante, mais ce n’est pas
une raison pour la suivre de la sorte. À sa place, je me poserais des centaines
de questions.
— Est-ce qu’on peut y aller, s’il te plaît ? me demande-t-elle presque
désespérée.
— Tu préviens toute l’équipe de surveillance, j’exige, car ce genre de
messages n’est pas des plus rassurants.
— C’est déjà fait ! N’en parle pas aux parents.
— De toute façon, ce n’est pas le seul secret que nous partageons.
Ses joues rosissent en comprenant le sous-entendu. Sa main est toujours
posée sur mon avant-bras depuis qu’elle a essayé d’attraper la lettre. Son
contact me brûle et je la dégage presque violemment. Elle me regarde,
surprise. Je lui lance un coup d’œil qui lui fait comprendre qu’elle ne doit pas
chercher à saisir mon geste. Merde, si elle savait à quel point j’ai envie de me
la faire… Le simple fait qu’elle m’effleure m’émoustille, alors la voir rougir
à cause de moi, c’est tout simplement bandant.
Rapidement, le coffre de la voiture est chargé et nous prenons la route. Je
ne sais pas ce qui me retient. J’aimerais m’arrêter sur le bas-côté, la prendre
sur le capot de ma caisse, contre un arbre ou sur la banquette arrière quitte à
salir les sièges, je m’en fous. Elle m’aide à me retenir de faire ces choses
insensées, car je pense que depuis que nous avons démarré, elle fait semblant
de dormir. Quelle personne censée dormirait dans une voiture, en pleine
journée, alors qu’elle vient de recevoir un courrier flippant d’un harceleur ?
Pas elle, c’est certain.
Quelques fois, j’entends Bambi grignoter quelques trucs dans sa cage.
J’aime bien ce petit rongeur, son pelage marron se développe et il grossit bien.
J’ai hâte de le montrer à Grama en rentrant. Je n’ai pas réussi à la joindre hier,
mais je compte rentrer assez tôt pour lui rendre visite. Je suis comme un gamin
à l’idée de lui démontrer que je sais m’occuper convenablement de cette petite
bête. Avec un peu de chance, j’arriverais peut-être à lui prouver que la
domestication ne le rend pas aussi malheureux qu’elle se l’imagine.
De temps à autre, je jette un œil dans la direction de Calista. Elle est plutôt
jolie les yeux fermés. Ses yeux bleus me font toujours un drôle d’effet. Ils sont
bien trop clairs pour ne pas être effrayants. Ses prunelles sont trop
translucides, je n’aime pas ça : on dirait des rayons laser prêts à te fouiller de
l’intérieur.
L’habitacle de ma voiture ne m’a jamais semblé plus étouffant
qu’aujourd’hui. Si seulement je pouvais simplement caresser son corps… Si je
pouvais la déshabiller pour scruter chaque partie d’elle, ce serait excellent.
Malheureusement, je m’oblige à river mon regard sur le tableau de bord. Je
n’essaie même pas de respecter les limitations de vitesse. Mon objectif est de
faire monter les kilomètres inscrits sur le compteur aussi vite que possible
pour rentrer à la Ferme au plus tôt.
Je ne sais pas ce qui nous attend ces prochains jours. J’ai comme
l’impression que les rapprochements que j’ai réussi à établir entre nous seront
plus complexes à maintenir une fois à la maison. Tout sera trop normal pour
trouver une brèche dans laquelle m’engouffrer lorsque je déciderai de me
montrer de nouveau très entreprenant avec elle.
J’appréhende mais j’y arriverai.
15.

Calista

C’est horrible de rester dans cette voiture. Les yeux fermés, j’essaie de ne
pas penser à la présence de Basile tout proche. Trop proche de moi. Avec un
peu de chance, les choses reprendront leur place et cette parenthèse se fermera
d’elle-même.
Une fois rentrée chez moi, l’attirance que je ressens pour lui disparaîtra.
J’ai lu ça dans beaucoup de bouquins. Les amourettes de vacances si nous
pouvons appeler cela ainsi ne durent pas. Je reprendrai le cours de ma vie, lui
de la sienne. Nous nous ignorerons comme nous l’avons toujours brillamment
fait.
Mais d’ici là, l’exploit sera de résister encore. Tant que nous ne serons
pas arrivés, il me sera impossible d’oublier. Nous serons toujours dans cette
ambiance particulière de la villégiature, hors du temps, hors de la réalité.
De toute façon, il m’a fait comprendre qu’il n’y aura rien de plus entre
nous que ces deux brûlants baisers. Clairement, il se fiche de cet égarement. Il
suffit de se rappeler son comportement de la veille. Il a sûrement dû
comprendre que je n’irais pas plus loin et jugé que ce n’était pas suffisant pour
lui. Je suis restée sur cette plage de longues minutes, le cœur battant à tout
rompre et le cerveau en ébullition.
Quand il a commencé à embrasser mes seins, je me suis sentie perdre pied
et partir. Des sensations que je ne connaissais pas m’envahissaient ; un mélange
d’adrénaline, d’électricité, de désir et de plaisir. C’était inédit et terrifiant à la
fois.
Je suis totalement déboussolée. En réalité, je ne sais plus ce que je veux et
bien pire encore : je ne sais même plus ce que je ne veux pas.
Est-ce que j’aimerais qu’il me touche, que nos lèvres se rejoignent
encore ? Non, je ne le veux pas.
Est-ce que je ne souhaite plus qu’il me touche, que nos lèvres ne se
rejoignent plus jamais ? Non, je ne le veux pas non plus.
Je suis entre le marteau et l’enclume. Si seulement il pouvait m’aider, me
guider… Mais non, Monsieur l’Indifférent conduit tranquillement sans se
préoccuper de tout ça. Parfois, je me dis qu’il a pitié de ma misérable personne
puis, la seconde d’après, je suis convaincue qu’il éprouve du désir pour moi
avant de constater que je ne suis absolument rien à ses yeux.
J’ai cette désagréable impression d’être en apnée depuis que je suis
rentrée dans cette voiture. Je ne respire plus convenablement. Punaise, ce n’est
que Basile. Ce n’est pas comme si Oscar Wilde ou Nelson Mandela étaient
assis près de moi, non, ce n’est que lui. Il faut que je me détende, que je respire,
et pourtant ça me semble carrément impossible. Sa simple présence me rend
toute chose.
Soudain, la voiture s’arrête. Je me décide à ouvrir les yeux, quitte à le
trouver vraiment trop séduisant.
— Qu’est-ce que tu fais ? je demande.
— Tu n’as pas envie de me voir pisser dans une bouteille, crois-moi, me
répond-il l’air de rien avant de descendre de la voiture.
En effet, mais je ne veux pas m’arrêter non plus. J’ai bien trop peur d’être
suivie. En roulant, j’étais en sécurité, ce n’est plus le cas maintenant. Je me suis
finalement résolue à en parler de nouveau avec la sécurité. Je ne peux pas vivre
dans la crainte permanente. Tant pis si mes proches l’apprennent et
redeviennent paranoïaques et étouffants…
— Attends-moi !
Je sors de cette voiture comme un caniche enfermé depuis des plombes et
rattrape Basile en courant. Hors de question qu’il me laisse seule ici. Pourquoi
a-t-il une si petite vessie ?
J’avance en mode agent secret, essayant de repérer tout individu suspect.
Très vite, comme à chaque fois qu’on se met à observer les gens, je remarque
qu’ils ont tous quelque chose de douteux. Les mains dans les poches, une paire
de lunettes sur le nez à l’intérieur, un journal qui camoufle le visage, un regard
fuyant, les lèvres gercées, les yeux fixés sur un écran de téléphone ; le
comportement de tout à chacun me semble anormal.
Je compte sur ma capacité à me faire transparente. J’ai pourtant
l’impression que tout le monde me scrute et que ma cape d’invisibilité ne
fonctionne plus.
— Tu sais, si tu voulais me sucer vite fait, tu pouvais le faire dans la
voiture, m’explique calmement Basile.
De quoi il parle ? Ce mec est exaspérant.
— C’est un peu crade les toilettes des hommes pour ça, ajoute-t-il.
Soudainement, je remarque que je n’ai absolument pas ma place parmi les
urinoirs. Basile, sans gêne, déboutonne sa braguette. Je ne veux pas voir ça. Il
est fort probable que mes joues rougissent. J’articule un « Pardon » presque
inaudible et me précipite vers la sortie.
Où avais-je la tête ? Quelle stupidité ! J’étais tellement obnubilée par mes
pensées que j’ai suivi Basile aveuglément. Une fois à l’extérieur des latrines,
une vive angoisse m’envahit. Si j’étais hypocondriaque, je penserais sûrement
que je deviens agoraphobe.
Respire, compte les poneys dans ta tête ! 1 poney, 2 poneys, 3 poneys…
Mais s’il était là, s’il m’épiait ?
Je le sens, je sais qu’il est dans cette foule. Je sens ses yeux malsains sur
moi. Il me regarde, j’en suis certaine. Il est quelque part et m’observe. Je
prends appui contre un mur. Au moins, il ne pourra pas me poignarder dans le
dos.
… 4 poneys, 5 poneys, 6 poneys…
Ma vision panoramique scanne chaque personne présente dans la boutique
de cette grande aire d’autoroute bondée, chaque personne susceptible de
m’observer avec minutie et attention.
… 7 poneys, 8 poneys, 9 poneys…
Mes yeux se fixent très vite sur quelqu’un d’extrêmement singulier. D’une
trentaine d’années, un homme est accoudé à l’une des machines à café, les
cheveux gras et le regard vicieux. De temps à autre, il m’envoie une œillade,
comme s’il me surveillait. Pourquoi les agents de sécurité sont-ils restés avec
Cyrielle, Tiago et Gus ?
Gus…
10, 11, 12, 13, 14, 15, 16,17, 18, 19, 20 poneys !!!
Pas question que je pense à lui maintenant.
… 21 poneys…
— Bouh !
Je hurle, et tous les regards se tournent vers moi. Je frappe cet imbécile
qui s’amuse à me terrifier. Rapidement, je comprends que ce n’est que Basile.
— Il est là, je l’ai vu, je chuchote en reprenant ma position d’espionne.
Il lève les yeux au ciel. Je ne lui en veux pas, j’aurais fait la même chose à
sa place en me voyant si peu réfléchie et réellement timbrée.
— Où ? prend-il la peine de me demander avec un minimum d’attention.
— Discrètement. Machine à café, à onze heures, dis-je tout bas sans
regarder l’endroit que j’indique pour ne pas me faire repérer.
— Premièrement, les machines à café sont à neuf heures. Deuxièmement,
tu n’es pas dans un film d’espionnage. Troisièmement, tu ne ressembles en rien
à une James Bond Girl. Pour finir, il n’y a personne.
Je regarde de nouveau à l’endroit où se trouvait l’homme de tout à
l’heure.
— Tu l’as fait fuir en me criant dessus, je rage.
Il soupire d’exaspération.
— Comment tu peux savoir que c’est lui ? Tu ne l’as jamais vu, me
répond-il, arrogant. Je te laisse ici ou tu te décides à me suivre jusqu’à la
voiture ?
L’instinct, espèce d’idiot ! Pour seule réplique, mes yeux lui lancent des
éclairs de haine et je le suis en croisant les bras sous ma poitrine, boudant
comme une enfant vexée. Une fois la voiture lancée sur l’autoroute, je lui
demande :
— Qu’est-ce que tu aurais fait si c’était vraiment le mec qui me harcèle ?
Je le vois froncer les sourcils, comme s’il réfléchissait à sa réponse.
Pourtant, c’est simple, je veux savoir s’il aurait essayé de me protéger ; une
réponse spontanée serait la bienvenue.
Au fond de moi, j’aimerais qu’il me dise qu’il n’aurait pas hésité à
marteler l’homme de coups de poing si nécessaire, me prouvant ainsi qu’il
tient beaucoup à moi. Mon côté réaliste me rappelle qu’il s’agit de Basile et
qu’il ne faut pas trop attendre de lui.
— Rien. Ce sont tes histoires. Je n’en ai rien à battre.
— Tu ne m’aurais pas défendue ?
Il émet un nouveau soupire d’exaspération, celui qu’il fait quand il essaie
de se faire comprendre avec une peine considérable par un imbécile profond.
— Non. Ce n’est pas parce que nous nous sommes vite fait embrassés que
je te dois quelque chose. Tu n’es pas devenue comme par enchantement ma
copine ou ma femme. Arrête de te faire des films : je ne suis pas ton chevalier
servant ou le prince charmant de tes rêves, poupée.
Voilà, ça recommence. J’ai d’abord rougi quand il a évoqué de but en
blanc le fait que nous nous étions embrassés, mais maintenant, je me sens
devenir dingue depuis qu’il a prononcé ce surnom insultant de « poupée ». Si
seulement je pouvais l’étrangler !
Évidemment que je ne suis pas devenue sa copine. Encore heureux…
surtout que les doutes enfouis en moi se confirment : je ne suis rien d’autre
qu’un objet pour lui. Je me retrouve une fois encore perplexe face à mes
émotions.
Est-ce que ça me plaît ? Non.
Est-ce que je désire être plus qu’un objet à ses yeux ? Oui.
Quelle conne je suis !
— Je ne me suis jamais fait de film te concernant, je riposte pour ne pas
perdre la face.
Quelle piètre menteuse je fais… Je m’en suis imaginé, avec pour acteurs
principaux Basile et moi jouant dans des scènes excessivement érotiques. Hors
de question que je lui avoue ça, même sous la torture, je préfère mourir que de
lui révéler ce genre de truc hyper intime.
— Rendors-toi au lieu de me casser les couilles.
— Je n’ai pas sommeil de toute façon, je riposte.
— Alors, je ferais mieux de t’assommer avec ma bite, marmonne-t-il
entre ses dents, mais je l’entends parfaitement.
— Gné, gné, gné. De toute façon, elle est trop molle, dis-je en me rendant
compte que nous nous chamaillons comme deux adolescents immatures sans
que ça pose aucun problème.
— Tu veux voir ? me provoque-t-il pour prouver qu’il a raison.
Sérieux, ce mec est une absurdité de la nature. Sa main quitte le volant et il
gesticule sur son siège comme pour essayer de déboutonner son jean en se
contorsionnant.
— Jamais.
Très gênée par son insolence, je détourne le regard.
— Menteuse. Nous savons tous les deux que t’avais envie que je te la
rentre hier soir, continue-t-il pour avoir le dernier mot.
Hors de question que je le laisse gagner. Je ne vais pas me laisser faire !
— Jamais je n’accepterai de faire l’amour avec toi.
Un sourire ironique traverse son visage. Je suis prête à le gifler.
— Qui te parle de faire l’amour ? Jamais je ne te ferai l’amour, ricane-t-
il, moqueur, avant de redevenir furieusement sérieux. Mais, je te baiserai. Ça,
je peux même te le promettre, je te baiserai comme tu le mérites.
À ces mots, il m’achève. Est-ce une promesse, ou une menace ? Un
sourire sadique et pourtant presque irrésistible est plaqué sur son visage. Je le
regarde, ahurie et rouge de honte. Ces propos viennent de me choquer avec
une force incroyable.
Il ne s’agit bien que de ça, que de sexe pour lui. C’est terrifiant et
totalement déplacé. Dans quoi est-ce que je me suis fourrée ? Je ne veux pas
coucher avec Basile. Il ne le faut pas. Nous n’avons pas la même conception
des choses et ce serait une erreur irréparable si ça devait se produire.
Je suis à présent sûre de moi. Finalement, je n’ai pas envie, je n’ai envie
de rien qui provienne de Basile. Voilà ! C’est dit ! C’est décidé ! Même
l’effleurement d’une bise me dégoûterait. Je n’ajoute plus un seul mot de tout
le trajet de peur qu’il me ressorte des répliques dans ce genre-là.

Les grilles s’ouvrent lorsque nous arrivons et la berline de Basile traverse


la cour pour avancer jusqu’à la terrasse. Je sors rapidement du véhicule pour
respirer et récupérer mes bagages dans le coffre, me sentant enfin libérée d’un
poids.
Lucia et Térence, les parents de Basile, viennent à notre rencontre avec
une mine que je ne leur ai jamais vue. Je suis soudain terrifiée à l’idée qu’ils
soient au courant pour nos moments d’égarements au pied de l’océan, car il
s’agit bien de ça et de rien de plus. Mon père va me déchiqueter.
Je jette un coup d’œil rapide à Basile. Il vient lui aussi de saisir que
quelque chose clochait. Puisqu’il ne me regarde pas, je comprends qu’il sait
que c’est autre chose. Il connaît ses parents mieux que moi, évidemment. Il ne
quitte pas sa mère des yeux, comme si elle pouvait lui parler, communiquer à
travers des regards échangés. Mais celle-ci a le visage dur et le regard froid,
comme à son habitude.
— Viens, mon grand, peine à articuler Térence en s’adressant à son fils.
Il les suit sans un mot, les poings serrés, et ils rentrent dans leur maison.
Je me demande bien ce qu’il se passe, ce moment était franchement étrange.
Les valises sont lourdes et je prends un peu de temps à vider le coffre jusqu’à
ce que je sois bousculée par un Basile en furie. Il rentre dans sa voiture,
dévasté, et démarre en trombe. Si je ne m’étais pas reculée, il aurait effectué sa
marche arrière sur mon corps sans en avoir conscience.
Je ne vois ressortir ni Lucia ni Térence. La situation est de plus en plus
bizarre. Je m’empresse d’aller saluer mes parents pour essayer de comprendre.
Ils tirent la même tronche que ceux de Basile.
— Chérie, vous êtes rentrés ? demande ma mère.
— À l’instant. Qu’est-ce qui se passe ? Basile était dans un drôle d’état.
Un sourire circonspect traverse le visage de mon père. Depuis qu’il m’a
abandonnée sur le parking, nous ne nous sommes pas reparlé, mais ma
rancune a fait son chemin et je ne lui en tiens plus rigueur. Je n’ai pas le temps
de paniquer qu’il entame son discours.
— Grama est décédée. J’imagine qu’il vient de l’apprendre, m’annonce-t-
il en se grattant la nuque.
Une vive émotion me submerge. Papa semble plus affecté que Térence par
cette nouvelle. Tout le monde connaît Grama, c’est une grand-mère adorable et
irremplaçable. Enfin… c’était. J’imagine dans quel état Basile doit se
trouver… Même s’il est le roi des cons, je ne peux pas m’empêcher de
compatir.
Je lâche un « Merde », avant de me laisser tomber sur le canapé. Ma mère
me regarde, désapprobatrice. Ici, dire des vulgarités est proscrit. C’est ironique
quand nous savons que mon père en débite au kilomètre. Mais merde,
Grama…
16.

Basile

Ce n’est pas humain de me faire ça. Je refuse. De toute façon, je n’ai pas
envie. Elle ne m’a jamais expliqué qu’elle pouvait disparaître, qu’elle pouvait
mou… Putain ! Je refuse de prononcer ces mots dégueulasses. Même dans ma
tête. Je vais me réveiller, c’est tout. Demain, j’irai lui rendre visite, nous
replanterons des rosiers et c’est comme ça. J’emmerde celui qui me dira le
contraire.
Grama.
Pas elle…
Je veux bien qu’on prenne ma vie, pourquoi pas celle de mes frères, mais
pas la sienne, pas elle. Je n’ai plus personne maintenant, plus rien. C’est ma
pénitence, mon châtiment suprême. Dieu, ou l’être supérieur qui dirige et
gouverne nos destins m’envoie un message. Je n’aurais pas dû embrasser
Calista : s’il m’a enlevé ma grand-mère, la seule âme que j’ai sincèrement été
capable d’aimer, c’est pour me punir.
Bambi. Heureusement qu’il est là, ce truc poilu. Puisque aucun n’est
capable de fermer sa gueule et se sent obligé de me regarder avec tristesse,
pitié et gêne pour m’adresser cette phrase de merde : « Toutes mes
condoléances », je choisis de me passer d’eux. Je préfère être seul plutôt que
de voir leurs gueules d’abrutis.
Je ne veux même pas de la compagnie de meufs idiotes qui crèvent ma
bite. Je pourrais très bien retourner chez mes parents quelque temps, mais je
suis beaucoup mieux sans eux, comme je l’ai toujours été. Ils me sont rarement
d’une grande aide, ces cons-là.
Trois jours que je ne suis pas sorti, que j’ai éteint ordinateur et téléphone.
Trois jours que je suis cloîtré chez moi et que je n’ouvre à personne. Mon père
est venu et m’a crié derrière la porte que l’enterrement aurait lieu demain, un
putain de mercredi, avant de me demander de lui faire un signe pour lui
prouver que je le suis toujours, moi, vivant.
De toute façon, comme dit la chanson de Saez : « J’ai pas d’pote, pas
d’gang, pas d’famille », donc en fait, je ne m’isole de que dalle. Aucun de mes
soi-disant amis n’est là pour moi : Gus n’a pas donné signe de vie, Cyrielle et
Tiago sont toujours je ne sais où, Solal travaille sur la promotion de son
vernissage, et Calista, c’est juste une emmerdeuse.
Je ne suis plus dupe depuis longtemps. J’ai très vite compris que les
véritables amitiés n’existaient pas dans ce monde d’hypocrites. Quand tout va
bien, vous êtes entouré, en un clic vous ajoutez des amis à votre liste virtuelle
déjà bien remplie, vous connaissez à quel moment de la journée untel mange
une pomme et tel autre rentre de chez le coiffeur, pour au final avoir quoi ?
Rien. Techniquement, il n’y a rien. Tout est creux.
Je dois faire avec, c’est ma triste génération : il n’y a pas de place pour la
sincérité. Le pire dans tout ça, c’est que moi, Basile, je pense une chose
pareille. Je suis le roi des hypocrites au pays des fourbes. Gus à raison : je
n’aime personne. Je ne sais pas ce que c’est. Je ne m’engage pas.
Mes amis savent très bien qu’ils ne peuvent pas compter sur moi. Tout ce
qui m’intéresse, c’est moi. C’est bien pour ça que je suis complètement seul. Je
suis incapable de tout donner. Je suis incapable d’être entier. Tous ceux qui se
frottent à moi ne peuvent récolter que des miettes, même pas un demi-Basile.
Depuis toujours, je me préserve, je me fais mal, je me réfrène pour ne pas
sombrer. Aimer, c’est se décevoir. Je me force à être distant avec les autres
pour me sauver. Ce n’est pas que je n’aime pas les gens, c’est plutôt que je
déteste ce qu’ils pourraient me faire subir.
Je suis inapte à la souffrance. Ce soir, je suis bien placé pour le savoir.
Aimer les gens, ça fait mal, je le ressens. Grama, j’étais obligé de l’aimer, elle
m’a vu grandir, elle m’a soigné dans tous les sens du terme, elle était présente,
elle. J’ai le cœur qui saigne et elle ne sera plus jamais là pour m’aider à
refermer cette plaie. Brusquement, elle disparaît. C’est injuste.
Je me protège de la souffrance, mais cette pute est vicieuse. Elle
m’observe patiemment et, dès qu’elle peut, elle se faufile. Elle s’infiltre par
tous les pores de ma peau et il n’y plus aucun moyen de l’expulser. C’est un
tatouage indélébile, invisible à l’œil nu qui te rend vulnérable. Je ne peux pas
être vulnérable, je n’ai pas le droit, je me l’interdis.
J’ai envie d’oublier ma peine. Ce qui est bien avec la douleur, c’est que
nous pouvons la dompter. Une heure, deux, peut-être trois si les doses sont
assez fortes. J’aimerais me faire quelques lignes de cocaïnes, mais j’ai appris à
mes dépens que ça et l’opium n’étaient pas mes amis. Je me rabats sur quelques
bangs ; le cannabis et le whisky feront l’affaire. Je ne fumais presque plus ces
derniers mois, alors l’accoutumance a disparu et l’effet ne se fait pas attendre
très longtemps.
Les minutes passent mais ça ne fonctionne pas comme je l’imaginais.
Grama est toujours là, dans ma tête, son visage gravé dans chacune de mes
pensées et je suis toujours seul. J’allume un deuxième joint, puis un troisième,
et siffle plus de la moitié du litre d’alcool avec l’espoir d’avoir une
hallucination. Je pense que je devrais me procurer de l’absinthe. Putain ce que
j’ai mal.
J’entame une seconde bouteille. J’ai arrêté de compter les joints quand
enfin elle se décide à se montrer. Puisqu’elle ne frappe pas à ma porte d’entrée,
je suis certain que c’est elle. Elle n’est pas conne Grama : elle sait que je
n’ouvrirai pas à l’avant de ma piaule, donc elle cogne à la baie vitrée qui
donne sur le jardin, celle inaccessible puisque entourée de murs.
En titubant un tout petit peu, je vais lui ouvrir. Si elle me voyait par terre
comme un toxico, elle me mettrait deux bonnes claques. Je vais lui expliquer
que dans les films, les fantômes, ils connaissent l’astuce pour traverser les
murs. Je crois qu’elle ne sait pas qu’elle peut faire des trucs de dingue. Je ne lui
en veux pas, elle n’a pas encore l’habitude. Je vais bien pouvoir retrouver une
vieille cassette VHS de Casper, je lui donnerai pour qu’elle apprenne un peu.
Après, je l’emmènerai dans une banque et nous ferons un casse ; j’ai toujours
rêvé de faire ça pour distribuer l’argent dans les boîtes aux lettres les plus
miteuses des quartiers pauvres.
J’ouvre le rideau et constate qu’il ne fait pas encore tout à fait nuit mais
presque. Elle attendait que le soleil se couche pour venir me voir ; peut-être
que, sinon, elle se désintègre comme les vampires. J’ai trop bu, il fait trop
sombre, alors je n’arrive pas à distinguer ses traits dehors. J’ouvre la baie
vitrée pour voir apparaître une putain de déception. Ce n’est pas Grama, juste
celle qui a contribué à son meurtre.
— Qu’est-ce que tu fous là ?
Je ne peux pas m’empêcher d’avoir envie de l’égorger.
— Je t’amène de la glace et un disque dur avec plein de films. Je peux
entrer ?
Sa demande est surréaliste. Quelle garce !
— Non. Je ne suis pas une de tes copines qui a ses règles, tu ne vas pas me
réconforter avec de la glace et un film d’amour, je sors, cinglant, avant de
refermer la baie vitrée.
Qu’est-ce qu’elle croyait ? Que j’allais lui sortir : « Bienvenue ma petite
Cali ! Rentre. Youpi ! on va passer une soirée pyjama trop sympa entre
nanas ! ». Comme si j’allais faire rentrer l’assassin de ma grand-mère chez
moi. Son pot de glace, je dis pas, mais elle ? Même pas en rêve.
Comme elle n'est pas partie, j’ouvre la baie vitrée et lui prends l’énorme
pot des mains, puis je plisse les yeux pour déchiffrer l’étiquette. Vanille,
mouais, ça peut passer. Mes réflexes sont mauvais : malheureusement, elle
arrive à rentrer. Cette fille, c’est comme la souffrance, elle s’insinue
vicieusement, et après tu peux toujours courir pour t’en débarrasser.
D’ailleurs, je me demande ce qu’elle fout dans mon jardin et comment elle a
pu s’y retrouver.
— Dégage, je ne veux pas de toi ici, je lâche d’une voix sifflante.
— Je sais, mais je m’en fous, me lance-t-elle en pleine tête avec un
aplomb déconcertant.
— Je n’ai pas envie de me battre avec toi, alors sors.
— Tu n’es pas en état de le faire, me répond-elle en observant les mégots
dans le cendrier et les deux bouteilles de whisky par terre dans le couloir, l’une
vide, l’autre bien entamée.
Techniquement, elle n’a pas tort, mais je ne veux pas d’elle. C’est une
sorcière, je suis persuadé que c’est à cause d’elle tout ça.
— Si je te montre ma bite, tu sors ?
Je ne vois que ça pour la faire fuir. Elle est tellement prude que ça
marchera à coup sûr. De toute façon, l’alcool me bousille trop les neurones
pour réfléchir.
— Essaie, mais j’ai décidé de rester. Je viens m’occuper de Bambi.
Ouais, je me laisse crever, mais lui, j’en prends soin, connasse !
— T’insinues quoi là ? Que je suis une loque incapable ? j’aboie.
Elle me regarde de la tête aux pieds et finit par acquiescer. Je ne me suis
pas regardé dans le miroir ces derniers jours, mais je suis certain de ne pas
ressembler à grand-chose. J’ai arrêté de me nourrir convenablement, de me
laver… de tout faire, en fait. C’est limite si je me lève pour aller aux chiottes.
— Écoute, Basile, je ne suis pas là pour te faire plaisir, dit-elle d’un ton
ferme.
Je la coupe. Je sais pourquoi elle est là !
— Tu veux me sauter dessus ? Je te préviens, je ne pense pas être capable
de bander.
Elle me regarde sans comprendre, pourtant elle ne peut être là que pour
ça. Elle va tenter de me séduire alors que je suis au plus bas pour que je perde
encore plus que ma grand-mère. Sorcière, je le sais.
Elle soupire.
— Écoute-moi au lieu de balancer n’importe quoi ! Je ne suis pas là pour
ça, s’exaspère-t-elle. Je suis là pour t’aider.
Ce qu’elle me dit me met hors de moi.
— Je n’ai pas besoin de ton aide, ni celle de personne. Je ne veux pas de ta
pitié ! C’est réglé ? Tu dégages ! Maintenant ! je gueule.
— Qui te parle de pitié ! crie-t-elle. Tu ne devrais pas être tout seul, un
point c’est tout.
Comme un con, je me mets à lui tirer la langue. Elle m’énerve. Le pire,
c’est que je vois bien qu’il n’y a aucune commisération dans ses yeux : elle ne
m’a même pas dit : « Toutes mes condoléances ». Elle vient de me crier dessus
et c’est comme si je venais de recevoir une claque.
Dans le fond, même si elle a commis un homicide involontaire, je suis
presque content qu’elle soit là. Presque ! Je dois bien avouer qu’elle n’a pas
tort : je ne devrais pas rester seul. La preuve, je croyais que Grama frappait à
la porte il n’y a pas cinq minutes.
Pas question que je lui dise qu’elle a raison. Je retourne me claquer dans
le canapé. Pour ça, il faut que je passe à côté de ma chambre, que je traverse la
cuisine, et le périple me semble plus long qu’à l’aller.
Je croyais avoir mis le pot de glace dans le congélateur, mais lorsque
j’aperçois Calista le changer de place, je me rends compte que je l’avais en fait
déposé dans le micro-ondes. Je la vois s’agiter en essayant de débarrasser tout
mon bordel. Finalement, je n’ai pas retrouvé mon canapé, il a disparu de la
circulation, alors je reste accoudé au plan de travail. Elle gesticule et ça me
donne le tournis.
— Laisse, esclave, je le ferai demain, je balance, désinvolte, mais si elle
continue, sincèrement, ça ne me dérange pas.
— Sans vouloir te vexer, tu pues le fauve, Basile.
Je renifle mes aisselles comme un gros crasseux et rigole. Je ne me
demande même pas pourquoi je change d’humeur aussi rapidement qu’une
femme enceinte parce que je m’en cale.
— Qu’est-ce qui te dérange ? Moi, j’aime bien, ça fait homme.
— Homme des cavernes, réplique-t-elle dans un sourire. Tu ne veux pas
prendre une douche le temps que j’aère un peu ? En plus de ton odeur, ça pue la
clope ; on pourrait se croire à Amsterdam, ici !
Je passe au-dessus de ses remarques désagréables. À quoi bon perdre mes
forces en me disputant avec elle ? C’est plus raisonnable de les employer pour
ne pas sombrer.
— Je sais pourquoi tu veux que je me lave ! T’as envie de me voir tout nu
et plein de savon, dis-je en levant les sourcils plusieurs fois de suite, et elle
rigole.
— Oui, exactement ! Tu veux bien me faire ce plaisir ?
— Ouais, mais c’est seulement parce que tu as ramené de la glace,
j’affirme en commençant à me déshabiller dans la cuisine.
— Rassure-moi, tu ne vas pas tout enlever ici ? me questionne-t-elle,
horrifiée.
— Si, et alors ? Je fais ce que je veux, je suis chez moi.
Elle ne va pas m’emmerder longtemps celle-là ? Je joins le geste à la
parole et me retrouve entièrement à poil elle ferme les yeux.
— Pour ta gouverne, si la glace avait été aux pépites de chocolat, tu aurais
été autorisée à me savonner le corps.
Elle rigole de nouveau, doucement. Je lui fais un clin d’œil avant de me
rappeler qu’elle ferme les yeux. Je me dirige vers la salle de bains avec
beaucoup de difficultés. Par miracle, je réussis à ouvrir le robinet. L’eau me
fait du bien. La présence de Calista aussi, ça m’évite de ressasser la disparition
de Grama et ma solitude. L’Alien est venu en paix ! Je reprends un peu mes
esprits, je dégrise légèrement.
Une fois sec, je récupère des affaires propres dans ma chambre. J’ai la
bonne surprise de voir une tenue prête sur mon lit. Je crois qu’elle a flippé en
se disant que j’étais capable de rester la bite à l’air rien que pour la faire chier.
L’idée me traverse l’esprit, mais elle pourrait repartir. Chaussettes, boxer, T-
shirt, bas de pyjama et même sweat à capuche : rien ne manque. Ridicule, on
n’est pas au pôle Nord. Je rejoins Calista et constate que tout a à peu près repris
sa place c’est plutôt agréable.
— Choisis le film, j’ai préparé un truc à manger.
— Tu ne sais pas cuisiner, je lui rappelle, perplexe.
— Si, j’ai appris à faire cuire des pâtes, rit-elle.
Je m’installe dans le canapé. Bizarrement, il a retrouvé sa place. J’attends
qu’elle me rejoigne avant de lancer le film. Je n’ai pas vraiment envie de
regarder la télé, mais en réalité je m’en fous : je n’ai envie de rien, même pas
d’elle. J’ai choisi un film au hasard. Elle s’installe en me donnant un bol
contenant de la nourriture, je goûte quelques bouchées, en silence.
— Je confirme : tu ne sais pas cuisiner, je me moque.
— Je n’avais jamais utilisé ta casserole, je pense que c’est pour ça que les
pâtes collent, constate-t-elle.
— En tout cas, je ne bouffe pas ça.
Je me relève pour balancer mon bol dans la poubelle, et prends l’énorme
pot de glace dans le congélateur avec deux cuillères. Je voulais n’en ramener
qu’une dans le salon, mais comme Calista a gentiment préparé mes habits, je
peux au moins faire ça. Elle a d’ailleurs eu le tact de ne pas me parler de
Grama, et ne me demande même pas si je vais bien. Elle est simplement
présente. Peut-être qu’un jour, je lui dirais que son geste me touche.
Je n’ai même plus envie de jouer à ce jeu malsain que je me suis inventé
avec elle. La disparition de ma grand-mère me fait encore trop mal pour
continuer à la manipuler. Ce soir, je ne veux pas la séduire, je veux simplement
qu’elle soit là, tranquillement.
17.

Calista

— Il est nul, ton film ! s’exclame Basile après tout de même vingt minutes
de projection, l’alcool l’ayant rendu plus long à la détente.
— C’est toi qui l’as choisi, je te rappelle. Tu veux bien me repasser le
pot ?
— Non.
Je rigole. Étrangement, ce soir, l’atmosphère est totalement détendue. Je
ne sais pas ce qu’il se passe dans son cœur, mais Basile est un autre homme. Sa
souffrance est palpable. Elle le rend moins con, peut-être. Il enlace jalousement
la crème glacée d’un œil mesquin et vitrifié par les substances illicites
ingurgitées.
— Et pourquoi ? C’est le mien, à la base !
— Je fais ça pour toi, Calista. Après, tu vas grossir, grossir et finir par
exploser comme la tante d’Harry Potter.
— Vu comme ça, je préfère que ce soit toi qui exploses, dis-je en me
souvenant des images du film.
Je ne suis plus certaine que la tante explose. Dans mes lointains souvenirs,
elle s’envole simplement, mais je ne préfère pas le contredire. Je vois bien que
le rire est une façon pour lui de ne pas pleurer. Tout le monde sait que Grama
avait une importance capitale dans sa vie elle était son équilibre. Je ne sais
pas ce qu’il fera sans elle. Il perdra possiblement les pédales. Je m’inquiète
pour lui, même si je ne le montre pas.
Je n’ai aucune légitimité. Ça ne devrait pas être moi, ici, dans ce canapé.
Je ne devrais pas être la personne qui essaie comme elle peut de lui changer les
idées en douceur. Ça aurait dû être Solal ou Gus. Même mieux, Gus et Solal,
tous les deux. Mais ils ne sont pas revenus pour lui. Solal, je peux comprendre,
il travaille, mais Gus… Cette Suzie, je ne peux décidément pas la supporter.
D’accord, ils ont été mis au courant tardivement, mais c’est un motif de retour
immédiat à mon sens.
— Youhou ! C’est moi qui me shoote et c’est toi dans les vapes, constate-t-
il en secouant sa main devant mes yeux pour me sortir de mes pensées.
— Oui ?
Pour tout dire, je ne l’écoutais plus.
— Tu veux de la vodka avec la glace ? Il paraît que ce n’est pas dégueu.
Je pourrais être touchée par sa proposition mais non. J’ai plutôt envie de
le frapper. Noyer son chagrin dans l’alcool n’est pas une solution que je
conçois.
— Basile, tu ne crois pas que tu as assez bu pour ce soir ?
Je ne suis pas sa mère, d’accord, mais l’état dans lequel il se trouvait
quand je suis arrivée était pitoyable. Ce n’est pas en buvant qu’il réussira à
surmonter cette épreuve, bien au contraire.
— Rabat-joie !
Il fait mine de bouder, puis semble réfléchir quelques secondes, la bouche
entrouverte.
— J’arrête si tu me dis à quoi tu pensais, marchande-t-il.
Il me connaît assez bien pour savoir que je ne cède pas au chantage. Il
croit être sûr que je vais refuser, d’où le sourire espiègle plaqué sur ses lèvres.
Je suis prête à beaucoup de choses pour éviter qu’il souffre davantage.
— D’accord.
Son sourire s’efface, et j’en suis navrée. J’aurais finalement peut-être dû
le laisser boire pour le rendre faussement moins malheureux.
— Je n’y crois pas.
Son regard est ahuri. Il y a de quoi. Mon acceptation est tout aussi
inhabituelle que notre complicité actuelle.
— Très bien… Je pensais à Gus et Solal, je souffle pour lui prouver qu’il
se trompe.
— Et ? me demande-t-il, perplexe, attendant sans doute plus que cette
simple révélation.
— Je trouve ça injuste qu’ils ne soient pas là.
Sa mine se renfrogne non pas comme s’il était attristé par la situation et
l’abandon de ses potes, mais plus comme s’il était déçu que ça ne soit que ça
qui accaparait mes pensées.
— C’est tout ? Je ne vais pas boire de vodka pour ça ? Tu ne pouvais pas
penser à un truc mieux ? Genre que tu aimerais faire un plan à trois dans un
ascenseur ? C’est bidon, je suis sûr qu’il y a autre chose.
Cette fois, il prononce ses phrases en me fixant, comme si ce à quoi je
songeais relevait d’un intérêt soudain pour lui.
— En effet, dis-je en soupirant, ne sachant pas trop comment lui dire ça.
En fait, je trouve que je ne suis pas la mieux placée pour passer du temps avec
toi dans un moment pareil. À vrai dire, je n’aime pas du tout cette Suzie : elle
retourne la tête de Gus, et lui, couillon comme il est, il se laisse marcher
dessus.
— Gus est un canard et c’est maintenant que tu t’en rends compte ? me
reproche-t-il.
Basile n’a jamais caché à Gus ce qu’il pensait de lui. Je ne sais pas si son
franc parlé est une forme rare d’honnêteté ou tout simplement de la cruauté.
Pourtant, Gus ne lui en a jamais tenu rigueur, alors que moi, je ne supporte pas
quand il me claque mes défauts à la figure.
— Oui, son comportement me déçoit, j’avoue.
Contrairement à Basile, qui a une faculté impressionnante pour saisir les
gens et leur fonctionnement, moi, je suis plutôt naïve et j’ai tendance à fermer
les yeux sur ce qui me dérange dans le comportement de mes proches.
— Je ne suis pas surpris, m’annonce-t-il.
Son visage se tourne vers l’écran de télévision. Il n’est pas surpris, mais il
est forcément déçu. Je l’ai vu dans ses yeux. Ce soir, il laisse ses sentiments
transparaître sous son masque, ce qui est assez rare pour le souligner. J’ai
toujours autant de mal à saisir les différents aspects de sa personnalité. Par
contre, je suis prête à parier qu’il pense être responsable de l’absence de nos
amis. J’imagine qu’il se sent coupable de ne pas être irréprochable avec eux,
alors qu’il est loin d’être un mauvais ami, à sa façon.
Je n’ose pas lui dire ce que je pense de peur de le brusquer, alors je
préfère me taire. Le sujet « Grama » plane au-dessus de nos têtes et je ne tiens
pas à l’évoquer sans qu’il n’en prenne l’initiative.
Nous sommes installés sur le canapé, l’un à côté de l’autre. Je lui ai
demandé de laisser les fenêtres ouvertes un petit moment à cause de l’odeur de
rat crevé, mais même s’il fait bon la journée, les nuits rafraîchissent
énormément, alors nous nous sommes munis de sa couette pour nous protéger
du courant d’air.
Puisque je ne trouve rien de plus à lui dire concernant Gus, de peur de me
montrer beaucoup trop intrusive, je décide de faire un geste envers lui.
Doucement, timidement et assez maladroitement, je recherche sa main sous
l’édredon pour lui offrir la mienne.
Étonnement, à mon contact, il ne rechigne pas. Je croyais qu’il
m’enverrait paître avec dégoût et quelques remarques désagréablement
sarcastiques. Au contraire, sa main vient s’enrouler doucement autour de la
mienne. J’ai l’impression d’avoir cinq ans et de donner la menotte à mon père
tellement la sienne est grande et forte. Pourtant, ce n’est pas ce qui me trouble
le plus.
Nos peaux qui se rejoignent me prodiguent une sorte de radiation dans
tout le corps. C’est comme un coup de jus qui me traverse de plein fouet. Du
coin de l’œil, je le regarde furtivement : l’effet n’est pas le même pour lui que
pour moi.
En venant ici, j’avais pourtant décidé d’ignorer toutes les formes de désir
que pouvait me procurer sa présence. Que ce soit le désir de le tuer à cause de
son côté horripilant, ou le désir charnel que son corps provoque en moi.
D’un coup, j’en veux encore plus à Gus de ne pas être rentré. Je savais que
ma place n’était pas ici. J’ai voulu me montrer altruiste, lui tenir compagnie
pour qu’il se sente moins seul ; j’aurais mieux fait de jouer les égoïstes sur ce
coup-là, mais il s’était barricadé chez lui et le joindre était impossible.
Pourquoi j’ai imaginé les grands moyens pour venir ici avec autant de
détermination ?
Il vient de perdre sa grand-mère, et la seule chose à laquelle je pense, c’est
à comment il pourrait me toucher davantage. Je suis un monstre. J’ai
l’impression de profiter de son malheur. Je respire un bon coup pour oublier
nos mains liées.
Cela fait bien une dizaine de minutes que je me focalise sur le film,
tendue, pour éviter de penser à la proximité de nos corps et au contact de nos
mains. Le scénario est mauvais pas plus que les acteurs, tout de même et
c’est difficile de ne pas quitter l’écran des yeux pour l’observer. Ses bouclettes
n’étaient pas encore tout à fait sèches juste avant que je ne lui propose ma
main, et je trouvais ça vraiment irrésistible.
Spontanément, sa tête vient se poser sur mon épaule et je constate que ses
cheveux ne sont plus humides. Je suis d’abord très étonnée par ce
rapprochement, Basile n’étant pas le plus tactile d’entre nous. Puis je remarque
que ça ne me pose aucun problème.
Plus le film avance et plus nous prenons nos aises, naturellement. Je ne
m’étais pas rendu compte que j’étais si crispée au lancement de ce navet. Nous
étions tous les deux assis, droit comme des piquets à une distance raisonnable
l’un de l’autre, ce qui n’est plus le cas à présent.
Après avoir allongé ses jambes sur le canapé, Basile a pris de plus en
plus ses aises, à tel point que sa tête repose non plus sur mon épaule mais sur
ma cuisse. J’ai basculé progressivement sur le côté pour me caler contre l’un
des accoudoirs. D’instinct, ma main s’est perdue dans sa chevelure tandis que
Bambi est venu se blottir contre le corps de Basile, maintenant en chien de
fusil.
Nous sommes assez mêlés mais la position est loin d’être désagréable, du
moins pour moi. L’accalmie de cette soirée est tout bonnement exceptionnelle,
sa quiétude réellement déconcertante, j’ai vraiment du mal à réaliser. Le film
est heureusement bientôt fini. J’attrape la télécommande, posée sur l’accoudoir
près de moi et fait défiler le menu.
— Qu’est-ce que tu veux regarder maintenant ? je demande tout bas,
comme pour éviter de casser la douce sérénité de cette veillée.
— Ce que tu veux, je m’en fous, chuchote-t-il lui aussi, bougeant
légèrement pour caler sa tête plus confortablement sur mes genoux.
Dans tous les cas, ça ne pourra pas être pire que cette daube. Le nouveau
film n’a pas démarré depuis dix minutes que je sens la tête de Basile peser plus
lourdement. J’attends pour être sûre de moi puis baisse le son pour avoir
confirmation. Sa respiration est devenue régulière et beaucoup plus posée.
J’imagine qu’il s’est simplement endormi. Je laisse passer quelques instants
pour m’assurer qu’il l’est profondément, puis je décide de partir. Il n’a pas dû
énormément dormir ces derniers jours. Demain, l’épreuve qui l’attend risque
d’être plus difficile qu’elle n’en a l’air. Enfin, seulement s’il décide de sortir de
son trou.
J’ai su qu’à l’annonce de la mort de Grama, Basile s’était rendu chez elle.
Celle-ci voulait reposer dans sa maison et non dans un salon funéraire. Il avait
littéralement pété les plombs en arrivant. Il avait fait sortir tout le monde et
avait décidé de ne laisser rentrer quiconque, jusqu’au soir où son père l’avait
fait revenir à la raison, de force. Une fois de retour à la Ferme, il s’était
enfermé chez lui en claquant la porte et n’avait plus adressé la parole à
personne.
Chaque sonnerie aboutissait à un basculement sur sa messagerie. Chaque
coup à la porte n’avait que pour réponse un profond silence. Chaque tentative
d’approche correspondait à un rejet en bonne et due forme. Jusqu’à ce soir où,
alors que je l’insupporte tant à l’ordinaire, il a préféré ma présence à la
solitude.
Sincèrement, je ne sais même pas s’il a décidé de se rendre aux
funérailles. J’en doute. Je n’ai pas voulu voir le corps sans vie de Grama, mais
je tiens à être présente demain matin. Pas seulement pour son père, mais
surtout pour Basile. Térence, continue à vivre comme si rien n’avait changé.
Mais pour son fils, c’est différent. Cette disparition l’affecte plus que de raison,
il suffit d’observer la décadence dans laquelle il était tombé avant que je
n’arrive.
Ça me fait beaucoup de peine de le voir comme ça, et pourtant,
égoïstement, je le préfère dans cet état. Pour une fois, je le sens entier, lui-
même, comme si le masque tombait, comme s’il ne jouait plus avec son image.
J’imagine que c’est un moment d’égarement, que c’est passager et qu’il
revêtira une armure plus épaisse quand il essaiera de surmonter son deuil.
Doucement, je me redresse. Je remplace ma cuisse par des coussins qui
traînaient. Il bouge un peu mais ne se réveille pas. Je remonte la couverture sur
ses épaules. J’ai presque envie de l’embrasser ; son visage est tellement doux
lorsqu’il est endormi, même sa barbe ne durcit plus ses traits.
Je me contente de déposer un rapide baiser sur sa joue avant de dégager
son visage de quelques-unes de ses jolies boucles. Heureusement pour moi, il
dort profondément. Je n’éteins pas la télévision, je referme les fenêtres et
m’éclipse par la porte d’entrée. J’avais prévu d’escalader à nouveau le muret
qui sépare nos jardins, au cas où il ne m’ouvrirait pas, mais je suis contente de
pouvoir sortir par un chemin plus commode.
Cette soirée est vraiment très étrange. Ce qui me fait le plus peur, ce n’est
pas Basile et son comportement nouveau ; c’est moi, c’est ce que je ressens
sans arrêt pour lui, ce que son contact me procure. Ce qui m’inquiète le plus,
c’est que j’avais bien envie de rester dormir avec lui, voire même contre lui
afin d’aspirer sa souffrance.
La raison m’a poussée à sortir d’ici, mais si j’avais écouté mon cœur, moi
aussi je me serais endormie dans ce canapé avec l’agréable impression d’être
proche de lui.
18.

Basile

Lorsque je me réveille, je suis de nouveau complètement seul, vidé. Il n’y


a plus rien, plus d’odeur, plus de respiration, plus de mouvement, seulement le
son de la télévision. Je ne suis pas du genre à aimer la compagnie des autres, la
solitude ne m’effraie pas d’habitude. Pourtant, cette nuit, j’ai besoin d’une
présence. Je sens encore quelques effets des substances ingurgitées dans la
soirée, mais ça ne me suffit pas. J’éteins cette télé à la con. Deux choix
s’offrent à moi : je peux continuer à souffrir en silence, garder ce que ressens
et attendre que ça me pourrisse de l’intérieur, seul ; ou je peux ravaler ma
fierté et accepter l’idée qu’une aide, n’importe laquelle, soit la bienvenue.
Calista avait raison tout à l’heure, ce n’était pas à elle de me tenir
compagnie. Jamais de la vie je me serais endormi sur Gus, certes, mais il
n’empêche qu’il était plus apte à me remonter le moral que n’importe qui en
me ramenant de la bibine. Solal écoute mieux que personne, il aurait su tourner
le sujet en dérision pour que je me bidonne. Je n’aurais jamais pensé à Calista
dans le rôle d’accompagnatrice, mais si je dois me rabaisser à demander de
l’aide, ce sera la sienne.
Lorsqu’elle a compris que la conversation devenait périlleuse et que le
sujet de la disparition de ma grand-mère pouvait surgir d’un moment à l’autre,
elle avait tout simplement fermé sa gueule.
Je m’extirpe du canapé pour rejoindre la cuisine où se trouve mon putain
de téléphone. Mes yeux se sont habitués à l’obscurité. Je m’assieds sur le plan
de travail et le regarde avec dégoût. Il se transforme rapidement en objet du
diable dans mon esprit et je le repose, comme s’il me brûlait. Il me tente, mais
je n’ai pas envie d’être lâche, je ne tiens pas à me montrer faible, surtout pas
devant elle.
J’attrape la bouteille de whisky entamée. Calista l’a ramassée pour la
poser, en évidence, sur le plan de travail. La bouteille dans une main, le
portable dans l’autre, je passe de longues minutes à estimer le pour et le contre
en me demandant laquelle des deux options sera la bonne.
Finalement, je dévisse le bouchon de ce bourbon miteux et avale une
gorgée d’une traite en regardant mon téléphone s’allumer. J’opte pour la
simplicité. Facile : pourquoi choisir quand nous pouvons faire les deux ? Il met
un temps fou à charger toutes les données, assez pour que je puisse boire
davantage. J’ai besoin d’un peu d’encouragements avant de me soumettre à
mes bassesses d’âme.
Pourquoi tu es partie

Quatre mots, pas de point d’interrogation, je trouve que c’est déjà trop. De
toute façon, elle dort sûrement déjà alors ce message est vain. J’attends quand
même une réponse tout en me disant qu’elle n’arrivera jamais. J’ignore la
demi-centaine d’appels manqués et le nombre astronomique de messages non
lus en reposant le téléphone près de moi. Mon cerveau se met en mode avion
alors que je continue à boire.
L’arrivée d’un nouveau message fait vibrer le plan de travail et je
sursaute. Je regarde furtivement de qui il s’agit. Je souris, pas que je suis
heureux qu’elle me réponde, mais parce que je suis un vrai emmerdeur : son
numéro est enregistré sous « Chieuse asociale à éviter ». Je déverrouille mon
téléphone et lis le SMS.
Pour te laisser dormir.

Il ne me faut pas deux secondes de réflexion, l’alcool aidant, pour


convenir de ma réponse.
Reviens

Elle prendra sûrement ça pour un ordre, une exigence, c’est en réalité


presque une supplication. Je reste de longues, très longues minutes sans
réponse et puis je l’entends frapper à ma porte. Si elle est sortie par là tout à
l’heure, elle ne doit plus être verrouillée. Pas si con le Basile.
— Entre.
— Basile, tu es là ?
— Non.
Qu’est-ce qu’elle peut-être conne par moment. Évidemment que je suis là.
Je la vois avancer dans ma direction, guidée par la lumière de l’écran de son
téléphone. Lorsqu’elle atteint la cuisine, elle cherche l’interrupteur et
m’éblouit.
— Putain, éteins cette lumière ! je crie en fermant les yeux.
Ma rétine part en fumée et mes neurones grillent dans un feu d’artifice
explosif et désagréable. Bordel !
— Non, me répond-elle sévèrement.
Progressivement, j’ouvre les paupières. Elle est plantée devant moi, les
mains sur les hanches comme si elle allait me gronder. Son regard est
désapprobateur. Ça y est, fini le calme, elle va recommencer à me casser les
couilles. Quelle idée je n’ai pas eu là, tiens !
— Tu continues à boire ?
— Non.
Encore une question con. Elle le voit, évidemment. Je porte le goulot à la
bouche et avale plusieurs gorgées, puis je la lui tends.
— T’en veux ?
Putain, je suis vraiment gentil comme mec, en fait ! Elle secoue la tête
d’un air réprobateur.
— Non, merci. Pourquoi tu m’as demandé de venir ?
Cette fois, sa question n’est pas du tout évidente. Je n’ai d’ailleurs pas la
réponse moi-même. Je soupire en émettant un léger mouvement d’épaule. Elle
se décide à me prendre la bouteille des mains. Je pensais qu’elle avalerait au
moins une petite gorgée mais non, elle vide son contenu dans l’évier. Conasse.
Je n’ai plus rien à faire dans cette cuisine. Madame Chieuse continue de
faire sa tête de pioche et me prive de ce que j’ai envie, alors je boude. Je
l’ignore royalement, descends du plan de travail et rejoins ma chambre en
claquant des pieds. Dommage que la porte soit à galandage, sinon je l’aurais
claquée pour marquer mon mécontentement.
J’allumerais bien une clope mais je déteste l’odeur du tabac froid au
réveil. Je m’étale donc sur mon lit. Je ne sais pas où est passée ma couette. Elle
s’est évaporée comme par enchantement. Tout à l’heure le canapé, maintenant
l’édredon… Je regarde sous mon pieu au cas où un lutin farceur ne s’y
cacherait pas avec elle pour faire des trucs cochons. Mais l’idée que quelque
chose puisse se planquer sous mon matelas me fout les chtouilles.
— Calista !
Qu’est-ce qu’elle branle dans la cuisine ? Maintenant que je suis allongé,
je ne bouge plus. S’il y a quelqu’un qui doit se faire bouffer par le monstre
caché, ce sera elle. C’est un cadeau pour la bête : Calista est plus appétissante
que moi ; en plus, elle a l’avantage d’avoir des nibards.
— Elle est où ma couette ?
Je pense qu’elle me l’a peut-être kidnappée et qu’elle va me demander une
rançon. Plutôt crever ! Qu’elle la garde en souvenir, je la remplacerai
facilement.
— Sur le canapé.
Mouais, vu sous cet angle c’est beaucoup moins fun. Je croyais qu’elle
était partie en voyage. J’aurai bien aimé qu’elle m’envoie une carte postale.
— Ramène-la-moi.
Nous crions pour que nous puissions nous entendre. Je la vois arriver
avec ma couverture beaucoup plus grande qu’elle. Elle la tient à bout de bras
dans son pyjama en coton plutôt mignon et trop court. Elle reste sur le seuil de
la porte, n’osant pas rentrer.
Cette fille est une calamité : elle s’infiltre chez moi comme le symbiote
noir de Spider-Man, puis elle joue à la petite gamine polie et gênée tout ça
parce qu’elle n’est pas ici de son plein gré. Bon, au moins, je suis fixé : il n’y a
pas de monstre sous mon lit.
— Tiens.
Si elle croit que je vais bouger mon cul, elle peut toujours courir. Elle
soupire, pénètre dans ma chambre et me donne la couette en mains propres
puis fait demi-tour. Mes reflexes sont trop mauvais et je n’arrive pas à lui
saisir le bras comme je l’aurai voulu. Je réussis seulement à lui attraper la
jambe et elle se retourne.
— Tu ne veux pas attendre un peu avant de partir ?
Ma question me surprend moi-même. Qu’est-ce qui ne tourne pas rond
chez moi ? J’avais décidé de l’ignorer pour éviter de jouer avec elle et voilà
que je lui propose un truc aussi absurde. Je ne vois même pas pourquoi elle
accepterait.
— Si tu veux.
Elle se tient debout, droite comme un piquet, à côté de mon plumard.
Incapable de savoir quoi faire. J’avoue que dans le fond, moi non plus.
— Je n’ai pas envie de baiser ce soir, et mon lit ne te bouffera pas, tu
sais ?
J’ai allumé la lampe de chevet et je remarque clairement que ses joues
rosissent après cette petite mise au point. C’est peut-être bien la première fois
qu’elle va se glisser dans le pieu d’un homme, d’un vrai. Quoique, elle a déjà
dormi avec Gus. Mais ce n’est pas vraiment un homme… Une hommelette, tout
au mieux. Je ne suis pas certain que ça compte.
Avec gêne, elle s’assied sur le rebord du côté opposé au mien sans me
jeter un coup d’œil. Il va falloir que je dise quelque chose si je veux qu’elle se
relaxe un peu. C’est elle qui m’a tendue la main tout à l’heure dans ce canapé,
je ne vois pas de quoi elle a peur. C’est quoi sa logique ? Quand je ne demande
rien elle fait, et quand je demande elle ne fait pas ? Même en ayant bu plus que
de raison, ce n’est pas mon genre de violer les meufs.
J’hésite longuement puis, avec beaucoup de courage, je me lance dans un
truc pour lequel je suis certain qu’elle restera.
— Il y a toujours son visage dans ma tête, je murmure.
Elle se tourne légèrement vers moi, surprise que je m’aventure avec elle
sur ce sujet. Je place mes deux mains sous ma tête et observe le plafond.
Puisqu’elle ne dit rien, je poursuis ma confession avec plus de difficultés que
je ne l’aurais imaginé.
— Elle ne sourit pas, elle a les yeux fermés. Je regrette d’avoir été la voir
dans cet état. Je ne voulais pas que ce soit la seule image qui me reste d’elle.
— Ce n’est pas la seule, m’assure-t-elle gentiment.
— Si.
Elle s’allonge pour prendre la même position que moi. J’évite d’y
penser ; ce soir je mets la partie sur pause, mais ça reste une fille au corps
attirant, allongée là, à côté de moi.
— Je t’assure que non. Tu as simplement oublié qu’il te restait en
mémoire toutes les fois où tu l’as vue vivante. Essaies de creuser un peu dans
tes souvenirs, me propose-t-elle.
Elle a l’air si sûre d’elle que ça me donne envie d’écouter son conseil. Je
me concentre pour repenser aux moments que j’ai échangés avec Grama.
L’image de ma grand-mère, sans vie, s’estompe. Je raconte à Calista certains
instants que nous avons partagés ensemble. Elle m’écoute attentivement et
rigole parfois.
Je sais qu’il se fait tard même si je n’ai aucune idée de l’heure exacte. Je
n’ai pas encore décidé si j’allais ou non à cet enterrement de malheur. Je pense
que ma grand-mère m’en voudrait si j’esquivais le truc, mais d’un autre côté,
je ne sais pas si j’ai la force de lui dire au revoir tout de suite. De but en blanc,
sans transition, j’arrête de parler du passé pour évoquer le futur, un futur
beaucoup trop proche à mon goût.
— Si je vais à l’enterrement demain, tu resteras avec moi ?
Calista bascule sur son flanc pour me regarder. Je fixe toujours le
plafond.
— Bien sûr, me répond-elle naturellement.
Je la trouve différente ces derniers temps : elle m’agace en temps normal
et je ne comprends toujours pas son comportement, mais elle est plus gentille
qu’avant. Lorsque Gus a eu son accident, elle a été présente pour finalement
s’en prendre plein la gueule, et maintenant elle est avec moi. Je l’empêche de
dormir pour lui raconter de la merde mais elle m’écoute attentivement. Elle
doit prendre sur elle, sachant comme on se déteste tous les deux, sachant
comment je me comporte habituellement. Pourtant elle est là, et ce soir j’en ai
besoin.
— Reste cette nuit.
Je ne lui demande pas, j’exige, sans savoir pourquoi. Ce n’est pas un
ordre, c’est ce que je veux. Si elle décide de partir, je ne la retiendrai pas.
J’ai en sainte horreur d’avoir une présence quelconque dans mon lit.
Quand une fille s’endort, j’essaie de la réveiller ou je me casse. J’expulse
même Bambi quand il essaie de me tenir compagnie. Mais cette nuit, je veux
qu’elle dorme avec moi.
C’est bien la première fois de ma vie qu’une envie pareille me prend. Je
mets ça sur le compte de l’alcool, des joints du début de soirée et de la perte de
Grama. Je sais pertinemment que demain ça ne sera plus le cas.
Elle accepte sans rechigner. Peut-être que je retrouverais le sommeil
comme tout à l’heure ; il me manque cet enfoiré.
Sauf que la tâche s’avère difficile. Je me suis mis à l’aise ; elle a râlé,
mais il faut qu’elle s’estime heureuse : j’ai laissé mon boxer. Normalement, je
dors à poil. C’est la première fois qu’une fille s’endormira avec moi sans que
je ne sois passé sur son corps au préalable.
Ça fait bien une heure que les lumières sont éteintes et que nous sommes
plongés dans le silence. Aucun de nous ne réussit à roupiller et ça m’agace.
Fortement.
— Putain, mais tu vas arrêter de bouger ! je râle en perdant patience.
— C’est toi qui prends toute la place ! Il faut que je me contorsionne !
crie-t-elle, aussi excédée que moi.
— Il y a le tapis, par terre, si je te dérange tant que ça.
C’est vrai quoi, on dirait qu’elle ne veut pas me toucher. Elle ne va pas
fondre à mon contact. D’accord, je dors en diagonale, mais j’ai toujours dormi
comme ça. C’est mon lit, c’est à elle de s’adapter, oui ou merde ?!
— Tu es vraiment sérieux là ? s’énerve-t-elle davantage.
— Je ne comprends pas. Tu dors avec Gus naturellement mais avec moi tu
t’agites dans tous les sens comme un asticot.
Mes bras accompagnent mes paroles en ondulant pour l’imiter
grossièrement, même si elle ne peut pas me voir clairement.
— Tu n’es pas Gus, tu prends toute la place et la couette, bougonne-t-elle,
presque vexée.
Connasse. Ça, je l’avais remarqué. Je suis Basile et si elle n’est pas
contente, qu’elle se casse ! Je ne lui ai rien demandé ! Enfin si… Je soupire.
— Je vais appeler Gus, il me dira comment faire pour te supporter la nuit,
dis-je, sarcastique.
— Et moi, je vais appeler tes « pouffes » pour savoir comment elles font
pour s’endormir avec un mec comme toi.
Je suis partagé entre l’envie de me marrer face à nos comportements de
gamins et celle de continuer à la faire chier.
— Tu veux que je te dise comment elles font ? C’est parce que je les baise
tellement bien qu’elles perdent toute leur énergie. Je peux te monter si tu veux.
J’attends qu’elle pète un plomb avant d’exploser de rire ; me retenir est
vraiment trop difficile.
— Tu dépasses les bornes, Basile ! crie-t-elle en faisant valser la
couverture pour se barrer.
Je ne me retiens pas plus longtemps et laisse échapper mon rire.
— En plus, tu te fous de ma gueule ! s’ahurit-elle de mon comportement.
— Mais tu ne vois pas que je le fais exprès, je me défends, amusé. Allez,
ramène ton petit cul.
— Tu m’énerves, m’annonce-t-elle.
— Je sais, toi aussi. C’est justement ce qui est drôle.
— C’est de ta faute, soupire-t-elle alors que je me fous encore de sa
gueule.
Elle revient prendre place à mes côtés en soupirant comme un rhinocéros
en colère. Ma bonne humeur soudaine ne l’a pas encore atteinte.
— Si tu n’avoues pas que c’est aussi de ta faute, je te torture, dis-je en
souriant.
— Hors de question, me provoque-t-elle.
Je l’attrape par les bras et me place au-dessus de son corps pour l’attaquer
de chatouilles. Ça ne fonctionne pas tout de suite.
— Je ne suis pas chatouilleuse, se vante-elle, les yeux remplis de malice.
Néanmoins, lorsque je réussis à la faire éclater de rire en trouvant LA
zone sensible, elle se débat sous moi et je trouve ça très drôle. Elle me supplie
d’arrêter en essayant de reprendre le dessus.
— Basile ! Arrête ! Je vais faire pipi dans ton lit ! halète-t-elle.
— Dis que t’es fautive toi aussi et promets que tu arrêteras de bouger.
— Si tu arrêtes de prendre toute la place, rit-elle et je l’assaille une
nouvelle fois de guili-guili.
— C’est bon ! Arrête ! Je suis un petit peu fautive ! hurle-t-elle.
Je m’exécute et la laisse reprendre son souffle en lâchant toutes prises sur
son corps. Elle me lance des regards noirs mais sourit tout de même, ce qui la
rend peu crédible. Si ça ne tenait qu’à moi, je me la ferais bien, là, maintenant,
mais quand je pense à la raison qui l’amène ici, tous mes désirs sont coupés
net. Je reprends ma place, en diagonale, lui laissant assez d’espace pour qu’elle
puisse s’insérer près de moi.
Elle ne s’obstine plus à rester droite et essaie d’imiter ma position en se
mettant dos à moi. Nous sommes maintenant près de nous endormir. Je ne veux
pas qu’elle se casse une fois que j’aurai fermé l’œil, alors je l’emprisonne à
l’aide d’un de mes bras, sans la serrer, puis je sombre dans ceux de Morphée
après avoir entendu Calista murmurer un « Bonne nuit » presque inaudible.
19.

Calista

J’ai du mal à croire que je suis restée tout ce temps dans son lit. La nuit fut
courte mais agréable, du moins pour moi car Basile a eu un sommeil agité, ce
qui n’a pas semblé le perturber. J’imagine qu’il est habitué et que ce n’est pas
seulement dû au décès de Grama.
J’ai voulu rentrer chez moi au beau milieu de la nuit après avoir été
galvanisée par son agitation, mais je n’ai pas réussi à m’y résoudre. Il avait
une mine si triste et déconfite… Je me devais d’être là et nulle part ailleurs.
C’était nouveau pour moi, de dormir près de lui. Ce matin, je me suis
réveillée avant la sonnerie. Ça aussi, c’est inhabituel. Dire que je suis en pleine
forme serait un énorme mensonge, car j’ai carrément la tête dans le brouillard
et les idées peu claires, même si je n’arrive plus à retrouver le sommeil.
Il fait sombre dans la pièce. Les premiers rayons du soleil passent à
travers les fentes des volets, suffisamment pour éclairer Basile. J’avoue avoir
monopolisé le confort de la couette durant la nuit. De ce fait, Basile se trouve à
découvert, allongé sur le ventre, et le spectacle est loin d’être désagréable.
L’une de ses jambes est repliée dans ma direction. Ses bras enveloppent
fermement son oreiller. La tête enfouie dedans, ses boucles recouvrent presque
la totalité de son visage. À l’orée du jour, j’ai tout le loisir d’étudier les détails
de ses courbes musclées ; bien qu’il soit parfaitement détendu, ceux-ci restent
légèrement dessinés, rendant son corps brut.
On pourrait croire qu’il a été sculpté dans une masse de chair de façon
grossière et pourtant c’est esthétique. Ce n’est pas un David de Michel-Ange,
mais ça le vaut presque, surtout lorsque j’observe le rebondi de ses fesses.
Elles ont l’air si ferme et si moelleux à la fois que j’ai presque envie de les
toucher. En toute honnêteté, j’ai pleinement envie de laisser mes doigts y
courir.
Lorsque je me rends compte que je suis en train de contempler Basile, j’ai
carrément envie de me foutre des claques. Je connais parfaitement ses
intentions envers moi. Il a été très clair là-dessus avant cette dramatique
annonce.
Je ne compte pas lui donner ce qu’il désire. Une part de moi en crève
d’envie, d’accord, mais je ne veux pas d’une relation aussi foireuse. Nous ne
pourrons jamais être ensemble, et même s’il m’attire, ce n’est pas le genre
d’homme qu’il me faut.
Je jette un dernier coup d’œil à son corps endormi puis me lève pour me
changer les idées et éviter de finir par baver en le contemplant. J’arpente le
couloir qui mène à la cuisine en observant plus en détail la décoration
masculine et assez adolescente. Un bar sépare la cuisine aux meubles laqués
rouge du salon. Chez moi, j’ai préféré y placer un îlot central.
Rien n’est épuré. Des tableaux jonchent les murs : des représentations de
Che Guevara, des reproductions de pop art à la manière d’Andy Warhol, ou
encore des affiches de films rétros comme Pulp Fiction ; le tout sous des faux
airs vintage.
Sur des étagères en bois de manufacture artisanale, des figurines
loufoques à grosses têtes de la marque Pop ! sont disposées çà et là entre des
boîtes de jeux vidéo. Les effigies représentées sont d’un éclectisme
étrangement coordonné. Des personnages de manga côtoient la famille
Simpson ainsi que les acteurs représentatifs de la série The Walking Dead et
certains de Breaking Bad. Il y a même Minnie et Mickey, mais ils sont en
retrait ; je crains que ce ne soit un cadeau qu’il n’a pas apprécié.
Le rouge et le gris dominent, mis à part dans la chambre, plus sobre. J’ai
remarqué que sur les étagères de cette pièce il y avait exclusivement de vieux
vinyles : des 33, 45 et 75 tours confondus, rien de plus.
Je ne sais pas vraiment quoi faire ou comment évoluer dans cet espace.
Hier, je n’ai pas revendiqué ni quémandé le droit de savoir, mais il devait
immanquablement avoir de bonnes raisons pour réclamer ma présence. Je ne
sais pas si je dois rester là, attendre qu’il se réveille et l’accompagner à
l’enterrement de sa grand-mère, ou rentrer me préparer et le rejoindre lorsque
nous serons prêts.
Ce n’est pas chez moi et je n’ose rien faire. Peut-être que Basile sera
d’une humeur massacrante et je ne veux absolument pas m’attirer ses foudres
par un geste déplacé.
Lors de mon arrivée la veille, j’avais pris l’initiative de ranger un peu car
je n’arrivais plus à me déplacer tellement le sol était jonché de débris, puis
j’avais continué en comprenant que ça l’arrangeait plus que ça ne le dérangeait.
Mais ce matin, je ne sais pas comment agir.
Je me demande si ça ne serait pas une meilleure idée de retourner dans ce
lit, au moins je n’aurais rien à toucher. La blague ! J’aurais envie de lui toucher
les fesses comme une nymphomane, oui ! Et ce n’est pas raisonnable. Je pense
que c’est préférable que je tripote le frigidaire et les casseroles.
Je me décide à préparer quelque chose à manger. À en croire le peu de
vaisselle sale, Basile n’a rien avalé de convenable ces derniers jours. Dans une
casserole, je fais chauffer du lait au chocolat. Dans le pire des cas, il
m’ébouillantera avec si ça ne lui convient pas.
J’attends patiemment que les tartines grillent. Je les surveille pour ne pas
les laisser sauter, car j’imagine que l’appareil doit faire du bruit et je n’ai pas
vraiment envie de le réveiller.
Je sens une présence dans mon dos, me retourne et vois Basile encore tout
endormi.
— Salut ! je lance, complètement gênée d’avoir passé la nuit avec lui, de
le voir presque nu et de me permettre de préparer un petit déjeuner ici, dans sa
cuisine.
Il me sourit d’une façon hyper-craquante, comme s’il était heureux de me
voir ce qui est peu probable.
— Je croyais que tu étais partie, déclare-t-il d’une voix éraillée par le
sommeil, avec de petits yeux qui ont du mal à s’ouvrir tout à fait.
Je ne sais pas comment je dois le prendre et je n’arrive pas à savoir si j’ai
ma place ici ou non.
— Je peux rentrer chez moi si tu veux, dis-je doucement dans l’espoir de
ne pas le brusquer.
Il se frotte les yeux et émet un bâillement, puis il m’adresse un nouveau
sourire.
— C’est bien comme ça.
Il s’étire. Les muscles de son torse tendus sont vraiment très agréables à
regarder. Pour ne pas qu’il le remarque, je m’extirpe difficilement de ma
contemplation. Je me retourne en sursautant lorsque les tartines bondissent
hors de l’appareil puis je lui fais de nouveau face afin de lui demander s’il a
faim, sauf qu’il a disparu sans prévenir.
Quelques secondes plus tard, je le vois réapparaître avec dans la main des
pochettes de disques. Il trifouille un truc dans le salon et la musique pure et
craquelée des vinyles me parvient. Je reconnais rapidement la voix de David
Bowie. Du vieux bon rock anglais le matin, ce n’est pas ce qu’il y a de pire.
Basile me rejoint dans la cuisine.
— Où tu ranges tes verres ? je lui demande alors.
Il s’approche de moi en bougeant au rythme de la musique et je ne peux
pas m’empêcher de penser qu’il est vraiment, vraiment, vraiment sexy. L’air de
rien, il me bouscule d’un coup de hanche pour m’écarter et ouvre un placard
pour en sortir deux verres.
— Voilà, poupée, tu le sauras maintenant, me lance-t-il avec un regard qui
ne se veut pas ravageur mais qui l’est tout de même.
Celui que je lui renvoie est désapprobateur.
— Ne m’appelle pas comme ça, je ne suis pas une poupée.
— Je sais que tu n’aimes pas, mais ça m’amuse, sourit-il.
Il est d’humeur taquine. Grand-mère morte ou pas, je ne tiens pas à
prendre plus de pincettes qu’à l’accoutumée.
— Trouve autre chose de plus ridicule, mais pas « poupée », je lui
ordonne.
— Bien : « Princesse », c’est pas mal non plus ? s’amuse-t-il. Mieux !
« Baby » ! crie-t-il avec l’accent anglais très prononcé d’un timbre qui ne lui
appartient pas. Ça, ça claque ! ajoute-t-il.
— C’est encore plus nul ! dis-je, amusée.
Sa bonne humeur est contagieuse. Je m’étonne de le voir dans cet état : je
ne sais pas s’il a oublié que nous enterrons Grama aujourd’hui, mais je n’ai
aucunement l’intention de le lui rappeler.
Nous continuons de déjeuner au rythme de la musique, puis il m’aide à
débarrasser. Nous échangeons de simples banalités du genre : « Tu veux
encore du jus d’orange ? ». Je finis par lui annoncer que je vais rentrer chez
moi pour me laver et me changer, car je porte encore mon pyjama.
— Reviens quand tu seras prête, décide-t-il.
— Pas de souci !
Je m’apprête à refermer la porte quand je l’entends m’appeler par mon
prénom.
— Oui ?
Je passe la tête dans l’entrebâillement.
— Évite de t’habiller en noir, s’il te plaît.
Je comprends qu’il n’a rien oublié, qu’il avait simplement l’intention de
ne pas y songer. Je lis une certaine détresse dans ses yeux. Il est rarement aussi
poli. J’opine en souriant avant de partir. Certes, la tradition fait qu’il faut porter
des vêtements sombres le jour d’un enterrement mais il a raison : à quoi bon
s’évertuer à rendre le moment encore plus triste ? S’il veut de la couleur, je
pense être capable de pouvoir faire ça.
Mes parents m’envoient un message pour savoir si je me rends à l’église
avec eux ou si je prends ma voiture. Je n’ai pas encore eu l’occasion de
conduire depuis mon retour. Je leur explique que je m’y rendrai avec Basile.
Après la douche, je reçois un SMS qui me met du baume au cœur puis
j’enfile un jean, le plus clair de ma garde-robe, un haut crème et une veste
entre le rose pastel et le corail. J’accompagne le tout d’une paire de Converse
et rejoins Basile, comme convenu, dans les temps.
Lui non plus ne porte pas de noir. Je sais qu’il est encore alcoolisé de la
veille. De plus, ce qui se trouvait dans le cendrier n’était pas que des substances
légales, mais je fais l’impasse sur la prudence et la sécurité : je le laisse
prendre le volant, je lui fais confiance et prend le risque d’être inconsciente.
Je m’attendais à ce qu’il y ait beaucoup moins de monde pour la messe
d’enterrement. Basile ayant une place réservée au second rang, il m’a proposé
de rester près de lui. Je n’ai pas pu refuser, bien que cela ait chamboulé la
répartition coutumière – homme à droite et femme à gauche – respectée
jusqu’à notre arrivée. Je me désole de constater que ses frères n’ont pas pris la
peine de revenir. Je reconnais vaguement quelques têtes croisées durant mon
enfance.
Basile est terrifiant. Son regard est planté dans le vide. Il semble subir le
moment. Parfois, une connaissance bien intentionnée lui adresse une tape de
soutien sur l’épaule en passant, ce qui a le don de le raidir encore plus. Les
paumes des mains posées à plat sur ses genoux, le dos droit, il ne tourne pas la
tête en direction du cercueil.
Le prêtre entame ses discours bibliques. Nous nous levons toujours en
retard et ne chantons pas les cantiques, car aucun de nous deux n’a jamais
pratiqué la religion. C’est d’ailleurs l’une des rares fois que je rentre dans une
église. J’essaie de bouger les lèvres pour donner l’illusion quand tout le reste
de la société présente récite des prières.
Lorsque le curé en soutane prononce un éloge funèbre, reprenant les
principaux événements de la vie de Grama, c’est la main de Basile qui, cette
fois, réclame la mienne. Je lui accorde avec un consentement sans faille. À
mesure que les mots prennent du sens et qu’il se laisse submerger par les
souvenirs et la douleur, sa main se resserre de plus en plus fortement.
Je jette un œil dans sa direction et aperçois que ses yeux luisent sous
l’émotion. Il ne m’en fallait pas plus pour laisser couler une larme, ou plutôt
plusieurs. Ma sensibilité me perdra. Basile reste fort. Pendant un long moment
nos doigts restent imbriqués les uns aux autres. Cette fois, je ne ressens pas le
désir que son contact faisait naître en moi hier soir ; j’éprouve seulement sa
peine.
Nous devons nous lever afin de former une procession pour jeter de l’eau
sur le cercueil à l’aide d’un bénitier, alors qu’un encensoir produit une fumée
quasi irrespirable. Je ne comprends pas qu’elle symbolique se cache derrière
mais je suis le mouvement. Basile reste très silencieux. Lorsqu’il arrive devant
le cercueil, j’ai l’impression qu’il est seul dans cette église subitement toute
petite.
Il fait abstraction de tout le monde. Il ne jette pas d’eau mais embrasse sa
main pour déposer le baiser sur le sarcophage en bois. Il demeure face au
cercueil fermé de sa grand-mère plus longtemps que les autres. J’aperçois ses
lèvres bouger légèrement. Je ne sais pas s’il lui parle ou si elles tremblent pour
éviter de pleurer. Cette vision me prend aux tripes. Une souffrance palpable
émane de lui comme une aura. Avant de repartir, il trifouille la couronne de
fleurs placée sur le couvercle, une lueur d’énervement dans les yeux, puis jette
dans un coin certaines d’entre elles.
Je passe furtivement devant le cercueil, sans pouvoir m’empêcher de
penser que Grama n’aurait pas dû partir aussi brutalement, puis je reprends ma
place sur le banc près de Basile. Il se rapproche de moi pour me souffler
quelque chose à l’oreille.
— Ça ne rime à rien ce putain de simulacre. Ces connards ne savent même
pas qu’elle a horreur des fleurs jaunes.
Je lui souris en lui tendant discrètement ma main ; il ne la refuse pas.
— Alors tu as bien fait de les exterminer.
Je ne sais pas ce qui se passe exactement dans son esprit, mais je vois à
quel point ce moment est difficile pour lui. La procession n’en finit pas et nous
sommes debout depuis assez longtemps en regardant le monde défiler sous nos
yeux. Basile lâche ma main et se penche à nouveau pour me dire quelque
chose.
— Ils sont venus, finalement.
Je suis son regard et aperçois Gus, Solal et Cyrielle s’approcher de nous
après être passé devant le cercueil. Basile esquisse un léger sourire. Un sourire
qui me réchauffe le cœur. Ils ont réussi à arriver à temps pour lui. Ils m’avaient
prévenu de leur retard. Solal et Gus échangent une rapide étreinte avec Basile,
et Cyrielle lui embrasse la joue en signe de soutien. Gus fait comme si j’étais
inexistante avant de s’installer avec nous. Venant de lui, c’est vraiment blessant,
mais je passe outre car ce n’est pas le moment.
— Désolé d’être à la bourre mec, on a eu des soucis sur la route, s’excuse
Solal.
— Le principal, c’est que vous soyez là, lui répond Basile avec un autre
petit sourire.
La présence de nos amis lui fait du bien. Il a beau nous faire croire qu’il
se fiche de tout, qu’il n’a pas de cœur, je remarque à quel point leur venue était
importante à ses yeux. Nous nous serrons maintenant sur le banc devenu trop
étroit alors que le prêtre continue à déblatérer des choses inaudibles.
Térence prend le micro pour parler de sa mère et Basile ne souhaite pas
s’exprimer. Même s’il était la personne la plus apte à parler d’elle, je pense
qu’il s’effondrerait au premier mot prononcé.
La cérémonie se termine en musique. Le groupe Rechute entame une
chanson de son répertoire, peu connue mais très touchante, appropriée pour ce
genre de moment où il faut dire adieu. La mise en terre semble encore plus
éprouvante que la cérémonie pour Basile. Le poids du cercueil pèse sur ses
épaules, au sens propre comme au figuré.
Il n’attend pas la fin des obsèques et de ses rituels. Il s’échappe
précipitamment du cimetière. Personne ne le suit, comprenant qu’il a besoin de
solitude. J’aimerais tellement pouvoir faire plus pour lui…
20.

Basile

Cet enterrement était l’une des pires épreuves de ma vie. Tous ces rituels
incompréhensibles ne sont présents que pour rendre les choses plus difficiles.
Comme si je pouvais lui dire au revoir de cette façon. Comme si je pouvais me
sentir proche d’elle dans un endroit aussi froid qu’une église.
Après avoir observé mon père jeter une poignée de terre symbolique dans
le trou qui accueille désormais ma Grama, il fallait que je me salisse les mains,
de terre justement. Désormais, elle gît dans les abîmes souterrains d’un
cimetière nauséabond aux couleurs mornes et aux fleurs artificielles. J’ai mal
pour elle. Pour son corps qui perdra de sa substance. Pour sa chair qui se fera
bouffer par les vers.
Je me suis acharné dans son jardin toute l’après-midi, bêchant, retournant
le sol, arrachant les plantes indésirables. Je voulais être près d’elle, près de son
âme qui, peut-être, vagabonde. Je devais évacuer ma colère et mon désarroi.
J’avais même coupé du bois, inlassablement, pendant plus d’une heure à un
rythme effréné et épuisant. Ça ne me servira plus à rien maintenant.
J’avais plusieurs raisons de ne pas fondre en larmes. Je me rendais bien
compte que la vie continuait. Mes propres frères n’avaient pas fait l’effort de
rentrer d’Espagne, et je pense leur en vouloir toute ma vie, car même mes amis
ont fait le détour. J’ai cru comprendre que la voiture de Cyrielle était tombée
en rade en allant chercher Solal après avoir récupéré Gus, mais je n’ai pas
suivi les détails. Tout ce qui comptait, c’était de savoir que j’avais assez
d’importance à leurs yeux pour mériter leur soutien par leur seule présence.
J’étais prêt à craquer, mais le contact de Calista avait su m’aider à me
contenir. Heureusement pour elle, elle ne m’avait pas suivi quand j’ai fui toute
cette merde, je n’aurais pas pu m’empêcher de l’envoyer chier violemment.
Dans ces circonstances, elle ne le méritait pas.
Assez tôt dans la soirée, je décide de rentrer à la Ferme. Je n’ai pas becté
de la journée et mon estomac crie famine. J’ai récolté pas mal de légumes dans
le potager et je devrais réussir à me faire un truc plus mangeable que les pâtes
de Calista.
Lorsque j’arrive, je remarque que la mort de Grama va être une occasion
pour mon vieux d’organiser une soirée en sa mémoire. Dans ma dérobade
pour échapper à ces festivités malsaines, je croise Solal avec son appareil
photo qui le quitte rarement à vrai dire, comme un attribut.
— Il y a une fête chez Cassandre ce soir, ça te dis d’y aller ?
Je réfléchis sérieusement à sa proposition. Cassandre pourrait m’être utile
dans mon état : pas besoin de lui parler ou de la séduire pour l’utiliser. C’est
sûrement ce dont j’ai besoin ce soir : me vider entre les cuisses d’une fille
facile. Pourtant, je n’ai pas envie de sortir, de voir du monde, j’ai envie de
rester seul. D’être au calme.
— Franchement, non, pas ce soir.
Il n’est ni déçu ni surpris, j’espère simplement qu’il ne me proposera pas
une autre option.
— Je comprends mec. Je suis là si tu as besoin, dit-il en me tapant sur
l’épaule.
Je me raidis à ce contact, inspire profondément et lui adresse un faux
sourire en espérant qu’il ne remarque pas mon manque de sincérité. « Je suis là
si tu as besoin », cette phrase est encore plus merdique que « Toutes mes
condoléances ». Calista a au moins eu le mérite de ne pas m’adresser ce genre
de formules bateau aussi inconsistantes que mon sourire.
Ma soirée est morne et monotone comme je l’espérais. Merdique, certes,
mais reposante. Lorsque je me décide à pioncer, n’ayant plus rien d’autre à
foutre, j’aperçois ma couette chiffonnée. Elle aurait pu faire mon lit… Je
m’affale sur mon matelas et roule d’un côté à l’autre pour trouver la place
idéale. Plus j’essaie de dormir et plus je la sens, plus elle m’obsède.
L’odeur de Calista est imprégnée sur mes oreillers et mes draps. Elle
m’empêche de trouver ce putain de sommeil. C’est une odeur envoûtante. Une
sorte d’échantillon de parfum distribué pour vous donner l’envie d’acheter
toute la bouteille ainsi que le coffret.
Je suis à deux doigts de l’appeler, de lui demander de me rejoindre, mais
je suis beaucoup trop fier pour me rabaisser à ça. Surtout que j’aurais d’autres
idées en tête qu’une soirée télé. Je dois arrêter d’imaginer les trucs qu’elle
pourrait me faire avec son corps. Ce matin je l’avais sentie se lever. Ou plutôt,
je les avais senties se lever aussi bien Calista que ma bite. Une érection
matinale physiologique ? C’est que j’essaie de me faire croire, bien que je sais
très bien que j’avais envie d’elle.
J’enfile un bas de pyjama et sort sur le perron fumer une clope. Je
pourrais frapper à sa porte, lui demander si elle a du sucre mais je n’en fait
rien. Ça serait débile d’espérer qu’elle me suce rien que pour me réconforter et
oublier juste après.
Je m’assieds sur une marche, regrettant de ne pas avoir pris la peine
d’enfiler un T-shirt et un boxer pour me tenir les couilles au chaud. Nos
piaules donnent directement sur la cour de galets de l’entrée. J’ignore pour
qu’elle raison je suis venu ici alors que j’ai un jardin, et depuis combien de
temps j’attends dehors. Tout ce que je sais, c’est que ça me fait du bien de ne
plus sentir le parfum de mon fantasme.
Sauf que Calista surgit de je ne sais où mais sûrement pas de chez elle.
Plutôt bien sapée, elle ne semble pas avoir passé une soirée merveilleuse. Je ne
vois qu’elle pour l’instant, j’imagine que les autres sont toujours à la fête.
Puisque je suis assis, j’ai une vue très nette sur ses pompes : elles sont hideuses.
— Jolies chaussures, je lance, ironique, lorsqu’elle s’approche un peu
plus.
— Joli pantalon, me répond-elle.
Je ne peux m’empêcher de laisser échapper un léger rictus. Elle n’a pas
tort. Ce bas de pyjama à motif ethnique de mauvais goût est vieux, délavé et
hideux. Elle attaque directement et sa repartie est de plus en plus aboutie ça
me plaît.
— Où sont les autres ?
— Chez Cassandre, dit-elle en prenant place à côté de moi.
— Tu rentres tôt, je constate.
Je sais par expérience que généralement nous nous démerdons pour
revenir tous ensemble. Elle soupire.
— Gus m’ignore.
Lorsqu’elle prononce ces mots, je ne peux m’empêcher de la regarder.
Elle se mordille la lèvre et ses mains s’entremêlent. J’ai bien vu à quel point il
s’efforçait de mettre de la distance entre eux, ce matin. Elle se relève pour
prendre la direction de chez elle, les clefs dans une main et une sorte de petit
sac moche dans l’autre.
— Tu veux rentrer ? J’ai de la glace, argumente-t-elle.
Je hausse les épaules.
— Je préfère rester ici.
Égoïstement, je n’ai ni l’intention de l’écouter se plaindre au sujet de Gus
ni la volonté de lui remonter le moral avec des phrases de faux psy sur son
sofa.
— On peut la manger chez toi, propose-t-elle.
Je ne vois aucune raison qui la pousse à insister. Gus ne semble plus être
sa préoccupation première. Peut-être qu’elle a peur que je me suicide ou alors
elle a tout simplement envie d’être avec moi. Du coup, je ne lui refuse pas
l’entrée car, dans le fond, je n’aspirais qu’à ça, qu’elle rentre.
— Si t’as que ça à foutre.
Étonnamment, elle me sourit puis se glisse furtivement chez elle pour en
ressortir avec de la glace. La soirée me semble moins pourrie que ce à quoi je
m’attendais. Un silence gênant s’instaure dans le salon. Quelle idée de
débarquer ici sur un coup de tête à l’improviste ! Qu’est-ce qu’elle veut faire ?
J’attends qu’elle propose une activité parce qu’elle ne va pas rester debout
trois heures à me fixer dans le canapé, et si c’est moi qui suggère une idée, elle
sera obscène. Tant pis, puisque ce moment tarde beaucoup trop à arriver, je me
lance :
— Tu veux qu’on regarde un porno ?
J’ai un ton plus que sérieux en disant ça et ses yeux s’écarquillent, affolés.
— Pardon ?
— Je déconne, banane. Je pensais plutôt à un film.
Je vois qu’elle se détend légèrement. Hier, je ne la regardais pas, seule sa
présence me suffisait, mais ce soir, je suis beaucoup plus attentif à certains
détails. Elle est impressionnée par je ne sais quoi et ses joues sont roses ;
j’aimerais croire que cet effet est dû à ma présence.
— Tu as de très mauvais goûts en matière de cinéma, critique-t-elle.
Pas faux, le navet d’hier soir était des plus pourris. Ses yeux se lèvent vers
la droite et sa bouche se pince en signe de réflexion, puis elle continue :
— On peut faire un karaoké sinon, se moque-t-elle.
— Quel châtiment, dis-je en réfrénant un sourire.
Je n’ai pas l’intention de me montrer aimable avec elle, pas plus que
d’habitude en tout cas ; je dois me reprendre. Je n’ai pas non plus envie d’être
méchant, alors je ne lui réponds pas que la véritable torture, c’est que ce soit
elle qui chante…
J’allume la télé et zappe. Finalement, j’opte pour une émission qui
présente un bêtisier et des images qui font le buzz. Il est tard et ça se saurait si
la télévision française offrait un choix varié et intéressant de programmes. Elle
s’installe près de moi, rigole aux gags, s’émerveille devant les enfants et les
petits chats. Beurk. Ce que je trouve le plus distrayant, ce n’est pas la télévision,
c’est elle.
Son sourire dévoile une dentition tellement imparfaite de nos jours et ses
pommettes sont beaucoup trop saillantes que je ne peux m’empêcher de
repenser à l’expo de Solal. Si j’avais un appareil photo, là, sur l’instant, je lui
prendrais un cliché encore plus beau. Parce que, malgré tout, je la trouve
séduisante.
Elle a enlevé ses chaussures dès l’entrée. Son jean brut est serré et son
haut blanc à volant flatte ses courbes. On ne les voit pas, mais on les devine. Je
me demande bien ce qu’elle peut porter en dessous. Un soutien-gorge
corbeille, balconnet ou push-up ? Est-ce que celui-ci est fait exclusivement de
dentelle ou est-il doublé de mousse ? A-t-elle opté pour une culotte ou un
shorty ? Pas de string, ça ne lui ressemble pas. Serait-il possible que
l’ensemble de lingerie soit coordonné ?
Putain de merde, il faut que j’arrête ça, et vite. Je recommence à fantasmer
gravement sur elle et c’est très, très mauvais. Surtout que je n’ai plus
forcément envie de jouer. Je veux toujours me la faire, d’une force encore plus
grande qui me revient en pleine face comme une énorme claque, mais la
manipuler et la punir ne font plus partie de mes objectifs premiers. Je tiens à
lui donner du plaisir, rien que du plaisir.
Elle est si pure. Je suis si malsain, si détraqué que j’aimerais lui faire
connaître de nouvelles choses, des sensations inédites. J’aimerais la faire
sombrer dans la luxure, lui faire découvrir l’érotisme et la sensualité. C’est un
challenge tout aussi compliqué mais je suis certain d’y arriver. Elle est
imprévisible et ça m’excite.
— Tu dors ici ? je lance en la fixant toujours.
Dormir… Ce n’est pas tout à fait ce que j’ai en tête. C’est fort possible
qu’elle ne le devine pas.
— Je n’ai pas de pyjama, me répond-elle sans quitter l’écran des yeux.
Je ne sais pas si c’est une façon de me dire non ou une façon d’accepter.
Elle plonge sa cuillère dans le pot de glace posé sur ses genoux qui commence
à fondre sérieusement. Puis elle avale. Le mouvement que fait sa gorge quand
elle déglutit est intéressant. Un autre liquide laiteux et blanc pourrait passer
entre ses lèvres. Enfin, je ne lui dit rien, je vais encore passer pour un obsédé
vicieux et elle va fuir.
— Tu ne dors jamais nue ?
C’est une question de voyeur, mais elle n’est pas pire que : « Tu veux
avaler mon sperme ? ». Je me retiens vraiment pour être un minimum civilisé.
— Jamais, affirme-t-elle, catégorique, la bouche pleine.
Ça ne m’étonne pas… Il y a du boulot avant que les mêmes idées que les
miennes lui traversent l’esprit.
— Tu devrais essayer.
Elle pique un fard et un sourire en coin se forme sur mon visage. J’oublie
toute cette journée de merde. Je ne la quitte plus des yeux et je vois clairement
qu’elle s’imagine des choses particulières à l’instant. J’en ai marre de
l’observer comme ma future proie. Je ne résiste plus à l’envie d’agir.
Fait chier !
J’attrape le pot de glace pour le poser sur la table basse devant nous. Tel
un félin, je me penche légèrement pour placer une main sur sa nuque et l’autre
dans le creux de sa taille, l’enlaçant quelque peu. Je la fixe avec une extrême
intensité. Sa respiration se bloque et, d’un geste, je l’attire à moi. J’ai une assez
forte poigne pour la placer à cheval sur mes genoux. Elle ne riposte pas, ne dit
guère mot. J’apprécie d’autant plus.
Elle baisse la tête pour éviter mon regard, suffisamment de temps pour
que je me prépare à affronter ses yeux d’un bleu trop pénétrant. Le fait qu’elle
soit assise sur moi, face à moi, pourrait donner l’impression que je ne maîtrise
rien, qu’elle peut s’échapper à tout moment. Pourtant, elle ne le fera pas. Il faut
simplement qu’elle s’imagine avoir le choix alors que nous savons tous les
deux que je guide ses pas.
Ce moment est particulièrement stupéfiant. Je vois très bien qu’elle scrute
mon torse nu avec une fascination minutieuse. Elle ne lève pas la tête de suite.
Ses cheveux recouvrant en parti son visage d’un rouge écarlate saisissant
viennent effleurer ma peau. J’aperçois ses longs doigts fins s’approcher de
mes pectoraux. Elle se retient au dernier moment, comme si ça lui était interdit,
comme si elle découvrait le bas-relief d’un temple khmer éblouissant et qu’elle
refusait de le toucher de peur qu’il ne tombe en miettes. Elle réfléchit beaucoup
trop, il faudrait qu’elle soit plus spontanée.
D’une main, j’attrape son poignet recroquevillé que je pose sur l’un de
mes pectoraux ; de l’autre, je remonte doucement à la naissance de ses cheveux
et approche mon visage du sien. C’est en prenant mon temps que je réussirai à
lui faire aimer le contact physique.
Je remarque à quel point sa respiration est anormale, et savoir que
j’arrive à lui fournir cet effet est revigorant. Elle n’est pas assise de façon à
entrer en contact avec ma bite puisqu’elle est seulement posée sur mes cuisses,
mais si elle l’était, elle sentirait parfaitement que je suis excité. C’est rare
qu’une fille me fasse bander aussi dur rapidement.
Ses doigts se délassent timidement sur mon torse. Elle me touche avec une
telle délicatesse que je me demande si elle n’a pas peur de me briser. Puis,
doucement, ses doigts se rétractent ; pas de façon complète, juste assez pour
que ses ongles touchent ma peau. Elle me griffe avec finesse et je trouve ça
irrésistible.
Je relève son visage pour qu’elle me regarde, aussi surpris qu’elle
d’avoir envie de croiser ses prunelles bleues. J’y lis de l’incompréhension, de
la peur mais aussi une irrépressible envie de continuer sans savoir vraiment
quoi faire. Ses joues sont cramoisies. J’y place mes mains pour profiter de la
chaleur qui émane d’elles et les yeux de Calista se ferment. Elle me donne
l’impression de n’avoir attendu que ça dans sa vie.
Habituellement, lorsque je suis avec une fille et que j’essaie de la séduire
je ne fais abstraction de rien autour de moi : les lumières, les sons, les lieux,
mes failles. Je remarque qu’avec Calista, c’est différent. J’oublie tout. C’est
assez angoissant cette sensation de perte de contrôle et de lâcher-prise.
J’approche mon pouce de ses lèvres pour en dessiner les contours
veloutés. Elle n’agira pas. En revanche, elle est à ma merci : elle n’attend plus
de moi que je me décide. Je vais entreprendre beaucoup de choses avec elle,
mais je vais prendre tellement de temps qu’elle se languira, me voudra et me
réclamera. Lorsque mon pouce quitte ses lèvres, elles restent entrouvertes. Je
ne vais pas l’embrasser, pas tout de suite, bien que j’en crève.
J’engage ma première carte. Du bout de ma langue, doucement,
délicatement, je dessine le contour de sa bouche. Un souffle mêlant surprise et
plaisir s’échappe de sa gorge pour s’abattre sur mon visage. Instinctivement, sa
mâchoire se desserre.
Je mets en jeu ma seconde carte pour lui faire découvrir la sensualité.
J’attrape sa lèvre inférieure entre mes dents, elle émet un hoquet de
stupéfaction gardant toujours les yeux fermés, s’abandonnant. Depuis bien
longtemps, ses doigts ont arrêté de bouger sur mon torse, ils sont totalement
immobiles mais elle, elle ne l’est plus. Son bassin se tortille, son échine
frissonne et ses paupières tremblent.
Ses réactions me prouvent à quel point tout cela est nouveau pour elle et
que personne ne l’a embrassé de la sorte avant moi. Ne tenant plus, n’ayant pas
oublié les délices de sa bouche, mes lèvres goûtent aux siennes. Elles me
répondent et sa langue vient taquiner la mienne. Je descends mes mains le long
de son corps pour les faufiler sous son haut que je fais glisser lentement au-
dessus de sa tête pour ne pas la brusquer.
Je n’ai même plus envie de savoir quel type de lingerie elle porte, tout ce
que je veux c’est sentir sa peau sous mes doigts. Ma bouche se fait plus
pressante et j’attire son corps au plus près de moi pour que nos peaux se
touchent. L’une de ses mains s’est aventurée sur mon dos et l’autre se perd dans
mes boucles. Ses hanches me cherchent. Maintenant, elle peut parfaitement
ressentir l’effet qu’elle me procure.
Je la bascule avec précaution sur le canapé. C’est le moment de l’avoir
sous moi. Elle se laisse faire lascivement. Je relève ses bras délicatement au-
dessus de sa tête en la caressant, puis je me redresse légèrement, quittant à
regret le contact de son corps. Ses prunelles me suivent du regard, perdues. Je
suis forcé de constater que ce moment est vraiment torride. Je n’aurais jamais
imaginé que Calista puisse se livrer à de tels plaisirs. Je ne la blâme pas, bien
au contraire.
J’attrape le pot de glace, saisis la cuillère plantée dedans, la lèche puis,
avec cet instrument en inox gelé, je m’amuse à tracer de petits ronds sur son
ventre ayant à loisir une vue saisissante Elle frissonne et sa peau se parsème de
chair de poule. Je passe ma main dans le creux de ses reins et la remonte dans
son dos pour décrocher habilement son soutien-gorge. Elle finit par le retirer
d’elle-même avec une délicatesse des plus sensuelles.
Ses seins libérés, j’observe pour la première fois ses tétons excités par le
désir. De ma main, je les effleure, appréciant déjà leur petite forme arrondie et
leur couleur rosée. Elle ne parle plus, se tait, se tend essayant de respirer
correctement.
J’enfourne une cuillérée remplie dans ma bouche puis je dépose mes
lèvres givrées sur son nombril. Je suis étonné par la tournure que prend la
soirée mais je ne m’en préoccupe pas. Tout ce qui m’importe, c’est qu’elle me
laisse profiter de son corps frissonnant. Je remonte mes lèvres entrouvertes
jusqu’au creux de ses seins, laissant au passage un filet de glace fondue.
J’attrape l’une de ses mains et guide son index sur le stigmate de mon
geste pour d’abord la voir se caresser, mais aussi pour que son doigt
s’imprègne de ce met vanillé. Lorsqu’il achève sa course, je l’emmène jusqu’à
ma bouche pour suçoter son goût terriblement exquis. Je ne peux m’empêcher
de l’admirer avec vivacité pour voir quel effet cela produit sur son corps et sur
son visage. Je ne suis pas déçu : elle est totalement détendue et semble prendre
un réel plaisir à découvrir sa sensualité. En cela, je peux dire que j’ai déjà fait
un grand pas.
Deux de mes doigts récupèrent la crème glacée sur son corps et terminent
leur chemin sur ses lèvres. D’un coup de langue, elle la fait disparaître. Qu’elle
se prenne au jeu m’excite terriblement : jamais je ne l’aurais cru si libérée. Je
ne sais pas ce qu’il se passe dans sa tête, mais dans la mienne, c’est clair que je
ne pense à rien d’autre qu’à son corps et les sensations que nous partageons.
Mes doigts pénètrent sa bouche et elle me les suce avec élégance. Je
décide de stopper cet acte croustillant pour me pencher un peu plus sur elle et
l’embrasser de nouveau. Je laisse suffisamment d’espace entre nous pour avoir
le loisir de caresser ses seins. Puis mes mains courent le long de son ventre
pour déboutonner son jean.
Jamais je n’aurais dû entreprendre une chose pareille. Elle se crispe
soudainement et sa main vient arrêter mon mouvement. Je lui murmure un
« chut » à l’oreille mais ça ne fonctionne pas. Elle secoue la tête en signe de
désapprobation.
Putain, je n’ai aucune envie qu’elle me dise non maintenant. Je n’ai jamais
eu autant besoin de pénétrer une fille. Je vais prendre mon temps Calista,
promis. Alors je continue, j’insiste légèrement en murmurant suavement un
« s’il te plait » mais, cette fois encore, ça n’a pas l’effet escompté. Bien au
contraire, elle se redresse.
— Arrête, s’il te plaît, murmure-t-elle peu convaincue par son refus.
— Je sais que tu en as envie Cali.
Je chuchote intentionnellement et prononce ce doux surnom Cali. J’ai
déjà remarqué qu’il avait un meilleur effet que lorsque je prononce son
prénom en entier.
— Pas ce soir, Basile. Ce n’est pas une bonne idée, pas aujourd’hui, pas
après…
Elle laisse sa phrase en suspens. Putain de merde ! Pourquoi elle me
rappelle ce truc désagréable dans un moment pareil ? Je ne pensais plus à ma
perte. Elle a le don de tout gâcher. Mon regard devient noir et elle s’extirpe de
mon emprise, enfilant en vitesse son haut et ramassant son soutien-gorge. Elle
s’échappe littéralement sous mes yeux, sans même se retourner.
La voir partir est une torture. Impuissant, je reste de longues minutes,
pantelant, en me demandant où j’ai bien pu merder dans l’histoire pour qu’elle
me rejette encore. J’ai horreur de ça. Je déteste qu’on me laisse en plan ainsi.
Ce n’est pas la première fois qu’elle me fait ce coup-là, me laissant
dégoulinant de frustration. Elle me fuit. Elle m’abandonne. Cet arrêt brutal me
fait bouillir de l’intérieur. Moi qui avais cru que la manipulation n’était plus
nécessaire, elle vient de me confirmer le contraire.
Si elle veut jouer à ça, si elle veut me faire mal, alors très bien : jouons.
Tant pis pour elle. S’il faut que je la manipule pour qu’elle m’offre ce dont
nous avons tous les deux envie, alors qu’il en soit ainsi. Mon jeu malsain
reprend et elle en est la seule responsable.
21.

Calista

Tirée de mes pensées, je sursaute en entendant quelqu’un frapper. J’ai peu


dormi et je suis toujours nue. Je n’ai pas l’intention d’ouvrir, pas avant d’être
certaine de m’être remise de mes émotions. On toque contre ma porte une
seconde fois. Pour ne pas accorder d’importance au bruit, j’attrape le bouquin
sur ma table de chevet. J’ai lu et relu ce livre de Jane Austen et pourtant je suis
en train de buter une énième fois sur un paragraphe pour en saisir la
construction. En vain. Je suis incapable de me concentrer. J’abandonne.
Bordel, qu’est-ce que j’ai fait ?
Comment j’ai pu être aussi idiote et me laisser aller aussi facilement ?
Pourquoi suis-je si peu moi-même en sa présence ? Pourquoi avec lui ?
Comment fait-il pour me rendre dépendante de mon corps, de mes pulsions et
de mes désirs ? Pourquoi il n’y a qu’avec lui que je ressens de telles
émotions ? Pourquoi ma raison disparaît quand il est dans les parages ?
Comment ma conscience fait-elle pour s’éclipser aussi facilement ? Surtout,
comment fait-il pour avoir autant d’influence sur moi ?
Même après avoir repris l’absolue possession de mon corps et de mes
esprits, même après m’être éloignée de lui autant que possible, même après ça,
l’aura de Basile influait sur mon être tout entier. En rentrant chez moi hier soir,
j’avais passé une bonne demi-heure à reprendre mon souffle, à essayer de faire
retomber la pression sexuelle, à attendre que la chaleur de mon corps baisse.
Pourtant absent, Basile imprégnait encore chaque pore de ma peau. J’avais
la sensation persistante que ses doigts m’effleuraient. Chaque endroit de mon
corps où sa langue était passée me brûlait. Le pire, c’est que j’aimais tellement
ça que je n’avais qu’une envie : y retourner. Défoncer sa porte et
m’abandonner encore et encore sous ses mains expertes. Je ne pouvais pas. Je
n’avais pas le droit.
Voyant que ma chaleur corporelle ne voulait pas diminuer, j’avais eu
l’idée folle de me déshabiller totalement pour me glisser nue sous les draps
frais, espérant qu’ils calmeraient mes ardeurs. Mais lorsqu’ils avaient
rencontré ma peau, la frôlant et la caressant, mon corps s’était
involontairement et inconsciemment transformé en une véritable machine
nucléaire. Tout mon être était électrique et le pouvoir de l’imagination avait eu
sur moi un effet délicieux.
Mes fantasmes avaient eu raison de moi. Je me rappelais parfaitement de
la voix de Basile, plus tôt dans la soirée, me demandant sans gêne : « Tu ne
dors jamais nue ? ». Jamais, au grand jamais. Néanmoins, pour une raison
inexpliquée, j’avais décidé de tenter l’expérience. Cette absence d’habitude
rendait les choses nouvelles et différentes. J’avais l’impression d’être une
libertine sans vertu. Mon imagination avait pris le dessus. Ce n’était plus les
mouvements des draps qui me caressaient mais Basile : ses mains, son corps,
sa langue, et même son sexe.
Jamais je n’avais été si tendue, jamais mon entrejambe n’avait été si
bouillant d’excitation. Il fallait que je calme cette succulente morsure au creux
de mes reins. Me laissant aller, j’avais commencé à serrer les cuisses et à
frotter mon sexe contre les draps en boule, soulageant en silence un peu de
cette tension qui envahissait mon bas-ventre, l’image de Basile en tête. Comme
s’il était là, comme si c’était son corps.
Avec la plus grande peine du monde, haletante, j’avais tout stoppé. Plus de
frictions. Fini. Car penser à lui dans un moment pareil, penser à la pulpe de
mes doigts sur ses fesses ainsi qu’aux muscles tortueux de ses épaules se
mouvant au gré des caresses qu’il prodiguerait à mes seins était une aberration.
Ni plus. Ni moins. Plutôt mourir que me toucher en pensant à Basile ! Mais,
rapidement, la morsure était devenue brûlure, et la brûlure, meurtrissure. Dès
que je fermais les paupières, un flash imprégnait ma rétine. Une partie de son
corps. N’importe laquelle. Tout le temps. Le creux de sa clavicule… les
fossettes en bas du dos… les poils sous son nombril… l’arête de sa
mâchoire… les lèvres charnues de sa bouche. Submergée par ces images,
assoiffée, mon appétit de lui exacerbé, j’avais rendu les armes : la lutte était
terminée, le besoin de me soulager avait triomphé. Dès lors, j’avais commencé
à explorer de mes doigts mon sexe chaud.
J’avais écarté en douceur mes petites lèvres trempées et gonflées par le
désir. C’était tout simplement bon. Presser délicatement mon clitoris m’apaisait
peu à peu. J’arrivais à ressentir un plaisir inédit en me forgeant l’idée qu’il ne
s’agissait pas de mes doigts qui couraient sur mon sexe mais de ceux de Basile.
Très vite, je n’avais pu résister à l’envie d’introduire un premier doigt.
D’abord timide, je n’enfonçais qu’une première phalange, puis deux, laissant
échapper un soupire de délice avant de revenir sur mon bouton de chair.
La volupté du plaisir commençait doucement à m’envahir, mais ce n’était
pas suffisant, pas à la hauteur de la sensualité des baisers givrés qui avaient
tatoué ma peau un peu plus tôt. Mon sexe chaud n’en finissait plus de mouiller.
Le fantôme de Basile me hantait. Ainsi deux de ses doigts s’étaient introduits en
moi. Tout à mon fantasme saisissant de réalisme, je ne faisais plus la
différence entre les siens et les miens. Basile était là, dans ce lit, nu, et il
continuait ce que nous avions entrepris plus tôt. La lenteur des va-et-vient me
rendait dingue, pas plus que leurs douces accélérations qui m’empêchaient de
contenir quelques gémissements. Je sentais les perles de sueur qui s’étaient
formées sur mon front lorsque je m’accordais une pause afin de flatter mon
clitoris gorgé de plaisir. J’étais si lubrifiée que, pour la première fois, je
m’étais laissée aller à glisser en moi un troisième doigt pour plus d’intensité.
Alors que mon excitation était poussée à son paroxysme, j’avais soudainement
laissé la décharge qui naissait dans le creux de mes reins m’envahir de toute
part en murmurant son prénom.
Les salves de mon orgasme dansaient dans ma chair imprégnée de
chimères. J’étais presque indignée d’avoir ressenti avec autant de puissance un
désir inspiré par Basile mais, bercée par ce doux fantasme, je m’étais
endormie, me demandant jusqu’où j’irais si je continuais à avoir envie de lui
avec une telle violence.
Ce matin, mon corps s’est calmé, même si je rechigne encore à enfiler un
quelconque vêtement. La curiosité n’a même pas réussi à m’enlever ce besoin.
Si j’avais ouvert cette porte, il aurait fallu que je me rhabille.
Je ne sais plus quoi faire, ni quoi penser. J’ai peur de me perdre, d’oublier
qui je suis et ce que je suis. J’ai toujours cru qu’il fallait des sentiments avant
de donner son corps à une tierce personne. Je croyais qu’avec Johan je
ressentais assez d’affection pour échanger avec lui un acte charnel. Cependant,
si j’essaie de me souvenir des moments que nous avons passés ensemble, je
n’avais jamais eu autant envie qu’hier soir de passer à l’acte.
Avec Basile, je veux ni offrir ni donner mon corps. Non, j’aimerais qu’il
le fantasme, le savoure et l’explore. Avec lui, c’est différent : son corps
m’appelle d’une force presque intenable, à la limite du supportable. Johan ne
me faisait pas ressentir ce genre de chose : j’avais eu envie que nous fassions
l’amour parce qu’il le fallait, par convenance et non parce que j’avais
véritablement envie de lui. Je l’ai compris hier, quand mon corps réclamait
celui de Basile. Quand il me touche, j’oublie tout ce qui pourrait me réfréner,
j’oublie ma pudeur et ma gêne.
Heureusement que la raison avait réussi à s’infiltrer en moi, me rappelant
à quel point ce que nous étions en train de faire était dangereux. Pour lui, ce
n’était qu’une façon de taire sa tristesse suite à la mort de Grama. C’est peut-
être idiot, mais je ne peux pas faire l’amour avec un homme qui m’utilise pour
quelque raison que ce soit. J’ai encore envie de croire en l’amour, encore
besoin d’y croire pour ne pas sombrer dans la débauche.
Je ne veux pas ressembler à mon père, peut-être même que je ne veux
encore moins ressembler à ma mère. C’est tellement difficile d’éprouver du
désir que je bénis le ciel de m’envoyer cette épreuve seulement maintenant.
J’aurai très bien pu succomber aux affres de la passion beaucoup plus tôt
durant mon existence.
Je suis complètement paralysée devant cette situation et tellement perdue.
J’ai toujours détesté l’arrogance et le mépris de Basile. J’ai toujours répugné
sa façon hautaine de considérer les autres. J’ai toujours eu en horreur son
inhumanité et sa confiance en lui parce qu’il est tout ce que je ne suis pas et
n’ai jamais su être. Il est beau, confiant, séduisant et irrésistible.
Je ne voyais que ses défauts, et rien de plus. J’étais aveuglée par sa façade.
Paradoxalement, je lui reprochais de porter un masque, toutefois je n’avais
jamais fait d’effort pour regarder au-delà. Depuis quelques jours, je discerne à
quel point il souffre. C’est presque imperceptible, mais je le ressens. Il ne
s’agit pas d’une douleur due à la perte d’un être cher, il s’agit d’une souffrance
plus profonde dont je n’arrive pas à déterminer l’origine. La mort de Grama a
simplement mis en exergue cette affliction.
Si j’ai raison alors il n’est plus aussi inhumain que je le pensais. S’il
souffre alors ça pourrait expliquer énormément de choses sur sa façon d’être.
Mes sentiments haineux à son égard étaient puissants. L’idée que cette haine se
transforme en autre chose de plus positif mais de tout aussi féroce et nocif
m’effraie.
Nous avons été élevés ensemble, je ne devrais pas avoir autant envie de
sentir ses mains sur mon corps. C’est interdit d’avoir soif de retrouver ses
lèvres. D’autant que je ne suis pas amoureuse de lui. Si quelqu’un savait ce
qu’il se passe entre nous, alors ce serait un véritable scandale à la Ferme.
L’adultère ne frappe plus personne ici tellement il est habituel, voire naturel,
mais si quelqu’un apprenait que j’ai laissé Basile me lécher les seins hier, alors
ce serait un drame sans nom. Nos familles se déchireraient à coup sûr.
Même si nos pères savent ce qu’est le plaisir de chair et qu’ils ont
beaucoup de mal à y résister, ils n’arriveraient pas à concevoir que ce soit
possible entre Basile et moi. Ils ne nous ont pas élevés comme ça. Jamais ils
n’ont rêvé de voir leurs familles liées par le sang grâce à la fornication de
leurs enfants respectifs. Jamais. Pour eux, nous sommes des cousins, des
frères… Nous faisons déjà partie de la même famille. Passer à l’acte serait
considéré comme de l’inceste.
Je croyais que les baisers que nous avons échangés en vacances feraient
partie d’une catégorie d’épisodes malencontreux. J’imaginais qu’ils
prendraient fin lorsque tout dans notre environnement nous rappellerait que ce
que nous faisons est mal. Pourtant l’incident s’est reproduit, et les choses sont
allées beaucoup plus loin. C’est terrifiant.
Cette situation accapare toutes mes pensées à tel point que j’en oublie le
comportement de Gus et sa façon de me rejeter. C’est un mal pour un bien,
même si j’aimerais pouvoir éviter de penser à Basile en passant du temps avec
lui. Mais je suis seule. Toute seule face à mes scrupules, mes interrogations et
ma culpabilité.
Je m’embrouille. Pour y remédier, je daigne enfin sortir de mon lit. Je
n’ai rien à faire aujourd’hui, je réfléchis deux secondes et opte pour un
footing. Quoi de mieux qu’un peu de souffrance physique sous un soleil de
plomb pour laisser de côté sa libido et ses problèmes ?
Je préviens la sécurité que je sors, un garde m’accompagne tout en ayant
l’amabilité de se faire discret, loin derrière moi. Je dois courir depuis
longtemps car je peine désormais à soulever mes jambes. J’aurais peut-être dû
avaler quelque chose avant de partir. Un goût désagréable de fer se propage
dans ma bouche. Je crache de façon peu élégante dans les hautes herbes qui
cachent les champs de maïs et de blés bordés de fossés asséchés. Je reprends
ma course avec un peu plus d’élégance en voyant arriver un autre joggeur ; je
n’ai pas envie d’avoir l’air d’une gourde qui crache ses boyaux au bout d’un
kilomètre. Déjà que tout mon sang a migré vers mes joues…
Plus j’avance et plus je distingue la silhouette de l’homme qui s’approche,
féline et ravageuse. Je ne connais que trop bien cette personne et je ne sais plus
quoi faire. Demi-tour ? Oui, mais il me rattraperait car son allure est plus
rapide que la mienne. Couper à travers champs ? Pour me paumer ? Non
merci. Continuer tout droit en l’ignorant ? Impoli, extrêmement impoli.
Merde ! J’avais changé de parcours pour être sûre de l’éviter.
Trop tard, il n’est plus qu’à quelques mètres de moi. L’agent de sécurité
s’est considérablement rapproché pour être maintenant sur mes talons. Voilà, il
est bientôt face à moi sur cette route trop étroite et en plus il ralentit la cadence.
Faites qu’il ne s’arrête pas.
1 poney, 2 poneys, 3 poneys, 4 poneys…
Zut ! Zut ! Zut !
— Salut, me lance-t-il d’une voix blanche après avoir stoppé sa course.
Évidemment, il me bloque le passage et je suis forcée de m’arrêter moi
aussi. Je ne veux pas lui foncer dedans, cela voudrait dire qu’un nouveau
contact physique se produirait. J’enlève mes écouteurs.
— Basile, je ne t’avais pas reconnu ! dis-je enthousiaste, comme si j’étais
surprise.
Beaucoup trop enthousiaste, parce que ça sonne faux. L’agent et lui se
serrent la main. Je suis hors d’haleine.
— Tu cours souvent par ici ? j’ose demander pour essayer de meubler et
de ne pas admirer son corps recouvert de transpiration.
— Non, j’évitais de croiser quelqu’un, répond-il en passant l’une de ses
mains dans ses cheveux.
Il ne manquerait plus qu’il me dise : « J’avais besoin de courir pour
évacuer la pression de ma bite » pour que je devienne totalement mal à l’aise.
— C’est marrant, moi aussi.
Mon ton est beaucoup trop nerveux. J’ai comme l’impression qu’il sourit,
mais c’est sûrement une grimace qu’il fait pour reprendre son souffle.
— Tu peux rentrer David, je vais continuer le chemin avec Calista,
déclare-t-il à l’agent de sécurité.
OK. Alors depuis quand Monsieur se permet de renvoyer la sécurité et
depuis quand Monsieur s’autorise tout seul à continuer le chemin avec moi !?
Ça ne me plaît pas du tout ! Qu’est-ce qu’il me veut ? Il fixe l’agent pour lui
faire comprendre que sa permission n’est pas négociable, comme s’il avait
tout pouvoir.
Sachant que je ne cours pas assez vite pour David, il est bien heureux de
continuer son footing à son rythme et déguerpi. Je le regarde s’éloigner,
impuissante, n’ayant pas su réagir au bon moment pour le retenir. Maintenant
qu’il est loin, je toise Basile en chien de faïence.
— On y va, m’ordonne-t-il, rebroussant chemin.
Là, il peut toujours courir, et c’est le cas de le dire. Oui, d’accord, il est
aussi beau qu’un dieu grec et ses muscles tendus par l’effort sont carrément
grisants. Il n’empêche que je ne veux pas le suivre. Il remarque rapidement que
je ne cours pas dans ses traces.
— Qu’est-ce que t’attends ?
— Tu m’expliques ce que tu viens de faire !?
Il revient vers moi, la mâchoire crispée. Aujourd’hui, ses yeux sont aussi
noirs que ses iris, pourtant le soleil devrait y faire refléter les éclats de miel.
— Je veux courir avec toi, me dit-il comme si c’était évident.
Il reprend sa course puis se retourne dans ma direction.
— Tu tiens vraiment à rester seule ici ?!
Non, ça non, il n’a pas le droit de me menacer. Je ne veux pas me faire
kidnapper par un tordu, voire pire, être kidnappée par le tordu qui m’envoie
des lettres.
— Je te déteste ! je crie pour me défouler.
— Pas autant que moi ! me répond-il.
Il redémarre à grandes foulées. Je regarde derrière moi mais David a
disparu. Il n’est donc pas envisageable de rebrousser chemin en vociférant son
prénom, alors je cours derrière Basile. J’accélère assez pour que ma
respiration s’apparente à celle d’un cachalot qui fait le marathon de Paris.
Forcément, il m’entend et ralentit un peu pour s’adapter à ma vitesse.
Machinalement, je suis les directions que Basile emprunte. J’apprécie
particulièrement lorsqu’il prend un peu d’avance, ça me permet de profiter
d’une vue plus que satisfaisante sur son joli fessier. S’il savait…
Soudain, il s’arrête et je me rends compte que je n’ai jamais déambulé
dans cet étroit sentier. Des arbres tortueux au houppier dense forment une
canopée luxuriante au-dessus de nos têtes, et je me demande comment j’ai fait
pour ne pas réaliser plus tôt que je quittais un paysage de champs pour pénétrer
dans une forêt.
L’air est plus frais. L’ombre est plus homogène. Les odeurs sont plus
prégnantes. Le bruit des branches qui craquent, des feuilles qui bruissent et les
chants des oiseaux sont omniprésents. Le sol est caillouteux au lieu d’être
bétonné. Tout m’indique que je suis au cœur d’un petit bois, mais j’étais trop
obnubilée par les fesses de Basile pour le remarquer.
Assez violemment, il m’attrape la main et m’entraîne hors du sentier, à
travers une nature plus mystique et plus dangereuse. J’ai beaucoup de mal à le
suivre. Il évolue dans ce milieu comme un poisson dans l’eau alors que, moi,
je suis obligée de sauter partout pour ne pas me casser la figure en pestant sur
les ronces qui s’attaquent à la peau nue de mes mollets.
— Lâche-moi ! finis-je par exiger, essoufflée.
— Ferme là ! tonne-t-il en colère.
Sa main sert la mienne plus fortement. Il me fait vraiment peur, je ne sais
pas ce qui lui prend mais il est impressionnant. Il est encore plus terrifiant que
les sons inconnus de la faune. D’un coup, il s’arrête en plein milieu de cette
forêt, attrape mes bras et me plaque contre le tronc d’un arbre en appuyant son
corps contre le mien pour m’emprisonner. Je n’ai aucun moyen de prendre
mes jambes à mon cou alors que je le devrais. Je n’en ai pas envie.
— Dis-moi ce qui ne va pas chez toi ?! me hurle-t-il.
Je courrais, nous nous sommes croisés, il a continué le trajet avec moi. Je
ne l’ai ni forcé ni emmené à travers les bois. Un point c’est tout. Je ne dis rien
et fronce les sourcils. Il me secoue et j’essaie de garder le plus de prestance
possible ; cependant, j’ai vraiment peur de ce qu’il pourrait me faire. Son
visage est à quelques centimètres du mien.
— Qu’est-ce que tu me fais !? Réponds ! Qu’est-ce qui ne va pas chez
toi !? Ça t’amuse de jouer aux allumeuses !?
Hurler n’est pas le verbe adéquat pour qualifier la puissance vocale de
Basile. Je crois qu’il est complètement devenu fou. Je ne sais pas comment
réagir. Je le regarde avec des yeux arrondis par la stupéfaction. Il se contenait
depuis tout à l’heure, peut-être même depuis hier, et sa colère est plus que
palpable. Je crois bien que je ne l’ai jamais trouvé aussi attirant qu’à cet instant.
Il est certes terrifiant mais tout aussi troublant, magnétique et puissant. Je
savais bien qu’il ne fallait pas que je le croise aujourd’hui. Je ne suis plus moi-
même en sa présence. Où est passée ma volonté ? Dans le caniveau ?
J’oublie tous ces interdits, cette culpabilité qui me ronge et, d’un geste, je
romps la distance qui sépare mes lèvres des siennes. Une pulsion
incompréhensible mais vitale. Ses mains maintiennent encore mes épaules et il
ne réagit pas tout de suite. Lorsque sa bouche répond à la mienne, je ne
réfléchis plus à rien.
Il m’offre un baiser plein de brutalité, mes jambes flanchent sous mon
corps. Il me retient par les hanches et je me rattrape à son dos. Lorsque mes
ongles se plantent dans sa chair, à travers son T-shirt, il émet un grognement et
le baiser que nous échangeons se transforme en quelque chose de presque
animal. Il me mord la lèvre, l’une de ses mains tire mes cheveux tout en
maintenant ma tête au plus proche de la sienne. Mes omoplates s’enfoncent
dans l’écorce de l’arbre, les faisant probablement saigner, mais je n’y prête
aucune attention.
Stop ! Stop ! Stop !
Je ne veux pas succomber. Aussi exquis que ce soit, je ne peux pas !
Respire. 1 poney, 2 poneys, 3 poneys…
Ne pense pas à sa langue autour de la tienne.
… 4 poneys, 5 poneys, 6 poneys…
Et puis merde… Profite !
22.

Basile

Je reprends vite mes esprits. Depuis quand suis-je censé la laisser mener
le jeu ? Je suis le maître. Elle est mon pion et basta. Je la prendrai bien
sauvagement, mais il faut que je me ressaisisse. C’est quoi, ce bordel ? Je la
repousse, n’écoutant pas toute cette passion insatiable qui m’envahit.
— Écoute-moi bien Calista. Tu vas arrêter tout de suite tes conneries et
m’expliquer ce que ça t’apporte !
Elle m’a embrassé putain ! Pour que je la ferme, elle m’a embrassé !
Depuis quand prend-elle des initiatives ?! Qu’est-ce qui lui arrive pour croire
que je suis son pantin, que je suis à sa merci ? Elle s’imagine vraiment avoir le
droit de me toucher comme ça ? En avoir le pouvoir ? Je lui interdis de
m’exciter sans que j’en aie envie. Ses provocations commencent à me courir
sur le système.
Elle m’a laissé toute la nuit avec une trique insupportable. Voilà qu’elle se
permet de m’embrasser. Moi, Basile Robène, je me laisse faire par cette
merdeuse. Qu’elle calme ses ardeurs, je ne suis pas son vibromasseur.
J’ai fini il y a longtemps de jouer à bécoter les filles. Ça va bien cinq
minutes. Moi, je suis un homme, un vrai. Je ne suis pas une tapette. Je ne suis
pas patient non plus, si elle n’a pas l’intention que je la baise alors autant
qu’elle me le dise clairement plutôt que de me chauffer avec son petit cul de
salope et sa grande bouche de suceuse.
Je suis conscient de ne pas être dans mon état normal. J’ai une putain de
trique alors même qu’une rage viscérale s’est emparée de moi. Le mélange de
haine et de frustration ne fait pas bon ménage dans mon corps. Je pète
littéralement les plombs. Rien que la voir courir dans ma direction, ça m’a
gavé. Je ne sais pas ce qu’il m’a traversé l’esprit pour l’emmené ici, mais il
fallait que je lui hurle dessus.
— Expliquer quoi ?
— Tu veux me faire croire que tu m’allumes sans aucune raison ? Qu’est-
ce que tu veux te prouver ? Que tu fais bander les gars. Bravo, c’est réussi ! Tu
peux dire à tes copines que le gros boudin que tu es parvient désormais à faire
bander un mec comme moi.
Elle me regarde, interdite, choquée, et peut-être même blessée. Tiens !
dans tes dents face de rat ! Ça t’apprendra. Peut-être que maintenant t’arrêteras
de croire que tu peux avoir le pouvoir de me frustrer.
— C’est ce que je suis pour toi ? me demande-t-elle d’une toute petite
voix.
— Un boudin ? Ouais. Arrête de te prendre pour une mannequin, ce n’est
pas parce que tu as perdu quelques grammes que ça y est, comme par
enchantement, t’es devenue un canon.
Je sais parfaitement que mes propos vont lui faire mal, mais je m’en fous.
Sincèrement, je m’en cale. Elle le mérite, et amplement. Putain, hier soir elle
m’a abandonné à mon triste sort ! Il n’y a que moi que ça choque ? Elle peut se
barrer, me claquer à la gueule que Grama n’est plus là pour me trouver des
excuses mais, moi, je n’ai pas le droit de me venger ?
C’est plus fort que moi. J’ai plus envie de lui faire mal que de la baiser,
c’est pour dire. Elle est loin d’être un boudin, il suffit de bien la regarder pour
en prendre conscience. Ses formes là… sa bouche… putain… Je déteste l’effet
qu’elle me fait et c’est ma façon de tirer mon épingle du jeu, parce que si je la
laisse avoir un quelconque pouvoir, je suis complètement fichu.
— Arrête.
Je n’écoute pas sa requête, évidemment que je vais continuer.
— À qui tu veux prouver que tu as changé ? À toi ? Ou à moi ? Qui tu
veux impressionner ? À qui tu vas faire croire que tu n’es plus cette fille
complètement coincée et toujours pas dépucelée à vingt piges ? Tu as ta petite
vie merdique et t’es bien naïve si tu penses qu’un mec de ma trempe est capable
de désirer une fille aussi banale que toi.
— Ne m’adresse plus jamais la parole Basile, m’ordonne-t-elle d’une
voix blanche.
J’ai appuyé exactement là où ça fait mal. Elle était suffisamment folle de
moi pour m’embrasser d’elle-même, mais elle n’aurait jamais été jusqu’au
bout de toute façon. Je suis fier de l’avoir repoussée. Calista aurait trouvé le
sol jonché de merdes et de détritus végétaux peu à son goût, et le temps de
rentrer elle aurait changé d’avis.
Je remarque qu’elle retient ses larmes. Si elle se met à chialer, là
d’accord, je commencerais à culpabiliser. Elle s’échappe de mon emprise et
trace sa route dans les bois. Je me fiche bien d’avoir vexé son estime d’elle-
même tant qu’elle retient la leçon.
— Tu vas te perdre ! je crie pour la faire revenir.
Cette fille est un boulet. Je suis certain qu’elle ne va jamais retrouver son
chemin dans cette cambrousse.
— Tant que je suis loin de toi, je m’en fous ! me répond-elle en
s’éloignant davantage.
— Tu as pensé à ton psychopathe ! j’essaie de la raisonner.
— Il ne peut pas être plus tordu que toi !
Ça, c’est possible, mais je n’en suis pas entièrement convaincu. C’est son
choix après tout, je l’aurais prévenue. Je rebrousse chemin parce que, moi, la
route, je la connais.
Je termine mon footing. La frustration avec laquelle je suis parti s’est
légèrement amoindrie. Lorsqu’une fille se refuse à moi après m’avoir envoyé
des signaux très clairs, j’ai du mal à le supporter. C’est pire que si elle me
rabaissait en public. Elle détruit une partie de mon ego. Quelque part, c’est
douloureux.
En chemin, je prends ma décision : ce soir, je sors, je m’éclate et je bois
plus que de raison ! J’oublie ma rancœur et ma tristesse. Je me tape une
femme, une vraie, pas une gamine qui me claquera entre les doigts quand les
choses commenceront à devenir trop sérieuses. Ce qui serait bien, c’est que
Calista soit là, qu’elle remarque à quel point je plais aux filles pour qu’elle se
rende compte de la chance qu’elle a que je m’intéresse à elle. Je n’en ai pas fini
avec elle. J’ai cette envie déraisonnable de gagner la guerre. Je me la ferai, et à
la clef il n’y aura pas que du plaisir, elle souffrira comme elle me fait souffrir.
Une fois rentré à la Ferme, l’agent, qui ne se gênait par pour reluquer le
cul de Calista, me demande où elle est. Je lui mens en disant que nous nous
sommes perdus de vue dans les bois parce que je courrais trop vite pour elle.
De toute façon, elle était en possession de son portable ; dans deux secondes, il
l’aura géolocalisée. Enfin, j’espère.
Je rejoins directement Solal qui est sur la terrasse à côté de la salle
commune. Je m’installe sur un transat, au soleil, à ses côtés.
— Ça te dit de sortir tous ensemble ce soir ?
— Nous sommes déjà sortis hier, râle-t-il.
Pas la peine de me le rappeler Ducon, évidemment que je le sais. Le seul
truc, c’est que je n’étais pas de la partie parce que je venais t’enterrer ma
grand-mère.
— Hier, je n’avais pas la tête à ça.
En tout cas, j’avais la tête à lécher les seins de Calista et pas que. Moi qui
ne suis pas friand du goût des chattes, j’avais très envie de descendre plus bas.
— Je sais, excuse-moi. On monte jusqu’à Paris ?
— Non, destination Rue de la soif. La flemme d’aller là-bas.
La communication n’étant pas mon fort, Solal pianote sur son
Smartphone et organise le bidule.
— Tu sais ce qu’il se passe entre Gus et Calista ? me questionne-t-il.
— Non. Je m’en tape.
— Je sais bien, mais moi j’ai envie de savoir, je n’étais pas là vendredi
dernier.
Solal la commère, le retour ! Prochainement dans les bacs.
— Gus pète les plombs depuis qu’il est avec l’autre, là. Calista n’a rien
fait de mal, c’est Gus qui…
Solal ne me laisse pas finir ma phrase.
— Attends ! Tu es en train de me dire toi, le beau, le grand Basile que
Cali – celle que tu considères comme la pire des emmerdeuses – n’y est pour
rien ? Punaise ! C’est une première ! Il ne manquerait plus que tu la défendes, et
là, je dirais qu’il y a un sérieux problème, rit-il.
Je ne peux pas m’empêcher de sourire.
— Rassure-toi mon pote, je viens de l’abandonner dans les bois.
D’un geste, j’enlève mes lunettes de soleil pour lui adresser un clin d’œil
théâtral et j’ajoute :
— Tu n’as pas de souci à te faire.
— Tu sais que tu n’es pas sympa avec elle ? me blâme-t-il, mort de rire.
— Elle ne l’est pas avec moi, je rétorque, sans appel.
C’est parce que je ne peux absolument pas lui dire ce qu’il se passe entre
nous mais, si je lui expliquais pour hier, et pour toutes les autres fois, alors il
serait de mon avis.

Plus tard dans l’après-midi, je rends visite à Gus dans sa yourte pour
changer d’air, et m’éviter de tomber sans arrêt sur la messagerie de Grama,
mais je finis par le regretter. Il est installé comme une grosse larve dans son
canapé, une manette à la main. J’en chope une et nous commençons une partie.
— Cali t’a parlé de moi ?
Voilà, comme si elle ne me faisait pas assez chier, il faut en plus qu’elle
soit le sujet de conversation favori de mes potes.
— Non. D’ailleurs, pourquoi elle me parlerait tout court ?
— Je vous ai vu ensemble au bord de l’océan. Vous avez l’air de bien
vous entendre tous les deux.
Je n’arrive pas à déterminer le ton de sa voix. Putain de merde ! Il nous a
vus ensemble quand exactement ?! Qu’est-ce que ça veut dire ?! Qu’il sait tout,
qu’il sait que je l’ai embrassé, que j’ai palpé ses seins ?! Ce n’est pas bon ça. Ni
pour elle ni pour moi.
Une vive angoisse s’empare de moi, je rate ma partie, incapable de me
concentrer. Comment je vais rattraper ça maintenant !? Putain, je ne devrais pas
me cacher d’embrasser des meufs ! Je ne suis pas un gosse, bordel de merde !
— Ah bon ? dis-je en feignant l’innocence.
Ouais, je le prends clairement pour un con. Mais qui sait ? Peut-être que
ça fonctionnera. N’empêche que j’aurais pu envisager sa présence avant
d’allonger Calista sur le sable…
— En tout cas, vous vous amusiez bien et n’en aviez rien à foutre de mes
problèmes et de notre dispute.
Ah ça… pour m’amuser, je me suis amusé ouais !
— Tu trouves ? ma voix est plus aiguë que d’habitude.
— Elle ne se serait pas éclatée à sauter dans les vagues comme une grosse
gamine, sinon.
Alléluia ! S’il n’a vu que ça alors nous sommes sauvés.
— Ça se saurait si cette fille était logique, je balance.
Ça, c’est parfaitement ce que je dis habituellement pour couper court à la
conversation. Il se remet à jouer, en silence, parce que c’est l’avantage d’avoir
un pote qu’on connaît depuis toujours. Les habitudes s’installent et la
discussion devient secondaire, voire obsolète. Mais très vite, il relance le sujet
« Calista », pour un mec qui l’ignore, elle l’obsède quand même un peu.
— Tu sais comment ça s’est passé entre elle et Johan ? me demande-t-il
timidement, honteux de me poser la question.
— Mal.
C’est rien de le dire…
— Comment ça ?
— J’en sais trop rien, elle ne m’a pas expliqué les détails. Tout ce que je
sais, c’est qu’elle est rentrée en claquant la porte, qu’il la suppliait de le laisser
s’expliquer. Après, ce qui s’est passé entre eux, je n’en ai rien à battre. Ça ne
me regarde pas.
En réalité, j’en sais beaucoup plus sur sa relation chaotique avec Johan, et
je dois bien avouer que ça me plaît. Pour une fois, les rôles s’inversent, c’est à
moi qu’elle s’est confiée. Pour une fois, je ne suis pas relégué au dixième plan.
Gus a toujours été son confident, dans le fond ça m’a probablement cassé les
couilles plus que je ne veux me l’avouer. C’est autant ma faute que la sienne.
Elle n’est jamais venue vers moi et je ne lui ai jamais laissé l’occasion de le
faire.
— Pourtant, t’avais pas plus envie que moi qu’elle couche avec lui,
remarque-t-il.
— Ouais, parce que ce mec était bidon. Elle pourrait avoir mieux que ça.
Moi, en l’occurrence. Moi, si elle veut, je la dépucelle et sur le champ.
— Je suis d’accord.
Oh, oh ! N’en soit pas si sûr mon gars ! Ce que j’ai envie de faire à ta
meilleure amie, ce n’est pas du joli, et je ne crois pas que tu sois d’accord avec
mes intentions. Puisque apparemment tu t’intéresses quand même beaucoup à
elle alors que tu l’ignores royalement…
— Tu penses qu’elle a couché avec lui ?
— Tu m’emmerdes avec tes questions ! Tu n’as cas lui demander.
Il soupire.
— Je lui en veux, marmonne-t-il.
— Pour Suzie ?
— Ouais.
— Excuse-moi de te le dire mon pote, mais ce n’est pas Calista qui a
rendu ta meuf comme elle est.
— Je l’aime, mais elle est complètement tordue, m’avoue-t-il.
Je ne veux pas rentrer dans les détails sordides de son amourette avec
cette mégère. Je ne suis pas l’oreille attentive. Solal l’est, Calista aussi s’il veut,
mais pas moi.
— Je ne lui en veux pas que pour ça, lance-t-il.
Hum ? Il éveille m’a curiosité même si depuis tout à l’heure ils me
gonflent tous à parler de Calista par-ci, Calista par-là.
— Ah bon ?
— Ouais, dit-il en haussant les épaules. Ça me prenait la tête de savoir
qu’elle allait perdre sa virginité avec lui. J’aurais préféré qu’elle me le
demande, et Suzie n’a pas compris.
OK ! Alors là, j’arrête toute activité cérébrale. Mon cerveau se met sur
pause. Je pourrais même lâcher la manette si mes doigts n’étaient pas tant
crispés dessus.
— Tu veux te la taper ?
Non ! Elle est à moi, je l’ai réservée. Point final ! Qu’il se démerde pour
trouver une autre fille. Calista m’appartient ! Même si personne ne le sait à part
moi… C’est mon jouet, je ne partage pas.
— Non ! se défend-il. Enfin pas vraiment… Enfin, pas de cette façon en
tout cas.
— Tu veux la dépuceler alors tu veux forcément te la taper, j’affirme.
— Je veux simplement être sa première fois. Je sais que c’est compliqué à
saisir mais je n’ai jamais eu envie qu’un mec la touche avant moi. Tu
comprends ?
Plus que tu l’imagines…
— Non, pas vraiment.
— Je l’aime, incommensurablement, pas comme une femme ou une petite
amie, plutôt comme une partie de moi. J’ai du mal à concevoir qu’on puisse la
faire souffrir. Pour moi, être sa première fois, c’était une façon de la préserver
et de la protéger. Je suis vexé qu’elle n’y ait pas pensé. Suzie s’imagine que je
suis secrètement amoureux d’elle, mais ce n’est absolument pas le cas.
Ça devient de pire en pire cette conversation.
— Mec, t’es complètement barré ! je m’exclame. Comment veux-tu que
Calista devine un truc pareil ?! Tu ne peux pas lui faire la gueule pour ça.
— Je m’en fous, se renferme-t-il. Je n’aurais pas accepté, mais j’aurais
voulu qu’elle me le demande. Elle m’a annoncé la nouvelle comme ça, j’ai
même pas pu réagir pour la protéger ou la raisonner.
Là, c’est vraiment la merde. Il va falloir que je fasse très attention à moi si
je veux réussir à me faire Calista. Je ne pourrais pas supporter que ce soit lui
qui l’ait avant moi. C’est tout, c’est comme ça. Calista est à moi, je ne la prête à
personne, encore moins pour sa première fois. C’est quoi, cette idée débile ? Il
l’aime ?! Non mais merde, c’est censé être son super pote, il n’est pas autorisé
à la regarder comme une fille potentielle à mettre dans son lit.
Surtout que je sais très bien qu’au pieu je suis un meilleur coup que lui.
Putain, ça se corse. Si Calista sait ça, je suis quasiment certain de ne jamais
réussir à la culbuter un jour, parce qu’elle le choisira, lui. Parce qu’il est plus
gentil, plus doux, plus tendre. Si elle le choisit, lui, je ne m’en remettrai pas. Si
elle le choisit, ça ne sera pas qu’une histoire de première fois, de sexe et de
rien d’autre. Ça, ça me terrorise. Je veux qu’elle voie d’abord que j’existe.
23.

Calista

— De l’eau s’il te plaît, maman, je réponds avec un mélange de tristesse et


de compassion dans la voix en croisant son regard.
— Tu me passes la salade, Calista ? réclame mon père.
J’ai bien envie de lui montrer mon majeur et de lui dire de rentrer le sien
dans le cul de sa pute, mais je me retiens. Il peut remercier maman de m’avoir
inculqué une éducation correcte. J’inspire un bon coup et lui tends le plat en
évitant de fixer ses yeux turquoise au risque d’exploser. Les hommes sont tous
des connards. Aujourd’hui, ils se sont donné le mot pour l’être en puissance.
— C’est plaisant de partager un repas avec sa famille au complet, lance
mon grand frère Félix, avec une sincérité exacerbée et naïve.
Nous ? Une famille ? Laisse-moi rire !
— Ce n’est pas tous les soirs que mes enfants et ma petite-fille sont réunis
autour d’une table ! badine mon père.
La faute à qui, Trouduc ? Il y a des jours où je ne peux tout simplement
plus supporter mon cher papa. Des soirs comme celui-ci, où je le déteste plus
que je ne l’aime. Son comportement m’écœure, me blesse et me brise. Je
n’arrive pas à comprendre pourquoi il ne saisit pas qu’en s’autodétruisant il
nous anéantit tous, nous, sa prétendue famille.
Il est là, en bout de table, à nous regarder en patriarche protecteur et
aimant tandis que ma mère dîne en face de moi. Ce simulacre ne m’amuse
guère. J’ai mal pour elle : aucune maman ne devrait souffrir inutilement de
cette façon. Et, paradoxalement, elle m’énerve.
Elle devrait se battre, se montrer plus forte et ne baisser ni les bras ni la
tête. Pourquoi ne pas se rebeller ? Pourquoi ne pas prendre son envol pour
enfin être heureuse ? Nous sommes grands, adultes. Mon frère est papa et j’ai
quitté la maison, relativement du moins. Pourquoi n’a-t-elle pas la force de le
quitter ? Comment l’amour peut-il faire tant de dégât ? Comment l’amour peut-
il être si imparfait ? Parce que, malgré tout, ils s’aiment. Je refuse
d’abandonner mes rêves d’amour véritable à cause de mauvais exemples. Je
devrais arrêter de lire tous ces bouquins merdiques dégoulinants de
romantisme, ça me rendrait plus lucide.
— Tu ne devais pas faire la fête, toi ? me demande mon frère.
Lorsqu’elle sent un malaise, maman se montre habituellement enjouée. Ce
soir, elle reste muette, ayant probablement deviné. Le silence fait peur et Félix
se force à combler les blancs.
Alors que je suis un véritable mixte de mes deux parents, Félix ne me
ressemble pas. Lui, il a les yeux chocolat. Mis à part ça, il tient tout de mon
père : le même nez un peu épais au relief accidenté, la même longue et grande
bouche, les mêmes traits aussi fins que masculins, et les mêmes boucles brunes
lui poussent sur la tête. Je remarque qu’elles ont une consistance semblable à
celles de Basile, mais je refuse de penser à cet autre connard.
— Félix ! Depuis quand tu n’es pas sorti de ton trou ? Les soirées ne
commencent pas à 20 heures, se moque Violette, son épouse.
Maena, leur fille, a hérité des taches de rousseur aussi naturelles et douces
que celles de sa mère. Ensemble, ils forment à mes yeux la famille idéale.
— Tu y vas habillée comme ça ? s’offusque ma mère.
— Oui, je n’ai rien d’autre à me mettre, dis-je, gênée, espérant qu’elle ne
s’éternise pas sur le sujet.
Ce sont toujours les mêmes remarques. Je me détaille de la tête aux pieds.
De toute façon, je suis un boudin, alors à quoi bon essayer d’embellir tout ça ?
Ce n’est pas la seule raison qui me pousse à me cacher dans ces vêtements
immondes. Un gros problème « technique » s’est posé.
— Tu aurais pu demander à Lola de te trouver quelque chose, me
reproche mon père.
C’est le glaçon qui fait déborder l’eau du verre. Garde ton calme Calista.
Compte les poneys. Force-toi. Ah ! puis ils m’emmerdent à trotter dans ma
tête !
— J’y ai pensé, mais Lola était occupée cette après-midi, je rétorque en
crachant le prénom de cette fille horrible sans fuir le regard de mon père.
Le sous-entendu était plus que flagrant. Je désarçonne mon père, ce qui
lance un froid glacial dans la salle à manger. C’est officiel, le repas est fichu.
Mon père sourit, nous montrant une façade hypocrite écœurante, car il a
conscience que le feu avec lequel il jouait vient de le cramer.
Maman se lève en souriant, puis s’éclipse dans la cuisine en prétextant
devoir récupérer un plat. Probablement afin de faire bonne figure, car s’il lui
restait des doutes, je viens de lui offrir une confirmation.
— Passe à la maison, j’ai un sac rempli de robes qui ne me vont plus
depuis la grossesse, propose gentiment Violette pour dissiper le malaise.
C’est sans compter sur mon frère qui, au vu de l’attitude de notre mère, a
très bien saisi où je voulais en venir.
— Papa, elle aussi tu te la tapes ?! s’exclame-t-il à voix basse.
Violette a déjà assisté à ce genre de scènes ; par politesse, elle rejoint
notre mère à la cuisine pour laisser Félix s’exprimer auprès de notre
génialissime papa.
— Vous êtes irréprochables pour me faire la morale, peut-être !?
— Elle a l’âge de Cali, s’exaspère mon frère en lâchant sa fourchette.
— Faux ! Elle est plus vieille de deux ans ! se défend mon père, sans
aucune honte.
C’est pire que ce que je pensais…
— Tu m’écœures, je crache.
— Parce que tu n’as pas fait de conneries au Canada, toi ?!
— Pas avec des mecs qui sont trois fois plus jeunes que moi, non !
— Tu passerais pour une pédophile, essaie-t-il de plaisanter. Vous n’êtes
pas irréprochables tous les deux alors mettez-la en veilleuse et arrêtez de me
juger !
— Cali l’est ! Dis-moi ce qui peut lui être reproché ?! Elle a toujours très
bien travaillé et ne fait pas n’importe quoi comme les jeunes de son âge ! T’as
la fille modèle et tu ne le vois même pas ! me défend Félix.
Voilà, ma culpabilité me revient en pleine face. S’il savait pour ce qu’il
s’est passé avec Basile hier, alors son estime pour moi prendrait un sacré coup.
D’autant plus qu’hier n’était pas une exception, pas plus que ce matin… Mon
frère m’idéalise trop souvent. Je ne pourrais pas supporter de le décevoir.
Cette après-midi, j’avais envie de trouver une jolie robe pour prouver à
Basile que je n’étais plus aussi laide qu’avant, et peut être me le prouver à moi-
même. J’ai songé que Lola pourrait m’aider à en débusquer une, et, lorsque je
suis arrivée au showroom, j’ai directement regretté.
Mon père sniffait un rail de cocaïne, en pleine après-midi ! Une promesse
de plus aux oubliettes… Que ce soit plus fort que lui passe encore. Le pire,
c’est qu’il n’était pas seul. Cette gentille petite Lola celle-là même avec qui
ma mère et moi avons passé des après-midi entières pour dénicher le fourreau
idéal pour l’exposition de Solal l’accompagnait gaîment. Pour une styliste
qui apprécie les fringues, pour le coup, elle n’en portait que très peu, trop peu.
Dégoûtée, j’ai vite tourné les talons. Y repenser me suffit à retrouver la colère
qui m’habite et effacer ma culpabilité.
— Je croyais que tu changerais, mais en fait t’es toujours aussi con, je
déclare, mauvaise.
Je sais que ce ne sont pas des mots à employer devant son père mais ils
sont sortis tous seuls. Ils étaient enfouis en moi et me torturaient en me
réveillant parfois la nuit. Je quitte la table. C’est au-dessus de mes forces. Je
n’arriverais plus à faire semblant dans cette famille bancale. Je passe
rapidement par la cuisine pour embrasser ma mère. Évidemment, elle est au
bord des larmes et n’a rien loupé de cette discussion houleuse. Être
responsable de ça me tord le ventre.
J’ai le cœur brisé lorsque je sors de cette maison. J’aimerais tellement
être là pour elle, avoir la force de la faire partir d’ici. J’aimerais la réconforter
à défaut de pouvoir la rendre heureuse. Une fois dans mon poulailler, je laisse
échapper toutes les larmes de mon corps. Elles se déversent sur mon oreiller et
un tas de mouchoirs s’éparpille autour de moi.
Fatiguée de passer pour cette fille fragile et naïve, marre d’être
irréprochable pour plaire à un père qui se fiche bien de tout ça, je décide d’un
truc. Il est temps que je me réveille et me révolte. J’arrête de me morfondre :
ce soir, j’emmerde celui qui me demandera de me calmer.
S’il faut prouver aux connards qui m’entourent que ma vie n’est pas si
merdique qu’ils se l’imaginent, alors allons-y ! Comme ça, je suis sage et
incapable de plaire à qui que ce soit ? Très bien. Mon père aura enfin des
choses à me reprocher et Basile comprendra peut-être que je ne suis pas si
moche comme il me laisse l’imaginer.
J’attrape mon téléphone et réussi à négocier avec la coquette Cyrielle afin
de lui soutirer une robe qui pourrait m’aller, bien que nous ne fassions pas la
même taille, puis j’essuie mes yeux, les décongestionne, souris et pars me
préparer.

L’ambiance du premier café est très chic et cosy. D’un style assez épuré, il
est rempli de bobos. Je descends quelques verres de Manzana, la pomme me
fait oublier le goût immonde de l’alcool puis j’insiste pour aller ailleurs.
Comment s’amuser dans un endroit aussi guindé où une douce musique jazz
émane ?
Gus ne m’adresse toujours pas la parole. Je m’en fous. Peut-être que c’est
Suzie qui le lui interdit ? Est-ce qu’elle pourrait faire une chose pareille ?
Évidemment ! Si je suis moins importante que sa nouvelle copine alors je ne
veux pas lui accorder d’intérêt. Tiago se roule un joins, que je lui subtilise et
garde méticuleusement dans mon petit sac avant qu’il ne se décide à ramener
Cyrielle qui se sent nauséeuse. Quant à Basile, il se plaît à draguer les filles.
Grand bien lui fasse.
Le deuxième bar nous accueille d’une ambiance plus feutrée et intimiste,
j’avale d’autres verres puis réclame une fois de plus de changer d’endroit.
Le troisième pub est beaucoup plus rustique et bon enfant. Ici, pas de
Manzana, seulement de la bière et de la Belge de préférence en plus de
quelques grands noms d’Irlandaises. Les gens rient, dansent et parlent très fort.
La musique rock’n’roll jouée par un petit groupe énergique et transpirant est
plus que plaisante. Enfin ! Je me sens noyée dans la masse et suffisamment
libre pour faire ce qu’il me plaît ! C’est ce qu’il me fallait.
Mesquinement, ce soir je fais tout pour attirer les regards de Basile.
Comme si je pouvais lui laver la bouche à la Javel pour effacer ses propos
humiliants. Alors comme ça je suis un boudin ? Très bien, c’est ce que nous
allons voir.
Ma robe est beaucoup trop courte pour que je me sente à l’aise sans avoir
bu. À l’accoutumée, j’évite de danser. Aujourd’hui, non. Aujourd’hui, je séduis
et brise mes chaînes.
L’alcool aidant à me désinhiber, je me trémousse comme une folle sur la
piste au rythme des classiques du genre, accompagnée de Solal qui a de plus en
plus de mal à me suivre. Un coup de chaleur soudain m’oblige à prendre l’air.
Une fois dehors, la brise me rafraîchit et sèche le voile de sueur qui
humidifie ma peau. J’hésite un instant en considérant ma pochette. Finalement,
je sors le petit roulé et le glisse entre mes doigts. Je n’ai jamais fumé, pas
même pour essayer. Cependant, si je ne le fais pas ce soir, je ne le ferai jamais.
Peut-être me permettra-t-il d’effacer la rancœur et l’amertume logée au fond
de ma poitrine ? Je m’approche d’un homme qui porte une cigarette allumée à
la bouche.
— Excuse-moi, tu aurais du feu ?
L’homme, d’une vingtaine d’années bien entamée, mignon comme pas
possible, me reluque intensément. Je serais gênée si je n’avais pas descendu
autant de pintes.
— Approche.
J’ai du mal à comprendre, mais je remarque qu’il a l’intention d’allumer
le roulé à l’aide du sien. Ayant déjà vu des gens faire ça, je m’inspire de leur
technique et place le rouleau entre mes lèvres. Lorsque mon tube touche le bout
du sien, j’inspire le plus possible. Le bout rougit et la fumée envahit mes
poumons. Je ne peux pas m’empêcher de tousser. Putain c’est vraiment
dégueulasse. Je ne me démonte pas et aspire une autre bouffée. Je regarde le
ciel sans étoiles et lance un « c’est pour toi papa » mental à l’univers.
Je remercie le charmant jeune homme qui ne me quitte pas des yeux. Peut-
être qu’il en veut ? Je lui propose une taffe qu’il ne refuse pas. Je dirais qu’il
est carrément plus beau que Basile et plus sexy aussi. Parce qu’il est surtout
moins con. Contrairement à lui, il est loin d’être méprisable. Au contraire, il
brille de gentillesse et d’amabilité.
En parlant de Basile, lui aussi vient de sortir pour fumer, accompagné
d’une jolie brune, mais il ne me quitte pas des yeux. En présence de Gus et
Solal, j’imagine qu’il se retient pour que personne ne remarque la tension
entre nous. Puisqu’ils ne sont pas là, alors il doit en profiter. Je me plais à
croire que mon comportement l’ennuie. Il déteste avoir tort, comme tout le
monde, j’imagine, et je suis en train de lui prouver que, contrairement à ce
qu’il pense, je ne suis pas un boudin !
— Comment tu t’appelles ? me demande mon inconnu.
— Devine ! je le défie malicieuse.
Il sourit et je l’accompagne.
— Hum… Berthe ou Cunégonde ? me taquine-t-il.
— Beurk ! je m’exclame avec un certain dégoût. Et toi, je parie que tu te
prénommes Dioclétien ou alors Valerius !
— Raté ! plaisante-t-il d’un air fauve. Mon nom est Bond, James Bond.
Il ne m’en faut pas plus pour que j’explose de rire comme une gourde
alcoolisée furieusement agaçante pour les gens sobres.
— Traduction française : Jacques Lien ! Pas mal. Moi c’est Cali,
enchantée.
— Mattia, enchanté de vous rencontrer, princesse !
Lorsqu’il prononce son prénom, je suis obnubilée par l’accent italien
sous-jacent.
— Tu es italien ?
— Sì, mio papà era italiano. Vuoi ballare ?{1}
— Con piacere.{2}
Je suis moi-même étonnée d’être capable de me souvenir des quelques
notions d’italien acquises au collège dans cet état d’ébriété, d’autant plus que le
visage de mon nouvel ami se pixélise.
Il me tend la main. Je n’ai pas encore fini ce tabac coupé à la drogue mais
l’effet est déjà assez particulier. J’ai l’impression de flotter sur un nuage de
coton. Alors que je m’apprête à accepter sa main tendue, j’en sens une autre se
poser sur mon épaule. Je me retourne comme si l’on venait de me coller une
gifle.
— À quoi tu joues ? gronde Basile avec un regard que je ne lui connais
pas.
C’est ça, fait l’innocent. Je suis certaine qu’il est triste de ne pas être aussi
sexy et beau que Mattia. J’inspire profondément une bouffée du joint.
Doucement, j’approche mon visage du sien, puis je recrache la fumée à
quelques centimètres de sa face d’huître, l’obligeant à fermer les yeux.
— À rien. Bonne soirée, je réplique, amusée par mon propre
comportement.
Alors comme ça je suis un boudin ? On va voir si Mattia est de ton avis.
J’écrase le tube au sol, me retourne et attrape la main de Mattia qui m’entraîne
à l’intérieur. Nous nous mettons à danser au milieu de la piste, entourés
d’autres personnes.
Au fur et à mesure que les notes résonnent, nos corps se rapprochent, à tel
point qu’ils finissent par se serrer l’un contre l’autre pendant de longues
minutes. C’est plutôt agréable. Les mains de Mattia se baladent au-dessus de ma
robe moulante bordeaux. Enivrée, je trouve cela très appréciable.
Cependant, la musique s’arrête pour une petite pause le temps que les
musiciens se désaltèrent et épongent leurs fronts dégoulinants. Nous nous
frayons un chemin jusqu’au bar. Accoudée, j’entame une nouvelle bière. Je
sens que je vais payer mes excès mais je n’y pense pas. Le boudin n’y pense
pas.
Tout à coup, une musique très entraînante retentit. Je croise le regard
d’une fille probablement aussi rongée par l’alcool que moi. Elle m’adresse un
sourire de connivence tout en se laissant habiter par la chanson aux sonorités
rock et aux paroles libidineuses puis me fait signe de la suivre. Alors, ayant
aboli toutes mes barrières, je monte sur l’un des tabourets en bois et grimpe
sur le bar.
Les cris fusent dans la salle et le barman applaudit. Accompagnée de la
fille, j’entame quelques pas lascifs, perchée sur mes talons essayant de ne pas
perdre l’équilibre, sans avoir conscience d’être absolument ridicule. Le boudin
se lâche et se libère : que c’est bon !
Nous ne tardons pas à être prise en sandwich par Mattia et un autre
homme, moins mignon mais toujours plus que Basile. Et toc ! Je ne sais plus
qui me caresse et se frotte à moi. La fille ? L’homme ? Mattia ? Les trois ?
Aucune importance.
Je jette une œillade à Basile. Je tiens à m’assurer qu’il remarque que si je
le décide, je plais même aux femmes. Il se trouve au fond de la salle, seul. La
brunette qui l’accompagnait s’est évaporée. Il me fixe, la mâchoire contractée
avec ce regard que je ne lui connaissais pas avant ce soir. J’aperçois Gus et
Solal à l’extérieur puis je reporte mon regard sur lui. Je l’examine avec
provocation lorsque l’homme derrière moi pose ses mains sur mes hanches
pour accompagner mes mouvements de danse avant de passer sa langue sur ma
nuque.
Un boudin ? C’est bien ce que je suis ?
24.

Basile

Je n’arrive pas à desserrer la mâchoire. Je sais pertinemment que c’est à


cause de moi tout ça. Elle me provoque ouvertement, mais je ne peux
absolument rien faire. Elle joue avec moi, avec mes nerfs, et ça me rend
dingue.
Je suis dans l’incapacité totale d’agir. J’ai les pieds et les mains liés. Si
j’agis, elle se fera des milliers de films et je lui donnerais beaucoup plus
d’importance qu’elle ne le mérite.
Je la déteste. Elle me fait ressentir un truc nouveau, inqualifiable. Ce n’est
pas de la jalousie. Elle est bien trop bourrée pour se rendre compte que les
mecs qui lui tournent autour sont des chiens en chaleur hideux incapables de se
taper des filles sobres. Même moi, j’ai la décence de ne pas profiter des meufs
aussi défoncées qu’elle. Elle est incapable de voir qu’ils sont affreusement
laids en plus, même la gonzesse qui la tripote, je ne me la tape pas.
Ce n’est pas non plus de la peur. Pas tout à fait. Je sais qu’elle ne
m’échappera pas. Elle méprise beaucoup trop les filles faciles pour coucher
avec un mec le premier soir, aussi éméchée soit-elle. J’ai simplement peur de
ce qu’elle pourra regretter à cause de moi. Je ne sais pas jusqu’où elle est cap’
d’aller. Dans cet état, je l’imagine bien tailler une pipe à un mec qui ne se
priverait pas de la filmer. Je n’arrête pas de me dire que les hommes qui la
draguent peuvent potentiellement être son harceleur.
Ce n’est pas non plus de la colère. C’est plus que ça. Peut-être du dégoût.
Ouais, elle m’écœure. Viscéralement. Je la trouve beaucoup moins séduisante.
Certes, elle est carrément sexy. Mais ce n’est pas Calista, ce n’est plus cette
femme aussi maladroite qu’élégante. Elle est devenue ignoble. Je ne la quitte
pas des yeux. J’ai besoin de fixer cette version d’elle dans mon esprit.
Au début de la soirée, quand elle est montée dans ma caisse avec sa trop
petite robe, je me suis demandé comment je pourrais résister toute la nuit sans
avoir envie de la toucher, de la regarder, de l’embrasser et de la lécher partout
comme une sucette ou un sucre d’orge à la violette. Lorsque je la regarde
danser comme une pute à dix balles sur le bar, ce n’est plus ses jambes fuselées
qui me sautent aux yeux, mais plutôt le fait qu’elles soient ouvertes
vulgairement.
Je savais bien qu’un truc merdait quand elle a commandé son premier
verre. Loin de moi l’idée qu’elle irait aussi loin dans la dépravation. Je l’ai vu
qu’une seule et une unique fois boire de l’alcool, aux quatorze ans de Gus, elle
avait testé et directement décrété que ce n’était pas pour elle. Elle se bourre la
gueule pour m’emmerder, je ne vois que cette explication, et ça me gonfle.
Ma main agrippe le rebord de la table massive qui soutient nos
consommations pour la serrer très fort. Je crois bien que je vais exploser.
Comme une devadâsî, elle ondule les hanches pour plaire et communiquer aux
divins avant de se donner à qui voudra bien la payer.
Comment en vouloir à ce mec ? Elle est là, sexy comme jamais, à danser
lascivement sur un putain de bar alors, forcément, le petit s’excite. Je dois bien
avouer que la regarder se faire masser le cul pas une nana est assez torride. Ils
s’embrassent langoureusement, Calista et l’italien de mes deux, alors qu’il
frotte sa bite toute dure sur sa hanche, en toute indécence, sous les regards
railleurs du reste du bar.
Je pourrais prêter attention aux remarques de la populace autour de moi
qui l’insultent de salope, ou même essayer de voir qui s’amuse à prendre des
clichés ou des vidéos, mais je n’arrive pas à détacher mes yeux d’elle.
Elle me donne la gerbe. Je la voyais comme une grosse emmerdeuse
incompréhensible mais j’étais persuadé qu’elle avait du caractère. Je pensais
qu’elle assurait et s’assumait, qu’elle était plus forte, qu’une minable remarque
désobligeante ne la déstabiliserait pas. Je n’ai jamais saisi tous les pans de sa
personnalité, certes, mais j’étais persuadé qu’elle n’était pas ce genre de fille
prête à tout pour attirer l’attention, les regards et les bites tendues dans sa
direction.
Pourtant, elle me prouve à quel point ce n’est pas le cas. Elle n’a aucune
once de personnalité. Elle est faible. Elle ne sait pas qui elle est, ni ce qu’elle
veut être. Là, clairement, elle est tout le contraire de l’image que j’avais d’elle.
Le mot hypocrite la correspond très bien. Piffrer Calista l’oie blanche est
difficile, mais Calista la catin, je ne peux tout simplement pas la saquer. Ses
valeurs de sainte nitouche viennent de partir en fumée. Elle a oublié toute sa
morale et ça me répugne.
Les mains qui caressent son corps me répugnent, elles aussi. J’ai bien
envie de péter la gueule à cet enfoiré qui profite de la faiblesse de Calista. Elle
ne devait pas se dévergonder toute seule, dans son coin. C’était avec moi, dans
mon lit, qu’elle était censée se dépraver pour assouvir mes envies. Clairement,
je suis le seul à pouvoir faire ça. Je suis le seul qui puisse lui faire mal. Il n’y a
que moi qui puisse avoir de mauvaises intentions à son égard. Je suis le seul à
devoir l’atteindre et la briser.
— Qu’est-ce qu’on fait ?
Trop occupé à la mater, je n’avais pas remarqué le retour de Gus et Solal
à mes côtés.
— Rien, elle se démerde. Ça l’amuse, alors qu’elle aille se faire foutre, je
déclare d’un ton calme en évitant de siffler de rage.
Effectivement, je ne lui ferai pas ce plaisir. Je ne lui viendrai pas en aide.
Si elle se fait violer dans les chiottes, ce sera son problème. Elle n’est rien
pour moi, même pas mon pion dans cet état. Putain de merde, elle s’est même
mise à fumer pour me casser les couilles ! Mais son petit jeu ne fonctionnera
pas.
— Hors de question que je la laisse continuer, annonce Gus en se passant
les mains dans les cheveux comme s’il était dans une impasse.
Il se lève et s’avance jusqu’au bar, bousculant les badauds qui dansent en
secouant la tête au rythme de tambours afin de réduire leurs cerveaux en
bouilli. Il lui attrape la cheville pour l’interpeller. Elle perd l’équilibre. Sa
petite gueule aurait dû se retrouver par terre si le connard ne soudait pas son
corps au sien.
La méthode douce ne fonctionne pas, puisque Calista lui présente son
majeur impérial. Il revient bredouille, inquiet et agacé. Bien fait pour ta gueule.
Ça t’apprendra à jouer le superman. Solal et Gus décident donc d’employer la
manière forte pour abréger la soirée et pour l’empêcher d’aller plus loin.
Comme deux grands cons de garde du corps, ils la font descendre du bar
et la sortent en la portant comme le gros sac de viande saoule démantibulé
qu’elle est. La petite bite gueule mais abandonne vite l’affaire pour se coller à
l’autre trou affamé sur le bar. Je ne suis même pas soulagé qu’elle soit forcée à
arrêter les frais. Mon côté diabolique voulait qui lui arrive quelque chose pour
qu’elle s’en morde les doigts, afin de replacer les pions dans mon camp.
J’ai les clefs de la caisse et je conduis, autant dire qu’ils vont poireauter
dehors quelque temps. J’engloutis ma bière. Le goût ambré de la brune rend
ma gorge rauque et granuleuse, j’ai l’impression d’avaler du goudron.
Impatient, Solal me fait signe de me dépêcher. Je réclame une blonde au
barman cette fois et savoure sa fraîcheur. Je prends mon temps et prends même
la peine de saluer la fille de tout à l’heure en la galochant comme il se doit,
avant de subtiliser son numéro devant ses glousseuses de copines.
Je marche doucement jusqu’à l’emplacement où je suis garé, les mains
dans les poches et les yeux fixant le bout de mes chaussures d’un air
nonchalant. Mon sixième sens me fait relever la tête.
Une scène digne d’un film d’horreur se joue devant mes pauvres yeux
innocents !
— Putain, mais dégagez-moi ce débris de ma caisse !!! je hurle dans la
rue, attirant l’attention des fêtards adossés aux murs des cafés.
Calista est littéralement en train de dégueuler ses tripes sur ma voiture !
Ma voiture ! Elle vomit sur MA bagnole ! Putain, elle me fera chier jusqu’au
bout…
— Je vous préviens, l’épave ne monte pas dans ma caisse, dis-je en
arrivant à leur hauteur, remonté et près d’exploser.
— Bien sûr que si, fais pas le gamin… Ouvre, qu’on la ramène à la
Ferme, s’agace Gus.
— C’est ma bagnole, si je ne veux pas qu’elle entre, elle reste là. Point.
Pas la peine de discuter. On la laisse ici et elle se démerde pour rentrer, je
fulmine, haineux.
— Je vous entends ! crie-t-elle pour manifester sa présence.
Elle est pathétique à tituber comme une vieille tapineuse bourrée et battue
par son macro. Je la regarde avec mépris, je crois que je suis capable de lui
cracher à la gueule si elle l’ouvre encore.
— On ne peut pas la laisser ici dans cet état, intervient Solal de façon très
calme, en examinant l’allure de Calista avec désarroi.
Je préfère encore me foutre un doigt dans le cul que de la reconduire. Je
vois que Gus perd patience face à ma détermination. Il maintient les épaules de
Calista lorsqu’elle s’apprête encore à vomir. Cette fois, il prend la peine de
l’éloigner de ma pauvre voiture souffrante.
— Que t’en aies rien à foutre de Cali, c’est ton problème. Moi, je ne la
laisse pas là, alors tu vas me faire le plaisir d’ouvrir ta putain de bagnole et de
laisser les clefs à Solal. T’as trop bu pour conduire mon pote, balance-t-il en
rassemblant les cheveux du monstre qui ne contrôle plus ses rejets et ses haut-
le-cœur.
Je rigole sarcastiquement. Depuis quand on me donne des ordres ? Depuis
quand cette enflure se permet de me dicter des leçons de conduite ? Il est qui
pour me parler comme ça ? Il s’est bien regardé, lui, sa bouteille vide et sa
coccinelle minable empalée sur un tronc d’arbre ? J’ai envie de prendre sa
tronche pour le noyer dans la flaque de gerbe, mais il faut que je me maîtrise.
— Je t’encule mec, je déclare en lui faisant un doigt d’honneur.
De toute façon, je l’emmerde ! Lui aussi il veut se la faire et ça me casse
les burnes. L’ambiance entre nous tous est tendue, voire électrique. Soirée de
merde ! S’ils voulaient me faire oublier Grama, c’est réussi.
Après une énorme dispute pleine de cris et d’insultes qui s’échappent sous
la pression, Solal prend le volant et je ferme ma gueule. J’ai perdu au pierre-
papier-ciseaux, je n’ai plus le choix… De toute manière, ils sont vraiment trop
cons. Bande de blaireaux. Je ne préfère pas dépenser d’énergie pour eux. Ils
n’ont même pas fait de compromis en accordant à Calista la place qu’elle
mérite : le coffre. Oui, le coffre, comme pour les clébards. Je ne suis pas
certain de leur pardonner cette trahison.
À l’avant, je peste. Je la vois affalée sur Gus en regardant dans le rétro
que Solal n’a pas pris la peine de régler, ça m’agace. Son mascara a coulé et
elle ressemble à rien. Elle chante à tue-tête une vieille chanson de merde
méconnaissable et sa voix boueuse m’exaspère. Elle se trompe dans les paroles
et bousille la poésie de Saez. Garce.
— Elle va se la fermer, cette traînée, je marmonne entre mes dents.
Par chance, personne ne m’entend. Si elle vomit sur mes sièges, je fais un
scandale. Ça ne fait même pas trois minutes que nous sommes partis qu’elle
dort déjà comme une grosse bouse. Qu’elle crève dans un coma éthylique, ça
me fera une belle jambe. Gus lui parle pour la réveiller ; avec moi, elle aurait
mangé des claques.
Je ne peux pas m’empêcher de constater que le gugusse est vraiment
qualifié pour s’occuper d’elle. En arrivant, il la porte comme une princesse et
la dépose chez elle avec l’intention de surveiller son état jusqu’à demain. Moi,
j’aurais fait rouler sa carcasse dans les cailloux de l’entrée pour la laisser
s’échouer devant sa porte. Pas Gus. Non. Gus est un gentleman. Il y a quatre
heures, il ne lui adressait plus la parole et, maintenant, cette lavette prend soin
d’elle…
Elle va lui pardonner, c’est forcé. Il va la chouchouter, peut-être même la
culbuter. S’il la baise, je ne réponds plus de rien. Calista est à moi, je refuse de
la partager avec un grand con de rêveur comme lui.
Quant à moi, je reste éveillé toute la nuit. Je passe une bonne partie de
celle-ci sur ma terrasse, allongé dans un transat et guettant le moindre bruit qui
pourrait sortir de la chambre de Calista. Nos studios sont vraiment très bien
isolés, nous ne pouvons rien entendre de ce qu’il se passe chez nos voisins.
Néanmoins, si les fenêtres sont ouvertes, quelques bruits réussissent à
s’échapper. Par chance, Gus aère la chambre de Calista à cause de ses relents
d’alcool.
S’il se décide à la baiser, j’entendrai et je me ferai un plaisir de les
interrompre avant qu’elle se mette à gémir. Tout ce que j’entends, c’est la
façon immonde qu’elle a de dégobiller. Je n’aimerais pas être à la place de
Gus, les mains dans le vomi.

Au petit matin, il rentre dans son tipi de merde et la laisse enfin tranquille.
J’en profite pour dormir quelques heures, bien que je sois habitué au manque
de sommeil. En fin de matinée, Cyrielle m’appelle et je rejoins la bande sur la
terrasse du hangar. Je m’assieds le plus loin possible de Calista. De toute façon,
elle est trop moche aujourd’hui, en plus elle pue le moisi. Elle a intérêt à
nettoyer ma voiture, gueule de bois ou non.
Il y a une ambiance complètement surréaliste et ce n’est pas ma présence
qui a jeté un froid. Personne ne parle. L’altercation que nous avons eue hier n’y
est pour rien. Mis à part Calista à mon égard, jamais personne n’éprouve de
rancune tenace dans notre bande. Nous avons compris il y a bien longtemps
que nos coups de sang n’ont pas assez d’importance pour rompre notre amitié.
Ils sont là pour évacuer le trop-plein et, si l’un de nous va trop loin, alors il
s’explique et c’est réglé. Hier, ce n’était rien de méchant.
Les yeux de mes potes sont tous tournés dans la même direction. Celle de
la table, où il y a des magazines people. Depuis quand l’un de nous lit ce genre
de torchons ? Il n’y a que des ramassis de mensonges et des fausses recettes
minceur dans ces trucs merdiques qu’on ne peut même pas qualifier de presse.
Les gens qui écrivent dans ces trucs me font horreur, ceux qui lisent en quête
de scandales m’exaspèrent.
De loin, j’aperçois Bernie. Il arrive vers nous, plutôt furieux. Je décide de
feuilleter rapidement le premier magazine de la pile, ceux qui suivent ont tous
le même nom. À croire qu’ils ont été distribués à la chaîne. Il y a sûrement un
rapport avec cette ambiance glaciale. Je le feuillette. Page 15, il y a une photo
de Calista sur le bar, la langue fourrée dans celle du mec qui la prenait pour
une poupée gonflable.
Les journaux à scandales sont allés très vite. Trop vite. Ce n’est pas
normal. Mes sourcils se froncent. Les travers des gosses de riches, ça intéresse
toujours, certes. Pourtant elle ne mérite absolument pas sa notoriété.
D’ailleurs, une légende accompagne la photo car personne ne sait qui elle est :
« La fille du célèbre rockeur Bernie Honel dans les pas de son père vers la
décadence ». Je ne peux pas m’empêcher de ricaner. Elle l’a bien cherchée,
celle-là !
— Espèce de traînée ! C’est pour me prouver que toi aussi tu sais
comment foutre la merde !?
Bernie vient de hurler sur sa fille en balançant un autre magazine sur la
table, accompagné d’une enveloppe kraft déchirée. Calista baisse les yeux,
honteuse et impuissante, son teint grisâtre a repris des couleurs en l’espace
d’une seconde. Elle lance un regard furtif à Gus pour qu’il lui vienne en aide
mais celui-ci l’abandonne lâchement. Il n’a pas changé, il est toujours ce gosse
peureux qui se planquait quand les choses commençaient à partir en couille.
Jamais il ne se permettra de répondre à Bernie ; il se prendrait une rouste par
son père, soit dit en passant.
— Tu crois que ton comportement de pute va m’atteindre ?! Que ça
m’empêchera d’être ce que je suis ?! Je ne t’ai pas élevée comme une grosse
salope !
Il continue à l’humilier devant nous tous, comme si ce journal merdique
ne lui avait pas servi de leçon. Je ne comprends pas ce qu’il lui reproche
exactement. Abasourdi par le ton qu’il emploie, je suis incapable de trouver un
truc à dire ; après tout, je crois que je pense comme lui. Et puis, ce n’est pas
comme si elle m’avait accordé un regard pour que je lui concède mon soutien.
Elle sert les accoudoirs de la chaise de jardin très fort et je crois qu’elle
risque de saigner à force de se mordre la lèvre. Son père et elle ont une
relation étrange. C’est d’ailleurs peut-être pour ça qu’elle est si parfaite. Elle
joue un rôle pour ne pas le décevoir, alors qu’il est loin d’être irréprochable.
— Calista !
Il crie son prénom pour qu’elle lève les yeux vers lui et assume ses
conneries. Nos pères ont de sérieux problèmes. Ce n’est pas si grave ce qu’elle
a fait, mais ici ça ne passe pas. Ils sont restés très vieux jeu, en totale
contradiction avec leur art. « Calista », jamais il n’a affublé sa fille d’un
surnom, pas même par de gentils sobriquets. Il a toujours été dur avec elle.
Difficilement, elle affronte son regard.
— Il t’a baisé ce mec ? lui demande-t-il de façon très cash, sans passer par
quatre chemins.
Elle rougit comme jamais. Toute la bande assiste à la scène avec beaucoup
d’embarras. Moi, j’ai envie que Bernie ferme sa gueule. C’est entièrement de
ma faute si Calista a agi de cette façon. Tout le monde attend qu’elle secoue la
tête, pour que la tension s’apaise et que la bête retrouve son calme, mais elle ne
fait que prendre une grande inspiration.
— Pourquoi ? Il est trop jeune peut-être ? Tu préfères que je me fasse
culbuter par des mecs aussi vieux que toi, pour être dans l’air du temps ?
balance-t-elle.
La surprise envahit chacun de nos visages. Depuis quand elle lui répond ?!
C’est Bernie, putain… Il va l’empaler. Certes, des trémolos envahissaient sa
voix, mais ce qu’elle vient de faire est très courageux. Tenir tête à Bernie, c’est
de la folie. Pour illustrer ce que je pense, il lui envoie une claque. Elle n’a
probablement pas fait mal à Calista mais le geste n’avait pas pour but de la
faire souffrir physiquement. Bernie voulait la rabaisser comme il se doit pour
punir son affront. Les larmes lui montent aux yeux tandis qu’elle prend la fuite.
— C’est ça ! Casse-toi, espèce de chiennasse ! lui hurle Bernie en attrapant
un magasine pour le balancer dans la direction qu’elle a prise.
— Tu y vas un peu fort là, tonton ?
Je ne peux tout simplement plus me retenir d’intervenir. Bernie est un mec
que j’aime beaucoup. Il est entier, sincère et donnerait sa vie pour ses amis.
Cependant, il dépasse clairement les bornes. Sa fille est peut-être la chose la
plus précieuse qu’il soit pour lui, mais il n’a pas le droit de la traiter de cette
manière. En tout cas, pas devant nous. Quand Nino, fout sur la gueule de Gus,
son fils, il a au moins l’élégance de le faire en toute discrétion.
C’est un peu tard pour l’ouvrir mais, maintenant qu’elle s’est barrée, je
peux au moins essayer de tempérer la foudre de Bernie car, au fond de moi, je
sais que je suis coupable et responsable du comportement qu’elle a eu hier.
— Je n’ai pas de conseils à recevoir de merdeux dans votre genre, rugit-
il.
— Pardon ?
— Ne fais pas le malin, petit con. Aucun de vous n’a eu la présence
d’esprit de la protéger d’elle-même en la ramenant à la Ferme plus tôt ! Vous
êtes tous aussi débiles qu’elle, ajoute-t-il en nous regardant avec dédain avant
de cracher sur les gazettes posées sur la table et de partir lui aussi.
Dans le fond, il n’a pas tort. Il comptait sur nous pour la protéger de cette
merde à l’extérieur. Je suis le plus vieux. Je suis le loup de la bande. C’était à
moi de faire attention. Je comprends qu’il soit déçu. C’était ma mission. J’ai
failli.
— Putain de merde, lâche Gus lorsque Bernie est assez loin pour ne plus
l’entendre.
Je reste assis et allume une clope alors que tout le monde cherche à
s’échapper. J’aperçois Gus rentrer chez Calista puis ressortir presque
immédiatement. Elle vient de le foutre à la porte. Je n’imagine pas dans quel
état elle doit être si elle ne veut même pas de sa présence. Je réalise à quel point
je suis un connard. Clairement, c’est ce que je voulais, lui faire perdre la tête
pour lui faire mal.
Je voulais réussir à l’atteindre et la blesser. J’ai réussi. Maintenant, le tout
est de savoir si elle le mérite ? Surtout que ce n’est pas ainsi que ça devait se
passer. Elle devait avoir mal autant que moi, mais elle devait d’abord prendre
du plaisir. Formellement, c’est loin d’être le cas. Proportionnellement, je pense
qu’elle souffre plus qu’elle ne prend son pied. Ce n’est pas ce que je veux.
Je veux jouer avec elle pour qu’elle soit folle de mon corps, pas pour
briser sa vie à ce point. Elle est à moi, personne d’autre n’a le droit de la faire
souffrir. C’est décidé. Ce n’est pas à en lui balançant des vacheries que je vais
la foutre dans mon pieu, au contraire. Plus je suis détestable, plus ça devient
n’importe quoi. Alors je vais faire les choses autrement. Je vais être gentil avec
elle.
Un peu de réconfort ne devrait pas lui faire de mal. J’avais décidé de ne
pas la calculer pendant quelques jours, mais ce n’est décidément pas une bonne
idée. Je vais devoir prendre sur moi et peut-être même chercher à la consoler.
Il ne me reste plus qu’à escalader le mur entre nos maisons…
25.

Calista

Je ne sais pas qualifier ce que je ressens exactement alors j’écris. Je fais


couler les mots comme des sanglots sur mon clavier. Je fais saigner mes
doigts pour qu’ils déversent toute la douleur de mon cœur.
Mes larmes ont cessé de couler car je ne peux rien en tirer. Elles ne
m’appartiennent pas. Je ne les mérite pas. Pleurer, c’est un droit qui s’acquiert
et je n’ai aucune légitimité. Je ne peux pas me le permettre. Je n’ai pas la
possibilité d’avoir mal quand le sort s’acharne sur d’autres sans qu’ils en
soient eux-mêmes responsables. J’ai voulu tout ce qu’il m’arrive. J’ai cherché,
défié, triché et j’ai fini par récolter la somme de mes mauvais choix.
Je pensais me connaître. Je pensais savoir qui j’étais, ce que je faisais et
où j’allais. Toutes ces questions existentielles me causaient de moins en moins
d’interrogations. Mais maintenant, je me déteste. Je ne me reconnais pas. Je me
suis perdue quelque part. J’ai abandonné ce que j’étais sur une route
caillouteuse et je ne peux plus rebrousser chemin.
En plus de décevoir mes proches, je me déçois moi-même. Je suis si peu
fière de mes bévues. Comment puis-je être aussi irréfléchie ? Comment la
colère peut-elle me laisser faire n’importe quoi ?
J’ai conscience d’être quelqu’un à part, d’être différente et de n’avoir
jamais totalement été à ma place. Pourtant, l’idée ne m’avait pas encore
effleuré l’esprit de faire comme tout le monde, de copier ma destinée à celle
du commun.
Voilà qu’il avait fallu que j’expérimente cette absurde descente aux enfers
pour une once de confiance en moi. Car il s’agit de ça, de confiance. Je n’ai agi
que dans mon propre intérêt. Comme si je devais me prouver que j’existe, que
je suis vivante et que le monde peut tourner autour de mon nombril l’espace
d’un seul instant. Comme si la normalité était innée en moi, qu’elle se greffait
à mes gènes et qu’elle possédait tous mes pores. Comme si, pour une fois, je
pouvais être conforme.
Toute ma vie je me suis moulée à ce que l’on exigeait que je fasse sans
pour autant y parvenir complètement. J’ai voulu danser avec l’interdit mais,
même quand on attend de moi que j’exprime le côté sombre et délinquant de
ma personnalité, je n’y arrive pas. Ma place n’est ni dans la perfection, ni dans
la dépravation.
Indéniablement, hier, je n’étais pas moi-même. J’avais quitté mon corps,
une fille détestable en avait pris possession et j’avais réellement fait tout ce
qu’il ne fallait pas. Croire que ça me libérait était une énorme erreur. Je ne me
suis jamais autant flagellée de la sorte.
Je n’ai pas forcément de compartiment où m’épanouir mais je me
considérais comme une personne ayant des principes. Je me suis trahie. Mon
père ne m’a rien reproché de faux. Il n’a rien hurlé de plus désagréable à
entendre que ma propre conscience. J’ai blessé son cœur de pierre et de père,
mais pas autant que j’ai meurtri le mien.
Tous ces travers auxquels je me suis soumise n’ont fait que bafouer mes
promesses. Gus m’en voudra. Gus m’en veut. Gus me déteste pour ce que je lui
ai fait.
Un soir, alors qu’il avait trouvé refuge chez nous, mon père était rentré
dans un état second accompagné d’une autre femme que ma mère, ou peut-être
deux, après un concert trop arrosé. Ses yeux jaunis étaient injectés de sang et
les veines de son bras étaient éclatées à force de s’être piqué. La télé
fonctionnait, mais elle pouvait bien brailler tout ce qu’elle voulait, je
n’entendais plus que les cris et les pleurs excédés de ma mère qui lui sommait
de ne pas rentrer dans cet état. Pas parce qu’elle refusait de le voir ainsi, plutôt
pour empêcher que ses enfants comprennent qui était réellement leur papa. Je
n’avais pas eu besoin d’être grande pour savoir que rien ne serait plus pareil.
Ce soir-là, Gus et moi, nous nous sommes promis de ne jamais
ressembler à nos pères. Lui ne doit lever la main sur aucun des gens qu’il
aime, alors que, moi, je devais tout faire pour ne jamais être comme mon père,
être aussi dépravée… Jusqu’ici, j’y arrivais. Jusqu’ici, j’étais meilleure que lui.
Jusqu’ici…
Comme lui, je n’ai aucune volonté et, à la moindre contrariété, je fonce
dans la mauvaise direction. Il ne m’est rien arrivé d’irréparable mais ça aurait
pu. Je n’ai presque plus de souvenirs. Tout ce qu’il reste dans ma tête, c’est le
regard de Basile. Un regard aussi indifférent qu’écœuré. Même lui, alors qu’il
ne m’estime pas, même lui je l’ai déçu. Je me terre chez moi depuis un long
moment car je n’ose pas croiser ma mère. Que pensera-t-elle de moi ?
Je n’avais jamais fait ça auparavant. Je n’avais jamais agi aussi bêtement
de façon à prouver quelque chose à quelqu’un, encore moins de façon à
provoquer papa, et peut-être aussi maman au fond, dans une sorte de crise
d’ado débile. J’avais toujours été lisse. Oui, c’est le mot. Lisse.
Même si j’ai toujours menti à mes proches, je jouais ce rôle à merveille et
c’était mieux ainsi. C’était plus facile de les voir croire en moi que de les
décevoir. Leurs espoirs étaient mes challenges. Mais maintenant qu’ils savent
que je ne suis pas tout à fait comme ils le veulent, je perds pied. J’ai envie de
fuir mes mensonges. Loin.
Lorsque j’entends quelqu’un rentrer par la baie vitrée, je tape sur mon
clavier un mélange de lettres incompréhensibles et saugrenues en sursautant. Je
pense instantanément à l’homme qui m’observe et me guette. Il n’aurait aucun
scrupule à rentrer chez moi. J’en suis convaincue. Il a su me montrer de quoi il
était capable ce matin. Il est bien plus dangereux que je ne l’imaginais.
J’abandonne mon ordinateur portable en me redressant à une vitesse
déconcertante et me munis du premier objet à ma portée. Un mug rempli de thé
bouillant.
— Cali ?
Je reconnais cette voix. Je garde le thé fumant entre les mains. Il me sera
utile. S’il m’approche, je n’hésiterai pas à lui balancer dessus. Les pas de mon
visiteur résonnent de plus en plus fort dans le couloir, prouvant qu’il n’est plus
très loin.
Lorsqu’il entre dans le salon, je me tiens prête à lui déverser le liquide sur
son joli visage d’enfoiré. Je n’ai aucune envie qu’il recommence à m’atteindre
avec ses mots vexants. Je ne veux plus réagir comme je l’ai fait. Je veux qu’il
disparaisse. Il n’a pas le droit de me faire changer et d’influencer mes méfaits.
Il n’a pas le droit de m’appeler « Cali », pas maintenant.
— Si tu ne sors pas de chez moi, je n’hésiterai pas à me servir de mon
arme, dis-je calmement.
D’accord. Une tasse de thé n’est pas une arme. Dans ma tête, cette réplique
était plus intimidante. Basile sourit avec douceur.
— Cali, c’est du thé, tu ne vas pas me tuer avec ça.
Il s’approche de moi, faisant fi de ma menace, les mains dans le dos. Ses
pas sont assurés, intimidants et masculins, alors que son visage a un air
enfantin et faussement innocent. Pourquoi est-il rentré sans mon autorisation ?
J’ai les yeux gonflés et rougis par les larmes, je voulais que personne ne me
voie dans cet état. Je ne suis pas présentable même si l’odeur prégnante du
vomi a disparu.
— Je ne veux pas de toi ici, j’affirme d’un ton froid et ferme.
Mes mains tremblent et font vaciller l’eau de ma tasse sans que je ne puise
l’expliquer.
— Je sais, c’est pour ça que je me suis incrusté, me répond-il, tout en
continuant à avancer, le regard mutin.
D’un geste, je brandis le liquide brûlant devant moi. Il n’arrête pas sa
course pour autant et me regarde droit dans les yeux. Je n’arrive pas à savoir
ce qu’il pense à cet instant. Que je suis pathétique ? Certainement. Que je suis
un boudin ? Aussi.
L’une de ses mains me désarme et je me laisse faire, obnubilée par ses
yeux noisette qui essaient de me transpercer. Je n’aime pas quand il fait ça, je
n’aime pas quand il essaie de sonder mon âme. La tasse de thé claque sur la
table et je tressaille sans pouvoir m’empêcher de fixer ses prunelles rebelles et
amusées.
— Je voulais t’apporter un truc, dit-il avec un sourire malicieux.
Je ne sais pas à quoi il joue, mais ça me plaît si peu que j’ai l’impression
d’être persécutée, au point d’avoir envie de faire rompre les vannes qui
retenaient mes larmes.
— Si ce sont d’autres magazines people, tu peux te les mettre où je pense.
Je décide, en prononçant ces mots, de m’éloigner de lui. Parce qu’il le
faut. Sa main vient enlacer mon poignet, interrompant mon geste pour me
maintenir face à lui.
— Tiens.
Il me tend un petit pot de glace aromatisée à la vanille. Il y a quelques
jours, c’était moi qui escaladais le muret entre nos studios pour lui en apporter.
Je ne comprends pas la signification de son geste. C’est beaucoup trop gentil
de sa part. Pour moi, la crème glacée est synonyme de réconfort et Basile ne
sait pas que ça existe. J’espère qu’il n’aspire pas à en étaler de nouveau sur
mon corps. Cette fois, j’aurais la force de refuser. J’examine le pot
suspicieusement.
— Pourquoi ?
Il lève les yeux au ciel. Je ne sais pas si ça m’énerve ou si je trouve ça
mignon.
— Parce que, répond-il avec évidence.
— Écoute, tu ferais mieux de partir. Je n’ai absolument pas envie que tu
recommences à me lécher avec ce truc dans la bouche.
Je le préviens pour que tout soit clair.
— Je sais. Ce n’est pas pour ça de toute façon, soupire-t-il.
Je commence à croire que je suis une demeurée profonde, car je n’arrive
toujours pas à saisir la signification de son geste. Basile n’est pas gentil, ni
avec moi ni avec personne. C’est… déconcertant. Je le regarde sans
comprendre. Il est planté devant moi et un léger sourire creuse les fossettes
cachées sous sa fine couche de barbe.
Doucement sa main s’approche de mon visage. À croire que je suis un
petit animal sauvage qu’il cherche à apprivoiser, attendant que je donne
implicitement mon autorisation. Délicatement, ses doigts replacent une mèche
de mes cheveux derrière mon oreille pour me dégager le visage. Sa main finit
par se placer sur ma joue avec une tendresse incroyable. Ses yeux ne quittent
pas les miens et la distance entre nous s’amoindrit alors que je suis incapable
de me mouvoir d’un iota, paralysée.
— Tu n’es pas un boudin, murmure-t-il.
Le contact de sa peau sur la mienne amenuise mes réactions. Que suis-je
censée faire ? S’il ne me touchait pas, je lui dirais d’aller se faire voir. Mais là,
je n’en ai aucunement la volonté ; s’il retirait sa main chaude de mon visage, je
me sentirais tout à coup vide et seule. Je le regarde sans vraiment comprendre
ce que ça implique. J’essaie de me persuader que c’est sa manière à lui de
s’excuser. Je suis la seule responsable de mon comportement mais il l’a
fortement influencé.
— Je sais, dis-je tout bas.
Je peine à croire qu’il puisse m’entendre.
Il dépose le pot de crème glacée à côté de la tasse de thé qui fume encore,
puis sa main gelée se pose sur mon autre joue, encadrant ainsi mon visage. Il
ne me touche pratiquement pas. Il m’effleure seulement, mais j’ai l’impression
de le sentir dans tout mon corps. Il se rapproche de moi, n’arrangeant rien à la
suavité de sa présence.
— Non. Tu ne sais pas. Tu es belle, Cali. Vraiment. Ne laisse plus jamais
un connard dans mon genre te faire croire le contraire.
Mes yeux s’écarquillent de surprise. Que Basile me dise une chose
pareille est totalement improbable. Est-ce que je rêve ? Je suis pratiquement
certaine de ne pas pouvoir inventer les sensations qui accompagnent son
toucher, même dans mes fantasmes.
Sa main, virile, caresse la joue que mon père a giflée, comme s’il avait
envie d’effacer toutes traces de blessures. Profondément troublée, je ferme les
yeux. Aucun son n’est capable de s’échapper de ma bouche. Mon cœur bat la
chamade. Lorsqu’il me touche, même si je veux le haïr, je n’y arrive plus. Son
contact fait naître en moi une puissante vague de volupté. « Tu es belle, Cali.
Vraiment ». Sa voix raisonne dans ma tête.
Je pense que ça ressemble à un compliment et j’en reste interdite. Basile
n’est pas le genre d’homme à en dire, surtout pas à moi. Peut-être que ça
m’effraie, j’ignore comment je suis supposée penser.
— Ça te fait mal ? me demande-t-il d’une voix basse, attentif à la moindre
de mes réactions.
Je secoue la tête, ébahie par tant d’attentions de sa part. Ses yeux quittent
enfin les miens au moment même où le trouble en moi se creusait. Je
commençais à trouver l’instant très gênant, cependant je n’aurais pas été contre
fermer les yeux et le laisser frôler mon visage de ses doigts délicats.
Il porte son regard sur mon ordinateur. Une petite voix aimerait qu’il
n’use pas ses jolis yeux aux éclats de miel à admirer des choses futiles, mais
qu’il les braque comme il vient de le faire dans les miens.
— Tu étais en train d’écrire ? suppose-t-il en voyant la page de traitement
de texte ouverte.
Cette fois, je hoche la tête. Le Basile présent dans mon salon est totalement
méconnaissable. Est-ce qu’il essaie de changer de sujet ?
— Je peux lire ?
La panique me gagne. D’un geste rapide, je referme le clapet du PC,
libérant mon visage de l’emprise de ses mains.
— Non ! Absolument pas !
C’est beaucoup trop intime et personnel. D’autant plus que j’ai commis
quelques assassinats sanglants. Ses sourcils se froncent mais il n’insiste pas. Ça
aussi, c’est inhabituel. Il commence à déambuler comme un fauve dans mon
salon, observant les détails, guettant une proie non identifiée. Je ne me
souviens plus de l’avoir vu ici.
L’observer évoluer dans mon environnement est très intense et limite
troublant. Je vérifie que chaque chose est à sa place. C’est plus fort que moi, je
ne peux pas avoir les idées claires si tout est en désordre. Je me concentre
excessivement pour ne plus le regarder et ne penser à rien d’autre qu’à mon
rangement obsessionnel.
— Je n’aime pas lire, m’informe-t-il en se tournant dans ma direction,
m’obligeant à oublier le classement de mes bouquins.
Rapidement, il reprend la contemplation de ma bibliothèque. Son doigt
caresse le dos d’un livre puis le fait basculer en avant. Il le manipule, faisant
mine d’examiner le contenu un instant puis le repose avec une grimace presque
écœurée.
Ça, je m’en doutais un peu. Il n’apprécie pas grand-chose à part sa petite
personne, et parfois quand il m’énerve, j’aime à croire qu’il voue un culte à
son sexe comme les shintoïstes à leurs ancêtres. Si nous partagions les mêmes
centres d’intérêt, ça se saurait.
D’ailleurs, il est clair que nous n’avons pas les mêmes goûts. Chez moi,
les couleurs criardes sont bannies. Je préfère les teintes sobres et claires à
l’image du beige, de l’ivoire et du gris bleuté. Seule ma salle de bains contient
quelques petites touches de parme. Alors que chez lui le métal froid constitue
une grande partie de son mobilier, ici, les meubles en bois très clairs
beaucoup plus chaleureux à mon goût dominent.
Basile disparaît dans la cuisine, fait le tour de l’îlot central, fouille dans
chacun de mes tiroirs comme s’il était dans son foyer. Un sourire satisfait
traverse ses lèvres lorsqu’il trouve ce qu’il cherchait. La tornade ne m’a pas
laissé le temps de riposter pour cette violation de mon domicile. Il revient avec
une cuillère puis prend place sur l’une des trois chaises autour de la table
ronde qui me sert de bureau.
Je suis interloquée par son comportement. Je l’observe comme s’il était
un drôle de spécimen avant de reprendre mes esprits.
— Je peux savoir ce que tu fais ? Je te rappelle que tu es chez moi.
— Je sais, mais je m’en fous, me répond-il avec un clin d’œil.
Je me souviens lui avoir tenu exactement les mêmes propos le jour où je
suis venue chez lui après la mort de Grama. Son comportement est suspect. Je
prends place sur la chaise face à mon ordinateur d’un air circonspect et
méfiant.
Il dégage une prestance attractive à la fois élégante et stricte. Tous ses
gestes sont mesurés. Il ne laisse rien au hasard. À croire qu’il a banni la
maladresse de son mode de vie. Du pouce, il décapsule le pot. La cuillère se
plante facilement dans ce bloc solide grâce à la puissance qu’il a mis dans le
mouvement de son poignet.
Ses actes anodins me semblent tous hypnotiques. Obnubilée, je regarde
chacun des allers et retours de sa main comme s’ils étaient l’incarnation du
pendule de Newton. Je me délecte de ce manège qui devient presque érotique
dans mon esprit tout à coup en surchauffe.
Je suis la cuillère des yeux quand elle prend le chemin de sa bouche.
Lorsqu’elle pénètre l’espace entre ses lèvres, j’aperçois ses dents blanches et
droites. Injuste. Dire qu’il n’a jamais porté d’appareil et qu’il rechignait à se
brosser les dents quand il était petit… La cuillère s’extirpe de sa bouche non
sans épouser le contour de ses lèvres. Il replante l’objet dans la glace.
J’admire, hantée par son aisance.
Il a probablement remarqué mon regard fixé sur lui mais n’y prête pas
attention, jusqu’au moment où ses petits yeux châtains s’arriment aux miens.
Ses pattes-d’oie se plissent, intriguées par le rouge de mes joues, puis il
refrène un sourire. Toujours en silence, avec un charme fou, il rapproche le
couvert rempli de crème givrée vers moi, redressant d’un coup sec le menton
comme pour m’inciter à l’accueillir en bouche.
Instinctivement, mes lèvres s’entrouvrent. Il plonge délicatement le met
sur ma langue dont les papilles sont en alertes. La glace fond instantanément au
contact de ma salive, le froid attaque mes gencives et je ferme les yeux pour
amoindrir la douleur saisissante de cet exotique entremets.
Basile me nourrissant de la sorte est une première. Ces gestes devenus
grivois ne me troublent pas. J’y prends goût. Sans un mot, il continue sa valse.
Une fois la cuillère passe entre ses lèvres, l’autre fois entre les miennes. Je me
délecte de ce moment si peu anodin. Il met tellement de sensualité dans ses
mouvements qu’ils ne peuvent que devenir obsédants, voire obscènes.
— Tu es gourmande, susurre-t-il lorsque ma bouche avide essaie
d’acquérir une nouvelle fois un peu de glace.
Le double sens qu’il met dans son ton est sans équivoque, presque
licencieux. Je ne lui en tiens pas rigueur. Depuis qu’il est là, j’ai manifestement
oublié tous mes tracas, fascinée par sa présence dans un coin de mon salon. Il
passe le métal froid sur le contour de mes lèvres avec minutie pour faire
disparaître une coulure occasionnée par ses soins.
Bien que tout ce qui pénètre la barrière de mes lèvres soit givré, j’ai
terriblement chaud. Je bondis sur ma chaise quand j’entends quelqu’un frapper,
interrompant ce moment de dégustation lascif.
— Cali, c’est Gus. Laisse-moi entrer.
Mon regard passe succinctement de Basile à la porte. Ne serait-ce pas
étrange si Gus nous surprenait à l’instant ? Que déduirait-il de la présence de
Basile, chez moi, en pleine après-midi, partageant une glace de façon
quasiment sexuelle ? Rien de bon. Heureusement que les rideaux sont fermés.
— Ne lui ouvre pas, m’ordonne-t-il.
J’acquiesce en me demandant pourquoi je lui obéis. Ce n’est pas comme si
le stupre concupiscent de ses yeux venait de disparaître au profit d’une
froideur dérangeante. Il se relève de sa chaise sans un bruit. Sa soudaine action
entraîne un mouvement de ma part qui fait voler un tas de paperasse. Il se
baisse pour tout ramasser.
D’un coup d’œil, il aperçoit l’enveloppe beige, prend le temps de lire la
page qui s’est échappée. Il saisit l’ampleur des ravages causés par celui qui
m’observe. Peut-être se demande-t-il, comme moi, si l’homme avait prémédité
mes bavures en raison de la rapidité de sa réaction, s’il me suit constamment
ou s’il est tombé sur nous pas pur hasard hier ? Basile repose la lettre comme
s’il n’avait rien vu. Pourtant, lorsque nos regards se croisent, je remarque qu’il
n’en est pas indifférent.
— Je suis dans ma yourte si tu me cherches, annonce Gus derrière la
porte.
Je ne devrais pas l’entendre aussi fort mais la fenêtre de la façade est
entrouverte. Je n’ai pas le courage de le rejoindre et connaître ce qu’il pense de
tout ça, encore moins de lui expliquer les raisons de mes agissements. D’une
certaine façon, j’aimerais que tout ça soit derrière moi.
— Tu t’en vas ? j’ose demander, d’un ton très bas en retenant Basile par le
bras.
Il secoue la tête en se dégageant de mon emprise comme si mon contact le
brûlait. Ses yeux se ferment plus longtemps qu’un battement de cils avant qu’il
ne pince sa lèvre inférieure tout en soupirant par le nez.
— Rejoins-moi au ruisseau dans une demi-heure. Je t’emmène.
Son timbre de voix ne traduit ni injonction, ni promesse, ni proposition.
— Où ça ?
Il ne prend pas le temps de répondre et s’éclipse dans le large couloir
menant à l’extérieur, fuyant mes interrogations. J’essaie de le suivre mais, le
temps que j’atteigne la baie vitrée, il a déjà escaladé le mur et s’apprête à sauter
par-dessus, agilement.
Rapidement, je saisis mon portable pour regarder l’heure, ne me
demandant même pas si le rejoindre est une bonne idée. Quelque chose de vital
me pousse à le faire. Impatiente, je me demande où il veut m’emmener.
Le temps ne passe pas et j’ai le loisir de me poser des centaines de
questions. Pourquoi mon instinct me hurle de retrouver Basile alors que la
honte et l’interdit devraient me clouer sur place ? Est-ce qu’il va vouloir sortir
du périmètre de la Ferme ? Si c’est le cas, serais-je protégée des menaces ?
Comment sortir d’ici sans nous faire repérer ?
Les enceintes de la Ferme peuvent être comparées à un cocon et à une
protection contre le monde extérieur. Clairement, aujourd’hui, elles
s’apparentent plutôt aux murs d’une prison. Je me sens prisonnière de mes
erreurs. J’ai l’impression que mettre les pieds dehors équivaut à un jugement
de peine de mort par pendaison.
Les minutes s’écoulent. Discrètement, je sors de ma cellule, n’emportant
rien avec moi, ni papier, ni téléphone, ni clef. J’espère que Basile veut sortir
d’ici, lui aussi. Je lui fais étrangement confiance pour le coup, d’autant plus
que son attitude a piqué ma curiosité à vif. J’ai envie de me sentir libre et
m’évader de cet endroit qui m’étouffe comme il ne l’a jamais fait.
Par chance, je ne croise personne. Après avoir traversé les fleurs des
champs qui poussent si haut qu’elles vont finir par m’ensevelir, j’aperçois
Basile, près du petit bras d’eau que j’affectionne particulièrement. Il a troqué
son short pour un jean. Je regrette de ne pas avoir fait de même, les quelques
piqûres prodiguées par les orties qui ont croisé mon chemin m’irritent.
— Je n’étais pas certain que tu viendrais, dit-il avec un léger sourire,
presque comme s’il était content que je sois là. Presque…
— Je n’en étais pas convaincue moi-même.
Je mens ouvertement mais je ne trompe personne. Il n’est pas dupe. Il me
tend la main et je l’accepte. L’assemblage de nos paumes remplit mon corps
d’une douce chaleur. Où m’emmène-t-il ? Peu m’importe. À cet instant précis,
je ressens l’envie d’être avec lui et rien qu’avec lui.
26.

Basile

Elle est toute sale, ce qui la rend réellement jolie. J’ai aimé la surprendre.
Quand j’étais gamin, la plupart de mon temps libre je le passais sans la bande ;
mes amis avaient la chance de vivre des moments en famille lorsque j’étais le
plus souvent livré à moi-même. J’avais tous les jouets dont je rêvais du
moment que je fichais la paix à mes vieux et mes frangins. Avec la solitude et
l’ennui, j’ai rapidement trouvé mon terrain de jeu trop étroit. Je voulais
dépasser les frontières.
En m’imaginant être un pirate en quête d’un trésor caché, j’avais voulu
escalader la grande enceinte pour dépasser les bornes de ma forteresse. Déjà à
l’époque, la Ferme était sous vidéo surveillance. Je me suis fait piquer comme
un bleu par la sécu. Ma pénitence ne fut pas inventive mais traumatisante.
J’aurais préféré trois ou quatre bons gros coups de pied au cul. Mais non… On
m’enfermait comme une immonde bestiole dans la salle de bains de l’étage,
empêchant Grama de venir me chercher. J’étais privé d’elle, privé de mon
oxygène ; un peu comme aujourd’hui, à la différence que, maintenant, je ne
peux plus rien faire contre ça. À l’époque, j’essayais de déjouer les pièges
pour la rejoindre. J’aurais été capable de me faire tatouer le plan de la Ferme
sur le torse rien que pour m’évader et trouver mon Graal : un peu d’amour
dans ses bras vieillissants.
Méticuleusement, j’avais fouillé une grande partie des recoins de la
propriété pour trouver une faille. Le mur de briques est creusé à un endroit
pour accueillir une canalisation qui ne sert plus ; il est recouvert d’une
végétation dense le rendant quasiment invisible.
Petit, je m’y faufilais assez facilement. Sauf que j’ai bien grandi depuis et
que j’ai eu énormément de mal à m’échapper de notre prison par cette brèche.
Il y avait longtemps que je ne m’étais pas caché pour me rendre là où je suis.
J’ai même dû ramper dans la boue pour m’extirper du passage devenu trop
étroit.
J’aurais pu partir par la grande porte, toutefois les autres n’ont pas besoin
de savoir que la chieuse m’accompagne. Sachant que nous nous étripons
mutuellement et constamment, notre escapade aurait paru louche. Anticiper son
besoin d’évasion n’a pas été si compliqué : il était évident qu’elle voulait
s’aérer l’esprit, et comme elle a besoin que je la matte pour se sentir désirable,
ça n’a pas été très difficile de la convaincre de me suivre.
Bien que Calista soit plus menue que moi, ça n’a pas été plus simple pour
elle de ramper dans le tunnel. Puisqu’elle n’est vraiment pas dégourdie, elle se
retrouve avec de la terre un peu partout. Parfois, je me demande si son corps
lui appartient, car elle semble se débattre constamment avec lui pour essayer de
le maîtriser. Heureusement pour elle, avant qu’elle me rejoigne au ruisseau
pour l’amener là où je le désirais, j’avais déjà prévu le coup pour le retour en
garant ma voiture toute propre un peu plus loin, sans me faire piquer ni par les
agents, ni par nos familles, ni par les caméras.
Assise sur l’une des énormes servantes en fonte, elle m’observe en pleine
action le temps d’une petite pause. Elle m’a accompagné en silence toute
l’après-midi. Je n’ai fait que donner des explications pour qu’elle s’exécute. Je
dois dire qu’elle y a mis du sien. Les verbes dégauchir, mortaiser et tenonner
n’ont plus de secrets pour elle. Je n’imaginais pas qu’elle serait aussi manuelle
et disciplinée. Elle évolue dans mon environnement, entre mon établi et mon
combiné, mieux que je n’aurais pu l’imaginer. En toute honnêteté, elle se bute
toujours aux mêmes endroits et ses gestes sont loin d’être fluides, mais j’aurais
cru qu’elle se couperait un doigt ou qu’elle s’exploserait la tronche sur un coin
en métal.
Je m’accorde aussi une pause et la rejoins pour attraper la bouteille d’eau
près d’elle. J’en descends la moitié avant de la regarder. Ses cheveux relevés
forment un sacré bordel sur sa tête. Elle semble plus détendue et apaisée que
lorsque nous avons quitté la Ferme. Du moins, elle ne laisse transparaître
aucun signe d’appréhension. Je ne suis pas contre une pipe mais je vois bien
que c’est encore trop tôt pour le moineau.
— Mademoiselle est arrivée au bout de ses forces ou c’est sa gueule de
bois qui la rend flasque ?
— Les deux, sourit-elle. C’est assez physique, mais ça détend.
Depuis que nous sommes ici, elle n’a pas ménagé ses efforts. La chaleur
associée aux mouvements répétitifs et appliqués ainsi qu’à la concentration que
cela exige ont fait naître de minuscules gouttes de sueur à la naissance de ses
cheveux. Mon côté pervers imagine sa petite chatte ruisselante de la même
façon. Avant de m’asseoir près d’elle, j’époussette quelques copeaux, et nous
regardons dans la même direction, la vue coupée par le bras massif du
combiné à bois.
— Tu viens souvent ici ?
Je lui avais ordonné de ne pas poser de questions. Elle prend néanmoins le
risque de m’interroger sur l’endroit où non nous trouvons depuis le début de
l’après-midi. Ça ne la regarde pas mais cette question est anodine. Puisque je
me dois d’être gentil, j’y réponds.
— Presque à chaque fois que je viens voir Grama…
Je me reprends :
— … que je venais…
Un silence gênant commence à s’installer entre nous, jusqu’à ce qu’elle le
brise :
— Je n’aurais jamais imaginé ça de toi, avoue-t-elle comme si j’étais une
putain d’énigme à résoudre.
Je n’aime pas ça. Ses yeux me sondent ; ils sont trop bleus, trop clairs,
trop déstabilisants.
— Tu ne sais rien de moi.
Ça claque dans l’air. Ce n’est ni une explication ni un reproche, mais ça
sonne comme quelque chose de froid. Elle devrait comprendre qu’il ne faut
pas insister.
— Je trouve ça triste, ajoute-t-elle après quelques minutes de silence, les
yeux braqués dans ma direction.
Je me retourne, affrontant son regard givré, pour essayer de saisir ce
qu’elle a dans la tête et fronce les sourcils.
— Développe.
C’est presque un ordre. Elle se remet à fixer un point devant nous. Ses
jambes se balancent dans le vide puisqu’elle ne touche plus terre dans cette
position.
— Nous avons passé toute notre enfance ensemble, mais nous sommes
deux étrangers l’un pour l’autre, constate-t-elle. Je trouve ça triste, c’est tout.
Peut-être qu’on aurait pu devenir de vrais amis si tu n’étais pas aussi froid et
arrogant…
Je la coupe et ne la laisse pas finir sa phrase.
— C’est ma faute, peut-être ?
J’ai quelques souvenirs en tête qu’elle a sûrement dû oublier. Je n’ai
jamais eu d’importance à ses yeux. La plupart du temps, elle traînait avec Gus
et n’en avait rien à foutre de moi. Il n’y avait qu’eux et leur bulle blindée.
— Je n’avais pas fini, se braque-t-elle, j’allais ajouter quelques-uns de
mes torts.
Je ricane sarcastiquement.
— Ah bon ! Tu n’es pas parfaite ?
— Bien sûr que si ! Autant que toi, me répond-elle sur un ton taquin.
Ça a le mérite d’alléger l’atmosphère qui prenait un tournant tendu. Je ne
dis plus rien, car ce serait comme ficeler deux parpaings aux pieds de mon
plan avant de le balancer à la flotte. Pas dans une baignoire ou une piscine non,
un truc bien profond dans le genre océan Pacifique. C’est la mission de la
dernière chance : si je me rate, je pourrais dire au revoir au petit cul de Calista
et bonjour à ma main.
Je réfléchis deux secondes à ce qu’elle vient de déclarer. Effectivement, je
sais d’elle ce qu’il se décode aisément et ce qu’elle veut bien montrer, point. Et
vice versa. Nous ne sommes peut-être pas faits pour être proches tous les deux.
Aussi bien amicalement que sexuellement. À chaque fois, il y a un truc qui
cloche.
Je ne sais même pas ce qu’il m’a pris de l’amener ici, dans mon atelier.
Tentative vaine pour l’attirer dans mes filets. Je ne suis qu’un amateur
autodidacte au matériel obsolète, mais ça me plaît. Personne ne sait que je
travaille le bois ; même mes parents ne me soupçonnent pas d’être capable de
créer des meubles et des objets de toutes sortes. Le comble dans l’histoire,
c’est que la table ainsi que les bancs du hangar sont mes œuvres et que c’est un
truc que j’aime faire depuis que je suis une saleté de môme.
Incapable de se séparer entièrement de l’être qu’elle aimait, Grama a
gardé toutes les affaires de mon grand-père, comme des reliques. Un jour,
alors que j’explorais le jardin, j’avais eu la curiosité de visiter le garage, celui
qui n’est pas collé à la maison. J’y avais découvert une pièce bondée d’outils
accrochés aux murs, de machines en fonte, de scies à bois et d’engins
recouverts de poussière. Un capharnaüm intriguant. Le trésor sur ma carte de
pirate.
Je me souviens encore de la toute première fois où j’ai inspiré de pleins
poumons les odeurs de bois, de transpiration et de métal refroidi. Toutes ces
senteurs qui imprègnent ce lieu et me plaisent toujours autant. J’aime à croire
que les derniers relents de tabac pipé de mon grand-père sont encore présents.
Comme un grand, du haut de mes sept ans, j’apprenais à lire dans l’unique
but de déchiffrer les magazines Le Bouvet. Tout seul, j’avais appris à me
servir des machines, toupies, scies à rabot, à ruban ou circulaires. Ma grand-
mère se chargeait de m’approvisionner en bois et je testais mes compétences,
j’innovais, c’était mon atelier grandeur nature. Mon premier ouvrage : un
rehausseur pour atteindre les outils placardés au-dessus de l’établi plus
facilement.
Lorsque mon travail a été un peu plus abouti, Grama a continué à garder
mon secret et vendait mes créations. Avec l’argent, j’achetais de nouveaux
accessoires, de nouveaux outils et remplaçais les pièces abîmées. C’est comme
ça. C’est mon truc. C’est mon univers. J’aime ça encore plus que le jardinage.
Calista ne pouvait pas le savoir, puisque personne ne le sait. C’est mon jardin
secret.
Avec ce qu’il s’est passé entre elle, les journaux, son connard de harceleur
et son père à cause de moi, je me sentais redevable. Si le bois m’aide à me
détendre, à oublier, pourquoi ça ne fonctionnerait pas sur elle ? Pourquoi elle
ne pourrait pas y trouver, elle aussi, la satisfaction d’avoir créé de ses mains
quelque chose fait pour résister au temps ?
Ce n’est pas totalement sa faute si nous ne sommes pas amis elle et moi.
Assurément, j’ai toujours repoussé tout le monde pour éviter d’être rejeté.
Avec le temps, j’ai fini par croire que j’étais le meilleur. Ça me plaît de
mépriser les autres ; ça les empêche de s’approcher de trop près et ça me
permet surtout de relativiser ma propre médiocrité. Jusqu’ici, ça fonctionne,
personne ne cherche à aller plus loin que cette façade et je ne m’en plains pas.
Je ne le désire pas non plus, j’ai trop peur de me mettre en danger et de me
foutre à poil ainsi.
Je me remets à déligner et tronçonner. C’est étrange d’avoir Calista près
de moi. Elle observe mes gestes experts et arrive presque à anticiper mes
besoins quand je ne l’occupe pas à poncer certaines pièces de mon futur salon
de jardin.
Elle s’éclipse un moment pour aller aux chiottes. Je profite de son absence
pour lui créer un petit truc rapidement. Je peaufine les derniers contours
lorsqu’elle réapparaît. Je planque furtivement l’objet dans ma poche ce n’est
pas le moment.
— Finis pour aujourd’hui. Je dois nourrir mon corps d’athlète. T’as
faim ?
— Plutôt, oui. Mais je pense qu’il faut ranger un peu, dit-elle en observant
l’atelier.
J’aime quand c’est le bordel. C’est plus vivant que chez elle où même la
poussière a sa place. Bambi nous a accompagnés. Ce lapin gambade aux
alentours du garage mais revient toujours au bercail. Il me regarde de sa cage
ouverte, les moustaches frétillantes. J’ai l’impression qu’il se fout de ma
gueule alors je lui tire langue.
— Non. Ici, on suit MES règles. Commence pas à faire ta Calista.
Elle hausse les épaules, même pas un brin vexé.
— Comme tu voudras.
Elle avance à mes côtés à travers le jardin. Je suis incapable de dire de
quelle couleur est le lilas en fleur tant je dois m’efforcer de maîtriser une
boule d’appréhension dans l’estomac. Un truc sale, qui me fait peur et me
ronge.
Heureusement pour moi, la cuisine de Grama à un accès extérieur. Je n’ai
pas encore été plus loin dans la maison depuis qu’elle est partie. Je ne peux pas
rentrer par la porte principale et encore moins pénétrer le salon. Je ne veux pas
ressentir ou subir des émotions trop fortes en laissant l’image de son corps
sans vie étendu sur le canapé me hanter. Pourtant il va bien falloir que je
récupère mon dossier lié à mon séjour en Australie avant qu’il tombe entre de
mauvaises mains.
Tout respire encore la vie. Les aiguilles du coucou claquent à chaque
seconde qui s’écoule. Le torchon à carreau bleu qui pendouille au bout de sa
patère en forme d’aubergine virevolte quand le vent s’infiltre. La cafetière est
prête, son filtre est rempli quatre cuillères de café moulu et de deux de
chicorée , attendant patiemment que Grama appuie sur le bouton pour que
l’eau bouillante se déverse. La table qui branle fait grincer les souvenirs de la
voix de ma grand-mère qui me réclame pour la dixième fois de réparer le pied
cassé. Je croyais avoir le temps, je croyais que j’aurais toujours le temps…
Elle me manque.
— Tu es sûr de pouvoir te servir ? demande Calista, gênée.
Je souris en attrapant l’un des petits plats que Grama congelait sans arrêt.
Elle ne s’est jamais résolue à cuisiner rien que pour elle. Une fâcheuse
habitude qui la poussait à conserver ses aliments au congélateur pour ne pas
devoir manger cinq-cents fois la même chose dans la semaine. Nourrir, c’était
sa façon d’aimer.
— Je ne pense pas qu’elle les bouffera un jour de là où elle est.
J’opte pour du poulet basquaise et enclenche le micro-ondes en mode
décongélation, ensuite je fais bouillir de l’eau pour cuire du riz. J’ai refusé
qu’on vide la maison de Grama, si quelqu’un doit le faire, ce sera moi. Pour
l’instant, je n’en ai pas la force. Pour l’instant, tout est trop vif, trop brutal, trop
vivant.
Pour me trouver une distraction et éviter ainsi de croire que la table me
parle, je porte mon attention sur Calista observant les photos qui ornent les
murs.
— C’est toi, là ? se moque-t-elle.
Je me place derrière Calista pour mieux voir de quoi elle parle. Je dois
avoir cinq ans et je fais le cochon qui rit sur une balançoire verte.
— Putain ! Même à l’époque j’étais beau, je constate en soupirant de
béatitude.
Évidemment, je ne dis pas ça sérieusement. J’ai le mérite de la faire
rigoler avec mes conneries. Femme qui rit… J’ai beau être gentil avec elle et
l’avoir amenée ici, je garde tout de même mon objectif en tête. Il faut bien
qu’elle finisse dans mon lit un jour ou l’autre. Je place mes mains sur ses
hanches et la sens se raidir légèrement par ce soudain contact, puis j’approche
ma tête assez près de son visage pour que mes cheveux effleurent sa nuque.
— Il y a des albums complets de photos de moi ici. Je vais les chercher si
tu veux. Le temps que ça cuise.
Il faut bien que je trouve un truc à faire autre que de lui caler deux doigts :
l’attente va être longue.
— Bonne idée, je suis certaine qu’il y a plein de perles là-dedans.
J’esquisse un mouvement vers la sortie de la cuisine puis je m’arrête
brusquement. Quel con ! Je peux pas réfléchir un tantinet plus de cinq
secondes ?! Quel con ! Quel con ! Quel con !
— Laisse tomber… Une prochaine fois, dis-je en retournant m’asseoir à
la table recouverte d’une nappe cirée aux motifs hideux, dépassés et vieillots.
Calista n’est pas débile ; rapidement, elle saisit le problème.
— Je t’accompagne si tu veux, propose-t-elle sans être insistante.
Ne lire aucune pitié dans ses yeux est appréciable. Je soupire. De toute
façon, un jour ou l’autre je vais y passer. Je vais devoir la subir, cette putain
d’épreuve. Je glisse les mains dans ma chevelure puis je me reprends.
C’est crétin d’avoir ce genre de blocage. Je me relève, avance doucement
et pose la main sur la poignée une fois devant la porte aux vieux carreaux
jaunes qui mène à la salle à manger et au salon.
J’hésite. J’inspire. J’expire. N’y arrive pas.
La main de Calista se pose sur le haut de mon bras et ça me donne assez
de courage pour pénétrer dans la pièce, comme si elle me donnait l’impulsion
et la force nécessaires à surmonter ce qu’il se cache derrière ce foutu battant.
Peut-être que c’est pour ça que je l’ai amenée ici, finalement. Au fond, je
m’en fous qu’elle se morfonde chez elle. Elle avait peut-être besoin de
s’évader mais pas autant que j’avais besoin de sa présence. J’avais pas les
couilles de me rabaisser à quémander. Ce n’était pas elle, l’être faible qui avait
besoin de soutien et de réconfort. C’était moi.
Je prends grand soin de ne pas regarder le canapé, le contourne et
récupère les quelques albums que ma grand-mère rangeait dans le buffet. J’en
profite pour me saisir de mon dossier. Très vite, je retourne dans la cuisine
avec l’impression de gober des boules de billard dès que j’avale ma salive. Je
souffle un bon coup. Ça, c’est fait.
Par chance, Calista ne raille pas mon comportement en me traitant de sale
attardé et me donne l’impression que je suis un mec normal, que rien ne cloche
dans mon rôle d’homme et dans ma virilité.
Je suis un môme de huit ans qui a perdu la seule chose qui avait de
l’importance à ses yeux, ce n’est pas l’image que je veux renvoyer. Je me
complais parfaitement dans mon personnage de connard insensible. Elle aurait
dû rester chez elle…
Le premier album qu’on ouvre est consacré à la jeunesse de nos pères.
Nous rions beaucoup en voyant leurs tronches. Ils ont un look tellement drôle.
La touffe bouclée de Bernie ressemble au pelage d’un mouton. Elle fait
n’importe quoi autour de sa tête. Le torse nu et squelettique de mon père avait
besoin d’une bonne dose de sport et de quelques-uns de ses foutus tatouages.
Rapidement, je comprends que regarder de vieilles photos de son daron ne
l’amuse pas tant que ça au vu des circonstances.
— C’est moi, ça ! s’écrie-t-elle lorsque j’ouvre un nouvel album.
— En effet ! Je vais pouvoir me foutre de ta gueule, moi aussi. Madame
faisait du topless sur la plage, intéressant, je commente.
Je n’ai aucune idée d’où le cliché a été pris. Sûrement une sortie à la mer
tous ensemble car en arrière-plan se distingue la petite tête de Félix et Nino, le
père de Gus, creusant un trou dans le sable.
— Si tu me dis que ça t’excite, je vais prendre peur. J’ai quoi ? Deux ans
sur cette photo, rit-elle.
Le bébé potelé : non ! La femme pulpeuse aux beaux nichons à côté de
moi : ouais…
Vient le tour d’une photo dont je n’ai jamais compris l’intérêt. Je suis à
poil dans une baignoire, entouré de pas assez de flotte pour noyer un criquet et
de trop jouets de bain. La légende dit « Basile 5 ans ». Calista sourit
tendrement et se passe de commentaire. J’étais plutôt mignon avec ma belle
gueule d’ange et mon grand sourire.
— Tu sais, j’en ai une beaucoup plus grande maintenant.
Elle pouffe, mal à l’aise par mon allusion et ses joues rosissent. J’en
profite pour l’embarrasser un peu plus sur le sujet.
— Je peux te montrer si tu ne me crois pas…
Je m’empresse de délasser mes jambes et de m’étirer contre le dos de ma
chaise pour déboucler ma ceinture afin de déboutonner ma braguette.
— Basile ! Ne dis pas n’importe quoi, me gronde-t-elle les joues
écarlates.
Elle oublie à quel point elle aimait que je la lèche et l’embrasse pour être
si timide avec moi, mais ça me fait marrer. Notre plat est maintenant réchauffé
après avoir mijoté un temps et nous nous attablons. Enfin, je m’attable et elle
me sert, parce que bon, il ne faut pas abuser, on rigole, on rigole mais, en
attendant, elle n’a rien foutu.
Dès la première bouchée, je suis pris d’une salope d’émotion. Une sale
pute pernicieuse. Un tas de souvenirs d’enfance me submerge. Un tas de
saveurs exquises que je goûte pour la dernière fois. J’ingurgite difficilement
mes bouchées et n’arrive plus à déconner avec Calista. Je ne pleurerai pas. Je
suis un homme, putain !
Doucement, je pose ma fourchette et prends ma tête entre les mains pour
me frotter le visage, puis j’étire mes jambes. Il faut que je fasse une pause
parce que, clairement, je ne suis pas dans mon état normal. Mes mains
tremblent, il faut que ça s’arrête. Bordel, la voir en photo, je pouvais gérer,
mais ça, c’est insupportable.
J’évite le regard de Calista et me perds dans mes souvenirs. D’une main
nerveuse, je me munis d’une clope que je coince entre mes lèvres oubliant de
l’allumer. Combien de fois j’ai mangé ici, à cette table, avec elle ? Combien de
fois Grama m’a goinfré jusqu’à ce que j’explose ? Combien de fois elle m’a
fait découvrir de nouveaux aliments ? Combien de fois elle a épluché mes
fruits ? Combien de fois elle a coupé mes tartines en quatre ? Tellement
souvent que m’asseoir ici et bouffer était naturel. Pourquoi ça changerait ?
Parce qu’elle ne sera plus jamais là…
J’allume cette putain de cigarette et sort pour répandre les cendres sur les
pavés. Je tire dessus de façon erratique comme si j’aspirais de l’oxygène pur.
Elle a le mérite d’occuper mes mains et j’arrête de trembler. Puis je prends sur
moi pour rentrer ; j’avais complètement oublié que l’autre conne était là. Si
elle me pose la moindre question, je lui fais rentrer le contenu de mon assiette
par le pif. J’avale mon repas en silence, la tête baissée. Je n’aurais jamais dû
l’amener ici. Qu’est-ce que je peux être con, bordel. Je ne la relève même pas
quand elle se met à débarrasser et que l’eau pour nettoyer la vaisselle
commence à couler.
J’espère franchement qu’elle aura oublié ses soucis le temps d’une après-
midi. Je n’imaginais pas que ça me coûterait autant d’effort de l’amener ici. Ça
me brûle merde ! Elle n’avait pas le droit d’accepter et elle aurait dû se barrer
depuis longtemps ! Je me fous deux bonnes claques mentales et me concentre
sur mon objectif : la culbuter ! Oublier tout ça et la baiser…
— On rentre maintenant ?
— Oui.
Elle ne rechigne pas et me suit.

Bambi est sage et bien éduqué. Il n’est pas du genre à courir partout et je
ne risque pas de l’écraser en appuyant sur la pédale de frein, alors je le laisse
en liberté. Sauf que Calista veut me le voler et qu’elle ne fait que le
chouchouter depuis qu’elle l’a pris sur ses genoux. Elle s’arrête enfin de le
peloter puis lorgne la pochette rouge que j’ai posée sur le tableau de bord.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Rien qui te regarde, je réponds froidement.
Elle n’insiste pas et tant mieux. Le trajet se fait en silence. Je n’ai
aucunement envie d’expliquer ce cauchemar à quelqu’un. Je me gare, pas loin
du tunnel, dans l’angle mort des caméras.
— Qu’est-ce qu’on fait ? Tu passes le premier ou l’inverse, cherche-t-elle
à savoir.
— Passe d’abord, je vais attendre un peu avant de rentrer en voiture.
Elle acquiesce, déboucle sa ceinture et ouvre la portière du côté passager.
— Attends, Cali.
Je la retiens par le bras. Aujourd’hui, je me suis efforcé de l’appeler par
son surnom pour qu’elle ne pense pas à son père. Elle se retourne et se
demande ce que je vais bien pouvoir lui faire ou lui demander.
Je suis sûr qu’elle aimerait que je la galoche comme dans les films mais,
pour ça, elle attendra. Mon fruit n’est pas encore tout à fait mûr. Je sors l’objet
de ma poche et le dépose dans sa main.
— C’est pour toi.
Elle me regarde émue, ébahie, voire ouvertement choquée par mon
présent. Qu’est-ce que je ne ferais pas ? Visiblement, je marque beaucoup de
points avec elle aujourd’hui. Peut-être même que je pourrais passer à la phase
offensive plus rapidement que prévu.
27.

Calista

C’était à la fois enivrant et troublant de faire le mur. Je me sens revivre.


Les rares fois où je me suis évadée de la sorte, c’était dans la lecture.
Concrètement, je n’avais connu ce sentiment capital que dans les livres. Pour la
première fois de ma vie, bien que le moment fût d’une simplicité sans
extravagance, je me sentais véritablement dans un autre monde, hors du temps,
probablement dû à l’ambiance surannée que dégageait ce refuge rempli
d’outils.
Je n’arrive même plus à en vouloir à Basile pour les blessures qu’ont
infligées ses mots. Il était si différent qu’il en devenait fascinant. Il m’offrait la
sensation d’être proche de lui. Apprendre à le connaître est agréable. Cette
après-midi, l’homme froid, hargneux et imbu de lui-même était aux abonnés
absents. J’étais en présence d’un homme chaleureux, passionné, patient et
sensible ne commettant aucun écueil.
J’enlève mes vêtements tachés par la terre et par la sciure de bois puis
pénètre dans la cabine de douche. Pas que je me sente particulièrement sale,
mais je n’ai pas envie de crotter mon intérieur. En réalité, je désirerais garder
l’odeur de Basile et du bois sur chaque grain de peau. Doucement, l’eau coule
sur mon corps.
L’après-midi que je viens de passer me donne matière à réflexion. Je ne
suis pas très douée pour deviner les intentions des autres. Naïve comme je suis,
il est facile de me duper. J’en ai conscience, mais je n’arrive pas à me dire que
le Basile que j’ai vu aujourd’hui n’était pas sincère et entier. Je n’arrive pas à
croire qu’il agit de la sorte que pour atteindre un but quelconque. À
l’ordinaire, je me méfierais de lui, pourtant, aujourd’hui, je suis intimement
convaincue qu’il était réellement lui-même. Je ne sais pas dire pourquoi, mais
lorsque nous sommes tous les deux, seulement nous deux, j’ai l’impression
que son masque tombe et que Basile ne se cache plus sous une couche épaisse
d’arrogance.
C’est assez déroutant. Mes certitudes à son sujet s’ébranlent. Je l’ai
toujours vu comme quelqu’un de sûr et de confiant. Contrairement à moi, il ne
doute jamais ni de lui ni de ses choix, sauf cette après-midi, j’ai pu ressentir sa
vulnérabilité. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que je le vois troublé.
Néanmoins, ce n’est pas seulement la douleur de la perte d’un être cher que j’ai
cru percevoir. C’est plus profond, plus ancré en lui, et ça, il ne peut pas l’avoir
mimé. Il luttait pour le garder bien enfoui dans les profondeurs de son
précipice.
Comme à mon habitude, mon esprit est assailli d’un milliard de questions
auxquelles je n’arrive pas à trouver de réponses. Je me demande comment j’ai
pu passer à côté de tant de détails. Qu’est-ce qui l’a poussé à trouver ce passage
secret lorsque nous étions enfants ? Pourquoi garde-t-il tant d’obscurs
mystères le concernant ? Qui l’a façonné dans ce moule aussi aigri que
détestable ? Qui a sali son âme ?
Le Basile que je connais n’aurait jamais eu la présence d’esprit de
m’emmener loin d’ici, dans son antre, afin de me faire oublier implicitement
mes problèmes. Le Basile que je connais ne m’aurait pas laissé l’approcher de
si près, n’aurait pas ri de la sorte avec moi, ne m’aurait pas laissé le soutenir,
ne m’aurait pas inculqué les rudiments de son art, et n’aurait jamais pensé à
m’offrir quelque chose sans raison apparente.
Je me sèche et enfile des vêtements propres. J’enfourne le tas d’habits qui
jonche le sol dans le lave-linge en prenant soin de récupérer le présent de
Basile. J’en reste encore sans voix. Ce n’est pas grand-chose mais, venant de
lui, c’est réellement touchant. Je caresse la fine et robuste plaque de bois lisse
surmontée de mon initiale du bout des doigts. Cet objet est bien exécuté, le C
ornant le sommet est travaillé avec style. Je ne pense pas avoir reçu un cadeau
aussi attendrissant. Certes, ce n’est qu’un marque-page mais, pour moi, il
signifie quelque chose d’assez déstabilisant. Je le glisse dans mon roman
lorsqu’on frappe à ma porte.
Il s’agit de Gus. Je n’ai pas vraiment envie d’avoir une discussion avec
lui. Pas tout de suite. J’ai oublié les événements honteux de la veille et
l’humiliation matinale de mon père. Je me suis déconnectée du monde réel. Je
n’ai pas le courage de m’y replonger tête baissée et de dire au revoir à ce
semblant de sérénité que Basile m’a transmis.
J’imagine que Gus voudra discuter de mes bévues et probablement de son
comportement étrange envers moi depuis que Suzie occupe une place
grandissante dans sa vie. Quelque part, son attitude m’a beaucoup peinée, une
explication me suffira pour lui pardonner, mais je suis incapable de l’écouter
geindre ce soir ou s’épancher sur les raisons de nos maladresses. J’ai encore
envie de lui en vouloir un peu, bien qu’il m’ait sauvée de moi-même cette nuit.
J’ouvre la porte par politesse.
— Salut Cali, lance-t-il gêné, tentant de chercher ses mots. Je ne
m’attendais plus à ce que tu m’ouvres. Je suis passé plusieurs fois cette après-
midi.
Je culpabilise, enfin je devrais culpabiliser mais rien ne me vient. J’étais
bien là où j’étais. Je vois qu’il s’inquiète pour moi et je ne lui rends pas les
choses faciles.
— Je dormais, je mens sans regret.
— Tu veux qu’on discute un peu ?
Nous y voilà… Je retrouve le Gus que j’aime : prévenant et attachant.
— Pas ce soir. Tu ne m’en veux pas ? J’ai simplement envie de rester
seule.
Je lui mens une fois de plus. En réalité, j’aurais aimé que la soirée
s’éternise, que l’après-midi avec Basile ne s’arrête pas quitte à m’endormir sur
son établi.
— Une prochaine fois alors, pas de souci, mon chat.
Je lui souris et dépose un rapide baiser sur sa joue. Il y a longtemps que
Gus ne m’avait plus surnommée de la sorte ; c’est le surnom affectueux qu’il
utilise quand rien ne va plus ou, a contrario, quand tout va bien.
— Merci Gus, à demain.
— Je suis là si tu as besoin, m’informe-t-il avant de reprendre le chemin
de sa yourte.
Je verrouille ma porte. Il commence à faire frais et je m’apprête à fermer
les fenêtres. Je sursaute en pénétrant dans le grand couloir qui mène à la baie
vitrée du jardin. C’est la deuxième fois qu’il s’introduit chez moi aujourd’hui ;
il ne faudrait pas que ça devienne une habitude. Adossé au mur du couloir
nonchalamment, il me demande :
— Alors comme ça, tu veux rester seule ?
D’un mouvement de tête, j’acquiesce, mais une partie de moi voudrait
qu’il reste ce soir. Je distingue qu’il a troqué son débardeur militaire
poussiéreux qui flattait la carrure de ses épaules et son torse contre un sobre T-
shirt noir tout aussi décontracté mais moins moulant et un jean brut. Je le
trouve terriblement torride. La façon dont il me regarde me fait fondre. J’ai
comme l’impression d’être belle et attirante à ses yeux.
— Moi, je n’ai pas envie de te laisser seule.
Cette phrase non plus n’est pas celle du Basile que je connais, pourtant
elle vient réellement de sortir de sa bouche.
D’un pas rapide, il s’élance dans ma direction. Mon cœur bondit beaucoup
trop vite comme un lapin ébloui par les phares de son assassin. Je crois bien
qu’il va sortir de ma poitrine lorsqu’il attrape mes hanches et me colle à lui
pour entamer un baiser brûlant et passionnant.
Oh ! punaise !
Après une lutte interne abominable, je décide de mettre fin rapidement à
ce moment plus que plaisant. Ce n’est pas des façons. Basile ne peut pas
débarquer chez moi, me regarder comme il le fait et m’embrasser de la sorte
avec empressement. S’il continue, je vais perdre la tête.
— Qu’est-ce que tu fais ?
L’un de ses bras m’emprisonne toujours fermement contre lui. Soutenir
son regard est insurmontable, ses yeux sont comme des lames qui me
transpercent l’âme. Je baisse la tête pour fuir ce contact visuel beaucoup trop
intense pour moi. C’est sans compter sa main qui se pose sur mon visage. Avec
tendresse, elle balaye les mèches de cheveux tombées devant mes yeux.
— Je te prouve à quel point tu es belle, chuchote-t-il.
C’est simple : dans moins de cinq secondes, si le contact ne se rompt pas
entre nous, il n’y aura tout bonnement plus de Calista. Elle se perdra dans les
affres du désir et ne répondra plus de rien. Il faut surtout qu’il arrête de parler,
sa voix est beaucoup trop envoûtante.
Je m’oblige à compter les poneys dans ma tête, mais je dois constamment
reprendre le compte à un. Impossible de me concentrer sur autre chose que son
corps robuste collé au mien ainsi que sur son souffle s’écrasant maintenant
contre mon oreille. Ses lèvres s’approchent dangereusement de mon lobe. Je
suis comme une poupée de chiffon entre ses doigts démoniaques.
Les poneys viennent de prendre le chemin de l’abattoir, et je pense qu’en
succombant, j’emprunte le même itinéraire.
De ses lèvres humides, il pince mon oreille dans un contact rafraîchissant.
Son nez se perd dans mes cheveux. Le contraste de son souffle chaud et de la
fraîcheur de sa bouche me fait frémir. Je n’imaginais pas à quel point une si
petite extrémité de mon corps pouvait me fournir autant de sensations. A-t-il le
droit de réveiller mon enveloppe charnelle ainsi ?
— Cali… murmure-t-il alors que sa langue se fraye un chemin sur ma
nuque.
Je suis incapable de lui répondre quoi que ce soit. Mes jambes sont
devenues molles. J’ai la sensation que mon corps fond. Il dépose des baisers
dans mon cou et parfois sa langue savoure ma peau. Ça y est, je perds
clairement la tête. Ma raison a disparu et je n’ai aucune envie de la retrouver
car j’aime tous ces frissons. Oh ! oui, que j’aime ça !
— … tu es délicieuse, susurre-t-il lascivement.
Sa voix s’insinue dans mon esprit et résonne comme un écho. « Cali, tu es
délicieuse », je rends les armes : il peut bien faire ce qu’il veut de moi. C’est
tellement bon qu’il m’en faudrait plus dans l’idéal.
— Laisse-moi te goûter davantage, grogne-t-il avec une fougue
surprenante.
C’est autant un souhait qu’un ordre. Mes mains jusqu’alors inactives
recommencent à prendre vie. Timidement, elles se glissent sous son T-shirt,
restant au niveau de son jean, car je m’oblige à ne pas toucher sa peau. Il
interprète ce geste comme une invitation et m’embrasse à nouveau. Un baiser
incandescent à tel point que je ne peux plus résister à l’appel de sa chair. Mes
mains s’élèvent et entrent en contact avec son torse nu, doux et ferme.
Je n’avais même pas remarqué que mon corps avait atteint le mur dont la
fraîcheur n’arrive pas à refroidir mon corps bouillant de désir. Jamais on ne
m’a touchée de la sorte. Jamais on ne m’a désirée à ce point. C’est un sentiment
puissant de renaissance et d’éveil des sens. Sa langue n’est pas comme une
intruse dans ma bouche : elle va et vient à mon contact seulement quand j’en
ressens l’envie et le besoin.
— Touche-moi encore, souffle-t-il contre ma bouche.
Je me rends compte que son baiser a anesthésié tous mes membres pour
laisser place à ma volupté. Le toucher davantage, oui, j’en ai envie. En
revanche, mes mains n’arrivent même plus à réagir à ma propre volonté : elles
lui obéissent sans réfléchir. À nouveau, je parcours ses côtes, ses flancs et son
dos. D’un geste brusque, il s’écarte de moi. J’ouvre mes yeux qui s’étaient clos
au moment où ses lèvres avaient rencontré les miennes, et je le vois faire
disparaître son T-shirt habilement.
La vision de sa nudité rend les choses plus concrètes. Ce baiser n’est pas
innocent. Il attend plus que je ne suis en mesure de lui donner pour l’instant.
Son corps se presse à nouveau contre le mien ; son sexe en érection ne peut
tout simplement pas être ignoré tant il est massif sous son jean.
J’en tremble. Plus de désir mais de peur.
Je le ressens contre moi de façon beaucoup trop brusque, alors que son
ardeur ne me gênait pas auparavant. Même si la beauté de son corps est
fascinante, j’ai peur de ce qu’il se passera ensuite.
— Je ne suis pas prête, je souffle, hors d’haleine.
Il pose son front contre le mien et je le vois fermer les yeux avant
d’inspirer profondément. Son corps est toujours contre le mien. Ses mains
quittent ma coquille vide pour se poser de part et d’autre de ma tête.
Chastement, ses lèvres se posent sur les miennes.
— Je sais Cali. Je sais… me rassure-t-il en reprenant son souffle.
Progressivement, il s’écarte. Une frustration intense s’empare de tout mon
être.
— Je n’ai pas dit que je voulais que tu arrêtes de m’embrasser.
J’avoue ces mots dans un souffle, en fuyant son regard, morte de honte à
l’idée de lui demander tacitement de continuer ce qu’il a entrepris. Il ne dit
rien, et son silence m’inquiète. Finalement intriguée, je relève mon visage vers
lui. Un demi-sourire en coin est fixé sur son visage et ses yeux pétillent
d’excitation.
— Si je continue maintenant, je ne réussirai plus à m’arrêter, m’informe-
t-il.
D’une certaine façon, je ne peux m’empêcher de trouver son mensonge
terriblement flatteur, bien qu’inquiétant. Est-ce qu’il aime autant que moi ? Est-
ce qu’il est comme ça avec toutes les autres ? Est-ce que c’est lui qui rend les
choses aussi intenses ?
— C’est différent avec toi, Cali, affirme-t-il comme s’il lisait en moi.
Clairement, ce n’est pas rassurant de savoir qu’il peut aussi bien me
percer à jour et deviner mes pensées. Pourquoi suis-je une figure d’exception à
ses yeux ? D’ailleurs, est-il sincère ? Ne dit-il pas cela à toutes celles qu’il fait
succomber ? Je souris malgré moi. Comment lui en vouloir ? Si cette tactique
fonctionne, je l’utiliserai à ma guise, moi aussi.
— Tu mens, j’affirme pour lui prouver que je ne suis pas aussi dupe qu’il
le pense.
Un immense sourire des plus craquants s’inscrit sur son visage, faisant
apparaître une dentition parfaite. Punaise, qu’il est beau ! Renversant.
— Merde alors ! Tu n’es pas si conne en fait.
Je pourrais mal le prendre. D’ailleurs, je serais certainement vexée dans
un autre contexte, mais c’est sans compter son sourire ravageur et ses yeux
rieurs. Il me taquine, et je pense que c’est un bon moyen de faire diminuer la
tension sexuelle entre nous ; on pourrait presque la palper autour de nous. Je
souris à mon tour et le pousse maladroitement en plaçant ma main sur son
épaule.
— Tu veux vraiment jouer à ça ? dit-il comme un prédateur prêt à bondir
après avoir fixé son épaule d’un air outré.
Je secoue la tête et m’élance dans le couloir pour lui échapper. Forcément,
il me rattrape et m’enlace par la taille pour me coller à lui avant de me
soulever du sol. Mon rire ne tarde pas à s’élever dans la pièce et le sien aussi.
— Excuse-toi d’avoir osé t’en prendre à mon corps de rêve, maintenant,
tout de suite, rit-il.
Je me retourne pour lui faire face et le défier du regard, mais il ne lâche
pas l’emprise qu’il a sur moi.
— Et puis quoi encore ?
Il lève les yeux au ciel, cherchant quelque chose à m’ordonner, et j’en
profite pour succomber à l’appel de sa bouche. C’est totalement proscrit.
Malgré tout, je le désire alors tant pis. Il ne tarde pas à répondre à mon baiser
d’une façon moins avide et finit par quitter mes lèvres, à mon grand désarroi.
— J’ai vraiment envie de toi Calista, alors arrête.
Ça sonne presque comme une supplication. Cette fois, il ne ment pas. La
frustration et le désir tordent les traits de son visage comme une torture
insupportable. Le savoir en train de prendre sur lui pour éviter l’effet que je lui
fais est quelque chose de très plaisant. C’est comme si j’avais un certain
pouvoir, un pouvoir que je ne saisis pas.
J’ai conscience qu’en dehors d’une envie de moi charnelle, voire même
bestiale, il n’y a rien de plus pour lui. Étrangement, j’arrive à m’en contenter.
Je trouve cela charmant et agréable de surcroît. Il me voit non plus comme une
gamine sans intérêt mais comme une femme.
Je sais que ce n’est plus qu’une question de temps pour que je lâche prise
et accepte de devenir cette femme désireuse d’être imparfaite, consentante à
faire des erreurs qu’elle pourrait regretter. Il me suffit de braquer les yeux sur
le torse Basile pour savoir que ma fin est proche.
Après tout, qu’est-ce qu’il y a de romantique à offrir sa fleur ? Mon vagin
n’est pas un objet à donner en cadeau. C’est mon corps, j’en fais ce que je veux.
Subir le poids d’une morale paternaliste et obsolète, ça va bien cinq minutes. À
présent, je dois arrêter de me planquer derrière cette idée fausse que la
virginité féminine et plus précieuse que celle des mecs et prendre des risques.
Jusqu’ici, ça m’arrangeait bien d’y croire mais, maintenant, je ne vais plus
attendre longtemps avant de vivre pleinement et comme je l’entends. La femme
en moi grappille du terrain. Elle lutte pour se libérer des carcans de ma
conscience et massacrer ma virginité.
28.

Basile

Je dois dire que je suis de mieux en mieux rodé à ce jeu : Calista


succombe à petit feu. Dans peu de temps, elle sera tellement chaude qu’elle me
demandera de la refroidir. C’est flagrant. Je lui plais. Il suffit de la surprendre
en train de me mater. Elle m’observe comme si j’étais un une pâtisserie au
chocolat de Christophe Michalak. Elle me mangera un jour.
Je dois aussi ajouter qu’il faudrait qu’on me desserve une Palme d’or ou
une autre récompense à la con. J’ai énormément de mérite à résister à Calista
ainsi qu’à laisser ma bite dans mon pantalon. Il me conviendrait aussi d’avoir
un prix Nobel de la paix, car je remarque à quel point je prends sur moi pour
ne pas me disputer avec elle, en évitant de la vexer et de la provoquer. Quand
j’y pense, ce prix pour la paix, c’est assez cynique de savoir qu’il porte le nom
d’un fabricant d’armes ayant inventé la dynamite.
Je n’ai pas l’intention de faire à nouveau un pas vers elle. Elle n’est pas si
débile, elle a bien compris ce que je voulais d’elle. Je n’ai pas à le lui prouver
davantage. Je crois même que j’en ai un peu trop fait hier soir. Grama disait
toujours : « Il vaut mieux trop que pas assez » et, pour le coup, je lui donne
entièrement raison.
Ce dimanche, à l’occasion de la fête nationale, une soirée se profile au
hangar. Je ne fais pas particulièrement d’effort. Après tout, je suis chez moi ici,
et je n’ai à plaire qu’à moi-même. Si les hipsters, les soixante-huitards, les
bobos et les connards invités ne sont pas contents, je les emmerde tout
simplement. Un jean, un T-shirt, une paire de baskets, et l’affaire est jouée. Je
n’ai jamais eu besoin d’accessoires pour faire tomber les filles.
Ce qui n’est pas le cas de tout le monde. Habillé comme un vrai frimeur
pour ce 14 Juillet, Gus rejoint la fête. Évidemment, il n’a pas les mêmes atouts
que moi, donc je ne peux pas lui en vouloir. Il est d’une beauté beaucoup
plus… Comment dire ça sans être méchant ? Plus… commune. Ouais, c’est ça,
il est banalement beau, sans charme, sans charisme. Tant mieux pour mon sex-
appeal.
Je repère deux ou trois bonnes paires de fesses avant de tomber sur celle
qui est idéale. Des fesses rebondies et bien en chair sublimées par une petite
robe évasée en jean clair, elles sont à croquer. Je relève un peu les yeux. Le dos
de la robe est sensuellement creusé. Techniquement, la tête de la fille, je m’en
fous, tant qu’elle a un corps intéressant, je suis content. Si en plus elle est jolie,
c’est le jackpot, mais si ce n’est pas le cas, grâce au ciel, des positions comme
la levrette existent.
J’ai envie de me foutre des claques. Le cou dénudé que j’aperçois de loin
ne peut être que celui de Calista. J’ai remarqué à quel point sa nuque était fine
et droite ces derniers temps. Ça, c’est de sa faute ! Je n’y peux rien si je me
retourne sur elle ! Elle est là dans sa petite tenue d’allumeuse, tranquille,
pénarde, alors que Madame se refuse à moi depuis trop longtemps déjà, et que
je suis condamné à jouer à l’hélicoptère avec ma bite, tout seul, dans mon coin.
Forcément, après, elle finit par t’envahir l’esprit et hanter ton âme. Conasse.
Par exemple, une voiture. Une voiture avec un moteur allemand. Jusqu’ici
rien d’extraordinaire. Sauf qu’elle a des airbags avant plutôt sympathiques et
un parechoc du tonnerre. Cette voiture, un concessionnaire vous autorise à la
piloter un petit peu, juste le temps de découvrir qu’il n’y a pas qu’une option
GPS intégrée mais plein d’autres petits bonus excitants. Dès lors, cette voiture
devient l’objet de votre convoitise. Lorsque vous marchez dans la rue,
inévitablement vous la voyez. Elle est là, partout. Elle semble vous poursuivre.
Alors qu’avant elle n’était qu’une caisse lambda comme les autres. Jusqu’ici, la
logique est claire, non ? Bien. Alors, pour faire simple : Calista, c’est une
voiture. MA future bagnole.
Elle discute avec une fille que j’ai déjà croisée plusieurs fois. Je me la
suis jamais faite parce qu’elle est lesbienne. En comparaison à la soirée de
l’avant-veille, Calista est largement plus élégante. Je pense que ça fait bien trop
longtemps que je n’ai pas pris plaisir à l’emmerder. Parfois, j’ai peur que les
autres remarquent la tension sexuelle entre nous alors, si je veux brouiller les
pistes, il faut que je montre à tout le monde que rien n’a changé. Tant pis pour
le prix Nobel de la paix. Tiens ! Pourquoi ne pas me décerner un Oscar ou un
César à la place ? Je suis plutôt bon acteur.
Deux bières à la main, je me fraye un chemin jusqu’à elle. Déjà que de dos
je la trouve bonne, mais alors de face, c’est le summum. Je n’aime pas
forcément sa coiffure ; son chignon est trop strict, je préfère largement quand
elle détache ses cheveux.
— Santé ! je crie en lui tendant une bière.
Elle la refuse comme on pouvait s’en douter.
— Non merci, je ne bois pas, se justifie-t-elle.
Bien sûr que je le sais : j’ai juste envie de la faire chier.
— Dommage ! Tu ne vas pas nous faire de strip-tease sur la table du salon
alors ? je raille.
Elle me lance un regard empli d’éclairs. J’ai besoin de me prouver que je
suis encore capable de la rendre folle de rage. Avant que je ne la désire à ce
point, j’arrivais très facilement à la mettre hors d’elle. J’ai besoin de me
prouver que c’est toujours le cas malgré mon envie irrésistible de me la faire.
— Depuis quand l’un des strip-teases de Cali t’intéresse ? lance la
lesbienne pour la défendre.
Les joues de ma future conquête se teintent d’une jolie couleur. Elle sait
que ça m’intéresse plus que les autres ne se l’imaginent. Flirter avec le danger
est assez tentant : j’aimerais trouver un sous-entendu mais ça risque d’être trop
grillé. Aucune rumeur ne doit filtrer, déjà que je brave une condamnation
d’envoi au bagne pour avoir osé imaginer Calista à poil.
— Je disais ça pour toi. Ne fais pas l’innocente, je suis certain que le
spectacle ne te déplairait pas, dis-je en souriant de toutes mes dents.
La prochaine fois que la lesbienne ouvrira sa gueule devant moi, elle y
réfléchira à deux fois. Après une petite seconde de surprise, elle se met à rire
nerveusement. Calista est loin d’être très à l’aise dans cette situation.
— Je pense réussir à garder mes vêtements, bégaie-t-elle afin de
n’instaurer aucun malentendu avec l’autre fille.
Je sors mon téléphone de ma poche et rédige un message destiné à
« Chieuse asociale à éviter ». Elle péterait les plombs si elle savait…
Je ne parierai pas dans ce sens

Peu de temps après, je remarque qu’à la lecture de mon message elle


blêmit, avant de fourrer rageusement son portable au fond de son petit sac. Elle
ne me répondra pas. Dommage. C’est à ce moment que Gus décide de faire son
apparition en accaparant les épaules de Calista avec son bras. Eux, ils ont
discuté, je le vois à sa tronche de vainqueur.
— Basile veut me faire boire, moucharde-t-elle.
Vieille peau ! C’est ainsi qu’elle règle ses comptes avec moi, en prenant
Gus comme bouclier ? S’il me réprimande, je vais avoir envie de lui en foutre
une.
— Sérieux, tu n’as rien d’autre à faire ? lance-t-il à mon attention.
— Non. La faire chier est l’un de mes sports favoris. Sur ceux, puisque
vous êtes des personnes très amusantes, je me casse.
Je croise Cyrielle qui m’attrape pour danser n’importe comment avec
moi. Nous ressemblons à deux crevettes qui font des percussions mais je
réussis à m’amuser un peu. Ayant assez soif, je me dirige vers la cuisine pour
me resservir une bière, faute de mieux. Une fille éméchée se colle à moi et me
demande de lui verser une pression.
— Tiens, jolie poupée, dis-je en accompagnant mon geste d’un clin d’œil.
Je me demande si son cul est aussi bien foutu que celui de Calista. Son
sourire est d’un blanc ravageur. Je me montre courtois et elle me fait la
causette. Je me fiche éperdument de ce qu’elle a à raconter. Je rebondis sur
quelques trucs pour ressembler à un mec aussi intéressant qu’intéressé.
Rapidement, je comprends qu’elle a besoin de se mettre en avant alors je la
laisse déblatérer si ça me permet de me la faire plus tard. Il est hors de question
que je me prive du corps de n’importe quelle meuf potable sous prétexte que le
Gnome a besoin de temps pour se décider.
De temps à autre, je jette un œil dans la direction de Calista, comme le
chasseur veillant sur sa proie. Elle ne quitte pas son Gus. Ils ressemblent à un
petit couple cul-cul et saluent ensemble l’assemblée. Si ça se trouve, il lui a dit
qu’il voulait se la faire et elle a accepté, même si j’en doute. Elle me veut, je le
sais. Un instant, je ne la localise plus, au même moment mon portable se met à
vibrer dans ma poche. C’est tellement rare que je suis surpris d’autant plus
qu’il s’agit de Calista. Une part de moi voudrait qu’elle m’allume en rentrant
dans mon jeu.
Rejoins-moi dans la réserve.

La connaissant, il y a peu de chance pour que ce soit une invitation à la


culbuter entre deux fûts de bière. Ça ne sent pas vraiment bon pour moi.
Qu’est-ce que j’ai fait qui mérite une engueulade ? Je décide tout de même de
la rejoindre. On ne sait jamais, peut-être qu’elle me fera ce strip-tease dont je
rêve tant. L’espoir fait vivre…
Je m’excuse auprès de la parleuse et m’éclipse discrètement. Dans la
cuisine, il y a une porte qui mène à un garde-manger où sont entreposés
nourritures, boissons et ustensiles. Quand je la vois adossée à une étagère, les
bras croisés sous sa poitrine, je comprends rapidement que, pour l’effeuillage
burlesque, je peux repasser. Je décide de commencer les hostilités. À quoi bon
attendre docilement qu’elle m’attaque ?
— Tu t’es enfin décidé à te foutre à poil ? je demande en verrouillant la
réserve de l’intérieur pour ne pas être dérangé.
— Je peux savoir à quoi tu joues avec moi ?
À te mettre dans mon lit. Pourquoi ? Évidemment, cette réplique n’est pas
de bon ton. Je la regarde, circonspect. Je ne pense pas qu’elle puisse remarquer
que je me joue d’elle, mais j’ai soudainement de sérieux doutes. Je fronce les
sourcils, l’air totalement innocent.
— Développe.
— Basile, ne fais pas comme si tu ne comprenais pas !
Elle me crie dessus, mais j’ai l’impression que ça n’a rien à voir avec mes
manipulations pour lui faire admettre qu’elle veut que je la retourne, moi et
personne d’autre. Je diminue la distance entre nous progressivement.
— Je ne vois pas de quoi tu parles. Vraiment. Explique-toi.
Elle soupire d’agacement.
— À quoi ça rime, tout ça ? Hier, tu débarques chez moi pour
m’embrasser et me dire que tu as envie… enfin tu sais…
Je la vois rougir en remarquant à quel point elle est en colère contre moi
et que ça lui coûte de m’expliquer cela. Je ne la coupe pas, alors elle continue
son explication. Bordel, ce qu’elle m’excite quand je la fous en rogne.
— Puis tu m’envoies des messages assez équivoques pour ensuite draguer
une autre fille. Je ne comprends pas ton comportement, Basile !
Elle reprend son souffle, mais ne me regarde plus. Je souris pour deux
raisons. La première, parce que j’aime beaucoup lorsque Calista prononce
mon prénom. La seconde, parce qu’il me semble qu’elle éprouve un truc qui
ressemble à de la jalousie. C’est parfait. Vraiment, je ne pouvais pas rêver
mieux. Si elle réagit de la sorte alors que je ne me suis même pas encore tapé
la jeune rousse, c’est qu’elle a envie d’un truc entre nous.
— Tu es jalouse, je souris en me rapprochant d’elle le plus possible.
À présent, je suis si près de son corps que je pourrais sentir ses tétons
dressés chatouiller mon torse.
— Absolument pas ! nie-t-elle.
— Désolé Calista, mais tu es jalouse et tu ne me feras pas croire le
contraire.
Je sais très bien que ce n’est pas tout à fait le cas. Elle est surtout vexée
que je puisse la reléguer au second plan pour d’autres avec tout le mal que je
me donne pour lui prouver que je la désire avec une force exceptionnelle.
— Non, je ne suis pas jalouse, répète-t-elle plus pour se convaincre elle-
même. C’est simplement que ça ne se fait pas ! Laisse tomber, tu ne comprends
rien de toute façon, t’es trop con.
Elle me bouscule pour se frayer un chemin. Je n’aime pas du tout me faire
insulter ; surtout par ce genre de merdeuse. J’agrippe son bras avec poigne,
quitte à lui faire mal. Je la retourne pour qu’elle me fasse face et la plaque
contre le mur avec l’intention de l’impressionner.
— Oh que si je comprends ! C’est toi qui ne comprends rien. T’as envie
de moi autant que j’ai envie de toi et ça te fais chier de me voir avec une autre
parce que tu crèves d’envie d’être à sa place. Tu me veux pour toi et rien que
pour toi. Tu n’aspires qu’à une chose : que je te touche, te lèche, t’embrasse,
t’enflamme. Parce qu’au fond de toi tu désires simplement que je te baise.
Ma voix siffle pleine de rage. Bordel, quand est-ce qu’elle va comprendre
tout ça ? Merde, ça crève les yeux qu’elle veut que je lui passe dessus ! Elle ne
peut pas l’admettre une bonne fois pour toutes, qu’on en finisse ?!
Elle me regarde horrifiée, non pas par mon changement violent de
comportement mais par mes mots. Ils prennent du sens dans son esprit, elle
comprend que j’ai raison et tout devient plus clair dans sa tête.
Ma bite n’en a rien à foutre qu’elle m’insulte. Elle se tend dans mon froc
avec force. Putain d’érection ! Je suis censé la détester là, tout de suite. Alors
pourquoi je la désire ainsi, autant ?
Dans un élan brutal et synchronisé, nos bouches se rejoignent. Je crois
bien que son envie de moi n’a jamais été aussi puissante. Ses ongles se plantent
dans ma nuque tandis que mes doigts s’enfoncent dans la chair tendre de ses
hanches. Autant la rage nous submerge que nos appétits nous rongent.
Je tremble tellement je suis avide d’elle. Putain, c’est ici et ce soir que je
vais me la faire. Elle va pouvoir crier mon prénom et personne ne l’entendra.
Les feux d’artifice couvriront la puissance de ses gémissements. La musique
est forte mais je n’entends plus que les battements de son cœur. Il cogne dans sa
poitrine. Sa poitrine ! Putain, je la veux dans mes mains.
Je pince sa lèvre entre mes dents avant de me dégager d’elle. Rapidement,
j’attrape l’ourlet de sa robe et la fais valdinguer dans la pièce. Son corps est
tout simplement irrésistible. Je replonge sur elle de peur qu’elle m’échappe,
encore… Je recommence à l’embrasser en prenant soin d’agripper ses cuisses.
D’un geste vif, je la soulève et claque son joli cul sur l’une des planches
métalliques d’une desserte aux roulettes bloquées. J’accompagne ses jambes
pour qu’elle les enroule autour de ma taille.
Prestement, elle ôte mon T-shirt avec une maladresse que je lui pardonne.
C’est torride à souhait. Elle ne s’est jamais mise dans cet état avec un autre et
ça m’excite encore plus. Je suis le seul avec qui son corps s’embrase. Je suis le
seul pour qui elle ressent de la passion. J’en suis convaincu. Ses mains se
baladent sur mon corps et c’est trop fort, je déboucle ma ceinture et défais le
premier bouton de ma braguette. Les couilles en ébullition, je vais me la faire,
il le faut.
Plus je l’embrasse et plus j’ai du mal à respirer. Je décide de quitter ses
lèvres pour lui lécher les seins. Mes doigts balayent agilement son épaule pour
faire disparaître la bretelle de son soutien-gorge et la pointe de ma langue
prend le chemin de son sein directement vers son bouton de chair. Elle gémit.
Bordel, je la fais gémir de plaisir. Je me demande si je ne suis pas capable
d’éjaculer si elle continue à émettre ce genre de son.
Sa lingerie est des plus envoûtantes. J’arrête la course de ma langue pour
la contempler une seconde. Déjà qu’elle est canon, elle ne devrait pas être
autorisée à porter de la dentelle et du satin. Pour ma santé mentale, ça devrait
lui être interdit. Mes yeux convoitent ses seins. L’un d’eux est dénudé, l’autre
est recouvert de la coque de son soutif. Une large bande de dentelle noire
recouvre le dessous de son tour de poitrine. Difficile de faire plus sexy que son
petit téton tendu par le désir. Sa couleur entre le rose et le marron pâle
contraste avec sa peau claire.
Lorsque je le prends en bouche, c’est tout simplement exquis. Ma langue
le chatouille et je la sens se tendre de plaisir. Elle est si réceptive… Puisqu’elle
aime que je la touche, ce n’est pas fini. Je vais la toucher, comme personne ne
l’a jamais touchée.
29.

Calista

Finie. Je suis finie. Complètement, totalement finie.


C’est simple : plus rien ne me gêne. J’aspire à ce que ma quasi-nudité
devienne entière. Je me fiche éperdument de me retrouver parfaitement nue
devant Basile. Bien au contraire. J’aime la façon qu’il a de regarder mon
corps. Il me veut et je suis prête à passer à l’acte. Parce qu’il n’a pas tort, je le
désire. Qu’importe le reste puisque mon corps en a décidé ainsi.
C’est plus fort que moi.
Il me caresse, inlassablement, et je souhaite qu’il continue. Mes mains
n’en ont pas suffisamment de sa peau. Il m’en faut plus. Plus de lui.
Ses baisers incendient ma chair. Mes lèvres entrouvertes ne cherchent qu’à
rentrer en contact avec n’importe quelle partie de son corps. J’exige plus. De
plus en plus.
Il me regarde avec incandescence. Mes yeux le dévorent pour imprégner
toutes les images de lui dans ma tête. J’en veux plus. Davantage.
Ses bruits, fougueux, résonnent dans les limbes de mon esprit. Je reste à
l’affût des sons qu’émet sa gorge. J’attends plus. Encore plus.
Il s’enivre de mon odeur tandis que j’inspire chaque fragrance qui émane
de lui. J’en réclame plus. Toujours plus.
Un réveil brutal de mes cinq sens. Une renaissance totale de ma sensualité.
Que dis-je ? La naissance de ma sensualité. Elle implose en moi sous ses
baisers, sous sa langue goûtant mon sein, sous son regard insatiable.
Il est là, devant moi, entre mes jambes, beau comme jamais et éperdument
assoiffé. Tout mon corps demande plus. Plus de lui.
Comment faire pour l’obtenir ? Comment m’y prendre, moi qui ne
connais rien de ces choses-là ? Novice comme je suis et expert comme il est, je
le laisse me guider. Alors qu’il couvre ma peau de baisers, sa main rencontre
la mienne et d’un geste grivois la plaque sur son sexe tendu.
Ce contact enflamme mes joues, mais j’ai plus et je suis comblée. Il
m’ordonne du regard d’agir, de me laisser aller, d’apprécier et de le caresser
moi aussi. Alors, sans en avoir pleinement conscience, aucunement
impressionnée par ce premier contact avec un sexe masculin, je déboutonne les
trois boutons restants de son jean avec une inexpérience flagrante, ce qui ne le
dérange pas le moins du monde ; aucune remarque désagréable me parvient et
je suis prise d’un élan de confiance, de courage et d’assurance.
Effrontée et déterminée, je fais glisser ma main sous son boxer et son
pantalon dégringole tranquillement le long de ses jambes. Soudain effrayée
par l’inconnu, je sens ma main trembler contre son sexe turgescent. Il est
tellement plus dur et imposant par rapport à l’idée que j’en avais… La panique
commence doucement à m’envahir, mais lorsque le miel de ses yeux croise le
bleu des miens, je me sens instantanément rassurée. Tout ira bien, il me le
promet, il sait ce qu’il fait.
Un sourire furtif fend son visage ; je n’y décèle aucune once de moquerie,
seulement une entière satisfaction lorsque mes doigts effleurent délicatement
sa verge. Le tissu de son boxer gêne mes mouvements mais je suis pour
l’instant incapable de voir son pénis, de le regarder. Le toucher est une chose,
l’observer en est une autre. Le contempler rendrait sa grosseur plus réelle et
plus effrayante.
Sa bouche mordant maintenant la chair de mon cou, il grogne
d’insatisfaction. Lui aussi réclame plus. Plus de moi. Je veux lui offrir ce
plaisir tandis qu’il maintient ma tête fermement contre lui. Il se presse contre
ma main, exigeant autre chose qu’une douce caresse. Alors, calmement, mes
doigts s’enroulent autour de son sexe. Je n’arrive pas à l’encercler entièrement.
Même en serrant plus fort, mon pouce effleure à peine mon majeur.
Je n’arrive pas à réaliser ce qu’il se produit entre nos corps. Tout ce dont
j’ai conscience, c’est que j’aime beaucoup trop ce qu’il se passe. Sentir la peau
de son intimité sous mes doigts me ravit. J’effectue de petits mouvements de
haut en bas, ce qui augmente la cadence des soupirs de Basile contre ma nuque.
Dans ma caresse, je rencontre le relief de la couronne de son gland.
Instinctivement, mon pouce flatte cette limite pour en appréhender ses contours
aux reliefs légers et doux.
Basile presse ses mains sur mes cuisses et se tend à mesure que la caresse
s’intensifie. Il assiège ma main d’à-coups et mes mouvements s’accélèrent
alors qu’il reprend ma bouche d’assaut.
Ses doigts remontent lentement entre mes cuisses, les écartant un peu plus.
Je crois que je n’ai jamais autant tremblé de ma vie. J’ai l’impression d’être
couchée dans un lit d’excitation et de frissons, pourtant je suis vulgairement
assise sur de l’inox givré.
Une douleur puissante brûle mon bas ventre. C’est une souffrance
affligeante. J’ai mal de désir. Mal d’en vouloir plus.
Lorsqu’il glisse ses doigts sur ma culotte, droit vers mon sexe et qu’il
l’atteint sans pression, j’émets un hoquet puis un soupire de… soulagement ???
Oui, de soulagement. Une sensation de bien-être m’envahit de toute part alors
que mes yeux papillonnent. Je ne sais même plus comment je respire, ou même
si je respire. Tout semble dérisoire dès lors que Basile m’effleure. Il me donne
plus, m’emmène ailleurs, et c’est maintenant les yeux fermés que je le suis.
Même s’il ne touche pas la peau de mon sexe directement, ses doigts au-
dessus du tissu de ma petite culotte me rendent complètement dingue. Son
prénom s’échappe de ma bouche dans un murmure alors que ma tête s’enfouit
dans son cou et que mes mains ne sont plus capables de se mouvoir.
Je tremble, me tords, me tends, me délecte de ses mouvements circulaires
sur mon clitoris à travers ma lingerie devenue toute trempée d’humidité.
Imaginer que l’enfer est plus froid que mon corps est une chose aisée. Je
carbonise. Je brûle pour lui.
La main qui ne s’occupe pas à me caresser s’empare des cheveux tombés
sur ma nuque et les tire doucement pour que nos visages soient à nouveau face
à face. Après avoir posé ses lèvres sur les miennes furtivement, ses yeux se
plantent dans les miens. Il n’y a aucun mot digne de qualifier la puissance de
son regard.
— J’aime te faire cet effet Calista, grogne-t-il contre mes lèvres alors que
mes ongles rentrent dans son dos tellement le plaisir que j’éprouve s’intensifie.
« Calista », il m’appelle « Calista ». Mon prénom claque dans sa bouche,
roule sur sa langue et hante mon esprit. Habituellement si dérangeant, ce soir il
sonne différemment. Je ne veux pas l’entendre me surnommer « Cali » : je
veux que le S siffle entre ses dents et que le TA frappe l’air aussi brutalement
que mon suprême désir.
D’un coup, sûrement parce qu’il sait ce qu’il fait, il retire sa main de ma
culotte et une extrême frustration s’empare de moi. Je ne veux pas qu’il arrête
de me toucher, de m’effleurer ou de cajoler mon sexe. Rapidement, ses mains
remontent sur mes hanches et prennent le chemin de mon dos.
J’arrive à reprendre un peu mon souffle avant qu’il ne dégrafe mon
soutien-gorge.
— Cette lingerie me plaît mais je te veux sans… murmure-t-il.
Sans réfléchir, des mots sortent de ma bouche pour meubler le silence et
rendre l’écho de sa voix moins intense.
— Je l’ai achetée pour Johan, j’explique.
Je le sens se raidir en même temps qu’il fixe ma poitrine dénudée, mais ce
n’est plus de plaisir. Son corps se dessoude du mien brutalement, et l’équilibre
que j’avais vole en éclat. Mes pieds touchent le sol à nouveau. À moitié nue, je
vacille sur mes talons. Une fois stabilisée, je lève le visage en direction de
Basile pour comprendre ce qu’il se passe.
Ce que je vois dans le miroir de son âme me terrifie. Toute la chaleur de
ses yeux caramel a disparu pour laisser place à du givre glacial. Il ne me
regarde plus avec envie. Me retrouver quasiment sans sous-vêtements devant
lui, sous ses yeux, de cette façon me rend tout à coup plus que mal à l’aise. Je
m’empourpre, ayant conscience de mon manque de pudeur.
— Ramasse tes affaires et casse-toi.
J’avale ma salive difficilement, ne le quittant pas des yeux, recherchant la
moindre étincelle qui pourrait me faire comprendre ce qu’il lui a pris de
changer d’humeur aussi brusquement. Il ne hurle pas, sa voix est un sifflement
menaçant et flippant alors qu’il remonte son pantalon.
— Basile, qu’est-ce…
— Ne me parle pas ! me coupe-t-il immédiatement.
Je le regarde, remplie d’incompréhension.
— Rhabille-toi ! enchaîne-t-il, et sa voix monte d’une octave.
Il s’est tellement reculé qu’il est maintenant très loin de moi, pourtant ses
yeux me pénètrent plus que ses baisers. Il y a dans son regard la même lueur
qu’au cours de la soirée où j’ai fait n’importe quoi. N’ayant pas bu, étant
simplement enivrée de passion, j’y entraperçois du dégoût. Il me fixe de la tête
aux pieds et ce qu’il voit l’écœure j’en suis persuadée.
N’ayant pas une très bonne estime de mon corps, j’agrafe mon soutif,
ramasse rapidement ma robe et l’enfile tout aussi vite, honteuse de lui déplaire.
Son regard braqué sur moi est féroce. Le peu de tissu de ma robe qui dénude
mes bras et mes jambes m’incommode soudainement.
— Je ne comprends pas… Pourquoi est-ce…
— Mais ferme-la ! me coupe-t-il en hurlant cette fois-ci.
Qu’est-ce que j’ai pu faire pour qu’il me rejette à ce point ? Je le regarde,
hébétée, tentant de saisir ce qui m’échappe dans son comportement inattendu.
— Dégage, gronde-t-il d’une voix menaçante.
Je prends une grande inspiration et acquiesce. Ce qui ne l’empêche pas de
me donner cet ordre de façon plus virulente en vociférant.
Lorsque je sors, complètement déboussolée, la musique trop forte et l’air
malsain de la salle du hangar ne m’aide pas à retrouver mes esprits. Je me sens
terriblement oppressée alors que personne ne se tient encore près de moi. Les
fêtards s’amassent à quelques pas, entre le bar et la piste derrière les canapés.
Je titube jusqu’à la sortie, enfermée dans ma bulle protectrice.
Je suis bousculée par les invités, ou alors je bouscule les invités, je ne
saurais pas vraiment le dire, puis j’arrive enfin dehors. Moi qui croyais que
l’air y serait plus respirable, je me suis trompée. La fumée de cigarette trouble
la pureté de la brise d’été. Je chancelle sur les planches de la terrasse, perchée
sur des sandales compensées en me cognant sur le mobilier de jardin. Lorsque
mes pieds atteignent les galets, je manque à chaque pas de m’effondrer au sol.
Mes jambes ne me portent plus mais je veux rentrer chez moi. Je dois rentrer
chez moi.
— Cali !
J’entends vaguement cet appel mais n’y prête pas attention, continuant
d’avancer. Mettre un pied devant l’autre pour atteindre mon poulailler, voilà ce
à quoi je dois m’atteler. Malheureusement, j’entends des bruits de pas qui
courent vers moi.
— Cali ! Attends-moi !
C’est Gus et je fais mine de ne pas l’entendre car je veux m’enfuir, me
cacher, me planquer sous mes draps jusqu’à ce que tout le monde m’oublie.
— Cali ! Tu n’as pas l’air d’aller bien ? me questionne-t-il en arrivant à
ma hauteur.
Parce que je ne vais pas bien ! Gus a beau faire des efforts pour être
gentil et pour se faire pardonner depuis qu’il est avec cette Suzie, je ne me sens
pas capable de lui révéler ce qu’il vient de se passer avec Basile l’être
monstrueux avec qui je viens de partager mon premier flirt ultra poussé.
Gus stoppe ma course en maintenant mes épaules. Je refuse de croiser son
regard et formule un énorme mensonge qui, j’espère, le rendra dupe.
— Je ne me sens pas bien, je préfère rentrer chez moi, j’ai mal au crâne et
envie de vomir.
Un mensonge ? Tu parles ! C’est ce que je ressens vraiment. Mon estomac
est noué et mes tripes se tordent dans tous les sens.
— Tu as encore bu ? me reproche-t-il, pas tout à fait certain que ce soit le
cas.
Je secoue la tête et trace ma route, suivie de près par Gus. Je rentre chez
moi, enlève mes chaussures par habitude et il s’y invite. Il est mon meilleur
ami, nous avons discuté cette après-midi et je n’éprouve plus aucune rancune
contre lui. J’ai eu besoin de son soutien pour affronter ma mère en début de
soirée, mais je veux être seule maintenant. Il peut le comprendre, non ?
Sans lui prêter la moindre attention, je rentre dans ma salle de bains et
verrouille la porte. Il finira bien par s’en aller. J’enclenche le mitigeur de la
douche avant d’éclater en sanglots. J’enlève tous mes vêtements avec rage et
rentre dans la cabine vitrée. L’eau est gelée mais je m’en fiche. J’ai envie de me
flageller tellement mon comportement est ridicule !
Je me savonne tout entière sous cette eau glaciale. Je mérite amplement
cette punition. Je veux que toutes les traces que Basile a pu laisser sur mon
corps disparaissent. Pour ne plus sentir son odeur entêtante, je renifle de l’eau
d’un coup sec par le nez. C’est douloureux, mais ça semble fonctionner. Je
n’arrive même pas à me questionner sur le comportement de Basile, beaucoup
trop obnubilée par le mien… Qu’est-ce que j’ai bien pu faire pour aimer ça à
ce point ?
Une fois longuement nettoyée et mes sanglots calmés, je sors de la douche
et m’enroule dans un peignoir propre puis m’appuie contre l’un des murs en
évitant de croiser mon reflet dans le miroir. Au fur et à mesure, je glisse contre
celui-ci et me retrouve les fesses par terre, l’esprit dans le vague jusqu’à ce
que Gus frappe au vantail.
— Cali ? prononce-t-il derrière la porte.
Sans un mot, je tends le bras pour déverrouiller la porte coulissante afin
de le laisser entrer avant qu’il lui vienne l’idée de l’enfoncer. Une fois le
battant entrouvert, il me rejoint. Ses sourcils sont froncés, ses traits inquiets et
il est beaucoup plus grand sous cet angle. Il s’assied et enroule mes épaules de
son bras afin que ma tête puisse reposer contre lui.
— Dis-moi ce qu’il ne va pas, bébé chat, me propose-t-il.
Comment lui dire que je viens de passer les moments les plus torrides de
mon existence en compagnie de Basile ? Comment lui expliquer que j’ai
terriblement aimé ça et que, sans hésiter, je recommencerai alors que je sais
que c’est une horrible chose ? Comment pourrait-il comprendre que l’attirance
et le désir que je ressens pour Basile sont plus qu’ancrés dans mes entrailles ?
Comment lui faire comprendre que même si Basile me rejette comme une
souillon, je n’ai qu’une envie : me perdre dans ses bras et goûter à tous les
plaisirs qu’il est capable de m’offrir, ne serait-ce qu’une seule fois ? Comment
lui raconter tout ça, sans l’effrayer autant que je le suis, si ce n’est plus ?
— J’ai simplement très mal à la tête. Je ne sais pas, peut-être à cause des
odeurs de cannabis.
Mentir est beaucoup plus simple que de lui avouer que je ne résiste plus à
Basile, que je le désire et que j’ai détesté le voir accorder de l’attention à une
autre que moi. Qu’est-ce que je peux être lâche, bon sang !
Gus me sert plus fort contre lui. Je glisse sur ses genoux, m’allongeant à
même le sol alors qu’il frictionne mon peignoir pour me sécher. Tout a
toujours été d’une simplicité déconcertante avec lui. Nous n’avons pas besoin
de nous parler pour savoir ce dont l’autre a besoin. Il ne sait peut-être pas pour
quoi, mais il choisit de me réconforter.
— Je ne veux plus qu’on se dispute…
— Moi non plus. Je ne sais pas ce qu’il m’a pris d’être aussi méchant avec
toi. Je suis un con parfois, et je te remercie de ne pas m’en tenir rigueur.
Doucement, je ricane. Sa main vient caresser mes cheveux avec tendresse.
Il m’a manqué, mine de rien.
— Est-ce que ton mal de tête passe ?
Mon mal de tête… L’excuse que j’ai trouvée pour parler de Basile
métaphoriquement.
— Pas vraiment…
Depuis longtemps, nous avons pris l’habitude de nous préoccuper l’un de
l’autre et je culpabilise de ne pas avoir le courage de lui raconter ce qu’il se
passe avec Basile. Aussi aimant soit-il, Gus ne pourrait pas comprendre.
Après avoir démêlé puis tressé mes cheveux, j’enfile mon pyjama et
retrouve ma place dans les bras de Gus assis sur mon lit. S’il pouvait
m’éclairer sur le comportement de Basile, ce serait tellement plus simple. Peut-
être qu’il comprendrait ce qu’il lui est passé par la tête ? Peut-être même qu’il
me rassurerait en me faisant comprendre que je ne suis pas la source du
problème ? Ou alors m’expliquerait-il pourquoi je ne plais pas à Basile,
pourquoi ce qu’il voit en moi le dégoûte ?
Malheureusement, je ne le saurai jamais. Les effets du sommeil se font
sentir. Je croyais que celui-ci ne viendrait pas me rendre visite cette nuit.
Toutefois, la présence apaisante de Gus me fait du bien.
— Tu restes dormir avec moi ?
Dormir avec Gus, c’est comme dormir avec sa grande sœur ou son
doudou : on se sent en sécurité.
— Sans problème.
— Tu peux retourner voir le feu d’artifice une fois que je serai endormie,
je l’informe tout en me glissant sous les draps pour qu’il ne se sente pas
emprisonné par ma proposition.
— Non, il n’y a pas vraiment d’ambiance. Je n’ai même pas vu Basile ; je
crois qu’il est parti se taper une autre salope dans un coin. Ce n’est pas pareil
quand nous ne sommes pas tous ensemble, m’explique-t-il en prenant place
près de moi dans mon grand lit.
Je déglutis difficilement. S’il savait que je fais depuis peu moi aussi partie
de cette catégorie qu’il surnomme « salopes », il me regarderait tellement
différemment. Ça me fait mal de l’entendre de sa bouche car, quand je suis
avec Basile, je n’ai pas l’impression d’être ce genre de fille. Peut-être que je
me fais des films, c’est probablement le cas, mais je n’ai pas la sensation qu’il
me regarde de cette façon.
Je me questionne et essaie de comprendre. En vain. Résignée, je m’endors.
30.

Basile

Une putain de semaine que je l’évite. Parce que… parce que je n’en sais
rien… Je l’évite, c’est tout. À tel point que j’ai installé un matelas dans mon
atelier pour ne pas avoir à pioncer à côté de chez elle.
De toute façon, ça ne rime strictement à rien ce jeu débile. Baiser Calista
équivaudrait à la plus belle connerie du siècle. C’était prévisible. Gus peut bien
se la faire si ça le chante, je n’en ai plus rien à foutre. Je lâche l’affaire.
J’abandonne.
J’ai passé une partie de la semaine à régler de la paperasse. Je suis censé
attendre mon vieux. Comme si j’en avais quelque chose à foutre de partager
trois assiettes maintenant que Grama n’est plus là pour les remplir de bouffe.
Je suis beaucoup trop en avance et, lui, il est beaucoup trop en retard. Je mange
donc tranquillement des pop-corn sucrés sur la terrasse du hangar, affalé sur
une chaise longue quand un connard vient troubler mon repos.
— Hey, mec ! s’exclame l’artiste.
Visiblement, il a la queue qui frétille de joie comme un clébard à l’idée de
me faire chier.
— Hey ! j’accueille Solal sans enthousiasme en lui jetant un pop-corn à la
gueule.
Ça lui apprendra à venir me gaver.
— Qu’est-ce que tu as mon pote ? T’as l’air déprimé.
Je ne suis pas déprimé. J’ai envie de me faire une meuf mais il y a
toujours une chose qui coince. Le dernier truc qui m’a empêché de me la faire,
c’est moi. Ma stupidité, mes sautes d’humeur et moi.
— Ça va.
— C’est Grama, pas vrai ? tente-t-il de deviner, puisque apparemment je
ne suis pas assez convaincant à son goût.
— Rien à voir avec elle, je grommelle.
— Alors c’est une fille, affirme-t-il.
— Mais n’importe quoi ! Il faut que tu arrêtes la fumette ! je m’agace.
— Bon, qu’est-ce qu’il y a ?
Je me dis qu’un peu de distraction ne me ferait pas de mal. Alors je me
lance :
— Je crois que j’aime la bite. Les hommes, c’est mon kiff.
Solal me regarde avec de grands yeux ronds. Ses cheveux tressés en
dreadlocks chef-d’œuvre de son paternel Arsène se dressent encore plus
sur sa tête, prenant la consistance d’une coupe à la Méduse pétrifiante. En
voyant sa tronche, je ne peux pas m’empêcher d’éclater de rire.
Choqué, il continue deux secondes à me fixer puis il comprend que je le
vanne et s’esclaffe avec moi. Le fou rire passé, il s’installe sur le transat à mes
côtés. Il a sa tête de psychiatre à cet instant précis, je n’aime pas ça.
— Tu sais, c’est pas un truc de tapette de se confier. Discuter ça peut faire
du bien, m’explique-t-il.
Bon, il ne lâchera jamais l’affaire, ce gros chieur, mais je ne peux
absolument pas lui parler de ce qu’il s’est passé avec Calista. D’abord parce
que j’essaie de ne pas y penser tellement c’est flou et en bordel dans ma tête.
Ensuite parce que j’ai décidé que j’arrêtais d’avoir envie d’elle. Enfin, une
semaine de désintox, c’est pas mal, je suis sur la bonne voie.
— Tu me casses les burnes.
La bouche pleine, je postillonne pour bien accentuer le côté crasseux avec
l’espoir de l’écœurer pour le faire fuir.
— Ça ne t’empêchera pas de me dire ce qu’il se passe. Parce que je suis
ton meilleur pote, que je suis beau et intelligent. Surtout qu’en plus, demain, je
retourne bosser et je vais horriblement te manquer.
Je ricane, ce mec prend tout à la rigolade. Or, si un gars sur cette putain de
planète est capable d’être à l’écoute, c’est ce grand con. Peut-être qu’il sera
aussi efficace que Grama pour rétablir l’ordre dans mes connexions
neuronales.
— Ouais, c’est peut-être une fille, ouais. Je n’arrive pas à trouver le
moyen de me la faire, je finis par avouer.
— Sérieusement ? me demande-t-il en se redressant d’un bond.
Je peux comprendre sa surprise. Habituellement, les meufs ne me résistent
pas. Gus est rêveur, Calista est coincée, Cyrielle est casée, Solal est sensible,
Basile est irrésistible. C’est comme ça que nous sommes dans les grandes
lignes. Je suis un serial baiseur. C’est mon essence, je suis constitué de cette
façon.
— Ouais. Commence pas à ricaner dans tes moustaches, je te vois venir.
Je t’en parle si l’on ne rentre pas dans les détails.
S’il accepte, au moins, je n’aurai pas à lui expliquer qu’il s’agit de Calista.
Il ne pourra jamais deviner que c’est de cette emmerdeuse qu’il s’agit.
— D’accord.
Je soupire en me redressant pour lui faire face à mon tour puis je
commence :
— Ça fait un bout de temps qu’elle me plaît et que j’ai envie de me la
taper. Elle m’énerve, je souhaite souvent l’empaler sur des pieds de chaise. Elle
n’est pas comme nous. Dans le genre bizarroïde, elle est compliquée pour ne
pas dire casse-couilles. Mais putain, elle est vraiment bonne. Parfois, elle n’est
pas dans mon champ de vision mais elle arrive à me faire bander, cette garce.
— J’arrive à visualiser jusqu’ici.
— Si tu me coupes encore je ferme ma gueule.
Je suis sérieux, déjà que ça me fait chier d’exposer les faits alors si en
plus ça prend trois plombes parce que Monsieur l’Analyste émet des
remarques à chaque fin de phrase, ça ne va pas le faire. Il rigole et me demande
de continuer en me promettant qu’il se taira. Ce qui est bien avec lui, c’est qu’il
est plutôt coopératif et docile.
— Bref, je me suis promis de coucher avec elle. Vu qu’elle est coincée et
pucelle, c’est hyper compliqué. Nous nous sommes embrassés plusieurs fois.
Je lui ai léché les seins avec de la glace à la vanille. On peut même dire qu’elle
m’a branlé avant que je lui enlève ses sous-vêtements et que c’était bien parti.
Vraiment bien parti. J’aurais pu la sauter comme une crêpe, en deux-deux je la
retournais. Sauf qu’elle s’est mise à parler d’un de ses mecs, sans même s’en
rendre compte, et j’ai disjoncté. Je l’ai jetée, mon pote. J’en ai rien à foutre
normalement, mais je ne sais pas ce qu’il m’a pris : je l’ai dégagée alors que
j’avais trop envie d’elle. Putain, j’ai encore la gaule rien que d’y penser.
J’arrête mon laïus pour le laisser parler.
— Je vois, annonce-t-il.
— Tu vois ? Joue pas au psy à deux balles. Sois cash, je suis en train de
t’expliquer que le corps d’une meuf me rend totalement barge et toi tu me dis :
« Je vois » ? Va te faire foutre !
Je prends une poignée entière de pop-corn pour lui balancer dans sa face
de chenille crevée en espérant que ça lui colle dans les cheveux. S’il me dit « Je
vois, tu es amoureuse » et qu’il se met à chantonner, je lui casse la gueule. Mon
énervement l’amuse, en plus.
— Je vois : il n’y a qu’une seule solution. Il faut que tu te la fasses une
bonne fois pour toutes.
Il n’a rien capté en fait… Il vient de me donner un conseil merdique mais
peut-être qu’il n’a pas tort. Finalement, c’est la solution. Ouais, peut-être que je
ne dois pas abandonner. Et puis merde ! J’en ai marre de réfléchir, ça
m’embrouille !
— Le truc, c’est que c’est pas terrible moralement. Si je la baise, ça risque
de faire beaucoup de dégâts autour d’elle. C’est un peu comme une bonne sœur
qui a fait vœu de chasteté et qui souhaite rentrer au couvant : si elle succombe
au péché de chair, elle trahit Dieu.
Je trouve cette comparaison adéquate, ça colle parfaitement à la situation.
— Sois plus clair.
— J’ai dit pas de détails !
Il lève les yeux au ciel.
— Le vrai problème, c’est que si je me la fais, je ne suis pas certain que ce
sera suffisant. J’ai peur d’en redemander.
Ça m’insupporte de l’admettre, mais je n’y peux rien. Calista m’a résisté
avec tellement de hargne que je ne pourrai pas faire taire la frustration qu’elle
a fait naître en moi d’un seul coup de queue.
— Je crois que tu dois expliquer tout ça à cette fille. Apparemment, elle te
plaît vraiment beaucoup, je me trompe ?
— Sans blague, comment t’as deviné !? Non, sincèrement, toutes les
autres meufs étaient bonnes, elles me plaisaient, mais pas avec cette force. Je
me les tapais peut-être par convenance mais je n’étais pas attiré par elles
comme je le suis par cette merdeuse, je râle.
— Dis-lui ce que tu veux d’elle. Vu comment tu la décris, à mon sens, elle
a besoin de concret et de savoir où elle va. Sois franc. Je connais ton côté
manipulateur, je suis certain que tu ne sais pas séduire autrement.
Je souris. C’est bien d’avoir des amis qui te connaissent par cœur. Je le
laisse continuer.
— Donc, puisqu’elle t’attire, dis-lui clairement.
— Je pense qu’elle l’a compris Ducon, je réponds sarcastiquement.
— Qu’est-ce que t’en sais ?
Peut-être que le fait que nous nous embrassons comme deux tarés, que je
la fous à poil, que je la pelote, qu’elle branle ma bite ultra dure sont des
indices ? Peut-être tout ça à la fois, non ? Je pense que ce sont des signaux
assez clairs.
— Elle ne sait peut-être pas ce que tu veux réellement d’elle, poursuit-il.
— De la baise !
— Alors pourquoi tu as pété les plombs quand elle t’a parlé d’un de ses
mecs ?
Putain, il me gave avec ses questions de merde. Qu’est-ce que j’en sais ?!
Je ne suis pas Freud ou un mec d’Esprit criminel ! Je ne vais pas analyser mon
propre comportement ! Il ne manquerait plus que ça, tiens ! Connard !
— J’en sais rien !
— Peut-être parce que tu veux la posséder entièrement non ?
Je soupire, complètement dépité. Oui, peut-être. Je la veux rien que pour
moi. Ce sont les termes adéquats : je veux la posséder. Sur le plan sexuel, rien
de plus. Solal l’a bien compris, nous sommes à des années-lumière de ce que
nous appelons communément l’amour. Tout ce dont je désire c’est la posséder,
qu’elle ne veuille que de moi en omettant tous les autres mecs susceptibles de
lui plaire.
— Elle ne voudra jamais m’appartenir.
— T’es con où tu le fais exprès ? Dis-lui et tu verras bien.
— Ouais, t’es marrant mon pote, je fais quoi si elle dit non ? Ou, pire,
qu’elle me demande des trucs romantiques débiles en échange ?
J’ai envie de lui rire au nez en lui disant : « Wouhou, on parle de Calista !
Tu l’as déjà vue quand elle casse les couilles ? Bon ! », mais je me retiens en
allumant une clope. Calista, c’est le genre de nana qu’il faut inviter au resto, à
qui il faut offrir des fleurs pour pouvoir avoir un droit quelconque sur sa flore
vaginale. Moi, je ne fais pas dans la guimauve. Oui, je lui ai offert un cadeau,
mais c’était de la manipulation, rien de plus. Rien de sincère.
— Si elle dit non, il ne te restera plus qu’à te branler, rit-il.
Je ne peux pas m’empêcher de l’accompagner. Parce qu’il n’a pas tort. La
conversation s’achève ainsi puisque Bernie semble vouloir taper l’incruste.
Même à demi-mot, je n’oserai pas parler de sa fille de cette façon devant lui. Je
n’ai pas l’impression qu’il lui a pardonné sa soirée de débauche, et je doute
que lui expliquer qu’elle me branlait presque à poil dans l’arrière-cuisine la
semaine dernière arrange les choses.
Comme à son habitude, il ôte la clope de ma bouche pour se l’approprier.
Il nous raconte comment s’est passé le concert qu’ils ont fait récemment et
nous détaille sa partie de jambes en l’air avec une femme qui n’est absolument
pas Céleste. Bernie dans toute sa splendeur ; pas étonnant que mon père et lui
s’entendent si bien : ils sont pareils, ils n’en ont jamais assez. Je suis assez fier
de m’inscrire dans leur lignée.
Rien n’est prévu dans la soirée, même pas un truc entre nous.

En rentrant, harassé, je m’affale sur mon canapé et zappe en me


demandant quand et quoi je vais bien pouvoir dire à Calista avant de retourner
dans mon atelier pour ne pas la croiser demain. Difficile de trouver les mots
pour lui expliquer que je la veux et qu’elle me hante sans qu’elle ne se
fourvoie sur mes intentions et mon absence de sentiment pour elle.
J’entends quelqu’un frapper, il est assez tard et je doute que ce soit de bon
augure. J’ouvre mais il n’y a personne devant chez moi. Le bruit retentit une
nouvelle fois et je comprends qu’il provient de la baie vitrée du jardin. Putain
de merde. J’espère qu’elle n’osera pas venir ici, pas après ce qu’il s’est passé.
C’est trop tôt, je n’ai pas encore décidé comment gérer mon attirance pour
elle. Je ne sais plus si je dois la nier ou l’écouter.
Pourtant, lorsque je coulisse la porte vitrée, c’est bien elle que je vois. Je
la dévisage. Je n’ai pas envie de discuter, pas maintenant. Je ne veux pas me
confronter à elle, pas tout de suite.
— Qu’est-ce que tu fous là ?
Elle hausse les épaules, et je me demande bien ce qui lui prend de se
pointer ici. La connaissant, elle a vraiment dû galérer pour escalader le mur. Je
crois même qu’elle s’est rétamée dans l’herbe : ses genoux sont tout verts. Elle
ne dit rien et me tend un pot de glace.
OK. Soit elle se fout de ma gueule, soit elle se fout de ma gueule.
— J’en veux pas de ta glace, je crache sans réussir à m’adoucir.
Elle soupire doucement, attristée. Elle n’est pas venue en étant excédée,
prête à me casser la gueule parce que je l’ai envoyée chier. Non, elle semble
plutôt mal à l’aise, comme si quelque chose la tracassait. Intrigué, je l’observe.
Elle regarde ses pieds pour ne pas croiser mon regard qui la scrute. Qui scrute
particulièrement sa paire de seins.
Bordel de shit de sa race. Elle recommence ! Je devais lâcher l’affaire et
voilà qu’elle s’exhibe devant mes yeux.
— Pourquoi tu es fâché contre moi ? me balance-t-elle en finissant par
relever son visage vers moi.
Elle est mignonne. Je réprime un sourire. Elle vient chez moi,
possiblement sur un coup de tête et ramène de la glace, croyant que ça pourrait
faire passer la pilule car elle s’imagine que je suis fâché contre elle.
Exaspérante mais mignonne.
— Je ne suis pas fâché.
Elle n’arrive pas tout à fait à saisir ce que je lui raconte.
— Mais alors pourquoi… enfin…
— Pour rien, dis-je sèchement, sachant à quoi elle fait référence.
Ma colère et mon ignorance portent largement à croire que je lui en veux
pour quelque chose. Je rentre m’asseoir sur le canapé mais laisse la baie
ouverte, en gage d’invitation à rentrer même si je ne m’abaisse pas à le lui
proposer. Elle ne tarde pas à me rejoindre pieds nus pour ne pas salir et prend
place à mes côtés.
— Basile, je ne comprends pas.
Elle ne comprend pas… Quand va-t-elle comprendre que si elle ne
comprend pas il ne faut pas qu’elle cherche à comprendre ?
— Il n’y a rien à comprendre, je souffle.
D’un regard dans sa direction je réalise qu’elle est complètement perdue,
peut-être même encore plus que moi.
— Mais, alors…
Je la coupe, parce que je ne veux pas qu’elle cherche à percer le mystère
de ce qu’il se passe entre nous.
— Rien je te dis. C’est comme ça, j’ai agi sur un coup de tête. Il n’y a pas
d’explications. C’était une pulsion, c’est tout. Tu n’as jamais de pulsions toi,
peut-être ?
Elle me fixe, une sorte de déception dans les yeux.
— Je suis une pulsion pour toi ?
J’aimerais lui dire que oui et non. Mais c’est tellement plus compliqué
dans ma tête. Putain de merde ! Je place mes coudes sur mes genoux et me
prends la tête entre mes mains en soufflant.
— Je dirais plutôt que tu es une obsession.
Je balance ça comme ça, sans être certain qu’elle m’entende ou me
comprenne.
— Une obsession ?
Merde ! Il va falloir l’avoir cette saloperie de conversation, autant que ce
soit maintenant. Je me relève rapidement, la plantant sur le canapé. Je ferme la
baie vitrée, ne voulant pas que des oreilles indiscrètes entendent ce que j’ai à
lui dire car ça risque d’être assez cru.
Lorsque je reviens dans le salon, elle est debout, à côté du canapé, et
semble vouloir s’échapper, loin de se sentir à sa place ici. Ses doigts s’agitent.
Je m’approche d’elle, mais pas trop. Si je la touche, c’est fichu, je vais me
remettre à la désirer avec force et ne plus réussir à me contrôler.
— Ouais, une obsession. C’est un problème ?
Je passe une main dans mes cheveux, en comprenant qu’il faut que je me
calme et que j’arrête de lui aboyer dessus. Ce n’est pas entièrement sa faute si
elle m’attire à ce point. Même si je commence à croire qu’elle fait des rituels
vaudou pour que mon envie d’elle soit si puissante. Elle me regarde,
complètement déboussolée.
— Pourquoi tu me rejettes dans ce cas ? Qu’est-ce que tu veux vraiment
Basile ?
Nous y sommes. Il va falloir que je lui dise. Il avait raison, l’artiste : elle a
besoin de savoir. Mais qu’est-ce que c’est casse-burnes de s’expliquer et de se
justifier. Je soupire, encore.
— Toi. Putain, je te veux toi.
Je ferme les yeux, la mâchoire serrée tellement ça me fait chier de
l’admettre. Mais merde ce n’est pas si difficile à comprendre ! Qu’est-ce qu’elle
peut-être conne ! Conne mais terriblement sexy, même les yeux fermés je la
vois. Ses jambes… Putain, c’est impossible de mettre un futal ? Non elle se
balade en minishort. J’en ai rien à battre, moi, qu’il fasse trente degrés !
— Ça veut dire quoi pour toi ?
Elle le fait exprès, je ne peux pas être plus clair.
— Je te veux, ce n’est pas compliqué à gober, si ? Tu m’obsèdes, je te
veux. C’est comme avoir envie d’une nouvelle bagnole. Je veux posséder ton
corps. Je veux t’embrasser, te toucher, te pénétrer et te faire jouir. Je veux être
ta putain de première fois, je veux te faire crier pour que tu te souviennes à
jamais de moi.
Elle déglutit. Je n’ai aucun moyen de savoir ce qu’elle pense.
— Depuis quand ? me demande-t-elle, presque effrayée.
Qu’est-ce que ça peut bien foutre ? Je lève les yeux au ciel. Résigné, je
balance la vérité puisque je suis parti pour être honnête.
— Depuis le gala de Solal, depuis que je t’ai vu dans cette robe. Le truc,
c’est que c’est de pire en pire. Dès que tu es dans la même pièce que moi, c’est
simple, j’ai envie de te sauter dessus. Je déteste ta façon de me résister, ça me
pousse à te vouloir encore plus.
Elle me regarde comme si je lui parlais en morse et qu’elle captait un mot
sur trois. Mais c’est pourtant limpide, bordel ! C’est sous ses yeux : je lui ai
démontré assez clairement que j’avais envie d’elle.
— Alors si tu me désires autant, pourquoi tu continues à draguer tout ce
qui bouge ?
Je vois très bien de quoi elle parle. La fille de la soirée, celle pour qui
Calista était venue me chercher des noises en me convoquant au conseil de
discipline dans l’arrière-cuisine. Je souris, diaboliquement. Elle veut tout
savoir ? Elle va être servie.
— Parce que je suis fait comme ça. J’ai toujours envie de plus. Tu sais
comment fonctionnent les mecs ici. Regarde un peu autour de toi. Nous
sommes faits ainsi. C’est comme ça, c’est ma nature et je ne pourrai jamais
changer. J’ai besoin de séduire autant que de respirer, ça fait partie de moi,
c’est comme ça que je suis constitué. Je suis plein de vices. Je te veux. Pas dans
le sens où je veux faire de toi une femme honnête, loin de là. Je veux posséder
ton corps.
Je préfère lui dire les choses sans laisser de zones d’ombres, que ce soit
aussi clair que de l’eau de roche et qu’elle sache à quoi s’attendre. Je ne sais
absolument pas où cette conversation va nous mener. Elle est bien partie pour
être stérile vu la tournure qu’elle prend. Fini la manipulation et le jeu, il y a de
fortes chances pour qu’elle n’ait pas envie d’entendre ce que je lui dis. C’est la
vérité crue. Fini l’illusion du Prince Charmant qu’elle aimerait tant, j’expose
clairement les faits : je suis un monstre.
Un long silence s’installe. Nous sommes toujours debout au beau milieu
du salon et je la trouve tellement irrésistible que mes yeux la dévorent.
— Si je te plais autant, alors pourquoi tu étais si dégoûté de me voir nue
au point de me repousser ?
Elle semble tellement vulnérable en me disant ça. C’est carrément son
genre de ne pas capter qu’elle a mis à terre ma fierté pour lui balancer un coup
de pied dans la gueule et lui péter les dents que je n’arrive même pas à lui en
vouloir. Je ne sais pas quoi lui dire, alors je décide de lui prouver par les
gestes qu’elle est loin de me dégoûter. Putain, comment elle peut penser une
chose pareille ?
Son corps est tout ce qu’il y a de plus naturel. Il est aussi imparfait que
magnifique. Hors des dictats de la société, hors de la norme du 36 squelettique
et des hanches aussi étroites qu’un trou du cul. Elle a grandi, sa carcasse
rondouillette s’est dessinée avec grâce et féminité. Du coup, moi, je suis obligé
de vouloir la posséder.
J’attrape sa taille et la guide jusqu’au mur. Elle ne me repousse pas.
J’admire sans vergogne sa silhouette pulpeuse, et mon regard se fait de feu.
Rien qu’en la matant, je suis certain de pouvoir jouir. J’exagère pas. Il faudrait
qu’elle se foute à poil mais c’est faisable. Mes mains viennent encadrer son
visage. Elle ferme les yeux et je savoure quelques secondes sa beauté, son front
trop grand, sa bouche trop large et ses pommettes trop saillantes.
N’y tenant plus, je l’embrasse. Je n’y mets pas autant de passion que lors
de nos autres baisers. Je veux lui montrer à quel point elle me plaît. Que rien
ne m’écœure chez elle. Ses lèvres répondent tendrement aux miennes, c’est
tellement délicieux que j’ai du mal à m’interrompre.
— Ce n’est pas toi qui me dégoûtes, Calista. Ce qui me dégoûte, c’est que
tu puisses penser à un autre mec que moi quand je te touche.
Je suis assez proche d’elle pour remarquer que son cœur bat plus vite. Ses
joues sont d’un rouge cramoisi mais je lis dans ses yeux qu’elle est loin de
détester l’effet que je lui fais. Elle fuit mon regard avant d’avouer :
— Je ne pense à rien quand tu m’embrasses Basile… C’est tellement
intense pour moi que, parfois, je suis obligée de dire n’importe quoi pour
essayer de garder les pieds sur terre, bégaie-t-elle.
— Tu ne penses à rien ?
— Rien. Seulement aux sensations que tu me fais ressentir.
Apparemment, je ne suis pas le seul à être totalement honnête ce soir.
— C’est intense pour toi ?
Je tiens à m’en assurer.
— Oui. D’ailleurs, c’est assez… (elle cherche ses mots) flippant.
— Je suis d’accord, ça l’est.
Pour lui faire comprendre que, terrifiant ou non, je compte bien
continuer, j’entreprends une nouvelle union de nos bouches et elle y répond
avec une fougue si profonde que j’en suis chamboulé.
Putain de merde, ce désire-là, je crois bien qu’il ne pourra jamais
s’éteindre. Je commence doucement à oublier comment je m’appelle.
— Putain Calista… Tu sais que, ce qu’on fait, c’est mal ? je grogne contre
ses lèvres.
Mes mains sont passées sous son débardeur et touchent sa peau douce
alors que mon corps est soudé au sien. Je ne peux pas m’empêcher d’imaginer
ce qu’il se passera si quelqu’un l’apprend.
— Oui. Je sais. Mais c’est plus fort que moi, ça me plaît tellement que je
n’arrive plus à te résister.
« Ça me plaît tellement que je n’arrive plus à te résister ». Il ne faut pas
qu’elle m’en dise plus pour que je perde la tête.
— Alors ne résiste pas Calista, je souffle.
Ses mains me tirant les cheveux et ses lèvres me goûtant répondent à ma
requête positivement. Elles me procurent de telles décharges que je pourrais en
devenir fou. Je la veux avec la force surhumaine de Deadpool.
Nos bouches se désunissent et nous reprenons notre souffle. J’observe ses
lèvres de poupée rougies par le désir. Elle se les pince comme si elle hésitait,
et je trouve cet acte des plus torrides. Quand elle les entrouvre, j’ai peur
qu’elle fasse machine arrière.
— Je veux coucher avec toi. Pas demain, ni après-demain. Maintenant.
J’en ai envie, là, tout de suite.
Je suis estomaqué par sa déclaration et prêt à tout pour la satisfaire. Le
désir que je subis en l’entendant est beaucoup trop éprouvant et dangereux. J’ai
une dernière chose à lui dire pour la mettre en garde. Il faut qu’elle sache
parfaitement dans quelle merde elle se lance avec moi. Si elle ne me repousse
pas, je ne réponds plus de mes actes, je perds tout contrôle et avec un plaisir
exacerbé. La glace pourra fondre autant qu’elle le voudra, moi, je m’occuperai
de Calista, elle goûtera à ma bite et, cette fois, elle ne m’échappera pas. Elle me
prend de court en ajoutant, déterminée :
— Je me sens prête.

* * * * *

À suivre dans la série


Suprêmes Interdits
2. Suprême Plaisir
3. Suprême Transgression
4. Suprême Passion
Remerciements

J’imagine qu’il serait indécent de ne pas commencer par remercier mes


lectrices Wattpad. Vous avez vu naître Calista et Basile, vous avez accompagné
leurs premiers pas, vous les avez nourris, vous les avez choyés, vous les avez
admirés et aussi parfois légèrement insultés. Vous avez vu l’histoire grandir, se
perfectionner. Je ne vous remercierai jamais assez d’avoir été aux rendez-vous
dominicaux que nous nous étions fixés. Vous ne pouvez concevoir à quel point
votre soutien, vos encouragements, vos rires, vos cris et vos petites attentions
ont été capitaux pour moi. C’est avec une vive émotion que je vous déclare
toute ma gratitude. Merci à vous qui vous reconnaîtrez, je n’en doute pas,
d’avoir été suffisamment conquis pour me donner la confiance nécessaire à
l’aboutissement de ce projet fantastique. Je n’aurais jamais cru avoir les
compétences pour vivre une telle aventure, vous m’avez aidée à me révéler et à
réaliser qu’avec un peu de travail et de motivation, tout est possible. Mille
mercis. Grâce à vous, j’ai compris qu’il ne fallait pas seulement croire en ses
rêves mais qu’il fallait aussi oser rêver…
Ces remerciements n’en seraient pas si j’omettais d’exprimer chaleureusement
toute la reconnaissance que j’éprouve à l’égard de Stéphanie Giard, mon
éditrice, qui a eu la folle idée de m’offrir une chance extraordinaire d’être
publiée au sein du Label Badass, ainsi qu’à son équipe. Merci de m’avoir
proposé cette opportunité, merci de croire en moi, merci de faire ce pari fou à
mes côtés. Tu as cette passion des mots tout au fond de ton cœur qui ne fait que
transparaître quand tu m’aides à affiner mes idées, à magnifier mes lignes, à
affûter ma plume même lorsque je me transforme en auteure stalinienne. Je
suis en totale admiration devant tout l’investissement que tu fournis dans ton
travail qui transcende les frontières du professionnel. Je n’aurais pas rêvé
meilleure partenaire pour commencer ce voyage dans le monde de l’écriture.
Aussi, nous pouvons penser qu’écrire est une activité d’ermite à l’âme
solitaire. Pour ma part, c’est surtout une façon de partager, et de faire de belles
rencontres. Alors j’aimerais faire une mention spéciale à mes amitiés
littéraires. À Rahma, Laurianne, Sabrina, Rita, Marie… avec qui je discute des
heures entières de notre passion commune.
Merci à vous, lecteurs, qui venez de découvrir l’univers de Suprêmes Interdits.
Merci à ma famille et mes amis chez qui je puise souvent mon inspiration.
Merci à ma maman, sans qui j’aurais ignoré le pouvoir des mots. À son amour
indéfectible…
Au plaisir de vous retrouver bientôt pour la suite de cette merveilleuse
aventure !

Florine Hedal
À propos de l’auteure

Un pyjama tout chaud, des chaussons tout doux, un plaid tout mou comblent
Florine Hedal d’émoi autant que le maroilles et la raclette. L’hibernation, elle
connaît, hiver comme été. Quand un bon bouquin lui tombe entre les mains,
elle en oublie même de sortir de chez elle ! Manger ses cinq fruits et légumes
par jour ? Très peu pour elle. Ce qu’elle préfère ? Se ruer sur de pauvres
tablettes de chocolat innocentes planquées dans sa p’tite bibliothèque.
Passionnée par l’Histoire (avec un grand H, oui), elle aime aussi en inventer.
Des douces, des coquines, des passionnelles… pour s’évader, faire rêver et
fantasmer. De quoi vous donner envie de tomber amoureuse… ou pas !
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Notes
{1} Oui, par mon père. Tu veux danser ?
{2} Avec plaisir.
Copyright
Ouvrage publié sous la direction de Stéphanie Giard.

© 2017, Label Badass/Actusf

ISBN (PDF) : 978-2-37686-029-7

ISBN (numérique) : 978-2-37686-028-0

Tous droits réservés, y compris le droit de reproduction de tout ou partie de l’ouvrage, sous quelque forme
que ce soit.
Cette œuvre est une œuvre de fiction. Les noms propres, les personnages, les lieux, les intrigues sont soit
le fruit de l’imagination de l’auteur, soit utilisés dans le cadre d’une œuvre de fiction. Toute ressemblance
avec des personnes réelles, vivantes ou décédées, des entreprises, des événements ou des lieux, serait une
pure coïncidence.

Réalisation graphique couverture : Benjamin « Zariel » Chaignon


Crédit photo : Adobe Stock

Badass, un label éditorial propulsé par les éditions Actusf


45, chemin du Peney, 73000 CHAMBÉRY

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