Recension de ”Sociologie du numérique” de Dominique
Boullier (2016), Armand Colin
Nicolas Doduik
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Colin. 2019. �hal-01991977�
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Recension de Sociologie du numérique,
Dominique Boullier, 2016, Armand Colin
Collection U, Paris.
Nicolas Doduik
Aix Marseille Univ, CNRS, LAMES, Aix-en-Provence, France
Laboratoire méditerranéen de sociologie
UMR 7305 - Aix Marseille Université - CNRS
Maison méditerranéenne des sciences de l’homme
5 rue du Château de l’Horloge, BP 647
13094 Aix-en-Provence
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S OC I O LOG I E D U N U M E R I Q U E
Dominique Boullier
2016
Recension par Nicolas Doduik
Recensé : Sociologie du numérique, Dominique Boullier, 2016, Armand Colin Collection U,
Paris.
Dominique Boullier, chercheur en sociologie et en sciences de l’information et de la
communication, spécialiste des usages du numérique et des technologies cognitives, actuel
rédacteur en chef de la revue Cosmopolitiques et directeur du Social Média Lab de l’Ecole
polytechnique fédérale de Lausanne, s’est intéressé très tôt aux usages sociaux des
technologies. Ses travaux, commencés en 1982 avec des études d’usage du Minitel, se
poursuivent jusqu’à l’analyse des jeux vidéo et des univers virtuels. Il propose avec Sociologie
du numérique une vision d’ensemble de la société numérique dans laquelle nous vivons, fruit
de ses propres recherches mais surtout de la somme accumulée de la communauté
scientifique, ainsi qu’un programme de recherche pour une sociologie du numérique
naissante. Il s’agit d’un véritable manuel pour aborder la discipline émergente.
Si comme nous allons le voir les chapitres s’enchaînent en prenant chacun un pan du monde
numérique pour objet comme autant de domaines différents que peuvent traiter l’histoire, la
sociologie économique, ou encore la sociologie politique, une attention est portée tout au
long de l’ouvrage à fournir un cadre général d’analyse du numérique.
L’argument est simple : pour faire une sociologie du numérique, il faut entrer dans les
considérations techniques des innovations technologiques, souvent éclipsées par les sciences
humaines et sociales pour ne parler que de leurs représentations et significations. Il y a déjà,
encapsulées dans les « architectures techniques » du code informatique, des manières
d’organiser la vie en collectivité, et donc des considérations politiques : ouvert ou fermé,
libre ou propriétaire, distribué ou centralisé, un programme informatique n’a pas qu’une
seule façon d’exister et de faire exister ses utilisateurs. Ainsi la sociologie est capable de
montrer que pour chaque innovation, un choix technique mais aussi toujours politique est
réalisé.
En réintroduisant le social et le politique dans la technique, ou plutôt en montrant comment
ces domaines n’ont jamais été séparés, Dominique Boullier s’inscrit pleinement dans la
sociologie de Bruno Latour, qui montre les liens entre entités humaines et non-humaines qui
tissent le monde contemporain. Poursuite d’une critique de la modernité qui croit séparer
science et culture, ou technique et social, alors qu’elle n’a cessé de les imbriquer, la
sociologie du numérique selon Boullier permet de questionner à nouveaux frais les évidences
du progrès numérique. Non, la domination des plateformes GAFAM sur le Net n’est pas
inéluctable ; non, la propriété intellectuelle assurée par des brevets n’est pas nécessaire à
l’innovation ; non, le progrès technologique ne s’accompagne pas forcément d’un déni des
libertés individuelles et de la vie privée. En bref : non, il n’y a pas qu’une seule manière de
fonder une société numérique.
Chaque chapitre de l’ouvrage s’attaque à un aspect particulier du numérique, et renvoie à
nombre de références anciennes et récentes sur le sujet, accompagnées d’exemples précis et
parfois techniques.
Le premier, « histoires du numérique », met en application l’argument principal de l’ouvrage :
Boullier détaille par exemple l’histoire des télécommunications pour montrer que « les
modes de transmission sont des politiques » : la répartition des ondes hertziennes
accompagnée d’un discours de la rareté est un « merveilleux cas de gouvernance socio-
technique ». En retraçant l’histoire de l’informatique, l’auteur donne à voir pour chaque
évolution technologique les controverses qui ont abouti à un cadre socio-technique qui finit
par apparaître comme évident alors que ce n’était qu’un choix possible parmi d’autres.
Le deuxième chapitre porte sur la sociologie des usages, qui consiste à étudier les usages de
la technique qui sont faits par les acteurs sociaux, sans s’arrêter au sens qu’un concepteur
avait prévu pour son produit technologique. Dominique Boullier aborde alors à tour de rôle
les jeux d’identité à travers la « publication de soi » sur Internet, les sociabilités en ligne et
hors ligne, les questions de vie privée, les couplages entre humain et machine. Boullier
rappelle qu’il existe bien des inégalités d’accès aux équipements et à Internet. Mais il
termine toutefois ce panorama en récusant l’expression de « fracture numérique », l’idée
qu’une grande inégalité d’accès et d’usages du numérique coupe les populations entre ceux
qui profitent du numérique et ceux qui en souffrent. Cette expression cache selon lui une
hiérarchie prescrite dans les usages de l’informatique, et véhicule l’idée qu’il y a des
pratiques de l’informatique plus nobles que d’autres. Or une posture sociologique neutre
invite à considérer tous les usages du numérique de manière équivalente : écrire un mail
n’est pas plus noble qu’envoyer un message-photo sur Snapchat, passer une heure sur un site
de divertissement en ligne n’est pas moins légitime que passer une heure à consulter le site
d’une institution culturelle. Dès lors, parler de « fracture numérique » n’a pas toujours de
sens, car les individus jugés du mauvais côté de la fracture ont d’autres usages du numérique
que ceux qui sont attendus, et sont souvent pionniers des usages futurs de la majorité de la
population.
Le troisième chapitre aborde les technologies cognitives, c'est-à-dire la manière dont les
technologies modifient notre perception du réel. Sans se cantonner aux dernières
innovations techniques (le casque de réalité virtuelle pour visiter une exposition, par
exemple), Boullier rappelle que les technologies numériques de base (décomposition en
éléments simples, mise en tableau ou sous forme de liste par exemple) sont déjà
« cognitives » parce qu’elles orientent notre façon de penser le monde. Mais des innovations
techniques plus récentes bouleversent les façons d’appréhender le réel : les moteurs de
recherche comme manière centrale de chercher de l’information, l’importance qu’ont prises
les données et leur exploitation, ou encore la réduction générale des formes médiatiques et
culturelles vers des formats courts.
Le quatrième chapitre tente de définir et de circonscrire l’économie du numérique : mais y a-
t-il seulement une « économie numérique », alors que tous les secteurs de la production et
de la consommation sont touchés d’une manière ou d’une autre ? Numérisations diverses
qui posent des questions de fiscalité, d’organisation du travail, ou encore de souveraineté
économique. Boullier présente plus généralement les nouvelles théories du capitalisme : le
capitalisme cognitif, la pollinisation, la prédation financière, et l’ubérisation de la société.
Ubérisation qu’il met en regard du développement des communs, pour toujours montrer
qu’il n’y a rien d’inéluctable dans les évolutions technologiques, et que tout choix
technologique ou d’organisation qui en découle est foncièrement politique.
Dans le cinquième chapitre « Sociologie politique du numérique », Boullier soulève la
question de la gouvernance impossible du numérique, en tout cas dans les modes
d’organisation politiques actuels (notamment le modèle de l’État-nation) : comment
gouverner le monde numérique qui n’a ni territoire, ni peuple ? Selon Boullier, c’est
précisément parce qu’il n’y a pas de débat public sur cette question que le monde
numérique actuel échappe à toute réflexion politique démocratique. Et c’est pour cette
raison qu’il est globalement dominé par quelques firmes multinationales qui jouent avec les
règles nationales sur tous les domaines : fiscalité, législations sociales et protection des
données personnelles. Dans cet esprit, c’est le modèle de la smart city qui est couramment
présenté comme le futur désirable de la gouvernance numérique : métropole « digitale »
exploitant les données de ses citoyens pour leur proposer des services adaptés, efficients et
respectueux de l’environnement. L’auteur rappelle qu’elle est associée à une surveillance de
masse et à une vision gestionnaire de la politique qui n’est pas inéluctable.
Enfin, dans un dernier chapitre, Boullier se demande s’il est pertinent de construire un
nouveau champ de recherche : les fameuses « humanités numériques » que certains
chercheurs de diverses disciplines appellent de leurs vœux avec divers acteurs extra-
universitaires (associations, entreprises, État), pour modifier profondément la recherche en
sciences humaines et sociales : exploitation du big data, formats ouverts de production et de
diffusion des recherches, transdisciplinarité assumée, études approfondies des sociabilités en
ligne. Chris Anderson, rédacteur en chef de Wired, annonçait en 2006 la « fin de la
théorie » : la mise en correspondance du « déluge de données » permettrait désormais de
tisser des corrélations si fines que toute théorie a priori, toute recherche de causalité et
toute hypothèse de recherche seraient inutiles pour comprendre les phénomènes sociaux.
Or s’il y a un principe fondateur en sciences humaines et sociales, c’est bien que les chiffres
ne parlent jamais d’eux-mêmes et qu’il faudra toujours des théories pour analyser la société.
Boullier, analysant l’attrait du big data comme un fétichisme des données, récuse la nécessité
d’ « humanités numériques », pour proposer plutôt de questionner à nouveaux frais les
sciences sociales existantes. Les disciplines ne peuvent pas se contenter de « numériser »
leurs méthodes, leurs données et leurs objets d’étude, mais doivent affirmer et afficher la
valeur ajoutée de leurs approches par rapport à la puissance du big data et de sa démarche
inductive : en un mot, elles doivent montrer que la théorie compte encore.
Et plutôt qu’à chercher l’innovation des méthodes, c’est peut-être en revenant aux théories
fondatrices de la sociologie qu’on pourra le mieux analyser le monde contemporain : en
termes de structures (la société de Durkheim), de marché (l’opinion de Gallup), ou
d’émergence (propagation soudaine des mèmes numériques et imitation qu’avait déjà
pensées Tarde).
Il n’y a donc selon lui pas forcément besoin d’unifier les disciplines des sciences humaines et
sociales dans des humanités numériques qui nivellent l’analyse du monde social. Mais il y a
bien plutôt une sociologie du numérique à construire, capable de dialoguer avec les autres
sciences qui s’intéressent à ces objets.
On pourra reprocher à l’auteur de n’avoir qu’une vision restrictive des humanités
numériques, champ foisonnant qui rassemble des acteurs n’ayant pas l’habitude d’échanger
et qui produit des résultats plus intéressants que ce que Boullier laisse entendre. Mais il est
salvateur, en ces temps où la « révolution numérique » appelle à toujours « innover » même
dans la recherche, de prendre le temps de puiser dans la somme théorique d’un champ
disciplinaire pour analyser le monde contemporain avec des outils qui ont fait leurs preuves.