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OceanofPDF.com Drive Me Wild French Edition - Lili Malone

Le document présente plusieurs romans disponibles à télécharger, chacun mettant en avant des intrigues romantiques et des conflits émotionnels. Parmi les titres, on trouve 'Breaking The Game', 'Corps accro', et 'Dangerous Bodyguard', qui explorent des thèmes de fausses relations, de luttes personnelles et de désirs contradictoires. Le texte inclut également une introduction à un personnage nommé Maddox, qui fait face à des défis personnels et professionnels au sein d'une fondation de protection animale.

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Nous prenons très au sérieux les droits relatifs au contenu. Si vous pensez qu’il s’agit de votre contenu, signalez une atteinte au droit d’auteur ici.
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Le document présente plusieurs romans disponibles à télécharger, chacun mettant en avant des intrigues romantiques et des conflits émotionnels. Parmi les titres, on trouve 'Breaking The Game', 'Corps accro', et 'Dangerous Bodyguard', qui explorent des thèmes de fausses relations, de luttes personnelles et de désirs contradictoires. Le texte inclut également une introduction à un personnage nommé Maddox, qui fait face à des défis personnels et professionnels au sein d'une fondation de protection animale.

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Breaking The Game


Gina a tout pour elle : un physique de rêve, une famille aimante et un travail
de mannequin qui la passionne. Mais quand elle réalise que sa carrière
s'essouffle à cause de son âge, elle commence à douter…
Son agent lui propose alors une « solution miracle » : raviver l'intérêt du
grand public en se montrant au bras d'un athlète jeune et célèbre. Et il a LE
parfait candidat en tête : Thomas Gatineau, hockeyeur professionnel, qui
aurait lui aussi bien besoin de redorer son image.
Ils ont tous les deux intérêt à jouer les faux petits amis, mais faire semblant
devant une horde de paparazzi n’est pas toujours facile, surtout quand les
sentiments s’en mêlent ! Et si entre la séduisante effrontée et le hockeyeur
que rien n’arrête, le jeu ne faisait que commencer ?

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Corps accro
Pour Milo, le sexe a longtemps été une drogue à laquelle il ne pouvait pas
résister. Désormais, il a verrouillé ses pulsions à double tour : il se contente
de regarder les femmes, sans jamais les toucher.
Mais quand Emy, la fille de l’immeuble d’en face, se met en tête de le
séduire, la tentation de retrouver ses vieux démons le tiraille.
Il sait qu’il n’est pas fait pour elle, qu’il la détruirait… Mais Emy s’en
fiche : elle est déjà détruite ! Et elle compte bien lui faire découvrir une
autre facette du sexe… et peut-être une autre facette de lui-même ?

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Dangerous Bodyguard
Erell travaille au FBI et est embauchée sous couverture dans la société de
protection rapprochée d’Alvar.
Alvar est dangereux, protecteur, imposant… et il est le suspect numéro un
dans l’enquête menée par la jeune flic.
Elle est décidée à rendre justice.
Il est déterminé à protéger les siens.
Un combat entre valeurs et instincts.
Un duel entre l’esprit et le corps.
Une guerre entre la morale et leur désir.
De quel côté la balance va-t-elle pencher ?

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High School Rumor


Grace Adams a 17 ans et ferait tout pour cacher qui elle est vraiment et d’où
elle vient. Elle porte un masque en permanence : au lycée, avec ses amis, sa
famille… Elle joue à être une autre, une fille qu’elle n’est pas vraiment.
Jusqu’à sa rencontre avec lui : Noam Hunter, le beau brun ténébreux,
rebelle et insolent, pour lequel toutes les filles du lycée craquent.
Grace est la dernière personne à avoir vu le frère de ce dernier vivant avant
qu’il ne disparaisse. Et à la suite de cet événement tragique, Noam le
provocateur, celui qui tient tête à tout le monde et outrepasse les règles,
s’est enfin rapproché d’elle.
Mais comment revenir en arrière et être simplement soi-même ? Comment
tomber amoureuse quand on passe son temps à mentir à tout le monde ?
D’autant qu’un mystérieux corbeau commence à révéler sur Internet les
secrets les plus sombres des élèves, bouleversant la vie de tous les lycéens
de la Kennedy High School !

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Disponible :

No Feelings, Just Sex


Morgan est plutôt du genre pragmatique : les sentiments, les imprévus et
autres complications, très peu pour lui !
Alors, quand il rencontre la pétillante Zélia, créatrice de l’application de
rencontre WhastLove, qui se met en tête de lui trouver son âme sœur, il n’a
aucune envie de céder.
Mais Morgan est un homme de défis ! Pour prouver à la jeune femme
qu’elle a tort de croire aux coups de foudre, il accepte de se rendre à trois
rendez-vous qu’elle lui choisira.
Si, au bout de ces trois rendez-vous, il n’a pas trouvé son âme sœur, Zélia
devra se rendre à l’évidence : l’amour au premier regard n’existe pas et
c’est très bien comme ça !
Le défi semble bien innocent… Pourtant, quand Morgan réalise qu’il est
attiré par Zélia et que cette dernière a bien du mal à ignorer le corps de rêve
de Morgan, les choses se compliquent. Ce défi pourrait bien les emmener
plus loin que prévu…

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Lili Malone
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DRIVE ME WILD

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Aux amoureux de la nature et des grands espaces.
À tous ceux qui prennent le temps de regarder
Et de préserver toutes ces merveilles…

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1

Maddox

La porte du bureau s’ouvre dans un grand bruit sourd qui me fait


sursauter. En relevant vivement la tête pour engueuler l’intrus qui fait autant
de boucan, je tombe nez à nez avec mon ami George. Un pli soucieux barre
son front en sueur et je ravale vite ma réprimande. Il a sa mine des mauvais
jours et ça ne me dit rien qui vaille. Quelle nouvelle va-t-il encore
m’annoncer ?

– Assieds-toi, mon garçon, j’ai des choses importantes à te dire,


commence-t-il en tirant une chaise pour s’y laisser tomber lourdement.

C’est mauvais signe. Très. Surtout quand il ne s’embarrasse pas de


fioritures. George, le vétérinaire du refuge, n’est pas du genre à aimer les
grands discours, ce qui me convient parfaitement, puisque je ne suis pas un
grand bavard non plus. Mais là, son air renfrogné ne peut annoncer qu’une
énième tuile, et nous n’avons pas besoin que la liste des ennuis s’allonge
encore. Ça fait un moment que je sens que quelque chose le tracasse et j’ai
le pressentiment que ça ne va pas me plaire.

Je regarde cet homme d’une cinquantaine d’années s’asseoir péniblement


de l’autre côté de mon bureau, comme si toute la misère du monde pesait
sur ses épaules, et je tique. Avec ses cheveux grisonnants et ses yeux verts
fatigués, il paraît bien plus que son âge. Au fil des années passées ici à Wild
Protect, il est devenu plus qu’un simple collègue ou associé, il est devenu
mon ami. Ainsi qu’un pilier de cette fondation qui compte tellement à mes
yeux.
Son air grave m’inquiète franchement.

– Qu’est-ce qui se passe, George ? Tu as de nouveau des vertiges,


comme la semaine dernière ?
– S’il n’y avait que ça, grogne-t-il tout bas. Écoute Madd, je ne vais pas
tourner autour du pot, tu sais que ce n’est pas mon genre.

Il éponge ses tempes grisonnantes avec un mouchoir et mon angoisse


grandit, parce que George est habitué à la chaleur qui règne ici dans le
Masai Mara, depuis le temps. Son comportement n’est pas normal.

– Madd, je suis malade. Je ne peux plus assurer le boulot. Je pense que tu


vas devoir trouver quelqu’un pour prendre ma place ici.

Quoi ? Je le fixe un instant, interdit, avec l’impression d’avoir mal


compris. Soudain, j’ai le sentiment que tout s’effondre sous mes pieds. La
boule d’angoisse explose dans ma poitrine et m’oppresse. Si George
demande à se faire relever, c’est qu’il a puisé dans ses dernières réserves.
Parce que je le connais, il aime trop cet endroit auquel nous consacrons
notre vie depuis quelques années. Aucun de nous ne le quitterait comme ça,
sur un simple coup de tête. Merde, et lui, il me balance ça comme ça !
Malade ? Pas plus tard qu’hier, il me soutenait encore que ce n’était qu’un
simple coup de chaleur.

– Qu’est-ce que tu as au juste ? C’est grave à quel point ?


– T’as pas besoin de le savoir pour l’instant, tique Georges avec une
pointe d’agacement.

Son ton impatient m’interpelle et je sens mon ventre se tordre


d’inquiétude.

– On va organiser tes soins dans une clinique à Nairobi, George. Tu sais


que je peux payer pour tes…
– Maddox, me coupe-t-il en levant une main pour me stopper dans mon
élan. Je dois rentrer aux États-Unis mon grand. J’ai… des choses à mettre
en ordre là-bas.
– T’es quand même pas en train de me dire que tu as refusé de te faire
soigner ?
– C’est pas ce que j’ai dit, grogne-t-il en regardant par la seule petite
fenêtre de mon bureau.
– Bordel George ! explosé-je. Pourquoi tu ne m’en as pas parlé avant ?
– Écoute fiston, je suis pas venu pour m’engueuler avec toi.

Il soupire et je réalise à quel point cet homme est important pour moi. Je
suis à la fois furieux contre lui et empli de peine. Je n’arrive pas à croire
qu’il ne m’ait rien dit avant, et c’est précisément ce point qui me fout en
rogne. Mais il est là, devant moi, en train de me faire comprendre que je
dois me préparer à son départ. Lui s’y est déjà résigné visiblement. J’ignore
pourquoi il refuse de me dire ce qu’il a. Ou peut-être n’en sait-il rien
encore. Quoi qu’il en soit, je n’imaginais pas que notre petit bout de chemin
prendrait fin de cette façon. En outre, cette tête d’âne est tellement butée
que tout ce que je pourrai dire n’y changera rien, sa décision est prise. Je ne
sais même pas quoi ajouter. Je me contente d’observer, sans les voir
vraiment, les piles de documents qui s’entassent sur ce qu’on peut
vaguement appeler un bureau.

Je reste muet, encaissant mal cette nouvelle qui me fait l’effet d’une
véritable tragédie. Mon désarroi doit se voir comme le nez au milieu de la
figure parce que George se lève et se croit obligé de me remettre d’aplomb.

– Viens, les lionceaux sont agités ce soir. Je crois qu’il faut augmenter
les rations de viande.

Il a toujours été très fort pour faire diversion. Il vient me lâcher sa bombe
en pleine tête et change de sujet comme si ce n’était pas important. Puis,
sans plus de cérémonie, il ressort de la pièce comme s’il ne venait pas de
bouleverser absolument tous nos projets. Comme si ça n’allait pas avoir
d’impact sur moi, comme si sa révélation ne faisait pas trembler les bases
de mon petit monde. La vie me rappelle soudain que, bien que nous soyons
dans une bulle au sein de Wild Protect, elle ne nous épargne pas pour
autant.
Je reste un instant abasourdi sur ma chaise, puis me secoue mentalement.
Je sais que mon ami ne veut pas de sentimentalisme dégoulinant, mais là
bordel ! Je n’arrive pas à encaisser. Je passe un doigt sous le col de mon tee-
shirt, comme si je manquais d’oxygène, mais c’est perdu d’avance, je sens
que je me fais submerger par une vague de colère brute. Comme une vieille
connaissance perdue de vue depuis un moment, elle revient prendre
possession de moi sans que je ne puisse la contrôler. Je pensais avoir
dépassé ce stade depuis longtemps. Il faut croire que non.

Je dois évacuer la boule d’angoisse qui me serre la gorge, laisser la


vague me balayer pour être de nouveau entier. Je le sais.

Simplement ici, il n’y a pas d’exutoire. La seule chose que je trouve à


faire, c’est envoyer valser tout ce qui est sur la planche de bois qui me tient
lieu de bureau dans un grand cri rageur. Les papiers voltigent dans tous les
sens, et tout le bordel qui y est disposé part se fracasser au sol. J’abats mon
poing serré sur le plateau vidé, déchirant ma peau au passage. C’est un
geste complètement inutile. Ça ne changera absolument rien, mais je me
sens impuissant au point d’avoir besoin de déverser ma rage sur quelque
chose. La petite lampe vole et se brise en mille morceaux. C’est le bruit de
verre qui éclate qui me reconnecte avec la réalité. Oui, tout est bien réel et
tout vient d’être remis en question. Je n’en veux pas à George, évidemment.
J’en veux à… Je ne sais même pas…

Respire, Madd, respire.

Les bras tendus, en appui sur le bureau, je m’enjoins à ralentir mon


rythme respiratoire, peinant à retrouver mon calme. Il me faut quelques
minutes pour redonner à mon cœur un tempo moins erratique, avant de
rejoindre George à l’extérieur.

La chaleur étouffante me tombe sur les épaules comme une chape de


plomb, à l’image du poids sur ma poitrine. Mais le paysage magnifique qui
s’étale à perte de vue sous mes yeux me rassérène et vaut bien les petits
désagréments dus aux températures élevées. J’inspire profondément l’air
chaud et ferme les yeux pour me reconnecter à l’essentiel, laissant
l’oxygène pur chasser les miasmes de ma colère et de mes idées sombres. Il
n’y a qu’ici que je me sens serein. Et déjà, le calme environnant m’aide à
faire le vide dans ma tête.

J’ai toujours admiré l’Afrique, et le Kenya est un pays qui me fascine


depuis mon plus jeune âge. Ces terres ont ce je-ne-sais-quoi qui frôle la
magie et qui m’attire comme un aimant. Mon père, lui, du haut de son
sempiternel mépris, se foutait bien de toutes mes « lubies écolos » comme il
les appelle encore maintenant. J’ai eu à cœur assez tôt la préservation de la
faune et de la flore, et j’ai eu la chance de réaliser ce rêve d’enfant. Grâce à
ma persévérance, à ma volonté. Et à mon grand désarroi, grâce aux
subventions paternelles. Mais contempler ce soleil couchant guérit la
plupart des sacrifices que j’ai dû faire pour en arriver là. Wild Protect, c’est
mon projet, mon aboutissement personnel et mon échappatoire. Je peux dire
sans ciller que j’en suis fier.

La fondation a pour vocation de recueillir les animaux victimes de la


connerie des hommes, les soigner et les relâcher ensuite dans leur milieu
naturel. Au fil des années, nous avons pu agrandir l’espace, si bien que
maintenant nous sommes capables d’héberger des prédateurs. Et c’est
devant le grillage sécurisé des lionceaux que je retrouve George.

Nous avons accueilli ces deux orphelins la semaine précédente. Errant


dans la savane, ils étaient bien trop jeunes pour survivre par eux-mêmes.
Les guerriers Masaï qui effectuent des rondes régulières dans ce vaste
espace ont retrouvé le cadavre de leur mère à des kilomètres d’ici, et ce sont
eux qui ont donné l’alerte. Braconniers ou combat, nul ne le saura jamais,
vu l’état de la dépouille de l’animal. Mais George ayant déterminé que nous
pouvions encore les sauver malgré leur dénutrition avancée, les petits ont
atterri au refuge où ils reprennent de la vigueur à une vitesse fulgurante.

– Dis-moi comment je vais me débrouiller sans toi ici, George, fais-je


tristement. Tu es le phare de cette fondation. Sans véto, je ne sais vraiment
pas comment je vais m’en sortir.
– Arrête tes conneries, petit. Je te fais confiance. Tu trouveras bien
quelqu’un.
George est le seul homme qui a le privilège de m’appeler comme ça.
Tout simplement parce que je trouve en lui un peu de la chaleur paternelle
qui m’a tant manqué… Je suis lucide sur les capacités parentales de mon
géniteur. Elles sont tout bonnement inexistantes. Il voulait un héritier pour
sa société, il l’a eu. Le reste n’a été pour lui qu’un ensemble de détails
insignifiants.

– Je ne connais personne qui viendra s’enterrer ici toute l’année, à


bouffer du sable et suer sang et eau sous un soleil de plomb !
– Si tu le présentes comme ça, il y a peu de chances en effet, ricane mon
ami en me tapant sur l’épaule. Je dois tirer ma révérence Maddox. J’ai des
choses à faire et ma santé à préserver. Mais ne crois pas que je ne vais pas
regretter tout ça.

Il contemple le paysage d’un regard déjà nostalgique.

– Dans tes contacts, tu n’aurais pas un véto asocial qui voudrait essayer
de te remplacer ?

L’homme fatigué qui me fait face est songeur. Je vois bien qu’il a une
idée en tête, je le connais trop bien désormais pour me faire avoir par ses
mimiques.

– Crache le morceau, George !


– Eh bien… Il y aurait bien quelqu’un, mais…
– Appelle-le !
– Charly est quelqu’un d’assez… caractériel et lunatique… Je ne sais pas
si tu t’entendrais bien avec…
– Appelle ! le coupé-je.

Il me faut quelqu’un pour reprendre la suite et pallier son absence c’est


indispensable. Je ne fais pas dans le sentimentalisme débordant
normalement, mais merde, ce con va me manquer. Et, question de survie
pour la fondation, la place ne doit pas rester vacante trop longtemps. Mon
échec serait une trop grande victoire pour mon père. Je refuse de lui donner
cette satisfaction.
– OK. Je l’appellerai après avoir nourri les fauves.
– Sois convaincant surtout ! Je n’ai pas envie que mon père ait vent de
cette nouvelle. Il en profiterait pour me mettre la pression encore une fois.

Je me perds de nouveau dans la contemplation de ces vastes espaces. Le


ciel a pris cette teinte orangée si caractéristique des couchers de soleil sur la
savane. On dirait qu’un peintre s’est amusé à décliner cette couleur dans
toutes ses nuances. C’est splendide. Le genre de paysage que le commun
des mortels ne voit que dans les reportages de National Geographic. Moi,
j’ai la chance de vivre ce moment qui vaut tout l’or du monde chaque soir,
depuis cinq ans. Même si je suis on ne peut plus conscient que l’aventure
touchera bientôt à son terme, je m’estime le plus chanceux des hommes de
pouvoir assister au spectacle magnifique de cette nature si surprenante. Elle
m’apaise, recharge mes batteries et me fait tout oublier le temps de
quelques instants.

Les lionceaux viennent piailler juste devant nous, ayant bien repéré le
moment où ils vont recevoir leur repas, nous sortant par la même occasion
de notre contemplation silencieuse. Je claque doucement l’épaule de
George, dans un geste aussi amical que réconfortant, et nous nous dirigeons
de conserve vers les animaux dont nous devons nous occuper. Pas besoin de
mots, il sait très bien ce que je ressens et je saisis parfaitement tout ce qu’il
ne me dit pas. Les silences en révèlent parfois bien plus que des discours
maladroits. J’aurais simplement voulu lui dire que j’aurais souhaité passer
plus de temps auprès du type formidable qu’il est. J’aimerais avoir les
couilles de lui avouer qu’il est celui qui se rapproche le plus d’un père pour
moi et que je le remercie pour ça. Malheureusement, je ne sais pas exprimer
mes sentiments. Je les ai bridés trop longtemps et ils ont été raillés trop
souvent.

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2

Charly

Aujourd’hui, j’enchaîne les consultations d’urgence sans grand intérêt et


je passe ma matinée à rassurer des propriétaires de petites bêtes inquiets.
Non pas que ça me déplaise, ça fait partie de mon métier. Mais pour la
spécialiste en NAC1 que je suis, m’occuper de la bobologie du caniche de
Mme Alberta qui vient toutes les semaines pour un pet de travers n’a rien
d’exaltant. Après le long parcours d’études pour devenir vétérinaire, je me
voyais déjà soigner des serpents ou autres caméléons… À 26 ans, je n’ai
rien de tout ça malheureusement, les choses n’ayant pas tout à fait tourné
comme je l’imaginais.

L’avantage, c’est que je suis seule à la clinique et qu’on me fout une paix
royale. Cameron n’est pas là pour me rappeler que je dépasse mon temps de
consultation ou que j’utilise trop de compresses. J’en viendrais presque à
aimer cet endroit quand il n’est pas sur mon dos. En fait, ce mec a un don
qu’il ne soupçonne même pas. Celui de faire hérisser tous les poils de mon
corps rien qu’en montrant sa gueule de petit chef. Mon oncle aurait mieux
fait de rester couché le jour où il a cru avoir la brillante idée de l’embaucher
pour superviser sa clinique. Je comprends son choix, j’étais beaucoup trop
jeune et inexpérimentée pour endosser une telle responsabilité, mais lui
n’est pas là. Moi si. Et j’endure, chaque jour que dieu fait, les conséquences
de cette désastreuse décision. Soyons clairs, Cameron est un con. Et moi, je
me sens à l’étroit entre ces quatre murs aseptisés.

Je masse légèrement mes tempes pour tenter de dissiper le début de


migraine qui me guette. J’esquisse un geste pour enlever ma blouse et enfin
prendre une pause quand la sonnette de l’accueil retentit.
Encore.

Je soupire. J’ai faim, mais de toute évidence, ça devra attendre.

Quand je débarque dans le hall d’entrée, je suis tout de suite émue à la


vue d’une petite fille, une blondinette haute comme trois pommes, encadrée
par ses parents, et qui tient une minuscule boule de poils contre sa poitrine.
Un chaton visiblement. La gamine sanglote en serrant son compagnon plus
fort contre elle quand elle me voit arriver. Quoi que cet animal ait,
l’écrabouiller autant ne va rien arranger, mais je m’abstiens de tout
commentaire et m’agenouille en souriant devant la demoiselle. Je suis en
général plus douée avec les animaux qu’avec les humains, mais je sais au
moins que les enfants sont à manier avec délicatesse. Je vais devoir prendre
des pincettes pour qu’elle me laisse examiner son compagnon.

– Bonjour, mademoiselle, je suis le docteur Charly. Tu me présentes ton


copain ?

La fillette me dévisage un long moment, comme si elle évaluait le taux


de confiance à m’accorder. Je fais signe à la maman qui s’apprêtait à parler
de ne rien en faire et j’élargis encore mon sourire. J’espère seulement qu’il
est rassurant et que je ne ressemble pas au chat du Cheshire2 !

– Lui, c’est Caramel.


– D’accord. Bonjour Caramel. Je peux le caresser ?

Hochement de tête. Je tends la main vers la petite masse de poils roux


qui est à n’en pas douter à l’origine de son nom. Tout en caressant le pelage
doux, je sens la gamine se détendre et j’en profite pour faire mon
interrogatoire.

– Tu peux me dire ce qui arrive à Caramel ?


– C’est sa patte. Elle est toute cassée, sanglote-t-elle de nouveau.

J’interroge les parents du regard et je finis par apprendre que le chaton a


reçu un rondin de bois sur la patte alors qu’il était dans leur réserve. Depuis,
il ne pose plus son membre blessé par terre et refuse de s’alimenter.
– Je vais devoir examiner ton petit copain, ma belle. Tu veux bien venir
avec moi dans mon bureau ?

Elle me suit en silence et dépose son précieux paquet sur la table


d’auscultation que je lui désigne. Le chaton ne réagit pas beaucoup et seul
son petit miaulement plaintif m’apprend qu’il est encore en vie.

Après un examen doux sous les yeux attentifs de la fillette, je suis


formelle. Fracture de la patte et surtout grosse déshydratation. Je vais devoir
perfuser l’animal pour le requinquer et m’occuper de sa blessure.

– La bonne nouvelle, c’est que tu as bien fait d’amener Caramel ici. Mais
si tu veux qu’il guérisse, il va devoir rester avec moi pour que je prenne
soin de lui.

La gamine sanglote pendant que j’explique aux parents ce que je prévois


pour leur petit protégé afin qu’ils valident le devis que je leur établis. Faire
soigner son animal n’est pas bon marché et parfois, les propriétaires n’en
ont pas les moyens. C’est un crève-cœur pour eux comme pour nous.
Heureusement, aujourd’hui ce ne sera pas le cas.

Après avoir reçu leur aval, je m’attelle aux soins du chaton amorphe.
J’appelle Elena, notre assistante-vétérinaire, pour qu’elle lui fasse un petit
nid douillet jusqu’à demain. Une fois assurée que mon minuscule patient est
bien installé, je retire ma blouse dans l’espoir, enfin, de me nourrir.
Seulement, il faut croire que l’univers fomente un complot contre moi
aujourd’hui, puisque ma veste à peine enfilée, mon téléphone sonne. Je
peste à haute voix, ça me soulage, avant de voir le numéro qui s’affiche.
Mon cœur bondit de joie en prenant l’appel.

– Hey Oncle George !


– Salut ma grenouille. Je te dérange ? Je ne sais jamais avec le décalage
horaire…
– Non c’est bon, j’allais juste prendre ma pause déjeuner. Cam n’est pas
là pour me chronométrer…
– Charly… Cameron n’est pas un mauvais bougre, tu sais ?
– Ah, eh bien je suis contente de savoir qu’il me réserve un traitement de
faveur !

J’entends mon oncle pouffer comme un gosse à l’autre bout de la ligne.


Il me manque tellement. Cela apaise quelques tensions en moi, sa voix
grave ayant des vertus thérapeutiques. À moins que ce ne soient tous les
souvenirs et les attentions dont il m’a toujours entourée depuis que je suis
haute comme trois pommes.

– Lily, ma puce, j’ai une proposition à te faire, reprend-il plus


sérieusement.
– Je t’écoute.

En fronçant les sourcils, inquiète, je laisse mon oncle m’expliquer de


quoi il est question. Selon lui, c’est une offre qui ne se présentera qu’une
seule fois dans ma vie et je serais folle de la refuser. Je passe de
l’inquiétude à l’incrédulité à mesure qu’il m’expose la situation. Je ne sais
pas vraiment quoi penser de ce qu’il me propose et si je suis honnête, j’ai
aussi la trouille. Je n’ai pas beaucoup d’expérience avec la faune sauvage, à
part ce que j’en sais de mes manuels vétérinaires et du stage que j’ai
effectué dans un zoo durant mes études. Mais quel défi incroyable !

Le Kenya…

Waouh, si je m’attendais à ça ! Cependant, George quitte ce poste qui me


faisait tant rêver pour une obscure raison, et je ne suis pas certaine d’aimer
ça. Lui qui était toujours dithyrambique quand il évoquait l’Afrique et ses
merveilles, je le soupçonne de me cacher quelque chose de grave. Il
n’abandonnerait pas son idéal africain pour rien.

– Pourquoi est-ce que tu rentres à Boston ? Tu vas bien ?


– Ah, Charly, je me fais vieux et la chaleur me joue des tours. Il est
temps que du sang neuf prenne la relève !

Je marque un temps d’hésitation, pas certaine de croire aux fariboles


qu’il me débite un peu trop vite. Quant à sa proposition, elle me perturbe
énormément.
– George… Écoute, je suis flattée que tu penses à moi pour prendre ta
suite, mais je suis loin d’être aussi douée que toi et…
– Stop, gamine ! Pas de ça avec moi. Je ne sais pas pourquoi tu te sous-
estimes autant, mais je vais te dire ce que moi j’en pense. Tu ne dois rien à
personne ici. Il est temps que tu penses à toi et toi seule. Ton avenir est là
où tu vas t’épanouir et même sans te voir, je sais que ce n’est pas le cas
aujourd’hui. Je me trompe ?

Je prends un instant pour souffler et empêcher ma voix de trembler


quand je lui réponds. George n’est pas dupe, il ne l’a jamais été. Il sait que
la culpabilité m’étouffe, que ça me bouffe la vie au quotidien et que je me
retiens d’être heureuse. D’être moi. Ce sentiment est devenu indissociable
de mon existence. Il vient poser ses griffes sur mon cœur dès que j’ouvre
les yeux le matin, pour ne me relâcher le soir qu’au prix de nombreuses
larmes et souffrances. Je n’ai de répit que lorsque mon corps finit par lâcher
prise sous l’épuisement de journées volontairement surchargées. Plus je
travaille, moins je pense.

Moins je pense à lui…

Je sais que mon oncle a raison. Je dois me pardonner. Mais comment


faire quand on lit le reproche à chaque instant dans les yeux de ceux qui
sont censés être vos piliers ? Je n’y arrive pas. Pas encore. Peut-être jamais.

– Grenouille ?
– Oui, Georgie… soufflé-je doucement. Je suis là.
– Alors ?

Je le voudrais. Tellement. Mais c’est au-dessus de mes forces. J’aurais


l’impression de l’abandonner en quittant cette ville. Je ne veux pas que tout
le monde pense que j’ai oublié. Parce que ce n’est pas le cas. C’est ancré au
plus profond de mon cœur et c’est une plaie qui ne cicatrisera jamais. Je
veillerai à ce que ça n’arrive pas. Je mérite le gouffre sombre dans lequel
s’enlise ma vie. Il n’y a rien d’autre à en dire.

– Je suis désolée, George. Mais non, je ne peux pas.


Je peux presque sentir la colère de mon oncle bouillonner avant même
qu’il n’ouvre la bouche. Elle traverse les kilomètres qui nous séparent pour
me cingler avec sévérité. Je sens la morsure de sa déception s’ancrer dans
ma chair. C’est pire que les coups de semonce de mes parents.

– Je ne te savais pas lâche à ce point, Charly.

Le ton est dur. Aussi tranchant que ses mots. Et ça me déchire, car je ne
l’ai encore jamais entendu s’adresser à moi de cette façon. Décevoir la seule
personne qui croit en moi, en mes capacités, qui me pousse à avancer, ça
c’est terrible. Heureusement qu’il n’est pas en face de moi, parce que je
n’arriverais certainement pas à le regarder dans les yeux. Je suis pathétique.

– George, comprends-moi… Je ne peux pas tout laisser derrière moi !


– Et tu peux me dire ce que tu as de si précieux ici qui t’empêche de te
barrer ? Tes parents ?

Rien.

C’est ça le pire, c’est qu’il a tapé dans le mille. Ici, je ne suis plus
personne, je n’ai plus rien. C’est presque le plus affligeant. Ma vie est vide.
Un boulot avec un chef que je ne peux pas encadrer, et réciproquement. Un
appartement impersonnel que je n’ai jamais pris la peine de décorer à mon
goût. Pas de mec, pas d’amis, pas d’engagement… Triste constat.

– C’est à l’autre bout du monde…


– Trouillarde !

J’accuse le coup, mais cette fois-ci, je suis piquée au vif. Je ne savais pas
que mon oncle avait cette opinion de moi. Je ne suis pas lâche. Je ne suis
juste pas prête pour ça. Le silence s’étire entre nous et je l’entends soupirer.

– Écoute Charly. Je t’offre une chance de faire quelque chose d’utile, de


primordial. Tu as besoin de ressentir à nouveau ce souffle de vie que tu as
perdu. Tu dois franchir le pas, c’est le plus dur. Monte dans cet avion, viens
me rejoindre une semaine ! Et si tu ne le fais pas pour toi, fais-le pour moi,
Charly... S’il te plaît. On a besoin de toi ici.
Je ne peux pas rester insensible à la supplique de George. Il voudrait
tellement que je remonte la pente. En même temps, c’est la première fois
qu’il me demande de faire quelque chose pour lui. Il me le demande comme
un service. Un gros. Et je lui devrais au moins d’essayer pour le remercier
de tout ce que lui a fait pour moi ces dernières années. Pourtant, un petit fil
me retient en arrière, m’empêchant de dire oui. Ce même lien ténu qui me
rappelle tous les jours ce dont je me suis rendue coupable.

– Je suis désolée George. Je ne peux pas…

Je ne peux pas.

1. Nouveaux Animaux de Compagnie (serpents, lézards et autres petites


bêtes sympathiques…).

2. L’étrange chat flippant d’Alice au pays des merveilles.

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3

Charly

Je me gare devant le pavillon cossu de mes parents. Cette jolie maison où


j’ai tant de souvenirs heureux dont je peine à me rappeler tant ils me
paraissent appartenir à une autre vie. Ils ont été relégués au fond de ma
mémoire par d’autres plus récents, plus destructeurs.

Je cramponne le volant tellement fort, pour ne pas voir mes mains


trembler, que les jointures de mes articulations blanchissent. Chaque visite
ici, un samedi sur deux, est une véritable épreuve. Je pourrais même parler
de torture. Pourtant, je me fais violence pour les affronter en espérant à
chaque fois que leur regard sur moi aura changé. Qu’ils auront compris que
je me punis assez toute seule pour ne pas avoir en plus à subir leur
jugement. Or à chaque fois, ma désillusion est plus grande que la
précédente, morcelant encore un peu plus mon cœur. J’ai tout perdu et tout
me file entre les doigts, y compris ce semblant de relation bancale que
j’entretiens avec mes parents ces dernières années.

Respire, Charly.

Je compte jusqu’à dix dans ma tête, lentement, pour me donner le


courage d’ouvrir la portière. Mon cœur cogne tellement fort contre mes
côtes qu’il me fait mal. C’est bien. Cette douleur est là pour me rappeler
pourquoi je fais tout ça.

Soufflant un bon coup, je m’extirpe de la voiture et me dirige rapidement


vers la porte d’entrée avant que les forces ne me manquent et que je fasse
machine arrière. Je frappe trois fois contre le battant de bois et attends
patiemment qu’on vienne m’ouvrir.

Je vois l’ombre de ma mère derrière le rideau. Elle doit prier à chaque


fois pour que je ne vienne pas. Aussi fort que moi je prie pour ma
rédemption. Mais comme d’habitude, elle vient ouvrir cette maudite porte.
Celle de mon enfer personnel. Celle que je souhaite secrètement ne plus
voir s’ouvrir un jour. Mon souffle se bloque en observant la poignée
tourner, parce que je sais déjà ce que je vais trouver derrière.

Mépris. Haine. Jugement.

La frêle silhouette maternelle se dresse devant moi, me fixe avec ses


yeux encore rougis, dans un silence lourd qui s’étire entre nous, tel un fossé
immense devenu impossible à franchir. Le même masque glacial que
d’habitude est gravé sur son visage. Dur, impitoyable. Et il m’est
personnellement destiné. Comme à l’accoutumée, un éclair de douleur
traverse son regard quand mes prunelles aussi vertes que des émeraudes
croisent les siennes. La même couleur que lui. Ce vert que j’ai décidé de ne
plus contempler en bannissant tous les miroirs de chez moi. Je ne supporte
plus cette couleur.

Ma mère me tourne ostensiblement le dos pour retourner à l’intérieur,


mais la porte restée ouverte m’indique que je peux franchir le seuil. Rien
n’a changé ici depuis des années. Il y a tellement de photos de lui partout
qu’on se croirait dans un mausolée. J’évite autant que possible de les
regarder. Même si ce sont des vestiges de moments heureux, ces souvenirs
remuent tout autant la merde.

– Bonjour Maman.

Je n’attends pas de réponse, il n’y en aura pas, et je file vers le salon où


je sais que mon père patiente. Assis dans son éternel fauteuil au cuir élimé
qui tient encore debout par je ne sais quel miracle, il m’attend, tendu
comme un arc. Pas franchement hostile, sans être non plus enjoué par ma
visite. J’ignore ce qu’il pense vraiment, c’est un homme qui parle peu. Mais
pour ce que j’en sais, il n’a jamais pris ma défense face aux accusations et
aux horreurs que ma mère me balance depuis des années.

Je le salue d’un hochement de tête qu’il me rend. Pas d’effusions, pas


d’embrassades, ce temps-là est révolu. Je n’ai pas senti l’étreinte des bras
de mes parents depuis ce jour funeste. Et si au début ce manque de contact
était intolérable, il est devenu mon chemin de croix personnel. Je me sens
de toute façon tellement sale qu’il vaut mieux que personne ne me touche.
La culpabilité a cet effet-là sur moi, elle me pourrit de l’intérieur, si bien
que j’ai le sentiment permanent de contaminer ceux qui osent s’approcher
un peu trop.

Je m’assois sur le canapé en face de mon père et le silence devient vite


pesant. Les minutes s’égrènent avec une lenteur angoissante, rythmées par
le tic-tac de l’horloge du salon. Je ne sais pas quoi leur dire et je ne suis
même pas certaine qu’ils soient désireux de me parler. Ma mère s’affaire
dans la cuisine, me fuyant comme si j’allais la salir. Quant à papa, il s’est
replongé dans la lecture de son journal, indifférent à ma présence. Je me
sens indésirable. Je le suis.

Insignifiante. Inexistante.

Ça fait mal. Pourtant, j’ai l’habitude de leur froideur, mais la morsure de


la déception est toujours là.

– Vous allez le voir aujourd’hui ? soufflé-je doucement.


– Comme tous les jours.

La voix de ma mère est aussi tranchante que l’acier et son ton glacial,
chargé de haine, pourfend un peu plus mon âme. Pourquoi ne peuvent-ils
pas voir que je souffre également ? Que son absence pèse sur mon cœur à
chaque seconde ? Que son image s’infiltre en moi dès que mon esprit a le
malheur de s’égarer ? J’ai envie de leur crier de me regarder, de se rendre
compte que j’ai besoin d’eux plus que jamais. Que je suis encore là, moi.
Mais leur indifférence me rend muette. Et de quel droit pourrais-je réclamer
de l’attention ? Je me fais l’effet d’une gamine qui fait un caprice.
– Est-ce que je peux…
– Non.

Depuis le seuil de la cuisine, la réponse de ma mère claque comme un


coup de fouet et j’en ressens presque physiquement la douleur. Je soupire.
Ma question était purement rhétorique, puisque la même réponse m’est
servie à chaque fois. Mais je m’obstine. Peut-être qu’un jour ils
m’autoriseront à venir avec eux pour le voir.

Mon père souffle, comme s’il désapprouvait, mais ne dit rien. Ne


s’oppose pas. Et moi je me résigne. Je repense aux paroles de mon oncle
George, le frère de papa. Qu’est-ce qui me retient vraiment ici ? Pourquoi
est-ce que je ne me barre pas loin de toute cette souffrance qu’ils ne me
laissent pas oublier un seul instant ?

Lâche.

Peut-être bien. Sûrement. C’est plus facile d’avoir mal et de sombrer


plutôt que de me pardonner et d’avancer. Je suis lâche oui, George a raison.

Je me lève en exhalant un long souffle douloureux et tremblotant. Je n’ai


plus rien à faire ici, il est temps de mettre fin à mon supplice. J’attends que
ma mère ne regarde plus vers moi pour glisser une petite cassette dans la
main de mon père. Il sait ce que c’est et il saura quoi en faire, c’est un rituel
que lui seul me concède. Et c’est l’unique chose qu’il autorise venant de
moi. Si maman le savait, elle la brûlerait sur-le-champ. Je me console en
espérant de tout mon cœur qu’il tienne vraiment la promesse qu’il m’a faite
concernant ces cassettes. Le croire est la seule chose qui me fait encore
tenir debout.

La main sur la poignée de porte, prête à partir, je me retourne vers ma


mère que je sens m’observer depuis l’autre bout de la pièce.

– Ne viens plus.

Mon cœur dégringole de dix étages. Ça me fait l’effet d’un uppercut.


Puis elle s’en va, me laissant pantoise devant la sortie. C’est la première
fois qu’elle me dit ça. Qu’elle met des mots sur ce que ma présence chez
elle lui inspire vraiment.

Ne viens plus.

Trois mots chargés de colère, reflets de son incommensurable chagrin. Et


qui résonnent en moi comme un glas définitif.

Je me remets au volant, la gorge serrée, et quitte cet endroit de


désolation. Je peine à respirer et je serre les dents pour ne pas laisser mes
larmes couler. À quoi bon en verser encore ? Les pleurs ne changeront rien.

Ne viens plus.

C’est plus fort que moi. Je n’attendais plus rien d’eux et elle réussit à me
faire encore plus de mal. Je comprends sa peine, parce que je la ressens
aussi au plus profond de mon être. Elle ronge tellement mon âme que
souvent je me sens comme une coquille vidée de son essence vitale. Je me
laisse ballotter par la vie sans la voir, jusqu’à ce qu’une nouvelle lame de
souffrance s’abatte sur moi.

Ne viens plus.

Je m’arrête sur le bas-côté de la route, aveuglée par un torrent d’eau


salée qui déferle sous mes paupières. À cet instant, je voudrais être morte.
Mais ce serait trop facile. Je hurle toute ma douleur en frappant le volant de
mes poings serrés. Je frappe jusqu’à en avoir mal aux mains, je hurle
jusqu’à ce que ma gorge ne laisse plus passer que des sanglots.

Et tu peux me dire ce que tu as de si précieux ici qui t’empêche de te


barrer ?

La voix de mon oncle se fraie un passage dans mon esprit embrumé. Lui.
Il est précieux, mais inaccessible.

Ne viens plus.
Comme mue par un dernier instinct de survie, je pioche mon téléphone
dans mon sac à main et compose le seul numéro de la liste d’appels. Je ne
sais pas quelle heure il est, je m’en fiche. J’étouffe ici, il faut que je
m’éloigne. George a raison, je suis une trouillarde. Une lâche. Et si rien là-
bas n’est capable de me sauver, alors je rentrerai chez moi pour en finir
avec toute cette torture ignoble que je m’inflige.

***

Quand je pose enfin les pieds sur la terre ferme, c’est comme si une
gigantesque chape de plomb s’abattait d’un seul coup sur mes épaules. Je
suffoque, le temps que mon organisme s’habitue à la température
inhumaine et que mes poumons puisent un peu d’oxygène dans cette
fournaise. George m’avait bien prévenue que février ici n’avait rien à voir
avec ce que je connaissais. Et il était loin du compte. La chaleur qui se
dégage sur le tarmac est tout simplement étouffante. Il doit bien faire
cinquante degrés !

Les quelques heures de vol n’ont pas été de tout repos. Je déteste l’avion
et ma voisine super flippée n’a pas arrêté de serrer ma main chaque fois
qu’une turbulence secouait la carlingue. J’ai les doigts en compote et je n’ai
que très peu dormi alors que mon esprit aurait bien eu besoin de se
déconnecter.

Après mon appel au secours désespéré à George il y a trois jours, il m’a


réservé un vol et tout organisé de loin pour mon départ. Vaccination contre
la fièvre jaune et traitement contre le paludisme, tout était prêt quand je suis
passée à la clinique pour aviser Cameron de mon absence. Une chose
positive dans cette fuite précipitée, je suis soulagée de ne plus avoir à
croiser sa tête de con à longueur de temps. Il en avait autant à mon égard, si
j’en crois sa phrase assassine pour me souhaiter bon vol. Je cite : « Heureux
que tu ailles faire chier quelqu’un d’autre. Bon courage à ce pauvre homme.
Puisses-tu ne jamais remettre les pieds ici ! ». Charmant, comme à son
habitude.

J’ai passé la nuit à faire, puis à défaire cent fois ma valise. Et autant à me
demander si finalement, cette idée n’était pas la pire décision de ma vie.
Seulement, j’ai fait une promesse à George, et je tiens toujours mes
promesses, quoi qu’il m’en coûte. Quand le taxi est arrivé pour me conduire
à l’aéroport, j’ai fourré mes vêtements à l’arrache dans mon bagage. J’ai
juste embarqué mon dictaphone et quelques cassettes.

Arrivée dans le hall, je guette les pancartes. On se croirait dans un film


romantique où un beau gosse attend sa dulcinée derrière une affiche portant
son prénom avec un cœur. Pas de cœur ni de collier de fleurs pour moi, et
encore moins de mec sexy pour me faire tournoyer avant de m’embrasser à
perdre haleine. Non, moi j’ai droit à un panneau fatigué orné d’un
« DUNCAN », tracé avec un crayon visiblement en bout de course. Tant pis
pour le beau gosse…

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4

Maddox

Massoud ne devrait plus tarder maintenant. Le ranger est parti chercher


notre potentiel futur collaborateur ce matin et je suis impatient de faire sa
connaissance. Je fais entièrement confiance à George sur ce coup-là. S’il
m’a chaudement recommandé ce fameux Charly, c’est qu’il pense qu’il va
tenir la route en pleine brousse. Un mec aussi fou que nous pour venir
s’isoler ici au milieu de nulle part.

Mais pour être totalement honnête, ça m’emmerde vraiment de devoir


tout reprendre depuis le début et je suis contrarié. Nous avions nos petites
habitudes, notre duo était rodé et devoir recommencer à me montrer
sociable ne m’enchante pas. Oui, parce que soyons lucides, vivre dans la
réserve Masaï offre peu d’occasions de se faire des potes ou de voir du
monde. Et ça me convient. Vraiment. J’ai appris à aimer la solitude, à la
savourer même. Tous les matins avant le lever du soleil, je saute dans la
Jeep et je fais un tour dans cette savane qui m’est si chère. Seul. J’en ai fait
un rituel qui m’apaise. Je me délecte des couleurs et du calme de
l’immensité. Il s’agit bien sûr d’un faux sentiment de sécurité, puisque le
danger rôde constamment aux alentours, avec les grands prédateurs dont
nous envahissons l’espace. Cependant, j’ai l’intuition que je peux faire
quelque chose d’utile ici, réparer un peu ce que la bêtise des hommes
abîme. Je veux croire que ce que j’accomplis chaque jour grâce à cette
fondation est une cause juste.

Le paysage est encore plus saisissant au coucher du soleil, quand la


lumière décline dans un kaléidoscope de couleurs orangées et profondes. Ça
respire la sérénité et ça m’aide à me recentrer avant d’aller dormir. Pour
rien au monde, je ne voudrais que ça prenne fin.

Ici, nous sommes cinq à œuvrer durement. Il y a Massoud, notre ranger


attitré, qui veille à notre protection contre les attaques de braconniers ou
d’animaux sauvages, qui sont assez régulières l’une comme l’autre. George,
le vétérinaire officiel de la fondation, et son jeune assistant Awa qui est plus
un aide de camp qu’un véritable soigneur, mais toutes les mains sont les
bienvenues. Jahi est notre cuisinier. Il s’occupe du ravitaillement de la
maisonnée ainsi que des animaux. Mieux vaut ne pas le contrarier, et le
meilleur moyen d’y parvenir, c’est de ne pas mettre un pied dans sa cuisine.

Enfin, il y a moi, qui chapeaute le tout. Toute la paperasse, les ententes


locales avec les autorités kenyanes m’incombent. Et ce n’est pas une mince
affaire ici. Les trois Kenyans sont une aide précieuse pour nous, ils
connaissent les environs par cœur et ils m’ont beaucoup épaulé quand j’ai
débarqué en ne parlant pas un traître mot de swahili. À leurs côtés, j’ai
appris énormément. Sur ces terres, sur les traditions et sur moi-même.

La fondation ne roule pas sur l’or, nous ne pouvons malheureusement


pas nous permettre d’embaucher plus de monde. Pourtant, ce n’est pas le
travail qui manque. Je me fais l’effet d’un hypocrite de compter encore
aujourd’hui sur l’argent de mon père pour qu’elle survive. Je me suis servi
de ce fric sans aucun scrupule quand j’ai créé Wild Protect. Aujourd’hui, je
me sens pris à la gorge comme dans un collet rien que d’y penser, et je le
paie très très cher. Aussi, je n’utilise cet argent qu’avec parcimonie, tentant
désespérément de dépendre d’autres maigres financements qui, soyons
honnêtes, ne suffisent pas. Je n’oublie jamais qu’avec mon connard de
paternel, tout à un prix. Le sien est exorbitant. Et j’ai déjà une promesse à
tenir qui va façonner contre mon gré le reste de ma vie.

Heureusement, quelques guerriers Masaï viennent de temps à autre nous


prêter main-forte, et même si on ne les voit pas toujours, je sais que ces
grands marcheurs sillonnent la savane dans leurs toges rouges pour repérer
la moindre complication. Ce sont d’ailleurs eux, précieux protecteurs
invisibles, qui la plupart du temps nous signalent les bêtes blessées à
rapatrier.

Encore un coup d’œil vers l’horizon où le soleil commence à décliner. Il


serait temps que Massoud arrive. Conduire à la nuit tombée sur ces chemins
pierreux et creusés d’énormes ornières serait vraiment dangereux, même
s’il sait parfaitement ce qu’il fait. À des centaines de kilomètres de tout, un
accident serait dramatique.

Je commence sérieusement à m’impatienter, à m’inquiéter aussi, et je


fais les cent pas pour passer mes nerfs. J’aime quand les choses se déroulent
convenablement et sans accrocs, et ce retard m’énerve.

Ou bien est-ce l’idée d’introduire un inconnu dans ma petite routine ?

Peut-être bien oui. Après tout, on va tous devoir lui faire confiance et ici,
perdus en plein milieu de la réserve du Masai Mara, je dois pouvoir
compter sur chacun sans me poser de questions, ce qui implique de se
connaître un minimum. Je suis un peu déboussolé par ce qui nous tombe
dessus sans prévenir. Le départ imminent de George me fout clairement les
boules, je ne l’accepte toujours pas.

– Arrête donc de bouger comme ça, râle l’intéressé en arrivant à mes


côtés. Tu me files le tournis !
– Tu sais ce que je pense des personnes qui ne sont pas ponctuelles.
– Pffff ! Qui en a quelque chose à foutre de la ponctualité en pleine
brousse gamin ? Et puis, son avion a peut-être eu du retard.

Je grogne pour toute réponse. Ce bougre a complètement raison. Certes,


j’ai toujours eu les gens en retard en horreur, mais ici, mon excuse n’est pas
valable. Les journées passent, rythmées par la course du soleil, et rares sont
les moments où je regarde ma montre.

Enfin, un nuage de poussière sur le chemin nous indique l’arrivée


imminente d’un véhicule. Vu le nombre de passages plus que limités dans le
coin, je peux affirmer sans me tromper que dans quelques minutes, je saurai
si une collaboration est possible avec ce fameux Charly. Je suis du genre à
cerner les gens au premier coup d’œil. Si le gaillard ne trouve pas grâce à
mes yeux dès le départ, il y a peu de chance qu’il pose sa valise ici, dans
mon camp.

George est planté droit comme un bâton à ma droite et son attitude est
assez inhabituelle, lui qui est toujours si relax. Cependant, je n’ai pas le
temps de m’appesantir sur cette incongruité. La Jeep de Massoud s’arrête
devant nous, soulevant un nuage de particules particulièrement désagréable.
Heureusement, la luminosité encore vive pour l’heure tardive nous impose
le port de lunettes de soleil. Ce qui me permettra aussi d’examiner
l’inconnu en toute impunité. Une portière claque. Le nuage de poussière se
dissipe pour me révéler une chevelure brune qui dépasse à peine la hauteur
de la voiture. J’observe la silhouette en faire le tour pour se planter avec un
grand sourire devant nous.

Mais moi, je ne souris pas du tout.

Massoud marmonne vaguement qu’il a dû s’arrêter toutes les dix minutes


pour prendre des photos des girafes sur le chemin, et que c’est pour ça
qu’ils arrivent aussi tard. Je n’écoute pas totalement ce qu’il bougonne, je
n’ai d’yeux que pour l’apparition qui me fait face.

Et en un instant, je crois avoir été catapulté dans un univers parallèle. Un


monde où ladite silhouette serait indéniablement féminine. Queue de cheval
rassemblant une épaisse chevelure foncée, silhouette élancée arborant une
belle paire de seins, Ray-Ban sur la tête et sac à dos kaki retenu à son
épaule par l’une des bretelles, la créature affiche un sourire qui fait trois fois
le tour de sa tête. Je cligne plusieurs fois des yeux, mais non, ce n’est pas
une putain d’hallucination ! Sa présence ici détonne étrangement. Et même
si je n’ai pas vu de courbes féminines depuis de très longs mois, et que mon
corps semble apprécier l’apparition, ce traître, je ne suis pas du tout ravi de
voir débarquer une femme dans mon antre.

Je reprends contenance et me secoue mentalement. Si je continue à la


fixer comme ça, je vais passer pour un simple d’esprit. Ou un crevard. Je
me rends soudain compte que c’est George le destinataire de cet immense
sourire et, comme au ralenti, je me tourne vers mon ami. Le même rictus
niais est apparu sur son visage.

OK.

Dites-moi que c’est une blague…

Il doit y avoir une explication très très rationnelle à la présence de cette


nana ici.

– Tu ne m’avais pas dit, George, que ton ami comptait venir avec sa
femme… On doit s’attendre à voir débarquer des mioches aussi ?
– Madd, mon garçon, je te présente…
– Charly ! coupe la brune en me tendant vivement sa main pour me
saluer.

Ah, ces yeux d’un vert proche de l’éclat d’une pierre précieuse… Je
percute d’un seul coup. George aussi a le regard de cette couleur
inhabituelle. Je fixe sa main fine et gracile. Cette main tendue, que je ne
serre pas sous l’effet de la surprise. Je ne comptais pas du tout être impoli,
mais je ne m’attendais pas non plus à me retrouver face à une femme.
Merde, pendant des jours je me suis imaginé avoir affaire à un mec, et
George, mon AMI, s’est bien gardé de me corriger.

Traître !

Il savait pourtant que je ne voulais pas de femme ici. Pourquoi ? Parce


que nous vivons en vase clos et qu’une nana parmi nous, je suis persuadé
que ce sont des tas d’emmerdes en perspective ! Sans compter le travail
physique qu’il faut accomplir quotidiennement. Je suis réaliste : une femme
ne sera pas capable de tenir la route en milieu hostile. J’avoue que penser
ainsi fait de moi un connard. Mais jusqu’à preuve du contraire, je gère
encore ce refuge conformément à mes idées !

Quelle mouche a donc piqué George ??

Qui est cette fille ?


La dénommée Charly éloigne sa main en fronçant les sourcils. Le sourire
avenant a disparu et son regard vert, voilé d’incompréhension, me lance des
éclairs. Ce n’est pas du tout ce que je voulais, mais elle ne me laisse même
pas le temps de m’excuser pour ma maladresse.

– Et ben… quel accueil ! Georgie, tu ne m’avais pas dit que le patron


était sympa ?
– C’est une blague ? George ! C’est quoi ce bordel ? Tu m’as expliqué
que tu connaissais un véto qui tenait la route !

Le principal concerné nous regarde tour à tour avec un sourire qui s’est
encore agrandi. Il a l’air fier de lui en plus, le bougre d’homme ! Puis, il
ouvre ses bras pour serrer cette fille contre lui dans une étreinte chaleureuse
qui s’éternise.

– Maddox, je te présente ma nièce, Charly. Charly, voici Madd, le


fondateur de cet endroit magnifique.

Elle me toise, les bras croisés sous sa poitrine, et je la devine sans mal un
brin vexée. Je ne peux pas m’empêcher de loucher sur le décolleté en V de
son tee-shirt, mes yeux étant attirés comme des aimants. Une moue
sarcastique vient ourler ses lèvres.

Cramé…

– Je tiens tout de même à préciser que je suis vétérinaire. Contrairement


à ce que vous semblez penser, cette profession est aussi ouverte aux
femmes.
– Je suis au courant, merci, répliqué-je vertement. Mais…
– Bon alors c’est parfait si vous savez ! George m’a fait venir pour vous
donner un coup de main, j’aimerais bien m’y mettre sans attendre. Et si
vous ne voulez pas de mon aide, considérez que je suis en vacances avec
mon cher oncle.

Ça, c’est la meilleure ! Je déteste qu’on me coupe la parole ! Pourtant,


face à son petit ton péremptoire, j’en oublie carrément d’opposer mon refus
à sa présence ici. La nièce de George ? Je croyais qu’elle s’appelait Lily et
que c’était une gamine ! Certainement pas un canon qui a l’air doté d’un
sale caractère !

Je ne la lâche pas des yeux et tandis que je regarde ouvertement son petit
déhanché énervé se diriger vers la voiture pour y pêcher le reste de ses
affaires, je tire mon ami par le bras. Je suis vexé comme un pou que cette
Charly m’ait coupé l’herbe sous le pied. Elle a la repartie tranchante et je
suis un peu susceptible.

– Sérieusement George ? C’est quoi ce coup tordu ?


– Écoute mon garçon… Ma Charly est une chouette fille. Elle est douée
dans ce qu’elle fait et je suis certain qu’elle sera d’une grande aide ici.
– C’est une femme !
– Oui, j’avais remarqué, s’esclaffe-t-il bruyamment devant mon air outré.
Et alors ? Je ne savais pas que les femmes te faisaient peur ! Enfin, pour ce
que j’en sais et depuis le temps qu’on n’en a pas vu…

Impossible de parler avec lui quand il a une idée dans la caboche. Je


soupire, résigné à ne pas me fâcher avec lui pour le peu de temps qu’il lui
reste à passer ici avec moi.

– Madd, je sais que Wild te tient beaucoup à cœur et que tu veux le


meilleur pour cet endroit. Laisse-lui une chance, elle le mérite et c’est
important pour moi. Elle en a besoin.
– Je ne comprends pas, m’entêté-je, campant fermement sur mes
positions.
– Je sais. Mais ce n’est pas à moi de te parler d’elle. Je peux te donner un
conseil ?
– Non, mais quelque chose me dit que je vais l’entendre quand même…
– Ne te laisse surtout pas avoir par sa bouille d’ange. C’est qu’elle est
plus coriace qu’on ne le pense, ma Charly ! professe-t-il en me tapant sur
l’épaule.

Un ange ? Je doute que lui et moi ayons vu la même personne descendre


de cette voiture ! Et je parie qu’elle s’est forgé une opinion aussi tranchée
que celle que j’ai sur elle. Je mettrai ma main à couper qu’elle m’imagine
déjà en train de bouillir dans son chaudron de petite sorcière.

Dans quel guêpier George vient-il de nous fourrer ?

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5

Charly

J’essaie de ne pas le montrer, mais intérieurement, je fulmine. Qui est


donc cet abruti misogyne qui se permet d’insinuer que je ne fais pas
l’affaire ? Il ne m’a même pas encore parlé boulot ! Dire qu’au téléphone,
George me l’a vendu comme un mec super avenant et dynamique. J’ai
plutôt l’impression d’avoir dérangé un vieil ours grincheux en pleine
hibernation !

Je reviens vers eux, lourdement chargée, après avoir récupéré mes


bagages dans la Jeep. Alors que je pensais qu’aucun d’eux n’allait lever le
petit doigt pour m’aider, le dénommé Maddox esquisse un sourire en coin
qu’il croit sans doute irrésistible. Et qui en dit long sur ce qu’il pense de
mes capacités physiques. Je vais lui prouver moi, à ce malotru, que je n’ai
besoin de personne ! Alors qu’il s’avance pour prendre ma valise, je la tire
vers moi en secouant la tête en signe de dénégation, une moue butée sur les
lèvres.

J’avoue, j’ai été piquée au vif par sa remarque. Je déteste ce genre de


personne qui croit tout savoir de toi ou de ce que tu vaux en un clin d’œil.
Les apparences sont souvent trompeuses et je ne m’y fie jamais. J’en suis la
preuve vivante. Je cache tout et de l’extérieur on pourrait croire que je suis
une jeune femme tout à fait équilibrée, enjouée. Alors qu’à l’intérieur, je ne
suis qu’un champ de ruines. Complètement détruite. Pour ma part, je suis
du genre à observer silencieusement avant de délivrer mon verdict.

Sauf avec lui.


Bien qu’il soit carrément canon, cet idiot rejoint directement ma
catégorie MBTC. Mecs Beaucoup Trop Cons. Il joue dans la même cour
que Cameron. Youpi… Je quitte un abruti radin pour un crétin macho, quel
magnifique deal ! Merci Oncle George.

Je relève le menton avec un air de défi et largue mon lourd sac à dos à
moins d’un centimètre de ses pieds chaussés de rangers noires. Il fait un
bond en arrière en grognant et intérieurement, je jubile. C’est bête, il se
cache encore derrière ses lunettes de soleil. J’aurais bien aimé voir la fureur
dans ses yeux. Je le dévisage tout de même, histoire qu’il comprenne qu’il
n’a pas le droit de me prendre de haut comme si j’étais une gamine. Il doit
avoir quoi ? La petite trentaine ? Pas plus. Pas de quoi employer ce ton
paternaliste avec moi. C’est bête, parce que s’il avait gardé son bec fermé,
j’aurais pu dire qu’il était charmant. Un visage harmonieux aux mâchoires
viriles légèrement ombrées par une repousse de barbe, une carrure
athlétique d’après ce que son tee-shirt me laisse deviner. Ses cheveux bruns
sont un peu en bataille, comme s’il passait ses grandes mains dedans en
permanence. Il est très grand, je parais minuscule à côté, et il est bien
campé sur ses jambes musclées, attendant patiemment que je finisse mon
examen sans subtilité. Qu’il se rassure, je ne suis vraiment pas là pour ça.

Et puis voilà, il a ouvert sa grande bouche arrogante et ses inepties m’ont


hérissée. Ça ne démarre pas sous les meilleurs auspices.

– Tu me fais visiter, George ? fais-je en passant mon bras sous celui de


mon oncle, coupant court à cette mascarade ridicule.

Il ne se fait pas prier et m’emmène à sa suite. Le jour décline vite par ici
et je ne pense pas que je pourrai voir toutes les installations, mais je ne suis
pas pressée. Depuis que j’ai posé le pied sur le sol kenyan, une sorte de
torpeur s’est emparée de mon esprit et le sentiment d’urgence qui
m’étreignait le cœur depuis ma décision de fuir s’est envolé. Une sensation
très agréable. J’ai l’impression d’être dans un cocon, un peu dans le vague,
comme anesthésiée. Le décalage horaire peut-être ?

Ou le fait d’avoir enfin pris une décision pour moi ?


– Je n’imaginais pas ça aussi grand !
– Au début, c’était minuscule, m’explique mon oncle. Au fil des années,
nous avons rajouté des enclos. Nous avons de quoi héberger quelques
grands félins et nous soignons même une hyène ces jours-ci.
– C’est vrai ?

Je suis tout simplement émerveillée. À ma droite se situe une bâtisse


basse et blanche. Nos logements, m’apprend George.

– Plus loin, le long du petit chemin, tu trouveras la clinique, le chenil et


le cagibi qui sert de bureau à Madd. Les enclos des prédateurs sont au fond,
on ne les voit pas d’ici, mais ils sont vides en ce moment.

Je regarde avidement les alentours et sens une vague d’excitation monter


en moi. Si je n’avais pas si peur de me ridiculiser, j’applaudirais comme une
gamine à son premier spectacle Disney ! Seulement Maddox n’est pas très
loin derrière, ne loupant pas une miette de notre échange, même si je ne
perçois que des bougonnements. Charmant personnage…

– Tu verras l’espace vétérinaire demain, ma grenouille. Il va te plaire, tu


auras toute la place qu’il te faut ! J’ai préparé des fiches pour que tu ne sois
pas perdue, mais je suis certain que tu vas t’en sortir à merveille.

Je lui souris tendrement tandis qu’il m’embrasse le front, comme quand


j’étais gamine. Mon cœur se gonfle d’amour et de gratitude pour cet homme
qui me comprend mieux que moi-même, qui a toujours été mon phare dans
la tempête, et encore plus à présent que je suis seule pour affronter la vie. Je
lui suis tellement reconnaissante de croire en moi plus que quiconque. Il y a
toujours cru pour deux quand je baissais les bras. Je lui dois tout.

– Jahi ne va pas être content s’il ne nous voit pas à table, marmonne
Maddox.
– Oui, il se fait faim ! s’exclame mon oncle en se frottant le ventre.
Allons-y !

Je prends quelques secondes pour l’observer. Quelque chose cloche dans


cet air trop enjoué qu’il nous sert. Je le trouve fatigué et les grands cernes
sous ses yeux le trahissent. Il remarque mon regard inquiet posé sur lui et
me sourit, comme pour me rassurer. George refuse que je m’en fasse pour
lui, il dit toujours que ce n’est pas mon rôle, que j’ai déjà bien assez à faire
avec moi-même. Certes, je ne peux pas lui donner tort. Mais il est la seule
personne désormais sur qui je peux compter. Si je venais à perdre l’unique
pilier qui me fait encore tenir debout, je sais que je sombrerais dans un
abîme dont je ne me relèverai pas. Je n’en aurais pas la force.

George prend la tête de notre petit cortège et nous dirige vers la maison.
De grands arbres entourent le bâtiment, amenant une touche de verdure
bienvenue dans ce monde fait d’une déclinaison orangée. Marchant à mes
côtés, Maddox reste silencieux. Ses mâchoires carrées sont contractées,
tandis que son front est barré d’un pli qui n’a rien d’avenant, conférant un
air dur à son visage. Malgré le soleil couchant, il n’a toujours pas quitté ses
lunettes.

Je les laisse entrer et prends quelques secondes sur le pas de la porte pour
inspirer l’air pur et brûlant de la savane. Je suis là depuis quelques heures
seulement et j’ai comme le sentiment que le poids sur mes épaules s’est
allégé. Un tout petit peu. Juste de quoi prendre cette grande inspiration.
Remplir mes poumons à fond. J’avais oublié depuis longtemps quelle
sensation ça faisait. Juste respirer sans cette enclume sur la poitrine. Oh, je
sais qu’elle va revenir, ce n’est qu’une accalmie dans la tempête qui fait
rage dans ma tête. Mais je profite pleinement de ces quelques instants
salvateurs. J’espère de tout cœur que George a raison. Qu’il y a bien un
petit espoir pour moi ici.

Quand je pénètre dans la maison, je tombe tout de suite sur une vaste
pièce qui fait office de salle à manger commune. Une très grande table en
bois est disposée en son centre et les garçons sont déjà attablés. Un jeune
homme que je ne connais pas encore est assis à la droite de mon oncle.

– Je te présente Awa. Il a 16 ans et il m’aide beaucoup avec les animaux.


Tu peux lui demander ce que tu veux, ce petit gars sait tout faire !
– Enchantée Awa, fais-je en souriant.
L’adolescent me fixe comme si j’étais tombée du ciel et je ne sais pas si
je dois en rire ou être gênée par son regard inquisiteur.

– Tu l’as rendu muet, rit George en lui tapant une épaule. Allez mon
gars, remets-toi. C’est ma Charly, je t’ai déjà parlé d’elle ! Ne t’inquiète
pas, ma grenouille, tout le monde parle anglais ici.

Awa hoche la tête avant de plonger le nez dans sa soupe.

– Jambo1 !

Je sursaute au son de cette grosse voix grave dans mon dos. Noyée dans
mes pensées, je n’ai pas fait attention au nouvel arrivant. Un homme d’une
quarantaine d’années au sourire jovial et à la peau d’ébène me fixe comme
s’il attendait une réponse. Sauf que je ne comprends absolument pas ce
qu’il vient de me dire !

Un peu perdue, j’observe autour de moi et accroche le regard moqueur


de Maddox. À coup sûr, il va me laisser patauger, et j’imagine que ça le fait
jubiler que je rencontre déjà ma première difficulté. Mais à ma grande
surprise, il me répond d’un ton légèrement agacé.

– Jahi t’a juste dit bonsoir, Charly.


– Oh ! Hello… euh… comment déjà ?
– Jambo, souffle Awa, clairement amusé par ma gaucherie et plus du tout
intimidé.
– Jambo !

Jahi me fixe un instant avant d’éclater de rire et de me faire signe de


prendre place à table dans un anglais plus que parfait. Sa blague le fait
marrer de longues minutes et sa bonne humeur est communicative, puisque
Maddox en face de moi esquisse un sourire qui illumine ses yeux couleur
chocolat que je découvre enfin. Il a un regard franc et doux. Quand il ne se
pose pas sur moi visiblement.

– Karibu2, miss Charly, fait Jahi sans se départir de son sourire. Ninaitwa
Jahi3, le cuisinier. Un petit creux, c’est moi qui gère !
– Dis donc, je me trompe ou tu n’es pas si généreux avec nous, fait
George, amusé.

Le cuistot s’esclaffe encore avant de prendre place à nos côtés. Je


savoure ce repas en bonne compagnie. Mon oncle n’est pas avare en paroles
quand il s’agit de me raconter ce qu’il fait ici et je n’ai pas besoin
d’entretenir la conversation. Pour moi qui suis assez solitaire, même
pendant mes pauses à la clinique, c’est un sacré changement. Je ne sais pas
encore dire si j’en suis ravie ou si la solitude va me manquer. Je sais juste
que c’est bon de le revoir.

Maddox a enfin quitté son air renfrogné, bien qu’il n’ait toujours pas
ouvert la bouche. Je le surprends plusieurs fois à m’observer à la dérobée,
comme s’il essayait encore de se convaincre que je suis une bonne option
pour son refuge. Il est au pied du mur et pour le moment, il n’a guère le
choix. J’aurais compris sa position sans qu’il soit obligé d’être vexant, s’il
avait seulement pris la peine de m’en parler. Il va vite saisir qu’avec moi,
les mesquineries ne mènent à rien. Je déteste les petits chefs dans son genre
et surtout j’exècre qu’on me donne des ordres.

Awa et Jahi tentent déjà de me donner quelques notions de vocabulaire et


je m’efforce de répéter les mots sans trop les écorcher. Je n’ose pas leur dire
que j’ai toujours été nulle pour apprendre les langues étrangères ! Mais je
suis extrêmement touchée par leur bonne humeur et leur sollicitude. Je me
sens plutôt bien accueillie si on excepte le coup de sang de Petit Chef. Bien
que ce soit un peu la faute de George aussi. Il n’aurait pas dû cacher mon
identité à son ami. Lui n’a pas l’air de s’en formaliser. Mon oncle est
parfois déroutant, surtout quand il cache des choses comme en ce moment.

– Il est tard, je vais te montrer ta chambre Charly, annonce George.


Demain, la journée commence avant le lever du soleil.
– Kwaheri4 ! font mes deux nouveaux amis en chœur.

Je les salue en leur faisant un sourire et un signe de la main avant de


suivre mon oncle dans un petit couloir qui mène aux chambres. C’est plutôt
spartiate, mais le lit a l’air confortable. Une moustiquaire géante l’entoure
intégralement et George me recommande chaudement de toujours vérifier
qu’elle est bien tirée. Les moustiques ici sont voraces et parfois vecteurs du
paludisme. C’est pourquoi je n’oublie pas de prendre également mon
traitement. Il ne manquerait plus que je me retrouve avec une fièvre
paludéenne en pleine brousse !

Je me douche rapidement, enfile un débardeur avec un short et file


m’étaler sur le matelas moelleux. J’en rêvais. Il fait très chaud dans la
chambre et le voyage a été éreintant. Les routes cahoteuses ont mis mon dos
et mes muscles à rude épreuve. Quelques heures de sommeil seront les
bienvenues.

***

Mais une poignée d’heures plus tard et des centaines de roulades sur
moi-même pour trouver une place fraîche dans le lit, je suis encore éveillée.
Et complètement crevée. Mes paupières sont lourdes et douloureuses, mais
le sommeil me fuit. Je pense trop.

Je pense à lui.

À mes parents aussi. J’ai envoyé un vague texto à mon père pour
prévenir que je partais rejoindre George au Kenya, mais je n’ai même pas
eu de réponse à ce message. Est-ce que j’en attendais vraiment une ? Si je
suis honnête, oui. Toujours ce foutu espoir qui me ronge le cœur. Depuis le
temps, je devrais avoir compris que je dois définitivement lâcher l’affaire,
mais c’est plus fort que moi. Je crois que personne ne peut imaginer ce
sentiment d’abandon qui vous étreint quand votre famille vous tourne le
dos. C’est comme si on vous arrachait votre propre chair, comme si vous
n’étiez plus digne du sang qui coule dans vos veines. Vous devenez impure,
indésirable et ce même sang se met à vous répugner, à vous dégoûter.
Sur le dos, en sueur, je fixe les pales du plafonnier qui tournent avec une
lenteur agaçante.

Est-ce que je peux m’hypnotiser si je les regarde suffisamment


longtemps ?

La fatigue me fait délirer. Je dois juste faire le vide dans ma tête. Je


savais bien que le répit serait de courte durée. Foutue pour foutue, je décide
de me lever et fouille dans mon sac pour trouver mon dictaphone ainsi
qu’une cassette neuve.

Alors que je m’installe, assise contre les oreillers, un hurlement à


l’extérieur me fait sursauter. Une peur irraisonnée s’installe au creux de
mon ventre et me vrille les entrailles.

C’était quoi ça ? Un animal ?

Mon cœur accélère sa course tellement je suis morte de trouille et j’en


oublie presque de respirer. J’attends quelques secondes, figée telle une
statue de sel, en tendant l’oreille. Tout est silencieux dans la maison. Est-ce
que je suis la seule à avoir entendu ce son effrayant ? Je ne l’ai pourtant pas
rêvé… Je suis à l’affût du moindre bruit à présent et je pense sérieusement
que ma nuit est définitivement foutue.

Le ricanement sinistre d’une hyène se fait entendre et me file la chair de


poule. Tous mes poils se hérissent tandis que je ravale un gémissement
pathétique. On dirait le rire hystérique d’un animal assoiffé de sang.

Un tantinet dans l’exagération Charly, non ?

Je me fais l’effet d’une petite fille terrifiée par des monstres sous son lit.
Sauf que le danger est dehors et non identifié. Repoussant les draps, je
m’approche prudemment de la fenêtre pour jeter un œil à l’extérieur, mais
bien sûr, la nuit est d’un noir d’encre et on ne voit rien du tout. Je respire
profondément plusieurs fois de suite pour me calmer et m’exhorte à
retourner dans mon lit. Mon cœur danse encore la farandole contre mes
côtes.
Mais je n’ai pas le temps de faire demi-tour que quelque chose s’abat
contre le carreau de la fenêtre, puis se met à gratter furieusement le battant
en bois. Le crissement de ce que je suppose être des griffes est
épouvantable. Je hurle en faisant un bond gigantesque en arrière. Dans ma
volonté farouche d’échapper au danger, je me prends les pieds dans le voile
de la moustiquaire et me retrouve par terre, les quatre fers en l’air et
complètement emmêlée. Je me débats comme une diablesse en poussant des
cris d’orfraie pour m’extirper du piège de tissu tandis que les grattements se
font plus intenses derrière ma fenêtre. Une face aux yeux perçants apparaît
soudain dans la lumière. Un singe ! Assez agressif, il me montre ses dents
pointues dépassant de sa gueule ouverte, et moi je ne parviens pas du tout à
recouvrer mon calme, comme en témoignent mes gestes désordonnés pour
me libérer de la moustiquaire.

C’est un cauchemar !

Je pousse un nouveau cri quand la porte de ma chambre s’ouvre à la


volée sur Maddox, en pyjama rayé anti-sexy au possible, mais surtout armé
d’un fusil. Ses cheveux sont hirsutes et son regard fouille frénétiquement la
pièce à la recherche de la menace avant de finir par se poser sur moi. Si je
n’étais pas aussi effrayée, je rirais de sa dégaine improbable. Son regard
meurtrier m’en dissuade cependant. Monsieur n’a pas l’air d’apprécier
d’être sorti de son lit à trois heures du matin. Remarque, moi non plus je ne
serais pas ravie… Il se détend aussitôt quand il aperçoit la bête à travers la
vitre.

– Putain, tu m’as foutu une trouille bleue ! s’énerve-t-il après moi.

Cette soudaine familiarité m’étonne, mais je suis incapable d’aligner


deux mots et encore moins de protester. Je tremble et ma respiration n’est
pas encore revenue à son rythme normal. Et lui, il m’engueule ! Me toise
durement même, avec une lueur de triomphe au fond des yeux. Comme
pour me lancer en pleine face : Je le savais ! Tu n’as rien à foutre là.

– C’était quoi ?
– Des singes Vervets. On les appelle les singes aux couilles bleues ici.
– Ah. Je n’ai pas vraiment eu le temps de voir ses… enfin… la couleur
de…

Mon Dieu, je me ridiculise encore plus, si bien que je finis par me taire,
mortifiée et certainement proche de l’écarlate. Je pensais avoir déjà touché
le fond… Maddox ricane avant de me tendre la main pour m’aider à me
relever et de poursuivre ses explications. Sa poigne ferme me tire sans
ménagement vers le haut et, vacillant sur mes pieds, je m’empresse de
récupérer ma main, brûlée par ce contact inattendu.

– Ce sont des voleurs. Fais attention à ne jamais laisser ta porte ouverte,


ni ta fenêtre. Ferme bien tes placards et tes valises, sinon ils mettront tout à
sac.
– Ils peuvent entrer ici ?

Ma voix a viré de plusieurs octaves dans les aigus, trahissant mon


angoisse. Bien joué, la vétérinaire qui a la trouille des singes. Top pour la
crédibilité… Mais enfin, jusqu’à présent, je n’avais jamais subi d’attaque de
primates, j’ai une excuse valable tout de même. Il y a un monde entre
soigner des animaux de compagnie et croiser des bêtes hostiles en pleine
nuit à votre fenêtre !

– Karibu Charly5 ! Bienvenue dans le Masai Mara…

1. Bonjour/Bonsoir en swahili.

2. Bienvenue.

3. Je m’appelle Jahi.

4. Au revoir !

5. Bienvenue Charly !
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6

Maddox

Je suis de mauvaise humeur. Vraiment. Me faire tirer du lit par les


hurlements hystériques de cette nana n’était pas du tout au programme de
ma nuit. D’autant plus que je n’ai pas réussi à me rendormir après ça. Les
singes ont continué leur boucan à grand renfort de cris surexcités, et j’ai dû
aller réveiller Awa pour qu’il m’aide à les faire déguerpir. Au volant de la
Jeep, je rumine tout le long de mon petit rituel matinal, n’y prenant pour la
première fois aucun plaisir tellement je suis contrarié.

En même temps, je n’aurais pas pu rêver d’un meilleur comité d’accueil


pour démontrer à la véto que sa présence ici n’est pas appropriée. Je
repense à son regard envahi par une trouille monumentale. Si je suis
honnête, j’ai pris un plaisir sadique à la voir s’agiter dans tous les sens.
Simplement, j’ai aussi été subjugué un instant par ses grands yeux verts qui
subliment son visage, lui conférant un petit air de poupée fragile. Et j’ai eu
bien du mal à m’en détacher.

Ah, et il faudra aussi que je lui dise que sa tenue n’est pas du tout
adaptée aux nuits dans la savane. Même si j’ai apprécié la vue de sa jolie
poitrine galbée dans son débardeur et ses courbes voluptueuses offertes à
mon regard. Il n’en reste pas moins que les moustiques peu scrupuleux se
feront un plaisir de dévorer sa peau beaucoup trop dénudée. Le glamour n’a
pas du tout sa place ici, et elle va vite le comprendre, bien que je sois désolé
que ce débardeur finisse bientôt aux oubliettes.

Tu dérailles mon pote…


Ça fait un long moment que je n’ai pas posé ma main sur la peau douce
d’une femme, et la voir débarquer ici réveille des instincts primaires que
j’avais très bien réussi à occulter jusqu’à présent. Voilà pourquoi sa
présence est une mauvaise idée. Je n’ai aucune envie de me transformer en
bête affamée !

Je gare la Jeep devant la maison et remarque immédiatement l’absence


de la camionnette de Massoud. À l’intérieur, George n’est pas attablé au
petit déjeuner comme à son habitude. Les rangers sont peut-être venus
signaler une urgence pendant mon petit tour matinal. Mais c’est étrange,
j’aurais capté un signal sur la radio. Ça n’arrange pas mes affaires, cette
histoire. Je comptais sur George pour faire visiter le reste des locaux à sa
nièce et cette tâche va fatalement m’incomber. La poisse…

En parlant du loup, la voilà qui débarque d’un pas un peu traînant. Vu sa


tête, elle n’a pas dû fermer l’œil du reste de la nuit. Elle se sert un café et
vient s’installer à table, le tout sans me décrocher un mot ni un regard. OK,
madame n’est pas du matin. Ça tombe bien, je n’avais pas envie de faire la
conversation.

Cette journée commence bien…

Le silence s’étire mollement et ça m’agace. Il va bien falloir se bouger


un peu ! Le boulot ne va pas se faire tout seul, et je dois encore tout lui faire
visiter ! Je me lève bruyamment dans l’espoir qu’elle comprenne le
message, mais elle paraît perdue bien loin dans ses pensées. Elle n’a même
pas touché à son café et elle a remonté ses genoux contre elle, les enserrant
dans ses bras. Inconsciemment, elle mordille ses lèvres pulpeuses, les
faisant rougir. Je suis hypnotisé par ce petit tic qui trahit sa grande nervosité
et je ne peux pas m’empêcher de l’observer plus longuement à son insu.
Charly est une très belle femme. Son visage est joliment dessiné par des
traits fins et sa peau paraît extrêmement douce et délicate. Je me surprends
à vouloir y poser ma main pour vérifier que son velouté est aussi
hypnotique que je l’imagine. Elle dégage à cet instant un côté vulnérable
auquel je ne m’attendais pas. Elle est arrivée ici si sûre d’elle, dotée d’une
telle arrogance, que cette faille m’interpelle un peu.
– Charly ?

Elle sursaute et pose immédiatement ses yeux sur moi. L’espace d’un
moment fugace, je crois discerner un éclair de douleur derrière le voile
émeraude de son regard. Elle paraît troublée d’avoir été surprise en flagrant
délit de rêverie. Mais l’éclat hanté dans ses prunelles disparaît si vite que je
ne suis plus très sûr de ce que j’y ai vu. Je l’ai peut-être imaginé après tout.
J’essaie de faire le lien avec ce que George m’a dit la veille : « Laisse-lui
une chance, elle en a besoin. » Besoin de quoi au juste ? Moi, tout ce que je
vois, c’est qu’elle détonne drôlement dans cet univers qui est le mien, que je
me suis approprié. Sa vulnérabilité, si éphémère soit-elle, n’a pas sa place
en plein cœur de la rudesse de cet environnement. Je ne vois pas son
intrusion d’un bon œil et je ne lui ferai certainement pas de cadeau.
D’ailleurs, si elle décide de déguerpir, je ne la retiendrai pas.

Sa présence est une mauvaise idée. La regarder l’est tout autant.

Elle cesse de triturer une gourmette, aux maillons indéniablement


masculins, pendant à son poignet et perd son air éthéré pour se lever. Son
mutisme fait écho à ma contrariété, comme si elle sentait que m’adresser la
parole ne ferait que renforcer mon hostilité. De mon côté, je me surprends à
passer d’un extrême à l’autre en songeant à ce que je pourrais bien faire
d’elle ici.

– Merci pour cette nuit, murmure-t-elle enfin.

Le son de sa voix est aussi ténu que le souffle d’une brise légère. Si je
n’avais pas les yeux rivés sur sa bouche délicate, je n’aurais même pas
capté qu’elle m’avait parlé.

– Si tu veux rester ici, il va falloir apprendre à te débrouiller toute seule.


J’ai pas la tronche d’un baby-sitter, OK ? Et couvre-toi la nuit.

Ah. Ça sonnait quand même moins brutal dans ma tête… Tant pis pour
l’air choqué qui se peint sur son visage de porcelaine. Les choses doivent
être claires dès le départ, je ne compte pas la materner.
– Je n’ai pas l’intention de devenir un boulet, réplique Charly, retrouvant
une sorte d’acidité dans la voix.
– Tant mieux ! George est introuvable, ce matin. Je te montre les lieux.

Clair et concis. Son front se plisse, mais elle s’abstient de tout


commentaire, se contentant de m’emboîter le pas jusqu’à l’extérieur. L’air
est plutôt tiède, février étant une période d’accalmie entre deux saisons de
pluie. Il faut profiter de la fraîcheur de la matinée, car le thermomètre
frôlera les quarante degrés en pleine journée, rendant l’air irrespirable et les
travaux à effectuer très pénibles. J’explique à la véto la disposition du
camp, lui montre le chenil dans lequel dorment les chiens de Massoud. Ils
vont et viennent librement, et sont de précieux gardiens la nuit pour nous
alerter en cas d’attaque de félin. Les deux molosses font plutôt bien leur
job, puisque ça fait des mois que nous n’avons aucun dégât à déplorer.

J’emmène Charly vers l’enclos occupé par la hyène en passant devant


celui des lionceaux. Seuls George et moi détenons les trousseaux de clés
pour ouvrir les portes. Je suis en train de lui lister toutes les tâches qui lui
incombent quand je m’aperçois qu’elle n’est plus à mes côtés.

Elle se fout de moi ou quoi ?

Mais je ravale aussitôt ma contrariété quand je me retourne vivement


pour la découvrir figée devant le grillage. Les deux petits sont sortis,
poussés par la curiosité, et se dirigent prudemment vers nous. Charly a ce
sourire extatique qui illumine son visage et me fait perdre toute envie de
l’engueuler. Ses yeux sont agrandis par la surprise et elle est
métamorphosée. Son air renfrogné a disparu au profit de l’émerveillement,
et on dirait une gosse qui ouvre ses cadeaux le matin de Noël.

Je sens malgré moi un sourire poindre sur mes lèvres. Elle me rappelle
mes premières réactions quand j’ai moi aussi débarqué ici. Et même si,
encore aujourd’hui, je suis toujours conquis par la beauté de la savane et de
sa faune, je m’y suis habitué. Ce cadre exceptionnel est devenu mon
quotidien.
Je m’approche doucement pour ne pas troubler l’instant. Elle est en plein
shoot d’un morceau de mon univers et la voir si réceptive me rassure un
peu. Son sourire ne l’a pas quittée quand elle lève sa tête vers moi, les yeux
embués par quelques larmes de joie.

– Mon Dieu, ils sont magnifiques…


– Ils reviennent de loin. George les bichonne comme ses propres enfants.
– Ils ont des noms ?
– Non.

Elle paraît surprise. En effet, nous évitons de baptiser nos pensionnaires.


Le but du refuge étant de les soigner pour les relâcher dans leur milieu
naturel, il ne faudrait pas que le prix de leur liberté soit un déchirement pour
nous si on s’y attache trop. Et ce serait si facile quand on regarde ces deux
lionceaux aux grands yeux curieux, assis juste en face de nous.

– J’ai quand même bien envie de leur donner un petit nom…


– C’est toi qui vois.
– Je verrai bien… Simba et Mufasa !
– Quelle originalité ! ricané-je. Je suis bluffé par tant d’imagination !

Elle me tire la langue pour toute réponse et son petit nez se plisse
joliment avec cette grimace. Me donnant une secousse mentale, je me
détache de ma contemplation. Elle va me prendre pour un mort de faim si
elle me surprend en train de la regarder. Et j’ai déjà convenu avec ma raison
que la mater était la pire idée du siècle. Mais je ne suis qu’un homme qui a
sous les yeux un avion de chasse moulé dans un short cargo et qui n’a pas
croisé d’œstrogènes depuis des mois. Ses vêtements n’ont rien de sexy,
mais elle a la classe, même en kaki.

– Viens, je te montre la réserve de nourriture pour les bêtes. C’est Jahi


qui gère le stock. S’il te manque quelque chose, tu traites directement avec
lui. Ne t’avise pas de chiper un truc dans les frigos sans son accord, je le
soupçonne d’en compter tous les jours le contenu. Notre ravitaillement
arrive en même temps que celui des lodges pour les touristes en safari pas
très loin d’ici.
Elle sourit et me suit, non sans jeter des coups d’œil par-dessus son
épaule vers les lionceaux qui se sont mis à chahuter bruyamment. Je
récupère un seau plein de viande dans la chambre froide et le lui tends. Elle
semble tout à coup très dubitative.

– Dis-moi, Chef…
– Maddox.
– Chef… Ils sont nourris comment ces deux petits ?

Quelle tête de mule ! Je la soupçonne de faire exprès d’esquiver mon


prénom… Mais sa question, elle, est très sérieuse. Elle est passée en mode
professionnelle et semble réfléchir à toute vitesse.

– On leur dépose leur ration deux fois par jour dans la partie fermée pour
éviter que la viande ne se gâte. Pourquoi ?

Elle me fait signe que tout va bien et m’invite à procéder comme à


l’accoutumée. Je ne comprends pas bien où elle veut en venir, mais je sais
déjà qu’elle ne me dira rien. Nous contournons l’enclos pour pénétrer dans
un baraquement où les animaux se réfugient la nuit. J’ouvre la trappe et
balance le contenu du seau. Les petits se jettent sur la nourriture comme
d’habitude pendant que Charly les observe minutieusement. Sa moue
contrariée est de retour sur son minois.

– J’ai carte blanche avec les animaux, c’est ça ?


– C’est toi la vétérinaire…

En admettant que tu restes…

Mais je garde ma réflexion pour moi.

– Parfait !

Et la voilà qui repart vers la maison, me plantant comme un con devant


l’enclos. Je plonge mes yeux dans ceux d’un des lionceaux, comme s’il
s’interrogeait lui aussi sur les motivations de cette étrange créature. Je ne la
suis pas, la laissant faire connaissance avec les lieux. J’ai bien d’autres
choses à faire que de lui coller au train.

***

L’après-midi est déjà bien entamée quand la camionnette de Massoud


s’arrête devant la maison dans un nuage de poussière. Il était temps, je
commençais sérieusement à me faire du souci. D’habitude, aucun de nous
ne reste autant de temps sans donner de nouvelles ni signaler sa position. Le
ranger doit avoir une très bonne raison d’avoir agi ainsi.

J’ai un nœud à l’estomac, reflet invisible d’un mauvais pressentiment. Je


sors en trombe de ce que j’appelle vaguement mon bureau, et celui-ci
jouxtant l’antre vétérinaire de Charly, nous nous retrouvons tous les deux
dehors en même temps. Je ne sais pas à quoi elle a passé sa journée, mais
elle n’est pas restée inactive, en témoignent les bruits incessants que j’ai
perçus durant des heures et ses cheveux ébouriffés. J’ai serré les dents pour
rester vissé sur ma chaise et ne pas céder à ma curiosité. De son côté, sa
fierté l’a sans doute dissuadée de venir me trouver pour me demander un
coup de main. Nous ne nous sommes pas croisés pour le déjeuner non plus.
Je tiens plus que tout à ma tranquillité et je prends toujours ce repas seul.
Même George ne se risque pas à venir troubler ma solitude.

Charly et moi échangeons un regard qui va au-delà de l’inquiétude quand


nous nous rendons compte que Massoud est le seul à descendre du véhicule.
Mon mauvais pressentiment se mue en angoisse, plombe mes entrailles et
alourdit ma respiration.

– Où est George ? le questionné-je en me précipitant au pas de course


vers lui.

J’ai bien conscience que mon ton est abrupt, mais mon angoisse pulse
vivement sous mon crâne, au même rythme accéléré que mon palpitant. Le
Kenyan me regarde sans comprendre. Une ride se forme entre ses yeux et il
paraît soudain plus vieux que ses quarante ans.

– À cette heure-ci, l’avion doit avoir décollé Madd. Pourquoi ?


– L’avion ?

La voix suraiguë de Charly me perce les tympans. Elle vient de crier son
incrédulité dans mes oreilles qui n’apprécient que moyennement le
traitement. Tout en elle exsude la surprise ainsi que le désarroi, et elle se
met à faire tourner machinalement la gourmette autour de son poignet fin.
Je n’arrive toujours pas à lire le prénom gravé sur la plaque un peu usée,
mais ça n’a pas d’importance pour le moment.

Le brouillard se lève dans ma tête et je percute enfin. George s’est fait la


malle ! Il s’est arrangé pour me refourguer sa nièce dans les pattes sans
aucune alternative. Je savais bien que ce vieux singe manigançait un coup
tordu !

– Il est parti ? souffle Charly. Sans me dire au revoir…

Massoud hausse les épaules, nous signifiant qu’il n’a été que le chauffeur
du vétérinaire déserteur et qu’il n’est au courant de rien d’autre. Il tend une
enveloppe à la brune, mais ses mains tremblent tellement qu’elle préfère les
garder contre elle plutôt que de saisir la missive. J’agis à sa place, le cœur
plombé.

Pas de grandes envolées lyriques sur ce bout de papier, juste quelques


mots pour nous deux :

Prends soin de ma Charly ou je reviendrai te botter les fesses, gamin.


Charly, un seul mot : vis !
À bientôt les jeunes…
Charly jette à peine un œil aux quelques lignes. Son visage semble vidé
de toute substance, elle est pâle comme la mort et je peux sans peine
distinguer le rythme d’une respiration beaucoup trop rapide.

Elle ne va pas me taper une crise d’angoisse quand même !

Mais avant que je ne puisse lui dire quoi que ce soit, elle s’élance dans la
maison comme si le diable en personne lui collait au train. Je crois
percevoir un sanglot, mais je n’en suis pas certain. Et ce n’est pas sur mon
épaule qu’elle va pouvoir pleurer. Consoler, je ne sais pas faire ça, moi. Une
porte claque. Elle s’est retranchée dans sa chambre, probablement jusqu’à
demain.

Dans un soupir, je retourne dans mon cagibi-bureau, pour essayer de


digérer comme je peux la défection surprise de mon ami. Je pensais qu’il
prendrait le temps de la former avant de s’en aller, qu’il attendrait de savoir
si la période d’essai serait concluante. Je suis quasi certain que son départ
anticipé n’a pour but que de coincer Charly ici. Je ne sais pas pourquoi il
tient tant à ce qu’elle reste, si ça ne tenait qu’à moi, elle serait dans cet
avion elle aussi ! Et puis ce mot : « Vis ! » Merde ! Ma curiosité est bien
éveillée à présent, alimentée par la réaction de Charly qui me paraît bien
disproportionnée.

Malgré moi, je me sens embarqué dans une situation qui me dépasse et je


ne suis pas sûr d’aimer ça.

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7

Charly

Parti.

George m’a laissée ici sans même m’en parler. Je n’ai pas eu l’occasion
de lui demander comment il allait vraiment. J’aurais voulu qu’on rattrape
un peu le temps passé loin l’un de l’autre. Je n’aurais pas eu grand-chose à
lui dire, c’est certain, mais j’aurais eu son épaule pour épancher ma peine.
Les paroles de ma mère résonnent encore dans ma tête, et plus j’y pense,
plus la blessure s’agrandit. C’est fou comme quelques mots prononcés avec
haine et rancœur peuvent détruire leur destinataire. Comme s’il restait
quelque chose à détruire…

Adossée aux oreillers, je somnole vaguement en regardant le soleil se


lever par la fenêtre. Je n’ai pas fermé l’œil du tout, oscillant désespérément
au fil des heures entre la colère d’avoir été le pion de mon oncle et le
désespoir de me retrouver encore une fois seule.

Le gris de la nuit fait place à de belles couleurs, mais ce matin, je n’ai


pas le cœur à m’extasier sur le paysage. George s’est tiré, bordel ! Il sait
pourtant à quel point je déteste ne pas dire au revoir. Il est le seul à
connaître tous mes états d’âme, toutes mes souffrances. Malgré la distance,
c’est lui qui m’a relevée quand mes parents se sont renfermés sur leur
chagrin, oubliant mon existence au passage. Il a été extrêmement présent
pour moi, même en vivant à des milliers de kilomètres. Je ne comprends pas
son attitude.
Personne ne sait de quoi la vie est faite, ce que le destin vous réserve
comme scénario funeste. Je l’ai appris à la dure. Et j’aurais tellement aimé
lui dire au revoir.

Les yeux embués et la cage thoracique comprimée par la main invisible


d’une douleur indescriptible qui me rattrape, je regarde son prénom qui
devient presque illisible sur la gourmette.

Calvin.

Des années que je n’ose plus prononcer son prénom. Ça fait trop mal.

Je lui ai subtilisé ce bracelet il y a longtemps, quand nous étions encore


des adolescents. Il avait râlé pour la forme, mais n’avait jamais cherché à le
récupérer. C’est le seul souvenir de lui qu’il me reste aujourd’hui. Quelques
maillons d’acier pour me rappeler son visage, son rire ou la chaleur de ses
bras. Quand je le fais tourner autour de mon poignet, toutes ces images
reviennent avec facilité, avec leur lot de culpabilité. Comme un shoot pour
ne pas oublier.

Jamais.

Je laisse quelques larmes couler et sans le vouloir, je m’enfonce dans le


sommeil, le cœur en berne et l’âme plus lourde que jamais. George parti,
mes murailles s’effondrent, mon pilier s’évapore. Et mon esprit fait ce qu’il
sait faire de mieux dans ces cas-là, il se plonge dans une mélancolie qu’il
connaît par cœur. Je voudrais me fondre dans le néant, là où je n’existerais
pas. Et si je n’existe pas, je ne souffre pas.

***

Je sursaute violemment quand la porte s’ouvre avec fracas, allant


percuter le mur et faisant manquer un battement à mon cœur. Je me redresse
vivement et remonte le drap sur ma poitrine, mince barrière qui ne me
protégera de rien du tout. Et surtout pas de lui. À travers mes paupières
gonflées et douloureuses d’avoir pleuré, je distingue la silhouette massive
de Maddox qui prend toute la place dans l’encadrement. Il ne faudrait pas
que ces entrées bruyantes deviennent une habitude ! De quel droit se
permet-il de faire irruption sans crier gare comme ça ?

Furieuse, je vais pour protester quand je me heurte à des prunelles


chocolat menaçantes. Son regard me cloue sur place et j’ai soudain envie de
me recroqueviller comme une petite fille prise en faute. Je choisis de me
taire, toute trace de fureur m’ayant désertée. Je n’ai finalement pas envie de
déclencher l’orage que je devine prêt à éclater. C’est comme si je pouvais
sentir l’électricité crépiter dans l’air tout autour de lui. Effrayant… Mais
qu’ai-je bien pu faire pour le mettre autant en colère ?

Parce que Petit Chef est de mauvaise humeur… pour changer. Ce type a
raison de se complaire dans sa solitude ici, il n’est pas sociable pour un
sou !

C’est l’hôpital qui se fout de l’infirmerie…

Je ne suis là que depuis deux jours et on ne peut pas dire que le tableau
soit reluisant. Il est tantôt grognon tantôt mutique, mais il a toujours cette
lueur quand il me regarde qui me dit : « Barre-toi, tu n’as rien à faire ici. »
Sauf que maintenant il est coincé. Avec moi. Et même si l’idée ne
m’enchante plus du tout, je ne suis pas du genre à faire faux bond à
quelqu’un. J’ai bien compris que la présence d’un vétérinaire est
indispensable ici, et tant que je n’aurai pas de remplaçant, je resterai.

– Tu comptes faire ton boulot aujourd’hui ou je dois te considérer


comme une touriste qui fait la grasse matinée ? me balance-t-il en serrant
les dents.

Hein ? Déboussolée, je regarde autour de moi et constate que la lumière


est en effet très vive. Le soleil inonde ma chambre et l’atmosphère s’est
considérablement réchauffée. Fébrilement, je cherche mon portable pour
regarder l’heure. Merde !
– Il est dix heures, si c’est ce que tu veux savoir.

Ton froid, visage fermé, il attend que je percute, plein de mépris. Et moi,
je reste la bouche ouverte, ne sachant quoi dire. Je me maudis d’amener de
l’eau à son moulin. Il ne veut déjà pas de moi ici et je ne lui prouve pas ma
fiabilité, loin de là !

Après un dernier regard à glacer le sang, il s’en va sans fermer la porte.


Je n’ai pas marqué des points. Ça me contrarie. Professionnellement, je suis
quelqu’un sur qui on peut compter en temps normal. Alors pourquoi tout va
de travers depuis deux jours ? Je commence à me dire que l’idée de George
était pourrie. Et moi, je me suis laissé embobiner.

Quelle idiote !

Je me débarbouille en vitesse dans la salle de bains en face de ma


chambre, saute dans mes vêtements de travail et cours presque jusqu’à la
cuisine. Je ne veux pas aggraver mon cas.

– Jambo1 miss Charly ! me lance Jahi, occupé avec de gros morceaux de


viande fraîche.
– Jambo ! Je te pique un café, Jahi ! Mister Safari est en rogne et j’ai au
moins besoin de ça pour l’affronter !

Le cuisinier s’esclaffe bruyamment et me montre la cafetière encore


pleine.

– Monsieur Maddox n’aime pas beaucoup les gens en retard, sourit-il en


me désignant avec la pointe de son couteau. Mais j’ai senti les mauvais
esprits te tourmenter cette nuit…
– Les… quoi ?

Jahi me fait un clin d’œil avant de retourner à sa découpe de légumes.


Les esprits… Sans doute une de leurs croyances locales que je ne connais
pas encore. Je suis curieuse d’en apprendre plus et j’aimerais bien qu’il
éclaire ma lanterne ! Je suis friande d’histoires locales et de mystères
ethniques. Mais pas tout de suite… Là, je vais juste tenter de survivre aux
prochaines heures.

***

La journée est interminable et je la passe dans une sorte de brouillard qui


m’assomme. Je ne suis pas du tout concentrée sur ce que je fais et par deux
fois, j’ai dû ramasser tout le contenu de la trousse de secours que j’essaie de
constituer. La chaleur n’aide pas du tout et je n’ai qu’une envie, celle de
quitter mes vêtements collants de sueur et de poussière pour prendre une
douche froide. Petit Chef ne mentait pas quand il parlait de quarante degrés.
J’ai l’impression de me liquéfier et j’ai déjà descendu trois litres d’eau.

J’ai volontairement esquivé Maddox et je crois qu’il en a fait autant de


son côté. Tant mieux. Je n’aime pas être prise en faute et devoir me justifier
serait humiliant. Je ne doute pas qu’il aurait apprécié me voir ramper, mais
je ne lui ferai pas ce plaisir. J’ai beau être une loque ambulante, j’ai tout de
même un résidu de fierté. Mais je suis aussi lucide. Passer cette journée en
tête à tête avec moi-même ne m’aide pas vraiment à oublier les ravages de
cette nuit blanche. J’ai pensé à Cal tout le temps, comme si mon esprit était
incapable de se focaliser sur autre chose.

Dis plutôt que tu n’en as pas envie !

Je chasse cette voix qui voudrait me faire entendre raison et me penche


sur ma nouvelle idée. Je ne suis pas sûre que Madd me fasse assez
confiance pour me laisser la tester si je lui en parle. Il m’en veut de toute
façon et je ne compte pas me mettre à genoux. J’ai décidé de me passer de
son approbation sur ce coup. Ça passe ou ça casse, comme on dit. Phase
pratique demain matin. J’espère que mon plan va marcher avec les
lionceaux.
Je m’étire. Il est temps d’aller nourrir les molosses de Massoud. Ils sont
élevés pour protéger les troupeaux des fermiers locaux et entraînés pour
faire face à des prédateurs comme des guépards ou des lionnes. Pas
n’importe quel adversaire donc. Chargée de mon seau de nourriture, j’entre
dans le chenil et plisse le nez quand les effluves animaliers viennent me
chatouiller les narines. Ces box n’ont pas dû connaître de grand nettoyage
depuis un bon moment. Je me promets d’y remédier bientôt. Distraite, je
partage mon seau entre les deux gamelles et retourne le ranger. Dix-huit
heures. Je range quelques dernières bricoles et je m’apprête à sortir quand je
suis stoppée net par un grondement sourd.

Relevant vivement la tête, je tombe nez à nez avec une hyène qui me fixe
ostensiblement, la gueule dégoulinante de bave. Et elle me barre l’accès à la
sortie. J’ignore beaucoup de choses sur ces animaux charognards, je ne suis
pas vraiment certaine qu’elle soit une menace directe et qu’elle attaquerait.
Mais elle est impressionnante ainsi campée sur ses pattes, prenant toute la
place dans l’encadrement de la porte. Je sens la peur s’infiltrer
insidieusement dans mes veines. Il faut toujours privilégier la prudence
devant un animal sauvage, d’autant plus quand on en méconnaît les
instincts, et je sais que j’ai raison de me méfier. Son pelage est gris tacheté
de noir, poussiéreux et hirsute, comme si elle venait de se rouler sur le sol,
et ses petits yeux noirs qui ne me lâchent pas me paraissent bien trop
malins.

J’inspire calmement pour ne pas montrer ma trouille à la hyène, tout en


priant pour que Titan, l’énorme berger d’Anatolie, ait la brillante idée de
venir fourrer sa truffe par ici. Parce que oui, bordel, vu sa taille et la force
phénoménale de ses mâchoires, je sais qu’elle pourrait me broyer un os. Je
n’oublie pas ce que je sais sur ces bêtes.

Reculant lentement de quelques pas sans lui tourner le dos, je me


rapproche de l’armoire où j’ai rangé mon fusil anesthésiant. George m’a
expliqué qu’il est toujours chargé avec une fléchette, prêt à l’emploi en cas
d’urgence. Et là, c’en est clairement une ! Est-ce que c’est moi qui ai mal
refermé la porte de l’enclos quand j’ai nourri l’animal ? Étrange. Je n’arrive
pas à me souvenir.
Je me déteste déjà pour ça, mais je vais devoir appeler de l’aide. Et elle
ne pourra venir que de la pièce qui jouxte mon bureau. Si tant est que mon
patron grincheux s’y trouve encore…

– Maddox ?

Ma voix chevrote de manière ridicule. Elle ne couvre même pas le


grondement sourd qui s’échappe du poitrail de la hyène. J’attends quelques
secondes avant de me racler la gorge et de réitérer un peu plus fort, tenant
l’animal en joue avec mon fusil. C’est drôlement lourd ce truc… Le temps
s’étire et la panique commence sérieusement à me gagner. La bête ne bouge
pas d’un centimètre et son grognement incessant devient stressant. Elle me
regarde comme si j’étais un en-cas délicieux et un long frisson accompagne
la coulée de sueur froide qui dévale ma colonne vertébrale. Mes jambes
tremblotent doucement et si je devais me mettre à courir, je ne suis même
pas certaine que j’y arriverais. Il faut que je me rende à l’évidence, il n’y a
plus personne dans le bureau et je suis face à un cauchemar qui à la bave à
la gueule.

– Tout doux ma belle, chuchoté-je en faisant un pas en avant. Je suis


Charly, on s’est déjà vues toutes les deux…

Nouveau grognement. Elle fait mine de s’avancer vers moi. OK. Respire
Charly.

– Hé Petit Chef ! J’ai besoin d’un coup de main là !

C’est plus fort que moi, j’ai crié. Je sais que c’était la dernière chose à
faire. Décidément, depuis que je suis ici, je fais tout de travers. Il va me
prendre pour une vétérinaire en carton, et franchement, je ne lui donnerais
pas tort ! Sauf que d’un seul coup, tout s’emballe.

Awa, sans doute alerté par mes cris, apparaît soudainement derrière la
hyène. En même temps que Maddox, sorti en trombe de son bureau. Tous
deux se heurtent violemment sous mes yeux affolés, dans un concert
bilingue de jurons. Évidemment, l’animal sauvage prend peur et décide de
lancer son attaque. Sur moi. Je hurle et appuie par réflexe sur la détente du
fusil. C’est la première fois que je manipule un engin pareil et j’espère avoir
fait mouche. Je ferme les yeux, persuadée de voir ma dernière heure arrivée.

– Titan ! claque enfin la voix de Maddox.

J’entrouvre une paupière pour voir le chien s’interposer en aboyant entre


la bête et moi, tandis qu’Awa saisit un lasso de capture et passe tant bien
que mal le lacet autour du cou de l’animal pour le tirer en arrière. Je les vois
s’éloigner, lui et le chien de garde pour ramener la hyène dans son enclos.
Awa est jeune, mais doué. Et je lui dois une fière chandelle…

Madd me fixe depuis le pas de la porte, réprobateur. Il doit vraiment me


prendre pour une nana qui attire les ennuis. Ou une cruche, j’hésite. Depuis
que j’ai débarqué, je ne cesse de bousculer son quotidien bien huilé et je
fonce de catastrophe en catastrophe. Je m’en passerais bien et je me sens
totalement ridicule.

Puis soudain, son regard se voile et il titube. S’accrochant in extremis au


chambranle de la porte, il tombe à genoux. Je me précipite vers lui, alertée
par ce brusque accès de faiblesse. Qu’est-ce qui lui arrive ?

En le soutenant comme je peux, pour que sa tête n’aille pas cogner


lourdement sur le plancher, je la vois. Cette petite fléchette aux ailettes
bleutée. Celle que j’ai tirée et qui est fermement plantée dans sa cuisse.

1. Bonjour.

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8

Maddox

Je. Vais. La. Tuer.

Et George aussi par la même occasion. Non, mais sérieusement, sa nièce


est une catastrophe ! J’en suis à me demander si elle est vraiment
vétérinaire ou si elle est juste une empotée notoire !

Encore un peu groggy par les effets de l’anesthésiant, je prends un


moment pour que ma tête cesse de tourner. Mes tempes pulsent
douloureusement et j’ai du mal à focaliser mon regard sur un point précis.
Mon esprit est comme enrobé de coton, je me sens léger et pourtant mes
membres sont engourdis. Je sais que je suis dans le bureau de George,
allongé par terre. Un linge frais se pose soudain sur mon front et je
tressaille. Charly, armée d’un petit chiffon mouillé, baigne mon visage en
m’en mettant plein les yeux. Je peste en chassant sa main d’un revers de la
mienne. Au moins, ça aura eu le mérite de me remettre les idées d’aplomb !
Mon geste plutôt brutal la stoppe dans son élan et elle pose ses jolis yeux
verts sur moi. Quand ses doigts fins frôlent les miens, une drôle de chaleur
se propage en moi, que je mets immédiatement sur le compte de la drogue
circulant encore dans mon sang. De son côté, elle récupère vivement sa
main et presse le chiffon mouillé contre elle, indifférente au fait qu’elle est
en train de tremper son tee-shirt.

Elle me fixe d’un regard triste et j’y distingue une pointe de crainte à
mon égard. Je lui fais peur maintenant ? Mais c’est elle qui est dangereuse !
Elle s’enterre dans son mutisme et je sens la colère enfler. C’est plutôt clair
pour moi. Je ne veux pas d’elle ici. Je ne peux pas accepter de mettre le
campement en péril juste pour rendre service à George. Qu’est-ce qui a pris
à ce vieux fou de me la coller dans les pattes ?

– Demain, Massoud te ramènera à l’aéroport, assené-je. Je crois que j’en


ai assez vu, la période d’essai est terminée.

Mon ton est dur et la peine se dessine clairement au fond de ses


prunelles. Je ne fais pas dans le sentimentalisme, je ne connais pas la
diplomatie. Il en a toujours été ainsi, je ne vais pas changer de sitôt.
Dommage qu’elle en fasse les frais, mais je veux lui éviter une grosse
désillusion en restant ici. Il n’y a rien pour elle à Wild Protect, son oncle se
plante sur toute la ligne. Et aussi sexy soit-elle, elle ne convient pas pour ce
poste. J’ai besoin de quelqu’un d’efficace à qui je ne dois pas tenir la main
en permanence. De même, je n’ai pas envie de surveiller mes arrières à
chaque seconde pour voir si une fléchette ne m’atterrirait pas dans le cul par
inadvertance !

J’aurais pu être un peu moins brutal, c’est vrai. Mais ce n’est pas elle qui
se retrouve les jambes en l’air et encore à moitié shooté à la kétamine ! Je
crois que ma crédibilité vient de prendre un sacré coup dans l’aile.

– C’était un accident, murmure-t-elle enfin.

Ses yeux sont tellement dans le vague que je ne sais pas si elle me parle
vraiment ou si elle pose des mots sur autre chose. Elle a l’air complètement
ailleurs, livide, et une expression tourmentée se dessine sur son visage.
C’est dingue, j’ai l’impression d’y voir toutes ses émotions défiler. Un livre
ouvert. Et quelque chose, appelez ça une intuition, me souffle que j’ai
manqué un morceau important de l’histoire.

Pas mon problème.

Je tente de me redresser pour couper court à cette situation ridicule. Mon


esprit se perd dans des désirs totalement contradictoires et ça ne me plaît
pas du tout. Je suis pris d’une envie de la serrer contre moi pour la ramener
sur terre et effacer le voile de tristesse qui a terni l’éclat de ses yeux. D’un
autre côté, je brûle tellement de colère que ça me démange de la secouer
comme un prunier pour lui remettre les idées en place. Dans les deux cas,
ça ne nous mènera à rien du tout.

Les anesthésiants ne te réussissent pas mon vieux…

Je veux sortir d’ici et regagner la quiétude de mon bureau. Échapper à


cette atmosphère lourde et ce silence qui s’étire. Moi, je n’ai rien demandé à
personne, ma solitude m’allait très bien !

Les sensations sont revenues dans mes jambes et je m’empresse de me


relever en prenant appui sur le bord de la table toute proche. Un
grognement peu amène m’échappe quand ma cuisse douloureuse se rappelle
à moi, à l’endroit où le projectile s’est planté. Je constate que Charly l’a ôté,
mais putain, ça fait encore un mal de chien !

Je sais que j’aurais dû prendre mon temps, mais je suis pressé de


m’éloigner d’elle. Je ressens le besoin inexplicable de mettre de la distance
entre nous. La colère qui m’habite est trop vive, mais il n’y a pas que ça.
Simplement, mon esprit est trop embrouillé pour faire la part des choses. Je
m’agrippe au bord du meuble pour ne pas vaciller, mais c’est trop tard. La
pièce se met à tourner autour de moi et j’ai soudain une irrépressible envie
de vomir. Je lutte pour ne pas me fracasser à nouveau par terre quand je
sens un petit corps chaud se coller à mon flanc pour me soutenir. Charly
passe mon bras par-dessus ses épaules et tire une chaise vers nous à l’aide
de son pied. Elle est tellement minuscule que j’ai l’impression que la masse
de mon corps va l’écrabouiller. Et sa chaleur qui s’infiltre insidieusement…

La véto me largue sur la chaise en soufflant sous mon poids. Je mesure


pas loin d’un mètre quatre-vingt-dix, avec la carrure qui va avec, tandis
qu’elle a le gabarit d’une plume. Pas étonnant que l’effort lui ait coûté !

– T’es lourd, Petit Chef, lâche-t-elle avec un sourire en coin.

Ooooh, je la vois venir ! Je ne suis peut-être pas au mieux de ma forme,


mais si elle croit qu’elle va éviter de se faire virer en m’achetant avec un
sourire, elle se fourre le doigt dans l’œil. Mais c’est vrai qu’elle est encore
plus belle quand ses joues se creusent de deux petites fossettes. Je tombe en
arrêt devant cette bouche rouge cerise qu’elle mordille de nouveau sans s’en
rendre compte. Elle me scrute pour évaluer mon état et son visage est si
près du mien qu’il me suffirait de me redresser pour poser mes lèvres sur les
siennes.

Mais qu’est-ce que je raconte ?

Ses mains fines palpent mon visage, à la recherche de je ne sais quoi.


Elle fronce les sourcils en tirant sur mes paupières inférieures pour
examiner le blanc de mes yeux. Elle paraît concentrée et moi, je ne peux
pas me détacher des petites mimiques qu’elle fait en m’étudiant.

– Je vais bien, Charly, c’est bon.


– Je veux juste m’en assurer moi-même. Je… Je suis désolée… C’est…
C’était un accident, il faut me croire.
– Je te crois. Mais ça ne change rien.

Elle se redresse et sa main quitte mon épaule. Mon regard, lui, est
aussitôt happé par son vêtement mouillé devenu complètement transparent.
Je distingue la peau de son ventre plat à travers le tissu et me laisse
subjuguer par cette vision enchanteresse, sans doute démultipliée par
l’anesthésiant. Je me fais l’effet d’un ado qui soulage sa folie hormonale
devant son premier magazine coquin. Je suis tellement concentré que je ne
vois pas les larmes couler le long de ses joues avant qu’elles ne viennent
s’écraser sur ma jambe. Il n’y a pas mieux pour redescendre les deux pieds
sur terre.

Je déteste les pleurs, ils ne sont d’aucune utilité et je n’ai jamais su


comment y faire face. Mon père m’a toujours martelé que c’est une arme
typiquement féminine dont il faut se méfier comme de la peste. Fort de
cette certitude, j’ai compris rapidement que je devais refouler les miens dès
le plus jeune âge. Au profit d’une autre sorte d’exutoire. Il fallait bien que
ma colère s’exprime autrement. Consoler, je l’ai déjà dit, j’ignore comment
faire. Pourtant là, je m’en veux un peu. Je regrette d’avoir été si abrupt et
d’être la cause de cette inondation. Je sais que pour elle, la déception doit
être immense, mais je ne reviendrai pas sur ma décision. Elle ne m’a rien
prouvé depuis son arrivée et je n’aime pas perdre mon temps. Le mien est
compté malheureusement.

Je fais la seule chose dont je me sens capable pour l’instant. Je fuis.


Enfin, je titube plutôt, jusqu’à mon bureau. Je la plante ici, le visage baigné
de larmes, lui donnant sans doute l’impression que je n’ai pas de cœur, que
je suis un salaud de première. Elle n’aurait pas tort… Mon cœur, ça fait
belle lurette que j’ai appris à le barricader et ses quelques pleurs n’y
changeront rien.

En chemin, je croise Massoud qui sort de mon bureau. Je tique un peu,


car il n’a rien à y faire. Tout le monde sait qu’il faut une excellente raison
pour pénétrer dans mon antre. N’empêche, il tombe bien, j’ai un immense
service à lui demander.

– Hey Massoud, j’aimerais que tu vérifies les portes de l’enclos de la


hyène. Je ne voudrais pas que ce genre d’incident se reproduise.
– J’sais pas c’qui s’est passé, Madd. Elle a mal refermé le cadenas, sinon
j’vois pas comment elle aurait pu sortir !

Je ne sais pas quoi penser de cet accident. Je la crois quand elle dit
qu’elle ne sait pas comment ça a pu se produire. Charly n’a bien sûr pas
sciemment ouvert à la hyène, cette idée est ridicule. Elle n’est pas stupide à
ce point. Mais ça ne change rien concernant la suite des événements pour
elle.

– Demain, il faudrait ramener Charly à l’aéroport et…


– Impossible. J’ai un contrat pour quatre jours avec un couple en lune de
miel. Ils veulent privatiser leur safari.
– Et l’agence n’a pas quelqu’un d’autre ?
– Madd… J’vais être honnête, j’ai besoin d’argent pour nourrir mes
gamins.

Quel con ! Je m’en veux tout de suite d’avoir envisagé qu’il pourrait se
passer de ce fric. Massoud a quatre enfants qu’il voudrait envoyer à l’école
et il fait régulièrement le chauffeur pour les touristes en quête du Big Five1.
Les safaris-photos ont la cote en ce moment et Massoud est l’un des
meilleurs guides. Les pourboires sont plutôt généreux à la fin. Néanmoins,
ça veut dire qu’il sera absent toute la semaine puisque le circuit l’emmènera
certainement jusqu’au parc de Tsavo, en plein dans les terres rouges.

– Je te cherchais pour t’avertir. Et j’ai déposé une enveloppe pour toi sur
ton bureau.
– OK. Merci Massoud, je vais me débrouiller autrement.

Je dis ça, mais je ne vois pas comment. Sans Massoud, sans George, si je
m’absente, le camp sera quasi désert et je ne veux pas laisser Jahi et un
adolescent seuls ici. Je souffle de contrariété et passe plusieurs fois mes
mains dans mes cheveux, comme si ça allait empêcher la terrible migraine
qui menace de s’installer sous mon crâne. Je déteste quand mes plans vont
de travers comme ça. Et puis ça veut fatalement dire que je vais me coltiner
Charly encore quelques jours avant de la renvoyer chez elle par le premier
avion. Finalement, elle aura peut-être mis le camp à sac avant le retour de
Massoud… Je me surprends même à parier sur sa prochaine bourde. Quelle
merde !

En pénétrant dans mon bureau, j’avise tout de suite la grande enveloppe


posée dessus. Je reconnaîtrais ce logo de malheur entre mille et je sens la
nausée revenir en force. Mes poings se serrent par automatisme. Je sais déjà
ce qu’elle contient. Que croit-il en me faisant parvenir un autre rappel de
ma promesse ? Que j’ai oublié ce foutu contrat qu’il m’a fait signer en
échange de mon rêve de gosse ?

Je vois rouge et j’ai envie de cogner dans quelque chose pour laisser ma
rage s’exprimer. Quel genre de père fait ça, hein ? Quel genre de connard
faut-il être pour monnayer un rêve ? Le mien en est un beau spécimen. Plus
le temps passe, plus l’échéance approche et plus la haine m’envahit. Je le
savais en signant ce contrat, j’ai eu du temps pour m’y préparer. Cependant,
je ne l’accepte toujours pas. Il a profité de ma jeunesse, de mon
empressement à fonder Wild Protect. Trop immature et trop confiant, je n’ai
pas mesuré l’ampleur du sacrifice.
Les mains tremblantes de colère et d’impuissance contenues, j’ouvre la
missive estampillée Jefferson Corp., celle qui contient une copie du contrat
qui va façonner le restant de ma vie. Le pire dans tout ça, c’est que je ne
peux même pas dire que c’est contre ma volonté. J’ai signé ce document en
toute connaissance de cause, avec pour seule excuse valable mon
aveuglement, ma jeunesse et mon envie de réaliser mes rêves. En échange,
j’ai eu tous les financements dont j’avais besoin pour mettre Wild Protect
sur les rails. C’est avec ces papiers de malheur qu’il me tient par les
couilles.

Ce projet, j’y tenais et j’y tiens encore comme à la prunelle de mes yeux.
Il est le dernier lien avec ma mère. Tout gosse, elle me contait déjà
l’Afrique et ses grands espaces tous les soirs quand elle s’asseyait sur mon
lit. Je ne lui réclamais pas de petites histoires du soir. Non, moi, j’étais
avide de connaissances et de découvertes. Elle me parlait de la vitesse du
guépard et de la majesté des éléphants. Elle me racontait les couleurs de la
terre qu’elle avait foulée et dont elle était tombée, elle aussi, amoureuse. À
travers les yeux de ma mère et grâce à ses mots, j’ai voyagé bien avant
d’avoir l’occasion de monter dans mon premier avion. Cette fondation,
c’est mon ambition, mais c’était son rêve. J’aimerais qu’elle soit encore là
pour voir combien j’ai mis d’elle, de nos souvenirs, dans ce camp.

Repenser à ma mère fait monter ma rage d’un cran, attisée par la peine
qui me tenaille le cœur. J’arrache presque la liasse et la jette sur la pile de
papiers déjà présente sur le meuble de travail. Il m’envoie ce même contrat
tous les ans, rappel sadique que ma liberté a une date d’expiration.
Salopard ! J’en connais chaque ligne par cœur et je pourrais le réciter mot
pour mot. Si seulement à l’époque j’avais mesuré ce que ça allait réellement
me coûter ! J’aurais peut-être tenté de trouver une autre solution. Mais
j’étais pressé, encore en deuil de ma mère, et il en a profité avec toute la
sournoiserie que je lui connais désormais. Si je pouvais, j’arracherais ma
putain de signature au bas de la dernière page. Ce minuscule paraphe qui
signifie la fin de mon utopie. Seulement, Anton Jefferson ne me laissera
jamais revenir sur ce contrat. Il est inattaquable, il y a veillé. Il a trop à y
perdre. Et Wild Protect ne s’en remettrait sans doute pas, ce qui est tout
simplement inenvisageable.
1. Le Big Five est un ensemble de mammifères africains, Graal des
touristes lors des safaris : le lion, le léopard, l’éléphant, le rhinocéros et le
buffle.

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9

Charly

Je pensais avoir touché le fond. Il faut croire que l’univers me montre


que j’ai des ressources pour creuser encore plus profond… Il faut bien que
je me rende à l’évidence, je suis indésirable ici aussi. Quoi que je fasse, peu
importe la somme d’efforts monopolisée, je ne trouve ma place nulle part.
Je ne suis plus chez moi dans la maison de mon enfance, je ne suis pas dans
mon élément à la clinique. Et à présent, quelques jours dans ce camp me
prouvent que je suis inutile. George avait tort pour une fois. Fuir ne m’a pas
aidée. Je me suis juste pris la réalité de ma vie en pleine tronche et j’ai
réalisé que mon oncle a placé une foi beaucoup trop grande en moi. Tout le
monde ne peut pas être sauvé.

Encore faut-il vouloir l’être…

La mort dans l’âme et mon ego une fois de plus sérieusement piétiné, je
me résous à aller frapper à la porte de mon patron pour lui réclamer les clés
de l’enclos des lionceaux. Comme tous les matins depuis cinq jours. Il ne
me fait même pas assez confiance pour me donner deux pauvres bouts de
métal, c’est dire quelle estime il a de moi. En même temps, je crois que je
ne me ferais pas confiance non plus, je ne peux pas vraiment lui en vouloir.
Je suis carrément à l’ouest depuis que j’ai débarqué ! C’est encore pire que
d’habitude. Je me laisse déstabiliser par la moindre broutille et je perds mes
moyens quand il est dans les parages. Sa froideur et son ton dur en
permanence me mettent sur le qui-vive, et il n’en ressort absolument rien de
positif.
Cinq jours que je subis son apparente indifférence. Que je sens une
colère sourde bouillonner au fond de lui. Elle transparaît dans chacun de ses
gestes, dans sa manière rude de me saluer rapidement le matin. Je me sens
nulle, ridicule et terriblement en décalage avec ce qui m’entoure. Je n’arrive
pas à me concentrer sur de simples tâches, mon esprit étant sans cesse
torturé par des images toujours aussi vives, toujours aussi dévastatrices.
Elles m’ont suivie jusqu’ici, il ne pouvait en être autrement.

Incomplète.

Oui, incomplète, vide, la moitié de moi-même. Voilà comment je me


sens. Et ça, absolument personne ne peut le comprendre. Surtout pas
Maddox. Si je tentais de lui expliquer, il aurait l’impression que j’essaie de
justifier ma médiocrité de façon pathétique. Ça reviendrait aussi à ramener
tout mon passé ici et ce n’est pas exactement la définition d’un nouveau
départ.

Alors je fais ce que je peux sans avoir à demander de l’aide, pour ne pas
m’attirer une fois de plus ses foudres. Quelque part en moi, j’ai sûrement
encore un petit bout d’ego qui doit bouillir de me voir aussi faible et
terrifiée, mais je n’ai pas la force de me rebeller. Je suis lasse de me battre
contre le regard des gens, contre le jugement implicite mais irrémédiable
que je lis dans leurs yeux. Je suis fatiguée. Je suis une coquille vide qui
finalement se laisse ballotter. J’aurais honte si j’avais encore un peu
d’amour-propre.

Et Cal, que penserait-il de moi ?

Maddox me laisse livrée à moi-même toute la journée. Il ne m’a assigné


aucune tâche précise. Je ne sais pas si je dois prendre des initiatives,
attendre des directives ou même s’il espère toujours que je prouve quelque
chose. Ai-je encore ma chance ici ? Je suis perdue et son mutisme obstiné
n’arrange rien. Je peux compter sur les doigts d’une main le nombre de
mots qu’il m’a adressé depuis l’incident. Pourtant, je sens son regard brûler
ma peau quand il m’observe depuis son bureau. Il croit que je ne le sais pas,
mais je ne suis pas idiote, il s’assure juste que je ne provoque pas une autre
catastrophe.

J’espère au moins qu’il a compris que cette fléchette perdue n’était qu’un
malencontreux accident ! Je ne pourrais jamais volontairement faire de mal
à quelqu’un, je voudrais tellement qu’il le sache. Je ne comprends pas bien
pourquoi j’y tiens tant d’ailleurs. Vu comme il fait peu cas de moi, je
devrais me foutre de ce qu’il pense vraiment.

Arrivée devant la porte, je frappe deux fois. Je sais que je n’aurai pas de
réponse, alors j’entre sans plus de cérémonie. Maddox est déjà assis devant
une montagne de paperasse, mais contrairement à ces derniers jours, il ne
lève pas ses yeux furieux vers moi. Il enserre ses tempes entre ses mains
immenses et ses paupières sont closes. Il a les traits tirés d’une personne qui
n’a pas eu son content de sommeil depuis plusieurs jours. Ses cheveux
presque noirs sont complètement décoiffés, comme si ses mains étaient
passées dedans toute la nuit. Je m’en veux de lui causer des soucis
supplémentaires. À croire que je ne sais faire que ça, créer des problèmes.
Une boule d’anxiété revient élire domicile au creux de ma gorge, rendant
ma respiration un peu sifflante.

Est-ce que je dois le réveiller ? Il a la tête d’un mec qui a besoin de répit
et moi je viens troubler son moment. Indécise, je cherche ma gourmette à
l’aveugle et la fais tourner deux fois autour de mon poignet avant d’oser
briser le silence. Je toussote pour annoncer ma présence et éviter un réveil
trop brutal.

– Madd ? Je viens chercher les…


– Sur le tableau derrière toi.

Ah. Il ne dormait visiblement pas. Il doit bien se foutre de ma pomme


depuis quelques minutes. Encore une fois, il n’a même pas daigné me dire
bonjour. Il ne m’a pas adressé ne serait-ce qu’un coup d’œil et dans ma tête,
j’oscille entre contrariété et humiliation. De mieux en mieux…

Bonne à rien.
Je décroche le trousseau du crochet et m’apprête à sortir quand je suis
stoppée dans mon élan par ses paroles lapidaires. Des mots tranchants
comme des lames qui lacèrent l’infime estime que j’avais encore de moi.

– Massoud devrait enfin être de retour demain. J’ai réservé ton vol.
– D’accord, fais-je, totalement résignée.
– J’avais raison dès que je t’ai vu descendre de cette Jeep. Tu n’as pas
l’étoffe.
– Sans doute…

Tout au fond de moi persistait un dernier petit espoir qu’il me demande


de rester. Et il vient de partir en fumée. Cet homme est intransigeant. Je le
comprends et en même temps je le déteste.

Pourquoi te demanderait-il de rester ?

Je ne sais pas à quoi je m’accroche. Ce qui est certain, c’est que cette
infime possibilité vient de voler en éclat avec le peu qui restait de ma fierté.

***

Assise face à l’enclos des lionceaux, je les regarde jouer en enviant leur
insouciance. Je n’ai rien de mieux à faire, pas de tâches, alors depuis
plusieurs jours je viens les observer. Je pourrais y rester des heures. Il n’y a
que ces deux petits filous qui parviennent à me redonner un semblant de
sourire. Ils ont bien grossi en une semaine et leur comportement est un peu
plus agressif. Ils se coursent, se mordillent les pattes et se roulent dans la
poussière. Bien à l’abri des dangers du monde extérieur derrière leur
grillage. Il faudra d’ailleurs que je parle à Maddox de mon projet avorté
pour eux. Je n’ai finalement pas eu le courage de mettre mon plan à
exécution. Étonnant, hein ? J’en ai assez fait comme ça. Toutefois, ça me
paraît primordial de les préparer à leur retour dans la nature pour qu’ils
puissent survivre. Je ne sais pas si Madd m’écoutera, vu le peu de crédit
qu’il m’accorde en tant que vétérinaire. Mais j’aurais essayé. Je sais très
bien ce que ça fait quand on est propulsé avec rudesse dans la vie, seule,
sans filet de secours. Je m’y débats chaque jour sans rien à quoi me
raccrocher, avec l’impression constante que la vague va me submerger pour
de bon et me noyer.

Autour de moi, le paysage se pare déjà de ses couleurs du soir et je


savoure les dernières caresses du soleil en tendant mon visage vers le ciel.
Je me gorge de ses rayons, comme s’ils avaient le quelconque pouvoir de
refermer un peu mes blessures. Demain, je serai de retour dans la grisaille et
le froid hivernal bostonien. J’en ai déjà un pincement au cœur. Je pars avec
un profond sentiment de défaite. Encore plus noir que le gouffre dans lequel
j’étais à mon arrivée. Quelle semaine de merde, vraiment… Calvin n’aurait
pas été content de me voir comme ça, c’est une certitude.

T’as l’impression de t’être battue, là ?

Je fais taire la petite voix dans ma tête qui ressemble à s’y méprendre à
la sienne. Ça ne sert plus à rien. Je ne sers plus à rien. Serrant fort les
paupières pour ne pas pleurer, j’essaie de penser à autre chose. À mon grand
désarroi, ce ne sont que des images de lui qui viennent me heurter de plein
fouet.

***

– Allez Cal, fais pas ta poule mouillée !

C’est l’été, il fait une chaleur à crever et ce sont nos premières vacances sans nos
parents.

Le. Pied. Total.

La mer, notre bande de potes, la fête. Les garçons… Je pense que je vais me constituer
quelques merveilleux souvenirs de vacances ! Calvin ronchonne, mais nous suit sur le
sentier de randonnée. Il clame à qui veut l’entendre que torchés comme nous sommes,
personne n’arrivera au sommet. Il a sûrement raison. Mais il suit le mouvement, pour moi.
C’est ma moitié, l’autre partie de mon âme.

J’observe sa mine contrariée et lui souris. Il est à tomber avec son teint bronzé et sa
chevelure en bataille. Les filles se bousculent pour qu’il les regarde. Nous nous
ressemblons tellement, lui et moi, que j’ai l’impression de me regarder dans un miroir. Un
moi au masculin. Inséparables depuis toujours.

***

J’étouffe. Son visage s’évapore quand je rouvre les yeux, disparaissant


comme dans un voile de brume. Un voile de souvenirs.

Je mérite cette douleur sourde qui pulse au fond de mon cœur. J’ai si mal
quand je repense à tout ça… Les milliers de kilomètres que j’ai essayé de
mettre entre mon passé et moi n’ont rien effacé du tout. Je pensais que je
trouverais l’apaisement ici, mais tout me crie son absence. Tout ça, j’aurais
aimé le découvrir avec lui. Je nous en ai privé. Je l’ai privé, lui, de tout…

Pour calmer la panique qui s’empare de moi dès que ce vide abyssal se
fait sentir, je porte ma main à mon poignet pour toucher sa gourmette. Ce
geste est devenu un toc, j’en suis consciente, et j’en ai besoin pour ne pas
sombrer.

Mais je ne sens rien ! Mes doigts ne rencontrent que ma peau réchauffée


par le soleil.

Oh non, non, non, non, non, pas ça…

Tandis qu’à leur tour, mes yeux se posent sur mon bras nu, un frisson
glacé dévale ma colonne. Ma gourmette a disparu ! Elle ne peut pas être
bien loin… Il faut absolument que je retrouve ce bijou, c’est le seul rempart
entre moi et l’abîme qui menace chaque jour de m’engloutir définitivement.
Je ne survivrai pas à cette perte.
Complètement affolée à présent, je bondis sur mes pieds et scrute
attentivement le sol autour de moi. Elle est là, forcément !

Il faut qu’elle soit là !

Mais elle n’est nulle part et les ténèbres étouffantes de la crise de


panique se profilent à l’horizon. Une boule d’angoisse grossit dans ma cage
thoracique, son poids s’alourdissant à chaque seconde qui passe. Mon cœur
se lance dans une course contre la montre et son rythme effréné en devient
atrocement douloureux. Je frotte ma poitrine de mon poing pour tenter
d’effacer ce sentiment de vide qui se creuse en moi.

Ce n’est qu’une gourmette…

Non, c’est faux ! C’est mon dernier lien avec lui. J’en ai besoin. C’est
vital ! Ma vue se brouille et je chasse rageusement les larmes qui
m’empêchent de scruter les alentours. Ce voyage m’aura coûté mes
dernières ressources, mais aussi la seule chose que je chérissais plus que
tout. Je maudis George et ses idées à la con ! Je maudis ce pays où il fait
trop chaud, où je suis face à l’immensité de ma solitude. Je maudis ce
connard de Petit Chef qui me fait me sentir encore plus merdique que
d’habitude !

Un cri de rage m’échappe en même temps qu’un torrent de larmes. Mes


genoux heurtent le sol, soulevant un léger nuage de poussière, mais je ne
sens que la terrible douleur des sanglots qui déchirent mes poumons. Dans
ma tête résonne une litanie sans fin, celle de tous mes échecs. Un voile
opaque commence à envahir mon esprit quand je sens soudain deux mains
puissantes me prendre par les épaules et me remettre sur mes jambes.
Cotonneuses, ces dernières me portent à peine.

– Hey ! Charly ! Qu’est-ce qui se passe ?

Mais je suis incapable de répondre. Il va me trouver ridicule.

T’es plus à ça près…


Tais-toi. Tais-toi. Tais-toi…

Maddox enserre fermement ma taille pour pallier la faiblesse de mes


membres et je sens la chaleur de ses mains s’infiltrer dans ma peau, me
ramenant un pied dans la réalité. Je lutte pour faire taire cette petite voix
perfide qui me chante son couplet de reproches. Je la connais par cœur cette
chanson, j’en suis à la fois la muse et la créatrice.

– Arrête de crier, m’intime durement celui qui me maintient debout.

Je ne me rendais même pas compte que c’était ma voix que j’entendais.


Je deviens folle en plus… Son ton ferme est aussi blessant que salvateur.

– Regarde-moi, m’intime-t-il plus doucement. Allez Charly, reviens avec


moi. Voilà, regarde-moi…

Délaissant ma taille, ses mains se posent délicatement sur mes joues,


m’invitant à lever la tête vers lui. Je reprends peu à peu mes esprits et la
douceur de ses gestes apaise progressivement les battements de mon cœur.
Je laisse mes yeux se perdre dans les siens et l’espace d’un instant il devient
mon ancre dans la réalité. Je me focalise sur la douce brûlure que son
contact déclenche, là où il me touche. Sa chaleur se diffuse sur mes
pommettes, s’infiltrant sous ma peau, calmant petit à petit les spasmes de
mon esprit torturé. Dans un geste d’une infinie précaution, il essuie de ses
pouces les dernières larmes qui roulent sur mon visage. Je compte
silencieusement pour calmer ma respiration erratique, en me noyant dans le
chocolat profond de ses iris. Pour une fois, pas de dureté, pas de colère,
juste de l’inquiétude.

– Tu m’expliques ? Si c’est à cause de ce que je t’ai dit…


– Je… J’ai perdu ma…

Incapable de prononcer un mot de plus, je lève mon poignet nu devant


son nez. Ses yeux s’arrondissent de surprise un bref instant. Il se demande
sans doute comment on peut se mettre dans un tel état pour une breloque,
mais je n’ai pas envie de le lui expliquer. Tant pis si en plus d’être une
incapable, il pense que je suis aussi une demeurée. Je devine qu’il ravale ses
questions. Tant mieux, car je n’ai pas de réponse cohérente à lui apporter. Je
suis complètement paumée dans les méandres de mon propre esprit.

– Elle ne doit pas être loin. Tu es restée près des lionceaux toute la
journée.

Je savais bien qu’il espionnait tous mes faits et gestes, il vient


involontairement de m’en fournir la preuve. Enfin, peu importe… Je veux
juste retrouver mon précieux bracelet et aller dormir. Je suis épuisée.

Maddox détache finalement son regard du mien et ses mains quittent mes
joues. Je chancelle un peu avant de m’appuyer un bref instant contre son
torse ferme et rassurant. Toujours silencieux, il m’aide à m’asseoir sur le
sol. Ses gestes sont mesurés et empreints de douceur, comme s’il craignait
que je me brise au moindre contact. J’en suis quelque peu chamboulée. Je
ne pensais pas cette montagne de muscles capable de tant de précautions.
Surtout avec le traitement dont il me gratifie depuis le début ! Depuis
combien de temps n’a-t-on pas pris soin de moi ? À part George, personne
ne s’inquiète de mon sort. Triste constat…

Abattue, je le regarde faire le tour de l’enclos et farfouiller dans la


poussière du bout de ses rangers. Les minutes s’étirent et avec elles mon
espoir de retrouver ma gourmette s’étiole inexorablement. Vaincue, je
m’apprête à rentrer quand un cri de victoire m’interpelle et me fait lever la
tête. Je le vois revenir au trot en brandissant son trophée qui me renvoie un
éclat argenté dans la lumière déclinante. Un grand sourire éclaire son
visage, mais je m’y attarde peu, concentrée sur mon trésor qu’il tient au
creux de sa main. Je m’en empare et m’empresse de le remettre à sa place.
Enfin je respire. Je le fais tourner deux fois autour de mon poignet et les
ténèbres reculent un peu.

– Merci, soufflé-je, incapable d’en dire plus.


– Viens avec moi, m’intime Maddox.
– Où ça ?
– Tu verras bien.
Il est toujours aussi laconique, mais aucune animosité ne transparaît dans
sa voix. Rien ne laissant présager que je vais encore en prendre pour mon
grade. Je décide que je n’ai plus grand-chose à perdre de toute façon et je le
suis, curieuse.

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10

Maddox

Je guide doucement Charly jusqu’à ma Jeep, à pas mesurés. J’ai trop


peur qu’elle ne s’effondre une nouvelle fois et sa démarche me paraît
encore mal assurée. Je l’observe du coin de l’œil et constate qu’elle s’est
fermée comme une huître. Qu’est-ce qui peut bien lui passer par la tête ?
N’est-elle pas purement et simplement cinglée ? Mais j’ai du mal à y croire,
son expression trahit une fragilité que je n’avais jamais vue chez elle
jusqu’à maintenant.

Depuis son arrivée ici, tout sonne faux chez cette femme. Ses réactions
sont complètement disproportionnées, et depuis que George s’est fait la
malle, j’ai l’impression qu’elle peut se briser en mille morceaux au moindre
mot. Le plus petit obstacle devient insurmontable. C’est surprenant étant
donné la façon dont elle m’a tenu tête à peine débarquée, et j’ai
curieusement envie de percer son mystère. C’est une femme triste, vide. On
dirait que son âme l’a désertée. Et on ne devient pas l’ombre de soi-même
sans une très bonne raison. Est-ce que je fais bien de creuser un peu sur son
cas ? Clairement non. Alors pourquoi est-ce que je m’en mêle ?

En fermant mon bureau tout à l’heure, quand je l’ai vue sangloter à


genoux, j’ai senti que mon cœur pesait soudain une tonne. J’ai bien compris
qu’elle n’encaissait pas que je la renvoie chez elle. Je l’admets, je n’ai pas
été le roi de la diplomatie sur ce coup-là. Cependant, jamais je n’aurais
pensé qu’elle se mettrait dans un tel état… Elle ne me fera pas croire que
seule la perte d’une stupide gourmette est responsable de cet océan de
détresse que j’ai lu dans ses yeux.
Maintenant, je culpabilise et je déteste ce sentiment qui m’étreint. Je me
sens presque obligé de revoir toutes mes certitudes. Je m’en veux aussi de
faire faux bond à George alors que c’est la seule chose qu’il m’ait
demandée jusqu’à présent. Ma tête est prise dans un tourbillon de
contradictions et je ne sais plus comment agir ni quoi dire. Ça m’énerve !
J’aime les choses qui filent droit, les plans bien établis. Elle, c’est un putain
de grain de sable dans mes rouages bien huilés. Tout roulait parfaitement
jusqu’à la semaine dernière. Il a suffi qu’elle débarque et tout fout le camp !
Je sens déjà que ma balade vespérale dans la savane ne sera pas aussi
apaisante que d’ordinaire.

Je tends une bouteille d’eau à la brunette qui s’installe sur le siège


passager. Pour mes petites escapades, j’embarque toujours avec moi une
glacière. Le soleil se couche peut-être, mais la terre a emmagasiné une
chaleur sèche incroyable et l’atmosphère est encore très lourde.

– Prête ?
– Je ne sais pas, répond Charly, un peu sur la défensive. Tu ne m’as pas
dit ce qu’on allait faire.

Elle joue avec le bouchon de sa bouteille, nerveuse, avant de se décider à


en boire quelques gorgées. Visiblement, elle n’apprécie que moyennement
les surprises. Ou sa méfiance ne m’est peut-être qu’exclusivement destinée.
Après tout, ce serait de bonne guerre, je ne l’ai pas vraiment ménagée.

– On va faire un petit tour dehors pour se remettre de tout ça, annoncé-je,


fier de mon idée.

C’est la première fois que j’embarque quelqu’un avec moi dans mon
rituel. J’espère que je ne vais pas le regretter. Je pense que ça lui fera du
bien de voir autre chose que le camp. Finalement, elle va repartir d’ici sans
avoir vu aucune des merveilles de cette réserve et c’est dommage. Pour me
faire pardonner ma rudesse, je peux bien lui offrir un aperçu de mon
univers. Et je dois dire que j’aime beaucoup le petit éclat qui s’allume dans
son regard. Je me sens un peu moins salaud.
Je laisse une traînée de poussière épaisse dans notre sillage quand je sors
de l’enceinte du camp. Charly se cramponne comme elle peut, une main sur
le tableau de bord et l’autre agrippée au siège. Ici, il n’y a pas vraiment de
routes et là où je l’emmène, ce sont plutôt des sentiers et des ornières. Le
terrain est une calamité entre les deux moussons, défoncé par les bêtes et
par les pluies importantes.

La tête de Charly dodeline dans tous les sens, comme celle d’un petit
pantin désarticulé. Ça n’a pourtant pas l’air de la déranger, elle paraît
tellement concentrée sur le paysage qui défile sous ses yeux ébahis. Le
soleil ne met que quelques minutes pour gagner la ligne d’horizon. C’est un
phénomène d’une rare beauté, un instant magique dont je ne me lasse pas.
J’immobilise le véhicule pour que ma passagère puisse profiter du
spectacle, laissant le moteur tourner doucement. Les teintes orangées
disparaissent lentement, au profit d’une lumière plus feutrée, mais quelques
flaques de soleil persistent par endroits, accrochant leurs éclats aux
branches des épineux.

– C’est… incroyable… chuchote-t-elle. Tu viens ici tous les soirs ?


– Pas toujours au même endroit, mais le spectacle ne change pas.
– Je veux bien le croire. Oh, je pense qu’il aurait adoré ça…

La fin de sa phrase s’est perdue dans un souffle tremblant, à peine


audible. En tout cas, elle ne m’était pas destinée. De qui parle-t-elle ? En
quelques secondes, Charly s’est de nouveau retranchée derrière son voile de
tristesse et je déteste cette expression torturée qui refait surface. L’envie de
ramener l’émerveillement sur sa jolie frimousse me tenaille.

– Regarde bien au loin, tu vois les deux taches rouges ?

Elle plisse les yeux et son nez se fronce par la même occasion, puis elle
hoche la tête.

– Ce sont des guerriers Masaï. Ils patrouillent en permanence dans la


réserve avec les chiens. On croise aussi très souvent des groupes de rangers.
– À cause des braconniers ?
– Ouais, ces types sont à vomir.
Elle me fixe curieusement. C’est la première fois que nous avons un
semblant de discussion normale depuis son arrivée, ça doit lui paraître
étrange. Je ne suis pas un homme asocial, juste un solitaire. Je n’ai pas
l’habitude de devoir faire la conversation.

– Je croyais que les autorités kenyanes avaient pris des mesures plus
sévères contre le braconnage ? m’interroge-t-elle, réellement intéressée.
– Il faut croire que ça n’en décourage pas certains. Pourtant, oui, ils
risquent gros. De temps à autre, je fais des rondes avec eux.

Silencieuse, elle se replonge dans sa contemplation avant de pouffer


doucement. Je suis perdu. Ses émotions sont comme les montagnes russes,
imprévisibles, surprenantes. Personnellement, je n’ai jamais aimé les
manèges à sensations. Toutefois, je suis curieux de savoir ce qui l’amuse.

– Tu partages ce qui te fait marrer ?


– Je… Non, c’est ridicule. Je…
– Tu es toujours comme ça ?
– Comme ça quoi ? fait-elle, de nouveau méfiante.
– Sur la défensive. Aussi peu confiante. Aussi renfermée. Aussi…
– C’est bon, stop, j’ai compris !

Ah ! Enfin une réaction moins apathique. Je l’ai piquée au vif et je suis


satisfait d’avoir un retour un peu plus cinglant que d’ordinaire. Ses yeux me
lancent des éclairs. On ne doit pas la mettre très souvent face à ses défauts.
Je ne crois pas qu’elle ait un ego démesuré, je pense seulement qu’elle
paraît trop fragile pour que quiconque ose le faire. Ou bien elle est
terriblement seule, comme moi.

– Je pensais à un dessin animé ! Voilà, t’es content ? J’ai l’impression


d’avoir atterri dans Le Roi lion…

Je souris de toutes mes dents et je suis quasi certain que j’ai l’air d’un
con. Puis elle se déride un peu et sa moue contrariée fait place à un
semblant de sourire, en écho au mien. L’émeraude de ses yeux prend une
teinte plus vive tandis que la lumière du soleil couchant fait le reste. Et moi,
je dois sérieusement dérailler pour la trouver attirante. Oui, c’est ça. Ça fait
trop longtemps qu’une femme n’a pas visité mes draps et la moindre courbe
féminine me fait frétiller de la queue comme un ado. Je me filerais des
claques !

Elle baisse soudain les yeux, les joues rougies par la gêne. Je me rends
compte alors que je la fixe comme un prédateur en rut depuis de longues
secondes.

Vite mon gars, trouve une diversion !

– Hum… Il me semblait que tu avais un projet pour les lionceaux, non ?

Je la vois s’animer quand j’évoque le sujet. Aucun doute, elle est


passionnée par ce qu’elle fait, par les animaux. Ça se ressent et je le vois
dans la flamme qui danse dans ses prunelles. Je ne comprends juste pas
pourquoi tout ce feu en elle est aussi étouffé. Le peu que j’entrevois me
laisse imaginer un tempérament plus volcanique que ce qu’elle veut bien
montrer. Cette femme est un véritable mystère.

– Oui, je voulais t’en parler avant mon… Enfin, avant de partir, je…
Non, laisse tomber en fait, c’est pas si important.
– Dégonflée !

Elle me fixe, choquée. Sa petite bouche pulpeuse est entrouverte et je


louche sur ses lèvres. Claque mentale.

Même pas en rêve, Madd. Mauvaise idée… Très mauvaise…

Comme elle ne réagit toujours pas, je décide d’en remettre une couche.
J’ai envie de la voir s’énerver, ramener un peu de fougue dans son regard.
J’ai envie qu’elle redevienne aussi piquante que le jour de son arrivée. Ça
dépasse l’entendement, je ne devrais pas me mêler de ça. Qu’elle déprime,
ça ne me regarde pas ! Dans moins de vingt-quatre heures, elle sera
retournée chez elle et je la chasserai de mes pensées. Alors pourquoi est-ce
que je continue à l’asticoter ?

– Trouillarde !
– Non ! Certainement pas !
– J’ai pas vu ton plan en action, je me trompe ?
– Tu m’as virée ! se récrie-t-elle, agacée.
– Et toi tu te laisses faire, comme ça ?
– Et tu voulais que je fasse quoi ? Je ne vais pas te baiser les pieds et te
supplier pour rester ici !
– Et me montrer ce que t’as dans le ventre Miss Véto, tu y as pensé ?
– Et toi Mister Safari, l’amabilité ne t’étouffe pas trop j’espère !

Plus je réplique, plus elle s’agite et ses réactions se font plus vives. J’ai
l’impression de la réveiller d’un coup. En réalité, je n’ai jamais eu
d’attentes la concernant, mon intention étant bel et bien de la dégager du
camp. Puis, je pense à mon ami George, à sa demande implicite. Je n’ai pas
envie de le voir revenir pour me botter le cul ! Peut-être suis-je enclin à plus
de clémence que d’habitude ? Peut-être qu’elle me donne envie de lui
donner une deuxième chance, cette poupée pas si fragile. J’ai bien dit peut-
être…

– Regarde ! fais-je, soudain.


– Quoi ?

Sa réponse hargneuse me fait sourire.

Je pose ma main sur sa joue pour tourner sa tête dans la bonne direction.
Sa peau est aussi douce que de la soie et je peine à rompre le contact. Je
m’y attarde une seconde de plus que nécessaire, me délectant de ce velours
qui me sort de la rudesse de mon quotidien.

C’est officiel, je déraille complètement !

Heureusement, elle n’a rien remarqué de mon trouble. Sa mâchoire se


décroche et je la découvre soudain pleine d’enthousiasme.
L’émerveillement fait son retour sur ses traits délicats.

– Chut… Ne bouge pas, lui ordonné-je à voix basse.


Elle s’exécute tandis que je tends la main à l’arrière pour saisir mon fusil
anesthésiant. On ne sait jamais. Attendri et sur le qui-vive, j’assiste à la
première rencontre pleine d’émotions de Charly avec une lionne sauvage et
majestueuse. Son regard brillant ne lâche pas le splendide animal qui se
dirige avec une lenteur calculée vers la Jeep. Les yeux d’onyx du félin sont
braqués droit sur nous, évaluant la menace. Elle respire le danger et la
liberté. Nous sommes sur son territoire et elle tient à nous le faire savoir. Je
suis moi aussi subjugué par cette rencontre et je me laisse gagner par
l’euphorie de Charly. Comment ne pas l’être ? Cette lionne est tout
bonnement magnifique, tout en finesse, musclée, létale. Les couleurs du
soir confèrent à son pelage une teinte pleine de contrastes, entre le beige et
l’orangé.

– Elle est splendide, chuchote Charly. Et drôlement près de nous, non ?

La pointe d’inquiétude dans sa voix amène un autre sourire sur mon


visage. Je ne me rappelle pas avoir été aussi souriant depuis des années. Je
vais choper des crampes si ça continue ! Mais ses réactions m’amusent, je
n’y peux rien si elle est aussi naturelle…

Après de longues minutes de contemplation mutuelle, la lionne décide


que nous sommes insignifiants et entreprend de passer son chemin,
s’éloignant avec une démarche fière. Elle se glisse sous un bosquet et se
soustrait à notre vue, sans doute pour rejoindre son groupe. C’est une
période propice aux naissances, il y a fort à parier que des petits soient bien
camouflés quelque part sous ces épais arbustes épineux. Et que le reste de la
troupe de lionnes soit aux aguets.

– Alors cette idée ? la questionné-je doucement pour la ramener sur terre.


– J’ai pensé que la manière de les nourrir n’était pas du tout adaptée pour
des animaux sauvages.
– Ça m’intéresse. Développe.

Encore tout excitée par cette rencontre, elle commence sans mal à
m’exposer son idée pendant que je nous ramène au sein de Wild Protect.
Seuls quelques lampions solaires balisent le portail d’entrée et Jahi
s’empresse de refermer derrière nous. Notre petite routine en somme. Sauf
que ce soir, je n’ai pas vu le temps passer. Je pensais qu’avoir un
compagnon pendant mon rituel me dérangerait profondément, mais force
est de constater que je me suis fourvoyé. Charly est une énigme qui me sort
de mes habitudes. Je ne sais pas si j’apprécie, mais ça a le mérite d’éloigner
momentanément tous les problèmes qui ne vont pas tarder à pleuvoir.

– Alors ?

Alors quoi ? La véto me regarde, enthousiaste, attendant une réponse de


ma part. Merde, son projet ! Honnêtement, je n’ai rien écouté, j’étais
complètement ailleurs. Pour donner le change et ne pas passer pour un
abruti fini, je lui sors la seule réplique qui me vient à l’esprit. Elle me fait
vraiment faire n’importe quoi.

– OK. Prouve-moi que c’est faisable et tu restes.

Encore surpris par mes propres paroles, que je ne peux pas retirer sans
passer pour un connard, je me retranche dans la maison. Je ne veux même
pas savoir si elle est choquée, contente, contrariée, peut-être les trois à la
fois tiens… Je veux juste aller me poser, loin d’elle et de sa propension à
instaurer le chaos dans ma tête. Quand je vous dis que je mérite des
claques…

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11

Charly

Je positionne l’échelle au bon endroit et m’assure de sa stabilité en la


secouant un peu. Ça l’air de tenir. Mince, je déteste devoir grimper sur ce
truc de malheur ! Mais si je veux fixer cette corde au grillage, à la bonne
hauteur si possible, je ne vois pas d’autre solution. Je pourrais demander de
l’aide à Petit Chef, mais je voudrais lui montrer que je sais faire quelque
chose de mes dix doigts. Seule. Que je sais aller au bout d’un projet. C’est
la condition sine qua none pour que je reste ici. Maintenant qu’il m’a mis
cette idée en tête, je ne pense plus qu’à ça. Son revirement m’a prise de
court et je n’en connais toujours pas la raison.

Ai-je envie de continuer mon aventure dans ce camp ? Avec ce patron


qui a tout d’une girouette ? J’ai eu toute une nuit d’insomnie pour y
réfléchir… Et l’aube naissait alors que je n’avais pas de réponse claire dans
ma tête. Pour résumer ma vie, rien ni personne ne m’attend à Boston. Là-
bas, je suis dans une impasse douloureuse. Et ici, je suis sur la sellette. En
définitive, je me trouve sur une espèce de corde raide, dans une position
désagréable et délicate, où tout peut basculer d’un moment à l’autre. La
conclusion de tout cet imbroglio dans ma cervelle, c’est que je ne me pose
certainement pas les bonnes questions pour avancer. Une seule compte
vraiment finalement, et ce n’est pas le fait de savoir si j’ai envie de rester
qui a de l’importance, mais plutôt ce que j’ai à y perdre…

Ou à y gagner.

Je dois dire que Maddox m’a beaucoup surprise hier soir, et je crois que
lui-même ne s’attendait pas à me faire une telle proposition. Il s’est
retranché toute la soirée, ne m’offrant pas le loisir de creuser le sujet. Il est
peut-être bougon, lunatique et un peu con, mais il m’offre quand même le
bénéfice du doute, ce dont peu de personnes dans ma vie ont daigné me
gratifier jusqu’à présent.

Une autre chance.

Celle que mes parents ne m’ont jamais accordée. Alors je réalise à quel
point cette proposition est importante pour moi. Un nouveau souffle, le
début d’autre chose peut-être ? J’ai envie d’y croire un peu. Un tout petit
peu. Les événements d’hier ont agi comme un électrochoc sur mon esprit
tourmenté. Je me dois d’essayer, au moins pour la seule personne qui croit
encore en moi. Pour George.

Maddox n’est pas vraiment le connard que j’imaginais. Enfin, il l’est un


peu quand même, et je n’ai toujours pas digéré sa façon abrupte de me
congédier. Je crois surtout qu’il est ici depuis assez longtemps pour devenir
aussi rude et intransigeant que la nature qui nous entoure. Une sorte de
mimétisme protecteur, une manière de se camoufler aux yeux du reste du
monde, de se faire oublier. L’homme revenu à l’état sauvage… Il ne
s’embarrasse pas du superflu et il a en permanence au fond des yeux cette
lueur de défi qui le rend fier et inaccessible. Maddox a toujours l’air de
clamer à ceux qui veulent l’entendre qu’il n’a besoin de personne pour
exister. Tout le contraire de moi en somme qui ai terriblement besoin d’une
béquille pour avancer. Pourtant, dans cette Jeep hier, j’ai vu son sourire
illuminer ses yeux, preuve que l’organe qui bat dans sa poitrine n’est pas
fait de pierre. Il m’a donné envie de m’ouvrir un peu. Il ne peut pas être
sans cœur, sinon il ne m’aurait pas emmenée avec lui. Il a quand même
changé son rituel pour moi et ce n’est pas rien. Je suis persuadée, au fond de
moi, que quelqu’un qui aime autant les animaux et qui est capable de
s’émerveiller encore d’un simple coucher de soleil ne peut pas être aussi
froid à l’intérieur. Appelons juste ça une intuition…

Mais pour l’heure, trêve de rêveries ! Je dois aller accrocher cette corde
tout là-haut. Puis faire la même chose de l’autre côté. Comme je l’ai
expliqué à Petit Chef hier soir, mon but est très simple : les lionceaux
doivent apprendre à se nourrir seuls. Ils vont être relâchés dans une nature
sauvage qui ne leur laissera aucune chance s’ils ne savent pas chasser. Et ils
ignorent comment faire, leur mère ayant été tuée avant de le leur avoir
montré. À nous de pallier ce problème. Je suis consternée que George n’y
ait pas pensé.

La première étape de mon plan sera de mettre la viande en hauteur dans


un seau, grâce aux cordes. Les petits seront bien obligés de s’attaquer au
récipient et de le faire tomber s’ils veulent manger. Quand ils maîtriseront
cela, j’introduirais de petits animaux vivants comme des poussins ou des
souris qu’ils pourront chasser. Il faudra que je demande à Maddox comment
m’en procurer. Il est maintenant temps d’en finir avec les gamelles toutes
prêtes à heures fixes ! La nature est cruelle avec les plus faibles et je veux
leur donner les armes pour survivre. Je ne dois pas me planter. Ce serait
l’ultime humiliation. Je peux au moins montrer à ce mec ce que je vaux en
tant que vétérinaire à défaut d’être une femme intéressante et de bonne
compagnie.

Je souffle un bon coup, puis accroche la corde à ma ceinture avec un


nœud solide. Je n’ai pas envie de la perdre en route et de devoir tout
recommencer. Après avoir posé un pied peu assuré sur le premier barreau,
je suis déjà prise d’un léger vertige. Je secoue la tête pour chasser la
sensation d’étau qui enserre mes tempes. Mes oreilles bourdonnent un peu,
m’enfermant dans un cocon où les bruits extérieurs sont feutrés.

Cinq pauvres petits barreaux, Charly, c’est pas la mer à boire…

Depuis huit ans, depuis l’incident, la hauteur me fait peur. Pas au point
de me paralyser complètement, je n’ai pas véritablement le vertige, mais
elle fait ressurgir des émotions enfouies profondément. Des images que je
voudrais ne jamais revoir et que je n’arrive généralement pas à gérer. Des
sensations que je souhaite à tout prix ne pas revivre. C’est difficile pour moi
et j’évite autant que possible toutes ces situations qui me mettent en
difficulté. Attitude d’une lâcheté absolue, j’en suis parfaitement consciente.
Seulement aujourd’hui, personne à l’horizon pour déléguer et je dois me
faire violence pour ne pas faillir. Il y va de mon avenir à Wild Protect.
– Allez ma grande, t’as pas besoin d’un nouveau coup de pied au cul de
Mister Safari ! me sermonné-je à voix haute.

En apnée, je grimpe mes cinq barreaux le plus vite possible et, une fois à
la hauteur idéale, je me cramponne au grillage comme une damnée. D’une
main tremblante, je passe un côté de la corde dans les interstices et fais un
nœud d’une solidité redoutable. Je tremble comme une feuille et je serre les
dents. La sensation poisseuse de la sueur froide, celle de la trouille, envahit
mon dos et colle mon haut à ma peau déjà moite.

Respire. Respire. Respire.

Au moment de redescendre, mon regard est attiré par des silhouettes qui
s’agitent et des éclats de voix du côté des cuisines. Ma raison me dicte de
me mettre en sécurité sur la terre ferme, mais je reste scotchée par le
spectacle qui se déroule tranquillement sous mes yeux. Mon corps me prend
en traître, oubliant de toute évidence qu’il se trouve perché sur une échelle.
Je sens une vague de chaleur longer ma colonne et se frayer un chemin
jusqu’au creux de mon ventre. Pourtant, la silhouette qui provoque le
remue-ménage de mes ovaires n’est pas vraiment celle que je porte dans
mon cœur. Et réciproquement.

Maddox est en train d’aider Awa et Jahi à décharger la camionnette,


emportant de gros sacs et des caisses de nourritures vers les cuisines.
Accrochée à mon échelle, je suis simplement subjuguée par le jeu des
muscles puissants de Madd qui hisse son chargement sur une épaule. D’où
je me trouve, je peux aisément apercevoir ses biceps gonfler sous l’effort et
le tissu de son tee-shirt se tendre sur ses pectoraux. Il a soulevé ce sac avec
une aisance stupéfiante, laissant présager la puissance de sa musculature et
faisant tressaillir en moi des zones inavouables.

Jusqu’à cette seconde précise, où ses muscles roulent superbement sous


le tissu, je n’avais absolument pas fait attention au physique du boss. Pour
ça il aurait fallu que mon esprit ne soit pas focalisé sur mon échec ridicule.
Ça fait bien longtemps de toute façon que je ne regarde plus personne. À
quoi bon amorcer une quelconque relation avec quelqu’un ? Je n’ai rien de
bien à offrir à un homme. Rien à donner. Et surtout aucun droit de recevoir.

Je jure que j’essaie de détourner le regard, mais c’est plus fort que moi,
mes yeux sont comme aimantés par sa silhouette parfaite. Ce mec est taillé
dans du granit, athlétique et puissant. Il est beau, c’est indéniable, et il
exsude une virilité sauvage dont il n’a même pas conscience. Moi qui me
pensais immunisée contre ce genre de spécimen, je sens son irrésistible aura
m’attirer dans ses filets. Dommage que tout soit gâché dès qu’il ouvre la
bouche pour parler. Je garde à l’esprit que c’est un crétin, mais pour l’heure,
un peu de spectacle n’a jamais fait de mal à personne.

Il fait très chaud et mes mains sont moites. Elles commencent à glisser
un peu et ma prise sur le grillage n’est plus aussi affirmée, me signifiant
qu’il est grand temps de regagner le plancher des vaches. Malheureusement
pour mes rétines, Maddox, en sueur, revient vers le véhicule et saisit le bas
de son tee-shirt pour s’éponger le visage. En temps normal, j’aurais décrété
que je trouve ça très sale, voire repoussant. Mais quand c’est lui qui le fait,
mon Dieu, c’est sexy à mort. On dirait qu’il est en train de tourner une
publicité pour midinettes.

Des filles comme moi à cet instant quoi.

Je suis hypnotisée par ses abdos finement dessinés qui me donnent envie
d’y laisser glisser mes doigts. Ou ma bouche…

Non, mais ça va pas, ma pauvre fille ?

La vague de chaleur s’étend pourtant dans mon ventre et il est temps que
je coupe court à cette mascarade. C’est n’importe quoi ! Baver sur un tel
connard, il ne faut vraiment pas être nette. Un dernier coup d’œil…

Pour m’apercevoir qu’il me fixe. Je sens le feu de ses prunelles dardées


sur moi embraser ma peau et le rouge de la honte envahir mes joues.

M’a-t-il vue en train de le reluquer ?


Oui, bien évidemment qu’il m’a captée.

Merde ! Re-merde !

Je panique à l’idée qu’il puisse imaginer que j’ai une quelconque arrière-
pensée envers lui. C’est mon patron, un infâme crétin ! Je m’empresse donc
de détourner la tête et de redescendre. Je ne suis qu’une idiote ! À cause de
ma stupidité, je viens sans doute de gâcher la deuxième chance qu’il
m’offrait sur un plateau. Quelle gourde, c’est pas possible ! Tout ça pour
baver comme une fille en manque devant un paquet de muscles
transpirants !

Je suis tellement en colère après moi que je me précipite un peu trop


dans ma descente. Mon pied ripe sur un barreau et je perds l’équilibre,
envoyant dans le même temps l'échelle hors de ma portée. Mon cœur loupe
un battement quand je sens le vide sous mes pieds, incapable d’empêcher
ma dégringolade. Je me vois basculer au ralenti. Le passé se rappelle
brutalement à moi et je sens le voile de noirceur m’envelopper, me
rappelant qu’il n’est jamais très loin, quoi que je veuille tenter de faire
croire.

L’air se bloque dans ma poitrine quand je suis violemment stoppée dans


ma chute. La corde que j’ai oublié de détacher est encore nouée à ma
ceinture et m’empêche de m’écraser lamentablement au sol. Je rebondis
avec force contre le grillage. Le boucan occasionné fait sortir les lionceaux
de leur cachette et les voilà qui viennent piailler derrière moi, essayant de
passer leurs petites pattes à travers les mailles comme pour jouer.

Pendant ce temps, je suis coincée. Suspendue dans le vide, accrochée à


cette stupide corde et ne trouvant aucun point d’appui sous mes pieds.

1… 2… 3… Respire Charly. Respire.

Mon souffle est encore un peu court, mes poumons me brûlent à chaque
expiration laborieuse, mais les ténèbres me laissent un répit. J’ai évité la
crise, mais je sais qu’ils guettent la moindre faiblesse. Et des failles dans ma
carapace, il y en a des tonnes.
Atterrée, je vois Maddox s’avancer nonchalamment. Il ne se presse pas
du tout, prenant sans doute le temps de savourer la scène. Je devine son
sourire narquois avant même de regarder son visage. Je plante mon regard
blasé dans le sien. Bingo ! Une moue taquine sur les lèvres, il me dévisage
en arquant un sourcil barré d’une fine cicatrice. Résignée, j’attends le
sarcasme qui va fatalement fuser. Je regrette presque de ne plus être en
possession de mon fusil anesthésiant pour le dissuader d’ouvrir sa grande
bouche.

– Tu apprends à voler ?
– Ha. Ha. Ha. Et t’attends quoi pour me filer un coup de main ?
– Demandé aussi gentiment… Non, je crois que je n’en ai pas envie.
– Comment ça, non ? m’écrié-je, plus aussi sûre de moi.
– Bah non. Comme non. N. O. N.

Il ne va pas me laisser là-haut tout de même ? Non mais j’hallucine, quel


mufle ! Il croise ses bras et je me fais violence pour ne pas loucher sur les
veines saillantes qui les sillonnent. Il le fait exprès, j’en suis certaine et plus
je m’évertue à le fuir du regard, plus son torse se gonfle. Il me fait un
étalage de sa supériorité façon homme primitif, un demi-sourire collé à sa
face. Moi, Tarzan, toi, accrochée à ton grillage à la con !

Espèce d’abruti…

– Madd… tenté-je en prenant un ton menaçant.

Il ne se laisse pas du tout intimider. Qui le serait ? Je me sens comme un


moucheron épinglé sur une toile. On a déjà vu plus convaincant.

– Tu te rends compte que tu aurais pu sérieusement te blesser au moins ?


Et tu peux me dire comment on fait en pleine brousse avec une blessée sur
les bras, hein ? Non, mais je rêve ! T’en as encore combien en réserve des
conneries de ce genre ?

Et le voilà qui se met à me crier dessus ! Mon premier réflexe est de me


ratatiner, au comble de l’humiliation, mais je me reprends. Il voulait que je
lui montre ce que j’avais dans le ventre. Ça commence maintenant ! Je ne
dois plus baisser la tête.

J’attends qu’il ait fini sa tirade de grand manitou. Je lui trouve une
ressemblance extrêmement désagréable avec Cameron, le petit chef de mon
ancienne clinique vétérinaire. Rien de flatteur dans mon esprit donc… Je
me demande si ces deux crétins s’entendraient. Mais connaissant un peu les
spécimens, je parierais plutôt sur une partie de « Qui pisse le plus loin ? ».

J’ai envie de lui dire que rien de tout ça ne serait arrivé s’il n’avait pas
exhibé sous mon nez son corps de mannequin pour sous-vêtements ! Mais
bien sûr, je m’abstiens d’ouvrir la bouche et le laisse finir de m’engueuler.
Ses yeux me foudroient et je relève le menton, espérant ne pas paraître
impressionnée. Intérieurement, je n’en mène pas large. Je me tais parce que
je le crois capable de me laisser en plan, accrochée à mon grillage. Puis
contre toute attente, je sens l’hilarité me gagner. Je me retiens de rire, je
sens l’orage arriver. Il faut quand même avouer que cette scène est digne
d’une mauvaise série télé !

Charly… Mauvaise idée… Ne ris pas !

Seulement c’est plus fort que moi, j’explose ! Je suis sous tension depuis
des jours et ce rire nerveux évacue un peu la pression qui comprimait mes
entrailles. La soupape de sécurité de ma tête qui menaçait d’imploser. Je
suis comme tous ces gens pris d’une crise d’hilarité dans les plus mauvais
moments et je ne peux plus m’arrêter. Je suis ridicule. La situation l’est tout
autant. Pendant ce temps, je ris à m’en faire mal aux côtes.

Et croyez-moi, sa tête d’ahuri vaut le détour. Si moi je me perds dans les


méandres de mes émotions, je n’ose même pas imaginer combien Maddox
doit me trouver impossible à suivre. Il va penser que je suis tout juste bonne
à interner…

– Défais le nœud, fait-il finalement en secouant la tête, dépité.


– Quoi ? croassé-je.
– Le nœud, répète-t-il en articulant exagérément, comme s’il parlait à
une simple d’esprit.
– Non ! Ça va pas ?

Il a le don pour me faire retomber les deux pieds sur terre. Et pas dans la
dentelle. Si je défais le nœud, je vais me ramasser ! Je me suis suffisamment
donnée en spectacle. Je sens l’angoisse revenir, cassant net mon hilarité.
J’avais réussi à occulter momentanément cette sensation de vide sous mes
pieds, mais si je me laisse tomber… Non. Impossible. Je ne peux pas. Je lui
jette un regard éperdu et il doit saisir toute l’étendue de mon désarroi, car il
s’empresse d’ajouter :

– Je te rattrape Charly.
– Je suis trop haute !
– Dis pas n’importe quoi. Regarde, je peux attraper tes chevilles.
– Je vais me gaufrer !
– Ça t’apprendra à faire attention à l’endroit où tu poses tes pieds ! Ou
tes yeux…

Il se croit malin, mais mon envie de plaisanter s’est fait la malle depuis
un moment. Cependant, il dit vrai, je sens ses deux mains puissantes
enserrer mes mollets et je frissonne à leur contact. Ma peau réagit
instantanément à la chaleur ainsi qu’à la force qui se dégage de sa poigne à
la fois douce et ferme. Je plonge mon regard dans le sien pour voir s’il est
vraiment sérieux. Je dois être certaine qu’il ne va pas me faire une mauvaise
blague et me laisser choir comme une merde.

– J’ai pas toute la journée, Charly…


– Mais…
– Tire. Sur. Cette. Putain. De. Corde !

C’est fou comme ses yeux changent de couleur quand il est contrarié…
À cette seconde, ils ont viré au chocolat noir et je pense que j’ai largement
outrepassé les limites de sa patience. Je pose mes mains sur le nœud à ma
ceinture tandis que les siennes remontent le long de mes mollets pour
raffermir leur prise. Calleuses et viriles, elles tracent un sillage brûlant sur
ma peau.

Comment veut-il que je me concentre là ?


– À trois, Charly. 1. 2…

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12

Maddox

Je plonge mes yeux dans l’océan vert des siens, emplis de crainte et
d’incertitudes. Elle ne me fait pas vraiment confiance et je ne peux pas l’en
blâmer. Mais je sens aussi que je ne dois pas lui laisser d’échappatoire. J’ai
pris conscience d’une chose cette semaine, c’est que Charly est du genre à
prendre les chemins de traverse quand il s’agit de fuir. Elle est douée pour
l’esquive. Dommage pour elle, je suis plutôt quelqu’un de franc et direct.
Certes, un peu trop brut. Ma vie solitaire m’a sans doute fait adopter les
manières d’un rustre, mais j’ai une bonne excuse… La compagnie est plus
que rare dans ces contrées ! Même si la Rift Valley est envahie de touristes,
ce sont des gens de passage et sans intérêt, alors que Charly est la seule
depuis quelques années avec qui je suis forcé de cohabiter et de tisser des
liens. Malheureusement, on ne peut pas dire que cette femme soit facile à
suivre ! Je la découvre tour à tour farouche, pour devenir aussi effrayée
qu’un animal pris au piège la seconde d’après. Elle est déroutante. Canon,
bandante… Mais trop compliquée ! Moi j’aime les choses simples, claires
et sans problèmes. Tout ce que Charly Duncan n’est pas.

Mes mains sur ses mollets doux et musclés, je vois encore sa mine
défaite quand je l’ai prise en flagrant délit de matage tout à l’heure. C’est
marrant, jusqu’à présent, elle avait donné l’impression de regarder ce qui
l’entourait sans vraiment le voir. Comme si elle vivait dans un flou
artistique inintéressant et permanent. Sauf les fois où la nature s’est frayé un
chemin jusqu’à son essence même, la forçant à ressentir des émotions. Là
seulement, j’ai vu le vrai regard qu’elle porte sur ce monde. Mais tout à
l’heure, elle m’observait bel et bien comme si elle incarnait un chat prêt à se
jeter sur une souris ! Le pire, c’est que je crois qu’elle n’en était même pas
consciente. Bien sûr, je ne peux pas nier que ça flatte mon ego de mâle, ça
fait toujours du bien de savoir qu’on attise les convoitises. Dommage que je
sois dans une telle impasse.

Un petit toussotement hilare à ma gauche me sort de mes réflexions. Jahi


nous a rejoints et semble s’amuser comme un petit fou. Il faut dire que la
distraction est de taille ! Nous n’avons pas souvent l’occasion d’avoir autant
de divertissement au camp. Sauf depuis qu’elle est là.

Charly se raidit soudain entre mes mains et une rougeur gênée colore ses
joues. Horrifié, je constate ce qui la met dans cet état. Mes doigts caressent
inconsciemment sa peau soyeuse, massant ses mollets pour l’apaiser. Le
genre de geste que s’octroierait un petit ami ou un amant. Pendant une
seconde, je suis presque heureux de voir que je ne la laisse pas de marbre.
Avant de me secouer mentalement. Il faut vraiment que je fasse gaffe quand
je suis près d’elle, mon cerveau a tendance à disjoncter ! Alors, je fais ce
que je maîtrise encore à peu près, renfiler le costume de celui qu’elle
surnomme Petit Chef. Super Connard pour vous servir.

– J’ai pas toute la journée Charly…


– Mais…
– Tire. Sur. Cette. Putain. De. Corde !

Elle capte bien ma contrariété, mais elle se méprend sur l’origine de mon
attitude.

– À trois, Charly. 1… 2…
– 3 ! hurle-t-elle en tirant sur le nœud à sa ceinture.

Je suis tellement surpris par son cri de guerre que j’en oublie presque de
la rattraper quand elle me tombe dans les bras. Heureusement, mes
membres se referment par automatisme sur elle. Son petit corps souple se
serre contre mon torse et je la tiens étroitement emprisonnée dans la cage de
mes bras. Son cœur galope à une vitesse folle contre ma poitrine et j’essaie
de faire abstraction de ses seins fermes pressés contre moi, pour me
concentrer sur son visage aux traits encore chiffonnés. Elle a clos ses
paupières sous l’effet de la peur, ne semblant pas vouloir les rouvrir tout de
suite. Et, imbécile que je suis, j’en profite pour admirer son petit minois
délicat. D’aussi près, je distingue les minuscules taches de rousseur qui
parsèment joliment son nez légèrement en trompette. Ses lèvres roses et
pleines ne demanderaient qu’à s’ouvrir pour accueillir des baisers. Enfin,
c’est ce que je me dis pour justifier cette envie irrépressible de poser ma
bouche sur la sienne. Je suis bien obligé de me rendre à l’évidence, je suis
attiré par cette folle ! Mon corps l’a compris bien avant ma tête. Et si j’en
juge par ce qui prend de l’ampleur dans mon short, tout le monde ne va pas
tarder à le constater par la même occasion.

Raisonne-toi, Madd ! T’es pas un ado en rut !

Certes. Mais je ne peux pas en vouloir à mon corps qui n’a pas vu
l’ombre d’une paire de seins depuis une éternité. Seulement, lutter contre
cette attraction me paraît la solution la plus raisonnable. Les choses sont
déjà suffisamment compliquées pour moi ces temps-ci pour ne pas y
rajouter une simple attirance physique envers une collègue de travail. Je
savoure une seconde de plus la chaleur du corps de Charly contre le mien,
dégageant de ma caboche les images indécentes qui y ont élu domicile, puis
je jette un coup d’œil à Jahi qui sourit encore de toutes ses dents.

Je grogne et finis par ouvrir mes bras sans prévenir. La brunette atterrit
lourdement sur ses pieds avec un petit cri aigu et ouvre ses yeux soudain
furieux sur moi. Fuir avant que mon début d’érection ne devienne un
événement public gênant me paraît hautement approprié. Salutaire même !

– Ce serait trop demander que tu arrêtes de te fourrer dans les emmerdes


ou il faut que je te colle Awa dans les pattes pour te baby-sitter ?
– Je… Je te promets que je vais faire attention.

Elle me dit ça avec un air de petite fille contrite, mais ses yeux lancent
des éclairs. Je me réjouis de la voir enfin réagir, même si c’est pour me
détester. Son air apathique devenait franchement déprimant.

Sans un mot de plus, je tourne les talons et me réfugie dans ma tanière.


Je sais qu’ici, personne ne viendra me déranger. Tant mieux, parce que j’ai
grand besoin de remettre mes idées en ordre.
Charly est une femme superbe.

Indéniable.

Charly est diablement attirante.

Mon corps me trahit.

Je me taperais bien Charly.

C’est l’idée la plus pourrie que j’ai jamais eue !

Voilà, ce n’est pas plus compliqué que ça finalement.

Qui est-ce que tu veux convaincre, là ?

Je replace mon sexe tendu dans mon boxer dans un geste qui manque
clairement d’élégance et je me réjouis d’être seul dans ce bureau. Je souffle
un bon coup en passant mes mains dans mes cheveux, comme si j’allais
réussir à exorciser mes pensées lubriques d’un simple geste, avant de
m’affaler dans mon fauteuil. Mon esprit divague de longues minutes dans
un silence qui m’apaise. Les tensions commencent à quitter mon corps et
mes idées sont un peu plus limpides.

Je mets quelques instants avant de percuter qu’un téléphone sonne. La


ligne satellite d’urgence, celle que les rangers utilisent pour nous signaler
les animaux mal en point qui requièrent nos soins. Je décroche sans
attendre.

– Wild Protect, Maddox à l’appareil.


– Ah, fils ! Je me demandais si tu allais daigner décrocher.

Mon père.

Je grince des dents et me retiens de répliquer trop vertement. Rien que


d’entendre le son de sa voix me hérisse le poil, même si je le sais à des
milliers de kilomètres. Ça devient épidermique, comme une violente
réaction allergique. Des mois qu’il n’a pas pris de nouvelles, ce qui me
convient parfaitement, alors cet appel me met immédiatement en alerte. Je
me lève et commence à faire les cent pas dans l’espace soudain trop exigu.

– Qu’est-ce que tu veux ?


– Eh bien, quel accueil…
– Viens-en au fait. On sait tous les deux que cette conversation a un but
précis. Je me trompe ?

Je ne suis pas un homme très patient en règle générale et cet entretien


téléphonique me gonfle déjà. Parce que je suis loin d’être con, je sais qu’il
appelle pour me balancer une mauvaise nouvelle ou un autre de ses rappels
concernant ma position.

– Tu n’es pas sans savoir…


– Oui, je sais. J’ai reçu un rappel du contrat, Père, comme chaque
année…
– Ne m’interromps pas, Maddox.

Connard !

– Je disais donc, tu n'es pas sans savoir que Van Den Hoven s'est montré
très intéressé par notre projet. Il devient urgent de clore le dossier. Je l'ai
donc invité, lui et sa fille, à venir passer quelques jours dépaysants dans ton
domaine.
– Non !
– Ce n’était pas une question, Maddox. Dois-je une nouvelle fois te
rappeler que je peux tout te reprendre en un claquement de doigts ?

Je me retiens de hurler de frustration et de colère. Bien évidemment que


je sais ce que j’ai à perdre ! Tout. Et cet enfoiré a bien posé ses pions. Je
prends quelques secondes pour moduler mon ton et ne pas crier.

– Tu es sans doute au courant que ce n’est pas un hôtel cinq étoiles ici ?
Je doute que tes amis apprécient leur séjour dans une maison où on se
partage la salle de bains ! Et je tiens tout de même à te rappeler que ce
genre de décision ne t’appartient pas.
Mon paternel ne répond pas, signe que j’ai abusé de sa patience. On ne
décide pas de saper l’autorité d’Anton Jefferson en toute impunité. Je sens
sa colère bouillonner à travers le combiné. Peu importe, ça ne m’atteint pas.
Plus maintenant.

– Je te ferai savoir quand nous arriverons. Envoie ton chauffeur nous


chercher à l’aéroport. J’imagine que tu seras ravi de retrouver Candice. Elle
ne tarit pas d’éloges sur toi.
– Massoud n’est pas un chauffeur, grincé-je, excédé et oubliant sa
remarque ridicule sur cette femme. C’est un…
– N’oublie pas, Maddox. Un claquement de doigts.

Et il raccroche.

Je fulmine. Cet homme n’a de respect que pour lui-même. Dans son petit
monde, du haut de sa tour d’ivoire, il ordonne et tout le monde se prosterne
à ses pieds avec l’espoir qu’il leur balance des miettes de pouvoir. Le fric
fait vraiment faire n’importe quoi. J’en suis aussi la preuve. Moi au moins,
j’ai ouvert les yeux, même si ça ne change en rien la donne.

Qu’est-ce qu’il vient foutre ici, sérieusement ? S’il cherchait à me pourrir


la vie encore un peu plus, il a réussi. Je n’ai aucune envie de le voir
débarquer avec ses pseudo-amis qui pueront tout autant l’argent et le luxe
que lui. Et surtout pas Candice ! Il n’y a rien pour eux ici. Qu’ils aillent
donc faire un safari douze étoiles et pioncer dans les lodges hors de prix pas
très loin d’ici. J’entends déjà les jugements à l’emporte-pièce qu’il se
permet en permanence sur ma vie.

Putain, j’ai les nerfs !

Je repose violemment l’appareil sur le bureau avant de l’exploser en


morceaux. En revanche, je me retiens difficilement de cogner sur ce qui se
trouve dans cette pièce. Je suis tellement furax que je pourrais faire un
véritable carnage. Je m’exhorte au calme en respirant lentement, mais mes
poings se serrent convulsivement. J’ai besoin de me défouler. Cet enfoiré
me fout la rage, comme à chaque fois que j’entends sa voix. Je bous contre
lui, qui exige comme s’il en avait gagné le droit. Contre moi, qui ne suis pas
capable de l’envoyer bouler et qui me soumets encore comme un chiot
craintif.

Parce que je n’ai pas le choix !

C’est plus fort que moi, j’envoie mon poing dans la porte toute proche, y
laissant une large fêlure bien visible. Loin de me soulager, la vague de
douleur qui traverse ma main alimente le voile de colère qui obscurcit
progressivement mon esprit. Je déverse ma haine pour cet homme qui se
targue en société d’avoir élevé un fils dont il n’a jamais rien eu à carrer.
J’envoie mes poings encore et encore pour oublier la facilité avec laquelle il
joue avec ma vie, comme si j’étais un simple pion qu’il déplace au gré des
besoins de son entreprise merdique. J’ai envie de lui crier de m’oublier,
comme il a toujours su le faire jusqu’à ce qu’il se rappelle que je pouvais
être utile à ses délires mégalos.

Je frappe encore une fois au moment même où la porte s’ouvre à la


volée. Charly a juste le temps de se baisser d’un mouvement vif et alerte
pour esquiver le coup. Avoir failli la blesser coupe net mon envie de tout
casser. Ses grands yeux interrogateurs se posent sur moi, mais je n’y lis
aucun jugement. Pourtant, elle pourrait avoir peur, être dégoûtée par mon
aspect peu reluisant. Je suis certain d’avoir l’air d’un fou ainsi échevelé. Ma
respiration est encore rapide, superficielle, et je déborde de tant de colère
qu’il est impossible qu’elle n’en ressente pas les vagues qui émanent de
moi.

– Tout va bien ? J’ai entendu quelque chose se briser et… commence-t-


elle doucement en avançant sa main vers moi.

Merde, elle me fait chier, elle aussi ! J’avais besoin de laisser libre cours
à tout ce qui couve en moi depuis longtemps. Est-ce que c’est trop
demander ? Le soufflé est retombé à la seconde même où j’ai plongé dans
ses grands yeux. Je ne veux pas de ça ! Je n’ai besoin de personne pour
panser mes plaies, je n’ai pas besoin que quiconque voie cette faiblesse en
moi. Elle, encore moins. Sa sollicitude et sa douceur m’emmerdent autant
qu’elles me font du bien à cet instant. Je ne sais pas pourquoi. J’y
comprends que dalle. Et je déteste par-dessus tout être paumé.

Je me dégage brutalement avant que sa main ne se pose sur moi et me


saisis des clés de la Jeep sur le tableau derrière elle. Je sens que je l’ai
blessée en refusant son aide, mais je suis incapable de faire machine arrière.
Je ne suis plus très lucide quand je suis dans cet état. J’agis comme un con,
elle ne mérite pas de devenir l’exutoire de ma rage.

Trop tard.

Ses yeux parlent pour elle et Charly laisse retomber mollement sa main,
résignée. Elle me fixe étrangement, scrutant chacun de mes gestes saccadés.
Elle me regarde toujours quand je la frôle pour sortir de ce bureau où
j’étouffe. Elle a au moins le bon sens de ne pas rester sur mon chemin.

Je me dirige à pas rageurs vers mon véhicule, avant de m’apercevoir


qu’elle me suit prudemment.

Qu’est-ce qu’elle me veut encore ?

Je fais volte-face et elle s’arrête immédiatement, restant à une distance


prudente, anticipant peut-être un autre éclat de ma part. Pourtant, elle ne
risque rien, je n’ai jamais frappé une femme et ça n’arrivera jamais. Ce qui
s’est passé dans le bureau à l’instant était une pure et malheureuse
coïncidence. Je m’excuserai plus tard. Là, j’ai juste envie d’éliminer mon
ressentiment en roulant.

Je vois qu’elle inspire profondément, rassemblant tout son courage pour


m’adresser la parole. Merde, c’est nouveau, ça. Est-ce que je lui fais peur ?
Je n’ai pas de temps pour ces conneries. J’ouvre la portière et monte dans la
voiture quand j’entends sa voix mal assurée.

– Je peux venir ?

Est-ce qu’elle peut venir ? Est-ce que j’en ai envie ?


– Non.

Je claque la portière pour lui signifier la fin de la discussion et démarre


brusquement le moteur. Dans un crissement de pneus et une belle envolée
de poussière sablonneuse, je me dirige vers la grille. Dans le rétro, je vois la
petite silhouette de Charly, les mains sur les hanches, qui me regarde
m’éloigner. Je donnerais cher pour savoir ce qu’elle pense de mon attitude
de merde.

Je m’en contrefous.

Menteur !

Je descends ouvrir le portail. De retour dans la Jeep, je regarde de


nouveau dans le rétroviseur. Elle est toujours là, dans la même position.
Comme un défi. Une boule de remords grossit dans ma poitrine. Non, elle
ne mérite pas de prendre les coups pour mon père. Le seul fautif dans tout
ce foutoir, c’est moi et moi seul.

Je culpabilise et je déteste ce sentiment. Alors j’enclenche la marche


arrière et rebrousse chemin pour arriver à sa hauteur. Comme elle ne bouge
pas, je me tourne vers elle.

– Tu montes ou pas ? J’ai pas toute la journée, Charly.

Elle ne se le fait pas dire deux fois et grimpe sur le siège passager en un
éclair. J’ai à peine eu le temps de voir la portière s’ouvrir ! Je la regarde
s’installer, agripper la poignée latérale et un demi-sourire s’installe
involontairement sur mes lèvres. Elle se tourne enfin vers moi et m’adresse
son premier vrai sourire sincère depuis qu’elle est arrivée ici.

Nous roulons en silence un long moment. Aucun mot ne serait capable


de retranscrire mes émotions de toute façon. J’aime le fait qu’elle l’ait
compris et qu’elle le respecte. Bercés par les ronronnements du moteur,
nous laissons la nature poser un voile délicat sur nos problèmes respectifs.
Du moins pour un temps.
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13

Charly

Vous connaissez cette sensation désagréable quand un insecte vous


tourne autour sans répit ? Le bourdonnement d’une bestiole très agaçante
qui vous fait grincer des dents et que vous ne parvenez pas à chasser. Elle
revient encore et encore pour vous mettre les nerfs à vif !

Eh bien, cet insecte, ces jours-ci, se prénomme Maddox Jefferson !

Dire qu’il m’agace serait en dessous de la vérité… Il s’est mis en tête de


me surveiller toute la journée pour que, je cite, « toi et ton inconscience ne
mettiez pas mon camp à feu et à sang ». Je crois surtout qu’il a une fâcheuse
tendance à l’exagération.

Si je voulais être honnête deux minutes, c’est surtout son comportement


changeant qui me donne le tournis. La journée, il s’acharne à me mener la
vie impossible avec ses remarques à deux balles, mais en soirée, il s’apaise
un peu et devient plus sociable. Plus ouvert à la discussion. Je mentirais si
je disais que je ne préfère pas ce Maddox-là. Nous n’avons pas de
conversations profondes, du genre à refaire le monde comme deux vieux
potes, mais nos échanges pendant nos balades vespérales sont enrichissants.
Parfois, nous ne parlons même pas, nous contentant de chercher
l’apaisement dans les magnifiques couleurs que le paysage nous offre.

Ça fait maintenant trois belles soirées qu’il a changé son rituel solitaire
pour m’embarquer avec lui dans la savane. Je ne lui avoue pas, mais ça me
fait un bien fou. Par je ne sais quel miracle, sa présence fait refluer les
ténèbres qui me menacent chaque jour. Il tolère juste que je sois là, ce que
d’autres ne daignent même plus faire, et c’est déjà beaucoup pour moi.

Peu à peu, je sens que je me réconcilie avec le monde qui m’entoure.


Facile, il n’y a personne pour me juger ici. Personne ne sait. Bien que brute
et parfois hostile, la nature offre des merveilles et moi, j’en profite, comme
autant de cadeaux qui apaisent mon âme. Je me sens mieux, un peu comme
si on me faisait comprendre que finalement, j’ai bien une place quelque
part. Même si c’est au milieu d’un paysage dur et aride. Ça me va. Tout me
va, du moment que cet horrible sentiment d’être insignifiante ne refait pas
surface dans mon cœur. Je n’oublie pas pour autant, c’est impossible ! Toute
ma vie a été façonnée par les événements de cette terrible journée…

Enfin, pour l’heure, je suis retranchée dans ma chambre, me cachant de


Petit Chef. Il veut dresser un inventaire ! Que j’ai déjà fait il y a deux
jours ! Je crois que l’inaction lui pèse et qu’il ferait n’importe quoi pour
occuper ses dix doigts. Il n’a pas reparlé de la fois où j’ai failli recevoir son
poing en pleine tête. Il était dans un état qui allait au-delà de la fureur, et si
la peur ne m’a pas submergée, j’ai néanmoins été impressionnée par la
force de sa colère. Impossible de ne pas y repenser quand, plusieurs fois par
jour, je passe devant la porte défoncée de son bureau.

– Charly ? Sérieusement, t’as quel âge pour jouer à cache-cache ?

Il m’a retrouvée… Quel pénible ! Il ne peut pas me lâcher la grappe cinq


minutes ? J’ai déjà nettoyé le chenil, réparé des accrocs dans les grillages
des enclos, fait et refait la mallette d’urgence dix fois. Il m’a même fait un
cours, empli de sarcasmes, sur l’utilisation du fusil anesthésiant.

J’ouvre la porte à la volée, dans un état de nerf avancé. Bien sûr, il fallait
qu’il soit dans le couloir, un sourire victorieux sur les lèvres, auréolé d’une
suffisance toute masculine. Je suis de mauvaise humeur et ça me démange
d’effacer sa moue narquoise de sa satanée bouche.

– Je te paie pas pour faire la sieste, lâche-t-il, implacable.

Crétin.
Il croit m’impressionner en croisant ses bras, faisant saillir ses muscles.
Mais je ne lui donnerai pas la satisfaction de lui montrer qu’il me trouble.
J’ai remarqué que depuis l’épisode de l’échelle, c’est un petit jeu ridicule
auquel il aime se livrer. Une parade qui aurait fait ses preuves en d’autres
circonstances. Ne nous leurrons pas, avec un spécimen pareil à moins d’un
mètre de moi, je peine à rester insensible. Je ne suis pas faite de glace,
même si mon esprit n’est pas disposé à ce genre de badinage. Je me dis que
je peux au moins succomber au plaisir des yeux, me persuadant que je ne
risque rien à jeter quelques coups d’œil. Parce qu’il suffit que je pense à son
caractère de merde pour me remettre les idées en ordre.

Je le toise quelques secondes d’un air blasé, avant de tourner les talons et
de me rendre dans ma « clinique », comme je l’appelle. Tout le long du
chemin, je sens la brûlure de son regard dans mon dos. Ou ailleurs, ce dont
je tente de faire abstraction. C’est qu’il est loin d’être aussi discret qu’il le
pense ! Le mieux pour moi étant de faire comme si je n’avais rien
remarqué. Il finira par se lasser…

Il entre à ma suite dans mon petit espace et inspecte les étagères. J’ai pris
la liberté de faire quelques modifications dans le rangement de cette pièce.
George est un praticien très talentueux, mais il est bordélique au possible !
Maddox aussi, du peu que j’en ai vu de son bureau. Les papiers
s’amoncellent, formant des piles astronomiques. Je ne sais vraiment pas
comment il s’y retrouve. Moi, c’est limite si je ne colle pas des petites
étiquettes sur tous les tiroirs et placards pour savoir exactement où chaque
chose se trouve. J’en ai d’ailleurs fait quelques-unes ici, histoire de me
repérer plus rapidement.

Maddox inspecte les étagères, fronce les sourcils devant mon étiquetage.
Mon organisation n’a pas l’air de lui convenir.

– Ce n’est pas comme ça que George avait rangé cette pièce, lâche-t-il,
abrupt.
– Et alors ? Tu le vois quelque part ?
J’ai un peu de ressentiment à l’égard de mon oncle pour s’être barré sans
dire au revoir. Je finirai par lui pardonner, c’est certain, mais je rumine
encore un peu son départ.

– C’est pas une raison pour tout changer !


– Je ne suis pas sûre qu’il revienne, Maddox ! Fais-toi à l’idée !
– Et toi, t’étais pas censée rester !
– Sérieux ? On en est encore là ?

Pourtant, ma petite expérience avec les lionceaux porte ses fruits plutôt
rapidement, ce dont je suis pleinement satisfaite. Je pensais qu’il le serait
également. Que ce serait la preuve suffisante qui lui manquait pour se
rendre compte de mon professionnalisme. Mais plus buté, tu meurs. Son air
renfrogné fait monter encore d’un cran mon niveau d’agacement. À croire
que sa mauvaise humeur attise la mienne. Je ne sais pas quelle mouche l’a
piquée, mais être son souffre-douleur, c’est terminé ! Ses yeux sont plus
foncés que d’habitude quand il me fixe, témoins de l’orage qui couve en lui.
Il est dangereusement proche de moi et je ressens le besoin de faire un pas
en arrière pour préserver ma raison. Il doit le prendre pour un aveu de
faiblesse puisqu’il attaque une nouvelle fois.

– Et pourquoi t’as mis les flacons sous clé ?

Je ne réponds pas, c’est inutile. Je me contente de l’observer critiquer


point par point tout ce que j’ai changé. « Et pourquoi as-tu mis ça là ? »
« Vire ces étiquettes. » « On se croirait dans un hôpital. »… Bla bla bla…

Pourquoi ? Pourquoi ?

POURQUOI ?

La moutarde me monte au nez. Il ne le voit pas, il est bien trop occupé à


déverser sa litanie un peu fielleuse sur ma nouvelle organisation. Il a décidé
que je serai celle sur qui il allait passer ses nerfs, mais manque de bol,
aujourd’hui je ne suis pas de bonne composition. Trois jours qu’il me
cherche, qu’il souffle le chaud et le froid sans que je sache où il veut en
venir. Je suis à bout ! Il peut remballer toute sa mauvaise foi, et il a intérêt à
le faire vite, parce que là il me gonfle le Petit Chef ! Mais il parle, il parle…
Je ne l’ai jamais autant entendu parler. J’aurais préféré qu’il s’abstienne.

– Ça suffit !! hurlé-je.

Interloqué, il se fige pour me regarder. C’est vrai que je ne hausse


presque jamais le ton. Je suis moi-même choquée de ma véhémence ! Mais
c’est le moment, il faut que je profite de mon avantage alors qu’il garde le
silence. Je me rapproche de lui en me faisant l’effet d’un petit lutin
bondissant face à un colosse. Je ne pèse pas lourd face à sa large carrure,
mais ma colère me galvanise. Je suis obligée de lever la tête dans un angle
tout bonnement ridicule pour plonger dans son regard noisette soudain
interrogateur. Je m’en fous, j’ai dépassé le point de non-retour. Posant un
index furieux sur son torse d’acier, je martèle mes mots en même temps que
mon doigt tapote ses muscles.

– Au cas où tu aurais besoin qu’on te rafraîchisse la mémoire, je ne suis


pas une débutante ! Je bosse en solo dans une clinique depuis des années et
je sais faire mon job correctement. N’en déplaise à tes idées moyenâgeuses
sur les capacités des femmes à être compétentes dans leur domaine ! J’ai
organisé ce trou à rat de la même manière que dans ma clinique, pour ne pas
perdre de temps en cas d’urgence ! Et les médocs sont sous clés parce que
c’est le meilleur moyen de sécuriser cette pièce. Awa n’est qu’un gamin et
je ne veux pas qu’il se blesse involontairement avec un flacon. Maintenant,
si toi et ta misogynie croyez tout savoir mieux que moi, en effet, je ne vois
pas ce que je fous encore ici !

Je reprends difficilement mon souffle et retire vivement mon doigt,


comme si je m’étais brûlée.

Voilà. Il fallait que ça sorte !

Bon, certaines choses mériteraient quelques précisions pour rétablir la


vérité, mais il n’a pas besoin de le savoir. Ce qui importe, c’est qu’il ne
s’attendait pas du tout à ma tirade et je jubile de lui avoir pour une fois
coupé la chique. Ses yeux agrandis par la surprise valent leur pesant d’or.
– Je… OK…

Ah, ce que c’est bon ! Je pousse le vice jusqu’à m’installer derrière mon
bureau et lui signifier qu’il peut partir. Je ne compte faire aucune autre
modification dans cette pièce. Je la trouve bien mieux comme je l’ai
arrangée. Oh, c’est loin de lui plaire ! Il s’apprête sans doute à me le faire
savoir quand je suis sauvée par le grésillement de la radio qui ne quitte
jamais sa ceinture. Il prend la communication en me lançant un regard noir
qui signifie certainement que je ne perds rien pour attendre. J’ose espérer
que mon insolence ne va pas me coûter trop cher. Cependant, je suis
soulagée de lui avoir déballé ce que j’avais sur la conscience. Je me
persuade que s’il avait dû me renvoyer chez moi, mes fesses seraient déjà
posées dans un avion pour Boston. Enfin, j’espère…

– Bouge-toi, Miss Super-Véto. Les rangers ont trouvé un animal pris au


piège.

L’atmosphère change brusquement. Une urgence ! Ce n’est pas très


charitable de ma part, mais j’attendais ça avec impatience ! Non que je sois
pressée d’avoir à soigner un animal, ce n’est pas ça du tout ! Mais c’est
l’ultime étape pour faire mes preuves. Je veux qu’il voie que je peux faire le
job. Maintenant que j’entrevois ce que cet endroit peut m’apporter, il est
impensable que je fasse étalage d’une quelconque incompétence.

Je suis impatiente, excitée, enthousiaste, effrayée… Tout ça à la fois !


Des sentiments que je n’avais pas ressentis depuis de longues années.
L’adrénaline fait pulser mon cœur légèrement plus vite, insufflant un petit
peu de vie en moi. Je n’ai pas le temps de culpabiliser ou de sentir
l’euphorie me gagner. Je vais entrer en action et je dois le faire bien.
Prouver que je vaux encore quelque chose. Me le prouver à moi-même,
mais aussi à Maddox. J’y tiens sans savoir vraiment pourquoi ça revêt une
telle importance.

J’ignore son sarcasme et attrape la caisse que j’ai préparée pour les
interventions. Plus pratique. Ainsi je suis certaine d’avoir tout le matériel
sous la main. J’ai besoin de savoir si je dois emmener autre chose. Je ne
dois rien laisser au hasard.

– Les rangers t’ont dit de quel animal il s’agit ?


– Ils ont trouvé une antilope dans un collet, fait Madd, le regard sombre.

Je sais que ce genre de pratique le met hors de lui, mais je m’abstiens de


tout commentaire. À la place, je lui ordonne de prendre deux jerricans
d’eau. Après quelques secondes, il percute que c’est à lui que je m’adresse.

– J’ai que deux bras, gros malin !

Ce demi-sourire taquin est de retour sur ses lèvres et fait louper un


battement à mon cœur. Je mets ma réaction sur le compte de l’excitation et
de l’urgence de la situation. Il serait tout à fait mal à propos de me laisser
toucher par son sourire.

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14

Maddox

Je rêve ou elle me donne des ordres ?

Je l’ai trouvée franchement excitante tout à l’heure quand elle m’a sorti
toute sa tirade féministe au possible. Plus son index frappait ma poitrine,
plus je rêvais de poser ma bouche sur la sienne pour faire taire le flot
d’inepties qui en sortait. Moi, misogyne ? Si c’était vraiment le cas, elle
n’aurait pas eu le temps d’ouvrir sa valise. Il est vrai qu’avec l’accueil
spécial macho que je lui ai réservé, elle peut difficilement penser autrement.
Je réalise que depuis le départ, tout entre nous est faussé. Nous sommes
clairement partis sur de mauvaises bases et c’est sûrement aussi un peu de
ma faute. Si au début je me foutais royalement de ce qu’elle pouvait bien
avoir en tête, désormais ça me contrarie qu’elle me considère comme un
homme des cavernes sans aucune éducation. Et ça me contrarie d’être
contrarié. Bref, c’est le foutoir dans mon esprit…

J’attrape prestement deux jerricans d’eau dans la réserve et les pose à


l’arrière de la Jeep. Je ne sais absolument pas ce qu’elle compte en faire,
mais après tout c’est son intervention. Je ne vais pas interférer. J’ai envie de
voir de quel bois elle est faite. Charly est déjà assise sur le siège passager,
dans les starting-blocks. Elle veut le cacher, mais je sais qu’elle est excitée
comme une puce et ses jambes qui tressautent sans s’arrêter la trahissent.
Après tout, quoi de plus normal, c’est sa première vraie mission sur le
terrain, on le serait pour beaucoup moins.

– Accroche-toi, Princesse, on va devoir prendre des raccourcis !


– Massoud ne vient pas ?
– Il est déjà parti en repérage. Il va nous guider par radio.

Tout est bien rodé et je sens que ça la rassure un peu. Nous partons en
pleine brousse, au milieu d’un territoire qui n’est pas le nôtre et qui peut
s’avérer extrêmement hostile à notre présence. Avoir quelqu’un qui maîtrise
le terrain est primordial pour éviter les mauvaises surprises.

Jahi nous fait un signe de la main quand nous franchissons la grille avant
de refermer derrière nous. Fonçant aussi vite que possible sur les sentiers
défoncés, la Jeep soulève un important nuage de poussière dans notre
sillage. Je sais que nous devons aller vers l’est de la réserve et j’attends
fébrilement les directives plus précises de Massoud. Lui connaît le Masai
Mara par cœur. Il le sillonne de long en large depuis de nombreuses années.
Il en connaît les secrets, les raccourcis et les zones d’ombre. Il est devenu
un atout inestimable lors de nos interventions de sauvetage.

La radio grésille. Je demande à Charly de prendre la communication et


de me transmettre les indications. Elle se saisit de l’appareil, hésitante.

– Je ne suis pas un bon copilote…


– Répète-moi juste ce qu’il te dit. C’est dans tes cordes ça ?
– Bien sûr, s’offusque-t-elle.
– Pour lui répondre, tu appuies sur le bouton sur le côté.

Je dois dire qu’elle s’acquitte de sa tâche avec brio. Depuis la demande


d’intervention, elle est passée en mode super pro. Elle paraît plus sûre
d’elle, plus affirmée. Un petit air déterminé s’est peint sur son joli minois et
je ne devrais pas autant aimer ce que je vois. Ses yeux verts sont fixés sur le
sentier, à l’affût d’un éventuel problème. Elle scrute l’horizon pour savoir
où se trouve notre destination.

Soudain, elle se lève à moitié de son siège pour me désigner un


attroupement à sa droite.

– Là, Madd !
Je distingue les deux véhicules qui sont arrêtés assez loin d’un bosquet
d’arbres. Je pose une main ferme sur le ventre de ma passagère beaucoup
trop enthousiaste pour la forcer à se rasseoir. À la vitesse où nous roulons
dans les ornières, je n’ai pas envie qu’elle soit éjectée de la voiture ! Elle ne
me jette même pas un regard, toute son attention est focalisée sur le site où
nous nous rendons.

Il s’agit d’un petit point d’eau ceint par des bosquets d’arbustes épineux.
L’herbe y est abondante et d’un vert qui contraste énormément avec la
végétation jaunie par le soleil qui pousse un peu plus loin. L’endroit idéal
pour attraper des animaux à la recherche d’un coin ombragé. Il n’est pas
rare d’y croiser des lions ou des éléphants qui s’y arrêtent pour boire ou y
paresser. Les salopards de braconniers ! Il nous faut être prudents, ces fils
de chien n’ont certainement pas posé qu’un seul piège. Les molosses
accompagnant les rangers sont agités, signe qu’ils ont pisté une odeur
suspecte.

Charly saute de la Jeep alors que le moteur tourne toujours, comme un


diable qui attendait de jaillir de sa boîte. Elle chope sa valise à l’arrière,
prête à se précipiter vers les rangers qui n’attendent plus que nous. Mais je
ne veux pas qu’elle s’y rende toute seule, le terrain est dangereux et peut-
être encore piégé. Pendant la saison des grandes migrations, ce sont des
milliers de collets métalliques qui sont retrouvés par les brigades
spécialisées. Le trafic illégal de viande de gnou ou de gazelle est un
immonde marché plus que florissant.

J’attrape Charly par le bras pour l’empêcher d’aller plus loin et son
contact m’électrise une fois encore. C’est incongru, totalement déplacé
compte tenu de la situation. Mais j’aime cette vague qui picote ma peau et
qui vient réchauffer mes reins. Sa chaleur agit comme un aimant et j’ai
beaucoup de mal à me détacher d’elle.

– Attends-moi, Charly. Ils ont peut-être posé d’autres collets.


– Mais…
– Je ne plaisante pas. Ces gars-là sont des pourritures. Le coin est sans
doute truffé de pièges.
Nous avançons prudemment dans les herbes un peu hautes. Rien de
mieux pour cacher des traquenards que cette végétation dont raffolent les
ruminants. Heureusement, notre passage se fait sans encombre. Les chiens
qui trépignent nous saluent de quelques jappements. Ce sont de gros
Bloodhound, les meilleurs dans leur domaine, et ils piaffent, impatients de
se jeter sur la piste reniflée.

– Les gars, je vous présente Charly, notre nouvelle vétérinaire, fais-je


simplement.

La belle brune les gratifie d’un geste de la main, son attention


immédiatement happée par les mouvements désordonnés de la bête prise au
piège. Il s’agit d’une magnifique gazelle de Thomson à la robe fauve rayée
de noir. Un animal qui n’a visiblement pas encore atteint sa taille adulte.
Charly évalue sommairement les dégâts avant de s’approcher doucement.
Comme moi, elle constate que le fil d’acier s’est refermé avec force sur un
des jarrets arrière. Elle s’est tellement débattue que le collet a entamé la
peau et le muscle, provoquant un saignement.

Charly procède avec prudence à un tir anesthésiant sur la gazelle déjà


mal en point. Elle paraît inoffensive, mais un réflexe de survie pourrait le
pousser à ruer et blesser ceux qui s’approcheraient.

– Elle doit être là depuis un moment, fait doucement Charly en


s’agenouillant à la tête de l’animal après quelques minutes. Le fil a
profondément entaillé la chair.

Je ne réponds rien, je crois qu’elle est enfermée dans une bulle qui la
coupe de nous, de l’horreur de l’extérieur. Elle se parle à elle-même, ou à
l’animal, je ne sais pas trop. Mais elle est diablement belle ainsi concentrée
sur sa tâche. Elle tâte le pelage de la gazelle avec précaution, à la recherche
d’autres plaies. Par miracle, seule la patte arrière semble avoir souffert. Je
dégage le membre amoché à l’aide d’une pince coupante que me tend mon
ami Massoud. Le reste est entre les mains de Charly, j’ai fait tout ce que je
pouvais dans mon domaine de compétence. Je la regarde œuvrer sur la bête
avec des gestes précis, focalisée sur les soins qu’elle prodigue avec une
douceur infinie.

– Madd, passe-moi la trousse rouge.

Son petit ton autoritaire m’amuse et je lui tends de bonne grâce ce


qu’elle demande. Elle ne se rend même pas compte que son attitude est aux
antipodes de ce qu’elle m’a montré jusque-là. Quand je dis qu’elle est
complètement déroutante, je crois que je ne fais qu’entrevoir un bout de la
vérité. La vraie Charly est là, quelque part, bien enfouie sous cette carapace
qu’elle s’escrime à conserver. Elle est bourrée de contrastes qui sont
finalement loin d’être déplaisants. Et moi, pauvre hère incapable de résister
à la première paire de seins qui se pointe dans mon univers, je sens les
ennuis arriver à pleine vitesse.

Les doigts de la vétérinaire virevoltent avec légèreté. Profitant de


l’anesthésie, elle a entrepris de suturer la plaie pour stopper l’afflux de sang.
Je suis bluffé par son savoir-faire. J’ai beau me répéter depuis le début que
je la crois quand elle se dit compétente, la voir à l’œuvre est une tout autre
chose. Régulièrement, elle me demande de lui passer un instrument ou de
verser de l’eau sur la blessure. Elle ne s’embarrasse pas de vaines politesses
ou de détours, elle est la chef d’orchestre. Elle ordonne, j’exécute. Notre
duo est étonnant, mais terriblement efficace. Et ça me plaît plus que de
raison !

D’un geste gracieux de l’avant-bras, elle dégage une mèche de cheveux


gênante de son front et ses yeux d’émeraude percutent les miens. Elle
m’offre un sourire franc avant de reprendre son travail. Tout un spectacle…
Pour une fois, c’est moi qui me sens complètement inutile.

– Alors ? Ton avis ?

Elle redresse vivement la tête et je lis une profonde surprise dans son
regard. Elle paraît choquée que je lui demande son expertise sur le cas de
l’animal. Elle se reprend rapidement avant de bredouiller.
– Elle est déshydratée, mais ça va aller. On va la ramener et je lui ferai
une dose d’antibiotiques. Je verrai comment elle se débrouille pour marcher
quand elle sera réveillée, mais le muscle n’était pas trop entamé. Il ne
faudrait plus trop tarder, je ne voudrais pas qu’elle se réveille pendant le
transport.
– OK. Je vais aider Massoud à la mettre dans la cage.

Charly acquiesce en silence. Je m’exécute et la laisse ranger


tranquillement ses instruments. L’animal ne pèse pas lourd et il ne me faut
que quelques minutes pour l’installer à l’arrière de la camionnette. J’ai à
peine eu le temps de refermer la cage que j’entends un grand cri
d’avertissement. Mon sang ne fait qu’un tour et je repars en sens inverse au
pas de course pour voir ce qui se passe. J’aperçois ma brunette dans les bras
d’un des patrouilleurs et je me renfrogne aussitôt.

– Qu’est-ce qui s’est passé ? m’enquis-je plus durement que nécessaire.


– C’est rien, fait le blondinet qui tient Charly. Notre charmante
vétérinaire a failli poser le pied dans un autre piège.

Je crois que ce mec se prénomme Clément. Il fait partie d’une autre


association du coin et je le croise souvent sur les patrouilles. Il avait l’air
d’un mec sympa avec qui j’aurais pu m’entendre jusqu’à ce qu’il pose ses
mains sur elle. Un élan incontrôlable me saisit les tripes quand je le vois
serrer Charly dans ses bras plus longtemps que nécessaire.

– Heureusement que Clém était là ! s’exclame Massoud.

Je ne comprends pas d’où sort cette vague acide qui me bouffe le ventre.
Parce que je ne suis pas con, je sais très bien identifier le sentiment qui
m’étreint à cet instant. Pour quelqu’un qui s’était promis de garder ses
distances, je m’y prends décidément comme un manche.

Je serre les dents et remercie le fameux Clément du bout des lèvres. Je


dois absolument étouffer dans l’œuf cette émotion totalement ridicule qui
ne me mènera nulle part.

Il va la lâcher, oui ?
Charly le gratifie d’un immense sourire avant de le remercier à son tour.
Plus le sourire de ce mec s’agrandit, plus je serre les dents pour
m’empêcher de dire une grosse connerie. Mais ma patience a des limites.

– Charly, tu voulais partir avant que la gazelle ne se réveille à l’arrière de


la camionnette.

Elle semble sur le point de répliquer, mais se ravise devant mon regard
noir. Je déraille complètement et je suis très loin d’aimer ça. Le silence est
lourd quand nous regagnons la Jeep. Il s’étire entre nous de manière
désagréable. Charly et moi ne craignons pas les silences, nos escapades du
soir en sont remplies. Parfois, nous passons même la soirée à n’écouter que
la nature. Toutefois aujourd’hui, il m’insupporte. Je ne sais pas quoi dire
pour faire oublier mon attitude de merde et visiblement, elle ne fera pas
l’effort de me tirer de l’embarras. Son soupir dépité quand elle s’installe
m’interpelle. Ses yeux brillent un peu et elle s’empresse de détourner le
regard pour que je ne le voie pas.

– Qu’est-ce qui se passe, Charly ?


– Non, rien. Je me sens ridicule d’être aussi bouleversée.

Je passe doucement un doigt sous son menton pour l’obliger à me faire


face et je plonge dans un océan vert de détresse. Tout ce qu’elle ressent, tout
ce que son cœur saigne à cet instant est dessiné sur son visage. Peine.
Impuissance. Incompréhension. La sensibilité de cette femme me touche.
Charly abrite une âme pure, capable de s’émerveiller de la beauté du monde
et de pleurer devant la brutalité des hommes. Oui, elle me touche à un point
qui me fait presque mal, parce que je reconnais en elle un peu de l’aura de
ma mère. La même bienveillance couve dans ses yeux quand les ténèbres
cessent de la hanter.

– Je… Ça arrive souvent ?

Un instant, je suis dérouté par sa question, avant de comprendre qu’elle


parle des collets. Quel con ! Bien sûr qu’elle se fout de mon attitude. Tout
ce qui compte pour elle, c’est l’expérience qu’elle vient de vivre. Je me fais
vraiment l’effet d’un égoïste.
– Assez souvent pour que les autorités mettent en place des patrouilles
spécialisées.
– Ah oui ?
– Ouais. Les chiens que tu as vus sont dressés pour détecter les
braconniers qui posent ces pièges. Titan et Zeus, les molosses de Massoud,
le sont aussi. Ils patrouillent sur tout le territoire pour empêcher ce genre
d’incident. Cette gazelle a de la chance parce que la plupart de temps, elles
finissent dévorées ou dépecées avant qu’on arrive.
– Mais pourquoi ? Tous ces pauvres animaux…
– Pour la viande, la peau, l’ivoire… le fric, Charly ! Le braconnage fait
en plus de nombreux dégâts collatéraux. Nous avons déjà retrouvé des
félins ou des girafes pris au piège.

Un frisson de dégoût la parcourt et je ressens le besoin de la toucher pour


lui apporter un peu de réconfort. Après la montée d’adrénaline, la descente
est toujours un peu brutale et je veux lui montrer que je peux être une
oreille attentive si elle a besoin d’en parler. Je ne suis pas le connard
égocentrique qu’elle se plaît à imaginer. Bon, peut-être que je le suis en fait.
Mais pas avec elle. Pas tout le temps. J’ignore d’où sort ce pseudo-instinct
protecteur qui me vient quand elle est dans les parages. Ça me fout la
trouille de ne pas savoir déchiffrer ni contrôler mes réactions à vrai dire.

J’effleure doucement son bras, me satisfaisant de voir un frisson


parcourir sa peau, mais elle se détourne de moi. Son regard se perd au loin,
je sens qu’elle lutte pour éviter tout contact visuel.

– Rentrons, soufflé-je, résigné.

Si avant j’appréciais plus que tout le silence, le sien me percute plus


durement que je ne le voudrais. Charly est un tourbillon de contradictions
que je ne chercherai pas à comprendre aujourd’hui. Je suis crevé et chaque
intervention me laisse toujours un sentiment étrange d’impuissance.

Je fais démarrer le véhicule et commence à rouler, avec l’impression


désagréable qui me plombe le bide d’avoir encore merdé quelque part.

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15

Charly

Je ne suis peut-être pas la copilote du siècle, mais je vois bien que Madd
ne prend pas le même chemin qu’à l’aller pour retourner au camp. Je ne sais
pas si je dois m’en inquiéter ou pas.

– Tu nous emmènes où comme ça ? Je croyais qu’on devait rentrer au


plus vite…
– Je pensais qu’un léger détour pour te montrer les arbres à saucisses
pourrait te plaire, répond mon coéquipier avec un petit sourire. Tu sais…
pour… nous changer les idées avant de rentrer.

Je lui rends volontiers son sourire, vraiment touchée par l’intention.


C’est vrai que cette première intervention m’a laissée un peu vidée et une
petite distraction ne serait pas un luxe. Cependant, je m’inquiète pour la
gazelle de Thomson que nous venons de sauver. Je ne veux pas retarder ses
soins et j’ignore encore ce que sait réellement faire Awa. Il m’épaule
remarquablement bien avec les lionceaux, mais pour le reste, je ne sais pas.
Et puis c’est ma première mission sur le terrain, je veux la mener à bien
jusqu’au bout. Je dois être une professionnelle irréprochable. Le tourisme
pourra bien attendre quelques heures ! Ce cadre enchanteur aurait vite fait
de me faire tourner la tête et perdre de vue mes objectifs. Je suis ici pour le
travail. Point final.

– Et la gazelle ? Je dois l’installer et lui administrer les antibios… Mon


travail n’est pas fini !
– OK. Je vais demander à Awa de tout installer pour notre arrivée. Quand
tu estimeras que tu peux lui déléguer les soins de la gazelle, nous
repartirons. Est-ce que ça te va, Miss Super-Véto ?

Madd me propose un bon compromis et me laisse les rênes, ce que


j’apprécie d’autant plus. Cet homme est peut-être lunatique, irritable et
implacable, mais il sait où s’arrêtent ses compétences pour laisser les autres
entrer en action. C’est la définition même d’un réel travail d’équipe.
Chacun y trouve sa place sans grignoter celle de l’autre.

Il donne ses instructions par radio et je devine qu’il veut aussi voir
comment Awa peut gérer. Il m’a parlé de son projet de lui faire signer un
vrai contrat, impliquant un salaire décent et une formation complète
d’assistant-vétérinaire. Ce gamin en crève d’envie et tient Maddox en très
haute estime. Il fait aussi du bon boulot, puisque quand nous franchissons le
portail du camp, il a déjà installé l’animal blessé dans un enclos. Lorsque je
le rejoins, il est en train d’essayer de la réhydrater.

– Génial, Awa ! Elle est bien installée et tu as pensé à la mettre à


l’ombre ! Tu l’as vue marcher ?

L’adolescent se redresse, fier du compliment que je lui adresse. J’estime


que toutes les bonnes volontés doivent être reconnues à leur juste valeur. Je
n’ai jamais traumatisé aucun de mes stagiaires. Ce genre d’enseignement
par la terreur ne porte généralement pas ses fruits, à mon avis.

– Non, m’dame Charly, j’ai dû la porter. Elle est toujours endormie.


– Bon. Je vais en profiter pour lui faire une injection.

Je procède encore à quelques soins sur la plaie avec l’aide de mon


assistant avide d’apprentissages, puis je laisse l’animal récupérer. Il nous
faut attendre une bonne demi-heure avant que la gazelle émerge et tente de
se remettre sur ses pattes. Ce qu’elle réussit fort bien, compte tenu de la
suture. Enthousiaste, je tape dans la main d’Awa pour saluer notre victoire
et il éclate d’un rire franc contagieux.

– Beau boulot Charly, fait une voix grave dans mon dos.
Je ne l’ai pas entendu arriver et mon cœur fait un bond quand ses mots
me parviennent. Il est bâti comme une montagne, mais sait se faire aussi
silencieux qu’un félin à l’affût. J’ai bien conscience qu’un compliment
sortant de sa bouche doit être un fait rarissime. Un jour à marquer d’une
pierre blanche ! Pourvu qu’il ne découvre jamais rien sur moi, il ravalerait
vite ses louanges.

Je tente de faire taire les sensations que sa voix rauque a éveillées dans
mon bas-ventre et les mets sur le compte de la surprise. J’ai une conscience
accrue de son corps qui s’approche de moi, comme si la chaleur qui
l’entourait venait de me percuter de plein fouet. Et mes réactions se font
imprévisibles quand il est si près de moi. C’est tout bonnement effrayant de
ne plus savoir contrôler mes pensées qui s’affolent, comme une boussole
qui deviendrait complètement dingue.

Maddox se place à mes côtés pour observer la gazelle prendre ses


marques dans son nouvel environnement. Sa proximité éveille des
sentiments contradictoires qui me perturbent. De ceux que je m’interdis à
tout prix de ressentir. Mon corps aurait envie de se lover contre lui pour
goûter plus longuement au parfum de sa peau, chose qui m’est totalement
inconnue, puisque mes relations ont toujours été éphémères et sans saveur.
Je prédis qu’avec lui, ce serait différent. Mais en même temps, cette
intensité n’est pas faite pour moi, et c’est la petite voix de ma raison qui me
le souffle. Il est urgent que je me ressaisisse, je me sens beaucoup trop
fragile pour un homme comme lui. Et de toute façon, je me suis promis que
ça n’arriverait jamais. Il n’y a pas eu droit alors moi non plus. Ce serait une
injustice de plus à son encontre, inscrite à l’encre indélébile sur ma
conscience déjà à vif.

– Awa ? Je te confie la suite. Veille à ce qu’elle s’hydrate, je te fais


confiance.

Mon assistant acquiesce vivement. Sa motivation et sa douceur


compensent ses gestes encore maladroits. Ce môme a réussi à raviver en
moi l’envie de transmettre mon savoir-faire et c’est une grande première,
bien que je me fasse l’effet d’une belle hypocrite.
Si finalement ce vieux brigand de George avait raison ? S’il fallait juste
que je me laisse porter par l’aventure ? Par les rencontres improbables de la
vie ? Plus j’y pense et plus je me rends compte que sa fuite avait pour seul
but de me coincer ici, avec ma conscience et mes fantômes. Que pour
combattre cet ennemi invisible qui ne cesse de revenir me hanter, il fallait
déjà que j’aie envie de l’affronter. Et cette étrange solitude qui semble figer
le temps, au milieu de ces terres perdues, est on ne peut plus propice pour
regarder mes démons dans les yeux et ne plus courber l’échine. Suis-je
assez forte pour garder la tête haute face à tout ça ? C’est une autre
question…

Maddox met fin à mon introspection en effleurant mon bras. Sa caresse


est très légère, furtive, comme s’il craignait mes réactions. Il a peut-être
raison, je les crains moi-même parfois.

– On y va ?
– On va voir quoi déjà ? fais-je, rieuse.
– Les arbres à saucisses ! s’exclame Petit Chef. Tu verras, c’est
impressionnant, les fruits sont énormes et…

À l’aide de ses mains, il se met à me décrire ces drôles de choses avant


de prendre conscience de l’aspect légèrement tendancieux de ce qu’il me
montre. Il éclate d’un rire franc et spontané, se passant une main dans les
cheveux, gêné. Cette lueur soudaine transforme complètement son visage et
je suis incapable de détacher mes yeux de ces fossettes creusées sur ses
joues. L’ombre fine d’une barbe commence à pousser et dessine ses traits à
la perfection. De petites ridules sont apparues au coin de ses yeux, sans
doute le résultat de longues heures passées au soleil. L’aspect bourru et
taciturne qui assombrit son regard en permanence laisse place à une
luminosité joyeuse qui lui va terriblement bien. Je suis assez près de lui
pour apprécier les paillettes dorées qui se sont allumées dans ses yeux d’un
marron profond. Des yeux aussi changeants que son humeur et qui m’ont
happée dans leur filet. Son rire grave, rauque et viril, se répercute sur ma
peau en une multitude de vaguelettes, me faisant délicieusement frissonner.
Je commence à entrevoir un homme totalement différent depuis quelques
jours. Une personne avec un grand cœur, qui se bat avec passion pour une
belle cause. Soudain, je prends peur, parce qu’il éveille des vestiges
d’émotions que je souhaiterais ne plus jamais ressentir. Je ne mérite
vraiment pas ce sentiment de bien-être et de fierté qui m’étreint depuis
quelques heures. Je me suis promis de renoncer à tout ça, comme la
pénitence du reste de ma vie. Je préfère que Maddox garde son masque de
connard intraitable, il est bien plus facile pour moi de l’ignorer ainsi. Je
voudrais occulter le fait que sa présence apaise mes démons et ramène le
sourire dans mon cœur. Ce cœur qui ne savait jusqu’à présent que saigner.

Il ne doit pas savoir.

Je m’éloigne de lui, m’arrachant avec peine à cette vue plutôt charmante.


Garder mes distances pour ne pas rompre cette promesse faite à mon âme,
pour ne pas trahir sa mémoire que je m’efforce chaque jour d’honorer.
George me répète souvent, à l’instar de mon psy d’ailleurs, que s’empêcher
de vivre ne changera pas la donne, que les dés sont jetés depuis longtemps.
Mais la souffrance est la seule solution que j’ai trouvée pour continuer à
survivre après ça. Je veux souffrir comme il a souffert. Je veux endurer
mille morts pour que son âme puisse me pardonner un jour. Dans le même
temps, je prie pour que cette douleur intenable prenne fin, pour que mon
âme finisse par se noyer pour de bon pour ne plus rien sentir. C’est là tout le
paradoxe de ma vie. Des périodes successives de contradictions qui finiront
par me rendre cinglée.

Un peu morose, je suis Maddox et me laisse conduire en silence. Cette


sortie n’aura finalement pas l’effet bienfaisant escompté. Toutefois, il a l’air
de tenir à me montrer ce pays où il a posé ses bagages. Mon compagnon de
route ne cherche pas à briser mon mutisme, faisant sans doute le vide dans
sa tête également de son côté. C’est le pouvoir mystique que ces paysages
ont sur les âmes contemplatives, ils poussent à l’introspection et à la remise
en question de fondements qui paraissaient inébranlables. Je me sens petite
face à l’immensité sauvage, remise brutalement à ma place.
Le soleil est encore haut en ce début d’après-midi et je laisse ses rayons
inonder mon visage pour me laver de cette mélancolie qui m’est
coutumière. Je ferme les yeux pour en savourer chaque particule de chaleur,
les laissant infiltrer ma peau. Je sens le regard chaud de Maddox posé sur
moi et je me fais violence pour l’occulter. Je suis plutôt douée pour me
plonger dans les méandres de mon esprit, allant parfois jusqu’à m’y perdre.
Mais à cet instant, la brûlure de son regard surpasse celle du soleil et
m’empêche d’en faire abstraction. Il tente de s’imposer à moi, de me forcer
à ouvrir les yeux, mais je refuse de savoir ce qu’il veut me dire, ce qu’il
veut me montrer. Il y a trop d’intensité en lui, trop de nuances que je ne
saisis pas pour que ce ne soit pas un jeu dangereux. Puis ses yeux me
délaissent et je le sens immédiatement. Le vide qui s’insinue en moi,
glaçant. Effrayant.

– Tiens, regarde ! s’exclame-t-il, désireux de casser ce moment gênant.

J’obéis et ouvre mes paupières. Et ce qui me saute aux yeux, c’est que
nous sommes à proximité d’un troupeau de buffles, à quelques pas de nous.
Ces animaux sont gigantesques et ressemblent en tout point à ceux que j’ai
déjà vus dans les reportages animaliers. C’est impressionnant ! Il y a même
ces petits oiseaux blancs au bout des cornes de certains bovins. Ils broutent
sous de hauts arbres aux feuillages denses et d’un vert vif. Le plus
surprenant reste ces espèces de lianes qui pendouillent partout sous l’arbre,
auxquelles sont accrochées ce qui a l’air en effet d’énormes et longues
saucisses blanches.

– C’est ça, l’arbre à saucisses ?


– Oui, m’dame.
– Oh ! Et ça se mange ces trucs-là ? questionné-je, curieuse.
– Bof, ça n’a pas beaucoup de goût. Jahi en récolte parfois pour faire de
la bière. Mais je crois que je ne m’habituerais jamais aux boissons locales,
plaisante Maddox, un immense sourire fleurissant sur ses lèvres. Encore
moins les alcools !
– Je ne sais pas… Je ne bois jamais d’alcool.
– Jamais, jamais ? fait-il, surpris.
– Non. Depuis de longues années.
Mon ton est plus dur que je ne le voudrais et je sais que ça l’a mis en
alerte. Heureusement pour moi, il a le bon sens de ne pas pousser son
interrogatoire. C’est une partie de ma vie que je ne souhaite pas déterrer.

– Raconte-moi ce que tu sais d’autre sur ces arbres. Je suis curieuse…


– Je vois ça ! rit mon compagnon.
– C’est un vilain défaut, fais-je en grimaçant. Alors ?

Il fait mine de réfléchir, ses doigts posés sur son menton et un air de
vilain garnement sur le visage. Sa bonne humeur déteint sur moi et je
souris, lui enjoignant de continuer ses explications. Tout ça m’intéresse
réellement !

– Et bien… Je crois que les fleurs de cet arbre dégagent une véritable
puanteur !
– Des fleurs qui puent ! Génial, ça, c’est de l’info ! Je suis certaine de
pouvoir le ressortir un jour dans une conversation !
– C’est que tu n’as jamais posé ton nez dessus ! Je te garantis que cette
odeur immonde s’incruste dans ta mémoire pour que tu ne l’oublies jamais !

La mélancolie regagne du terrain et je m’en veux de ne pas réussir à la


repousser pour simplement profiter de l’instant. S’il savait depuis combien
de temps je suis seule, depuis combien de temps mes amis m’ont oubliée…
Que ce temps où j’avais des « conversations » ne me paraît exister que dans
une autre vie. Il me trouverait bien pathétique. Alors je colle un sourire
factice sur mon visage pour ne pas paraître ingrate.

– Sinon, ce sont d’énormes repaires pour les chauves-souris, lâche


Maddox en me jetant un regard en coin.

S’il voulait jauger mes réactions, c’est gagné ! Paniquée, je lève le nez
pour scruter les frondaisons à la recherche de ces immondes bestioles.
Qu’on se le dise, un vétérinaire n’est pas obligé d’aimer tous les animaux
qui peuplent cette planète ! Je déteste les chauves-souris ! Des frissons de
dégoût parcourent mon épiderme et je me frotte les bras pour faire
disparaître la chair de poule qui est apparue.
Ma réaction attise l’hilarité du crétin qui me sert de chauffeur et je lui
tire la langue, faute de mieux.

– Ne bouge surtout pas, chuchote soudain Madd.


– Et où crois-tu que je pourrais aller, gros malin !
– Je suis sérieux Charly. Accroche-toi.
– Quoi ? Pourquoi tu dis ça, m’écrié-je, incapable de maîtriser la peur
qui se met à enfler dans ma poitrine. C’est une chauve-souris, c’est ça ?
C’est ça, Madd ?
– Non…

Je le vois se réinstaller derrière le volant, son calme apparent démenti par


ses yeux, maintenant assombris et concentrés. Je déteste ne pas savoir ce
qui se passe et comme il ne m’en dit pas plus, ce n’est plus une simple peur
qui m’étreint, c’est une crise de panique qui se profile !

– Madd, le supplié-je d’une voix trop aiguë. Tu peux me dire ce qui se


passe ? Je te jure que si c’est une mauvaise blague, tu vas me le payer cher !

Il engage doucement la Jeep sur le sentier, roulant au pas, concentré sur


tout ce qui se passe autour de nous. Moi, j’ai beau scruter les environs, je ne
vois aucune menace. Rien de visible en tout cas. Est-ce qu’il est en train de
se payer ma pomme ?

– Les buffles sont en train de pisser.

Je le regarde, les yeux agrandis d’incrédulité. C’est officiel, il se fout de


moi. En quoi est-ce que ça justifie cette espèce de mission d’exfiltration à la
James Bond ? Je guette un signe chez lui qui m’indiquerait qu’il va se
mettre à rire de sa propre blague, mais il est impassible, d’un sérieux
inquiétant.

– Ah. Et alors ? l’interrogé-je, la voix soudain étranglée.


– T’es véto et tu ne sais pas ça ? rétorque-t-il, fronçant ses sourcils noirs.
– Je bosse dans un cabinet en ville. Tu vois ? Les chiens, les chats, les
lapins tout mignons, les serpents quand j’ai de la chance ! Et ils ne pissent
pas dans ma salle d’examen ! Alors non, j’attends que tu aies la gentillesse
d’éclairer ma lanterne, Einstein !
– Ça veut dire qu’ils vont charger.
– Charger quoi ?
– Nous.

Et il me lâche ça comme ça ! Comme si cette Jeep allait faire le poids


face à un troupeau de buffles énervés ! Je ne fais clairement plus la maline
là. Je m’enfonce dans mon siège, essayant de me faire la plus petite
possible. Réflexe de survie complètement inutile dans notre cas, on en
conviendra… Mike Horn1 se bidonnerait s’il me voyait en action ! À cette
seconde, je voudrais être n’importe où sauf ici, dans cette voiture avec
Madd. Jusque-là, je n’avais pas vraiment réalisé la dangerosité de mon
environnement. Maintenant je percute. Et j’ai peur.

– Ça va aller, Charly, me rassure Maddox d’une voix douce, mais ferme.


C’est vraiment pas le moment de partir en vrille, OK ?

Au même instant, il accélère brusquement et la Jeep fait un bond en


avant, me tirant un long cri de frayeur. Je n’entends plus que le bruit poussif
du moteur, et je ferme les yeux et la bouche pour éviter que la poussière ne
s’immisce partout. Ce n’est clairement pas le moment non plus de devenir
aveugle ! Je me cramponne à deux mains à la poignée latérale, mon corps
est bringuebalé dans tous les sens et je me cogne à plusieurs reprises contre
la portière. Mon cœur bat la chamade et je respire quand j’y pense tant j’ai
la trouille.

Merde, ça fait mal…

Je rassemble tout mon courage pour ouvrir un œil et inspecter le


rétroviseur. Je ne vois pas grand-chose tant le chemin est cahoteux, mais je
distingue un grand nuage de poussière duquel émergent quelques buffles.
Ils semblent avoir abandonné leur course-poursuite, mais Madd ne ralentit
pas, bien décidé à mettre le plus de distance entre eux et nous. Ils finissent
par disparaître totalement de notre champ de vision et je m’autorise enfin à
souffler, soulagée. On a eu chaud aux plumes ! Jusqu’à ce que je relève la
tête.

– Madd…
– Quoi ? hurle-t-il pour se faire entendre par-dessus le boucan du moteur.
– Devant !!

Je lui désigne l’obstacle qui nous attend sagement au beau milieu du


chemin. Une immense ornière emplie d’eau. Je suis déjà en train de me
demander par où on pourrait passer pour ne pas perdre de temps, mais il ne
semble pas vouloir s’arrêter. J’ai l’impression qu’il se croit dans un film et
qu’il compte passer par-dessus… Mais il est cinglé ! On ne passera jamais !

– Madd, arrête-toi !
– Je suis sûr que ça passe ! Elle n’est pas si large.
– Et moi je te dis que non ! crié-je affolée, en m’accrochant si fort à son
bras que j’y incruste mes doigts.
– J’ai plus le choix, décrète cet inconscient à l’approche de l’énorme trou
inondé. On le tente !
– Maaaaaadd ! Nooooon !

Je ferme les yeux en me cramponnant de toutes mes forces au siège. Et je


hurle à m’en péter les cordes vocales quand je sens la voiture décoller du
sol. Je jure que si on en réchappe sans égratignures, je tuerai cet imbécile de
mes propres mains !

1. Célèbre aventurier et explorateur.

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16

Maddox

Bon… bah, ça ne passe pas, finalement…

– Dis-le…
– Quoi donc ? fais-je, retenant un rire nerveux.

Je me tourne vers une Charly tout bonnement furieuse, remettant tant


bien que mal de l’ordre dans sa coiffure. Sa queue de cheval s’est fait la
malle et ses cheveux lui tombent dans les yeux. On dirait un épouvantail !
Mais un épouvantail sexy, surtout quand l’émeraude qui colore ses iris est
illuminé par la rage. À travers ses mèches folles, ses grands yeux me
lancent des éclairs, espérant sans doute me foudroyer sur place. Elle tremble
d’une colère noire et je devine sans peine qu’elle se retient de me sauter à la
gorge pour finir le travail.

– Que j’avais raison, crétin ! hurle-t-elle, m’arrachant un tympan au


passage.

Non, jamais je n’avouerai une telle chose à haute voix ! J’aurais


l’impression de faire un adieu définitif à ma virilité et à ma crédibilité.
Néanmoins, elle avait raison… Je ne sais toujours pas ce qui m’a pris, moi
qui joue habituellement la carte de la prudence. Elle fait disjoncter tous mes
neurones, c’est forcément de sa faute si mon cerveau est à ce point
perturbé !

Je regarde autour de nous pour faire un petit point sur la situation. Pas
glorieux tout ça ! Je nous ai fait atterrir au beau milieu d’un gigantesque
fossé plein d’eau et ma pauvre Jeep est embourbée au-delà du niveau des
portières. J’essaie de redémarrer avec, en bruit de fond, une litanie de mots
bien fleuris provenant de la bouche de la vétérinaire. C’est qu’elle a
beaucoup d’imagination !

Comme je m’y attendais, la voiture ne repart pas, car le moteur est sans
doute noyé. Je suis évidemment archicontrarié, mais je tente de juguler ce
sentiment pernicieux. Je ne peux en vouloir qu’à moi-même… Et Charly
ayant le sarcasme facile, j’en prendrais inévitablement plein la tronche.
Heureusement, la radio fonctionne ! Je lance un appel aux véhicules dans le
coin pour un secours d’urgence, essayant de signaler au mieux notre
position. Je sais que nous aurons de l’aide, on ne laisse personne dans la
merde, ici.

– On va rester bien sagement dans la Jeep en attendant, décrété-je,


sérieux, en me tournant vers ma passagère.
– Certainement pas ! Voilà où nous mènent tes grandes décisions. Dans
la flotte ! Non merci, moi je vais me mettre au sec !
– Au sec ? Mais…

D’un doigt rageur, elle me désigne le plancher de la voiture et je


m’aperçois que l’eau s’infiltre rapidement par le bas de la portière de son
côté. Elle patauge, ce qui l’oblige à replier ses genoux pour poser ses pieds
sur le siège.

– Tu fais comme tu veux Madd. Moi, je rejoins la berge !

Je n’ai pas le temps de la retenir que déjà, cette entêtée ouvre la porte et
bondit hors du véhicule. Et ce que je prévoyais arrive. Forcément… La
profondeur de ce genre de fossé est souvent trompeuse et les trous d’eaux
sont fréquents. Il ne faut pas oublier que nous sommes dans une des zones
de passage des grandes migrations, et les buffles, zèbres et autres gnous
défoncent le terrain sans scrupule. Le Masai Mara est en continuité directe
avec le parc du Serengeti, de l’autre côté de la frontière tanzanienne, donc
les animaux font le parcours dans les deux sens. Et les moussons
n’arrangent rien, évidemment.
Cela étant, vu le plouf caractéristique que je viens d’entendre, Charly ne
va pas tarder à péter une durite…

– C’est pas vrai ! Mais c’est un cauchemar ! s’écrie Charly d’une voix
perchée. Je te jure, Maddox Jefferson, que tu vas me le payer cher ! Espèce
de crétin mal fini ! Je… Je…

Peur, colère, panique, je distingue dans son ton un bon petit cocktail
explosif. Je laisse mon front choir sur le volant en essayant de réprimer mon
hilarité. Je n’ose même plus la regarder, sous peine d’exploser. Ce qui serait
une très mauvaise idée vu son état d’énervement.

– Tu trouves ça drôle ? Et depuis quand est-ce que tu sais rire, toi ?


– Pas du tout, m’étranglé-je. Crie moins fort, tu vas attirer les grands
félins.

Ses yeux s’agrandissent, autant de peur que de fureur. C’est qu’elle n’est
pas en position très favorable ainsi plongée dans la flotte dégueulasse.
Charly n’étant pas très grande, elle a dû tomber dans l’endroit le plus
profond et se voit obligée de lever le menton si elle ne veut pas boire la
tasse. L’eau clapote en vaguelettes autour d’elle alors qu’elle tente
d’avancer avec d’extrêmes précautions. Je n’ose pas lui dire que ce petit lac
improvisé est vraisemblablement infesté de sangsues, à coup sûr elle
péterait un plomb. Remarquez, je devrais tenter le coup, elle serait sûrement
plus que motivée pour sortir de là !

– C’est vrai ? chuchote Charly, partagée entre peur et curiosité. Tu crois


qu’on est observés ?
– Probablement, je lui réponds sur le même ton de conspirateur.

Elle est drôlement crédule et je m’en veux quand même un tout petit peu
de la faire marcher.

– Alors, qu’est-ce que t’attends pour venir m’aider, crache-t-elle,


venimeuse.
– Je te laisse servir d’en-cas !
– Crétin !
– Je rigole, Miss Super-Véto ! Tu fais tellement de boucan que ces
pauvres prédateurs doivent se dire qu’un troupeau entier de buffles serait
plus facile à chasser !

Elle est mignonne quand elle est vexée. Je la laisse encore quelques
secondes patauger dans la gadoue, savourant le spectacle.

– Madd… fait Charly, d’une voix mal assurée.

Alerté par son ton, je l’observe plus attentivement. Elle s’est enlisée un
peu plus dans l’eau boueuse. Elle respire beaucoup trop vite et ses bras
commencent à battre la surface dans de petits gestes très désordonnés. Je
pensais que c’était la manière qu’elle avait trouvée pour avancer, mais je
dois me rendre à l’évidence, elle est sur le point de sombrer complètement
dans la panique. Ses yeux sont comme fous et ne savent plus quoi regarder
pour se donner un point d’ancrage. Elle souffle fort sur la flotte devant elle
pour éviter qu’elle ne s’engouffre dans sa bouche.

– Madd, s’il te plaît, fait-elle, d’une voix à peine audible. Aide-moi…

Merde ! Je suis trop con ! Je suis là à me foutre d’elle alors qu’elle a l’air
d’avoir peur de l’eau ! Est-ce qu’elle sait au moins nager ?

J’enjambe le levier de vitesse et passe rapidement du côté passager pour


plonger sans hésitation dans l’immense flaque, les pieds en premier. J’arrive
assez vite près d’elle malgré le sol marécageux qui semble vouloir
m’aspirer. J’ai de l’eau jusqu’au torse et je me félicite pour une fois d’être si
grand. Je me saisis du corps gracile de Charly, en passant mes bras autour
de sa taille et la libère tant bien que mal de l’effet ventouse du fond. Elle
tremble de tous ses membres, pourtant l’eau est loin d’être fraîche. Ses bras
crochètent mon cou et ses jambes s’enroulent autour de ma taille comme
une liane. Je la serre contre moi pour lui faire comprendre que je ne vais pas
la lâcher.

– Respire Charly, je te tiens.


En quelques enjambées laborieuses, je nous amène de l’autre côté de
l’ornière et la pose sur le terrain sec. Nous offrons un bien piètre spectacle,
trempés comme des soupes et maculés de boue jusqu’au cou. Charly
tremblote encore, mais semble reprendre peu à peu ses esprits. Je lui frotte
doucement le dos en signe de réconfort et je suis content qu’elle ne se défile
pas sous mon geste. Je me sens bien con, mais je ne pensais pas qu’elle
avait une telle phobie !

– Ça va ?
– J’ai perdu une chaussure, souffle-t-elle, un peu à l’ouest.

Je m’assois à sa gauche et passe mon bras sur ses épaules pour la


rapprocher de moi. Elle tressaille, semble hésiter, puis lâche prise pour
laisser mollement tomber sa tête sur mon torse. Ces quelques secondes où
sa peau touche la mienne sont comme une vague de douceur bienfaisante.
Un sentiment que je n’ai plus expérimenté depuis des années, depuis que
ma mère est partie en fait. Son contact me trouble bien plus que je ne
voudrais me l’avouer. Je ne sais même pas comment qualifier cette étreinte.
Celle d’un ami qui en réconforte un autre dans un coup dur ?

À qui tu voudrais faire croire ça, mec ?

Je me sens investi de la mission de la protéger, tout simplement parce


que depuis quelques minutes, elle s’en est entièrement remise à moi pour
veiller sur elle. Sa tête enfouie dans mon pull, elle se laisse bercer par ma
respiration. J’ai envie de la serrer encore plus fort contre moi, jusqu’à sentir
son corps se réchauffer grâce au mien. Le mot « DANGER » clignote haut
et fort dans ma tête, mais je décide d’ignorer cet avertissement pour
l’instant. Je suis un grand garçon, je sais me défendre face à une demoiselle
en détresse. Enfin, je crois.

– Tu ne sais pas nager ? la questionné-je, curieux. Ou as-tu peur de


l’eau ?
– Non, ce n’est pas ça, répond-elle, la voix étouffée.

Elle n’en dit pas plus, me laissant encore une fois dans le flou. Charly
cultive parfaitement bien l’art du mystère. C’est frustrant ! Le silence s’étire
une nouvelle fois entre nous. La nature s’est faite paisible, nous enrobant
d’un cocon plutôt apaisant. Mais cette fois, mon cerveau turbine à plein
régime au lieu de faire le vide. Je pensais être le seul à avoir du mal à faire
la conversation, mais je m’aperçois qu’elle n’est pas plus douée que moi.
Ses silences ne me dérangent pas, mais je paierais cher pour connaître ses
pensées. Nous sommes deux âmes solitaires préférant de loin la compagnie
des animaux ou de la nature. Je devine en elle le même besoin que le mien
de s’éloigner autant que possible du contact humain. Pas pour les mêmes
raisons évidemment, les siennes restant encore bien obscures, mais
finalement, nous nous ressemblons plus que je ne le pensais. Ici, j’ai trouvé
un moyen d’exister autrement, à travers une cause, un but, un rêve d’enfant.
Et Charly ? Quel est son objectif ? Quelle raison la pousse à rester dans ces
contrées qui lui donnent un peu de fil à retordre ?

Elle finit par se redresser, rompant le contact. Et cette rupture du lien


entre nos deux corps est plus brutale que je ne le pensais. Je me sens happé
par un grand vide et tout en moi crie son besoin de la ramener contre ma
peau.

DANGER. DANGER. DANGER.

Je l’observe à la dérobée. Son profil se découpe joliment dans la lumière


éclatante et je ne peux m’empêcher de la trouver extrêmement belle. Même
avec ses cheveux sales et pendouillant lamentablement. Même avec ces
traînées de boue sur les bras et le visage. Elle dégage à cet instant une
fragilité touchante qui me donne envie de la protéger. Mais de quoi au juste,
c’est là que réside le mystère. De moi ? D’elle-même ? De ces ténèbres qui
la rongent et qu’elle ne tente même pas de fuir ? Je me fustige aussitôt pour
ce nouvel élan protecteur totalement incongru, mais nier l’évidence ferait de
moi le dernier des imbéciles. Cette femme me touche. Elle me ressemble,
elle est aussi passionnée que moi. Je sais qu’elle serait capable de me
comprendre. Mais je suis loin d’avoir l’âme et la vaillance d’un preux
chevalier. Je ne tuerai pas ses dragons pour la simple et bonne raison que je
dois d’abord combattre les miens. Je suis trop enchaîné à mes problèmes
pour avoir la force de gérer ceux de quelqu’un d’autre. Et le flot incessant
de questions qui m’assaille quand elle évolue dans mon espace m’épuise.
Sa proximité déclenche en moi des émotions que je souhaite laisser
endormies. Même le désir que je ressens à la simple vue de son corps
m’achève à force de lutter. Le combat est inégal, mais j’espère tout de
même gagner contre mes propres pulsions. Ce ne sont de toute façon que
des bribes de désir fugace, besoins primaires d’un corps qu’on a trop
longtemps ignoré.

Menteur…

Je ne peux même pas me résoudre à la lâcher des yeux. J’aime cette


sensation de chaleur qui se diffuse dans mes reins, c’est une douce
addiction qui me paraît si dangereuse, mais si irrésistiblement attirante.
Charly, quant à elle, semble partie dans un endroit qui n’appartient qu’à
elle, les yeux voilés de mélancolie. Ses doigts triturent doucement sa
gourmette, dans un geste que je devine répété inconsciemment des milliers
de fois.

Calvin.

L’aiguillon de la curiosité vient titiller mon esprit, insistant lourdement.


Qui est ce mec ? Il doit être très important pour Charly pour que cette
gourmette soit aussi précieuse. Je voudrais vraiment en savoir plus, mais
elle n’est pas du tout prête à me dévoiler un pan de son histoire. Je ne sais
pas comment, mais je le sens, comme une intuition ancrée au fond de mes
tripes. Est-ce que je saurais la comprendre en retour ? Est-ce qu’elle me
ferait assez confiance pour me parler d’elle ? C’est sur ce dernier point que
le bât blesse. Je n’ai rien fait pour lui montrer que je peux être une oreille
attentive dans ce monde de solitude.

Les vibrations de la route et des moteurs ronronnant nous sortent de


notre hébétude. Voilà nos sauveurs ! Je tends la main à Charly pour l’aider à
se relever, mais elle ne la prend pas, enferrée soudain dans son désir de
m’éviter. Ses prunelles me fuient obstinément elles aussi. Je crois qu’elle
sent également ce danger qui rôde autour de nous quand nos peaux
fusionnent. Et je pense qu’elle en rejette même l’idée, quand moi je me sens
poussé à céder à la tentation.
Jamais sur la même longueur d’onde…

La camionnette venue à notre rescousse est celle d’un groupe de touristes


qui sillonnait la réserve pour un safari-photo. Je reconnais sans mal leur
guide qui me tape dans la main en riant de notre mésaventure. Moi, je fixe
toujours Charly et je n’arrive pas à m’en amuser. Elle semble perdue et
fragile tout à coup.

– Toujours dans les coups tordus, Madd, rigole Issa. Qu’est-ce que tu as
encore fait à cette pauvre Jeep ?

Pendant ce temps, plusieurs touristes ont littéralement sauté sur la


brunette pour la bichonner. Il faut dire qu’elle a bien piètre allure et qu’elle
inspire sans mal la sympathie. Elle est vite entourée et l’esprit un peu plus
léger, je peux me concentrer entièrement au remorquage du véhicule en
mauvaise posture.

Il nous faut deux bonnes heures pour hisser la voiture sur la terre ferme,
à l’aide de treuils et grâce aux hommes qui ont osé patauger dans cette mare
peu ragoûtante pour la pousser. Un autre ranger a été appelé en renfort et
bien sûr, il a fallu que ce soit Clément qui rapplique. Lui et son stupide
accent français dont il se sert outrageusement. J’ai rongé mon frein lorsqu’il
a longuement accaparé l’attention de Charly, mais je n’ai pas fait la fine
bouche. Quand il s’est proposé pour nous ramener au camp, la vétérinaire
s’est empressée de sauter dans sa bagnole, visiblement impatiente de mettre
de la distance entre nous. Pas un mot pour moi n’est sorti de sa bouche
durant tout ce temps, et son attitude a attisé les braises d’un sentiment fort
désagréable en moi. Le corps plié en deux à l’arrière de la Jeep de Clément,
j’ai observé, dans un silence douloureux, ses sourires sincères qui ne
m’étaient pas destinés.

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17

Charly

Dire que je suis complètement perdue serait un euphémisme de taille. De


plus, je suis ballottée dans un tourbillon d’émotions qui me retourne le
cerveau. J’ai l’impression de frôler la surchauffe tellement ça cogite là-
dedans ! Avoir cédé à la panique dans cette flotte dégueulasse, alors que
j’avais pied, me mortifie. Je hais le ton suppliant avec lequel je lui ai
demandé de l’aide. Ce n’est pas vraiment une phobie, mais les souvenirs
qui se rattachent à l’eau sont encore bien vifs. Ils refont surface avec une
violence inouïe tandis que moi je m’y noie.

L’attitude taciturne et lunatique de Madd, tassé à l’arrière de la voiture de


Clément, exacerbe mon ressentiment. Non seulement cet empaffé nous a
mis dans une situation dangereuse, mais en plus maintenant, il tire une
gueule d’enterrement. Je subis une nouvelle fois sa mauvaise humeur, alors
que c’est moi qui devrais lui en vouloir ! Je crois que la présence du ranger
français n’est pas étrangère à son comportement, sûrement une question
d’orgueil mal placé ou d’un truc de mecs en rapport avec la taille de sa
queue. Allez savoir !

Clément me lance une énième petite boutade sur mon état lamentable et
je lui souris en retour. Sa sollicitude et son altruisme me touchent beaucoup.
Malheureusement, dans mon esprit, la tignasse brune toujours en bataille
d’un crétin à l’ego surdimensionné se superpose à sa blondeur. Rhaaa, ce
type est insupportable ! Il s’immisce dans ma tête pour la mettre sens dessus
dessous. Ce n’était pas au programme ! Mon objectif en venant ici était de
faire le point sur ma vie, de trouver quelque chose qui vaille la peine que je
me relève. Lui n’est pas dans le package « Nouveau départ de Charly ».
Alors pourquoi est-ce qu’il ne sort plus de mes pensées ?

Ma peau me tire désagréablement et je frotte doucement mes bras pour


faire passer cette sensation. La boue commence à sécher et je ne veux
surtout pas en mettre partout dans la Jeep de Clément, même si elle est loin
d’être rutilante. Je rêve d’une douche bien chaude pour me laver de toute
cette crasse, espérant secrètement que mes idées parasites partiront avec.
Effacer de ma mémoire la sensation de sa peau contre la mienne et la force
de ses bras autour de mon corps. Je peux toujours y croire…

En nous voyant arriver dans un véhicule qui n’est pas le nôtre,


badigeonnés de boue, Jahi écarquille les yeux, avant de froncer les sourcils
d’un air sévère. J’ai le sentiment d’être une gamine qui va se faire gronder
par son père !

– Merci beaucoup pour ton aide, Clément, fais-je, un sourire dans la


voix.
– Je t’en prie Charly ! Les demoiselles en détresse, ça me connaît !

Je ris de bon cœur tout en imaginant Maddox en demoiselle en détresse


et lui jette un œil dans le rétro. Je le prends en flagrant délit de moquerie et
je marque un temps d’arrêt, bouche bée. Il est en train d'imiter exagérément
son acolyte en tordant sa bouche dans un rictus mauvais. Encore un peu et
je l’entendrais presque ruminer des « gna gna gna » puérils. Je pense qu’on
n’en est pas loin !

Je croise son regard assombri dans le miroir du rétroviseur et il stoppe


immédiatement ses singeries. Il n’y a absolument aucune trace de contrition
sur ses traits. Au contraire, il plonge intensément dans mon regard, comme
s’il voulait lire mon âme et en libérer les secrets. Son air de prédateur
m’intimide un peu, mais étrangement, ce sentiment se teinte également
d’une pointe d’excitation. Jouer avec le danger, ça n’a jamais été mon truc.
Seulement Madd, lui, a le chic pour éveiller des fantasmes complètement
hors de contrôle. Être la proie d’un homme, c’est terriblement flatteur,
même si je ne ferai absolument rien de ce désir inavoué. Il s’agit d’un non-
dit criant entre nous et ça le restera. Je me sens plus que jamais liée à ma
promesse faite à Calvin, même si ce dernier ne l’a jamais entendue.

Tout ce que tu n’as pas eu, je ne l’aurai pas non plus…

Je m’arrache aux prunelles de mon tourmenteur et brise un instant qui


commence à devenir gênant. Je saute de la voiture, ignorant les
interrogations muettes de Jahi au passage, et salue une dernière fois notre
sauveur d’un grand signe de la main.

– Je vais prendre une douche.

Je veux être la première à me décrasser, profiter de l’eau chaude et me


détendre après tout ce stress intense qui met mon self-control à rude
épreuve.

– Si tu veux mon avis… commence Petit Chef.


– Non. Merci bien. Je vois parfaitement où tes avis nous mènent !

Il se renfrogne et me lance un rictus narquois de bien mauvais augure.

– Je te le donne quand même… On va utiliser la douche solaire


extérieure. Toute cette boue risque de boucher les canalisations et les
plombiers ne courent pas la brousse par ici.
– Les bons conducteurs non plus visiblement ! Ah, si pardon, j’oubliais
Clément !

C’était plus fort que moi… J’ai remarqué ce petit air qui fleurait bon le
combat de coqs en rut entre eux et je m’en veux un peu d’attiser le feu. Ma
grande bouche ne sait pas quand il faut se taire, elle n’a aucun instinct de
survie ! Moi en revanche, je sais qu’il est temps que je taille la route pour
éviter la tempête qui se prépare. Si j’en juge par l’air menaçant qui
assombrit considérablement son visage, j’ai touché un point sensible chez
Madd. J’avais donc raison, la virilité est quand même une petite chose
fragile qu’il vaut mieux ne pas trop égratigner…

– Je… Je vais voir comment va l’antilope…, bredouillé-je, penaude.


– Gazelle.
– Quoi ?
– C’est une gazelle de Thomson, Miss Véto. À moins que tu ne sois pas
si douée que ça pour ne pas faire la différence ! C’est à se demander où t’as
eu ton diplôme…

Oh, qu’il est mauvais quand il est vexé ! C’est un coup bas. Je le sais
parfaitement que c’est une gazelle de Thomson, ma langue a juste fourché
dans la précipitation ! Le problème, c’est qu’avec cette remarque, il touche
un point très sensible chez moi. Il ne peut tout simplement pas le savoir et
je compte bien que ça reste ainsi. Je ne réplique pas et file rejoindre Awa
qui campe devant l’enclos de l’animal. J’ai l’air bête en clopinant ainsi avec
une seule chaussure, mais bon, il vaut mieux ça que subir l’orage. J’écoute
mon jeune assistant me faire son rapport, l’air de ne pas remarquer ses
coups d’œil furtifs sur mon état de crasse avancé. Ma peau me démange à
m’en rendre folle, j’espère que Maddox ne va pas traîner.

***

Je fixe la cabine de douche, déroutée. D’accord, elle est fermée de tous


les côtés par des panneaux de bois, mais elle s’arrête au niveau de mes
épaules. Je soupire, un peu dépitée, mais je n’ai pas trop le choix. Je ne
tiens pas à être responsable d’un souci de plomberie dans la maison. Et puis
il fait encore bon en cette fin d’après-midi, l’expérience ne devrait pas être
désagréable.

Maddox en sort enfin, uniquement vêtu d’un short kaki. Il frotte ses
cheveux humides, faisant voleter des gouttelettes d’eau fraîche jusque sur
mes bras. Bien décidée à le snober, je fixe obstinément un point loin
derrière lui, m’empêchant ainsi de loucher sur sa musculature puissante.
Hypnotisante.

Non, je n’ai pas vu ses abdos finement ciselés…


Non, je n’ai pas regardé cette goutte d’eau dévaler les sillons sur son
ventre plat, puis se perdre à la lisière de son short…

Je suis une femme vile et malhonnête, et je me détourne de cette image


sortie tout droit d’un magazine. Madd me lâche un sourire en coin, de bien
meilleure humeur et bien conscient que j’évite de croiser son regard. Peine
perdue ! J’ai l’air de beaucoup l’amuser et je ne veux pas savoir pourquoi.
Je me sens sale et fatiguée, je souhaite juste en finir avec cette journée.

– La place est libre.


– Merci.

Un ange passe. Peut-être même deux…

Je me décide enfin à le contourner pour entrer dans la cabine rustique.


J’attends qu’il passe son chemin avant de me déshabiller. Une fois nue,
j’allume le jet et me rends compte que, comme une cruche, je n’ai pensé ni
à mon gel douche ni à prendre une serviette. Mon esprit doit être au bout du
rouleau pour ne pas songer à l’essentiel. Tant pis, j’appellerai à l’aide. Je
savoure avec volupté l’écoulement de l’eau chaude sur ma peau, fermant les
yeux pour me relaxer. Cette journée a été épuisante sur tous les tableaux.
J’ai l’impression d’avoir fait les montagnes russes plusieurs fois d’affilée
tellement mon cœur chavire dans ce tourbillon d’événements. Je laisse mes
pensées dériver, je ne les retiens pas.

Un courant d’air m’arrache un frisson et je chancelle, trébuchant au


passage sur un flacon au sol. Oh ! Maddox a oublié son savon et ça tombe
plutôt bien. Je lisse mes cheveux, les dépouillant de toute la crasse qui les
alourdit. Je les frotte vigoureusement et la fragrance virile du produit
m’enveloppe. Je me surprends à humer l’odeur de son gel douche à plein
nez, me remémorant celle qui émanait de son pull tout à l’heure quand
j’étais enfouie dans ses bras.

Pauvre fille va !

Tout à mes ablutions, je ne vois pas l’ombre se rapprocher de moi,


jusqu’au moment où une main s’abat brusquement sur le battant. Je sursaute
en criant, me cachant la poitrine de mes bras croisés. Je tombe sur le visage
hilare de cet imbécile de Petit Chef, qui a toutefois la décence de ne pas
regarder par-dessus la porte, alors que clairement, avec sa stature, il n’aurait
eu aucun mal à le faire.

– Il faut rajouter voyeur à la liste de tes défauts ? craché-je, un peu


hargneuse.

Il ne répond rien et se contente de me regarder droit dans les yeux avant


de poser une grande serviette propre et sèche à cheval sur le battant. Je
m’en veux immédiatement de l’avoir agressé sans raison, mais il fait déjà
demi-tour, me volant l’occasion de lui demander pardon pour ma rudesse.
Je lui souffle un merci qu’il n’entend pas, désormais trop loin pour ça.

Quand j’estime avoir débarrassé mon corps de toute la boue, je


m’enroule dans l’immense serviette pour me sécher. Une légère brise s’est
levée et m’arrache des frissons. La maison n’est qu’à quelques pas et il n’y
a plus personne dehors, je devrais pouvoir rentrer discrètement.

Une fois dans ma chambre, je laisse tomber le drap de bain pour enfiler
une culotte et un débardeur. En déroulant le tissu dans mon dos, mes doigts
accrochent un petit amas froid et visqueux au niveau de ma hanche.

Qu’est-ce que c’est que ce truc ?

Je me contorsionne en essayant de regarder par-dessus mon épaule, puis


par-dessous mon bras, mais peine perdue, je ne vois rien, c’est planqué dans
un angle inaccessible. Il faut que je trouve un miroir pour en avoir le cœur
net, et je n’en ai pas dans ma chambre. Celui de la salle de bains est
beaucoup trop haut pour m’être utile.

Après avoir enfilé un short en jean, je rejoins le couloir et en passant


devant la chambre de Maddox, je remarque que la porte est entrouverte. La
curiosité aura ma peau, mais j’ai envie de voir à quoi ressemble l’antre de
Madd. Je m’approche de l’entrebâillement, assez grand pour me permettre
d’apercevoir un miroir de bonne taille accroché au mur. Parfait pour savoir
enfin ce qui est accroché dans mon dos ! Je pousse le battant, bien
consciente d’enfreindre absolument toutes les règles. Celles de la politesse,
celles de la bienséance, et la mienne accessoirement. Celle de rester loin de
lui.

La chambre est déserte et bien rangée, ce qui m’étonne un peu. Je


n’imaginais pas Maddox en maniaque du ménage. Peu importe, pas de Petit
Chef à l’horizon ! Je n’en ai que pour quelques secondes. Je regarde et je
repars !

Je sautille jusqu’au miroir, me place de dos et soulève mon débardeur.


Seulement, la première chose que je vois, c’est le reflet du visage de Madd
qui vient d’entrer dans sa chambre et qui me regarde d’un drôle d’air. Puis
mes yeux tombent en même temps que les siens sur une chose noire de la
taille de mon index, visqueuse et absolument immonde. Je réprime un haut-
le-cœur avant de regarder le propriétaire des lieux, suppliante. Il arbore un
sourire en coin que j’aurais trouvé sexy si je n’étais pas entièrement
focalisée sur le truc collé à ma peau.

– Dis-moi que ce n’est pas ce que je pense…


– Bah, je pourrais le dire. Mais ça servirait à rien… s’esclaffe cet enfoiré.
– Je t’interdis de te moquer !
– Je ne me moque pas ! Je me demande juste si tu sais comment on
enlève les sangsues…

Je gémis en fermant les yeux. Rien que le mot est dégoûtant. Et bien
entendu, la réponse est non ! Je ne sais pas comment on se débarrasse de ce
truc ! À Boston, il n’y a pas de sangsues ! Et lui qui se fout ouvertement de
ma tronche ! J’ai envie de lui effacer son sourire à coups de griffes et de lui
faire manger ses dents trop blanches. Cet accès de violence ne me
ressemble pas pourtant, mais Madd n’a pas son pareil pour me faire sortir
de mes gonds !

– Comment ? coassé-je, au bord de l’écœurement.


– Je pense que tu devrais la laisser se gaver et elle tombera toute seule.
– Hein ? Combien de temps ?
– Plusieurs jours, probablement, ricane-t-il en haussant ses épaules
massives.

Rien que d’imaginer cette chose sur ma peau quelques minutes de plus et
je suis au bord de l’apoplexie, alors des jours !!! Hors de question ! Il va me
trouver une solution de secours, le Mac Gyver de la savane !

– Enlève-moi ça !! m’écrié-je, hystérique.


– Je ne peux pas !

Je commence à sautiller sur place, espérant la faire tomber, mais cette


saloperie de vampire est bien accrochée. J’ai bien conscience d’être
absolument ridicule, mais je suis à deux doigts de vomir. Et lui qui rigole à
n’en plus finir, jusqu’à en avoir les larmes aux yeux. J’espère qu’il trouve le
spectacle divertissant.

– Dégage ça de moi, Madd !! Tout de suite ! le supplié-je, me détestant


immédiatement pour ce ton implorant.
– OK. OK. Je vais voir Jahi, il saura comment faire. Mais arrête de sauter
par pitié…

Il termine difficilement sa phrase, un accent de souffrance contenue dans


la voix. Je ne comprends pas, c’est moi qui ai une suceuse de sang plantée
dans le dos ! Il bat en retraite vers la porte, les traits tirés et les gestes un
peu raides.

Je m’exhorte au calme et respire profondément pour endiguer mon


stress. C’est une technique qu’un psy m’a apprise pour juguler mes crises
de panique, et je l’utilise encore trop souvent à mon goût. Je prie pour que
Maddox se dépêche de revenir, je sens déjà la nausée me gagner. Pitié,
Madd…

Depuis quand j’en arrive à supplier ce mec… ?

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18

Maddox

La dernière personne que je pensais trouver dans ma piaule, c’était bien


elle… Mon premier réflexe a bien évidemment été de lui demander de
dégager, juste avant que mes yeux ne tombent sur la sangsue accrochée à sa
peau délicate. Je suis partagé entre l’amusement et une autre sensation qui
tiraille insidieusement mon bas-ventre à la vue de son débardeur remonté
sur ses hanches… Franchement, elle ne risque pas grand-chose avec cette
bestiole, je pense qu’elle le sait aussi. Moi, en revanche, si elle continue de
sautiller comme ça en agitant librement ses seins sous mon nez, je risque
d’exploser dans mon short comme un débutant !

Tandis qu’elle louche dans le miroir sur ce qui la perturbe autant, je ne


peux empêcher mes yeux de dériver sur la courbe soyeuse de sa hanche,
avant de descendre me perdre sur son fessier rebondi, moulé dans un short
beaucoup trop court pour ma santé mentale. Je serre les dents pour tenter de
réprimer mon érection naissante, mais c’est perdu d’avance, Charly attise
mes sens comme personne. Elle est comme un puissant souffle de vent sur
des braises en latence. Elle enflamme les tisons de mon désir, brûlant une
partie de ma raison au passage.

– OK. OK. Je vais voir Jahi, il saura comment faire. Mais arrête de sauter
par pitié…

J’endure mille souffrances à l’étroit dans mon boxer et je suis contraint


de battre en retraite. Charly me semble sur le point de craquer après cette
journée trop intense en émotions, et je n’ai pas envie de lui exposer mon
désir brut sans savoir si elle sera réceptive. Je veux la certitude qu’elle ne
me renverra pas dans les cordes. Je suis comme tout le monde, j’aime bien
jouer, uniquement si je suis certain de gagner. Et avec elle, rien n’est moins
sûr ! Soudain, un sursaut de raison me rappelle à l’ordre. Mais merde,
qu’est-ce que je fous au juste ? Je ne peux pas être avec elle, même pour un
coup d’un soir, c’est impossible ! Je suis pieds et poings liés.

Maddox Jefferson, tu vas droit dans le mur, mon pote…

Je rejoins les cuisines, territoire de Jahi, mais il n’est nulle part en vue. Je
n’ai pas envie de perdre de temps en partant à sa recherche. Après tout, j’ai
moi-même quelques notions sur ces bestioles, je n’ai pas vraiment besoin
de lui, même si j’avais secrètement espéré qu’il se charge du problème de
Charly. Mais on dirait que je vais devoir m’y coller tout seul comme un
grand. Au moins ai-je grappillé quelques minutes pour faire redescendre la
pression. Et mon érection inutile. De plus, enlever une sangsue de la peau
de quelqu’un, ça n’a rien d’excitant. Je devrais pouvoir gérer…

Récupérant de l’eau et du sel, je réalise un petit mélange dans un grand


verre. En repassant devant la salle de bains, j’attrape la trousse de premiers
soins, avant de regagner la chambre où Charly m’attend patiemment.

– C’est bon, j’ai tout ce qu’il me faut.

J’évite de regarder sa silhouette gracile qui se découpe dans le miroir et


m’occupe de tout étaler sur la table de chevet. Intérieurement, c’est une
lutte que je suis à présent quasi sûr de perdre. Cette femme est magnifique
et elle ne le voit même pas. Ses cheveux encore humides cascadent dans
son dos et j’ai subitement envie d’y passer mes mains. De les empoigner
pendant qu’elle…

– Où est Jahi ? Je croyais que c’était lui qui allait m’enlever ce truc !
m’interroge Charly, une pointe de stress dans la voix.
– Je ne l’ai pas trouvé. C’est moi qui vais t’aider. À moins que ça ne te
pose un problème, dans ce cas…
– Non, non, fait-elle précipitamment, refusant de me regarder dans les
yeux. Mais, tu sais ce que tu fais au moins ?
– Toujours.
– Mouais…

Il est évident qu’après le fiasco du jour, elle a beaucoup de mal à me


croire. Sa moue sceptique me l’indique sans équivoque. Je me serais vexé
en temps normal, c’est-à-dire si mon esprit n’était pas entièrement focalisé
sur le fait qu’elle ne porte pas de soutien-gorge. Mon souffle se coince dans
ma poitrine quand j’aperçois l’ombre de ses petits tétons dressés sous le
tissu fin. Je déglutis et tente de reprendre contenance, mais ma voix me
semble quand même trop rauque et mal assurée.

– Allonge-toi, Charly.

J’occulte difficilement le fait qu’elle va s’installer sur mon lit et


visiblement, elle est aussi troublée que moi. Je la vois souffler, les yeux
rivés sur le matelas, et son indécision se lit sur son visage. Je dois lui
redonner confiance en moi, sinon elle ne me laissera jamais faire. Et moi, je
crève trop d’envie de la toucher… Même si c’est pour enlever un putain de
parasite !

– Charly, commencé-je doucement. Je sais ce que je fais, crois-moi. J'ai


déjà dû pratiquer de ce genre de soin. Mais je ne peux pas retirer cette
sangsue si tu restes debout.
– OK, OK… Je m’allonge… sur le lit…

Ses grands yeux se fixent enfin sur moi, et je m’y accroche en essayant
de paraître le plus neutre possible. Mais dans ma tête, c’est une véritable
tempête qui me balaie. Dieu, qu’elle est belle…

Je ne saurais dire si sa nervosité est due au fait que ce soit moi qui
m’occupe de son problème ou qu’elle soit obligée de s’étendre sur mon lit.

Dans des gestes lents et empreints d’une sensualité dont elle ne


soupçonne même pas l’existence, elle s’allonge sur le ventre, au bord du
matelas. Elle ne sait pas quoi faire de ses mains dans un premier temps et je
trouve ça plutôt mignon. Elle finit par les glisser l’une sur l’autre, sous son
menton. Je respire un bon coup. Sa proximité me met la tête à l’envers. Et
cette odeur… C’est celle de mon gel douche. Ma queue frémit à l’idée
qu’elle porte sur elle une sorte d’empreinte. La mienne.

N’importe quoi, espèce de primate ! Allez mon gars, on se recentre !

Je jette un coup d’œil sur son corps alangui et c’est toute ma raison qui
fout le camp. Voir ses courbes délicates à l’endroit même où je dors toutes
les nuits amène mon pauvre cerveau à la surchauffe. Un flot d’images
indécentes défile devant mes yeux, me rendant fébrile. Mon corps a décidé
à cet instant qu’il aurait cette femme. Il la veut.

Je la veux.

Comme je n’ai jamais désiré une femme. Je brûle d’impatience de la


toucher et en même temps l’intensité de ce que je ressens me fout la
trouille. Je dois absolument vérifier que ce n’est qu’une vague de désir brut
et éphémère qui s’abat sur moi. Qu’une fois que cette envie sera assouvie,
ce feu s’éteindra de lui-même, rassasié, et ma curiosité satisfaite. Ma raison
s’obstine à me rappeler, à cette seconde, que j’ai d’autres engagements à
tenir, que ma situation est inextricable. Malheureusement, cette petite voix
ne fait pas le poids devant l’incendie qui ravage mon bas-ventre et mon bon
sens.

Du bout des doigts, je remonte délicatement le tissu de son débardeur,


exposant un peu plus la peau fine de sa chute de reins.

Indécente.

C’est le premier mot qui me vient pour qualifier la beauté de ce que je


découvre. Sa taille est si fine et merveilleusement bien dessinée. J’ai devant
les yeux un sublime tableau vivant, fait de chair affriolante et de peau
satinée. Même la longue cicatrice, qui court le long de sa hanche gauche
pour se perdre sous l’élastique de son short, ne gâche en rien la perfection
de ses courbes. Qui ne voudrait pas avoir le privilège de poser ses mains sur
cette femme magnifique ?

– Madd ? Tout va bien ?


– Oui…

Charly darde de nouveau ses yeux de chat sur moi, m’interrogeant


silencieusement sur la raison de mon trouble. Je crois que cette effrontée
sait très bien à quoi s’en tenir, mais qu’elle ne peut pas jouer sans craindre
de franchir la limite. Je me méprends peut-être sur son compte. Après tout,
je l’ai bien remarquée en train de se délecter de la vue à plusieurs reprises.

– Attention, c’est froid, je préviens, avant de verser de l’eau salée sur


notre petit problème.

Elle pousse un léger cri aigu, surprise par la température du liquide que
je fais couler en filet sur sa peau. Comme un con, je n’ai pas pensé à
protéger mon matelas, l’esprit complètement accaparé par elle. J’attends
quelques secondes que la sangsue se détache toute seule, mais rien ne se
passe. C’est bien ma veine !

– Ça marche pas ? s’inquiète Charly, la voix étouffée.


– Je vais essayer autre chose.

Une chose qui implique que je pose mes mains sur elle et mon caleçon
en trépigne d’avance…

Je m’approche un peu plus et mon visage n’est plus qu’à quelques


centimètres de son épiderme. Mon corps réagit encore, comme happé par un
instinct de possessivité plus que primaire.

Pense à cette sale bestiole, pense à cette sale bestiole…

Je relâche ma respiration et mon souffle provoque une vague de frissons


sur la peau parfaite de Charly. Je la devine extrêmement tendue sous mes
doigts et j’espère que c’est le même désir qui la dévore. Je m’oblige
cependant à penser à autre chose. J’ai quand même une sangsue aussi
grande qu’une de mes phalanges sous le nez, et dont je dois la débarrasser
pour rentrer dans ses bonnes grâces !
Je place l’ongle de mon pouce sous la partie fine ventousée, pour la
détacher. Cette saleté se tortille pour se recoller, mais je suis plus rapide et
je saisis l’autre bout pour l’enlever entièrement.

Eurk, c’est vraiment à gerber ces bêtes-là !

Je m’empare d’une compresse imbibée de désinfectant et comprime un


peu la plaie, tout en jetant la sangsue dans la poubelle toute proche. Je m’en
occuperai plus tard.

– Ça y est, Miss Véto.

Elle hoche vivement la tête, soulagée, le visage enfoui dans ses bras
pendant que j’improvise un petit pansement. J’ai fini ce que j’avais à faire,
mais je ne me résous toujours pas à ôter mes mains de son corps. Sa
douceur me subjugue beaucoup trop. Et court-circuitant toute mesure de
prudence, je décide de tester mes théories la concernant.

Retenant mon souffle, attentif à la moindre réaction, je laisse mes doigts


effleurer la rondeur de sa hanche. Instantanément, Charly tressaille et sa
peau réagit au diapason de la mienne. Les vagues de frissons exquis qui
parcourent ma colonne semblent se peindre également sur la sienne, parfait
miroir de mon désir. Elle reste immobile, mais son corps ne peut pas me
mentir.

Je sillonne lentement le creux de ses reins, imaginant mille et une


tortures pour cette vallée délicieuse qui m’appelle. J’ai envie de tellement
plus… Mais quand je laisse mon index redessiner la ligne irrégulière de sa
cicatrice, Charly se redresse vivement, chassant ma main par la même
occasion. Mon exploration prend brutalement fin et l’intensité de la
frustration qui m’envahit me surprend. Mon sexe tendu est au supplice dans
mon pantalon.

Ses joues sont rouges et ses yeux brillent de confusion. Je ne me suis pas
trompé, Charly est en perpétuelle lutte contre ses pulsions elle aussi. Je me
réjouis intérieurement d’être l’auteur de ce joli désordre que je lis sur son
visage. Perdue dans ses envies et ses sensations, elle n’en est que plus belle,
plus désirable encore à mes yeux.

Intouchable, mec. Ce serait un beau bordel…

Qu’importe…

– Merci beaucoup, Madd, assène-t-elle, un peu trop vivement.


– Je t’en prie.

Aucun de nous ne sait comment revenir sur un terrain moins glissant.


Elle est toujours assise sur mon lit, statufiée par un sentiment qui la dépasse
sûrement. Et je suis encore à genoux à terre, gêné par une érection plus
qu’évidente et le sang pulsant encore à une vitesse vertigineuse dans mes
veines. Elle est pleinement consciente que mon geste était déplacé et je sais
parfaitement qu’elle n’a absolument rien tenté pour m’arrêter. Ce n’était
qu’une caresse, un effleurement aussi léger que le battement d’ailes d’un
papillon, mais il a mis mon corps en émoi et le sien en alerte. Nous nous
sommes fait l’écho de notre désir, là où nous pensions ne voir que des
différences entre nous. C’est nouveau. Troublant et grisant à la fois.

Dangereux…

J’écarte cette pensée parasite pour me recentrer sur elle. J’ai envie de
savoir, de dévoiler un petit pan du mystère qu’elle représente. Je n’ai pas
envie qu’elle se cache de moi. Ni son corps ni son âme. Je veux la connaître
pour de vrai, entrevoir la flamme qui brûle en elle. Elle est là, couvant
quelque part, attendant un souffle pour s’embraser, j’en suis certain. Je ne
sais absolument pas ce que je ferais de ces vérités, je joue avec le feu. Son
feu. Comme si, inconsciemment, j’avais une irrésistible envie de m’y
brûler.

– Cette cicatrice…
– Un accident, coupe-t-elle d’une voix tranchante.
– Dont tu ne veux pas parler, je suppose.
– Tu supposes bien. Ça ne te regarde absolument pas.
Je soupire. L’instant de grâce est passé. Avec cette question malheureuse,
je nous ai brutalement ramenés les pieds sur terre. C’est peut-être mieux
comme ça pour l’instant. Et une autre question me taraude l’esprit
concernant ce stigmate qu’elle n’a pas apprécié que je touche. C’est
visiblement une autre zone d’ombre du mystère que représente Charly. Une
partie de l’énigme que je me fais désormais un devoir de résoudre.

Plein d’interrogations, je garde le silence quand elle s’enfuit presque en


courant de la pièce. Sa petite silhouette parfaite disparaît à la vitesse de
l’éclair au détour du couloir, mais la chaleur veloutée de sa peau reste
gravée sur mes doigts.

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19

Charly

J’ai fui.

Encore.

Je ne sais faire que ça. Mais quand Maddox a posé cette question sur ma
cicatrice, je ne m’y attendais pas. Je ne suis pas prête à me dévoiler. Je ne
veux pas ramener mes fantômes ici ! Pourtant, quelque part, je le remercie
d’avoir brisé cet instant dont je ne savais plus comment me dépêtrer.
L’intensité de son désir pour moi était inscrite sur chacun de ses traits,
exacerbant le mien contre ma volonté. Je ne veux pas ressentir la moindre
chose pour cet homme, ne serait-ce qu’une once d’attirance physique.

Trop dangereux…

Je décide de faire l’impasse sur le dîner. Rester cloîtrée dans ma chambre


me paraît beaucoup plus sûr. Recroiser Maddox aujourd’hui réduirait à
néant toutes les barrières que je m’efforce d’ériger pour me protéger. Je
sens encore les sillons brûlants qu’il a laissés sur mon corps. Je ne suis pas
dupe, il est sans équivoque attiré par moi. Plus aucun doute n’est permis
après ce petit intermède. Je refuse d’être honnête avec moi-même et de
m’avouer que la réciproque est on ne peut plus vraie. Cet homme possède le
corps d’un apollon, la femme qui nierait une quelconque attirance serait une
piètre menteuse. Comme moi…

Je me glisse entre les draps avec un frisson de soulagement. Cette


journée m’a paru interminable et je commence à être percluse de
courbatures. J’espère qu’après toutes ces émotions, les cauchemars ne vont
pas remonter du néant pour gâcher ma nuit.

***

À califourchon sur Maddox, je laisse la pression monter doucement en


moi. Il me donne les rênes et je ne me gêne pas pour prendre de lui ce que
je désire. Là, tout de suite, je veux juste laisser exploser mon désir qui
couve depuis trop longtemps. Les mains en appui sur ses abdos
magnifiquement dessinés, je frotte lascivement mon intimité sur son sexe
tendu. Mes lents va-et-vient lui tirent des gémissements rauques et j’observe
son visage, fascinée par la beauté brute et virile de ses traits. Je lève ma
main pour effleurer l’angle de sa mâchoire, qu’il contracte en fermant les
yeux sous ma caresse. Incapable de rester à ma merci, il saisit mes hanches
à pleines mains pour imposer à mon corps un tempo plus soutenu. Il les
pétrit fermement, comme s’il voulait imprimer sa marque sur ma peau
brûlante. Son regard profond et assombri par un désir sauvage ne quitte
pas le point où nos deux corps se joignent et l’érotisme de l’instant attise un
peu plus le feu entre mes cuisses. La brûlure dans mon ventre devient
insoutenable et j’explose au moment même où ses doigts se referment sur
mon clitoris, me menant tout droit dans les bras d’une puissante extase.

Je me redresse sur mes coudes, en sursaut, le corps baigné de sueur et


encore parcourue de frissons post-orgasmiques. Je suis complètement sous
le choc, peinant à réaliser que je suis bien dans mon lit. Seule. C’était quoi
ce rêve ? Et puis c’est possible ça, de jouir rien qu’en rêvant ? De Maddox
qui plus est ? Moi qui craignais les cauchemars, je ne sais pas ce qui est pire
finalement…

Ça ne tourne pas rond dans ma tête…

Je bascule sur le dos et passe ma main dans mes cheveux humides,


tentant vainement d’ignorer les pulsations sourdes de mon entrejambe.
C’est bien la première fois que ce genre de chose m’arrive et je dois dire
que c’est extrêmement troublant.

Je me lève avec le besoin urgent de calmer cette tension qui couve en


moi. Ma gorge est sèche et j’ai très soif. Je pose un plaid sur mes épaules et
sors silencieusement de ma chambre. Mon réveil m’indique qu’il n’est pas
loin de minuit et tout le monde doit être retranché dans ses quartiers, ce qui
m’arrange grandement.

Sur la pointe des pieds, je gagne la cuisine et me fais chauffer de l’eau


pour une infusion. Jahi n’est nulle part en vue, j’en profite donc pour chiper
un biscuit sec dans un placard. Je vais m’installer dans un des larges
fauteuils de la salle commune, face au ciel étoilé. Je n’allume même pas la
lumière, trop agressive, préférant me fondre dans l’encre noire de la nuit. La
chaleur de la tasse fumante qui se diffuse dans mes paumes m’aide à me
relaxer. J’essaie de faire le vide. Pas facile. Dans ma tête mille questions se
bousculent et se heurtent aux images encore trop troublantes de mon rêve. Il
devient urgent pour moi de faire le point. Sur ma vie. Mes désirs enfouis.

– Jambo, Charly.

Je n’ai pas besoin de tourner la tête pour reconnaître la voix au timbre


rieur de Jahi. Je ne l’ai pas entendu arriver, cet homme sait se faire discret.

– Tu n’es pas venue dîner, énonce doucement le cuisinier en tirant un


fauteuil pour s’installer près de moi.
– J’étais fatiguée. Désolée Jahi, je ne voulais pas être impolie.
– Hakuna matata1 !

Je me tourne vers lui, riant à moitié.

– Tu connais ce dessin animé ?


– Je ne sais pas de quoi tu parles, Charly. C’est une expression swahilie,
m’apprend-il avec un clin d’œil. La langue de mon pays.
– Bien sûr ! Qu’est-ce que je suis bête ! Et qu’est-ce que ça veut dire
exactement ?
– Ça veut dire qu’il n’y a pas de problème.
Je hoche silencieusement la tête et il me sourit avec indulgence. Jahi est
toujours d’un calme olympien et dégage une aura vraiment apaisante. Il est
de bonne compagnie et il a toujours une anecdote à me raconter, quelque
chose à m’apprendre. J’adore nos conversations ! Tant pis pour mon petit
moment d’introspection, je suis très heureuse de l’avoir à mes côtés ce soir.

– Tu es venue chaparder dans ma cuisine, rigole Jahi en me désignant ma


tasse.
– Pour me faire pardonner, je t’aiderai à dresser le prochain inventaire !

Il marque une pause et je sens son regard sur moi. J’ai le sentiment qu’il
essaie de sonder mon âme, que quelque chose en moi l’interpelle. Ça me
fait cet effet à chaque fois que nous conversons tous les deux. Cette
sensation est indescriptible, elle n’est même pas gênante à vrai dire. Je
serais curieuse de savoir ce qu’il croit lire en moi.

– Laisse-moi te parler un peu du peuple Masaï, Charly.

Je me redresse, tout ouïe. Quand Jahi me parle de ses terres natales, la


passion transparaît toujours dans ses propos et c’est tout bonnement
captivant. Il n’est pas avare de paroles quand il s’agit de transmettre son
savoir.

– Masaï vient du mot ilmao. Ça signifie « jumeaux », parce que nous


considérons que tout être à un élément complémentaire. Lutter contre sa
dualité amène à la souffrance. C’est ce que nous croyons.

J’accuse le coup, déconcertée. Pourquoi me parler de jumeaux ? Je suis


complètement déroutée, parce que ses mots trouvent un étrange écho dans
mon cœur. Et ça m’effraie soudain.

– Est-ce que tu savais que les Masaïs se considèrent comme des êtres
reliés ? reprend-il.
– Je ne sais pas grand-chose de ce peuple, à vrai dire… Reliés à quoi ?
– Aux autres. À la nature. Au tout, en fait. Nous l’appelons Enk’Aï, la
déesse mère. C’est elle qui est à l’origine de tout. Y compris des épreuves
que la vie t’envoie.
Son regard se fait plus appuyé sur ces derniers mots et j’ai le sentiment
qu’ils me sont adressés personnellement. Mais je me fais certainement des
illusions, Jahi ne sait rien de ma vie, je n’en ai jamais parlé avec personne
ici. Comment pourrait-il savoir ? Alors pourquoi est-ce que j’ai le sentiment
d’être mise à nu sous son regard bienveillant ? C’est insensé !

– Les Masaïs considèrent qu’ils font partie d’une grande chaîne de vie.
Et chaque maillon se doit d’en maintenir l’équilibre.
– C’est une très belle philosophie, acquiescé-je. Mais ce n’est pas
toujours facile.
– Oui Charly, je suis d’accord avec toi. Tirer le meilleur des épreuves
que nous envoie la déesse mère est très difficile. Mais nécessaire pour ne
pas briser l’équilibre.

Je réfléchis à ces paroles pleines de sagesse. Bien sûr que la vie est faite
d’épreuves, mais tout le monde n’a pas les épaules ni la force de s’en
relever à chaque fois. Et quel équilibre aurais-je à maintenir, moi qui suis
tellement seule à présent ?

– Je ne sais pas Jahi. Parfois les épreuves sont juste insurmontables.


Peut-être que la déesse mère nous surestime.
– Peut-être que tu n’as simplement pas foi en ta force intérieure, Charly.
– On ne parle plus vraiment des Masaïs là, non ? plaisanté-je, espérant
détourner la conversation.
– Peut-être. Peut-être pas, me répond le cuisinier avec un clin d’œil. Ici,
on considère que sans souffrance, il n’existe pas d’éveil. Que c’est une
opportunité pour quelqu’un de grandir. Il y a même un proverbe sacré pour
le dire. « La chair qui n’est pas douloureuse ne ressent rien. »

La chair, ça se guérit. Elle est capable de se remettre de la plus terrible


des épreuves, quitte à en garder une marque, des cicatrices. La souffrance
physique finit par s’estomper. Seulement, qu’en est-il des blessures de
l’âme ? Celles qui ne cicatrisent jamais ? Comment faire pour se sentir
grandi quand on est encore tellement ancré dans le passé ? Ou que son âme
est tellement détruite qu’il n’en reste presque plus rien ?
– Il faut vivre dans le présent, énonce Jahi dans un souffle. « Le passé est
un pays où je n’habite plus. »

Je le fixe, interloquée. Je suis certaine de ne pas avoir parlé à voix haute,


alors comment peut-il avoir visé si juste avec ses propos ? Comme s’il lisait
en moi comme dans un livre ouvert, il se lève en m’adressant un large
sourire. Il est parfaitement conscient de m’avoir mis le cerveau à l’envers
avec cette conversation. Et je pense que c’est à dessein. Je me demande
parfois s’il ne serait pas une sorte de sorcier !

– Je te laisse méditer, Charly. Bonne nuit.


– Bonne nuit, Jahi. Merci d’avoir partagé ton savoir avec moi.
– Shika2.

Je reste plongée de longues minutes dans mes réflexions, ma tasse à


laquelle je n’ai finalement pas touché encore à la main. Les paroles de mon
nouvel ami ont trouvé un écho en moi et m’ont profondément ébranlée. Moi
qui cherchais désespérément à faire un bilan plus clair de mon existence,
me voilà encore plus paumée qu’avant.

Maintenir l’équilibre de la vie… L’équilibre en moi est perdu depuis


longtemps. Depuis huit ans exactement. Mon tout à moi ne se nomme pas
Enk’Aï ou déesse, mais Calvin. Et ce jour-là, ma chaîne de vie s’est brisée.
Est-ce que quelqu’un ici sait comment réparer un maillon complètement
cassé ?

– Jahi maîtrise le don de mettre la pagaille dans tes idées, n’est-ce pas ?

Je sursaute en poussant un cri pitoyable, ressemblant à s’y méprendre à


un miaulement plaintif, et je perds soudain la maîtrise de mes mains,
renversant ma tasse sur moi. Perdue dans mes pensées, je n’ai pas entendu
Maddox arriver. Il s’installe avec nonchalance dans le fauteuil occupé un
peu plus tôt par le cuisinier et je l’observe d’un œil torve prendre ses aises.
La faible lueur de la lune est suffisante pour que je le distingue étendre ses
longues jambes devant lui et croiser les chevilles. À l’aide du plaid,
j’éponge discrètement le thé renversé sur mon short. Heureusement qu’il
était tiède !

– Depuis quand est-ce que tu es là ?


– Depuis le début en fait, souffle-t-il, penaud. Excuse-moi, je ne voulais
pas être indiscret. Mais cette conversation était très intéressante, je ne
voulais pas vous interrompre.

Je reste un moment plongée dans son regard brillant de sincérité. Je ne


lui en veux pas, après tout, il n’y avait pas grand-chose de personnel dans
cet échange avec Jahi.

– C’est une philosophie de vie qui est parfois difficile à comprendre pour
les étrangers, énonce Madd avec une douceur que je ne lui connaissais pas.
Moi-même je n’en saisis pas toute la portée.
– Je pense qu’elle n’est pas applicable à tout le monde.
– C’est là que tu trompes Charly.
– Qu’est-ce que tu en sais ? Tu ne connais rien de ma vie, m’emporté-je
soudain. Tu ne sais pas ce que j’ai traversé !

Il me fixe, songeur. Il n’est même pas affecté par mon ton péremptoire.
Ce n’est pas le Madd impulsif et emporté que j’ai connu jusqu’à présent qui
me fait face ce soir. Je suis troublée par cette facette plus posée de sa
personnalité. Il finit par détourner le regard et le vide qui m’assaille soudain
me terrifie. Depuis quand est-ce que j’ai besoin du regard de quelqu’un
pour exister ? De son regard…

– Non, c’est vrai, je ne sais rien de toi. Tu te caches derrière des


murailles bien trop épaisses. Mais ce que je sais, c’est que pour vivre dans
le présent, il ne suffit pas de vouloir tirer un trait sur son passé. C’est bien
trop simple. Ce que Jahi essayait de te dire, c’est que les démons qui te
rongent sont une des épreuves faites pour te forger. Qu’il te faut les
affronter pour en sortir plus forte, pas seulement vouloir les éviter chaque
jour que Dieu fait.
– Je sais…
– J’ignore ce qui te ronge, Charly. Peut-être qu’un jour tu voudras en
parler…
– Non ! Les fantômes doivent rester où ils sont !

Ma voix s’étrangle et j’ai honte de me montrer aussi faible. Toute cette


journée a épuisé mes réserves et je suis à deux doigts de me laisser
déborder. Les larmes affluent sous mes paupières. Je ferme brièvement les
yeux, pour ne pas qu’elles s’échappent.

Je ne veux pas qu’il me voie pleurer.

Tout son corps se tend et Madd se penche soudain vers moi. Son visage
est à quelques centimètres du mien. Je sens son souffle chaud m’effleurer.
Je plonge dans ses iris sombres et j’y lis une profonde conviction, celle d’un
homme qui est déjà passé par là. Qui sait exactement de quoi il retourne. Ça
me remue d’autant plus que je sais qu’il parle de cette souffrance en
connaissance de cause, bien que je n’en connaisse pas du tout les
fondements. Il énonce des vérités qui font mal parce qu’elles trouvent une
résonance atroce au fond de mes entrailles. Je réalise qu’on ne sait
absolument rien l’un de l’autre, que je l’ai écarté de tout ce qui me touchait
personnellement.

– Ce n’est pas comme ça que ça marche ! Tu crois que tu as laissé tes


fantômes à la frontière quand tu as débarqué ici ? Mais regarde-toi Charly !
Tu les laisses te bouffer un peu plus tous les jours ! Même moi je peux le
voir…
– Et si je n’étais pas assez forte pour les affronter seule, Madd, sangloté-
je, laissant finalement les larmes briser la digue.

Maddox s’approche de moi et pose doucement ses mains en coupe sur


mon visage. De ses pouces, il essuie délicatement les perles salées qui
roulent sur mes joues et relève ma tête vers lui. Je lutte un instant pour ne
pas le regarder en face, mais il attend. Je ne tiens pas longtemps et finis par
baisser les armes, vaincue par sa douceur. Ce n’était pas prévu, rien n’était
prémédité, mais ce soir je capitule. J’abats mes murailles pour laisser
quelqu’un pénétrer mon monde de douleurs pour la première fois.
– Alors, peut-être qu’il est temps de te rendre compte que tu n’es pas
seule sur cette chaîne de vie, Charly. Que t’ouvrir aux autres est la seule
façon de faire reculer tes ténèbres !
– Qui, Madd ? Qui sera là pour moi ? George est parti. Mes parents…
– Moi. Moi je peux être là, souffle-t-il, incertain. Comme un ami, un
confident. Ce que tu veux.
– Ce n’est pas une bonne idée…
– C’est juste une main tendue. Rien de plus.

Je laisse mes yeux se perdre dans les siens et l’espace d’un instant, je
l’autorise à essayer de lire au fond de mon âme. La chaleur de ses paumes
sur mon visage pose un léger baume sur cette blessure silencieuse et
pourtant à vif. Je savoure les quelques secondes d’apaisement que m’offre
la proximité de son corps avec le mien. Inconsciemment, mes doigts se
portent sur la seule chose qui me permet de rester ancrée dans le présent. Je
fais tourner ma gourmette autour de mon poignet et les yeux de Maddox
délaissent les miens pour observer mon étrange manège. Je le sens plein
d’interrogations et je sais que je ne suis pas prête à affronter son jugement.

– Est-ce que ce bijou à un rapport avec tout ça ?


– Oui…

Comme je n’ajoute rien, il soupire. De frustration, de déception, je ne


sais pas. Les deux, je suppose. Il lâche mon visage et je regrette déjà ses
mains sur moi. Il se lève et range le fauteuil, signant la fin de notre étrange
conversation.

– Je ne veux pas te forcer à en parler si tu n’es pas prête. Bonne nuit,


Charly.

Je me sens déjà si seule alors qu’il s’éloigne de moi. J’ai envie qu’il reste
encore un peu, mais je ne sais pas comment lui dire. Alors qu’il passe
derrière mon fauteuil, je décide de me jeter à l’eau avec toute la force de
mon désespoir. J’espère juste ne pas me tromper en lui donnant cette part de
moi. Mes mains tremblent quand je m’écrie.

– Calvin !
Il se fige, mais ne se retourne pas. Je sais qu’il le fait pour que j’aie le
courage de continuer. Il est conscient que la confiance est un sentiment
fragile et que je suis prête à lui en octroyer un mince filament. Que je
l’autorise à être ce maillon sur ma chaîne de vie, au moins pour ce soir.

– Le prénom sur la gourmette. C’est Calvin.


– Il doit être très important pour toi.
– Oui, il l’est. Je…

Je suis troublée par la petite pointe de jalousie que je crois déceler dans
sa voix. J’hésite, les yeux rivés sur sa haute silhouette en partie effacée par
la nuit. Et si Maddox était celui à qui je pouvais tout raconter ? Et si
j’écoutais ce que mon instinct me hurle, pour une fois ?

– Calvin est mon frère, Madd.

Il se retourne vers moi et le choc se peint sur son visage.

– Mon frère jumeau.

1. « Pas de soucis. »

2. « Je t’en prie. »

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20

Charly

Huit ans plus tôt

Assise sur la balançoire, je me laisse doucement bercer par son rythme lent. Le jour
décline et je me sens triste, morose. Je me suis promis de ne pas pleurer pour un garçon,
mais je peine à retenir mes larmes. Mon petit cœur est en miettes et ça fait mal. Vraiment
mal.

Entendant un bruissement à ma gauche, je tourne vivement la tête pour découvrir


Calvin qui s’installe sur le deuxième siège de la balançoire. Je ne sais pas pourquoi maman
tient tant à garder ce truc dans le jardin, ça prend une place folle. Mais du coup, c’est
devenu notre petit coin, à Cal et moi, quand on a envie de nous isoler un peu en dehors de
la maison. Nous restons silencieux un long moment, nous n’avons pas vraiment besoin de
parler pour connaître l’état d’esprit l’un de l’autre. L’avantage d’être des jumeaux.

– Qu’est-ce que tu fais là ? questionné-je doucement.

J’essaie de camoufler les trémolos dans ma voix, mais je vois mon frère froncer les
sourcils. Je n’ai jamais rien pu lui cacher. Il me dit souvent que je suis transparente, qu’on lit
en moi comme dans un livre ouvert. Ça m’énerve de ne pas avoir de jardin secret. J’ai de la
chance que Cal soit le genre à savoir garder les confidences. Il a beau être une grande
gueule au lycée et devant ses potes, quand il s’agit de moi, il ne laisse rien filtrer.

– J’sais pas. J’avais comme un poids dans la poitrine. Je me suis dit que tu devais pas
te sentir bien…
– Arrête avec ce truc de jumeaux, Cal, le grondé-je. C’est n’importe quoi…

J’ai beau m’en défendre, cette connexion entre nous, c’est quand même un truc de
dingue. Depuis tout petit, si l’un de nous deux n’est pas bien, l’autre le ressent. C’est
incompréhensible. Unique. Un lien qui n’appartient qu’à nous. Comme s’il était dans ma tête
en permanence, comme si mon âme était scindée en deux et qu’il en possédait l’autre
moitié. À deux, nous formons un tout. Un lien que tout le monde ne saisit pas. Moi, je sais
qu’il est indéfectible. Si je tombe il sera là pour me relever, et s’il peine à avancer, je serai là
pour pallier sa faiblesse.
– J’te jure ! ricane-t-il, avant de reprendre plus sérieusement. Non, moi aussi j’ai vu
Reese fourrer sa langue dans la bouche de Bettany.

Je réprime un sanglot, mais trop tard, Cal a capté que j’étais sur le point de craquer. Il
se lève pour venir se mettre dans mon dos. Sa chaleur m’enveloppe aussitôt comme un
cocon, aussi apaisante que ses bras qui entourent mes épaules. Posant son menton sur le
dessus de ma tête, il me berce un moment en silence.

– Tu veux que je lui pète les dents ? Ou le nez ? C’est bien aussi, le nez…
– Tu ferais ça à ton meilleur ami ? je ris doucement.
– Il t’a fait du mal, c’est mon devoir de frère ! Tu sais quoi, j’ai mieux ! On va lui
souhaiter de choper les morbacs de Bettany !
– Mais elle a pas de…
– Ça, il le sait pas ! Demain tout le lycée sera au courant que sa culotte est peuplée !

Je ris franchement, cette fois. Calvin a le don de toujours ramener le sourire sur mon
visage. C’est comme ça, je ne sais pas comment il s’y prend. Il est tellement solaire, si plein
de joie de vivre qu’il en devient contagieux. Il me complète à la perfection.

– Et toi ?
– Quoi moi ?
– Tu as conclu avec Sara ?
– Ça va pas la tête ! Je te rappelle qu’on part en vacances demain, je vais pas me griller
pour l’été !

Je secoue la tête, blasée. Mon frangin est un canon et il en joue énormément. Nos
parents nous laissent partir en vacances entre amis pour la première fois, et il compte s’en
donner à cœur joie. Moi aussi finalement, j’ai bien l’intention d’oublier la traîtrise de Reese !

– Tu resteras toujours avec moi, Cal ?

Je ne parle pas des vacances, mon frère le sait très bien. C’est comme un petit rituel
rassurant entre nous. Il entortille une mèche de mes cheveux entre ses doigts, comme il le
fait souvent. Ça m’apaise alors je le laisse faire.

– Toujours, t’es ma sœurette !


– Je suis plus vieille que toi !
– De dix minutes !
– Hé, ça compte quand même, m’exclamé-je en tendant les bras en arrière pour lui
chatouiller les côtes.

Évidemment, il est plus grand, plus fort à ce jeu-là et bientôt c’est moi qui crie grâce
sous la torture. Nous avons roulé dans la pelouse humide et j’ai le dos trempé. Mais je suis
bien. Parce qu’il est là. Cal est comme la moitié de mon âme, de mon être. Je ne me sens
complète que quand il est près de moi.

– Je t’aime Cal.
– Pas moi.
– Méchant…
– Non, moi je t’adore… sœurette !

Je cale ma tête dans son épaule et nous contemplons les étoiles naissantes un petit
moment. La nuit est vite tombée et le ciel constellé est magnifique.

– Tu trouveras quelqu’un qui te mérite vraiment, ma Lily. Évidemment, il faudra que je


donne mon approbation. Mais je sens que tu seras heureuse.

Je souris. J’ai envie de croire ce qu’il me dit.

– Depuis quand tu dis des trucs aussi cucul ? plaisanté-je.


– Arf ! Je crois que tes copines ont une mauvaise influence sur moi… Mais tu sais
quoi ? Avant, on va aller se créer des souvenirs de malade au bord de la mer ! s’écrie Cal
en se relevant. Allez debout, tu vas avoir le cul trempé !

Je saisis la main qu’il me tend, puis il me tire vers lui. Elle enveloppe la mienne,
devenant comme toujours ce point d’ancrage indéfectible, et il m’entraîne vers la maison.
Lui et moi. Cal et Charly. Et des souvenirs de malade ! J’ai tellement hâte !

***

Je suis restée si longtemps dans mon fauteuil après le départ de Madd,


que finalement j’assiste au lever du soleil. Je n’ai pas réussi à me confier
plus sur Calvin, je ne suis pas du tout prête à dévoiler ce qui me ronge.
Maddox sait seulement que je l’aime de tout mon cœur. Comme seule une
sœur jumelle peut aimer sa moitié d’âme.

Toute cette nuit n’a été qu’une succession de vagues de souvenirs. J’ai
mis un point d’honneur à ne me rappeler que les meilleurs, ceux où son
sourire éclatant a entraîné le mien. J’ai devant les yeux mille images de lui
joyeux, espiègle, faisant le pitre. Cal, tellement beau, tellement gentil.
Tellement lui… J’ai même cru sentir de nouveau l’étreinte de ses bras
autour de mes épaules, comme il le faisait souvent quand j’étais triste. Cette
sensation a bouleversé mon cœur, avant qu’elle ne s’évapore dans la brume
de mes souvenirs. Il me manque à en crever. C’est un poing serré autour de
mon cœur à chaque seconde. Qui me comprime à m’en faire hurler.
Sans Cal, j’avance dans le noir. Il était mon phare dans la nuit, la main
tendue vers moi à chaque seconde. Je suis complètement perdue sans ma
moitié. Mais jusqu’à ce soir, je n’avais tout simplement pas compris que je
n’étais pas obligée de faire le reste du chemin seule. Que des mains
secourables, il y en avait autour de moi. Pas beaucoup, mais embourbée
dans mes ténèbres, je ne les ai pas vues. Elles ne seront jamais lui, et pour
rien au monde je ne veux le remplacer. Mais elles ont le mérite d’être là,
attendant que je veuille bien les voir. Les saisir.

Crevée mais l’esprit un peu plus clair, je décide de regagner ma chambre.


J’ai envie de raconter tout ce qui me passe par la tête. J’ai besoin de mettre
des mots sur ce qui se bouscule en moi, comme si mes pensées étaient un
torrent trop violent pour être contenu. Trop destructeur.

Mon dictaphone en main, je m’installe sur les oreillers et je parle, je


parle, je parle. Sans m’arrêter. Jusqu’à briser ma voix, à en perdre le souffle.
Je ne pense qu’à exorciser tous ces sentiments violents qui me bouffent de
l’intérieur, qui me rongent jusqu’à mon essence vitale. Je crie tout ce qui me
manque en lui, comment j’ai perdu le nord sans sa présence. Que je n’arrive
pas à accepter qu’il me laisse continuer le chemin toute seule. Je pleure ma
faiblesse face à sa défection et livre mon vœu le plus cher, celui de donner
jusqu’à ma vie pour revivre un instant de bonheur avec lui. Voler encore un
peu de nous. Je crève cet abcès qui prenait toute la place, occultant tout un
pan de mon existence. Celui que je me refuse à voir par culpabilité.

– Hey, Cal. Si tu savais ce que j’ai vécu aujourd’hui ! Tu serais vert de


jalousie, petit frère…

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21

Maddox

Ça fait plus d’une semaine que je la regarde se débattre avec ses pensées
contradictoires. C’est quelque chose qui m’avait vraiment frappé chez elle,
dès la première fois que je l’ai vue sortir de cette Jeep. Cette incapacité à
camoufler ses émotions. Le visage de Charly est un livre ouvert sur son
âme. Je devine les rouages de son cerveau tourner à plein régime, et vu les
regards que je sens très souvent sur moi, je sais que je suis également au
cœur de cette tornade de pensées. Je dois avouer que ce constat me plaît.
J’éprouve du plaisir à savoir que ma présence, mon désir évident la
tourmentent. Je lui ai proposé mon amitié comme un soutien, elle sait que je
suis prêt à accueillir ses confidences sans arrière-pensées. Cependant, je
devine une autre tension derrière ses regards à la dérobée, une autre envie
plus sourde, lancinante entre nous. Une pulsation de plus en plus forte, de
plus en plus irrésistible. Et ça me dévore, parce qu’il n’y a aucune issue. Ses
yeux me brûlent chaque fois qu’ils se posent sur ma peau, je les imagine
brillant d’un sentiment trop ardent. Bien sûr, je fais comme si je n’avais rien
vu, je ne veux pas la faire fuir. Comme un petit animal farouche qui se
laisse doucement apprivoiser, je la laisse venir à moi à son rythme. Je balise
juste la route et je reste sur le qui-vive, histoire qu’elle ne fasse pas marche
arrière.

J’ai beaucoup repensé à ce qu’elle m’a dit. Bien évidemment, ce prénom,


Calvin, ce n’était pas un scoop pour moi. Je l’avais déjà lu sur la gourmette
le jour où on a presque retourné tout le campement pour la retrouver. Mais
maintenant, j’ai fait le lien entre son attitude et ce bijou. Enfin, je crois
comprendre. J’en sais rien en fait. C’est plus compliqué que ça avec elle. Le
plus dur n’est pas de deviner ce qu’elle pense ou ses sentiments. C’est de
savoir si elle cache encore beaucoup de choses dans cette belle caboche.

Cela étant, j’apprécie ce statu quo entre nous. Je savoure l’apaisement de


notre relation et je retrouve le calme que j’affectionne tant. Plus de regards
en chiens de faïence, plus de mots jetés à la figure ou de grognements
mécontents, juste cette tension que nous tentons d’occulter comme deux
adultes responsables. Nous discutons, les repas sont plaisants. Bref… Ça en
serait presque chiant… Mais j’apprécie tout de même un peu de répit.
Depuis qu’elle est arrivée, on ne peut pas dire que tout soit allé comme sur
des roulettes. Charly est le parfait reflet de ses pensées : une tornade qui
sème le chaos derrière elle.

Ce matin, tout en confiant un petit paquet à Massoud qui partait pour


Nairobi, elle m’a demandé de la rejoindre à l’enclos des lionceaux. Elle
veut passer à l’étape suivante pour l’apprentissage des deux félins et je suis
plutôt content qu’elle ait enfin mis sa fierté de côté pour me demander de
l’aider. Je suis aussi très curieux de savoir ce qu’elle a concocté pour ses
deux protégés.

Je l’aperçois qui se démène déjà pour son projet, tout juste sortie de la
cage aux lions. Cette femme m’impressionne. Elle paraît tellement fragile
face à la vie, mais elle déborde de volonté et de courage. J’ai envie qu’elle
voie à quel point elle a de la ressource, à quel point elle est forte.

À quel point elle est belle… Surtout dans ce short.

C’est officiel. Je. Suis. Dans. La. Merde…

– Tu pourrais au moins me laisser le temps de prendre un café, l’asticoté-


je en riant.
– Plus tard ! Vu ce que je compte te faire faire, tu me remercieras de
t’avoir fait venir avant que la chaleur ne nous tombe dessus !
– Tu me fais peur…

Je contemple son visage métamorphosé par un sourire éblouissant. Je


crois bien que c’est la première fois que je décèle autant de sincérité chez
elle. Quelque chose a changé. Un petit truc dans sa jolie tête sans doute. Peu
importe, elle me dédie ce geste et je l’accepte volontiers, tentant d’ignorer
que mon cœur cogne un peu plus fort contre mes côtes.

– Tu m’expliques ?
– Bon. Comme tu le sais, le projet, c’est de les forcer à acquérir quelques
rudiments de chasse pour qu’ils puissent se nourrir quand on leur rendra
leur liberté.
– Ce qui ne saurait tarder.
– Ah oui ?
– Désolée, ma belle, mais ces deux molosses coûtent cher en nourriture.
Dès que tu estimeras qu’ils sont capables de se débrouiller seuls, ils s’en
iront.

Sa petite moue triste me perturbe. Bien sûr qu’elle s’est attachée à ces
deux boules de poils, moi aussi d’ailleurs. Mais je ne dois pas perdre de vue
les intérêts de Wild Protect. Les finances sont hasardeuses et le fric ne
tombe pas du ciel. Si je pouvais garder ces deux félins ici, rien que pour
voir encore ce sourire sur son visage, je le ferais. Et surtout, je me dois de
respecter ce pour quoi la fondation œuvre en premier lieu, sa principale
mission : réintégrer les animaux dans leur habitat naturel. Même si sa
bouche est magnifique quand elle s’orne de ce sourire. Un appel à la
déraison… Tentation incarnée. Péché enivrant.

J’essaie tant bien que mal de me concentrer à nouveau sur la


conversation, hypnotisé par ses lèvres parfaitement ourlées qui s’agitent
dans un ballet rapide.

Seigneur…

– Jahi m’a dégoté une grosse carcasse. Je ne sais pas comment, je ne


veux pas le savoir ! s’exclame la jolie brune qui s’agite devant moi. L’idée,
c’est d’attacher la carcasse et de la traîner pour que Simba et Mufasa
courent derrière. Comme pour une proie.
– Et bien sûr, c’est moi qui m’y colle !
Sa bouche pulpeuse s’étire de nouveau, confirmant mon allégation. Je
grommelle pour la forme, je sais parfaitement qu’avec son gabarit de
sauterelle, elle ne fera pas long feu pour tirer cette charge. J’en profite pour
la détailler encore, je ne me lasse pas de regarder son corps, d’imaginer ses
courbes que j’ai à peine effleurées. J’aime beaucoup ce short noir qu’elle
porte aujourd’hui, il faudrait qu’elle le mette plus souvent… Ses cheveux
sont ramenés en une queue de cheval sur le sommet de son crâne, coiffure
qu’elle semble beaucoup affectionner. Je ne vais pas m’en plaindre, ça me
laisse une vue dégagée sur sa jolie nuque gracile. Je mentirais si je disais
que d’autres idées moins chastes n’avaient pas envahi mon cerveau primitif.
Comme une furieuse envie d’empoigner cette masse de cheveux dans des
circonstances beaucoup plus… intimes. Sauvages. Et si possible, incluant sa
bouche sublime…

La regarder ne me suffit plus. Je veux plus. Je veux connaître le goût de


sa peau chauffée par le soleil, vérifier qu’elle est aussi douce qu’elle y
paraît. J’ai envie de son miel sur mes lèvres et de me repaître de son odeur
de femme. Et tellement d’autres choses qui réveillent instantanément ma
queue.

Bien joué, Madd !

Malgré ça, je continue insatiablement mon examen de son corps


voluptueux. Un débardeur kaki complète sa tenue. Parfaite. Elle est parfaite
et ça me tue de jour en jour, parce que l’impasse est toujours là, droit devant
moi. Un autre ne verrait certainement rien de sexy dans sa tenue. Eh bien
moi, je dis qu’il n’y a rien de plus excitant pour un mec comme moi qu’une
paire de boots aux pieds d’une femme. Surtout avec des jambes comme les
siennes.

Rhaaaaa !

– Qu’est-ce que tu regardes ? m’interrompt soudain Charly, le rouge aux


joues.

Merde, elle est trop bandante quand elle rougit.


– Rien, je… pensais…
– Toi, tu penses ? Et à quoi ?
– Au fait que de toute façon, ces deux fainéants trouveront sans mal une
troupe de lionnes pour chasser à leur place. La belle vie quoi !
– Macho.
– La loi de la savane, que veux-tu ! Les Kings !
– Si tu veux mon avis, tes Kings de la savane sont largement surestimés,
ricane Charly en regardant les deux pachas se rouler dans la poussière en
poussant des miaulements tout sauf royaux.
– C’est ta faute, tu les as trop maternés !
– Bah voyons… Allez, attrape la corde, Safari-man, et montre-moi que je
ne t’ai pas surestimé toi aussi !

Je bombe le torse, la faisant marrer un peu. J’adore le petit rire cristallin


qui s’échappe de ses lèvres. Il vient résonner directement dans mon bas-
ventre, affolant les compteurs et anéantissant mon self-control. Ses yeux
d’émeraude n’en perdent pas une miette quand je bande mes muscles pour
m’atteler à la tâche, transformant mon sang en lave en fusion.

Bon, si j’avais su ce qui m’attendait, j’aurais certainement moins fait le


malin…

***

Charly

C’est pas humain…

Une demi-heure qu’il tire cette carcasse en courant pour que mes petits
protégés prennent de l’assurance. Simba et Mufasa se sont très vite pris au
jeu, et après avoir sauté sur leur cible les premières fois, ils sont plus
mesurés et stratégiques à présent. Je suis tellement fière de leurs progrès.
J’évite de penser à leur prochain départ, ça me fait trop mal. Je déteste les
adieux. On pourrait penser qu’en tant que véto, j’ai l’habitude de voir partir
mes petits pensionnaires, mais c’est toujours un moment difficile. Sans
doute à cause de mon passé… Ma conversation avec Jahi a ouvert bien plus
de portes que prévu dans mon esprit. Je ne suis pas sûre d’être prête à
affronter toutes les éventualités qui se présentent à moi et que je n’avais pas
anticipées. Comme quoi, même quand on ne le souhaite pas, la vie réserve
des virages surprenants qu’on est obligés de prendre sous peine d’être
laissée sur le bas-côté.

La chaleur, comme prévu, s’est abattue sur nous comme une chape de
plomb. Et moi, je suis au supplice devant le sublime spectacle d’un homme
en sueur, faisant étalage de sa puissance musculaire hors-norme. Il est
infatigable. Et je suffoque, mais pas seulement en raison de la chaleur
extérieure. Plutôt à cause de celle qui ravage mon ventre depuis qu’il a
empoigné cette corde pour mes beaux yeux. Impossible de se détourner de
ces biceps gonflés par l’effort. Même la sueur qui imbibe son tee-shirt blanc
est sexy.

– Je fais une pause, décrète Madd en lâchant la corde qui chute


lourdement au sol.
– Oui, oui… bien sûr. Tiens… je… suis…allée chercher de… l’eau.

Je bafouille comme une gamine devant son premier poster de boys band
et à cet instant, je me déteste un peu pour ça. Je ne veux pas qu’il croie que
quelque chose peut arriver entre nous. Il est beau, certes. Il est même
charmant quand il veut. Mais j’en suis venue à la conclusion, au bout d’une
semaine tout de même, que premièrement, c’est mon patron, et
deuxièmement, je ne suis pas prête pour un homme comme lui. Même pour
une relation sans lendemain. Il me pousse à ressentir trop de choses, c’est…
trop. Trop intense. Trop dangereux.

Des excuses foireuses, Charly…


Sans doute. Mais au moins, elles me permettent de maintenir le cap que
je me suis fixé. Je vis au quotidien avec cet homme, nos relations doivent
rester neutres. Il ne doit pas être la première personne que je cherche au
réveil, la seule avec laquelle j’ai envie de partager les avancées de mes
protégés. Il ne doit pas devenir celui qui me pousse à ressentir, celui qui me
tend la main. Il ne doit pas…

Sauf maintenant.

Quand Madd saisit son tee-shirt pour le passer par-dessus sa tête et


s’éponger le front avec, mon cœur loupe plusieurs battements et une
pulsation sournoise fait son apparition dans ma culotte. Là, tout de suite,
j’aurais besoin d’une douche très froide !

Madd attrape la bouteille que je lui tends et ses doigts effleurent les
miens, manquant de me tirer un gémissement pathétique. Je suis tellement à
cran que j’entends presque l’électricité crépiter au bout de mes doigts quand
je le frôle. Je dois redescendre sur terre, et vite ! J’avise la carcasse à moitié
rongée encore dans l’enclos et décide qu’il faut la sortir avant que les deux
sauvages n’en fassent qu’une bouchée.

– Tu… Je… Hum.

OK, c’est pas gagné. Et lui qui m’observe avec ce demi-sourire en coin
espiègle. Il sait parfaitement à quoi il joue, le salaud ! Je suis trop
transparente, Cal me le disait tout le temps. Madd a capté sans aucun
problème tout le désir qu’il m’inspire et il me manipule sans scrupule. Dans
d’autres circonstances, j’aurais adoré être cette petite marionnette au bout
de ses doigts. Mais soyons réalistes, je ne suis pas ce qu’il attend. Je ne suis
pas à la hauteur. De personne. On ne peut pas l’être quand on n’a rien à
offrir.

– Je vais faire diversion et faire rentrer Simba et Muf dans l’enclos


fermé. Pendant ce temps, tu te charges de dégager la carcasse par la porte
extérieure.
– À vos ordres, chef !
– Oh, non, je…
– Relax, Charly. Tu maîtrises mieux que moi le sujet. C’est ton projet !

Ça me flatte beaucoup qu’il le pense. C’est important pour moi qu’il


reconnaisse mes compétences, mais c’est bien le seul dont je recherche
l’approbation en dehors de George. Avec le temps, j’ai appris à me passer
de la reconnaissance des autres, à commencer par celle de mes parents. Il
n’y a qu’aux yeux de mon oncle que je valais quelque chose. Ce même
vieux brigand qui m’a larguée ici sans parachute !

Je fais le tour de l’enclos, longeant le grillage en appelant les lionceaux


pour qu’ils me suivent. Ce petit moment de solitude me permet de faire
redescendre la pression que Maddox impose par sa seule présence. J’entre
dans le bâtiment où la chaleur est étouffante. Je ne m’y fais toujours pas,
même après plusieurs semaines ici. Ce climat kenyan est quand même bien
rude pour la petite Bostonienne que je suis. Je secoue un peu le col de mon
débardeur dans l’espoir ridicule de rafraîchir ma peau bouillante, mais ça ne
change évidemment rien.

Les deux félins m’ont suivie à l’intérieur du bâtiment et j’entends de loin


Madd ouvrir le grillage extérieur pour sortir le reste de la carcasse
malmenée et refermer presque aussitôt. Les animaux accourent vers moi et
je remarque au dernier moment qu’un des vantaux donnant sur la coursive
où je me trouve est ouvert. Mais qui a pu faire une bourde pareille ?

Je me précipite vers le panneau et pousse de toutes mes forces pour le


fermer. Seulement derrière, il y a le poids de deux animaux lancés à pleine
vitesse. Seigneur, j’espère qu’ils n’ont plus faim, s’ils parviennent à sortir,
je ne sais pas de quoi ils sont capables ! L’abruti qui a omis de refermer
cette porte va se manger le savon de sa vie !

– Madd, au secours !

Je hurle plusieurs fois pour me faire entendre. Pas le choix, toute seule je
n’arriverai jamais à clore cette porte. Derrière, les deux félins s’excitent,
feulent et griffent le panneau, me tirant des frissons. L’épaule contre la
plaque de métal, je pousse de toutes mes forces en soufflant comme une
damnée, la peur décuplant mes capacités. J’ai mal aux bras, mes jambes
tremblent sous l’effort surhumain que je fournis. Je ne tiendrai pas
longtemps, il faut absolument que cette fichue porte se referme !

Au moment où je sens que je suis sur le point de lâcher prise, une masse
brûlante s’abat dans mon dos et me presse contre le panneau qui pivote.
J’entends le claquement sec du verrou qui se referme et nous met en
sécurité. Madd a le torse entièrement plaqué contre mon dos et son bras
puissant est en appui sur la porte, près de mon visage. J’en pleurerais
presque de soulagement. Son souffle rendu erratique par la course qu’il a
sans doute effectuée pour me rejoindre, effleure mon cou, mes oreilles et
fait voleter quelques mèches de mes cheveux. Je halète presque en rythme
avec lui. Son odeur toute masculine m’enveloppe, mélange de sueur, de
soleil et de lui tout simplement. Elle m’attire dans ses filets. Et je lutte
farouchement pour ne pas me retourner et me vautrer dans cette fragrance
qui me met en émoi.

– C’était moins une, souffle Maddox d’une voix rauque.

Je ne dois plus avoir les idées très claires, parce qu’après ce coup de
sang, je me sens à l’agonie avec ce corps bouillant pressé dans mon dos. Je
suis prise d’une envie d’onduler contre lui comme une chatte en chaleur.
Heureusement qu’il me reste un reliquat de raison auquel m’accrocher.

– Merci, Madd, bafouillé-je en tentant de reprendre contenance.

Mais il ne bouge pas. Torture. Enfer. Damnation.

– Tu peux bouger ? Tu m’écrases…


– Tu es sûre ?

Non. Oui. Non…

Je ne sais plus… Il brouille les signaux, il emmêle mes bonnes


résolutions. Pourquoi est-ce que ce n’était pas une bonne idée déjà ?

– Je ne suis pas vraiment un homme patient, Charly, murmure Madd


dans mon cou. J’espère que ça te plaît de me torturer…
Il recule et immédiatement le vide et le froid m’envahissent, alors que la
température extérieure doit frôler les quarante degrés. Il ne joue plus. Je
n’ose même pas le regarder dans les yeux, de peur d’y lire l’intensité de son
désir. Il me le balance comme ça, espérant que j’attrape la balle au bond.
Mais je ne sais pas faire ça… Je ferme les yeux, incapable de prendre une
décision, ses mots brûlants résonnant dans ma tête. Et le temps que je me
débatte avec toutes mes contradictions, j’entends déjà ses pas s’éloigner.

Est-ce que j’aime le torturer ? Non… Parce que j’ai la sensation que je
me fais du mal par la même occasion, comme un écho lancinant. Une lame
de fond qui me ravage de l’intérieur. Je n’aime pas l’idée de le faire souffrir,
mais à cet instant, je suis presque heureuse que la douleur que je ressens ne
soit plus logée dans mon cœur. Ce vide, ce manque, cette fois ne
proviennent pas de l’absence, mais d’un sentiment plus profond, plus beau.
Galvanisant. Trop longtemps oublié.

En soupirant, complètement paumée, je prends le chemin de la maison.


Maddox n’est nulle part en vue, il a encore dû se réfugier dans son bureau,
comme à l’accoutumée. Traînant un peu des pieds, je m’aperçois d’une
légère estafilade sanguinolente sur mon poignet. Je me suis certainement
blessée en voulant refermer la porte de l’enclos et je prends la direction de
la salle de bains en quête de la trousse de secours et du désinfectant.

La maison est déserte et le silence est pesant. Awa est parti suivre des
cours cette semaine et Massoud n’est pas encore rentré de Nairobi. Il en a
sans doute jusque tard dans l’après-midi pour faire l’aller-retour. Et Jahi…
Bah Jahi apparaît et disparaît tel un ninja, comme bon lui semble. Tout est
toujours prêt pour nous, mais cet homme est introuvable quand il l’a décidé
ainsi !

Je pousse la porte non verrouillée de la salle de bains. Aussitôt, un nuage


de vapeur brûlante m’enveloppe, m’aveuglant un court instant. Merde !
L’eau ne coule pas très fort et l’écho d’une respiration rapide me fige sur
place. Madd… Il est derrière le rideau, finissant de prendre sa douche, et
moi, je ne sais pas quoi faire. Je suis dans la délicate position de la voyeuse
qui meurt d’envie de sortir illico de cette pièce, mais qui se retrouve happée
par ce qu’elle voit. Mes yeux s’accoutumant à la brume qui m’entoure, je
devine une silhouette massive derrière le tissu plus tout à fait opaque. Je ne
distingue pas tout, mais suffisamment pour que mon imagination
s’enflamme et anéantisse ma raison. Je suis prisonnière de cette brume,
envahie par une langueur venue des profondeurs de mes entrailles. Ou de
l’enfer…

Le plus silencieusement possible, je finis par ouvrir la porte de l’armoire


à pharmacie et saisir ce pour quoi je suis venue troubler involontairement
l’intimité de Madd. Je m’apprête à faire demi-tour quand des gémissements
me parviennent. Suivis de sons sans équivoque sur leur origine. Maddox est
en train de se donner du plaisir sous la douche et moi je suis figée, à deux
doigts de me liquéfier.

Je sens la chaleur envahir mon visage et je porte la main à ma bouche


pour étouffer un gémissement où l’excitation se mêle à la surprise. Je ne
suis pas prude ni stupide au point de penser qu’un homme seul dans ce
campement n’aurait aucun besoin de se masturber. Cependant, j’étais à
mille lieues d’imaginer me faire un jour le témoin silencieux de cet instant
d’intimité brute.

Je n’ose plus bouger. Je n’ose plus ne serait-ce que respirer de peur de


me faire repérer. Mais aussi, secrètement, parce que je n’ai aucune envie
que ce moment prenne fin. Les gémissements graves de Maddox font vibrer
tout mon être, pulvérisant les barrages un à un dans mon ventre. Mon esprit
galope et j’imagine aisément sa main enserrer son membre, les va-et-vient
en rythme avec sa respiration et les bruits mouillés qui me parviennent. Son
ombre se dessine à contre-jour, me laissant admirer sa stature, ses gestes
saccadés, dictés par l’urgence.

Je ne sais plus si j’ai envie de sortir de cette pièce ou si je meurs


d’assister à l’apothéose de cette scène quasi pornographique. Je serre les
cuisses pour apaiser les pulsations de mon entrejambe, excitée malgré moi
par le souffle rauque qui m’enveloppe comme une litanie dangereuse et
lascive.
– Putain, Charly…

Tétanisée, ma respiration se bloque dans ma cage thoracique et mon


cœur fait une descente brutale de dix étages. Il m’a vue !

Vite, fuis !

Mais il me faut quelques secondes et un nouveau grognement plus


sauvage signant sa délivrance, pour réaliser que non, il ne s’est toujours pas
rendu compte de ma perversion. Et encore une poignée de secondes pour
percuter qu’il vient de jouir en gémissant mon prénom. Dans mes entrailles,
le brasier devient un incendie incontrôlable. Mon imagination s’emballe,
lâchant les brides. Je dois sortir avant de faire une bêtise.

Serrant ma précieuse trousse de secours contre ma poitrine devenue trop


sensible, je profite du fait que Madd finisse sa douche pour m’éclipser. Une
fois à l’abri dans le couloir, je m’adosse au mur, peinant à retrouver un
rythme cardiaque décent. Des images de lui dansent encore devant mes
yeux.

J’avais raison. Trop intense. Trop dangereux…

***

Maddox

Elle croit sans doute que je ne l’ai pas vue. Mais béni soit ce rideau de
douche légèrement transparent… J’ai senti sa présence avant même qu’elle
ne s’aperçoive que j’étais là. Avant même que je ne distingue sa jolie
silhouette dans la vapeur. C’est indescriptible, incompréhensible, mais je
sais quand elle entre dans mon espace vital, je le ressens au plus profond de
moi. Comme deux étoiles qui gravitent l’une autour de l’autre, deux points
opposés qui ne cessent de se retrouver sur le même méridien. Je n’ai pas
envie d’y réfléchir plus longuement, pas envie d’analyser. Elle est là et
j’aime ça. Je devine aussi sans peine qu’elle est rouge d’embarras, mais
aussi d’excitation. Je sais qu’elle me veut. Ça crépite entre nous comme des
étincelles, une mèche allumée qui ne va pas tarder à exploser. J’attends
juste le moment où elle voudra bien se l’avouer. Ce moment délicieux où
elle rendra les armes, qu’elle cessera de lutter contre ses propres pulsions.

Ce que je lui ai dit tout à l’heure est vrai, je ne suis d’ordinaire pas du
tout un homme patient. Mais qu’elle me fasse languir, qu’elle attise mes
sens jusqu’à la douleur, a quelque chose de diablement excitant. Qui, d’elle
ou de moi, est finalement la proie ? Suis-je vraiment le chasseur de
l’histoire ? Lequel de nous finira emprisonné dans les filets de l’autre ?

Je pourrais arrêter ma petite séance de plaisir solitaire. La pudeur ou la


décence me le dictent. Mais son regard qui me transperce à travers ce voile
de plastique mord ma chair beaucoup trop fort. Elle me voit. Elle me brûle.
Mes sens s’affolent et j’empoigne mon sexe avec plus de vigueur,
imaginant sa main à la place de la mienne. Mon cœur pulse beaucoup trop
vite, percutant mes côtes dans un rythme presque douloureux. Et plus elle
me mate, plus j’accélère les mouvements sur ma queue, la tête pleine
d’images plus indécentes les unes que les autres. Mais toutes la mettant en
scène.

Sa bouche sur la mienne.

Ses cuisses fermes enserrant mes hanches.

Ses fesses tendues vers moi. Ou ses reins cambrés offerts à mes yeux
avides. Je ferme les paupières en grognant, essayant de faire durer le film.
Mais cette femme me fait perdre le peu de raison qu’il me reste. Surpris par
la violence de mon orgasme, je gémis son prénom en me répandant dans
mon poing. Charly…

Putain Charly. Qu’est-ce que tu me fais ?


Je prends mon temps pour remettre les pieds sur terre et en gentleman,
laisser à ma belle voyeuse l’occasion de se tirer de la salle de bains. Une
serviette autour des hanches, je sors, bénissant l’air plus frais du couloir. La
tête encore brumeuse et le ventre ravagé, je suis surpris de la trouver
adossée contre le mur, semblant sur le point de défaillir. Ses joues sont
rougies, son visage exprime un magnifique désordre. Tellement belle…

Ses yeux, comme deux bijoux brillants, se lèvent pour s’ancrer aux
miens. Silencieuse connexion. Prière indécente. Impossible reddition. Tout
ce que je lis dans son âme à cette seconde me remue les tripes. Charly est
un joli mélange de supplications contradictoires. Intenses, mais pas toujours
cohérentes.

Pas prête…

Je lui décoche un demi-sourire, celui qui me fait passer pour un sale


gosse. Celui qui lui fait baisser les yeux en amenant encore un peu plus de
rouge sur ses pommettes. Qui lui met les idées en vrac.

Satisfait, je la regarde prendre la fuite, battant en retraite vers sa


chambre, sa trousse de secours comme un rempart ridicule entre elle et moi.

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22

Charly

Je termine à peine mon café, l’esprit dans le vague et mes pensées tout
éparpillées, quand Awa débarque en trombe. Je sursaute, surprise par tant de
vivacité à cette heure si matinale. Pour ma part, après la nuit catastrophique
passée à retourner la scène de la veille dans ma tête, je suis exténuée. Ce ne
sont pas les immenses cernes violacés sur mon visage qui attesteront du
contraire. Maddox m’épuise. Lutter contre lui me pompe une grande partie
de mon énergie. Et je perds le reste de mes forces à nier ma propre attirance
pour cet homme.

Il s’acharne à me balancer son désir au visage, titillant mes sens,


chamboulant mes convictions. Les choses pourraient pourtant être faciles !
Un homme, une femme, une attraction réciproque. La suite ne serait qu’une
délicieuse explosion de sensualité, une débauche de sexe débridé.

Oui, mais voilà… je suis loin d’être une femme simple. Et je suis surtout
complètement paumée !

– Jambo, Awa !
– Jambo, miss Charly ! Il faut que tu viennes, on a eu un appel !

L’adolescent a un peu de mal à reprendre son souffle, signe qu’il a couru


pour venir me trouver. L’urgence de la situation ne m’échappe pas et je
repose brusquement ma tasse en me levant.

– Tu sais pourquoi ?
– Un éléphant. Des braconniers.
Seigneur… Ces pourritures n’arrêteront donc jamais ? La semaine a été
plus que chargée à cause des actes barbares de ces hommes sans âme. Fort
heureusement, toutes les bêtes n’ont pas eu à être rapatriées au camp, et
nous avons pu en sauver la plupart. La hyène qui m’a causé bien des
déboires a elle aussi été remise en liberté, suffisamment vaillante pour
arpenter de nouveau les terres poussiéreuses. Mais le braconnage fait des
ravages ici, il n’est donc pas étonnant que ce soit le cheval de bataille du
gouvernement. Et celui de Maddox.

Je suis Awa au pas de course. Je suis contente que ma condition physique


se soit grandement améliorée depuis mon arrivée. Je me sens plus forte,
plus à même de faire face à ces situations stressantes. Et je dois avouer que
j’aime le regard concupiscent que Maddox pose sur mon corps.

Il m’attend déjà dans la Jeep, le moteur ronronnant et ma portière grande


ouverte, il ne manque plus que moi. Sans hésitation, je m’agrippe au
montant supérieur et atterris souplement sur le siège passager. Awa grimpe à
l’arrière, faisant un geste du pouce pour nous signifier qu’il est
opérationnel, avant de se cramponner fermement. Massoud, revenu tard la
veille, prend le petit fourgon et notre équipage prend la route, tandis que le
talkie nous guide en crachotant des coordonnées.

J’ose un regard vers mon chauffeur. Son visage est totalement fermé,
hermétique à tout ce qui se passe autour de lui. Je sais qu’il a les
braconniers en horreur. Il en fait presque une vendetta personnelle. Je
comprends tout à fait la noblesse de son combat et je loue son acharnement
à mettre fin à ces actes de violence. Mais la somme de travail que nous
avons eue cette semaine me fait tout juste entrevoir l’immensité du
problème dans ce pays. C’est colossal.

– J’espère que cette fois encore nous arriverons à temps, soufflé-je, un


peu pour moi-même.

Un peu pour lui aussi. Beaucoup pour me rassurer. Il me jette un bref


coup d’œil où perce la résignation. Il ne pense clairement pas que l’animal
soit en vie, je le vois bien. Il a le tact de ne rien dire, mais je sens tout de
même la boule dans ma gorge prendre de l’ampleur.

Après de longues minutes de trajet dans un silence lourd, nous arrivons


près d’un immense point d’eau. L’endroit paraît marécageux et j’aperçois
deux nouveaux véhicules de rangers arrêtés. De loin, je reconnais Clément,
le Français, et d’autres hommes armés que je n’ai encore jamais vus, mais
qui semblent sécuriser le périmètre. Je saute hors de la voiture et aussitôt
mes chaussures émettent des bruits mouillés sur le sol spongieux.

– Grimpe sur mon dos, m’ordonne Madd sur un ton bourru.


– Pardon ?

Interloquée, je le dévisage sans comprendre.

– Je ne sais pas quelle profondeur ont ces marécages. Et je sais que tu…
Enfin… la dernière fois, tu as paniqué, alors je…

Il paraît embarrassé tandis que je fonds littéralement face à cette délicate


attention. Peut-être veut-il aussi asseoir sa supériorité sur Clément, dont il
n’a sûrement pas loupé la présence. Qu’importe, je ne suis pas d’humeur à
supporter un combat de coqs, donc je grimpe sans rechigner sur son dos,
m’accrochant à ses larges épaules. Son contact me réchauffe aussitôt le
cœur, mais la situation ne se prête pas du tout aux badineries et Madd ne
tente même pas d’en profiter non plus.

Il patauge dans la boue et les hautes herbes vertes, ne s’enfonçant


finalement pas plus haut que les genoux, puis il finit par me déposer sur un
coin de terre ferme. Je frissonne à l’idée du nombre de sangsues qui doivent
peupler ce marécage… L’endroit est néanmoins magnifique et constitue
sans aucun doute un point d’eau idéal pour les grands mammifères. Piège
facile pour des hommes sans pitié.

Je salue brièvement tout le monde, avant de tourner sur moi-même à la


recherche de l’animal. C’est Clément qui finit par arrêter mon geste en me
tenant par les épaules. Dans un silence lourd qui reflète l’état d’esprit des
hommes qui m’accompagnent, le ranger me désigne une direction du doigt
et je reste figée par ce que je vois. Posant une main sur ma bouche, je
retiens à grand-peine un cri d’horreur. Mon Dieu, ce sont de vrais barbares !
Comment peut-on faire ce genre de choses ?

Les bras enserrant mon propre corps, je prends quelques secondes pour
accuser le coup, pour contenir la peine qui explose dans tout mon être. Mon
cerveau refuse de percuter devant ces images d’une atrocité sans nom. Puis
je m’approche doucement, la gorge serrée et les larmes aux yeux. Cet
éléphant est énorme, il devait être magnifique ! Complètement écroulé sur
un côté, il a été tout bonnement massacré. Bien sûr, les défenses ne sont
plus là, étant donné que c’est la première chose que les braconniers
recherchent. À la place, deux trous béants témoignent de la masse d’ivoire
qui s’y trouvait il y a encore quelques heures. Mais ils ne se sont pas arrêtés
là, toute sa gueule n’étant plus qu’un amas de chairs sanguinolentes. Ça ne
fait sans doute pas longtemps que ce crime a été commis.

M’arrêtant près du majestueux mammifère, je pose ma main à plat sur


son flanc rugueux et craquelé, lui prodiguant une caresse devenue
totalement inutile. J’aurais tant voulu approcher cet animal dans d’autres
circonstances, contempler sa prestance alors qu’il était encore debout. Une
bouffée de haine pure envahit mes entrailles. Contre ces hommes qui ont
perpétré un tel acte. Contre la nature humaine qui tolère cette violence
inutile.

Massoud et Awa me rejoignent et je n’ai pas besoin de leur faire un


dessin, ils voient parfaitement que l’éléphant a rendu son dernier souffle.
Awa est aussi triste que moi, mais ce n’est pas la première fois qu’il est
confronté à cette vision. Moi oui. Et j’en suis complètement retournée. Je
laisse ma main courir sur l’épiderme de l’éléphant, hommage bienveillant à
son existence. Une bien piètre consolation…

– Il faut faire attention, Charly, assène Massoud d’un ton bourru. Je ne


suis pas tranquille. On devrait partir.
– Pourquoi tu dis ça ? Tu as vu quelque chose ? s’enquiert Madd, qui
s’est joint à nous.
– Je ne sais pas. J’ai une impression bizarre.
Madd semble se fier au sixième sens de son guide, puisqu’il nous fait
signe de nous éloigner pour regagner les véhicules, sa mine assombrie par
l’inquiétude. Tout le monde a l’air aux aguets, traquant la moindre
anomalie, et les rangers ont tous leurs armes à la main, parés à toute
éventualité.

– Je vais prévenir les autorités. Il faut que ça cesse, il y a eu trop de


massacres cette semaine, ils doivent intervenir !

Massoud acquiesce, mais un air inquiet se peint sur son visage et il ne


cesse de regarder un point au loin dans la savane. Moi je n’y distingue que
des herbes folles dansant dans la lumière orangée du matin. Tous les
animaux ont déserté, je n’en vois aucun. Aucun son. Juste le silence
étouffant de la nature qui commence son deuil d’un animal hors du
commun.

– Charly, m’enjoint Madd d’une voix prudente. Il est temps d’y aller. Ils
sont peut-être encore dans le coin.
– On va le laisser comme ça ?
– On ne peut rien faire de plus, soupire-t-il, défait. Les rangers armés
vont rester. J’ai pris des photos, tu feras ton rapport d’expertise une fois
rentrée au camp.

Je hoche la tête en signe d’approbation, mais mes pieds refusent de


bouger. J’ai l’impression d’être engluée dans une chape de béton, de peser
une tonne. Une tonne de rancœur. Une tonne de larmes qui menacent de
couler. Le cœur voilé de chagrin pour cet animal qui ne méritait pas ce sort
funeste, je rejoins la Jeep, pataugeant comme je peux. Et plus je peine à
lever les pieds dans cette boue tiède et collante, plus je laisse libre cours à
ma colère. Mes pas deviennent rageurs et je serre les dents en avançant. Un
torrent salé dévale mes joues, mais il n’efface en rien ces images horribles
qui s’imposent encore devant mes yeux. J’ai envie de hurler.

Arrivée à destination, je pose mes mains sur le capot du 4x4, laissant ma


tête tomber entre mes bras tendus. Je laisse les sanglots déchirer ma
poitrine. Je suis peut-être ridicule aux yeux de certains de pleurer pour un
animal, mais moi je ne supporte pas ce spectacle. C’est trop. Trop violent.
Inhumain. Un homme capable d’une telle ignominie sur un être vivant est,
selon moi, capable du pire. Ce sont des psychopathes en puissance qui
demeurent pour la plupart impunis. Ça me donne envie de gerber. Mais ça
me donne aussi une sorte d’énergie sortie de nulle part, une force qui me
pousse à lutter contre toute cette horreur.

Deux mains se posent sur moi avec une douceur infinie. Je sais que c’est
Madd, son odeur l’a précédé et m’a enveloppée comme un voile apaisant.
Avec mille précautions, il me redresse contre son torse et ses bras enserrent
mes épaules, dans un geste que je connais bien. Qui m’a toujours calmée.
Calvin le faisait tout le temps. Et nous restons un moment ainsi, enlacés,
mon dos lové contre sa poitrine puissante. Bercée par sa respiration qui
enjoint la mienne à revenir à un rythme décent.

Je ne veux pas connaître la signification de ce geste, je veux juste


savourer sa chaleur bienfaisante. Sans arrière-pensées. Et je crois que c’est
exactement ce qu’il m’offre. Un havre de paix pour quelques instants. Il est
cette main tendue qu’il m’a promis d’être en cas de coup dur. Je pense qu’il
est très intuitif sous ses airs bourrus et qu’il comprend beaucoup de choses
sur moi. Et à cet instant, j’ai juste besoin de ses bras pour ne pas voler en
éclat.

– Allez Charly, ne te laisse pas noyer. Tu es plus forte que ça, chuchote-t-
il, à mon oreille.

Je me retourne doucement, toujours à l’abri dans la cage de ses bras


musclés. Je dois faire peine à voir, mais je m’en moque. J’ai juste besoin
d’un point d’ancrage. Oui, je suis plus forte que ça. Quand il est près de
moi, c’est indéniable. Une pure folie. Ses yeux sont pareils à de la lave
liquide, incandescents, et je meurs d’envie de m’y brûler.

Tentation idiote. Reddition violente. Envie dangereuse…

J’inspire longuement, me gorgeant de son parfum musqué, cette


fragrance virile qui met mes entrailles sens dessus dessous et mon cœur en
émoi. Et dans un élan de témérité qui ne me ressemble pas, avant de
plonger dans un puits sans fond, je me raccroche à ses bras. Je me hisse
jusqu’à son visage et pose brutalement mes lèvres sur les siennes. Parfait
exutoire à ma colère, à ma tristesse, à mon désir complètement fou pour cet
homme.

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23

Maddox

Ce baiser, ça fait des jours que je l’attends. De longues nuits que j’y
songe, imaginant comme un dingue la saveur de ses lèvres. Je me suis fait
un tas de films, du plus soft au plus pornographique, mettant en scène cette
bouche pulpeuse. Je me suis mis les sens en ébullition à force d’y penser.
Pire qu’un ado en rut.

Alors pourquoi est-ce que je reste immobile comme un con alors que ses
lèvres viennent enfin d’atterrir sur les miennes ?

Charly m’a pris au dépourvu ! C’était, de toute évidence, la dernière des


réactions que j’attendais de sa part, surtout après l’avoir vue si mal près de
l’éléphant. Cette femme est décidément pleine de surprises. Et moi, je suis
le pire abruti que la terre ait jamais porté ! Je capte son regard perdu et
mortifié au moment où elle se détache de moi. Je n’ai pas répondu à son
baiser, figé par l’étonnement, et j’ai laissé passer cet instant trop bref qui
aurait dû être magique.

Abruti. Triple buse !

Mon cœur se serre et ma respiration se bloque dans ma trachée quand


elle se détourne de moi, fuyant mon regard dans un élan de dignité froissée.
Ses mains se détachent de mes biceps et je regrette déjà leur chaleur, sa
manière de s’agripper à moi comme si je lui appartenais. Bien évidemment,
elle doit croire que je la repousse. Après l’avoir poursuivie de mes ardeurs,
elle pense certainement que je suis un de ces connards que la chasse excite
et qui se désintéresse d’une femme une fois qu’elle cède. Elle ne saurait être
plus dans l’erreur. Même si je n’ai pas grand-chose à lui promettre, j’ai
toujours autant envie de la faire mienne, de goûter à sa peau et de croquer
dans ses lèvres rouges et pleines.

– Charly…

Je tente de lui expliquer ma réaction, mais une soudaine et violente


douleur au bras m’en empêche. La brûlure est tellement vive que je laisse
échapper un cri rauque, le souffle coupé. Je me plie en deux dans un réflexe
de défense en tenant mon biceps endolori. Je serre les dents, luttant contre
la vague de nausée qui monte dans ma gorge et la brume qui s’installe dans
ma tête. Ma belle vétérinaire fait volte-face et ouvre de grands yeux
terrorisés.

– Madd ! Mais tu saignes !


– Quoi ? coassé-je.

Qu’est-ce qu’elle raconte ?

Baissant mon regard vers mon bras, qu’elle fixe, apeurée, je soulève ma
main et vois immédiatement un épais flot de sang rouge vif inonder ma
chemise, la traversant pour venir imbiber mes doigts. Je percute tout de
suite et, ignorant la douleur lancinante, je me jette sur Charly pour la
plaquer au sol. Nos corps atterrissent lourdement et je l’entends expirer
avec difficulté quand son dos heurte la terre humide. Au même moment, un
sifflement strident retentit à nos oreilles. La balle qui nous manque de peu
vient percuter la carrosserie de la Jeep dans un bruit mat effrayant.

Ces enfoirés sont toujours dans le coin et ils sont en train de nous tirer
dessus ! Je prie pour que le tireur en face soit isolé, ainsi nous serons un peu
protégés par la voiture. Mais s’ils ont fait le tour, je ne donne pas cher de
notre peau…

Charly halète sous moi, complètement écrasée par le poids de mon corps.
Tant pis, je m’en voudrais pour l’éternité si elle était blessée, alors
qu’importe qu’elle peine à respirer, je serai un rempart entre elle et les
balles qui fusent. Heureusement, ces crétins ne savent pas viser, ou alors ils
veulent seulement nous faire peur pour qu’on déguerpisse. Aucune balle
n’atteint sa cible, c’est-à-dire nous. En revanche, la bagnole doit être criblée
de projectiles.

À l’abri derrière la Jeep, je prends une seconde pour souffler et réfléchir.


Charly est tendue comme un arc, mais je ne bouge pas d’un pouce. Sa
sécurité devient ma seule priorité. Mon bras me lance, mais je n’ai jamais
eu l’esprit aussi clair ! Je sens que la plaie continue de saigner, comme en
témoignent les gouttes écarlates qui ruissellent tout près de la tête de
Charly.

– Putain Miss Véto, ce n’est vraiment pas comme ça que j’imaginais


notre premier corps à corps !
– T’es sérieux, là ? grogne-t-elle, en roulant des yeux. On se fait canarder
et toi tu ne trouves rien de mieux que de lancer une vanne pourrie ?

Mais j’ai atteint mon but, elle a arrêté de trembler. N’empêche qu’elle
n’a pas tort, il va falloir penser à déguerpir. Et vite.

– Tu peux conduire ? me lance Charly en jetant un œil inquiet à mon


bras.
– Je ne pense pas, grincé-je entre mes dents.
– OK… Bon…
– C’est toi qui prends le volant. Les autres sont trop loin et les rangers
sont occupés.

La vétérinaire hoche la tête, déterminée. Une petite flamme guerrière,


sauvage, s’allume au fond de ses prunelles. J’aime la voir comme ça, si sûre
d’elle. Évidemment, si on veut se barrer fissa, on n’a pas le choix. Les tirs
ont cessé, mais ça ne veut pas dire que les braconniers ne sont plus là. Ils
feront tout ce qui est possible pour éviter de se faire arrêter, car ils savent
pertinemment que les sanctions seront lourdes s’ils se font pincer. Ça ne
m’empêchera pas de dénoncer leur crime aux autorités, et si ces enfoirés
pensaient à une tactique dissuasive, ils se foutent le doigt dans l’œil. Cette
lutte, c’était celle de ma mère. Et c’est devenu la mienne. Plus que jamais.
Je me redresse prudemment pour observer la situation de l’autre côté du
véhicule, libérant Charly de la masse de mon corps. J’aperçois Awa qui se
fait tout petit à l’abri à l’arrière du fourgon ouvert de Massoud, ce qui me
rassure grandement. Je craignais que le gamin soit touché. Les rangers
armés patrouillent et fouillent les alentours, Clément à leurs côtés, sur le
qui-vive, les chiens lâchés et prêts à intervenir. L’hélico de patrouille ne va
sans doute plus tarder. C’est le moment de déguerpir.

– T’es prête ?

Regard noir de la brunette. Elle opine de la tête avec cette moue


moqueuse sur les lèvres. Elle ne tremble pas, parée à l’action. Ça tombe
bien, on va en avoir de l’action ! Parce que m’est avis que ces connards ne
visent pas n’importe qui.

– Les clés sont sur le contact. Monte par le côté passager. T’es
minuscule, tu arriveras à te faufiler sans problème.
– Attends, Madd, il faut faire quelque chose pour ton bras avant. Tu
saignes beaucoup trop !

C’est vrai que maintenant qu’elle en parle, ça ne serait pas du luxe…


J’espère que la balle est ressortie, sinon ça va être la merde. Je guette les
alentours tandis que Charly s’empare doucement de mon membre
douloureux pour dresser un bilan des dégâts.

– J’y vois rien, trop de sang, marmonne-t-elle. Je vais comprimer la plaie


et on s’occupera de ça au camp.

Je hoche la tête et m’apprête à répliquer quand je la vois se mettre à


genoux et sortir son débardeur de son pantalon. Figé, je la regarde faire sans
broncher, me demandant pourquoi d’un coup elle décide de se désaper ?

– Charly… Qu’est-ce que…

Ma courageuse brunette tire un coup sec sur le bas du vêtement et


déchire une longue bande de tissu. La peau dorée de son ventre se dévoile
sous mes yeux, et toute douleur momentanément oubliée, je fourmille
d’envie d’y poser mes doigts. Elle se met à glousser et ce son est comme
une musique à mes oreilles. Cristallin, typiquement féminin et
complètement incongru étant donné notre situation. Je ne vais pas l’en
blâmer, les réactions humaines sont parfois surprenantes.

– J’ai toujours rêvé de faire ça, me glisse-t-elle avec un petit sourire. J’ai
l’impression d’être une aventurière de Hollywood !
– Bon, alors Indiana… faudrait pas qu’on tarde à bouger nos fesses
d’ici…
– D’accord. Serre les dents, ça va piquer un peu.

Elle garde son sourire absolument magnifique et, sans trembler, passe sa
bande de tissu deux fois autour de mon biceps pour comprimer la plaie. Je
siffle entre mes dents, incapable de me retenir. Ça fait un mal de chien,
putain !

– Voilà. Maintenant on peut partir.

Je scrute une dernière fois les alentours. Rien à signaler. Les coups de
feu ont cessé, mais un mauvais pressentiment me serre le bide. Je fais signe
à Charly qu’elle peut y aller et elle ouvre immédiatement la portière côté
passager pour se glisser dans l’habitacle. Elle est drôlement souple et se
contorsionner ne lui pose pas beaucoup de problèmes. Je l’observe ramper
pour se hisser derrière le volant, toujours courbée pour ne pas se faire
repérer. Elle me retourne un regard tout de même légèrement inquiet. Moi
non plus je n’en mène pas large.

– Démarre Charly !

Elle souffle un grand coup et tourne la clé de contact. Le moteur


ronronne et aussitôt je me mets sur mes pieds pour sauter dans la bagnole.
Avec ma carrure, impossible de me plier en quatre, je ne passe pas
inaperçu ! J’atterris lourdement sur le siège passager et il ne faut pas trois
secondes avant qu’une balle vienne s’écraser contre la carrosserie dans un
bruit terrifiant. Charly hurle en se couvrant les oreilles et je plaque sa tête
sur le volant sans aucune douceur. Elle aura peut-être un bleu sur le front,
mais c’est mieux qu’une bastos en pleine tronche.
– Fonce, hurlé-je, en me baissant le plus possible.

Elle ne se le fait pas dire deux fois et elle agrippe le volant tellement fort
que ses jointures blanchissent. La Jeep fait un bond violent en avant, nous
secouant comme des pruniers. Je prie tous les saints que je connais, pas
beaucoup donc, pour qu’elle ne cale pas. Mais non, ma Charly est
surprenante jusqu’au bout des ongles. Un air déterminé et farouche sur le
visage, les mâchoires contractées par la concentration, elle écrase la pédale
d’accélérateur et nous propulse comme une pro à travers les broussailles.

Les tirs fusent encore autour de nous, mais nous nous éloignons
rapidement. Un regard dans le rétro et je vois que les autres véhicules nous
emboîtent le pas. Il devient extrêmement dangereux de rester sur le site.
Nous filons nous mettre à l’abri et nous aviserons pour la suite.

Soufflant un peu, je me laisse retomber dans le siège et pose ma main


valide sur mon bras sanguinolent. Ça fait de plus en plus mal et je serre les
dents, parce que les cahots du chemin n’arrangent rien.

– Dis-moi, t’as été pilote de rallye dans une autre vie ? plaisanté-je, avec
un petit rire.
– Aucune idée, s’esclaffe-t-elle. Mais j’ai pas dû être très gentille pour
hériter d’un karma aussi pourri…
– C’est vrai que t’attires les emmerdes, Indiana ! Il n’y a jamais eu autant
d’action dans ma vie que depuis que tu es là !

Je ris, mais c’est vrai ! Elle me jette un regard faussement courroucé qui
fait redoubler mon hilarité. Sa petite moue boudeuse me donne envie de
croquer dans ses lèvres rouge cerise qu’elle n’arrête pas de mordiller en
signe de nervosité. Je suis fier du sang-froid dont elle fait preuve. Charly est
vraiment une personne sur qui on peut compter en cas de pépin. J’avais des
doutes au début, et j’avoue, le fait qu’elle soit une femme m’a déstabilisé.
Mais maintenant, je sais qu’elle est fiable, solide, même si elle ne se pense
pas à la hauteur.

– T’as assuré, ma belle.


Elle ne tourne pas la tête, concentrée sur le chemin cahoteux, mais je
vois ses pommettes prendre la jolie teinte carmin qui lui va si bien. Je lui
donne des indications pour rallier le campement de Wild Protect le plus vite
possible. Nous y serons à l’abri, ils n’oseront pas venir jusqu’à nous.
J’espère en tout cas.

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24

Charly

Concentrée sur le chemin pour nous ramener à bon port en un seul


morceau, je ne me rends pas compte tout de suite que Madd a sombré. Le
tissu blanc de mon tee-shirt, enroulé autour de son bras, est entièrement
teinté de rouge et l’angoisse m’étreint le ventre. J’espère qu’une artère n’est
pas déchirée, auquel cas, ce serait bien plus grave que prévu. Posant une
main sur sa cuisse, je le secoue vivement.

– Madd ! Reste avec moi ! J’ai besoin de toi pour me guider là…

Ma voix prend les accents détestables du désespoir. Mais perdue en


pleine brousse, avec un mec blessé et inconscient en guise de passager,
après avoir essuyé une pluie de balles, j’ai déjà vécu plus apaisant comme
situation ! Je voulais de l’action pour me sortir de mes débats intérieurs, je
suis servie !

Soudain, un 4x4 noir se met à ma hauteur et la tignasse blonde de


Clément apparaît. Il me fait un signe de la main pour me signifier qu’il
passe devant et je hoche la tête, soulagée qu’il prenne les rênes. Il file dans
un nuage de poussière et j’accélère encore un peu pour coller au train de sa
Jeep. Je ne vois même plus le paysage défiler, je n’ai qu’une chose à
l’esprit, arriver au plus vite et examiner la blessure de Madd. Le voir aussi
vulnérable me tord les entrailles. Son visage a pris une teinte crayeuse qui
ne sied pas du tout à un mec de sa carrure. Fort, viril, autoritaire, agaçant…
sexy… C’est comme ça que je le préfère. Et si possible sur ses deux
pieds… Je me surprends à vouloir revoir ce petit sourire espiègle sur ses
lèvres pleines, celui qui fait danser les papillons dans mon ventre.
Puis je pense furtivement à sa réaction tout à l’heure, avant que la
situation ne dégénère. Mes lèvres sur les siennes, pour ce baiser volé et
aussi vite avorté. Puis la peine se mélange à mon inquiétude et à mon désir.
Je ne sais plus vraiment ce qu’il veut. Peut-être s’est-il lassé de me faire
comprendre qu’il attendait autre chose de moi… Cependant, l’heure n’est
plus à ces futilités.

Le portail de Wild Protect se profile droit devant et Clément klaxonne


comme un fou pour qu’on vienne nous ouvrir. Heureusement, Jahi est plutôt
réactif. Mon Dieu, dire qu’il était seul dans le campement… Je frissonne.
Sommes-nous vraiment en sécurité ici ?

Nos véhicules s’engouffrent sans ralentir dans l’enceinte du camp,


semant la poussière dans des bruits de moteurs affolés. Je roule le plus loin
possible, jusque devant la porte de la « clinique ». Le moteur à peine éteint,
je bondis de mon siège pour faire le tour de la Jeep en courant. En ouvrant
la portière, le corps de Maddox s’affaisse sur le côté et je fais mon possible
pour l’empêcher de dégringoler par terre. Mais vu mon gabarit de
sauterelle, comme il aime à me le répéter, je ne tiendrai pas longtemps.

– Clém ! Viens m’aider, il est dans les vapes !


– Merde, s’exclame le grand blond en accourant aussitôt. C’est bon, je le
tiens ! Il pisse le sang, Charly…
– Je sais, soufflé-je, pétrie d’inquiétude.

Il saisit Madd sous les aisselles et le tire hors du véhicule. Je m’empare


de ses pieds chaussés de gros rangers et je peine vraiment à avancer sous
son poids. La sueur dégouline le long de ma colonne, je sens mon visage
rougir sous l’effort et les grognements qui m’échappent sont tout sauf
féminins. Je m’en fiche, je ne pense qu’à Madd, à l’amener au plus vite sur
la table d’examen.

– Putain, il pèse un âne mort, ce salaud, marmonne Clément en soufflant


comme un bœuf.

Je lui indique où poser mon gigantesque patient, et l’aide de Jahi, qui


vient d’entrer, n’est pas de trop pour le hisser sur la table.
– J’ai besoin d’eau chaude, Jahi ! Il faut nettoyer cette plaie le plus vite
possible.

Je m’empare de ma mallette et l’ouvre en grand sur le bureau. Je tends


une paire de ciseaux à Clément, qui n’a pas besoin d’explications pour
commencer à découper la chemise de Madd. Il expose la plaie qui saigne
encore beaucoup et je grogne à nouveau. De dépit et d’angoisse, cette fois.

Le torse de Madd se soulève lentement, me rassurant tout de même un


peu. Son pouls régulier fait taire légèrement mon mauvais pressentiment,
mais il n’a toujours pas repris connaissance. C’est le cœur battant la
chamade et une boule obstruant ma gorge que j’entame un examen
minutieux de son bras blessé.

La bonne nouvelle, c’est que la balle est ressortie de l’autre côté et que je
vais pouvoir faire une suture propre. Les dégâts sont moins importants que
ce que j’imaginais, même si la quantité de sang est impressionnante. La
mauvaise, c’est que je ne dispose pas des antibiotiques ni des antalgiques
nécessaires pour ce type d'intervention. Je soigne des animaux, pas des
humains ! Même si techniquement, un point de suture reste le même sur les
deux espèces.

Après avoir tout nettoyé et préparé, je m’installe pour procéder à


l’intervention.

– Il ne faut pas qu’il bouge, intimé-je à Clément.


– OK, je vais le tenir. Ça va être un plaisir pour une fois d’avoir le dessus
sur ce crétin !

C’est qu’il est fier de lui, le Frenchy ! Son sourire éclatant m’est destiné,
sous-entendant bien sûr que leur petit combat de coqs n’est pas terminé.
Simplement, même si Clément est un très bel homme… il n’est pas Madd.
Les papillons ne s’affolent pas dans mon bas-ventre et je ne rêve pas de voir
sa bouche prendre possession de la mienne. Non, ce genre de désir est
réservé à l’abruti étalé sur ma table et qui m’a repoussée il y a moins d’une
heure.
Durant la demi-heure qui suit, je m’applique à suturer et cautériser la
blessure par balle de Maddox. Ce dernier ne bouge pas, n’étant toujours pas
réveillé. J’ose croire aussi que la crème anesthésiante dont je disposais fait
un peu effet, mais c’est juste pour me donner bonne conscience parce que
clairement, ce type de produit sur une plaie perforante, ça ne rime à rien du
tout. Je parviens à maîtriser le saignement avec deux ou trois points en X
habilement placés et je suis plutôt fière de moi, même si mon boss va
arborer deux vilaines cicatrices de chaque côté du biceps.

Je pose enfin le dernier pansement, soulagée d’en avoir fini, quand je me


sens observée avec une troublante insistance. Lorsque je relève les yeux, je
me noie dans la profondeur de ceux de Maddox qui me fixe avec attention.
Clément a relâché son emprise sur lui et, jetant un dernier coup d’œil vers
nous, choisit de s’éclipser. Je réponds distraitement à son geste de la main
pour me saluer. J’ai conscience d’être impolie, que j’aurais dû le remercier
davantage. Mais impossible de détourner le regard. La présence de Madd à
mes côtés maintient mon esprit à flot. Il m’empêche de craquer après tous
ces événements.

Il ne veut pas de toi, ma pauvre fille…

Ça me fait mal de penser qu’il m’a rejetée. Maintenant que l’adrénaline


reflue doucement de mes veines, je regrette d’avoir eu ce geste trop
impulsif envers lui. J’aurais dû rester sur mes gardes et camper sur mes
positions de départ. Je ne peux m’en prendre qu’à moi-même pour la
stupidité dont j’ai fait preuve. Je finis par détacher mes prunelles des
siennes, un océan chocolat que je quitte à regret.

– J’ai essayé de faire en sorte que tu ne gardes pas de trop grosses


cicatrices…
– Je m’en fous des cicatrices, Charly, lance-t-il d’une voix rauque.
– Il faudra prendre des antibios et…
– Charly.
– Je referai ton pansement demain, en attendant…
– Charly !
La tête baissée, je ferme les yeux pour ne pas lui montrer que je suis sur
le point de craquer. Tenter de renforcer le barrage qui menace de céder
d’une seconde à l’autre. Ne pas lui exposer mon cœur ni mon âme en train
de se fissurer. Je ne veux pas qu’il sache que son rejet me brise encore un
peu plus, qu’il a pris sur moi un pouvoir immense que je ne souhaitais pas
lui laisser. Que c’est la goutte d’eau qui fait déborder tout l’océan
d’amertume et de colère qui bouillonne en moi. Le tsunami émotionnel me
guette, prêt à m’engloutir sans aucune pitié.

Mais quand il me regarde, je me sens pousser des ailes. Je me sens


capable de tout affronter. Et c’est dangereux pour moi d’avoir un tel
catalyseur dans les parages. Je ne veux dépendre de personne pour relever
la tête.

Et on voit où ça t’a menée jusqu’à présent…

– Je vais demander à Jahi de t’aider à regagner ta chambre quand tu te


sentiras mieux, soufflé-je en me levant pour m’éloigner.

Sa proximité brouille mes pensées, tout s’emmêle dans ma tête. Et je suis


surtout mortifiée d’avoir à lui faire face après cet ersatz de baiser avorté.
Alors que j’allais me mettre hors de portée, la poigne ferme de sa main
valide s’enroule autour de mon bras et, sans ménagement, il me tire à lui. Je
m’écrase contre son torse puissant, le souffle erratique. Posant les mains à
plat sur ses abdos pour me redresser, je prends soudain conscience que si
mon esprit livre une lutte acharnée contre mon attirance pour cet homme,
mon corps, lui, a déjà capitulé. Il réagit au quart de tour et mon ventre
s’embrase, comme si la chaleur de sa peau se propageait en moi comme un
feu de broussailles. Un feu que je ne peux pas éteindre seule. Dévorant.
Incontrôlable.

Madd pose doucement sa main sur ma joue et me force à lever la tête


vers lui. Si je le regarde, je suis perdue, je le sais. Ce qui crépite entre nous
est bien trop puissant et depuis trop longtemps contenu. Puisse l’explosion
ne pas faire trop de dégâts au passage.

– Je t’en prie, regarde-moi, Charly…


J’ouvre les yeux sur son regard plein d’attente, brillant d’un désir
sauvage. La douceur de sa caresse sur mon visage contraste avec la violence
de ce qui danse au fond de ses iris.

– Je me fous de tout ça Charly, souffle-t-il d’une voix grave et qui trouve


un écho directement entre mes cuisses. Là, tout de suite, j’ai juste besoin de
toi…

Besoin de moi… Il a besoin de moi…

Ses mots percutent mon âme au moment même où sa bouche entre en


collision avec la mienne. Son besoin de moi est avide, brutal, dévastateur.
Et curieusement, je me sens soudain de taille à lutter. Parce que l’urgence
de son baiser fait vibrer ma propre envie de lui.

Sa bouche a le goût de ce que je me suis toujours interdit, un avant-goût


de paradis ou un arrière-goût d’enfer, je ne sais plus vraiment. Mon cerveau
disjoncte et mon esprit se fait la malle quand il m’enjoint d’ouvrir les lèvres
pour prendre possession de moi. Je ne résiste pas à son assaut et je le laisse
m’emporter loin, très loin d’ici. Sa langue titille la mienne, la défiant de la
suivre dans ce ballet exigeant et intemporel. Et si ma réserve me maintenait
encore dans ma bulle, elle éclate brusquement lorsque Madd pose une main
en bas de mes reins et me propulse à califourchon sur lui. Le choc de son
bassin contre le mien et son érection pressée contre mon intimité à travers
nos vêtements ont raison de toutes mes tergiversations. Je me colle contre
lui, à l’abri entre ses bras puissants, me gorgeant de cette chaleur qui apaise
mon cœur. Mû par une exigence primaire, mon corps entame une danse
lascive contre son membre turgescent, soulageant temporairement cette
tension qui enfle au creux de moi. Je réponds à son baiser avec une fougue
qui le fait sourire contre ma bouche.

Essoufflée, je pose mon front contre le sien, partagée entre l’envie de


prolonger ce baiser et la nécessité de remettre les pieds sur terre. Rompre le
contact nous est impossible.

– Qui aurait cru qu’une sauvageonne dormait dans ce corps


magnifique… souffle Madd contre ma bouche.
Pour toute réponse, je me mets à mordiller doucement sa lèvre inférieure
en riant. Beau joueur, il se laisse faire avant de reprendre les rênes d’un
baiser qui nous laisse tous deux pantelants.

– Madd, ton bras… Ce n’est pas très malin ce qu’on est en train de faire.
– Je m’en fous, grogne-t-il en appuyant sur ma chute de reins pour me
rapprocher encore.
– Tu ne devrais pas. J’ai fait ce que j’ai pu, mais…
– Mais rien du tout, Charly. Quand est-ce que tu vas te mettre dans la tête
que tu es douée et que j’ai toute confiance en toi ?

Je gémis dans son cou quand il bouge son bassin contre moi, faisant
partir en fumée le peu de self-control que je tente de retrouver.

– Tu n’as pas répondu à mon baiser tout à l’heure…

Je me déteste à cette seconde pour la supplique muette qui perce dans


cette simple phrase.

– Ne te fais pas de films. J’ai juste été surpris. Tu es toujours là où on ne


t’attend pas et… Charly, je crève d’envie de goûter à cette bouche depuis
des semaines, avoue-t-il à voix basse en passant son pouce sur mes lèvres
gonflées. Et maintenant que j’ai eu un aperçu du paradis, il est hors de
question que je m’arrête là…

Son sous-entendu est plutôt clair. Et franchement, je n’émets pas


beaucoup d’objections…

– Je n’ai rien à offrir, Madd… Je suis vide depuis si longtemps.


– Moi non plus, Charly, je… je ne suis pas en mesure de te faire des
promesses.
– Alors, n’en fais pas… murmuré-je en m’approchant de nouveau de ses
lèvres.

Je n’ai pas le temps de savourer mon audace qu’un toussotement nous


fait sursauter. Clément se tient dans l’embrasure de la porte, un mince
sourire dépité peint sur son visage. Madd grogne son mécontentement,
comme l’ours qu’il est vite redevenu et je descends gauchement de la table.
Il n’est pas dupe sur ce qui était en train de se passer et mon visage chauffe
aussi fort que si j’avais pris un méchant coup de soleil.

– Je voulais juste vous dire que je m’en allais… Visiblement, vous aviez
même oublié que j’étais encore là, ricane tristement le ranger.
– Merci infiniment pour ton aide Clément, soufflé-je en m’approchant de
lui. Sans toi, je serais encore en train de tourner en rond dans la savane.
– Un vrai chevalier pour les demoiselles en détresse hein… Celui-là,
étrangement, il ne gagne jamais rien à la fin.
– Il gagne une amie… tenté-je en souriant, sensible à sa mine défaite.

Il replace une mèche rebelle derrière mon oreille sans répondre.

– Prends soin de toi, jolie Charly. Ne te laisse pas manger par le grand
méchant lion.
– Elle est de taille à se défendre, lance Madd dans mon dos.

Il vient se placer à mes côtés, fier comme un paon et leur attitude puérile
me fait grincer des dents. Ils se toisent quelques secondes avant de se serrer
la main de mauvaise grâce. Puis Clément tourne les talons, non sans
m’adresser un clin d’œil au passage.

– C’est vraiment un homme très gentil. Il m’a aidé à te porter et…


– Stop ! Je ne veux même pas savoir !

Maddox a beau rouspéter, je ne loupe pas la petite lueur espiègle qui


brille au fond de ses yeux. C’est un homme complexe, mais ce qu’il me
laisse entrevoir de lui me plaît. Je commence à lui relater tout ce qu’il a
manqué de mon aventure quand il était inconscient.

Il se moque. Je ris. Il me félicite. Je rougis.

Je prends conscience, à mesure que je parle, que je ne suis plus cette


femme faible et incapable que j’étais à mon arrivée ici. J’ai changé. Cette
terre m’a changée. Madd m’a poussée à évoluer, à sortir de cette carapace
de négativité dont je m’étais entourée. Si loin de chez moi, de ceux qui
étaient censés compter plus que tout, j’ai réussi à raccrocher mon maillon à
cette chaîne de vie. Dans ce camp un peu rudimentaire, auprès d’un homme
aussi sauvage que la terre qui nous entoure à perte de vue, j’entrevois un
autre chemin. Mon cœur est toujours incomplet, mon âme saigne toujours
autant. C’est juste un peu moins douloureux…

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25

Charly

Je n’arrive pas à trouver le sommeil. La chaleur dans la chambre est


étouffante et les flashs qui dansent devant mes yeux ne m’aident en rien à
faire baisser la température. La bouche de Madd. Ses mains sur mes
hanches. La puissance de son corps d’airain. Son sexe frottant contre le
mien… Tout se mélange à un rythme insoutenable dans ma tête. Je ne
regrette pas. Je suis juste morte de trouille. Sa présence me fait pousser des
ailes que je perds aussitôt qu’il s’éloigne de moi. Et ça m’effraie au plus
haut point. Cette complémentarité, je l’ai déjà vécue. D’une autre façon
évidemment puisqu’on parle de mon frère jumeau. Je sais à quel point c’est
déchirant quand tout vole en éclat. Et puis, rien ne dit que Maddox éprouve
ce genre de sentiment étrange de son côté. Cette impression d’être à la
bonne place dans l’univers.

Ce que tu peux être cucul…

Je croirais presque entendre mon frangin se foutre de ma tronche. Pour


lui, l’univers n’avait rien de mystique. La seule chose en laquelle il croyait,
c’était en nous. En la solidité de notre lien, de notre complicité.

C’est étrange de soudain penser à lui. Contre toute attente, le souvenir de


son sourire fait naître le mien sur mes lèvres. Et les images affluent.

***
– Merde, Charly ! Faut que t’arrêtes de bouffer du chocolat ! T’es lourde !
– Si tu parles comme ça aux filles, c’est normal que tu sois tout seul, bouffon !

J’essaie désespérément d’escalader le treillis de roses grimpantes de maman, en


arrachant une flopée de fleurs au passage. J’ai déjà peur de la tête qu’elle va tirer demain
matin quand elle va s’apercevoir du massacre ! Mais nous n’avons pas le choix… Cal et
moi avons fait le mur pour aller boire quelques bières avec son meilleur pote Reese et jouer
à la console. Nos parents nous croient sagement endormis dans nos lits respectifs, alors
débarquer au milieu du salon pendant qu’ils regardent la télé n’est pas du tout au
programme. Nous serions tous les deux privés de sortie jusqu’à notre majorité ! Et j’aime
beaucoup aller voir Reese…

En dessous de moi, Cal, qui tente de me pousser les fesses pour que je grimpe plus
vite, râle le plus doucement possible quand mon pied ripe une nouvelle fois pour venir le
frapper au visage.

– C’est pas vrai, t’es un boulet, Charly…


– Mais tiens-moi, toi aussi ! m’écrié-je. Tu vois pas que je vais tomber ?

À vrai dire, l’alcool me monte à la tête et je ne sais plus vraiment ce que fait mon corps,
comme s’il avait décidé d’agir indépendamment de mon esprit… La sensation est très
bizarre. Il faut dire qu’à 16 ans, c’est la première fois que je bois, voulant faire ma maline
devant ce garçon qui me plaît beaucoup.

– Mais tais-toi bordel ! Les parents vont t’entendre !

Il a à peine fini sa phrase que la baie vitrée donnant sur le jardin, et donc sur nous,
s’ouvre et que ma mère sort, alertée par le bruit. Paniquée, je perds mes moyens, pédalant
presque dans le vide.

– Je vais te tuer, marmonne Cal en me projetant le plus haut possible.

Avec un léger cri d’effroi, je réussis à attraper le petit rebord du toit menant à ma fenêtre
laissée entrouverte. Je m’engouffre à l’intérieur, sans aucune pitié pour mon tee-shirt
préféré qui se déchire au passage. Effrayée, je me penche par-dessus le rebord avec
l’envie de vomir et plonge dans le regard menaçant de Calvin. Trop tard pour lui dire quoi
que ce soit, ma mère est déjà sur lui, absolument furax.

– On peut savoir ce que tu fabriques dehors à cette heure-ci, Calvin ?


– Rien, je… me promène… ricane mon frère, aussi frais que moi.

Je pouffe dans ma main devant son excuse ridicule et mes yeux croisent à nouveau les
siens, le faisant rire de plus belle. Ma mère va le tuer…

– Mais… Cal ? Tu as bu ? s’écrie-t-elle d’une voix la plus aiguë que je connaisse.


– Euh… bah… oui.
– Calvin Duncan ! Rentre immédiatement à la maison et va prendre une douche pour te
remettre les idées en ordre ! Nous reparlerons de ça demain matin ! Oh, je parie que ta
sœur est dans le coup ! Comme d’habitude ! Où est-elle ? Charly ? Où est-ce que tu te
caches ? Charly ? Vous allez me tuer avant l’heure !
– Charly n’est pas avec moi, mam’s. J’étais chez Reese. Je voulais pas la morveuse
avec moi.

Enfoiré…

Durant toute la tirade de notre mère, trop énervée pour y faire attention, Cal n’a pas
lâché mon regard. Je savais qu’il ne me balancerait pas. C’est comme ça entre nous, nous
nous serrerons toujours les coudes. J’ai son soutien quoi qu’il arrive et il a ma loyauté. C’est
ce qui fait la force de notre lien. Nous étions un bien avant d’ouvrir les yeux, nous ne serons
qu’un jusqu’à la fin. Quoi qu’il advienne.

***

J’étouffe soudain.

J’ai besoin de prendre l’air. Je dois absolument sortir.

Repoussant les couvertures à grands coups de pied, je m’extirpe du lit


comme si un serpent à sonnettes s’y était glissé. Je ne supporte plus d’être à
l’étroit dans cette pièce ! Je me précipite dans le couloir à la recherche d’air
un peu plus frais, mais c’est peine perdue. Je passe le plus silencieusement
possible devant la porte de Madd, que je lui ai demandé de laisser
entrouverte pour l’entendre en cas de besoin. Il a râlé, bien sûr, prétextant
qu’il n’était pas un gosse, mais je vois qu’il a tout de même obtempéré.

Je jette un œil à travers l’interstice, mais je n’aperçois pas mon patient.


J’entre doucement et je serre les dents quand la porte grince un peu sur ses
gonds. Un léger ronflement me guide jusqu’au lit. Tout à l’air d’aller bien.
Je pose une main sur le front de Madd. Pas de fièvre. Parfait. M’habituant à
l’obscurité, je parviens à distinguer sa silhouette massive. Même dans son
sommeil un pli soucieux barre son front. Il ne paraît pas serein. Bon, OK, il
vient de se faire tirer dessus, mais quand même…
Avant de faire une bêtise et d’insuffler un nouvel élan diabolique à mon
désir, je quitte la pièce, à regret. Je ne vais pas précipiter les choses.
Premièrement parce qu’il est blessé. Et ensuite parce qu’un simple baiser
me met dans tous mes états, alors je n’imagine même pas la suite…

Je sors dans la nuit, savourant la légère brise tiède sur ma peau beaucoup
trop dénudée. Je ne me résous toujours pas à dormir avec des manches
longues comme me l’a plusieurs fois suggéré Madd, alors je me badigeonne
d’antimoustique. L’odeur n’est pas hyper alléchante, mais ça fonctionne.

Il est près de minuit et tout le monde dort. La nuit est plutôt douce et
mon esprit se calme peu à peu. Je déambule guidée par la faible lueur de la
lune. Je m’attarde un instant près de l’enclos de Simba et Mufasa, quand
soudain je me fige en entendant les deux lions gratter furieusement contre
les portes en feulant comme des damnés. Cette agitation n’est pas du tout
dans leurs habitudes, même pour des animaux sauvages. En m’approchant,
une odeur âcre me pique le nez et me prend immédiatement à la gorge. De
la fumée ? Je me précipite à l’arrière de l’enclos et au moment d’entrer dans
le bâtiment, j’aperçois d’épaisses volutes noires passer sous les vantaux.

– Mon Dieu, non !!

En entendant ma voix, les félins se mettent à feuler de plus belle derrière


la porte, complètement affolés. Ils sont pris au piège et cherchent
désespérément un moyen de s’échapper.

– Non non non non non !

Je sors en trombe de l’enclos en m’époumonant, toussant à moitié à


cause de la fumée épaisse. J’ai besoin d’aide, et vite !

– Au feu ! Vite ! Venez m’aider ! hurlé-je. Au feu !

Je répète ces quelques mots comme une litanie, aussi fort que je le peux
malgré ma course effrénée. En arrivant devant la porte de la maison, je me
heurte violemment à Maddox. Il me retient de justesse par les épaules avant
que je ne m’effondre.
– Charly, qu’est-ce qui se passe ? Que fais-tu dehors toute seule ?
– Feu… Les lionceaux…
– Quoi ?

Mais je n’ai pas besoin de répéter, ses yeux se portent déjà sur l’enclos
dont s’échappe de plus en plus de fumée. J’agrippe sa chemise à deux
mains et le force à me fixer. Du regard, je l’implore de faire quelque chose.
Il doit les sauver !

– Ils vont mourir Madd… On doit les sortir de là… Je t’en supplie, sors-
les de là, sangloté-je.

Il accroche mes épaules pour me rétablir et prend les choses en main.


Parce que c’est ce qu’il sait faire de mieux, il est taillé pour ça. Son autorité
naturelle pousse les gens à s’en remettre entièrement à lui, et c’est
exactement ce que je fais ce soir. Je lui réclame presque l’impossible.
Sauver ces deux animaux qui n’ont rien demandé à personne, déjà victime
de la cruauté des hommes.

– Jahi, sonne la cloche !

Le cuisiner, que je n’avais pas entendu approcher, se précipite vers un


recoin du camp et les tintements d’une cloche retentissent inlassablement
dans l’obscurité.

– Il y a des Masaïs qui patrouillent les nuits, m’explique Madd. On va


avoir besoin de renforts !

Il me plante là et court vers le bâtiment en flammes, tenant son bras


blessé contre lui. S’il a mal, il n’en montre rien. Son visage n’est animé que
par une farouche détermination. Je le vois ouvrir le grillage extérieur et
pénétrer dans la partie à ciel ouvert de l’enclos. Je comprends
immédiatement ce qu’il veut faire et me précipite pour ouvrir le portail
principal du campement. Les deux lions vont vouloir trouver une porte de
sortie dès que l’accès sera libre et ils ne peuvent pas errer dans le camp. La
seule solution une fois hors de danger sera de les laisser partir. Et mon cœur
se fend déjà à cette idée…
La suite n’est qu’un brouillard de fumée âcre, de toges rouges qui
s’agitent dans la nuit à la lueur des lampes torches, de cris graves et de mots
jetés dans une langue que je ne maîtrise pas. Les hommes courent, des
seaux à la main, tentant de sauver ce qui peut l’être. Je guette, pleine
d’espoir, la sortie de mes deux protégés qui m’ont aidé à garder le cap ces
dernières semaines. J’avais un projet, les sauver. Je n’ai pas pu le faire pour
mon frère, je pensais pouvoir faire mieux. Mais les épreuves de la vie sont
imprévisibles et me voilà à nouveau à devoir affronter cet atroce sentiment
d’abandon. Je réalise que j’avais projeté énormément de mes propres
espoirs dans ces deux félins abîmés par la vie. Les voir évoluer, progresser,
et tout ça en partie grâce à mon acharnement, laisse forcément une
empreinte immense au creux de mon cœur. C’est terriblement dur. Mais je
sais aussi avec certitude que je m’en remettrai, parce que désormais je
n’avance plus seule.

Des feulements furieux retentissent et je vois débouler deux masses


sombres. Poussés par les guerriers Masaïs et quelques chiens, les lions
courent droit vers le portail principal balisé par les lampions solaires. À
présent qu'ils sont libérés de l’entrave grillagée, je réalise qu’ils ont
énormément changé, qu’ils ne sont plus si petits, si chétifs. Ils paraissent
sauvages et menaçants, et mon cœur se gonfle de fierté face à ces deux
magnifiques bêtes. Ils ne sont pas encore ces majestueux rois de la savane,
mais ils ne sont plus des lionceaux sans défense. Dans la faible lumière, j’ai
juste le temps de voir que leur pelage n’est pas abîmé, que le feu ne les a
pas blessés. Les larmes de soulagement et de chagrin inondent mes yeux, et
je les laisse dévaler mes joues.

Le premier lion a déjà pris la fuite dans la nuit noire, sans un regard en
arrière. C’est bien. Mais ça fait mal de les voir s’en aller comme ça. Je
pensais avoir le temps de m’y préparer. Madd avait raison. Ils vont devoir
faire face à leur destin, là-bas dehors, eux qui étaient si mal partis sur cette
terre foulée du pied par des fous, des monstres cruels. Ils y courent sans se
retourner, prêts à se battre.

En m’entendant renifler, le deuxième animal se fige soudain et plonge


ses yeux dans les miens. Il n’est pas agressif, juste attentif. Et dans ce
regard d’onyx, fier et profond, je puise un peu d’espoir ainsi qu’une bonne
dose de courage. Le temps semble s’être arrêté un instant, comme un adieu.
Puis l’animal trottine vers la sortie, rejoignant son frère. J’espère qu’ils y
arriveront.

– Ils s’en sortiront Charly, souffle Jahi avec un sourire.


– Comment tu le sais ?
– Je ne le sais pas. J’y crois.

Puis il s’en va. Comme ça… Quel homme étrange. Y croire. Oui, il le
faut. Sinon plus rien n’aurait de sens. Tout ce que nous accomplissons ici
serait vain et je refuse de m’avouer vaincue d’avance. C’est un sentiment
nouveau qui fait jour en moi, l’envie d’y croire. L’envie de rêver. Je mesure
désormais la puissance de celui qui a des espoirs et qui est convaincu par ce
qu’il accomplit chaque jour.

Nous passons le reste de la nuit à étouffer le feu. Malheureusement, les


flammes, si nous avons pu les empêcher de se propager, ont fini par mourir
en emportant tout le bâtiment. Madd ne décolère pas. Il jure et frappe tout
ce qui se trouve à portée de ses pieds. Le bidon d’essence retrouvé par les
Masaïs à l’extérieur de la clôture ne fait aucun doute sur les intentions
criminelles de cet incendie. Est-ce que ce sont des braconniers qui ont voulu
tout détruire ? Ceux-là mêmes qui nous ont tirés dessus ?

Je ne me sens plus vraiment en sécurité. Cette nuit, une ou plusieurs


personnes mal intentionnées se sont introduites ici sans qu’aucune alerte ne
soit donnée. J’ai peur. Et si je n’étais pas sortie ? Tout aurait brûlé… Peut-
être même nous avec…

Je frissonne, tentant de chasser ces pensées négatives de mon esprit. Je


vois Madd traverser la cour pour aller s’enfermer dans son bureau. Il a des
coups de fil à passer, c’est primordial, mais j’ai aussi besoin de le sentir
contre moi. Après avoir vu les deux silhouettes des lions disparaître dans la
nuit, j’ai envie de me raccrocher à quelque chose de positif. Ou à quelqu’un
qui pourra combler ce vide.
Quand je pénètre dans son antre, Madd est assis à son bureau, le
téléphone satellite vissé à l’oreille. Dès qu’il me voit, complètement abattue
dans l’embrasure de la porte, il me fait signe d’entrer. Je referme doucement
derrière moi et me dirige vers lui. Je fais attention à ne pas renverser les
piles de papiers entassés, ce qui est déjà un bel exploit !

Avec un regard à la fois doux et navré, à l’exact opposé de la brusquerie


de ses paroles dans le combiné, il m’ouvre ses bras. Sans attendre, je
m’assois à califourchon sur ses cuisses, ma poitrine contre son torse musclé
et je me love dans sa chaleur. Il sent la fumée, la sueur et cette fragrance qui
lui est propre, virile et apaisante. La tête posée sur son épaule, je laisse sa
voix me bercer jusqu’à ce que mes paupières se ferment. La dernière chose
que je vois avant que le sommeil ne m’engloutisse, ce sont deux billes d’un
noir profond où brille l’impatience de retourner à la vie sauvage. Deux
diamants d’obsidienne qui resteront à jamais gravés dans ma mémoire.

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26

Maddox

Deux jours après l’incendie, nous n’avons toujours aucune piste. Ces
salopards semblent s’être évanouis dans la nature. J’ai ravalé ma fierté et
demandé de l’aide à Clément ainsi qu’à l’organisation pour laquelle il
travaille, mais ils ont fait chou blanc également.

Depuis je ne décolère pas. Je passe des heures dans mon bureau à rédiger
des rapports, à régler toute la merde administrative que cet incident a
provoquée. Je dois rendre des comptes au KWS, le Kenya Wildlife Service,
l’agence publique de protection et de conservation de la faune et la flore
kenyanes. D’abord pour l’éléphant que nous avons trouvé massacré, ensuite
pour l’incendie qui est probablement une conséquence directe de notre
découverte et de la prise en chasse des braconniers.

Je ne tolère pas que ces enfoirés se soient attaqués à nous, c’est


inadmissible. En détruisant cette partie de Wild Protect, ils s’en sont pris au
plus grand projet de ma mère, celui que je m’évertue à garder sur pieds et
auquel j’ai consacré de longues années de ma vie. Un projet qui me tient
tellement à cœur que j’ai le sentiment que c’est une partie de mes tripes
qu’on vient de m’arracher. Et quand ça viendra aux oreilles de mon enfoiré
de paternel, il ne manquera pas de me mettre bien en face de mon échec. Ce
sont ses moments préférés, ceux où je ne suis pas à la hauteur. Soyons
clairs, je me fous de ce qu’il pense, mais cette fois-ci, tout ça résonne
cruellement en moi. Les conséquences auraient pu être dramatiques et j’ai
échoué à protéger tous ceux présents dans ce camp.
J’ai peur de la violence de la haine qui m’habite. Ces deux dernières
journées ont été éprouvantes tant j’ai dû contenir ma rage. J’ai envie de
cogner sur les sales gueules de ces braconniers et il ne vaudrait mieux pas
pour eux qu’ils se retrouvent en face de moi un jour. Je serais capable de les
massacrer.

Quand je m’en suis ouvert à Charly, prêt à exploser, elle a su me faire


réfléchir. Régler la violence par la violence ne sert à rien, elle a tout à fait
raison et j’en ai pleinement conscience. Pire, ça ferait de moi un type à leur
niveau. Et je n’ai pas envie d’être une sous-merde, surtout pas aux yeux de
Charly. Son avis compte. Beaucoup.

Beaucoup trop…

Mais ce qui m’emmerde le plus, c’est qu’elle a peur. Elle tente de le


cacher et ça me tue. Si elle croit que je ne vois pas les regards qu’elle jette
sans arrêt au-dessus de son épaule ou si elle pense être discrète en se
relevant la nuit pour guetter le ciel et les environs, elle se fourre le doigt
dans l’œil. Mes mots n’ont pas suffi à la rassurer. Pour cause, je ne suis pas
à même de lui assurer que ce genre de chose ne va pas recommencer ! Mes
instincts protecteurs sont en alerte maximum, j’éprouve le besoin
irrépressible de la mettre en lieu sûr, de la préserver de tout ce merdier. Et
pour ça, je ne vois qu’une solution, c’est l’éloigner d’ici. La renvoyer à
Boston.

Seulement voilà, je suis aussi très égoïste sur ce coup-là. Sa présence


m’apaise, elle me fait du bien. Goûter à sa compagnie, même un peu
lunatique, est un vent d’air frais après des années de solitude. Je ne me vois
pas retourner à ma petite vie d’ermite après elle. Ce qui est vraiment fou
après avoir tant souhaité son départ. Et d’autant plus imprudent que je suis
dans une situation sans issue.

Pourtant, il va bien falloir que je me fasse une raison…

Je déteste que la petite lueur qui s’était rallumée au fond de ses yeux, sa
passion ravivée, disparaisse de nouveau parce que j’ai failli à ma mission de
la protéger. Je n’arrive pas vraiment à savoir pourquoi son bien-être me
tient autant à cœur, ou plutôt je n’ai pas envie de le comprendre. Ça
compliquerait beaucoup trop les choses. Pour moi, pour elle. Non, il vaut
mieux nous en tenir à exorciser une attirance physique mutuelle pour le
temps que ça voudra bien durer. Du sexe sans promesses, sans
conséquences.

J’essaie encore de m’en convaincre quand Charly entre dans le bureau à


pas de velours, comme si elle avait peur de me déranger. Je suis
immédiatement frappé par la fatigue qui marque son joli visage.
D’immenses cernes violets ombrent ses yeux, signe d’un sommeil aux
abonnés absents et d’une cervelle qui tourne à plein régime. Ça me tue de la
voir comme ça. Je dois faire quelque chose !

– Hey, ma belle…

Je lui ouvre mes bras et elle vient s’y lover en silence, comme elle le fait
souvent ces derniers jours. Nous ne nous sommes rien promis, mais ce
rapprochement nous paraît naturel. Ce besoin de réconfort mutuel. J’inspire
doucement, le nez dans ses cheveux qu’elle a laissés libres aujourd’hui, et
son parfum citronné m’apaise.

– Nous avons relâché la dernière Thomson dans la savane, annonce-t-elle


d’une voix étouffée, la tête enfouie dans mon pectoral.
– Tu as fait de l’excellent travail Charly.
– C’était dur… souffle-t-elle, en me regardant enfin, une larme perlant
au bord de ses beaux yeux verts. Je déteste les adieux.
– Ils sont parfois nécessaires. Tu as permis à ces animaux de fouler cette
terre encore un peu. Un adieu contre un bout de vie, le deal est équitable,
non ?

Elle émet un grognement dubitatif avant d’essuyer cette petite perle salée
menaçant de couler. Elle recule, met entre nous une distance qui me déplaît
fortement.

– Charly… je commence, troublé par sa tristesse. Je sais que tu ne te sens


plus en sécurité ici. Alors… si tu veux rentrer… à Boston, je veux dire, je
ne t’en voudrais pas.
Elle se redresse comme un ressort et me toise, sur la défensive.

– Tu veux te débarrasser de moi ? Tu as changé d’avis ? Et comment tu


ferais ici sans vétérinaire ? Tu trouves que je fais mal mon travail ? Et peut-
être que c’est à cause de moi que…
– Oh, Charly ! Stooop ! m’exclamé-je en attrapant ses mains alors
qu’elle commence à gesticuler, affolée. Je n’ai pas du tout insinué que tu
faisais du mauvais boulot. Non, je ne veux pas me débarrasser de toi, je
préfère largement quand tu es dans les parages, crois-moi ! C’est juste que
je veux que tu te sentes en sécurité, et ce n’est pas le cas.

Elle mordille sa lèvre inférieure, hésitante. Je commence à connaître ses


petites mimiques à force de la côtoyer, et celle-ci a tout du « j’ai un truc à te
dire, mais tu vas péter un câble… ».

– Balance, Charly.
– OK. Bon. Clément a eu une idée et…
– Encore lui, grogné-je dans ma barbe.
– Madd, arrête, son idée n’est pas si mauvaise ! Il nous a suggéré, vu que
le dispensaire est vide maintenant, de partir nous fondre dans la masse des
touristes en safari.

Je la regarde, interloqué. Un safari ? Mais, elle en voit tous les jours des
animaux ici ! Remarque, il n’a pas tout à fait tort, le Frenchy. Nous fondre
dans le flot de touristes permettra de faire retomber la pression. Et ça aura le
mérite de nous éloigner du camp, donc du danger. Ça m’agace de ne pas y
avoir pensé tout seul, tiens !

– Tu veux faire un safari ?


– Oui. Mais uniquement si ce n’est pas toi le guide. Peut-être que tu
devrais te laisser porter aussi pour une fois. Au lieu de décider de tout.
– Pourquoi ?

Ses yeux s’allument lorsqu’elle les pose sur moi et j’aime beaucoup trop
ça pour que ça ne soit pas dangereux. Son regard déclenche une vague de
chaleur dans mon ventre et je meurs soudain d’envie d’écraser son petit
corps contre le mien et de la dévorer. De mon bras valide, je la colle contre
moi, me délectant de chacune de ses courbes délicieuses. Elle se hisse sur la
pointe des pieds et passe une main sur ma nuque, me forçant à plonger la
tête la première dans son regard brillant. Je frissonne quand ses doigts
jouent avec les petites mèches de cheveux un peu trop longues dans mon
cou. Vaincu par cette caresse d’une douceur exquise, je pose mon front sur
le sien, savourant pleinement sa présence. Je suis incapable de me détacher
de ses yeux, incapable de m’éloigner de cette chaleur qui émane de son
corps, de son cœur. Et qui m’est destiné, à moi. Rien qu’à moi.

Ce sentiment, je ne l’avais jamais expérimenté et il me percute avec une


violence inouïe. Je ne suis pas prêt pour ça, mais je ne lutte pas non plus. Je
vais droit dans le mur, et j’y cours en toute connaissance de cause. J’espère
que le crash ne sera pas aussi terrible que je ne l’imagine.

Sa bouche délicieuse vient frôler la mienne, me butinant sans s’y poser,


aussi légère qu’un battement d’ailes de papillon.

– Montre-moi pourquoi tu te passionnes tant pour ces terres, Madd.


Montre-moi quelque chose de beau. De magique, termine-t-elle dans un
souffle à peine audible.

Quand je l’embrasse enfin, assouvissant mon désir et précipitant cette


délivrance tant attendue, je ne peux retenir un gémissement rauque. Mes
veines ne sont plus que lave en fusion et à cet instant je lui donnerais tout.
Elle veut voir quelque chose de beau, je lui montrerai des merveilles. Quitte
à me fracasser au passage. Elle le mérite.

Pauvre fou.

***

Charly vient de quitter mon bureau et j’en profite pour mettre en ordre
les derniers rapports et toute la paperasse nécessaire pour régler tout ce
bordel. Je dois commencer à penser à la suite, c’est absolument essentiel si
je veux voir la fondation perdurer. Et je ne laisserai pas un quelconque
manquement de ma part faire péricliter tout ce que j’ai construit. L’évidence
est là. Elle danse au fond de ma tête depuis quelques jours déjà et je sais
que c’est ce que je dois faire. C’est LA chose à faire.

Je compose un numéro sur le téléphone satellite, je ne sais même pas


quelle heure il peut être à New York, mais je sais que cet acharné du travail
répondra. Il est attaché à ma famille depuis toujours et compte bien le rester.
Il serait fou d’imaginer qu’il en soit autrement vu les commissions
indécentes qu’il touche pour gérer nos affaires.

– Maître Anderson, je vous écoute Maddox.


– Bonjour, John. J’ai un service à vous demander.
– Vu l’heure, je me doute que vous n’appelez pas pour prendre de mes
nouvelles, plaisante l’avocat au bout du fil.

Je ricane doucement. Cet homme est une des rares personnes en qui j’ai
entière confiance.

– Je veux que vous établissiez les papiers nécessaires pour nommer un


successeur à la tête de Wild Protect.

Silence à l’autre bout de la ligne. Je l’entends fouiller ce que je pense


être un tiroir.

– Je vous écoute. Donnez-moi son nom, je me renseignerai pour le reste.

Aucun commentaire. Aucun jugement. Juste de l’efficacité.

– Charly Duncan. Elle est vétérinaire. Et il va sans dire que mon père ne
doit être au courant de rien.
– Il en sera fait comme vous le désirez, monsieur Jefferson. Les papiers
seront prêts dans la semaine.

Je le salue poliment et raccroche, un énorme poids en moins sur les


épaules. J’ai l’impression de pouvoir respirer à fond pour la première fois
depuis longtemps. Mon paternel n’aura pas la main mise sur la fondation,
quoi qu’il arrive. Je refuse qu’il salisse ce que j’ai bâti. Et je sais que j’ai
fait le meilleur choix possible.

***

Après notre excursion au lac Nakuru et après y avoir contemplé son


envolée mythique de centaines de flamants roses qui a presque tiré des
larmes de bonheur à Charly, cette dernière a absolument voulu suivre tout
notre groupe pour voir les hippopotames du lac Naivascha. Notre croisière
sur un bateau de fortune nous a valu une belle frayeur et a failli se terminer
par une baignade forcée. Les femelles, protégeant des petits, nous ont
littéralement chassés de leur territoire comme les intrus que nous sommes.
Nous avons manqué de peu de chavirer et je vois encore les yeux
écarquillés de Charly qui n’arrêtait pas de me dire qu’on allait finir broyés
par les énormes dents des hippopotames. Paniquée, elle nous a carrément
fait un cours magistral sur les incroyables capacités de ces gigantesques
animaux, ce dont tout le monde aurait préféré se passer ! L’eau n’est
décidément pas son élément… Mais nous avons l’un comme l’autre
apprécié cette bulle de calme sur le lac, guettant fébrilement les petites
paires d’yeux dépassant à la surface.

Grâce à la proximité du campement de Wild Protect avec des lodges


touristiques appartenant à un prestataire de voyages organisés, nous avons
pu nous joindre à un groupe en excursion. Pour tout le monde, nous
sommes un couple lambda en lune de miel, et seul le guide que je connais
bien est au courant de notre stratagème. Pour la logistique, Massoud et Jahi
sont restés au camp et nous avons promis au jeune Awa de le faire revenir
dès notre retour. Ce gamin est un passionné, je ne le laisserai pas tomber, de
même que je tiendrai ma promesse de lui offrir de vraies études pour
devenir assistant vétérinaire.
Pas un seul instant je ne regrette cette décision de partir en « vacances
forcées » avec Charly. J’aime lui montrer toutes les merveilles de ces terres
magiques et sauvages, lui prouver combien mon combat vaut le coup,
même si j’ai dû faire des sacrifices. J’ai bien du mal à lâcher les rênes, mais
je peux ainsi profiter de chaque seconde avec elle. Elles sont comptées. Ma
belle vétérinaire laisse sa passion exulter et je savoure la moindre de ses
réactions. Je la vois rire enfin et ça réchauffe mon âme. Je vois cette flamme
danser dans ses iris et je sais que j’ai pris la bonne décision.

Je suis sur une pente dangereuse.

Charly est une de ces personnes qui vous charment par leur authenticité.
Pour moi qui ai grandi entouré de mensonges et de secrets, elle est une
bouffée d’oxygène qui me réconcilie avec le genre humain. Ses yeux
pétillent de joie et d’une certaine naïveté touchante face à ces paysages
grandioses.

Admirant les plaines plus verdoyantes de la réserve d’Amboseli, avec


une vue imprenable sur le mont Kilimandjaro, elle commence à me
questionner sur ma vie. Le problème, c’est que je n’ai aucune envie de
répondre. Pas parce que je ne lui fais pas confiance, mais parce qu’il n’y a
rien de beau à raconter. Mon père est un connard, ma famille pue le fric et
la facilité, et son empire est la seule chose qui compte pour lui. Des valeurs
erronées que je ne partage pas du tout et ne partagerai jamais, même si mon
père est persuadé du contraire. Si je pouvais aussi la préserver de la
médiocrité qui entache mon nom de famille, j’en serais grandement
soulagé.

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27

Charly

Je ne suis ni bête ni aveugle, je vois bien que Madd élude absolument


toutes les questions le concernant personnellement. Je suis légèrement
refroidie. C’est pourtant lui qui me demandait de lui faire confiance et de
m’ouvrir à lui. Or, quand je creuse pour le connaître un peu mieux, il se
dérobe. Pire, il se referme comme une huître et son visage s’assombrit dès
que je prononce le mot « famille ».

Déçue, je reporte mon attention sur un groupe d’éléphants qui traverse


un petit marécage en file indienne. Des petits tiennent la queue des adultes
avec leur trompe minuscule, c’est terriblement mignon. Plus loin, un
éléphanteau joue avec des oiseaux blancs, offrant un spectacle digne d’un
reportage animalier. En arrière-plan, le mont Kilimandjaro se découpe,
majestueux, dans la lumière du matin et je regrette de ne pas avoir un
appareil photo à disposition. J’avais demandé à Maddox de me montrer de
belles choses et c’est encore mieux que dans mon imagination. Je crois que
je suis en train de tomber amoureuse de ces terres sauvages. Je me sens bien
ici, je me sens utile. J’ai l’impression d’avoir peut-être enfin trouvé ma
place. Et tout ça m’amène curieusement à penser à mon oncle George, dont
je n’ai pas eu de nouvelles depuis un moment.

– Comment as-tu rencontré George ? demandé-je à brûle-pourpoint.


– Ah, ce vieux brigand… Il me manque, soupire Madd avec un léger
sourire.
– Ah, bah merci ! Je ne fais pas une bonne remplaçante ?
Madd rit doucement en m’attirant à lui et commence à chatouiller mes
côtes. Je tente de ne pas exploser de rire, par égard pour le guide qui roule
silencieusement sans faire attention à nous. Il finit par déposer de légers
baisers dans mon cou pendant que je reprends mon souffle. La camionnette
est vaste et nous avons réussi à la privatiser, arguant cette pseudo-lune de
miel. Le toit ouvert nous permet de nous tenir debout pour profiter de la vue
extérieure, nous gorgeant de l’immensité et de l’air frais du matin. Je
frissonne sous la légère brise et savoure d’autant plus la chaleur du torse de
Maddox qui se diffuse dans mon dos.

– Une remplaçante tout à fait satisfaisante… Surtout dans ce short !


– Pervers !

Il me sourit, son air sombre enfin envolé.

– Pour répondre à ta question, ton oncle et moi nous sommes rencontrés


lors d’un séminaire. Je voulais en apprendre plus sur les moyens de fonder
Wild Protect et George cherchait à s’engager auprès des ONG1 pour
assouvir sa passion des terres africaines.
– Oh ! Une rencontre du destin alors ?
– Pas du tout ! rit Madd. Quand nous nous sommes parlé la première
fois, il m’a traité de petit con plein de fric qui ne savait pas comment
occuper ses dix doigts ! Il m’a même conseillé de retourner jouer dans mon
bac à sable avec les morveux de mon âge.

Je ricane à mon tour, reconnaissant bien là la verve acérée de mon oncle.


Je suis curieuse, j’ai envie d’en savoir plus sur le début de leur
collaboration. J’ai le sentiment de me rapprocher un peu plus de Madd
quand il me raconte ces infimes parties de sa vie.

– Et comment as-tu réussi à le convaincre de rejoindre ton équipe ?


George peut être très têtu !
– Équipe… c’est un bien grand mot Miss Véto… Je lui ai répondu, vexé
comme tu t’en doutes, qu’à son âge, on n’allait plus crapahuter dans la
brousse et qu’il prierait sans doute tous les dieux païens pour se faire
rapatrier au bout d’une semaine.
– Oh, laisse-moi deviner ! Il t’a répondu « pari tenu » !
– Exactement, s’esclaffe Madd. Et nous avons quasiment construit Wild
Protect ensemble.
– Je comprends que son départ t’ait foutu un coup au moral…
– Oui… mais j’ai gagné au change, non ?

Sa main se balade allégrement sur mon ventre et je dois vite stopper cette
caresse avant que ça ne devienne incontrôlable entre nous. Toute cette
tension va finir par nous exploser à la figure. Il devient clair que les baisers,
si torrides soient-ils ne suffisent plus du tout à assouvir ce qui couve en
nous. J’ose me l’avouer à présent, j’ai envie de lui. Terriblement.

Le guide nous tire de notre bulle en m’interpellant. Il est juste adorable,


même si au début il a eu du mal à m’adresser directement la parole et à me
regarder dans les yeux. Madd m’a rassurée, il le connaît plutôt bien.
Simplement ici, les hommes ne sont juste pas coutumiers du fait que les
femmes soient aussi libérées et je ne devais rien y voir de personnel. Les
échanges sont donc riches, parce qu’il est finalement très ouvert et avide
d’apprendre plein de choses sur notre culture.

– Regarde là-bas, Charly ! Tu devrais aimer…

Je regarde dans la direction qu’il m’indique et aperçoit un gnou qui se


détache de son troupeau. Comme je peine à voir ce qu’il y a d’intéressant,
Madd prend le relais des explications.

– Regarde-la bien. C’est une femelle qui va vivre un grand moment.

Notre guide rapproche la camionnette un peu plus près, très lentement


pour ne pas effrayer l’animal. Je suis soudain émerveillée, parce que je
comprends que je suis en train d’assister à la mise bas d’un petit gnou. C’est
un instant extraordinaire, que je n’aurais jamais imaginé vivre un jour. Je ne
vois pas le temps défiler, imprimant chaque minute de ce moment magique
dans ma mémoire.

– Pourquoi son troupeau ne la protège-t-il pas ? Elle est complètement


seule. Nous devrions aller l’aider, non ?
– Non. Nous n’intervenons pas dans le cycle naturel des choses Charly.
– Mais…
– Ce serait trop dangereux, renchérit le guide. Les prédateurs sentent ce
genre de chose et je pense que nous sommes déjà cernés. Descendre de
voiture ne serait pas très malin.

Je guette les alentours, mais je ne vois rien. La plaine me paraît paisible.


Pourtant, je sais que c’est trompeur et que le danger rôde. Nous sommes
peut-être en excursion, mais la nature est ici toute-puissante.

– Alors ils la sacrifient ?


– Non, ils survivent, c’est tout. Au bas de l’échelle alimentaire, c’est
marche ou crève.

Durant les longues minutes suivantes, je retiens mon souffle. Je meurs


d’envie de sauter à bas de ce véhicule pour aller aider cette pauvre femelle
qui peine, mais je sais qu’ils ont raison. Je n’ai pas le droit d’intervenir.

Le petit gnou touche enfin le sol poussiéreux et je pousse un profond


soupir de soulagement qui fait sourire Madd. Aussitôt la femelle se remet
sur ses pattes et stimule son petit du museau pour l’inciter à se lever. Je vis
un moment magique, celui où je vois la vie s’éveiller sur un monde pur,
brut et sauvage. Les larmes me montent aux yeux quand je vois les frêles
pattes s’emmêler, plier, vaciller puis se redresser avec une force inégalable
pour suivre sa mère qui trace déjà sa route.

Marche ou crève…

C’est cruel, mais c’est la dure réalité de la vie. Puis le sourire de Cal
s’impose dans ma tête et je me dis qu’il aurait adoré assister à cette scène
d’une extraordinaire pureté.

– Merci de me montrer tout ça, soufflé-je pour Madd.


– Une fois que tu as vu ce genre de choses, tu n’es plus jamais le
même…
Je ne peux que le rejoindre sur ce point. Depuis mon arrivée ici, j’ai
changé. Une lame de fond a balayé toutes mes convictions contre mon gré,
et j’ai dû tout repenser, tout remettre en question. C’est brutal, douloureux,
mais salvateur. Et la présence de Madd est le catalyseur de ce changement.
Il est celui qui a su éloigner les ténèbres ainsi que les idées noires si
profondément enracinées en moi, et je lui dois les prémices de cette
renaissance. Il m’a fait me sentir utile, importante. Il m’a prouvé que j’avais
bien une place quelque part, qu’il suffisait que j’ouvre les yeux sur le
monde extérieur. Que je décide d’être moi et d’accepter d’avancer. Baisser
complètement mes murailles va me demander encore un peu de temps, mais
maintenant, je sais enfin ce que je vaux. Je rentrerai changée à jamais,
emplie de magnifiques images et élevée par de superbes rencontres. Mais je
compte bien rester ici le plus longtemps possible.

***

Quand nous arrivons aux lodges de Tsavo Ouest, je suis fourbue. La


route a été un enfer, les matatus2 surchargés de bagages empilés sur leur toit
ont considérablement ralenti notre progression. Fenêtres fermées à cause
des fameuses mouches tsé-tsé3, l’habitacle est ce qui se rapproche le plus
d’une fournaise. La chaleur a si bien collé mes vêtements à ma peau que j’ai
l’impression qu’ils y sont incrustés. Je me sens sale et poisseuse. Pas du
tout à mon avantage. Madd, de son côté, n’est pas dans un meilleur état. Je
le soupçonne également d’avoir très mal au bras, mais de s’abstenir de s’en
plaindre. Cependant, je capte de temps en temps un froncement de sourcils
ou une contraction de ses mâchoires qui en disent long sur ce qu’il endure.
Souffrir en silence, je sais ce que c’est, j’en reconnais les signes. Et je sais
aussi qu’à force, ne rien extérioriser devient une habitude, un réflexe pour
se protéger.

À l’entrée du complexe hôtelier, des crânes de buffles ornent les murs, en


parfait accord avec l’ambiance plus aride et désertique des environs. Les
terres sont rouges, la poussière vole dans notre sillage et colle à la peau. La
végétation est quant à elle beaucoup moins dense, beaucoup plus épineuse
que dans la réserve Masaï ou à Amboseli. Changement radical… L’accueil
n’en est pas moins chaleureux. Des « jambo » fusent de partout et plusieurs
personnes nous félicitent même pour notre mariage ! Je suis extrêmement
gênée par ce mensonge, et plus encore quand on nous mène à notre
logement et que je constate qu’il n’y en a qu’un pour nous deux.
Évidemment… Pourquoi de jeunes mariés logeraient séparément ?

– On dirait que nous allons devoir cohabiter, murmuré-je pour Maddox.


– T’inquiète pas, Indiana, je ronfle moins que toi !
– Quoi ? Que… Mais !! Je ne te permets pas !

En ricanant, ce malotru prend possession du logement sans tarder et


commence à étaler nos maigres affaires, avant de sauter sous la douche.
C’est sûr, ce n’est pas la galanterie qui l’étouffe !

– Quel gentleman ! Tu aurais pu demander si je voulais moi aussi


prendre une douche ! crié-je à travers la porte.
– Tu peux toujours me rejoindre !

L’idée m’a effleurée. Fugacement. Mais non, pas avec cette maudite
cicatrice qui me barre les côtes, la hanche et la cuisse. Je ne suis pas encore
tout à fait armée contre son regard inquisiteur, surtout que je sais déjà que
ce stigmate lui pose question. Je me souviens parfaitement du tracé de ses
doigts sur ma peau lors de l’épisode avec cette satanée sangsue. J’en sens
encore l’exquise brûlure.

Je patiente donc en observant le paysage aride à travers l’immense baie


vitrée qui prend absolument tout le pan de mur, nous offrant un point de vue
tout bonnement splendide. Le lit à baldaquin est situé face à cette plaine
magnifique, entouré par des mètres et des mètres de moustiquaire.
J’aperçois deux geckos sur la poutre qui traverse la chambre, mais je n’ai
pas peur. Ces petits lézards aux gros yeux sont inoffensifs et je crois même
que dans le coin, ils portent chance quand ils élisent domicile à l’intérieur
d’une maison. Il faut savoir vivre en harmonie avec la nature ici. Dieu
merci, mon chemin n’a pas recroisé celui d’une sangsue…

***

Madd et moi nous sommes retrouvés à table avec tout le reste du groupe,
autant dire que pour avoir une conversation privée, c’est mission
impossible. J’aurais bien aimé le questionner encore sur ses débuts au
Kenya, ou sa famille. J’ignore pourquoi j’éprouve un tel besoin de connaître
tout de lui, qu’il ne se cache plus de moi. C’est un homme très secret, et il
me reproche silencieusement la même chose. Mais ma vie est trop horrible,
trop pénible pour être racontée. Depuis l’incident, ce n’est plus qu’une
succession de nuits cauchemardesques et de jours sans saveur. Du moins, ça
l’était avant de le rencontrer.

D’immenses lampadaires se sont allumés en contrebas de la terrasse où


nous avons dîné d’un ragoût de pommes de terre épicé et de poulet, suivi de
délicieux fruits exotiques. Curieuse, je sors de table en m’excusant pour
m’approcher de la zone éclairée. Accoudée à la balustrade, j’observe le petit
point d’eau où zèbres et phacochères se désaltèrent, complètement
indifférents à notre présence. Je ne me lasserai jamais d’être la spectatrice
silencieuse de ces petits bouts de vie animalière. C’est tellement fascinant !

Je suis contente d’avoir insisté pour que nous fassions ce safari


incognito. Je peux ainsi profiter d’un Madd plus détendu, qui a
momentanément quitté sa casquette de petit chef. Et j’aime beaucoup
côtoyer cette version-là de Maddox Jefferson. Ici, il est simplement un
amoureux de ces terres, profondément investi dans une cause juste. Et je ne
peux que lui donner raison ! Tout ce que je vois, tout ce que je vis depuis
que j’ai posé un pied sur le sol kenyan vaut le coup qu’on se batte pour le
préserver.
– Je vais me coucher, annonce soudain mon coéquipier d’aventures.
Safari avant le lever du soleil demain…
– Pense à prendre un antidouleur. Je reste ici encore un peu, si ça ne te
dérange pas.

Il laisse sa main glisser sur ma chute de reins, enflammant mes sens au


passage, et s’en va d’un pas traînant. J’en profite pour lorgner du coin de
l’œil sa silhouette si parfaite. Je me délecte de ses fesses bien musclées,
moulées dans un pantalon cargo, de ses longues jambes puissantes et de sa
carrure si impressionnante. Je vois aussi que je ne suis pas la seule à baver
sur la largeur de ses épaules ou de ses biceps. Il a une démarche féline et
virile qui ne laisse pas indifférentes les poufs en mal de sexe du restaurant.
Et contre toute attente, le savoir m’agace prodigieusement.

Il est à moi !

Comme s’il se savait observé, il lève son bras valide pour passer une
main lascive dans ses cheveux un peu trop longs. Frimeur…

1. Organisation Non Gouvernementale.

2. Minibus de transport kenyan, souvent surchargés de bagages.

3. Mouche véhiculant la maladie du sommeil.

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28

Maddox

Une bonne douche froide, c’est ce qu’il me faut pour éteindre le feu dans
mes reins. J’ai eu bien du mal à détacher mes yeux de son corps sublime ce
soir. Je suis presque ravi que Charly ait été accaparée durant tout le dîner
par sa voisine de table trop curieuse. J’ai ainsi eu tout le loisir de la
contempler sans être interrompu. Je n’ai eu qu’une envie, celle de croquer
ses lèvres rouges et pleines pendant qu’elle riait aux paroles de cette
inconnue. Je n’ai absolument rien écouté, complètement hypnotisé par cette
aura naturelle et exquise qui émanait d’elle. Envoûtante, mystérieuse, et
diaboliquement belle…

Ça risque de devenir extrêmement compliqué si je continue sur cette


voie.

La tension en moi à peine redescendue, je sors de la salle de bains en


nouant une serviette autour de mes hanches et, dans la pénombre, entrouvre
la baie vitrée pour espérer rafraîchir mon corps brûlant. La chaleur est
étouffante dans cette partie du pays et dans la petite chambre, c’est une
vraie fournaise. Ou alors c’est ce feu qui brûle perpétuellement en moi
quand elle est dans les parages qui me donne cette impression de me
consumer de l’intérieur.

Diablesse…

Je laisse mon esprit vagabonder tandis que mon regard se perd dans la
nuit noire. Seuls le bruit de ma respiration trop rapide et ceux de la nature
percent le silence. Je réalise soudain que je me sens seul. C’est comme un
uppercut en pleine tronche. J’ai toujours été un être solitaire, faisant une
fierté de n’avoir besoin de personne d’autre que moi, mettant de côté toute
forme d’amitié ou de liaison. Sans parler de mes liens familiaux quasi
inexistants. Et il suffit qu’elle arrive, avec son visage de poupée fragile et
son caractère de guerrière, pour que je devienne dépendant de sa présence.
Pas la peine de me dire que je dois être vigilant, les sonnettes d’alarme
s’allument partout dans ma tête, clignotant aussi fort qu’un panneau en
plein Las Vegas. Je devrais faire machine arrière, agir en homme
responsable et ne pas me laisser guider par mes pulsions.

Facile à dire…

– Oh Madd ! Ça y est, je peux enfin dire que j’ai vu le Big Five !

Je m’appuie contre le mur et croise nonchalamment les bras en regardant


Charly débouler dans la chambre, comme une tornade. Elle me cherche des
yeux dans le noir et j’aime cette sensation addictive qui naît au creux de
mon ventre. Ses yeux sont si brillants d’excitation que je n’ai aucun mal à
les distinguer de là où je me trouve. Et quand enfin ils se fixent sur moi, je
les vois doucement s’écarquiller. Je suis certain que ses joues ont pris cette
jolie couleur carmin que j’aime tant provoquer chez elle.

Au diable la raison ! Je la veux…

– Tu disais ? Le Big Five ? soufflé-je d’une voix rendue rauque par le


désir.
– Oui. Je…

Je tends la main vers elle, incertain qu’elle la saisisse. L’instant de


vérité…

Charly déglutit et sa main droite se porte immédiatement sur son poignet,


caressant le bracelet qui le ceint et trahissant l’immensité du trouble que je
déclenche en elle. Elle hésite et ça me blesse plus que je ne l’imaginais.
L’un de nous deux sera peut-être raisonnable après tout.
Puis elle fait un pas vers moi et mon cœur cabriole contre mes côtes. Je
respire de nouveau, le point comprimant ma poitrine s’envolant comme par
enchantement. Le léger balancé de ses hanches attire mon regard et mon
esprit se fait la malle. Mon corps prend les commandes et je laisse la vague
de désir emporter ma raison.

Elle s’arrête devant la baie vitrée, à quelques centimètres de moi, les


yeux rivés dans les ténèbres à l’extérieur. Son profil se découpe à peine
dans l’obscurité, mais je n’ai pas besoin de mes yeux pour refaire le dessin
de son corps. Je l’ai tellement regardée, tellement rêvée que je connais
chacune de ses courbes par cœur. Je n’ai jamais désiré une femme comme
je la désire, elle. C’est puissant. Effrayant et grisant à la fois.

Je bouge lentement et me place derrière elle, sans la toucher. Mon sexe


est déjà dur comme la pierre, rien qu’à la regarder. Gorgé par toute cette
tension électrique qui menace d’exploser entre nous à tout moment.

– Raconte-moi, murmuré-je à son oreille.

Je souris quand sa chair frissonne. Elle réagit alors que seul mon souffle
l’effleure, et je n’ose imaginer les sensations qui se déchaîneront lorsque je
goûterai enfin à la saveur de sa peau. Elle ne bouge pas quand mes doigts
trouvent l’élastique qui retient ses cheveux ni quand je tire doucement
dessus pour les libérer. Sa bouche s’entrouvre et sa magnifique poitrine se
soulève un peu plus vite. Je bous. Littéralement. Mon sang rue à pleine
vitesse dans mes veines. Je meurs d’envie de la coller contre moi pour enfin
assouvir ces désirs primaires qui me hantent. Mais un instinct puissant me
souffle que je ne devrais pas le faire, que je risque de la faire fuir si je
brusque les choses. Charly est une petite créature farouche qu’il faut
aborder avec la plus grande douceur. Et je suis prêt à tous les sacrifices pour
me perdre dans ses bras.

Sa voix est rauque quand elle se décide enfin à parler. Je l’écoute, attentif
au moindre mot, au moindre souffle, tandis que ses cheveux cascadent dans
son dos. Leur parfum envahit mes narines et je me shoote à cette odeur
citronnée qui se grave dans ma tête. Empreinte indélébile.
– Les léopards, Madd, chuchote ma belle tentatrice. Deux magnifiques
femelles qui sont venues au point d’eau peu après que tu es parti…
C’était… magique… Elles étaient si… libres ! Tellement sublimes…
– Tu l’es aussi. Tu es si belle que tu m’envoûtes, Charly, je ne pense plus
qu’à toi, à ton corps…

Elle baisse la tête et je sais qu’elle ne pense pas mériter un tel


compliment. J’ai fini par comprendre comment elle raisonne, combien elle
veut se faire transparente. Elle ne se voit pas comme moi je la vois. Comme
je la dévore des yeux. À quel point je la trouve incroyable.

Je ramène doucement sa chevelure soyeuse sur son épaule gauche et


pose mes lèvres dans son cou, à l’endroit même où l’artère palpite à un
rythme effréné. Je butine lentement cette peau si fine et veloutée, et je me
noie avec délice dans sa fragrance si douce et entêtante.

– Madd…
– Laisse-moi les rênes, Charly, la supplié-je presque. Je crève d’envie de
m’enfouir en toi, j’en deviens fou…

Mes lèvres sur sa peau. Mon corps qui fusionne avec le sien, épousant
ses courbes voluptueuses. Mon souffle dans ses cheveux et cette supplique
muette de me laisser la posséder. Tout en moi lui hurle mon désir ardent et
réclame sa reddition. Pour que mon esprit cesse de me torturer. Que l’envie
que j’ai d’elle arrête de pulser si fort qu’elle ne laisse place à aucun autre
sentiment. Pour que mes nuits soient enfin peuplées de rêves qui ne seront
plus des images d’elle, toujours elle. Et qui me laissent haletant et frustré au
petit matin.

Charly laisse lentement tomber sa tête en arrière, jusqu’à buter sur mon
pectoral, assentiment silencieux à cette torture sensuelle que j’ai déjà
imaginé cent fois. Je laisse ma bouche tracer un sillon incandescent jusqu’à
son épaule, tandis que ma main se pose en éventail sur son ventre plat. Je la
plaque doucement contre moi, contre mon érection qu’elle ne peut plus
ignorer. Je voudrais me fondre en elle, jusqu’à ne faire plus qu’un.
Exorciser cette douleur sourde au creux de mon ventre et qui me dévore.
Son corps répond instinctivement à mon désir et elle ondule lascivement
contre moi, attrapant ma main posée sur elle et passant ses doigts entre les
miens. Elle s’accroche à moi comme à une bouée en pleine tempête et je
sais qu’elle a peur de se perdre dans toutes ces sensations qu’elle s’interdit
depuis longtemps. J’ignore comment je le sais. Je le sens, c’est tout, et je
refuse de réfléchir maintenant à ce que ça implique.

– Fais-moi confiance Charly, susurré-je contre son épaule. Lâche prise…

Elle ne répond pas. À la place, elle guide ma main sous son débardeur,
m’autorisant à marquer son corps de mon sceau brûlant. Tout en remontant
vers l’arrondi délicieux d’un sein, je mordille la peau si tendre et si sensible
sous son oreille. Son corps se cambre violemment dans mes bras et Charly
pousse un gémissement qui finit d’enflammer mes sens. Je lutte pour garder
un semblant de self-control, surtout quand je sens ce feu sauvage qui couve
en elle. J’ai toujours su qu’elle cachait une âme plus brute, plus animale que
ce qu’elle veut bien montrer. Seulement, elle se bride depuis trop
longtemps, peut-être même depuis toujours. Mais moi, c’est comme ça que
je la veux. Ardente, sans retenue, passionnée. Je veux qu’elle sache qu’elle
peut se dévoiler entièrement, que je serai là pour la rattraper.

Je veux goûter sa bouche, plonger dans sa chaleur, alors je la fais pivoter


dans mes bras. Elle garde obstinément les yeux baissés et cette passivité,
cette lutte qu’elle mène contre elle-même m’agace soudain.

– Charly, si tu veux que j’arrête, tu n’as qu’un mot à dire.

Surprise, elle me montre enfin son regard brillant d’incertitude. Même


dans la pénombre, je peux deviner les émotions qui s’entrechoquent au fond
de ses prunelles, jusqu’à ce qu’enfin le désir prenne le dessus. Charly pose
alors délicatement sa main sur mon torse et je ferme les yeux sous le choc
de cette caresse. Anodine en apparence, et pourtant lourde de sens.

– Non, je ne le dirai pas… souffle-t-elle. J’ai besoin de toi. Montre-moi


le vrai Madd, celui qui ne se cache pas…
Je fonds sur ses lèvres, avide de prendre possession de sa bouche. J’ai un
grand besoin d’authenticité, et avec elle, c’est enfin possible. Je peux être
moi. Juste l’homme et pas Maddox Jefferson, sur qui pèse une trop grande
responsabilité. Elle accepte cette sauvagerie qui couve en moi et qui fait
écho à la sienne. Surtout quand elle m’invite dans la chaleur douce de sa
bouche pour danser le même ballet lascif. Nos langues s’entremêlent sans
douceur, mais sans brutalité non plus. Exprimant simplement le besoin de
contact, exorcisant cette solitude qui a été la nôtre pendant trop longtemps.
Je pose mes mains en coupe sur son visage pour mieux la dévorer, ne lui
offrant aucune occasion de repli. J’ai besoin d’elle, autant qu’elle a besoin
de moi à cet instant. Ses doigts accrochent mes petites mèches dans ma
nuque et elle tire un peu dessus, m’arrachant un gémissant qu’elle cueille
sur mes lèvres. Cette caresse me rend complètement fou.

Mettant fin au baiser, haletant, je pose mon front contre le sien, mêlant
nos souffles erratiques.

– Le vrai Madd contre la vraie Charly.

Me prenant par surprise, elle m’embrasse à nouveau, écrasant ses lèvres


déjà gonflées sur les miennes, me montrant l’étendue de cette vérité. Elle ne
sait pas comment dire qu’elle me désire, mais elle peut me le montrer et elle
ne s’en prive pas. Je la laisse mener la danse, mordiller ma lèvre inférieure,
jouer avec sa langue, espiègle et curieuse. Ses doigts dans mes cheveux
envoient une multitude de décharges électriques dans ma colonne, jusque
dans mon bas-ventre tendu. Et durant tout ce temps, mes mains explorent
son corps, cartographient ses courbes aguicheuses. Je n’en ai jamais assez,
je voudrais être partout à la fois. Sur son corps. Sur sa bouche. En elle.

Charly plonge son regard dans le mien, avant de crocheter la serviette


qui ceint mes hanches. Avec un sourire enjôleur, elle la dénoue et la laisse
tomber à mes pieds avant de reculer pour me contempler. Mais c’est Charly,
toujours tiraillée par ses démons intérieurs, et elle baisse le regard, vaincue
par une pudeur qui n’a plus sa place ici. Je tends un bras et du bout du
doigt, remonte délicatement son menton.
– Non, regarde-moi, Charly. Tu voulais me voir, me voilà… Je ne me
cache pas.

Je n’ai jamais vécu un instant aussi érotique que celui-ci. Ce moment où


le temps se fige sous son regard inquisiteur. J’en perds le souffle, le nord et
la tête. Ses iris balaient mon corps avec émerveillement et pour la première
fois depuis une éternité, je me sens important pour quelqu’un. Elle me rend
indispensable à ses yeux, même si ce n’est que pour cette nuit. Ses prunelles
s’attardent sur mon ventre, mes abdos finement dessinés par les travaux du
quotidien au campement. Elle a perdu toute gêne quand elle contemple mon
sexe dressé, gorgé de désir rien que pour elle. Ce qu’elle voit à l’air de lui
plaire et mon membre palpite par anticipation, impatient de connaître sa
douceur. Puis elle revient sur mon visage et je suis bouleversé par ce que je
lis sur le sien. Confiance, résilience, désir brut.

Le temps s’étire, ses prunelles vissées aux miennes, le désir enflant dans
nos ventres et qui devient palpable entre nous.

Électrique. Puissant. Dévastateur.

Je m’avance lentement vers elle, comme un prédateur qui s’apprête à


sauter enfin sur sa proie et Charly recule avec un sourire mutin au coin des
lèvres, jusqu’à buter contre la colonne du lit à baldaquin. Elle lève les mains
au-dessus de sa tête et attrape la barre en bois, s’offrant à mes yeux affamés.
Mais le jeu a assez duré, j’ai envie de plonger en elle, de la faire mienne. Je
saisis soudain sa taille fine, la faisant sursauter. J’en profite pour approcher
mon visage du sien, m’arrêtant si près de sa bouche entrouverte que je sens
la chaleur de son souffle devenu court.

– Je t’ai eue…

Elle laisse échapper un petit rire cristallin et je plaque mon corps au sien,
entreprenant dans le même temps de la débarrasser de ce tissu qui l’entrave.
Son soutien-gorge en coton blanc, simple, mais tellement elle, choit au sol à
son tour. Je parsème sa poitrine de baisers brûlants, laissant ma langue
apprivoiser ses courbes douces, jusqu’à son mamelon que j’avale
goulûment, lui tirant le plus merveilleux des gémissements. Je cajole l’autre
sein de ma main, pétrissant doucement ce globe offert, titillant sa pointe
durcie de mes doigts. Jusqu’à ce que ses plaintes se muent en doux cris.

Puis, à genoux, je laisse ma bouche dériver sur son ventre plat. Ses mains
se perdent dans mes cheveux, me griffant légèrement de ses ongles. Je
dégrafe son short et le fais descendre le long de ses jambes au galbe parfait.
J’enfouis mon visage contre elle, humant sa délicate odeur de femme. Je
m’enivre d’elle. Jusqu’à marquer mon esprit au fer rouge. Je perds le
contrôle sur mon cœur, sur mon corps. J’empoigne ma queue et entame
quelques va-et-vient pour soulager la tension que sa fragrance entêtante
provoque, tout en butinant le haut de ses cuisses, qu’elle serre
langoureusement l’une contre l’autre.

– Charly, soufflé-je, à l’agonie. Laisse-moi te goûter. Écarte tes cuisses…


– Madd qui me supplie à genoux… qui l’aurait cru…

Elle tire sur mes cheveux pour relever ma tête. Dieu que j’aime plonger
dans les profondeurs de son regard. Je peux y lire tellement de choses que
c’en est désarmant. Elle est un puits de sincérité et de souffrance contenue,
un océan de non-dits et de secrets.

Pour mon plus grand bonheur, elle s’exécute et ouvre ses cuisses fermes
pour moi, fière de l’état dans lequel elle me met. Je mets un point
d’honneur à ce que son petit rire se transforme vite en cri quand je pose ma
bouche sur son intimité, après avoir écarté un pan de sa culotte blanche.
Mes mains largement étalées sur ses fesses pour la garder contre moi, ma
langue explore son sexe sans pudeur, découvrant chaque repli de ses pétales
exquis, m’abreuvant de son nectar sucré qui m’enivre aussi sûrement que le
plus fort des alcools. Je plonge en elle, remonte vers son clitoris gonflé pour
l’aspirer entre mes lèvres. L’ego galvanisé par les cris rauques qui sortent
de sa gorge, je poursuis ma torture sur son bourgeon sensible jusqu’à sentir
ses jambes trembler. Je me débarrasse de sa culotte trempée et pose une
cuisse sur mon épaule, l’exposant encore un peu plus. Je regrette que
l’obscurité me cache en partie ce trésor qui s’ouvre sous mes yeux. Ses
mains triturent mes mèches sans aucune douceur et putain, j’adore ça ! Elle
laisse la brutalité de son désir prendre le dessus et je bande encore plus fort,
s’il est possible.

Mes doigts partent à l’assaut de sa féminité et je pénètre son fourreau


serré. Les mains de nouveau agrippées à la colonne du lit, cambrée et
entièrement offerte au plaisir, elle se laisse enfin aller aux sensations. Je
n’ai jamais admiré tableau plus merveilleux et excitant que celui de Charly
qui jouit sur mes doigts, dans un long cri de délivrance. Subjugué, mon
esprit bascule. Quelque chose en moi éclate au grand jour et je m’escrime à
le repousser de toutes mes forces. Plus tard. Plus tard…

Avant même la fin de son orgasme, je me redresse et je la retourne dos à


moi, me pressant contre son corps frémissant. Mon membre turgescent logé
contre ses reins, j’entame un lent mouvement entre ses globes charnus. Fort
heureusement, le cadeau d’accueil aux jeunes mariés regorgeait de trésors
tels que des capotes et je m’en équipe sans tarder.

Charly ondule contre mon sexe, ses fesses bombées tendues vers moi,
véritable tentation venue tout droit des entrailles de l’enfer. Et ce regard
éperdu qu’elle me jette par-dessus son épaule… Celui qui me supplie de la
posséder. C’en est fini de moi et de ma raison. Perdu le self-control.
Envolée la maîtrise de l’instant.

J’appuie sur le bas de son dos et guide ma queue vers mon paradis
terrestre. Mais aussi ma damnation éternelle. Je sais que je me fourvoie.
Que je devrais renoncer à sa douceur, à l’appel sensuel de son corps.
Qu’elle ne pourra pas être à moi. Mais elle est comme le chant entêtant et
envoûtant d’une sirène. On a beau savoir que le danger est tout près, que la
beauté du moment n’est qu’une illusion qui se dissipera bien trop vite, en
un battement de cils, tout est perdu d’avance. Vaincu avant d’avoir pris le
départ.

J’y penserai plus tard.

Plus tard. Trop tard…


Je m’enfonce lentement dans sa moiteur, perdant le souffle à mesure que
ma verge disparaît en elle, centimètre par centimètre, lui laissant le temps
de me faire une place dans son corps. Fasciné, je regarde ce point de
connexion qui s’établit entre nous, exalté par ce cri qu’elle pousse quand
elle me prend enfin tout entier en elle. Je l’enveloppe dans mes bras, une
main sur son ventre et l’autre agrippant son cou pour la redresser contre
moi. J’ai besoin d’être en contact avec la moindre parcelle d’elle, j’ai
besoin de la posséder entièrement. Planté dans son ventre jusqu’à la garde,
je dévore de nouveau sa nuque tendre et gracile, mordillant sa peau fine là
où elle est le plus sensible. J’apprends vite et le corps de Charly réagit au
quart de tour à mes sollicitations.

– Oh Madd… s’écrie ma brunette lorsque je plante mes dents dans son


épaule, pris d’un puissant besoin primaire de la marquer.
– Putain Charly, je…

Joueuse, elle se resserre autour de ma queue et la fin de ma phrase se


perd dans un son mi-humain mi-animal. J’entame alors un lent mais
puissant va-et-vient en elle, trouvant aisément ma place dans son corps,
comme si elle était faite pour moi.

À ma place…

Je sais bien que ce n’est pas le cas. Mais pendant une poignée de minutes
intenses, je veux y croire.

Je sors de son sexe pour mieux y revenir. Plus loin. Plus fort. Lui
arrachant des cris emplis de volupté chaque fois que mon gland effleure son
point le plus sensible.

Nos corps ondulent à une cadence allant crescendo, nos souffles se


mêlent sur un tempo effréné. Ballet de peaux brûlantes. Une goutte de sueur
dévale son dos et je me laisse hypnotiser pas le rythme de mes cuisses
tapant contre les siennes. La vague qui ravage mes reins est d’une violence
inouïe, elle dévaste tout sur son passage.
J’accélère mes coups de boutoir, les fesses de Charly venant à ma
rencontre dans une frénésie sauvage qu’elle n’hésite plus à extérioriser.
J’aime l’entendre. J’aime le son de sa voix devenue rauque quand elle crie
mon prénom.

Maddox. Même ce simple mot prend ce soir une autre dimension dans sa
bouche.

Ses parois se contractent autour de moi quand la digue cède et que la


deuxième vague de plaisir l’emporte, la laissant pantelante entre mes bras.
J’attrape ses hanches à pleines mains, la maintenant contre moi quand je
m’enfouis une dernière fois au plus profond d’elle pour y déverser ma
jouissance. Elle est mon point d’ancrage quand le voile de plaisir me
brouille la vue. Quand je perds toute notion de temps et d’espace, et que
mon esprit se désagrège. Incapables de bouger, nous restons un long
moment perdus l’un dans l’autre, savourant les quelques frissons qui
s’attardent encore sur nos peaux luisantes.

Puis, délicatement, je me retire de son corps, regrettant déjà sa chaleur.


Épuisée, Charly tient à peine sur ses jambes mais trouve la force de se
retourner pour poser ses lèvres sur les miennes, tendre caresse qui maintient
loin de nous la gêne et les éventuels regrets. Je savoure cette légèreté, la
douceur qu’elle met dans ce baiser.

Est-ce que je regrette ? Non, impossible. C’est le moment le plus


merveilleux que j’ai vécu depuis des années.

Était-ce raisonnable ? Non plus. Mais nous le savions tous deux depuis le
départ. Faisons comme si la donne ne venait pas de changer
inexorablement…

Ma belle brune dans les bras, je nous guide jusque sur les draps après
m’être débarrassé de ce qui m’encombre. Nos corps alanguis se trouvent de
nouveau, malgré la chaleur étouffante et je la serre volontiers contre moi, sa
tête sur ma poitrine. Sa main joue légèrement sur les vallons musclés de
mon ventre. Aucun de nous ne parle. D’ailleurs, les mots seraient superflus.
Ce que nous venons de vivre ne pourrait connaître de définition précise et le
silence accueille bien mieux les confidences secrètes de nos cœurs.

Ce soir, nous avons tenu ses démons en respect et je me suis senti entier
pour la première fois depuis la disparition de ma mère. Comme si nous
étions capables de recoller les morceaux brisés à force de caresses et de
baisers sauvages. Que chaque poussée dans son corps sublime pouvait
repousser les ténèbres.

Ça me donnerait presque envie de croire que la vie n’est pas si injuste,


qu’un autre chemin existe, bien qu’on ne puisse pas l’emprunter.

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29

Charly

Je suis réveillée par l’horrible sensation d’étouffer. Ma respiration est


bloquée dans ma poitrine et l’angoisse obstrue ma gorge. Vieille amie qui
revient à l’assaut dès que mes barrières s’effritent, comme ce fut le cas cette
nuit. Mais Madd n’a pas seulement ébranlé mes défenses, il les a tout
simplement pulvérisées. Et maintenant que mon esprit a retrouvé ses
facultés d’analyse, je suis morte de trouille. Parce que ce que j’ai ressenti
est loin, très loin de la promesse que je lui ai faite. Celle de ne rien attendre
de lui.

Parce que moi je ne veux jamais oublier cette sensation d’être enfin à ma
place entre ses bras, comme si mon univers venait de retrouver un axe pour
tourner dans le bon sens après toutes ces années d’errance. Comment faire
pour ne pas en vouloir plus ? Comment oublier que l’espace de quelques
heures, j’ai enfin pu respirer librement ?

Et vivre.

Et cela, grâce à son attention, à la manière dont il m’a poussée dans mes
derniers retranchements, obligeant mon corps à abandonner la lutte, bien
avant ma tête. C’est trop pour mon petit cerveau en surchauffe. J’ai besoin
d’air, je dois m’éloigner de lui, de sa chaleur qui me perturbe beaucoup
trop.

Soulevant doucement le bras de Madd posé sur ma hanche, je me faufile


discrètement hors du drap fin qui nous recouvre. Je n’ai même pas souvenir
de m’être endormie dans ses bras. En m’éloignant sur la pointe des pieds, je
contemple son beau visage assoupi. Même dans le sommeil, il dégage une
virilité hors du commun, ainsi qu’un air sauvage, insaisissable, qui lui va
bien. Totalement nue, je me dirige vers la baie vitrée où les prémices de
l’aube filtrent faiblement à travers le fin rideau.

Le regard perdu dans le vague, je n’ai plus les idées claires. Elles sont
parasitées par les images de cet homme magnifique allongé dans le lit
derrière moi. Des sensations ne tardent pas à suivre, délicieux souvenirs que
je veux chérir, puisqu’il me paraît hautement dangereux que ça se
reproduise. Je ferme les yeux pour les revivre, encore et encore. Son corps
puissant qui soumet le mien, son sexe qui pousse en moi, son souffle rauque
dans mon cou…

Non.

Ce que je suis en train de vivre, Calvin, lui, ne le vivra jamais. Je ne peux


pas. Je n’ai pas le droit, pas alors qu’il n’a jamais pu expérimenter cette part
de bonheur que je m’autorise. Tout est arrivé à cause de moi, c’est ma croix.
Ma pénitence. Le remords grignote du terrain pour polluer sournoisement la
beauté de ce que je viens de vivre.

– Tu comptes fuir encore combien de temps, Charly ?

La voix grave de Madd me fait sursauter en même temps qu’elle se


répercute dans chacune de mes cellules. Et ce qu’il m’assène me fait mal.
Bien trop mal pour que je ne sente pas le danger d’être ici avec lui. Je jette
un coup d’œil par-dessus mon épaule, pour le découvrir nonchalamment
appuyé sur ses coudes, le drap recouvrant tout juste le bas de son anatomie.
Ses cheveux sont en bataille, lui conférant un air moins sérieux que
d’ordinaire et mon cœur loupe quelques battements. Il est beau.
Indéniablement.

Et pas pour moi…

– Je ne fuis pas. Je…


Je me rends soudain compte qu’il me dévisage étrangement. Ou plutôt
qu’il fixe cette horrible cicatrice qui serpente sur ma peau, affreux stigmate
qui ne me laissera jamais oublier ce qui s’est passé huit années plus tôt. Le
jour où tout a basculé. Le jour où ma vie s’est mise sur pause pour ne plus
jamais redémarrer. Lui aussi, voit-il à quel point je suis fautive rien qu’en la
regardant ?

Ne dis pas n’importe quoi, Charly. Il n’est même pas au courant !

Et il ne doit pas l’être ! Je ne supporterais pas de voir dans ses yeux la


même haine que celle que mes parents me portent.

Le souffle court et les yeux humides, je me hâte vers la salle de bains,


ramassant au passage mon débardeur, au pied du lit, que j’enfile prestement.
Mais je ne suis pas assez rapide. À travers le voile vaporeux de la
moustiquaire, la main de Madd fuse pour m’attraper le bras, et m’empêche
de continuer ma route. Ma fuite.

Il a entièrement raison, je fuis.

– Regarde-moi, Charly. Tu regrettes ? Parce que moi non ! Nous deux,


c’est… C’est explosif ma belle, tellement bon, que c’est impossible d’avoir
des regrets.

Tout en parlant, il me ramène sur le lit. Je suis complètement perdue dès


qu’il me touche, mon corps capitule sans même lutter une seconde. Mon
cœur tressaute comme un fou dans ma poitrine, juste parce qu’il a posé sa
main sur moi.

Comment réagirait-il s’il savait ?

J’essaie de me servir de ce mantra éculé pour remonter mes défenses,


mais il ne m’en laisse pas le temps. Les yeux rivés aux miens, lisant dans
mon âme et me mettant complètement à nu, il anticipe tout ce que je
pourrais dire ou faire. D’un geste vif, il me fait basculer sur lui et m’installe
à califourchon sur ses cuisses, avec juste ce drap ridiculement fin entre son
intimité tendue et la mienne.
Fermant les yeux, j’ignore le plus possible son érection et la chaleur
sournoise qui se diffuse entre mes jambes. Il sait très bien ce qu’il fait, il
connaît ma faiblesse pour son corps à présent. Et tout en moi lui hurle qu’il
a raison ! Mon pouls s’affole, ma respiration est trop rapide et je sens mon
visage devenir plus rouge qu’une tomate trop mûre. Au point où j’en suis, je
n’ai plus qu’à me frotter contre lui pour devenir une vraie chatte en chaleur.

– Là, c’est bien mieux comme ça… murmure Madd avec un sourire en
coin.
– Madd, je… n’aime pas me montrer nue et… je… c’est gênant…
– C’est à cause de cette cicatrice ?

Il joue franc jeu, encore une fois. Je ne m’attendais pas à ce qu’il soit
aussi direct et ça me déroute. Mais je ne lis aucun jugement au fond de ses
iris, juste de l’intérêt pour ce qui se trame dans ma tête.

– Oui… avoué-je, à ma propre surprise.


– Charly… Je ne sais pas à quoi ou à qui tu dois cette trace sur ton corps.
Mais elle fait partie de toi, de ton histoire. Passer son temps à nier son
existence ne la fera pas disparaître.
– C’est une faiblesse que je me reprocherai toute ma vie.
– Ce sera une force le jour où tu oseras l’accepter, réplique-t-il avec
assurance.
– Elle me rend laide.
– Faux. Elle te rend unique. Tu es unique, Charly.
– Non… tu as tort Madd. Cal…

Je ne peux pas lui expliquer, je ne trouve pas les mots. Et ceux que je
voudrais prononcer meurent dans ma gorge. Je suis née deux, avec la moitié
de mon âme dans le cœur de mon frère jumeau. Ce lien entre nous est
indéfinissable. J’ai toujours vécu en me disant qu’il possédait une partie de
moi et inversement. C’était une évidence. Et Madd ne peut pas comprendre
ce vide que j’endure, qui se fait de plus en plus présent.

– Et il n’était pas toi. Tu n’étais pas lui. Deux entités différentes, unies
par un lien que je ne comprendrai sans doute jamais. Mais Charly, tu n’es
pas juste une copie de ton frère !

Il profite de mon arrêt sur image pour saisir le bas de mon débardeur et
le fait passer délicatement par-dessus ma tête. Comme un automate, je lève
les bras pour lui faciliter la tâche, en immersion totale dans ses derniers
mots.

– Tu es une femme sublime, Charly, fait-il en me ramenant vers lui.

Posant ses lèvres sur les miennes et ses mains autour de mon corps, il
commence à me butiner légèrement. Et moi, faible femme devant toute
cette tendresse, je ne peux que céder à ses douces avances.

– Madd, ce n’est pas raisonnable, murmuré-je tout contre sa bouche.


– Non. Mais tu m’as promis de me montrer la vraie Charly.
– Je ne comprends pas.
– Je pense que je n’ai pas encore vu la véritable toi.

Là, en pleine lumière à présent, il voudrait que je lui montre la vraie moi.
Celle que j’ai enterrée si profondément que je ne sais même plus si elle
existe encore ?

Me voyant me perdre une nouvelle fois dans mes pensées, il donne un


brusque coup de bassin sous moi. Son érection entre en collision avec mon
intimité, me tirant un faible gémissement. Soudain, cette situation me fait
penser à une autre et les réminiscences de ce rêve érotique que j’ai fait il
n’y a pas longtemps reviennent comme des flashs dans mon esprit. Mon
ventre s’embrase.

– Je paierais cher pour savoir quel genre de pensée te fait rougir ainsi,
ricane Madd avec sa moue de sale gosse.
– Juste un rêve…

Il me fixe quelques secondes, interdit, avant qu’un large sourire espiègle


n’étire sa bouche.

– Tu rêves de moi ? C’est plutôt flatteur !


– Tu t’accordes trop d’importance, Madd. Je n’ai jamais dit que c’était
toi. C’est peut-être…
– Ne prononce même pas son nom, grogne Madd en serrant mes hanches
de ses larges mains.

Je lui décoche un regard mutin. Bien sûr, jamais je ne lui avouerai que
c’est lui qui peuple mes rêves les plus torrides depuis un moment. Pas la
peine de gonfler son ego. Alors pour toute réponse, je me penche de
nouveau vers sa bouche, toute velléité de fuite oubliée. Je m’empare
fougueusement de ses lèvres et l’embrasse avidement, invitant sa langue à
danser avec la mienne. Et vu le son grave que je cueille de mes lèvres, il
apprécie l’initiative. La vraie Charly…

Que suis-je en train de faire ?

Je me mets à onduler doucement sur son membre, à travers le tissu,


attisant le feu entre mes jambes. Ses mains me maintiennent en équilibre sur
lui, mais me laissent aller à mon rythme. J’apprécie qu’il ne cherche pas à
donner son propre tempo. Cette fois, il me laisse les rênes, me forçant à me
dévoiler.

Devenu gênant, je ne tarde pas à virer le drap trempé de mon nectar, et la


chaleur de la peau veloutée de son sexe directement pressé sur le mien me
fait gémir. J’assouvis ce fantasme inavoué, celui de réaliser mon rêve
érotique et continue ma danse lascive, me redressant pour prendre appui sur
lui, mes mains à plat sur son torse. Ses muscles se contractent sous mes
doigts et Madd ne perd pas une miette du spectacle que je lui offre, un air
émerveillé peint sur son visage. Mon clitoris à l’agonie, j’accélère la
cadence et me concentre sur mon propre plaisir. La vraie Charly sera
aujourd’hui une femme un peu égoïste dans la jouissance…

La tête rejetée en arrière et les paupières closes, je laisse la vague


voluptueuse envahir mes entrailles, de plus en plus forte, de plus en plus
haute. Puis soudain, plus rien. Je me retrouve allongée sur le dos sur les
draps tièdes. Le bruit d’un emballage qu’on déchire à la hâte et le poids
d’un homme à la carrure imposante sur moi. Sa chaleur qui s’imprègne
jusqu’aux tréfonds de mon âme. Impatient, il se loge entre mes cuisses que
j’écarte volontiers pour faire place à son corps massif.

J’ouvre les yeux sur un océan de tendresse et je ne quitte plus son regard
quand il s’enfouit en moi d’une seule poussée. Le cri rauque qui sort de ma
gorge semble appartenir à une autre.

La vraie Charly.

Je flotte, entre ses bras et cet éther où j’oublie tout ce que je suis. Tout ce
que je fuis. Je m’accroche fermement à ses épaules tandis qu’il passe ses
bras sous mes genoux pour obtenir de moi ce que je n’ai jamais accordé à
personne. Ma reddition totale. La totalité de mon corps.

Sous ses coups de reins rapides et puissants, je crie mon plaisir sans
retenue. Je ne pense à rien d’autre qu’à son membre dur comme la pierre,
qui entre et sort de mon ventre, s’appropriant chaque parcelle de moi,
butant contre mes points les plus sensibles et même insoupçonnés.

Les yeux de Maddox brillent d’une lueur indéfinissable, presque féroce,


que je ne suis pas du tout en mesure de décoder, mais leur éclat me
galvanise. Un fin voile de transpiration se forme sur son front et sa
respiration est aussi erratique que la mienne. Il lutte. Moi également. Alors
au moment où il s’y attend le moins, je me dégage de son étreinte et le
refais basculer sur le dos. Il s’étale lourdement sur le matelas, surpris, et je
ne lui laisse pas le temps de réaliser. J’escalade son corps et aligne mon
sexe avec le sien, avant de délicieusement m’empaler sur lui. J’accueille sa
belle largeur en criant de plaisir, soulagée de me sentir comblée. Cette fois-
ci, je ne compte pas perdre le dessus. J’attrape ses mains pour les poser sur
ma poitrine, réclamant la douce torture qu’il sait si bien lui infliger, et je ne
m’arrête plus. J’ondule sur lui jusqu’à ce qu’il crie grâce, jusqu’à ce que je
me délite sous ses yeux, mon corps pulvérisé en milliards d’étincelles
brûlantes, éclatant dans un cri primaire et salvateur.

– Putain, Charly !
Deux mots qui précèdent sa propre délivrance, qu’il imprime en moi
d’un violent coup de bassin qui me propulse sur son torse. Aussitôt, ses bras
se referment sur moi, et tandis que je cherche mon souffle égaré par le
plaisir, je me surprends à souhaiter de toute mon âme qu’il ne les rouvre
jamais pour me laisser partir.

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30

Maddox

La tête de Charly dodeline sur mon épaule, ballottée par les cahots de la
route. Les ornières sont profondes sur ce passage vers la réserve Masaï, et le
véhicule est mis à rude épreuve. Plusieurs fois nous avons cru perdre une
roue ou rester embourbés, mais notre guide à l’habitude de ce terrain
dévasté. Les pluies des moussons font des dégâts un peu partout, rendant
parfois les accès impraticables. Seulement ici, on compose avec la nature,
sans se plaindre.

Hakuna matata…

La petite parenthèse enchantée va bientôt prendre fin et ma morosité


s’accroît à mesure que nous nous rapprochons du camp de Wild Protect. La
réalité ne va pas tarder à nous retomber dessus, et tous les problèmes qui
vont avec. Je suppose qu’il n’y a pas d’incident majeur à déplorer, sinon les
gars m’en auraient fait part.

Je serre ma brunette assoupie un peu plus fort contre moi, préservant au


maximum son corps des affreux mouvements de la camionnette. Mais
comment est-ce possible de dormir ? Ce trajet est un calvaire ! À sa
décharge, les derniers jours n’ont pas été de tout repos, entre les safaris sous
le soleil brûlant la journée et les longues nuits dans ses bras.

Je ne sais plus quoi penser de tout ça et les perspectives me troublent


plus qu’elles ne le devraient. Il m’apparaît très clairement que ce n’est pas
uniquement une sorte de désir puissant à exorciser avant de passer à autre
chose. Non, c’est un peu plus que cela.
Bien plus que cela…

Son corps est devenu un refuge dans lequel je me sens bien. Ses caresses
et ses étreintes pleines d’une tendresse qui lui est naturelle apaisent la
colère de mon âme. Elle n’est pas simplement une femme sublime. Elle est
magnifique également à l’intérieur. Toutefois, je reste sidéré par
l’immensité de sa détresse. Je ne sais pas ce qu’elle traîne comme
casseroles, mais ça a laissé des traces indélébiles sur son être. Et ça
l’empêche d’avancer. Je suis loin d’être débile, je sais additionner 2+2, et
toute cette tristesse a un truc à voir avec son frère. Un jumeau dont elle ne
parle jamais et qui est pourtant présent dans chaque souffle qu’elle expire,
dans chaque mouvement qu’elle esquisse. Il est une présence invisible mais
constante. Rien que sa manière de faire tourner sa breloque autour de son
poignet l’atteste.

Au fond, ça ne me regarde nullement. Pourtant, sa détresse me fait de la


peine. Elle mérite plus que ces miettes de bonheur qu’elle s’autorise à
grappiller.

Des images de Charly plein la tête, et pas forcément les plus sages, je me
laisse bercer par les mouvements de la voiture. Je voulais la véritable
Charly, je l’ai eue. Il y a encore des progrès à faire pour qu’elle ne se replie
pas sur elle-même comme si elle regrettait aussitôt ce qu’elle venait de
faire, mais j’avais raison sur ce feu qui couve en elle. C’est une femme
fougueuse et passionnée, et j’apprécie encore plus cette nouvelle version
qu’elle me dévoile.

J’ai dû m’assoupir à mon tour un long moment. En ouvrant les paupières,


je reconnais le paysage dans lequel nous serpentons plus calmement. Nous
ne sommes pas loin du camp. Penchée sur le siège avant, oubliant les règles
de sécurité, Charly converse doucement avec Issa, notre guide. C’est dingue
cette capacité d’adaptation qu’elle a développée ici en si peu de temps,
même s’il a fallu la pousser un peu. J’admire sa ténacité.

Je détaille son corps avec avidité. De sa queue de cheval qui me rappelle


une scène torride dans la salle de bains du lodge, à ses fesses parfaitement
moulées dans ce short beige. En passant bien sûr par cette poitrine qui fait
fourmiller mes mains tant elle m’appelle. Sans fioritures, sans superflu,
Charly se contente de l’essentiel, et je trouve ça diablement sexy !

Captant mon œil intéressé sur elle, elle me lance un sourire espiègle qui
fait tressauter ma queue dans mon pantalon déjà trop serré. Mais mon
enthousiasme se tempère quand je la vois soudain froncer les sourcils. Je
suis son regard pour tomber sur quelque chose qui plombe immédiatement
l’ambiance.

Non, pas ça… Pas maintenant !

Nous sommes devant le portail grand ouvert de Wild Protect et un


véhicule inconnu est garé devant la maison. Un énorme Range Rover noir et
rutilant sûrement dernier cri et qui pue le fric à des kilomètres à la ronde.

Complètement douché par ce que ça implique, je me rencogne dans mon


siège, m’exhortant au calme. Ma tête bourdonne déjà et mon self-control
s’effrite à une vitesse effarante. Même la présence de Charly ne pourra pas
m’aider sur ce coup-là.

– Madd ? Tu sais de qui il s’agit ?


– J’en ai une petite idée oui, grogné-je entre mes dents serrées.
– Tu éclaires ma lanterne ?

Je ne lui réponds pas, trop embourbé dans ma rage pour lui fournir des
explications claires. Sitôt notre voiture arrêtée, je saute de mon siège et
sors, avide d’air frais. Ma colère broie ma poitrine comme un étau,
m’empêchant de respirer.

Putain, qu’est-ce qu’il fout ici ? Que me veut-il ? Ça ne lui suffit donc
pas de gâcher ma vie, il faut aussi qu’il vienne jubiler jusque sur mon
territoire ?

Je file vers la maison comme si j’avais le feu au cul, aveuglé par la rage
sourde qui pulse dans ma tête, me rendant hermétique aux appels de Charly.
– Madd ! Madd, attends !

Je retourne la baraque, de plus en plus remonté, prêt à en découdre avec


mon indésirable géniteur. Je ne pensais pas qu’il débarquerait si vite, ce
salaud. Je fulmine, mais il n’y a personne. J’ouvre les portes à la hâte, les
claquant plus violemment que nécessaire contre les murs. Ressortant en
trombe, je tombe sur Charly et la bouscule presque. Elle s’accroche à moi,
un air suppliant sur le visage. Elle n’est pas dupe, elle voit bien que je suis
hors de moi et prend des pincettes pour m’aborder.

– Madd, calme-toi ! Dis-moi…


– Reste en dehors de ça, Charly ! Ça ne te regarde pas.

Elle accuse le coup et je me déteste d’être à l’origine de cette tristesse


qui envahit son regard. Je sais qu’elle veut juste m’aider, mais de le voir
débarquer ici rend les choses beaucoup plus tangibles. Ça me renvoie ma
situation inextricable en pleine gueule. Et le fait que je doive tirer un trait
sur Charly.

Je suis vraiment un con !

Je me dirige presque en courant vers mon bureau dont la porte est


ouverte. De quel droit se permet-il de pénétrer dans mon antre ? N’a-t-il de
respect pour rien ni personne ? Je ne prends même pas le temps de me
calmer avant d’entrer en trombe dans la pièce. Et je le vois, là,
tranquillement assis derrière mon bureau, lisant un rapport confidentiel
qu’il n’a même pas le droit d’avoir en main.

Ça fait au moins un an que je n’ai pas vu mon père et à ce que je


constate, il n’a pas changé. Le même air arrogant est peint sur sa tronche, il
pue toujours autant le luxe, déplacé dans un endroit comme celui-ci. Rien
qu’avec son costume hors de prix, je n’ose imaginer tout ce que je pourrais
financer dans ce campement. Ses cheveux gris sont plaqués en arrière et je
déteste que son visage soit presque identique au mien. Je lui ressemble
énormément et ce n’est en aucun cas une fierté pour moi.
– Qu’est-ce que tu fous ici ? Tu n’as pas le droit d’être dans ce bureau ni
de consulter ces papiers !
– Bonjour, fils.

Ce mot m’horripile et il le sait parfaitement. Il se lève pour se poster


juste devant moi, l’air arrogant. Anton Jefferson dans toute sa splendeur.

– Et sache que je m’octroie tous les droits quand ça te concerne, déclare-


t-il, mielleux. Après tout, sans moi, cet endroit, si miteux soit-il, n’aurait
jamais vu le jour.

Je serre les dents, ravalant mes injures. Je ne lui ferai pas le plaisir de me
voir sortir de mes gonds. Une petite main apaisante se pose soudain dans
mon dos et aussitôt mon esprit échauffé relâche un petit peu la pression.
Bien sûr, Charly est incapable d’écouter quand on lui demande quelque
chose. Et la voir, là, confrontée à cet enfoiré, me tord le bide. J’aurais voulu
la préserver de ce qui va suivre. Les yeux lubriques de mon père balaient
son corps de manière vulgaire et impudique, et je sens ma brunette monter
sur ses ergots après s’être fait traiter de la sorte.

– Charly Duncan, se présente-t-elle en lui tendant la main. Je suis la


vétérinaire du centre.

Il la toise, une moue dédaigneuse sur ses lèvres. Je sais déjà qu’il va se
montrer odieux et je rapproche Charly de moi, comme si mon corps pouvait
faire rempart entre les paroles acides qui vont fuser et son petit cœur trop
tendre.

– Anton Jefferson, assène-t-il froidement sans la quitter des yeux. Et je


n’ai pas pour habitude de serrer la main du personnel.

Elle accuse le coup, tentant de ne pas laisser paraître son humiliation et


son irritation. On pourrait croire en la regardant que ça lui importe peu.
Mais pas moi. Parce que je la connais de mieux en mieux et je vois qu’elle
se contient. Je sens son pouls s’affoler sous mes doigts et je devine la
tension nerveuse qui habite son corps.
– Bien, monsieur Jefferson. Je vais retourner dans mon bureau. Je n’ai
pas pour habitude de perdre mon temps avec les personnes impolies et
dénuées d’intérêt.

Le regard étincelant de colère, elle nous fixe tour à tour avant de tourner
les talons, nous laissant abasourdis. Charly vient de se faire un ennemi,
mais je jubile et ne m’en cache pas.

– Je pensais que tu prenais ta tâche au sérieux. Force est de constater que


tu laisses cet endroit aller à vau-l’eau pour batifoler avec des traînées.
J’espère que je ne me trompe pas en envisageant de te laisser les rênes de
Jefferson Corp.
– Tu sais ce que je pense de ça, craché-je, hargneux. Et je ne te permets
pas de porter un tel jugement sur Charly ! continué-je, serrant les poings
pour éviter de lui décocher une droite. Elle…
– Peu importe qui elle est. C’était terminé avant d’avoir commencé, tu le
sais aussi bien que moi. Nous avons un accord toi et moi, n’oublie pas.
– Comment pourrais-je oublier que tu n’es qu’un immonde salopard !

Je saisis son précieux costard à pleines mains, mais il est loin de se


laisser impressionner. Cet homme n’a pas de cœur. Les sentiments, les
émotions lui sont inconnus et manipuler les gens autour de lui est ce qu’il
sait faire de mieux. Il se dégage brusquement de mon emprise et époussette
son vêtement, comme si mon contact l’avait souillé. Je ne suis pas un fils
pour lui, je suis un pion. Une pièce d’un jeu dont je n’ai pas toutes les
règles et qu’il déplace à sa guise sans se soucier un instant que ça me
convienne ou non. Ou de me blesser. Tout ce qui lui importe, c’est le
contrôle, le pouvoir.

– Tu n’as aucun droit de me dicter ma vie ! éructé-je, hors de moi.


– Ce contrat atteste le contraire, fait-il en tapotant une liasse de papiers
entre ses mains, son sourire de tordu étirant ses lèvres. Cela dit, celle-ci est
appétissante, tu dois passer de bons moments avec elle.

Il m’écœure. J’ai envie d’effacer ce rictus malsain de sa sale gueule. Je


dois à tout prix couper court à cette mascarade lamentable avant d’avoir un
geste malheureux.

– J’ai un successeur pour ce pitoyable endroit. Dieu, que ta mère aurait


honte de ce que tu en as fait. Il est dans ton intérêt que les choses se passent
sans heurt, Maddox. Un claquement de doigts et tu n’es plus rien.
– Qui ?
– Monsieur Van Den Hoven, qui d’autre ? Il achèverait de se laisser
convaincre si son nom était associé à Wild Protect.
– Jamais !

Mais il ne m’écoute même pas. Il croit avoir tout calculé, avoir la main
sur tout ce qui se passe, mais cette fois, j’ai un coup d’avance sur lui.

– D’ailleurs, il est venu avec Candice. Nous avons pensé que ça te ferait
plaisir de la voir. Elle est absolument charmante, comme à son habitude.
Comme tu n’étais pas là, je les ai installés dans les chambres principales. Ta
sœur est venue aussi, elle a pris la pièce au fond du couloir.
– Non, c’est la chambre de Charly.
– Plus maintenant.

Son ton est sans appel, et d’ailleurs il n’attend même pas de réponse
puisqu’il sort de mon bureau sans un regard pour moi. Il décide, on
s’exécute. Je me hais d’être ce pantin si faible face à lui, mais il a raison, il
me tient par les couilles avec ce contrat. La rage me submerge et je la laisse
prendre possession de mon corps. Je hurle ma frustration et ma fureur.
J’envoie balader la chaise d’un coup de pied hargneux, tirant une
satisfaction malsaine à la voir se fracasser contre le mur. Cinq minutes…
Cinq petites minutes avec lui suffisent à faire exploser mes barrières.

Et Charly ? Que vais-je pouvoir faire pour la préserver de tout ça ? La


préserver de lui, de sa perversité ? Je n’ai pas joué franc jeu avec elle, et un
mauvais pressentiment me bouffe les entrailles. Je laisse ma tête pendre
entre mes bras tendus, en appui sur le bureau. Trop de choses se bousculent,
trop de choses auxquelles je dois penser. Trop à avaler d’un coup.

J’aperçois Jahi sur le pas de la porte, un air désapprobateur sur son


visage d’ébène. Si lui aussi se met à critiquer le moindre de mes actes, le
moindre de mes faux pas, alors je n’ai plus personne sur qui compter.

– Je ne comprends pas tout ce qui se passe Maddox. Mais je voulais


simplement te dire que même si la vérité est difficile à exprimer, ou à
entendre, elle soulage le cœur et purifie l’âme.
– Elle va me haïr.
– C’est mieux que de lui mentir. Les mensonges sont un poison, ils sont
sournois et finissent toujours par éclater au grand jour.

Mon ami plein de sagesse me lance un dernier regard énigmatique avant


de me laisser seul avec mes pensées. Je dois prendre une décision. Mais
quoi que je fasse, quoi que je décide aujourd’hui, deux certitudes
s’insinuent dans mon cerveau survolté.

La première, c’est que je suis en train de tomber amoureux de Charly.

La deuxième… c’est qu’avant même d’avoir pu le lui dire, je l’ai déjà


perdue.

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31

Charly

Je tourne en rond dans mon bureau, comme une lionne en cage. Je suis
tout bonnement furieuse ! Non, mais de quel droit ce connard se permet-il
d’avoir ce comportement avec moi ? Et ses petits yeux pervers qui me
détaillaient tel un vulgaire bout de viande… J’en frissonne encore de
dégoût. Si j’ai bien tout suivi, cet odieux personnage n’est autre que le père
de Madd, et il n’a pas l’air ravi du tout que ce dernier lui rende visite. Deux
hommes avec une surprenante ressemblance physique et qui ne sauraient
pourtant être plus différents. Sans conteste, je préfère Madd, même dans ses
mauvais jours…

Je soupire, lassée par le voyage et par cette scène surréaliste. Moi qui, il
y a encore quelques heures, flottais sur un petit nuage au-dessus de la
savane, je viens de remettre les pieds sur terre avec une brutalité sans nom.
La bulle vient d’éclater et la réalité vient de me rattraper.

Le cœur un peu serré, je tente de calmer mes nerfs en faisant du


rangement dont cette pièce n’a absolument pas besoin. Tout est à sa place
grâce à mon formidable assistant Awa. Ce petit ira loin, jusqu’à réaliser son
rêve j’espère. Mais je dois bientôt me rendre à l’évidence, je ne vais pas
pouvoir faire l’ermite bien longtemps. J’ai besoin d’une douche et de me
restaurer.

Je ne sais pas où ils sont tous passés, car je ne croise absolument


personne sur le chemin jusqu’à ma chambre. Enfin, je suppose que Madd
doit être retranché dans son bureau, qui lui sert régulièrement de refuge.
J’irais bien le rejoindre, mais je crains qu’il ne me renvoie dans mes cordes
encore une fois. Il était dans une telle rage… Je n’aime pas le voir comme
ça. Quand il monte ainsi ses murailles, je sais que je ne peux lui être
d’aucun secours. Si tant est qu’il ait envie d’être secouru.

J’entre dans ma chambre pour y pêcher quelques affaires propres en vue


d’une douche et ma stupeur est immense quand j’avise une valise ouverte
sur mon lit. Il y a des fringues partout, et surtout ces affaires ne
m’appartiennent pas !

– Qu’est-ce que c’est que ce foutoir encore ?


– Oh, je suis désolée ! On m’a dit que je pouvais m’installer dans cette
chambre.

Je fais brusquement volte-face pour tomber nez à nez avec une frêle
jeune fille qui baisse immédiatement les yeux quand je la fusille du regard.

– Cette chambre est visiblement occupée !


– Père m’a dit que… Enfin… je…

Mince, j’y suis peut-être allée un peu fort, je ne voulais pas lui faire peur.
Je ne suis pas comme ça d’habitude, si impulsive, tellement envahie par la
colère. Mais cette journée me paraît interminable et je suis fatiguée, à cran.
Je n’ai absolument pas envie de gérer tout un tas d’imprévus causés par un
enfoiré qui se croit chez lui !

– Tu es donc la sœur de Maddox ?


– Oui ! opine-t-elle, des étoiles apparaissant soudain dans ses yeux.

En la regardant de plus près, je trouve en effet des airs de Madd sur son
visage un peu trop pâle. Ses longs cheveux noirs sont sagement tressés sur
le côté de sa tête et tout en elle suggère une immense réserve. Avec un père
pareil, ça ne m’étonne même pas qu’elle paraisse si effacée.

– Je suis Charly, la vétérinaire, fais-je avec un sourire, la main tendue.

Main qu’elle prend volontiers et serre chaleureusement, un immense


sourire éclairant son minois. Elle n’a pas l’air bien dangereuse. Je suis à la
fois déçue et décontenancée. Madd ne m’a absolument pas parlé de sa
famille et j’ignorais totalement qu’il avait une sœur. Il m’a poussée aux
confidences sans rien lâcher de son côté et ça me laisse un petit goût amer.
Ces quelques jours avec lui m’ont permis d’entrevoir un homme plus
serein, plus drôle et passionné que d’ordinaire, mais rien d’intime n’a filtré.
Je ne le connais toujours pas et ça me chagrine énormément.

Hypocrite… tu n’as rien dit non plus…

– Zoey. Je… Non rien, laisse tomber.


– Non, je t’écoute Zoey. Que voulais-tu me demander ?
– Je suis désolée de t’avoir piqué ta chambre. Je suis horriblement gênée.
On peut partager le lit cette nuit si…
– Inutile, Zoey, la coupe la voix grave de Madd dans mon dos. Je vais
trouver une solution pour Charly, mais tu es gentille de t’en soucier.
– Madd !

La jeune fille lui saute dans les bras et il la réceptionne avec joie, un
sourire sincère sur ses lèvres. Il est visiblement très attaché à sa sœur et ça
me peine d’autant plus qu’il ne m’ait pas parlé d’elle. Les occasions n’ont
pourtant pas manqué ces derniers jours. Je les observe, envieuse, et mon
cœur semble soudainement peser une tonne. Comme Calvin me manque…
C’est atroce…

– Je vous laisse en famille, fais-je, sans pouvoir empêcher ma voix de


prendre un léger ton aigre.
– Oh, Charly, tu me feras visiter le refuge ?
– Demain matin ? Je suis fatiguée et je ne sais toujours pas où je vais
dormir…

Je m’empare tout de même de quelques vêtements et file droit vers la


salle de bains, ignorant le regard appuyé et désolé de Madd. Je suis
également en rogne contre lui désormais. Ruminant dans ma barbe et
agacée par tous ces revers de situation, j’entre dans la pièce comme une
furie, manquant de peu de faire claquer la porte contre le mur.
– Non, mais vous ne pouvez pas faire attention ? Cet ensemble en lin
m’a coûté une petite fortune !

La voix aiguë qui me hurle dessus me perce les tympans et agresse mon
cerveau. Je mets quelques longues secondes pour enfin percuter que la
pièce n’est pas libre.

C’est. Un. Putain. De. Complot.

Qui est cette poupée siliconée ? Et que fait-elle dans la salle de bains,
précisément au moment où je tuerais presque pour une douche ? J’en ai ma
claque ! Et cette femme me toise avec tellement de mépris que je ne me
retiens pas.

– Quelle idée de mettre un tel costume pour venir se perdre dans la


brousse, franchement ? Vous vous croyez à la Fashion Week ?

Je la détaille de la tête aux pieds vu qu’elle ne se prive pas d’en faire de


même. Je n’arrive cependant pas à imiter sa moue dédaigneuse quand elle
avise mes boots pleins de poussière. Son petit air supérieur m’énerve déjà
profondément. Je ne sais pas qui est cette garce, mais elle est jolie.
Complètement à côté de la plaque côté vestimentaire, mais jolie. Elle
pourrait être tout à fait le genre de Jefferson senior. Grande et blonde
comme les blés, la poupée glacée arbore d’immenses yeux bleus qui lui
illuminent le visage. Dommage cependant que sa poitrine soit si
disproportionnée. Mais ma foi, si ça plaît au père de Madd, je m’en fous
royalement. Elle a l’air assez jeune, mais cet enfoiré ne semble pas se
soucier du sens des convenances, pas plus que des rudiments de la politesse.
Sa poule de luxe non plus visiblement.

– C’est mieux que de ressembler à une souillon, réplique-t-elle avec un


sourire qui en dit long sur ce qu’elle pense de ma petite personne. Je vais
vous demander de sortir maintenant.

Elle me pousse littéralement vers la sortie et me referme la porte au nez.


Encore sous le coup de la surprise, je me retrouve face au battant clos, ma
serviette et mes fringues sur les bras, complètement interdite. Je me sens
comme un nuisible. Un être insignifiant qu’on chasse sans état d’âme.
Indésirable dans ce lieu que je considérais comme mon autre chez-moi.

La voix de Maddox me tire de ma torpeur et enflamme de nouveau ma


colère.

– Charly !
– Alors toi ! m’écrié-je en tendant un index rageur vers Maddox.
Pourquoi tu ne m’as rien dit, hein ? Je ne suis pas assez bien pour connaître
ta famille, c’est ça ? Ah, j’oubliais… je fais partie du petit personnel ! À la
niche, Charly !
– Arrête ! Tu sais que ce n’est pas ça du…
– Tu sais quoi ? m’écrié-je, furibonde. Je m’en fiche ! Je vais dormir
dans mon bureau !

Je déguerpis aussi vite que mes jambes fatiguées me le permettent et je


l’entends me courir après dans le couloir. Mais je ne ralentis pas l’allure, je
n’ai aucune envie de l’affronter. Je veux juste laisser ma colère s’exprimer
dans ces grands pas rageurs qui me mènent jusqu’à la douche solaire. Madd
est sur mes talons, il essaie d’en placer une, mais je l’en empêche chaque
fois. Je ne suis pas en état d’entendre la moindre explication, je dois
d’abord faire retomber la pression. Je me doute bien qu’il n’a pas vraiment
choisi de faire venir tous ces gens. Son père est plutôt du genre à imposer sa
présence, même s’il se sait indésirable.

– Charly, écoute…

Je mets la douche en route et crie quand l’eau froide me tombe dessus.


Journée de merde ! Je peste encore et encore. À peine séchée, j’enfile mon
haut sur ma peau humide et force sur mon short pour le remonter. Je sors en
trombe et file droit vers mon endroit personnel. Ma petite clinique. Là, au
moins, personne ne viendra me reprocher d’exister !

– Charly ! Putain, ce que tu peux être têtue ! Viens dormir avec moi ce
soir, on trouvera un moyen de…
– Pas question !
Je suis butée, et pourtant j’en meurs d’envie. Je fais vraiment n’importe
quoi, je ne sais même plus ce que je veux. Mais cette colère qui me
submerge est vraiment anormale pour moi. Je n’ai pas l’habitude d’exploser
de la sorte et j’en suis toute chamboulée. C’est comme si un barrage avait
cédé sous une pression trop forte et que je ne savais plus gérer le flot de
sentiments et d’émotions qui déferle derrière comme un tsunami.

– Charly ! s’écrie-t-il en m’agrippant le bras pour que je me retourne.


– Tu ne m’as même pas parlé d’eux, Madd !
– Alors, c’est ça le fond du problème ? Pas qu’ils soient là et qu’on t’ait
volé ta piaule ? Ou que mon père t’insulte ?
– Si, bien sûr ! Le comportement de ton père est affreux. Mais… Je ne
sais pas. Je pensais que…
– Que quoi ?
– Non, rien. Oublie.

Je ne peux quand même pas lui dire, là, sur le pas de la porte, que notre
relation de quelques jours représente plus pour moi que ce qu’on s’était
promis ! Je sais que le ridicule ne tue pas, mais l’humiliation, non merci. Le
rejet ? J’ai déjà donné.

– Viens au moins dormir avec moi, quémande-t-il, adouci.


– Je ne pense pas que ce soit une bonne idée.
– Tu… Tu regrettes, Charly ? Pour nous ?
– Je ne sais pas. À toi de me le dire Madd… Y a-t-il un nous à regretter ?

Je le regarde droit dans les yeux, attendant une réponse qui, finalement,
ne vient pas. Il hésite, je le vois bien, mais ce silence qui s’étire entre nous
me fait mal. Et quand il me lâche le bras pour finalement reculer et fuir,
mon cœur se délite. Petit organe qui s’effrite dans une affreuse douleur. Je
savais que j’aurais dû me taire. Il n’est pas pour moi. Il ne l’a jamais été.

Bien sûr qu’il n’y a pas de nous. Qui voudrait d’un nous avec une fille
aussi brisée que moi…

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32

Maddox

Je ne peux pas lui répondre.

Je ne peux pas lui répondre et ça me bouffe de l’intérieur. Je n’arrive pas


à encaisser son regard blessé et son air désabusé. Je ne la repousse pas. Je
ne regrette absolument rien. Mais putain, je suis pieds et poings liés par un
odieux chantage et je n’ai pas le droit de lui faire des promesses que je sais
ne jamais pouvoir tenir. Elle ne le mérite pas. Jamais je n’aurais dû laisser
mes envies et mon propre désir prendre le pas sur tout ça. La chute va être
trop brutale, pour elle comme pour moi. Cependant, jamais je n’aurais pu
deviner que quelque chose d’aussi fort allait naître entre nous. Rien ne
laissait présager que nous allions finir par nous entendre pour créer une
sorte d’alchimie qui nous pousse vers l’avant. Je n’ai pensé qu’à ma gueule,
assouvissant mes pulsions alors que je savais Charly fragile, et je me fais
l’effet d’un connard. Je ne vaux finalement peut-être pas mieux que mon
père…

Et putain ! Si j’avais su que réaliser mon rêve allait m’obliger à faire


autant de sacrifices… Je le paie décidément trop cher, mais je refuse de tout
perdre. Je ne peux pas abandonner ! Et ça me tue à petit feu, encore plus
maintenant que Charly est entrée dans l’équation.

Je hais ce père qui n’en est pas un et qui me manipule comme une putain
de marionnette ! Je savais que tôt ou tard, il me ferait payer de ne jamais
avoir été ce fils qu’il aurait voulu que je sois. Moi je n’ai jamais voulu de
lui pour modèle, je n’ai jamais marché dans ses pas comme un bon petit
chien. J’exècre ce qu’il est, l’empire pourri sur lequel il a bâti toute sa
gloire. Je hais chacune de nos ressemblances comme si elles pourrissaient
mon âme. Et il ne peut pas encaisser cette rébellion.

Je savais que la venue de cet enfoiré qui se prétend père allait une
nouvelle fois foutre la merde. Et je déteste avoir eu raison sur ce coup-là.
Dès qu’il apparaît quelque part, il ne peut s’empêcher de contrôler et
dédaigner tous ceux qui l’entourent. Asseoir sa pseudo-supériorité est son
sport favori. Me rabaisser aussi.

Posté dehors, droit comme un i et le regard braqué sur les restes calcinés
du bâtiment qui abritait les lionceaux, il est encore sur mon chemin. Pire
qu’un caillou dans une godasse dont on n’arrive pas à se débarrasser. Il
m’empêche de rejoindre la maison et je n’ai pas d’autre choix que de
m’arrêter à sa hauteur, bien que j’aie autant envie de lui adresser la parole
que de me planter une hache dans le pied.

– Tu n’es pas digne de ce projet, commence-t-il sans même me jeter un


regard. Regarde ce gâchis.
– Tu n’as pas ton mot à dire sur la façon dont je dirige cet endroit,
assené-je. Je le paie suffisamment cher pour que tu restes en dehors de ça.
– Plus pour longtemps. Le père de Candice est prêt à signer les papiers
qui assureront sa succession à la tête de la fondation. Nous n’attendons plus
que toi pour finaliser la suite.

Je fulmine et me retiens de toutes mes forces de l’envoyer se faire foutre.


Sur ce coup, j’ai une longueur d’avance et il va tomber de haut pour une
fois. Moi, le fils incapable, j’ai réussi à anticiper une de ses manœuvres. S’il
croit que je ne vois pas qu’il fait tout pour récupérer Wild Protect par
personne interposée, il se plante sur toute la ligne. Bien que ses motivations
restent floues, mon instinct me souffle de ne pas céder, car ce serait une
catastrophe. Quitte à en passer par l’odieux chantage qu’il mène sur moi.

– Tu n’as aucun droit sur Wild Protect ! grogné-je entre mes dents
serrées. Et c’est ce qui t’emmerde le plus, hein Papa ? Je ne renoncerai pas
à cet endroit.
Sarcastique, j’insiste méchamment sur ce mot que j’ai toujours refusé de
prononcer, tellement vide de sens quand on parle d’Anton Jefferson. Papa…
Si je suis une terrible déception pour lui, j’aimerais pouvoir le mettre face à
ses propres échecs et lui dire qu’il en est une pour moi aussi. Il n’a rien d’un
père. Ni pour moi ni pour Zoey.

– Je ne comprends toujours pas pourquoi tu tiens tant à récupérer cet


endroit miteux, comme tu le dis si bien, je reprends, plus suspicieux que
jamais.
– Mes motivations ne te regardent pas ! me claque-t-il. Peut-être que
lorsque tu auras fait tes preuves, je t’accorderais ma confiance. Pour
l’heure, ce que j’ai sous les yeux suffit à me persuader que tu ne seras
jamais à la hauteur de ce que j’attends d’un fils. Tu es né perdant et tu le
resteras. Dieu comme je regrette d’avoir laissé ta mère te farcir le cerveau
avec ses inepties !

Mon sang ne fait qu’un tour et la colère dicte mes pas, me rapprochant
dangereusement de cet être abject. Je suis suffisamment près pour que son
haleine me chatouille le visage.

– Je t’interdis de parler de maman ! m’écrié-je, rouge de rage et les


poings serrés.

Il me toise avec un demi-sourire qui en dit long sur le mépris qu’il me


porte. Une merde sous sa semelle, voilà l’étendue de sa considération pour
moi. J’ai depuis longtemps abandonné l’idée d’être le fils qu’il voulait
avoir. Je n’attends rien de lui. Ni compliment ni attention. Mais ça fait mal
tout de même. Parce qu’il parle d’elle. De cette femme exceptionnelle qu’il
ne respectait pas non plus.

Évidemment, tout ça fait remonter les souvenirs de ma mère, sa


gentillesse, son altruisme. Je me demande encore comment elle a pu se lier
à cet homme détestable. Et comment elle a pu vivre toutes ces années à ses
côtés sans se plaindre. Avec mes yeux d’enfant ou d’ado, je n’avais pas fait
attention à tout ce qu’elle a enduré, mais maintenant, avec le recul et ces
reproches constants, je me pose beaucoup de questions qui ne trouveront
jamais de réponses.

– Va te faire foutre ! Je ne signerai pas tes foutus papiers !


– Bien sûr que si, tu n’as pas le choix si tu veux que cet endroit survive à
ton départ et si tu souhaites garder mes subventions !
– Je n’ai jamais dit que cet endroit n’aurait pas de successeur. D’ailleurs
il en a déjà un !

Son regard planté dans le mien, je ne sais quoi y lire. Pas une once de
fierté, c’est certain. Il n’exprime rien, juste de la froideur, et je devine qu’il
calcule déjà son prochain coup. Il perçoit son existence comme une putain
de partie d’échecs, essayant de deviner la stratégie des adversaires et en
ayant toujours plusieurs coups d’avance. Je n’envie pas sa vie. Je n’en veux
pas. Finalement, moi qui croyais avoir une existence solitaire au fin fond de
ma savane, je réalise que je ne suis pas le plus seul de nous deux. Du haut
de sa tour d’ivoire, le monde doit lui paraître si petit et si insignifiant. Je le
plains.

C’est dans le silence le plus total qu’il tourne les talons. Et quand il est
suffisamment éloigné, je relâche enfin la pression et le poids qui
comprimait ma poitrine s’envole. Cette lutte constante quand il est dans les
parages me met sur les nerfs. Je suis fatigué de retenir toute ma rancœur, de
taire toutes ces vérités qui ne demandent qu’à sortir… Mais il me le ferait
payer au centuple. Mon géniteur est un homme impitoyable.

Je réalise soudain que j’ai besoin d’elle. J’ai besoin de Charly. De sa


chaleur, de sa douceur. J’ai besoin de me perdre en elle. Je veux me nourrir
de sa passion et de ses baisers. Je prends violemment conscience que je vais
devoir abandonner derrière moi la seule chose de bien qui me soit arrivée
depuis que ma mère est partie, alors les doutes m’assaillent. Est-ce que tout
ça en vaut encore vraiment la peine ?

Je soupire en passant mes mains dans mes cheveux et jette un regard vers
son bureau. La lumière est encore allumée. Je n’aurais que quelques pas à
faire pour aller la retrouver…
Pour lui dire quoi ?

« Écoute Charly, je ne décide pas de ma vie, je ne peux toujours pas te


faire de promesses. Mais je suis fou de toi alors voilà, même si c’est
impossible entre nous, ce serait cool qu’on couche encore ensemble. T’en
penses quoi ? »

Non. Impossible. Je ne serai pas ce connard qu’elle croit que je suis. J’ai
envie d’elle, j’ai besoin d’elle, mais je ne suis pas sans cœur. Et je ne vais
pas briser le sien.

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33

Charly

Installée comme je peux dans le fauteuil décati dans mon bureau, ça fait
quelques heures maintenant que j’ai abandonné l’idée même de dormir.
Trop de choses tourbillonnent dans ma tête. Toute sa famille qui débarque
de nulle part pour je ne sais quelle raison. Cette sensation de me sentir
indésirable et inférieure dans cette maison que je considérais ces dernières
semaines comme mon nouveau foyer. Le regard malsain de cet homme
froid et insultant. Le dégoût de cette inconnue dans la salle de bains. Madd.

Comment les choses ont-elles pu dégénérer si vite ? L’instant d’avant


nous étions à l’abri dans une petite bulle et en une fraction de seconde, au
moment où ils sont arrivés, tout a volé en éclats. La fragile stabilité que je
pensais avoir instaurée ici vient de prendre un sacré coup dans l’aile et je
sens que je vacille. Mon esprit est de nouveau sur un fil, jouant à
l’équilibriste. Sauf que je ne suis pas douée à ce jeu-là. Jusqu’à présent, je
suis toujours tombée, de plus en plus bas.

Le visage indécis de Madd s’impose sans cesse dans ma tête. Je revois le


doute au fond de ses magnifiques yeux noisette. Ça me hante. Et plus je me
repasse le film, plus mon ventre se noue, plus j’ai du mal à respirer, comme
si le poids de son rejet comprimait ma poitrine, tel un étau impitoyable. J’ai
tout gâché, comme d’habitude. C’est ma faute, je l’ai mis au pied du mur et
je ne sais vraiment pas comment faire machine arrière.

Je m’extirpe de mon fauteuil et rejoins l’extérieur. Je connais cette pièce


par cœur, la pénombre ne me pose aucun souci et je préfère ça. Je redeviens
une ombre, un fantôme, une invisible. L’air tiède balaie mon visage,
chassant l’unique larme que je m’autorise à verser. Je suis une idiote et je
mérite ce qui m’arrive, c’est le juste retour de bâton pour avoir osé ne
serait-ce que caresser du bout du doigt le bonheur et l’insouciance. Tout ce
dont j’ai été privée depuis ce jour funeste. Depuis ce jour où j’ai tout perdu.
La vie me rappelle constamment qu’on paie longtemps le prix de ses
erreurs, qu’on n’échappe pas à la sentence, aussi loin croit-on courir pour
lui échapper.

La mienne, la voilà. Être condamnée à vivre sans chaleur, sans amour. Il


est un fantôme, alors je le deviendrai aussi, c’est aussi simple que ça.

Le vide et le froid m’ont envahie et j’ai besoin de me réchauffer. Je ne


suis pas rassurée toute seule ici, à l’écart des autres. Je me rends compte
que j’ai pris l’habitude de me savoir entourée désormais, et cette soudaine
solitude me pèse. J’ai créé une sorte de dépendance à leur présence. À celle
de Maddox… Ils n’ont eu aucun scrupule à me dépouiller de ma chambre et
j’enrage contre eux, contre Madd. Et encore une fois, c’est la colère qui
prend le dessus.

Alors que je m’apprête à entrer le plus silencieusement possible dans la


maison, un mouvement vif à ma gauche attire mon regard. Mon cœur
s’emballe et je retiens de justesse le cri qui allait sortir de ma bouche quand
je reconnais la large carrure de Maddox. Assis sur une chaise et les pieds
appuyés contre le mur, il se balance doucement d’avant en arrière. Il est
bien trois heures du matin, que peut-il bien faire dehors à cette heure ? À
moins que…

– Qu’est-ce que tu fais là ? Tu as la chance d’avoir un lit, dommage de


ne pas en profiter, lancé-je, acide.
– La nuit m’aide à réfléchir. Et j’ai vu que tu étais sortie. Je ne te
laisserai jamais sans protection, Charly.
– Laisse-moi en douter…
– Et pourtant, je suis là, non ? Ça fait des heures que j’ai les yeux rivés
sur ton bureau.
Je voudrais tant laisser la colère me consumer. Ce serait tellement plus
facile de le détester. Mais ses mots me touchent plus que de raison. Il n’a
pas oublié que je suis morte de trouille depuis l’incendie et il a veillé sur
moi, sacrifiant son sommeil et son confort. Évidemment que ça me touche,
comment pourrait-il en être autrement ? Mais pourquoi ? Il me repousse,
puis me protège. Je ne comprends plus…

– Eh bien, je te remercie de ta… sollicitude.

Les larmes menacent, mon cœur est en vrac. Le nœud dans ma gorge se
resserre et mon ventre me fait mal, surtout quand je croise son regard. Je
regrette immédiatement de ne pas être à l’abri au creux de ses bras, de me
pelotonner dans sa chaleur. J’ai froid loin de lui. Je suis vide et je réalise à
peine tout ce que ça implique.

Bien sûr que tu le sais ! Tu es amoureuse, idiote. Et il ne veut pas de


toi…

Je retourne vers la maison, bien décidée à mettre une distance de sécurité


entre nous. Je ne veux surtout pas qu’il voie dans quel état il me met, je ne
veux pas lui donner cette emprise sur moi. Après tout, il m’avait prévenue.
Pas de promesses.

Seulement, c’est mal connaître Madd et son caractère buté. Il se relève


comme un ressort et je n’ai pas franchi le seuil que je me heurte à son torse
puissant. Il me rattrape avant que je ne bascule en arrière sous le choc et ses
grandes mains se posent sur mes épaules, consumant ma peau avide. Il me
marque au fer rouge et je m’en veux d’être aussi faible. Je m’en veux
d’aimer ça et d’avoir envie de lui crier « Encore ! ».

Je me déteste d’être si accro à cette envolée de papillons qui caracolent


dans mon ventre dès qu’il m’approche. Je me hais d’être totalement
envoûtée par son odeur masculine si virile et si entêtante, mélange de lui, de
savon et de soleil. Son parfum m’enveloppe comme pour me retenir
prisonnière. Otage consentante.
Je m’en veux tellement d’être si désarmée face à lui, que je n’arrive
même pas à me dégager de son étreinte. Ses mains sur moi, ce n’est tout
simplement pas assez. Je veux tout. Lui tout entier. Et tout ce qu’il n’est
visiblement pas prêt à me donner.

– Charly… souffle-t-il. Tu ne comprends pas…

Je lève la tête pour pouvoir plonger dans ses yeux et je me noie dans leur
douloureuse profondeur. Dans cette nuit d’encre qui nous enferme dans son
cocon de noirceur, j’y reste accrochée en silence, perdant pied dans ce
tumulte qui bouillonne en lui. Non, en effet, je ne comprends plus rien. Je
sais juste que cette flamme que je vois danser dans son regard ne brûle que
pour moi à cette seconde. Qu’elle fait écho à celle qui dévore mon ventre.
Et je succombe, pauvre poupée sans volonté. Dans un sanglot, je cesse de
lutter. Mon âme capitule et je dépose mes armes dans ses mains.

Madd pose son front sur le mien, balayant mon visage de son souffle
chaud et instinctivement je tends mes lèvres vers lui. Je veux cueillir ce flux
ténu et erratique sur sa bouche, respirer le même air, me fondre dans sa
chaleur. Même si c’est tout ce qu’il peut me donner. Je me fais l’effet d’une
femme désespérée. Mais je préfère survivre avec le peu qu’il me donnera
que de me languir loin de lui, pleine de regrets. Non, je ne le comprends
pas, mais je décide à cette seconde que je m’en fiche. Comment peut-on
ressentir autant en si peu de temps ? D’où sortent la profondeur et
l’intensité de mes sentiments pour cet homme compliqué ? Il y a quelques
semaines, je ne le connaissais même pas, et aujourd’hui, je mets ma vie à
ses pieds…

Lorsque le barrage en moi explose, laissant ces flots de sentiments


contenus déferler, je suis soufflée par la violence de ce que je ressens. Je
n’avais pas conscience que mon existence était aussi anesthésiée.
Maintenant je sais. Et la souffrance allant de pair avec le reste, je l’accueille
aussi à bras ouverts. Les larmes ruisselant sur mes joues, je colle
brusquement ma bouche sur celle de Madd, égratignant ses lèvres au
passage sous la vigueur de mon assaut.
Saisissant mon visage en coupe, il me colle contre lui en grognant, se
laissant gagner par mon élan désespéré. Ma langue cherche la sienne,
exigeante et avide. Je me délecte de la chaleur de sa bouche, de ses
immenses mains sur mon visage qui me gardent au plus près de lui. Je
voudrais que cet instant ne prenne jamais fin, que cette symbiose entre nous
dure encore et encore et encore… Maddox ne se cache pas non plus de ce
qui brûle en lui et je me perds encore dans ce tumulte. Que restera-t-il de
moi au petit matin, quand la réalité reprendra ses droits ?

– Je n’ai jamais voulu quelqu’un comme je te veux toi, Charly.

Son souffle balaie mes lèvres humides et gonflées alors que sa voix
prend des accents douloureux, comme si me vouloir, m’aimer, était une
torture.

– Pas de vaines promesses, c’est ce qu’on avait dit… Mais c’est


impossible avec toi, Charly. Parce que j’ai envie de tout te promettre, juste
pour voir un sourire sur ton visage… Impossible de ne pas t’avoir dans la
peau ! Tu es là, dans chaque cellule de mon corps et tu t’infiltres partout
dans ma tête. Ça me tue, tu me tues ! Chaque jour un peu plus…
– Pourquoi ?
– Parce que tu ne seras jamais à moi, Charly !
– Pourquoi, Madd ? chuchoté-je contre sa bouche. Tu vois, je ne fuis
plus… Alors explique-moi pourquoi tu luttes…

Il ne répond pas et dévore mes lèvres de nouveau, y apposant des baisers


de plus en plus appuyés, de plus en plus brusques, comme s’il voulait
incruster chacun de ses gestes sous ma peau pour que je ne les oublie
jamais. J’ai l’impression qu’il souffre physiquement de cette attirance pour
moi, que je lui fais vraiment mal à l’intérieur, et je ne sais pas quoi en
penser.

– Je ne veux pas te faire souffrir.


– Trop tard, Charly ! Je suis déjà à l’agonie… Je voudrais être le seul à
posséder ton corps sublime, je voudrais être le seul à qui tu penses. Je
voudrais que tu saches à quel point m’éloigner de toi me tord les entrailles.
Je voudrais lui crier que c’est déjà le cas. Que sa souffrance, je la
comprends mieux que personne. Mais il ne m’en laisse pas le temps et
reprend possession de ma bouche. C’est brutal mais éminemment excitant.
Il fait passer tant de choses dans ce baiser que ça m’enivre. Je n’arrive plus
à aligner de pensées cohérentes. Et quand il glisse ses mains dans mon dos
pour les passer sous mes fesses, je n’hésite pas un instant. Il me soulève et
je passe mes jambes autour de ses hanches, collant mon intimité à la sienne
et l’enserrant entre mes cuisses pour ne plus le laisser s’échapper. Douleur,
excitation, volupté, regrets, tout se mélange. Étrange maelström dont nous
ne sortirons sans doute pas indemnes.

– Regarde ce que tu me fais, Charly… Je vais devenir fou si je ne peux


pas t’avoir.
– Je suis là, pourtant, Madd, murmuré-je dans son cou, le faisant
frissonner. Je ne comprends rien à ce que tu racontes, mais je suis là. Et je
n’attends que toi…
– Je te dirai tout Charly. Mais pas maintenant. Pas maintenant…

Dévorant à nouveau sa bouche, j’ai à peine conscience qu’il nous amène


dans sa chambre. Ses bras puissants autour de moi, je prie pour que cet
instant ne finisse jamais. Je sais que ce soir, en plus de perdre mon cœur, je
vais perdre le peu qu’il reste de mon âme. Je la donne au seul homme qui ne
pourra rien en faire. Peut-être le regretterai-je un jour, sûrement même.
Mais pas ce soir.

Non, cette nuit, je veux graver chaque seconde dans ma mémoire,


comme si c’était la dernière fois que nos corps allaient fusionner. Alors un
vide immense m’envahit que je m’empresse de remplir de lui. Je ne sais pas
d’où ça vient, j’ai froid, j’ai chaud à la fois, je me noie et je me raccroche à
lui comme à une bouée de sauvetage.

Madd plaque mon dos au mur et je me frotte lascivement contre son sexe
dressé, tandis que ses mains pétrissent mes fesses. Je gémis, je grogne, je
prends, comme mue par un sentiment d’urgence. Je me sens si bien et si mal
à la fois. Perdue.
– Madd, ton bras… soufflé-je dans un bref sursaut de conscience.

Il grogne de contrariété, mais me repose doucement à terre et mes


vêtements s’envolent comme par enchantement. Je ne porte rien sous mon
short et mes tétons durcissent dès que l’air tiède les caresse. Sans perdre de
temps, il se penche vers moi pour les laper et je glisse mes mains dans ses
cheveux, massant et tirant les mèches rebelles quand les vagues de plaisir
irradient mon bas-ventre. Je soulève son tee-shirt, avide de sentir sa peau
nue contre la mienne. J’en ai besoin. J’en crève. Je suffoque loin de sa
chaleur.

Collée contre lui, sa bouche sur la mienne et ses mains sur ma poitrine,
en torturant délicieusement les pointes, je le débarrasse aussi de son
pantalon. Sa virilité s’érige entre nous, parfaite colonne de chair douce
comme de la soie et aussi dure que le granit. Je l’empoigne doucement,
savourant son poids parfait dans ma paume. Je suis si avide de connaître la
moindre parcelle de son corps, que je m’effraie un peu. Pas lui, visiblement,
vu le gémissement qu’il pousse dans ma bouche. Je passe légèrement mon
pouce sur son gland humide et le masse au rythme des sons rauques qui
sortent de sa gorge. Je commence de lents, mais amples va-et-vient, me
gorgeant de ses manifestations de plaisir, fière d’être celle à l’origine de
cette perdition.

– Stop, Charly, arrête…


– Ça ne te plaît pas ? fais-je, mutine.
– Beaucoup trop au contraire. Mais je veux profiter de ton corps, ma
belle. Je veux goûter chaque centimètre de ta peau, visiter chaque endroit de
ce paradis, même les plus défendus. Je veux tout connaître, Charly. Et je
vais le faire.

Je rougis violemment devant tant d’adoration et mon clitoris pulse,


anticipant la douce torture promise. Et il ne ment pas, passant les minutes
suivantes à se délecter de mon ventre, mordillant la peau fine de l’aine,
embrassant ce mont palpitant menant à d’autres plaisirs brûlants. Il s’attarde
longuement sur mon bourgeon gonflé de désir, explorant mes replis délicats
avec sa langue, ses doigts. Je ne sais plus où donner de la tête, il semble être
partout à la fois. Il s’aventure dans mon corps, titillant les points les plus
sensibles, s’insinue entre mes fesses, flirtant du bout des doigts avec ce
sillon interdit.

– Madd, je t’en supplie, viens…

Obéissant pour une fois, il se lève, majestueux dans sa glorieuse nudité et


fouille un tiroir de sa table de nuit. Fascinée, je le regarde gainer son sexe
de latex.

– Tu aimes me regarder Charly, me provoque-t-il en branlant doucement


son membre.

Ma gorge s’assèche et je ne réponds rien. Mais son sourire, que


j’aperçois dans la pénombre en dit long. Quand il revient vers moi, il a l’air
d’un prédateur sur le point de dévorer sa proie. Il n’aura pas à chasser bien
longtemps, je suis déjà plus que prête à l’accueillir. Je suis tellement
impatiente que ce vide en moi en est presque douloureux. Maddox
embrasse mes épaules, mes seins avant de me faire pivoter sans prévenir.
Pour garder l’équilibre, je plaque mes deux mains contre le mur. Je ne le
vois pas fondre sur mon cou pour le mordiller et je gémis bruyamment. Je
me fous à présent que la maisonnée soit témoin de nos ébats, je veux qu’il
se dépêche de prendre ce que je lui offre. Mais il ne l’entend pas de cette
oreille.

– L’impatience te va bien, Charly…

Oh bordel ! Il veut que je me consume, c’est certain. Mon entrejambe


palpite derechef et je me cambre, espérant entrer en contact avec son corps
pour apaiser le mien. Sa bouche passe langoureusement de mon cou au
creux de ma colonne vertébrale, réveillant chaque terminaison nerveuse sur
son passage. Je gémis, je suffoque et je me fige quand sa langue glisse sur
ma chute de reins, descendant si bas que l’indécence ne me permet plus de
penser correctement. Je ferme les yeux, laissant cette caresse inédite
m’envahir de frissons. Ses doigts jouent avec mon intimité trempée et il
pousse son avantage jusqu’à passer le bout de sa langue sur mon anneau
serré. Le cri qui sort de ma gorge est incontrôlable et me surprend moi-
même. Les spasmes qui ondulent dans mon bas-ventre me mettent à
l’agonie.

Fier de son effet, je le sens sourire contre mes fesses puis remonter
doucement vers mon cou.

– J’en apprends sur toi tous les jours, belle Charly…

Il bascule ma tête vers l’arrière et m’embrasse avec fougue. Il caresse


doucement ma vulve de son gland, et je grogne ma frustration.
M’immobilisant soudain contre lui, une main sur mon ventre et l’autre
puissamment arrimée dans mes cheveux, il donne un puissant coup de reins
pour s’enfouir en moi. Quelques secondes pour savourer cette invasion et
déjà il commence à prendre possession de mon intimité, variant angle et
rythme pour trouver celui qui me fait gémir plus fort. Je tremble, je
m’agrippe à ses avant-bras dont je sens les veines saillir sous l’effort. J’ai
envie de le voir. Je veux contempler son visage perdu dans le plaisir. J’ai
besoin de plonger dans ses yeux au moment où il capitulera.

– Laisse-moi te regarder, Madd.


– Que veux-tu voir, Charly ?
– Tout. Toi. J’ai besoin de savoir…

Il n’est pas nécessaire d’en dire plus. Il se dégage délicatement de mon


corps et s’installe sur le lit, le dos calé contre le mur. Il me tend la main et
j’enfourche ses cuisses. J’aime cette sensation de l’avoir contre moi, de
l’emprisonner comme si j’avais le quelconque pouvoir de le retenir. Douce
illusion bien sûr. Cruelle et chargée d’amertume. Madd soulève mes fesses
et m’empale sans pitié sur sa longueur. Je m’étire en gémissant pour
l’accueillir en moi et nous continuons notre folle ruée vers le Graal. Je rive
mes yeux aux siens, éperdue, et je vois. Le tumulte de ses sentiments. Tout
ce qu’il ne me dira pas, malgré sa promesse de le faire. L’âme meurtrie,
j’accélère le rythme de mes hanches jusqu’à ce que ses iris se voilent. Je
contemple sa reddition, à défaut d’avoir celle de son cœur.

Il rompt volontairement le contact visuel et se redresse pour enfouir sa


tête dans ma poitrine. Et quand la délivrance explose, il étouffe un long
gémissement entre mes seins tandis que je crie la mienne sans retenue, mes
ongles enfoncés dans sa peau.

Je reste longtemps dans cette position, mes bras autour de lui,


fourrageant tendrement dans ses cheveux. Je savoure les dernières
palpitations de plaisir de mon intimité, jusqu’à ce que mon cœur se calme.
Jusqu’à ce que mon esprit se souvienne de la douleur et que le vide ne
reprenne ses droits. Alors quand il s’installe pour dormir, me serrant au
creux de ses bras, je reste éveillée le plus longtemps possible. Je dessine et
redessine dans ma tête chacun des traits de son visage apaisé, je mémorise
chaque vallée, chaque sillon serpentant entre ses muscles, pour pouvoir me
rappeler la sensation exquise d’y promener mes doigts.

J’attends l’aube et ses révélations. J’attends de savoir quel chemin va


prendre ma vie, avec l’impression désagréable d’être sur une pente
savonneuse. Sans aucun moyen pour arrêter la chute.

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34

Charly

Ce sont de lointains éclats de voix chargés de colère qui me tirent du


sommeil. J’étire mon corps alangui et perclus de délicieuses courbatures,
me rappelant la fougue de nos ébats de cette nuit. Je me serais bien
remémoré tous ces instants parfaits entre les bras de Madd, si ma main
n’avait pas rencontré que du vide à mes côtés, laissant place à une vague de
contrariété. Je ne sais pas à quoi je m’attendais, mais certainement pas à une
désertion !

Remontée comme un coucou suisse, je repousse le drap d’un coup de


pied et sors du lit comme un ressort. Bien évidemment, comme je ne suis
pas dans ma chambre, je n’ai rien à ma disposition pour me rendre un peu
plus présentable. Tant pis, je remets mes vêtements de la veille et fais quand
même un détour par la salle d’eau pour m’asperger le visage et faire
disparaître tous les vestiges de cette nuit. Personne n’y prendra garde de
toute manière. Ici, ce genre de détail ne compte pas.

Devant le grand miroir en pied qui trône dans la chambre de Maddox, je


prends un instant pour me regarder. De vraiment me regarder. Cela fait des
années que je n’ose plus croiser mon reflet, de peur d’y voir ce qui me
blesse le plus au monde. Les traits de mon frère. Sa copie au féminin. Et ces
yeux vert émeraude que nous avons aussi en commun. J’ai peur de me
noyer dans l’océan de désarroi que j’y lis, peur que cet amour qu’il me
portait soit dilué dans ma honte et ma culpabilité.

Mais aujourd’hui, même si mon visage paraît chiffonné par le manque de


sommeil, je vois clairement que quelque chose a changé. Il y a dans mon
regard un petit éclat qui n’était pas apparu depuis une éternité. Un petit
scintillement qui me fait douter, mais que je ne voudrais plus voir
disparaître. Tout simplement parce que je le lui dois, à lui. À Madd. Et à
tout ce qu’il a fait pour moi depuis que j’ai posé un pied sur ces terres
africaines ensorcelantes. Je me sens étonnamment bien ici et je ne vois
vraiment pas pourquoi je mettrais fin à mon aventure à Wild Protect. Vu
mes débuts ici, c’est une sacrée surprise !

J’envisage de demander à Madd un poste à long terme, puisque c’est


quelque chose dont nous n’avons absolument pas encore discuté. J’ai envie
de rester. Je pense qu’oncle George serait fier de moi et de cette décision.

Même si j’ai le sentiment d’avoir enfin trouvé ma place quelque part,


d’être importante au sein de Wild Protect, je me sens toujours très mal à
l’aise dans la maison. La faute sûrement à ce ramassis de cafards qui a
débarqué dont j’exclus la sœur de Madd.

Dans la salle commune, je ne croise personne, ce qui est plutôt étrange.


Tout le monde devrait être attablé autour d’un petit déjeuner. Je fais un
passage éclair par la cuisine pour me servir un café avec l’intention de le
siroter à l’extérieur, tant que la température n’est pas encore trop extrême.
Puis, je pars en quête de Maddox. J’ai envie de le voir ce matin, et le fait
qu’il se soit sauvé en douce me pèse.

À peine sortie, je me fige. Le spectacle que j’ai sous les yeux n’a rien
d’anodin et je me demande si je ne suis pas en train d’halluciner. Madd
vocifère contre un homme qu’il tient par le col. Qui peut bien être cet
individu que je n’ai pas eu le déplaisir de croiser la veille ? Je grince quand
je vois les mains de la Barbie décolorée posées sur les biceps bandés de
mon amant déserteur, tandis que l’indésirable paternel jauge toute cette
scène d’un œil mauvais. J’ai le sentiment que la situation peut déraper à
tout moment et ne pas en comprendre la teneur m’angoisse.

– J’ai déjà dit que je n’étais pas intéressé ! s’écrie Madd avec une hargne
que je ne lui avais encore jamais vue. Vous pouvez vous carrer ce torchon
où je pense, vous n’aurez pas un grain de poussière de cet endroit ! Le
putain de contrat que j’ai signé quand j’ai fondé ce lieu me garantit tout
pouvoir décisionnel, et j’ai bien l’intention de faire valoir ce droit.
– Maddox, claque la voix glaciale d’Anton Jefferson. N’oublie pas à qui
tu t’adresses !
– Rien à foutre ! Je n’ai aucun respect pour des manipulateurs tels que
vous !

Maddox plaque violemment une enveloppe brune contre la poitrine de


l’homme, ce qui le fait reculer de plusieurs pas. Il a l’air d’un prédateur sur
le point d’attaquer, de mordre. Il fulmine et peine à se calmer, je le vois rien
qu’à ses poings qui se serrent convulsivement et ses mâchoires carrées
contractées. Je reconnais ce besoin inextinguible de se défouler et s’il n’y
prend pas garde, cette face de rat va tâter du poing de Maddox.

Ce que je ne comprends pas toutefois, c’est cette histoire de contrat. Ce


mec serait venu pour racheter l’endroit ? Pour en faire quoi ? Je suis
rassurée que Madd soit si furieux et réfractaire à cette idée. Je pense qu’il
ne se laissera pas faire. Je tiens à cet endroit, j’en ai fait ma deuxième
maison. Ça m’agace d’être tenue à l’écart de leurs discussions.

– Madd, mon chou, calme-toi, plaide la blonde avec sa voix


insupportable, en caressant son bras.

Je grince et tique immédiatement sur le « mon chou », mais ce n’est pas


le moment de faire un esclandre, alors je décide de m’éloigner. Cette
conversation ne me regarde pas et je n’ai pas besoin qu’on me rappelle une
nouvelle fois que ma place est près du chenil.

Les deux bergers d’Anatolie sont les deux seuls animaux restant au sein
du camp et je décide de les bichonner un peu. Ça me fera peut-être oublier
cette image obsédante des doigts manucurés de cette femme sur la peau de
Madd…

Avec le temps, les chiens et moi avons fini par sympathiser. Bien qu’ils
soient massifs et impressionnants, ils n’en sont pas moins demandeurs de
gratouilles. Alors je m’installe face aux ruines de l’ancien bâtiment qui
abritait mes deux protégés, assise à même le sol, et entreprends de les
papouiller. Plus tard, Massoud les emmènera faire leur tour de garde. En
attendant, ils profitent d’un peu de repos.

– Tu les gâtes trop.

Pas besoin de lever la tête pour voir qui m’adresse la parole, je


reconnaîtrais ce timbre viril n’importe où. Il fait vibrer une corde encore
sauvage en moi et c’est tout bonnement délicieux.

– Que veux-tu… il n’y a que des pachas ici, souris-je en avalant une
gorgée de mon café. Tu es parti tôt.

Je gratte le ventre de Titan qui halète et grogne de plaisir, se tortillant


dans tous les sens. Je fais mon possible pour ne pas lever les yeux vers cet
homme qui me chamboule, pour ne pas lui montrer ce que je ressens.

– Je suis navré Charly, s’excuse Madd en prenant place à mes côtés.


J’aurais mille fois préféré me réveiller dans tes bras et profiter de ton corps
chaud. Mais mon père avait quelque chose d’important à me dire et comme
d’habitude avec lui, ça ne pouvait pas attendre. Il tambourinait à la porte et
je suis étonné que ça ne t’ait pas réveillée.
– J’étais plongée dans un rêve très… profond, je réponds avec un regard
espiègle.

Il plonge son visage dans mon cou et inspire profondément. Je sens


encore la colère qui fait tressauter ses muscles puissants et mon contact
l’apaise peu à peu.

– Avoue, tu es une sorte de sorcière… Il n’y a que toi qui parviens à me


calmer comme tu le fais. J’étais à deux doigts de pulvériser cette tronche de
raie !
– Tu me dirais ce que c’est que cette histoire de contrat, Madd ?
demandé-je à brûle-pourpoint.

Il me jette un œil torve et ennuyé. La tension reprend sa place entre nous


et la boule d’angoisse grossit dans mes entrailles. Il hésite à me parler.
– Ce n’est pas grave. Après tout, ça ne me regarde pas, enchaîné-je
rapidement en me levant. Zoey ne va pas tarder à arriver !
– Qu’as-tu prévu avec ma demi-sœur ?
– Ta demi-sœur ? Je pensais que…
– Zoey et moi avons juste le même salopard de père.

Son air blessé écorche mon cœur. Je voudrais qu’il s’ouvre à moi, qu’il
me confie ce qui le rend si malheureux. Alors j’oublie cette petite pointe de
rancœur à l’idée qu’il me cache des choses et décide d’être là pour cet
homme. À genoux derrière lui, je colle ma poitrine dans son dos et l’enserre
de mes bras. Son cœur pulse rapidement sous ma main, et je ne sais pas si
c’est mon geste, mon contact ou le fait de parler de sa famille qui le met
dans cet état.

– Parle-moi, chuchoté-je dans son oreille.

Il soupire avant de rendre les armes.

– Quand tu me serres dans tes bras comme ça, je ne peux pas te


résister… Prépare-toi à une histoire d’une banalité affligeante.
– Elle ne peut pas être banale puisque c’est la tienne…
– J’ai toujours été un moins que rien aux yeux de mon père. Rien n’était
jamais assez bien pour lui, et jusqu’au bout ma mère a pris ma défense. Elle
était la seule barrière entre son mépris et moi. Il voyait en moi le parfait
petit héritier de son empire, et moi je n’ai jamais caché que je préférais le
foot ou les reportages animaliers. Comme tous les ados, je me foutais
complètement des affaires de sa société. Nous avons été assez tôt en
désaccord et en conflit permanent.

Il souffle un grand coup, comme si ce poison qui lui grignotait le cœur


lui faisait de nouveau mal. Je patiente, silencieuse, de peur de briser
l’instant. Ses confidences me sont précieuses. Parce que c’est un bout de lui
qu’il consent à me montrer.

– Ma mère est morte quand j’avais 15 ans. Elle s’est battue des années
contre un cancer et ni l’argent de mon père ni son précieux empire n’ont
réussi à la sauver. Je suis devenu incontrôlable, j’en voulais à la terre entière
et particulièrement à mon père. Il est devenu encore plus odieux. Plus il se
montrait cruel, plus je me rebellais contre ses plans. Tu vois, Charly, Wild
Protect, c’était le rêve de ma mère. Une fondation pour protéger les
animaux de la folie des hommes, réparer ce que notre main détruit. Et crois-
moi, l’homme est capable de monstruosités. Nous en parlions constamment,
et sur son lit d’hôpital, c’était la seule chose qui faisait encore briller ses
yeux.
– Tu as fait tout ça pour honorer la mémoire de ta mère ? m’enquis-je,
soufflée par un élan de tendresse incroyable.
– Oui, parce que c’était devenu aussi mon rêve et j’aurais tout sacrifié
pour y parvenir.
– Tu as réussi !
– Oui. Mais à quel prix ? Pour en revenir à Zoey, mon père a retrouvé
une femme à peine un an après le décès de ma mère, alors tu penses bien
que ça n’a pas arrangé nos rapports. Zoey est née peu de temps après que la
relation a été officialisée. Ce salopard baisait déjà ailleurs alors que ma
mère était sur son lit de mort !
– Alors Candice est la mère de Zoey ? Mince, elles ne se ressemblent pas
du tout !
– Oh non, rit Madd. Tu n’y es pas du tout ! Sa mère s’est tirée en
apprenant les nombreuses liaisons de mon père et en lui laissant Zoey sur
les bras. Ma demi-sœur et moi, on a grandi comme on a pu. Sans mère, ni
l’un ni l’autre.

Je le serre plus fort, parce que je sens cette brèche au fond de lui qui ne
demande qu’à prendre de l’ampleur. Cette crevasse de l’âme causée par la
perte d’un être qui vous est cher, je ne la connais que trop bien. Alors peut-
être que mon étreinte suffira à l’empêcher de se fissurer davantage. En tout
cas, je ne sais toujours pas qui est cette Candice pour Madd. Pourquoi elle
se permet de le toucher ? Pourquoi elle est si familière avec lui ? Ça me
ronge, mais je ne dis rien.

– Pourquoi tu l’appelles comme ça ?


– Comment ça ?
– Demi-sœur… Pour moi, ce lien ne peut pas exister à moitié, c’est un
concept que je ne peux pas comprendre. Tu as une sœur, elle fait partie de ta
vie, c’est tout ce qu’il y a à savoir non ?
– C’est parce qu’elle a sûrement la plus mauvaise moitié de mon sang.
Celle qui vient de notre père.
– Alors heureusement que tu as toujours été là pour m’empêcher de
devenir comme lui, lance une voix fluette derrière nous.

Nous nous retournons comme un seul homme, complètement surpris. Je


détache brusquement mes mains du torse de Madd et tente de cacher ma
confusion. Seulement en face, c’est une adolescente de 15 ans, pas une
enfant à qui on pourrait jouer du pipeau. Cependant, elle ne dit rien sur
notre position ou sur l’intimité que cela suggérait.

– Zoey…
– Ne t’en fais pas, Maddox. Finalement, ce ne sont que des mots, sourit-
elle. Moi, je te considère comme mon frère, depuis toujours, à part entière.
Parce que tu as toujours été là. Enfin, pas ces dernières années, mais je ne
t’en veux pas tu sais.

L’émotion est visible, les sentiments palpables entre ce frère trop


pudique, trop bourru, et cette adolescente qui n’hésite pas à montrer les
siens. Les larmes me montent aux yeux, parce qu’à cet instant, Calvin me
manque plus que tout. Ils ont la chance de pouvoir encore avoir ce lien
tellement essentiel entre eux, tellement beau. Moi, je ne l’ai plus, et je ne
supporte pas qu’on parle de ce lien comme d’une moitié, comme si on
pouvait le morceler. Non, c’est quelque chose d’entier, d’indéfinissable. Et
si le mien est brisé, c’est par ma faute et ce de manière irréversible.

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35

Charly

– Tu viens, Zoey ? Je t’ai promis de te faire faire le tour du propriétaire.

Madd me regarde d’un drôle d’air. Je sais qu’il a capté mon désarroi et
les larmes que je peine à ravaler pour faire bonne figure. Au fond de moi, je
sais que s’il le pouvait, je serais déjà au creux de ses bras pour puiser un
peu de sa force. Seulement, il y a sa petite sœur et je ne tiens pas à étaler ma
vie intime. Quant à Madd, il ne veut pas avoir à se justifier pour des raisons
qui m’échappent encore complètement. Il n’en a pas fini avec ses
explications.

Son histoire me touche énormément. J’ai mal pour ce petit garçon qui a
vécu sans la reconnaissance et l’amour d’un père. Pour cet ado
constamment en colère que je n’ai aucun mal à imaginer, puisque cette
haine, il la porte en lui encore aujourd’hui. Et ce matin tout me renvoie à ce
lien brisé en moi. Je ne sais pas pourquoi tout me revient en pleine poire
comme un boomerang, mais ce poing qui me broie le cœur ne se desserre
pas.

– Oui, je te cherchais justement Charly ! Je suis impatiente que tu


m’expliques ton travail !
– Quel enthousiasme, ma petite Zoey…

Nous nous éloignons toutes les deux, laissant Madd près de l’enclos. Je
sens la brûlure de son regard sur moi, je sais parfaitement qu’il savoure le
balancement de mes hanches, que j’accentue volontairement, joueuse. Je
me fais violence pour ne pas me retourner et contempler le désir sur son
visage, me contentant de son grognement frustré et contrarié qui me ravit au
plus haut point.

Zoey s’avère être de très charmante compagnie. Elle s’enthousiasme


pour tout ce que je lui montre et je crois que c’est le fait d’être immergée
dans l’univers de son frère qui lui plaît tant. Loin de ce père qui étouffe sa
personnalité, elle se révèle curieuse et plutôt bavarde. Rien à voir avec la
jeune fille renfermée et maussade de la veille. Ça me rend complètement
dingue ce besoin de pouvoir sur ses enfants qu’a leur géniteur. Je crois avoir
cerné sans mal le genre d’homme qu’il est, un patriarche qui croit pouvoir
se faire obéir au doigt et à l’œil, étouffant dans l’œuf la personnalité et les
projets personnels de sa progéniture. Je me demande comment Madd a
réussi à aller au bout de ce rêve qu’est Wild Protect. Est-ce que ça a un
rapport avec ce fameux contrat qui le met tant en colère ?

– Ici, c’est la salle où j’opère mes petits patients, expliqué-je à Zoey en


l’emmenant dans une pièce attenante à mon bureau.
– Mais… ça ne ressemble pas à une salle d’opération. Il n’y a presque
pas de matériel !
– Parce que ça coûte très cher. Et Madd fait de son mieux pour gérer cet
endroit, je suppose.
– Je ne comprends pas pourquoi Maddox refuse de se servir de l’argent
que notre père lui verse, marmonne-t-elle, vaguement contrariée.
– Je pense au contraire que c’est plutôt clair, répliqué-je avec un sourire
cynique. Ton frère aime se débrouiller seul. Même sans connaître votre
famille, je crois avoir deviné que Maddox n’a pas une relation des plus
sereines avec votre père…

Elle sourit tristement en retour.

– Oui. Et surtout, rien n’est gratuit avec notre père.


– Oh, toi… tu sais des choses que je ne sais pas encore !

Son sourire s’agrandit. Bien sûr qu’elle connaît des vérités que j’ignore !
Après tout, il s’agit de sa propre famille. Je suis un peu vexée que Madd ne
me fasse pas assez confiance pour me confier cette histoire de contrat. Mais
je suis bien décidée à la connaître également et j’asticote un peu la
demoiselle. Mais, si elle est aussi coriace que son frère, elle ne lâchera pas
le morceau facilement.

– Qu’est-ce que je peux négocier pour que tu lâches son secret ? susurré-
je en faisant mine de réfléchir.
– Oh là là, rien ! Madd me ferait la peau !
– Un tour en Jeep ?
– Tu peux mieux faire, réplique Zoey avec une moue boudeuse. Charly,
c’est pas bien ce que tu fais…
– Tu m’accompagnes sur la prochaine sortie ?
– Madd me l’a interdit, il dit que c’est dangereux ces derniers temps.

Mince, je m’en veux de ne pas y avoir pensé toute seule. Je ne veux


mettre personne en danger. Je cherche un deal équitable pour cette jeune
fille en mal de reconnaissance, elle aussi.

– Et si je te présentais un ranger super canon ?


– Canon, comment ?
– Canon, comme… Madd… fais-je sans réfléchir.

Non mais qu’est-ce qui m’a pris de lui dire ça ? C’est son frère ! Si
maintenant elle n’a pas compris que j’en pince pour lui…

Zoey me jette un regard en coin, mais je ne distingue pas de colère ni de


désapprobation. Non pas que j’en aie besoin, mais ça m’aurait déplu que
cette jeune fille que je commence à apprécier m’en veuille parce que j’en
pince sérieusement pour son frère. Je la sens capituler.

– Alors ? Ce contrat ?
– Tout ce que je sais, c’est que Madd l’a signé quand il avait tout juste
19 ans et qu’à la suite de ça, mon père lui a permis de fonder Wild Protect.
Il lui a filé pas mal d’argent pour lancer le projet, à ce que j’ai cru
comprendre.
– Mais il est à la tête de quel genre d’entreprise ton géniteur pour se
permettre ce genre de chose ?
– Je pensais que tu le savais ! s’écrie-t-elle, les yeux ronds.
– Bah non. Madd n’est pas particulièrement loquace, au cas où tu
n’aurais pas remarqué.

Elle ricane puis redevient sérieuse.

– Jefferson Corp. Mon père est à la tête de la première entreprise de


cosmétique sur le marché international. Et je crois qu’il est venu rappeler à
mon frère qu’il lui faut un successeur.
– Un successeur ? Tu veux dire que votre père voudrait que Madd prenne
la direction de la société familiale ?
– C’est ce que j’ai toujours entendu.
– Et cet homme avec vous ?

Gênée, elle regarde ses pieds.

– Monsieur Van Den Hoven est un potentiel associé de mon père. Je


crois qu’il a du mal à se laisser convaincre alors mon père emploie les
grands moyens, souffle-t-elle, dépitée.

Je crois que j’ai du mal à encaisser ce que je viens d’entendre. J’en ai le


tournis. Ce n’est pas possible, comment est-ce que j’ai pu ne pas faire le
rapprochement ? Je sais que j’ai vécu un peu à l’écart de tout et de tous ces
dernières années, mais quand même ! Et cette entreprise est celle qui a été
pointée du doigt à plusieurs reprises pour ses essais inhumains sur les
animaux. Toutes les associations de protection animalière ont eu leur petit
mot de désamour pour Anton Jefferson, le grand patron. Ce scandale avait
fait la une dans la presse.

Je pose mes fesses sur la table, mes jambes flageolantes menaçant de ne


plus me porter. Je ne sais plus trop quoi penser. Madd à la tête de cette
firme gangrenée ? Il me paraît pourtant être un homme intègre, fier et
engagé ! Je ne le vois pas diriger un tel empire allant complètement à
l’encontre de ses idéaux… Son discours de tout à l’heure me le prouve
encore. Je ne veux pas croire qu’il soit un tel hypocrite. Il ne peut pas
m’avoir menti !
– Et avec tout ce fric, il ne pouvait vraiment pas vous payer un lodge
cinq étoiles pour faire un vrai safari ? lâché-je, plus acide que jamais. Je
doute que sa femme et son invité soient enchantés du confort rudimentaire
du camp.

Zoey se fige et ses yeux ronds me dévisagent comme si une corne avait
soudainement poussé au milieu de mon front.

– Mais… Candice n’est pas la nouvelle femme de mon père.


– Alors c’est qui cette greluche qui se croit à un défilé ?
– Charly, je… je crois que ce n’est pas à moi de te dire ça ! Je vais
retourner dans ma chambre et… J’en ai suffisamment dit, Madd va me faire
la peau !

Zoey fait volte-face, les yeux baissés. De mon côté, je flaire


l’entourloupe à plein nez. On me cache un truc de taille et je ne vais pas la
laisser filer avec cette information. J’ai juste le temps de la rattraper par le
bras et de faire face à ses yeux suppliants. Mon âme se fissure déjà.

– Zoey ! Qui est cette femme ?

Le nœud se resserre, implacable. J’étouffe sans même savoir pourquoi.


Mon cœur loupe des battements et mes oreilles bourdonnent. Mon intuition
s’affole, mettant tous les compteurs dans le rouge alors que ma raison me
dicte de retirer ma question, car je ne vais pas aimer du tout la réponse.
Mais c’est trop tard, je dois savoir.

– Zoey…
– Je… Candice est la fiancée de Madd… Je croyais que… Il aurait dû te
le dire…

Tout s’emmêle. Mon cœur fait une chute de dix étages dans ma poitrine
et j’ai l’impression qu’un gouffre immense s’ouvre sous mes pieds et
m’avale sans aucune pitié. Je suis littéralement en roue libre, avec rien ni
personne à qui me raccrocher. Un goût de cendre envahit ma bouche
pendant que mon esprit lutte de toutes ses forces contre ce que je viens
d’entendre. Ça ne peut pas être vrai… Il ne peut pas avoir fait ça… Pas lui.
Fiancée… Fiancée… Fiancée…

Ce mot stupide tourne en boucle dans ma tête, il danse devant mes yeux,
vilaine litanie qui m’écorche de l’intérieur. Je ne pensais pas ressentir un
jour une douleur aussi atroce que celle ressentie il y a huit ans. Et plus il
tourne, plus l’étau autour de ma gorge se resserre. M’étouffe.

Pas Madd… Pas lui…

– Charly ? Tu te sens bien ? m’interroge Zoey, inquiète.


– Je… Il faut que je sorte, j’ai besoin d’air, soufflé-je, complètement
sonnée.

Je titube jusqu’à la porte, sous le choc. Je n’ai pas de mots pour décrire
ce que je ressens. Tout se mélange.

Blessée, trahie, humiliée.

Cet enfoiré est fiancé et il s’est bien caché de m’en parler. Moi qui
croyais avoir entrevu quelque chose chez lui cette nuit. Je l’ai cru,
naïvement, quand il m’a dit que je le rendais fou.

Pauvre fille !

Cette détresse qui m’envahit est d’une violence inouïe. Elle m’obstrue la
gorge, m’empêchant de respirer. Serrant mes bras autour de mon ventre
pour éviter de me désintégrer, je tente d’aspirer de l’air, telle une noyée qui
remonterait à la surface. Seigneur, mon cœur est tellement oppressé,
tellement douloureux…

Ça fait mal. À en crever. Et là, je comprends à quel point je me suis


fourvoyée.

Les larmes affluent, mais elles ne suffiront pas à chasser la peine. Pas
cette fois. Pas quand l’abîme dans lequel je plonge est aussi profond. Je
n’arrive pas à y croire. Il ne peut pas m’avoir menti. Pas lui. Il ne peut pas.
Et pourquoi pas ?

Après tout, c’est moi qui me suis fait des illusions… Je comprends
beaucoup mieux, tout à coup, cette insistance à ne rien promettre. Il a tout
voulu, sans rien donner. En sachant pertinemment qu’il n’y avait rien à
donner !

Les questions déferlent dans ma tête. C’est un champ de bataille sur


lequel mes sentiments sont piétinés. Sacrifiés.

Je l’aime !

Parce que l’illusion n’est plus de mise à cet instant. Sinon ça ne me ferait
pas si mal. Je n’aurais pas la sensation qu’on tente de m’arracher le cœur à
mains nues. Je n’aurais pas l’horrible impression qu’on comprime mes
poumons jusqu’à ce que mort s’ensuive.

Des larmes brouillent ma vue tandis que mes pas vacillants me portent
jusqu’à son bureau. Je dois savoir si c’est vrai. Je veux l’entendre de sa
bouche. Je veux le regarder dans les yeux quand il m’avouera sa trahison.

Mais quand je pousse la porte, il n’y a personne. Ce putain de bureau est


vide et une bouffée explosive de colère me submerge. J’ai envie de déverser
cette vague bouillonnante sur quelqu’un, ou sur quelque chose. N’importe
quoi. Alors je m’en prends à la petite lampe posée sur le bureau, que
j’envoie se briser contre le mur. Puis la chaise, que je balance dans un cri de
rage. Toujours hurlante, je dégomme une immense pile de papiers qui part
s’écraser au sol dans un fracas de feuilles volantes. Seulement ça ne suffit
pas. Rien de tout ça n’atténue ce que je ressens.

Je finis par m’asseoir au sol, le dos appuyé contre un pan du bureau, la


tête entre mes mains. Je suis totalement paumée. Je voudrais que Madd me
prenne dans ses bras, qu’il me dise que c’est un ramassis de conneries. Je
voudrais que tout ça ne soit qu’un affreux cauchemar dont je vais me
réveiller.
Malheureusement, la douleur qui pulse dans ma poitrine, au même
rythme que cet organe qui se flétrit de plus en plus à mesure que le temps
défile, me dit le contraire. Cette souffrance est trop réelle, trop palpable.
Pour moi, elle est comme une vieille amie qui rentre au bercail. Je la
connais par cœur.

Malgré ma vue brouillée, j’avise une enveloppe kraft dans la poubelle.


Le logo imprimé dessus me saute aux yeux, c’est celui de la Jefferson Corp.
L’espace d’une seconde, j’ai des scrupules à fouiller dans ses affaires.

Non, mais quelle conne je fais ! Je me fiche bien de fourrer le nez dans
ce qui ne me regarde pas, je me fous de m’introduire dans les secrets de
Madd sans son accord. Mon honneur bafoué et mon cœur en miettes, je
m’autorise cette intrusion.

Fébrile, je sors une belle liasse de papiers de l’enveloppe. Le logo


détestable de cette entreprise aux méthodes douteuses est partout. Comme si
on pouvait l’oublier, une fois associé au personnage odieux qui la dirige.

La nausée me gagne quand je parcours les premières lignes de ce contrat.


Je tremble et j’ai l’impression que le document est en train d’embraser mes
paumes.

Impossible. Non dites-moi que je suis en train de rêver…

Zoey ne m’a pas raconté de salades. Maddox Jefferson est bien pressenti
pour être le successeur de son paternel à la tête de l’empire familial. C’est
écrit noir sur blanc et toutes les pages sont paraphées des initiales MJ.
Maddox Jefferson.

Quel odieux menteur ! Et bien au-delà de ça, je suis choquée qu’il puisse
renier toutes ses valeurs, toutes ses convictions pour devenir le P.-D.G.
d’une boîte comme celle-ci.

À moins qu’il m’ait menti sur toute la ligne… Après tout, qui sait ?
Je ne peux plus distinguer le vrai du faux. Ses mensonges, sa sincérité, sa
chaleur, ses mots pendant qu’il me faisait l’amour, tout ce que j’ai ressenti
quand j’étais dans ses bras et tout ce que je croyais connaître de lui… Tout
se brouille dans ma tête. En revanche, ce que je vois clairement, c’est l’en-
tête du document suivant.

« CONTRAT DE MARIAGE »

Je ne peux pas en lire plus… Ils ont fait établir un putain de contrat de
mariage ! Je ne suis plus sûre que d’une chose, je ne peux pas rester ici.
Pour ma survie, pour mon cœur. Pour ne pas sombrer, je dois m’en aller…
Partir.

Loin de lui. De Maddox Jefferson, héritier d’un empire. Et de cette


fiancée.

Candice Van Den Hoven.

C’est quoi ce nom qui pue le fric ? Qui est cette femme ? Comment l’a-t-
il connue ? L’a-t-il touchée comme il m’a touchée ? Lui a-t-il susurré les
mêmes mots qui m’ont fait frissonner ?

Les questions tourbillonnent et resteront toutes probablement sans


réponse. Je me relève, les papiers en main, incapable de les lâcher. Et mon
cœur à l’agonie cesse définitivement sa course quand la haute silhouette de
Madd apparaît dans l’encadrement de la porte. Il a les yeux rivés sur ces
maudits papiers, sur ce qui vient de mettre un coup d’arrêt brutal à mon
aventure ici. Et quand il les relève vers moi, je ne sais même plus si la
détresse que j’y lis est sincère ou s’il se joue encore de moi. Je suis perdue.

Dès le départ, je l’avais pressenti. Cet homme n’a jamais été pour moi.

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36

Maddox

Le visage ravagé de Charly transperce mon cœur d’un millier d’aiguilles.

Elle sait.

D’ailleurs, les feuilles en vrac qu’elle tient entre ses mains le prouvent.
Mais ces maudits papiers n’énoncent pas la vérité ni l’habile manipulation
de mon père. Elle n’a lu que les faits. Et c’est déjà suffisant pour détruire
toute la confiance qu’elle avait en moi.

– Charly… Ce n’est pas ce que tu crois…

Son regard blessé se charge de colère et ses yeux étincellent. Fière,


peinée, les yeux rougis par les larmes, elle n’a pourtant jamais été aussi
belle. Et je l’ai perdue. Mais a-t-elle jamais été à moi ?

– Garde tes phrases toutes faites pour ceux qui auront le malheur de te
croire !
– Ces contrats ne te disent pas tout ! Charly, je t’en prie ! S’il te reste une
once de confiance en moi, tu dois me croire ! Je ne t’ai pas menti !
– Es-tu fiancé, Madd ?

Ses mots me percutent avec violence et mes quelques secondes


d’hésitation ne passent pas inaperçues. Tandis que ses jolies lèvres
tremblotent, mon âme se fendille.

– Oui ou non, Madd ? Question simple, réponse simple.


– Oui, soufflé-je, désemparé. Mais…
– Alors je n’ai plus rien à faire ici…

Je reçois sa douleur en pleine face, comme autant de projectiles affûtés.


Et j’ai mal, putain. J’aimerais lui dire que j’endure mille morts de la laisser
partir. Mais à quoi est-ce que ça pourrait bien servir ? À part se faire encore
plus de peine. Cette femme, je l’ai dans la peau. Elle a pris possession de
mon âme, réveillé chaque cellule de mon cœur, et elle y restera gravée pour
toujours. Elle laisse une empreinte qu’aucune autre n’effacera jamais. Je
suis dans une impasse.

– Sur quoi est-ce que tu ne m’as pas menti ? lance-t-elle, soudain


hargneuse.
– Je ne t’ai jamais menti. Tout ce que tu sais sur moi, c’est la vérité.
– Sauf la partie où tu omets que tu vas épouser cette garce en continuant
de baiser la vétérinaire !
– Attends Charly, tu ne sais pas tout !
– Tu sais quoi ? Je me fiche du reste. J’en ai assez entendu.
– Laisse-moi au moins te faire signer…

La sonnerie stridente du téléphone satellite nous interrompt.

– Je dois prendre cet appel, Charly. Et ensuite je t’explique tout ce que tu


ne sais pas. Reste. S’il te plaît…

C’est la première fois que je supplie quelqu’un, mais elle vaut la peine
que je mette mon ego de côté. Si elle estime qu’il le faut, je veux bien me
mettre à genoux pour qu’elle me laisse m’expliquer. Je respire de nouveau
quand elle hoche la tête, tout en refusant obstinément de me regarder dans
les yeux. Puis je décroche.

– Madd ? C’est George !


– George ? fais-je, étonné d’entendre mon vieil ami. Comment vas-tu
mon vieux ?

L’attention de Charly s’est totalement rivée sur mon visage, à la


recherche du moindre indice sur la raison de cet appel. Car il y en a une,
c’est certain. George n’est pas du genre à appeler juste pour encombrer la
ligne d’urgence.

– Arf, passe-moi Charly, mon grand. C’est urgent.

Décontenancé, je tends l’appareil à Charly, sans même penser à discuter


cette injonction. Étonnée elle aussi, elle le porte prudemment à son oreille,
comme si l’appareil pouvait la mordre.

J’attends, rongeant mon frein, et impatient de pouvoir expliquer à ma


belle que ce qu’elle vient de lire ne contient que ce que mon père consent à
montrer. La machination est bien plus complexe. Mais à mesure que mon
vieil ami lui débite des paroles que je ne parviens pas à saisir, le visage de
Charly se vide de ses couleurs. Devenue d’un blanc crayeux, elle porte la
main à sa gorge et ses yeux débordent soudain de larmes. Trop de larmes.

– Charly ! Qu’est-ce qui se passe ?

Impuissant, je la vois tomber à genoux dans un hurlement silencieux.


Souffrance personnifiée. Immédiatement, je me laisse glisser devant elle
pour la serrer contre moi. Elle suffoque, j’ai l’impression qu’elle va me
claquer entre les pattes.

– Charly, calme-toi. Respire, ma belle. Regarde-moi. Voilà, c’est ça.


Regarde-moi…

Je capte ses yeux d’émeraude quelques secondes avant qu’ils ne se


révulsent. Black-out complet. Je tapote ses joues pour la faire revenir à elle
en l’appelant, mais rien n’y fait. Alors je la berce comme une petite poupée
de chiffon entre mes bras en attendant qu’elle me revienne. Je récupère le
combiné qui a roulé au sol.

– George ? Mais putain, qu’est-ce que tu lui as dit ? Elle est dans les
vapes, là ! je m’énerve.
– Il faut qu’elle rentre, Madd. Il le faut à tout prix !
– Maintenant, tu arrêtes tes énigmes à la con et tu me dis pourquoi !
Je bous. J’en ai ma claque des petits secrets. Si Charly doit rentrer, je
veux savoir pourquoi, même si je n’ai aucun droit d’exiger une chose
pareille.

– C’est son frère, Madd. Il a fait une attaque.


– Son frère ? Mais… Je croyais que…

Je suis paumé. Je pensais, d’après l’attitude de Charly et tout ce qu’elle


ne me disait pas, que son frère était décédé. Complètement abasourdi, je
laisse le silence s’étirer dans le combiné. George consent enfin à me fournir
quelques pièces de puzzle pour reconstituer l’histoire.

– Elle doit voir son frère, Madd. Il faut qu’elle rentre, tu m’entends ?
Sinon, elle ne s’en remettra pas !

Je contemple le visage inconscient de Charly. Elle est si belle, si


magnifiquement secrète. Mais ses souffrances sont tellement présentes dans
sa vie, elles grignotent sa joie de vivre. J’ai l’impression qu’elle pense
qu’elle n’a pas le droit d’exister, qu’elle ne s’octroie aucune once de
bonheur. Je ne sais pas pourquoi. Elle ne veut rien me dire. Et ne me dira
rien de plus ; la confiance qu’elle avait en moi venant de se fracasser en
milliards de morceaux contre le mur de mes propres mensonges.

Je prends soudainement conscience que si j’ai caché certaines choses à


Charly, son jardin secret est encore plus vaste que le mien. Une belle paire
de menteurs, voilà ce que nous sommes.

Et le mensonge ne mène jamais bien loin.

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37

Charly

Caresses sur mon visage. La chaleur d’une étreinte. Je veux encore rester
dans cet état second, mais je suis tirée vers la réalité. Poussée vers la
conscience de manière implacable. Et à l’instant où je reprends pied, les
paroles de George me reviennent en pleine face, ramenant avec elles une
indicible douleur.

Calvin a fait une attaque.

Mon frère va mal et je dois à tout prix le rejoindre. Il le faut ! Que mes
parents soient d’accord ou pas, cette fois, ils ne m’empêcheront pas d’être à
ses côtés. Toutes ces années, ils ont profité de ma faiblesse et de ma
culpabilité pour me punir et me tenir éloignée de lui. Ils n’en avaient pas le
droit ! Oh, comme je regrette amèrement de ne pas m’être rebellée contre
cette injustice qu’ils m’imposaient ! Que de temps perdu. Que d’espoirs
vains, dont celui de voir un jour mes parents me pardonner. C’est en partie
pour ça que, durant huit longues années, je me suis laissé ballotter. Et parce
que me retrouver face à ma « victime » n’était pas si facile. J’aurais juste
aimé avoir le temps et la possibilité de le faire. Aujourd’hui, grâce à ce
break magique dans ma vie, j’ai ouvert les yeux. Je me sens plus forte, je
me sens de taille pour ne plus me laisser dicter mon existence.

Grâce à Maddox…

Tout ce qui s’est passé ici, tout ce que je ressens est relégué au second
plan. La perfide piqûre de la trahison. La douleur de l’abandon. Il n’y a plus
que lui. Mon frère. Mon autre. Ma moitié.
Je me dégage un peu trop vivement de l’étreinte de Madd et je capte un
éclat peiné au fond de ses yeux. Avoir eu des sentiments pour cet homme
sera ma pénitence. J’ai osé croire que le bonheur pouvait enfin être à ma
portée. J’ai eu tort. Terriblement tort. Et la vie reprend là où l’espoir
n’aurait jamais dû naître.

J’ai perdu Madd. Et je vais sans doute perdre définitivement mon frère.
Ma sentence pour avoir voulu y croire. Pendant un instant, j’ai voulu me
raccrocher à cette belle philosophie. Maillons de vie, épreuves et élévation
de soi. Foutaises ! Tout se paie. Tous les actes ont des conséquences et
certains se paient toute une vie.

Je ne vois plus ce qui se passe autour de moi, je ne suis focalisée que sur
une seule chose.

Partir. Rejoindre Cal. Combler le vide qui se creuse dans mon âme et
dont je ne comprends pas la signification.

Il a besoin de moi. J’ai besoin d’être avec lui.

Tout est flou, j’évolue dans une sorte de brouillard cotonneux. Mon cœur
me fait mal, ses battements sont erratiques, mais j’ai l’impression que ce ne
sont pas les miens. Comme une autre Charly qui se serait superposée à moi,
mais qui rend les sensations encore plus vives, la douleur encore plus forte.
Un autre cœur qui battrait dans ma poitrine, en complète dissonance avec le
mien.

Des bras qui me portent. Les bras forts de Madd. Une portière qui claque
et des ordres qui fusent. Je ne comprends rien, et ne cherche même pas à le
faire. J’en suis incapable. Je ne veux pas penser à ce qui va se passer.

Je m’en vais… J’arrive…

Je capte vaguement qu’on me fourre un petit sac de voyage entre les


mains et un éclair de lucidité me traverse. Je rive mes yeux à ceux de
Maddox. Les sentiments me lacèrent. Les siens, les miens. Douleur et
trahison. Douceur et faux espoirs. Mon âme rue dans mes chairs, refusant
l’inéluctable. Mais il ne peut en être autrement. Toute cette vie n’est pas
pour moi, j’aurais dû le savoir dès le départ. On ne mérite pas le bonheur
quand on a semé la mort.

Je les grave dans ma mémoire, ces deux lacs couleur chocolat fondu,
parce que je ne les reverrai sans doute jamais. J’imprime chaque trait de son
visage, chaque courbe de son corps qui a su me faire exulter. Je chérirai
chaque éclat de son regard et chaque caresse comme autant de trésors
dérobés au destin.

Ses yeux dans les miens, aucun mot ne filtre, ils n’auraient pas leur
place. Y a-t-il une once de vérité dans ses mensonges ? Je ne le saurai
jamais. Et ça ne doit pas avoir d’importance. Jamais. Au risque de souffrir.
Encore et encore… Je me console en me disant qu’il ignorera pour toujours
tout le chaos que j’ai causé avant de le connaître. Son regard sur moi ne
changera pas et au moins, le dernier qu’il me jette n’est pas chargé de
dégoût et de haine.

Les traits déchirés, Maddox frappe deux fois du poing sur le toit de la
voiture, puis Massoud démarre, rompant l’instant pour nous. Je lutte comme
une acharnée pour ne pas me retourner, regarder une toute dernière fois sa
haute silhouette qui disparaît dans la poussière du chemin. Je laisse
s’éparpiller au vent tout ce que j’ai ressenti dans cet endroit. Le bonheur
que j’ai vécu, aussi bref fût-il, n’appartient qu’à ce lieu, je n’ai pas le droit
de le prendre avec moi. Et je ne le fais pas.

– Charly ? m’interroge mon chauffeur, visiblement inquiet.


– Ça va aller, Massoud.

Mes mains tremblent et je les serre l’une dans l’autre pour tenter de
calmer la lame dévastatrice qui monte en moi. Le voile brumeux reprend
peu à peu sa place et je l’accueille à bras ouverts, pourvu qu’il fasse taire
ces douloureuses réminiscences qui remontent à la surface. Une voix grave
qui susurre des mots inavouables. Une peau brûlante qui glisse contre la
mienne. Des baisers chargés de promesses inexprimées. Je veux qu’il sorte
de ma tête !
Je me focalise sur mon voisin, avec l’espoir de créer une diversion pour
mon cerveau torturé. Massoud à l’air grave, encore plus que d’ordinaire.
Cet homme, même s’il n’a jamais rejeté ma présence, n’a pas non plus été
le plus enthousiaste des hôtes à mon égard. Notre entente était cordiale et
professionnelle, rien de plus.

– J’ai… Je voudrais te parler de quelque chose, Charly. Je sais que le


moment est mal choisi, mais tu dois savoir. C’est important. Il n’y a qu’à toi
que je peux en parler.

Je suis étonnée qu’il veuille se confier à moi, mais je ne demande pas


mieux pour le moment. Du moment qu’il ne me parle pas de Maddox, je
veux bien écouter.

Et à travers mes ténèbres, pendant les interminables heures de route nous


séparant de Nairobi et de mon avion, j’écoute. Je deviens la dépositaire
d’un effroyable secret. Encore un. Mais cette fois, trop gros pour une seule
personne. Effarée, je me fais la promesse que ça ne restera pas impuni. En
temps voulu, la vérité éclatera.

***

Le pied à peine posé sur les terres bostoniennes, le froid mord mon
visage et le choc thermique est terrible. Je quitte un pays où il faisait
quarante degrés à l’ombre pour trouver neige et verglas. Mon esprit peine à
faire la transition et mon corps plus encore.

Il est tard, plus de vingt-deux heures quand je débarque, et filer à


l’hôpital me paraît compliqué. Mais ce sentiment d’urgence qui ne m’a pas
quittée pendant le vol broie mon cœur et mes poumons. Avec un peu de
chance, l’infirmière avec qui j’ai eu des contacts téléphoniques réguliers
avant de partir pour l’Afrique sera de garde et me laissera voir mon frère
avant que mes parents ne débarquent. Ils ne m’interdiront plus de le voir.
C’est fini, je ne les laisserai plus faire.

Depuis toutes ces années, ils m’ont barré l’accès à Calvin, me lançant
cette culpabilité au visage en guise de rempart entre lui et moi. J’entends la
voix de ma mère résonner dans ma tête.

Si tu n’avais pas été aussi saoule, rien de tout ça ne serait arrivé !


Regarde bien ce que tu as fait, Charly !

Mais son âme m’appelle, la mienne étouffe soudain loin de lui. J’ai
beaucoup de choses à lui dire, à lui avouer. Il doit me pardonner d’avoir
tenté de survivre loin de lui et d’avoir essayé de trouver une raison de
continuer.

Je récupère ma voiture sur le parking, puis me hâte de gagner l’Hôpital


Général de Boston. Ma décision est prise, je le verrai ce soir, quoi qu’il
m’en coûte. Le cœur en miettes et l’esprit battant la campagne, j’avale les
kilomètres me séparant de mon frère sans les voir, uniquement préoccupée
par l’idée qu’on me refuse l’entrée à cette heure tardive. Quand je me gare
enfin, mon cœur fait de folles embardées. J’ai peur. J’ai froid. Ça fait des
années que je ne l’ai pas vu et cette nuit, il n’y a rien qui se dresse entre lui
et moi. Comme avant. Cal et Charly. Lily et Calvin. Deux fragments pour
un tout.

Je sors de la voiture et souffle un bon coup. Le petit nuage blanc qui sort
de ma bouche me rappelle que je viens de quitter la chaleur accueillante
d’un pays que j’ai considéré comme mon nouveau foyer, pour revenir
remuer ici la douleur et la peur. Cet environnement dans lequel j’ai pourtant
grandi ne m’a jamais paru plus hostile. Serrant mes mains l’une dans l’autre
pour les empêcher de trembler, j’avance prudemment sur la fine couche de
glace du parking. Chaque pas est un pas de plus vers lui. Vers ce frère si
précieux à mon cœur. Ce frère que j’ai détruit.

Bien sûr les portes du bâtiment sont fermées, alors je sonne à


l’interphone, pleine d’espoir et le cœur rongé par l’appréhension. Est-il
encore en état de m’entendre ?
Le petit appareil grésille et une voix en sort pour me demander ce que je
veux sur un ton peu amène. Quand je décline mon identité et expose le
motif de cette visite si tardive, je sens que mon interlocutrice hésite. Des
voix se font entendre derrière elle, puis la porte se déverrouille.

– Troisième étage, premier couloir à droite. Chambre 342, madame


Duncan. Veuillez passer par l’accueil du service avant, nous avons, euh…
nous devons vous parler.

Un mauvais pressentiment se loge dans mon ventre, mais je tente de


l’ignorer. Je vais voir mon frère. Fébrile, j’avale les marches d’escalier qui
me mènent à lui. Mon hésitation a laissé la place à la hâte, je sens que je
dois me presser. C’est comme si un signal d’alarme venait de se déclencher
dans ma tête, un sentiment qui enfle au point de prendre toute la place.

Dans le service, on m’attend. Une jeune infirmière me sourit à mon


arrivée et m’emmène vers la chambre de Cal. 340… 341…

342.

Mon cœur fait une embardée.

– Charly…

Je reconnais la voix de l’infirmière à qui j’ai si souvent parlé, à défaut de


pouvoir venir. Il n’y a qu’elle qui m’appelle par mon prénom, car nous
avons eu de longues conversations téléphoniques qui allaient au-delà du
cadre purement professionnel. Je ne dirais pas que c’est une amie puisque
nous ne nous connaissons pas, mais elle en sait plus sur moi que mes
propres parents.

– Que s’est-il passé ? J’ai besoin de savoir…


– Calvin est tombé dans le coma après la première attaque, m’explique-t-
elle de sa voix douce. Charly, il ne veut plus se battre depuis un moment,
son corps est en train de renoncer doucement.
Les larmes envahissent mes yeux et je ne fais rien pour les chasser. La
gorge serrée, je hoche la tête et pose ma main sur la poignée de cette porte.
Il se bat depuis si longtemps…

– Est-ce que… Je… Les cassettes ?


– Oh, nous lui avons fait écouter la dernière tous les jours ! Il avait à
chaque fois ce sourire si radieux quand il entendait votre voix. Je ne sais pas
ce que vous lui racontiez, mais ça lui plaisait énormément ! Je suis
profondément désolée, il n’est plus conscient, mais il vous entendra
sûrement si vous lui parlez. C’est le moment, Charly. Sachez que vos
parents ont signé un refus de poursuite des soins si son cœur s’arrête à
nouveau.

Au fond de moi, je le sentais. Cette urgence à revenir vers lui n’était pas
si pressante pour rien. Il s’en va, il abandonne la bataille. Le lien entre nous
s’étiole, mais pas assez pour que je ne sente pas son appel. Je ne peux pas
lui en vouloir, quelle vie a-t-il eue au fond de ce lit d’hôpital ? Sans pouvoir
bouger. Avec un corps paralysé et un cerveau fonctionnant par épisode.
Pour la première fois depuis des années, je ne suis pas contre la décision de
mes parents. Calvin a assez souffert.

Quand j’entre dans la chambre, je ne distingue qu’une frêle silhouette


sous les draps. Mon cœur bat la chamade et la terreur envahit mes veines
comme un poison. Les odeurs qui flottent m’assaillent, piquantes et
désagréables. Les machines qui entourent mon frère sont énormes,
imposantes, elles prennent toute la place autour de lui. Je suis horrifiée par
la vision qui s’étale sous mes yeux et les larmes brisent la digue. Je pleure
pour ce frère fort devenu si fragile, pour son corps décharné en partie caché
par ce drap blanc qui ressemble déjà à un linceul. Pour tout ce qu’il n’aura
pas vécu, tout ce dont je l’ai privé. Ce fier gaillard toujours enjoué et rieur
sur le point de renoncer à son mince filet de vie.

Regarde le gâchis que tu as provoqué, Charly ! Imagine la vie qu’il


aurait pu avoir, le bel homme qu’il serait devenu si tu n’avais pas été si
égoïste… Si comme d’habitude tu ne l’avais pas entraîné dans tes
conneries !
Timidement, je tends une main pour effleurer sa joue. Je souris en
sentant le léger chaume de sa barbe et le souvenir de lui pestant sans arrêt
devant le miroir et désespérant de voir un jour des poils pousser sur ses
joues me revient. Cette tendre caresse qui n’amène aucune réaction. Mais ce
contact ne me suffit pas. Des années que je ne l’ai pas vu, que je suis privée
de ses bras. Alors je m’étends près de lui avec mille précautions, faisant
attention à ne tirer sur aucun des fils auxquels il est relié pour maintenir
encore un peu son souffle de vie. Je me laisse bercer par son thorax qui
monte et descend uniquement grâce au rythme de la machine bruyante qui
insuffle l’oxygène dans ses poumons. Et dans les bras de ma moitié, je
laisse mon âme se fragmenter en un milliard de particules.

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38

Maddox

Quelques heures plus tôt…

– Putain de bordel de merde !

Je hurle. J’ai envie de cogner pour évacuer toute ma rage, ma frustration.


Voir Charly dans cet état me brise le cœur. Je ne cesse de voir et revoir ses
jolis yeux voilés par la peur et le chagrin. Et je suis coincé ici, incapable de
l’aider, incapable de la soutenir. Parce que je réalise que je ne sais rien
d’elle, rien de sa vie et de ce qui la fait souffrir. Les mains sur la tête, je
maltraite mon cuir chevelu et je tourne en rond comme un animal en cage.
Un animal furieux et blessé. Parce qu’au-delà de sa situation familiale
difficile, Charly est partie sans connaître la vérité. La mienne. Celle que je
consentais enfin à livrer à quelqu’un. J’étais enfin prêt à tout lui dire, lui
expliquer mes choix. L’issue n’aurait pas changé, entre nous c’était évident,
mais la fin était inéluctable.

Je deviens fou. J’enrage à l’idée qu’elle gardera de moi l’image d’un


salaud qui l’a trahie. Je ne l’ai pas trahie ! Je n’ai pas eu le choix, c’est là
toute la différence. Je n’avais rien calculé. Ni ce contrat, ni ces fiançailles,
ni de tomber sous le charme d’une jolie vétérinaire au point de l’avoir dans
la peau. Au point d’asphyxier si je ne respire pas le même air qu’elle. Au
point de mourir à petit feu loin de sa chaleur et de ses regards.

Attirés par le raffut, comme un tas de hyènes affamées, Candice, son


père et le mien sont sortis. Mon géniteur arbore un sourire narquois qui
attise ma haine envers lui, pour m’avoir imposé ce choix qui n’était pas le
mien. Mais aussi contre moi-même, pour l’avoir accepté sans discuter. Je
me retrouve coincé, acculé dans ma propre vie.

– Tu devrais te calmer, mon chou, susurre une voix mielleuse.

Je dégage vite fait cette main manucurée qui me touche et me hérisse le


poil. La voix trop aiguë de Candice me tape sur les nerfs. Trop trop trop.
Cette fille ne souffre pas la comparaison face à Charly. Elle est superficielle
là où ma belle respire le naturel et l’authenticité. Je préfère les boots aux
talons aiguilles, je veux contempler de nouveau le corps pulpeux de Charly
moulé dans son short kaki. Candice est une poupée bien fade à côté d’elle.
Tout à coup l’idée de passer le reste de ma vie avec elle me révulse.
Comment ai-je pu être aussi aveugle ?

– Arrête de prétendre que tu te soucies de moi, Candice ! Nous savons


très bien, tous les deux, que toute cette mascarade va largement te profiter !
– Et moi qui pensais que tu étais assez intelligent pour en tirer le
meilleur, réplique-t-elle, vexée.
– Il n’y a rien de positif dans tout ce merdier ! Ouvre les yeux ! Tu t’es
fait complice de cette mascarade !
– Maddox, souffle-t-elle, soudain radoucie et hésitante. On ne se connaît
pas encore très bien, mais je t’assure que…
– Laisse tomber, Candice ! Toi et moi, c’est voué à l’échec. Tu auras ton
alliance et j’aurai ce pour quoi je me bats depuis le début. Le deal s’arrête là
entre nous.
– Ce n’est pas…

Je lève la main pour l’interrompre ; pour moi, le débat est clos. Je sais
que ce n’est pas ce qu’elle voulait entendre. Candice a un penchant pour
moi, ça se voit comme le nez au milieu de la figure. Et elle n’aurait
sûrement pas accepté ce mariage si elle n’avait aucun sentiment à mon
égard. Mais moi pas. C’est là tout le problème. Un sac de nœuds que j’ai
accepté il y a un peu plus d’un an suite à l’odieux chantage de mon père.
L’idée même de toucher une femme après avoir connu Charly me paraît
impensable. Un sacrilège. Je ne veux pas n’importe quelle femme. Je la
veux, elle ! Charly. Or, je ne pourrai jamais plus. Et malgré tous ses efforts,
la femme à laquelle je me retrouve fiancé de force ne rivalisera jamais avec
elle.

– Tu vois, fils, parfois les problèmes se résolvent par eux-mêmes.

Je vois rouge. Qu’il considère Charly et mes sentiments pour elle comme
des problèmes me donne envie de frapper. Il le sait, il connaît cette violence
qui m’habite depuis la disparition de maman et qui ne trouve d’exutoire que
dans mes poings. Ici, je n’avais plus besoin de la canaliser, elle restait tapie
au fond de mon esprit, n’ayant aucune raison de refaire surface. Mais ce
sourire méprisant sur son visage, je meurs d’envie de l’effacer.

Serrant les poings, je jauge cet homme infect qui se prétend père. Moi, je
ne vois qu’un homme calculateur et méprisable qui n’a pas hésité à se servir
de son propre enfant pour ses desseins personnels et ses rêves de grandeur.
Il n’est pas mon père. Il n’est que l’homme qui a programmé la ruine de ma
vie.

Tournant le dos à toute cette hypocrisie immonde, et malgré mon envie


de foncer dans le tas pour lui montrer comment je voudrais, moi, résoudre
ce problème, je me barricade dans mon bureau. Mon refuge saccagé par la
fureur de ma belle vétérinaire. Image déchirante de fierté bafouée. Je ne
prends pas la peine de ranger. Après tout, ce capharnaüm est le reflet de
mon état d’esprit. Un foutoir sans nom. Un gigantesque champ de bataille.
Je m’assois à même le sol, là où Charly était installée à peine une heure
plus tôt. Je ne sais plus quoi faire, quoi penser. Me rebeller ? Au risque de
perdre tout ce que j’ai accompli depuis de nombreuses années ? Même si
pour cela, je dois sacrifier mon avenir ? Mon rêve ? Non, impensable, c’est
trop important. C’est une part de moi que je ne peux pas renier comme ça !
Charly peut comprendre, je le sais. Elle connaît l’importance de mon
combat ici, de ce qu’il reste à accomplir. Je sais qu’elle peut le comprendre.
Mais peut-elle l’accepter ?

Et alors quoi ? Me résigner ? Renoncer à elle en la laissant croire que je


suis un salaud ? Au fond de moi, je sens que je dois rétablir la vérité. Je ne
suis pas le connard qu’elle imagine, je n’aurais jamais pu la trahir de cette
manière. Et ça me tue qu’elle le pense.

– Tu vas laisser la chaîne se briser ?

La voix de Jahi me fait sursauter. Je ne savais même pas que ce dernier


était revenu au camp. A-t-il assisté à tout ce fiasco ?

– Quoi ?

Je regrette aussitôt le ton beaucoup trop brusque de ma réponse. Jahi


n’est là que pour m’épauler, je le sais. Mon ami toujours débordant de
sagesse et de gentillesse ne mérite pas mon agressivité. Il chasse ma
culpabilité et mon air contrit d’un revers de la main, et me toise de toute sa
hauteur.

– La lâcheté n’est pas l’apanage des guerriers, Maddox Jefferson !


– Elle est partie, Jahi. Que veux-tu que je fasse ?
– Cours, nigaud ! Cours-lui après si tu veux qu’elle comprenne ! Il est de
ton devoir de ne pas laisser les ombres la dévorer.

Moi qui m’attendais à un de ses conseils énigmatiques dont il a le secret,


je suis soufflé. C’est on ne peut plus clair cette fois. Parfois, je me demande
si cet homme ne serait pas en cachette le grand sage d’une tribu. Il me fait
penser à ce singe un peu fou, mais plein de sagacité dans le dessin animé
préféré de Charly.

Je pèse le pour et le contre. Après tout, le camp est temporairement hors


service depuis l’incendie, tandis que l’enquête sur les braconniers, lancée
après mon alerte, suit son cours, sans résultat pour le moment. Mon aide ici
n’est requise que pour la logistique. Et m’éloigner de ma famille
envahissante me paraît une bonne idée. Si je pouvais, j’emmènerais Zoey
avec moi pour l’extraire de ce bordel.

OK, il va falloir faire vite ! Il faut quelques heures pour rallier l’aéroport
de Nairobi en voiture et Charly a pris un peu d’avance. Si je veux attraper le
seul vol pour Boston de la journée, je dois mettre mon ego de côté.
– Dis-moi, Jahi… Ce n’est pas ce satané Français qui avait parlé d’un
petit biplace dont il se servait pour survoler les plaines ?

***

Ça a été vraiment juste, mais je suis dans l’avion. Le même avion que
Charly. Je ne l’ai pas abordée, je me contente de la surveiller de loin. Ce
n’est pas le moment de la troubler encore plus, elle a bien d’autres
préoccupations. J’attendrai. Avec elle, j’ai appris la patience et j’en ai à
revendre.

Je lui ai couru après, suivant les conseils de Jahi, et j’ai ravalé ma fierté
en demandant ce service à Clément. Je suis parti comme un voleur, avec
uniquement mes papiers d’identité, et ma tenue fait tache au milieu des
passagers, mais je m’en fous royalement. Je suis enfin dans le même espace
qu’elle et j’ai le sentiment de pouvoir respirer de nouveau. L’avoir dans
mon champ de vision apaise mon cœur et ses battements désordonnés.

Incapable de la lâcher des yeux une seconde, je me fais discret, mais je


veille de loin. Je fais attention à ne pas me retrouver trop près d’elle ni dans
son champ de vision, je ne veux pas qu’elle pense que je la harcèle. Elle a
l’air tellement fragile, tellement… ailleurs. Ses grands yeux sont cernés et
son petit visage de poupée semble bien trop fatigué. Elle n’a pas atteint le
point de rupture, mais je sens d’ici que l’équilibre vacille. Cette femme
incroyable, je l’ai vue se refermer comme une huître à son arrivée, pour
enfin s’ouvrir et s’épanouir au contact de la nature et des grands espaces.
Comme si son âme trop longtemps contenue et bridée avait besoin d’air. Je
m’en veux terriblement d’alourdir encore son chagrin. Son regard dévasté
quand elle est partie ne me quittera jamais, c’est une certitude. Mais je sais
aussi que je veux être là pour elle, je veux lui dire que je l’ai dans la peau et
que je regrette tellement de lui avoir fait du mal. Que loin d’elle je vais sans
doute crever lentement, mais que chaque seconde que j’endurerai, ce sera
en pensant à elle, à ses yeux magnifiques, à son corps sublime. Je veux
qu’elle l’entende, même si nous n’aurons jamais d’avenir commun. C’est
important pour moi qu’elle le sache, quitte à remuer le couteau dans la
plaie.

En débarquant à Boston, je me gèle littéralement les noix dans mon short


et sans manteau. J’avais oublié à quel point les hivers sont rudes dans ce
coin des États-Unis. Heureusement, je trouve sans mal un taxi, et comme
dans un scénario de cinéma, j’ordonne au chauffeur de suivre la petite
voiture bleue de Charly. Je ne suis pas surpris quand la course s’achève
devant un hôpital. Toutefois, je suis étonné qu’on la laisse entrer. La
situation doit être critique pour que les visiteurs soient admis à cette heure-
ci.

Le taxi parti, je patiente comme un con dans le froid, attendant de la voir


ressortir. Mais le temps s’étire, lentement et froidement.

– Hey l’ami, m’interpelle le gardien. M’est avis que vous en avez pour
un moment à attendre, venez donc à l’intérieur.

Son regard franc fait immédiatement taire mes doutes. Je le suis à


l’intérieur de sa cabine de surveillance et c’est avec un café chaud entre les
mains que je l’écoute d’une oreille distraite me parler de sa vie durant une
bonne partie de la nuit. Les toutes premières lueurs de l’aube pointent leur
nez et Charly est toujours à l’intérieur. Mon compagnon somnole. J’ai
fourni un gros effort pour être sociable, je ne voulais pas me faire éjecter et
risquer de la manquer.

Mon nouvel ami sort soudain de sa léthargie pour ouvrir la barrière à une
voiture qui entre en trombe sur le parking, se garant n’importe comment
devant les portes. Il est plus de six heures du matin. De là où je suis, dans la
lueur crue du réverbère, je distingue clairement le visage désespéré de la
femme d’âge mûr dans le véhicule et j’ai un choc. C’est le portrait craché
de Charly ! La déduction est vite faite, ce sont ses parents et la situation
n’est pas bonne du tout vu comme ils se hâtent vers le bâtiment. Je ne
réfléchis pas plus et sors en trombe de la petite cabine pour m’engouffrer in
extremis à la suite du couple, sous les protestations inutiles du gardien. Je
dois à tout prix la retrouver. Mon instinct me souffle qu’elle a besoin de
moi. Et j’ai décidé pour une fois de l’écouter.

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39

Charly

J’évolue dans une sorte d’éther embrumé, seulement transpercé par les
bips des machines. Je suis effarée par le rythme désordonné des battements
qui me parviennent. J’ai parlé à Cal toute la nuit, faisant abstraction de son
corps déjà immobile. J’ai confié à l’obscurité mes peurs pour l’avenir, ma
douleur de vivre sans lui, la fracture dans mon cœur. Je lui ai conté mon
aventure africaine, la joie de sentir de nouveau mon cœur battre, ce qui est
en train de lui faire cruellement défaut. La tête lovée sur son torse
maigrelet, j’ai écouté les palpitations affaiblies dans sa poitrine. Elles
résonnent jusque dans la mienne et chacune d’elles me fait atrocement mal.

– Tu te souviens, Cal, le jour où Bettany m’a plantée pour le défilé de


Halloween ? souris-je tendrement. On avait quoi… 8 ans ? Je pleurais
tellement que je ne voulais plus sortir et tu as accepté de te déguiser en fée
pour faire le ramassage des bonbons avec moi… Je n’ai jamais oublié ce
que tu avais fait pour moi ce jour-là… Ni toutes les autres fois où tu as été
là pour moi, petit frère…

Je flotte entre ma conscience et la sienne, me lovant dans cette chaleur,


ce cocon qui nous enveloppe peu à peu. Je n’ai plus aucune notion du
temps, je sais juste que je me sens enfin complète. Et je ne saurais définir
exactement comment je le sais, mais Cal ne m’en veut pas. Je le ressens au
plus profond de moi, c’est ancré dans mes entrailles. Son aura douce et
bienveillante m’entoure, comme ses bras ceignaient mes épaules autrefois.
Mon frère, mon autre, ma moitié.
Soudain, les signaux sonores s’affolent quelques secondes autour de moi
avant que le silence n’épaississe l’air. Terrible et inéluctable. Et je le sens
aussitôt, ce pincement aigu dans ma poitrine. Une lame chauffée à blanc en
plein cœur. Encore une pulsation erratique. Et une autre. Puis un dernier
son, traînant, qui résonne comme un adieu, loin dans notre conscience
commune. Je tremble. J’ai peur. Mais je n’ai aucun droit de le retenir. Il
rend les armes d’un combat qu’il n’avait pas choisi, dans une lutte où je l’ai
entraîné sans le vouloir.

Tu seras heureuse, ma Lily, je le sens…

Cette pensée me revient de plein fouet, celle qu’il m’a confiée l’année de
nos 18 ans, avant l’accident. Elle tourne et tourne dans ma tête, dans mon
esprit, au fond de mon cœur.

Je ne peux pas vraiment l’être sans toi…

Le poids sur mon esprit devient pesant, m’écrase sans aucune pitié. Un
dernier battement. Et soudain plus rien. Un gouffre s’ouvre et je plonge.
Mon âme se fracture, laissant une moitié vide, envahie sournoisement par
les ténèbres abyssales. Cette part d’ombre que je garderai en moi à jamais.
Les sanglots déchirent ma poitrine, lacèrent mon cœur, comme des millions
de poignards fichés dans cet organe au supplice. La douleur me tire de ma
torpeur, ramenant avec elle la réalité glauque de cette chambre d’hôpital. À
travers ce rideau de larmes qui brouille ma vue, je fixe un instant le
moniteur, cette ligne continue qui ne va plus nulle part. Elle marque un
infini sans lui. Hagarde, je distingue à peine le blanc des blouses autour de
nous, la main d’Ariane, l’infirmière, sur mon épaule et celle qui éteint
doucement l’écran, mettant le point final pour Calvin.

Je ne sais pas combien de temps je reste ainsi, prostrée dans ma douleur,


incapable de me souvenir comment respirer seule. Mon corps ne me répond
plus. Je suis juste… absente. Je ne veux pas le quitter, mais lui est déjà
parti. Une pointe de soulagement s’insinue en moi et redonne une impulsion
à mon cœur. Oui, je suis soulagée de savoir qu’il ne souffre plus, que son
âme, même séparée de la mienne a enfin trouvé l’apaisement.
Ariane est encore là, présence silencieuse et discrète, au cas où j’aurais
besoin d’elle. Je voudrais la remercier de tout ce qu’elle a fait, mais aucun
mot ne sort de ma bouche. Je suis incapable d’aligner deux pensées
cohérentes. Elle me sourit, bienveillante, ne me demandant rien. Je ne veux
juste pas quitter ce lit, je ne veux pas me détacher de lui. Me relever rendra
ce vide abyssal en moi trop concret. Trop réel.

Un hurlement dans le couloir me fait sursauter, avant que la porte de la


chambre ne s’ouvre brusquement. Je reste interdite, me retrouvant face à
mes parents, à leur visage ravagé par le désespoir. Ma mère me fixe,
statufiée dans l’encadrement de la porte, surprise de me trouver là. Elle qui
m’avait interdit de voir mon frère, prétextant que j’en avais assez fait, que
je ne méritais pas de lui rendre visite. Elle, qui a prétendu si longtemps que
mon frère ne voulait pas me voir, me servant ce mensonge éhonté toutes les
semaines. Je lui en veux terriblement. Je m’en veux aussi de ne pas avoir su
insister, d’avoir arrêté de me battre pour venir le soutenir dans son combat.
Jamais je ne pardonnerai à mes parents de nous avoir séparés. Jamais.

Puis la haine reprend sa place dans ses yeux autrefois emplis d’amour,
dardant sur moi ses éclairs et son jugement sans appel. Même à cette
seconde, elle ne mettra pas son aversion pour moi de côté pour simplement
me soutenir. Si elle vient de perdre un fils, je viens de perdre un frère, mon
tout. Mais ça ne compte pas, ça n’a jamais compté pour elle.

Hargneuse, désorientée, ma mère se précipite vers moi et me tire en


arrière. Je ne m’attendais pas à tant de violence de sa part et, surprise, je
dégringole du lit et chute sur le sol carrelé.

– Va-t’en ! Tu n’as rien à faire là ! crache-t-elle, furieuse.

Ariane, le regard réprobateur, ne dit rien, mais m’aide à me relever. Son


geste me blesse plus que des mots, toutefois je me tais. Je ne veux pas
envenimer les choses, pas alors que mon jumeau vient d’expirer juste à côté
de moi. Je jette un dernier coup d’œil à Calvin. Dans ma tête, je superpose à
ce corps décharné une autre image de lui, un souvenir de mon frère, si beau,
riant aux éclats. Je me remémore la douceur de ses yeux, l’amour immuable
qu’il me portait et, forte de cette certitude, je muselle ma souffrance,
l’emprisonne loin au fond de mon être et sors de sa chambre.

Dans le couloir à peine éclairé, une haute silhouette me barre le passage.


J’ai l’impression que mon esprit me joue des tours, mais le parfum qui
m’enveloppe est bel et bien réel. Ce mélange de soleil, de terres sauvages et
de lui.

Maddox…

– Charly, je…

Sans réfléchir, je me jette dans ses bras lorsqu’il les tend vers moi. Je
n’ai pas besoin de lui parler, je sais qu’il a compris. Je m’agrippe à sa
chemise déjà froissée et je laisse les larmes se déverser, tentant d’emporter
avec elles la douleur de cette perte immense. Je le laisse me bercer comme
une enfant, bien que rien ne pourrait pour le moment soulager mon âme
fracturée.

Je sens à peine qu’il me soulève pour aller s’asseoir et m’installer sur ses
genoux. Je retrouve dans ses bras un cocon protecteur, le laissant faire
barrière entre le monde extérieur et ma peine incommensurable. Une de ses
mains caresse doucement mon dos, y traçant de légers motifs qui
m’apaisent, qui m’hypnotisent, tandis que son autre bras me serre à m’en
faire mal. Mais c’est bien. Je préfère avoir mal que de ne plus rien sentir. Je
redoute l’anesthésie émotionnelle qui va suivre la perte de Cal. Je crains
que son visage ne se perde dans les limbes de mes souvenirs et que je sois
incapable de me rappeler ses traits. Alors si j’ai mal, si je souffre et endure
mille morts, c’est parfait, ainsi je ne risque pas de l’oublier.

Madd chuchote à mon oreille et son souffle balaie mon cou, mais je ne
fais pas l’effort de comprendre ce qu’il me dit, me focalisant plutôt sur la
chaleur de son haleine sur ma peau, la douceur de son timbre grave. C’est
juste une litanie de mots tout juste murmurés, apaisante.

– Toi ! hurle soudain la voix de ma mère dans mon dos. De quel droit es-
tu venue ici ? Je te l’avais interdit !
– Madame Duncan, souffle une infirmière, désemparée. Je vous en prie,
il y a d’autres patients dans cette partie du couloir. Je ne voudrais pas être
obligée de vous demander de partir…

Serrant les mâchoires, les yeux bouffis et rouges d’avoir pleuré, ma


génitrice se dirige vers nous à pas rageurs. Elle tremble de fureur. J’aperçois
mon père juste derrière elle, mais comme d’ordinaire, il paraît
complètement à l’ouest, ne prenant même pas la peine d’intervenir pour
calmer sa femme. Pour prendre ma défense. Secrètement, j’espérais qu’il
serait de mon côté. Après tout, nous étions de connivence pour les cassettes
que j’envoyais régulièrement à Calvin. Mais là aussi, je me suis fourvoyée
en beauté. C’est un homme qui a perdu le goût de la vie, qui ne se bat plus
pour rien du tout. Et surtout pas pour moi. Foutu espoir qui me crève encore
le cœur.

– Le mettre dans cet état ne t’a donc pas suffi ? Il fallait aussi que tu le
tues ? rugit ma mère.
– Maman !

Je sens Madd se raidir. Je me dégage doucement de son étreinte pour me


lever et faire face à ma mère. Fini de fuir. Si le point de non-retour doit être
atteint, et il l’est, autant que les choses soient dites. Je regrette simplement
qu’elle n’ait pas la décence de le faire loin de Calvin.

– Je vois que finalement la culpabilité ne t’étouffe pas tant que ça,


ajoute-t-elle, fielleuse. Tu profitais de ton soi-disant voyage pour t’envoyer
en l’air pendant que ton frère crevait sur ce lit d’hôpital !

Je comprends que c’est la douleur qui parle, qui la rend si haineuse, mais
au fond je sais qu’elle le pense quand même. Elle a toujours eu des
jugements négatifs sur ma vie, sur mes projets alors que Cal, lui, n’en avait
plus. Tout était ramené au fait que je vivais et lui ne pouvait que survivre.
Elle ne me l’a jamais pardonné. Elle m’a si souvent reproché mon
inconscience lors de ce jour funeste, martelant dans mon esprit que si je
n’avais pas bu à outrance rien ne serait arrivé. Si bien que j’ai fini par
abandonner et ne plus rien lui dire. De toute façon, la culpabilité a tellement
rongé mon âme et ma vie, que les projets n’ont pas tardé à être abandonnés
aussi. Je suis devenue le fantôme de Cal, comme ils le souhaitaient.

– Et vous, intervient Madd, se retenant d’exploser. De quel droit parlez-


vous comme ça à Charly ? Elle vient de perdre son frère ! Et à défaut de
respecter sa douleur, vous pourriez avoir un peu de décence, votre fils est
encore allongé juste à côté !
– Je ne vous permets pas de me juger ! Qui êtes-vous ? Je trouve ça
tellement charmant, Charly, que ton ami te défende. Il ne doit rien savoir,
n’est-ce pas ?
– Savoir quoi ?

Le regard de Maddox sur moi se fait lourd, insistant. Soudain, sa


présence m’étouffe. Je ne sais plus si je suis heureuse qu’il soit là pour être
mon seul pilier dans ce moment atroce ou si j’aurais préféré qu’il reste loin
de moi. Pour qu’il continue d’ignorer toute mon histoire.

Le point de non-retour… Atteint dans toutes les parties de ma vie. Je suis


finalement rattrapée par le passé. Comme quoi, les fantômes ne restent
jamais bien loin.

– Tu ne lui as rien dit, hein Charly ?


– Stop, ordonné-je.
– Mais vas-y, sois honnête avec lui, dis-lui comment…
– Arrête ! m’écrié-je en mettant mes mains sur mes oreilles. Arrête,
arrête…

Je ne veux plus entendre les propos haineux de ma mère. Je veux partir


d’ici. Je veux sortir de ce cauchemar. Mais celle-ci ne veut rien savoir. Elle
saisit mes poignets et m’oblige à décoller mes mains de ma tête, me forçant
à écouter tout ce qu’elle a à me dire.

– Dis-lui, Charly ! Explique donc à ton petit ami comment tu as tué ton
propre frère !
– Charly, de quoi elle parle ? s’inquiète Madd en me serrant contre lui.
– C’est toi qui aurais dû être à sa place… crache-t-elle encore. Si tu
savais combien de fois j’ai prié pour me réveiller et voir que Calvin était
toujours debout. Mais non, il est resté cloué sur ce lit, complètement
paralysé. Et pour finir, dans le coma ! Et toi… Toi, tu étais toujours là, à me
rappeler qu’il ne me reviendrait jamais. Tu as tout gâché ! Tout ça, c’est
uniquement de ta faute ! C’est toi qui aurais dû être à sa place ! Tu l’as
entraîné dans tes délires et comme d’habitude, tu t’es arrangée pour qu’il te
suive ! Tu savais que c’était dangereux, et surtout que tu étais trop bourrée
pour faire encore preuve d’intelligence !

Sa voix se brise sur la fin de sa tirade. Ses mots me percutent avec


violence et je sais qu’elle pense chacun d’eux cette fois. J’ose un regard
vers mon père, mais il tourne la tête, refusant de me venir en aide. Je viens
de tout perdre. J’ai perdu Madd, mon frère, mes parents. Il ne me reste rien.

– Vous êtes pathétiques, s’agace mon sauveur. Il vous reste une fille qui a
besoin de vous, de soutien et vous n’êtes même pas capables de le voir. Je
ne connais en effet pas toute l’histoire, mais ce que je sais en revanche,
c’est que Charly a un cœur d’or et qu’elle souffre à chaque seconde de cette
situation. Alors si vous ne pouvez pas être là pour elle, il vaut mieux en
effet qu’elle reste loin de vous ! Viens, Charly. Je te ramène chez toi.

Il est douloureux l’instant où vous vous rendez compte que vous ne


reviendrez jamais en arrière. Vous aurez beau rembobiner la scène, prier
autant de fois que vous voulez, c’est inéluctable. C’est arrivé le jour de
l’accident et le film se déroule de nouveau aujourd’hui. Ma vie s’est arrêtée
la première fois au moment où j’ai entraîné Cal dans ma chute. Elle vient
d’atteindre ce point douloureux où plus rien ne me rattache au passé. Ce
point où regarder en arrière n’apportera que peine et larmes, où les instants
difficiles auront été plus nombreux que ceux où j’ai été heureuse.

Alors, comme une petite poupée sans force et sans conscience, je laisse
Maddox m’éloigner de ce foyer de haine brutale. Je ne souhaite même plus
que leurs sentiments à mon égard changent, je veux juste ne plus les subir,
ne plus me prendre les rafales de plein fouet. Je le laisse me protéger de la
tempête autour de moi, bien que celle qui fait rage dans mon cœur s’avère
plus dévastatrice encore. Je me pensais plus forte, mais je bénis sa présence
qui me permet de rester debout.
Où pourrait donc aller un cœur esseulé ? Quel avenir espérer avec
seulement une moitié d’âme ?

Assise sur le siège passager, amorphe, je regarde vaguement Madd


s’installer derrière le volant et me tendre la main pour avoir les clés. Le
froid engourdit mes doigts, et en attendant que la voiture chauffe, je laisse
mon regard et mon esprit dériver vers cette chambre. Je suis perdue. Noyée
dans un flot de sensations contradictoires et terribles.

Heureusement que tu n’es plus là pour voir ce désastre, Cal… Tu aurais


tellement honte de nous…

– Charly…

Je ne tourne pas la tête vers lui, je refuse de me retrouver face à son


regard inquisiteur. Je refuse de me replonger dans la douceur de ses yeux et
de perdre pied. De voir refluer ma colère contre lui, celle qui me maintient à
peu près vivante.

– Je ne comprends pas. Ta mère a été odieuse et…


– Je le mérite, Madd, le coupé-je, la voix cassée.
– Non ! Personne ne mérite une telle haine, et surtout pas toi, Charly ! Je
refuse de croire que tu aies pu faire du mal à ton frère.

Je ricane. Je ne voulais pas qu’il sache. De toute façon, après ce soir, il


s’en retournera vers ses propres projets dont je ne fais pas partie. Je perdrai
juste son estime.

L’heure des désillusions a sonné.

– Roule, s’il te plaît, fais-je platement avant de lui donner mon adresse.

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40

Charly

Huit ans plus tôt

– Allez Cal, fais pas ta poule mouillée, le supplié-je en me pendant à son cou.
– Charly, vous êtes tous déchirés ! C’est vraiment une idée de merde, je ne viendrai
pas. Et toi, t’iras pas non plus !

Je toise mon frère, en colère. Non, mais pour qui il se prend ? Je fais ce que je veux, ce
sont aussi mes vacances !

– Tant pis, j’irai avec Justin… J’en profiterai pour le laisser enlever mon bikini et on verra
bien ce qui se passe.
– Charly, arrête ! fulmine mon frère. Je ne laisserai pas ce connard te toucher, tu vaux
mieux que ça.
– Mais merde, Cal, ce que tu peux être rabat-joie !
– J’ai promis aux parents que je t’empêcherai de faire n’importe quoi. Et crois-moi, avec
toi, c’est un boulot à plein temps !

Je boude, comme une gamine qui n’a pas eu le jouet qu’elle convoitait. L’alcool n’aide
pas du tout à relativiser et je crois bien que c’est la première fois de ma vie que je bois
autant. Je n’ai pas de limites, alors je ne le lui dirai pas, mais heureusement que Cal est là
pour en mettre. Il bomberait le torse comme un crétin s’il savait et j’en entendrais parler
toute ma vie !

Mais je ne suis pas d’accord avec lui, Justin me plaît énormément et perdre ma virginité
avec un amour de vacances ne me gêne pas plus que ça. Ce gars est trop canon ! Un vrai
surfeur de magazine… Il fait partie de la bande de mecs qui squatte la maison à côté de
celle que nous avons louée avec notre propre petite bande. Une bande bien trop sage pour
nos premières vacances en solo. Ils sont bien plus fun dans la baraque d’à côté !

– Hey, Charly ! me hèle justement le beau gosse. Vous venez ou pas ? Ce serait bien
d’arriver en haut avant la nuit ! Plonger dans le noir, c’est dangereux.
– Plonger complètement torché aussi, s’écrie furieusement Cal, qui se hérisse dans
mon dos.
Je crois que c’est viscéral, Justin et lui ne peuvent pas s’encadrer. Ils se toisent
méchamment. Mon frangin faisant une bonne tête de plus que Justin pense l’impressionner.
Ce dernier ignore aussi que Cal pratique le foot américain et qu’une droite de sa part
l’enverrait dire bonjour aux oiseaux. Je l’ai déjà vu faire !

Je m’interpose en titubant entre ces deux coqs en mal de dominance. De toute façon,
aucun d’eux ne me dictera ce que je peux faire ou non !

– Bon, moi j’y vais, lancé-je à la cantonade. Qui m’aime me suive !

Justin se détourne enfin de mon frère pour me lancer un regard lourd de sens. Il est plus
âgé que moi et je me doute qu’il n’a pas la même expérience que moi, mais je suis
beaucoup trop curieuse. Et surtout, je peux enfin échapper à la surveillance de Cal pour
assouvir cette curiosité. J’estime avoir attendu assez longtemps ! Et quelle vengeance
parfaite sur la trahison de Reese.

Je peine un peu en grimpant sur le chemin qui nous mène au sommet des falaises.
L’alcool et l’excès de bouffe ont eu raison de mon endurance. J’ai aussi la tête un peu
lourde et embrumée par toutes les tequilas ingurgitées avec Justin. En rentrant, il va falloir
que je m’attaque à ces quelques kilos qui me collent aux fesses. À mes côtés, Cal rumine
sans discontinuer. Ce crétin a finalement décidé de venir surveiller mes arrières, mais il
compte bien me faire savoir que ça l’emmerde et qu’il ne le fait pas de gaieté de cœur. Je
lui donne une bourrade dans l’épaule pour le dérider et m’accroche à son bras autant pour
me stabiliser que pour lui montrer que j’ai besoin qu’il me pardonne mes excès. Je n’aime
pas quand il est fâché contre moi.

– Allez Cal, tu vas peut-être kiffer !


– J’en doute.
– Tu as la trouille ?
– Bah ouais ! avoue-t-il soudain en me regardant dans les yeux. J’ai peur du vide, voilà
t’es contente ?

Mince, je ne savais même pas ! Pourquoi m’a-t-il caché une chose pareille ? J’en suis
tellement abasourdie que j’en oublie d’avancer. Ça me met un coup au cœur qu’il me
dissimule des choses. Depuis qu’on est gosses, on s’est toujours tout dit…

– Ah, monsieur a ses petits secrets, fais-je, un peu amère.


– C’est pas un secret, Lily. Juste un truc… pas viril, quoi.
– Mais on s’en tape, je suis ta sœur !
– Oui, t’as raison, j’aurais dû t’en parler. Pardon ma Lily.

Il me serre contre lui et je peux sentir son cœur battre la chamade. Il a vraiment la
trouille, ce ne sont pas des salades. Il se sent mal et moi, je l’oblige à monter là-haut, je
suis vraiment qu’une sale égoïste !

– Viens, on redescend. C’est pas grave, Cal.


– Non, non, regarde, on y est. Je vais juste rester assis, loin du bord et je redescendrai
à pied comme un grand garçon. Après tout, je suis l’aîné, je dois montrer l’exemple.
– Rhaaaa, arrête Cal ! C’est moi, la plus vieille !
– Dans tes rêves !

On se chamaille gentiment jusqu’en haut. En jetant un œil vers l’océan, je déglutis, un


peu nauséeuse soudain. Je n’avais pas vraiment conscience de la hauteur de la falaise.

– Oh, c’est drôlement haut dit donc…


– Tu te dégonfles, fillette ? me lance Justin avec un sourire narquois. Parce que sinon,
j’ai une autre activité à te proposer.

Les gars autour de nous ricanent comme des abrutis. Reese tire la gueule et j’en suis
ravie. Mais j’aurais préféré que Justin s’abstienne de ce commentaire graveleux. Surtout
que maintenant, Cal s’est rapproché de moi, comme un garde du corps. Je soupire,
dépitée. À ce stade, je vais rester vierge jusqu’à mes 30 ans ! Et puis, j’ai vraiment envie de
sauter de cette falaise, j’ai envie de sentir cette décharge d’adrénaline dont me parle Justin
depuis des jours ! Me mettre à l’épreuve. Savoir si j’en suis capable.

– Garde tes sales pattes loin de ma sœur !


– Oh, c’est mignon, Charly, t’as même un chien de garde.
– Arrête Justin, c’est pas sympa. Et pas drôle non plus, répliqué-je, fâchée qu’il s’en
prenne de nouveau à Cal. Lâche-lui les baskets.

Je dois désamorcer la bombe avant qu’ils n’en viennent aux mains, car je sens que ça
les démange beaucoup trop. Ces deux imbéciles se tournent autour comme sur un ring de
boxe. Je m’interpose une nouvelle fois entre eux.

– Quoi, le puceau ? Tu es en colère parce que j’ai baisé la nana de la plage avant toi ?
C’est ma faute si elle m’a préféré à toi ? le provoque allégrement Justin.

OK, là je finis de dessoûler. Cal a raison, ce mec est un connard. Qu’il se rassure, j’ai
compris le message.

– Espèce de…

Avant que je n’aie pu esquisser un seul geste, Calvin se jette sur son adversaire et lui
décoche une droite en pleine mâchoire. Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu ! C’est ma faute
tout ça, j’aurais dû voir que Justin était un con, j’aurais dû écouter Cal quand il m’a assuré
que l’idée était merdique. J’aurais dû éviter de le provoquer pour qu’il m’accompagne contre
son gré. Et tous ces abrutis autour qui les regardent sans intervenir !

– Mais faites quelque chose ! Séparez-les !


– Démerde-toi, Charly. Je veux pas recevoir un mauvais coup ! ricane un de nos amis.
– Reese !

Ce dernier hésite à s’interposer et je le fusille du regard. OK, si je dois intervenir, je le


ferai. Ces deux abrutis se jettent des coups en veux-tu en voilà, et Cal empoigne Justin par
le col de son tee-shirt pour le coller contre le tronc d’un arbre non loin d’eux.

– Je ne le dirai pas une deuxième fois. Fous la paix à ma frangine ! Elle est trop bien
pour toi, espèce de petite merde.
– Sinon ?
– Sinon tu sauras quel goût ont tes dents !

Justin se débat et sitôt que mon frère le lâche, il se rue sur lui de nouveau. Il me fait
penser à un petit roquet qui aboie, mais qui est incapable de faire bien mal. Néanmoins, il
s’apprête à frapper Cal dans le dos et je ne supporte pas ce geste. Je m’interpose entre Cal
et le poing de Justin. Ce dernier me dégage de son chemin d’un coup d’épaule et,
déséquilibrée, je titube en arrière. Ma tête se met à tourner sous l’effet de l’alcool et de la
colère. Je ne parviens pas à retrouver mes repères dans ces images qui tournoient devant
mes yeux. Je n’arrive pas à me stabiliser et je continue de reculer.

– Charly, attention !

Soudain, le sol se dérobe sous mes pieds. Mon cœur loupe un battement quand je
comprends, en une fraction de seconde, que j’ai atteint le bord de la falaise. Je percute le
regard affolé de Cal qui s’élance vers moi pour me rattraper. Mais c’est trop tard, je bascule
déjà en arrière. Je hurle en sentant le vide m’aspirer quand une main se referme sur mon
poignet.

– Cal !
– Je te lâche pas, Charly ! Je…

***

– Les flics m’ont raconté la suite bien plus tard, quand j’ai rouvert les
yeux dans une chambre d’hôpital. D’après nos amis témoins, Cal a tenté de
me rattraper, mais nous avons basculé tous les deux dans le vide. Je l’ai
entraîné dans ma chute. J’avais un taux d’alcool très élevé et les policiers
n’ont pas mâché leurs mots pour me faire comprendre que plonger de ces
falaises en étant ivre frisait l’inconscience et la stupidité. Je ne me souviens
pas d’être tombée. C’est le trou noir. Apparemment, j’ai plongé directement
dans l’eau, mais Cal, lui, a heurté la paroi avant de disparaître au fond.
D’après le rapport du médecin à notre arrivée aux urgences, Cal souffrait de
multiples fractures dues au ressac qui nous a balancés contre les rochers. Je
ne me souviens que de l’eau salée qui envahissait ma bouche, de mes
poumons qui brûlaient. Je me souviens d’avoir hurlé et appelé mon frère. Et
des lumières de l’ambulance. Mais c’est à peu près tout.
– Charly…
– Chut, laisse-moi finir. Après tu pourras me haïr et t’en aller sans te
retourner. Mais laisse-moi aller au bout que tu saches à quel point je suis
ignoble.

Madd veut m’interrompre, mais je pose ma main sur son bras pour le
dissuader. J’ai besoin qu’il entende de ma bouche le récit de ce jour funeste.

– Quand je me suis réveillée, j’étais dans un lit d’hôpital, toute seule. Le


médecin qui est venu m’ausculter à mon réveil m’a simplement annoncé
que j’avais perdu ma rate et qu’un de mes reins était endommagé. J’avais
été opérée en urgence dès mon arrivée. La cicatrice vient de ma chute.
– Et Calvin ?
– Cal, lui, était cloué sur un lit et ne pouvait plus bouger ni ses bras ni
ses jambes. Lésions irréversibles de la moelle épinière, hématome sous-
dural, hypoxie. J’ai hurlé, Madd. C’était un véritable cauchemar, j’ai hurlé
pour me réveiller. Et quand j’ai pris conscience que c’était bien réel, j’ai
hurlé et supplié pour qu’on me laisse le voir. Mais on ne m’a pas laissée
approcher mon frère avant des jours. Je le sentais au plus mal derrière la
porte, il souffrait et je ne pouvais pas entrer. Il… Il n’a plus jamais été le
même. Son cerveau…

Ma voix se brise sur ces derniers mots et les sanglots envahissent de


nouveau ma poitrine.

– Je me souviendrai toute ma vie du regard que m’a jeté ma mère quand


elle est rentrée dans ma chambre et de ce qu’elle a crié.

C’est ta faute, Charly ! Ta faute !

– Et elle avait raison, Madd. Tout ça, c’était ma faute. J’ai été stupide de
boire autant et je n’aurais pas dû le forcer à me suivre sur cette falaise. Je
l’ai entraîné dans ma chute. C’est à cause de moi qu’il est mort.

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41

Maddox

Charly est perdue loin, très loin dans son passé. Assise à mes côtés sur
son petit canapé, je la tiens étroitement serrée dans mes bras tant j’ai
l’impression qu’elle va se déliter sous mes yeux. Des larmes coulent sans
discontinuer, mais elle ne prend même pas la peine de les essuyer. Je ne sais
même pas si elle se rend compte qu’elle pleure. Aux prises avec son récit,
plongée dans l’horreur, elle ne s’est aperçue de rien quand nous nous
sommes garés devant chez elle ni quand j’ai fouillé son sac pour trouver ses
clés et entrer dans l’appartement. Sa voix tremble tandis qu’elle se livre à
moi. Elle ne se cache plus, me racontant tout de cette terrible journée qui a
fait basculer sa vie et celle de son frère jumeau.

Je ne sais pas ce qui m’a pris de tant insister pour savoir. Maintenant, je
regrette de la voir plonger dans les tourments de son enfer personnel juste
parce que j’ai eu ce besoin d’assouvir cette envie de tout connaître d’elle. Je
suis terrifié par l’ampleur de cette culpabilité qui la ronge. Comment peut-
on vivre en se croyant responsable d’une telle chose ? Comment a-t-elle pu
se construire avec la haine de ses propres parents en toile de fond ? Une
chose est sûre, c’est que Charly n’a pas à s’en vouloir. Je comprends qu’elle
se reproche son attitude ce soir-là, mais elle n’est responsable de rien !
C’est terrible, mais c’était un accident. Une querelle d’adolescents qui s’est
mal terminée.

Quand elle finit son récit, ses yeux verts sont brouillés par une multitude
de perles salées et sont rivés aux miens. Elle attend le verdict, comme si
j’allais moi aussi la condamner. Eh bien, elle peut toujours attendre pour
que je la juge, je ne le ferai pas ! Elle ne le mérite pas.
– Charly…
– Oh, ne dis rien, s’il te plaît, Madd. Je ne supporterai pas de voir le
jugement ou du dégoût dans tes yeux, supplie-t-elle en se détournant de
moi.
– Ce n’est pas du tout ce que j’allais dire !
– Je sais bien ce que tout le monde pense et…
– Bon sang Charly, écoute-moi ! m’agacé-je. Tu ne t’es pas laissé une
seule chance de te pardonner et personne n’a dû te dire clairement que tu
n’étais en rien responsable de cet accident.
– Bien sûr que c’est ma faute ! C’est moi qui ai poussé Cal à me suivre !
Si je n’avais pas fait mon caprice d’enfant gâtée, il n’aurait pas eu besoin de
venir alors qu’il avait la trouille. Justin ne l’aurait pas cherché et rien de
tout cela ne serait arrivé ! hurle-t-elle, au désespoir. Tu comprends, Madd ?
Si je n’avais pas insisté, si j’avais été plus mature, mon frère serait toujours
à mes côtés aujourd’hui !

La détresse dans sa voix me brise un peu plus. Je pense à cette femme


dévastée qui a vécu ces huit dernières années en s’accusant tous les jours
d’une chose dont elle n’est pas coupable et j’ai envie de hurler à l’injustice.
Je tempère cette colère qui me bouffe, qui n’est absolument pas dirigée
contre elle, parce que j’ai besoin qu’elle comprenne. Je veux partir en
sachant que Charly va cesser de se fustiger pour cet accident, malgré ses
conséquences funestes. En sachant qu’elle pourra se reconstruire.

– Mais tu es tombée toi aussi ! Il n’y a pas de fautif ! Ni toi ni ton frère
parce qu’il a voulu te sauver de ta chute ! C’était un tragique accident.
Regarde-moi, Charly… Tu dois te pardonner.

Je saisis son petit visage dévasté entre mes grandes mains burinées et le
contraste avec sa peau si douce est saisissant. Je lui enjoins de relever la tête
et à s’ancrer dans mon regard. J’ai besoin qu’elle me fasse confiance une
dernière fois.

– C’est trop dur, Madd…


– Alors quoi ? Tu vas abandonner la lutte, toi aussi, sous prétexte que
personne ne t’a jamais dit que tu avais le droit de vivre même après ce qui
est arrivé à ton frère ? Pardonne-moi, Charly, mais ton raisonnement est
complètement faussé ! Je ne connaissais pas Calvin, mais j’ai appris à te
connaître, toi. Et s’il te ressemblait un tant soit peu, il n’aurait pas voulu de
cette vie pour toi ! Réfléchis Charly. Est-ce que tu aurais voulu que ton frère
se condamne pour le reste de son existence si vos places avaient été
inversées ?

Elle ne me répond pas, mais je sais que mes paroles pénètrent les sphères
embrumées de son esprit. Je vois ses yeux briller d’une émotion farouche.
Qu’elle me croie ou non à cet instant n’a pas d’importance en fait, il fallait
juste qu’elle l’entende. Qu’elle sache que tout le monde ne lui voue pas la
même haine que ses parents. Je pose doucement mon front sur le sien et
ferme les yeux, m’imprégnant de sa douceur et de sa fragilité, et espérant
lui transmettre un peu de ma force dans ces moments si durs. Son souffle
caresse mon visage, je ne suis qu’à quelques millimètres de ses lèvres et la
tentation de l’embrasser n’a jamais été plus forte. Mais ce n’est pas le
moment. Ça ne le sera plus jamais. Son souffle tiède balaie ma bouche
quand elle parle enfin.

– Tu sais Madd, tu vas me prendre pour une folle…


– Jamais.
– Il ne m’en voulait pas. Ne me demande pas comment je le sais, c’est
fou, mais je l’ai senti…
– Il n’y a que toi qui saches décoder ce lien unique que vous aviez. Et si
c’est ce que tu ressens au plus profond de toi alors c’est que c’est le cas.
Raccroche-toi uniquement à ça pour te relever, ma belle. Tu es la femme la
plus forte que je connaisse, je sais que tu réussiras.
– Je ne peux pas oublier.
– Et personne ne te le demande. Il fait partie de toi. Simplement,
permets-toi d’avancer. De vivre.

Je ne le lui dis pas, mais j’ai le cœur en miettes de lui énoncer cette
vérité alors que je ne serai pas là pour assister à la renaissance de la
nouvelle Charly. J’aurais aimé être celui sur lequel elle s’appuie quand elle
faiblira, celui qui aura toute confiance en ses capacités à aller de l’avant.
Malheureusement, je crois que j’ai assez fait de fausses promesses comme
ça. Après cette journée, après avoir vidé notre sac, il sera temps que chacun
suive son chemin, et j’espère que le sien sera plus heureux que le mien.
Qu’elle laissera le passé derrière elle, quand le mien façonnera mon avenir.

– Je te remercie d’être venu Madd. Je…


– Je ne pouvais pas te laisser partir sans t’avoir expliqué toute cette
histoire. Crois-moi, je ne voulais pas te faire de mal, mais il y a des choses
que tu dois comprendre.
– Alors il ne s’agit que de ça, fait-elle, déçue en s’enfonçant dans le
dossier du canapé. Moi qui pensais bêtement que… Non rien, laisse tomber.
– Quoi ?
– Je pensais que tu avais changé d’avis, voilà ! Que je comptais un peu
pour toi et que tu avais décidé d’envoyer balader ce mariage et toute cette
histoire de contrat !
– Mais tu comptes pour moi ! Plus que tu ne l’imagines… Mais ce n’est
pas si simple, Charly !
– Oh si ça l’est, s’écrie-t-elle. On a toujours le choix, et toi le tien c’est
d’aller contre toutes tes convictions pour diriger un empire dont tu prétends
ne pas vouloir ! Mais quelle hypocrisie Madd !

Mon téléphone interrompt brutalement sa tirade emplie d’une vérité crue


qui fait mal. Au fond, tout ce qu’elle dit est vrai. Je ne veux pas de cette vie,
je hais tout ce que cette société représente. Tout respire le pouvoir, le fric…
et mon père. Mais elle ne sait pas tout, et je compte bien rétablir la vérité.

Je dois prendre cet appel, il provient de mon avocat et il ne me contacte


jamais pour rien. Je fais signe à Charly que je dois répondre et ne la quitte
pas des yeux durant toute la conversation. Mais intérieurement, mon sang
bout à mesure que l’homme de loi me parle. Je raccroche brusquement,
contenant mal ma colère et surtout ma déception. Elle me laisse un arrière-
goût amer dans la bouche.

– C’est marrant que tu parles de mensonges et d’hypocrisie, attaqué-je,


sans ambages.
Je devrais me tempérer, après tout Charly est on ne peut plus fragile
après ce qu’elle vient de vivre, mais on dirait que ma raison s’est fait la
malle. Cette partie de menteur-menteur doit prendre fin.

– De quoi est-ce que tu parles ?


– Des mensonges et des secrets Charly. De ce que tu me caches encore.
Dis-moi, combien y a-t-il encore de mystères te concernant ? Et comptais-tu
seulement m’en parler un jour ?
– Je ne…
– Pourquoi m’avoir caché que tu n’avais pas ton diplôme de vétérinaire,
Charly ? Tu me traites d’hypocrite, mais toi tu es une sacrée belle
menteuse !
– Ce n’est pas ce que tu crois… Tu vois… je savais que je le verrais… ce
dégoût au fond de tes yeux.
– Pourquoi Charly ? insisté-je.

Elle baisse la tête et détourne les yeux, mais je ne la laisserai pas prendre
la fuite. Pas cette fois ! Je ne supporte plus tous ces mensonges entre nous !
Les siens, les miens, il y a beaucoup trop de barrières, de secrets. Tout doit
être mis à plat.

– Tu veux la vérité ? Celle qui fait mal ? Celle qui fait honte ? hurle-t-
elle en dardant sur moi un regard désespéré.
– Je crois que nous ne sommes plus à ça près.
– J’étais bourré ! rit-elle, comme une démente, les mains dans ses
cheveux emmêlés. La voilà la putain de vérité, Madd. J’ai fait tout le
cursus, j’étais très assidue, parce que je n’avais plus que ça dans ma vie !
Mais je ne me suis pas présenté à l’examen final parce qu’il avait lieu le
jour de notre anniversaire ! Tu sais l’anniversaire que Cal a fêté au fond
d’un lit médicalisé, incapable de souffler une seule saloperie de bougie, et
auquel je n’ai pas eu le droit d’assister ! Alors ouais Madd, j’ai picolé pour
oublier que j’avais tout foutu en l’air et je ne me suis pas présentée à
l’examen ! Et je n’ai pas eu de traitement de faveur. Ça te va comme ça ou
tu veux encore des anecdotes de ma vie pourrie ?
Je ne m’attendais pas à ça ni au flot de douleur qui m’assaille. Il émane
d’elle comme une vague violente pour me percuter en plein cœur.

– Et pourquoi ton avocat enquête-t-il sur moi ? aboie-t-elle. Que


cherches-tu exactement ?
– Parce que je le lui ai demandé ! J’ai pour projet de te nommer à la tête
de Wild Protect pour me succéder. Cette fondation ne doit absolument pas
tomber entre les mains de mon père !

Elle reste sans voix, perdue. Mes projets la concernant n’ont pas varié
d’un pouce, qu’elle soit diplômée ou non ne change absolument pas la
donne. C’est elle que je veux pour chapeauter ce que j’ai créé de plus
précieux, ce dont je suis le plus fier. Elle sera parfaite dans ce rôle, je le
sens. Elle a le cœur et la passion qu’il faut, et son âme est profondément
belle, quoi qu’elle en pense pour le moment.

– Explique-moi, Madd. Tu as dit que tu voulais que je comprenne, alors


je t’écoute…

Elle est toujours assise dans son canapé, me regardant comme si j’allais
lui apporter les réponses sur la grande théorie de l’univers. Je me rends
compte qu’elle avait totalement foi en moi, que j’ai brisé sa confiance avec
mes mensonges, en me servant d’elle ainsi. Cette femme a pris une place
énorme dans ma vie, dans mon cœur, en si peu de temps. Je n’y étais pas
préparé. Je ne l’attendais pas. Elle m’est tellement complémentaire, malgré
toutes ses casseroles… Et plus mes pas me portent vers elle, plus je prends
conscience que je l’aime à en crever, que passer ma vie loin d’elle va être
un calvaire quotidien. Et j’ose croire que ce que je lis au fond de ces deux
magnifiques lacs émeraude est le parfait reflet de mes propres sentiments.

Je m’affale à ses pieds, dos à elle et bascule ma tête sur ses genoux, geste
qu’elle me concède malgré sa colère. Malgré ma trahison. J’ai besoin de la
sentir, une dernière fois avant de lui livrer toute ma vérité à moi. Même
juste un peu. Son contact me donne le courage qui me fait défaut depuis le
départ.
– Toute cette histoire concernant ma mère et notre rêve commun était
vraie, Charly, je ne t’ai pas menti. Ce que tu ne sais pas en revanche, c’est le
prix que j’ai payé pour en arriver là. J’avais 19 ans, j’étais un jeune homme
complètement paumé, sans amis. Mon père m’avait totalement isolé. J’avais
juste ma sœur que je protégeais comme la prunelle de mes yeux, parce que
ça me donnait une importance que mon père me refusait. Je ne voulais rien
venant de cette ordure, je ne le considérais déjà plus comme mon père. Mais
pour fonder Wild Protect, il me fallait de l’argent. Et du fric, mon père n’en
manquait pas.
– Tu as mis ta fierté de côté pour lui demander de t’aider ?
– Oh non, ma belle. C’est lui qui est venu me tendre un chèque indécent.
Et moi, comme un con je n’ai vu que les zéros alignés sur ce bout de papier.
J’ai juste oublié un instant que mon géniteur ne fait rien par charité, qu’avec
lui tout se paie au centuple. Et j’ai signé ce contrat qui allait de pair avec les
zéros, sans savoir dans quoi exactement je foutais les pieds.
– Il a profité de ta jeunesse et de ton inexpérience ! Quel genre de père
fait ça à son enfant ? s’indigne Charly.
– Ce fut ma seule erreur. Je n’ai plus jamais sous-estimé mon père après
ça. Mais c’était trop tard.
– Parle-moi de ce contrat. N’y a-t-il aucun moyen de le contourner ?
– Crois-moi, j’ai filé ce contrat aux meilleurs avocats, il est inattaquable,
ricané-je, désabusé. Ce putain de papier stipule noir sur blanc que mon père
promettait de financer la fondation contre mon engagement à reprendre les
rênes de la société à mes 30 ans. Cette année donc.
– Mais… Tu ne seras plus là pour diriger Wild Protect ?
– Non, tu me succéderas tandis que je m’en irai à New York prendre mes
fonctions à Jefferson Corp. Mais grâce à toi, je suis sûr que la fondation
perdurera comme je l’ai toujours souhaité ! J’ai confiance en toi, Charly. Je
sais que je fais le bon choix en te nommant à ma suite !
– Je n’arrive pas y croire… Et je ne comprends pas ce contrat de
mariage, Madd ! En quoi te marier avec cette femme est lié à tout ça ?
– Mon père a des vues sur l’entreprise du père de Candice et envisage
une sorte de… fusion. Je n’y connais rien à tout ce bordel. Mais il a besoin
de cet homme pour une raison qui m’échappe. Voilà presque deux ans qu’ils
sont en négociations, mais M. Van Den Hoven est coriace. Mon père a
pensé qu’un mariage entre sa fille et moi serait un bon moyen de s’attirer
ses faveurs. Et Candice… je crois qu’elle n’est pas contre cette idée.
– Tu m’en diras tant… souffle Charly, sarcastique. Et toi, Madd, tu es
amoureux d’elle ?
– Je t’en prie, c’est ridicule. Non, c’est…
– Alors tu es encore libre de dire non ! On ne peut pas forcer quelqu’un à
se marier contre son gré !
– Pas légalement en tout cas…
– Alors comment ? s’écrie-t-elle.
– C’est ce que j’étais sur le point de t’expliquer… Mon père menace de
retirer ses investissements de Wild Protect si je ne l’épouse pas. Et ça me
tue, mais j’ai besoin de son maudit fric pour que la fondation survive…
Même si je…

Charly me fixe, médusée. Et moi je n’arrive pas à finir cette putain de


phrase. Parce que si je la prononce, tout deviendra si réel. Je m’apprête à
renoncer à la femme de ma vie et à ce paradis dans lequel j’ai mis toute
mon âme.

– Même après ton départ ? Tu acceptes de te marier pour sauver la


fondation, alors même que tu ne seras plus là pour la diriger ?
– Oui, mais ça en vaut la peine… Je n’ai jamais fait cela pour moi. J’ai
créé cette fondation pour la protection de la vie sauvage. Que ce soit toi ou
moi qui la dirige, ce n’est pas le plus important. Mais… je suis désolé de
t’avoir caché tout ça.

Son silence s’éternise. Je ne sais pas quoi ajouter, je lui ai tout dit. Je n’ai
plus aucun secret pour elle. Seulement, les aveux arrivent trop tard, ils ne
suffiront pas à m’amender à ses yeux. Et surtout, à part soulager ma
conscience, ils ne changeront rien au futur qui m’attend. Ses doigts, qui
caressaient doucement mes cheveux, se crispent soudain, témoignant de
l’immense tension qui l’habite.

– Comment est-ce que tu peux accepter une telle chose, maintenant que
tu vois la situation avec des yeux d’adulte ? Comment peux-tu te laisser
déposséder de ce que tu as construit toutes ces années ? Pourquoi est-ce que
tu ne te bats pas ? s’écrie ma belle, ne prenant pas la peine de voiler son
chagrin.
– Mais je me bats Charly ! Pour Wild Protect ! Pour que ce sanctuaire
perdure après mon départ. J’ai tant sacrifié… J’ai le sentiment d’avoir
accompli quelque chose de merveilleux pour la cause animale, mais il reste
tellement à faire ! Tu y étais, tu vois à quel point c’est important. Et je ne
supporte pas l’idée que son rêve disparaisse. Ou tombe dans de mauvaises
mains.
– Le rêve de qui ?
– De ma mère. Le mien… Il peut aussi devenir le tien, Charly.
– En renonçant à nous ?

Je garde le silence. Je n’ai pas de bonne réponse. Je crois que tout ça me


dépasse, je n’ai jamais envisagé mon avenir sous un autre angle que Wild
Protect. Avec une femme dans ma vie. Tout s’est tellement compliqué. Et ça
me dévore lentement, parce qu’il n’y a pas de bon choix. Si je refuse le
chantage de mon père, je perds le projet de ma vie, celui que j’ai bâti avec
mes tripes. La fondation coulera. Si j’accepte, je perds mon grand amour. Je
perds Charly et sa douceur. Non, je n’ai pas la réponse. Il me faudrait du
temps, que je n’ai pas.

Elle souffle doucement, comme pour se donner contenance. Je sais


qu’elle cherche ses mots, qu’elle se repasse tout ce que je viens de lui dire.
Et je sais que, même si ça lui brise le cœur, elle comprend.

– Il y a certaines choses sur lesquelles nous n’avons aucun contrôle, je ne


le sais que trop bien, Madd. Ce lien avec mon frère que personne ne
comprend, les événements qui m’ont conduite à le perdre… Et cette
évidence entre nous. Mon cœur qui bat à nouveau rien que parce que tu es
là. Cette magie que j’ai sentie quand j’étais avec toi, là-bas… Et maintenant
tout ça, c’est fini.

Sa voix n’est plus qu’un souffle ténu sur ces derniers mots et je suis
incapable d’en entendre plus, mon cœur est suffisamment déchiré. Je me
relève, abandonnant la chaleur de son corps, et me fais violence pour
m’éloigner d’elle.
– Je comprends pour Wild Protect, c’est ton rêve, reprend Charly. Mais
tu ne peux pas le laisser t’imposer ce mariage, Madd ! Moi aussi, j’ai été
manipulée par mes parents. Je n’ai pas osé leur tenir tête quand ils m’ont
interdit de voir mon frère. Et si tu savais le poids de mes regrets à cet
instant. Si tu savais comme j’aurais aimé me réveiller plus tôt pour me
battre…

Elle se lève à son tour et se poste devant moi. La déception danse au


fond de son regard et c’est un coup de poignard de plus à mon âme.

– Ce que je vois, c’est un homme aussi lâche que je l’ai été, qui n’ose pas
s’opposer à son père ! Un homme qui va jusqu’à renier ses propres
convictions pour suivre des idéaux détestables qui ne sont pas les siens ! Je
te souhaite beaucoup de bonheur avec ta future épouse, Maddox Jefferson.
Et surtout, je te souhaite de pouvoir dormir sur tes deux oreilles la nuit, vu
le genre de société dont tu vas prendre la tête. J’espère que les cauchemars
ne te rongeront pas l’âme.

Elle me crache ses mots au visage, sa peine transparaissant dans chacun


d’eux. La déception est un sentiment qui ronge, qui attise la colère et ne
mène qu’aux regrets. Je ne veux pourtant regretter aucun instant passé à ses
côtés. Je sais très bien quelle réputation a Jefferson Corp., mais je préfère
croire que ce ne sont que des élucubrations sans fondements. Elle tape juste,
elle remue le couteau là où ça fait mal. Et elle ponctue chaque mot d’un
coup du plat de la main sur mon torse, me faisant reculer jusqu’à la porte
d’entrée, qu’elle ouvre en grand.

– Puisque ton choix est fait, je ne vois plus aucune raison pour toi de
t’attarder ici.
– Charly, pas comme ça… la supplié-je presque. Je sais à quel point tu es
déçue mais, regarde-nous, nous avons menti tous les deux !
– Il n’est plus seulement question de mensonges, Maddox. C’est aussi
une question de valeurs. Tu te débats contre sa tyrannie, mais tout compte
fait, il a gagné. Tu as décidé de jouer son jeu, je ne peux pas respecter ça.
Alors va-t’en…
Sa voix est mal assurée et sa main tremble sur la poignée de la porte.
D’interminables secondes lourdes de non-dits et de rancœur s’étirent entre
nous, et elle s’obstine à ne pas me regarder. Je crois entendre mon cœur se
fissurer à chaque instant qui passe dans ce silence qui fait mal. Mais je n’ai
pas le droit de lui infliger plus de souffrance. Ma Charly mérite mieux.

– Je te souhaite une belle vie, Charly. Sois heureuse.

Je m’approche doucement d’elle et elle ne recule pas. D’un doigt sous


son menton, je ramène son visage de poupée blessée vers moi. Ses yeux
débordent de larmes et leur léger goût salé imprègne mes lèvres quand je les
dépose avec ferveur sur les siennes pour un baiser d’adieu. La douceur de
cet instant se mêle à la douleur de ce qu’il implique pour nous. J’effleure sa
bouche, n’osant exiger plus. Je chuchote quelques mots à son oreille,
implorant un ciel auquel je ne crois même pas qu’ils trouvent un écho
quelque part en elle.

Et en passant cette porte qui se referme lentement derrière moi, je lui


laisse un bout de mon cœur. Elle n’en fera rien, mais moi non plus, et je
préfère que ce soit elle qui le possède.

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42

Charly

La porte d’entrée se referme dans un claquement sec qui sonne le glas de


quelque chose qui a à peine eu le temps d’exister. Je porte la main à mes
lèvres pour y retenir le dernier vestige de la sensation de la bouche de
Maddox sur la mienne et mon cœur se morcelle. Sanglotante, perdue et
damnée, je me laisse glisser au sol, le dos collé au battant de bois. Utopie.
Désillusion. Comme une idiote, je m’étais enfin autorisée à rêver à mieux.
À rêver pour moi. À ne plus ressasser un passé brisé. J’ai osé remettre mon
cœur dans les mains de Madd, sans savoir qu’involontairement, il serait
celui qui le broierait. Je laisse les larmes couler sans discontinuer. Elles
n’emportent avec elles aucun fragment de chagrin, elles ne sont même pas
libératrices. Elles ne sont que l’expression de ce que je n’ose pas dire tout
haut.

Je n’arriverai pas à vivre sans lui. Sans eux…

Ces dernières semaines ont été une parenthèse enchantée dans ma vie
trop sombre, trop cabossée. J’ai appris à connaître un homme merveilleux,
je me suis habituée à vivre avec sa haute silhouette en permanence dans le
collimateur. Sa présence auprès de moi a d’abord agi comme un baume,
puis comme un torrent annonciateur de nouvelles sensations, de sentiments
encore inexplorés. J’en chéris absolument chaque seconde. Je garderai en
mémoire ces sorties vespérales silencieuses où la nature nous imprégnait
mieux que des mots. Ces découvertes fabuleuses au cœur de la savane. Son
dévouement pour la cause animale. Ses trop rares sourires. L’idée d’être à
nouveau importante pour quelqu’un. Tout, je veux tout garder de ces
instants, même ce qui fait mal.
Je renverse la tête en arrière, la laissant cogner contre la porte. Je
remarque une fissure au plafond et j’imagine aisément que la même
crevasse se met à courir sur mon cœur, le scindant encore en deux. Si on fait
le compte, il ne va plus me rester grand-chose pour affronter l’avenir si j’en
laisse un morceau à tous ceux qui décident de disparaître de ma vie. Si
j’étais honnête avec moi-même, je pourrais dire que je ne suis même pas
réellement en colère contre lui. Mais il fallait que je trouve le courage de le
chasser. Le regarder me quitter faisait trop mal.

Sa décision était prise…

Y a-t-il jamais eu un « nous » ? Juste une fusion aussi passionnelle


qu’éphémère. Il n’y a que moi qui n’ai pas vu le gouffre qui m’attendait
derrière l’absence.

Comme une conne, je tente de ravaler mes larmes pour écouter le


moindre bruit derrière cette porte, avec le secret espoir que j’aurai enfin
droit, moi aussi, à mon happy end. Qu’il se rendra compte sur le chemin
qu’il a fait une bêtise et qu’il reviendra chercher la chaleur de mes bras.
Sans les siens, le froid m’envahit. Mon cœur gèle. Et je reste prostrée un
long moment à attendre le retour d’un homme qui a déjà pris sa décision. Et
ce choix, ce n’est pas moi.

Il ne reviendra pas…

Alors oui, je suis déçue. Par Maddox, pour accepter cette situation. Par
moi, aussi. Je m’en veux d’être aussi faible devant mes sentiments, je
culpabilise de lui en vouloir alors que son destin est scellé contre son gré.
Quand je pense au secret dont je suis dépositaire, à cette bombe qui
explosera un jour ou l’autre, la fureur me gagne, parce que mes craintes ont
vraiment une raison d’être. Et que Maddox, intègre ou non, sera forcément
éclaboussé.

On me souhaite d’être heureuse ? Mais aujourd’hui, je ne vois même pas


comment ça pourrait être possible. Aujourd’hui, j’ai absolument tout
perdu ! L’homme que j’ai dans la peau, mon frère si précieux. Et chacune
de ces pertes est un point final à cette partie de ma vie.
Rebondir ou sombrer. Le choix n’est pas vaste. Survivre encore avec le
vain espoir que les jours prochains seront meilleurs, sans certitude. Ou moi
aussi abandonner la lutte.

Ma longue introspection est interrompue par de légers coups à la porte.


Je ne sais pas quelle heure il est ni combien de temps j’ai passé assise
contre cette porte, la notion du temps étant devenue floue. Mon cœur loupe
un battement au retour de ce stupide espoir que ce soit lui. Mon corps est
endolori par cette inactivité figée, mais je m’empresse de me relever pour
ouvrir.

C’est George qui se tient, voûté, dans l’encadrement. L’immense


désillusion qui me happe est très vite remplacée par le bonheur indicible de
revoir mon oncle. La seule famille aimante qui me reste. Sans réfléchir, je
me jette dans ses bras, qu’il referme avec force autour de moi. Je me laisse
aller contre la poitrine de cet homme qui a été un père de substitution plus
souvent qu’à son tour. Je le laisse me bercer et jamais chaleur humaine ne
m’avait autant manquée. Son étreinte bienveillante apaise mon âme
endolorie. Ça ne durera pas, je le sais bien, mais je profite de ce répit
pendant que je le peux.

– George, merci d’être venu, soufflé-je contre son torse un peu amaigri.
– Je ne te laisserai jamais tomber, ma grenouille. Jamais.

Je me détache de lui et lui enjoins de s’installer sur le sofa.


Machinalement, je nous prépare un thé que je dépose en silence devant nous
sur la table basse. Ces gestes anodins du quotidien me paraissent tellement
incongrus face à ce que nous sommes en train de vivre.

– C’est ce que tout le monde promet, énoncé-je sans le regarder. Et


l’inévitable finit quand même par se produire… Jahi aurait certainement
une très jolie théorie philosophique sur la fatalité.

George rit doucement en me dévisageant, attendri.

– Je n’ai jamais su d’où sortait cet homme. Ça ne m’étonnerait pas qu’il


soit une sorte de chamane ou d’esprit de la savane. C’est un véritable puits
de philosophie qui filerait des complexes à Gandhi.
– Il me manque.

J’ai parlé sans réfléchir. Oui, Jahi me manque. La vie au camp me


manque. Mon frère me manque.

Je n’ai jamais été aussi seule…

Et c’est effrayant.

– Je sais, Charly. À moi aussi. Je… Je suis passé à l’hôpital, comme tu


t’en doutes. Ariane m’a raconté pour ce matin.

Je hoche la tête, me fermant comme une huître et refusant de me


remémorer une énième fois cet épisode désastreux.

– Je suis tellement désolé qu’ils n’aient pas su ouvrir les yeux, ma


grande.
– Je ferai avec. Il faut juste que je m’habitue… Tu sais… À me dire
qu’ils m’ont rayée de leur vie. À être si seule…
– Charly Duncan ça suffit, tonne soudain George, me faisant sursauter. Je
ne veux pas que tu t’imposes une deuxième fois cette vie de solitude. Tout
ça n’a pas de sens, et toi aussi tu le sais ! Alors tu vas me faire le plaisir de
vivre enfin. Tu sais ce que ça fait de toucher du doigt la liberté, la
renaissance, alors s’il te plaît, Charly, je veux que tu prennes le buffle par
les cornes, que tu trouves ce qui te fait vibrer et que tu vives enfin pour toi.
Juste pour toi !

Juste pour moi…

C’est tellement inhabituel. Jusqu’aujourd’hui, j’ai toujours cru que je


devais vivre pour deux. C’est dur pour moi de faire abstraction de cette
partie de moi qui restera vide à jamais. Je repense aux mots de Madd, que
personne ne me demande d’oublier mon frère. Je me remémore ce qu’il m’a
susurré juste avant de sortir de ma vie. Ces mots qui ont résonné en moi
plus que je ne l’aurais voulu, cognant contre les parois de mon esprit pour
trouver un écho que j’ai bien été obligée d’écouter.
Vis pour toi, Charly. N’oublie rien, et vis deux fois plus fort…

Deux fois plus fort…

– As-tu parlé à Maddox ? l’interrogé-je, tâtant le terrain auprès de mon


oncle sur ce qu’il sait ou non.
– Oui.

Son ton est plutôt sec et une note de ressentiment épice sa réplique
lapidaire. Je suis surprise, je les pensais amis. Et lorsque je m’en ouvre à
George, il soupire. Mon oncle à l’air épuisé et je ne peux m’empêcher de
m’inquiéter pour lui.

– Arrête ça, Charly.


– Quoi ? fais-je innocemment.
– Cesse de t’inquiéter pour tout le monde. Je vais bien. Et oui, Madd m’a
tout dit, absolument tout. Et bien que je n’approuve pas la manière dont les
choses se sont produites, je ne peux pas nier qu’il n’a aucune issue de
secours.
– Tu le défends ? Tu sais pourtant, comme moi, que Jeff…
– Tu feras ce qu’il faut Charly, j’ai confiance en toi.

Son regard appuyé me fait comprendre qu’il sait quelque chose. Il ne me


dira rien, George est plus buté qu’un troupeau de mules, mais ça m’intrigue
tout de même.

– Je ne pense pas retourner bosser dans ta clinique, énoncé-je comme


une évidence, alors que je viens tout juste de prendre cette décision.
– Je m’en doutais. Cameron t’a déjà trouvé une remplaçante.
– La pauvre… Tu sais, je n’ai rien dit. Personne ne sait que tu m’as
embauchée sans diplôme. Il n’y a que Madd qui est au courant et je…
Enfin, on peut lui faire confiance. Je crois…

George sirote son thé sans un mot de plus et le temps s’étire dans un
silence chargé d’interrogations. Mon oncle devrait breveter sa méthode pour
tirer les vers du nez à quelqu’un, je suis certaine que les forces de police
auraient des résultats spectaculaires. Il a l’art et la manière de vous faire
parler même contre votre gré. Et sans surprise, c’est ce que je fais.

– Je… J’ai envie de m’éloigner d’ici George. Plus rien ne me retient


désormais et j’ai envie de croire que le monde me tend les bras. Je ne
pourrai pas avancer si je reste dans cette ville, dans ce décor que j’ai
toujours vu et partagé avec Calvin. J’ai besoin de voir de nouvelles terres, et
si je dois explorer mes propres envies, j’ai la conviction que je dois le faire
sur des étendues sauvages. Ça m’attire comme un aimant. Je ne sais même
pas pourquoi…
– Jahi a eu de bons élèves, rit encore George en me tapotant la joue. Peu
importe pourquoi, ma grande, c’est un appel. Je le connais bien, je le
ressens aussi. Mais maintenant place aux jeunes !

Oui, un appel. C’est exactement ça ! Et pour la première fois depuis des


années, j’oublie un peu ce qui meurtrit mon cœur pour plonger tête la
première dans un projet qui ne concerne que moi. Moi et mon envie de me
trouver. De savoir qui je suis après avoir été une ombre pendant une
éternité. Oui, je vais courir me perdre au creux d’étendues sauvages pour
mieux me trouver. Et je vais vivre.

Je vais vivre Cal, tu m’entends petit con ? Je veux que de là-haut, tu en


sois le témoin. Je vivrai si fort que mon bonheur irradiera jusqu’à toi. Je ne
sais pas combien de temps ça prendra, mais c’est une nouvelle promesse
que je te fais.

Je passe les heures suivantes à noter des noms et des adresses que
George me donne. Des contacts pour mener mon projet à bien. Des ONG1
qui se feront un plaisir de m’accueillir dans leurs rangs, que je sois
diplômée ou non.

– George, tu voudrais me rendre un dernier service ?


– Tout ce que tu veux, ma grenouille. Je n’ai jamais pu te refuser quoi
que ce soit.
– Tu veux bien contacter Madd pour moi et lui dire que j’accepte sa
proposition ?
1. Organisation Non Gouvernementale.

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43

Maddox

Six mois plus tard

Je presse la touche pause sur le clavier de mon ordinateur pour avoir le


temps de contempler la silhouette gracile figée sur mon écran. Elle est
toujours aussi belle. Elle dégage un petit quelque chose de sauvage qui lui
sied parfaitement. Elle me manque, putain… C’est horrible. Il ne se passe
pas une journée sans que je ne pense à elle. Pas une nuit où je ne rêve de
son corps contre le mien, où je ne tente de me rappeler la chaleur de sa peau
et la douceur de ses baisers. Je pensais que ça passerait avec le temps. Ou
au moins que la sensation de manque serait moins vive, moins présente.
Mais non… Six mois après que j’ai franchi la porte de son appartement, son
absence creuse un gouffre toujours plus profond sous mes pieds.

Je relance encore une fois la vidéo sur son vlog. Je veux encore me gaver
de ce sourire éclatant qu’elle offre à la caméra et à tous ses followers. Je ne
regrette pas une seule seconde d’avoir pris la décision de nommer Charly à
la tête de Wild Protect, surtout quand on voit l’essor qu’a connu la
fondation depuis qu’elle en a pris les rênes. J’ai été surpris quand George
m’a contacté pour me faire part de la décision de sa nièce. Déçu aussi, je
dois l’admettre, qu’elle ne le fasse pas elle-même pour en parler. Elle m’a
bien signifié par la même occasion qu’elle m’avait rayé de sa vie. Si elle
savait…

Charly a eu la brillante idée de tenir un blog vidéo de ses voyages à


travers le globe, à la rencontre des animaux. On la voit partir en
intervention pour sauver des félins blessés, expliquer les coulisses de Wild
Protect. Elle a ainsi lancé une cagnotte participative qui explose des
records, pour financer du matériel et construire de nouveaux refuges. Le
deuxième sanctuaire de WP est sur le point d’ouvrir ses portes en Namibie,
et grâce à un généreux mécénat, Charly a même pu acheter la parcelle de
terrain sur laquelle sera bâti le centre. Je suis si fier de ce qu’elle accomplit.
Après le décès de son frère, j’ai vraiment craint qu’elle ne sombre, mais elle
a mis toute sa rage de vivre dans ce projet magnifique.

Quant à moi, je la regarde par écran interposé, mon cœur encaissant mal
le traitement auquel je le soumets. Les étendues sauvages me manquent, la
liberté aussi. Mais pas autant qu’elle… Comme un fan obsédé, je ne loupe
aucune de ses vidéos. Et la dernière en ligne me lacère le bide aussi
sûrement qu’un coup de poignard. On y voit Charly, rayonnante, adossée à
la portière de sa Jeep estampillée Wild Protect. Moulée dans son short kaki
dévoilant ses jambes interminables, je me dis qu’elle était vraiment parfaite
pour moi. Je maudis le destin de m’avoir joué ce tour pendable et de l’avoir
éloignée de moi. Ce qui me ronge le plus, c’est qu’à la fin de la vidéo, elle
tourne sa caméra vers celui qu’elle nomme son compagnon de route et qui
n’est autre que ce connard de Français. Clément.

Maudit Français, toujours à marcher sur mes plates-bandes.

Le problème, c’est que je n’ai aucun droit d’avoir ce genre de pensée.


Elle ne m’a pas recontacté et moi, j’ai mis fin à tout espoir de vivre une
histoire avec elle. Je serais un enfoiré d’égoïste de lui en vouloir d’être
heureuse avec un autre. Je devrais me faire une raison et considérer que
cette parenthèse est bel et bien refermée. Mais mon sang bouillonne, rue
dans mes veines sous les coups de fouet de la jalousie qui m’envahit.

Je suis incapable d’en supporter plus… Je me lève d’un bond en


soufflant de contrariété et m’appuie, les bras tendus, sur le plateau d’ébène
de mon bureau. Je rabats l’écran de l’ordinateur d’un geste sec pour ne plus
voir la gueule de con du ranger qui enlace Charly par les épaules.

Alors pourquoi tu meurs d’envie de rouvrir cette maudite bécane pour


relancer cette putain de vidéo ?
Charly ne sort plus de ma tête ces derniers jours, ça me rend fou ! Mon
foutu mariage a lieu dans trois mois, mais je n’ai de cesse de penser à la
belle vétérinaire et de me raccrocher aux souvenirs de nos ébats. Ce n’est
pas Candice qui risque de me faire oublier ma Charly… D’ailleurs quand
on parle du loup, la voilà qui débarque, sans frapper à la porte de mon
bureau, comme à son habitude.

– Je t’ai déjà demandé de frapper avant d’entrer, je l’agresse, abrupt.


– Ce n’est même pas ton bureau. Bonjour, mon chéri !
– Arrête ton cinéma !
– Ta secrétaire écoute aux portes, je ne voudrais pas que notre
arrangement s’ébruite… chéri !

Je grogne. Cette femme a réponse à tout, aussi calculatrice que son père
et le mien réunis. De plus, elle a raison, ce bureau n’est pas encore le mien,
c’est celui de mon paternel. Il estime que ma mise à l’essai n’est pas
terminée et mon nom n’apparaît encore sur aucune plaque. Pas que cela me
dérange, entendons-nous bien, je me fous complètement que mon nom soit
associé à cette boîte. Mais cette façon de me traiter encore moins bien que
ses subalternes me hérisse. Alors, magnanime, il me laisse occuper un de
ses bureaux.

– Qu’est-ce que tu fous ici ?


– Eh bien, quelle humeur ! Mon père m’envoie récupérer les papiers
pour la fusion des sociétés.
– Ils ne sont pas signés.
– Alors je vais rester là en attendant que tu le fasses… susurre-t-elle,
mielleuse.

Elle s’approche de moi, trop près, et les effluves de son parfum capiteux
agressent mes narines. Candice pourrait être charmante si elle n’était pas
aussi apprêtée. Elle manque cruellement de naturel et de spontanéité, tout ce
qui me fait craquer chez une femme. Tout ce qui me fait fondre chez Charly.
Mais depuis quelques mois, je dois avouer que Candice a légèrement
changé. Elle est plus sûre d’elle, moins énamourée. Peut-être a-t-elle
finalement intégré qu’entre elle et moi il n’y aura jamais rien de plus que
des relations cordiales. Même si ces derniers temps je dois admettre que
soulager certaines tensions ne serait pas un luxe.

Mais elle n’est pas Charly. Personne ne sera jamais Charly… Et toi, tu
n’es pas un animal en rut !

Elle laisse sa main manucurée glisser sur la manche de ma chemise,


griffant légèrement ma peau à travers le tissu trop cher. Je serre les dents.

– Et je voulais voir au passage… si tu avais besoin de décompresser un


peu… souffle-t-elle, se voulant aguicheuse.

Avant même que je puisse répliquer, elle me repousse au fond du fauteuil


en cuir et le fait rouler en arrière juste assez pour pouvoir s’immiscer entre
mon corps et le bureau. Candice n’en est pas à sa première tentative de
séduction, mais jusque-là j’ai toujours refusé qu’elle me touche. Sauf
aujourd’hui. Après que j’ai vu cette vidéo de Charly et Clément enlacés.
Après que la jalousie m’éperonne le cœur au point de me faire mal. J’ai
besoin d’extérioriser cette tension qui me broie les côtes. Et si Candice se
propose, aujourd’hui, j’ai décidé de la laisser faire. Elle a peut-être raison,
nous sommes tous deux embarqués dans cette mascarade, pourquoi ne pas
en tirer le meilleur parti ?

Elle remonte un peu sa jupe et se laisse tomber à genoux entre mes


jambes. Elle sourit, victorieuse, parce qu’elle sait très bien que c’est bien
plus que ce que je lui concède lors de ses vaines tentatives. Elle fait crisser
ses ongles sur mon pantalon avant de poser ses doigts sur mon entrejambe
pour la masser lentement. Je ferme les yeux et renverse la tête en arrière
pour ne pas voir son visage trop figé et son air triomphant. Je déglutis
lorsqu’elle descend ma braguette.

Alors je fais une chose qui fait de moi un immense connard. Je laisse les
images de Charly envahir ma tête. La réaction entre les mains de Candice
est instantanée et je l’entends glousser. Je me déteste pour ce que je suis en
train de faire, mais j’ai aussi besoin de décharger ma colère. J’empoigne ses
cheveux quand sa bouche se pose sur ma queue, aspirant le gland et
commençant de lents va-et-vient. Mais c’est la bouche de Charly que je
sens, c’est son visage que je superpose à celui de la blonde qui me suce.
Celle qui va devenir ma femme.

Putain !

Je suis un porc. J’agis comme mon père, traitant les femmes avec un
irrespect flagrant et ce que je suis en train de faire réveille un sursaut de
conscience. Candice est peut-être superficielle et pas du tout mon genre,
mais elle est aussi un pion sur l’échiquier, tout comme je le suis. Ce n’est
pas moi, ça ne me ressemble pas ! Je débande dans sa bouche et aussitôt
elle se redresse, vexée. Un éclat de fierté blessée traverse ses yeux d’un
bleu glacé.

– Même penser à elle ne te fait plus bander ? attaque-t-elle, toutes griffes


dehors.

Je ne réponds pas, ne voulant pas envenimer les choses. Je ne pensais pas


être aussi transparent. Je l’aide à se relever et pendant que je me rajuste, elle
file vers la baie vitrée qui donne sur le cœur de New York. Une table basse
est installée devant, sur laquelle est posé un plateau avec des carafes. Un
vrai cliché. Candice se sert un verre d’un liquide ambré qu’elle avale d’un
trait avant de grimacer. L’humiliation a toujours un goût amer, mais je ne
suis pas certain que l’alcool l’aide beaucoup. Je ne comprends pas cette
femme. Vraiment.

– Tu vois Madd… Toi aussi tu peux être un immonde connard. Tout


comme eux. Ce milieu te transforme, chuchote-t-elle.
– Je suis désolé, vraiment. Je peux te poser une question, Candice ?

Elle opine de la tête, le regard tourné vers la vue imprenable sur la ville.
Je ne sens aucune hostilité émanant d’elle et je trouve ça curieux pour une
femme que je viens de repousser. D’autres n’auraient pas supporté cet
affront.

– Pourquoi as-tu accepté ce mariage si tu savais que je n’éprouvais rien


pour toi ? À quoi est-ce que tu t’attendais ?
Je guette sa réponse, qui tarde à venir. Son regard est perdu sur la ligne
d’horizon et elle semble peser chaque mot qui va sortir de sa bouche.
J’espère qu’elle ne va pas me lâcher un discours tout fait. J’attends mieux
d’elle. Elle se met à ricaner doucement en secouant la tête.

– J’avais décidé de te servir le petit laïus préparé par mon père. Mais je
vois bien que tu ne me croiras pas. La vérité Madd, c’est que ce petit
arrangement me convient très bien.
– Je ne te crois pas ! Comment pourrais-tu te contenter d’un mariage
avec un homme qui ne t’aime même pas ?
– On peut dire que tu sais appuyer là où ça fait mal.
– Je ne fais qu’énoncer une vérité qu’on connaît parfaitement tous les
deux.
– Je sais. J’ai bien d’autres objectifs à présent. La vérité, Maddox, c’est
que j’ai quatre frères. Ils ont tous un poste à responsabilités dans la société
et moi, en qualité de fille et petite dernière, je n’ai pas gagné le droit de
faire mes preuves dans l’entreprise familiale. J’ai un peu trop fait la fête,
j’ai attiré des ennuis à mes parents il y a quelques années, et c’est gravé
dans le marbre à présent. Je ne suis pas digne de confiance. Alors tu vois,
ma seule chance de prouver que je pouvais apporter ma pierre à l’édifice,
c’était d’accepter cet arrangement pour que nos chers pères fassent enfin
affaire.

Je soupire. Au fond, cette femme souffre autant que moi du manque de


reconnaissance de son paternel.

Elle marque une pause, songeuse, avant de reprendre :

– Mais ces derniers temps, je commence à me demander si ça en vaut la


peine… Attendre l’approbation de mon père me semble vain, ça n’arrivera
jamais, il me prend pour une idiote sans ambitions. Il est temps pour moi de
créer mes propres occasions de réussite.
– C’est bien mystérieux tout ça… Qu’est-ce que tu as en tête ?
– Moins tu en sais pour le moment, mieux ça vaudra.
– Comme tu voudras, Candice… Je ne sais pas à quoi je m’attendais.
– Tu sais Maddox, je dois avouer que j’avais un faible pour toi… Même
si j’ai bien compris que ton père en profitait pour s’attirer les faveurs du
mien, termine-t-elle, résignée.
– Attends… Est-ce que tu savais que mon père me faisait du chantage ?
Est-ce que t’es au courant qu’il m’a imposé ce mariage en me menaçant de
retirer ses fonds de la fondation ?

Elle tourne vivement la tête vers moi et semble réfléchir à toute allure.

– Non, je ne le savais pas. Je n’avais que les grandes lignes, mais je ne


me doutais pas qu’il te faisait chanter ! Il est donc aussi salaud que mon
père. Mais ne t’en fais pas, ils auront bientôt ce qu’ils méritent…
– On dirait que tu te prépares à livrer bataille, ricané-je.

Son air grave me coupe net dans mon envie de rire.

– Disons que dans un temps pas si lointain, nous allons être un peu
secoués. Avoir des alliés sera primordial. Bonne journée, Madd.

Sur ces paroles sibyllines, elle récupère son dossier qu’elle avait posé sur
mon bureau et se dirige vers la sortie d’une démarche altière. Elle referme
doucement la porte derrière elle, me laissant présager du pire. Que saurait-
elle que je ne sache pas déjà ?

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44

Charly

Être à la tête de Wild Protect me grise, mais c’est aussi très prenant. Il
n’y a pas que le soin apporté à la vie sauvage et je n’imaginais pas la
somme de travail administratif que représentait la gestion de cette
fondation. Je ne m’en plains pas. M’occuper de tout ça m’empêche de trop
penser. Mes journées sont bien remplies et je ne vois pas le temps défiler.

Je sors d’une réunion très importante avec de potentiels mécènes et je


crois bien que le P.-D.G de cette entreprise de nanotechnologie a été
subjugué par ma présentation. Il m’a même promis de mettre ses équipes
sur le coup pour trouver un moyen de mettre la technologie de pointe au
service de la protection de la vie sauvage. Un sacré challenge, mais toute
aide est bonne à prendre.

La présentation ayant eu lieu à Boston, j’en profite pour faire un saut


chez moi. Je loue encore mon appartement, bien que ces derniers mois, je
n’y sois revenue que trois ou quatre fois. Je n’aime plus vraiment cet
endroit trop exigu. Et surtout, ça me rappelle les dernières images que j’ai
de Maddox. Parce que j’ai beau m’en défendre, tenir mon planning bien
rempli, il m’est impossible de l’oublier. Mes sentiments sont toujours aussi
vifs et forcément douloureux. Je sais qu’il a pris ses fonctions à Jefferson
Corp., mais nous ne nous sommes pas reparlé depuis la dernière fois. Si j’ai
quelque chose à éclaircir par rapport à Wild Protect, je me borne à envoyer
un mail à ses avocats. C’est mieux ainsi. Je ne tiens pas à remettre le bordel
dans sa vie ni dans la mienne. La souffrance est encore beaucoup trop
présente.
Quand j’arrive en bas de chez moi, je suis surprise de trouver un petit
coupé sport rouge garé juste devant la porte. Je ne connais pas cette voiture
et automatiquement, je me mets en alerte. Je ne côtoie personne qui puisse
se payer un tel luxe. Je bosse avec des gens comme moi, ou comme
Clément, qui a rejoint l’équipe il y a peu. Des personnes qui attachent peu
d’importance aux biens matériels. Suspicieuse, je grimpe les marches
jusqu’à mon palier. Et je tombe des nues…

Candice est là. Appuyée contre le mur, l’air de profondément s’ennuyer


dans son trench-coat de luxe et ses escarpins vertigineux.

– Ce n’est pas trop tôt, marmonne-t-elle en me fusillant du regard.

Je suis aussi surprise qu’agacée par sa présence devant mon appartement.


Je ne la porte pas spécialement dans mon cœur, et si elle est venue se
pavaner avec son diamant de fiançailles, je ne sais pas de quoi je suis
capable. Bien que cela serait pathétique que deux femmes se battent pour un
homme. Mais on parle de Madd, pas de n’importe qui… J’ignore sa
remarque et la contourne pour déverrouiller la porte puis rentrer chez moi.
Je laisse le battant entrouvert pour lui faire comprendre qu’elle peut entrer
si ça lui chante, mais je ne fais aucun effort pour être polie.

Je dépose mes affaires sur la table basse du salon et du coin de l’œil, je la


vois pénétrer chez moi et jauger mon intérieur. Elle peut bien penser ce
qu’elle veut, je m’en contrefous. J’ai un avion dans quelques heures, je n’ai
pas de temps à lui accorder.

– Je suppose que tu as d’excellentes raisons d’être là, lancé-je, glaciale.


Je n’ai pas de temps à perdre. J’ignore même comment tu as su que je serai
ici aujourd’hui.
– J’ai de bonnes sources d’information, réplique-t-elle sur le même ton.

Je m’assois sur le sofa, en attendant plus, mais elle ne se décide toujours


pas. Je la vois hésiter à s’asseoir à son tour et je ricane.

– Ne t’en fais pas, mon canapé ne va pas te contaminer.


– J’ai des doutes.
– Viens-en au fait, Candice. Ce genre de gaminerie ne m’amuse pas. Pas
avec toi, en tout cas.

Elle hausse un sourcil étonné et choisit de rester debout, perchée sur ses
talons dernier cri.

– Je ne te savais pas aussi mordante.


– J’ai appris à me défendre.
– Je vais être honnête, Charly. Je ne t’apprécie pas et je doute qu’un jour
cela puisse changer. Mais… J’admire ce que tu fais. En tant que femme je
veux dire. Tu es inspirante, à défaut de m’être sympathique.

J’en reste abasourdie quelques secondes. Inspirante… C’est la


meilleure !

– Tu m’en diras tant… Moi, je ne t’apprécie pas tout court.


– Tu vois, j’ai beaucoup réfléchi depuis quelques semaines et j’ai aussi
découvert certaines choses qui pourraient être intéressantes pour toi et ta…
lutte.
– Je t’écoute.
– Il faut que je te dise dans un premier temps que j’ai décidé de renoncer
à épouser Maddox.

Cette nouvelle me fait l’effet d’un coup de tonnerre. Mon cœur bat la
chamade tout à coup et je me méfie aussitôt. Qu’est-ce qu’elle mijote ?
Cette vipère ne ferait rien sans contrepartie, elle est bien trop maline et
calculatrice. Aussi douée que le père de Maddox.

– Pourquoi ? demandé-je simplement.


– J’ai décidé que je valais mieux que ça. Il ne m’aime pas, et ce ne sera
jamais le cas puisque je suis celle qui est venue se mettre entre lui et toi. Je
ne prétends pas comprendre ce qu’il trouve à une fille dans ton genre, mais
ce n’est plus mon problème. Comme je te le disais, ton choix d’avancer
seule, voir ce que tu accomplis en tant que femme m’a donné des idées. Je
ne veux plus être celle qui se pavane au bras d’un homme. Je veux qu’on
me regarde parce que je suis bien meilleure qu’eux.
– Maddox est-il au courant que tu veux annuler le mariage ?
– Pas encore. Ce n’est pas le bon moment. C’est là que tu interviens,
Charly.

Je me doutais qu’il y avait anguille sous roche. Je secoue la tête, déjà


épuisée par toutes ces machinations, ces calculs et relations très éloignés de
la sincérité que je recherche. Mais je décide de l’écouter, parce que cette
garce sait tirer les bonnes ficelles et que l’espoir que Maddox puisse me
revenir fait mouche. Elle en est parfaitement consciente, si j’en crois son
sourire moqueur.

– Voilà le deal, commence Candice, les yeux brillants. Je pense que tu


vas être intéressée par les informations que j’ai trouvées dans l’ordinateur
de mon père…

Pendant plus d’une heure, je l’écoute sans l’interrompre. Je passe de


l’agacement à la stupéfaction, puis à la colère. Elle m’apporte du lourd, du
très lourd, et de quoi alimenter mon moulin. Des photos, documents,
vidéos, j’ai tout ce qu’il me faut. Je dirais même qu’avec toutes ces preuves,
une fois qu’elles seront vérifiées, je pourrai lancer la charge. Je ne vois
cependant pas ce qu’elle y gagne.

– Candice, je sais que l’altruisme ne fait absolument pas partie de tes


qualités. Et que tu te fous de la protection animalière comme de ton premier
tampon. Alors je veux que pour une fois tu sois honnête. Qu’est-ce que tu
veux en échange ?
– Ne t’en fais pas, je saurai tirer mon épingle du jeu. Contente-toi de
balancer les infos à la presse. Mais ce ne sera pas à tes dépens ni une ruse
pour amadouer Maddox. Sache que je renonce à lui définitivement.
– Si je balance tout ça, il n’y a aucune chance pour qu’il revienne vers
moi, assuré-je, dépitée.
– Je sais. Je m’en fiche, à vrai dire. Ta vie ne me regarde pas.
– Sympathique, comme d’habitude… Alors, dis-moi pourquoi je
t’aiderais ? Quel est mon intérêt ?
– Mais parce que tout l’empire va s’écrouler si tu me laisses le temps de
placer mes pions. Je te donnerai le feu vert.
– Mais personnellement, je n’y gagne rien.
– Charly, Charly, Charly… Je ne te savais pas si matérialiste ! lance
Candice, faussement choquée. Et tu n’as besoin de personne. Tu y gagnes la
Vengeance avec un grand V, la justice. Ça suffit à des filles comme toi,
non ?
– À des filles comme moi…

Cette femme est méprisable. Mais son idée est bonne, même très bonne.
Et ils ne nous verront pas venir. Seulement, je n’y gagne pas grand-chose.
Après un coup pareil, Maddox, même libéré de Candice, ne voudra plus
entendre parler de moi. Qu’est-ce qui est le plus important ? Mon petit
intérêt personnel ? Ou agir pour une cause bien plus grande ?

– Je suppose que Madd ne sait absolument rien de ton plan ?


– Et il doit rester dans l’ignorance. Promets-moi que tu ne diras rien,
Charly.
– Je ne sais pas… Laisse-moi quelques jours.
– Non. Je veux ta réponse tout de suite. Tout est sur cette clé. Tu me dis
oui et elle est à toi. Si tu refuses, je trouverai une autre solution. C’est toi
qui vois Charly.

J’hésite un instant puis dans un silence qui vaut mille mots, je tends la
main à Candice qui y dépose la clé USB avec un sourire satisfait. Le petit
objet semble peser une tonne dans ma paume.

– Je trouverai seule la sortie, assène-t-elle en tournant les talons.

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45

Charly

Trois mois plus tard

Épuisée, je masse mes tempes pour tenter de dissiper le début de


migraine qui me guette. Ces derniers mois ont été chargés et les nuits
beaucoup trop courtes. M’occuper de la fondation est un véritable plaisir,
mais c’est hautement chronophage. Sans compter les heures passées à
monter un dossier en béton armé avec Candice. Collaborer avec elle s’avère
encore plus éprouvant pour mes nerfs.

Je sursaute quand mon téléphone se met à sonner. Un coup d’œil à


l’écran m’indique un numéro inconnu. Méfiante, je décroche.

– Madame Charly Duncan ?


– Oui, c’est moi.
– Bonjour, je suis le Docteur Mayfair. Nous venons d’admettre votre
oncle, M. George Duncan, dans notre service et il semblerait que vous
soyez la personne référente désignée dans son dossier. Vous serait-il
possible de venir au plus vite ?
– C’est grave ? m’inquiété-je, soudain nauséeuse.
– L’état de M. Duncan nécessite quelques discussions collégiales
rapidement. Il nous assure que vous êtes sa seule famille.
– En effet. Je… J’arrive tout de suite !

Je suis déjà à la porte, ma veste en main et pianotant sur mon téléphone


pour trouver un vol pour Boston. Je fourre quelques affaires dans un sac et
me mets en route pour l'aéroport. Je savais que quelque chose n’allait pas !
Il n’a pas voulu lâcher le morceau, mais mon instinct ne me trompait pas. Je
n’ai pas le choix, c’est ma seule famille et je me dois d’être là pour lui.
Clément prendra le relais, je sais qu’il a les épaules pour gérer le chantier
ici.

***

Je n’ai pas dormi dans l’avion qui m’emportait depuis la Namibie


jusqu’à Boston, ressassant sans cesse le pire. Je peste contre cette obligation
qu’ont les médecins de ne rien divulguer au téléphone. Ça fait des heures
que je m’inquiète et que j’échafaude des scénarios horribles.

Devant les portes de l’hôpital, je marque un temps d’arrêt. La main sur la


poignée, je n’arrive pas à endiguer le flux de souvenirs qui remonte et
m’empêche de respirer convenablement. J’ai les poumons comprimés dans
ma cage thoracique et je vois flou. La dernière fois que je suis venue ici, je
n’ai trouvé derrière ces portes vitrées que de la douleur et du chagrin. Alors,
être appelée en urgence au chevet de mon oncle George a quelque chose
d’assez effrayant. Il est la seule famille qu’il me reste à présent, puisque
mes parents ne veulent définitivement plus faire partie de ma vie.

Je souffle un bon coup avant de pousser le battant et entre dans cet


univers aseptisé aux odeurs agressives. Dès le hall d’entrée, je suis
immédiatement prise de nausées. Mais je me fais violence et monte
jusqu’au service de médecine où on m’attend ce matin.

– Bonjour, je cherche la chambre de M. Duncan, s’il vous plaît.

L’infirmière de l’accueil n’a pas besoin de tapoter sur son ordinateur


pour m’indiquer le numéro. Elle me le donne même avec un grand sourire.

– Vous vous souvenez du numéro de chambre de chaque patient ?


m’étonné-je grandement.
– Oh non, rit-elle d’un air enjoué qui me rassure un peu. Seulement celui
des énergumènes dans son genre !

Allons donc ! Qu’a donc encore inventé mon oncle ? Je remarque la


légère coloration des joues de la soignante et ça ne m’étonnerait pas qu’il
joue au joli cœur avec les blouses blanches pour avoir des extras de dessert.
Mon oncle, éternel célibataire, a toujours eu des arguments pour séduire.

– Vous pouvez me dire ce qu’il a ?


– Je crois que tout le monde vous attend dans la chambre, madame. Il
sera plus simple que ce soit le médecin qui vous explique tout, sourit-elle.
Mais votre oncle a de la ressource, croyez-moi !

Je souris en retour et la remercie avant de me diriger vers la chambre en


question. Mon cœur cogne trop fortement dans ma poitrine, j’ai
l’impression qu’il va exploser. Et il dévie carrément de sa course quand, en
poussant la porte, je tombe sur une large silhouette que je reconnaîtrais
entre mille, précédée d’un effluve masculin bien trop familier.

Que fait-il ici ? Je n’étais clairement pas prête pour ça. Pas prête à
plonger de nouveau mes yeux dans les siens. Pas prête à sentir de nouveau
mon cœur s’affoler ni à frissonner sous l’envolée des milliards de papillons
dans mon ventre. Bien que j’aie pris sa suite à Wild Protect, nous n’avons
eu aucun contact depuis neuf mois, je m’y refusais et tout a été fait par
avocats interposés. Mais là, c’est un véritable choc. Son regard brille et
semble ne plus vouloir me lâcher. Je sens que mes joues rosissent et
s’échauffent sous son examen. Je me surprends à me demander s’il aime
encore ce qu’il voit ?

Après un silence aussi profond qu’inconfortable, je vois enfin la mine


fatiguée mais réjouie de mon oncle, et je détecte immédiatement qu’il y a
anguille sous roche. Lui et ses manigances… Ça ne m’étonne même pas
qu’il fasse tourner les infirmières en bourrique ! Reprenant mes esprits, je
m’élance vers lui et l’enlace prudemment, à cause de la perfusion accrochée
à son bras gauche.
– Mon Dieu, George, que se passe-t-il ? l’interrogé-je, la voix
tremblante. Et que fait Madd ici ? Que…
– Charly, Charly, doucement ma grande, me coupe mon oncle en me
rendant mon étreinte. Vous êtes là tous les deux tout simplement parce que
vous êtes les deux dépositaires des décisions. Au cas où.
– Au cas où quoi ? coassé-je.

Une femme d’âge mûr vêtue d’une blouse blanche s’avance alors vers
moi en me tendant la main avec un léger sourire.

– Madame Duncan, je me présente, Docteur Mayfair, je suis le médecin


de votre oncle. Il présente une insuffisance rénale assez sévère consécutive
à un diabète dont il ignorait l’existence, continue-t-elle, une note
réprobatrice dans la voix. Nous avons dû hospitaliser M. Duncan pour un
bilan complet et commencer sans tarder les dialyses. Nous devrons sans
doute envisager une greffe des reins si son état venait à se détériorer. Le
dernier bilan n’étant pas catastrophique, nous allons garder cette solution
dans notre manche et observer l’évolution sur les semaines à venir.
– Les semaines à venir…

La tête me tourne et des petites taches noires et blanches commencent à


danser devant mes yeux. Mon oncle est malade, assez gravement même. Je
me sens vaciller et je pense que je vais m’étaler comme une vieille crêpe
par terre, quand je sens deux mains se poser par-derrière sur mes épaules
pour me soutenir.

– Respire Charly, me souffle la voix rauque de Madd.

Mais ça ne va pas mieux. Comment ça le pourrait quand tout se mélange


dans ma tête ? Le choc de cette annonce, la surprise de le revoir et toutes les
sensations qu’il déclenche rien qu’en me touchant. Son souffle chaud balaie
ma nuque et aussitôt ce sont des images de sa bouche sur ma peau qui
m’assaillent. C’est plus que ce que je ne peux en supporter…

– Vous devriez sortir prendre l’air, digérer un peu cette nouvelle, fait le
médecin. Je reste à votre disposition si vous avez des questions. Pour le
moment, nous gardons votre oncle avec nous dans le service.
Je hoche la tête, son professionnalisme et son assurance me remontant le
moral. Puis, je dois me montrer forte pour George. M’effondrer devant lui
ne va pas l’aider. Il a été là pour moi durant des années, c’est le moment de
lui rendre une partie de ce qu’il m’a donné. Mais la doctoresse à raison, j’ai
besoin de respirer de l’air frais et pas cette odeur infecte de désinfectant
hospitalier qui me fait tourner la tête.

– Madd, tu devrais emmener Charly marcher un peu dehors, suggère


George, penaud. Je préfère qu’elle ne reste pas toute seule.
– Bien sûr.
– C’est bon, je peux y aller seule. Je n’ai pas besoin qu’on me materne,
rétorqué-je un peu trop vite, trahissant mon trouble.
– Tss tss, c’est l’heure pour moi d’embêter la jolie Suzy. Je vais bien les
jeunes, alors foutez-moi le camp tous les deux ! Le joli cœur entre en
action !

Les pitreries de mon oncle me tirent un sourire et Maddox s’esclaffe.


George a le moral et ça me réconforte un peu. Je capitule de mauvaise grâce
tandis que Madd entoure mes épaules de son bras puissant et me guide vers
la porte. Comme un automate, je me laisse faire, uniquement concentrée sur
la nécessité de contrôler les papillons, les frissons, les vagues, tout ce qui se
présente en même temps dans mon corps. Si je les ignore, ils s’en iront
peut-être…

Ai-je vraiment envie que ça s’arrête ?

Non, mais qu’est-ce que je raconte ? Je débloque complètement… Rien


n’a changé durant ces neuf derniers mois. Ce n’est pas parce qu’il pose ses
mains sur moi que je dois me transformer en midinette en mal d’amour.

L’air frais fouette mon visage et me fait le plus grand bien. Il ne me rend
pas plus lucide, mais il a le mérite de réaligner les planètes de mon univers
et de rendre la course effrénée de mon cœur plus supportable. Madd nous
guide jusqu’à un banc et je me dégage doucement de son étreinte. Autant ne
pas se faire du mal pour rien. La situation n’a pas changé, mais mes
sentiments pour lui non plus visiblement, et ils sont toujours aussi
douloureux. Ma charge de travail pour l’expansion de Wild Protect a été
faramineuse et j’ai réussi à reléguer tout ce qui ne concernait pas la
fondation au second plan. Mais là, maintenant qu’il se tient devant moi,
toujours aussi beau, toujours aussi viril et sexy, j’ai du mal à encaisser. Il
s’assoit à côté de moi, ne respectant aucune distance de sécurité, et sa cuisse
chaude se colle à la mienne.

Comment réussir à aligner deux pensées cohérentes quand sa chaleur se


diffuse lentement en moi ? C’est inhumain, insupportable. Délicieusement
réconfortant. Je jette un œil à ses grandes mains, repoussant vivement des
images indécentes et constate sa nervosité au jeu de ses doigts qui tapotent
sur ses jambes. Je me souviens encore de leur douceur quand il me
caressait. Leur exigence aussi. Je les sens encore courir sur ma peau…

N’importe quoi, Duncan !

– Comment vas-tu, Charly ? Tu as l’air… heureuse.

Sa question me prend au dépourvu. Comment est-ce que je vais ? Bien je


suppose, étant donné les circonstances. Je prends quelques précieuses
secondes pour reprendre contenance et lui répondre sans que ma voix
tremblote.

– Je vais bien. Toi aussi, visiblement.

Il ricane et un sourire amer tord sa bouche. Un pli contrarié barre son


front. C’est la première fois que je le vois aussi soucieux, aussi… éteint. De
larges cernes ont élu domicile sous ses yeux qui ont perdu leur éclat. Je
devine sans peine que loin de la nature, son élément, il étouffe à petit feu.

– On ne t’a jamais dit qu’il ne fallait jamais se fier aux apparences ?


– Excuse-moi. Je… Je suis un peu prise au dépourvu, je ne m’attendais
pas à te voir.
– Et moi, je savais que tu serais là. Et j’attendais ce moment, pour être
honnête.
– Tu n’as pas le droit de me dire ça ! Je…
– Charly… Je me marie demain avec une femme que je n’aime pas pour
assurer les rêves de grandeur d’un père qui ne m’a jamais considéré comme
un fils. Laisse-moi puiser du positif avant d’affronter tout ça…

S’il savait… Je m’en veux tellement de lui cacher tout ce que je sais. J’ai
envie de tout lui dire que tout ça, ce sont des conneries. Qu’il n’y aura pas
de mariage ! J’ai envie de lui crier que je suis toujours là ! Mais à quoi bon,
sa situation ne changera pas pour autant. Et Candice a été intraitable, il doit
rester dans l’ignorance pour que les infos ne filtrent pas. C’est essentiel.
Seulement, je ne mesure l’intensité de sa détresse que maintenant. Ça me
percute comme un train à pleine vitesse.

Demain… Demain il saura tout et je l’aurai définitivement perdu. Des


mensonges, encore des mensonges.

– Candice n’est pas si mauvaise…


– Tu ne la connais même pas, réplique-t-il, soudainement suspicieux.

Mince, j’aurais dû me taire.

– Non, non, bien sûr, je disais ça comme ça… tu sais… sur le ton de la
conversation…
– Charly ?
– Oui ? je réponds d’une petite voix.
– Je sais quand tu me caches quelque chose.
– Ah oui ? couiné-je.
– Oui… Tes pommettes virent au rouge et tu tords ta bouche dans tous
les sens !
– Cal disait la même chose, soupiré-je en souriant, nostalgique.

Mais si je crois avoir réussi à faire diversion, j’en suis pour mes frais.
Madd est têtu et il a flairé l’embrouille. Je le sais parce qu’il ne me lâche
pas des yeux, comme si la réponse allait s’afficher en lettres d’or sur mon
front. Seulement, je ne suis pas certaine qu’il soit prêt à entendre ce que j’ai
à lui dire, ni que ce banc soit le meilleur endroit pour le lui expliquer. Mais
je ne veux pas lui mentir, ce sont déjà les mensonges qui ont tout gâché.
Recommencer serait vraiment de la pure bêtise. De toute façon, bientôt tout
sera exposé et si je peux le préserver un peu en le mettant en garde, ça ne
changera rien au plan initial. Candice a été claire sur notre collaboration.
Tout doit être dévoilé avant la date du prétendu mariage. Logique, puisque
cet événement n’aura jamais lieu. À moi de bien jouer mes cartes, m’a-t-
elle avertie.

– Écoute, Madd… Il y a effectivement des choses que tu ne sais pas, des


faits que tu dois connaître. Mais pas ici, pas maintenant. J’ai eu récemment
des contacts avec Candice, elle m’a aidé pour rassembler certaines…
preuves et…
– Des preuves ? Mais… Charly ? De quoi tu parles ? Qu’est-ce que vous
mijotez toutes les deux ? Et… ?
– On se calme ! m’écrié-je. Je sais que c’est choquant, mais… Rhaaaaa
et merde !

Je pose ma tête dans mes mains, cherchant mes mots et le meilleur


moyen de m’en sortir.

– Bon. Pas le choix. Je vais retourner voir mon oncle. Je te propose de


passer chez moi ce soir pour que je te montre. Je t’expliquerai tout.
– C’est une promesse ? Parce que tu sais bien que ce n’est pas notre
fort…
– Oui, c’en est une. Une vraie. Plus de secrets, Madd. Ça fait trop mal
quand ils remontent à la surface.

Complètement perdu, il hoche la tête avant de se lever doucement. Il


semble hésiter puis s’approche de moi pour poser ses lèvres sur le sommet
de ma tête. Ce geste me remue plus que je ne veux bien me l’avouer. Je dois
jouer mes cartes, mon atout. J’ai un super jeu dans ma manche et je compte
bien m’en servir.

Et s’il existait une infime chance entre lui et moi ?

Avant de remonter voir George, j’appelle mon ami journaliste, celui qui
couvre mes excursions pour faire connaître Wild Protect.
– Allô, Will ? C’est Charly. Oui, c’est pour cette nuit. Je t’envoie tout par
mail. Tu peux tout balancer. Merci de faire ça pour moi, Will, je te
revaudrai ça.

Après avoir mis fin à la communication, j’ouvre l’application de ma


messagerie et tombe directement sur ce mail en attente de validation. Le
doigt tremblant, j’appuie sur la touche « envoyer ».

Madd va me détester. Mais tout doit être dévoilé au grand jour, c’est pour
la bonne cause. J’espère seulement qu’il le comprendra.

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46

Maddox

Sitôt parti, j’ai bien entendu tenté de joindre Candice, mais elle ne
répond à aucun de mes appels. Je ne sais pas pourquoi, mais je sens que
toute cette histoire ne va pas me plaire. Une collaboration entre elle et
Charly est une chose tout bonnement impossible à croire. J’ai bien vu à quel
point ma belle vétérinaire déteste ma future femme, et cette dernière ne tient
pas Charly en haute estime. Les faits doivent être d’une importance capitale
pour qu’elles mettent leurs griefs de côté pour s’allier.

Avoir des alliés sera primordial…

Les mots de Candice me reviennent en mémoire, comme un signal


d’alerte. Sauf que je ne sais pas à quoi cet avertissement pourrait bien me
servir.

Revoir Charly m’a complètement chamboulé. Évidemment, je connais


toutes ses vidéos par cœur, mais sentir de nouveau sa douceur, laisser
encore une fois sa chaleur pénétrer mon corps n’a rien de comparable. C’est
comme rentrer à la maison, retrouver un endroit où on se sent bien, en
sécurité. Avec elle, je me sens exactement à ma place, je sais qui je suis.
Nous pourrions être n’importe où sur ce globe, tant qu’elle est là, près de
moi, je suis chez moi. Elle est ma boussole, et sans elle, je ne sais pas
vraiment où je vais. Neuf mois n’ont pas entaché la profondeur de mes
sentiments pour elle et m’éloigner est la chose la plus difficile que j’ai eu à
faire, encore plus que quitter Wild Protect, je m’en rends compte à présent.
Devant sa porte, je suis aussi fébrile qu’un ado à son premier bal de
promo. Mais je n’ai pas besoin d’attendre qu’elle m’ouvre pour savoir
qu’elle est magnifique. Charly est une de ces femmes à la beauté naturelle,
qui n’a besoin d’aucun artifice pour irradier. Elle apparaît dans
l’encadrement. Le temps suspend alors sa course tandis que ses yeux se
rivent aux miens. Elle ne peut toujours pas me cacher ce qui se trame dans
sa petite tête, et je vois une pointe d’angoisse se mêler à la tendresse au
fond de ces deux lacs émeraude. Angoisse de me revoir ? Que je sois de
nouveau ici, chez elle ? Ou bien de la conversation qui va suivre sur ses
petites machinations avec ma fiancée ?

– Entre, je t’en prie, souffle-t-elle en se mettant de côté pour me laisser


passer.

Je frôle sciemment son corps moulé dans un legging noir et un simple


sweat un peu trop grand à l’effigie d’un club de hockey. Je ne sais pas ce
que je cherche, mais la tentation est trop grande et je choisis de ne pas y
résister. Demain. L’échéance arrive à son terme pour moi. Adieu liberté, je
serai encore plus étroitement sous le joug de mon père. Ça me file la gerbe
rien que d’y penser. Je préfère mille fois me concentrer sur la silhouette
gracile qui me précède dans le salon.

– Je ne savais pas si tu aurais mangé, alors j’ai préparé quelques petites


choses à grignoter avec les moyens du bord. Je ne rentre pas souvent et le
frigo est désespérément vide, rit-elle. Mais on peut commander une pizza,
ou ce que tu veux d’ailleurs…
– Charly.
– Je sais, je parle trop quand je suis nerveuse.
– C’est moi qui te rends nerveuse ?
– Toi. Toi dans mon canapé. Ce que j’ai à te dire… souffle Charly en se
tordant les mains.

Je pose doucement ma main sur les siennes qu’elle maltraite pour lui
enjoindre d’arrêter de se torturer. Un courant délicieux traverse mes
membres et je sais qu’elle l’a ressenti aussi parce qu’elle lève subitement le
regard vers moi. Dieu qu’elle est belle, encore plus lorsque la tension la
rend un peu plus vulnérable. Je meurs d’envie de la serrer contre moi pour
la protéger. Comme depuis le premier jour où elle a posé ses yeux sur moi,
où elle a foulé mon univers pour la première fois.

– Ne me regarde pas comme ça, Madd…


– Comme quoi ?
– Comme un homme qui s’apprête à faire des promesses qu’il ne pourra
pas tenir.

Elle ne retire pas ses mains. Elle ne détourne pas le regard. Et moi je ne
vois plus qu’elle. J’ai oublié pourquoi j’étais ici, je ne pense plus qu’à
l’embrasser, la faire mienne à nouveau. Parce que putain, sans elle, je crève
tout doucement. Je suis toujours acculé, mais j’ai les idées claires. Sans elle,
je ne suis qu’un corps sans âme. Mon avenir est vide de sens.

– J’ai envie de t’embrasser, la supplié-je, à l’agonie.


– C’est vraiment ce que tu souhaites ?
– C’est plus fort que moi, et bien plus qu’un simple désir, Charly… C’est
une nécessité…

Complètement tourné vers elle, mes jambes tout contre les siennes, je
pose ma main en coupe sur sa joue et elle ferme les yeux. Ses lèvres
tremblent et je sais l’émotion qui l’étreint à ce moment, parce que mon
cœur menace d’exploser de la même manière. Elle se love dans ma paume,
cherchant la douceur, se gorgeant de mon contact. Elle cesse de lutter et
rend les armes.

– Putain, Charly, j’ai passé chaque heure de chaque jour à penser à toi. À
tes yeux, à tes lèvres sur les miennes. C’est une torture de vivre si loin de
toi… J’aimerais tellement retrouver ce qu’on avait là-bas tous les deux. Je
donnerais n’importe quoi pour retourner en arrière et te dire qu’entre nous
c’est tellement évident, tellement fort.
– Madd, je… je ne peux pas faire ça…
– C’est à cause de Clément ? m’agacé-je en me levant subitement.
– Quoi ? Mais de quoi tu parles ?
Elle paraît réellement surprise, là, seule sur le sofa. J’ai un doute
maintenant, et je vais sûrement passer pour un con, mais il faut que j’en aie
le cœur net.

– Clément. Sur tes vidéos, grincé-je entre mes dents.

Charly s’esclaffe soudain et me rejoint au milieu du salon. Sa main posée


sur mon bras pour m’apaiser, elle me contraint à la regarder en face. Un
sourire indulgent se dessine sur ses lèvres rouges et pleines que je meurs
d’envie de mordiller.

– Il est un ami et le restera, Madd. C’est comme ça, ça ne s’explique pas.


Parfois la magie n’opère pas. Parfois l’alchimie n’est réservée qu’à une
seule personne…
– Qui ? Dis-le, Charly. J’ai besoin que tu le dises…

Sa main remonte mon bras pour caresser mon épaule et finir sa douce
course sur ma joue. Elle frotte sa paume sur le léger chaume de mon visage
que je n’ai pas eu le temps de raser.

– Toi, Madd… Qui d’autre ? Ça a toujours été toi. Tout est fade sans toi.
Toi, toi et encore toi. Si tu savais combien de fois j’ai souhaité ta présence à
mes côtés quand je faisais ces vidéos. Combien de fois je me suis dit qu’il
manquait quelque chose à mon paysage… Mais quand tu sauras…

Je n’entends pas la fin de sa phrase, que j’étouffe sous mes lèvres.


Charly se fige et je reste suspendu quelques microsecondes à sa décision de
donner suite ou non à ce baiser brutal que je lui impose. Mais elle n’a pas le
droit de me sortir des choses comme ça en espérant que je reste de marbre.
Puis ses lèvres se mettent à caresser les miennes à leur tour et finissent par
s’entrouvrir, me livrant un passage exquis vers la chaleur de sa bouche.
Alors je prends ce qui m’est si précieux, j’exige d’elle une reddition totale,
même si elle ne mènera nulle part. Nous sommes toujours dans une
impasse, grappillant encore un peu de nous au destin. Je veux juste que cet
instant, où je me sens si vivant, se prolonge indéfiniment. Nos langues
dansent l’une contre l’autre, dans un ballet langoureux et empli de passion
trop longtemps contenue.
Passant une main dans son dos, je la rapproche de moi, la collant
étroitement contre mon corps en fusion. Mon sang rue dans mes veines,
pulsant dans ma tête à un rythme effréné. Je ne crains plus cette passion qui
m’envahit quand je la touche, au contraire, je l’accueille à bras ouverts.

Charly enroule une de ses jambes autour de la mienne, comme une liane,
et je passe mes mains sous ses fesses pour la soulever à ma hauteur. Pas un
instant je ne relâche sa bouche, que je dévore comme un affamé, et ma belle
entoure volontiers mes hanches de ses cuisses fermes. Mon érection
directement plaquée sur son intimité lui arrache un gémissement rauque que
je cueille dans sa bouche et qui m’excite au plus haut point. Oubliées les
convenances et les politesses. Au tapis la retenue, nous laissons exulter nos
corps.

Les reins en feu, je m’avance vers l’unique couloir qui me mènera sans
doute à la chambre.

– Porte de droite, susurre Charly contre mes lèvres.

Comme je galère à ouvrir la porte, Charly se penche en arrière pour le


faire à ma place et j’en profite pour butiner son cou gracile, mordillant les
zones sensibles qui la font gémir et glousser en même temps. En
représailles, elle frotte son sexe contre le mien à travers nos vêtements et je
siffle entre mes dents.

– Tricheuse…

Je la dépose un peu trop vivement sur le matelas où elle rebondit en riant


aux éclats. Je la contemple, j’adore voir ses yeux s’illuminer et ses fossettes
mutines se creuser sur ses joues. Oui, j’aime la nouvelle femme qu’elle
devient. Je me rue sur elle et pose mon front sur le sien. Lui dire clairement
ce que j’éprouve me paraît la chose la plus importante à faire ce soir. En
dépit de tout le reste. De ce qui m’attend. Je veux du beau pour cette nuit,
de la magie.

– Seigneur, Charly, tu es toujours aussi magnifique. Je t’ai dans la peau,


ma belle. Je suis complètement nul pour ce genre de truc, j’ai probablement
l’air d’un con… Mais… J’ai envie de te dévorer, je veux me perdre en toi.
Je veux tout de toi. Je… Je t’aime Charly !

Elle ne répond rien, mais ses yeux parlent pour elle. La peur se mêle à
ses sentiments et des larmes perlent aux coins de ses paupières. Elle pose
son index sur mes lèvres pour m’empêcher d’en dire plus, comme si les
mots étaient trop douloureux.

– Et ça, c’est une promesse ? chuchote-t-elle.


– Non… Une évidence.

Je chasse les petites perles salées qui menacent de couler à l’aide de mes
pouces et ne lui laisse pas le loisir de réfléchir plus avant. Je m’installe
entre ses cuisses accueillantes tout en reprenant possession de sa bouche.
Notre baiser à un goût nouveau que je savoure pleinement. Ces quelques
mots pesaient sur mon cœur et savoir qu’ils sont entre ses mains désormais
me rassure.

Mais maintenant j’ai envie de plus. J’ai besoin de plus. Plus d’elle. De
nous.

Me redressant sur les genoux, je passe mes mains sur son ventre plat,
remontant le tissu de son haut jusqu’à dévoiler sa poitrine qu’aucun carcan
ne contraint. Les petites pointes rosées se dressent sous mon regard avide.
Je la débarrasse de ce pull trop encombrant et fonds aussitôt sur ses seins
offerts. Je suçote un mamelon et pétris doucement l’autre sein en même
temps, la perdant dans les sensations. Charly se cambre sous mes caresses
et je remonte une cuisse entre les siennes pour qu’elle trouve une porte de
sortie à son désir. Elle frotte son point sensible contre moi sans aucune
pudeur et je suis subjugué par ce spectacle, par son visage perdu dans le
plaisir, par le mouvement lascif de ses hanches qui ondulent. Par le rythme
rapide de sa poitrine et son souffle rendu rauque.

J’éloigne soudain ma cuisse, m’attirant un grognement tout sauf féminin,


mais la remplace bien vite par la paume de ma main. Ma queue se tend à
l’extrême en sentant le tissu trempé de son legging sous ma main. Et
reprenant ma douce dégustation de sa poitrine, je masse son clitoris
hypersensible, me délectant des gémissements de plus en plus forts. Je ne
connais pas de plus belle mélodie que celle émise par Charly quand elle se
laisse gagner par le plaisir.

Quand ses cris se font plus intenses, je cesse mon massage et entreprends
de baisser vivement le dernier obstacle entre son paradis et moi. Je crochète
son legging et l’en déleste rapidement. Elle ne porte même pas de culotte et
sa vulve luisante de son nectar est offerte à ma vue gourmande. Tentation
incarnée.

– Putain, Charly…

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47

Charly

Ma raison s’est fait la malle. Je ne suis plus que sensations, une boule de
tension qui ne demande qu’à exploser. Sa bouche se pose sur ma vulve et je
perds toute notion du temps. J’oublie que je dois lui parler, que c’est
primordial qu’il sache. J’oublie que c’est systématiquement douloureux
quand on se réveille et qu’il n’y a toujours aucune promesse tenue. Je
voudrais croire qu’il existe une seconde chance pour lui et moi, mais après
ce que j’ai fait, je ne suis pas certaine qu’il me pardonnera.

Alors j’agis comme une égoïste. J’oublie. Je remets mes aveux à plus
tard et je prends ce qu’il me donne. Son amour, sa passion, son corps.

Les mains arrimées fermement dans ses cheveux, je maltraite un peu son
cuir chevelu tandis que j’ondule sur sa langue. Ses grognements de désir
attisent le feu qui dévore mon ventre. Les vagues de plaisir y déferlent déjà,
presque impossibles à contenir. Et quand Madd insère deux doigts au creux
de moi, je ne peux pas retenir le tsunami qui dévaste tout sur son passage.
Je crie ma délivrance et inonde sa bouche de mon plaisir. J’explose en un
million de particules et je nage au-dessus de tout, l’esprit libéré. C’est la
première fois que le plaisir atteint un tel apogée.

Sont-ce ses mots qui ont percuté mon cœur qui l’ont décuplé ? Ou le
manque de lui qui trouve enfin son terme ce soir ?

Madd continue de me laper avec tendresse et je laisse les ondes de


volupté se prolonger, le temps que mon cœur reprenne un rythme moins
erratique. Il embrasse mon ventre, y laissant un sillon humide et brûlant. Je
ne suis pas rassasiée et il me suffit de replonger dans ses yeux chocolat pour
que le brasier redevienne une fournaise dans mes reins. J’ai envie de lui, j’ai
besoin qu’il comble le vide en moi.

Je le fais doucement rouler sur le côté et fouille dans le tiroir de ma table


de nuit pour y dénicher ce que je cherche. Malicieuse, je laisse ma langue
sillonner la vallée de ses abdos fermes qui me donnent envie de croquer
dedans. Je ne me gêne d’ailleurs pas pour mordiller et suçoter la peau fine
de son aine, suivant le V délicieux de ses hanches jusqu’à mon enfer
personnel. Je trace des chemins brûlants sur son ventre, autour de son
nombril, me shootant au passage avec ce parfum viril et salé qu’il dégage.
C’est le plus puissant des aphrodisiaques et je ne résiste pas à l’envie de
laper la perle translucide au bout de sa verge tendue. Large et lourde dans
ma paume, je commence à la titiller de ma langue. J’entends le souffle de
Madd devenir difficile, rauque. Il m’arrête quand un gémissement
s’échappe de sa gorge et je trouve ça extrêmement sexy. Tout en lui
transpire le sex-appeal, la virilité brute et sauvage. Et je suis attirée par son
aura si masculine, comme un papillon par une lumière trop vive. L’issue est
inévitable, douloureuse, mais ce papillon, tout comme moi ne résiste pas à
la tentation, espérant sans doute qu’il ne se brûlera pas. La différence, c’est
que moi, je me suis déjà brûlée une fois. Et que je sais que cette fois, je ne
m’en remettrai pas.

– Charly, halète ma victime. J’ai besoin de me perdre en toi…

Il prétend ne pas être doué avec les mots, mais c’est faux. Les siens me
galvanisent et je me souviens de toutes ces phrases murmurées au creux de
mon oreille. Elles m’ont tenu compagnie lors de ces nuits trop froides ces
derniers mois, et je me raccrochais à elles quand j’étais sur le point de me
laisser submerger par les ombres. Alors il peut bien dire ce qu’il veut, ses
mots, je les trouve tous magnifiques, même ceux qui font mal.

Fébrile, je gaine un peu maladroitement son membre de latex avant de le


chevaucher. Je me frotte contre son érection, l’enduisant de mon nectar
avant de me redresser au-dessus de lui. D’une main, il l’empoigne pour le
présenter à l’orée de mon sexe, me laissant le contrôle du tempo. Quand il
s’enfonce en moi, nous gémissons ensemble, conquis par le même
soulagement, la même extase de ne faire plus qu’un. Mes chairs palpitantes
lui livrent le passage, l’accueillant avec envie jusqu’au plus profond de mon
ventre.

Mais ce n’est pas assez. Je veux me fondre en lui, je veux sentir la


brûlure de sa peau, je veux son souffle rauque sur mes lèvres. Je saisis ses
mains pour les poser sur mes hanches. Ma poitrine voluptueuse s’écrase
contre son torse d’acier et je fonds sur sa bouche pour un baiser brutal. Je
veux le vrai Madd, je veux retrouver la sauvagerie de nos étreintes au
milieu de nulle part. Je l’embrasse et je mêle ma langue à la sienne alors
que je commence à bouger en symbiose avec lui. Bientôt nos bassins se
percutent plus durement, plus vite, plus loin. Son sexe plonge en moi à un
rythme effréné. Je ne suis plus dans cette chambre, plus rien autour de nous
n’existe. Je suis juste au creux de bras puissants qui me transportent
ailleurs. Et c’est diablement bon. Son souffle se mélange au mien, respirant
le même oxygène. Je ne sais plus où se trouvent les limites de mon propre
corps, elles se confondent en pointillé avec les siennes.

J’ai l’impression de rendre mon dernier soupir quand l’orgasme me


cueille violemment en plein vol. Je voudrais crier, exulter, mais aucun son
ne sort sous la puissance de ce que je ressens. Verrouillant ses bras autour
de moi, Madd me plaque encore plus étroitement contre lui. Frénétique, il
donne ses derniers coups de reins, ruant dans mon ventre avant de rendre
les armes dans un cri guttural et primaire qui me fait frissonner.

***

Quand j’ouvre les yeux, la chambre est plongée dans le noir. Je suis
toujours sur le torse de Madd, étroitement lovée contre lui. J’ai chaud, mais
je suis bien. Ma joue posée sur son pectoral, j’écoute le battement sourd et
régulier de son cœur, bercée par sa respiration. Pour rien au monde je ne
voudrais bouger. Malheureusement, la nature se rappelle à moi et je dois
aller jusqu’à la salle de bains. Je réussis à me glisser hors de ses bras sans le
réveiller et trottine jusqu’aux toilettes.

Mais quand je reviens, Madd n’est plus dans le lit. Je ne l’ai pas entendu
se lever et la morsure de la déception s’infiltre dans mon cœur. Je ramasse
mon pull et le passe rapidement, sans rien d’autre sur le dos. Je ne le
cherche pas bien longtemps et tombe sur lui dans le salon, nu et figé devant
la télévision allumée.

– Madd ? Il y a un problème ?

Il se tourne vers moi et se décale pour que je puisse regarder l’écran.


Sous mes yeux s’étalent des photos horribles d’animaux mutilés, de
chasseurs posant fièrement à leurs côtés, exhibant leurs trophées honteux.
Ces images, je les ai regardées cent fois, puisque c’est moi qui les ai
transmises à la chaîne télévisée par le biais de Will, mon contact. Or, elles
me donnent toujours autant de frissons d’horreur. Je blanchis et Madd
fronce les sourcils. Il monte le son et je veux l’en empêcher, sentant que la
situation est en train de m’échapper, mais c’est trop tard. Au moment où la
voix de la journaliste résonne dans la pièce, c’est pour citer les noms de
Jefferson Corp. et plus précisément celui d’Anton Jefferson et de Paul Van
Den Hoven. Je blêmis quand le mien apparaît également à l’écran, comme
source de ces informations.

Les yeux de Maddox font des allers-retours entre la télévision et mon


visage. Je finis par détourner le regard, lâche soudainement, attendant qu’il
veuille bien parler le premier. Son téléphone sonne dans la chambre, mais ni
lui ni moi ne bougeons d’un millimètre. Nous sommes sur un fil, sur le
point de basculer.

– C’est toi ? assène Madd, la voix dure.

C’est plus une accusation qu’une vraie question, mais j’opine tout de
même de la tête.

– Mais putain Charly ! rugit-il. Tu savais tout ce que ces enfoirés avaient
fait, mais tu ne m’as rien dit ? Pourquoi balancer tout ça d’abord à la presse
avant de m’en parler ! Mais merde ! Je savais que c’étaient des pourritures,
je le savais !

Je comprends sa colère. Et elle n’aurait pas été si vive si j’avais pris le


soin de lui parler de tout ça avant de lui sauter dessus. Quelle conne !

– Tu comptes m’expliquer ou je vais devoir attendre un autre flash info ?


– Madd ! Tu es injuste. Si je t’ai fait venir chez moi hier soir c’était
justement pour t’en parler ! Je ne pouvais pas prévoir que… nous…

Il admet que j’ai raison et s’assoit sur le canapé en se frottant le visage


comme pour se réveiller d’un mauvais rêve. Malheureusement, tout est bien
réel. La bombe a éclaté et Madd est en plein dans la zone de déflagration.

– Explique-moi, ordonne-t-il.
– Je… Par où commencer…
– Ça fait longtemps que tu fomentes tout ça dans mon dos ? Tu te rends
compte que c’est mon nom qui est éclaboussé ? Celui de ma sœur. Celui qui
est lié à la fondation ?
– Alors, ce n’est plus tout à fait vrai… mais c’est une autre histoire. Tu te
souviens du jour où je suis partie après l’appel de George ? Ce jour-là,
Massoud et moi avons longuement parlé durant le trajet. Enfin, surtout lui,
en fait.

Je m’embarque alors dans le récit des événements qui m’ont conduit à


rendre publics les agissements d’Anton Jefferson et du père de Candice.
Madd m’écoute religieusement, son visage se fermant au fur et à mesure.
J’ai l’impression que petit à petit je suis en train de le perdre, je le sens
s’éloigner, se fermer complètement à moi.

Le jour de mon départ, Massoud m’a avoué avoir touché de l’argent de la


part du père de Madd pour organiser des safaris sanglants, de vraies chasses
d’animaux sauvages et protégés pour de riches investisseurs. Il avait
l’intention d’en faire un passe-temps régulier et d’en mettre plein la vue à
ses futurs associés. Et ce ne sont pas les scrupules qui l’étouffent de toute
façon. Massoud a d’abord refusé, jusqu’à ce que la somme proposée soit si
indécente qu’il a cédé. Pour mettre ses enfants à l’abri du besoin, leur payer
des études qu’ils n’auraient jamais pu faire. Il regrette énormément, c’est un
homme engagé qui a commis une erreur, qui a laissé le diable murmurer à
son oreille. C’est pour ça qu’Anton Jefferson souhaitait tellement que la tête
de la fondation revienne à son futur associé, M. Van Den Hoven. Ils
auraient ainsi eu accès à la réserve via Wild Protect et auraient organisé
leurs tueries en toute discrétion et en toute impunité. Madd destitué, il
n’aurait plus eu le loisir de contrer son père, sauf en le dénonçant aux
autorités, ce qui aurait plongé la multinationale dans la tourmente.

– Putain… souffle-t-il, incrédule. Je peux à peine y croire. Mon père


est…
– Oui… Ton père est l’un de ces enfoirés de braconniers contre lesquels
tu te bats depuis tant d’années !

La tête entre ses mains, je le vois essayer de garder son calme. Mais je
n’ai pas fini mes explications et j’espère que la soupape ne va pas exploser
avant la fin.

– Est-ce que lui et Massoud sont derrière l’incendie qui a ravagé l’enclos
des lionceaux ?
– Oui, Massoud m’a avoué avoir mis le feu à l’enclos sur ordre de ton
père. Il pensait te pousser à céder Wild Protect s’il n’en restait plus grand-
chose après l’incendie.

Du coin de l’œil, je vois ses poings se serrer convulsivement sous l’effet


de la colère. Les mâchoires contractées et le visage fermé, il m’enjoint de
continuer mes explications d’un vague signe de tête. Je sais qu’il encaisse
très mal la trahison de Massoud, qu’il considérait comme un ami.
N’importe qui se sentirait floué et en colère à sa place.

– Madd, ton mariage avec Candice servait un double intérêt.


L’agrandissement de Jefferson Corp. en fusionnant avec la société Van Den
Hoven et l’accès à Wild Protect. Seulement ton père n’avait pas prévu que
tu me nommerais à la tête de la fondation. Personne n’avait anticipé non
plus que Candice tomberait sur des vidéos de son père tuant sans scrupule
des animaux protégés. Il y a des photos où il pose aux côtés de ton père,
Madd. Elle m’a contacté pour me proposer un deal. Elle…
– Je ne comprends pas ce qu’elle avait à y gagner !
– Nous savions l’une comme l’autre que jamais tu ne t’attaquerais à
l’empire de ton père. Et Candice allait se servir de ce scandale à des fins
personnelles.
– Mais pourquoi ne pas m’en avoir parlé, Charly ? Je croyais qu’on avait
décidé de ne plus se mentir ?
– Parce qu’il fallait que rien ne filtre ! Et je te rappelle que nous n’avions
plus aucun contact tous les deux… Et puis tu détestes tellement ton père…
Nous craignions que sous l’effet de la colère tu ne lâches des informations
sensibles… Tu te serais opposé à notre projet, sois honnête !
– Tu ne me fais pas confiance.
– Non ! Ce n’est pas…
– Continue. Je suppose que ça ne s’arrête pas là.
– Non, en effet. Candice va lancer une OPA1 une fois que les actions des
deux sociétés se seront cassé la figure suite à la diffusion des images.
– Attends, attends, attends… Candice ? Une OPA ?
– Oui. Tu n’es peut-être pas au courant, mais elle est titulaire d’un
MBA2. Elle est brillante et aussi retorse que son père. Elle a créé sa petite
société quand elle a su pour tout ça, et elle a étoffé son plan depuis quelques
mois. Elle a suffisamment de relations pour accélérer les procédures, c’est
pratique. Elle compte racheter les deux sociétés une fois que les conseils
d’administration seront au pied du mur. Ses frères sont dans le coup il me
semble, mais je n’ai pas creusé la question. Je pense qu’elle va y arriver !

Maddox me fixe, dubitatif. Presque comme s’il ne croyait pas un mot de


cette fable. Il passe plusieurs fois ses mains dans ses cheveux, les
ébouriffant de cette manière que j’affectionne tant.

– Tu étais obligée de balancer les preuves de cette manière, Charly ?


– On devait taper vite et fort, Madd, sans que tout le monde ne s’y
attende. Alors j’ai tout envoyé aux chaînes télévisées.
– Pourquoi maintenant ?
– Parce que tout est prêt de son côté. Il faut aussi que je t’annonce
quelque chose d’important. Ça fait des mois que Candice a pris cette
décision, mais elle ne pouvait pas te le dire. Le mariage n’aura pas lieu,
Candice le refuse.
– Pardon ? hurle-t-il, comme fou. Tu veux dire que ça fait plusieurs mois
que vous me cachez que ce mariage n’aura jamais lieu ? Je suis quand
même le premier concerné ! Vous m’avez laissé angoisser à ce sujet, alors
que vous aviez déjà tout manigancé ? Vous m’avez pris pour un sacré con
toutes les deux ! Non, mais… Charly ! Bordel, j’y crois pas…

Il tourne comme un lion en cage, passant et repassant ses mains dans ses
cheveux. Je ne l’ai jamais vu dans cet état. Voilà à quoi ressemble la
trahison… J’ai le cœur en berne et un goût de cendre envahit ma bouche.
J’ai peut-être gagné la bataille en balançant ces meurtriers à la justice, mais
tout cela a une saveur amère de défaite personnelle. Il ne me pardonnera pas
ces mensonges. Impossible. Je le vois dans son regard blessé et furieux.

La sonnerie du téléphone portable de Maddox résonne de nouveau et il


paraît ne pas l’entendre. Je pressens que les choses ne seront plus si simples
entre nous. Il est en colère après moi et il en a le droit.

– Je suppose que toutes les actions se cassent la gueule et que je suis


appelé sur le pont pour sauver ce qui peut encore l’être.
– Madd ? Tu comprends ce que ça implique ?
– Oui. Que tu m’as menti. Encore une fois, lance-t-il, déçu et amer.

Au fond de mon cœur, c’est la tempête. Je suis au désespoir d’avoir dû


lui dissimuler la vérité une nouvelle fois et de l’avoir déçu. Mais la colère
se dispute la place avec la peine. Ne voit-il donc pas qu’il est maintenant
libre de quitter ce navire qu’il exècre ?

– Non, ça veut dire que tu n’as plus aucune obligation de travailler pour
cette société qui te fait horreur. Tu trouveras plein de documents
intéressants au passage sur les « rumeurs » qui collent au cul de cette boîte
depuis des années. Nous…
– Et tu attends quoi ? Que je te dise merci ? Mon nom est traîné dans la
boue Charly ! Je n’ai plus aucune crédibilité nulle part ! s’écrie-t-il avec
rage.
– Mais tu le détestes ce nom, hurlé-je, exaspérée. Tu es libre ! C’est ce
que tu voulais non ?
– Pas comme ça ! Pas si ça implique encore plus de manigances !

Sa mauvaise foi m’irrite. Pas une fois il n’émet l’hypothèse qu’enfin


nous pourrions construire quelque chose ensemble. Et ça me déchire le
cœur. Tous ses mots, sa belle déclaration, tout vole en éclat. Sans doute
était-ce facile de les prononcer en sachant que rien ne serait possible par la
suite, que l’issue était condamnée d’avance et qu’il n’y aurait rien à
assumer.

Je préfère arrêter là mes explications, visiblement mes motivations ne


l’intéressent pas. Que des meurtriers d’animaux vont devoir répondre de
leurs actes de braconnages et de barbarie. Pour moi, c’est important et je
compte bien être sur le pont de mon propre navire quand la tempête
soufflera. Wild Protect va être sous le feu des projecteurs.

– Au fait, ton nom ne sera bientôt plus associé à Wild Protect. La


fondation a trouvé un nouveau mécénat et avec ton père en prison ainsi que
la médiatisation de cette affaire, les offres ne manqueront sans doute pas,
bien que nous ne l’ayons pas fait pour ça. Nous ne dépendrons plus de
l’argent des Jefferson. Le projet de ta vie est sauvé, je conclus, cynique.

Regagnant la chambre, la mort dans l’âme, je bourre quelques affaires


dans un sac et m’habille convenablement. Pianotant sur mon téléphone, je
réserve un vol pour la Namibie où m’attend le chantier du nouveau
sanctuaire. Je n’ai plus de temps à perdre ici. George sait que je repars, et je
lui ai promis de revenir pour sa sortie d’hospitalisation, pour être présente
auprès de lui. Cet homme épris de liberté et fortement engagé ne pouvait
qu’approuver ma décision.

Mon sac sur l’épaule, je passe devant Madd, assis sur le canapé. Je lance
brusquement une épaisse pochette rouge sur la table basse. Il contient
absolument tous les documents relatifs à mon enquête sur les chasses
sauvages, au Kenya et sur d’autres terres, ce que Madd ne saura que s’il lit
le dossier. J’espère qu’il le fera.
– Tu fuis encore ? ricane-t-il, mauvais.
– Oh non… Celui qui se voile la face, cette fois, ce n’est pas moi.

Je désigne le dossier du menton, ravalant la boule qui se forme dans ma


gorge.

– Si tu te donnes la peine de le lire, tu trouveras beaucoup de réponses


dans ce dossier. Toutes les saloperies dont ton père et d’autres sont
coupables, se cachant derrière leurs sociétés pourries jusqu’à la moelle. Si
tu as encore des convictions, si tu as encore envie de te battre pour cette
cause que tu trouvais juste, j’ai réservé un billet pour la Namibie pour toi.
L’avion part à onze heures trente. Sinon, j’espère de tout cœur que tu ne
couleras pas avec ce navire véreux que tu tiens à sauver en dépit de tout. De
toi.

Je ne lui laisse pas le temps de répondre et cette fois, c’est moi qui
franchis la porte après avoir dit ce que j’avais à dire. Mes larmes coulent,
mais je ne regrette pas ma décision. Il fallait que quelqu’un les arrête. Les
dés sont jetés. À lui de voir s’il considère que la partie en vaut la peine.

1. Offre Publique d’Achat : proposition émise par une société envers les
actionnaires d’une société cotée pour reprendre leurs titres.

2. Master of Business Administration, le plus haut niveau existant en


gestion d’entreprise.

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Charly

N’ayant aucun bagage à enregistrer, je flâne le plus longtemps possible


dans le hall, sous les panneaux d’affichage. Je suis nerveuse, et je jette un
œil toutes les trois secondes aux portes automatiques, dans l’espoir de voir
apparaître la haute silhouette de Maddox. Je veux rêver. Je veux croire qu’il
aura compris mes actes. Qu’enfin nous aurons droit à ce happy end. Je
chasse les quelques larmes qui menacent en battant rapidement des
paupières et en regardant une centième fois le tableau des départs.

10 h 57.

Mon cœur se serre, anticipant la déception et le chagrin. Non, je ne fuis


pas, contrairement à ce qu’il pense. Je reprends simplement le cours de mon
destin. S’il veut en faire partie, il a toutes les cartes en main pour le faire.

Je remonte la bretelle de mon sac sur mon épaule. Nouveau coup d’œil
vers les portes. Je vois une famille pressée et un peu paumée essayer de ne
perdre aucun de ses trois enfants dans ce hall aussi grand qu’un village. Je
vois un couple qui s’enlace, sur le point de se dire au revoir. Une bande de
copains qui passent en se bousculant joyeusement et bruyamment. Mais pas
Madd. Il n’est pas là.

Pas encore.

11 heures.

Mon vol est annoncé et je me dirige vers la porte d’embarquement. La


gorge nouée, je laisse mes pas lourds m’emmener jusqu’au comptoir. Dans
cinq petites minutes, plus personne ne pourra embarquer et je serai fixée.

Il va venir. Il doit venir. Madd… j’ai besoin de toi…

Les passagers s’engouffrent dans le tunnel menant jusqu’à l’appareil. Je


reste le plus longtemps possible hors de la file et l’espoir s’étiole. J’ai mal.
Mon cœur bat douloureusement contre mes côtes. Je ravale mes larmes et
souris tristement à l’hôtesse qui m’appelle doucement pour me signifier
qu’il ne reste plus que moi.

– Mademoiselle ? Mademoiselle ! Il est temps, vous êtes la dernière.

Passeport, billet. Pas de Madd.

Je monte dans l’avion, trouve ma place côté hublot et scrute ce siège vide
à côté du mien. Les sanglots me compriment la poitrine, j’ai du mal à
respirer. J'occulte le regard navré de la passagère assise de l'autre côté de
l'allée.

Il ne viendra pas…

Les hôtesses passent. Ceinture bouclée. Je scrute encore une fois les
portes, il a peut-être eu un empêchement. Peut-être vont-elles se rouvrir,
comme dans des films de merde qui nous font croire au prince charmant et
à l’impossible.

11 h 30.

Il n’est pas venu.

Les moteurs vrombissent et l’avion s’élance sur la piste. Tandis que


l’appareil décolle, prenant de la hauteur sur la ville dans le ciel dégagé, mon
univers à moi s’assombrit. Il se charge d’orage, de colère et de désillusions.
L’amertume me brûle la bouche, la peine me broie la poitrine et pour la
deuxième fois, je laisse cet homme me faire horriblement souffrir.
Finalement, ce n’était qu’un rêve. Une utopie.
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49

Maddox

J’ai bien pris un vol aujourd’hui, mais pas avec Charly. Je rejoins New
York et le siège de Jefferson Corp. J’ai besoin de digérer tout ce merdier.
J’ai encore trop de mal à croire que ma douce et gentille Charly soit
l’instigatrice de cette débâcle. Je n’aurais jamais pensé qu’elle soit capable
de me cacher un truc pareil ! Merde, j’aurais aimé le savoir avant ! Je suis
en colère après elle et je rumine son départ.

Cette nuit a été un véritable ascenseur émotionnel dont j’ai beaucoup de


mal à me remettre. Après avoir ressenti cette connexion extraordinaire avec
elle, tomber de mon nuage en voyant toutes ces horreurs a été un choc
indescriptible. Savoir que mon père est mêlé à tout ça… Pire, qu’il en est le
principal responsable, me soulève le cœur. Et surtout, je n’accepte pas
qu’elle m’ait menti. Je n’avais certes pas de contacts avec elle, mais elle a
comploté dans mon dos. L’ouragan qu’elle et Candice ont lancé sur nos
sociétés, sur des personnages publics, va s’avérer bien plus dévastateur
qu’elles ne le pensent. Les dégâts vont dépasser tout ce qu’elles imaginent.

Calé dans un siège un peu trop étroit, mes longues jambes


recroquevillées, je mets ce court vol à profit pour ouvrir ce dossier sensible.
J’étale les photos, je lis les articles compilés par Charly. Il y a une liasse
improbable de rapports de commissions d’enquête. Je m’aperçois qu’elle a
profité de ses voyages à travers le monde pour contacter les associations, les
ONG, les autorités locales pour remonter sa piste. Ces organismes sont
souvent pris en défaut et manquent cruellement de moyens, et ils ont été
visiblement ravis de pouvoir collaborer.
Elle a eu du flair sur ce coup-là. Les répercussions vont atteindre des
proportions astronomiques ! L’immensité des horreurs commises par mon
père et Van Den Hoven pendant leurs vacances s’étale sous mes yeux.
Animaux mutilés, sang, sourires honteux et fierté sur leurs visages de
pourris, tout ça me file la gerbe. Ils se pensaient intouchables et ils se sont
lourdement trompés. La tempête Charly les a balayés. Le danger venait de
cette petite vétérinaire qu’il a cru écraser sous sa botte en la traitant comme
de la merde. Venir dans mon sanctuaire pour pavaner a finalement été la
pire erreur de sa vie, celle qui va lui coûter très cher.

Au fil de mes découvertes, je mesure l’ampleur de l’engagement de


Charly. Elle s’est jetée à corps perdu dans ce projet, le menant à bien,
traquant, filant, sans lâcher sa proie. Elle s’avère redoutable et une bouffée
de fierté m’envahit. Je savais qu’un feu brûlait en elle, il suffisait de
souffler un peu sur les braises.

Je referme le dossier, chassant ces horreurs de ma vue et laisse mon


regard se perdre à travers le hublot. J’imagine que quelque part dans ce
même ciel, il y a ma Charly. Déterminée, forte et fière. Ma tête est pleine
d’elle, ma peau porte encore les derniers effluves de notre étreinte. Je suis
en colère, c’est vrai. Mais pas au point d’oublier qu’elle m’a complètement
chamboulé. Pas au point d’occulter le fait qu’elle détient bel et bien mon
cœur ainsi qu’une partie de mon âme. Et je ne le comprends que
maintenant, elle m’a libéré de mes chaînes. En traînant mon père devant les
tribunaux, en faisant s’écrouler sa société, elle a littéralement pulvérisé ce
contrat qui me liait à Jefferson Corp. Elle m’a montré aussi qu’une autre
voie était possible pour Wild Protect, qu’on pouvait récolter d’autres
financements, sans avoir besoin de pactiser avec le diable. Je ne la
remercierai jamais assez pour m’avoir permis de respirer à nouveau.

Quand je l’ai vu franchir sa porte d’entrée sans même un regard en


arrière, j’ai failli lui courir après. Si farouchement déterminée, elle était
animée d’une volonté de fer. Je me fichais pas mal d’avoir l’air d’un con en
cavalant derrière elle complètement à poil, mais mon orgueil blessé m’en a
empêché. Je me sens trahi. Et j’ignore si je réussirai à passer au-dessus de
tout ça.
***

Quand j’arrive dans les locaux de Jefferson Corp., c’est la débandade.


Les téléphones sonnent sans discontinuer, submergeant les pauvres
secrétaires malmenées par les collaborateurs. Je croise une flopée d’avocats
dans le couloir menant à mon bureau, mais je continue mon chemin. Les
gens marquent un temps d’arrêt sur mon passage, sans doute avides de
réponses, comme les vautours qu’ils sont tous. Mais je continue mon
chemin, ignorant les regards pesants et les chuchotis désagréables. Je sais
que Candice m’attend et elle aussi me doit quelques explications !

– Bonjour Candice, lancé-je, à peine entré dans la pièce. Tu es assise


dans mon fauteuil.
– C’est qu’il est drôlement confortable ! On voit que Monsieur prend
soin de son divin postérieur.
– Eh bien, il paraîtrait que tu pourras bientôt poser ton petit cul
manipulateur dessus en toute légitimité ?

Elle me sourit, fière de son coup, et m’invite à m’asseoir. Je ne cherche


même pas à récupérer mon siège derrière le bureau, je me rends compte
soudainement que je ne m’y suis jamais senti bien. Je ne désirais
aucunement cette place et je suis plus qu’heureux de m’en débarrasser. Les
poids sur ma vie disparaissent les uns derrière les autres. Pourtant, un
élément assombrit encore le paysage.

– Mes avocats sont en train de régler les derniers détails, m’informe


Candice sur le ton anodin de la conversation.

Comme si on ne parlait pas d’entreprises lourdes de plusieurs milliards.


Je ne sais pas comment elle a réussi un coup pareil, je ne veux pas savoir
d’où provient tout le fric brassé pour cette OPA, mais je suis finalement
content qu’elle tienne sa revanche. J’aurais juste aimé être au courant.
– Il me semble alors que les félicitations sont de rigueur.
– Je te garde un poste dans mon empire, Maddox ?
– Non, merci. Mais, dis-moi Candice… pourquoi maintenant ? Pourquoi
ne m’avoir rien dit à propos du mariage ?
– Oh, elle t’a absolument tout dit alors… Pour la crédibilité de notre
histoire. Tu es un homme beaucoup trop intègre. Ne te méprends pas,
reprend-elle aussitôt comme j’allais protester. C’est une énorme qualité.
Mais ton père, et le mien, ne devait se douter de rien. Anton te pousse à
bout à chaque fois qu’il te croise, le risque était trop grand que l’affaire
n’explose avant que je ne sois prête !
– Pourquoi ne pas avoir simplement refusé ce plan dès le départ ?
– Parce qu’au départ, ça me convenait parfaitement de devenir ta
femme ! Madd… Tout le monde, y compris toi, me prend pour l’écervelée
de service, il fallait que ça change ! Maintenant, je suis une traîtresse,
glousse-t-elle. Tu vois, elle m’a beaucoup inspirée, ta Charly, sur ce coup-
là. La voir prendre son destin en main, trouver sa voie et se réaliser. J’étais
vraiment jalouse ! Alors quand le cours des événements m’en a donné les
moyens, je n’ai pas hésité une seconde. Je ne sais faire que ça, la gestion
d’entreprise. Mais tu sais quoi ? Je vais le faire beaucoup mieux qu’eux !

Sa motivation et sa détermination me contaminent. Elle croit en elle, en


la légitimité de ce qu’elle fait, et c’est le principal. Si au passage, elle arrive
à trouver qui elle est, alors je lui souhaite de tout cœur de réussir. Je regarde
cette femme sophistiquée qui contemple son tout nouvel empire d’un œil
triomphant. Aujourd’hui, je vois enfin ce masque d’artifices dont elle se
servait.

– Tu es brillante, Candice. Et une vilaine manipulatrice.


– Merci ! Mais toi, Maddox Jefferson, tu es un sombre crétin.
– Pardon ?

Elle se lève et nous sert deux verres de vodka tonic.

– Qu’est-ce que tu fous ici ? m’interroge-t-elle, on ne peut plus sérieuse.


– Où veux-tu que je sois ? Je bosse ici.
– Oooh, je ne sais pas, ironise mon interlocutrice en me toisant. Quelque
part au milieu de la Namibie en train de transpirer comme un âne pour les
beaux yeux de ta vétérinaire ? Ne t’y trompe pas, nous ne sommes pas
copines. Je suis même fortement jalouse qu’elle ait réussi à capturer ton
attention. Mais je te pensais plus intelligent que ça !

Alors ça, c’est fort ! Candice, qui ne s’est jamais cachée de son
animosité pour Charly, se met à prendre son parti. Le monde part en vrille,
c’est certain.

– Elle m’a menti. Toi aussi d’ailleurs.


– Et alors ? Tout le monde ment ! On ment sur son âge, on ment pour
arriver à ses fins, on se ment à soi-même ! On ment pour préserver l’autre
parfois…
– Et on réprimande les enfants dès le plus jeune âge pour leurs
mensonges.
– Alors bienvenue dans le monde des grands, lance-t-elle, sarcastique. Je
n’avais encore jamais vu ta part de naïveté. C’est mignon.

Je me tais, laissant ses paroles imprégner mon cerveau. Oui, on ment


parfois pour préserver l’autre. Ça n’en reste pas moins un mensonge.

– Comment je pourrais lui faire confiance maintenant que je sais de quoi


elle est capable ?
– Sérieusement, Madd ? s’écrie Candice en posant brusquement son
verre sur le plateau précieux du bureau. Tu ne vois donc pas qu’elle a fait
tout ça également pour être avec toi ? Pour vous donner une chance ? C’est
pas possible d’être aussi aveugle et buté !

Je me rencogne dans mon siège, n’appréciant que moyennement de me


faire gronder comme un gosse de 5 ans. Mais Candice n’en a pas fini avec
mon cas. La voir défendre Charly est… rafraîchissant !

– Alors tu vas me faire le plaisir de bouger ton beau petit cul, de le foutre
dans le premier vol pour nulle part et d’aller sauver des bestioles avec ta
précieuse Charly ! Allez, dégage de mon bureau !
Oui, elle a raison. Je ne sais pas ce que je fais ici, je n’y ai plus ma place,
je m’y suis toujours senti aussi étouffé. Et Charly me manque déjà
atrocement. Mon monde c’est elle. Et si elle a été capable de braver sa
propre peur de me perdre avec ces non-dits, de surmonter ses propres
épreuves et de se relever, je devrais pouvoir y parvenir, moi aussi. Ses
raisons de me mentir étaient valables après tout, et le jeu en valait largement
la chandelle.

D’un bond, je m’extirpe du fauteuil et enlace amicalement Candice. Avec


le temps, nous deviendrons peut-être amis, qui sait ? Pour l’heure, je lui
laisse tout ce bordel à gérer, je m’en lave joyeusement les mains !

– Tu seras une patronne diabolique.


– J’y compte bien ! Oh, et n’oublie pas de dire à Miss Safari que c’est
grâce à moi si vous êtes ensemble. Elle m’en doit une et je ne suis pas près
de l’oublier…
– Elle va adorer ! je m’esclaffe en poussant la porte.

Le cœur léger, l’esprit clair, et fort de mes sentiments, je me précipite


jusqu’à ma voiture. Laisser tout ça derrière moi est puissamment libérateur,
salvateur. Je vais enfin retrouver la vie pour laquelle je suis fait. L’envie
d’aller voir mon père me tiraille, rien que pour lui balancer cette liberté
retrouvée à la tronche, mais il n’en vaut pas la peine. Je ne sais même pas
où il peut être à cette heure-ci. En garde à vue ? Chez lui, se croyant encore
intouchable ? En fuite par le premier avion ? Je m’en moque finalement.
Mon urgence, pour le moment, c’est de me retrouver sous le même ciel que
Charly, respirer le même air pour enfin donner une chance à l’évidence.

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50

Charly

Quelques jours plus tard…

Le petit matin me trouve assise en plein milieu du chantier du nouveau


campement de Wild Protect. Les travaux sont presque finis, il ne manque
plus que les enclos des futurs pensionnaires à construire. Je ne m’en fais
pas, la main-d’œuvre est enthousiaste et la bonne humeur règne. Non, c’est
tout autre chose qui occupe mon esprit. Du genre un mètre quatre-vingt-dix
de muscles sculptés avec des yeux chocolat à se damner.

Et qui sans aucun scrupule t’a jetée une seconde fois…

Les yeux gonflés par les larmes versées depuis mon départ, je contemple
le lever du soleil et me dis que j’ai quand même une chance inouïe de
pouvoir vivre ce rêve. Alors tant pis s’il en manque une partie. Avec le
temps peut-être, je finirai par être plus philosophe et me dire qu’on ne peut
pas tout avoir. Mais Dieu que ça fait mal à cet instant.

– Je savais que je te trouverai ici !

Je sursaute, ne m’attendant pas du tout à avoir de la compagnie. Le


sourire solaire de Clément me réchauffe le cœur. Cet homme est un allié
précieux. Un ami remarquable. Il n’a pas hésité à s’engager dans les rangs
de Wild Protect quand je lui ai exposé mon projet de construire des
sanctuaires dans les différents pays où la menace plane sur les espèces
protégées. Je veux que cette fondation devienne un modèle, l’ambassadrice
d’un nouvel élan de protection de la nature. Le braconnage est un fléau.
Même si énormément de ces meurtriers sans âme s’en sortent, les efforts
conjoints des autorités et de toutes les associations qui œuvrent ici
contribuent à l’arrestation de beaucoup d’autres. La masse de travail qui
nous attend est colossale, j’en suis terriblement consciente, mais ça vaut le
coup de se battre. Le scandale Jefferson le prouve, même les plus puissants
peuvent tomber de leur piédestal.

D’aucuns diront que je suis une grande rêveuse, que le défi est
impossible à relever. Mais moi, je veux croire que les grandes choses
accomplies sur cette terre sont d’abord parties d’un simple rêve. Alors si je
suis une utopiste, je l’assume entièrement. Au moins, j’aurais essayé.

– Je n’arrivais pas à dormir.


– C’est ton oncle ? Comment va-t-il ?
– Non, non il va plutôt bien, étant donné les circonstances. Il est en de
bonnes mains et passe son temps à draguer les infirmières qui s’occupent de
lui, je ris doucement. Il ne voulait même pas que je reste à ses côtés.
– Il est atteint du même mal que nous, la maladie des grands espaces !
– Oui. Je n’imagine pas comme ça doit être pénible pour lui de rester
dans cette petite chambre d’hôpital.

Nous laissons le silence s’installer doucement entre nous, mais ça ne


nous gêne ni l’un ni l’autre. J’ai appris à aimer le silence, à le savourer. Je
ne le vois plus comme un vide à combler, une horrible absence, mais
comme une chance de me reconnecter à moi-même, de me fondre dans le
décor pour me ressourcer. Et cette évolution, je la dois à Madd. Bien sûr, on
en revient encore à lui.

Je me lève avant que les larmes qui piquent mes yeux ne se remettent à
couler. Sentant mon désarroi, Clément me suit sans discuter, une main sur
mon épaule en signe de réconfort. Nous attaquons notre journée, il y a
encore tant à faire ! Aujourd’hui, je dois m’occuper de l’aménagement de la
petite clinique et superviser le montage des enclos des félins. Ma journée
est rythmée, ponctuée par les petits problèmes logistiques, les aléas
typiques d’un chantier de construction, le tout sous une chaleur de plomb.
Mais ça avance, je suis contente ! Je ris malgré mon cœur lourd, avec
Clément et les hommes venus nous prêter main-forte pour ce projet
colossal.

Dans l’après-midi, j’ai quand même besoin de faire une pause. De


m’éloigner. Une vague de tristesse s’empare de moi et aujourd’hui, je n’ai
pas la force ni l’envie de la contrer. Je suis fatiguée par cette nouvelle nuit
sans sommeil et par les efforts fournis au campement. À la périphérie du
chantier, je repère un tas de gravats isolé et m’assois dessus.
Machinalement, je fais rouler les petits cailloux entre mes doigts et laisse
les larmes déborder, déversant le trop-plein de chagrin.

Je lance distraitement une première pierre. Puis une autre, plus loin, plus
fort. Étrangement, ça me fait du bien. Je me rends compte que je suis
toujours autant en colère, un sentiment qui ne m’a pas quitté depuis la mort
de mon frère. Ça bouillonne dans mes veines. Et si jusque-là, ce sentiment
était une sorte de moteur, aujourd’hui il a un goût trop acide, il me ronge.
Alors j’extériorise comme je peux, lançant des cailloux ridicules sous un
soleil de plomb, avec des cris de plus en plus rageurs. Je me fous qu’on
m’entende, j’ai besoin de laisser sortir toutes ces émotions qui me
dépassent.

– Madd, je te déteste ! lancé-je au ciel en armant mon bras pour un


énième jet.

Une pierre.

Madd, espèce de crétin trop fier !

Une autre.

Étouffe-toi avec ton orgueil à la con !

Encore une…

Charly, espèce de gourde trop rêveuse !

Maddox Jefferson, je te déteste !


– Je te déteste… Je t’aime… soufflé-je, à bout de forces.
– Ce mec est un vrai con s’il ne le sait pas déjà.

Je fais volte-face, croyant avoir rêvé cette voix. Mais non, cet homme si
fier, si beau se tient bien devant moi, Ray-Ban sur la tête, les mains dans les
poches de son pantalon cargo et son petit sourire au coin des lèvres. Je suis
faible, mon cœur fond et je suis prête à le déposer à ses pieds s’il en veut
toujours. Je piétinerai ma fierté juste pour connaître le bonheur d’être à
nouveau dans ses bras.

Il est là…

– Madd…

Mais je ne peux pas finir ma phrase, ma gorge est nouée par l’émotion, le
doute. Est-il vraiment venu pour moi ? Puis je me traite de gourde.
Pourquoi serait-il là, sinon ? Il s’approche lentement, incertain de ma
réaction. Comme si j’allais le repousser…

– Charly, écoute-moi, s’il te plaît… Je… Merde, j’ai répété tout ce que je
voulais te dire dans ma tête pendant tout le trajet. Et il suffit que je croise
ton regard pour que je me perde !

Je le laisse continuer, curieuse de savoir où il veut en venir avec cet


étrange discours. Je n’arrive pas à croire qu’il soit là ! Qu’il ait fait tout ce
chemin pour moi, pour me retrouver. Mon cœur danse la farandole et je
m’exhorte à ne pas m’emballer trop vite.

– En fait, je m’exprime mal. Parce qu’avec toi, je ne me sens pas perdu,


Charly. Il n’y a qu’à tes côtés que je me sens à ma place, que je sais où je
vais. J’ai appris que les silences peuvent se partager, que la liberté ne rime
pas forcément avec solitude. Je suis un abruti, un mec qui ne sait même pas
s’exprimer… Mais je voulais que tu saches que je suis désolé. J’étais en
colère, je me suis senti trahi et je n’ai pas réagi comme j’aurais dû. Je n’ai
pas compris qu’en faisant ce que tu as eu le cran de faire, tu m’as aussi
libéré de mes chaînes. Tu t’es battue pour nous deux, là où je me suis laissé
sombrer sans lutter. Tu es une véritable lionne, Charly.
Je le laisse s’approcher, émue par ses mots simples, mais vibrants de
sincérité. Ils accrochent mon âme, l’arriment à la sienne et je ne veux plus
jamais la laisser repartir. Ses mains se posent sur mon visage, le prenant en
coupe et je ferme les yeux tellement ce geste est empreint de tendresse. De
tout ce qu’il n’a pas réussi à me dire.

– Je ne peux pas vivre sans toi, Madd, murmuré-je en le regardant enfin à


travers le voile de mes larmes. Je me sens incomplète, il manque un bout de
moi quand tu t’éloignes. Je ne veux plus jamais ressentir cette fracture de
mon âme… Ça fait trop mal.
– Toi et moi, c’est une évidence… Il n’y a que toi qui me chamboules à
ce point. Ces derniers mois ont été une torture et je me suis senti revivre
entre tes bras. Je ne veux plus te laisser t’échapper, ma belle. Même quand
ça fera mal, même si on doit encore affronter des épreuves. Cette fois, je
veux être le lion derrière sa lionne, je veux lier ma liberté à la tienne,
Charly, que tu partages tous mes silences. Je t’aime et je veux être ton
évidence aussi.
– Mais tu l’es déjà depuis longtemps, sangloté-je en me jetant contre son
torse.

Il referme aussitôt ses bras sur moi, m’entourant de tout son amour, de
toute sa chaleur. À l’abri dans ce cocon protecteur, je laisse mes doutes
s’envoler. Je sais qu’il sera là, je sais qu’il sera mon pilier dans la
tourmente. Avec lui, je me sens moi, je me sens forte. Je suis capable de
soulever des montagnes et d’aller au bout de mes rêves.

Je noue mes bras autour de son cou et m’enroule comme une liane autour
de ses hanches. Enfin les yeux dans les yeux, à la même hauteur, je peux
contempler son beau visage, son sourire qui me fait fondre. Et je
l’embrasse, cet homme qui n’était pas pour moi. Je dévore sa bouche pour
sceller ce pacte avec le destin, déclarant au monde entier mon amour
débordant. J’ai envie de crier mon bonheur, faire savoir à l’univers qu’il
peut bien m’envoyer toutes les épreuves qu’il veut, tant qu’il est là, avec
moi, je me sens de taille à tout affronter. À ses côtés, je me suis trouvée, j’ai
appris à vivre. À ressentir.
Il m’a sauvée.

– Je t’aime Maddox Jefferson, chuchoté-je contre sa bouche, incapable


de me décoller de lui.
– De toute évidence. Charly Duncan, tu es ma boussole, mon point
cardinal. Je sais qu’ensemble on va faire des étincelles. Je t’aime, ma
lionne, n’en doute jamais.

Et je le crois. Parce que j’ai retrouvé foi en la vie et que je laisse de


nouveau entrer l’espoir dans mon cœur.

Parce que les plus belles choses, celles qui peuvent façonner toute une
existence, partent toujours d’un beau rêve. Et au milieu d’un désert
poussiéreux, partageant enfin le même ciel au milieu de nulle part, je peux
affirmer que je tiens le mien entre mes bras.

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Épilogue

Charly

Huit ans plus tard, réserve de Nakuru, Kenya

L’hélicoptère de Wild Protect se rapproche progressivement de nous,


tandis que nous filons dans la Jeep à travers la plaine, sur la trace de la
femelle rhinocéros. Le pilote se rapproche habilement de l’énorme animal
qui file à toute allure pour que Madd puisse tirer la fléchette anesthésiante.
Je suis incapable de monter dans ce truc, j’ai trop la trouille de basculer
dans le vide par la porte latérale ouverte. Et puis, aujourd’hui est un jour
spécial, puisque c’est la première fois que Mason nous accompagne en
intervention. Du haut de ses 6 ans, il est déjà impatient d’apporter son aide
au camp, mais pour l’heure, il s’éclate, riant gaiement, ballotté par les
cahots de la route. Rien de plus amusant pour un gamin.

Pour son baptême de la savane, nous avons choisi une sortie comportant
le moins de risques possible, même si avec les animaux sauvages, le risque
zéro n’existe pas. Depuis peu, Wild Protect participe activement au traçage
des animaux en partenariat avec les plus grandes organisations de
sauvegarde animalière. Les rhinocéros étant en ligne de mire des
braconniers, nous les endormons momentanément pour implanter une petite
puce GPS dans leur corne. En plus de fournir des données de
géolocalisation très utiles pour les spécialistes de cette faune, nous savons
en temps réel où se trouvent les animaux. Le braconnage ayant souvent lieu
aux limites de la réserve, la vigilance est accrue lorsque les animaux s’en
approchent. Et si par malheur, les braconniers déjouent les systèmes et
parviennent à leurs fins, la corne est tracée, permettant aux autorités de la
localiser et de remonter la filière. C’est encore expérimental, mais j’ai bon
espoir que ça donne des résultats. Le trafic d’animaux sauvages est un fléau
contre lequel les autorités et les associations ne cessent de se battre,
innovant sans cesse pour prendre ces salopards à contrepied et qu’ils soient
punis à la hauteur de la cruauté de leurs actes. Nous avons réussi quelques
beaux coups de filet, mais la lutte est perpétuelle pour la sauvegarde
animalière. Nous gardons espoir que tout cela change un jour, c’est
indispensable !

Pour l’heure, nous voudrions tracer une femelle un peu récalcitrante.


Madd n’a pas raté pas sa cible et après quelques secondes, le rhinocéros
ralentit sa course. Clément décélère et finit par s’arrêter à bonne distance de
l’animal qui s’écroule, endormi. D’habitude, on s’approche un peu plus,
mais aujourd’hui, son filleul est dans la voiture, et je le remercie de cette
précaution. Mon cœur de maman est soulagé de savoir que Mason est
protégé.

Commence alors pour moi un travail de rapidité. J’embrasse le front de


mon fils avant de sauter de la Jeep, ma sacoche de matériel en main.

– Tu restes bien dans la voiture avec Clément, d’accord mon


bonhomme ? Tu me regardes, mais tu ne descends pas !
– Oui, Maman ! Promis !

J’adresse un signe à Madd et l’hélico se pose non loin dans un nuage de


poussière. J’adore ce que je fais, je me sens utile, surtout depuis que Wild
Protect a le soutien du gouvernement et la collaboration active des autorités.
Il faut dire que le scandale Jefferson a fait beaucoup de bruit et qu’un beau
coup de filet s’est abattu sur tous les salopards responsables de près ou de
loin de cette barbarie. Massoud en faisait malheureusement partie. Grâce
aux preuves que Candice a trouvées dans les affaires de son père, Anton
Jefferson et Paul Van Den Hoven ont été reconnus coupables de ces crimes
ignobles, et tout leur argent ne leur a assuré que des barreaux dorés sur la
porte de leurs cellules de prison. Nous nous y attendions, la médiatisation
de l’affaire a déclenché quelques prises de conscience chez certains et les
offres de mécénats ainsi que les subventions ont commencé à pleuvoir, nous
libérant pour de bon du joug de l’argent souillé de sang de Jefferson Corp.
Pour ma part, peu de temps après la mise en lumière de la fondation et un
reportage me concernant où les journalistes sont allés fouiller loin dans mon
histoire personnelle, j’ai reçu l’opportunité de faire une remise à niveau et
de passer mon diplôme. Je suis désormais officiellement vétérinaire, ce que
j’ai toujours voulu faire.

Je cours jusqu’à l’énorme rhinocéros, majestueux même à terre. Aidée


par deux rangers et par Madd descendus de l’hélico, je bande les yeux de la
femelle après m’être assurée que l’anesthésiant jouait bien son rôle. Je
caresse un instant la peau rugueuse, mesurant la chance que j’ai de pouvoir
approcher une telle splendeur. Je ne suis pas blasée, je pense que je ne le
serai jamais, et je savoure chaque rencontre, j’en grave tous les souvenirs
dans ma mémoire.

– Eh bien, quel tir, mon chéri ! asticoté-je celui qui est enfin devenu mon
mari l’année dernière. Une seule fléchette cette fois-ci ! J’admire les
progrès !

Madd grogne et me fusille du regard. Son ego supporte mal les railleries
sur ses compétences en matière de tir.

– Je voudrais bien t’y voir ! Orson ne sait pas piloter !


– Je t’entends, le tireur d’élite, braille ledit pilote en riant.

J’aime cette ambiance détendue dans l’équipe, elle est le résultat de nos
années de travail, du respect des populations locales, et je me réjouis que
nous soyons si bien intégrés ici, au Kenya. Je me mets sans tarder à l’œuvre
sur la sublime corne d’ivoire. La puce implantée, je demande à tout le
monde de regagner les véhicules.

– Je vais la réveiller, lancé-je à la cantonade.


– Ton fils est émerveillé.
– C’est normal, ce n’est pas tous les jours qu’on voit une telle bête !
– Non, je crois qu’il est en admiration devant sa mère. Tu es
exceptionnelle, Charly…
Je rougis, touchée. J’aime savoir que je suis un bon modèle pour mon
fils, que les petites graines que je sème aujourd’hui germeront sans doute
demain pour faire de lui un homme de valeur, fier de ses convictions. Je
guette les signes de réveil, m’assure que madame rhino va bien et regagne
la Jeep au pas de course. L’animal ne tarde pas à se remettre sur ses pattes
et, après un instant d’égarement, s’ébroue et repart en trottinant.

– Waouh, Maman, t’es la meilleure ! s’écrie Mason. C’était génial !


– Oui, tu as raison, c’était chouette !

Je serre mon fils contre moi, emplie d’amour pour ce petit bonhomme. Je
suis exactement où je veux être. J’ai un mari aux petits soins, passionné et
engagé, ainsi qu’un fils qui sera sans nul doute quelqu’un de merveilleux.
Que pourrais-je vouloir de plus ?

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Épilogue bis

Maddox

La même année…

– Ce n’est vraiment plus de mon âge, bougonne George en descendant de


la voiture.
– Arrêtez donc de vous plaindre, réplique Candice. C’est vous qui
m’avez tannée pendant des mois pour venir au camp. Alors maintenant que
vous y êtes, profitez au lieu de râler !

Amusé, je vois ces deux énergumènes se chamailler comme chien et


chat. Je n’aurais jamais imaginé que Candice se prendrait d’affection pour
mon vieil ami. Mais ils ont autant de répondant l’un que l’autre, et ils se
sont rapprochés petit à petit quand Charly a pris sur elle pour demander à
son ancienne rivale de veiller de loin sur son oncle quand elle n’était pas à
Boston. Elle s’inquiète beaucoup pour George depuis sa greffe de rein il y a
de ça trois ans, mais je trouve qu’il s’en remet plutôt bien.

– Ils sont marrants tous les deux, pouffe Zoey à mes côtés, se chargeant
de la valise de George.
– Ils sont épuisants, tu veux dire ! Je ne sais pas ce que ça va donner à la
fin de cette semaine.
– Oh allez, Madd ! Un peu de compagnie, ça fait toujours du bien, non ?
Tu n’es pas content de me voir ?
– Toi, toujours…

Je la serre contre moi, heureux de retrouver ma sœur après des mois sans
avoir pu retourner aux États-Unis. Nous avons eu beaucoup de travail pour
rénover et agrandir la base de Wild Protect dans la réserve Masaï et voilà
seulement que nous avons un peu de répit. Que ça fait du bien de les
revoir !

Zoey travaille maintenant pour Candice, je crois même qu’elle vient de


gagner en responsabilités et c’est plutôt prometteur pour une jeune femme
aussi brillante qu’elle. Depuis que mon père croupit en taule, elle est
transfigurée. Plus sûre d’elle, plus libérée, elle rayonne. Et je suis rassuré de
la savoir entre de bonnes mains. C’est la première fois qu’elle revient au
Kenya après le fiasco de la dernière fois.

Candice s’avère être une femme d’affaires redoutable. Après avoir fait
son petit coup d’État, elle a totalement réformé l’entreprise, soutenue par
ses frères, et son empire de cosmétique bio et éthique prospère
tranquillement. Son OPA a été un franc succès. Même si elle s’est servie de
moi pour arriver à ses fins, je ne lui en veux pas.

– Oh Zoey ! nous hèle Charly depuis la maison. Je suis tellement


contente que tu sois venue !
– Je n’aurais manqué l’inauguration pour rien au monde, réplique ma
sœur en caressant le petit ventre rond de ma femme. Alors ? Tu nous
fabriques une mini Charly, cette fois-ci ?
– Dieu nous en préserve, ronchonne George en s’asseyant sous le porche.
Une Charly, c’est que des ennuis en perspective !
– À qui le dis-tu, ricané-je en enlaçant l’intéressée.
– J’en connais un qui va aller dormir dans l’enclos des gazelles de
Thomson ce soir. Viens Zoey, j’ai quelqu’un à te présenter !
– Elles ronflent moins fort que toi ! lâché-je à ma femme.

Je ricane avant de percuter tout à coup. Présenter qui à Zoey ? Mais elles
ont déjà loin. Je lui cours après, mais elle est rapide pour une femme
enceinte de cinq mois.

– Attends, mais, tu vas lui présenter qui ? Charly ?!


– J’honore une vieille promesse, me crie-t-elle de loin, évasive.
Je peste, je déteste ne rien savoir. Après toutes les cachotteries qui ont
bien failli nous éloigner pour de bon, on se dit absolument tout. Que me
cache-t-elle ?

Je vois Clément sortir torse nu de l’atelier où il entretient l’hélico,


s’essuyant les mains sur un vieux chiffon. Ce mec est, et restera, un cliché
ambulant, même si nous sommes devenus amis et qu’il est le parrain de
Mason. À la demande de Charly. Si on m’avait demandé mon opinion à la
naissance de Mase, j’aurais envoyé le Frenchy se faire bouffer par les
hyènes plutôt que de le laisser s’approcher de mon fils.

Le ranger salue ma sœur et je suis littéralement consterné par l’attitude


de cette dernière. Plus j’avance et plus je la vois rougir, prenant une pose de
midinette. Non, mais qu’est-ce qu’elle me fait là ? Ma frangine, si sérieuse,
si posée ! Attrapant ma femme au passage, je nous emmène un peu à l’écart.

– Charly, tu mijotes quoi, là ? Je te jure que si ce traître pose un doigt sur


ma sœur…
– Quoi ? J’ai promis à Zoey de lui présenter un ranger super sexy…
Voilà, je tiens toujours mes promesses.
– Ah… Tu le trouves sexy ?
– Bah, un peu quand même, réplique-t-elle, taquine, en jetant un œil par-
dessus mon épaule.

Je ronchonne, mais je sais qu’elle plaisante pour me faire râler. Elle


adore ça ! Il y a des choses immuables, et je suis toujours aussi susceptible
dès qu’il s’agit d’elle.

– Ne t’en fais pas, Madd, tu es toujours mon évidence…

Je pose mes lèvres sur les siennes, exigeant un baiser pour qu’elle se
fasse pardonner, ce qu’elle me donne volontiers. Sa bouche s’entrouvre et je
m’engouffre dans sa douce chaleur à la rencontre de sa langue. Baiser
passionné qui embrase mes reins et me donne envie de plus, comme à
chaque fois. Plus d’elle. Je dévore ses lèvres, lui montrant toute l’étendue
de mon désir, de mon amour. Si je suis son évidence, elle est devenue mon
tout, ma raison de vivre. Ma lionne. Celle qui partage ma vie, et qui va me
donner un deuxième enfant. Une famille. Une vraie famille, pas une
dysfonctionnelle. Non, un clan uni qui déborde d’amour. D’ailleurs, il est
où, le premier héritier du clan Jefferson 2.0 ?

Je me détache de ses lèvres, grognant de frustration.

– Tu sais où est Mase ?


– Avec Awa, dans l’enclos des gazelles. Ils vont bientôt nous rejoindre.
– Bien, reprenons où nous en étions, fais-je en la rapprochant de moi
pour qu’elle puisse sentir à quel point j’ai envie d’elle.
– Mon chéri, je te montrerai toute l’étendue de ma dévotion ce soir, si tu
veux bien… J’aimerais inaugurer le sanctuaire, et je…
– Oui, bien sûr ma belle. Je sais à quel point c’est important pour toi.
– Ne boude pas. Je te promets de prendre bien soin de toi.
– Avec ta bouche ? murmuré-je contre ses lèvres, plein d’espoir.

Elle me fait un signe de la main, qui pourrait aussi bien dire « qui sait »
que « ça ne va pas la tête ! » et se détache de moi. Un dernier baiser sur mes
lèvres et je la regarde marcher à pas vifs vers la petite foule qui commence
à se rassembler dans la cour intérieure du camp. Il faut une bonne demi-
heure pour que tous ceux que nous attendions soient enfin là. Des amis, des
villageois, des rangers, les bénévoles des associations qui œuvrent ici. Notre
tribu.

Charly monte sur une estrade improvisée et aussitôt, elle capte l’attention
de la foule. Elle commence son discours d’une voix chevrotante. Ce
moment est spécial. Surtout pour elle. Je bois ses mots sur ses lèvres, je
devine sans peine l’émotion qui étreint son cœur.

– Aujourd’hui, après des mois d’efforts collectifs pour lesquels je ne


vous remercierai jamais assez, ce projet cher à mon cœur va enfin voir le
jour. Mon frère me traiterait de débile trop sentimentale de pleurer pour ça,
mais je sais qu’il serait fier. Je suis honorée de vous présenter le tout
nouveau sanctuaire de Wild Protect. Le sanctuaire Calvin Duncan.

Charly dissimule son visage dans ses mains pour cacher son émotion,
mais les larmes inondent ses joues. Notre petit bonhomme se colle à sa
jambe pour la consoler et je souris devant cet élan protecteur. J’enlace ma
femme, fier de ce qu’elle a accompli, sans cesse étonné de voir le nombre
de projets qui fleurissent dans sa tête. Et je suis fort d’une seule certitude. Je
suis toujours au bon endroit à ses côtés. Elle est ma boussole, mon nord,
mon évidence…

FIN
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Remerciements

Écrire ces remerciements est un moment très particulier pour moi… Déjà
parce que c’est un exercice dans lequel je ne suis pas douée ! Et puis je suis
tiraillée entre la fierté d’avoir pu vous livrer l’histoire de Maddox et Charly
et un léger spleen de me dire que c’est fini. Ils vont voler de leurs propres
ailes et, de mon côté, je vais espérer très fort que leurs aventures et leur
histoire d’amour vous plaisent.

Ce roman est très important, la cause animalière me tenant


particulièrement à cœur, mais aussi parce que le Kenya est un pays que j’ai
visité et pour lequel j’ai eu un véritable coup de foudre. Quelques scènes
sont d’ailleurs tirées de faits réels, de mes propres expériences de voyage et
je vous laisse deviner lesquelles ! Et pourquoi pas venir en discuter avec
moi (@lili.malone.auteure sur Instagram). J’ai voyagé de nouveau au
travers ces pages et j’ai adoré vous raconter cette histoire ! Si, au passage,
vous avez pu rêver de ces paysages magnifiques qui méritent d’être
préservés, alors j’en suis ravie.

Je me suis documentée pour écrire certains passages, et j'ai notamment


trouvé des informations précieuses dans l'ouvrage de Xavier Péron, Les
Neuf Leçons du guerrier maasaï – Les Clés de la spiritualité maasaï. Ce
peuple a une philosophie de vie qui pousse à la réflexion…

Bien sûr, ce roman n’aurait pas vu le jour sans quelques personnes qui
m’entourent et m’encouragent au quotidien. Je tiens tout d’abord à
remercier les éditions Addictives et plus particulièrement mon éditrice
Clara, qui a cru en ce roman et qui m’a poussée à l’améliorer pour vous
livrer une histoire encore plus belle. Merci pour ce travail de titan et pour
m’avoir permis de continuer mon rêve d’auteure.
Une grosse pensée à mon mari, qui m’apporte son soutien inconditionnel
tous les jours et me pousse à continuer à écrire. Merci, merci, merci d’être
toi.

Évidemment, il est impossible de ne pas parler de mes bêtas, ces tyrans


adorés qui m’ont donné des coups de pied aux fesses quand il le fallait,
m’ont recadrée ou m’ont rassurée quand j’en avais besoin. Lydie, Leïla,
Claire, ne changez rien… je ne vous échangerais pour rien au monde !

Un gros big up à ce groupe complètement barré, des inconnues qui sont


devenues des amies. Notre amitié est encore virtuelle mais elle m’est
infiniment précieuse. Il ne se passe pas une journée sans que je parle à mes
Poulettes Déjantées ! Vous êtes belles, vous êtes parfaites, chacune à votre
manière. Longue vie aux poulettes !

Merci aux pages, groupes de lectures, blogueuses qui relayent les infos,
qui prennent le temps de donner leur avis. Vous parlez si bien de mes
personnages !

Et merci à toi, lectrice, qui arrive au bout de ce roman. Merci de m’avoir


lue et c’est encore mieux si tu as aimé !;)

Et si vous avez cinq minutes, prenez le temps de regarder les merveilles


qui nous entourent. De les regarder vraiment. Il est capital de les
sauvegarder. Trop d’espèces animales sont victimes de la barbarie et de la
cupidité des hommes. Alors, je dirai un dernier merci à ceux qui militent, à
tous ceux qui font de la protection animalière le combat de leur vie… Merci
de préserver la beauté de ce monde.

Lili Malone

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Playlist

Je n’écris jamais sans musique, c’est impossible ! Alors, si ça vous dit, je


vous laisse les morceaux qui m’ont inspirée durant la phase d’écriture.

(Les morceaux ne suivent pas l’ordre des chapitres.)

1 – « The Sound of Silence » – Disturbed


2 – « Broken » – Isak Danielson
3 – « Breathe Underwater » – Bullet for My Valentine
4 – « You Stupid Girl » – Framing Hanley
5 – « Love Me Like You Do » – Ellie Goulding
6 – « Impossible » – James Arthur
7 – « Tu es mon autre » – Lara Fabian, Maurane
8 – « Hurt You » – The Weeknd feat. Gesaffelstein
9 – « Jerusalema » – Master KG feat. Nomcebo Zikode
10 – « Hakuna Matata » – B.O. Le Roi Lion, Disney
11 – « I Need You » – M83
12 – « Secret Love Song » – Little Mix feat. Jason Derulo
13 – « Sweat » – ZAYN
14 – « High for This » – The Weeknd
15 – « Broken » – Lifehouse
16 – « Break in » – Halestorm
17 – « Anywhere Away from Here » – Rag’n’Bone Man, P !nk
18 – « Train Wreck » – James Arthur
19 – « Like I’m Gonna Lose You » – Jasmine Thompson
20 – « Alone (Restrung) » – Alan Walker
21 – « Wicked Game » – Grace Carter
22 – « Someone You Loved » – Lewis Capaldi
23 – « Say Something » – Kadiatou
24 – « You Are the Reason » – Calum Scott
25 – « Not with Me » – Wiktoria
26 – « We Won’t Stop Dreaming » – Pinkzebra feat. Benji Jackson
27 – « Run to You » – Lea Michele
28 – « Just a Dream » – Kurt Hugo Schneider, Christina Grimmie, Sam
Tsui
29 – « Life Must Go On » – Alter Bridge

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Disponible :

Vicious Game
S'il y a bien un individu au monde que Lucia déteste autant qu'elle aime
passionnément, c'est Eros Moretti, le garçon le plus arrogant, sûr de lui et
un peu connard sur les bords qu'elle ait jamais rencontré. Pourtant, Lucia a
toujours craqué secrètement pour le regard de braise du jeune homme, son
sourire insolent et son corps de sportif.
Quand elle le croise par hasard dans un bar de Florence, après l'avoir perdu
de vue pendant deux ans, Lucia perd ses moyens. Eros a toujours été odieux
avec elle, aucune raison que ça change. Mais contre toute attente, ce dernier
la prend pour quelqu’un d’autre. Jouer le jeu et se glisser dans la peau d'une
autre personne auprès d'Eros ? C'est terriblement tentant. Mais se montrer à
l'aise et s'amuser dans des fêtes est un sacré challenge quand on est
surnommée « l'intello » !
Lucia parviendra-t-elle à s'immiscer dans cet univers qu'elle exècre ? Et
surtout… réussira-t-elle à duper Eros ?

Tapotez pour télécharger.


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Découvrez Teach me French d'ELLie Jade
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TEACH ME FRENCH

Premiers chapitres du roman

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1

Victoire

8 août

« Madame, Monsieur, en vue de notre proche atterrissage nous vous


invitons à regagner vos sièges et à attacher votre ceinture. Assurez-vous
que vos bagages à main sont situés sous le siège devant vous ou dans les
coffres à bagages. Les portes et issues doivent rester dégagées de tout
bagage.

Le temps à Chicago est nuageux et la température au sol est de 21 °C. Si


vous changez d’aéroport avec une correspondance sur un vol Air France,
veuillez vous présenter aux comptoirs Air France et récupérer ensuite vos
bagages enregistrés.

Nous espérons que vous avez passé un agréable vol en notre


compagnie. »

Sérieusement ? Vingt et un degrés en plein mois d’août ?

Bien que je sois franchement déçue, l’annonce de mon imminent


atterrissage ravive mon excitation. Une nouvelle vie m’attend ici, loin des
tourments de mon quotidien, de mes amis et de mes habitudes. Je devrais
peut-être avoir un peu peur : de l’inconnu, de commencer un nouveau job
dans un autre pays, d’être confrontée à la grandeur des États-Unis, de leurs
us et coutumes si éloignés de mon mode de vie, mais non. Je crois que je
suis plutôt impatiente de tout ce qui m’attend.
Quel métier peut me permettre de quitter ma France natale pour les
États-Unis, en moins d’un mois ?

Je suis professeur de langues : français et anglais, ce qui ne m’a pas


demandé énormément d’effort si je dois être honnête puisque j’ai la chance
d’être franco-américaine.

Mon père était américain, un vrai de vrai ! Il était venu profiter de


vacances dans le sud de la France, il y a une trentaine d’années. Il avait
beau être attaché à son pays, il n’est jamais reparti. Il nous a fait découvrir,
au cours de certaines vacances scolaires, tous les lieux qui ont marqué son
enfance, mais aussi les plus grandes villes de ce magnifique pays. Nous
avons adoré ! Papa était analyste financier, il a eu la chance de pouvoir
travailler à distance durant toute sa vie. Ma mère était une artiste peintre qui
avait la tête dans les étoiles. Tout les opposait, mais je ne les voyais pas
autrement qu’ensemble.

Et ils me manquent…

J’ai passé toute ma vie dans une maison cossue à la périphérie de


Montpellier. J’y suis née, j’ai grandi entourée de mes parents, j’y ai fait mes
études à l’université publique, puis j’ai obtenu le certificat d’aptitude au
professorat dans l’enseignement secondaire.

À l’époque, j’ai écouté la sagesse de ma mère : « ma fille, tu as la


méthodologie pédagogique, pourquoi ne pas profiter de ta double culture
pour enseigner l’anglais ? Ou le français ? », mais aussi les conseils de mon
père : « Vic, l’administration française te paiera au lance-pierre, fais tes
armes et va à l’étranger où tes compétences seront reconnues, mais surtout
récompensées ». Oui, papa était un financier, je l’ai déjà dit ?!

Depuis quelques années, l’Université de Montpellier a mis en place un


programme avec l’Université de Chicago visant à échanger des profs le
temps d’une année. En clair, des professeurs américains peuvent venir
enseigner leur matière à Montpellier et inversement. Une de mes meilleures
amies, Juliette, s’est laissé tenter l’an passé, et a bénéficié du programme
d’échange qui lui a tellement plu qu’elle n’est pas revenue à la fin de la
période. Elle est tombée amoureuse de ce pays, de cette ville et de sa
population.

J’ai passé la dernière année scolaire à traîner mes guêtres dans plusieurs
lycées de mon département, pour des remplacements de médiocre qualité,
pour enseigner tantôt l’anglais, tantôt le français, puis j’ai perdu mes
parents au printemps. Et clairement, dès que j’ai été happée par cette
tragédie, le goût n’y était plus. J’avais envie d’autre chose. Juliette m’a
convaincue de télécharger le formulaire d’inscription en ligne et… je me
suis lancée. Plus motivée que jamais à fuir le drame qui me tiraille depuis
des mois, m’éloigner de tout ce qui me rappelle mes parents, j’ai monté un
dossier costaud et je l’ai défendu comme une lionne devant un jury
d’enseignants montpelliérains, mais aussi chicagoans. Et j’ai eu la réponse
tant attendue… enfin, je l’ai eue il y a trois petites semaines. J’ai été
sélectionnée pour aller enseigner le français dans cette ville dont ne cesse
de me parler mon amie.

Je suis un peu secouée par l’atterrissage. L’avion se stationne sur son


emplacement, et je vois de mon hublot la passerelle s’avancer. J’ai un
pincement au cœur en pensant à mon père ; je vais vivre une année comme
il l’aurait souhaité tant sur le plan professionnel que sur le plan personnel.
Selon lui, le patriotisme américain est sans égal et je serai forcément
accueillie à bras ouverts dans cette ville qu’il chérissait tant, celle qui l’a vu
grandir.

Tous les passagers se lèvent, cherchent à récupérer leur bagage,


s’étendent, râlent, pressés de retrouver la terre ferme. Je suis soulagée
quand le flux de voyageurs s’engage dans l’allée. Dans le tunnel me menant
à ma nouvelle vie, et au-delà de la dimension thérapeutique de mon voyage,
je mesure la chance que j’ai de vivre cette aventure inédite, de rencontrer de
nouvelles personnes et de voir de nouveaux visages.

Une fois mes deux grosses valises récupérées, je peine à les faire rouler
jusqu’à la sortie où m’attend Juliette, qui me fait de grands signes. Le
sourire aux lèvres, je m’approche d’elle pour la prendre dans mes bras.
Un an. Un an que je ne l’ai pas vue « en vrai » et pourtant nous étions
inséparables lorsque nous étions jeunes, des bacs à sable aux salles feutrées
des plus grandes discothèques de Montpellier. Juliette et moi, c’est une
grande histoire d’amitié à la Thelma et Louise ! Notre duo était détonant.
Nous avons traversé des milliers de moments ensemble. Des épreuves, c’est
vrai, mais surtout des instants de magie, des fous rires, des histoires
partagées et des discussions sans fin. Avec le programme d’échange, le
décalage horaire et nos emplois du temps respectifs, nous nous sommes un
peu éloignées, par la force des choses.

La véritable amitié ce n’est pas d’être inséparables, c’est d’être séparés


et que rien ne change.

En revanche, depuis quatre mois, je l’ai tous les jours en ligne. En


réalité, depuis la mort tragique de mes parents, elle est l’unique personne
qui a su trouver les mots justes sans me prendre en pitié ou excuser mes
semaines de léthargie. Lorsqu’on se retrouve seule du jour au lendemain,
prendre un coup de pied aux fesses de temps à autre permet de se remettre
dans le droit chemin. Et c’est ce qu’a fait Juliette.

Skype est révolutionnaire, mais ne remplace pas les vrais rapports


humains, les vrais câlins.

– Ce que ça fait du bien de te serrer ! ne puis-je m’empêcher de


grommeler, écrasée sur son épaule.

Je hume son odeur familière de patchouli, fragrance qui la caractérise


depuis de longues années.

– Tu peux pas savoir comme je suis contente que tu sois là ! articule-t-


elle d’un ton affectueux. Tu as fait bon voyage ?
– C’est franchement long, mais j’ai pris un calmant. Ça m’a fait dormir
une bonne partie du vol.

Après nous être séparées, nous continuons à parler de banalités : des


repas servis et de la qualité de la compagnie aérienne avant de sortir de
l’aéroport. Une fois sur le trottoir, je suis saisie par la chaleur étouffante de
ce mois d’août.

Ils sont où les vingt et un degrés annoncés ? Le thermomètre est au sous-


sol climatisé ?

Contrairement aux annonces de l’hôtesse de l’air, le soleil arrive à se


frayer un chemin entre les nuages, et l’humidité fait ressentir une chaleur
moite qui empêche de respirer.

– Tu as de la chance avec la météo, me surprend Juliette sur ma gauche.


Nous avons eu des orages toute la nuit.

Chaud, froid, finalement, je m’en moque. Je suis heureuse d’être là et de


profiter de ce programme pour me retrouver, me ressourcer. Je lève les yeux
tout autour de moi, et observe. Rien que l’immensité de ce qui m’entoure
me donne le sourire, tout est grand, démesuré, c’est effrayant, mais excitant
à la fois. Je ne me lasserai jamais de ce spectacle.

Une fois mes lourds bagages dans la voiture, Juliette prend le volant et
m’explique ce qu’elle a prévu pour les deux prochaines semaines.

– Avant que j’oublie, prends l’enveloppe dans la boîte à gants, c’est le


bail de ton appartement et les clés. Tu verras, il est mignon.

Ne voulant pas m’imposer dans son studio, j’ai missionné mon amie
pour me trouver un petit appartement pas trop loin du campus, que je puisse
y aller à pied et faire un peu d’exercice. Grâce à elle, je vais pouvoir avoir
un toit au-dessus de ma tête dès mon premier jour.

– Je t’ai récupéré les badges de l’université aussi.


– Les ? Il y en a plusieurs ? demandé-je.
– Oui, on n’est pas à Montpellier ici ! Il y en a un pour la restauration, un
pour la bibliothèque, un pour ouvrir les salles de cours et un autre pour la
salle de professeurs.
Juliette dresse sa liste d’un ton jovial. Tous ces changements qui vont me
mener la vie dure, enfin la vie dure à mes habitudes. Cependant, j’ai besoin
de ça, d’être bousculée pour aller de l’avant, me sentir vivre et respirer.
Fini, les journées en pyjamas à traîner sur le canapé avec comme seuls amis
mes romans ou ces musiques qui ont bercé toute ma jeunesse. Si j’adore lire
et écouter de la soul des années 1970, s’y adonner sans âme et sans cœur
rend le tout sans saveur.

Au cours de cette demi-heure de trajet, Juliette vante ses qualités de


guide touristique et m’énumère les lieux que nous allons visiter. Selon elle,
je ne peux pas débarquer sans connaître les essentiels de la ville. Elle
recense un nombre affolant d’adresses à connaître, et pas que des musées ou
des galeries. J’ai une liste longue comme le bras de bars à essayer, de
cocktails à goûter et de clubs dans lesquels bouger nos fesses.

Juliette se gare au pied d’un immeuble modeste dans un quartier


résidentiel. Sur le trottoir, elle me pointe du doigt le bout de la rue et
m’invite à me pencher sur la chaussée.

– Tu vois la grande bâtisse en briquettes ?


– Oui.
– Eh bien, c’est l’enceinte du campus. L’entrée est sur la rue
perpendiculaire, au bout de la rue, à gauche, puis tu prends à droite, et ce
sera le quatrième portail.

Je soupire, elle m’a perdue au premier virage. Elle m’inonde


d’informations dont je crains de ne plus me souvenir.

Je récupère mes valises et me tourne pour observer mon nouveau chez-


moi. De l’extérieur, les murs couleur brique sont en parfait état. Les
logements répartis sur une douzaine d’étages ont des mini-balcons aussi
petits qu’un mouchoir de poche. Pour une petite Française de province,
mettre des images réelles sur les incessants récits de son père n’a pas de
prix.

Nous avançons dans le hall clair où une dame d’un certain âge
s’approche de nous.
– Bonjour. Je suis Maggy, la concierge de l’immeuble. Comment puis-je
vous aider ?
– Bonjour, répliquons-nous en chœur avant que je ne continue, je suis
Victoire Andersson, je viens de louer un appartement dans l’immeuble.
– Enchantée, répond-elle en me tendant sa main fine dans laquelle je
glisse la mienne. Vous êtes au dixième étage jeune demoiselle. L’ascenseur
est sur la droite, au fond du couloir.

Après mes remerciements, la gardienne me répète qu’il ne faut pas


hésiter à la contacter en cas de besoin ou tout simplement si j’ai une
question sur le bâtiment, ou encore sur la ville en elle-même. Juliette et moi
avançons dans l’étroit couloir aux murs sombres, puis montons au dixième
étage. L’ascenseur aux parois en miroirs est spacieux, nous sommes à l’aise
malgré mes deux grosses valises. Son ascension aussi est très rapide, on est
loin de nos petites cabines françaises.

– Il est encore tôt, si tu veux, après avoir pris le temps de vider toutes tes
valises, on peut aller boire un verre. Je pourrais te présenter une partie de
mes potes d’ici.
– Pourquoi pas. Mais tranquille la soirée, parce que j’ai rendez-vous
demain avec le doyen de l’université à treize heures, il ne faut pas j’arrive
en vrac.

Je préfère la prévenir assez tôt parce que lorsqu’on sort toutes les deux, il
est impossible pour nous d’être raisonnables. On se dit souvent « juste un
verre », mais soyons clairs, c’est utopique de penser qu’on peut respecter
nos propres intentions !

– Comme toujours !
– C’est justement ce qui m’inquiète ! réponds-je en lui adressant un clin
d’œil.

Une fois que nous arrivons à mon étage, je remarque qu’il y a deux
couloirs : un à droite et un à gauche.

– C’est à gauche, m’informe Juliette.


J’attrape la hanse de ma valise et la tire sur la moquette beige, mais
ignore à quel niveau m’arrêter. En même temps, il n’y a que deux portes
dans ce long couloir.

– C’est la première porte, m’informe à nouveau Juliette. La porte du fond


est un immense penthouse qui communique avec l’étage supérieur.
– Tu es bien informée ! ris-je
– J’ai fait la connaissance du mari de Maggy lors de la visite. C’est
l’homme à tout faire de l’immeuble, il changeait les ampoules et le robinet
de la cuisine, donc… Puis, il est super bavard ! J’ai pas eu à beaucoup
l’interroger pour qu’il me raconte la vie de l’immeuble et du quartier !

Un peu comme toi, ai-je envie de lui répondre !

Je sors les clés de ma poche et ouvre la porte de mon appartement, celui


qui va abriter mes amis, mes amours, mes emmerdes ! Je suis subjuguée par
la beauté des lieux. Dans son ensemble, il est plus petit que celui que
j’occupais au cœur de Montpellier, mais le standing n’est pas en reste :
parquet foncé au sol, mur gris en béton brut à certains endroits, blanc à
d’autres, des poutres en acier apparentes. Un style industriel comme je
l’aime. La cuisine n’est pas très spacieuse mais peut accueillir une table
ronde et ses deux chaises assorties. Le salon est ajouré par une grande
fenêtre à petits carreaux. Un énorme mur en briques rouges marque la
pièce, la télévision y est accrochée, face à un vaste canapé jaune moutarde
et un club en cuir usé marron.

– T’as assuré pour le mobilier ! m’exclamé-je. Je ne pensais pas que tu


aurais pu trouver tout ce que je t’avais envoyé.
– J’ai des ressources, madame, rit Juliette en me dévoilant le couloir qui
dessert le reste des pièces.

J’ai formulé une liste de critères pour meubler l’appartement, les


couleurs en passant par le style de mobilier que j’ai choisi sur internet dans
de grandes enseignes locales. Elle a fait l’intermédiaire, se découvrant une
légère passion pour la décoration. Une première porte donne sur une
toilette, la seconde sur la salle de bains qui comprend une vasque, une
douche et une baignoire qui est si petite que je ne suis pas sûre de pouvoir
m’y prélasser et un immense miroir qui occupe un pan de mur. La chambre
qui se cache derrière la porte du fond est vert kaki et noire, mais n’est pas
pour autant sombre grâce aux deux fenêtres qui donnent sur la rue. Mon lit
en bois brut va me faire passer des nuits paisibles enroulée dans mes draps
foncés en lin. Et pour finir, il y a un dressing dans lequel je m’empresse
d’aller jeter mes valises.

Après m’avoir aidée à les vider, Juliette me laisse le temps d’une douche
pour effacer les méfaits du jet lag. Le coup de fatigue passé, je m’habille et
on passe l’heure suivante dans la salle de bains à nous coiffer et nous
maquiller, la playlist de U2 en bruit de fond. En début de soirée, nous voilà
prêtes à profiter de notre sortie.

– On va marcher vers le campus, m’explique Juliette, comme ça, je vais


te montrer par où tu devras passer demain pour ton rendez-vous chez le
doyen. Puis on ira boire un verre en face, il y a un pub super sympa.

J’acquiesce et la suis tout en regardant partout autour de moi ce qui


devient désormais mon quartier, celui où je vais prendre mes marques. La
proximité avec le campus a ses avantages, de nombreux snacks et
restaurants pullulent dans ma rue et les artères adjacentes, tout comme les
grandes enseignes de boissons chaudes et de viennoiseries. Il y a même une
boulangerie.

À écouter Juliette, toutes les boulangeries qu’elle a pu tester n’en sont


pas de vraies, elle n’a jamais retrouvé les saveurs d’un bon croissant ni
même d’un pain au chocolat. Tout ici est fourré de crème, de substances
non identifiées visqueuses et colorées.

Après avoir repéré le portail par lequel je dois rentrer puis au loin la
porte du bâtiment central que je dois emprunter avant de m’identifier à la
secrétaire de direction – si je me souviens de tous ces détails demain, ce
sera un miracle, nous longeons la route puis entrons dans un irish pub.

L’ambiance semble déjà bien installée, la musique est forte. On distingue


à peine le bar en bois qui s’étend sur tout le côté droit tant les fêtards s’y
agglutinent pour boire des bières. Des box quadrillent la salle, et des mains
en l’air interpellent Juliette qui m’attrape par le poignet pour m’entraîner à
sa suite.

Arrivée au bord d’une table, elle me présente ses trois amis qui
participent au même programme que nous mais qui viennent d’autres pays :
Diego d’Espagne, Heinrich d’Allemagne et Dimitri de Russie.

Une fois les présentations faites, on s’accorde à dire qu’ils ont tous un
accent prononcé, sauf moi. Mon père s’évertuait à ne me parler qu’en
anglais à la maison, et nos voyages familiaux dans des pays anglophones
m’ont aidée à parfaire mon intonation, ma prononciation… On rigole
d’anecdotes sur nos premières expériences professionnelles dans nos pays
respectifs, l’ambiance est légère et me fait oublier tout ce qui m’alourdissait
le cœur ces dernières semaines. Heinrich a l’air d’avoir le même sens de
l’humour que moi, on se vanne dans une atmosphère guillerette et arrosée.
Lorsque je constate que mon esprit s’embrume et que je ris à la moindre
remarque, je me maudis.

Parce que comme je le prédisais, cette soirée dérape, et le réveil risque


d’être difficile.

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2

Victoire

19 août

Biiiip-Bip-Biiiip. Biiiip-Bip-Biiiip. Biiiip-Bip-Biiiip.

Mon réveil fait un boucan d’enfer me contraignant à ouvrir un œil pour


regarder l’heure : dix heures. J’appuie tant bien que mal sur la touche
« rappel » de mon téléphone pour gagner neuf minutes de plus de repos.
Neuf minutes, pas une de plus ! Tous les matins je repousse mon réveil dès
la première sonnerie, en toutes circonstances. Même si mon sommeil est
rompu, j’ai la sensation de me délecter de ces minutes supplémentaires de
répit.

J’étouffe un bâillement et me redresse sur les coudes pour m’acclimater


aux rayons du soleil qui filtrent à travers les épais rideaux de la chambre.
Alors qu’en France je ne peux pas envisager de dormir avec une once de
lumière, je vais devoir m’habituer à vivre sans aucun volet. En réalité, on
n’est jamais dans le noir.

Je repousse mon drap, épuisée par ma courte nuit et l’esprit encore


embrumé par mes excès de la veille. J’ai cependant passé une excellente
soirée en compagnie de la bande, parce que c’est comme ça que nous a
nommés Juliette hier. Nous sommes « sa bande » de profs expatriés des
quatre coins du Monde.

Je me lève et vais dans la cuisine en direction de la machine à café.

Café. Café. Café.


Je suis une droguée du café. Les capsules de George Clooney font des
miracles, et sans cette douce saveur qui éveille mes papilles et réveille mes
sens, je ne peux pas débuter sereinement une journée. Dans des gestes
automatisés, je récupère la boîte en fer au-dessus de la machine et récupère
une dosette. L’instrument se déclenche en une douce mélodie, qui agresse
tout de même mon ouïe fine, et fait couler le nectar dans une tasse
transparente où je peux entrevoir le jet produire cette épaisse mousse
couleur caramel à la surface.

Je m’assois sur ma chaise en attendant que ma dose de caféine


refroidisse et me prépare mentalement pour mon rendez-vous avec le doyen
de l’université. Heinrich m’a dressé un portrait de cet homme assez lugubre,
qu’il qualifie aussi d’autoritaire et d’antipathique. En poste depuis moins
d’un an, il est de notoriété publique que le doyen n’a pas participé aux
discussions pour la mise en place de cet échange interuniversitaire de jeunes
professeurs de langues, et n’approuve pas que de jeunes adultes viennent
enseigner à des élèves d’à peu près le même âge. Il semble penser que les
jeunes de moins de 30 ans ne pensent qu’à une chose : faire la fête, rendant
leur implication au sein de l’université plus faible qu’un professeur lambda.

Ça promet !

Je réfléchis donc aux arguments que je vais pouvoir mettre en avant pour
me différencier. Ma double nationalité peut être un atout, mais si je tombe
sur un patriote, il me demandera pourquoi mon père n’est jamais rentré au
bercail même après avoir trouvé l’amour ou alors pourquoi je ne choisis pas
une seule et unique nationalité.

Je sais déjà que je vais enseigner à des jeunes de 18 à 24 ans. J’en ai 26,
c’est sûr que ça ne fait pas beaucoup d’écart, mais j’ai bon espoir qu’ils
apprécient la matière puisqu’à ce niveau scolaire, l’apprentissage du
français n’est qu’une option, et une option qui rapporte beaucoup de points
aux examens.

Dimitri m’expliquait qu’il arrivait à doubler son salaire avec les cours
particuliers en période d’examens. La population qui arpente les couloirs de
cet établissement semble aisée et a visiblement les moyens de se payer
toutes sortes de prestations supplémentaires.

Pour l’heure, je crois surtout qu’il faut que j’arrête de me poser des
questions.

Le doyen va probablement m’en poser suffisamment, me donner les


consignes générales sur le bon fonctionnement de son établissement, je vais
signer mon contrat d’un an et partir profiter de mon après-midi pour flâner
dans les rues de mon quartier.

Juliette m’a concocté un programme de visite de Chicago, et ça débute


dès demain. Elle a pris soin de noter tous les coins que j’ai pu découvrir
avec mon père pour éviter de m’y emmener à nouveau. J’avoue que j’ai
besoin de voir d’autres choses, d’éviter les pensées moroses et tristes qui ne
cessent d’affluer lorsqu’un objet, un endroit ou une odeur me font penser à
eux… Je n’ai qu’aujourd’hui pour profiter seule de mon nouveau chez-moi.
J’adore être entourée, mais j’aime aussi jouir de la tranquillité environnante
pour savourer le silence, lire des romans en tout genre, corriger des copies,
préparer mes supports… Cependant, entre le décalage horaire qui trouble
mes sens et la flémingite aiguë qui paralyse mes membres comme mon
esprit, je m’écrase dans mon canapé non sans avoir bu un deuxième café.
Ce n’est qu’aux alentours de midi que je me décide enfin à me préparer.

Après une douche qui m’a fait un bien fou, je suis enveloppée dans une
grande serviette de bain blanche à observer mon dressing. Que mettre pour
faire bonne impression, mais pas trop ? Avoir l’air strict mais pas trop ? Je
soupire en passant mes mains sur mes chemises et blouses suspendues.
Voulant être à l’aise, j’opte pour un pantalon tailleur noir, un grand
classique, avec une chemise cintrée blanche. Sobre, classe. Je m’attache les
cheveux en une queue de cheval haute, et me maquille légèrement. Une
paire d’escarpins vernis au bout des pieds, je quitte mon appartement.

Je suis l’itinéraire que m’a montré Juliette et j’arrive en moins de dix


minutes devant les portes du bâtiment abritant l’administration du campus.
Ce que je vois est fidèle à ce que j’ai aperçu sur le site internet de
l’université. D’ailleurs, le doyen est sur le parvis, je le reconnaîtrais entre
mille, dans un costume trois-pièces noir, chemise blanche, en train de
discuter avec un homme d’un certain âge. Je suis rassurée sur un point, nous
sommes assortis, je pense donc avoir marqué des points avec cette tenue ! Il
est grand de taille, doit avoisiner les 60 ans, a les cheveux très courts
coupés à la militaire, le regard sombre caché derrière de petites lunettes
rondes aux larges montures rouges.

Je lui passe devant sans qu’il ne m’adresse un regard et rentre dans le


bâtiment. Je me présente à la personne de l’accueil qui m’accompagne
devant le bureau que je cherche.

Je m’approche de la femme d’âge mûr et me présente. Ses cheveux


blonds ramenés en chignon derrière sa tête lui donnent un air strict, un peu
comme ses lunettes grand format à grosse monture noire qu’elle porte sur le
nez. Son tailleur prune et ses ongles manucurés finissent le tableau. Son
visage s’illumine lorsque je me présente.

– Enchantée Victoire, me dit-elle avec un sourire accueillant. Je suis


Janice Blay, l’assistante de direction. Je vais te faire patienter quelques
minutes, M. Falls est occupé.

J’opine quand elle poursuit :

– Tu sais que j’adore la France ? Mon petit mari m’a emmenée deux fois
à Paris : en voyage de noces puis à nos vingt ans de mariage. C’était
fabuleux.

Je souris en lui parlant en français :

– Donc tu parles français ?


– Un petit peu, répond-elle dans ma langue maternelle en rougissant.

Je reprends l’anglais pour la féliciter.

Janice me sourit et me demande de patienter sur un élégant fauteuil


devant la grande double porte en bois où est gravé le nom du doyen : Jamie
Falls.

Après quelques minutes d’attente, mon nouveau patron arrive à ma


hauteur et me salue en me tendant la main.

– Bonjour mademoiselle Andersson. Jamie Falls, doyen de l’université.

Je ravale la grimace que sa poignée de main – trop – ferme suscite. Il


vient de me broyer les phalanges, mais je maintiens mon sourire de façade
face à la douleur.

– Enchantée, monsieur Falls.

Il relâche ma main en soutenant mon regard. Le sien est étrange et ne me


met pas à l’aise. Il a l’air d’être intransigeant et peu commode. Mais je ne
m’en offusque pas et conserve mon sourire qui endolorit mes joues jusqu’à
ce qu’il m’invite à le suivre dans son bureau. Il me passe devant, me
laissant le loisir d’expirer discrètement tout en bougeant les doigts de ma
main meurtrie pour m’assurer qu’il n’en a cassé aucun. Dans son antre, il
me désigne un gros fauteuil club face à son bureau vers lequel je me rends.
Tout est sombre, le mobilier comme le parquet. Je suis horrifiée par les têtes
d’animaux empaillés qui ornent les murs et les étagères : renard, buffle,
cerf… J’ai l’impression d’être épiée de tous les côtés, que tous les regards
convergent vers moi, scrutent chacun de mes faits et gestes. Je me sens
oppressée, comme si un poids invisible appuyait sur ma poitrine. J’espère
qu’il n’a pas lui-même tué ces bêtes sauvages… parce que je fais partie des
gens qui jugent la chasse d’animaux sauvages comme des crimes
impardonnables.

Jamie Falls, qui souhaite se voir nommer « Monsieur », m’informe alors


du fonctionnement général de son campus. Le corps enseignant et de
direction dispose d’un édifice dans l’enceinte de l’université – celui où nous
nous trouvons – mais il y a aussi une sorte de salle des professeurs dans
chaque bâtiment de la zone universitaire. Si j’ai bien compris, il y a dix-sept
bâtiments indépendants sur le campus, mais un seul est dédié aux langues.
– Le respect du programme est une des règles essentielles à la tenue de
ce poste. Je ne tolérerai aucun retard, aucune bévue qui remettrait en cause
la capacité des étudiants à passer leurs examens.

Le ton employé est dur et sans appel. Il n’y a rien à rétorquer, ni à


commenter. Il enchaîne donc les consignes.

– Contrairement à chez vous (il insiste bien sur ces deux derniers mots
avec un certain mépris), nous avons la culture du résultat et attachons la
plus grande importance à la réussite de nos élèves.

J’acquiesce, et même si j’envisageais de répliquer quoi que ce soit, il ne


m’en laisse pas le temps. À croire que « chez nous » on ne fabrique que des
débiles…

– Sachez que les étudiants auxquels vous allez enseigner sont jeunes, un
peu plus que vous. Vous devez savoir faire preuve d’autorité. Je ne tolérerai
aucun rapprochement intime avec eux.
– Bien, monsieur. Je vous rassure, j’ai ce qu’il me faut en amis, je ne
cherche pas à m’en faire.

Il hausse un sourcil, étonné par mon répondant. Ou par mon humour ?


J’ai tendance à me réfugier derrière dès que je suis nerveuse, et plutôt vers
le « bas de gamme » qui ne fait rire que moi. Et on peut clairement dire que
je suis en stress. Alors que je fuis le regard de l’homme d’autorité assis en
face de moi, je me rends compte qu’un suricate empaillé me fixe à moins de
deux mètres de mon fauteuil.

– Il y a beaucoup d’étudiants privilégiés qui s’imaginent qu’avoir de


l’argent leur permet de tout acheter, des cours aux contrôles en passant par
les notes et les appréciations générales. Ne tombez pas dans le panneau.

J’opine et me mords la langue pour retenir mes répliques acerbes. Cet


homme semble plein d’a priori. Il n’y a pas un de ses propos que je partage
ou, lorsque mes idées sont semblables aux siennes, qui a été dit sur un ton
que j'approuve. Je confirme ma première pensée : cet homme a l’air rigide.
– Il y a de nombreux groupes populaires, des sportifs notamment, des
fraternités, des sororités, soyez prudente avec ces individus, et faites-moi
remonter la moindre anomalie via les référents qui vous seront présentés
prochainement. Ils ont tendance à se croire tout permis.

Je sors à la hâte mon carnet auquel est accroché un crayon, note toutes
les consignes que me donne le doyen et espère ne jamais avoir à enfreindre
une des règles. Je sens que ce cher monsieur rêve de régner par la terreur.
Que dis-je, il doit régner par la terreur ! Je sens qu’il a soif d’autorité, de
pouvoir, et qu’il n’hésitera pas une seule seconde à m’écraser comme une
mouche au moindre faux pas.

– Chaque enseignant doit avoir une tenue adaptée. Homme et femme.

Son regard s’attarde sur ma silhouette lorsqu’il énonce sa phrase, pour


finir par s’ancrer dans mes prunelles. Je déglutis avec difficulté devant le
scan qu’il vient de faire de mes vêtements et commence à regretter mon
choix. Peut-être que… enfin, non ! Je ne comprends pas ce qu’il reproche à
ma tenue. On est sensiblement habillés de la même façon… Je me sens mal
à l’aise, mise à nu, sans comprendre les réelles raisons de ces consignes.

Interloquée par cette remarque sexiste, je revêts cependant mon masque


de femme sûre d’elle, une de celles qui n’ont pas peur de ce genre de
spécimen, et hausse un sourcil. En France, aucun recruteur n’a le droit de
tenir ce genre de propos, ni même de vous demander si vous voulez des
enfants ou encore si vous envisagez la vie à deux, à trois ou à dix. C’est
puni par la loi. Je me racle la gorge pour répondre.

– Ma tenue restera professionnelle.

Peu habituée à ce genre d’entretien et plus généralement à ces propos,


j’occulte totalement ces directives, ou du moins la manière dont elles ont
été prononcées, et j’acquiesce comme une adolescente à qui on ne donnerait
pas la parole.

– Après les quelques formalités à venir, vous pourrez retourner au bureau


de Janice, ma secrétaire. Elle vous détaillera les associations du campus
pour que vous participiez à certaines d’entre elles, parce que tous nos
professeurs étrangers doivent s’imprégner de notre culture associative.

Ce n’était pas prévu au contrat ça !

Je crois que j’ai trouvé le surnom de cet homme : le tyran.

Il ne cesse de me parler en me présentant mon contrat de travail ainsi


qu’un engagement de confidentialité. J’ai bien compris que j’allais devoir
survoler ces documents tout en écoutant d’énièmes consignes.

– La rentrée s’échelonne sur deux semaines à compter du 7 septembre


prochain. Les premières années débutent les cours en premier, puis les
deuxièmes, puis les dernières.

Quelle pression d’espacer sa rentrée sur plusieurs semaines ! Mais dans


un sens, ça nous laisse le temps de faire connaissance avec nos étudiants, de
créer du lien.

– Vous avez les cours de première année de littérature française, puis les
Masters en administration et commerce international. Vous avez de la
chance, vous échappez à la section arts, journalisme et économique.

Pourquoi de la chance ?

– La dernière version de votre emploi du temps est ici (il me tend un


nouveau document papier), vous avez cours tous les matins, et deux après-
midi par semaine. Les salles de langue sont dans le bâtiment F, près du
stade.

Je récupère le papier qu’il me tend et jette un coup d’œil pour vérifier


qu’il n’y a pas de modification par rapport à la version que j’ai reçue par
mail il y a quelques jours. Tout semble identique. Le doyen continue de
débiter un nombre incessant de paroles, et je lève les yeux pour l’observer.

Je n’ai pas réussi à finir de lire ne serait-ce que la première page de mon
contrat qui en comporte six, mais je ressens le besoin de sortir de cette
pièce. Le tyran m’oppresse, monopolise l’espace sans même bouger de son
fauteuil, aspire tout l’oxygène de l’air présent dans son bureau, j’en ai la
gorge sèche. Je paraphe à la hâte les pages, je signe sur la dernière. J’appose
une nouvelle fois ma signature sur l’engagement de confidentialité et mon
emploi du temps. Une fois fini, je me redresse en plaquant un sourire
commercial sur mon visage.

– J’ai hâte d’être à la rentrée.


– Parfait, c’est ce que je voulais entendre. Allez voir Janice, et ne me
décevez pas.

Le ton solennel employé donne froid dans le dos. Je n’ai pas intérêt à
sortir du droit chemin ou je risque de m’attirer les foudres de cet homme
qui me semble sans pitié. Mais pour l’heure, je ne fais pas de zèle, lui serre
la main – lui me la broie plus qu’il ne la serre, encore une fois – et sors de
son bureau.

Je m’approche de sa secrétaire qui affiche un sourire dès qu’elle me voit.

– Bienvenue parmi nous Victoire Andersson !


– Merci, réponds-je devant tant de gentillesse.

Ce n’est pas grand-chose, mais après l’entretien passé avec Jamie Falls,
un simple « bonjour » ou « merci » me semble hors norme et très apprécié.
Je me sens immédiatement à l’aise avec Janice, et la tension accumulée
dans mes épaules s’évanouit légèrement. Je pose mon carnet sur le bord de
son bureau et m’assois sur la chaise qu’elle me désigne de la main.

– Donc je vais te donner la liste des associations du campus, le doyen


souhaite y faire participer tous les professeurs étrangers pour favoriser leur
intégration. Tu as la couture, la peinture, la gymnastique, le tir à l’arc, les
sciences…
– Et c’est obligatoire ? la coupé-je.

Elle me regarde comme si j’avais dit l’ânerie du siècle.

– Disons que… Il vaudrait mieux que tu… Enfin, le doyen estime que…
– Ça ne l’est pas alors ? demandé-je en souriant.

Est-ce que j’essaie de la soudoyer à coups de gentillesse ? Un peu.

– Effectivement, rien n’est stipulé dans le règlement. Mais le doyen


insiste lourdement pour…

Est-ce que ça fonctionne ? Visiblement, non !

– Embêter les nouveaux, finis-je à sa place. J’ai bien compris, rajouté-je


avec un clin d’œil.

Passé la surprise, je surprends Janice à ricaner.

– Tu as raison. (Elle s’approche de moi, regarde à gauche et à droite et


chuchote) Cet homme est un dictateur qui veut imposer sa loi partout sur le
campus. Mais (elle mime la fermeture d’un zip au niveau de sa bouche), si
tu répètes ce que je viens de te dire, je nierai en bloc.

Cette fois, nous sommes deux à rigoler franchement. Je me dis quand


même que je suis tombée chez les fous.

Je récupère la documentation parce que je suis contrainte de me plier aux


exigences du doyen, bien que ça ne m’enchante pas de m’imposer cet
engagement supplémentaire. J’espère juste que je vais pouvoir trouver une
association qui ne me demande pas beaucoup de temps.

Une fois sortie du bureau, exit l’après-midi farniente en solo. Je sors mon
téléphone de ma poche et écris un message à mon amie.

[J’ai fini mon entretien.


Ramène-toi, on a des choses à se dire.]

J’espère qu’elle ne m’aura rien caché d’autre.


***

Une heure plus tard, Juliette passe le pas de ma porte avec le visage de
quelqu’un qui se retient déjà de rire alors que je n’ai rien dit. Garce !
Lorsque je lui relate mon entretien, elle ne peut s’empêcher de se jeter sur
mon canapé pour rire à gorge déployée, la tête dans mon coussin. Elle finit
par se redresser et s’asseoir tout en peinant à reprendre sa respiration.
Durant ce temps, j’attends, debout, qu’elle veuille bien aligner quelques
mots cohérents. Quoique, son fou rire est assez communicatif, et je peine à
mon tour à me contenir.

– Si je t’avais dit comment était son bureau, si j’avais cité tous les
animaux figés que j’ai pu compter, jamais tu n’y serais allée !

Je lève les yeux au ciel. D’accord je défends la cause animale mais


j’aurais bien été obligée d’y aller ! J’ai traversé un océan pour ce job, j’ai
tout quitté à Montpellier. J’aurais peut-être eu la frousse mais aurais-je eu le
choix ?

– J’aurais été obligée ! Je me serais juste préparée. À lui, et à ses


compagnons empaillés.

Elle continue de rire sans retenue, se pliant en deux, et manque même de


s’étouffer avec sa salive.

– Juju, certains font vraiment flipper, me défends-je. J’ai cru que le


suricate allait me sauter dessus et me mordre à la gorge !

Ce que je lui dis ravive ses éclats de rire. Double garce !

– Je dois savoir autre chose ? Je pense que c’est maintenant qu’il faut
envoyer les dossiers, je ne veux plus de surprises.
Elle tente de maîtriser sa respiration pour me répondre.

– Il est sur le campus depuis moins d’un an. Tu sais, je n’ai pas
spécialement subi son in-té-gra-tion (elle tranche le mot en syllabes et mime
des guillemets avec ses doigts). Je le vois de loin, et ça me suffit.

La chance !

– Il est franchement flippant, dis-je.


– Reste loin de lui, c’est tout ce que je peux te conseiller. Il n’a pas
bonne réputation.

Pas rassurant tout ça ! Je décide alors désormais de rester loin de Jamie


Falls et de ne l’approcher qu’en cas d’extrême nécessité. S’il le faut, je
passerai en premier lieu par Janice. Elle semble gentille, elle m’aidera, j’en
suis convaincue.

Une heure après, nous décidons d’aller nous promener. Après avoir
déambulé sur différentes rues ou boulevards, le temps tourne et des gouttes
de pluie commencent à tomber. Nous hélons un taxi, et prenons le chemin
du Museum Campus pour visiter le Shedd Aquarium, réputé pour être l’un
des plus grands au monde. Il propose plusieurs pavillons pour les différents
écosystèmes. J’ai une âme d’enfant, et j’avoue que je me régale devant
toutes les variétés de poissons et autres mollusques.

Je préfère vraiment voir les animaux en vie et en mouvement


qu’immortalisés sur une étagère !

Juliette nous guide avec son plan coloré comme si elle avait fait ça toute
sa vie, alors qu’elle n’a jamais mis un pied ici. On s’extasie devant des
petits bassins où on cherche désespérément leurs locataires, et on s’imagine
des scénarios qui n’ont ni queue ni tête, et qui ne font rire que nous. On
continue d’évoluer dans le circuit de visite quand on atterrit devant le bassin
géant où on peut observer les bélugas et les dauphins. Eux, on les a bien
vus ! Un dauphin est d’ailleurs complètement tombé in love de Juliette et
est venu lui faire des grands sourires. Il s’en est plutôt pas mal sorti
d’ailleurs parce que malgré son physique de delphinidé, ma Juju était sous
le charme, à lui parler avec une voix énamourée en secouant la tête.

Deux heures après, nous sortons du Shedd Aquarium sous un soleil


resplendissant. L’air est humide après la pluie qui s’est abattue sur nos têtes
tout à l’heure, mais nous décidons de nous rendre jusqu’au Navy Pier. À
pied, c’est l’histoire d’une petite heure pour faire la balade. Une promenade
agréable puisqu’elle permet de longer le port de Chicago et le lac Michigan.
Là, j’ai des souvenirs de la fois où nous sommes venus avec mes parents.
Nous avions longé ces côtes et observé les passants, les familles, nous
avions ri et beaucoup marché.

C’est épuisée que je rentre à la maison, et m’endors sans même prendre


le temps de manger.

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3

Victoire

5 septembre

Je m’observe dans le miroir, me tournant dans tous les sens pour vérifier
que tout est bien à sa place et que le rendu de plus d’une heure de
préparation est au top du top. Ce soir, Juliette et moi sortons comme tous les
week-ends de prérentrée depuis que nous sommes en âge de nous éclater
sans être chaperonnées.

Lundi, nous serons des enseignantes. Mais là, nous sommes deux jeunes
femmes qui veulent profiter de leur jeunesse. Robe courte noire dévoilant
mes jambes fines légèrement bronzées, vestige du temps passé à lézarder
sur le toit-terrasse de Juliette, col rond pour laisser le décolleté derrière
plutôt que devant, sandales à talons dorés pour seule extravagance. Je noue
un élastique à cheveux autour de mon poignet en prévision de la chaleur
moite et étouffante que nous offre ce début de mois de septembre : je crains
de suffoquer sous ma tignasse châtain.

Juliette, qui ne devrait plus trop tarder, sera dans le même style
vestimentaire que moi, mais ses cheveux à elle sont blonds comme les blés
et ses yeux d’un bleu azur à vous faire succomber, que vous soyez un
homme ou une femme.

Ce soir, nous devrions rencontrer d’autres potes qu’elle s’est faits l’année
de son arrivée à Chicago. À ce qu’elle dit, ce sont des bohèmes, de vrais
poètes. Depuis qu’elle enseigne le français dans les sections artistiques de
l’université, elle ne voit que par les troubadours… À vrai dire, je m’en
moque un peu, cette soirée est la dernière que l’on va s’octroyer en mode
« no limit » avant de devenir de bons petits soldats pour le tyran.

Driiing.

Juliette est arrivée, j’attrape ma pochette et descends en trombe dans le


hall de mon immeuble où je croise Maggy qui me souhaite une bonne
soirée. Cette femme est la gentillesse incarnée, comme une sorte de grand-
mère qu’on ne voit pas souvent et qui se montre toujours douce et serviable.
Je suis allée boire un café avec elle quelques fois depuis mon arrivée, et
nous avons fait connaissance. Sa vie est passionnante.

À peine sortie, je remarque le taxi garé le long du trottoir dont la porte


s’ouvre de l’intérieur.

– Tu en as mis du temps ! s’exclame Juliette.


– Je suis perchée sur dix centimètres, je fais comme je peux ! réponds-je
en m’engouffrant sur le siège en cuir.

Je m’installe sur la banquette arrière et referme la portière quand Juliette


reprend :

– Prête pour dégoter la mascotte du siècle ?


– Qui te dit que c’est pour ce soir ? demandé-je, un léger rictus sur les
lèvres.
– Vicky, gronde-t-elle. Tu as grandement besoin d’une mascotte, et une
de qualité si tu veux que je te dise. Tu as besoin d’un truc de dingue, de…
d’un mec qui marque les esprits, tu vois ? Un vrai dieu du cul !

J’éclate de rire aux tentatives qui paraissent désespérées de mon amie.


Est-ce que je fais autant pitié que ça ?!

Juliette et moi avons fait de nos soirées d’avant-rentrée un rituel, qui a


commencé durant nos années universitaires, à l’époque où nous louions un
petit appartement dans les vieux quartiers de Montpellier dont les fenêtres
donnaient sur la mythique place Jean Jaurès, animée quelle que soit la
saison. Nos soirées se passaient, et nous ne rentrions jamais bredouilles, on
considérait que la qualité de nos ébats à cette soirée-là donnait le ton pour
l’année à venir.

Puéril ? Peut-être.

Efficace ? Rares sont les fois où nous avons été déçues par nos
mascottes.

Pour ma part, j’ai été déçue une seule et unique fois. C’était ma première
année de professorat. Je débutais cette nouvelle année scolaire par un
remplacement dans un lycée dont le taux de réussite au bac était
particulièrement faible. Un défi à relever, d’autant plus qu’en tant que
vacataire je n’avais nullement connaissance de la durée de ma mission.
Notre soirée d’avant-rentrée était certainement moins festive qu’on l’aurait
voulu. Juliette devait elle aussi intégrer un établissement, mais le sien était
privé, catholique et ultra-conservateur. Cette nuit-là, le jeune homme qui
m’a raccompagnée à mon appartement m’a tout fait : le coup de la panne,
courir aux W.-C. pour vomir son tacos visiblement mal digéré – ou trop
mélangé aux bières de toutes les couleurs gobées dans le pub où nous nous
étions rencontrés –, pour finir par se laver les dents avec ma brosse à dents
– à l’insu de mon plein gré – en me disant qu’il avait oublié ses préservatifs.

Ce n’était définitivement pas une bonne mascotte.

Mon année scolaire a été parsemée de vingt-huit changements


d’établissements, d’élèves particulièrement désintéressés par la matière
enseignée, et par le décès du chat de mon enfance, qui avait mon âge, le
jour de Noël.

Le taxi s’arrête devant la devanture d’une discothèque bondée vingt


minutes plus tard. La façade n’a rien d’exceptionnel mais on distingue du
trottoir l’ambiance survoltée des lieux, la musique, les jeux de lumière, les
tables hautes dévoilant des gens de tout âge buvant des cocktails de toutes
les couleurs.

– Il y a trois salles aux ambiances différentes dans ce club, ça va être


génial, crie Juliette à mon attention alors que nous sommes dans le sas
précédant la pièce principale. Regarde (elle me montre un escalier), si tu
montes c’est ambiance salsa, mambo et toutes les danses de salon
endiablées. Là-bas (elle me montre une double porte à hublots sur la droite),
c’est l’ambiance pop, rock, tubes du moment alors que là-bas (elle me
montre la même double porte sur la gauche, derrière le bar), c’est ton
endroit, là où je sais que tu vas passer ta soirée… ambiance hip-hop, R'N'B'
et ragga.

Je souris franchement. Là encore, un rêve devient réalité : passer la


soirée dans une boîte XXL à écouter du hip-hop. En France, et plus
particulièrement dans ma province, les clubs ne courent pas les rues, et
lorsqu’il y en a, ils sont catégorisés par âge, puis par style de musique. Chez
nous (j’ai une pensée pour le tyran lorsque j’entends ça), les styles se
résument à « années 1980 », musiques latines ou musiques du moment.
Aucune discothèque n’est spécialisée dans le son urbain, le hip-hop qui a
pourtant bercé toute mon adolescence, et ne m’a jamais quittée d’ailleurs.

– Viens, on va au bar, je vois Jace et Lois.

Elle agite son bras comme une hystérique et m’entraîne à sa suite. Elle
me présente Jace, un musicien qui manie bien le manche selon Juliette, et
Lois qui écrit et compose des chansons. Je comprends mieux le sens de ses
propos : « on va rencontrer un artiste et un poète ». Jace a les cheveux
longs, noirs, les yeux sombres soulignés par du crayon noir et de lourdes
bagues à presque tous les doigts. À l’opposé, Lois est blond, une mèche sur
le côté et il arbore un look un peu BCBG avec son chino bleu marine et son
polo blanc.

Ils me saluent et nous proposent directement quelque chose à boire.


Juliette commande deux Cosmo. S’il y a bien un soir où on ne compte pas
les verres ingurgités, les différentes couleurs de nos boissons et tous nos
excès, c’est bien durant les soirées de prérentrée !

Une fois mon verre en main, je demande à mon amie si on peut faire le
tour des salles pour s’imprégner davantage de l’ambiance. La pièce
principale est une sorte de hall de gare, peu y restent pour consommer et
profiter de leur soirée.

Nous débutons à l’étage avec l’ambiance exotique. Dès que nous entrons
dans la salle, la chaleur m’envahit. D’une part, il fait excessivement chaud,
mais tous les couples qui dansent sur la piste, sous nos yeux, sont
étroitement serrés et ondulent lascivement leurs hanches. Les hommes
posent leurs mains sur le corps de leurs partenaires de manière suggestive
dans un ballet envoûtant. La musique frénétique et sensuelle excite les sens,
mon bas-ventre se contracte et mes seins durcissent contre le tissu de ma
robe. Je ne m’étais même pas rendu compte que je venais de finir mon
verre, quand Lois s’approche de nous avec deux nouvelles boissons qu’on
récupère. Juliette me fait un clin d’œil et tire la paille vers sa bouche pour
boire une nouvelle lampée de notre cocktail.

Nous nous approchons du bar en scrutant le spectacle que nous avons


sous les yeux. Se succèdent différentes danses, et je suis en extase devant
ses couples qui me donnent l’impression de regarder Danse avec les stars
sous mon plaid avec un café brûlant. Aujourd’hui je n’ai pas le plaid mais
j’ai tout aussi chaud, et je n’ai pas de café mais une agréable boisson à base
de vodka. Je me surprends même à faire glisser ma langue autour du verre
pour retirer le sucre coloré d’orange qui a été fixé par le sirop.

Au moment où je rentre ma langue dans ma bouche, je tourne la tête et


me rends compte que mes trois compères me fixent.

Merde !

– Putain que c’est érotique, s’écrie Juliette en français.

Je m’empourpre et baisse les yeux sur mon verre, embarrassée.

– On va ailleurs ? proposé-je en me penchant vers l’oreille de Juliette.

La garce me regarde, me fait un clin d’œil qui veut tout et rien dire à la
fois, finit son verre d’une traite et débute des pas de danse sensuels en
faisant signe aux garçons que nous allons ailleurs. Alors que nous
descendons les escaliers, l’ambiance pourtant bruyante du « hall » semble
beaucoup plus calme que la salle, on s’entend un peu plus parler.

– Je vais aller faire un tour dans la salle hip-hop, annoncé-je.

Au même moment, Juliette s’exclame :

– Salle rock and roll ?

Nous rions, je lui propose d’aller dans la salle s’enivrer de Chuck Berry
ou Elvis Presley pendant que je vais aller profiter des sons urbains de
Kendrick Lamar ou encore des Fugees. Naturellement, Jace se tourne vers
la salle rock alors que Lois semble indécis.

– Tu peux aller avec eux si tu veux ! Je compte boire, danser, profiter.

Il sourit et semble soulagé que je fasse un choix à sa place. Il manque


cruellement de libre arbitre le garçon et semble plus coincé que ce qu’il n’y
paraît, je pense qu’il est à deux doigts d’avoir un manche à balai dans les
fesses.

Je m’approche de l’espace hip-hop et pousse les battants pour me glisser


à l’intérieur de la salle. Les spots installés un peu partout éclairent par
flashs intermittents tout ce qui m’entoure. Il fait chaud, la musique est forte,
les basses résonnent et les odeurs de parfums, d’alcool et de transpiration se
mêlent en une fragrance… sensuelle. Je suis à fond ! Comme une enfant
qu’on lâcherait dans un magasin de jouets avec un budget illimité. En face
de moi, le bar s’étend sur tout le pan de mur, avec des miroirs en guise de
crédence, des lumières tamisées qui pendent au-dessus du comptoir. Sur la
droite gît la salle, l’immense piste de danse, en contrebas. Un garde-corps
délimite l’espace ravitaillement de l’espace danse. Des centaines de
clubbeurs bougent leurs corps de façon désinhibée, les filles sont dans des
tenues suggestives, tout aussi suggestives que la mienne finalement… –
moins il y a de tissus, mieux c’est – et se frottent sans pudeur contre des
hommes dans le même état d’esprit dont certains sont torse nu.
Au centre, un petit groupe forme un cercle où des danseurs expérimentés
se succèdent pour montrer leur dernier flow. Jusqu’à cet instant, je n’avais
vu de spectacle comme celui-ci que dans Save the Last Dance, Honey ou
Step Up.

Oui, je ne suis qu’une petite provinciale de France, je ne connais rien à


la réalité de ce monde !

Je m’approche de la rambarde pour mieux observer les danseurs, et je


remarque qu’il y a des sortes de balcons, comme au théâtre, qui
surplombent la piste de danse. Probablement des espaces V.I.P. On y
distingue des seaux à champagne, dont certains ont encore des bougies qui
crépitent en action. Le beau monde s’agite, se divertit, profite de sa soirée.

Je ne sais pas si c’est le son ou autre chose, mais je ressens une chaleur
intense qui me donne la chair de poule. J’ai la sensation qu’on m’observe.
Ou peut-être que j’ai simplement soif !

Je recule et m’approche du bar non sans devoir jouer des coudes pour
pouvoir avancer sans être broyée par des groupes enjoués. Arrivée au
comptoir, j’observe le ballet de la barmaid qui manie la bouteille aussi bien
que Tom Cruise dans le film Cocktail. Cette grande métisse porte des
dreadlocks qui lui tombent sur les fesses en queue de cheval haute, a les
bras tatoués de têtes de mort, serpents, fleurs et un piercing entre les
narines, un peu comme les vaches qu’on trouve dans les fermes à quelques
kilomètres de chez moi, en Lozère. Mais je dois dire que ça lui va plutôt
bien !

Elle doit sentir que je l’observe puisqu’elle tourne son regard vers moi.
Je lève la main et lui souris. Elle s’approche en se penchant sur le comptoir
pour me présenter son oreille.

Glamour !

Mais j’ai soif, donc je m’en balance !


– Une margarita, s’il te plaît, crié-je en espérant ne pas lui avoir défoncé
les tympans.

Elle se redresse et m’adresse un clin d’œil, signe qu’elle a compris la


commande. Je pose ma pochette sur le comptoir pour sortir un billet de dix
dollars.

Depuis que je suis aux États-Unis, j’ai la sensation que mon portefeuille
est en pleine crise de boulimie : quand nous avons des pièces à entasser
dans un petit porte-monnaie, ici ils n’ont que des billets d’un dollar. J’ai
l’impression de devoir les repasser pour que je puisse fermer mon large
compagnon en cuir de vachette.

La barmaid me dépose mon cocktail jaunâtre devant moi, et je n’ai pas le


temps de tendre mon argent qu’une voix grave claque derrière moi.

– Tu mettras ça sur ma note, Tindra.

Elle opine et passe au client suivant sans plus de discussion. Surprise, je


me tourne vers l’homme charismatique qui vient se poster à côté de moi
avec un sourire enjôleur, dévoilant deux fossettes sur ses joues et trois
grains de beauté sur le menton. Je suis sur le cul. Là encore, la petite
provinciale que je suis a l’impression de se retrouver au cœur d’une sitcom
où pullulent des mâles plus canons les uns que les autres. Et ce spécimen a
toutes les chances d’en être le personnage principal. Grand, musclé, les
cheveux bruns en mode désorganisé sur sa tête, les yeux noirs, profonds,
intenses. Avec son tee-shirt blanc à manches courtes, je peux voir de
nombreux tatouages qui ornent ses bras et son torse en transparence.

J’ai chaud. Putain, ce mec me donne des bouffées de chaleur.

– Merci, dis-je en m’approchant de son oreille.

Il me sourit comme pour me dire un « de rien » sans même parler. Je


remarque un brin de malice dans ses yeux, une lueur de coquinerie qui ne
demande qu’à exploser. Je lui plais, je le sens, et lui aussi d’ailleurs. Je n’ai
jamais croisé d’homme aussi beau de toute ma vie, sauf peut-être dans les
magazines féminins que je peux lire à l’occasion. Si ce type veut finir par
être ma mascotte de cette année, je crois que je signe les yeux fermés.

– Salut, moi c’est Isaïah.

Cette voix, d’un sexy à faire mouiller n’importe quelle vierge à dix
kilomètres à la ronde, a la capacité d’annihiler toutes pensées cohérentes, de
déclencher dans mon corps des réactions primaires. Mes sens sont en
ébullition, j’ai la chair de poule, les jambes flageolantes, les seins qui se
dressent. Et je crois que le saligaud remarque sans peine l’état de confusion
dans lequel il me met. Je me gifle mentalement pour me donner une
contenance, il va me prendre pour une pauvre fille qui voit un homme pour
la première fois de sa vie.

– Enchantée, moi c’est Victoire.

Il grimace, mais je le comprends. Tous les Américains qui doivent


prononcer mon prénom le massacrent. J’ai droit à du « Victory » ou bien du
« Miss Andersson ».

– C’est de quelle origine ? Vict… Victor… C’est dur à prononcer !

Quand il me sourit comme ça, je crois que j’ai envie de lui crier de
m’appeler comme il veut, je m’en contrefiche. Parce qu’on ne va pas se
mentir, je viens de jeter mon dévolu sur lui. Il sera ma mascotte de cette
année. J’ai comme la sensation que le spécimen devant moi va être d’un
niveau supérieur. Je l’observe à la dérobée, de haut en bas, alors qu’il essaie
toujours de prononcer convenablement mon prénom. Je remarque
immédiatement ses baskets montantes violet et rose fluo, qui pourraient
paraître ridicules, mais qui lui vont comme un gant. Je me redresse et
reprends :

– C’est français. L’équivalent de Victory, dis-je en mimant des guillemets


avec mes doigts sur ce dernier mot. Tu peux m’appeler Vicky ou Vic.

Une lueur espiègle traverse ses pupilles, il se passe la langue sur sa lèvre
inférieure, langue que je n’arrive pas à quitter des yeux, à moins que ce soit
sa bouche que j’observe avec avidité. Cet homme me donne chaud, il faut
que je me ressaisisse. Je me saisis de mon verre et bois une grande gorgée
de la boisson fraîche.

– Tu es française ? demande-t-il en s’approchant dangereusement de


moi.

J’opine, la gorge sèche, l’entrejambe serré. Son visage n’est qu’à


quelques centimètres du mien quand il me prononce une simple phrase qui
me met dans tous mes états.

– Oh ! Teach Me French (teaser).

Mon cerveau perçoit ces quelques mots comme un appel du pied, une
perche tendue. Mais avant de m’embarquer dans ce qui devrait être une nuit
mémorable, je lui propose :

– On va danser ?

Il jette un coup d’œil à la serveuse en lui désignant nos verres et ma


sacoche, et me prend par la main pour descendre les quelques marches qui
nous mènent à la piste de danse. Une fois au centre des danseurs, il me fait
face en se mettant à bouger. Il positionne une jambe entre les miennes et me
rapproche de lui d’une pression de main au creux de mes reins. Mes yeux
ancrés aux siens, je me laisse aller contre lui. Nos corps ondulent au gré du
tempo, je ne peux pas ignorer qu’il a le rythme dans la peau et son odeur me
fait fondre. Sur son visage, un sourire éclatant ne le quitte pas. Les
musiques s’enchaînent, nos corps se frôlent, nos mains se touchent. On
connecte nos corps avec nos esprits et nous nous laissons porter par le
rythme de la musique.

Puis nous nous affrontons dans une sorte de battle improvisée et


sensuelle de nos bassins. Mon dos contre son torse, nos respirations sont
saccadées. Une de ses mains se pose sur mon ventre quand son haleine sur
mon cou déclenche en moi une myriade de sensations. Ma peau se parsème
de chair de poule et mes yeux se ferment. Il sait faire monter la température
avec sa danse lascive et ses regards lourds de sens.
– On devrait aller ailleurs, non ? demandé-je.

Quand je le vois sourire à ma proposition, je prends sa main et retourne


vers le bar. La serveuse qui nous voit arriver ressort nos deux verres et mon
sac à main. Je finis mon cocktail d’une traite en grimaçant lorsque je sens
l’alcool brûler ma trachée, et Isaïah semble faire la même chose avec son
verre puisque dans un seul et unique mouvement, nous nous retournons
pour nous faire face.

– Suis-moi.

Il sourit devant ma prise d’initiative. J’attrape de nouveau sa main pour


le conduire à l’extérieur. Mais je n’ai pas de voiture, j’hésite à le conduire à
l’arrêt de bus de plus proche, mais face à mon hésitation, il reprend les
choses en main. Il m’emmène vers une rue adjacente, dans laquelle est garé
un gros SUV noir à la carrosserie mate, des jantes rutilantes et des vitres
teintées. Il me colle sur la portière de la voiture et fond sur ma bouche. La
sienne est conquérante. Sa langue passe le barrage de mes dents pour danser
avec la mienne, ses mains prennent mon visage en coupe et pendant de
longues secondes, je suis le mouvement en retenant ma respiration. Son
bassin s’appuie contre mon ventre, je ne peux pas ignorer qu’il a très envie
de moi. Je gémis dans sa bouche quand il finit par se reculer.

– On va chez toi ? demande-t-il.

Je me mords la lèvre inférieure gonflée par ce baiser, le regardant avec


des yeux qui lui susurrent toutes les coquineries que je compte lui faire.
Parce qu’on peut dire ce qu’on veut sur les méfaits de l’alcool, il me
désinhibe suffisamment pour que je prenne les devants, que je prenne les
choses en main sans craindre son jugement. Je ne reverrai probablement
jamais ce bel étalon dans cette ville avoisinant les trois millions d’habitants,
ce qui me pousse à conclure :

– On va chez moi, confirmé-je.


À suivre,
dans l'intégrale du roman.
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Disponible :

Teach Me French
Après la mort tragique de ses parents, Victoire a besoin de renouveau. C’est
comme ça qu’elle se retrouve du jour au lendemain à Chicago pour
enseigner le français dans une université prestigieuse.
Sa meilleure amie et elle continuent de perpétuer leur tradition de
prérentrée : choisir un mec au hasard et passer la nuit avec. Ces mecs, c’est
ce qu’elles appellent des mascottes : s’ils font l'affaire, ça présage d’une
bonne année scolaire, sinon… peut-être que la prochaine sera meilleure !
Et cette année, Victoire a visiblement tiré le gros lot, beau comme un dieu,
sexy en diable et doué de ses mains ! Mais si elle ne veut pas se porter la
poisse et compromettre ce nouveau départ, ils doivent en rester là.
Alors quand Isaïah, sa mascotte de la rentrée, entre quelques semaines plus
tard dans la salle de classe de Victoire, toutes les convictions de la jeune
Française s’effritent. Si on découvre qu’elle a couché avec un de ses élèves,
elle peut dire adieu à son année et à sa carrière.
Il lui est doublement interdit, elle le sait. Mais Isaïah ne voit pas les choses
de la même manière et leur attirance est électrique… Parviendra-t-elle à
résister ?

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quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée
par les articles 425 et suivants du Code pénal. »

© Edisource, 100 rue Petit, 75019 Paris

Février 2022

ISBN 9791025754191

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