Un Ete Invincible Alice Adams (1)
Un Ete Invincible Alice Adams (1)
Albert Camus,
« Retour à Tipasa », L’Été, 1954
1
Bristol, été 1995
Ils burent encore, parlèrent encore, puis rentrèrent à pied dans la lumière
déclinante, titubant l’un vers l’autre sous l’effet de l’ivresse, bras se frôlant, petits
doigts à demi emmêlés, lampant les canettes de bière qu’ils avaient achetées en
chemin dans l’espoir d’effacer l’étrangeté et l’embarras de la situation.
Toute ambiguïté s’était évanouie dès qu’ils avaient refermé la porte de la
chambre d’Eva. Il l’avait plaquée contre le mur, embrassée avec violence et avait
commencé à lui déboutonner sa chemise. Elle n’avait pas eu le temps de réfléchir,
seulement de se perdre dans l’urgence de l’instant.
Au lit, cependant, l’urgence avait viré à la farce. Dents qui se cognent et ventres
qui gargouillent, et puis son jean qui s’était coincé autour de ses chevilles, si bien
qu’elle avait failli se casser la figure en essayant de s’en extirper. La première
capote avait sauté à travers la pièce, et la deuxième était tombée dans le cendrier.
Au bout du compte, cinq minutes de halètements et de coups de boutoir avaient tôt
fait de céder la place aux ronflements de Lucien. Quand elle s’était réveillée bouche
pâteuse et estomac barbouillé à côté de lui, alors que le soleil du matin se faufilait
autour des rideaux, elle lui avait pris la main pour tenter de retrouver un peu la
complicité de la veille au soir. Mais il s’était dérobé, l’embrassant rapidement et
sans passion avant de sortir du lit pour enfiler son jean.
« Vaut mieux que je file, dit-il. Faudrait pas que Sylvie l’apprenne, elle a horreur
que je me tape ses copines. »
Il eut un grand sourire, puis se rua vers la porte, laissant Eva se rallonger dans ses
draps moites et froissés avec la sensation palpable d’avoir été rejetée.
2
Bristol, été 1997
« Difficile de croire que c’est enfin terminé, hein ? dit Sylvie. Plus de cours
magistraux, plus d’exams, plus de machine à café diabolique. »
Les amis étaient de retour dans leur coin préféré de Brandon Hill, un lieu qui, ces
dernières années, avait été le théâtre de nombre d’après-midi alcoolisés. La journée
s’avérait à la fois cruciale et pleine de mélancolie. Était-il possible d’avoir la
nostalgie d’une chose avant même qu’elle soit terminée ? Eva secoua doucement la
tête pour chasser la pensée que cet après-midi, le dernier qu’ils passaient tous
ensemble à Bristol, leur filait entre les doigts à la vitesse de la lumière. Il risquait de
s’écouler un temps fou avant qu’elle ne revoie Lucien. Il s’apprêtait à partir en
voyage avec sa sœur et, si Sylvie était bien décidée à la rejoindre à Londres ensuite,
Eva savait d’amère expérience que Lucien était beaucoup plus imprévisible.
« Ce n’est pas terminé pour tout le monde, je te rappelle, grommela Benedict.
Vous penserez à moi, dites, quand vous vous baladerez de par le monde tandis que
moi je serai revenu ici après l’été ?
– Si tu es assez fou pour rester faire un PhD, tant pis pour toi, dit Sylvie. Moi je
ne demande qu’à me tirer de ce trou. »
Benedict haussa les épaules. « C’est sûr, un changement de décor ne me ferait pas
de mal, mais au moins le boulot va commencer à devenir intéressant. En premier
cycle, on a à peine abordé la physique des particules, alors je vais enfin pouvoir
attaquer les sujets vraiment excitants. »
Sylvie dressa un sourcil sceptique. « Oui, bof. Je me trompe peut-être, mais à
mon avis il sera bien plus excitant de voyager en Inde que d’être coincé dans un
labo dans le sous-sol du département de physique.
– C’est très comparable, au contraire, affirma Benedict avant d’éclater de rire
devant la mine incrédule de son amie. Non, je t’assure. On cherche tous des
réponses aux grandes questions de la vie. Tu trouveras peut-être l’illumination dans
un ashram et moi dans un accélérateur de particules, mais les questions sont les
mêmes. »
Lucien pouffa. « Tout le monde ne cherche pas le sens de la vie, mon pote. Moi
non, et Eva non plus, d’ailleurs. »
Eva jeta un coup d’œil aux silhouettes allongées de ses amis, guettant leur
réaction à la remarque de Lucien. En temps normal elle aurait été contente qu’il
s’allie avec elle, mais était-ce son imagination ou bien les autres avaient-ils fait un
peu la moue lorsqu’elle avait annoncé qu’au terme d’un processus de sélection
implacable elle avait décroché un stage en trading de produits dérivés dans une des
plus grandes banques d’investissement ? Durant leur premier cycle elle s’était
escrimée à suivre le rythme de Benedict en bavant de jalousie devant le peu de
travail que semblait réclamer la spécialité de Sylvie, mais aujourd’hui, les examens
enfin terminés, elle pouvait au moins se réjouir un peu : son dur labeur allait aboutir
à quelque chose de plus tangible que trois années d’études supplémentaires. Si un
garçon comme Benedict pouvait persévérer et réussir à découvrir les secrets de la
fusion froide, Eva était à peu près persuadée que le monde de la physique ne serait
pas foncièrement ébranlé par sa décision de courir après le dieu Argent plutôt
qu’après des particules insaisissables.
Sans compter qu’une effervescence grisante animait la City à l’heure actuelle.
Les préposés au stand Morton Brothers du salon de recrutement n’avaient que
quelques années de plus qu’elle, mais ils avaient naturellement une telle assurance,
une telle élégance et une telle connaissance des usages qu’ils auraient aussi bien pu
appartenir à une espèce différente. Elle s’était efforcée un moment de les imaginer
en train de chercher un cartable dans les fourrés devant une foule moqueuse et,
constatant qu’elle n’y arrivait pas, elle avait accepté un formulaire de candidature
pour leur graduate programme.
« Ah ! c’est vrai. » Un petit sourire narquois se dessina sur le visage de Sylvie.
« Merci de me rappeler que ma meilleure amie se vend à l’ordre établi.
– Tu me traites de vendue, camarade ? » Eva essaya de trouver une réplique
pertinente, avant de baisser les bras. « D’accord, très bien, je me vends, mais au
moins c’est au plus offrant. Et vous savez quoi ? L’inverse du reniement, je l’ai
vécu : ça veut dire des villes aux bâtiments merdiques où il n’y a rien à faire, où
tous les gens s’habillent pareil et ont les mêmes opinions sur tout, et malheur à qui
se distingue d’une façon ou d’une autre. »
Impassible, Sylvie tortilla une moustache imaginaire. « Tu n’es qu’un suppôt du
capitalisme. »
Tout le monde souriait à présent, mais chacun de ces sourires avait un éclat
métallique, reflet de l’antagonisme larvé qui avait sous-tendu mille débats avinés
ces dernières années. Consciente de l’absurdité de la tentative et en même temps
incapable de résister au besoin de plaider sa cause une dernière fois, Eva se lança
dans son boniment.
« Tout ce que vous avez à faire, c’est ouvrir les yeux et regarder le monde autour
de vous : le capitalisme est le système qui a produit les plus grandes richesses et la
plus grande liberté. Il n’est peut-être pas très égalitaire, mais bon, rien n’est plus
égalitaire, ni aucune égalité plus facile à assurer que de garantir que tout le monde
se fera avoir. Et puis, ça te va bien, à toi, ajouta-t-elle en pointant le menton vers
Sylvie. Tu fais partie de ces gens qui s’en sortiront toujours. Mais dans la vie, tu
sais, tout le monde n’a pas tes facilités. »
Sylvie sourit sans protester et Eva, une fois de plus, eut la sensation ambiguë que
sa tristesse à l’idée de se séparer de son amie était mêlée d’un soupçon
d’excitation : elle allait enfin se soustraire à l’ombre de Sylvie.
« Vous partez quand, tous les deux, au fait ? demanda Benedict. Votre mère vient
vous chercher ? » Jetant un coup d’œil vers Lucien, Eva vit se composer sur ses
traits un air de bravade sarcastique. Elle se dit alors, comme un millier de fois
depuis leur nuit ensemble, qu’il avait décidément horreur de dévoiler ses faiblesses,
et que, s’il n’y avait jamais eu de remake de cette nuit-là, c’était peut-être parce
qu’il n’arrivait pas tout à fait à se pardonner de les lui avoir montrées, ou à lui
pardonner de les avoir vues.
« Allons, tu rigoles ! répondit-il à Benedict. Elle s’est encore fait retirer son
permis. Et elle ne serait pas venue, de toute manière. Je suis persona non grata pour
son nouveau mec, tu te souviens ?
– On prend le train pour Londres cet après-midi et on passe la nuit chez un pote à
Fulham, expliqua Sylvie. Notre vol n’est que demain matin.
– Et toi, Eva ? Keith arrive à quelle heure ? » Le père d’Eva était maître de
conférences en études de genre à ce qu’il s’entêtait à appeler « Brighton Poly » et
non « Université de Brighton ». Benedict l’avait rencontré plusieurs fois, mais, de
toute évidence, l’appeler par son prénom le mettait encore mal à l’aise. Keith avait
toujours refusé le titre de « papa », pétri qu’il était de connotations patriarcales.
Apprendre que sa fille allait faire carrière dans le secteur bancaire ne l’avait pas
rempli de joie. Quand elle lui avait annoncé la nouvelle, il avait été tellement
déchiré entre fierté paternelle et dégoût marxiste qu’elle avait cru que ce conflit
intérieur allait avoir raison de lui. Mais, comme elle le lui avait expliqué, il existait
maintenant une troisième voie, un chemin entre le conservatisme intransigeant
d’autrefois et les inévitables difficultés d’application du socialisme ; un nouvel
ordre du monde approchait et Eva avait l’intention d’y jouer un rôle. Le mur de
Berlin s’était effondré, l’Union soviétique s’était disloquée et, s’il était peut-être un
peu exagéré de parler de « Fin de l’Histoire », il ne semblait pas trop pompeux
d’affirmer qu’on se trouvait à l’aube d’une ère nouvelle, et pas seulement pour une
étudiante fraîchement diplômée.
« Enfin bon, ta mère aurait été fière de toi », avait-il fini par lâcher, et Eva s’était
empressée de changer de sujet, comme toujours quand son père prenait ce ton
bourru.
« On ferait mieux d’y aller ou on va louper le train », dit Sylvie à Lucien.
Regardant ses amis, Eva eut la sensation soudaine qu’elle était en train de perdre
quelque chose de précieux.
Elle n’avait pas son appareil avec elle – il était déjà emballé avec le reste de ses
affaires –, aussi essaya-t-elle de photographier mentalement la scène : Lucien, ses
yeux brillant d’une sombre lueur, Sylvie, ses cheveux flamboyant au soleil tel un
halo radioactif, et à côté d’eux Benedict se tournant vers elle sur fond de ciel bleu
clair et, la surprenant à le regarder, lui adressant son grand sourire de travers.
Retiens bien cette image, s’enjoignit-elle. Tout est sur le point de changer, mais, par
pitié, faites que je conserve cet instant.
Maintenant, plus question de repousser, il était temps de dire au revoir à Lucien.
Eva aurait rêvé d’une minute seule à seul avec lui, mais Sylvie et Benedict les
observaient avec curiosité. Elle se contenta donc de rester assise là tandis qu’il se
penchait pour lui faire la bise, une bise pas tout à fait sur la bouche mais pas tout à
fait non plus sur la joue.
« À la revoyure, la môme », s’exclama-t-il avec un large sourire. Elle eut toutes
les peines du monde à se retenir de lui attraper la nuque pour attirer son visage vers
le sien, mais déjà Sylvie le traînait par la manche et ils descendaient la colline. Ils se
retournèrent pour leur faire signe tout en continuant à s’éloigner inexorablement des
journées de bibliothèque, des nuits de fiesta, des matins ensuqués, des après-midi
innombrables à rire ensemble les mains autour de tasses fumantes d’un horrible
café, et de toutes ces choses partagées qui avaient formé le tissu de leur ancienne
vie et semblé ne jamais devoir finir. Seulement voilà, aujourd’hui cette vie était
terminée, subitement et irrévocablement terminée.
3
Corfou, août 1997
Debout au bord de la terrasse, serrant le verre froid que Marina lui avait collé
dans la main, Eva fut enfin en mesure d’admirer le paysage que la terreur l’avait
empêchée d’apprécier pleinement pendant le trajet. La mer calme s’étendait jusqu’à
un autre rivage, bordé par une plaine qui menait à une chaîne de montagnes. Ici et
là, des grappes de bâtisses blanches s’éparpillaient dans la plaine et sur les
contreforts. Le ciel d’azur était sans nuages et pourtant très légèrement vaporeux.
« Cette vue ! s’exclama-t-elle. À couper le souffle. »
Marina sourit. « N’est-ce pas ? Dans tous mes voyages je n’en ai jamais trouvé
d’aussi parfaite. C’est l’Albanie là-bas en face. Le matin les montagnes donnent
l’impression de surgir de la brume comme un pays enchanté. On s’attend presque à
voir des licornes faire des bonds sur leurs versants. Je sais que tout le monde
s’extasie sur la lumière des îles grecques mais, franchement, il n’y a pas d’endroit
plus magique sur terre. »
Prenant le bras d’Eva pour la guider jusqu’au mur en bordure de la terrasse, elle
désigna le bas du coteau. « Là-bas, vous voyez cette presqu’île avec cette maison et
cette baie magnifique ? Les propriétaires ont pris un bail de cent ans sur ce morceau
de côte albanaise, histoire qu’aucune construction ne puisse gâcher la vue. »
Un homme grand, immédiatement reconnaissable comme le père de Benedict,
sortit d’un pas tranquille de la maison et se joignit à la conversation. « Bien sûr, ils
n’ont pas la moitié de la vue qu’on a d’ici. C’est bien beau d’être au bord de l’eau
pour se baigner et tout ça, mais je préfère me trouver en altitude dans les cieux. »
Chuchotant soudain et se tournant vers Eva, il désigna l’immensité du ciel. « Pas
vous ? »
Elle acquiesça de la tête. Elle se sentait comme entraînée dans une conspiration.
En fait, cet endroit ressemblait à un secret fantastique sur lequel elle serait tombée
par hasard, un monde dont elle ne soupçonnait pas réellement l’existence. Elle ne
savait plus trop ce qu’elle avait imaginé quand Benedict avait évoqué ses étés dans
sa maison de vacances, mais certainement pas un paradis pareil. L’impression était
totalement féerique, surnaturelle, comme de flotter dans mille nuances de bleu.
« Nous aimons penser que nos petits-enfants et arrière-petits-enfants continueront
à venir ici longtemps après nous, n’est-ce pas, Hugo ? dit la mère de Benedict. C’est
merveilleux de savoir que toute cette beauté sera préservée pour eux. »
Eva se trompait-elle, ou Marina avait-elle lancé un regard pétillant dans sa
direction ?
« Absolument, confirma Hugo. Il est indispensable d’avoir un refuge pour
échapper à la populace de temps en temps. Pouvoir s’isoler, loin de la foule
déchaînée. »
Eva eut un sourire évasif. Elle n’était pas convaincue que, si le monde se divisait
entre les Hugo et la populace, elle-même n’appartiendrait pas à cette deuxième
catégorie. Elle fut soulagée de voir Benedict revenir sur la terrasse.
« Je vois que tu as fait la connaissance de papa, dit-il en les rejoignant.
– Euh, à peu près, répondit Eva, rougissant en s’apercevant qu’elle ne s’était pas
dûment présentée.
– Oh ! quelle idiote je fais, c’est ma faute, s’écria Marina. Ce vieux grincheux est
Hugo, ma chère. » Puis, se tournant vers son mari : « Et la bonne amie de Benedict
s’appelle Eva.
– C’est que je ne suis pas vraiment la bonne amie de Benedict. Nous sommes
plutôt, enfin, des amis tout court, expliqua Eva en serrant la main tendue de Hugo et
en se sentant rougir encore davantage.
– Ignore-les, bordel, marmonna Benedict. Ils me marient à toutes les filles sur qui
je pose ne serait-ce qu’un coup d’œil. Une vieille tradition familiale veut paraît-il
que les Waverley se marient jeunes, mais ils auront plus de chances avec Harry
qu’avec moi. Bon, allons-nous baigner avant qu’ils commencent à organiser les
noces.
– Dans ce cas je file défaire ma valise et prendre mon maillot de bain, dit Eva,
ravie de se tirer de ce mauvais pas mais maudissant Benedict en silence.
– Eleni se charge de défaire tes bagages. C’est la gouvernante, elle s’occupera de
tous ces trucs-là pendant ton séjour. Malheur à toi si tu tentes de la mettre au
chômage en te risquant à préparer ne serait-ce qu’un petit sandwich. Allez, viens,
que je te montre où est ta chambre. »
Sur ce point en tout cas, Benedict disait vrai. Harry et Carla firent leur entrée à la
tombée de la nuit dans un tel tourbillon de baisers et de poignées de main,
d’étreintes et de tapes dans le dos, qu’on aurait cru qu’une dizaine de personnes
venaient d’arriver et non un simple couple. Ils filèrent dans leur chambre se changer
pour le dîner : Harry était une réplique de Benedict en plus massif et Carla une
déesse à peine vêtue dotée d’un corps de liane.
Quand tout le monde fut réuni sur la terrasse pour le dîner, Eva les examina tous
deux plus attentivement et fut surtout frappée par l’uniformité de leur peau. Celle-ci
paraissait anormalement lisse et sans défaut. Étaient-ils vraiment humains pour
n’avoir pas une seule tache de rousseur ni un seul grain de beauté ? Et les jambes de
Carla… ses jambes s’étiraient sur des kilomètres, jaillissant d’un short tellement
ajusté que le nom de mini-short se révélait trop généreux. Carla n’offrait même pas
le réconfort habituel des filles grandes et minces, souvent plates comme des
limandes et limite asexuées ; défiant les lois de la gravité, ses seins menaçaient de
s’échapper de leur bustier orange à chacun de ses mouvements.
Eva ne pouvait que se sentir boulotte dans sa vieille robe bain de soleil,
maintenue par plusieurs épingles de nourrice extorquées à Eleni. Enfin bon, se
consolait-elle, cela n’avait pas vraiment d’importance, du moins pas autant que si
Lucien avait été là. Elle le voyait d’ici se pencher vers Carla avec un sourire
carnassier… Au fil des années, elle l’avait regardé procéder de la sorte avec une
multitude de filles dans des quantités de bars. Benedict, de son côté, avait l’air
surtout amusé par la tenue indécente de Carla, tandis que son père semblait
l’apprécier au plus haut point, étudiant ces hectares de chair dénudée de l’œil du
connaisseur admirant un tableau de maître. Marina donnait l’impression de n’avoir
même pas remarqué la quasi-nudité de Carla : elle l’entourait de la même chaleur
bienveillante qu’elle avait dispensée à Eva à son arrivée.
« Eva, vous devez à tout prix essayer le souvlaki, insista-t-elle lorsque, sur la
terrasse, ils s’assirent autour de la table parsemée de bougies et de fleurs. C’est la
spécialité d’Eleni, elle le fait avec de l’espadon.
– Ah ! fit Eva, lançant un regard furieux à Benedict. Benedict a oublié de vous
prévenir que j’étais végétarienne ?
– Oh, comme les mormons, vous voulez dire ? s’écria Hugo. Ceux qui ont ces
caleçons si bizarres ? J’ai rencontré un de ces olibrius à l’Athaeneum il y a quelque
temps. Un drôle de zèbre, en fait, mais je suis sûr que vous n’êtes pas complètement
mormone.
– Non, mon chéri, ce n’est pas du tout ce qu’elle veut dire, intervint Marina. Ce
n’est pas une secte, c’est plus un mouvement du genre hippie. Ne faites pas
attention à lui, Eva, poursuivit-elle, plaçant une main sur le bras de son mari pour le
faire taire. Il n’est pas très moderne. En tout cas, moi, autrefois, j’ai dansé nue à
Stonehenge pour fêter le solstice d’été. Mais bon, c’étaient les années soixante,
précisa-t-elle en réponse aux regards effarés de ses deux fils. Tout le monde faisait
ce genre de choses à l’époque. » Elle se tourna vers Eva. « Alors, dans ce cas,
pourquoi ne pas essayer ces boulettes de viande ? Elles sont tout bonnement
divines. »
*
À plat ventre sur sa chaise longue à côté de la piscine, Benedict regardait Eva par
la fente de ses paupières. Le soleil était trop violent pour qu’on ouvre les yeux, et
puis c’était une magnifique occasion de la lorgner en maillot de bain à son insu.
Profites-en à fond, se disait-il. Leur semaine ensemble était presque terminée ; Eva
repartait le lendemain et il ne savait même pas quand il la reverrait, a fortiori en
petite tenue. Quelle torture délicieuse de laisser ses yeux se promener sur son corps,
d’autant plus que, phénomène rarissime, elle paraissait étendue là sans le moindre
complexe. Toute la semaine elle avait semblé se cacher sous une serviette ou enfiler
sa robe ne serait-ce que pour aller de la piscine aux toilettes. Voulait-elle être sûre
qu’il ne se fasse pas d’idées, ou bien ignorait-elle vraiment combien elle était
belle ?
Il l’avait toujours pensé, depuis l’instant où ils avaient fait connaissance à la
soirée d’accueil des étudiants, quand elle lui avait renversé sa pinte de cidre sur le
pantalon puis avait passé une demi-heure à s’excuser d’une voix pâteuse. Pouvait-
on être à la fois maladroite et posée ? Eva incarnait une étrange contradiction, tant
au physique qu’au moral, empotée mais digne, incertaine mais résolue. Elle portait
tout un choix de toilettes démodées, de longues jupes amples, de grosses chaussures
et des T-shirts ornés de slogans. Parfois il la soupçonnait de se cacher derrière ses
vêtements volumineux, mais sa posture naturellement droite augmentait son mètre
soixante-sept et la faisait sortir du lot comme un paon dans un troupeau d’oies, du
moins à ses yeux.
Mais c’était son visage qui le fascinait le plus. Il devait souvent se rappeler à
l’ordre pour ne plus guetter la façon dont les yeux verts d’Eva, en l’espace d’une
seconde, semblaient passer de l’humour à la concentration puis à la détermination,
dans ce visage qu’encadraient des cheveux châtains soyeux et emmêlés qui
donnaient l’impression de n’être jamais brossés. Sa bouche, elle aussi, était parfaite,
large et retroussée aux coins, même s’il avait remarqué qu’elle mettait souvent une
main devant pour cacher les boutons qui surgissaient invariablement sur son menton
avant un examen ou après une nuit de bringue.
Ils s’étaient rencontrés à une fête de sa propre résidence universitaire et il en
avait déduit qu’elle habitait dans le coin, mais il n’en était pas revenu quand il avait
découvert qu’elle était elle aussi en physique. Ils avaient vite pris l’habitude d’aller
aux cours ensemble puis d’enchaîner avec un café ou même plusieurs. Ils étaient sur
la même longueur d’onde ; il ne se lassait jamais de parler avec elle et c’était
semble-t-il réciproque. Elle s’intéressait à tout, voulait connaître tout ce que la vie
pouvait avoir à offrir. Il craignait en comparaison de paraître ennuyeux, trop axé sur
la physique, avec des horizons trop étroits, et il regrettait que leurs rapports sans
contrainte se soient si rapidement mués en une familiarité de copains. Celle-ci avait
empêché toute évolution de la relation, même après sa rupture avec Emily en milieu
de première année.
Emily… quelle erreur il avait faite, et il en payait aujourd’hui encore les
conséquences. C’était sa petite amie de jeunesse, approuvée par ses parents et
acceptée sans réticence par son groupe d’amis du lycée. Quand il était parti pour la
fac et qu’elle avait été envoyée en Suisse dans une école pour jeunes filles de bonne
famille, elle avait présumé qu’ils resteraient ensemble et il n’avait pas démenti,
mais son erreur avait eu tôt fait de lui apparaître après son arrivée à Bristol et sa
rencontre avec Eva. Au début il avait évité le sujet, mais leur amitié s’était
développée avec une telle intensité qu’il s’était senti obligé de lui parler de sa petite
amie. Il l’avait fait avec une désinvolture étudiée afin de laisser entendre que la
relation n’était pas sérieuse. Il avait espéré qu’Eva lui donnerait les
encouragements qu’il attendait pour mettre un terme à son histoire, mais au lieu de
cela, à son grand désarroi, il l’avait vue brusquement se fermer. Puis, avant qu’il ait
eu le temps de se racheter, Lucien avait surgi dans le paysage, et Benedict avait
assisté, impuissant, aux tentatives d’Eva pour se faire remarquer du nouveau venu.
L’histoire avec Emily avait finalement atteint son terme macabre et inévitable
l’été d’après la première année de fac. Le soir de son retour à Bristol, après
quelques pintes censées affermir sa vaillance, il était allé voir Eva dans l’intention
de lui avouer ses sentiments. Ce soir-là, regagnant sa chambre d’un pas lourd après
qu’Eva eut invoqué la fatigue sans même le laisser franchir sa porte, Benedict avait
commencé à mesurer le prix faramineux qu’allaient lui coûter sa lâcheté et son
indécision. Avait-il simplement loupé le coche ou bien y avait-il un obstacle secret,
une intrigue clandestine avec Lucien malgré l’indifférence qu’ils affichaient en
présence l’un de l’autre ? Elle ne lui en avait jamais soufflé mot et il n’avait jamais
eu le cran de lui poser la question.
Comment pouvait-il être aussi facile de parler de certaines choses et pas
d’autres ? Il se targuait d’être le plus proche confident d’Eva, du moins le plus
proche après Sylvie. Il connaissait ses espoirs, ses rêves et ses peurs, il savait
qu’elle avait été élevée seule par son père et que l’éducation anticonformiste qu’elle
avait reçue la remplissait tantôt d’embarras, tantôt de défi, mais qu’elle se refusait à
s’en servir d’excuse pour quoi que ce soit. Il s’était ouvert à elle lui aussi, comme à
personne d’autre. Pas plus tard que la veille, levés de très bonne heure, ils avaient
marché jusqu’au sommet du mont Pantokrator, où une bande de chèvres aux oreilles
tombantes déambulaient parmi les ruines d’une église antique.
Assis côte à côte sur un rocher poussiéreux, les jambes douloureuses et les yeux
éblouis par le soleil, ils contemplaient la mer, et il lui avait spontanément fait part
de son excitation au sujet des recherches qu’il entamerait après l’été. Il espérait que
celles-ci lui permettraient à terme de travailler au CERN sur l’accélérateur de
particules. Surplombant ainsi le monde, il s’était entendu expliquer qu’il adorait la
physique des particules parce qu’elle lui offrait un autre type de perchoir, un
perchoir qui lui donnait la possibilité de voir bien au-delà de la durée d’une vie
humaine, de remonter au commencement de l’univers et pourquoi pas d’en présager
la fin. Il n’y avait personne d’autre à qui il se confiait de la sorte, personne avec qui
il lui serait même venu à l’esprit de partager ces pensées-là : c’était à peine s’il se
les était formulées, et voilà qu’elles jaillissaient de ses lèvres comme de la poésie.
« Ouah ! Sacrée motivation, déclara Eva quand il eut fini de s’épancher. Je me
sens presque minable avec mes choix à moi. De temps en temps je me demande si
je ne suis pas surtout motivée par la peur. J’ai la trouille de foirer mon nouveau job
et de ne jamais réussir dans rien, de redevenir une pauvre nulle de province,
ennuyeuse et banale, ce qui est peut-être ce que je suis au fond », avait-elle conclu
avec un sourire seulement à demi ironique.
Une pauvre nulle ! Quel jugement ridicule, se dit-il en repensant à cette
conversation, allongé près d’elle au bord de la piscine… Tout chez elle était
exceptionnel, et il se demandait comment elle pouvait l’ignorer. L’air de
l’après-midi embaumait la lavande et vibrait du bourdonnement d’insectes
industrieux. Par la fente de ses paupières, Benedict vit Eva ouvrir les yeux, puis
rouler paresseusement sur le flanc et le regarder. D’abord il la crut sur le point de
parler, mais elle demeura silencieuse et il comprit soudain à la façon décidée dont
les yeux d’Eva inspectaient son corps qu’elle ne savait pas qu’il l’observait. Était-ce
possible qu’elle… ?
« Eva Andrews, est-ce que tu me materais, par hasard ? »
Eva sursauta. « Bien sûr que non ! glapit-elle. J’admirais la vue. De toute
manière, comment tu saurais qu’on te mate ? Tu n’avais même pas les yeux ouverts.
– Comment tu saurais si j’avais les yeux ouverts ou non si tu ne me regardais
pas ? » S’allongeant sur le côté, il prit la pose, main sur la hanche, tête calée sur
l’autre main. « Continue, surtout. N’aie pas peur de me souiller par ta
concupiscence éhontée, je peux assumer. »
Eva lui jeta son magazine à la tête et se dirigea d’un pas faussement furieux vers
le bassin. Il épia la façon dont ses seins sautillaient dans sa marche puis la façon
dont elle émergea, lisse comme une otarie, après avoir plongé : il dut rouler sur le
ventre et réfléchir à des équations différentielles pendant un bon moment avant de
pouvoir la rejoindre.
4
Goa, août 1997
En l’occurrence, à cet instant précis, Eva se trouvait aux toilettes dans une
minuscule cabine, avec Sylvie qui s’efforçait de casser une pilule en deux entre ses
doigts.
« Merde, je l’ai lâchée. Non, la voilà.
– Oh, par pitié, pas par terre. Y a de la pisse partout. On ne peut plus la prendre,
maintenant.
– Hou, tu t’entends, princesse ? Regarde, je l’essuie. Là, tout va bien. Tiens, ta
moitié.
– Je suis pas sûre, je ferais mieux de pas en reprendre. Faut que j’aie tous mes
esprits pour bosser lundi. »
Sylvie la fusilla de ses yeux copieusement fardés de khôl. « Eva. Ça fait une
éternité qu’on n’a pas eu une vraie soirée à toute la bande. Même ce brave Benedict
a pris un ecsta. Pour une fois, enlève ton tailleur de career-woman et détends-toi.
C’est à peine si on t’a vue depuis qu’on est rentrés : avec toi, c’est boulot, boulot,
boulot. Tu auras tout le dimanche pour te remettre. »
Eva hésita. Elle se montrait anormalement téméraire, mais les marchés ne
bougeaient pas au mois d’août et la semaine à venir serait calme au bureau. Et puis
Sylvie avait raison : elles ne s’étaient pas vues souvent depuis son retour de voyage.
Eva n’y pouvait pas grand-chose ; un métier comme le sien exigeait des sacrifices,
lesquels sacrifices exigeaient de faire passer ledit métier avant tout le reste. Quand
on travaillait quatorze heures par jour, on n’avait plus beaucoup de temps pour quoi
que ce soit d’autre, et si on n’y mettait pas toute sa conviction, eh bien, il y a avait
des tas de gens derrière vous qui ne demandaient qu’à prendre votre place.
N’empêche, à la longue, ses efforts de titan commençaient à payer. Nombre de
ses collègues se retrouvaient sur le carreau, éliminés pour n’avoir pas rempli les
objectifs ou simplement avoir craqué sous la pression, mais ceux qui restaient
debout finissaient par décrocher des postes où ils n’avaient plus à aller chercher le
café de quiconque et percevaient des rémunérations conséquentes. Eva avait
compris que réussir consistait pour moitié à rester dans la partie plus longtemps que
les autres. La grande surprise du monde adulte avait été de découvrir que les gens
ne comprenaient jamais véritablement ce qu’ils fabriquaient, et ceux qui respiraient
la confiance en soi encore moins. Sa première année s’était révélée atrocement
démoralisante ; à chaque question qu’elle posait, elle ne comprenait jamais la
réponse. Au début elle avait cru que c’était parce qu’elle n’arrivait pas à assimiler
des problèmes que les autres maîtrisaient comme par magie, mais ces derniers
temps elle avait commencé à ouvrir les yeux : si les gens autour d’elle glissaient
souvent si rapidement sur ses questions, c’est que, en réalité, ils ignoraient la
réponse.
Les gens ne comprennent jamais véritablement ce qu’ils fabriquent. Certes, cette
épiphanie lui avait flanqué une trouille bleue, mais elle avait par ailleurs décuplé
son assurance. En effet, si les cadors des marchés ne détenaient pas toutes les
réponses, alors, en s’appliquant à devenir celle qui les détenait, elle mènerait
certainement le jeu. Elle était revenue aux principes de base : toute affaire est
forcément double, tout profit réalisé par un individu équivaut forcément à une perte
pour un autre, tout emprunt doit être remboursé ou le défaut de paiement établi, un
dollar est un dollar et s’il est comptabilisé à deux endroits à la fois il manquera tôt
ou tard quelque part. Des vérités simples, souvent oubliées.
Elle l’avait constaté, comprendre le fondement des choses vous insufflait une
assurance qui vous sortait par tous les pores et que les autres sentaient. Il n’y avait
pas que cela : elle savait qu’il lui suffisait de téléphoner à ses brokers pour obtenir
une table dans n’importe quel club ou restaurant de Londres le soir même, des
billets pour Wimbledon, ou à peu près tout ce qu’elle pouvait désirer. D’accord, elle
n’avait pas trouvé le remède contre le cancer, mais être saluée par son nom au Coq
d’Argent et se voir octroyer la meilleure table par le maître d’hôtel vous conférait
malgré tout un certain sentiment d’importance.
Même Lucien la regardait différemment ce soir, avec une sorte d’appétit. Elle
avait si souvent réprimé sa douleur en le voyant reluquer des centaines d’autres
filles de cette façon-là qu’elle reconnaissait ce regard quand il lui était adressé, et en
tirait une immense satisfaction intérieure. L’équilibre des pouvoirs était en train de
changer entre eux ; elle possédait un attrait nouveau et ils le savaient tous les deux.
Comme si les étoiles se décidaient enfin à s’aligner pour elle.
Elle prit sa décision et sourit à Sylvie dans la cabine des toilettes. « Bon, allez.
Mais pas cette moitié que tu as fait tomber. Un cachet neuf ; je sais que tu en as un
plein sachet. Autant que j’en prenne un entier de toute manière. »
Sylvie fouilla dans son soutien-gorge pour y récupérer le sachet d’ecstas. « OK,
et puis merde, tire la chasse sur celui qui est allé par terre. Si tu en reprends un
entier, alors moi aussi. »
7
Primrose Hill, août 1999
Sept heures plus tard, un soleil brumeux se levait au-dessus de Primrose Hill et
un long brin d’herbe chatouillait la joue d’Eva. Elle se hissa sur les coudes pour
contempler le panorama de la ville vers la cathédrale Saint-Paul. Eva avait eu
l’intention de rentrer chez elle avec Benedict après la fermeture de la boîte mais,
allez savoir comment, Lucien et elle avaient atterri à l’arrière d’une camionnette
bondée en route pour un after dans le nord de Londres. Ils avaient déjà traversé la
moitié de la ville quand elle s’était rendu compte que Sylvie et Benedict n’étaient
pas avec eux. Eva espérait que Benedict ne lui en voulait pas : il savait où était le
double de clé et, au fond, ce n’était pas sa faute si le groupe s’était retrouvé séparé.
Il se débrouillerait. Elle se ferait pardonner en l’emmenant prendre le petit déjeuner
dehors avant son train. Elle était redescendue à présent : aucune bouffée
paranoïaque, juste une chaleur moelleuse. Elle avait été étonnée et ravie quand
Lucien l’avait arrachée à la fête en soutenant que, puisqu’ils étaient dans le quartier,
ce serait un crime de ne pas aller voir le soleil se lever au-dessus de Primrose Hill.
« Si seulement on avait quelque chose à boire », songea Eva alors qu’ils étaient
étendus côte à côte dans l’herbe. Elle avait dû parler tout haut sans s’en rendre
compte, car Lucien se redressa avec effort et, plongeant la main dans sa veste, il en
sortit une bouteille de brandy.
« Demandez, et l’on vous donnera.
– C’est pas vrai, t’as pas fait ça ! s’exclama-t-elle, sachant que la bouteille
provenait forcément de la fête qu’ils venaient de quitter.
– Non, bordel, je l’ai pas piquée, si c’est ce que tu veux dire, protesta Lucien
d’un ton chagriné. Il me l’a vraiment donnée. Il a dit que j’avais des yeux limpides
et que je n’avais qu’à me servir dans son bar.
– Il voulait dire un verre, pas une bouteille.
– Peu importe. C’était ouvert à l’interprétation. De toute façon, un appartement
dans les parages coûte des millions et des millions de livres, alors il ne va pas
pleurer pour une bouteille d’alcool. Et puis il n’avait qu’à pas inviter une bande
d’inconnus chez lui si ça le tracassait tant.
– Tu es incorrigible, dit Eva en riant. Des yeux limpides ? »
Lucien se pencha vers elle et plaça son visage tout près du sien. « Oui, limpides.
Comme de l’eau de roche. Tu n’es donc pas fascinée par leur limpidité ?
– Je ne crois même pas que le mot existe », fit-elle, se contorsionnant pour lui
échapper. Au fil de la soirée elle l’avait vu employer la grosse artillerie pour draguer
au moins cinq autres personnes sans distinction d’âge ni de sexe, y compris le type
dont il avait volé le brandy, et elle ne se faisait aucune illusion : ce comportement
ne voulait rien dire.
« Tu t’es bien amusée ce soir ? » demanda Lucien, se rallongeant négligemment
sur le flanc mais toujours face à elle. Elle leva les yeux vers le ciel de plus en plus
clair, où le soleil dévorait à toute vitesse les nuages matinaux. Ça allait être une de
ces parfaites journées d’été.
« Oui. Vraiment. Je ne me suis pas autant amusée depuis des lustres. C’est
chouette comme tes soirées-club sont en train de décoller. On dirait que ça marche
bien pour toi. »
Il s’étira, et son T-shirt, en remontant, dévoila quelques centimètres d’un ventre
blanc et plat. « J’ai de grands projets de ce côté, en fait. Je suis en train de discuter
avec d’autres propriétaires de boîtes pour leur organiser le même genre de soirées.
Ils adorent le principe, ce retour à la bonne vieille house et à la bonne vieille techno,
au lieu de cette merdouille de BritPop. J’espère monter une soirée vraiment énorme
pour le millénaire.
– Si le bug de l’an 2000 ne sonne pas la fin du monde !
– Alors ce serait vraiment The Ultimate Fiesta. Peut-être que je l’appellerai
Chaos ou un truc du style. Un angle intéressant… ça maximise le potentiel
marketing.
– Hé, tu t’entends, Richard Branson ? Le “potentiel marketing” ? »
Lucien posa sur elle un regard soudain sérieux. « Je déconne pas, Eva. On croit
peut-être que je ne fais que m’amuser, mais c’est du boulot et je compte bien
évoluer. Tu n’es pas la seule à faire quelque chose de ta vie. J’ai beaucoup grandi
ces deux dernières années. Je ne suis plus le Lucien que tu connaissais. »
Tout en parlant, il la regardait au fond des yeux d’un air pénétrant. Se faisait-elle
des idées ou bien se penchait-il de nouveau vers elle ? Essayait-il de lui dire que les
choses avaient changé, qu’il avait envie d’elle et que cette fois il ne la traiterait pas
de la même manière ? Ou bien était-ce l’effet résiduel des pilules qui la rendait
stupide ? Oh ! bon Dieu, le visage de Lucien était vraiment tout proche à présent.
« On n’est pas comme les autres, hein, Eva ? Ce que tu fais sur le plan
professionnel, c’est vraiment impressionnant. Et je vais aller loin moi aussi. On est
vraiment au seuil de quelque chose. Tu le sens, dis ? »
Eh oui, elle le sentait. Le monde était en train de changer. Elle se tenait au bord
d’une falaise. Mais cette image paraissait négative. Peut-être se trouvait-elle plutôt
au pied d’une montagne. Mais non, cela lui donnait l’impression d’avoir une
montagne à gravir, alors que les choses, en réalité, allaient devenir plus faciles.
Donc, va pour la falaise, mais le genre de falaise d’où il était grisant de tomber. Elle
sentit Lucien lui prendre la main et glisser ses doigts entre les siens, et soudain il se
tenait près d’elle au bord de la falaise, et ils sautaient ensemble et flottaient dans les
airs tandis que sa bouche s’abattait sur la sienne et alors qu’il l’embrassait il se
déplaça de sorte que son corps était presque couché sur le sien et c’était…
« Il y a des hôtels pour ça ! »
Ouvrant subitement les yeux, Eva se heurta au regard méprisant d’un promeneur
de chien. Elle enfouit son visage en feu dans l’épaule de Lucien, qui était secouée
par le rire. L’homme passa son chemin.
« On pourrait, tu sais, lui chuchota-t-il.
– On pourrait quoi ?
– Prendre une chambre à l’hôtel. Pas de problème avec Sylvie ou Benedict,
comme ça. Rien que toi, moi et un lit gigantesque… »
Pouvait-elle vraiment craquer après s’être juré pendant des années qu’elle ne
céderait plus ? D’accord, elle découvrait des choses nouvelles à son sujet. Il était
par certains côtés bien plus complexe qu’elle ne l’avait soupçonné. À moins que ce
ne soit la faute des pilules ?
Elle soupira. « Oh, Lucien. Je ne suis même pas sûre que ce moment soit… réel.
Tu comprends ? »
Il s’allongea sur elle encore plus franchement, glissant une de ses jambes entre
ses cuisses. « La réalité est une valeur surestimée. Elle est faite pour les gens qui ne
tiennent pas la drogue. Allez, y a un Travelodge juste à côté de Regent’s Park. On
pourrait y prendre une piaule. »
Les mains d’Eva se promenaient sous la veste de Lucien, séparées de sa peau par
le seul coton de son T-shirt. Elle sentait les contours de son corps contre ses
paumes. Combien de fois avait-elle imaginé cette scène ? Moins souvent qu’elle ne
s’était forcée à ne pas l’imaginer. À quoi bon désirer une chose qu’on ne pouvait
pas avoir ? Or voilà que cette chose, elle se trouvait bel et bien en situation de
l’avoir. De l’avoir lui, Lucien. Allait-elle réellement laisser passer ça ? Mais bon, il
y avait Benedict qui l’attendait chez elle, et elle s’était fait une telle fête de le voir…
Il ne lui pardonnerait pas de sitôt si elle s’esquivait avec Lucien au lieu de lui
consacrer sa matinée, et puis, maintenant qu’elle y réfléchissait, elle ne savait même
pas s’il était rentré sans encombre à l’appartement. Il aurait pu se faire agresser, ou
autre chose. Sans compter qu’il avait pris un ecsta pour la première fois. Il aurait
vraiment dû y avoir quelqu’un avec lui. Elle était à la rigueur excusable pour le
pataquès de la camionnette, mais elle serait impardonnable si elle ne rentrait pas
très vite chez elle.
Redressant la tête, elle embrassa lentement Lucien sur la bouche, avant de
s’écarter. « Je ne peux pas. J’en ai envie, mais j’ai largué Benedict et je ne sais
même pas s’il va bien. » Elle l’embrassa encore. « Tu pourrais m’appeler. La
semaine prochaine. »
Alors même qu’elle prononçait ces mots, elle discerna sur les traits de Lucien un
changement à peine perceptible : la tension du désir s’était dissipée pour laisser la
place à sa nonchalance habituelle, celle d’un homme convaincu qu’il n’a qu’à se
baisser pour avoir ce qu’il veut. Le monde recouvra sa netteté, et à cet instant elle
sut qu’il ne l’appellerait pas la semaine suivante, ni celle d’après. Ils n’étaient pas
Eva et Lucien, deux âmes sœurs voguant à travers les cieux sur un lit de nuages. Ils
étaient deux crétins défoncés étendus sur le sol froid d’un parc public à six heures
du matin. C’était elle la plus crétine des deux, bien sûr. Lucien était un fieffé
salopard, mais il ne rimait à rien de ruminer ça car Lucien se contentait de faire ce
que Lucien faisait, c’est-à-dire tenter sa chance en espérant tirer un coup. Ce serait
comme reprocher à un scorpion de piquer. Certes, ce n’était pas agréable, mais il
était évident que le scorpion piquait, alors si vous le ramassiez et vous faisiez
piquer, c’était vous l’imbécile. Elle le regarda. Est-ce que j’ai cette allure-là ? se
demanda-t-elle, contemplant les yeux injectés de sang de Lucien, avec leurs pupilles
affreusement dilatées. Une croûte d’écume grisâtre s’était formée aux commissures
de ses lèvres et ses dents et ses gencives étaient tachées à cause du vin rouge qu’ils
avaient bu à la fête, ou peut-être des bonbons qu’il avait distribués dans le club
toute la soirée.
Lucien s’assit et épousseta l’herbe sur ses vêtements. Eva l’imita, décollant,
dégoûtée, un bout de chewing-gum accroché à sa manche. Cette distance nouvelle
entre eux, quelques centimètres en réalité, aurait pu faire un kilomètre tant était
immense le fossé qui s’était creusé dans le sillage de leur intimité évanouie. Que
fichait-elle ici alors que Benedict et elle auraient pu rentrer ensemble et s’installer
douillettement sur le canapé avec un plaid et une bouteille de vin ? Ils avaient à
peine eu l’occasion de bavarder ce week-end, et il partait dans quelques heures. Non
qu’ils aient à discuter de quoi que ce soit de précis ; mais il y avait plein de choses
qu’elle s’était promis de lui raconter, rien de capital, de simples anecdotes dont elle
savait qu’elles le feraient rire. Elle n’avait plus cette complicité-là avec personne, et
ça lui manquait, ça lui manquait vraiment. Eva regarda Lucien et essaya d’imaginer
lui parler de son boulot, du bouquin qu’elle venait de lire, de ses espoirs et de ses
rêves. Il la regarda à son tour, sourire machinal et œil vide.
« Bon, dit-il. Notre folle nuit est finie. »
8
Espagne, août 2000
« Bon, dit Sylvie. Si on vous offrait le don d’immortalité, est-ce que vous
l’accepteriez et pourquoi ? »
Les quatre amis avançaient péniblement dans une forêt à une petite trentaine de
kilomètres à l’ouest de Baladas en Galice, où ils avaient passé la nuit dans le dortoir
d’une auberge de jeunesse. C’était l’avant-dernier jour d’une semaine consacrée à
parcourir à pied les cent cinquante derniers kilomètres du Camino Francés jusqu’à
la cathédrale de Saint-Jacques-de-Compostelle. Entre Sylvie, avec ses cheveux
orange fluo, et Lucien, avec ses lunettes d’aviateur et son pantalon en velours, ils
formaient une troupe de pèlerins peu banale et se distinguaient des autres marcheurs
aux tenues plus adéquates. Mais après des mois à se disputer sur le lieu de leurs
vacances communes, ils étaient finalement tombés d’accord quand Benedict avait
suggéré ce voyage. Cette option convenait à Sylvie car marcher et coucher dans des
gîtes était dans ses moyens, et Eva s’était dit que l’exercice l’aiderait à perdre
quelques-uns des kilos qu’elle avait pris à force de dîners arrosés avec les brokers et
de déjeuners avalés sur le pouce. Lucien avait accepté parce qu’il était partant pour
tout ce qui constituait une promesse d’aventure, et aussi parce qu’il avait atteint le
stade où il aurait dit oui à des vacances spéléo à Tombouctou si cela signifiait
mettre un terme à tous leurs assommants débats à ce sujet.
« Ouah, ça doit être la question la plus difficile jusqu’à maintenant », déclara
Benedict, en buvant une grande gorgée d’eau. Sa réserve diminuait rapidement. Le
plus raisonnable du groupe, il avait entamé le périple avec un minuscule sac à dos
moins lourd que les dix pour cent de son poids corporel recommandés, mais s’était
retrouvé à trimballer presque toutes les affaires d’Eva et de Sylvie. Elles avaient
emporté trop de bagages : Eva des choses judicieuses comme des crèmes solaires et
des imperméables et peut-être un ou deux bouquins superflus, et Sylvie une énorme
provision de papier, de crayons, de peintures et de pastels. « Quel choix fabuleux !
La possibilité de voir aboutir toutes ces technologies incroyables et de profiter de
toutes les découvertes scientifiques à venir, de savoir si on tombera un jour sur des
extraterrestres et si on arrivera à coloniser d’autres planètes, et puis assister
finalement à l’explosion du soleil.
– Ouais, mais imagine, dit Lucien, adoptant le ton lugubre du commentaire en
voix off. Le soleil est mort, le genre humain a rendu le dernier soupir, les
extraterrestres ne sont jamais arrivés… il n’y a plus que toi… tout seul… dans une
immense étendue froide, sombre et vide.
– Bon, d’accord, il y a ça, concéda Benedict. En plus du fait que tu verrais mourir
tous les gens que tu aimes. Mais d’un autre côté tu pourrais voir la fin de l’univers
et au-delà. Je n’arrive pas à décider. Et toi, Sylvie ? »
En vérité, Sylvie n’avait pas raffolé de la vie d’adulte jusqu’ici et la perspective
de son prolongement éternel était loin de la séduire. Les boulots s’étaient avérés
plutôt rares depuis que Lucien et elle étaient rentrés de voyage, et le logement
coûteux. Elle en avait été réduite à s’inscrire pour faire de l’intérim dans des
bureaux, et même s’avilir de cette façon n’avait pas provoqué une avalanche
d’offres d’embauche. Quelle est votre vitesse de frappe ? Avez-vous l’expérience
des tableaux Excel ? Voilà le genre de choses qu’ils voulaient savoir, pas si la
candidate était passionnée, créative et d’une collaboration amusante.
Pour la première fois de sa vie, elle avait le sentiment de se trouver en bas de
l’échelle. Au lycée et à la fac elle avait toujours été très demandée ; elle était belle,
sûre d’elle et naturellement subversive, et ces qualités avaient toujours suffi à la
maintenir à un rang élevé dans la hiérarchie sociale. Les études proprement dites
n’étaient pas son fort, mais en déclarant qu’elle possédait un talent exceptionnel,
M. Nolan, un de ses profs de dessin du secondaire, lui avait confirmé qu’elle était
vouée à devenir une artiste. Cependant, beaucoup de choses avaient changé depuis
l’époque où tout lui souriait, même au sein de son groupe d’amis. Aujourd’hui Eva
rayonnait d’une assurance nouvelle, mais surtout d’une détermination générale qui
ne faisait qu’aggraver la sensation de fourvoiement de Sylvie. Lucien, lui aussi,
raflait la mise avec ses soirées-club, et Benedict, au moins, avait un but dans la vie,
même si c’était un but qu’elle ne le lui enviait guère. Hors de question, toutefois,
d’avouer ces doutes à voix haute.
« Tant pis pour l’immortalité. Je me flingue si je dois encore entendre Lucien se
plaindre de ses pieds ! »
Son frère la fusilla du regard. « Est-ce que ces cinq dernières minutes j’ai parlé
de la torture que j’endurais ? Est-ce que j’ai dit que cette idée de voyage était
totalement pourrie ? On m’avait promis du soleil et des petites cathos délurées, pas
des ampoules et des dortoirs bourrés d’Allemands qui puent. Et encore, ça, c’est
quand on a du bol. Si on ne trouve pas très vite un endroit avec de la place, on va
devoir dormir sous un arbre. » Il indiqua d’un geste la pénombre qui s’épaississait ;
les trois derniers gîtes n’avaient pas de lits disponibles, et ils avaient été contraints
de poursuivre leur marche. « Regardez-moi ces chaussures, elles sont complètement
foutues. Et ce pantalon, hein ? Trois cents livres, qu’il m’a coûté, et le voilà couvert
de boue.
– Je t’avais bien dit que tu ne pourrais pas marcher deux cents kilomètres avec
des chaussures en daim, le rembarra Sylvie. Enfin, bon Dieu, pourquoi t’as pas pris
de vraies chaussures de randonnée ?
– Parce que, putain, j’ai pas quarante balais ! »
Eva, qui marchait quelques mètres en avant, pila brusquement. « Alléluia ! cria-t-
elle. Pas possible… un gîte avec un écriteau qui dit qu’ils ont des lits ! »
Sylvie, la seule d’entre eux à parler un peu espagnol, entra se renseigner pendant
que les autres s’asseyaient sur un muret pour soulager leurs pieds douloureux. Elle
ressortit tout sourire quelques minutes plus tard.
« Bonne nouvelle ?
– Une bonne et une mauvaise. Vous voulez laquelle en premier ?
– La bonne, hurlèrent les autres en chœur.
– La bonne nouvelle, c’est qu’on ne va pas dormir dans un fossé cette nuit. On a
des lits.
– Du moment qu’on a des lits, je me fiche de la mauvaise nouvelle, déclara Eva.
– Tant mieux. Parce que la cuisine est fermée et qu’il ne reste que deux
chambres. Je suis dans l’individuelle et vous vous partagez la double. »
Avant même d’avoir fini sa phrase, elle leur lançait une clé et se ruait vers les
écuries aménagées. Le temps que les autres ramassent leurs sacs à dos et se
précipitent à ses trousses, elle avait déjà claqué la porte de sa chambre : elle les
entendit tambouriner sur le panneau en protestant faiblement, ce qui ne fit
qu’accroître son hilarité. Ils finirent par renoncer et partirent d’un pas lourd à la
recherche de la deuxième chambre.
« Juste quand je me disais que ça ne pouvait pas être pire », grommela Eva tandis
que tous trois regardaient le lit dont ils allaient devoir se contenter. Un lit à deux
places standard. « J’ai à peine fermé l’œil dans ce dortoir la nuit dernière. Ma
couchette était au-dessus de ce fameux Franz sur lequel on n’arrête pas de tomber. Il
ronflait comme un tracteur et il puait tant qu’on aurait dit qu’un truc pas net s’était
faufilé dans son trou de balle pour aller y mourir. »
Épuisés et résignés, ils mâchonnèrent en silence les sandwiches qui leur restaient
du déjeuner avant de se déshabiller, puis de s’effondrer en slip et T-shirt sur le lit,
Eva au milieu entre Benedict et Lucien. Benedict roula sur le côté pour faire face à
la porte et ronfla presque tout de suite. Eva s’allongea à plat ventre en s’écrasant un
oreiller sur la tête. Au bout de quelques minutes, elle sentit Lucien qui se tortillait
pour se rapprocher.
« Coucou, chuchota-t-il, introduisant sa tête sous l’oreiller tout en l’enlaçant.
Qu’est-ce que tu dirais d’un petit coup vite fait ?
– Bah, tu me dégoûtes, Lucien Marchant ! fit-elle. Tu oublies : je sais que tu
déguerpis après comme un salopard… Maintenant dors, on démarre de bonne heure
demain matin. »
Sans se laisser démonter, il appuya sa vigoureuse érection contre la cuisse d’Eva.
Eva le repoussa. « Tu plaisantes, Lucien ? Dans le même lit que Benedict ?
– Oh, ne sois pas si prude, j’ai fait ça des tas de fois. Il dort comme un sonneur, il
ne remarquera même pas, et de toute façon il sera aux anges s’il se réveille.
– Ah çà, sûrement pas, bordel ! rouspéta Benedict, émergeant de sa torpeur et
enjambant Eva pour se mettre au milieu du lit. Ne pose pas tes sales pattes de
pervers sur elle. » Puis, peu après : « Et, putain, pas de branlette, espèce de
dégénéré ! Je sens le lit qui remue, tu sais. »
Eva fut réveillée par son alarme à six heures du matin. Elle s’empressa de la
couper et se rallongea contre la masse chaude de Benedict à côté d’elle. Il sentait
bon. Vraiment bon, en fait. À Londres elle fréquentait depuis quelques mois un
consultant en management du nom de Jeremy, mais il ne savait parler que tableaux
Excel et il ne sentait décidément pas aussi bon que Benedict. Elle ferma les yeux et
se laissa aller à imaginer que Benedict et elle étaient seuls dans le lit. Comme s’il
percevait son fantasme, il se rapprocha dans son sommeil, lui soufflant doucement
son haleine dans le cou. L’espace d’un instant, dans l’obscurité, malgré toutes les
raisons de s’abstenir – Jeremy, leur amitié, le fait de vivre dans deux villes
différentes, le fait qu’elle ne veuille pas perdre sa liberté –, aucune ne sembla
compter. Si Lucien n’avait pas été dans le même lit qu’eux…
Mais qu’est-ce qui n’allait pas chez elle, bon Dieu ? Coupant court à sa rêverie,
elle se glissa hors du lit afin de récupérer sa trousse de toilette dans son sac à dos et
d’aller prendre sa douche : pour une fois, l’eau pouvait être froide, elle n’y verrait
pas d’objection.
Après des ablutions comme de juste tonifiantes, Eva retourna dans la chambre
pour virer les deux autres du lit et attaquer la journée. Elle ouvrit la porte et éclata
de rire en contemplant la scène baignée par la lumière du couloir. Benedict émergea
et, voyant Eva, esquissa un sourire endormi, vite supplanté par une expression
horrifiée.
« Attends. Si tu es là… alors qui est lové contre moi ? »
Lucien se hissa, tout groggy, sur son coude. Il avait le bras coincé sous Benedict
et, baissant le regard vers lui, il eut un large sourire : « Je me suis déjà réveillé avec
des mochetés, mon pote, mais là c’est le pompon. »
Avec une grimace, Benedict roula hors du lit, et Lucien s’affala de nouveau sur
les oreillers. « Bon Dieu, je suis crevé. Est-ce qu’on est vraiment obligés de se lever
aux aurores aujourd’hui ? Et si on dormait encore un peu, dites ? C’est contre
nature, de se lever à des heures pareilles.
– Hors de question. » Benedict lui arracha le drap. « La messe des pèlerins à
Saint-Jacques est à midi et demi : on doit se grouiller pour y arriver à l’heure. C’est
tout le but de la marche.
– Pas pour moi, non, je suis pas un taré de bigot, marmonna Lucien. Et c’est
catho, pas vrai ? Ils vont vouloir que je confesse mes péchés, vous croyez ? Ça
risque de prendre un bout de temps. » Il adressa un clin d’œil à Eva, qui se détourna
en feignant le dégoût.
« Ça n’a pas d’importance, insista Benedict. La moitié des gens qui font le
Camino Francés ne sont pas religieux. Mais quand on entreprend un voyage, on doit
avoir une destination, et c’est la nôtre. Maintenant remue-toi. » Il souleva le bord du
matelas et fit dégringoler Lucien. « On a tenu jusqu’ici. Allez, plus que vingt-cinq
kilomètres. »
C’était une matinée anormalement froide pour la saison et malgré le jour qui se
levait l’air demeurait embrumé. La troupe cheminait en silence à travers une forêt
d’eucalyptus ; tous étaient cafardeux à l’idée de retrouver l’Angleterre et la vraie
vie le lendemain. Benedict essayait de démêler un problème de niveaux d’énergie
pour sa thèse, mais n’arrêtait pas de repenser au bonheur de cette nuit passée avec
Eva dans le lit à côté de lui, avant de se rappeler, agacé, qu’elle avait un petit ami.
Eva, quant à elle, formait la résolution de rompre avec Jeremy en rentrant ; il
n’avait tout bonnement pas l’odeur qu’il fallait et, avec la meilleure volonté du
monde, elle ne réussirait jamais à passer outre. Sylvie, pour sa part, décidait d’aller
voir tous les galeristes dans un rayon de quarante kilomètres pour les supplier de
l’embaucher : il était temps qu’elle prenne sa vie en main. Même Lucien semblait
perdu dans ses pensées, progressant cahin-caha sans ses jérémiades habituelles.
Les arbres au puissant parfum se clairsemèrent et cédèrent la place à des champs
puis à des routes, et le quatuor finit par atteindre le pont menant à Saint-Jacques-de-
Compostelle. Ils rejoignirent la colonne de marcheurs qui suivaient les coquilles de
laiton incrustées dans les pavés et, enfilant les étroites ruelles de la vieille ville, ils
débouchèrent finalement devant l’immense façade baroque de la célèbre cathédrale.
Lucien émit quelques protestations symboliques comme quoi il préférerait aller
dans un bar, mais Benedict réunit la troupe et ils entrèrent dans l’édifice, se casant
sur un banc au fond juste au moment où la messe commençait. Un silence descendit
sur la cathédrale bourrée de pèlerins aux vêtements sales et aux cheveux hirsutes,
des gens venus des quatre coins du globe et se soumettant néanmoins à un office en
espagnol et en latin qui parvenait étrangement à transmettre son message par le
biais de ses rythmes sonores. Après la cérémonie, Lucien se mit à bavarder avec un
homme à côté de lui qui avait fait le voyage sur des béquilles, et Sylvie partit
admirer icônes et retables pour en exécuter des croquis. Déambulant dans les
chapelles latérales, Eva se surprit à glisser spontanément quelques euros dans un
tronc afin d’allumer une rangée de bougies électriques en hommage à sa mère.
Benedict s’éloigna mine de rien, puis, ayant vérifié qu’aucun des autres ne le
voyait, il se faufila sur un banc à l’autre bout de la cathédrale et courba la tête pour
prier.
Lorsque les quatre amis se rejoignirent sur le parvis, ils était tous tellement
plongés dans leurs pensées qu’ils mirent un moment à remarquer que Lucien se
tamponnait le visage avec sa manche.
« Lucien, fit Benedict. Est-ce que tu… chiales ? Assistons-nous à un miracle ?
L’homme le plus cynique du monde connaîtrait-il une illumination religieuse ?
– Oh ! va te faire foutre. Je chiale pas, mon pote. » Il se frotta les yeux. « C’est
juste que… cet Espagnol avec qui je bavardais, celui à côté de moi dans l’église
avec les jambes atrophiées et les béquilles. Il a fait tout le chemin depuis Sarria
comme ça, rien que pour se faire bénir ici. Vous imaginez la marche qu’on a faite,
mais avec des béquilles ?
– Ouah, ça a dû être rude, acquiesça Eva, qui avait tellement mal aux jambes
qu’elle n’était pas sûre de jamais retenter la moindre randonnée.
– Ça lui a pris plus d’un mois et il a dit que c’était la chose la plus dure qu’il ait
jamais faite. Sa jambe a toujours été comme ça. Il avait l’air vraiment heureux
d’être arrivé au bout. Regardez, il m’a donné ça. » Lucien sortit un coquillage de sa
poche : il était percé d’un trou d’où pendait une boucle de ficelle. « Il a dit qu’il
l’avait autour du cou pour le voyage, qu’il lui avait porté chance et que maintenant,
cette chance, il voulait la partager. C’est horripilant, non, les gens qui font des trucs
comme ça ? Je peux en supporter, des crétins, mais ce genre de conneries me tape
vraiment sur les nerfs. » Sa voix s’enroua à nouveau.
Benedict étouffa un rire. « Sérieux ? Tu pleures parce qu’un mec a eu un geste
gentil envers toi ? On aura tout vu. Viens par ici, mon bichon, on dirait que tu as
bien besoin du câlin que tu voulais me faire ce matin. »
Lucien lui lança un regard noir mais laissa Benedict le serrer dans ses bras,
bientôt imité par Eva et Sylvie, qui l’étreignirent elles aussi. Ils demeurèrent ainsi
un long moment tandis que pèlerins et touristes allaient et venaient autour d’eux,
tous quatre blottis les uns contre les autres, bras étirés au maximum pour mieux
s’enlacer, leurs corps épuisés de fatigue, d’allégresse, de soulagement et de tristesse
à l’idée que c’était terminé.
9
Bristol, juin 2001
Benedict passa une main sur son menton mal rasé et balaya d’un regard sombre
ce qu’il appelait couramment son bureau. C’était une appellation flatteuse pour une
table de travail encombrée coincée dans un angle au sous-sol du département de
physique. Si le sous-sol était bel et bien l’endroit idéal pour les expériences – il y
était plus facile de maîtriser la lumière et la température –, passer tellement de
temps dans ce souterrain était un peu usant. Chaque fois qu’il émergeait du
bâtiment, il plissait les yeux à cause de la lumière, presque aussi désorienté que
quand on sort d’une séance de cinéma l’après-midi.
En hiver cela ne le dérangeait pas trop, mais maintenant qu’un autre été
approchait il commençait à en avoir assez. Au moins, il ferait bientôt une pause. Là,
il s’employait surtout à régler les derniers détails, archivant les données et annotant
son code en vue de la rédaction de sa thèse quand il reviendrait à l’automne. La fac
fermait pendant l’été et d’ici quelques semaines il partirait pour Corfou pour de très
longues vacances, plus par soumission à ses parents que par un désir personnel
effréné. Ce ne serait sans doute pas désagréable, à condition d’occuper une chambre
située le plus loin possible de son frère et Carla avec leur nouveau-né si bruyant,
mais il ne tenait pas en place et avait envie de changement.
Il s’était réinstallé cette année dans la résidence des troisièmes cycles pour ne pas
avoir à dénicher un autre colocataire. L’ancien avait filé au Fermilab s’immerger
dans le milieu entêtant de la physique des hautes énergies, laissant Benedict
tournicoter sans lui dans son cachot et avaler le soir ses nouilles en pot dans une
cuisine commune à peine plus hygiénique que celle de ses premiers foyers
universitaires.
Préparer un PhD vous imposait une sorte d’adolescence prolongée, songeait-il
tristement. Il travaillait à la pointe de la physique des particules, et pourtant il y
avait quelque chose de très infantilisant dans le mode de vie étudiant. Le mail qu’il
avait reçu d’Eva ce matin-là – événement de plus en plus rare – n’avait fait que
souligner ce décalage. Le tableau qu’elle brossait de sa vie était, comme toujours,
trépidant : gros contrats, grosses fiestas. Elle parlait de Sylvie mais pas de Lucien,
poussant Benedict à se demander si elle le voyait encore. Le mail lui avait semblé
envoyé par une étrangère. Il ne contenait aucun des clins d’œil qu’ils avaient
coutume d’insérer dans leurs messages pour montrer que rien n’avait changé, que
sous tout ce vernis ils formaient toujours le même vieux couple. Bien sûr, ils
n’avaient jamais vraiment formé un couple, du moins pas au sens où il l’aurait
voulu, et peut-être avait-elle changé pour de bon. En tout cas Eva semblait
aujourd’hui plus excitée par les bonus que par les bosons.
Il y avait eu ce moment, quelques années plus tôt, où il avait cru que la chose
pourrait se produire entre eux. Elle l’avait rejoint à Corfou l’été de leur diplôme, et
au cours de la semaine elle avait bronzé et s’était détendue, jusqu’à ce dernier jour
où ils étaient revenus de la piscine ensemble et avaient tâché d’entrer dans la
maison en même temps. Ils s’étaient retrouvés coincés dans l’encadrement de la
porte, lui en short et elle en maillot de bain, et même si leurs corps ne se touchaient
pas, un arc électrique avait semblé se créer et grésiller entre eux.
Benedict remua sur sa chaise, gêné par la pression sur sa braguette. Même
maintenant, le simple fait de repenser à cette scène lui causait un accès de désir et
d’humiliation mêlés. Il aurait dû l’embrasser. Ce n’était pas une réflexion nouvelle ;
c’était une réflexion qu’il s’était faite, grosso modo quatre ou cinq fois par jour au
cours des années suivantes. Il aurait dû l’embrasser mais au lieu de cela il s’était
écarté, son corps n’osant pas tout à fait effleurer le sien, et le charme avait été
rompu. Il avait marmonné une excuse et elle s’était esquivée dans sa chambre.
Il se demandait si, à sa mort, il se maudirait encore de ne pas avoir saisi ce qui se
pourrait se révéler avoir été sa meilleure chance de bonheur. Après trois longues
années à regarder Eva loucher sur Lucien et à se voir lui-même franchement ignoré,
il avait enfin eu une occasion et il l’avait loupée. La fureur qui l’avait consumé
l’année d’après s’était tassée, mais le souvenir de son manque d’audace continuait
chaque fois à lui faire grincer des dents.
Il jeta un coup d’œil à la pendule : neuf heures du soir. Autant rentrer en achetant
au passage des nouilles en pot au Spar. Il allait simplement enregistrer ses données
pour qu’elles soient prêtes demain matin, et commencer à répondre à Eva le temps
de l’opération. Benedict envoya l’ordre et guetta les bruits symptomatiques en
provenance de l’armoire dans l’angle, où Boris, le robot gestionnaire de données,
était censé s’activer. Son PhD portait sur la recherche de la première génération des
leptoquarks dans les modes de désintégration induits par des collisions, et le volume
de données recueillies était tellement énorme, des pétaoctets et des pétaoctets, qu’il
ne pouvait être stocké dans des ordinateurs locaux, mais était enregistré sur des
cartouches introduites ensuite dans le lecteur par le bras du robot. L’activité
principale de Benedict consistait à rédiger des programmes informatiques visant à
passer au crible des ensembles de données gigantesques dans le but de repérer les
événements ressemblant à ceux que devait produire sa particule, d’isoler des traces
parmi la multitude des autres données non pertinentes, et de lui permettre de se
concentrer sur ces minuscules signaux puis de les séparer du bruit de fond.
Il ouvrit le mail d’Eva et le relut. New York, bla… bla… bla…, dîner de clients,
bla… bla… bla…, soirée brokers, bla… bla… bla… Il était en train de la perdre,
c’était clair. Elle voyageait dans le monde entier pour assister à des réunions
importantes et frayait avec des personnages influents, pendant que lui croupissait
dans un sous-sol. Elle ne faisait plus allusion aux hommes qu’elle fréquentait, mais
il savait qu’ils devaient défiler. Il ne serait mis au courant que le jour où une
invitation au mariage tomberait par la fente de sa boîte aux lettres, et là il serait
vraiment trop tard.
Une idée germa dans son esprit alors qu’il cliquait sur le bouton « Répondre ». Il
serait certes trop tard ce jour-là, mais peut-être qu’aujourd’hui, en revanche… Et si,
dans un univers parallèle, une version future de lui-même était en train de le traiter
de foutu imbécile, exactement comme lui insultait à l’heure actuelle l’ancienne
version de lui-même ?
On dirait que tu ne fais que travailler ! Est-ce que tu as un peu de vacances cet été,
et dans ce cas, est-ce que tu voudrais me rejoindre à Corfou comme il y a
quelques années ? Ça fait une éternité qu’on n’a pas passé du temps ensemble et,
sans vouloir paraître trop cucul, tu me manques. Si je ne te le dis jamais alors que
je le pense souvent, c’est parce que je ne sais pas comment tu le prendrais. Tant
pis, je me lance : j’adorerais qu’on passe du temps ensemble cet été. Tu te
souviens comme c’était bien la dernière fois ? Ça va te sembler dingue mais il y a
eu un moment, je ne sais pas si tu te souviens, où on s’est retrouvés coincés tous
les deux dans l’encadrement de la porte… Je me suis reproché mille fois, depuis,
de ne pas t’avoir embrassée.
Il fut distrait par un bruit insolite venant de l’armoire de données. Il leva les yeux
mais, ne remarquant rien d’anormal, il se retourna vers son écran et continua.
Quoi qu’il en soit, je ne veux pas mettre en péril notre amitié, alors si cet aveu est
totalement déplacé contente-toi de me le dire et je n’en reparlerai plus jamais,
mais je lis tes messages et je me rends compte que ta vie évolue, or je ne voudrais
pas me reprocher là aussi d’être resté bras ballants et de ne pas avoir eu le cran de
te dire ce que j’ai à te dire.
*
Benedict ouvrit les yeux et les dalles du faux plafond et les néons de son bureau
lui apparurent peu à peu. Il y avait aussi quelque chose d’autre, une tache sombre et
floue plus proche de son visage. Il s’efforça de fixer son regard sur le bras artificiel
qui dépassait d’un trou dans la porte de l’armoire. Boris… Il s’aperçut qu’il
éprouvait une vive douleur dans la joue, et leva la main pour la toucher.
« Surtout, ne bouge pas », aboya une voix de femme. Entendre une voix de
femme était un phénomène assez peu courant dans son bureau. Il essaya de tourner
la tête pour mieux distinguer le visage qui flottait au-dessus de lui.
« Qu’est-ce que je viens de dire ? Ne bouge pas ! » Le visage s’encadra dans son
champ de vision et il reconnut celui de Lydia, une autre étudiante en PhD, du labo
des Solides plus loin dans le couloir.
« Qu’est-ce qui s’est passé ? » demanda-t-il dans un affreux croassement.
Lydia sembla réprimer un sourire. « On dirait bien que ton robot s’est révolté.
J’utilise mon pouvoir de déduction, mon cher Watson, mais on dirait bien que Boris
a balancé un coup de poing à travers la porte et t’a frappé en pleine figure. J’étais en
train de vérifier mes cellules à arséniure de gallium quand j’ai entendu tout un
ramdam suivi d’un cri perçant, et là je t’ai trouvé étendu sur le sol et Boris qui
pendait à moitié par la porte du placard. J’ai coupé le courant de ton bureau au
tableau électrique, au fait… j’espère que tu avais tout sauvegardé sur ton ordi, mais
Boris continuait à avoir des soubresauts assez alarmants. »
Benedict entreprit de se redresser.
« Surtout tu restes comme ça. L’ambulance va arriver d’une minute à l’autre.
– L’ambulance ? grogna-t-il. Ce n’est vraiment pas nécessaire. »
Repoussant la main de Lydia qui cherchait à le maintenir à terre, il s’escrimait à
se relever quand deux ambulanciers en tenue verte surgirent à la porte.
« Le patient est là, leur indiqua Lydia. Je lui ai bien dit de ne pas bouger. Il s’est
fait mettre K-O par un robot.
– Une attaque de robot ? s’étonna le premier ambulancier, un balèze aux cheveux
gris d’une cinquantaine d’années avec un fort accent du West Country. Au moins,
ça, on n’en a pas souvent, au moins.
– Je vous assure, ce n’est rien, protesta Benedict. Regardez, je vais bien, ce n’est
qu’une égratignure.
– Ce sera à nous d’en décider, dit le deuxième ambulancier, un jeune homme
maigrichon affligé d’un gros nez. Allez, asseyez-vous sur cette chaise, je vais
regarder vos pupilles avec le stylo-torche. Essayez de ne pas cligner. Bon, cette
demoiselle a dit que vous aviez été envoyé au tapis… Combien de temps est-il resté
sans connaissance ? demanda-t-il à l’adresse de Lydia.
– Pas plus de quelques minutes, je dirais. J’ai entendu un grand bruit, sans doute
le bras du robot qui traversait la porte, et j’ai trouvé ce zigue par terre dans les
pommes. J’ai appelé l’ambulance mais il est revenu à lui juste après que j’aie
raccroché.
– Vous avez une contusion mais ça n’a pas l’air trop méchant, déclara le plus âgé.
N’empêche, avec les chocs à la tête, faut toujours se méfier. On ferait mieux de
l’embarquer.
– Non, croyez-moi, je vais parfaitement bien, se récria Benedict. Je n’ai pas du
tout besoin d’aller à l’hôpital.
– Remarquez, on pourrait vous confier à votre amie, j’imagine. Vous allez rester
avec lui toute la nuit, jeune fille ? Surtout, vous l’emmenez droit aux urgences s’il
se met à vomir ou à se conduire bizarrement. »
Benedict lança à Lydia un regard implorant et elle soupira. « D’accord, je peux le
ramener chez moi. Je le surveillerai de près. »
La chose sembla suffire à apaiser les ambulanciers, qui ramassèrent leurs sacs
pour s’en aller. Alors qu’ils atteignaient la porte, le plus âgé se retourna :
« C’est donc ça que vous trafiquez ici ? fit-il, réprobateur. Vous faites joujou avec
des robots ? Sauf que tout à coup ils deviennent autonomes et ils se rebiffent… Il y
a un film que vous devriez voir, jeune homme. Il s’appelle 2001, l’Odyssée de
l’espace. Vous serez édifié sur la confiance qu’on peut accorder aux ordinateurs.
Croyez-moi, ce n’est jamais payant d’aller à l’encontre de la nature », ajouta-t-il
d’un ton sinistre avant de s’éloigner dans le couloir.
Benedict et Lydia s’entreregardèrent. La main plaquée sur la bouche, ils
attendirent que, dans le couloir, les doubles portes se soient rabattues pour laisser
éclater leur fou rire.
« Tu crois que Boris a accédé à la conscience ? demanda Lydia quand elle reprit
enfin son souffle.
– Et qu’il va quoi ? Provoquer la chute de ses maîtres humains et conquérir le
monde ? » Benedict pouffa, avant de grimacer de douleur. Sa tête lui faisait mal.
Ils jetèrent tous deux un coup d’œil vers Boris : pendouillant par la porte de
l’armoire de données, il n’évoquait en rien une forme de vie supérieure susceptible
d’anéantir l’humanité. Le fou rire les reprit.
« Bon, jeune homme, assez fait joujou pour ce soir. Allez, prends tes affaires, on
rentre chez moi. On ne peut rien faire à cette heure-ci. Il faudra aviser demain.
– Oh ! mais tu sais, tu n’es pas forcée de t’occuper de moi ce soir, dit Benedict.
J’avais juste besoin que tu dises ça pour qu’ils ne m’emmènent pas à l’hôpital. Je
vais bien, je peux tout à fait rentrer chez moi.
– Quoi, et avoir ta mort sur la conscience quand on te retrouvera trépassé demain
matin à cause d’une hémorragie cérébrale ? Pas question. Tu viens avec moi, et tu
ne discutes pas. »
Quand Benedict se réveilla le lendemain matin sa tête lui faisait encore mal, mais
plusieurs causes étaient envisageables : l’agression de Boris, le mauvais vin de
Lydia, ou les coups répétés et assez vigoureux que son crâne avait subis contre la
tête de lit.
Mince alors, se dit-il, contemplant le corps nu de Lydia que les draps ne
cachaient pas entièrement. Ce vieux Benedict… pas si timoré que ça, finalement.
Bon d’accord, elle avait pratiquement tout dirigé. Ou même carrément tout, à vrai
dire, mais il ne s’en était pas si mal tiré. La première fois il avait eu la gâchette un
peu rapide, mais la deuxième, la troisième et la quatrième avaient forcément
compensé, non ? Somme toute, la frustration sexuelle offrait peut-être certains
avantages.
Elle s’était montrée étonnamment coquine : bien au-delà de ce qu’il avait pu
connaître. Il avait les joues en feu en repensant à ce truc qu’elle avait fait avec son
doigt. Seigneur, on n’aurait jamais cru ça, à la regarder. Du reste, c’était à peine s’il
l’avait regardée jusqu’à aujourd’hui. Il savait qu’elle bossait sur les cellules
photovoltaïques mais ce n’était pas son domaine et il entrait rarement dans le labo
des Solides. Il la regarda de nouveau, observant ses cheveux châtains bouclés et ses
taches de rousseur. Elle en avait aussi sur les bras et le dos. Elles lui donnaient un
petit air sympathique, et elles étaient franchement sexy. Pourquoi n’avoir jamais
repéré tout cela avant ? Parce que Lydia était en général plus habillée, bien sûr, mais
aussi parce que lui-même était en général trop occupé à penser à Eva pour voir ce
qui se trouvait sous son nez.
Eva. Il sursauta. Il était en train de lui écrire ce mail quand Boris avait commencé
à dérailler… L’avait-il envoyé ? Non, il était allé voir ce que Boris fabriquait et
n’avait pas fini sa lettre. Ensuite Lydia avait coupé le courant, donc le message avait
dû être perdu. Le soulagement l’envahit. Bon Dieu, qu’est-ce qui lui avait pris ?
Quel genre d’imbécile envoyait une déclaration d’amour quand il était on ne peut
plus clair que cet amour n’était pas réciproque ? Et puis, regardez un peu : une de
perdue, dix de retrouvées.
Lydia sembla sentir son regard appréciateur et roula, somnolente, sur le matelas,
en dévoilant ses seins. Imposants, et tachés de son eux aussi. Elle ouvrit les yeux et
lui adressa un sourire langoureux. Galvanisé par son effronterie, il tendit la main
pour lui caresser le sein gauche, traçant de ses doigts le contour du mamelon.
« Tu fais quoi cet été ? demanda-t-il en se rapprochant d’elle. Tu as déjà été à
Corfou ? »
10
Londres, septembre 2001
L’épaisse enveloppe crème était tapie dans le tas de courrier qu’Eva ramassa sur
la table de l’entrée en arrivant chez elle après le boulot, au milieu d’une pile de
menus à emporter et de propositions de cartes de crédit en tout genre. Elle la
remarqua immédiatement : son nom et son adresse écrits à la main sur le recto à
l’encre noire, la calligraphie élégante et précise. Les lettres présentant une adresse
manuscrite se faisaient de plus en plus rares et recelaient en général d’agréables
surprises, du moins pas des factures, c’est pourquoi ce fut la première qu’elle ouvrit
une fois franchie la porte et posé son sac. Elle extirpa la carte de son enveloppe
avec une joie impatiente, et la relut trois fois avant que la perplexité ne cède la place
à la stupeur. La lettre l’informait que M. et Mme Jeremy Price-Kensington avaient
le plaisir de réclamer sa compagnie au mariage de leur fille Lydia Sarah avec
l’Honorable Benedict Michael Waverley, qui serait célébré d’ici trois semaines dans
une église des Cotswolds. Elle était toujours plantée dans le vestibule à contempler
la carte quand son portable sonna.
« Tu l’as reçu ? fit-elle avant que Sylvie ait le temps de prononcer un mot. Le
carton pour le mariage de Benedict ? C’est une blague ou quoi ?
– Non, sérieux comme tout, il paraîtrait. Je viens de lui parler au téléphone. Trois
secondes à peine et puis sa dulcinée l’a kidnappé pour discuter décorations de table,
mais il doit la connaître depuis maximum dix minutes, puisque je ne savais même
pas qu’il voyait quelqu’un. Et toi, tu étais au courant ?
– Je n’en avais aucune idée. La seule chose que je peux te dire c’est que se marier
à l’âge du biberon n’est pas considéré comme bizarre dans sa famille, ils le font
tous. Mais, d’après le carton, c’est dans trois semaines… Pourquoi si vite ?
– Apparemment, ils veulent faire ça avant le froid, et pour que ça n’empiète pas
trop sur la rédaction de leurs thèses. Tu sais qu’il est sur le point de finir son
PhD ? »
Eva retourna cette pensée dans sa tête. « Je parie qu’il a décroché son poste au
CERN et qu’il faut que ça ait lieu avant son départ pour la Suisse.
– C’est qui, au fait, cette Chlamydia Princely-Cameltoe ?
– Lydia Price-Kensington ? Une autre PhD en physique. Je l’ai un peu connue
quand on était en licence. Physique chevalin, BCBG un peu ostentatoire, mais bon,
Benedict n’est pas exactement prolo lui-même. N’empêche, il portait ça avec plus
de légèreté qu’elle. Il se disait dans l’amphi qu’elle s’était tapé la moitié des mecs
du cours, ce dont, j’en suis sûre, ils lui étaient à jamais reconnaissants, vu que ça
avait dû être pour eux les seules parties de jambes en l’air de toutes leurs années de
fac. Elle mériterait une médaille pour services rendus à physiciens désespérés. » Le
moral d’Eva dégringolait à mesure qu’elle parlait. « Elle était réputée pour ses
pratiques sexuelles un peu libertines, si je me souviens bien.
– Bah, tous ces physiciens ne reconnaîtraient pas une libertine si elle maniait le
fouet en dansant devant eux en combinaison de latex. Je parie qu’elle est ennuyeuse
comme la pluie et que le plus torride entre eux, c’est quand il se paluche dans
l’angle de la chambre pendant qu’elle lui récite les nombres premiers. À la
réflexion, remarque, c’est plutôt libertin, mais libertin pervers. Mais, dis-moi, ça ne
te dérange pas, ce mariage ? J’ai toujours vaguement cru que vous finiriez
ensemble, tous les deux.
– Je ne sais pas, en fait, répondit Eva. Tout ça est un peu brutal, non ? Et j’ai
toujours pensé… je veux dire… » Qu’est-ce qu’elle voulait dire ? Qu’elle avait
secrètement présumé que Benedict serait toujours là, que l’idée qu’il soit bel et bien
amoureux d’une autre lui causait dans la poitrine une douleur d’une violence
imprévue ? Elle ne termina pas sa phrase. « Il va bien falloir que je m’y habitue, je
suppose. De toute manière, ça fait un moment que je n’ai plus pris de nouvelles.
Comment va la vie de ton côté ?
– Oh ! tu sais. Toujours à servir dans les bars en attendant de vendre des
tableaux. » Sylvie avait un ton morose.
« Ça viendra, tu verras. Mais il ne vaudrait pas mieux que tu bosses dans une
galerie d’art ou ailleurs d’ici là ? Tu pourrais prendre des contacts intéressants,
comme ça. Ou au moins être graphiste ou illustratrice, utiliser tes talents
artistiques ?
– J’ai essayé mais tout ce qu’on te propose, c’est des stages non rémunérés, donc
tu dois quand même payer ton loyer et ta bouffe tout en travaillant pour rien. Et
encore, même là, ils demandent de l’expérience. La quadrature du cercle : tu ne
peux pas avoir de l’expérience avant d’avoir de l’expérience. Entre parenthèses, je
suis allée à un entretien dans une galerie de Chelsea hier. Je me suis dit que je
pourrais suivre un stage dans la journée, puis aller directement bosser le soir dans
mon bar. Qui a besoin de dormir, après tout ? » Elle eut un rire peu convaincant.
« Mais je ne crois pas l’avoir décroché : ma mention assez bien en histoire de l’art
n’a pas eu l’air de les impressionner. Les enfoirés. C’est quand même dur à avaler.
Si encore ils devaient me payer, mais tordre le nez devant ton diplôme quand on te
fait bosser gratis…
– Attends un peu, dit Eva, apaisante. Quand tu seras une artiste célèbre tu pourras
retourner là-bas acheter la galerie et tous les virer. On verra s’ils feront les fiers à ce
moment-là. »
Elles continuèrent à bavarder quelques minutes, tentant chacune d’insuffler à la
conversation une bonhomie qu’elles ne ressentaient pas, avant de laisser tomber et
de se dire au revoir. Eva raccrocha et demeura assise à la table de la cuisine à
contempler le carton d’invitation. Alors ça y était. Elle était en train de perdre
Benedict, qui avait toujours été là pour elle. Il y avait eu ce moment, vers la fin de
leurs vacances à Corfou, où ils avaient bien failli s’embrasser. Comme les choses
seraient différentes aujourd’hui, si seulement l’un des deux avait franchi le pas. Elle
aurait peut-être dû, mais le timing aurait été foireux, vu qu’elle partait pour Londres
entamer sa nouvelle existence. Elle avait fini par renoncer à Lucien et se rapprocher
de Benedict, mais au fond elle n’avait pas eu réellement envie d’entretenir ses liens
d’avant. Elle avait voulu tourner la page et pouvoir se réinventer en toute liberté.
Mais ces deux dernières années elle avait commencé à se rendre compte que les
hommes n’étaient pas si nombreux à posséder les qualités de Benedict : sa beauté
chiffonnée, sa gentillesse, son humour délicat. Elle n’avait jamais rencontré
quelqu’un avec qui elle puisse parler aussi facilement. Il faisait partie de ces gens
qui comprenaient tout et avaient tout lu, si bien qu’on n’était jamais obligé de
s’interrompre pour mieux s’expliquer.
N’empêche, qu’est-ce que c’était que cette histoire d’Honorable Benedict ? Il
s’était bien gardé de s’en vanter pendant toutes ces années. D’ailleurs, qu’est-ce que
ça voulait dire ? Que Hugo était un lord ou quelque chose de ce genre ? Elle en
apprendrait plus le jour du mariage ; à l’évidence, Lydia et sa famille d’arrivistes ne
laisseraient pas Benedict cultiver la discrétion. Tu es une peste, se gronda-t-elle. Tu
ne sais absolument rien d’eux. Du dépit, voilà ce que c’est, et tu n’as pas le droit. Si
Benedict a trouvé quelqu’un qu’il aime, tu devrais être heureuse pour lui. Il ne va
quand même pas rester ton filet de sécurité toute sa vie.
Mais Eva ne se sentait pas heureuse. Elle se sentait sonnée et barbouillée.
« Alors, c’est vrai, pas d’enterrement de vie de garçon ? » demanda Eva tandis
que Benedict et elle cheminaient dans les hautes herbes de Hampstead Heath dix
jours après l’arrivée du carton.
Il sourit. « Mais si. C’est ça, mon enterrement de vie de garçon. Il n’y a rien que
j’aimerais plus faire. Et puis, pas question de laisser les mecs de Physique des
plasmas organiser quelque chose. C’est bien marrant, tout ça, jusqu’au moment où
tu te réveilles dans l’Utah avec une scoute morte dans ton lit.
– Oh ! allez, fit Eva en lui donnant un léger coup d’épaule. Une balade à
Hampstead Heath, ce n’est pas un enterrement de vie de garçon. Laisse-moi au
moins inviter Sylvie et Lucien, qu’on aille boire un verre. Va savoir quand tu auras
l’occasion de nous revoir, une fois que Lydia t’aura passé la corde au cou.
– Euh, tu ne crois pas si bien dire. J’ai une autre nouvelle à t’annoncer. Après le
mariage, nous partons nous installer en Suisse. »
Eva cessa de marcher et le dévisagea : l’expression joyeuse qu’elle s’évertuait à
afficher s’assombrit un peu. Non seulement il se mariait, mais il émigrait. Elle ne
pouvait pas le perdre plus complètement.
« Alors tu as décroché le poste au CERN ? Félicitations, dit-elle d’un ton morne.
Tu le mérites. Et Lydia t’accompagne ? Ça ne la dérange pas de mettre sa carrière à
elle en suspens ?
– Elle a décidé de prendre une année de césure. Elle finit son PhD elle aussi, et
même pour quelqu’un des Solides c’est assez exaltant de pouvoir faire un séjour au
CERN. Pour l’instant, les théoriciens ne savent plus quelle direction prendre, et les
résultats du Grand Collisionneur de Hadrons aideront à les orienter. Ce sera peut-
être complètement inattendu, mais quoi qu’on découvre, les physiciens auront du
pain sur la planche pendant un bout de temps. »
Ils longeaient les étangs de Highgate, l’eau miroitant sous le soleil d’automne, et
à travers la haie ils aperçurent un vieux gaillard de peut-être soixante-dix ans qui
plongeait dans le bassin des hommes.
« Quel cinglé, commenta Eva pour éviter d’avoir à renchérir sur la chance de
Lydia de pouvoir aller au CERN. Je veux bien qu’il fasse chaud pour un mois de
septembre, mais tu t’imagines plonger là ? »
Benedict s’esclaffa. « Je m’imagine d’autant mieux que je l’ai déjà fait. Mon père
nous emmenait quand on était petits. La maison où j’ai grandi est juste de l’autre
côté du parc, même si mes parents passent plus de temps à la campagne
aujourd’hui. Les purs et durs se baignent là à longueur d’année, tu sais.
– Hugo vous emmenait ? Je croyais que le bassin des hommes était un lieu de
drague homosexuel ? Excuse-moi, tes parents sont super, mais j’imagine assez ton
père en train de fulminer contre toutes ces tantouzes. La vache, tu te souviens
comme il croyait qu’être végétarienne voulait dire que je faisais partie d’une espèce
de secte ? » Eva rit.
« Assez bizarrement, il ne semble pas trop gêné par ce genre de choses. Je sais
qu’il est un peu réac, mais tu ne dois pas oublier qu’il était à Eton à l’époque
glorieuse du fagging, alors une pointe d’homosexualité ne risque pas de le choquer.
Bien sûr, il trouverait très malséant d’en parler pour de bon. Elle ne l’admettrait
jamais, mais ma mère serait sans doute plus scandalisée. Elle s’est enquise de ce
qu’elle appelle mon mode de vie à plusieurs reprises ces dernières années, alors je
pense que la venue de Lydia l’a pas mal soulagée. Elle cherchait sûrement à me
faire comprendre par là qu’elle m’aimerait et me soutiendrait même si j’étais de
l’autre bord, mais on aurait cru qu’elle allait tourner de l’œil. J’ai essayé de lui
expliquer je ne sais combien de fois que j’étais juste nul avec les filles. » Il laissa
échapper un petit rire qu’Eva trouva triste. « Dieu sait qu’elle a mis du temps, après
ces vacances à Corfou, pour ne plus me demander de tes nouvelles d’un ton plein
d’espoir. »
Elle lui donna un coup de coude dans les côtes. « Dire que tu m’avais juré qu’ils
n’en tireraient aucune conclusion si tu amenais une amie…
– C’est que je voulais que tu viennes, et tu ne serais jamais venue si je t’avais dit
que ma famille me tannait depuis des lustres pour te rencontrer et qu’ils allaient
fondre sur toi comme une bande de rapaces… »
Le souvenir de cet été-là semblait très lointain à Eva, comme s’il relevait d’une
période plus innocente, d’un temps où le monde pesait moins lourd sur ses épaules.
Ils continuèrent leur promenade, quittant le sentier goudronné pour marcher dans
l’herbe spongieuse. Ils approchèrent bientôt du sommet de la colline.
« On s’assoit une minute ? fit Eva. J’adore la vue d’ici. »
Ils s’installèrent sur l’herbe et contemplèrent par-delà les étangs le vieux manoir
Witanhurst et le clocher de l’église Saint-Michael. Il n’était que quatre heures de
l’après-midi mais déjà, dans le ciel, une traînée de violet annonçait le crépuscule,
vous rappelant discrètement qu’une semaine de douceur en septembre ne signifiait
pas que l’automne pouvait être indéfiniment conjuré.
« J’imagine qu’on n’aura plus beaucoup l’occasion de faire ça, dit Eva en
s’allongeant et en s’appuyant sur ses coudes. Traînasser rien que tous les deux, je
veux dire, sans rien faire de spécial, juste se balader en bavardant. C’est sans doute
ce qui se passe quand on grandit. Les gens s’éloignent, chacun de leur côté. Parfois
quand je vois mon boulot, mon appart, ma voiture, je n’en reviens pas que certains
m’aient prise pour une adulte et m’aient laissée avoir tout ça. Et pourtant on y est,
pas vrai ? Nous sommes des grandes personnes aujourd’hui. »
Benedict se plaça face à elle. « Oui, je suppose que oui. Je ne devrais pas
l’avouer, mais il y a des jours où je suis pétrifié. Toute ma vie d’adulte, j’ai été
étudiant, et voilà que je vais attaquer un nouveau job dans un nouveau pays avec
une nouvelle femme. »
Eva soupira. « C’est décidément la fin d’une époque, pas vrai ? À moins que
cette époque ait déjà pris fin sans qu’on s’en soit rendu compte. Tu vas me
manquer, Benedict. D’une façon bizarre, je crois que tu me manques déjà même si
tu es juste là à côté de moi. »
Ils se sentirent soudain très proches l’un de l’autre sans qu’aucun des deux ait
bougé.
Tu vas vraiment recommencer ? se demandait Benedict. La laisser s’en aller ? Tu
as passé des années à regretter de ne pas l’avoir embrassée… tu veux que ça dure le
restant de tes jours ? Merde, mais Lydia, tu épouses Lydia, et tu l’aimes, et elle
est… elle est…
Et alors même qu’il se faisait ces réflexions, sa bouche s’abaissait lentement vers
celle d’Eva, qui, elle, s’élevait, et une fois que leurs lèvres se toucheraient, il serait
fou, il serait impossible de ne pas l’embrasser… Il n’était quand même pas censé
rester assis là sans rien faire, son visage tout contre celui d’Eva, il n’était pas de
marbre, et voilà qu’il l’embrassait et c’était…
« Merde ! hurla-t-il en reculant d’un bond, repoussant Eva si brutalement qu’elle
faillit aller valdinguer dans l’herbe.
– Quoi ?
– Ça ! On ne peut pas faire ça ! Qu’est-ce qu’on fabrique ? On ne peut pas faire
ça.
– Bon sang, je croyais que tu t’étais fait piquer par une abeille ! Très bien.
Écoute, calme-toi, on va s’asseoir sur ce banc et discuter. »
Mais Benedict s’était levé et faisait les cent pas, les mains contre les tempes.
« Benedict, ce n’est pas une si grande catastrophe. Le moment est mal choisi,
mais c’est arrivé. Et on voulait tous les deux que ça arrive.
– Ce n’est pas aussi simple. »
Eva respira à fond. « Non, je sais qu’il y a Lydia. Et le mariage. Benedict, je sais
que c’est le pire moment pour que je te dise ça, mais est-ce que tu tiens vraiment à
aller jusqu’au bout ? Je n’ai pas le droit de t’avouer ça, mais depuis que je sais que
tu vas l’épouser, je me sens, disons, perdue. Je croyais que tu serais là à jamais,
mais maintenant je te perds et je n’arrive plus à dormir parce que je me demande,
enfin merde, qu’est-ce qu’on fout ? Est-ce qu’on devrait pas être ensemble ? Et je
sais que c’est impossible, qu’il y a Lydia et le mariage et le CERN, mais… »
Benedict cessa d’aller et venir et fit volte-face. « Tu fais chier, Eva, tu fais chier,
cria-t-il, faisant naître chez elle des larmes effarouchées. Pourquoi me faire ça
maintenant ? Tu aurais pu le faire n’importe quand ces sept dernières années et
j’aurais été l’homme le plus heureux du monde, mais maintenant ? »
Elle tendit le bras pour lui prendre la main. « Benedict, je sais qu’il ne pourrait
pas y avoir de pire moment, mais, bon Dieu, est-ce qu’on veut regretter le restant de
notre vie d’être passés à côté ? »
Il retira sa main. « En fait, il pourrait y avoir un pire moment, ou du moins, ce
moment est pire que tu ne peux l’imaginer. Lydia est enceinte, Eva, elle est
enceinte. On va avoir un bébé. Et je l’aime, et j’aime ce bébé et peu importe le
nombre d’années que j’ai passées à fantasmer sur toi, ça n’a jamais été réel. Tu étais
toujours occupée à faire quelque chose d’autre, à chercher quelque chose d’autre, et
tu seras toujours comme ça. Mais ça, Lydia, le bébé, c’est réel. Tu n’as jamais été
qu’un fantasme pour moi, et maintenant il est temps de grandir. »
Eva sentit un gouffre s’ouvrir dans sa poitrine. « Bon sang, Benedict, je ne savais
pas. Je te jure que si j’avais su qu’elle était enceinte… Pourquoi ne pas me l’avoir
dit ?
– On ne l’a dit à personne, ni à nos familles, ni à personne. L’échographie des
douze semaines a lieu jeudi. D’habitude, ça ne s’annonce qu’après. » Il se frotta les
yeux : les traits de son visage semblaient soudain tout chiffonnés. « Écoute, je ne
peux pas faire ça. Il faut que j’y aille.
– Tu n’es pas obligé. » Eva pleurait à présent. « S’il te plaît, ne t’en va pas, nous
pouvons discuter. Je suis vraiment désolée. Je ne vais pas te compliquer les choses.
Je ne suis même pas obligée de venir au mariage.
– De quoi ça aurait l’air si tu te désistais ? Si tu as jamais été une amie, tu
viendras et tu seras heureuse pour moi, pour nous. Et pour l’amour du ciel ne
raconte ça à personne, pas même à Sylvie, oublie ça, c’est tout. » Le ton de sa voix
baissait peu à peu, sa colère supplantée par une calme résolution. « Tu sais que je
tiens à toi, Eva, mais il faut que ce soit uniquement comme à une amie désormais.
Les choses ont changé et c’est la seule solution. »
Il se pencha pour lui baiser le front, puis se retourna et s’en alla. Eva le regarda
partir, stupéfaite et honteuse, son cœur battant douloureusement dans sa cage
thoracique. Elle s’assit sur un banc voisin. Benedict rapetissait à mesure qu’il
s’éloignait d’elle. Longtemps après qu’il eut disparu au bas de la colline elle
demeura assise là toute seule, laissant l’atmosphère s’obscurcir autour d’elle, ses
mains devenir froides et son esprit s’engourdir.
11
Cotswolds, octobre 2001
Le jour du mariage, Eva prit sa voiture pour se rendre dans le village, Sylvie sur
le siège passager et Lucien et sa compagne à l’arrière. Chas, comme elle avait dit
s’appeler en grimpant dans la voiture, était une gogo-danseuse levée lors d’une des
soirées-club de plus en plus courues de Lucien.
« Comme dans “Chas and Dave”, avait plaisanté Eva. Le duo pop-rock des
années 70 ? Celui qui a popularisé le “rockney” ? » avait-elle précisé, au désespoir.
Mais sa remarque était tombée à plat et Chas l’avait fixée d’un œil vide avant de se
décaler sur la banquette pour laisser Lucien se glisser à côté d’elle, la mine
concupiscente.
Lucien et Chas avaient une relation extrêmement intime. Eva le savait parce
qu’ils avaient passé les deux heures du trajet à être extrêmement intimes sur la
banquette arrière, au point qu’elle avait été forcée de modifier l’inclinaison du rétro
et de monter le son de la radio pour réprimer son envie croissante de donner un
coup de volant et de foncer dans un arbre.
Des chambres les attendaient dans l’hôtel-spa campagnard où se tenait la
réception, et tandis qu’ils approchaient du manoir georgien au bout de l’allée de
gravier, ses murs de grès brillant d’une lueur dorée sous le soleil, Lucien avait émis
un petit sifflement. « On peut dire qu’ils font les choses en grand. Pas mal pour un
mariage précipité. »
Eva devait reconnaître qu’il avait raison. Bercée toute sa jeunesse par les sermons
de Keith sur l’oppression masculine et la nature patriarcale du mariage, elle n’avait
jamais été du genre à rêver de ce jour-là, mais si elle y avait un tant soit peu pensé,
c’était dans ce type d’endroit qu’elle aurait voulu que l’événement ait lieu.
Elle fut soulagée d’arriver à destination pour pouvoir s’échapper de l’auto et aller
se changer dans la chambre qu’elle devait maintenant partager avec Sylvie. Elle
avait réservé deux chambres pour leur séjour, repoussant les faibles
marmonnements de son amie qui prétendait vouloir la rembourser. Consciente que
Sylvie n’aurait pas eu les moyens de venir si elle avait dû payer l’hôtel, Eva s’était
chargée des réservations pour éviter tout embarras. Mais ce qu’elle n’avait pas
prévu, c’était que Lucien amènerait une greluche, et qu’elle se retrouverait à
partager une chambre double avec Sylvie et à casquer près de deux cents livres pour
que monsieur s’envoie en l’air. Cette pensée la faisait écumer. Dans leurs tenues de
gala, ils se réunirent à nouveau dans le hall de l’hôtel, où Lucien, très dandy dans
son costume bleu ciel de créateur, était appuyé contre une énorme cheminée en bois
sculpté, à la fois totalement ridicule et absolument canon.
« On y va ? » dit-il, tendant à Eva le bras auquel Chas, en robe de lamé doré,
n’était pas suspendue.
La cérémonie se déroulait dans une vieille chapelle à un petit kilomètre de là : le
soleil s’infiltrait par les vitraux et des agenouilloirs élimés étaient accrochés aux
dossiers des bancs. Eva n’avait pas dormi de la nuit, la boule au ventre à l’idée
d’entendre Benedict prononcer ses vœux, mais assise à présent dans cette petite
église elle se sentait incroyablement détachée. Tout cela était tellement surréaliste et
éloigné du quotidien, Lydia avec sa bosse tout juste visible sous sa toge à la
romaine, ses traits rendus lumineux par la grossesse ou par le bonheur nuptial,
Benedict bafouillant au moment de dire oui mais au bout du compte l’air heureux et
un peu hébété… Était-ce le calme de la chapelle ou le constat irréfutable que
Benedict avait bel et bien épousé quelqu’un d’autre, Eva se sentait étrangement
sereine. Soulagée comme lorsqu’on ferme enfin une porte derrière soi.
Après le repas de noces, Harry, le frère de Benedict, qui était son témoin,
prononça un discours acrobatique sur le fait que le mariage avait certes été accéléré
par une arrivée imminente, mais que cette union aurait fini par survenir de toute
manière, puis la musique avait démarré, et Eva en avait profité pour aller se
rafraîchir dans les toilettes. Debout devant le lavabo, elle se lavait les mains et
inspectait dans la glace son visage fatigué, évaluant les dégâts cumulés d’une
semaine de quatre-vingts heures couronnée par quatre ou cinq verres de champagne.
Même à ses propres yeux, elle paraissait éreintée et triste. Elle adressa quelques
grimaces à son reflet, puis s’exerça à sourire. Plus que quelques heures à tenir avant
de pouvoir s’éclipser dans sa chambre. Dès lors le calvaire serait terminé et elle
pourrait retrouver sa vie, une vie qui, somme toute, serait à peu près la même
qu’avant la réception de ce carton d’invitation.
Ce n’était pas l’impression qu’elle avait, pourtant. Elle avait l’impression de voir
s’étirer devant elle un long hiver solitaire, pour ne pas dire une longue vie solitaire à
regretter d’avoir été trop bête pour se rendre compte à temps du trésor qu’elle
détenait. Ça aussi, ça passerait, se répéta-t-elle. Elle ne serait pas toujours ivre,
épuisée et à fleur de peau. Des jours nouveaux défileraient, des hommes nouveaux
se succéderaient. C’était comme ça : on mettait un pied devant l’autre. S’armant de
courage, elle s’apprêtait à retourner dans l’arène quand une porte de cabine s’ouvrit
derrière elle et que Lydia surgit en titubant.
« Ah, tiens, salut ! » s’écria Eva avec une jovialité forcée. Puis, ne trouvant rien à
dire : « Félicitations. Qu’est-ce que ça fait d’être Mme Waverley ?
– L’Honorable Mme Benedict Waverley, je te prie, rectifia Lydia, gagnant le
lavabo à côté du sien et prélevant de l’eau dans le creux de sa main pour se rincer la
bouche. À cet instant précis, ça me donne tout bonnement mal au cœur. »
Eva tenta de plaisanter. « Eh oui, Benedict produit cet effet-là sur les femmes…
– Ha, ha ! fit Lydia sans rire réellement. Non… Nausées matinales. Sauf que c’est
le plus gros mensonge de la création, vu qu’elles ne se limitent pas au matin. Elles
se poursuivent l’après-midi, et elles durent jusqu’à ce que les nausées nocturnes les
remplacent.
– Oh ! désolée. On ne le penserait jamais à te voir. Tu rayonnais littéralement
aujourd’hui à l’église.
– La transpiration, sans doute. » Lydia s’essuya le front et les aisselles avec une
serviette en papier. « Un autre truc qu’on vous cache à propos de la grossesse… les
litres qu’on transpire. Et puis, si je brillais, c’est parce que j’avais vomi cinq
minutes avant la cérémonie.
– Oh ! ma pauvre. En tout cas, la chapelle était magnifique », ajouta Eva, se
raccrochant aux branches.
Lydia s’anima. « Oui, n’est-ce pas ? Il n’aurait tenu qu’à moi, on serait partis
faire ça à Las Vegas, mais finalement je suis très contente qu’on l’ait fait de cette
façon. Au départ, je n’étais pas très chaude pour un mariage religieux, mais tu sais
comment est Benedict pour ces choses-là. »
Dans la salle de bal Marina faisait campagne comme une pro, traînant derrière
elle un Hugo visiblement récalcitrant. La longue robe feuille morte à col bénitier
qu’elle avait choisie pour la circonstance drapait ses épaules de manière très
glamour. Eva trouvait cette tenue un peu trop tendance pour la mère du marié, bien
que parfaitement accordée à la saison, et magnifiquement tempérée par un chignon
désordonné de cheveux blond-gris.
« Eva, ma chère, quel plaisir de vous revoir, s’écria-t-elle quand elle la repéra.
Benedict nous dit que vous êtes une étoile montante de la City. C’est merveilleux
qu’une femme donne du fil à retordre à la partie adverse.
– Euh, “étoile montante” est peut-être un peu excessif, répondit Eva en souriant,
réellement enchantée de revoir le couple. Mais oui, le boulot marche plutôt bien.
C’est fabuleux que Benedict aille travailler au CERN.
– N’est-ce pas ? Nous sommes extrêmement fiers de lui, et bien sûr c’est
formidable de le voir si heureux avec Lydia. Ça a été assez fulgurant, évidemment,
mais comme souvent les grandes histoires d’amour, non ? »
Eva rêvait-elle ou cette remarque était-elle un peu sarcastique ?
« On a cru que ce serait peut-être vous, en fait, à un moment », lâcha Hugo avec
un petit rire.
Eva fit tous ses efforts pour ne pas paraître mortifiée, mais Marina, administrant
un coup de coude à son mari, le tirait déjà par la manche, se retournant pour tapoter
le bras d’Eva en lui disant qu’elles bavarderaient plus longuement tout à l’heure et,
oh ! n’était-ce pas Martin Wentworth-Oxley par là-bas ?
Sur la piste, Lucien et Chas écrasaient leurs bassins l’un contre l’autre sur un
medley de classiques des années 80. Eva chercha Sylvie des yeux mais, ne la
voyant nulle part, elle sortit sur la terrasse et alla à l’autre bout, loin du vacarme
assourdi de la musique et des lumières de la salle de bal. Elle prit une cigarette dans
son sac à main et l’alluma, recrachant la fumée dans l’obscurité en jets divinement
apaisants. Eva n’avait quasiment pas fumé ces deux dernières années mais,
pressentant qu’elle aurait peut-être besoin d’une cigarette avant la fin de la journée,
elle avait acheté un paquet de Marlboro Light et un briquet bon marché quand ils
s’étaient arrêtés pour prendre de l’essence sur l’autoroute. Voilà qu’elle savourait à
nouveau l’âpreté sirupeuse du tabac au fond de sa gorge et le délicieux vertige qui
s’ensuivait.
« Une petite place pour moi ? »
La voix la fit sursauter et elle pivota si brusquement que l’extrémité rougeoyante
de sa cigarette faillit heurter l’individu en habit derrière elle.
« Benedict ! Bon sang, tu m’as fait peur, à t’approcher dans mon dos comme une
espèce de pingouin ninja. Je me croyais seule. Qu’est-ce que tu fais ici ?
– Je prends un peu l’air. Je n’étais pas sûr de pouvoir supporter “Agadoo” juste
après “Love Shack”. » Tendant le bras, il ôta délicatement la cigarette des doigts
d’Eva et en tira une longue bouffée.
« Tu n’auras bientôt plus le droit.
– Je sais. Terminé, quand le bébé sera là. Même maintenant, précisa-t-il, Lydia
me tuerait, si elle m’y prenait. » Il exhala par le nez : deux tourbillons de fumée
jaillirent de ses narines.
« Elle était ravissante aujourd’hui, lui dit Eva, essayant de mettre un peu de
sincérité et de bonne volonté dans sa voix. Vous étiez superbes tous les deux. Je suis
vraiment heureuse pour toi. Je ne sais pas si je devrais parler de ça le jour de ton
mariage, mais, Benedict, je voulais te dire que si les choses ont été un peu difficiles
entre nous, j’ai retrouvé mes esprits. Tu t’en vas bientôt et je veux à tout prix qu’on
se quitte en bons termes.
– Merci. » Il lui donna un petit coup d’épaule. « Merci d’avoir dit ça, et d’être
venue aujourd’hui. Je suis vraiment heureux et je suis content que tu sois heureuse
pour moi. »
Eva haussa les épaules. « Comment ne pas l’être ? Je n’ai compris qu’aujourd’hui
combien tu devais être proche de Lydia. Elle a fait allusion à l’importance que ça
avait pour toi de te marier à l’église. Dire que je ne savais même pas que tu étais
croyant, Benedict. Après toutes ces années. » Elle tâcha de garder un ton léger et
d’éviter qu’un accent de reproche n’affleure dans sa remarque.
« Enfin bon, il n’y a pas de quoi en faire un plat, déclara-t-il lentement. C’est
juste quelque chose avec quoi j’ai grandi, en fait. De toute façon, je n’en aurais
jamais parlé du temps de la fac parce que vous n’auriez pas arrêté de me charrier,
surtout Lucien, qui, à propos, semble être venu accompagné d’une strip-teaseuse
extrêmement ivre. La dernière fois que je l’ai aperçue, elle faisait pratiquement un
lap-dance sur les genoux de mon père aux anges, pendant que ma mère mettait toute
son énergie à avoir l’air en grande conversation avec ma grand-tante Gwendoline.
– Ah ! Du Chas tout craché. Elle est gogo-danseuse, paraît-il. Remercie le ciel de
ne pas avoir à les ramener demain. Si je dois supporter encore deux heures de frotti-
frotta sur ma banquette arrière, je me verrai peut-être obligée d’incendier les
sièges. »
Quarante minutes plus tard, Eva avait cessé depuis longtemps de se tracasser
pour sa tenue : c’était devenu le cadet de ses soucis.
Vingt-quatre ! Vingt-trois ! Vingt-deux ! On continue ! » beuglait Julian, qui avait
commencé à cinquante le décompte des abdos.
« Je… je ne peux pas, fit-elle à bout de souffle, laissant échapper le ballon de
gym qui s’en alla rouler plus loin sur le sol.
– Si, vous pouvez ! Allez, on y est presque ! Vous pouvez y arriver !
– Non, vous ne comprenez pas. » Eva s’écroula sur le tapis. « Je ne peux pas
physiquement. J’ordonne à mon corps de continuer mais il organise une rébellion.
– On continue ! cria Julian. L’esprit est plus fort que la matière !
– Non, bordel, c’est faux, se rebiffa-t-elle. Enfin, bon sang, j’ai un diplôme de
physique et je vous assure que ma matière est totalement imperméable à mon esprit.
Vous pouvez me hurler dessus tant que vous voulez, ça ne changera rien au fait que
je n’y arrive pas, bordel.
– Ah ! » Julian se tut, l’air déconfit, et la colère d’Eva se dissipa, remplacée par la
folle envie d’ébouriffer ses cheveux châtain clair. « C’est trop dur ? Je vous en
demande trop ? J’essayais seulement de vous motiver… Faut dire que rares sont
mes clientes qui n’arrivent pas à en faire un peu plus. Peut-être une retraitée par-ci
par-là, et encore. »
Son culot la fit rire. « Écoutez, ce n’est pas vous, c’est moi. J’ai passé ces cinq
dernières années à bosser dans une salle des marchés dans les mêmes conditions
qu’un poulet de batterie et mes muscles se sont atrophiés. Et je n’étais déjà pas
Linda Hamilton dans Terminator 2. Je pense que j’ai eu tort de m’embarquer là-
dedans.
– S’il vous plaît, n’abandonnez pas, supplia-t-il. On va y aller plus doucement. À
votre rythme, je vous promets. La première séance est toujours la plus dure. Je suis
obligé de vous pousser pour établir vos limites et, maintenant que je les connais, je
peux vous lâcher un peu. On va décompresser avec quelques étirements assistés et
quelques massages, et vous verrez que tout ça n’est pas qu’une torture. »
Elle en était à un stade où elle aurait accepté de se ronger les membres si cela
avait signifié arrêter le supplice. Elle se laissa donc docilement guider jusqu’à une
alcôve au fond de la salle où était étalé un tapis de sol. Là, il lui enfonça les coudes
dans les fesses « pour débloquer les nerfs coincés », puis s’allongea pratiquement
sur elle pour lui étirer les ischio-jambiers. Si ces manipulations n’étaient pas toutes
désagréables, elle était bien trop tendue pour y prendre plaisir. Être par terre à
transpirer copieusement sous l’homme le plus canon dont elle se soit jamais
approchée à moins de dix mètres s’avérait beaucoup moins sexy qu’elle ne l’aurait
cru. La pendule marqua enfin six heures et Julian la libéra pour la laisser gagner les
douches clopin-clopant. Sa journée devait être terminée, car il la suivit dans
l’escalier, lui parlant du triathlon auquel il allait bientôt participer. Elle s’apprêtait à
filer vers les vestiaires des dames quand il lui posa une main sur le bras : « Vous ne
reviendrez pas, c’est ça ?
– Euh, non. Sans doute que non. Je suis peut-être faite pour des activités plus
cérébrales. La vie de l’esprit, tout ça. »
Julian parut mortifié. « C’est ma faute. Mon boulot, c’est de faire que les gens
adorent la salle de sport et au lieu de ça je vous ai dégoûtée à vie. Vous devez me
prendre pour un fichu sadique.
– Non, je vous assure, tout va bien, bégaya Eva, gênée.
– Laissez-moi au moins vous inviter à boire un verre, pour me faire pardonner.
Vous êtes ma dernière cliente de la journée. Vous êtes libre après la douche ?
– Vous voulez dire un verre d’alcool ? Je croyais que vous autres, accros du
fitness, vous ne touchiez pas à ça ?
– Eh bien, pas très souvent, c’est vrai, avoua-t-il. Mais je peux faire une
exception. Alors, vous voulez bien ? Super ! Je vous retrouve devant dans dix
minutes, OK ? » Et il s’éloigna d’un pas bondissant sans attendre sa réponse.
13
Hampstead, septembre 2004
« Bon, ça ne s’est pas si mal passé, j’ai trouvé, commenta Eva, l’air penaud,
devant le restaurant, alors qu’elle disait au revoir à Benedict après le déjeuner le
plus interminable de sa vie.
– Ah ! tu trouves ? Enfin, tu as seulement réussi à offenser mortellement Lydia et
à apprendre à Josh son premier gros mot, gros mot qui, si je connais un peu mon
fils, va devenir son expression favorite. Si tu voulais vraiment être sûre que je ne
rappliquerais plus avec ma famille pour déjeuner, tu aurais dû y aller franco et
montrer à Will comment enfoncer une fourchette dans une prise électrique. » Il
sourit, sans manquer de jeter un regard nerveux par-dessus son épaule. Sortant du
restaurant, Lydia poussait Josh dans la rue pour les rejoindre. « Tu retournes au
métro ?
– Non, je crois que je vais faire quelques courses dans le quartier. À la prochaine,
alors ! » Avant que Lydia ait eu le temps d’arriver, Eva s’éloigna d’un air affairé
avec un geste enjoué de la main et tourna aussitôt au coin suivant. Elle se retrouva
dans une ruelle, où, se frappant doucement le front à répétition contre le mur d’un
immeuble, elle s’attarda assez longtemps pour être certaine que la voie était libre.
14
Docklands, mars 2005
Eva posa son sac dans l’entrée, puis ferma délicatement la porte derrière elle pour
ne pas réveiller Julian. Elle ne se sentait pas aussi mal qu’elle aurait pu, un peu
vaseuse peut-être, mais elle aurait été en droit de se sentir plus mal. Elle avait réussi
à dormir dans l’avion et dans le taxi depuis l’aéroport, ce qui l’avait ravigotée, et
puis, évidemment, il y avait la part d’euphorie due au succès de son voyage. Onze
réunions clients dans six pays en huit jours, cela frôlait les limites de l’endurance
humaine, mais le marathon était terminé et elle était pratiquement certaine d’avoir
établi un solide réseau commercial pour l’année, avec, à la clé, une prime
substantielle. Bénéfique sur le plan professionnel, ce bonus contribuerait aussi à
l’apaiser quant au prix exorbitant que lui avait coûté cet appartement.
Cet appartement, sa nouvelle maison, était un penthouse dans une tour des
Docklands qui offrait une vue impressionnante sur les immeubles de l’est de
Londres et au-delà. Big Paul et Sylvie avaient déclaré l’un et l’autre qu’elle était
folle de dépenser une fortune pareille pour acheter du neuf dans les Docklands,
mais elle considérait cet appartement comme un refuge, un placement qui lui
permettait de supporter la tyrannie de son métier. Bien sûr, comme elle avait besoin
de ce métier pour rembourser l’emprunt immobilier, c’était un cercle vicieux, mais
bon. La plupart des hommes à son niveau de responsabilité avaient des épouses qui
faisaient leur lessive, remplissaient leur frigo et achetaient les cadeaux
d’anniversaire de leurs mères, de sorte qu’ils étaient libres de se concentrer sur le
boulot et de gagner des fortunes. Eva n’avait pas d’épouse, mais elle avait
l’appartement, et entretenait avec lui des rapports bien plus sensuels que la moitié
de ces hommes avec leurs conjointes. Elle caressa de ses doigts le plan de travail en
Corian, enfouit ses pieds déchaussés dans les longs poils du tapis de haute laine,
puis sortit sur la terrasse et contempla la ville, ses immeubles délicatement brouillés
par les ultimes vestiges de la brume nocturne.
L’appartement (elle avait adopté le terme américain et n’utilisait plus le mot
« flat », qui évoquait pour elle des logements sociaux) était conçu expressément
pour des gens comme elle, qui avaient peu de temps et beaucoup d’argent. On
pouvait commander à dîner en room service, et les plats étaient présentés dans de la
vaisselle en porcelaine qu’on n’avait même pas à laver. Il y avait un service de
blanchisserie et elle avait donné une clé au concierge, si bien que son linge sale
disparaissait comme par magie puis réapparaissait un jour plus tard accroché dans
sa penderie, parfaitement repassé. La conciergerie n’allait pas tout à fait jusqu’à se
charger d’acheter à sa mère un cadeau d’anniversaire, mais après tout, elle n’avait
pas de mère, et c’était à peine si son père connaissait sa propre date d’anniversaire.
De toute façon, quand l’occasion l’exigeait, il y avait plein de boutiques haut de
gamme dans le centre commercial, disposées à emballer des babioles
impersonnelles dans de magnifiques paquets rehaussés de luxueux rubans,
boutiques qu’elle pouvait rejoindre par un tunnel depuis son immeuble sans même
avoir à mettre le nez dehors.
Eva jeta un coup d’œil à la pendule : six heures du matin. Elle ferait mieux
d’essayer de dormir un peu avant d’aller au bureau. Elle vérifia son téléphone et
grogna en voyant qu’elle avait quatre messages, deux appels du boulot et deux
messages de Sylvie, qui avait l’air déprimée. Eva fut saisie de remords. Entre les
exigences de son métier et son petit ami, elle n’avait pas eu beaucoup de temps à lui
consacrer, et chaque fois que Sylvie et elle arrivaient enfin à se voir la disparité de
leurs parcours érigeait entre elles une barrière tacite. Si la trajectoire professionnelle
d’Eva avait été proprement fulgurante, celle de Sylvie restait obstinément poussive.
Au cours des cinq dernières années, ses tentatives de plus en plus désespérées pour
gagner sa vie l’avaient vue travailler comme croupière dans un casino, cobaye pour
des médicaments et presque strip-teaseuse. Eva avait réussi de justesse à la
dissuader en insistant pour acheter plusieurs de ses tableaux à des prix
outrageusement gonflés, sous prétexte qu’ils constituaient un judicieux
investissement dans une grande artiste.
Eva n’était pas totalement hypocrite ; elle avait toujours cru au talent de Sylvie,
mais elle ne croyait plus que le talent était systématiquement reconnu et
récompensé. La première fois qu’elle était allée dans la chambre de Sylvie à la fac,
une quinzaine de jours après son arrivée à Bristol, elle avait été bluffée par les toiles
et les cartons à dessin empilés contre les murs. Le pur dévouement obsessionnel de
Sylvie à son art l’avait stupéfaite et poussée à se demander si l’équivalent n’était
pas absent de son propre caractère. La pièce était dominée par une grande toile sur
un chevalet dans l’angle, l’étude détaillée d’un visage dont, à l’époque, elle ignorait
que c’était celui de Lucien. Eva avait été encore plus éblouie par un minutieux
dessin au crayon montrant un serpent enroulé autour de la branche d’un arbre :
chaque écaille ressortait avec une netteté étonnante et la texture de l’écorce était si
finement rendue qu’on avait du mal à croire que la page n’avait pas de relief. Pour
Sylvie, ce dessin n’était que de l’esbroufe, un simple exercice technique, mais Eva
n’en revenait pas de la capacité de son amie à s’asseoir devant une feuille de papier
vierge et à créer quelque chose d’aussi vivant avec un crayon pour seul accessoire.
Aujourd’hui ces deux tableaux ainsi que plusieurs autres Sylvie Marchant
originaux ornaient les murs d’Eva, qui aimait faire valoir devant les visiteurs le
talent de son amie, une artiste pleine d’avenir. D’accord, elle n’était pas certaine
qu’avoir un portrait de Lucien sur son mur était totalement sain sur le plan
psychologique, mais elle avait la conviction sincère qu’il s’agissait d’une des
meilleures œuvres de Sylvie et, dans ses accès de nostalgie, ce tableau servait à lui
rappeler qu’être trop confiante équivalait souvent à se couvrir de ridicule.
Pourtant, en ces temps de requins au vinaigre et de draps de lit souillés, les huiles
de Sylvie avaient peu de supporters. Eva avait toujours adoré le travail de son amie,
mais elle n’était pas vraiment experte. Même Sylvie l’avait trouvée « étroite
d’esprit » et « trop littérale » quand Eva avait ri de l’entendre qualifier
d’autoportrait une peinture représentant une maison dans la tempête.
Il y avait eu quelques lueurs d’espoir au fil des années, en particulier cette expo
dans une galerie de Hoxton, à deux pas du White Cube. Eva était persuadée qu’elle
aurait des suites grandioses. En fait, le vernissage s’était transformé en une soirée
mélancolique où Sylvie et elle avaient liquidé tout le vin bon marché qui restait
après le départ des quelques rares curieux ayant pointé le bout de leur nez.
Bien sûr, après la frénésie sexuelle initiale, il était obligatoire qu’une relation se
calme un peu, songeait-elle en s’extirpant deux heures plus tard de son lit
maintenant déserté. Cela ne voulait pas dire que Julian n’était pas fait pour elle. Il y
avait encore ces jours où il se présentait à sa porte vêtu de ce vieux T-shirt gris, ses
cheveux ébouriffés tout humides après la douche, avec entre les dents une fleur
qu’il avait cueillie en chemin, et elle se disait : pourquoi ne pas accepter qu’il
emménage chez moi ? Elle n’était pas toujours sûre de l’aimer, pas vraiment, mais
c’était quoi, l’amour, après tout ? La passion intense et presque obsessionnelle
qu’elle avait jadis éprouvée pour Lucien ? Cela ne pouvait pas être le fondement
d’une relation adulte équilibrée. Ou bien cette douloureuse sensation de perte qui
l’accablait depuis que Benedict s’était marié, et qui s’atténuait, certes, mais ne
disparaissait jamais tout à fait ? Pour ce que ça lui avait rapporté. Et puis, ce n’était
pas comme si les prétendants intéressants se bousculaient…
Non, les relations étaient un compromis et les gens qui étaient prêts à faire ce
compromis étaient ceux qui ne mouraient pas seuls dans leur coin, dévorés par leur
chat. Benedict, par exemple, s’était presque à coup sûr accommodé d’un
compromis : elle doutait qu’il ait été amoureux de Lydia au départ mais il l’avait
mise enceinte, l’avait épousée, et était aujourd’hui, à en juger par ses mails
sporadiques, au comble du bonheur. Pourrait-elle être heureuse avec Julian ?
Elle aurait aimé pouvoir en discuter avec Benedict, lui demander s’il était
réellement heureux et ce que, d’après lui, elle devait faire. Mais ils ne s’étaient pas
beaucoup parlé ces derniers temps. Les choses avaient été délicates depuis ce
déjeuner désastreux avec Lydia et les enfants ; il était paraît-il venu à Londres
plusieurs fois, mais avec Lydia, et ni l’un ni l’autre n’avaient envie de renouveler
l’expérience. Elle espérait qu’il viendrait seul bientôt, histoire qu’ils puissent se voir
pour rire ensemble de cet horrible déjeuner et se réconcilier comme il convient.
Arranger la situation était difficile à faire par mail, et chaque fois qu’elle téléphonait
il était clair à son ton légèrement guindé que Lydia se trouvait dans les parages.
Enfin, au moins elle pouvait discuter avec Sylvie. Eva décrocha le téléphone et
composa le numéro de son amie.
« Bonjour, vous êtes bien chez Sylvie Marchant. Laissez-moi un message. »
« Sylvie, c’est moi, Eva. Désolée, je rentre tout juste de mon voyage et j’ai eu tes
messages. Et si on se retrouvait ce soir, pas trop loin de mon bureau, si ça te va.
Disons sept heures et demie au Smollensky’s ? »
15
Docklands, mars 2005
Eva était en retard, comme d’habitude. À l’aide d’un bâtonnet à cocktail cassé,
Sylvie grattait sur un de ses ongles un reste de vernis bleu écaillé. Elle termina son
deuxième verre de vin hors de prix, puis en commanda un autre. Elle se demandait
parfois pourquoi elle s’entêtait. Elle aurait mieux fait de rendre à Eva la monnaie de
sa pièce, arrêter de lui téléphoner jusqu’à ce que cette lâcheuse comprenne enfin
qu’elle devait se montrer un peu plus prévenante et cultiver un peu plus assidûment
leur amitié. Mais si elle faisait ça, songea Sylvie avec amertume, il s’écoulerait sans
doute au minimum un an avant qu’Eva s’aperçoive même de son silence. Elle avait
de plus en plus l’impression de jouer les utilités dans la vie de son amie, sinon
d’être une gêneuse à caser dans son planning. Il fallait toujours se plier aux
conditions d’Eva : Ça ne te fait rien de venir dans mon coin ? Tu veux bien qu’on se
retrouve dans ce créneau de dix minutes entre mon boulot d’une importance
extrême et ma partie de jambes en l’air avec mon mec d’une beauté à tomber ? Bon,
c’est vrai, Sylvie était de nouveau au chômage et avait un peu plus de souplesse, et,
d’accord, Eva réglerait sûrement l’addition, mais était-ce trop demander que sa
meilleure amie réfléchisse un peu à ce qu’elle ressentait, elle ?
Seigneur, on dirait une adolescente, se sermonna-t-elle. Personne ne me
comprend… Mais il n’était pas très surprenant qu’elle raisonne comme une
adolescente, vu qu’elle vivait pratiquement comme telle, malgré ses vingt-neuf ans
depuis quelques mois. La vie de Sylvie n’avait pas grand-chose d’une vie d’adulte.
Pas de mari, pas d’enfants, pas de carrière, pas d’emprunt immobilier. Il y a dix ans,
cette absence d’entraves serait passée pour une force, le signe qu’elle n’avait pas
voulu se conformer aux usages, alors pourquoi commençait-elle à avoir la sensation
de s’être trompée de route à un moment donné ? Ces réflexions poussèrent Sylvie à
avaler encore une grande gorgée de vin. Elle se demandait si elle allait commander
un autre verre, quand Eva franchit enfin les portes vitrées.
« Pas trop tôt, lança-t-elle alors qu’Eva rejoignait sa table. Seulement cinquante
minutes de retard.
– Désolée, j’ai été coincée en réunion. Merci d’avoir attendu.
– Je n’avais pas vraiment le choix, si ? Vu que ça m’a pris une heure et que ça
m’a coûté six livres de venir en métro.
– OK, j’ai compris. Je suis en retard. Je suis désolée. » Eva jeta sa veste sur le
dossier de la chaise à côté d’elle et s’assit. « Comment ça va ?
– Eh bien, je viens de me faire virer d’un job consistant à racler les chewing-
gums sur des pupitres d’écoliers, et j’envisage de vendre un de mes reins pour payer
mon loyer. Mais à part ça tout baigne.
– C’est à ce point-là ? Tu me dis, si tu as besoin que je te dépanne encore ce
mois-ci.
– Non. Je fais l’expérience de la vie. Ça nourrira mon art et ça me donnera des
choses à raconter en interview quand je serai célèbre. J’aurai toute une réserve
d’anecdotes sur les piles de junkies inconscients que j’étais obligée d’escalader pour
atteindre la porte d’entrée du squat dans lequel je vais finir par atterrir. »
En réalité, Sylvie ne croyait plus depuis longtemps que l’adversité était le terreau
sur lequel le talent prospérait. Ce qui, vu de loin, avait l’air d’une misère assez chic
s’était révélé terriblement pesant à vivre au jour le jour ; or depuis ses vingt ans elle
avait surtout connu cette zone grise entre la pauvreté et le niveau de sécurité
financière nécessaire pour être moins angoissée et s’épanouir un peu. Avoir ne
serait-ce qu’un domicile fixe l’aurait bien soulagée. Elle en rêvait depuis son
enfance et aujourd’hui, pleinement adulte, elle n’arrêtait pas de passer d’une coloc
douteuse à une autre. Il était devenu impossible de s’offrir un logement décent à
Londres et les emplois rémunérés se faisaient de plus en plus rares. Pour le moindre
boulot autre que vendeuse dans un magasin, elle se trouvait en concurrence avec la
foule d’individus qui avaient pris la bonne voie dès le départ, des gens bien plus
jeunes qu’elle et pourvus de tout l’optimisme et de toute la confiance dont la vie
l’avait déjà dépouillée. Sylvie était incapable de rivaliser.
Était-ce Londres, ou était-ce seulement elle ? Elle regarda les autres clients dans
le bar, des hommes et des femmes de moins de trente ans portant costumes ou
tailleurs, se saluant par des baisers et des rires sonores, et donnant toutes les
apparences de la réussite. Tout le monde ne partageait pas ses problèmes. Prenez
Eva. Elle était retombée sur ses pieds côté boulot et avait dépensé une somme
littéralement obscène pour un horrible appartement sans âme qui ressemblait à une
chambre d’hôtel. Sylvie tressaillait chaque fois qu’elle voyait ses tableaux aux murs
de l’appart en question, mais au moins Eva avait une maison, de l’argent, un travail.
Regardez-la, qui levait une main désinvolte pour attirer l’attention d’un serveur en
tablier…
« Pourrais-je avoir… ? » Eva jeta un coup d’œil à Sylvie.
« Une bouteille de votre Pinot Grigio.
– … et une Badoit pour moi, s’il vous plaît ? »
Comme les temps avaient changé, songea Sylvie. Si on lui avait dit à la fac
qu’Eva serait là en tailleur impeccable à faire signe à des serveurs pour réclamer
une eau minérale en précisant la marque avec une assurance accomplie, elle aurait
rigolé. Sylvie avait toujours été le point de mire, et c’était elle qui s’évertuait jadis à
convaincre Eva de mettre de temps en temps ses Doc Martens au placard. Qu’Eva
ait changé à ce point et elle non signifiait-il qu’Eva était inauthentique, qu’elle était
un imposteur, ou bien simplement que Sylvie était restée à la traîne, qu’elle était
une ratée qui n’avait pas réussi à aller de l’avant et à se forger une vie d’adulte un
tant soit peu cohérente ? Certes, il y avait son travail artistique, mais au fond, à quoi
bon si personne ne voulait acheter ses œuvres ? On ne pouvait pas se targuer
éternellement d’être un talent méconnu, se persuader que le monde entier avait tort
et qu’on avait raison contre tous.
« Il y a quelque chose dont je voulais te parler », dit alors Eva, interrompant le
monologue intérieur de son amie.
Le serveur revint avec la bouteille de vin et deux verres, mais Eva plaça une main
au-dessus du sien.
Sylvie se renfrogna. « Tu ne bois pas ? Pourquoi m’avoir laissée commander une
bouteille ?
– J’ai pensé que tu en viendrais à bout. Je reste à l’eau ce soir. Je suis un peu
fatiguée par le décalage horaire et j’ai du travail demain matin. »
Encore un indice de la place qu’elle occupait dans les priorités d’Eva. Celle-ci ne
prenait même pas la peine de boire un verre avec elle. Elle daignait lui accorder une
heure ou deux, mais à condition d’en ressortir comme si la rencontre n’avait jamais
eu lieu, sans la plus petite gueule de bois susceptible d’affecter son précieux boulot
le lendemain. Ça battait tous les records, même pour une executive woman aussi
consciencieuse qu’Eva. À moins que…
« Oh ! Seigneur. Tu n’es quand même pas enceinte, dis ? Tu es enceinte, regarde-
toi ! C’est de ça que tu voulais me parler ? »
Eva regarda son amie droit dans les yeux d’un air impassible. « Oui, Sylvie, je
suis enceinte. D’un môme du nom d’Obésité.
– Merde, excuse-moi. Je ne voulais pas dire que tu étais grosse. Ce serait logique,
c’est tout. Tu as à me parler de quelque chose et tu ne bois pas d’alcool. Et il faut
bien reconnaître que tu as pris quelques kilos ces derniers temps.
– J’ai pris quelques kilos parce que je travaille quatorze heures par jour et que la
seule façon de tenir, c’est de me nourrir n’importe comment et de me bourrer de
sucreries. Je n’ai pas besoin que tu me rappelles que je suis en surpoids, j’ai assez
de Julian pour me laisser entendre que je devrais faire plus de sport.
– Justement, tu devrais profiter du fait d’avoir un coach comme petit ami.
– J’en profite, mais pas de cette façon-là. » Eva tenta vaguement de prendre une
mine concupiscente, avant de renoncer et de soupirer. « Enfin quoi, c’est vrai, il est
très sexy, et on s’amuse bien ensemble, mais il insiste pour que je le laisse
emménager officiellement et je ne peux pas continuer à repousser. C’est là-dessus
que je voulais ton avis, en fait. Enfin quoi, ce serait logique. Il est vraiment adorable
et, dans la pratique, il vit déjà chez moi. C’est juste que je me demande parfois s’il
ne manque pas une étincelle. Et… je suppose qu’il y a une partie de moi qui attend
toujours Benedict.
– Benedict ? » Le sourcil de Sylvie s’éleva d’un ou deux crans. « Eva, il est
marié. À Lydia. Je croyais que tu avais réglé la question avant le mariage ? Tu lui
avais bien demandé de tenter le coup avant qu’il l’épouse et il l’avait choisie elle ?
Je sais que tu avais été bouleversée à l’époque, mais je te croyais remise depuis
longtemps.
– C’est vrai. Je l’étais. Mais voilà… je suppose qu’au fond de moi je me suis
toujours dit que Lydia et lui ça ne durerait pas et que, quand ils se sépareraient, nous
aurions une chance d’être ensemble.
– C’est loin d’être gagné, tu ne crois pas ? Je veux dire, ça fait quoi, quatre ans ?
Et ils ont des gosses.
– Je sais. Tout ça, ce n’était pas vraiment conscient, ça restait latent, le fait que je
n’aie jamais rencontré personne dont je puisse être aussi proche, et le fait que je
trouvais normal qu’il soit là parce que j’étais jeune et stupide. Or maintenant il faut
que je décide si je m’engage avec Julian ; j’en ai envie mais ça veut dire renoncer,
renoncer pour de bon à l’idée que Benedict et moi on puisse un jour être ensemble.
Ça a un côté tellement définitif.
– Hé, du calme. Il veut seulement habiter avec toi, il me semble.
– Euh, oui, pour l’instant. Enfin bon, si ce n’était que ça, je pourrais assumer,
mais ça ne s’arrête jamais là, si ? Ensuite viennent le mariage et les gosses. Soit ça,
soit on se quitte, ce qui est bien plus dur si on vit ensemble, or je ne suis pas sûre de
vouloir ni l’un ni l’autre.
– Tu dois vraiment t’en faire pour ça maintenant ? Pourquoi ne pas essayer de
vivre avec lui et de voir ce qui se passe ?
– Mais ça ne rime à rien de se voiler la face. Ces choix-là ont des conséquences.
– Bon sang, je ne sais pas. Il n’y a pas moyen de savoir, si ? Il faut juste que tu
décides si tu as envie d’essayer, puis voir comment ça tourne.
– Ouais, bon, j’aimerais y avoir bien réfléchi avant de “voir comment ça
tourne”. » Eva pouffa. « Laisse tomber, je sais que ce n’est pas ton truc.
– Comment ça, pas mon truc ? » Sylvie n’avait pas ri, mais Eva ne sembla pas
remarquer la tension dans sa voix.
« Voyons, ce n’est pas vraiment ta tasse de thé, ces trucs-là, si ? La cohabitation,
l’engagement, tout ça. Par contre, pour décider de coucher avec le barman, je
saurais à qui demander. »
Sylvie sentit le vin se répandre dans son ventre comme un flot d’acide. « Putain,
depuis quand tu es devenue si suffisante ? »
Les yeux d’Eva s’écarquillèrent. « Tu plaisantes ? C’était juste une vanne.
– J’ai l’air de plaisanter ? En fait, je vais peut-être me planter cette fourchette
dans la figure si je dois continuer à écouter une minute de plus tes problèmes
ridicules. “Oh non, mon mec super sexy veut venir s’installer dans mon appart à un
million de livres, mais il est trop gentil avec moi, ça me fait peur.”
– Enfin, bon Dieu, qu’est-ce qui te prend ? Je dis seulement que les aventures
sont plus ta spécialité que les relations sérieuses. Tu l’as avoué toi-même des
milliers de fois, mais tout à coup je ne pourrais pas le dire ? Tout à coup tu es
jalouse de ma relation avec mon mec ?
– Jalouse ? Je ne suis pas jalouse. » Sylvie reposa violemment son verre et du vin
se renversa sur la table ; il imprégna sa manche sans qu’elle s’en aperçoive. « C’est
exactement ce que je veux dire quand je parle de suffisance. Tu es suffisante et
narcissique. Maintenant que tout roule pour toi, je suis devenue ta B.A. et tu jubiles
de ne plus être la copine godiche que je me trimballe.
– Putain, mais qu’est-ce que t’as ? » Eva la dévisageait, bouche bée. « “La copine
godiche que tu te trimballes ?” C’est comme ça que tu me vois ? Et aujourd’hui tu
trouves que je me la joue, c’est ça ?
– Avoue que tu n’étais pas franchement une meneuse quand on s’est
rencontrées… Je t’ai présentée à des gens, je t’ai emmenée à des fêtes. À l’époque,
ton idée de la bringue, c’était discuter de la relativité en buvant un panaché bien
blanc. Mais c’était toujours mieux que la carriériste obsédée par l’argent que tu es
devenue. » Elle parlait d’une voix forte et hargneuse, et le couple à la table derrière
elles se tut et se retourna pour les dévisager.
Eva cligna des yeux. « Est-ce qu’on est même encore amies, Sylvie ? Je sais que
tu n’es pas contente de ta vie, mais je n’y suis pour rien et il n’y a pas de raison que
tu m’en veuilles de réussir la mienne. J’ai trimé pour avoir ce que j’ai pendant que
toi tu jouais les bohèmes. Je ne crois pas que tu aies mesuré à quel point c’était dur
pour moi et combien j’étais seule. Tu as toujours eu Lucien, et tu pouvais te taper à
peu près tous les hommes que tu voulais.
« Alors oui, d’accord, j’étais la copine godiche que personne ne regardait, et ça
ne m’étonne pas que tu ne sois pas ravie que les choses aient changé mais c’est
comme ça, il va falloir t’y habituer. J’ai essayé de te soutenir, j’ai vraiment essayé.
Je raque pour tout et je passe à peu près autant de temps avec toi qu’avec mon
propre mec, et tu te plains quand même sans arrêt. » Eva se tut, attendant que Sylvie
réagisse, mais celle-ci regardait avec insistance par la vitre. « Ce que je ne
comprends pas, c’est que si tu détestes tout ce que d’après toi je représente, le
monde des affaires, les biens matériels, la société de consommation, alors pourquoi
est-ce que tu continues à me voir ? Et si tu es si mécontente de ta propre vie,
pourquoi tu ne t’attelles pas à la changer plutôt que de rester là à en vouloir à la
terre entière ? » Eva se leva, prit deux billets de vingt livres dans son porte-monnaie
puis les jeta sur la table. « Je suis sûre que tu n’auras aucun mal à finir cette
bouteille toute seule. Figure-toi que j’ai une vie bien réelle à aller retrouver. »
*
En marchant vers chez elle, Eva fut un peu étonnée de constater qu’elle pleurait.
De l’indignation autant que de la peine, conclut-elle. Ce qu’avait dit Sylvie était
horriblement injuste. Eva n’avait jamais voulu que le meilleur pour Sylvie, mais il
était impossible d’aider quelqu’un qui refusait d’affronter la réalité.
Son amie avait raison sur un point, pourtant : Eva était folle de ne pas savourer ce
qu’il y avait de bien dans sa vie. Dans un monde où même sa plus vieille amie
pouvait se montrer si fielleuse avec elle, avoir au moins une personne sur qui elle
pouvait compter était capital. Qu’est-ce qu’elle attendait ? Pourquoi hésitait-elle à
laisser son mec aussi splendide que dévoué s’installer avec elle ? Certes, il n’y
aurait pas de coup de tonnerre, mais ce qui existait entre Julian et elle était plutôt
pas mal. Sylvie pouvait dire sur elle autant d’horreurs qu’elle voulait, elle, au
moins, ne serait pas seule en rentrant ce soir.
En l’occurrence, Sylvie n’était pas rentrée ce soir-là. Comme Eva l’avait suggéré,
elle était restée finir la bouteille, et une fois la bouteille finie, elle s’était assise au
comptoir pour draguer le barman, qui lui servait un verre gratuit chaque fois que le
patron avait l’œil ailleurs. Après son service, il l’avait ramenée chez lui dans son
appartement de Canning Town et, le lendemain matin au réveil, elle avait dû glisser
sa main entre ses jambes pour avoir la confirmation visqueuse que, oui, ils avaient
fait l’amour, et que, non, il n’avait pas mis de préservatif. Elle avait réussi à
s’habiller et à s’esquiver sans le réveiller, ne s’arrêtant que pour vomir le plus
discrètement possible dans l’évier de la cuisine en gagnant la sortie.
16
Londres et Languedoc, juin 2005
Après Phil le barman il y avait eu Asif, puis Clive, et ensuite Piotr. Il y avait eu ce
gars gentil qui avait mis des semaines à piger et à cesser de lui téléphoner, et celui
pas si gentil qui avait prétendu : « Oups, désolé, erreur de trou. » Il y avait eu le
gars qui répétait, haletant : « Appelle-moi papa, appelle-moi papa », et à qui elle
avait dû expliquer que, si elle ne rechignait pas à l’appeler tout ce qu’il voulait, il
n’était pas question d’une désignation qui sous-entende qu’ils avaient des liens de
parenté plus étroits que, disons, des cousins extrêmement éloignés ayant largement
dépassé la majorité.
Un schéma n’avait pas tardé à émerger. Un cycle d’environ une semaine durant
lequel Sylvie sortait avec tous ceux qui étaient d’accord, buvait beaucoup trop et
rentrait avec quiconque tenait encore debout à la fin de la soirée, avant de sombrer
dans une sorte de dépression psychotique où elle n’avait même pas le courage de
répondre au téléphone. Au bout de quatre ou cinq jours son moral s’améliorait un
peu, et elle réfléchissait à tous les changements qu’elle devait opérer dans sa vie,
bien résolue à les exécuter. Le vendredi ou le samedi, elle se sentait en état de
célébrer son nouveau départ en sifflant deux ou trois verres. Le verre numéro trois
une fois terminé, qu’était-elle censée faire, rentrer chez elle à neuf heures du soir
pour rester seule dans sa chambre à cuver ? Il lui fallait trouver une troisième voie,
un moyen terme entre l’excès tous azimuts et l’austérité. C’est pourquoi un
quatrième verre s’imposait, mais peut-être pas un cinquième, sauf que, passé le
quatrième, elle sentait ressurgir en elle sa vieille témérité, et que, par-dessus le
marché, ce n’était pas elle qui payait la tournée…
Ce manège continua, semaine après semaine et mois après mois, jusqu’à ce
dimanche matin de bonne heure où, regagnant sa coloc à Hackney et se postant dans
la salle de bains devant le lavabo couleur avocat parsemé de taches, elle examina
dans la glace son teint jaunâtre et ses poches sous les yeux et se trouva soudain
remplie d’un tel dégoût d’elle-même que l’envie de se cogner le front contre son
reflet se révéla irrépressible. Non seulement le premier impact ne fut pas
douloureux mais il n’arriva pas à briser le miroir : elle n’était même pas fichue de
réussir ça. Saisie d’une rage grandissante, elle recommença et recommença encore,
de plus en plus fort, jusqu’à ce que la glace se casse enfin, laissant sur son front une
constellation d’entailles qui lui saignaient sur le visage et dans les yeux. Ensuite elle
se mit au lit, où elle resta toute la journée.
Le lendemain matin les draps étaient froids et trempés d’urine et son front lui
faisait vraiment mal. Lorsqu’elle y appliqua ses doigts avec précaution elle sentit
quelque chose de dur sous la peau. Sylvie attendit que ses colocataires aient quitté
l’appartement pour se lever et aller inspecter les dégâts, mais elle ne réussit pas à
voir grand-chose car seuls demeuraient collés au mur quelques débris de miroir.
Revêtant son sweat-shirt à capuche le plus ample et chaussant des lunettes de soleil,
elle se rendit à pied aux urgences du Homerton Hospital, où un jeune médecin à
l’air fatigué lui retira les éclats de verre à l’aide d’une pince à épiler et lui fit
quelques points de suture.
« Vous me racontez comment c’est arrivé ?
– J’ai glissé. Dans la salle de bains. Sol mouillé. Tête la première dans la glace.
– Ça n’explique pas que vous ayez tant tardé à venir. Je peux vous certifier une
chose : ce type n’en vaut pas la peine. Si vous ne voulez pas déposer plainte, je
peux vous adresser aux services de soutien ou vous donner le numéro d’un refuge.
– Je vous assure, ce n’est pas un type qui m’a fait ça. »
Le médecin haussa les épaules. « Eh bien, l’aide est là si vous la voulez : tout ce
qu’on peut faire c’est la proposer. J’espère ne pas vous revoir, en tout cas. » Il
coupa le bout du dernier fil de suture. « Attendez ici, une infirmière va venir avec
des antibiotiques et votre formulaire de sortie. »
Sylvie resta assise à regarder le rideau du box se rabattre délicatement derrière lui
puis s’immobiliser. Comment se faisait-il qu’on ne voyait jamais cette teinte de vert
ailleurs qu’à l’hôpital ? se demanda-t-elle. Était-elle si profondément associée aux
hôpitaux que personne ne voulait plus l’utiliser ? Et puis, surtout, qu’était-il advenu
de sa vie ?
Rentrée chez elle, elle téléphona en France à son grand-père et quand il décrocha
elle s’aperçut qu’elle n’arrivait pas à parler, seulement à pleurer. Alors elle s’assit
par terre dans l’entrée en pleurant jusqu’à ce qu’il comprenne qui c’était et ils
passèrent une demi-heure comme ça, elle sanglotant et son grand-père débitant en
français des platitudes qu’elle se rappelait plus ou moins de son enfance mais ne
comprenait plus vraiment. À la fin de la conversation, quand elle arriva de nouveau
à parler, ils conclurent qu’elle devait plier bagage et renoncer à sa colocation pour
venir passer l’été dans le Languedoc. Là, ils pourraient décider ensemble de ce qu’il
fallait faire.
*
Après ce coup de fil, Sylvie se demanda pourquoi elle ne l’avait pas passé plus
tôt. Elle cherchait à tout prix une issue et en même temps il lui semblait exclu de
perdre la face en réclamant de l’aide. Durant les mois qui s’étaient écoulés depuis
leur dispute, elle n’avait eu aucune nouvelle d’Eva. Elle n’avait pas eu envie
d’expliquer sa ribambelle d’amants à son frère et même si elle avait vaguement
espéré que Benedict appellerait il ne l’avait pas fait depuis des lustres. De toute
façon, ses problèmes actuels n’étaient pas de ceux qu’il comprendrait. À la fac la
situation était différente ; ils se voyaient tous presque quotidiennement, si bien qu’il
y avait toujours quelqu’un pour remarquer si vous aviez des ennuis, et comme ils
menaient le même genre de vie leurs désaccords ne semblaient pas tirer à
conséquence. Cette période avait été la plus heureuse de son existence, elle s’en
rendait compte à présent : un foyer stable, un réseau d’amis, un avenir plein
d’espérances et de promesses. Aujourd’hui ces espérances et ces promesses
s’étaient effondrées les unes après les autres, et elle était seule et à la dérive dans
une ville qui lui paraissait chaque jour plus hostile. Elle aurait dû reconnaître plus
tôt qu’il était temps de prendre le large. Elle pouvait sentir l’oppression quitter sa
poitrine alors même qu’elle faisait ses valises et allait chez Lucien lui annoncer
qu’elle partait.
Elle ne l’avait pas vu depuis des semaines : elle n’aimait pas sortir dans les bars
avec lui car il avait tendance à faire fuir tous les hommes qui essayaient de parler à
sa sœur et, de toute façon, il était accaparé par ses soirées-club du week-end. Il lui
ouvrit en caleçon, bâillant de sommeil bien qu’il soit trois heures de l’après-midi.
« Allez, entre. Bon sang, sœurette, qu’est-ce que tu t’es fait à la figure ? Tu as une
sale gueule. »
Sylvie se fraya un chemin jusqu’au canapé parmi les cadavres de bouteilles de
bière, les cendriers pleins à ras bord et les boîtiers de CD couverts de résidus
poudreux.
« Un accident. Je t’assure. Sans plaisanter, c’était vraiment un accident, répéta-t-
elle quand il la regarda, les yeux plissés. J’étais soûle, j’ai trébuché et je suis
tombée la tête la première contre une glace. Tu peux parler, tu n’as pas l’air en
grande forme non plus.
– Ouais, bon, grosse teuf hier soir. C’est mon boulot, je te rappelle. » Il s’assit
dans un fauteuil, frottant ses yeux injectés de sang.
« Comment tu vas ? Vraiment, je veux dire, demanda-t-elle.
– Bien. Qu’est-ce qui se passe ? C’est toujours un plaisir de te voir, mais je me
sens un peu nase et tu n’es pas venue depuis des lustres.
– Je sais. Je ne me sentais pas en grande forme ces derniers temps. En fait, je suis
à ramasser à la petite cuillère. Je vais aller passer l’été chez Papi et Mamie, essayer
de me remettre un peu d’aplomb. »
Il leva les yeux, surpris. « Qu’est-ce qui t’arrive ? Pourquoi tu ne m’en as pas
parlé ? Je t’aurais aidée. Je sais que les problèmes de boulot te sapent le moral, mais
je me doutais pas que les choses allaient mal au point que tu veuilles t’exiler dans la
cambrousse française avec deux croulants.
– Je suis désolée. Je n’ai parlé à personne en réalité, je n’ai fait que me noyer
dans l’alcool. Pas joli joli, et j’ai besoin d’un break, j’ai besoin de m’en aller. Je
rentrerai après l’été. Ou peut-être que non. J’ai besoin d’un projet, Lucien, d’un vrai
projet à long terme. » À ce moment-là, elle remarqua un petit filet de sang qui
coulait doucement de sa narine vers sa lèvre supérieure. « Tu saignes du nez.
Tiens. » Elle prit dans sa poche un mouchoir en papier ; il s’essuya avec avant de le
jeter par terre.
« Ça paraît radical. Mais faut ce qu’il faut, sœurette. Tu sais où me trouver. Tu
pourras toujours venir habiter ici quand tu reviendras. »
Elle le dévisagea avec insistance. « Écoute, Lucien, pourquoi ne pas
m’accompagner ? Tu tires sur la corde depuis un bout de temps et tu n’as pas l’air
en grande forme.
– Je me porte comme un charme, merci. » Il semblait irrité. « Je me suis acheté
hier une nouvelle voiture, pour tout te dire, une BM… Tout va très bien pour moi.
De toute façon, c’est le dernier endroit où j’irais si je voulais me mettre au vert. Tu
te souviens de la raclée que m’avait flanquée ce vieux salopard quand j’avais cassé
une vitre de sa serre chérie quand on était petits ? »
Sylvie soupira. « Oui, et il n’aurait pas dû, mais c’était il y a longtemps. Avec le
recul, mes souvenirs d’enfance les plus heureux sont ceux des étés passés avec eux.
Ce qui est bizarre, parce que, tu te souviens, on n’arrêtait pas de râler et de dire
qu’on s’ennuyait comme des rats ?
– Ouais. Parce qu’on s’ennuyait bel et bien comme des rats. Et si ces souvenirs-là
sont les plus heureux que tu aies, ça veut juste dire que se barber valait quand même
mieux qu’être malheureux.
– Eh bien, je suis malheureuse aujourd’hui, et j’imagine que je suis prête à
troquer ça contre une bonne dose d’ennui. Je sais qu’ils n’étaient pas parfaits, mais
il n’y a pas tant de gens en ce monde qui sont là pour te donner un coup de main
quand tu es au fond du trou. On ne choisit pas sa famille, on fait simplement avec
celle qu’on a.
– Ah ! çà, je ne te le fais pas dire, sœurette. » Sautant sur le canapé à côté d’elle
pour l’attraper par le cou, Lucien frotta ses phalanges contre le crâne de Sylvie
jusqu’à ce qu’elle crie et se dégage en riant. Ils demeurèrent chacun à un bout du
canapé tandis que leurs rires s’éteignaient et que le silence s’installait.
« Tu as raison, dit soudain Lucien. C’est vrai, il faut que je me ressaisisse un peu.
Que je ralentisse la coke.
– Alors pourquoi ne pas m’accompagner ? Je suis sérieuse.
– Écoute, Sylvie, je sais qu’on n’a pas beaucoup de famille, mais je ne vois pas
les choses comme toi. Il fut un temps où leur aide m’aurait été utile, mais
aujourd’hui il est trop tard. S’ils voulaient m’aider ils auraient pu le faire n’importe
quand pendant les quinze premières années de ma vie. De toute manière, je n’ai
plus besoin d’eux. Tout roule.
– Du moment que tu es sûr que tout va vraiment bien.
– J’ai toujours été là pour toi, non ? Vas-y, fais ce que tu as à faire et je serai
encore là quand tu reviendras. »
Il la fit lever du canapé et la serra dans ses bras avant de la pousser vers la porte.
J’ai fait une terrible erreur, se disait Sylvie mille fois par jour. Il faisait trop
chaud, il y avait trop d’insectes, et le soleil, trop fort, lui brûlait la peau, les yeux,
l’âme. Papi et Mamie étaient doux avec elle mais vigilants. Le premier soir elle
avait sifflé deux bouteilles de vin, après quoi il n’y avait plus eu de vin dans la
maison, et elle avait beau se réveiller chaque matin les idées claires, à l’approche du
soir elle se sentait nerveuse et en manque, et devait sortir faire de longues
promenades pour réprimer son envie de hurler dans l’obscurité silencieuse. Ils se
trouvaient à des kilomètres de la ville la plus proche, et comme Papi et Mamie
n’allaient faire les courses là-bas qu’une fois par semaine, impossible de mettre la
main sur le moindre breuvage alcoolisé. Elle se demandait comment ils ne perdaient
pas la boule sans rien à boire, sans visiteurs et sans même une télé. Elle-même
oscillait entre l’agitation et la langueur, faisant les cent pas et s’étendant mollement
sur le canapé. Elle allait rester quelques semaines puis elle repartirait, ne cessait-elle
de se répéter.
Puis, durant la troisième semaine, à la fin de laquelle il serait possible, selon elle,
de s’en aller sans paraître trop mal élevée ni trop ingrate, quelque chose commença
à changer. La vie commença à devenir plus facile, presque imperceptiblement
d’abord, puis distinctement et notablement à mesure que ses périodes d’apaisement
se faisaient de plus en plus longues. Les journées présentaient un rythme
irrésistible. Chaque matin, elle se réveillait de bonne heure et descendait dans la
vallée avant que le soleil soit complètement levé. Là où ce qui l’entourait lui avait
semblé d’un calme et d’un silence oppressants au début, elle se surprenait
désormais à capter des sons et des mouvements plus subtils, des feuilles caressées
par la brise, des papillons qui voletaient, des gazouillements d’oiseaux. Certains
jours Papi venait avec elle, et il avait beau la ralentir et vite se fatiguer au point de
les obliger à rebrousser chemin bien plus tôt qu’elle ne l’aurait fait sans lui, elle
appréciait sa compagnie. Il ne manquait pas de lui nommer certains animaux qu’ils
apercevaient, le pacha à deux queues, le lézard ocellé et, cadeau extraordinaire un
matin, un circaète Jean-le-Blanc au-dessus de leurs têtes.
Pendant la journée elle aidait au laborieux ménage toujours effectué avec très peu
d’électrodomestique, passant le balai et lavant les vêtements à la main. Lorsqu’elle
ne s’employait pas à ces travaux-là, elle dévorait les livres de poche en tout genre
que Mamie lui avait pris en ville à la librairie d’occasion. Elle lut indifféremment la
totalité de ces ouvrages, de P.G. Wodehouse à Jilly Cooper, et, quand elle n’eut plus
de lectures en anglais à se mettre sous la dent, elle finit par attaquer un exemplaire
fatigué de L’Été d’Albert Camus avec son français rouillé. Dans le dernier texte du
volume, intitulé « Retour à Tipasa », Camus retournait dans l’Alger de son enfance
pour flâner parmi les ruines romaines et réfléchir à sa vie. Un passage en particulier
titillait Sylvie, et elle s’installa avec un stylo pour le traduire comme il convenait :
« […] je redécouvrais à Tipasa qu’il fallait garder intactes en soi une fraîcheur,
une source de joie, aimer le jour qui échappe à l’injustice, et retourner au combat
avec cette lumière conquise. Je retrouvais ici l’ancienne beauté, un ciel jeune, et je
mesurais ma chance, comprenant enfin que dans les pires années de notre folie le
souvenir de ce ciel ne m’avait jamais quitté 1. »
En fin d’après-midi quand le soleil tapait moins, elle aidait Papi dans le potager
et apprenait à cultiver les légumes, puis elle dînait et allait se coucher peu après la
tombée de la nuit. Elle était stupéfaite de la facilité avec laquelle lui revenait le
souvenir de ses étés d’enfance : le parfum du talc à la lavande de sa grand-mère
dans la salle de bains, la façon dont la lumière s’infiltrait à travers les vitraux bleus
du porche… Le ciel ici ne l’avait jamais quittée.
À la fin du mois d’août, Sylvie se sentait étrangement à la fois plus âgée et plus
jeune qu’à son arrivée. Elle n’avait pas emporté de quoi dessiner, et regorgeait
d’une farouche énergie créatrice comme elle n’en avait pas connu depuis
longtemps. Mais elle éprouvait aussi une grande paix intérieure. Elle savait qu’elle
ne pouvait pas rester éternellement, mais il lui semblait avoir repris assez de forces
pour s’en aller et repartir à zéro.
Le matin de son départ, elle se leva de bonne heure et, encore en chemise de nuit,
sortit par la porte qui menait directement de sa chambre au jardin. Installée dans un
transat sous l’abricotier du fond, Mamie l’aperçut et lui fit signe de venir.
Cheminant pieds nus parmi les touffes d’herbe desséchées, Sylvie prit place par
terre à côté d’elle. Mamie tendit une main et lui toucha les cheveux.
« Tu as meilleure mine qu’à ton arrivée, Sylvie. C’est à peine si on voit encore
cette marque sur ton front. Est-ce que tu te sens mieux à présent ?
– Oui. Bien mieux. J’avais vraiment, vraiment besoin de quitter Londres. Merci
de m’avoir offert cet asile.
– Tu sais qu’à ton retour Londres n’aura pas changé, n’est-ce pas ? Si tu veux que
les choses soient différentes, il faudra que toi tu sois différente, parce que la ville,
les gens, eux n’auront pas changé. »
Sa grand-mère parlait avec douceur, et son murmure évoquait à Sylvie le friselis
des feuilles au-dessus de leurs têtes.
« Je le sais. Je sais que je vais devoir bosser dur pour ne pas retomber dans les
mêmes pièges, mais je me sens assez forte aujourd’hui. »
Rejetant la tête en arrière, Mamie contempla les branches et demeura silencieuse
plusieurs minutes, si bien que Sylvie sursauta quand elle reprit la parole. « Parfois
je me dis que nous aurions dû en faire davantage pour toi et ton frère. Virginie n’a
jamais été d’un tempérament heureux, et je ne crois pas qu’elle ait été une très
bonne mère pour vous. J’ignore pourquoi elle était si insatisfaite. Il y a des gens qui
naissent comme ça, j’imagine, et l’alcool à outrance n’est bon pour personne. Nous
avions peur qu’en lui donnant de l’argent ou en prenant le relais pour nous occuper
de vous, elle renonce à trouver son propre chemin dans le monde, alors nous avons
essayé de l’encourager à se montrer responsable. Je regrette que nous ne l’ayons pas
laissée vous envoyer ici, toi et Lucien, quand elle a quitté votre père. Mais nous
avons fait ce que nous pensions le mieux. Je veux que tu le saches. »
Sylvie regarda sa grand-mère, ébahie. Toutes deux n’avaient jamais eu de
conversation pareille et, en tout état de cause, Sylvie n’aurait jamais soupçonné que
la vieille dame puisse réfléchir à ces choses-là.
« Je sais. Merci. » Elle attrapa la main parcheminée toujours posée sur sa tête et
la pressa.
Puis, aussi soudainement qu’il était survenu, l’instant s’évanouit. Mamie étira les
bras et détourna le regard.
« Maintenant file faire tes bagages. Il ne faudrait pas que Papi poireaute pour
t’emmener à la gare. »
Note
1. Les deux extraits sont tirés de « Retour à Tipasa », in Noces, suivi de l’Été, Albert
Camus, Folio, Gallimard, 1959, pp. 162-163 et 164.
17
Londres, automne 2005
Il y avait encore un problème non négligeable à régler : Eva. Elle avait attendu de
voir combien de temps il faudrait à sa soi-disant amie pour la recontacter ; les jours
avaient défilé et, blessée et incrédule, elle en avait déduit qu’Eva était prête à mettre
une croix sur dix années d’amitié pour une stupide dispute. Où était Eva quand elle
avait touché le fond et s’était retrouvée seule aux urgences ? D’accord, elle n’était
pas au courant de ce qui était arrivé, mais quand même, une amie aurait dû
remarquer que Sylvie n’allait pas bien et courait à la catastrophe… La boule de
douleur dans le ventre de Sylvie dégénérait en colère et, chaque fois qu’elle
décrochait le téléphone, cette rage remontait pour décréter qu’elle n’avait pas
besoin d’une amie qui n’était pas là quand on avait besoin d’elle. Alors Sylvie
raccrochait sans composer le numéro.
Jusqu’au jour où elle s’aperçut que la chose était valable dans les deux sens : elle
non plus ne savait pas ce qu’Eva devenait. Et si Eva filait un mauvais coton elle
aussi ? Si elle avait eu besoin d’une amie, et que Sylvie n’était pas là pour elle ?
Elle s’était tellement accoutumée à ce monde nouveau dans lequel tout marchait
toujours à merveille pour Eva et de travers pour elle qu’elle avait fait une sorte de
blocage et refusé d’admettre que ce n’était pas une loi immuable de l’univers. Ce
jour-là elle ne raccrocha pas le combiné. Elle composa le numéro et attendit.
Il faisait nuit quand Eva rentra du bureau, comme ce serait le cas chaque jour
durant les nombreux mois à venir. Ce n’était pas tant le froid qui la démoralisait en
hiver que l’absence de lumière, songea-t-elle bougonne en repoussant la porte de
l’appartement. Quand elle arrivait au bureau il faisait noir, quand elle en repartait il
faisait noir, de sorte que toutes les journées se confondaient. Le salon était vide, et
elle se souvint que Julian avait dit ce matin qu’il avait des séances de coaching
prévues dans la soirée. Elle avait l’appartement pour elle. Étant donné que
beaucoup de clients réclamaient des créneaux après le boulot, Eva arrivait souvent
dans une maison vide et se félicitait de disposer d’une heure ou deux sans être
obligée de faire la causette au terme d’une journée harassante.
Ne s’arrêtant que pour attraper une pomme dans la cuisine, elle envoya valser ses
chaussures et s’écroula sur le canapé. À ce moment-là, son téléphone se mit à
sonner dans les profondeurs du sac qu’elle avait laissé dans le vestibule. Jurant dans
sa barbe, elle se précipita et vida le sac par terre afin de trouver le corps du délit.
Voir le nom de Sylvie s’afficher lui causa un tel choc qu’elle resta pétrifiée à
genoux sur le tapis. Cela faisait plus de six mois qu’elles s’étaient disputées, et
aucune des deux n’avait tenté de contacter l’autre. Eva l’avait envisagé à maintes
reprises, concluant chaque fois que si Sylvie ne pensait pas ce qu’elle avait dit elle
aurait téléphoné pour s’excuser, et que si elle le pensait Eva était décidément mieux
sans elle.
Devait-elle répondre ? Et si Sylvie avait composé le numéro d’Eva
accidentellement ? Mais si elle ne répondait pas, elle louperait peut-être l’occasion
de se rabibocher avec sa plus vieille amie, chose qu’elle désirait plus qu’elle ne
daignait se l’avouer.
« Allô, fit-elle d’un ton las dans l’appareil.
– C’est Sylvie. »
Elle n’avait donc pas appelé par erreur.
« Oui, j’ai vu. Ça fait un bout de temps, hein ? » La voix d’Eva tâchait
d’exprimer une cordialité prudente.
« Je sais. Dis, est-ce que tu veux qu’on se voie ? »
Le ton de Sylvie, de son côté, était neutre, et Eva ne comprenait toujours pas à
quoi rimait cette conversation. « Pourquoi pas ? Mais c’est un peu bizarre, non ?
Après tous les trucs que tu m’as balancés la dernière fois ?
– Écoute, je voulais te dire, j’étais ivre et je suis désolée. Je ne pensais pas ce que
j’ai dit.
– Je ne sais pas, Sylvie. » S’adossant contre le mur de l’entrée, Eva passa ses
doigts dans ses cheveux. « Tu donnais l’impression de le penser sincèrement. Tu
t’es montrée assez précise. Sur mon attitude suffisante et le fait que j’avais toujours
été la copine godiche que tu te trimballais. Tu imagines ce que je ressens, de
découvrir que c’est comme ça que tu me voyais pendant toutes ces années de
prétendue amitié ? »
Sylvie grogna. « Tu veux vraiment que je rampe à tes pieds, hein ? D’accord,
voilà. Je ne sais pas pourquoi je t’ai balancé tout ça. Le plus bête, c’est que ce n’est
même pas vrai. J’ai toujours été contente d’avoir une amie comme toi parce que tu
avais les pieds sur terre. D’accord, tu portais des vêtements plutôt craignos, mais tu
étais complètement candide. Dans le bon sens du terme, je veux dire, tu ne calculais
jamais ce que tu avais à gagner, contrairement à la plupart des gens.
– Ah ! Eh bien, merci pour le compliment… si c’en est un.
– C’en est un, je t’assure. Tu me rattachais au réel, parce que tu m’admirais et
que je voulais correspondre à la version de moi que tu me renvoyais. Mais les
choses n’étaient pas toujours ce dont elles avaient l’air. Tu te laissais impressionner
par mes bêtises, comme coucher avec n’importe qui quand j’étais bourrée, alors que
tu aurais dû me dire d’arrêter ces conneries. » Elle soupira.
« C’est que… je t’ai toujours un peu enviée, avoua Eva. Tout le monde était fou
de toi et tu accaparais toute l’attention. Les choses semblaient te venir si facilement,
quand pour moi c’était tout le contraire. Et puis, bien sûr que je ne te disais jamais
d’arrêter… tu paraissais toujours tellement t’amuser. En tout cas, autrefois. Peut-
être un peu moins ces dernières années.
– Rien n’est plus pareil, pas vrai ? Tu sais, ça a été vraiment bizarre pour moi,
tout ce changement après la fac. Aujourd’hui tu réussis brillamment et sur bien des
plans je t’admire de tout mon cœur, mais parfois tu donnes l’impression d’adhérer
un peu trop à cette saloperie de système financier, comme si tu n’étais plus l’Eva
que j’ai connue, parce que l’Eva que j’ai connue ne la ramènerait pas sans arrêt
avec le montant de son putain de bonus ou le prix que son broker a payé une
bouteille de Petrus chez Gordon Ramsay. Elle aurait peut-être les yeux un peu
écarquillés, mais elle saurait au fond d’elle-même que rien de tout ça ne comptait
réellement. C’est toi qui me l’as appris, et je ne suis pas sûre que tu t’en souviennes
toi-même. » Sylvie marqua une pause. « Enfin bon, on dirait que je recommence à
t’agresser alors que c’est la dernière chose que je veux faire, j’essaie juste de
t’expliquer et, surtout, ce que je cherche à dire, c’est que j’ai traversé une très
mauvaise passe où je me conduisais comme une conne, mais je regrette et je vais
beaucoup mieux maintenant et tu es ma meilleure amie et tu me manques. »
Là, sa voix se brisa un peu, et Eva se demanda si elle ne pleurait pas.
« Je regrette aussi, dit-elle. Je regrette d’avoir frimé, je ne voulais pas paraître
suffisante ni te rabaisser. Tu m’as manqué horriblement et j’ai été atrocement
malheureuse sans toi, en fait. »
C’était seulement maintenant, en le disant tout haut, qu’elle mesurait à quel point
c’était vrai. Eva s’était autorisée à éprouver de la colère et de l’indignation, mais
cette réaction avait surtout servi à masquer sa tristesse, et à présent elle ne
comprenait pas pourquoi elle avait nié l’évidence et n’avait pas rappelé son amie
plus tôt. Elle avait été trop orgueilleuse, et aurait sans doute persisté dans son
orgueil si Sylvie n’avait pas téléphoné. Quelle chose vaine que l’amour-propre :
c’était fou les ravages qu’il causait. Et si aucune des deux n’avait jamais appelé et
qu’elles s’étaient l’une et l’autre obstinées, butées et malheureuses ? Cette pensée
lui fit monter les larmes aux yeux, et elle laissa échapper un petit sanglot
involontaire.
Sylvie se moucha de manière audible. « Et si on se retrouvait pour enterrer la
hache de guerre ? Tu es libre quand ? »
Eva réfléchit à toute allure. Son agenda était plein, mais suggérer une date dans
une semaine ou deux sous-entendrait encore une fois qu’elle traitait Sylvie par-
dessus la jambe.
« Je pars pour le week-end avec Julian vendredi, mais que dirais-tu de demain
soir ? proposa-t-elle. Je dois aller à un pot après le boulot, mais je pourrai
m’esquiver vers huit heures et demie. On sera au Corney & Barrow de Canary
Wharf, sur la terrasse donnant sur le bassin. Pourquoi ne pas venir à mon
secours ? »
Eva demeura assise dans la pénombre du vestibule plusieurs minutes après avoir
raccroché. Elle commençait à ranger dans son sac stylos, tampons et autres babioles
quand son téléphone sonna à nouveau. Elle soupira en voyant le nom de Big Paul
sur l’écran, car il était presque neuf heures du soir et que s’il appelait, c’était sans
doute parce que quelque chose avait mal tourné au bureau. Julian n’allait pas tarder
et elle sentit ses précieuses minutes de répit s’évaporer. Elle s’éclaircit la gorge et
s’essuya soigneusement les yeux avec un Kleenex douteux avant de décrocher, bien
que son interlocuteur ne puisse pas la voir.
« Qu’est-ce qui se passe, mon grand ? Toujours au bureau ?
– Ouais. J’ai été coincé des heures par une téléconférence avec New York. J’ai
pensé qu’il valait mieux te rancarder sur un truc que j’ai appris des Sales à la fin du
coup de fil. Tu sais, cet ordre de Bellwether Trust pour la clôture de demain ? Tu
viens d’en recevoir un autre, et deux fois plus gros. Grand jour pour toi demain.
– Deux fois plus gros. Okay, merci pour le tuyau. »
Eva raccrocha et s’adossa au mur, soudain sur le qui-vive. C’était une affaire
importante, décisive même : elle tombait juste avant la saison des bonus, alors que
les résultats annuels s’annonçaient franchement médiocres. Il allait lui falloir une
stratégie. Quand elle entendit la clé de Julian dans la serrure elle avait totalement
oublié le coup de fil de Sylvie, et faisait les cent pas en élaborant sa stratégie pour le
lendemain.
18
Docklands, novembre 2005
« Sers-toi des clients français, conseilla Big Paul alors qu’Eva et lui pénétraient
dans la salle des marchés le lendemain matin. C’est tous des connards et puis, pour
la réputation qu’on a en France…
– Mais je n’atteindrai jamais le chiffre qu’il me faut en faisant appel aux clients,
protesta-t-elle tandis qu’ils remontaient une allée de bureaux bordée d’écrans
allumés. Il me faut neuf cents millions d’obligations. C’est énorme, la moitié du
volume d’échanges d’un jour normal en BTP. Je n’ai pas le choix : je dois lever la
majeure partie de la somme en Bourse.
– Tu as raison. D’accord, voilà ce que tu vas faire. Achète un tiers en Bourse au
fil de la journée, puis utilise un autre tiers pour faire monter les cours dans la
dernière heure avant la clôture, puis rentre chez toi sans le tiers manquant et
rachète-le demain quand le marché corrigera ce qui sera en réalité un mouvement
infondé.
– Ce n’est pas un peu, disons, non compliance ? Faire grimper artificiellement le
marché ?
– Bon, si tu voulais être tout à fait pointilleuse, tu pourrais appeler ça de la
manipulation des cours ou du front-running, mais c’est surtout une zone grise. Tout
le monde le fait. Tu proposes quoi, qu’on refuse de gagner de l’argent ? Parce qu’un
autre enfoiré le fera si toi tu le fais pas. » Big Paul haussa les épaules. « De toute
façon, c’est toi qui es aux manettes. Je te dis juste comment moi je m’y prendrais. »
Ruminant ces conseils, Eva rejoignit sa table de travail et y déposa son café. Des
volutes de vapeur s’élevèrent devant ses six écrans. Big Paul ne faisait que lui
confirmer ce qu’elle savait déjà. Ça allait être périlleux, mais il n’y avait pas d’autre
moyen de procéder sans risquer de se faire laminer sur le marché quand les autres
banques auraient vent du volume qu’il lui fallait. Elle allait devoir démarrer
doucement, en prenant soin de ne pas trop faire bouger le marché, puis se servir de
sa force d’achat pour vraiment faire monter le cours vers la fin de la journée et
exécuter les ordres du client au prix de clôture le plus élevé. Elle ouvrit son tableur
de pricing et rectifia légèrement quelques paramètres, puis ses yeux s’arrondirent
quand elle observa la cascade d’ajustements qui s’effectuaient dans les cases. Les
nouveaux chiffres n’avaient rien de modique. L’opération allait nécessiter une main
très sûre, mais il était fort possible qu’elle réussisse un coup de maître.
*
Il était encore un peu tôt pour s’activer sur le marché, mais comme Eva risquait
de se mettre à hurler pour de bon si elle restait assise là à se ronger les sangs, elle
appela son broker.
« Fais une offre à 40, Graham. »
Son offre apparut sur l’écran et elle guetta, convaincue que le vendeur de tout à
l’heure n’allait faire d’elle qu’une bouchée. Les secondes s’étirèrent, se tordant et
s’allongeant dans l’atmosphère. Elle se tassa dans son siège avec une moite
sensation de fatalité, tellement résignée à son sort qu’elle fut obligée de cligner des
yeux et de revérifier quand soudain l’offre à 60 disparut de son écran. Un
rebondissement inattendu. Se pouvait-il que le marché reparte dans son sens à elle,
ou bien n’était-ce qu’une anomalie passagère ? Quelques trades et dix minutes plus
tard, l’offre était remontée à 95,10. Rêvait-elle, ou les vendeurs étaient-ils enfin en
train de prendre peur ?
Toute la journée la dynamique avait été contre elle, et une dynamique était
presque impossible à inverser. Pourtant le mouvement semblait en train de faiblir,
de se relâcher. Se pouvait-il que ce jour d’humiliation et d’échec, au lieu de détruire
sa carrière, se transforme en triomphe ? La gamme des issues possibles paraissait
aussi vaste que leurs répercussions sur son avenir. Les choses pouvaient encore aller
dans un sens comme dans l’autre. Eva sentit un calme étrange l’envahir. Elle appela
ses contreparties pour commencer à traiter sur le marché.
« Tiens, regarde, tu es presque flat sur ton P&L », fit la voix de Big Paul derrière
elle, détournant son attention des écrans où les chiffres l’absorbaient entièrement. Il
avait raison, elle avait forcé le marché à revenir à un niveau auquel ses pertes
s’étaient presque complètement évaporées. Le décor alentour lui réapparut et elle
s’aperçut que Big Paul, à son propre bureau, n’avait cessé de scruter l’évolution du
cours des BTP pendant qu’elle exécutait.
« Putain, c’est vrai, lui dit-elle. Regarde ça. Si on peut juste remonter à 96, on
sera de nouveau dans le coup. »
Il était à présent trois heures de l’après-midi, plus qu’une heure avant la clôture.
Durant les deux dernières minutes, deux des asks les plus élevés avaient disparu de
son écran, ce qui pouvait signifier que certains fermaient leurs positions pour
aujourd’hui, ou qu’ils voulaient simplement qu’elle le croie. N’empêche, s’il y avait
un seul moment pour frapper c’était maintenant. Eva continua à acheter jusqu’à ce
qu’elle ait à peu près les deux tiers des 600 millions d’obligations qu’elle voulait ce
jour-là, et il ne restait plus que vingt minutes. Les vendeurs se retiraient et elle
voyait le chemin vers la ligne d’arrivée s’ouvrir devant elle. La meilleure offre
atteignait 97 : elle pouvait recommencer à respirer.
« J’achète à 96,5 », indiqua-t-elle au broker. Une offre assez haute qu’elle
comptait exécuter sur-le-champ. Encore quinze minutes…
« Je peux te proposer une offre à 80, fit la voix de Graham au bout du fil.
– Ça y est, ils attaquent, grommela Big Paul derrière elle. Ne te laisse pas
démonter.
– Répète mon offre », dit-elle au broker. Pas question d’enchérir maintenant.
« Offre à 70 », répondit-il.
C’était l’heure de l’assaut. « Pour moi. Tout ce que tu pourras ratisser. » Elle
jouait cartes sur table à présent, ne cachant plus qu’elle achèterait autant de titres
qu’ils voudraient bien en vendre.
« 64 millions », annonça Graham.
Eva sentit un sourire malveillant se dessiner sur son visage. Mauvais calcul de la
part du vendeur. Ne pas citer un chiffre rond équivalait à divulguer la somme totale
qu’on était prêt à mettre. Si elle rachetait tout, la contrepartie se ferait sortir du
marché.
« Donc je prends », dit Eva, montrant clairement aux vendeurs qu’elle était prête
à acheter d’autres titres à ce prix-là. Plus que dix minutes et elle avait encore de la
marge pour acheter. Avant que quiconque ait le temps de faire une offre et de
plafonner le marché, elle sortit son atout.
« Offre à 97. » Plusieurs minutes s’écoulèrent dans un silence tendu. « Offre à
98. » Toujours rien. C’était l’heure du coup de grâce : elle allait proposer un prix
bien plus élevé, une manœuvre très agressive, mais sans offre sur le marché, c’était
jouable. « Offre à 100, Graham.
– 100 ? Tu es sûre ?
– Comme j’ai dit, j’achète à 100.
– À toi. J’ai deux vendeurs différents.
– Graham, dis-leur que leur volume est le mien et que je renchérirai. Je vais
maintenir le marché à ce niveau jusqu’à la clôture. Je vais les sortir tous les deux du
marché.
– Ça devrait suffire à faire fuir tes vendeurs. » Big Paul roula dans son fauteuil
jusqu’au bureau d’Eva. « On en est où ?
– Deux contreparties m’ont vendu 50 millions chacun puis ont disparu. J’en ai
déjà 550, donc j’en veux 50 de plus, max, expliqua-t-elle, laconique, l’œil rivé sur
son écran. Plus que quelques minutes avant la clôture. »
Big Paul se tenait tout raide derrière son épaule alors que Graham revenait en
ligne.
« J’offre à 100.
– Je prends, vas-y pour 20 millions.
– Il propose 50 millions.
– Non, 20 ça ira », dit-elle. Le pouvoir était rendu au vendeur. Vingt secondes
passèrent avec lenteur.
« À toi à 100.
– Combien ?
– 20.
– Done.
– Deuxième vendeur te donne.
– Parfait, combien ?
– 100. »
Merde. Elle ne pouvait pas en prendre 100, mais il restait moins de trente
secondes avant la clôture.
« C’est la totalité de ce qu’il a ? Je veux tout ce qu’il a. »
Si elle pouvait faire traîner jusqu’à ce que le marché ferme à quatre heures, le
cours de clôture serait le sien à 100. Elle changea d’écran et tapa ce chiffre sur son
tableur Excel. Si le marché fermait à ce niveau, elle allait gagner 30 millions
d’euros – 30 millions d’euros en une journée de transactions ! Il y avait un, peut-
être deux autres traders dans cette salle de marchés qui pouvaient se targuer d’avoir
eu une journée pareille dans toute leur carrière.
« 250, c’est tout ce qu’il a. »
Elle regarda sans rien dire les dernières secondes s’égrener.
« J’en prends 10 millions, hurla-t-elle à quatre heures pile, s’écroulant sur sa
chaise en riant alors que le marché se clôturait. Il lui manquait encore 300 millions,
et sans ses enchères le prix s’effondrerait demain à l’ouverture quand ces gros
vendeurs arriveraient. Elle allait faire un malheur.
Big Paul s’extirpa laborieusement de son siège grinçant. « Bon. Il est temps de
faire un peu de relations publiques. Suis-moi. »
Eva lui emboîta le pas. Elle ne savait pas trop où il allait jusqu’au moment où il
franchit sans même frapper la porte du bureau de Brad Whitman. Celui-ci leva la
tête, l’air à la fois contrarié et curieux.
« Brad, tu connais Eva, pas vrai ? J’ai cru comprendre qu’on cherchait de l’argent
partout pour remplir les objectifs à temps et décrocher une prime globale correcte.
Alors on doit t’annoncer une bonne nouvelle. » Big Paul empoigna le bras d’Eva et
la poussa en avant. « Quel va être le P&L pour les BTP Bellwether, Eva ?
– Euh, autour des 30 millions d’euros. Soit dans les 35 millions de dollars. »
Le sourire qui s’étira sur le visage de Brad Whitman était bien moins vide que
celui qu’il lui avait adressé tout à l’heure, et il semblait la regarder bien en face pour
la première fois. « Beau boulot, Eva. C’est ce que j’ai besoin d’entendre. Vous avez
appris que les Produits exotiques avaient accusé une perte de 10 millions de dollars
hier ? Ces pauvres nullards. Dieu merci, j’ai quand même quelques traders qui
gagnent de l’argent… »
Eva et Paul se retirèrent en hochant la tête et en souriant, avant d’aller retrouver
leurs tables de travail.
« Bon, j’ai besoin d’un verre, annonça Paul une fois hors de portée de voix. Et si
j’en ai besoin, toi encore plus.
– Toi, tu as besoin d’un verre ? glapit Eva. Et dire que tu me disais à moi de me
détendre ! Je croyais que tu étais sûr que ça allait marcher.
– Ouais, bon, faut assumer, mais tant que les choses sont pas faites… 4 millions
de perte, c’est déjà pas terrible quand on a les plus grosses couilles du monde, alors
une blanc-bec comme toi… » Il attrapa sa veste sur le dossier de sa chaise. « Allez,
viens. Tu dois vite m’emmener picoler : j’ai besoin de libations médicinales,
histoire de me remettre de la crise cardiaque que j’ai failli avoir par ta faute.
– Il n’est que quatre heures, protesta-t-elle. On ne peut pas partir déjà.
– Au contraire 1, mon petit. Aujourd’hui, putain, on peut faire absolument tout ce
qu’on veut. On vient de rapporter pratiquement le budget d’une année entière en
une seule opération. Robert sera indulgent quand il verra le P&L… Angela, si
quelqu’un pose la question, on est au département Risques », cria-t-il à la secrétaire
commune, alors qu’il se dirigeait vers la porte avec Eva dans son sillage.
Note
1. En français dans le texte.
19
Docklands, novembre 2005
« Tu ne bois pas ? Tu rigoles, dis ? » Eva leva un regard incrédule vers son amie.
Elle était au pub depuis plusieurs heures quand Sylvie arriva, et s’attendait à ce que
celle-ci soit ravie de faire la bamboula. Mais Sylvie semblait peu disposée à
accepter le dernier pour la route que voulait leur faire prendre Big Paul avant
qu’elles ne s’éclipsent pour pouvoir discuter tranquillement.
« C’est que… je suis comme qui dirait au régime sec, répondit Sylvie. Et puis je
croyais qu’on irait, enfin tu sais, quelque part où on puisse bavarder un peu toutes
les deux… »
Robert, qui avait rejoint Eva et Big Paul dans le bar et épiait effrontément la
conversation, leur lança un regard implorant.
« Mesdames, vous n’allez quand même pas nous laisser finir sans vous cette
bouteille de champagne ? Que faut-il pour que vous vous lâchiez ? Trente millions
de résultat, ça s’arrose. Et, de toute manière, vous ne pouvez pas m’abandonner
avec ce gros nase. La dernière fois qu’on a fait la fête, il a essayé de me
raccompagner et de me sauter dessus.
– Tu sais que tu adores ça, hurla Big Paul, caressant circulairement ses mamelons
avant de saisir la tête de Robert à deux mains et de lui coller un baiser retentissant
sur le front.
Eva pressa la main de Sylvie. « Tu veux bien rester rien que pour un verre ? On a
eu une journée incroyable. » Elle baissa la voix et ajouta : « Ensuite on pourra aller
ailleurs discuter tranquillement. Robert est mon boss : je ne peux pas vraiment
refuser. Sans compter que c’est plutôt sympa, non, de fêter nos retrouvailles avec un
verre de champagne ? »
Sylvie n’avait pas l’air convaincue mais, percevant une ouverture, Big Paul lui
colla de force un verre dans la main. « Aux gros bénefs et aux bonus en proportion !
Mesdames, ce n’est pas pour rien qu’on m’appelle le Cachalot !
– Si tu crois que c’est à cause de ton chiffre qu’on t’appelle le Cachalot, j’ai une
mauvaise nouvelle pour toi », dit Robert. Eva pouffa, régurgitant par le nez sa
gorgée de champagne et cherchant à tâtons une serviette.
« Tu peux rire, grand chef. Mais l’argent parle, et nos chiffres te disent qu’au
moment des bonus, ça va pleuvoir sévère. » Il se mit à chanter, à tue-tête et faux :
« Ooh, yeah, I wish it would rain down, down on me. » Sur quoi il entama autour de
la table une danse de la pluie très approximative et dépourvue de rythme.
Sylvie s’esclaffa et trempa ses lèvres avec précaution, ne voulant pas qu’Eva
s’imagine qu’elle rechignait à fêter son succès. Un refus serait encore passé pour de
la jalousie, comme celle censée avoir causé leur brouille. Quelques gouttes d’alcool,
ce n’était pas bien méchant. Elles allaient rester le temps d’un verre, et ensuite elles
iraient dans un bar plus intime, où Sylvie pourrait expliquer à son amie pourquoi
elle avait arrêté de boire. Elle ne pouvait pas franchement s’y risquer avec les
collègues d’Eva qui tendaient l’oreille. De toute manière, après si longtemps, elle
trouvait étrangement agréable de déguster un peu d’alcool. Elle n’avait jamais dit
qu’elle n’y retoucherait jamais. Maintenant que sa vie avait retrouvé un équilibre,
elle pourrait peut-être faire cela de temps en temps, boire juste un verre puis
s’arrêter.
Prenant sa mine la plus charmante, Robert glissa vers elles sur la banquette pour
se placer tout près de Sylvie. Eva grogna en remarquant sa lubricité évidente. Grand
et costaud avec des cheveux bruns coupés ras et des dents de devant légèrement de
travers, il était certes assez bel homme à sa façon, mais elle le plaignait presque : il
allait immanquablement se faire rembarrer.
« Allons, comment se fait-il qu’Eva nous ait caché qu’elle avait une amie aussi
magnifique ? disait Robert. Aurait-elle honte de nous ? De vous ? »
Gênée par l’obséquiosité de son chef, Eva pria pour que Sylvie ne se montre pas
trop cruelle ; après tout, c’était elle, Eva, qui devrait bosser pour le lascar le
lendemain. Elle regarda Sylvie entrouvrir les lèvres en un sourire un rien maléfique,
mais elle ne parvint pas à entendre sa réponse car la bruyante tablée derrière eux
renversa alors un plateau de boissons : son dos se retrouva inondé et elle dut se
précipiter aux toilettes pour rincer son chemisier. De l’autre côté de la table, Big
Paul s’employait de nouveau à remplir les verres et faisait signe au serveur
d’apporter une autre bouteille.
De : [email protected]
À : [email protected]
Date : Vendredi 3 novembre 2005 08:04
Objet : S’il te plaît dis-moi que non
Bon, je m’excuse à l’avance s’il s’avère que la raison pour laquelle tu ne réponds
pas au téléphone est qu’en réalité tu t’es fait démembrer par un tueur en série.
Néanmoins, tous les signes indiquent une possibilité autrement redoutable : que tu
te sois tapé mon boss.
Je peux citer au moins cinq raisons, bon Dieu, pour lesquelles, tu aurais mieux fait
de t’abstenir :
Et C’EST MON BOSS. De toutes les créatures de ce monde, une seule parmi elles est
mon boss. Établissons une règle comme quoi tu as le droit de te taper n’importe
lequel des trois milliards d’hommes qui peuplent la planète à part celui qui se
trouve être MON BOSS.
Elle continuait à tomber directement sur la boîte vocale de Sylvie quand, à neuf
heures du matin, Robert traversa en plastronnant la salle des marchés. Il n’aurait pas
eu cette allure débraillée et triomphante qu’Eva aurait tout de même su ce qui s’était
passé. Pendant qu’elle nettoyait le vin sur son chemisier la veille au soir, Robert et
Paul semblaient avoir persuadé Sylvie de rester boire un autre verre. Elles étaient
donc restées, les verres s’étaient comme qui dirait enchaînés, et Eva, qui avait
commencé à picoler dès quatre heures et demie puis sauté le dîner, avait fait fi de sa
modération coutumière. Sylvie s’était retrouvée saoule elle aussi à une vitesse
inhabituelle, et soudain il était minuit et la petite troupe était encore dans le bar. Eva
n’avait pas eu l’occasion de vraiment discuter avec Sylvie car Robert avait bloqué
son amie dans l’angle la majeure partie de la soirée, et elle-même était accaparée
par Big Paul : il la couvrait de compliments sur le cran qu’elle avait montré ce jour-
là, en profitant pour évoquer divers hauts faits de piraterie hilarants survenus au
temps jadis. Elle se sentait à la fois contrariée et coupable. À son arrivée, il était
évident que Sylvie voulait partir, mais comme son boss lui avait plus ou moins
ordonné de rester, Eva n’avait pas eu tellement le choix.
Avec le recul, le cours des événements était clair. Un simple regard sur Sylvie, et
Robert avait affiché illico un immense sourire. En acolyte aguerri, Big Paul savait
pertinemment qu’aider son boss à mettre une fille dans son lit ne pouvait
qu’améliorer son bonus éventuel. Elle les avait vus à l’œuvre assez souvent mais,
n’ayant jamais été l’objet de leurs stratagèmes, elle n’avait pas compris que Sylvie
et elle étaient en train de se faire draguer. Elle s’en voulait d’avoir entraîné son amie
dans la fosse aux requins, surtout maintenant que Sylvie lui avait avoué au
téléphone son dégoût pour les coups d’un soir. Mais au bout de quelques verres
Sylvie avait recouvré son ancienne témérité, et c’était elle qui avait alors résisté aux
exhortations d’Eva. Eva avait passé au moins une heure à essayer de la persuader de
venir dormir chez elle, mais en fin de compte, épuisée et nauséeuse, elle avait
renoncé et elle était partie, en lui faisant bien promettre de rentrer en taxi quand le
bar fermerait.
Ce qui s’était passé était d’autant plus irritant qu’Eva avait toujours pris soin de
cloisonner sa vie, pour que son image professionnelle, minutieusement construite,
demeure préservée de tout élément incompatible. De bonne heure dans sa carrière,
elle avait étudié le vernis inaltérable présenté par ses collègues les plus brillants,
dont l’assurance et la chaleureuse décontraction découlaient plus d’une éducation
faite de vacances au ski à Verbier que de réunions du Socialist Workers Party
subies assise dans un coin avec un paquet de Belin. Elle avait conclu de ses
observations qu’elle avait intérêt à compartimenter sa vie de manière rigoureuse.
Dans l’ensemble, cette stratégie s’était révélée payante, à l’exception d’un épisode
assez atroce avec son père. Lors d’un séjour à Londres, pensant sûrement qu’une
incursion dans une citadelle du capitalisme lui offrirait une bonne occasion de
jauger l’ennemi, il avait insisté pour venir la chercher au bureau. Par un pur hasard,
Robert avait choisi pour s’en aller le moment précis où Eva rejoignait son père à
l’accueil, ne lui laissant d’autre choix que de les présenter. Distraite quelques
minutes par un coup de fil professionnel, elle avait été mortifiée, en raccrochant, de
trouver Keith en train de faire à un Robert narquois un grand sermon sur les finesses
du socialisme.
Elle aurait dû retenir la leçon, songea-t-elle, se rappelant comment, les joues en
feu, elle avait presque dû traîner son père de force en dehors des locaux. Elle s’était
dit que l’emmener dîner dans un bon restaurant tempérerait un peu ses critiques à
l’égard de son métier et de son mode de vie. Mais s’en était suivi un repas
déplaisant durant lequel Keith avait réussi à la culpabiliser terriblement de
participer à un système financier qui dépouillait les travailleurs de toute garantie et
dont les avantages revenaient essentiellement à quelques gagnants comme elle. À la
fin, au lieu de la remercier de régler l’addition, il lui avait arraché la note des mains
pour calculer combien de paysans boliviens auraient pu vivre pendant un mois avec
la somme que coûtait cet unique repas.
Bien sûr il n’avait pas tort, mais ce n’était pas aussi tranché, et puis on ne pouvait
pas dire qu’elle était responsable à elle seule des inégalités mondiales. Plus tard ce
soir-là, Keith s’était tout de même ragaillardi quand elle lui avait remis un chèque
de cinq mille livres pour que des orphelins africains se fassent opérer de leur bec-
de-lièvre. Le lendemain, en pénétrant dans la salle des marchés, elle avait découvert
un dessin de la faucille et du marteau collé au dossier de sa chaise, et tout le monde
l’avait appelée Eva la Rouge.
Il était clair qu’elle n’avait rien à gagner à laisser se mélanger les différents
composants de son univers. Pourquoi diable avait-elle demandé à Sylvie de la
retrouver au bar ? La chose lui avait semblé un bon moyen d’échapper poliment à
une soirée entre collègues, et l’idée que Sylvie et Robert puissent flasher ne lui avait
même pas effleuré l’esprit. Ils n’avaient rien en commun et chacun méprisait tout ce
que l’autre incarnait. Au moins, se consola-t-elle, cette aventure ne risquait pas de
mener à grand-chose. Elle allait remettre sa vie dans des compartiments bien
distincts et ne ferait plus la même erreur.
D’autant qu’elle avait d’autres chats à fouetter. Depuis qu’elle s’était extirpée de
son lit ce matin-là, une crainte persistante la taraudait, et ce n’était pas qu’un effet
de sa gueule de bois. À mesure que la matinée avançait et qu’elle discutait avec des
brokers et d’autres collègues de la salle des marchés, elle se rendait compte que
toute la profession commentait son exploit de la veille. Avec le recul, se dit-elle,
l’opération était peut-être un peu limite. Entre couvrir la position d’un client en
préachetant ce qu’il faut pour exécuter son ordre et se servir de la force d’achat
qu’on a pour faire varier les cours, la frontière était assez floue. D’un côté il y avait
ce qu’ils faisaient tous les jours, de l’autre la zone trouble de la manipulation de
marchés, délit en théorie passible de prison. Sa manœuvre n’avait rien
d’ouvertement répréhensible, songea-t-elle, mal à l’aise, à part peut-être cette astuce
juste à la fin quand elle avait fait grimper le cours puis l’avait laissé stagner pour
forcer le marché à fermer à la hausse. À la réflexion, la ruse avait dû occasionner un
pic un peu louche dans les données… Un type des Sales approcha alors et s’appuya
contre son bureau.
« Tu as dû réussir un sacré coup hier sur le trade Bellwether Trust », lança-t-il,
désinvolte.
Eva évita de lever les yeux. « Ouais, on s’est bien débrouillés.
– Je veux dire, ça a dû rapporter un paquet, non ? » insista-t-il.
Elle fronça les sourcils et reposa le stylo avec lequel elle jouait. « Oui, Toby.
Nous sommes une salle de marchés. Nous gagnons de l’argent en faisant des
transactions boursières. C’est notre activité.
– Oh mais qu’elle est susceptible ! fit-il en riant. C’est juste que c’était plutôt
couillu, c’est tout ce que je voulais dire. »
Du calme, s’enjoignit-elle. Ce n’était pas malin de laisser transparaître que son
fait d’armes la rendait nerveuse. Il était on ne peut plus naturel que les gens fassent
des commentaires sur une opération de cette envergure, et elle allait devoir
l’endosser avec un peu plus de sang-froid.
« Désolée, écoute, je suis un peu occupée pour l’instant. Et j’ai peut-être un peu
trop bu hier soir, tu sais comment c’est. »
Amadoué, Toby s’éloigna, mais la sensation d’angoisse subsista chez Eva.
20
South Kensington, juillet 2006
De : [email protected]
À : [email protected]
Date : Lundi 24 juillet 2006 16:32
Objet : Salut
Il est grand temps que l’un de nous deux envoie un mail digne de ce nom, alors
voilà…
J’espère que Lydia et les mouflets sont en forme et que tout va comme sur des
roulettes au CERN.
Plein de nouvelles de ce côté-ci, puisqu’il semble que tu n’aies appelé personne
depuis un certain temps… Bon, Julian s’est installé chez moi, une étape très
adulte qui prouve bien que je ne souffre d’aucune phobie de l’engagement. C’est
vraiment sympa, en fait, mieux que je ne l’imaginais. Je sais que la dernière fois
que nous nous sommes vus je me demandais si emménager avec lui était la chose
à faire, mais en réalité tout se passe admirablement. Qui sait, peut-être
accéderons-nous un jour au bonheur conjugal façon Benedict et Lydia !
À propos de quoi, je t’annonce l’autre grande nouvelle : Sylvie s’est tapé mon
boss, est tombée enceinte, puis l’a épousé il y a quelque mois dans des tourbillons
de confettis et d’hypocrisie. Je vois d’ici tes yeux écarquillés. Oui, tu as bien lu.
Tout cela est arrivé en l’espace des huit derniers mois, mais je suppose que tu
étais très occupé avec le boulot et les gosses. Tu as changé de numéro de
téléphone ? On a tous cherché à te joindre, sans succès. En tout cas, le mariage
était un petit truc civil monté à la va-vite qui s’est tenu à la mairie de Marylebone
et qui s’est terminé au Marylebone Tap, où le marié et les témoins (en
l’occurrence moi et Lucien) ont mis un point d’honneur à se pochetronner pendant
que Sylvie regardait la scène, enceinte, sobre et furibarde. Ils ont acheté une
maison à Hampstead, ton ancien fief, et le bébé doit arriver bientôt.
À croire que les mariages précipités sont on ne peut plus branchés : entre Lydia et
toi, et maintenant Sylvie et Robert… Je croyais qu’ils n’existaient que dans les
romans victoriens et que nous vivions une époque de joyeuse promiscuité
sexuelle, mais apparemment vous êtes tous plus traditionnels que je ne le
soupçonnais. Espérons qu’ils s’entendront aussi bien que Lydia et toi, mais,
connaissant Robert comme je le connais après cinq ans à bosser avec lui, je dois
avouer que j’ai quelques doutes, vu que ce mec est une parfaite enflure.
Au moins peut-on encore compter sur Lucien pour ne pas convoler en justes
noces dans un accès chevaleresque. Égal à lui-même, il est venu avec sa dernière
conquête au mariage. Une espèce de mannequin, paraît-il. Plus photos de charme
que défilés haute couture, si tu veux mon avis, mais je n’ai pas eu l’occasion de
lui demander car elle a passé presque toute la soirée au petit coin, n’émergeant
que de temps en temps pour siffler une autre vodka accompagnée d’un tonic
évidemment light tout en reniflant comme une perdue.
Est-ce que tu viens bientôt à Londres ? On pourrait se voir pour déjeuner ?
Eva
Benedict soupira. Il aurait adoré voir Eva et lui raconter tout ce qui s’était passé,
mais c’était sûr, Lydia le prendrait mal. Douée de cet instinct infaillible que
semblaient avoir les femmes en la matière, elle avait toujours flairé la menace.
Après ce déjeuner lamentable au Giraffe, il avait tenté d’apaiser les choses, mais
n’avait réussi qu’à les envenimer. Elle avait fini par l’accuser de prendre le parti
d’Eva et lui avait clairement dit qu’un mari qui se respectait ne fraierait jamais avec
des gens qui dénigraient sa femme. Josh n’avait rien arrangé en continuant à
chantonner putainmerde, putainmerde d’une petite voix guillerette des semaines
durant. Il savait qu’il aurait dû s’expliquer auprès d’Eva, mais, ayant besoin d’un
peu de temps pour trouver comment énoncer le problème, il avait évité ses appels,
ce qui lui avait interdit du même coup de répondre à Sylvie et Lucien. N’empêche,
il y avait toujours les mails. Quand ils n’avaient pas réussi à le joindre au téléphone,
ils auraient pu lui écrire pour l’inviter au mariage, même au pied levé. Mais en
réalité, maintenant qu’il y réfléchissait, ils avaient tous pris depuis longtemps des
chemins différents, et cet épisode ne faisait que le confirmer.
De toute manière, le plus important était que sa famille n’explose pas. S’il était
honnête avec lui-même, et il le devait car cela entrait dans ses nouvelles résolutions,
quelque part au fond de lui, il n’avait jamais abandonné le fantasme d’être un jour
avec Eva. Mais ça, ce n’était pas la vraie vie. Dans la vraie vie, il avait Lydia et les
enfants, et Eva habitait à présent avec son Monsieur Muscles. À l’évidence, elle
avait tourné la page depuis des lustres, et il était temps qu’il fasse de même. Quant à
Sylvie et Lucien, ils n’avaient pas déployé beaucoup d’efforts avec lui depuis qu’il
était père de famille, préférant s’en remettre à Eva pour entretenir le lien. Il n’était
plus assez rigolo pour eux, sans doute. Leur regard devenait vague à la plus infime
mention de ses enfants ou de son travail, qui constituaient aujourd’hui la quasi-
totalité de sa vie. Ça faisait mal, bien sûr que ça faisait mal, mais à quoi bon
ressasser ? Les temps changeaient, les gens allaient de l’avant. Il remua la souris
pour que le curseur s’écarte du bouton « Répondre », et retourna déballer son
carton.
21
Hampstead, juillet 2006
À plusieurs kilomètres de là, mais à Londres aussi, avait lieu un autre déballage
de cartons. Sylvie retira le papier de soie autour d’une petite sculpture
d’hippopotame, qu’elle plaça sur l’étagère à côté de la danseuse qui s’y trouvait
déjà. Le contraste entre la ballerine tout en sveltesse et le gros hippopotame gueule
ouverte était d’un effet assez plaisant. On aurait presque dit que la figurine donnait
la sérénade à l’animal, une main gracieuse tendue vers l’énorme mâchoire. Sylvie
avait fabriqué ces statuettes à l’école des années plus tôt et, si elles ne risquaient pas
de remporter un prix, elles dégageaient une vraie joie enfantine, et iraient bien dans
la chambre du bébé.
C’était sûrement la phase de nidification, songea Sylvie. Cette maudite fatigue
avait fini par s’estomper au cours de la semaine écoulée, et elle avait décidé avec un
brusque sentiment d’urgence qu’il était temps de préparer la maison. Après force
requêtes, Lucien avait accepté de louer une camionnette pour aller récupérer les
affaires de sa sœur aux différentes adresses où elles s’étaient accumulées au fil des
ans. Il fallait les apporter dans la nouvelle maison que Sylvie partageait désormais
avec son mari, en attendant, d’ici quelques semaines, la naissance de leur fille. Elle
retournait ces mots dans sa tête. Mari. Fille. Ils lui semblaient étrangers, ce n’étaient
pas des mots applicables à sa vie. Comment s’était-elle retrouvée en pareille
posture ?
La réponse était tout ce qu’il y a de prosaïque : elle s’était fait engrosser par
accident. Elle ne savait pas vraiment pourquoi elle avait refusé d’envisager un
avortement. Sa situation n’avait rien d’idéal pour élever un enfant seule, ce qui était
pourtant la perspective initiale. Peut-être était-ce parce que sa grossesse était très
avancée : elle était enceinte de presque seize semaines lorsqu’elle s’en était aperçue.
Elle avait cru que ses règles avaient eu tout bêtement quelques jours de retard, et
puis elle prenait la pilule, aussi, quand elle n’avait pas eu ses règles le mois
d’après ; s’était-elle figuré qu’il s’agissait d’un petit caprice hormonal. Lorsque ses
règles suivantes n’étaient pas arrivées non plus, elle était allée chez le généraliste,
qui avait semblé sidéré par son aveuglement. Beaucoup de femmes avaient des
saignements aux alentours du premier mois de grossesse, lui expliqua-t-il. À peu
près un tiers d’entre elles, pour être précis. Et aucune forme de contraception n’était
fiable à cent pour cent, pas même la pilule. Avait-elle eu une gastro il y a quelques
mois ?
C’est à ce moment-là qu’elle s’était enfin rendue à l’évidence : soudain, elle avait
compris exactement comment la chose était advenue. Cette première nuit qu’elle
avait passée avec Robert, le soir où elle était allée retrouver Eva après le boulot et
avait fini par oublier son abstinence, elle avait tellement bu qu’elle avait vomi à
plusieurs reprises le lendemain. Le jour d’après, elle s’était sentie mieux, et Robert
était repassé chez elle ce soir-là pour un deuxième plan cul. Ce n’était pas le
contexte le plus prometteur pour concevoir un enfant. Si elle avait compris au bout
de quatre ou cinq semaines, il en serait peut-être allé autrement. Mais le généraliste
l’avait envoyée faire une échographie le lendemain même et le bébé était là, agitant
ses bras et ses jambes, et elle avait tout de suite su. Malgré son manque d’intérêt
pour les enfants et son profond ras-le-bol des « familles qui travaillent dur » portées
aux nues par Tony Blair et Gordon Brown, elle avait su, envers et contre tout,
qu’elle allait être mère.
« Ça m’a tout l’air d’être une fille, avait annoncé l’échographiste en lui prenant la
main. Vous voulez un Kleenex, trésor ? » avait-il proposé, voyant ses yeux rougis.
Bien sûr, ce n’était pas exactement ce qu’elle avait prévu, songea-t-elle en sortant
de l’examen prénatal, mais bon, après tout, rien dans sa vie ne s’était réellement
déroulé comme prévu… Elle n’avait pas réussi grand-chose jusqu’à présent, mais
Sylvie se sentait envahie d’une espérance bizarre, celle de réussir au moins cette
chose-là. Elle serait une bonne mère, assez bohème pour rejeter les conventions, et
assez affectueuse et attentive pour élever une fille qui ne pratique pas, dans la vie, la
politique de la terre brûlée. Sylvie lui apprendrait en douceur tout ce qu’elle-même
avait appris à la dure : elle lui expliquerait qu’il était important de cravacher sans
renâcler et d’accorder du prix à ce qu’on accomplissait, mais elle lui insufflerait
aussi suffisamment d’assurance et d’ambition pour qu’elle n’aille pas chercher le
bonheur où il ne se trouvait pas, à savoir au fond des bouteilles de vin, dans les
sachets de coke ou dans les lits de gens qui n’en avaient rien à faire de vous. Cet
enfant n’était pas prévu mais Sylvie se sentait… quelle était cette sensation si peu
familière ? Ah oui : elle se sentait prête.
Une fois que Robert s’était fait à l’idée qu’elle ne changerait pas d’avis à propos
du bébé, ils avaient repris l’habitude de s’envoyer en l’air plusieurs fois par
semaine. Une fois le bébé arrivé, il disparaîtrait sûrement dans la nature en échange
d’une mensualité versée sur son compte, mais en attendant Sylvie profitait au
maximum de leurs parties de jambes en l’air et du sentiment d’intimité qu’elles lui
procuraient ; il allait sans doute s’écouler un bout de temps avant qu’elle ne regoûte
à ces deux plaisirs-là. C’est pourquoi elle fut estomaquée quand, tous deux étendus
un soir nus et comblés dans le lit de Robert, les couvertures emmêlées autour de
leurs jambes, leurs regards fixés sur son ventre arrondi, il demanda soudain : « Tu
ne crois pas qu’on devrait se marier et régler cette histoire ?
« Non, écoute-moi jusqu’au bout, insista Robert quand elle pouffa de rire en lui
flanquant un grand coup d’oreiller. Tu vas avoir ce bébé et je vais devoir cracher au
bassinet, que ça me plaise ou non. L’idée d’avoir un jour un moi miniature m’a
toujours titillé, et ça fera bien meilleur effet au boulot si on officialise. Tu ne peux
pas savoir comme certains responsables sont conservateurs dans les banques
américaines. Ça ne les dérange pas qu’on aille dans des boîtes de strip et qu’on se
tape des gamines de vingt ans, mais un vernis de respectabilité est indispensable.
Bon sang, ça vaudrait le coup rien que pour échapper aux regards noirs d’Eva tous
les matins au bureau. On dirait la Méduse : pour un peu, je serais transformé en
statue de pierre. »
De plus en plus enthousiaste, il poursuivit : « Bon, de ton côté à toi, il y aurait
plein d’avantages. On ferait un contrat de mariage, bien sûr, mais je nous achèterais
une jolie maison dans un quartier chic et je paierais pour que le môme aille dans
une école correcte et tout le toutim. Tu n’aurais plus à habiter un placard à balais à
Pétaouchnock et à gagner ta croûte en cirant des pompes, ou que sais-je encore. » Il
fronça le nez en pensant au logement qu’elle occupait et à l’activité qu’elle exerçait.
« Évidemment, je ne peux pas te garantir que je ne sauterais pas par-ci par-là des
gamines de vingt ans. Et il faudrait que tu joues la parfaite épouse de cadre
supérieur, que tu donnes des dîners de temps en temps, que tu te coltines les autres
bonnes femmes, bref, tout ce qui correspond à la fonction. Mais en gros, le scénario
tient plutôt bien la route, vu la situation. Qu’est-ce que tu en dis ?
– Que j’attends ce moment depuis ma petite enfance et que c’est tout ce dont j’ai
toujours rêvé », répliqua Sylvie avec un grand sourire.
S’allongeant sur le flanc, il lui dégagea quelques mèches du visage, avant de
descendre sa main vers son ventre en un geste qu’on aurait presque pu qualifier de
tendre.
« Ouais, bon, on n’est pas vraiment du genre fleur bleue, toi et moi. On ne va pas
faire semblant, on a pas mal roulé notre bosse tous les deux, mais là se trouve peut-
être la beauté de la chose. Ce n’est peut-être pas Roméo et Juliette, mais regarde où
ça les a menés, ces deux couillons, de toute manière. »
Il n’avait pas entièrement tort, réflexion faite. On ne pouvait qu’admirer sa
franchise et son absence totale de baratin. Robert était un queutard, mais une grande
partie de son charme résidait dans son honnêteté à ce sujet, et une fois qu’elle avait
accepté le deal, il avait tenu parole. Ils avaient expédié le mariage puis acheté une
maison à Hampstead, secteur qui plaisait à Sylvie pour ses connotations artistiques
et littéraires, et à Robert parce que, en dépit de sa réputation bobo-gaucho, le coin
était aujourd’hui colonisé par de riches banquiers, exactement comme tous les
quartiers attrayants de Londres.
Voilà donc comment, encore chavirée par la soudaineté de ces changements,
Sylvie s’était retrouvée dans sa superbe maison à mener son enviable existence.
Rapprochant encore un peu la danseuse de l’hippopotame, elle ramassa le carton
vide puis ferma derrière elle la porte de la chambre d’enfant.
Peut-être qu’une maison de ville n’avait pas été le choix le plus judicieux,
songeait Sylvie alors que, soulevant sa masse éléphantesque, elle descendait la
dernière volée de marches pour rejoindre la cuisine. Parfois elle avait l’impression
qu’elle n’arriverait jamais à remonter et serait obligée de demander à Robert
d’installer un matelas au rez-de-chaussée où elle pourrait dormir jusqu’à la
naissance du bébé. Elle avait eu l’intention de se faire un sandwich, mais le fauteuil
dans l’angle de la pièce était trop tentant, et, avec un soupir, elle s’y écroula. Il était
impossible de trouver une position confortable dans son lit la nuit quand on faisait
la taille d’un paquebot de croisière. De l’autre côté de la fenêtre, dans le jardin, le
soleil du début d’après-midi filtrait à travers les feuilles du chêne, projetant un
filigrane d’ombres changeantes sur le mur de la cuisine. Quelle paix merveilleuse,
se dit-elle, autorisant ses yeux à se fermer.
Sylvie ne savait pas si elle avait dormi deux minutes ou une heure lorsqu’elle fut
réveillée en sursaut par une sonnerie retentissante. Le cœur battant à tout rompre,
elle s’extirpa du fauteuil et gagna la table de la cuisine où elle avait laissé le
téléphone.
« Allô ?
– Acceptez-vous un appel de la prison de Brixton ? demanda une voix inconnue
au bout du fil.
– Pardon, quoi ?
– Vous avez un appel en provenance de la prison de Brixton, répéta la voix, avec
cette fois une nuance impatiente. Acceptez-vous l’appel ?
– Je ne suis pas sûre que vous ayez le bon numéro. Mais d’accord, oui, passez-
moi l’appel.
– Sylvie ? C’est moi. Tu m’entends ? »
Elle mit quelques seconde à comprendre que l’individu paniqué au bout du fil
était son frère. Ses genoux flageolèrent et elle dut se pencher en avant pour prendre
appui contre le bord de la table.
« Oui, je t’entends. Lucien, tu appelles vraiment de prison ? Bon Dieu, qu’est-ce
qui se passe ?
– Sylvie, les choses ont salement déraillé. J’ai déconné dans les grandes largeurs.
– Que s’est-il passé ? Comment peux-tu être en prison ?
– Bon sang, Sylvie, je suis désolé. Je ne voulais pas t’appeler, avec le bébé pour
bientôt et tout ça, mais j’ai essayé maman et cette vieille garce n’a rien voulu
entendre. C’est juste que… les choses ont vraiment mal tourné de mon côté. »
Sylvie s’efforça de réagir avec une assurance qu’elle ne ressentait pas.
« Calme-toi. Tout va bien. Raconte-moi juste ce qui s’est passé.
– Je suis en détention provisoire. Je me suis fait coincer avec plusieurs kilos de
coke.
– Merde, ne dis pas ça au téléphone. Si tu appelles de prison, on est sûrement
écoutés.
– C’est pas grave. Ils m’ont pris la main dans le sac. Je vais devoir plaider
coupable, essayer d’obtenir une réduction de peine. Je croyais qu’ils me libéreraient
sous caution mais ils m’ont mis en préventive. J’ai besoin de quelqu’un de
confiance pour m’aider. Je sais que tu dois accoucher d’un jour à l’autre et il n’est
pas question que je te demande de venir me voir, mais j’ai besoin d’aide. Tu peux
demander à Eva de venir si je la mets sur ma liste de visites ?
– Oui. Oui, bien sûr, ne t’en fais pas. On va régler ça. Je peux t’envoyer Eva, pas
de problème. Inscris son nom et je vais l’appeler tout de suite et te l’envoyer le plus
vite possible, aujourd’hui si on arrive à mettre au point la logistique. Lucien, ne
t’inquiète pas, on va arranger ça, je te le promets.
– Écoute, ne t’en fais pas, sœurette, je suis un grand garçon, je peux me
débrouiller. Je vais juste avoir besoin d’un peu d’aide pour régler certains trucs à
l’extérieur, mon appart et tout ça. » Et, pendant ce laïus, le cœur de Sylvie se mit
vraiment à battre la chamade, car elle percevait à quel point Lucien était effrayé, or
elle n’avait jamais vu son frère mourir de peur et pourtant affecter la bravoure
depuis ses dix ans quand, après un acte de rébellion quelconque, il s’apprêtait à
recevoir une dérouillée d’un des amants de leur mère. « Écoute, on va être coupés
dans une minute. Tu vas m’envoyer Eva, dis ? »
Sur quoi la communication fut interrompue et elle se retrouva debout dans la
cuisine à écouter un malheureux grésillement et Lucien avait disparu et elle était
mariée à Robert et sur le point d’avoir un bébé et son frère était en prison et elle
ignorait comment ils en étaient arrivés là mais elle ferait bien de téléphoner à Eva
sur-le-champ, Eva les aiderait, Eva saurait quoi faire, alors elle composa le numéro
d’Eva mais il n’y eut pas de réponse alors elle raccrocha et elle recommença.
22
Londres, juillet 2006
Eva le repéra immédiatement en entrant dans le parloir, avachi sur une chaise en
plastique à une table mélaminée, genre cantine scolaire. Il portait ses vêtements
personnels, jean et sweat-shirt à capuche, et paraissait plus maigre qu’au mariage de
Sylvie quelques mois avant. À la table à sa gauche, un caïd à tête de fouine avec des
tatouages sur tout le bras fulminait contre une femme en pleurs aux cheveux raides
et ternes. À sa droite, un garçon à la coupe en brosse et à la mine abasourdie, sans
doute tout juste majeur, assis avec une femme qui devait être sa mère, s’efforçait de
ne pas paraître aussi terrifié qu’il l’était de toute évidence.
Eva trouvait incroyable que Lucien puisse être retenu de force dans un endroit
pareil. Elle s’en voulait de penser cela, elle savait que Keith la mépriserait
d’exprimer un jugement de ce type, mais la plupart des autres individus dans cette
salle donnaient l’impression d’y être plus ou moins à leur place. Mais Lucien ? Bien
sûr, c’était une fripouille mais il avait toujours été facile à pardonner ; son penchant
pour les bêtises et son manque de fiabilité étaient indissociables de son appétit de
vivre, lequel englobait tout : rencontres, sexe, drogue, alcool, aventure, peu
importait, du moment que c’était distrayant. Au fil des années elle n’avait pas
entièrement réussi à se débarrasser du léger désir qu’il provoquait en elle avec son
sourire coquin. Ironique, celui-ci reflétait sa lucidité et son indifférence à l’égard de
cette étincelle qui grésillait entre eux mais ne s’était jamais rallumée depuis cette
unique fois, il y avait des années, les empêchant néanmoins de s’installer
pleinement dans le confort de l’amitié. Sauf que Lucien ne riait pas à présent, et
qu’il n’était pas une sympathique fripouille aux yeux de la police et de la justice ; il
n’était qu’un délinquant qui s’était fait coincer avec une grosse quantité de drogue
de catégorie A. Il ne l’avait pas vue entrer et elle l’observa quelques instants,
submergée par un sentiment plus doux et en même temps plus violent que celui
qu’elle éprouvait d’ordinaire pour lui.
Il se leva de son siège alors qu’Eva approchait et l’espace d’un instant ils
hésitèrent, ne sachant trop comment se saluer dans ce décor insolite. Ils optèrent
pour une étreinte timide. Lucien sentait la sueur rance, avec de forts relents
chimiques.
« On a le droit de faire ça ? lui marmonna-t-elle à l’oreille.
– Quoi, se prendre dans les bras ? Ouais. Je crois. Je ne suis qu’en détention
provisoire, alors les règles ne sont pas aussi strictes. On peut garder ses propres
vêtements, ce genre de choses. »
Lucien se dégagea, l’air gêné, de l’étreinte d’Eva et ils prirent place sur les
chaises en plastique de chaque côté de la table. Pendant un moment ils ne trouvèrent
quoi dire ni l’un ni l’autre. Lucien passa ses doigts dans ses cheveux gras avant de
se mettre à pianoter sur la table.
« Alors, ça y est, tu t’es penché pour ramasser le savon ? » plaisanta Eva,
espérant de tout son cœur le voir rire de la situation comme il le faisait de tout le
reste.
Il lui lança un regard noir. « Ce n’est pas aussi marrant que tu le penses. Tu as
trop regardé New York, police judiciaire. »
Ils demeurèrent silencieux, puis la mine renfrognée de Lucien s’adoucit.
« Écoute, merci d’être venue. Je ne voulais pas demander à Sylvie, avec sa
grossesse et tout ça.
– Elle n’aurait sûrement pas tenu le coup. Je ne sais pas si tu l’as vue ces temps-
ci, mais elle a la taille d’un immeuble. Je guette sans arrêt un coup de fil
m’annonçant que le bébé arrive. Je croyais que c’était pour ça qu’elle appelait, en
fait, quand elle a téléphoné pour me raconter ce qui t’arrivait. C’est tombé à un
moment un peu embarrassant. »
Lucien fit la grimace. « Si t’étais au pieu avec Monsieur Muscles, j’aime mieux
pas le savoir. J’ai assez de soucis sans cette vision dans ma tête.
– Pire, en fait. Ou mieux, ça dépend du point de vue. Il venait de me demander de
l’épouser.
– Mince alors. Tu ne vas quand même pas accepter ?
– Pourquoi tu dis ça ? Qu’est-ce que tu as contre Julian ?
– Eh bien, pour commencer, tu ne l’aimes pas. Et puis, ne m’en veux pas, mais il
est un peu concon. Enfin, tu sais, pas de personnalité. »
Ce jugement à l’emporte-pièce suscita chez Eva un élan de révolte. « Lucien, tu
l’as rencontré deux fois en tout et pour tout. Comment peux-tu te prononcer sur sa
personnalité ? De toute manière, c’est à peine si tu me connais, moi, alors les gens
que j’aime ou non…
– Bon, d’accord, tu m’as demandé et je t’ai répondu, répliqua Lucien sans se
laisser démonter. Je me trompe peut-être, mais je crois te connaître assez bien pour
savoir quand tu ressens quelque chose. On ne s’est peut-être pas beaucoup vus
dernièrement, mais on a un petit passé commun, tous les deux.
– Bon Dieu, ce que tu peux être arrogant. Tu l’as toujours été.
– Alors dis-moi. Est-ce que tu l’aimes ? Tu vas l’épouser ? »
Eva soupira et détourna le regard pour le promener sur les rangées de
conversations tendues ou tristes qui se tenaient partout autour d’eux.
« Je ne sais pas, avoua-t-elle. Comment veux-tu décider d’un truc pareil ? Je lui
ai dit que j’avais besoin de temps pour réfléchir. Il n’est pas vraiment ravi, mais
qu’est-ce que je peux faire ? Bien sûr, j’aurais des tas de raisons de dire oui. Il a bon
cœur et on a une vie agréable ensemble. Mais disons que la perspective de passer
les trente, quarante ou cinquante prochaines années avec lui ne me transporte pas…
Cet avenir ne m’excite pas. Ça ressemble à se caser. Remarque, c’est ce que font les
gens, non ? Ils se rangent. Tout dans la vie est un compromis, autant l’accepter. »
Elle se frotta les yeux. « Mais en réalité, j’ai beau raisonner à n’en plus finir, quand
je m’imagine rentrer à la maison et lui annoncer que je vais l’épouser, j’ai
l’impression d’avoir un énorme mur devant moi qui me barre le chemin. Je ne me
vois déjà pas en train de formuler la chose, alors la faire pour de bon… » Elle se tut.
« Enfin, bon sang, pourquoi est-on en train de discuter de ma vie amoureuse ?
Lucien, excuse-moi. Mais toi, dis, comment vas-tu ?
– Ça va. À peu près. » Il baissa les yeux sur ses mains et se tritura un ongle. « En
fait, pas vraiment, pour tout te dire. Je chie dans mon froc. »
Eva baissa la voix. « Qu’est-ce qui s’est passé ? Sylvie m’a mise au courant mais
elle n’avait pas l’air de savoir grand-chose. Tu t’es fait prendre avec plein de coke ?
– Ouais. Deux kilos, pour être exact. Impossible de faire croire à l’usage
personnel, si c’est à ça que tu penses. Je vais plaider coupable en espérant décrocher
une courte peine pour premier délit, mais je ne vais pas couper à la prison.
– Bon Dieu. Qu’est-ce que tu fabriquais avec carrément deux kilos de coke ? Je
croyais que tu te concentrais sur l’événementiel ? Je sais que tu as toujours un peu
traficoté, mais deux kilos ? Ça doit valoir une fortune, en plus ?
– Trente-cinq mille livres au prix de gros, peut-être cent mille à la revente. Ouais,
je sais, fit-il, voyant l’expression horrifiée d’Eva. Inutile de me dire que j’ai
déconné.
– Mais pourquoi aller prendre un tel risque ? Enfin quoi, ce n’est pas comme si tu
avais besoin de cet argent, avec toutes les soirées que tu organises ? »
Lucien détourna les yeux, l’air anormalement penaud. « Euh, c’est sûr, je voulais
donner cette impression. Surtout à toi, avec ta brillante carrière et tout ça. Mais en
réalité mon agence événementielle n’a jamais vraiment décollé. Je ne suis jamais
arrivé à gagner ma vie avec. Il y a trop de concurrence, le moindre fêtard vieillissant
s’intitule organisateur de soirées, et de toute façon les boîtes prélèvent la quasi-
totalité de la recette. Alors que je me suis fait pas mal de fric en vendant de la
drogue au fil des années. Presque entièrement dilapidé, malheureusement. En tout
cas, en temps normal, je n’aurais pas stocké autant de coke, mais je devais un
service à quelqu’un. La drogue n’était censée rester chez moi qu’une seule nuit. Je
ne sais pas comment, mais la police savait exactement ce qu’elle cherchait. Ils ont
défoncé la porte moins de vingt minutes après l’arrivée de la marchandise.
– Tu sais quel genre de peine tu encours ?
– Peut-être cinq ans, si j’ai de la chance. La moitié en prison et la moitié en
liberté surveillée. Soit trente mois, moins le temps de la préventive. C’est jouable.
Je serai dans un quartier de basse sécurité, il y aura une bibliothèque et une salle de
sport, si bien que je pourrai passer mon temps à lire et à faire de la muscu. Ce ne
sera pas si terrible. » Sa voix était étranglée et râpeuse.
« Non, bien sûr que non. » Eva essayait de prendre un ton guilleret « On te rendra
visite tout le temps, et ce ne sera pas très long jusqu’à ta sortie.
– Pour tout te dire, l’idée de ma sortie m’inquiète presque autant que le fait d’être
ici. Qu’est-ce que je ferai à ce moment-là ? Je ne vendrai pas de drogue, ça c’est
sûr. Faudrait être débile pour atterrir deux fois ici, et puis j’aurai un casier pour
trafic, alors si des fois je récidivais, là j’écoperais d’une peine sévère. La fête
semble finie depuis un bout de temps, de toute façon. Déjà que je ne savais pas dans
quoi me reconvertir, ce sera encore plus dur à ma sortie. Pour les ex-taulards, les
métiers gratifiants et bien payés ne grouillent pas vraiment, si ?
– Oh, Lucien. Ne va pas t’en faire pour ça maintenant. On trouvera quelque
chose, nous sommes avec toi. » Eva tenait absolument à le convaincre, mais en
toute honnêteté elle ne savait pas trop ce qui attendait Lucien une fois sa peine
effectuée. L’espace d’un instant elle le crut bel et bien au bord des larmes, mais au
prix d’un effort colossal il parvint à se ressaisir.
« Écoute, tu n’es pas venue jouer les consolatrices. Il y a deux, trois trucs pour
lesquels j’ai besoin d’aide. Sylvie n’est pas très utile en ce moment et j’ai besoin de
quelqu’un de confiance.
– Bien sûr. Dis-moi ce que je peux faire.
– D’abord je vais avoir besoin de quelqu’un pour vider mon appart et mettre mes
affaires au garde-meuble. C’est une location et le propriétaire n’est pas encore au
courant de ce qui m’arrive. Mais le problème le plus urgent, c’est Herbert.
– Herbert ?
– Ouais. Mon cochon d’Inde. La voisine d’à côté l’a récupéré, les flics m’ont
laissé le déposer chez elle quand ils m’ont arrêté. Elle n’a pas envie de s’en occuper
indéfiniment, et quand bien même, elle le garde dans une cage et il va détester ça. Il
a l’habitude de se balader dans l’appart, tu comprends.
– Tu as un cochon d’Inde ? Tu es un dealer avec un cochon d’Inde comme animal
de compagnie ? Et il s’appelle Herbert ?
– Ouais, bon. Je ne l’aurais pas pris moi-même, c’était Bianca. Tu sais, cette nana
que je voyais ? Au mariage de Sylvie, tu te souviens ? Enfin, bon, elle est trop
irresponsable pour s’occuper d’un animal. Elle était partie en week-end sans se
soucier de le faire nourrir, alors je le lui ai comme qui dirait confisqué. Je lui
cherchais un foyer, mais personne ne voulait de lui et il n’arrêtait pas de venir vers
moi et de me regarder de cet œil tellement triste. Ça a fini par m’attendrir et je l’ai
laissé rester. Et donc maintenant j’ai besoin que tu prennes soin de lui. Sylvie ne
voudra pas, elle prétend avoir la phobie des rongeurs, ce qui est ridicule parce que
Herbert est un cochon d’Inde et que les cochons d’Inde ne sont des rongeurs que de
façon très accessoire.
– Je ne suis pas sûre de pouvoir accueillir un animal dans ma vie non plus. »
Les traits de Lucien s’assombrirent. « Eva, je te demande de faire une seule chose
pour moi dans une situation vraiment désespérée. Tu n’es pas obligée, mais si tu ne
le fais pas, tu seras forcée de l’emmener le faire piquer, parce qu’on ne va pas le
laisser mourir à petit feu dans une cage avec quelqu’un qui ne veut pas de lui. Si tu
peux vivre avec ça sur la conscience, alors soit. »
Eva leva les mains en signe de reddition. « D’accord, d’accord, je prendrai
Herbert. Mais je vis en appartement, or il devrait avoir un jardin pour se promener
et peut-être quelques potes cochons d’Inde. J’essaierai de lui trouver un meilleur
foyer quand je pourrai. Tu ne pourras peut-être pas le récupérer à ta sortie, mais
comme je crois que les cochons d’Inde ont une espérance de vie assez courte, il est
probable qu’il ne sera plus de ce monde de toute façon. »
Lucien détourna la tête, et Eva comprit trop tard qu’elle avait manqué de tact.
Était-ce la crainte de ne jamais revoir son cochon d’Inde ou le constat que la Terre
continuerait à tourner pendant qu’il serait enfermé jour après jour dans une cellule,
toujours est-il que sa main, celle dont les deux derniers doigts étaient déformés par
les cicatrices, tremblait sur la table. Dès qu’il remarqua le regard d’Eva posé dessus,
il la cacha dans sa poche.
Puis la descente aux enfers commença. Elle débuta par la voix de Sylvie au
téléphone, en pleurs et affolée : Quelque chose ne va pas, s’il te plaît, viens. Puis la
course vers l’hôpital au milieu de la nuit, les mains de Julian crispées sur le volant
tandis qu’ils grillaient les feux rouges. L’attente nerveuse derrière les portes du
service d’obstétrique, une heure d’incertitude angoissée jusqu’à ce qu’on les
conduise dans un box où Sylvie, les traits pâles et tirés, leur expliqua de façon
décousue que le bébé était en souffrance et qu’ils avaient dû faire une césarienne.
Qu’après avoir, sous ses yeux, extrait de son ventre le petit être flasque, ils l’avaient
aussitôt embarquée en soins intensifs, que Robert était parti avec la fillette, qu’elle
avait entendu évoquer une privation d’oxygène et, ô Seigneur, est-ce que le bébé va
bien, est-ce qu’il va bien, est-ce que par pitié quelqu’un allait lui dire que le bébé
s’en sortirait ?
Le service d’obstétrique semblait en plein chaos. Eva resta avec Sylvie pendant
que Julian allait trouver un médecin, revenant en fin de compte avec un spécialiste à
la mine épuisée qui expliqua calmement que la fillette avait été prise en charge dans
le service de néonatalité, qu’elle était stable et que le père était avec elle, qu’ils y
emmèneraient Sylvie d’ici quelques heures, quand elle aurait eu le temps de se
remettre de l’opération et pourrait s’asseoir dans un fauteuil roulant. Est-ce que le
bébé allait s’en sortir ? Après le départ du spécialiste, ils n’en savaient toujours rien.
Sylvie émergeait puis sombrait de nouveau dans l’inconscience, et Eva finit par
renvoyer Julian à la maison et s’allonger dans le lit auprès de son amie durant les
longues heures que Robert mit à revenir, pâle et tremblant. Une sage-femme apparut
et retira le cathéter de Sylvie avant de hisser la jeune mère dans un fauteuil roulant.
Eva trottinant à côté, elles longèrent les couloirs éclairés au néon jusqu’au service
de réanimation néonatale, puis jusqu’à la couveuse où une minuscule fillette était
couchée sur le ventre, vêtue d’une simple couche, les jambes repliées sous elle, le
corps couvert de câbles et d’électrodes, un masque respiratoire sur le visage.
Là dans la lumière du petit matin, dans cette unité de soins au parfum de
plastique et d’antiseptique, le monde de Sylvie cessa de tourner et l’espace d’un
instant incalculable, le bip des moniteurs et le chuintement de l’appareil respiratoire
se turent. L’univers se rétrécit pour n’être plus qu’un point, une étincelante petite
tache de vie à l’intérieur de la couveuse devant elle, et quand le monde se remit en
marche, c’était le même monde et pourtant totalement et irrévocablement changé.
Par la suite Sylvie confierait à Eva qu’elle avait eu l’impression de lever les yeux
et de voir le ciel pour la première fois. De découvrir une entité vaste et silencieuse
qui n’avait jamais cessé d’être là, d’apercevoir une vérité tellement énorme qu’il
était presque impossible d’élargir son champ de vision au point de l’embrasser
complètement.
« Et c’était quoi, cette vérité ? » avait demandé Eva, agacée. « L’amour », avait
simplement répondu Sylvie, qui malgré tous ses efforts n’avait pas réussi à mieux
s’expliquer.
Un instant de clarté, puis la chute dans la nuit. Sylvie choisit un prénom, Allegra,
et demeura près de la couveuse durant toutes ses heures de veille, souvent chantant,
parfois pleurant, mais aussi doucement que possible pour ne pas troubler la petite.
Tantôt Allegra allait assez bien pour qu’on la tienne, tantôt non.
Le bébé allait-il s’en sortir ? Cela dépendait de ce qu’on entendait par s’en sortir,
car s’en sortir était désormais un concept bien plus élastique qu’avant.
Le nourrisson dans la couveuse voisine mourut brusquement dans la nuit, quinze
jours après l’arrivée d’Allegra. Sylvie et Eva se prirent mutuellement dans les bras
et pleurèrent en silence tandis que les parents, leurs visages jusque-là rayonnants et
pleins d’espoir désormais effondrés sur eux-mêmes telles des étoiles agonisantes,
étaient revenus au matin dans le service afin de récupérer les affaires de leur fils :
un minuscule bonnet et l’ourson en papier avec son prénom, Miles, et son poids de
naissance qui avait été collé au pied de sa couveuse.
Robert dit à Eva de prendre autant de congé que nécessaire ; il assurerait la
permanence. Évidemment, cela signifiait qu’il serait au bureau non-stop à assumer
son travail en plus du sien pendant qu’elle serait avec Sylvie à l’hôpital, mais c’était
sans doute mieux pour tout le monde.
Tous les soirs Julian venait chercher Eva et Sylvie pour les ramener à la maison ;
il arrivait chaque fois avec des bricoles à manger, des magazines, des vêtements
pour bébé et des couches. Sylvie avait été virée de la maternité au bout de quelques
jours ; ils avaient besoin du lit et ne pouvaient pas héberger tous les parents dont le
bébé était à l’hôpital. Ignorait-elle que les services de maternité londoniens étaient
surpeuplés et en crise ? Elle avait de la chance qu’on lui ait permis de rester aussi
longtemps.
Julian prenait le linge sale de Sylvie quand ils la déposaient chez elle le soir puis
le lui rapportait lavé et repassé, écartant d’un sourire ses effusions larmoyantes. Eva
observait Julian et se touchait machinalement l’annulaire gauche. Jamais elle ne
retrouverait un homme au cœur plus généreux, se répétait-elle. La prochaine fois
qu’il demanderait, elle dirait oui.
Petit à petit, au fil des semaines, les moniteurs d’Allegra furent supprimés et,
enfin, trois mois après sa naissance, elle fut en état de quitter l’hôpital. Même munie
d’une sonde d’alimentation et d’une bonbonne d’oxygène, c’était un immense
soulagement de partir avec elle, de s’éloigner non seulement de l’horreur et de la
tragédie, mais de la cruelle nécessité de s’endurcir contre elles pour pouvoir
survivre. L’avenir n’en demeurait pas moins incertain et rempli de ses propres
terreurs.
Paralysie cérébrale, avaient affirmé les médecins, qui rechignaient à faire trop de
prévisions. Elle souffrirait assurément de troubles cognitifs, et d’hémiparésie. Au-
delà de ce diagnostic, c’était difficile à dire, même si, quand Sylvie demanda sans
ambages si sa fille serait un jour autonome, le spécialiste néonatal répondit avec
douceur que c’était peu probable.
Quand, quelques semaines plus tard, Robert dut se rendre à New York, Eva alla
s’installer chez eux. Elle finit dans le grand lit avec Sylvie, qui restait raide comme
un morceau de bois sans dormir et vérifiait le berceau à côté d’elle toutes les trois
minutes, histoire de s’assurer qu’Allegra respirait. Au cœur de la nuit, Sylvie
chuchota quelque chose dans le noir d’une voix si basse qu’Eva, à moitié endormie,
se demanda si elle n’avait pas rêvé.
« Ne me laisse pas, d’accord ? »
Eva roula vers son amie. « Mais qu’est-ce que tu racontes ? Il est deux heures du
matin, bon sang. Je n’irai nulle part avant demain.
– Ce n’est pas ce que je voulais dire. S’il te plaît, ne me laisse pas affronter ça
toute seule. Je l’aime tellement, mais je ne sais pas si je pourrai assumer ça sans
aide. »
Eva était parfaitement réveillée à présent. « Je ne te laisserai jamais, espèce
d’idiote, promit-elle dans un murmure farouche. Je te jure que, quoi qu’il arrive, tu
n’auras pas à assumer ça toute seule.
– Robert ne va pas tenir longtemps. On le sait tous les deux. Il refuse même de la
regarder et c’est à peine s’il la touche. On croirait qu’elle le dégoûte. Même quand
il est à Londres, il rentre à dix heures du soir, dort dans l’autre chambre, et repart à
six heures
– On l’emmerde. Il sera là ou pas. On se passera de lui. À nous deux, on l’aimera
autant qu’un enfant aura jamais été aimé. Deux fois plus. »
Silence.
« Tu vas me prendre pour un monstre, mais parfois je me dis… je m’imagine me
lever et franchir la porte. Poursuivre ma route sans me retourner. Commencer une
nouvelle vie ailleurs. Ou simplement marcher jusqu’à atteindre la mer. Et puis
continuer à marcher. »
Eva soupira et posa une main sur le bras de Sylvie. « C’est tout naturel. Tu ne
serais pas humaine si tu n’avais pas ces idées-là. C’est normal de les avoir. Mais je
vais te dire une chose que mon père me disait toujours : tu es ce que tu fais. Pas ce
que tu penses, pas même ce que tu dis que tu feras, mais ce que tu fais bel et bien.
Alors chaque mère d’un bébé handicapé qui plonge dans le désespoir au milieu de
la nuit et envisage de décamper, ou qui nourrit des pensées plus noires, genre si
seulement mon enfant était mort, puis qui se lève le matin et aime et dorlote cet
enfant, voilà qui elle est. C’est une mère qui se lève le matin et aime et dorlote son
enfant. Le reste ne compte pas. Le reste ne compte absolument pas. » Allegra remua
dans son petit lit et la voix d’Eva redevint un chuchotement. « Maintenant endors-
toi. Je serai là demain matin, et tous les matins où toi et Allegra aurez besoin de
moi, je te le promets. »
25
Docklands, avril 2007
Cela avait été un drôle d’entretien et Eva ne savait trop qu’en penser. Brad
Whitman l’avait convoquée dans une petite salle en fin de journée, et Eva s’était
présentée avec une vive appréhension. Il y avait peu de chances qu’il s’agisse de
bonnes nouvelles ; même si elle avait été soulagée que Robert accepte un poste aux
États-Unis – il avait quitté Sylvie et Allegra, et depuis elle avait eu du mal à
demeurer froidement courtoise avec lui –, il n’avait toujours pas été remplacé. Elle
ne pouvait plus espérer d’indulgence à la banque, et concilier ses longues heures de
bureau avec la nécessité de soutenir Sylvie l’avait littéralement exténuée. En
pénétrant dans la salle de réunion elle constata que Brad y était déjà installé avec un
homme et une femme qu’elle reconnut vaguement comme venant des ressources
humaines. Ils évoquèrent brièvement un audit de conformité à propos de vieilles
transactions et produisirent quelques sorties papier de documents comptables.
Son ventre se serra quand elle comprit qu’ils concernaient l’opération Bellwether
Trust deux ans plus tôt. Sur le moment elle avait craint d’avoir fait grimper le
marché de façon un peu trop voyante, mais comme, au fil des mois, rien ne s’était
passé, elle avait fini par se sentir hors de danger. Se pouvait-il que le retour de bâton
ait lieu si longtemps après ? Apparemment oui. Le type des ressources humaines
avait employé des expressions comme « manipulation de marché », « contrôle
interne » et « avertissement officiel ». Aucun n’osait croiser son regard, puis, à la
fin de son discours, Brad se leva et lui ouvrit la porte, lui signifiant ainsi sans
équivoque que la réunion était terminée.
Alors qu’elle regagnait sa table de travail, le cœur battant à grands coups, son
téléphone se mit à sonner dans sa poche. Julian. Il avait appelé plusieurs fois
aujourd’hui et elle l’avait mis directement sur boîte vocale. Elle n’avait tout
bonnement pas le temps.
À l’affût comme toujours du moindre événement un peu insolite, Big Paul se
retourna au moment où elle s’asseyait.
« Quoi de neuf ?
– Je viens de prendre un avertissement, dit-elle lentement.
– Comment ça, un avertissement ?
– Un avertissement officiel des ressources humaines à propos d’une transaction.
Tu te souviens de cette opération Bellwether Trust sur laquelle j’avais gagné ce
pactole il y a deux ans ? Celle que j’avais couverte à l’avance en achetant tous ces
titres sur le marché ? Ce serait paraît-il de la manipulation de marché : j’aurais fait
délibérément grimper les cours. Il paraît qu’un contrôle de conformité est lancé. »
Elle parlait d’un ton hésitant, comme si elle tâtonnait dans le brouillard.
Big Paul fit pivoter son fauteuil de manière à voir sa rangée d’écrans. Il s’adressa
à elle dos tourné.
« Écoute. Retrouve-moi en bas à cinq heures. Pas à l’accueil. Au café près du
dock.
– Quoi ? Pourquoi ? Il faut que je commence à fermer mes positions. Je pourrais
sans doute sortir une dizaine de minutes si c’est important. Mais pourquoi ne pas
descendre ensemble tout de suite ?
– Bon sang, tu ne piges vraiment pas, ma parole. Je suis sérieux : attends cinq
minutes, puis viens me rejoindre, compris ? » Il se leva et, attrapant sa veste sur le
dossier de sa chaise, il se dirigea vers l’ascenseur avant qu’elle n’ait pu ajouter un
mot.
Quand elle arriva au troquet, il avait déjà deux cafés devant lui et en poussa un
vers elle alors qu’elle s’asseyait.
« Alors voilà. Je te fais une faveur en étant ici et je ne veux pas courir le risque
d’être vu, alors assieds-toi et écoute bien. Je vais t’expliquer quelques trucs que tu
n’as pas encore assez de métier pour avoir compris par toi-même. Cet entretien avec
les ressources humaines que tu viens d’avoir ? C’est le début d’une procédure de
licenciement. Tu es virée.
– Virée ? Comment ça, virée ?
– Tu vas perdre ton boulot, d’une manière ou d’une autre. Ils vont prendre tout ce
qu’ils ont sur toi, et crois-moi ils ont des trucs sur toi comme ils en ont sur nous
tous, et ils vont utiliser ces trucs pour te forcer à quitter la banque. Ta façon de gérer
les semaines à venir déterminera à quel point tu vas l’avoir dans l’os. Scénario
pessimiste, ils te virent et tu pars sans indemnités avec une interdiction d’exercer de
la FSA qui fera que tu ne travailleras plus jamais à la City. Mais si tu la joues fine,
tu devrais obtenir un licenciement avec des indemnités, ou du moins une rupture
conventionnelle avec tous tes droits différés relatifs à tes primes précédentes. »
Elle le dévisagea. « Quoi ? Mais pourquoi ils voudraient se débarrasser de moi ?
Enfin, bordel, regarde mes résultats, ils sont aussi bons que ceux de n’importe qui. »
Il se carra dans son siège. « Merde, j’arrive pas à croire que tu sois encore aussi
naïve. C’est le jeu, voilà tout, Eva. C’est un contrôle de conformité et tu t’es fait
coincer. Ils doivent sacrifier quelqu’un et cette fois c’est toi. Tu es condamnée à
mort. Je ne peux pas me permettre d’être mêlé à ça, mais tu es une brave gosse et je
ne veux pas que tu te fasses trop arnaquer. Ne te sens pas visée personnellement, ça
arrive à tout le monde tôt ou tard.
– Ça ne t’est pas arrivé à toi.
– Ouais, bon, moi, je suis différent. J’ai un bien meilleur réseau que toi, et je sais
où sont enterrés pas mal de cadavres. D’ailleurs, reprit-il, ça m’est bel et bien
arrivé. Dans une autre banque, il y a longtemps, et si je suis encore dans le circuit,
c’est que j’ai bien géré la chose. Ce n’est pas de notoriété publique, alors ne va pas
le crier sur les toits. »
Elle se frotta les tempes. « Qu’est-ce que je vais faire s’ils me virent ? Je n’ai
jamais rien fait d’autre que ce métier. Ce métier, c’est qui je suis.
– N’importe, faut pas que tu paniques. Voilà ce que tu vas faire. Ne parle à
personne de cette histoire, ne va pas te compromettre. Tu as compris ? Personne ne
doit être au courant de ce qui t’arrive. Tu viens au bureau tous les jours et tu agis
exactement comme d’habitude, mais dès que tu as une seconde de libre, tu appelles
tous tes contacts et tous les chasseurs de têtes que tu connais et tu t’arranges pour
décrocher fissa une promesse d’embauche. Comme ça, tu pourras simplement
démissionner sans nuire à ta réputation et tout le monde sera content. Parallèlement,
tu dois te positionner en interne pour que les ressources humaines et Brad sachent
qu’ils ne pourront pas te virer facilement. Ils n’aiment pas beaucoup les poursuites
pour licenciement abusif, surtout quand elles sont intentées par des minorités ou des
femmes, alors il faut que tu prennes une sacrée bête d’avocat et que tu l’emmènes à
tes prochains entretiens pour qu’ils sachent que tu ne vas pas plier l’échine. Ça
coûtera bonbon, mais tu n’auras pas à le regretter. » Il se leva pour partir. « C’est à
peu près tout ce que je peux te dire. Bonne chance. »
Alors qu’il s’en allait, elle le rappela : « Paul ? Pourquoi moi ? Est-ce que tu sais
pourquoi ça m’arrive à moi ? »
Il se retourna, une main sur le dossier de la chaise. « Merde, ça n’a rien de
personnel. Ils se débarrassent de dix pour cent des employés du front-office tous les
ans, alors il y a de fortes chances que ça arrive tôt ou tard dans une carrière de
trader. Pourquoi, d’après toi, il n’y a pas de vieux traders ? D’accord, quand ils sont
bons, certains se tirent une fois qu’ils ont assez d’argent pour prendre leur retraite,
mais que deviennent les autres, à ton avis ? Bon, maintenant je ferais mieux de
regagner mon poste. Attends au moins cinq minutes avant de me suivre, compris ? »
Eva resta finir son café, accordant à Big Paul les cinq minutes qu’il avait
demandées. Comme il n’y avait personne au desk, elle clôtura ses positions puis
ramassa son sac et partit. Tandis qu’elle sortait de l’immeuble son portable sonna.
C’était encore Julian, mais elle ne répondit pas. Elle serait à la maison dans
quelques minutes et elle n’avait pas envie de lui raconter au téléphone. Elle avait
besoin de marcher pour faire le point. Au fond, elle flippait complètement, mais ses
pensées étaient comme engluées. Elle allait être virée. D’ici quelques semaines elle
serait au chômage. Après toutes ces longues journées à trimer, ces sacrifices
personnels à n’en plus finir, tout ce pour quoi elle avait tant travaillé allait
s’évanouir. Eva se retourna pour contempler l’étage de la salle des marchés, dont les
fenêtres brillaient d’une lueur orangée dans le jour déclinant. Pourquoi fallait-il que
cela arrive maintenant, quand, professionnellement, elle se sentait enfin, sinon
indispensable, du moins parfaitement à sa place ? Une initiée, presque. Elle avait de
l’expérience, elle connaissait son boulot et elle y excellait. Comment cela était-il
possible ?
Elle avait beau se trouver en plein air, elle se surprit soudain à chercher son
souffle : respirer était un processus laborieux qu’elle devait littéralement se forcer à
accomplir. Elle se mit à marcher, un pied devant l’autre, jusqu’à un square non loin
de là. Le ciel était bas et menaçant. Pouvait-on faire de la claustrophobie dehors ?
Dans un arbre au-dessus d’elle, un corbeau remua puis la fit sursauter en tombant de
sa branche comme une pierre, avant de remonter et de s’élever dans les airs à tire-
d’aile. Elle s’arrêta pour l’observer jusqu’à ce qu’il ne soit plus qu’un point
minuscule en train de s’évanouir parmi les nuages gris, s’efforçant de chasser la
sensation que le ciel se refermait sur elle.
Tandis qu’elle atteignait sa porte d’entrée et tournait la clé dans la serrure, elle fut
saisie d’un haut-le-cœur et dut déglutir de toutes ses forces pour le ravaler. La porte
s’ouvrit mais au lieu d’un vestibule vide elle découvrit Julian qui se tenait là. Ils se
regardèrent, surpris l’un et l’autre. Il avait une drôle d’expression sur le visage, et
une fraction de seconde elle se dit que d’une manière mystérieuse il savait déjà. Ses
muscles crispés se relâchèrent et elle se pencha en avant, prête à se jeter dans ses
bras, quand quelque chose l’arrêta. Le long du mur aux pieds de Julian il y avait une
rangée de valises et de sacs. Son esprit avait beau enregistrer la scène, il était
incapable d’en saisir le sens. Une sorte d’instinct ancestral la coupa néanmoins dans
son élan. Elle laissa ses bras retomber le long de ses flancs et tous deux restèrent là
à se dévisager.
« Tu ne répondais pas au téléphone, dit Julian.
– Non.
– Il fallait que je te parle. Je ne voulais pas que tu rentres pour trouver ça.
– Trouver quoi, Julian ? Il va falloir que tu m’expliques. »
Il hésita. « C’est bien ce que tu crois. Je m’en vais. »
Eva avait l’impression d’être dans une bulle contre laquelle les mots de Julian
rebondissaient. Elle ouvrit la bouche, mais seul en sortit un rire bizarre pareil à un
aboiement.
« Je suis désolé, dit-il. J’ai rencontré quelqu’un. »
Enfin. Enfin une chose intelligible.
« Tu m’as trompée ?
– Pas vraiment. Pas exactement. Ça te ferait quelque chose si c’était le cas ? J’en
doute. Tu sais depuis longtemps que je ne suis pas heureux et tu ne t’en es pas
souciée plus que ça. Tu n’as pas voulu m’épouser. Maintenant j’ai rencontré
quelqu’un qui rêve sincèrement d’un avenir avec moi au lieu de s’y résigner par
défaut.
– Laisse-moi deviner. Une de tes clientes ? Tammy ? Candida ?
– Et pourquoi pas ? » Dans ses yeux, la contrition céda la place à quelque chose
de plus agressif. « C’est surtout comme ça que je rencontre les gens. Je n’en ai pas
honte. C’est comme ça que je t’ai rencontrée, je te rappelle. »
Eva cherchait de quelle façon réagir, mais elle n’arrivait pas à définir ce qu’elle
éprouvait. De la douleur ? De la colère ? Du soulagement ? Elle n’avait envie que
d’une chose : s’asseoir toute seule dans une pièce silencieuse avec un verre
d’alcool. Elle n’avait absolument pas les ressources affectives pour affronter cette
crise-là, en plus du reste. Si la rupture devait avoir lieu quoi qu’elle puisse dire ou
faire, autant ne pas lanterner.
« Très bien, dit-elle. Je vais te laisser continuer à plier bagage, alors. Pose ta clé
sur la table en partant. Je te donne une heure : ça suffira ?
– Et voilà ? s’écria-il, furieux. C’est tout ce que tu as à me dire après presque
trois ans ensemble ? Bon sang, tu n’en as jamais rien eu à foutre de moi, pas vrai ?
– Estime-toi heureux que je te facilite les choses, Julian. Tu n’es pas le mieux
placé pour te mettre en colère sur ce coup-là, alors épargne-moi la grande scène du
trois. » Le trait partit, vengeur, et elle vit que sa flèche empoisonnée avait atteint sa
cible.
L’expression de Julian s’assombrit et se ferma. Lorsqu’il reprit la parole, sa voix
était neutre. « Tu as toujours été insensible, Eva, mais là, ça dépasse les bornes. Ça
ne fait que prouver que je prends la bonne décision. Dire que j’étais si inquiet à
l’idée de te faire de la peine. Bon alors, au plaisir de… »
Il allait sûrement dire « de ne jamais te revoir », mais la fin de sa phrase fut
couverte par le bruit de la porte qu’Eva claqua en s’en allant. Elle remonta le
couloir jusqu’à l’ascenseur.
26
Londres et Sussex, novembre 2008
Durant l’année qui avait suivi la perte de son boulot et le départ de Julian, Eva
était à peine retournée chez elle. Elle avait sa propre chambre chez Sylvie et passait
le plus clair de son temps là-bas à l’aider à s’occuper d’Allegra. C’était vital pour
Sylvie mais aussi pour elle-même : autrement, elle aurait vécu de tristes journées
désœuvrées dans les pièces vides de l’appartement qu’elle avait jadis adoré mais qui
faisait désormais partie d’une existence qui n’était plus la sienne. Allegra avait
maintenant deux ans, et une nouvelle forme de normalité s’établissait peu à peu. La
bouteille d’oxygène et la sonde d’alimentation avaient disparu, mais gérer les crises
de la fillette et la faire manger pouvait encore s’avérer difficile.
Les semaines entre son premier avertissement et son licenciement définitif
avaient été atroces. Elle avait passé des heures au téléphone avec des chasseurs de
têtes ou des contacts dans d’autres banques, à tâter le terrain en se gardant de trahir
son désespoir. Elle ne savait pas si la nouvelle s’était répandue sur les marchés ou si
personne ne recrutait, toujours est-il que ses tentatives n’avaient rien donné. Le vent
s’était mis à tourner et, au fil des jours et des semaines, des bouleversements sans
précédent avaient commencé à ébranler l’économie mondiale.
Les plaques tectoniques s’étaient mises à bouger, lentement d’abord, quand les
chiffres américains du logement et des emplois non agricoles avaient commencé à
chuter, puis plus rapidement, quand la Northern Rock avait connu la première
panique bancaire du Royaume-Uni depuis un siècle. La catastrophe avait fait boule
de neige pour se transformer en une irrésistible avalanche lorsque Lehman Brothers
avait déposé le bilan et que les gouvernements s’étaient dépêchés de renflouer leurs
institutions financières. Eva suivait ces rebondissements de manière obsessionnelle
et impuissante, à la fois horrifiée et fascinée par cette série de séismes économiques,
politiques, et peut-être même historiques.
Effectuer des transactions sur produits dérivés dans ce contexte de crise aurait été
un véritable cauchemar, et elle éprouvait une joie malsaine à imaginer Brad
Whitman travaillant cent heures par semaine pour tenter d’endiguer l’hémorragie
tout en regardant sa prime et sans doute sa carrière s’évaporer devant ses yeux.
Quand elle essayait de calculer l’impact de ces fluctuations sur certaines des
positions qu’elle avait laissées derrière elle dans son book de trading, elle avait les
larmes aux yeux. Mais bon, être en dehors du coup à un moment pareil était
exaspérant aussi. Pas de Bloomberg, pas de cancans financiers et pas d’infos
privilégiées : elle n’était qu’une spectatrice comme une autre. Certes, elle était
effarée à la pensée de tous ces gens en train de perdre leur boulot, leur retraite et
leurs économies, mais elle était surtout frustrée de se trouver sur la touche pendant
une période aussi extraordinaire pour un trader. Ayant commencé sa carrière pile au
moment du défaut russe et de la faillite ultérieure de LTCM, elle n’avait pu que
regarder bouche bée pendant que les vrais pros, exploitant une volatilité
exceptionnelle, gagnaient et perdaient des fortunes. Et voilà que ça recommençait,
mais en pire.
Comme tout le monde, elle s’en voulait de ne pas avoir repéré les signes. Les
indices étaient là depuis le début pour les gens capables de rompre avec la pensée
de groupe pour examiner la situation d’un œil impartial. Elle avait toujours cru faire
partie de ces gens-là, mais aujourd’hui elle voyait à quel point elle avait été
moutonnière, ignorant le gonflement de la bulle immobilière et la hausse massive
des crédits à la consommation et autres emprunts publics partout dans le monde.
Bien sûr, elle savait que tous ces excès ne pouvaient pas durer éternellement. Mais
quand votre horizon temporel n’était jamais plus lointain que votre prochain bonus,
vous n’aviez aucun intérêt à vous soucier des conséquences macroéconomiques à
long terme. Sous la stupeur et la panique qui régnaient en surface, elle croyait
percevoir d’autres grondements dans les profondeurs de la conscience sociale, car
certains individus commençaient à contester les fondements mêmes de la
civilisation occidentale.
À la lumière de tout cela, l’idée de retourner dans le Sussex inspirait à Eva des
sentiments mitigés. D’un côté, un peu de soutien familial ne serait pas du luxe ; de
l’autre, elle n’était pas sûre du tout de recevoir le moindre soutien. Ses disputes
avec Keith étaient en général bon enfant, mais elle avait plus besoin de réconfort
que de débat idéologique, et elle avait conscience que passer une décennie à
regarder l’ascension de ce qu’il considérait comme une kleptocratie capitaliste
n’avait pas été facile pour son père. Après un sinistre voyage en train, elle trouva
celui-ci conforté dans ses convictions. Elle n’était pas là depuis dix minutes qu’il
montait sensiblement le volume de la radio pour écouter une émission spéciale de
Robert Peston.
« Tout ça te fait jubiler, pas vrai ? Le fait que j’aie perdu mon boulot, la crise du
crédit ? Alors vas-y, dis-le franchement. Tu penses que j’ai fait s’effondrer
l’économie, mais c’est des conneries.
– Oui, eh bien, dit-il d’une voix mesurée, et son « eh bien » neutralisait
clairement l’acquiescement contenu dans son « oui ». Je ne dis pas que tu as causé
la crise, bien sûr, mais tu as été un petit rouage dans une grosse machine qui, elle,
l’a provoquée. Les produits dérivés que tu traitais sont tellement complexes que
personne ou presque ne les comprend, si bien que les rares individus qui les
pigeaient ont pu faire dire aux chiffres ce qu’ils voulaient. Le temps que le scandale
éclate, ils étaient déjà aux îles Caïmans à se prélasser dans des jacuzzis remplis de
dollars. »
Eva le dévisagea à l’autre bout de la cuisine. « Tout est tellement simple dans ta
tête, hein ? Les bons sont les socialistes, alors que les capitalistes sont cupides et
malfaisants. Sauf que le monde est plus compliqué que ça. Voilà ce que j’ai fait en
réalité : j’ai procuré de la liquidité aux marchés et facilité l’optimisation de la
répartition des risques. J’ai aidé des peuples à se couvrir contre le risque d’inflation
et de variation des taux d’intérêt sur des choses comme des équipements
ferroviaires et des projets d’infrastructure, de véritables biens sociaux qui n’auraient
tout simplement pas été mis en œuvre sinon.
– Enfin, bon, les Victoriens avaient bien réussi à construire les chemins de fer
sans CDO. »
Eva roula des yeux. « Tu as la nostalgie de l’époque des ramoneurs et de la
misère populaire ? Arrête un peu. Si tu veux t’appuyer sur l’histoire, il suffit
d’ouvrir un manuel pour voir que les marchés servent à libérer les gens et à les
enrichir. »
Keith assena sur un ton d’une suffisance insupportable ce qu’il considérait à
l’évidence comme le coup de grâce : « Je ne vois vraiment pas pourquoi tu défends
un système qui t’a pressée comme un citron avant de te balancer.
– Parce que je crois pour de bon en ce que je te dis ! » Eva frappa ses mains
contre ses tempes. « Je ne pense pas que tu aies jamais compris ça. Je sais qu’à tes
yeux je suis une victime de la fausse conscience, ou pire, que j’infléchis mes idéaux
pour servir mon propre intérêt, mais je suis une adulte intelligente, et je crois à la
démocratie libérale, au capitalisme et aux marchés bien gouvernés. Tu es pour moi
aussi impossible à comprendre que je le suis pour toi, à t’accrocher à des idéologies
dont on a vu à quel point elles étaient nocives une fois mises en pratique. »
Peu habitué à ce que la discussion aborde le terrain personnel, Keith choisit de se
concentrer sur l’aspect politique du débat. « Je ne dis pas que le socialisme est
parfait, mais tu devrais savoir mieux que quiconque qu’une chose comme un
marché libre n’existe pas. C’est une forme platonique, une utopie inaccessible. Ici
dans le monde réel, les marchés ne sont pas libres. Il y a des monopoles naturels,
des contraintes géographiques, des barrières de régulation qui en interdisent
l’entrée, des cartels à perte de vue.
– Bon Dieu. Si tu veux parler d’utopies, examine un peu ton communisme adoré.
Il va totalement à l’encontre de la nature humaine. Personne ne va travailler plus
dur que le voisin qui se la coule douce si les deux sont payés pareil. C’est le
nivellement par le bas, ou même pire : si tu regardes l’histoire, ça engendre des
dictatures sous lesquelles des millions de gens meurent dans des goulags, malgré
tous les efforts que toi et tes semblables déployez pour masquer ces vérités
embarrassantes. »
Eva constata avec fureur qu’elle était au bord des larmes. Keith semblait
déconcerté par sa démonstration d’émotion.
« Je ne veux pas me disputer avec toi, Eva. On est juste en désaccord là-dessus.
– Ouais, mais, vois-tu, ce n’est pas un simple désaccord sur le fait de préférer les
chats aux chiens. Le problème, à la base, c’est que tu n’as jamais approuvé mes
choix de vie. Aux yeux de la plupart des gens, j’avais réussi, et je travaillais comme
une damnée. Mais toi, tu ne m’as jamais dit une seule fois que tu étais fier de moi,
tu le sais, ça ? Et maintenant que j’aurais vraiment besoin de soutien, tout ce que je
récolte, c’est une espèce de sermon trotskiste bien pontifiant. Tout ce qui t’intéresse,
c’est ta précieuse pureté idéologique. Elle est plus importante pour toi que ta propre
fille. » Alors même qu’elle prononçait ces mots, elle se savait injuste, mais elle était
trop contrariée pour s’en soucier.
« Je ne suis pas obligé d’être toujours d’accord avec tes valeurs pour être fier de
ce que tu as accompli, Eva, déclara-t-il lentement, employant un style de langage
inhabituel chez lui. Et je sais que ta mère l’aurait été aussi. »
Mais Eva n’écoutait plus. Elle vida dans l’évier le reste de son café refroidi, puis
franchit la porte pour retourner à Londres.
Son appartement était à vendre, mais les choses ne s’annonçaient pas bien ; les
flots d’argent investis dans la pierre pendant la première moitié de la décennie
s’étaient subitement taris, et des expressions comme bulle spéculative et moins-
value étaient de plus en plus courantes. L’agent immobilier lui avait conseillé
« d’en demander un prix réaliste pour pouvoir vendre vite », c’est-à-dire de
l’afficher à un prix largement inférieur à ce qu’elle l’avait payé. Même dans ces
conditions, il n’y avait eu qu’une poignée de visites.
Chaque fois qu’elle réfléchissait à ce qu’elle allait faire ensuite, elle se heurtait à
une muraille d’incertitude. Si l’appartement se vendait vite et à un prix acceptable,
elle pourrait acheter un logement plus petit pas loin de chez Sylvie et Allegra et,
d’une certaine manière, prendre un nouveau départ. Faute de quoi… euh, mieux
valait ne pas y penser. Elle demeurerait dans ces limbes ou bien elle se verrait
contrainte d’absorber une perte colossale qui la laisserait sinon complètement
indigente, du moins sans emploi et privée de la sécurité financière qu’elle croyait
avoir acquise par ses dix ans de dur labeur. Réfléchir à l’avenir équivalait à
contempler un vide vertigineux : son travail avait absolument tout consumé,
dévorant l’intégralité du temps et de l’énergie que d’autres avaient consacrés à leurs
maris, leurs enfants, leurs hobbies, leur épanouissement créatif. Elle n’avait pas eu
de plan B.
27
Hampstead, novembre 2008
Une autre journée, une autre balade dans les rues de Hampstead tapissées de
feuilles. Les promenades quotidiennes avec Allegra n’étaient pas réellement une
corvée, plutôt un moyen de passer le temps. La roue avant de la poussette était
bloquée par des feuilles détrempées, et Eva dut s’arrêter sur le trottoir pour les
déloger avec son pied. Elle jeta un coup d’œil à sa montre. Il restait une heure avant
le goûter d’Allegra, et elle savait que Sylvie apprécierait ce moment de liberté
supplémentaire.
Elle remonta vers New End, puis rejoignit South End Green par les petites rues.
Ce qu’elle aimait le plus dans ce quartier de Londres, c’était que les maisons
semblaient toutes présenter de petites touches singulières, des nichoirs ou des volets
avec des cœurs découpés, ou encore des moulures en plâtre au-dessus des fenêtres.
Elle essayait de penser à lever la tête en marchant, car c’est ainsi qu’on voyait les
choses que personne ne remarquait : une cheminée tarabiscotée ici, une publicité
d’avant guerre là. Bien sûr, avancer sans regarder où on allait n’était pas sans
risque, et pas plus tard que la veille une dame âgée lui avait flanqué un grand coup
de parapluie dans les tibias parce qu’elle avait failli écrabouiller son troupeau de
chihuahuas sous les roues de la poussette. Les rues de Hampstead grouillaient de
vieilles rombières belliqueuses menant leurs détachements de clébards miniatures,
et on avait intérêt à rester sur ses gardes.
Le quartier avait un cachet totalement différent de celui des Docklands. À
certains égards, l’un était un monument à la gloire du passé, l’autre à celle du futur :
le pouvoir du système de classes et des privilèges héréditaires contre la force
irréfutable de l’argent. Les deux avaient leurs gagnants et leurs perdants, mais Eva
avait toujours trouvé que la ploutocratie était plus ouverte et ne cachait pas sa vraie
nature, tandis que l’aristocratie était une classe fermée et d’autant plus pernicieuse
qu’elle la dissimulait, elle, sous un voile de raffinement et de « noblesse oblige ».
Même les carreaux avaient ici un aspect différent, une sorte d’imperfection ondulée
qui contrastait avec l’invisibilité parfaitement lisse des baies vitrées s’ouvrant sur la
terrasse de son appartement.
Le jour commençait à baisser. Eva aimait bien ce moment intermédiaire, quand
les lumières s’allumaient mais que les rideaux n’étaient pas encore tirés, si bien
qu’on pouvait entrevoir par les fenêtres des bribes d’activité, une mère poussant ses
enfants survoltés vers la table du dîner, un vieil homme assis sur le canapé un jack
russell et un livre sur les genoux. Paisiblement idylliques, ces scènes lui évoquaient
une vie de famille qu’elle-même n’avait jamais vraiment connue. Maintenant
qu’elle était brouillée avec Keith, elle n’avait plus l’ombre d’un foyer à aller
retrouver, et cette pensée lui causa un violent élancement au fond de la poitrine. Sa
mélancolie était ridicule, se gronda-t-elle, car si la vie lui avait appris une chose,
c’était qu’il ne fallait pas se fier aux apparences. Elle avait passé assez de temps à
cultiver sa propre image professionnelle pour savoir que des dehors apparemment
calmes abritaient parfois toutes sortes de bouillonnements inavouables. On pouvait
regarder par les fenêtres, on ne percevait des gens que ce qui sautait aux yeux, pas
le reste. Les pertes et les absences ne se voyaient pas, or c’était bien souvent autour
de ces réalités immuables que gravitait toute existence.
Cette femme qui riait en guidant vers la table ses rejetons récalcitrants, cette
femme avait peut-être une histoire invisible à l’œil nu. On ne pouvait pas voir les
fausses couches qu’elle avait peut-être faites avant l’arrivée de ces enfants-là, ni le
frère qui était mort, ou le père qu’elle avait dû placer parce que sa sénilité était
devenue trop lourde à supporter. On ne voyait que l’éclair éblouissant du bonheur,
et ce tableau radieux n’avait aucun rapport avec la vérité profonde.
Observées de l’extérieur, ces maisons remplies de livres et de chats, de chevaux à
bascule et de pianos semblaient pourtant profondément imprégnées par les riches
existences vécues entre leurs murs. Elles n’étaient pas particulièrement
ostentatoires, même si les innombrables détails témoignant de leur splendeur
ancestrale étaient minimisés ou gentiment moqués par divers ornements
excentriques : une figure de proue en forme de sirène sur la façade d’une maison de
Pilgrims Lane ou, après le coin, un buste en plâtre crânement coiffé d’un chapeau
qui toisait le monde depuis une fenêtre en étage. Benedict avait grandi dans les
parages, elle ne savait pas exactement où. Cela faisait deux ans qu’il ne répondait
plus à ses mails ni à ses coups de fil, et à la longue elle avait laissé tomber. D’une
certaine manière, c’était assez logique : combien de temps pouvait-on entretenir une
amitié quand elle devenait tellement forcée ? Depuis la dispute avec Lydia, leurs
rendez-vous s’étaient espacés, et les rares fois où ils s’étaient vus, la conversation
s’était révélée bien plus laborieuse que naguère. Le problème venait de la foule de
sujets qu’ils ne pouvaient pas aborder. Lydia et les enfants semblaient tabous : après
leur déjeuner désastreux, lorsqu’elle prenait de leurs nouvelles, elle trouvait elle-
même un ton hypocrite, voire sarcastique, aux questions qu’elle posait. Quant à
Benedict, la moindre allusion à Julian semblait le braquer ou l’ennuyer, et il était
bien entendu exclu de reparler du baiser qu’ils avaient échangé à Hampstead Heath.
Dès lors restaient leurs boulots, et peut-être aussi Sylvie et Lucien, mais au fond
cela ne suffisait pas. Ils avaient trop l’impression de tourner autour du pot et
d’éviter les sujets sensibles, qui recouvraient désormais la quasi-totalité de leurs
existences respectives. D’ailleurs, depuis qu’il était marié et père de famille,
Benedict s’était éloigné de Sylvie et Lucien par une sorte de consentement mutuel,
et leurs liens s’étaient rompus naturellement.
N’empêche, s’il n’avait tenu qu’à elle, jamais leur amitié ne se serait étiolée
comme ça. Elle avait présumé qu’ils triompheraient des obstacles, comme ils
l’avaient toujours fait. Mais, manifestement, Benedict n’avait pas jugé inconcevable
de laisser mourir leur amitié. À quoi bon s’acharner quand nos vies ont
irrémédiablement divergé ? avait-il dû se demander. Et en effet, à quoi bon ? Après
tout, une des choses qui lui avaient toujours plu chez Benedict, c’était qu’elle le
connaissait, qu’elle comprenait ce qui se passait dans sa tête et dans son cœur. Il
n’avait jamais été très doué pour camoufler ses sentiments. Même quand il s’était
mis avec Lydia, elle était restée convaincue qu’il était attaché à elle. Cela faisait
partie des choses que, dans sa naïveté passée, elle avait crues impérissables.
Ces rues et ces maisons constituaient donc le paysage de son enfance, le décor
qui l’avait façonné. Il n’aurait pu être plus différent du sien. Était-ce pour cette
raison qu’il lui avait été si facile de se détacher d’elle ? Y avait-il toujours eu chez
lui une supériorité latente, la sensation innée que, dans le fond, ils n’étaient pas
taillés dans la même étoffe ?
Sa propre enfance, elle l’avait passée dans une maison peu à cheval sur
l’esthétique. De temps en temps son père retroussait ses manches et effectuait un
vague ménage, mais en règle générale le père et la fille avaient vécu parfaitement
heureux au milieu des vieux bidons de peinture, des vases cassés et des mugs de
café moisi. Leur logis ne ressemblait pas beaucoup aux maisons des amis d’Eva,
mais il y avait plein d’avantages à être élevée par un parent qui vous traitait
machinalement comme un adulte miniature. Keith pensait rarement à l’envoyer se
coucher à une heure raisonnable, et Eva, durant ses années de formation, avait pu
assister à des tas de dîners tumultueux ponctués d’altercations alcoolisées sur la
dialectique hégélienne. Un jour, l’une d’elles avait dégénéré et valu à un prof de
communication prénommé Geoffrey un nez en sang. Elle n’avait jamais trop
remâché le fait qu’ils n’étaient que tous les deux. Un seul parent lui convenait ;
c’était même amplement suffisant. Une tierce personne lui aurait fait l’effet d’un
intrus. Pourtant elle se rendait compte aujourd’hui que quelque chose lui avait
manqué. Keith n’avait jamais compris son point de vue ni approuvé ses décisions, et
ils ne parlaient jamais réellement de leurs vies ni de leurs sentiments profonds. Elle
avait toujours considéré comme une force qu’ils n’aient pas besoin de grandes
discussions à cœur ouvert, qu’ils s’intéressent à des choses plus élevées, plus
importantes, mais les opinions politiques de son père lui apparaissaient à présent
comme une carapace qui le protégeait de tout lien affectif ; maintenant que le
monde de sa fille, pas une sorte d’idéologie abstraite mais la vraie vie de sa fille,
s’était effondré autour d’elle, tout ce qu’il cherchait à faire, c’était à lui damer le
pion sur le plan politique. Son existence, quand elle la regardait aujourd’hui, lui
semblait elle aussi marquée par le manque : le manque d’une mère, d’une carrière,
d’un foyer. De Benedict. Une grappe de trous noirs exerçant leur irrésistible
attraction, faussant et déformant tout le reste.
Et puis, bien sûr, il y avait l’autre perte, même pas vraiment sa perte à elle, mais
qu’elle avait cependant tous les jours sous les yeux. Eva était tombée amoureuse
d’Allegra exactement comme Sylvie, et la fillette avait semblé s’épanouir dans la
chaleur de leur amour, progressant alors même que les médecins leur avaient
conseillé de ne pas trop espérer, apprenant lentement mais sûrement à manger, à
faire quelques pas et à dire quelques mots. Toutefois, si elles célébraient chaque
étape, elles savaient l’une et l’autre que la perte était profonde. Au moment de la
naissance d’Allegra, une partie de son être avait été perdue, ce qui l’empêcherait de
devenir à terme la personne qu’elle aurait dû être, et en son for intérieur chacune
pleurait l’Allegra qui aurait un jour atteint son plein potentiel sans souffrir de
difficultés d’apprentissage et d’infirmité motrice cérébrale, l’Allegra qui aurait dû
avoir devant elle une vie faite de premiers baisers et de premiers jours à l’université,
et non une vie faite d’orthèses de marche et de besoins éducatifs particuliers.
Eva ouvrit des yeux dénués d’enthousiasme sur la nouvelle journée qui
s’annonçait. Encore une. Qu’allait-elle en faire ? Tout bien considéré, elle allait la
passer au lit exactement comme la veille, et comme bon nombre d’autres journées
durant le mois écoulé.
La chose avait commencé par un rhume, un mauvais rhume avec des yeux qui
brûlent, une toux sèche et une gorge tellement enflammée que parler était
douloureux.
« On ferait mieux de te mettre en quarantaine, avait déclaré Sylvie. Pas question
que tu refiles ça à Allegra : elle serait bonne pour l’hôpital dans la seconde. »
Eva avait donc rassemblé quelques affaires avant de se cloîtrer dans sa chambre.
Au bout de quelques jours, le virus s’était calmé, mais les journées se faisaient plus
courtes et plus froides, et il devenait chaque matin plus difficile de se motiver pour
sortir du lit. Le monde extérieur était plein de vacarme, et les rues fourmillaient de
gens qui souriaient tout en parlant au téléphone, des gens qui avaient des choses à
faire et des endroits où aller. Eva, elle, arpentait les rues tel un fantôme. Chaque fois
qu’elle sortait, elle n’avait qu’une envie, regagner sa chambre où rien ne lui
rappelait ce qu’elle était ou ce qu’elle devrait être. Elle n’avait jamais faim, donc
elle maigrissait, et ça aussi elle trouvait ça bien, d’occuper moins d’espace.
L’embonpoint résiduel de ses années de trading s’était envolé. Parfois elle imaginait
que le phénomène allait se poursuivre jusqu’à ce qu’elle disparaisse complètement.
Tandis que les jours rallongeaient doucement, le vent commençait à tourner. Bien
que constamment à l’affût, Eva n’avait reçu aucune offre d’embauche et, au bout
de presque un an sur le marché, l’appartement n’était toujours pas vendu. Mais les
journées plus lumineuses s’accompagnaient d’un optimisme si communicatif
qu’Eva décida de sauter le pas et d’essayer de lever le capital pour le projet qui la
travaillait depuis des années. Elle établit tranquillement un business-plan, mais elle
n’aurait pu trouver période moins favorable car les banques ne prêtaient pas.
Comme elle l’expliqua à Sylvie un matin au petit déjeuner, le resserrement du crédit
avait raréfié le capital, et les investisseurs prêts à mettre leur argent dans des start-
up à risque ne couraient pas les rues…
Sylvie tentait d’enfourner du porridge dans la bouche d’Allegra qui, récalcitrante,
se servait de sa main valide pour étaler la bouillie grumeleuse sur la table.
« N’empêche, il y a toujours moi, dit-elle.
– Quoi ? fit Eva, étonnée. Quand tu dis “moi”, tu veux dire “toi” comme dans
toi ? Toi, personnellement ?
– Oui, moi. N’aie pas l’air si surprise. Ça tombe pile, en fait. Le contentieux de la
Sécu va bientôt verser la première tranche des indemnités d’Allegra et j’ai besoin de
placer cette somme.
– Eh bien, pour ça, je peux t’aider. Mais pas question de te laisser investir dans
mon affaire. C’est trop risqué. Cet argent, tu vas en avoir besoin et il est exclu que
je coure le risque de le perdre.
– Ça va, je te fais confiance, la rassura Sylvie. Si quelqu’un peut réussir, c’est
bien toi, et je préfère miser sur une personne que je connais et en qui je crois plutôt
que placer mon argent dans une société dont je ne sais rien. Elle pourrait me mordre
le derrière que je serais infichue de repérer une arnaque à la Enron ! »
Eva sourit en secouant la tête. « C’est vraiment adorable à toi de proposer, mais
bon, sur l’ensemble des boîtes qui se montent, la moitié font faillite la première
année. Je crois en mon idée, j’y crois à fond, mais les start-up sont risquées pour
tout un tas de raisons. Dieu sait qu’un contexte de récession mondiale n’est pas
celui que j’aurais choisi pour monter une boîte si je n’avais pas été au chômage.
Évidemment, je ne me lancerais pas là-dedans si je n’y croyais pas, mais il est hors
de question que je touche à l’argent dont Allegra aura besoin pour son avenir. Je
peux t’aider à décider où le placer, mais tu dois absolument jouer la prudence,
obligations d’État, titres indexés sur l’inflation, ce genre de choses. »
Sylvie, l’air déconfit, se remit à éponger le marécage de porridge sur la table.
« Tu es sûre ? Parce que je me disais que ce serait peut-être bien pour moi de bosser
avec toi. Il faudra bien que je gagne un peu d’argent tôt ou tard, et ça ne va pas être
facile de trouver un job conciliable avec Allegra.
– Remarque, ça ne veut pas dire que tu ne peux pas bosser avec moi. Je vais avoir
besoin d’un collaborateur, et ce serait formidable que ce soit quelqu’un de
confiance. Tu pourrais être mon associée.
– Quoi, sans investir un sou ? Allons, ce ne serait pas juste. C’est ton idée à toi, et
tu as énormément planché dessus.
– On dira que ça correspond au loyer de ta chambre d’ami. Tu me laisses
squatter, et je te cède cinquante pour cent des parts. Étant donné qu’à l’heure qu’il
est la boîte vaut la coquette somme de zéro livre sterling, j’ai l’impression de faire
une très bonne affaire.
– Tu es sérieuse ? Je vais être ton associée ? » Se penchant par-dessus la table,
Sylvie prit la tête d’Eva dans ses mains et déposa un baiser sur son front. « C’est
incroyable. Merci. Tu ne le regretteras pas, je te promets. » Elle se rassit et fronça
les sourcils. « Mais ça ne résout pas le problème du financement. Si tu refuses notre
argent, il va falloir trouver les fonds ailleurs. Tu pourrais peut-être solliciter
d’anciens contacts à la City, non ? »
Eva avala une grande lampée de café. « Ouais, c’est exactement ce que je me
disais. »
Bien installé sur la tapisserie élimée d’une banquette d’angle, une pinte de bière
et un shot de whisky posés sur la table poisseuse devant lui, il réfléchit à ce qui
venait de se passer. Ce n’étaient même pas de vraies femmes, de toute façon.
Aucune expérience de la vie et pas de conversation hormis des jacasseries et des
gloussements. Maintenant qu’il y repensait, elles se moquaient des ongles d’une
copine quand il les avait remarquées, et qui avait besoin de cruches pareilles ? Il
traversait peut-être une mauvaise passe, mais il pouvait quand même faire mieux.
N’empêche, s’avoua-t-il tristement, il n’était plus aussi jeune qu’autrefois. Avait-
il d’ailleurs encore l’énergie et l’enthousiasme pour draguer ? C’était comme tout le
reste dans la vie, il fallait être motivé pour s’y prendre habilement et réussir. Ce
dont il avait besoin, c’était d’une vraie femme, pas d’une, d’une… tête de linotte.
Bon sang, voilà qu’il s’exprimait comme dans un des romans victoriens qu’il avait
lus à la bibliothèque de la prison. Il repensa au gros éclat de rire d’Eva lorsqu’elle
l’avait trouvé sur le canapé avec l’exemplaire d’Orgueil et préjugés qu’il avait
emporté en douce parce qu’il n’en était qu’à la moitié au moment de sa libération.
Justement, Eva, ça c’était une vraie femme. Comme lui, elle traversait une
mauvaise passe, mais elle avait toujours eu de la profondeur, contrairement à ces
deux petites idiotes. Et puis elle était loyale et fidèle, et c’était ce qu’un homme
recherchait, songea-t-il, sentimental, en sifflant un autre verre. Pas du genre à vous
couvrir de honte dans un bus, à vous rouer de coups quand vous étiez à terre. Elle
l’avait attendu toutes ces années, après tout. Enfin bon, elle ne l’avait pas
exactement attendu, rectifia-t-il de lui-même, mais elle l’avait toujours désiré et
tous deux l’avaient toujours su. Il avait un peu profité de cette attirance dans le
passé, il était le premier à le reconnaître, mais avec la maturité et la sagesse qu’il
possédait aujourd’hui, il se rendait compte qu’elle serait idéale pour lui.
« Elle a toujours eu besoin de moi, confia-t-il à son nouvel ami à la table voisine,
un type vieillissant prénommé Derek qui avait des lunettes et un nez en patate. À la
tienne, mon pote, et merci pour le verre, ajouta-t-il en portant une autre pinte à ses
lèvres.
– Des garces, toutes des garces, marmonna Derek. Je vais te parler de mon ex-
femme, tu vas voir… » Et il s’y employa en long et en large, mais cela ne
dérangeait pas Lucien du moment que l’homme continuait à ponctuer son récit de
tournées de bière. Il était minuit et le pub fermait quand ses récriminations
s’épuisèrent.
« On continue chez moi, mon pote ? » proposa Derek, mais Lucien avait
échafaudé un plan qu’il était impatient de mettre à exécution. Il fallait qu’il voie
Eva, qu’il lui explique ce qu’il avait décidé en ce qui les concernait, et il devait le
faire ce soir même.
« Désolé, mon pote. Faut que j’aille voir cette nana. Celle dont je t’ai parlé.
– J’éviterais, à ta place, mon pote. C’est forcément une garce. »
Mais évidemment Eva n’était pas une garce, quoi qu’en dise Derek. Il avait
encore un bon quart d’heure de marche, mais il ne sentait pas le froid. Les étoiles
tournoyaient au-dessus de lui et il avait l’impression de flotter. Une épiphanie, voilà
ce qui lui arrivait. Eva allait le rendre heureux, et bien sûr il la rendrait heureuse lui
aussi. Elle ne pétait pas vraiment la forme, d’après Sylvie : elle était tellement
déprimée depuis qu’elle avait perdu son boulot et s’était fait larguer par l’autre
crétin que sa sœur se faisait pas mal de souci pour elle.
Eva ne lui semblait pas si déprimée que ça, pourtant. Elle allait tous les jours à la
bibliothèque travailler sur ce grand projet professionnel qu’elle avait. Elle était
certes taciturne et pensive, mais n’avait pas l’air sur le point de se jeter par la
fenêtre. Elle était exactement comme lui sur bien des plans. Ils avaient l’un et
l’autre été victimes de fâcheux coups du sort, mais tous deux allaient se remettre en
selle. Mieux, ils allaient se remettre en selle mutuellement. Par la suite, une fois
qu’elle aurait réussi à vendre son appart, ils pourraient en prendre un ensemble. Il
ne savait pas de combien de fonds propres elle disposerait alors, mais sans doute un
bon paquet, compte tenu de ce qu’elle gagnait autrefois, et puis ils pourraient tous
les deux dégoter un boulot. Peut-être même avoir deux, trois enfants, vu que c’était
paraît-il absolument génial.
Merde, là, il s’emballait un peu, mais quand même, ce scénario tenait
parfaitement debout. Il se trouvait à présent devant la porte d’entrée, à s’efforcer
d’introduire sa clé dans une des serrures qui voltigeaient devant lui. La maison était
sombre et silencieuse. Tout le monde devait être couché et Sylvie serait furieuse s’il
sonnait. Après avoir essayé plusieurs fois d’insérer la clé dans le montant de la
porte, il triompha enfin et la clé s’enfonça avec un raclement de métal enchanteur. Il
pénétra en titubant dans le vestibule, mais au lieu de tourner à gauche pour rallier
son lit de fortune sur le canapé du salon, il monta l’escalier et atteignit l’étage d’un
pas incertain.
Il s’arrêta devant la porte d’Eva, réfléchissant confusément à sa manœuvre
suivante. Il n’y avait en définitive qu’une seule manière de faire une déclaration de
cette envergure, et c’était en tenue d’Adam. Après tout, elle serait au lit, nue ou
presque, et elle voudrait à coup sûr qu’il la rejoigne quand il aurait dit ce qu’il avait
à dire. Inutile de ruiner son effet en la forçant à attendre qu’il ait retiré ses
chaussettes : il détestait toujours ce moment-là. Lucien laissa ses vêtements sur le
tapis du palier et ouvrit la porte. Il faisait très noir dans la chambre et il s’aperçut
soudain qu’il aurait dû faire quelque chose avant, en l’occurrence soulager sa
vessie. Pas grave, la porte de la salle de bains attenante était juste là. Ahh, voilà qui
était mieux. Soudain la pièce s’illumina et l’espace d’un instant il crut que cela
faisait partie de son épiphanie, mais lorsqu’une voix retentit derrière lui, il comprit
que quelqu’un avait allumé la lumière.
« Putain, qu’est-ce que tu fous ? s’écria Eva.
– Chh », fit-il en sursautant. Il tendit les mains en arrière pour ne pas tomber sur
le lit, et le jet d’urine bien chaude lui coula le long des jambes. Tout à coup
l’ensemble de la situation et la vie elle-même lui parurent d’un comique effréné, et
il fut incapable de réprimer son euphorie. « J’ai quelque chose d’important à te dire,
déclara-t-il d’une voix entrecoupée d’éclats de rire.
– Lucien, tu es ivre. Et nu. Et… oh ! bon sang, ne me dis pas que tu étais en train
de pisser dans mon armoire ? »
Eva ne semblait pas aussi heureuse que lui, mais elle ne tarderait pas à l’être, car
il allait faire d’elle la femme la plus heureuse du monde.
« Oui, oui, j’chais, tout ça est vrai, mais ça n’a pas d’importanche parce que je
t’aime.
– Tu quoi ?
– Je t’aime et je pense qu’on est faits l’un pour l’autre. Eva Andrewch, putain
merde, je t’aime !
– Oh ! bon sang, tu es bel et bien en train de pisser sur mon lit ! »
Il reprit connaissance par phases brutales. La chambre était sombre, mais même
la lumière délayée qui filtrait à travers les rideaux venait percuter ses yeux comme
un mur de douleur. Sa cervelle lui faisait l’effet d’un œuf caillé. Cette pensée
réveilla son estomac contrarié, qui menaçait de se frayer un chemin par sa bouche
desséchée. L’air empestait l’urine et le vomi. Il s’aperçut que quelqu’un se tenait
au-dessus de lui, à contre-jour, masquant bienheureusement la source de sa torture
et émettant un halo digne d’un être céleste.
« Tiens, fit Eva. Je t’ai apporté une tasse de thé.
– Tu es un ange, lâcha Lucien d’une voix rauque. Un ange de bonté.
– On ne peut pas dire que tu le mérites. Tu te souviens de ce que tu as fait cette
nuit ? »
Il tenta de réfléchir. Au début sa mémoire n’était qu’un grand vide, mais bientôt
des bribes commencèrent à lui revenir.
« Je t’ai peut-être… fait ma déclaration ?
– Oui. Tout nu. Et en te pissant dessus. Ainsi que sur mon lit. Et puis tu…
– Oh, Seigneur. » Soudain tout ressurgit avec une parfaite clarté. « Je t’ai dit
qu’on était faits l’un pour l’autre, puis j’ai vomi et je suis tombé dans les pommes ?
– C’est à peu près ça. Et maintenant la bonne nouvelle. Ton boss a téléphoné et il
dit que même si tu es en retard pour ton premier jour, si tu es là-bas avant une demi-
heure, il ne te virera pas. Je t’ai réservé un taxi. Tu as dix minutes pour te doucher et
t’habiller. »
Lucien se catapulta hors du lit et il était déjà presque à la porte quand il s’arrêta et
se retourna.
« Eva ?
– Oui ?
– T’as été tentée, pas vrai ? » Il sourit de son sourire le plus polisson et resta
planté là, nu comme un ver, son grand corps naturellement mince sculpté par toutes
les heures passées à la salle de sport de la prison. Eva promena son regard sur
l’individu. Même maintenant, elle ressentait une forte envie de le toucher : ce désir
était si profondément enraciné en elle qu’elle doutait de le voir jamais disparaître
tout à fait. Oubliait-on un jour ce type d’amours adolescentes, ou bien demeuraient-
elles en vous ad vitam, si grotesques qu’elles puissent devenir ?
« Vous m’avez déjà fait des propositions scandaleuses, Lucien Marchant, mais
celle-là c’était vraiment le bouquet », répliqua-t-elle en souriant tandis qu’il filait
prendre sa douche.
30
Londres, février 2010
De : [email protected]
À : [email protected]
Date : samedi 8 février 2010 18:04
Objet : Ça fait un bail…
Salut, Eva,
Désolé de ce long silence. J’ai essayé ton mail chez Morton Brothers mais il m’est
revenu, alors je suppose que tu es passée à la vitesse supérieure. Ou bien, qui sait,
tu as peut-être renoncé aux gains matériels pour partir avec Julian vivre en
communauté dans une yourte écolo ou quelque chose de ce genre.
Je sais que je n’avais pas répondu aux derniers mails que tu m’avais envoyés il y a
quelques années de ça. Tu as dû me rayer des cadres et je ne peux pas te le
reprocher. Je me doute que tu n’as aucune envie de m’écouter me lamenter, mais
je tiens absolument à t’expliquer enfin ma disparition des écrans radars.
Gloups. Voilà. Il y a un certain temps j’ai fait un truc dont je ne suis pas très fier.
J’ai trompé Lydia. C’était peu après ce déjeuner catastrophique à Londres, où elle
et toi aviez eu cette petite prise de bec. Enfin bon, tu avais peut-être remarqué à
l’époque qu’on ne s’entendait pas très bien, mais ensuite j’ai totalement merdé en
picolant et en couchant avec une nana du CERN à la fête de Noël, après quoi la
seule façon pour moi de me racheter et de sauver mon mariage a été de me
soumettre à toutes les exigences de ma femme, dont l’une était de ne pas
m’approcher de toi.
Eva, s’il te plaît, essaie de comprendre que je voulais à tout prix éviter
l’éclatement de ma famille et que j’étais pétrifié à l’idée de perdre mes enfants.
Évidemment je me rends compte aujourd’hui que j’aurais dû au moins
t’expliquer, mais je n’arrivais pas à me résoudre à t’avouer que j’étais une espèce
de débauché supra-veule qui permettait à sa femme de décider avec qui il avait le
droit d’être ami. Je me suis dégonflé. Ou plutôt, j’ai constamment renvoyé ça aux
calendes grecques en espérant régler le problème à un moment plus propice, sauf
que ce moment ne s’est jamais présenté et que plus je traînais, plus il était difficile
de renouer avec toi et de t’expliquer.
Inutile de te préciser que les choses ne se sont pas arrangées avec Lydia. On a
continué cahin-caha quelque temps, puis on a fini par divorcer il y a environ un an
et demi. J’ai souvent envisagé de te recontacter depuis, mais en vérité j’étais dans
un sale état, parce que, même quand ton mariage est absolument impossible à
sauver, le divorce se trouve être une épreuve atrocement douloureuse. Il cause à
ton cœur une vraie souffrance physique. Enfin bref, je suis de retour à Londres, où
je travaille à l’Imperial College : je fais toujours partie de l’équipe qui cherche le
boson de Higgs, mais maintenant je me consacre surtout à l’analyse de données.
J’ai les garçons un week-end sur deux et le mercredi soir, Lydia et moi
entretenons des rapports relativement courtois, alors je suppose qu’on va s’en
sortir, mais bon Dieu, quel parcours du combattant pour en arriver là.
Si tu as assez de pardon en toi pour répondre à ce message, j’adorerais savoir
comment tu vas, et où le destin t’a menée. Je sais que les choses ont parfois été
compliquées entre nous, mais c’est normal, je crois. La vie elle-même s’est
révélée plutôt compliquée, non ?
Benedict
De : [email protected]
À : [email protected]
Date : dimanche 9 février 2010 11:36
Objet : RE : Ça fait un bail…
« Quelques années »…
En fait d’années, ça fait quoi, QUATRE ans ?
Pour être honnête, je suis contente que tu en aies bavé, parce que franchement tu
le mérites. Alors comme ça tu as disparu de la surface de la terre parce que tu ne
supportais pas de donner une mauvaise image de toi ? Eh bien, devine… Tout ne
tourne pas autour de toi. Il ne t’est jamais venu à l’esprit que peut-être par
moments j’aurais eu besoin d’un ami, si poltron et obsédé sexuel qu’il soit ? Tu
crois être le seul à en avoir bavé ces dernières années ?
De : [email protected]
À : [email protected]
Date : dimanche 9 février 2010 17:15
Objet : RE : Ça fait un bail…
De : [email protected]
À : [email protected]
Date : mardi 11 février 2010 19:32
Objet : RE : Ça fait un bail…
J’ai mis deux jours à te répondre car il a vraiment fallu que je réfléchisse à
comment réagir. Même si ce dernier message était persifleur, la vérité c’est que
oui, ces dernières années ont été vraiment très dures. Je sais que ça ne se fait pas
trop de dire ce qu’on ressent au fond de soi, mais je deviens trop vieille pour
tourner autour du pot, alors voilà. Tu m’as fait beaucoup de peine, Benedict. Je
sais que les choses n’ont jamais été très claires entre nous, mais me laisser tomber
comme ça sans une explication ? C’était assez ignoble et j’ai passé ces deux
derniers jours à me demander si je voulais qu’une personne capable de me traiter
comme ça reparaisse dans ma vie. Si je t’accorde le bénéfice du doute, c’est
seulement parce qu’il semble que tu en aies bavé toi aussi, mais ne va pas
t’imaginer que je te pardonne parce que ce n’est pas le cas.
Voilà ce qui s’est passé. Je ne me rappelle plus si tu savais que Sylvie était
enceinte (je crois bien te l’avoir dit dans un des mails auxquels tu n’as jamais
répondu) mais elle a eu un bébé, une magnifique petite fille prénommée Allegra
qui a presque quatre ans. Il n’y a pas de manière élégante de le raconter, alors je
ne vais pas y aller par quatre chemins : l’hôpital ne l’a pas surveillée
correctement, ce qui fait qu’elle a été privée d’oxygène à la naissance et qu’elle a
subi des dommages cérébraux. Elle a passé des mois à l’hôpital avant de pouvoir
rentrer à la maison, et le pronostic à long terme n’est pas encore tout à fait clair.
Elle accuse sans conteste un retard de développement et une certaine infirmité
motrice, surtout d’un côté. Les médecins ne semblaient guère optimistes au début,
mais elle a dépassé toutes nos espérances. Ah, Benedict, il faudrait que tu la
voies… Elle a des yeux immenses, des petits doigts et des petits orteils parfaits. Je
n’ai jamais été trop fana des enfants jusqu’ici, mais maintenant je crois que je
comprends un peu mieux pourquoi il était si important pour toi de sauver ta
famille.
Bref, sans surprise, le mariage de Sylvie et Robert (mon ancien boss) n’a pas tenu
longtemps. Être père, a fortiori d’une enfant handicapée avec tout ce que cela
entraîne, ne faisait pas partie de ses projets de vie et il a fichu le camp peu après la
naissance. Il a au moins eu la correction de laisser la maison à Sylvie, maison où
je vis aujourd’hui avec elle.
Quoi d’autre ? Tu ne seras peut-être pas surpris d’apprendre que Lucien s’est fait
coincer avec une grosse quantité de coke et a été envoyé en prison juste avant
l’arrivée d’Allegra (c’est une autre histoire : il est sorti à l’heure qu’il est). Sylvie
s’est retrouvée assez désemparée et je l’ai aidée avec le bébé autant que je
pouvais. Au début j’avais peur qu’elle craque, mais après le choc initial elle s’est
comme qui dirait habituée à cette nouvelle vie et elle paraît bien plus forte
aujourd’hui. C’est bizarre, pendant des années, elle avait l’air paumée et semblait
avoir perdu tout entrain, mais bien que la vie ne soit pas vraiment du gâteau, elle a
retrouvé la pêche. Elle s’est d’ailleurs remise à la peinture, et a réussi à caser
quelques-unes de ses œuvres à l’Affordable Art Fair, où elles se sont bel et bien
vendues. On dirait que les choses commencent enfin à démarrer pour elle.
Ah ! et puis, au fait, pendant tous ces événements, je me suis fait lourder, Julian a
rompu avec moi, je ne suis pas arrivée à vendre mon appart et je me suis brouillée
avec mon père, qui me tient pour responsable de l’effondrement de l’économie
mondiale et estime que je devrais être la première qu’on collera au poteau quand
viendra la révolution. Alors, ouais, pas terribles, ces quelques années.
Je serais tentée de m’en tenir là pour que tu te ronges de culpabilité, mais il faut
quand même que je sois honnête et que je t’avoue que les choses s’améliorent ces
derniers temps. J’ai fini par vendre mon appart et me rabibocher avec Keith, et
Sylvie et moi avons monté une affaire. On a trimé comme des folles toute l’année,
mais le projet est sur pied et commence à marcher vraiment bien.
Voilà. Tu sais à peu près tout ce qui s’est passé de mon côté. Il faut que je te laisse
maintenant.
De : [email protected]
À : [email protected]
Date : mardi 11 février 2010 23:48
Objet : RE : Ça fait un bail…
Ça fait presque deux heures que suis assis là à essayer de répondre à ton message,
mais pas moyen de trouver les mots. Peut-être parce que ce que j’essaie de dire est
simple et qu’un mail n’est pas le support rêvé pour ce genre de déclaration toute
bête. Ce que je veux dire, c’est que je suis sincèrement atrocement désolé que tu
aies dû traverser tant d’épreuves sans que j’aie été là pour te soutenir, toi, mais
aussi Sylvie et Lucien. Je regrette de n’avoir pas été un ami plus solide pour vous
tous.
Serais-tu disposée à me revoir ? S’il te plaît, Eva ? J’aimerais avoir l’occasion de
te dire ça en personne. Précise-moi simplement quand et où. Je serai là, quels que
soient l’heure ou le lieu. (Sauf le mercredi soir et le week-end prochain et ensuite
un week-end sur deux. Mais sinon, n’importe quand.)
*
Benedict dégustait à petites gorgées l’expresso chichiteux qu’il avait
inexplicablement commandé, se disant que la caféine si tard dans la journée ne
l’aiderait pas à s’endormir. Quand il avait enfin atteint le devant de la mêlée au
comptoir, il s’était aperçu qu’il ne savait pas ce qu’il voulait. Le barman ne
semblant guère enclin à patienter, il avait bredouillé sa commande pratiquement au
hasard : pour ne pas devenir sentimental, il avait jugé préférable d’éviter l’alcool.
Eva allait le trouver dingue de l’accueillir avec un café froid plutôt qu’un brave
verre de vin.
Il ne savait pas non plus pourquoi il avait proposé le Southbank, à part qu’ils y
avaient passé jadis un très agréable déjeuner à l’occasion d’un de ses séjours à
Londres. Ils avaient choisi un bar au bord du fleuve dans lequel ni l’un ni l’autre
n’était allé depuis des années et, maintenant qu’il était là, il constatait qu’il avait au
moins dix ans de plus que la plupart des clients, lesquels, à sept heures et demie un
samedi, se laissaient déjà aller à boire et à flirter avec un abandon effréné. Comme
ils lui paraissaient jeunes et ridicules, ces garçons en jeans moulants qui faisaient la
roue comme des paons et ces filles à l’allure de gamines qui agitaient leurs cheveux
et riaient à gorge déployée aux pauvres mots d’esprit des garçons… Profitez-en, les
enfants, songeait-il, blasé, vous ne savez pas ce que la vie vous réserve. Puis, se
rendant compte de l’amertume et du côté vieux con de ses réflexions : Pour l’amour
du ciel, Benedict, tu as trente-cinq ans, pas cinquante-cinq.
Il n’était pas pressé de voir la mine d’Eva quand elle l’apercevrait. Lorsque les
gens se retrouvent après plusieurs années, chacun évalue sur l’autre les ravages du
temps, et il savait que sur lui les dégâts étaient profonds. Il avait des poches sous les
yeux et ses cheveux grisonnaient, tout comme les poils de barbe qu’il se repentait
maintenant de ne pas avoir rasés.
Si son amour pour Eva avait revêtu selon les époques une importance variable, il
n’en était pas moins une constante dans sa vie depuis quinze bonnes années.
Vraiment si longtemps ? Ses sentiments avaient fluctué, très vifs aussitôt après leur
rencontre, puis comme en suspens quand il avait épousé Lydia et que son amour
pour ses fils et leur existence familiale avaient éclipsé tout le reste. Au cours de
cette période ses sentiments, telle une vérité gênante, avaient été relégués à
l’arrière-plan, et il se demandait s’il était vraiment judicieux de rouvrir cette
blessure aujourd’hui. Mais peut-être grossissait-il la portée de ce rendez-vous parce
qu’ils ne s’étaient pas vus depuis des lustres. Peut-être seraient-ils mal à l’aise, ou
bien n’auraient-ils rien à se dire, ou bien aurait-elle tellement changé qu’ils
n’auraient plus aucune affinité.
Ces pensées-là s’arrêtèrent net aussitôt qu’il la vit. Dès que son regard croisa
celui d’Eva, il fut clair qu’il était trop tard. Debout à la porte, elle scrutait la salle, et
quand ses yeux se posèrent sur lui, elle sourit. À cet instant, il se rappela l’effet
qu’un sourire aussi pétulant pouvait produire sur vous, et il réalisa que cela faisait
une éternité que personne ne lui avait souri de cette façon. Elle était plus mince que
la dernière fois, et ses cheveux étaient plus longs et un peu en désordre autour de
son visage. Elle portait un jean légèrement évasé en bas avec des tennis et une
veste bleue en velours côtelé : rien d’extraordinaire, mais sur elle c’était
impeccable. Au moins était-il assez mûr pour ne pas continuer à se mentir. On ne
pouvait pas plus se forcer à tomber amoureux d’une personne qu’à cesser de
l’aimer. Dieu sait qu’il avait fait son possible pour cesser d’aimer Eva et tomber
amoureux de Lydia.
Elle mit quelques secondes à le reconnaître, voûté sur une tasse de café dans
l’angle de la salle, entouré d’une jeunesse dorée qui le bousculait et renversait ses
verres sur sa table. Peut-être pas le meilleur choix de bar, songea Eva. Elle resta à la
porte quelques secondes et l’observa. Il avait vieilli, pas de façon désagréable, mais
il avait les tempes grisonnantes et lui qui avait toujours été un peu dégingandé
paraissait plus massif aujourd’hui. Il avait l’air, disons… adulte.
À ce moment-là il leva les yeux, la repéra et sourit, et les années semblèrent
l’abandonner. Une image ressurgit dans sa tête malgré elle, un Benedict bien plus
jeune se profilant sur un ciel d’été éclatant au sommet de Brandon Hill. Elle marcha
vers lui, constatant avec gêne que le passage du temps avait été plus tendre avec lui
qu’avec elle. Ses années de dur labeur à la banque, le traumatisme de sa perte
d’emploi, l’anxiété au sujet d’Allegra, ses efforts pour soutenir Sylvie, tout cela
s’était gravé sur son visage, elle le savait.
« Tu es splendide, s’exclama Benedict, se levant et contournant la table pour la
prendre dans ses bras.
– Mais oui, fit-elle, écartant le compliment et reculant lorsqu’il la relâcha enfin.
La décennie a été longue, ajouta-t-elle en guise d’explication.
– Tu es folle. Tu es… » Il hésita, cherchant le mot juste.
« Vieille ?
– Non. Euh… en fait, oui. Plus vieille. Mais en bien. Pas fade comme les gamins
de ce bar. Tu as gagné… de l’assurance.
– J’ai gagné des rides et des pattes-d’oie, tu veux dire. Enfin bon, qu’est-ce qu’on
y peut ? Il faut s’y faire, on n’est plus des gamins. »
Benedict indiqua la table sans s’asseoir. « Je t’ai pris un café. Drôle d’idée, je
sais. »
Elle dressa un sourcil. « Je crois que je vais avoir besoin de quelque chose de
plus fort.
– Il faut attendre au moins dix minutes au comptoir. Il y a bien plus de monde
qu’autrefois. Tous ces affreux petits jeunes… Si on allait ailleurs ? »
Tandis qu’ils se frayaient un chemin dans la foule pour rejoindre la porte, Eva
sentait Benedict juste derrière elle. Lorsqu’ils sortirent au grand air, elle n’hésita
qu’une seconde à prendre le bras qu’il lui offrait.
Une fois paisiblement installés dans un pub situé à quelques minutes du fleuve,
ils se surprirent à se regarder de chaque côté de la table, tout intimidés. Par quoi
commencer ?
Eva fut la première à rompre le silence. « Eh bien… C’est sympa. Et par sympa,
je veux dire, très, très bizarre. »
Benedict eut un grand sourire. « Ah ! ça oui. Te voir me ramène à un temps où on
avait encore la vie devant nous. Les Benedict et Eva de l’époque auraient été effarés
s’ils avaient su tout ce qui allait leur arriver.
– Ma foi, je vois exactement ce que tu veux dire. Quand je t’ai aperçu dans
l’autre bar, j’ai eu comme un flash et je nous ai revus un après-midi où on était
restés à flemmarder en haut de Brandon Hill. C’était peut-être même notre dernier
jour à Bristol, quand j’y repense, et je crois qu’on avait une de ces conversations
ridicules sur le sens de la vie. On ne savait vraiment rien, pas vrai ?
– Ne dis pas ça. Ça me donne envie d’avertir le pauvre innocent que j’étais. »
Mettant ses mains en porte-voix, Benedict fit semblant de crier : « Fais tout
différemment ! Toutes les décisions que tu vas prendre pendant les dix prochaines
années, fais exactement l’inverse ! »
Eva pouffa. « Ça n’a quand même pas été aussi terrible, si ?
– Non, je suppose que non. Je ne regretterai jamais d’avoir eu mes enfants, et je
me suis régalé dans mon domaine de recherche. Toujours deux choses que je n’ai
pas trop ratées. Et toi ? Tu dirais quoi à l’ancienne Eva ?
– D’éviter les jupes en patchwork.
– Je trouvais que tu les portais avec panache. »
Ils se sourirent de chaque côté de la table : le fossé était comblé. L’expression de
Benedict se fit grave. « Dis, raconte-moi Sylvie. Je suis vraiment tellement désolé
de ne pas avoir été là quand elle passait par toutes ces épreuves. Après votre départ
de Bristol, on est surtout restés en contact par ton intermédiaire, mais je l’ai
toujours considérée comme une amie. Je doute qu’elle soit du même avis. Je n’ai
été présent pour personne, je crois. »
Eva haussa les épaules, refusant de le contredire sur ce point. « Sylvie va bien.
Elle a tellement changé que tu aurais du mal à la reconnaître. Je veux dire, c’est
toujours cette bonne vieille Sylvie, mais elle a incroyablement mûri. Je ne sais pas
ce que j’aurais fait sans elle ces dernières années. Elle avait d’autres chats à
fouetter, et elle a pourtant réussi à me remettre d’aplomb quand j’ai perdu mon
boulot et que je n’arrêtais pas de pleurer sur mon sort. Ne m’en veux pas de dire ça,
mais je me suis demandé après avoir lu ton message si tu n’avais pas besoin d’un
bon coup de fouet toi aussi.
– C’est vrai, j’ai dû donner l’impression de me lamenter. Mais en réalité, je me
sens plutôt bien. Les garçons ont l’air à nouveau heureux maintenant que tout est
réglé entre Lydia et moi, et le travail redémarre. On a eu pas mal de revers, en
particulier l’année dernière, quand un oiseau a lâché une miette de pain sur un câble
d’alimentation de l’accélérateur de particules, provoquant une panne de la machine,
mais les choses commencent à bien avancer maintenant. Ce n’est qu’une question
de temps : on devrait bientôt trouver le boson de Higgs. Si on est revenus à Londres
c’est seulement parce que Lydia a insisté après… après que je… » Benedict baissa
les yeux sur la table.
« Que tu te sois tapé une collègue ? »
Il leva les mains. « D’accord, nom d’un chien, je vais le dire si tu y tiens. C’est
de bonne guerre. Si on est revenus, oui, c’est parce que je m’étais tapé une collègue,
mais en fait les choses ont plutôt bien tourné. Dans la mission, le plus intéressant
maintenant consiste à analyser les données tirées des essais, et je peux faire ça aussi
efficacement à Londres. Je suis heureux à l’Imperial. J’ai même mon propre bureau,
avec une vue spectaculaire sur le parking. Je dois me faire violence pour ne pas
prendre la grosse tête ! » Il passa les doigts dans ses cheveux. « Bref, je n’ai pas à
me plaindre. C’est juste que… Bon Dieu, tu te souviens quand tu as dit qu’on était
assez vieux pour parler ouvertement ? C’est tellement doux-amer. Te revoir, je veux
dire. Il ne t’est jamais arrivé de regarder en arrière et de distinguer avec précision
tous les moments où tu aurais pu agir différemment et où ta vie aurait pu prendre
une tout autre direction ? »
Eva but une gorgée de son verre. « On a loupé quelques occases, aucun doute.
D’une façon ou d’une autre, on n’a jamais été synchrones. »
Les yeux de Benedict plongèrent dans les siens, et sa voix se fit pressante. « C’est
fichu, alors ? On a laissé passer le moment ? »
Elle sourit. « C’est sûr, on en a laissé passer un ou deux. Mais va savoir à
combien on a droit dans une vie ? »
Benedict se leva et contourna la table pour la rejoindre. « À cet instant j’ai
l’impression que toutes les occasions que j’ai pu laisser passer sont là devant moi. Il
n’est pas question que j’en laisse passer une autre. »
Il lui attrapa le poignet et l’amena en face de lui. Tandis qu’il l’enlaçait et attirait
son corps contre le sien, cherchant sa bouche pour leur deuxième baiser, presque
dix ans après le premier, Eva eut comme la sensation de muer : le passé sembla se
détacher d’elle pour céder la place à une peau toute neuve.
Quelques heures plus tard, Eva plia un bras nu derrière sa tête, regarda le plafond
au-dessus du lit de Benedict et poussa un long soupir.
« Ah bon ? Si nul que ça ? s’esclaffa Benedict. Après une aussi longue attente ?
– Eh oui ! Bof. Non, c’est juste que… pourquoi on n’a pas fait ça ces quinze
dernières années ?
– Parce que tu as ignoré pendant tout ce temps mes regards langoureux.
– Si je me souviens bien, l’obstacle initial était que tu avais une copine. Détail
que tu avais consciencieusement passé sous silence quand on s’est rencontrés.
– Remarque, le temps que tu as passé ensuite à fantasmer sur Lucifer n’était pas
vraiment propice au rapprochement. Même une fois que j’ai plaqué ladite copine
dans l’espoir de conclure avec toi.
– Pas faux. Mais que tu aies engrossé et épousé une autre nana constituait aussi
une petite pierre d’achoppement… Sans parler de ton émigration. Et des quatre ans
d’absence de réponse à mes mails. »
Benedict roula sur le flanc pour lui faire face. « Comment est-il si facile de se
dire tout cela aujourd’hui, quand c’était impossible à l’époque ?
– Je sais. Comment est-il possible que deux personnes déconnent pendant quinze
ans pour qu’au bout du compte tout semble couler de source ?
– Ça paraît dingue, non ? Mais bon… peut-être que ça n’aurait pas marché à
l’époque. Peut-être qu’on n’avait pas loupé notre chance, en fait. Peut-être qu’en
réalité elle est seulement maintenant, notre vraie chance. » Sa voix s’égaya. « Et
puis, qu’est-ce que quinze malheureuses années par rapport aux cinquante qui nous
restent ? »
Eva sourit au sous-entendu qu’ils puissent passer le restant de leur vie ensemble.
Cette suggestion paraissait ridicule après une seule séance au lit, et pourtant elle
semblait aussi naturelle que de rouler nue vers l’autre côté du lit et de se hisser sur
Benedict, un homme qu’elle connaissait si bien et en même temps si peu qu’elle
pouvait parfaitement imaginer passer toute une vie à apprendre à le connaître.
31
Hampstead, avril 2012
La sonnerie retentit à sept heures, exactement comme tous les lundis matin. Sans
ouvrir les yeux, Eva repoussa le réveil sur la table de nuit, puis se retourna dans
l’intention de se plaquer contre Benedict et de profiter de cinq ultimes minutes de
félicité somnolente. Ne rencontrant qu’une étendue de drap frais, elle étira un bras
pour tâter le matelas, puis leva une paupière apathique. Grosse erreur. Le soleil qui
s’engouffrait par les interstices des rideaux aurait aussi bien pu être de la caféine
aéroportée : aucun espoir de se rendormir. L’autre paupière imita la première à
contrecœur, et Eva resta allongée là, à s’habituer à la lumière du jour et à écouter le
barouf que faisait Benedict dans la cuisine. Ils louaient cet appartement depuis dix-
huit mois dans un immeuble de Hampstead. Avec un peu de chance, Benedict s’était
levé de bonne heure pour remettre un semblant d’ordre. Après avoir transvasé les
garçons dans la voiture de Lydia hier soir, ils étaient l’un comme l’autre tellement
épuisés qu’ils s’étaient écroulés sur le canapé, renonçant à restaurer les ruines
auxquelles se trouvait réduit leur logis un week-end sur deux. Les chaussettes, les
bandes dessinées et les pommes entamées qui jonchaient toutes les surfaces
disponibles ne dérangeaient pas trop Eva, mais elle aurait quand même aimé avoir
plus de temps pour récupérer avant d’attaquer une nouvelle semaine.
N’empêche, leur visite s’était bien passée. Hier, ils avaient emmené Josh et Will à
Kew Gardens, avant d’aller déjeuner à l’Angel Inn, puis de se rendre à la matinée
enfantine du dernier Star Wars projeté à l’Everyman. Au départ, elle avait abordé
son rôle de pseudo-belle-mère avec beaucoup d’inquiétude, mais les garçons lui
avaient vite montré quoi faire. Ils pouvaient vous donner du fil à retordre, mais ils
étaient assez simples à gérer une fois que vous aviez compris que s’ils avaient assez
à manger, assez de sommeil et assez d’exercice, le reste suivait. Les enfants
s’avéraient finalement bien plus amusants qu’elle ne l’aurait cru, du moins ceux de
Benedict. Ils étaient aussi bordéliques et bruyants qu’elle s’y attendait, mais ils
tiraient une joie sans mélange de tout ce qui les entourait et ils ressemblaient à leur
père de manière troublante, offrant à Eva d’étranges aperçus du gamin qu’avait dû
être Benedict. L’hérédité était une chose fascinante quand on l’observait de près.
C’est sûr, les garçons avaient hérité du penchant de leur père pour les sciences,
songea-t-elle, bougonne, en sortant du lit et en mettant le pied sur l’arête tranchante
d’une fusée à énergie solaire qui traînait par terre. Eva clopina vers la cuisine où
Benedict se tenait devant l’évier : arrivant par-derrière, elle lui glissa les bras autour
de la taille, savourant la solidité et la chaleur de son corps.
« Faut que je file », dit-il en se retournant et en l’embrassant sur la bouche. Il
avait un goût de toast et de café. « Grosse journée, précisa-t-il, lui dégageant les
cheveux du visage et l’embrassant encore.
– Comme d’hab…
– Écoute, merci d’avoir été si super avec Josh et Will ce week-end. Je sais que ce
serait bien d’avoir un peu plus de temps pour nous.
– Ça viendra. On a les cinquante prochaines années, tu te souviens ? »
Benedict lui caressa la joue et sourit, avant de se libérer à regret de son étreinte et
de mettre son sac en bandoulière. « Bon. Faut que j’y aille. Ah, au fait, il y a un
cadeau pour toi sur la table basse. Ce n’est qu’une bricole, alors ne t’emballe pas.
Juste un petit quelque chose que j’ai pris quand j’ai emmené les garçons au musée
des Sciences samedi.
– Ouais, eh bien, je crois que j’ai un petit quelque chose du musée des Sciences
incrusté sous mon pied. Sans parler de tout ce qui encombre le sol de notre
chambre.
– Je sais, désolé. Laisse comme ça et je rangerai ce soir, promis. » Il déposa un
dernier baiser sur le front d’Eva et se dirigea vers la porte.
Dans la cafetière à piston, le café était encore chaud et elle s’en servit un mug.
Elle en avala une lampée en allant dans le salon vérifier quelle surprise lui avait
laissée Benedict. Un sac en plastique trônait au milieu de la table basse. Elle le
ramassa et en sortit ce qui, à première vue, avait l’air d’un simple cadre. À y
regarder de plus près, il s’agissait d’une citation encadrée de Carl Sagan. Elle était
imprimée sur une page de manuel de maths, avec en arrière-plan un graphique et
une série d’équations. La citation disait : Pour de petites créatures comme nous,
l’immensité n’est supportable que par l’amour.
Du pur Benedict, songea-t-elle. Un de ces jours elle lui apprendrait à s’améliorer
en pensant au papier cadeau, mais cette négligence ne l’embêtait pas vraiment.
C’était drôle comme une gentillesse de ce genre la faisait se sentir bien, se sentir
aimée et galvanisée, alors qu’un geste comparable de la part de Julian n’aurait fait
que l’écœurer. Remarquez, elle avait un peu mal au cœur, à la réflexion… Cette
envie de vomir était récurrente depuis quelques jours, mais elle s’était efforcée de
ne pas y prêter attention, d’abord parce qu’elle était débordée, et puis parce que
dernièrement elle avait appris à ses dépens qu’il ne fallait pas se faire de films et se
bercer de faux espoirs.
Là, cependant, elle n’avait pas l’impression de se monter le bourrichon. Avait-elle
le temps de sortir faire des courses ? Avec l’essor de ParcelBox, sa journée de
travail s’était allongée et Benedict était lui aussi sous pression, avec ses fréquents
voyages en Suisse et les énormes quantités de données dégorgées par le Grand
Collisionneur de Hadrons qu’il devait analyser afin d’y déceler des traces
convaincantes d’un éventuel boson de Higgs. Ils arrivaient à peine à assumer leur
charge de travail, et encore moins à passer un peu de temps ensemble, mais c’était
pour l’un comme pour l’autre une période cruciale. La présence londonienne de la
ParcelBox gagnait du terrain avec des milliers d’exemplaires d’ores et déjà
installés, et le point de bascule serait bientôt atteint dans la capitale, lorsque les
boîtes cesseraient d’être un gadget pour les pionniers curieux de nouveauté et
commenceraient à s’imposer comme un accessoire normal pour les ménages actifs.
Viendrait ensuite la grande campagne prévue à Birmingham et à Bristol. Sylvie
faisait des prouesses en matière de développement de produit ; son modèle rétro
inspiré des anciennes boîtes aux lettres rouges s’était révélé de loin le plus populaire
de la gamme. Eva ne croyait pas opportun d’embaucher Lucien comme représentant
à plein temps, mais il l’avait eue à l’usure grâce à toutes les tactiques qu’il avait
apprises pendant son année de démarchage à distance, sans compter qu’il avait
proposé d’être payé à la commission et qu’il avait promis de ne pas séduire les
clientes lors de ses visites. Le boulot semblait lui plaire tellement qu’elle se
demandait parfois s’il s’en tenait à la lettre de leur accord, mais ses talents de
vendeur étant incontestables, elle évitait de trop gratter.
Eva jeta un coup d’œil à la pendule de la cheminée et se décida. Elle ferait un
saut à la pharmacie le temps que son ordinateur redémarre. Il faisait un peu frais
dehors, mais elle sentit ses frissons se dissiper au fur et à mesure qu’elle marchait.
L’air, adouci par la brume matinale, était chargé d’un parfum estival d’abondance.
Un peu plus loin dans la rue, elle effraya un écureuil qui grimpa à toute vitesse le
long du tronc d’un cerisier : une fleur tomba pour atterrir délicatement sur le trottoir
devant elle. C’était une matinée presque ridiculement idyllique, se dit-elle, une
matinée à vous donner envie de danser. Même les voitures qui klaxonnaient et les
piétons qui se bousculaient dans High Street n’arrivaient pas à avoir raison de sa
bonne humeur ; cette effervescence ne faisait que lui rappeler la chance qu’elle
avait d’être sortie de la mêlée et de ne pas avoir à jouer des coudes pour se rendre
au bureau chaque matin.
À la pharmacie, une vendeuse postée près de l’allée centrale brandissait un flacon
de parfum d’un air d’ennui. C’était le seul chemin vers le comptoir et Eva
s’apprêtait à éviter la parfumeuse quand cette maniaque du vapo l’engloutit dans un
nuage aux forts relents de Canard W-C. Sa réaction physique fut aussi instantanée
qu’irrépressible : le café qu’Eva avait bu jaillit de son gosier sans prévenir, la
forçant à se courber en avant et à le régurgiter bruyamment sur le paillasson placé
devant le comptoir des cosmétiques. Le soulagement fut immédiat mais, en se
redressant, elle se retrouva nez à nez avec la vendeuse, dont la mine suffisante avait
cédé la place à une répugnance à peine dissimulée.
« Je suis vraiment désolée. Je ne sais pas ce qui m’a pris, lâcha Eva en hoquetant.
Je peux peut-être aider à nettoyer ? »
Toutes deux contemplèrent le vomi et la vendeuse secoua la tête. « Vous savez
quoi ? Je crois que je vais me contenter de fourrer ce paillasson dans un sac-
poubelle et de balancer le tout. »
Un bref instant Eva envisagea de déguerpir, mais il n’y avait pas d’autre
pharmacie ouverte dans les parages. Elle rejoignit le présentoir qui l’intéressait d’un
pas chancelant, attrapa une boîte rose à côté de la caisse et la jeta sur le comptoir.
La jeune caissière regarda la boîte, puis regarda Eva, le dégoût sur ses traits peu à
peu supplanté par un début de compréhension. Passant la boîte sous le scanner, elle
lui chuchota avec un clin d’œil : « Je crois qu’on sait toutes les deux ce que le test
va dire ! »
Dix minutes plus tard Eva, assise dans sa salle de bains, regardait une petite barre
bleue refuser obstinément de se transformer en croix. Trois, puis quatre, puis cinq
minutes s’écoulèrent jusqu’à ce qu’il soit évident que le test de grossesse ne virerait
pas du négatif au positif. Mais alors, son estomac barbouillé ? Le test pouvait-il se
tromper ? Était-il trop tôt ? Son portable se mit à sonner dans le salon et Eva alla
répondre, tenant toujours à la main le test résolument négatif.
« Eva ? C’est Sylvie. Dis, tu ne pourrais pas t’occuper d’Allegra aujourd’hui ?
J’ai une gastro, j’ai passé la moitié de la nuit à vomir. »
Eva grogna. « Je crois que j’ai la même chose. Mais je peux venir te donner un
coup de main si tu es hors de combat. Donne-moi quelques minutes, que je prenne
mon portable et ma paperasse. Je rapplique avec et on pourra bosser, gerber et
s’occuper d’Allegra ensemble. »
Elle raccrocha et alla dans la cuisine enfouir le test de grossesse au fond de la
poubelle, où Benedict ne le verrait pas. Elle n’évoquerait pas le sujet ; cette
obsession permanente tendait à réduire leurs chances. Le sexe pouvait friser la
corvée quand on devait faire l’amour de manière programmée. L’accouplement
devenait un voyage solitaire, tous deux se gardant de dire les choses de crainte
qu’en parler ne les rende plus difficiles. C’était un sentiment affreux après la
complicité qui les avait unis depuis deux ans qu’ils étaient en couple, un rappel
désagréable de l’époque où il y avait eu entre eux trop de tabous et où leur amitié
avait faibli.
Être ensemble allait tellement de soi qu’il paraissait impossible de régresser à ce
stade antérieur, seulement voilà, une distance commençait à s’instaurer entre eux, la
faute à personne, un simple état de fait. Eva ne comptait plus le nombre de fois où
elle avait imaginé lui annoncer la nouvelle, prononcer les mots : Je suis enceinte, et
observer le visage de Benedict au moment où il prendrait conscience que dans le
ventre d’Eva se trouvait un enfant qui était le leur, qui leur appartenait à tous les
deux. Cette scène chimérique lui fit monter les larmes aux yeux et elle la chassa
brutalement de son esprit. Refermant le couvercle de la poubelle, elle s’apprêtait à
préparer son cartable pour aller chez Sylvie quand son téléphone sonna de nouveau.
Elle l’avait encore à la main et elle baissa les yeux sur l’écran, notant avant de
répondre que l’appel provenait cette fois d’un numéro inconnu.
Benedict remontait Brompton Road vers l’Imperial College quand son portable
sonna. Il l’extirpa de sa poche et vit que c’était Eva, ce qui était bizarre puisqu’il
l’avait quittée une demi-heure plus tôt. Est-ce que par hasard… était-ce possible ?
Benedict avait douloureusement conscience que la date de ses règles approchait ; il
n’en parlait pas, il essayait de ne pas l’angoisser, mais tous les mois il était sur des
charbons ardents. Il commençait à craindre que le miracle n’ait jamais lieu. Cela
faisait bien une année qu’ils avaient renoncé aux préservatifs, et au fil des mois ils
avaient de plus en plus de mal à affecter la nonchalance chaque fois que ses règles
arrivaient.
Il savait ce qu’elle se disait : Lydia était tombée enceinte en un clin d’œil, il n’y
avait donc rien qui clochait chez lui et le problème devait venir d’elle. On ne
pouvait pas ouvrir un journal sans tomber sur des articles expliquant que la fertilité
féminine décroissait vertigineusement après trente-cinq ans. Au fond d’eux-mêmes,
ils savaient tous les deux que le généraliste disait vrai, que cela pouvait prendre un
bout de temps pour certains couples, mais il y avait cette voix lancinante dans sa
tête qui disait : C’est trop beau pour être vrai, rien n’est jamais parfait, on ne peut
pas tout avoir.
Il désirait éperdument qu’Eva puisse connaître ce qu’il connaissait avec ses
enfants, l’amour, l’enchantement, le pur émerveillement. Il brûlait encore parfois
d’un mélange d’adoration et de honte quand il les voyait. Il avait été un père si
imparfait, et observer la douleur et la confusion que leur avait causées le divorce lui
avait déchiré le cœur. Au plus noir de la nuit, une petite voix lui chuchotait que
c’était la raison pour laquelle Eva et lui n’arrivaient pas à concevoir, que c’était son
châtiment pour ne pas avoir été un assez bon père pour ses enfants déjà nés.
Pourtant, Josh et Will avaient l’air assez heureux aujourd’hui. En fait, une fois
tout réglé, ils avaient paru accepter les nouveaux arrangements avec plus de facilité
que lui. Quand Eva et lui s’étaient mis en ménage, elle avait insisté pour qu’il lise
un livre sur la façon d’aider les enfants à supporter le divorce et l’irruption de
beaux-parents, et il avait tâché de suivre les conseils qui y étaient prodigués. Tout
ne s’était pas toujours déroulé comme prévu, se souvenait-il, repensant à la dernière
fois qu’il s’était efforcé de leur accorder cet « espace rassurant dans lequel exprimer
leurs émotions ».
« Les garçons, avait-il déclaré en s’éclaircissant la gorge, je me suis dit que
c’était peut-être le bon moment pour bavarder un peu. C’est vrai, il s’est passé
beaucoup de choses, et maman et moi nous savons tous les deux que vous avez été
très déstabilisés. Je sais que mon emménagement avec Eva est un grand
changement pour vous. Est-ce qu’il y a quelque chose dont vous voulez discuter ?
– Oh ! papa, grommela Josh. Est-ce qu’on est obligés de parler encore du
divorce ?
– Euh, non, on n’est pas obligés, répondit Benedict, interloqué. Pas si vous n’en
avez pas envie. C’est juste que c’est mieux de parler des choses qui vous
contrarient, de ne pas les garder à l’intérieur. »
Will et Josh se regardèrent.
« Ce qu’il y a, claironna Will, c’est qu’en fait on n’est plus si contrariés que ça.
Des tas d’enfants à l’école ont des parents divorcés, et aussi des beaux-parents.
Dans ma classe, y a James, et Tom et Rufus, et sans doute un tas d’autres.
– Ah ! D’accord. Bien. » Benedict se frotta le menton. « Alors tout roule pour
vous, donc ? On n’est pas obligés d’en discuter si vous ne voulez pas. »
Josh soupira puis énonça patiemment, comme s’il expliquait la chose à quelqu’un
qui ne comprenait pas vite : « On peut en discuter si tu veux, papa. C’est juste qu’on
en a déjà pas mal parlé, et on n’a plus grand-chose à dire, en fait. On aimerait mieux
regarder Le Monde de Nemo. Tu avais bien dit qu’aujourd’hui on pouvait regarder
un film, non ? »
En apparence, donc, les enfants ne trouvaient pas que leur vie avait été totalement
bousillée par ce qu’il avait fait. Était-ce exagérer que d’espérer avoir un enfant avec
Eva, d’espérer que leur vie ensemble puisse contenir la richesse et la joie que lui
procuraient ses fils ? La nuit où ils s’étaient retrouvés ils s’étaient demandé s’ils
avaient laissé passer l’occasion, et il avait affirmé que peut-être cette occasion-ci
était la seule qui comptait. Mais s’il était trop tard pour qu’ils aient un bébé ? Telle
était la crainte qui le torturait la nuit, à guetter la respiration d’Eva afin de savoir si
elle dormait ou si elle aussi se tourmentait à côté de lui. Et voilà que son portable
sonnait, et Benedict eut la conviction soudaine que le miracle allait enfin se
produire, qu’Eva appelait pour lui annoncer qu’elle était enceinte, et en décrochant
il ne put effacer le sourire dans sa voix lorsqu’il répondit : « Oui, Eva ? »
32
Hampstead, août 2012
Le jour filtrait à travers les vitraux, projetant une lueur bleue sur la joue d’Eva.
Assise sur un banc à l’avant de l’église, elle regardait la bougie qu’elle avait
allumée danser dans l’angle obscur. Elle venait ici presque tous les jours depuis que
Keith était mort ; elle avait un mal fou à se concentrer sur son travail, et trouvait
insupportable de rester seule dans l’appartement vide. Il ne lui semblait pas juste de
passer trop de temps chez Sylvie, où elle demeurait pétrifiée ou en pleurs tandis que
son amie essayait d’éloigner d’elle une Allegra pleine de curiosité. Durant les
semaines qui avaient suivi le coup de fil de l’hôpital, Eva avait pleuré partout, dans
la rue, dans le métro, au Starbucks, essuyant les regards scrutateurs ou réprobateurs
des gens alentour. Et puis, lors d’une des promenades sans fin qu’elle effectuait
pour sortir de l’appartement et s’épuiser physiquement, elle était passée devant
Saint-John-at-Hampstead et avait remarqué que les portes étaient ouvertes.
Un écriteau indiquait que les visiteurs étaient invités à entrer, à s’asseoir en
silence, à allumer un cierge, et c’était ce qu’Eva avait fait presque chaque jour
depuis. En général elle avait l’église pour elle ; à quelques occasions, un bedeau
s’était approché avec circonspection pour lui offrir une oreille attentive, mais
chaque fois elle l’avait repoussé d’un geste et il n’avait pas tardé à la laisser
tranquille. C’était l’endroit où elle se sentait le plus calme. Lorsqu’elle était seule
chez elle, son chagrin ressemblait à de la peur, comme si elle regardait au fond d’un
gouffre qui menaçait de l’engloutir, mais ici dans le silence ouaté quasi absolu sous
les immenses voûtes, parmi les stèles gravées, le chagrin était moins effrayant, une
émotion naturelle qui relevait de la masse énorme des expériences humaines.
L’église était un lieu que ne rebutait pas la tristesse, et qui embrassait
placidement le deuil d’Eva sans rien changer à sa routine. Chacune de ces stèles
commémoratives avait été apposée par quelqu’un qui éprouvait des sentiments
analogues aux siens aujourd’hui. Celle-là, pour un garçon de seulement dix-huit ans
tué dans les Flandres : debout à cet endroit même, ses parents avaient dû être
anéantis quand ce monument à leur fils avait été mis en place. Eva savait que perdre
un enfant devait être pire que perdre un père ; pourtant elle ne voyait pas comment
il était possible de ressentir plus de souffrance qu’elle n’en ressentait maintenant.
C’était censé devenir plus facile. Tout le monde le lui répétait : à la longue, ça
devient plus facile. Mais elle n’avait pas l’impression que ça devenait plus facile.
En fait, certains jours elle était tellement exténuée qu’elle était tentée de lâcher le
radeau de sauvetage et de se noyer. Le passage des semaines et des mois ne
semblait pas l’éloigner du jour où, dans la cuisine, la main encore au-dessus de la
poubelle où elle venait d’enterrer son maudit espoir d’avoir un bébé, elle avait
appris qu’elle allait également enterrer son père. Était-elle le plus proche parent de
Keith Andrews ? avait demandé l’infirmière à l’autre bout du fil. Elle avait une
mauvaise nouvelle, y avait-il quelqu’un auprès d’elle ? Infarctus massif, je suis
vraiment désolée, et d’un coup, comme ça, son père, l’ultime membre de sa famille,
l’homme qui l’avait élevée, nourrie, instruite, encouragée, et couverte de
compliments et désapprouvée presque à parts égales, n’était plus.
Derrière elle, Eva entendit la porte de l’église s’ouvrir, puis se refermer avec un
bruit sourd. Elle baissa la tête comme si elle priait afin de dissimuler son visage
marbré et dissuader quiconque de tenter de lui parler. Elle regardait fixement ses
genoux, espérant que l’intrus s’en aille, mais le bruit de pas se rapprocha dans
l’allée centrale avant de s’arrêter à quelques centimètres d’elle.
« Eva ? » fit une voix familière. Elle se retourna soudain et Benedict se tenait là.
L’espace d’un instant, ils se dévisagèrent, ébahis, puis Benedict se glissa dans la
rangée derrière elle.
« Qu’est-ce que tu fais ici ? » demanda-t-il, posant les bras sur le dossier du banc
de devant.
Elle court de plus en plus vite, ses pieds volant sur le sable et ses cheveux flottant
derrière elle, quand, enfin certaine que les enfants ne la verront pas et n’essaieront
pas de la suivre, Eva plonge dans la mer. Le froid la paralyse un instant, expulsant
le souffle de sa poitrine si bien qu’elle remonte au plus vite en hoquetant, mais
bientôt elle a nagé suffisamment loin pour que son corps commence à s’acclimater.
Elle adore le caractère primitif de l’océan, son immensité. La manière dont un
humain n’est qu’un petit point microscopique au sein de ses flots, la manière dont
sa force indifférente est à la fois effrayante et irrésistible. Quelque chose frôle sa
jambe et elle frissonne : il pourrait s’agir d’un paquet d’algues mais aussi d’un
calamar géant, et, pour réprimer cette pensée, elle nage encore plus loin, sentant ses
muscles se tendre délicieusement sous l’effort.
Au bout d’un moment elle s’arrête et sautille tel un bouchon à la surface,
ballottée par les vagues. Elle essaie de distinguer les autres sur la plage mais ils ne
sont plus que de minuscules silhouettes, et ses yeux sont aveuglés par la lumière.
Elle s’étend sur le dos et se laisse dériver, savourant cette sensation d’apesanteur.
Elle a désormais un genou douloureux en hiver et son dos la fait gémir chaque fois
qu’elle essaie de soulever Allegra, mais ici dans la mer tous ces maux disparaissent.
Les vagues la caressent et l’espace de quelques secondes elle a l’impression que
Keith est là avec elle, pas seulement Keith mais quelque chose qui ressemble à une
présence maternelle, là, tout autour d’elle dans l’eau. Elle se sent légère et pure,
comme si le poids du passé l’abandonnait. L’espace d’un bref instant, elle a
l’impression d’être de retour chez elle.
REMERCIEMENTS
Je suis redevable à un grand nombre de gens dont l’aide efficace a abouti à la publication de L’Été invincible :
merci à mes premières lectrices, Katie O’Rourke et Elspeth Leadbetter, pour leur enthousiasme et leurs
encouragements ; mes merveilleux agents littéraires Kerry Glencorse, Susanna Lea et Mark Kessler, pour avoir
aimé ce livre et l’avoir soutenu ; et mes formidables éditeurs Francesca Main, Judy Clain et Amanda Brower,
qui ne m’ont rien laissé passer et ont fait de L’Été invincible un livre deux fois meilleur qu’il n’aurait été sinon.
De façon plus générale, ce livre est dédié à David, Mark, Diane, Catherine, Jessica, Adrian, Anabelle, Anne,
Eden, Elspeth, Lila, Rachel et Zlatina.
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La traductrice tient à remercier Barbara Levy pour son aide précieuse sur les questions financières.